VOYAGE
DANS
LES DÉPARTEMENS DU MIDI
DE LA FRANCE.
TOME II.
Se trouve à Paris,
Chez l'Éditeur TOURNEISEN fils, Libraire,
RUE DE Seine, n.° 12.
VOYAGE
DANS
LES DÉPARTEMENS DU MIDI
DE LA FRANCE;
Par Aubin- Louis MILLIN,
Membre de l'Institut et de la Légion d'honneur, Conservateur des médailles,
tkes pierres gravées et des antiques de ia Bibliothèque impériale , Professeur
d'antiquités, Membre de la Société royale des sciences de Gœttingue , de
l'Académie italienne, de celle des curieux de la nature à Erlang, des sciences
physiques de Zurich, d'histoire naturelle et de minéralogie d'léna,de l'Aca-
démie royale de Dublin , de la Société linnéenne de Londres, des naturalistes
y de Moscou ; des Sociétés d'histoire naturelle, philomathique , galvanique, de
statistique, celtique, médicale d'émulation, de l'Athénée des arts de Paris;
des Académies et Sociétés des sciences de Turin, Lyon, Rouen, Abbeville ,
Boulogne, Poitiers, Niort, Nîmes, Marseille, Alençon, Caen, Grenoble,
Colmar, Nanci, Gap, Strasbourg, Mayence, Nantes, Soissons, &c, &c. &c.
TOME II.
A PARIS,
DE L'IMPRIMERIE IMPÉRIALE.
M. DCCC. VU.
VOYAGE
DANS LES DÉPARTEMENS
DU MIDI DE LA FRANCE. '
CHAPITRE XXXV.
Départ de Lyon. — Travaux-Perrache, — La Mula-
tière. — Château d'OuHins. - — Saint-GeniS. ■ — -
Pierre-Bénite. — Chaponest. — Irigny. -^ Orpail-
ieurs. — Navigatien sur le Rhône. — -M. Victorin
Fabre. — Vernaison. — GivoRS. — Canal. —
Loire. — Sainte-Colombe. — Terres cuites. —
Ergastuîe. — Inscriptions de Silvanus Fortunatus et de
Cominia Severiana.
jNoùs avions fait prix avec un entrepreneur,
M. Michalait, pour nous conduire jusqu'à Avignon ;
l'accord fut de six louis ; et comme nous voulions
être ies maîtres de descendre par-tout où quelque
chose d'intéressant pourroit nous arrêter, nous con-
vînmes de donner cinq francs par jour aux deux
matelots pendant tout ie temps qu'ils resteroient
avec nous. Dès ie matin on embarqua notre voiture.
Nous nous séparâmes à regret de MM. Couderc^.
Boy de la Tour, Bérenger, Delandine, et des autres
Tome JL A
2. CHAPITRE XXXV.
personnes qui nous avoient témoigné tant de bonté.
A cinq heures , nous entrâmes dans le bateau sur le
quai de Saône ; mon frère, que j'avois trouvé à Lyon,
nous accompagnoit : il ne nous quitta plus pendant
près de deux mois ; ce qui augmenta pour nous l'in-
térêt du voyage.
Bientôt nous fûmes près des Travaux- Perrache ,
et nous passâmes sous le pont qui porte aussi le
nom de celui qui a entrepris ces travaux. Plusieurs
jolies maisons de campagne s'offrirent encore à notre
vue ; à droite on aperçoit lû Adulatiere , qui appar-
tient à M. Henry, négociant de Lyon. Après avoir
dépassé la presqu'île, nous nous trouvâmes sur le
Rhône. Nous vîmes \e château d' OuUins , dans lequel
Thomas est moil, et où il a un tombeau: ce château
est agréablement situé sur une colline couronnée par
un bois. Au-dessus est Saînt-Genis , dont la situation
est à -peu -près la même. Une fumée épaisse nous
apprit ensuite que nous passions devant Pierre-Bénîte ,
verrerie qui appartient à M. Ainard : les Brotteaux
s'étendent jusqu'à ce point. Les ruines du château
de Chaponest, qui est bâti sur un rocher, sont ac-
tuellement sur les bords du Rhône : ce fleuve , il y a
vingt ans , couloit h plus d'un quart de lieue de ce
château.
En face d'Irigny est une espèce de château appelé
la Maison Vequelin. Nous vîmes des hommes dé-
guenillés occupés à laver le sable j^our en retirer
CHAPITRE XXXV. 3
des paillettes d'or : on appelle orpailleurs , ceux qui
se livrent à cette occupation. Cette recherche, quelr-
quefois très- productive, mais le plus souvent infruc-
tueuse , empêche ces malheureux de s'adonner à un tra-
vail qui leur ofîriroit moins d'avantages que le hasard
ne leur en procure quelquefois , mais dans lequel ils
trouveroient du moins une subsistance périodique et
certaine. C'est près d'Irigny que M. Vicîorin Fabre,
jeune littérateur très-distingué, fit naufrage (i). Sa
barque , pour éviter un train de bateaux , fut brisée
par un courant dans lequel elle entra : douze per-
sonnes qui vouloient se sauver dans un batelet , ont
été submergées; il lutta lui-même long-temps contre
la mort , et ne dut qu'à son sang-froid et à son cou-
rage son salut et celui de son jeune frère. Plusieurs
personnes périrent : une femme fut noyée avec sa
fille et sa femme-de-chambre; un enfant mourut dans
les bras de son père. Je rappelle ce désastreux évé-
nement , pour prouver que la navigation sur le Rhône
n'est pas exempte de danger ; il faut choisir un bateaii
solide, des bateliers sur qui l'on puisse coippter, et
lie négliger aucune des précautions que la prudence
peut suggérer.
Nous fûmes bientôt à Vernaîson. On a encore
dans cette navigation l'ancien Lyonnois sur la rive
(i) Revue -philosophique , ann. XIV, i.'^'' trimestre, n,° 5, du
f I novembre 1805 , p. 3 1 3.
A 2
4 CHAPITREXXXV.
tiroite et le Dauphiné sur la rive gauche. Nous
aurions voulu coucher k Vienne ; mais il étoit nuit
quand nous arrivâmes à Gîvors. Ce gros bourg ren-
ferme une verrerie très-occupée : c'est le plus ancien
établissement de ce genre ; il a été fondé par les
frères Robichon , et s'est conservé dans leur famille.
Les maisons sont bâties autour du coude que forme
le Rhône ; ce qui produit un effet très- pittoresque.
Il y a à Givors un canal alimenté par les eaux de ia
rivière de Gier, qui tombe du mont Pila : il seroit à
désirer que ce canal pût être continué jusqu'à la
Loire.
Nous mîmes pied à terre , et nous allâmes coucher
à Loire , village situé un peu plus loin , où nous
connoissions quelqu'un que nous desirions voir.
Le samedi 1 9 mai , nous partîmes à quatre heures
du matin. Nous avions donné rendez-vous aux bate-
liers à la pointe de l'île; nous ne les trouvâmes pas :
nous prîmes la route de Vienne à pied, en suivant
ie chemin qui borde les montagnes sur les rives du
Rhône. Une suite continuelle d'îles dérobe long-
temps la vue du fleuve ; enfin, à la pointe de ces îles,
nous fûmes joints par notre bateau.
Nous descendîmes à Sainte-Colombe en face de
Vienne, à six heures, pour y voir M. Cochard, con-
seiller de préfecture du département du Rhône, qui
devoit nous montrer quelques antiquités. Nous vîmes
en effet chez lui des briques , des amphores , des
CHAPITRE XXXV. f
terres cuites en forme de coins et avec un trou à
l'extrémité; il y en a une sur laquelle on iit le mot
BATTAIOS, qui étoit probablement le nom du fabri-
cant: il paroît que c'étoient des poids.
II nous conduisit dans un souterrain qui est sous
la vigne de M. Guillaume ; ce souterrain commu-
nique à plusieurs autres. Chorier ( i ) en a donné une
ample description : il pense que c'étoit un ergastule ,
c'est-k-dire, un lieu dans lequel les anciens Romains
renfermoieni leurs esclaves ; et il s'appuie d'un pas-
sage de Columelle, où cet auteur recommande au
père de famille qui a un grand nombre d'esclaves
pour ïa culture de ses biens , que son ergastule soit
souterrain , et qu'il ne soit éclairé que par d'étroites
fenêtres, afin que les esclaves ne puissent s'échapper.
II pense donc que ce souterrain avoit la luême desti-
nation ; et cette conjecture est assez probable : ii
donne encore des raisons plausibles pour faire pré-
sumer que S. Ferréol y a été enfermé.
