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Full text of "Voyage dans les départemens du midi de la France"

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VOYAGE 


DANS 


LES  DÉPARTEMENS  DU  MIDI 

DE  LA  FRANCE. 
TOME    II. 


Se   trouve  à   Paris, 

Chez  l'Éditeur  TOURNEISEN  fils,  Libraire, 
RUE  DE  Seine,  n.°  12. 


VOYAGE 


DANS 


LES  DÉPARTEMENS  DU  MIDI 


DE  LA  FRANCE; 


Par    Aubin- Louis    MILLIN, 

Membre  de  l'Institut  et  de  la  Légion  d'honneur,  Conservateur  des  médailles, 
tkes  pierres  gravées  et  des  antiques  de  ia  Bibliothèque  impériale ,  Professeur 
d'antiquités,  Membre  de  la  Société  royale  des  sciences  de  Gœttingue  ,  de 
l'Académie  italienne,  de  celle  des  curieux  de  la  nature  à  Erlang,  des  sciences 
physiques  de  Zurich,  d'histoire  naturelle  et  de  minéralogie  d'léna,de  l'Aca- 
démie royale  de  Dublin  ,  de  la  Société  linnéenne  de  Londres,  des  naturalistes 
y  de  Moscou  ;  des  Sociétés  d'histoire  naturelle,  philomathique ,  galvanique,  de 
statistique,  celtique,  médicale  d'émulation,  de  l'Athénée  des  arts  de  Paris; 
des  Académies  et  Sociétés  des  sciences  de  Turin,  Lyon,  Rouen,  Abbeville  , 
Boulogne,  Poitiers,  Niort,  Nîmes,  Marseille,  Alençon,  Caen,  Grenoble, 
Colmar,  Nanci,  Gap,  Strasbourg,  Mayence,  Nantes,  Soissons,  &c,  &c.  &c. 


TOME    II. 


A  PARIS, 
DE  L'IMPRIMERIE  IMPÉRIALE. 


M.  DCCC.  VU. 


VOYAGE 

DANS  LES  DÉPARTEMENS 

DU  MIDI  DE  LA  FRANCE.     ' 

CHAPITRE    XXXV. 

Départ  de  Lyon.  —  Travaux-Perrache,  —  La  Mula- 
tière.  —  Château  d'OuHins.  - —  Saint-GeniS.  ■ — - 
Pierre-Bénite.  —  Chaponest.  —  Irigny.  -^  Orpail- 
ieurs.  —  Navigatien  sur  le  Rhône.  —  -M.  Victorin 
Fabre.  —  Vernaison.  — GivoRS.  —  Canal.  — 
Loire.  —  Sainte-Colombe. —  Terres  cuites.  — 
Ergastuîe. —  Inscriptions  de  Silvanus  Fortunatus  et  de 
Cominia  Severiana. 

jNoùs  avions  fait  prix  avec  un  entrepreneur, 
M.  Michalait,  pour  nous  conduire  jusqu'à  Avignon  ; 
l'accord  fut  de  six  louis  ;  et  comme  nous  voulions 
être  ies  maîtres  de  descendre  par-tout  où  quelque 
chose  d'intéressant  pourroit  nous  arrêter,  nous  con- 
vînmes de  donner  cinq  francs  par  jour  aux  deux 
matelots  pendant  tout  ie  temps  qu'ils  resteroient 
avec  nous.  Dès  ie  matin  on  embarqua  notre  voiture. 
Nous  nous  séparâmes  à  regret  de  MM.  Couderc^. 
Boy  de  la  Tour,  Bérenger,  Delandine,  et  des  autres 
Tome  JL  A 


2.  CHAPITRE     XXXV. 

personnes  qui  nous  avoient  témoigné  tant  de  bonté. 
A  cinq  heures ,  nous  entrâmes  dans  le  bateau  sur  le 
quai  de  Saône  ;  mon  frère,  que  j'avois  trouvé  à  Lyon, 
nous  accompagnoit  :  il  ne  nous  quitta  plus  pendant 
près  de  deux  mois  ;  ce  qui  augmenta  pour  nous  l'in- 
térêt du  voyage. 

Bientôt  nous  fûmes  près  des  Travaux- Perrache , 
et  nous  passâmes  sous  le  pont  qui  porte  aussi  le 
nom  de  celui  qui  a  entrepris  ces  travaux.  Plusieurs 
jolies  maisons  de  campagne  s'offrirent  encore  à  notre 
vue  ;  à  droite  on  aperçoit  lû  Adulatiere ,  qui  appar- 
tient à  M.  Henry,  négociant  de  Lyon.  Après  avoir 
dépassé  la  presqu'île,  nous  nous  trouvâmes  sur  le 
Rhône.  Nous  vîmes  \e  château  d' OuUins ,  dans  lequel 
Thomas  est  moil,  et  où  il  a  un  tombeau:  ce  château 
est  agréablement  situé  sur  une  colline  couronnée  par 
un  bois.  Au-dessus  est  Saînt-Genis ,  dont  la  situation 
est  à -peu -près  la  même.  Une  fumée  épaisse  nous 
apprit  ensuite  que  nous  passions  devant  Pierre-Bénîte , 
verrerie  qui  appartient  à  M.  Ainard  :  les  Brotteaux 
s'étendent  jusqu'à  ce  point.  Les  ruines  du  château 
de  Chaponest,  qui  est  bâti  sur  un  rocher,  sont  ac- 
tuellement sur  les  bords  du  Rhône  :  ce  fleuve ,  il  y  a 
vingt  ans  ,  couloit  h  plus  d'un  quart  de  lieue  de  ce 
château. 

En  face  d'Irigny  est  une  espèce  de  château  appelé 
la  Maison  Vequelin.  Nous  vîmes  des  hommes  dé- 
guenillés occupés  à  laver  le  sable  j^our  en  retirer 


CHAPITRE     XXXV.  3 

des  paillettes  d'or  :  on  appelle  orpailleurs ,  ceux  qui 
se  livrent  à  cette  occupation.  Cette  recherche,  quelr- 
quefois  très- productive,  mais  le  plus  souvent  infruc- 
tueuse ,  empêche  ces  malheureux  de  s'adonner  à  un  tra- 
vail qui  leur  ofîriroit  moins  d'avantages  que  le  hasard 
ne  leur  en  procure  quelquefois ,  mais  dans  lequel  ils 
trouveroient  du  moins  une  subsistance  périodique  et 
certaine.  C'est  près  d'Irigny  que  M.  Vicîorin  Fabre, 
jeune  littérateur  très-distingué,  fit  naufrage  (i).  Sa 
barque ,  pour  éviter  un  train  de  bateaux  ,  fut  brisée 
par  un  courant  dans  lequel  elle  entra  :  douze  per- 
sonnes qui  vouloient  se  sauver  dans  un  batelet ,  ont 
été  submergées;  il  lutta  lui-même  long-temps  contre 
la  mort ,  et  ne  dut  qu'à  son  sang-froid  et  à  son  cou- 
rage son  salut  et  celui  de  son  jeune  frère.  Plusieurs 
personnes  périrent  :  une  femme  fut  noyée  avec  sa 
fille  et  sa  femme-de-chambre;  un  enfant  mourut  dans 
les  bras  de  son  père.  Je  rappelle  ce  désastreux  évé- 
nement ,  pour  prouver  que  la  navigation  sur  le  Rhône 
n'est  pas  exempte  de  danger  ;  il  faut  choisir  un  bateaii 
solide,  des  bateliers  sur  qui  l'on  puisse  coippter,  et 
lie  négliger  aucune  des  précautions  que  la  prudence 
peut  suggérer. 

Nous  fûmes  bientôt  à  Vernaîson.  On  a  encore 
dans  cette  navigation  l'ancien  Lyonnois  sur  la  rive 

(i)  Revue -philosophique ,  ann.  XIV,    i.'^''  trimestre,  n,°  5,  du 
f  I  novembre  1805  ,  p.  3  1 3. 

A   2 


4  CHAPITREXXXV. 

tiroite  et  le  Dauphiné  sur  la  rive  gauche.  Nous 
aurions  voulu  coucher  k  Vienne  ;  mais  il  étoit  nuit 
quand  nous  arrivâmes  à  Gîvors.  Ce  gros  bourg  ren- 
ferme une  verrerie  très-occupée  :  c'est  le  plus  ancien 
établissement  de  ce  genre  ;  il  a  été  fondé  par  les 
frères  Robichon ,  et  s'est  conservé  dans  leur  famille. 
Les  maisons  sont  bâties  autour  du  coude  que  forme 
le  Rhône  ;  ce  qui  produit  un  effet  très- pittoresque. 
Il  y  a  à  Givors  un  canal  alimenté  par  les  eaux  de  ia 
rivière  de  Gier,  qui  tombe  du  mont  Pila  :  il  seroit  à 
désirer  que  ce  canal  pût  être  continué  jusqu'à  la 
Loire. 

Nous  mîmes  pied  à  terre ,  et  nous  allâmes  coucher 
à  Loire ,  village  situé  un  peu  plus  loin  ,  où  nous 
connoissions  quelqu'un  que  nous  desirions  voir. 

Le  samedi  1 9  mai ,  nous  partîmes  à  quatre  heures 
du  matin.  Nous  avions  donné  rendez-vous  aux  bate- 
liers à  la  pointe  de  l'île;  nous  ne  les  trouvâmes  pas  : 
nous  prîmes  la  route  de  Vienne  à  pied,  en  suivant 
ie  chemin  qui  borde  les  montagnes  sur  les  rives  du 
Rhône.  Une  suite  continuelle  d'îles  dérobe  long- 
temps la  vue  du  fleuve  ;  enfin,  à  la  pointe  de  ces  îles, 
nous  fûmes  joints  par  notre  bateau. 

Nous  descendîmes  à  Sainte-Colombe  en  face  de 
Vienne,  à  six  heures,  pour  y  voir  M.  Cochard,  con- 
seiller de  préfecture  du  département  du  Rhône,  qui 
devoit  nous  montrer  quelques  antiquités.  Nous  vîmes 
en  effet  chez  lui  des  briques  ,  des  amphores ,  des 


CHAPITRE    XXXV.  f 

terres  cuites  en  forme  de  coins  et  avec  un  trou  à 
l'extrémité;  il  y  en  a  une  sur  laquelle  on  iit  le  mot 
BATTAIOS,  qui  étoit  probablement  le  nom  du  fabri- 
cant: il  paroît  que  c'étoient  des  poids. 

II  nous  conduisit  dans  un  souterrain  qui  est  sous 
la  vigne  de  M.  Guillaume  ;  ce  souterrain  commu- 
nique à  plusieurs  autres.  Chorier  (  i  )  en  a  donné  une 
ample  description  :  il  pense  que  c'étoit  un  ergastule , 
c'est-k-dire,  un  lieu  dans  lequel  les  anciens  Romains 
renfermoieni  leurs  esclaves  ;  et  il  s'appuie  d'un  pas- 
sage de  Columelle,  où  cet  auteur  recommande  au 
père  de  famille  qui  a  un  grand  nombre  d'esclaves 
pour  ïa  culture  de  ses  biens  ,  que  son  ergastule  soit 
souterrain ,  et  qu'il  ne  soit  éclairé  que  par  d'étroites 
fenêtres,  afin  que  les  esclaves  ne  puissent  s'échapper. 
II  pense  donc  que  ce  souterrain  avoit  la  luême  desti- 
nation ;  et  cette  conjecture  est  assez  probable  :  ii 
donne  encore  des  raisons  plausibles  pour  faire  pré- 
sumer que  S.  Ferréol  y  a  été  enfermé. 

Nous  vîmes  ensviite  un  sarcophage  double  qui 
sert  à  recevoir  les  eaux  d'une  fontaine  ;   on  y  lit 


(i  )  Les  Recherches  du  Sj  Ch CRIER  sur  les  cintiquitej^de  la  ville  dt 
Vienne;  Lyon,  1659,  in-n.  Ce  petit  ouvrage  est  très-rare;  et  les 
voyageurs,  qui  voudront  visiter  Vienne  avec  fruit  ,  feront  bien 
de  se  le  procurer.  On  peut  encore  consulter  sur  les  ergastules  en 
général ,  PiGNORIUS  ,  de  Servis,  p.  257;  les  commentateurs  de 
JUVÉNAL,  Satj/r.  VUl,  180,  et  XIX,  24;  et  les  Dictionna,ires  de 
PiTISCUS  et  de  M.  MONGEZ,  aux  mot£  Ergastulum  ,  Ergastule^ 

A    :i 


6  CHAPITREXXXV. 

cette  inscription ,  déjà  rapportée  par  Chorier  (  i  ]  : 


QVIETI    AETERNAE 

SILVANI    FORTVNATI 

CASSIA    FORTVNATA    FILIAET 

CASSIA    LAIS  MARITO  OPTIMO 

_      SARCOFAGVM  ET   SIBI  VIVA     ,, 

D  M 

I  IVXTA  LVDICRVM  INFERÎVS 


Les  OS  et  les  cendres  de  Silvanus  Fortunatus  avoient 
été  déposés  dans  ce  sarcophage  par  Cassia  Laïs  ,  son 
épouse ,  et  Cassia  Fortunata ,  sa  fille;  et  il  avoit  été  placé 
au-dessus  d'un  lieu  oi^i  se  faisoient  les  jeux  publics. 

Dans  le  clos  des  ci-devant  Missionnaires,  on  lit 
ï'insciiption  suivante  ,  qui  y  a  été  transportée  de 
l'église  Saint-George  'i  Vienne  (2),  je  ne  sais  quand 
ni  coinment. 


(i)  Antiquités  de  Vienne,  p.   157. 

(2)  Chorier,  /4/.'//Vy,  de  Vienne,  p.  321  ;  Maffei,  AJus.  VeroK. 
420,3. 


CHAPITRE    XXXV.  J 

II  ne  reste  plus  qu'un  pilier  de  l'ancien  pont  par 
lequel  on  communiquoit  de  Sainte -Colombe  à 
Vienne.  Auprès  du  rivage  sont  les  restes  de  la  tour  qui 
en  défendoit  l'entrée  ;  elle  fut  réparée  sous  Philippe 
de  Valois.  Nous  passâmes  le  Rhône  dans  notre 
barque,  et  nous  nous  trouvâmes  bientôt  dans  la  ville 
de  Vienne.  Nous  quittions  le  territoire  des  anciens 
Segusiani  pour  entrer  dans  celui  des  Allobroges. 

Ceux  qui  vont  de  Lyon  à  Vienne  par  terre ,  tra- 
versent un  pays  élevé  à  quelque  distance  du  Rhône 
le  long  des  rochers ,  et  où  l'on  rencontre  peu  d'habi- 
tations. Les  bords  du  chemin  sont  mieux  cultivés 
que  le  reste  ;  on  y  voit  des  champs  de  blé  ec  des 
vignes  ;  on  aperçoit  de  loin  des  montagnes  couvertes 
de  bois  qui  ont  une  maigre  apparence  :  mais  ,  peu 
avant  d'arriver  à  Vienne,  on  se  trouve  dans  une  jolie 
vallée  entre  le  Rhône  et  les  montagnes  ;  le  pied  des 
rochers  est  cultivé  en  vignes ,  et  la  vallée  elle-même 
produit  du  blé  et  du  fourrage.  L'entrée  de  la  ville 
est  une  promenade  agréable. 


A  4 


CHAPITRE   XXXVI. 

Allobroges.  — Département  de  l'Isère. —  Vienne. 
Sa  fondation. —  Vener'uis.  — Allobrox,  — Les  Cretois. 

—  Bourguignons.  —  Réunion  à  la  couronne. — Monu- 
mens  antiques.  —  Musée. — Cabinet  de  M.  Schneyder. 

—  Dessins  des  monumens.  —  Mosaïque.  —  Pierres 
milliaires.  —  Tableaux. — Ecole  de  dessin. — Inscrip- 
tions. —  Scenici  Asiaticîani.  —  Bibliothèque. 

JLes  Allobroges  étoient  un  peuple  courageux  qui  fît 
souvent  la  guerre  au  peuple  romain  :  ils  furent  vain- 
cus par  Domitius  vEnobarbus,  et  par  Fabius  Maximus, 
qui  reçut  le  surnom  d'AUobrox ,  et  enfin  soumis 
par  César.  Leur  territoire  avoit  pour  limites  le  Rhône, 
i'Isère  et  les  Alpes. 

Vienne  ,  comme  toutes  les  villes  antiques  et 
puissantes,  a  son  histoire  fabuleuse  et  mythologique. 
Si  l'on  en  croit  le  prélat  Adon  ,  écrivain  crédule,  qui 
vivoit  sous  Charles-ïe-Chauve,  elle  fut  fondée  avant 
l'année  du  monde  3225,  par  Venerius,  qui  avoit  été 
banni  de  l'Afrique  ;  et  elle  reçut  le  nom  de  Bienna, 
dont  on  a  fait  Vienna  ,  parce  qu'elle  fut  bâtie  en 
deux  ans  [  bîennio]  :  ainsi  l'on  auroit  parlé  latin  dans 
le  Dauphiné  vingt  ans  à- peu-près  avant  la  fondation 
de  Rome.  Selon  ie  Dominicain  Lavînius ,  Allobrox  , 
roi  des  Celtes ,  est  îe  fondateur  de  Vienne  ;   mais 


\  CHAPITRE    XXXVI.  9 

l'existence  de  cet  Ailobrox  est  tout  aussi  fabuleuse 
que  celle  de  Venerius.  Etienne  de  Byzance  raconte 
que  Vienne  a  été  fondée  par  des  Cretois  ,  qui 
a\ oient  été  contraints  d'abandonner  leur  île:  après 
une  longue  navigation  ,  ils  remontèrent  le  Rhône , 
s'établirent  dans  ce  lieu  ,  et  i'appelèrent  Bîanna , 
du  nom  d'une  jeune  fille  qui,  en  dansant,  étoit 
tombée  dans  un  précipice. 

Tout  ce  qu'on  peut  dire  de  certain  sur  cette  ville , 
qui  est  après  Grenoble  la  plus  considérable  du  dé- 
partement de.  l'Isère,  c'est  qu'elle  étoit  d'abord  le 
princijjal  lieu  de  îa  nation  des  Allobroges  ,  et  qu'elle 
devint  une  des  plus  opulentes  cités  de  la  Narbon- 
noise.  Piine  en  parle  comme  d'une  colonie  ,  dis- 
tinction qu'elle  reçut  sous  Tibère.  Ce  fut  pour  faire 
accorder  à  ses  habitans  le  droit  de  citoyens  romains , 
que  Claude  prononça  dans  le  sénat  le  discours  qui 
nous  a  été  conservé  pnr  Tacite  et  qu'on  iit  sur  les 
célèbres  tables  de  Lyon,  Lorsque  l'ancienne  Narbon- 
noise  fut  partagée  en  plusieurs  provinces  ,  Vienne 
devint  la  métropole  de  celle  qui  étoit  distinguée  par 
le  nom  de  Viennoise;  et,  dans  les  derniers  temps, 
toute  cette  partie  du  Dauphiné  avoit  reçu  d'elle  le 
nom  de  Viennois.  C'est  à  Vienne  que  s'est  tenu , 
en  I  3  I  I  et  1  3  I  2  ,  le  concile  qui  prononça  l'abo- 
lition des  Templiers. 

Vienne,  après  l'irruption  des  barbares ,  fut  aban- 
donnée par  Honorius  aux  Bourguignons.  Après  ia 


fO  CHAPITRE     XXXV  r. 

mort  de  Rodolphe  III ,  le  Dauphiné  fut  soumis  aux 
fois  de  Germanie.  Plusieurs  villes  se  refusèrent  à 
cette  réunion ,  et  se  donnèrent  aux  évèques  :  Vienne 
fût  du  nombre;  et  c'esr  j:oi-rquoi  son  évèque  avoit 
le  titre  de  prince.  "Vienrie  reconnut  enfin  Louis  XI 
pour  son  souverain. 

Ces  détails  expliquent  comment  on  trouve  dans 
cette  ville  un  si  gnind  nombre  de  monujnens  ,  et 
principalement  d'inscriptions  curieuses  confiées  au 
bronze  eu  à  la  pierre  sous  les  Romains  et  dans  le 
moyen  âge.  Nous  espérions  y  trouver  un  ample 
sujet  d'observations ,  et  notre  attente  ne  fut  pas 
trompée. 

Cette  réputation  de  la  cité  de  Vienne  pour  la 
splendeur  de  ses  monumens  ,  existoit  même  dans 
un  temps  d'ignorance  et  de  barbarie  :  voici  ce  qu'en 
dit  l'auteur  du  roman  de  Girard  de  Rossillon  : 

Aprez  manger  s'en  vont  esbaudiant , 

Voient  Vianne  la  fort  cité  vaillant. 

Les  murs  de  maubre  qui  sont  moult  baut  et  granJ. 

C'est  sûrement  à  cause  de  la  beauté  dé  ses  monu- 
mens, que  JHIteur  lui  donne  des  murs  de  marbré. 

Près  de  l'endroit  où  nous  abordâmes  ,  on  voit 
l'emplacement  d'une  vieille  tour  qu'on  appeloit 
Tour  de  Pilate ,  d'après  une  tradition  fabuleuse 
accréditée  parmi  le  peuple.  Pilate ,  dit- on  ,  ayant 
été  enfermé  dans  cette  tour  par  ordre  de  Caligula  , 


CHAPITRE     XXXVI.  II 

s'y  est  pendu  :  quelques  pointes  de  rochers  font 
bouillonner  le  Rhône  à  l'endroit  où  son  corps  fut 
jeté  ;  on  i'en  retira  ensuite  pour  le  précipiter  dans 
un  abîme  sur  la  cime  du  mont  Pila  ou  Pilat ,  dont 
j'ai  déjà  parlé.  Mais  cette  tour  n'a  reçu  ce  nom  que 
depuis  cinq  cents  ans  ;  peut-  être  ie  doit-elle  à  une 
ancienne  pile  du  pont  qu'on  sait  avoir  été  bâti  en 
cet  endroit  par  les  Romains  ,  et  qui  aura  subsisté 
long-temps.  On  l'appeioit  auparavant  la  Tour  vieille. 
Notre  premier  désir  fut  de  voir  M.  Schneyder, 
professeur  de  dessin ,  conservateur  du  musée  de 
Vienne,  qui  a  formé  un  recueil  de  dessins  des  mo- 
numens  nombreux  qui  ont  été  découverts  dans  cette 
ville.  Nous  apprîmes  avec  regret  qu'il  venoit  de  partir 
pour  Lyon  :  heureusement  M.  Guillermin  ,  maire 
de  la  ville,  et  M.  Boissat ,  son  adjoint,  voulurent  bien 
nous  faire  ouvrir  les  salles  où  ces  collections  sont  ren- 
fermées (  I  ) . 


(i)  Je  croîs  faire  plaisir  à  mes  lecteurs ,  de  joindre  ici  la  notice 
des  dessins  du  porte-feuille  de  M.  Schneyder;  c'est  le  catalogue  le 
plus  circonstancié  des  monumens  qu'on  peut  voir  à  Vienne. 

I.  Plan  de  Vienne  ancienne  et  moderne. 

3.  Plan  de  l'amphithéâtre. 

3.  Coupe  d'une  fiirtie  de  l'amphithéâtre. 

•»■■ 

4.  Base  et  chapiteau  corinthien  du  premier  ordre  de  l'amphi- 

ihcâtre. 

5.  Corniche  du  fronton. 


12  CHAPITRE    XXXVI. 

On  a  trouvé  une  quantité  assez  considérable  de 
fragmens  d'antiquités,  et  chaque  jour  on  fait  de  nou- 
velles découvertes.  Le  maire,M.  Guiliermin,  attache 


6.  Base  et  chapiteau  de  i'amphithéâtrc. 

7.  Restes  d'un  théâtre  romain,  situé  au  îieu  de  Beaumur,  au- 
dessus  de  Romestan,  à  Vienne,  dans  la  vigne  de  la  veuve  Guillot, 

8.  Coupe  des  trois  aqueducs  sur  la  rive  gauche  de  la  rivière  de 
Gère,  suivant  leur  position  et  leurs  proportions. 

9.  Eiévation  extérieure  de  la  porte  dite  Triomphale  :  une  ligne 
ponctuée  indique  dans  ce  dessin  la  hauteur  actuelle  du  terrain. 

10.  Elévation  intérieure  de  la  même  porte. 

1 1.  Partie  extérieure  de  cette  porte,  vue  du  côté  du  levant. 

12.  Profil  de  l'entablement  de  cet  arc  de  triomphe. 

1-3.  Corniche  trouvée  dans  la  fouille  de  la  cour  de  la  comédie, 
en  1782.  ' —  Entablement  trouvé  à  l'amphithéâtre.  —  Architrave 
trouvée  dans  le  jardin  des  dames  de  Saint-Joseph.  —  Corniche 
découverte  dans  les  excavations  de  la  salle  de  spectacle,  en  1782. 

14»  15,  16.  Conserve  d'eau. 

17,  18.  Plan  et  frontispice  d'un  ancien  temple  connu  sous  le 
nom  de  Notre-Dame  de  la  Vie. 

19  ,  20.  Vue  latérale  et  de  la  façade  de  derrière  de  ce  même 
temple. 

2 1 .  Elévation  perspective  du  même  temple  dans  son  état  actuel. 

22.  Inscription  de  cet  édifice. 

23.  Profil  du  même  temple. 

24.  Corniche  en  marbre  du  stylobate  d'un  temple  à  Vienne. 
—  Frise  du  même  temple  ,  composée  d'Élli  bouclier  dans  un 
médaillon  ,  de  deux  flèches  en  sautoir,  et  d'un  trophée  d'armes. 
' —  Base  du  stylobate. 

25.  Fragment  d'une  architrave  en  marbre,  avec  des  ornemens 


CHAPITRE    XXXVI.  13 

Un  grand  intérêt  à  ces  fouilles  ;  et  s'il  avoit  quelques 
légers  fonds  pour  ies  faire  continuer,  elles  seroient 
sûrement  très-productives. 


de  glands  et  de  feuilles  de  chêne.  —  Frises  ,  offl'ant  un  préfé- 
ricule,  une  bandelette  ,  un  laurier  sur  lequel  est  un  corbeau;  deux 
àcs  quatre  génies  des  saisons,  dont  l'un  tient  un  vase,  l'autre  est 
devant  une  chèvre;  un  berger  qui  trait  sa  chèvre;  Léda  avec  le 
cygne ,  et  un  Amour  qui  bande  son  arc. 

z6,  27,  Divers  morceaux  de  moulures,  de  corniches,  &c. 

28,  29.  Plan  et  coupe  de  l'obélisque  connu  sous  le  nom  de 
r Aiguille ,  dans  la  plaine  appelée  Plaît  de  l'Aiguille, 

30,  31.  Plans  et  profil  de  cet  obélisque. 

32.  Chapiteau  ionique  en  marbre,  trouvé  à  la  place  du  Cirque, 
—  Plusieurs  autres  chapiteaux,  dont  l'un  est  orné  de  coquilles  et 
de  têtes  de  poissons  monstrueux  ;  ils  ont  été  trouvés  à  Sainte- 
Colombe. 

3  3.  Autres  chapiteaux. 

34.  Frises  du  premier  ordre  de  l'amphithéâtre  trouvées  devant 
ies  Célcstins  en  1770.  Sur  un  des  fragmens  on  voit  une  chouette 
et  un  lézard. 

35.  Coupe  et  fragment  d'architrave  en  marbre, 

36.  Chapiteau  découvert  dans  les  ruines  de  l'église  des  Domi- 
nicains, en  1793. 

Trois  autres  chapiteaux  trouvés  dans  la  même  propriété. 

37.  Premier  pavé  en  mosaïque,  découvert  en  1773  dans  la 
vigne  de  la  veuve  Seguin  au  territoire  de  Vimaine  [  Via  Magna] , 
contre  la  limite  des  Carcattes. 

3  &.  Des  fragmens  de  pavé  en  mosaïque  trouvés  à  Sainte-Colombe 
dans  la  vigne  de  la  Chanterie ,  dont  les  carrés  contiennent  des 
fieurs  rosacées  et  d'autres  semblables  la  jacinthe. — Despavéi  «a 


l4  CHAPITRE     XXXVI. 

Le  musée  de  Vienne  et  le  cabinet  de  M.  Schneyder 
contiennent  aussi  beaucoup  d'objets  qui  n'ont  pas 
encore  été  dessinés.    ° 

mosaïque  découverts  dans  l'ancien  jardin  des  Bernardines,  près  de 
ia  place  des  Capucins ,  le  5  mars  1789,  et  transportés  au  collège 
ie  26  mai  suivant  par  M.  Schneyder  :  les  encadremens  sont  ornés 
de  feuilles  les  unes  découpées,  les  autres  cordiformes ,  et  de  vases  à 
deux  anses. — Autre  fragment  de  mosaïque  découvert  contre  le  clos 
au  nord  des  Capucins,  en  août  1778  :  les  compartimens  sont 
ornés  de  feuilles  cordiformes ,  de  fleurs  étoilées,  d'autres  en  grelot 
comme  celles  du  muguet ,  de  vases  à  deux  anses,  de  tranclians 
de  bipennes  ,  de  faisceaux  d'armes ,  de  trophées  maritimes  com- 
posés de  deux  dauphins  adossés  à  un  trident,  d'une  corne  d'abon- 
dance et  d'oiseaux. 

39.  Autre  fragment  de  mosaiique  :  les  compartimens  sont  enca- 
drés de  bordures  élégantes  ,  au  milieu  desquelles  on  voit  des 
figures  de  fleurs,  d'oiseaux  gallinacés  et  palmipèdes. 

40.  Portion  d'une  statue  en  gaine  élégamment  drapée  :  elle  a 
servi  de  manteau  de  cheminée  dans  la  maison  Ginet  ,  place 
Notre-Dame  de  la  Vie.  —  Bas-relief  tiré  d'une  frise,  représentant 
Apollon  à  tête  radiée  et  tenant  un  flambeau  dans  la  main 
droite.  —  Fragment  d'un  oiseau.  —  Colombe  sur  une  branche 
de  myrte.  —  Un  génie  tenant  une  bandelette  ;  il  vient  proba- 
blement d'un  sarcophage.  — Quatre  têtes,  une  de  Jupiter,  d'un 
très-beau  style  :  c'est  celle  dont  parle  FiSCH  ,  Briefe  iièer  die  s'ûdl. 
Prov'in-^n  von  Franhr.  p.  612  5  une  tête  de  Méduse  j  une  femme 
ayant  une  aile  sur  les  tempes  ;  une  autre  avec  un  casque  grec. 

41.  Un  groupe  de  deux  enfans  en  marbre,  découvert  dans  le 
mois  de  mars  1798 ,  dans  la  vigne  de  Romestan  à  Vienne.  —  Le 
même  groupe  vu  p.ir  derrière. — Petite  frise  ornée  d'une  lyre  entre 
deux  griffons.  ■ —  Autre  ayant  un  sistre  au-dessus  d'une  cruirlande, 
~r-  Autre  bas-relief  avec  une  corne  d'abondance  soutenue  par  une 
main,  d'où  sort  un  obélisque,  comme  dç  celle  de  la  statue  du 


C  HA  PITRE    XXXV ï.  IJ 

Nous  y  vîmes  le  dessin  d'une  belle  mosaîf[ue  qui 
a  été  trouvée  dans  une  vigne  k  Sainte- Colombe  en 
1 773  :  le  propriétaire  l'a  détruite,  pour  se  débarrasser    ' 
du  grand  nombre  de  curieux  qui  venoient  la  voir.  II 

Nil,  et  plusieurs  fruits. —  Ornement  d'architecture  représentant 
des  myrtes  et  des  flambeaux  emboîtés  l'un  dans  l'autre. 

42.  Tête  coiossaie  barbue,  haute  de  deux  pieds  huit  pouces, 
connue  sous  ie  nom  de  !a  hobe  de  S.  Alaurice ,  et  qui  a  donné  le 
nom  au  quartier.  —  Profil  de  cette  tête.  —  Tête  géminée,  deux 
autres  têtes,  deux  pieds,  une  main  tenant  un  objet  qu'on  ne  peut 
pas  distinguer, 

43.  Bas -relief  représentant  une  figure  assise  sous  un  chêne, 
avec  une  tunique  courte;  auprès  d'elle  on  voit  un  oiseau  fragmenté 
et  une  tête  de  chèvre.  —  Bas-relief  d'un  tombeau,  représentant 
un  serpent  entortillé  autour  d'un  arbre,  et  qui  se  dresse  contre 
un  homme  placé  à  gauche  ,  dont  la  partie  supérieure  manque  .•  à 
droite  sont  encore  cinq  figures  ,  dont  la  dernière  est  un  génie 
ailé;  auprès  du  serpent  est  une  figure  nue;  ensuite  un  homme 
vêtu  d'une  longue  tunique,  entre  deux  autres  ,  dont  l'un  est  armé 
d'une  hache,  et  l'autre  d'un  bouclier.  Le  génie  tient  la  tablette  de 
l'inscription  du  tombeau.  — Grand  médaillon  de  marbre  :  d'un 
côté  une  tête  avec  de  longues  boucles  dans  l'ancien  style  ;  au 
revers  un  dauphin.  —  Autre  frise  offrant  deux  géni.s  qui  sou- 
tiennent une  guirlande  ,  au-dessus  de  laquelle  il  y  a  u7i  bucrâne. 

44.  Belle  frise  et  architrave  qui ,  dans  l'égiisc  de  S.  Pierre,  étoient 
employées  autrefois  à  i'autel  principal  avant  la  construction  de 
l'autel  en  forme  de  tombeau.  La  fr'se  est  composée  de  deux 
Tritons  et  de  deux  Néréides  :  les  deux  de  l'extrtmitc  t  ennent  une 
rame  et  sonnent  de  la  conque;  les  deux  du  milieu  pirtent  l'une 
une  rame,  l'autre  une  conque,  et  souti-.nnent  une  coquille  sup- 
portée aussi  par  deux  dauphins.  —  Autre  frise  très  -  élégante , 
composée  de  griffons  qui  s'appuient  sur  un  vase  à  d  ux  anses  eC 
un  candélabre;  elle  sert  de  couverture  à  la  porte  latérale  au  nord 


j6  chapitre    XXXVI. 

est  étonnant  que  le  Gouvernement  n'ait  pas  pris  les 
précautions  nécessaires  pour  la  conservation  de  ce 
précieux  monument. 


He  i'égiise  de  S.  Maurice,  dans  les  cloîtres  :  elle  est  du  temps 
de  François  I.*^' 

45.  Plusieurs  pierres  milliaires  avec  des  inscriptions.  Celle-ci 
étoit  à  Solaise ,  sur  une  base  composée  de  trois  degrés  j  elle  est 
haute  de  huit  pieds  sans  la  base.  Voici  l'inscription  : 


TI    CLAUDIVS    DRVSI.    F. 

CAESAR,    AVGVST. 

GERMANICVS 

PONT.    MAX,   TR.   POT.    lâ 

IMF,    m.    COS.    iTl.  P.P. 


VII. 


Les  autres  sont  très-frustes. 

.46.  Tête  au-dessus  de  la  porte  de  la  maison  des  Canaux  :  elfe 
a  des  oreilles  longues  et  des  cornes.  —  Autre  tête  à  moustaches  j 
placée  autrefois  dans  la  frise,  à  l'aplomb  des  colonnes  de  l'arc  qui 
donne  entrée  à  la  cour  de  la  comédie,  —  Demi-figure  gauloise 
tenant  sa  main  gauche  sur  sa  tête.  —  Deux  têtes  d'un  travail 
romain,  au-dessus  de  la  porte  du  jardin  de  M.  de  Vallier ,  près 
de  la  porte  d'Avignon. 

47,  Plan  et  élévation  des  étuves  découvertes,  en  septembre 
1779  ,  dans  la  conciergerie  ,  en  creusant  une  cave  dans  les 
prisons  royales,  autrefois  le  palais  des  préteurs,  ensuite  la  demeure 
des  rois  de  Bourgogne  à  Vienne,  —  Un  chapiteau  des  colonnes 
de  l'arc  de  triomphe  à  l'entrée  de  la  cour  de  la  comédie.  —  Chapi- 
teau d'un  des  pilastres  de  la  porte  Triomphale. —  Plusieurs  vues  de 
Vienne  et  des  environs  de  l'Aiguille. 

Les 


CHAPITRE    XXXVÏ.  17 

Les  mosaïques  historiées  sont  rares.  M.  Schneyder 
pensoit  que  celle  -  ci  représentoit  l'enlèvement  des 
Sabines  ;  et  c'étoit,  d'après  son  jugement  ,  l'opi- 
nion accréditée  dans  Vienne  :  mais  on  sait  que  les 
anciens  Romains  ont  très -peu  souvent  fait  repré- 
senter des  sujets  tirés  de  leur  histoire ,  et  que  si  tant 
d'explications  fausses  ont  été  répandues  dans  le  com- 
mencement du  dernier  siècle ,  c'est  parce  qu'on  vou- 
loit  toujours  expliquer  les  monuiuens  par  l'histoire 
romaine,  ainsi  que  Winckelmann  l'a  le  premier  re- 
marqué. 

Aussitôt  que  je  vis  ce  dessin,  je  reconnus  que 
cette  mosaïque  représentoit  un  sujet  qui  a  déjà  été 
répété  plusieurs  fois ,  Achille  reconnu  parmi  les  iilles 
de  Lycomède.  Le  jeune  héros  est  vêtu  d'une  longue 
tunique  ;  il  vient  de  saisir  une  lance  ;  un  bouclier  est  à 
ses  pieds  ;  le  calathus  ou  panier  à  ouvrage ,  qui  indique 
les  travaux  auxquels  il  se  livroit  dans  le  gynécée  de 
Déidamie  ,  est  renversé  ;  la  princesse  et  ses  femmes 
témoignent  l'effroi  que  leur  cause  cette  ardeur  guer- 
rière :  Ulysse  se  réjouit  du  succès  de  sa  ruse  ,  et 
Agyrtes  fait  résonner  les  fiers  accens  de  la  trompette 
pour  exciter  à  un  plus  haut  degré  les  transports  du 
héros.  Ce  sujet  occupe  le  milieu  de  la  mosaïque  ;  le 
reste  est  formé  de  compartiinens  dans  lesquels  on 
distingue  des  têtes  de  Méduse  et  des  Saisons. 

Nous  vîmes  encore  dans  ce  cabinet  un  torse  d'un 
homme  nu,  en  marbre,  qui  a  été  trouvé  en. 180 3 
Tome  IL  B 


iS  CHAPITRE    XXXVI. 

dans  la  vigne  de  M.  Moussière  ;  quatre  fiagraens  des 
tuyaux  qu'on  pratiquoit  dans  les  murs  des  maisons 
qui  étoient  adossées  à  des  montagnes,  pour  en  bannir 
l'humidité  ;  des  amphores  avec  ou  sans  anses  ;  des 
morceaux  de  marbres  précieux;  desTragmens  d'ins- 
criptions qui  ne  contiennent  que  des  noms  de  fa- 
briques ou  d'anciens  potiers,  tels  que  ceux-ci,  SiîVVO 
FECT.  OFIC  BILICATI.  PRISCVS  FEC.  REBVRRI  OP; 
trois  oreillettes  de  casques  ornées  d'un  foudre  sem- 
blable à  celui  qu'on  remarque  sur  quelques  casques 
antiques  ,  et  principalement  sur  celui  de  Ptoiémée 
Philadelphe  dans  le  beau  camée  du  cabinet  de  Vienne 
en  Autriche  ;  un  des  crampons  qui  ont  servi  à  attacher 
les  lettres  en  bronze  de  l'inscription  du  temple  d'Au- 
guste ;  des  briques  ;  des  lampes  en  bronze ,  parmi 
lesquelles  il  y  en  a  qui  sont  fausses  ,  et  des  conduits 
de  plomb  avec  des  inscriptions. 

Parmi  les  tableaux,  nous  en  distinguâmes  un  qui 
représente  une  fête  donnée  dans  le  salon  de  Cathe- 
rine de  Médicis  ;  il  est  curieux  à  cause  de  la  variété 
des  costumes  qu'il  retrace ,  et  parce  qu'il  doit  offrir 
plusieurs  portraits  ressemblans.  Cette  salle  contient 
encore  des  armures,  et  le  modèle  en  relief  du  mau- 
solée de  Montmorin,  qui  est  à  la  cathédrale. 

Nous  entrâmes  ensuite  dans  i'école  gratuite  de 
dessin.  Cette  école,  d'après  l'inscription  qui  est  sur 
îa  porte,  fut  fondée  en  1775  ;  elle  a  vingt  élèves,  qui 
reçoivent  les  leçons  de  M.  Schneyder. 


CHAPITRE    XXXVI.  ip 

Les  salles  de  cette  école  contiennent  aussi  des 
monumens.  On  y  voit  deux  grandes  mosaïques  qui 
ont  été  enlevées  en  entier:  une  d'elles  a  six  pieds  de 
longueur  sur  huit  de  largeur  ;  une  troisième,  qui 
d'abord  avoit  aussi  été  enlevée  en  entier,  a  été  un 
peu  endommagée.  Cela  prouve  qu'avec  des  pré- 
cautions on  ne  laisseroit  perdre  aucun  des  monu- 
mens de  ce  genre;  ils" sont  très-nombreux  dans  les 
Gaules.  On  voit  encore  dans  ces  salles  plusieurs 
fragmens  d'autres  mosaïques  ,  et  diverses  inscrip- 
tions ,  dont  voici  les  principales  ;  la  première  est 
inédite  : 


lO  VI 

F  V  L  G  V  R  I 

F  V  L  M  l  N  I 


i^} 


(i)  Les  Recueils  de  Gruter  et  de  MURATORI  nous  présentent 
plusieurs  inscriptions  dans  lesquelles  Jupiter  a  les  surnoms  de  Fui- 
giirator  et  de  Toiums;  mais  ces  deux  ouvrages  n'en  offrent  pas 
dans  lesquelles  il  ait  ceux  de  FuJgur  et  de  Fulnien, 

(2)  Ce  monogramme  du  Christ  annonce  une  sépulture  chré- 
tienne; il  a  été  rapporté  par  ChorIER  ,  Antiquite'i  de  tienne ,  p.  ^^8  : 
mais  on  doit  obser\?er  que  sa  forme  n'est  pas  celle  qui  se  ren- 
contre le  plus  souvent  sur  les  monumens.  Ordinairement  c'csc  un 
X  au  milieu  duquel  il  y  a  un.P,  J^C»  ^^  ^"'  signifie  Xri2T02 
le  Christ;  ici  c'est  un  grand  p  barré  ;  le  jambage  est  l'initiale  du 
mot  IH20T2,  Jésus;  la  boucle  qui  en  fait  un  P,  lui  fait  signifier 
aussi  XPI2TOS,  le  Christ;  et  la  croix  qui  forme  la  barre,  est  le 
signe  de  notre  rédemption.  On  voit  un  monogramme  semblable 

B    2 


20 


CHAPITRE    XXXVI. 


y 


MERCVRIO 

AVG   SACR 

VOTO   SVSCEP 

DAPIORIVS  DVFI 

VSANTESTI  A  N  VS   ET 

DAPIORIVS    NVMIDA 

ANTESTIANVS 

P.    D.    F 


\ 


Cette  pierre  est  offerte  à  Mercure,  protecteur  de 
la  maison  impériale  ,  par  Dapiorius  Dufius  Antes- 
tianus  et  Dapiorius  Numida  Antestianus  (  i  ) ,  d'après 
un  vœu  qu'ils  avoient  fait  {2). 

L'inscription  suivante  est  bien  plus  singulière  : 


à  Milan  sur  le  sarcophage  rl'Aquilin.  V.  Allegranza  ,  Aionu- 
menti  sacri  di  Afilano ,  p.  38  ,  pf,  11.  L'alpha  et  V oméga ,  symbole 
de  i'éternité,  sont  des  signes  suffisamment  connus, 

(i)  ChoRIER,  p.  59,  a  lu  T.  Latorius  D...us  Antesilanus  et 
Latorîus  Numida  Antesilanus.  Mais  fa  copie  que  je  donne  est 
plus  exacte,  La  leçon  deChorier  a  été  copiée  par  Reinesius,  10, 
28;  Joannes  A  BoSCO,  Ant.  Vienn. ;  GruTER,LUI,  i6jSmET. 
XXV,  8;  Maffei,  Ars  cril.  lapid.  422. 

(2)  Ligne  8.  Pro  ut  Devoverant  Fecerunt. 


CHAPITRE   XXXVI. 


21 


SC-ENIcg 

ASIATICA 
NI       ET 

*  QVI  IN  EO 
DEM  COR 
PORE  SVfT 

VIVI  SIBI  FE 

C  E  R  V  N  T 


( 

) 

Bimard  de  la  Bastie  a  prétendu  qu'il  s'étoit  formé 
dans  l'Asie  ,  au  temps  d'Alexandre  le  Grand  ,  des 
troupes  de  comédiens  ;  que  ces  troupes  s'étoient 
soutenues  dans  cette  contrée  après  qu'elle  eut  passé 
sous  la  domination  des  Romains,  et  qu'elles  avoient 
envoyé  des  colonies  dans  l'Occident  :  il  pense  que  les 
comédiens  cités  dans  une  inscription  grecque  trou- 
vée à  Nîmes  étoient  de  ce  pays  ;  et  il  rapporte  (  i  ) 

(  I  )  Mémoire  sur  les  antiquités  de  Nîmes  ,  dans  les  A-Iém.  de 
X Académie  des  belles-lettres ,  tome  XIV,  Hist.  p.  1-09.  M.  Oberlin, 
dans  le  récit  succinct  du  voyage  qu'il  fit  en  1776  dans  le  midi  de 
la  France,  et  qui  est  imprimé  dans  le  journal  de  M.  ScHLCEZER, 
intitulé  Briefwechsel  (c'est-à-dire,  Correspondance  ),  t.  IV,  n.°  19  , 
a  répété  cette  inscription  à  la  page  48  ;  il  pense  aussi  qu'il  s'agit; 
ki  d'une  troupe  de  comédiens  venue  d'Asie, 


d.2  CHAPITRE     XXXVI. 

pour  preuve  notre  inscription  de  Vienne,  dont  le 
P.  de  Montauzan ,  Jésuite ,  lui  avoit  communiqué  la 
copie.  Ainsi  il  regarde  les  scenici  Asiatiàani  (  i  )  comme 
des  comédiens  asiatiques  étabîis  à  Vienne,  où  ils  for- 
moient  un  corps  permanent,  et  où  ils  voulurent  avoir 
une  sépulture  commune.  Mais  le  mot  asiatique  se 
disoit  en  latin  asiaticus,  et  non  asiapicianus  :  je  croirois 
donc  plutôt  que  ce  mot  désigne  le  directeur  de  la 
troupe,  sous  le  nom  duquel  elle  étoit  connue;  et  qu'on 
disoit  scenici  Asiaticiani ,  les  comédiens  d' Asiaticus , 
comme  on  dit  aujourd'hui  les  comédiens  d'Audinot , 
de  Nicolet,  ou  de  la  Adontansier.  Ils  avoient  fait  faire 
un  tombeau  pour  eux  et  pour  tous  ceux  qvii  étoient 
dans  le  même  corps  ;  ce  qui  indique  saris  doute  les 
décorateurs ,. les. garçons  de  théâtre,  <lc.  &c. 

Les  inscriptions  qui  suivent  ont  besoin  de  peu 
d'explication;  elles  n'ont  pas  été  publiéeé ^  Lueilius , 
c{ui  de  son  vivant  a  fait  faire  la  première,  étoit  du 
pays  des  Cantabres  ;-  la  seconde  est  consacrée  k  Apol- 
linaris ,  enùnt  très-chéri,  âgé  de  trois  ans;  la  troi- 
sième, à  Cornelia  Adapilla  ;  la  dernière  est  consacrée 
par  Luciiis  Cœcilius  yEqualis  à  son  épouse  Clodia 
Gratina ,  fille  de  Sextus ,  et  à  lui-même. 

(i.)  Le  mot  scenicuy  ne  signifie  oi'dina!r«,^mciit  que  ce  qui,  est 
relalif  à  la  scène  :  on  disoit  uctores ,  ûnipces ,  a,ctus  scenici;  décor , 
dicacitas  ,  ostenmtio  ,  plebs  ,  venustas  scenîciz  ;  adiiheria  scenica  .- 
cependant  Cicéron  et  PJaute  ont  aussi  pris  substantivemeiit 
l'adjectif  J6f«/t7«  pour  designer  un  acteur.  Le  motsrefia  s'écrit 
plus  ordinairement  par  e ,  mais  quelquefois  par  un  œ ,  pour  faire 
sentir  i'}i  du  mor  ffxiivHdont  i!  dérive  j  c'est  pouiquoi  û  y -d-icl scœnici.^ 


C  HAPITRE    XXXVI. 


25 


A  LVCILIVS 

CANTABER 
V  I  V  V  S         SI  B  I. 


f: 


^linarI 

,.\arissimo 


^lOR      III 


D.      M. 

ORNELI 

AE 

MAPILLAE 


CLODIAE 
Ç^  sFx.  fIl.  r^ 

gratInae 

L.  CAECILIVS 
AEQVALISt^ 


S^ 


VXORI3 

ET  SIBI 


i5 


b4 


2.i  CHAPITRE     XXXVI. 

On    rencontre    très  -  rarement    des  inscriptions 
grecques  dans  les  villes  de  la  Gaule  ;  la  suivante  a 


beaucoup  souffert: 


/- 


/ 


A  M, 

KP athcTaa 

^lANOC     TO 

MN    H    M    A    G 
no  I  H  C  G  N 
G    T  T   X  X  I   A 
TH.  lAlA.  AHG 
~^^AG  T0G  PA 

Jttxia  XPH= 


^X  A  i  ?E. 

Aux  dieux  mânes  { i  ).   Crates  de  Tralles  {2.)  a  fait  ce  monument 
à  Eutychia  sa  propre  affranchie  (3).   Eutychia  excellente,  adieu  (4). 


(i)  Les  mots  Diis  manihus  sont  indiqués  par  les  lettres  grecques 
A  M»,  qui  sont  les  initiales  de  ces  expressions  latines  ,  em- 
ployées au  lieu  des  initiales  0  X,  qui  se  mettent  ordinairement 
pour  0êo/f  y^oftoiç  ,  qui  signifient  la  même  chose. 

(2)  KPATHC  TPAAAIANOC,  Crates  Trallianus  ,  Crates  de 
Tralles  en  Lydie. 

(3)  Lignes  6,7et8.ETTTXlATHIAlA  AnGAeT0GPAj 
Eut/chia ,  propria  liberta.  On  trouve  souvent  le  mot  lAIOSj 
propre,  employé  ainsi  dans  les  inscriptions,  pour  désigner  \epropre 
fils  (  GrUTER  ,  DCLXXX ,  6  ) ,  la  propre  épouse  (  CoRSINI ,  de  Siglis , 

123  ,  125  )  de  celui  qui  a  consacré  le  monument.  Ici  Eutychia  est 
la  propre  aifranchie  de  Crates. 

(4)  Lignes  9  et  10.  fcuTTXlA  XPHCth  XAIPE, 


C  HA  PITRE    XXXVI.  25 

Celle-ci  est  une  pierre  milliaire  ,  déposée  dans  la 
cour  du  collège  ;  on  y  lit  le  nom  du  grand  Cons- 
tantin, fils  de  Constance  Chlore. 


IMP.   CAE 

FL.   VAL. 

CONSTANTINO 

P.    F. 

AVG. 

D  I  VI 

CONSTANTI 

AVG 

PII    FI  LIO, 


Plusieurs  lieux  du  Lyonnois  et  du  Dauphiné  ont 
conservé  le  nom  de  pierres  milliaires  ;  tels  sont  ceux  de 
Sepûme,  Ortier,Di}me,  septième,  huitième,  dixième. 

Nous  copiâmes  encore  les  fragmens  suivans,dont 
je  n'entreprends  point  i'expUcation  : 


NATIS   FORB-CVI.    PRADIAD 
Ac     vc     Vno     TRANSV 


2.6" 


CHAPITRE    XXXVI. 


F  A  B  R  O  R  V  M  A,  ^ 

S  V  I.    I  D    EST    A  T  T  '^ 

SATVRMMO   .  E  ^j 

C  A  S  S  I   S'^^  ■•«  T I  A  N  3 


QVO  ILi  5iS5Sii-'EFVNCl 
TVS.  EST.  EO.  QVOD 
FRAVDEM    EIVSDE 


SIC 
.FVNENERIS    F£C 

A  M.    PONEN 

DEGREVER 


^T.   A  Ri 

S 

s 


On  y  voit  également  ia  singulière  épitaphe 
de  1-252.  ,  rapportée  par  Chorier,  d'un  chanoine 
qui  prie  pour  la  rémission  des  péchés  de  ceux  qu'il 
a  fraudés  et  trompés  pendant  sa  vie  (i). 

On  y  remarque  aussi  une  chaire  épiscopale  sculptée 
en  boîs  ,  et  un  plan  en  relief  du  monument  appelé 
l'Àicruîlle  ,  dont  il  sera  bientôt  question. 

II  y  a  encore  quelques  inscriptions  gothiques. 

II  est  aisé  de  se  convaincre  qu'il  n'existe  plus 
qu'un  très -petit  nombre  des  inscriptions  publiées 
par  Chorier  ,  et  qu'il  y  en  a  plusieurs  qui  avant  notre 


(  I  )  Pro  remédie  animarum  illorum  ijuos  in  aî'ujuo  defraudavnat; 
^uodfictinfesto  mortuorum,  ChORIER,  Ant.  de  llenne,  231. 


CHAPITRE    XXXVI.  27 

passage  étoient  inédites.  On  peut  croire  que  ces 
objets  seront  à  l'avenir  mieux  conservés,  sur- tout  si 
l'on  accorde  k  la  municipalité  l'église  de  Saint-Pierre , 
qu'elle  demande  pour  y  rassembler  ses  richesses  : 
elle  possède  un  musée  où  elle  réunit  avec  soin 
les  monumens  que  la  terre  rend  à  notre  curiosité; 
elle  est  toujours  occupée  d'en  découvrir  de  nou- 
veaux. Son  zèle  est  déjà  récompensé-  ,  le  musée 
jouit  de  quelque  célébrité  ;  et  aucun  voyageur  un 
peu  instruit  ne  peut  se  dispenser  de  s'arrêter  dans 
la  ville  ,  et  de  consacrer  quelques  heures  pour  le 
visiter. 

La  bibliothèque  est  composée  de  sept  mille  cinq 
cents  volumes,  parmi  lesquels  il  y  a  beaucoup  de, 
bons  ouvrages  usuels,   mais  rien   de    remarquable. 

On  a  donné  le  nom  de  rue  de  la  Héorénémtion  à  la 

■  o 

rue  qu'on  appeloit  anciennement  rue  du  Bordel ,  parcer 
que,  dans  le  temps  où  la  police  ordonnoit  que  toutes 
les  femmes  publiques  fussent  confinées  dans  le  même 
lieu,  c'étoit  là  qu'elles  habitoient.  Cette  rueéîoit 
voisine  du  marché  aux  pourceaux ,  aux  boucs  et  aux. 
chèvres;  et  Chorier  observe,  à  ce  sujet  ,qye  «  daris 
33  le  lieu  où  le  paysan  vendoit  ces  animaux ,  la  louve 
33  se  vendoit  elle-même  ^'  (i). 


■\fy^'.\\: 


' \)  Chorier,  p.  469. 


28 


CHAPITRE   XXXVII. 

Saint-Maurice.  —  Tombeau  de  Jérôme  de  Villars; 

—  d'Armand  deMontmorin.  —  Inscription  de  Labenia. 

—  La  Gère.  —  Utilité  de  ses  eaux.  —  Manufactures, 
Draperies.  — Dévidage  de  la  soie.  —  Moulin  à  foulon. 

—  Blanchisserie,  —   Mines   de  plomb.  —  Pisay.  — 
Constructions  en  cailloux. 

iNous  nous  rendîmes  à  la  cathédrale,  qui  est  sous 
l'invocation  de  S.  Maurice.  Ce  magnifique  édifice 
a  été  successivement  embelli  par  la  piété  des  anciens 
prélats  de  Vienne  et  des  anciens  souverains  de  la 
province.  II  est  sur  une  plate-forme,  à  laquelle  on 
monte  par  vingt-huit  degrés  ;  ce  qui  lui  donne 
quelque  conformité  avec  les  temples  de  l'antiquité. 
Le  portail  étoit  enrichi  d'un  nombre  considérable 
de  figures  en  hau  t- relief  :  le  terrible  baron  des  Adrets 
en  avoit  déjà  renversé  plusieurs  pendant  les  guerres 
de  religion  ;  mais  la  fureur  révolutionnaire  y  a  exercé 
bien  d'autres  ravages  ;  toutes  ces  figures  ont  été 
horriblement  mutilées  (i).  Le  vaisseau  est  intérieu- 
rement très-beau  et  très-bien  éclairé,  et  sans  aucun 
ornement  superflu  :  mais  on  y  rencontre  aussi  par- 
tout des  traces  d'une  dévastation  sacrilège. 


(i)  Ce  portail  est  gravé  au  frontispice  de  l'///Vw/rf  de  l'egîlsi 
de  Vienne i  par  Charvet, 


CHAPITRÉ    XXXVII.  19 

Nous  remarquâmes  le  bénitier ,  qui  est  d'un  très- 
beau  marbre  venant  des  ruines  d'un  temple  antique. 
L'autel  du  chœur  est  plaqué  de  vert  antique,  tiré 
d'une  belle  colonne  qui  avoit  été  trouvée  à  Sainte- 
Colombe,  et  qu'on  auroit  mieux  fait  de  conserver. 
Autour  du  chœur,  règne  une  frise  composée  alter- 
nativement de  feuillages,  de  têtes  d'hommes  et  d'ani- 
maux. Derrière  l'autel  est  la  chaire  archiépiscopale , 
adossée  au  mur.  On  voit  dans  la  nef  les  restes  d'un 
zodiaque  peint  à  fresque,  avec  une  inscription  très- 
dégradée.  Une  autre  fresque  représente  divers  sujets 
de  l'ancien  et  du  nouveau  Testament  ;  mais  elle  est 
aussi  très-altérée.  II  y  a  dans  la  même  chapelle  un 
beau  fût  de  colonne  de  cipolino  verde.  Huit  vitraux 
subsistent  encore;  on  y  a  peint  des  Apôtres. 

Le  tombeau  de  Jérôme  de  Villars ,  archevêque 
de  Vienne,  mort  en  1626,  est  encore  entier.  Charvet 
et  Chorier  nous  ont  conservé  son  épitaphe  :  nous  y 
remarquâmes  la  belle  devise  de  ce  vertueux  prélat, 
KPATAIA  ns  0ANATO2  H  AfADH  ,  la  charité  est 
forte  comme  la  ?nort  ;  c'est-à-dire  que  toutes  deux 
ne  connoissent  point  d'obstacles  (i). 

Le  tombeau  d'Armand  de  Montmorin ,  mort  en 
171  3,  est  un  ouvrage  de  sculpture  assez  distin^rié; 
il  a  été  exécuté  à  Rome  par  Slodtz ,  et  posé  à  Vienne 


(i)  Ce  tombeau  est  gravé  dans  V Histoire  de  l'église  de  Vienne , 
par  Charvet,  page  641. 


30  CHAPITRE    XXXVII. 

en  I74-7-  Le  prélat,  vêtu  de  l:i  chape,  est  assis  sur 
un  sarcophage  devant  une  pyramide  :  il  tient  de  la 
main  gauche  la  droite  d'Oswald  ,  cardinal  de  la 
Tour-d'Auvergne,  qui  lui  a  fait  ériger  ce  monument  ; 
il  lui  montre  de  la  main  droite  la  mitre  et  la  croix 
archiépiscopales,  placées  sur  un  coussin:  il  semble 
lui  dire  que  ces  marques  de  dignité  lui  sont  desti- 
nées, et  qu'il  lui  succédera  un  jour.  Le  génie  de 
la  religion  recueille  les  dernières  paroles  du  prélat  ; 
te  sont  des  passages  de  l'épître  de  S.  Paul  à  Timo- 
thée  sur  les  devoirs  de  l'épiscopat  :  il  tient  dans 
la  main  gauche  les  armoiries  du  cardinal;  ce  qui 
partage  son  attention  d'une  manière  peu  conve- 
nable :  celles  de  Montmorin  sont  sur  le  sarcophage. 
Ce  monument,  qui  s'étoit  conservé  pendant  la  ter- 
reur, a  été  dégradé  depuis;  mais  l'ensemble  subsiste 
toujours.  Si  la  famille  vouloit  le  faire  réparer  ,  cela 
seroit  très -facile,  à  l'aide  de  la  gravure  publiée  par 
Charvet,  et  sur -tout  du  petit  modèle  en  relief  que 
l'on  conserve  dans  le  musée  (i). 

Au-dessus  d'un  petit  portail,  on  voit  encore  une 
jolie  frise  en  marbre ,  du  temps  de  la  renaissance  des 
arts. 

Près  de  l'église ,  devant  la  maison  de  Cret ,  trai- 
teur, nous  trouvâmes  une  belle  colonne  de  granit. 
Dans  la  rue  de  la  Pêcherie  ,  l'inscription  suivante 


.',^    c 


//';v; ,  p.  18. 


CHAPITRE    XXXVII.  3I 

est  inerustée  dans  le  mur  ,  à  un  pied  au-dessus  du 
sol  et  sous  la  fenêtre  du  rez-de-chaussée  (i). 


LABENIAE    NEJVE 

SIAE    OPTIMAE  .  ET 

pIiSSIMAE  .   LIB 

ET  .   CONIVGI 

P   .    LABENIVS    TR° 

PHIMVS    MERI 

tIs     EIVS     SIBI 

Bar. 


La  ville  de  Vienne  est  bâtie  sur  un  terrain  plat 
et  étroit,  qui  s'étend  des  bords  du  Riiône  entre 
deux  chaînes  de  montagnes ,  au  milieu  desquelles 
coule  la  Gère  ;  ces  montagnes  sont  noires ,  arides  ; 
c'est  le  chemin  par  lequel  on  va  de  Vienne  à  Gre- 
noble :  mais  le  triste  aspect  de  ce  défilé  est  animé 
par  les  nombreuses  usines  que  la  Gère  met  en  acti- 
vité. Si  ce  séjour  est  peu  agréable,  on  est  au  moins 


(  I  )  Cette  inscription  a  été  publiée  dans  le  Voyage  littéraire  de 
deux  Religieux  Be'ncdictins  ,  I,  zCo.  Notre  copie  est  plus  correcte. 


32  CHAPITRE    XXXVIi, 

dédommagé  par  le  point  de  vue  qu'offrent  du  côté 
du  Rhône  le  cours  du  fleuve,  Sainte-Coiombe  ,  et 
les  riches  campagnes  qui  i'avoisinent. 

Nous  eûmes  le  plaisir  de  donner  à  dîner,  à  notre 
hôtel  de  /a  Table  ronde  ,  à  MM.  Guilierniin  , 
maire  de  Vienne  ,  Boissard  de  Sainte -Colombe  ,  et 
Cochard  ,  conseiller  de  préfecture  du  département 
du  Rhône.  Ce  fut  encore  pour  nous  une  occasion 
de  recueillir  beaucoup  de  renseîgnemens. 

Après  ie  dîner,  nous  allâmes  nous  promener  ;  et  ces 
messieurs  nous  conduisirent  dans  les  nombreux  ate- 
liers situés  sur  la  Gère  :  cette  petite  rivière,  si  utile 
h  la  ville  de  Vienne,  en  fait  mouvoir  les  machines.  Ses 
eaux  descendent  de  la  montagne  ,  et  sont  retenues 
de  distance  en  distance  par  de  petits  murs  où  elle 
forme  des  cascades  :  elles  ne  gèlent  point  en  hiver , 
et  même  on  les  voit  alors  fumer  ;  ce  qui  est  dû  sans 
doute  au  dégagement  des  parties  sulfureuses  qu'elles 
contiennent.  Jamais  cette  rivière  ne  tarit  en  été,  mais 
quelquefois  elle  grossit  beaucoup  en  hiver  ;  et  alors , 
comme  sa  pente  est  très-rapide,  elle  cause  de  grands 
dégâts  :  c'est  ce  qui  arriva  en  1750.  On  la  passe  sur 
un  pont  de  pierre  appelé  Pont  de  Saint-Sévere. 

Nous  entrâmes  d'abord  dans  la  manufacture  de 
draperie  de  MM.  Charvet  frères.  On  y  emploie 
pour  le  cardage ,  de  l'huile  d'olive  commune  appe- 
lée seconde  huile  ;  elle  a  la  propriété  de  fortifier 
la  laine  et  de  ne  pas  lui  donner  d'odeur.  Avant  la 

révoliuio.i 


CHAPITRE    XXXVlI.  33 

révolution,  on  tiroit  les  laines  d'Espagne  par  Toulouse 
et  Rouen  ,  d'où  venoient  les  meilleures  ;  aujourd'hui 
ion  ne  fait  usage  que  des  laines  du  pays. 

On  se  sert  de  navettes  roulantes  sur  le  métier  :  la 
largeur  de  l'étoffe  est  de  deux  aunes  un  huitième,  qui, 
par  le  foulage,  sont  réduites  aune  aune  et  un  quart; 
la  longueur  est  quelquefois  diminuée  dans  une  plus 
forte  proportion.  Presque  à  chaque  métier  il  y  a 
un  maître  et  un  apprenti;  celui-ci  est  aux  gages  du 
premier  :  il  y  a  aussi  quelquefois  deux  ouvriers 
d'égale  force.  Le  nombre  des  fils  diffère  :  il  y  a  des 
pièces  qui ,  sur  la  largeur,  en  ont  deux  mille  ;  d'autres , 
deux  mille  quatre  cents ,  deux  mille  six  cents,  et  trois 
mille.  Les  ouvriers  sont  payés  en  raison  du  nombre 
de  livres  de  laine  qu'ils  emploient. 

D'autres  ateliers  sont  destinés  à  l'opération  qu'on 
appelle  garnir  la  pièce ,  et  qui  consiste  à  faire  ressortir 
ia  laine  ou  le  poil ,  au  moyen  d'instrumens  composés 
de  chardons  à  foulon  (1). 

Après  le  premier  tondage ,  on  la  regarnit  encore  ; 
on  la  teint  ensuite ,  on  la  fait  sécher,  et  on  la  retond 
pour  la  lisser.  Le  reste  dépend  de  la  fiçon  qu'on 
veut  lui  donner  ;  on  la  ratine ,  ou  l'on  en  fait  de 
î'éto^e  :  on  ne  garnit  l'étoffe  que  d'un  côté. 

La  laine  qui  reste  dans  les  chardons,  en  est  enlevée 
par  de  petits  enfans  ,  et  est  vendue  pour  faire  des 


(1)  Dipsacus  fullonum. 

Tome  II. 


34  CHAPITRE    XXXVII. 

draps  de  moins  bonne  qualité  ou  des  chapeaux  (  i  )  , 
ainsi  que  la  ïaine  qui  provient  du  tondage  (2).  On 
lire  les  chardons  de  Saint-Remi  en  Provence. 

Les  grands  ciseaux  de  tondage  s'appellent  forces 
[  mot  dérivé  du  latin  forceps].  Les  ouvriers  garnisseurs 
et  tondeurs  sont  payés  à  la  pièce  ou  par  jour.  La  pièce 
à  tondre  est  placée  sur  un  coussin  qui,  en  longueur,. 
a  la  largeur  du  drap  ;  elle  y  est  fixée  de  chaque  côté 
par  deux  petits  crochets  en  acier  :  la  banquette  ou 
coussin  est  formée  par  la  laine  provenant  du  ton- 
da2:e.  L'urine  des  ouvriers  sert  à  fouler  et  k  dégraisser 
les  draps  ;  on  en  achète  aussi  au  dehors. 

.  Les  pièces  passent  ensuite  dans  l'atelier  de  tein- 
ture. Le  vert  est  produit  par  de  l'indigo  et  du  bois 
jaune. 

Dans  \ atelier  de  filature ,  on  carde  la  laine  et  on 
la  met  dans  des  cornets  ;  elle  est  ensuite  grossière- 
ment filée  à  la  main.  Les  bobines  qu'on  a  faites 
ainsi ,  sont  portées  à  la  filature  mécanique ,  on  les 
fils  sont  rendus  plus  fins  qu'ils  n'étoient  à  la  filature 
à  la  main.  Le  procédé  est  à-peu-près  celui  qui  se 
pratique  pour  le  filage  du  coton. 

Nous  entrâmes  ensuite  dans  un  atelier  où  l'on 
dévide  la  soie. 

Deux  fils  se  dévident  ensemble  ,  et  passent  des 

(  1  )  Elle  se  vend  le  tiers  de  îa  laine  dont  on  fa.it  dfe  bons  draps. 
(2)  Elle  ne  se  vend  que  le  huitième.  , 


CHAPITRE    XXXVir.^  ^j   ' 

bobines  sur  des  guindres  carrées  qui  reçoivent  des 
écheveaux. 

Pour  le  moulinage  de  la  soie  ,  on  fait  usage 
d'une  machine  à  vingt-quatre  o-//i;î///TJ,  h  deux  rangs 
ou  étages;  ie  mouvement  est  imprimé  à  l'ensemble 
par  une  roue  simple  fixée  à  un  arbre  qui  communique 
à  une  roue  mue  par  l'eau.  Une  opération  qui  précède 
ie  moulinage ,  consiste  ii  dévider  les  écheveaux  de 
soie  à  fil  simple. 

Malgré  l'utilité  reconnue  de  l'eau  de  la  Gère, 
on  n'est  pas  assez  industrieux  pour  l'économiser  ; 
on  la  prodigue ,  et  il  y  en  a  beaucoup  de  perdue 
sans  être  employée.  Avec  la  même  quantité  d'eau 
l'on  pourroit  faire  aller  beaucoup  d'autres  usines. 
.  Nous  entrâmes  dans  une  manufacture de^/  de  f>.r; 
mais  elle  n'étoit  pas  pour  le  moment  en  acdvité. 
.  Nous  vîmes  ensuite  le  moulin  à  foulon.  Il  faut  cinq 
heures  pour  chacun  des  deux  foulages  d'une  pièce  de 
drap  de  quarante  aunes  ,  ou  de  ratine  de  tfente-deux 
aunes  :  la  première  fois  on  emploie  un  panier  ou 
balle  de  trente  à  cinquante  livres  de  terre  à  foulon  , 
plus  ou  moins,  selon  la  quai"té  du  drap;  la  seconde 
fois  ,  on  emploie  moiiié  moins  de  cette  terre. 

La  matière  qui  sort  parle  foulage,  est  une  argile 
mêlée  d'une  huile  animale  dont  on  pourroit  se  servir 
utilement  pour  engrais  :  les  ouvriers  ,  à  qui  nous 
fiiues  cette  observation ,  répondirent  qu'ils  n'avoient 
point  de  terres  à  cultiver. 

C  2, 


^6  C  H  API  TRE    XXXVII. 

ha.. Blanchisserie  des  toiles  est  sur  une  prairie  assez 
longue  ;  elle  appartient  à  M.  Boissat ,  adjoint  au 
maire  de  Vienne.  II  y  a  encore  des  fonderies  de  cuivre 
qui  emploient  beaucoup  d'ouvriers  :  il  y  a  aussi  des 
mines.  Ces  usines  sont  dans  ie  faubourg  de  Pont- 
l'Evêque ,  sur  la  route  de  Grenoble.  Tous  les  métiers 
qui  sont  mus  par  des  roues  et  par  l'eau ,  sont  appelés  à 
Vienne  arîijîces.  Selon  les  anciennes  géographies , 
Vienne  étoit  renommée  pour  les  belles  lames  d'épée 
qu'on  y  fabriquoit  et  dont  la  trempe  étoit  excellente; 
à  l'époque  de  la  révolution  on  y  en  faisoit  encore. 

Nous  terminâmes  cette  promenade  par  visiter  la 
belle  propriété  de  M.  Blumenstein ,  qui  est  enclavée 
dans  deux  bras  de  la  Gère  :  au  milieu  est  une  usine  pour 
brûler  et  laver  le  minerai  de  plomb, le bocarder,  &c. 
Le  minerai  contient  deux  onces  d'argent  par  quintal  : 
on  n'en  fait  plus  l'extraction  depuis  long  -  temps  , 
parce  qu'elle  ne  compenseroit  point  les  frais.  Les  pro- 
priétaires conservent  des  échantillons  de  minerai  dans 
leur  cabinet  ,  pour  servir  de  comparaison  si  l'on  en 
trouvoit  de  plus  riche  lorsqu'on  change  de  filon. 

A  mi-côte  de  la  montagne  à  laquelle  ces  usines 
sont  adossées,  on  voit  des  restes  de  plusieurs  embou- 
cljures  d'anciens  aqueducs  qui  avoient  servi  pour 
conduire  les  eaux  ^e  la  Gère  dans  la  naumachie  et 
dans  les  bains  de  la  ville.  Sur  la  montagne  sont  les 
ruines  d'une  tour  carrée  qu'on  appelle  Pipet  :  cet 
édifice  s'appeloit  autrefois  Pompeiacum ,  parce  qu'eu 


CHAPITRE    XXXVII.  37 

prétend  que  Pompée,  pâssâTït  en  Espagne,  l'avoît  fait 
fortifier.  De  Pompeiacum  on  a  dit  Pompet ,  et  Pipef. 

Le  jour  nous  avoit  tout-k-fait  abandonnés  ;  nous 
rentrâmes  dans  l'intérieur  de  la  ville.  M.  Cochard 
promit  de  revenir  au  lever  du  soleil  pour  nous 
accompagner  dans  nos  courses  et  voir  avec  nous  les 
monumens  précieux  qui  nous  restoient  k  examiner. 

Quoique  la  pierre  soit  assez  abondante  et  très- 
bonne  dans  le  département,  on  fait  beaucoup  de» 
maisons  en  terre ,  ou ,  dans  le  patois  du  pays ,  en 
pïsay  ou  pisé ,  nom  qui  a  été  donné  à  ce  genre  de 
construction.  On  donne  aux  maisons  de  pisay  jusqu'à 
trente  pieds  d'élévation  :  les  fondations  sont  en  ma- 
çonnerie ordinaire  ;  les  assises  de  pisay  dont  on  fait 
ies  murs ,  ont  chacune  trois  pieds  de  hauteur  sur  six 
de  longueur  ;  ces  assises  sont  liées  entre  elles  par 
des  couches  de  mortier  d'un  pouce  d'épaisseur.  La 
toise  carrée  coûte  2  francs  50  centimes.  Le  pisay, 
revêtu  de  mortier  à  l'extérieur  ,  est  aussi  agréable 
à  la  vue  que  la  maçonnerie. 

On  a  encore  une  autre  manière  de  construire  des 
murs  et  des  maisons  avec  les  cailloux  qu'on  ramasse 
dans  les  champs  ou  dans  le  lit  du  Rhône  :  on  donné 
à  chaque  assise  de  cailloux  une  direction  différente  ; 
ce  qui  forme  une  espèce  de  mosaïque.  On  peut 
voir  ,  planche  IX ,  nf  j ,  le  dessin  d'une  maison 
ainsi  construite.. 


c  3 


3  8- 


CHAPITRE  XXXVIII. 

Inscriptions  d'Avinnlus  Gallus.  —  Saint  -  Pierre,  — 
;  Sarcophage  de  JuHa  Fœdula.  — Epitaphes  du  comte 
Girard  ;  —  de  l'abbé  Guillaume  ;  —  de  i'abb^  Léoaien. 
■ —  Mntres  Ai/gi/stcC.  —  Inscriptions  d'Alfius  Apronia- 
nus;-^  deVirius  Victor.  —  Masques  antiques. —  Plan 
de  l'Aiguille.  — ■  L'Aiguille.  — Arc  de  triomphe.—  Co- 
lonnes. —  Inscriptions  frustes.  —  Temple  d'Auguste. 
,     ■ — Son  inscription,  -r-  Clous  qui  attachoient  l'es  lettres. 

—  I  ncenitude  des  inscriptions  déterminées  par  ces  cIOus. 

—  Hôtel-de-ville.  — r  Tableaux  de  M.  Schneyder.  — 
Inscription  d'une  Tïamine.  —  Beau  Groupe  de  deux 
enfar.s.  —  Climat.  —  Poste  aux  ânes.  —  Jumarts. 

j  jf.  lendemain,  à  la  pointe  du. jour,  M.  Cochard 
étoit  k  notre  hôtel  :  nous  fiûin^s  li^eniôt  prêis.  Nous 
copiâmes  d'abord  les  deux  insciiptions  suivantes  { i  ) , 
qui  sont  incrustées  dans  un  mur  k  côté  de  la  porte 
de  l'ancienne  église  de  Saint-Sévère ,  dont  il  ne  reste 
presque  plus  rien. 


Dis 

; 

MANIBVS 

l' 

AVINNIVS  CALLVS 

■ 

1 
■    i 

VIVOS   SIEÎ 

— 

Dis  . 
.  MANIBVS 
AVINNIVS    GAL 
LVS  Vives  S!BI. 


|î 


(i)  Chckier,  Antlïï.   de   Vienne,    39;   CkÙTE.".,   CMHi ,  7; 
GOLNITZ,  Itintrar.  40^. 


CHAPITRE    XXXVIII.  39 

II  paroît  que  ce  îoiiibeau  avoit  deux  faces  ,  et 
qu'Avinnius  Gallus  voulut  que  son  nom  parût  sur 
chacune. 

Nous  visitâmes  la  célèbre  église  de  \ abbaye  de  Saint- 
Pierre.  Le  monastère ,  cette  antique  fondation  du  IX." 
siècle ,  a  été  détruit  :  mais  l'église  ,  qui  renferme  tant  de 
pieux  témoignages  de  la  foi  de  nos  pères ,  subsiste  en- 
core, avec  les  trois  s^roupes  dont  l'entrée  est  décorée  ; 
ils  représentent  un  lion  et  un  jeune  homme  qui 
paroît  vouloir  le  déchirer.  Ces  sculj)tures  bizarres 
ont  été  la  source  de  bien  des  fables.  Selon  la  tradi- 
tion ,  un  ange  les  apporta  de  Rome  en  une  nuit  , 
comme  un  gage  de  la  protection  spéciale  que  Dieu 
accordoit  k  ce  saint  lieu  ;  et  Virgile  ,  que  dans  le 
moyen  âge  on  a  fait  passer  pour  un  grand  magi- 
cien (i),  étoit  l'auteur -de  ces  figures.  On  sait  que 

(i)  C'est  le  sujet  de  cette  épigrammc  ,  composée  au  commen- 
eeniCiU  du  XVI. "-'  siècle,  par  HUBERT  SuiSSAN  : 

Inter  inagiiArum  miracula  plurima  rerum  , 

Vergilii  snhrs  aniiumeratiir  opiis. 
Très  magicâ  ardentes  co-nfecerat  arte  lucernas; 

Ardentes  seniper  septiina  vidit  hyems. 
Très  tribus  c  saxis ,  immania  memùra,  Icônes 

Suhjicit  idolis  mimera  grata  suit. 
Fontipcis  precil'us  Roma  sunt  nocte  Viennam  , 

Nocte  unâ ,  angelicâ  singula.  lata  nninv. 
Christiadum  pukhros  hodie  concessit  in  nsus  , 

Qûô  vrtùs  infelix  ethnicus  iisus  erat, 
Aspice  rem ,  Christi  famu'aris  tiirlui ,  stupenduin 

Vergiliique  manu ,  poiitijicisque  prece. 

<;  4 


4o  CHAPITRE    XXXVI  II. 

ces  monstres  supportoient  des  colonnes  terminées 
par  des  lanternes  :  elles  étoient  sans  doute  destinées  à 
éclairer  les  fidèles  qui  venoient  prier  dans  ce  temple 
aux  veilles  des  fêtes  des  saints  martyrs.  La  base 
d'un  de  ces  lions  porte  une  inscription  romaine  : 
c'est  l'épitaphe  de  Maximius  ,  marchand  de  vin  u 
Vienne  ;  on  peut  la  lire  dans  les  Recherches  de 
Chorier  (  i). 

L'église  inspire  une  vénération  religieuse  par  ie 
souvenir  des  Saints  dont  on  dit  qu'elle  est  le  tombeau. 
C'étoit  pour  ne  pas  mêler  des  cendres  moins  pures 
à  ces  cendres  pieuses ,  que  depuis  long-temps  il  étoit 
défendu  d'y  enterrer.  Beaucoup  d'ornemens  ,  qui 
seroient  aujourd'hui  des  monumens  précieux  du 
moyen  âge  ,  ont  disparu  ;  des  peintures  curieuses 
ont  été  effacées:  mais  plusieurs  inscriptions  subsistent 
encore  ;  et  ces  marbres  vénérables  nous  ont  conservé 
les  noms  de  ceux  qui  ont  les  premiers  signalé  leur 
foi  dans  Vienne. 

Nous  remarquâmes  d'abord  l'inscription  d'EduIa , 
cjue  Chorier  regarde  comme  une  des  plus  anciennes 
du  christianisme  (2).  J'observerai  seulement  qu'avant 
le  mot  EDVLA ,  par  où  commence  cette  inscription 
selon  Chorier,  j'ai  remarqué  les  lettres  IFO  ;  ce  qui 
donne  un   nom   différent  :  et  probablement   cette 

(1)  Page  253. 

(2}  Recherches  des  antiquite's  de  Vienne,  2^8, 


CHAPITRE.  XXXVIII.  4» 

dame  viennoise  qui,  ayant  renoncé  au  paganisme, 
fut  baptisée  par  S.  Martin  lui-même,  se  nommoit 
JuLiA  FoEDULA.  On  voit  sur  ce  monument  le 
monogramme  du  Christ  entre  deux  colombes. 

La  curieuse  épitaphe  de  Girard,  comte,  c'est-à- 
dire  gouverneur ,  de  Vienne  en  i  o45  ,  rapportée  par 
Chorier  (  i  ) ,  existe  encore  dans  cette  église ,  et  doit 
être  conservée ,  ainsi  que  celle  de  l'abbé  Guillaume , 
qui  mourut  en  i  224  (-) ,  et  celle  de  l'abbé  Léonien, 
qui  vivoit  sous  le  pontificat  de  S.  Avit  :  le  tombeau 
de  ce  dernier ,  qui  avoit  été  détruit  dans  les  guerres 
de  religion ,  flit  réparé  sous  Charles  VI ,  sans  doute 
à  l'imitation  de  l'ancien  ;  car  on  y  voit  des  paons  qui 
se  becquètent,  le  monogramme  du  Christ,  et  il  a  tous 
les  caractères  des  anciens  sarcophages  chrétiens  (3). 

Au  milieu  de  ces  témoignages  tendus  à  la  piété 
des  premiers  chrétiens  viennois,  on  ne  s'attendroit 
pas  à  trouver  un  autel  élevé  à  des  divinités  païennes  ; 
il  semble  qu'il  ait  été  placé  dans  ce  lieu  comme  un 
trophée  du  culte  que  le  christianisme  aVoit  détruit  : 
on  lit  contre  un  mui  cette  curieuse  inscription  aux 
Déesses  mères, dont  il  a  déjà  été  question.  Quoique 
,  Chorier  l'ait  publiée  (4) ,  il  ne  l'a  pas  figurée  ;  et  je 
crois  devoir  la  placer  ici,  afin  de  constater  soit 
existence  et  pour  qu'elle  soit  conservée. 


(t)  Chorier,    Recherches   des  antiquités   de   Vieime ,  259. 
(2)  Jljid.   iCjQ. 

(5)   Ibid.  28^.  J'ai  relevé  plusieurs  inex.ictituues  de  Cfiorier  sur 
rnon  exerapiaire. 
(4)  îhid.  p.  134. 


42 


CHAPITRi:    XXXVÏII. 


\ 


f 


MATRIS  AVGVSTIS 

CATITIVS  SEDVLLVS 

EX    VOTO. 


V 


/ 


Aux  mères  (  i  )  Augustes  Catititis   Scdullus  ,  d'après  un  vœu. 

.  De  tant  d'anciennes  épitaphes  qui  rappeloient  les 
noms  de  princes ,  de  savans ,  d'hommes  distingués 
par  leurs  lumières  et  leur  piété  ,  il  ne  reste  que 
celles  que  je  viens  d'indiquer  ;  leurs  tombeaux  ont 
disparu  ,  même  long-temps  avant  la  révolution  :  ce 


(i)  Matris  est  fe  datif  pluriel  du  mot  latin  barbare  tnatra ; 
on  lit  sur  plusieurs  inscriptions,  viaîriùus  ,  inatrnhns  et  matris. 
Voyez  suvrèt ,  t.  1.'^'',  p.  49', 


CHAPITRE    XXXVII  r.  45 

qui  prouve  les  fréquentes  désolations  de  cette  église  , 
et  (es  divers  changemens  qu'elle  a  éprouvés. 

L'inscription  rapportée  par  Chorier  (  i  )  existe 
encore  dans  le  mur  qui  boide  le  Rhône  au  bas  de 
l'escalier  de  Saint- Pierrej  la  hauteur  des  eaux  nous 
empêcha  de  la  lire. 

Les  deux  insciij>tions  suivantes  servent  de  jam- 
bage h.  la  porte  cochère  du  clos  de  l'ancienne  abbaye 
de  Saint-Pieire,  qui  e^t  aujourd'hui  une  verrerie  (2). 

La  première  est  ainsi  conçue  : 

VIRTVTE   FOR 

TISSIISÏO    ET    PIE 

TATE  CLEMENTIS 

SIMO    D.  N.   FL. 

CONSTANTINO 

MAXIMO    ET 

INVICT    AVG 

M    ALFIV'3   AFRONIA 

NVS   P  P  FL  VIENNAE 

DEV  N   MA   Q  EIVS  (j). 

A  notre  seigneur  (4)  FLu'ius  Corrtamitius ,  très-fort  par  le  courage  ; 

• — • '     \ 

(i)  Antiquités  de  Vienne,  p.  263. 

(2)  Grande  rue,  près  de  la  porte  d'Avignon,  n."  i. 

(3]  GrutER,  CCLXXXin,  6,  7;GuD.  inind.  57;  S  MET.  i5<î,9; 
B  A  NDURI ,  Ntiniism.  imp.  t.  II ,  2  57,  n.°*  2  et  5  ;  SlMEONI ,  Illustr. 
deiili  ej'it  if.  l^^,  Chorier  ,  Ant^tjuités  Je  Vienne  ,  3  30  ;  Vetran. 
MaukL'S,  de  Jur.  lib.  37;  KllETW,  Inscr.  Syll.  118;  BOLDON. 
Epigr.  476;  GoLNrrz,  Itincrar.  4012  ;  D.  BoUQUET,  Saipt.  rer. 
GaU.  t.  I ,  in  Exe.  Gr.  i  3H  ;  Diss.  sur  la  plur.  des  Constantius ,  dans 
les  A'h'moires  de  Tre'voux ,  déc.  1704,  p.  2095. 

{4)  Ligne  4-   Domino  Natro. 


44  CHAPITRE     XXXVIII. 

irés-slenietit  par  la  incté ,  très-grand  n  invincible  Auguste,  AI.  Alfiua 
Apronianus  ,  jlamine  verpc'tuel  (  i  )  de  Vienne,  dévoué  à  sa  divi- 
nité et  à  sa  majesté [z). 

La  seconde  { 3)  est  un  simple  vœu  offert  à  Apollon 
par  Virius  Victor  et  Virius  Vitalis. 

APOLLINI 
SACRVM   EX   VOTO 
C.  VIRIVS  VICTOR 

ET 
L.  VIRIVS  VITALIS 

S.    L.   M  (4). 

Chorier  conjecture  que  la  maison  de  Vîrieu  doifr    J 
son  origine  à  cette  famille  Viria.  J'ai  rapporté  ces 
inscriptions,  parce  qu'elles  seront  bientôt  détruites, 
si  l'administration  municipale  ne  prend  le  soin  de  les 
faire  conserver. 

Nous  vîmes  encore  au-dessus  de  la  porte  d'un 
jardin ,  Grande  rue ,  en  face  du  n.°  850,  près  de  la 
maison  dont  je  viens  de  parler,  deux  beaux  masques 
de  théâtre  :  ils  ont  été  dessinés  par  M.  Schneyder. 

Nous  dédirions  visiter  le  monument  appelé  l'Ai- 
guille ,e\.  nous  nous  y  rendîmes  sur-le-champ.  II 
est  dans  une  plaine  ,  à  un  demi -quart  de  lieue  de 

(i)  Ligne  9.  PerPetuns  FLamen. 

(3)  Ligne  I  a.  DEVotus  Nuniini  MAjestatiQue  ÉJUS. 

(3)  GrUTER,  XXXVUI  ,  17;  SmET.  148,  20  ;  SlMEONÏ,  lUustt: 
degli  epitaf.  10;  ChoRIER,  Antiquités  de  Vienne  ,  332;  GoLNITZ, 
Jtinerar.  403. 

(4)  Ligne  6.  Solrerunt  Luhentes  Aferito. 


CHAPITRE    XXXVIII.  4-5> 

Vienne ,  entre  le  grand  chemin  et  le  Rhône  ;  cette 
plaine   en    a  reçu  ie    nom   de  plan  de   l'Aiguille, 
C'est  une  pyramide  (planche  XXV II ,  n/i  J  ,  com- 
posée de  plusieurs  assises  de  grosses    pierres  car- 
rées, et  à  gradins  sur  ies  quatre  faces  (i]  :  elle  est 
construite  sur  un  corps   d'architecture  carré ,  dont 
chaque  angle  est  oriié  d'une  colonne  engagée,  et 
chaque  face  percée  d'une  arcade  ;  de  sorte  qu'on  peut 
passer  librement  des  quatre  côtés  sous  la  pyramide. 
Ces  murs  soutiennent  un  toit  sur  le  milieu  duquel 
pose  la  pyramide ,  et  non  sur  les  quatre  m.urs  ;  ce  qui 
rend  cette  construction  étonnante.  Ce  monument, 
qui  a  soixante-douze  pieds  d'élévation ,  porte  encore 
des  marques  des  outrages  que  lui  ont  faits  les  hommes 
pour  en  arracher  le  fer  :  un  Milanois  qui  avoit  acheté 
ie  champ  où  il  est  placé,  avoit  commencé  k  le  dé- 
truire ;  et  il  n'existeroit  plus  sans  l'opiniâtre  résistance 
du  savant  Pierre  de  Boissac  ,  alors  chef  de  la  justice 
à  Vienne.  Pendant  le  règne  de  la  terreur ,  on  a  placé 
sur  cette  aiguille  une  énorme  barre  de  fer  qui  sup- 
porte une  large  girouette  de  fer-blanc  et  le  bonnet 
de  la  liberté.  Il  est  temps  de  détruire  ces  symboles  qui 
rappellent  une  époque  funeste  ;  et  il  est  à  craindre 
que  cette  énorme  girouette,  sans  cesse  agitée  par  le 
vent ,  ne  renverse  ce  monument  intéressant  et  sin- 
gulier. Il   faudroit  aussi   remplacer  une  pierre  qui 

^i  ;  Ei'e  ett  gravée  dans  ie  Ricueil  de  C.'i.YLUS,  t.  IIJ,  pi.  95,  p.  349. 


46  CHAPITRE    XXXVIII. 

manque  dans  le  corps  d'architecture.  Ce  monument 
est  beau  ;  il  a  un  air  de  grandeur  imposant  et  une 
solidité  qui  inspire  le  respect. 

La  destination  de  ce  monument  a  I.ieaucoup 
exercé  les  antiquaires.  Selon  ia  tradition  vulgaire  , 
c'est  le  tombeau  de  Ponce-Pilate  (i).  On  a  voulu 
anciennement  que  cette  pyramide  fut  ce  qu'étoit  le 
miliiaire  doré  de  ia  ville  de  Rome  ;  on  y  a  vu  ensuite 
ie  tombeau  du  prétendu  Venerius-,  ù  qui  l'on  attribue 
ia  fondation  de  Vienne.  Mais  ce  monument  est  du 
bon  temps  de  l'architecture.  Chorier  pense  que  c'est 
un  cénotaphe  élevé  par  les  Viennois  ii  la  mémoire 
d'Auguste ,  et  qu'il  étoit  surmonté  d'une  urne  ciné- 
raire. M.  Schneyder  (2)  veut  que  ce  soit  le  céiiotaphe 
d'Alexandre  Sévère  ;  et  son  opinion  n'est  pas  plus 
appuyée  d'autorités  que  celle  "de  Chorier.  Mais 
comment  prétendre  déterminer  la  destination  d'un 
semblable  édifice  ,  qui  n'a  ni  figures  ni  inscrip- 
tions î  M.  Schneyder,  qui  a  pénétré  dans  l'intérieur 
de  la  pyramide  à  J'aide  d'un  trou  qu'il  y  a  pratiqué  , 
et  qui  est  aujourd'hui  fermé  par  une  petite  porte 
de  fer,  n'y  a  rien  trouvé.  Tout  ce  qu'on  peut  dire, 
c'est  que  ce  monument  paroît  avoir  été  bâti  sous 


(i)  Si/prà  ,  p.  1 1. 

(2)  Dissertation  sur  le  céiwtûyhe  appelé  le  Plan  dt;  l'Aiguille ,  à 
Vienne,  clans  \e  Afagasin  encycl.  année  VI,  t.  V ,  p.  352.  J'obser- 
verai qu'il  a  voulu  dire  appelé  l'Aiguille  ;  car  ie  mot  plan  est  le 
nom  daunliinois  de  ia  plaine  où  ce  monument  eft  situe. 


CM  APITRE    XXXVl  II.  4/ 

les  premiers  empereurs ,  et  qu'il  est  d'un  assez  beau 
style  :  c'étoit  probablement  le  tombeau  d'un  person- 
nage distingué  dont  on  ignore  le  nom. 

Nous  voulions  terminer  nos  courses  par  le  célèbre 
temple  d'Auguste  ;  mais  il  nous  restoit  encore  quel- 
ques rues  de  la  ville  à  parcourir,  afin  de  ne  rien  laisser 
sans  examen. 

Nous  allâmes  déjeûner  au  café  du  Levant;  et  pré- 
cisément à  côté  de  cette  maison ,  sur  ia  façade  de 
celle  d'un  horloger,  nous  vîmes  deux  bas-reliefs  en 
marbre  enchâssés  dans  le  mur.  L'un  est  composé 
de  quatre  figures  :  la  première  est  vêtue  d'une  longue 
robe  ;  la  seconde  tient  un  panier  dans  la  main 
droite,  et  un  pedum  dans  la  main  gauche;  la  troi- 
sième est  armée  d'un  bouclier;  la  dernière  élève  ia 
main  droite  comme  pour  haranguer  les  trois  autres  : 
auprès  d'elles  est  un  arbre.  L'autre  bas-relief  est 
en  forme  de  fronton  ;  au  milieu  du  tympan  on  voit 
une  brebis  entre  deux  colombes.  Ces  deux  bas-reliefs 
appartenoient  à  un  même  cénotaphe,  que  le  pro- 
priétaire a  fait  scier  en  deux.  Peut-être  M.  Schneyder 
ne  les  connoissoit-il  pas  encore,  puisqu'il  ne  les  a 
pas  dessinés. 

Nous  vîmes  au  haut  de  la  rue  des  Serruriers  ce 
qu'on  appelle  VArc  de  triomphe  ou  Porte  triojuphale. 
C'est  un  arc  dont  on  ne  peut  reconnoître  la  desti- 
nation :  il  est  orné,  dans  l'intérieur ,  de  têtes  de  Satyres  ; 
ce  qui  pourroit  faire  croire  qu'il  a  fait  partie  d'un 


48  CHAPITRE    XXXVIÎt. 

théâtre.  On  a  incrusté  dans  ie  mur  une  figure  gàU- 
Joise ,  qui  n'est  ni  du  même  style ,  ni  du  même 
temps,  et  qui  n'a  pu  appartenir  à  cet  édifice. 

Sur  la  place  Modène,  près  de  la  fontaine,   la 
face  latérale  d'une  maison  qui  fait  encognure  est 
ornée  d'un  fragment  de  frise;  et  l'on  voit,  sur  une** 
des  pierres  de  la  même  maison  ,  ïascia  renversée.  ' 
Auprès  de  la  porte  cochère  de  M.  Boissat,  il  y  a    , 
dans  le  mur  un  fragment  d'une  inscription  grecque 
si  fruste ,  que  nous  n'en  pûmes  rien  déchiffrer  :  il  a 
dans  sa  cour  une  belle  colonne  de  cipolin  vert. 

A  l'entrée  de  l'église  de  Saint- André- le-Bas,  il 
y  a  deux  belles  colonnes  de  marbre.  Ce  monastère 
avoit  été  fondé  par  le  duc  Ancemond  :  son  épitaphê 
subsiste  encore  (  i  ) ,  ainsi  que  celle  de  Berno ,  qui 
procura  aux  religieux  les  reliques  de  S.  Maxime  (2) 
et  celles  du  roi  Conrad  (3)  ;  on  y  lit  encore  celle  de 
Richard  de  Sallery  ,  prieur  de  Septème ,  qui  y  fut 
inhumé  vers  1200  (4). 

Cette  église  renferme  beaucoup  d'autres  inscrip^ 
tions  des  Xli.^  et  Xiii.^  siècles  et  des  suivans,  sur  de 
beau  marbre  blanc.  Elles  ont  probablement  été  gra- 
vées sur  des  marbres  dont  on  avoit  gratté  les  inscrip- 
tions antiques  ;  on  en  a  ainsi  perdu  un  grand  nombre  : 

(i)  Chorier,  p.  66. 

(2)  UiJ.  p.  67. 

(3)  Jl'U  p.  68. 

(4)  Jl'id.  p.  75.  i 

comiTiô 


CHAPITRE    XXXVIII.  4(j 

comme  on  a  gratté  d'excellens  manuscrits  pour  écrire 
surle  même  parchemin  des  commentaires  des  psaumes. 

Un  cPiapiteau  antique,  en  marbre,  dont  l'intérieur 
est  creusé ,  sert  de  fonts  baptismaux.  On  voit  dans 
ia  même  église,  comme  dans  celle  d'Autun,  plusieurs 
chapiteaux  historiés. 

En  passant  par  la  rue  J.  J.  Rousseau ,  nous  vîmes , 
devant  la  maison  n.°  (><)J ,  un  banc  supporté  d'un 
côté  par  un  chapiteau  et  de  l'autre  par  un  cippe 
carré,  enterré  à  moitié,  et  dont  l'inscription  est 
très-fruste;  voici  ce  «fue  nous  pûmes  en  déchiffrer  : 

D.       M. 
BII  M.    OPVS 
TROFIL. 

Nous  visitâmes  enfin  l'édifice  appelé  Temple  d'Au- 
guste. Il  est  d'ordre  corinthien  ;  il  a  soixante  pieds 
de  longueur  sur  quarante  de  largeur  ,  et  il  étoit 
ouvert  de  tous  les  côtés.  Ses  colonnes  sont  compo- 
sées de  plusieurs  assises  ;  elles  ont  vingt-cinq  pieds 
de  hauteur ,  en  y  comprenant  les  chapiteaux  et  les 
bases ,  qui  portent  sur  un  socle.  Ces  élégantes  co- 
lonnes étoient  cannelées  :  mais  lorsqu'on  en  remplit 
les  intervalles  pour  faire  de  cet  édifice  une  église, 
une  main  barbare  brisa  les  cannelures  ;  et  l'on  enga- 
gea tellement  les  colonnes  dans  la  maçonnerie,  qu'on 
peut  à  peine  les  apercevoir.  Voyez/?/.  XXVII,  n,"  2. 

Chorier  prétend  que  cet  édifice  est  un  ancien 
Tome  II,  D 


JO  CHAPITRE    XXXVIII. 

prétoire,  dans  lequel  les  Romains  rendoient  ia  jus- 
tice (  I  j  ;  ie  peuple  veut  d'après  cette  tradition  ,  que 
Pilate  y  ait  présidé  aux  jugemens.  Chorier  regarde 
comme  plus  évident  que  Vileliius  y  reçut  un  augure 
favorable. 

L'opinion  que  ce  bâtiment  étoit  un  prétoire  ,  a 
été  assez  généralement  admise  :  cependant  Spon  , 
dans  ses  /Vlélanges  et  antiquités  ^  a  très -bien  établi 
que  c'étoit  un  temple.  Sans  avoir  la  même  élégance, 
il  ressemble  ass:ez  à  celui  qu'on  appelle  à  Nîmes  la 
Maison  carrée;  il  est,  comme  lui,  ptriptère,  c'est- 
à-dire,  entouré  de  colonnes,  et  il  a  un  double 
fronton  ;  enfin  il  réunit  tous  les  caractères  de  ces 
sortes  d'édifices. 

Ce  fut  le  bienheureux  Burcard,  évêque  de  Vienne, 
qui^  vers  10B9,  érigea  cet  ancien  temple  en  église, 
pour  plaire  à  Rodolphe  ,  qui  avoit  comblé  Vienne 
de  bienfaits.  L'ignorance  de  ce  prélat  est  excusable , 
si  l'on  considère  le  temps  où  il  a  vécu  :  il  étoit 
naturel  qu'on  négligeât  des  choses  dont  on  ne  con- 
noissoit  point  le  mérite. 

Ce  temple  est  gravé  dans  V Histoire  de  l'église  de 
Vienne  par  Charvet  (21,  tel  qu'on  suj->pose  qu'il  a 
existé.  Spon  l'a  représenté  tel  qu'il  est  aujourd'hui  (3)  ; 

[i)  Cho^ZT^ ,  Antiquités  de  Vienne,  "ç.  8y. 

(2)  Page  28 I. 

(3)  Mélanines  d'antiquités ,  p.  159, 


CHAPITRE    XXXVIII»  51 

mais  la  figure  qu'il  en  a  donnée  est  bien  maussade. 
M.  Schneyder  a  dessiné  tous  les  détails  avec  un 
soin  extrême  :  il  y  reconnoît  aussi  un  temple  ;  et 
en  suivant  la  méthode  de  l'illustre  Séguier,  il  a  cru, 
d'après  l'inspection  des  trous  dans  lesquels  étoient 
fixés  les  clous  qui  attachoient  les  lettres  ,  en  pouvoir 
rétablir  l'inscription,  qui,  selon  lui ,  est  ainsi  conçue: 

CONS    DIVO    AVGVSTO    OFTIMO    MAXIMO 
ET   DIVAE    AVGVSTAE. 

D'après  cette  inscription ,  ce  temple  auroit  été 
consacré  par  le  peuple  de  Vienne  à  Auguste  et  à 
Livie  ;  mais  cette  explication  ne  jne  paioît  qu'une 
conjecture  absolument  destituée  de  fondement. 

D'abord  la  distance  des  clous  est  une  indication 
trop  incertaine  pour  donner  autre  chose  que  des 
probabilités.  Les  mêmes  lettres  ne  sont  pas  tou- 
jours attachées  aux  mêmes  points ,  ainsi  que  j'ai  eu 
l'occasion  de  m'en  convaincre  dans  plusieurs  ins- 
criptions de  Nîmes ,  qui ,  comme  nous  le  verrons , 
mettent  la  chose  hors  de  doute.  Depuis  la  décou- 
verte de  M.  Séguier,  plusieurs  personnes  ont  voulu 
lire  l'inscription  du  temple  de  Vienne  :  mais  ,  ainsi 
que  j'ai  pu  m'en  assurer  par  la  coriespondance  de 
M.  Séguier,  que  l'on  conserve  dans  la  bibliothèque 
de  Nîmes,  les  trous  de  cette  inscription  sont,  dans 
les  copies  qu'il  a  reçues  ,  placés  de  plusieurs  ma- 
nières différentes;   il  y  a  un  très -grand  nombre 

D    2 


52  CHAPITRE    XXXVIIt. 

de  ces  trous  dont  on  ne  tient  aucun  compte  ,  ainsi 
qu'on  peut  le  voir  par  une  des  copies  de  cette 
inscription  ,  que  j'ai   fait  figurer  pi.  XXVII ,  nf  ^ 

Si  ce  temple  a  été  élevé  en  l'honneur  d'Auguste 
et  de  Livie ,  ce  n'a  pu  être  que  sous  le  règne  de  Ti- 
bère ;  car,  de  son  vivant,  Auguste  voulut  qu'on  joignît 
à  son  culte  celui  de  Rome,  et  non  celui  de  Livie. 

Cet  édifice,  respectable  par  son  antiquité,  avoit 
été  donné  aux  religieuses  et  consacré  à  Notre-Dame 
de  la  Vie.  Depuis  la  révolution ,  la  société  populaire  y 
a  siégé  :  ce  lieu  a  été  enfin  rendu  au  premier  usage 
qu'on  lui  avoit  supposé  ;  c'est  aujourd'hui  la  salle 
d'audience  du  tribunal  de  commerce. 

Au  coin  d'une  maison  qui  fait  face  au  temple ,  nous 
vîmes  dans  un  mur  un  morceau  de  corniche  orné 
d'un  lézard  et  d'une  chouette  :  deux  architectes  célè- 
bres, Saurus  et  Batrachus,  ont  rappelé  leur  nom  sur 
leurs  édifices ,  en  sculptant  sur  un  chapiteau  un  lézard, 
appelé  en  grec  sauras,  et  une  grenouille,  nommée 
dans  la  même  langue  batrachos.  Cette  corniche  pour- 
roit  également  retracer  le  nom  de  deux  architectes 
qui  se  seroient  aussi  appelés  Saurus  et  Glaucus  ;  la 
chouette  se  nomme  en  grec  g/aux. 

Le  maire  de  la  ville,  M.  Guillermin,  qui  s'étoit 
joint  à  nous  pour  aller  à  Noire-Dame  de  la  Vie ,  nous 
conduisit  k  l'hôtel-de-ville.  On  voit  d'abord  sur 
i'escalier  une  grande  inscription  en  vers,  composée  en 
1518  par  Lavinius ,  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs  ; 


CHAPITRE    XXXVIII.  53 

elle  contient  une  histoire  abrégée  de  Vienne  et  de 
sa  fondation  :  Chorier  l'a  transcrite  (  1  ) . 

II  y  a  dans  une  salle  une  belle  cheminée  de  cipo^ 
lin  vert  massif.  La  grande  salle  est  décorée  de  cinq 
tableaux  peints  par  M.  Schneyder,  qui  y  a  réuni 
tous  les  monumens  de  Vienne ,  le  Temple ,  l' Aiguille , 
ie  prétendu  arc  de  triomphe  ,  les  aqueducs  ;  et  sur  le 
devant  de  chaque  tableau  ,  il  a  pincé  plusieurs  petits 
moaiumens  ,  tels  que  des  mosaïques  ,  des  autels , 
choisis  parmi  ceux  qui  sont  dans  ie  musée. 

En  revenant  par  la  rue  des  Serruriers ,  nous  lûmes , 
au  coin  de  la  rue  Conquise ,  cette  inscription  : 


M.  TITIO  TF 
MACRÏNO 

IVCVNDAE 
EXTFC. 


Elle  nous  apprend  que  Jucunda  i'a  fait  placer 
en  mémoire  de  son  mari  (2)  Marcus  Titius  Macrinus> 
fils  de  Titius ,  pour  exécuter  les  dispositions  de  son 
testament  (3). 

Les  rues  de  Vienne  sont  étroites ,  noires  et  angu- 
leuses. Chaque  fois  que  nous  passions  dans  la  plus 
grande,  nous  regardions  avec  plaisir  la  belle  inscriptioa 

(i)  Antiquités  de  Vienne,  p,  383. 

(2)  Ligne  3.  JUCUNDA  Ejus.  Les  mots  uxor,  contuhernalis ,%0Vtt 
lOus-entendus  très-élégamment. 

(i)  Ligne  4.  EX  Testamento  FÎtri  Ciiravit. 

B  3 


54  CHAPITRE    XXXVIII. 

suivante,  rapportée  par  Chorier  (i)  et  d'autres  au- 
teurs ;  les  lettres  ,  qui  ont  quatre  pouces  et  demi  de 
hauteur,  sont  exécutées  avec  une  pureté  sans  égale  ; 

D   D  FLAMINICA  VIENNAE 

TEGVLAS  AENEAS    AVRATAS 

CVM  CARPVSCVLIS   ET 

VESTITVRIS  BASIVM    ET  SIGNA 

CASTORIS    ET    POLLVCIS   CVM    EQVIS 

ET    SIGNA   HERCVLIS   ET  MERCVRI 

D    S    D 

D  D.  jlam'im  de  Vienne  a  donné  à  ses  frais  [z)  des  daUf^  de 
h'onje  dore'es  avec  des  supports  {^)  ,  et  les  ornemens  des  bases  .  et  les 
statues  de  Castor  et  de  Pollux  avec  leurs  chevaux  ,  et  celles  d'Hercule 
et  de  Mercure, 


(i)  Chorier,  Ant.  de  Vienne,  p.  172;  Gruter,  XCVIII,  8; 
SmeTII  Inscript,  ant.  148  ,  23  ;  MoNTFAUC.  Antiq.  expl.  11,  51  ; 
Diarium  Italie.  2  ;  FlCORONI,  Osserva^.  sopra  V  antichità  di  Roma 
descritte  nel  Diario  Italien  del  MONTFAUCON .  4;  SiMEONI, 
lllustraiioni  degli  epitaf.  13  ;  FlektWOOD,  Inscr.  avt.  Sylhge , 
24;  OlTO,de  Diis  vialihus ,  60  iMoLCON  [Jean-Baptiste  Lebrun 
DES  MarETTES  ],  Voyages  liturgiques  de  France,  4;  iVlORCELLI, 
de  Stylo  inscript.  538,  a. 

(2)  Dernière  ligne.  De  Suo  Dédie. 

(3)  CUM  CARPUSCULIS  ET  VESTITURIS  BASIUM.  Quoique  plu- 
sieurs auteurs  se  soient  occupés  de  cette  belle  inscription  ,  le  sens 
de  ces  mots  est  toujours  douteux.  Selon  VoPISCUS,  in  Aurel.  30 ,  fe 
mot  carpisculus  est  ie  nom  d'une  chaussure  barbare  ;  mais  il  s'agit 
ici  d'un  membre  d'architecture.  Il  est  présumable  qu'on  a  désigné 
par  ce  mot  la  base  inférieure  qui  emboîtoit ,  et  chaussoit  pour 
ainsi  dire ,  ce  le  sur  laquelle  ctoit  cette  inscription  :  le  mot 
restituris  indique  alors  les  ornemens  dont  cette  base  ctoit  revêtue. 


CHAPITRE    XXXVIII.  55 

Nous  aHâmes  voir,  chez  une  paysanne  appelée  JV/v 
palier ,  le  joli  groupe  de  marbre  qui  a  été  trouvé 
dans  sa  vigne  en  l'an  6  ;  il  représente  deux  enfans 
(pi.  XXVJJ ,  n." ^)  presque  aussi  grands  que  nature, 
dont  l'un  a  sur  la  tête  un  toupet  attaché  avec  une  ban- 
delette :  il  tient  dans  la  main  gauche  une  colombe  que 
l'autre  veut  lui  prendre ,  et  il  le  mord  au  bras  droit 
pour  la  lui  faire  lâcher.  Auprès  de  chacun  d'eux  il  y  a 
un  tronc  :  l'un  ,  celui  du  côté  de  l'enfant  qui  tient 
l'oiseau  ,  est  entouré  d'un  seipent  ;  un  lézard  rampe 
et  grimpe  sur  l'autre,  et  saisit  un  pppillon.  L'artiste 
qui  a  exécuté  ce  joli  groupe,  n'a  voulu  figurer  qu'une 
disjmte  d'enfans.  Mais  comment  se  contenter  d'une 
explication  aussi  simple  \  II  a  donc  fallu  que  ces  deux 
enfans  fussent  deux  génies;  c'est,  a-t-on  dit,  celui  de 
ïa  méchanceté  qui  mord  celui  de  la  bonté  (  >  ) ,  et  ces 
figures  ont  appartenu  à  un  temple.  Pourquoi  donc 
imaginer  que  dans  tout  ce  que  les  anciens  ont  pro- 
duit, il  y  a  des  symboles,  des  allégories  î  leur  ima- 
gination n'a-t-elle  jamais  pu  se  reposer!  n'ont-ils  pas 
pu ,  comme  nous ,  représenter  des  scènes  de  la  vie 
commune ,  sans  y  cacher  un  sens  \  Ce  groupe  ne 
représente  donc  que  deux  enfans  qui  se  disputent  une 
colombe: celui  qui  voudroit  l'avoir  mord  au  bras  celui 


(i)  Voyez  une  Dissertation  lue  à  l'Institut  national  par  M,  GI- 
BELIN, correspondant,  et  insérée  dans  \a.  Decaf/e  philosophique , 
année  X  ,  t\.°  z  i  ,  avec  une  figure  du  groupe. 

d4 


^6  CHAPITRE    XXXVIII. 

qui  ne  veut  pas  la  lui  céder  ;  le  serpent ,  et  le  lézard 
qui  attrape  un  papillon  ,  ne  sont  là  que  pour  orner 
ies  troncs  d'arbres  et  animer  la  scène.  Ce  charmant 
groupe  est  de  la  conservation  la  plus  parfaite ,  d'une 
composition  agréable  et  élégante.  J'aurois  voulu  en 
faire  l'acquisition  :  mais ,  quoique  la  propriétaire  soit 
une  pauvre  femme,  elle  ne  veut  pas  le  vendre;  elle 
regarde  ce  groupe  comme  un  talisman  qui  la  pro- 
tège :  jamais  elle  ne  se  séparera ,  dit-elle ,  de  ses  en- 
fans ,  de  ses  petits  anges,  que  le  ciel  lui  a  envoyés 
pour  ie  bonheur  de  sa  maison. 

La  partie  du  ci-devant  Dauphiné  située  entre 
l'Isère  et  le  Rhône  est  plus  tejupérée  que  celle  qui 
avoisine  Grenoble  ;  et  k  mesure  qu'on  approche  de 
Vienne,  la  température  devient  encore  plus  douce. 
Les  côtes  du  Rhône  présentent  un  pays  chaud  et  re- 
nommé pour  la  qualité  de  leurs  vins. 

L'air  ,  dans  cette  contrée  et  sur  toute  la  côte 
du  Rhône,  est  extrêmement  sain;  aucune  maladie 
endémique  ni  locale  n'y  affecte  la  population.  On 
élève  peu  de  chevaux  ;  l'espèce  en  est  médiocre  : 
mais  celle  des  ânes  est  fort  belle.  II  n'est  personne 
qui  n'ait  entendu  parler  de  ce  qu'on  appelle  la  poste 
aux  ânes;  on  peut  voyager  ainsi  sur  toute  la  route 
depuis  Lyon  jusqu'à  Marseille.  Beaucoup  de  gens 
du  pays  n'ont  d'autre  monture  que  ces  modestes 
coursiers  :  des  paysans  les  louent  pour  un  prix  mo- 
déré. Ces  animaux  connoi§i>ent  si  bien  leur  chemin 


CHAPITRE    XXXVIII.  57 

qu'on  doit  leur  abandonner  sa  confiance  sans  vouloir 
les  écarter  des  sentiers  qu'ils  sont  habitués  à  prendre, 
ni  retarder  ou  accélérer  leur  marche.  En  vain  ten- 
teroit-on  de  ies  détourner  de  cette  direction  :  i'animal 
rétif  reviendroit  plutôt  sur  ses  pas,  ou  expireroit  sous 
les  coups.  Cette  monture  a  été  avilie ,  parce  que 
les  enfans  apprennent  que  c'étoit  celle  de  Sancho  ; 
mais  il  suffit  de  songer  ,  pour  en  avoir  une  idée 
plus  noble,  que  c'étoit  aussi  celle  du  Sauveur  du 
monde. 

C'est  encore  à  cette  contrée  qu'on  prétend  qu'ap- 
partient cette  variété  appelée  jumart  (il,  nom  donné 
k  un  mulet  qu'on  dit  être  né  de  l'accouplement  du 
taureau  et  de  la  jument,  ou  du  taureau  et  de  l'ânesse. 
En  vain  ïes  observateurs  les  plus  éclairés,  BufFon, 
Erxleben,  Bourgelat,  Huzard,  ont  nié  son  existence; 
on  s'obstine  k  y  croire,  parce  qu'on  aime  ce  qui  est 
extraordinaire  :  mais  il  est  certain  que  tous  les  pré- 
tendus jumarts  qui  ont  été  scrupuleusement  examinés, 
ont  été  reconnus  pour  de  véritables  bardots  (2). 

Parmi  les  autres  quadrupèdes  ,  on  peut  citer  le 
chevreuil ,  le  hérisson, la  loutre ,  le  lérot ,  la  roussette, 
l'oreillard  et  le  fer-à-cheval.  La  race  des  bêtes  k 
cornes  s'améliore  par  le  croisement  avec  les  races  de 

(  I  )    Onotaurus, 

(2)  Le  bardot  est  un  mulet  qui  provient  de  l'accouplement 
du  cheval  et  de  l'ânesse. 


58  CHAPITRE    XXXVIIÎ. 

Suisse  et  de  Hollande ,  on  coniaience  aussi  à  y  élevev 

la  race  espagnole  des  moutons. 

MjM.  Villers  (1),  Faute  et  Sionest  ont  observé 
dans  ces  eijviions  plus  de  (rois  mille  espèces  d'in- 
sectes,  dont  plusieurs  sont  très- méridionales,  et 
quelques-unes  n'ont  pas  été  décrites  (2).  Parmi  les 
amjîhibies ,  on  distingue  le  crapaud  aquatique  à  ventre 
jaune ,  la  grenouille  des  buissons,  ie  grand  le^jird  vert 
du  Languedoc  et  la  salamandre  aquatique.  La  viphe 
est  rare;  on  rencontre  plusieurs  variétés  de  couleuvres 
non  venimeuses,  telles  que  Xorvet  ou  \ aveugle  et  le 
serpent  a  collier. 

Le  nombre  des  coquilles  fluviatiles  et  terrestres 
recueillies  par  MM.  Faure  et  Sionest  dans  les  envi- 
rons de  Lyon,  surpasse  de  moitié  la  collection  que 
le  célèbre  auteur  de  VlIistJire  des  insectes ,  M.  Geof- 
froy, avoit  faite  autour  de  Paris. 

( I  )  £".  Villers  ,  Linn^i  Entomologia. 

(?)  Voici  ies  noms  de  qucîques-unes  :  Cerarnbyx  loiigîpes;  Buprestîs 
Grdsiis;  Carabus  rustrutus,  —  attenuatus;  A'hLie  erj  thrncephdhs;  Alanth 
purpurata  ;  Grillus  Allionii;  Cimex  paradoxus  ;  Sphinx  vespenilio  ,— 
appendlgaster;  Phalœna  dumai ,  — fraxini ,  — ^  alg'tra ,  —  sacraria ,  — 
pukhelld;  A'Iyrmeleo  longlcornis ,  —  barbarus,  — tigrinus  ;  Kaphidia 
mantîipa;  Tmthndo  ainericana,  &;c. 


59 


CHAPITRE  XXXIX. 

PÉPART  de  Vienne.  —  Château  de  Rossiilon.  —  Côte- 
Rôtie,  —  Mont-Pilat.  —  AmfuiS.  —  Sa  fertilité. — 
Pierre  milliaire.  —  CoRDELON.  —  CoNfRJEUX.  — 
Saint-Vallier.  —  Anecdote.  —  Trains.  —  Colom- 
bier. —  Table  du  Roi.  ■ —  Tournon.  —  Collège.  — 
Bibliothèque.  —  TaiN.  —  Tauroboie.  —  Pierre  mil- 
liaire, —  Saint-JeAN-DE-Musol.'  —  Inscription 
des  négocians   du  Rhône. 

JNous  n'avions  passé  que  trente- six  heures  dans 
Vienne ,  et  nous  avions  recueilli  luie  ample  moisson. 
Après  avoir  bien  couru  toute  ia  matinée  ,  nous 
dînâmes  chez  M.  le  maire,  qui  vouloit  nous  retenir 
encore  ;  mais ,  quoique  la  journée  fût  avancée ,  nous 
décidâmes  d'aller  coucher  àCon  Jrieux  ,  pour  arriver 
ie  lendemain  matin  à  Valence. 

Nous  nous  rembarquâmes  h.  quatre  heures  ,  ie 
20  mai ,  jour  de  la  Pentecôte,  après  avoir  pris  congé 
des  personnes  qui  nous  avoient  si  obligeamment 
secondés  dans  nos  recherches. 

En  quittant  Vienne ,  on  a  sur  la  rive  droite  Sainte- 
Colombe  ,  et  sur  la  gauche  les  bain;-  publics  :  on 
aperçoit  le  plan  de  I'x\.iguille  ,  la  grande  route 
plantée  de  mûriers  et  de  chat  ligniers  ;  et  l'on  dé- 
couvre bientôt  cette  riche  côte  dont  les  vins  roupies 


6o  CHAPITRE    XXXIX. 

sont  si  célèbres ,  et  à  qui  son  exposition  a  fait  donner 
le  nom  de  Côte-Rôtie.  Ces  vins  vont  à  Paris  par  la 
Saône,  le  canal  de  Charoliois,  et  la  Seine.  Le  terrain 
devient  ensuite  un  peu  aride  :  on  n'y  trouve  qu'un 
petit  nombre  d'habitations.  On  voit  de  loin  la  petite 
ville  d'Auberive ,  et  le  lieu  appelé  Péa^e  de  Rossillon, 
où  sont  encore  ,  sur  une  hauteur ,  les  ruines  d'une 
autre  petite  ville  et  d'un  château  ;  les  environs  pa- 
roissent  assez  agréables ,  quoique  le  sol  soit  couvert 
d'une  si  prodigieuse  quantité  de  cailloux  roulés ,  qu'à  > 
peine  iaissent-ils  voir  la  terre  :  les  nombreux  mûriers 
qui  y  croissent ,  donnent  à  la  contrée  l'apparence 
d'un  verger. 

Comme  le  lit  du  Rhône  n'est  pas  dans  une  direc- 
tion droite ,  nous  eûmes  pendant  long-temps  en  fzfce 
le  Mont- Pilât  (i). 

Les  paysans  paroissent  laborieux  ;  mais  un  sol 
ingrat  refuse  de  récompenser  leurs  travaux  et  leur 
industrie.  Ils  labourent  avec  une  charrue  extrême- 
ment simple  [pi.  IX,  n.°  6).  Elle  consiste  en  une  pièce 
de  bois  carrée  AB,  de  quatre  à  cinq  pouces  d'épaisseur, 
dont  l'extrémité  antérieure  est  garnie  d'une  forte 
pointe  en  fer  A  C ,  longue  d'environ  dix  pouces.  Cette 
pièce  est  placée  horizontalement  sur  le  terrain  :  on 
y  adapte  deux  manches  ou  bras  D  et  E;  celui  de 
devant  E  sert  de  timon ,  on  y  attelle  les  bœufs  ; 

(  I  )  Suprà ,  p.  n . 


C  M  A  PITRE    XXXIX.  6t 

celui  de  derrière  D  sert  au  cuitivateur  pour  diriger 
l'araire  :  une  grande  cheville  de  bois  F  sert  à  fixer  le 
timon  à  l'élévation  convenable  pour  la  grandeur  des 
animaux  qu'on  attelle.  Selon  que  le  laboureur  lève 
plus  ou  moins  la  partie  de  derrière  de  la  charrue ,  la 
'  pointe  de  fer  C  s'enfonce  plus  ou  moins  profondé- 
ment dans  la  terre,  et  la  déchire  à  mesure  que  la 
charrue  avance.  La  pièce  de  bois  carrée  augmente 
de  grosseur  vers  l'extrémité  B ,  opposée  à  la  pointe  C , 
afin  que  les  sillons  ouverts  par  celle-ci  soient  un  peu 
élargis. 

A  la  hauteur  d'Ampuis  ,  nous  mîmes  pied  à  terre  , 
pour  aller  chercher  l'endroit  où  l'on  nous  avoit 
dit  à  Vienne  qu'il  y  avoit  une  colonne  miiliaire. 
Après  avoir  questionné  sans  succès  beaucoup  de 
monde ,  même  le  curé  d'Ampuis ,  qui  n'en  avoit 
jamais  entendu  parler ,  nous  la  trouvâmes  enfin  en 
suivant  le  lit  d'un  torrent  qui  pour  le  moment  étoit 
à  sec  :  elle  y  sert  de  support  à  la  quatrième  planche 
qui  forme  un  petit  pont ,  un  peu  plus  loin  que  la 
campagne  de  M.  Boissat  ;  elle  est  couchée  sur  le 
bord  du  torrent.  Elle  étoit  autrefois  dressée  à  peu 
de  distance  de  là  ;  et ,  selon  le  dire  des  paysans , 
elle  y  servoit  de  carcan  :  ils  ajoutent  que  le  torrent 
dont  elle  supporte  un  pont ,  est  appelé  pour  cela 
h  torrent  du  Carcan ,  ou  simplem.ent  le  Carcan. 
Cette  pierre  a  cinq  pieds  sept  pouces  de  longueur 
€t  vingt  -  deux  pouces  de  diamètre.  Chorier  en  a 


62  CHAPITRE    XXXIX. 

donné  l'inscription  (  i  )  ,  qui  est  aujourd'hui  presque 
indéchiffrabie.  Cependant  on  devroit ,  par  respect 
pour  l'antiquité,  remplacer  cette  pierre  par  une  autre, 
et  la  faire  transporter  dans  le  chef  lieu  du  dépar- 
tement. 

Ampuis  s'appeloit  dans  le  moyen  âge  Ampoys'iacus , 
Amputheus ,  Arnpusius  ou  Ampiicîuî.  S.  Eloi  y  guérit 
im  démoniaque,  et  ce  miracle  est  encore  célèbre  dans 
le  pays. 

Ce  petit  territoire  mérite  une  attention  particulière. 
C'est  une  langue  de  terre  de  peu  d'étendue ,  formée 
des  sédimens  du  Rhône  ;  elle  est  abritée  au  nord 
et  à  l'ouest  par  une  colhne.  Le  sol  est  très-meuble. 
La  nature  y  déploie  tous  ses  trésors  :  on  assure 
que  les  melons  et  les  fruits  à  noyau  qu'on  y  cultive, 
suffisent  seuls  pour  le  paiement  des  contributions. 
C'est  sur  la  colline  qui  protège  cette  riante  vé- 
gétation, que  l'industiieux  colon  a  transporté  de 
ia  terre  végétale,  qu'il  retient  par  des  murs  :  là  croît 
une  vigne  dont  le  vin  a  une  juste  célébrité.  Près 
d'Ampuis  ,  sur  le  territoire  de  Saint-Romain-en- 
Galles  ,  on  recueille  la  première  qualité  de  ces 
marrons  si  connus  des  gourmands  sous  le  nom  de 
marrons  de  Lyon. 

Un  peu  avant  Condrieux  ,  sur  la  droite  ,  nous 
vîmes  avec  intérêt  le  château  de  Cordelon,  qui  a  été 

(i)  Chorieh,  Antiquités  de  Vienne,  page  148, 


CHAPITRE    XXXIX.  6^ 

iong- temps  la  retraite  de  l'avocat  général  M.  Ser- 
van.  A  sept  heures  nous  arrivâmes  au  port  de  Con- 
drieux. 

Nous  fîmes  avant  la  nuit  une  courte  prome- 
nade jusqu'à  la  ville  de  Condrieux  même  ,  qui 
est  à  quelque  distance  dans  les  terres.  Cette  ville 
n'a  rien  de  remarquable  :  le  port  est  mieux  situé  ; 
on  y  fait  un  grand  commerce  de  vins  du  pays  et 
d'entrepôt.  La  plupart  des  bateliers  du  Rhône  y  ont 
leur  ménage  :  aussi  cherchent- ils  toujours  des  pré- 
textes pour  s'y  arrêter.  1  oute  la  côte  qui  borde  le 
Rhône,  produit  ces  excellens  vins  connus  sous  le 
nom  de  vins  de  fd  cote  du  Rhône,  de  Côte-Rôtie , 
'SAmpuis ,  de  Condrieux  Ce  qui  est  extraordinaire  , 
c'est  que  le  pays  est  granitique  et  quartzeux  ;  et  l'on 
sait  que  ce  sol  n'est  pas  celui  qui  convient  le  mieux 
à  la  vigne  :  mais  il  est  recouvert  d'un  excellent 
terreau. 

On  répand  sur  les  terres  à  blé  ,  des  raclures  de 
corne  qui  viennent  des  coutelleries  de  Saiiît-Étienne 
en  Forez;  cette  substance  animale  est  un  excellent 
engrais. 

On  pense  bien  que  nous  ne  manquâmes  pas  de 
fournir  notre  bateau  de  plusieurs  bouteilles  de 
l'excellent  vin  de  Condrieux:  nous  descendions  le 
matin  sur  le  rivage  ;  et  avec  de  l'agneau  froid,  qui 
est  délicieux  dans  le  pays  ,  nous  faisions  un  excellent 
déjeûner. 


6i  CHAPITRE    XXXIX. 

Après  notre  départ  de  Condrieux ,  nous  eûmes 
vers  dix  heures ,  k  notre  gauche  ^  la  petite  vilie 
de  Saint- Valiier  :  nous  nous  fîmes  mettre  à  terre, 
et  nous  la  traversâmes  dans  sa  longueur  ;  il  y  a  des 
chapelleries ,  des  moulins  à  soie  qui  sont  mis  en 
mouvement  par  la  petite  rivière  de  Loz.  Nous  ren- 
trâmes dans  noire  barque  à  l'autre  extrémité  de  la 
ville. 

On  nous  raconta  k  Valence  une  mystification,  qui 
seroit  plaisante  si  elle  n'étoit  punissable  ;  elle  a  été 
faite  k  un  marchand  de  Smyrne  par  l'aubergiste  de 
Saint-Vallier  ,  qui  tient  en  même  temps  la  poste.  Ce 
marchand  étoit  probablement  un  de  ces  Grecs  qui 
vinrent  en  France  vers  la  fin  de  l'existence  du  Direc- 
toire ,  pour  réclamer  le  paiement  de  fournitures 
de  grains  qu'ils  avoient  faites.  Il  avoiî  k  remettre 
des  lettres  k  M.  de  Saint-Vallier,  de  la  part  de 
son  frère  ;  il  demande  sa  demeure  :  quoique  le  château 
tienne  presque  k  la  ville  ,  l'aubergiste ,  qui  craint  de 
perdre  un  voyageur ,  lui  dit  qu'il  y  a  près  de  deux 
lieues  ,  et  lui  conseille  de  n'y  aller  que  le  lendemain. 
Mais  le  marchand  étoit  pressé ,  il  avoit  faim  ;  et  cal- 
culant la  distance,  il  demande  k  souper:  vers  huit 
heures  ,  il  monte  dans  sa  chaise.  Le  postillon  ,  qui 
avoit  le  mot,  le  mène  par  une  route  détournée,  et 
lui  fait  faire  environ  une  poste.  Le  marchand  remet 
ses  lettres  :  comme  il  parloit  très-peu  français ,  la 
conversation  ne  pouvoit  être  longue;  il  repart;  on  le 

reconduit 


CHAPITRE    XXXIX.  6^ 

i"econduit  par  le  même  chemin  ;  et  on  lui  fait  payer 
trois  postes  pour  avoir  été  à  une  distance  de  dix 
minutes. 

Jusqu'à  Ponsaye  la  route  est  difficile  et  mon- 
tueuse  ;  mais  ensuite  elle  devient  belle  et  commode. 

Bientôt  nous  rencontrâmes  une  suite  nombreuse 
de  bateaux.  Les  mariniers  du  Rhône  appellent  ces 
espèces  de  flottes  des  trains  :  il  faut  une  quantité  con- 
sidérable de  chevaux  pour  les  conduire  jusqu'à  Lyon 
contre  le  courant.  Sur  i'un  de  ces  bateaux  il  y  avoit 
un  pigeonnier  :  les  timides  colombes  alloient ,  comme 
celles  de  l'arche  de  Noé ,  chercher  à  terre  leur  nour- 
riture ,  et  revenoient  à  bord  retrouver  leurs  coin- 
pagnes  fidèles. 

H  étoit  midi  lorsque  nous  passâmes  devant  un 
grand  rocher  plat  qui  est  précisément  au  milieu  du 
Rhône,  et  que  les  bateliers  appellent  Tal?/e  du  Roi. 

A  midi  et  demi  nous  étions  devant  Tournon;  nouj 
y  descendîmes  pour  voir  le  collège,  et  nous  fûmes 
extrêmement  satisfaits  de  l'excellente  tenue  de  cet 
établissement,  qui  comptoit  alors  deux  cent  vingt 
pensionnaires  et  quarante  externes.  La  maison,  située 
à  l'extrémité  de  la  ville  ,  sur  le  bord  du  Rhône ,  est 
vaste  ;  il  y  a  autour  un  terrain  planté  d'arbres  pour 
l'amusement  des  écoliers. 

La  disposition  de->  dortoirs  mérite  d'être  citée  et 
i-ecommandée.  Chaque  élève  est  couché  séparément 
dans  un  petit  cabinet  assez  large  pour  y  placer  un 
Tome  //,  E 


66  CHAPITRE    XXXIX. 

lit  et  une  chaise.  Le  devant  du  cabinet  est  fermé 
par  une  porte  à  deux  battans  ,  qui  a ,  depuis  la  hau- 
teur d'appui  jusqu'en  haut ,  des  jalousies  dont  les 
ouvertures  sont  fixes  et  pratiquées  de  manière  qu'on 
peut  voir  dans  l'intérieur.  La  partie  de  devant  , 
au-dessus  de  la  porte  ,  est  fermée  par  des  barreaux 
épais  qui  se  croisent  et  forment  des  rhombes  assez 
étroits. 

Les  cabinets  ont  une  élévation  très -considérable. 
La  circulation  de  i'air  est  toujours  entretenue  et  re- 
nouvelée dans  les  dortoirs,  au  moyen  des  ouvertures 
pratiquées  à  la  porte  et  au-dessus  d'elle  ,  ainsi  que 
de  deux  trous  carrés  dans  ie  mur  opposé  à  la  porte, 
à  deux  pieds  à  peu  près  du  plafond  ,  et  de  quatre 
autres  trous  semblables  sur  les  deux  côtés  longs  du 
cabinet. 

Au-dessus  de  la  porte  de  chaque  dortoir  est  atta- 
chée une  plaque  avec  le  numéro  de  l'élève  qui  y 
est  couché. 

Il  y  a  deux  rangées  de  cabinets  adossées  l'une 
à  l'autre.  Autour  des  dortoirs  régnent  des  gale- 
ries ,  dont  les  fenêtres  se  ferment  pour  que  l'air 
humide  ne  puisse  pas  nuire  à  la  santé  des  élèves: 
ces  galeries  sont  foiblement  éclairées  pendant  la 
nuit.  Lorsque  les  élèves  sont  couchés ,  la  porte  de 
chaque  cabinet  est  fermée  en  dehors  :  des  visiteurs 
passent  de  temps  en  temps  ,  pour  entrer  dans  les 
cabinets  et  surveiller  les  élèves. 


CHAPITRE    XXXIX.  6j 

Le  régime  diététique  de  cette  maison  est  très- 
bien  entendu;  l'enseignement  y  est  également  bien 
dirigé.  On  reçoit  les  élèves  à  i'époque  où  ils  n'ont 
plus  besoin  pour  se  vêtir,  de  secours  étrangers,  c'est- 
à-dire  ,  depuis  huit  à  neuf  ans  ;  mais  on  n'en  admet 
point  au  -  dessus  de  douze  :  précaution  extrême- 
ment sage  ,  pour  qu'ils  soient  tous  susceptibles  du 
même  degré  d'instruction.  Les  parens  peuvent  venir 
voir  leurs  enfans ,  mais  ils  n'entrent  pas  dans  la  mai- 
son ;  et  ies  élèves  ne  sortent  du  collège  que  pour 
n'y  plus  revenir  :  de  cette  manière  ils  s'habituent  au 
régime  de  la  maison  ;  ils  n'éprouvent  pas  ces  désirs 
de  la  quitter,  ces  craintes  d'y  rentrer,  qui  rendent  si 
malheureux  les  enfans  que  l'on  fait  souvent  sortir 
de  leur  pension.  Tous  ont  un  habit  uniforme  ;  une 
égalité  parfaite  règne  entre  eux  (  i  ). 

Sur  les  murs  des  galeries  et  des  corridors  ,  on  a 
écrit  en  gros  caractères  les  terminaisons  des  décli- 
naisons et  des  conjugaisons.  Dans  quelques  corri- 
dors ,  on  voit  en  haut ,  le  long  du  mur  ,  différens 
chiffres  qui  se  rapportent  à  des  époques  remar- 
quables de  l'histoire.  Cela  procure  aux  élèves  l'oc- 
casion de  s'instruire  même  dans  leurs  momens  de 
récréation  :  les  époques  donnent  lieu  à  des  espèces 


(  1  )  La  pension  est  de  800  francs  ,  en  comprenant  l'en- 
tretien, le  traitement  en  cas  de  maladie,  les  maîtres  d'agré- 
ment ,  &c. 


68  CHAPITRE    XXXIX* 

de  jeux  ,  qui  tournent  toujours  au  profit  de  l'instl-uc!- 

tion  et  qui  entretiennent  l'émulation  entre  les  élèves. 

Le  principal  se  nomme  M.  Verdet ,  et  son  admi- 
nistration mérite  les  encouragemens  que  le  Gou- 
vernement lui  a  donnés  (i). 

II  y  a  une  bibliothèque  peu  considérable ,  mais 
qui  contient  de  bons  ouvrages  pour  l'usage  de  l'éta- 
blissement ;  l'habile  administrateur  cherche  à  l'aug- 
menter ,  et  à  acquérir  les  meilleurs  livres  sur  chaque 
branche  des  sciences  et  des  arts.  Nous  n'y  trouvâmes 
que  deux  éditions  du  XV. "  siècle,  celle  du  Traité  de 
Crïminihus  ,  par  Angélus  de  Aretio  ,  i  ù^jS  ,  et  un 
Ovide  ,  Parme,  i4^9  5  imprimé  par  les  soins  de 
Bonus  Accursius ,  aux  dépens  de  Matthseus  Capcasa. 

On  a  placé  provisoirement  dans  la  bibliothèque 
un  bon  télescope ,  que  M.  le  principal  se  propose 
de  faire  établir  dans  un  petit  observatoire  qu'il  doit 
faire  construire  au  sommet  du  dôme. 

Le  collège  possède  aussi  un  médaillîer  ;  il  a  été 
formé  par  le  savant  M.  Chapet  (2)  ,  qui  a  été  long- 
temps professeur  dans  cette  maison  :  mais  on  ne  put 
pas  nous  le  faire  voir,  parce  que  la  personne  qui 
avoit  la  clef  étoit  absente. 

Tain  est  absolument  en  face  de  Tournon,  sur  la 

(i)  Sa  Majesté  a  accordé  à  i'école  de  Tournon  le  titre  d'école 
secondaire  et  la  jouissance  des  bâtimens  de  i'ancien  collège. 
(2)  Suprà,  tome  I.'^'^,  pages  322 ,  334,  354  et  suiv. 


CHAPITRE    XXXIX.  6(^ 

rive  gauche  du  Rhône,  dans  une  petite  plaine  qui 
s'étend  entre  les  montagnes  et  le  fleuve.  M.  Chapet 
nous  avoit  recommandé  d'y  voir  M.  Chalieu  ,  ecclé- 
siastique respectable  par  son  âge,  son  savoir  et  ses 
vertus  :  à  cet  effet,  nous  traversâmes  le  Rhône,  nous 
proposant  en  même  temps  de  transcrire  ia  beile  ins- 
cription taurobolique  qui  a  été  citée  par  plusieurs 
auteurs ,  mais  point  figurée  et  toujours  mal  copiée. 

En  y  arrivant ,  nous  vîmes  sur  le  rivage  une 
colonne;  une  tablette  placée  au-dessus  contenoit 
ces  mots  :  JLe  monument  antique  et  curieux  qui  se  voyait 
ici ,  est  à  la  maison  commune. 

Depuis  1724  ,  l'autel  taurobolique  qui  est  actuel- 
lement dans  le  vestibule  de  la  maison  commune, 
servoit  de  base  à  une  croix  placée  au  sommet  de 
la  colonne  qu'on  a  laissée  sur  le  port  de  Tain  pour 
indiquer  le  lieu  où  étoit  autrefois  ce  monument. 

Nous  allâmes  d'abord  chercher  le  respectable  abbé 
Chalieu.  Ce  vénérable  vieillard  vit  actuellement  chez 
un  de  ses  neveux,  simple  artisan,  à  qui  il  doit  laisser 
îa  petite  collection  de  médailles  d'or  qu'il  possède: 
il  nous  conduisitchezlemaire,M.  Jourdan,  qui  con- 
serve dans  son  jardin  la  colonne  milliaire  dont  je 
donne  ici  la  figure  (1). 


(i)  Ce  monument,  accompagné  d'une  dissertation  de  M.  l'abbc 
Chalieu,  a  été  publié  dans  iç  Magasin  enc^cloj'édiqae ,  année  V* 
tome  I,'^'',  page  396. 


7° 


CHAPITRE    XXXIX. 


IMP   CAES 

LVC  •  DOM 

AVRELIANO 

P  •  FEL  •   INV 

AVG 

PONT  •  MAX 

GERM  .  MAX. 

GVTICO   MAX 

CAR  •  MAX 

PRO  •  V  '  INP 

III    COS 
p.p. 

XXXVIIII 


A  l'empereur  César  Lvcius  Domitius  (  i  ) 
Aurélia  nu  s ,  pieux ,  heureux  ,  invincible  [z] , 
Auguste,  souveraiiipontife,  Germanique  très- 
grand  ,  Gutique  très-grand  y  Carpique  très- 
grand  (  j  ]  ;  la  province  Viennoise  à  î empe- 
reur (4)  polir  la  troisième  fois,  consul  [<,), 
père  de  la  pairie  [G);  XXXVIIII  (7). 

(1)  Lignes  i  et  3,  IMPeratori  CAESari 
LVCio  DOJHitio.  Les  noms  de  Lucius Do- 
mitius ne  se  rencontrent  pas  très-souvent 
sur  les  médailles  d'Auréiien. 


(  2  )  Lignes  4  ^t  5-  Pio  FELici  INVicio 
AVGusto.  Outre  les  surnoms  de  plus  et 
defelix,  communs  à  tous  les  empereurs 
depuis  Commode  ,  on  lit  ici  celui  d'in- 
victus  ,  invincible.  Cependant  les  Mar- 
comans  avoient  complètement  battu 
Aurélien  ,  et  sa  défaite  avoit  répandu 
les  plus  vives  alarmes  à  Rome  et  dans 
tout  le  midi  de  l'Italie;  mais ,  ayant  ras- 
semblé une  nouvelle  armée,  il  prit  bien- 
tôt sa  revanche,  fît  un  carnage  affreux 
des  Marcomans  ,  et  les  détruisit  presque 
entièrement. 

(3)  Notre  inscription  rapporte  qu'if 
avoit  vaincu  trois  peuples  ,  savoir  ,  les  Germains,  les  Gutes  (  ou 
plutôt  Goths) ,  les  Carpiens  ;  c'est  ce  que  veulent  dire  f  lignes  y  , 
Set çj  les  mots  abrégés  sur  la  pierre,  GERAlanico  AlAXimo,  GV- 
TlCfi  AîAXimo,  CARpico  AlAXimo.  Ptolémce  appelle  les  Gotlis  , 
Gtita. 

'  (4)  Ligne  i  o.  Le  mot  inperator  ou  imperator,  empereur  ,  a  ici  le 
sens  de  vainqueur.  Les  soldats,  après  la  victoire,  donnoient  à  leur 
général  le  nom  d' imperator. 

(5)  Lignes  10  et  11,  rnoviiicia  Vien?it:>isis  iNFeratori  lll,  COS. 


CHAPITRE    XXXIX.  .  71 

M.   Chalieu  nous  conduisit  ensuite  à  ïa  maison 

commune ,  où ,  d'après  son  avis ,  la  belle  inscription 

(  c'est-à-dire,  coiisuli  ).  Auréiien  arriva  au  trône  dans  le  courant  de 
l'année  270  de  notre  ère  :  il  fut  fait  consul  i'année  suivante  271  ; 
c'est  le  consulat  de  notre  inscription,  H  avoit  exercé  précédemment 
cette  charge  (  l'an  258)  :  comme  il  n'avoit  pas  été  l'un  des  deux 
consuls  ordinaires ,  mais  seulement  de  ceux  qu'on  appeloit  cottsules 
suffecti ,  et  dont  les  noms  n'étoient  pas  inscrits  dans  les  fastes,  l'ins- 
cription ne  compte  pas  ce  premier  consulat  ;  elle  porte  seulement 
CCS,  et  non  CCS  II,  Cela  étoit  cependant  contre  l'usage;  caries 
princes  parvenus  à  l'empire  comptoient  également  les  consulats 
qu'ils  avoient  gérés  n'étant  encore  que  simples  particuliers , 
quoique  ces   consulats  n'eussent  pas  été  des  consulats  ordinaires. 

La  colonne  fut  placée  en  273  ;  il  y  en  avoit  auparavant  une 
autre  au  même  lieu  ,  ie  chemin  étant  beaucoup  plus  ancien. 

Ce  fut  la  province  Viennoise  qui  fit  mettre  celle-ci  en  l'honneur 
d'Aurélien,  trois  fois  vainqueur  :  PRO,  V,  INP.  m  :rN  est  ici  une 
faute  du  graveur,  qui  auroic  dû  mettre  une  M ,  comme  il  avoit  fait 
au  premier  mot. 

(6)  Ligne  iz.  Patrl  Patria. 

(7)  Le  nombre  xxxviiu  fait  connoître  la  distance  de  Vienne 
à  cette  pierre.  La  39.*^  colonne  étoit  à  Tain  :  de  Tain  à  Va- 
lence ,  la  table  Théodosienne  ou  de  Peutinger  compte  1 3  M. 
Ainsi ,  de'la  colonne  dont  il  s'agit  ici  jusqu'à  Valence  ,  il  restoit 
10  M,  Il  y  avoit  donc  encore  au  moins  trois  colonnes  jusqu'au 
pont  qui  existoit  alors  sur  l'Isère,  les  40-*^  >  4'.'^  et  42,'^  On 
a  des  données  d'après  lesquelles  on  pourroit  les  retrouver  aisé- 
ment et  sans  beaucoup  de  frais  ,  si  elles  n'ont  pas  été  enlevées; 
on  sait  le  point  d'où  il  faudroit  partir,  et  la  distance  où  de- 
vroit  être  la  colonne  suivante  ;  la  voie  romaine  subsiste.  On 
pourroit  ,  pour  les  mêmes  raisons  ,  faire  les  mêmis  recherches 
au-delà  de  l'Isère.  M.  Chalieu  pense  que  ni  les  unes  ni  les  autres 
ne  seroient  infructueuses.  Les  colonnes  au-delà  de  l'Isère  dévoient 
marquer  i'éloignejîient  depuis  Valence. 

E  4 


72,  .  CHAPITRE    XXXIX.      . 

taurobolique  a  été  convenablement  placée.  On 
voit  encore  les  traces  du  bucrâne  qui  y  étoit  autre^ 
fois  sculpté  ;  on  distingue  aussi  celles  de  la  tête  de 
bélier  et  de  l'épée  taurobolique  (  i  )  qui  étaient  aux 
deux  côtés. 

Cette  belle  inscription  a  été  trouvée,  il  y  a  près 
de  deux  cents  ans ,  sous  l'autel  de  la  chapelle  de 
l'Hermitage ,  qui  a  donné  son  nom  à  la  montagne 
qui  produit  de  si  bon  vin.  L'hermite  qui  faisoit 
creuser  en  cet  endroit,  la  fit  placer  à  la  porte  de  sa 
retraite,  où  elle  attiroit  les  curieux  et  lui  valoit  quel- 
ques aumônes.  En  1724,  des  voyageurs  anglois  la 
firent  conduire  jusqu'au  Rhône  pour  Tenlever;  mais 
le  lieutenant  du  maire  de  la  ville,  M.  Loche,  dont 
nous  devons  rappeler  le  nom ,  s'opposa  à  leur  des- 
sein ,  et  la  fit  placer  k  Tain  près  du  bac,  où  elle  est 
restée  long-temps  :  elle  étoit  exposée  aux  injures  du 
temps  et  aux  insultes  des  enfans.  M.  Chalieu  l'a  fait 
placer  plus  convenablement  dans  la  maison  commune. 
L'inscription  a  déjà  été  publiée  plusieurs  fois,  ainsi 
qu'on  peut  le  voir  par  le  nombre  des  auteurs  que  j'ai 
cités  dans  la  note  ;  mais  il  est  utile  de  la  rapporter 
ici  pour  la  commodité  des  voyageurs  :  elle  a  d'ailleurs 
toujours  été  transcrite  d'une  manière  très -infidèle. 
Elle  est  ainsi  conçue  : 

(i)  On  trouvera  des  détails  sur  la  forme  particulière  de  cette 
épée,  dans  mon  Dictionnaire  des  beaux- ar(i,  au  mot  HarfÈ. 


CHAPITRE    XXXIX. 


73 


asEK?naE3E^îl3«ieBî^aawaDOMVVsQ  Divi 

NAE  COLON  COPIAE  CLAVD  AVG  LVG 
TAVKOBOLIVM  FECIT  Q  AQVIVS  ANTONIA 
NVS   PONTIF    PERPETVVS 


EX  VATICINATIONE  PVSONI  ÏVLIANI  ARCHl 
GALLI  INCHOATVM  XII  KAL.  MAI  CONSVM 
MATVM  VIIH  KAL  MAI  L  EGGIO  MARVLLO 
CN  PAPIRIO  AELIANO  COS   PRAEEVNTE  AELIO 

cJsiSè^ismmwrsACEnDOTE  tibicine  albio 

VERINO    (i) 


X 


(i)  GrUTER,  XXX,  z^Reland,  Fasti  consnlares ,  6i  \ 


yf^  CHAPITRE    XXXIX. 

Pour  ïe  salut  de  l'empereur  Lucius  ^Elius  Aurelius  Commo- 
dus  (i  ) ,  et  de  toute  la  maison  divine  (2) ,  ei  de  la  colonie  Copia  Clan- 
Senne  Auguste  de  Lyon  (3),  Quintus  Aquius  Antonianus ,  pontife  verp/- 
îKcl ,  a  fait  un  taurohole,  d' après  la  prédiction  (4)  de  Pusonius  Julianus , 

Barthol.  de  Tihiis ,  i.  3  ,  c.  i  ,  181  ;  PlTISCUS ,  Lexic.  II,  964; 
Cellarius,  Not.  Irhis  antiquî ,  I,  175;  Mém.  de  l'Académie  des 
Inscr.  1. 1 1,  47  r ,  et  t.  V,  Hist.  2  94  ;  Fleetwood  ,  Inscr.  ant.  Sjlloge , 
ï2  ;  Dominici  Georgii  Interpret.  vet,  monumenti  in  agro  Lanuvino 
detecti ,  32  ;  MÉNESTRIER,  Hist.  de  Lyon  ,83;  Breval,  Remarks  on 
î'rance  ,  Germany ,  Jtaly  nnd  Spain  ,  t.  I,  247;  idem,  Remarks  on 
Sicily  and  the  sûuth  of  France ,  t.  II,  132  ;  CPIORIER,  Histoire  du 
Dauphiné,  245  ;  Van  Dale  ,  Dissert.  103;  Mercure  de  France, 
année  173  i  ,  p.  751.  Ces  copies  sont  presque  toutes  inexactes. 

(i)  Les  premières  lignes  portoient  évidemment  la  formule  si 
connue  :  Pro  salute  Imperatoris  Lucii  jElii  Aurelii  Commodi ,  et 
peut-être  encore  quelques-uns  de  ses  titres.  Voyez  5z//'ra ,  tome  I,'^'', 
p.  455  et  5^3,  II  est  évident  que  ces  lignes  ont  disparu,  non  pas, 
comme  quelques  auteurs  l'ont  cru,  parie  temps  et  par  accident, 
mais  lorsque  le  sénat  eut  ordonné  d'effacer  le  nom  de  Commode 
sur  tous  les  monumens  publics.  Voyej^  LàMPRID.  in  Commod. 
c.  17  et  18.  Cette  circonstance  rend  ce  monument  très-curieux. 

(2)  Ligne  i.  DOAiVVSdue  [-ponr  domusque  )  DIVINAE,  et  de 
la  maison  divine,  c'est-à-dire,  de  la  famille  de  l'empereur.  Nous 
avons  déjà  vu  cette  formule,  suprà ,  t.  I.'''',p.  522  et  suiv, 

(3)  Ligne  2.  COLON ia  COPFAE  C LAVDiœ AVGusta LVGdunen- 
sis.  Nous  avons  dé}à  vu  que  les  siglcs  CCC.  AVG.  L  VGD.  avoient  été 
interprétées  comme  indiquant  un  collège  de  trois  cents  augures  qui 
desservoient  l'autel  de  Lyon  ;  notre  inscription  a  fixé  le  sens  de 
cette  abréviation.  Cette  belle  inscription  n'a  pas  été  détruite,  parce 
que  le  tauroboïe  a  été  offert  pour  la  ville  de  Lyon  en  même  temps 
que  pour  Commode  ;  c'est  pourquoi  l'on  s'est  contenté  d'effacer 
à  coups  de  marteau  le  nom  de  ce  monstre,  sans  briser  la  pierre. 

(4)  Ligne  5.  EX  VATICINATIONE.  C'e5t  sans  doute  d'après 
{'interprétation  qui  a  été  donnée  au  ppntife  perpétuel ,  Q.  Aquius 
Antonianus,  du  sens  de  quelque  évc'nement,   que  ce  taurobole  a 


CHAPITRE     XXXIX.  7J 

éinh'igaîle  (i  );  il  a  été  commencé  le  XII  des  calendes  de  mai  [%) ,  con- 
sommé le  IX.^  des  calendes  de  mal  (  3  )  ;  /-.  E.g^ius  Mandlus  et  Cneiiis 
Papirhts  ^^itanus  étant  consuls  (4) ,  sous  la  présidence  d'/Efiiis  C. , . 
prêtre,  Albius  Ver intis  étant  joueur  de  flûte  (5). 

Notre  projet  étoit  d'aller  coucher  le  soir  à  Valence; 
mais  nous  avions  employé  beaucoup  de  temps  k 
examiner  ie  taurobole.  M,  Chalieu  nous  parla  d'une 
belle  inscription  qui  étoit  a  Téglise  de  Saint -Jean 
de  Musol ,  sur  la  rive  droite  du  Rhône ,  à  environ 
une  demi-iieue  de  Tournon  ;  nous  résolûmes  alors 
de  rester  à  Tarn ,  et  d'en  partir  de  très-grand  matin. 
Nous  traversâmes  le  Rhône  :  M.  le  maire,  M.  Jourdan 
son  fils,  et  M.  l'abbé  Chalieu,  notjs  accompagnèrent; 

été  fait.  Plusieurs  inscriptions  rappellent  de  même  qu'elles  avoient 
été  faites  pour  l'accomplissement  d'un  songe,  à  cause  d'une  vision, 
pour  obéir  à  l'ordre  d'un  dieu  qui  est  apparu,  ex  imperio ,  ex  yisu  , 
ex  somnio. 

(i)  On  appeloit  archigalle  le  grand  prêtre  de  Cybcle,  déesse  à 
laquelle  on  offroit  les  tauroboles. 

(2)  Le  20  avril  ,  selon  notre  manière  de  compter. 