Nous vîmes ensviite un sarcophage double qui
sert à recevoir les eaux d'une fontaine ; on y lit
(i ) Les Recherches du Sj Ch CRIER sur les cintiquitej^de la ville dt
Vienne; Lyon, 1659, in-n. Ce petit ouvrage est très-rare; et les
voyageurs, qui voudront visiter Vienne avec fruit , feront bien
de se le procurer. On peut encore consulter sur les ergastules en
général , PiGNORIUS , de Servis, p. 257; les commentateurs de
JUVÉNAL, Satj/r. VUl, 180, et XIX, 24; et les Dictionna,ires de
PiTISCUS et de M. MONGEZ, aux mot£ Ergastulum , Ergastule^
A :i
6 CHAPITREXXXV.
cette inscription , déjà rapportée par Chorier ( i ] :
QVIETI AETERNAE
SILVANI FORTVNATI
CASSIA FORTVNATA FILIAET
CASSIA LAIS MARITO OPTIMO
_ SARCOFAGVM ET SIBI VIVA ,,
D M
I IVXTA LVDICRVM INFERÎVS
Les OS et les cendres de Silvanus Fortunatus avoient
été déposés dans ce sarcophage par Cassia Laïs , son
épouse , et Cassia Fortunata , sa fille; et il avoit été placé
au-dessus d'un lieu oi^i se faisoient les jeux publics.
Dans le clos des ci-devant Missionnaires, on lit
ï'insciiption suivante , qui y a été transportée de
l'église Saint-George 'i Vienne (2), je ne sais quand
ni coinment.
(i) Antiquités de Vienne, p. 157.
(2) Chorier, /4/.'//Vy, de Vienne, p. 321 ; Maffei, AJus. VeroK.
420,3.
CHAPITRE XXXV. J
II ne reste plus qu'un pilier de l'ancien pont par
lequel on communiquoit de Sainte -Colombe à
Vienne. Auprès du rivage sont les restes de la tour qui
en défendoit l'entrée ; elle fut réparée sous Philippe
de Valois. Nous passâmes le Rhône dans notre
barque, et nous nous trouvâmes bientôt dans la ville
de Vienne. Nous quittions le territoire des anciens
Segusiani pour entrer dans celui des Allobroges.
Ceux qui vont de Lyon à Vienne par terre , tra-
versent un pays élevé à quelque distance du Rhône
le long des rochers , et où l'on rencontre peu d'habi-
tations. Les bords du chemin sont mieux cultivés
que le reste ; on y voit des champs de blé ec des
vignes ; on aperçoit de loin des montagnes couvertes
de bois qui ont une maigre apparence : mais , peu
avant d'arriver à Vienne, on se trouve dans une jolie
vallée entre le Rhône et les montagnes ; le pied des
rochers est cultivé en vignes , et la vallée elle-même
produit du blé et du fourrage. L'entrée de la ville
est une promenade agréable.
A 4
CHAPITRE XXXVI.
Allobroges. — Département de l'Isère. — Vienne.
Sa fondation. — Vener'uis. — Allobrox, — Les Cretois.
— Bourguignons. — Réunion à la couronne. — Monu-
mens antiques. — Musée. — Cabinet de M. Schneyder.
— Dessins des monumens. — Mosaïque. — Pierres
milliaires. — Tableaux. — Ecole de dessin. — Inscrip-
tions. — Scenici Asiaticîani. — Bibliothèque.
JLes Allobroges étoient un peuple courageux qui fît
souvent la guerre au peuple romain : ils furent vain-
cus par Domitius vEnobarbus, et par Fabius Maximus,
qui reçut le surnom d'AUobrox , et enfin soumis
par César. Leur territoire avoit pour limites le Rhône,
i'Isère et les Alpes.
Vienne , comme toutes les villes antiques et
puissantes, a son histoire fabuleuse et mythologique.
Si l'on en croit le prélat Adon , écrivain crédule, qui
vivoit sous Charles-ïe-Chauve, elle fut fondée avant
l'année du monde 3225, par Venerius, qui avoit été
banni de l'Afrique ; et elle reçut le nom de Bienna,
dont on a fait Vienna , parce qu'elle fut bâtie en
deux ans [ bîennio] : ainsi l'on auroit parlé latin dans
le Dauphiné vingt ans à- peu-près avant la fondation
de Rome. Selon ie Dominicain Lavînius , Allobrox ,
roi des Celtes , est îe fondateur de Vienne ; mais
\ CHAPITRE XXXVI. 9
l'existence de cet Ailobrox est tout aussi fabuleuse
que celle de Venerius. Etienne de Byzance raconte
que Vienne a été fondée par des Cretois , qui
a\ oient été contraints d'abandonner leur île: après
une longue navigation , ils remontèrent le Rhône ,
s'établirent dans ce lieu , et i'appelèrent Bîanna ,
du nom d'une jeune fille qui, en dansant, étoit
tombée dans un précipice.
Tout ce qu'on peut dire de certain sur cette ville ,
qui est après Grenoble la plus considérable du dé-
partement de. l'Isère, c'est qu'elle étoit d'abord le
princijjal lieu de îa nation des Allobroges , et qu'elle
devint une des plus opulentes cités de la Narbon-
noise. Piine en parle comme d'une colonie , dis-
tinction qu'elle reçut sous Tibère. Ce fut pour faire
accorder à ses habitans le droit de citoyens romains ,
que Claude prononça dans le sénat le discours qui
nous a été conservé pnr Tacite et qu'on iit sur les
célèbres tables de Lyon, Lorsque l'ancienne Narbon-
noise fut partagée en plusieurs provinces , Vienne
devint la métropole de celle qui étoit distinguée par
le nom de Viennoise; et, dans les derniers temps,
toute cette partie du Dauphiné avoit reçu d'elle le
nom de Viennois. C'est à Vienne que s'est tenu ,
en I 3 I I et 1 3 I 2 , le concile qui prononça l'abo-
lition des Templiers.
Vienne, après l'irruption des barbares , fut aban-
donnée par Honorius aux Bourguignons. Après ia
fO CHAPITRE XXXV r.
mort de Rodolphe III , le Dauphiné fut soumis aux
fois de Germanie. Plusieurs villes se refusèrent à
cette réunion , et se donnèrent aux évèques : Vienne
fût du nombre; et c'esr j:oi-rquoi son évèque avoit
le titre de prince. "Vienrie reconnut enfin Louis XI
pour son souverain.
Ces détails expliquent comment on trouve dans
cette ville un si gnind nombre de monujnens , et
principalement d'inscriptions curieuses confiées au
bronze eu à la pierre sous les Romains et dans le
moyen âge. Nous espérions y trouver un ample
sujet d'observations , et notre attente ne fut pas
trompée.
Cette réputation de la cité de Vienne pour la
splendeur de ses monumens , existoit même dans
un temps d'ignorance et de barbarie : voici ce qu'en
dit l'auteur du roman de Girard de Rossillon :
Aprez manger s'en vont esbaudiant ,
Voient Vianne la fort cité vaillant.
Les murs de maubre qui sont moult baut et granJ.
C'est sûrement à cause de la beauté dé ses monu-
mens, que JHIteur lui donne des murs de marbré.
Près de l'endroit où nous abordâmes , on voit
l'emplacement d'une vieille tour qu'on appeloit
Tour de Pilate , d'après une tradition fabuleuse
accréditée parmi le peuple. Pilate , dit- on , ayant
été enfermé dans cette tour par ordre de Caligula ,
CHAPITRE XXXVI. II
s'y est pendu : quelques pointes de rochers font
bouillonner le Rhône à l'endroit où son corps fut
jeté ; on i'en retira ensuite pour le précipiter dans
un abîme sur la cime du mont Pila ou Pilat , dont
j'ai déjà parlé. Mais cette tour n'a reçu ce nom que
depuis cinq cents ans ; peut- être ie doit-elle à une
ancienne pile du pont qu'on sait avoir été bâti en
cet endroit par les Romains , et qui aura subsisté
long-temps. On l'appeioit auparavant la Tour vieille.
Notre premier désir fut de voir M. Schneyder,
professeur de dessin , conservateur du musée de
Vienne, qui a formé un recueil de dessins des mo-
numens nombreux qui ont été découverts dans cette
ville. Nous apprîmes avec regret qu'il venoit de partir
pour Lyon : heureusement M. Guillermin , maire
de la ville, et M. Boissat , son adjoint, voulurent bien
nous faire ouvrir les salles où ces collections sont ren-
fermées ( I ) .