(3)  Le  2  5  avril.  La  cérémonie  a  duré  quatre  jours,  comme  celle 
qui  est  indiquée  dans  la  belle  inscription  de  Lyon  que  j'ai  publiée, 
lome  Ij'' ,  p.  f22  et  /^-f ,  note  p 

(4)  Ce  consulat  marque  l'année  de  Rome  037,  c'est-à-dire,  184 
de  l'ère  vulgaire.  Cette  cérémonie  a  donc  eu  lieu  le  30  avril,  l'an 
184  après  J.  C.  :  elle  a  été  achevée  le  23  avril;  et  c'est  la  date 
que  nous  devons  assigner  à  notre  inscription,  dont  les  premières 
lignes  auront  été  effacées  l'an  192  de  J,  C,  où  a  cessé  le  règne 
o4ieux  de  Commode. 

(5)  Nous  avons  déjà  vu  le  nom  d'un  autre  joueur  de  iTûte  , 
Flavius  Restitutus ,  sur  je  taurobole  de  Lyon  que  j'ai  publié,  t.  /.*^ 
p.  J22  et  suiir-. 


7<î  CHAPITRE    XXXIX. 

le  bon  vieillard  marchoit  avec  une  vigueur  qui  nous 
étonnoit.  Cette  inscription  (i) ,  écrite  en  caractères 
d'une  extrême  beauté  ,  a  été  employée  pour  former 
une  des  assises  d'un  des  angles  de  l'église  : 


IMP.    CAES   DIVI 
TRAIANIPARTJICI 

FIL.  dIvI.  nervae 

NEPOTI.  TRA1ANO 
H  A  D  R  I  A  N  ■:<  A  V  G 
PONTIF.  MAX.  TRia 
POTEST.  m.  COSIII. 
N.  R  H  O  DAN  I  cl 
INDVLGENTISSIMO 
PRINCIPI. 


A  l'empereur  César ,  fis  du  dîi>in  (2)  Trajan  Parthiqut  (3), 
petit- jils  du  divin  Ncrva ,    Trajan  Hadrien  (4)  Auguste,  souverain 

*        '  .  I       .1  .    I     . __ — __ 

(i)  Reines.  Inscript.  305;  J.  a  Bosco,  in  Bibl.  Flor.  p.  j8; 
Grut,  CCXLVni,  8;  MXXII,  10;  Smet.  154,  8;  Chorier,  His- 
toire du  Dauphiné ,  i8(;;Manut.  Orthogr.  ratio,  381;  PANVINI, 
in  Fastis,  22o;TOMASINI,  de  Tesseris  hospitalitatis,  c.  3  ;  BOLDON. 
Epigraphica,  4î9J  LoBINEAU,  Dissert,  sur  les  restes  d'un  ancien 
monument  trouvé  à  N.  D.  de  Paris  ;  liOUQUET ,  Script,  rer.  Gall. 
in  Exe.  Gr.  131. 

(2)  Lignes  I  et  3.  Diviis  veut  dire  que  le  prince  a  reçu  les  hon- 
neurs de  la  consécration,   c'est-à-dire,  qu'il  est  mort. 

(3)  Ligne  3.  Vainqueur  des  Parthe&.    . 

(4)  Lignes  4  et  5.  Trajan  Hadriçn.  Cet  empereur  avoit  pris  le 


CHAPITRE    XXX  fX.  JJ 

fontiff  t  dans  la  IIIJ  annc'e  de  sa  puissance  tribunitienne  (i),  consul 
pour  la  troisième  fois  :  les  nautonniers  (2)  du  Rhône  à  leur  prince 
très-indulgent  (3). 

Cette  inscription ,  trouvée  dans  les  environs ,  com- 
mence à  être  maltraitée  par  les  passans  et  les  enfans  ; 
il  seroit  important  de  la  transporter  à  Tournon  ou 
dans  le  musée  de  l'Ardèche. 

Nous  revînmes  ensuite  à  Tain.  Quoique  le  bon 
abbé  eût  eu  du  plaisir  h,  s'entretenir  avec  nous ,  et 
qu'il  vît  bien  celui  qu'il  nous  faisoit  ,  il  ne  vou- 
lut jamais  accepter  notre  souper  ,  parce  que  l'église 
défend  aux  ecclésiastiques  de  boire  dans  les  cabarets. 
Nous  eûmes  beau  iui  représenter  qu'une  auberge  est 
la  maison  d'un  voyageur,  qu'elle  ne  peut  être  con- 
sidérée comme  un  cabaret  quand  on  n'y  mange  qu'à 
l'heure  des  repas;  nos  efforts  furent  vains,  et  nous 

nom  deTrajan,  qui  l'avoit  adopté,  et  celui  de  Nerva ,  parce  que 
Trajan  avoit  été  lui-même  adopté  par  ce  prince. 

(i)  Ce  qui  marque  la  troisième  année  du  règne  d'Hadrien  , 
J'an  de  Rome  873  ,  c'est-à-dire,  120  de  l'ère  vulgaire. 

(2)  Ligne  8.  Nnuta.  Nous  avons  vu  ,  tome  /.''>',  page  2^^ , 
que  ces  nautx  n  ctoient  pas  -de  simples  mariniers  ,  mais  des  com- 
merçans,  qui  se  chargeoient  du  transport  sur  les  rivières  pour 
leur  compte  et  pour  celui  des  autres. 

(3)  Ces  mots  indiquent  que  Trajan  leur  avoit  accordé  quelque 
exemption  ou  quelque  privilège.  Au  surplus  ,  on  sait  que,  dans 
cette  année  ,  Hadrien  visita  la  Gaul^  ;  ce  fut  probablement 
(orsqu'il  passa  près  de  Tain  que  les  nautonniers  du  Rbône  firent 
placer  cette  inscription,  pour  quelque  bienfait  qu'ils  en  avoient 
reçu. 


78  CHAPITRE    XXXÎX. 

le  quittâmes  à  regret.  Nous  nous  plaignîmes  que  ce 
scrupule  nous  privât  de  sa  société  pendant  les  courts 
instans  que  nous  avions  à  passer  à  Tain  ;  mais  nous 
ne  pûmes  nous  empêcher  de  penser  que  celui  qui 
pousse  si  loin  la  rigoureuse  observance  des  devoirs 
de  son  état ,  mérite  plus  l'estime  des  hommes  que 
celui  qui  trouve  toujours  de  vaïns  prétextes  pour  s'en 
dispenser. 

Marmontel,  dans  ses  Mémoires,  se  plaint  de  la 
mauvaise  foi  de  l'aubergiste  de  Tain ,  qui  lui  fit  payer 
très-cher  du  mauvais  vin  prétendu  de  l'Hermitage  (  i  ) , 
qui  croît  sur  une  montagne  voisine  de  la  ville. 
M.  Fisch  (2)  raconte  un  fait  à-peu-près  semblable. 
Il  faut  qu'il  y  ait  eu  dans  cette  hôtellerie  une  suc- 
cession de  mauvais  génies  ;  car  on  nous  servit  un 
souper  détestable  et  du  poisson  pourri,  quoique  nous 
fussions  sur  les  bords  du  Rhône  :  on  nous  dit  qu'il 
étoit  excellent  ;  et  nous  le  payâmes  comme  tel. 
Ce  petit  désagrément  ne  put  nous  faire  oublier  le 
plaisir  que  nous  avions  eu  à  nous  arrêter  à  Tain  et 
à  Tournon. 


(i)  Marmontel,  Mémoires,  III,  ajo. 

(2)  FlSCH  ,   Briefe   iil/er  die  siidliclien   Province ti   voti  Frankr. 
Coq.  - 


79 


CHAPITRE    XL. 

DÉPART  de  Tain.  —  Poissons  du  Rhône.  —  Canal  de 
dérivation.  —  Isère. — Segalauni. —  Helvi'i.  —  Contrée. 
— Valence.  —  Son  histoire,  description.  —  Sources. 

—  M.  Laugier-Vaugelas.  —  Découverte  d'antiquités. 

—  Inscription  tumulaire.  —  Jupiter  et  Junon. — M.  de 
Sucy.  —  Divers  monumens.  —  Inscription  tumulaire. 

—  Taurobole.  —  Divers  monumens,  vases  grecs,  fibuJe 
d'or,  camée  sur  jaspe.  —  Cathédrale.  —  Chapelle  de 
Pie  VI.  —  Mosaïque.  —  Chapelle  de  Marcieu.  — 
Sources.  —  Canaux. 

/V  PEINE  étoit-iï  quatre  heures  ,  nous  avions  déjà 
quitté  Tain  et  nous  étions  sur  ie  Rhône  :  nos  ma- 
telots venoient  d'y  prendre  un  excellent  barbeau. 

Le  Rhône  produit  beaucoup  de  bons  poissons. 
Ualose  remonte  le  fleuve  en  suivant  les  bateaux  de 
sel  :  on  y  pêche  des  anguilles  excellentes  et  d'une 
grosseur  extraordinaire,  des  ^r^fy^f/j préférables  pour 
le  goût  à  ceux  qui  vivent  dans  des  eaux  paisibles  , 
des  barbeaux  et  des  carpeaux  très  -  renommés.  \\ 
y  a  eu  beaucoup  de  discussions  sur  le  sexe  de  ce 
dernier  poisson  ,  dont  la  chair  est  bien  plus  dé- 
licate que  celle  des  carpes  ordinaires  :  les  observa- 
tions de  M.  de  la  Tourette  ont  mis  hors  de  doute 
que    ie    carpeau    du    Rhône   n'est    qu'une     carpe 


80  CHAPITRE    XL. 

mâle  ,  privée  ^ans  sa  jeunesse  ,  par  une  casti-â- 
tioii  accidentelle ,  de  la  faculté  de  se  reproduire.  Là 
lamproie  remonte  aussi  le  Rhône  :  on  y  trouve  des 
esturcreons. 

Nous  rencontrâmes  encore  une  file  de  bâtimens 
qui  remontoient  le  fleuve.  Cette  navigation  ascen- 
dante auroit  de  grands  avantages,  si  elle  étoit  moins 
incertaine,  moins  lente  et  moins  coûteuse  :  c'est 
pourquoi  l'on  a  conçu  l'idée  d'un  canal  de  déri- 
vation ,  qui  seroit  ouvert  latéralement  au  fleuve. 
Mais  l'exécution  de  ce  beau  projet  présente  de 
grandes  difficultés  :  si  l'on  conduisoit  le  canal  par  la 
rive  gauche ,  on  manqueroit  à  Vienne  et  à  Valence 
de  l'espace  de  terrain  nécessaire ,  et  l'on  seroit  con- 
trarié par  l'Isère,  la  Drôme  et  la  Durance,  qui  ont 
leur  embouchure  dans  le  Rhône;  le  canal  rencon- 
treroit  encore  sur  la  rive  droite  de  plus  grands 
obstacles.  Mais  la  puissance  du  souverain ,  aidée 
par  le  génie  des  sciences  ,  trouvera  peut  -  être  des 
moyens  pour  les  surmonter. 

Dans  notre  navigation ,  nous  avions  devant  nous 
le  Aiont-  Ventoiix ,  que  nous  ne  cessâmes  plus  d'aper- 
cevoir :  il  se  reconnoît  aisément  aux  deux  cornes 
que  forme  son  sommet.  Bientôt  on  voit  sur  la  rive 
gauche  la  Roche  de  Glun ,  château  bâti  sur  un  rocher 
baigné  par  le  fîeuve,  et  dont  l'aspect  est  très-pitto- 
resque. 

Plus  loin,  en  face  d'une  petite  île,  on  traverse 

l'embouchure 


CHAPITRE    XL.  Si 

i'embouchure  de  V Isère  (  i  ).  Le  nom  de  cette  rivière, 
appelée  Isara  par  les  Romains,  n'a  reçu  aucune  alté- 
ration sensible.  Elle  prend  sa  source  dans  le  mont 
Iseran,  à  l'extrémité  de  la  Tarentaise  ,  et  reçoit  le 
Drac  au-dessous  de  Grenoble;  elle  est  navigable 
depuis  Montméiiant  :  son  cours  est  tortueux  ,  et  pour- 
tant rapide.  Ses  débordemens  sont  redoutables;  ils 
retardent  souvent  pendant  plusieurs  jours  les  voya- 
geurs qui  sont  obligés  de  la  traverser.  L'ardoise 
qu'elle  charie  ,  donne  à  ses  eaux  une  teinte  bleuâtre  , 
qui  les  fait  distinguer  pendant  long-temps  de  celles 
du  Rhône  ,  dont  elles  augmentent  considérablement 
la  rapidité. 

Après  avoir  passé  le  confluent  de  l'Isère,  on  quitte 
sur  la  rive  gauche  le  territoire  des  anciens  Allobroges, 
et  l'on  entre  sur  celui  des  Scgalauni ,  aujourd'hui  le 
département  de  la  Drôme  :  sur  la  rive  droite  est  le 
territoire  des  anciens  Helvii  [le  Vivarais],  qui  n'est 
séparé  de  celui  des  Arvcrni  [l'Auvergne]  que  par  les 
montagnes  des  Cévennes. 

Les  côtes  sont  cultivées  en  vignobles.  La  plaine 
qui  est  entre  ces  côtes  et  le  Rhône  ,  paroît  assez  fer- 
tile ,  si  l'on  en  juge  par  le  grand  nombre  de  mûriers 
dont  elle  est  couverte:  mais  on  n'y  recueille  pas  de 
grains;  et  parmi   tant  d'arbres,   on  n'en   distincrue 

(i)  II  y  a  dans  le  Voyage  pittoresque  de  la  France,  Lanauedac  , 
n."  7,  une  jolie  vue  de  ce  confluent. 

7 orne  II.  F 


8a  CHAPITRE    XL. 

point  de  fruitiers.  Valence  ^st  à  l'extrémité  de  cetta 
plaine. 

Depuis  la  jonction  de  l'Isère  avec  le  Rhône ,  jus- 
qu'à Montelimart ,  à  Saint-Paui-Trois-Châteaux  et  au 
Buis,  on  trouve  encore  des  inégalités  dans  le  sol  :  les 
eaux  sont  moins  communes,  les  bois  plus  rares;  les 
coteaux,  plus  arides,  plus  découverts ,  sont  chargés  de 
plantes  aromatiques  ;  enfin  ces  contrées  offrent  des 
climats  chauds ,  tempérés ,  secs ,  humides  ou  aérés , 
seion  la  hauteur  des  collines  et  l'exposition  des  vallons  : 
cependant ,  en  général ,  fair  est  plus  chaud ,  plus 
pur;  tout  annonce  l'influence  du  midi. 

A  sept  heures  nous  débarquâmes  à  Valence.  Les 
mariniers  vouloient  nous  persuader  de  loger  sur 
le  port  ;  heureusement  on  nous  avoit  conseillé  à 
Dijon  de  descendre  chez  M.  Martin.  Sa  maison 
étoit  pleine  de  comédiens  ;  mais  la  troupe  n'atten- 
doit  que  le  moment  du  déparc  :  après  nous  être 
promenés  pendant  une  heure,  nous  eûmes  enfin  des 
chambres.  L'auberge  de  M.  Martin  est  la  meilleure  de 
toute  la  route;  les  logemens  sont  très-commodes, 
et  la  table  est  excellente.  M.  de  la  Reyiiière  célébre- 
roît  M.  Martin  ,  si  sa  muse  pouvoit  s'abaisser  à  faire 
l'éloge  des  restaurateurs  de  province. 

Valentîa ,  aujourd'hui  Valence ,  qui  étoit  le  chef-lieu 
du  Valentinois ,  est  maintenant  celui  du  département 
de  la  Drôme,  C'étoit  la  capitale  dc^  Se^alauni  ; 
Ptolémée  lui  donne  le  nom  de  colonie. 


CHAPITRE    XU  85 

Valence  ,  après  avoir  été  comprise  sous  Honorius 
dans  la  première  Viennoise,  fut  prise  par  les  Bour- 
guignons ,  reprise  par  les  fils  de  Clovis ,  et  enclavée 
sous  Charles-Ie-Chauve  dans  le  nouveau  royaumfe 
d'Arles.  Comme  ses  possesseurs  laissoient  aux  comtes 
de  Provence  la  facilité  de  s'étendre  ,  pourvu  qu'ils 
reconnussent  leur  souveraineté ,  ceux-ci  se  rendirent 
maîtres  de  tout  le  pays  qui  est  au  midi  de  l'Isère 
jusqu'à  la  Méditerranée*  La  Provence  ayant  été 
séparée  en  comté  et  en  marquisat  ,  le  second  lot  , 
qui  comprenoit  tout  ce  qui  est  entre  l'Isère  et  la 
Durance ,  devint  le  partage  des  comtes  de  Toulouse  , 
sous  lesquels  il  y  eut,  dans  chaque  ville,  des  comtes 
particuliers  qui  rele voient  d'eux  comme  vassaux.  Ce 
<:omté  passa,  par  mariage,  aux  comtes  de  Poitiers: 
Louis  II  le  laissa ,  par  testament ,  au  roi  Charles  VI  ; 
et  il  fut  incorporé  en  1 4 1 9  à  la  couronne.  En  1 4^9, 
Louis  XII,  qui  avoit  besoin  du  pape  Alexandre  VI 
pour  l'exécution  de  ses  projets  sur  l'Italie,  donna  ce 
comté  à  César  Borgia  ,  fiL  naturel  de  ce  pontife  , 
après  l'avoir  érigé  en  duché-pairie.  Après  la  mort 
de  ce  monstre  ,  le  Valentinois  revint  encore  à  la 
couronne.  Ce  duché,  qui  avoit  été  un  présent  de  la 
politique,  deviat  un  don  de  l'amour:  en  154^ 
Henri  II  en  investit  Diane  de  Poitiers  sa  maîtresse. 
Enfin  Louis  XIII  l'abandonna  h.  Honoré  de  Grimaldi, 
prince  de  Monaco ,  en  compensation  des  propriétés 
que  celui'  ci  avoit  cédées  dans  le  royaume  de  Naples  j 

F    2 


84  CHAPITRE    XL. 

et  cette  maison  l'a  conservé  jusqu'à  l'époque  de  la 
révolution. 

Valence  est  à  -  peu  -  près  aussi  considérable  que 
Vienne:  ses  rues  sont  sinueuses  et  étroites.  Elle 
est  située  sur  le  penchant  d'une  petite  colline  :  autour 
il  y  a  des  vallées  qu'un  grand  nombre  de  sources 
arrosent  et  rendent  fertiles  (i).  Dans  le  cloître  qui 
apparterioit  au  monastère  des  Jacobins ,  coule  une 
source  qui  est  chaude  en  hiver  et  froide  en  été.  On 
fait  dans  cette  ville  un  commerce  assez  considérable 
de  laines  et  de  peaux. 

Notre  premier  soin  fut  de  chercher  quelqu'un  qui 
pût  nous  indiquer  les  objets  relatifs  à  nos  recherches. 
Nous  apprîmes  que  M.  Laugier-Vaugelas  avoit  lu, 
dans  une  des  dernières  séances  de  la  société  litté- 
raire ,  un  mémoire  sur  les  peuples  qui  ont  an- 
ciennement habité  la  contrée ,  et  nous  pensâmes 
avec  raison  pouvoir  obtenir  de  lui  quelques  instruc- 
tions. 11  nous  montia  plusieurs  antiques  qui  prove- 
noient  d'une  découverte  qu'on  venoit  de  faire  (2). 

Je  savois  que  Valence  étoit  la  patrie  du  jeune  et 


(i)  Il  y  a  une  jolie  vue  de  Vaîence  dans  le  Vojage pittoresque  de 
la  France,  Dauphiné,  n.°  2.  » 

(2)  En  voici  la  notice: 

i.°  Un  petit  Mercure  en  bronze,  avec  le  pétase  ailé  et  un  petit 
coq,  l'un  et  l'autre  d'un  travail  grossier;  3.°  une  petite  patère  en 
araent,  sans  figures  (elle  ctoit  alors  chez  un  orfèvre  à  Gray,  à 
auatrcou  cinq  lieues  de  Valence)  ;  3.°  une  espèce  de  javelot  en  fer. 


CHAPITRE    XL.  85 

malheureux  M.  de  Sucy  ,  commissaire  ordonnateur 
de  l'armée  d'Egypte,  qui,  à  son  retour  de  cette  expé- 
dition, a  été  si  inhumainement  massacré  à  Augusta 
en  Sicile  (1).  J'avois  eu  occasion  de  le  voira  Paris, 
oij  il  venoif  souvent  visiter  le  cabinet  des  médailles. 
Dès  sa  première  jeunesse  il  s'étoit  montré  passionné 
pour  les  monumens  ;  toujours  il  avoit  cherché  à  en 
recueillir  et  dans  son  pays  et  dans  ses  voyages.  II 
rapportoit  d'Egypte  des  objets  dont  le  choix  attes- 
toit  son  £:oût  et  son  érudition.  Nous  desirions  voir 
le  cabinet  que  cet  intéressant  jeune  homme  avoit 
formé  avp.nt  son  départ.  Cette  collection  a  été  parta- 
gée entre  les  deux  sœurs  de  M.  de  Sucy,  qui  conser- 
vent chacune  leur  }>art  comme  des  rentes  précieux  d'un 
fière  dont  elles  chérissent  tendrement  la  mémoire. 
Nous  éprouvions  un  vif  regret  de  renouveler  en  elles 
un  si  douloureux  souvenir:  cependant  l'amour  des 
monumens  l'emporta  chez  nous  sur  la  crainte  d'être 
indiscrets ,  et  M.  Laugier-Vaugelas  eut  la  bonté  de 
nous  conduire  d'abord  chez  M.""""  de  Chièze. 

En  passant  par  la  rue  Gallet,  devant  la  maison 
11."  644  j  nous  vîmes    une    grosse  pierre  tumulaire 

de  vingt-liuit  pouces  de  long,  finissant  par  un  bout  comme  une 
baguette  de  fusil ,  et  ayant  de  l'autre  un  renflement  terminé  en 
pointe  ;  4."  autre  de  même  forme,  mais  dont  l'extrémité  avec 
le  renflement  est  cassée;  5.°  une  petite  cassolette  de  bronze; 
6.°  deux  médailles  de  Julia  Domna. 

{ij  Âlonitfur ,  année  Vil  [«799].  n.°*  158  et   165,  du  8  et  du 
1  5  ventôse. 

F  3 


B6  CHAPITRE    XL. 

couchée ,  avec  rinscription  suivante  qui  est  inédite , 
mais  très-fruste  : 


D     ^     M 


VALENTINI 

VIBLICICIV 

INVSTATtA 

vicToîi      *       nLo 

ISSQVI    VIX    ANN    XXI 
M.    V.    D.    VIII.   S.    A.    D  (l) 


Nous  entrâmes  chez  une  personne  qui  s'étoit 
chargée  de  faire  un  socle  au  Mercure  de  M.  Laugier- 
Vaugelas  :  ce  particulier  possède  un  groupe  en 
marbre  qui  paroît  représenter  Jupiter  et  Junon  ; 
derrière  celle-ci ,  i'on  voit  la  queue  du  paon.  Le 
travail  n'est  pas  bon  ;  le  corps  des  deux  figures  est 
beaucoup  trop  alongé. 

M."""  de  Chièze  n'y  étoit  pas  :  M.  de  Chièze  eut 
ïa  bonté  de  nous  montrer  quelques-uns  des  objets 
de  curiosité  qu'il  possède  ;  le  principal  est  une 
petite  statue  antique  d'une   canéphore  en  marbre. 


(i)  Sue  Ascia  Didlcaviu 


CHAPITRE    Xt.  S7 

Dans  le  jardin  de  la  maison  ,  M.  de  Sucy  a  voit 

disposé  plusieurs  monumens,  qui  y  sont  encore  tels 

qu'il  ies  y  a  placés;  on  voit,  entre  autres,  ce  fragment 

d'inscription  : 

/'  { 

/WORIAE.     AeS 

^  ? 

iNAELFIRMI* 
t  *. 

f  AXSIMI  M  FIR^S 
2  f 

ivalerianvj> 
♦triincom/ 

Dans  un  coin  de  ce  petit  musée,  au  milieu  des 
cyprès  élevés  par  la  tendresse  fraternelle,  est  un 
superbe  chapiteau  en  marbre,  d'ordre  ionique ,  enlevé 
à  la  ville  de  Vienne  {p/.  XXVIIl ,  n."  i );  la  volute 
est  formée  par  les  enroulemens  de  deux  énormes 
dragons  qui  s'enlacent  autour  de  deux  trépieds,  dont 
l'un  est  surmonté  d'une  figure  d'Apollon  ,  vers  la- 
quelle se  dresse  la  tête  des  deux  serpens.  Il  est  pré- 
sumable  que  ce  chapiteau  vient  d'un  temple  consacré 
au  dieu  des  arts  :  où  pouvoit-il  être  mieux  placé  que 
chez  un  jeune  ami  des  Muses  î  M.  de  Sucy  s'étoit 
donné  bien  des  soins  pour  enlever  ce  chapiteau.  Déjii 

(1)  Probablement  meMORI^  JEterNAl  Lucii  FIRA^Iarâ  niAX- 
SIMI  Mcrcus  FlRMianus  VALERIANVs-  fraTBI  INCOMparA- 
JBILI. 

■s  4 


88  CHAPITRE    XL. 

il  étoît  sur  le  bateau  ;  il  avoit  confié  au  Rhône  sa 
noble  conquête  :  mais  le  patron  aperçut  les  figures 
dont  il  étoit  orné  ;  sans  doute  il  lui  vint  k  l'esprit 
que  c'éioient  des  armoiries  ,  et  il  voulut  jeter  dans 
le  fïeuve  ces  prétendus  signes  de  la  féodalité  :  ce  fut' 
avec  bien  de  la  peine  que  M.  de  Sucy  parvint  à  l'en 
dissuader. 

Près  de  ce  chapiteau  d'un  temple  d'Apollon  ,  il  y 
en  a  un  autre  plus  petit ,  d'une  forme  très-élégante. 
On  voit  encore  dans  ce  jardin  une  offrande  faite  à 
ia  mère  des  Dieux  ;  c'est  le  quatrième  autel  taurobo- 
iique  que  l'on  rencontre  en  venant  de  Lyon  (  i  )  :  il  y 
a  sur  la  face  principale  (voye-^  la  page  Sg)  mi  bucrâne 
presque  effacé  ,  comme  sur  i'autel  de  Tain  ;  sur  un 
autre  côté  (pi.  XXVII^  ^^  5  )  >  ui"^  cône  de  piii 
entre  un  préféricule,  une  patère  à  manche,  un  gâteau 
sacré  et  le  bonnet  d'Atys  ;  la  troisième  face  (  ibïd, 
n°  6 )  est  ornée  d'un  œgicrâne  ^  ou  crâne  de  bélier  , 
entre  un  aspersoir  et  un  ^^-^«w  ;  sur  la  quatrième  face 
(pi.  XXV II ^  71°  7  )  ,  est  le  rameau  de  pin  du 
dendrophore  :  ces  figures  sont  tellement  effacées  sur 
îa  pierre  ,  qu'on  n'en  aperçoit  que  la  trace  {2). 


.  fi)  Suprà.^.'j-^  ;  tome  I/"",  p.  455  et  p.  522:  c'est  même  le  cin- 
quième, en  comptant  le  sarcophage  sur  lequel  on  voit  i'épée  tauro- 
bolique,  dans  la  maison  des  Savans,  à  Lyon.  Voyez  suprà  ,  t.  I.'^'', 
p.  468. 

(2)  J'en  dois  le  dessin  aux  bontés  de  M.  LE  Sage,  ingénieur  ^ 
qui,  à  la  prière  de  M.  Descorches  ,  préfet  de  la  Drôme,  a  bien 
voulu  me  l'adresser. 


CHAPITRE    XL. 


«9 


M  VI  I 
M  D  M  I     T  A  V  R  O  B  O  L 
DENDROPHOR    VALS 


SVA 


P.F. 


  la  {grande  (déesse ,  mère  Idétnne  (i)  ,  Valérius  dendrophore  (2)  a 
offert  ce  taurobole  à  ses  frais  (3). 

Ce  curieux  monument  a  été  trouvé ,  il  y  a  près 


(i)  AIdgna  Detz  Matrî  idaa.  Voyez  suprà ,  tome  I.*^',  p.  455- 
(2)  DENDROPHORus  ,  celui  dont  la  fonction  étoit  de  porter 
des  rameaux  sacrés  dans  les  sacrifices.  Suprà  ,  1. 1,'^'',  p.  515. 
[^j)  SUA  Peciinia  Fecit. 


^O  CHAPITRE    XL. 

de  vingt  ans  ,  dans  la  voie  romaine  qui  conduit 
de  la  citadelle  de  Valence  à  Tain  ,  sur  la  rive  droite 
de  l'Isère  :  c'est  le  lieu  où  ia  colonne  miiliaire  de 
M.  Jourdanaété  également  découverte  (i). 

M.  de  Chièze  nous  fit  voir  aussi  des  cailloux  à 
plusieurs  couches  ,  gravés  en  camée  par  feu  M.  Louis 
Chapat,  à  Orange.  Ces  cailloux  sont  tirés  du  tor- 
rent d'Aiguës  ,  sur  le  chemin  de  Valence  à  Orange. 
Un  de  ces  cailloux  gravés  est  sur-tout  remarquable 
par  le  nombre  des  couches  et  des  accidens  dont 
M.  Chapat  a  su  tirer  parti.  D'un  côté,  l'on  voit  la  tête 
de  Constantin  ;  l'accident  d'une  bande  transver- 
sale a  été  employé  pour  faire  le  diadème  :  de  l'autre  , 
c'est  une  croix  dans  la  couche  blanche,  au-dessus  de 
laquelle  étoit  encore  une  couche  grisâtre  dont  l'ar- 
tiste a  form.é  les  clous.  Plusieurs  de  ces  cailloux  ne 
sont  qu'ébauchés.  M.  de  Chièze  croit  se  rappeler 
que  la  matière  étoit  assez  dure  à  travailler. 

Nous  allâmes  ensuite  chez  madame  de  Bressac  , 
autre  sœur  de  feu  M.  de  Sucy  ;  elle  conserve  le  reste 
de  la  collection  des  monumens  antiques  de  cet 
aimable  amateur  (2). 

(i)  Suprà ,  p.  jo. 

(2)  Elle  consiste  en  plusieurs  vases  grecs,  dont  l'un  est  curieux, 
parce  que  la  peinture  d'un  des  côtés  n'est  pas  terminée;  les  figures 
font  noires  sur  un  fond  rouge  :  —  quelques  figurines  de  bronze, 
dont  l'une  représente  un  Silène  enveloppé  dans  le  manteau  de 
philosophe: —  un  buste  de  femme  ,  en  terre  cuite:  —  divers  petits 


CHAPITRE    XL.  91 

En  quittant  le  cabinet  de  M.  de  Sucy  ,  nous 
aHâmes  à  la  cathédrale ,  qui  porte  le  nom  de  Saint- 
Apollinaire.  C'est  un  édifice  peu  remarquable.  Nous 
aperçûmes  h  droite  une  chapelle,  dont  les  murs, 
grossièrement  barbouillés  en  noir,  étoient  couverts 
de  têtes  de  mort  et  d'os  posés  en  sautoir ,  de  larmes , 
et  de  clefs  de  Saint  Pierre;  une  tiare  et  des  clefs 
étoient  peintes  sur  l'autel  :  au  milieu  brûloit  une 
lampe  dont  la  houppe  étoit  de  papier  noir  et 
blanc  frisé  au  fer  ;  un  cippe  carré  ,  recouvert  d'un 
tapis  de  velours ,  portoit  les  signes  de  Ja  papauté. 
C'est  dans  ce  chétif  oratoire  qu'ont  été  déposés  les 
restes  de  l'infortuné  Pie  VI ,  qui ,  après  avoir  rendu 
de  grands  services  aux  arts,  aux  lettres,  k  l'huma- 
nité (  1  )  ,  après  s'être  distingué  par  sa  douceur ,  sa  libé- 
ralité et  sa  bienfaisance,  s'est  vu  précipité  du  trône 
pontifical ,  et  traîné  de  ville  en  ville  ,  jusqu'à  Va- 
lence, où  il  a  enfin  terminé  sa  carrière  (2).' 

Derrière  le  cha-ur ,  dans  une  espèce  de  galerie , 


objets  en  bronze;  nous  distinguâmes  sur-tout  une  magnifique  fibule 
d'or,  fort  crrande,  très-bien  travaillée,  et  de  la  plus  belle  conser- 
vation :  ce  morceau  capital  fut  trouvé  dans  l'Isère  ,  par  des  pê- 
cheurs qui  le  retirèrent  dans  leurs  filets  ,  avec  une  améthyste  en 
cabochon,  sur  laquelle  est  gravé  un  caducée  ailé  ,  traversé  dans 
sa  longueur  par  un  épi  de  blé  ,  symbole  du  commerce  et  de  l'abon- 
dance, 

(i)  On  doit  à  ce  pontife  la  formation  du  musée  qui  porte  son 
lîom,  et  le  dessé^chcment  des  marais  Pontins, 

(3)  Le  39  août  de  l'an  1799. 


p2  CH  A  PITRE    XL. 

on  trouve  sur  le  pavé  ies  restes  d'une  inscription  en 
mosaïque  qui  ne  forme  qu'une  seule  ligne  :  on  n'en 
distingue  pius  que  quelques  lettres. 

Au  côté  occidental  de  Téglise  de  Saint- Apollinaire, 
il  y  a  un  petit  bâtiment  carré,  dont  les  quatre  faces 
sont  vermiculées  et  historiées;  c'étoit  le  mausolée  de 
la  famille  de  iVhircieu.  Chacun  des  quatre  coins  est 
occupé  pnr  une  très- jolie  colonne  d'ordre  corinthien  ; 
la  clef  qui  est  au  milieu  du  cintre  de  chacune  des 
quatre  croisées  et  des  quatre  portes ,  eA  ornée  d'une 
tête  ou  d'une  armoirie.  Ce  petit  édifice  ,  d'un  excel- 
lent style ,  mériteroit  d'être  gravé.  Dans  la  révolution  , 
ce  bâtiment  a  été  aliéné  ;  aujourd'hui  le  caveau  sert 
de  cave  à  un  cafetier  qui  en  est  l'acquéreur.  Du  côté 
du  nord  et  du  côté  du  midi  ,  l'on  y  a  plaqué  une 
petite  baraque  qui  sert  d'entrée  à  la  cave  :  les 
vitraux  ont  été  enlevés,  et  les  ouvertures  sont  bou- 
chées  par   des  planches. 

Nous  cherchâmes  vainement ,  dans  l'église  Saint- 
Jean  ,  l'inscription  indiquée  par  les  deux  religieux 
Bénédictins  dans  leur   Voyage  litttraîre  (i). 

A  Tain  ,  M.  Jourdan  nous  avoit  parlé  d'une 
inscription  grecque  que  M.  Faujas  de  Saint- Fond 
lui  avoit  fait  remarquer  un  jour  dans  l'église  des 
Cordeliers  de  Valence,  oh  se  tenoient,  au  commen- 
cement de  la  révolution  ,  les  assemblées  électorales  : 

(i)  Tome  ]/'' ,  page  264, 


CHAPITRE    XL.  pj 

nous  la  cherchâmes  avec  M.  Laugier-Vaugelas;  il 
n'y  en  a  pas  ia  moindre  trace. 

L'ancien  palais  épiscopal  est  le  plus  beau  bâtiment 
de  la  ville;  il  est  aujourd'hui  occupé  par  le  préfet: 
on  a  de  la  galerie  une  belle  vue  sur  ia  campagne  et 
sur  le  Rhône. 

Sous  la  remise  Je  la  préfecture,  nous  vîmes  une 
colonne  milliaire  couchée  par  terre;  elle  a  été  ap- 
portée de  Monteiimart:  riascripiion  est  très-fruste. 

Sous  l'ancien  Gouvernement  ,  Valence  étoit  le 
tombeau  des  contrebandiers  ;  les  hauts  faits  de  Man- 
drin ,  qui  y  j:)érit  sur  l'échafavid,  ont  encore  laissé 
un  long  souvenir  dans  le  pays. 

Autour  de  la  ville  règne  une  élévation  circulaire 
qu'on  croiroit  être  l'ouvrage  des  hommes.  Les  envi- 
rons sont  agréables  et  vivifiés  par  des  sources  que 
des  canaux  conduisent  dans  les  prairies.  Un  de  ces 
canaux,  h  Charan ,  a  une  ouverture  si  large  ,  qu'un 
homme  d'une  taille  ordinaire  peut  s'y  tenir  debout  ; 
il  est  digne  des  Romains  :  il  est  pourtant  moins 
ancien  que  le  canal  de  Contant  ;  celui-ci  conduit  les 
eaux  qui  arrosent  la  ville. 

Auprès  de  Valence,  est  un  château  avec  un  parc 
appelé  le  Valentin  ;  il  appartenoit  aux  ducs  de  Va- 
ientinois  au  temps  où  le  pays  étoit  sous  leur  dépen- 
dance. 

Valence  est  la  patrie  du  Jésuite  Sautel,  assez  bon 
poëîe  latin  moderne.  / 


p4  CHAPITRE    XL. 

Sur  l'autre  rive  du  Rhône ,  en  face  de  Valence , 
s'élèvent  la  tour  et  la  célèbre  côte  de  Saint-Pémy^ 
où  croît  le  vin  du  même  nom  ;  on  y  communique 
par  une  traille  qui  sert  à  traverser  le  fleuve  (  i  ) . 


(i)  Il  y  a  dans  le  Voyage  pittoresrjvf  de  la  France,  D-auphiné, 
n.°  2  1  ,  une  jolie  gravure  qui  représente  ce  passage;  on  y  voit 
aussi  la  forme  des  barques  qui  servent  à  naviguer  sur  le  Rhône. 


9> 


CHAPITRE  XLÏ. 

DÉPART  de  Valence.  —  Saint-PérAY.  —  ChÂteau- 
NEUF.  —  Mont-Chavate.  —  La  Voute.  —  La 
Paillasse.  —  Pierre  milliaire.  —  LiVRON.  —  I  ont 
de  marbre.  —  La  Drôme.  —  LaurioL.  —  MoN- 
TELIMART.  —  Tripoli.  —  Basaltes. 

JVi.  DesCORCHES,  préfet  du  département  de 
ia  Drôme,  vouloit  nous  retenir;  mais  nos  momens 
étoient  comptés,  et  l'instant  où  nous  n'avions  plus 
rien  à  voir  étoit  toujours  pour  nous  celui  du  départ: 
nous  voulions  aller  coucher  à  Montelimarî  ,  d'où 
nous  espérions  nous  rendre  à  Die ,  ville  qui  possède 
beaucoup  d'inscriptions. 

II  étoit  quatre  heures  et  demie  lorsque  nous  quit- 
tâmes Valence.  On  passe  devant  ia  prison  :  on  a  k 
sa  droite  Saint- Péray,  dont  le  nom  rappelle  des  idées 
plus  gaies  aux  amateurs  du  bon  vin,  et  Châteauneuf; 
cette  demeure  est  bâtie  sur  un  rocher  ,  et  présente 
un  aspect  très-pittoresque  :  devant  soi  l'on  voit  ie 
Mont-Chavate  ,  qui  se  montre  ainsi  à  chaque  détour 
du  Rhône ,  et  qui  a  de  loin  la  forme  d'une  pyramide 
d'Egypte.  On  laisse  sur  ia  rive  droite  le  château  et 
la  petite  ville  de  la  Voute:  là,  ie  Rhône  fait  un  dé- 
tour, où  le  courant  a  une  grande  rapidité.  A  sir 
heures  et  demie,  nous  étions  devant  l'embouchure 
de  la  Drôme. 


^6  CHAPITRE    XL  I. 

Avant  d'arriver  à  Livron  ,  à  six  milles  de  \"a- 
lence  ,  ceux  qui  font  la  route  par  terre  relayent  à 
la  Paillasse.  A  droite  ,  on  voit  ia  petite  ville  de 
Livron  ,  qui  est  bâtie  sur  une  colline  près  de  la 
Drôme. 

Cette  rivière,  qui  donne  son  nom  au  département, 
prend  sa  source  dans  les  Alpes  du  Dauphiné;  elle 
déborde  très -souvent,  et  répand  sur  le  sol  une 
grande  quantité  de  sable  mêlé  de  parties  calcaires. 
Autrefois  les  voyageurs  qui  alloient  de  Lyon  à  Mar- 
seille, étoient  souvent  obligés  d'attendre  deux  ou  trois 
jours  pour  la  passer  :  on  a  construit  dessus  un  pont 
de  marbre  de  trois  arches,  qui  ont  la  figure  d'un 
demi-cercle;  il  est  bâti  avec  beaucoup  de  solidité. 
La  Drôme  n'est  pas  navigable  ,  à  cause  des  rochers 
dont  son  lit  est  embarrassé. 

De  Livron  à  Lauriol ,  on  traverse  plusieurs  ruis- 
seaux sur  des  ponts  ou  à  gué  ;  nous  vîmes  de  loin , 
sur  notre  gauche,  cette  dernière  ville,  qui  aune  mau- 
vaise apparence,  mais  qui  est  pourtant  assez  consi- 
dérable. C'est  la  demeure  de  M,  Faujas  de  Saint- 
Fond,  à  qui  ses  travaux  sur  les  volcans  du  Dauphiné 
et  du  Vivarais,  et  sur  la  géologie  en  général,  ont 
acquis  une  juste  célébrité. 

Il  étoiî  neuf  heures  quand  nous  arrivâmes  à  An- 
cone ,  après  avoir  passé  plusieurs  courans  très-rapides. 
Nous  desirions  nous  rendre  à  Die ,  et  l'on  nous  avoit 
assuré  que  nous  trouverions  plus  de  facilité  pour  ce 


CHAPITRE    XLi.  i^J 

voyage  k  Montelimart  qu'à  Ancone.  li  faisoit  un 
temps  superbe  ;  ia  lune  nous  éclairoit  :  nous  nous 
rendîmes  à  pied  à  Montelimart,  où  nous  arrivâmes 
à  dix  heures  ,  et  où  nous  logeâmes  à  ï hôtel  des 
Princes. 

Montelimart  doit  son  nom  aux  Adhémar  ,de 
Monteil,  qui  en  avoient  la  souveraineté.  Il  s'appe- 
ïoit  en  latin  Montelium  Adhemarî ,  dont  on  a  fait 
Aiontelimart, 

Dès  la  pointe  du  jour  nous  visitâmes  la  ville, 
que  nous  eûmes  bientôt  parcourue,  quoiqu'elle  soit 
assez  considérable.  Elle  est  bien  bâtie,  et  située  au 
pied  et  sur  le  penchant  d'une  colline.  Au-dessous  de 
ses  murs ,  se  réunissent  le  Roub'ion  et  le  Jabron ,  qui 
vont  ensuite  mêler  leurs  eaux  paisibles  avec  les  flots 
majestueux  du  Rhône  :  leurs  bords  sont  animés  par 
de  rians  paysages.  Les  montagnes  qui  entourent  la 
ville  forment  un  cercle ,  dont  le  Rhône  paroît  être  la 
corde  (i).  Les  dehors  offrent  des  sites  agréables  et 
variés  :  ici  ce  sont  des  coteaux  chargés  de  vignes, 
de  mûriers  et  d'oliviers  ;  là  des  plaines  remplies 
d'arbres  k  fruit  et  d'orangers  :  ici ,  il  y  a  des  mois- 
sons ;  ailleurs ,  des  prairies.  Le  climat  est  doux  ;  les 
orangers  viennent  en  pleine  terre  dans  les  jardins.  La 
vallée  contient  une  grande  quantité  de  tripoli  ;  on 


(i)  li  y  a  dans  \t  Voyage  pittor(sqiit  de  la  France,  Dauphiné, 
n.°  9,  une  vue  de  Montelimart, 

Tome  IL  G 


j)8  CHAPITRE    XLl. 

y  trouve  des  iî?orceaux  de  basalte  de  difTerentes 
grosseurs,  et  qui  ,  sans  doute,  ont  été  apportés  par 
Je  Rhône  ,  puisqu'il  n'y  a  aucune  trace  de  volcans. 
-Ce  lieu  est  très-favorable  pour  les  observations  d'his- 
toire naturelle  ;  le  voisinage  du  Vivarais  et  du  Vêlai 
ie  rend  encore  plus  intéressant. 

Monteliniart  est  la  première  ville  de  France  où 
s'est  établie  la  religion  réformée  :  on  y  compte 
encore  un  grand  nombre  de  protestans  ;  il  y  en  a 
parmi  les  familles  les  plus  distinguées. 

Les  femmes  sur-tout  ont  témoigné  leur  zèle  pour 
leur  croyance.  On  montre  encore  aujourd'hui  la 
statue  mutilée  de  Alargot  de  Lay  [Marguerite  de 
Lage],  qui  défendit  les  remparts  où  la  brèche  étoit 
ouverte,  tua  de  sa  main  un  des  principaux  assiégeans, 
Je  comte  Ludovic,  et  ramena  les  vainqueurs  dans  la 
ville,  après  avoir  laissé  un  bras  sur  le  théâtre  de  sa 
gloire. 

On  boit  à  Montelimarl  un  vin  blanc  qu'on  ap- 
pelle clairette  de  Die  ;  il  a  un  goût  aigrelet  et  il  mousse 
comme  le  vin  de  Champagne.  Les  prairies  donnent 
des  produits  considérables  ;  mais  l'industrie  se  porte 
sur-tout  vers  l'éducation  des  vers  à  soie  et  la  culture 
du  mûrier.  II  y  a  plusieurs  fabriques  de  soie  ;  elles 
sont  fort  anciennes.  Rabelais  fait  l'éloge  des  maro- 
quins  de  Montelimart. 

Cette  ville  a  produit  quelques  hommes  de  lettres. 
C'est  dans  ses  murs  qu'est  né  un  jurisconsulte  estimé 


CHAPITRE    XLÎ.  pp 

(dans  son  temps,  François  Barry  (  i  ) ,  dont  on  raconte 
une  anecdote  singulière.  Il  travailloit  un  jour  dans 
son  cabinet,  lorsqu'un  enfant  y  entra  pour  prendre 
du  feu  ;  il  n'avoit  ni  pelle  ni  pincettes  ,  ni  aucun 
instrument  pour  en  emporter  :  Barry  voit  cet  enfant 
étendre  sur  sa  main  un  lit  de  cendres  froides  ,  et 
placer  dessus  le  charbon  ardent.  Étonné  de  la  res- 
source qu'un  enfant  avoit  trouvée  dans  son  esprit, 
îe  savant  voulut,  dit-on,  brûler  ses  livres.  Il  est  pro- 
bable qu'il  n'avoit  pas  réellement  cette  volonté  , 
mais  que  ce  fut  par  cette  expression  qu'il  témoigna 
sa  surprise  d'un  procédé  si  simple,  et  que  les  hommes 
les  plus  instruits  n'auroient  peut-être  pas  imaginé. 
C'étoit  à  tort  qu'on  nous  avoit  conseillé  d'aller  k 
Die  par  Montelimart  ;  le  chemin  est  plus  long  de 
ce  côté  et  plus  difficile  ,  et  nous  fûmes  obligés 
de  renoncer  à  notre  projet. 

(i  )  Auteur  du  Traité  de  Successionibiis ,  qui  a  paru  en  1 6 1 5  in-fo^ 


G    2 


100 


CHAPITRE    XLII. 

Acunum ,  Ancone.  — Lit  du  Rhône.  — RocHEMAURE. 

—  Le  Theil.  —  Vivarais.  —  Basalte.  —  Viviers. 

—  Inscriptions.  — Alaric.  —  Colonnes  milliaires. 

IN  OU  S  allâmes  regagner  noire  barque  à  Ancone: 
là,  le  Rhône  fait  un  coude,  et  le  rivage  présente  un 
véritable  amphithéâtre  ,  un  lieu  destiné  pour  une 
naumachie.  On  pourroit  croire  que  le  nom  ^Ancone 
dérive  d'un  mot  grec  et  signifie  ici  coude  ;  mais  c'est 
une  corruption  du  mot  Acunum  ,  par  lequel  ce  lieu 
est  désigné  dans  la  Table  Théodosienne. 

II  étoit  cinq  heures  et  demie  quand  nous  y  arri- 
vâmes :  le  vent  étoit  excellent,  et  nous  comptions 
descendre  de  bonne  heure  au  Pont  du  Saint-Esprit  , 
pour  nous  rendre  de  là  à  Orange. 

Le  Rhône  couloit  autrefois  à  l'ouest  de  Monte- 
îimart  ;  du  moins  c'est  ce  que  l'on  conjecture  par  le 
banc  vaste  et  profond  de  cailloux  roulés  qu'on  y 
observe  et  qui  s'étend  jusqu'au  Roubion  :  mais  on  ne 
peut  déterminer  par  quel  événement  il  a  changé 
de  lit. 

En  doublant  la  pointe  d' Ancone ,  nous  eûmes  en 
face  les  trois  magnifiques  rochers  de  lave  qui  sont 
sur  la  rive  droite  du  Rhône,  à  un  quart  de  lieue  de 
JRochemaare  :  nous  descendîmes  pour  les  voir  de  plus 


CHAPITRE    XLII.  ICI 

près.  Ces  trois  belles  buttes  basaltiques  sont  rangées 
de  front ,  et  rapprochées  les  unes  des  autres  ,  mais 
isolées  et  détachées  de  la  montagne  calcaire  contre 
laquelle  elles  paroissent  collées.  Ces  trois  monticules 
renferment  des  objets  intéressans.  On  s'y  rend  par 
un  chemin  qui  mène  à  un  hameau  très-agréable  , 
nommé  les  Fontaines ,  assis  au  pied  d'une  montagne 
couverte  de  vignobles  ,  d'oliviers  toujours  verts  , 
exposés  aux  premiers  rayons  du  soleil  levant  ;  des 
plantations  ,  des  prairies ,  des  jardins ,  animent  ce 
superbe  tableau  :  le  paysage  est  encore  enrichi 
par  une  perspective  étendue,  dont  le  premier  plan 
oifie  le  plus  grand  fleuve  de  la  France  méridionale; 
le  second  ,  la  ville  de  Montelimart ,  des  coteaux 
chargés  de  vignes  et  de  fruits  de  toute  espèce  , 
quelques  villages  de  Provence ,  et ,  dans  le  lointain , 
la  chaîne  des  Alpes.  La  plus  considérable  de  ces 
buttes  est  taillée  à  pic  dans  presque  tous  les  sens,  et 
a  trois  cents  pieds  d'élévatioji  ;  les  deux  autres , 
moins  élevées  ,  ne  sont  accessibles  que  d'un  côté  : 
toutes  trois  sont  d'un  basalte  noir  très-dur  ,  tantôt 
disposé  en  grandes  masses  irrégulières  ,  jointes  et 
adhérentes  ,  tantôt  formé  en  colonnes  imparfaites. 
La  base  de  ces  trois  cônes  porte  sur  des  matières  cal- 
caires en  éclats  ;  et  l'on  y  trouve  quelques  cailloux 
roulés  et  des  silex  de  la  nature  des  agates.  Ces  buttes 
isolées  n'ont  aucune  attenance  avec  des  courans  de 
lave  ;  ce  qui  fait  présumer  à.  M.  de  Faujas ,  de  qui 

G3 


102,  CHAPITRE    XLir. 

j'emprunte  cette  description  (i)  ,  qu'elles  ont  été 
poussées  et  élevées  subitement  hors  de  terre  par  ies 
eïForts  de  deux  cratères  supérieurs  ,  ceux  de  Roche- 
maure  et  de  Chenavaii.  Lk ,  on  peut  faire  une  beile 
collection  de  basaltes ,  avec  des  accîdens  irès-remar- 
tjuables. 

Bientôt  après  nous  vîmes  Rochemaure  ,  dont  les 
TOÎries,  assises  siir  des  rochers  basaltiques,  présentent 
un  aspect  très  -  pittoresque  ;  elles  paroissent  sus- 
jyendues  sur  un  amas  de  basaltes  înciin'és  à  l'hori- 
zon. Ce  château  appartenoit  autrefois  au  prince  de 
Soubise  (2). 

Le  bourg  et  la  petite  ville  deRodiemâure  ne  sont 
qu'à  cinq  ou  six  cents  pas  des  trois  buttes  (3)  ;  une 
partie  des  maisons  est  située  au  bas  de  la  montagne  , 
tandis  que  l'^autre  est  disposée  en  amphithéâtre  sur 

(i)    Volcans  éteints  du  Vîi/arais,  Tpzge  26 (). 

(z)  M.  Faujas  de  Saint-Fond,  dans  ses  Recherches  siir  les 
volcans  éteints  du  Vivarais ,  pi.  H  ,  page  271,  a  donné  une  vue 
de  ce  singulier  château.  H  y  en  a  aussi  plusieurs  dans  le  Vuyage 
pittoresque  de  la  France  :  \°  Vue  des  trois  rochers  de  lave  à  uti 
quart  de  lieue  de  Rochemaure,  sur  le  bord  du  Rhône,  en  remon- 
tant le  fleuve.  Dauphine,  n°  22.  —  3.°  Vue  des  ruines  du  château 
de  Rochemaure,  sur  la  montagne  qui  a  vomi  ies  laves  de  pozzo- 
îane  de  ces  cantons;  et  vue  du  Rhône,  qui  s'est  fait  un  passage 
%  travers  cette  montagne  près  de  Viviers.  Vivarais,  n."  2.  -^ 
Vue  d'une  portion  de  rochers  de  basalte  en  prismes  rentiers 
inclin'îs  à  l'horizon,  sur  lesquels  fut  bâti  le  château  de  Roche- 
maure auprès  du  Rhône.  Uid.  n."  ^. 

^'(3)  M,  DE  Faujas,  Volcans  e'téints du  Vivarais,  I,  270. 


CHAPITRE    XLII.  10 3 

îa  hauteur.  II  y  a,  dans  le  bourg  même ,  une  grande 
butte  de  basalte  ,  qui  a  également  traversé  les  ma- 
tières calcaires.  Sur  la  sommité,  l'on  voit  encore  les 
débris  d'une  espèce  de  fort  perché  d'une  manière 
pittoresque.  Plusieurs  maisons  qui  environnent  ie 
château,  sont  fondées  sur  la  iave  ;  les  petites  colon- 
nades de  basalte  forment,  d'une  manière  très-singu- 
lière ,  l'escalier  et  le  perron  de  quelques-unes  de  ces 
habitations  :  d'autres  maisons  sont  adossées  contre 
des  masses  inclinées  de  laves;  les  fenêtres  ,  les  portes , 
sont  encadrées  dans  de  gros  prismes  réguliers  de 
basalte  ;  la  lave  en  table  y  est  employée  pour 
figurer  des  espèces  d'avant-toits  :  enfin  toutes  ces 
maisons,  placées  en  amphithéâtre  dans  des  débris 
de  ruines  volcaniques,  présentent  à  i'oeil  un  tableau 
très-piquant.  Le  château  n'est  qu'à,  trente  pas.  Il 
devoit  être  immense  :  il  est  fortifié  par  des  masses 
escarpées  de  basalte  et  par  des  murs  fort  élevés  , 
d'une  grosseur  considérable  ;  on  y  entre  par  de  larges 
avant-cours.  Mais  tout  n'est  que  ruine  et  confusion: 
ici  sont  les  débris  d'une  salle  d'armes  ;  là  est  une 
chapelle  :  on  voit,  d'une  paît,  des  citernes  ,  des  pui- 
sards, des  cachots  ,  une  espèce  d'antre  où  l'on  frap- 
poit  la  monnoie  ;  de  l'autre  ,  des  salles  d'appareil , 
des  chambres  spacieuses.  Tout  est  grand  ,  tout  est 
vaste  ;  mais  tout  porte  l'empreinte  des  ravages  du 
temps. 

Le  donjon  est  bâti  sur  k  sommité  inaccessible 

G  4 


I04  CHAPITRE    XLII. 

d'une  butte  basaltique ,  escarpée  de  toutes  parts  ;  près 
de  là  est  un  cratère  dans  lequel  on  peut  descendre  à 
une  profondeur  de  près  de  quatre  cents  pieds.  On 
distingue  du  château  le  beau  volcan  de  Chenavari  ; 
mais  nous  ne  pûmes  nous  éloigner  de  notre  route 
pour  aller  le  visiter. 

Sur  le  bord  mèine  du  fleuve ,  au  pied  de  la  mon- 
tagne, est  ie  village  du  Theil. 

Le  vent  commença  bientôt  à  souffler  plus  forte- 
ment ;  ii  nous  porta  avec  une  grande  rapidité  sur  un 
bateau  chargé  de  marchandises  :  nos  matelots  eurent 
cependant  le  temps  de  prévenir  le  choc  ;  mais  l'effroi 
et  la  pâleur  que  nous  remarquâmes  sur  leur  "visage, 
nous  firent  assez  connoître  que  ce  choc  auroit  pu  être 
suivi  de  quelque  danger  (i). 

Bientôt  nous  vîmes  un  joli  château  ,  également 
situé  sur  le  bord  du  fleuve,  au  pied  d'une  butte  ba- 
saltique ;  nous  voguâmes  quelque  temps  entre  des 
sites  pittoresques  et  des  plantations  de  mûriers  qui 
bordent  le  fleuve.  A  sept  heures  et  demie  ,  nous 
étions  près  de  la  petite  ville  de  Viviers  ,  où  nous 
descendîmes. 

Autrefois  le  courant  du  Rhône  passoit  au  pied  des 
murs  de  la  ville  ;  aujourd'hui  il  en  est  éloigné  à- 
peu-près  d'une  portée  de  fusil.  Il  s'est  forme  une 
île  entre  le  rivage  de  Viviers  et  le  grand  courant 

(i)  Sufrà,  p.  3. 


CHAPITRE    XLII.  lOJ 

actuel  ;  le  petit  canal  entre  cette  île  et  Viviers 
n'est  pas  toujours  navigable.  L'ancien  lit  du  Rhône , 
sur  lequel  nous  passâmes ,  est  couvert  de  cailloux  , 
parmi  lesquels  il  y  en  a  un  grand  nombre  de  volca- 
niques. On  y  trouve  de  grands  morceaux  de  basalte 
rouJés  et  plusieurs  pierres  ponces.  Les  murs  des 
jardins  sont,  en  grande  partie,  construits  en  basalte; 
il  en  est  de  même  du  pavé  des  rues. 

M.  Flaugergues,  juge  de  paix  h.  Viviers,  chez 
qui  nous  nous  rendîmes  d'abord  ,  est  le  fils  de 
M.  Honoré  Flaugergues  ,  qui  a  montré  des  con- 
noissances  étendues  en  physique,  en  histoire  naturelle 
et  en  astronomie  (  i  )  :  lui-même  est  un  des  corres- 
pondans  les  plus  actifs  de  mon  savant  confrère  M.  de 
Lalande  ;  il  a  fait  un  grand  nombre  d'observations 
astronomiques  qui  sont  consignées  dans  la  Connois- 
sance  des  temps.  Nous  vîmes  dans  son  cabinet  une 
mosaïque  grossière,  mais  antique,  représentant  un 
Faune  couronné  de  lierre  et  tenant  le  pedum  ;  deux 
petits  vases  de  bronze ,  également  antiques ,  qui  ont 
été  trouvés  dans  les  environs  ;  et  une  collection  de 
minéraux  du  pays,  qui  a  été  formée  par  M.  Flau- 
gergues le  père. 

Ce  savant  aimoit  aussi  l'étude  de  l'antiquité  : 
nous  vîmes  dans   le  mur  de  son  cabinet  quelques 


(i)  Lalande,  Bibliographie  astronomique ,  633  et  651. 


lO^  CHAPITRE     XLII. 

inscriptions  qu'il  y  avoit  fait  sceller;  les  voici  fidèle- 
ment copiées;  elles  sont  inédites: 


D     M 
castIrciae 

SECVNDAl 

DOMITIVS 

LICINIANVS 

MATRi 

Çarissimae 


L'union  des  lettres  I  et  R  dans  le  mot  CASTricj^  , 
la  lettre  3  retournée  dans  iemot  SECUNDO  ,  et  ïa 
singulière  forme  du  K  dans  karissim^e  ,  sont  les 
choses  remarquables  que  cette  inscription  présente. 


IN    HOC   TOMOLO 

REQVIESCET'     BON 

EMORIAE    SeVERVS 

LECTVR  ENNOCENS 

QVI  VIXITIN  PAGE  AN 

NLS  TREDECE  oBlIT  D 

ECIMO     KAL     DECEMB 

RES 

Dans  ce  tombeau  repose  Seveyus  Lectur ,  qui  a  vécu  treize  ans  dans 
l'innocence  et  la  paix ,  et  fjui  est  mort  le  X  des  calendes  de  décembre. 

Cette  inscription  n'offre  de  remarquable  que  le 


CHAPITRE    XLIÎ.  107 

renversement  de  l's  dans  le  mot  SEVERUS ,  et  l'emploi 
de  I'e  pour  Tl  dans  les  mots  ennocens,  REQUIES- 
CET ,  TREDECE,  pour  JNNOCENS ,  REQUIESCIT, 
TREDECIM  :  l'expression  DECEMBRES  se  trouve 
dans  les  monumens  du  bon  temps.  On  voit  éga- 
lement dans  la  suivante  le  mot  dees  pour  dies.  11  est 
singulier  qu'on  ait  exprimé  le  jour  du  mois  de  la 
mort  du  bon  Lectur  sans  en  indiquer  l'année. 


HIC  REQvIIS 
CET  IN  PACE 
lAC  DOMNO 
LYS  QVI  VI 
XIT  A  N  N  VS 
XXXVIIII  ET 
DEESllI  OBllT 
lu  F  M  AI  AS 
xIireG)  DOM 
n  i  a  la  ri  ci 


Cette  inscription'  est  plus  curieuse  que  la  précé- 
dente :  elle  nous  apprend  que  Jacques  Domnoliis, 
après  avoir  vécu  trente-neuf  ans  et  trois  jours ,  est 
mort  le  III  des  tiilendes  de  mai  ,  dans  la  douzième 
année  du  règne  d'Alaric  II.  On  n'est  pas  d'accord 
sur  le  temps  précis  où  ce  règne  a  commencé  ;  les 
auteurs  de  l'Histoire  du  Languedoc  1  1  )  pensent  que 


(i)  Histoire  du  Languedoc,  I,  1 661 ,  col,  I,  663. 


108  CHAPITRE    XLII. 

ce  fut  dans  l'année  484-  Domnolus  seroit  donc 
mort  le  ap  avril  49  5  :  il  est  probable  qu'il  étoit 
catholique  ;  son  épitaphe  ne  nous  seroit  pas  par- 
venue s'il  eût  été  attaché  k  i'arianisme. 

On  remarque  dans  ces  inscriptions  ies  désinences 
barbares  et  la  corruption  que  le  mélange  des  Visi- 
goths  avec  les  Gaulois  devenus  Romains  avoît  intro- 
duites dans  la  langue  iatine ,  qui  étoit  alors  la  langue 
de  ces  contrées. 

C'est  le  seul  monument  que  je  connoisse  du  règne 
d'AIaric ,  et  l'unique  inscription  où  la  date  soit 
établie  d'après  l'année  de  son  règne  ;  usage  qui  se 
remarque  sur  les  plus  anciens  diplômes  de  la  pre- 
mière race. 

M.  Flaugergues  étoit  en  conespondance  avec 
M.  Séguier  de  Nîmes  :  j'ai  trouvé,  parmi  ses  lettres 
à  ce  dernier ,  la  copie  de  quelques  inscriptions 
de  colonnes  milliaires  qu'il  avoit  copiées  dans  ies 
environs  de  Viviers  ;  je  crois  utile  de  les  consigner 
ici ,  parce  qu'elles  sont  inédites. 


\ 


IMP   CAES 
t.aeLo  HADR 
avcaîToNn 
Pio     P  P 

TRIB    POT  VII 
COS      III 
M    P    VI  III 


IMP  TITO 

AELI0 

HA 

DRIANO 

AT 

T  0  N  I 

N  O 

AVG  PIC 

)    PP 

TRIB    . 

POT 

VI     COS 

III 

CHAPITRE    XLII. 


fop 


IMP     TITO 

AELIO 

H  A 

D  R  I  iV 

N 

T  O    N    I 

N   0 

A  VG       ï 

I  O 

PP  TRIB 

POT 

VII     COS 

III 

M    .    P    . 

XXI 

IMP  CAES. 

T  AELIO  I-ADR 
AVG  ANTONIN 
P    I    O  P    P 

TRIB    POT    VII 

COS     .     m 

M.         P.         VI 


Ces  quatre  inscriptions  appartiennent  toutes  aux 
années  6  et  7  du  règne  d'Antonin  ,  1 43  et  1 4-4  de 
notre  ère  ;  elles  marquent  des  distances  de  six  mille, 
de  neuf  mille  et  de  vingt-un  mille  pas:  mais  comme 
on  ne  sait  où  elles  étoient  placées  ,  on  ne  peut  savoir 
les  distances  respectives  qu'elles  déterminoient. 

Les  pierres  milliaires  ne  sont  intéressantes  que 
sur  les  lieux  où  elles  ont  été  primitivement  placées  : 
cependant  les  paysans  les  dégradent,  ou  s'en  empa- 
rent pour  leurs  constructions  ;  le  temps  en  détruit  les 
inscriptions.  Il  y  auroit  un  moyen  facile  de  conserver 
ces  pierres  et  de  faire  reconnoître  leur  ancienne  posi- 
tion ,  qui  peut  être  très-utile  pour  l'étude  de  la  géo- 
graphie ;  ce  seroit  de  les  déposer  dans  le  chef-  lieu 
voisin ,  et  de  mettre  à  leur  place  une  pierre  moderne, 
sur  laquelle  l'inscription  seroit  restituée. 


i  lO 


CHAPITRE    XlII. 


D 


M 


ET      MEMO 
R  I  A  E  I  A 

N  V  A  R  I  I 
HELVINI     FI 
L  I  I       A  L  B  I 
NI    FRATRIS 
INCOMPARAB 


Cette  inscription  appartenoit  au  marquis  de  Jo- 
viac  ;  elle  a  été  trouvée  entre  Aps  et  Méias  ,  au 
milieu  d'un  petit  ruisseau  où  les  eaux  l'avoient 
portée  (i). 

Le  frère  de  M.  Flaugergues  nous  accompagna 
pour  nous  faire  voir  l'église,  qu'on  nous  avoit  dit  être 
remarquable  par  sa  voûte  en  mosaïque  :  cette  voûte 


(i)  C'est  ainsi  que  cette  inscription  est  rapportée  dans  les 
lettres  de  M,  FLAUGEBGUESàM.  SÉGUIER.  LXNCELOT,  Académie 
des  belles-lettres ,  VII,  Hist.  236,  et  MURATORI  ,  t.  II ,  MCDLXX  , 
n.°  5  ,  l'ont  publiée  d'une  manière  différente. 


C  M  A  P  I  T  R  E     X 1. 1  î.  III 

n'est  point  en  véritable  mosaïque  ;  mais  seulement 
les  pierres  dont  elle  est  construite  ,  sont  placées  de 
manière  k  former  des  corn  par  timens. 

M.  Flaugergues  nous  conduisit ,  hors  de  la  vilîe, 
à  une  maison  située  le  long  du  grand  chemin  qui 
conduit  à  l'archevêché  et  au  bord  de  l'eau.  Devant 
cette  jnaison  est  couché  un  reste  de  co'onne  milliaire 
qui  servoit  autrefois  de  support  au  bénitier  de  ia 
chapelle  des  pénitens.  L'inscription  est  très-dégra- 
dée;  nous  la  lavâmes,  et  nous  découvrîmes  seulement 
ie  nom  de  Valérien. 


VALKF 

ÎANO 

PIAVG 

NEPO 

CON 

V 

Les  rues  de  Viviers  sont  étroites  ;  la  plupart  ne 
sont  point  pavées,  mais  couvertes  d'une  énorme  quan- 
tité de  buis  que  chacun  étend  devant  sa  porte  ,  et 
qu'on  regarde  comme  un  excellent  engrais  :  les  murs 
des  maisons  ont  tous  une  teinte  noirâtre,  due  aux 
fragmens  de  basalte  dont  ils  sont  bâtis  ;  ce  qui  con- 
tribue à  augmenter  la  tristesse  de  ces  sombres  habi- 
tations. L'évêché  et  ie  séminaire ,  placés  hors  de  la 


112  CHAPITRE    XLII. 

ville ,  sont  les  deux  seuls  édifices  remarquables  :  ïe 
premier  est  destiné  à  la  Sénatorerie  ;  l'autre,  à  ia 
Légion  d'honneur.  Mais  si  l'intérieur  de  Viviers  est 
triste,  sa  position  est  agréable  (i) ,  et  ses  environs 
sont  rians.  A  chaque  pas  on  rencontre  ou  des  témoi- 
gnages historiques  du  séjour  des  Romains  dans  cette 
contrée,  ou  des  preuves  des  grandets  révolutions  que 
le  globe  a  éprouvées  :  le  naturaliste  ,  l'antiquaire,  le 
physicien,  peuvent  y  occuper  leurs  loisirs  ;  la  prome- 
nade ,  la  chasse  et  la  pêche  offrent  d'autres  plaisirs  à 
ceux  à.  qui  l'étude  ne  présente  aucun  charme. 

Dans  les  décombres  à'Alba  Hehiorum  [Aps],  on 
a  découvert  cette  inscription  ,  qui  n'a  pas  encore 
été  publiée  : 


L    PI  N  ARIO 
OPTATO 
CVLTORI  LARVM 
S  EX   ANTONI 
MANSVETI  ET 
L   VALEk    RVFINI 


Chaque  famille  a  voit  ses  dieux  lares  ;  ils  étoient 


(i)  H  y  a  une  vue  de  Viviers,  prise  au  sud-sud-est,  dans  le 
Voyage  pittoresque  de  la  France,  tome  II,  VivaraiSj,  n."  i. 

renfermés 


CHAPITRE    XLII.  1  13 

renfermés  dans  une  espèce  de  petite  chapelle  par- 
ticulière appelée  laraire.  On  portoit  ces  images  à  la 
guerre  et  dans  les  voyages  ;  des  esclaves  étoient 
chargés  de  les  soigner,  de  Içs  parer  de  fleurs  dans 
les  solennités  ,  et  principalement  dans  les  Com- 
■pitalia  et  les  Laralia  ,  fêtes  qui  ieur  étoient  con- 
sacrées. Ceux  à  qui  ce  soin  étoit  spécialement 
confié  ,  recevoient  le  nom  de  cultores  lariim.  Les 
cultures  des  images  et  des  lares  de  la  maison  d'Au- 
guste formoient  un  collège  particulier ,  ainsi  que 
l'attestent  plusieurs  inscriptions  (  i  }.  Ici  Pinarius 
Optatus  est  cultor  des  lares  de  Sextus  Ant^ninus 
Mansuetus  et  de  Lucius  Valerius  Rufinus  :  c'étoient 
sûrement  les  personnages  les  plus  considérables  de 
ïa  contrée.  Je  ne  connois  pas  d'autre  exemple  d'un 
monument  qui  rappelle  le  nom  du  cultor  des  lares 
de  simples  particuliers. 

On  croit  communément  que  Viviers  est  situé 
dans  l'endroit  où  étoit  Alha  Helviorum ,  appelée  aussi 
Alba  Augusta  ,  la  capitale  des  Helvii  (  2  )  :  mais 
d'Anville  n'adopte  pas  cette  opinion  (  3  )  ;  et  il  place , 
avec  M.  Lancelot  (4),  Alba  Augusta  dans  le  lieu  où 
est  aujourd'hui  Aps ,  à  trois  lieues  de  Viviers.  On  y 


(i)  Fabuetti,  Columna  Tryana,  zo6, 

(2)  Valois,  iVijm/û  G  a//.  245. 

(3)  Notice  de  l'aticiernie  Gaule,  45. 

(4)  Académie  des  belles-lettres,  t.  VJI ,  Hist.  235. 

Tome  IL  H 


I  l4  CHAPITRE    XLII. 

rencontre  beaucoup  de  débris  d'antiquités  ;  i'inscrîp- 

tion  suivante  (  i  )  y  a  été  trouvée  : 


D       M 

PARD V  LE 

POSIT   ME 

MORIAM 

SILVINVS 

EVTYCHEAE 

MERENTISSIME 


La  manière  dont  les  deux  noms  propres  pard  ule 
et  EUTiCHEyE  sont  séparés ,  est  singulière.  Nous 
avons  déjà  vu  des  exemples  fréquens  de  i'E  employé 
pour  JE.  PosiT  est  ici  pour  posuit. 

La  petite  ville  de  Viviers  étoit  la  capitale  du 
Vivarais  ,  pays  si  célèbre  par  ses  volcans  ,  dont 
M.  de  Faujas  a  donné  une  belle  description.  Elle 
avoit  un  évêché.  Celui  qui  a  occupé  le  dernier  ce 
siège ,  est  actuellement  employé  à  Paris  dans  une 
bibliothèque  publique.  Pendant  le  cours  de  la  révo- 
lution ,  il  avoit  été  inscrit  dans  la  garde  nationale  : 
un  jour  qu'il  faisoit  son  service ,  on  vint  le  relever 


(i)  MURATORI,  MCDLXXXVII,  14.  LANCELOT,  Académie  d(S 
hlUs-kltres,  t.  VIII,  Hist.  237. 


C  H  À  P  ï  T  R  E     X  L  I  r.  115 

ûe  faction  ;  il  présente  les  armes  à  celui  qui  va 
prendre  sa  place,  et  s'approche  pour  lui  donner  la 
consigne  ;  ce  remplaçant  étoit  son  ci-devant  vicaire 
général. 

Le  nom  de  Viviers  est  connu  depuis  très-long- 
temps ;  on  le  trouve  dans  des  monumens  du  vi." 
siècle  :  c'est  le  mot  Vivarium  ou  Vivaria,  que  l'on  a 
francisé.  Lorsque  Alba  Hdvioruin  eut  été  détruite 
par  les  Vandales  au  commencement  du  v."  siècie , 
Viviers  devint  la  capitale  de  la  contrée,  qui  prit 
alors  le  nom  de  Vivarais  [Vivariensis  pagus ]„ 

Ce  pays,  vu  des  bords  du  Rhône,  présente  une 
rangée  de  montagnes  arides  ,  où  l'on  ne  rencontre 
que  quelques  traces  de  culture.  Quelques  petites 
rivières  se  sont  creusé  un  bassin  entre  ces  mon- 
tagnes :  à  l'embouchure  de  ces  rivières ,  on  trouve 
ordinairement  un  village  ou  une  petite  ville  ;  c'est 
ainsi  que  sont  situés  Viviers  et  Bourg-Saint-Andéol. 


H;a 


1x6 


CHAPITRE  XLIII. 

Bourg-Saint- An DÉOL.   —    Monument  Mithriaque. 

—  Fontaine  de  Tourne.  —  Tombeau  de  S.  Andéol. 

—  Inscriptions  diverses, 

J\.  huit  hetires  et  demie  nous  quittâmes  Viviers  :  à 
dix  heures ,  les  bateaux  passèrent  dans  un  endroit  où 
le  fleuve  est  fortement  agité  à  cause  des  rochers  qui 
sont  sous  l'eau  ;  ce  qui  rend  ce  passage  dangereux  : 
un  quart  d'heure  après  nous  descendîmes  à  Bourg- 
Saint-Andéol. 

Nous  desirions  ardemment  de  voir  le  monument 
Mithriaque ,  dont  Cayhis  a  donné  la  figure  :  il  faut 
traverser  la  ville  ;  on  arrive  alors  sur  une  espèce 
d'esplanade  qui  est  fermée  par  un  rideau  de  rochers  ; 
il  en  sort  une  source  abondante,  appelée  le  Grand- 
Goul  ;  elle  forme  un  bassin  ovale  :  auprès  il  y  en  a 
une  autre  dont  i'eau  se  réunit  dans  un  bassin  circu- 
laire qu'on  prétend  n'avoir  pas  de  fond.  Sur  le  ro- 
cher, derrière  ce  bassin,  k  huit  ou  neuf  pieds  au- 
dessus  du  sol  de  l'esplanade ,  est  le  monument  con- 
sacré au  dieu  Mithras  (i).  C'est  un  bas-relief  carré, 


(i)  Caylus,  Recueil,  III  ,  pi.  XXîII,  a  donné  le  plan  du  lieu 
où  sont  cette  source  et  ce  monument. 


CîIAPÏTîlE    XLIII.  1  17 

qui  a  quatre  pieds  de  hauteur  et  six  de  îargeur  ;  il  est 
taillé  et  sculpté  dans  le  roc  même,  qui  est  calcaire. 
On  voit  au  milieu  /comme  sur  tous  îes  monumens 
de  ce  genre ,  un  jeune  homme  vêtu  d'une  chiamyde 
et  coiffé  d'un  bonnet  phrygien ,  qui  sacrifie  un  tau- 
reau accroupi,  dont  un  scorpion  pique  les  testicules, 
et  qu'un  chien  attaque  et  mord  au  cou  ;  un  serpent 
rampe  dessus,  et  semble  aussi  menacer  ie  pauvre 
animal  :  en  haut,  sur  la  gauche ,  est  la  figure  du  so- 
leil radieux,  k  droite  celle  du  croissant  de  la  lune, 
et  plus  bas  sont  des  rochers  et  une  tablette  de  cette 
forme  Df~~)Cl>  sur  laquelle  on  découvre  une  ins- 
cription très- effacée,  et  que  Caylus  n'a  pas  publiée. 
D'après  une  note  que  j'ai  trouvée  dans  la  biblio- 
thèque de  Nîmes,  parmi  les  papiers  de  M.  Séguier, 
il  paroît  que  cette  inscription  étoit  autrefois  mieux 
conservée ,  et  qu'on  y  iisoit  : 

rj  :i    I  N  y  I    M  I  1'  H  R  l'K  V    M  A  X  S 

M  A  N  N  I    F    VIS   M  O  ?J    ET 

T      rO    M/RSIVS    ME  M.    D.    S.    PP. 


t> 


Les  lettres  qui  manquent  peuvent  être  ainsi  sup- 
pléées : 

Dec  Solï  INVICÎO  MÎTHR^.  MAXSumus 

M  AN  NI  FÏlius  VISU  MONitus  ET 

T  MURSIUS  MEMinus  De  Siio  Posuerunt. 

Au  dieu  Soleil  invincible  A'Iithras ,  Maximus,  fils  de  Afannus; 
averti  par  une  vision,  et  T.  Aiursius  Meminus,  ont  pose  ce  monumeni 
à  leurs  dépens. 

H3 


Tl8  CHAPITRE     XLIII.  j 

Le  P.  Eustache  Guillemeau ,  provincial  àes  Bar- 
nabites,aIepremierfaitconnoître ce  monument  (i)  , 
sans  en  expliquer  l'inscription  (2).  Lancelot,  dans 
îes  Mémoires  de  l'académie  (  3  )  ^  en  a  fait  une  descrip- 
tion si  bizarre  ,  qu'il  est  aisé  de  se  convaincre  qu'il 
ne  l'a  pas  vu ,  et  qu'il  n'a  pas  même  lu  la  disser- 
tation du  P.  Guillemeau.  Cgylus  (4)  a  publié  un 
dessin  qui  lui  avoit  été  communiqué  ;  mais  il  est 
gravé  à  rebours,  et  ne  représente  qvie  très-imparfai- 
tement l'original.  II  n'a  pas  non  plus  tenu  compte 
de  l'inscription.  C'est  pourquoi  j'ai  cru  devoir  en 
donner  une  nouvelle  figure,  /?/.  XXVIII ,  n.°  2. 

Les  habitans  du  pays  croient  que  ce  monument 
représente  un  certain  Turnus ,  lequel ,  selon  la  tradi- 
tion ,  tua  un  énorme  serpent  auprès  de  cette  fontaine , 
qui  fut  appelée ^«?^/«^  de  Turnus ,  et,  par  corrup- 
tion ,  de  Tourne:  mais  il  est  aisé  de  voir  que  ce  monu- 
ment est  relatif  au  culte  de  Mithras. 

Nous  ne  nous  arrêterons  pas  à  ce  culte ,  qui  est 
très-peu  connu ,  quoiqu'il  ait  fourni  matière  à  beau- 
coup de  dissertations  :  il  suffit  de  savoir  que  ,  sous 

(  I  )  Mémoire  sur  un  bas-relief  du  dieu  Mithras ,  trouvé  à  Bourg'- 
Saint  -  Ande'ol  en  Vivarais ,  dans  les  Mémoires  de  Trévoux,  février 
î724,p.  297. 

(2)  H  pense  que  s'il  avoit  pu  la  lire,  il  y  auroit  trouvé  ;  D(0  Sole 
invicto  Mithra. 

(3)  Vil, //«r.  238. 

(4)  Recueil,  tome  III,  pi.  XCIV. 


CHAPITRE    XLIII.  I  Ip 

le  nom  de  Mithras ,  on  adoroit  le  soleil ,  auteur  de 
la  régénération  de  la  nature  et  de  toute  fécondité. 
Ce  cuite  fut  apporté  à  Rome  par  les  soldats  de 
Pompée,  dans  le  temps  des  premières  guerres  des 
Romains  en  Asie  :  aussi  les  monumens  en  sont -ils 
très -multipliés.  Maxsimus  et  Meminus  étoient  des 
initiés  aux  mystères  de  ce  dieu  :  il  leur  étoit  apparu 
en  songe;  et  d'après  les  ordres  qu'ils  en  avoient  reçus , 
ils  firent  ériger  ce  monument,  qui  paroît  être  du 
III/  ou  du  iv/  siècle. 

Ce  curieux  bas-reiief  est  exposé  aux  injures  des 
enfàns,  qui  Je  prennent  pour  but  dans  leurs  amuse- 
mens  ,  et  l'attaquent  sans  cesse  à  coups  de  pierres» 
II  seroit  intéressant  de  le  couvrir  de  volets,  qu'on  n'ou- 
vriroit  que  sur  la  demande  des  étrangers  ou  des  per- 
sonnes qui  desireroient  le  voir ,  et  qui  paieroient  vo- 
lontiers une  petite  rétribution  à  celui  qui  en  auroit  la 
garde. 

Le  quartier  auprès  duquel  est  ce  bas-relief,  est 
occupé  par  beaucoup  de  tanneries  ;  il  y  a  un  moulin 
à  foulon  ,  mis  en  mouvement  par  l'eau  de  la  source 
qui  sort  de  la  grotte  dont  je  viens  de  parler.  Dans 
ie  vallon  où  sont  ces  sources  et  ces  tanneries  ainsi 
que  le  monument  Mithriaque ,  iî  y  a  des  rochers 
immenses  avec  différentes  ouvertures.  Notre  petit 
guide  et  quefques-uns  de  ses  camarades  nous  par- 
lèrent de  beaucoup  de  grandes  excavations  qui  doi- 
vent se  trouver  dans  l'intérieur,  et  qu'ils  appellent 

H  4 


I20  CHAPITRE     XLIII, 

des  églises  dans  le  rocher.  Ils  assurent  y  avoir  été 
et  les  avoir  vues  eux-mêmes,  lis  rampèrent  devant 
nous  sur  le  ventre  pour  pénétrer  dans  une  de  ces 
ouvertures  ;  et  après  avoir  fait  un  tour  dans  l'inté- 
rieur, ils  sortirent  par  une  autre. 

On  faisoit  autrefois  l'épreuve  des  ladres  dans  le 
bassin  ovale  de  Tourne.  On  lit  dans  un  ancien  acte 
que,  le  3  juin  142.2  ,  on  mena  à  cette  fontaine  un 
homme  qu'on  croyoit  être  ladre  ;  on  le  saigna ,  on 
reçut  le  sang  dans  un  vase  qu'on  mit  dans  un  sac , 
et  le  tout  fut  plongé  dans  la  fontaine  :  deux  barbiers 
de  la  ville  furent  nommés  pour  en  faire  la  vérification  ; 
ils  déclarèrent  que  rien  n'avoit  été  corrompu  dans 
cette  immersion ,  et  le  juge  prononça  que  le  prévenu 
n'étoit  pas  ladre. 

Ce  lieu  étoit  appelé,  dans  le  xi."  siècle,  Borga- 
giates  (i)  :  c'est  de  là  que  le  mot  Bourg  s'est  formé. 
S.  Andéol  y  souifrit,  dit-on,  le  martyre,  vers  les  pre- 
miers temps  du  christianisme  ,  sous  Septime  Sévère. 
On  conservoit  encore  dans  la  principale  église  les 
précieux  restes  du  saint  à  qui  la  ville  doit  son  sur- 
nom ;  ils  furent  trouvés,  dit -on,  sous  le  règne  de 
l'empereur  Lothaire  ,  au  milieu  du  X.''  siècle. 
L'église  est  sous  son  invocation,  et  l'on  nous  montra 
le  tombeau  où  ses  dépouilles  ont  été  renfermées.  Ce 


(i)  Burgagiates ,  Dergoiates,  Burglas.  hh^CLLQl ,  Académie  de$ 
èelles- lettres,  Vli ,  a 37. 


CHAPITRE    XLIII.  121 

sarcophage,  qui  étoit  autrefois  sous  l'autel ,  est  actuel- 
lement au  fond  de  la  nef:  il  est  sans  cesse  frotté  par  les 
mains  pieuses  des  fidèles  qui  ont  quelques  vœux  à  for- 
mer ,  et  qui  demandent  l'assistance  du  protecteur  de 
leur  ville.  Il  a  une  couverture  en  forme  de  toit  :  la  face 
antérieure  offre  une  tablette  portée  par  deux  génies 
ailés ,  placés  horizontalement  et  qui  paroissent  voler; 
au-dessus  du  pied  de  chacun  de  ces  génies  est  une 
colombe  qui  a  les  ailes  éployées  :  de  chaque  côté  de 
la  tablette ,  sous  les  mains  des  génies ,  il  y  a  un  lapin  ; 
plus  bas ,  sous  l'un  des  génies  à  gauche ,  il  y  a  un 
arc  et  un  carquois.  Les  petits  côtés  du  sarcophage  sont 
ornés  de  guirlandes  ,  et  ont  à-peu-près  cette  forme  : 


Ces  armes,  ces  simulacres,  ne  conviennent  guère 


1^2  CHAPITRE    XLIIT. 

au  tombeau  d'un  saint  martyr;  et  l'inscription  sui- 
vante, gravée  sur  la  tablette,  atteste  en  effet  que 
ce  tombeau  est  celui  d'un  païen  : 


D.         M. 

TIB.    IVLI.    "VIleRIAN 
S.aSN.  V.  M.  Vil.  D.  VI. 
IVLIVS.  CRAlToR  a? 
TERENTA.  VALERIA 
FILIO    DVLCISSIMO 


H  est  donc  évident  que  ce  monument  a  été  fait 
par  Julius  Crantor  et  Terentia  Va/eria,  pour  Tik 
Julius  Valerianus  leur  fils  ,  qui  est  mort  à  l'âge  de 
cinq  ans  sept  mois  et  six  jours,  Les  restes  de  S.  An- 
déol  n'ont  pu  y  être  déposés  après  son  martyre  :  il  se 
peut  cependant  que ,  lors  de  leur  invention ,  on  les 
ait  renfermés  dans  ce  sarcophage,  qui  étoit  vide; 
mais  du  moins  il  n'a  pas  été  fait  pour  lui. 

Quant  aux  signes  qui  y  sont  accumulés ,  il  paroît 
que  les  génies  qui  portent  l'inscription,  sont  ceux 
de  la  mort  :  l'arc  et  le  carquois  indiquent  la  fin 
prématurée  de  cet  enfant  chéri ,  dont  la  vie  a  passé 
comme  un  trait  ;  les  colombes ,  sa  douceur  et  son  inno- 
cence ;  et  les  lapins  ou  les  loirs ,  le  sommeil  éternel 
qui  s'est  appesanti  sur  lui. 


CHAPITRE    XLIIï:  1^5 

A  la  droite  de  l'entrée  méridionale  de  cette 
église ,  se  trouve  la  pierre  sépulcrale  suivante  ;  elle 
est  renversée  et  brisée  d'un  côté  (  i  )  : 


IFABIVS     ZOILVS     SIBiSC" 
CONSVADVLLIAE    PRI 
VA  E    MARITAE    CARIS.'.' M/ (2) 
.*.•.'.'  H  ABEREMVS    FECIT 


Les  environs  de  Saint-Andéol  sont  assez  agréables , 
quoique  la  ville  ne  soit  guère  plus  belle  ni  plus 
gaie  que  celle  de  Viviers.  Le  port  est  plus  animé  ,  et 
ce  lieu  paroît  avoir  absorbé  le  commerce  dont  Vi- 
viers auroit  dû  s'emparer. 


(i)  Lancelot,  Acadcmie  des  belles  -  lettres ,  VII  ,  Hist.  237; 
MURATORI,  MCCCXLI,  8. 

(2;  CONSUADULLIM  PRîmhiVyE  MARITJE  CARISsÎMct.  Le 
mot  marita  pour  uxor  a  été  employé  plusieurs  fois  par  Ovide  et 
par  Horace. 


ï  24 


CHAPITRE    XLIV. 

Pont  du  Saint-Esprit.  —  s.  Benezet. — Fratres  Pontifices. 
—  Ville  du  Saint-Esprit. 

Il  étoit  midi  lorsque  nous  quittâmes  Bourg- Sain t- 
Andéol  ;  k  une  heure  nous  étions  au  Pont  Saint- 
Esprit. 

II  n'est  personne  qui  n'ait  entendu  parler  du  pas- 
sage de  ce  poni  et  des  dangers  auxquels  il  expose. 
II  est  certain  que  le  Rhône  est  dans  cet  endroit  d'une 
extrême  rapidité  ,  et  que  les  courans  qui  se  forment 
en  face  des  arches  ,  entraînent  les  bateaux  avec  la 
vitesse  d'un  trait  :  mais,  en  y  réfléchissant ,  ce  passage 
n'offre  guère  plus  de  dangers  qu'un  autre  ;  la  seconde 
arche,  sous  laquelle  passent  ordinairement  les  bateaux 
de  poste  ,  est  très-large  ;  les  bateliers  prennent  de 
loin  leur  direction.  L'idée  que  l'on  a  de  la  mort 
inévitable  à  laquelle  on  seroit  exposé  si  le  bateau 
heurtoit ,  cause  une  impression  d'effroi  qu'on  ne 
peut  vaincre  :  mais  il  n'y  a  pas  de  pont  qui  ne  pré- 
sentât le  même  danger  à  une  frêle  nef  qui  seroit 
jetée  contre  une  de  ses  piles. 

Nous  débarquâmes  pour  visiter  la  ville  et  chercher 
une  carriole  qui  pût  nous  mènera  Orange  ,  pendant 
que  le  bateau  conduiroit  notre  voiture  h  Avignon. 


CHAPITRE    XLIV^.  125 

La  ville  du  Saint-Esprit  s'appeloit  d'abord  Saint- 
Saturnin-du-Port  ;  elle  n'a  pris  son  nouveau  nom 
qu'après  l'édification  du  pont  qui  fait  sa  célébrité. 
ÎI  fut  commencé  en  1265  :  une  bulle  du  pape  Ni- 
colas V,  de  l'an  i44^>i''ous  apprend  qu'il  fiit  construit 
par  un  berger  qui  en  avoit  reçu  l'ordre  d'un  ange  ; 
mais  il  est  évident  que  le  Saint  Père  a  fait  ici  une 
méprise  ,  et  qu'il  a  appliqué  au  pont  du  Saint- 
Esprit  ce  qu'on  raconte  du  pont  d'Avignon,  bâti  par 
un  berger  appelé  S.  Bena^et  (  i  ) .  Ce  qu'il  y  a  de 
vrai,  c'est  que  les  habitans  de  Saint-Saturnin,  effrayés 
des  naufrages  fréquens  qui  avoient  lieu  en  traversant 
la  rivière ,  construisirent  ce  pont ,  qu'ils  appelèrent 
■pont  du  Saint-Esprit ,  parce  qu'ils  attribuèrent  cette 
heureuse  idée  à  l'inspiration  de  l'Esprit  divin.  On  re- 
cueillit des  aumônes  de  toutes  parts ,  et  Ton  rassembla 
des  matériaux.  Le  prieur  du  monastère  de  Saint- 
Saturnin  ,  Dom  Jean  de  Tyange  ,  voulut  d'abord 
s'opposer  à  cette  entreprise ,  qu'il  regardoit  comme 
attentatoire  aux  droits  de  son  monastère;  mais  il  se 
rendit  enfin  aux  motifs  pressans  d'utilité  publique , 
et  posa  lui-même  la  première  pierre  de  ce  monument. 
On  nomma  des  recteurs  qui  achetèrent  des  carrières 


(i)  M.  FlsCH  (  Briefe  ïiher  die  {vdlkhen  Provinvcn  von  Franck- 
reich ,  587  )  attribue  mal-à-propos  fa  construction  du  pont  du 
Saint-Esprit  z\x\  fratres  Poutifices  ,  successeurs  de  S.  Benezet;  ils 
furent  seulement  appelés  ensuite  pour  y  coopérer. 


J26  CHAPITRE    XLIV. 

à  Saint- Andéol  ;  on  établit  une  société  religieuse  de 
Frères  donnés  et  de  Sœurs  données ,  qui  avoient  un 
habit  et  des  réglemens  particuliers  :  les  uns  recueil- 
loient  des  aumônes  ;  les  autres  soisnoient  les  ou-r- 
vriers  malades  ou  blessés  ;  d'autres  enfin  partageoient 
îes  travaux  des  maçons.  Après  la  construction  du 
pont ,  on  appela  d'Avignon  les  frères  Pontifes'  ou 
Hospitaliers  de  S.  Benezet,  pour  desservir  la  cha- 
pelle et  l'hôpital  ,  et  continuer  les  quêtes. 

Ce  pont  est  imposant  par  sa  longueur  ,  remar- 
quable par  la  régularité  et  la  propreté  de  la  bâtisse , 
et  agréable  par  sa  forme  et  sa  construction.  Les 
arches  ne  sont  point  en  ogive,  mais  en  plein  cintre 
comme  dans  l'architecture  romaine.  Sa  direction  n'est 
pas  droite  :  il  forme  un  coude  opposé  au  courant  ;  ce 
qui  lui  donne  plus  de  solidité.  Sa  longueur  est  de  cent  ;! 
quarante-cinq  toises  ;  sa  largeur ,  de  dix  pieds  dans 
œuvre  et  de  dix-sept  hors  d'œuvre.  II  est  soutenu  par 
vingt-six  arches  d'inégale  largeur,  dix-neuf  grandes  et  'î 
sept  petites  ;  les  plus  grandes  ont  dix-huit  toises  d'où-  ' 
verture.  Chaque  pile  est  percée  à  jour;  cette  ouverture 
est  cintrée,  et  elle  a  l'apparence  d'une  petite  arcade 
d'une  bonne  proportion.  On  ne  peut  déterminer 
l'usage  de  ces  petites  arcades  :  doivent-elles  diminuer 
la  masse  de  la  maçonnerie  et  en  rendre  le  poids  plus 
léger  î  Je  pense  qu'elles  sont  là  pour  donner  plus  de  « 
passage  à  l'eaudans  les  grandes  crues ,  et  l'empêjcher  fi 
de  battre  le  pont  et  de  le  détruire  ;  ce  qui  me  le  fait    4 

•t: 
ï 
i 


CHAPITRE     XL  IV.  1  27 

présumer,  c'est  leur  élévation  au-dessus  des  éperons 
des  piles  :  l'architecte  aura  conçu  qu'il  falloit  donner 
un  passage  à  l'eau  ,  qui  ne  pouvoit  plus  être  coupée 
et  renvoyée  sous  les  arches  par  ces  éperons. 

Le  gardien  du  pont  a  son  logement  dans  la  se- 
conde pile  du  côté  de  la  ville;  il  faut  y  entrer  pour 
remarquer  la  beauté  et  la  solidité  de  la  construction. 
On  sent  combien  cet  édifice ,  qui  a  coûté  tant  de 
peines ,  de  temps  et  d'argent  ,  est  précieux  pour  la 
ville  et  pour  tous  les  départemens  environnans  ;  s'il 
étoit  rompu  ,  il  en  coûteroit  des  sommes  énormes 
pour  le  rétablir  :  aussi  veille-t-on  avec  le  plus  grand 
soin  à  sa  conservation  ;  on  ne  laisse  passer  dessus 
que  des  voitures  chargées  d'un  poids  déterminé  ;  le 
moindre  dégât  est  réparé  sur-le-champ  :  aussi  n'a-t-il 
rien  qui  annonce  son  antiquité  ;  il  paroît  avoir  été 
bâti  depuis  peu  de  temps.  II  est  extrêmement  étroit  ; 
deux  voitures  ont  bien  de  la  peine  à  y  passer  de  front: 
mais  il  faut  remarquer  qu'à  l'époque  où  il  fut  cons- 
truit ,  les  carrosses    et   les  cabriolets  n'étoient  pas 
encore  inventés  :  les  chevaliers  et  les  dames  alloient 
à  cheval  ;  et  les  transports  se  faisoient ,  en  général , 
à  dos  de  mulet  (i). 
•  I  '         '     '■  Il 

(  I  )  II  y  a  une  figure  et  un  plan  détaillé  de  ce  pont  dans 
V Histoire  du  Languedoc ,  tome  III ,  p.  506.  Il  y  en  a  une  vue  dans  le 
Voyage  pittoresque  de  la  France  ,  Languedoc,  tome  II,  pi-  75  >  et 
une  de  la  ville,  pi.  74.  Dans  cette  dernière  ,  on  a  donné  aux 
arcades  la  figure  d'une  ogive  ;  ce  qui  est  contraire  à  la  vérité. 


I2§  CHAPITRE    XLIV. 

La  ville  est  plus  propre  et  mieux  bâtie  que  Viviers 
et  Saint-Andéol  :  la  citadelle ,  qui  a  été  construite  eh 
1621,  subsiste  encore  ;  elle  a  quatre  bastions. 

Nous  ne  trouvâmes  point  de  carriole;  ce  qui  nous 
força  de  nous  rembarquer. 


CHAPITRE    XI.V. 


29 


CHAPITRE  XLV. 


Tni  CASTi  N I.  — ChÂteAU-Doria,  —  Territoire 
d'Orange.  —  Mûriers.  —  Oliviers,  —  Cavares.  — 
Arausio,  Orange.  —  Son  histoire.  — Rues.  — 
Antiquités.  —  Arc  de  triomphe  ;  —  description  ;  — 

—  bas-reliefs,  trophées,  inscriptions;  —  opinions  di- 
verses ;  —  réparations  à  faire.  —  Arbalétriers ,  Bra- 
vade. ■ —  Tour  de  l'Arc.  —  Théâtre.  —  Forteresse.  — 
Vue  magnifique.  —  Divers  monumens.  —  Mosaïques, 

—  Inscriptions  d'un  Taurobole;  -r-  de  Géminia;  — 
tumulaires.  —  Productions.  —  Commerce. 

iNous  reprîmes  notre  bateau  pour  descendre  jus- 
qu'à la  hauteur  d'Orange  et  nous  y  rendre  ensuite  à 
pied.  Le  temps  étoit  devenu  orageux ,  le  vent  con- 
traire, et  nous  n'avancions  qu'avec  une  incroyable 
difficulté.  Dans  cette  navigation  ,  on  a  à  droite  le 
Languedoc ,  et  à  gauche  le  Tricastin  ,  nom  francisé 
des  anciens  Tricastini ,  qui  occupoient  ce  territoire  , 
et  qui  étoient  dans  la  dépendance  des  Cavares , 
peuple  plus  nombreux  et  plus  puissant. 

Ceux  qui  vont  de  Montelimart  à  Orange  par 
terre  ,  ne  passent  point  au  Pont-Saini-Esprit  ;  ils 
prennent  pa.r  Pierre/atte ,  Donzjre ,  et  Saint- Paul- 
Trois-Châteaux ,  qui  est  le  chef-lieu  du  Tricastin: 
auprès  est  la  montagiie  Saint-Just,  où  l'on  trouve  des 
inytulites,  des  astroïtes  ,  des  milleporites  ,  des  buc- 
cinites  agatisées. 

Tome  IL  I 


136  CHAPITRE    XL  V. 

Les  deux  rives  sont  calcaires  ;  ie  Rhône  paroit 
s'être  fait  jour  au  milieu  de  ce  banc. 

11  étoit  quatre  heures  lorsque  nous  débarquâmes 
auprès  d'une  ferme  :  les  matelots  conduisirent  le 
bateau  jusqu'à  Château-Doria  ,  où  ils  dévoient  nous 
attendre  jusqu'au  lendemain. 

Nous  prîmes  à  pied  le  chemin  d'Orange ,  où 
nçus  arrivâmes  à  six  heures  :  la  distance  n'est  cepen- 
dant que  d'une  forte  lieue;  mais  nous  avancions  len- 
tement, afin  de  voir  la  campagne.  Par-tout  les  habi- 
tans  étoient  occupés  à  cueillir  la  feuille  (  celle  du 
mûrier  )  pour  nourrir  les  vers  à  soie.  Les  champs 
où  croît  cet  arbre ,  offrent  un  contraste  singulier  : 
les  uns  sont  ombragés  de  ses  feuilles  larges  et  ver- 
doyantes ;  les  autres ,  entièrement  dépouillés  de  cet 
abri ,  présentent,  sous  les  feux  d'un  soleil  brûlant  et 
au  milieu  de  l'été ,  l'aspect  de  l'hiver. 

La  contrée  se  montre  sous  une  face  vraiment 
nouvelle  pour  un  habitant  des  départemens  s?pten- 
trionaux.  Le  sol  est  assez  fertile  ;  il  produit  du  blé, 
de  la  vigne  et  une  grande  quantité  de  mûriers  ; 
on  commence  aussi  à  voir  quelques  oliviers  et  des 
grenadiers. 

Nous  logeâmes  à  l'hôtel  de'  la  Poste  ;  et  nouç 
Vo^'ions  de  nos  fenêtres  cet  arc  célèbre  que  nous 
avions  tant  d'impatience  d'examiner.  Nous  allâmes 
y  faire  une  première  visite  ;  puis  nous  passâmes  le 
reste  de  la  soirée  à  prendre  les  mesures  que  nous 


CHAPITRE    XLV.  î  3  l' 

Cràiiiès  nécessaires  pour  rendre  plus  fructueux  notre 
séjour  à  Orange. 

Nous  sommes  sur  une  terre  vraiment  classique  ; 
et  plus  nous  avançons  ,  plus  les  monumens  que  les 
Romains  ont  laissés  dans  la  Gaule  deviennent  impor- 
tans  et  nombreuxi  Orange  est  la  corruption  du  mot 
Arausîo ,  qui  étoit  le  nom  de  cette  ancienne  ville  du 
pays  des  Cavares  (i).  Le  nom  de  ce  peuple  dérive, 
suivant Builet,  du  celtique  cat,  grand,  et  bar  ou  var, 
lance  (2)  ;  ce  que  je  laisse  à  juger  à  ceux  qui  croient 
savoir  le  celtique^,  Orange  étoit  nommée  aussi  Arau- 
sîo Secundanorum  ;  et  l'on  pense  que  c'étoit  parce  que 
ia  colonie  qui  l'habitoit ,  étoit  composée  de  soldats 
vétérans  de  la  seconde  légion.  Elle  est  appelée  Arau- 
sîo par  Pline  et  par  Pomponius  Mêla  :  c'est  de  là 
que  s'est  formé  le  mot  Orange ,  qu'il  faudroit  écrire 
Aurange.  Toutes  les  étymologies  qu'on  en  a  don-- 
nées,  sont  fausses  ou  incertaines  :  ce  nom  (3)  a  pro- 
bablement sa  racine  dans  la  langue  celtique. 

Cette  ville  a  été  plusieurs  fois  ravagée  par  les 
barbares.  On  prétend  que  Guillaume  au  Cornet  ou 
au  Court-ne:^,  qu'on  fait  vivre  sous  Charlemagne, 
la   sauva   de    la   fureur  des   Sarrasins  ,  et  que  cet 


(1)  Strab.  IV,  186. 

(2)  Mémoires  sur  la  langue  celtique ,  1754»  torhe  II,  page  8r. 

(  j)  Il  ne  vient ,  comme  on  l'a  prétendu  ,  ni  de  aura  ,   vent,  ni 
île  ïa  douceur  de  ses  oranges  %  ni  du  mot  chrysopolis ,  ville  dorée. 

I    2 


132  CHAPITRE    XLV. 

empereur  l'en  nomma  comte  bénéficiaire;  mais  tout 
ce  que  les  Iiistoriens  des  bas  temps  racontent  de  ce 
prétendu  Guillaume ,  est  trop  fabuleux  pour  qu'on 
puisse  tirer  aucune  clarté  de  leur  récit.  Le  premier 
comte  propriétaire  d'Orange  que  l'on  connoisse ,  est 
Giraud  d'Adhémar  ,  qui  vivoit  au  commencement 
du  XI  /  siècle.  La  princesse  Tiburge,  vers   i  i4o  > 
embeIJit  beaucoup  ia  ville.  La  principauté  pas^a  en 
1  393  dans  ia  maison  de  Cliâlons  ,  et  en  1 5  30  dans 
celle    de   Nassau.   Le    prince  Maurice    fit  fortifier 
Orange  et  ia  mit  dans  un  état  de  défense  respectable. 
Guillaume  III  de  Nassau,   roi  d'Angleterre,  étant 
mort  sans  enfans  ,  cette  principauté  devint  l'héritage 
de  Frédéric  Guillaume ,  roi  de  Prusse ,  qui  ia  céda  à 
ia  France  par  le  traité  d'Utrecht  en  1 7 1  3 .  Louis  XIV, 
par  un  arrêt  du  conseil  ,  de  1 7  1 4  >  réunit  Orange 
au  Daupiiiné.  C'est  aujourd'hui  je  chef-  iieu  d'une 
sous-préfecture  du  département  de  Vauciuse. 

Sous  ses  princes ,  cette  ville  étoit  assez  florissante  : 
eile  fut  entraînée  dans  les  guerres  de  religion  ,  et 
devint  ie  théâtre  de  scènes  sanglantes  et  d'actes  de 
cruauté  commis  par  les  deux  partis.  Depuis  qu'elle 
a  été  réunie  à  la  France ,  eile  a  perdu  toute  son  ira- 
portance  :  au  lieu  de  quinze  mille  habitans  qu'elle 
avoit  alors ,  on  en  compte  à  peine  quatre  mille ,  et  il 
n'y  a  plus  qu'un  très- petit  nombre  de  réformés. 

La  ville  est  petite;  ses  rues  sont  étroites,  sombres, 
sales  et  mal  pa,vées  ;  on  n'y  voit  aucune  maison  qui 


CHAPITRE    XLV.  135 

ait  quelque  apparence.  Lorsque  nous  y  entrâmes , 
les  rues  étoient  presque  entièrement  couvertes  de 
toiles  attachées  avec  des  cordons ,  pour  garantir  de 
i'ardeur  du  soleil.  Cet  usage  existe  dans  plusieurs 
villes  du  midi  ,  et  principalement  dans  celles  des 
départemens  de  Vaucluse  et  des  Bouches-du-Rhône. 
Ces  toiles,  souvent  sales,  toujours  pleines  d'une 
infinité  de  pièces  d'une  couleur  ou  au  moins  d'une 
teinte  différente  du  fond ,  produisent  un  très-vilain 
effet  ;  mais  elles  sont  d'un  usage  commode  pour 
mettre  k  l'abri  d'un  soleil  brûlant. 

Sans  les  restes  remarquables  d'antiquités  qui  sont 
encore  l'ornement  de  cette  ville  et  qui  font  sa  célé- 
brité ,  on  y  est  à  peine  entré  qu'on  en  voudroit  déjà 
sortir.  Quittons  ces  masures  maussades,  pour  ne  nous 
occuper  que  des  précieux  monumens  de  la  grandeur 
romaine. 

Gn  a  parlé  bien  des  fois  de  l'arc  de  triomphe 
d'Orange,  et  l'on  n'en  a  point  encore  donné  de  re- 
présentation fidèle  ;  on  n'est  aucunement  d'accord 
sur  le  temps  auquel  il  a  été  bâti,  sur  le  général  à 
qui  il  a  été  élevé,  ni  sur  le  motif  de  sa  construction. 
Avant  de  parler  des  différentes  opinions  c|u'il  a  fait 
naître,  je  vais  tracer  une  description  de  ce  monu- 
ment ,  tel  qu'il  existe  aujourd'hui. 

Cet  arc  est  dans  une  plaine,  à  quatre  cents  pas 
des  dernières  maisons  de  la  ville  ,  sur  la  grande 
route  de  Lyon  à  Marseille  ;  on  l'aperçoit  de  plus 

I  3 


Ï34  CHAPITRE    XLV. 

d'un  mille  en  venant  de  Montdragon  ;  il  a  soi- 
xante-six pieds  de  largeur  et  soixante  de  hauteur. 
C'est  un  paraiiéiogramme  percé  de  trois  arcades: 
celle  du  milieu  ,  destinée  au  passage  des  voitures  , 
est  plus  grande  et  plus  élevée  que  les  autres.  A 
chaque  côté  des  arcades  sont  des  colonnes  corin- 
thiennes cannelées  :  celles  du  milieu,  qui  flanquent 
îa  grande  arcade,  supportent  un  fronton  triangu- 
laire ,  au-dessus  duquel  est  un  aitique  couronné  par 
une  beile  corniche. 

La  face  septentrionaie  (pi.  XXIX,  ji^,  i) ,  celle 
qui  se  présente  du  côté  de  la  campagne  ,  devoit 
être  la  principale  ,  puisqu'elle  servoit  d'entrée  dans 
la  ville  :  c'est  le  côté  le  mieux  conservé  (  i  )  ;  de 
quatre  colonnes  il  n'en  existe  cependant  que  trois 
et  la  base  de  la  quatrième.  Le  bas-relief  de  l'attique 
représente  un  combat  très -vif  de  fantassins  et  de 
cavaliers  (  2.  )  ;  mais  ii  est  impossible  de  distinguer 
3e  lieu  de  l'action  et  le  sujet  du  combat.  A  la  gauche 
de  ce  bas- relief  sont  des  instrumens  de  sacrifices, 
î'aspergille ,  le  préféricule ,  la  patère,  ie  simpiilum, 
et  le  lituus  (  3  ) .  Les  trophées  qui  sont  des  deux  côtés 
du  fronton ,  sont  presque  entièrement  composés  d'at- 
tributs  maritimes  ,  tels  que  des  proues  de  navire , 

(i)  Lapise  ,  Histoire  d'Orange,  pi.  W,  face  septentrionale.  La 
gravure  que.  Lapise  donne  des  trophées,  est  assez  exacte, 

(2)  Ibid.  pi.  v.  11  est  dessiné  très-inexactenient, 
,    (3)  Ihid.  K, 


CHAPITRE    XLV.  13J 

des  ancres ,  des  rames ,  des  acrostoles ,  des  apîustres , 
des  chenisques ,  des  tridens  ,  &c.  (  i  )  :  ceux  qu'on  voit 
au-dessus  même  des  petites  arcades ,  le  sont  d'armes 
offensives  et  défensives  [2.) ,  mais  qui  n'ont  point  de 
rapport  à  la  marine  ;  de  grands  boucliers  ovales  ou  k 
huit  pans ,  décorés  de  grandes  palmettes  ,  d'épées  , 
de  casques,  de  trompettes,  de  dards,  de  piques,  de 
flèches ,  d'étendards  de  cavalerie ,  et  d'enseignes  sur- 
montées d'une  figure  de  sanglier.  On  lit  sur  un  bou- 
clier du  trophée  à  gauche  ,  f^isYiivs  J^  ,  sur  un 
autre  P^beve.^  Sur  le  trophée  à  droite,  on  lit 
très -distinctement  f^  dodvacvs"M  (3)  ;  sur  un  frag- 
ment, les  lettres  SRE. 

La  face  méridionale  fpl.  XXIX,  fg.  2)  (4)  a  été 
très-maltraitée  par  le  vent  qui  vient  de  la  mer;  la  pierre 
a  été  rongée  ,  et  les  bas- reliefs  sont  plus  dégradés. 
Le  sujet  du  grand  bas-relief  est  de  même  un  combat 
de  fantassins  et  de  oavaiiers.  Par  ce  qui  reste  des  bas- 
reliefs  au-dessus  des  petites  arcades ,  et  des  deux  côtés 
du  fronton,  on  voit  qu'ils  étoient  disposés  de  la  même 
manière  que  ceux  de  la  face  septentrionale.  Il  ne  reste 
presque  plus  rien  des  trophées  à  gauche;  mais  ceux 


fi)  Lapise,  Histoire  d'Orange,  pi.  IV,  H.  H. 

(2)  Ihid.  pi.  IV,  G.  G. 

(3)  Les   inscriptions  sont,  en  général,  tracées  au  milieu  de 
tablettes  semblables  à  celles-ci.^ 

(4)  Lapise  ,.  îbid,  pi  .m. 

ï  4 


1^6  CHAPITRE    XLV. 

qui  sont  à  droite  sont  encore  assez  bien  conservés,  et  on. 
lit  sur  des  boucliers  les  noms  suivans  P^sacrovir  M 

r^  Av  OT  JfJ  On  remarque  aussi  sur  plusieurs 

boucliers  ies  lettres  sre  (  i  ).Sur  cette  face,  à  droite 
du  grand  bas-relief  de  l'attique  ,  est  ie  buste  d'une 
femme  (2)  qu'on  a  prétendu  être  une  espèce  de  pro- 
phétesse  syrienne  appelée  Afarthe ,  que  Marins  cou- 
sultoit  ou  feignoit  de  consulter,  et  dont  il  reportoit 
îes  oracles  à  ses  soldats  :  mais  cette  explication  est 
entièrement  imaginaire.  II  ne  reste  plus  des  quatre 
colonnes  antiques  de  cette  face  ,  que  les  deux  à  la 
droite  du  spectateur. 

Les  deux  petits  côtés  regardent  l'orient  et  l'occi- 
dent. La  face  orientale  ('pi.  XXIX,fg.  ^)  est  encore 
décorée  de  quatre  colonnes  corinthiennes  cannelées. 
La  frise ,  dans  laquelle  on  a  représenté  des  combats  de 
gladiateurs  (3),  est  surmontée  d'un  fronton,  aux  deux 
côtés  duquel  sont  des  Néréides.  Entre  les  colonnes 

(  1  )  D'autres  voyageurs  onz  également  remarqué  des  noms  sur  ces 
boucliers  ;  mais  on  ne  les  a  encore  publiés  que  d'une  manière  in- 
correcte :  je  puis  repondre  de  l'exactitude  de  notre  transcription, 
que  nous  avons  faite  à  plusieurs  reprises  et  avec  ie  plus  grand  soin, 

(2)  LaPISE,  Hist.  d'Orange,  pi.  \\\ ,  face  riiérUionale ,  N;  et 
pi.  VI,  page  28. 

(3)  LaPI.'-E  ,  pi.  1 ,  G.  La  gravure  qiie  cet  auteur  a  donnée  de 
ces  combats ,  des  captifs  et  des  trophées  placés  au-dessus  d'eux, 
n'est  pas  très-exacte. 


CHAPITRE    XL V.  T37 

5ont  trois  trophées  composés  d'armes  offensives  et 
défensives  (  i  )  ;  on  y  voit  des  vexîUum  et  des  enseignes 
formées  de  la  figure  d'un  sanglier.  Au-dessous  de 
chacun  de  ces  trophées  sont  deux  figures  de  captifs, 
parmi  lesquelles  il  y  en  a  une  de  vieillard  ;  ils  ont 
les  mains  liées  derrière  le  dos. 

Au  milieu  du  fi-onton  de  cette  face ,  est  la  figure 
rayonnante  du  soleil  (2)  ,  sous  une  arcade  accom- 
pagnée de  deux  cornes  d'abondance  dont  il  ne  reste 
que  les  traces.  On  remarque  sur  les  deux  boucliers 
du  trophée  du  milieu  ,  les  traces  de  deux  noms  qui 
malheureusement  sont  effacés. 

On  ne  voit  plus  au  côté  occidental  que  les  débris 
ùes  deux  colonnes  du  milieu,  ainsi  que  ceux  du  tro- 
phée et  des  prisonniers  à  la  gauche  du  spectateur , 
et  quelques  traces  de  celui  du  milieu.  Lapise  dit  que 
sur  un  boucher  on  iisoit  le  mot  tevtobocchvs  , 
mais  nous  ne  pûmes  découvrir  aucun  vestige  du 
nom  de  ce  roi  des  Teutons. 

L'intérieur  des  voûtes  est  décoré  d'élégantes  ro- 
saces dans  de  beaux  encadremens  (3)  ;  et  la  bordure 
des  arcades ,  de  pampres ,  de  raisins ,  de  fleurs  et  de 
fruits  :  mais  tous  ces  ornemens  ne  sont  pas  de  la 
même  main  ;  les  uns  sont  très-supérieurs  aux  autres 
pour  l'exécution. 

(i)  Lapise,  pi.  i,E.  E.  E. 

(2)  IbiJ.  lettre  I,  p.  23. 

(3)  lùid.  pi.  VI,  VII. 


138  CHAPITRE    XLV.  _j 

Au  côté  oriental  ,  dont  la  partie  supérieure  est 
entièrement  restaurée ,  on  lit  cette  inscription  : 


DV    REGNE 

DE 

M.    MVRE  , 

ROY. 

EN 
1706. 


Elle  rappelle  que  le  corps  des  arbalétriers  d'Orange 
contribua  en  170^  à  la  réparation  de  l'arc  de 
triomphe.  Le  sieur  Mure  ou  de  Mure  étoit  alors  roi 
fies  arbalétriers.  Les  comtes  de  Provence  et  les  dau- 
phins avoient,  dans  le  XIII.*'  siècle,  créé  ou  permis 
d'établir ,  dans  toutes  les  villes  de  leurs  états ,  un 
corps  de  tireurs  d'arc  (  i  )  ;  ils  prétendoient  ,  par 
ces  institutions  ,  former  leurs  sujets  à  la  guerre  et 
ies  rendre  plus  adroits.  Les  arbalétriers  nommoient 
un  roi  un  des  dimanches  après  Pâques  :  celui  qui , 
au  jour  marqué  ,  tuoit  un  oiseau  placé  à  une  cer- 
taine distance  ,  étoit  déclaré  roi.  Cet  oiseau  étoit, 
ou  réellement  ou  en  peinture  ,  un  perroquet ,  et  plus 
anciennement  une^/V;  on  appeloit  alors  ie  perroquet 
pape  g^y ,  c'est- k -dire  ^^r^  gai  ou  bavard.  Le  roi 
étoit  comme  le  colonel  de  la  troupe  :  il  présidoit  aux 
exercices  ;  il  menoit  la  compagnie  à  la  procession 


(  1  )  On  appeloit  aussi  l'arc ,  arbaUtre. 


C  HAPITRE    XLV.  I  39 

de  la  Fête-Dieu ,  et  à  celle  que  l'on  faisoit  la  veille  de 
la  Saint-Jean  pour  allumer  solennellement  un  feu  de 
joie  ;  il  jouissoit  de  quelques  privilèges  sur  les  entrées 
des  denrées ,  et  de  l'exemption  de  logement  des  gens 
de  guerre  :  il  avoit  un  habit  distingué  et  galonné ,  et 
beaucoup  de  plumes  sur  son  bonnet  ou  chapeau.  On 
appeloit  la  marche  des  arbalétriers,  la  Bravade.  Le 
roi  de  la  Bravade,  ou  des  arbalétriers,  ne  l'étoit  que 
pour  un  an.  Il  existe  encore  un  règlement  donné  par 
Charles  I."  d'Anjou  à  la  compagnie  des  arbalétriers 
ou  de  l'arquebuse  d'Aix.  Ces  compagnies  ont  subsisté 
dans  quelques  villes  jusqu'à  la  révolution.  Celle  d'Aix 
ne  se  montroit  plus ,  dans  les  derniers  temps  ,  que 
îa  veille  de  la  Saint-Jean  ;  on  appeloit  son  chef  le 
roi  de  la  Saint- Jean  ou  de  la  Bravade.  Jusque  dans 
ïe  XVI.''  siècle,  cette  compagnie  étoit  armée  d'arcs  et 
de  piques  ;  par  la  suite  elle  se  servit  de  mousquets. 
Dans  toute  la  journée  de  la  veille  de  la  Saint-Jean , 
2  3  juin ,  elle  parcouroit  les  rues  d'Aix ,  et  le  jour  elle 
accompagnoit  le  parlement  à  la  marche  qui  avoit  lieu 
pour  aller  allumer  solennellement  un  feu  de  joie  à  la 
place  des  Prêcheurs  devant  le  palais  ,  et  un  autre 
devant  l'église  Saint-Jean.  Elle  tiroit ,  ce  jour-là  , 
plusieurs  milliers  de  coups  de  fusil.  La  Bravade,  ou 
la  compagnie  des  arquebusiers  ,  autrement  dite  des 
arbalétriers ,  avoit  subsisté  à  Orange  plus  long- 
temps qu'ailleurs. 

Ou  avoit  imaginé  d'établir  sur  l'arc  de  triomphe 


iio  CHAPITRE    XL  V. 

une  haute  tour  :  elle  existoit  encore  au  temps  d» 
Lapise,  puisqu'elle  est  figurée  dans  son  ouvrage,  et 
que  le  monument  entier  s'appeloit  alors  la  Tour 
de  r  Arc.  On  a  voit  renfermé  l'arc  entier  dans  un 
édifice  composé  de  plusieurs  salles.  Cette  cons- 
truction barbare  a  été  démolie  en  1721  ,  par  les 
ordres  d'un  prince  de  Conti ,  alors  propriétaire  de  la 
principauté  d'Orange. 

On  a  encore  fait  depuis  d'autres  réparations  à  ce 
monument  :  un  maçon  d'Orangfe,  appelé  Geoffroi ,  a 
reconstruit  une  des  colonnes  qui  soutiennent  le  fron- 
ton du  côté  méridional.  Cette  colonne  grossière  est 
sans  ornement;  mais,  loin  de  blâmer,  comme  on  le 
fait ,  celui  qui  en  est  l'auteur  ,  je  crois  qu'il  doit  être 
approuvé  de  n'avoir  fait  qu'un  simj)Ie  étai ,  au  lieu 
d'avoir  prétendu  rivaliser  avec  l'architecte  roinain. 

Ce  monument  célèbre  a  été  le  sujet  de  beau- 
coup de  discussions  entre  les  savans,  qui  ont  cherché 
à  cohnoître  en  l'honneur  de  qui  il  a  été  élevé.  L'opi- 
nion la  plus  ancienne  est  celle  qui  est  consignée 
dans  un  commentaire  manuscrit  sur  les  psaumes , 
intitulé  Fleur  des  psaumes ,  composé  par  Lerbert  ou 
Letbert,  abbé  de  Saint-Ruf  à  Avignon  ,  qui  vivoit 
dans  le  xi.^  siècle  :  il  y  est  dit  que  cet  arc  de  triomphe 
fut  élevé  à  César  (  i  )  vainqueur  des  Marseillois. 

(i)  Arausia.  in  arcu  triiim-phnli  A^assil'unse  hélium  sculptum  haht- 
lur  oh  signum  Victoria  Casaris.  LebEUF  ,  Acad,  des  helles -lettres , 
XXV,  Histoire,  p.  150. 


CHAPITRE    XLV.  I^ï 

Cependant  cette  opinion  n'avoit  pas  été  admise; 
et  dès  le  xvi."^^  siècle  on  pensoit  que  cet  arc  étoit  con- 
sacre à  Marins  et  à  Q.  Lutatius  Catulus,  qui,  dans 
l'an  de  Rome  652,  avoient  vaincu  k  quelques  milles 
de  distance  les  Cimbres  et  les  Teutons. 

Pontanus ,  auteur  d'un  Voyage  dans  les  provinces 
méridionales,  écrit  en  1606  (i),  ne  peut  croire  que 
cet  arc  ait  été  élevé  à  Marius,  parce  que  cet  illustra 
Romain  n'a  pas  vaincu  les  Gaulois  :  il  pense  qu'qn  y 
a  célébré  la  victoire  de  Domitius  TEnobarbus  et  de 
Fabius  Maximus  sur  les  Arvcrni  et  les  Allobroees , 
commandés  par  Bituitus  ;  et  pour  appuyer  son  senti- 
ment, il  veut  qu'au  lieu  de  Bituitus  on  lise  dans  Tite- 
Live  Boduacus ,  comme  sur  l'arc  d'Orange  ,  et  que 
ce  clief  soit  figuré  lui-mêiiie  sur  la  face  septen- 
trionale (2). 

L'opinion  que  cet  arc  a  été  consacré  à  Marius 
a  prévalu  :  Lapise  l'établit  sur  le  récit  de  quelques 
personnes  qui  lui  ont  assuré  avoir  lu  ,  vers  i6oo, 
le  nom  de  Teutobocchus  sur  une  pierre  qui  se  dé- 
tacha de  l'arc;  et  l'on  sait  que  Teutobocchus  éîoit  le 

(i)  Pont  AN  l  hinerarium  GalUtzNarlwnensis  ,  p.  5  et  45. 

(2)  Ce  sentiment  a  été  adopté  par  Mandajors  dans  son 
Histoire  critique  de  la  Gaule  Narboimoise  ,  p.  96;  par  Spon, 
Voyage  d'Italie ,  de  Dalmatie ,  itc. ,  t.  l."'',  p.  91;  le  f.  BONAVEN- 
TURE  ,  Histoire  de  la  ville  d'Orange,  p.  141  ^  Jean  -  Frédéric 
GuiB,  Journal  de  Tre'i'oux ,  décembre  '729,  p.  ziài.lU  ont 
été  réfutés  par  le  baron  DE  LA  Bastie  ,  ihid.  juillet  1730, 
page  1214. 


î42  CHAPITRE    XLV. 

chef  des  Cimtres  et  des  Teutons  qui  furent  défaits  paf 
Marius.  Cette  opinion  a  été  reproduite  dans  la  plu- 
part des  descriptions  de  cette  partie  de  îa  France  (  i  )  i 
cependant  elle  est  insoutenable.  Au  temps  de  Fabius 
Maximus,  et  même  de  Marius,  les  Romains  n'éle- 
voient  point  encore  de  semblables  monumens  :  de 
plus ,  c'est,  comme  nous  le  verrons,  auprès  d'Aix, 
et  non  sous  les  murs  d'Orange,  que  Marius  a  vaincu 
les  Cimbres ,  les  Teutons  et  les  Ambrons  ;  ces  peuples 
ii'avoient  point  de  flottes  ;  et  les  trophées  maritimes 
iont  cet  arc  est  décoré ,  rendent  absolument  impro- 
aable  une  pareille  explication. 

Maffei ,  d'après  le  style  de  l'architecture  et  de  la 
;culpture  ,  pense  que  cet  arc  a  été  fait  au  temps 
d'Hadrien  (  2,  )  ;  mais  il  hasarde  ce  jugement  sans 
[e  prouver.  Le  baron  de  la  Basiie  ,  sans  pouvoir 
également  s'appuyer  d'aucune  autorité ,  conjecture 
que  ce  monument  fut  consacré  à  Auguste  (3). 
Menard  croit  qu'il  fut  élevé  du  temps  de  César , 
et  qu'il  rappelle  les  différentes  victoires  de  ce  prince 
dans  les  Gaules,  sur  terre  et  sur  mer.  Le  P.  Papon 
pe|tse  qu'il  retrace  la  mémoire  de  celles  des  Romains 
dans  la  Provence ,  et  qu'il  a  été  fait  sous  Auguste  (4)« 
Comment  concilier  ces  différentes  opinions  î 

(i)  DULAURE,  Description  de  la  France ,  I,  238. 

(2)  Maffei,  Gallix  Antiquit.  p.  157. 

(3)  Journal  de  Trévoux  ,  juillet  1730,  p.  1214. 

(4)  Papon  ,  Histoire  de  Provence ,  \,  619, 


CHAPITRE    XLV.  1^5 

L'arc  ne  porte  aucune  inscription  sur  sa  corniche , 
et  il  ne  paroît  pas  en  avoir  jamais  eu  :  le  style  de 
l'architecture ,  le  sujet  des  bas-reliefs ,  ieurs  dé: ails ,  et 
Jes  mots  inscrits  sur  les  boucliers ,  scMit  donc  les  seuls 
documens  sur  lesquels  on  puisse  appuyer  des  con- 
jectures raisonnables. 

D'après  le  style  de  l'architecture  ,  les  diverses 
opinions  qui  veulent  que  ce  monument  ait  été  élevé 
pour  consacrer  le  souvenir  d'une  victoire  remportée 
par  Fabius  Maximus ,  par  Marius  ou  par  César ,  ne 
peuvent ,  comme  je  l'ai  dit ,  être  défendues ,  et  tous 
les  documens  historicjues  leur  sont  également  con- 
traires ;  mais  il  est  impossi.ble  de  décider  s'il  est  du 
temps  d'Auguste ,  comme  le  veut  le  baron  de  la  Eastie , 
ou  d'Hadrien ,  comme  le  prétend  MafTei. 

La  forme  des  armes ,  les  inscriptions  des  boucliers, 
peuvent  seules  donner  lieu  à  des  raisonnemens  pro- 
bables. On  y  lit  évidemment  MARIO;  ce  qui  a  for- 
tifié l'opinion  que  cet  arc  a  été  élevé  en  l'honneur 
de  Marius  :  mais  le  nom  de  ce  général  auroit  été 
placé  sur  la  frise  du  monument ,  et  non  pas  sur 
un  bouclier,  parmi  ceux  des  ennemis  vaincus.  Tous 
ces  noms  sont  au  nominatif  :  ainsi  celui-ci  désigne, 
comme  les  autres ,  un  Gaulois  appelé  A^ûrio ,  et  n'est 
pas  le  datif  du  nom  de  Alarius;  le  mot  DACUNO  qui 
se  lit  sur  un  autre  bouclier,  nous  offre  un  exemple 
d'une  pareille  désinence;  on  trouve  sur  les  médailles 
les  n9ras  de  plusieurs  chefs  gaulois  qui  sont  ainsi 


1.44  CHAPITRE    XLV. 

terminés  (i)  :  les  noms  doduacus ,  UDILLUS ,  ne 

se  rencontrent  point  ailleurs. 

Quoique  le  mot  SACROviR  ,  qui  se  iit  sur  un 
de  ces  boucliers ,  puisse  désigner  le  généreux  Éduen 
qui  fit  de  si  nobles  efforts  pour  la  liberté  de  son 
pays ,  il  n'en  faut  pas  conclure  pour  cela  que  ce  mo- 
nument ait  été  élevé  k  César;  le  nom  de  Teutaboc- 
chus  (  2  )  ,  que  Lapise  le  père  a  dit  avoir  lu ,  ne 
prouveroit  pas  non  plus  que  cet  arc  est  un  monur 
ment  de  la  défaite  de  ce  roi  des  anciens  Teutons. 
Ces  noms  indiquent  des  éj:>oques  très-différentes  : 
ils  donnent  lieu  de  soupçonner  que  ce  monument 
rappelle  à-la-fois  toutes  l^a  victoires  des  Romains, 
non  pas  seulement  dans  la  Provence  ,  comme  le 
dit  le  P.  Papon,  mais  dans  toute  la  Gaule  Narbon- 
noise  ,  ainsi  que  l'indiquent  les  noms  de  différens 
chefs  des  vaincus.  Les  captifs  qui  ornent  les  côtés  du 
levant  et  du  couchant  ,  représentent  les  principaux 
chefs  des  peuples  vaincus  ,  et  leurs  noms  sont  rap- 
pelés sur  leurs  boucliers  suspendus  en  trophées. 
Comme  ces  chefs  étoient  suffisamment  connus ,  et 
que  leurs  noms  étoient  assez  significatifs ,  on  n'a  pas 

(i)  AnsiO,  sur  une  rnédaille  des  Rémi.  Pellebin,  Recueil  de 
Tpi^diiilUs  de }X(uplei  et  villes ,  I,  p!.  IV,  n.°  30,  p.  26.  ClAMiLO, 
i^id.  pi,  V,  n.°  14,  p.  36. 

^i)  Je  soupçonnerois  c^uele  nom  étoit  écrit  TQVTOBOCIO, 
comme  on  le  lit  sur  une  curieuse  médaiile  publiée  par  EcKHEL, 
Numi  anecdoti ,  p.  4 ,  pf.  I ,  n,"  5. 

cru 


CHAPITRE     XLV.  14.5 

cru  devoir  placer  une  autre  inscription  sur  îe  monu- 
ment. Ce  n'est  qu'ainsi  qu'on  peut  expliquer  la 
réunion  de  trophées  maritimes  avec  des  armes 
offensives  et  défensives  de  toute  espèce. 

L'opinion  que  nous  venons  d'énoncer  a  beaucoup 
de  probabilité  ;^  cependant  ce  n'est  qu'une  conjec- 
ture.  Lorsque  ce   pompeux  édifice  fut  élevé  pour 
éterniser  la  gloire  d'une  grande  nation  et  de  ses 
généraux  ,    auroit-on    pu  présumer  qu'il  viendroit 
un  temps  où  il  subsisteroit  encore  presque  entier , 
sans  qu'on  pût  rien  savoir  de  positif  sur  sa  destina- 
tion !  Cela  démontre  l'impuissance  des  monumens 
pour  conserver  la  mémoire  des  grandes  actions  des 
princes ,  et  contribue  à  relever  l'utilité  de  l'écriture 
et  de  l'imprimerie.  Les   temples  de  Vienne  et  de 
Nîmes  furent  élevés  à  des  princes  de  l'empire  ro- 
main qui  y  ont  été   révérés  comme  des  dieux  :  on 
est  réduit   aujourd'hui   à  chercher  leurs  noms  dans 
les  traces    des  clous    qui  ftxoient  les   lettres   dont 
ils  étoient  fon   es  ;  et   cette  recherche   ingénieuse 
ne  présente  aucun  résultat  certain.  La  colonne  de 
Cussy  devoit  sans  doute  faire  passera  la  postérité  le 
nom  d'un  général  qui  a  trouvé  la  mort  dans  une  mémo- 
rable victoire;  et  l'on  ignore  même  si  les  champs  où 
l'on  va  admirer  ce  monument,  ont  été  le  théâtre  d'un 
combat.  L'arc  attribué  à  Marius  est sui chargé  d'attri- 
buts etd'ornemens  :  ils  multiplient  le  champ  des  con- 
jectures ,  sans  donner  une  direction  ce'rtaitie  à  nos 
Tome  II.  K 


\i6  CHAPITRE    XLV. 

idées.  Une  page  d'un  historien  célèbre ,  quelques  vers 
d'un  grand  poëte ,  eussent  bien  plus  efficacement 
servi  le  désir  de  ceux  qui  vouloient  éterniser  ces 
souvenirs.  Il  n'est  point  à  craindre  aujourd'hui  qu'au- 
cune tradition  de  ce  genre  soit  jamais  perdue.  La 
sûreté  de  l'État ,  le  bonheur  des  peuples  ,  les  béné- 
dictions qu'ils  adressent  au  prince  de  son  vivant  , 
les  regrets  qu'ils  témoignent  après  l'avoir  perdu  , 
sont  les  monumens  ies  plus  certains  de  sa  gloire  et 
le  gage  le  plus  sûr  de  l'amour  qu'on  lui  porte.  Le 
peuple  voyoit  avec  peu  d'intérêt  les  monumens  somp- 
tueux de  Saint-Denis  :  mais  il  répète  avec  relis^ion 
ie  nom  de  S.  Louis  ,  avec  attendrissement  ceux  de 
Louis  XII  et  du  bon  Henri ,  avec  enthousiasme  celui 
de  François  I.",  avec  admiration  celui  de  Louis  XIV; 
et  le  nom  de  NAPOLÉON  I."  réveille  tous  ces 
sentimens. 

Il  seroit  curieux  de  pouvoir  déterrniner  avec  pré- 
cision ia  cause  qui  a  fait  éieverun  si  beau  monument  ; 
mais  il  est  sur-tout  important  de  le  conserver.  II 
faudroit  abattre  les  massifs  qui ,  au  lieu  de  soutenir 
l'arc ,  pèsent  sur  lui ,  poussent  trop  la  base,  et  font 
écarter  la  partie  supérieure  :  une  crevasse  qui  s'étend 
depuis  l'arcade  du  milieu  jusqu'au  sommet ,  donne  un 
Juste  effroi  à  l'ami  des  arts  qui  considère  ce  bel 
édifice.  Ce  qui  augmente  le  danger  de  le  voir  s'é- 
crouler, c'est  qu'il  est  sans  couverture  ,  et  que  les 
eaux  pluviales  s'amassent  à  la  partie  supérieure  comme 


CHAPITRE    XLVé  t/j.^ 

rîans  viri  entonnoir.  Un  îoit  iéger,  quelques  répara- 
tions faciles ,  préssrveroient  d'une  destruction  totafe 
ce  précieux  monument ,  dont  s'enorgueillit  avec 
raison  le  département  de  Vaucluse.  La  dépense  ne 
s'éleveroit  pas  à  pius  de  mille  écus.  Plusieurs  fois  ces 
réparations  ont  été  demandées  :  il  est  plus  néces- 
saire que  jamais  qu'elles  soient  exécutées  ;  et  certai- 
nement ce  vœu  sera  entendu  d'un  mini:;tre  ami  des 
arts  (î). 

Un  sentiment  pénible  mêloit  de  Tamertum.e  au. 
plaisir  que  nous  avions  à  examiner  l'arc  d'Orange  : 
la  place  sur  laquelle  e>t  élevé  ce  monument,  a  été  ie 
théâtre  d'horribles  exécutions  ;  le  sang  des  Français 


(i)  On  n'a  encore  publii  aucun  dessin  exact  cît  i'arc  d'Orange. 
Celui  que  SPONen  a  donné  dans  son  l^oji:ge d'haine,  &< .  tomeî.'-"% 
page  8  ,  n'est  qu'une  esquisse  grossière.  Ceiiu  que  MoNTf  aucon 
a  inséré  dans  son  Ant-quité expliquée ,  tome  1\',  pari.  ! ,  p'.  cviii , 
page  1 70,  a  été  fait  d'après  un  de.sin  de  iMignard  ,  ;rère  du 
peintre  de  ce  nom  :  il  est  très- agréable  ;  mais  il  ne  fait  voir 
qu'une  face  de  l'arc  ;  toutes  les  parties  dégradées  sont  restituées , 
de  sorte  qu'il  est  impossible  de  s'en  former  une  idée  juste. 
Lapise  ,  dans  son  Histoire  d'Orange  ,  que  j'ai  c'tée  ,  est  celui 
qui  en  a  donné  les  dessins  les  plus  nombreux  et  qui  approchent 
le  plus  de  la  vérité;  mais  ils  en  sont  encore  bien  loin,  ils  sont 
faits  sans  aucun  sentiment  de  l'antique  ,  sans  mesures  et  sans 
proportions.  C'est  pourtant  là  l'ouvrage  par  excellence!  il  n'y  en 
a  qu'un  exemplaire  dans  la  ville  ;  on  l'appelle  le  livre ,  et  l'on  y 
renvoie  tous  les  étrangers  pour  y  trouver  les  explications  qu'ils 
désirent.  Mon  intention  est  de  faire  dessiner  ce  bel  arc  dans  tous 
les  détails ,  et  d'en  faire  l'objet  d'un  ouvrage  particulier. 

K   2 


ï48  CHAPITRE    XLV. 

y  a  coulé  sous  la  hache  de  bourreaux  qui  se  disoient 
leurs  concitoyens  et  leurs  frères  ;  c'est  là  qu'en  1 793 
plusieurs  malheureux  ont  été  conduits  des  prisons 
des  villes  voisines  pour  y  recevoir  la  mort.  Sans 
doute  l'arc  d'Orange  a  été  élevé  pour  rappeler  des 
combats  qui  ont  aussi  coûté  la  vie  à  plusieurs 
mi'liers  d'hommes  :  mais  la  guerre  les  a  moisson- 
nés ;  ils  sont  morts  en  combattant  pour  leur  patrie  ; 
leur  mémoire  excite  des  sentimens  qui  font  taire 
ceux  du  regret  ;  au  lieu  que  les  habitans  d'Avignon , 
tramés  sous  les  portes  triomphales  de  l'arc  d'Orange, 
ont  été  massacrés  sans  pitié  ,  au  nom  ,  atrocement 
profané ,  de  Thumnnité  sainte  ,  sans  pouvoir  se  dé- 
fendre contre  leurs  assassins. 

Après  l'arc  d'Orange,  le  monument  le  plus  re- 
marquable de  cette  ville  est  celui  qui  est  impropre- 
ment appelé,  même  par  des  savans  ,  le  cirque ,  et 
par  corruption ,  le  grand  cire.  Il  est  sur  le  penchant 
de  I.i  montagne ,  dans  un  lieu  où  il  auroit  été  impos- 
sible d'établir  un  édifice  de  ce  genre.  Ce  prétendu 
cirque  est  un  théâtre  ;  et  ce  monument  est  d'autant 
plub  précieux  ,  que  c'est  le  seul  de  ce  genre  qui 
existe  en  France ,  et  le  plus  entier  de  tous  ceux  qui 
ont  été  conservés. 

La  partie  circulaire  dans  laquelle  les  sièges  des 
spectateurs  étoient  établis  ,  est  pratiquée  dans  la 
montagne  :  les  deux  extrémités  du  demi  -  cercle 
étoient  liées  par  des  constructions  à  la  sc^ne  ,  où 


CHAPITRE    XLV.  I^p 

elles  se  terminoient  (  pi.  XXIX ,  f^.  4  ),  C'est 
ainsi  que  sont  bâtis  la  plupart  des  théâtres  qui  existent 
encore.  Vitruvefait  une  mention  expresse  de  ce  genre 
de  construction. 

Le  mur  qui  coupoit  le  demi-cercle,  et  qui  formoit 
îe  fond  de  la  scène,  existe  encore  en  entier  :  il  pro- 
duit un  bel  effet,  vu  de  la  grande  place  (pi.  XXIX, 
J%'  5  ^^  ^ )'  O^^  reconnoît  aussitôt,  h  la  manière  dont 
ce  beau  mur  a  été  bâti  ,  qu'il  est  de  construction 
romaine.  II  a  cent  huit  pieds  de  haut  et  trois  cents  de 
large  (  i  )  ;  il  est  bâti  en  belles  pierres  carrées,  égales , 
jointes  avec  la  plus  grande  exactitude.  Il  est  décoré 
de  deux  rangées  d'arcades  et  «d'un  attique. 

On  ne  peut  se  défendre  d'un  sentiment  d'admira- 
tion en  regardant  cette  muraille  si  grande ,  si  simple, 
si  bien  bâtie  et  si  bien  conservée  :  nous  ne  pou- 
vions nous  lasser  de  la  considérer.  Au  milieu  est  une 
grande  porte  qui  servoit  sûrement  d'entrée  aux  acteurs 
et  aux  personnes  destinées  au  service  du  théâtre. 

(i)  Vpy.  la  Dissertation  de  Maffei  sur  les  théâtres  de  France, 
Antiquitates  G  allia,  page  153.  Ha  très-bien  figuré  la  partie  exté- 
rieure et  intérieure  de  ce  beau  mur,  et  il  a  donné  un  plan  assez 
exact  du  théâtre. 

La  façade  extérieure  du  théâtre,  telle  qu'elle  est  aujourd'hui, 
est  exactement  figurée  dans  V Histoire  d'Orange  par  Lapise,  à 
l'exception  des  arcades  du  rez-de-chaussée,  qu'il  indique  comme 
étant  ouvertes  et  fermées  alternativement.  Aujourd'hui  toutes  ces 
arcades  sont  murées  ;  il  n'y  a  que  quelques  petites  portes  qui  y 
sont  pratiquées  pour  donner  entrée  dans  les  habitations. 

K3 


1^0  CHAPITRE    XLV. 

Au  haut  de  la  façade  extérieure ,  il  y  a  deux  ran- 
gées de  pierres  saillantes,  k  une  distance  assez  consi-^ 
dérable  l'une  de  l'autre  :  celles  de  !a  première  rangée 
sont  verticalement  traversées  par  un  trou  qui ,  sans 
doute  ,  servoît  à  recevoir  un  mai;,  à  l'extrémité  du- 
quel on  attachoit  les  voiles  qui  couvroient  la  théâtre 
et  préservoient  les  spectateurs  de  l'ardeur  du  soleif 
et  des  injures  du  temps.  Ce  mât  posoit  sur  les  pierres 
de  la  seconde  rangée. 

li  y  a  à- peu  près  quarante  ans  qu'un  serrurier 
nommé  Noguier,  qui  avoit  sa  boutique  dans  la  façade 
du  théâtre,  et  dont  le  fils,  également  serrurier ,  y  de- 
meure encore,  s'avisa  ,•  dans  un  moment  d'ivresse  , 
(le  iTioiiter  sur  ce  mur  pour  détourner  l'attention  des 
spectateurs  des  jeux  de  danseurs  de  corde  qui  s'é- 
toient  établis  sur  la  place.  II  sauta  avec  la  plus  grande 
adresse  de  l'une  des  pierres  sur  l'autre  :  parvenu  à 
un  endroit  où  une  pierre  manquoit ,  il  grimpa  jusqu'à 
la  corniche ,  gagna  l'autre  pierre,  et  continua  heureu- 
sement jusqu'au  bout.  L'effroi  que  causa  cette  course 
périlleuse,  fit  régner  le  plus  grand  silence  parmi  ceux 
qui  en  étoient  témoins. 

Aux  deux  cotés  de  cette  muraille  sont  des  salles, 
qui  étpient  sans  doute  destinées  k  loger  les  gens  de 
service  et  les  décorations  :  on  y  a  établi  depuis  long- 
temps la  prison  de  la  ville.  Les  eaux  pluviales ,  rassem- 
blées en  di'fférens  endroits ,  sont  conduites  à  des 
ouvertures  rondes,  et  de  là  descendent  ie  long  delà 


CHAPITRE    XLV.  1  5  l 

façade ,  qu'elles  dégradent  ;  les  immondices  versées 
par  les  prisonniers  forment  le  long  de  ce  mur  admi- 
rable des  sillons  dégoûtans.  Mais, malgré  l'indiffé- 
rence et  ion  peut  même  dire  l'injustice  des  hommes, 
ce  bel  édifice  bravera  encore  pendant  des  siècles  leurs 
outrages  et  ceux  du  temps  :  ii  faudra  plus  d'un  effort 
pour  renverser  ce  mur  de  douze  pieds  d'épaisseur,  com- 
posé de  pierres  énormes  ,  jointes  sans  aucun  ciment , 
et  dont  quelques-unes  sont  longues  de  quinze  pieds, 
et  d'une  épaisseur  proportionnée.  La  partie  inférieure 
de  ce  mur  est  composée  d'arcades  qui  ont  été  percées 
et  qui  sont  occupées  par  des  boutiques. 

S'il  est  affligeant  de  voir  tranformée  en  prison  une 
partie  de  ce  beau  théâtre ,  il  est  encore  plus  triste  de 
regarder  les  dégoûtantes  masures  accumulées  dans  le 
lieu  qui  étoit  autrefois  occupé  par  l'avant-scène ,  et 
la  scène  où  les  comédies  de  Plante  et  de  Térence ,  les 
tragédies  de  Sénèque,  ont  sûrement  été  représentées. 
La  misère  et  la  fièvre  régnent  continuellement  dan* 
ce  bouge  infect,  où  l'air  ne  circule  jamais  ;  l'insalu- 
brité de  ce  cloaque  est  encore  augmentée  par  le& 
branches  de  thym  et  les  tiges  de  safran  dont  on  jonche 
le  sol ,  pour  servir  de  litière  aux  porcs  et  d'engrais  k 
la  terre.  Ce  seroit  rendre  un  service  réel  aux  arts  et 
à  l'humanité  ,  que  de  chercher  un  autre  logement 
pour  les  prisonniers  ,  et  de  détruire  ces  misérables 
masures  ,  dont  on  dédommageroit  facilement  les 
propriétaires.. 

k4 


152  CHAPITRE    XLV. 

II  est  étonnant  que  ce  mur  seul  se  soit  conservé , 
et  que  l'intérieur  du  théâtre  ,  la  cavca  qui  étoit 
taillée  dans  ie  roc ,  la  scène  et  ses  côtés ,  bâtis  de 
matériaux  si  solides ,  aient  été  dégradés  :  il  est  pro- 
bai^Ie  que  ce  théâtre  a  été  un  lieu  de  retraite  pour 
les  habiians  dans  les  troubles  civils,  et  que  ses  maté- 
riaux ont  été  employés  par  eux  pour  leur  défense. 

Au  sommet  de  la  montagne  sur  laquelle  le  théâtre 
est  bâti ,  on  remarque  les  ruines  de  l'ancien  château, 
qui  annoncent  que  cet  édifice  étoit  très-fort  pour  le 
temps ,  et  bien  construit  en  grosses  pierres  ;  il  a  fallu 
faire  jouer  la  mine  pour  le  détruire  (  1  ).  Ce  coteau 
calcaire  et  aride  ne  mériteroit  pas  qu'on  prît  la  peine 
de  le  gravir,  si  l'on  n'y  voyoit  que  ces  misérables 
restes  ;  mais  on  y  jouit  d'une  vue  ravissante  et  pleine 
d'intérêt:  on  découvre  la  campagne  d'Orange  ,  dont 
les  productions  sont  si  variées  ;  les  plaines  de  l'ancien 
Comtat,  aujourd'hui  le  département  de  Vaucluse  ; 
ies  villes  vénasques  ;  les  clochers  d'Avignon,  autre- 
fois si  nombreux  ;  une  partie  de  la  basse  Provence 
et  du  Languedoc ,  le  beau  pont  du  Saint-Esprit ,  le 
cours  du  Rhône ,  les  montagnes  du  Dauphiné  :  le 
Mont-Ventoux  ,  dont- la  cime  est  couverte  de  neige 
pendant  une  grande  partie  de  l'année ,  domine  cette 

(i)  On  en  voit  fa  figure  dans  une  planche  de  ï'ouvrage  de 
Zeillerus  ,  Tojwgraphia  G  allia,  part.  XII,  page  28,  qui  repré- 
sente la  ville  d'Orange.  On  peut  présumer  que  ies  pierres  du 
théâtre  ont  servi  à  la  construction  de  ce  château. 


CHAPITRE    XLV.  1  55 

ravissante  scène  ;  enfin  l'œil  se  plonge  avec  plaisir 
snx  cette  terre  classique  ,  où  les  Romains  se  sont 
plu  à  laisser  tant  de  monumens  qui  attestent  encore 
leur  grandeur  et  leur  puissance. 

Orange  possédoit  encore  d'autres  édifices  ;  un 
amphithéâtre  (i),  des  thermes  (2) ,  un  aqueduc  (3)  : 
il  n'en  reste  plus  que  quelques  arcades  ,  qui  sont 
enclavées  dans  les  murs  des  maisons  ;  ces  arcades 
étoient  bâties  en  petites  pierres  carrées.  Lapise  en  a 
laissé  des  figures ,  sur  l'exactitude  desquelles  il  est 
difficile  de  compter.  Le  sol  d'Orange  est,  en  général, 
tellement  rempli  de  monumens  de  l'antiquité ,  que 
l'on  en  trouve  pour  peu  qu'on  fouille. 

M.  Guérin ,  sous -préfet  d'Orange,  nous  proposa 
de  nous  faire  voir  deux  mosaïques ,  et  voulut  bien 
nous  accompagner.  L'une  est  dans  la  cave  à' André 
Giiigon ,  marchand  de  vin  :  elle  représentoit  autrefois 
un  chat  qui  vient  d'attraper  une  souris  ;  la  partie  o\x 
est  le  chat,  est  presque  absolument  détruite.  L'autre 
mosaïque  est  chez  une  marchande  d'huile  nommée 
Vaym ,  rue  des  Avènes ,  n.°  3  i  ;  elle  n'offre  que  des 
ornemens  assez  élégans.  Si  l'on  n'ôte  bientôt  ces 
mosaïques  de  ces  deux  caves ,  elles  ne  tarderont  pas 
à  être  absolument  détruites. 

(1)  Lapise,  p.  29. 
(2}  Ibid.  p.  34- 
{3)  ^^'^'  P-  3'- 


154  CHAPITRE    XLV. 

Un  ancien  militaire  ,  chevalier  de  Saint -Louis, 
appelé  M.  de  Saint- Alarcel ,  avoit  aussi  dans  sa  maison 
un  bain  antique  avec  une  mosaïque  :  ennuyé  d'être 
souvent  dérangé  par  les  curieux  ,  ii  prit  le  parti  de 
les  détruire. 

Ces  mosaïques  prouvent  que  le  sol  de  ia  ville- 
d'Orange  s'est  beaucoup  élevé  ;  car  elles  sont  à  deux 
pieds  au-dessous  du  niveau  du  pavé,  sous  iequel 
on  trouve  aussi  les  restes  d'un  ancien  pavé  romain* 

Nous  consacrâmes  la  matinée  du  24  mai ,  avant 
notre  départ ,  à  la  recherche  des  inscriptions  :  elles 
sont  peu  nombreuses.  Maffei  cite  une  inscription 
taurobolique  qui  étoit  dans  le  cabinet  de  M.  Prevot  ; 
elle  a  passé  ensuite  à  M.  de  Saint- Laurent.  Nous 
allâmes  chez  M.  Nogent  ,  avoué  ;  nous  reconnûmes 
cette  inscription,  que  je  reproduis  ici  plus  exactement; 


NVM    .    AVG 

MATRI      DEVM 
PRO     SALVT  Mp 

M     AVR     COMMO 

DI    ANTONiN    pII 

FELICIS 

TAVROBOLIVM 

FECERVNT 

SEX      PVBLICIVS 

ANVS 

(0 


(i)  MuRATORi ,  cxxx ,  2  ;  Maffei,  CdiAnÙq.  ^6)  Voj/ag» 
littéraire  de  deux  Bénédictins ,  I  j  2  94. 


CHAPITREXLV.  1^5 

M.  Nogent  nous  monira  encore,  dans  un  hangar  da 
$a  maison ,  un  sarcophage  de  six  pieds  de  long  sur 
quinze  pouces  de  haut ,  avec  l'inscription  suivante  î 


M. 

COL.    IVL.   MEM.    hERED.   EX   TESTAMENTO 


Cette  inscription  a  été  publiée  par  le  P.  Bonaventure. 
On  a  voulu  que  les  trois  premiers  mots  indiquassent 
une  colonie ,  COLoniœ  JULlœ  MEMÏnlorum  (  i  )  : 
mais  il  est  aisé  de  voir  que  ces  mots  sont  les  initiales 

des  noms  COL JULia ,  ou  plutôt  JUhla,  meaii- 

NIA  ,  à  qui  ce  monument  a  été  offert  par  ses  héri- 
tiers ,  d'après  un  article  exprès  de  son  testament, 
II  est  étoraiant  qu'on  n'ait  point  remarqué  le  rapport 
de  cette  inscription  avec  une  autre  trouvée  à  Besan- 
çon ,  publiée  par  Jean- Jacob  Chifîîet,  en  i'hon- 
neur  de  Geminia  II  Julla  d'Orange  ,  mère  des 
sacrifices  [2). 

Nous  vîmes  encore  dans  la  même  maison  plusieurs 

(i)  Le  P.  Bonaventure  ,  capucin  de  Sisteron  ,  dans  son 
Histoire  nouvelle  de  la  ville  d*  Orange,  Avignon,  1741  >  page  9<î  , 
veut  qu'on  lise  Militi  COLonia  JULia.  MEMinorum  .-  il  faut  lire 
Manibus  COL.  JULlœ  ^^EMinia  HEREDes  EX  TESTAMENTO. 

(2)    GEMI  Vil  A    II    IVLLA   ARAVSIENSIS    MATER    SACRO- 

RVAl  HIC  ADQVIESCIT ,  &c Voyez  Johann.  Jacob.  ChiY- 

FLETlI  Geminia.  matris  sacrorutn  titulus  sepukralis  expUcatus  ; 
^■^nty/erpise,  1634,  in-^." 


Ij6  CHAPITRE    XL  V. 

fragmens  de  bas  -  reliefs  et  d'inscriptions  ,  de  cor- 
niches ,  &c.  incrustés  dans  le  mur.  Nous  remar- 
quâmes ,  entre  autres, un  fragment  dune  frise  avec 
des  bucrânes.  li  paroît  que  plusieurs  de  ces  fragmens 
viennent  de  l'arc  d'Orange,  et  que  M.  de  Saint- 
Laurent  les  faisoit  recueillir  à  mesure  qu'ils  tomboient 
à  terre. 

Voici  parmi  ces  inscriptions  celles   qui  peuvent 
se  déchiffrer  : 


D.     M. 

ANICIAE     TRIPM.E 

RAE 
LVCCEIVS   MARCt 


<  S 

5     SAMIpJ 


Dans  la  cour  de  la  maison  de  M.  Jourdan  ,  né- 
gociant à  Orange ,  on  voit  l'inscription  suivante  , 
incrustée  dans  le  mur ,  au  premier  étage  : 


GAVDENTIVS 
ET  PALLADI 
VS  FRATRI 
INNOCENTIS 
SIMO    FECER 


(0 


i)  Muséum  Veronense,  4'9  >  >7« 


CHAPITRE    XLV.  I  57 

A  la  droite  de  cette  inscription  est  un  génie  qui 
soutient  la  tablette  sur  laquelle  elle  est  écrite. 

A  la  gauche  de  l'inscription  ci-dessus ,  on  a  incrusté 
dans  le  mur  un  fragment  de  bas- relief  et  deux  frag- 
mens  de  chapiteaux. 

Le  même  M.  Jourdan  possède  quelques  dessins 
de  l'arc  et  du  cirque,  faits  par  Gaspar  Halder,  en 
1 80  f  ;  mais  ce  ne  sont  que  des  copies  d'après  Lapise. 

A  la  campagne  de  M.  Dumas  ,  à  un  quart  de 
iieue  de  la  ville ,  on  lit  cette  inscription  : 


T    LICINIVS 

MAXSVMfS 

AEDILIS 


(0 


Le  commerce  de  la  ville  d'Orange  avoit  beaucoup 
d'activité  au  temps  de  ses  souverains  :  aujourd'hui  ses 
rues  sont  désertes,  et  rien  n'y  annonce  l'industrie; 
ses  manufactures  de  toiles  peintes  ,  qui  ont  donné  le 
nom  de  la  ville  aux  toiles  du  même  genre,  n'existent 
plus.  On  y  recueille  une  grande  quantité  de  soie  de 
très-bonne  qualité  ;  on  y  récolte  d'excellent  safran  , 
des  figues  et  de  l'huile  ;  ce  sont  là  les  sources  de  la 


(1)  MURATORI,  146. 


îjS  CKAPÎTRE   Xtr. 

richesse  du  paye  :  dv  reste ,  le  concours  des  voyageurs 
qui  passent  pour  se  rendre  à  Marseille  ov  a.  Lyon  , 
fait  le  seul  mouvement  de  îa  ville.  Les  habitans  y 
retiendroien't  plus  long- temps  les  étrangers,  s'iîs  met-^ 
toîent  plus  d'importance  à  leurs  monumens  ^  et  s'ils 
paroissoient  le?  soigner  davantage. 

Le  safran  est  une  des  principales  productions  du 
territoire  d'Orange  ;  il  se  d:stingue  même  de  celui  du 
Comtat  par  sa  qualité  supérieure ,  et  il  est  beaucoup 
plus  cher  :  peut-être  sait-on  mieux  le  sécher  et  lui 
conserver  sa  couleur. 


M^ 


CHAPITRE    XLVL 

Départ  d'Orange.  —  Contrée.  —  Productions,  — 
CoURTEZON.  — Avignon.  —  Remparts.  — Prome- 
nade. — Ville.  — Son  histoire.  —  Monumens  détruits. 

—  Bibliothèque,  —  Musée.  —  Cabinet  d'antiquités  de 
JVl.  Calvet,  médecin. — Cabinet  de  tableaux  deM.Cal- 
vet.  —  Château  d'Avignon.  —  Papes  Avignonnois,  — 
Glacière.  —  Fonderie  de  canons.  —  Etablissemens  de 
bienfaisance.  —  Athénée.  —  Proclamation  des  jeux  de 
ia  Fête-Dieu  à  Aix.  —  Climat  d'Avignon  ,  vents.  — 

—  Juifs.  —  Commerce  ^  imprimerie,  industrie. 

|l  ne  nous  restoit  plus  rien  k  voir  dans  Orange  : 
mais ,  au  lieu  de  nous  rendre  à  Château-Doria  pour 
rejoindre  notre  bateau  ,  nous  louâmes  la  carriole  de 
notre  aubergiste  ;  et  mon  domestique  partit  à  pied 
pour  donner  aux  bateliers  l'ordre  du  départ,  et  con- 
duire avec  eux  notre  voiture  à  Avignon. 

La  charrette,  dans  laquelle  nous  nous  plaçâmes  sur 
un  matelas,  étoit  conduite  par  un  fort  mulet,  qui  alloit 
continuellement  au  trot  ,  et  nous  faisoit  faire  des 
bonds  qui  nous  laissoient  à  peine  le  temps  de  respirer. 

Le  terrain  que  nous  traversâmes ,  est  en  grande 
partie  couvert  de  pierres; les habitans  les  rassemblent 
en  monceaux ,  pour  en  débarrasser  le  soi  et  y  planter 


l6o  CHAPITRE    XLVI. 

une  vigne  chétive  qui  donne  un  vin  très -médiocre. 
On  rencontre  par-ci  par-ià  des  mûriers,  des  oli- 
viers et  des  yeuses  (i).  Ces  arbres  forment  sur  la 
terre  un  tapis  vert  aussi  grand  que  la  vue  peut  s'é- 
tendre :  on  y  recueille  le  kermès  (2).  II  y  croît  aussi 
une  grande  quantité  de  lavande  (3). 

En  approchant  de  Courte^on  ,  le  terrain  devient 
meilleur  :  cette  petite  ville  est  située  sur  une  rivière 
appelée  l'Aseille  ;  c'est  près  de  là  que  comniençoient 
autrefois  les  états  du  Pape.  On  passe  à  Ca-^alet;  on 
traverse  la  Sorgue  ;  on  remonte  ensuite  sur  une  côte 
infertile  qui  s'étend  jusqu'à  Avignon.  Cependant , 
malgré  sa  stérilité,  le  sol  est  assez  bien  cultivé  ;  on 
y  voit  des  vignes  et  des  champs  de  blé.  La  route 
continue  sur  cette  plaine  élevée  ,  d'où  l'on  découvre 
à  l'est  el  au  sud-est  une  grande  partie  du  ci-devant 
Comtat  Venaissin  ,  et  d'où  l'on  voit  les  montagnes 
qui  le  séparent  de  la  Provence  proprement  dite. 

A  cinq  heures  nous  arrivâmes  à  Avignon,  et  le  ba« 
teau  qui  portoit  notre  voiture  nous  suivit  de  près.  Plus 
de  cent  hommes  en  carmagnole,  avec  la  ceinture  de 
serge  rouge  ( pi.  XXV,  n," ^j ,  s'en  emparèrent,  et 
la  firent  rouler  rapidement  jusqu'à  l'auberge.  Nous 
ne  savions  commefit  contenter  cette  armée  :  mais  le 


(  I  )    Quercus  ilex, 

(2)  Cocciis  ilicis. 

(3)  LavnnJuhi  c-jjîcinaUs. 

salaire 


CHAPITRE    XLVI.  l6l 

salaire  de  ces  hommes  ,  qui  ont  ie  privilège  exclusif 
d'embarquer  et  de  débarquer  les  voitures  ,  est  fixé  à 
dix-huit  francs  pour  chacune  ,  en  quelque  nombre 
qu'ils  soient. 

Nous  passâmes  ia  soirée  à  nous  promener  sur  le 
beau  cours  qui  borde  ie  Rhône ,  au  pied  de  ces  jolis 
petits  remparts  dont  M.  Danieres  est  si  émerveillé  :  ils 
sont,  en  effet,  d'une  élégance  remarquable  ;  les  murs 
sont  bâtis  en  petites  pierres  carrées  et  unies,  par- 
faitement jointes  ;  les  créneaux  qui  les  couronnent 
sont  d'une  grande  régularité  ;  les  mâchicoulis  sont 
supportés  par  un  rang  de  petites  consoles  d'un  char- 
mant profil;  et  le  tout  est  flanqué  de  tours  carrées, 
placées  à  des  distances  égales ,  et  dont  ia  disposition 
symétrique  est  du  plus  bel  effet.  Le  temps  a  donné 
à  ces  pierres  si  égaies ,  si  bien  jointes  et  si  bien  polies , 
une  teinte  brunâtre  qui  augmente  encore  l'effet  de 
l'ensemble.  Aucune  autre  ville  du  moyen  âge  n'a  une 
enceinte  aussi  élégante  ;  et  c'est ,  sous  ce  rapport , 
un  véritable  monument  de  l'art  :  mais  ce  seroit  une 
foible  ressource  dans  le  danger.  On  peut  dire  de  ces 
murs  si  beaux ,  si  réguliers , 

Qu'ils  servent  de  parade ,  et  non  pas  de  défense. 

Cependant  le  pape  Innocent  VI  les  fit  construire 
en  1358,  pour  garantir  Avignon  des  attaques  des 
brigands  qui  mettoient  les  villes  à  contribution  : 
mais  alors  la  manière  de  faire  la  guerre  éîoit  bien 
Tojue  Jf.  L 


l6l  CHAPITRE    XLVI. 

différente  de  celle  d'aujourd'hui.  Cette  construction 
a  dû  coûter  beaucoup  d'argent  :  il  faut  plus  d'une 
heure  pour  faire  entièrement  le  tour  de  la  ville. 

La  promenade  du  cours  est  extrêmement  agréable  : 
elle  est  formée  de  trois  rangées  d'ormes  et  de  hêtres. 
En  face  est  une  grande  île  qui  partage  le  fleuve  ;  on 
y  voit  les  débris  du  pont ,  et  au-delà ,  Villeneuve  et 
la  côte  du  Languedoc  et  du  département  du  Gard. 
Plus  bas  sont  deux  îles  plus  petites ,  dont  l'une  pré- 
sente de  jolis  massifs  d'arbres ,  et  l'autre  est  entière- 
ment couverte  d'un  bois  d'ormes  et  de  peupliers.  Les 
bateaux  qui  passent  continuellement  sur  le  fleuve, 
rendent  cette  vue  ravissante  ;  elle  sera  encore  plus 
animée ,  lorsque  le  pont  qu'on  se  propose  de  cons- 
truire sera  terminé. 

Au-dessus  des  murs  s'élèvent  les  flèches  hardies 
des  édifices  religieux  que  cette  ville  renfermoit  en 
grand  nombre  (  i  )  ,  et  qui  sont  aujourd'hui  pour  la 
plupart  appliqués  à  d'autres  usages.  Ces  beaux  murs 
sont  percés  de  sept  portes.  La  principale  est  celle 
de  i'Oule ,  bâtie  sous  le  pontificat  de  Pie  VI  :  elle 
est  d'un  assez  beau  caractère  ;  mais  l'attique  est  trop 
lourd  et  trop  élevé  relativement  à  l'ouverture  de 
l'arc. 

L'intérieur  de  la  ville  ne  répond  malheureusement 

(t)  C'est  à  cause  de  ce  grand  nombre  de  clochers,  que  Rabelais 
appelle  Avignon  la  ville  sonviinte. 


tïTAt>lTREXLVI.  l6^ 

pas  à  la  beauté  de  ses  remparts  et  de  ses  environs  :  fa 
plupart  des  rues  sont  anguleuses  et  étroites.  ÎI  y  a 
cependant  plusieurs  beaux  hôtels  bâtis  à  l'italienne , 
et  qui  datent  du  temps  de  la  renaissance  de  i'archi=- 
tecture  :on  distingue,  entre  autres,  l'hôtel  de  Grillon 
et  l'hôtel  de  Cambis.  Les  rues  sont,  en  général ,  cou- 
Vertes  de  toiles  pendant  Tété  ;  cet  usage  existe  dans 
toutes  les  villes  de  la  Provence. 

La  cloche  nous  avertit  que  la  table  d'hôte  étoit 
servie.  On  ne  sauroit  voir  une  société  plus  singu- 
lière :  elle  réunissoit  des  voyageurs  de  toute  espèce, 
et  des  personnes  qui  résident  dans  la  ville  ;  le  di- 
recteur des  coches ,  le  colonel  commandant  et  quel- 
ques officiers ,  deux  comédiennes ,  Blanchard  et  sa 
femme  qui  se  préparoient  à  visiter  les  nuages  > 
Un  ancien  chanoine  ;  c'étoit  une  véritable  scène 
du  Roman  comique.  Nous  remontâmes  dans  notre 
chambre  ,  qui  étoit  belle  et  propre  ;  mais  les  murs 
étoient  couverts  de  dirœ  ou  imprécations  des  voya- 
geurs contre  les  iits  durs  ,  les  punaises  ,  les  draps 
sales,  et  les  autres  incommodités  des  auberges  des 
petites  villes  du  Languedoc  et  de  la  Provence. 

Le  lendemain,  M.  l'abbé  Calvet,  bibliothécaire, 
eut  la  bonté  de  venir  nous  prendre  pour  nous  faire 
Voir  ce  qui  reste  encore  de  curieux  dans  cette  ville , 
où  l'on  trouve  par- tout  des  traces  des  oroges  révo- 
lutionnaires. 

Son  nom  celtique  étoit  Avenio  ;  il  s'écrivoit  en 

h    2. 


1^4  CHAPITRE    XLVI. 

grec  Aovivtm .  Bullet  (i)  ,  en  décomposant  ce  mot, 
prétend  qu'en  celtique  aven  signifioit  fleuve ,  et 
ion^  seigneur.  II  auroit  dû  s'apercevoir  que  ion  n'est 
que  la  terminaison  grecque  du  mot  Avenîo:  peut- 
être  io  avoit-ii  la  même  signification  ;  mais  il  s'en 
faut  beaucoup  que  cela  soit  démontré. 

Pline  nous  apprend  (2)  seulement  qu'y^v^n/o  étoît 
une  ville  latine  ;  mais  Ptolémée,  qui  a  relevé  plusieurs 
erreurs  de  Pline ,  relativement  aux  villes  de  la  Nar 
bonnoise ,  en  fait  une  colonie.  Elle  étoit  avantageu- 
sement située  sur  les  bords  du  Rhône ,  entre  la  Sor- 
gue  et  la  Durance.  Les  francs  et  les  Sarrasins  s'en 
emparèrent  ensuite  successivement;  en  1206,  elle 
forma  une  espèce  de  république  sous  le  gouverne- 
ment d'un  podestat  électif,  dont  la  puissance  a  duré 
jusqu'en  i  23  i  ;  elle  tomba  ensuite  sous  la  domina- 
tion des  comtes  de  Provence.  La  comtesse  Jeanne, 
reine  de  Naples,  cette  princesse  coupable  et  malheu- 
reuse ,  à  qui  l'amour  fit  commettre  un  grand  crime 
que  n'ont  pu  faire  oublier  les  nobles  vertus  et  les 
belles  qualités  qu'elle  montra  dans  le  reste  de  sa  vie , 
ayant  été  rappelée  au  trône  de  Naples ,  et  manquant 
d'argent  pour  faire  le  voyage ,  vendit  Avignon  ,  ses 
faubourgs  et  son  territoire  au  pape  Clément  VI, 
pour  80,000  florins  d'or.  L'adroit  pontife  y  joignit 


(i  )  Mémo'ms  sur  la  langue  celtique,  III,  3  ' 
(2)  Hiit.natAW,  4. 


C  HAPITRE    XLVl.  lOj 

rabsoliition  des  peines  qu'elle  avoit  encourues  pour 
le  meurtre  de  son  premier  époux.  On  a  prétendu  que 
la  somme  n'avoit  jamais  été  payée  (  i  )  :  cepen- 
dant c'étoit  sur  cette  vente  qu'éloient  établis  les  droits 
du  Pape  sur  Avignon.  Ces  droits ,  qui  ont  été  l'objet 
de  plusieurs  discussions  et  le  sujet  d'ouvrages  curieux, 
ne  valent  plus  la  peine  d'être  examinés  :  cependant 
les  rois  de  France  avoient  bien  voulu  les  reconnoître 
jusqu'au  temps  oii  Louis  XIV  s'empara  deux  fois 
du  Comtat,  en  1662  et  en  1688,  pour  punir  la 
conduite  peu  mesurée  d'Alexandre  VII  et  d'Inno- 
cent XI  envers  ses  ambassadeurs.  Louis  XV  imita 
cet  exemple  en  1768,  pour  venger  l'injure  que 
Clément  XIII  avoit  faite  au  duc  de  Parme.  Mais 
ces  actes  rigoureux  avoient  toujours  été  suivis  d'une 
prompte  clémence  et  de  la  restitution.  Enfin  la 
réunion  du  Comtat  à  la  France  a  été  irrévocablement 
prononcée  en  i  ycpo  par  l'Assemblée  constituante. 

Les  rois  de  France auroient  pu  facilement  s'emparer 
de  cette  belle  contrée;  les  foudres  du  Vatican,  de- 
puis long-temps  émoussées  ,  eussent  été  impuissantes 
pour  les  en  empêcher  :  mais  le  cabinet  de  Versailles 


(i)  Le  P,  Papon  ,  Histoire  de  Provence ,  III  ,  preuve  XLIV  , 
a  produit  un  acte  qu'il  dit  être  la  quittrince  de  cette  somme  :  mais 
Je  registre  qui  contenoit  cet  acte  a  été  brûlé ,  et  la  pièce  publiéç 
n'est  qu'une  copie  trouvée  à  Napies  dans  un  ancien  recueil  où 
l'on  avoit  transcrit  plusieurs  pièces  des  registres  de  la  Ze''ca ;  ainsi 
l'authenticité  de  cette  pièce  pqurroit  encore  être  contestée. 


\66  CHAPITRE    XLVI. 

trouvoit  plus  politique  de  tenir  les  papes  dans  sa 
dépendance ,  en  les  menaçant ,  sur  le  plus  léger  mé- 
contentement,  de  la  perte  de  cet  État,  auquel  le 
Saint-Siège  altachoit  du  prix ,  quoiqu'il  n'en  retirât 
aucun  revenu.  L'argent  produit  par  les  taxes  qui  y 
étoient  imposées ,  se  dépensoit  dans  le  pays ,  pour 
l'entretien  des  bâtimens  et  des  routes ,  la  solde  des 
troupes  et  le  traitement  des  officiers  civils  :  les  habi- 
tans  ne  payoient  presque  point  d'impôts  ;  aussi  l'in- 
dustrie étoit-elle  à-peu-près  nulle ,  l'Avignonnois 
n'ayant  pas  besoin  de  travailler  beaucoup  pour  se 
procurer  sa  subsistance  :  du  reste  ,  toutes  les  pro- 
ductions du  pays  acquittoient  des  droits  considé- 
rables k  leur  sortie  ;  et  de  cette  manière  le  trésor 
de  nos  rois  retiroit  d'Avignon  plus  de  revenus  que 
si  son  territoire  eût  été  réuni  à  la  France. 

Les  effets  de  la  révolution  n'ont  été  dans  aucune 
ville  plus  sanglans  et  plus  terribles  que  dans  Avi- 
gnon ;  la  dévastation  y  a  été  portée  au  dernier 
degré  ;  les  cloîtres ,  les  chapelles  de  pénitens  ,  les 
églises  de  toute  espèce  ,  bâtis  avec  plus  de  magni- 
ficence que  de  goût  dans  le  XI V."  siècle ,  pendant 
le  temps  où  cette  ville  a  été  le  siège  de  la  chré- 
tienté ,  ont  été  détruits  ,  ainsi  que  les  monumens 
qu'ils  renfermoient.  On  chercheroit  vainement  les 
tombeaux  des  papes ,  celui  d'Alain  Chartier  ,  appelé 
le  père  de  l'éloquence  ;  le  souvenir  du  tendre  Pé- 
trarque n'a  pu  faire  épargner  la  tombe  de  Laure  de 


CHAPITRE    XLVI.  167 

Sade  ;  le  squelette  qu'on  disoit  avoir  été  peint  par  le 
roi  René,  a  été  déchiré  ;  et  ia  valeur  du  brave  Cril- 
Ion  n'a  pu  défendre  son  mausolée  :  ces  monumens 
élevés  à  îa  piété,  à  la  beauté,  à  la  vaillance,  sont 
tous  aujourd'hui  détruits.  Les  tableaux  que  conte- 
noient  ces  églises,  ont  été  dispersés  :  il  n'y  en  avoit 
pas  du  premier  rang ,  quoiqu'on  assurât  en  conserver 
un  de  Raphaël  dans  la  cathédrale  ;  mais  cette  pré- 
tention n'étoit  pas  fondée  :  les  meilleurs  tableaux  des 
églises  d'Avignon  étoient  de  Parrocel,  de  Mignard 
et  d'autres  peintres  du  second  ordre. 

Nous  allâmes  d'abord  visiter  la  bibliothèque,  dont 
ie  soin  est  confié  à  M.  Calvet.  Comme  les  salles 
n'étoient  point  disposées  ,  tous  les  livres  étoient 
amoncelés ,  et  nous  ne  pûmes  en  prendre  des  no- 
tices (i). 

Nous  vîmes  ensuite  la  salle  destinée  au  musée  ;  il 
doit  être  établi  dans  l'église  même  des  Bénédictins.  La 
Sorgue  passe  sous  cette  église  ,  qui ,  dans  les  grosses 
eaux  ,  a  été  quelquefois  inondée  ;  une  ligne  tracée 
3ur  un  des  piliers  indique  la  hauteur  où  la  rivière 

(i)  Nous  remarquâmes  seulement  les  deux  ouvrages  dont  voici 
ie  titre  : 

Roseîum  exercitiorum  spiritiialiiim  etsncrarum  vieditatlortiim ;  imjiress, 
•ptr  Jac.  de  Ffort^en  ,  rev'isiun  per  Joh.  Spejser ,  BasUfix ,  MCCCCIIII 
(sans  doute  par  une  faute  d'ïmpression,  pourAiCCCCCIlll),  in-fol. — 
Une  Bible  qu'on  attribue  à  Faust,  in-fol.  à  deux  colonnes,  commen- 
çant par  les  Proverbes  de  Salomon;  en  tête  se  prouve  :  Epishlit. 
S,  Jeronimi  preslijteri  di  lihîs  Salomoiii:, 

L  4 


1(^8  CHAPITRE    XL  Vr. 

étoit  parvenue  le  30  novembre  1755.  Pour  éviter 
cet  inconvénient ,  on  a  exhaussé  le  pavé  d'environ 
cinq  pieds  ,  c'est-à-dire  ,  jusqu'à  la  ligne  dont  il 
vient  d'être  question. 

Dans  le  cioître  de  ce  couvent  ,  il  reste  encore 
une  inscription  gothique  très- dégradée,  qui  paroît 
être  du  xiv/'  siècle ,  et  que  je  jugeai  de  peu  d'intérêt. 

Nous  eûmes  sur  -  tout  un  grand  plaisir  à  voir  le 
cabinet  de  M.  Calvet,  médecin.  Le  goût  des  lettres 
semble  être  un  patrimoine  de  cette  famille.  M.  l'abbé 
Calvet ,  qui  avoit  la  bonté  de  nous  accompagner, 
joint  à  des  manières  polies  ,  à  un  esprit  aimable,  des 
connoissances  variées  et  étendues  :  son  jeune  neveu 
s'est  distingué  à  Paris ,  où  il  s'est  fait  connoître  par 
quelques  productions  sur  différentes  parties  de  la 
médecine  ;  il  pratique  aujourd'hui  dans  sa  patrie  cet 
art  dont  tous  les  hommes  disent  du  mal,  auquel  ifs 
ont  tous  recours,  et  qui  est  en  effet  si  utile,  non 
pour  empêcher  la  mort,  mais  pour  alléger  les  maux 
de  la  vie.  M.  Calvet,  dont  nous  visitions  le  cabhiet, 
est  aussi  médecin  ;  il  est  à-la-fois  savant  naturaliste  et 
savant  antiquaire  ;  il  possède  une  riche  collection  de 
productions  du  règne  minéral  et  d'antiquités ,  un 
grand  nombre  de  vases  pour  la  vie  civile  et  pour  les 
sacrifices ,  des  ustensiles  de  différentes  espèces ,  des 
figurines,  un  précieux  médaillier,  et  beaucoup  d'ins- 
criptions. Son  âge  avancé  et  ses  infirmités  sont  sou- 
vent un  obstacle  au  désir  qu'on  auroit  de  voir  sa 


CHAPITRE    XLVI.  l^5> 

collection ,  et  le  rendent  peu  accessible.  Je  ne  puis 
que  me  louer  de  ses  bontés  et  de  son  gracieux 
accueil  ;  mais  je  n'osai  lui  demander  la  permission 
de  prendre  une  notice  détaillée  de  son  cabinet ,  ou 
plutôt  je  vis  bien  qu'elle  me  seroit  refusée. 

M.  Calvet  a  publié  plusieurs  mémoires  iniéres- 
sans  (  I  )  ;  il  a  été  en  correspondance  avec  Barthé- 
lémy ,  Caylus  (  2.  ) ,  et  plusieurs  savans  célèbres.  11 
seroit  à  désirer  qu'il  publiât  les  inscriptions  du  Comtat 
et  de  la  Provence ,  qu'il  a  recueillies  et  qu'il  a  accom- 
pagnées de  ses  judicieuses  observations. 

Un  autre  M.  Calvet ,  ancien  militaire ,  habite ,  près 
du  château,  une  maison  agréable  qu'il  a  fait  cons- 
truire ,  et  où  il  a  une  belle  galerie  :  elle  est  garnie 
de  tableaux  de  guerre  et  de  marine,  et  il  y  a  fait 
placer  les  plâtres  de  plusieurs  statues  et  de  plusieurs 
bustes  du  musée  Napoléon. 

Nous  vîmes   ensuite  le  dépôt  des  livres   et   des 

([)  Principalement  celui  sur  fa  iitriciilaires  de  Cavaillon ,  Avi- 
gnon, 1766,  in-8.°H  a  fait  présent  de  la  curieuse  tessèredeces  utri- 
culaires  au  Cabinet  de  la  Bibliothèque  impériale ,  ainsi  que  d'une 
belle  inscription  grecque  en  l'honneur  d'Orrippe  qui  courut  le 
premier  sans  ceinture  dans  les  jeux  olympiques.  Voyez  le  Magasin 
encyclo]iéd'ujue ,  ann.  Vi ,  t.  III,  p.  537.  H  a  aussi  donné  dans  le 
même  journal,  ann.VIII ,  1. 1,  p.  154,  un  mémoire  intéressant  sur 
des  inscriptions  galantes  écrites  en  grec, 

(2)  On  a  eu  l'irtdiscrétion  de  publier  ses  lettres  à  M.  de  Caylus 
sans  son  aveu,  et  l'inconvenance  de  les  joindre  à  un  recueil  de 
Lettres  inédiles  de  Henri  IV,  et  de  plusieurs  personnages  célèbres; 
Paris,  1802,  in-8.° 


170  CHAPITRE    XLVI. 

tableaux  qui  étoient  alors  au  palais  épiscopal  ;  mais 
les  livres  étoient  empilés ,  et  les  tableaux  placés  les 
uns  sur  les  autres  et  retournés. 

Ce  palais  (pi.  XXVIII,  n°  ^)  est  bâti  sur  un  rocher 
calcaire.  Ce  rocher  est  si  spacieux ,  qu'outre  cet  im- 
mense bâtiment,  une  grande  église,  et  l'hôtel  des 
ïnonnoies  ,  il  contient  encore  beaucoup  de  maisons  et 
deux  grandes  places.  Une  partie  de  la  ville  est  appuyée, 
au  sud-est ,  sur  ce  rocher  ;  il  est  coupé  à  pic  vers  l'ouest: 
il  y  a  au  pied  une  route  étroite  sur  le  bord  du  Rhône. 
Du  palais,  on  jouit  d'une  vue  magnifique,  sur  le 
fleuve  et  sur  tout  le  pays  environnant. 

La  cathédrale,  appelée  Notre -Dame -des- Dons  , 
subsiste  encore;  mais  c'est  un  édifice  gothique ,  avec 
une  tour  très-élevée ,  sans  couronnement  :  elle  est 
aujourd'hui  dépouillée  des  tableaux  et  des  mausolées 
qui  en  faisoient  l'ornement ,  et  le  riche  trésor  de  sa 
sacristie  a  été  pillé. 

Nous  visitâmes  avec  soin  le  palais  appelé  le  Château, 
qui  a  été  pendant  soixante -dix  ans  la  demeure  des 
papes  avignonnois  (  i  ) ,  et  ensuite  celle  des  vice-légats. 
Après  de  longs  et  d'indécens  débats  entre  la  cour  de 
France  et  celle  de  Rome,  après  une  vacance  de  onze 
mois,  Philippe-le-Bel  réussit  à  faire  nommer  un  pape 
qu'il  croyoit  pouvoir  mettre  dans  ses  intérêts.  Bertrand 
de  Goth ,  devenu  souverain  pontife  sous  le  nom  de 

(i)  Baluze,  Vit<x  Paparum  Auenimietisium ,  iôc^^,  in-4.'^ 


CHAPITRE     XLVI.  171 

Clément  V,  crut  devoir  transférer  le  siège  apostolique 
à  Avignon  ,  pour  se  soustraire  aux  contrariétés  que 
ses  -desseins  auroient  éprouvées  dans  Rome  :  ii  se 
fixa  dans  cette  ville  en  i  309  ;  et  ce  fut  sous  soii 
règne  et  celui  de  ses  successeurs ,  que  s'introduisirent 
dans  la  Provence  le  luxe  et  la  corruption.  Presque 
fous  habitèrent  ce  palais  :  ce  flit  là  que  Clément  V 
rassembla  les  richesses  dont  ,  conjointement  avec 
Philippe -le -Bel,  il  avoit  dépouillé  les  malheureux 
Templiers  ;  et  ce  trésor ,  amassé  par  des  bulles  san- 
guinaires et  des  moyens  injustes ,  fut  pillé  par  ses 
parens  et  ses  valets.  Les  exactions  de  Jean  XXII 
furent  encore  plus  considérables  :  ce  fut  là  qu'il  éta- 
blit cette  institution  financière  appelée  la  daterïe , 
qui  est  devenue  la  principale  source  des  revenus  des 
papes;  il  inventa  les  annates  ^  les  réservations ,  les  pro- 
visions ,  les  ex em fiions ,  les  expectatives.  Au  moyen  de 
ces  droits  ,  quoiqu'il  fût  privé  des  subsides  de  ses 
sujets  immédiats ,  il  laissa  un  trésor  de  huit  millions 
de  florins  d'or,  et  de  sept  millions  en  vaisselle  et  en 
bijoux.  Ce  fut  encore  là  que  Clément  VI  prononça 
la  proscription  de  l'empereur  Louis  de  Bavière ,  qu'il 
délia  les  peuples  de  ce  prince  de  leur  serment  de  fidé- 
lité, et  qu'il  signa  le  marché  honteux  qui,  pour  une 
somme  modique  et  quelques  indulgences,  privoit  ime 
reine  malheureuse  d'une  partie  de  ses  états.  Au  moins 
ce  pontife  n'étoit  point  avare  ;  il  desiroit  pour  pro- 
diguer :  mais  il  joignoit  le  goût  pour  les  femmes  à 


172  CHAPITRE    XLVI. 

i'amour  de  l'or.  Innocent  VI  sacrifia  tout  au  désir 
d'accroître  la  puissance  de  sa  famille  et  d'acquérir  des 
richesses.  Le  vertueux  Urbain  V  régna  encore  dans 
Avignon.  Enfin,  en  i  378,  Grégoire  XI  reporta  le 
Saint-Siège  dans  Rome. 

Les  dissolutions  de  la  cour  d'Avignon  ne  doivent 
point  nous  surprendre  :  cette  cour ,  qui  faisoit  courber 
le  front  allier  des  rois ,  qui  ne  rencontroit  aucune 
opposition  ,  et  qui  n'avoit  point  encore  appris  à 
craindre  les  réformateurs  ,  n'avoit  pas  besoin  de 
mettre  un  frein  à  ses  passions  ;  et  la  multitude  d'étran- 
gers attirés  auprès  des  pontifes  accroissoit  le  nombre 
des  habitans  d'Avignon  sans  augmenter  celui  des 
bons  citoyens.  Une  corruption  si  manifeste  avoit  fait 
prendre  Avignon  en  horreur  au  sensible  Pétrarque; 
îl  la  dépeint  comme  une  ville  fétide  et  mal  bâtie, 
exposée  k  des  vents  furieux  ;  il  l'appelle  la  Babyloiie 
occidentale  :  on  y  perd,  dit -il  ,  les  biens  les  plus 
précieux,  la  liberté  ,  le  repos,  le  contentement  ,  la 
foi  ,  l'espérance  et  la  charité  ;  chaque  rue  est  une 
sentine  de  vices  ;  la  vieillesse  y  corrompt  la  jeunesse; 
le  rapt ,  le  viol ,  l'inceste  et  l'adultère  ,  sont  des  jeux 
à  la  cour  romaine. 

Le  palais  ,  bordé  de  murailles  flanquées  de  tours 
et  couronnées  de  mâchicoulis ,  a  une  apparence  très- 
pittoresque,  ainsi  qu'on  peut  le  voir  par  la  figure  que 
j'en  publie  ;  mais  il  ressemble  plutôt  à  une  forteresse 
du  temps  où  les  vassaux  d'un  même  prince  se  faisoient 


CHAPITRE     XLVI.  I73 

entre  eux  la  guerre  ,  qu'à  la  demeure  du  chef  de 
rÉglise  et  du  représentant  d'un  Dieu  de  paix.  L'édi- 
fice est  très  -  éievé  :  une  partie  des  murs  est  sou- 
tenue par  des  contre-forts  ;  une  autre  est  renversée  : 
plusieurs  tours  sont  à  demi  ruinées.  On  entre  par 
une  vaste  cour  :  dans  un  de  ses  angles ,  est  un  esca- 
lier, assez  bien  éclairé,  qui  conduit  aux  différens 
étages  ;  on  erre  dans  des  salles  entièrement  vides  ; 
on  n'y  voit  de  traces  que  celles  des  oiseaux  de  nuit  et 
des  chauve- souris ,  qui  en  font  leur  demeure.  Par  un 
singulier  rapprochement ,  la  chapelle  des  papes  est 
au-dessus  du  lieu  qui  servoit  d'arsenal  ;  le  consistoire 
est  auprès.  Les  chambres  des  vice-légats  ont  encore 
quelques  légers  restes  d'ornemens  et  de  dorures  :  c'é- 
toit,  avant  h.  révolution,  la  seule  partie  qui  fût  bien 
conservée;  mais,  depuis  cette  époque,  elle  a  été  dé- 
vastée comme  les  autres ,  et  il  n'en  subsiste  plus  que 
les  murs  et  les  lambris.  Nous  montâmes  enfin  sur  le 
toit  du  château  :  c'est  là  qu'il  faut  passer  avec  la  plus 
grande  précaution  pour  ne  pas  être  précipité,  avec 
les  portions  de  la  couverture  qui  s'écroulent  de 
temps  en  temps  sur  les  chambres  inférieures;  par-tout 
0!i  voit  des  abîmes  sous  ses  pas  ,  et  des  marques  des 
outrages  du  temps  et  des  hommes  :  mais  on  y  jouit 
d'une  vue  très-étendue  sur  toute  la  ville,  ainsi  que  sur 
la  contrée  environnante  ,  qui ,  par  sa  fertilité  et  la  va- 
riété de  sa  culture ,  offre  un  coup-d'œil  ravissant.  D'un 
côté  ,  l'on  découvre  presque  en  entier  le  magnifique 


174-  CHAPITRE    XL  VI. 

bassin  où  le  Rhône  roule  majestueusement  ses  flots  ; 
son  lit  est  parsemé  de  quelques  îles  charmantes  ;  on 
y  remarque  les  ruines  imposantes  d'un  beau  pont» 
A  i'autre  rive  s'élèvent  Viileneuve-Iès-Avisnon  et 
îe  château  de  Saint -André,  sur  une  hauteur  en- 
tourée de  bois  et  de  vignobles.  Le  pays  plat  du 
Comtat  est  couvert  d'oliviers ,  de  saules  et  de  mû- 
riers ,  parmi  lesquels  on  aperçoit  de  loin  les  beaux 
remparts  de  Carpentras.  Mais  de  cette  élévation  il 
ne  faut  pas  porter  ses  regards  sur  le  jardin  du 
palais  et  la  grosse  tour  qui  lui  fait  face  ;  c'est  dans 
ce  lieu  qu'ont  été  jetés  les  corps  de  tant  de  mal- 
heureuses victimes  égorgées  pendant  la  nuit  du 
I  6  octobre  1 79  i  :  l'œil  s'en  détourne  avec  effroi , 
la  langue  se  refuse  même  à  en  prononcer  le  nom  ; 
c'est  ce  qu'on  appelle  la  glacicre  d'Avignon  (i). 

Nous  visitâmes  ensuite  la  fonderie  de  canons  de 
M.  Cappon,  établie  depuis  environ  douze  ans.  On  y 
coule  deux  canons  par  semaine.  Le  forage  se  fait  à 
r Aiguille ,  à  une  iieue  d'Avignon  ,  où  il  y  a  un  très- 
bel  établissement  qui  dépend  de  la  fonderie  :  dans 
ce  dernier  ,  on  raffine  aussi  le  cuivre  ;  on  fait  des 
clous  pour  ia  marine ,  et  d'autres  ouvrages  analogues. 

Avignon  possède  un  grand  nombre  d'établisse- 
mens  de  bienfaisance,  qui  sont  tous  soignés  avec  un 

(  I  )  Voyez  A^fmorie  sulLi  rh'olujione  d'Avïgnone ,  e  del  Contad9 
Venaissinç  ("1795  ,  deux  vol.  in-4,"  ) ,  tome  II,  p.  5<j. 


C  HA  PITRE    XLVI.  iy$ 

zèle  el  une  activité  dignes  d'éloges.  Le  principal  est 
le  oranci  hôpital  général ,  dont  l'édifice  est  F)eau  ,  et 
qui  peut  contenir  deux  cent  cinquante  malades.  Il 
y  a  aussi  une  maison  pour  les  orphelins ,  et  une  pour 
les  foux.  La  Société  de  bienfaisance  s'occupe ,  jusque 
dans  les  plus  petits  détails  ,  de  l'auguste  soin  de  sou- 
lager l'humanité  ;  elle  a  établi  des  soupes  à  la  Rum- 
ford.  Le  Bureau  de  charité  est  composé  de  dames 
qui  partagent  leurs  aumônes  aux  pauvres  femmes 
enceintes  ou  en  couches  et  à  leurs  enfans.  On  a  aussi 
établi  un  Alont-de-piété  ,  principalement  pour  les 
pauvres  fabricans. 

Nous  ne  pûmes  assister  aux  séances  de  la  Société 
d'agriculture  ni  h  celles  de  la  Société  de  commerce  ;  mais 
nous  allâmes  à  une  réunion  de  la  société  littéraire  qui 
prend  le  nom  à' Athénée  de  Vaucluse ,  dont  j'ai  l'hon- 
neur d'être  membre  ;  et  nous  eûmes  le  plaisir  d'y  voir 
plusieurs  hommes  de  lettres  et  les  savans  les  plus 
distingués  d'Avignon.  Cette  société  a  fait  élever  à 
la  mémoire  ^e  Pétrarque  un  monument  dont  je 
parlerai  à  l'article  de  Vaucluse  :  elle  fait  tous  ses  efforts 
pour  se  rendre  utile  ;  plusieurs  de  ses  membres  sont 
auteurs  de  bons  ouvrages,  et  elle  publie  des  mémoires 
intéressans  (i). 

Les  bontés  que  nous  témoignèrent   le  préfet, 
M.  Bourdon,  ïe  maire  M.  Puy,  MM .  de  Calvet,  M.  de 

(/)  Mémoires  de  l'Athe'née  de  Vaucluse ,  année  1S04,  in- 8.° 


176  CHAPITRE    XL  VI. 

Raousset,et  les  membres  ies  pius  distingués  de  l'A- 
thénée d'Avignon  ,  étoient  bien  faites  pour  nous  y 
retenir  ;  notre  intention  étoit  aussi  de  visiter  Vaucluse, 
et  de  passer  quelques  jours  à  Carpentras  avant  de  nous 
rendre  à  Aix  :  mais  la  proclamation  des  jeux  de  la 
Fête-Dieu  ,  qui  étoit  sur  tous  les  murs  (  i  ] ,  piqua 
notre  curiosité  ,  et  nous  fît  accélérer  notre  départ  : 
nous  résolûmes  de  nous  rendre  h  Aix  le  lendemain  , 
en  nous  proposant  de  faire  à  notre  retour  un  plus 
long  séjour  à  Avignon;  ce  que  nous  avons  exécuté. 
J'ai  réuni  ici  toutes  ies  observations  que  nous  eûmes 
occasion  de  faire  dans  ces  deux  voyages. 


(  1  )  Voici  le  texte  du  programme  : 
■  «  La  foire  commencera,  en  la  présente  année  ,  le  10  du  présent 
■•>  mois  de  prairial,  jour  de  mercredi  ;  elle  durera  huit  jours  con- 
nî  sécutifs  et  finira  le  18.  — La  mairie  d'Aix, empressée  de  donner 
«  à  cette  foire  la  célébrité  dont  elle  a  joui  ,  accueillera  les  mar- 
«  chands  :  elle  promet  à  tous  protection  ,  faveur  et  sûretc'.  —  Le 
«  dimanche  14,  jour  fixé  par  le  concordat  pour  la  fête  religieuse, 
3>  la  procession  solennelle  sera  relevée  par  les  mystères  cju'un  roi 
:»  pieux,  ami  des  lettres  et  des  arts  ,  qu'il  cultiva  avec  honneur  , 
«  et  dont  la  mémoire  sera  toujours  chère  aux  Provençaux,  établit 
1.  dans  un  moment  d'enthousiasme  que  lui  inspira  la  vivacité  pro- 
»  vençale  et  la  gaieté  des  habitans  d'Aix.  —  Le  7  prairial  ,  jour 
7>  de  la  Trinité ,  la  fête  sera  annoncée  par  la  sortie  des  jeux  ,  si 
-)  bien  connus  sous  le  nom  de  Jeux  de  la  Fête-Dieu.  —  Le  même 
M  jour ,  à  quatre  heures  du  soir  ,  la  mairie  procédera  ,  dans  le 
i>  lieu  de  ses  séances  ,  à  la  proclamation  des  officiers  qui  marche- 
;>  ront  à  la  procession.  —  Les  tambours  du  lieutenant  du  Prince 
V  d'Amour,  du  Roi  de  la  Basoche  et  de  l'Abbé  dé  la  Jeunesse,  sor- 
»  tiror.t  pendant  kê  trois  jours  qui  précèdent  la  fête,  — Le  samedi 

le 


CHAPITRE    XLVI.  177 

Le  temps  fut  très-beau  pendant  les  deux  séjours 
que  nous  f  imes  à  Avignon  :  ir.jis  le  vent  y  souffle 
quelquefois  d'une  manière  si  incommode  ,  qu'il  est 
insupportable  pour  celui  qui  n'y  est  pas  accoutumé  ; 
il  est  cependant  nécessaire  pour  sécher  l'humidité, 
qui  sans  cela  régneroit  dans  le  pays  et  le  rendroit 
fort  malsain.  C'est  de  là  qu'est  venu  cet  ancien 
proverbe  :  Avenio  ventosa ,  sine  venta  venenosa,  cum 
vento  fastidiosû.  Les  anciens  ont  parlé  de  ce  tyran 
du  pay  : .  Strabon  { i  )  appelle  ce  vent  Mdamborée  [bise 
noire  ]  :  il  as.v.-re,  ainsi  que  Diodore  de  Sicile  (2)  , 
que  sa  violence  est  telle ,  qu'il   enlève   les   pierres 

«13,  veille  de  la  fêt3  ,  les  jeux  parcourront  la  viife.  —  Le  soir,  à 
j>  9  heures ,  la  Passade  ,  ou  fe  pas  d'arme  des  bâtonniers  de  la  lia- 
»  soche  et  de  l'Abbé  de  la  Jeunesse.  Oie  suivra  les  rues  dans  les- 
»  quelles  la  procession  doit  passer  ,  en  faisant  les  exercices  et 
»  évolutions  accoutumés.  —  A  dix  heures  et  demie ,  le  guet  par- 
»  tira  de  fa  maison  de  ville.  11  sera  compose  des  divinités  du  paga- 
»  nisme  ,  caractérisées  chacune  par  les  attributs  et  les  symboics 
»  sous  lesquels  les  pinceaux  de  la  fable  nous  les  ont  retracées.  — 
»  Cette  marche  noûurne  sera  éclairée  par  un  gi'and  nombre  de 
«  fîf.mbcaux,  et  animée  par  les  fanfares,  trompettes  ,  timbaies  , 
»  tympanons  ,  tambours  et  tambourins  ,  ces  organes  si  expressifs 
»  de  la  gaieté  provençale.  —  La  mairie  d'Aix  ,  en  reproduisant ,  en 
■>•'  consacrant  ces  institutions  territoriales  et  toujours  chères  aux 
M  bois  Provençaux,  se  félicite  de  leur  donner  un  témoignage  du 
»  vif  intérêt  qu'elle  prend  à  leurs  amusemens  et  à  leur  féiic:te.  — 
>>  Fait  à  Aix,  en  la  maison  commune,  le  i.'-''  prairial  an  XU. 
«  i5"/^«/Sallier  ,  maire  ,  &:c.  » 

(1)  Strab.  IV,  7. 

(2)  DiODOR.  SiCUL.  V,  %C. 

Tome  II.  M 


Î78  CHAPITRE    XLVI. 

et  renverse  les  chars  et  les  hommes.  Cette  opinion 
étoit  si  anciennement  établie  ,  qu'Eschyle  en  fait 
mention  dans  son  Prométhée  délié ,  dont  Galien  (  i  ) 
nous  a  conservé  un  fragment.  Le  Titan  recommande 
au  vigoureux  Hercule  de  s'en  préserver  à  son  retour 
du  pays  des  Hespérides  ,  de  crainte  qu'il  ne  soit  en- 
levé par  ses  tourbillons  impétueux.  Cette  violence 
est  causée  par  ia  rapidité  du  fleuve ,  par  le  voisinage 
des  hautes  montagnes  ,  et  sur-tout  du  Mont-Ven- 
toux.  Les  vents  qui  viennent  des  montagnes  cou- 
vertes de  neige  du  Dauphiné ,  passent  entre  les  dif- 
férentes gorges,  et  se  rassemblent  dans  la  grande 
vallée  du  Rhône  :  leur  influence  doit  être  cause  que, 
malgré  la  douceur  du  climat ,  le  séjour  d'Avignon 
ne  peut  convenir  aux  personnes  qui  ont  des  affec- 
tions de  poitrine. 

Les  variations  de  l'air  sont  extrêmement  promptes 
et  singulières  :  après  un  été  brûlant ,  où  le  thermo- 
mètre s'est  élevé  de  2  5  k  2  8  degrés  ,  on  a  des  hivers  où 
il  descend  jusqu'à  1  2  degrés  au-dessous  de  la  glace  : 
il  y  a  quelquefois,  en  peu  d'heures ,  des  différences  de 
I  o  à  1 2  degrés  dans  la  température.  Il  est  étonnant 
qu'auprès  d'un  si  beau  fleuve  ,  dont  l'eau  est  excel- 
lente, on  ne  boive  que  de  mauvaise  eau  de  source. 

Il  y  a  dans  Avignon  un  grand  nombre  de  cafés  , 
dont  quelques  -  uns   ressemblent  à  ceux  de  Paris, 


(i)  GaLENI  Comment,  in  VI Epidem.  HiPPOCRAT, 


CHAPITRE    XLVI.  179 

La  salle  de  spectacle,  située  sur  hi  place  en  face  de  la 
porte  de  l'Ouïe ,  a  peu  d'apparence,  et  son  intérieur 
est  peu  agréable. 

Avant  la  révolution,  les  Juifs  habitoient  un  quar- 
tier séparé,  appelé  la  Juiverie,  dans  des  rues  in- 
fectes et  dégoûtantes  ;  il  étoit  clos  par  des  portes 
particulières ,  qu'on  fermoit  à  huit  heures  du  soir.  Les 
hommes  et  les  femmes,  pour  obtenir  sûreté  ,  étoient 
obligés  de  se  diatirguer  par  un  chapeau  ou  des  ru- 
bans dont  la  couleur  changeoit  à  l'installation  de 
chaque  nouveau  nonce  :  du  reste,  les  descendans  im- 
médiats du  peuple  de  Dieu,  que  l'on  brûloit  vifs  en 
Espagne  et  en  Portugal,  étoient  protégés  sous  les 
yeux  du  chef  de  l'Eglise  ou  de  ses  légats  ;  mais  cette 
protection  ne  s'obtenoit  qu'au  prix  de  leur  or ,  qu'on 
desiroit  plus  que  leur  conversion  ,  quoiqu'ils  fussent 
obligés  d'entendre  chaquet  année  les  prédications 
inutiles  que  quelques  Capucins  leur  faisoient  en 
mauvais  hébreu.  Aujourd'hui  les  Juifs  ne  forment 
plus  une  caste  particulière ,  et  leurs  femmes  ne  se  dis- 
tinguent des  Avignon  noises  que  par  leur  étonnante 
beauté.  La  synagogue,  qui  est  dans  un  lieu  obscur, 
est  peu  décorée, 

La  vie  est  assez  chère  à  Avignon,  parce  que  l'on 
tire  presque  tout  des  départemens  voisins  :1e  blé  vient 
de  ceux  du  Gard  et  des  Bouches-du-Rhône;  les  fruits 
et  les  légumes ,  de  celui  de  l'Isère.  On  tire  du  sein 
même  du  département,  principalement  de  Cavaillon, 

M  2 


l8o  CHAPITRE    XLVI. 

la  viande,  le  bois  de  chauffage  :  mais  le  poisson  de 
nier  et  le  bon  vin  sont  des  productions  étrangères. 

On  apporte  toujours  à  Avignon ,  outre  les  den- 
rées nécessaires  à  la  vie,  dont  j'ai  déjà  parlé,  des 
peaux ,  des  draps ,  de  l'huile ,  des  toiles  et  du  savon  : 
mais  le  pays  fournit  de  la  garance,  des  truffes  ,  du 
miel ,  de  la  cire ,  du  bois  jaune  (  i  ) ,  du  safran ,  du 
carthame ,  du  trèfîe  ;  ses  manufactures  fabriquent 
du  taffetas ,  du  coton  ,  du  verdet ,  de  l'eau-forte  , 
de  l'esprit  de  lavande  :  ainsi  la  balance  est  devenue 
favorable  à  la  ville  d'Avignon. 

L'imprimerie  est  encore  une  des  grandes  sources 
de  l'industrie  de  cette  ville.  Sous  le  gouvernement 
papal,  on  voyoii  sortir  des  presses  d'Avignon  de  nom- 
breuses contrefaçons  de  tous  les  bons  ouvrages  ;  cet 
abus  a  été  restreint,. mais  il  n'est  pas  détruit  :  seule- 
ment les  contrefacteurs  \\e  travaillent  plus  ouver- 
tement ;  ils  se  cachent  ,  et  c'est  en  vain  que  les 
libraires  de  Paris  envoient  de  temps  en  temps  des 
agens  pour  les  découvrir. 

Toute  l'industrie  d'Avignon  se  bornoit  autrefois 
à  l'entretien  de  quelques  manufîictures  de  soie  et  h. 
l'exportation  de  quelques  productions  du  Comtat  ; 
on  y  compte  aujourd'hui  quinze  cents  chambres 
dans  lesquelles  on  fait  des  taffetas  ^•)\)e{és  Jionnce  et 
demi-forence;  une  vingtaine  de  machines  à  dévider 

[i]  Fustct,  ïhus  Cûtinns.  L, 


CHAPITRE    XLVI.  ï8l 

et  à  tordre  la  soie  ;  vingt  teintureries ,  des  brasseries , 
des  brûleries,  des  fabriques  de  garance,  de  verdet 
et  d'eau-forte  :  ces  manufactures  sont  placées  sur  les 
trois  canaux  qui  portent  à  travers  la  ville  les  eaux 
de  Ja  Sorofue. 

Quoique  mon  intention  ne  soit  point  de  renou- 
veler des  souvenirs  désastreux,  il  est  impossible  de 
parler  d'Avignon  sans  rappeler  les  malheurs  qu'elle  a 
éprouvés,  les  crimes  affreux  dont  elle  a  été  le  théâtre. 
On  ne  peut  nier  que  les  habitans  n'aient  beaucoup 
souffert  pendant  ces  terribles  catastrophes  ;  mais  on 
est  obligé  de  reconnoître  que  par  la  suite  des  événe- 
menslavillea  beaucoup  gagné.  Un  grand  nombre  de 
citoyens  gémissent  sur  des  pertes  douloureuses ,  et 
ont  de  grandes  infortunes  à  déplorer;  le  rentier, 
celui  qui  ne  vit  que  d'un  revenu  qui  ne  peut  s'ac- 
croître ,  ne  sauroit  se  voir  sans  peine  soumis  à  des 
impôts  dont  il  étoit  autrefois  exempt  :  mais  i'in- 
dustrie  s'est  sensiblement  accrue ,  et  c'est  la  véritable 
richesse  d'un  pays.  Sous  le  gouvernement  des  papes  , 
i'Avignonnois ,  naturellement  paresseux,  pouvoit  à- 
peu-près  ne  rien  faire  et  ne  pas  mourir  de  faiifi  :  il 
est  aujourd'hui  forcé  de  travailler  ;  devenu  actif  et 
laborieux ,  il  retire  de  son  travail  un  produit  qui 
fournit  amplement  à.  des  besoins  plus  nombreux. 


M  3 


182 


CHAPITRE  XLVII. 

Route  d'Aix.  —  Durance.  —  Variolites.  —  Pont.  — 
Salyes.  —  SAINt-ANDIOL.  —  OrgoN.  —  Canal. — 
Montagne  percée.  —  Malemort.  —  Merindol, 
— Lambesc.  —  Horloge.  —  Antiquités.  —  Inscrip- 
tions. —  Divinité  gauloise. —  Saint-Cannat. 

iNous  quittâmes  Avignon  le  lendemain  vers  dix 
heures ,  et  nous  prîmes  ie  chemin  d'Aix  sans  vouloir 
nous  arrêter  dans  le  Comtat.  La  route,  depuis  Avignon 
jusqu'à  la  plaine  qui  avoisine  la  Durance ,  est  agréa- 
blement bordée  de  saules  et  de  peupliers  ;  les  champs 
sont  bien  cultivés  en  seigle  et  en  blé  ,  et  couverts 
de  beaux  mûriers.  Les  arbres  fruitiers  paroissent 
très  -  rares.  Quand  on  arrive  dans  la  plaine ,  on 
trouvé  un  grand  amas  de  sable  et  de  cailloux  appor- 
tés par  les  eaux  de  ce  fleuve  impétueux  ;  il  faut  plus 
de  vingt  minutes  pour  traverser  cette  plaine  gra- 
veleuse. Nous  nous  mîmes  aussitôt  à  chercher  des 
variolites    (i),  et  nous    en   rassemblâmes    plusieurs 


(i)  Haut,  Â'imeral.  IV,  436.  C'est  une  roche  cornéennc  dure, 
noirâtre,  à  globules  de  pctrosilex  :  ces  globules,  étant  plus  durs 
que  la  pâte  qui  les  enveloppe,  résistent  davantage  au  frottement 
et  deviennent  protubijrans  ;  ce  qui  les  fait  ressembler  à  des  grains 
de  petite  vérole. 


CHAPITRE    XLVII.  183 

beaux  échantillons.  Les  variolites  de  la  Durance  sont 
les  plus  estimées  des  minéralogistes  collecteurs  :  eiles 
ne  doivent  pas  leur  origine  à  cette  rivière,  quoi- 
qu'elles portent  son  nom  ;  mais  on  les  trouve  parmi 
les  autres  galets  qu'elle  entraîne  en  venant  du  Mont- 
Genèvre,  dans  le  département  des  Hautes- Alpes ,  où 
elle  prend  sa  source.  Les  pluies  font  déborder  la 
Durance  du  matin  au  soir  ,  et  le  passage  est  alors 
impraticable  :  la  poste  même  est  obligée  d'attendre 
qu'elle  se  soit  retirée  ;  ce  qui  gêne  beaucoup  les 
communications  et  le  commerce.  On  construit  «v 
présent  un  pont  qui  mettra  le  voyageur  à  i'abri  des 
obstacles  que  lui  oppose  souvent  cette  rivière  in- 
constante (i). 

L'endroit  où  l'on  passoit  la  Durance  est  à  environ 
un  quart  de  lieue  de  la  Chartreuse  de  Bonpas ,  dont 
le  monastère  avoit  précédemment  appartenu  aux 
Templiers.  C'étoit  autrefois  la  limite  du  Comtat  ; 
c'est  aujourd'hui  celle  du  département  de  Vau- 
cluse.  Après  avoir  traversé  la  rivière ,  on  entre  dans 
ie  département  des  Bouches -du- Rhône,  on  re- 
monte sur  la  rive  gauche  ,  et  l'on  trouve  un  canal 
qui  a  été  creusé  pour  donner  un  écoulement  plus 
prompt  aux  eaux  de  la  rivière  lors  des  inondations , 


(i)  On  peut  voir,  dans  mon  Histoire  tnétallique  de  Napoléon  /,'% 
la  naédaille  q^ui  a,  été  frappée  à  l'occasion  de  la  construction  de  ce 
pont 

M  i 


lîf4.  CHAPITRE     XL  VI  T. 

et  pour  préserver  les  champs  environnons  de  leurs 

ravages. 

Nous  voilà  sur  le  territoire  des  Sa/y  es.  Ce  peuple 
descendoit  des  Liguriens  (  i  )  ;  ce  fut  lui  qui  attira 
îe  premier  dans  la  Gaule  les  armes  des  Romains  '2) , 
qui  marchèrent  contre  lui  pour  satisfaire  aux  plaintes 
que  les  Marseii'ois  avoient  portées  contre  ses  vexLi- 
tions.  Le  pays  des  Sclycs  s'étendoit  depuis  le  Rhône 
jusque  près  de  la  mer  et  jusqu'aux  Alpes  ;  il  étoii 
divisé  en  deux  cantons  :  la  plaine  dans  laquelle 
Aix  est  située,  paroît  avoir  été  leur  quartier  principal. 
Ils  avoient  sous  leur  doiuination  plusieurs  autres 
petits  peuples. 

La  vue  s'étend  au  nord  sur  une  plaine  agréable 
d'environ  quatre  lieues ,  terminée  par  les  rochers  cal- 
caires d'où  sort  la  source  de  Vaucluse ,  que  les  chants 
du  tendre  Pétrarque  ont  rendue  si  célèbre ,  et  dont 
les  poètes  et  les  amans  ont  si  souvent  répété  le  nom. 
Nous  ne  pûmes  alors  que  jeter  les  yeux  sur  cette 
contrée  :  nous  nous  proposions  de  la  visiter  à  notre 
retour  à  Avignon. 

Depuis  Noves  ,  lieu  si  cher  à  Pétrarque  pour 
avoir  donné  la  naissance  à  la  beile  Laure ,  la  roiite 
traverse  un  pays  assez  bien  cultivé  en  vin  et  en 
blé;  les  côtes  sont  bordées  de  ruisseaux  ombragés 

(i)  Ligurum  celeherrimi  ultra  Alpes.  PliN.  III,  4. 

(a)  Prima  trans  Alpes  arma,  nostra  sensert  Salyi,  FloRUS,  III,  2. 


CHAPITRE    XLVII.  l8j 

de  saules,  de  peupliers  et  de  figuiers;  les  te»rains 
■  ressemblent  à  des  jardins  :  on  y  pratique  peu  le  la- 
bour; on  retourne  îa  terre  avec  une  fî:rge  bcche,  et 
on  la  herse  avec  un  lourd  râteau.  On  ne  voit  d'arbres 
que  dans  un  trè.s-petit  pnrc  qui  appartient  k  un  parti- 
culier :  les  maisons  sont  au  milieu  des  rhampj  ,  sans 
aucun  ombragée. 

Après  avoir  passé  Sr/int- Andiol,  h  deux  miilei 
d'Orgon,  le  sol  devient  sablonneux  et  infertile  :  il 
y  a  des  terrains  aujourd'hui  négligés ,  qui  portent 
cependant  des  traces  d'une  ancienne  culture  ;  le 
manque  de  fumier,  causé  par  la  disette  de  bestiaux  , 
empêche  de  les  rendre  utiles.  Au  sud-est  il  y  a  une 
chaîne  de  rochers  nus  ,  qui  s'étend  jusqu'à  la  Du- 
rance:  c'est  sur  ces  hauteurs  qu'est  placée  la  petite 
ville  d'Crgon. 

Nous  profitâmes  du  teinps  où  l'on  faisoit  quelques 
réparations  à  notre  voiture  pour  alier  voir  le  canal 
qu'on  a  commencé  ,  et  qui  a  été  malheureusement 
abandonné  ,  après  avoir  coûté  des  sommes  considé- 
rables ,  lorsqu'il  ne  falloit  plus  que  quelques  dépenses 
pour  le  terminer.  A  un  demi-quart  de  lieue  d'Orgon, 
est  la  Pierre-percée  :  c'est  une  montagne  à  travers 
laquelle  on  a  fait  passer  le  canal ,  dans  une  longueur 
de  cinq  cents  toises.  Cette  ouverture  a  vingt-cinq 
pieds  de  large  ;  la  voûte  est  soutenue  par  des  pierres 
de  taille, et  les  deux  côtés  sont  en  trottoirs  pour  le 
passage  des  hommes  et  des  animaux  qui  haîent  les 


l8^  CHAPITRE     XLVII. 

bateaux.  Ce  bel  ouvrage  devoit  joindre  la  Durance 
avec  l'étang  de  Bere  ;  ce  qui  auroit  été  très-favorable 
pour  le  commerce  et  l'industrie  de  la  Provence  mé- 
ridionale. 

Ceux  qui  veulent  aller  à  Tarascon  ,  quittent  à 
Orgon  la  route  de  Marseille.  Cette  petite  ville  ne 
nous  offroit  que  son  sol  poudreux  et  d'arides  mon-. 
îagnes  ;  nous  partîmes  aussitôt. que  notre  voiture 
fut  en  bon  état.  Le  terrain  que  l'on  foule  en  sortant ,  i 
est  absolument  calcaire  ,  et  revêtu  d'une  légère 
couche  de  terre  végétale  :  cependant  on  rencontre 
quelquefois  des  champs  assez  fertiles  ,  couverts  de 
vignes  ,  d'oliviers  et  d'amandiers.  A  Malemort ,  le 
pays  devient  agréable,  productif,  et  il  est  animé  par 
la  présence  de  quelques  troupeaux  :  on  rencontre 
sur  les  hauteurs  beaucoup  de  pins  d'Italie  (  i  )  et 
des  chênes  verts  (2). 

Avant  d'arriver  à  Lambesc  ,  on  aperçoit  dans  les 
terres  la  petite  ville  de  Merindol,  qui  fut  si  grave- 
ment punie  sous  François  I."  pour  avoir  voulu  se 
soustraire  à  l'autorité  du  Pape. 

La  contrée ,  quand  on  est  descendu  dans  la  plaine 
où  Lambesc  est  située  ,  prend  un  aspect  délicieux  : 
entre  ies  vignes  et  ies  champs  de  blé ,  s'élèvent 
une  multitude   d'oliviers  ;    le   territoire   fournit  en 

(  I  )  Pinus  tnaritima, 
(2)  Qucrcus  ilfx. 


CHAPITRE    XLVII.  1  §7 

abondance  cette  huile  précieuse  qu'on  appelle  huile 
d'Aix. 

Nous  mîmes  pied  à  terre  pour  visiter  la  ville,  qui 
est  assez  jolie  ;  la  grande  rue  est  bordée  de  maisons 
bien  bâties  :  l'église  est  bien  conservée  ;  les  deux  fon- 
taines méritent  quelque  attention. 

Cette  ville ,  dans  les  derniers  temps  de  la  monar- 
chie, étoit  le  chef-lieu  d'une  principauté  qui  appar- 
tenoit  à  la  branche  de  Brionne,  de  la  maison  de  Lor- 
raine ;  les  états  de  Provence  y  tenoient  leurs  assem- 
blées. Une  carrière  voisine  produit  un  marbre  rouge , 
jaune  et  noir,  dont  on  fait  un  grand  usage. 

C'étoit  autrefois ,  dans  plusieurs  villes ,  la  coutume 
de  faire  sonner  l'heure  par  une  ou  plusieurs  statues 
qui  frappoient  avec  des  marteaux  la  cloche  de 
l'horloge.  C'est  ce  qu'on  remarque  en  Italie  ,  aux 
horloges  publiques  de  Castellane  et  d'Orvieîo. 
On  en  voit  autant  dans  la  petite  ville  de  Lam- 
besc  ;  il  y  a  sur  le  sommet  d'une  tour  un  homme 
qui  frappe  ainsi  les  heures  :  au  même  instant  une 
femme  se  présente,  et  lui  fait  une  profonde  révé- 
rence ;  elle  se  promène  ensuite  une  fois  autour  de 
lui.  Ces  figures  s'appellent  dans  le  pays  Giacomar  et 
Giacomarda  (  i  ] . 


(  I  )  On  appelle  égaiement  Jaquemarts  à  Cambrai  et  dans 
d'autres  vilies ,  des  figures  qui  frappent  l'heure  avec  un  marteau. 
Ce  nom  déri\  e  peut-être  de  Jacques  Aiartin  ,  qui   aura  été    le 


ï88  CHAPITRE    XLVII. 

M.  Castellan ,  curé  de  Lambesc ,  est  fort  versé 
dans  l'étude  des  antiquités  ;  il  travaille  depuis  long- 
temps à  une  histoire  ecclésiastique  de  la  Provence, 
que  les  circonstances  ne  lui  ont  pas  encore  permis  de 
publier.  II  nous  conduisit  dans  le  jardin  de  M.  Re- 
nard ,  et  il  nous  fit  voir  les  trois  inscriptions  que  je 
publie  ici: 


S" 


7 


. .;  RAIVS 
B ASSVS 


premier  ouvrier  qui  en  a  fait  de  semblables  j  peut-être  aussi  ce 
nom  signifie-t-ii  Jacquts  au  marteau. 


CHAPITRE    XLVII. 


N.*'2. 


^- 

^£  X     P  0  M 
PROCVLI . L 

P  E  I  V  S 

.  Teopil 

IBOITE  .  V. 

S.   L.  M. 

189 


N.°  3. 


IBOITE  .   V  .  S  .   L. 
M  .   AMOENA. 


POMPEIAE 


-  -ià  à^Ww  â/\^t^^^^w^  . 


Z*^ 


Ces  pierres  ont  été  trouvées  ,  il  y  a  plus  de  vingt 
ans ,  en  faisant  une  excavation  pour  la  grande  route, 
au  pied  du  coteau  appelé  le  Collet  de  Viret^k  environ 
six  cents  toises  de  Lambesc  :  elles  sont  très-frustes 
et  ne  contiennent  que  des  noms  propres  ;  mais  elles 
sont  remarquables  à  cause  de  la  répétition  du  mot 
IBOITE,  qui  précède  la  formule  Votum  Solvit 
Lubens  jMerito  ;  ce  qui  fait  présumer  qu'I boite  est  le 
nom  d'une  divinité  gauloise  qui  étoit  adorée  parti- 
culièrement chez  les  Sa/y  es. 

Les  environs  de  Lambesc  sont  extrêînement 
agréables  ;  les  champs  y  produisent  beaucoup  de 
vin  et  de  blé ,  et  sont  plantés  d'une  immense  quantité 
d'oliviers.  On  commence  ici  à  voir  des  exemples  de 
cette  singulière  culture  qu'on  observe  dans  une  grande 
partie  de  la  haute  et  de  la  basse  Provence  :  chaque 
terrain  est  divisé  en  plusieurs  planches ,  larges  d'envi- 
ron douze  pieds ,  et  alternativement  semées  en  Lié  ou 


I9©  CHAPITRE    XLVir. 

plantées  en  vignes  ;  le  tout  est  entouré  d'une  quan- 
tité considérable  d'oliviers.  Le  dessin  formé  par 
Ces  planches  ,  dont  les  unes  se  dirigent  du  nord 
au  sud  ,  et  les  autres  de  l'est  à  l'ouest  ;  la  variété  des 
couleurs  de  la  vigne ,  du  blé ,  des  fruits  de  l'olivier  • 
dans  différens  degrés  de  maturité  ,  donnent  à  la 
contrée  l'apparence  d'un  tapis  élégamment  nuancé. 

En  sortant  de  Lambesc ,  on  a  une  montée  très- 
mauvaise  ,  et  ensuite  une  descente  plus  mauvaise 
encore  ,  sur  des  blocs  de  rochers  que  notre  postillon 
ne  put  éviter  qu'en  faisant  des  zigzags  et  des  détours. 
Le  terrain  redevient  calcaire  et  aride  jusqu'à  Saint- 
Cannat. 

II  faisoit  sombre  quand  nous  arrivâmes  dans  ce 
village  :  quoiqu'il  n'y  eût  plus  qu'un  relais  jusqu'à 
Aix ,  je  ne  voulois  pas  y  entrer  tard  dans  la  nuit, 
afin  de  pouvoir ,  dès  mon  arrivée ,  voir  et  embrasser 
mon  respectable  ami  M.  de  Saint -Vincens.  Nous 
restâmes  à  Saint  -  Cannât ,  dans  une  chétive  auberge 
tenue  par  une  vieille  femme  née  à  Stralsund  ,  en 
Poméranie  ;  elle  avoit  épousé,  pendant  la  guerre 
d'Hanovre  de  1756,  un  soldat  français  avec  lequel 
elle  vint  s'établir  à  quatre  lieues  d'Aix ,  dans  un  cli- 
mat bien  différent  de  celui  de  son  pays  :  elle  a  mis 
pour  enseigne  sur  sa  porte ,  à  la  Suédoise.  Cette  brave 
femme  nous  donna  peu  de  chose ,  mais  elle  nous  traita 
de  son  mieux  :  nous  lui  fîmes  conter  son  histoire  ; 
et  elle  nous  intéressa  par  sa  franchise  et  sa  bonté. 


CHAPITRE    XLVII.  191 

Nous  vîmes  rentrer  des  troupeaux  de  moutons , 
parmi  lesquels  nous  en  remarquâmes  plusieurs  qui 
avoient  un  ornement  singulier  ;  il  consiste  en  une  , 
deux,  trois,  et  jusqu'à  douze  touffes  de  laine,  qu'on 
épargne  en  les  tondant.  Les  bergers  laissent  cet 
ornement  à  ieurs  moutons  favoris. 

Dès  la  pointe  du  jour ,  nous  nous  remîmes  en 
route ,  et  à  sept  heures  du  matin  nous  entrâmes  dan* 
Aix, 


92 


CHAPÎTRE    XLVÏII. 


Arrivée  à  AlX.  —  Cours.  —  Commencement  des  Jeux. 
—  Cours  de  la  Trinité.  —  Course ,  danse ,  usage  sin- 
gulier.—  iMaison  de  M.  de  Saint- Vincens. — Collection 
d'inscriptions.  —  Tivoli. 

XjES  jeux  étoient  déjà,  en  activité;  ils  avoient  com- 
mencé dès  la  pointe  du  jour,  et  ik  continuèrent 
jusqu'à  la  nuit.  Nous  vîmes  successivement  passer 
sous  nos  fenêtres  les  divers  groupes  qui  figurent  dans 
la  célèbre  procession  de  la  Fête-Dieu  ;  chacun 
étoit  accompagné  de  deux  musiciens  :  par-tout  on 
entendoit  le  gai  tambourin  et  le  joyeux  galoubet. 
Deux  quêteurs  portant  une  tirelire  et  un  bâton  peint 
n'étoient  pas  les  personnages  les  moins  essentiels  : 
les  groupes  s'arrêtoient  devant  chaque  maison  pour 
exécuter  une  danse  ou  sa  bizarre  pantomnne,  et  ne 
se  retiroient  qu'après  avoir  fait  la  collecte. 

Le  cours  appelé  l' Orbitelle  ^  sur  lequel  nous  étions 
logés ,  est  magnifique  ;  il  a  près  de  cent  cinquante 
toises  de  long  sur  quinze  de  large  ;  il  est  planté  de 
quatre  rangées  d'anciens  et  beaux  tilleuls ,  et  bordé 
de  belles  maisons  et  de  plusieurs  cafés  (  i  )  :  il  rap- 
pelle les  boulevarts  de  Paris  et  de  Bordeaux.  Du  côté 

(  1  )  Avant  la  révolution  ,  il  y  avoit  trois  ou  quatre  cafés  à 
Aix  ,  qui  faisoient  d'assez  mauvaises  affaires  :  il  y  en  a  mainte- 
nant une  vingtaine,  qui  prospèrent  tous  ;  et  cependant  la  ville 
ne  s'est  pas  enrichie.  du 


CHAPITRE    XLVIII.  icj| 

du  midi ,  la  vue  se  perd  dans  la  campagne  ;  au  nord, 
elle  se  termine  par  la  façade  de  la  maison  de  M.du 
Poët  :  au  centre  ,  sont  trois  fontaines  jaillissantes  ; 
celle  du  milieu  donne  une  eau  thermale,  qui  éparo-ne 
aux  habitans  l'embarras  d'en  faire  chauffer  pour  les 
usages  domestiques.  Outre  cette  source  chaude  ^  il 
en  existe  une  autre  qui  entretient  les  bains. 

Un  propriétaire  creusa  ,  il  y  a  quelque  temps ,  un 
puits  à  environ  deux  cents  pas  de  l'une  de  ces 
sources  :  il  y  trouva  de  l'eau  froide  ;  et  la  source 
chaude  tarit.  Les  habitans  s'en  plaignirent  ;  on  traita 
avec  le  propriétaire  du  nouveau  puits  ;  il  le  fît  com- 
bler ,  et  la  source  chaude  reparut.  On  peut  croire 
qu'à  très-peu  de  distance  de  la  ville,  la  source  passe 
sur  des  pyrites  où  elle  acquiert  ses  qualités  thermales. 
Les  personnes  les  plus  riches  et  les  plus  distin- 
guées sont,  en  général,  logées  sur  le  cours.  Là  sont 
les  plus  beaux  hôtels  pour  recevoir  les  étrangers  ;  les 
portes  des  cafés  sont  obstruées  par  une  foule  d'o'sifs  ; 
et,  le  soir,  chacun  vient  respirer  l'air  sous  les  beaux 
arbres  de  cette  agréable  promenade. 

Mon  ami  M.  de  Saint- Vincens  a  son  hôtel  fn 
face  de  celui  où  nous  étions  descendus  ;  il  étoit  alors 
à  l'hospice,  dont  il  est  administrateur.  Dès  qu'il  put 
se  soustraire  aux  devoirs  qu'il  s'est  imposés  lui-même 
pour  servir  ses  semblables  ,  il  arriva.  Que  j'eus  de 
plaisir  à  le  voir,  à  l'embrasser  !  Nous  ne  nous  quit- 
tâmes plus. 

1  orne  IL  N 


îp4  CHAPITRE    XLVIII. 

Les  jeux  de  la  Fête-Dieu  avoient  commencé.  Tous 
les  habitans  se  rendoient  au  cours  de  la  Trinité^ 
qu'on  appelle  ainsi,  parce  que  le  dimanche  consacré 
à  la  célébration  de  ce  saint  mystère  est  le  seul  jour 
de  l'année  où  l'on  s'y  réunisse  :  c'est  le  Longchamp 
de  la  viile  d'Aix.  La  location  des  chaises  est  au  pro- 
fit de  l'hospice  des  Insensés ,  qui  est  sur  ce  cours. 
Les  avenues  étoient  remplies  de  chœurs  de  danses , 
et  d'un  grand  nombre  de  curieux  qui  regardoient 
les  diables  ,  les  innocens  ,  les  apôtres  et  les  autres 
groupes  dont  j'ai  déjà  parlé  :  chacun  se  livroit  au  plai- 
sir, qui,  parmi  les  Provençaux,  a  tant  de  vivacité. 
Les  divers  jeux  passoient  le  long  des  terrasses  des 
jardins  qui  bordent  le  cours  :  celui  où  nous  étions 
appartient  à  l'archevêque,  M.  Champion  de  Cicé  ; 
ce  vénérable  prélat  faisoit  à  chaque  troupe  quelques 
largesses  ;  et  le  diable ,  pour  cette  fois ,  obtint  un 
tribut  de  la  piété. 

Les  jeux  de  la  journée  se  terminèrent  par  une 
course  à  pied  ,  dont  le  prix  étoit  un  modeste  plat 
d'étain.  Achille ,  pour  prix  d'un  pareil  combat ,  pro- 
posa une  urne  d'argent  (  i  )  ;  mais  à  Aix  les  prétendans 
n'étoient  pas  des  héros,  et  celui  qui  remporta  la 
victoire  n'étoit  point  un  Ulysse. 

L'administration  de  l'hospice  avoit  fait  suspendre 
un  lustre  et  placer  quelques  bougies  dans  une  des 

(i)  Iliad.  XXUI. 


CHAPITRE    XLVITI.  \<j) 

cours  extérieures  :  le  son  du  tambourin  se  fit  entendre, 
et  la  danse  commença.  Les  quadrilles  étoient  formées 
par  les  dames  et  les  jeunes  gens  de  la  ville.  Nous 
fûmes  témoins  d'un  usage  singulier  qui  a  lieu  dans  les 
campagnes  de  la  Provence  ;  c'est  celui  d'offrir  des 
épingles  aux  danseuses  i  les  danseurs  achètent  ces 
épingles  plus  ou  moins  cher,  selon  leur  voionté  ;  et 
c'est  de  cette  manière  que  se  payent  les  frais  du  bal 
champêtre.  li  s'agissoit  ici  d'un  acte  de  bienfaisance, 
et  chacun  s'empressa  de  donner  selon  ses  facultés. 
On  avoit  annoncé  au  café  Mazan  une  fête  sous  le 
titre  de  Tivoli ,  à  l'instar  de  Paris.  Ce  café  occupe 
le  bel  hôtel  qui  appartenoit  autrefois  à  M.  de  Mons , 
sur  le  cours  :  il  y  avoit  des  rafraîchissemens  ,  des 
danses ,  et  l'on  tira  un  assez  joli  feu  d'artifice. 

Je  m'étois  proposé  dedemeurer  quelques  jours  à  Aix: 
mes  devoirs ,  mes  goûts  et  mes  sentimens  dévoient  m'y 
retenir  ;  car  cette  ville  m'offroit  des  curiosités  de  plus 
d'un  genre,  et  j'y  étois  sur-tout  arrêté  par  l'amitié* 

Le  lendemain  nous  commençâmes  à  voir  la  collec- 
tion de  mon  respectable  ami.  On  éprouve  un  senti- 
ment de  vénération  en  entrant  dans  la  maison  de 
M.  de  Saint- Vincens  ;  tout  y  respire  le  savoir,  la 
bienfiiisance  et  la  vertu.  Le  vestibule  ,  la  cour  et 
les  escaliers  sont  remplis  d'inscriptions  grecques, 
romaines  et  du  moyen  âge  ;  les  dessus  de  porte 
sont  ornés  de  fragmens  de  mosaïque.  Son  cabi- 
net présente  une  nombreuse   collection  de  livrer 

N    2. 


1^6  CHAPITRE    XLVIII. 

imprimés  et  manuscrits,  de  médailles,  et  divers  mo- 

numens  d'antiquités  ou  relatifs  à  l'histoire  de  son 

pays. 

M.  de  Saint-Vincens  a  décrit  et  fait  figurer  plu- 
sieurs de  ces  monumens  dans  la  notice  qu'il  a  donnée 
sur  son  père  ;  mais  il  auroit  pu  en  faire  connoître 
beaucoup  d'autres  :  je  m'arrêterai  principalement , 
dans  l'énumération  que  je  vais  en  faire  ,  à  ceux 
qu'il  n'a  pas  encore  publiés. 

Dans  les  murs  du  vestibule  on  a  enchâssé  les  ins- 
criptions suivantes  : 

N.°    2. 


N."   I. 


^  R.     IIDeX 

^  A  VGET.    LE 

^  î.EGIONlS 

S 

-*  Kl    IVSSIT  SIBI 

^  FRATRI 

^.  3    PAT  RI 

^  MATRl 

'5 

^  'i^\pA^ 

^ 

<'JRAf— 


^n  W\_^  ^  V^A^'V^'*^»! 


i>  ^ 


M 


J 


VI  N  C  E  N  T  I  O 
QVIXIT.ANNI         i 
S.  VIIII.  M.  III.  MAT     ^ 

'i 

El    INFELICISSIMA^ 


N.°  I  ,   lignes  2  et  3.   LEgntus  LEGIONIS. 
ligne  4.  fie  RI  IVSSIT  ,  te. 

N."  2  ,  lignes  4  et  5.  M  AT  El  pour  MATER  ;  faute  du  sculp- 
teur:!'/ est  souvent  mis  pour  l'A'  dans  les  inscriptions,  Vincentius 
n'a  vécu  que  neuf  ans  et  trois  mois.  On  n'a  pas  rapporté  ie 
nombre  des  jours. 


CHAPITRE     XLVIII.  ip7 

Une  tête  très- fruste  dans  un  médaillon  ;  on  lit 
autour  : 

DRVSVS    CLA   VDII    IMP 

N.°  3.' 

INDOLIS   HIC   lACIT   HEV      + 

ECCE    SEPVLTVS 

CVNCTIS    KARVS    EXOSVS 

NON    NISI    MALIVOLIS 

DEXTRIANVS    NOMINE 

VOCITATVS    IN    VITA 

NEC    IMMERITO    NAM   TVO 

SIC  MVNERE    CRISTE 

DEXTRIS   TIBI    NVNC    FIDE 

ADSISTIT    IN    AGNIS 

^TERNVM    SPERANS   TE 

DNE    LARGIENTE  DOlWM. 

PRVDENTIA    ERAT    PR.EDITVS 

FORMAQVE   DECORVS 

NON    ALIVD    VMQVAM.    HABVIT 

NISI    CVM  BONITATE    FIDEM 

NEC  DEFVIT  ILLI  ELIGANS 

CVM    VERECVNDIA   PVDOR 

BIS   VNDENOS  JEYl    COMPLETIS 

DVXIT    MENSIBVS  ANNOS. 

PVLCER  ET  INNOCVVS   PIA 

SEMPER  MENTE    PROBATVS 

LVGEMVS  TE  MISERANDE   PVER 

QVIA  BREVE    OMNE    QVOD    BONVM    EST 

OBIIT  E  SOECVLO   ASTRA  PETENS 

DIE  TERTIVM   NONAS  IVNIAS 

QVOD.  EST  INDiCTIONE.  PRIMA. 

N    3 


ipS  CHAPITRE    XLVIII. 

Nous  voyons  par  cette  inscription,  que  Dextrîanus, 
d'une  figure  agréable,  de  mœurs  pures,  aimé  de 
tout  ie  monde ,  bon ,  prudent ,  pieux  et  chaste  ,  a 
vécu  vingt-deux  ans ,  et  qu'il  est  mort  ie  3  des  nones 
de  juin  de  ia  première  indiction. 

En  face  de  l'escalier  est  cette  belle  inscription 
grecque  que  M.  de  Saint  -  Vincens  le  père  avoit 
recueillie  parmi  les  débris  de  ia  maison  qu'avoit  ha- 
bitée Peiresc  :  elle  a  été  interprétée  par  MM.  Char- 
don de  la  Rochette  et  d'Ansse  de  Villoison  (i).  Je 
me  contenterai  de  ia  rapporter  (pi.  XXX ,  n°  i )  : 

[TOISIN  A'  HXfîESSI  n^P'  AiriAAOISIN],  OAITA, 
KOTFOS  Ern  KAAEH  2E,  OEH  $IA02,  OTK  ETI  0NHTO2. 
HI0EO2,  KOTPOISIN    OMHAIKIH  HANOMOIOS 

nAaxHpnN  shthpsin,  amtkaaioisi  0EO121N, 

nAOTHP  KAinOAEHN  IIONTOT  T'EN  KTMA2IN  E2THN, 
ET2EBIH  TPO$EaN  AE  AAXD.U  TOAE  2HMA  nEHATMAl 
NOrSHN,  KAI  KAMATOIO,  KAI  AX0EO2  HAE  nONOIO, 
TATTA  TAP  EN  ZIIOI^IN  AMEIAIXA  2APKE2  EXOT2IN- 
EN   AE  TE0NE£i2IN    OMHPTPEES    TE   nEAOYSIN 
AOIAI,  THN  ETEPH  MEN  EriIX0ONIH  nE$OPHTAI, 
H  A^  ETEPH  TEIPE22I  2TN   AI0EPIOI2I  XOPETEI" 
H2  2TPATIH2  EI2  EIMI,  AAXHN  0EON  HrEMONHA. 

Hac  resonanda  propè  littora ,  oviator!  adolesceiis  ego  adloquor  te, 
Nutnitii  carus,  non  ampliàs  mortalis.  Venerem  nondiim  expertiis , 
adokscentïhus ,  œtate  formte  ornnino  similis  nautarum  sospitatoribiis , 
Ainydœis  Diis ,  nauta  et  ego  vitam  errabundus  maris  in  jluctibus  tra- 
duceham,  Pîetate  vero  patroiioriim  soriitrts  hune  tumnliim ,  vale  dixi 


{  I  )  Magasin   eucjclope'dique ,  année  V,    t,  V  ;  p.  7  et  suiv., 
Notice  sur  Suint-  Vincens ,  p.  4  '  •. 


CHAPITRE    XLVIII.  199 

inorhis,  lahorique ,  necnon  curis  atque  arumnis  :  his  en'im ,  dum  vivi- 
mus ,  miser  lis  cnrnes  ohnoxiœ  surit,  Apud  tnortiws  autem  cœtiis  profectè 
exstaiit  duo ,  quorum  alter  quidem  in  terris  vagatur ,  aher  vero  sideribus 
cum  cœlestihus  choreas  ducit  :  cujus  militiœ  (posterions  scilicet  cœtûs) 
pars  nutic  sum ,  sortitus  Deum  ducem. 

«'  Sur  ces  rivages  battus  par  les  flots,  c'est  un  adolescent  qui 
»  t'appelle,  ô  voyageur  !  Cher  à  la  Divinité,  je  ne  suis  plus  soumis 
»  à  l'empire  de  la  mort.  Libre  encore  du  joug  de  l'hymen  ;  sem- 
»  blable,  par  mon  âge  tendre,  aux  jeunes  dieux  Amycléens  sau- 
»  veurs  des  nautonniers,  et  nautonnier  moi-même,  je  passois  ma 
»  vie  errante  sur  les  flots.  Mais  dans  ce  tombeau ,  que  je  dois  à  la 
»  piété  de  mes  maîtres ,  je  suis  à  l'abri  des  maladies ,  du  travail, 
«  des  soucis  et  des  angoisses  ;  car,  parmi  les  vivans,  toutes  ces 
>»  misères  sont  l'apanage  de  notre  enveloppe  grossière.  Les  morts , 
»  au  contraire ,  sont  divisés  en  deux  classes ,  dont  l'une  retourne 
»  errer  sur  la  terre,  tandis  que  l'autre  va  former  des  danses  avec 
»  les  corps  célestes  :  c'est  de  cette  dernière  milice  que  je  fais 
»  partie ,  ayant  eu  le  bonheur  de  me  ranger  sous  les  bannières  de 
»  la  Divinité.  « 

Cette  inscription  est  supportée  par  la  suivante , 
qui  n'offre  pas  moins  d'intérêt.  Celle-ci  est  sur  un 
pilier  de  marbre  rouge ,  surmonté  d'un  fer  qui  sou- 
tenoit  sans  doute  une  tête  ou  un  buste.  Elle  a  rapport 
à  un  vœu  fait  pour  la  santé  de  l'empereur  Alexandre 
Sévère  et  de  Julia  Mammxa  sa  mère  (  i). 


(i)  Ce  monument  avoit  été  décrit  parSPON,  p.  329  de  ses 
Miscellanea  antiquitatis  ;  par  CUPER  ,  dans  ses  Observationes  in 
Harpocratem  ,  p.  i  5  3  ;par  FabRETTI  ,  Inscriptiones  atitiqua ,  p.  494  i 
par  Arnaud,  de  Diis  -TrapiS^potç,  chap.  i  5.  Il  avoit  été  autrefois  à 
Saint-Cannat,  d'où  ii  fut  porté  à  Aix  chez  M.  de  Peiresc.  M.  de 
Saint-Vincens  en  fit  l'acquisition  plusieurs  années  avant  sa  mortj», 

N  4 


200  CHAPITRE     XLVIII. 

Sur  ie  bord  supérieur  du  piiier ,  il  y  a  des  lettres 
à  demi  rongées,  que  le  docte  Séguier  croyoit  pou- 
voir interpréter  ainsi  :  En  APAOn  TnEP  saTHPiAS, 
ob  btnejiciu7n  pro  salute ,  en  sous-en tendant  posait  ;  ce 
qui  se  lie  très- bien  avec  le  reste  de  l'inscription  qui 
est  sur  le  pilier.  Ces  mots  ob  bcnefcium  pro  sainte 
(posait )  sont  repétés  deux  fois  dans  l'inscription  , 
parce  que  deux  personnes  ont  contribué  à  élever  ce 
monument,  savoir,  M.  Aurelius  Héron,  et  Charité, 
prêtresse  ou  ministre  des  sacrifices. 

En    ATAQD.    rnEP    SnXHPIAS 

MAPKOT    ATPHAIOT 

SEOTHPOr   AAEEANAPOr 

ETTTXOT2    ET2EBOT2    2EB. 

KAI    IOTAIA2    MAMAIA2 

2EBA2TH2    MHTP02    2EB. 

AU     HAin 

METAAi:!     SAPAniAI 

KAï    TOI2    2TNNAOI2 

0EOI2 

M    ATPHAI02    HPQN 

NEOKOPOS    TOT    EN    . 

nopTH  sAPA.niAOS  Eni 

AAPriNia    EEITAAIHNI 
AFXITIIHPETH    KAI    KA 


et  ie  plaça  dans  son  jardin.  C'est  ià  que  (e  savant  Séguier  de  Nîmes 
lut  et  expliqua  l'inscription.  Il  corrigea  et  suppléa,  d'après  le  mo- 
nument lui-même,  des  erreurs  et  des  omissions  faites  par  ceux 
qui  l'avoJent  rapportée.  Notice  sur  Saint-Vîncens ,  p,  36  et  suiv. 


CHAPITRE    XLVI  ir.  201 

MEINEYTH    KAI    ATTHAia 

$HBa     KAI     2AA£lNia     0EO 

AOTa    lîPn^HNOIS 

KAI    KAMEINETTAIS    KAPI 

TH    lEPOAOTAElA    ANE 

0HKEN    En    ATAOa 

Ob  benejicîum  (posuit)^ro  salute  Â'Jarci  Aurelii  Severi  Alexnndri, 
felicis,  fit,  augusti ,  et  Juliœ  Alamniœa  Augusta.  matris  Augusti ,  deo 
Soli ,  magno  Serapidi ,  aliisque  in  eodem  templo  diis ,  Marcus  Aurelius 
Héron  adituus  adis  Serapidis  qua  est  in  porta,  sub  Larginio  Vitalione 
archiininistro  et  cainineuta  (i)  ,  et  Aiirelio  Phœbo  et  Salonio  Theo- 
doto  sacris  cantoribus  et  camineutis  ,  Charité  sacrorum  ministra  posuit 
ob  benejîciu/n. 

«  En  mémoire  d'un  bienfait,  cette  inscription  a  été  posée  pour 
«le  salut  de  Marc  Aurèle  Sévère  Alexandre,  heureux,  pieux, 
3>  auguste ,  et  de  Julia  Mammœa  Auguste ,  mère  d'Auguste  ,  en 
M  l'honneur  du  dieu  Soleil ,  du  grand  Sérapis ,  et  des  autres  dieux 
3>  honorés  dans  le  même  temple  ;  par  Marc  Aurèle  Héron  , 
»  adituus  du  temple  de  Serapis  qui  est  auprès  du  port ,  lorsque 
M  Larginius  Vitalio  étoit  archiprêtre  et  camineute  (i)  ,  et  Aurelius 
«  Phoebus  avec  Salonius  Theodotus  ,  chantres  sacrés  et  cami- 
"  neutes  ;  et  par  Charité ,  prêtresse  du  temple  ,  qui  l'a  égale- 
3>  ment  posée  par  reconnoissance  pour  un  bienfait  reçu.  " 

(i)  Les  camineutes  étoient  les  ministres  du  temple,  et  cette 
inscription  est  la  première  qui  puisse  autoriser  ce  mot.  Sa  signi- 
fication reste  toujours  fort  incertaine.  Spon  a  rapporté,  d'après 
Hesychius,  que  le  Kci^i'oy  étoit  une  partie  du  temple;  d'autres 
l'entendent  d'un  vais- eau.  Cuper  a  fort  bien  dit  :  Hoc  tamen  loco 
camineiita  sacrum  aliquid  ministerium  ;  et  vox  ea  in  génère  notât  ho~ 
minent  qui  in  camino  aliquid  excoquit ,  vel  qui  circa  caminum  forna- 
cemvejûborat  :  quod  tamen  nidlum  video  quomodo  templorum  ministris 
vel  sacerdotibus  convenire  possit.  Graevius  pensoit  qu'on  avoit  écrit 
ce  mot  pour  XajMYivIoiiç,  qtti  cubant  humi  .-  mais  le  mot  dans 
l'inscription  est  écrit  avec  un  K  ,  et  non  pas  avec  un  X. 


i02  CHAPITRE    XLVIII. 

L'inscription    suivante    est    au-dessus    des    deux: 
précédentes  (pi.  XXX,  n."  2)  : 


P  O  MP  El  A 
COMPE 

SIBIET    II    FÏ.DI 
S.V.    F. 

Celles-ci  sont  incrustées  dans  le  mur  qui  conduit 
du  vestibule  à  la  cour  : 

N.°  7. 


N.°  8. 


MERCVR^O 

V.  S. 

PRISCILLA 


D       M 

CCENICILIOCEIO 
RINOVAXIIX   MEN 
SESIIDXXII   GENIVS 
MBIANDABENMEF 


N.°9. 


TVRRANIAE    TELE 

SltslAEYXORI  .  TIMIV 

RANilVS    PARATVS 


i- 


N.° 


10. 


» 


vix  j^ 


MVSES   r^ 
ANN    r^  Yx  ^ 


N.°  7  ,  ligne  2.  Votum  Solvit. 

N.°  8 ,  ligne  3.  Vixh  Annos  XVIII,  MENSES  II  ,  Dies  XXII. 
Ibid.  \\g.  4  et  5.  GENIVS  M. BIANDABENe MErenti  Ficerunt. 
(i)  GUDII  Anùq.  laser.  287,  n."  a  3  MuRATORi,  MCDXi,  16. 


CHAPITRE    XLVIII. 

N."  II. 


203 


AKIAI2 

EnAijiPOAlTOS 

L    M 

N.°  13. 


ossa.  ivli,  avg. 

vsti  .  l.  lochi 

qvIntiliani 


N.°  15. 


D  M 

MEMIAEROMANA 

EPATRONAE.   B. M. 

MEMMIOTLESIMI 
ANO    F    SVOQVIVXI 

MI    XXII 


N.°    12. 


ECN  Ob 


N.°  14. 


(0 


TAIANi 
nHENI 

aOtahx 

AIVEisitOi 

paniOn-iiO 


N.°  16. 

I 1NCRVSTAV   4 

Ud.ethorolog   '^ 

fpvNAVIT.  ADITVM  T^ 
iv  I  M  E  N  T    .     C  V  M  1  T  ^ 
ia  es^  ^m  ^'  ^in  i'^b  ft^ 


N.°  II,  lig.  ^.  AvjcctCavTa,  nasztç^KCvIa,  annos  quadraginia. 
Acilis  Epaphroditus  est  mort  à  quarante  ans, 

N.*'  15  ,  ligne  3,  Berie  Merend, 

Ligne  5.  f/Z/o  SUO  QUI  ViXIt  aiiNIs  XXII. 

N.°  1  6.  II  paroît  que  cette  inscription  avoit  été  faite  en  l'hon- 
neur d'un  homme  qui  avoit  fait  incruster  les  murs  d'un  lieu  pu- 
blic,  l'avoit  orné  d'une  horloge,  et  avoit  fait  paver  le  vestibule. 

{\)GVD.A}it.  Inscr.  199,  w"  6;  MUKATOIU,  MYIJ,  8iYlGN0L, 
Col,  An  t.  302, 


204 


CHAPITRE    XLVIII. 


N.°  17. 


D        M        S 

DEFVNCTVS  EST 
CAPREOLVS  VIXIT 
ANNOS  un       M 

ENSESII  DIES 
III  H  O  RAS  III  I 
PATER    2^    FECIT 


La  cour  nous  offrit  aussi  une  ample  moisson. 


N."  18  (pl.XXX,n:^), 


f^t^J^*  '"^-  S:  "  ''^^t.-t^-^  '^^mk^.jt^y  "âsiEiueî-.»  ~"aiBi.T  \âÈi£Î> 

g  i^  I  S  I     V  O  'y 

f  ? 

^AEDIL    T    PRAEF     t    PAO.   II      .     VI  Ri 
t  ^ 

S  I  B  I    E  T  '„ 


'«.^  ç  rv^s^  ,^  s  f"-^,  a?  S"-^  g^»  «r-^ff  »"  «^1 


N,"  17.  Cette  inscription,  outre  le  nombre  Ats  ans,  des  jours 
et  des  mois  qu'a  vécu  Capreolus,  indique  encore  le  nombre  des 
heures  Illl.  Le  monogramme  du  Christ  prouve  qu'il  étoit  chrétien. 


CHAPITRE   XLVIII. 

N.°  19. 


lOj 


L.    ALLIUS 

V  E  R  I   .  F  .  P  A  P. 

VERINVS.    DEC 

IiviR.FLAM.AVG 

PROVNC.ALP.MAR.SÈI.  "E 
FL.WLElirNlFL  .  CASSIAE 
VXORI     .     PlISSIMAEDEF 

VLATTIAE.     M. FIL. 

MARCELLAE.        SOCRVI 
OPTVMAE     V 
L.ALLIO  .  AVITO   .   F  .   DEC  .  V 

l.allioflA/"iano-f     V 

ALLIAE.    AVITAE . FIL.    V 


L.  Alliiis  Verinus ,  fils  de  Verus ,  de  la  tribu  Papia  (i) ,  décurlon, 
dmanvir ,  flamrne  (2)  d'Auguste  dans  la  province  des  Alpes  mari- 
times (3) ,  l'our  lui  et  pour  Flavia  Cassia,  fille  de  FI.  Valentinus  {/^, 
son  épouse  très-pieuse ,  déce'de'e  ;  Ulattia  ALirceîla ,  fille  de  Marcellus 
son  excellente  belle-mère,  vivante  (5)  /  L.  Allius  Avitus  ,  son  fils  , 
de'curion  ,  vivant;  L.  Allius  Flavianus ,  son  fils,  viv..nt  ;  Allia  Avita , 
sa  fille ,  vivante. 

(i)  Ligne  2.   VERl  Films  PAPia.  ; —  (2)  Prêtre. 

(3)  Ligne  5.  PROVINCict  ALPium  JHARitimurum. 

(4)  H  faut  sous-entencire  ^//(T  ;  il  est  présumable  que  Vf  a  été 
oubliée  par  ie  graveur  de  l'inscription. 

(5)  Vivœ.  C'est  ainsi  que  j'interprète  cette  sigle  V;  le  sens  est 
Indiqué  par  le  mot  defiuncta  [décédée  j  joint  au  nom  de  Fi  Cassia. 


^o6  CHAPITRE    XLVIII. 

N.^  20  (  I ) .  N.''  2 1  fpl. XXX,  11.'  4). 


D  M 

COR   o    FVIYCUlAE 


HPa)i 
ATCANAPOT 


N.°22. 


N.°  23. 


QUAEST  V^       3eRO    LATICLAVIO 


PRAET^ 

s? 

cvrator" 

%^ 

AVENIR 

patr' 


[oNIAE 
f    IL.LEG  .  VII  .  GEM  .  FEL 
f'VIRO  .   PATRONO  COL 
^   IL  .   LEG  .  VIII  .   AVG 
L   NO   .   COLONIAE 


à  Verus ,  iaticlaviiis ,  jwtron  de  la 

colonie primipiius  [1)  de  la  septième  légion  ,  gémi- 

née ,  heureuse diiumvir ,  patron  de  la  colonie , 

primipiius  de  la  légion  Auguste , patron  de  la  colonie. 

(i)  Les  caractères  de  cette  inscription  sont  du  bas  temps;  il  faut 
probablement  la  lire  ainsi  :  D.  M.  COR.  EYTYCHlAE. 

(2)  Nom  donné  au  centurion  de  la  première  centurie  d'une 
îégion  ;  il  présentoit,  pour  ainsi  dire,  à  ['ennemi ,  primum  fi  lum , 
le  premier  javelot. 


CHAPITRE    XLVIII*  20f 

Cette  inscription  est  tronquée  ;  ce  qui  en  reste 
est  sur  un  marbre  blanc  de  plus  de  quatre  pieds  de 
largeur.  Elle  fut  découverte  par  ie  comte  d'AIais,  gou- 
verneur de  Provence ,  de  1638  à  1 64  5  ,  près  du 
mausolée  appelé  la  Tour  de  l'horloge  du  Palais, 

M.  de  Saint-Vincens  a  conjecturé  que  cette  ins- 
cription appartenoit  au  mausoïée  qui  faisoit  autrefois 
partie  du  palais  d'Aix  ,  et  qui  fut  détruit  en  1785. 
On  y  trouva ,  lors  de  sa  démolition  ,  trois  urnes , 
dont  deux  de  marbre  et  la  troisième  de  porphyre  (i)  : 
elles  ont  dû  contenir  les  cendres  des  trois  personnes 
dont  l'inscription  faisoit  mention.  Ce  mausolée  avoit 
été  élevé  vers  l'an  138  de  l'ère  chrétienne;  l'urne 
de  porphyre  contenoit  une  médaille  de  Lucius^ïius, 
avec  la  date  de  son  second  consulat.  Or  le  second 
consulat  d'^Iius  commença  ie  i ."""  de  janvier  138  , 
qui  fut  aussi  le  jour  de  sa  mort.  Ce  monument  avoit 
douze  toises  d'élévation. 

Sur  un  carré  massif  de  vingt-six  pieds  six  pouces 
de  hauteur ,  et  de  vingt-sept  pieds  trois  pouces  de 
largeur  dans  tous  les  sens ,  s'élevoit  une  tour  ornée 
de  dix  demi-colonnes.  Cette  tour  étoit  surmontée 
et  comme  couronnée  par  des  colonnes  de  granit 
destinées  à  soutenir  un  dôme.  L'urne  de  porphyre 
fut  trouvée  dans  les  fondemens  du  mausolée  :  les 
deux  urnes  de  marbre  ont  été  trouvées  dans  l'inté- 
rieur de  la  tour. 

(i)  Notice  sur  Fauris Saint-Vincais  ,  p.  12. 


2o8  CHAPITRE    XLVÎII. 

L'inscription  fait  mention  de  trois  patrons  de  la 
colonie  d'Aix  :  le  premier  avoit  été  laticlave  et  pri- 
mipile,  c'est-à-dire  ,  premier  centurion  de  la  légion 
septima  gemina.  Les  empereurs  accordoient  souvent 
le  droit  de  porter  le  laticlave  aux  premiers  magis- 
trats des  colonies. 

Le  second  avoit  été  duumvir  de  îa  colonie.  On 
doit  suppléer  à  ce  qui  reste  de  la  quatrième  ligne  de 
l'inscription,  et  lire  II  VIRO.  Il  est  naturel  de  penser 
que  le  patron  de  la  colonie  y  a  occupé  la  magistra- 
ture la  plus  honorable.  Le  dernier  avoit  été  primi- 
pilus  de  la  légion  octava  Augusta. 


D 


M 


Q    MATERNI 
MARCINl 

:maternia 

GRATA 

PATRI 

PIENTISSIMO 


N."25, 


CHAPITRE     XLVm. 


2.0  p 


N.°    2J. 


SEX  .  AEMILIO     PAVLLO    PATRI 
AEMILIAE  Q  F  '  REGILL^  •  TAR 

sex'Aemil-pavllIno  fraTRi 
t  •  aemil  •  bvrro  fratri 
C • AEMIL ■    VASTVS 
svis 


A  Sextus  ^fiiilius  Pauîîus  son  père ,  à  y^tfiilia  Regilla ,  fille  de 
Quintus,  sa  mère ,  à  Sextus  ^milius  Paullinus  son  frère,  à  T.Aivjl- 
îius  Biirrus  son  frère ,  C  yEtnillus  Vastus,  aux  siens. 

N.°  26. 


Tome  IL 


o 


AIO 


CHAPITRE    XLVIir. 


N.»  27. 

^  CORNELIOaSI  ^ 


FIRM  AE 
PHILOXSENIvF 
M  .  CORNELIO 
AQVILONI   .  V. 


VSI 
E 


CHAPITRE     XLVIII.  211 

Cette  autre  inscription  a  été  trouvée  sur  le  che- 
min de  Toulon ,  à  un  mille  d'Aix ,  au  mois  d'août 
1804.  La  pierre  est  carrée  et  surmontée  d'un  fron- 
ton en  triangle  ,  au  sommet  duquel  est  une  coquille 
en  relief,  taillée  sur  la  pierre.  Les  lettres  sont  de  la 
plus  belle  forme. 


M  .    CAELIO    FLORO 

liÏÏÎI    VIR  AVG 

CAELIAE    RESTITVTAE   M... 

VERECVNDO    FRATRI 

FIOR  A 

CAELIVS  CLEMENS  PATRONVS 

A  Marcus  Cœlius  Florus,  sextumvir  d'Auguste,  à  Caîia  Restituta, 
mère  de  Florus  ,  à  Verecundus  son  frère ,  à  Flora  sa  sœur ,  Calius 
CUmens ,  leur  patron  t  a  fait  élever  ce  motmuest, 

O  Z 


ai2  CHAPITRE   XLVIIT. 

On  voit  encore  un  fragment  d'une  inscription  go- 
thique très-niutilée ,  qui  a  servi  d'enseigne  à  un  lieu 
de  prostitution ,  au  temps  du  frère  du  roi  René.  II 
porte  la  date  de  1 4 1  3  • 

Depuis  notre  départ ,  on  a  joint  à  ces  monumens 
une  petite  statue  trouvée  à  Conil  dans  le  territoire 
de  Rogues ,  à  trois  lieues  d'Aix.  La  tête  et  les  bras 
manquent  ;  elle  est  assise.  Cette  figure ,  qui  est  très- 
grossière  ,  porte  au  cou  un  médaillon  comme  on  en 
voit  à  l'archigalle  sur  quelques  bas-reliefs  ;  elle  pa- 
roît  être  du  troisième  ou  du  quatrième  siècle.  On  lit 
sur  la  base  : 

STATIA     PTHENGISDA 

Je  crois  qu'on  doit  entendre  par  ces  mots ,  Statia 
Pthencris  dat  ;  c'est-k-dire ,  Statia  Pthmgis  donne  cette 
statue. 

On  trouva  auprès  une  colonne  de  pierre  avec  ces 
lettres  : 

VI 

ce 

so 

ï. 


21  -i 


CHAPITRE   XLIX. 

Maison  de  campagne  de  M.'"'^  de  Saint-Vincens.  — 
Thomassin  de  Mazaugues.  —  Salyes.  — ÂQU^e  Sex- 
TIJE,  AlX.  — Son  histoire.  —  Raymond- Bérenger. — 
Gcii  saber.  —  Eaux  thermales.  —  Bains.  —  Autel  de 
Priape.  — Cabinet  de  M.  de  Saint-Vincens.  —  Epitaphe 
de  son  père.  —  Urne  étrusque  représentant  la  mortd'E- 
téocle  et  de  Polynice.  —  Vase  grec  peint.  —  Sceaux 
du  moyen  âge.  —  Bustes.  —  Inscription  grecque  avec 
une  figure  de  Psyché.  —  Topographie  de  la  Provence. 
—  Médaillons  du  roi  René  et  de  Jean  de  Matheron. — 
Bas-reliefs.  —  Tessère  de  gladiateur.  —  Tessère  à 
placer  dans  les  fondations,  &c. 

JVl.  DE  Saint-Vincens  nous  conduisit  le  len- 
demain  à  une  jolie  maison  de  campagne  située  aux 
portes  de  la  ville  ;  elle  appartient  à  M."""  de  Saint- 
Vincens.  Cette  retraite  est  extrêmement  agréable  , 
parce  qu'elle  est  ombragée  par  quelques  vieux  arbres  : 
c'est  là  le  luxe  des  habitations  champêtres ,  sur  tout 
dans  un  pays  où  le  bois  est  rare.  Nous  y  passâmes  une 
journée  charmante ,  au  milieu  d'une  société  choisie , 
où  nous  pûmes  juger  de  l'aimabie  vivacité  de  la 
gaieté  provençale. 

Cette  maison  rappelle  des  souvenirs  intéressans  : 
elle  a  appartenu  au  président  de  Mazaugues ,  grand- 
oncle  de  M."""  de  Saint-Vincens.   On  joue  à  la 


5l4  CHAPITRE     XLIX. 

boule,  exercice  chéri  de  tous  les  habitans  du  mîdî , 
sous  les  arbres  qu'il  a  plantés.  Son  portrait  décore 
la  principale  chambre.  Thomassin  de  Mazaugues 
avoit  épousé  la  nièce  de  Peiresc;  il  montra  ,  comme 
lui ,  beaucoup  d'ardeur  pour  les  lettres ,  quoiqu'avec 
moins  de  talens,  de  libéralité  et  de  succès.  II  nous  a 
conservé  plusieurs  des  manuscrits  de  cet  homme  cé- 
lèbre, qui  sont  aujourd'hui,  comme  nous  le  verrons , 
dans  la  bibliothèque  de  Carpentras. 

li  étoit  impossible  d'être  dans  la  ville  d'Aix  sans 
vouloir  jouir  de  l'agrément  de  ses  bains ,  auxquels  elle 
doit  son  nom  :  nous  y  allâmes  ie  lendemain.  Ces  bains 
sont  extrêmement  agréables.  Le  produit  tourne  au 
profit  de  l'entretien  de  l'hôpital,  auquel  ils  appar- 
tiennent. II  n'est  pas  étonnant  que  la  salubrité  de 
ces  eaux  ait  déterminé  les  Romains  à  s'établir  dans 
ce  lieu.  Les  Salyes ,  nation  ligurienne,  occupoient 
autrefois  toute  cette  contrée  :  la  plaine  dans  laquelle 
Aix  est  située,  paroît  avoir  été  leur  quartier  prin- 
cipal (  I  ).  C.  Sextius  Calvinus  bâtit,  près  du  lieu 


(i)  M.  DE  FORTIA,  dans  son  Histoire  ancienne  des  Saliens , 
Paris,  1805,  in-i2,  prétend  que  le  nom  des  Salyes  dérive  des 
salines  qu'ils  avoient  découvertes;  il  pense  aussi  qu'ils  donnèrent 
leur  nom  aux  prêtres  saliens.  Il  faut  voir  dans  son  ouvrage  même 
comment  il  appuie  ces  assertions,  contraires  cependant  à  l'opi- 
nion de  tous  les  auteurs  anciens  et  modernes,  qui  assurent  que  \q 
nom  des  prêtres  saliens  dérive  A\x  verfce  salire,  sauter  j  ce  quf 
paroît  plus  probablç. 


CHAPITRE    XLIX.  215 

où  il  les  avoit  vaincus,  une  viile  qui  reçut  son  nom 
de  ses  eaux  froides  et  thermales,  en  y  joignant  celui 
de  son  fondateur  (  1  )  ;  d'où  elle  flit  appelée  Aquœ 
Si.\t  œ.  Elle  y  associa  ensuite  celui  d'Auguste  ,  avec 
le  titre  de  colonie.  Il  y  restoit  encore,  il  y  a  peu  de 
temps  ,  quelques  ouvrages  romains. 

Aix  fut  successivement  prise  et  ruinée  par  les 
Bourguig lions,  les  Visigoths,  ies  Sarrasins  et  les 
Normands.  Elle  suivit  le  sort  des  autres  villes  de  la 
Provence  :  elle  commença  à  acquérir  de  l'impor- 
tance lorsqu'elle  devint  le  séjour  habituel  des  comtes  y 
sur-tout  depuis  Alphonse  II,  roi  d'Arragon ,  prince 
protecteur  de  la  poésie  et  poëte  lui-même.  Ce  fut  lui 
qui  introduisit  en  Provence  le  goût  pour  la  galan- 
terie ,  et  qui  attira  d'outie-mer  et  d'Espagne  ces 
aimables  conteurs  qu'on  appela  troubadours  :  ce  goût 
acquit  encore  plus  de  force  h  la  cour  du  noble  fils 
d'Alphonse,  Raymond  Bérenger  IV,  et  de  sa  char- 
mante épouse  Béatrix  ;  ce  fut  alors  le  séjour  de  ce 
mélange  de  polite-se,  d'espiit  et  de  galanterie^ 
science  aimable  ,  expressivement  caractérisée  p;  r  le 
nom  qu'on  lui  donna  de  lou  gai  saber  [  le  gai  savoir]» 
Les  plus  (  élèbres  de  ces  chanteurs  faisoient  l'orne- 
ment de  la  cour  du  comte  de  Provence.  Marguerite  >, 
sa  fille,  qu'il  avoit  enseignée  en  sens  et  courtoisie ^  et  en 


(!)  TiT.  LlV.  LXI ,  Sommaire, 

o  4 


^l6  CHAPITRE     XLIX, 

toutes  Bonnes  moeurs  de  temps  de  s' enfance  (  i  )  ^  fut 
aussi  formée  par  leurs  leçons  ;  et  d'après  le  portrait 
que  nous  en  a  laissé  le  naïf  Joinviile ,  c*étoit  un 
modèle  d'esprit,  de  sagesse,  de  modestie  et  de  bonté. 
Elle  épousa  Louis  IX.  Cet  esprit  chevaleresque  se 
conserva  encore  sous  la  malheureuse  Jeanne  et  le  bon 
roi  René.  Charles  III ,  neveu  de  celui-ci  et  son  héri- 
tier ,  légua  par  testament  son  comté  de  Provence  à 
Louis  XI ,  qui  le  réunit  à  la  France  ;  mais ,  jusqu'à 
l'époque  de  ia  révolution ,  cette  province  avoit  con- 
servé ses  privilèges  et  ses  lois  particulières. 

Pour  revenir  aux  bains  d'eaux  thermales  auxquels 
ia  ville  d'Aix  doit  son  nom,  il  est  probable  que 
C.  Sextius  Calvinus  les  établit  en  y  faisant  con- 
duire, par  des  aqueducs,  des  eaux  de  Mairargues, 
de  Jouqaes ,  de  Saint- Antonin  et  d'autres  lieux  : 
les  Romains  les  décorèrent  à  leur  manière.  Ce- 
pendant ces  eaux  perdirent  leur  nom  et  leur  répu- 
tation, et  furent  presque  mconuues  sous  les  rois  et 
les  comtes  de  Provence ,  et  même  sous  les  rois  de 
France.  Ce  fut  en  1600  qu'Antoine  Merindol  (2) 
et  Castelmont  {  3  ) ,  qui  se  qualifie  lui  -  même  de 
médecin  espargirique ,  en  renouvelèrent  l'usage.  Un 

(  I  )  JOINVILLE ,  Histoire  de  S.  Louis. 

(2)  Des  bains  d'Aix,  &€.  Aix,  1600,  in-S.°  Apologie  pour  les 
bains  d'Aix ,  1618. 

(  3  )  Traité  des  bains  de  la  ville  d'Aix,  par  le  S/  DE  Castelmont  , 
médecin  espargirique.  Aix,  1600,  in-8.° 


CHAPITRE    XLIX.  217 

autre  médecin,  appelé  Pitton  ,  iixa  encore  l'at- 
tention sur  ces  eaux  en  1678  (i).  En  1704,  on 
découvrit  dans  le  lieu  où  ces  bains  sont  établis ,  plu- 
sieurs morceaux  d'antiquité  et  une  nouvelle  source. 
Les  auteurs  du  Journal  de  Trévoux  désirèrent  que 
quelqu'un  donnât  l'histoire  de  ces  eaux  (2).  M.  Lau- 
thier  (  3  ) ,  médecin  ,  répondit  à  cet  appel  (4)  ;  Antoine 
Emeric ,  autre  médecin  ,  donna  leur  analyse  (  >  )  ; 
et  Louis  Arnaud  écrivit  aussi  sur  le  même  sujet  (6). 
Ces  divers  ouvrages  sont  remplis  du  récit  des  cures 
merveilleuses  qu'elles  ont  opérées.  Il  est  certain  que 
l'usage  de  ces  eaux  doit  être  salutaire  ,  et  qu'elles 
peuvent  être  très-utiles  aux  habitans  dans  une  infi- 
nité de  cas  :  mais  elles  ne  sont  pas  irès-chaudes  ;  et 
leur  efficacité  n'est  pas  assez  grande  pour  attirer  da 
loin  des  buveurs  et  des  baigneurs ,  comme  celles  de 

(1)  Les  eaux  chaudes  d'Aix  ;  par  J.  Schoîastique  PlTTON.  1678, 
in- 8."  C'étoit  l'oncle  du  célèbre  Pitton-Tournejort. 

(2)  Année  1704,  p.  2005.  Voye-^  aussi  le  A^Iercure  de  France, 
mars  [705  ,  p.  66. 

(3)  C'est  celui  qui  est  connu  par  son  amour  pour  les  menu* 
mens ,  et  qui  céda  à  Louis  XIV  le  célèbre  cachet  de  Michel- 
Ange,  qui  est  dans  le  Cabinet  de  la  Bibliothèque  impériale. 

(4)  Histoire  naturelle  des  eaux  chaudes  d'Aix  en  Proveîtce ,  pai" 
Honore'-Alarie  hKVim^W  ,  méàtcin.  Aix,  1705,  in-12. 

(5)  Analj'se  des  eaux  minérales  d'Aix,  par  Antoine  AUCANE- 
Émeric,  médecin.  Aix,  1705  ,  in-S.'' 

(6)  Traité  des  eaux  minérales  d'Aix  en  Provence.  Avignon  ,  î  705  > 
in-12.  V oyez  2l\xssi  Lettre  à  A'IAf.  sur  une  source  d' fait  chaude  et 
minérale  d'Aix ,  découverte  en  tjo^  :  sans  date. 


2lS  CHAPITRE    XLIX. 

Digne  en  Provence ,  d'Aix  en  Savoie  ,  de  Barége , 
Bagnères  et  Cau'erès  dans  les  Pyrénées,  &c. 

L'édifice  où  les  ba'ns  sont  placés  est  mo  lerne.  i 
II  y  a  dans  les  souterrains  deux  chambres  avec  des 
baignoires  en  marbre.  On  a  incrusié,  d?.ns  l'une  de 
ces  chambres ,  un  bas-relief  antique  qui  représente 
un  phallus  placé  sur  un  autel  (  i  )  ;  il  a  été  trouvé  en  1 
1705  dans  les  fon  démens  de  l'ancien  édifice  des  bains: 
peut-être  avoit-il  été  consacré  par  la  reconnois- 
sance  d'un  habitant  à  qui  la  douce  chaleur  de  ces 
eaux  avoit  rendu  le  moyen  d'être  père.  Une  piété  mal 
entendue  a  fait  mutiler  ce  monument  ;  mais  on  dis- 
tingue parfaitement,  par  une  couleur  plus  foncée,  la 
place  qu'occupoient  l'autel  et  le  simulacre  qui  en  a 
causé  la  perte.  On  y  lit  ce  distique,  composé  par  | 
M.  Muraire,  chirurgien  d'Aix  : 

Pnxses  Phallus  abest,  erasit  bar  l'ara  Jextra  ; 
Sed  latet  in  cnlidis  ipse  Priapus  aqxùs. 

On  observe  au-dessus  une  portion  de  bas-relief 
brisée  qu'on  a  prise  ou  pour  un  couteau ,  ou  pour 
un  apex  :  ce  pourroit  être  aussi  une  espèce  d'ombelle     \ 
dont  le  dieu  auroit  été  couvert.  L'ombelle  se  remarque 
dans  les  bacchanales   (2)  :  ainsi  elle  peut  avoir  été 


(i)  H  est  figuré  sur  l'ancienne  carte  de  la  ville  d'Aix» 
(i)  Paciaudi,  De  umbellœ  gtstatione ,  cap,  L 


CHAPITRE    XLIX.  2Ip 

appliquée  au  culte  de  Priape.  On  prétend  qu'on  y 
iisoit  ces  trois  lettres  I  H  C ,  qui  ont  exercé  la  saga- 
cité de  plusieurs  antiquaires  ;  elles  sont  entièrement 
effacées  (  i  ] . 

Nous  consacrâmes  le  reste  de  la  matinée  h.  l'exa- 
men du  cabinet  de  M.  de  Saint  -  A'incens  ,  com- 
mencé par  son  père  Jules-François -Paul  Fauris  de 
Saint  -  Vincens  ,  président  du  parlement  d'Aix  :  il 
étoit  né  en  1 7  i  8  ,  et  avoit  épousé  ,  en  1 746  ,  Julie 
de  Villeneuve,  fille  du  marquis  de  Vence  et  de  dame 
de  Simiane,  petite-fille  de  la  comtesse  de  Grignan; 
il  étoit  donc  descendant  de  M."""  de  Sévigné  par  les 
femmes.  Dès  sa  première  jeunesse,  il  fit  ses  délices 
des  belles -lettres,  de  l'histoire  et  de  l'antiquité;  en- 
suite il  s'appliqua  à  l'étude  des  lois  avec  la  même 
ardeur.  Sa  vie,  qui  a  été  longue,  a  été  consacrée 
toute  entière  à  la  pratique  des  plus  belles  vertus  et 
à  l'exercice  des  devoirs  de  son  état. 

Les  lettres ,  noble  plaisir  d'un  cœur  pur  et  géné- 
reux ,  ont  été  ses  délassemens  ;  il  a  entretenu  une 
correspondance  suivie  avec  les  hommes  les  plus  dis- 
tingués de  l'Europe.  C'est  lui  qui  a  initié  son  fils  dans 


{ I  )  On  les  a  interprétées  de  bien  des  manières  :  Is  Hortorum 
Custos ,  In  Hortorum  Custodiam,  Invfnies  H  as  Calidas ,  In  Humore 
Calor ,  In  Honorem  CoJoiiiœ ,  Impensis  Hujus  Colonies.  On  pourrait 
encore  donner  de  ces  lettres  d'autres  explications,  qui  ne  seroicnt 
pas  plus  certaines. 


210  CHAPITRE     XLIX. 

i'étude  de  l'antiquité  ,  qu'il  a  approfondie ,  et  il  lui 
a  laissé  l'héritage  de  ses  talens  et  de  ses  vertus  (i). 


(i)  M.  de  Saint-Vincens  a  prodigué  à  son  père  les  soins  les 
plus  constans  et  fes  plus  tendres.  Voici  comment  j'essayai  de 
peindre  les  sentimens  touchans  qu'il  avoit  pour  lui  ,  dans  la 
notice  que  je  lus  dans  une  séance  publique  de  l'Athénée  de 
Paris,  après  la  mort  de  ce  respectable  magistrat: 

«  Vous  qui  aimez  les  devoirs  de  la  piété  filiale,  transportez -vous 
en  imagination  sur  le  cours  de  la  ville  d'Aix.  Voyez  ce  respec- 
table octogénaire  y  venir  chercher  les  feux  d'un  soleil  pur  comme 
lui.  Son  corps  n'est  point  courbé  sous  le  poids  de  ses  quatre- 
vingts  années  ;  son  ame  n'en  est  point  affaissée;  sa  tête  n'en  est 
point  afFoiblie.  Son  visage,  calme  et  serein,  annonce  une  ame 
tranquille.  Voyez-le  s'avancer  appuyé  sur  son  vertueux  fils  ,  qui 
déjà  touche  lui-même  au  terme  de  l'âge  mur.  Ils  s'entretiennent 
tous  deux  de  quelques  grands  traits  de  l'antiquité  ;  ils  traitent 
quelque  question  d'érudition  ,  de  littérature  ou  d'histoire.  Qui 
ne  seroit  échauffé  du  feu  qui  anime  leur  entretien  !  Leur  regard 
est  tout  amour  et  toute  bonté  :  l'un  ne  semble  désirer  de  pro- 
longer sa  vie  que  pour  ne  pas  cesser  de  recevoir  les  soins  d'un 
fils  si  bienfaisant  ;  l'autre  ne  désire  de  vivre  que  pour  être 
toujours  l'ami  ,  le  soutien  de  son  tendre  père.  La  promenade  est 
finie;  ils  retournent  à  leur  domicile.  Un  cercle  de  leurs  con- 
citoyens les  y  attend  ,  et  sollicite  leur  décision  sur  les  intérêts 
qui  les  divisent.  Là  le  père  et  le  fils  forment  à  eux  seuls  un 
tribunal  qui  paroît  le  sanctuaire  auguste  de  la  justice  ;  mais 
ils  n'y  jugent  pas  les  procès  ,  ils  les  préviennent.  Après,  ils  i-e- 
prennent  leurs  occupations  favorites  ,  revoient  les  amples  porte- 
feuilles qui  leur  retracent  fout  ce  qui  honore  leur  patrie,  lisent 
avec  intérêt  les  lettres  de  quelques  amis  des  arts  qui  les  con- 
sultent sur  des  points  d'érudition  ou  d'histoire.  Le  père  n'a  plus 
l'usage  complet  de  la  vue;  la  lecture  le  fatigue;  mais  il  ne  sera 
privé  qu'à  moitié' d'un  sens,  tant  que  l'usage  en  restera  à  son 
fils.   Celui-ci  l'instruit  des  découvertes  nouvelles,  en  lui    faisant 


CHAPITRE    XLIX.  2.11 

La  première  pièce  est  occupée  par  une  rangée 
d'armoires  à  hauteur  d'appui  ;  elles  sont  remplies 
de  livres  ,  et  sur  la  table  sont  divers  monumens. 

l'analyse  des  meilleurs  journaux  littéraires.  Il  entretient  la  force  et 
la  constance  de  son  ame  ,  en  lui  lisant  quelque  beau  traité  de 
morale  ou  de  philosophie  ;  et  après  de  doux  épanchemens  d'une 
amitié  rare  et  touchante ,  ils  se  livrent  à  un  sommeil  paisible,  en 
terminant  une  journée  qui  a  encore  été  ornée  par  quelque  action 
àe  bienfaisance  et  la  pratique  de  quelque  vertu.  » 

Voici  les  termes  dans  lesquels  son  estimable  fils  m'apprend  la 
perte  qu'il  a  faite  :  «  Vous  concevez  ,  dit-il ,  combien  sa  mort 
3>  doit  me  causer  de  douleur  ;  il  étoit  devenu  mon  unique  société  ; 
»  et  j'étois  moi-même  sa  seule  ressource,  non-seulement  pour  les 
»  soins  dont  il  avoit  besoin  ,  mais  pour  ses  lectures  et  ses  études. 
3>  Son  âge  de  quatre-vingt-un  ans  n'avoit  point  affoibli  sa  tête  ;  il 
»  est  mort  avec  un  jugement  parfaitement  sain,  le  même  croût 
»>  pour  l'antiquité  et  les  belles-lettres.  Dans  les  trois  derniers  mois 
«  de  sa  vie ,  je  lui  ai  lu  toute  l'édition  de  Plutarque  de  Brotier, 
51  les  deux  volumes  des  (Euvres  posthumes  de  Barthélémy,  sans 
»  compter  ses  livres  usuels ,  les  journaux  littéraires,  et  les  derniers 
«  ouvrages  d'Eckhel ,  dont  il  devoit  l'indication  à  votre  amitié. 
>  Sa  mort  a  été  sans  douleur  et  sans  agonie,  » 

Qui  peut  ne  pas  être  attendri  par  cette  lettre  touchante  î  qui 
ne  voudroit  être  un  tel  fils  î  qui  ne  voudroit  être  un  tel  père  .' 
Hommes  respectables ,  si  jamais  les  travaux  auxquels  je  me  suis 
livré  m'ont  inspiré  quelque  orgueil ,  c'est  le  jour  où  ils  m'ont  attiré 
Yotre  attention  et  valu  les  témoignages  honorables  de  votre  estime 
et  de  votre  amitié. 

Et  toi,  ombre  vénérable,  qui  t'entretiens  à  présent  avecPeiresc, 
Dionis  du  Séjour,  Malesherbes,  Bochart  de  Saron  ,  la  Tour- 
d' Aiguës  ,  Séguier  et  Montesquieu  ,  ta  modestie  a  refusé  ,  de  ton 
vivant,  les  éloges  publics  que  je  voulois  te  donner;  tu  ne  pourras 
du  moins  me  refuser  à  présent  cette  consolation  de  la  douleur  que 
m'a  causée  ta  perte'l 


122  CHAPITRE    XLIX. 

Nous  remarquâmes  d'abord  un  caiiope  d'albâtre , 
avec  des  hiéroglyphes  ;  une  tête  égyptienne  en  ba- 
salte ;  plusieurs  vases  peints  :  sur  l'un  on  voit ,  d'un 
côté  ,  une  femme  à  cheval ,  et  sur  la  croupe  du  chevai 
un  oiseau  ;  au  revers ,  une  femme  assise  qui  tient  un 
miroir  :  sur  un  autre  petit  vase  d'une  forme  élégante ,  il 
y  a  une  chouette  entre  deux  oliviers.  J'ai  seulement  fait 
dessiner  celui  qui  est  gravé  pi.  XXXI ,  n.°  i  ,a  cause 
de  sa  haute  antiquité  :  il  est  de  terre  de  Noia  ;  iefond 
est  rouge,  et  les  figures  sont  noires;  le  style  est  très- 
ancien  ,  sans  être  cependant  des  premiers  temps  de 
i'art.  On  y  voit  un  homme  vêtu  d'un  grand  man- 
teau ;  des  guerriers ,  dont  un  a  la  visière  de  son 
casque  baissée  :  ce  qui  fait  connoître  comment 
on  rabattoit  sur  le  visage  ces  grands  casques  des 
héros  grecs  ,  semblables  à  celui  qu'on  remarque 
sur  la  tête  de  la  Pallas  de  Velletri  et  de  plusieurs 
autres  statues  (i).  Les  casques  des  gladiateurs,  que 
l'on  voit  sur  quelques  lampes  antiques  (2),  ont  une 
semblable  visière  ;  et  l'on  en  remarque  une  pareille 
à  ceux  qui  ont  été  trouvés  dans  le  camp  des  soldats 
à  Pompeii ,  et  qui  sont  dans  le  cabinet  de  sa  Majesté 
l'Impératrice  à  Malmaison. 


(i)  M.  de  Tersan  possède  un  casque  en  bronze  absolument 
semblable,  qui  a  été  trouvé  à  Syracuse  ;  le  Cabinet  des  antiquei 
delà  Bibliothèque  impériale  en  possède  aussi  un  semblable, 

(2)  Antichità  d'Ercolano ,  Lucerne. 


CHAPITRE     XLIX.  225 

Une  urne  carrée,  haute  de  neuf  pouces  et  large  de 
quatorze  ,  fixa  ensuite  notre  attention.  Ces  petits 
monumens  sont  assez  communs  dans  les  cabinets;  ils 
appartiennent  à.  l'ancienne  Étrurie;  et  ils  sont  cu- 
rieux parce  qu'ils  représentent ,  d'une  manière  par- 
ticulière des  événemens  de  la  mythologie  ou  de 
l'histoire  héroïque,  et  qu'ils  nous  ont  conservé  di- 
verses particularités  relatives  aux  mœurs  et  aux 
usages  des  Etrusques  :  c'est  pourquoi  les  auteurs  qui 
se  sont  occupés  des  anciens  monumens  de  ce  peuple, 
tels  que  Dempster  (1),  Gori  (2),  MM.  Lanzi  (3} 
et  Vermiglîoli  (4),  en  ont  décrit  plusieurs.  Ces  urnes 
sont  accompagnées  d'inscriptions  écrites  en  carac- 
tères étrusques  :  malheureusement  l'inscription  de 
notre  urne  est  effacée;  elle  nous  apprendroit  le  nom 
de  la  personne  dont  cette  urne  a  renfermé  les  cendres: 
car  ces  inscriptions  n'ont  jamais  rapport  au  sujet  qu'on 
a  figuré.  D'après  le  costume  de  la  figure,  qui ,  selon 
f'usage,  est  couchée  sur  le  couvercle,  c'étoit  une 
femme.  Le  sujet  qui  est  représenté  sur  la  grande  face, 
(planche  XXXI  ,n°  2) ,  est  la  mort  à^s  deux  fils 
d'CEdipe  ,  Etéocle  et  Polynice.  Selon  Euripide  (5]  , 

{\)  Etruria  reijalis. 

{2.)  MuseumEtruscum;hscript.Etrusc£t: A'ïuseumGUARNACCr. 

( 3  )  ■^'^gg'^'^  soi>ra  la  lingua  Etrusca. 

(4)  JnsGriiioni  Ptrugine. 

(j)  PhieniiS.  1^2.0  et^uiv. 


2.2i  CHAPITRE    XLIX. 

Polynice  fut  renversé  par  Étéode  ,  qui  lui  avolt 
enfoncé  son  épée  dans  le  sein  ;  et  lorsque  celui-ci 
s'avançoit  pour  le  dépouiller  selon  l'usage  de  ces 
temps  barbares  ,  Polynice  le  tua  lui  -  même  :  ce- 
pendant Eschyle  (  i  )  dit  seulement  que  les  deux 
frères  ,  en  se  chargeant  avec  une  égale  ardeur, 
s'entre- tuèrent.  Apollodore  (2)  et  d'autres  écrivains 
ont  adopté  cette  tradition  plus  ancienne  ;  et  c'est 
celle  que  les  Etrusques  avoient  suivie ,  en  consacrant 
ce  fait  sur  leurs  monumens.  L'idée  de  ce  combat 
exécrable  a  toujours  dû  p^roître  avoir  été  inspirée 
par  les  furies  Eschyle  dit  que  les  déesses  des  im- 
précations ,  au  moment  où  ils  sont  tombés  ,  ont  fait 
entendre  des  chants  de  victoire  (3).  Daps  la  Thé- 
baïde  de  Stace  (4-)  ,  Tisiphone  et  Mégère  excitent 
elles-mêmes  les  deux  frères  au  combat.  Non-seule- 
ment les  deux  furies  sont  ici  convenablement  placées, 
mais  c'est  un  symbole  ingénieux  de  l'atrocité  de 
i'action  :  outre  cela  ,  elles  terminent  le  bas  -  relief  i 
d'une  manière  conforme  aux  idées  des  Etrusques  ; 
aux  deux  côtés  de  presque  tous  leurs  sarcophages ,  on 
voit  une  figure  de  l'un  ou  de  l'autre  sexe ,  une  furie 
ou  un  génie  armés  d'un  flambeau. 


(  I  )  Septem  adversùs  Thebas ,  8 1 1 . 
{i)BibUoîhM\,6,S.^. 

(3)  Septem  adversùs  Thehas ,  ^60. 

(4)  Lib.XI,  58  et  seq. ,  197  et  seq. ,  482  et  seq. 

Le 


CHAPITRE    XL!  X.  4t2j 

Le  sujet  que  je  décris  a  été  rarement  traité  sur 
les  monumens  ;  je  ne  le  connois  point  sur  les  sarco- 
phages romains ,  où  l'on  retrouve  un  si  grand  nombre 
d'événemens  relatifs  aux  temps  héroïques  (i).  Il  de» 
voit ,  en  effet ,  paroître  trop  affreux ,  et  il  n'auroit  pu 
convenir  qu'à  la  tombe  de  deux  frères  qui  auroient 
éprouvé  le  mé;ne  sort.  Les  Etrusques  l'ont  adopté 
pour  leurs  sarcophages ,  et  il  y  en  a  plusieurs  répéti- 
tions. Dempster  (2)  en  a  publié  deux  :  l'une  étoit  à 
Florence,  dans  la  villa  de  la  famille  Zor;C!od:,r;  ;  l'autre 
à  Rome,  chez  le  cardinal  Guaïteri,  Le  dessin  est  abr 
solument  semblable  ;  et  sur  le  couvercle  de  ce  dernier, 
il  y  a  également  une  femme  couchée ,  et  dans  la  même 
attitude  que  celle  que  nous  voyons  ici.  Ces  deux 
urnes  sont  tellement  conformes ,  qu'on  pourroit  pen- 
ser que  c'est  celle  du  musée  Guaïteri  qui  a  passé 
dans  le  cabinet  de  M.  de  Saint-Vincens  :  mais  ces 
urnes  étant  de  terre  cuite  ,  étoient  faites  dans  des 
moules  ;  par  conséquent,  il  ne  devoit  exister  aucune 
différence  dans  les  empreintes  ;  il  ne  pouvoit  y  en 
avoir  que  pour  l'inscription ,  qu'on  gravoit  dans  l'ar- 
gile :  l'urne  du  musée  Guaïteri  en  avoit  une  ,  et 
celle-ci  n'en  a  point. 

On  s'étonnera  qu'un  pareil  sujet  ait  pu  servir  à  dé- 
corer l'urne  d'une  jeune  fille  ou  d'une  jeune  femme; 


(i)  V.  mon  Dictionnaire  d€S  beaux-arts ,  au  mot  SARCOPHAGE, 
[%)  Etriiria  rfgalis  ,  tome  I,  pK  LUI, 

Tome  IL  P 


220  CHAPITRE     XLIX. 

mais  il  paroît  qu'on  achetoit  ces  vases  chez  des 
potiers ,  sans  guère  s'inquiéter  de  ce  qu'ils  représen- 
toient.  Sur  d'autres  urnes  étrusques  qui  renferment 
également  les  cendres  de  jeunes  femmes ,  on  voit  le 
héros  Echetlaeus  ,  qui  combat  à  Marathon  ,  ayant 
pour  arme  le  soc  d'une  charrue  (  i  )  ;  ou  Idaeus ,  qui 
empêche  le  combat  d'Hector  et  d'Ajax  (2)  :  nous  ne 
devons  donc  plus  nous  étonner  de  trouver  ici  le 
combat  d'ÉtéocIe  et  de  Polynice. 

La  même  chambre  renferme  encore  plusieurs 
lampes ,  des  urnes  cinéraires ,  un  joh  fragment  de 
trépied  en  marbre  ;  plusieurs  fragmens  de  mosaïque  ; 
une  belle  romaine ,  dont  le  pied  est  une  figure  de 
Bacchus  :  les  branches  de  cette  balance  ont  dix-sept 
pouces  de  longueur. 

?vl.  de  Saint- Vincens  a  recueilli  aussi  des  monu- 
mens  du  moyen  âge.  Nous  remarquâmes  principa- 
lement une  table  de  marbre,  de  vingt-deux  pouces 
de  long  sur  quinze  de  large ,  qui  a  servi  de  moule 
pour  couler  à-Ia-fois  quarante-deux  sceaux  différens, 
dont  les  traces  sont  presque  entièrement  effacées ,  à 
l'exception  de  celles  de  trois  ou  quatre,  où  l'on  voit 
une  croix ,  un  château  ,  c<:c.  Au  revers  est  le  moule 
d'un  très-grand  sceau,  qui  occupe  tout  le  diamètre 
de  la  pierre  :  il  représente  la  Vierge  assise   entre 


(i)  DeMPSTER  ,  Etrurla  regalis ,  tome  I,  pi,  LIV. 
(2)  VerMIGLIOLI,  Inscri^oni  Perugine,  \,  183. 


CHAPITRE    XLIX»  2^27 

deux  anges  qui  planent  dans  l'air  et  qui  l'encensent  ; 
un  roi  et  une  reine  sont  k  genoux  devant  efie. 
Malheureusement  l'inscription,  qui  règne  autour,  est 
effacée.  II  paroît  que  le  tout  ne  fornioit  qu'un  seul 
sceau ,  qui  avoit  à  la  face  la  grande  iiuage  qui  vient 
d'être  décrite,  et  au  revers  les  quarante -deux  petits 
sceaux,  qui  rappeloient,  ou  diflerentes  branches  de 
ïa  famille,  ou  plusieurs  seigneuries  ijiférieures  qui 
dépendoient  du  même  domaine.  Aucun  des  auteurs 
qui  ont  écrit  sur  la  dipIomatif|ue,  ne  fait  mention 
d'un  semblable  sceau ,  et  je  n'en  ai  jamais  vu  d'une 
si  grande  dimension. 

Nous  vîmes  encore  une  Vierge  de  porcelaine  qui 
mérite  quelque  attention  ,  parce  qu'elle  a  été  faite  en 
Chine,  et  que  les  traits  de  ^on  visage  sont  ceux  qui 
caractéri'^ent  les  darne^  chinoises.  M.  de  Saint-V in- 
cens possède  aussi  des  imitations  de  différens  monu- 
mens ,  teh  que  des  r.iodèles  en  plâtre  des  trois  urnes 
qui  ont  été  trouvées  en  démolissant  la  toui"  du  pa- 
lais (  0  ;  clt?s  modèles  en  h&ge  de  cette  tour  et  du 
monument  de  Saint-Remii 

Sur  une  console  est  un  beau  buste  en  terre  cuite 
de  Gassendi,  le  célèbre  et  digne  ami  de  Peiresc , 
dont  il  a  écrit  la  vie. 

Le  père  de  M.  de  Saint- Vincens  est  mort  en  1798  : 

(i)  M,  de  Saint-Vincens  a  fait  graver  cette  tour  et  ces  urnes. 
Fo/f^  la  Notice  déjà  citée.  H  a  démontré  que  c'étoit  un  tombeau, 

P    2 


22^  CHAPITRE    XLIX. 

la  loi  ne  permettant  point  encore  de  lui  élever 
un  tombeau  dans  une  église,  M.  de  Saint  -  Vincens 
a  consacré  Ii  mémoire  d'un  ami,  d'un  père  si  cher  , 
par  cette  touchante  inscription  ,  qui  est  placée  sur  le 
mur  de  cette  première  pièce ,  et  qui  invite  au  respect 
et  au  recueillement  ceux  qui  s'y  présentent  : 

A   LA   MÉMOIRE 
DE    JULES-FRANÇOIS-PAUL 

FAURI  S  SAINT- VINCENS, 

HOMME    VERTUEUX,   JUGE    INTÈGRE, 

CITOYEN    PAISIBLE  ,   MODESTE   ET   BIENFAISANT  , 

SAVANT   DANS   L'HISTOIRE  ,   LES  MÉDAILLES 

ET 

LES    ANCIENS   MONUMENS, 

MORT    LE    PREMIER    BRUMAIRE    AN    VII  , 

ÂGÉ    DE    80    ANS   TROIS   MOIS    DEUX  JOURS. 

SON    FILS,   QUI    l'a    SOIGNÉ    DANS   SA    VIEILLESSE, 

ET    QUI    l'a    PLEURÉ    APRÈS   SA    MORT  , 

NE    POUVANT    LUI    ÉLEVER    UN    MONUMENT, 

A    FAIT    PLACER   CETTE   INSCRIPTION 

DANS    LE    LIEU    MEME 

QUI    A  ÉTÉ    PENDANT    LONG-TEMPS 

LE   TÉMOIN    DE    LEURS   COMMUNES   ÉTUDES 

ET    DE    LEUR  MUTUELLE    AFFECTION    (l). 

(i)  M.  Marron,  après  avoir  entendu  leloge  de  M,  de  Saint- 
Vincens,  que  j'avois  prononcé  à  i'Athénée,  proposa  lepitaphc 
suivante  : 

Qui  patria  ,  studiisque  et  egetiis  vixerat  omnis ^ 

Exiguo,  qumitus!  conditur  hic  tmnulo, 
j^mula  Peyresci  virtus  doctrinaque  famam 
A  sera  meruit  posteritate  parem. 


CHAPITRE    XLIX.  22^ 

La  seconde  pièce,  également  décorée  d'armoires 
remplies  de  livres  utile> ,  n'est  pas  moins  intéres- 
sante. Le  buste  de  Gassendi  étoit  dans  la  précé- 
dente; on  remarque  d'abord  dans  celie-ci  celui 
du  grand  Peiresc  lui-même  ,  moulé  sur  sa  per- 
sonne aussitôt  après  sa  mort.  On  s'arrête  avec 
plaisir  devant  l'image  vénérable  de  cet  illustre  ami 
des  lettres  et  de  l'humanité. 

Celui  qui  recherche  les  monumens  peut  remarquer 
un  petit  cippe  que  j'ai  fait  figurer/?/.  XXXVI,  n."  i: 
au  milieu  est  une  femme  avec  des  ailes  de  pa- 
pillon  ,  sans  doute  Psyché,  symbole  de  l'ame;  elle 
est  assise,  et  semble  réfléchir  sur  la  brièveté  delà  vie 
et  sur  les  peines  qui  l'accompagnent  :  au-dessus  on 
voit  la  figure  d  un  jeune  homme  qui  tient  une  espèce 
de  bâton.  Ce  ne  peut  être  la  personne  à  qui  le  mo- 
nument est  consacré,  puisqu'elle  est  morte  dans  un 
âge  avancé;  c'est  donc  probablement  le  génie  de  la 
mort,  et  le  bâton  est  un  flambeau  renversé.  On  lit 
sur  le  cippe  cette  belle  inscription  : 

ZHNHNI 

XPHCTH  KE 

AAXnE  XEPE 

ZHCACA  ETH 

or 

A  Zenon  ,  excellent  et  innocent,  salut;  il  a  vécu  soixante-treize  ans. 

Ce  monument,  ainsi  que  l'annoncent  la  forme 

r  3 


250  CHAPITRE     XLIX. 

des  lettres  et  l'orthographe  des  mots  xphcth  pour 

XPHCTE  ,    KE   pour    KAI  ,  XEPE  pOUr  XAIPE,  peut 

être  du  m."  siècle  de  notre  ère. 

On  distingue  aussi  dans  cette  salle  quelques  ta- 
bleaux historiques  ,  curieux  par  leur  antiquité  ou  leur 
sujet;  un  petit  portrait  de  Boniface  VI! I,  ce  pape 
altier  dont  les  démêlés  avec  Philippe- le- Bel  sont 
si  connus  ;  un  portrait  de  S.  Louis ,  évêque  de 
Toulouse  en  1  296  ,  ayant  à  ses  pieds  son  frère,  le 
roi  Robeit,  fils  de  Charles  II,  dit  le  Boiteux,  roi  de 
Naples  ,et  la  reine  Sancie  ,  fille  de  Jayme  I." ,  roi  de 
Mij'orque,  son  épouse.  Ce  portrait  est  très-précieux, 
parce  qu'il  est  du  Giotto ,  et  par  conséquent  un  des 
monumens  de  la  peinture  au  xiv.^  siècle.  On  sait 
que  le  Giotto  (  i  ;  avoil  été  appelé  à  Naples  par  le  roi 
Robert,  qui  aimoit  les  arts,  et  qu'il  a  peint  dans  l'é- 
glise de  Sunta-Chiara  [Sainte-Claire]  plusieurs  su- 
jets tirés  de  l'ancien  et  du  nouveau  Testament. 

Le  buste  du  bon  roi  René,  en  terre  cuite,  a  natu- 
rellement sa  place  dans  cette  chambre,  qui  contient 
des  monumens  relatifs  U  l'ancienne  histoire  de  la 
Provence  :  c'est  là  que  M.  de  Saint-Vincens  con-? 
serve  la  collection  précieuse  qu'il  a  formée  de  gra- 
vures qui  les  représentent  ;  il  y  a  joint  des  dessins 
de  ceux  qui  n'avoient  pas  été  figurés ,  et  une  suite 
de  portraits  des  hommes  illustres  de  cette  contrée, 

(i)  Voyez,  iufrà  ,  ie  chapitre  ries  peintures  du  roi  René, 


CHAPITRE    XLIX.  231 

II  a  eu  la  bonté  de  me  donner  une  notice  raison- 
née  de  ce  porte-feuille;  et  ce  manuscrit  est  dou- 
blement précieux  pour  moi  ,  puisque  je  le  dois  à 
son  amitié. 

Cette  pièce  contient  encore  un  joli  modèle  en 
liège  du  pont  du  Gard,  des  peintures  de  saints 
exécutées  pour  des  Russes,  ou  du  moins  pour  des 
chrétiens  attachés  au  rit  grec.  On  sait  que  les  images 
de  leurs  saints  et  de  leurs  madonnes  doivent  exacte- 
ment ressembler  à  celles  qu'on  faisoit  dans  le  Bas- 
Empire  avant  que  les  Turcs  se  fussent  emparés  de 
Constantinople.  C'est  ainsi  que  dans  l'Inde  il  y  a 
des  brames  chargés  d'inspecter  les  nouvelles  images 
des  dieux,  afin  qu'elles  soient  toujours  conformes 
aux  anciennes.  Des  peuples  qui  ont  adopté  de  pa- 
reilles idées,  ne  peuvent  jamais  faire  des  progrès 
dans  les  arts. 

Dans  la  troisième  pièce  est  un  vase  en  marbre 
gris,  avec  des  caractères  très-profonds,  propres  k 
recevoir  des  lettres  en  métal  :  il  a  été  décrit  par 
Montfaucon. 

On  y  voit  aussi  un  médaillon  d'ivoirej/»/.  XXXII,. 
n."  I  )  qui  représente  d'un  côté  le  buste  du  roi  René ,. 
avec  cette  inscription:  renatvs  deî  GRACIA  IHE- 

RVSALEM  ET  SICILIE  REX  X  CETERA.  Ce  buSte  est 

d'autant  plus  curieux,  que  l'artiste  n'a  voulu  omettre 
aucun  détail  de  la  figure  du  roi  René  ;  il  n'a  pas  même 
oublié  une  verrue  avec  des  poib  qui  est  près  de  i'oreilie,. 

p  4 


S.^1  CHAPITRE    XLIX. 

Le  revers  du  médaillon  est  singulier  :  dans  une  espèce 
de  couronne  formée  de  bâtons  de  bois  mort  et  rompu , 
est  une  masse  soutenue  par  quatre  câbles  qui  sont 
passés  au  travers  comme  dans  un  poids  de  plomb  :  on 
voit  dessus  tïois  unités  en  chiffres  gothiques ,  pla- 
cées au  milieu  des  mots  EN  VN  ,1e  tout  renfermé  entre 
deux  croissans  de  cette  manière,  £  EN  III  VN  3  , 
c'est-à-dire  trois  en  un;  ce  qui  a  sans  doute  rapport  au 
mystère  de  la  Trinité:  plus  haut  est  la  date  M  cccc  lxi  ; 
on  lit  au  bas ,  OPVS  PETRVS  DE  MEDIOLANO.  Ce  mé- 
daillon est  précieux  en  ce  qu'il  nous  offre  le  nom  d'un 
ancien  artiste.  Victor  Pisano  ou  Pis.'inello,  né  k  Vé- 
rone ,  est  regardé  comme  un  de  ceux  qui  ont  gravé  les 
premières  médailles  :  nous  avons  dans  ie  Cabijiet  de  la 
Bibliothèque  impériale  le  curieux  médaillon  en  or  qu'il 
a  fait  pour  Jean  Paléologue ,  pendant  le  séjour  de 
cet  empereur  à  Florence  en  i439  >  ^^  ^^^  lequel 
l'artiste  a  écrit  son  nom  en  grec  et  en  latin.  M.  de 
Saint-Vincens  pen'^e  que  le  travail  de  son  médaillon 
est  préférable  à  celui  du  médaillon  de  Pisanello  ;  ii 
croit  que  pendant  les  vingt-deux  ans  qui  se  sont  écou- 
lés entre  ces  deux  artistes ,  l'art  avoit  fait  quelques 
progrès.  J'avoue  que  je  ne  vois  pas  qu'il  y  ait  une 
différente  bien  sensible  pour  l'exécution  entre  ces 
deux  médaillons.  Ce  qui  ajoute  à  l'intérêt  du  sien , 
c'est  qu'il  donne  le  nom  d'un  artiste  du  XV. "  siècle, 
que  je  ne  trouve  cite  nulle  part. 

Un  autre  médaillon  fpl,  XXXII,  n."  2),  de  bronze , 


CHAPITRE    XLIX.  1^^ 

également  du  xv."  siècle  ,  qui  est  dans  le  même 
cabinet,  mérita  aussi  notre  attention.  On  y  voit  d'un 
côté  le  buste  de  Jean  de  Matheron ,  qui  occupa  les 
premières  charges  de  la  province  sous  René,  Louis  lî 
et  Charles  VIII ,  et  qui  mourut  à  Rome  en  1 49  5  • 
il  est  coiffé  d'un  bonnet  rond ,  dont  les  bords  sont 
relevés  par  derrière;  ses  cheveux  sont  coupés  et 
descendent  jusque  sur  les  épaules  :  il  a  une  robe  de 
magistrat,  et  autour  du  cou  une  chaîne  qui  porte  la 
double  croix  de  Tordre  de  Saint- Jean  de  Latran,  qu'il 
n'obtint  qu'en  1 4/4  ;  ce  qui  place  l'époque  de  ce 
médaillon  à  environ  treize  ans  après  celle  du  premier. 
On  lit  autour  :  lO.  MATHAROM.  D.  DE  SALIGNACO. 
EQVES.  IVRIV'  DOTOR.  COMES.  PALLATINVS.  Sur  le 

revers,  on  le  voit  à  pied,  vêtu  de  même;  il  tient 
d'une  main  une  épée ,  et  de  l'autre  un  livre  appuyé 
sur  sa  poitrine:  près  de  lui  sont  ses  armoiries,  sur- 
montées d'un  casque  qui  a  pour  cimier  une  main 
année  d'un  petit  poignard  ;  à  sa  gauche  est  une 
ti^e  de  lis  qui  traverse  une  couronne  ouverte  fleur- 
delisée ;  la  tige  est  ornée  d'une  bande  sur  laquelle 
est  écrit  fides  servata  ditat  ;  au  bas  du  lis  est  un 
chien ,  symbole  de  la  fidélité.  Autour  du  médaillon 
onlit:MAGNVS  IN  PROVINCIA  PRESIDENS  CON- 
SILIA9  CATNBELLAriVS  REGIVS. 