(i) Je croîs faire plaisir à mes lecteurs , de joindre ici la notice
des dessins du porte-feuille de M. Schneyder; c'est le catalogue le
plus circonstancié des monumens qu'on peut voir à Vienne.
I. Plan de Vienne ancienne et moderne.
3. Plan de l'amphithéâtre.
3. Coupe d'une fiirtie de l'amphithéâtre.
•»■■
4. Base et chapiteau corinthien du premier ordre de l'amphi-
ihcâtre.
5. Corniche du fronton.
12 CHAPITRE XXXVI.
On a trouvé une quantité assez considérable de
fragmens d'antiquités, et chaque jour on fait de nou-
velles découvertes. Le maire,M. Guiliermin, attache
6. Base et chapiteau de i'amphithéâtrc.
7. Restes d'un théâtre romain, situé au îieu de Beaumur, au-
dessus de Romestan, à Vienne, dans la vigne de la veuve Guillot,
8. Coupe des trois aqueducs sur la rive gauche de la rivière de
Gère, suivant leur position et leurs proportions.
9. Eiévation extérieure de la porte dite Triomphale : une ligne
ponctuée indique dans ce dessin la hauteur actuelle du terrain.
10. Elévation intérieure de la même porte.
1 1. Partie extérieure de cette porte, vue du côté du levant.
12. Profil de l'entablement de cet arc de triomphe.
1-3. Corniche trouvée dans la fouille de la cour de la comédie,
en 1782. ' — Entablement trouvé à l'amphithéâtre. — Architrave
trouvée dans le jardin des dames de Saint-Joseph. — Corniche
découverte dans les excavations de la salle de spectacle, en 1782.
14» 15, 16. Conserve d'eau.
17, 18. Plan et frontispice d'un ancien temple connu sous le
nom de Notre-Dame de la Vie.
19 , 20. Vue latérale et de la façade de derrière de ce même
temple.
2 1 . Elévation perspective du même temple dans son état actuel.
22. Inscription de cet édifice.
23. Profil du même temple.
24. Corniche en marbre du stylobate d'un temple à Vienne.
— Frise du même temple , composée d'Élli bouclier dans un
médaillon , de deux flèches en sautoir, et d'un trophée d'armes.
' — Base du stylobate.
25. Fragment d'une architrave en marbre, avec des ornemens
CHAPITRE XXXVI. 13
Un grand intérêt à ces fouilles ; et s'il avoit quelques
légers fonds pour ies faire continuer, elles seroient
sûrement très-productives.
de glands et de feuilles de chêne. — Frises , offl'ant un préfé-
ricule, une bandelette , un laurier sur lequel est un corbeau; deux
àcs quatre génies des saisons, dont l'un tient un vase, l'autre est
devant une chèvre; un berger qui trait sa chèvre; Léda avec le
cygne , et un Amour qui bande son arc.
z6, 27, Divers morceaux de moulures, de corniches, &c.
28, 29. Plan et coupe de l'obélisque connu sous le nom de
r Aiguille , dans la plaine appelée Plaît de l'Aiguille,
30, 31. Plans et profil de cet obélisque.
32. Chapiteau ionique en marbre, trouvé à la place du Cirque,
— Plusieurs autres chapiteaux, dont l'un est orné de coquilles et
de têtes de poissons monstrueux ; ils ont été trouvés à Sainte-
Colombe.
3 3. Autres chapiteaux.
34. Frises du premier ordre de l'amphithéâtre trouvées devant
ies Célcstins en 1770. Sur un des fragmens on voit une chouette
et un lézard.
35. Coupe et fragment d'architrave en marbre,
36. Chapiteau découvert dans les ruines de l'église des Domi-
nicains, en 1793.
Trois autres chapiteaux trouvés dans la même propriété.
37. Premier pavé en mosaïque, découvert en 1773 dans la
vigne de la veuve Seguin au territoire de Vimaine [ Via Magna] ,
contre la limite des Carcattes.
3 &. Des fragmens de pavé en mosaïque trouvés à Sainte-Colombe
dans la vigne de la Chanterie , dont les carrés contiennent des
fieurs rosacées et d'autres semblables la jacinthe. — Despavéi «a
l4 CHAPITRE XXXVI.
Le musée de Vienne et le cabinet de M. Schneyder
contiennent aussi beaucoup d'objets qui n'ont pas
encore été dessinés. °
mosaïque découverts dans l'ancien jardin des Bernardines, près de
ia place des Capucins , le 5 mars 1789, et transportés au collège
ie 26 mai suivant par M. Schneyder : les encadremens sont ornés
de feuilles les unes découpées, les autres cordiformes , et de vases à
deux anses. — Autre fragment de mosaïque découvert contre le clos
au nord des Capucins, en août 1778 : les compartimens sont
ornés de feuilles cordiformes , de fleurs étoilées, d'autres en grelot
comme celles du muguet , de vases à deux anses, de tranclians
de bipennes , de faisceaux d'armes , de trophées maritimes com-
posés de deux dauphins adossés à un trident, d'une corne d'abon-
dance et d'oiseaux.
39. Autre fragment de mosaiique : les compartimens sont enca-
drés de bordures élégantes , au milieu desquelles on voit des
figures de fleurs, d'oiseaux gallinacés et palmipèdes.
40. Portion d'une statue en gaine élégamment drapée : elle a
servi de manteau de cheminée dans la maison Ginet , place
Notre-Dame de la Vie. — Bas-relief tiré d'une frise, représentant
Apollon à tête radiée et tenant un flambeau dans la main
droite. — Fragment d'un oiseau. — Colombe sur une branche
de myrte. — Un génie tenant une bandelette ; il vient proba-
blement d'un sarcophage. — Quatre têtes, une de Jupiter, d'un
très-beau style : c'est celle dont parle FiSCH , Briefe iièer die s'ûdl.
Prov'in-^n von Franhr. p. 612 5 une tête de Méduse j une femme
ayant une aile sur les tempes ; une autre avec un casque grec.
41. Un groupe de deux enfans en marbre, découvert dans le
mois de mars 1798 , dans la vigne de Romestan à Vienne. — Le
même groupe vu p.ir derrière. — Petite frise ornée d'une lyre entre
deux griffons. ■ — Autre ayant un sistre au-dessus d'une cruirlande,
~r- Autre bas-relief avec une corne d'abondance soutenue par une
main, d'où sort un obélisque, comme dç celle de la statue du
C HA PITRE XXXV ï. IJ
Nous y vîmes le dessin d'une belle mosaîf[ue qui
a été trouvée dans une vigne k Sainte- Colombe en
1 773 : le propriétaire l'a détruite, pour se débarrasser '
du grand nombre de curieux qui venoient la voir. II
Nil, et plusieurs fruits. — Ornement d'architecture représentant
des myrtes et des flambeaux emboîtés l'un dans l'autre.
42. Tête coiossaie barbue, haute de deux pieds huit pouces,
connue sous ie nom de !a hobe de S. Alaurice , et qui a donné le
nom au quartier. — Profil de cette tête. — Tête géminée, deux
autres têtes, deux pieds, une main tenant un objet qu'on ne peut
pas distinguer,
43. Bas -relief représentant une figure assise sous un chêne,
avec une tunique courte; auprès d'elle on voit un oiseau fragmenté
et une tête de chèvre. — Bas-relief d'un tombeau, représentant
un serpent entortillé autour d'un arbre, et qui se dresse contre
un homme placé à gauche , dont la partie supérieure manque .• à
droite sont encore cinq figures , dont la dernière est un génie
ailé; auprès du serpent est une figure nue; ensuite un homme
vêtu d'une longue tunique, entre deux autres , dont l'un est armé
d'une hache, et l'autre d'un bouclier. Le génie tient la tablette de
l'inscription du tombeau. — Grand médaillon de marbre : d'un
côté une tête avec de longues boucles dans l'ancien style ; au
revers un dauphin. — Autre frise offrant deux géni.s qui sou-
tiennent une guirlande , au-dessus de laquelle il y a u7i bucrâne.
44. Belle frise et architrave qui , dans l'égiisc de S. Pierre, étoient
employées autrefois à i'autel principal avant la construction de
l'autel en forme de tombeau. La fr'se est composée de deux
Tritons et de deux Néréides : les deux de l'extrtmitc t ennent une
rame et sonnent de la conque; les deux du milieu pirtent l'une
une rame, l'autre une conque, et souti-.nnent une coquille sup-
portée aussi par deux dauphins. — Autre frise très - élégante ,
composée de griffons qui s'appuient sur un vase à d ux anses eC
un candélabre; elle sert de couverture à la porte latérale au nord
j6 chapitre XXXVI.
est étonnant que le Gouvernement n'ait pas pris les
précautions nécessaires pour la conservation de ce
précieux monument.