Un  joli  bas-relief  antique  Cp/.  XXXI,  n."  ^  )  est 
incrusté  dans  le  mur  :  on  y  voit  deux  esclaves  vêtus 
de  la  pemda.  L'un  tient  d'une  main  un  cheval  par  la 


234  CHAPITRE    XLIX. 

bride ,  et  de  l'autre  il  frotte  avec  une  espèce  d'étrillé 
la  tête  de  l'aniinnl  :  le  second  reo;arde  un  autre  cheval 
qui  lève  la  jambe  droite  ;  il  vient  de  le  saigner  au 
flanc,  et  le  sang  coule  à  terre.  Entre  ces  deux  hommes 
est  une  grande  moraille,  dont  la  destination  est  de 
contenir  la  tète  des  chevaux  pendant  les  opérations 
difficiles  et  de  les  en  distraire  par  une  forte  douleur: 
les  bras  de  cette  moraille  sont  éiéoamment  ornés  de 

o 

têtes  d'animaux  ;  ces  deux  bras  passent  dans  une 
verge  de  fer  qui  paroît  destinée  à  tenir  l'instrument 
plus  ou  moins  ouvert  ou  fermé. 

J'ai  encore  fait  graver  un  autre  bas- relief  plus  in- 
téressant par  ia  pureté  du  dessin  et  la  netteté  de  l'exé- 
cution (pi.  XXXI,  n.°  4.).  Un  héros ,  coifté  du  pétase 
et  vêtu  seulement  d'une  chiamyde,  tient  un  cheval  par 
ia  bride  ;  il  élève  la  main  droite  au-dessus  d'un  autel  à 
fronton  triangulaire  qui  est  placé  devant  lui ,  et  il  paroît 
prêter  un  serment  :  derrière  lui ,  devant  un  portique 
soutenu  par  deux  colonnes  d'ordre  corinthien,  est  une 
femme  âgée,  qui  peut  être  la  mère  du  héros;  elle  est 
enveloppée  dans  un  grand  peplus  qui  couvre  sa  tu- 
nique et  une  grande  partie  de  son  bras  gauche;  elle 
élève  la  main  droite  comme  pour  parier  au  héros. 
Cette  sculpture  étoit  peut-être  destinée  à  orner  le 
tombeau  d'un  jeune  homme  qui  est  mort  dans  sa 
première  campas^ne  :  nous  y  voyons  ie  serment  qu'il 
fait  aux  dieux  protecteurs  de  sa  patrie,  et  les  adieux 
de  sa  vénérable  mère.  Les  tombeaux  de  plusieurs 


C  1 1 A  P I T  R  E    X  L  I  X.  235 

guerriers  les  représentent  ainsi  partant  pour  les  com- 
bats (i). 

C'est  dans  cette  salle ,  ornée  de  son  portrait ,  que  ïe 
vertueux  magistrat  partageoit  son  temps  entre  ies 
aimables  délassemens  de  la  littérature  et  ies  nobles 
plaisirs  de  la  bienfaisance  ;  c'est  là  qu'après  avoir  ter- 
miné les  différens  qui  divisoient  des  familles ,  leur  avoir 
souvent  sauvé  la  fortune  et  l'honneur  ,  il  se  livroit  à 
l'étude  des  monumens  et  des  médailles.  Nous  exami- 
nâmes avec  un  vrai  plaisir  le  médaillier  qu'il  a 
formé  et  dont  il  a  fait  un  usage  si  utile  :  on  y 
trouve  une  suite  complète  des  médailles  de  Marseille, 
des  monnoies  des  comtes  de  Provence  (2)  ;  il  y  en  a 
aussi  une  très-nombreuse  de  médailles  des  papes.  La 
suite  des  médailles  des  villes  grecques  n'est  pas  consi- 
dérable ,  mais  plusieurs  sont  intéressantes  ;  les  impé- 
riales, sur-tout  les  monnoies  d'or  du  Bas-Empire,  y 
sont  en  j^lus  grand  nombre  :  on  y  trouveroit  sûrement 
de  quoi  ajouter  encore  au  supplément  que  M.  Tanini 
a  fait  à  l'ouvrage  de  Banduri. 

Parmi  quelques  antiquités  d'un  très-petit  volume 
renfermées  dans  ce  précieux  médaillier,  je  distinguai 
deux  pièces  dont  je  donne  ici  la  figure.  La  première 
est  une  tessère  d'ivoire,  du  nombre  de  celles  qu'on 
appelle  communément  des  tesscrcs  de  gladiateurs.  On 

n  .  ■  ■  "  ■ 

(i)  Voyez  mon  Dictionnaire  des  beaux-arts,  au  mot  Sarco- 
PHAGE. 

(2)  M,  de  Saint-Vincens  le  fils  a  pviblié  ces  belles  collections. 


23^  CHAPITRE    XLIX. 

les  nomme  ainsi,  parce  qu'on  pense  qu'on  les  dis- 
tribuoit  aux  gladiateurs  comme  une  attestation 
qu'ils  avoient  combattu  tel  ou  tel  jour  ;  c'est  du 
moins  en  ce  sens  qu'on  interprète  les  lettres  sp , 
SPectatus.  Ces  tessères  ont  la  forme  d'un  cube  pro- 
longé ,  ou  ,  si  l'on  veut ,  d'un  carré  long.  Les  ins- 
criptions y  sont  ordinairement  distribuées  en  quatre 
lignes ,  une  pour  chaque  face  :  ici ,  il  n'y  en  a  que  trois. 

C[[' 


H  E  RM  I A 


(][]^SP.AD.XV.|<:  .DEC    || 
(j^      Q.  FVF.  P.  VAT      II 

On  y  lit  HERMIA  SPectatus  AD  XV  Kahn- 
darum  DECembrïs  Q.  FUF.  P.  VAT.  On  voit  donc 
que  cette  tessère  a  été  donnée  au  gladiateur  Hermia 
comme  un  témoignage  qu'il  a  paru  dans  les  spectacles 
du  I  5  décembre,  sous  le  consulat  de  Q.  FUF.  et  de 
P.  VAT.  L'époque  de  ce  consulat  devroit  nous  donner 
i'année  dans  laquelle  Hermia  a  reçu  cette  tessère; 
mais  les  noms  des  deux  consuls ,  qui  probablement 
s'appeloient  Quintus  FUFicius  et  Piiblius  VATinianus , 
ne  se  trouvent  point  dans  les  Fastes  consulaires. 

L'autre  tessère  est  une  petite  pièce  carrée  ,  de 
bronze,  avec  des  lettres  d'argent  incrustées  sur  un  seul 
côté  (pi.  XXXII ,  n°  ^  )  ;  au  milieu  il  y  a  une  croix. 
Cette  tessère  flit  apportée  de  Marseille  à  MM.  de 
Saint- Vincens ,  en  1788.  On  a  pensé  qu'elle  avoit 


CHAPITRE   XLIX.  237 

pu  servir  d'invitation  h.  une  cérémonie  religieuse  :  il 
paroît  plutôt  qu'elle  étoit  destinée  h  être  placée  dans 
les  fondations  de  quelque  église.  iNous  possédons 
dans  la  Bibliothèque  impériale  plusieurs  tessères 
semblables  qui  ont  servi  au  même  usage  (  i). 

Une   quatrième   pièce  renferme   aussi   quelques 
I    monumens  :  entre  autres  ,  un  beau  candélabre  en 
\    bronze ,  haut  de  quatre  pieds  ;  une  lampe  de  bronze , 
i     à  sept  becs  ,   surmontée   d'une  anse  recourbée  et 
I     terminée  en  tête  de  bélier  ;  un  fragment  de  mo- 
saïque. Nous   y  remarquâmes  sur  ~  tout  une  petite 
figure  qui  a  été  trouvée  dans  le  port  de  Marseille, 
et  que  MM.  de  Saînt-Vincens  ont  regardée  comme 
un  Hercule' soulageant  Atlas  f  pi.  XXX Vf,  n.°  2): 
mais  j'avoue  que  je  n'y  vois  rien  qui  annonce  l'idéaï 
du  héros  thébain  ;  le  corps  sphérique  que  cette  figure 
porte  sur  les  épaules  ,  me  paroît  plutôt  ressembler 
à  une  outre  qu'au  globe  du  monde.  Auprès ,  il  y  a 
d'autres  figurines  peu  remarquables. 

Ce  cabinet  est  encore  décoré  d'une  estampe  qui 
représente  la  procession  de  la  Ligue  :  ce  qui  la  rend 
précieuse  ,  c'est  qu'elle  a  été  enluminée  à  cetiç 
époque.  Nous  reinarquâmes  aussi  un  dessin  du  ta- 
bleau du  roi  René  ,  dont  il  sera  bientôt  question. 

(i)  CAYLUS,  Recueil d' antiquités ,  t.  IV,  pi.  CJII. 


ij? 


CHAPITRE  L. 

Municipalité.  —  Mosaïques.  —  Scène  de  comédie, 
—  Thtsée  tue  le  Minotaure.  —  Entelle  et  Darès. 
■ — Bas-reliefs.  —  Sarcophage  antique.  —  Enfantement 
de  Léda.  —  Mausolée  du  marquis  d'Argens.  —  Ins- 
cription de  Geminius.  —  Horloge  mécanique. 

JL(A  municipalité  est  une  espèce  de  musée  ;  on  y  a 
réuni  plusieurs  monumens  qui  appartenoient  à  la 
ville.  M.  de  Saint- Vincens  voulut  bien  nous  y  con- 
duire. Le  pavé  contient  des  mosaïques  découvertes 
près  de  l'hôpital,  en  1790.  La  première  f  planche 
XXXIJI ) ,  qui  avoit  vingt  -  sept  pieds  sur  vingt  - 
cinq,  représente  une  scène  de  comédie  (i).  Trois 
personnages  paroissent  dans  une  action  très-animée  : 
au  milieu  est  une  femme  ;  un  jeune  homme  qui  tient 
un  rouleau ,  lève  un  bâton ,  sans  doute  pour  en  frapper 
le  troisième  personnage ,  qui  cependant  n'a  pas  le  cos- 
tume d'un  esclave.  On  ne  peut  déterminer  la  pièce 
d'où  cette  scène  est  tirée  ;  elle  appartient  sans  doute  à 
quelque  ouvrage  perdu.  Autour  sont  huit  masques  de 
théâtre;  ce  qui  semble  annoncer  le  nombre  des  per- 
sonnages qui  paroissoient  dans  cette  comédie.  Au  bas 

(r)  Elle  est  figurée  dans  ia  Notice  sur  AI,  Fauris  de  Suint- 
Vbicens ,  p.  20. 


CHAPITRE    L.  139 

sont  des  ornemens  qui  décorent  les  encadremens  : 
on  y  voit  un  canard ,  un  casque ,  un  bouclier  ,  un 
pied  chaussé  et  des  entrelacs. 

La  seconde  (pi.  XXXIV)  avoit  douze  pieds  sur 
dix- huit,  et  elle  étoit  sur  la  même  iigne  que  la  pré- 
cédente; elle  offre  un  sujet  plus  facile  à  expliquer. 
On  y  voit  Thésée  qui  tue  l'épouvantable  fils  de  l'im- 
pudique Pasiphaé  :  le  héros  est  armé  de  la  terrible 
massue  qu'il  avoit  enlevée  à  Periphète,  après  l'avoir 
vaincu  ;  il  pose  la  main  sur  le  monstre,  qu'il  va  assom- 
mer. Le  Minotaure  est  figuré  avec  une  tête  de  tau- 
reau et  un  corps  humain,  ainsi  que  le  représentent 
tous  les  monumens  de  l'antiquité ,  et  non ,  comme  l'ont 
fait  quelques  artistes  modernes  ,  avec  un  corps  de 
taureau  et  une  tête  humaine  (i  ).  Les  lignes  du  fond 
du  pavé  forment  ce  qu'on  appelle  un  labyrinthe ,  par 
allusion  à  celui  dans  lequel  Thésée  devoit  être  la  vic- 
time du  monstre  qu'il  vient  d'abattre  (2). 

Le  troisième  pavé  (planche  XXXV ) ,  de  treize 
pieds  de  largeur  sur  vingt  de  longueur ,  représentoit 
deux  vigoureux  pugiies ,  armés  du  ceste  pesant  :  ils 
se  cherchent ,  et  vont  bientôt  s'attaquer;  le  taureau 
qui  est  auprès  d'eux ,  paroît  être  destiné  à  devenir  le 
prix  du  vainqueur.  Cette  circonstance  a  fait  présumer 


(i)  Voyez  mon  Dictionnaire  de  mj-thologie,  aux  mots  THÉSÉE 
et  A^lhWTAURE. 

(2)  Notice  sur  Jules  Fatiris de  Saint-Vinccns ,  p.  zo. 


24o  CHAPITRE    L. 

à  M.  de  Saint-Vincens  ,  avec  quelque  probabilité  , 
que  le  combat  qui  est  figuré  ici  est  celui  d'Entelle  et  de 
Darès  (  i  )  ,  que  Virgile  nous  a  peint  avec  des  cou- 
leurs si  vives.  Nous  ne  voyons ,  il  est  vrai,  ni  l'épée 
ni  le  casque  qui  doivent  encore  faire  partie  du  prix  ; 
mais  l'artiste  aura  pensé  que  le  taureau  suffisoit  pour 
indiquer  convenablement  le  sujet.  Darès  est  dans 
i'attitude  d'un  homme  qui  défie  son  ennemi  :  En- 
telle  le  regarde  d'un  air  ferme  et  assuré  (2)  ;  et  l'on 
peut  bien  penser  que  la  victoire  se  déclarera  pour 
iui ,  malgré  le  mouvement  menaçant  et  la  jactance 
de  son  adversaire  (3). 

A  côté  de  ces  trois  mosaïques  étoit  un  souteiTain 
dans  lequel  on  voyoit  des  tuyaux  qui  pourroient 
faire  penser  qu'il  y  a  eu  dans  ce  lieu  des  bains  domes- 
tiques ,  dont  ces  mosaïques  décoroient  ia  salle.  En  vain 
M.  de  Saint-Vincens  voulut- il  acquérir  ces  beaux 
monumens  ;  il  ne  put  empêcher  leur  destruction  : 
ies   tableaux    ont    disparu  ;    on    sauva    seulement 

(«)   Talis  prima  Dares  caput  altum  in  pralia  tollït  ; 
Ostendiîque  humervs  latos  ,  alternaqiit  jactat 
Brachia  protcndeiu  ,  et  verberat  ictibus  auras. 

VlRG.  Alneid.  V,  375. 

(2)  Stat  gravis  Enteîlus.  Ibid,  437. 

(3)  M.  Gibelin  a  donné,  ddcnslz.  Décade  philosophique ,  an  X^ 
ru*  3 ,  page  1  5  3  ,  un  croquis  de  ces  trois  mosaïques.  Il  est  étonnant 
qu'il  n'ait  seulement  pas  indiqué  les  gravures  de  M.  de  Saint- 
Vincens. 

quelques 


CHAPITRE    L.  i4l 

quelques  compartimens ,  que  l'on  voit  chez  lui  et  à. 
ia  maison  commune. 

On  a  enchâssé  dans  les  murs  plusieurs  bai-reliefs 
intéressans.  Un  d'eux  ,  qu'on  a  malheureusement 
barbouillé  en  jaune  ,  représente  un  homme  qui  a 
une  jambe  velue  et  l'autre  couverte  d'une  armare  à 
écailles  :  il  a  sur  les  épaules  un  bâton  renflé  à  ses 
extrémités ,  qui  parôît  destiné  à  porter  des  fardeaux. 
On  lit  au-dessus  :  Personnage  scénique ,  représentant 
l'Hercule  gaulois.  Cette  indication  est  fausse  ;  car, 
quoique  cette  figure  ressemble  assez  à  cette  espèce 
de  maccus  ou  de  bouffon  que  l'on  voit  sur  plu- 
sieurs vases  peints  ,  rien  ne  prouve  que  ce  soit  un 
personnage  scénique  ,  et  il  est  certain  que  ce  n'est 
pas  un  Hercule  gaulois. 

Deux  autres  bas-reliefs  de  marbre,  maussadement 
couverts  d'une  couleur  de  bronze  et  dun  vernis  lui- 
sant qui  remplissent  les  cavités  et  ahèrent  la  pureté 
des  contours,  attirent  encore  l'attention.  L'un  (i) 
est  occupé  dans  le  milieu  par  des  cannelures  si- 
nueuses; aux  extrémités  sont  les  génies  du  sommeil 
et  de  la  moit  qui  éteignent  leurs  flambeaux.  On  a 
écrit  dessus  :  Partie  du  monument  élevé  par  Marins 
après  la  défaite  des  Cimlfres.  Celte  indicatioji  renferme 
Une  erreur  manifeste  :  ce  monument  est  le  devant 
d'un  sarcophage  qui ,  d'après  ia  forme  des  cannelures 


(  I  )  II  est  gravé  sur  la  carte  de  la  ville  d'Aix, 

Tome  II. 


2^1  CHAPITRE    L. 

et  le  style  des  figures,  doit  être  du  lll.'"  siècle   de 

notre  ère. 

L'autre  bas- relief  est  bien  plus  digne  d'être  re- 
marqué ,  à  cause  de  la  beauté  du  style  et  de  l'intérêt 
du  sujet.  On  a  écrit  dessus  :  Adonument  votif  d'une 
femme ,  4c  ses  trois  enfans  et  de  sa  famille ,  h.  Vénus 
et  Mars ,  terminé  par  une  canéphore.  L'explication  que 
je  vais  donner  de  cet  intéressant  monument,  prou- 
vera facilement  combien  il  y  a  d'erreurs  révuiies  dans 
ce  peu  de  mots. 

Ce  bas-relief,  qui  étoit  autrefois  placé  dans  une 
chapelle  latérale  de  l'église  de  Saint  -  Sauveur  ,  a 
•vingt  pouces  de  long  sur  cinquante -deux  de  large; 
en  1792  ,  il  fut  mis  en  dépôt  à  la  maison  com- 
mune de  Marseille.  Le  sujet  qu'il  représente  est  pi- 
quant et  singulier.  Dom  Martin  ,  cet  écrivain  para- 
doxal ,  digne  émule  du  P.  Hardouin  ,  avec  moins 
de  savoir  et  d'esprit ,  est  le  premier  qui  l'ait  publié  ; 
mais  sa  gravure  est  extrêmement  inexacte  ,  et  ii 
ne  l'avoit  pas  vu  lui-même.  Il  pense  que  c'est 
le  devant  d'un  sarcophage;  que  la  femme  qui  est 
assise  sur  un  lit,  est  celle  pour  qui  le  monument  a  été 
fait  ;  qu'elle  est  entourée  de  ses  parens  et  de  ses 
trois  fils  :  Mars  et  Vénus  les  considèrent;  leur  nu- 
dité (  I  ) ,  ajoute-t-il,  annonce  leur  amour  adultère  ; 

(1)  Mars  est  toujours  représente  nu;  Vénus  est  le  plus  souvent 
figurée  nue  ;  et  les  artistes  n'ont  point  fait  allusion  pour  cela  à  leur 
adultère. 


CHAPITRE    JL.  5i4> 

Vénus  €st ià  comme  déesse  des  enfers;  l'homme  nu 
couché  à  terre  est  un  fleuve  ,  et  la  temme  qui  porte 
une  corbeille,  une  canéphore. 

AI.  de  Gaillard  a  reproduit  ce  monument  parmi 
ies  ornemens  de  sa  carte  d'Aix ,  mais  avec  une  plus 
grande  inexactitude.  II  dit  seulement  qu'il  repré- 
sente l'accouchement  de  Léda;  mais,  dans  la  seconde 
édition  de  sa  carte  ,  il  est  revenu  sur  cette  explica- 
tion ,  et  il  prétend  que  c'est  une  allégorie  de  l'abon- 
dance des  fruits  du  pays  et  de  la  fécondité  que  pro- 
cure la  bonté  des  eaux^ 

M.  Burle,  dans  une  lettre  manuscrite  au  célèbre 
Peiresc  ,  a  pensé  que  ce  monument  représentoit 
l'accouchement  de  Léda  ;  mais  il  n'en  a  pas  expliqué 
ies  détails.  Mon  ami  M.  de  Saint- Vincens  en  a  fait 
exécuter  pour  lui  une  nouvelle  gravure  ;  il  n'a- 
dopte pas  cette  explication ,  et  voit  ici  un  vœu 
fait  à  Mars  et  h  Vénus  par  ia  famille  d'une  femme 
malade,  pour  obtenir  sa  guérison  :  son  mari,  sa 
mère  ,  sa  sœur,  son  père  et  ses  trois  enfans  sont 
autour  d'elle  ;  Mars  et  Vénus  paroissent  venir  au 
secours  de  la  m:ilade  ;  la  canéphore  caractérise  les 
offrandes ,  et  le  fleuve  indique  le  lieu  où  le  vœu  a 
été  fait. 

J'ai  bien  examiné  ce  bas-relief:  mal^^ré  les  muti- 
lations qu'il  a  éprouvées,  on  y  reconnoît  un  très- 
beau  style  ,  qui  peut  difficilement  se  remarquer 
dans  ies  images  infidèles  qui  en  ont  été  données. 

Q  2 


i44  CHAPITRE    L. 

M.  Dagincourt  en  a  bien  su  démêler  ïa  beauté  dans 
îa  gravure  informe  qui  a  été  exécutée  à  Aix ,  et  que 
M.  de  Saint-Vincens  lui  a  envoyée.  Je  l'ai  fait  dessi- 
ner de  nouveau  et  graver  avec  soin  par  M.  Clener; 
et  la  représentation  que  j'en  donne  pi.  XXXVII, 
n.°  I ,  est  très -exacte. 

II  est  évident  que  M.  de  Gaillard  a  eu  tort  de 
se  dédire  :  l'explication  que  M.  Burle  en  a  donnée, 
et  qu'il  avoit  adoptée,  est  indubitable.  Nous  voyons 
ici  l'accouchement  de  Léda  ;  et  toutes  les  figures  qui 
forment  cette  belle  composition ,  sont  très  -  faciles  à 
reconnoître. 

La  fille  de  Thestius  est  sur  un  lit  couvert  d'une 
draperie  relevée ,  et  dans  une  attitude  qui  exprime 
i'abattement  ;  elle  est  vêtue  d'une  tunique  et  d'un 
mn'ple  peplus  ;  et  sa  tête  est  couverte  d'un  large  voile  : 
tout  cela  convient  à  une  femme  qui  vient  d'éprouver 
les  cruelles  douleurs  de  l'enfantement.  Son  dos  est 
appuyé  sur  un  coussin  ;  ses  pieds  posent  sur  un 
marchepied ,  qui  n'indique  pas  ici ,  comme  sur  plu- 
sieurs monumens  ,  le  haut  rang  dans  lequel  elle  est 
née ,  mais  qui  fait  supposer  son  état  de  fatigue  et  de 
souffrance. 

Aux  pieds  de  Léda  est  l'œuf  qui  renferme  deux 
héros  bienfaiteurs  de  l'humanité  et  cette  Hélène 
dont  la  beauté  doit  être  si  funeste.  Ici  s'offre  une 
difficulté.  La  plupart  des  mythographes  ont  dit  que 
Léda    fut   surprise   par    Jupiter   métamorphosé  en 


CHAPITRE    L.  24  y 

cygne,  pendant  qu'elle  se  baignoit  sur  les  bords  de 
l'Eurotas  ;  qu'elle  conçut  un  œuf  dont  elle  accoucha 
dans  Amyclée  ;  il  renfermoit  PoIIux  et  Hélène  :  elle 
en  conçut  un  autre  de  Tyndare ,  et  celui-ci  renfer- 
moit Castor  et  Clyteninestre  (  i  ).  Mais  il  faut  observer 
que  les  traditions  ont  beaucoup  varié.  S.  Épiphane 
dit  que  quelques  anciens  ont  pensé  qu'un  seul  œuf 
produit  par  Léda  renfermoit  Pollux  ,  Castor  et 
Clytemnestre.  Tzetzès  (2)  et  Fulgence  f  5  )  ont  nommé 
Hélène  au  lieu  de  cette  princesse.  Si  les  auteurs  se 
sont  permis  de  pareils  changemens  aux  traditions 
mythologiques  ,  les  artistes  ont  pu  aller  aussi  loin  , 
et  représenter  Léda  produisant  dans  un  seul  œuf 
Pollux,  Castor  et  Hélène;  ils  ont  dû  préférer  cette 
tradition  ,  parce  qu'ils  ne  pouvoient  figurer  à-Ia- 
fois  qu'mi  seul  enfantement  de  Léda  :  d'après  cela , 
ils  ont  dû  placer  dans  cet  œuf  Hélène  plutôt  que 
Clytemnestre,  parce  qu'elle  étoit  fille  de  Jupiter,  et 
que  la  guerre  cruelle  dont  sa  beauté  fut  la  cause, 
est  encore  plus  célèbre  que  l'atroce  attentat  de  Cly- 
temnestre. 

Derrière  Léda  sont  deux  femmes ,  dont  l'une ,  celle 
qui  a  le  voile ,  peut  être  regardée  comme  sa  nourrice. 
On  sait  que,  dans  les  temps  héroïques,  la  nourrice 
d'une    princesse   étoit   toujours   considérée   comme 

(i)  Hygin.  fa.b.  jj ,  Astronom,  II,  n.°  8. 
(2)  In  Lycophr.  87. 
(3)FUI.G£NT.  AJjithoL  II,  16. 

^3 


2.^6  CHAPITRE     L. 

l'esclave  la  plus  fidèle  et  la  confidente  la  plus  discrète. 
Dans  plusieurs  bas-reliefs ,  les  nourrices  des  filles  de 
Niobé  (i  )  et  la  vieille  Euryclée  (2)  ont  également  la 
tête  couverte  d'un  voile. 

La  plus  jeune  de  ces  femmes  peut  être  une  des 
esclaves  de  Léda  ,  qui  assiste  à  l'accouchement  de  sa 
maîtresse;  peut-être  est-elle  destinée  à  se  charger  de 
l'éducation  d'Hélène. 

Le  vieillard  que  nous  voyons  à  droite  ,  et  qui 
étend  ses  bras  vers  l'enfant,  doit  être  le  pédagogue 
qui  sera  chargé  d'élever  les  fils  de  Jupiter  ,  de  les 
instruire  à  dompter  des  coursiers  ,  à  manier  le  ceste , 
à  vibrer  la  lance ,  de  les  exercer  enfin  dans  la  science 
des  héros, 

Le  personnage  nu  qui  est  au  pied  du  lit  de 
Léda ,  et  que  tous  ceux  qui  ont  examiné  ce  monu- 
ment ont  pris  pour  Mars  ,  doit  être  Tyndare  lui- 
même.  II  est  vrai  que  Mars  est  quelquefois  repré- 
senté avec  la  barbe  ;  on  le  voit  ainsi  sur  les  monnoies 
des  Bruttiens  et  des  Mamertins  (3).  Mais  l'inter- 
vention de  ce  dieu  n'est  point  ici  nécessaire  ,  et 
Tyndare  ne  peut  être  indifi'érent  à  cet  événement  : 
aussi,  par  un  geste  de  la  main  droite,  tém.oigne-t-il 

/  (ij  WiNCKELMANN  ,  Monumenti  inediii  ,  n.°  u()  ;  VlSCONTI , 
Museo  Pio-Clem.  IV,  pi.  17. 

(2  )  WiNCKELMANN  ,  .'l'/f«.V.'.Vf««  /«f^/r/,  n.°  l6i;  MlLLlN  , 
Aionumcîis  inédits ,  11,  pi.  XL,  p.  315. 

(5)  MaGNAN,  Bruttia  numismatica,  pi.  6  et  suiv.,  pi.  4°' 


CHAPITRE    L.  24/ 

sa  surprise  d'un  accouchement  si  singulier  ;  et  il 
s'étonne  avec  raison  que  son  épouse  ait  pu  produire 
un  œuf  qui ,  en  se  brisant ,  lui  fait  voir  qu'il  devient 
à-Ia-fois  père  de  trois  enfans. 

Comment  Vénus  ne  se  trouveroit-elle  pas  à  l'en- 
fantement de  Léda  !  N'est-ce  pas  cette  trompeuse 
déesse  qui  a  aidé  à  la  séduire  !  Elle  s'étoit  changée 
en  aigle,  et  feignoit  de  poursuivre  le  beau  cygne  que 
cette  princesse  reçut  dans  ses  bras ,  et  avec  lequel  elle 
s'endormit  innocemment ,  sans  pouvoir  soupçonner 
que  cet  oiseau  fût  le  maître  des  dieux.  C'est  par  ia 
protection  de  Vénus  qu'Hélène  a  joint  tant  de  grâces 
et  de  charmes  à  tant  de  beauté  :  c'est  en  s'aban- 
donnant  imprudemment  aux  conseils  de  la  déesse 
des  plaisirs ,  qu'elle  a  trahi  ses  devoirs  et  abandonné 
sa  famille  pour  suivre  un  prince  étranger  ;  ce  qui  a 
causé  la  ruine  de  son  trône ,  la  destruction  de  son 
pays  et  la  perte  de  toute  sa  race.  Le  vêtement  légfer  de 
la  déesse  est  enflé  par  le  vent  :  d'une  main  elle  cherche 
à  le  retirer  ;  de  l'autre ,  elle  tient  une  longue  tresse  de 
sa  belle  chevelure  :  près  d'elle  est  la  tendre  colombe, 
symbole  des  séduisantes  caresses  de  l'amour ,  et  qui 
est  l'attribut  ordinaire  de  la  déesse  de  la  volupté. 

Le  vieillard  couché  est  l'Eurotas  ,  le  fleuve  prin- 
cipal de  la  Laconie  :  il  tient  à  la  main  une  espèce 
de  roseau  appelé  înasse  d'eau  [\) ,  qui  croît  abon- 
damment dans  les  étangs. 

(i)  Typha palustris^  Q  4 


a48  CHAPITRE    L. 

La  canépfiore  qui  est  à  l'extrémité  n'est  qn'un 
simple  ornement  :  plusieurs  sarcophages  sont  aussi 
terminés  par  des  télamons  ou  des  cariatides  ;  tel  est 
celui  de  la  villa  Casaii,  sur  lequel  on  voit ,  aux  deux 
extrémités,  des  Bacchus  indiens  qui  portent  des  tam- 
jjourins  (  i). 

D.  Martin  a  eu  raison  de  dire  que  ce  marbre  est 
ie  devant  d'un  sarcophage.  Comme  les  anciens  choi- 
sissaient quelquefois  des  sujets  relatifs  au  genre  de 
mort  de  la  personne  à  qui  le  sarcophage  étoit  destiné, 
peut-être  celui-ci  renfermoit-il  le  corps  d'une  jeune 
femme  qui  avoit  perdu  la  vie  après  avoir  donné  le 
jour  à  trois  enfans  dans  un  seul  accouchement.  Les 
exeinples  d'une  pareille  fécondité  sont  très- com- 
muns, et  il  n'est  pas  rare  aussi  qu'elle  ait  des  suites 
funestes.  La  sculpture  paroît  être  du  commencement 
du  II 1/  siècle. 

Au-dessus  de  la  cheminée  est  un  bas  -  relief  qui 
représente  Prométhée  enchaîné  ,  à  qui  un  vautour 
déchire  le  sein.  11  est  moderne.  Aux  côtés  ,  il  y  a 
deux  bustes  dont  les  têtes  seulement  sont  antiques: 
l'une  paroît  être  celle  d'une  impératrice  ,  avec  les 
attributs  de  Cybèle  ;  l'autre  est  inconnue.  Près  de  là 
sont  de  grandes  amphores  qui  ont  été  trouvées  dans 
le  territoire  d'Aix.  Le  buste  du  roi  René  et  celui  de 
M.  de  Méjannes  ,  qui  a  donné  à  la  ville  une  si 

(i)  Magasin  encyclopédique ,  ann,  VIJI ,  tome  VI ,  page  i6j. 


GH  A  PITRE   ^.  249 

riche  biblîotlièqiie  ,  décorent   aussi  la   salle  de  la 
municipalité. 

Derrière  le  siège  du  maire  est  un  monument  qui  fixa 
sur-tout  nos  regards;  c'est  le  reste  du  mausolée  que 
le  roi  de  Prusse  fit  élever  h.  son  ami  le  marquis  d'Ar- 
gens.  Ce  monument ,  qui  est  gravé  pi.  XXXVIII , 
n."  I ,  tel  qu'il  se  voyoit  alors,  étoit  dans  l'église  des 
Minimes.  Devant  une  pyramide  qui  soutient  une 
urne  entourée  de  cyprès  ,  est  un  grand  piédestal  qui 
porte  un  génie  couronné  ;  il  place  d'une  main  sur 
un  autel  le  médaillon  du  marquis ,  et  tient  dans 
l'autre  main  un  immortel  laurier  :  au  pied  de  l'autel 
sont  des  balances ,  le  miroir  de  la  vérité ,  des  livres 
et  des  lauriers.  Ce  mausolée  a  été  sculpté  par  Bridan. 
L'idée  du  génie  couronné  qui  place  sur  l'autel  de 
la  justice  et  de  la  vérité  le  Uiédaillon  du  philosophe, 
est  heureuse  :  mais  la  figure  du  génie  n'a  rien  de 
noble  ni  d'élevé;  l'exécution  ne  mérite  pas  autant 
d'éloges  que  la  pensée. 

Le  roi  de  Prusse  avoit  donné  lui-même  l'inscrip-' 
tion  dont  il  vouloir  que  le  mausolée  du  marquis  fût 
décoré  ;  elle  étoit  simple  et  convenable ,  quoique 
l'expression  n'en  fût  pas  très-remarquable  : 

VERITATIS  AMICUS, 
ERRO  RIS   IN  IM  IC  US. 

Mais    les  religieux    en   substituèrerit  deux  autres , 


2yO  CHAPITRE     L. 

OÙ  l'on  ne  sait  ce  qui  choque  le  plus ,  de  la  barbarie 
du  style  ou  de  l'incohérence  des  idées  : 

INSTANTE   MORTE 

ANNOS   ^TERNOS  RECOGITANTI 

VELUM    NUGACITATIS 

ABLATUM    EST, 

ET    HIC 

CUM    COGNATIS   FIDEI    CULTORIBUS, 

QUORUM    SPES 

IMMORTALITATE    PLENA     EST, 

REQUIESCERE    CUPIVIT 

UT   TESTAMENTO    MANDAVERAT: 

SED 

TELO    MARTIO    OBIIT, 

ET    IN    ECCLESIA    MAJORI 

S  E  P  U  L  T  U  S 

DIE   XIImA    M  EN  SI  S   JAN.    ANN. 

DOMINI     177I. 


A  l'Éternelle  mémoire 

DE    HAUT    ET    PUISSANT    SEIGNEUR 

JEAN-BAPTISTE    BOYER,    CHEVALIER, 

MARQUIS    d'à  RGENS,    CHAMBELLAN 

DE    FRÉDÉRIC    LE    GRAND,   ROI    DE    PRUSSE, 

QUI    LUI    A    FAIT    ÉLEVER    CE    MAUSOLÉE 

COMME    UN    MONUMENT    ÉTERNEL 

DE    LA    BIENVEILLANCE    ET    DE    L'eSTIME 

DONT    IL    l'h  O  N  O  R  O  I  t. 

1775- 
L'inscription  latine  (i)  est  un  tissu  de  mensonges 

(ij  Le  i-oik  de  la  nugacité  a  été' enlevé  à  hl  pensant  à  l'éternité, 


CHAPITRE   L.  251 

et  d'absurdités.  Il  n'est  pas  vrai  qu'au  moment  de  fa 
mort,  la  pensée  de  l'éteinité  ait  écarté  àei  yeux  du 
marquis  le  voile  de  la  nugacité ,  qu'il  ait  désiré  re- 
poser avec  ses  parens  attachés  à  la  foi ,  et  qu'il  l'ait 
ordonné  par  son  testament  :  il  est  certain  que  quand 
on  sut  que  le  mal  de  l'auteur  de  la  Philosophie  du 
bon  sens  étoit  sans  remède ,  on  chercha  à  obtenir 
de  lui  une  rétractation  de  ses  opinions  ;  mais  il  mou- 
rut sans  qu'on  eût  pu  y  réussir.  Cependant  le  clergé 
jugea  nécessaire  de  répandre  que  le  philosophe  avoit 
été  désabusé  :  on  fit  entrer  la  veuve  du  marquis  dans 
cette  fraude  pieuse ,  et  eile  écrivit  au  roi  de  Prusse 
pour  lui  faire  part  de  la  prétendue  conversion  de 
son  mari  ;  mais  elle  sentit  I^ientôt  la  faute  qu'elle 
faisoit  de  tromper  ainsi  un  grand  roi,  son  protec- 
teur,  l'ami  de  son  mari  et  l'appui  de  sa  famille  ,  et  elle 
lui  écrivit  une  autre  lettre  où  elle  dévoila  toute  cette 
intrigue  (  1  ).  La  rétractation  de  la  marquise  produisit 


aux  approches  de  la  mort.  lia  désire'  reposer  avec  ses  proches,  amis 
de  la  foi ,  dont  l'espoir  est  plein  d'immortalité' ,  ainsi  qu'il  l'avait 
exprime'  par  son  testament  ;  mais  il  mourut  à  Toulon,  et  fut  enterré 
dans    la  grande  église ,    le  XII.^  jour  du  mois  de  janvier  de  l'an 

(1)  Elle  est  imprimée  dans  les  Œuvres  du  roi  de  Prusse ,  Corres- 
pondance,  tome  XII,  lettre  dernière  ;  elle  commence  ainsi:  «  De- 
■»  puis  deux  mois  que  j'ai  perdu  mon  mari ,  on  ne  cesse  de  me 
V  recommander  d'écrire  qu'il  est  mort  comme  un  saint,  lorsque 
»  la  vérité  veut  que  je  dise  simoieraent  qu'il  est  mort  comme  un 
V.  sage,  ^ 


:i5-  CHAPITRE    L. 

une  clameur  générale  :  on  vouloit  qu'elle  brùîâl  les 
inauuscrits  de  son  mari  ,  et  même  ses  tableaux  ;  et 
aucune  église  ne  consentit  à  recevoir  le  monument 
qu'un  grand  monarque  consacroit  à  l'amitié.  Enfin 
les  Minimes  d'Aix  se  montrèrent  plus  faciles  ;  ils 
admirent  le  mausolée  dans  la  chapelle  où  reposoient 
les  cendres  des  ancêtres  du  marquis  d'Argens  :  mais 
Hs  y  placèrent  cette  ridicule  inscription.  L'épitaphe 
Françoise  n'est  ni  d'un  meilleur  style,  ni  d'un  meilleur 
goût,  ni  d'un  meilleur  sens  :  ce  n'est  point  au  haut  et 
puissant  seigneur  ,  ce  n'est  point  à  son  chambellan, 
que  le  roi  de  Prusse  a  fait  élever  ce  mausolée  ;  c'est 
à  l'homme  de  lettres  ,  au  philosophe,  qu'il  honoroit 
de  son  amitié. 

II  semble  que  ce  mausolée  ait  été  destiné  à  être 
dénaturé  de  toute  manière  ,  et  à  devenir  le  sujet  de 
bizarres  conceptions.  Lors  de  ia  destruction  des 
monastères ,  il  fut  abattu,  et  la  statue  fut  portée  à  la 
municipalité  :  le  titre  de  philosophe  ne  put  faire 
absoudre  le  marquis  ;  on  arracha  l'inscription  où  il 
étoit  question  d'un  roi  et  d'un  chambellan  ;  le  mé- 
daillon fut  enlevé,  et  l'on  mit  à  la  place  une  sphère 
où  l'on  voit  le  département  des  Bouches-du-Rhône, 
que  le  génie  indique  en  posant  le  doigt  sur  les  villes 
d'Aix  et  de  Marseille;  on  remplaça  les  anciennes 
inscriptions  par  celle-ci  :  Monument  élevé  à  la  Ré- 
publique par  l'arrêté  de  l'administration  municipale 
du  canton  d'Aix ,  du  2^  nivôse  an  7  républ. 


CHAPITRE    L.  155 

En  décernant  de  pareils  hommages  ,  une  ville 
ne  court  aucun  risque  de  se  ruiner.  Lorsque  nous 
vîmes  ce  monument,  il  alloit  subir  une  troisième  trans- 
formation ;  la  trompette  de  fer-blanc  qu'on  avoit  mise 
dans  la  main  du  génie ,  devoit  encore  se  changer  en 
laurier,  et  le  globe  terrestre  faire  piace  à  un  nouveau 
médaillon ,  non  pas  du  marquis  philosophe ,  mais  de 
l'Empereur  Napoléon.  Nous  ne  pûmes  nous  empê- 
cher de  témoigner  notre  indignation  d'une  semblable 
inconvenance.  Quoi  !  le  monument  honorable  élevé 
par  un  grand  roi ,  chez  une  nation  étrangère  ,  à 
i'homme  vertueux  et  éclairé  qu'il  appeloit  son  ami , 
ce  bel  et  intéressant  hommage  rendu  au  savoir  pat 
la  puissance,  avoit  été  anéanti  par  de  vils  déma- 
gogues ,  pour  le  consacrer  à  un  fantôme  de  répu- 
blique qu'ils  n'étoient  ni  faits  pour  concevoir ,  ni 
dignes  de  conserver  ;  et,  par  une  nouvelle  métamor- 
phose ,  il  alloit  être  offert  au  grand  homme  que  k 
France  a  choisi  pour  son  monarque  !  De  quel  prix 
pourroit  être  k  ses  yeux  un  pareil  homjnage  l  La 
municipalité,  composée  d'hommes  honnêtes  et  éclai- 
rés ,  reconnut  la  justesse  de  nos  raisons  ;  et  il  fut 
décidé  que  le  monument  seroit  rendu  à  son  ancienne 
destination. 

Mais  de  nouveaux  obstacles  se  sont  élevés  t  ïô 
prélat  vertueux  et  respectable  qui  gouverne  l'église 
d'Aix ,  n'a  point  encore  reçu  le  monument.  Il  est 
pourtant  présumabie  que  les  difficultés  qui  se  sont 


2  54  CHAPITRE    L. 

élevées  sur  ce  point  seront  aplanies.  Je  suis  bieii 

loin  de  vouloir  être  regardé  comme  un  apôtre  de 

l'incrédulité  ;    et  ce   n'est  pas  dans  la   vue   de   lui 

procurer  un  avantage   sur  la  religion  ,  que  j'insiste 

pour  que  ce  monument  soit  placé  dans  la  principale 

église  :  mais  rien  ne  peut  autoriser  à  l'en  exclure. 

Le  marquis  d'Argens   étoiî  un  homme  honnête  et 

bienfai-sant  :   ses    opinions  ont   été   contraires   aux 

dogmes  que  l'Église  enseigne  ;  mais   si  elle  n'ad- 

mettoit  dans  ses  temples  que  ceux  qui  les  suivent-, 

combien  de  monumens  devroient  en  être   exclus  I 

On  a  prétendu  faussement  que  le  marquis  avoit  fait 

une  rétractation  authentique  de  ses  sentimens  ;  mais 

qui  peut  savoir  quelle  a  été  sa  dernière  pensée  à 

l'approche  du  terrible  moment  !  etsiPiç\i  l'a  reçu  dans 

son  sein  ,  pourquoi  sa  tombe  seroit-elle  repoussée 

des  temples  où  on  l'honore  î  Son  corps  a  été  inhumé 

à  Toulon ,  dans  la  principale  église;  comment  refuser 

il  celui  qui  a  obtenu  de  reposer  parmi  les  chrétiens  , 

d'avoir  un  mausolée  dans  le  lieu  où  il  peut  avoir  part 

à  leurs  prières  î  Des  attributs  païens  ne  décorent-ils 

pas  quelques  églises  ,  comme  des  trophées  de  la  foi 

sur  le  paganisme  !  Des  corps  saints  ont  été  déposés 

dans  des  sarcophages  païens  ;  des  colonnes  de  temples 

des  faux  dieux  soutiennent  les  basiliques  cjue  nous 

avons  élevées  au  Dieu  que  nous  adorons  ;  des  temples 

antiques  ont  été  convertis  en  églises  ;  et  Sixte-Quint 

a  placé  la  statue  de  S.  Pierre  sur  le  sommet  de  la 


CHAPITRE    L.  àJJ 

colonne  Trajane.  Qu'il  soit  donc  permis  au  marquis 
d'Argens  d'avoir  un  mausolée  dans  la  cathédrale 
d'Aix ,  à  côté  de  l'immortel  Peiresc  et  des  illustres 
Provençaux  que  ia  ville  s'honore  d'avoir  vus  naître. 
En  sortant  de  la  maison  commune  ,  on  nous 
montra  l'inscription  suivante ,  placée  dans  l'intérieur, 
sous  un  hangar  : 


G,     GEMINIO     CENSORI. 

L.    GEMINIO    MESSIO. 

M.    GEMINIVS.    NASICA. 

FRATRIBVS. 


M.  Geminius  Nasica  à  Ganinius  Cetisor ,  à  L.  Geminius  Afessius , 
ies  frères. 

Au  milieu  de  la  place  où  du  marché  ,  devant  la 
maison  commune,  est  une  fontaine  surmontée  d'une 
assez  belle  colonne  qui  pose  sur  une  juauvaise  base. 

Près  de  la  commune  est  la  tour  de  l'horloge.  Cette 
tour  a  pour  base  une  porte  qui  servoit  d'entrée  à 
une  des  trois  villes  dont  Aix  étoit  composé  dans  le 
moyen  âge.  La  sonnerie  est  placée  au  haut  ,  dans 
une  espèce  de  cage  de  fer  :  sous  le  cadran  est  une 
arcade  dorée ,  où  se  présentent  successivement ,  et 
aux  époques  précises ,  les  quatre  saisons  et  les  jours 
de  la  semaine  ,   représentés   par  les    divinités    qui 


2.^6  CHAPITRE    L. 

président  à  chacun ,  Diane ,  Mars ,  Mercure ,  Jupiter  , 
Vénus,  Saturne  et  Apollon.  Le  mécanisme  a  un  peu 
souffert  ;  les  roues  sont  dérangées  :  mais  l'officieux 
gardien  y  supplée  en  plaçant  lui-même  avec  ia  main, 
à  chaque  révolution,  les  figures  où  elles  doivent  être. 
II  y  avdit  autrefois  sur  cette  horloge  { i  )  une  inscrip- 
tion en  l'honneur  de  Louis  XIII  ;  elle  a  été  rempla- 
cée par  une  urne  ,  avec  ces  mots  :  Aux  défenseurs 
de  la  patrie. 


(i)  Lettera  del  PadreVo\]\A]{T)  sopra  gli  campa7iili ,  dans  l'ou- 
vrage du  savant  abbé  Cancellieri,  intitulé  Le  due  nuove  cam- 
paiie  di  CampidogUo  ,   1806  ,  in-4.**,  page  14^. 


CHAPITRE   LI, 


^57" 


CHAPITRE  LL 

Ville  d'Aix.  —  Hôtel  de  M.  d'Aibertas.  —  Urne  d'aï- 
jbâtre.  • —  Tableaux  de  M.  Sallier.  —  Livres  rares.  — * 
Cecco  d'Ascoii.  —  Fables  d'Ysopet  et  d'Amoneti. 
- —  Dodecheron  de  Jean  de  Meung.  —  Poésies  de 
Jérôme  Aléandre,  (Sec.  -^  Cabinet  de  M.  Magnan  j 
Torse,  Buste  géminé,  Modèles  de  Puget,  Camée. 

J_jA  vHIe  d'Aix  n'est  pas  grande ,  mais  elle  est  bieii 
bâtie  :  la  pierre  qui  sert  aux  constructions  est  d'une 
couleur  jaunâtre,  et  souvent  aussi  l'on  badigeonne 
en  jaune  le  devant  des  maisons  (  i  ).  Outre  les  hôtels 
du  coiirs ,  il  y  en  a  encore  de  très  -  beaux  dans  les 
rues  adjacentes  :  ie  pius  remarquable  est  celui  de 
M.  d'Aibertas  ;  c'est  ie  fils  du  premier  président  de 
ce  nom,  magistrat  respectable,  dont  la  fin  a  été  si 
tragique  et  si  malheureuse.  M.  d'Aibertas  se  consacre 
tout  entier  à  l'éducation  de  ses  deux  fils  ,  jeunes 
gens  intéressans  et  studieux ,  qui  apprennent  chaque 
jour,  par  son  exemple,  comment  on  se  fait  hono- 
rer par  la  bienfaisance  et  chérir  par  d'aimables  qua- 
lités. 


(  I  )  H  y  avoir  avant  ia  révolution,  au-dessus  de  chaque  porte  de 
la  ville  et  aux  coins  des  rues ,.  une  madonne  qui  étoit  renfermée 
dans  une  armoire  grillée  ou  vitrée;  on  la  couronnoit  de  fleurs,  on 
i'entouroit  de  lampions,  dans  ies  jours  de  dévotiçn  particulière. 

Tome  IL  il 


258  C  H  A  PITRE    LI. 

Son  hôtel  est  magnifique  ;  la  grande  galerie  est 
décorée  de  tableaux ,  la  plupart  de  l'école  Françoise 
moderne.  Il  m'a  permis  de  faire  dessiner  dans  son 
cabinet  une  superbe  urne  antique  d'albâtre,  pré- 
cieuse par  sa  matière  ,  sa  grandeur  et  sa  conserva- 
tion. (  PI,  XXXV m,  n."  2.)  II  en  possède  encore 
une  autre  d'environ  un  pied  de  diamètre  ,  sur  la- 
quelle il  y  a  des  caractères  qu'on  a  prétendu  être 
phéniciens  ,  mais  qui  ont  été  faits  par  un  maladroit 
faussaire.  (  PI.  XXXVJJI ,  «,"  ^.  )  II  en  est  de 
même  d'une  in  taille  que  possède  M.  de  Saizieu  :  les 
prétendus  caractères  phéniciens  qu'on  y  remarque, 
sont  également  contrefaits. 

Nous  vîmes  aussi  le  cabinet  de  M.  Sallier,  alors 
maire  d'Aix  ,  où  il  s'est  fait  aimer  par  ses  manières 
douces  et  conciliantes.  11  possède  un  bouclier  de 
parade  ,  dont  la  partie  intérieure  est  couverte  de 
jolies  peintures  ;  il  pense  qu'elles  ont  été  faites  par 
Jean  d'Udine,  un  des  élèves  de  Raphaël.  II  a  aussi 
une  belle  tête  antique,  dont  malheureusement  le  nez 
est  mal  restauré  ;  quelques  pierres  gravées  modernes  ; 
une  collection  de  tableaux  ,  parmi  lesquels  on  re- 
marque un  intérieur  d'église,  ouvrage  d'un  peintre 
flamand  peu  connu;  un  tableau  de  Michel- Ange 
Caravage  ,  dont  il  existe  une  gravure  par  Coelmans. 

M.  Pontier ,  libraire ,  avpit  fait  transporter  dans 
la  maison  de  M.  Henrici,  imprimeur,  quelques  livres 
et  manuscrits  rares  qu'il  desiroit  nous   faire  voir  ; 


CHAPITRE    LI.  25P 

nous  employâmes  quelques  heures  à  cet  examen  (  i  ) . 
De  là  nous  entrâmes  chez  M.  Magnan  de  la  Ro- 
quette ,  aux  trois  Ormeaux.  II  est  possesseur  d'un 


(i)  Voici  ceux  qui  nous  parurent  les  plus  remarquables  : 
i.°  Un  Dante,  édition  d'Aide,  i  502  ,  in-S." 

2."  Manuscrit  de  la  Bible ,  petit  format  portatif,  sur  feuilles  de 
baudruche,  ou  du  moins  sur  vélin  très-mince,  avec  de  belles  mi- 
niatures, 

3.°  Une  édition  de  i^yC,  in-8.°  ou  très-petit  in-4.°  ,  de  l'ou- 
vrage intitulé  Lihro  del  clarissimo  filosofo  Gecko  Esculano  [  Cecco 
à'  A.sco\\\,dicto  Laca-ba.Cctit  édition  est  de  la  plus  grande  rareté  ; 
la  bibiiotbèque  impériale  de  Vienne  en  possède  un  exemplaire  , 
selon  l'abbé  Denis. 

En  tête  delà  première  page,  on  lit:  Incommentia  il  primo  lihro 
del  clarissimo  philosofo  Ciecho  Esculano  dicto  Lacerba.  La  sous- 
cription, qui  se  trouve  à  la  dernière  page  du  feuillet  n ,  est  ainsi 
conçue  ;  Fifuse  il  libro  de  Ciecho  Esculano  dicto  Lacerba,  Impresso 
nel  aima  patria  de  Venesia  per  tnaistro  Philipo  de  Piero  ne  gli  ani 
del  AICCCC.  LXXVI. 

Le  véritable  nom  de  Cecco  d'Ascoîi  est  Francesco  di  Stahilî  ; 
Cecco  est  un  diminutif  de  Francesco  :  ainsi  Baylese  trompe  en  l'ap- 
pelant Cicchus.W  étoit  né  à  Ascoli,  en  1257 j-àl  cultivoit  la  poésie, 
la  théologie,  la  géométrie  et  la  physique.  Il  passa  quelque  temps  à 
Avignon ,  sous  le  pape  Jean  XXII  ;  il  retourna  en  Italie,  après 
avoir  été  plusieurs  fois  poursuivi  et  pardonné  pour  accusation  de 
magie  :  il  fut  enfin  brûlé  en  1  327,  à  soixante-dix  ans.  Son  poëme 
sur  la  Physique  est  rempli  d'erreurs;  mais  il  est  curieux  pour  \'\\v:~- 
toire  de  la  science.  II  est  d'une  grande  rareté. 

Le  P.  AppiANI  ,  Jésuite  italien  ,  qui  a  écrit  la  vie  de  Cecco 
d'Ascoli,faitfnentionde  quelques-unes  des  éditions  des  poésies  de 
cet  aateur  :  1."^  édition  in-4." ,  sans  date,  à  Venise  ;  2.'-'  édi- 
tion ,  Venise,  1458  (  selon  Appiani  ;  cependant  on  ne  com- 
mença à  imprimer  en  Italie  que  vers  1466}  ;  3.*^  édition,  Vcnije  , 

R    2. 


2.6o  CHAPITRE    Lï. 

assez  joli  cabinet  de  tableaux  et  de  gravures.  Nous 
remarquâmes  sur-tout  un  torse  antique  ,  en  marbre 
de  Paros,  trouvé  en   iy6o  aux  environs  de  l'arc  de 


1478  ;  4/  édition  ,    1481  ;  5.*^  édition  ,  1510  ;  6.*^,   15  19  ;  7.*^  , 

^535- 

M,  i'abbé  Mercier  de  Saint-Léger  ne  croyoit  pas  à  l'exis- 
tence des  trois  premières  (voyez  Magasin  encyclopédique ,  ann,  IV, 
tome  l."^"",  page  249  )  ,  et  il  regardoit  comme  première  celle  de 
1476,  dont  il  est  question  ici, 

4."  Fables  DYSOPET  et  DAMONET,  moralisces  en  ladn  et  en  ro- 
mans, à  l'honneur  de  Jeane  de  Bourgoigne ,  rojnie  de  France ,  femme 
du  roi  Phelipes  Lelong ,  qui  régnait  l'an  iji6 ;  manuscrit  sur 
vélin,  in-8.°  avec  vignettes. 

Ysopet  est  Ésope  :  pour  Amonet,  il  paroît  que  c'est  Avienus , 
qu'on  aura  traduit  par  Avienet,  Avionet;  et  un  copiste  aura  réuni 
les  trois  jambages  de  vi  ou  ui,  et  en  aura  fait  une  m  ;  d'où  s'est 
introduit  le  mot  Amonet.  Il  existe  un  manuscrit  de  ces  fables  dans 
la  collection  impériale  ;  mais  il  a  été  fort  gâté  par  l'humidité  avant 
d'entrer  dans  la  bibliothèque  de  François  I.'^'',qui  en  avoit  fait  l'ac- 
quisition. Le  prologue  manque  entièrement. 

Après   les   fables ,  on  lit    une   pièce  de   vers   intitulée  :   Dun 

Menestïierenuoie  de  lespouse pour auoir  une  robe  dun  chenoinede  Troyti. 

Vient   ensuite  la  dernière  pièce,  intitulée  :  Comment  lacteur  a 

compile  ces  Hures  auecqs  aucunes  additions  en  lonneur  de  madame  ht 

royne. 

Or   est  tcps  q  ie  iloie  entendre 

A   dieu   loer  et  grâces  rendre 

Pour  cui  ie  me  suis  entremis 

De   ce  liuret   ci   ou   ie  mis 

Ce   4  me  semble  q  bon  est 

De  Ysopet  et   de  Ammonnet 
j  Aucune  chose   ai  trespasse 

Et  aucune  autre    ai   amasse 

A   droicte    ye   aucun  compte 

l.a   moralité  tout   seurmontc 


C  HA  PITRE    LI.  261 

triomphe  de  Saint -Remy,  dans  une  vigne;  ce. 
torse  n'a  été  travaillé  qu'à  coups  de  ciseau ,  et 
n'a  pas  été  terminé  :  de  chaque  côté  sont  des  restes 


De   venter  ne  vueil   faire  feste 
Q'   iaie  fait  tout  de  ma   teste 
Mes  en   ai  trouue  plus    grant  partie 
De  compile  se  dieux  maie 
'  Et   du   françois   et    du  latin 

Quont  este  par  leuer  matin 
Translate  et    par   grant  estude  ,  &.c.  Sec, 

Plus  bas,  l'auteur  dit  qu'il  a  composé  son  livre 

En  le    honneur  de  madame  chiere 
Madame   lehanne   de  Borgoigne 
Ou  na  ne  mante   ne  vergoigne 
Fille   dou   duc  dicelie  terre 
Ceste   matière  ai   voulu    querre 
Pour  li   trouuer  esbatement 
Aus    ieusnes   ges   enseignement 
Et   mesmement  quat  est  yuers 
Et  le  temps  est   froiz  et   diuer* 
Si  q  len  ne  puet  cheuauchier 
Ainssi   se  convient   au   feu  chaurer 
Ne   puet   len   mouoir  de   la  chambre 
Lors  est   bon  q  len   se   remembre 
Daucun  Hure  ou  narration 
Ou   nait  de  mal  occasion  ,    &c. 

A  la  suite  de  ce  manuscrit  on  en  a  relié  un  autre  sur  papier  , 
intitulé  :  Le  Dodecheron  de  maistre  Jean  de  A'Ieung ,  qui  est  U 
ïiure  des  sorts  et  de  la  fortune  des  nombres, 

5."  H'uronymi  Aleandri  junioris  carmina  Anacreontica. 

Cet  Aléander  étoit  un  des  amis  les  plus  chers  de  Peiresc  , 
et ,  ainsi  que  nous  le  verrons ,  un  de  ses  correspondans  les  plus 

R3 


2.62  CHAPITRE    LI. 

de  marbre  qui  saillent  d'un  pouce  environ  sur  la 
surface  du  corps. 

M.  Magnan  possède  aussi  quelques  bonnes  pierres 
gravées,  au  nombre  desquelles  sont  un  joli  scarabée, 
et  un  petit  camée  sur  sardonyx  ,  représentant  l'Es- 
jpérance  telle  qu'elle  est  sur  les  médailles.  ('  Planche 
XXXVÎJI,  n."  4.  ) 

Il  a  également  un  buste  géminé ,  composé  d'une  tête 
barbue  assez  bien  conservée ,  probablement  celle  d'un 
philosophe,  et  d'une  tête  de  femme  avec  une  coiffure 
relevée  sur  le  sommet  :  malheureusement  un  des 


assidus.  Comme  ce  recueil  n'a  pas  été  imprimé,  je  citerai  une 
des  pièces  qu'il  renferme ,  l'ode  XXI ,  i  l'Es-pérance. 

IN    SPEM. 


i5/>« ,  ô  malum  suave  I 
Quo  lacté  corda  nutris  , 
Ut  erastinum  augurentur 
Semperforc  adnotandum 
Albo  diern  lapillo  '. 
Tu  jindis  arva  sulcis  , 
Tu  semen  addis  agr'is. 
Tu,  Spes ,  feras  avesque 
Venatibits  fatigas  ; 
Vhco  capis  volantes  , 
Hamo  capis  natantes. 
'Tu  fulcis  in  tenehris 

'é/'  Extrait  de  la  Correspondance 


Quos  nexibus  catenct 
Vlnxere  multinodis. 
Tu  naufragum   lacertos 
Jactare  semifessos 
Vastis  doc  es  in  nndis. 
Tu,  Spes  ,  jugum  ferenn 
Dura  nimis  Neœra 
Promiîtis  usque  et  usque 
Dies  tnihi  serenos  ; 
Quant  Jî/ia  fruiscar 
PsjrcJies  Citpidinisque. 

de  AI.   l'abbé  RiVE  ,  d'Apt, 


CHAPITRE     LI.  2.6^ 

anciens  propriétaires  de  ce  buste  s'imagina  de  l'a- 
dosser contre  le  mur ,  et  de  faire  ôter  ce  qu'il  failoi?: 
de  la  tête  de  la  femme  pour  l'aplanir  ;  il  en  résulte 
que  celle  de  l'homme  a  seule  été  conservée,  f  Pi, 
XXXVIII,  n°  y) 

Le  même  amateur  possède  encore  deux  ouvrages 
de  Puget  :  l'un  est  une  première  esquisse  en  terre 
cuite ,  d'un  pied  environ  de  hauteur,  du  Milon  de 
Crotone  qui  est  dans  les  jardins  de  Versailles  \ 
l'autre  est  le  modèle  d'une  statue  équestre  qu'oiT 
se  proposoit  d'élever,  à  Marseille  ,  ea  l'honneur  .de 
Louis  XIV. 


libliothêcaire  de  M.  de  la  ValHère  ,  à  Paris  ,  avec  AJ.  Joseph 
David ,  libraire  à  Aix ,  depuis  iy(^f  jusqu'au  26  septembre  jyS^  , 
manuscrit  sur  papier  in-4.'' 

7."  De  vita  et  moribus  Pétri  Gassendi ,  diss,  Samt{elis  So'RBZUil 
ad  Habertum  Monmorimn  ,  aniio  1//0  ;  manuscrit  sur  papier  , 
petit  in-4." 

8.°  Liber  Amoris  compositus  ab  Andréa  CapellANO  ,  circa 
J180  ,  in-fol.  ;  manuscrit  sur  papier,  de  l'an  1462.  L'écriture 
Cbt  l'ancienne  bâtarde,  à  longues  lignes.  «  Ce  livre  a  été  im- 
primé en  Allemagne  en  1610  ,  in- 8."  ;  mais  les  manuscrits 
qui  sont  aussi  anciens  que  celui-ci,  sont  très-recherchés  et  très- 
rares.  Celui-ci  est  le  seul  que  j'aie  vu  passer  dans  les  ventes 
depuis  vingt  ans  que  je  suis  à  Paris.  Son  contenu  fait  remonter 
les  cours  d'amour  de  Provence  à  la  véritable  époque  que  Nostrada- 
mus  leur  a  assignée;  c'est-à-dire  ,  à  1 160.  »  (  Lp;irait  d'une  note 
de  l'aùbeKlWE.) 

9.°  Deux  volumes  in-fol.  manuscrits  de  MIRABEAU   [   auteur 
de  Y  Ami  des  hommes  ]  sur  diffàentes  améliorations  pour  la  marine. 


a64  CHAPITRE    LI. 

M.  Magnan  nous  montra  aussi  quelques  bustes» 
modernes  en  marbre  ,  copiés  d'après  l'antique  ;  des 
coupes  de  jaspe  et  d'agate  ;  une  copie  en  marbre 
d'un  bas-relief  mithriaque  ;  une  tête  de  jeune  fille, 
dont  ie  regard  et  le  maintien  sont  extrêmement 
modestes  ;  une  table  en  mosaïque  ;  un  masque  co- 
mique en  marbre  bien  conservé. 

J'ai  oublié  d'indiquer  l'étymoiogie  du  nom  d'Or- 
hitelle  ,  qu'on  a  donné  au  grand  cours  d'Aix  ,  sur 
lequel  nous  étions  logés  :  elle  mérite  d'être  rappor- 
tée. \Jn  cardinal  de  Mazarin  ,  frère  du  ministre  , 
étoit  archevêque  d'Aix  en  1645  ,  époque  k  laquelle 
on  a  construit  les  maisons  de  ce  cours.  Comme  le 
prélat  alloit  en  procession  ,  avec  son  clergé ,  poser  la 
première  pierre  d'une  porte  de  la  ville  ,  qu'on  bâtis- 
soit  près  du  cours ,  une  mine  fit  sauter  des  rochers 
qui  étoient  auprès  :  l'archevêque ,  le  clergé  et  tous 
les  spectateurs  prirent  la  fuite.  Le  peuple  dit  que 
cette  expédition  avoit  manqué  comme  celle  d'Or- 
biîello  en  Italie,  dont  le  père  du  cardinal  avoit  été 
obligé  de  lever  le  siège.  Depuis  ce  temps,  le  nom 
d' Orbitelîe  est  resté  k  ce  cours  et  à  tout  le  quartier 
qui  l'environne. 


26') 


CHAPITRE   LU. 

Saint-Sauveur.  —  Clocher,  —  Portail,  —  Portes.  — 
Baptistère.  —  Tombeau  de  S.  Mitre.  —  Sarcophages  an- 
tiques. —  Lion  qui  dévore  un  enfant.— ^Tombeaux de 
Charles  III,  — »de  Gaspar  de  Vins,  —  de  Peiresc.  — 
Épitaphe  d'Adjutor.  —  Inscription  de  S.  Basile.  — • 
Bizarre  inscription  de  Suzanne  Laugier.  —  Prome- 
nade au  Thoîonet. 

^A INT-S AU VEUR,  église  métropolitaine,  devok 
attirer  noire  attention,  et  nous  nous  y  rendîmes. 

Le  clocher ,  (ju'on  aperçoit  de  loin ,  est  d'une  ar- 
chitecture simple  et  d'assez  bon  goût;  sur  un  massif 
carré  s'élève  une  tour  ronde,  percée  de  longues  fe- 
nêtres en  ogive  ,  qui  lui  donnent  de  la  grâce  et  de 
la  légèreté,  il  fut  élevé  en  i  340.  Le  portail  fut  com- 
mencé en  i/iz^;  ii  est  bâti  en  pierres  blanches  de 
Calissane  :  sa  construction  ne  fut  achevée  qu'eu 
i45)i.  On  y  trouve  quelques  indices  de  la  renais- 
sance des  arts  :  les  vêtemens  des  figures  sont  lourds , 
les  attitudes'  sont  grossières  ;  mais  les  têtes ,  qui  ne 
subsistent  plus ,  avoient  une  certaine  expression.  Au 
milieu  de  la  porte  étoit  un  groupe  qui  représentoit 

la  Transfiouration  :  Elie  étoit  habillé  en  Carm.e.  L'o- 

o 

give  est  ornée  de  deux  rangs  de  petites  figures  qui 
représentent  les  choeurs  des  anges,  les  patriarches 
e^  les  prophètes.  Auprès  de  la  Transfiguration  étolent 


266  CHA.PÏTRE    LU. 

les  Apôtres ,  de  grandeur  naturelle,  ainsi  que  S.  Maxî- 
inin,  S/''  Madeieine  ,  S.  Louis,  évêque  de  Toulouse, 
S.  Sidoine  et  S.  Mitre  ,  tous  protecteurs  de  la  Pro- 
vence :  ces  images  ont  été  renversées  ,  et  celies  de 
l'ogive  sont  mutilées. 

Les  portes  fpl.  XXXIX J  sont  un  monument  pré- 
cieux pour  l'histoire  de  l'art  :  on  a  cru  long  -  temps 
qu'elles  étoient  de  bois  de  cèdre  ;  mais  il  est  aujour- 
d'hui reconnu  qu'elles  sont  de  bois  de  noyer.  Elles  ont 
été  exécutées  vers  l'an  1 5  o4.  II  est  présumable  que  le 
sculpteur  a  voulu  y  représenter  des  personnages  con»- 
nus ,  dont  les  noms  étoient  écrits  sur  les  rouleaux  qu'ils 
tiennent  à  la  main  :  le  temps  les  a  effacés.  L'ha- 
billement des  femmes ,  celui  des  hommes ,  et  sur-tout 
leur  chaussure,  sont  de  la  fin  du  xv."  siècle  (i  ).  Le 
travail  est  d'une  extrême  délicatesse.  Chaque  porte 
est  divisée  en  deux  grands  panneaux.  Ceux  du  haut 
sont  partagés  eux-mêmes  ,  dans  leur  longueur ,  en 


(i)  Louis  XI  et  Charles  VIII  en.  avoient  de  sembiabies.  Quel- 
ques-uns de  ces  personnages  ont  de  la  barbe,  et  cène  fut  que 
vers  1521  qu'on  reprit  généralement  en  France  l'usage  de  la 
porter:  cependant  quelques  seigneurs,  tels  que  Louis  deTarente, 
second  mari  de  la  reine  Jeanne, et  Louisd'Anjou,  son  successeur, 
portoient  la  barbe;  on  poiirroit  même  présumer  que  la  première 
figure  sculptée  sur  le  battant  à  droite  est  celle  de  Louis  deTarente, 
si  l'on  ne  considéroit  que  sa  conformité  avec  celle  du  même 
prince  ,  peinte  dans  le  livre  des  Statuts  de  l'ordre  du  Saint-Esprit^ 
au  droit  désir.  Voyez  MONTFAUCON ,  Monumens  de  la  monarchie, 
française,  IH.  Mais  ce  seroit  trop  donner  à  h  conjecture. 


CHAPITRE     LIÎ.  2(^7 

trois  ,  dont  chacun  contient  deux  figures  ;  ce  qui 
en  fait  douze  en  tout.  Les  panneaux  inférieurs  sont 
seulement  partagés  en  deux ,  qui  ne  contiennent  cha- 
cun qu'une  figure  ;  ce  qui  en  fait  en  tout  quatre.  Les 
figures  sont  placées  dans  des  niches  soutenues  par  des 
pilastres  corinthiens,  surmontées  d'aiguilles  ou  accom- 
pagnées de  pendentifs  très-légers  et  très-élégans.  Le 
pilier  du  milieu,  qui  sépare  les  deux  grandes  figures, 
est  surmonté  d'un  chapiteau  corinthien  et  couvert 
d'arabesques,  dont  le  goût  étoit  venu  d'Italie,  et 
qui  étoient  très  à  la  mode  au  temps  de  la  renais- 
sance des  arts  :  ces  arabesques  sont  d'une  grande 
élégance.  Les  feuilles,  les  fruits,  les  animaux  qui 
forment  l'encadrement  général,  sont  aussi  finis  avec 
beaucoup  de  soin.  Ces  portes  précieuses  sont  re- 
couvertes de  volets  en  planches  ;  on  ne  les  en  dé- 
gage que  dans  les  jours  de  grandes  fêtes,  ou  pour 
contenter  la  curiosité  des  étrangers.  Si  l'on  avoit  pris 
cette  sage  précaution  dès  le  temps  où  elles  ont  été 
placées ,  elles  seroient  aujourd'hui  mieux  conservées. 

Le  vaisseau  ne  présente  point  d'ensemble  ;  il  de- 
vroit  avoir  trois  nefs ,  et  le  massif  du  clocher  rem- 
plit la  place  d'une  des  trois  :  on  voit  que  cette  église 
a  été  bâtie  h.  différentes  époques,  depuis  le  Xli.'' 
jusqu'au  XVI. "  siècle. 

Un  des  plus  beaux  ornemens  de  cet  édifice,  c'est 
le  baptistère  :  il  existoit  dès  ie  XIV.^  siècle,  et 
il  a  été  rebâti  dans  le  XYi.*"  Des  huit  colonnes  qui  I« 


2.6^  CHAPITRE    LU. 

soutiennent ,  six  sont  d'un  marbre  assez  commun  , 
qui  pourtant ,  dans  toutes  les  descriptions ,  est  qua- 
lifié de  vert  antique  ;  et  les  deux  autres  sont  d'un  gra- 
nit de  France ,  et  non  de  granit  oriental ,  ainsi  qu'on 
Ta  mal-à-propos  prétendu  :  comme  ces  colonnes  sont 
d'une  hauteur  inégale,  les  bases  diffèresit  aussi  dans 
leurs  proportions;  chaque  fût  est  d'un  seul  morceau, 
r  h.  l'exception  de  celui  d'une  des  colonnes  de  granit. 

Le  principal  bénitier  est  soutenu  par  une  amphore 
moderne ,  du  même  marbre  que  les  colonnes, 

La  corniche  de  i'autel  de  Saint-Mitre ,  derrière  le 
maître  autel ,  est  décorée  d'un  tombeau  chrétien,  qui 
paroît  être  composé  de  deux  pièces  :  on  y  voit  au  mi- 
lieu Jésus-Christ  f  p/.  XXXVII,  nf  2;  )  il  est  sur 
une  montagne,  symbole  de  la  durée  de  son  église, 
f  t  ii  annonce  la  parole  de  Dieu  k  ses  douze  apôtres  : 
c'est  une  de  ces  apparitions  qui  eurent  lieu  entre  sa 
résurrection  et  son  ascension  ,  pour  ranimer  la  foi  de 
ses  disciples ,  diriger  leur  zèle ,  leur  enseigner  la  ma- 
nière de  porter  par  toute  la  terre  la  doctrine  de  l'É- 
vangile et  d'y  répandre  la  gloire  de  son  nom.  \]a 
homme  et  une  femme  sont  à  ses  pieds  :  la  femme  a 
la  tète  couverte  d'un  voile ,  c'est  la  Vierge  Marie  ; 
l'homme  qui  l'accompagne  est  son  époux  Joseph. 

Chacun  des  disciples  du  Christ  est  devant  une 
arcade  pratiquée  dans  un  mur  en  pierres  carrées  et 
orné  de  créneaux  :  ces  douze  arcades  sont  l'emblème 
des  douze  portes  de  la  Jérusalem  céleste  ,  où  l'oii 


CHAPITRE     LU.  a^9 

ne  peut  entrer  si  l'on  ne  croit  en  Jésus-Christ.  Les 
disciples  du  Sauveur  paroissent  transportés  d'un  en- 
thousiasme divin  par  la  chaleur  de  ses  discours  :  ils 
élèvent  les  mains  en  signe  d'inspir;ition ,  et  pour 
indiquer  qu'ils  sont  prêts  à  porter  par  toute  la  terre 
ie  saint  Evangile.  Aucun  d'eux  n'a  d'attributs ,  excepté 
le  premier,  qui  est  sans  doute  S.  Paul  (  i  )  :  il  porte  la 
croix,  pour  faire  voir  que  cet  instrument  d'un  sup- 
plice ignominieux  est  devenu  ie  type  de  ia  glorieuse 
rédemption  des  hommes,  que  les  apôtres  du  Christ 
vont  leur  annoncer. 

Les  sarcophages  des  païens  sont  souvent  sur- 
montés d'une  espèce  de  frise  ,  dont  les  sujets  ont 
quelquefois  rapport  avec  ie  bas-relief  principal ,  et 
quelquefois  n'ont  aucune  relation  avec  lui  (2).  Les 
scuîpteurs  chrétiens  avoient  adopté  ie  même  usage  (  3  )  : 
sur  la  frise  de  celui-ci,  il  y  a  des  anges  ;  ils  tiennent 


(i)  On  pourroit  présumer  que  c'est  S.  Pierre;  mais  S.  Pauf  , 
beaucoup  plus  ardent  ,  beaucoup  plus  éloquent  ,  a  bien  plus 
contribué  à  répandre  la  doctrine  de  son  maître.  D'ailleurs,  cette 
opinion  est  confirmée  par  un  sarcophage  de  Vérone  (  Maffei  , 
Verona  iUustrata ,  III ,  cap.  3  ) ,  où  l'on  voit  à  la  droite  du  Christ 
S.  Pierre,  caractérisé  par  le  coq,  et  à  sa  gauche  S.  Paul ,  tenant 
dans  une  main  le  livre  qui  renferme  la  loi  de  Dieu ,  et  dans  l'autie 
Ja  croix. 

(2)  Voy.  mon  Diaionn.des  leaux-arts ,  au  mot  SARCOPHAGE, 

(5)  Voyez  la  Rotna  iubunanea  d'ARlNGHl  ,  celle  de  BosiO,  et 
celle  de  BOTTARI. 


270  CHAPITRE    LIT. 

la  glorieuse  couronne  qui  attend  celui  qui  annonce 
îa  loi  de  Dieu  ou  qui  souffre  pour  elle.  Les  anges  se 
retrouvent  sur  plusieurs  monumens  de  la  primitive 
église  :  la  première  idée  en  avoit  été  suggérée  par  fa 
description  des  ailes  de  chérubins  dont  l'arche  étoit 
ornée.  Chaque  homme ,  selon  le  Psalmiste  (  1  j ,  a  un 
ange   qui  veille  à  sa   conservation  :  les  chrétiens  , 
imbus  de  cette  opinion  ,  représentèrent  leurs  anges 
comme  les  génies  des  païens  (2).  Il  y  a,  à  l'extrémité 
de  notre  frise,  des  hommes,  peut-être  des  bergers, 
couchés  près  de  leurs  troupeaux,  pour  indiquer  le 
repos  dont  jouit  le  chrétien  dans  le  sein  de  Dieu. 
Les  extrémités  du  sarcophage  sont  ornées  de  têtes 
humaines  ,  comme  les  sarcophages  païens  sont  dé- 
corés de  têtes  de  Méduse  et  de  masques,  pour  éloi- 
gner les  maléfices.  On  voit  encore  des  traces  de  la 
dorure  dont  ce  sarcophage  a  été  entièrement  cou- 
vert. On  prétend  qu'il  a  servi  à  inhumer  S.  Mitre  ; 
et  c'est  d'après  cette  tradition  qu'il  a  été  conservé. 
Ce  tombeau  est  supporté  par  des  colonnes  de 
granit. Le  tableau  représente  le  martyre  de  S.  Mitre: 
il  est  intéressant,  parce  qu'on  y  voit  la  façade  du 
palais  de  justice  et  celle  de  la  métropole ,  au  temps 
où  la  chapelle  fut  bâtie.  S.  Mitre  étoit  vigneron  ;  il 
souffrit  là  mort  dans  le  v/  siècle ,  par  ordre  de  son 


(i)  PsrJm.  XC,  II. 

(2)  ArINGH!  ,   BOSIO  ,  BOTTARI. 


CHAPITRE    LU.  27  I 

maître,  qui  étoit  Arien.  Ce  tombeau  étoit  dans 
l'ancienne  cathédrale  ;  il  fut  porté  à  Saint-Sauveur  , 
avec  le  corps  de  S.  Mitre,  en  i  3  B  3. 

Sur  le  pavé  de  cette  chapelle,  il  y  a  encore  deux 
épitaphes  :  l'une  d'Aimon  Nicolaï,  archevêque  d'Aix, 
mort  en  i443  ?  qui  l'a  fait  bénir;  l'autre  de  Jacques 
de  la  Roque ,  qui  fonda  l'Hôtel-Dieu  en  1 5  1 9  :  leurs 
figures  sont  gravées  sur  ces  tombes. 

Dans  le  sanctuaire ,  à  droite  du  maître  autel ,  on 
voit  deux  lions  de  marbre  dévorant  des  enfans.  Le 
roi  René  les  avoit  placés  sous  son  trône  pour  rappeler 
la  mémoire  des  princes  qui  avoient  envahi  ses  états, 
et  qu'on  avoit  soupçonnés  d'avoir  hâté  la  mort  de 
Jean  de  Calabre ,  son  fils ,  et  de  Nicolas  d'Anjou  , 
son  petit-fils.  Ces  groupes  paroissent  avoir  appartenu 
h  quelque  tombeau  du  temps  de  la  décadence  de 
l'art. 

Le  sanctuaire  contenoît,  avant  la  révolution,  deux 
mausolées  dignes  de  remarque  :  celui  de  Charles  III, 
dernier  comte  de  Provence,  mort  en  i4B  i  ;  et  celui 
que  les  ligueurs  avoient  élevé  à  Gaspar  Garde  , 
baron  de  Vins  ,  leur  chef,  mort  au  siège  de  Grasse 
en  1589.  II  en  sera  question  dans  le  chapitre  sui- 
vant. Le  monument  du  baron  de  Vins  a  été  entière- 
ment brisé  :  il  est  dignement  remplacé  aujourd'hui 
par  celui  que  M.  de  Saint- Vincens  vient  de  consacrer 
à  ia  mémoire  de  l'immortel  Peiresc. 

Le  feu  président  de  Saiiit-V incens  répétoit  avec 


272  CHAPITRE    LIT. 

complaisance  que  i'éloge  le  plus  flatteur  qu'on  lui 
eût  jamais  adressé ,  et  celui  dont  il  s'honoroit  davan-' 
tage  ,  étoît  contenu  dans  une  lettre  où  l'abbé  Bartlié^ 
lemy  lui  disoit  :  En  élevant  un  monument  a  Peiresc } 
vous  ave:^  acquitté  la  dette  du  siècle  précédent. 

En  effet ,  parmi  les  savans  Provençaux ,  nul  autre 
que  Peiresc  n'a  peut-être  acquis  plus  de  droits  à  ia 
reconnoissance  de  sa  patrie.  Cependant ,  quoiqu'il  fût 
mort  à  Aix  au  milieu  des  siens  ,  il  avoit  été  mis  dans 
ia  sépulture  de  sa  famille  ,  sans  que  le  baron  de 
Rians,  son  neveu  et  son  héritier  ,  songeât  seulement 
à  lui  élever  un  tombeau.  Plusieurs  personnes  avoient 
pourtant  cherché  à  concourir  à  l'érection  de  ce  mo- 
nument ;  Gafarel,  secrétaire  et  ami  de  Peiresc,  avoit 
fait  faire  le  buste  de  ce  savant  d'après  un  creux  moulé 
sur  sa  personne  après  sa  mort;  le  docte  Rigault 
avoit  commencé  son  épitaphe  :  mais  les  goûts  du 
baron  de  Rians  le  retenoient  à  Paris  ;  le  mausolée 
ne  fut  pas  construit. 

Le  buste  de  Peiresc  passa  dans  la  suite  au  prési- 
dent de  Saint-Vincens ,  qui  lui  fit  élever  un  monu- 
ment en  marbre  bianc,  dans  i'égiise  des  Dominicaills^ 
d'Aix  ,  U  l'endroit  même  où  reposoient  ses  cendres. 
Ce  fut  en  1778. 

L'année  1 7C)4  ,  si  fatale  aux  monumens  publics  , 
a  vu  disparoître  le  tombeau  de  l'ami  des  lettres  ,  du 
bienfaiteur  de  la  Provence  et  de  l'humanité  :  cepen- 
dant il  n*a  jpas  été  totalement  détruit  ;  des   mains 

amies 


CHAPITRE    Llî.  ±y^ 

amîes  en  ont  rendu  les  restes  :  on  s'est  occupé  de  lê 
réparer ,  et  M.  de  Saint-Vincens  le  fils  l'a  fait  réta- 
blir à  ses  frais  ( i  ).   f  Planche  XL.  ) 

La  partie  la  plus  élevée  du  monument  présente  le 
buste  de  Peiresc  dans  un  médaillon  en  demi-relief^ 
porté  par  un  fronton.  L'épitaphe  est  au-dessous  ; 
elle  est  entourée  d'une  draperie  et  terminée  par  un 
écusson  :  un  cippe  porte  une  urne  ;  il  est  au  milieu 
d'un  large  soubassement.  Tout  le  monument  est 
appuyé  sur  une  pyramide  de  stuc,  imitant  le  portor, 
et  appliquée  sur  le  mur. 


(  I  )  Mylord  Douglas ,  comte  de  Buchan  ,  président  de  l'académie 
des  antiquaires  à  Edimbourg,  vient  délever  à  la  mémoire  de  ce 
savant  un  beau  cénotaphe  ,  orné  de  son  buste,  dans  l'ancienne 
abbaye  de  Dyrsburg.  Le  portrait  de  Peires,c  est  placé  avec  hon- 
neur dans  les  plus  célèbres  bibliothèques  de  Rom.e.  Les  abbayes 
de  Saint-Germain,  de  Sainte- Geneviève  et  de  Saint- Victor 
de  Paris  ,  se  gloriiioient  de  posséder  de  ses  manuscrits.  Le 
P.  MONTFAUCON  en  a  fait  imprimer  quelques-uns  dans  son  Anti- 
quité expliquée  et  dans  ses  Alonumens  de  Lt.  monarchie  française. 
On  voit ,  dans  V Antiquité  expliquée ,  plusieurs  gravures  d'après  les 
dessins  de  Peiresc.  Le  Recueil  des  monumensdela  monarchie  françoise 
contient  des  notes  et  des  dessins  curieux  reciieillis  par  le  même  , 
tels  que  l'entrevue  de  François  I/'^  et  de  Henri  VIII  ,  un  buste 
deCharlemagne,  son  trône  et  son  épée,  &c. 

On  conserve,  dans  la  Bibliothèque  impériale,  deux  superbes 
volumes  qui  contiennent  un  grand  nombre  de  dessins  exécutés 
par  ses  ordres  :  le  premier  appartenoit  à  cette  riche  collection  j 
l'autre  étoità  la  bibliothèque  de  Saint-Victor.  Peiresc  étoit  si  com- 
municatif,  qu'on  y  trouve  peu  de  monumens  qui  n'aient  pas  été 
publiés. 

Tome  II.  s 


i74  CHAPITRE    LU, 

On  y  lit  cette  épitaphe  : 


HIC   SITVS 

NIC.  CL.  FABRI  PEIRESCIVS 

AQVENSIS    SENATOR 

CHRISTIANAM   RESVRRECTIONEM   EXPECTANS 

RECONDITISSIMOS     ANTIQVARI^    SVPELLECTILIS    THESAVROS 

SAGACITATE    CONSILIO    LIBERALITATE 

CVNCTIS  ORBE  TOTO  DISCIPLINARVM   STVDIOSIS 

APERVIT 

DOCTISSIMIS  VNDE   PROFICERENT 

SyEPE  MONSTRAVIT 

MIRA    BEATITATE   FELIX 

SECVLO    SATIS  RIXOSO    NOTISSIMVS   SINE  QVERELA 

VIXIT 

VIII.    CAL.   IVL.   ANN.    MDCXXXVII 

iETATIS  SV^   LVII 

OPTIMO    VIRO    BONOS  OMNES 

BENE    ADPRECARI     DECET. 

Ici  repose ,  dans  l'attente  de  la  résurrection ,  Nicolas  -  Claude  Fahri 
de  Peiresc ,  conseiller  au  parlement  d'Aix.  Par  ses  lumières ,  ses  conseils, 
ses  largesses  (  i  ) ,  //  ouvrit  aux  amateurs  des  sciences  et  des  arts  de  tous 


(i)En  calculant,  d'après  la  valeur  actuelle  de  l'argent,  les  reve- 
nus dont  jouissoit  Peiresc,  ils  pourroient  être  portés  à  45,000  liv. 
Certainement  ii  dut  en  dépenser  beaucoup  plus  en  recherches 
utiles  ou  curieuses  ,  en  acquisitions  de  médailles ,  de  livres ,  en 
voyages ,  et  en  exerçant  l'hospitalité  envers  les  étrangers  qui  vcr 
noient  à  Ai^  pour  le  voir. 


CHAPITRE     LU.  275 

ies  pays  (  I  )  les  trésors  les  plus  caches  de  l'ajitiquité  (2)  ;  soufevt  même  il 
indiqua  aux  plus  doctes  les  moyens  de  le  devenir  davantage  (  j  ),  Quoique 
très-connu ,  il  jouit ,  dans  un  siècle  asse:^difficile,  du  bonheur  bien  rare 
de  vivre  en  paix  avec  tout  le  monde  (4).  il  mourut  le  2^  juin  i6^y  , 
tige'  de  //-  ans.  Tous  les  gens  de  bien  doivent  prier  pour  cet  homme 
excellent, 

(i  )  Le  texte  dit,  orbe  toto  ,  par  toute  la  terre.  Cela  est  vrai  à  la 
lettre.  Non-seulement  Peiresc  entretint  des  correspondances  avec 
tous  les  savans  de  l'Europe  ;  il  envoya  encore  ,  à  ses  frais ,  des 
personnes  en  Asie ,  dans  la  Palestine  ,  eu  Egypte  ,  en  Ethiopie  , 
en  Amérique  ,  pour  se  procurer  des  manuscrits  ,  des  mëdailics  , 
des  plantes, des  animaux,  des  inscriptions.  II  avoit  voulu  acquérir 
les  marbres  d'Oxford  :  mylord  Arundel  en  offrit  un  prix  plus 
considérable;  et  Peiresc  ne  fut  point  fiché  de  ies  céder  à  un  sei- 
gneur qui  étoit  digne  ,  par  ses  connoissances  ,  de  posséder  ces 
superbes  restes  d'antiquité.  Il  donna  l'idée  de  transporter  au 
Cap  de  Bonne-Espérance  des  plants  de  vigne  de  Bourgogne.  On 
lui  doit  en  France  les  chats  d'Angora,  les  lauriers-roses,  plusieurs 
espèces  de  fleurs  et  de  fruits. 

(2)  On  peut  lire  dans  le  Magasin  encyclopédique ,  année  1805  , 
tome  IV,  page  340,  une  lettre  de  Peiresc  à  son  frère,  qui  con- 
tient le  détail  d'une  visite  que  le  cardinal  Barberini,  neveu  du 
pape  Urbain  VIII,  légat  en  France,  lui  avoit  faite,  et  une  notice 
des  curiosités  de  son  précieux  cabinet. 

(3)  Ce  n'étoit  pas  seulement  pour  enrichir  son  cabinet  qu'il 
faisoit  tant  de  recherches  ;  c'étoit  pour  les  communiquer  aux 
savans.  Sa  vie ,  écrite  par  Gassendi ,  ses  lettres  imprimées  dans 
divers  recueils,  en  fournissent  des  preuves  sans  nombre.  II  fut 
si  occupé  à  fournir  des  mémoires  à  tous  les  érudits ,  que  Henri 
de  Valois  disoit  qu'aucun  ouvrage  important  ne  paroissoit  sans 
que  Peiresc  y  eût  travaillé.  11  n'a  fait  imprimer  qu'une  dissertation 
sur  un  trépied  antique  trouvé  à  Fréjus  ;  Jacques  Spon  en  a  fait 
un  grand  usage  dans  son  Traité  de  tripodibus. 

(4)  Le  temps  où  vécut  Peiresc  ne  fut  pas  très-orao-eux  :  les 
troubles  de  la  Ligue  étoient  finis.  Ce  fut  un  siècle  querelleux.  Les 

S    2 


â^6  CHAPITRE    LU. 

Dans  l'écusson  qui  est  au-dessous ,  on  Ht  3 

IVLIV5    FR.   PAVLVS  FAVRIS 

DE  S.  VINCENS 

POSVIT 
ANN.   MDCCLXXVIII. 

Sur  le  cippé  ou  tronçon  de  colonne: 
VBI  GASPARDVS  GVARDA  VINCIVS 

FEDERATORVM    IN    PROVINCIA    SECVLO    XVI 

PREFÈCTVS 

ÏBI    NVNC    MONVMENTVM    PEIRESCIO    DICATVM 

QVOD    PENE    DIRVTVM 

RESTITVIT 

JVLII  FR.  PAVLI  FILIVS 

Ï,T    IN    HANC    BASILICAM   EX  ^DIBVS    S.    DOMINICÎ 

TRANSFERRl    CVRAVIT 

ANN.    POST    PEIRESCII    MORTEM    CLXVL 

Où  était  le   tombeau  de  Gaspar  Garde ,  baron  de  Vins ,  chef  des 

javans  étoient ,  en  général ,  jaloux  les  uns  des  autres  ;  quelques- 
uns  furent  persécutés  :  mais  Peiresc  fut  toujours  respecté  de 
tous.  H  échappa  encore  aux  persécutions  et  à  l'exil  que  plusieurs 
membres  du  parlement  d'Aix  essuyèrent  en  1631  et  1632.  Le 
cardinal  de  Richelieu  avoit  voulu  donner  à  la  Provence  la  cons- 
titution des  pays  d'élection  ;  il  avoit  sévi  contre  ceux  qui  s'étoient 
opposés  à  ses  desseins.  Quoique  Peiresc  eût  écrit  en  faveur  de 
son  pays,  il  fut  néanmoins  ménagé  et  considéré  par  le  ministre, 
qui  révoqua  ensuite  l'édit  des  élus.  Ce  savant,  il  est  vrai  ,  n'avoit 
pris  aucune  part  aux  insurrections  que  cette  loi  défavorable  avoit 
produites  ;  il  ne  fut  pas  même  compris  dans  la  disgrâce  de 
du  Vair  ,  d'abord  premier  président  d'Aix  ,  ensuite  garde  àa 
sceaux  et  évêquc  de  Lisicux,  dont  il  fut  toujours  l'ami  et  le 
confident. 


CHAPITRE    LU.  277 

Jîgnturs  de  Provence,  dans  le  XV I.^  siècle  (i),  on  volt  aujourd'hui  h 
tnoiwmerit  qui  fut  consacré  à  Pctresc  par  Jules-François-Paul  Fauris 
de  S aint-V incens.  Il  a  été  rtfaré  yar  son  jils ,  qui  l' a  fait  transporter 
de  l'église  des  Dominicains  dans  celle  de  Saint-Sauveur ,  lôô'  ans 
après  la  mort  de  Peiresc, 

Le  nom  de  Peiresc  doit  être  k  jamais  cher  aux 
François.  Personne  n'a  U'endu  plus  de  services 
aux  lettres  que  ce  savant  homme  ;  il  semble  qu'il 
en  étoit  comme  le  procureur  général.  II  encourageoit 
îes  auteurs  ;  il  leur  fournissoit  des  mémoires  et  des 
matériaux  ;  il  employoit  ses  revenus  à  faire  acheter 
ou  à  faire  copier  ies  manuscrits  les  plus  rares  et  les 
plus  utiles ,  dont  il  faisoit  part  aux  gens  de  lettres 
de  toutes  les  nations.  Sa  correspondance  embrassoit 
toutes  les  parties  du  monde.  Les  expériences  phy- 
siques ,  les  raretés  de  la  nature  ,  les  productions  de 
i'art,  les  antiquités,  l'histoire  et  les  langues,  étoient 
également  l'objet  de  sa  curiosité. 

Peiresc,  dit  Thomas  (2)  ,  accordant  une  pro- 
tection généreuse  aux  sciences  et  aux  savans ,  seroit 
un  exemple  à  présenter ,  je  ne  dis  pas  seulement  aux 
princes  ,  mais  à  cette  foule  de  citoyens  qui  pro- 
diguent leurs  richesses  en  bâtîmens ,  en  chevaux ,  en 
superfluités ,  qui  tourmentent  la  nature ,  construisent 


(i)  Le  baron  de  Vins  fut  tué  le  20  novembre  i  589,  en  assié- 
geant la  ville  de  Grasse,  qu'occupoient  les  protestans.  Voyez  infrà^ 
page  296. 

(3)  Essai  sur  Us  éloges, 

S   3 


278  CHAPITRE    LIT. 

pour  abattre,  abattent  pour  construire  ,  se  corrom- 
pent en  corrompant  une  nation.  Peiresc,  beaucoup 
moins  riche  ,  sut  employer  ses  richesses  avec  gran- 
deur; l'emploi  qu'il  en  fit  le  rendit  aussi  célèbre 
que  ses  connoissances. 

De  i'autre  côté  du  mausolée  de  Peiresc  on  doit 
placer  celui  de  M.  de  Brancas  ,  archevêque  d'Aix, 
dont  les  cendres  ont  été  restituées  à  cette  église  par 
les  soins  de  son  vénérable  successeur. 

Dans  la  nef  du  Saint-Sacrement ,  près  de  la  petite 
chapelle  obscure,  on  voyoit  avant  las  révolution  l'é- 
pitaphe  d'Ad jutor ,  pénitent  public ,  mort  sous  le 
consulat  d'Anastase ,  c'est-à-dire,  en  497  - 

HIC    IN    PAGE    QVIESCIT    ADIVTOR   QVI    POST 

ACCEPTAM    PCENITENTIAM    MIGRAVIT    AD 

DOMINVM    ANN.    LXV    MENSES   VII    DIES   XV 

DEPOSITVS   S.   D.  IV  KAL   IANVARIAS 

ANASTASIO    V.    C    CONSVLE. 

On  espère  retrouver  cette  inscription;  elle  sera 
replacée  au  lieu  qu'elle  occupoit. 

Vis-à-vis  de  cette  première  épitaphe  est  une  ins- 
cription qui  fait  mention  de  Basile,  évêque  d'Aix. 
Dans  les  lettres  de  Sidoine  Apollinaire,  il  y  en  a 
une  qui  lui  est  adressée.  Sidoine,  sans  dire  ex- 
pressément quel  étoit  le  siège  de  Basile,  l'indique 
assez  en  disant  qu'il  est  entre  Riez ,  Marseille  et 
Arles.  CdPte    inscription  est   mutilée  ;   elle    a   été 


CHAPITRE    Lir.  279 

trouvée  près  de  l'ancienne  cathédrale  ,   par  M.  de 
Saint -Vincens,  qui  en  fit  don  au  chapitre  : 

^^'^o  I A  R 
Jbasilio  ep'° 
(ann.  xxiii 
îviii.  d.^  ii.  t. 
|noi  OCTB. 
|terio  cons. 
/ 


On  ignore  l'époque  de  la  mort  de  S.  Basile.  On 
voit  par  cette  inscription  ,  dit  Papon  (  i  ) ,  qu'il  étoit 
évêque  depuis  vingt-trois  ans ,  sous  le  consulat  de  Tur- 
cius  RufFus  Apronianus  Astérius,  l'an  de  J.  C.  494* 
Mais  je  crois  que  cet  estimable  historien  commet  ici 
une  erreur  :  ce  fragment  ne  dit  pas  que  Basile  étoit 
dans  la  vingt-troisième  année  de  son  épiscopat ,  mais 
que  la  personne  dont  il  y  est  question ,  et  dont  c'est 
certainement  l'épitaphe,  est  morte  âgée  de  vingt- 
trois  ans  huit  mois  et  deux  jours  (a) ,  le  3  des  nones 
d'octobre ,  sous  le  consulat  de  Turcius  Astérius ,  et 
Basile  étant  évêque.  Si  cette  épitaphe  étoit  celle  du 
saint  évêque  ,  il  faudroit  qu'il  fût  mort  à  vingt- 
trois  ans,  d'après  la  formule,  qui  est  celle  des  ins- 
criptions tumulaires.  Ce  même  Basile  est  celui  qui 

(i)  Histoire  de  Provence,  l.  I.'^'",  p.  i88.  li  se  trompe  en  disant 
qu'elle  est  chez  M.  de  Saint- Vincens. 

(2)  ANNis  XXIII  meusîbus  VIII  DIehus  II,  Les  lettres  mal 
formées  NOiAR  faisoient  sûrement  partie  du  nom  de  celui  dont 
cette  inscription  est  l'épitaphe. 

S  4 


l8(5  CHAPITRE    LIÎ. 

fut  chargé  de  négocier  la  paix  avec  Evarîc ,  roi  des 
Goths,  en  475.. 

Dans  la  nef  du  Saint-Sacrement,  en  face  des  fontSi 
fjaptîsmaux,  on  lit  cette  singulière  épitaphe  : 

A  V   DIEV    TRI  N  VN 
A  TRES   VERTVEVSE    ET  TRES   EXEMPLAIRE   DAMOISELIE 

SVZANNE   CASANEVFVE   SA    FIDELE   ET  TRES  ''' 

CHERE    CONSORTE    M,    PIERRE    LAVGIEK    DOCTEVR 

EZ  DROITS   ET    ADVOCAT   AV   PARLEMENT  TRES 

REGRETEVX    ET  TRES    MARRI   MARI   A 

ERIGE   CE   MONUMENT, 

V 

APOSTROPHE. 

DEP,   LAFS.    G. 

Pè  ffeurs  sâinctes  ceincte  ame  or  ceincte  d'esprits  saîncts. 
En  nos  roinces  malins  d'entiers  fleurons  entières 
Tes  temples  tu  ceignis  en  toutes  cinq  manières. 
Des  oreilles  ,  des  yeux,  du  nés ,  palais  et  mains  - 
Nature  eust  desseing  de  parfaire  un  ouvrage. 
Et  a  dextre  adouba'ses  cinq  outils  formels  , 
Outils  les  plus  parfaicts,  et  il  les  failoit  tels. 
Pour  honorer  de  tout  en  tout  tel  personnage 
L'oreiller  entonnoir  ton  vase  a  décoré 
Des  accents  et  des  tons  aus  chants  et  rimes  sainctes. 
L'humble  et  chaste  pruneil'  a  cent  fois  rouge  teinctea 
Tes  joues  d'un  sang  froid  blemies  coloré. 
Plus  ta  cokur  haussoit,  plus  baissoit  ta  poulpiere. 
Les  fleurs  ton  flair  flairoit  flairantes  sur  la  fleur. 
Les  fleurs  croire  espérer  chérir  tout  puis  ton  cœur;^ 
Ton  tout  puis  ta  moitié  charité  toute  entière. 
Ton  palais  de  raison  d'oraison  le  palais 
Logea  meint  beau  propos  meinte  saincte  prière, 
'Ton  poulsc  d'un  clair  bois  une  claire  poulsiere,. 
Au  ciel  poulse  et  au  ciel  poulsée  tu  t'en  vais. 


CHAPITRE    LU.  ioU 

PROSOPOPÉE 
PAR  l'Écho  soutenue, 

DE.   F.    S.    C.    A.    P.    L, 

Aclieu  je  pars  j'y  vai  or  adieu  j'y  suis suis. 

Et  désireux  scavoir  que  c'est  que  je  devien vien. 

Quoi  mon  estre  je  crains  qu'il  ne  retourne  a  rien rien. 

Quoi  sans  peur  sans  recrret  aller  ne  puis et  puis. 

Grand'  clameur  cri'  à  dieu  dieu  en  ce  cours secours. 

Tes  or  horsmis  de  peur  mon  souci  est  à  toi oi. 

Vien  j'appelle  je  veux  c'il  que  tant  i'  a  moi a  mor. 

Sus  a  moi  tost  a  dieu  pars  son  oinct  très  coux ,  .    cours. 

Qui  t'arreste  la  bas  or  honneur  renom non. 

Le  monde  est  frauduleux  et  frauduleusement ment. 

Car  qucst-ce  homme  heureux  beau  fort  riche  scavant vent. 

Sus  sus  a  la  cité  détection sion. 

Ce  chctif  monde  alors  que  laisseras seras. 

Heureux  trois  fois  heureux  si  tu  sens  tes  esprits pris. 

Au  miel  de  ce  désir  tes  pleurs  chants  et  tes  cris ris. 

Tourneront  vers  sion  quand  finiras ^. .   iras. 

La  du  vivant  la  mort  un  vivre  meilleur l'heur. 

Souverain  t'accquerras  toi  sainct  sainct  sainct chantant..  .  .    tant. 

De  mil!'  âmes  et  moi  celle  qui  tout  attend tend. 

A  moi  tost,  tost  a  toi,  plutôt  n'estre  que  meur meur, 

MILLE  CINQ  CENTS  QVATRE  VINTS  EHX  SEPT,  O  DVRE  MORT, 
LA    VEILLE   DE   MA   GLOIRE   ICI   MA   GLOIRE   DORT, 
APRES    AVOIR   ESTÉ   NF.VF   MOIS   EN    MARIAGE 
SVR   SON    TRENT'   VN    AN   SE  TERMINA   SON    AGE. 

Cette  inscription  ,   unique  en  son  genre  ,  peut 
être  comparée,   pour   le    style,  aux  centuries    de 


îS2  CHAPITRE    LII. 

Nostradamus  et  au  poëme  de  la  Madeleine,  qui 
sont  du  même  siècle.  On  n'a  pas  pu  rendre  par 
l'impression  ia  manière  dont  sont  figurés  les  mots, 
presque  tous  composés  de  lettres  doubles. 

Dans  la  même  nef  il  y  a  des  inscriptions  consa- 
crées à  des  Angiois  qui  sont  morts  à  Aix  en  1730  et 

Pour  fliire  une  agréable  diversion  aux  objets  qui 
nous  avoient  occupés,  M.  de  Saint- Vincens  nous 
mena  au  Tholonet ,  chez  M.  de  Galiifet,  qui  permet 
à  la  bonne  compagnie  d'Aix  d'aller  quelquefois  s'y 
promener.  Il  y  a  peu  de  séjours  plus  rians  et  plus  pit- 
toresques. Devant  le  château  règne  une  belle  ter- 
rasse plantée  de  marroniers ,  sous  lesquels  on  danse 
le  dimanche  ;  de  magnifiques  allées  offrent  un 
ombrage  dont  on  sent  mieux  le  prix  sous  le  soleil 
du  midi;  des  eaux  abondantes  et  limpides ,  recueillies 
dans  un  lac  factice ,  dont  les  principales  murailles  sont 
de  fabrique  romaine,  se  précipitent  ensuite  avec  l'im- 
pétuosité d'un  torrent,  forment  d'abondantes  cas- 
cades ,  d'oià  elles  coulent  avec  un  doux  murmure  sur 
des  champs,  et  vont  se  réunir  dans  un  canal  :  un  aride 
rocher  s'élève  au  milieu  de  cette  scène  champêtre  ; 
et  la  belle  habitation  ajoute  à  l'intérêt  du  tableau  , 
dont  elle  fait  le  fond.  II  ne  manque  rien  au  plaisir 
qu'on  éprouve  dans  ce  lieu  charmant,  quand  on  peut 
y  trouver  le  propriétaire,  dont  la  politesse  est  si 
noble  et  si  obligeante. 


CHAPITRE    LU.  2S5 

Le  territoire  renferme  des  marbrières  :  le  marbre 
ou'on  en  retire  est  une  brèche  jaunâtre,  qu'on  appelle 
marbre  de  Tholonet  ;  on  le  façonne  à  Aix  ;  il  prend 
un  assez  beau  poli.  Les  maisons,  les  églises,  en  sont 
décorées. 

C'est  aussi  dans  le  domaine  du  Tholonet  qu'on 
trouve  une  belle  plante  de  la  famille  des  renon" 
enlacées^  h  laquelle  Tournefort  a  imposé  le  nom 
de  M.  Garîdel[\),  célèbre  botaniste  d'Aix  ,  qui 
l'a  découverte. 

(1)  Garidella  îilgelldstnim. 


284 


CHAPITRE  LUI. 


Des  anciens  Mausolées. — Tombeaux  des  comtes  de  Pro- 
vence,— -d'Alphonse  II.  —  Inhumation  de  Raymond- 
Bérenger.  — Bouclier,  —  Béatrix  son  épouse,  Béatrix 
leur  fille. — Jugement  dernier,  —  Statue  de  Charles  II. 
— Tombeaux  de  Charles  III ,  —  de  Blanche  d'Anjou, — 
du  baron  de  Vins. 

rViEN  de  plus  imposant  que  l'aspect  des  tombes 
royales  élevées  dans  des  temples  gothiques  éclairés 
par  un  jour  sombre  et  religieux  :  le  sentiment  qu'on 
éprouve  en  voyant  ces  costumes  antiques  et  variés , 
ces  blasons,  ces  cimiers,  ces  bannières,  ces  sym- 
boles de  la  piété ,  de  la  puissance  et  de  la  valeur  , 
porte  dans  l'ame  une  douceur  mélancolique ,  qui 
n'est  pas  sans  intérêt  et  sans  charmes.  Celui  qui 
croit  avoir  à  se  plaindre  de  la  fortune,  contemple 
avec  une  espèce  de  satisfaction  le  néant  de  la  gran- 
deur :  on  remonte  avec  curiosité  aux  temps  où  ont 
vécu  les  princes  eties  grands  dont  ces  tombes  recèlent 
ïa  noble  poussière  ;  on  interroge  leur  histoire  ;  on  les 
fait  comparoîîre  au  tribunal  de  sa  raison;  on  les  juge 
avec  sévérité  et  sans  appei;  on  ne  craint  plus  l'appa- 
reil qui  les  environne  ;  on  ajoute  encore  aux  éloges 
qui  leur  furent  accordés  ,  ou  l'on  donne  un  libre  dé- 
menti à  leur  épitaphe  mensongère.  On  aime  à  s'ar« 
rêter  devant  les  augustes  images  des  rois  qui  ont  fait  le 


CHAPITRE     LIIÎ.  2.^^ 

fconheur  de  leurs  peuples  :  on  se  plaît  à  s'assurer  que 
ie  tyran  étendu  sous  le  marbre  qui  pèse  enfrn  sur  lui, 
ne  pourra  ie  soulever;  qu'il  n'en  sortira  point  pour 
dicter  des  arrêts  sanguinaires.  Combien  l'ame  s'élève 
devant  les  mausolées  des  braves  !  Qui  peut  voir  ceux 
des  Montmorency  ,  des  Grillon  ,  des  Duguesclin  , 
sans  éprouver  une  ardeur  guerrière!  II  semble 
que  la  belliqueuse  trompette  va  sonner  ,  réveiller 
ces  preux  ,  dont  la  mort  n'est  qu'un  sommeil  , 
et  qu'ils  vont  s'élancer  sous  les  pas  de  l'ange  de 
la  victoire.  On  s'attendrit  sur  le  sort  des  princes 
malheureux;  on  excuse  les  fautes;  on  pardonne  les 
foiblesses  :  mais  on  méprise  la  lâcheté  ,  et  l'on  déteste 
ies  crimes. 

La  visite  de  ces  précieux  mausolées  est  à-Ia-fois  un 
cours  de  morale  et  d'histoire.  Ils  nous  retracent  les 
mœurs  et  les  usages  des  temps  passés ,  et  nous  font 
connoître  les  dîfférens  états  des  arts.  Si  l'on  regrette 
avec  raison  que  les  temples  aient  été  dépouillés  de 
ces  ornemens,  on  doit  chercher  du  moins  à  recueillir 
ce  qui  nous  en  reste. 

Les  tombeaux  des  comtes  de  Provence ,  qui  dé- 
coroient  autrefois  plusieurs  églises  d'Aix  ,  ont  été 
absolument  détruits  ,  et  jamais  ils  n'ont  été  gravés  ; 
le  souvenir  en  seroit  totalement  perdu  ,  si  mon 
savn-it  ami  M.  de  Saint-Vincens  ne  les  avoit  pas  fait 
dessiner.  J'ai  pensé  qu'on  verroit  avec  plaisir  la  re- 
présentation de  quelques-unei  de  ces  tombes  ;   et 


2.26  CHAPITRE    LUI. 

il    a   bien    voulu    m'en  communiquer    les   dessins. 

Le  premier  de  ces  tombeaux  (planche  XLI  ) 
étoit  dans  l'église  de  Saint-Jean.  Il  est  divisé  en  trois 
parties  :  la  façade  de  celle  du  milieu  est  surmontée 
d'un  fronton  orné  de  feuilles  d'acanthe  ,  d'arêtes  et 
de  trois  pyramides  ;  la  partie  intérieure  de  ce  fron- 
ton est  cintrée  en  ogive  et  ornée  de  rosaces  sou- 
tenues par  des  saints  et  des  anges  :  aux  deux  extré- 
mités latérales  ,  il  y  a  des  monstres  qui  tiennent 
dans  leurs  griffes  une  tète  humaine  ;  les  arceaux  qui 
supportent  les  rosaces ,  sont  aussi  ornés  de  têtes  au 
point  où  ils  se  joignent.  Cette  façade  est  soutenue 
par  des  piliers  formés  d'un  amas  de  petites  colonnes 
dont  le  chapiteau  est  composé  de  feuilles  de  lierre. 

Sur  la  tombe  qui  est  placée  sous  cette  architec- 
ture ,  et  dont  la  bordure  est  ornée  de  feuilles 
d'acanthe,  repose  un  homme  vêtu  de  la  robe,  du 
manteau  et  du  cordon  que  portaient  les  chevaliers 
hospitaliers  de  Saint  Jean  ;  ses  pieds,  selon  l'usage  du 
temps,  posent  sur  un  chien,  et  il  a  les  mains  jointes. 
C'est  l'image  d'Ildephonse  ou  Alphonse  II ,  comte 
de  Provence ,  mort  à  Palerme  en  1 20^  (  i  )  ;  il  voulut 
que  son  corps  fût  porté  à  Aix ,  et  inhumé  dans  l'église 
de  Saint-Jean  :  c'est  ce  prince  qui  introduisit  dans 
la  Provence  le  goût  des  vers,  des  tournois  et  de  la 
chevalerie. 

(1)  Art  de  vérifier  les  dates  ,  tome  II,  page  4j8. 


CHAPITRE     LUI.  287 

A  gauche,  sous  une  niche  décorée  d'un  second 
ordre  d'architecture  avec  des  pyramides  ,  et  sup*- 
portée  par  des  colonnes  isolées ,  dont  les  chapiteaux 
sont  formés  d'un  double  rang  de  feuilles  de  chêne , 
est  Raymond-Bérenger  IV ,  fils  d'Alphonse  ,  et  der- 
nier comte  de  ia  maison  de  Barcelone  :  il  est 
debout ,  et  est  entièrement  couvert  d'une  cotte  de 
mailles  ;  ses  gantelets  ,  son  haubert  ou  camail ,  et  ses 
cuissarts,  sont  également  maillés  ;  il  a  par-dessus  une 
cotte  d'armes;  une  grande  épée  est  suspendue  à  sa 
ceinture.  II  tient  dans  la  main  droite  une  fîeur  ;  c'est 
la  rose  d'or  que  le  pape  Innocent  IV  lui  donna  en 
1244  (  I  )  •  ^^  s'appuie  de  l'autre  main  sur  un 
grand  bouclier,  pareil  à  celui  qui  est  suspendu  au- 
dessus  d'Alphonse  II.  Raymond-Bérenger  est  mort 
en  1245. 

A  droite  est  une  niche  à-peu-près  pareille  ;  mai? 


(i)  Le  dimanche  de  la  Quadrngeshne ,  appelé  Latare  à  cause  de 
ces  mots  de  l'introït  de  ia  messe  Latare  Hierusalem ,  aussi  appelé 
le  Dimanche  du  Pain  ,[Dominica  pnnis  ]  parce  qu'on  y  lit  l'évangila 
de  la  multiplication  des  pains;  en  signe  de  la  joie  qui  doit  régner 
dans  ce  jour  ,  les  cardinaux  portent  des  vêttmens  rose  ;  et  le 
pape,  en  revenant  de  sa  chapelle,  tient  à  la  main  une  rose  d'or,  qu'il 
envoie  ensuite  à  quelque  prince  ou  à  quelque  grand  :  c'est  le 
symbole  du  printemps  qui  succède  à  l'hiver.  Raymond -Bérencrer 
reçut  cette  rose  d'Innocent  IV,  en  reconnoissance  de  son  atta- 
chement au  Saint-Siège.  Raymond  l'avoit  déposée  dans  l'église 
de  Saint-Sauveur  ;  et  le  même  pape  ,  par  une  bulle  donnée  en 
i2jo,  y  attacha  des  indulgences. 


i88  CHAPITRE     Llir. 

elle  n'a  qu'un  ordre  d'architecture  :  c'est  pourquoi  les 
pyramides  sont  plus  élevées,  et  ont  des  ornemens 
difFérens.  La  statue  qu'elle  renferme  est  celle  de 
Béatrix  de  Savoie ,  épouse  de  Raymond  ;  cette  prin- 
cesse mourut  en  1 266  :  elle  a  une  longue  robe,  une 
couronne  sur  la  tête ,  et  une  espèce  de  fleuron  sus-* 
pendu  au  cou. 

J'ai  déjà  parlé  de  Béatrix  de  Savoie  et  de  son  auguste 
époux.  On  aime  à  contempler  sous  ces  niches  go- 
thiques les  images  de  ces  princes  amis  des  lettres  ;  on 
se  représente  Bérenger  prêt  à  s'engager  dans  un  tour- 
nois ,  et  Béatrix  écoutant  les  vers  d'un  troubadoun 

Les  petits  côtés  du  tombeau  d^ Alphonse  II  nous 
montrent  avec  plus  de  détail  l'élévation  des  pyra- 
mides surmontées  et  ornées  de  feuilles  de  chêne: 
sous  l'un  des  frontons  ,  décoré  de  feuilles  d'acanthe, 
on  voit  i'ame  d'un  des  deux  comtes  comme  sortant 
de  son  linceul  et  emportée  dans  un  drap  par  des 
anges  au  séjour  des  bienheureux  ;  un  ange  qui  tient 
un  encensoir ,  purifie  encore  par  les  parfum  s  cette 
ame  qui  va  être  admise  à  la  présence  de  Dieu,,  et 
un  autre  ange  pose  sur  sa  tète  la  couronne  de  l'ims. 
mortalité  (  i). 

(1)  Sur  un  tombeau  de  l'abbaye  de  Gomer-Fontaine,  que  j'ai 
publié  dans  mes  Antiquités  nationales ,  tome  IV,  art.  XLII ,  p(.  III, 
on  voit  une  sainte  qui  tient  dans  un  linceui  les  amcs  de  trois  pe- 
tits enfans;  deux  anges  ,  dont  l'un  joue  du  rebcc,  l'autre  de  fa 
harpe,  célèbrent  leur  arrivée  dans  le  ciel. 

Examinons 


CHAPITRE    Llîï.  289 

Examinons  actuellement  le  bas-relief  qui  décore 
ïa  tombe  d'Alphonse  :  les  colonnes  empêchent  de 
l'apercevoir  entièrement  ;  c'est  pourquoi  ii  a  été 
gravé  séparément,  avec  ses  petits  côtés  (pi,  XLIIj.  Il 
paroît  que  le  sujet  général  est  l'ouverture  du  tombeau 
et  l'enterrement  du  corps  d'Alphonse  :  le  personnage 
qui  y  est  renfermé ,  est  en  tout  semblable  à  celui  qui 
est  couché  dessus. 

Les  petits  côtés  font  partie  du  même  sujet  :  ii  com- 
'  mence  au  petit  côté  à  gauche  du  lecteur  (ïbid.  n."  i  ); 
on  y  voit  quatre  prêtres ,  qui  témoignent   plus  ou 
moins  vivement  combien  la  triste  cérémonie  à  la- 
quelle ils  doivent  assister,  les  afflige. 

La  première  chose  qui  s'offre  à  nous  sur  le  grand 
côté  (ibid.  n."  2)^  c'est  ie  cercueil  dans  lequel  va  reposer 
ie  noble  comte  :  deux  moines  soutiennent  avec  effort 
la  pierre  destinée  à  le  couvrir,  et  l'empêchent  de  re- 
tomber avant  que  la  vérification  des  objets  qu'il  doit 
contenir  ait  été  faite.  L'évêque ,  qui  préside  à  cette  ou- 
verture, lève  une  main  vers  le  ciel ,  qu'il  montre  avec 
l'index ,  et  semble  annoncer  que  Dieu  a  bien  voulu 
admettre  Alphonse  parmi  ses  élus;  la  forme  de  sa 
mitre  est  remarquable  :  un  gros  moine  écoute  avec 
attention  le  discours  que  ie  saint  évêque  fait  à  cette 
occasion.  Un  autre  prêtre  porte  la  croix,  cette  céré- 
monie funèbre  étant  toujours  sanctifiée  par  le  signe 
de  notre  rédemption.  Pendant  ce  temps,  un  moine 
iit  un  écrit  qui  contient  sans  doute  le  procès-verbal 
Tome  II,  T 


2^0  CHAPITRE     LUI. 

de  cette  lugubre  cérémonie;  et  celui  qui  l'accom- 
pagne ,  suit  sa  lecture  comme  pour  l'aider  k  déchif- 
frer ,  ou  pour  voir  s'il  ne  commet  pas  quelque 
erreur.  La  composition  de  cette  partie  du  bas-relief 
est  bien  entendue  et  assez  bonne  pour  ie  temps. 

L'invention  du  reste  n'est  pas  aussi  heureuse. 
Toutes  les  figures  sont  sur  le  même  plan  ;  ce  sont 
des  moines  et  des  prêtres  ,  qui  prennent  plus  ou 
moins  de  part  a  l'action  :  le  premier,  près  du  tom- 
beau ,  tient  un  bénitier  ;  le  second  élève  un  encensoir  ; 
le  prêtre  qui  suit ,  a  une  grande  chape  attachée  avec 
un  fermail  de  métal.  L'évêque,  qui  vient  après,  élève 
les  mains  et  semble  prier  :  derrière  lui  est  un  cheva- 
lier de  Saint-Jean  qui  tient  un  rouleau  déployé  ;  c'est 
la  charte  des  donations  qu'Alphonse  et  Raymond  ont 
faites  à  son  ordre.  Ceux  qvii  viennent  ensuite  sont 
deux  chanoines  ,  dont  l'un  est  vu  par- derrière  et 
l'autre  par-devant  :  au  capuchon  de  leur  manteau 
tient  un  bonnet  relevé  et  plissé  autour  de  leur  tête.  Le 
bas- relief  est  terminé ,  au  petit  côté  (pi.  XLII^  n."  ^), 
par  un  pleureur  qui  s'arrache  les  cheveux ,  et  une  pleu- 
reuse agenouillée  ,  couverte  d'un  grand  voile,  et  qui 
exprime  le  plus  affreux  désespoir. 

Ce  mausolée  fut  achevé  en  1250;  et  probable- 
ment la  statue  de  Béatrix  y  fut  placée  postérieure- 
ment, puisqu'elle  n'est  morte  qu'en  1266.  Ce  bas- 
relief  singulier  est  précieux,  en  ce  qu'il  nous  fait  voir 
la  forme  des  habits  d_s  évêques,  des  prêtres,  des 


CHAPITRE     LUI.  2.C)i 

chanoines ,  des  hospitaliers  et  des  clercs ,  telle  qu'elle 
étoitau  milieu  du  xiil."  siècle. 

Mais  quel  est  l'écu  suspendu  sous  cette  voûte  , 
au-dessus  du  tombeau  qui  renferme  Alphonse  et 
son  fils  î  c'est  le  bouclier  de  ces  deux  princes ,  celui 
dont  ils  faisoient  usage  dans  les  tournois  :  une  large 
échancrure  prouve  qu'il  n'y  a  pas  été  ménagé.  II 
étoit  de  bois  couvert  d'un  cuir  épais ,  sur  lequel 
étoient  peints  des  pals  d'or  et  de  gueules  :  le  cuir 
s'étant  soulevé ,  on  avoit  été  obligé  d'y  mettre  des 
clous  ;  sur  la  tête  de  tous  ces  clous  ,  on  voit  les  armes 
d'Arragon  qui  y  sont  gravées.  Avec  quel  plaisir 
on  aimoit  à  contempler  à  Bordeaux  l'épée  de  Bayard, 
le  bon  chevalier!  L'épée  et  le  bouclier  de  François  I.'', 
conservés  dans  la  salle  du  cabinet  des  antiques  de  la 
Bibliothèque  impériale ,  attirent  encore  les  regards  , 
moins  à  cause  de  la  grande  beauté  du  travail  que  pour 
le  souvenir  du  roi  brave  et  loyal  qui  les  a  portés. 
L'épée  de  ville  de  l'ami  de  Sully  ,  l'épée  de  guerre 
du  vainqueur  de  Coutras  et  d'Ivry,  sont  suspendues 
près  des  armes  moins  heureuses ,  mais  non  moins  vail- 
lantes ,  de  François  I."  :  chacun  désire  voir  cette  épée 
qui  a  si  bien  soutenu  les  droits  du  bon  Henri  ;  et  le 
grand  Napoléon  a  voulu  la  toucher  de  ses  mains 
invincibles.  Le  bouclier  des  généreux  comtes  Al- 
phonse et  Raymond ,  froissé  dans  les  tournois ,  rompu 
à  son  extrémité  par  les  lances ,  donnoit  k  la  tombe 
que  nous  décrivons  un  appareil  plus  auguste  :  le  nom 

T  2 


2X)2  CHAPITRE     LUT. 

de  ses  maîtres  n'a  pu  le  protéger ,  et  il  a  été  brisé 

par  les  impies  qui  ont  osé  violer  la  cendre  des  morts. 

Cet  écu  Cpl.  XLÎ  et  XLII,  n."  ^)  a  la  forme  de  ceux 

qu'on  observe  sur  tous  les  monuniens  du  temps  de 

S.  Louis  (  I  ] . 

Le  tombeau  de  Béatrix  (pi.  XLJV,  n."  i  )  n'est  pas 

moins  intéressant  que  le  précédent.  Cette  princesse 
étoit  la  quatrième  fille  de  Raymond,  qui  lui  avoit  légué 
ses  états  de  Provence  :  Louis  IX  et  Raymond  YII  , 
comte  de  Toulouse ,  lui  disputèrent  cette  succession  ; 
mais  le  différent  fut  terminé  par  ie  mariage  de  Béatrix 
avec  Charles  L*"'  d'Anjou,  frère  de  S.  Louis  et  roi  de 
Sicile.  Elle  est  morte  à  Nocera  en  i  277  :  elle  voulut 
être  enterrée  à  Saint-Jean  d'Aix,  en  face  de  son  père 
et  de  son  grand-père  ;  ie  pape  fut  obligé  de  mena- 
cer son  mari  d'excommunication  ,  pour  le  forcer  à 
exécuter  les  dernières  volontés  de  cette  princesse. 

La  voûte  est  supportée  par  des  amas  de  piliers 
avec  des  chapiteaux  fonnés ,  comme  \qs  précédens  , 
d'une  double  rangée  de  feuilles  de  chêne  ;  chaque 
arête  du  fronton  est  terminée  par  une  feuille  de 
même  espèce  ;  et  ces  feuilles ,  élégamment  disposées 
sur  une  seule  rangée ,  composent  à  ce  fronton  une 
bordure  agréable.  Au  milieu  du  double  fronton  est 
une  rose  dans  une  couronne;  des  anges  qui  sont 

(i)  Voyer  les  tombeaux  des  enfans  de  ce  roi  qui  étoient  aux 
Jacobins  de  la  rue  Saint-Jacques ,  4  Paris,  dans  mes  Antiquités 
nationales,  tome  IV,  n.*  xxxix,  pi.  Yill,  x,  etc. 


CHAPITRE    Lin.  293 

posés  sur  des  têtes  humaines,  supportent  une  rosace. 
Les  pyramides  sont  tronquées,  ou  plutôt  ce  sont  de 
longues  bases.  Celle  du  milieu  porte  l'image  du 
Très-Haut:  il  tient  dans  une  main  le  globe  surmonté 
d'une  croix,  emblème  du  monde  sauvé  par  la  mort 
de  son  fils,  et  il  élève  la  droite  comme  pour  pronon- 
cer ses  terribles  arrêts  ;,il  est  placé  dans  des  nuages 
et  entouré  d'anges  et  de  saints ,  dont  l'un  tient  le 
livre  de  l'Évangile ,  pour  indiquer  qu'il  n'y  a  de  salut 
que  pour  celui  qui  n'a  pas  transgressé  cette  sainte 
loi  y  l'autre  a  dans  une  main  une  toise ,  symbole  de 
l'équité  avec  laquelle  Dieu  pèse  ses  jugemens  et  me- 
sure les  actions  des  hommes,  eFoans  l'autre  mi  vase 
d'eau  lustrale,  qui  annonce  que  la  bonté  de  Dieu  ,  en 
punissant  les  crimes ,  pardonne  les  fautes  qu'une  puri- 
fication nécessaire  doit  cependant  expier.  Les  anges 
qui  sont  autour  font  entendre  les  sons  terribles  de 
la  redoutable  trompette  :  tous  les  hommes  sont 
appelés  au  jugement  dernier;  on  les  voit  sur  la  base 
du  tombeau  ;  ils  se  débarrassent  des  voiles  qui  les 
entourent  ;  ils  paroissent  comme  se  réveiUer  après 
un  long  sommeil  ;  ils  soulèvent  la  pierre  qui  les 
couvre  ;  ils  sont  saisis  d'étonnement  et  d'effroi. 
Ces  figures  isolées ,  ou  formant  des  groupes  plus  oa 
moins  animés  et  tous  variés ,  sont  enfermées  dans 
deux  encadremens  du  genre  dit  gothique. 

Trois  autres  semblables  encadremens,  dont  deux 
sont  sur  le  fond  du  tombeau  ,  au  -  dessus  de   la 

^  3 


2^4  CHAPITRE    LUI. 

princesse,  et  le  troisième,  sur  ie  petit  coté  ,  à  gauche 
(pi.  XLIV,  n,"  2  J  de  la  base,  auprès  du  Jugement 
dernier  ,  contiennent  les  images  des  douze  apôtres. 
Sur  le  petit  côté,  à  droite  (ibïd.  n."  ^)  ,  sont  trois  fils 
de  Béatrix ,  qui  moururent  avant  elle. 

Sous  le  dôme  du  baldaquin  ,  on  voit  deux  anges 
qui  emportent  i'ame  de  la  princesse  (  ibid.  n°  ^  ),  et 
deux  autres  anges  qui  l'encensent  (  ihïd.  n."  j  ). 

Charles  II  d'Anjou,  fils  de  Charles  I."  (i)  et  de 
Béatrix,  mourut  à  Naples  le  4  mai  i  309.  H  voulut 
que  son  corps  fût  transporté  au  monastère  des  Do- 
minicaines d'Aix ,  Œftlil  avoit  fondé.  Ce  corps  fut  mis 
dans  un  cercueil  débois  de  cyprès  :  il  existoit  encore 
avant  la  révolution  ;  les  membres  desséchés  étoient 
enveloppés  de  lambeaux  d'une  étoffe  bleue  ,  semée 
de  fleurs-de-iis  d'or  :  il  y  avoit  en  outre  dans  ie  tom- 
beau un  sceptre ,  un  bâton ,  une  boule  ,  une  cou- 
ronne, ornés  de  fîeurs-de-iis ,  le  tout  de  cuivre  doré. 
La  forme  de  ces  instrumens  ,à  en  juger  par  le  dessin 
que  possède  M.  de  Saint-Vincens  ,  la  matière  vile 
dont  ils  étoient  faits ,  pouvoient  rendre  suspecte  leur 
authenticité  ;  c'est  pourquoi  je  ne  les  ai  pas  fait  gra- 
ver :  mais  j'ai  fait  figurer  (pi.  XLVI ,  n."  2)  une 
statue  qui  étoit   dans  le  jardin  de  ces  religieuses , 


(i)  Le  tombeau  de  Charles  I,^''  étoit  aux  Jacobins  de  la  rue 
Saint-Jacques,  à  Paris.  Voyez  mt% Antiquités  nationala ,  tome  IV 
article  xxxix,  planche  Vl,  figure  î. 


CHAPITRE    LUI.  29^ 

et  qui  représente  le  même  prince.  L'ornement  de 
§a  robe  est  singulier  ;  il  semble  que  le  sculpteur  ait 
voulu  exprimer  le  défaut  de  conformation  auquel  il 
devoit  le  surnom  de  boiteux. 

Aix  possédoit  encore  le  tombeau  du  dernier  comte 
de  Provence,  Charles  III  ,  fils  de  Charles  comte  du 
Maine,  et  neveu  du  roi  René.  Il  mourut  à  Marseille, 
en  i-i'-ù  1 .  Louis  XI,  qu'il  avoit  institué  son  héritier, 
chargea  le  grand  sénéchal  Palamède  de  Forbin  de 
lui  faire  élever  ce  monument  ,  dont  l'architecture 
n'a  pas  la  légèreté  et  l'élégance  des  précédens. 

Le  devant  (pi.  XLV,  n."  1  )  est  orné  de  pyra- 
mides placées  les  unes  sur  les  autres  ;  aux  deux  côtés 
sont  les  armes  du  prhice ,  entourées  du  cordon  de 
l'ordre  de  Saint-Michel,  institué  par  Louis  XI  ,  qui 
l'en  avoit  nommé  chevalier.  L'ange  à  qui  cet  ordre  est 
consacré,  est  représenté  en  haut,  perçant  de  sa  lance 
un  dragon,  symbole  de  la  religion  triomphant  des 
ruses  de  l'enfer.  Sur  une  espèce  de  tribune  est  un 
groupe  qui  représente  la  Trinité.  Des  pleureurs  et 
des  pleureuses  sont  sur  le  devant  de  la  tombe,  dans 
des  niches  ,  avec  des  baldaquins  ornés  de  pendentifs. 
Charles  III  est  armé,  cuirassé ,  et  sa  cotte  d'armes  est 
chargée  de  ses  divers  blasons  ;  deux  anges  sont  à  sa 
tête  ,  et  ses  pieds  posent  sur  un  lion. 

Le  fond  de  la  muraille  étoit  peint  en  bieu  et  semé 
de  fleurs-de-iis  d'or.  On  lisoit  son  épitaphe  sur  le 
marbre  quj  est  au  milieu;  et  en  songeant  à  la  foiblesse 

T  4 


2.^6  CHAPITRE    Lin. 

de  ce  prince  et  à  la  courte  durée  de  son  règne ,  on  la 
trouve  bien  emphatique  : 

Li/ia  Francoruiii,  cxlfstia  mimera,  Regum, 

Reliquias  peter Is  Aiidegai'aque  domûs , 
Occitlit  iste  lapis  calataque  marmora  claudunt ; 

Ohruta  sic  fatis  regia  sceptra  jacent. 
Jérusalem  et  Siciilos  ,  et,  si per  fata  liceret, 

Arragones  poterat  nostra  tenere  mamis  ; 
Sed fortiam ,  diii  nostros  ne  ferret  honores, 

Accele-rat  moriis  tempora  dura  mifii. 
Qui  legis  hoc  tristi  coiiscriptutn  inarinore  carmen  , 

Die  :  Tibi  sit  requies.  Car  oie,  paxque  tibi  ! 

«  Sous  cette  tombe  ,  sous  ce  marbre  sculpté  ,  sont  renfermés 
5'  et  les  lis  ,  présent  fait  par  le  ciel  aux  rois  françois  ,  et  les 
»  restes  de  l'ancienne  maison  d'Anjou.  Ainsi  tombent  les  sceptres 
»  des  rois,  jouets  du  destin  !  Mon  bras  pouvoit  réunir  tt  gouver- 
"  ner  Jérusalem,  la  Sicile,  et  même  i'Arragon ,  si  le  sort  l'eût 
"  voulu  ;  mais  la  fortune  jalouse  arrêta  le  cours  de  mes  honneurs , 
»  et  accéléra  le  jour  de  ma  mort ,  si  fatal  pour  moi.  Toi  qui  lis 
>'  ces  vers  gravés  sur  ce  marbre  de  deuil ,  dis  au  moins  :  Que 
»  Charles  repose  au  sein  de  la  paix  !  » 

Je  terminerai  la  série  des  tombeaux  des  princes  de 
ïa  maison  d'Anjou  qui  ont  régné  sur  la  Provence , 
par  la  figure  de  celui  de  Blanche  d'Anjou  (pi.  XLIII , 
nf  2) ,  fille  naturelle  du  roi  René,  épouse  du  seigneur 
de  Beauvau ,  marquis  de  Pressigny  :  il  étoit  dans  le 
sanctuaire  de  l'église  des  grands  Carmes  à  Aix.  Elle 
a  un  surcot  sur  sa  cotît  hardie,  qui  est  mi-partie 
du  blason  d'Anjou  et  du  blason  de  Beauvau  ,  ainsi 
que  son  écusson  placé  à  la  naissance  de  la  pyramide 
qui  cotironne  l'arcade  sous  laquelle  elle  repose. 


CHAPITRE    LUI.  297 

M.  de  Saint- Vincens  a  encore  conservé  le  dessin 

du  tombeau  de  Gaspar  Garde  ,  baron  de  Vins  ,  chef 

des  ligueurs  en  Provence ,  mort  devant  Grasse ,  dont 

il  faisoit  le  siège,  ie  20  novembre  1 58p. 

Le  devant  de  cette  tombe  est  décoré  de  trophées, 
et  des  figures  de  la  Valeur  et  de  la  Religion.  Le  baron , 
couvert  de  son  armure ,  est  à  genoux  devant  un  prie- 
Dieu  (pi.  XLVI ,  n."  j).  Ce  tombeau  ,  qui  avoit  été 
exécuté  aux  frais  de  ia  province ,  a  été  brisé  ;  il  est 
remplacé  aujourd'hui  par  celui  de  Peiresc  (  1  ) .  Voici 
les  trois  inscriptions  dont  il  étoit  accompagné  : 

ASTA,  VIATOR,  MAGNI  VINCII  MARMOR  ADEST: 
PERLEGE  I  MAGNUS  ILLE  VINCIUS  ,  SALIORUM 
OPTIMATUM  SPLENDOR,  SENATUS  POPU^IQUE  SEX- 
TIANI  AMOR  DELICI-^VE  ,  SANCTIORIS  FCEDERIS 
GALLICI  APUD  SALIOS  EXERCITUS  EX  SENATUS- 
CONSULTO  PR^FECTUS  ;  H^RETICIS  ,  GALLIAAÎ 
POPULARI  COGITANTIBUS  ,  QUINQUIES  COLLATIS 
SIGNIS  APUD  DIONYSIACUM.  CELTARUM  (a),  CO- 
GNATIUM  (3)  ,  MONCONTURSIUM  GALLICANTIUM 
PICTONUM  (4),  ONETIUM  AURELIANORUM  {  j)  , 
PROSTRATIS,  ATQUE  INGENTI  GERMANORUM  STRA- 
CE  SUE  DIVIS  PRINCIPIBUS  GALLOGUISIIS  FACTÂ  , 
TANDEM,  QUINQUAGENARIUS  PENE,  DUM  FAC- 
TIONEM  H^RETICAM  SOCIATAM,  DIRA  OMNIA 
SALIIS    MINITANTEM,  IN  ASPERA  JUGA    MONTIUM 

(1)  Suprà ,  p.   276. 

(2)  Saint-Denis. — (3)  Cognac. — (4)  Montcontour  en  Poitou, 
• — (5]  Auneau  en  Oricanoii, 


=  9^  CHAPITRE    LUI. 

BELLIC  VIRTUTE  ,  SINGULARI  PRUDENTl  ,  PARI 
FKLICITATE  COMPELLEPET,  ET  GRASSIUM  OPPIDUM 
SALIORUM  (l)   OPPUGNARET. 

POST  QUARTUM  IN  EXPEDITIONE  RUPELLyt  AQUI- 
TANORUM  (2),  SPONTE  UT  REGIO  PECTORE  IN  SUUM 
DEDUCERET  TELUM  FLAMMEUM  EXCEPTUM  :  QUIN- 
TO  ,  PROH  DOLOR  I  È  MŒNIBUS  IN  CEREBRUM  EMIS- 
SO  CONTECTUS,  DULCISSIMAM  PATRIAM  ,  SUAVIS- 
SIMOS  LIBEROS  ,  FRANCISCUM  ET  GASPAREM  CA- 
RISSIMO  PARENTE  ORBOS  ,  PERPETUO  LUCTU  VOTA 
FACIENTES  LIQUIT.  12  KALEND.  DECEMBR.  ANNO 
INSTIT.  SALUT.  I^Sp.BENE  MERENTI  BENE  PRECARE, 
VIATOR. 

Sur  le  soubassement  du  même  mausolée  : 

NON  POTUIT  FERRO  VINCI,  NON  VINCIUSARTE 
VINCIRI  ;  ID  MARTIS,    PALLADIS  ISTUD  OFE. 

VINCERE  SED  FERRO  ,  VINCIRE  SED  ARTIBUS  HOSTES 
QUOD  SUETUS,  NOMEN  VINCIUS  INDE  TULIT. 

MULCIBEREM,  NE  VINCTA  FORET,  SED  VICTA  POPOSCI' 
MORS  ;  HINC  SULPHUREO  VINCIUS  IGNE  CADIT. 

Au-dessus  de  la  voûte  du  mausolée  est  ce  distique 
îatin  : 

SCIRE  VELIS  QUANTUS  FUERIM  !  GERMANIA  DICET, 
DICET  ET  INNUMERIS  GALLIA  NOSTRA  LOCIS. 


^i)  Grasse.  —  (z)  La  Rochelle, 


2f>9 


CHAPITRE   LIV. 

Pompes  et  Processions  chez  les  anciens;  —  dans  le  culte 
chrétien. —  LaFête-Dieu. —  Les  cérémonies  d'un  même 
cuhe  modifiées  selon  les  lieux  et  les  temps. — Procession 
d'Aix  instituée  par  le  roi  René.  Mystères;  la  Passade, 
ie  Guet  ,  Costumes  ,  la  Renommée  ,  Chevaliers  du 
Croissant,  le  duc  et  la  duchesse  d'Urbin,  Momus  , 
Mercure,  la  INuit  ,  Proserpine,  Pluton ,  Raicassetos  , 
Carcisti's j  le  Jeu  du  chat,  Pluton,  Proserpine,  le  petit 
Jeu  des  diables  ou  VArmeîto ,  le  grand  Jeu  des  diables 
et  le  roi  Hérode  ,  Neptune,  Amphitrite,  Joueurs  de 
palet,  Faunes,  Satyres,  Pan,  Sirènes,  char  de  Bac- 
chus,  les  Chevaux  frux ,  Pallas,  Diane,  Apollon  ,  la 
jreine  de  Saba  ,  Saturne,  Cybèle  ,  les  Dansàires  ,  les 
petits  Dansàires ,  le  grand  Char,  Jupiter,  Junon  ,  Vénus, 
Cupidon,  les  Ris,  les  Plaisirs,  les  Grâces,  les  Parques  , 
Procession ,  la  Belle-Etoile,  les  Tirassoiins ^  les  Apôtres, 
S.  Christophe,  les  Lanciers,  les  Bâtonniers,  le  Roi  de  la 
Basoche,  le  Lieutenant  du  prince  d'Amour  ,  l'Abbé  de 
la  Jeunesse,  la  Mort,  Jeu  des  moinons ,  Balthasar  Ro- 
man.—  Observations  sur  l'origine  et  le  but  de  cette  fête. 

1  ARMi  les  institutions  civiles  et  religieuses,  il  n'y 
en  a  peut-être  pas  de  plus  anciennes  et  de  plus  im- 
posantes que  ces  marches  faites  par  une  grande 
réunion  d'hommes  ou  de  corporations,  que  les  an- 
ciens ont  nommées  pompes  ,  et  que  nous  appelons 
processions.   On  ne   peut  citer  auciui  peuple  chez 


300  CHAPITRE     LIV. 

lequel  on  n'en  retrouve  l'usage.  La  grande  marche 
que  l'on  remarque  sur  les  murailies  de  l'antique  Per- 
sépolis  { I  ) ,  et  qui  est  composée  d'hommes  qui  ont 
un  maintien  si  grave ,  et  d'un  grand  nombre  d'autres 
qui  portent  les  instrumens  de  leur  profession  ,  est 
une  procession  :  l'auguste  pompe  des  Panathénées, 
si  sainte  aux  yeux  des  habitans  de  i'Attique ,  s'offre 
encore  aux  regards  sur  la  frise  du  temple  de  la  chaste 
Minerve  k  Athènes  (2).  Mais  chaque  peuple  donne  à 
ses  fêtes  religieuses  l'empreinte  de  son  caractère.  Chez 
les  Grecs  ,  elles  dévoient  rappeler  aux  citoyens  les 
noms  sacrés  des  premiers  auteurs  de  leur  civilisation  > 
dont  ils  faisoient  honneur  aux  dieux  mêmes ,  ou  du 
moins  à  des  princes  issus  du  sang  des  dieux ,  et 
qu'ils  avoient  inspirés  et  protégés.  L'esprit  militaire 
qui  animoil  les  Romains ,  se  faisoit  remarquer  dans 
leurs  mœurs  ,  leurs  usages ,  leur  langue ,  leur  reli- 
gion ;  la  guerrière  Minerve  prenoit  la  droite  auprès 
de  Jupiter  sur  l'auguste  Junon  (3).  Les  belliqueux 
Saliens  dansoient  en  marquant  la  cadence  avec  leurs 
épées ,  qui  faisoient  résonner  les  boucliers  sacrés. 
Parmi  les  cérémonies  militaires  ,  les  pompes  les  plus 


(i)  Chardin,  Voyage  en  Perse  (  Amst.  171 1  ,  in-4.°),  t.  III, 
pi,  LVni  *  et  LIX  ,  p.  1 02  et  suiv. 

(a)  Stuakt,  Antiquities  of  Aihens ,  t.  II ,  chap.  I ,  pf.  XXI  et  suiv. 
MlLLlN,  Momimens  antiques  inédits ,  t.  II,  pi.  V,   p.  43  et  suiv. 
(3)  Num,  Mus.  Albani,  t,  1 ,  1 1 ,  z  1 . 


CHAPITRE    LIV.  301 

magnifiques  étoient  celles  où  les  triomphateurs  fai- 
soient  porter  devant  eux  les  dépouilles  des  nations 
vaincues ,  et  conduisoient  enchaînés  h.  leur  char  les 
rois  captifs  et  leur  famille  prisonnière. 

Les  processions  sont  nombreuses  dans  le  culte 
chrétien.  C'est  sur-tout  dans  de  grandes  calamités, 
telles  que  les  maladies  pestilentielles ,  les  vents  des- 
tructeurs )  et  les  pluies  qui  flétrissent  sur  la  terre  les 
dons  qu'elle  a  produits ,  que  l'on  va  en  pompe 
implorer  la  bonté  de  Dieu.  Parmi  ces  cérémonies , 
celle  dans  laquelle  on  lui  demande  tous  les  ans 
d'envoyer  sur  la  terre  sa  rosée  bienfaisante  pour 
ia  rendre  féconde  ,  est  une  des  plus  touchantes  : 
celle  qui  lui  est  spécialement  consacrée,  et  qu'on 
appelle  la  fête  du  Saint-Sacrement ,  la  fête  de  Diaty 
est  la  plus  solennelle;  elle  fi.it  instituée  vers  1264 
par  le  pape  Urbain  IV  (  i  ). 


(i)  Jusqu'à  cette  époque  ,  l'église  s'étoit  bornée  à  célébrer,  le 
îeudi  saint,  la  fête  de  l'Eucharistie  ou  du  corps  et  du  sancr  de 
Jésus- Christ.  En  1208,  la  bienheureuse  Julienne,  religieuse 
hospitalière  du  Mont-Cornilion ,  aux  portes  de  la  ville  de  Liège, 
âgée  seulement  de  seize  ans ,  et  qui  méditoit  sans  cesse  sur  fe 
saint  mystère  de  l'Eucharistie,  vit  en  songe  la  lune  avec  une 
brèche  ;  cette  vision  s'offrit  à  elle  pendant  deux  ans  ,  toutes  les 
fois  qu'elle  se  mettoit  en  oraison,  sans  qu'elle  pût  en  expliquer  le 
sens;  elle  comprit  enfin  que  la  lune  étoit  l'église,  et  que  la  brèche 
narquoit  qu'il  fui  manquoit  une  fête,  celle  du  Saint-Sacrement. 
Cependant  elle  garda  encore  cette  pensée  pendant  vingt  années; 
elle  ne  la.  découvrit   qu'en   1350,  lorsqu'elle  eut  été  nommée 


302  CHAPITRE     L  I  V. 

Les  cérémonies  religieuses  peignent  ordinaire- 
ment le  caractère  de  la  nation  qui  les  célèbre  ;  elles 
reçoivent  aussi  quelquefois  des  changemens  qui 
sont  dus  à  des  circonstances  particulières.  Dans  les 
processions  de  la  Ligue ,  le  fanatisme  arma  d'esco- 
pettes  les  mains  maladroites  de  quelques  moines 
turbulens.  Le  roi  René ,  chevalier  vaillant  et  roi  libé- 
ral ,  poëte  ,  peintre  ,  musicien  ,  galant  et  dévot , 
devoit  donner  à.  tout  l'empreinte  de  son  esprit  et  de 
ses  goûts  :  c'est  ainsi  qu'il  a  composé  la  singulière 
procession  qui  lui  doit  son  origine. 

René  institua  cette  fête  en  i/i6i  (i)  ;  il  dépensa 
pour  les  premiers  frais  une  somme  considérable,  et 
il  laissa  des  fonds  pour  la  répéter  tous  les  ans.  Elle 
se  célébra  sans  opposition  jusqu'en  16^5  ,  qu'un 
certain  Neuré  ,  né  à  Chinon  ,  écrivit  une  lettre  à 
Gassendi  contre  cette  solennité  (2). 

prieure  de  ia  maison  du  Mont-Corniilon  :  elle  s'assura  de  l'assen- 
timent de  plusieurs  personnes  pieuses  ;  elle  fit  composer  un  office; 
et  en  1346,  Robert,  évêque  de  Liège,  ordonna  l'établissement 
d'une  fête  particulière  du  Saint-Sacrement.  On  ignore  l'époque 
de  la  bulle  du  pape  qui  établit  cette  fête  dans  toute  la  chré- 
tienté ;  mais  le  bref  adressé  par  Urbain  IV  à  la  bienheureuse 
Eve,  confidente  de  Julienne  ,  est  de  1264-  Cette  fête  ne  s'in- 
troduisit en  France  qu'en  i  3  18  :  depuis  ,  elle  est  devenue  d'une 
observance  générale  parmi  les  catholiques.  D'après  le  con- 
cordat ,  on  la  célèbre  aujourd'hui  en  France  le  dimanche  après 
la  Trinité. 

(  1)  Quelques-uns  disent  en  i443  »  d'autres  en  i^?^' 

(2)   Querrld  ad  Gassendum  de  parum   chrisdaiiis  Provinc'udium 


CHAPITRE    T. IV,  ^03 

Malgré  ces  plaintes ,  on  ne  continua  pas  moins  de 
célébrer  la  fête  de  la  même  manière.  M.  deGrimaldi, 
archevêque  d'Aix,  essaya  vainement  d'en  supprimer 
les  scènes  profanes  ;  le  mécontentement  du  peuple 
le  contraignit  à  les  laisser  subsister. 

Pendant  la  révolution,  cette  fête  fut  abolie  comme 
toutes  les  autres  cérémonies  religieuses  :  mais ,  après 
le  concordat ,  le  peuple  d'Aix  en  demanda  le  rétablis- 
sement ;  et  nous  avons  vu  comment  la  publication 
en  fut  faite  (i). 

Cette  cérémonie  devoit  sans  doute  être  plus  bril- 
lante à  l'époque  de  son  institution  ;  voyons  comment 
elle  se  célèbre  aujourd'hui. 

La  nomination  du  lieutenant  du  prince  d'Amour , 
du  roi  de  la  Basoche  et  de  l'abbé  de  la  Jeunesse ,  qui 
sont  les  chefs  de  la  fête,  se  fait  le  lundi  de  la  Pen- 
tecôte :  le  jour  de  la  Trinité,  ils  choisissent  leurs 
officiers  ;  les  différentes  quadrilles  qui  doivent  faire 
partie  des  jeux,  parcourent  la  ville,  et  se  réunissent 
le  soir  au  cours  de  la  Trinité  (2). 

Vers  sept  heures  du  soir,  le  jour  qui  précède  (3) 

suorum  ritibus,  nimiùinque  sa?ns  eorumdem  moribus ,  ex  occas'wne  ludi- 
crorum  qiia.  Aquis  Sextiis  in  sokmnitate  corporis  Christi  ridicule  cele- 
brantiir.  In-8.° 

(j)  Voye-^,  à  l'article  d'Avignon,  siiprà,  p.  1 76 ,  fa  proclama- 
tion de  ia  municipalité  d'Aix. 

(2)  Supra,  p.  19/^. 

(3)  Aujourd'hui,  ie   samedi  qui   précède   le    dimanche   dans 


304.  CHAPITRE     LIV. 

celui  de  la  grande  procession  ,  les  bâtonniers  du 
roi  de  la  Basoche  se  rendent  à  la  cathédrale ,  ainsi 
que  ceux  de  i'abbé  de  la  ville  :  ils  vont  ensemble 
par  la  ville  au  son  d'un  air  très-vif,  au  pas  redou- 
blé; ce  qui  figure  une  marche  forcée,  qu'on  appelle 
•passado  [  la  passade  ]. 

Après  avoir  vu  la  course  de  ces  bâtonniers,  qui 
s'arrêtent  pour  faire  leur  exercice  devant  les  dames  , 
nous  nous  rendîmes  à  la  municipalité  pour  être 
témoins  des  apprêts  de  la  bizarre  cérémonie  qu'on 
appelle'  lou  gué  [  le  guet  ]. 

On  tiroit  des  magasins  les  vêtemens  et  les  attri- 
buts des  divinités  :  chacun  savoir  d'avance  le  rôle  qui 
iui  étoit  assigné  (i).  On  appela  successivement  tout 
i'OIympe  :  un  garçon  boucher  se  montra  pour 
remplir  le  rôle  de  la  chaste  Diane  ;  un  gros  joafiiu 
faisoit  celui  de  l'Amour  ;  l'auguste  Junon  [uroit  ,et  le 
redoutable  Mars  étoit  terrassé  par  Vénus,  fâchée 
d'être  dérangée  de  sa  toilette ,  au  moment  où  elle 
relevoit  ses  cheveux  avec  un  bout  de  chandelle» 
L'Olympe  paroissoit  dans  une  aussi  grande  con- 
fusion que  le  jour   de    l'entreprise  audacieuse  des 

l'octave,  parce  que,  d'après  le  concordat,  fa  Fête-Dieu  est  suppri- 
mée, ou  plutôt  transférée  au  dimanche  suivant. 

(i)  La  distribution  des  rôles  est  une  affaire  très-grave.  Un 
homme  que  l'on  refusoit  d'admettre  au  nombre  des  diables , 
gagna  ses  juges  par  cette  répartie  :  Alon  père  a  été  diable ,  mon 
gra?iJ-pére  a  été  diatU  :  l'ourquoi  ne  k  serois-jc  pas  ! 

Titans , 


CHAPITRE    LIV.  3O5 

Titans ,  ou  lorsqu'il  osa  se  révolter  contre  Jupiter  ; 
il  auroit  fallu  que  le  dieu  qui  rassemble  les  nuages 
fronçât  son  noir  sourcil,  pour  remettre  chacun  à  sa 
place  :  mais  l'horrible  grimace  de  celui  qui  étoit 
char2:é  du  rôle  du  maître  des  dieux  et  des  hommes  . 
étoit  plus  propre  à  exciter  le  rire  qu'à  faire  trembler; 
c'étoit  précisément  ia  célèbre  caricature  d'Hogarth, 
{/es  comédiens  qui  s'habillent  dans  une  grange ,  mise 
en  action. 

Quand  le  cortège  eut  commencé  à  défiler,  nous 
retournâmes  chez  M.  de  Saint  Yincens ,  pour  ie  voir 
passer  sur  le  cours,  qui  est  ie  lieu  où  il  peut  le  mieux 
se  développer  (i).  D'abord  se  présentèrent  quatre 
bâtonniers  (  pi.  XLVII,  n."  i  )  :  sur  leurs  habits  tail- 
ladés et  couverts  de  rubans  passe  une  écharpe  dont 
la  couleur  indique  qu'ils  appartiennent  à  l'abbé  de 
la  Jeunesse  ou  au  roi  de  la  Basoche  ;  ils  étoient  sui- 
vis de  deux  porteurs  de  torches  (  n."  2  ),  d'agens  de 
ïa  police  ayant  la  canne  et  la  médaille  qui  les  font 
reconnoître  (  n.°  ^J,  et  de  gardes  de  ia  police  f  ibid. 
n."  ^).    La  Renommée  venoit  ensuite,  portée  sur 

(i)  Les  gens  qui  se  proposent  de  prendre  une  part  active  à 
l'un  des  difierens  jeux,  se  font  inscrire  d'avance  à  la  municipalité. 
Pour  chaque  jour  qu'ils  durent  ,  c'est-à-dire,  pour  ie  dimanche 
de  la  Trinité ,  le  jour  de  ia  procession  et  la  veille  de  la  fête , 
on  paye  à  chacun  des  diables,  danseurs,  &c.,  la  valeur  d'une 
journée  de  travail ,  c'est-à-dire,  vingt  sous  :  outre  ce/a,  le  produit 
de  la  quête  est  pour  eux.  Les  costumes  et  les  têtières  sont  fournis 
par  la  ville. 

Toim  II.  Y 


3C^  CHAPITRE    LIV. 

un  cheval  étique  ,  que  conduisoit  un  des  îampado» 
phores  ou  porteurs  de  flambeaux  (  n."  /  ).  Si  i'on  a 
blâmé  Coustou  d'avoir  placé  la  Renommée  sur  le 
dos  de  l'audacieux  Pégase,  parce  qu'on  pourroit 
croire  qu'elle  n'a  point  de  confiance  dans  la  rapidité 
de  ses  propres  ailes  ,  quel  ami  de  la  gloire  peut  voir 
sans  peine  la  déesse  aux  cent  voix  sur  une  pareille 
rosse  î  II  semble  que  les  hauts  faits  qu'elle  proclame 
avec  sa  trompette,  ne  sortiront  pas  du  quartier.  Mais 
son  costuine  est  encore  plus  singulier  que  sa  mon-  | 
ture  :  c'est  une  grande  robe  jaune,  à  travers  laquelle 
sortent  deux  grandes  ailes  d'oie  ;  elle  a  au  cou  une 
fraise  blanche  (i);  et  son  bonnet  rouge,  bordé  de 
jaune,  est  orné  de  quatre  petites  ailes  et  d'un  plumet. 
Les  fifres  et  les  tambours  (n°  6 )  forment  un  concert 
(■pl.IV )  digne  de  plaire  à  une  déesse  qui  aime 
le  fracas  et  le  bruit. 

Des  porteurs  de  torches  (-pi.  XL  VII ,  n."  y)  pré- 
cèdent un  nouveau  groupe  ;  tous  les  autres  groupes 
en  sont  également  suivis  ou  accompagnés.  Celui-ci 
est  composé  d'hommes  à  pied  (  n,"  8)  et  d'hommes  à 
cheval  ( n"  ion  12) ^  précédés  d'un  tambour  ( n." p ) 
et  d'un  drapeau  (n,°  11)  ;  ils  sont  armés  d'une  longue 
pique  ;  sur  le  dos  du  corset  dont  ils  sont  vêtus  est  un. 


(i)  Tous  les  personnages  ne  sont  pas  vêtus  selon  le  costume 
antique,  mais  selon  celui  du  temps  Hu  roi  René.  Tous  les  dieux 
de  l'Olympe  ont  aussi  le  cou  garni  d'une  ample  fraise. 


CHAPITRE     Ï.ÏV.  307 

croissant  d'or;  leur  front  est  décoré  d'un  pareil  orne- 
ment, qui  cependant  n'est  point  ici  le  symbole  inju- 
rieux de  cette  confrérie  dans  laquelle  chacun  place 
son  voisin  et  dont  personne  ne  croit  être  membre  : 
ce  sont  les  chevaliers  du  guet,  c'est-à-dire,  de  la 
céréjnonie;  ils  rappellent  les  chevaliers  du  Croissant, 
ordre  institué  par  le  roi  René  (i). 

Une  nouvelle  marche  de  fifres  et  de  tambours 
(pi.  XLVII ,  n."  I]  )  annonce  le  duc  et  la  du- 
chesse d'Urhin,  montés  sur  des  ânes  (ibid.n."  i^ 
et  ij  ).  M.  Grégoire  {2)  pense  que  ce  prince,  com- 
mandant des  troupes  du  pape,  avoit  été  battu,  et 
que  sa  honteuse  défaite  avoit  donné  lieu  de  verser 

(i)  Cet  ordre  fut  établi  en  1448.  pendant  le  séjour  du  roi 
à  Anaers.  Sa  marque  distinctive  étoit  un  croissant  d'or  avec  l'ins- 
cription LOS  EN  CROISSANT,  espèce  de  rébus  qui  signifie  qu'on 
acquiert  de  l'honneur  en  croissant  en  vertu  et  en  gloire  :  à  ce 
croissant  étoient  attachés  des  bouts  d'aiguillettes  d'or  émaillécs 
de  rouge,  qui  marquoient  le  nombre  des  actions  d'éclat  du  che- 
valier. Le  chef  se  nommoit  sénateur  ;  le  roi  René  prit  le  titre 
de  mantitenteur.  Nul  ne  pouvoit  être  admis  dans  l'ordre,  s'il  n'c- 
toit  prince,  marquis  ,  comte,  vicomte,  ou  iSsu  d'ancienne  cheva- 
lerie ,  gentilhomme  de  ses  quatre  lignées  ,  que  sa  personne  fut  sans 
vilains  cas  de  reproche:  les  chevaliers  dévoient  chaque  jour  entendre 
la  messe  et  réciter  les  heures  de  Notre-Dame,  se  tenir  réciproque- 
ment tn  amour  et  dilection ,  ne  point  médire  des  femmes.  Le  ser- 
ment des  chevaliers  a  été  trouvé,  rimé  en  six  vers  par  le  roi  René, 
sur  des  heures  manuscrites  dont  je  parlerai.  On  ne  pouvoit  leur 
ôter  l'ordre  que  pour  hérésie,  trahison  et  couardise. 

(2)  Explication  des  cérémonies  de  la  Fetc-Dieu  d'Aix  en  Provence, 
Aix,  1777»  in-i2. 

V    Z 


308  CHAPITRE    LIV. 

sur  lui  un  mépris  que  trois  siècles  n'ont  pas  encore 
effacé.  Mais  Frédéric  ,  fils  naturel  du  prince  Gui- 
Antoine,  avoit  succédé  à  la  souveraineté  d'Urbin 
par  le  suffrage  du  peuple  ;  sa  valeur ,  ses  exploits  et 
ses  nobles  qualités  avoient  fait  oublier  ce  qu'on 
pouvoit  reprocher  à  sa  naissance  :  il  étoit  regardé 
comme  un  des  plus  illustres  capitaines  de  son  temps, 
et  Raphaël  de  Voiterre  le  compare  à  Philippe  de 
Macédoine.  Il  est  vrai  que  ce  duc  avoit  été  battu 
en  i46o  parle  comte  Piccinino,  qui  commandoit 
ies  troupes  de  Jean  d'Anjou ,  fils  de  René  :  mais  les 
armes  sont  journalières  ;  et  l'on  ne  sauroit  excuser  ce 
bon  roi  d'avoir  ainsi  ridiculisé  un  ennemi  généreux , 
que  la  victoire  avoit  abandonné  cette  fois,  mais 
dont  le  succès  a  couronné  souvent  les  entreprises. 
La  duchesse  ,  que  René  associa  à  son  époux  dans 
cette  ridicule  cérémonie ,  est  Baptiste  Sforce  ,  fille 
d'Alexandre  Sforce ,  que  le  duc  avoit  prise  pour  femme 
en  1 4  5  5)  >  après  la  mort  de  Gentile  Braccaleone. 

Le  duc  ,  bizarrement  vêtu  de  jaune  et  de  rouge ,  a 
un  bonnet  surmonté  d'une  couronne  ,  et  il  lient  h.  la 
main  un  bouquet  :  la  tête  de  la  duchesse  est  ombra- 
gée d'une  énorme  perruque; sa  couronne  est  accom- 
pagnée de  plumets  verts  et  blancs  ,  et  elle  agite 
burlesquement  un  grand  éventail.  René  étoit  tant 
aimé,  que  le  peuple  signaïoit  sans  doute  sa  gaieté  en 
adressant  k  ses  ennemis  des  railleries  outraoreantes  : 

o 

encore  aujourd'hui  un  rire  bruyant  annonce  l'arrivée 


CHAPITRE    LIV.  30p 

des  ânes  qui  promènent  grotesquenient  les  deux 
souverains  (i). 

Des  chevaliers  du  guet  (pi.  XLVJI,  n."  î6 a  17) 
les  suivent  encore  avec  des  trompettes  (  n."  iS ^  et 
des  timbales  (  n°  iç )  ;  ils  annoncent  le  dieu  Momus 
(n."  20  ) ,  qui  est  bien  placé  après  cette  bizarre  scène  ; 
son  vêtement  bigarré  est  garni  de  grelots ,  ainsi  que 
son  immense  bonnet  ;  il  tient  la  marotte  dans  une 
main  et  un  masque  dans  l'autre. 

Si  Momus  est  à  cheval  (2),  on  peut  bien  représenter 
de  même  les  autres  divinités.  Mercure  paroît  (n."  21); 
il  est  coiffé  du  pétase  ailé,  et  il  tient  son  caducée  :  la 
Nuit  (n."  21*)  l'accompagne.  Une  grande  union  doit 
régner  entre  eux,  puisque ,  pour  remplir  ses  principaux 
emplois ,  il  a  souvent  besoin  qu'elle  le  couvre  de  son 
obscurité  :  aussi  Molière ,  dans  le  prologue  de  sa  co- 
médie à' Amphitryon  ,  les  a-t-il  représentés  conversant 
ensemble.  Le  vêtement  noir  de  la  déesse  est  semé 
d'étoiles,  et  elle  tient  à  la  main  de  soporifiques  pavots. 

(i)  Lorsque  la  reine  Catherine  de  Médicis  alla  en  Provence 
pour  apaiser  les  troubles  qui  s'y  étoient  élevés  ,  elle  vit  avec 
plaisir  cette  procession  ,  qui  étoit  trop  dans  le  génie  de  sa  nation 
pour  ne  pas  lui  plaire  ;  mais  on  supprima  le  duc  et  la  duchesse 
d'Urbin  ,  parce  qu'étant  fille  de  Laurent  de  Médicis ,  elle  étoit 
elle-même  comtesse  de  Bologne  et  duchesse  d'Urbin,  BouCHE , 
Histoire  de  Provence,  p.  674. 

(2)  On  doit  remarquer  que  toutes  les  divinités  du  paganisme 
sont  à  cheval  ;  c'est  leur  triomphe  :  tous  les  autres  groupes  ne 
iont  qu'accessoires  et  marchent  à  pied. 

V  3 


310  CHAPITRE     LIV. 

Un  cortège  hideux  annonce  que  bientôt  nous 
verrons  paroître  le  sombre  Pluton  (  n.'  2^),  et 
les  noires  divinités  qui  forment  son  affreuse  cour. 
Le  premier  groupe  est  celui  des  Ra^cassetos  (n°  22): 
on  donne  ce  nom  à  une  troupe  de  misérables 
chargés  de  représenter  ies  iépreux  de  l'Ecriture; 
tout  leur  vêtement  consiste  en  deux  tabliers  de  mu- 
let,  à  franges,  qu'ils  mettent  l'un  devant,  l'autre 
derrière,  avec  deux  rangées  de  gros  grelots  posées 
en  sautoir.  Les  uns  ont  un  grand  peigne,  d'autres 
une  brosse  ,  un  autre  a  d'énormes  ciseaux  de  ton- 
deiir  ;  tous  ont  une  têtière  rase  :  ils  sont  sans  cesse 
occupés  à  peigner ,  brosser ,  tondre  la  perruque 
qui  est  clouée  à  la  têtière  d'un  autre  Ra-^casseto ,  qui 
cherche  quelquefois  k  fuir  ces  importuns  barbiers. 
On  croit  que  ce  nom ,  qui  n'est  pas  provençal ,  est 
dû  à  la  guerre  qui  eut  lieu  entre  les  Raiats  et  les 
Carcistes  :  on  appeloit  Rabats  ceux  que  les  gens  du 
comte  de  Carces ,  lieutenant  du  roi ,  avoient  dé- 
pouillés et  comme  rasés  ;  et  Carcistes ,  ceux  qui ,  pen- 
dant les  troubles  que  ces  vexations  occasionnèrent , 
tenoient  pour  son  parti.  On  croit  que  Catherine  de 
Médicis,  qui  étoit  venue  pour  apaiser  ces  troubles, 
ayant  demandé  l'explication  du  jeu  des  lépreux,  un 
plaisant  lu^  répondit  que  c'étoient  les  Ra'^ats  qui 
peignoient  un  Carciste  :  de  là  l'on  nomma  ce  jeu 
celui  des  Rabats  it  des  Carcistes ,  et,  par  corruption  , 
des  Ra^casseîos.   Quelle  que   soit  i'étymologie  du 


CHAPITRE     LIV.  31I 

mot ,  il  est  certain  que  le  groupe  des  Rû'^cassetos  est 
hideux  ,  et  que  leur  vêtement  est  dégoûtant. 

Moïse,  ce  sage  législateur,  suit  ces  misérables 
{ n."  2^  ).  Son  front  est  orné  de  deux  rayons  de 
lumière  ;  il  montre  avec  une  baguette  les  tables 
de  la  loi  :  le  grand-prêtre  est  près  de  lui ,  coiffé 
de  la  c'idaris ,  et  portant  ie  pectoral  (i)  :  tous  deux 
clierchent  à  ramener  les  Israélites  au  culte  du  Très- 
Haut.  Pendant  ce  temps,  ceux-ci,  égarés  par  l'ido- 
lâtrie, dansent  autour  du  veau  d'or,  qu'un  d'entre 
eux  élève  au-dessus  d'un  bâton  ;  ils  crient  ouhoou, 
ouhoouy  en  signe  de  mépris ,  en  passant  devant  Moïse 
et  le  grand-prêtre  ;  et  un  autre  jette,  aussi  haut  qu'il 
peut,  un  pauvre  chat,  qu'il  retient  dans  sa  chute  avec 
assez  d'adresse  :  c'est  pourquoi  l'on  appelle  cette 
scène  lou  joucc  dou  cat  [  le  jeu  du  chat  ]. 

Les  Israélites  sont  vêtus  de  manteaux  noirs  ,  et  ils 
ont  une  laide  têtière  que  deux  énormes  bosses  rendent 
encore  plus  difforme  (2), 

Les  Israélites  méprisent  les  sages  préceptes  de 
leur  conducteur  et  de  leur  vénérable  pontife  ;  l'enfer 

(  I  )  C'est  par  erreur  que  fe  graveur  de  cette  planche  a  oublié  cîe 
figurer  ici  Moïse  et  Aaron  ;  c'est  pourquoi  ce  groupe  a  été  repro- 
duit isolément,  ;>/.  XLVlll ,  71. *  i. 

(2)  Les  masques  qui  servent  pour  les  difFérens  rôles,  sont  de 
grosses  masses  de  carton  peint ,  qui  emboîtent  toute  la  tête  ;  c'est 
pourquoi  on  les  nomme  ttstieros  [  têtières  ].  Comme  ces  masques 
sont  lourds  et  gênans ,  ceux  qui  les  portent,  les  quittent  après 
chaque   jeu ,  et  s'en   servent  pour  faire  la  quête.    Pendant  la, 

V   4 


^11  CHAPITRE    LIV. 

triomphe.  Le  dieu  qui  règne  dans  cet  abîme,  Pluton, 
paroît  Cp!.  XL  VU,  n  °  24.)  avec  un  vêtement  noir  semé 
de  flammes,  une  fraise  noire  bordée  de  rouge,  et  un 
bonnet  noir  et  rouge,  en  forme  de  couronne;  il  porte 
dans  une  main  le  sceptre  redoutable  qui  fait  trem- 
bler les  mânes ,  et  la  clef  sous  laquelle  il  les  retient , 
pour  annoncer  que ,  comme  le  dit  le  Dante ,  une  fois 
entré  dans  son  empire,  on  doit  renoncer  même  k 
Tespérance.  Son  épouse  le  suit  dans  le  même  cos- 
tume (  n."  2^)  :  la  sombre  Proserpine  laisse  à  son 
époux  son  sceptre  d'ébène  ;  eile  tient  dans  une  main 
un  flambeau ,  sympjole  des  tourmens  qu'on  éprouve 
dans  les  enfers  ,  et  une  clef  qui  annonce  que  sa  sur- 
veillance est  aussi  sévère  que  celle  du  dieu  à  qui  elle 
est  unie. 

Les  noirs  démons  les  accompagnent.  La  scène  que 
représente  ie  premier  groupe  (pi.  XLVII ,  n°  2j , 


révolution,  quelques  costumes  entêté  détruits,  principalement 
ceux  du  lieutenant  du  prince  d'Amour  et  de  ses  suivans  ;  mais  les 
têtières  ont  été  conservées.  Avec  quel  dégoût  on  doit  engloutir  sa 
tête  dans  cette  enveloppe  hideuse  et  profonde,  où  ,  depuis  trois 
siècles  et  demi  ,  trois  cent  cinquante  couches  de  crasse  et  de 
sueur  se  sont  accumulées  et  su[)erposces  ! 

Le  jour  de  la  Trinité  et  le  jour  de  la  Fête-Dieu ,  les  diables  et 
les  Ra^assetos  vont  à  la  première  messe  à  Saint-Sauveur,  avec 
leurs  têtières  à  la  main  ;  et ,  avant  de  sortir,  ils  font  dessus  d'amples 
aspersions  d'eau  bénite ,  en  faisant  des  signes  de  croix ,  de  peq.F 
de  trouver  parmi  eux  un  personnage  de  plus  (  le  vrai  diable} , 
comme  ils  prétendent  que  cela  est  arrivé. 


CHAPITRE    LIV.  5  I  3 

et  plus  fidèlement  pi.  XLVJII,  n." ^ ),  s'appelle  lou 
pîchoun  jouec  dêis  diables  ou  Varmetto,  c'est-à-dire,  le 
petit  jeu  des  diables  ou  la  petite  ame.  Un  enfant  en  giiet 
blanc  et  les  jambes  nues ,  représentant  la.  petite  ame  , 
tient  une  grande  croix  :  malgré  ce  signe ,  des  démons 
cornus ,  armés  de  massues  et  de  légers  bâtons  fourchus, 
cherchent  k  l'enlever  ;  mais  un  ange  vêtu  de  blanc , 
avec  des  ailes  dorées ,  et  dont  ia  tête  est  entourée  d  une 
auréole,  protège  i'ame,  et  reçoit  sur  son  dos,  garni  d'un 
épais  coussin,  tous  les  coups  qu'on  veut  porter  k  celle- 
ci.  L'ame  et  lui  passent  alternativement  de  chaque 
côté  de  la  croix,  qu'ils  tiennent  entre  eux  deux,  A  la 
fin  du  jeu,  l'ange  saute  pour  témoigner  sa  joie  d'avoir 
préservé  l'ame  de  la  méchanceté  des  démons. 

Le  groupe  suivant  fpl.  XLVII,  n.°  26 )  est  plus 
nombreux,  et  on  l'appelle  le  grand  jeu  des  diables  ou 
seulement  les  diables.  Le  barbare  Hérode ,  reconnois- 
sable  à  sa  couronne ,  est  livré  à  leur  furie,  en  punition 
sans  doute  du  massacre  des  innocens  :  une  douzaine 
de  démons,  costumés  comme  les  précédens ,  et  por- 
tant comme  eux  deux  bandoulières  en  sautoir  garnies 
de  grosses  sonnettes ,  le  harcèlent  avec  des  fourches  ; 
Je  pauvre  roi  tâche  de  les  écarter  avec  son  sceptre  ;  il 
saute  à  droite  et  à  gauche  ,  d'une  manière  qui  égayé 
la  populace  :  il  finit  cependant  par  leur  échapper ,  et 
saute  encore  pour  se  réjouir  de  sa  délivrance  ;  mais 
sa  joie  est  de  courte  durée ,  les  diables  le  ressaisissent 
bientôt.    Au    milieu   d'eux    est   la  diablesse  :   c'est 


3l4  CHAPITRE    LIV. 

ordinaireineiit  un  grand  homme  k  visage  découvert , 
ayant  du  rouge  ,  des  mouches ,  et  vêtu  dans  le  cos- 
tume le  plus  moderne. 

L'enfer  a  disparu  à  i'aspect  de  Neptune  et  d'Am- 
phitrite  (n.^  ^v)-,  comme  le  feu  cesse  k  l'approche  de 
i'onde.  Ces  divinités  des  eaux  devroient  être  sur 
des  hippocampes  ou  chevaux  marins  ;  mais  il  faut 
qu'elles  se  contentent ,  comme  les  autres ,  de  rosses  i 
terrestres.  Leur  vêtement  est  bleu  comme  la  plaine 
liquide  ;  le  dieu  tient  son  redoutable  trident,  que 
ies  vents  craignent  encore  plus  que  son  quos  ego  ^  et 
Amphitrite  porte  deux  dauphins. 

Une  musique  guerrière  précède  des  porteurs  de 
palets  (nf  2y*J  ^  qui  rappellent  peut-être  le  jeu  du 
disque  ,  jeu  qui  fut  si  fatal  au  bel  Hyacinthe. 

Cette  musique  annonce  aussi  la  troupe  joyeuse  des 
Satyres  et  des  Nymphes  (n."  28 )  vêtus  de  vert,  cou- 
leur des  feuilles  ,  parure  des  forêts.  Les  Satyres  ont  des 
culottes  couvertes  de  poils  ,  une  longue  queue ,  des 
cornes  et  de  longues  oreilles  k  leur  petit  chapeau  ;  les 
Nymphes  ont  des  couronnes  de  roses  :  tous  portent  k 
Ja  main  des  rameaux  verdoyans ,  et  leurs  habits  sont 
chargés  de  grelots.  Pan  et  Syrinx  k  cheval  (  n°  2p  ) 
sont  bien  placés  k  la  suite  de  ce  groupe.  Syrinx  tient 
une  branche  de  ces  frêles  roseaux  qui  îa  préservèrent 
de  l'ardeur  pétulante  du  dieu  des  bergers  ,  lorsqu'il 
la  poursuivit  jusqu'au  sein  du  Ladon  :  Pan  joue  de  la 
flûte ,  dont  les  sons  lui  rappellent  la  naéîamorphose 


CHAPITRE     L IV.  315 

de  celle  qui  sut  se  dérober  à  sa  tendresse  ;  il  est  vêtu 
d'une  peau  de  bouc ,  et  coiffé  d'un  chapeau  de  berger 
orné  d'un  plumet. 

Un  petit  char  à  deux  roues  ,  qu'on  pourroit  plus 
justement  appeler  une  charrette  ,  orné  de  pampres 
et  de  raisins ,  porte  en  triomphe  le  dieu  des  ven- 
danges (  n."  p  J.  H  n'a  pas  cette  jeunesse  éternelle, 
cette  beauté  languissante  et  efféminée  qui  le  caractérise 
dans  les  anciens  ouvrages  de  l'art  ;  ce  n'est  point  le 
Bacchus  des  Grecs  :  c'est  tout  bonneinent  celui  qui 
sert  d'enseJÊfne  à  nos  cabarets.  Son  costume  est  ce- 
pendant  plus  décent,  car  il  n'offense  pas  les  regards 
par  sa  nudité  rubiconde;  il  est  vêtu  d'un  gilet  tigré, 
et  il  porte  sur  ses  épaules  une  peau  de  panthère  en 
forme  de  manteau.  Son  trône  est  un  tonneau  :  il  est 
armé  d'une  bouteille  et  d'une  courge  taillée  en  coupe, 
et  il  encourage  ses  suivans  à  boire  comine  lui. 

Bacchus  n'est  pas  seulement  le  dieu  de  la  treille  ; 
malgré  sa  mollesse  apparente ,  il  a  dompté  des  peuples 
l^elliqueux  et  soumis  l'Inde  :  la  société  du  dieu  des 
combats  ne  sauroit  donc  l'effrayer.  Mars  le  suit,  armé 
du  casque  et  du  bouclier //?,"  p ) ,  ainsi  que  Minerve 
(  n."  S^^  )  >  ^^  tient  dans  une  main  sa  redoutable 
iance  et  la  tête  de  finsolente  Méduse. 

Les  Centaures,  sur  les  monumens  antiques,  font 
souvent  partie  des  Bacchanales  :  ces  êtres  ,  formés 
de  deux  natures,  buvoient  à  outrance,  et  enlevoient 
les  femmes  dans  leur  ivresse.  Les  hommes  attachés 


3»^  CHAPITRELIV. 

au  corps  d'un  cheval ,  qui  suivent  Bacchus ,  pour- 
roient  d'abord  être  pris  pour  des  Centaures  ;  ce 
sont  seulement  des  jeunes  gens  qui  ont  fixé  à 
leur  ceinture  un  cheval  de  carton  dont  le  caparaçon 
leur  cache  les  jambes  :  ils  tiennent  à  la  main  un  petit 
bâton  orné  de  rubans ,  et ,  au  son  d'un  air  joué  par 
le  joyeux  tambourin  et  le  perçant  galoubet,  et  dont 
ia*musique  a  été  composée  par  le  roi  René  (i),  ils 
exécutent  des  évolutions,  des  manœuvres  singulières. 
Jamais  le  cheval  ne  tombe  sans  le  cavalier  :  la  chute 
de  tous  deux  est  fréquente  ;  mais  le  scapulaire  de 
Notre-Dame  du  Mont-Carmel,  que  ces  cavaliers 
ont  soin  de  porter ,  les  préserve  de  tout  danger.  Cette 
cavalcade  pédestre  porte  le  nom  de  chivaou-^  frux , 
c'est-à-dire,  chevaux  fringans  ;  mot  qui  se  disoit 
f risque  dans  l'ancien  langage  François. 

Al.  Grégoire  a  pensé  que  cette  danse  avec  des 
chevaux  de  carton  étoit  une  imitation  d'une  an- 
cienne danse  à  cheval  qui  peut-être  avoit  lieu  au 
temps  de  la  chevalerie.  Cette  danse  à  cheval  étoit 
efTectivement  en  usage  à  la  cour  au  temps  de  Bran- 
tôme et  de  Bassompierre  ;  on  la  connoissoit  encore 
en  Espagne  en  1775  ;  et  elle  s'exécute  chaque  jour  au 
spectacle  de  Franconi.  Il  paroîl  que  ce  genre  d'a- 
musement est  très-ancien  ;  il  se  renouvelle  en  Italie 
dans  différentes  occasions,  depuis  un  temps  très-reculé. 

(ijVoyez;;/. /K 


CHAPITRE    I,  IV.  317 

Du  reste ,  nous  avons  vu  de  semblables  cavaicades 
dans  le  divertissement  de  Don  Japhet  d'Arménie  , 
qu'on  appelle  le  tournois  ,  dans  le  Due/  d' Arlequin  et 
de  Scapin ,  et  dans  toutes  les  mascarades  du  carnaval. 

Des  divinités  pacifiques  suivent  Mars ,  Pallas ,  et 
leur  troupe  guerrière.  La  chaste  Diane  (n°  j'j'  )  tient 
son  arc  et  ses  flèches  ;  son  dos  est  chargé  du  carquois  ; 
le  croissant  avec  lequel  elle  nous  éclaire  pendant  la 
nuit,  orne  son  bonnet  :  sur  celui  d'Apollon  (n°  ^^*  ) 
est  un  "soleil  ;  ce  dieu  tient  à  la  main  la  lyre  dont  il 
tire  des  sons  si  harmonieux  ,  et  le  coq  matinal ,  qui 
est  aussi  l'emblème  de  l'art  divin  de  rendre  la  santé 
aux  malades.  Mais  comment  un  poëte  a-t-il  pu 
oublier  les  Muses  ! 

La  reine  de  Saba  [la  reino  Sabo  ],  avec  une  robe 
garnie  et  chamarrée ,  coiffée  d'un  voile  et  d'une  cou- 
ronne ,  est  venue  visiter  le  roi  Salomon  (  n."  $4)-  EUe 
remue  les  hanches  d'une  manière  un  peu  trop  libre  pour 
son  éminente  condition  ;  mais  ses  agaceries  réussissent  : 
le  grave  roi  Salomon  devient,  pour  lui  plaire,  vif  et 
pétulant  comme  un  Provençal  ;  il  exécute  devant  elle 
une  danse  animée ,  en  agitant  des  grelots  attachés  à 
ses  jarretières ,  et  en  secouant  une  épée  ,  au  bout  de 
laquelle  est  un  castelet  [un  petit  château]  de  fer-blanc 
doré ,  surmonté  de  cinq  girouettes ,  qui  représente 
probablement  le  palais  du  grand  roi,  ou  le  temple 
saint  qu'il  a  bâti  :  chaque  fois  qu'il  salue  la  reine  en 
inclinant  l'épée,  elle  le  lui  rend  par  un  mouvement 


3l8  CHAPITRE    LÏV. 

circulaire  des  reins  à  droite  et  à  gauche.  Les  suivantes 
de  ia  reine  ont  chacune  à  la  main  une  coupe  d'argent , 
symbole  des  présens  que  leur  maîtresse  iui  a  offerts. 
Après  le  troisième  salut  ,  ces  dames  forment  une 
danse  sur  un  air  qu'on  attribue  aussi  au  roi  René 
(pi.  IV  )  \  la  reine,  par  le  mouvement  qui  lui  est 
particulier,  témoigne  le  plaisir  qu'elle  y  prend.  Le  roi 
est  toujours  choisi  parmi  les  meilleurs  danseurs  de  ia 
ville  ;  il  doit  faire  preuve  de  son  talent  avant  son 
admission. 

Saturne  ( -pi.  XLVII ,  n."  ^^ )  est  vêtu  d'un  habit 
couleur  de  chair  ;  heureusement  le  dieu  est  trop  vieux 
pour  faire  naître  des  tentations.  Son  bonnet  est  sur- 
monté d'une  faux  ,  et  dans  la  main  droite  il  tient  un 
serpent  qui  mord  sa  queue  ,  symbole  de  l'éternité. 
Cybèle  (  n.°  j- j  )  ,  qui  l'accompagne ,  est  couronnée 
d'une  tour  peinte;  elle  tient  le  disque  ou  tympanon 
qui  représente  un  des  hémisphères  de  la  terre,  et  une 
branche  de  pin ,  arbre  qui  lui  est  consacré. 

Léis pïchounx  dansàires.  [les  petits  danseurs]  (nf  ^6) 
et  léis  grands  dansàires  [  les  grands  danseurs  ]  (n."  ^j) 
précèdent  le  grand  char  du  maître  des  dieux.  Leur 
vêtement  blanc  est  orné  de  rubans  de  couleur  ;  ils 
portent  des  scapuJaires,  et  ont  à  la  main  une  petite 
baguette  garnie  de  rubans  couleur  de  rose ,  qui  leur 
sert  à  marquer  la  cadence  :  l'air  sur  lequel  ils  dansent 
est  a.ussi  attribué  au  roi  René. 

Le  grand  char  k  quatre  roues,  traîné  par  quatre 


CHAPITRE     LIV.  ■     ^If) 

chevaux  fn."  ^8),  porte  le  reste  de  l'Olympe.  Jupiter 
tient  son  foudre  et  son  aigle ,  Junon  son  sceptre  et 
son  paon  ;  tous  deux  ont  une  couronne  de  fèr-blanc  : 
devant  eux  est  Vénus ,  qui  tient  des  bouquets;  auprès 
d'elle  est  Cupidon  avec  son  arc  et  ses  flèches,  accom- 
pagné des  Jeux,  des  Ris  et  des  Plaisirs.  Le  fond  du 
char  est  doré,  garni  de  buis,  de  lierre,  et  entouré  de 
lampions  et  de  flambeaux. 

Pourquoi  ces  trois  vilaines  sœurs  qui  le  suivent 
(  n."  ^p ) ,  ne  sont-elles  pas  avec  leur  maître  Plutonî 
c'est  sans  doute  pour  ofllir  une  moralité  ,  et  nous  dire 
que  tout  se  termine  par  la  mort.  Ces  trois  sœurs  sont 
les  Parques  :  Clotho  tient  la  quenouille  ,  Lachésis  le 
fil,  Atropos  les  terribles  ciseaux. 

Ce  nombreux  et  bruyant  cortège  passe  au  travers 
d'une  foule  immense ,  et  parcourt  les  principales  rues 
de  la  ville.  René  auroit  mieux  rempli  son  but  en  n'y 
plaçant  que  des  divinités  païennes  ;  mais  quelques 
autres  groupes  y  ont  été  associés  pour  grossir  le  cor- 
tège ,  et  répéter  les  jeux  qu'ils  doivent  exécuter  le 
lendemain  :  d'ailleurs ,  à  l'exception  de  la  reine  de  Saba, 
tous  peuvent  y  trouver  place  sans  nuire  au  but  que 
i'auteur  de  cette  bizarre  pantomime  s'étoit  proposé. 

Le  roi  René  a  donné ,  dans  cette  composition , 
une  preuve  de  sa  bonté  et  de  son  esprit  pacifique. 
En  Italie ,  en  Espagne  sur- tout,  les  divinités  auroient 
été  chassées  après  avoir  été  vaincues  dans  un  combat 
k  outrance,  et  les  diables  auroient  été  rôtis.  Ici  les 


320  CHAPITRE    L  IV. 

divinités  du  paganisme  n'ont  plus  que  le  soir  pour 
exercer  encore  leur  empire  sur  la  terre  :  l'aurore 
vient,  elles  disparoissent  avec  les  ombres  de  ia  nuit, 
emblème  de  l'ignorance  ;  alors  c'est  la  fête  du  Créa- 
teur, c'est  le  triomphe  de  la  religion,  triomphe  qui 
n'a  rien  d'inhumain ,  rien  de  sanglant ,  et  qui  annonce 
un  Dieu  de  paix  et  de  bonté. 

Le  lendemain ,  le  son  des  cloches  précède  la  céré- 
monie, dont  nous  n'avions  vu  que  la  vigile.  Autre- 
fois la  procession  sortoit  à  dix  heures  du  matin ,  k 
cause  des  corps  nombreux  qui  y  assistoient  ;  au- 
jourd'hui ce  n'ei>t  plus  que  vers  deux  heures.  Nous 
passâmes  cette  journée  chez  M.  d'Albertas ,  et  nous 
vîmes  la  cérémonie,  de  son  hôtel  ,  devant  lequel 
chaque  groupe  s'arrêta  pour  exécuter  ses  jeux. 

Les  divinités  du  paganisme  ont  été  dissipées  parla 
présence  de  Dieu ,  dont  cette  fête  est  le  triomphe  ;  elles 
ne  reparoissent  plus.  La  procession  est  formée  des 
autres  groupes  de  la  veille ,  et  de  quelques-uns  qui  n'y 
ont  point  paru  ;  je  m'arrêterai  seulement  k  ceux-ci  (  i  ), 

Le  guet  à  pied  et  à  cheval  [  les  chevaliers  du  Crois- 
sant (  pi.  XLVII,  n.°'  8,  10  et  12  )  '\  ouvrent   la 


(i)  Sur  la  pi.  XLVIII,  je  n'ai  fait  giaver  que  les  groupes  qui 
ne  paroisscnt  pas  dans  le  guet,  la  veille  de  la  procession,  et  qui, 
par  conséquent,  ne  sont  pas  figurés  sur  la.  pi.  XLVII  ;  j'y  ai  re- 
produit aussi  quelques  groupes  qui  n'avoient  pas  été  représentés 
fidèlement  sur  la  pi.  XLVII.  Tous  ces  groupes  ont  été  représentés 
isolés  ;  il  sera  facile  au  lecteur  de  se  les  figurer  en  procession. 

marche . 


CHAPITRE    LIV.  32i 

marche  ;  puis  paroît  la  croix,  signe  de  notre  rédemp- 
tion ;  ensuite  vient  loii  jouec  dou  cat ,  ou  Moïse  et 
les  Israélites  avec  le  veau  d'or  ( pLXLVII ,  n° 2^ ,  et 
pi  XLVin,n.'  I )\  les  Razcassetos  (pi.  XLVII , 
n."  22  ) \  la  reine  de  Saba   ( ibid.  n°  S4-)  '■>  ^^  grand 
jeu  des  diables  (ibid.  n°  26 ).  Le  groupe  appelé  la 
Bello-Esiello  [  la  Belle-Étoile]  (pi.  XLVIII,  n."  2  ) 
est  composé  des   trois  mages,  suivis  chacun   d'un 
page ,  et  qui  vont  se   rendre  à  Bethléhem  ,  guidés 
par  la  belle  étoile  qui  les  y  conduit.  La  têtière  des 
mages  ou  des  rois  est  ceinte  d'une  couronne  ;   mais 
celle  des  pages  est  en  pain  de  sucre  :  tous  portent 
mie  boîte  en  pyramide  ;  ce  qui  désigne  les  présens 
de  myrrhe,  d'encens  et  d'or,  que  les  mages  viennent 
o&ùx ( pi. XLVIII tn." 2 ) .  Le  jeu  consiste  à  tourner 
à  droite  et  à  gauche  de  l'étoile  quand  on  l'agite,  et 
à  s'arrêter  quand  elle  s'arrête.  Le  page  qui  en  est  le 
plus  près ,  vient  la  saluer  en  dandinant  sur  le  pied 
droit  et  sur  le  pied  gauche  ;  après  quatre  ou  cinq 
pas  semblables ,  il  fait  un  grand  salut  avec  sa  boîte  ; 
puis  il  se  retourne  et  fait  un  mouvement  de  reins 
de  droite  à  gauche  et  de  gauche  à  droite ,   qu'on 
appelle   le   réguigneou  ;  celui   qui   réussit    le   mieux 
charme  davantage  les  assistans  et  gagne  le  plus  d'ar- 
gent :  après  cela  ,  il  s'avance  vers  le  roi  son  maître , 
et  le  salue  de  la  même  façon  ;  ce  premier  roi  se  re- 
tourne et  reçoit  le  salut  du  second  page ,  et  chacun 
en  fait  autant. 

Tome  II.  X 


3^2  CHAPITRE     LIV. 

Après  léis  dansdires  [  les  danseurs]  (pi.  XLVIÎ , 
71."  ^j)  et  lou  pichoun  Jouec  déis  diables ,  ou  l'armetto 
[  le  petit  jeu  des  diables ,  ou  la  petite  aine  ]  (pi. 
XLVII,  n:  2 y,  et  plus  fidèlement,  pi.  XLVIII, 
n."  ^) ,  viennent  léis  tirassouns  (pi  XL  VIII ,  n."  ^). 
Ce  dernier  groupe  offre  le  roi  Hérode  couronné, 
ayant  un  soleil  sur  la  poitrine  ,  et  qui  veut  faire 
mourir  les  innocens  ;  il  est  accompagné  d'un  tam- 
bour ,  d'un  drapeau  et  d'un  fusilier  :  des  enfans 
qui  n'ont  pour  vêtement  qu'une  grosse  chemise, 
courent  en  rond  avec  un  air  effrayé  et  en  jetant 
des  cris.  Le  roi  donne  le  signal  avec  son  sceptre  ;  le 
drapeau  s'agite ,  le  tambour  bat ,  le  coup  de  fusil  part  : 
alors  les  enfans  tombent  par  terre.  Mais ,  afin  d'ex- 
citer le  rire  du  peuple  et  de  grossir  la  quête ,  ils  choi- 
sissent les  ruisseaux  et  les  lieux  les  plus  sales  pour  s'y 
traîner ;cesl  pourquoi  on  les  appelle  tirassouns.  Après 
avoir  répété  plusieurs  fois  leur  jeu ,  ils  sont  si  dégoû- 
tans,  qu'ils  font  horreur  k  voir.  Moïse  leur  montre, 
on  ne  sait  pourquoi ,  le  livre  de  la  loi  :  près  de  lui 
est  une  espèce  de  maître  d'école  qui  tient  un  livre  ; 
c'est  sans  doute  le  pédagogue  de  ces  enfans ,  qui 
sont  toujours  choisis  parmi  les  plus  déterminés 
polissons  de  la  ville. 

Léis  chivaoux  frux  [  les  chevaux  fringans  ]  (pi. 
XLVII,  n.'  s^)' 

Léis  apotros  [  les  apôtres  ]  (pi  XLVIII ,  n.°  j ). 
Judas  ouvre  ia  marche;  il  tient  les  trente  deniers  dans 


CHAPITRE    LÎV.  325 

lîiie  bourse.  S.  Paui  le  suit,  portant  ia  grande  épée 
instrument  de  son  suppiice.  Les  autres  apôtres  et  les 
évangélisîes  viennent  après  sur  deux  files  :  tous  ont 
une  dalmatique  ornée  de  rubans  ,  à  l'exception  de 
S.  Jean ,  qui  est  vêtu  de  peaux  de  mouton ,  et  qui 
porte  un  livre  sur  lequel  il  y  a  un  agneau  en  relief, 
et  de  S.  Siméon,  en  mitre  et  en  chape,  qui  donne  la 
bénédiction  et  tient  un  panier  plein  d'œufs  ;  S.  Pierre 
porte  des  clefs  ;  S.  Jacques  a  son  habit  semé  de  co- 
quilles ;  S.  André  porte  sa  croix.  La  têtière  des  évan- 
gélistes  figure  les  animaux  qu'on  leur  donne  pour 
symbole  :  celle  de  S.  Luc  est  une  tête  de  bœuf;  celle 
de  S.  Marc,  une  tête  de  lion,  &c.  Tous  ont  un  mor- 
ceau de  bois  plat,  sur  lequel  il  y  a  un  passage  du  Sym- 
bole ,  pour  annoncer  leur  foi  ;  et  ils  frappent  avec  ce 
morceau  de  bois  sur  la  têtière  de  Judas ,  en  punition 
de  sa  trahison.  Autrefois  le  Christ  suivoit  en  habit  de 
-capucin,  portant  sa  croix  à  Golgotha  :  aujourd'hui 
-il  est  vêtu  d'une  aube. 

Vient  ensuite  San  Crîstoou  [  S.  Christophe  ]  f  pi. 
XLVIJI ,  n."  6 )  :  l'homme  qui  porte  cet  énorme 
Tnannequin ,  le  fait  saluer  le  mieux  qu'il  peut. 

Bientôt  on  voit  paroître  les  bâtonniers,  lanciers 
et  porte-drapeaux  galamment  habillés  en  soie  :  chaque 
groupe  est  accompagné  d'un  détachement  de  fusiliers. 
Les  lanciers  (ibid.  n."  y )  font  avec  habileté  l'exercice 
de  la  lance  ;  les  porte-drapeaux  (  ibid.  n."  8 )  font 
celui  du  drapeau  ;  les  bâtonniers  (  ibid,  n."  ^)  celui 


324  CHAPITRE    LIV. 

du  bâton  orné  de  rubans ,  qu'ils  font  tourner  avec 
agilité  autour  du  bras ,  d'un  doigt  ou  du  corps  ;  ils 
ie  lancent  à  une  grande  liauteur ,  et  le  retiennent 
avec  adresse ,  en  lui  imprimant  le  même  mouvement. 
Alors  viennent  l'abbé  de  la  ville  ou  de  la  Jeunesse 
(ibid.  n."  lo  )  vêtu  d'un  habit  noir,  d'un  manteau 
de  môme  couleur;  puis  le  roi  de  la  Basoche  (  ibid, 
n."  II  ) ,  vêtu  de  blanc,  ayant  un  manteau  de  drap 
d'argent  ;  enfin  ie  lieutenant  du  prince  .d'Amour  encore 
plus  richement  vêtu  ,  avec  un  cordon  bleu  ,  comme 
le  roi  de  la  Basoche  :  ils  tiennent  un  gros  bouquet, 
ainsi  que  le  guide  du  prince  d'Amour  ( ibid,  n°  12  )  ; 
ils  saluent  les  personnes  qui  sont  aux  fenêtres.  La 
procession  passe  ensuite.  Derrière  le  dais  est  la 
Mouert  [la  Mort  ]  (ibid.  n."  i^)  qui  fait  aller  sa  faux 
à  droite  et  à  gauche,  en  criant  hohoou ,  hohoou  (i). 
Les  jeux  parcourent  encore  les  rues  après  la  pro- 
cession ,  et  exécutent  leurs  différentes  scènes.  Le  plus 
plaisant  étoit  autrefois  cehii  de  Momus  ou  des  Ma- 
rnons,  appelé  aussi  le  jeu  du  duc  d'Urbin,  parce  que 
René  a  voulu  probablement  donner  à  cette  farce  ridi- 
cule le  nom  d'un  homme  qu'il  n'aimoit  pas.  Ce  jeu 
étoit  composé  d'une  troupe  de  Satyres  attachés  à  la 
suite  de  Momus ,  et  qui  fâisoient  mille  plaisanteries 

(i)  Il  y  avoit  autrefois  beaucoup  d'autres  jeux  qui  ont  été  sup- 
primés ,  tels  que  Adam  et  Eve,  Cahi  et  Abel ,  le  Sacrifice  d'Abraham, 
les  Signes  en  Eg^'pte ,  les  Prestiges  des  Egyptiens,  ks  Prophèus , 
S.  Jean-Baptiste ,  S.  .Michel,  &c. 


CHAPITRE    LIV.  325 

aux  passans  :  malheur  au  vieil  avare ,  au  mari  soup- 
çonneux ,  à  i'épouse  légère  !  les  suivans  de  Momus 
ne  manquoient  pas  de  les  désigner  dans  des  vers 
souvent  malins,  mais  toujours  sans  prétention 
et  sans  art,  puisque  leurs  auteurs  appartenoient  à 
la  classe  du  peuple.  Un  paveur  ,  appelé  Baliha^ 
^ar  Roman,  étoit  en  1605  et  fut  pendant  long- 
temps directeur  et  auteur  de  ces  farces  :  les  consuls  le 
payoient  pour  les  composer;  et  ceux  qui  craignoient 
ses  bons  mots  naïfs  et  piquans ,  achetoient  son  si- 
lence. 11  étoit  précédé  de  ses  acolytes ,  tous  vêtus 
en  jaune  comme  lui ,  qui  s'introduisoient  dans  les 
salons  et  en  jonchoient  le  pavé  de  fleurs  de  genêt  ;  il 
entroit  le  dernier  :  alors  il  entonnoit  ses  couplets ,  dont 
chacun  chantoit  successivement  un  vers.  II  avoit,  outre 
cela ,  le  privilège  de  célébrer  en  vers  tous  les  événe- 
inens  publics  :  il  vendoit  des  chansons  pour  des  ma- 
riages, pour  des  fêtes,  pour  toute  sorte  d'occasions; 
et  sa  boutique  étoit  aussi  accréditée  que  celle  du 
cocher  de  Vertamont.  En  1645  >  ^^  laissa  ,  en  mou- 
rant ,  ce  grave  emploi  k  son  fils  Arnaud  Roman. 
Celui-ci  fut ,  comme  son  père ,  paveur  et  farceur 
jusqu'en  1660  :  mais  alors  il  voulut  montrer  trop 
d'esprit  ;  il  se  fit  secrètement  aider  :  c'étoit  un 
temps  de  troubles  et  de  divisions;  plusieurs  per- 
sonnes distinguées  profitèrent  de  ce  moyen  pour 
s'attaquer  réciproquement  ;  l'autorité  s'en  mêla,  et  le 
moderne  Momus  fut  condamné  à  se  taire. 

3^3 


^z6  CHAPITRE    LIV. 

On  a  disputé  sur  le  but  que  le  bon  roi  René  s'é- 
toit  proposé  dans  la  fête  que  je  viens  de  décrire. 
M.  Grégoire  a  voulu  prouver  que  c'étoit  une  réunion 
des  exercices  militaires  de  l'ancienne  chevalerie,  ua 
tournois  de  courtoisie^  joint  à  des  cérémonies  religieuses 
et  a  quelques  intermèdes  ou  pantomimes  tirés  de 
l'histoire  sainte.  Cette  opinion  ne  sauroit  être  sou- 
tenue. Rien  dans  ces  jeux,  comme  nous  l'avons  vu, 
ne  ressemble  à  un  tournois  :  il  est  démontré  que  ie 
bon  pHnce  a  voulu  faire  une  grande  pantomime  en 
deux  journées  ,  qui  représentât  les  fêtes  joyeuses  de 
l'Olympe,  exécutées  pendant  les  ténèbres,  et  ensuite 
le  triomphe  de  la  religion  sur  le  paganisme.  Ce  vaste 
plan  donnoit  une  libre  carrière  à  son  goût  pour  la 
poésie ,  dans  la  composition  de  ses  groupes  religieux 
et  profanes. 

Nous  avons  déjà  dit  que  les  représentations  dra- 
matiques composoient,  chez  les  anciens,  une  partie 
des  pompes  et  des  processions  (  i  ) ,  principalement  de 
celles  qui  avoient  lieu  en  l'honneur  de  Cérès  et  de 
Bacchus.  Les  Bacchanales  que  l'on  voit  sur  les  vases 
grecs ,  nous  retracent  sans  doute  des  groupes  qui  ont 
figuré  dans  ces  solennités  (2)  :  sur  un  de  ces  vases  , 
on  voit  des  jeunes  gens  qui ,  pour  paroître  dans  ces 
cérémonies ,  mettent  des  masques  de  Satyres  ,  et  s'at- 
tachent à  la  ceinture  un  simulacre  monstrueux  de 

(i)  Tome  \y ,  p.  69. 

{2)  Bœttiger  ,  Quatuor  œtates  rel  sanisa  nptid  veteres,  p.  7. 


CHAPITRE    LIV.  327 

l'organe  qui  caractérise  spécialement  (1)  ces  demi- 
dieux.  II  est  également  démontré  qu'on  joignit  à  ces 
fêtes  des  scènes  pantomimes  qui  retraçoient  les  événe- 
mens  consacrés  par  une  tradition  révérée.  On  y  voyoit 
l'arrivée  de  Cérès  chez  Celeus ,  la  naissance  de  Trip- 
tolème,  les  rires  immodérés  de  Baubo.  On  y  repré- 
sentoii  l'histoire  entière  d'un  dieu  ou  d'un  héros ,  et  ses 
principales  aventures  (2)  :  c'est  pourquoi  l'on  voit  sur 
les  vases  peints  les  plus  anciens ,  les  divers  travaux 
d'Hercule ,  les  exploits  de  Thésée ,  Bacchus  et 
Ariadne,  Oreste  matricide  (3).  L'usage  de  ces  panto- 
mimes religieuses  s'est  conservé  dans  la  Grèce ,  long- 
temps même  après  la  formation  régulière  de  leur 
théâtre.  Dans  la  célèbre  pompe  qui  eut  lieu  à 
Alexandrie  sous  Ptoiémée-Philadelphe ,  on  vit  pa- 
roîtije  les  dieux  et  les  déesses  avec  leurs  attributs , 
et  tout  ce  qui  avoit  rapport  k  leur  histoire.  Bacchus 
étoit  précédé  de  Silène  qui  faisoit  faire  place ,  et  de 
Satyres  qui  portoient  des  flambeaux;  l'Année  étoit 
entourée  des  Saisons;  la  statue  du  dieu  de  Nysapa- 
roissoit  au  milieu  de  cent  quatre-vingts  personnages 
portés  sur  un  seul  char.  Le  cortège  de  Jupiter  n'étoit 
assurément  ni  moins  nombreux  ni  moins  brillant 
que  celui  de  Bacchus;  et  l'on  peut  en  dire  autant  de 
celui  des  autres  dieux. 

(i)  TiSCHBEIN,  Vases  peints ,  tome  I.'-'',  pi,  39  et  40. 

(2)  CLEMENS  AlEXANDR.  Pamnetic. 

(3)  Âlonumens  itntiques ,  tome  I.'-''',  art.  XXIII, 

X  4 


328  CHAPITRE    IIV.' 

Ceci  convient  très-bien  à  la  procession  qui  nous 
occupe.  Nous  avons  vu  comment  on  avoit  introduit 
dans  plusieurs  cérémonies  religieuses ,  des  person- 
nages de  l'ancien  et  du  nouveau  Testament,  et  prin- 
cipalement ,  au  temps  de  Noël ,  ceux  qui  assistèrent  k 
ia  naissance  de  Jésus-Christ  (i).  L'époque  où  René 
composa  sa  procession ,  étoit  celle  où  l'on  jouoit  de 
ces  farces  religieuses  appelées  mystères  :  dans  la 
ville  d'Apt ,  des  jeunes  gens ,  habillés  aux  dépens  du 
public  ,  représentoient  les  saints  mystères  le  jour 
de  la  Fête-Dieu  (2)  ;  et  les  habitans  d'Arles  retinrent 
pendant  un  an,  en  i433  »  ^^^  mimes  ou  ménétriers 
qu'on  ieur  avoit  envoyés  pour  relever  la  pompe  des 
processions. 

René  ne  fit  donc,  en  établissant  cette  fête  ,  que 
suivre  un  usage  du  temps ,  convenable  \\  ses  goûts  : 
il  voulut  cependant  lui  donner  un  but  moral ,  en  la 
faisant  précéder  de  l'apparition  des  dieux  du  paga- 
nisme ,  que  la  présence  du  Sauveur  fait  rentrer  dans 
le  Tartare  ;  c'est  pourquoi  ce  bon  roi  nomma  cette 
fête,  le  Triomphe  de  l'adorable  Sacrement ,  ou  le 
Sacre  (3). 

Un  prince  qui  auroit  eu  l'esprit  plus   guerrier  , 


(i)  Tome  I,*^"^,  p.  70. 

{2)  René  aimoit  ces  sortes  de  représentations  dramatiques,  qui 
étoient  les  seules  qu'on  connût  alors:  il  fit  représenter,  en  1476, 
une  pièce  appelée  la  Moralité  de  l'homme  mondain. 

(3)  M,  FlsCH  ,  Briefe  liber  die  siidlichen  Prcvin^n  von  Franhreich, 


CHAPITRE    LIV.  32^ 

auroit  joint  à  cette  fête  des  représentations  de  com- 
bats ou  de  tournois  :  il  n'y  est  question  ni  de 
combats ,  ni  de  tournois ,  ni  de  guerre  ,  ni  de  che- 
valerie ;  on  y  fait  seulement  l'exercice  de  la  pique  , 
le  jeu  du  bâton  ;  ces  exercices  sont  exécutés ,  non 
par  des  guerriers ,  mais  par  des  hommes  de  la  riante 
cour  du  prince  d'Amour  et  de  l'abbé  de  la  Jeunesse, 
René  n'a  rien  voulu  y  admettre  non  plus  qui  retra- 
çât le  joug  de  la  féodalité  :  il  a  représenté  les  trois 

p.  419»  ^  voulu  trouver  dans  ces  pantomimes  religieuses  un 
plan  régulier  et  suivi.  Son  explication  me  paroît  plus  ingénieuse 
que  solide;  car,  pour  cela,  il  distribue  les  groupes  dans  un  ordre 
qui  n'est  pas  exact.  Selon  lui ,  «  la  première  représentation  ou 
le  premier  acte  est,  pour  ainsi  dire,  le  prologue  de  la  pièce, 
et  en  offre  le  sommaire,  c'est-à-dire  ,  le  but  et  les  résultats  de  la 
religion,  sous  l'image  d'une  ame  assaillie  par  le  diable,  et  sauvée 
par  le  christianisme,  désigné  par  la  croix  et  par  la  protection  d'un 
ange.  Le  roi  René  avoit  aussi  l'intention  de  se  rappeler  à  lui-même 
ainsi  qu'à  ses  successeurs  les  dangers  de  la  dignité  royale  ;  ce  qui 
lui  fit  imaginer  les  deux  scènes  des  diables  ,  dont  chacun  paroît 
désigner  un  vice  particulier  :  la  diablesse  est  l'emblème  de  la  volupté. 

«  La  seconde  représentation  nous  offre  l'esprit  humain  aban- 
donné à  ses  propres  forces  ,  s'égarant  sur  la  route  d'une  fausse 
religion  ,  et  adorant  des  dieux  qu'il  s'est  faits  lui-même.  Comme 
religion  des  ténèbres ,  elle  paroît  la  nuit,  parce  qu'elle  est  fausse  ; 
elle  précède  le  commencement  de  la  véritable  fête  chrétienne. 
La  reine  de  Saba  est  peut-être  Cérès  ou  Latone  ,  à  qui,  par 
des  raisons  d'économie ,  on  aura  donné  le  vêtement  de  la  reine 
de  Saba,  qui  paroît  le  lendemain  à  la  grande  fête. 

»  Dans  la  troisième  représentation  ou  letroisième  acte,  la  fausse 
religion  a  quitté  la  scène,  avec  la  nuit  qui  l'avoit  fait  naître,  et  a 
cédé  la  place  à  la  religion  révélée. 

»  Le  prologue  parojt  encore  une  fois  pour  mieux  faire  saisir  la 


330  CHAPITRE    LIV. 

ordres  de  l'Etat,  mais  d'une  manière  qui  ne  pouvoit 
choquer  l'un  en  l'abaissant  au-dessous  de  l'autre. 
Le  roi  de  la  Basoche  est  le  représentant  du  tiers- 
état  ;  l'abbé  de  la  Jeunesse  ,  celui  du  clergé  ;  le 
prince  d'Amour  ,  celui  de  la  noblesse  ,  à  la  tête  de 
laquelle  René  auroit  pu  mettre  un  prince  puissant, 
suivi  de  ses  chevaliers ,  de  ses  écuyers ,  de  ses 
vassaux  :  au  lieu  de  cela ,  c'est  le  prince  d'Amour 
avec  ses  aimables  sujets. 


signification  de  i'ensemble.  Les  dieux  époques  du  judaïsme  sont 
d'abord  mises  sur  la  scène  :  Moïse  et  Aaron  désignent  celle  de  sa 
fondation;  ia  reine  de  Saba,  celle  de  sa  plus  grande  splendeur,  où 
des  personnages  puissans  venoient  des  pays  les  plus  éloignés  pour 
admirer  la  magnificence  du  nouveau  royaume  et  la  sagesse  du 
grand  roi.  Le  judaïsme  est  suivi  du  christianisme  ,  figuré  par  ses 
principaux  personnages  et  par  les  événemens  les  plus  remarquables 
de  son  histoire  dans  les  premiers  temps.  Enfin,  comme  application 
de  iapièce  entière, on  voit  paroître  le  christofhore  [  S.  Christophe], 
symbole  du  monde  qui  se  convertit  au  christianisme. 

»  Le  quatrième  acte  offre  l'épilogue  et  l'application  locale.  Le 
roi  René  et  ses  Provençaux,  sous  les  traits  de  chevaliers  et  de 
gens  du  peuple,  léis  chivaoux  frux  et  léis  dansaires ,  se  réjouissent 
du  triomphe  de  leur  religion  en  dansant  au  son  d'une  joyeuse 
musique.  Peut-être  le  masque  dégoûtant  des  Rn-^cassetos  est-il  une 
allusion  à  la  conquête  de  la  Terre-Sainte,  d'où  les  croisés  ne 
rapportoient  chez  eux  que  la  misère  et  la  lèpre. 

»  La  Mort  vient  en  dernier  lieu  ,  et  termine  ia  procession  :  sa 
faux  indique  d'une  manière  assez  tragique  quelle  est  la  fin  de 
tout  ce  qui  se  passe  dans  ce  monde.  » 


33 


CHAPITRE    LV. 


Cabinet  de  minéralogie  de  M. de  Fons-Colombe  le  père; 

—  d'entomologie  de  M.  de  Fons-Colombe  le  fils.  — 
Hôtel  bâti  par  le  Puget.  —  Torse.  —  Place  des  Prê- 
cheurs. —  Fontaine.  —  Église  de  Sainte-Madeleine. 

—  Annonciation  attribuée  à  Albert  Durer.  —  Inscrip- 
tion arabe.  —  Inscriptions  typographiées.  —  Cal- 
vaire singulier.  — Vers  du  roi  René.  —  Tombeau  d'un 
boucher.  —  Le  roi  René  ;  son  goût  pour  les  lettres  et 
les  arts  ;  la  peinture  favorisée  en  Provence.  —  Tableau 
du  roi  René  peint  par  lui-même.  Le  Buisson  ardent. 
— Ce  prince  et  son  épouse  figurés  dans  l'intérieur  des 
volets;  l'Annonciation  à  l'extérieur,  —  Le  passage  de  la 
mer  Rouge,  sur  un  sarcophage  chrétien. 

J_jE  jôiii' de  notre  départ  étoit  fixé,  et  il  nous  restoit 
cependant  encore  plusieurs  choses  k  voir.  Nous  re- 
grettâmes infiniment  de  ne  pouvoir  examiner  la  riche 
collection  d'insectes  que  M.  de  Fons-Colombe  lé 
fils  a  formée.  M.  son  père  eut  la  bonté  de  nous 
montrer  son  beau  cabinet  de  minéralogie  ;  il  est 
très'intéressant  pour  l'étude  ,  et  il  renferme  aussi 
des  pièces  rares. 

Nous  y  remarquâmes  une  pierre  calcaire,  dont 
la  surface  est  toute  parsemée  d'empreintes  de  pe- 
tits poissons  ,  longs  d'environ  un  pouce  et  très- 
bien  caractérisés.  Cette  pétrification  a  été  trouvée 
dans  les  carrières  à  plâtre  qui  sont  auprès  d'Aix  ;  elle 
mériteroit  d'être  dessinée  et  gravée  avec  soin. 


532  CHAPITRE    LV. 

Nous  vîmes  dans  le  salon  un  tableau  du  Puget , 
où  cet  artiste  s'est  représenté  lui-même  ,  avec  sa 
femme  et  son  enfant,  sous  l'allégorie  de  la  Sainte- 
Famille.  L'enfant  n'est  pas  bien  ;  la  Vierge  est  déjà 
sur  le  retour  :  la  tête  de  S.  Joseph  est  la  meilleure 
partie  du  tableau  ;  elle  est  du  moins  intéressante  , 
parce  qu'elle  nous  offre  les  traits  de  ce  célèbre  artiste. 
Ce  salon  est  encore  décoré  d'une  table  de  vert  an- 
tique ,  qui  vient  d'un  bloc  ou  tronçon  de  colonne 
trouvé  à  Aix  ,  et  qu'on  a  débité  pour  en  faire  quatre 
tables  :  il  y  en  a  une  chez  M.  d'Albertas. 

Le  troisième  fils  de  M.  de  Fons-Colombe,  qui, 
très-jeune  encore ,  se  livre  avec  succès  à  l'étude  des 
antiquités  et  des  médailles  ,  nous  avoit  accompa- 
gnés. II  nous  fit  passer,  en  revenant,  devant  l'hôtel 
qu'occupoit  autrefois  ie  marquis  d'Argens  :  la  façade 
est  d'un  assez  bon  goût.  Cet  hôtel  a  été  construit 
sur  les  dessins  du  Puget  ,  qui  étoit ,  comme  Michel- 
Ange,  sculpteur,  peintre  et  architecte. 

II  y  a  dans  la  maison  où  l'on  a  placé  l'école  secon-  \ 
daire ,  une  école  de  dessin ,  dirigée  par  M.  Clairian  ; 
nous  y  vîmes  un  beau  torse  antique  d'un  petit  Faune, 
ou  plutôt  d'un  jeune  Bacchus,  en  marbre  de  Paros. 
Ce  torse  a  été  trouvé  près  de  Salon.  Le  vase  qui 
est  à  ses  pieds ,  est  du  même  bloc  que  le  torse. 

Sur  la  place  des  Prêcheurs  ,  qui  est  devant  l'église 
de  Sainte-Madeleine,  il  y  a  une  fontaine  surmontée 
d'un  obélisque  d'un   très -beau  style  ,  qu'on  laisse 


CHAPITRE    LV.  333 

dégrader  faute  d'enlever  les  herbes  qui  finiront  par 
disjoindre  les  pierres  et  les  renverser. 

Depuis  notre  départ  on  a  restauré  sur  la  place 
de  la  maison  de  ville  une  colonne  antique  de  granit 
égyptien,  et  on  l'a  consacrée  à  l'Empereur,  avec  cette 
inscription,  composée  par  M.  de  Saint-Vincens: 

NAPOLEONI  I  , 

FRANCORVM    IMFERATORI  , 

PRINCIPI  OPTIMO  ,    INVICTO  , 

TEMPLORVM    RESTITVTORI  , 

JVSTITIA  ,  LEGIBVS 

POPVLOS  MODERANTI  , 

VICTORIIS,   CONSILIO 

PACEM   FVNDANTI  , 

AQVENSES  CIVES 

COLVMNAM    EX    ^GYPTO 

A  ROMANIS  TRANSVECTAM, 

NVLLI    DICATAM, 

DEDICAVERVNT 

ANN.   MDCCCVI  , 

NATALI    DIE  XV  AVG. 

Nous  entrâmes  dans  l'église  de  Sainte -Madeleine, 
où  l'on  trouve  un  tableau  singulier  qui  est  attribué  à 
Albert  Durer  ;  il  n'est  pourtant  pas  indiqué  dans  la 
iiste  de  ses  nombreux  ouvrages.  Quoi  qu'il  en  soit, 
i'artiste ,  si  ce  n'est  lui ,  est  au  moins  de  son 
temps  ,  et  il  appartenoit  à  l'école  allemande.  Il  a 
figuré  le  Père  éternel  dans  un  nuage  ;  la  Vierge  est 
à  genoux;  dans  le  rayon,  éclairé  par  le  souffle  divin, 


334  CHAPITRE     LV. 

qui  sort  de  la  bouche  du  maître  du  monde  et  entre 
dans  l'oreille  de  la  chaste  Marie ,  est  un  petit  enfant 
qui  va  pénétrer  par  cet  organe.  La  Vierge  porte 
une  chape  d'or  ;  l'ange  qui  lui  annonce  l'heureux 
effet  de  l'esprit  créateur,  est  vêtu  d'une  chape  rouge , 
à  laquelle  il  y  a  des  ouvertures  pour  donner  passage 
à  ses  aiies.  M.  de  Saint -Vincens  possède  un  dessin 
de  cette  singulière  peinture. 

Nous  savions  qu'il  existoit,  sous  l'entrée  de  la  mai- 
son de  M.  Mieulan  ,  une  inscription  arabe  dont 
nous  desirions  avoir  la  copie  :  la  difficulté  des  ca- 
ractères auroit  rendu  cette  entreprise  très-longue  ; 
et  malgré  tous  nos  soins  et  notre  patience  ,  nous 
aurions  pu  commettre  quelque  inexactitude.  Nous 
employâmes ,  pour  la  lever  ,  les  procédés  typogra- 
phiques. On  lave  la  pierre  ,  on  la  couvre  d'encre 
d'imprimerie  ;  on  applique  dessus  du  papier  trempé , 
et  on  le  retire  chargé  de  toutes  les  lettres ,  qui  pa- 
roissent  blanches  sur  un  fond  noir  quand  elles  sont 
en  creux,  et  noires  sur  un  fond  blanc  lorsqu'elles 
sont  en  relief.  Comme  les  lettres  sont  alors  à  rebours , 
il  faut  lire  en  sens  inverse  ;  mais  en  présentant  la 
feuille  au  jour ,  on  lit  par  derrière  le  papier ,  et 
toutes  les  lettres  se  trouvent  dans  leur  première  po- 
sition. Pour  obtenir  une  plus  grande  transparence  des 
lettres,  on  doiflt, se  servir  de  papier  peu  collé.  On 
enlève  l'encre  qui  salit  la  pierre,  en  la  lavant  avec 
une  dissolution  de  potasse. 


CHA  PITRE    LV.  33  J 

C'étoit  pour  lever  ainsi  les  inscriptions  que  ,  d'a- 
près l'avis  de  M.  Marcel ,  nous  avions  emporté  des 
bailes  et  du  noir  d'imprimerie  :  mais  il  n'est  pas  très- 
nécessaire  en  France  de  se  charger  de  ces  objets ,  donc 
le  transport  est  embarrassant  ;  il  n'y  a  pas  de  petite 
ville  où  l'on  ne  trouve  au  moins  un  imprimeur. 

Ce  procédé  est  connu  depuis  long-temps  en  Italie; 
mais  il  paroît  qu'on  ne  l'appliquoit  qu'aux  inscrip- 
tions tracées  sur  des  tables  de  bronze.  Leibnitz  avoit 
vu  chez  Fabretti  une  copie  des  Tables  Eugubines  prise 
de  cette  manière  (  i  )  ;  et  il  témoigne  dans  une  de 
ses  lettres  le  désir  d'en  obtenir  une  semblable  (2). 
C'est  M.  Marcel ,  aujourd'hui  directeur  de  l'Impri- 
merie impériale  ,  qui ,  dans  le  temps  oi^i  il  accompa- 
gnoit  notre  illustre  Empereur  dans  la  mémorable 
expédition  d'Egypte  ,  a  songé  le  premier  k  lever 
ainsi  les  inscriptions  gravées  sur  la  pierre.  Il  a  rap- 
porté le  fac  simile  de  la  curieuse  inscription  de 
Rosette ,  et  c'est  d'après  cette  épreuve  qu'elle  a  été 

(i)  Bernardi  Baldi  lîbrum  de  Tabula  Euguhina  legi  olim  ,  no- 
Uivique  eum  explicatioties  vocahulorum  ex  llnguis  orientalihus  petere. 
Mihi  placuerat  ectypon  Tabidx  quahm  vidi  aynd  D,  Fahrettum  , 
quod  ipsa  ex  Tabula  colore  nigro  infecta  in  charta  applicata  fuit 
«xpressum.  Nam  quœ  vidi,  characteres  non  satis  exprimunt,  Leibnitu 
Opéra,  epist.  XllI,  adcalcem,  tom,  I,  pag.  37. 

[z]  ...Optarem  impetrari posse  ectypum  Tabularum  Eugublnarum, 
Tabulas  sels  esse  œneas ,  quibus  Utterœ  veteres  ,quœ  etruscae  censentur  , 
sunt  insculpta.  Si  quis  amicus  Eu gubii  f avère  vel'et ,  possent  tabulae 
colore  aliquo  infici,  et  ita  uno  ictu  in  charta  exprimi  :  takm  ecty- 
pum illic  ebtinuit  Fabrettus.  Ibid.  epist.  XII,  tom,  I,  pag.  31. 


3  3^  CHAPITRE    LV. 

kie ,  gravée  et  publiée.  J'ai  vu  aussi  chez  lui  des 
empreintes  des  inscriptions  du  Meqyas  et  un  tiès- 
grand  nombre  d'autres  écritures  cufiques  prises  par 
ie  même  procédé.  II  n'offre  aucune  difficulté  ;  on 
peut  opérer  soi-  même  ou  se  servir  d'un  imprimeur. 
De  cette  manière,  les  personnes  les  moins  versées 
dans  la  science  des  inscriptions  peuvent  en  obtenir 
des  copies  de  la  plus  exacte  fidélité. 

J'ai  fait  graver  cette  inscription  (pi.  L  )  ,  parce 
qu'elle  présente  des  ligatures  très -embrouillées,  et 
qu'elle  peut  servir  à  déchiffrer  d'autres  monumens 
du  même  genre.  Mon  respectable  ami  M.  de  Sacy  , 
mon  confrère  à  l'Institut ,  a  bien  voulu  la  transcrire 
en  arabe  ordinaire ,  et  y  joindre  une  traduction  et 
des  observations  que  je  donne  textuellement. 

i-AL-JUl  jja-J  ^tSjy:^]  Q«.jj.j  U  ij  Oj-l'  '-^l^  if~^  (J-^ 
A-ls^î  ja3    ItN*  j*J  {^Jis   kX^\  J-_2wi[^  jUJt  ^j£.   r-^J  O^ 

Au  nom  de  Dieu  rlément  et  miséricordieux.  Que  Dieu  soit  pro- 
pice au  prophète  Mahomet  et  à  sa  race,  et  qu'il  leur  accorde  le 
salut  iToar^  ame  (  c'est-à-dire,  toute  personne)  éprouvera  la  mort; 
mais  vous  receire^  !e  salaire  qui  vous  sera  Ju  au  jour  de  la  résur- 
rection. Celui-là  sera  bien  heureux  qui  sera  écarté  du  feu  et  introduit 
dans  le  paradis.  C'est   ici   la   sépulture   de  Hadji  Thabet,   fils 

d'Abdairahim , 


CHAPITRE    LV.  337 

â'Abdalrahim ,  mort  dans  ia  première  décade  du  mois  de  djou- 
mada  premier,  l'an   585  [  i  189  de  J.  C  j. 

ce  Ce  qui  est  imprimé  en  caractères  italiques  dans 
31  la  traduction  de  cette  inscription ,  est  un  passage 
33  de  l'AIcoran,  qui  se  trouve  dans  la  troisième  surate, 
?3  verset  1  82  de  l'édition  de  Hinckelmann ,  et  i  86  de 
35  celle  de  Marracci.  Ce  passage  de  l'AIcoran  fait  ordi- 
33  nairement  partie  des  inscriptions  sépulcrales. 

31  Le  caractère  dans  lequel  est  écrite  cette  inscrip- 
3>  tion,  a  beaucoup  de  ressemblance  avec  celui  des 
33  inscriptions  sépulcrales  que  l'on  trouve  dans  i'ou- 
35  vrage  intitulé  la  Cuidade'forestiericurîosidivedere... 
35  le  cose  pîii  memorabili  di  Po^:^o/i ,  ù'c.  de  Pompéo 
35  Farnelli ,  et  dans  la  Description  de  V Arabie ,  par 
35  M.  Niebuhr.  Les  ornemens  superflus  dont  cette 
35  écriture  est  surchargée,  sont  cause  que  l'on  éprouve 
35  quelque  difficulté  à  lire  ces  inscriptions. 

35  Les  lettres  de  celle  -  ci  n'ayant  aucun  point 
35  diacritique ,  je  n'oserois  assurer  que  le  nom  c^\3 
33  Thabit  soit  véritablement  celui  de  la  personne  à 
3»  laquelle  ce  monument  a  été  élevé  ;  car,  des  quatre 
33  lettres  qui  composent  ce  mot,  il  y  en  a  trois  qui 
33  peuvent  être  lues  de  plusieurs  manières  :  cepen- 
35  dant  je  ne  vois  guère  d'autre  nom  propre  que  l'on 
35  puisse  lire  ici.  On  pourroit  bien  lire  09. U  Ndïb  ; 
35  mais  je  ne  crois  pas  que  ce  mot  ait  jamais  été 
35  employé  comme  nom  propre. 

33  Dans  le  mot  JjVI  la  première  (décade),  il  manque 
Tome  //.  Y 


338  CHAMTRE     LV. 

35  sur  le  monument  un  élif  entre  le  lam  et  ïe  waw  / 
»  c'est  sans  doute  une  omission  du  sculpteur.  Dans  la 
35  date  de  Tannée ,  on  auroit  dû  écrire ,  pour  la  régu- 
>5  larité  grammaticale,  j»>  et  non  k^\  mais  ces 
33  sortes  de  fautes  sont  très-communes. 

33  Une  autre  inscription  du  cabinet  de  M.  de  Saint- 
33  Vincens ,  dont  M.  Millin  a  pris  également  une  em- 
33  preinte ,  est  écrite  dans  le  même  genre  de  caractère  , 
30  et  est  aussi  très- vraisemblablement  un  mormment 
33  sépulcral  ;  mais  la  pierre  a  trop  souffert  des  injures 
33  du  temps  pour  qu'on  puisse  la  déchiffrer.  33 

M.  Marcel  a  également  eu  la  bonté  de  s'occuper 
du  déchiffrement  et  de  la  traduction  de  ces  deux  ins- 
criptions. 

Les  monumens  qui  rappellent  le  roi  René  et  le 
goût  de  ce  prince  pour  les  arts  et  pour  les  vers , 
excitoient  sur  -  tout  notre  intérêt.  Nous  allâmes  à 
l'église  des  Augustins  ,  aujourd'hui  fermée ,  pour 
voir  un  bas-reiief  qu'il  a  fait  exécuter.  Derrière  le  1 
maître  autel  est  une  niche  dans  laquelle  on  a  repré- 
senté Jésus-Christ  qui  monte  au  Calvaire,  assisté 
de  S.  Augustin ,  qui  est  coiffé  d'une  mitre  et  tient 
la  crosse  k  la  main.  Les  armes  du  roi  René  sont  aux 
quatre  coins  de  cette  sculpture.  II  a  composé  les  vers 
suivans ,  qu'on  lit  au-dessous  en  caractères  gothiques  ; 
c'est  le  Sauveur  qui  parle  : 

Voyés  i'angoisse  et  dure  peine 
<^ue  pour  vous  autres  gent  humaine 


CHAPITRE     LV.  3  39 

*'en^ui*e  très-crueliement  ; 
Car  sur  moi  n'y  a  nerf  ne  veine, 
'Qu'en  portant  cette  croix  greveine 
N'excite  douloureux  tourment,. 

Quant  allant  haut 

Je  perds  l'halleine. 

Et  fe  cœur  me  fault , 

Tant  est  pleine 
Ma  chair  las  de  murtrissementj 
Ainsi  m'en  vais  piteusement  < 

Recevoir  mort  honteusement 
Pour  votre  coulpe  horde  et  vaine. 
Dont  condamnés  a  damnement 
Etiés  perpétuellement , 
Et  est  chose  toute  certaine. 
Pourquoi  te  offrir  benignement 
Que  il  faut  mon  mal  pietamment 
Si  qu'ayés  des  cieulx  le  domaine. 

Ce  monument  est  difficile  à  déplacer,  parce  qu'il 
est  en  plâtre  ;  mais,  avec  des  précautions,  on  pourroit 
en  venir  à  bout. 

On  voit  encore  dans  cette  église  des  tombes 
plates  :  ia  plus  remarquable  est  celle  de  Hugues, 
qui ,  dans  son  épitaphe ,  a  le  titre  de  bocherius  (  i  ) 
[  boucher].  Cette  tombe  a  été  faite  en  1 5 14  '-  on 
voit  au  milieu  la  masse  pour  tuer  les  bœufs,  et  le 
couperet  pour  ies  dépecer. 

Le  célèbre  tableau  peint  par  le  roi  René  devoit 
encore  plus  fixer  notre  attention.  Il  étoit  déposé 
dans  ia  maison  de  M.  l'archevêque  :  nous  passâmes 

(i)  Ce  mot  barbare  signifioit  aussi,  dan5  le  xv.*^  siècle,  ofîcier 
dt  Ia  boucht. 

Y   i 


34o  CHAPITRE    LV. 

une  partie  de  la  journée  chez  ce  respectable  prélat  , 
qui  eut  pour  nous  les  bontés  les  plus  obligeantes  ; 
et  nous  eûmes  le  plaisir  de  contempler  à  notre  aise 
ce  précieux  monument  de  l'art. 

René  d'Anjou,  son  auteur,  se  vit  à-Ia-fois  duc 
d'Anjou,  de  Lorraine  et  de  Bar,  roi  de  Napies  et 
comte  de  Provence  :  mais  ces  états  lui  étoient  dispu- 
tés; et  sans  doute  il  auroit  vécu  plus  heureux,  s'il  eût 
été  seulement  comte  de  Provence.  Il  n'avoit  point 
de  forces  suffisantes  pour  se  maintenir  dans  des  pos- 
sessions si  vastes  et  si  distantes  les  unes  des  autres  : 
malofré  sa  v;)leur  éclatante  et  ses  talens  militaires ,  il 
fut  obligé  d'abandonner  le  trône  de  Napies.  Quoique 
ce  prince  eût  un  noble  courage,  il  n'avoit  pas  assez 
de  génie  ,  une  tête  assez  fortement  organibée  pour 
devenir  un  grand  roi  ;  mais  il  a  mérité ,  comme 
Jean  II  ,  Louis  XII  et  Henri  IV ,  le  nom  de  Bon  : 
îl  partage  avec  ce  dernier  prince  l'honneur  si  rare 
que  son  nom  soit  connu  et  respecté  dans  la  classe 
la  moins  instruite;  le  pauvre  a  conservé  sa  mémoire, 
et  jamais  les  Provençaux  ne  l'appellent  que  le  bon 
roi  René  (i).  Cependant  les  guerres  qu'il  eut  k  sou- 
tenir le  forcèrent  à  établir  souvent  de  forts  impôts  ; 
sa  vie  fut  une  suite  de  revers  :  mais  il  étoit  humain  , 

(i)  Ils  aiment  à  se  rappeler  les  traits  qui  peignent  son  naturel 
et  sa  singularité.  Ce  prince  avoit  coutume,  quand  il  faisoit  froid  , 
d'aller  se  promener  dans  des  lieux  exposes  au  soleil;  les  Proven- 
çaux appellent  encore  ces  lieux,  les  cheminées  du  roi  René'. 


CHAPITRE    LV.  ^^l 

popuîaîre,  libéral  et   juste;  faut-il  encore   d'autres 
titres  pour  mériter  i'amour  des  peuples! 

Si  René  ne  possédoit  })as  tous  les  taiens  d'un  sou- 
verain,  il  avoit  les  qualités  d'un  honnête  homme, 
la  franchise  et  la  bravoure  d'un  loyal  chevalier. 
Combien  il  auroit  fait  d'heureux,  s'il  eût  pu  vivre 
paisiblement  dans  une  petite  principauté  !  Son  ame 
n'avoit  point  assez  de  vigueur  ni  d'énergie  pour  maî- 
triser les  événemens.  L'ambition  n'avoit  aucun  empire 
sur  son  cœur.  11  étoit  occupé  à  peindre  une  perdrix 
quand  on  lui  annonça  la  perte  du  royaume  de  Naples, 
et  il  ne  discontinua  pas  son  ouvrage.  II  paroissoit 
persuadé  que ,  pour  être  heureux ,  il  devoit  oublier 
qu'il  étoit  roi  ;  cependant  un  prince  doit  toujours 
s'en  souvenir,  s'il  ne  veut  jamais  cesser  de  l'être. 
Laissant  la  vie  publique  pour  laquelle  il  étoit  né  , 
il  se  livroit  par  sentiment  aux  douceurs  de  la  vie 
privée  :  il  aimoit  les  sciences  utiles  ;  il  favorisoit 
l'industrie ,  protégeoit  l'agriculture  ;  il  se  plaisoit  à 
cultiver  des  fleurs  ;  il  encouragea  la  culture  du  mûrier; 
les  provinces  septentrionales  de  la  France  lui  doivent 
l'œillet  de  Provence  (i),  la  rose  de  Provins  (2), 

(  1  )  Dianthus  barhatus.  L. 

(2)  On  lit  dans  le  nouveau  Dictionnaire  d'histoire  naturelle  et 
dans  plusieurs  ouvrages  ,  que  cette  rose  est  appelée  ainsi,  parce 
qu'elle  a  été  apportée  de  Syrie  à  Provins  par  un  comte  de  Brie  , 
au  retour  des  croisades  ;  mais  le  mot  Provins  est  une  corruption 

Y    3 


3^2  CHAPITRE    LV. 

et  les  raisins  muscats  (  i  ).  II  faisoit  élever  des  oiseaux 
rares.  Il  étoit  versé  dans  la  connoissance  des  livres 
saints  et  de  ia  théologie;  il  étoit  aussi  avancé  qu'on 
pouvoit  l'être  alors  dans  les  mathématiques;  il  faisoit 
des  vers  et  de  la  musique.  Mais  l'art  de  peindre  fai- 
soit son  principal  amusement  :  il  reste  encore  plu- 
sieurs des  peintures  dont  il  enrichissoit  les  vitres,  les 
murs,  les  manuscrits.  Le  tableau  dont  je  vais  donner 
la  description  n'est  pas  connu  ;  j'ai  cru  devoir  le  faire 
graver.  C'est  sans  contredit  un  des  plus  précieux 
monumens  de  l'art ,  à  cause  du  temps  où  il  a  été  fait , 
du  rang  de  celui  qui  l'a  exécuté,  et  de  la  manière 
dont  il  est  peint.  Avant  de  le  décrire,  j'offrirai  sur 
l'art  quelques  considérations  préliminaires. 

L'aurore  des  beaux-arts  éclairoit  déjà  l'Italie  au 
XV."  siècle ,  pendant  que  tous  les  autres  états  étoient 
encore  plongés  dans  la  barbarie.  La  plupart  des 
grands  hommes  dont  le  génie  illustra  les  règnes  de 
Laurent-le-Magnifique  et  de  Léon  X ,  s'éloient  fait 
connoître  avant  ia  fin  de  ce  siècle  ;  ce  ne  fut  guère 
qu'à  l'époque  où  François  I."  appela  en  France 
Primatice  et  Rosso ,  que  la  peinture  commença  à  y 
faire  des  progrès.  Cependant  la  Provence  a  eu  à  cet 

de  celui  de  Provincialls  [  Provençal  ] ,  par  Iccjuel  on  désigne  la 
patrie  de  cette  fleur.  Elle  est  encore  nommée  dans  les  méthodes, 
rosa  Provincialls ,  qu'on  doit  traduire  par  rose  de  Provence ,  et  non 
tose  de  Provins. 

(  I  j   Viùs  npiana^ 


CHAPITRE   LV.  343 

égard  quelques  avantages  sur  le  reste  de  la  France. 
Le  séjour  des  papes  à  Avignon  y  avoit  attiré  des 
artistes  célèbres  pour  cette  époque ,  où  l'art  cherchoit 
à  se  débarrasser  des  ténèbres  dans  lesquelles  il  étoit 
enseveli.  Le  célèbre  Giotto  passa  quelque  temps  à 
Avignon,  auprès  de  Clément  V,  et  l'on  possède 
quelques-uns  des  tableaux  qu'il  fit  alors.  L'art  ne 
fît  pourtant  pas  de  grands  progrès ,  puisqu'on 
ne  peut  citer  aucun  ouvrage  qui  ait  quelque 
mérite.  Le  genre  de  la  miniature  étoit  cultivé  avec 
plus  de  succès  que  celui  de  la  peinture  en  grand  : 
on  conserve  dans  les  bibliothèques  quelques  manus- 
crits accompagnés  de  vignettes  assez  agréables.  Le 
roi  René  s'exerça  beaucoup  dans  ce  genre  ,  ainsi 
qu'on  peut  le  voir  dans  la  notice  de  ses  livres 
d'heures  qui  nous  ont  été  conservés  ;  mais  on  lui 
attribuoit  aussi  des  tableaux  :  ils  sont  dans  le  goiit 
des  premiers  artistes  flamands ,  et  peints  k  l'huile  ; 
ce  qui  a  fait  présumer  qu'il  avoit  des  relations  avec 
Jean  de  Bruges.  On  citoit  de  lui  trois  ouvrages  de  ce 
genre  :  le  squelette  qui  appartenoit  aux  Célestins 
d'Avignon  ;  un  Ecce  homo  sur  toile ,  chez  les  Obser- 
vantins  de  Marseille;  et  le  tableau  dont  je  vais  don- 
ner la  description  ,  et  qui  surpasse  les  deux  autres 
par  sa  beauté  et  par  l'importance  du  sujet  (  i  ) . 

(i)  Les  descendans  de  Jean  de  Matheron  (  suprà,  p,  253  ) 
conservent  aussi  un  petit  portrait  du  roi  René,  que  ce  prince 
avoit  peint  pour  ce  chambellan. 

Y    i 


344  CHAPITRE     LV. 

Cette  peinture  décoroit  le  maître  autel  des  grand? 
Carmes.  Le  tableau  du  inilieu  représente  le  Buisson 
ardent.  Par  un  anachronisme  dont  les  monumens  du 
même  temps  nous  fournissent  tant  d'exemples,  le  roi 
René  n'a  pas  figuré  Dieu  même  au  milieu  du  buisson, 
mais  ia  Vierge  Marie  tenant  son  fils  Jésus  sur  ses  ge- 
noux. Le  maintien  de  la  Vierge  est  gracieux  et  mo- 
deste :Ie  petit  Jésus  est  plus  incorrectement  dessiné  ; 
il  tient  à  la  main  un  miroir  qui  réfléchit  son  image 
et  celle  de  sa  mère.  Le  buisson  et  les  fleurs  sont  très- 
bien  rendus  :  mais  la  flamme  manque  d'efiet  ;  on 
l'aperçoit  à  peine.  Sous  le  buisson  ,  on  voit  à  gauche 
Moïse ,  qui ,  selon  l'ordre  de  Dieu  ,  détache  sa 
chaussure  d'une  main ,  et  se  couvre  le  visage  avec 
l'autre  ,  parce  qu'il  ne  peut  soutenir  l'éclat  de  la 
majesté  divine  :  son  air  annonce  la  surprise  et 
l'attention.  Sous  son  bras  gauche,  il  y  a  une  pane- 
tière et  un  petit  baril.  Devant  lui  est  un  ange  ; 
ce  qui  est  conforme  à  l'opinion  de  quelques  com- 
mentateurs de  l'Ecriture ,  qui  prétendent  que  Dieu 
parla  «i  Moïse  dans  le  buisson  ardent  par  l'entremise 
d'un  ange.  Ce  détail  étoit  ici  nécessaire  ,  puisque 
Dieu  même  ne  paroît  point  dans  cette  représenta- 
lion  ;  le  roi  René  n'a  donc  pas  pu  le  figurer  comme 
un  vieillard  au  milieu  du  buisson  ,  ainsi  qu'ont  fait 
depuis  Raphaël ,  Carache  et  Lebrun.  L'ange  a  un 
air  noble  et  intéressant  ;  son  front  est  ceint  d'un 
diadème  orné  de  perles  ;  il  porte  dans  la  main  droite 


CHAPITRE    LV.  3^5 

un  sceptre  d'or  :  sa  chape  est  richement  bordée  de 
perles  et  de  pierreries  ;  elie  a  pour  agrafe  un  camée 
entouré  de  pierreries,  qui  représente  Adam  et  Eve 
près  de  i'arbre  de  vie,  autour  duquel  est  un  ser- 
pent à  tête  humaine  ,  comme  V Agathodœmon  des 
Alexandrins.  Près  du  législateur  des  Hébreux  est  un 
chien  de  berger,  qui  est  peint  avec  beaucoup  de  vé- 
rité :  il  garde  un  troupeau  de  chèvres  et  de  moutons 
agréablement  groupés.  Le  site  est  un  paysage  éclairé 
par  un  soleil  couchant,  caché  par  des  montagnes 
placées  à  l'horizon  :  un  fleuve,  qui  forme  plusieurs 
sinuosités  ,  arrose  cette  contrée  ,  où  l'on  remarque 
des  châteaux ,  des  maisons  de  campagne  ;  un  de  ses 
bras  va  baigner  une  ville  qui  renferme  des  édifices 
et  des  ponts  dans  le  style  gothique.  Le  devant  est 
parsemé  de  plantes  assez  bien  peintes  ;  une  d'elles 
est  mangée  par  un  escargot. 

Ce  tableau  est  encadré  dans  une  bordure  plate  à 
fond  d'or  sur  la  même  toile  :  les  douze  rois  de  Juda 
y  sont  représentés  dans  le  style  de  la  gravure  ;  ils 
sont  assis  sous  des  niches  gothiques.  Au-dessous  du 
cintre,  dans  les  angles ,  sont  deux  figures  peintes  de 
la  même  manière  :  l'une  est  à  genoux  et  donne  du 
cor;  l'autre  tient  une  lance,  et  est  accompagnée 
d'un  chien  basset  et  de  deux  lévriers.  Il  y  a  dans 
l'autre  angle  une  femme  assise  près  d'une  licorne 
qu'elle  sauve  de  la  poursuite  des  chasseurs  :  c'est  sans 
doute  une  allégorie   de  la   pitié.  Au-dessus  de  la 


34^  CHAPITRE    LV. 

bordure  est  une  frise  partagée  en  trois  parties  :  îes 
deux  latérales  sont  remplies  par  des  anges ,  dont  la 
plupart  sont  nus  et  ont  les  mains  jointes  ;  d'autres , 
plus  âgés,  sont  vêtus  d'une  tunique;  quelques-uns 
ont  une  chape ,  et  portent  un  sceptre  à  ta  main  ;  les 
adolescens  sont  couverts  d'une  cuirasse  et  armés  d'une 
masse  d'armes  et  d'un  bouclier.  Cette  milice  céleste 
entoure  le  Très-Haut,  placé  dans  le  milieu  sous  ïe$ 
traits  d'un  vieillard  vénérable  :  il  tient  le  globe  sur- 
monté d'une  croix.  Entre  la  frise  et  la  bordure 
on  lit  ces  mots ,  tirés  du  iivre  de  la  Sagesse  ,  Qui 
me  inyenîet ,  inveniet  vitam  et  hauriet  salutem  a  Do' 
mino ,  S  API;  et  dans  le  bas  de  la  bordure,  Rubum 
quem  viderai  Aloyses  incomhustum  ,  conservatam  agno- 
yimus  tuam  laudabiUm  vïrginilatem  ,  sancta  Dei  Ge- 
nitrix. 

Ce  tableau  étoit  couvert  de  volets  qui  ne  sont  pas 
moins  intéressans.  Celui  de  droite  représente  ie  roi 
René  dé]^  avancé  en  âge.  Ce  portrait  est  précieux, 
en  ce  qu'il  est  d'une  trèf-grande  vérité;  ies  yeux 
ont  de  la  vivacité  ;  tout  y  annonce  ia  bienfaisance  et 
la  bonté.  Sa  longue  robe  de  velours  violet  est  bordée 
d'hermine;  iecamail  est  du  même  velours  également 
bordé  d'hermine  :  sa  tête  est  couverte  d'un  bonnet  de 
velours  noir,  dont  les  bords  sont  relevés.  Le  prince 
n'est  pas  décoré  de  l'ordre  du  Croissant ,  qu'il  avoit 
établi  en  i448,  parce  que  cette  institution  ne  dura 
que  vingt  ans ,  et  qu'elle  étoit  sans  doute  supprimée 


CHAPITRE    LV.  34/ 

alors.  Son  livre  d'heures  orné  de  fermoirs  et  sa  cou- 
ronne royale  sont  sur  le  tapis  qui  est  devant  lui  ; 
l'écusson  du  roi,  écartelé  de  Sicile  ,  d'Arragon,  de 
Bar  et  de  Lorraine ,  est  brodé  sur  ce  tapis  ;  au  bas  est 
un  barbet,  qui  étoit  sans  doute  un  animal  cher  au 
bon  roi ,  et  qui  a  obtenu  l'honneur  d'être  peint  par 
son  maître. 

Derrière  René  sont  trois  saints  protecteurs  de  l'An- 
jou et  de  la  Provence.  La  Madeleine  tient  l'ampoule 
ou  vase  d'albâtre  (  i  )  rempli  de  parfums  qu'elle  répan- 
dit sur  les  pieds  du  Sauveur  pendant  son  repas  chez 
ies  Pharisiens  ;  la  tête  est  d'un  beau  caractère  :  elle 
est  coiffée  d'un  voile  ;  ce  qui  est  contre  l'usage  des 
artistes,  qui  la  représentent  toujours  avec  une  longue 
et  blonde  chevelure.  S.  Antoine  est  près  d'elle  ;  il 
s'appuie  sur  une  béquille ,  ou  plutôt  sur  une  crosse 
grecque  ;  on  aperçoit  sous  son  manteau  la  lettre  T  , 
que  portoient  les  religieux  de  S.  Antoine  :  la  tête, 
qui  ne  manque  pas  d'expression ,  est  accompagnée 
d'une  barbe  qui  la  rend  plus  vénérable.  Devant 
S.  Antoine  estS.  Maurice ,  couvert  d'une  riche  armure  ; 
son  casque  ,  surmonté  d'un  panache,  a  sur  le  devant 
un  camée  où  est  l'image  du  Christ  ;  la  bannière  qu'il 
tient  de  la  main  gauche  ,  est  ornée  de  bâtons  qui  se 
croisent  et  sont  terminés  par  des  fleurons;  son  épée 

(i)  Ce  vase  n'étoit  peut-être  pas  d'aibâtre:  on  sait  qu'on  ap- 
peloit  alnliastrites  les  vases  à  mettre  des  parfums ,  parce  que  dans 
l'origine  ils  étoient  d'albâtre. 


34S  CHAPITRE    LV. 

est  très-ornée  ;  la  tête  de  S.  Antoine  est  réfléchie 

par  l'armure  polie  ;  le  saint  a  un  manteau  de  soie 

verte  sur  sa  cuirasse.  Une  tapisserie  de  même  étoffe, 

mais  d'un  vert  rayé  de  rouge,  garnit  le  lieu  de  la 

scène. 

Sur  l'intérieur  du  volet  à  gauche  ,  il  y  a  aussi 
quatre  figures.  Jeanne  de  Laval ,  seconde  femme  de 
René,  est  à  genoux,  comme  îui,  les  mains  jointes, 
devant  un  prie-Dieu  :  il  i'avoit  épousée  en  1^5  5  ; 
elle  mourut  après  lui  en  i^pS  ,  sans  lui  avoir  donné 
d'enfans.  Ses  traits  annoncent  une  femme  de  trente 
ans ,  qui  n'avoit  pas  une  grande  beauté  :  ses  che- 
veux, arrangés  en  treises ,  sont  relevés  sous  sa  cou- 
ronne ornée  de  pierreries  ;  sa  longue  robe  ou  cotte- 
hardie ,  à  manches  ,  est  en  velours  pourpre  ;  son  surcot 
est  de  fourrure  blanche  semée  d'hermine  ,  et  fermé 
sur  le  devant  par  une  chaîne  de  pierreries  et  de 
perles.  Les  armes  de  Montmorency  et  de  Bretagne 
sont  pareillement  brodées  sur  le  tapis  de  velours 
qui  couvre  son  prie-Dieu.  Un  livre  d'heures  est  ou- 
vert devant  elle  ;  on  y  lit  le  psaume ,  Jn  omnibus  re- 
quiem qucesïvi ,  in  hcereditate  Domini  morabor ,  &c.  La 
lettre  initiale  est  placée  dans  un  tableau  en  miniature 
qui  représente  l'a-nnonciation  de  la  Vierge. 

De  trois  figures  que  l'on  voit  debout ,  la  première 
est  S.  Jean  i'Evangéliste  :  il  tient  son  attribut  ordi- 
naire, un  calice  dans  la  coupe  duquel  est  un  serpent 
ailé  ;  le  dessus  de  la  coupe  réfléchit  les  doigts  du 


CHAPITRELV.  349 

saint.  Auprès  est  S.""  Catherine,  dont  la  tête  est  dé- 
corée d'une  couronne  royale  :  elle  porte  dans  une 
main  la  palme,  symbole  de  la  victoire,  et  dans 
l'autre  Tépée  qui  indique  son  martyre  ;  elle  a  un 
surcot  de  fourrure  blanche  et  un  manteau  attaché 
avec  deux  agrates.  S.  Nicolas  ,  évêque  de  Myre  , 
qui  est  près  d'elle,  a  la  mitre  en  tète  ;  il  est  vêtu 
d'un  surplis ,  de  deux  dalmatiques  ,  et  d'une  chape 
de  damas  blanc  ,  dont  les  orfrois  sont  de  velours 
ciselé  ;  ses  mains  ,  enfermées  dans  des  gants  blancs , 
ont  un  anneau  à  presque  tous  les  doigts  :  d'une 
main  il  donne  la  bénédiction  ;  de  l'autre  il  porte 
une  crosse  d'un  style  gothique,  dont  le  bâton  est 
d'argent  et  l'extrémité  d'or  :  à  ses  pieds  est  son  attri- 
but ordinaire,  trois  enfans  dans  un  baquet.  Tous 
ces  personnages  sont  sous  un  dais  de  soie  verte  ;  la 
chambre  est  tapissée  de  même. 

L'extérieur  des  volets  est  également  décoré  de 
peintures  :  ce  sont  des  figures  en  camaïeu  couleur 
de  marl^re  statuaire,  représentées  debout  dans  des 
niches,  sous  des  baldaquins  gothiques.  A  droite, 
du  côté  du  roi  René,  est  lange  Gabriel  vêtu  d'une 
chape  enrichie  de  perles  ;  il  tient  un  rameau  d'olivier 
dont  la  branche  est  enchâssée  dans  un  étui  qu'il  porte 
à  la  main  :  il  paroît  s'adresser  à  la  Vierge,  qui  est 
sur  l'autre  volet  ;  elle  tient  un  livre  avec  des  fer- 
moirs ,  et  reçoit  avec  humilité  et  modestie  l'an- 
nonce que  l'ange  lui  fait   de  la  volonté  de  Dieu. 


350  CHAPITRE    LV, 

Sur  le  bord  de  chaque  volet ,  près  de  la  serrure , 
est  peint  un  morceau  de  papier  qu'on  diroit  atta- 
ché avec  de  la  cire  d'Espagne  :  sur  celui  où  est 
Gabriel,  on  lit,  Ave  ^  Aiaria,  gratiâ  plena;  sur 
i'autre ,  Ecce  ancilla  Domini. 

Tel  est  ce  tableau ,  qu'une  tradition  très*ancienne , 
et  qui  n'a  jamais  été  démentie ,  attribue  au  roi  René. 
Il  faut  pourtant  convenir  qu'on  n'y  trouve  ni  son 
nom  ,  ni  ses  lettres  initiales  ,  aucun  signe  ,  aucun 
monogramme.  11  est  évident  qu'il  est  de  son  temps , 
ainsi  que  l'attestent  les  portraits  peints  sur  les  volets  ; 
on  ne  peut  citer  aucun  peintre  à  qui^  il  ait  été  attri- 
bué :  on  ne  voit  pas  même  que  ce  prince  en  ait 
jamais  employé  ;  on  a  seulement  trouvé ,  dans  l'état 
de  sa  maison ,  les  noms  de  deux  enlumineurs  nom- 
més Turlere  et  Bertrand  le  Berger.  Quand  bien  même 
la  tradition  seroit  dénuée  de  vraisemblance ,  on  devroit 
toujours  regarder  ce  tableau  comme  un  des  plus  pré- 
cieux monumens  de  la  peinture  en  France  ;  mais  il  est 
très-présumable  qu'elle  est  fondée.  Nous  devons  donc 
considérer  le  roi  René  comme  un  des  plus  habiles 
peintres  de  son  temps.  On  ne  peut  pas  trouver  dans 
cette  composition  le  beau  idéal  ;  le  dessin  n'en  est 
pas  très-correct  :  mais  on  y  remarque  un  grand  art 
pour  imiter  facilement  la  nature  ,  une  richesse  infinie 
de  détails,  et  c'est  sur- tout  dans  l'expression  des  plus 
minutieux  que  l'artîste-roi  a  montré  le  plus  de  talent. 
Ce  tableau  est  une  des  véritables  richesses  de  la  ville 


CHAPITRELV.  351 

d^Aîje ,  à  qui  la  mémoire  du  bon  roi  René  est  toujoui's 
chère  ;  et  elle  se  montrera  digne  de  le  posséder  par 
ie  soin  qu'elle  apportera  à  sa  conservation. 

M.  l'archevêque  eut  la  bonté  de  nous  faire  voir 
un  livre  d'heures  qui  lui  appartient ,  et  qui  a  été  peint 
aussi  par  le  roi  René.  Ce  prince  excelloit  dans  ce 
genre  de  travail  ;  il  surpassoit  les  plus  célèbres  enlu- 
mineurs de  son  temps.  Outre  plusieurs  belles  heures 
qui  existent  dans  des  collections  particulières  ,  la 
Bibliothèque  impériale  conserve  celles  qu'il  avoit 
peintes  pour  Jeanne  de  Laval ,  sa  seconde  é[X)use  : 
ies  lettres  R  I.sont  enlacées  sur  toutes  les  pages  avec 
beaucoup  de  grâce  ;  les  marges  en  sont  ornées  de 
devises  relatives  à  ses  deux  épouses.  On  y  remarque 
sur-tout  celle  -  ci ,  qu'il  avoit  prise  après  la  mort 
de  la  première ,  Isabelle  de  Lorraine ,  qu'il  aimoit 
tendrement   (  i  )  :    c'est  un   arc  dont  la  corde   est 


(i)  René  aimoit  beaucoup  sa  première  femme;  mais  il  ne  fut 
pas  moins  attaché  à  ia  seconde.  Ils  s'Iiabilloient  quelquefois  tous 
les  deux  en  bergers  ,  et  conduisoient  un  troupeau;  iis  couchoient 
sous  des  tentes  dressées  dans  une  plaine.  George  CHATELAIN  a 
consigné  ce  fait  dans  sa  Chronique  en  vers  .- 

J'ay  un   roi  de  Sicile 
Vu  devenir  berger: 
Et  sa  femme  gentille 
De  ce  propre  métier. 
Ponant  la  pannetierre , 
La  houiete  et  chapeau  , 
Losgeant  sur  la  broyere  , 
Auprès  de  leur  trouppeaii. 


3J2  CHAPITRELV. 

rompue  ;  on  lit  au-  dessus ,  Arco  per  hntare,  piaga 
non  sana.  «  La  plaie  ne  guérit  pas,  parce  que  l'arc 
35  se  débande  (i  ).  » 

René  d'Anjou  a  aussi  orné  de  peintures  un  autre 
livre  très  -  précieux  dont  la  Bibliothèque  impériale 
possède  également  l'original  (2)  et  plusieurs  copies; 
c'est  le  Traité  des  gages  de  bataille  ,  ou  Livre  du 
tournoi  :  il  a  été  dicté  par  lui  ;  et  c'est  le  formulaire 
le  plus  intéressant  qui  existe  sur  cette  matière.  Les 
miniatures  qui  l'accompagnent ,  représentent  toutes 
les  cérémonies  et  tous  les  détails  des  tournois  ;  elles 
sont  composées  avec  beaucoup  dégoût,  et  les  figures 
ont  une  expression  remarquable.  Ce  curieux  ma- 
nuscrit a  été  copié  par  le  sieur  de  la  Grutuse  ,  avec 
des  enluminures  trè>-soignées  ;  Hector  le  Breton  , 
héraut  d'armes  ,  en  a  fait  faire  encore  une  belle 
copie  en  1616  :  ces  deux  imitations  de  l'intéressant 
ouvrage  du  roi  René  sont  aussi  parmi  les  manuscrits 
de  la  Bibliothèque  impériale. 


(1)  M.DeBURE,  Catalcgiiede  LA  VallIÈRE,  J98,  nf  z%<),  a 
donné  une  notice  détaillée  de  ce  beau  manuscrit.  Il  n'a  point 
parlé  d'une  image  de  la  Vierge,  d'un  fini  précieux,  qui  s'y  voit 
en  tête.  Celui  qui  l'a  faite  peut  très-bien  avoir  exécuté  le  magni- 
fique tableau  d'Aix;  et  c'est  une  probabilité  qui  concourt  avec 
la  tradition  non  contestée,  pour  le  lui  faire  attribuer.  Le  calen- 
drier est  accompagné  d'éphémcricics  relatives  aux  événemens 
les  plus  mémorables  pour  la  maison  d'Anjou. 

(3JN.0835Z. 

Je 


CHAPITRE    LV»  3^3 

Je  ne  cite  des  ouvrages  du  roi  René,  que  ceux  qui 
sont  enrichis  de  peintures  de  sa  main  ,  parce  qu'ils 
peuvent  encore  ,  par  leur  beauté  ,  rare  pour  le  temps 
oij  ils  ont  été  faits,  fournir  la  preuve  que  le  tableau 
conservé  à  Aix  est  de  lui.  Parmi  ies  manuscrits  de  la 
Bibliothèque  impériale ,  il  y  en  a  un  du  même  prince , 
intitulé  ,  Chronique  de  plusieurs  sages  philosophes  , 
sous  le  n.°  17^7; 'il  est  orné  d'un  très-beau  fron- 
tispice ,  encadré  dans  des  arabesques  rehaussées  d'or 
et  d'un  très-bon  goût.  Les  sages  tiennent  leur  assem- 
blée ,  et  deux  d'entre  eux  écrivent  leur  sentence  :  les 
airs  de  tête  sont  expressifs ,  variés ,  et  la  composition 
entière  est  extrêmement  agréable. 

Après  le  dîner,  nous  allâmes  dans  fe  jardin  qui 
appartenoit  aux  Observantins  ;  nous  y  vîmes  un 
beau  sarcophage  chrétien  (pi.  L) ,  qui  a  été  trouvé 
dans  la  ville  d'Arles.  Le  président  de  Pérussis  l'avoit 
acheté  pour  lui  servir  de  tombeau  :  ce  littérateur 
antiquaire  y  fut  en  effet  inhumé  en  1 570  ;  ce  tom- 
beau étoit  dans  l'église  des  Observantins.  Depuis  la 
révolution ,  on  l'avoit  acheté  pour  en  faire  une  auge, 
La  mairie  d'Aix  a ,  depuis  ,  fait  acquisition  de  ce 
monument,  et  l'a  placé  aux  bains  de  Sextius  (i). 

Les  bas-reliefs  qui  le  décorent  sont  bien  conservés  : 
ils  représentent  la  sortie  d'Egypte  et  le  passage  de 
ia  mer  Rouge.  Le  petit  côté  (  ibid.  n."  i  )  h.  gauche 

(  I  )  Sa  première  intention  étoit  de  le  faire  servir  de  bassin  à  une 
fontaine  :  j'espère  que  cette  intention  ne  sera  pas  suivie. 
Tome  II,  Z 


354  CHAPITRE    LV. 

du  spectateur  lui  fait  voir  le  Pharaon ,  vêtu ,  comme  ses 
soldats ,  d'un  indusium  ou  tunique  (  i  )  k  longues  man- 
ches ;  il  est  couvert  d'une  cuirasse  sur  laquelle  est  un 
manteau;  sa  tête  est  ceinte  d'un  diadème  ;  il  tient  à  la 
main  une  lance,  selon  l'usage  antique  des  rois,  et  il 
est  assis  sur  un  trône  avec  un  marchepied  formé  de 
ces  espèces  de  griiiages  qu'on  appeloit  cancellî  :  der- 
rière lui  sont  deux  de  ses  gardes  vêtus  de  tuniques 
retroussées  et  à  manches ,  ayant  la  tête  couverte  d'un 
casque  sans  crinière ,  comme  les  soldats  des  colonnes 
Trajane  et  Antonine.  L'arcade  désigne  le  palais. 

Le  Pharaon ,  épouvanté  par  les  signes  que  Dieu 
lui  a  envoyés ,  et  par  les  plaies  dont  l'Egypte  a  été 
affligée  en  punition  de  son  endurcissement ,  a  enfin 
consenti  à  laisser  sortir  le  peuple  juif:  il  l'annonce  à 
Moïse  ;  mais  le  geste  qu'il  fait  avec  le  doigt ,  montre 
que  cette  faveur  est  plutôt  un  effet  de  sa  frayeur 
qu'un  bienfait  de  sa  bonté.  Moïse  se  retourne  vers 
les  Juifs ,  qui  sont  à  la  porte  du  palais  :  les  deux 
taureaux,  les  deux  chameaux,  le  chien  et  l'enfant, 
sont  là  pour  indiquer  qu'ils  pourront  emmener  avec 
eux  leurs  enfans  et  leurs  troupeaux  (2). 

(i)  On  remarque  cet  indusium  sur  tous  les  monumens  du  Bas- 
Empire,  depuis  le  V.*^  siècle.  Les  empereurs  de  Constantinoplc 
jouissoient  du  droit  exclusif  de  le  porter  bordé  d'or  :  on  les  voit 
ainsi  sur  des  peintures  de  la  Bibliothèque  impériale. 

(2)  Surgi  te  et  egredimirii  è  populo  meo,  vos  et  filii  Israël..,.  Oves 
vestras  et  armenta  assumite ,  ut  petieratis ,  et  aùaiims  baiedicite  mihi, 
Exod.  XII,  31. 


CHAPITRE     LV.    '  3)5 

A  peine  le  Pharaon  eut-il  donné  cette  permission, 
qu'il  revint  à  ses  premiers  sentimens  ;  il  réunit  tout 
son  peuple  ,  et  courut  k  la  poursuite  des  Juifs. 

Sur  le  grand  bas-relief  (^/?/.  L,  n."  2) ,  on  voit  (  i  ) 

(i)  Le  passage  de  la  mer  Rouge  par  les  Juifs  est  représenté  dans 
plusieurs  manuscrits  grecs  de  la  Bibliothèque  impériale  ,  princi- 
palement dans  deux  qui  l'un  et  l'autre  sont  déjà  connus  par  les 
notices  que  le  P,  MoNTFAUCON  en  a  données  dans  sa  Paléogra- 
phie grecque ,  pages  II  et  11. 

L'un  est  in-folio,  et  contient  une  chaîne  sur  les  psaumes  ;  il 
porte  actuellement  ie  n.°  139.  Voyez  le  Catalogue  de  la  Biblio- 
thèque du  Roi ,  imprimé  à  Paris ,  1739,  in-fol.  part.  If ,  page  2  3 .  Oa 
y  trouve,  ^^nverso  du  feuillet  419»  'a-  peinture  dont  il  est  question  ; 
elle  occupe  toute  la  page,  et  est  encadrée  dans  une  triple  bordure 
ïîorée;  celle  du  milieu  est  ornée  de  pierre»-ies  peintes  en  bleu  ;  les 
deux  autres  sont  décorées  de  clous  noirs ,  précisément  comme 
ies  reliquaires  des  Grecs  du  Bas-Empire,  ou  les  reliures  des  missels 
tie  l'Éidise  occidentale. 

o 

La  peinture  est  divisée  en  deux  plans ,  comme  quelques  bas- 
reliefs  de  la  colonne  Trajane  ,  cri  l'on  voit  les  combattans  en 
avant  ,  et  des  chars  qui  paroissent  être  l'objet  de  la  dispute  , 
dans  un  certain  éloignement.  Le  premier  plan  de  notre  peinture 
Représente  la  m.er;  le  second,  la  côte. 

On  voit  d'abord  les  cavaliers  du  Pharaon  ;  ils  se  portent  vers 
la  droite  ,  comme  sur  le  bas-relief  d'Aix  ;  mais  il  ne  paroît  au 
premier  rang  que  quatre  hommes  et  deux  chevaux.  Les  soldats 
portent  aussi  des  casques  sans  crinière  ;  ils  ont  des  baudriers  qui 
passent  de  l'épaule  droite  sur  la  hanche  gauche  ,  et  paroissent 
porter  sur  le  milieu  de  leur  cuirasse  une  plaque  carrée  <le  mé- 
tal ,  comme  les  légionnaires  romains. 

Les  noms  des  personnages  sont  écrits  en  grec  auprès  de  chacun 
d'eux. $APAI2,  le  Pharaon,  est  à  la  tête  de  sa  troupe,  sur  un 
char  déjà  presque  englouti  dans  les  flots  ;  sa  tête,  qui  est  nue  , 
C4t  environnée  d'une  auréole  j  il  est  couvert  d'une  cuirasse  et  de 

Z    Z 


35^  CHAPITRE     LV. 

à  droite  les  Israélites;  ils  ont  passé  la  mer  Rouge, 
qui  s'est  ouverte  k  la  voix  de  leur  conducteur,  et  ils 
sonten  sûreté.  Les  uns  portent  leur  bagage;  les  autres 
conduisent  leurs  enfans  par  ia  main ,  ou  ies  portent  sur 
les  épaules.  Un  d'eux  a  sur  les  siennes  un  manteau 

lambrequins  d'or  ,  d'un  cingulum  en  draperie  verte,  d'une  tunique 
écarlate,  et  d'un  indusium  violet,  dont  les  manches  descendent 
jusqu'au  poicrnet  ;  il  porte  de  plus  un  pa/udametit  ou  chlainyde 
violette.  On  ne  voit  plus  que  la  partie  antérieure  de  son  char  (qui 
étoit  roucre,  avec  une  bordure  dorée)  et  les  croupes  de  ses  deux 
chevaux.  11  y  a  à  côté  plusieurs  soldats  qui  se  noyent  ;  un  d'entre 
eux  a  des  anaxyrides  rouges ,  étroites  et  parsemées  d'étoiles. 

Devant  le  Pharaon,  on  observe  BT0OC,  le  dieu  de  Vabîme  , 
représenté  sous  la  forme  d'un  homme  nu  :  il  prend  le  roi  par  les 
cheveux  ou  par  le  bras  gauche,  pour  l'attirer  à  lui.  Plus  loin  est 
EPT0P A  ©AAACCH  ,  In  vytnphe  de  la  trier  Rouge  ,  à  demi 
nue  ,  et  d'une  carnation  rougeâtre  :  son  manteau  ,  qui  flotte  au 
gré  des  vents  ,  est  de  couleur  vert-de-mer  ,  elle  tient  une  rame 
d'or.  La  mer,  peinte  en  bleu ,  est  parsemée  de  débris  d'armes  ;  on 
y  voit  des  carquois  flottans  ,  des  hommes  et  des  chevaux  sub- 
mergés. 

Dans  le  plan  supérieur  ,  est  NTH  ,  la  Nuit ,  peinte  en  bleu  ; 
elle  étend  son  voile  semé  d'étoiles.  Au  dessous  est  6PHMOC, 
le  désert.  MOTCGC,  M  dise ,  est  devant  lui;  il  tient  sa  baguette, 
et  regarde  le  prodige  qu'elle  a  opéré.  ICPAHAITAI  ,  les 
Israélites  ,  sont  autour  de  lui  ;  ils  conduisent  leurs  enfans  ;  un 
de  ces  Israélites  porte  la  pâte  non  fermentée  dans  un  manteau 
rouwe  :  ils  sont  guidés  par  la  colonne  de  feu. 

La  vignette  de  l'autre  manuscrit,  coté  510,  est  encadrée  dans 
une  simple  bordure  d'or.  La  représentation  est  sur  deux  plans ,  et 
à-peii-près  la  même  ;  il  n'y  a  que  de  légères  différences.  On  n'y 
voit  pas  BT0O2,  l'Abîme ,  dont  la  représentation  est  si  expres- 
sive dans  la  précédente.  Sur  le  plan  supérieur,   on  aperçoit. 


CHAPITRE     LV.  35/ 

dans  lequel  est  renfermée ,  selon  l'ordre  de  Moïse  (  i  ), 
la  pâte  non  fermentée ,  et  qui  n'a  l'air  ici  que  d'une 
espèce  de  cercle  ou  de  bourreiet  ;  mais,  sur  la  vignette 
du  beau  manuscrit  de  la  Bibliothèque  impériale  déjà, 
cité ,  c'est  un  manteau  rouge  lié  avec  assez  de  grâce 
autour  du  cou. 

Celui  qui  tient  une  baguette,  et  qui  regarde  la 
mer  dont  il  est  le  plus  près  ,  est  encore  Moïse  : 
Dieu  lui  avoit  dit  d'élever  sa  baguette ,  d'étendre 
sa  main  sur  la  mer,  et  de  la  partager  (2).  Josèphe 
ajoute  que  le  conducteur  des  Juifs  frappa  la  mer 
de  sa  baguette  (5).  La  mer ,  au  signal  de  Moïse ,  s'est 
refermée  sur  les  Egyptiens  (4)  ,  qui  sont  pêle-mêle 

devant  la  colonne  de  feu, Marie  qui  danse,  non  pas  avec  un  tam- 
bourin ,  mais  avec  des  cymbales.  Il  n'y  a  pas  d'inscriptions  grecques  ; 
cette  peinture  est  très-altérée. 

La  conformité  qu'on  remarque  entre  le  bas-relief  dont  je  donne 
la  figure ,  ceux  d'Arles  et  de  la  villa  Mattei ,  et  ces  peintures  , 
prouve  que  c'est  une  imitation  de  quelque  tableau  ou  de  quelque 
bas-relief,  célèbre  sans  doute  dans  le  IV.*^  siècle;  il  est  probable  aussi 
que  les  prêtres  des  premiers  chrétiens  surveilloient  les  images  , 
afin  que  le  sens  des  symboles  et  des  allégories  ne  s'altérât  point  , 
et  que  la  tradition  ne  fut  pas  notablement  changée.  C'est  ce  qui 
produit  sans  doute  cette  conformité  d'exécution  qu'on  remarque 
dans  les  monumens  chrétiens. 

(i)  Tulit  igitur  populus  conspersam  farintim  antequam  fermenta" 
retur  ;  et  ligans  in  palliis  ,  posait  super  humeras  suos.  Exod.  Xll ,  34' 

(2)  Tu  atitem  éleva  virgam  tiiam,  et  extende  manum  tuam  super 
mare,  et  divide  illud.  Exod.  XIV ,  1 6. 

{3)  Antiquit.  Judaic.  II,  XVI ,  2. 

(4)  ^gyptii  ingressi  sunt  post  eos ,  et  omnis  equitatus  Pharaonîs, 

z  :; 


35^  CHAPITRE     LV. 

submergés  dans  les  flots.  Le  Pharaon  est  sur  son 
char  ;  son  costume  est  le  même  que  sur  ie  côté 
précédent  :  ce  char,  et  un  autre  dont  les  roues  sont 
fracassées ,  sont  ici  pour  tous  les  chars ,  qui  étoient 
en  grand  nombre  (i).  Plus  loin  ,  on  voit  la  porte 
et  les  murs  de  la  ville  d'où  le  Pharaon  est  sorti 
avec  son  armée  ;  c'est  Ramasses ,  d'où  partirent  les 
Israélites ,  ou  Phihahiroth ,  près  de  laquelle  les  Egyp- 
tiens étoient  campés  (2). 

Aia  partie  inférieure  du  bas-reiief  est  une  femme 
appuyée  sur  une  corbeille  [ calathusj ,  dans  laquelle 
il  y  a  des  fruits.  M.  Bottari,  en  expliquant  un  bas- 
relief  de  la  villa  Mattei,  qui  représente  le  même 
sujet  (3)  ,  et  où  il  y  a  deux  femmes  dans  la  même 
attitude ,  a  pensé  que  c'étoient  des  figures  ijlléejo- 
riques  des  fleuves  qui  se  jettent  dans  la  mer  Rouge  : 
mais  on  ne  sauroit  douter  que  cette  femme  ne  dé- 
signe ici  l'Égyp^^  5  ^"^  ^^^  ^"^^^  représentée  (4)  sur 

cumis  tjus ,  et  équités,  per  medlmn  maris.  Exod.  XIV,  23.  Ingressvs 
est  Fharao  cum  ciirribus  et  equitihus  ejiis  in  mare ,  et  reduxit  super  eus 
Dominus  aquas  maris.  Exod.  xv,  19. 

(i)  Exod.  XIV,  7.  Le  Pharaon  avoit  rassemblé  tous  les  cîiars 
de  l'Egypte. 

(2)  Exod.  XIV,  9. 

(3)  Bottari,  Roma  sotteranea  ,  t.  III ,  pi.  194  ,  p,  180;  Bosii 
et  SeverANI  Roma  sotteranea,  p,  591  ;  ArinGHI,  Rrma  sidner- 
ranea,  t.  I  ,  p.  199.  H  y  a  encore  à  Aries  un  sarcophage  absolu- 
ment semblable  à  celut  d'Aix.    _ 

(4)0iS£L,  Numisin.  antiq.  XXXIII,  10, 


CHAPITRE    LV.  359 

les  médailles  et  {ij  sur  les  pierres  gravées.  Quant 
su  vieillard  qui  laisse  échapper  de  son  urne  l'onde 
dans  laquelle  les  Egyptiens  sont  noyés  ,  il  est  évident 
que  c'est  le  symbole  de  la  mer  Rouge  elle-même, 
et  non  celui  d'un  des  fleuves  qui  s'y  rendent  (2]. 

Nous  avons  encore  ici  un  exemple  des  allégories 
païennes  adoptées  par  les  premiers  chrétiens  pour 
exprimer  certaines  idées  ;  et  en  examinant  leurs 
monùmens  ,  on  en  trouve  beaucoup  d'autres. 

Le  texte  sacré  dit  qu'après  le  passage  de  la 
mer  Rouge  et  la  destruction  de  l'armée  égyptienne, 
Moïse  entonna  son  sublime  cantique  :  la  prophé- 
tesse  Marie,  sœur  d'Aaron ,  prit  son  tambour  ;  elle 
fut  suivie  d'un  chœur  de  femmes  qui  l'accompa- 
gnoient  du  même  instrument,  et  chantoient  le  mi- 
racle de  leur  délivrance  (3).  La  jeune  femme  que 
nous  voyons  ici  à  l'extrémité  du  sarcophage,  est 
certainement  cette  prophétesse  Marie  :  elle  tient 
une  baguette  avec  laquelle  elle  frappe  son  tambour, 
tandis  qiie  chez  les  Juifs ,  les  Grecs  et  les  anciens 


(i)^GoRI,  Getntnct  niHsei  Fîorentini  ,\\ ,  52. 

(2)  Sur  le  beau  manuscrit  de  la  Bibliothèque  impériaîc,  n.»  i  j^, 
la  mer  est  plus  convenablement  figurée  (  vojyei  la  note  de  Wpage 
3S^ ):  et  ^3-  représentation  de  V Abîme  qui  prend  le  Pharaon  par 
les  cheveux,  ajoute  encore  à  l'effet  du  sujet. 

{■Ç\  Stimpsit  ergo  Maria  prophttissa  ,  sorûr  Aaronls ,  tympanum  in 
manu  sua  ;  egressaque  sunt  omnes  mulleres  post  eam  cum  tympanis  et 
choris ,  quibus  pracinebat,  dicens  .-  Cantemus  ire.  Exod.  XV,  20. 

z4 


^6o  CHAPITRE    LV. 

Romains  ,  le  tambour  est  toujours  frappé  avec  ïa 
main  ;  mais  l'usage  de  se  servir  d'une  baguette  s'étoit 
probablement  introduit  à  i'époque  où  ce  sarcophage 
a  été  sculpté. 

Moïse  ,  sur  ces  deux  bas-reliefs ,  est  distingué  des 
autres  Juifs  par  son  vêtement  :  ceux-ci  n'ont  qu'une 
simple  tunique  longue  ou  retroussée  ;  leur  législateur 
a  un  ample  manteau  [  pal  Hum  ]  ou  la  toge  sur  sa 
longue  tunique  à  manches. 

Le  législateur  des  Hébreux  devoit  avoir  quatre- 
vingts  ans  (  I  )  quand  il  sortit  de  l'Egypte ,  et  cent 
vingt  lorsqu'il  mourut  {2)  ;  et  cependant  il  est  repré- 
senté sur  la  plupart  des  monumens  chrétiens ,  comme 
il  l'est  ici,  avec  un  air  de  jeunesse  (3)  :  c'étoit  sans 
doute  pour  caractériser  la  puissance  de  Dieu,  qui 
avoit  permis  que  l'âge  n'eût  point  abattu  son  ame , 
ni  altéré  ses  traits. 

Le  troisième  côté  du  bas-relief  ^yc/.  L,  n°  ^  )  nous 
montre  la  suite  de  la  sortie  d'Egypte.  On  voit  d'abord 
un  des  Israélites  échappés  à  la  fureur  de  Pharaon  ;  il 
a  autour  du  cou  le  pallium  ou  manteau  rempli  de 
pâte  non  fermentée. 

Près  de  là  est  un  arbre  chargé  de  fruits  :  Moïse, 
reconnoissable  à  son  pallïum  ,  est  représenté  avec  de 

(i)  Exod.  VII,  7. 

(2)  Deut.  XXXI,  a  ;  XXXIV,  7. 

(3)  On    le  voit    ainsi   sur   les  deux   beaux  manuscrits  de  la 
Bibliothèque  impériale  que  j'ai  cités. 


CHAPITRE    LV.  3^1 

la  barbe ,  et  dans  un  âge  plus  avancé  ;  il  tient  un 
fruit  qu'il  a  cueilli  k  cet  arbre,  et  qu'il  va  présenter 
à  une  femme  qui  est  près  de  lui  et  qui  étend  la  main 
pour  le  recevoir  :  des  enfans  s'approchent  pour  s'en 
nourrir  ;  plus  loin  ,  un  groupe  d'autres  Juifs  les  re- 
garde. Il  est  présumable  que  l'artiste  a  voulu  figu- 
rer ici  une  allégorie  qui  donne  le  sens  mystique  et 
moral  de  toute  cette  histoire. 

Les  premiers  chrétiens  ne  pouvoient  exprimer 
leurs  principaux  dogines  que  par  des  symboles ,  dont 
l'usage  s'est  ensuite  répandu,  et  qui  ont  été  conser- 
vés même  dans  un  temps  où  ils  n'avoient  plus  be- 
soin de  couvrir  leur  religion  d'un  semblable  mys- 
tère. Le  sujet  que  nous  voyons  ici  étoit  un  des  plus 
propres  à  orner  les  sarcophages  chrétiens ,  et  il  est 
surprenant  qu'il  n'y  soit  pas  plus  souvent  répété.  La 
sortie  d'Egypte  est  une  allégorie  ingénieuse  de  la 
rédemption  :  les  nouveaux  chrétiens  sont  délivrés  de 
la  puissance  du  démon  ,  comme  les  Hébreux  l'ont 
été  de  la  rage  du  Pharaon  ;  et  la  foi  les  fait  entrer 
dans  le  paradis  ,  comme  iMoïse  a  conduit  le  peuple 
de  Dieu  dans  la  terre  promise  (  i  ) .  La  poursuite  du 
Pharaon  indique  peut-être  les  peines  qu'il  faut  avoir 
danscettevie,  où  l'ennemi  de  Dieu  cherche  à  ressaisir 
sa  proie,  et  k  l'empêcher  de  suivre  la  route  du  salut  (2). 

(i)  S,  Gregorii  Nyssen,  Homil.  m  in  Cant.  cant.;  S.  JOANNIS 
Chrysostomi  Homil.  ad Neophyt.  tom.  X.  . 
(î)  S.  AUGUSTINI  Serm.  XC  de  Temp.  tom.  X. 


^62  CHAPITRE     LV. 

Le  passage  de  la  mer  Rouge  par  les  Juifs  étoit  îî 
symboi?  du  baptême  qui  lave  les  péchés,  et  celui 
des  peines  éternelles  (i)  qui  attendent  les  ennemis 
de  Dieu  et  de  son  peuple  (2).  Moïse  est  un  symbole 
du  Christ  lui-même  ;  et  sa  verge  miraculeuse  est  la 
croix,  instrument  et  signe  de  notre  rédemption  (5). 
Le  texte  sacré  dit  qu'après  avoir  remercié  le  Sei- 
gneur de  leur  délivrance,  et  s'être  livrés  à  la  joie  qu'elle 
devoit  leur  causer ,  les  Juifs  reprirent  leur  route  :  ils 
traversèrent  le  désert ,  et  parvinrent  à  Elim ,  lieu  où 
il  y.avoit  douze  sources  et  soixante- dix  palmiers  (4). 
II  est  probable  que  ce  troisième  côté  nous  fait  voir 
les  Israélites  parvenus  dans  cette  partie  du  désert. 
Comme  les  premiers  chrétiens  donnoient  à  tous  les 
événemens  de  l'histoire  du  peuple  hébreu  lui  sens 
mystique  sous  lequel  ils  enveloppoient  quelques 
points  de  leur  nouvelle  religion,  ils  regardèrent  ces 
soixante  -  dix  palmiers  comme  un  emblème  des 
soixante-dix  interprètes  qui  ont  traduit  en  grec  le 
livre  divin.  Nous  voyons  donc  ici  Moïse,  ou  Dieu 
iui-même;  c'est  pourquoi  il  est  figuré  avec  de  la 
barbe.  L'arbre ,  qui  paroît  être  un  figuier ,  genre  de 
plante  très -multiplié  dans  la  Palestine,  est  ici  pour 
exprimer  les  soixante-dix  palmiers  ou  arbres  que  les 

{1)  S.  AUGUSTJNI  Serm.  CCXIII,  8. 
(i)  Serm.  ex  c/e  Temp.  torn.  X  ;  Heda. 
(3)  S.  IsiDORI  Hispal.  Orig.  proem, 
(4]  Exod.  XV,  27. 


CHAPITRE     LV.  $^5 

Juifs  trouvèrent  à  Elim  ;  les  fruits  sont  les  biens  que 
procure  la  parfaite  intelligence  du  sens  de  l'Ecriture; 
Jésus-  Christ  les  donne  à  son  église,  qui  est  repré- 
sentée devant  lui  sous  les  traits  d'une  jeune  femme  ; 
elle  les  partage  aux  fidèles  qui  l'entourent  et  qui 
sont  là  comme  ses  enfans.  Le  Seigneur  marche  sur 
un  serpent;  c'est  le  démon  qu'il  a  vaincu.  On  repré- 
sente quelquefois  dans  le  même  sens  le  serpent  au 
pied  de  la  croix  ou  sous  les  pas  de  la  Vierge.  Plus 
loin  sont  les  chrétiens  figurés  par  les  Juifs  attentifs 
à  cette  action  ,  et  qui  attendent  pour  avoir  leur  part 
des  fruits  de  l'arbre  divin. 

Les  côtés  de  ce  sarcophage  sont  ornés  de  co- 
lonnes qui  annoncent  la  décadence  de  l'architecture 
au  temps  où  il  a  été  exécuté  :  alors  s'étoit  introduit 
l'usage  des  colonnes  torses  (  i  ),  sur  lesquelles  on  figu- 
roit  des  encadremens  et  quelquefois  des  feuillages. 
Il  se  peut  aussi  que,  sur  les  sarcophages  chrétiens, 
ces  colonnes  aient  renfermé  un  sens  allégorique.  La 
spirale  de  la  colonne  torse  peut  être  un  emblème  de 
l'éternité.  On  voit  une  vigne  sur  le  pilastre  à  droite; 
et  l'on  sait  que  cette  plante  est  sur  les  monumens 
chrétiens  un  symbole  très-varié  :  tantôt  c'est  Jésus - 
Christ  lui-même ,  ses  rameaux  sont  les  Apôtres ,  et 

(i)  On  place  au  règne  de  Constantin  l'époque  à  laquelle  les- 
colonnes  torses  ont  été  employées  dans  l'architecture;  on  en  \oit 
à  Rome  dans  l'église  de  Saint-Laurent,  dans  celle  des  Apôtres, 
et  dans  un  monastère  près  de  Saint-Paul. 


3^4  CHAPITRE    LV.' 

Dieu  est  l'agriculteur;  tantôt  c'est  l'Église,  que  la 
foi  fait  prospérer  (  i  ). 

Ce  que  j'ai  rapporté  de  la  ville  d'Aix,  atteste  le 
goût  de  ses  habitans  pour  les  lettres  ,  les  arts  et  l'ins- 
truction. Cette  ville  a  toujours  joué  un  rôle  impor- 
tant dans  l'ancienne  Provence.  La  noblesse  y  com- 
mença de  bonne  heure  à  connoître  le  charme  de  l'é- 
tude :  l'ardeur  que  les  Bérenger  montrèrent  pour  la 
poésie,  la  protection  qu'ils  accordèrent  aux  trou- 
badours, les  institutions  galantes  qui  en  furent  la 
suite  ,  le  séjour  des  papes  à  Avignon ,  celui  des 
comtes  de  Provence  dans  Aix  même ,  la  conquête  de 
Naples  ,  qui  devint  l'occasion  de  communications 
fréquentes  avec  l'Italie,  les  encouragemens  du  roi 
René  ;  tout  contribua  à  y  inspirer  le  goût  des  lettres. 
L'établissement  du  parlement  et  de  l'université  le 
fortifia.  On  sait  que  les  anciens  magistrats  se  délas- 
soient,  dans  le  sein  des  aimables  Muses,  des  pénibles 
travaux  de  la  sévère  Thémis  :  plusieurs  membres 
du  parlement  d'Aix  se  sont  distingués  par  leur 
savoir  et  leur  érudition  ;  à  leur  tête  est  le  grand  Pei- 
resc,  digne  objet  de  leur  généreuse  émulation.  L'état 
de  leur  fortune  leur  permettoit  de  soigner  l'éduca- 
tion de  leurs  enfans.  Le  barreau  suivoit  ce  noble 


(i)  Ego  sum  vins  vera,  et  pater  meus  agricola  est.  .  . .  Ego  sum 
vîtis  ,  vos  pnlmites ;  qui  manet  in  me,  et  ego  in  eo ,  hic  fert  fructum 
muhum  :  quia  sine  me  nihil  polestis  facere,  Evang.  S.  JOANN,  XV, 
I  et  5. 


CHAPITRE    LV.  3^5 

exemple,  et  le  savoir  se  répandoit  dans  toutes  les 
classes  de  citoyens.  On  trouvoit  dans  Aix  plusieurs 
beaux  cabinets  ,  des  bibliothèques  précieuses ,  des 
collections  choisies;  ces  collectiofis  passoient  du  père 
aux  enfans ,  avec  les  champs  qu'il  avoit  cultivés  ,  le 
château  qui  i'avoit  vu  naître ,  et  les  portraits  de  ses 
aïeux  dont  les  murs  étoient  décorés.  Aucune  autre 
ville  d'une  égale  population ,  si  l'on  en  excepte  Dijon , 
qui  possédoit  également  des  cours  souveraines ,  n'avoit 
réuni  plus  d'objets  d'art  et  n'a  donné  le  jour  à  plus 
d'hommes  instruits.  Aix  est  la  patrie  de  Tour- 
nefort  ;  de  Fabrot ,  éditeur  de  Cujas  ;  de  Gibert , 
fameux  canoniste;  de  MM.  de  Monclar  de  Castil- 
lon  ;  des  deux  Thomassin  Mazaugues ,  père  et  fils  ; 
des  Vanloo,  dont  le  père  étoit  venu  s'y  établir;  de 
Garidel ,  excellent  botaniste  ,  etc. 

D'après  cela ,  il  est  aisé  de  juger  que  la  ville  d'Aix 
est  une  de  celles  qui  ont  le  plus  perdu  par  la  révolu- 
tion. Son  territoire  est  sec  et  argileux  :  il  produit  de 
bon  vin ,  de  bon  blé ,  mais  dans  une  quantité  insuffi- 
sante pour  la  consommation  de  ses  habitans.  La 
récolte  des  olives  y  étoit  abondante  :  les  rigoureux 
hivers  de  1788  et  1789  ont  fait  périr  une  grande 
partie  des  oliviers  et  détruit  cette  ressource;  et  le 
produit  de  ses  huiles,  si  justement  renommées  ,  est 
extrêmement  réduit.  L'argent  que  Içs  membres  du 
parlement  mettoient  en  circulation,  étoit  la  plus 
grande  ressource  du  pays;  et  elle  n'existe  plus. 


^66  CHAPITRE    LV. 

Aix  auroit  encore  peut-être  un  moyen  de  re- 
prendre quelque  importance ,  sinon  par  les  lettres  ,. 
i'urbanité  et  le  bon  goût  qui  la  caractérisoient  ,  du 
moins  par  une  active  industrie  ;  honorable  moyen  de 
s'opposer  à  son  anéantissement  prochain ,  si  elle  n'y 
trouve  quelque  remède.  Rouen  ,  Amiens,  Troyes  , 
tirent  les  cotons  de  Marseille  ,  ies  font  filer,  et  les 
envoient  teindre  à  Aix  :  si  ce  coton  étoît  manufac- 
turé dans  la  ville,  il  est  évident  qu'on  économiseroit 
quatre  fois  les  frais  de  route.  Plusieurs  manufactures 
déjà  établies  prouvent  la  justesse  de  cette  observa- 
tion. II  existe  dans  son  arrondissement  six  mille 
petits  rouets  k  filer  le  coton  :  M.  Taillasson  occupe 
soixante-dix  métiers  à  filer;  MM.  Arnaud,  frères, 
fabriquent  des  molletons ,  des  caimouks ,  des  draps , 
des  ratines ,  qui  se  distinguent  par  la  bonté  des  tis- 
sus ,  i'unité  des  mélanges  et  le  choix  de  la  matière  ; 
M.  Soulary  est  propriétaire  d'une  manufacture  de 
velours  de  soie.  II  est  sans  doute  encore  beaucoup 
d'autres  genres  d'industrie  qui  pourroient  prospérer , 
et  auxquels  le  voisinage  de  Marseille  procureroit 
des  débouchés  certains. 


^6j 


CHAPITRE  LVI. 

Départ  d'Aix. —  Albertas. — Le  Pin. —  Septème. 
—  La  Vista.  • —  Bastides.  —  Défaut  d'ombrage.  — 
Aspect  de  la  mer.  —  Marmonte!.  —  Les  héritages.  — 
Marseille.  —  Porte  d'Aix.  —  Grand  cours.  —  La 
Cannebière.  — -  Dactyliothèque  du  général  Cervoni. — 
Procession ,  rues  pavoisécs ,  portiques ,  reposoirs ,  jardi- 
niers, bouchers,  le  boeuf,  personnages  de  l'ancien  et 
du  nouveau  Testament ,  Saints  et  Saintes,  marguillage, 
bénédiction  sur  le  port.  —  Goût  des  Provençaux  pour 
ces  cérémonies. 

I\  OTRE  projet  étoit  de  faire  le  tour  de  la  basse  et 
de  la  haute  Provence  :  notre  voiture  ne  pouvant  nous 
servir  pour  cette  longue  excursion,  nous  la  laissâmes 
h.  Aix ,  et  nous  nous  rendîmes  à  Marseille  par  la  di- 
ligence. Il  étoit  cinq  heures  du  matin  ;  un  brouillard 
épais  couvroit  toute  la  campagne. 

A  une  lieue  d'Aix,  sur  la  droite  ,  est  la  terre  d'Al- 
hertas ,  où  il  y  a  un  joli  parc  et  des  allées  ombragées 
par  de  beaux  arbres  ;  quelques  pièces  d'eau  y  entre- 
tiennent la  fraîcheur  :  ce  lieu  est  très-agréable  ; 
mais  les  traces  encore  subsistantes  des  dévastations 
qu'il  a  éprouvées  pendant  la  révolution ,  y  réveillent 
dQS>  souvenirs  afïïigeans. 

On  relaye  au  Pin ,  qui  est  à'peu-près  à  deux^ieues  ; 
c'est  la  moitié  du  chemin  :  on  aperçoit  autQur  de  soi 


3^8  CHAPITRE     LVÏ. 

sept  collines ,  d'où ,  selon  ia  tradition  ,  ce  lieu  a  pris 
ie  nom  de  Sepùme  (i).  Après  avoir  couru  pendant 
une  demi-heure ,  on  est  sur  une  hauteur  nommée 
la  Vistû.  Ce  heu  mérite  bien  en  effet  son  nom  ;  car 
l'aspect  qu'il  présente  est  ravissant  :  la  vue  s'étend  à 
droite  sur  la  Méditerranée  ;  la  mer  forme  un  golfe 
animé  par  une  multitude  de  barques.  C'est  sur-tout 
le  soir  qu'il  faut  voir  ce  magnifique  tableau  ;  ce  fut 
le  moment  où  nous  en  Jouîmes  à  notre  second  voyage 
d'Aix  h  Marseille.  Alors  les  rayons  du  soleil  couchant 
se  réfléchissent  majestueusement  sur  les  flots  ,  et  la 
mer  semble  étincelante.  En  face  on  voit  la  ville;  elle 
est  placée  au  fond  d'un  amphithéâtre  de  montagnes 
qui  forme  un  demi  -  cercle  de  frgure  elliptique  : 
toute  la  contrée  qui  l'environne  est  couverte  de  pe- 
tites maisons  ou  bastïd(>s  entourées  de  jardins  ;  ces 
bastides  sont  au  nombre  de  cinq  mille,  et  si  rappro- 
chées les  unes  des  autres ,  qu'on  croiroit  que  c'est 
une  ville ,  dont  le  groupe  de  maisons  le  plus  consi- 
rable  est  au  fond  du  port.  C'est  là  que  les  négocians 
les  plus  riches  et  les  plus  petits  boutiquiers  vont  passer 
le  samedi  soir  et  le  dimanche  entier  avec  leur  famille. 
La  blancheur  éblouissante  de  ces  habitations  peintes 
avec  de  la  chaux  les  détache  du  fond  que  forme  la 
pâle  verdure  des  oliviers  et  des  amandiers  qui  les 

(i)  Selon  quelques  auteurs,  ce  nom  vient  de  ce  que  ce   lieu 
est  à  iept  milles  [  7000  pas  ]  de  distance  de  Marseille, 

entourent  ; 


CMAPÎTRE    LVI.  396 

entourent  ;  il  y  a  aussi  quelques  mûriers  :  mais  les 
grands  arbres  sont  malheureusement  rares  ;  et  nos 
compagnons  de  voyage  nous  firent  remarquer  , 
comme  une  chose  extraordinaire ,  une  maison  de 
campagne  qui  jouissoit  de  l'ombrage  de  quatre 
marroniers. 

Si  j'étois  ravi  de  ce  spectacle,  mon  ami  M.  "Winck- 
îer  en  étoit  encore  plus  vivement  frappé  :  il  n'avoit 
jamais  vu  ia  mer  ;  et  son  aspect ,  nouveau  pour  lui , 
devoit  nécessairement  ajouter  à.  l'intérêt  de  ce  su- 
perbe tableau  (i). 

En  descendant  la  Vista ,  la  perspective  change  : 
on  est  toujours  dans  la  même  exposition  ;  mais  la 
vue  est  bornée  de  chaque  côté  par  un  mur  continu 
qui  borde  une  rangée  de  champs  et  de  bastides  appelés 
les  Héritages.  Tels  dévoient  être  les  longs  murs  que 
Thémistocle  fit  construire  pour  joindre  Athènes  au 

(r)  II  faut  avoir  une  imagination  bien  froide  pour  ne  pas 
éprouver  la  moindre  impression  à  ia  vue  d'un  tel  spectacle; 
c'est  pourtant  ce  qui  est  arrivé  à  MaRMONTEL,  qui,  en  parlant 
de  la  Vista,  dit:  «  Ce  qui  sembioit  devoir  m'imposer  le  plus, 
»  fut  ce  qui  m'étonna  le  moins.  L'une  de  mes  envies  étoit  de 
»  voir  la  pleine  mer:  je  ia  vis,  mais  tranquille;  et  les  tableaux 
»  de  Vernet  me  l'avoient  si  fidèlement  représentée,  que  la  réalité 
»  ne  m'en  causa  aucune  émotion  ;  mes  yeux  y  étoient  aussi  accou- 
»  tumés  que  si  j'étois  né  sur  ses  bords.  »  A'iémoires ,  t.  H,  p.  227, 
Qu'auroit  dit  Marmontel  s'il  avoit  vu  auparavant  les  panorama 
de  Naples  ,  de  Toulon  et  de  Boulogne  i  Mais  comment  auroit- 
il  été  frappé  <lu  spectacle  de  la  mer,  lui  à  qui  l'amphithéâtre 
et  la  maison  carrée  de  Nîmes  n'ont  causé  aucune  admiration  î  • 

Tome  IL  A  a 


370  CHAPITRE    LVI. 

Pirée.  Ce  long  couloir  est  fort  étroit;  de  sorte  qiie 

les  voitures  y  sont  souvent  embarrassées. 

Nous  mîmes  pied  à  terre  à  la  porte  d'A'ix ,  pour 
traverser  ia  ville.  Cette  porte  est  pratiquée  sous 
une  conduite  d'eau  d'où  distillent  sans  cesse  quel- 
ques gouttes  ,  de  sorte  qu'il  ne  faut  pas  s'y  arrêter. 
Là  on  jouit  d'un  nouveau  coup  -  d'œil  :  une  rue 
large  et  longue  traverse  entièrement  la  ville;  elle  est 
bordée  d'arbres  dans  son  milieu,  comme  le  cours 
d'Aix  ;  on  lui  donne  une  demi  -  lieue  d'étendue 
jusqu'à  la  porte  de  Rome,  qu'on  aperçoit  à  son 
extrémité.  Comme  cette  rue  s'incline  graduellement 
au  centre  comme  un  arc,  on  la  voit  dans  tout  son 
ensenible. 

Vers  le  milieu  du  cours  est  la  rue  de  la  Canne-. 
bière:  elle  est  bordée  de  belles  maisons  et  de  riches 
magasins;  elle  conduit  à  la  grande  place  et  au  port. 

A  peine  étions-nous  descendus  à  l'hôtel  desAmbas^ 
sadeurs ,  que  M.  Brack ,  directeur  des  douanes  ,  vint 
nous  voir  et  nous  offrir  ses  services  avec  une  obli- 
geance que  je  n'oublierai  jamais.  M.  Brack  a  fait  d'ex- 
cellentes études  ;  il  a  voyagé  dans  toute  l'Europe  ; 
il  parle  avec  facilité  les  langues  qui  sont  le  plus  en 
usage  ;  il  chante  avec  goût,  joue  de  presque  tous 
les  instrumens  ,  et  se  fait  aimer  de  tout  le  monde 
par  une  aménité  qui  ajoute  encore  au  piquant  de 
son  esprit  et  au  charme  de  ses  talens.  Administra- 
teur vigilant  et  intègre,   il  ne  sacrifie  jamais  le* 


CHAPITRE    IVÎ.  37t 

devons  de  son  état  ;iu  goût  des  plaisirs  et  des 
arts  :  il  est  utile  au  Gouvernement  qui  l'emploie,  et 
chéri  même  de  ceux  à  qui  il  commande.  C'est  lui  qui 
nous  avoit  déterminés  à  faire  le  voyage  de  la  basse  et 
de  la  haute  Provence  avant  de  séjourner  à  Marseille, 
afiJi  d'être  de  retour  à  l'époque  de  la  foire  de  Beau- 
caire,  à  laquelle  nous  desirions  aussi  de  nous  rendre  : 
il  avoit  tracé  notre  itinéraire,  donné  des  ordres  à  ses 
employés ,  fait  des  lettres  de  recommandation  pour 
ses  collègues,  et  avoit  fait  tenir  une  barque  k  notre 
disposition  pour  nous  conduire  à  Toulon. 

Nous  ne  restâmes  donc  que  cette  journée  k  Mar- 
seille :  nous  ne  pûmes  voir  qu'un  moment  M.  Thi- 
b.iudeau,  qui  nous  donna  des  lettres  pour  les  maires 
de  Cassis  et  de  la  Ciotat.  M.  Brack  nous  mena  dîner 
à  la  campagne  du  général  Cervoni ,  qui  nous  fit 
voir  une  jolie  collection  de  pierres  gravées  :  nous  y 
remarquâmes  un  très  -  beau  camée  qui  représente 
une  Victoire  arrangeant  un  tropliée  ;  au  bas  est 
un  bouclier  orné  d'une  tête  de  Aléduse.  Cette  bas- 
tide est  très-agréable  ;  elle  est  entourée  de  belles 
1  allées  de  marroniers.  Ce  général  s'est  signalé  à  Tar- 
I  niée  d'Italie;  il  décida  par  son  courage  la  victoire 
de  Lodi  :  il  commande  aujourd'hui  à  Marseille  et 
dans  toute  la  division. 

Nous  retournâmes  de  bonne  heure  à  Marseille 
pour  assister  à  la  procession  de  S.  Ferréol  :  elle  ti  a- 
versa  le  grand  cours,  qui  étoit  bordé  de  plusieurs 

A  a  2 


372  CHAPITRE    LVI. 

rangées  de  chaises  occupées  par  des  femmes ,  toutes 
élégamment  parées. 

M.  de  Châteaubriant  a  décrit  avec  une  éloquence 
digne  du  Dieu  qu'il  invoque  et  qui  l'inspire ,  cette 
auguste  cérémonie,  que  son  motif  rend  si  sainte,  et 
que  la  riante  saison  où  elle  se  célèbre  rend  si  aimable; 
par- tout  on  voit  le  lis ,  symbole  de  l'innocence ,  on  en- 
tend les  religieux  cantiques ,  on  marche  sur  des  fleurs  : 
mais  c'est  principalement  dans  la  Provence  que  cette 
fête  a  un  caractère  de  gaieté  et  de  religion  particulier  ; 
c'est  là,  c'est  dans  les  ports  de  mer  sur-tout  que  cette 
cérémonie  est  encore  plus  solennelle.  Plus  l'homme 
est  exposé  k  des  dangers  fréquens  et  certains ,  plus 
il  cherche  un  secours  dans  la  bonté  de  Dieu  ou  la 
protection  des  saints  qu'il  croit  pouvoir  intercéder 
pour  lui  :  aussi  est-ce  près  de  la  mer  que  les  oratoires 
sont  chargés  d'un  plus  grand  nombre  d'offrandes. 
I.e  jour  de  la  Fête-Dieu,  le  bruit  du  canon  des 
remparts  se  mêle  au  tintement  sonore  des  cloches  ; 
les  batteries  des  navires  répondent  à  celles  de  terre, 
pour  témoigner  que  ceux  qui  les  habitent  s'unissent 
d'intention  aux  fidèles  qui  peuvent  assister  à  cette 
solennité. 

Les  hommes  livrés  au  plaisir  sont  en  même  temps 
les  plus  disjiosés  à  la  superstition  ;  mais  l'activité  de 
leur  imagination  est  cause  que  les  cérémonies  du 
culte  prennent  une  apparence  de  spectacle  :  ainsi  iïs 
aiment  beaucoup  les  pompes  et  les  processions. 


CHAPITRE    LVI.  375 

Ces  pompes ,  ces  processions  ,  étoient  communes 
et  fréquentes  à  Athènes  ,  dans  l'Asie  mineure  ,  et 
dans  la  grande  Grèce;  il  y  en  a  beaucoup  aussi  en 
Provence.  Celles  de  la  Fête  -  Dieu  s'y  font  avec 
un  grand  appareil  :  pendant  toute  l'octave  ,  il  y 
a  chaque  jour  une  procession  plus  ou  moins  suivie , 
selon  l'étendue  de  la  paroisse  et  la  richesse  des  gens 
qui  l'habitent.  La  plus  belle  à  Marseille  est  celle  de 
S.  Ferréol. 

Les  rues  sont ,  comme  par-tout  ailleurs ,  tapissées 
et  jonchées  de  fleurs;  mais  les  maisons  sont  pavoi- 
sées  jusqu'aux  derniers  étages  ;  la  voie  publique  est 
traversée  par  des  cordes  auxquelles  pendent  des 
pavillons  ,  dont  les  différentes  couleurs  forment 
une  agréable  variété  :  il  semble  que  toutes  les  nations 
s'unissent  pour  rendre  hommage  au  Dieu  qui  peut 
commander  aux  flots  et  donner  la  victoire.  Les 
navires  arborent  également  leurs  flammes  et  leurs 
pavillons. 

La  procession ,  avant  de  s'arrêter  devant  les  repo- 
soirs  chargés  de  mille  fleurs  ,  passe  sous  plusieurs 
portiques  de  feuillages.  Tout  concourt  h  donner  à 
cette  solennité  une  gaieté  qui  n'est  point  contraire 
à  son  objet  ,  puisqu'on  y  célèbre  la  tête  du  maître 
de  l'univers.  Les  regards  s'arrêtent  avec  un  plaisir 
religieux  sur  ces  drapeaux  flottans,  sur  ces  rameaux 
verts  ,  sur  ces  fleurs  brillantes. 

Quoique   la  pompe  ne  soit  plus  précédée  des 

A  a   3 


37^  CHAPITRE     LVI. 

corporations  monastiques,  ni  de  celles  des  hommes 
voués  à  la  pénitence,  ie  cortège  est  encore  nom- 
breux: chaque  jardinier  porte  à  son  cierge  les  fleurs 
les  plus  rares ,  les  légumes  et  les  fruits  que  la  b(  n'.é 
du  ciel  a  accordés  à  son  intelligence  et  à  son  labeur, 
et  quelquefois  des  nids  d'oiseaux. 