He i'égiise de S. Maurice, dans les cloîtres : elle est du temps
de François I.*^'
45. Plusieurs pierres milliaires avec des inscriptions. Celle-ci
étoit à Solaise , sur une base composée de trois degrés j elle est
haute de huit pieds sans la base. Voici l'inscription :
TI CLAUDIVS DRVSI. F.
CAESAR, AVGVST.
GERMANICVS
PONT. MAX, TR. POT. lâ
IMF, m. COS. iTl. P.P.
VII.
Les autres sont très-frustes.
.46. Tête au-dessus de la porte de la maison des Canaux : elfe
a des oreilles longues et des cornes. — Autre tête à moustaches j
placée autrefois dans la frise, à l'aplomb des colonnes de l'arc qui
donne entrée à la cour de la comédie, — Demi-figure gauloise
tenant sa main gauche sur sa tête. — Deux têtes d'un travail
romain, au-dessus de la porte du jardin de M. de Vallier , près
de la porte d'Avignon.
47, Plan et élévation des étuves découvertes, en septembre
1779 , dans la conciergerie , en creusant une cave dans les
prisons royales, autrefois le palais des préteurs, ensuite la demeure
des rois de Bourgogne à Vienne, — Un chapiteau des colonnes
de l'arc de triomphe à l'entrée de la cour de la comédie. — Chapi-
teau d'un des pilastres de la porte Triomphale. — Plusieurs vues de
Vienne et des environs de l'Aiguille.
Les
CHAPITRE XXXVÏ. 17
Les mosaïques historiées sont rares. M. Schneyder
pensoit que celle - ci représentoit l'enlèvement des
Sabines ; et c'étoit, d'après son jugement , l'opi-
nion accréditée dans Vienne : mais on sait que les
anciens Romains ont très -peu souvent fait repré-
senter des sujets tirés de leur histoire , et que si tant
d'explications fausses ont été répandues dans le com-
mencement du dernier siècle , c'est parce qu'on vou-
loit toujours expliquer les monuiuens par l'histoire
romaine, ainsi que Winckelmann l'a le premier re-
marqué.
Aussitôt que je vis ce dessin, je reconnus que
cette mosaïque représentoit un sujet qui a déjà été
répété plusieurs fois , Achille reconnu parmi les iilles
de Lycomède. Le jeune héros est vêtu d'une longue
tunique ; il vient de saisir une lance ; un bouclier est à
ses pieds ; le calathus ou panier à ouvrage , qui indique
les travaux auxquels il se livroit dans le gynécée de
Déidamie , est renversé ; la princesse et ses femmes
témoignent l'effroi que leur cause cette ardeur guer-
rière : Ulysse se réjouit du succès de sa ruse , et
Agyrtes fait résonner les fiers accens de la trompette
pour exciter à un plus haut degré les transports du
héros. Ce sujet occupe le milieu de la mosaïque ; le
reste est formé de compartiinens dans lesquels on
distingue des têtes de Méduse et des Saisons.
Nous vîmes encore dans ce cabinet un torse d'un
homme nu, en marbre, qui a été trouvé en. 180 3
Tome IL B
iS CHAPITRE XXXVI.
dans la vigne de M. Moussière ; quatre fiagraens des
tuyaux qu'on pratiquoit dans les murs des maisons
qui étoient adossées à des montagnes, pour en bannir
l'humidité ; des amphores avec ou sans anses ; des
morceaux de marbres précieux; desTragmens d'ins-
criptions qui ne contiennent que des noms de fa-
briques ou d'anciens potiers, tels que ceux-ci, SiîVVO
FECT. OFIC BILICATI. PRISCVS FEC. REBVRRI OP;
trois oreillettes de casques ornées d'un foudre sem-
blable à celui qu'on remarque sur quelques casques
antiques , et principalement sur celui de Ptoiémée
Philadelphe dans le beau camée du cabinet de Vienne
en Autriche ; un des crampons qui ont servi à attacher
les lettres en bronze de l'inscription du temple d'Au-
guste ; des briques ; des lampes en bronze , parmi
lesquelles il y en a qui sont fausses , et des conduits
de plomb avec des inscriptions.
Parmi les tableaux, nous en distinguâmes un qui
représente une fête donnée dans le salon de Cathe-
rine de Médicis ; il est curieux à cause de la variété
des costumes qu'il retrace , et parce qu'il doit offrir
plusieurs portraits ressemblans. Cette salle contient
encore des armures, et le modèle en relief du mau-
solée de Montmorin, qui est à la cathédrale.
Nous entrâmes ensuite dans i'école gratuite de
dessin. Cette école, d'après l'inscription qui est sur
îa porte, fut fondée en 1775 ; elle a vingt élèves, qui
reçoivent les leçons de M. Schneyder.
CHAPITRE XXXVI. ip
Les salles de cette école contiennent aussi des
monumens. On y voit deux grandes mosaïques qui
ont été enlevées en entier: une d'elles a six pieds de
longueur sur huit de largeur ; une troisième, qui
d'abord avoit aussi été enlevée en entier, a été un
peu endommagée. Cela prouve qu'avec des pré-
cautions on ne laisseroit perdre aucun des monu-
mens de ce genre; ils" sont très-nombreux dans les
Gaules. On voit encore dans ces salles plusieurs
fragmens d'autres mosaïques , et diverses inscrip-
tions , dont voici les principales ; la première est
inédite :
lO VI
F V L G V R I
F V L M l N I
i^}
(i) Les Recueils de Gruter et de MURATORI nous présentent
plusieurs inscriptions dans lesquelles Jupiter a les surnoms de Fui-
giirator et de Toiums; mais ces deux ouvrages n'en offrent pas
dans lesquelles il ait ceux de FuJgur et de Fulnien,
(2) Ce monogramme du Christ annonce une sépulture chré-
tienne; il a été rapporté par ChorIER , Antiquite'i de tienne , p. ^^8 :
mais on doit obser\?er que sa forme n'est pas celle qui se ren-
contre le plus souvent sur les monumens. Ordinairement c'csc un
X au milieu duquel il y a un.P, J^C» ^^ ^"' signifie Xri2T02
le Christ; ici c'est un grand p barré ; le jambage est l'initiale du
mot IH20T2, Jésus; la boucle qui en fait un P, lui fait signifier
aussi XPI2TOS, le Christ; et la croix qui forme la barre, est le
signe de notre rédemption. On voit un monogramme semblable
B 2
20
CHAPITRE XXXVI.
y
MERCVRIO
AVG SACR
VOTO SVSCEP
DAPIORIVS DVFI
VSANTESTI A N VS ET
DAPIORIVS NVMIDA
ANTESTIANVS
P. D. F
\
Cette pierre est offerte à Mercure, protecteur de
la maison impériale , par Dapiorius Dufius Antes-
tianus et Dapiorius Numida Antestianus ( i ) , d'après
un vœu qu'ils avoient fait {2).
L'inscription suivante est bien plus singulière :
à Milan sur le sarcophage rl'Aquilin. V. Allegranza , Aionu-
menti sacri di Afilano , p. 38 , pf, 11. L'alpha et V oméga , symbole
de i'éternité, sont des signes suffisamment connus,
(i) ChoRIER, p. 59, a lu T. Latorius D...us Antesilanus et
Latorîus Numida Antesilanus. Mais fa copie que je donne est
plus exacte, La leçon deChorier a été copiée par Reinesius, 10,
28; Joannes A BoSCO, Ant. Vienn. ; GruTER,LUI, i6jSmET.
XXV, 8; Maffei, Ars cril. lapid. 422.
(2) Ligne 8. Pro ut Devoverant Fecerunt.
CHAPITRE XXXVI.