Les  bouchers  figurent  aussi  dans  cette  procession  ; 
ils  sont  vêtus  de  longues  tuniques  ,  coiffés  d'un 
chapeau  à  la  Henri  IV  ,  et  armés  de  haches  :  ils 
accompagnent  un  gros  bœuf  chargé  de  guirlandes  et 
de  rubans ,  avec  les  cornes  dorées  ,  comme  le  bœuf 
gras  du  carnaval  ;  son  dos  est  couvert  d'un  tapis  , 
sur  lequel  est  un  joli  enfant  habillé  en  S.  Jean-Bap- 
tiste. Pendant  toute  la  semaine  qui  précède  la  fête  , 
les  bouchers  promènent  cet  animal.  Ils  le  conduisent 
d'abord  à  la  police,  où  ils  payent  un  droit  en  sor- 
tant; mais  ensuite  la  quête  commence,  et  elle  est 
très-productive  :  chacun  veut  avoir  le  bœuf  dans  sa 
maison  ;  et  c'est  une  superstition  établie  parmi  le 
peuple,  qu'elle  jouira  dans  l'année  d'un  bonheur  cons- 
tant s'il  peut  y  laisser  une  trace ,  quelque  sale  qu'elle 
soit,  de  son  passage.  Ceux  qui  aiment  k  se  perdre 
dans  les  ténèbres  de  l'antiquité  ,  penseront  que  cet 
usage  dérive  du  culte  du  bœuf  Apis ,  qui  a  été  apporté 
dans  les  Gaules  au  temps  où  les  Romains ,  imitateurs 
de  leur  empereur  Hadrien,  se  livrèrent  avec  ardeur 
aux  superstitions  égyptiennes.  M.  Papon  croit  que  " 
c'est  un  bœuf  émissaire  ,  sur  lequel   on  cherche  k 


CHAPITRE    LVI.  375 

détourner  les  maux  qui  menacent  la  ville  (  i  )  :  mais 
on  ne  le  charge  pas  de  malédictions  ;  on  l'accueille  , 
on  le  caresse ,  on  cherclie  à  l'attirer  chez  soi.  II  est 
phis  probable  que  ,  chaque  confrérie  cherchant  dans 
ce  jour  solennel  h  montrer  ce  que  son  industrie  a 
produit  de  plus  rare ,  les  bouchers  ont  imaginé  de 
promener  un  bœuf  bien  engraissé,  comme  les  jardi- 
niers portent  des  fruits  précoces.  On  a  ensuite  placé 
sur  ce  bœuf  l'enfant  d'un  boucher  ,  et  on  lui  a 
donné  le  costume  de  S.  Jean.  La  superstition  d'attirer 
ie  bœuf  chez  soi  est  née  naturellement  de  ce  qu'on 
le  regardoit  comme  sanctifié  :  on  sait  aussi  que  c'est 
l'animal  consacré  à  l'évangéliste  S.  Luc.  Le  bœuf  est 
immolé  le  lendemain  de  la  fête  :  le  petit  enfimt  ne 
lui  survit  ordinairement  pas  long-temps  ;  épuisé  par 
les  fatigues  qu'il  éprouve  et  les  caresses  qu'il  reçoit , 
délabré  par  les  bonbons  dont  on  l'accable ,  il  languit, 
et  souvent  il  finit  par  succomber. 

Un  grand  nombre  de  jeunes  filles  ,  vêtues  de 
blanc  ,  la  tête  couverte  d'un  voile  ,  parées  de  fleurs 
et  ceintes  de  rubans  de  couleur  uniforme ,  viennent 
après  ;  c'est  un  chœur  de  Vestales  qui  suit  celui  des 
représentans  de  la  Nature  ,  pour  rendre  hommage 
à  l'Etre  suprême.  Des  enfans  costumés  de  difié- 
rentes  manières  rappellent  les  anciens  jeux  appe- 
lés mystères.   Plusieurs  jeunes   filles   sont  habillées 

*— ,,,    .,|„i,M,iii„.|„ ■■     J   ..    .   X_._ 

(i)   Histoire  de  Preience ,  1,509. 

A  a  4 


37<^  CHAPITRE    LVI. 

en  religieuses  ;  c'est  S.'^  Ursule  ,  S.'"  Rosalie  , 
S/*  Agnès  ,  S.*^  Thérèse.  Les  plus  jolies  sont  vêtues 
en  Madeleines  ;  leurs  cheveux  sont  épars  sur  ieur 
beau  visage ,  et  on  les  a  exercées  à  regarder  avec  un  air 
de  contrition  un  crucifix  qu'elles  tiennent  à  la  main  : 
d'autres  paroisseiit  sous  l'habit  de  ces  filles  respec- 
tables qui  se  dévouent  au  service  des  malades.  Les 
petits  garçons  remplissent  d'autres  rôles  :  ce  sont  des 
anges ,  des  abbés ,  des  moiiies  ,  entre  lesquels  on  dis- 
tingue S.François ,  S.  Bruno  ,  S.  Antoine.  Au  milieu 
des  bergers  marche  le  petit  S.  Jean ,  à  demi  couvert 
d'une  peau  de  mouton ,  comme  les  images  du  pré-- 
curseur;  il  conduit  un  agneau  orné  de  rubans,  sym-- 
bole  de  la  patience  du  Dieu  qui  s'est  offert  pour 
nous  ,  et  dont  la  mort  a  racheté  nos  crimes. 

Depuis  que  le  marguillage  est  rétabli ,  des  hommes 
du  monde  ,  connus  pour  vivre  dans  les  plaisirs  et 
visiter  rarement  le  saint  lieu  ,  n'en  dédaignent  pas 
les  fonctions  :  ils  se  plaisent  à  rendre  publiquement 
à  la  religion  ce  qu'ils  lui  doivent  comme  citoyens  ,i 
pendant  que  comme  hommes  ils  ne  suivent  que  leur 
opinion  particulière.  Dans  les  processions  ,  pkusieurs. 
portent  le  dais  ,  et  se  relèvent  pour  cela  arx  diffé- 
rentes stations. 

Les  rues  sont  parsemées  des  pétnles  odoians  de  la 
rose  mêlés  à  ceux  du  genêt  d'un  jaune  éclatant;  de 
nombreux  choristes  en  ont  des  corbeilles  pleines, 
pour  les  jeter ,  au  signal  convenu  ,  devant  le  Saint- 


CHAPITRE    LV  I.  377 

Sacrement  ;  ils  en  répandent  sur  les  femmes  qui 
bordent  la  haie  :  celles-ci  en  apportent  aussi  dans  des 
corbeilles ,  qu'elles  tiennent  sur  leurs  genoux  ;  elles 
les  offrent  au  Saint-Sacrement  ,  et  se  plaisent  à  en 
couvrir  les  jeunes  vierges  et  les  petits  saints  dont  la 
tournure  leur  plaît  ie  plus.  Le  doux  parfum  des 
roses  ,  de  la  cassie,  du  jasmin,  de  l'orange  et  de  la 
tubéreuse,  se  mêle  à  l'odeur  pénétrante  de  l'encens, 
et  monte  avec  lui  au  trône  de  l'Eternel. 

La  procession  arrive  au  port  :  c'est  là  que  là  céré- 
monie, déjà  ravissante,  prend  un  caractère  sublime,- 
Le  peuple  remplit  les  quais  ;  tous  les  tillacs  sont 
garnis  de  matelots  en  habit  de  fête,  c'est-à-dire, 
avec  leur  gilet  de  coutil  bleu ,  la  tête  nue ,  et  tenant 
à  la  main  leur  bonnet  rouge  de  Tunis.  Tout  le  monde 
fléchit  le  genou  devant  ie  maître  du  monde  ;  les 
matelots  étendent  les  mains  vers  le  pontife  ,  qui  , 
placé  sous  le  dais  ,  donne  la  bénédiction  ;  le  plus 
grand  silence  ,  produit  par  un  religieux  recueille- 
ment, règne  parmi  cette  foule  immense  :  la  béné- 
diction reçue,  chacun  se  relève  par  un  mouvement 
spontané;  les  cloches  sonnent ,  l'airain  gronde,  et 
le  cortège  reprend  la  route  du  temple  d'où  il  est 
sorti. 

Le  goût  des  processions  est  tellement  répandu  , 
que  le  spectacle  est  retardé  ce  jour-là  ;  il  ne  com- 
mence qu'à  sept  heures  et  demie.  Dès  que  la  pro- 
cession a  passé,   les  dames  quittent  leurs  chaises, 


(L. 


37^  CHAPITRE    LVÎ. 

et   courent    entendre  des  vaudevilles  ;  les  hoinines 

vont  à  l'orchestre  causer  av^c  des  femmes  entre- 

enues,  ou  admirer  les  gambades  d'une  jeune  et  jolie 

danseuse. 

Les  mêmes  cérémonies  religieuses  ont  lieu  dans 
toute  la  Provence  ;  elles  sont  seulement  modifiées 
selon  les  localités  et  la  richesse  des  lieux  :  mais  par- 
tout elles  portent  le  même  caractère.  Nous  les  vîmes 
encore  se  répéter  à  Toulon  et  à  Hyères ,  où  nous 
n*arrivâmes  cependant  que  les  7  et  i  o  juin. 


379 


CHAPITRE   LVII. 

Sortie  du  port.  —  Notre-Dame.  —  Château  d'If. — 
PoRT-Miou.  —  Poissons — Cassis.  —  La  Ciotat. 
—  Bandol.  —  Route  par  terre.  —  CuGES.  —  Vaux 
d'Olioulles.  —  Olioulles,  —  Jardins,  bastides.  — 
Toulon. 

jVi.  Brack  avoit  eu  la  bonté  de  nous  faire  pré- 
parer un  bateau  de  la  douane;  il  vint  nous  chercher 
iui-même  pour  nous  y  mener  à  la  pointe  du  jour: 
c'étoit  une  petite  chaloupe  conduite  par  quatre  ma- 
telots. Nous  sortîmes  du  port,  ayant  à  la  gauche  le 
fort  de  Notre-Dame-de-Ia-Garde,  si  agréablement 
décrit  par  Bachaumont  (i)  ;  et  à  droite,  le  terrible 
château  d'If,  forteresse  et  prison  d'état:  nous  serrâmes 
la  côte,  dont  nous  ne  pouvions  nous  éloigner,  dans 
la  crainte  des  Anglois  ,  qui  envoient  souvent  des 
chaloupes  jusque  sur  les  bords  de  la  mer,  quand  ils 
en  peuvent  approcher;  mais  le  rivage  est  garni  de 
canons  de  distance  en  distance ,  et  l'on  peut  naviguer 
ainsi  sous  la  protection  de  leur  feu.  Le  calme  ne  nous 
permit  point  de  faire  usage  de  la  voile  :   trois  de 


i)  Gouvernement  commode  et  beau, 
A  qui  suffit,  pour  toute  garde. 
Un  suisse  avec  sa  hallebarde 
Peint  à  la   porte  du  ciiâteau. 


380  CHAPITRE    LVII. 

nos  matelots  ramoient  en  chantant ,  et  le  quatrième 
faisoit  les  fonctions  de  timonnier  ;  deux  petits  pier- 
riers  nous  donnoient  un  appareil  guerrier  sans  nous 
rendre  redoutables. 

Vers  une  heure  ,  nous  arrivâmes  devant  Port- 
miou  ;  c'est  une  caianque  ou  anse  cachée  dans  la 
terre  :  on  n'aperçoit  qu'une  ouverture  étroite  et  peu 
profonde,  dans  laquelle  un  vaisseau  marchand  de 
moyenne  grandeur  pourroit  à  peine  tenir;  mais, 
dès  qu'on  approche  du  fond  ,  cette  anse  forme  un 
coude,  et  le  bâtiment  est  porté  naturellement  dans 
une  baie  assez  longue,  bordée  de  chaque  côté  de 
rochers  à  pic ,  et  où  il  est  d'autant  plus  difficile  de 
l'aller  chercher  ,  qu'on  n'y  peut  soupçonner  l'exis- 
tence d'une  baie  salutaire.  Nous  y  entrâmes ,  et  nous 
allâmes  descendre  au  fond.  Il  est  difficile  de  dire 
comment  cette  grande  fissure  a  pu  se  produire  dans 
la  roche  calcaire,  sans  que  la  partie  qui  longe  la  mer, 
et  qui  présente  un  mur  derrière  lequel  les  navires 
sont  cachés  ,  ait  été  renversée.  Nos  matelots  nous 
racontèrent,  sur  cette  calanque,  une  de  ces  histoires 
si  communes  parmi  les  gens  de  mer.  Un  capitaine 
génois ,  surpris  par  la  tempête ,  ne  savoit  où  trouver 
un  abri  ;  son  fils  lui  montra  l'ouverture  de  Port' 
mîou  ,  et  lui  conseilla  d'y  entrer.  Le  père  suit 
d'abord  ce  conseil ,  et  se  dirige  vers  cette  ouver- 
ture :  mais  il  croit  que  son  vaisseau  va  se  briser  sur 
le  rocher  qui   est   en  face  de  lui  ;   saisi  d'effi'oi  et 


CHAPITRE    LVII.  3^1 

transporté  de  colère ,  il  frappe  son  fils  d'un  coup  de 
hache ,  et  l'étend  mort  à  ses  pieds.  A  peine  le  coup 
est-il  porté ,  que  le  navire ,  sans  toucher  le  rocher 
qui  le  menace ,  tourne  de  lui-même  vers  la  droite^ 
et  entre  dans  la  calanque ,  où  il  peut  braver  la  tem- 
pête. Le  père  reconnut  trop  tard  son  erreur,  et  se 
jeta  dans  la  mer. 

Nous  fîmes  dans  la  chaloupe  un  dîner  qui  fut 
mangé  de  bon  appétit ,  principalement  par  nos  ma- 
telots ,  dont  la  iranche  et  pétulante  gaieté  nous 
amusa  beaucoup  pendant  cette  traversée.  Nous  fûmes 
abordés  par  des  pêcheurs ,  qui  nous  vendirent  un 
poisson  qu'ils  appelèrent^fV<2/  on  Jî/âtre.  Nous  fîmes 
cet  achat  par  complaisance  pour  ces  bonnes  gens  : 
mais  nous  n'en  eûmes  pas  de  regret  ;  car  nous  ne 
trouvâmes  rien  à  souper,  et  notre  poisson  nous  parut 
excellent  (i). 

Nous  ne  descendîmes  pas  à  Cassis ,  où  nous  nous 
proposions  d'aller  à  notre  retour  à  Marseille.  Nous 
vîmes  quelques  bateaux  génois  dont  les  équipages 
étoientoccupés  à  la  pêche  du  corail.  Il  étoit  cinq  heures 
lorsque  nous  doublâmes   une  petite   pointe  qu'on 


(  I  )  C'est  îe  gymnotus  acus ,  L.  édition  de  Gmelin,  gjmnotus 
ferasfer  de  LacÉPÈde  ,  Hist.  des  poissons,  tom.  II ,  p.  1 78.  M.  l'abbé 
BoNNATERUE  l'a  décrit  sous  ce  nom  dans  V Enc_)'clopédie  métho- 
dique,  Ichthjologie ,  p.  36.  hc  mot  fient  s'igmhe  fil  ;  il  vient  de  ce 
que  la  nageoire  de  l'anus  est  beaucoup  plus  courte  ijue  la  queue , 
qui  finit  d'ailleurs  par  une  sorte  de  fil  très- délie. 


382  CHAPITRE     LVIÎ. 

appelle  le  Bic-de-l' Aigle ,  située  dans  un  golfe  au 
fond  duquel  est  la  dotât  ;  nous  y  entrâmes  peu  de 
temps  après  la  goélette  chargée  de  protéger  les 
petites  embarcations  qui  longent  la  côte. 

Nous  ne  nous  arrêtâmes  pas  dans  cette  ville,  où 
nous  devions  revenir  avec  M.  Thibaudeau  ,  préfet 
du  département. 

Le  lendemain,  nous  descendîmes  un  moment  sur  la 
côte  de  l'ancien  Tauroentum ,  où  M.  Magloire-Olivier , 
maire  de  la  Ciotat,  eut  la  bonté  de  nous  accompa- 
gner. Comme  la  visite  de  ce  lieu  étoit  l'objet  de  l'ex- 
cursion projetée  avec  M.  Thibaudeau ,  nous  nous 
rembarquâmes  bientôt  au  pied  du  rocher  où  la  bat- 
terie est  établie,  et  nous  ramâmes  vers  Bandol,  tou- 
jours avec  le  calme  plat.  Après  avoir  doublé  la  pointe 
qui  ferme  le  golfe  de  la  Ciotat,  on  file  le  long  d'une 
chaîne  de  rochers  escarpés  et  à  pic ,  contre  lesquels 
la  mer  se  brise  avec  tant  de  violence  ,  que  nous 
crûmes  quelquefois  entendre  le  bruit  du  canon.  Nous 
descendîmes  à  Bandol.  Ce  petit  port  est ,  po  r  Mar- 
seille et  pour  l'étranger,  l'entrepôt  et  le  lieu  d'em- 
barquement des  vins  de  l'ouest  du  département. 
Le  calme  étoit  si  complet ,  qu'il  avoit  été  impos- 
sible de  faire  usage  de  la,  voile.  Le  cap  Sicié,  qu'il 
falloit  doubler  ,  avance  au  loin  dans  la  mer ,  et 
oblige  à  faiffi  un  long  détour.  Nous  ne  pouvions 
pas  espérer  d'arriver  à  Toulon  avant  la  clôture  des 
ports,  et  nous  aurions  été  obligés  de  passer  la  nuit 


CHAPITRE    LVII,  3§5 

Stationnés  à  côté  de  la  frégate  qui  en  garde  i'en- 
irée  :  nous  nous  décidâmes  à  aller  par  terre,  et  nous 
prîmes  ies  chevaux  que  nous  pûmes  trouver.  Jamais 
on  ne  vit  une  cavalcade  plus  bizarre  :  elle  étoit  com- 
posée d'un  mulet  et  de  trois  chevaux,  dont  deux 
entiers,  et  une  jument;  tous  avoient,  au  lieu  de  selle, 
de  mauvais  bâts ,  et  point  d'étriers.  Il  étoit  difficile 
d«  maintenir  l'ordre  entre  ces  animaux  :  aussi,  au 
moment  où  nous  mîmes  pied  à  terre,  ils  se  jetèrent 
avec  tant  d'impétuosité  et  de  fureur  les  uns  sur  les 
autres,  qu'ils  ne  formèrent  plus  qu'une  masse  que 
notre  conducteur  eut  sans  doute  bien  de  la  peine  à. 
démêler. 

Le  <;hemin  de  Bandol  à  Toulon  est  détestable, 
sur-tout  jusqu'à  Olioulles ,  quoique  l'on  passe  sou- 
vent sur  une  ancienne  voie  romaine.  Le  territoire  est 
inégal ,   pierreux  ,  aride  ;  il  renferme  des   poudin- 
gues ,  des  quartz ,  des  silex  roulés  avant  leur  agglu- 
tination, des  courans  volcaniques  et  des  mines  de 
houille.  Les  vignes  sont  sa  principale  production.  A 
Olioulles  on  prend  la  grande  route  de   Marseille  ; 
ceux  qui  en  viennent  par  terre  passent  par  Aubagne 
et  par  Cuges ,  dont  la  côte  est  plantée  de  câpriers  ; 
on  entre  ensuite  dans  le  département  du  Var.  La 
route  traverseùn  passage  é»rroit  entouré  de  montagnes 
k  pic  ;  le  plus  célèbre  de  ces  vallons  est  celui  qu'on 
appelle  /es    Vaux  d' Olioulles  :  ce    passage  incom- 
mode, où  l'on  est  brûlé  par  la  réverbération  du 


384  CHAPITRE    LVII. 

soleil,  où  l'on  risque  d'être  noyé  par  la  descente 
subite  des  eaux  qui  dans  les  orages  forment  des  tor- 
rens ,  est  quelquefois  aussi  infesté  par  les  voleurs. 
Ces  côtes  calcaires  sont  absolument  arides  et  dé- 
pouillées :  la  route  descend  avec  rapidité  dans  un 
chemin  toujours  anguleux;  les  rochers,  absolument 
nus ,  et  inaccessibles  même  à  des  chamois ,  paroissent, 
dans  leur  inclinaison,  menacer  la  tête  du  voyageur, 
et  lui  dérobent  souvent  la  vue  du  ciel.  Le  sol  est 
parsemé  de  fragmens  de  rochers  basaltiques  qui 
annoncent  l'existence  d'anciens  volcans.  Tout  con- 
court à  augmenter  l'horreur  de  ce  lieu,  qu'on  pour- 
roit  prendre  pour  une  des  entrées  de  l'enfer  (1)  : 
aussi  plusieurs  voyageurs  préfèrent-ils  d'aller  par 
Cassis  et  la  Ciotat ,  quoique  la  route  soit  plus 
longue  et  plus  pénible ,  ou  -de  se  rendre  à  Toulon 
par  mer. 

Bientôt  après  être  sorti  de  cet  abîme,  les  rochers 
s'éloignent  ;  on  trouve  des  champs  couverts  de 
pins  (2)  et  d'oliviers;  on  aperçoit  des  prairies,  des 
amandiers  ;  et  quoique  ce  lieu  soit  encore  un  peu 
sauvage,  il  semble  que  ce  soient  les  limites  entre 
ItErèbe  et  l'Elysée. 

A  l'ouverture  de  cette  vallée,  à  l'entrée  de  la  belle 
er  fertile  plaine  où  Toulon  est  situé ,  on  aperçoit 

(i)  M.  Henry,  peintre,  éicvc  de  Vernet,  a  fait   un  tabîeicU 
des  VtJUX  /{  OliouIIes. 
(z)  P'uius  sj'lvestris,  L, 

01ioul{c>. 


CHAPITRE     LVII.-  385 

OîiouIIes.  Les  murs  sont  bâtis  avec  des  fragmens  de 
basalte  qui  en  rendent  l'aspect  noirâtre;  mais  le  pays 
est  délicieux.  Là  commencent  les  bastides  des  habi- 
tans  de  Toulon  ,  qui,  en  proportion,  sont  aussi  nom- 
breuses que  celles  des  habitans  de  Marseille  ;  les  char- 
mans  Jardins  qui  s'offrent  à  la  vue  de  toutes  parts, 
les  parfums  dont  l'air  est  embaumé,  tout  donne  une 
idée  de  la  douceur  du  climat:  les  orangers,  les  cédrats  , 
les  citronniers ,  les  dattiers  ,  y  viennent  en  pieine 
terre  ;  le  sol  est  couvert  d'oliviers ,  et  c'est  à  l'abon- 
dance de  leur  culture  que  ce  lieu  doit  son  nom  (i). 
Les  huiles  qui  en  proviennent  ne  sont  pas  d'une 
excellente  qualité  ;  mais  eile%  sont  très-utiles  pour  les 
savonneries ,  et  il  y  en  a  plusieurs  à  OliouIIes.  Les 
ligues  sèches  y  ont  de  la  réputation. 

En  sortant  de  ce  bourg,  la  route  devient  fati- 
gante et  pierreuse  ;  mais  on  est  pleinement  dédom- 
magé par  le  riant  paysage  dont  on  est  entouré.  On 
arrive  bientôt  sur  une  petite  colline  d'où  l'on  dé- 
couvre des  champs  couverts  de  câpriers  ,  la  pleine 
mer,  la  rade  de  Toulon,  cette  ville  et  ses  forts.  If 
étoit  six  heures  quand  nous  y  entrâmes ,  et  nous 
descendîmes  à  f'hôtel  de  Malte. 


(i)  Dans  une  buiiedc  Grégoire  Vil,  il  est  appelé  Oliula,  sans 
doute  û^  oUis,  des  oliviers.   On  a  dit  ensuite  Olivlules  et  ClioiiHes. 


Tome  IL        ^  b  b 


386 


CHAPITRE   LVIII. 


Toulon.  —  Situation.  — Histoire.  —  Activité  des 
travaux.  —  Signaux.  —  Arsenal  ,  Porte.  —  Chan- 
tiers. —  Construction.  — Bassin.  —  Port  impérial.  — 
Dommages  causés  par  les  Anglois.  — Plongeurs  napo- 
litains. —  Mâture.  —  Ateliers  ;  filature  ,  voilerie  , 
corderie  ,  serrurerie,  fonderie,  tonnellerie,  boulange-- 
rie  ,  menuiserie ,  sculpture.  —  Magasins.  —  Salie 
d'armes.  —  Salle  des  modèles, 

J_jA  vallée  dans  laquelle  est  situé  Toulon,  est  défen- 
due vers  ie  nord  par  de  hautes  montagnes  ;  l'orient  et 
le  couchant  lui  offrent  l'abri  de  monts  moins  élevés  : 
elle  s'élargit  vers  le  sud ,  et  forme  une  plaine  d'environ 
trois  iieues  ,  dont  cette  ville  occupe  le  centre. 

Le  nom  de  Toulon  n'est  connu  que  depuis  le 
second  siècle  de  notre  ère  ;  dans  Y  Itinéraire  d'An- 
tonin  ,  cette  ville  est  appelée  Telo  Martiiis.  Les 
Romains  y  avoient  une  teinturerie  au  v."  siècle.  Elle 
suivit  le  sort  du  reste  de  la  Provence  :  elle  fut  plus 
particulièrement  ravagée  en  différens  temps  par  les 
Sarrasins  ,  qui  y  firent  plusieurs  descentes  ;  et  plu- 
sieurs siècles  s'écoulèrent  sans  qu'on  songeât  à  son 
heureuse  situation.  Louis  XII  reconnut  le  premier  les 
avantages  qu'on  pourroit  retirer  d'un  port  si  siir ,  et 
de  la  plus  belle  rade  qu'il  y  eût  dans  la  Méditerranée  ; 
il  fit  élever  à  l'entrée  du  port  une  grande  tour  , 


C  H  APITRE    LVIÎÎ.  387 

qui  ne  flit  achevée  que  sous  François  l"  ;  Henri  IV 
fit  enceindre  et  fortifier  la  ville  :  mais  c'est  à  Louis 
XIV  que  sont  dus  les  immenses  travaux  et  les 
grandes  constructions  qui  font  i'étonnement  des 
voyageurs  ;  tout  y  porte  i'empreinte  du  génie  de 
ce  grand  roi. 

C'est  un  spectacle  ravissant  que  de  voir  l'activité 
qui  règne  dans  cette  ville.  Là  flottent  dans  i'air  les 
pavillons  d'une  multitude  de  vaisseaux  destinés  à, 
porter  dans  les  deux  mondes  tout  ce  qui  peut 
rendre  la  vie  plus  agréable  ou  plus  commode  ;«plus 
ioin ,  au-delà  des  tours  et  de  la  chaîne  qui  ferme  le 
port,  des  citadelles  flottantes  défendent  la  rade,  et 
sont  toujours  prêtes  à  poursuivre,  au  premier  signal, 
i'ennemi  présomptueux  qui  oseroit  eii  approcher. 
Les  coups  de  la  hache ,  de  la  besaiguë  et  du  marteau, 
avertissent  qu'à  droite  sont  les  chantiers  où  se  cons- 
truisent ces  étonnantes  machines  avec  lesquelles 
J'homme  poursuit  ses  ennemis  jusqu'aux  extrémités 
dé  la  vaste  mer.  Les  rues  sont  couvertes  d'un  peuple 
pétulant ,  sans  cesse  en  activité  ,  et  qui  ne  se  range 
que  pour  donner  passage  aux  forçats,  qui  portent 
continuellement  les  poutres,  les  cordes,  les  bpulets 
et  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  l'équipement  des  vais- 
seaux. La  curiosité  s'aiguise,  devient  impatiente  ;  on 
ne  sait  par  où  commencer  dans  un  lieu  où  il  y  a  tan  t 
à  voir  et  à  admirer. 

Nous  avions  des  lettres  pour  l'amiral  Ganteaume 

B  b  2 


388  CHAPITRE    LVIII. 

mais  l'Empereur  l'avoit  appelé  au  commandement  de 
ia  flotte  de  Brest.  M.  Christy-Paliière ,  officier  distin- 
gué ,  qui  a  donné  des  preuves  de  sa  bravoure  dans 
ie  mémorable  combat  d'Algésiras ,  rempiissoit  par 
intérim  les  fonctions  de  préfet  maritime  :  il  nous 
accueillit  avec  la  plus  grande  bonté ,  et  voulut  nous 
conduire  lui-même  à  l'arsenal.  Pendant  le  déjeûner 
qui  précéc^i  cette  visite ,  nous  prîmes  un  grand  plai- 
sir à  entendre  le  récit  des  exploits  des  braves  dont 
il  a  partagé  les  dangers  ;  nous  vîmes  avec  intérêt 
ie  içodèle  du  Aluron  ,  cette  beureuse  frégate  à  qui 
nous  devons  le  retour  de  notre  Empereur  ;  nous 
remarquâmes  une  carte  des  côtes,  avec  l'indication 
des  batteries  qui  les  défendent  et  qui  les  rendent 
inexpugnables. 

Le  tableau  des  signaux  étoit  suspendu  dans  son 
cabinet.  Une  rangée  de  pavillons  est  disposée  hori- 
zontalement sur  ie  tableau;  une  autre  l'est  vertica- 
lement :  dans  des  cases  parallèles  sont  exprimés  les 
divers  objets  susceptibles  d'être  signalés  ;  on  fait 
connoître  celui  dont  on  veut  transmettre  le  signal , 
par  la  combinaison  des  deux  pavillons  auxquels  cor- 
respond chaque  case.  Pour  mieux  assurer  le  secret 
des  signaux  ,  on  a  rendu  mobile  la  bande  verticale  : 
si  l'on  vouloit  découvrir  leur  signification,  il  fau- 
droit  donc  savoir  quel  pavillon  est  le  premier  dans 
cette  bande.  Il  est  d'ailleurs  enjoint  aux  préposés 
des  signaux  de  n'en  laisser  jamais  le  tableau  dans  sa 


CHAPITRE    LVTlI.      ■  389 

vraie  position  ,  mais  de  reculer  ïa  bande  mobile 
d'un  nombre  arbitraire  de  cases  ,  afin  que  quelque 
curieux  indiscret  ne  puisse  saisir  la  clef  des  signaus 
dont  on  fait  usage. 

Rien  n'élève  plus  l'homme ,  rieii  ne  peut  lui  ins- 
pirer un  plus  juste  orgueil ,  que  ïa  vue  d'un  établis- 
sement tel  que  l'arsenal  :  là,  tout  est  grand  dans  les 
idées  et  dans  les  plans ,  tout  est  ingénieux  dans  les 
moyens. 

La  porte  d'entrée  a  été  exécutée  en  1738,  sur  les 
dessins  de  M.  Lange  :  elle  est  ornée  de  colonnes 
doriques  détachées  ,  de  bas-reliefs  et  de  trophées  de 
marine  ,  et  de  deux  figures ,  l'une  de  Mars  ,  l'autre 
de  ?Ainerve  ;  au  milieu  est  un  écusson ,  avec  des  tro- 
phées et  des  cornes  d'abondance  d'où  sortent  des 
coquillages.  A  l'une  des  extrémités  de  l'attique  ,  on 
voit  un  génie  qui  embrasse  un  faisceau  de  lauriers  ; 
à  l'autre,  un  génie  qui  tient  un  faisceau  de  palmes  : 
aux  extrémités  sont  des  trophées  d'instrumens  relatifs 
aux  sciences.  L'ordonnance  de  cette  porte  est  jus- 
tement admirée  ;  elle  convient  parfaitement  au  lieu 
pour  lequel  elle  a  été  faite. 

L'entrée  ^e  l'arsenal  est  constamment  fermée  , 
pour  empêcher  le  concours  des  curieux  qui  trou- 
bleroient  les  travailleurs  ,  et  parmi  lesquels  pour- 
roient  se  glisser  des  hommes  malintentionnés^  ou 
des  complices  des  forçats  ,  dont  le  projet  le  moins 
coupable  seroit  de  leur  fournir  les  moyens  de  s'évader, 

sb   ? 


3pO  CHAPITRE    LVIII. 

Après  avc^r  passé  la  porte,  où  i'on  montre  sa  per-' 
mission  quand  on  n'est  point  accompagné  d'un  offi- 
cier supérieur,  nous  nous  trouvâmes  dans  ie  grand 
chantier.  On  radouboit  alors  l'Indomptable  ;  deux 
vaisseaux  et  une  frégate  étoient  en  construction.  On 
pressoit  les  travaux  avec  cette  activité  que  l'auguste 
chef  de  l'Empire  sait  imprimer  k  tous  ceux  qu'il  em- 
ploie :  les  ouvriers  travailloient  jour  et  nuit  et  les 
dimanches.  Là  chacun  se  hâte ,  et  cependant  il  n'y  a 
point  de  confusion.  La  carcasse  d'un  vaisseau  res- 
semble absolument  au  squelette  d'un  animal.  Des  char- 
pentiers équarrissent  le  bois,  ou  dressent  autour  des 
grandes  poutres  qui  forment  la  quille  du  vaisseau ,  les 
petites  courbes  sur  lesquelles  doit  être  cloué  le  bor- 
dage  ;  d'autres  font  le  bordage,  c'est-k-dire ,  posent  les 
planches  qui  doivent  revêtir  les  flancs  de  cette  énorme 
machine.  Des  calfateurs  remplissent  les  interstices 
avec  des  étoupes  ;  le  suif  et  la  résine  sont  répandus  par 
d'autres  à  la  surface,  pour  la  défendre  contre  l'hu- 
midité. Les  grands  vaisseaux  sont  doublés  en  cuivre  ; 
ïe  marteau  retentit  sur  les  lames  sonores.  Les  bâti- 
mens  ainsi  doublés  marchent  plus  rapidement  que  les 
autres ,  qui  sont  arrêtés  par  l'inégalité  de  leur  surface, 
et  ils  sont  k  l'abri  du  tarei  (  i  ) .  Les  travailleurs  chantent 

(  I  )  Teredo  navalis ,  ver  destructeur  que  nos  vaisseaux  ont  apporté 
des  mers  de  l'Inde ,  et  auquel  une  flotte  ne  sauroit  résister ,  puisqu'il 
a  menacé  de  détruire  les  digues  de  la  Hollande.  Il  est  beaucoup 
pi«s  commun  dans  la  Méditerranée  que  dans  l'Océan. 


CHAPITRE    LVIII.  391 

des  chansons  provençales  ,  qu'ils  semblent  accompa- 
gner du  bruit  de  leurs  outils.  Les  forçats  porteht  ies 
poutres ,  ies  cambres  ,  les  planches ,  les  ancres ,  ies 
câbies  ;  on  I^s  emploie  aux  plus  durs  travaux  :  iis 
sont  distingués  par  le  costume  qui  leur  est  particu- 
lier ,  et  leurs  cris  aigus  se  mêlent  à  i'horrible  fracas  de 
leurs  chaînes. 

Si  le  modèle  du  Aîuron  nous  avoit  fait  un  grand 
plaisir,  nous  en  éprouvâmes  un  plus  grand  encore 
à  voir  cette  heureuse  frégate.  Ce  n'est  point  un 
frêle  esquif,  comme  on  l'a  imprimé  plusieurs  fois; 
eiie  porte  trente-six  canons. 

Le  bassin  ,  construit  par  le  célèbre  ingénieur 
Grogniard  ,  devoit  sur-tout  attirer  notre  attention  : 
c'est  un  ouvrage  étonnant  par  ies  obstacles  infinis 
qu'il  a  fallu  vaincre  pour  l'exécuter  ,  et  par  ies 
opérations  inconcevables  auxquelles  la  nature  du 
iieu  forçoit  de  recourir. 

Quand  les  grands  vaisseaux  étoient  construits , 
on  ies  iançoit  autrefois  par  ies  mêmes  moyens  qu'on 
emploie  pour  lancer  ies  bâtimens  ordinaires  ,  moyens 
dont  je  parierai  ailleurs;  mais  les  dangers  de  cette 
opération,  pour  une  masse  aussi  énorme,  étoient 
incalcuiables  :  on  a  su  remédier  à  cet  inconvénient  par 
la  construction  d'un  bassin  dans  lequel  i'eau  de  la  mer 
va  chercher  le  navire ,  et  le  conduit  dans  le  port.  C'est 
le  génie  de  l'ingénieur  Grogniard  qui  a  su  vaincre 
ies  difficultés  quiparoissoient  s'opposer  à  un  semblable 

B  b  4 


39^  CHAPITRE    LVIII. 

projet  ;  difficultés  augmentées  encore  par  les  obstacles 
que  feisoient  naître  l'envie ,  la  mauvaise  foi  et  l'in- 
térêt personnel  de  ses  adversaires.  Cet  ouvrage  mer- 
veilleux est  à  l'extrémité  du  chantier ,  vers  la  mer. 
Pour  son  exécution,  M.  Grogniard  fit  un  radeau  sur 
lequel  il  établit  l'énorme  caisson  dans  lequel  on  de- 
vait bâtir  le  bassin. 

On  avoit  d'abord  voulu  faire  ce  caisson  k  terre , 
et  le  lancer  à  l'eau  comme  on  lance  un  vais- 
seau ;  mais  on  craignit  qu'il  ne  se  brisât ,  et  on  le 
construisit  sur  la  place  même  où  il  devoît  plonger 
dans  la  mer.  On  le  remplit  de  canons  de  fer  et  de 
fonte,  au  nombre  de  dix- huit  cents,  et  des  masses  les 
plus  pesantes  qu'on  pût  trouver  :  après  avoir  fait  ainsi 
plonger  le  caisson,  on  bâtit  avec  des  pierres,  dans 
son  intérieur  ,  le  bassin ,  auquel  on  a  donné  la 
forme  d'un  vaisseau.  II  a  cent  quatre-vingts  pieds  de 
iong ,  quatre-vingts  de  large  et  dix-huit  de  profon- 
deur. ^ 

Lorsque  l'entrée  du  bassin  est  fermée,  et  qu'on 
veut  le  mettre  à  sec ,  vingt-hu*t  pompes  sont  mises 
en  mouvement  par  de  vigoureux  forçats  :  il  ne  faut 
que  huit  heures  pour  cette  opération., Pour  radou- 
ber un  vaisseau ,  on  le  fait  entrer  dans  ce  bassin,  qui 
est  fermé  ensuite  au  moyen  d'un  bateau-porte  ;  c'est 
une  petite  caisse  de  vaisseau  dont  chaque  extrémité 
glisse  dans  une  rainure.  Lorsqu'on  veut  laisser  entrer 
l'eau  dans  le  bassin ,  on  décharge  ce  petit  bâtiment  ; 


CHAPITRE    LVIII.  395 

la  mer  le  souîève  ,  le  porte  au-dessus  de  la  rainure , 
et  le  vaisseau  es*t  mis  à  flot.  On  descend  dans  ie 
bassin  au  moyen  de  degrés  :  ii  y  en  a  également 
pour  descendre  des  quais  sur  la  place  qu'occupent 
les  chantiers,  les  magasins  et  les  arsenaux,  et  ils 
forment  tout  autour  une  enceinte  sur  laquelle  on 
peut  se  promener  sans  interrompre  les  ouvriers. 

Le  hateau  conique  appelé  bateau-porte ,  qui  ferme 
i'entrée  du  bassin ,  peut ,  selon  qu'on  veut  que  ce 
bassin  soit  plus  ou  moins  long,  entrer  dans  différentes 
rainures  qui  sont  pratiquées  dans  le  massif  de  la  ma- 
çonnerie. De  cette  manière  ,  on  donne  au  bassin  une 
longueur  proportionnée  à  celle  du  bâtiment  qu'on 
veut  radouber  ;  et  lorsque  ce  bâtiment  est  d'une 
petite  dimension ,  le  bassin  est  plus  promptement 
vidé. 

On  construit  ou  l'on  radoube  les  vaisseaux  de 
guerre  dans  ce  bassin  ;  les  frégates  et  les  bâtimens 
d'un  plus  petit  volume  se  bâtissent  dans  le  chantier. 
Quand  un  vaisseau  est  construit,  on  le  conduit  dans 
le  port  pour  le  mater  ,  le  gréer  et  l'armer.  Les 
travaux  du  port  correspondent  k  ceux  des  chantiers. 
A  la  pointe  du  môle  est  la  machine  qui  sert  à  dresser 
les  mâts  :  l'esprit  s'étonne  en  considérant  les  masses 
énormes  que  les  hommes  mettent  en  mouvement  à 
l'aide  de  cette  machine.  Ici  des  forçats  remplissent 
des  tonnes  avec  l'eau  de  la  fontaine  destinée  aux  usages 

o 

de  la  marine  ;  Ik  d'autres  tirent  et  roulent  les  cordages  ; 


39^  CHAPITRE    LVIII. 

ailleurs  des  matelots  disposent  ies  agrès,  arrangent 
ies  voiles.  C'est  le  bourdonnement  d'une  ruche  et 
Tactivité  d'une  fourmilière. 

Le  vice-amiral  Latouche  avoit  demandé  que  l'on 
construisît  un  brûlot  ;  nous  le  vîmes  fabriquer  :  c'é- 
toit  une  barque  légère ,  et  voguant  facilement ,  qu'on 
avoit  remplie  avec  des  matières  combustibles ,  du  bois 
résineux ,  du  goudron  et  de  l'artifice.  Il  fut  terminé 
et  remis  à  la  disposition  du  général  le  même  soir  , 
pour  qu'il  ne  séjournât  point  dans  l'arsenal.  Ce  brûlot 
étoit  ^destiné  contre  la  flotte  angloise  qui  venoit 
chaque  jour  se  montrer  devant  la  rade. 

Les  Anglois  et  les  Espagnols  réunis  s'empa- 
rèrent de  Toulon,  en  1795  ,  pendant  la  guerre  de 
îa  révolution.  Les  Anglois  ,  en  évacuant  le  port ,  in- 
cendièrent et  coulèrent  à  fond  plusieurs  vaisseaux. 
On  a  lâché  de  relever  ce  qi-'on  a  pu;  mais  il  y  a 
encore  quelques  carcasses  qu'on  ne  peut  retirer  de 
l'eau  qu'en  plongeant ,  et  pièce  par  pièce.  On  a  fait 
venir  de  Naples  quarante-quatre  plongeurs  ,  à  qui 
l'on  donne  cinq  francs  par  jour  et  la  moitié  de  ce 
qu'ils  retirent.  Parmi  ces  objets  ,. il  y  en  a  beaucoup 
qui  n'ont  pas  une  grande  valeur,  parce  que  dans 
plusieurs  endroits  le  feu  a  consumé  le  vaisseau  jusque 
dans  l'intérieur  des  bois  ;  ce  qui  prouve  qu'il  a  brûlé 
long-temps  sous  l'eau.  Mais  tout  ce  qui  est  en  métal 
peut  être  utilement  employé,  et  on  l'achète  d'après 
une  estimation  faite  à  l'arsenal.  Les  plongeurs  se 


CHAPITRE    LVIII.  395 

servent,  pour  leur  recherche  ,  de  ciseaux  et  de  cou- 
teaux qui  ont  cinq  îi  six  pieds  de  longueur ,  et  qui 
sont  emmanchés  à  une  poutre  d'une  dimension 
donnée  :  ils  en  placent  le  tranchant  où  ils  le  jugent 
convenable,  et,  au  moyen  d'un  mouton  placé  sur 
un  ponton,  des  galériens  employés  à  ce  travail 
enfoncent  l'instrument  dans  le  bois  ;  ce  qui  s'en 
détache  par  cette  opération  est  à  l'instant  repêché. 
Chaque  plongeur,  avant  de  se  précipiter,  fait  le 
signe  de  la  croix  ;  il  ne  reste  sous  l'eau  que  deux  ou 
trois  minutes. 

On  se  sert  encore  ,  pour  retirer  les  poutres 
et  d'autres  grosses  pièces  détachées  à  l'aide  des  cou- 
teaux ,  d'un  instrument  cairé  et  pointu  qu'on  y 
enfonce. 

L'assemblage  des  mâts  est  très-curieux  :  nous  en 
vîmes  qui  étoient  composés  de  six  arbres  taillés  en 
queue  d'aronde,  emboîtés  l'un  dans  l'autre,  et  liés 
avec  des  cercles  de  fer  que  des  forçats  font  entrer 
avec  une  incroyable  difficulté  :  vingt  étoient  em- 
ployés à  pousser  une  barre  de  fer  qui ,  en  glissant 
ie  long  du  m;;t  fortement  suifté  ,  frappoit  sur  le 
cercle  et  le  faisoit  entrer  ;  au  bout  d'une  heure  , 
le  cercle  avoit  à  peine  avancé  d'une  ligne.  Un  des 
plus  grands  m.âts  avoit  cent  dix  pieds  de  long  ^et 
neuf  à  dix  de  circonférence. 

Dans  un  atelier  particulier ,  quarante  galériens 
sont  occupés  à  filer  du  chanvre  pour  les  tisserands 


3p6  CHAPITRE   LVIII. 

et  pour  la  corderie  :  on  se  propose  d'augmenter 
cette  fabrication  ,  afin  de  rendre  l'approvisionne- 
ment de  toiles  plus  sûr  et  plus  indépendant.  Les 
fuseaux  soiit  tous  mis  en  mouvement  k-Ia-fois  par 
une  roue  et  une  corde  communes  ;  ils  sont  disposés  de 
manière  que  chaque  galérien  peut  arrêter  son  fuseau 
sans  déranger  le  travail  de  ses  camarades.  Chacun 
peut  filer  par  jour  une  livre  de  chanvre  ;  c'est  le  terme 
moyen  ;  il  y  en  a  qui  filent  plus  ou  moins  vite,  comme 
il  y  en  a  qui  filent  plus  ou  moins  fin.  Les  forçats  em- 
ployés à  ce  service  peuvent  gagner  quatre,  cinq, 
et  même  jusqu'à  six  sous  par  jour. 

Le  bois  qu'on  emploie  pour  la  mâture  vient  du 
Nord ,  ou  de  la  Corse  :  les  sapins  de  cette  île  sont 
plus  résineux  que  ceux  du  Nord ,  et  par  conséquent 
ils  résistent  mieux  dans  i'eau;  mais  ils  sont  moins 
hauts  et  plus  noueux.  Deux  espèces  peuvent  servir  à 
cet  usage  ,  le  pinus  abîes  et  le  p'inus  p'icca  :  il  faut 
près  de  cent  ans  à  ces  beaux  arbres  pour  parvenir 
à  leur  dernier  degré  de  croissance  ;  et  après  avoir 
été  abattus  par  la  hache  et  employés  à  la  mâture, 
un  coup  de  vent  suffit  pour  les  renverser,  et  un 
coup  de  canon  pour  les  rompre. 

La  corderie  est  une  salle  voûtée  en  pierre  de  taille 
et  longue  de  trois  cent  vingt  toises  ;  elle  a  été  bâtie 
par  M.  de  Vauban.  L'étage  supérieur  est  occupé  par 
un  grand  nombre  d'ouvriers  qui  préparent  les  chanvres 
€t  les  filasses  pour  les  porter  à  la  filature  que  je  viens 


CHAPITRE    LVIII.  397 

de  décrire.  On  fait  d'abord  les  ficelles  ;  on  les  gou- 
dronne :  on  en  prend  ensuite  ie  nombre  nécessaire 
pour  faire  un  cordon ,  c'est-à-dire  ,  une  forte  corde  ; 
trois  cordons  réunis  forment  une  ûussiere  ;  et  ia 
réunion  de  trois  aussières  compose  un  câble. 

Auprès  de  la  corderie  est  la  voilerie,  où  l'on  s'oc- 
cupe sans  cesse  à.  fabriquer ,  coudre  et  raccommoder 
les  voiles. 

L'atelier  des  serruriers  dopne  une  idée  de  l'antre 
éQS  Cyclopes  :  c'est  là  qu'on  forge  et  qu'on  travaille 
tous  les  fers  nécessaires  aux  bâtimens ,  à  i'excep- 
tion  des  canons ,  des  ancres  et  des  chaudières  ,  qui 
viennent  des  usines  nationales.  Un  grand  nombre 
de  forçats  travaillent  dans  cet  atelier,  et  ils  ont  une 
paye  plus  ou  moins  forte  seion  leur  talent.  Le  marteau 
pesant  fait  continuellement  étînceler  sur  d'énormes 
enclumes  le  fer  rougi  par  le  feu  ;  trois  forçats,  attachés 
par  leur  chaîne  à.  un  même  anneau ,  le  frappent  à 
coups  redoublés  ;  un  maître,  couvert  de  sueur  et  de 
fumée,  préside  au  travail. 

Dans  la  fonderie ,  le  cuivre  coule  comme  la  lave 
d'un  volcan  :  on  en  fabrique  des  canons,  des  chau- 
dières, des  lames  pour  le  doublage  des  vaisseaux,  et 
des  clous  pour  les  attacher. 
Dans  la  tonnellerie,  on  est  continuellement  occupé 
l'a  tailler  les  douves ,  à  les  assembler,  et  à  cercler  les 
tonneaux.  Plus  loin  on  voit  fumer  les  cheminées  de 
I   la  buanderie  ;  on  sent  ia  chaleur  des  fours  de  la 


39?  CHAPITRE    LVIII. 

boulangerie  :  cet  établissement  est  séparé  des  autres 
par  un  petit  canal;  auprès  sojit  les  magasins  de  blé 
et  de  farine. 

La  menuiserie  n'offre  pas  des  travaux  moins  variés  : 
la  multitude  d'ouvrages  qu'on  y  exécute  est  in- 
croyable. L'humanité  souffre  en  y  voyant  une  énorme 
provision  de  jambes  de  bois  ;  et  l'on  ne  sait  si  l'on 
doit  admirer  ou  maudire  l'homme  qui  brave  tant  de 
dangers  pour  attaquer  l'homm.e  sur  les  flots.  Sans 
doute  il  faut  le  maudire ,  lorsque  ,  se  livrant  k  un 
sentiment  de  haine  particulier ,  il  cherche  à  détruire 
son  semblable,  même, aux  dépens  de  sa  propre  vie: 
mais  les  marins  et  les  guerriers ,  sans  aucune  animo- 
sité  ,  écoutant  seulement  la  voix  du  devoir ,  vont 
chercher  les  combats  pour  défendre  les  droits  et 
soutenir  l'honneur  de  leur  patrie  5  ils  méritent  toute 
notre  reconnoissance  et  notre  admiration. 

L'atelier  des  sculpteurs  est  voisin  de  celui  des 
menuisiers  :  ils  exécutent  les  omemens  en  bois  qui 
décorent  la  proue,  la  poupe  et  quelques  parties  de 
l'intérieur  des  vaisseaux.  On  y  montre  des  bas-reliefs 
et  des  figures  en  bois  faits  pour  d'anciennes  galères , 
et  qui  ont  été  sculptés  par  le  Puget. 

A  la  visite  des  ateliers  doit  succéder  celle  des 
magasins.  Le  magasin  général  a  été  brûlé  par  les 
Anglois  ;  il  n'en  existe  encore  qu'un  provisoire. 
Comme  il  n'est  pas  d'une  étendue  suffisante ,  il  y  a 
plusieurs   autres   magasins  secondaires  :  mais  tous 


CHAPITRE    L  VII  î.  399 

dépendent  de  celui-ci  ;  lorsqu'un  objet  se  délivre 
dans  un  de  ces  magasins ,  il  faut  toujours  que  l'ordre 
en  soit  donné  dans  le  magasin  général,  et  que  le 
bon  y  soit  visé. 

Les  choses  les  plus  communes  offrent  un  aspect 
imposant  et  même  agréable ,  par  le  nombre  ,  la 
variété ,  la  distribution  et  la  symétrie  :  c'est  le  cas 
des  magasins  particuliers  qui  forment  le  magasin 
général  de  Toulon.  Chacun  paroît  être  une  grande 
boutique.où  Ton  vient  chercher  ce  qui  est  nécessaire 
pour  chaque  vaisseau.  Tout  ce  qui  peut  servir  aux 
besoins  de  la  vie ,  s'y  trouve  étiqueté ,  rangé  dans  un 
ordre  admirable  ;  c'est  la  foire  la  plus  curieuse  et  la 
mieux  fournie  qu'on  puisse  voir.  Chaque  magasin  a 
un  numéro  et  une  indication  des  objets  qu'il  ren- 
ferme. 

L'arsenal  est  une  des  parties  principales  de  ces  ma- 
gasins ,  puisque  c'est  là  qu'on  a  réuni  tout  ce  qui 
peut  servir  à  se  défendre  ou  à  obtenir  la  victoire.  Les 
canons,  les  mortiers  de  tout  calibre  ,  les  obus  ,  les 
pierriers,  les  caronades,  sont  rassemblés  dans  les 
parcs  ,  où  l'on  marche  entre  des  pyramides  énormes 
de  bombes  et  de  boulets  de  toute  grosseur,  isolés, 
enchaînés  ou  rames.  On  y  conserve  quelques  an- 
ciennes pièces  de  forme  singulière,  prises  sur  les 
ennemis.  Nous  remarquâmes  de  petites  pièces  de 
canon  placées  sur  un  pied  au  lieu  d'être  sur  un  affût; 
on  les  transporte  à  dos  de  inulet  :  on  les  a  apportées 


4oO  CHAPITRE    LVIII. 

de  Venise.  Nous  vîmes  une  autre  pièce  qu'on 
charge  comme  des  pistolets  anglois ,  en  dévissant 
la  culasse.  Pour  l'instruction  des  canonniers ,  il  y  a 
dans  l'arsenal  une  batterie  disposée  comme  celle 
d'un  vaisseau. 

Derrière  l'arsenal  est  le  magasin  des  toiles  à  voiles 
et  des  cordages. 

La  salle  d'armes  n'est  plus  ce  qu'elle  étoit  autre- 
fois ;  les  Anglois  l'ont  pillée  ;  et  la  guerre  continuelle 
que  nous  avons  eue  depuis  ce  temps,  a  obligé  de  faire 
usage  de  tout  ce  dont  on  pouvoit  disposer  :  tout  a 
été  employé  pour  la  défense;  rien  n'a  été  laissé  pour 
une  vaine  parade.  Il  y  existe  encore  une  quantité  suffi- 
sante de  fusils,  de  mousquets,  de  carabines,  d'espin- 
goîes,  de  grappins,  de  haches  d'abordage ,  de  sabres  et 
de  pistolets  ;  mais  on  n'y  remarque  plus  la  même  sy- 
métrie :  les  baïonnettes  n'offrent  plus  de  redoutables 
colonnes  ;  les  sabres  assemblés  par  la  poignée  ne 
forment  plus  sur  le  plafond  des  rosaces  et  des  soleils 
étincelans.  Pallas  est  encore  debout  au  fond  de  ce 
temple  élevé  à  la  déesse  de  la  guerre;  mais  il  est 
dépouillé  des  ornemens  qui  lui  sont  propres,  jusqu'au 
temps  où  le  retour  de  la  paix  le  fera  fermer ,  comme 
autrefois  celui  de  Janus ,  et  y  fera  rentrer  tous  ces 
iastrumens  de  mort  et  de  destruction. 

La  salie  des  modèles  ,  par  laquelle  nous  termi- 
nâmes notre  visite  ,  ^est  un  des  établissemens  de  l'ar- 
senal les  plus  curieux  à  voir ,  pour  se  faire  une  idée 

de 


CHAPITRE    LVHI.  4©  I 

de  îa  construction  des  vaisseaux.  Quelques  ouvriers 
sont  constamment  attachés  à  cette  salle  :  toutes  les 
fois  que  l'on  construit  un  bâtiment  d'après  de  nou- 
veaux procédés ,  ils  commencent  par  en  faire  le  mo- 
dèle, ou  bien  ils  font  celui  des  navires  des  nations 
étrangères  dans  lesquels  on  a  observé  quelque  amé- 
lioration. 

Nous  y  remarquâmes  avec  intérêt  le  juodèle  du 
radeau  sur  lequel  fut  établi  l'énorme  caisson  que  le 
célèbre  Grogniard  construisit  pour  recevoir  le  massif 
de  son  bassin  :  on  y  voit  aussi  des  modèles  de  bâtimens 
de  différentes  grandeurs ,  depuis  le  vaisseau  de  guerre 
jusqu'au  plus  petit  canot  ;  le  modèle  d'un  four  de 
vaisseau  ;  celui  des  ventilateurs  dont  on  se  servoit 
autrefois  ;  celui  des  machines  qu'on  eiuploie  pour  la 
mâture.  Notre  attention  se  porta  sur  une  machine 
qu'un  forçat  inventa  en  1798  pour  plonger  et  tra- 
vailler sous  l'eau  :  c'est  un  mannequin  creux  avec 
des  manches,  dans  lequel  se  mettoit  le  plongeur;  les 
yeux  sont  couverts  par  deux  verres  ;  un  long  boyau 
adapté  à.  la  tète  de  ce  mannequin  contient  trois 
tuyaux ,  l'un  pour  respirer  l'air,  l'autre  pour  l'expirer, 
et  le  troisième  pour  parler;  des  soufflets  adaptés  à 
l'extrémité  de  ces  tuyaux  dévoient  servir  à  faciliter  la 
respiration  et  le  renouvellement  de  l'air.  Le  n^alheu- 
rei;x,  qui  espéroit  obtenir  sa  liberté  par  cette  inven- 
;  tion ,  en  fut  la  victime  :  il  resta  un  jour  trop  long- 
temps sous  l'eau  ;  le  sang  lui  sortoit  par  le  nez  et  les 
Tome  IL  .  G  c 


7 


'4o2  CHAPITRE    LVIIT. 

oreilles  lorsqu'on  le  remonta,  et  il  mourut  bientôt 

après. 

Ce  magasin ,  destiné  à  l'école  de  marine ,  possède 
enfin  des  modèles  de  toutes  les  espèces  d'armes  et  de 
tous  ies  instrumens  dont  la  navigation  et  ia  guerr» 
peuvent  rendre  l'usage  nécessaire;  et  tous  ces  objets 
d'étude  sont  faits  avec  beaucoup  de  soin  et  de  pro- 
preté. 


4o3 
CHAPITRE    LIX. 

Le  Bagne. — Visite  aux  for<jats. — Vols  qu'ils  commettent. 

—  Commissaire  du  Bagne.  —  La  chaîne,  les  galères. — » 
Habitation,  nourriture,  traitement  des  galériens.  — ■ 
Argousins.-— Travaux  des  galériens, punition,  évasion. 

—  Galères,  école  du  crime.  —  Nécessité  d'améliorer 
ie  sort  des  galériens.  —  Moyens  pris  par  les  commis- 
saires. 

JVl.  ChRISTY-Palliêrë  nous  avoit  témoigné 
quelque  répugnance  à  entrer  dans  le  bagne  ;  un  mili- 
taire qui  a  bravé  cent  fois  la  mort  dans  ies  combats , 
ne  pouvoit  supporter  l'aspect  de  la  misère  et  du 
malheur:  nous  respectâmes  un  sentiment  si  touchant 
et  si  noble.  Nous  éprouvions  bien  aussi  quelque 
peine  à  visiter  ce  séjour  dégoûtant  ,  où  le  crime 
reçoit  une  juste  punition  ;  mais  la  curiosité  l'emporta  : 

';  nous  quittâmes  M.  Christy-Pallière;  et  son  aide-de- 

'  camp  eut  ia  bonté  de  nous  accompagner. 

C'étoit  le  moment  de  la  cessation  des  travaux  et 

!,  i'heure  du  dîner.  Quoique  ces  malheureux  n'aient 
pour  vêtement  qu'un  large  pantalon  et  un  gilet  sans 
poches ,  et  que  quelques-uns  soient  presque  -nus ,  on 
ies  fait  passer  chaque  fois  par  une  grille  où  ils  dé- 

I  filent  un  à  un  :  là,  deux  argousins  (c'est  ainsi  qu'on 
appelle  les  hommes  chargés  de  ies  surveiller)  passent 

C  c    2 


'4o4  CHAPITRE    LIX. 

à  chacun  d'eux  la  main  sous  les  bras ,  sur  le  ventre  et 
sur  le  (ïos ,  afin  de  s'assurer  qu'ils  n'ont  rien  dérobé 
et  qu'ils  n'emportent  pas  quelques  outils  dont  ils 
puissent  faire  usage  pour  se  mettre  en  liberté.  Malgré 
cette  précaution ,  ils  commettent  chaque  jour  des  vols  ; 
ils  cachent  avec  une  adresse  infinie,  dans  des  coins 
du  chantier,  des  morceaux  souvent  très-considé- 
rables de  cuivre  ou  de  fèr  qu'ils  ont  dérobés.  Quel 
que  soit  le  soin  avec  lequel, on  les  surveille^  quoi- 
qu'on visite  aussi  les  ouvriers  qui  sortent  de  ra.rsenal , 
et  quoiqu'on  n'y  laisse  entrer  qu'avec  des  permissions 
difficiles  à  obtenir,  les  forçats  parviennent  encore  à 
se  procurer  des  intelligences  au  dehors,  et  à  faire 
sortir  les  objets  volés ,  sur  lesquels  leurs  complices 
ieur  donnent  une  rétribution. 

On  ne  peut  entrer  dans  le  bagne  qu'ay^e  une 
permission  particulière  ;  nous  en  avions  une ,  et  nous 
étions  conduits  par  un  aide-de-camp  :  il  nous  i;eçoni- 
manda  à  M.  Bellanger,,; commissaire  de  la. marine,^ 
spécialement  chargé  de  la  police  des  bagnes ,  '  qui 
eut  la  comj)Iaisance  de  nous  faire  voir  tous  les  dé- 
tails et  de  nous  donner  toutes  les  instructions  que 
nous  pouvions  désirer. 

Les  forçats  sont  ou  dans  de  grandes  salles, cons- 
truites exprès ,  qu'on  appelle  des  bagnes ,  ou  sur  d'an- 
ciennes craières  qui  ont  été  couvertes  d'un  toit;  il  y 
en  a  encore  quatre  qui  sont  peintes  en  rouge,  et  qui    | 
ressemblent  k  des  casernes  de  bois.  Nous  visitâmes 


CHAPITRE     LIX.  405 

d'abord  une  de  ces  galères  ;  elle  étoit  remplie  par  une 
troupe  de  forçats  arrives  depuis  huit  jours.  Chacune 
de  ces  troupes  se  nomme  chaîne ,  parce  que  pendant 
ïa  route  tous  sont  attachés  à  une  même  chaîne ,  afiii 
qu'aucun  ne  puisse  s'évader,  et  que  les  gardes  qui 
ies  conduisent  aient  plus  de  facilité  pour  les  sur- 
veiller. 

Ces  galères  peuvent  contenir  douze  cents  forçats  : 
elles  sont  beaucoup  plus  propres  que  les  bagnes  ;  la 
circulation  de  l'air  y  est  mieux  entretenue.  Entre  les 
deux  rangées  de  lits  ou  de  bancs  des  forçiats ,  il  y  a 
un  large  passage  ;  à  l'arrière  est  la  cuisine  ;  sur  le  de- 
vant sont  deux  chambres  pour  les  surveiiians  ;  à  côté 
de  chaque  banc  est  une  petite  fenêtre  carrée  ;  et 
un  balcon  garanti  par  une  balustrade  règne  extérieu- 
remenT;  autour  de  la  galère.  Tous  ces  forçais  étant 
arrivés  depuis  peu  ,  avoient  la  tête  nouvellement 
rasée;  leur  gilet  d'un  rouge  éclatant,  et  le  bonnet  de 
même  couleur  qu'ils  tenoient  à  la  main,  produisoient 
un  assez  bon  effet  pkr  leur  uniformité. 

En  visitant  les  usines  du  Creusot,  en  observant 
ies  grands  monumens  antiques  ,  en  examinant  les 
divers  ateliers  et  les  magasins  du  port  e,t  de  l'arsenal , 
nous  avons  vu  se  déployer  la  puissance  de  Thomme, 
nous  avons  été  témoins  de  tout  ce  que  peut  tejiter 
son  audace  et  exécuter  son  o-énie  :  on  le  croiroit  un 
dieu  si  l'on  ne  savoit  qu'il  doit  mourir  :  mais  entrons 
dans   ce   bagne  5   nous   verrons  ce  même    homme 

C  c  3 


•     \ 

^06  CHAPITRE     LIX. 

déchu,  dégradé;  nous  serons  témoins  de  la  plus 
affreuse  misère  humaine,  et  du  dernier  degré  de  mal- 
heur et  d'avilissement  dans  iequei  un  être  vivant 
puisse  tomber. 

On  croit  qu'on  a  donné  à  ces  prisons  le  nom  de 
Gagnes ,  parce  qu'il  y  a  des  bains  dans  les  lieux  où 
ï'on  garde  les  esclaves  du  Grand  -  Seigneur  con- 
damnés à  ramer ,  comme  l'étoient  autrefois  les 
forçats. 

A  l^  porte  du  bâtiment ,  on  est  déjà  saisi  par 
une  odeur  si  infecte  et  si  dégoûtante  ,  qu'on  recule 
malgré  soi  :  il  faut  une  curiosité  bien  vive  pour  se 
décider  à  se  plonger  dans  ce  bouge  pestilentiel.  Les 
forçats  sont  placés  au  milieu  de  cette  longue  salle  , 
autour  de  laquelle  il  y  a  un  couloir  qui  ne  reçoit  le 
jour  que  par  quelques  fenêtres  grillées  placées  dans 
le  haut,  . 

Le  moment  où  nous  entrâmes  étoit  celui  du 
dîner;  on  entendoit  un  grand  bruit  :  l'argousin  (i) 
qui  nous  conduisoit  siffla  ;  à  ce  son  redouté  ,  un 
bruit  affreux  de  chaînes  se  fit  entendre  ;  chacun  reprit 
son  rang  ,  ôta  son  bonnet ,  et  garda  le  plus  profond 
silence. 

Les  forçats  sont  tous  sur  de  grands  bancs  de 


(r)  MÉNAGE  dérive,  avec  beaucoup  de  probabilité,  le  mot 
argousin ,  de  celui  A'algiiasil ,  qui  en  espagnol  signifie  soldat ,  et 
dont  il  parojt  être  une  corruption. 


CHAPITRE    L IX.  4^7 

bois  qui  ressemblent  à  des  lits  de  corps-de-garde  ; 
chacun  n'a  guère  que  la  place  qu'un  homme  peut 
occuper,  et  ils  sont  plusieurs -sur  un  même  banc;  ils 
sont  attachés  à  un  anneau  commun ,  par  une  chaîne 
assez  longue  pour  qu'ils  puissent  descendre  du  banc 
et  aller  jusqu'au  poteau  où  i'anneau  est  fixé  ,  et  près 
duquel  est  le  baquet  destiné  à  recevoir  leurs  ordures  , 
et  oii  ils  jettent  les  salades,  les  légumes,  les  fruits  , 
enfin  les  débris  de  ce  qu'ils  ont  mangé.  li  est  aisé 
de   concevoir  quels  miasmes  putrides  et  délétères 
doivent  s'exhaler,  sur-tout  pendant  la  nuit,  de  ces 
hommes  dont  les  pores  sont  ouverts  par  un  travail 
habituel  ,  dont  la  malpropreté  est  sans  exemple ,  et 
de  ces  horribles  baquets ,  malgré  le  soin  qu'on  a  de 
les  nettoyer  et  de  les  vider  le  plus  souvent  qu'il  est 
possible. 

Les  forçats  mangent ,  boivent  ,  dorment  sur  ces 
lits  de  bois  ;  ils  y  passent  enfin  tout  le  temps  qu'ils  ne 
sont  pas  employés  aux  travaux ,  n'ayant  sur  eux  que 
de  sales  couvertures  déchirées  et  pourries.  La  nourri- 
ture qu'on  leur  donne  dans  des  sébiles  de  bois,  est  aussi 
dégoûtante  que  leur  habitation  :  ils  y  suppléent  par 
le  léger  produit  de  leur  travail  et  par  ce  qu'ils  peuvent 
recevoir  de  leur  famille.  Sur  ce  même  banc  où  ils 
doivent  passer  le  jour  et  la  nuit ,  celui-ci  garde  une 
petite  provision  de  fromage,  précieuse  pour  lui  ; 
celui-là,  une  moitié  de  melon  :  cet  autre  ,  en  vou- 
lant boire,  arrose  ses  camarades  d'un  broc  de  vin 

c  c  4 


4o8  CHAPITRE    LiX. 

qu'ii  a  répandu.  Chaque  fois  qu'ils  remuent  ,  on 
eiiiend  Thorribie  fracas  de  leurs  chaînes  ;  s'ils  des- 
cendent de  leur  banc,  ou  s'ils  y  reprennent  leur  place, 
on  croit  voir  ces  singes  et  ces  animaux  féroces  que  des 
bateleurs  montrent  dai-.s  les  foires,  ies  tenant  enchaî- 
nés ,  et  les  forçant  d'obéir  à  l'aspect  du  bâton. 

Lorsque  l'heure  du  travail  est  arrivée ,  on  détache 
du  poteau  la  longue  chaîne  qui  les  y  fixe  ;  ils 
n'ont  plus  que  celle  qui  les  tient  accouplés  deux  à 
deux  :  elle  est  fixée  à  leur  pied  par  un  gros  anneau 
rivé,  et  est  assez  longue  pour  ne  point  gêner  leurs 
mouvemens.  L'anneau  pèse  quatre  livres  et  demie  , 
et  la  chaîne  vingt  -  deux  livres  :  chacun  d'eux  en 
porte  une  portion  en  marchant,  excepté  lorsqu'ils 
sont  chargés  de  lourds  fardeaux.  Chaque  partie  de 
ïeurvêîem.ent  est  marquée  des  lettres  Gâl.  ;  tous  ont 
leur  numéro  sur  une  plaque  attachée  h  'eur  bonnet. 
M.  Bellanger  a  imaginé  de  distinguer  parla  forme 
des  plaques  le  degré  de  confiance  que  leur  conduite 
a  pu  inspirer.  La  forme  ordinaire  est  ovale  <ZI>  ■  la 
forme  rhomboïdale  <>  annonce  une  simple  évasion  ; 
ia  forme  triangulaire  A  ,  plusieurs  évasions. 

Les  délits  qu'ils  commettent  pendant  le  temps  de 
leur  détention ,  sont  punis  avec  la  plus  grande  sévé- 
rité. Chaque  argousin  est  Knné  d'une  forte  canne  ;  il 
la  lève  pour  la  moindre  désobéissance ,  le  plus  léger 
murmure;  et  l'effet  suit  toujours  la  menace.  On  gémit 
de  voir  des  hommes  traités  d'une  manière  aussi  dure  : 


CHAPITRE    LIX.  4o9 

mais  ceux  qui  les  conduisent  prétendent  que ,  sans 
cette  extrême  sévérité  ,  ces  hommes  ,  presque  tous 
audacieux  ,  et  parmi  lesquels  il  y  a  de  profonds  scé- 
lérats ,  apprendroient  bientôt  à  ne  plus  les  craindre, 
et  que  des  désordres  dangereux  pourroient  en  résulter. 
Cependant ,  malgré  l'air  farouche  que  ces  terribles 
gardiens  affectent  ,  il  est  présumable  que  i'argent 
qu'on  leur  donne  en  secret  réussit  à  dompter  cette 
extrême  rigidité ,  et  que  c'est  ainsi  que  les  forçais 
parviennent  à  se  procurer  des  objets  prohibés  et  à 
enfreindre  les  réglemens. 

Les  coups  donnés  par  i'argousin  ne  sont  que  pour 
les  fautes  du  moment  ;  c'est  sa  manière  de  commander 
et  de  se  faire  obéir  :  mais  ies  délits  plus  graves  re- 
çoivent un  châtiment  plus  sévère.  Les  coupables 
restent  pendant  un  temps  plus  ou  moins  long  dans  le 
bagne ,  sans  qu'on  les  détache  du  poteau  qui  les  y 
retient  ;  d'autres  sont  condamnés  h  porter  un  double 
anneau  et  une  double  chaîne  :  ces  punitions  sont 
„  ordinairement  précédées  d'un  nombre  déterminé  de 
I  coups  de  bâton,  qui  leur  sont  infligés  par  quelques- 
[  uns  de  leurs  camarades ,  chargés  de  ce  cruel  office. 
Malgré  les  précautions  que  Ton  prend ,  il  est 
impossible  de  prévoir  toutes  les  ruses  que  peut  em- 
'•  ployer  un  homme  qui  n'a  d'autre  pensée  que  celle  de 
se  soustraire  h.  une  vie  si  malheureuse  et  de  recouvrer 
f  sa  liberté  :  comme  les  travaux  pressés  et  importans 
;     de  l'arsenal  obligent  d'y  employer  des  forçats  qui 


iilO  CHAPITRE     LIX. 

dans  d'autres  temps  ne  sortiroient  pas  du  bagne,  les 
désertions  sont  assez  fréquentes. 

Dès  que  i'évasion  est  connue ,  un  coup  de  canon 
en  donne  avis  ;  on  arbore  un  petit  drapeau ,  et  les 
patrouilles  se  mettent  à  la  recherche  dans  la  cam- 
pagne ou  sur  les  routes.  Souvent  les  forçats  sont  re- 
pris; quelquefois  ils  parviennent  à  s'échapper -.mais  il 
faut  pour  cela  qu'ils  soient  favorisés  par  quelqu'un  de 
ia  ville  qui  leur  procure  un  asile  m-omentané  pour  se 
soustraire  aux  recherches  ,  et  des  vêtemens  pour  se 
déguiser.  On  est  étonné  de  la  facilité  avec  laquelle  ces 
hommes  sans  moyens ,  sans  considération ,  sans  res- 
sources ,  savent  se  faire  des  intelligences  et  se  procu- 
rer des  protecteurs  au  dehors.  Des  parens  trop  indul- 
gens ,  des  filles  perdues  avec  lesquelles  ils  ont  vécu , 
des  voleurs  de  profession  leurs  complices,  sont  le 
plus  souvent  les  intermédiaires  dont  ils  se  servent. 
Mais ,  après  avoir  recouvré  leur  liberté ,  ils  rentrent 
ordinairement  bientôt  dans  la  carrière  du  vol  et  du 
crime;  et  parmi  les  malfaiteurs  que  la  police  fait 
arrêter  tous  les  ans  ,  il  y  a  toujours  un  nombre  assez 
considérable  d'échappés  des  galères. 

On  voit  que  la  vie  des  galères  est  si  misé- 
rable ,  que  ce  n'est  pas  sans  raison  qu'elles  sont 
proverbialement  regardées  comme  un  lieu  de  souf- 
france et  de  malheur.  Les  jeunes  gens  des'  villes , 
entraînés  dans  le  crime  par  le  jeu  et  par  la  débauche, 
pourroient-ils  braver  les  terribles  sentences    des 


CHAPITRE    LIX.  4^  I 

tribunaux,  s'ils  connoissoient  le  sort  qui  les  attend î 
II  faudroit  qu'ils  pussent  être  témoins  de  ce  dégoû- 
tant spectacle.  Cependant  ,  comment  espérer  qu'il 
fît  sur  eux  quelque  impression,  puisque  l'on  voit 
presque  toujours  ceux  qui  se  sont  échappés  des 
galères ,  s'exposer  à  y  rentrer  une  autre  lois  î  II  est 
plus  rare  d'y  revoir  ceux  qui  ont  fini  leur  temps. 
Le  séjour  des  galères  est  donc  ,  pour  la  plupart  des 
forçats  ,  une  nouvelle  école  de  ciimes;  et  cela  ne 
peut  être  autrement  dans  un  lieu  où  l'on  ne  distingue 
ni  le  nombre ,  ni  la  gravité ,  ni  les  suites  des  délits  ; 
où  les  maîtres,  sont  confondus  avec  les  novices  ,  et 
où  les  premiers  ont  tout  le  loisir  d'endoctriner  leurs 
disciples.  Au  lieu  de  se  livrer  au  repentir  ,  chacun  cite 
ses  faits  nombreux  ;  les  plus  hardis  et  les  plus  ingé- 
nieux sont  les  plus  admirés  ;  et  plusieurs  de  ces  misé- 
rables ne  désirent  leur  liberté  que  pour  faire  usage  de 
ces  affreuses  leçons,  et  pouvoir  du  moins  imiter  leurs 
maîtres,  s'ils  ne  parviennent  à  les  surpasser.  Des  crimes 
contre  l'ordre  de  la  société  se  conunettent  jusqu'au 
sein  du  bagne  :  des  forçats  trouvent  le  moyen  de  se 
procurer  les  objets  nécessaires  à  la  fabrication  de  faux 
de  toute  espèce.  II  en  étoit  sorti,  peu  de  temps  avant 
l'époque  où  nous  le  visitâmes  ,  plus  de  trois  cents 
congés  ,  si  parfaitement  imités  ,  que  ceux  même 
dont  on  avoit  contrefait  les  signatures,  ne  purent 
les  méconnoître  ni  les  désavouer  ;  le  nombre  de 
ces  congés,  l'ignorance  où  étoient  les  chefs  au  nom 


4l2  CHAPITRE    LIX. 

desquels  on  les  avoit  faits,  de  les  avoir  délivrés, 
purent  seulement  en  prouver  la  supposition.  Dans 
le  temps  des  assignats,  les  forçats  imitoient  les  billets, 
même  d'une  très-légère  valeur ,  avec  une  perfection 
propre  à  tromper  les  personnes  les  plus  attentives. 

Si  le  sensible  Howard  (  i  ) ,  qui  a  passé  sa  vie  entière 
à  chercher  à  améliorer  le  sort  de  l'homme  dans  les 
hôpitaux  et  dans  les  prisons ,  avoit  visité  les  galères , 
son  ame  auroit  été  brisée.  Mais  s'il  est  impossible 
de  se  refuser  aujourd'hui  au  sentiment  de  la  pitié  , 
ce  sentiment  devoit  s'accroître  encore  lorsque  ces 
terribles  prisons  renferiuoient  des  hommes  qui  avoient 
tué  sans  permission  quelques  lièvres  ou  quelques 
perdrix  ;  d'autres  qui  avoient  furtivement  introduit 
quelques  barils  de  tabac  prohibé ,  ou  qui  avoient  passé 
quelques  livres  de  sel  d'une  province  dans  une  autre; 
d'autres  enfin  dont  le  seul  crime  étoit  d'avoir  assisté 
aux  prêches.  On  ne  peut  disconvenir  que  les  bra- 
conniers étoient  des  voleurs  de  gibier  ;  les  contre- 
bandiers ,  des  fraudeurs  des  droits  nationaux  ;  que 
ceux  qui  assistoient  aux  prêches  bravoient  les  ordres 
du  prince  ;  que  tous  enfin  violoient  les  lois  par  cu- 
pidité ,  par  esprit  de  parti  ou  par  un  zèle  religieux  trop 
ardent  :  mais  ces  délits,  punissables  sans  doute,  ne 
portoient  pas  ie  caractère  odieux  du  vol  domestique 
ou  du  vol  de  grand  chemin;  et  cependant  des  crimes 

(i)  Vojei  son  livre  des  Prisnns  et  des  Maisons  de  force;  Paris  > 
chex  Maradan,  2  volumes  in-8.° 


CHAPITRE    LIX.  4^1^ 

si  différens  étoient  réprimés  par  un  châtiment  sem- 
blable. Aujourd'hui  les  galères  ne  renferment  guère 
que  des  scélérats  plus  ou  moins  hardis  et  plus  ou 
moins  consommés.  Les  mihtaires  condamnés  pour 
désertion  sont  tous  rassemblés  k  Nice  et  dans  d'autres 
ports ,  et  ne  sont  point  confondus  avec  les  galériens 
de  Toulon  ,  de  Brest  et  de  Rochefort. 

iMalgré  la  certitude  que  l'on  a  de  la  méchanceté 
et  de  la  dépravation  de  la  plupart  des  miséraijles  ren- 
fermés dans  les  bagnes  et  les  galères ,  il  faudroit  avoir 
perdu  towt  sentiment  humain  pour  voir  san^  pitié  des 
Jiomines.  réduits  à  un,  pareil  degré  d'abjection  et  de 
misère.  On  pourroit ,  sans  nuire  à  la  société  ,  faire 
des  réformes  utiles  et  améliorer  le  sort  des  forçats  : 
leurs  crimes  nous  ont  donné  le  droit  de  les  séques- 
trer de  la  société ,  mais  non  pas  de  les  mettre  dans 
une  condition  ]y.ïe  que  celîe  des  plus  vils  animaux. 
D'ailleurs  ,  le  travail  auquel  ils  sont  condamnés  est 
déjà  une  espèce  de  rachat  des  fautes  qu'ils  ont  com- 
mises ,  un  dédommagement  du  tort  qu'ils  ont  fait 
à  la  société  :  on  doit  les  détenir,  sans  doute,  si  l'on 
peut  craindre  d'eux  de  nouveaux  délits  ;  mais  doit-on 
faire  du  reste  de  leur  vie  un  enfer  anticipéJ.  Non: 
ia  justice  et  l'humanité  réclatnent  pour  eux  ,d?s  habi- 
tations plus  saines  ,  des  abris  moins  dégoûtans ,  de 
meilleurs  aliinens  et  un  traitement  plus  doux. 

Ce  que  de  sages  rég'emens  pou rroient  ordonner, 
est  exécuté  en  partie  par  les  cOinmissaires  de  marine 


4i4  CHAPITRE     LIX. 

chargés  de  la  surveillance  des  galères  ;  mais  tout  ce 
qu'ils  peuvent  faire  ,  c'est  d'améliorer  le  sort  des 
individus  qui  paroissent  les  moins  coupables  et  les 
plus  repentans.  Cette  distinction  dépend  de  leur  seule 
volonté  ;  et  leurs  faveurs  peuvent  quelquefois  ne  pas 
se  répandre  sur  ceux  qui  en  seroient  les  plus  dignes. 

Nous  avons  exposé  tout  ce  que  les  galères  offrent 
de  plus  affreux  ;  voyons  à  présent  quels  sont  les 
adoucissemens  que  la  bonne  conduite  et  le  repentir 
peuvent  encore  y  trouver. 

Autrefois ,  parmi  les  forçats ,  îl  y  en  a  voit  à  qui 
l'on  accordoit  la  permission  d'aller  travailler  en  ville  ; 
cela  n'a  plus  lieu.  Les  plus  criminels  ,  et  ceux  qui 
sont  condamnés  au  plus  grand  nombre  d'années  de 
fers  ,  ne  sortent  jamais  du  lieu  de  la  détention  ; 
mais  ceux  qui  ,  par  leur  conduite  ,  savent  mériter 
l'attention  des  chefs ,  et  qui  n'ont  plus  que  peu  de 
temps  à  rester  aux  galères  ,  sont  employés ,  soit  aux 
travaux  du  port  et  de  l'arsenal,  soit  au  service  des 
chefs  ou  de  l'hôpital.  On  donne  à  ceux  -que  l'on 
admet  à  travailler  dans  les  divers  ateliers ,  tels  que 
ceux  de  mermiserie ,  de  fonderie ,  de  serrurerie  ,  une 
paye  proportionnée  à  leur  force  ou  à  leur  talent  :  ils 
peuvent  avec  cette  paye  se  procurer  quelques  dou- 
ceurs. Comme  ils  ne  travaillent  qu'un  jour  sur  trois , 
ceux  qui  en  ont  les  moyens  peuvent  se  faire  rem- 
placer quelquefois  par  des  camarades  qui  n'ont  pas 
d'autres  ressources. 


CHAPITRE     LIX.  4'J 

Il  en  est  qui  sont  venus  aux  galères  avec  des 
professions  dont  lis  peuvent  faire  usage  envers  ieurs 
camarades  ,  qui  achètent  ieurs  services  ;  tels  sont  prin- 
cipalement les  barbiers  :  d'autres  savent  faire  de 
petits  ouvrages  qui  peuvent  se  vendre  au  dehors. 
Avec  ces  ressources ,  ils  se  procurent  un  surcroît  de 
nourriture  ;  du  vin  ,  qui  ne  coûte  qu'un  sou  le  pot  , 
et  dont  on  leur  permet  l'usage ,  pourvu  qu'ils  n'en 
abusent  point  ;  de  meilleures  couvertures ,  du  tabac , 
du  sucre,  enfin  une  foule  de  choses  propres  à  amé- 
iiorer  leur  situation. 

On  ne  permet  point  aux  forçats  d'avoir  de  l'ar- 
gent ;  celui  que  leurs  parens  leur  adressent  est  gardé 
pour  eux  ;  on  ne  leur  en  donne  qu'une  petite  somme 
pour  se  procurer  quelques  douceurs  ,  comme  du  ta- 
bac et  autres  choses  semblables  :  mais  on  ne  leur 
laisse  pas  assez  d'argent  pour  qu'ils  puissent  s'en 
faire  un  moyen  de  corruption. 

Parmi  ceux  que  les  lois  condamnent  aux  galères  , 
il  y  en  a  dont  les  délits  ont  un  caractère  moins  odieux 
que  ceux  des  autres.  Lorsque  nous  les  visitâmes ,  il  y 
avoit  un  général  qui  avoit  délivré  de  faux  congés  à 
des  conscrits  ;  un  huissier  dont  la  vie  avoit  été  jusque- 
là  irréprochable,  et  qui  s'étoit  laissé  engager  à  raturer 
sur  un  congé  le  nom  d'un  soldat  auquel  il  avoit  été 
délivré  et  qui  étoit  mort  depuis ,  pour  y  substituer 
celui  d'un  jeune  homme  qu'on  vouloit  soustraire 
au  service  militaire  ;  un  lieutenant  de  marine  qui 


4ri6  CHAPITRE    LIX. 

s'étoit  rendu  coupable  d'un  délit  grave  contre  la  su- 
bordination. On  y  trouve  aussi  des  hommes  qui  sont 
nés  dans  ce  qu'on  appelle  la  bonne  société  ;  leur 
tournure  plus  polie  leur  attire  plus  de  bienveillance 
et  d'attention  ;  et  cependant  ils  sont  moins  dignes 
de  pitié ,  puisque  leur  aisance  et  leur  éducation  dé- 
voient les  mettre  à  l'abri  de  pareils  crimes  :  de  ce 
nombre  étoient  un  commissaire  des  guerres  qui  avoit 
emporté  sa  caisse,  et  un  secrétaire  de  marine  qui 
avoit  fait  de  fausses  pièces  comptables. 

Outre  les  ouvriers  ,  les  galères  renferment  aussi 
des  artistes  :  il  y  avoit  un  graveur  ,  sans  doute  fabri- 
cateur  de  faux  billets  ;  un  assez  bon  joueur  de  violon  ; 
un  horloger  et  un  orfèvre  ;  il  y  avoit  même  des  poètes 
et  des  bouffons  qui  égayoient  la  société. 

Parmi  ceux  qui  obtiennent  l'attention  ou  la  pro- 
tection des  chefs  ,  plusieurs  sont  délivrés  de  leurs 
pesantes  chaînes  ;  mais ,  sans  exception ,  tous  doivent 
faire  leur  noviciat,  dont  le  moindre  consiste  à  passer 
quinze  jours  ou  trois  semaines  parmi  les  autres  ga- 
lériens :  ordinairement  ce  n'est  qu'au  bout  de  plu- 
sieurs mois  qu'ils  parviennent  à  obtenir  plus  de 
liberté  ;  alors  iis  ne  portent  pendant  le  jour  que  le 
seul  anneau  ;  on  les  détache  chaque  matin,  et  ils 
lie  reprennent  leur  chaîne  que  le  soir.  Ceux-ci  sont 
ccci,}pé^  à  servir  les  malades  dans  Fhqpi.tal  ,  à  con- 
duira iç  canot  du  commissaire;  em%  leurs  travaux 
|ont  moins  rudes  que  i  ceu:^  auxquels,  tes.  autr.es  sont 

soumis. 


CHAPITRE     LIX.  4l7 

soumis.  Les  plus  favorisés  remplissent  chez  le  com- 
missaire les  fonctions  de  domestiques,  et  même  de 
commis,  li  faut  savoir  que  ceux-ci  sont  des  galériens 
pour  les  reconnoître  :  ils  n'ont  au  pied  qu'un  anneau 
mince,  qu'ils  cachent  encore  sous  un  long  pantalon, 
et  qu'on  prendroit  seulement ,  quand  on  l'aperçoit , 
pour  un  petit  ruban  noir;  ils  couvrent  leur  tête  rase 
avec  une  perruque. 

On  sent  bien  qu'il  y  en  a  peu  qui  ne  veuillent  obte- 
nir de  pareilles  faveurs  :  dès  qu'un  homme  est  conduit 
aux  galères  ,  le  préfet  maritime  et  le  commissaire  du 
bagne  sont  assaillis  de  sollicitations  ;  les  plus  misé- 
rables ,  et  même  les  plus  criminels  ,  trouvent  encore 
des  protecteurs  souvent  puissans.  On  pourroit  s'éton- 
ner que  des  hommes  qui  ont  franchi  les  limites  du 
devoir  et  de  l'honneur  ,  dont  la  vie  n'offre  souvent 
qu'une  suite  d'actions  honteuses,  et  même  de  forfaits, 
ne  soient  pas  abandonnés  de  tout  le  monde  :  mais  ces 
hommes,  quels  qu'ils  soient,  ont  des  pères  respec- 
tables, des  enfans  intéressans ,  des  épouses  vertueuses; 
un  entier  délaissement  de  leur  part  seroit  contraire 
à  la  nature  et  répugneroit  à  l'humanité  ;  leurs  sollici- 
tations parviennent  à  intéresser  des  hommes  compa- 
tissans.  Et  pourquoi  en  murmurer  î  Doit-on  jamais 
fermer  la  porte  du  repentir  au  criminel  que  le 
glaive  de  la  loi  n'a  pas  frappé  î  Faut-il  lui  interdire  , 
par  un  affreux  désespoir  ,  tout  retour  à  la  vertu  l 
Non  :  l'espérance  est  le  seul  bien  que  l'homme  n'a 
Tome  IL  D  d 


i4î8  CHAPITRE    LIX 

point  le  droit  de  ravir  à  l'homme  ;  elle  ne  peut  être 

bannie  que  de  l'enfer. 

Avant  de  sortir  de  ce  séjour  du  crime  et  de  ia  misère , 
rendons  hommage  à  celui  qui  en  a  la  surveillance. 
II  est  aisé  de  voir  combien  la  douceur  et  l'humanité 
savent  s'ouvrir  ie  chemin  des  cœurs  les  plui  endurcis: 
M.  Bellanger  paroît  être  aimé  autant  qu'on  peut  l'être 
de  ces  hommes  contre  lesquels  il  faut  souvent  user 
de  sévérité.  Son  aspect  ne  leur  cause  point  de  crainte: 
H  cherche  dans  son  pénible  emploi  le  seul  plaisir 
qu'il  peut  y  trouver  ,  celui  d'adoucir  les  misères 
humaines  et  d'exercer  les  vertus  qui  rapprochent  le 
plus  l'homme  du  Dieu  qui  l'a  créé ,  la  bienfaisance 
et  la  charité. 


4i9 


CHAPITRE  LX. 


Promenade  dans  la  rade.  —  Description  d'un  vaisseau 
de  guerre.  —  Escadre  angïoise  observée  du  cap  Cepé. 

—  Visite  au  fort  la  Malgue.  —  Dîner  sur  le  Bucentaure, 

—  Manœuvre  de  l'abordage.  —  Fontaines.  —  Cours. 

—  Poissonnerie,  —  Champ  de  bataille.  —  Quais.  — 
Caryatides  du  Puget.  — Port  marchand.  —  Cabotage. 

—  Commerce.  —  Manufactures.  —  Productions  du 
pays.  —  Etablissemens  publics. —  Histoire  naturelle. 
Jardin  de  botanique ,  Minéralogie.  —  Environs  de 
Toulon.—  Toulonnois. 

JNous  avions  vu  les  travaux  du  port  et  de  l'arsenal; 
inai|^nous  n'avions  encore  aucune  idée  de  la  marine 
impériale  et  de  ia  distribution  d'un  vaisseau  de  guerre. 
Nous  desirions  extrêmement  de  voir  la  rade  et  ies  vais- 
seaux qu'elle  contenoit.  M.  Christy-Pallière  eut  la 
bonté  de  nous  donner  son  canot  :  il  étoit  élégafn- 
ment  couvert  et  garni  de  bancs  et  de  carreaux  aux 
couleurs  nationales  ;  seize  rameurs  le  conduisoient  ; 
un  patron  étoit  au  gouvernail ,  un  autre  k  la  proue  : 
ie  premier  ,  avec  son  sifflet  d'argent  suspendu  à  une 
chaîne  de  même  métal ,  dirigeoit  la  manœuvre.  Nous 
nous  rendîmes  îi  la  maison  de  campagne  du  vice- 
amiral  Latouche  ;  eile  étoit  située  sur  le  bprd  de  fa 
rade.  J'avois  eu  l'avantage  de  connoître  à  Paris  ce 
brave  militaire  ,  et  je  lui  remis  en  outre  une  lettre  de 

Dd  2 


420  CHAPITRE    LX. 

recommandation  du  général  Chrisiy-Palîière.  II  nous 
pria  de  l'accompagner  sur  l'amiral ,  qu'il  alloit  visiter, 
et  nous  engagea  à  dîner  le  lendemain  sur  son  bord. 

Nous  abordâmes  avec  lui  le  Formidable ,  qui  étoit 
commandé  par  M.  le  contre-amiral  Dumanoir,  dont 
j'avois  aussi  l'honneur  d'être  connu.  Nous  prîmes 
avec  les  généraux  des  rafraîchissemens  et  des  glaces , 
et  un  officier  de  service  eut  la  bonté  de  nous  con- 
duire pour  examiner  les  différentes  parties  du  vaisseau. 
Quiconque  n'a  vu  que  des  bâtimens  marchands  , 
même  des  plus  gros,  n'a  encore  aucune  idée  d'un 
vaisseau  de  guerre.  C'est  un  prodige  de  l'invention 
des  hommes  :  toutes  les  sciences ,  tous  les  arts,  con- 
courent à  perfectionner  ces  citadelles  flottantes  ;  et 
chaque  jour  on  fait  des  recherches  et  des  amélipra- 
tions  utiles  pour  les  rendre  plus  sûres  ,  plus  agiles , 
et  pour  préserver  ,  autant  qu'il  est  possible  ,  ceux 
qui  les  montent,  des  nombreux  dangers  auxquels  ils 
soiit  exposés.  La  coupe  du  vaisseau ,  son  grément ,  la 
distribution  de  ce  qu'il  contient,  tout  est  soumis  à 
des  calculs  mathématiques  ;  et  c'est  sur-tout  l'art  de 
le  diriger  qui  dépend  des  lois  de  cette  science  su- 
blime. C'est  une  masse  de  bois  d'environ  soixante 
mille  pieds  cubes .,  qui  a  à-peu-près  cent  soixante- 
quinze  pieds  de  long  et  quarante  de  large.  Elle  est 
partagée  par  trois  ponts  :  sur  le  premier  se  fait  la 
manœuvre;  dans  le  premier  entre- pont  logent  l'é- 
quipage et  les  soldats  ;  le  dernier  est  réservé  aux 


CHAPITRE    LX.  4^  t 

magasins  ;  plus  bas  est  le  lest.  Près  de  mille  hommes 
y  sont  renfermés ,  quelquefois  une  année  entière , 
pour  aller  d'une  extrémité  du  monde  k  l'autre  ;  et , 
pendant  ce  temps ,  ils  doivent  y  trouver  les  princi- 
pales commodités  de  la  vie.  Sur  les  côtés ,  à  chaque 
pont,  sont  de  petites  ouvertures  carrées,  que  l'on 
appelle  des  sabords  ,  d'où  sortent  quatre-vingts  à 
cent  canons ,  depuis  douze  jusqu'à  trente-six  livres 
de  balle  ;  on  rassemble,  pour  les  servir,  de  quatre 
mille  à  huit  mille  boulets  et  cent  quintaux  de  poudre  : 
on  embarque  encore  des  provisions  de  voiles  ,  de 
mâts ,  d'ancres  et  de  cordages ,  pour  réparer  les  pertes 
que  l'on  peut  faire  ;  des  tonnes  remplies  d'eau ,  de 
porc  frais  ,  de  vin  ,  d'eau- de-vie,  de  farine, de  lé- 
gumes ,  de  viande  salée ,  de  beurre ,  d'œufs ,  &c.  &c. 
souvent  des  bœufs ,  des  moutons ,  des  volailles  ;  et  il 
faut  encore  vingt  à  trente  mille  livres  de  lest  pour 
que  le  vaisseau  soit  en  équilibre.  Si  l'on  voyoit  hors 
de  ses  flancs  tout  ce  qui  y  est  renfermé,  on  croiroit 
qu'une  ville  entière  seroit  à  peine  capable  de  le  con- 
tenir :  cependant  tout  cela  doit  être  disposé  de  ma- 
nière que  rien  n'empêche  la  manœuvre  dans  les  tem- 
pêtes ,  et  le  service  de  l'artillerie  dans  les  combats. 

Une  propreté  minutieuse ,  un  arrangement  cons- 
tant ,  un  silence  continuel ,  régnent  parmi  tant 
d'hommes  renfermés  dans  un  espace  si  étroit.  L'ordre 
et  la  discipline  sont  véritablement  admirables  :  la 
momdre  infraction  est  sévèrement  punie.  II  semble 

Dd  3 


422  CHAPITRE     LX. 

auss^  que  chacun  soit  pénétré  de  cette  vérité,  que 
ïe  salut  général  dépend  de  la  ponctuelle  obéissance 
au  chef  :  cette  obéissance  est  encore  plus  parfaite 
en  mer  qu'en  rade.  C'est  sur-tout  le  désir  de  des- 
cendre à  terre  qui  tourmente  ies  matelots  :  ies  Pro- 
vençaux l'éprouvent  plus  que  ceux  des  départemens 
septentrionaux  ;  mais  ceux  -  ci  ont  le  défaut  de  se 
livrer  à  l'ivresse ,  tandis  que  le  Provençal  ne  s'enivre 
jamais,  quoique  le  vin  soit  chez  lui  abondant  et  à 
bon  marché.  Avec  quel  intérêt  nous  considérions  ces 
hommes  braves  et  laborieux  !  Le  groupe  d'un  vieux 
pilote  qui  monlroit  à  lire  à  un  jeune  mousse ,  étoit  si 
expressif  et  si  intéressant,  que  j'aurois  voulu  être 
peintre  pour  ïe  dessiner. 

On  ne  cessoit ,  depuis  quelque  temps  ,  de  voir 
Jes  Anglois  ;  tous  les  jours  ils  présentoient  devant  la 
rade  un  petit  nombre  de  vaisseaux  pour  engager  à 
ies  poursuivre  :  mais  ils  avoient ,  de  distance  en  dis- 
tance ,  des  chaloupes  avec  des  signaux.  Si  le  vice- 
amiral  eût  donné  dans  ce  piège ,  les  vaisseaux  anglois 
auroient  fui  vers  le  reste  de  leur  escadre ,  qui  se  seroit 
en  même  temps  rapprochée  ;  et  réunis  alors  en 
nombre  suffisant  ,  ils  auroient  attaqué  notre  flotte 
en  désordre  ,  et  l'auroient  détruite  ou  mise  hors  de 
combat.  Comme  nous  étions  encore  abord,  un  pi- 
lote vhit  annoncer  leur  approche  ;  nous  montâmes 
dans  notre  canot ,  et  nous  suivîmes  les  généraux 
m  cap  Cepé,  où   ils  alioient  les   observer.  Nous 


CHAPITRE     LX.  42} 

jouissions  de  là  d'un  spectnde  vraiment  imposant;  on 
voyoit  à-Ia-fois  les  deux  escadres:  celle  des  Anglois, 
composée  de  cinq  vaisseaux  de  ligne,  de  deux  fré- 
gates, et  d'un  p'us  petit  f'âtiment,  croisoit  au  large 
hors  de  fa  portée  du  canon  ;  et  celle  des  François 
étoit  stationnaire  dans  la  grande  rade.  L' Annibal  ^ 
qui  étoit  ce  jour -là  en  croisière,  tira  un  coup  de 
canon  à  boulet ,  seulement  pour  assurer  son  pavil- 
lon, et  rentra  dans  la  rade  avec  la  frégate  qui  l'ac- 
compagnoit. 

N;^us  employâmes  la  journée  du  lendemain  à  voir 
Je  fort  la  Mal^ue^  ainsi  nonuné  du  lieu  où  il  a  été 
bâti ,  et  qu'on  appelle  aujourd'hui  le  fort  Joubert , 
parce  que  les  cendres  du  générai  de  ce  nom  y  ont 
été  déposées. 

M.  le  lieutenant-colonel  Tonnain ,  qui  en  étoit  le 
commandant ,  nous  le  fit  voir  dans  tous  ses  détails. 
Il  commença  par  nous  placer  au  point  d'où  le  pano- 
rama de  Toulon  a  été  pris  ;  il  nous  conduisit  ensuite 
dans  les  différentes  parties  des  fortifications ,  et  il  eut 
la  bonté  de  nous  montrer  les  casemates,  les  citernes, 
les  ouvrages  avancés  jusqu'au  rivage  de  la  grande 
rade.  Ce  fort  est  parfaitement  représenté  dans  le 
panorama  (i).  Il  est  à-la-fois  destiné  à  défendre  le 
port,  et  à  servir  de  prison  pour  les  militaires.  C'est 

(i)  On  a  reproché  mal-à-propns  à  son  auteur  d'avoir  repré- 
senté la  mer  trop  bleue  ;  c'est  pourtant  la  teinte  cju'eiie  a  à 
Toulon ,  et  il  l'a  très-bien  saisie, 

Dd  4 


4^4  CHAPITRE    tX. 

auprès  de  ce  fort  que  se  recueille  un  vin  rouge  très-^ 
bon,  mais  capiteux,  qu'on  appelle  vin  de  la  Malgue, 
Le  sol  de  la  montagne  est  un  schiste  dont  la  couleur 
varie  beaucoup.  Vers  la  mer ,  la  pierre  calcaire  est 
percée  par  l'espèce  de  pholade  nommée  dactyle  (  i  )  : 
ce  ver  coquillier  use  continuellement  les  rochers  par 
le  mouvement  de  rotation  de  ses  deux  grandes  valves , 
qui  font  l'office  de  râpe  ,  et  y  fait  un  trou  pour  s'y 
loger  ;  sa  chair  est  très-bonne  à  manger. 

Nous  avions  refusé  ie  canot  de  M.  Christy-Pal- 
Jière ,  parce  que  le  général  Latouche  devoit  nous 
envoyer  le  sien  ;  mais  nous  manquâmes  le  rendez- 
vous  ,  et  nous  fûmes  obligés  de  prendre  une  de  ces 
barques  qu'on  appelle  dans  le  pays  un  rafot  ou  une 
nayoire.  Le  vent  étoit  des  phis  violens;  ie  rajîot  pen- 
choit  tellement  d'un  côté ,  qu'il  paroissoit  à  chaque 
instant  sur  le  point  de  chavirer  :  le  danger  étoit  cepen- 
dant imaginaire  ;  mais  ii  devint  véritable  au  moment 
où  une  secousse  fit  glisser  tout  le  lest  du  côté  où  la 
barque  penchoit.  Quand  nous  fûmes  ])rèsdu  vaisseau 
amiral,  nos  matelots  refusèrent  absolument  d'en  ap- 
procher; cela  leur  est  défendu  sous  les  peines  les  plus 
sévères.  A  force  de  crier,  nous  fûmes  entendus  de 
la  sentinelle  ,  et  aussitôt  on  permit  aux  matelots 
d'aborder  :  mais  la  mer  étoit  si  houleuse ,  qu'il  fut 
impossible  d'arriver  près  «de  l'escalier.  Enfin  nous 

(ï)  Pholas  dactylus. 


CHAPITRE     LX.  4^5 

aîlâmes  nous  mettre  sous  la  poupe  du  vaisseau  ;  on 
nous  fit  tendre  une  échelle,  et  nous  montâmes  par 
une  des  écoutiiles  de  la  sainte -barbe.  Le  vice-aniiraï 
commençoit  déjà  à  croire  que  par  ce  mauvais  temps 
nous  n'oserions  pas  hasarder  la  traversée. 

Pendant  le  dîner ,  les  sons  aigus  d'une  cloche 
se  firent  entendre  sur  un  des  vaisseaux  ,  et  ce  fut 
pour  quelques  momens  un  sujet  d'inquiétude  ;  la 
cloche  ne  sert  jamais  qu'à  annoncer  le  feu  ou  l'abor- 
dage :  c'étoit  en  efiet  la  manœuvre  de  l'abordage 
qu'on  exécutoit  sur  le  bâtiment  stationné  près  du 
vaisseau  amiral  ;  et  nous  la  vîmes  répéter  plusieurs 
fois.  Au  son  de  cette  espèce  de  tocsin,  chacun  cou- 
roit  à  son  poste  ;  les  canonniers ,  assis  sur  l'embrasure 
des  sabords ,  près  de  leurs  pièces ,  paroissoient  dispo- 
sés à  y  mettre  le  feu;  le  pont  étoit  bordé  de  matelots 
et  de  soldats  armés  de  haches  et  de  pistolets ,  soute- 
nus par  d'autres  qui  faisoient  un  feu  demousquelerie  ; 
les  huniers  ,  les  antennes ,  les  cordages  ,  tout  étoit 
couvert  de  mousses  et  de  matelots ,  qui  sembloient 
vouloir  pénétrer  par  les  agrès  sur  le  vaisseau  en- 
nemi ,  ou  l'incommoder  par  leur  feu. 

Ce  spectacle  nous  jeta  dans  des  réflexions  mélan- 
coliques ,  que  la  gaieté  du  vice-amiral  et  la  bonne 
réception  de  son  état-major  purent  à^peine  dissi- 
per :  nous  pensions ,  avec  un  sentiment  pénible,  aux 
dangers  multipliés  auxquels  tant  de  braves  gens 
sont  continuellement  exposés  :  nous  pensions  que  la 


^26  CHAPITRE    LX. 

tempête  peut  faire  échouer  le  vaisseau  et  le  submer- 
ger; qu'il  peut  faire  naufrage  à  la  vue  du  port;  qu'une 
voie  d'eau  inaperçue  peut  l'entraîner  dans  l'abîme  , 
une  étincelle  l'embraser,  le  feu  du  ciel  tomber  dessus, 
gagner  la  sainte- barbe,  et  en  disperser  au  loin  les 
débris  ;  que  le  calme  peut  le  surprendre ,  et  forcer 
ï'équipage  à  consommer  jusqu'à  ses  dernières  provi- 
sions; qu'enfin,  dans  un  combat,  dans  un  aborcjage, 
une  heure  suffit  pour  faire  de  son  bord  un  champ  de 
carnage  et  de  destruction  où  les  éclats  de  la  char- 
pente sont  autant  à  craindre  que  les  boulets  de  l'en- 
nemi. Le  feu  ,  l'air  et  l'eau  semblent  combinés  pour 
la  perte  de  l'homme  qui  a  construit  cette  machine; 
et,  par  la  puissance  de  son  génie,  il  doit  les  sou- 
mettre, et  les  faire  servir  à  sa  conservation!  Hélas  I 
les  tristes  réflexions  que  nous  faisions  alors  n'ont  été 
que  trop  réalisées  !  Le  vice-amiral  Latouche  n'a  suc- 
combé, il  est  vrai,  qu'à  une  maladie  qui  l'a  em- 
porté peu  de  mois  après  :  mais  /e  Bucenîaure  a  péri , 
après  avoir  perdu  presque  tout  son  équipage,  au 
terrible  combat  de  Trafalguar  ;  le  Formidable  ^  et  son 
digne  commandant  le  contre-amiral  Dumanoir,  sont 
tombés  au  pouvoir  de  l'ennemi;  enfin  il  ne  reste 
plus  qu'un  petit  nombre  de  tant  de  braves  au  milieu 
desquels  nous  nous  sommes  trouvés  ,  et  qui  nous 
ont  accueillis  avec  intérêt. 

Vers  six  heures  du  soir,  nous  prîmes  congé  du  vice- 
amiral  ,  et  nous  revînmes  à  la  ville  dans  son  canot. 


CHAPITRE     LX.  4^7 

On  avoit  annoncé  un  feu  d'artifice  au  Jiirdïn  des 
J\4arroniers  ,  près  la  porte  de  France  :  nous  quittâmes 
le  vice- amiral  pour  nous  y  rendre;  mais  il  avoit  été 
remis  à  une  autre  soirée,  à  cause  du  grand  vent. 
Un  feu  d'artifice  devroit-il  être  permis  près  d'une 
viile  où  l'arsenal  contient  tant  de  matières  com- 
bustibles î 

Notre  curiosité  avoit  été  pleinement  satisfaite  dans 
i'arsenal  et  dans  la  rade ,  et  nous  avions  vu ,  dans  nos 
courses ,  différentes  parties  de  la  ville.  C'est  une  des 
mieux  bâties  et  à^i  plus  belles  de  ia  Provence.  Elle 
est  éclairée  la  nuit  par  des  réverbères  :  les  rues  sont 
arrosées  par  quatre-vingts  fontaines,  dont  les  eaux 
viennent  des  montagnes  voisines  ;  ces  eaux  jail- 
lissent sans  cesse,  et  leur  murmure  cause  une  agréable 
sensation.  Le  cours  est  bordé  de  tilleuls  :  il  seroit 
une  jolie  ]>romenade  ,  s'il  n'étoit  livré  à  des  mar- 
chands de  comestibles  et  de  vieilles  draperies ,  et  si 
l'on  avoit  remplacé  le  grand  nombre  d'arbres  qui 
sont  morts.  Près  de  îh  est  l'ancien  palais  de  l'évêque, 
édifice  d'une  assez  belle  apparence.  La  poissonnerie 
forme  un  carré  long  ;  le  toit  en  est  soutenu  par  dix 
colonnes  d'ordre  dorique.  Ce  quartier  conduit  à  l'an- 
cienne ville ,  dont  les  rues ,  étroites  et  anguleuses  , 
sont  également  arrosées  par  des  fontaines  ,  et  n'en 
sont  pas  pour  cela  plus  propres  ,  parce  qu'il  n'y 
a  pas  d'aqueduc  souterrain.  Des  ruisseaux  infects 
altèrent  la  pureté  de  l'air  et  la  qualité  des  comestibles. 


42Î5  CHAPITRE    LX. 

La  place  d'armes ,  appelée  Champ  de  bataille ,  où 
ies  soldats  font  la  manœuvre  ,  est  un  grand  carré  : 
dans  ie  fond  est  l'hôtel  du  préfet  maritime,  qui  a 
été  bâti  avec  plus  de  luxe  que  de  goût  ;  de  belles 
maisons  bordent  deux  côtés  de  la  place  ;  le  quatrième 
est  formé  par  le  mur  de  l'arsenal.  L'enceinte  est  en- 
tourée d'une  double  rangée  de  peupliers  (  i  )  ,  de 
trembles  (2)  et  de  micocouliers  (3).  II  y  a  deux 
grands  cafés  toujours  remplis  d'officiers.  Cette  place, 
les  remparts  et  le  quai  du  port  marchand ,  sont  ies 
promenades  de  la  ville.  Sur  ce  quai  est  l'hôtel-de- 
ville ,  autrefois  l'hôtel  des  consuls  :  le  balcon  est  sou- 
tenu par  deux  caryatides  à  gaine ,  sculptées  par  le 
Puget ,  qui  ont  été  admirées  par  le  cavalier  Bernin  , 
et  qui  excitent  toujours  la  curiosité  des  étrangers. 
On  a  prétendu  que  le  Puget  avoit  fait  ces  têtes 
d'après  celles  de  deux  consuls  dont  il  avoit  à  se 
plaindre  ,  et  on  a  loué  ce  trait  de  malignité  ;  cepen- 
dant il  n'auroit  pas  été  excusable.  Quand  le  Puget 
auroit  eu  à  se  plaindre  des  deux  consuls ,  auroit-il  dû 
pour  cela  verser  le  ridicule  sur  le  corps  entier  qui 
employoit  son  talent  î  et  les  confrères  de  ces  magis- 
trats se  seroient-ils  rendus  complices  de  ce  manque 
de  convenance  et  d'égards  î  D'ailleurs  ,  n'est-ce  pas 


(i)  Populus  alla. 
(z)  Populus  tr émula. 
(3)  Celûs  australis. 


CHAPITRE    LX.  4^<; 

rabaisser  îe  talent  d'un  grand  artiste  ,  que  de  pen- 
ser qu'occupé  de  la  composition  de  figures  qui  expri- 
massent à-ia-fois  la  force  et  la  fatigue ,  ii  eût  aban- 
donné l'heureux  idéal  que  pouvoit  lui  inspirer  son 
génie ,  pour  offrir  au  peuple  la  ridicule  caricature  de 
deux  de  ses  magistrats  î  Le  caractère  de  la  force 
est  très-heureusement  exprimé  dans  ces  figures  ;  et 
le  célèbre  Milon  de  Crotone ,  auquel  le  Puget  avoit 
préludé  par  ces  deux  morceaux ,  prouve  que  ce  genre 
de  composition  étoit  conforme  à  son  génie.  Un  des 
esclaves  soutient  de  la  main  droite  sa  tête ,  sur  la- 
quelle pose  le  balcon,  et  ii  le  soulève  avec  la  gauche 
comme  pour  le  remettre  dans  la  direction  qui  lui 
convient  :  l'autre ,  dont  la  tête  paroît  s'affaisser  sous 
un  si  lourd  fardeau ,  y  porte  la  main  droite ,  et  passe 
la  gauche  entre  le  coussin  et  sa  tête,  comme  pour  la 
soulager  un  moment.  La  poitrine  de  ces  esclaves  est 
gonflée  ;  leurs  nerfs  et  leurs  muscles  sont  apparens  : 
mais  les  têtes  ont  une  expression  commune  ;  et  leur 
ressemblance  fortuite  ou  imaginaire  avec  deux  des 
consuls  du  temps  aura  donné  lieu  au  conte  que  je 
viens  de  réfuter.  Près  de  cet  hôtel  est  la  maison  que 
ie  Puget  s'étoit  bâtie  :  son  architecture  ,  d'ordre 
composite  irrégulier,  s'annonce  avec  noblesse.  L'in- 
térieur de  l'ancienne  cathédrale  est  dans  le  genre 
gothique ,  et  le  portail  dans  le  genre  moderne  ;  ce 
qui  présente  une  de  ces  inconvenances  qui  sont  au- 
jourd'hui trop  multipliées.  Ce  portail  est  orné  de 


43©  CHAPITRE    LX. 

colonnes  d'ordre  corinthien;  et  il  seroit  d'un  asseï 
bon  goût  ,  s'il  étoit  placé  ailleurs  :  mais  i'aïiiance 
monstrueuse  du  style  gothique  et  du  style  moderne 
ne  peut  jamais  être  approuvée.  II  y  a  dans  cette 
église  un  bas-relief  représentant  le  Père  éternel  dans 
une  gloire,  exécuté  par  les  élèves  du  Puget,  d'après 
les  dessins  de  leur  illustre  maître. 

Le  port  marchand  a  été  creusé  par  la  main  des 
hommes  :  comme  toutes  les  immondices  de  la  ville 
s'y  déchargent ,  il  faut  le  curer  continuellement.  Il 
est  plus  petit  d'un  tiers  que  celui  de  Marseille  ;  mais 
sa  grandeur  est  suffisante  pour  le  commerce  de  Tou- 
on ,  qui  se  borne  au  cabotage  le  long  des  côtes  de 
France  et  d'Italie.  Le  terrain  est  si  cher  dans  la 
ville  ,  qu'on  ne  peut  y  établir  de  grands  magasins  ; 
et  ia  sûreté  de  la  place  empêche  qu'on  n'en  bâtisse 
au  dehors.  Les  Toulonnois  portent  à  Marseille  et  à 
Gènes  leurs  divers  produits ,  les  vins  muscats  et  ceux 
de  ia  Malgue ,  l'huile ,  le  miel ,  les  câpres ,  les  oranges, 
les  grenades  ,  les  jujubes ,  les  amandes ,  les  raisins 
secs;  et  ils  reçoivent  pour  ces  deux  places,  dont  ils 
ne  sont  guère  que  les  commissionnaires ,  les  produits 
du  reste  de  la  France,  de  l'Espagne,  de  l'Italie  et  du 
Nord.  Toute  leur  industrie  se  tourne  vers  ia  marine 
impériale,  où  chacun  trouve  des  emplois  k  exercer, 
des  fournitures  à  entreprendre  ,  des  profits  à  faire. 
On  faisoit  autrefois  dans  le  teiritoiie  de  Toulon 
un  commerce  très -considérable  de  savon  ;  il  y  eu 


CHAPITRE    LX.  4;S 

avoit  trente-deux  fabriques ,  et  l'on  en  exportoit 
soixante-quinze  mille  quintaux  :  ce  commerce  a  gra- 
duellement diminué,  et  les  Génois  s'en  sont  em- 
parés ;  on  n'en  exporte  pas  à  présent  plus  de  quatre 
à  cinq  mille  quintaux.  Le  commerce  des  câpres 
confites  est  un  des  plus  importans  ;  il  en  sort  chaque 
année  environ  deux  mille  quintaux.  Les  figuiers  et 
ies  orangers  ont  été  gelés  en  1709;  et  depuis  cette 
époque ,  leurs  fruits  ne  sont  plus  parvenus  à  la  même 
grosseur  qu'ils  avoient  avant.  On  y  fabrique  aussi 
du  drap  grossier ,  une  espèce  d'étoffe  de  laine  appe- 
lée plnchinat.  Les  chapelleries  y  étoient  autrefois 
nombreuses  ;  il  n'en  existe  presque  plus.  II  y  a  en- 
core plusieurs  brûleries.  Il  y  a  aussi  des  faïenceries  , 
des  tanneries ,  des  brasseries ,  des  filatures  de  soie  , 
et  des  fabriques  d'amidon. 

Les  vins  de  Provence  ont  beaucoup  de  force  ,  et 
çont  très  -  propres  à  la  fabrication  de  l'eau  -  de  -  vie  ; 
celle  de  Toulon  est  très- recherchée  :  il  s'en  faisoit 
autrefois  un  grand  débit;  on  en  brûloit  pour  près 
d'un  million.  II  y  avoit  «n  directeur  chargé  d'en 
surveiller  la  fabrication  :  depuis  la  révolution ,  ce 
directeur  a  été  supprimé  ;  les  eaux -de -vie  sont 
d'une  qualité  inférieure,  et  ce  commerce  a  consi- 
dérablement décliné  (i). 

(1)  Le  Gouvernement  a  désigné  Toulon  comme  devant  être 
l'entrepôt  général  des  retours  de  l'Inde  :  mais ,  si  ce  projet  s'exé- 
cute, le  port  marchand  eit  trop  petit,  trop  gêné  par  la  marine 


43^  CHAPITRE    LX. 

Les  établissemens  d'instruction  de  Toulon  sont  le 
lycée,  l'école  de  navigation,  celle  de  santé  navale; 
ceux  de  bienfaisance  sont  le  grand  hospice  mili- 
taire et  les  hospices  civils. 

La  population  varie  beaucoup  :  on  l'estime  com- 
munément à  vingt-six  mille  habitans;  mais  ce  nombre 
augmente  ou  diminue  selon  que  les  travaux  cessent 
ou  reprennent. 

On  jouit  d'un  spectacle  ravissant  en  montant  sur 
la  tour  de  la  principale  église  :  de  là  l'on  découvre 
tout  le  rivage  ,  la-  rade  ,  les  ports  ,  les  chantiers  et 
ies  arsenaux  ,  où  l'on  voit  une  multitude  d'hommes 
qui  montrent  la  plus  grande  activité. 

Le  séjour  de  Toulon  est  fort  agréable.  Celui  qui 
veut  s'instruire  des  détails  de  la  marine  ,  y  trouve 
d'amples  ressources  pour  satisfaire  sa  curiosité.  Les 
promontoires  ,  les  presqu'îles,  les  collines  des  envi- 
rons ,  et  le  bord  de  la  mer ,  sont  de  charmantes 
promenades  ,  où  l'esprit  peut  s'abandonner  à  de 
douces  réflexions.  Le  naturaliste  peut  s'y  faire  de 
nombreux  sujets  d'occupation;  il  peut  étudier  facile- 
ment les  poissons,  les  coquilles  et  les  vers,  rassem- 
bler beaucoup  d'insectes  méridionaux ,  chercher  des 
fossiles  singuliers  dans  les  montagnes  calcaires  qui 


impériafe  ;  il  faudra  alors  construire  un  second  port.  Le  lieu  le 
plus  commode  sera  dans  l'anse  couverte  par  les  batteries  du  fort 
ia  Malgue, 

environnent  ^ 


CHAPITRE    LX.  ^33 

environnent  ïa  ville,  remplir  son  herbier  de  plantes 
indigènes  intéressantes  et  de  superbes  plantes  exo- 
tiques. Une  grande  quantité  de  ces  dernières  sont 
cultivées  avec  succès  dans  plusieurs  jardins  particu- 
liers ,  et  principalement  dans  le  jardin  botanique  , 
qui  est  à  la  porte  de  France ,  sous  la  direction  de 
M.  Martin  x  là  croissent  et  prospèrent  des  végétaux 
de  l'Amérique  ,  de  l'Asie  ,  de  l'Afrique  et  de  l'Ar- 
chipel. 

Les  environs  de  Toulon  offrent  une  culture 
variée.  Quelques  montagnes  présentent  des  accidens 
singuliers  ;  on  en  voit  qui  sont  absolument  arides. 
Celle  qui  défend  Toulon  des  vents  du  nord,  étoit 
autrefois  couverte  de  bois  ;  les  pluies  en  ont  enlevé 
successivement. tout  ï humus,  et  elle  n'offre  aujour- 
d'hui aucune  trace  de  végétation  :  c'est  cette  mon- 
tagne qui  est  la  cause  de  l'excessive  chaleur  qu'on 
éprouve  à  Toulon.  Les  bords  de  la  mer  offrent  des 
sites  variés  et  pittoresques.  Tout  est  animé  par  une 
gaieté  pétulante ,  et  par-tout  on  voit  se  développer 
une  active  industrie. 


Tome  II,  E  e 


m 


CHAPITRE   LXL 

■I)e  la  Marine.  —  Départ  pour  Hyères.  —  L'Anguille. 

—  Port  marchand  de  Toulon  ;  Rade.  —  Cap  Cepé. 
— Lazaret;  peste.  —  Les  Sablettes.  — ;  Fort  Balaguay. 

—  Fort  des  Vignettes.  —  Les  Deux-Frères.  —  Es- 
cambebariou.   —    Quarquerane.    —   Plan    d'Hyères, 

—  Hyères.  —  Histoire.  —  Situation.   —  Climat. 

—  Manière  de  vivre.  —  Jardin  d'orangers  de  M.  Fille, 
•i —  de  M.  Beauregard.  —  Commerce  des  oranges.  — 
-^Jardins  potagers.  —  Vue.  —  Notre-Dame  de  l'As- 
somption. —  Paysans  Toulonnois.  —  Paysans  des  en- 
virons d'Hyères.  —  Le  Gapeau.  —  Marais.  — Salines. 

—  Iles  d'Hyères  :  PorqueroIIes,  Port-cros,  île  du  Le- 
vant. 

^OUS  venions  d'admirer  les   derniers   efîbrts  de 
l'audace  et  du  génie ,  en  observant  ces  machines 
flottantes  à  l'aide  desquelles  la  vaste  mer  semble  ne 
plus  présenter  de  barrières ,  ces  arméniens  terribles 
dans  lesquels  les  hommes  se  montrent  si  industrieux 
pour  s'entre-détruire  :  nous  pensions  aux  mères ,  aux 
épouses ,  qui  voient  les  objets  de  leurs  affections  aller 
chercher  les  combats  sur  des  plages  lointaines;  à  ces 
hardis  navigateurs  qui  ont  trouvé  des  terres,  des  mers, 
des  détroits  inconnus  ;  à  ces  voyageurs  philosophes , 
qui  n'ont  eu  d'autre  but  que  d'étudier  l'homme ,  de 
l'éclairer  et  de  lui  procurer  de  nouveaux  avantages  ; 


CHAPITRE    LXÎ.  ^jj 

à  ces  braves  marins  qui  ont  signalé  leur  courage.  Co- 
iomb  ,  Magellan,  Beerings,  Cook,  Marchand,  nous 
vous  suivions  dans  vos  découvertes  1  Banks ,  Forster , 
Solander,  nous  croyions  entendre  les  habitans  des 
îles  de  la  mer  du  Sud  vous  adresser  l'hommage  dû  à 
votre  bienfaisance!  II  nous  sembloit  voir  le  généreux 
Desclieux  nourrir  desa  ration  d'eau  son  précieux  plant 
de  café  ;  nous  assistions  au  retour  de  Ruyter ,  de  Jean 
Bart,  deTourville,  de  la  Motte-Piquet,  reconduisant 
dans  les  ports  de  leur  nation  leur  flotte  victorieuse  ; 
nous  pensions  à  ces  sanglantes  batailles  navales  dans 
lesquelles  le  vaincu  partage  la  gloire  du  vainqueur  : 
car  les  désastres  mêmes  des  marins  sont  honorables  ; 
pour  eux  la  défaite  est  rarement  ignominieuse,  parce 
qu'il  n'y  a  pas  de  moyen  de  fuir,  point  d'espoir  pour 
la  lâcheté."  Cependant ,  quoique  l'aspect  d'un  grand 
port  de  mer  présente  des  idées  qui  élèvent  l'ame  et  la 
consolent  même  des  foiblesses  attachées  à  l'humanité, 
on  retombe , malgré  soi,  dans  des  pensées  mélanco- 
liques à  l'aspect  des  instrumens  de  mort  et  des  moyens 
de  destruction  dont  on  se  voit  entouré. 

Notre  imagination  se  tourna  vers  un  site  plus 
tranquille  ,  un  rivage  moins  bruyant  et  plus  fortuné  , 
vers  cette  nouvelle  Hespéride  qui  fournit  à  la  Gaule 
le  tribut  de  ses  orangers. 

Nous  avions  une  lettre  de  notre  ami  M.  Brack 
pour  M'.  Hains  ,  directeur  des  douanes  à  Toulon  : 
d'après  cette  recommandation ,  celui-ci  nous  donna 

E  e  2 


4^6  CHAPITRE  Lxr; 

une  chaloupe  pour  nous  conduire  jusqu'à  Nice  ;  son 
jeune  fils  eut  la  bonté  de  tout  faire  préparer  pour 
cette  petite  traversée  :  nous  nous  munîmes  de  ia 
patente  de  la  santé  ;  et  le  i  o  juin  ,  dès  la  pointe 
du  jour,  nos  matelots  vinrent  nous  chercher  pour 
nous  conduire  au  rivage. 

Le  bâtiment  que  nous  montâmes  ,  n'étoit  pas  plus 
large  que  le  premier  ;  mais  il  étoit  beaucoup  plus 
long.  II  avoit  un  petit  pont  pour  recevoir  les  provi- 
sions, les  fusils  et  les  paquets ,  et  dans  lequel  deux 
ou  trois  matelots  pouvoient  coucher  ;  mais  il  n'y 
avoit  pour  nous  aucun  abri  :  son  bord  étoit  si  peu 
élevé  ,  qu'on  avoit  pratiqué  sur  les  côtés  du  pont  des 
o-arorauil/ettes  ou  ouvertures  pour  que  l'eau  pût  sortir 
à  mesure  qu'elle  entroit.  Une  immense  voile  latine 
lé  faisoit  avancer  avec  une  incroyable  rapidité  , 
quand  le  vent  venoit  à  l'eiiiier;  mais  alors  il  penchoit 
tellement  d'un  côté ,  qu'il  n'y  avoit  pas  deux  pouces 
de  distance  entre  la  mer  et  le  bord.  Cette  barque  , 
appelée  l'Anguille  à  cause  de  sa  forme  alongée  , 
avoit  été  prise,  par  les  commis  de  la  douane,  à  des 
contrebandiers  espagnols  qui  apportoient  du  tabac 
en  fraude.  Nous  avions  à  l'avant  deux  pierriers  ;  et 
dans  i'entre-pont,  des  fusils ,  des  sabres  et  des  muni- 
tions. Il  étoit  quatre  heures  et  demie  du  matin  ;  le  temps 
étoit  beau ,  mais  le  vent  frais  et  la  mer  un  peu  agitée. 

Le  port  a  une  forme  circulaire  :  à  son  entrée  est 
la  tour  qui  a  été  bâtie   par  Henri  IV  j  une  chaîne 


CHAPITRE     LXI.  437 

ferme  le  port.  A  droite  est  le  charmant  village  de 
Seyne ,  qui  se  prolonge  en  demi-cercle ,  et  forme  un 
amphithéâtre  au  bord  de  la  mer  :  plusieurs  drapeaux 
blancs,  que  i'on  place  sur  les  bastides  pour  avertir 
que  les  propriétaires  sont  chez  eux,  fïottoient  avec 
grâce  au  gré  du  vent.  Parmi  ces  charmantes  maisons , 
il  y  en  avoit  une  où  le  général  Latouche  passoit  la 
journée;  il  retournoit  chaque  soir  li  son  bord. 

L'entrée  de  la  rade  est  fermée  par  le  cap  Cepé  , 
où  la  vigie  est  établie,  et  au  pied  duquel  est  le  laza- 
ret. L'expérience  a  dû  rendre  les  Toulonnois  extrê- 
mement vigilans  pour  l'observation  de  ses  régie - 
mens.  La  manière  dont  la  peste  s'y  introduisit  en 
172 1  ,  est  véritablement  effrayante  :  des  matelots  de 
Bandol  avoient  été,  pendant  la  nuit,  voler  à  l'île  de 
Jarre  une  balle  de  soie  qui  y  étoit  en  quarantaine  ;  un 
patron  qui  avoit  touché  ces  effets  à  Bandol ,  ayant 
laissé  sa  barque  dans  le  port ,  retourna  k  Toulon  par 
terre:  il  y  porta  la  contagion,  qui  enleva  en  moins 
de  six  mois  plus  de  quinze  mille  personnes  (  i  ). 

Le  cap  Cepé  tient  à  la  terre  par  une  langue  très- 
étroite,  qu'on  appelle  les  Sablettes.  Ce  fut  par-là 
que  le  général  BONAPARTE,  lors  de  la  reprise  de 
Toulon  ,  fit  charier  de  l'artillerie  :  si  les  Anglois  ne 
s'étoient   pressés    de    sortir  avant    qu'on   eût    pris 

(  I  )  Relation  de  la  peste  dont  Toulon  fut  afïlge'  en  1J2.1 ,  par 
M.  D'AUTRECHANS  j  Paris,  1756,  in- 12. 

E  e  3 


438  CHAPITRE    LXI. 

possession  du  cap  Cepé ,  il  n'en  seroit  pas  échappé 
un  seul  ;  et  d'habiles  officiers  nous  ont  assuré  que 
leur  flotte  entière  auroit  été  prise  ,^si  d'autres  dispo- 
sitions qu'il  avoit  ordonnées  eussent  été  suivies.  La 
vilie  de  Toulon  peut  toutefois  être  resjardée  comme 
imprenable  :  aussi  avoit-elle  été  livrée  aux  Espagnols 
et  aux  Anglois,  qui  sans  cela  n'auroient  pu  s'en  em~ 
parer  (i). 

En  traversant  la  petite  rade  ,  on  aperçoit  devant 
soi  deux  rochers  qui  se  touchent,  et  qu'à  cause  de 
leur  rapprochement  les  matelots  nomment  les  Deux- 
Frhes.  L'entrée  de  la  rade  est  défendue  par  le  fort 
Balaguay  et  par  celui  des  Vignettes,  qui  doit  ce  nom 
aux  vignes  dont  il  est  entouré  ;  on  ï'appeloit  autre- 
fois le  Fort  Saint-Louis. 

En  passant  devant  l'Annibaî ,  les  matelots  nous 
firent  les  politesses  d'usage  ,  en  nous  appelant  cor- 
saires,  forbans ,  &c.  Nous  avancions  avec  rapidité;  et 
notre  patron ,  pour  animer  les  rameurs  ,  leur  crioit 
à  tout  moment ,  yoga ,  vô^a.  Nous  approchâmes  d'une 
madrague  qui  est  en  face  de  la  rade ,  sous  le  feu  des 
batteries ,  et  dont  on  retiroit  le  poisson.  Nous  lais- 
sâmes à  droite  le  cap  Sicié  \_Citharistes promontorium 
de  Ptolémée  ].  Alors  le  vent  commença  h.  s'élever 
avec  beaucoup  de  force  :  nous  côtoyâmes ,  le  long  des 


(  1  )  Le  duc  de  Savoie  l'assiégea  inutilement  en   1624-   Voyçï 
\Hiuoired(i  sièges  de  Tuulon,  par  D£  VlZÉ  ,  1707,  in-4." 


CHAPITRE    LXI.         /  A^9 

rochers,  une  plage  que  les  matelots  appellent  Escambe- 
bariou,  c'est-à-dire,  le  baril  décampe;  parce  que  , 
dans  cet  endroit ,  les  vagues  sont  si  fortes ,  que  ie 
mal  de  mer  prend  facilement  à  ceux  qui  ne  sont 
pas  accoutumés  à  leur  mouvement  :  aucun  de  nous 
n'en  fut  pourtant  incommodé,  quoique  mon  frère  fût 
ie  seul  qui  eût  déjà  navigué.  Le  vent  devint  telle- 
ment impétueux,  qu'il  nous  fut  impossible  de  tenir  la 
mer  dans  un  si  petit  bâtiment  :  nous  allâmes  descendre 
à  Quarquerane  ,  où  l'on  débarqua  les  provisions  que 
nous  avions  apportées  de  Toulon  ,  et  nous  déjeû- 
nâmes à  l'ombre  de  quelques  figuiers.  La  montagne 
au  pied  de  laquelle  nous  étions,  s'appelle  la  Mon- 
tagne des  oiseaux  ou.  Ad  on  tagne  de  Quarquerane  j  elle 
a  près  de  deux  cents  toises  d'élévation ,  et  l'on  y 
jouit  d'un  aspect  délicieux. 

Nous  attendions  inutilement  le  calme  ;  la  mer 
devenoit  encore  plus  agitée  :  nous  prîmes  le  parti  de 
nous  rendre  à  pied  à  Hyères ,  où  nous  donnâmes 
rendez -vous  pour  ie  lendemain  à  notre  équipage. 
Nous  n'eûmes  point  à'nous  repentir  d'avoir  été  forcés 
à  cette  excursion.  Rien  de  plus  riant  que  le  paysage 
qui  nous  environnoit  :  ie  sol  est  couvert  de  figuiers 
et  d'oliviers.  Nous  traversâmes  un  joli  vallon,  en  lon- 
geant un  ruisseau  qui  forme  de  petites  chutes  sur 
d.'s  pointes  de  rochers,  d'entre  lesquelles  sort  de 
toutes  parts  une  grande  quantité  de  lauriers-francs  (  i  ) 

(i)  Laurus  nobilis, 

E  e  4 


'/iio  CHAPITRE    LXI. 

et  de  lauriers-rose  (  i  )  :  sur  la  gauche  est  une  émînence 
que  les  paysans  appellent  la  Colline  noire ,  et  une 
petite  vallée  qu'ils  nomment  le  Paradis ,  sans  doute 
à  cause  de  sa  fertilité  et  de  son  heureuse  situation. 
Nous  entrâmes  dans  une  maison  de  campagne  où 
nous  vîmes  un  grand  jardin  d'orangers  en  pleine 
terre.  Le  plan  ,  c'est-à-dire,  la  plaine  d'Hyeres  s'of- 
frit ensuite  à  notre  vue  :  cette  plaine  est  couverte 
d'oîiviers  ;  la  route  qui  ia  traverse  est  une  prome- 
nade très-agréable ,  bordée  elle-même  d'oliviers  et 
de  figuiers  ,  et  le  long  de  laquelle  coulent  de  petits 
ruisseaux  qui  distribuent  Jeurs  eaux  dans  les  champs 
pour  les  arroser.  Des  pahniers,  que  nous  aperce- 
vions de  loin ,  annonçoient  déjà  i'heureuse  situation 
de  la  ville.  Hyères  est  bâti  en  grande  partie  sur 
le  penchant  d'une  montagne  dessinée  en  amphi- 
théâtre ,  et  qui  défend  de  l'influence  des  vents  du 
nord  pute  la  piaine  qui  s'étend  jusqu'à  la  mer.  Le 
sommet  de  la  montagne  est  nu  ;  il  est  partagé  en 
plusieurs  pointes,  qui  lui  donnent  de  loin  l'appa- 
rence d'un  fcrt  destiné  à  protéger  la  ville.  Sur 
cette  montagne  étoit  un  château  qui ,  au  temps  de 
Charles  L",  faisoit  regarder  cette  place  comme  un 
des  boulevarts  de  la  Provence.  On  a  voulu  dériver 
ie  nom  d'Hyeres  du  grec  h^^g  [hieros ,  sacré  ]  ;  mais 
il  paroît  plutôt  venir  de  area  :  ce  lieu  ,  dans  \q^ 

(i)  Nfiion  oïiûndir. 


CHAPITRE    LXI.  44 1 

ciennes  chartes ,  est  appelé  Castrum  Arearum.  On 
y  faisoit  un  grand  négoce  dans  le  Xlli."  siècle,  et 
c*étoit  un  lieu  d'embarquement  pour  la  plupart  des 
pèlerins  qui  faisoient  le  voyage  de  la  Terre- sainte. 

L'intérieur  de  la  ville  n'a  rien  d'agréabie  ;  les  mai- 
sons sont  lourdes,  les  rues  étroites  et  roides.  On  y 
comptoit  autrefois  un  assez  grand  nombre  de  cou  vens. 

Au  bas  de  la  montagne  ,  où  s'élève  l'ancienne 
ville ,  sont  des  bâtimens  plus  modernes ,  la  grande 
rue  ,  la  place ,  les  maisojis  et  les  auberges  où  s'ar- 
rêtent les  étrangers  attirés  à  Hyères  par  la  dou- 
ceur de  son  climat  ;  on  y  voit  aussi  ces  jardins  si  re- 
nommés, dont  le  plus  beau  est  celui  de  M.  Fille. 
On  ne  bâtit  plus  guère  de  nouvelles  maisons  que 
dans  cette  partie  basse ,  et  l'ancienne  ville  sera  suc- 
cessivement abandonnée.  De  là  jusque  vers  la  plaine 
qui  borde  la  mer  ,  la  colline  n'a  qu'une  inclinaison 
suffisante  pour  abriter  les  orangers  contre  les  vents 
du  nord ,  et  faciliter  les  fréquens  arrosemçns  qui  leur 
sont  nécessaires.  * 

C'étoit  un  jour  de  dimanche  et  la  double  octave 
après  la  Fête-Dieu  :  nous  trouvâmes  encore  une  pro- 
cession ,  où  nous  vîmes  répéter  en  petit  ce  que  nous 
avions  déjà  remarqué  à  Marseille.  Nous  la  suivîmes 
dans  l'église  ,  qu'on  dit  avoir  été  un  temple  de 
Bacchus ,  parce  que  ses  chapiteaux  sont  ornés  de 
feuilles  de  vigne  :  mais  cet  ornement  est  commun 
à  un  très -grand  nombre  de  chapiteaux  gothiques. 


44^  CHAPITRE    LXI. 

Nous  entrâmes  ensuite  dans  le  jardin  de  M.  Fille. 
Nous  n'eûmes  pas  le  plaisir  de  i'y  voir ,  parce  que 
ses  fonctions  de  conseiller  de  préfecture  i'avoient 
appelé  à  Draguignan  ;  mais  nous  fîmes  chez  lui  une 
promenade  dont  il  me  restera  toujours  un  agréable 
souvenir.  La  maison  ,  sans  être  somptueuse ,  est 
élégante  et  bien  bâtie  :  autour  est  un  parterre  bril- 
lant de  mille  fleurs  ;  la  tubéreuse  (  i  )  ,  la  cassie  (2)  , 
le  jasmin  de  Goa  (3)  ,  y  parfument  l'air  d'une  odeur 
céleste.  Les  jardins  que  les  romanciers  et  les  poètes 
ont  tant  vantés,  ceux  d'Alcine  et  d'Armide,  créés  par 
ïe  fécond  génie  de  l'Arioste  et  du  Tasse,  quelque 
brillans  qu'ils  paroissent  h  l'imagination,  sont  aussi- 
tôt effacés  par  le  jardin  de  M.  Fille ,  qui  a  été  consi- 
dérablement augmenté  par  l'acquisition  du  Jardin 
du  roi ,  qui  tenoit  au  sien.  Là  on  croit  avoir  cessé 
d'appartenir  à  la  terre,  pour  habiter  les  rians  bos- 
quets où  les  âmes  vertueuses  doivent  trouver  un 
bonheur  éternel  et  inaltérable.  Les  arbres  sont  si 
serrés  les  uns  contre  les  autres,  qu'il  seroit  impos- 
sible de  passer  au  travers  du  massif,  sans  les  sen- 
tiers qui  servent  à  y  circuler.  Dix-huit  mille  oran- 
gers, tous  chargés  de  fleurs  et  de  fruits,  offrent  l'abri 
de  leur  feuillage  à  un  nombre  infini  de  rossignols  qui 


(  I  )  Pclyanthui  tuberosa. 
(2)  Alimosa  Farnesiana. 
($)  Nychtanthii  zambac. 


CHAPITRE    LXI.  445 

chantent  tous  à-la-fois,  et  semblent  adresser  un  hymne 
à  la  Nature,  dont  la  bonté  leur  fournit  un  ombrage  si 
riant  et  si  embaumé;  beaucoup  d'autres  oiseaux,  qui 
partagent  avec  eux  cette  habitation  ,  mêlent  leurs 
voix  à  cet  éclatant  concert  ;  et  la  laborieuse  abeille 
ne  cesse  de  butiner ,  en  bourdonnant ,  dans  un  lieu, 
qui  lui  offre  de  si  riches  matériaux  pour  la  prépa- 
ration de  son  miel.  L'eau  qui  tombe  de  la  montagne 
est  distribuée  journellement  dans  chaque  bosquet , 
à  l'aide  de  rigoles  façonnées  avec  de  la  terre ,  ou  de 
tuyaux  de  bois  qui  s'ajustent  l'un  dans  l'autre.  II  suffit , 
du  reste ,  de  bêcher  le  terrain  trois  fois  l'année  :  on  a 
soin  aussi  de  ne  pas  laisser  prendre  aux  arbres  trop 
d'accroissement;  ils  donneroient  moins  de  fruit.  Le 
même  arbre  présente  à-Ia-fois  des  fleurs,  des  fruits 
naissans  et  d'autres  qui  sont  parvenus  à  leur  matu- 
rité. Le  vert  gai  et  luisant  des  feuilles  de  ce  bel  arbre, 
qui  paroissent  couvertes  d'un  vernis ,  le  blanc  écla- 
tant de  ses  fleurs ,  les  nuances  diverses  de  ses  fruits 
dorés ,  forment  un  agréable  mélange.  On  voit  encore 
•  dans  ce  jardin  plusieurs  variétés  de  citronniers,  de 
bigaradiers  ,  de  cédrats,  de  bergamotiers  et  de  gre- 
nadiers; un  nombre  considérable  d'arbres  fruitiers 
qui  rompent  sous  le  poids  des  pêches,  des  poires  de 
toute  espèce.  On  prc-'.end  qu'il  faut  se  garder  de  se 
piquer  avec  les  pointes  que  présentent  les  taillis 
d'orangers;  que  la  blessure  s'envenime,  devient  dou- 
loureuse et  difficile  à  guérir  :  c'est  un  conte  imaginé 


444  CHAPITRE    LXI. 

pour  mettre  les  arbres  à  Tabri  de  l'indiscrétion  des 
étrangers  ;  cette  blessure  n'est  pas  plus  dangereuse 
qu'une  autre. 

Le  revenu  de  ce  jardin  s'élève ,  année  commune , 
h  vingt-quatre  mille  francs  ;  et  cependant  on  n'en 
,vend  les  fruits  qu'environ  vingt  sous  le  cent  :  on  les 
enveloppe  tous  dans  du  papier.  La  plus  grande 
consommation  s'en  fait  à  Lyon.  L'orange  n'acquiert 
sa  parfaite  maturité  que  quelques  mois  après  la  chute 
de  sa  fleur  :  si  elie  passe  sur  l'arbre  i'époque  de  sa 
fleuraison ,  elle  y  perd  son  suc  ;  mais  eile  le  reprend 
quand  les  nouveaux  fruits  sont  noués.  Le  goût  des 
fruits  pris  sur  i'arbre  est  toujours  âpre,  quelque 
mûrs  qu'ils  soient  ;  ils  sont  meilleurs  quelques  jours 
après  avoir  été  cueillis.  A  Hyères  ,  on  récolte  les 
oranges  destinées  aux  pays  lointains ,  dès  qu'un  petit 
point  jaune  a  marqué  leur  écorce  ;  on  les  expédie 
dans  cet  état ,  et  elles  achèvent  de  mûrir  en  moins  de 
quarante  jours.  Cette  cueillette  se  fait  au  commen- 
cemejit  de  l'automne;  on  peut  alors  les  charger  sur 
les  navires  qui  sont  k  la  saline  :  mais  en  hiver  le  trans- 
port doit  se  faire  par  terre,  parce  que  la  côte  n'est 
pas  sûre. 

Le  jardin  de  ?vl.  Beauregard  ,  qui  est  contigu  à 
celui  de  M.  Fille,  a  moins  du  célébrité;  cependant 
il  est  plus  étendu  et  plus  varié  :  il  contient  moins 
d'orangers  ;  mais  la  quantité  d'arbres  fruitiers  y  est 
bien  plus  considérable ,  et  leur  produit  peut,  dans 


CHAPITRE    LXr.  44î 

îes  mauvaises  années ,  dédommager  de  la  récolte 
infrucmeuse  des  oranges.  On  y  cultive ,  ainsi  que 
dans  les  champs  environnans,  une  quantité  con- 
sidérable de  légumes  :  on  prétend  qu'en  1793  ie 
propriétaire  vendit  pour  dix-huit  cents  francs  d'ar- 
tichauts. II  y  avoit  autrefois  dans  ce  jardin  un  pal- 
mier mâle  et  un  pahnier  femelle  ;  la  fructification 
eut  lieu  ,  et  M.  Beauregard  obtint  des  dattes.  Le 
palmier  mâle  est  mort ,  ce  qui  a  occasionné  la  stéri- 
lité de  l'autre  palmier.  En  général ,  les  arbres  rares  et 
les  fleurs  sont  auprès  des  maisons  ;  le  reste  du  jardin 
est  entièrement  consacré  à  la  culture  la  plus  produc- 
tive ,  celle  des  orangers. 

On  prétend  qu'à  Hyères  il  n'y  a  que  l'exposition 
des  jardins  de  MM.  Fille  et  Beauregard  qui  soit  con- 
venable pour  la  culture  en  grand  de  ces  arbres  ;  mais 
on  y  remarque  encore  d'autres  lieux  où  ils  pourroient 
végéter  à  l'abri  du  norcJ.  Le  défaut  d'eau  est  plutôt 
ce  qui  empêche  d'autres  particuliers  de  former  de  pa- 
reils établissemens  :  il  n'y  a  qu'une  source  qui  des- 
cend de  la  montagne,  et  que  les  propriétaires  de  ces 
jardins  ont  le  droit  de  détourner  pendant  quelques 
jours  de  la  semaine,  pour  remplir  les  réservoirs  avec 
lesquels  ils  arrosent  leurs  plantations. 

On  commence  à  voir  l'oranger  à  Olioulles  ;  mais 
il  n'y  parvient  pas  à  une  grande  élévation ,  et  le 
froid  le  fait  fréquemment  périr.  On  ne  peut  l'élever 
dans  les  plaines   de  Toulon.  II  réussit   assez  bien 


445  CHAPITRE    LXÎ. 

entre  Hyères  et  Fréjus  ,  au-delà  de  l'Eslereî  ;  mais 

l'orange  d'Hyères  acquiert  plus  de  douceur. 

On  ignore  l'origine  de  la  culture  de  l'oranger 
dans  la  Provence  :  la  patrie  de  cet  arbre  paraît  être 
dans  la  Perse  ,  entre  Persépolis  et  Carinana  ;  il  s'est 
répandu  de  là  dans  les  provinces  du  Pont ,  d'où  il 
aura  été  porté  dans  la  Grèce ,  dans  l'Italie  et  dans 
le  midi  de  la   Gauîe. 

Nous  montâmes  sur  la  tour  d'un  ancien  couvent 
appelé  Sainte-Claire ,  pour  prendre  une  idée  du  terri- 
toire d'Hyères  :  on  voit  de  là  sa  riche  plaine ,  qui  a 
environ  quatre  lieues  de  long  sur  une  de  large ,  et  les 
jardins  d'orangers  qui  s'étendent  sous  les  murs  de  la 
ville.  A  droite  on  découvre  la  montagne  de  Notre- 
Dame,  et  plus  loin  le  vaste  étang  de  Giens  ;  en  face  , 
ia  petite  rivière  de  Gapeau ,  qui  traverse  tout  le  pays, 
et  auprès  de  laquelle  sont  les  salines  ;  et  au  -  delà  du 
golfe  d'Hyères,  les  îles  du  itiême  nom.  L'hôtel-de- 
ville  est  bâti  sur  un  ancien  édifice  qu'on  prétend  avoir 
appartenu  aux  Templiers.  Le  jardin  des  Cordeliers 
est  devenu  une  place  publique ,  sur  laquelle  on  a  bâti 
plusieurs  maisons  qu'on  destine  à  recevoir  les  étran- 
gers qui  viennent  passer  l'hiver  à  Hyères  :  cependant 
la  plupart  logent  à  l'hôtel  des  Ambassadeurs ,  chez 
M.  Félix  Suzanne  ,  hôtel  qui  est  dans  une  agréable 
situation,  et  où  l'on  est  servi  avec  zèle,  probité, 
et  même  avec  obligeance.  Il  est  connu  des  voyageurs 
allemands  ,  russes  et  anglois  les  plus  distingués. 


CHAPITRE    LXI.  44/ 

Si  l'on  re  veut  pas  loger  à  l'auberge,  on  peut 
ïouer  une  maison  ou  une  cliambre  :  alors  il  faut  tirer 
toutes  ses  provisions  de  Toulon  ,  à  l'exception  des 
fruits  et  des  légumes  ;  il  faut  même  faire  venir  de 
cette  ville  tous  les  objets  de  petite  mercerie  et  d'épi- 
cerie dont  l'usage  est  si  fréquent  et  si  nécessaire  ; 
on  peut  se  les  procurer  avec  assez  de  promptitude 
et  de  facilité. 

Le  climat  est  malsain  en  été ,  depuis  mai  jusqu'en 
octobre  ;  mais  ensuite  il  acquiert  une  salubrité  pré- 
cieuse ;  et  l'hiver  des  autres  contrées  n'est  ordinai- 
rement pour  celle-ci  qu'un  printemps  continuel.  Le 
mistral  s'introduit  quelquefois  par  l'issue  qu'il  trouve 
entre  les  montagnes  du  côté  de  Toulon  ;  et  alors  il 
gèle,  comme  dans  les  années  1709,  1768  et  1785;: 
mais  cela  est  très-rare  ;  la  plus  douce  température 
règne  ordinairement  pendant  les  mois  d'hiver  ;  l'air 
est  pur ,  léger,  élastique.  Le  pain  et  l'eau  sont  très-bons 
à  Hyères  :  le  vin  y  est  passable  ;  on  peut  d'ailleurs  en 
faire  venir  de  Toulon  :  le  poisson ,  le  gibier ,  la  vo- 
laille ,  sont  abondans.  MM.  Fille  et  Beauregard  ont 
une  bibliothèque  bien  choisie;  on  peut  aussi  louer 
des  livres  et  des  journaux  chez  Henriquez  ,  à  Toulon. 
Les  environs  offrent  par-tout  des  promenades  char- 
mantes et  variées  ;  le  paysagiste  y  trouvera  une  foule 
de  sites  dignes  de  ses  crayons  :  le  naturaliste  peut 
faire  des  excursions  sur  les  bords  de  la  mer  et  dans 
Jes  montagnes  ;  la  Flore  d'Hyères  lui  présentera  des 


445  CHAPITRE    LXI. 

plantes  rares  et  intéressantes.  Si  les  étrangers  sont 
en  grand  nombre ,  les  réunions  sont  alors  plus  fré- 
quentes ;  il  y  a  des  bals  ,  des  concerts  ;  enfin  les 
plaisirs  de  la  société  viennent  se  joindre  aux  agré- 
mens  naturels  que  peut  offrir  ce  riant  séjour  (i). 

Le  P.  Raynaud ,  Oratorien ,  qui  refusa  un  évêché , 
et  qui  s'est  fait  un  nom  dans  l'art  oratoire  ,  étoit 
né  à  Hyères.  Ce  beau  lieu  étoit  destiné  k  voir 
naître  des  maîtres  d'éloquence  ;  il  a  donné  le  jour  à 
Massilfon. 

On  nous  avoit  beaucoup  parlé  d'un  tableau  repré- 
sentant les  douze  apôtres ,  et  d'un  bas-reiief  du  Puget , 
qui  décorent  la  chapelle  de  Notre-Dame  d'Hyeres, 
Cette  chapelle  est  bâtie  sur  une  colline  près  du  bord 
de  la  mer,  à  une  lieue  de  la  ville  :  elle  n'est  plus  des- 
servie ;  mais  elle  est  gardée  par  un  hermite.  Cet  her- 
mite  est  un  menuisier,  qui  a  voulu  expier  dans  îa 
retraite  sa  passion  immodérée  pour  le  jeu ,  et  qui  pro- 
bablement a  trouvé  dans  cette  momerie  une  ressource 
contre  les  pertes  qu'il  a  faites.  Il  n'y  étoit  pas,  et 
nous  ne  pûmes  voir  les  objets  qu'on  nous  avoit  tant 
vantés  :  mais  cette  course  ne  fut  pas  inutile.  La  vue, 
sur  cette  montagne  ,  est  magnifique  et  étendue  : 
Hyères  se  développe  en  amphithéâtre.  Au-delk  de 
cette  montagne  est  celle  de  la  Perrière  ,  où  il  y 
a  des-grottes  avec  des  incrustations  et  des  stalactites. 

[\)  Christ.  Aug.YlSCH^K,  Reisenach  Hyères,  im  Winurvon  iSoj 
tttiJ  2 So.^ ;  helpzig,   i8o(>,- in-i2. 

Un 


CHAPITRE    LXI.  449 

Un  paysan  de  Toulon,  qui  alloit  de  Quarque- 
rane  à  Hyères ,  avoit  proposé  de  charger  nos  porte- 
manteaux sur  un  de  ses  mulets  ;  mais  il  manqua  de 
parole  à  nos  matelots.  En  général ,  il  ne  faut  pas  se 
fier  aux  paysans  provençaux  :  ceux  des  environs  de 
Touion  sont  principalement  les  plus  méchans.  De- 
mandez-leur votre  chemin  ,  ils  ne  répondent  pas,  ou 
ne  le  font  que  pour  vous  égarer.  Ayez  bien  soin  que 
rien  ne  manque  à  vos  équipages ,  à  vos  harnois , 
car  il  ne  faut  attendre  d'eux  aucune  assistance  :  s'ils 
vous  voient  dans  l'embarras ,  ils  rient  ;  ^i  vous  êtes 
en  danger,  ils  passent  leur  chemin.  Qu'un  voyageur 
altéré  cueille  une  grappe  de  raisin;  il  doit  s'estimer 
heureux  si  cette  légère  indiscrétion  ne  lui  attire  pas 
un  coup  de  bâton  ou  de  fusil  de  la  part  du  proprié- 
taire. Leurs  cris  sont  ceux  du  tigre  ;  leur  vivacité  est 
celle  de  la  rage.  Les  rixes  naissent  pour  des  misères; 
elles  occasionnent  des  injures  ;  et  la  réponse  à  celles- 
ci  est  presque  toujours  un  coup  de  bâton ,  dé  pierre 
ou  de  couteau  ,  souvent  mortel.  Celui  qui  a  commis 
ie  crime ,  revenu  à  lui ,  ne  pense  point  à  son  atrocité , 
mais  à  ses  suites  :  il  abandonne  sa  victime  ,  qu'il 
pourroit  secourir  ;  et  quelquefois  il  l'achève  pour 
n'avoir  point  à  craindre  sa  déposition.  Son  parti 
est  bientôt  pris  :  il  fuit  ;  et  posté  dans  les  vaux 
d'OliouIles  ou  dans  les  fonds  de  l'Esterel ,  il  attend 
le  voyageur,  commence  par  être  voleur,  et  devient 
assassin  par  métier.  C'est  ainsi  que  se  recrutent  les 
Tome  II,  F  f 


450  CHAPITRE    LXI. 

brigands  qui  infestent  quelquefois  les  routes  ds  la 

Provence. 

Les  habitans  d'Hyères  sont  cependant  d'un  na- 
turel civil  et  affabie  ;  ieur  ville  doit  une  partie  des 
agrémens  et  de  l'aisance  dont  elle  jouit,  au  séjour 
qu'y  font  des  étrangers  de  toutes  les  classes  et  de 
tous  les  pays  ;  et  les  habitans ,  qui  ont  l'intérêt  et 
le  désir  de  les  attirer  et  de  les  retenir  ,  savent ,  en 
vrais  cosmopolites,  se  plier  à  leurs  goûts  ;  ils  s'as- 
sujettissent avec  la  même  facilité  aux  fantaisies  des 
malades,  toujours  capricieux  ;  en  un  mot,  ils  sont 
aussi  doux  que  le  climat  sous  lequel  ils  vivent.  La 
population  est  d'environ  sept  mille  âmes. 

L'Anguiller  étoit  venue  mouiller  à  la  plage 
d'Hyères  :  nous  partîmes  pour  nous  rembarquer* 
Nous  traversâmes  la  plaine  d'Hyères  :  les  montagnes 
qui  l'entourent ,  la  ferment  de  toutes  parts  du  côté 
de  la  terre  ,  k  l'exception  d'un  étroit  passage  vers  le 
nord,  où  est  la  route  de  Toulon,  et  par  lequel  le 
vent  de  mistral  s'introduit  quelquefois  dans  la  vallée. 
Le  Gapeau  la  partage  en  deux  parties.  La  plus  fer- 
tile est  sur  la  rive  droite  de  cette  rivière.  Les  mon- 
tagnes, qui  forment  l'amphithéâtre,  présentent  une 
grande  variété  de  figures  et  de  formes  :  plusieurs  sont 
absolument  nues  ,  d'autres  sont  couvertes  d'arbres 
résineux  et  de  chênes  verts  ;  en  général ,  elles  sont 
très- escarpées.  La  partie  du  milieu  est  cultivée;  mais 
ie  terrain  ,  d'ailleurs  très-rocailleux ,  est  soutenu  par 


CHAPITRE    LXÎ.  45  i 

des  terrasses  :  l'olivier  y  croît  à  merveille.  Les  champs 
sont  plantés  en  bandes  alternatives  de  vigne  et  de 
blé.  Dans  les  montagnes  du  côté  du  nord  ,  on 
trouve  un  sc'niste  ardoisé ,  dont  les  feuillets  sont 
extrêmement  minces;  dans  d'autres  il  y  a  du  quartz. 
Celles  du  midi  renferment  des  substances  calcaires  î 
on  y  observe  même  du  marbre  blanc  et  rouge ,  qui 
prend  un  assez  beau  poli.  II  y  a,  à  la  montagne 
des  Oiseaux  ,  une  terre  rouge  dans  laquelle  on  re- 
marque différentes  cristallisations  de  spath  calcaire. 

Plus  on  approche  de  la  mer ,  plus  le  terrain  de- 
vient marécageux  :  ce  sont  les  marais  qui  rendent 
le  pays  malsain  pendant  l'été  ,  et  y  causent  des 
épidémies.  Il  est  probable  que  cette  plaine  étoit 
autrefois  un  golfe  qui  a  été  successivement  comblé 
par  les  éboulemens  des  montagnes  environnantes.  Le 
sol  inférieur  est  cultivé  en  champs  de  blé  et  en  prai- 
ries ,  quj ,  avec  les  rians  jardins  et  les  petites  bastides 
dont  ils  sont  parsemés ,  présentent  un  aspect  très- 
agréable. 

Le  Gapeau  a  sa  source  dans  le  territoire  de  Signe, 
I-es  arbres  qui  croissent  sur  ses  rives,  sont  souvent 
couronnés  de  pampres  de  diverses  variétés  de  vignes 
qui  viennent  spontanément ,  et  parmi  lesquelles  il 
y  en  a  peu  qui  méritent  d'être  cultivées.  Près  de 
son  embouchure  sont  les  salines  :  c'est  un  grand 
espace  carré ,  d'environ  une  lieue  de  circonférence  , 
enfermé  par  un  rempart ,  et  partagé  en   plusieurs 

Ff  a 


4^2  CHAPITRE    LXr. 

autres  carrés ,  bordés  également  de  fossés  et  de 
canaux  par  lesquels  on  y  introduit  l'eau  de  la  mer, 
que  l'ardeur  du  soleil  fliit  évaporer.  Lorsque  cette 
opération  a  été  répétée  plusieurs  fois  ,  on  enlève 
le  sel  ;  on  le  porte  dans  les  magasins,  qui  sont  sur 
les  bords  de  la  mer  ,  et  près  desquels  il  y  a  aussi 
des  habitations  pour  les  ouvriers;  puis  on  le  charge 
sur  des  bâtimens.  Le  produit  de  ces  salines  s'éle- 
voit  alors  à  cinq  cent  mille  francs  :  on  augmente 
encore  k  présent  l'étendue  de  cet  établissement. 

C'est  au-delà  des  salines ,  au-dessus  de  remf)ou- 
chure  du  Gapeau  ,  dans  un  lieu  appelé  aujourd'hui 
l'Eoubes,  que  l'on  doit  chercher  l'ancienne  Olbia^ 
nom  qui  en  grec  signifie  V Heureuse  ^  et  qu'elle  devoit 
vraisemblablement  aux  avantages  de  sa  situation.  Les 
pirates  et  les  Sarrasins  l'ont  pillée ,  et  ont  forcé  ses 
habitans  à  se  retirer  sur  les  montagnes. 

Ce  territoire  fortuné  est  devenu  inculte  ;  les  débor- 
demens  du  Gapeau  y  ont  versé  des  vases  et  formé 
des  marais  :  mais  ,  avec  peu  de  dépense  ,  ce  beau 
sol  pourroit  être  rendu  à  l'agriculture.  Au  milieu  des 
marais  formés  par  l'embouchure  du  Gapeau  ,  il  y  a 
un  petit  bras  de  mer  d'environ  ime  demi  -  lieue  , 
qu'on  appelle  le  Ceinturon.  Il  seroit  facile  d'y  faire  un 
port ,  et  de  conduire  de  là  un  canal  jusqu'à  Hyères. 
Cette  entreprise  a  été  projetée  depuis  cent  ans  ;  mais 
elle  ne  recevra  peut-être  jamais  son  exécution  :  ce- 
pendant ce  port  et  ce  canal  dessécheroientles  marais; 


CHAPITRE     IXI.  453 

les  vaisseaux  qui  mouillent  dans  ie  bassin  d'Hyères  y 
trouveroient  un  abri  ,  et  il  en  résulteroit  une  foule 
d'avantages  :  un  des  piin.cipaux  seroit  de  protéger 
en  temps  de  guerre  les  embarcations  contre  les 
enneinis ,  qui  viennent  croiser  impunément  à  l'en- 
trée du  bassin. 

C'est  précisénient  ce  qui  arriva  au  temps  où  nous 
y  étions.  Comme  nous  a|)proch(ons  de  notre  bâti- 
ment, nos  gens  vinrent  nous  prévenir  qu'un  mar- 
chand de  boulets  (  c'est  ainsi  qu'ils  nomment  les  cor- 
saires )  croisoit  vers  l'ile  du  Levant  ;  qu'il  avoit  pris 
plusieurs  barques  de  pêcheurs  et  des  bâtimens  de 
transport,  et  qu'il  avoit  renvoyé  ceux-ci  après  s'être 
emparé  des  grains  dont  ils  étoient  chargés  :  ils  nous 
conseillèrent  d'attendre,  pour  nous  embarquer,  qu'il 
eût  quitté  ces  parages;  et  nous  nous  décidâmes  a  ne 
pas  visiter  les  îles  d'Hyères,  comme  nous  en  avions 
eu  l'intention. 

On  aperçoit  ces  îles  du  rivnge;  elles  sont  éloignées 
d'environ  quatre  lieues  :  les  habitans  d'Hyères  y  vont 
quelquefois  faire  des  parties  de  plaisir.  Les  Romains 
les  appeloient  Stœchadcs  (  1 1 ,  à  cause  de  l'ordre  dans 
iequel  elles  sont  rangées  ;  c'est  aussi  pour  la  même 
raison  qu'ils  les  avoient  appelées  Prou ,  Aiese , 
Hypœa. 

Proie  ,  c'est-à-dire  ,  la  prem'ùre  ,  est  celle  qu'on 

(i)  Du  mot  grec  ro/^f  ,  ordre, 

F  f  3^ 


4^4  CHAPITRE    LXr. 

nomme  aujourd'hui  PorqueroUes  ,  probablement  à 
cause  des  porcs  qu'on  y  élevoit  :  elle  est  à  l'ouest  ; 
à  son  entrée  devant  Toulon  est  la  pointe  des  Lan- 
goustiers ,  ainsi  nommée  de  la  grande  quantité  de 
langoustes  (i)  qu'on  y  prend.  Cette  île  est  la  plus 
grande  ;  elle  est  bien  boisée ,  et  renferme  près  de 
quatre-vingts  à  cent  habitans.  Louis  XIV  y  faisoit 
élever  des  faisans.  C'est  entre  cette  île  et  la  presqu'île 
de  Gien  qu'est  l'entrée  de  la  rade  d'Hyères.  La  pres- 
qu'île a  près  d'une  lieue  et  demie  de  long  ;  au  milieu 
est  un  étang  qui  fournit  d'excellent  poisson ,  et  où 
les  habitans  d'Hyères  peuvent  se  procurer  le  plaisir 
de  chasser  des  oiseaux  d'eau. 

Aïese ,  c'est-k-dire  ,  Vih  du  milieu ,  nommée  au- 
jourd'hui Port-cros ,  est  à  trois  lieues  vers  l'est.  C'est 
la  plus  élevée  et  la  plus  fertile  ;  elle  est  couverte 
de  lavande  et  de  fraisiers  ;  elle  a  un  petit  port  :  on 


(i)  Palinurus  vulgarls ,  Latr.  Gêner,  crustac.  p.  4S  ,  et  Ann. 
d' histoire  natur.  t.  III,  p.  391  ,  où  cette  espèce,  jusqu'alors  con- 
fondue avec  d'autres,  est  bien  caractérisée.  On  trouve  encore 
dans  CCS  parages ,  et  sur  toute  la  côte ,  plusieurs  autres  espèces 
de  crustacées  :  ie  cancre  tête  de  mort,  dromia  cajnit  mortuum  , 
Latr.;  le  cancre  migraine,  calapya  granulata  ,  Fabr,  ;  ie  cancre 
madré ,  grapsus  variiis,  Latr.  ;  le  cancre  aplati ,  plagusia  deprrssa  , 
jcj.  ;  leucosia  nucleus  ,  id.  ;  rjuûa  squinado ,  maia  armata ,  id.  ; 
l'araignée  de  mer,  macropus  longirostris ,  id.  ;  dorippe  quadridens , 
id.  ;  la  squiile  large  ou  orchetta  ;  scyllarus  laïus ,  id.  ;  l'écrevisse 
striée,  galathea  strigosa .  Fabr.  j  squilla  mantis  ,  \à.;  phron^ma. 
sedentaria  ,  L,ATR. 


CHAPITRE    LXI.  4^5 

y  compte  environ  cinquante  habitans.  Ces  deux  îles 
sont  défendues  par  des  forts. 

Hypœa,  c'est-à-dire  ,  la  plus  éloignée ,  est  nommée 
aujourd'hui  île  du  Levant  :  eile  est  à  environ  trois 
quarts  de  lieue  de  la  dernière.  C'est  la  plus  petite 
et  la  p(us  misérable  ;  elle  est  inhabitée.  Les  Anglois 
et  les  Algériens  viennent  quelquefois  y  faire  de  l'eau 
à  une  petite  source  qui  est  au  midi. 

Ces  îles  forment  un  beau  groupe  qu'on  découvre 
h  une  distance  de  quatre  ou  cinq  milles  (i)  :  elles 
bornent  Thorizon  ;  mais  entre  elles  on  aperçoit  plus 
loin  la  vaste  mer.  Souvent  on  les  a  confondues 
avec  la  ville  d'Hyères  ;  et  plusieurs  livres  ,  estimables 
d'ailleurs  ,  ont  accrédité  l'erreur  que  c'est  dans  ces 
îles  que  croissent  les  orangers  (2)  ,  tandis  qu'aucune 
des  plantes  de  la  belle  tàmiile  des  hespéridées  ne 
pourroit  y  subsister.  Je  ne  saurois  dire  non  plus  où 
M.  Pinckerton  a  pu  trouver  qu'une  de  ces  îles  étoit 
celle  de  Calypso  (3). 

Après  avoir  parcouru  toute  cette  plage ,  nous 
revînmes  à  Hyères  :  nos  matelots  se  préparèrent  à 

(i  )  M.  YounçT  a  eu  tort  de  dire  que  la  plus  voisine  tient  au  con- 
tinent par  une  chaussée, 

(2)  Vojage  fti  France,  \,  11,76;  Dictionnaire  d'histoire  natu- 
relle ,  chez  Deterville,  au  mot  ORANGER  ;  Dictionnaire  du  com- 
merce  de  M,  PeuchET  ,  au  met  HyÈRES  ,  &c.  &c. 

(?)  Pinckerton,  Géographie,  traduction  Françoise, tome  1.''*^» 
page    223. 

Ff  4 


45^  CHAPITRE     LXI. 

profiter  du  premier  moment  où  les  vigies  cesseroient 
de  signaler  le  corsaire ,  pour  mettre  à  la  voile  et  se 
diriger  vers  Saint  -  Tropez  ,  où  ils  dévoient  nous 
attendre  ;  nous  passâmes  le  reste  de  la  journée  à 
chercher  les  moyens  de  nous  y  rendre  le  lendemain 
par  terre. 


457 


CHAPITRE  LXIL 

Départ  d'Hyères.  — Comoni. — Bormonî.  —  Montagne 
de  l'Averne.  —  Minéraux.  —  Plantes.  — Château  de  la 
Molle.  —  Les  Maures.  —  Château  Frainet.  —  Les 
Sarrasins  en  Provence.  —  Cogolin.  —  Heraclea  Cac' 
cabaria,  Saint-Tropez,  —  Commerce.  —  Pêche  , 
Thon  ,  Madrague. 

1 L  n'y  a  point  de  route  qui  conduise  d'Hyères  à 
Nice  :  ceux  qui  vevdent  s'y  rendre  sont  obligés  de 
retourner  à  Toulon  ;  ils  prennent  ensuite  le  chemin 
de  Fréjus  par  Cuers  et  Pignans.  D'Hyères  à  Saint- 
Tropez  il  n'existe  point  non  plus  de  route  qui  soit 
praticable  pour  les  voitures  :  nous  louâmes  des  che- 
vaux ,  nous  prîmes  un  guide  pour  nous  conduire, 
et  le  I  2  juin  nous  étions  en  marche  à  deux  heures 
du  matin. 

Depuis  Toulon  ,  en  suivant  la  côte  ,  jusqu'à 
Fréjus  ,  on  est  sur  le  territoire  des  anciens  Comonî , 
qui  dépendoient  des  Salyes ,  ainsi  que  les  Bormoni , 
dont  Bormis  tire  son  nom. 

La  route  est  d'abord  coupée  par  plusieurs  petits 
chemins  plantés  d'oliviers  ;  elle  est  bordée  d'une  haie 
de  grenadiers.  Le  sol ,  cultivé  en  blé  et  en  vignes ,  est 
très- fertile.  On  voit  à  droite  les  salines,  et  plus  loin 


45^  CHAPITRE    LXir. 

la  mer,  d'où  s'élèvent  les  îles  dont  j'ai  parlé.  On  arrive 
bientôt  à  la  chaîne  de  montagnes  qui  forme  l'amphi- 
théâtre de  la  plaine  d'Hyères.  Celle  que  nous  traver- 
sâmes s'appelle  la  montagne  de  l'Avcrne.  Elle  pré- 
sente des  sites  pittoresques ,  et  son  aspect  est  vraiment 
curieux  pour  le  minéralogiste  et  pour  celui  qui  aime 
les  paysages.  Le  quartz  gras,  qui  y  forme  la  base  du 
sol ,  a  été  scié  en  mille  endroits  par  des  torrens  qui 
y  ont  formé  une  multitude  de  sillons  et  de  fentes 
plus  ou  moins  larges ,  et  souvent  très-profondes.  Ici 
la  route  cesse  d'être  frayée  ;  ce  n'est  plus  qu'un  sen- 
tier dont  on  reconnoît  à  peine  la  trace ,  et  qui  circule 
à  travers  ces  anfractuosités.  Un  peu  plus  loin ,  la  na- 
ture du  sol  change  encore  ,  et  à  chaque  pas  il  offre 
des  minéraux  intéressans  :  à  l'aide  d'un  marteau  dont 
nous  avions  eu  soin  de  nous  munir ,  nous  en  déta- 
châmes plusieurs,  et  nous  en  eûmes  bientôt  rempli 
un  panier  ;  c'étoient  des  variétés  de  granit,  de  porphyre , 
de  quart:^  gras.  Le  mica  est  ensuite  mêlé  au  quartz  en 
assez  grande  quantité;  et  il  devient  bientôt  si  abon- 
dant ,  qu'on  enfonce  jusqu'à  la  cheville  dans  des  flots 
d'un  sable  qui  paroît  d'or  ou  d'argent,  et  auquel  les 
reflets  des  rayons  du  soleil  donnent  un  aspect  plus 
brillant  encore.   Un    représentant  du  peuple  ,   qui 
n'a:voit  pas  fait  de  grandes  études  en  minéralogie, 
ayant  traversé  cette  montagne  en  1793  ,  s'empressa 
de  recueillir  de  ce  beau  sable,  et  de  l'envoyer  k  la 
Convention,  comme  uiie  preuve  ,  disoit-U  ,  de 


i 


CHAPITRE    LXII.  459 

l'impéritie  des  administrateurs  du  département  du 
Var ,  qui  fouloient  sous  ieurs  pieds  des  trésors 
propres  à  soutenir  les  frais  de  la  guerre  contre  tous 
ïes  rois  de  l'univers ,  et  qui  ne  savoient  pas  en 
tirer  parti. 

Les  sinuosités  formées  par  I^  torrens  qui ,  en  pre- 
nant des  routes  différentes ,  produisent  des  variations 
dans  le  terrain  ,  les  plantes  dont  ie  sol  est  couvert, 
ajoutent  encore  à  l'effet  de  cette  singulière  contrée, 
où  l'on  ne  rencontre  pas  une  seule  chaumière  :  on  se 
croit  transporté  dans  un  pays  désert  et  loin  de  toute 
espèce  d'habitation.  Nous  nous  amusâmes  à  rassem- 
bler pour  notre  herbier  quelques  plantes  méridionales. 
On  aime  toujours  à  revoir  les  plantes  qu'on  a  cueil- 
lies sur  le  terrain  même  où  elles  croissent  naturelle- 
ment :  elles  raj)pellent  les  sites  où  on  les  a  trouvées, 
les  lieux  qu'on  a  parcourus  ,  les  amis  qu'on  a  laissés  ; 
c'est  une  source  de  souvenirs  agréables  et  attachons  ; 
et  si  elles  n'ajoutent  rien  aux  connoissances ,  elles 
ont  pour  l'ame  un  intérêt  bien  plus  touchant  que 
celles  qui  ont  été  transplantées  dans  les  jardins  pour 
notre  agrément  ou  notre  instruction.    Les  plantes 
de  la  Provence  sont  bien  connues  par  le  grand  ou- 
vrage de  Garidel  (  i  )  et  par  l'excellente   Flore  de 


(  I  )  Histoire  des  plantes  qui  croissent  aux  environs  d'Aix  et  dans 
plusieurs  lieux  de  la  Provence.  Aix,  171 5  ,  in-fof. 


4^0  CHAPITRE    LXII. 

AI.  Gérard  (i).  C'est  dans  ces  montagnes,  dans 
celles  de  l'Esterel  et  de  la  Victoire,  que  ces  deux 
infatigables  botanistes  ont  fait  la  plus  abondante 
moisson.  On  doit  regretter  que  le  premier  ai'  adopté 
l'ordre  alphabétique  ,  et  que  l'autre  ait  rédigé  sa 
Flore  avant  que  Linîiaîus,  dont  il  a  suivi  la  mé- 
thode, eût  inventé  les  noms  triviaux,  qui  sont  d'un  si 
grand  soulagement  pour  la  mémoire,  et  qui  ont  donné 
tant  de  facilité  pour  l'étude  des  végétaux.  Il  seroit 
à  désirer  que  qrelque  botaniste ,  en  se  servant  des 
travaux  de  ces  deux  hommes  savans  et  laborieux, 
nous  donnât  une  Flore  de  ta  Provence,  » 

Comme  l'histoire  naturelle  n'étoit  j)as  Ip  principal  j 
objet  de  notre  voyage  ,  nous  ne  nous  arrêlâmes  pas 
dans  ces  lieux,  où  il  auroii  fallu  camper  et  séjourner  \ 
pour  observer  tout  ce  qu'ils  peuvent  offrir  d'inté- 
ressant :  nous  nous  contentions  de  remarquer  ce 
qui  étoit  sur  notre  chejnin  ,  et  de  prendre  des  échan- 
tillons des  minéraux,  des  plantes  et  des  insectes  qui 
appartiennent  plus  particulièrement  au  midi  de  la 
France. 

Nous  observâmes  avec  regret  qu'une  grande  quantité 
de  beaux  pins  (2)  avoit  été  dévorée  par  le  feu.  On 
éprouve  un  sentiment  de  peine  en  voyant  des  arbres 
magnifiques  ,  encore  sur  pied  ,  dépouillés  de  leur 

[i)  Ludovici  GtKkRD  Flora  Gallo-Provincialis.  P.uisiis,  1761, 
in-8." 

(2}  Pinus  syhrstris. 

/ 


CHAPITRE    LXII.  4^C 

branchage  par  la  fînmine,  et  noircis  par  la  fumée. 
Par-tout  on  trouve  des  traces  de  semblables  incendies; 
il  n'y  a  presque  pas  de  pinedos  (  c'est  ain^i  qu'on 
appelle  les  lieux  où  croissent  les  pins  )  qui  en  soient 
exempts.  Je  dirai  ailleurs  k  quoi  l'on  peut  attribuer  ces 
'indignes  dévastations,  et  quels  sont  les  moyens  d'y 
remédier.  II  y  a  des  endroits  que  la  multitude  des 
roches,  les  sillons  faits  par  les  torrens,  et  ces  pins 
brûlés  et  noircis  ,  rendent  si  âpres  et  si  sauvages  , 
qu'on  ne  pourroit  pas  choisir  un  meilleur  site  pour 
peindre  l'entrée  des  enfers. 

D'autres  parties  sont  couvertes  de  chênes  verts  (  i  )  : 
on  y  rencontre  aussi  le  chêne  à  feuilles  rondes  (2)  , 
dont  [es  paysans  mangent  les  glands  après  les  avoir 
fait  bouillir  et  les  avoir  fait  cuire  sous  les  cendres 
chaudes  ;  le  rouvre  ou  chêne  ordinaire  (3) ,  et  ie  chêne 
pédoncule  (4)  ,  dont  le  bois,  plus  compacte  et  plus 
dur,  résiste  plus  fortement  a  l'eau,  et  que  les  anciens 
employoient  principalement  dans  leurs  constructions. 
L'espèce  la  plus  commune  dans  ces  montagnes  est 
le  lié.^re  (5]  :  c'étoit  le  temps  où  on  le  dépouilloit  de 
son  écorce.  On  enlève  cette  écorce  tous  les  huit  à 


(  1  )    Quercus  ilex. 

(2)    Quercus  rotundlfolia.  LamARCK. 

{3)   Qu^r^^us  rohur. 

(4)  Quercus  yedunculata, 

(5)  Quercus   suber.  Les  Provençaux  l'appellent  suvé  :  ce  mot 
dérive  peut-être  de  sui/er. 


4<^2  CHAPITRE    LXII. 

dix  ans  ;  sans  cela  l'arbre  périroit.  On  la  charge 
avec  des  pierres  pour  l'aplatir  ,  après  l'avoir  fait 
passer  au  feu  en  dedans  et  en  dehors;  elle  est  portée 
ensuite  à  Saint-Tropez,  où  on  la  taille  en  bou- 
chons. 

Une  infinité  d'arbustes  nouveaux  pour  un  habitant 
des  départemens  du  nord  offrent  une  variété  ravis- 
sante. L'arbousier  (  i  )  y  croît  avec  une  extrême 
abondance  ;  tout  le  soi  en  est  couvert  ;.  on  y  voit 
aussi  beaucoup  de  genièvre  (2) ,  appelé  en  Provence 
genibré.  Parmi  les  autres  arbrisseaux  qui  se  présen- 
toient  sur  notre  route ,  nous  distinguâmes  l'aurone  (3  ) 
ou  la  citronnelle  de  nos  jardins  ;  le  myrte  (4) ,  dont 
ïa  blancheur  contraste  agréablement  avec  le  jaune 
du  jasmin  (  5  ) . 

Tantôt  nous  descendions  dans  des  profondeurs 
dont  les  défilés  doivent  devenir  impraticables  pendant 
ia  saison  des  pluies;  tantôt  nous  montions  sur  des 
collines  d'où  nous  pouvions  jouir  du  bel  aspect 
de  ia  mer.  Nous  vîmes  distinctement  trois  vaisseaux 
anglois  qui  étoient  à  ia  pointe  de  l'île  du  Levant  et  de 
la  rade  d'Hyères  ;  ils  donnoient  ia  chasse  à  plusieurs 
petits  bâtimens ,  et  la  batterie  des  côtes  leur  lâcha 

{ I  )  Arhutus  unedo. 

(2)  Juniperus  communis. 

(3)  Artemisia  abrotonum. 

(4)  Afjfrtus  communis. 

(5)  Jasrninum fruticans. 


CHAPITRE    LXII.  4^5 

une  bordée  :  nous  pensâmes  alors  à  notre  barque  et 
au  danger  qu'elie  couroit. 

Nous  nous   arrêtâmes  à   l'ancien   château  de  la 
Alolle,  qui  appartient  à  M.  de  Fons-Colombe  (i). 
Un  bon  paysan  nous  procura  quelques  assiettes,  et 
nous  dînâmes,  avec  les  provisions  que  nous  avions 
apportées  ,  au  bord  d'une  fontaine  ,   à  l'ombre  de 
quelques  mûriers.  Avant  de  nous  remettre  en  route  , 
nous  parcourûmes  les  environs,  et  nous  fîmes  encore 
luie  ampie  récolte  de  minéraux.  Nous  trouvâmes  de 
la  cyanite  prismatique  :  ses  quatre  pans  étoient  très- 
aplatis  ;    elle   avoit  pour   base   du  quartz  micacé. 
Nous  vîmes  encore  de  la  cyanite  lamellaire  dans  du 
granit  feuilleté  ;  de  la  cyanite  à  lames  divergentes. 
Le  feld-spath  a  une  couleur  rose  ,  et  commence  à  se 
décomposer.  Nous  ramassâmes  des  roches  quartzeuses 
qui  renfermoient  quelques  cristaux  de  staurotide  : 
celle-ci  appartient  à  la  variété  qu'on  appelle  grana- 
tite  ;  c'étoit   une  espèce  de  gneiss  avec  des  grenats 
et  du  mica.  Parmi  les  granits ,  il  y  en  avoit  de  feuil- 
letés. Les  environs  de  la  Molle  produisent  aussi  de 
la  serpentine  ;  on  y  exploite  une  carrière  d'une  roche 
serpentineuse  ,  avec  des  parties  brillantes  d'un  vert 
jaunâtre:  une  autre  serpentine ,  d'un  gris  blanchâtre, 
a  des  veines  d'un  vert  foncé  ,  et  contient  de  Vasbeste 
roide  et  étoile.  On  trouve  encore  dans  cette  carrière 

{i)  Suprà,  page  331. 


4<34  CHAPITRE     LXII. 

de  ia  stéatîte  grise ,  d'autre  yû««^  d'or  en  rayons  diver- 
geas ,  et  de  la  chlor'ite  verte.  Quelques  cavités  ren- 
ferment du  quarlT^  hyalin.  Enfin  ce  j)nys  si  inté- 
ressant pour  le  minéralogiste  offre  aussi  des  traces 
de  volcans  :  on  y  trouve  des  morceaux  de  lave  en 
masses  roulées. 

Après  avoir  fait  rafraîchir  nos  gens  et  reposer  nos 
chevaux  ,  et  avoir  joui  des  plaisirs  que  pouvoit  nous 
procurer  un  lieu  aussi  agreste ,  mais  riche  cependant 
en  productions  de  la  nature  ,  nous  reprîmes  notre 
route  par  un  chemin  à-peu-près  semblable,  jusqu'à 
Çogoliiï ,  dont  les  maisons  sont  en  partie  bâties  avec 
une  serpentine  talqueuse  qui  se  trouve  dans  les  mon- 
tagnes que  nous  venions  de  parcourir. 

Un  minéralogiste  de  profession ,  au  lieu  de  se 
rendre  à  Saint-Tropez,  auroit  pris  sur  sa  gauche  pour 
suivre  encore  les  belles  observations  qu'on  peut  faire 
dans  ces  montagnes  ,  jusqu'au  lieu  qu'on  appelle  la 
Garde-Fraimt ,  par  où  l'on  se  rend  à  Draguignan. 
Nous  avons  vu  ,  dans  le  musée  de  cette  ville  ,  les 
minéraux  qu'on  peut  y  recueillir.  Ces  montagnes 
renferment  aussi  un  grand  banc  de  serpentine ,  tantôt 
grise  ,  tantôt  noirâtre  ,  oii  l'on  trouve  de  Vamiante 
qui  y  adhère.  La  montagne  où  est  situé  le  château 
Frainet,  et  celles  qui  l'entourent,  sont  principale- 
ment composées  de  gneiss. 

Cette  chaîne  de  moniaanes  que  nous  venions  de 
parcourir,  et  qui  s'étend  depuis  Hyères  jusqu'à  Fréjus , 

où 


CHAPITRE    LXir.  4^5 

où  elle  est  séparée  del'Esterel  parle  fleuve  d'Argent, 
s'appelle  les  Maures  ,  sans  doute  k  cause  du  grand 
nombre  de  Sarrasins  qui  l'ont  habitée.  Après  s'être 
emparés  de  l'Espagne,  ils  étoient  descendus  dans 
le  Languedoc  et  dans  la  Provence  (i).  Ceux  qui 
furent  chassés  du  Languedoc  par  les  ducs  d'Aqui- 
taine, entrèrent  dans  la  Provence  (2)  ,  et  y  com- 
mirent mille  désordres  ;  ils  se  réunirent ,  et  s'avan- 
cèrent jusqu'à  Poitiers,  où  ils  furent  taillés  en  pièces 
par  Charles-Martel  (3)  ,  qui  les  vainquit  encore  en 
Provence  ,  et  les  chassa  du  pays.  Ils  désolèrent 
ensuite  les  côtes  au  moyen  de  bâtimens  léoers  qui 
ïes  transportoient  promptement  (  4  )  :  ce  fut  alors 
qu'ils  pillèrent  le  monastère  de  Lérins ,  après  en  avoir 
égorgé  les  religieux.  Les  Danois  ,  appelés  Normands, 
détruisirent  ce  qu'ils  avoient  épargné.  On  doit  pla- 
cer dans  cette  période  la  ruine  de  plusieurs  villes 
romaines  en  Provence  ,  et  notamment  d'Heraclea 
et  é'Olbia,  Les  Sarrasins  rentrèrent  en  Provence  (  5) , 
et  mirent  tout  à  feu  et  à  sang,  pendant  que  les  Nor- 
mands ravageoient  le  nord  de  la  France  :  ils  dévas- 
tèrent Aix  et  Marseille ,  s'emparèrent  du  golfe  de 
Saint-Tropez ,  et  en  occupèrent  les  environs.  C'est 

(  i  )  En  721. 

(2)  En  729. 

(3)  Ei^73^- 

(4)  En  737. 

(5)  En  888. 

Tome  II,  ^  g 


'4,66  CHAPITRE    LXII. 

à  cette  époque  qu'ils  bâtirent  le  château  Fralnet  ou, 
Fraxînet  [\)  :  c'étoit  leur  boulevart  dans  ces  mon- 
tagnes ,  et  ils  conservèrent  ce  poste  important  jus- 
qu'en ^32.  Guillaume  I.",  comte  de  Provence, 
ïes  en  chassa  enfin  :  il  fut  puissamment  aidé ,  dans 
cette  utile  et  glorieuse  expédition  ,  par  plusieurs 
braves  chevaliers  ;  un  des  plus  renommés  étoit  Bevon 
ou  Bobon  (2),  fils  du  seigneur  de  Noyers  près  de 
Sisteron.  Les  Sarrasins  n'ont  plus  reparu  depuis.  On 
voit  encore  au  Fraxinet  un  fossé  large  et  profond , 
€t  une  grande  citerne  :  l'un  et  l'autre  sont  taillés 
dans  ie  roc. 

Avant  d'arriver  à  Cogolin,  où  l'on  cultive  beau- 
coup de  haricots  noirs ,  on  trouve  Roquebrune ,  dont 
le  territoire  est  fertilisé  par  les  dépôts  que  l'Argent 
laisse  dans  ses  débordemens ,  et  le  château  de  Gri- 
maudy  dans  lequel  étoit  née  la  malheureuse  prési- 
dente d'Entrecasteaux ,  si  barbarement  assassinée  par 
son  mari.  A  Cogolin,  on  quitte  la  montagne  :  la 
plaine  est  fertile  et  entièrement  cultivée  en  blé.  Le 
terrain  devient  stérile  en  approchant  du  golfe ,  que 
l'on  suit  jusqu'à  la  pointe  où  est  située  la  ville  de 
Saint-Tropez. 

Cette  ville  est  bâtie  dans  le  lieu  où  étoit  Heraclea 

(  I  )  Fraxinetum ,  nommé  ainsi  à  cause  des  frênes  dont  le  terri- 
toire étoit  couvert  i 

(2)  H  se  retira  en  Italie,  où  il  vécut  dans  une  pauvreté  volon- 
taire. Quelques    églises  de  ce  pays  l'honorent  comme  un  saint. 


CHAPITRE    LXIL  4<^7 

Cdccaharîa  ,  nppelée  ainsi  peut-être  parce  qu'elle 
possédoit  un  temple  d'Hercule  :  quant  à  son  sur- 
nom ,  il  faudroit  en  chercher  le  sens  dans  la  langue 
celtique.  Elle  fut  pillée  et  détruite  par  les  Sarrasins; 
et ,  malgré  la  protection  promise  par  les  comtes  de 
Provence  à  ceux  qui  s'y  établiroient  ,  personne 
n'osoit  l'hal^iter  :  enfin  soixante  familles  génoises  , 
conduites  par  Gaffarel  de  Garessio ,  s'y  fixèi  ent  en 
1 470  ,  sous  la  condition  qu'elles  seroient  exemptes 
de  toute  taille.  II  n'y  avoit  plus  alors  que  deux 
tours  qui  servoient  à  défendre  le  pays  ;  elles  sub- 
sistent encore.  Les  Génois  y  bâtirent  une  ville  , 
qu'on  appela  Saint- Trope-^,  du  nom  d'un  saint  mar- 
tyrisé à  Pise ,  dont  ils  y  transportèrent  les  reliques. 
Le  port  est  formé  par  un  môle  jeté  sur  le  golfe, 
que  les  anciens  nommoient  sinus  Sambracitanus ,  et 
qu'on  appelle  aujourd'hui  golfe  de  Grimaud  ,  du 
nom  du  grand  sénéchal  de  Provence ,  Jean  deCossa, 
baron  de  Grimaud  ,  qui  conclut  le  traité  avec  les 
Génois. 

Le  territoire  qui  environne  Saint-Tropez  est  très- 
stérile  :  l'air  qu'on  y  respire  est  vif  et  pur  ;  la  peste 
ne  s'y  est  jamais  introduite  ,  quoique  les  lieux  voi- 
sins en  fussent  infectés.  On  y  construit  quelques 
navires  de  commerce  ,  qui  servent  ensuite  à  faire 
ies  transports  pour  le  compte  des  autres  places. 
Avant  la  révolution  ,  on  y  avoit  établi  quelques 
filatures    de    soie.    La  construction  des    navires  , 

Gg   2 


4^8  CHAPITRE    LXII. 

rexportatioii  du  bois  ou  du  liége  ,  et  la  fabrication 
des  bouchons  ,  forment  aujourd'hui  tout  le  com- 
merce de  la  ville  :  on  y  a  aussi  récemment  fait  des 
salines.  Le  vin  y  est  de  mauvaise  qualité. 

La  pêche  est  encore  une  des  principales  branches 
d'industrie.  Comme  il  n'y  avoit  rien  de  curieux  h 
voir  dans  la  ville  ,  M.  Sisterne  ,  inspecteur  des 
douanes ,  à  qui  M.  Brack  nous  avoit  recommandés  , 
et  dont  nous  reçûmes  un  accueil  très-obligeant , 
nous  proposa  de  voir  lever  la  madrague  ,  et  il  eut 
la  bonté  de  nous  accompagner. 

Notre  petite  barque  ,  en  longeant  les  côtes  et  en 
profitant  de  l'avantage  du  vent ,  avoit  échappé  aux 
corsaires  anglois  ;  elle  étoit  arrivée  presque  en  même 
temps  que  nous  dans  le  port.  Avant  la  pointe  du  jour , 
nous  nous  y  embarquâmes  pour  Fréjus.  Les  pêcheurs 
avoient  promis  de  ne  point  lever  leur  madrague  avant 
notre  arrivée  :  nous  ne  les  fîmes  pas  attendre  ;  il 
étoit  à  peine  jour  quand  nous  les  abordâmes. 

La  pêche  du  thon  se  fait  de  différentes  manières. 
Quelquefois  le  pêcheur  laisse  filer  une  cornette 
armée  d'un  haim  ou  hameçon ,  et  il  tire  lorsqu'il  sent 
ia  plus  légère  résistance  ;  c'est  ce  qu'on  appel  le /7/f/^^r 
au  doUt.  On  pêche  h  la  canne  ou  à  la  cannette , 
lorsqu'on  se  sert  d'une  canne  ou  perche  déliée ,  au 
bout  de  laquelle  on  a  empilé  un  haim,  c'est-à-dire, 
attaché  une  ligne.  L'amorce  est  faite  avec  de  pe- 
tits poissons  crus  ;  mais  les  Génois  et  les  Catalans 


CHAPITRE    LXII.  4^9 

emploî^it  une  pâte  de  poissons  cuits  (i)  ,  et  pa- 
roissent  s'être  approprié  presque  exclusivement  cette 
pêche ,  qui  entretient ,  sur  les  côtes ,  des  matelots  qui 
sont  toujours  à  la  disposition  du  commerce  et  de 
l'Etat.  Le  libouret  est  une  corde  qui  passe  h  travers 
un  morceau  de  bois  appelé  avalette  ,  auquel  est 
attachée  une  autre  corde  garnie  de  plusieurs  petites 
lignes  armées  de  haims.  Le  parangre  est  composé 
d'une  maîtresse  corde ,  appelée  bauffo  ,  sur  laquelle  on 
place,  par  intervalles  égaux,  les  lignes  d'hameçon  ; 
ces  bauffos  sont  ordinairement  faits  avec  du  sparte  : 
la  chair  de  chat  ,  les  scarabées  ,  les  vers  de  mer  , 
le  pain  ,  le  vieux  fromage ,  sont  l'appât  qu'on  pré  - 
sente  communément  au  poisson  dans  le  parangre. 
On  se  sert  aussi  d'une  seine  ou  grand  filet  avec 
lequel  les  pêcheurs ,  faisant  un  grand  circuit ,  enve- 
loppent les  poissons  et  les  entraînent  sur  le  rivage  : 
ce\.ie  seine  est  appelée  eissaugue;  elle  a  une  espèce 
de  sac  ou  de  poche  au  milieu  de  sa  largeur.  L'eis- 
saugue  lestée  ou  flottée  est  très- préjudiciable,  ainsi 
que  tous  les  filets  traînans,  parce  qu'en  labourant 
le  fond  ils  détruisent  le  frai  et  enlèvent  le  fretin. 
Ces  filets  reçoivent  différens  noms  selon  leur  lon- 
gueur et  la  dimension  de  leurs  mailles ,  qui  varient 
d'après  le  genre  de  pêche  auquel  ils  sont  destinés. 

*1— *—       Mi  II'  ■—         ■-■   -^■  — -        I  I    I    ■!■    I       I      I  ■ I       —  ■    ^ 

(i)  On  prend  ainsi  les  turbots,  les  raies,  les  soles,  ies  loups, 
;      les  merlans,  ies  maquereaux,  &c, 

Gg  3 


'470  CHAPITRE    LXIÏ. 

Mais  de  toutes  les  manières  de  pêcher,  les  meilleures 
et  les  plus  sûres  sont  le  thonnaïre  et  la  madrague. 

Il  n'est  pas  permis  k  tout  le  monde  d'établir  des 
madragues.  11  faut  qu'elles  soient  placées  à  des  dis- 
tances où  elles  ne  puissent  se  nuire  réciproquement , 
et  dans  des  lieux  où  elles  n'entravent  pas  la  naviga- 
tion. Elles  sont  affermées  ,  pour  le  compte  du  Gou- 
vernement, à  des  prix  plus  ou  moins  hauts,  selon 
leur  grandeur  et  leur  jiroduit  présumé. 

Le  thonnaïre  y  en  provençal  îouna'iré  y  n'est  dans 
quelques  pays  qu'une  enceinte  de  filets  destinée  à 
arrêter  les  thons.  Des  matelots  sont  chargés  d'obser- 
ver leur  arrivée ,  et  d'en  donner  le  signal  en  déployant 
un  pavillon;  les  bateaux  arrivent  au  lieu  où  les  pois- 
sons ont  été  réunis  ;  on  les  environne  avec  des  filets , 
on  les  pousse  vers  le  rivage,  et  Ih  on  les  prend  avec 
d'autres  filets.  A  Saint-Tropez,  et  sur  toute  la  côte 
de  Provence ,  le  touna'iré  est  un  filet  disposé  en 
spirale  :  on  n'y  prend  que  du  thon  ;  et  il  est  presque 
toujours  mort ,  parce  qu'il  s'y  serre  les  ouïes  et  s'é- 
touffe :  c'est  ce  qui  a  fait  préférer  l'usage  de  la  ma- 
drague ,  où  l'on  prend  toute  sorte  de  poissons. 

On  pense  que  ce  nom  de  madrague  ou  mandrague 
doit  avoir  été  employé  par  les  anciens  Marseillois  ; 
il  peut  dériver  du  grec  ^vJ}a. ,  qui  signifie  parc  , 
enclos  y  enceinte.  C'est,  en  effet,  une  vaste  enceinte 
composée  de  très  -  grands  filets  ,  et  partagée  par 
d'autres  en  plusieurs  chambres.  Devant  le  filet  ^  du 


CHAPITRE    LXII.  4/1 

côté  de  la  pleine  mer ,  est  une  longue  allée  formée 
de  deux  filets  parallèles ,  qu'on  appelle  chasse  ;  les 
thons  s'y  engagent  ,  entrent  dans  la  madrague  , 
passent  de  chambre  en  chambre,  et  arrivent  à  la  der- 
nière ,  qu'on  appelle  chambre  de  la  mort ,  ou  corpou  , 
ou  corpon  ,  et  même  corpus.  Tout  avoit  été  disposé; 
nous  étions  arrivés  les  premiers  :  les  pêcheurs  soule- 
voient  les  filets  de  chaque  chambre  pour  forcer  les 
poissons  à  entrer  dans  celle  qui  devoit  leur  être  fa- 
tale. George ,  le  roi  de  la  madrague  ,  nous  joignit 
bientôt  après  avec  ses  pêcheurs  :  nous  le  suivîmes 
au  corpou  ;  il  répandit  quelques  gouttes  d'huile  sur 
la  mer ,  et  se  couvrit  entièrement  la  tête  avec  une 
toile  pour  mieux  voir  s'il  y  avoit  des  poissons  (i). 
On  avoit  attaché  sous  sa  barque  une  tête  d'âne  pour 
attirer  les  thons ,  qui  ordinairement  arrivent  aussitôt 
près  des  bords  du  corpou  pour  voir  cette  tête.  Le 
roi  de  la  madrague,  après  avoir  procédé  ainsi  à  cet 
examen, fait  savoir,  par  un  signal  convenu,  aux  pro- 
priétaires ou  à  leurs  fermiers, si  la  pêche  est  heureuse. 
Quand  elle  est  abondante,  d'autres  signaux  en  ré- 
pètent l'avis  :  alors  tous  les  canots  sont  mis  en  mer  ; 
une  fouie  de  curieux  les  remplissent  ;  la  madrague 
est  entourée  ;  l'air  retentit  d'acclamations  et  de  chants 
joyeux  mêlés  au  son  des  instrumens. 

La  pêche  cette  fois  ne  fiit  pas  miraculeuse:  le  filet 

(i)  Nous  répétâmes  après  iui  l'expérience  ;  et,  en  effet  ,  l'huifs 
répandue  faisoit  distinguer  plus  facilement  les  poissons, 

G  g  4 


47^  CHAPITRE    LXII. 

ne  renfermoit  que  de  petits  poissons  (  i  )  ;  ce  qui 
annonce  toujours  qu'il  n'y  a  pas  de  thons ,  car  ceux- 
ci  les  auroient  bientôt  mangés.  La  pêche  du  thon  est, 
en  général,  moins  abondante  depuis  la  guerre  :  ce 
poisson  est  facile  k  effrayer  ;  le  feu  des  batteries 
placées  sur  la  côte  paroît  l'en  avoir  éloigné. 

Il  y  a  deux  madragues  k  Saint-Tropez.  La  place 
où  elles  peuvent  s'établir,  est  affermée  dix  mille  six 
cents  francs  pour  le  Gouvernement.  Leur  entretien 
est  encore  un  objet  de  dépense  considérable  :  il  faut 
pour  chacune  deux  filets ,  parce  que  quelquefois  un 
requin  s'y  engage  et  les  déchire  ;  beaucoup  d'autres 
accidens  peuvent  les  endommager;  et  si  l'on  n'avoit 
pas  le  moyen  de  les  remplacer ,  il  faudroit  disconti- 
nuer la  pêche.  Chaque  filet  coûte  trois  mille  francs. 
Ce  prix  diminuera  de  beaucoup ,  lorsque  l'usage  de 
l'ingénieux  métier  qui  sert  à  les  fabriquer  ,  aura  été 
répandu. 

Pour  le  filet  du  corpou,  il  faut  environ  deux  cent 
cinquante  livres  de  liège,  qui  se  vend  quinze  francs 
Je  quinlal.  Ce  filet  reste  quelquefois  pendant  un  ou 
deux  ans  dans  la  mer  ;  mais  ceux  qui  forment  les 
autres  chambres  et  la  chasse,  sont  changés  tous  les 
six  mois.  La  mer,  dans  l'endroit  où  la  madrague  étoit 
placée ,  a  quarante  brasses  de  profondeur. 

(i)  Nous  y  vîmes  seulement  l'hirondelle,    irigln  hirundo,  L.  ; 
le  malarmat,  peristcdion  makrmat ,  LacÉP.  ,  et  du  fretin. 


CHAPITRE    LXII.  4/3 

Le  thon  ^np-pelé  scomhre  thon  (  i  )  parles  naturalistes, 
est  recherché  depuis  les  temps  les  plus  reculés  :  les 
écrits  des  anciens  en  font  souvent  mention  ,  et  son 
image  est  consacrée  sur  les  médailles.  Les  Romains 
faisoient  un  très -grand  cas  de  sa  chair  :  Pline  n'a  pas 
dédaigné  de  parler  de  la  préférence  qu'ils  donnoient 
à  certaines  parties  de  l'animal  sur  les  autres  ;  en 
général ,  ils  aimoient  mieux  la  chair  du  ventre  ;  et  c'est 
aussi  celle  que  recherchent  aujourd'hui  les  gourmands. 
Le  thon  se  sert  frais  dans  tous  les  lieux  où  il  peut 
s'exporter  sans  se  corrompre.  On  lui  donne  diffé- 
rentes préparations  pour  le  conserver  :  les  anciens 
connoissoient  pour  cela  plusieurs  procédés  ;  et  ils 
appeloient  le  thon  salé  mélandrye ,  parce  qu'il  prenoit 
ia  couleur  de  copeaux  de  chêne  un  peu  noircis.  Au- 
jourd'hui ,  on  coupe  les  thons  par  tranches  ;  on  sale 
ces  tranches ,  ou  bien  on  les  marine  en  les  mettant 
dans  l'huile  après  les  avoir  imprégnées  de  sel.  La 
chair  du  ventre  ,  ainsi  préparée ,  s'appelle  panse  de 
thon  ;  et  celle  du  dos,  thonnine.  L'huile  qui  se  détache 
de  ces  poissons  lorsqu'on  les  lave  et  qu'on  les  presse 
pour  les  saler,  est  employée  par  les  tanneurs.  Le 
prix  du  thon  mariné  varie  selon  la  quantité  que  les 
madragues  en  fournissent, 

(i)  Scomier  thjnnus ,  L.  Les  Provençaux  l'appellent  toun. 


474 


CHAPITRE  LXIÏI. 


Golfe  de  GrimAUD,  Sinus  Sambracitanus.  — SaiNT- 
Maxime.  —  Lfs  Yssambres.  —  Saint- Kaffau. 

—  Forum   Juin  ,    FrÉJUS.   —    Moissons    précoces, 

—  Histoire.  —  Ancien  Port.  —  Lagunes.  —  Eglise 
baptistère.  —  Monumens.  —  Phare.  —  Porte  Dorée.  — 
Murs, —  Conserve  d'eau.  —  Magasins  voût'':s. — Aque- 
ducs. —  Cirque.  —  Panthéon.  —  Manque  d'eau.  —  In- 
salubrité du  pays.  —  Fièvres.  —  Anchois.  —  Cannes.  — 
Antiquités. —  Inscriptions.  — Arrivée  de  BONAPARTE 
à  Fréjus. 

/\.  PRÈS  avoir  bien  observé  les  opérations  de  la 
madrague  ,  nous  quittâmes  Al.  Sis  terne  ,  le  roi 
George  et  ses  braves  compagnons  ,  et  nous  tra- 
versâmes le  golfe  de  Grimaud  ,  appelé  par  les  Ro- 
mains sinus  Sambracitanus.  Il  ne  faut  qu'un  quart- 
d'heure  pour  ce  passage,  et  le  tour  a  plus  de  trois 
iieues  de  Provence  :  nous  vîmes  cependant  une 
dame  ,  née  à  Saint-Tropez  ,  qui  aime  mieux  faire  ce 
tour  à  cheval  que  d'aller  sur  mer.  Ce  n'est  pas  la 
seule  personne  que  nous  ayons  rencontrée  qui  , 
étant  née  dans  le  voisinage  de  la  mer,  craigne  plus 
de  s'y  exposer  que  les  gens  qui  n'ont  jamais  habité 
sur  ses  bords.  II  est  vrai  que  ceux  qui  vivent  sur  les 
côtes ,  plus  à  portée  que  les  autres  de  voir  des  nau- 
frages, connoissent  mieux  l'inconstance  de  la  mer 
et  les  dangers  de  la  navigation. 


CHAPITRE    LXIII.  475 

Du  milieu  du  golfe  nous  voyions  ïes  anciennes 
tours  qui  servoientde  défense  contre  les  Sarrasins ,  et 
les  ouvrages  que  le  duc  d'Epernon  y  ajouta  en  1592 
pour  en  faire  une  citadelle  :  la  forme  en  est  très- 
îrrégulière  ;  elle  a  trois  bastions  sur  le  même  front  ; 
elle  défend  une  partie  du  golfe  et  domine  la  ville. 

A  l'autre  extrémité  de  l'entrée  du  golfe ,  en  face 
de  Saint-Tropez  ,  est  Saint- Afaxi me  :  le  territoire 
est  aride  et  sablonneux;  on  y  cultive  la  canne,  qu'on 
y  réduit  en  lames  et  qu'on  façonne  pour  les  tisse- 
rands. Derrière  ce  village  sont  des  montagnes  cou- 
vertes de  forêts. 

Au  fond  du  golfe  est  Gr'unaud ,  dont  la  plaine  est 
mondée  tous  les  hivers  par  les  débordemens  des  tor- 
rens  qui  la  traversent.  On  y  observe  plusieurs  petits 
lacs  connus  dans  le  pays  sous  le  nom  de  garonnes: 
quelques-uns  de  ces  amas  d'eau  sont  entretenus  par 
des  sources  constantes,  et  sont  poissonneux;  mais 
d'autres  sèchent  imparfaitement  pendant  l'été  et 
exhalent  un  méphitisme  pestilentiel  :  il  seroit  utile 
de  les  combler. 

En  sortant  du  golfe ,  nous  vîmes  ,  à  l'extrémité  de 

l'horizon ,  un  navire  anglois  que  la  vigie  signala  dès 

qu'il  parut  :  nous  rangeâmes  la  côte.  Mais  bientôt 

la  timide  Anguille  devint  elle-même  redoutable  :  les 
o 

deux  pierriers  braqués  sur  sa  proue  donnèrent  quel- 
que inquiétude  U  tine  tartane  qui  venoit  de  Fréjus, 
Nous  la  rencontrâmes  sou§  la  vigie  des  Yssambres , 


A?^  CHAPITRE    LXIII. 

nom  dérivé  sans  doute  du  mot  Sambracîtanus  ;  dès 
qu'elle  nous  aperçut ,  elle  serra  la  terre  le  plus  qu'il 
lui  fut  possible ,  et  se  fit  remorquer  par  son  bateau 
d'embarcation.  Les  craintes  delà  tartane  étoient fon- 
dées ;  souvent  les  corsaires  anglois  envoient  près  de  la 
côtedes  bateaux  armés  pour  prendre  les  petites  embar- 
cations qui  n'osent  pas  s'en  éloigner  :  c'est  pourquoi 
nous  abordâmes  à  ia  pointe  des  Yssambres ,  comme 
nous  l'avoit  recommandé  M.  Sisterne,  afin  d'ap- 
prendre des  employés  de  ia  douane  si  le  golfe  de 
Fréjus  étoit  libre.  Peu  de  jours  auparavant ,  un  bâti- 
ment avoit  été  poursuivi  jusque  dans  ce  golfe  par 
un  corsaire. 

Après  avoir  doublé  la  pointe  des  Yssambres,  nous 
eûmes  à  gauche  le  golfe  de  Fréjus.  Sur  le  rivage  à 
droite  est  un  petit  rocher  appelé  la  Griffe  du  lion ,  à 
cause  de  sa  forme  :  à  l'extrémité  opposée  du  golfe 
est  ia  pointe  d'Agay,  près  de  laquelle  est  ie  bourg 
de  Saint-Raffau  ou  Raffiau,  c'est-k-dire,  de  Saint- 
Raphaël  :  les  vignes  qui  croissent  sur  son  territoire, 
donnent  un  assez  bon  vin  blanc.  Nous  y  arrivâmes 
ayant  bon  vent  arrière.  Fréjus  forme  un  amphithéâtre 
au  fond  du  golfe. 

Nous  montrâmes  notre  patente  aux  préposés  de  la 
santé,  et  nous  obtînmes  l'entrée  du  port ,  ou  plutôt 
du  mouillage  de  Saint-Raffau.  Nous  nous  rendîmes 
à  Fréjus  ii  pied,  en  traversant  ia  plaine  sablonneuse 
eu  étoit  autrefois  le  port. 


CHAPITRE    LXIII.  i^JJ 

Déjà  les  moissonneurs  étoient  occupés  à  couper 
!es  orges ,  et  bientôt  les  autres  céréales  alloient  tom- 
ber sous  leur  faucille;  les  moissons  commençoient 
dans  les  plaines  de  la  Napoule  et  de  Fréjus.  Par  la 
situation  des  lieux,  les  grains  y  parviennent  à  leur 
maturité  beaucoup  plutôt  que  dans  les  autres  can- 
tons. 

Fréjus  jouit  de  quelque  réputation  pour  ses  anti- 
quités :  c'est  un  lieu  classique.  César  agrandit  et 
embellit  cette  ville,  qui  étoit  la  capitale  des  Oxïbii; 
c'est  pourquoi  on  l'appeloit  Forum  Julii  et  Forum 
Julium ,  d'où  s'est  formé  son  nom  moderne  Frejuls , 
que  i'on  prononce  aujourd'hui  Fréjus.  Auguste  fit 
achever  le  port ,  que  César  avoit  commencé  ;  et  il 
plaça  dans  cette  ville  une  colonie  de  soldats  de  la 
huitième  légion  ,  ce  qui  la  fit  surnommer  Colonia 
Octavanorum  (  i  )  •  II  falloit  que  ce  port  eût  une  grande 
étendue  ,  puisqu' Auguste  y  envoya  les  trois  cents 
vaisseaux  qu'il  avoit  pris  sur  Antoine  à  la  bataille 
d'Actium  (2).  La  flotte  que  les  empereurs  y  entre- 
tenoient,  servoit  à  la  défense  de  toute  la  côte  de  la 
Méditerranée  jusqu'à  Marseille.  Cette  ville  étoit  aussi 
leur  arsenal;  et  c'est  pour  cela  que  Pline  lui  donne 
encore  le  nom  de  Classica  f  3  ) . 

Les  Sarrasins ,  lorsqu'ils  pillèrent  les  îles  de  Lérinj, 

(1)  plin.  m,  4. 

(2)  Tacit.  Annal.  IV,  5. 

(3)  Plin.  IU,4. 


478  CHAPITRE   LXIII. 

dévastèrent  ces  côtes  ;  et  c'est  probablement  à  cette 
époque  qu'il  faut  placer  la  décadence  entière  de  cette 
■vilie  opulente.  Les  petits  bâtimens  pouvoient  encore, 
au  VIII.''  siècle,  entrer  dans  son  port.  Les  habitans  , 
découragés,  cessèrent  de  s'opposer  aux  atterrissemens 
causés  par  une  espèce  de  torrent  qu'on  appelle  la 
rivière  d'Argent:  en  peu  d'années ,  le  sable,  le  limon  et 
la  vase  encombrèrent  ce  port  célèbre  ;  et  il  est  au- 
jourd'hui tellement  comblé ,  que  la  place  où  les  vais- 
seaux venoient  mouiller ,  ainsi  que  le  prouvent  les 
anneaux  de  bronze  qui  étoient  destinés  à  les  retenir  , 
est  aujourd'hui  éloignée  de  la  mer  de  plus  d'une  demi- 
lieue  (i). 

Ces  atterrissemens  ont  formé  des  lasfunes  où  la 

o 
vase   amoncelée  exhale    des    miasmes  putrides  qui 

portent  dans  Fréjus  la  fièvre  et  la  mort ,  et  au-dessus 
desquelles  s'assemblent  souvent  des  nuages  qui  gâtent 
les  récoltes  de  grains.  L'étendue  de  cette  ville  a  di- 
minué successivement  avec  son  existence  politique  et 
sa  population  :  sa  circonférence ,  qui  étoit  autrefois  de 
cinq  mille  pas  ,  est  aujourd'hui  extrêmement  réduite. 

(1)  C'est  ainsi  que  le  célèbre  cFiancelier  de  l'Hôpital  décrit 
Fréjus  dans  ces  vers  latins  qu'il  composa  en  passant  par  cette 
ville  : 

Inde  Forum  Juli ,  parvam  7iunc  venimus  urhem. 

Apparent  veteris  vestig'ta  magna  theatri  , 

Ingénies  arcus ,  et  therma,  et  duc  tu  s  aquarum  ; 

Appartt  moles  antiqui  dirnta  portas  ; 

Atque  tièi  portus  crat,  siccum  nunc  littus  et  hortu 


CHAPITRE    LXIII.  47^ 

La  rivière  d'Argent,  qui  coule  à  l'est  de  îa  viile, 
tloit  connue  des  Romains  sous  le  nom  de  fumen 
Argenîeum,  Lépide  campa  sur  ses  bords  pour  en  dis- 
puter le  passage  à  l'armée  d'Antoine  ;  mais  au  lieu 
de  ie  combattre,  il  s'unit  aveciui  contre  le  sénat  (i). 
On  a  prétendu  que  cette  rivière  devoit  son  nom  à 
l'argent  qu'elle  roule  dans  ses  flots  ;  le  P.  Hardouin 
attribue  ce  nom  à  la  couleur  argentée  de  ses  eaux  : 
il  est  probable  que  les  portions  de  mica  qui  sont 
mêlées  dans  le  sable  qu'elle  entraîne,  ont  fait  croire, 
«n  effet,  qu'on  y  ramassoit  de  l'argent. 

Les  ruines  que  l'on  trouve  par-tout  sur  la  route 
qui  conduit  à  la  ville,  en  attestent  l'antique  splen- 
deur et  l'importance  :  mais  en  y  entrant ,  on  trouve 
des  rues  désertes  ,  et  la  plupart  des  maisons  sont 
inhabitées  ;  on  rencontre  des  hommes  au  teint  paie  et 
livide,  avec  les  joues  creuses,  les  yeux  enfoncés  :  on 
croit  être  dans  l'enceinte  d'un  grand  hôpital  dont  les 
malades  ont  obtenu  la  permission  de  se  promener. 

Nous  nous  logeâmes  dans  la  meilleure  auberge,  lieu 
infect  et  dégoûtant,  dont  le  séjour  pourroit  être  con- 
sidéré comme  une  peine  :  par-tout  y  régnoit  la  plus 
horrible  malpropreté  ;  une  eau  putride  étoit  servie  dans 
des  vases  mal  rincés  ;  des  nuées  de  mouches  assié- 
geoient  des  mets  assaisonnés  avec  une  huile  puante  ; 
les  cousins  et  les  tipules  qui  sortent   des   marais  , 

(i)  CiCER.  Epiit,  XIII,  I. 


48o  CHAPITRE    LXIir. 

couvrent  pendant  le  jour  toutes  les  parties  du  corps 
de  piqûres  douloureuses  ,  et  l'on  est  dévoré  pendant 
la  nuit  par  des  insectes  aussi  importuns,  mais  plus 
dégoûtans  encore  ;  le  sang  est  livré  à  une  agitation 
cruelle  ,  et  il  n'est  de  repos  que  pour  ceux  qui  ont 
J'habitude  de  vivre  au  milieu  de  ces  fléaux  ,  que 
d'autres  regarderoient  comme  les  plus  grandes  cala- 
mités qui  puissent  affliger  la  nature  humaine. 

Nous  regrettions  que  la  vive  curiosité  qui  nous 
portoit  à  visiter  les  lieux  célèbres  dans  ies  annales 
de  l'histoire  ou  qui  conservent  des  monumens ,  nous 
eût  conduits  dans  ce  séjour  de  misère;  nous  ne  son- 
geâmes qu'à  la  satisfaire  promptement  pour  en  sortir 
au  plus  vite.  Nous  savions  que  M.  Raymond  de 
Cépède  s'étoit  occupé  des  monumens  de  son  pays; 
nous  nous  adressâmes  à  lui  pour  les  visiter,  et  il  eut 
la  bonté  de  nous  conduire  avec  l'obligeance  la  plus 
aimable. 

Nous  entrâmes  dans  l'église  consacrée  à  S.  Etienne  : 
à  côté  de  l'entrée  est  le  baptistère  ,  petit  édifice  rond , 
soutenu  par  huit  colonnes  de  granit  noir  très-dur, 
avec  des  chapiteaux  corinthiens  de  marbre  blanc  ;  on 
croit  que  c'étoit  un  temple,  et  rien  ne  dément  cette 
conjecture.  Nous  y  remarquâmes  un  sarcophage  chré- 
tien, orné  de  trois  sujets  sculptés  en  relief,  parmi  les- 
quels on  reconnoît  Adam  et  Eve.  Nous  vîmes  aussi 
un  marbre  carré  ,  dont  l'inscription  a  été  repiquée 
avec  beaucoup  de  soin  et  de  peine  :  on  distingue 

encore 


CHAPITRE    LXIII.  48  I 

encore  la  place  des  lignes ,  leur  longueur ,  la  hauteur 
des  caractères  ;  mais  il  est  impossible  de  retrouver  la 
trace  d'aucune  lettre.  Il  y  a  aussi  un  autel  ancien ,  mais 
sans  inscription. 

II  existe  dans  cette  église  un  assez  bon  tableau 
représentant  V Hémorrdisse.  Un  autre  rappelle  un 
trait  rapporté  par  les  auteurs  qui  ont  écrit  la  vie  de 
S.  François  de  Paule.  En  abordant  sur  le  rivage ,  il 
apprit  que  la  peste  exerçoit  ses  ravages  dans  Fréjus  ; 
il  l'en  écarta  par  ses  prières  ;  et  la  ville  attribue  k 
son  intercession  d'avoir  été  souvent  préservée  de  ce 
fléau.  Le  devant  d'autel  représente  le  même  saint  tra- 
versant le  détroit  de  Messine  sur  son  manteau. 

Le  respectable  curé  nous  avoit  beaucoup  vanté 
une  statue  que  l'on  conserve  précieusement  dans  la 
sacristie  :  on  ouvrit  l'armoire;  on  en  tira  ce  chef- 
d'œuvre  ,  qui  n'est  qu'une  petite  figure  de  bois  peinte 
et  vernissée  ,  représentant  un  enfant  vêtu  d'une 
chemise  blanche.  On  remarque  encore  dans  cette 
église  la  statue  de  Barthélemi  Camelin  ,  évêque  de 
Fréjus  en  1394  j  que  l'on  regarde  comme  le  res- 
taurateur de  la  discipline  dans  son  diocèse. 

M.  Raymond  eut  la  bonté  de  nous  mener  hors  de 
la  ville  pour  examiner  les  antiquités  romaines.  Nous 
vîmes  d'abord,  du  côté  du  couchant,  les  restes  d'une 
tour  carrée,  qui,  à  ce  qu'on  pense,  étoit  un  phare 
(pi.  LI ,  n."  1)  :  auprès  sont  des  vestiges  debâtimens 
dont  on  ne  peut  dire  quel  étoit  l'usage  ;  plus  loin 
Tome  II,  H  h 


482  CHAPITRE    LXIII. 

ii  y  a  encore  une  lour.  En  suivant  îes  traces  de 
l'ancien  quai ,  comme  pour  retourner  à  la  ville ,  on 
longe  un  ancien  mur  ,  et  l'on  arrive  à  une  espèce 
de  môle  flanqué  de  quatre  tours  :  ce  môle  paroît 
avoir  été  construit  pour  protéger  les  vaisseaux  contre 
le  mistral. 

En  continuant  d'avancer  dans  la  même  direction , 
on  trouve  la  porte  Dorée  (pi.  LI ,  n."  2  ).  Les  habi- 
tans  assurent  que  ce  nom  lui  a  été  donné,  parce 
qu'on  a  découvert  dans  la  maçonnerie  des  clous  à 
tête  dorée  ;  nous  vîmes ,  en  effet ,  des  restes  de 
clous  dont  les  têtes  avoient  été  enlevées  :  peut-être 
qu'à  la  partie  supérieure  on  en  trouveroit  encore 
d'entiers  ;  mais  je  doute  qu'ils  soient  réellement  dorés. 
La  bâtisse  de  cette  porte  est  en  briques ,  et  en  petits 
moellons  de  granitelle ,  ou  de  la  même  serpentine 
dont  on  fait  usage  à  Saint-Tropez  :  les  assises  de 
ces  pierres  et  celles  de  briques  alternent  de  la  même 
manière  qu'on  l'observe  dans  presque  tous  les  monu- 
mens  romains. 

Dans  le  mur  d'une  maison ,  derrière  la  porte  Dorée, 
nous  vîmes  un  chapiteau  dorique  ;  il  vient  probable- 
ment de  cette  porte,  ainsi  qu'une  tête  mutilée  en 
marbre,  qui  est  placée  sur  un  autre  mur  de  la  même 
maison ,  dont  les  caves  renferment  aussi  des  restes 
de  conduits  d'eau. 

Après  le  dîner,  nous  recommençâmes  nos  courses. 
Nous  descendîmes ,  à  l'aide  d'une  échelle ,  dans  un 


CHAPITRE    LXIII.  4S  5 

souterrain  que  M.  Fauchet ,  alors  préfet  du  Var ,  avoit 
fait  décombrer  :  il  est  entièrement  vide.  C'est  une 
conserve  d'eau  :  elle  est  formée  de  galeries  en  arcades, 
dont  trois  régnent  sur  la  longueur  et  quatre  sur  la 
largeur  ;  il  y  a  aux  quatre  coins  un  trou  par  lequel 
l'eau  entroit  dans  la  conserve.  Eile  est  assez  sem- 
blable k  celle  de  Lyon  (i).  L'enduit  dont  les  murs 
sont  couverts  est  d'une  composition  remarquable  : 
on  les  a  d'abord  crépis ,  et  sur  cette  première  couche 
on  en  a  étendu  une  seconde  qui  contient  une  grande 
quantité  de  charbon  réduit  en  poussière;  une  troi- 
sième couche  de  mortier  recouvre  le  tout.  Les  an- 
ciens auroient-ils  connu  la  propriété  que  possède 
éminemment  la  poudre  de  charbon  ,  d'empêcher  la 
putréfaction  de  l'eau  '.  En  ce  cas  ,  ils  auroient  fait 
par  hasard  et  par  une  suite  de  tâtonnemens  une  dé- 
couverte que  M.  le  sénateur  Bertholiet  n'a  due  qu'à 
son  génie. 

Un  peu  plus  loin,  M.  Raymond  nous  fit  remar- 
quer les  ruines  de  cinq  magasins  voûtés  ,  dont  les 
murs  ne  sont  pas  revêtus  de  mastic  comme  la 
conserve  ;  ce  qui  fait  penser  qu'ils  étoient  destinés  à 
serrer  les  grains.  Quelques  restes  de  la  porte  d'entrée 
subsistent  encore. 

Tout  près  de  la  porte  de  la  Clede ,  du  côté  de 
la  terre  ,   sont  les  restes  d'un  ancien  cirque.  Son 

(0  J'tt/jm,:.  I.'Spage  474. 

H  h    2 


484  CHAPITRE    LXIir. 

plan  est  elliptique  :  l'enceinte  est  encore  assez  bien 
conservée  ;  mais  les  sièges  sont  détruits.  Sa  circon- 
férence n'est  que  de  deux  cent  quatre-vingts  pas. 
L'arène  a  été  exhaussée  par  les  décombres  ,  et  le 
sol  est  fort  inégal.  On  remarque,  à  la  partie  supé- 
rieure^ des  restes  de  la  corniche  :  une  des  pierres 
qui  la  composoient,  est  percée  d'un  trou  qui  ne  la 
traverse  qu'à  moitié  ;  ces  pierres  trouées  servoient , 
comme  celles  du  théâtre  d'Orange ,  à  soutenir  les 
perches  auxquelles  on  attachoit  les  toiles  destinées 
à  mettre  les  spectateurs  à  l'abri  du  soleil.  La  frise  étoit 
ornée  de  sculptures ,  ainsi  qu'on  peut  en  juger  par  ! 
un  fragment  qui  y  a  été  trouvé,  et  sur  lequel 
nous  vîmes  un  bucrâne  et  une  guirlande. 

Plus  loin ,  à  environ  cinq  cents  pas ,  dans  un 
iieu  appelé  Villeneuve ,  est  une  tour  dont  les  murs 
sont  très-épais ,  et  dans  laquelle  on  voit  de  petites 
niches  qui  peut-être  étoient  destinées  à  recevoir  des 
urnes  :  alors  c'eût  été  un  columbarium.  Cet  édilice  est 
connu  sous  le  nom  de  Panthéon. 

Il  existe  encore  beaucoup  de  restes  du  grand 
aqueduc  que  les  Romains  avoient  fait  pour  amener 
les  eaux  de  la  Siagne.  Il  est  quelquefois  porté  sur 
un  ou  deux  rangs  d'arcades;  les  plus  éloignées  des 
lieux  fréquentés  sont  les  mieux  conservées  :  on  en  a 
démoli  un  grand  nombre  pour  en  employer  les  maté- 
riaux k  des  édifices  particuliers.  On  remarque  entre 
autres ,  à  Fréjus  ,   douze  arcades  qui  ont  trente- 


CHAPITRE    LXIII.  485 

quatre  pieds  de  la  hase  k  la  naissance  du  cintre,  et 
une  autre  arcade,  haute  de  neuf  toises,  qui  soutient 
un  conduit  couvert ,  de  la  hauteur  de  près  de  six 
pieds  ;  c'étoit  celle  de  tout  le  canal.  En  s'éloignant 
de  la  ville  fusqu'à  la  naissance  de  l'aqueduc,  les 
arcades  s'abaissent  :  le  canal ,  caché  sous  la  terre , 
reparoît  ensuite  ;  il  traverse  des  rochers  ,  et  prend 
l'eau  à  Monts,  après  avoir  parcouru  dans  ses  détours 
un  espace  d'environ  quinze  lieues  de  France ,  quoi- 
qu'il n'y  en  ait  que  sept  de  Monts  à  Fréjus  en  droite 
ligne.  Si  ce  magnifique  ouvrage  atteste  le  génie  et  la 
grandeur  des  Romains  ,  combien  il  doit  humilier  les 
hommes  qui  foulent  aujourd'hui  cette  même  terre  1 
Ces  maîtres  du  monde  ayant  reconnu  l'avantage 
que  leur  donnoient  la  douceur  du  climat  de  Fréjus 
et  son  heureuse  situation,  résolurent  d'v  former  un 
grand  établissement.  Un  môle  procura  un  abri  au 
port  ;  des  magasins  spacieux  furent  construits  pour 
les  approvisionnemens ,  un  vaste  aqueduc  pour  ame- 
ner une  eau  saine  ,  et  de  grandes  conserves  pour 
la  réunir  et  la  charger  sur  des  vaisseaux.  Les  habi- 
tans  d'un  lieu  d'ailleurs  si  avantagé  par  la  nature 
ont  laissé  périr  ces  beaux  établissemens  :  il  eût  été 
facile  de  rétablir  les  canaux  bâtis  par  les  Romains  ; 
une  mort  précoce  a  moissonné  en  dix  ans  plus  de 
personnes  qu'il  n'en  auroit  fallu  pour  exécuter  ces 
travaux  ,  et  aucune  voix  ne  s'est  élevée  pour  pro- 
poser de  les  entreprendre. 

Hh  3 


48^  CHAPITRE    LXIII. 

Mais,  à  défaut  de  ce  bel  aqueduc,  il  resteroit 
encore  à  Fréjus  un  moyen  de  se  procurer  une  eau 
potable.  A  peine  est-on  sorti  de  la  ville ,  qu'on  voit 
plusieurs  sources  jailiir  des  flancs  de  la  montagne. 
Les  habitans  pourroient  employer  la  nTéthode  dont 
on  fait  usage  dans  la  forêt  Noire ,  en  Souabe.  Pour 
conduire  i'eau  à  des  distances  très-considérables  , 
on  ne  s'y  sert  que  de  conduits  faits  de  troncs  d'arbres 
résineux ,  qu'on  perce  dans  leur  longueur ,  et  qu'on 
ajusta  bout  à  bout  :  ces  conduits  sont  placés  sous 
terre,  et  renouvelés  autant  de  fois  qu'il  le  faut;  ce 
qui  n'a  pas  de  grands  inconvéniens  dans  un  pays 
où  le  bois  abonde.  Les  forêts  des  montagnes  des 
Alaures  et  de  l'Esterel  pourroient  en  fournir  une 
assez  grande  quantité.  Afin  d'empêcher  que  î'eau 
ne  se  corrompe  en  se  combinant  avec  la  surface  de 
ces  troncs  résineux,  on  en  carbonise  l'intérieur;  on 
carbonise  aussi  légèrement  leur  superficie  extérieure 
pour  la  défendre  de  l'humidité.  Ces  conduits  durent 
long-temps  et  sont  peu  dispendieux. 

II  semble  que  les  habitans  de  Fréjus  attendent 
un  miracle  de  la  Providence  ;  ils  ne  font  rien  pour 
combattre  les  fléaux  dont  ils  sont  sans  cesse  menacés. 
Les  ofens  aisés  font  venir  de  l'eau  d'une  source  éloi- 

o 

gnée  et  peu  abondante  ;  c'est  pourtant  la  seule  qu'on         i 
puisse  boire  sans  danger  :  mais  le  commun  des  ha- 
bitans s'abreuve  d'une  eau  saumâtre  produite  par 
ïes  puits  creusés  dans  le.  grès  sur  lequel  la  ville  eiî 


CHAPITRE    LXIII.  48/ 

bâtie.  Les  marais  chargent  l'air  de  miasmes  pesti- 
lentiels :  c'est  sur- tout  au  mois  d'août  que  la  fièvre 
exerce  ses  ravages  dans  Fréjus  ;  les  voyageurs  doivent , 
à  cette  époque ,  éviter  d'y  séjourner  :  les  riches  se 
réfugient  dans  leurs  maisons  de  campagne.  Pendant 
ce  mois ,  on  entend  sans  cesse  le  son  lugubre  de 
la  cloche  des  enterremens;  sept  à  huit  personnes 
succombent  chaque  jour:  on  évalue  de  trois  à  quatre 
cents  le  nombre  de  celles  qui  sont  emportées  par 
la  fièvre.  Un  jeune  homme  qui  nous  servoit,  avoit 
perdu  dans  le  même  jour  sa  grand'mère,  sa  mère 
et  sa  tante. 

Les  fiyjes ,  qu'on  recueille  avec  abondance ,  de- 
viennent à  cette  époque  une  des  causes  des  fièvres 
régnantes  ;  la  viande  est  aussi  alors  une  nourriture 
malsaine  :  le  poisson  est  le  meilleur  aliment. 

Ce  pays  ,  devenu  si  infect  et  si  malsain  ,  est  le 
plus  fertile  de  la  Provence  ;  c'est  une  véritable  terre 
promise  (i).  Les  citronniers,  les  orangers,  les  gre- 
nadiers et  les  figuiers  sur-tout  y  prospèrent  ;  tous 

(t)  L'état  suivant  prouve  qu'on  peut  vivre  à  bon  marché  à 
Fréjus  et  dans  les  petites  villes  de  la  Provence.  L'huile  se  vend 
douze  sous  la  livre;  le  vin,  trois  sous  la  bouteille  blanche,  qui  est 
beaucoup  plus  grande  que  la  bouteille  noire  :  celle-ci  ne  se  vend  que 
six  liards,  et  au  plus  deux  sous.  Pour  quatre  ou  cinq  sous  on  a  de 
très-bon  vin  qui ,  pris  en  pièce ,  ne  revient  mtme  qu'à  deux  sous 
et  demi.  Le  bœuf  se  vend  six  sous  la  livre;  le  mouton»  huit;  l'a- 
gneau, dix;  quelquefois  il  ne  vaut  que  six  ou  sept  sous  :  un 
agneau  entier  se  vend  de  trois  à  quatre  francs.  Le  pain  vaut 

H  h   4 


488  CHAPITRE    LXIII. 

les  arbres  fruitiers  y  viennent  avec  complaisance. 
Les  aloès ,  qui  croissent  sur  les  bords  des  chemins , 
annoncent  la  douceur  du  climat.  Le  territoire  qui 
environne  la  ville  est  une  plaine  fertile  qui  s'étend 
du  couchant  au  midi ,  et  bornée  par  une  chaîne  de 
montagnes  qui  se  termine  à  la  mer  ;  au  levant 
sont  aussi  de  hautes  montagnes.  Les  environs  sont 
cultivés  en  toute  espèce  de  productions;  le  bois  y 
est  abondant. 

D'après  l'inertie  de  ses  habitans,  on  pense  bien 
que  le  commerce  de  Fréjus  ne  peut  pas  avoir  une 
grande  activité.  On  exporte  des  vins  et  des  fruits 
du  pays;  il  y  a  quelques  brûleries  et  une  fabrique  de 
poterie  commune.  On  prend  dans  le  golfe  beaucoup 
d'anchois  (  i  )  :  c'est  au  printemps  ou  au  commence- 
ment de  l'été  que  l'on  fait  cette  pêche.  Les  pécheurs 
portent  en  mer  des  réchauds  sur  lesquels  on  fait  un 
feu  clair  avec  des  copeaux  d'arbres  résineux  ;  les 
anchois  s'ap[irochent  ;  on  éteint  le  feu,  on  bat  l'eau  ; 
ils  veulent  se  sauver  ,  et  s'embarrassent  dans  un  filet 
dont  on  les  entoure.  On  mange  les  anchois  frais  ; 

quatre  sous  !a  livre;  le  foin,  trente  trois  sous  le  quintal.  L'eau-de- 
vie  d'anis,  aromatisée  avec  de  la  cannelle,  se  vend  quatre  sous  la 
livre  :  notre  conducteur  la  disoit  très-bonne.  L'eau-de-vie  com- 
mune vaut  deux  sous  la  livre. 

(  I  )  Clupea  encrasicolus ,  L,  ;  en  provençal ,  anchoio.  Le  garumdes 
anciens  ,  qui  étoit  si  précieux  pour  relever  le  goût  des  mets,  étoit 
une  liqueur  faite  avec  des  clupces ,  telles  que  l'anchois,  la  sar- 
dine, 6cc. 


CHAPITRE    LXIII.  48«? 

mais  la  plus  grande  partie  est  destinée  h.  être  saîée  : 
pour  cela  on  leur  enlève  les  entrailles ,  on  coupe  la 
tête,  on  les  lave,  et  on  les  met  dans  des  barils,  en 
plaçant  alternativement  une  couche  d'anchois  et  une 
couche  de  sel  et  de  fenouil.  Les  pêcheurs  de  la  Pro- 
vence croient  que  le  sel  rouge  les  conserve  mieux, 
et  pour  cela  on  le  colore  avec  des  terres  ocreuses. 
On  laisse  une  bonde  au  baril  pour  le  remplir  de 
nouvelle  saumure  à  mesure  qu'elle  se  tarit. 

La  canne  (  i  )  est  encore  une  des  principales  bran- 
ches du  revenu  de  Fréjus  et  de  Saint-Tropez  ;  on  en 
vend  tous  les  ans  pour  quarante  à  cinquante  mille 
livres  dans  chacune  de  ces  deux  villes.  Les  insalubres 
marais  de  Fréjus  en  fournissent  une  grande  quan- 
tité ;  mais  ce  commerce  productif  est  peut-être  une 
des  sources  des  malheurs  de  cette  ville.  On  s'étoit 
occupé  du  dessèchement  de  ces  marais;  on  est  même 
parvenu  à  en  combler  une  partie  en  y  conduisant 
une  dérivation  du  Reiran  ,  qui  charie  beaucoup  de 
sable.  Trois  cent  mille  livres  ont  été  employées  à 
cette  utile  opération  ;  et  déjà  les  deux  tiers  de  leur 
superficie  étoient  remplis  de  terre  jusqu'à  l'arasement 
des  quais , lorsqu'une  nouvelle  compagnie  en  obtint, 
en  1796,  l'ahénation  en  sa  faveur.  Ces  nouveaux 
soumissionnaires  ont  négligé  de  continuer  l'encom- 
brement ,  et  le  tiers  de  ce   qu'il   restoit  encore  à 

(i)  Arundo donax.  L. 


4r(jO  CHAPITRE     LXIIT. 

remplir  continua  à  répandre  dans  Fréjus  la  putridiié 
et  la  mort.   Ces  soumissionnaires  ,  au  lieu  de  com- 
bler ces  marais  ,  tirent  un  grand  produit  des  cannes 
qui  croissent  sur  ce  sol  humide  et  fangeux.  Ces  ro- 
seaux, légers  ,  droits  et  solides  ,  sont  d'un  extrême 
agrément  et    d'une  précieuse  vitiiité  pour  la  Pro- 
vence ;  ils  sont  propres  à  une  infinité  d'usages  :  on 
en  fait  des  appuis  pour  les  plantes  qui  en  ont  besoin, 
et  des  soutiens  pour  les  filets  ;  on  en  construit  les 
bourdigues ,  dont  je  parlerai  ailleurs .  on  en  façonne 
des  treillis  de  toute  espèce  ,  des  barrières  ,  des   ja- 
lousies, des  tables  pour  sécher  les  fromages  et  les 
fruits ,  pour  y  nourrir  les  vers  à  soie  ;  on  en  fait  des 
instrumens  pour  les  tisserands  et  pour  différens  mé- 
tiers ;  on  en  couvre  les  maisons.  Réduits  en  lames 
comme  à  Saint-Maxime,  ils  sont  encore  propres  à 
une  infinité  d'autres  ouvrages  :  aussi  n'y  a-t-il  pas  de 
petite  habitation  près  de  laquelle  on  n'élève  quelques 
cannes  ;  leur  culture  ne  demande  d'autre  soin  que 
de  les  arroser  souvent  quand  elles  ne  sont  pas  dans 
un  lieu  assez  humide,  et  sur- tout  d'empêcher  que  le 
vent  ne  les  brise.  On  les  cueille  vers  le  mois  de  dé- 
cembre ,  quand  elles  sont  suffisamment  durcies ,  et  on 
les  assortit  selon  leur  grosseur  et  leur  longueur.  Il  se- 
roit  très-utile  d'acclimater  dans  le  reste  de  la  France 
une  plante  aussi  précieuse  ;  mais  elle  ne  mûrit  que 
dans   les    départemens    méridionaux  ,    et  dans   les 
autres  elle  ne  peut  être  qu'un  objet  de  curiosité. 


CHAPITRE    LXIII.  4r9^ 

Si  Fréjus  avoit  plus  d'activité,  on  y  feroit  des 
constructions  qui  obligeroient  à  remuer  les  anciens 
terrains ,  et  l'on  y  trouveroit  sûrement  beaucoup  de 
monumens  antiques.  Ceux  qui  y  ont  été  découverts 
en  difFérens  temps  en  offrent  la  preuve  :  on  peut  citer, 
entre  autres,  une  statue  dite  de  Vénus  Uranie,  qui  fut 
envoyée  à  Paris  vers  i  ^  5  o  ;  un  buste  de  Janus ,  en 
marbre,  dont  Je  chapitre  fit  présent  au  cardinal  de 
Fleury,  On  conserve  à  Paris ,  dans  ie  cabinet  des 
antiques  de  la  Bibliothèque  impériale,  le  trépied  de 
bronze  sur  lequel  ie  célèbre  Peiresc  a  composé  une 
dissertation  (  1  ) . 

On  a  trouvé  au  terroir  des  Arcs,  aux  environs  du 
pont  dont  parle  Lépide  dans  sa  lettre  à  Cicéron  , 
une  rangée  de  îoupîns  (2)  :  ces  toupins  renfermoient 
des  cendres.  11  y  avoit  aussi  un  médaillon  en  terre 
cuite  qui  représentoit  un  génie  terrassant  un  lion. 

Dans  la  fouille  que  M.  Fauchet  fit  faire  en  1803, 
on  trouva  aussi  un  cylindre  de  succin  ,  d'environ 
trois  pouces  de  long ,  tourné  en  spirale. 

Dans  la  maison  de  M.  Michel,  négociant,  qui 
appartenoit  autrefois  à  M.  Girardin,  auteur  de  l'His- 
toire de  Fréjus ,  est  une  inscription  dont  la  moitié 
est  couverte  par  un  petit  mur  :  nous  obtînmes  la  per- 
,  mission  de  faire  enlever  pour  un  moment  la  pierre 

(i)  SpoN,  Miscellan.  p.  ii8.  MONTFAUCON,  Ant.  expl.  t.  II, 
part.  I  ,  pi.  LUI,  fig.  3  ,  page  i  38. 

(3)  On  appelle  ainsi  en  Provence  de  petits  vases  de  terre. 


4p2  CHAPITRE    LXIII. 

qui  la  contenoit,  à  condition  de  la  replacer  ensuite  ; 
ce  que  nous  fîmes  exécuter  par  un  maçon.  Voici  ce 
que  nous  y  lûmes   (i)  : 


neroîclaj  ) 
dIVj'Icla^S 

if\NIcn     V^ 


GERM^; 


nticajesaris^    < 
nep.dIjvIavga/  > 

caIesara  v3^ 

GERMiJ'ANICVS.Py 


max.t|r.pot  mi .  IMP 

COSiPl  .   P  P  .   R  ESTIT 
\ 


(^ 


Néron  Clniidius ,  fils  du  divin  Claude  (j),  petit-fils  de  Germa- 
nicus  l'ésar  (4),  arrière -petit -fil s  de  Tibe'rius  César  Auguste  fj), 
fils  de  l'arrière-petit- fils  d'Auguste  (  6) ,  Ce'sar ,  Auguste ,  Germanique , 
souverain  pontife,  dans  la  quatrième  année  de  sapuissancetrihunitienne , 
empereur  pour  la  seconde  fuis ,  consul  pour  la  troisième ,  père  de  la 
patrie,  a  restitué. 

(i)  Cette  inscription  a  été  rapportée  par  Muratori,  cdxlv, 
5  ,  mais  d'une  manière  différente  :  elle  avoit  disparu  quand  Girar- 
din  écrivit  son  Histoire  de  Fréjus,  1729,  in-12.  puisqu'il  ne  la 
rapporte  pas;  il  n'a  pas  connu  non  plus  la  suivante.  Nous  n'a- 
vons retrouvé  aucune  de  celles  qu'il  a  citées. 

(2)  La  ligne  tracée  du  haut  en  bas  par  le  milieu  de  cette  ins- 
cription indique  le  niveau  du  mur.  Ce  qui  est  à  la  gauche  de  cette 
ligne ,  est  la  [)artie  de  l'inscription  qu'on  pouvoit  lire  ;  ce  qui  est  à 
]a  droite  de  la  même  ligne ,  étoit  caché  par  le  mur, 

(3)  NERO   CLAVdius,  DIVI  CLAudii  filius. 

(4)  GERMANICI  casaris  Nepos. 

{5)   Tllxrii  CAESARIS augusti  proNEPos. 
(6)   DIVI  AVGvsù  Abnepos. 


CHAPITRE    LXIir;  4p5 

Cette  inscription  avoit  été  placée  sur  quelque  bâti- 
ment rétabli  par  Néron  ;  on  en  a  découvert,  dans 
cette  partie  des  Gaules ,  plusieurs  autres  également 
de  Néron  ,  avec  le  mot  resrituït ;  ce  qui  prouve  qu'il 
y  fit  rétablir  un  assez  grand  nombre  d'édifices. 

Dans  la  même  cour  où  est  l'inscription  qui  pré- 
cède ,  il  y  a  encore  une  colonne  milliaire  qui  sert 
de  support  à  une  treille  :  elle  est  très-dégradée  et 
barbouillée  de  plâtre  ;  voici  ce  que  nous  pûmes  y 
déchiffrer  : 

AEL 

AN 

AVGI?  IMP 

NIMAX 

VIII 

V 

Au  milieu  du  marché  aux  herbes ,  il  y  a  une  grande 
tour  sur  laquelle  on  lit  cette  inscription,  partagée  par 
le  milieu  ;  les  deux  fragmens  sont  placés  de  niveau 
comme  on  les  voit  ici  : 


L.VAL.FERMERo    t 
I^I   VIRAVG 


'AWi*<«l"«Ma«Wa«W«KMMKC« 


il       HERED  .  EX   ES       [^^ 
I  F  E  C  E  R  I 


A  L.   Valerius  Hermerotes  ,  sextumvir  d'Auguste ,  ses   héritiers 
eut  fait  cette  tombe,  d  après  sm  testament. 


4p4  CHAPITRE    LXIII. 

Fréjus  a  vu  naître  dans  ses  murs  Cornélius  Galîus  > 
poëte  et  général,  qui  commandoit  en  Egypte  sous 
Auguste ,  et  fut  condamné  à  mort  pour  trahison  ; 
Julius  Grsecinus ,  qui  a  composé  ,  sur  l'agriculture  , 
des  ouvrages  qui  ont  mérité  la  mention  de  Pline  et 
les  suffrages  de  Columelle  ;  Julius  Agricola ,  dont 
Tacite  son  gendre  a  si  bien  peint  la  vertu  modeste 
et  la  sage  modération;  et  Valère  Paullin,  l'ami  de 
Vespasien. 

Cette  ville  a  un  droit  particulier  à  la  reconnoissance 
des  Français  ;  c'est  là  que  la  frégate  le  Aîuron  a  des- 
cendu notre  illustre  Empereur  à  son  retour  d'Egypte  : 
ses  habitans  se  pressèrent  autour  de  lui ,  le  procla- 
mèrent sauveur  de  la  patrie,  et  prirent  sur  eux  de 
le  dispenser  de  la  (juarantaine  ;  faveur  qui  lui  avoit 
été  refusée  sur  plusieurs  points  de  la  côte. 


49) 


CHAPITRE  LXIV. 


Voie  romaine. [ —  L'Esterel,  —  La  Fée  Esterelle.  — 
Plantes. —  Serpentine. —  Brigands.  —  RoQUEBRUNE. 
—  Le  Muy.  —  Les  Adrets.  —  Borne  milliaire.  — 
Porphyre.  —  Incendie  des  forêts  ,  ébranchage.  — 
La  Napoule.  — Cannes.  —  Zostera. —  Ile 
Sainte  -  Marguerite  ;  prisonniers  d'état.  —  Ile  Saint- 
Honorat.  — Monumens  chrétiens.  —  Inscriptions.  — 
M.}^^  Saintval. 

J_Jeux  jours  entiers  passés  à  Fréjus  paroissent  bien 
longs  ,  malgré  l'agrément  de  ia  situation  de  cette 
ville  :  nous  vîmes  avec  plaisir  arriver  le  moment  d'en 
sortir.  Les  montagnes  et  la  forêt  de  i'Esterel  dévoient 
offrir  trop  d'aliment  à  notre  curiosité  pour  que  nous 
nous  missions  en  mer  ;  nous  donnâmes  rendez-vous 
à  nos  matelots  à  Cannes ,  et  nous  partîmes  à  cheval. 
Nous  passâmes  encore  devant  l'aqueduc  et  les 
restes  d'une  voie  romaine.  Nous  apercevions  notre 
barque  qui  voguoit  avec  un  bon  vent  :  nous  traver- 
sâmes la  vallée  de  Fréjus  ;  et  bientôt  nous  fûmes  dans 
la  montagne ,  d'où  nous  vîmes  sortir  une  source 
pure  et  limpide.  Les  Israélites  ne  furent  pas  plus  heu- 
reux ,  lorsque  le  rocher  s'ouvrit  sous  la  baguette  de 
Moïse  ;  les  Croisés  n'éprouvèrent  pas  plus  de  joie 
lorsqu'ils  virent  couler  ie  Siloé  ,  dont  les  sources 
étoient  taries  :  pour  moi  ,  pendant  notre  séjour  à 


4^6  CHAPITRE     LXIV. 

Fréjus ,  je  n'avois  bu  que  du  vin ,  et  je  m'abreuvai 
à  longs  traits  de  cette  eau  fraîche  et  délicieuse. 

Ces  montagnes  étoient  autrefois ,  suivant  la  tra- 
dition du  pays,  le  séjour  d'une  fée  2ippelée  Esterel/e , 
qui  leur  a  donné  son  nom  :  selon  les  actes  de  S.  Ar- 
mentaire ,  on  lui  ofFroit  des  sacrifices ,  et  elle  donnoit 
aux  femmes  stériles  des  breuvages  qui  avoient  la 
vertu  de  les  rendre  fécondes.  Ces  montagnes  ont 
un  aspect  plus  pittoresque  encore  que  celles  des 
Maures  ;  elles  offrent  une  plus  grande  variété  de 
sites  ;  et  celui  qui  aime  à  observer  les  différentes 
productions  de  la  nature  ,  peut  y  trouver  bien  des 
plaisirs  :  aussi  nos  collections  furent  abondantes.  La 
route  étoit  couverte  de  myrtes  ,  de  jasmins  ,  d'ar- 
bousiers ,  et  des  corymbes  dorés  de  l'immortelle  (  i  )  ; 
diverses  belles  espèces  de  saxifrages  sortoient  des 
fentes  des  rochers  (2)  ;  l'inflammable  fraxinelle  (3] 
se  tenoit  dans  les  lieux  ombragés  :  plusieurs  belles 
plantes  de  la  syngénésie  ,  des  inules  (4)  ,  des  éri- 
gerons (5)  ,  des  chrysanthèmes  (6)  ,  et  beaucoup 
d'autres  qui  ne  reviennent  pas  à  ma  mémoire ,  se  mon  - 
troient  aussi  sur  la  route.  J'en  recueillis  un  assez  grand 


(  I  )  Gnaphalium  stachas. 

(2)  Saxiffaga. 

(  3  )  Dictdinnus  albus. 

(4)  Jnula  mentaria. 

(5)  E.rig(ron  tulerosum. 

\G)  Chr^santhetKi'.m  cûrjmiosum. 

nombre, 


CHAPITRE    LXÎV.  ùt<)J 

nombre,  sans  cependant  quitter  le  chemin  que  nous 
devions  suivre.  Le  sol  nous  ofiroit  une  serpentine 
verdâtre  ,  à-peu -près  semblal)le  à  celle  qu'on  trouve 
dans  les  montno-nes  des  Maures. 

Après  avoir  marché  quatre  heures,  nous  arrivâmes 
à  l'auberge  de  i'Esterel ,  où  Ton  a  établi  un  poste  mi- 
litaire composé  de  gendarmes  et  de  chasseurs  :  ce 
détachement  est  relevé  tdiis  les  mois  ;  il  sert  à  escorter 
le  courrier  de  la  malle,  quelquefois  aussi  des  voya- 
geurs, moyennant  une  rétribution  convenue.  Les 
bois  dont  ces  montagnes  sont  couvertes ,  les  pro- 
fondeurs dans  lesquelles  il  faut  descendre  et  dont  on 
ne  peut  sortir  que  par  des  défilés  très- étroits,  le  petit 
nombre  des  habitations  qui  sont  si  rares  qu'on  croit 
être  dans  un  désert ,  tout  contribuoit  k  en  rendre  le 
passage  dangereux.  Plusieurs  brigands  s'y  étoie^sit 
établis ,  et  exerçoient  seuls  ou  par  compagnie  leur 
horrible  métier  ;  ils  pilioient  et'  quelquefois  assassi- 
noient  les  voyageurs  :  ils  avoierit  égorgé ,  il  y  avoit 
un  an ,  onze  personnes  dans  une  seule  maison.  Plu- 
sieurs habitans  les  connoissoient  mais  ils  n'osoient 
les  dénoncer ,  de  peur  de  devenir  leurs  victimes ,  ou 
d'être  immolés  par  ceux  qui  leur  siavivroient  ;  quel- 
ques-uns même  traitoient  avec  ces  misérables  et  leur 
payoieiit  une  contribution  pour  voyager  librement. 
Le  préfet  du  Var  les  fît  poursuivre  fivec  vigueur  et 
activité;  on  en  tua  un  grand  nombre  dans  différentes 
attaques.  Les  gendarmes  ,  conduits  pat  des  paysans, 
Tome  IL  I  i 


4^8  CHAPITRE     LXIV. 

surprirent  leur  chef;  il  fit  une  vigoureuse  résistance , 
reçut  six  coups  de  lëu,  et  eut  encore  la  force  de 
fuir  :  on  le  trouva  enfin  expirant  au  pied  d'un  arbre 
contre  lequel  il  étoit  appuyé.  La  tête  de  ceux  qui 
restèrent  fut  mise  h  prix.  Quand  nous  passâmes ,  on 
n'en  connoissoit  plus  que  deux ,  dont  on  avoit  le  si- 
gnalement ,  et  qui  alors  s'étoient  retirés  sur  les  fron- 
tières de  l'Italie  ;  on  espéroit  les  saisir  bientôt.  Un 
de  ces  malheureux  ,  le  plus  sanguinaire  de  tous  , 
pour  outrager  à-la-fois  ia  nature  ,  la  morale  et  la 
religion  ,  avoit  pris  le  nom  de  Jésus ,  sous  lequel  il 
étoit  connu. 

Les  environs  de  cette  auberge  sont  frais  et  ombra- 
gés. Au  milieu  de  la  route  est  une  belle  fontaine  , 
près  de  laquelle  est  une  borne  milliaire  renversée , 
dont  l'inscription  a  presque  entièrement  disparu  ;  il 
n'en  subsiste  que  quelques  lettres  :  elle  a  été  rap- 
portée par  Girardin  (i). 

Nous  avions  à  notre  gauche  Rocjuebrune  ,  dont 
la  plaine  ,  assez  fertile,  est  arrosée  par  l'Argent ,  mais 
dont  tout  le  territoire  est  infecté  par  les  miasjnes 
pestilentiels  de  l'étang  de  Villepey  ,  qui  détruisent 
la  population  ;  le  Afuy ,  où  l'on  fiiit  un  grand  cora  - 
merce  de  planches,  et  le  village  des  Adrets  ,  com- 
posé de  quelques  maisons  dispersées  sur  une  étendue 
fle   terrain   assez  considérable.  Nous  arrivâmes  sur 

(i)  Histoire (ù  Fn'jus,  page  i  ï6. 


CHAPITRE    LXIV.  4^9 

une  hauteur ,  près  d'une  maison  appelée  la  Baraque  / 
on  découvre  de  ià  ies  îles  Sainte-Marguerite. 

Rien  de  plus  varié  que  le  passage  de  ces  montagnes  : 
placé  sur  une  hauteur  assez  considérable ,  on  voit 
autour  de  soi  des  collines  moins  élevées  et  de  petites 
plaines  en  culture  ;  on  aperçoit  à  travers  ces  collines 
et  ces  plaines  la  route  tortueuse  que  l'on  doit  suivre  ; 
au  moiîient  où  l'on  se  croit  au  milieu  des  terres ,  on 
découvre  la  vaste  mer  et  les  îles  de  Lérins.  La  beauté 
des  sites  ,  la  diversité  des  plantes  ,  tout  concourt 
à  accroître  le  plaisir  qu'on  éprouve  dans  ces  belles 
solitudes. 

Ici  le  sol  est  une  roche  porphyritique ,  dont  la  cou- 
leur est  d'un  rouge  lie  de  vin  ;  on  y  remarque ,  avec  le 
feld-spath ,  de  petits  cristaux  transparens.  Nous  en 
ramassâmes  plusieurs  échantillons  qui  présentoient 
des  variétés  intéressantes. 

La  scène  change  à  chaque  moment  dans  ces  mon- 
tagnes ;  mais  on  est  continuellement  attristé  par  le 
spectacle  des  bois  incendiés  :  quoique  les  arbres 
soient  écartés  les  uns  des  autres  ,  ils  sont  brûlés 
comme  si  le  feu  avoit  ravagé  en  un  jour  toute  la 
contrée.  On  s'afflige  de  voir  ces  sapins  élancés,  que 
la  nature  a  employé  près  d'un  siècle  k  faire  croître  , 
brûlés  par  la  main  de  quelques  misérables.  Ces  arbres 
ont  une  si  étonnante  végétation ,  que  souvent ,  quoi- 
que la  surface  du  bois  soit  en  charbon  ,  leur  cime 
est  encore  verdoyante,  parce  que  le  feu  n'a  pas 

I  î    2 


500  CHAPITRE     LXIV. 

pénétré  jusque  dans  leur  intérieur,  tari  les  sources  de 

la  sève,  et  détruit  les  vaisseaux  qui  en  favorisent  la 

circulation. 

Ces  incendies  sont  un  des  grands  fléaux  du  dé- 
partement du  Var  ,  de  celui  des  Hautes-Aipes  ,  et 
probablement  de  quelques  contrées  environnantes. 
On  en  connoît  plusieurs  causes.  Les  gardiens  et  les 
propriétaires  des  trou]:)eaux  de  chèvres  mettent  le 
feu  aux  broussailles  et  aux  arbres ,  parce  que  les  vé- 
gétaux brûlés  fertilisent  la  terre  et  engraissent  ies 
pâturages  :  d'autres  particuliers  livrent  aux  flammes 
un  canton ,  et  viennent  ensuite  soumissionner  k  bas 
prix  les  terrains  incendiés  pour  ies  défricher. 

On  empêcheroit  ces  désordres  ,  en  maintenant 
ies  réglemens  qui  défendent  de  laisser  vaguer  les 
chèvres  et  de  les  mener  dans  les  bois,  en  ne  donnant 
pointa  bail  les  terrains  incendiés ,  et  même  en  recher- 
chant la  conduite  de  ceux  qui  viennent  en  faire  la 
soumission  :  il  faudroit  aussi  surveiller  avec  soin  les 
auteurs  de  ces  incendies  et  leur  infliger  des  peines 
sévères. 

Quelques-uns  des  arbres  échappés  au  feu  avoient 
été  presque  entièrement  ébranchés  :  ces  ébranche- 
mens  multipliés  ne  contribuent  pas  moins  au  dépé- 
rissement des  forêts  ;  car  les  arbres  se  nourrissent 
autant  par  ies  branches,  qui  pompent  dians  i'atmos- 
phère  les  gaz  appropriés  à  ieur  existence,  que  par 
les  racines ,  qui  tirent  ies  sucs  de  la  terre. 


CHAPITRE     LXIV.  501 

Vers  onze  heures  ,  nous  arrivâmes  au  pont  de 
Saint- Jean  ,  où  nous  fîmes  une  petite  halte  sous 
un  arbre.  Le  chemin  est  parsemé  de  rochers ,  et  si 
détestable,  que  les  chevaux  pouvoient  à  peine  trou- 
ver un  sentier  sûr.  Un  peu  plus  loin ,  on  passe  un 
petit  ruisseau.  Là,  ie  chemin  devient  uni,  et  conti- 
nue dans  une  plaine  :  il  est  fait  ,  dans  plusieurs 
endroits  ,  d'une  manière  qui  n'annonce  pas  beau- 
coup d'économie  ;  on  place  des  troncs  d'arbres  en 
travers  ,  et  l'on  couvre  le  tout  de  terre  et  de  gra- 
vier. Dans  les  forêts  de  la  Souabe  et  de  la  Bavière  , 
on  trouve  quelquefois  des  chemins  réparés  de  cette 
sorte,  ainsi  que  dans  la  Norvège,  la  Russie,  &c.  ; 
mais  cette  pratique  est  très-nuisibie  h.  f'aménagement 
des  forêts. 

A  cet  endroit,  on  aperçoit  le  golfe  de  Cannes, 
et  îa  ville  qui  lui  donne  son  nom  ;  elle  est  située  sur 
la  rive  gauche  du  golfe  :  on  a  en  face  de  soi  la  Na- 
poule  sur  le  rivage  opposé. 

Le  nom  de  ce  village  signifie  vil/e  neuve;  on 
pense  qu'il  lui  a  été  donné,  dans  le  XIII."  siècle, 
par  les  seigneurs  dont  il  a  dépendu  :  cependant 
on  ie  trouve  appelé  Epulia  (  1  )  dans  des  actes 
de  I  1 30  ,  et  son  nom  pourroiî  bien  dériver  de  ce 
mot.  Ce  territoire  ,  dont  la  fertilité  est  prodigieuse , 
est  encore  plus  insalubre  que  celui  de  Fréjus  :  il  est 

.  (i)  Papon  ,  Voyage  littéraire  de  Provence,  p,  236;  éd.  de  1780. 

li  3 


502  CHAPITRE    LXIV. 

si  malsain  ,  que ,  selon  une  expression  populaire  , 
les  poules  y  ontlafevre.  On  est  obligé  de  changer  les 
employés  des  douanes  tous  les  six  mois  :  leur  inspec- 
teur demeure  à  Saint-Tropez  ,  d'où  ii  s'y  transporte 
sur  un  canot,  quand  sa  présence  est  nécessaire.  II 
n'y  a  qu'un  petit  nombre  d'habitations  :  on  y  cultive 
les  orangers  pour  les  fleurs  ,  dont  la  récolte  est 
très-abondante  ,  et  que  l'on  vend  aux  parfumeurs  de 
Grasse  et  de  Nice.  C'est  dans  la  plaine  qui  s'étend 
entre  la  Napoule  et  Cannes  que  les  soldats  d'Othon 
battirent  deux  fois  en  un  jour  ceux  de  Vitellius. 

En  approchant  de  Cannes ,  on  trouve  quelques 
granits.  Nous  entrâmes  dans  cette  ville  au  moment 
où  notre  barque  y  arrivoit.  On  croit  que  ce  lieu  étoit 
appelé  Horrea  par  les  Romains,  parce  qu'ils  y  avoient 
des  magasins  pour  les  grains  qui  venoient  des  autres 
parties  de  la  province  :  on  le  nomma  Castrum  Fmn- 
cum,  lorsque  Raymond-Bérenger  lui  eut  accordé  des 
franchises  en  i  i  32.  Le  territoire  est  aride;  les  terres 
sont  incultes  et  couvertes  de  bruyères  :  mais  les 
environs  sont  agréables  et  fertiles  ;  le  climat  doit  y 
être  très-doux  ,  puisque  le  citronnier  et  l'oranger  y 
croissent  en  abondance.  On  y  cultive  beaucoup ,  dans 
les  jardins  ,  l'odorante  cassîe  (  i  ) .  La  ville  est  assez 
bien  bâtie  ;  mais  elle  n'offre  rien  d'intéressant  :  nous 
ne  nous  y  arrêtâmes  qu'un  moment ,  et  nous  nous 

(i)  Aiimoi^  Farneiiana, 


CHAPITRE     LXIV.  505 

rendîmes  à  cheval  sur  la  pointe  qui  est  en  face  de 
l'île  Sainte-Marguerite. 

La  plage  étoit  presque  entièrement  couverte  d'une 
production  marine  très-singulière  ;  c'est  la  ■^osûre 
marine  (  i  ) ,  qui  croît  abondamment  dans  la  Médi- 
terranée :  ses  feuilles,  longues  et  étroites  comme 
celles  des  graminées  ,  se  roulent  et  forment  des 
masses  globuleuses  qui  ressemblent  parfaitement  k 
des  égagropiles.  Cette  plante,  imprégnée  du  sel  de  la 
mer,  peut  donner  un  très-bon  engrais. 

La  traversée  du  rivage  à  l'île  Sainte-Marguerite 
n'est  pas  plus  lono"ue  que  celle  du  Rhône.  Les  an- 
ciens appeloient  cette  île  Lero  ,  du  nom  d'une 
divinité  qui  y  avoit  un  temple  (2);  elle  a  pris  ensuite 
le  nom  d'une  chapelle  consacrée  à  S.'*"  Marguerite. 
On  y  a  construit  un  fort  ;  c'est  cette  prison  d'état 
devenue  si  célèbre  par  l'histoire  ,  toujours  énigma- 
tique  ,  de  l'homme  au  masque  de  fer  :  toutes  les 
anecdotes ,  vraies  ou  fausses ,  qui  lui  sont  relatives , 
tous  les  systèmes  bâtis  pour  découvrir  qui  il  étoit , 
nous  revinrent  à  la  mémoire;  mais  je  les  épargnerai 
au  lecteur,  puisque  rien  ne  peut  faire  espérer  d'ob- 
tenir sur  le  lieu  de  nouveaux  renseignemens.  Nous 
eûmes  la  curiosité  de  voir  la  chambre  qu'on  dit  avoir 
été  celle  que  le  mystérieux  prisonnier  habitoit  ;  elle 


(  I  )  Zostera  marina. 

(2]  Stbab.  IV,  145. 

I  i4 


5o4  CHAPITRE    LXIV. 

n'a  qu'une  croisée  vers  le  nord ,  fermée  par  un  gril- 
lage épais.  Les  soldats  de  la  garnison  et  ceux  qui 
font  le  service  de  ia  prison  ,  sont  les  seuls  habitans 
de  J'ÎIe. 

Il  y  avoit  alors  trois  prisonniers  d'état  :  l'un  d'eux 
jouissoit  d'une  grande  liberté.  Il  avoit  fait  arranger 
d'une  manière  commode  un  bâtiment  particulier;  il  se 
livroit  au  plaisir  de  la  chasse  et  de  h  pêche  ,  avoit 
avec  lui  ses  eiifans,  quelques  amis,  et  souvent  il 
donnoit  à  dîner  à  des  habitans  de  Cannes  et  des 
environs.  Il  savoit  aussi  se  faire  des  plaisirs  dignes 
d'une  ame  élevée,  et  qui  lui  procureront  toujours  des 
jouissances  :  il  voulut  laisser  dans  cette  île  des  souve- 
nirs rlu  temps  qu'il  y  avoit  passé  ,  en  cherchant  à 
la  rendre  plus  agréable  et  plus  commode  pour  les 
malheureux  qui  doivent  l'habiter  après  lui.  Il  y 
a  fait  tracer  des  routes  pour  la  promenade;  et  il 
s'occupoit  à  faire  creuser  avec  beaucoup  de  dé- 
penses un  puits  dans  un  lieu  où  l'on  soupçonnoit 
l'existence  d'une  source.  Sa  fortune  ,  ses  manières 
élégantes,  l'ascendant  de  son  esprit,  lui  donnoient 
l'air  du  souverain  de  cette  petite  île  ;  et  l'on  auroit 
pris  pour  son  capitaine  des  gardes  le  commandant , 
homme  brave  et  honnête ,  mais  qui  n'a  jamais  connu 
que  la  vie  militaire  et  les  combats. 

Un  canal  très-étroit  sépare  cette  île  d'une  autre 
plus  petite ,  que  les  anciens  appeloient  Lerlnd  ;■  d'où 
leur  vient  la  dénomination  commune  d'Ues  de  Lérins, 


CHAPITRE    LXIV.  505 

Lerîna  est  devenue  ,  au  v.""  siècle  ,  un  des  premiers 
sièges  du  christianisme  :  sons  la  conduite  de  S.  Ho- 
noré, cette  île  se  peupla  d'une  foule  d'anachorètes 
qui  se  vouèrent  comme  lui  à  toutes  les  rigueurs  de 
la  pénitence.  Bientôt  elle  prit  ie  nom  de  ce  saint  (  i  ). 
Les  églises  de  ia  Provence  y  choisirent  leurs  pasteurs  ; 
ia  religion  y  trouva  des  défenseurs  zélés  ;  plus  de 
soixante  de  ses  rehgieux  obtinrent  les  honneurs  de 
la  béatification.  On  y  montroit  un  nombre  considé- 
rable de  reliques  de  Jésus-Christ,  de  la  Vierge,  de 
S.  Jean -Baptiste,  des  apôtres,  et  d'une  foule  de 
saints  et  de  martyrs.  Cet  antique  monastère  est  au- 
jourd'hui en  ruines  ;  le  jardin  ,  que  les  mains  pieuses 
des  solitaires  avoient  planté  d'orangers,  est  livré  k 
des  bœufs.  On  trouve  encore  quelques  restes  du 
réfectoire  et  d'une  fontaine  qui ,  d'après  une  inscrip- 
tion très-dégradée  placée  au-dessus,  étoit destinée  à 
iaver  les  linges  sacrés  pour  le  service  de  l'autel.  Nous 
lûmes  plusieurs  inscriptions  gothiques  qui  n'offrent 
aucun  intérêt.  Sur  la  façade  de  l'église  est  un  sarco- 
phage qui  représente  Jésus-Christ  entre  les  douze 
apôtres  ,  à-peu-près  comme  celui  de  S.  Mitre  que 
j'ai  décrit  (2)  ;  à  l'exception  qu'il  n  a  que  sept  arcades, 
dont  six  contiennent  chacune  deux  apôtres  ;  dans 
celle  du  milieu  se  trouve  Jésus-Christ.  L'intérieur  de 
l'église  est  entièrement  dévasté. 

(i)  On  i'appelle  aujourd'hui  île  Sa'mt-Houorat. 
(2)  Su^rà  ,  p,  268  ;  pi.  XXXVII ,  n."  2. 


^o6  CHAPITRE     LXIV. 

Cette  île  a  le  grand  avantage  de  posséder  un 
puits  d'eau  douce,  où  l'on  va  chercher  celie  qui  est 
nécessaire  k  Sainte-Marguerite.  La  découverte  de  cette 
source  est  regardée  comme  un  miracle  de  S. Honoré, 
ainsi  que  l'atteste  l'inscription  suivante  tracée  au- 
dessus  : 

JsacUum  ductor  lymphas  7iiedkavit  amaras , 

Et  pirga  fontes  extudit  è  silice. 
Aspice  ut  hic  rigido  surgain  è  marinore  rii'i , 

Et  salso  dulcis  giirgite  vena  jluat. 
Puisât  Honoratus  rupem  ,  laticesque  redundant , 

Et  sudis  et  uirgœ  Alosis  adixquat  opiis. 

Mara,  Exod.  XV  f  Sin,  Numer.  XX. 

La  retraite  de  l'austère  S.  Honoré  a  subi  une 
étrange  métamorphose  ;  elle  appartient  aujourd'hui 
à  M."*"  Saintval  l'aînée  ,  qui  a  obtenu  de  si  grands 
succès  sur  la  scène  française.  Le  terrain  de  cette  île 
paroît  fertile;  et  il  pourroit  être  d'un  bon  rapport,  si 
on  lui  rendoit  la  culture  que  ses  premiers  habitans 
n'avoient  sûrement  pas  ménagée.  On  y  jouit  d'une 
vue  très-agréable  sur  la  mer.  On  y  a  établi  un  télé- 
graphe qui  répète  les  signaux  des  vigies  d'Antibes 
et  de  la  pointe  d'Agay. 

Le  jour  commençoit  à  baisser  quand  nous  nous 
remîmes  en  mer;  nous  espérions  pourtant  arriver 
avant  la  nuit  à  Antibes ,  et  pouvoir  y  être  reçus  à 
la  faveur  du  billet  que  le  commandant  de  Sainte-Mar- 
guerite nous  avoit  donné  pour  celui  de  cette  ville  : 


CHAPITRE    LXIV.  507 

mais  le  vent  cessa  bientôt  de  souffler  ;  ri  fallut  faire 
usage  de  la  rame ,  et  il  étoit  déjà  neuf  heures  quand 
nous  doublâmes  la  pointe  de  la  Caroube.  II  est  éton- 
nant que  les  Romains  n'aient  pas  bâti  Antibes  au 
revers  de  ce  cap ,  où  la  nature  a  formé  un  bon  port , 
dominé  par  une  haute  montagne.  Différens  postes 
nous  arrêtèrent  pour  nous  faire  raisonner  à  l'entrée 
de  la  raded'Antibes.  Nous  pénétrâmes  dans  le  port: 
mais  personne  ne  voulut  se  charger  de  notre  lettre 
au  commandant  pour  obtenir  l'ouverture  des  portes 
de  la  ville  ;  nous  fûmes  obligés  de  bivouaquer  sur  le 
quai  enveloppés  dans  nos  manteaux. 


joS 


CHAPITRE   LXV. 

AntibeS.  —  Histoire. —  Port. —  Tours. —  Inscriptions. 

—  Le    jeune     danseur    Septentrio.    —   Borysthène , 
cheval  d'Hadrien.  —  Dolle  ,  sculpteur.  —  Aqueduc. 

—  Costume.  —  Poissons. 

J\.  CINQ  heures  du  matm  ,  le  préposé  de  la  santé 
vint  visiter  nos  papiers,  et  nous  entrâmes  enfin  dans 
ïa  ville.  Les  Provençaux  l'appellent  Antiboul  ,  nom 
évidemment  dérivé  de  celui  (ïAntipoIis ,  qu'elle  porte 
dans  les  auteurs  anciens  et  sur  les  médailles.  Elle 
devoit  sa  fondation  aux  Marseillois  ;  mais  elle  s'étoit 
soustraite  à  leur  domination.  Les  Romains  lui  accor- 
dèrent les  droits  de  ville  latine  et  le  titre  de  munîcipe; 
el!e  a  aussi  sur  les  médailles  celui  de  colonie. 

Les  pirates  et  les  Sarrasins  ont  ravagé  cette  ville. 
Clément  VH,  après  s'en  être  emparé  en  i  384,  sous 
prétexte  de  la  maintenir  dans  son  obéissance  ,  la 
vendit  à  MM.  de  Grimaldi,  de  Gènes  :  ceux-ci  la 
cédèrent,  en  1608,  à  Henri  IV.  Elle  fut  assiégée 
en  174^5  parles  troupes  de  Marie -Thérèse  ;  mais 
l'arrivée  du  maréchal  de  Belle-  Ile  fit  repasser  le  Var 
aux  Autrichiens. 

Antibes  est  une  ville  peu  considérable  et  mal 
bâtie  ;  mais  son  port  a  une  élégance  qui  lui  donne 
plutôt  l'air  d'une  naumachie  que  d'un  port  de  mer  : 


CHAPITRE    LXV.  509 

il  rappelle  l'ancien  port  d'Ostie ,  dont  les  médailles 
de  Néron  nous  ont  conservé  la  figure,  et  qui  étoit 
entouré  de  portiques.  Sa  forme  est  ronde ,  et  jl  est 
ceint  d'un  quai  et  d'une  rangée  circulaire  d'arcades. 
On  jouit  sur  le  rempart  d'une  vue  très- agréable. 

M.  Jeanbon  ,  adjoint  du  maire  ,  eut  la  bonté  de 
nous  accompagner  dans  nos  courses  ,  et  de  nous 
confier  une  histoire  manuscrite ,  dans  laquelle  nous 
trouvâmes  des  renseignemens  utiles  pour  nos  re- 
cherches (i). 

Nous  remarquâmes  d'abord  les  deux  tours  ,  for- 
mées de  grandes  pierres  carrées.  La  première  ,  qui 
a  vingt  toises  d'élévation ,  sert  de  clocher  à  la  pa- 
roisse :  une  des  pierres  de  la  neuvième  assise  porte 
le  mot  ANTJPOlis.  La  seconde  tour  n'a  que  treize 
toises  de  hauteur  :  de  ia  maison  en  face  ,  nous  lûmes 
avec  une  lunette  d'approche  ,  sur  cette  même  tour  , 
vers  le  milieu  de  sa  hauteur,  cette  inscription  ren- 
versée : 


A.    CALPVRNIO    P.]| 
i 
ANNOR.    X.   MENS    VI.    C,)^ 

TROPHIM    FILIO.    ?\\ 
II 

FECIT    ET    Sâ 

n 


[i)  Antiquités  historiques  de  lavilU  d'Aiitibes,  par  Jean  D'ARAzr, 


5  10  CHAPITRE    LXV. 

A  A.  Calpurnîiis  ,  enfant  de  dix  ans  six  mois  (  i  ) 

Trophimus  a  fait  faire  cette  inscription  à  son  tendre  fis  [z]  et  à  lui- 
même  {i). 

Sur  Ja  cinquième  assise ,  il  y  a  une  pierre  qui  porte 
ces  lettres  :  A.  M. E. CF. T. A.  ex  testamento  (4^ 

Sur  la  porte  du  Ravelin  ,  on  lit  l'inscription  sui- 
vante (  5  ) ,  qui  a  été  placée  en  sens  inverse  : 


L,  ALBVCIO  SCAEVIANO  ALBVCIA  CHRYSIS 
MATER  OPT.  SIBI  l'OSTERISQVE  SVIS  VIVA  FECIT. 


Le  monument  le  plus  curieux  est  celui  du  jeune 
Septentrio  (pi.  LI ,  n."  ^  ).  L'inscription  est  singu- 
lière ;  elle  a  été  rapportée  par  plusieurs  auteurs  (6) , 
mais  jamais  figurée.  Elle  est  incrustée  dans  le  mur 


(i)  Puero  ANNORum  X  AlENSium  VI, 
{2)  FILIO  Pientissimo. 

(3)  £r  Sibi ,  ou  Sids  ,  aux  siens. 

(4)  On  les  a  ainsi  interprétées  :  Ancus  Manilius  Eques  Cura' 
vit  Fieri  Turrim  Antipoli  EX  TESTAMENTO.  Mais  cette  explica- 
tion n'a  rien  de  certain;  les  lettres  A.  M.  ne  peuvent  pas  plus  être 
remplies  par  les  mots  Ancus  Alanilius  que  de  cent  autres  manières. 

(5)  GrUTER,  DCLXVI  j  10,  l'a  publiée,  mais  avec  plusieurs 
inexactitudes. 

(6)  GruT.  CCCXXXII,  4;  SmET.  Inscript,  ant.  152,  25  ;  FlCO- 
HOm,Afasch.  scen.  52;  SlMEON  IlL.  Degli  epitaf  27;  BOUCHE, 
Char,  de  Prov,  288  ;  DUCHESNE  ,  Ant.  des  villes  de  France  ,  872 
Bouquet,  Script,  rerum  Gall.  t.  I  ,  in  exe.  Crut.  135;  Caylus, 
Rec.  d'atiùq.  t.  II,  p.  290 ;  Papon ,  Voyage  de  Provence,  t.  I. 


CHAPITRE   LXV.  5  I  ï 

au  coin  de  la  rue  qui  conduit  à  i'égiise.  Elle  est  ainsi 

conçue  : 

D.    M. 

PVERI    SEPTENTRI 

ONIS  ANNOR  XII    QVl 

ANTIPOLI    IN   TfEATRO 

BIDVO    SALTAVIT    ET    PLA 

CVIT 

Aux  niants  de  l'enfant  Septentrio  (  i  ) ,  âge'  Je  XII  ans ,  qui  a.  dansi 

deux  jours  sur  le  théâtre  d'Amibes  ,  et  a  fait  plaisir  (i), 

II  est  probable  que  cet  enfant ,  peut-être  fatigué 
par  les  efforts  qu'il  avoit  fiiits,  pendant  ces  deux 
jours  ,  pour  mériter  les  suffrages  des  Antipolitains, 
mourut  dans  leur  ville  ,  et  qu'ils  voulurent  consacrer 
par  cette  épitaphe  les  regrets  de  sa  perte  et  l'approba- 
tion qu'ils  donnoient  à  son  talent  :  ces  regrets  sont 
indiqués  par  les  cyprès  qui  entourent  l'inscription. 
Sur  les  médailles  relatives  aux  jeux ,  on  voit  souvent 
un  vase  semblable  à  celui  qui  décore  cette  tombe  :  les 
deux  fleurs  qui  en  sortent  sont  peut-être  une  allé- 
gorie des  deux  représentations  données  à  Antibes 
par  ce  merveilleux  danseur. 

On  n'aperçoit  que  de  foibles  vestiges  des  anciens 
édifices  dont  Antipolis  étoit  décorée.  Il  reste  quelques 
degrés  du  théâtre  sur  lequel  le  jeune  Septentrio  fit 

(i)  Su  ARES  a  trouvé  àPréneste  une  inscription  à-peu -près  sem- 
hlable.  GrutER,  CCCXXX  ,  j  ,  en  rapporte  aussi  une  autre  d'un, 
pantomime  également  appelé  Septentrio. 

(2)  Cette  formule  se  retrouve  sur  plusieurs  autres  inscriptions 
consacrées  à  des  mimes,  F'^f'f^GRUTEB,  cccxxxi,7. 


JI2  CHAPITRE     LXV. 

preuve  de  son  talent;  il  fut -démoli  en  i^jpi  ,  pour 

en  faire  un  parc  d'artillerie.  Nous  vîmes  aussi  une 

conserve  d'eau  à-peu-près  semblable  k  celles  de  Lyon 

et  de  Fréjus  ,  si  ce  n'est  que  la  partie  supérieure  est 

soutenue  par  des  piliers  octogones ,  et  non  par  des 

arcades. 

On  trouve  par -ci  par-Ik  différens  débris.  11  y 
avoit  autrefois  beaucoup  de  mosaïques  ;  on  les  a 
laissé  détruire.  La  fontaine  est  décorée  d'une  colonne 
de  granit  surmontée  d'un  aigle.  Sur  une  porte  de 
la  maison  de  M.  Augier ,  près  du  rempart ,  on  lit  sur 
un  marbre  ce  mot  très-défiguré  ,  BOPVSTHE  :  le  mo- 
nument auquel  a  appartenu  ce  marbre,  étoit  peut-être 
consacré  au  cheval  d'Hadrien,  appelé  Borysthenes, 
parce  qu'il  avoit  été  nourri  sur  les  bords  du  fleuve  de 
ce  nom.  Lorsque  cet  animal  fut  mort,  son  maître  lui 
fit  ériger  un  tombeau  et  une  colonne,  et  composa 
son  épitaphe.  Peut-être  Hadrien  avoit-il  mené  avec 
lui  Borysthenes ,  lorsqu'il  parcourut  la  Provence,  l'an 
120  après  J.  C. ,  et  que  les  villes  s'empressèrent  de 
consacrer  le  nom  de  son  cheval  ;  genre  de  flatterie 
qui  n'est  pas  incroyable  ,  puisqu'elles  avoient  divi- 
nisé le  bel  Antinous  son  favori  (i). 

Dans  la  cour  de  M.  Guide,  Juge  de  paix  ,  nous 

(i)  On  a.  produit  une  inscription  découverte  à  Apt,  dans  la- 
quelle il  est  aussi  question  de  Borysthenes ;Tnzïs  le  style  dans 
lequel  elle  est  rédigée,  en  démontre  la  fausseté.  f^iyc^PAPON  , 
Histoire  de  Provence ,  \,  yi. 

trouvâmes 


CHAPITRE    LXV.  JI5 

trouvâmes  une  pierre  extrêmement  fruste  ,  dont  011 
ne  pouvoit  presque  plus  lire  l'inscription  (1).  Après 
l'avoir  bien  fait  laver  ,  nous  en  prîmes  la  copie  ;  elle 
est  ainsi  conçue  : 


D.       M. 

QVIAMENVSCELER 

CALVESIAETYCHE 

vxorI    OPTIMAE 

ETVALELPISMATER 


En  sortant  d'Antibes  par  la  Porte  de  terre  ,  on  lit, 
sur  une  des  pierres  de  cette  porte,  'es  mots  suivans, 
sculptés  en  caractères  mal  formés  :  Plus  de  bien  que 
de  vie.  Voici  l'explication  qu'on  nous  en  donna.  Il  y 
avoit  à  Antibes  un  sculpteur  appelé  Dolle ,  qui  avoit 
fait  plusieurs  ouvrages  assez  estimés.  Les  ingénieurs 
vouloient  appeler  un  artiste  italien  pour  scuiinerun 
écusson  et  des  armoiries  au-dessus  des  portes  de  la 
ville  :  Dolle ,  indigné  de  cet  affront ,  offrit  de  faire 
ce  travail  pour  un  prix  si  bas ,  que  personne  n'auroit 
pu  l'entreprendre  aux  mêmes  conditions  (2].  Après 
avoir  terminé  sa  sculpture,  il  traça  à  la  hâte,  et  en 


(i)  Gruter,  DCCCXXI,  3  ,  i'a  donnée  incorrectement. 

(2)  Les  armokies  ont  été  détruites  pendant  fa  révolution;  mais 
les  trophées  placés  à  côté  se  voient  encore  aujourd'hui ,  et  font 
juger  assez  favorablement  du  talent  de  Dolle. 

Tome  II.  K  k 


5l4  CHAPITRE     LXy. 

caractères  mal  formés,  les  mots  cités,  par  lesquels 
il  vouloit  dire  aux  ingénieurs  qu'il  avoit  encore  plus 
de  bien  qu'il  ne  iui  en  falloit  pour  le  reste  de  ses 
jours,  et  qu'il  avoit  exécuté  cet  ouvrage,  non  pas 
pour  gagner  de  l'argent,  mais  pour  sauver  i'Iionneur 
d'Antibes. 

Cette  ville  avoit  autrefois  deux  aqueducs  :  l'un 
conduisoit  les  eaux  du  Bouillidou,  source  abondante, 
dans  le  territoire  de  Valauri  ;  mais  le  second  ,  qui 
amène  les  sources  du  Biot ,  existe  encore  :  il  avoit 
été  délabré  par  le  temps;  il  fut  rétabli,  en  178(5, 
dans  uiie  longueur  de  deux  mille  cinq  cents  toises  , 
et  il  sert  aujourd'hui  à  fournir  l'eau  à  trois  fontaines. 
Dans  quelques  endroits ,  cet  aqueduc  est  à  quatre- 
vingts  pieds  sous  terre  ;  de  trente  en  trente  toises , 
il  y  a  un  regard.  Chaque  fois  qu'on  boit  de  ces  eaux 
salubres ,  vives  et  fraîches ,  on  rend  grâces  aux  Ro- 
mains d'avoir  fait  un  si  utile  emploi  de  leur  gran- 
deur et  de  leur  puissance  ,  mais  sans  oublier  dans 
sa  reconnoissance  l'ingénieur  Aiguillon ,  à  qui  l'on 
doit  ie  rétablissement  de  cet  aqueduc  et  tous  les 
avantages  qu'il  procure. 

Des  hauteurs  qui  dominent  Antibes,  on  jouit 
d'une  vue  magnifique  ;  l'œil  se  promène  sur  la  ville , 
sur  ses  fortifications  ,  sur  son  port  ,  sur  le  golfe 
entier,  et  sur  toute  la  côte ,  qui  se  prolonge  en  demi- 
cercle  et  trace  un  amphithéâtre  :  on  aperçoit  des 
collines  couvertes  de  maisons  ,  au  m.ilieu  desquelles 


CHAPITRE    LXV»  515 

est  ia  ville  de  Nice  ;  et  derrière  s'élèvent  les  hautes 
montagnes  des  Alpes  maritimes,  que  ia  neige  cou- 
ronne pendant  une  grande  partie  de  l'année. 

Les  femmes  ont  une  coiffure  singulière  :  c'est  un 
chapeau  de  paille  en  cône  tronqué  j  qui  ressemble 
assez  à  un  bonnet  chinois  (pi.  LI ,  nf  4J  ;  il  les  dé- 
fend à-la-'fois  du  soleil  et  de  la  pluie. 

Nous  étions  très  -  fatigués  de  notre  excursion; 
mais  l'excellente  chère  que  nous  fît  faire  notre  hôte 
Al.  Ballice  ,  nous  eut  bientôt  remis.  II  prépare  le 
poisson  à  merveille  ;  et  l'on  fait  souvent  à  Cannes , 
à  Nice  et  dans  les  lieux  voisins ,  des  parties  pour  aller 
en  manger  chez  lui.  Le  poisson  des  côtes  d'An- 
tibes  jouit  d'une  grande  réputation.  Les  sardines  (i) 
y  sont  délicieuses;  celles  des  côtes  de  la  Bretagne 
leur  sont  cependant  préférables.  Ce  poisson  doit 
son  nom  à  l'île  de  Sardaigne  ,  oii  il  est  abondant  ; 
on  le  mange  frais,  fumé,  séché,  ou  conservé  dans 
ia  saumure  comme  les  anchois.  On  trouve  sur  ces 
côtes  le  rouget  de  roche  (2) ,  que  les  riches  Romains 
pay oient  au  poids  de  l'or,  et  que  la  nature  a  paré 
de  si  riches  couleurs  ;  le  surmulet  (3)  ,  pour  lequel  les 
gourmands  grecs  et  romains  montroient,  selon  le 
rapport  d'Athénée  ,  une  égaie  passion  ,  et  qui  se 
pèche  aussi  quelquefois  dans  l'Océan ,  mais  qui  n'est 

(  I  )   Clupea  sprattus.  L. 

(2)  Mulltii-  rider.  LacÉP, 

(3)  AIullus  surmuktus,  LacÉP, 


5l5  CHAPITRE     LXV. 

nulle  part  ni  aussi  abondant  ni  aussi  délicat  que  dans 
ia  Méditerranée  ,  et  sur-tout  sur  les  côtes  de  la  Pro- 
vence ;  le  felafe  (  i  )  ;  ie  conigiano  ou  donjjlh  (2)  ; 
\ empereur  (3) ,  poisson  excellent  ;  il  marche  dans  la 
compagnie  du  thon,  mais  il  est  assez  rare  ;  le  merlus  (4)^ 
le  maquereau  (5)  ;  le  gournaou  ou  grovdin  (6);  il  est 
plus  gros ,  mais  moins  délicat  que  celui  qu'on  pêche 
sur  les  côtes  de  l'ancienne  Picardie;  la  dorade ,  en  pro- 
vençal ourado  (7)  ;  ie  loup  (8)  ;  il  est  très-estimé,  mais 
ce  n'est  autre  chose  que  le  poisson  qu'on  appelé  bar 
sur  les  côtes  de  l'Océan  ;  le  san-pietro  ou  poisson 
de  S.  Pierre  (9),  un  des  meilleurs  poissons  de  la  fa- 
mille des  pleuronectes  ;  la  limande  (10);  la  sole  (11), 
qui  est  plus  grasse  et  plus  ferme  que  celle  de  l'O- 
céan ,  et  dont  la  chair  est  si  compacte ,  quoique 
tendre ,  qu'on  en  sert  les  filets  piqués  au  petit  lard 
en  fricandeaux;  le  turbot  (12)  ;  \e  eârrekt  (13)  ;  le 

(i)  Ou  fiera,   dont  jai  déjà  parlé,  iuprà ,  p.  3^1. 
(2)    Ophidiiitn  barbai um.  L, 
(î]  Xiph'uts  gladius.  L, 

(4)  Gadus  merluclus,  L. 

(5)  Scomber  Si:ombrus.  LagÉλ. 

(6)  Trigla  grumi'uns.  L. 

(7)  ■^P^^^'^  aura  ta,   L. 

(8)  Cf?itro/>omus  lupus.  LacÉP, 
^i;)  Zeus  faber.  L. 

■■(10)  Pleuronectes  limanda.  L. 

(il'*  Pleuronectes  solea.  L. 

(12)  Pleuronectes  turbot.  h\ci?. 

(13)  Pleuronectes  rhomtfus.  L. 


CHAPITRE     LXV.  517 

snucht  (  I  ) ,  qui  a  été  nominé  par  ies  Provençaux  peis 
ny  [poisson  royal]  h  cause  de  l'excellence  de  sa  chair; 
*e  muge ,  appelé  en  provençal  lou  testud  ^2) ,  dont  js 
parlerai  encore  à  l'article  de  Martigues,  où  il  sert 
à  préparer  la  boutargue;  le  cnrurc  (3)  ;  la  murène  (4), 
si  estimée  des  Romains  ,  que  Licinius  Crassus  et  le 
célèbre  orateur  Hortensias  en  faisoient  venir  à  grands 
frais  et  les  nourrissoient  dans  leurs  viviers,  et  que 
Védius  Pollio  poussoit  sa  barbare  gourmandise  au 
point  de  faire  jeter  dans  les  siens  des  esclaves  pour 
servir  de  pâture  à  ces  poissons. 

(i)  Atkerum  heysetus.  L. 

(2)  Muoil  cephdius.  L. 

(j)  A'iurana  coriger.  L, 

(4)  Afluruncfhis  hekna,  LacÉP. 

Nous  ajouterons  à  la  liste  des  poissons  de  ces  parages ,  les 
suivans  : 

Parmi  les  raies,  i'alêne,  raia  oxyrhynchus ,  L.  appelée  aussi  letitil~ 
Iode,  à  cause  des  points  ronds  et  blancs  dont  elie  est  parsemée  j 
\cmiracetou  miralet,  LacÉP,  ,  sur  qui  ces  points  ronds  ont  la  forme 
d'un  œil  avec  l'iris  et  sa  prunelle;  la  ronce,  ra'ui  rubus ,  L.  cou- 
verte d'aiguillons  ressemblant  à  des  clous  de  fer;  la  tlormillioiise 
ou  torpille,  raia  torpédo,  L.  si  célèbre  à  cause  de  ses  phénomènes 
électriquei;  la  glorieuse,  raia  aquUa,  h.;  la  paiteiiago  ou  paste- 
rm<[ae  ,  raia  pastinaca ,  L, ,  qui  a  beaucoup  de  rapports  avec  la 
précédente;  la  clavelado  ou  raie  bouclée,  raia  clauata,  L.,  com- 
mune dans  toutes  les  mers  de  l'Europe. 

Les  squales  sont  aussi  abondans  que  les  raies  :  on   remarque 

'le  cal  ou    roussette,  saualus  stellaris  ,  L.  ;  le  pal  ou  milandre  , 

squalus  galeus,  L.  ;  WtniiSi'le ,  LACtP.  ;  \e pey  iiuiiou  ou   marteau, 

squalus  zygana  ,    L,  ;  Vaigui/Iat  ou  chien  de  mer ,  squalus  acan^ 

thias ,  L.  j  l'ange,  squalus  squatina,  L. ,  dont  la  peau  sert  à  polit 


5l8  CHAPITRE    LXV. 

Nous  passâmes  cette  journée  et  celle  du  lende- 
maijni  dans  Antibes  ;  après  le  dîner  nous  montâmes 

ies  corps  durs,  et  dont  la  chair  fournit  un  aliment  grossier;  le 
terrible  requin,  squalus  carcharias ,  L. ,  qui  ne  se  trouve  qu'à  \\r\. 
certain  éloignement  des  côtes,  mais  il  en  approche  quelquefois  et 
déchire  les  filets  des  madragues  ;  aodon  coriiutum,  LacÉP.  ;  squalus 
tdentulus,  BrUNN,  ;  \e poiierc  ou  porc  marin,  squalus  centrina,  L. 

Parmi  les  autres  poissons  on  distingue  encore  la  grande  bau-r 
clroie,  lophius  piscatorius ,  L. ,  surnommée  diable  de  mer,  à  cause 
de  la  singularité  de  sa  forme,  qui  devient  plus  effrayante  quand 
on  met  une  lampe  allumée  dans  l'intérieur  de  sa  peau  desséchée; 
le  pouerc,  balistes  aper ,  L.;  la  luno,  tetraodon  mola,  L.  ;  Vagnolo 
ou  cheval  marin  trompette,  syngnathus  typhle ,  L.  ;  le  gaTcino  ou 
cheval  marin,  l'hippocampe  des  anciens,  qui  se  trouve  aussi  dans 
î'océan,  syngnathus  'hippocampus,  L.  ;  le  cardilago  ou  la  bécasse, 
centriscus  scolopax ,  L.  ;  la  myre,  munzna  myrus ,  L.  ;  la  fiatole, 
stromateus  fiatola ,  L.  ;  le  chrysosiomus  fatoloides ,  LacÉP.  ;  le  mou- 
leto  ou  dragonneau  ,  callionynius  dracunculus ,  L.  ;  le  tapocoun  ou 
raspecon  ,  uranoscopus  scaher,  L. ;  Yaragno  ou  araignée  de  mer, 
trachinus  rividus,  LacÉP.;  le  capelan ,  ^,a^«5  capelanus ,  id.  ;  le 
gade  blennioïde  ,  gadus  hlennidides ,  id.  ;  le  moustelo ,  gadus  mus- 
tela  ,  L.  ;  hlennius  mtditerraneus  ,  LacÉP.  ;  hlennius  coquillad ,  id.; 
llemiius  pholis,  id.  ,  appelé  ainsi  parce  qu'il  pénètre  bien  avant 
dans  des  trous  de  rocher,  ce  qui  lui  donne  quelque  ressem^ 
blance  avec  la  pholade. 

Le  spase,  cepola  tania,  L.  ;  le  rougeolo,  cepola  serpentiformis , 
LacÉP.;  la  loche  àe  mer ,  gobius  nphya  ,\à.  ;  gobius  paganellus ,  L,  ; 
gûbius  boukret,  id.;  le  suvereou,  charanx  trachurus ,  L.  ;  le  remore 
echeneis  rémora,  L.j  le  pompile,  coryphana pompilus ,  L. ;  le  rason, 
çoryphana  novacula  ,  L.  ;  scorpczna  Aiassiliensis ,  L ACÉP.  ;  la  gaii- 
neto  ,  trigla  lyra,  L,;  scomber  sarda ,  LacÉP.;  le  rouquaou,  labrus 
■pai'o,  LacÉP.  ;  le  tourd ,  labrus  tiirdus ,  L,  ;  le  girelo,  labrus  julis,  L.; 
labrus  tancoides ,  LacÉP,  ;  Iç  couteau,  sparus:  spçirulus ,  LacÉP.; 
Je  s  argue,  sparus  sargus ,  L.;  le  pataclet,  sparus  smaris ,  L.;  h 


CHAPITRE    LXV.  5  Ip 

dans  notre  barque ,  et  nous  fûmes  bientôt  rendus  k 

Nice. 


moimdaro ,  spams  marias,  L,  ;  sparus  argenîatus,  LacÉP.  ;  le  hurta» 
sparus  hurta,  L.;  le  page!,  sparus pagel ,  Lacep.  ;  le  pagre,  sparui 
pagrus ,  L.;  le'blada,  sparus  melanurus,  L.  ;  le  bogo ,  sparus  hoops,  L.  ; 
sparus  canthanis  ,  L.  ;  fa  saoupe,  sparus  salpa,  L.  ;  le  mormo, 
sparus morwyrus ,  L.;  sparus  var'iegatus,  LaCÉP.  ;  sparus  MassiliensiSf 
Brun  V.  ;  sparus  If^^raveo,  Brunn.;  le  denti,  sparus  dente x .  L. ; 
l'orphe,  sparus  orjfffs,  L.  ;  le  castaignolo,  sparus  c'nromis ,  L.  ;  le 
rochau  ,  sparus  claviera,  LacÉP.  ;  le  lutjanus  anthias ,  que  les  Grecs 
regarnoieit  comme  sacré,  \A.-Jutjanus  serras,  id.;  lutjanus  AJe//Iter- 
rarîeus,  ià.  ;  \c  sarr^n,  /lolcrrtjtrusnarinus,  id.  ;  holocetitrus meron ,  id,; 
l'oumbrino,  pe^ca  umhra,  id. ,  dont  la  tête  étoit  très-recherchée 
de^-  Romains;  perça  diacantha  ,  id.  ;  le  sanglier,  capros  aper ,  id,  ; 
le  flétan,  pleuronectes  hippoglossus ,  L.j  le  pei  d'argent,  argtn-> 
tina  sphyrana ,  LacÉP, 


K  k    4 


32.0 


CHAPITRE  LXVI. 

Embouchure  du  Var.  —  Nice.  —  Histoire. —  Situa- 
tion. —  Intérieur.  —  Rues.  —  Maisons.  -^  Malpro- 
preté. —  Ustensiles  singuliers.  —  Eglises.  —  Fours.  — 
Boucheries.  - —  Place  Victor,  —  Place  Impériale.  — 
Cours.  —  Statue  de  Catherine  Ségu^an.  —  Terrasse. 

—  Aspect  de  la  mer.  —  Chemin  IjpV  le  rocher.  — 
Montagne  Montboron.  —  Fort  Montalban.  —  Môle. 

—  Port.  —  Clous.  —  Forçats.  —  Voûtes. —  Costumes 
desNiçards  et  des  Niçardes. —  Château,  — Instruction. 

—  Arts.  —  Bibliothèque  pu.blique.  —  Editions  rares. 

—  Excursion.  —  Église  Saint -Etienne.  —  Maison 
Cesoli.  —  Couvent  de  Saint-Barihélemi,  —  Inscrip- 
tions romaines.  —  Aloès.  —  Palmiers. 

1  L  étoit  trois  heures  quand  nous  sortîmes  du  port 
d'Antibes  ;  une  heure  après  nous  fûmes  devant 
l'embouchure  du  Var  :  ses  eaux,  jusqu'à  une  grande 
distance  dans  la  mer,  forment  un  cercle  blanchâtre, 
qui  se  distingue  pariaiîement  de  la  bordure  azurée 
que  la  mer  sans  mélange  trace  autour  d'elles.  Cette 
couleur  blanchâtre  est  due  au  limon  que  le  fleuve 
charie.  L'eau  a  une  saveur  moins  salée,  à  mesure 
qu'on  approche  davantage  de  l'embouchure. 

A  six  heures,  nous  entrâmes  dans  le  port  de  Nice  , 
après  nous  être  fait  reconnoître  au  bureau  de  la 
santé,  placé  à  l'extrémité  du  môle. 


CHAPITRE     LXVI.  521 

Après  avoir  vaincu  les  Salyes  et  les  Liguriens, 
Ie§  Marseillois  bâtirent  cette  viile  pour  contenir  ces 
derniers  :  ils  lui  donnèrent  le  nom  de  Nike  ,  en 
mémoire  de  leurs  succès  (  i  ).  Comme  toutes  les 
autres,  elle  fut  d'abord  assise  sur  le  rocher  :  mais  suc- 
cessivement on  descendit  sur  le  penchant  de  la  côte, 
et  enfin  dans  la  plaine.  La  ville  supérieure  a  totale- 
ment disparu  par  l'agrandissement  des  fortifications 
du  château. 

Nice  suivit  le  sort  de  sa  métropole ,  et ,  après  fa 
chute  de  l'empire  romain,  celui  de  toute  la  Pro- 
vence :  elle  fut  soumise  aux  Goths,  aux  Bourgui- 
gnons ,  aux  Visigoths ,  aux  Français ,  aux  rois  et 
comtes  d'Arîes',  aux  Arragonois,  à  la  maison  d'An- 
jou et  aux  rois  de  Naples.  Dans  le  cours  de  ces  vicis- 
situdes ,  elle  fut  pillée  et  ravagée  pkisieurs  fois  par 
les  Lombards  et  les  Sarrasins. 

Ladislas,  fils  de  Charles  III,  roi  de  Naples,  per- 
mit, en  I  388  ,  à  la  vîHe  de  Nice,  de  se  choisir  un 
souverain,  pourvu  qu'il  ne  fût  pas  de  la  maison 
d'Anjou  :elle  se  donna  à  Amé  VII,  duc  de  Savoie; 
et  elle  est  constamment  restée  h  cette  maison , 
quoiqu'elle  ait  été  plusieurs  fois  le  théâtre  de  la 
guerre  ,  jusqu'à  l'époque  où  les  I  rançais  s'en  empa- 
rèrent, en  1792.  Elle  fut  réunie  à  la  France  l'année 

(ï)  N/3t)i  en  grec  signifie  victoire.  Huit  viiies  ont  eu  ce  nom 
clans  l'antiquité. 


522  CHAPITRE    LXVI. 

suivante ,  et  elle  est  devenue  le  chef-Heu  du  départe- 
ment des  Alpes-Maritimes. 

Cette  viiie  est  située  dans  le  bel  amphithéâtre  qu'on 
aperçoit  en  venant  d'Antibes  ;  sa  forme  est  celle  d'un 
triangle  :  elle  a  au  levant  une  haute  montacfne  ;  elle 
est  bornée  au  nord  et  au  couchant  par  le  Paillon , 
et  baignée  au  midi  par  la  mer  :  il  ne  faut  qu'une 
heure  pour  en  faire  le  tour. 

Les  rues  sont  fort  étroites ,  et  l'élévation  des 
maisons  les  rend  tristes  et  obscures  ;  aucune  fon- 
taine ne  les  arrose.  Ces  rues  ont  reçu  ,  pendant  ia 
révolution  ,  des  noms  qui  contrastent  bien  avec 
leur  aspect  dégoûtant  et  sombre  :  à  peine  voit- 
on  ses  pieds  dans  la  rue  la  Lumière  (  t  )  ;  celle  du 
Bonheur ,  la  plus  sale  de  toutes ,  est  habitée  par 
les  gens  les  plus  misérables  ;  la  rue  du  Bon  air  et 
ia  rue  de  la  Propreté  ne  méritent  pas  davantage 
les  dénominations  qu'elles  ont  reçues. 

Les  escaliers  des  maisons  sont  construits  avec  un 
schiste  noir  qui  sert  également  k  faire  les  chambranles 
des  fenêtres  et  des  portes  :  ce  schiste  vient  de  la  côte 
de  Gènes. 

Toutes    les    maisons ,   même   les    plus    chétives 

(i)  Dans  presque  tous  les  noms  des  rues,  on  n'a  point  fait  usage 
de  ia  préposition  de  :  ainsi,  par  exemple  ,  on  dit  rue  la  Raison  (  et 
non  pas  rue  de  ia  Raison  ) ,  rue  les  Sansculotûdes ,  rue  la  Lumière, 
rue /a  Régénération ,  rue  la  Morale  ,  rue  la  Volaille,  rue  Boulan- 
gerie,  rwç  l'Amitié ,  rue  l'Indivisil/iUté. 


CHAPITRE    LXVI.  523 

baraques ,  ont  des  jalousies ,  à  chaque  panneau  des- 
quelles est  pratiqué  un  petit  volet  à  coulisse  qui 
se  soulève  du  bas  en  haut.  Ces  jalousies  devroient 
être  imitées  à  Paris;  elles  sont  plus  commodes  que 
les  nôtres  :  on  en  trouve  de  pareilles  sur  toute  la 
côte  depuis  iMarseille  jusqu'à  Nice,  et  en  Italie. 

Parmi  les  nouvelles  maisons  bâties  sur  le  bord  de 
ia  mer,  quelques-unes  ont  une  assez  bonne  appa- 
rence :  la  façade  est  peinte  et  offre  des  ordres  d'ar- 
chitecture ;  cette  décoration  est  d'un  assez  bon  eûet, 
quand  on  ne  la  laisse  pas  dégrader. 

La  plupart  des  maisons  n'ont  d'autre  cheminée 
que  celle  de  la  cuisine  :  si  le  froid  devient  un  peu  vif, 
on  met  un  brasier  au  milieu  de  la  chambre  pour  l'é- 
chauffer. 

A  l'exception  d'un  petit  nombre,  une  malpropreté 
extrême  rend  insupportable  l'habitation  de  ces  mai- 
sons. Une  odeur  nauséabonde  commence  à  saisir  dès 
l'escalier  :  l'obscurité  causée  par  le  peu  de  largeur  des 
rues  est  encore  augmentée  par  la  saleté  des  vitres ,  qui 
sont  toujours  couvertes  extérieurement  d'une  épaisse 
couche  de  poussière ,  et  jaunies  en  dedans  par  la  fu- 
mée ;  souvent  les  ordures  des  mouches  en  ont  presque 
détruit  la  transparence  :  ces  insectes  sont  si  insup- 
portables, qu'on  est  obligé  de  couvrir  les  glaces  avec 
de  la  soie ,  ou  de  les  nettoyer  tous  les  jours. 

Rien  n'annonce,  dans  ces  maussades  demeures,  la 
îTîoindre  idée  d'arrano-ement  ou  de  goût  :  les  meubles 


^l4r  CHAPITRE    LXVI. 

sont  grossiers  ;  l'usage  de  la  porcelaine  est  presque 
inconnu  ;  on  sert  le  chocolat  et  le  café  dans  des 
tasses  de  faïence,  et  les  ustensiles  les  plus  néces- 
saires ont  une  forme  aussi  désagréable  que  peu  com- 
mode. Les  vases  de  nuit  sont  d'une  terre  vernissée 
en  jaune  ou  en  vert ,  et  d'une  profondeur  si  énorme , 
que  le  pied  du  pauvre  Ragotin  n'eût  Jamais  pu  s'en 
dégager  ;  on  peut  juger  de  la  bizarrerie  de  leur  forme 
par  les  figures  que  j'en  donne  pi.  LI ,  n."  ^  et  S:  celle 
n."  6  est  regardée  comme  la  plus  élégante  ;  c'est 
aussi  la  plus  usitée.  II  faut  dire  cependant  que  ces 
meubles  dégoûtaiis  et  baroques  ne  sont  point  par- 
ticuliers à  la  ville  de  Nice;  on  en  trouve  de  sem- 
blables dans  toute  la  haute  et  la  basse  Provence  , 
depuis  Fréjus.  Je  donne  aussi,  n°  7,  la  figure  d'un 
huilier  d'une  espèce  singulière  :  il  est  de  verre  , 
ainsi  que  le  pied;  un  des  flacons  contient  l'huile, 
et  l'autre  le  viiiai2;re  :  la  forme  de  ce  vase  est  telle , 
que  l'un  des  liquides  descend  vers  le  globe  pen- 
dant que  l'autre  sort  par  le  canal  opposé. 

Les  églises  de  Nice  n'ont  rien  de  remarquable. 
La  principale,  appelée  Sainte- Réparate ,  est  d'une 
architecture  très-commune  :  dans  les  jours  de  grande 
solennité  ,  on  en  tapisse  entièrement  l'intérieur  en 
damas  rouge  galonné  d'or.  Nous  avons  observé  le 
même  usage  k  Menton  ;  il  a  probablement  lieu  \x 
Gènes  et  sur  toute  cette  côte. 

La  boucherie  ,  qui  est  très- spacieuse ,  est  placée 


CHAPITRE    LXVr.  JâÇ 

sur  les  bords  du  Paillon  ;  ce  qui  facilite  l'écoulement 
des  immondices  :  le  toit  est  soutenu  par  des  piliers  ; 
l'air  y  circule  de  deux  côtés. 