21
SC-ENIcg
ASIATICA
NI ET
* QVI IN EO
DEM COR
PORE SVfT
VIVI SIBI FE
C E R V N T
(
)
Bimard de la Bastie a prétendu qu'il s'étoit formé
dans l'Asie , au temps d'Alexandre le Grand , des
troupes de comédiens ; que ces troupes s'étoient
soutenues dans cette contrée après qu'elle eut passé
sous la domination des Romains, et qu'elles avoient
envoyé des colonies dans l'Occident : il pense que les
comédiens cités dans une inscription grecque trou-
vée à Nîmes étoient de ce pays ; et il rapporte ( i )
( I ) Mémoire sur les antiquités de Nîmes , dans les A-Iém. de
X Académie des belles-lettres , tome XIV, Hist. p. 1-09. M. Oberlin,
dans le récit succinct du voyage qu'il fit en 1776 dans le midi de
la France, et qui est imprimé dans le journal de M. ScHLCEZER,
intitulé Briefwechsel (c'est-à-dire, Correspondance ), t. IV, n.° 19 ,
a répété cette inscription à la page 48 ; il pense aussi qu'il s'agit;
ki d'une troupe de comédiens venue d'Asie,
d.2 CHAPITRE XXXVI.
pour preuve notre inscription de Vienne, dont le
P. de Montauzan , Jésuite , lui avoit communiqué la
copie. Ainsi il regarde les scenici Asiatiàani ( i ) comme
des comédiens asiatiques étabîis à Vienne, où ils for-
moient un corps permanent, et où ils voulurent avoir
une sépulture commune. Mais le mot asiatique se
disoit en latin asiaticus, et non asiapicianus : je croirois
donc plutôt que ce mot désigne le directeur de la
troupe, sous le nom duquel elle étoit connue; et qu'on
disoit scenici Asiaticiani , les comédiens d' Asiaticus ,
comme on dit aujourd'hui les comédiens d'Audinot ,
de Nicolet, ou de la Adontansier. Ils avoient fait faire
un tombeau pour eux et pour tous ceux qvii étoient
dans le même corps ; ce qui indique saris doute les
décorateurs ,. les. garçons de théâtre, <lc. &c.
Les inscriptions qui suivent ont besoin de peu
d'explication; elles n'ont pas été publiéeé ^ Lueilius ,
c{ui de son vivant a fait faire la première, étoit du
pays des Cantabres ;- la seconde est consacrée k Apol-
linaris , enùnt très-chéri, âgé de trois ans; la troi-
sième, à Cornelia Adapilla ; la dernière est consacrée
par Luciiis Cœcilius yEqualis à son épouse Clodia
Gratina , fille de Sextus , et à lui-même.
(i.) Le mot scenicuy ne signifie oi'dina!r«,^mciit que ce qui, est
relalif à la scène : on disoit uctores , ûnipces , a,ctus scenici; décor ,
dicacitas , ostenmtio , plebs , venustas scenîciz ; adiiheria scenica .-
cependant Cicéron et PJaute ont aussi pris substantivemeiit
l'adjectif J6f«/t7« pour designer un acteur. Le motsrefia s'écrit
plus ordinairement par e , mais quelquefois par un œ , pour faire
sentir i'}i du mor ffxiivHdont i! dérive j c'est pouiquoi û y -d-icl scœnici.^
C HAPITRE XXXVI.
25
A LVCILIVS
CANTABER
V I V V S SI B I.
f:
^linarI
,.\arissimo
^lOR III
D. M.
ORNELI
AE
MAPILLAE
CLODIAE
Ç^ sFx. fIl. r^
gratInae
L. CAECILIVS
AEQVALISt^
S^
VXORI3
ET SIBI
i5
b4
2.i CHAPITRE XXXVI.
On rencontre très - rarement des inscriptions
grecques dans les villes de la Gaule ; la suivante a
beaucoup souffert:
/-
/
A M,
KP athcTaa
^lANOC TO
MN H M A G
no I H C G N
G T T X X I A
TH. lAlA. AHG
~^^AG T0G PA
Jttxia XPH=
^X A i ?E.
Aux dieux mânes { i ). Crates de Tralles {2.) a fait ce monument
à Eutychia sa propre affranchie (3). Eutychia excellente, adieu (4).
(i) Les mots Diis manihus sont indiqués par les lettres grecques
A M», qui sont les initiales de ces expressions latines , em-
ployées au lieu des initiales 0 X, qui se mettent ordinairement
pour 0êo/f y^oftoiç , qui signifient la même chose.
(2) KPATHC TPAAAIANOC, Crates Trallianus , Crates de
Tralles en Lydie.
(3) Lignes 6,7et8.ETTTXlATHIAlA AnGAeT0GPAj
Eut/chia , propria liberta. On trouve souvent le mot lAIOSj
propre, employé ainsi dans les inscriptions, pour désigner \epropre
fils ( GrUTER , DCLXXX , 6 ) , la propre épouse ( CoRSINI , de Siglis ,
123 , 125 ) de celui qui a consacré le monument. Ici Eutychia est
la propre aifranchie de Crates.
(4) Lignes 9 et 10. fcuTTXlA XPHCth XAIPE,
C HA PITRE XXXVI. 25
Celle-ci est une pierre milliaire , déposée dans la
cour du collège ; on y lit le nom du grand Cons-
tantin, fils de Constance Chlore.
IMP. CAE
FL. VAL.
CONSTANTINO
P. F.
AVG.
D I VI
CONSTANTI
AVG
PII FI LIO,
Plusieurs lieux du Lyonnois et du Dauphiné ont
conservé le nom de pierres milliaires ; tels sont ceux de
Sepûme, Ortier,Di}me, septième, huitième, dixième.
Nous copiâmes encore les fragmens suivans,dont
je n'entreprends point i'expUcation :
NATIS FORB-CVI. PRADIAD
Ac vc Vno TRANSV
2.6"
CHAPITRE XXXVI.
F A B R O R V M A, ^
S V I. I D EST A T T '^
SATVRMMO . E ^j
C A S S I S'^^ ■•« T I A N 3
QVO ILi 5iS5Sii-'EFVNCl
TVS. EST. EO. QVOD
FRAVDEM EIVSDE
SIC
.FVNENERIS F£C
A M. PONEN
DEGREVER
^T. A Ri
S
s
On y voit également ia singulière épitaphe
de 1-252. , rapportée par Chorier, d'un chanoine
qui prie pour la rémission des péchés de ceux qu'il
a fraudés et trompés pendant sa vie (i).
On y remarque aussi une chaire épiscopale sculptée
en boîs , et un plan en relief du monument appelé
l'Àicruîlle , dont il sera bientôt question.
II y a encore quelques inscriptions gothiques.
II est aisé de se convaincre qu'il n'existe plus
qu'un très -petit nombre des inscriptions publiées
par Chorier , et qu'il y en a plusieurs qui avant notre
( I ) Pro remédie animarum illorum ijuos in aî'ujuo defraudavnat;
^uodfictinfesto mortuorum, ChORIER, Ant. de llenne, 231.
CHAPITRE XXXVI. 27
passage étoient inédites. On peut croire que ces
objets seront à l'avenir mieux conservés, sur- tout si
l'on accorde k la municipalité l'église de Saint-Pierre ,
qu'elle demande pour y rassembler ses richesses :
elle possède un musée où elle réunit avec soin
les monumens que la terre rend à notre curiosité;
elle est toujours occupée d'en découvrir de nou-
veaux. Son zèle est déjà récompensé- , le musée
jouit de quelque célébrité ; et aucun voyageur un
peu instruit ne peut se dispenser de s'arrêter dans
la ville , et de consacrer quelques heures pour le
visiter.
La bibliothèque est composée de sept mille cinq
cents volumes, parmi lesquels il y a beaucoup de,
bons ouvrages usuels, mais rien de remarquable.
On a donné le nom de rue de la Héorénémtion à la
■ o
rue qu'on appeloit anciennement rue du Bordel , parcer
que, dans le temps où la police ordonnoit que toutes
les femmes publiques fussent confinées dans le même
lieu, c'étoit là qu'elles habitoient. Cette rueéîoit
voisine du marché aux pourceaux , aux boucs et aux.
chèvres; et Chorier observe, à ce sujet ,qye « daris
33 le lieu où le paysan vendoit ces animaux , la louve
33 se vendoit elle-même ^' (i).
■\fy^'.\\:
' \) Chorier, p. 469.
28
CHAPITRE XXXVII.
Saint-Maurice. — Tombeau de Jérôme de Villars;
— d'Armand deMontmorin. — Inscription de Labenia.
— La Gère. — Utilité de ses eaux. — Manufactures,
Draperies. — Dévidage de la soie. — Moulin à foulon.
— Blanchisserie, — Mines de plomb. — Pisay. —
Constructions en cailloux.
iNous nous rendîmes à la cathédrale, qui est sous
l'invocation de S. Maurice. Ce magnifique édifice
a été successivement embelli par la piété des anciens
prélats de Vienne et des anciens souverains de la
province. II est sur une plate-forme, à laquelle on
monte par vingt-huit degrés ; ce qui lui donne
quelque conformité avec les temples de l'antiquité.
Le portail étoit enrichi d'un nombre considérable
de figures en hau t- relief : le terrible baron des Adrets
en avoit déjà renversé plusieurs pendant les guerres
de religion ; mais la fureur révolutionnaire y a exercé
bien d'autres ravages ; toutes ces figures ont été
horriblement mutilées (i). Le vaisseau est intérieu-
rement très-beau et très-bien éclairé, et sans aucun
ornement superflu : mais on y rencontre aussi par-
tout des traces d'une dévastation sacrilège.
(i) Ce portail est gravé au frontispice de l'///Vw/rf de l'egîlsi
de Vienne i par Charvet,
CHAPITRÉ XXXVII. 19
Nous remarquâmes le bénitier , qui est d'un très-
beau marbre venant des ruines d'un temple antique.
L'autel du chœur est plaqué de vert antique, tiré
d'une belle colonne qui avoit été trouvée à Sainte-
Colombe, et qu'on auroit mieux fait de conserver.
Autour du chœur, règne une frise composée alter-
nativement de feuillages, de têtes d'hommes et d'ani-
maux. Derrière l'autel est la chaire archiépiscopale ,
adossée au mur. On voit dans la nef les restes d'un
zodiaque peint à fresque, avec une inscription très-
dégradée. Une autre fresque représente divers sujets
de l'ancien et du nouveau Testament ; mais elle est
aussi très-altérée. II y a dans la même chapelle un
beau fût de colonne de cipolino verde. Huit vitraux
subsistent encore; on y a peint des Apôtres.
Le tombeau de Jérôme de Villars , archevêque
de Vienne, mort en 1626, est encore entier. Charvet
et Chorier nous ont conservé son épitaphe : nous y
remarquâmes la belle devise de ce vertueux prélat,
KPATAIA ns 0ANATO2 H AfADH , la charité est
forte comme la ?nort ; c'est-à-dire que toutes deux
ne connoissent point d'obstacles (i).
Le tombeau d'Armand de Montmorin , mort en
171 3, est un ouvrage de sculpture assez distin^rié;
il a été exécuté à Rome par Slodtz , et posé à Vienne
(i) Ce tombeau est gravé dans V Histoire de l'église de Vienne ,
par Charvet, page 641.
30 CHAPITRE XXXVII.
en I74-7- Le prélat, vêtu de l:i chape, est assis sur
un sarcophage devant une pyramide : il tient de la
main gauche la droite d'Oswald , cardinal de la
Tour-d'Auvergne, qui lui a fait ériger ce monument ;
il lui montre de la main droite la mitre et la croix
archiépiscopales, placées sur un coussin: il semble
lui dire que ces marques de dignité lui sont desti-
nées, et qu'il lui succédera un jour. Le génie de
la religion recueille les dernières paroles du prélat ;
te sont des passages de l'épître de S. Paul à Timo-
thée sur les devoirs de l'épiscopat : il tient dans
la main gauche les armoiries du cardinal; ce qui
partage son attention d'une manière peu conve-
nable : celles de Montmorin sont sur le sarcophage.
Ce monument, qui s'étoit conservé pendant la ter-
reur, a été dégradé depuis; mais l'ensemble subsiste
toujours. Si la famille vouloit le faire réparer , cela
seroit très -facile, à l'aide de la gravure publiée par
Charvet, et sur -tout du petit modèle en relief que
l'on conserve dans le musée (i).
Au-dessus d'un petit portail, on voit encore une
jolie frise en marbre , du temps de la renaissance des
arts.
Près de l'église , devant la maison de Cret , trai-
teur, nous trouvâmes une belle colonne de granit.
Dans la rue de la Pêcherie , l'inscription suivante
.',^ c
//';v; , p. 18.
CHAPITRE XXXVII. 3I
est inerustée dans le mur , à un pied au-dessus du
sol et sous la fenêtre du rez-de-chaussée (i).
LABENIAE NEJVE
SIAE OPTIMAE . ET
pIiSSIMAE . LIB
ET . CONIVGI
P . LABENIVS TR°
PHIMVS MERI
tIs EIVS SIBI
Bar.
La ville de Vienne est bâtie sur un terrain plat
et étroit, qui s'étend des bords du Riiône entre
deux chaînes de montagnes , au milieu desquelles
coule la Gère ; ces montagnes sont noires , arides ;
c'est le chemin par lequel on va de Vienne à Gre-
noble : mais le triste aspect de ce défilé est animé
par les nombreuses usines que la Gère met en acti-
vité. Si ce séjour est peu agréable, on est au moins
( I ) Cette inscription a été publiée dans le Voyage littéraire de
deux Religieux Be'ncdictins , I, zCo. Notre copie est plus correcte.
32 CHAPITRE XXXVIi,
dédommagé par le point de vue qu'offrent du côté
du Rhône le cours du fleuve, Sainte-Coiombe , et
les riches campagnes qui i'avoisinent.
Nous eûmes le plaisir de donner à dîner, à notre
hôtel de /a Table ronde , à MM. Guilierniin ,
maire de Vienne , Boissard de Sainte -Colombe , et
Cochard , conseiller de préfecture du département
du Rhône. Ce fut encore pour nous une occasion
de recueillir beaucoup de renseîgnemens.
Après ie dîner, nous allâmes nous promener ; et ces
messieurs nous conduisirent dans les nombreux ate-
liers situés sur la Gère : cette petite rivière, si utile
h la ville de Vienne, en fait mouvoir les machines. Ses
eaux descendent de la montagne , et sont retenues
de distance en distance par de petits murs où elle
forme des cascades : elles ne gèlent point en hiver ,
et même on les voit alors fumer ; ce qui est dû sans
doute au dégagement des parties sulfureuses qu'elles
contiennent. Jamais cette rivière ne tarit en été, mais
quelquefois elle grossit beaucoup en hiver ; et alors ,
comme sa pente est très-rapide, elle cause de grands
dégâts : c'est ce qui arriva en 1750. On la passe sur
un pont de pierre appelé Pont de Saint-Sévere.
Nous entrâmes d'abord dans la manufacture de
draperie de MM. Charvet frères. On y emploie
pour le cardage , de l'huile d'olive commune appe-
lée seconde huile ; elle a la propriété de fortifier
la laine et de ne pas lui donner d'odeur. Avant la
révoliuio.i
CHAPITRE XXXVlI. 33
révolution, on tiroit les laines d'Espagne par Toulouse
et Rouen , d'où venoient les meilleures ; aujourd'hui
ion ne fait usage que des laines du pays.
On se sert de navettes roulantes sur le métier : la
largeur de l'étoffe est de deux aunes un huitième, qui,
par le foulage, sont réduites aune aune et un quart;
la longueur est quelquefois diminuée dans une plus
forte proportion. Presque à chaque métier il y a
un maître et un apprenti; celui-ci est aux gages du
premier : il y a aussi quelquefois deux ouvriers
d'égale force. Le nombre des fils diffère : il y a des
pièces qui , sur la largeur, en ont deux mille ; d'autres ,
deux mille quatre cents , deux mille six cents, et trois
mille. Les ouvriers sont payés en raison du nombre
de livres de laine qu'ils emploient.
D'autres ateliers sont destinés à l'opération qu'on
appelle garnir la pièce , et qui consiste à faire ressortir
ia laine ou le poil , au moyen d'instrumens composés
de chardons à foulon (1).
Après le premier tondage , on la regarnit encore ;
on la teint ensuite , on la fait sécher, et on la retond
pour la lisser. Le reste dépend de la fiçon qu'on
veut lui donner ; on la ratine , ou l'on en fait de
î'éto^e : on ne garnit l'étoffe que d'un côté.
La laine qui reste dans les chardons, en est enlevée
par de petits enfans , et est vendue pour faire des
(1) Dipsacus fullonum.
Tome II.
34 CHAPITRE XXXVII.
draps de moins bonne qualité ou des chapeaux ( i ) ,
ainsi que la ïaine qui provient du tondage (2). On
lire les chardons de Saint-Remi en Provence.
Les grands ciseaux de tondage s'appellent forces
[ mot dérivé du latin forceps]. Les ouvriers garnisseurs
et tondeurs sont payés à la pièce ou par jour. La pièce
à tondre est placée sur un coussin qui, en longueur,.
a la largeur du drap ; elle y est fixée de chaque côté
par deux petits crochets en acier : la banquette ou
coussin est formée par la laine provenant du ton-
da2:e. L'urine des ouvriers sert à fouler et k dégraisser
les draps ; on en achète aussi au dehors.
. Les pièces passent ensuite dans l'atelier de tein-
ture. Le vert est produit par de l'indigo et du bois
jaune.
Dans \ atelier de filature , on carde la laine et on
la met dans des cornets ; elle est ensuite grossière-
ment filée à la main. Les bobines qu'on a faites
ainsi , sont portées à la filature mécanique , on les
fils sont rendus plus fins qu'ils n'étoient à la filature
à la main. Le procédé est à-peu-près celui qui se
pratique pour le filage du coton.