Les  fours  et  les  boucheries  sont  affermés  au  compte 
de  la  ville ,  et  les  produits  de  cette  ferme  sont  affectés 
aux  dépenses  municipales.  Les  fours  banaux  sont 
d'une  nécessité  indispensable  dans  un  pays  oii  le 
bois  est  rare,  parce  qu'ils  en  diminuent  considé- 
rablement la  consommation  :  le  bois  de  chêne  ,  qui 
sert  au  chauffage  dans  les  maisons,  vient,  en  général, 
de  la  Sardaigne. 

A  l'extrémité  de  la  vieille  ville,  est  la  porte  d'en^^ 
trée  du  côté  du  Piémont ,  et  la  place  Napoléon  , 
nommée  autrefois  place  Victor  ;  elle  est  entourée, 
com.me  la  place  Royale  à  Paris,  de  mai.^ons  régu- 
lières, soutenues  par  des  arcades.  On  devoit  autrefois 
y  jîlacer  la  statue  équestre  de  Victor- Amédée  :  un 
monument  quelconque  seroit  nécessaire  à  sa  déco- 
ration. 

Il  y  a  environ  quarante  ans  que  le  quartier  neuf 
a  été  bâti  :  les  rues  en  sont  belles ,  larges  et  bien 
alignées  ;  c'est  le  quartier  qui  avoisine  la  mer.  Là 
est  la  place  Impériale ,  où  l'on  exerce  \qs  troupes. 
Le  cours ,  planté  de  deux  rangs  de  beaux  ormes  , 
offre  une  promenade  agréable  pendant  le  jour. 
Près  du  perron  qui  conduit  à  la  terrasse ,  il  y  a  des 
cafés.  On  voit  sur  ce  perron  une  fontaine  assez  mes- 
quine ,  et  une  mauvaise  statue  de  Catherine  Scguiran^ 


^l6  CHAPITRE    LXVI, 

héroïne  de  Nice,  qui  se  distingua,  dit-on,  par  sort 
courage ,  pendant  le  siège  que  les  Turcs  firent  de 
cette  ville  :  on  l'a  figurée  au  moment  où  elle  vient 
de  renverser  un  Turc  à  ses  pieds  d'un  coup  de 
massue  (»  ). 

La  terrasse  est  une  plate-forme  très-élevée ,  sup- 
portée par  une  suite  de  bâtimens  qui  servent  de 
magasins  à  des  marchands  :  c'est  la  promenade  du 
soir.  La  vue  s'étend  au  loin  sur  la  vaste  mer  :  c'est  un 
coup-d'œil  ravissant  ,  de  voir  ses  bords  couverts 
de  barques  de  pêcheurs  ,  et  dans  i'éloignement ,  des 
vaisseaux  qui  se  dirigent  sur  Gènes  ou  sur  Marseille  : 
lorsque  le  temps  est  serein ,  on  distingue  à  l'horizon 
les  montagnes  de  la  Corse.  Rien  ne  porte  à  la  médi- 
tation comme  le  spectacle  dont  on  jouit  sur  cette  ter- 
rasse ;  on  y  resteroit  des  heures  entières  sans  pou- 
voir s'en  rassasier  ,  quelque  uniforme  qu'il  soit  : 
c'est  qu'il  réveille  en  nous  des  pensées  d'un  grand 
intérêt.  L'idée  de  la  distance  des  autres  contrées  dont 
on  est  séparé  par  les  eaux,  et  de  la  diversité  des 
mœurs  et  des  usages  des  peuples  qui  les  habitent, 
la  considération  des  dangers  toujours  renaissans 
que  la  mer  présente  à  ceux  qui  osent  s'y  hasarder 
l'immense  commerce  qu'elle  favorise  ,  les  ricliesses 


(i)  La  ville  ayant  été  prise,  le  commandant  se  jeta  dans  ie 
château.  Comme  on  lui  proposoit  de  se  rendre,  il  répondit  :  Je 
me  vomme  MoNTFORT  :  vies  armes  sont  des  PALS  [  des  pieip;  ]; 
ma  devise,  IL  ME  FAUT  TENIR,  Le  château  ne  fut  pas  pris. 


CHAPITRE    LXVI.  <f27 

qu'elle  a  englouties ,  ies  produits  qu'elle  nous  donne, 
tout  captive  l'imagination  enchaînée  sur  le  rivage; 
et  l'on  ne  se  lasse  pas  de  voir  les  flots  succéder  aux 
flots,  comme  si  ceux  qui  arrivent  dévoient  être  les 
derniers,  quoique  cette  succession  ne  puisse  avoir 
d'autre  fin  que  celle  de  la  durée  du  monde. 

En  descendant  vers  le  levant  de  cette  belle  et 
majestueuse  terrasse,  on  arrive  à  un  chemiii  qui  a 
été  fait  autour  du  rocher,  dont  on  suit  ies  sinuosités 
comme  sur  un  balcon  ;  lorsque  la  mer  est  élevée,  les 
vagues  viennent  s'y  briser  avec  efiort  :  la  violence 
du  choc  fait  jaillir  l'eau  à  une  hauteur  considérable  ; 
et ,  en  retombant  en  cascades  sur  ces  aspérités , 
elle  produit  un  effet  difficile  à  rendre.  Cette  belle 
rampe ,  qui  est  praticable  pour  les  voitures  comme 
pour  ies  gens  de  pied,  conduit  au  port. 

De  l'extrémité  du  môle,  on  distingue  les  belles 
montagnes  qui  bordent  la  côte  de  Gènes.  Le  port, 
où  l'on  arrive  ensuite,  est  entièrement  l'ouvrage  de 
l'art  ;  la  nature  n'a  fourni  que  l'emplacement  sur  une 
petite  langue  de  terre  à  l'est  du  rocher  où  étoit 
autrefois  le  château  ,  et  à  l'ouest  de  la  montagne 
Adontboron ,  près  de  laquelle  est  le  fort  Alontalban» 
Les  deux  môles  qui  en  défendent  l'entrée ,  sont  très- 
bien  bâtis  en  pierres  de  taille.  11  est  fort  petit,  et 
ne  peut  guère  contenir  que  quarante  vaisseaux  mar- 
chands ;  mais  il  est  facile  de  l'agrandir  :  on  avoit  eu 
le  projet  de  le  continuer  jusqu'à  la  place  Victor.  II 


528  CHAPITRE    LXVI. 

faudroit  aussi  en  creuser  l'entrée  ;  des  émînences  et 
des  bas-fonds  la  rendent  dangereuse  pour  les  vais- 
seaux de  quatre  cents  tonneaux,  qui  sont  obligés 
de  relâcher  k  Villefranche.  Les  travaux  de  ce  port 
se  suivent  aujourd'hui  avec  activité  ;  on  y  emploie 
des  déserteurs  condamnés  aux  fers ,  et  des  conscrits 
qui  ont  craint  de  partager  la  gloire  de  nos  armées  : 
on  ne  mêle  avec  eux  aucun  des  criminels  que  le  vol 
conduit  aux  galères  ;  ceux-ci  sont  envoyés  à  Toulon , 
à  Rochefort  ou  à  Brest. 

11  y  a ,  près  du  port ,  des  voûtes  et  des  niches 
sous  lesquelles  les  matelots  peuvent,  comme  h  An- 
tibes ,  se  mettre  à  l'abri  et  préparer  leurs  repas  :  un 
aqueduc  amène  d'une  demi-lieue  l'eau  qui  leur  est 
nécessaire. 

On  a  trouvé  dans  le  port  des  clous  de  bronze 
bien  conservés  ;  un  de  ces  clous  étoit  entre  une 
couche  de  pierre  et  une  d'argile. 

Au  levant,  derrière  le  port,  étoit  le  château, 
qu'on  regardoit  comme  imprenable  :  cependant  une 
bombe  qui  tomba  sur  le  magasina  poudre,  en  1  6c)  i  , 
fit  sauter  en  l'air  le  donjon  ;  et  le  maréchal  de 
Catinat  s'en  empara.  Il  fut  assiégé  et  pris  de  nou- 
veau, en  1706,  par  le  duc  de  Berwick,  et  il  a  été 
entièrement  démoli. 

L'habillement    des   femmes    (1)    consiste  en   un 

(1)  Les   costumes   que   je    fais   graver  et   que  je  décris   dans 

corset 


CHAPITRE     LXVI.  529 

corset  étroit,  orné,  dans  ies  jours  de  fête,  de  rubans 
et  de  bouquets  (  -pi.  LU ,  n"  i  et  2  )  :  le  jupon  est 
assez  iong  ;  mais  i!  est ,  ainsi  que  le  tablier ,  sans 
garniture.  Les  Mlles  k  marier  ont  des  habits  de  même 
coupe ,  mais  qui  sont  d'étoffe  de  coton  en  couleur  ou 
de  faine  :  ce  n'est  qu'en  se  mariant  qu'elles  acquièrent 
ie  droit  de  porter  des  vêtemens  de  soie  ;  un  paysan 
ne  sauroit  se  dispenser  d'en  donner  un  à  sa  future. 
Elles  ont ,  les  unes  et  les  autres ,  une  coifftire  fort 
folie  :  leurs  cheveux ,  liés  en  forme  de  queue  avec  un 
ruban  blanc ,  rouge  ou  vert ,  qui  ies  laisse  apercevoir 
de  distance  en  distance ,  sont  ramenés  sur  le  front 
et  les  tempes,  et  forment  par  divers  contours  une 
espèce  de  couronne  ;  elles  ont  souvent  par-dessus  une 
coiffe.  Les  gens  du  commun,  des  deux  sexes,  lors- 
qu'ils ne  sont  pas  de  gala ,  enveloppent  simplement 
leurs  cheveux  dans  un  filet  vert.  Cette  coiffure  est 
très-ancienne  ;  c'est  le  cecryphalos  des  anciens  Grecs , 
et  le  redecillas  des  Espagnols  :  on  la  trouve  répandue 
sur  presque  tous  les  bords  européens  de  la  Méditer- 
ranée. Du  côté  de  Monaco,  de  VintimilJe,  et  dans 
îa  partie  orientale  et  méridionale  du  département  , 
les  femmes  attachent  quelquefois  leurs  tresses  derrière 
la  tête ,  autour  d'une  longue  aiguille  d'or  ou  d'argent. 


ce  Voyage,  sont,  en  général,  pris  parmi  les  gens  du  peuple  et  de 
!a  campagne,  chez  qui  seuls  les  anciens  usages  se  conservent:  les 
gens  du  monde  adoptent  par-tout  en  France  ies  usages  de  Paris, 
Tome  II,  L  1 


530  C  H  A  PITRE    LXVr. 

L'habillement  des  hommes ,  dans  les  jours  de  fête , 
îeur  sied  parfaitement.  Us  ont  un  petit  gilet,  collé 
sur  le  corps ,  et  qui  ne  descend  qu'à  ia  ceinture  ; 
par-dessus  est  un  habit  fort  court  ,  de  la  même 
étoffe ,  avec  des  manches  courtes  à  paremens  étroits  ; 
ies  basques  de  cet  habit  ne  sont  pas  plus  longues  que 
ia  main ,  et  ont  une  petite  poche;  une  ceinture  bleue 
ou  rouge  leur  serre  les  reins  ;  ils  ont  une  culotte  du 
même  drap  que  l'habit ,  et  des  bas  de  laine  bleus  ou 
bruns.  Cet  habillement,  qui  ne  forme  aucun  pli,  ne 
manque  pas  d'élégance  lorsque  celui  qui  le  porte  a 
une  figure  avantageuse.  Us  lient  leurs  cheveux  par 
derrière  sans  les  réunir  en  queue  ;  leur  chapeau  n'a 
rien  de  particulier.  Les  jeunes  garçons  recherchés 
dans  leur  parure  attachent  à  leur  boutonnière  un 
ruban  de  soie,  un  bouquet,  ou  quelque  ornement 
d'or  faux. 

Après  avoir  pris  une  connoissance  générale  de  la 
ville ,  nous  voulûmes  commencer  nos  recherches  par- 
ticulières. M.  l'avocat  Cristini  eut  la  bonté  de  les 
diriger  et  de  nous  accompagner  :  il  est  versé  dans 
toutes  les  parties  de  la  littérature  et  de  l'histoire;  et  sa 
conversation  nous  offrit  une  source  de  plaisir  et  d'ins- 
truction :  il  eut  pour  nous  des  manières  obligeantes , 
dont  nous  ne  perdrons  jamais  le  souvenir. 

En  général,  on  cultive  peu  la  littérature  à  Nice: 
on  y  fait  sa  principale  occupation  des  anecdotes  de 
société.  Les  libraires  ne  vendent  que  des  livres  de 


CHAPITRE    LXVÎ.  53  î 

prières  ou  des  livres  d'école  ;  et  if  y  a  très-peu  de 
bibliothèques  particulières.  La  meilleure  est  celle 
de  M.  Mars,  avocat:  elle  contient  quelques  éditions 
des  auteurs  clas>iques  ,  et  d'autres  boni  ouvrages 
utiles;  mais  elle  est  peu  considérable.  Le  commerce 
de  la  librairie  pourroit  cependant  acquérir  quelque 
importance  à  Nice  en  temps  de  paix;  les  libraires 
sont  à  portée  de  fournir  à  la  France  ie^  livres  qui  se 
publient  en  Italie,  et  qui  viennent  difficilement  par 
la  voie  de  Florence.  L'état  des  arts  n'est  pas  meilleur 
que  celui  des  lettres  et  des  sciences  :  il  n'y  a  pas  une 
peinture ,  pas  une  statue  remarquable  ;  celle  de  Ca- 
therine Séguiran  ,  dont  j'ai  déjà  parlé ,  est  mie  pi- 
toyable caricature;  et  au  peu  de  goût  que  l'on  té- 
moigne pour  la  musique ,  on  ne  se  douteroit  pas  que 
l'on  est  si  près  de  l'Italie. 

Nous  allâmes  d'abord  îi  la  bibliothèque  publique. 
Elle  est  ])Iacée  dans  une  salle  dont  l'entrée  donne 
dans  la  cathédrale  :  c'étoit  autrefois  la  bibliothèque 
du  chapitre  ;  elle  fut  ensuite  affectée  au  service  de 
l'école  centrale;  le  Gouvernement  en  a  abandonné 
la  propriété  à  la  ville. 

Elle  n'occupe  que  trois  côtés  d'une  chambre  peu 
spacieuse  et  irrégulière,  remplie  de  rayons  jusqu'au 
plafond;  on  parvient  aux  rayons  supérieurs  au  moyen 
d'une  galerie  qui  circule  tout  autour.  Elle  contient  un 
grand  nombre  de  livres  de  théologie  :  il  y  avoit  aussi 
beaucoup  de  bons  ouvrages  ;  mais  la  plupart  ont  été 

Ll  z 


y^i  CHAPITRE    LXVI. 

dépareillés,  et  d'autres  ont  été  distraits  pendant  les 
fréquens  déménagemens  qu'on  lui  a  fait  faire.  Eile 
est  ouverte  tous  les  jours  depuis  neuf  heures  du 
matin  jusqu'à  midi,  et  le  soir  depuis  deux  jusqu'à 
cinq  heures. 

II  seroit  utile  de  placer  cette  bibliothèque  dans 
un  local  plus  spacieux  et  phjs  convenable  :  la  per- 
sonne à  qui  la  garde  en  est  confiée  ,  est  dans  la 
dépendance  du  sacristain ,  qui  a  les  clefs  de  l'é- 
glise ;  et  dans  les  jours  de  grande  solennité,  il  faut, 
pour  y  arriver,  percer  la  foule  qui  assiste  aux  of- 
fices (i). 

La  soirée  fut  consacrée  à  une   excursion.  Nous 


(i)  Voici  les  éditions  du  XV,*^  siècle  que  nous  y  avons  remar- 
quées : 

Ahl>reviatio  Pli  pont.  max.  suvra  Décades  BLONDI  ah  liiciinatione 
imperii  iisque  ad  tempora  Johannis  vicesimi  tenii  pont.  max.  [  Sous- 
cription, D.D.L.D.S.P.V,  anno  i48r,   in-fol.  ) 

PlYNII  Seçundi  Hiit.  7iat.  (  Rom.  die  veneris  Vil  mart.  1475, 
in-fol.  )  On  lit  à  la  fin  de  la  souscription  ces  deux  vers  : 

Conradus  Suueynheym ,  Arnoldos  Pannciniqve  magistri, 
Rome  impresserutit  talia  multa  simul. 

Paull  Orosii  Historiœ,  Venet.  opéra  Octauiani  Scoti  Modoe- 
tiensis;  148  3,  in-fol. 

Pauli  Oro>]1  Historia,  Venetiis,  per  magistrum  Christoforum  de 
Pêsis,  de  Mâdello,  opéra  et  impensis  Octauiani  Scoti,  anno 
MCCCCLXXXXIX,  XV  kalendas  augustas ,  in-fol. 

OviDII  Fasti,  cum  comment.  Paitli  AÏARSI  Pisci jYçnet.  1482, 
in-fol. 

LUCANI  Pharsalici,  cum  SULPITII  Verulani  et  HOMINIBONI 


CHAPITRE    LXVI.  J  33 

allâmes  d'abord  à  l'église  Saint  -  Etienne ,  située  au 
milieu  des  champs,  à  une  demi-lieue  de  la  ville,  pour 
y  chercher  une  inscription  rapportée  par  Jofredi  : 
mais  notre  perquisition  fut  vaine;  elle  en  avoit  été 
enlevée. 

L'enceinte  carrée  dont  l'entrée  de  cette  église  est; 
précédée  ,  et  qui  est  entourée  d'un  mur  à  hauteur 

Vicendni  commentariis  ;  Venet,  per  Simon.  Bevilacqua,  i493» 
in-fol.  Harwood  n'en  parle  pas. 

Syllii  Italie!  'Carmlna,  ciim  Pétri  AÎAFSI  interprétât.  Venet, 
per  Bapt.  de  Tortis ,  1 483  ,  in-fol. 

TiBULLUS,  CatuLLUS  et  PropEUTIUS,  cum  commenta;  Vene- 
tiis,  a  Boneto  Locatello,  i49'  >  in-fol.  Harwood  ne  la  cite  pas. 

Dante  cum  comment.  Venezia  ,  1 49 1 ,  opéra  Bernardini  Benali  ; 
in-fol. 

Sonetti  di  PetraRCA  ,  correcti per  Hitronimo  CeNTONE ;  Venet. 
%\()j ,  in-fol. 

SiDON'U  ApoLLINARIS   Poematd,  ejiisdemque  ^^pistolœ ;  Mcdio- 
lani  ,per  Uldericum  Scizenzcler,  149^»  in-fol. 

C1CERONIS  Epistolcz  ad  Brtitum,  ad  Q_.  fratrem ,  ad  Atticiim  ; 
Rom.  per  Fucharium  Silberfrank,  1490  >  in-fol. 

Plinmi  Epistola;  Tarvisii,  per  Joh.  Vercellinum,  14^3  >  in-S." 

Marsilu  FlClNI  Epistolœ;  Venet.  impens.  Hieronimi  Blondi 
Florentini ,  i495  >  'r»-f<j'- 

Fmwc/k/ Aretini  Epistolœ;  Florent,  per  Antonium  Francisci 
Venetum,  1487,  in-8.° 

AULI  Gellii  Noctes  Atiicœ ;  Venet.   perBemardinumde  Choris 
de  Cremona  et  Simonem  de  Lucro  ,  i  489  ,  in-fol.  relié  avec 

Lucii  Apuleii   Opéra;  Venet.  per   Philippiim  Pinzium   Man- 
tuaniim,  1493  >  '"'f^o'- 

PTOLOMyEI  Geogr.  cum  tab.  seneis;   Rom.   Peîri  de   Turre» 
1490  ,  grand  in-fol. 

Historiarum,  domini  AntoNINI  ,  archîprasuUs  Elorentini ,  ab  initie) 

1.1  3 


5  34  CHAPITRE    LXVI. 

d'pppui  ,  est  pavée  en  petits  galets  ou  caiiloux 
blancs ,  noirs  et  bruns ,  disposés  en  un  dessin  régu- 
lier. Cette  mosaïque  représente  une  croix  de  Maite 
et  plusieurs  autres  ornemens ,  au  milieu  desquels  on 
distingue  la  date  l'/z^.  Devant  presque  toutes  les 
églises  et  tous  les  couvens  du  pays,  il  y  a  de  sem- 
blables mosaïques. 

Nous  passâmes  près  d'une  très-belle  campagne 
qui  appartenoit  autrefois  au  comte  Chais  :  elle  est 


vuindi  ad  an.  /^/<?;  Basileae,   apud  Nicol.  Retîer,   i49i>  5  "^°'* 
in-fol. 

Annu  Viterbiensis  Commmtaria  super  optra  divnsorum  de  anti- 
quitatll'us  lotjuentium :^omx ,  per  Euch.  Silberfrank,  1498,  in-fof. 
C'est  la  première  édition  d'une  compilation  d'ouvrages  supposés, 
qiii  ont  indu't  en  erreur  bien  des  savans. 

Aitmnotiiici  vtteres  [Julius  FiRMICUS,  MatERNUS,  .^IMaNI- 

Liu.s,  Aratus  ,  Théo  ,  Proclus  );  Venetiis,  mcccclxxix, 
in-fol. 

Le  Deche  di  T.  h\V\o  Padovano  ;  Venezia,  per  Zovane  Vercel-r 
iese,  149  3)  in-fol. 

Imperatorum  Rornanorum  Vita  excerptœ  ex  DiONE,  ex  Helio 
Spartiano,  Julio  Capitolino,  Helio  Lampridio,Eutro- 
pio,  Suetonio,Flavio  Vopisco,  Vulcatio,  Trebelliano 
PoLLlONE  ,  et  Paulo  Diûcono  ;  Venet,  per  Jo.  Rubeum  de  Vet>- 
ceiiis ,  1490  ,  in-foi. 

Bernardini  CoRII  Mediolanensis  Patria  Historié;  Mediolani , 
apud  Alexandrum  Minutianum,  1503,  in-fol.  Cette  édition  ori- 
ginale est  très-rare.  Dans  les  éditions  postérieures,  on  a  retran^ 
ché  ou  changé  divers  passages  qui  blessoicnt  quelques  princes  et 
quelques  familles  nobles  du  Milanez.  Quoique  le  titre  soit  en  latin, 
l'histoire  est  en  italien.  11  manque  à  cet  exejnplaire,  ainsi  qu'à 


CHAPITRE    LXVI.  J35 

située  au  quartier  du  Piol ,  k  mi-côte ,  dans  une  déli- 
cieuse exposition ,  d'où  l'on  découvre  la  mer.  On  y 
récolte  par  an  trois  à  quatre  cent  mille  oranges. 

On  jouit  encore  d'une  vue  très-pittoresque  devant 
la  maison  de  Cesoli  ;  une  haie  de  jasmin ,  qui  aîors 
étoit  en  fleur ,  exhaloit  un  parfum  exquis. 

Le  bassin  qui  s'étend  à  côté  du  chemin,  offre  l'as- 
pect d'une  des  belles  contrées  d'Italie  :  de  jolies  bas- 
tides s'élèvent  ^rmi  les  arbres  touffus  dont  les  col- 
lines et  les  montagnes  sont  couvertes. 

bien  d'autres,  six  feuillets  au  commencement,  imprimés  quelques 
années  après,  par  les  soins  des  frères  Legnano  :  ils  contenoient, 
I."  un  frontispice  renfermé  dans  un  cartouche  gravé  en  bois  ; 
2.°  un  avis  des  frères  Legnano;  3.°  un  répertoire  des  choses  les 
plus  mémorables.  Ces  six  feuillets  ont  été  supprimés  ,  parce  que 
le  répertoire  facilitoit  la  recherche  des  passages  qu'on  a  fait 
disparoître  dans  les  éditions  subséquentes. 

Baptista  FULGOSI  de  dicîis  factisque  meuiorahilihus  Collectanea  â 
Camilb  GlLlNO  latîna  fdcta  ;  Mediolani,  per  Jacob.  Ferrarium  , 
1509,  in-fol.  ouvrage  curieux,  appelé  le  Valère-Maxime  moderne  ; 
cette  édition  est  originale  et  très-rare, 

Veterum  philosophorum  Opuscu/a  varia  ;  Venetiis,  Aldus,  14973 
in-fol. 

BessàRIONIS  cardinalis  Niceni  /;/  Caltinmiatorein  PlatoNIS ^ 
Venet.  ex  sedibus  Aldi  Romani,  1503,  in-fol. 

ClCERO  ,  dt  O^ci'is ,  Paradoxa,  de  Amicitia  ,  de  Seiiectute ,  Som- 
nium  Scipionis  (  sans  frontispice  ]  ;  Venet.  apud  Vindeiinum,  1472 
(  belle  édition  ) ,  in-4.° 

Theophrastus  û'e  historia  et  causîs  plantarum ;  avec  le  fron- 
tispice suivant  :  Habentur  hoc  volumine  hac  ,  Theodoro  GA7.â 
interprète,  Theovurasti  de  fiistoria p!a?narum  libri  IX;  ejusdem 
de  causis plantarutn  liùri  V.  (  Sans  nom  de  lieu  ni  date.  ) 

L  i  4 


^^6  CHAPITRE    LXVI. 

La  route  est  l:)ordée  d'une  haie  de  l'espèce  d'aloès 
appelée  autrefois  aloès  d'Amérique  ^  et  dont  les  bo- 
tanistes ont  fait  un  genre  nouveau  sous  le  nom 
d'agave  (i).  Cette  belle  plante,  qu'on  cultive  à  Paris 
dans  les  serres ,  et  dont  les  apothicaires  décorent 
leurs  boutiques  comme  d'une  rareté ,  croît  spontané- 
ment ici  et  dans  plusieurs  lieux  du  midi  de  la  France  : 
les  terrains  les  plus  arides  et  les  plus  mauvais  en  appa- 
rence lui  conviennent  ;  les  vieux  murs  de  terrasse , 
les  lieux  abandonnés  et  qui  ne  paroissent  propres  à 
aucune  culture,  en  sont  couverts.  Ses  larges  feuilles 
épineuses  forment  une  espèce  de  muraille  d'où  sor- 
tent des  hampes  qui  s'élèvent  jusqu'à  vingt  et  même 
trente  pieds  :  ces  belles  tiges  sont  couvertes  de  fleurs  ^ 
qui  ne  se  développent  j)as  tous  les  cent  ans  ,  ainsi 
que  le  vulgaire  le  croit  encore ,  mais  qui  se  repro- 
duisent chaque  année.  Ces  plantes  précieuses  se  sont 
naturalisées  dans  le  midi^  presque  malgré  ses  habi- 
tans  ,  tandis  qu'on  pourroit  tirer  un  grand  parti  de 
leur  culture,  si  toutes  les  haies  en  étoient  formées.  La 
substance  de  leurs  feuilles  se  compose  d'un  mucilage 
qui  est  retenu  par  une  infinité  de  fils  parallèles  ;  pour 
dégager  ces  fils ,  on  écrase  les  feuilles  entre  deux 
rouleaux  ,  puis  on  lave  et  on  peigne  ce  qui  reste. 
Ces  fils  peuvent  remplacer  le  chanvre ,  pour  faire 
des    cordes  et   des    toiles   d'emballage.    II   y  a   eu 

\')  -^gtïvc  Ainericana, 


CHAPITRE    LXVI.  5  37 

pendant  plusieurs  années  à  Paris  une  manufacture  dans 
laquelle  on  les  employoit  utilement  pour  faire  des 
cordons  et  différens  ouvrages  de  passementerie. 

Nous  arrivâmes  au  couvent  de  Saint-Barthélemi , 
occupé  autrefois  par  des  Capucins,  et  dans  lequel  ii 
y  a  encore  sept  à  huit  de  ces  religieux ,  qui  vivent 
d'aumônes  et  du  produit  d'un  petit  jardin  situé  près 
du  monastère.  Devant  le  puits  de  ce  jardin  est  un 
sarcophage  en  pierre  du  pays,  qui  sert  d'auge ,  et  sur 
lequel  on  lit  l'inscription  suivante,  que  Jofredi  a 
rapportée  d'une  manière  inexacte  (  i  )  : 


MEMORIAE   CATTIAE  EVCARPLt 

CONIVGIS    OPTIMAE 

C.  MVLTELIVS.  SECVNDINVS.  MARITVS. 


Dans  ie  même  couvent  on  voit  encore  un  autre 
sarcophage  ,  mais  dont  la  face  antérieure  n'offre 
point  d'inscription  :  de  chaque  côté  de  la  tablette 
qui  paroît  avoir  été  destinée  à  en  recevoir  une,  il 
y  a  une  pelta  ayant  un  fleuron  dans  le  milieu  ; 
genre  d'ornement  qu'il  n'est  pas  rare  de  trouver  sur 
les  sarcophages.  Ce  sarcophage  sert  cfauge,  comme 
ie  précédent. 

(  I  )  Nicaa  ciyitas ,  p.  2  j. 


53?5  CHAPITRE    LXVI. 

Sous  une  espèce  de  hangar  ou  de  laboratoire  , 
il  y  a  encore  un  autre  sarcophage  ,  sur  lequel  on 
iit  cette  touchante  inscription  (  i  )  : 


SPARTAC .  PATERN  AE  .  VXORI .  RARISS 

CVIVS.IN.  VITA.TANTA.OBSEQVIA.FVER 

VT.  DIGNE .  MEMORIA  .  EIVS    ESSET  .  REMV 

NERANDA    L.  VERDUCC  .MATERN  VS 

OBLIÎ'VS  MEDI-oCRlHAÎb*  SVAE.VT 

NOMEN    îTiVS    AETERNA    Ï^Ir;    TCTIONE 

CELEBRARETVR   HOC    MON;.':!!!' 

INSTITVIT 


Dans  le  jardin  des  Capucins  s'élèvent  deux  pal- 
miers ,  que  ces  religieux  cultivent  pour  avoir  des 
palmes  à  la  fête  du  dimanche  des  Rameaux.  La 
culture  de  ce  bel  arbre  étoit,  dans  ies  premiers 
temps  du  christianisme,  un  des  soins  les  plus  impor- 
tans  des  solitaires  d'Egypte  :  ses  fruits  servoient  à 
leur  nourriture,  ses  feuilles  à  leur  vêtement  ;  ils  en 
faisoient  des  nattes ,  des  tuniques ,  que  les  pères 
du  désert  transmettoient  ,  comme  un  héritage  ,  à 
ceux  qui  venoient  les  remplacer.  D'après  cela  ,   il 


(i)  JOFREDI ,  Nicaa  civhas  ,  pag.  33. 


CHAPITRE    LXVI.  5  39 

n'est  pas  surprenant  que  la  culture  du  palmier  soit 
encore  en  honneur  dans  les  cloîtres  :  la  palme  est  le 
prix  des  vainqueurs  dans  toute  espèce  de  combats  ; 
elle  est  consacrée  aux  poètes,  aux  héros  et  aux  mar- 
tyrs. On  trouve  quelques  palmiers  à  Nice  ;  mais 
c'est  sur-tout  k  la  Bordiguera ,  près  de  Menton ,  qu'ils 
se  sont  multipliés.  Cette  petite  contrée,  au  rapport 
de  M.  S.  Papon(i),  a  l'air  d'une  nouvelle  Jéri- 
cho. Cet  arbre  croît  très-bien  dans  nos  provinces 
méridionales  ;  mais  le  fruit  n'y  mûrit  pas  :  ce  qui 
vient  de  l'insuffisance  de  la  chaleur,  et  non,  comme 
quelques  personnes  le  prétendent ,  de  ce  que  les 
palmiers  sont  femelles ,  et  qu'il  n'y  a  pas  de  mâles 
pour  les  féconder;  car  s'il  n'y  avoit  pas  de  mâles  , 
il  n'y  auroit  pas  de  fruit.  On  coupe  les  palmes  à  la 
Bordiguera  pendant  le  carême  ,  pour  les  porter  à 
Rome,  où  l'on  en  fait  un  grand  débit  le  jour  des 
Rameaux  et  pendant  la  semaine  sainte. 

En  quittant  le  couvent  de  Saint-Barthélemi ,  nous 
dirigeâmes  nos  pas  vers  la  maison  de  campagne  qui 
appartenoit  autrefois  k  M.  le  sénateur  comte  della 
Valle,  dans  le  quartier  du  Ray.  Derrière  cette  mai- 
son, dans  un  champ  de  blé  ,  il  y  a  une  pierre  en 
forme  d'autel,  sur  laquelle  on  lit: 

{}]  Vojage  dans  k  ilcp.nt^ment  des  Alpes  Alar! limes ,  page  6-j. 


J,4o 


CHAPITRE    LXVI. 


Z 


-\ 


lOVI.    O.    M. 
CETERISQ.    DlIS 

DEABQ.  Immort. 

TIB.    CL.    DEMETRIVS. 

DOM.    NICOMED. 
V.  E.  PROC.  AUGG.  NN. 
ITEM  ce.  EPISCEPSEOS. 

CHORAE    INFERIORIS. 


A  Jupiter,  très-hoti,  très-grand  [i] ,  rt  aux  autres  dieux  et  de'esseg 
immortels  (5)  ,  Tibérius  Claudius  (4)  Déme'trius ,  originaire  de  Nico- 

(i)  SpON,  Mise.  20;  MURATORI,  MLXIV,  z;  BURMANN,  de 
Vectigal.  71  (  il  a  supprimé  la  première  partie  de  l'inscription  )  ; 
Spon  ,  Recherches  d'antiquités ,  diss.  VII,  143  ;  SCHOTT,  Explic. 
d'une  médaille  d'Auguste,  29  ;  ZORN  ,  Bibl.  antiq.  49  ;  HaRDOUIN  , 
Num,  popul.  247  ;  Don  AT,  Suppl.  Alur.  8,2. 

(a)   lOVl  Optimo  Maximo. 

(î)   CETERlSQue  DUS  DEABusQue   IMMORTalihus. 

(4)    TlBerius  CLciudius.  Ce  Pémétrius  étoit  probablement  un 


■CHAPITRE   LXVI.  5^1 

m/dîe  (i) ,  homme  distingué [i) ,  procurator  de  nos  Augustes  (3) ,  et 
procurator  ducénaire  (4)  de  la  région  inférieure  (5). 

Près  de  cette  campagne ,  la  vue  s'étend  sur  un, 
vallon  qui  se  prolonge  devant  les  yeux  du  voyageur, 

affranchi  de  la  famille  Claudia  ;  peut-être  est-ce  le  préfet  Chmdius, 
dont  il  est  question  dans  les  actes  de  S.  Pons,  et  qui  fit  marty- 
riser ce  néophyte  :  alors  il  doit  avoir  vécu  sous  le  règne  de 
Valérianus  et  de  Galliénus. 

(1)  DOAlo  NICOMEDieusis,   Il  y  a  beaucoup  d'exemples  de 
cette  formule. 

(2)  vir  Egregius,  v 

(3)  PROCurator  AUGtistorum  Nostrorum,  Probablement  Valé- 
rianus et  Galliénus. 

(4)  CC.[nuCENARIUS.] A-pïhs  qu'Auguste  eut  ordonnéqueles 
officiers  qu'il  enverroit  dans  les  provinces,  auroient  un  salaire  fixe, 
ils  reçurent  des  noms  établis  sur  la  quotité  de  ce  salaire  :  tel  est 
i'origine  du  mot  ducenarius.  Les  marbres  font  mention  Ae  protectores 
ducenarii  (GuUTER,  Thés.  DXXX,  9  ;  DXXXl ,  2  ).  Il  y  avoit  aussi  des 
procuraiores  ducenarii ,  nommés  ainsi  parce  qu'ils  avoient  un  traite- 
ment de  deux  cents  sesterces ,  pour  lever  les  tributs  dus  au  fisc  ;  et 
Suétone,  in  Claudio,  24,  dit  que  Claude  leur  accorda  les  ornemens 
consulaires.  Le  mot  item  annonce  que  Démétrius  réunissoit  cet 
office  au  précédent,  et  qu'il  étoit  chargé  de  recevoir  les  impôts 
dus  au  fisc  dans  la  région  inférieure. 

(5)  EPISCEPSEOS ,  mot  grec  qui  ne  se  trouve  ni  dans  les  auteurs 
de  la  bonne  latinité,  ni  même  dans  ceux  du  moyen  âge.  Forceilini, 
du  Cange  et  Adelungn'en  font  point  mention  dans  leurs  excellens 
lexiques  ;  c'est  le  génitif  du  mot  grec  iTricnci-^ç,  episcepsis,  inspec- 
tion ,  qui  peut  s'entendre  et  de  l'action  d'inspecter  et  du  lieu  que 
l'on  inspecte.  Démétrius  étoit  donc  aussi  ducenarius  de  V'ms^ec- 
tion  de  la  région  inférieure. 

CHOR^  est  le  mot   grec  X'^'^  latinisé;  il  signifie  province  , 


54^  CHAPITRE    LXVI. 

Un  saule  pleureur,  pîacé  au  milieu  de  plusieurs 
groupes  d'arbres  ,  y  produit  un  effet  très- pittoresque, 

lieu ,  région.  Il  est  probable  'que  Démétrius  étoit  procurator  d'Au- 
guste à  Cemenelion ,  que  son  autorité  s'étendoit  dans  les  mon- 
tagnes,  et  qu'encore  [item]  il  étoit  procurator  ducenarius  de  la 
contrée  qui  étoit  dans  la  plaine;  ce  qui  est  désigné  par  ces  mots , 
chora.  inferioris. 


J43 


CHAPITRE  LXVII. 


CiMlEZ.  —  Mortier.  —  Cemenellon.  —  Amphithéâtre  ; 
dimensions.  —  Eglise  Notre-Dame.  —  Mosaïque  ea 
cailloux.  —  Caïman.  —  Les  temples  furent  les  premiers 
cabinets  d'histoire  naturelle,  —  Briques  antiques.  — 
Constructions  antiques.  —  Capitole.  —  Aqueduc.  — 
Fouilles.  — Temple  d'Apollon.  — Inscriptions  romaines. 
—  Salonine.  —  Saint-PonT. —  Monastère. —  Ins- 
cription romaine  de  Basilla.  —  Divinité  ligurienne.  — 
Mercure.  —  Sarcophages. 

C>IMIEZ,  pour  ses  antiquités  ,  Saint-Pont,  pour 

ses  sites  charmans  ,  méritoient  d'attirer  notre  curio- 
sité ;  nous  y  allâmes  ie  lendemain  avec  l'obligeant 
M.  Cristini. 

Le  chemin  qui  monte  k  Cimiez  est  assez  rapide.  La 
montagne  contient  des  carrières  d'un  plâtre  excellent 
pour  la  construction  :  près  de  là  on  trouve  aussi  de 
la  chaux  c|ui,  mêlée  avec  du  sable  de  mer,  forme 
un  excellent  ciment ,  sur-tout  quand  il  est  en  grande 
masse.  Il  y  a ,  sur  le  cours  et  sur  la  terrasse  de  Nice, 
des  bancs  faits  avec  ce  mortier.  II  est  très-utile  pour 
les  constructions  du  port  ;  l'eau  de  la  mer  le  durcit , 
au  lieu  de  l'altérer. 

Après  avoir  fait  une  lieue  et  demie ,  on  arrive 
sur  la  hauteur  de  Cimiez  ,  d'où  l'on  découvre  ia 
mer,  le  bassin  de  Nice,  et  la  vallée  que  le  Paillon 
arrpse  sans  la  féconder.  5ur  ce  plateau  était  autrefois 


5^4  CHAPITRE    LXVII. 

CemeneVion ,  ville  qui  étoit  la  capitale  du  petit  peuple 
appelé  Vediantii  ,  et  dont  le  nom  indique  suffisam- 
ment que  son  origine  étoit  grecque,  comme  celle  de 
Nice  :  la  montagne  sur  laquelle  elle  étoit  située ,  s'ap- 
peloitle  mont  6'^wf«z/j.  Les  restes  d'antiquités  qui  sub- 
sistent encore,  attestent  que  cette  ville  avoit  quelque 
importance.  Elle  fut  ravagée  par  les  Lombards  ,  con- 
duits par  leur  roi  Alboin,  au  milieu  du  vi.^  siècle  : 
elle  fut  ensuite  entièrement  détruite  par  les  Sarra- 
sins ;  et  ses  habitans  vinrent  augmenter  la  population 
de  Nice,  où  la  plupart  s'établirent;  d'autres  allèrent 
chercher  un  asile  dans  les  montagnes. 

Les  ruines  de  l'amphithéâtre  attirèrent  d'abord 
notre  attention.  Quoique  les  gens  du  pays  le  con- 
noissent  aussi  sous  ce  nom,  les  paysans  lui  donnent 
quelquefois  celui  de  la  Tino  dei  Fatï  [  la  Cuve  des 
Fées  ].  Il  en  existe  plusieurs  massifs  et  une  arcade 
sous  laquelle  passe  le  chemin  ;  le  mastic  qui  la  recou- 
vroit  subsiste  encore.  On  y  voit  plusieurs  autres 
arcades  ou  des  restes  d'arcades.  Nous  en  prîmes  les 
dimensions  (  t  ).  L'arène,  qui  est  très-bien  conservée, 
est  d'une  forme  ovale  :    des  degrés  supérieurs  ,  on 


(i)  Je  ies  place  ici,  parce  qu'elfes  n'ont  été  données  nulle  part. 
Grand  diamètre,  ^^  toises;  petit,  i8  toises  4  pieds.  —  Diamètre 
de  la  bâtisse  sous  ia  voûte,  depuis  la  circonférence  de  l'arène  jus- 
qu'à la  ligne  extérieure  de  l'amphithéâtre,  5  toises  2  pieds  et 
demi.  Cette  mesure  a  été  trouvée  égale  sous  deux  voûtes  ou  pas- 
sages. —  Largeur  de  la  porte  ou  de  l'arcade  du  côté  du  cirque  , 

jouiàsoit 


CHAPITRE    LXVII.  $45 

jouissoit  de  la  vue  dé  la  mer.  Cet  amphithéâtre  pou- 
voit  contenir  huit  mille  spectateurs.  L'arène  est 
aujourd'hui  cultivée  en  blé  et  plantée  d'oliviers. 

Nous  entrâmes  au  couvent  des  anciens  Récollets , 
autrefois  habité  par  une  quarantaine  de  pères  :  il  n'y 
en  a  plus  qu'un  petit  nombre,  qui  vivent  d'aumônes 
et  du  produit  d'un  jardin  assez  considérable  qui  tient 
au  monastère. 

Leur  église  ,  appelée  Notre  -  Dame  de  Cimie? , 
sert  aujourd'hui  de  succursale.  Le  porche  en  est  sou- 
tenu par  sept  arcades  :  le  pavé  est  une  mosaïque 
faite  avec  soin  en  petits  cailloux  noirs  et  blancs, 
qui  offrent  des  carrés,  des  enroulemens  et  des  fleurs. 
Devant  la  porte  principale,  au  milieu  d'un  ovale  inscrit 


7  pieds  9  pouces.  —  Ouverture  de  la  même  arcade  du  côté  exté- 
rieur, 9  pieds.  —  Epaisseur  du  mur  qui  entoure  l'arène,  et  qui 
paroît  avoir  été  à  hauteur  d'appui,  pour  séparer  \c podiu?n  de  l'a- 
rène ,  I  pied  9  pouces. —  Largeur  du  chemin  entre  ce  mur  d'ap- 
pui et  le  massif  sur  lequel  étoient   appuyés  les  sièges,   9    pieds 

3  pouces.  —  Vers  le  nord-ouest  on  voit ,  dans  une  étendue  de  8 
toises,  les  restes  d'un  siège. —  Depuis  l'arête  de  ce  siège  jusqu'à  la 
surface  du  massif  qui  soutenoit  les  autres  sièges,  il  y  a  6  pieds  de 
diamètre.  —  Hauteur  du  siège  où  l'on  se  plaçoit,  i  pied.  —  Lar- 
geur de  la  banquette  où  ceux  qui  étoient  assis  posoient  leurs  pieds, 

8  à  10  pouces.  —  Depuis  cette  banquette  jusqu'à  la  bâtisse  infé- 
rieure ,  18  pouces.  —  Depuis  l'arête  de  la  même  banquette 
jusqu'à  fleur  du  mur  d'enceinte  de  l'intérieur  de  l'amphithéâtre, 

4  pieds.  —  Une  petite  arcade  vers  le  sud-ouest  a  4  pieds  et  demi 
d'ouverture  en  largeur  vers  l'intérieur  de  l'arène ,  et  5   pieds  et 

.demi  vers  l'enceinte  extérieure. 

Tome  JT.  M  m 


546  CHAPITRE     LXVII. 

dans  un  parallélogramme  ,  on  voit  un  aigle  cou- 
ronné :  on  lit  de  chaque  côté,  hors  de  l'ovaie,  les 
deux  millésimes  1662  et  1^95  (i).  Dans  la  cour  est 
une  citerne  très-bien  faite  et  taillée  dans  le  roc.  Le 
cloître  est  orné  de  diverses  peintures  avec  des  ins- 
criptions :  nous  en  vîmes  une  qui  représente  le  mys- 
tère de  la  Trinité.  La  Vierge  est  au  milieu  ;  à  ses  côtés 
sont  le  Père  éternel  et  Jésus- Christ,  qui  posent  une 
couronne  sur  sa  tète  ;  des  anges  les  entourent.  Au 
bas  on  lit  : 

Il gtnitor ,  lo  spirito  e  la  proie 

Son  trîni ,  epur  son  imiformi  a  un  solo 

Corne  è  splendor ,  la  luce ,  e'iraggio  al  sole. 

L'église  n'a  rien  de  remarquable  :  parmi  quelques 
ex-voto  ,  nous  distinguâmes  un  grand  caïman  (2) 
suspendu  à  la  voûte.  Les  temples  ont  renfermé , 
dans  tous  les  lieux  et  dans  tous  les  temps ,  les  pre- 
mières collections  d'histoire  naturelle  :  les  voyageurs 
s'empressoient  d'y  déposer  les  objets  rares  qu'ils 
avoient  rapportés.  On  voit,  sur  les  médailles,  des 
poissons  suspendus  aux  temples  de  Neptune  :  des 
bois  de  cerf  étoient  attachés  aux  portes  de  ceux  de 
Diane.  Le  Carthaginois  Hannon  consacra  ainsi  dans 
le  temple  de  Junon  une  peau  de  Gorgone ,  qui  n'étoit 
probablement  que  celle  de  quelque  singe  africain, 

(  I  )  On  trouve  cîe  ces  pavés  dans  toutes  les  villes  de  la  Prot 
vence  \  mais  ils  ne  sertit  nulle  part  aussi  bien  faits  «ju  a  Nice, 
(a)  Lacerta  alligator. L. 


CHAPITRE    LXVII.  ^4/ 

On  voit  dans  plusieurs  églises  d'énormes  ossemens 
de  baleine.  Un  voyageur  niçard  aura  consacré  dans 
cette  église  ce  grand  crocodile  d'Amérique. 

Ce  porche  est  décoré  aussi  de  quelques  mauvaises 
peintures  :  il  y  en  a  une  qui  représente  Jésus- Christ 
entre  les  deux  larrons  ;  les  trois  figures  sont,  vêtues 
en  Récollets. 

La  terrasse  du  jardin  de  ce  monastère  est  une  pro- 
menade très-agréable  :  on  voit  dans  la  vallée  que  fe 
Paillon  arrose,  à  gauche  Saint- Pons,  à  droite  Nice, 
la  forteresse  de  Montalban  et  la  mer.  La  banquette 
de  cette  terrasse  est  garnie  de  briques  ,  parmi  ïes- 
^eiles  il  y  en  a  plusieurs  qui  sont  décorées  d'enca- 
dremens  ;  sur  l'une,  nous  lûmes  le  mot  heren.  IÏ 
est  probable  que  la  ville  étoit  précisément  située  k 
l'endroit  où  est  aujourd'hui  ce  monastère. 

On  rencontre  par-ci  par-là ,  dans  ce  jardin ,  des 
portions  d'édifices  ruinés  qu'on  prétend  avoir  été 
ïe  Capitolium ,  mais  dont  il  est  impossible  de  con- 
noître  aujourd'hui  la  destination.  Ces  ruines  ont  fait 
penser  qu'on  pourroit  y  fouiller  avec  succès.  Un 
voyageur  allemand  en  obtint  la  permission  en  1787; 
il  y  trouva  deux  petites  statues  de  bronze  et  une 
de  marbre,  chacune  d'environ  un  pied  et  demi  de 
haut.  Deux  ans  après,  la  princesse  Lubormiska  fit 
faire  aussi  des  fouilles  dans  d'autres  endroits  du 
même  jardin  :  on  en  tira  seulement  un  anneau 
d'or,  une  clef,  une  figurine  de  Jupiter,  quelques 

Mm  2 


5^48  CHAPITRE    LXVII. 

fragmens  de  mosaïques ,  et  une  centaine  de  médailles 
communes  ;  on  y  vit  des  restes  d'un  aqueduc  qui 
conduisoit  l'eau  à  Cimiez.  Nous  trouvâmes  encore 
quelques  pierres  qui  avoient  été  extraites  de  cette 
fouille  :  son  peu  de  succès  peut  faire  croire  que  le 
pays  n'étoit  pas  très-riche. 

En  sortant  du  monastère ,  on  est  sur  un  domaine 
qui  appartenoit  à  la  famille  Gubernatis  :  c'est  M.  de 
Ferreiro  ,  ancien  ambassadeur  de  la  République 
ligurienne  près  du  Gouvernement  français ,  qui  en 
est  aujourd'hui  propriétaire. 

On  y  remarque  une  construction  romaine  assez 
considérable ,  actuellement  occupée  par  le  fermier  et 
sa  famille.  Un  peu  plus  loin  est  une  galerie  sou- 
tenue par  trois  arcades.  On  croit  que  ce  sont  les 
restes  d'un  ancien  temple  d'Apollon ,  qui  ,  selon  la 
légende  de  S.  Pons  ,  étoit  près  de  l'amphithéâtre  où 
il  souffrit  le  martyre  (  i  )  :  mais  rien  n'indique  posi- 
tivement la  destination  de  cet  édifice,  ni  celle  d'autres 
ruines  qui  sont  dans  le  même  enclos. 

Ce  jardin  renfermoit  plusieurs  inscriptions  que 
Jofredi  et  d'autres  ont  rapportées  :  presque  toutes 
ont  disparu ,  à  l'exception  des  suivantes ,  qui  ,  pour 
la  plupart ,  étoient  si  profondément  enterrées,  qu'il 
fallut  piocher  avec  force  pour  les  mettre  à  découvert. 


(i)  Selon  cette  légende,  le  préfet  Çlaudius  lui  dit  :  Ecce  proximi 
venerabiU  Ap.ollinii  tmplum  ;  accède  et  sacrifca.  3 OYREDI ,  Nkaa 
cik>itas ,  pag,  80, 


CHAPITRE    LXVII.  54<) 

Nous  vîmes  d'abord  une  pierre  cubique  comme  un 
autel  :  h  face  étoit  cintrée  à  sa  partie  supérieure; 
et  l'on  remarquoit  dans  ce  cintre  un  caducée  ,  une 
espèce  de  mitre  en  forme  de  cône  tronqué ,  et  un 
coq  regardant  derrière  lui.  Dans  ie  carré  qui  occupe 
la  moitié  inférieure  est  une  patère  fpl.  LI ,fg.  8 ). 
Les  deux  faces  latérales  sont  encadrées  de  moulures , 
comme  si  l'on  eût  voulu  mettre  une  inscription 
sur  chacune. 

Près  de  là  nous  vîmes  une  autre  pierre  avec 
l'inscription  suivante  (i)  : 


I 


CORNELI  AESALO 

NINAE 

SANCTISSIM.  AVG. 

CONIVG  .  GALLIENI 

I  VNIOR  I  S    AVG    N 

ORDOCEMENEL. 

CVRANT.AVRELIO 

lANVARIO  .  V.E. 


(i)  SpON,  Mise.  163  ;  FaBRETTI  ,  Col.  Traj.  2  ;  MURATORI  , 
CCLIV,  6;  Banduri,  Niimism.  imp.  t.  1,  241  ;  Pagi  ,  Dïsser- 
tatio  hy}mtica,Tp.  5 1 ,  et  Critica  in  Annal.  BARON,  274  ;  SCHWARTZ, 
Miscell.  12;  JOFREDI  ,  Nkœa  civitns ,  18;  BoucHE,  Chor.  de 
Provence,  516;  Maffei,  Ars  ait.  kp.  430J  SULZER,  Reise,  zz6. 

Mm  ^ 


<^yO  CHAPITRE    LXVÏî. 

A  Cornelia  Salaninn,  très-sainte ,  auguste ,  /pause  {1)^1^  GaU'îentts 
h  jeune ,  nugusie  ,  le  noble  ordre  {2)  de  Cimie^  {^) ,  par  les  soins 
d'Àurdius  Januarius,  homme  distingué  [J^]. 

On  trouve  dans  ce  domaine  quelques  restes  d'un 
canal  qui  aboutissoit  b  i'enceinte  de  l'amphithéâtre , 
et  un  massif  assez  bien  conservé  de  l'extérieur  de 
cet  amphithéâtre  :  on  remarque  sur  la  sommité  les 
traces  de  cinq  banquettes  assez  larges  pour  qu'une 
rangée  de  spectateurs  pût  s'y  asseoir ,  et  que  ceux 
qui  étoient  derrière  pussent  y  placer  leurs  pieds.  Près 
de  là  sont  quelques  fragmens  de  colonneâ. 

Voici  les  inscriptions  que  nous  fîmes  déterrer. 
La  première  a  été  consacrée  par  ^butia  Lauréa  à 
son  fils  Laurus ,  de  la  tribu  Quirina  (  5  ) ,  décurion  de 
Cimiez ,  qui  avoit  reçu  publiquement  le  don  d'un 
cheval. 
«  '  "  ji. 

(i)  SANCTJSSIAîa ,  AUGusta,  CONJUGt^ 

(2)  Nohilis  ORDÔ ;  celui  des  décurions, 

(3)  CEMEN ELiensiiim. 
(4^  viro  Egregio. 

(5)  QVIRina^  sous-entendu  triiu. 


CHAPITRE    LXVII. 

QVIR   LAVRODE 

CVRIONI    GEME 

NELENSIVM 

EQVO           PVB 

AEBVTIA   LAVREA 

MATER 

D                                            D 

5JI 


L'inscription  suivante  est  à  peu  de  distance  de  la 
précédente  : 


PETEREIOM 

^TEREI  DOIVES 

TICIFQVIRINA 

QV                               C 

M 

»r 

FE";Eïli.'.IVS    LIVS 

D         D 

Le  nom  de  Petreius  se  lit  sur  une  autre  inscrip- 
tion de  Nice,  publiée  par  Jofredi  (i)   :  mais  il  y 


(j)  Nicaa  civitas,  p.  2*. 


Mm  4 


55-  CHAPITRE    LXVII. 

a  ici  P,  Etereius.  Il  paroît  que  ce  Publias  Etereîus 
étoit  fils  de  Marcus  P.  Etereius,  de  la  tribu  Qui- 
rina ,  Domestique  (  i  ) ,  et  que  cette  inscription  lui 
fut  consacrée  par  son  épouse  et  par  son  fils. 

Nous  quittâmes  Cimiez ,  et  prîmes ,  pour  revenir 
à  Nice,  le  chemin  de  Saint-Pons.  Le  sol  de  la  mon- 
tagne est  d'un  gypse  dans  lequel  il  y  a  des  veines  de 
marbre. 

On  lit  sur  une  pierre  incrustée  dans  le  mur  d'un 
jardin,  à  droite  de  ia  route,  ce  fragment  d'inscrip- 
tion tumulaire  : 


j, 

T.    GALENVS       \ 
E  V  T  Y  C  H  I  I 

IlIIlI  VIRAVG     i 

I 
D  O  M  I T I  A  Bi  A  E     I 

LIADI     VXORll 

M.ERENTISS' 


(i)  DOMESTICI  F'ilio.  H  est  probable  que  P,  Etereius  ie  père 
appartcnoit  au  corps  de  soldats  qui,  vers  le  temps  de  Gordien,  avoit 
la  garde  particulière  de  l'empereur.  Ammien,  XIV,  XV  , XVIII,  les 
•appelle  proucores  domestici ;  ils  servoient  à  pied  et  à  cheval  ,  et  ils 
éîoient  partagés  en  cohortes ,  nomnaées  scholcs.  Diociétien  étoit 


CHAPITRE    LXVII.  553 

II  nous  apprend  qiie  T.  Galenus ,  probablement 
iils  d'Eutychus,  et  sextumvir  du  culte  d'Auguste,  a 
consacré  cette  inscription  à  Domitiana  AAisls  ,  son 
épouse  très-méritante. 

Nous  fûmes  bientôt  à  Saint-Pons  (i)  ,  un  des 
lieux  les  plus  agréables  de  la  campagne  de  Nice. 
Il  porte  le  nom  d'un  des  saints  les  plus  révérés  dans 
ces  contrées ,  qui ,  après  avoir  prêché  la  foi  qu'il 
avoit  embrassée,  renversé  dans  son  zèle  ardent  les 
idoles  qu'il  avoit  précédemment  adorées,  défié  la 
rage  des  bourreaux  et  opéré  des  miracles,  fut  déca- 
pité, suivant  l'ancienne  tradition  ,  dans  l'amphi- 
théâtre de  Cimiez  (2).  Charles  V  fit  bâtir  ce  mo- 
nastère près  du  lieu  où  le  saint  qui  en  est  le  patron 
avoit  soufi^ert  le  martyre. 

Ce  couvent  étoit  autrefois  occupé  par  des  Béné- 
dictins. II  a  servi  d'hôpital  pendant  la  révolution  ,  et 
il  est  aujourd'hui  entièrement  dégradé.  Le  cloître  est 

cornes,  c'est-à-dire,  chef  ou  commandant  des  Domestiques,  quand 
ies  soldats  lui  donnèrent  la  pourpre  impériale.  C'est  sur-tout  dans 
les  auteurs  byzantins,  et  sur  ies  monumens  de  l'empire  d'Orient, 
qu'il  est  question  des  Domestiques;  et  le  nom  de  ces  ofEciers  passa 
à  la  cour  de  Fr?nce,  qui  fut  d'abord  formée  à  l'imitation  de  celle 
des  empereurs  d'Orient. 

(i)  On  écrit  et  l'on  Yvononce  Sa/nt-Pons  ;  mais  il  me  semble 
qu'on  devroit  dire  Saint-Potit,  puisque  le  saint  à  qui  cette  église 
est  consacrée  se  nommoit  Pondus. 

(3)  JOFREDI  a  écrit  sa  vie  d'après  plusieurs  lci^end;iires;  Nica.^. 
civitas,  p.  72. 


'554  CHAPITRE    LXVII. 

aussi  pavé  en  mosaïque  de  petits  galets.  Au-dessus^ 
de  la  porte  de  l'une  des  salles  du  rez-de-chaussée  , 
on  lisoit  en  lettres  majuscules  : 

LIBERTÉ.  ÉGALITÉ. 

CUISINE. 

A  la  gauche  de  la  porte  d'entrée  de  ce  monastère, 
nous  copiâmes  l'inscription  suivante  ,  qui  est  incrus- 
tée dans  le  mur  ;  une  partie  a  été  rompue  (  i  )  : 


^      M  MA. 

FLAVI  AEBASSILLAÉ  COMIVG   CARISSIM.DOM 

ROMA.MIRAE.ERGAMARITAMORIS.  ADQ.CAST'TaT 

FEMIN.QVAE   ViXIT.ANN.XXXV.M.III.DIEB.XII 

AVREL.  RHODISMIANVS.AVG.LIB.COMMALPMART 

ET.  AVREL  .ROMVLA  .  FILI  A  .  InPATI  ENTISS  «  j/   MGR* 

EIVS  ADFLÎCTI.ADQ. DESOLAT   CAHISS , 

S.  A  D 


'AuxmSr.es  et  à  la  ntémoire  immortelle  {2)  de  Flduid  Bàssilld,  épôîtse 
très-ckerie{^),ne'e  à  Rome  [J^ ,  femme  recommandable  par  sa  chasteté  et 
pflrson  extrême  tendresse  envers  soti  mari  (5),  laquelle  a  vécu  trente-cinq 

(i)  JoFREDI  a  copié  ce  marbre  dans  sï  Niccea  civitas,  p.  18» 
ainsi  que  dans  son  Histoire  manuscrite  des  Alpes  maritimes,  tom.  I,*^, 
p.  49,  mais  d'une  manière  absolument  inexacte, 

(2)  AJanibus  JHemoria  Alterna. 

(5)   C ON I vais  CARISSIMœ. 

(4)  DOMo  ROMAna.  Nous  avons  déjà  vu  cette  formuïé  p.  <)^o. 

(5)  MIR^rE  {s\c)  ERG  A  MAkJTum.  AJfidRIS  ADQue  (  ^0\xx  atqui  ) 
CASTITATis  FEMINa, 


CHAÎPITRî:    LXVIT. 


'555 


4ins  trois  mois  et  doujt  jours  ;  Aurdius  Rhodismianus  ,  affranchi 
de  l'empereur  (i  ),  contrôleur  {i)  des  Alpes  maritimes,  et  Aurélia  Komula. 
SA  fille ,  accablés  par  sa  mort  (j)  d'une  douleur  et  d'une  privation  in- 
supportables,  ont  fait  ce  monument  (  à  une  épouse  et  une  mère  )  tres- 
che'rie  (4),  et  l'ont  dédié  sous  /'ascia  (5  ). 

Auprès  de  cette  inscription ,  on  iit  celle-ci ,  à  la 
mémoire  de  G.  Mantius  PaternUs,  décurîon  ,duum- 
vir  et  flamine  : 


G   MANTI    PATERNIDECV 

IIVIRFLAMINIS   CIVITATI5 

AEBVTIANEPOTILLALIE.7 

EIVS   ERGASEADFECTION 

MARITO    INCOMPARAE 

FECIT 

CVM    QVOVIXIT   ANN    X 

M.   VII  II.   D.   X 


(i)  AVCusti  LIBertus. 

(2)  COMAfentariensis.  Les  commentarienses  étoient  des  espèces 
Je  greffiers  qui  rédigeoient  les  actes  relatifs  à  l'acquittement  des 
sommes  dues  au  fisc.  Paul.  A^.  XLIX,  XIV  ,  45.  On  donnoit 
encore  ce  nom  à  ceux  qui  avoient  la  surveillance  ou  la  garde  des 
prisons  et  tenoicnt  le  registre  des  détenus.  Cod.  Jiist.  IX.  C  etoit 
aussi  un  emploi  militaire.  Il  me  paroît  devoir  être  pris  ici  dans  la 
première  de  ces  acceptions, 

(3)  JNPATIENTJSSimé   MOPTe  EJUS  ADFLICTT. 

(4)  CARISSima Il  y  avoit  probablement  après  ce  mot, 

yxoRi  ou  MATRi ,  ou  l'un  et  l'autre, 

(5)  Suh  Ascia  Dedicaverunt, 


55^  CHAPITRE    LXVIÏ. 

En  face  est  cet  autel,  élevé  k  Mercure  par  Vipus 
fils  de  Scacvaeus  : 


I 


[ 


II  y  a  à  droite  un  caducée ,  à  gauche  un, vase. 

A  côté  de  l'inscription  précédente,  et  à  droite  de 
ïa  porte  qui  donne  sur  la  cour,  on  a  incrusté  dans 
îe  mur  cet  autre  autel,  qui  contient  un  vœu  de 
D.  Vesuccius  Ceier  à  une  divinité  topique ,  c'est-à- 


(  I  )  Vûtum  Solvit  Liilcns  Mer  ho. 


CHAPITRE    LXVII.  557 

dire  locale,  appelée  Centondius ,  dont  je  n'ai  encore 
iu  le  nom  nulle  part  : 


\, 


|d.  ves^ccius 

I 

l-         CELER 
I  CENTONDI 
i  V.       S, 


/ 


Le  mur  qui  est  à  droite  en  entrant,  renferme 
ia  pierre  suivante  (  1  )  : 


i      C.    VALERIAE               CANDID 

1'  !  :  :        I  M  M  A  T 

MORTE 

SVBT(2)  qa   nx\ 

VALERI VS 

VICTOR 

ET    SECVNDINA 

NEPOTILLA 

FILIAE 

D  VLC 

FECERVlT 

II  y  a  dans  le  puits  une  pierre  sur  laquelle  on 
aperçoit  quelques  lettres  ;  mais  sa  profondeur  nous 
empêcha  de  ies  distinguer ,  et  le  défaut  d'échelle  ne 
nous  permit  pas  d'y  descendre. 

(  I  )  JOFREDI ,  Nicaa  civitas ,  p.  2  3  ^  en  a  donné  une  copie  très- 
inexacte. 

(2)  VtvX-èxte  iMMATura  MOHTE  SUBÎaTa. 


55^  CHAPITRE    LXVIt. 

Sous  le  vestibule ,  à  l'extrémité  de  la  cour ,  est  un 
sarcophage.  Sur  chacun  des  deux  petits  côtés  est 
sculpté  en  relief  un  trophée  composé  de  deux  bou- 
cliers qui  se  croisent  et  de  deux  bipennes. 

Dans  un  petit  réduit  mai  éclairé,  en  face  de  fa 
porte  latérale  de  l'égiise,  on  voit  incrusté  dans  ie 
mur  un  fragment  de  frise  en  marbre ,  orné  d'en- 
roulemens  de  différentes  formes. 

L'église  est  très-dégradée.  Avant  d'y  entrer,  on 
passe  dans  un  couloir  obscur ,  où  on  lit  avec  beau- 
coup de  peine  l'inscription  suivante  : 


MANIO    GEMINO 

INGENVO 
IIVIR    ET   CER  (l) 
GEMIN  A    Fin  A 
PATRI    PIISS    ET 
ALBICIA   MATERNA 
MARITO    INCOMP. 


Auprès  sont  des  restes  d'aqueducs  souterrains  qui 
viennent  de  la  montagne  :  les  paysans  appellent  l'un 
hSource  du  temple  ;  et  l'autre ,  la  Fontaine  des  murailles. 

(i)  DUUMVIRo  ET  duumviro  CEReali.  ht%  adiles  on  diiumviri 
Cercalf s étoiçxil  des  officiers  chargés  deia  distribution  des  blés,  et 
du  soin  de  tout  ce  qui  avoit  rapport  au  culte  de  Cérès  :  ik  dé- 
voient leur  institution  à  Jules-César.  PoMP,  Dign.  1,11,3. 


559 


CHAPITRE  LXVIII. 

Campagne  de  Nice.  —  Maisons,  Jardins,  Fermes.  — . 
Culture,  Orangers,  Oliviers,  Vignes.  —  Engrais; 
Commerce  d'excrémens. —  Climat.  — Mœurs.  —  An- 
cienne noblesse.  —  Clergé.  —  Marchands,  Commerce. 

—  Plaisirs ,  Amusemens  du  peuple ,  Festins.  —  Denrées. 

—  Animaux.  —  Plantes.  —  Langage. 

JL)  ans  notre  excursion  à  Cimiez ,  à  Saint-Pons ,  k 
Saint-Barthélemi ,  nous  étions  entrés  dans  plusieurs 
fermes  et  plusieurs  maisons  de  campagne.  Le  genre 
de  culture ,  ies  productions  ,  tout  est  nouveau  pour 
un  voyageur  qui  n'est  pas  né  dans  les  contrées  mé- 
ridionales. 

Les  maisons  sont ,  en  général ,  d'une  forme  lourde 
et  maussade  ;  elles  n'ont  souvent  qu'une  porte  et  une 
fenêtre ,  quoique  l'intérieur  soit  assez  vaste  :  on  ies 
prendroit  pour  des  étables.  Quelques-unes  ont  deux 
chambres  pour  le  propriétaire;  mais  il  les  habite 
très-rarement  (  i  ) .  Ces  maisons  sont  si  multipliées , 
que   les    innombrables   sentiers   qui  y   conduisent 


(i)  Quelques  maisons  de  campagne  sont  Iiabitées  par  les  pro- 
priétaires, du  moins  pendant  une  partie  de  l'année.  La  plus  belle 
de  ces  maisons  est  celle  qu'on  appelle  le  Piol ;  elle  est  sur  une  élé- 
vation qui  domine  la  riche  plaine  de /^<7S«^d«J,  d'oid'on  découvre 
tout  le  territoire  de  Nice, 


5  do  CHAPITRE     LXVIII. 

composent  un  véritable  labyrinthe  :  la  manière  dont 
elles  sont  groupées  sur  la  montagne,  offre  un  aspect 
varié  et  agréable. 

Les  jardins  des  environs  de  la  ville  sont  entourés 
de  hautes  murailles  ,  dont  la  réunion  forme  des 
ruelles  anguleuses  et  étroites.  Ces  jardins  ne  sont 
pas  dessinés  comme  ceux  des  environs  de  Paris  et 
de  Lyon  ;  tout  y  est  consacré  à  l'utilité  :  on  n'y  trouve 
point  d'ombrage,  point  de  promenades;  le  grand 
nombre  d'orangers  qu'ils  contiennent  fait  tout  leur 
agrément.  Ces  arbres  sont  quelquefois  alignés  ,  et 
forment  des  allées  ;  mais  le  plus  souvent  ils  sont 
mêlés*  comme  dans  un  verger.  Il  y  a  peu  de  jar- 
diniers qui  soient  propriétaires  des  jardins  qu'ils  cul- 
tivent ;  ils  les  tiennent  à  ferme  ,  soit  moyennant  un 
prix  stipulé ,  soit  à  moitié  fruits. 

La  culture  est  très-bien  entendue  pour  tirer  du 
sol  tout  le  parti  possible  :  entre  des  allées  d'orangers , 
il  y  a  du  froment,  de  l'orge ,  et  des  plantes  potagères  ; 
mais  ces  plantes  ne  sont ,  en  général ,  que  des  arti- 
chauts ,  des  choux,  des  pois ,  et  sur- tout  des  fèves  de 
marais,  qui  font,  pendant  une  grande  partie  de  Tannée, 
la  seule  nourriture  des  gens  du  peuple.  Il  est  fâcheux 
que  les  champs  soient  employés  à  produire  ce  lé- 
gume ,  qui  est  mangeable  quand  il  est  vert,  mais 
détestable  lorsqu'il  est  sec  ;  les  pommes  de  terre 
seroient  un  aliment  plus  sain  et  préférable  pour  le 
goût.  Cependant  les  gens  du  peuple  témoignent  une 

si 


CHAPITRE    LX  VIII.  56  I 

si  grande  prédilection  pour  ce  mets  favori,  qu'ils 
remplissent  quelquefois  leurs  poches  de  grosses  fèves 
cuites,  qu'ils  mangent  comme  des  châtaignes,  et 
qu'ils  donnent  aux  pauvres  qui  demandent  l'aumône. 
Une  culture  succède  à  une  autre;  la  terre  ne  repose 
jamais  :  elle  est  ouverte ,  à  la  profondeur  dS.in  pied 
et  demi,  avec  un  large  hoyau.  Les  carrés  sont  fumés 
alternativement  :  celui  qui  l'a  été  est  semé  en  blé  , 
pendant  qu'on  plante  l'autre  en  fèves  de  marais.  Le 
blé  vient  à  merveille  ;  il  est  très-  beau ,  et  rend  dix  fois 
ia  semence  :  cependant  ce  qu'on  en  recueille  suffit 
seulement  pour  la  consommation  du  cultivateur  ;  le 
grain  nécessaire  h  celle  de  la  ville  y  est  importé, 

Xes  champs  un  peu  éloignés  de  Nice  ne  sont  pas 
aussi  bien  cultivés  que  les  jardins  :  la  plupart  sont 
affermés;  mais  la  pauvreté  des  fermiers  est  telle  , 
qu'ils  sont  obligés  de  se  livrer  à  des  soins  qui  les  dé-^ 
tournent  de  la  culture.  Ces  champs  produisent  aussi 
alternativement  du  blé  et  des  fèves  de  marais.  Les 
carrés  sont  entourés  de  vignes  en  espalier  :  près  de 
ia  maison  est  ordinairement  un  petit  jardin,  où  il  y 
a  une  tonnelle  et  quelques  orangers.   Quelquefois  , 
mais  rarement ,  on  cultive  dans  ces  champs ,    des 
cerisiers ,  des  amandiers ,  des  figuiers  et  des  mûriers  ; 
dans  quelques  endroits   il  y  a  des  oliviers:   le  blé 
croit  sous  ces  arbres.  On  ne  trouve  en  bois  à  brû- 
ler qu'un  petit  nombre  de  pins  et  de  chênes  épars  ; 
mais ,  en  général ,  on  en  consomme  peu  :  les  paysans 
Tome  ïf.  N  n 


562  CHAPITRE    LXVIII. 

n'allument  jamais  de  feu  pour  se  chauffer ,  mais  seule- 
ment pour  ieurs  besoins  domestiques  ;  ils  ramassent 
les  sarmens  de  vigne,  ies  broussaiiles  et  le  bois  mort, 
et  gardent  pour  leur  usage  ce  qu'ils  ne  vendent  pas 
à  ia  ville. 

li  faut  aussi  que  les  cultivateurs  usent  d'industrie 
pour  se  procurer  des  engrais  :  comme  ils  n'ont  ni 
bœufs  ni  vaches  ,  qu'un  âne  et  une  chèvre  com- 
posent tout  leur  bétail ,  le  fumier  est  rare.  Toutes  les 
immondices  sont  soigneusement  déposées ,  réunies 
et  conservées  dans  un  vase ,  où  l'on  verse  de  l'eau 
pour  en  accélérer  ia  putréfaction  ;  on  fait ,  près  du 
jardin,  une  fosse  avec  une  niche  dans  le  mur,  qui 
invite  le  voyageur  pressé  par  un  besoin  à  le  satis- 
faire. Dans  chaque  maison  de  Nice ,  il  y  a  aussi  une 
fosse  où  l'on  conserve  précieusement  les  excrémens 
de  toute  la  famille  :  ies  gens  de  la  campagne  s'em- 
pressent de  les  acheter.  Le  prix  ordinaire  est  de  trois 
francs  par  an  pour  chaque  personne  ;  mais  ce  prix 
varie  selon  l'abondance  et  la  qualité  de  la  matière , 
qu'ils  examinent  et  estiment  au  goût  et  k  i'odeur. 
Les  déjections  des  protestans,  qui  font  toujours 
gras ,  sont  payées  plus  cher  que  celles  des  bons 
catholiques  ,  qui  font  souvent  maigre.  Les  fosses 
des  Minimes  n'étoient  pas  jugées  dignes  d'entrer 
dans  ce  commerce.  Les  paysans  viennent  chaque 
semaine  recueillir  ces  matières  dans  des  barils,  et 
les  transportent  dans  ieurs  champs.  Non-seulement 


CHAPITRE    LXVIIt.  565 

iïs  en  imprègnent  le  sol  ,  mais  ils  en  versent  sur 
îes  iégumes  et  au  pied  des  jeunes  orangers.  On 
emploie  aussi  au  même  usage  les  vers  à  soie  morts  ; 
mais  cet  engrais  est  peu  abondant  et  peu  estimé. 

Les  eaux  ,  si  nécessaires  pour  la  culture  ,  sont 
ménagées  et  distribuées  avec  beaucoup  d'art.  Outre 
les  deux  sources  principales ,  dont  j'ai  déjà  parlé  plus 
haut,  on  recherche  les  plus  petits  filets  qui  sourdent 
de  ia  montagne  :  on  ne  les  laisse  pas  s'égarer  au  hasard  ; 
ils  sont  conduits  par  des  tuyaux  dans  des  réservoirs 
et  des  citernes  où  on  les  rassemble,  ainsi  que  les 
eaux  pluviales ,  et  l'on  en  forme  des  irrigations  qui 
vont  porter  dans  des  terres  arides  l'abondance  et  la 
fertilité.  L'excellence  de  la  chaux  et  du  ciment  fait 
que  les  puits  et  les  citernes  ne  laissent  rien  échapper 
des  eaux  qu'ils  contiennent. 

Les  orangers  sont  la  principale  production  des 
jardins  :  il  y  a  de  ces  arbres  qui  portent  de  trois  à 
quatre  mille  fruits. 

Les  oliviers  forment  un  des  plus  intéressans  pro- 
duits du  territoire  ;  aussi  en  plante- 1- on  par- tout 
où  il  peut  en  exister ,  autour  de  Nice  ,  et  sur  toute 
la  côte  jusqu'à  Gènes.  D'après  le  soin  que  l'on  prend 
pour  en  posséder  ,  il  est  étonnant  qu'on  ne  cherche 
pas  à  favoriser  leur  végétation  par  une  taille  bien 
entendue  ;  ce  qui  est  cause  que  ces  arbres  sont 
nains  et*tabougris  ,  et  que  leurs  fruits  sont  extrême 
ment  petits.  L'incurie  qui  se  fait  remarquer  dans  fa 

Nn  z 


564  CHAPITRE     LXVIII. 

récolte  de  ces  fruits,  est  bien  plus  étonnante  encore  : 
on  ne  les  ramasse  point  à  mesure  qu'ifs  tombent  ; 
ils  restent  sur  la  terre  jusqu'à  la  récolte  générale,  et 
y  pourrissent  ou  deviennent  la  pâture  des  oiseaux  > 
ou  ,  s'ils  sont  encore  en  état  d'être  recueillis  ,  ils 
nuisent  à  la  qualité  de  l'huile.  Outre  ce  qu'on  réserve 
pour  la  consommation,  on  exporte  une  quantité  d'huile 
considérable  ;  une  grande  partie  va  dans  le  nord  de 
l'Europe. 

On  attache  peu  d'importance  à  la  culture  du  mûrier, 
qui  pourroit  cependant  être  d'un  très-grand  produit. 
Le  vin  qui  croît  dans  le  territoire  de  Nice ,  est 
d'un  rouge  foncé  ,  d'un  goût  fin ,  et  ne  manque  pas 
de  feu.   Le  meilleur  va  à  Turin  ;  le  vin  commun 
que  le  peuple  boit ,  vient ,  au  contraire ,  de  la  Pro- 
vence :  mais  quand  tout  le  vin  qu'on  récolte  ne  sor- 
tiroit  pas  du  pays  ,  il  ne  sufïîroit  pas  à  la  consom- 
mation ,  parce  qu'il  n'y  a  pas  de  paysan  ,  si  pauvre 
qu'il  soit,  qui  n'en  boive.  Les  artisans  qui  ne  pos- 
sèdent point  de  vigne  en  propre,  achètent  de  la  ven- 
dange et  la  font  presser  à  leur  compte  ;  ils  se  pro- 
curent ainsi  une  boisson  plus  saine  que  le  vin  fal- 
sifié des  marchands.  Les  gens  du  peuple  conservent 
leur  vin  dans  de  grands  vases  sans  bouchons ,  et 
répandent  un  peu  d'huile  à  la  surface,  pour  la  pré- 
server du  contact  immédiat  de  l'air. 

Le  climat  de  Nice  est  singulièrement  ftfvorable 
aux  malades  pendant  l'hiver,  qui  est  toujours  d'une 


CHAPITRE    LXVIII.  565 

extrême  douceur.  A  Noël ,  le  gazon  y  est  encore  vert, 
les  arbres  sont  chargés  de  fleurs  et  de  fruits ,  et  les 
papillons  voltigent  autour.  S'il  gèle  quelquefois ,  ce 
qui  n'arrive  que  dans  les  jours  les  plus  rigoureux  , 
c'est  une  glace  légère ,  que  les  premiers  rayons  du 
soleil  font  presque  aussitôt  disparoître.  On  sent  tout 
ce  qu'une  pareille  température  offre  d'attrayant  à  des 
hommes  du  Nord ,  et  qu'un  ciel  toujours  serein  et 
azuré  pendant  le  jour ,  et  couvert  pendant  la  nuit 
d'une  innombrable  quantité  d'étoiles  ,  doit  avoir 
mille  charmes  pour  un  habitant  des  bords  de  la  Ta- 
mise. Ce  flit  Smollett  qui  le  premier  fit  connoître , 
malo^ré  lui,  tous  les  ap"rémens  de  cette  contrée  à  ses 

O  '  CD 

compatriotes.  Je  dis ,  malgré  lui  ;  car  il  eut  l'injustice 
de  s'en  plaindre ,  quoiqu'il  lui  dût  le  rétablissement 
de  sa  santé.  Depuis  ce  temps  ,  il  étoit  de  mode 
en  Angleterre  d'aller  passer  l'hiver  à  Nice  :  aussi , 
dans  cette  saison ,  on  y  comptoit  beaucoup  de  riches 
Anglois  ;  ils  habitoient ,  en  général ,  le  faubourg  de 
ia  Croix ,  oii  sont  les  maisons  les  plus  propres  et  les 
plus  jolis  jardins.  Ce  faubourg  a  reçu  son  nom  d'une 
croix  qui  y  fut  élevée  en  mémoire  de  l'entrevue  que 
le  pape  Paul  III  et  l'empereur  Charles-Quint  eurent 
en  cet  endroit. 

Si  l'hiver  est  agréable  à  Nice  ,  le  printemps  n'a 
pas  les  mêmes  attraits  :  le  temps  alors  est  toujours 
incertain.  II  ne  faut  pas  croire  que  pendant  l'été  les 
chaleurs    soient   insupportables  ,    comme  quelques 

^^  n   :; 


y66  CHAPITRE    LXVIII. 

personnes  l'imaginent  ;  le  vent  du  couchant  apporte 
une  douce  fraîcheur ,  et  l'on  a  soin  de  tenir  ies  croi- 
sées ouvertes  du  côté  où  il  souffle. 

Les  manières  à  Nice  sont  plus  françaises  qu'ita- 
liennes ;  cependant  on  y  remarque  quelques  usages 
italiens.  M.  Suizer  a  cru  reconnoître  des  traces  du 
cicisbeat  ;  elles  disparoissent  entièrement  depuis  la 
révolution. 

L'ancienne  noblesse,  à  l'exception  de  trois  ou 
quatre  familles ,  étoit  très-pauvre ,  et  la  révolution 
n'a  pas  amélioré  son  sort.  Les  nobles  se  distin- 
guoient  de  la  classe  roturière  par  le  port  de  l'épée  ; 
et  le  peuple  témoignoit  un  grand  respect  à  celui 
qui,  en  quelque  mauvais  état  que  fût  son  vêtement, 
se  faisoit  voir  armé  d'une  vieille  rouillarde ,  dont  le 
fourreau  moniroit  les  fils  qui  le  soutenoientpour  n'en 
pas  laisser  échapper  l'innocente  et  pacifique  lame. 
Les  avocats,  les  officiers  du  roi,)ouissoient  du  même 
privilège.  Il  y  avoit  dans  Nice  des  familles  très- 
anciennes  ,  telles  que  la  maison  de  Grimaldi ,  celle 
des  Gubernatis,  &c. ;  mais,  en  général,  la  noblesse 
pouvoit  s'acquérir  à  peu  de  frais. 

Le  clergé  étoit  très-nombreux ,  mais  ne  tenoit  pas 
un  rang  bien  distingué  :  l'évêque  étoit  ordinairement 
un  religieux ,  qui  se  montroit  presque  toujours  vêtu 
de  l'habit  de  son  ordre,  n'avoit  qu'un  foible  revenu, 
et  faisoit  par  conséquent  peu  de  dépense.  Le  prélat 
français ,  M.  Colonna ,  à  qui  ce  siège  est  aujourd'hui 


CHAPITRE    LXVIII.  5<^7 

confié ,  se  distingue  par  sa  charité ,  la  plus  belle  vertu 
de  celui  qui  se  dévoue  au  service  des  autels.  Les 
anciens  ecclésiastiques  trouvent  encore  à  vivre  du 
produit  des  messes  ,  qui ,  heureusement  pour  eux  , 
est  abondant  chez  un  peuple  très-superstitieux. 

Nice  ne  renferme  point  de  maisons  de  commerce 
considérables  ;  on  n'y  voit  en  général  que  des  mar- 
chands. Avant  la  révolution,  c'étoit  le  refuge  des 
gens  qui  avoient  fait  de  mauvaises  affaires  à  Mar- 
seille et  à  Gènes,  et  qui  fùyoient  pour  se  dérober 
aux  poursuites  de  leurs  créanciers.  On  y  compte 
aussi  beaucoup  de  Juifs  ;  mais  ils  ne  sont  pas  riches. 
Il  n'y  a  presque  pas  de  fabricans  :  aussi  est-on  obligé 
de  tirer  de  Marseille  ou  de  Gènes  tous  les  objets 
manufacturés  ;  ce  qui  rend  le  peuple  très-misérable  ; 
on  y  est  importuné  par  les  mendians ,  tandis  que  Fon 
n'en  rencontre  aucun  dans  l'ancienne  Provence. 

Le  port  ne  pouvant  contenir  de  gros  vaisseaux , 
îe  commerce  maritime  est  peu  considérable  ,  et  se 
réduit,  en  général,  au  cabotage.  La  réunion  de 
Gènes  à  l'Empire  pourra  lui  causer  encore  quelques 
dommages. 

Autrefois  la  monnoie  en  circulation  étoit  celle  du 
Piémont,  aujourd'hui  c'est  celle  de  France. 

Comme  il  y  a  peu  de  maisons  riches  dans  Nice , 
les  plaisirs  y  sont  très-bornés  :  on  n'y  voit  point  de 
iuxe ,  point  d'équipages  ;  il  n'y  a  qu'un  mauvais 
spectacle  dans  une  petite  et  vilaine  salle.  On  ne 

N  n  4 


5(58  CHAPITRE     LXVIII. 

donne  à  manger  qu'à  des  jours  solennels.  Pendant 
J'hiver,  M  se  fait  dans  certaines  maisons  des  réunions 
appelées  conversation} ,  pour  causer  et  pour  jouer;  il 
y  a  aussi  quelques  bals  par  souscription. 

Les  habitans  de  Nice  ont  des  mœurs  douces  et 
paisibles  ;  les  rixes  et  les  querelles  entre  eux  sont 
assez  rares  :  ils  font  paroître  une  gaieté  vive ,  qu'ils 
doivent  au  climat  sous  lequel  ils  vivent. 

.  La  terra  lieta  e  soave 

Simili  a  se  abitatori  produce. 

L'espèce  est  assez  belle,  et  elle  se  perfectionneroit 
encore  par  une  meilleure  nourriture.  Le  plus  grand 
plaisir  du  peuple  est  de  se  réunir  pour  former  des 
danses  assez  monotones.  Les  fêtes  où  se  fait  le  plus 
remarquer  cet  enjouement  qui  le  caractérise ,  sont 
celles  qu'on  nomme  festins ,  et  qui  ont  lieu  pendant 
le  carême.  On  établit  des  tables  devant  l'église  ou  la 
chapelle  ;  on  y  étale  des  figues ,  des  raisins  secs ,  des 
châtaignes  cuites  et  du  vin  ;  chacun  en  achète  ;  et  il 
se  forme,  sous  les  arbres  voisins,  différens  groupes 
pour  manger  et  boire ,  en  attendant  l'office  :  une 
joie  franche  préside  à  ces  repas  ,  dans  lesquels  on  a 
voulu  probablement  représenter  la  frugalité  des  pre- 
miers anachorètes. 

La  vie  n'est  pas  chère  dans  la  ville  de  Nice  ; 
mais  les  étrangers  y  sont,  comme  ailleurs,  mis  à 
contribution.  Le  mieux,  quand  on  y  passe  un  hiver, 
est  de  louer  une  petite  maison  avec  un  jardin,  II  est 


C  H  APITPvE    LXVIir.  569 

difficile  de  trouver  une  cuisinière  passable.  Quant 
aux  denrées  ,  on  a  d'excellent  bœuf  de  Piémont  , 
du  porc,  de  l'agneau ,  mais  d'assez  mauvais  mouton  ; 
les  chapons ,  qui  viennent  aussi  du  Piémont  ,  ont 
été  engraissés  avec  du  maïs  ,  et  sont  délicieux  ;  on 
en  tire  aussi  des  dindons  -,  mais  point  d'oies  :  les 
poulets  sont  très-maigres  ;  on  parvient  difficilement 
à  les  engraisser.  La  chasse  fournit  des  lièvres  ,  des 
perdrix  rouges  ,  des  bécasses  ,  des  bécassines  ,  des 
pigeons  ramiers ,  des  becfigues  ,  des  ortolans  ,  et 
du  sanglier  d'im  goiit  parfait.  L'hiver  on  a  des  ca- 
nards sauvages ,  des  sarcelles  ;  une  espèce  d'alcyon 
appelée  Tnartiuet ,  parce  qu'elle  paroît  vers  îa  Saint- 
Martin  :  elle  a  le  corps  absoluinent  roux  et  le  ventre 
blanc.  Les  nids  de  ces  martinets  flottent  sur  les  eaux, 
et  deviennent  îa  proie  des  petits  garçons  qui  vont 
les  chercher. 

On  apporte  du  Piémont  des  truffes  excellentes  ; 
elles  coûtent  à-peu-près  trois  francs  la  livre.  Outre 
les  fruits  dont  j'ai  parlé,  on  vend  encore  au  marché 
des  azeroles  et  des  baies  de  laurier-cerise  :  ce  fruit 
est  agréable  à  l'œil  ,  mais  insipide.  On  fait  venir 
d'Antibes  d'excellens  melons  d'eau. 

Celui  qui  aime  la  botanique,  ou  seulement  le 
jardinage ,  rencontre  dans  les  environs  de  Nice  une 
source  continuelle  de  plaisirs  et  d'amusemens.  Les 
plantes  subalpines  croissent  en  abondance  sur  les 
collines  dont  elle  est   entourée  ;   et   son  territoire 


57<^  CHAPITRE    LXVIII. 

présente  des  végétaux  des  climats  les  plus  chauds  : 
Fagave ,  le  palmier ,  l'opuntia ,  y  viennent  sponta- 
nément, avec  le  myrte,  le  grenadier,  le  pistachier, 
ie  câprier ,  l'arbousier ,  et  beaucoup  d'autres  plantes 
dont  l'ai  déjà  parlé.  On  y  trouve  une  belle  liliacée, 
i'ixia  bulbeuse  (i)  j  ia  fougère  de  Crète  (2)  ;  l'aster 
de  Tripoli  (3)  ;  i'azédarach  (4)  ,  dont  les  noyaux  , 
marqués  de  cinq  cannelures  ,  servent  à  faire  des 
chapelets  ;  le  jujubier  (5),  dont  les  fruits,  appelés 
jujubes ,  contiennent  un  mucilage  abondant ,  ce  qui 
Jes  rend  propres  à  entrer  dans  la  composition  des 
remèdes  contre  les  affections  de  poitrine;  le  pa- 
Jiure  (6)  ,  que  nous  cultivons  dans  nos  bqsquets 
d'agrément ,  à  cause  de  la  forme  singulière  de  son 
fruit ,  qui  ressemble  k  un  bonnet  chinois  ;  le  carou- 
bier (7),  dont  les  fruits,  appelés  caroubes,  peuvent 
servir  de  nourriture  aux  bestiaux  ,  et  dans  le  besoin 
aux  hommes  :  cet  arbre ,  très-multiplié  en  Espagne 
et  en  Italie,  commence  à  n'être  plus  si  commun 
qu'il  l'étoit  dans  nos  départemens  méridionaux. 

Les  poissons  sont  à-peu-près  les  mêmes  que  ceux 
dont  j'ai  donné  la  liste  au  chapitre  d'Antibes. 

(i)  Ixia  bulbocoda, 

{2)  Pteris  Cretica. 

(3)  Aster  TripoUum. 

(4)  Melia  a^edarach. 
(  5  )  Rhamnus  '^i^phus. 
[6]  Rhamnus palîurus. 
(7)  Ceratonia  siliqtia. 


CHAPITRE    LXVIII.  571 

On  trouve  souvent  des  tortues  de  mer  sur  la  côte  : 
elles  ne  sont  pas  d'une  espèce  délicate  ;  c'est  celle 
appelée  cacouane  (i).  Leur  carapace  ne  peut  être 
employée  dans  les  arts  ,  à  cause  de  l'espèce  de  gale 
qui  la  couvre.  Si  ces  tortues  étoient  plus  abondantes , 
on  pourroit  en  retirer  de  l'huile  pour  la  préparation 
des  cuirs  et  pour  enduire  les  vaisseaux  :  leur  chair 
est  huileuse ,  filamenteuse  ,  coriace ,  et  de  mauvais 
goût  ;  et  dans  l'Amérique  ,  il  n'y  a  guère  que  les 
équipages  affamés  et  les  nègres  qui  s'en  nourrissent. 
M.  SmoIIett  raconte  une  histoire  singulière  arrivée 
à  Nice  à  i^casion  d'une  de  ces  tortues  (2).  Elles 
deviennent  souvent  plus  grosses  que  les  tortues 
franches.  Les  pêcheurs  de  Nice  en  aperçurent  un 
Jour  une  du  poids  de  plus  de  deux  cents  livres ,  qui 
flottoit  sur  la  mer  :  la  ville  fut  d'abord  alarmée  à 
la  vue  d'un  pareil  monstre  ;  les  Minimes  ,  moins 
aisés  à  effrayer  ,  montèrent  dans  un  bateau  et  s'en 
emparèrent.  Les  moines  des  autres  couvens  ,  fâ- 
chés d'avoir  été  prévenus ,  déclarèrent  qu'il  pou- 
voit  y  avoir  là  quelque  chose  de  surnaturel  et  de 
diabolique  :  les  plus  modérés  proposoient  des  asper- 
sions d'eau  bénite,  des  exorcismes;  mais  plus  géné- 
ralement il  fut  décidé  qu'on  ne  pourroit  en  manger 


(1)  Testudo  caréna.  L. 

(2)  Travels  through  France  and  Italy  ;  London,  176e,  in-S.'; 
vol.  1,  lett.  XIX,  p.  301. 


57^  CHAPITRE    LXVIII. 

sans  péché.  Le  peuple  prit  parti  pouï  ou  contre  les 
Minimes  ;  la  querelle  devint  sérieuse;  et  les  consuls, 
pour  terminer  le  différent  ,  ordonnèrent  de  jeter 
l'animal  dans  la  mer  :  ce  foudroyant  arrêt  fut  exé- 
cuté par  ies  Franciscains. 

La  tortue  bourbeuse  (i)  ,  qui  vit  dans  les  eaux 
douces ,  est  encore  plus  commune  à  Nice  ;  on  la 
trouve  dans  son  territoire  ,  et  on  l'apporte  de  la 
Sardaigne  :  c'est  celle  dont  on  fait  usage  dans  les 
pharmacies  pour  les  bouillons  des  malades. 

Le  pain  n'est  pas  bon  ;  il  est  toujours  mêlé  de 
grains  de  sable  qui  se  détachent  des  meules  de  mau- 
vaise qualité  avec  lesquelles  on  broyé  le  bié. 

II  y  a  peu  de  scorpions  à  Nice;  mais  les  in- 
sectes ailés  y  sont  insupportables  :  on  en  est  incom- 
modé toute  l'année;  c'est  sur- tout  en  été  qu'ils  de- 
viennent un  véritable  fléau;  toutes  les  parties  du 
corps  sont  alors  assiégées ,  sucées ,  dévorées  par  les 
stomoxes ,  les  tipules  et  les  cousins;  les  tables,  ies 
mets ,  ies  fleurs  ,  sont  couverts  de  mouches.  H  faut 
avoir  la  précaution  de  tout  fermer  avec  soin  avant 
d'allumer  les  chandelles  ;  autrement  des  myriades  de 
ces  animaux  les  environnent.  On  ne  trouve  d'abri 
que  dans  le  lit,  où  l'on  est  entouré  d'une  cousinière; 
mais  souvent  elle  gêne  la  respiration ,  sans  ga- 
rantir parfaitement  de  leurs  insuites  :  ies  plus  petits 

f  1 1    Tesrudo  liitar'ia.    L. 


CHAPITRE    LXVIII.  573 

s'introduisent  à  travers  la  trame  ;  et  il  n'en  faut  que 
trois  ou  quatre  pour  faire  perdre  entièrement  le 
repos. 

On  trouve  la  tarentule  (  i  )  à  Nice  et  dans  quelques 
lieux  de  la  Provence  :  on  sait  aujourd'hui  que  ies 
terribles  effets  qu'on  lui  attribue  sont  tout-k-fait 
imaginaires. 


(i)  Lycosa  tarantula  Narlonensis.  Cette  espèce  de  tarentule  est 
moins  forte  et  d'un  noir  moins  foncé  que  celle  de  la  Fouille,  ly- 
cosa tarantula.  Parmi  les  autres  insectes  de  l'ordre  des  arachnides 
de  M.  DE  Lamarck,  que  l'on  rencontre  dans  les  provinces  méri- 
dionales, je  citerai  les  suivans  :  îigia  Italica,  Fabr.  ;  ligîa  oJiis- 
coides ,  id.  ;  glomeris  pustulata ,  Latr.  ;  scolopendra  morshans ,  Fabr.  ; 
scolopendra  Gabrielis,  id.  ;  epeira  jasciata ,  WalCK.  ;  epelra  serkea , 
id.;  eresus  cïnnaberinus ,  WalCK.;  salticiis  Sloanii,  L.^TR. 


$7i 


CHAPITRE  LXIX. 

Menton.  —  Rade.  —  Citrons.  —  Port  de  Monaco.  — 
La  Malgue.  —  Tour  de  Pertinax.  —  La  Turbie. 

—  Trophée  d'Auguste.  — Inscriptions.  —  Albâtre.  — 
Monaco.  —  Épitaphe  de  Pie  VI.  —  Château.  —  His- 
toire de  cette  principauté.  —  Roquebrune. —  Carnolet. 
— Moyens  d'existence, — ViLLEFRANCHE.  —  Port. — ■ 

—  Chantier.  —  Bâtimens.  —  Dattes.  —  Pêche  du 
Corail.  —  Retour  à  Nice. 

IN  OU  S  Voulions  visiter  Villefranche ,  Monaco  et 
JVIenton  ;  notre  barque  devoit  nous  laisser  à  Nice  : 
AL  d'Herbigny  ,  directeur  des  douanes,  eut  la  bonté 
de  permettre  à  nos  gens  de  continuer  à  nous  con- 
duire ,  et ,  le  17  juin ,  nous  nous  rembarquâmes  sur 
VAnsLuille, 

Nous  allâmes  droit  à  Menton ,  qui  étoit  le  point 
le  plus  éloigné  de  notre  excursion.  A  l'ouverture  de 
l'anse  au  fond  de  laquelle  cette  petite  ville  est  située , 
on  aperçoit  plus  loin  Vintim'iglia.  Quoique  tout  le 
commerce  de  Menton  se  fasse  par  mer ,  il  n'y  a  point 
de  port  ;  on  met  les  navires  à  sec  sur  le  rivage ,  en 
attendant  leur  chargement  :  les  vaisseaux  étrangers 
restent  à  un  quart  de  iieue  dans  la  mer  de  Gènes , 
pour  éviter  le  droit  de  tonnage  ;  on  leur  envoie  la 
cargaison  dans  des  barques. 


CHAPITRE     LXIX.  575 

Menton  n'a  pas  beaucoup  d'étendue  ;  mais  la  bonne 
apparence  de  ses  maisons  annonce  la  richesse  des 
habitans  :  le  jour  de  notre  arrivée ,  qui  étoit  un  di- 
manche, ils  étoient  réunis  en  grand  nombre  sur  la 
place  pour  voir  les  farces  d'un  bateleur.  Les  femmes 
avoient  toutes  un  bouquet  de  fleurs  derrière  l'oreille 
droite  ;  et  une  énorme  coiffe  en  forme  de  ballon,  re- 
tenue avec  des  rubans ,  couvroit  leur  occiput  ;  elle 
cache  une  coiffure  assez  semblable  à  celle  des  femmes 
de  Nice  :  elles  mettent  par-dessus  tout  cela ,  quand 
elles  sortent,  un  très-grand  chapeau.  Voyez /?/. Z//, 

72."  ^. 

On  s'aperçoit  aisément  à  Menton  qu'on  est  près 
des  frontières  de  l'Italie  ;  toutes  les  affiches ,  excepté 
celles  qui  contiennent  des  actes  du  Gouvernement, 
sont  en  italien  ;  toutes  les  annonces  se  font  dans  la 
même  langue  :  c'est  celle  que  l'on  parle  de  préférence; 
mais  tous  les  habitans  parlent  aussi  français ,  comme 
h  Nice  et  à  Monaco. 

Nous  entrâmes  dans  l'église  ,  qui  est  très-propre. 
Il  y  avoit  quatorze  stations ,  indiquées  par  de  petits 
tableaux  représentant  différens  sujets  de  la  Pas- 
sion (  I  )  ,  avec  des  inscriptions  italiennes  :  devant 
chacune  étoit  un  groupe  de  femmes  qui  prioient 
avec  ferveur  ;  et  les  jeunes  filles  récitoient  encore 

(  I  )  Le  vendredi  saint  on  porte  dans  les  rues  de  Menton 
l'effigie  du  Christ  mort  ;  ce  convoi  est  éclairé  par  un  grand 
nombre  de  flambeaux  ,  et  accompagné  de  musiciens. 


570  CHAPITRE     LXIX. 

des  prières  dans  îes  rues  en  retournant  à  leur  maison  , 
ce  qui  n'empêchoit  pas  les  jeunes  garçons  de  les 
agacer. 

La  petite  plaine  de  Menton  est  défendue  au  nord 
par  des  montagnes  âpres  et  arides  ;  elfe  s'étend  vers 
ie  couchant  entre  les  rochers  ;  et  il  est  aisé  de  voir 
que  c'étoit  autrefois  un  golfe  qui  a  été  comblé  par 
les  sables  ,  les  pierres  et  les  terres  qu'entraîne  un 
torrent  qui  la  traverse. 

Les  habitans  de  Menton  vivent  avec  beaucoup 
d'économie  :  leur  plus  grand  plaisir  est  de  se  réunir 
dans  des  banquets  où  chacun  apporte  son  plat , 
commandé  la  veille  par  l'ordonnateur  du  festin  ;  et 
ce  festin ,  dans  la  belle  saison ,  a  lieu  k  l'ombre  des 
orangers  et  des  citronniers. 

Le  citronnier  (  i  )  est  une  des  principales  richesses 
de  cet  heureux  climat  ;  il  ne  croît  en  aucun  lieu  des 
côtes  de  la  Provence  en  aussi  grande  abondance. 
Cet  arbre  paroît  originaire  de  la  Perse  et  de  la  Mé- 
dîe  ;  c'est  pourquoi  les  anciens  l'ont  nommé  aj'h'e 
o\x  pommier  de  Médie.  Il  fut  transplanté  en  Italie, 
et  on  l'y  cultive  depuis  un  temps  très-reculé.  Les 
auteurs  ont  quelquefois  confondu  son  fruit  avec 
l'orange  ,  appelée  par  les  anciens  pomme  citrique  ; 
les  Grecs  ont  ensuite  désigné  particulièrement  le 
citronnier  sous  le  nom  romain  de  kitrion  :  c'est  le 

{ j  )  Citrus  Medica. 

citron , 


CHAPITRE     LXIX  577 

citron  ,  dont  Virgile  a  élégamment  parlé  en  lui  attri- 
buant les  propriétés  imaginaires  dont  on  le  croyoit 
pourvu.  Le  citronnier  se  sera  sans  doute  répandu  de 
l'Italie  sur  toutes  les  côtes  de  la  Provence,  dans  les 
terrains  abrités  contre  les  vents  du  nord  et  propres  à 
sa  culture.  Cannes  et  Fréjus  sont,  après  Nice,  fes 
lieux  où  ii  réussit  le  mieux.  C'est  la  principale  ri- 
chesse de  Menton  ;  il  y  a  des  particuliers  qui  retirent 
de  dix  à  quinze  mille  francs  de  leur  récolte.  On 
porte  les  citrons  en  France ,  en  Angleterre ,  en  Hol- 
lande ,  et  jusqu'à  Hambourg  ;  ils  se  vendent  commu- 
nément, sur  la  place  ,  vingt-cinq  francs  le  millier  en 
temps  de  paix ,  et  dix-huit  francs  en  temps  de  guerre. 
La  récolte  s'en  fait  en  hiver  et  au  printemps.  On  en 
distingue  trois  espèces ,  le  citron,  le  limon,  ei  le  cédrat: 
ce  dernier  pèse  quelquefois  jusqu'à  six  livres ,  et  est 
d'une  odeur  exquise.  Les  citrons  attaqués  de  la  marfée 
se  vendent  un  quart  moins  que  les  autres. 

Après  avoir  passé  quelques  heures  à  Menton  , 
nous  nous  rembarquâmes ,  et  nous  arrivâmes  bientôt 
à  Monaco.  Le  rocher  sur  lequel  la  ville  est  bâtie  , 
forme  une  langue  de  terre  qui  avance  beaucoup  dans 
ia  mer  ;  il  est  tapissé  des  rejets  verts  ,  charnus  et 
épineux  de  Vopuntla  (  i  ) .  Le  port  est  abrité  et  défendu 


(i)   Cactus  opuntia  ,  appelé  aussi  raquette  çt  figuier  d'Inde.  Cette 
■plante,  originaire  d'Amérique,  se  trouve  aussi  en  Espagne  et  en 
halie,  et  même  dans  quelques  parties  de  la  Suisse, 

Toms  IL  00 


37 


CHAPITRE     LXIX. 


par  ce  rocher.  Toute  la  marine  se  réduit  à  trois  ou 
cuatre  barques  qui  servent  à  transporter  à  Nice  ou 
h  iMarseille  les  huiles  et  les  citrons  qu'on  recueille  sur 
le  territoire. 

Nous  nous  dirigeâmes  vers  une  maison  de  cam- 
pagne qu'on  appelle  la  Malgue ,  où  les  habitans  de 
la  ville  s'étoient  réunis  sous  quelques  arbres  dans  un 
lieu  d'où  l'on  jouit  d'une  vue  agréable  :  les  uns  jouoient 
aux  cartes ,  les  autres  dansoient  au  son  d'un  mauvais 
violon.  Près  de  là  est  une  tour  ruinée ,  qu'on  appelle 
tour  de  Pertinax ,  parce  qu'on  prétend  que  cet  empe- 
reur étoit  né  à  la  Turbie. 

Nous  demandâmes  aussitôt  si  le  nouveau  com- 
mandant étoit  arrivé  :  cette  question  inattendue 
lit  cesser  tous  les  plaisirs  de  la  danse  ;  nous  avions 
affligé ,  sans  le  vouloir ,  un  brave  militaire  qui  avoit 
alors  le  commandement  de  cette  place,  et  qui  en 
aimoit  le  séjour.  Notre  erreur  étoit  excusable  :  lorsque 
nous  étions  k  Toulon ,  un  étranger  qui  s'inscrivit  avec 
nous  sur  le  registre  de  l'hôtel ,  prit  le  nom  de  D*** 
et  le  titre  de  commandant  de  Monaco  ;  il  nous  avoit 
invités  à  aller  le  voir.  C'étoit  un  intrigant  qui  s'ar- 
rogeoit  une  qualité  qui  ne  lui  appartenoit  point,  et 
l'on  n'a  plus  entendu  parler  de  lui. 

L'auberge  n'est  point  à  Monaco  même  ,  mais  au 
bas  du  rocher ,  au  fond  du  port  :  il  seroit  incom- 
mode pour  les  voyageurs  de  loger  dans  la  place ,  qui 
se  ferme  et  s'ouvre  à.  des  heures  réglées,  comme 


CHAPITRE     LXIX.  ^yç^ 

toutes  les  villes  de  guerre.  Nous  voulûmes  voir  /a 
Turbie  avant  de  visiter  la  ville,  afin  d'employer  utile- 
ment tout  notre  temps  ;  à  trois  heures  du  matin  nous 
nous  mîmes   en   route  ,  conduits    par  notre    hôte. 
On  passe  d'abord  devant  ie  dos  et  le  jardin  de  la 
Condamine  ,  où  le  chemin  n'est  pas  très -mauvais  ; 
mais  bientôt  il  devient  détestable  :  les  pierres  qui  se 
détachent  des  rochers  supérieurs,  s'amoncèlent.sur 
îes  sentiers  déjà  très-escarpés  et  très-étroits  qu'il  faut 
suivre,  et  en  dérobent  la  trace  ;  on  tombe  k  chaque 
pas ,  et  il  est  impossible  d'arriver  sans  quelque  con- 
tusion. Cependant  les  femmes  mêmes  vont  nu- pieds 
sur    ces   cailloux  aigus  ;   elles    gravissent  ces  hau- 
teurs comme  des  daims.  Les  côtes  de  Nice  offrent 
les  mêmes  inconvéniens  :  -on  a  remarqué  qu'on  y 
voit  une  assez  grande  quantité  de  boiteux  ;  ce  qui 
vient  sans  doute  des  accidens  nombreux  qui  doivent 
arriver  à  ceux  qui  marchent  chaque  jour  sur  ce  ter- 
rain mouvant.  La  base  du  sol  de  ces  montagnes  est 
calcaire;  il  est  très  bien  cultivé  en  vignes,  en  mûriers 
et  en  oliviers. 

Notre  but  ,  dans  cette  excursion ,  étoit  de  voir 
le  monument  qu'on  appelle  le  Trophée  d'Auguste  ; 
M.  Rosetti,  curé  du  lieu  ,  eut  la  bonté  de  nous  y 
conduire.  C'étoit  une  haute  tour  placée  sur  un  sou- 
bassement carré,  entouré  lui-même  d'un  ouvrage 
de  maçonnerie  concentrique  :  on  rapporte  que 
sur  cette  tour  étoit  la  statue  d'Auguste  ;   qu'on  y 

O  o   2. 


5bO  CHAPITRE    LXIX. 

montoit ,  du  côté  du  couchant,  par  deux  escaliers 
soutenus  par  des  colonnes  d'ordre  dorique  ,  et  que 
le  nord  et  ie  midi  étoient  décorés  de  trophées  (i). 
II  est  impossible  de  juger  aujourd'hui  de  l'exacti- 
lude  de  cette  description  ;  il  ne  reste  plus  de  celte 
tour  qu'un  amas  de  pierres.  Les  Lombards  avoient 
commencé  h  détruire  ce  monument  :  le  maréchal 
de  Villars  acheva  de  le  renverser ,  parce  qu'il  pouvoit 
offrir  à  l'ennemi  un  lieu  d'observation  et  de  défense. 
Les  pierres  en  ont  été  employées  à  la  construction 
cjes  maisons  et  de  l'église. 

On  doit  regretter  qu'un  monument  aussi  curieux 
ne  présente  plus  que  d'énormes  ruines ,  qui  suffisent 
cependant  pour  faire  juger  de  son  importance.  Au- 
guste l'avoit  élevé  pour  transmettre  à  la  postérité  les 
noms  des  peuples  des  Alpes  maritimes  qu'il  avoit 
soumis  ;  et  Pline  (  2  )  nous  a  conservé  l'inscription 
qui  y  avoit  été  placée  dans  ce  dessein  :  il  n'en  reste 
plus  qu'un  fragment  ;  c'est  un  morceau  de  marbre 

(lyJoFREDI,  Nicaa  civitas ,  page4i.  Nous  remarquâmes,  dans 
un  petit  mur  voisin  de  ia  tour  de  la  Turbie  ,  un  grand  fragment 
de  marbre  qui  représente  le  bas  d'une  cuirasscj  il  appartient  sans 
doute  à  ces  trophées. 

(2)  Selon  Pline  ,  liv,  111,  ch,  xx,  sect.  24  ,  elle  étoit 
ainsi   conçue  : 

IMPERATORI  CAESARI  DIVl  F.  AVG.  PONT,  MAX.  IMF.  XIV. 
TRIBVNITIAE  POTESTATIS  S.  P.  Q.  R.  QVOD  EIVS  DVCTV  AVS- 
PICIISQVE  GENTES  ALPINAE  OMNES  ,  QVAE  A  MARI  SVPERO 
AD  INFERVM  PERTINEBANT  SVB  IMPERIVM  POP.  ROM.  SVNT 
SEDACTAE  ,   CEINTES   M-PINAE  PEYICTAE  ,    TRVMPILINI  , 


CHAPITRE    LXIX.  jSl 

posé  k  rebours  sur  l'imposte  gauche  de  h.  porte  de  ïa 
place  Saint- Jean.  On  y  lit  cette  portion  de  mot, 
RVMPILI ,  et  i'on  distingue  quelques  traces  des  jam- 
bages des  lettres  de  la  ligne  supérieure ,  qui ,  d'après 
le  passage  de  Pline ,  doivent  être  restituées  ainsi  (  i  )  : 


RyMPILENI 


Les  lettres  ni  qui  subsistent  sur  des  fràgmens  de 
marbre,  sont  les  terminaisons  des  noms  de  quelques 
autres  peuples  qui  se  iisoient  sur  l'inscription ,  tels 
que  les  BreuNI ,  ies  SeduNI ,  les  VelauNL.  La  syllabe 
NOS  est  devenue  rétrograde,  par  ia  manière  dont  le 
fragment  de  marbre  qui  ia  porte  a  été  placé  ;  elle 
faisoit  partie  du  mot  AbisONtes. 

La  nouvelle  route  de  Nice  à  Gênes  doit  passer 

CAMVNI,  VENOSTES,  VENNONETES.ISNARCI,  BREVNÏ.,  GENAV- 
NES,  FOCVNATES  ,  VINDELICORVM  GENTES  QVATVOR  ,  CON- 
SVANETES  ,  VIRVCINATES,  LICATES,  CATENATES  ,  ABIJOAT^ES  , 
RVGVSCI  ,  SVANETES,  CALVCONES  ,  BRIXENTES  ,  LEPONTII  , 
VIBERI,  NANTVATES,  SEDVN!,  VERAGRI,  SALASSI  ,  ACITAVO- 
NES,  MEDVLLl  ,  VCINI  ,  CATVRIGES,  BRIGIANI,  SOGIONTII  , 
EBRODVNTII,  NEMALONES,  EDENETES  ,  ESVBIANI  ,  VEAMINÎ  , 
GALLITAE,  TRIVLLATI  ,  ECTINI  ,  VERGVNNI  ,  EGVITVRI,NE- 
WENTVRI,  ORATELLI,  NERVSCI  ,   VELAVNI,    SVETRI. 

(i)  Les  lettres  pleines  et  encadrées  sont  celles  qui  subsistent  :  je 
les  ai  marquées  en  italique  dans  le  texte  de  Pline  que  je  viens  de 
citer.Les  lettres  ponctuées  n'existent  plus  ;  elles  ne  sont  là  que  pour 
indiquer  la  place  qu'elles  dévoient  occuper  dans  l'inscription,- 

003 


5^2  CHAPITRE    LXIX. 

par  la  Turbie.  Cette  route  offre  des  sites  très-curieux  : 
on  passe  à  travers  des  roches  nues  ,  au  bas  des- 
quelles on  découvre  quelques  petites  vallées  ;  on 
domine  sur  Monaco ,  dont  on  voit  toutes  les  cours 
et  toutes  les  rues  ,  et  la  vue  se  prolonge  au  loin  sur  | 

ia  mer.  A  environ  un  mille,  on  trouve  un  lieu  rempli 
de  colonnes  brisées  ;  on  ne  peut  savoir  ce  que  c'étoit. 

En  retournant  à  Monaco  ,  M.  Rosetti  nous  fit 
observer  une  carrière  d'albâtre,  d'où  a  été  tiré  celui 
dont  on  a  fait  usage  pour  la  balustrade  de  l'église  de 
ïa  Turbie  :  il  prend  un  assez  beau  poli ,  mais  sa 
couleur  est  d'un  brun  noirâtre. 

Après  avoir  pris  quelque  repos  au  retour  d'une 
course  aussi  fatigante  ,  nous  nous  rendîmes  à  ia 
ville  :  on  y  monte  par  une  rampe  pavée  ,  fermée 
par  six  portes  ;  dès  qu'on  a  passé  la  dernière ,  on  est 
sur  la  place,  d'où  la  vue  s'étend,  au  couchant,  jus- 
qu'aux îles  Sainte-Marguerite  et  aux  montagnes  de 
î'Esterel,  et  au  levant,  jusqu'à  la  Bordiguerra  dans 
ïa  Ligurie. 

Cette  place  forme  un  carré  à-peu-près  régulier  : 
d'un  côté  est  le  château  ;  de  l'autre  est  une  rano;ée 
de  maisons  dont  les  panneaux  étoient  jadis  peints  en 
couleur  de  marbre;  une  des  principales  est  occupée 
par  le  tribunal  et  par  les  prisons.  Trois  rues  s'étendent 
de  là  parallèlement  vers  la  pointe  du  cap ,  et  sont 
traversées  au  bout  par  plusieurs  autres. 

L'église  est  à  l'extrémité  ;  elle  est  assez  bien  bâtie, 


CHAPITRE    LXIX.  583 

en  croix  grecque.  Au-dessus  d'une  chapelle ,  en  lit 
i'inscription  suivante  : 

PIO  VI.  PONT.  MAX. 

VALENTIyE     DELPHINATIS 

VITA    FUNCTO, 

EJUS   IN   ITALIAM   CINERES   NAVI  TRANSFERENTE  , 

AC  REPENTINO  VENTORUM  IMPETU  AD  HERCULIS  PORTUM  APPULSA, 

MONCŒ.CENSIS   ECCLESIA 

DEBITUM   OBSEQUIJ   PIETATIS   RELIGIONIS   MONUMENTUM 

ACTO   FUNERE 

POSUIT 

DUODECIMO    KALENDAS   FEBRUARIAS  , 

ANNO    DOMINI    MDCCCII, 

GALLIARUM   REIPUBLIC^    AN.   X. 

Elle  nous  apprend  que  pendant  qu'on  transportoii 
en  Italie  la  dépouiile  du  souverain  pontife  Fie  VI , 
le  navire  qui  étoit  chargé  de  ce  précieux  dépôt  fut 
forcé  par  la  tempête  d'entrer  dans  le  port  de  Mo- 
naco ,  et  que  le  cercueil  fut  déposé  dans  l'église. 

A  l'extrémité  de  la  ville,  sur  la  pointe  du  rocher, 
est  une  terrasse  d'où  l'on  découvre  la  mer  dans  une 
immense  étendue  :  vue  de  cette  élévation,  lorsqu'à 
midi  le  soleil  la  couvre  de  ses  feux,  elle  paroît  étin- 
celante  de  diamans  ;  au  clair  de  la  lune ,  ce  sont  des 
topazes  qui  semblent  resplendir  à  sa  surface.  Dans 
les  gros  temps,  les  pierres  que  les  vagues  poussent 
contre  le  rocher  font  un  fracas  épouvantable.   Les 

004 


5^4  CHAPITRE    LXIX. 

dauphins   (i),  qui  bondissent  souvent  sur  l'eau  , 

ajoutent  encore  à  ia  majesté  du  coup-d'œil. 

Après  bien  des  difficultés,  M.  Tamburini ,  an- 
cien valet -de -chambre  du  prince,  nous  fit  voir  le 
château.  II  est  composé  d'une  suite  de  chambres 
bien  peintes  et  somptueusement  dorées.  II  y  avoit 
salle  des  gardes ,  salle  du  dais ,  et  un  grand  nombre 
d'appartemens  ;  on  fait  remarquer  sur-tout  celui 
dans  lequel  est  mort  le  duc  d'York  :  mais  le  tout 
est  aujourd'hui  dans  le  plus  déplorable  état.  On  peut 
regretter  quelques  fresques  qui  décoroient  la  cour , 
et  qui  paroissent  d'un  bon  maître  ;  elles  sont  presque 
entièrement  effacées. 

Le  nom  de  Monaco  est  extrêmement  ancien;  on 
fait  remonter  l'origine  de  cette  ville  jusqu'à  Her- 
cule (2) ,  qui  en  creusa  le  port  et  en  établit  les  fonda- 
tions. Les  anciens  l'appeloient  le  Port  ou  la  Citadelle 
d'Hercule  (3)  ;  et  elle  reçut  le  nom  de  A4onœcus  (4) 
£  solitaire  j ,  ou  parce  qu'on  pensoit  qu'il  avoit  été 
donné  à  ce  héros  lorsqu'il  y  habita  seul  après  avoir 

([)  Doouphin,  delphijius delphis ,  L.  On  trouve  encore  d'autres 
delphinaptères  dans  ces  parages  de  la  Méditerranée  ,  teîs  que  le 
peismular  ou  senedctte ,  de/p/iiniis senedetta ;  le  ferès,  delphinusfl-res , 
LacÉP.  ,  dont  on  a  pris  une  quantité  considérable  en  17S7, 
entre  Fréjus  et  Saint-Tropez. 

(2)  VlRGlL.  ^i:.  VI,  83  I  ;  LUCAN.  Phars.  I,  408. 

(3)  Pprtiis  Herculis  Jllonœci ,  Arx  Herculis  A'Ionceci. 

(4)  De  fj.ôvoç i  monos,  solus  ,  et  de  oiKoç,oikos,  domuî. 


CHAPITRE   LXIX.  5S5 

vaincu  tous  ses  ennemis ,  ou  plutôt  parce  qu'on  l'ho- 
noroit  seul  dans  le  temple  qu'on  lui  avoit  consa- 
cré ,  et  qu'on  n'y  voyoit  que  sa  seule  image. 

Ce  rocher  a  résisté  au  choc  des  vagues  et  a  bravé 
les  tempêtes  :  le  surnom  d'Hercule  Monœcus  s'est 
changé  en  celui  de  Monaco.  On  n'a  rien  de  certain 
sur  l'origine  de  la  petite  principauté  dont  cette  ville 
fut  le  chef-lieu  :  la  maison  de  Grimaldi  la  possédoit, 
à  ce  qu'il  paroîî,  dès  le  x.*"  siècle;  la  chronologie 
de  ses  princes  commence  à  Grimaldi  IV,  en  1218. 
Cette  souveraineté  étoit  restée  dans  cette  maison 
sous  la  protection  de  la  France  et  de  l'Espagne.  A 

I  l'époque  de  la  révolution  de  France ,  les  habitans  de 
Monaco  conçurent  le  projet  de  former  une  répu- 
blique; mais  ceux  de  Nice  y  plantèrent  l'étendard  de 
ia  liberté,  et  elle  flit  réunie  au  département  des 
Alpes-Maritimes. 

Cet  État  étoit  partagé  en  trois  petits  cantons  : 
le  principal  étoit  celui  de  Monaco  ;  Roquehrune  venoit 
après.  On  trouve  sur  son  territoire  du  charbon  de 
.terre ,  qu'on  pourra  exploiter  lorsque  la  grande  route 
d'Italie  sera  terminée.  Carnolet  étoit  la  maison  de 
plaisance  du  prince  :  c'est  un  séjour  délicieux;  les 
nombreux  orangers  qui  y  croissent  sont  plus  grands , 
plus  forts  que  par-tout  ailleurs ,  et  courbent  sous  le 
poids  de  leurs  fruits  dorés. 

Ce  que  Dupaty  rapporte  de  cette  principauté ,  est, 
comme  tout  ce  qu'il  raconte ,  plus  amusant  que  vrai 


5S6  CHAPITRE     LXIX. 

et  solide.  II  est  certain  que  les  habitans  de  ce  petit 
Etat  vivoient  assez  heureusement,  lis  ne  payoient 
presque  point  d'impôts  :  le  prince  retiroit  tous  les 
ans ,  pour  ses  droits  seigneuriaux ,  les  impositions , 
&c. ,  environ  trente  mille  livres  ;  il  venoit  passer  six 
mois  dans  sa  ville  et  dans  son  château  de  plaisance  à 
Carnolet ,  et  il  y  dépensoit  dans  cet  espace  de  temps 
cent  cinquante  mille  livres.  Il  avoit  une  cour,  des 
officiers  civils  et  militaires,  des  o-entiîshommes  ,  des 
gardes  ;  et  chacun  de  ces  offices  valoit  à  celui  qui  le 
possédoit,  une  augmentation  de  revenu  :  quelque 
modiques  que  fussent  les  appointemens ,  c'étoit  beau- 
coup pour  un  habitant  du  rocher  de  Monaco  ,  qui  ne 
peut  vivre  que  du  produit  d'un  petit  domaine  qu'il 
fait  cultiver  ;  car  il  n'y  a  dans  la  place  et  ne  peut  y 
avoir  ni  commerce  ni  fabriques.  Pendant  son  séjour , 
ie  prince  tenoit  table  ouverte;  il  donnoit  des  bals 
chaque  dimanche  :  et  il  ne  reste  aujourd'hui  d'autre 
plaisir  aux  habitans  que  de  considérer  sans  cesse  la 
vaste  mer ,  et  de  regarder  le  passage  des  vaisseaux.  Il 
y  avoit  une  garnison  entretenue  par  la  France,  qui 
avoit  garanti  au  prince  sa  possession  :  cette  garnison 
répandoit  aussi  quelque  numéraire  dans  la  place. 

En  nous  rendant  le  soir  à  Viîlefranche ,  nous  nous 
arrêtâmes  à  Bedulieu,  qui  mérite  bien  son  nom  :  le 
rivage  est  bordé  de  grottes  qui  sont  de  véritables 
nymphées.  Nous  voulions  traverser  à  pied  cette  char- 
mante presqu'île  :  mais  nous  ne  pûmes  trouver  le 


CHAPITRE    LXIX.  587 

préposé  de  la  santé ,  pour  en  obtenir  la  permission  ; 
il  fallut  nous  rembarquer  et  doubler  ie  phare  de 
Villefranche. 

Rien  de  plus  élégant  que  le  port  de  cette  ville  et 
les  édifices  qui  l'environnent;  on  croiroit  voir  un 
plan  en  relief  des  arsenaux  de  Toulon  :  les  mêmes 
établissemens  s'y  retrouvent  en  petit,  et  par  consé- 
quent sous  une  forme  plus  agréable.  II  y  a  un  bassin 
très-beau,  une  darse  oi\  les  galères  du  roi  de  Sar- 
daigne  étoient  à  l'abri  sous  un  toit,  une  corderie , 
des  ateliers  de  sculpture ,  de  voilerie ,  des  magasins , 
et  un  bagne  pour  les  galériens.  Le  roi  de  Sardaigne 
y  entretenoit  deux  frégates  qui  protégeoient  le  com- 
merce de  Nice.  Le  port  est  actuellement  abandonné. 
Les  forts  ont  été  construits  par  Emmanuel  de  Savoie , 
au  commencement  du  dix-septième  siècle. 

La  ville  a  été  bâtie  dans  le  treizième  par  Charles  II, 
roi  de  Sicile  et  comte  de  Provence,  pour  défendre 
ia  côte  des  invasions  des  Sarrasins  ;  eile  devoit  être 
alors  dans  une  situation  plus  élevée.  Les  maisons 
sont  aujourd'hui  placées  en  amphithéâtre  au  fond 
de  ia  rade,  au  pied  de  la  montagne,  qui  ies  met 
à  l'abri  du  vent  du  nord.  La  température  de  Ville- 
franche  est  la  plus  douce  qu'on  puisse  imaginer  ;  on 
la  compare  à  celle  de  Napies  :  l'olivier  y  acquiert 
une  beauté  peu  commune  ;  tous  ies  végétaux  du 
midi  y  prospèrent;  on  pense  même  qu'il  y  viendroît 
des  ananas,  si  l'on  prenoit  la  peine  d'en  cultiver. 


5SS  CHAPITRE    LXIX. 

Honoré  d'Urfé  est  mort  dans  cette  ville  :  c'étoit  la 
pairie  d'Alexandre  Vittorio  Papacino ,  commandeur 
d'Antoni  ,  célèbre  ingénieur,  dont  M.  de  Baibo  a 
donné  récemment  une  élégante  histoire  (i). 

Nous  mangeâmes  à  Viilefranche  de  l'espèce  de 
mollusque  qu'on  appelle  ^^«^^  à  cause  de  sa  forme.  La 
7}ioule  perce-pierre  (2.) ,  c'est  le  nom  que  lui  donnent 
3es  naturalistes ,  est  commune  dans  toutes  les  mers  , 
et  principalement  dans  la  Méditerranée  ;  mais  on  ne 
la  trouve  nulle  part  en  si  grande  quantité  que  sur 
îa  côte  depuis  Nice  jusqu'à  Gènes.  Ce  ver  perce  les 
pierres  calcaires,  comme  les  pholades  :  le  P.  Poli, 
dans  son  magnifique  ouvrage  sur  les  testacées  de 
ïa  mer  des  Deux-Siciles ,  en  a  donné  une  savante 
anatomie  (3),  et  il  est  curieux  à  observer.  Mais  ce 
n'est  pas  par  goût  pour  l'helminthologie  qu'on  le 
recherche  k  Nice  et  sur  les  côtes  environnantes  ; 
c'est  parce  qu'on  le  regarde  comme  le  plus  délicat 
de  tous  les  cocjuillages.  On  tire  du  fond  de  la  mer 
des  pierres  qui  en  sont  percées  dans  tous  les  sens; 
ce  qui  paroît  étonnant ,  quand  on  considère  la  pe- 
titesse de  l'animal,  le  peu  d'épaisseur  et  la  fragilité 


(  I  )  Mémoires  de  l'académie  de  Turin  ,  ans  1 2  et  i  3  ,  Littérature  , 
p.  183.  li  y  en  a  une  notice  dans  le  Mr-gasin  encydopcdiqjie , 
ann.  1806,  tome  I,*^"" ,  page  205. 

(2)  Myiilus  Uthophagus.  LaMARCK. 

(3)  PI.  LU. 


CHAPITRE    LXIX.  589 

de  sa  coquille.  Ces  pierres  ont  le  plus  souvent  une 
forme  triangulaire,  et  pèsent  de  dix  à  quinze  livres. 

Depuis  Marseille  jusqu'à  Nice ,  nous  avions  sou- 
vent vu  des  matelots  occupés  à  la  pêche  du  corail  (  1  )  : 
ce  sont  ordinairement  des  Génois  qui  se  livrent  à 
ce  métier  ;  le  peuple  des  environs  des  côtes  s'y 
adonne  également,  principalement  à  Marseille,  à 
Nice  et  à  Villefranche.  Les  coraillcurs ,  ou  pêcheurs 
de  corail,  traînent  avec  leur  bateau  un  grand  filet 
appelé  salaire,  qu'un  poids  de  plomb  fait  plonger 
au  fond  de  la  mer  ;  ce  filet  s'embarrasse  dans  ies 
branches  du  corail ,  qu'il  entraîne  quelquefois  par 
morceaux  ,  mais  souvent  entières  et  adhérant  en- 
core à  la  portion  de  rocher  qui  s'est  détachée  :  quel- 
quefois aussi  ils  commencent  par  briser  avec  des 
pieux  armés  de  fer  les  masses  de  rocher  où  ils  soup- 
çonnent du  corail.  Celui  qui  a  trouvé  un  lieu  oii 
cette  substance  marine  abonde ,  dissimule  sa  joie  et 
cache  son  bonheur  à  ses  camarades ,  qui  lui  enle- 
veroient  bientôt  ce  trésor  sur  lequel  il  fonde  sa  for- 
tune. Nous  verrons  ,  à  notre  retour  à  Marseille,  com- 
ment on  y  façonne  le  corail.  Quant  aux  éponges  (2) , 
on  ies  détache  avec  des  crochets. 

Après  avoir  parcouru  Villefranche  et  visité   ses 


(i)  Coralliiim  ruhrum.  LamARCK. 
{2)  Spongia  ofidnalû.   LA!VJ. 


ypo  CHAPITRE    LXIX. 

anciens  établissemens ,  nous  rentrâmes  dans  notre 
chaloupe  :  nous  doublâmes  la  pointe  de  Montalban, 
qui  défend  à-Ia-fois  Villefranche  et  Nice  ;  et  une 
heure  après,  nous  étions  dans  cette  dernière  ville, 
quoique  le  vent  nous  eût  constamment  contrariés. 


FIN    DU   TOME   SECOND. 


\ 


59' 


TABLE 


DES 
CHAPITRES  CONTENUS  DANS  CE  VOLUME. 


(chapitre  XXXV.  Départ  de  Lyon.  —  Travaux 
Perrache.  — LaMulatière.  —  Château  d'OuIlins. 

—  Saint-Genis.  —  Pierre-Bénite. —  Chaponest. 

—  Irigny.  —  Orpailleurs.  —  Navigation  sur  le 
Rhône.  —  M.  Victorin  Fabre.  —  Vernaison. 
— Givors. — Canal.  — Loire.  — Sainte-Colombe. 

—  Terres  cuites.  —  Ergastule.  —  Inscriptions  de 
Silvanus  Fortunatus  et  deCominia  Severiana,  p.        i. 

CiiAP,  XXXVL  Allobroges.  —  Département  de 
l'Isère.  —  Vienne.    Sa  fondation.  —  Venerhis. 

—  Allobrox.  —  Les  Cretois.  —  Bourguignons. 

—  Réunion  àla  couronne.  — Monumens antiques. 
— Musée. — Cabinet  de  M.  Schneyder.  — Dessins 
des  monumens.  —  Mosaïque.  — Pierres  milliaires. 

—  Tableaux.  — Ecole  de  dessin.  — Inscriptions. 

—  Scenicî  Asiatic'iaiû.  —  Bibliothèque 8. 

ChAP.  XXXVII.  Saint-Maurice. — Tombeaux  de 

Jérôme  de  Villars;  —  d'Armand  de  Montmorin. 

—  Inscription  de  Labenia.  — La  Gère.  —  Utilité 
de  ses  eaux.  —  Manufactures,  draperies.  —  Dé- 
vidage de  la  soie.  —  Moulin  à  foulon.  —  Blan- 
chisserie. —  Mines  de  plomb.  —  Pisay.  —  Cons- 
tructions en  cailloux. .28. 


5p2  TABLE 

ChAP.  XXXVIII.  Inscriptions  d'Avinnius  Gaîlus. 

—  Saint-Pierre.  —  Sarcophage  de  Julia  Fœdula. 

—  Epitaphesdu  comte  Girard;  —  de  l'abbé  Guil- 
laume; — de  l'abbé  Léonien.  — MatresAugustce. 
— Inscriptions  d'AIfius  Apronianus  ;  — >  de  Virius 
Victor. — Masques  antiques. — Plan  de  l'Aiguille. 

—  L'Aiguille.  —  Arc  de  triomphe.  —  Colonnes. 

—  Inscriptions  frustes.    —   Temple  d'Auguste. 

—  Son  inscription.  —  Clous  qui  attachoient  les 
lettres.  — Incertitude  des  inscriptions  déterminées 
par  ces  clous.  —  Hôtel-de-ville.  —  Tableaux  de 
JVl.  Schneyder.  —  Inscription  d'une  Flamine. 
— Beau  groupe  de  deux  enfans. — Climat. — Poste 

aux  ânes.  —  Jumarts 38, 

Chap.  XXXIX.  Départ  de  Vienne.  —  Château  de 
Rossillon.  —  Côte-Rôtie.  —  Mont  -  Pilat.  — 
Ampuis,  —  Sa  fertilité.  —  Pierre  milliaire.  — 
Cordeion.  —  Condrieux.  —  Saint-Valiier.  — 
Anecdote.  —  Trains.  — Colombier.  —  Table  du 
Roi.  —  Tournon.  —  Collège.  —  Bibliothèque. 

—  Tain.  —  Taurobole.  —  Pierre  milliaire.  — 
Saint-Jean-de-MusoI.  —  Inscription  des  négo- 
cians  du  Rhône 50. 

ChAP.  XL.  Départ  de  Tain.  —  Poissons  du  Rhône. 

—  Canal  de   dérivation.  —  Isère.  —  Se^alaiini. 

—  Helvii.  —  Contrée.  —  Valence.  — Son  histoire, 
description.  —  Sources.  —  Découverte  d'anti- 
quités. —  Inscription  tumuîaire.  —  Jupiter  et 
Junon.  —  M.  de  Sucy.  —  Divers  monumens.  — 
Inscription  tumuîaire.  —  Taurobole.  —  Divers 
monumens,  vases  grecs,  fibule  d'or,  camée  sur 
jaspe.  —  Cathédrale,  —  Chapelle  de  Pie  VI.  — 

Mosaïque. 


DES     CHAPITRES.  jp^ 

Mosaïque.  —  Chapelle  de  Marcieu^  —  Sources. 

—  Canaux. 7^. 

Chap.  XLI.  Départ  de  Valence.  —  Sàint-Péray. — 
Château-neuf.  —  Mont-Chavate.  ■ —  La  Voûte. 
— ^La  Paillasse.  —  Pierre  milliaire.  —  Livron, — 
Pont  de  marbre.  —  La  Drôme.  —  Lauriol.  — 
Montelimart.  —  Tripoli.  —  Basaltes,  i  ...,,..  .      pj. 

Chap.  XLIL  A cunum ,  Ancone.  —  Lit  du  Rhône. 
— Rochemaure.  —  Le  Theil.  —  Vivarais.  —  Ba- 
salte. —  Viviers.  —  Inscriptions.  —  Alaric.  — 
Colonnes  milliaires • 100. 

Chap,  XLIII.  Bourg-Saint-Andéoî. —  Monument 
mithriaque.  —  Fontaine  de  Tourne.  —  Tom^ 
beau  de  S.  Andéol.  —  Inscriptions  diverses. ...    116. 

Chap.  XLIV.  Pont  du  Saint-Esprit.  — S.  Benezet. 

—  Fratres  Pontijîces,  —  Ville  du  Saint-Esprit .  .    124. 
Chap.  XLV.    Tricastini.  —  Château  -  Doria. — 

—  Territoire  d'Orange.  *—  Mûriers.  —  Oliviers. 

—  Cavares.  —  Arausio  ,  Orange. —  Son  histoire. 

—  Rues.  — Antiquités.  —  Arc  de  triomphe  ;  — 

—  description  ;  —bas-reliefs,  trophées,  inscrip- 
tions; —  opinions  diverses;  —  réparations  à  faire. 

—  Arbalétriers ,  Bravade,  —  Tour  de  l'Arc.  — 
Théâtre.  —  Forteresse.  —  Vue  magnifique.  — 
Divers  monumens.  —  Mosaïques.  —  Inscriptions 
d'un  taurobole;  —  de  Géniinia  ;  — tumulaires. 

—  Productions.  —  Commerce I2q, 

Chap.  XLVI.  Départ  d'Orange. — Contrée  — Pro- 
ductions. —  Courtezon.  — Avignon,  —  Rem- 
parts. — Promenade.  — Ville,  — Son  histoire.  — 
Monumens  détruits.  —  Bibliothèque,  —  Musée. 

—  Cabinet  d'antiquités  de  M.  Calvet,  médecin. 
— Cabinet  de  tableaux  de  M.  Calvet.  —  Château 
d'Avignon.  — Papes  Avignonnois,  — Glacière, — - 

Tome  II„  P  p 


5^4  TABLE 

Fonderie  de  canons.  — Etablissemens  de  bienfai- 
sance. —  Athénée.  —  Proclamation  des  jeux  de 
la  Fête-Dieu  à  Aix.  — Climat  d'Avignon,  vents. 

—  Juifs. — Commerce,  imprimerie,  industrie.,    ijp. 
ChAP.  XLVII.  Route  d'Aix.  —  Durance.  —  Va- 

riolites.  —  Pont.  —  Salyes.  —  Saint-Andiol.  — 

—  Orgon.  — Canal.  —  Montagne  percée.  —  Ma- 
lemort.  —  Merindol.  —  Lambesc.  —  Horloge. 

—  Antiquités»  — ■  Inscriptions.  —  Divinité  gau- 
loise. —  Saint-Cannat 1 82. 

ChAP.  XLVIII.  Arrivée  à  Aix.  —  Cours.  — Com- 
mencement des  jeux.  —  Cours  de  la  Trinité.  — 
Course  ,  danse ,  usage  singulier.  —  Maison  de 
M.  de  Saint-Vincens. — Collection  d'inscriptions. 

—  Tivoli 192. 

Chap.  XLIX.  Maison  de  campagne  de  M.'"'^  de 

Saint-Vincens.  —  Thomassin  de  Mazaugues.  — 
Salyes.  —  Aquœ  Sextiœ  ,   Aix.  —  Son  histoire. 

—  Raymond  -  Bérenger.  —  Gai  saber.  —  Eaux 
thermales.  —  Bains.  —  Autel  de  Priape.  —  Ca- 
binet de  M.  de  Saint-Vincens.  —  Epitaphe  de  son 
père.  —  Urne  étrusque  représentant  la  mort  d'É- 
téocle  et  de  Polynice.  —  Vase  grec  peint. — Sceaux 
du  moyen  âge.  — Bustes, —  Inscription  grecque  , 
avec  une  figure  de  Psyché.  —  Topographie  de  la 
Provence.  —  Médaillons  du  roi  René  et  de  Jean 
de  Maiheron.  —  Bas-reliefs.  —  Tessère  de  gladia- 
teur.— Tessère  à  placerdans  les  fondations,  &c.. .   213, 

Chap.  L.  Municipalité.  —  Mosaïques.  —  Scène 
de  comédie.  —  Thésée  tue  le  Minotaure.  — 
Entelle  et  Darès.  —  Bas-reliefs.  —  Sarcophage, 
antique.  —  Enfantement  de  Léda.  —  Mausolée 
du  marquis d'Argens.  —  Inscription  deGeminius. 
'^  Horloge  mécanique 23S; 


DES    CHAPITRES.  595 

Chap.  LI.  Ville  d'Aix,  —  Hôtel  de  M.  d'AIbertas. 

—  Urne  d'albâtre.  —  Tableaux  de  M.  Sallier. 

—  Livres  rares.  —  Cecco  d'AscoIi.  —  Fables 
d'Ysopet  et  d'Amonet.  —  Dodecheron  de  Jean 
de  Meung.  —  Poésies  de  Jérôme  Aléandre,  Sec. 

—  Cabinet  de  M.  Magnan  ;  torse,  buste  gé- 
miné, modèles  du  Puget,  camée 257. 

Chap.  LU.  Saint-Sauveur.  —  Clocher.  —  Portail. 

—  Portes.  —  Baptistère.  —  Tombeau  de  S.  Mitre. 

—  Sarcophages  antiques.  —  Lion  qui  dévore  un 
enfant.  — Tombeaux  de  Charles  111,  —  de  Gas- 
par  de  Vins,  —  de  Peiresc.  —  Epitaphe  d'Adju- 
tor.  —  Inscription  de  S.  Basile.  —  Bizarre  ins- 
cription de  Suzanne  Laugier.  —  Promenade  au 
Tholonet 265. 

Chap.  LUI.  Des  anciens  mausolées. —  Tombeaux 
des  comtes  de  Provence, — d'Alphonse  IL  —  In- 
humation de  Raymond-Bérenger.  — Bouclier.— 
Béatrix  son  épouse ,  Béatrix  leur  fille.  —  Juge- 
ment dernier.  —  Statue  de  Charles  IL  —  Tom- 
beaux de  Charles  III,  —  de  Blanche  d'Anjou,  — 
du  baron  de  Vins 284. 

Chap,  LIV.  Pompes  et  processions  chez  les  anciens; 

—  dans  le  culte  chrétien.  —  La  Fête-Dieu.  —  Les 
cérémonies  d'un  même  culte  modifiées  selon  les 
lieux  et  les  temps. — Procession  d'Aix  instituée  par 
le  roi  René.  Mystères;  la  Passade,  le  Guet ,  cos- 
tumes ,  la  Renommée  ,  chevaliers  du  Croissant , 
le  duc  et  la  duchesse  d'Urbin,  Momus,  Mercure» 
la  Nuit ,  Proserpine ,  Pluton , /?û^C(25je/o^  ,  Car- 
cistes,  le  jeu  du  chat,  Pluton,  Proserpine,  le  petit 
jeu  des  diables  ou  VArmetto  ,  le  grand  jeu  des 
diables  et  le  roi  Hérode  ,  Neptune  ,  Amphitrite  , 
joueurs  de  palet,  Faunes,  Satyres,  Pan,  Sirènes, 

P-p  a 


59<^  TABLE 

char  deBacchus,  les  Chevaux fri/x  ,Va\h5, Diane , 
Apollon  ,  la  reine  de  Saba  ,  Saturne,  Cybèlê  ^ 
les  Dansàires ,  les  petits  D  an  s  dires  ^  le  grand  char, 
Jupiter  ,  Junon  ,  Vénus  ,  Cupidon  ,  ïes  Ris,  ies 
Plaisirs,  les  Grâces,  les  Parques,  Procession,  la 
Belle-Etoile,  îes  Tirassovns,  les  Apôtres,  S.  Chris- 
tophe ,  les  lanciers ,  les  bâtonniers ,  le  roi  de 
la  Basoche,  le  lieutenant  du  prince  d'Amour, 
l'abbé  de  la  Jeunesse ,  la  Mort ,  jeu  des  mo- 
mons,  Balthasar  Roman.  —  Observations  sur  l'ori- 
gine et  le  but  de  cette  fête 399. 

Chap.  LV.  Cabinet  de  minéralogie  deM.de  Fons- 
Colombe  le  père; — d'entomologie  de  M.  de  Fons- 
Colombe  le  fils.  —  Hôtel  bâti  par  le  Puget.  — 
Torse.  —  Place  des  Prêcheurs.  —  Fontaine.  — 
Eglise  de  Sainte-Madeleine. — Annonciation  attri- 
buée à  Albert  Durer.  —  Inscription  arabe.  —  Ins- 
criptions arabes  typographiées.  -^  Calvaire  singu- 
lier. —  Vers  du  roi  René.  —  Tombeau  d'un  bou^ 
cher.  —  Le  roi  René  ;  son  goût  pour  les  lettres  eî  les 
arts. —  La  peinturé  favofisée  en  Provence.  — Ta- 
bleau du  roi  René  peint  par  lui-même.  Le  buisson 
ardent.  — Ce  prince  et  son  épouse  figurés  dans  l'in- 
térieur des  volets  ;  l'Annonciation  à  l'extérieur. 
— Le  passage  de  la  mer  Rouge,  sur  un  sarcophage 
chrétien 531. 

Chap.  LVI.  Départ  d'Aix.  —  Albertas.  — LePin, 
—  Septème.  —  La  Vista.  —  Bastides.  -^  Dé- 
faut d'ombrage.  —  Aspect  de  la  mer.  —  Mar- 
monteî.  —  Les  héritages.  —  Marseille.  —  Porte 
d'Aix.  —  Grand  cours.  —  La  Cannebière,  — 
Dactyliothèque  du  général  Cervoni. — Procession, 
rues  pavoisées  ,  portiques,  reposoirs,  jardiniers, 
bouchers,  le  bœuf,  personnages  de  l'ancien  et  du 


DES    CHAPITRES.  597 

nouveau  Testament,  Saints  et  Saintes,  marguil- 
lage,  bénédiction  sur  le  port.  —  Goût  des  Pro- 
vençaux pour  ces  cérémonies 367. 

Chap.  LVJI.  Sortie  du  port.  —  Notre-Dame.  — 
Château  d'If.  —  Port-Miou.  — Poissons.  — Cassis. 

—  La  Ciotat.  —  Bandol.  —  Route  par  terre. — 
Cuges. —  Vaux  d'OIiouIIes. —  OliouIIes.  —  Jar- 
dins, bastides 379» 

Ckap.  LVIII.  Toulon.  —  Situation.  —  Histoire. 

—  Activité  des  travaux.  —  Signaux.  —  Arsenal, 
porte.  —  Chantiers.  —  Construction.  —  Bassin. 

—  Port  impérial.  —  Dommages  causés  par  les 
Anglois.   —  Plongeurs    napolitains.  —  Mâture. 

—  Ateliers  ;  filature  ,  voilerie,  corderie  ,  serru- 
rerie, fonderie,  tonnellerie,  boulangerie,  menui- 
serie ,  sculpture.  —  Magasins.  —  Salle  d'armes. 

—  Salle  des  modèles 386. 

ChAP.  LIX.  Le  bagne.  —  Visite  aux  forçats. — Vols 

qu'ils  commettent.   —  Commissaire   du  bagne. 

—  La  chaîne,  les  galères.  — Habitation,  nourri- 
ture, traitement  des  galériens.  — Argousins. — 
Travaux  des  galériens,  punition,  évasion.  — Ga- 
îères,  école  du  crime.  —  Nécessité  d'améliorer 
le  sort  des  galériens. —  Moyens  pris  par  les  com- 
missaires..      403* 

Chap.  LX.  Promenade  dans  la  rade.  —  Descrip- 
tion d'un  vaisseau  <îe  guerre.  —  Escadre  angloise 
observée  du  cap  Cepé. — Visite  au  fort  laMalgue. 

—  Dîner  sur  le  Bucentaure.  —  Manœuvre  de  l'a- 
bordage. —  Fontaines.  —  Cours. — Poissonnerie. 

—  Champ  de  bataille.  —  Quais,  —  Caryatides 
du  Puget.  —  Port  marchand.  —  Cabotage.  — 
Commerce.  —  Manufactures.  —  Productions 
du  pays.   —  Établissemens    publics.  —  Histoire 


59^  TABLE 

naturelle ,  Jardin  de  botanique ,  minéralogie.  — 

Environs  de  Toulon ^ia, 

Chap.  LXI.  De  la  marine. —  Départ  pour  Hyères. 

—  L'Anguille.  —  Port  marchand  de  Toulon  ; 
rade,  —  Cap  Cepé.  —  Lazaret  ;  peste.  —  Les 
Sablettcs,  —  Fort  Balaguay  —  Fort  des  Vignettes, 

—  Les  Deux-Frères.  —  Escambebariou.  —  Quar- 
querane.  —  Plan  d'Hyères.  —  Hyères.  —  Histoire. 

—  Situation.  —  Climat.  —  Manière  de  vivre. 

—  Jardins  d'orangers  de  M,  Filie,  —  de  M.  Beau- 
regard.  —  Commerce  des  oranges.  —  Jardins 
potagers.  —  Vue.  —  Notre-Dame  de  l'Assomp- 
tion. —  Paysans  Toulonnois.  —  Paysans  des  en- 
virons d'Hyères.  -^  Le  Gapeau.  —  Marais.  — 
Salines.  —  lies  d'Hyères  :  Porquerolles,  Port- 
cros,  île  du  Levant 434. 

Chap,  LXIL  Départ  d'Hyères. — Comoni.  —  Bor- 
moni.  —  Montagne  de  Laverne.  —  Minéraux, — 
Plantes,  —  Château  de  la  Molle.  —  Les  Maures. 

—  Château  Frainet,  —  Les  Sarrasins  en  Provence, 

—  Cogolin.  —  Heraclea  Caccabaria  ,  Saint- 
Tropez.  —  Commerce.  —  Pêche  ,  thon  ,  ma- 
drague     457. 

Chap.  LXIIL  Golfe  de  Grimaud  ,  j/^w^y  Sambra- 
cîtanus.  —  Saint-Maxime.  —  Les  Yssambres.  — 
Saint- Raffau.  —  Forum  Julii,  Fréjus.  —  Mois- 
sons précoces.  —  Histoire.  —  Ancien  port.  — 
Lagunes.  —  Église  baptistère.  — Monumens. — 
Phare.  —  Porte  Dorée.  —  Murs.  —  Conserve 
d'eau.  —  Magasins  voûtés.  —  Aqueducs,  — 
Cirque.  — Panthéon. —  Manque  d'eau.  — Insa- 
lubrité du  pays.  —  Fièvres.  —  Anchois.  —  Cannes. 

—  Antiquités.  —  Inscriptions.  —  Arrivée  de 
Bonaparte  à  Fréjus 474* 


DES    CHAPITRES.  5^9 

Chap.  LXIV.  Voie  romaine.  —  L'Estereî.  —  La 
Fée  Esterelle.  —  Plantes.  —  Serpentine.  —  Bri- 
gands.—  Roquebrune.  — LeMuy. —  Les  Adrets. 

—  Borne  milliaire.  —  Porphyre.  —  Incendie  des 
forêts  ,  ébranchage.  —  La  Napoule.  —  Cannes. 

—  Zosîera.  —  Ile  Sainte-Marguerit(;  ;  prisonniers 
d'état.  —  Ile  Saint- Honorât.  —  Monumens 
chrétiens.  ; —  Inscriptions 495» 

Chap.  LXV.  Antibes. — Histoire. — Port. — Tours. 

—  Inscriptions.  —  Le  jeune  danseur  Septentrio. 

—  Borysthène  ,  cheval  d'Hadrien.  —  Dolle  , 
sculpteur. — Aqueduc.  —  Costume.  —  Poissons.  .    508. 

Chap.  LXVI.  Embouchure  du  Var.  —  Nice. — 
Histoire.  —  Situation.  —  Intérieur,  —  Rues.  — 
Maisons.  —Malpropreté. —  Ustensiles  singuliers. 

—  Eglises.  —  Fours.  —  Boucheries.  —  Place 
Victor,  — Place  Impériale.  —  Cours.  —  Statue 
de  Catherine  Séguiran. —  Terrasse. —  Aspect  de 
ia  mer.  —  Chemin  sur  le  rocher.  — Montagne 
Montboron.  —  Fort  Montalban.  —  Môle.  — 
Port.  —  Clous.  —  Forçats.  — Voûtes.  —  Costumes 
des  Niçards  et  des  Niçardes.  —  Château.  —  Ins- 
truction. —  Arts.  —  Bibliothèque  publique.  — 
Éditions  rares.  —  Excursion.  —  Eglise  Saint- 
Etienne.  —  Maison  Cesoli.  —  Couvent  de  Saint- 
Barthélemi.  —  Inscriptions  romaines.  —  Aloés. 

—  Palmiers 520. 

Chap.  LXVII.  Cimiez.  —  Mortier.  — Cemenelioti. 

—  Amphithéâtre  ;  dimensions.  —  Eglise  Notre- 
Dame.  —  Mosaïque  en  cailloux.  —  Caïman.  — 
Les  temples  furent  les  premiers  cabinets  d'histoire 
naturelle,  ^  Briques  antiques.  —  Constructions 
antiques.  —  Capitole.  —  Aqueduc.  —  Fouilles, 
«—  Temple  d'Apollon.  —  Inscriptions  romaines. 


6co  TABLE    DES    CHAPITRES. 

—  Salonine.  —  Saint-Pont.  —  Monastère.  — 
Inscription  romaine  de  Basilla.  —  Divinité  ligu- 
rienne. —  Mercure.  — Sarcophages c^^, 

Chap.  LXVIII.  Campagne  de  Nice.  —  Maisons , 
jardins,  fermes.  — Culture,  orangers,  oliviers, 
vignes.  —  Engrais  ;  commerce  d'excrémens.  — 
Climat.  —  Mœurs.  —  Ancienne  noblesse.  — 
Clergé.  —  Marchands ,  commerce.  —  Plaisirs, 
amusemens  du  peuple  ,  festins.  —  Denrées.  — 
Animaux.  —  Plantes.  —  Langage. J50. 

Chap.  LXIX.  Menton.  —  Rade.  — Citrons.— Port 
de  Monaco. — La  Malgue.  — Tour  de  Pertinax. — 
La  Turbie.  —  Trophée  d'Auguste.  —  Inscriptions. 
— Albâtre,  —  Monaco.  — Épitaphe  de  Pie  VL — 
Château.  —  Histoire  de  cette  principauté. — Ro- 
quebrune.  —  Carnolet.  — Moyens  d'existence.— 
Villefranche.  — Port. — Chantiers.  — Bâtimens. — 
Dattes.  — Pêche  du  corail.  —  Retour  à  Nice. . .    574. 


FIN   DE   LA   TABLE  DES    CHAPITRES 
DU    TOME    SECOND. 


IMPRIME 

Par  les  soins  de  J.  J.  MARCEL,  Directeur  général 
de  l'Imprimerie  impériale.  Membre  de  la  Légion 
4'honneur, 


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