Nous entrâmes ensuite dans un atelier où l'on
dévide la soie.
Deux fils se dévident ensemble , et passent des
( 1 ) Elle se vend le tiers de îa laine dont on fa.it dfe bons draps.
(2) Elle ne se vend que le huitième. ,
CHAPITRE XXXVir.^ ^j '
bobines sur des guindres carrées qui reçoivent des
écheveaux.
Pour le moulinage de la soie , on fait usage
d'une machine à vingt-quatre o-//i;î///TJ, h deux rangs
ou étages; ie mouvement est imprimé à l'ensemble
par une roue simple fixée à un arbre qui communique
à une roue mue par l'eau. Une opération qui précède
ie moulinage , consiste ii dévider les écheveaux de
soie à fil simple.
Malgré l'utilité reconnue de l'eau de la Gère,
on n'est pas assez industrieux pour l'économiser ;
on la prodigue , et il y en a beaucoup de perdue
sans être employée. Avec la même quantité d'eau
l'on pourroit faire aller beaucoup d'autres usines.
. Nous entrâmes dans une manufacture de^/ de f>.r;
mais elle n'étoit pas pour le moment en acdvité.
. Nous vîmes ensuite le moulin à foulon. Il faut cinq
heures pour chacun des deux foulages d'une pièce de
drap de quarante aunes , ou de ratine de tfente-deux
aunes : la première fois on emploie un panier ou
balle de trente à cinquante livres de terre à foulon ,
plus ou moins, selon la quai"té du drap; la seconde
fois , on emploie moiiié moins de cette terre.
La matière qui sort parle foulage, est une argile
mêlée d'une huile animale dont on pourroit se servir
utilement pour engrais : les ouvriers , à qui nous
fiiues cette observation , répondirent qu'ils n'avoient
point de terres à cultiver.
C 2,
^6 C H API TRE XXXVII.
ha.. Blanchisserie des toiles est sur une prairie assez
longue ; elle appartient à M. Boissat , adjoint au
maire de Vienne. II y a encore des fonderies de cuivre
qui emploient beaucoup d'ouvriers : il y a aussi des
mines. Ces usines sont dans ie faubourg de Pont-
l'Evêque , sur la route de Grenoble. Tous les métiers
qui sont mus par des roues et par l'eau , sont appelés à
Vienne arîijîces. Selon les anciennes géographies ,
Vienne étoit renommée pour les belles lames d'épée
qu'on y fabriquoit et dont la trempe étoit excellente;
à l'époque de la révolution on y en faisoit encore.
Nous terminâmes cette promenade par visiter la
belle propriété de M. Blumenstein , qui est enclavée
dans deux bras de la Gère : au milieu est une usine pour
brûler et laver le minerai de plomb, le bocarder, &c.
Le minerai contient deux onces d'argent par quintal :
on n'en fait plus l'extraction depuis long - temps ,
parce qu'elle ne compenseroit point les frais. Les pro-
priétaires conservent des échantillons de minerai dans
leur cabinet , pour servir de comparaison si l'on en
trouvoit de plus riche lorsqu'on change de filon.
A mi-côte de la montagne à laquelle ces usines
sont adossées, on voit des restes de plusieurs embou-
cljures d'anciens aqueducs qui avoient servi pour
conduire les eaux ^e la Gère dans la naumachie et
dans les bains de la ville. Sur la montagne sont les
ruines d'une tour carrée qu'on appelle Pipet : cet
édifice s'appeloit autrefois Pompeiacum , parce qu'eu
CHAPITRE XXXVII. 37
prétend que Pompée, pâssâTït en Espagne, l'avoît fait
fortifier. De Pompeiacum on a dit Pompet , et Pipef.
Le jour nous avoit tout-k-fait abandonnés ; nous
rentrâmes dans l'intérieur de la ville. M. Cochard
promit de revenir au lever du soleil pour nous
accompagner dans nos courses et voir avec nous les
monumens précieux qui nous restoient k examiner.
Quoique la pierre soit assez abondante et très-
bonne dans le département, on fait beaucoup de»
maisons en terre , ou , dans le patois du pays , en
pïsay ou pisé , nom qui a été donné à ce genre de
construction. On donne aux maisons de pisay jusqu'à
trente pieds d'élévation : les fondations sont en ma-
çonnerie ordinaire ; les assises de pisay dont on fait
ies murs , ont chacune trois pieds de hauteur sur six
de longueur ; ces assises sont liées entre elles par
des couches de mortier d'un pouce d'épaisseur. La
toise carrée coûte 2 francs 50 centimes. Le pisay,
revêtu de mortier à l'extérieur , est aussi agréable
à la vue que la maçonnerie.
On a encore une autre manière de construire des
murs et des maisons avec les cailloux qu'on ramasse
dans les champs ou dans le lit du Rhône : on donné
à chaque assise de cailloux une direction différente ;
ce qui forme une espèce de mosaïque. On peut
voir , planche IX , nf j , le dessin d'une maison
ainsi construite..
c 3
3 8-
CHAPITRE XXXVIII.
Inscriptions d'Avinnlus Gallus. — Saint - Pierre, —
; Sarcophage de JuHa Fœdula. — Epitaphes du comte
Girard ; — de l'abbé Guillaume ; — de i'abb^ Léoaien.
■ — Mntres Ai/gi/stcC. — Inscriptions d'Alfius Apronia-
nus;-^ deVirius Victor. — Masques antiques. — Plan
de l'Aiguille. — ■ L'Aiguille. — Arc de triomphe.— Co-
lonnes. — Inscriptions frustes. — Temple d'Auguste.
, ■ — Son inscription, -r- Clous qui attachoient l'es lettres.
— I ncenitude des inscriptions déterminées par ces cIOus.
— Hôtel-de-ville. — r Tableaux de M. Schneyder. —
Inscription d'une Tïamine. — Beau Groupe de deux
enfar.s. — Climat. — Poste aux ânes. — Jumarts.
j jf. lendemain, à la pointe du. jour, M. Cochard
étoit k notre hôtel : nous fiûin^s li^eniôt prêis. Nous
copiâmes d'abord les deux insciiptions suivantes { i ) ,
qui sont incrustées dans un mur k côté de la porte
de l'ancienne église de Saint-Sévère , dont il ne reste
presque plus rien.
Dis
;
MANIBVS
l'
AVINNIVS CALLVS
■
1
■ i
VIVOS SIEÎ
—
Dis .
. MANIBVS
AVINNIVS GAL
LVS Vives S!BI.
|î
(i) Chckier, Antlïï. de Vienne, 39; CkÙTE."., CMHi , 7;
GOLNITZ, Itintrar. 40^.
CHAPITRE XXXVIII. 39
II paroît que ce îoiiibeau avoit deux faces , et
qu'Avinnius Gallus voulut que son nom parût sur
chacune.
Nous visitâmes la célèbre église de \ abbaye de Saint-
Pierre. Le monastère , cette antique fondation du IX."
siècle , a été détruit : mais l'église , qui renferme tant de
pieux témoignages de la foi de nos pères , subsiste en-
core, avec les trois s^roupes dont l'entrée est décorée ;
ils représentent un lion et un jeune homme qui
paroît vouloir le déchirer. Ces sculj)tures bizarres
ont été la source de bien des fables. Selon la tradi-
tion , un ange les apporta de Rome en une nuit ,
comme un gage de la protection spéciale que Dieu
accordoit k ce saint lieu ; et Virgile , que dans le
moyen âge on a fait passer pour un grand magi-
cien (i), étoit l'auteur -de ces figures. On sait que
(i) C'est le sujet de cette épigrammc , composée au commen-
eeniCiU du XVI. "-' siècle, par HUBERT SuiSSAN :
Inter inagiiArum miracula plurima rerum ,
Vergilii snhrs aniiumeratiir opiis.
Très magicâ ardentes co-nfecerat arte lucernas;
Ardentes seniper septiina vidit hyems.
Très tribus c saxis , immania memùra, Icônes
Suhjicit idolis mimera grata suit.
Fontipcis precil'us Roma sunt nocte Viennam ,
Nocte unâ , angelicâ singula. lata nninv.
Christiadum pukhros hodie concessit in nsus ,
Qûô vrtùs infelix ethnicus iisus erat,
Aspice rem , Christi famu'aris tiirlui , stupenduin
Vergiliique manu , poiitijicisque prece.
<; 4
4o CHAPITRE XXXVI II.
ces monstres supportoient des colonnes terminées
par des lanternes : elles étoient sans doute destinées à
éclairer les fidèles qui venoient prier dans ce temple
aux veilles des fêtes des saints martyrs. La base
d'un de ces lions porte une inscription romaine :
c'est l'épitaphe de Maximius , marchand de vin u
Vienne ; on peut la lire dans les Recherches de
Chorier ( i).
L'église inspire une vénération religieuse par ie
souvenir des Saints dont on dit qu'elle est le tombeau.
C'étoit pour ne pas mêler des cendres moins pures
à ces cendres pieuses , que depuis long-temps il étoit
défendu d'y enterrer. Beaucoup d'ornemens , qui
seroient aujourd'hui des monumens précieux du
moyen âge , ont disparu ; des peintures curieuses
ont été effacées: mais plusieurs inscriptions subsistent
encore ; et ces marbres vénérables nous ont conservé
les noms de ceux qui ont les premiers signalé leur
foi dans Vienne.
Nous remarquâmes d'abord l'inscription d'EduIa ,
cjue Chorier regarde comme une des plus anciennes
du christianisme (2). J'observerai seulement qu'avant
le mot EDVLA , par où commence cette inscription
selon Chorier, j'ai remarqué les lettres IFO ; ce qui
donne un nom différent : et probablement cette
(1) Page 253.
(2} Recherches des antiquite's de Vienne, 2^8,
CHAPITRE. XXXVIII. 4»
dame viennoise qui, ayant renoncé au paganisme,
fut baptisée par S. Martin lui-même, se nommoit
JuLiA FoEDULA. On voit sur ce monument le
monogramme du Christ entre deux colombes.
La curieuse épitaphe de Girard, comte, c'est-à-
dire gouverneur , de Vienne en i o45 , rapportée par
Chorier ( i ) , existe encore dans cette église , et doit
être conservée , ainsi que celle de l'abbé Guillaume ,
qui mourut en i 224 (-) , et celle de l'abbé Léonien,
qui vivoit sous le pontificat de S. Avit : le tombeau
de ce dernier , qui avoit été détruit dans les guerres
de religion , flit réparé sous Charles VI , sans doute
à l'imitation de l'ancien ; car on y voit des paons qui
se becquètent, le monogramme du Christ, et il a tous
les caractères des anciens sarcophages chrétiens (3).
Au milieu de ces témoignages tendus à la piété
des premiers chrétiens viennois, on ne s'attendroit
pas à trouver un autel élevé à des divinités païennes ;
il semble qu'il ait été placé dans ce lieu comme un
trophée du culte que le christianisme aVoit détruit :
on lit contre un mui cette curieuse inscription aux
Déesses mères, dont il a déjà été question. Quoique
, Chorier l'ait publiée (4) , il ne l'a pas figurée ; et je
crois devoir la placer ici, afin de constater soit
existence et pour qu'elle soit conservée.
(t) Chorier, Recherches des antiquités de Vieime , 259.
(2) Jljid. iCjQ.
(5) Ibid. 28^. J'ai relevé plusieurs inex.ictituues de Cfiorier sur
rnon exerapiaire.
(4) îhid. p. 134.
42
CHAPITRi: XXXVÏII.
\
f
MATRIS AVGVSTIS
CATITIVS SEDVLLVS
EX VOTO.
V
/
Aux mères ( i ) Augustes Catititis Scdullus , d'après un vœu.
. De tant d'anciennes épitaphes qui rappeloient les
noms de princes , de savans , d'hommes distingués
par leurs lumières et leur piété , il ne reste que
celles que je viens d'indiquer ; leurs tombeaux ont
disparu , même long-temps avant la révolution : ce
(i) Matris est fe datif pluriel du mot latin barbare tnatra ;
on lit sur plusieurs inscriptions, viaîriùus , inatrnhns et matris.
Voyez suvrèt , t. 1.'^'', p. 49',
CHAPITRE XXXVII r. 45
qui prouve les fréquentes désolations de cette église ,
et (es divers changemens qu'elle a éprouvés.
L'inscription rapportée par Chorier ( i ) existe
encore dans le mur qui boide le Rhône au bas de
l'escalier de Saint- Pierrej la hauteur des eaux nous
empêcha de la lire.
Les deux insciij>tions suivantes servent de jam-
bage h. la porte cochère du clos de l'ancienne abbaye
de Saint-Pieire, qui e^t aujourd'hui une verrerie (2).
La première est ainsi conçue :
VIRTVTE FOR
TISSIISÏO ET PIE
TATE CLEMENTIS
SIMO D. N. FL.
CONSTANTINO
MAXIMO ET
INVICT AVG
M ALFIV'3 AFRONIA
NVS P P FL VIENNAE
DEV N MA Q EIVS (j).
A notre seigneur (4) FLu'ius Corrtamitius , très-fort par le courage ;
• — • ' \
(i) Antiquités de Vienne, p. 263.
(2) Grande rue, près de la porte d'Avignon, n." i.
(3] GrutER, CCLXXXin, 6, 7;GuD. inind. 57; S MET. i5<î,9;
B A NDURI , Ntiniism. imp. t. II , 2 57, n.°* 2 et 5 ; SlMEONI , Illustr.
deiili ej'it if. l^^, Chorier , Ant^tjuités Je Vienne , 3 30 ; Vetran.
MaukL'S, de Jur. lib. 37; KllETW, Inscr. Syll. 118; BOLDON.
Epigr. 476; GoLNrrz, Itincrar. 4012 ; D. BoUQUET, Saipt. rer.
GaU. t. I , in Exe. Gr. i 3H ; Diss. sur la plur. des Constantius , dans
les A'h'moires de Tre'voux , déc. 1704, p. 2095.
{4) Ligne 4- Domino Natro.
44 CHAPITRE XXXVIII.
irés-slenietit par la incté , très-grand n invincible Auguste, AI. Alfiua
Apronianus , jlamine verpc'tuel ( i ) de Vienne, dévoué à sa divi-
nité et à sa majesté [z).
La seconde { 3) est un simple vœu offert à Apollon
par Virius Victor et Virius Vitalis.
APOLLINI
SACRVM EX VOTO
C. VIRIVS VICTOR
ET
L. VIRIVS VITALIS
S. L. M (4).
Chorier conjecture que la maison de Vîrieu doifr J
son origine à cette famille Viria. J'ai rapporté ces
inscriptions, parce qu'elles seront bientôt détruites,
si l'administration municipale ne prend le soin de les
faire conserver.
Nous vîmes encore au-dessus de la porte d'un
jardin , Grande rue , en face du n.° 850, près de la
maison dont je viens de parler, deux beaux masques
de théâtre : ils ont été dessinés par M. Schneyder.
Nous dédirions visiter le monument appelé l'Ai-
guille ,e\. nous nous y rendîmes sur-le-champ. II
est dans une plaine , à un demi -quart de lieue de
(i) Ligne 9. PerPetuns FLamen.
(3) Ligne I a. DEVotus Nuniini MAjestatiQue ÉJUS.
(3) GrUTER, XXXVUI , 17; SmET. 148, 20 ; SlMEONÏ, lUustt:
degli epitaf. 10; ChoRIER, Antiquités de Vienne , 332; GoLNITZ,
Jtinerar. 403.
(4) Ligne 6. Solrerunt Luhentes Aferito.
CHAPITRE XXXVIII. 4-5>
Vienne , entre le grand chemin et le Rhône ; cette
plaine en a reçu ie nom de plan de l'Aiguille,
C'est une pyramide (planche XXV II , n/i J , com-
posée de plusieurs assises de grosses pierres car-
rées, et à gradins sur ies quatre faces (i] : elle est
construite sur un corps d'architecture carré , dont
chaque angle est oriié d'une colonne engagée, et
chaque face percée d'une arcade ; de sorte qu'on peut
passer librement des quatre côtés sous la pyramide.
Ces murs soutiennent un toit sur le milieu duquel
pose la pyramide , et non sur les quatre m.urs ; ce qui
rend cette construction étonnante. Ce monument,
qui a soixante-douze pieds d'élévation , porte encore
des marques des outrages que lui ont faits les hommes
pour en arracher le fer : un Milanois qui avoit acheté
ie champ où il est placé, avoit commencé k le dé-
truire ; et il n'existeroit plus sans l'opiniâtre résistance
du savant Pierre de Boissac , alors chef de la justice
à Vienne. Pendant le règne de la terreur , on a placé
sur cette aiguille une énorme barre de fer qui sup-
porte une large girouette de fer-blanc et le bonnet
de la liberté. Il est temps de détruire ces symboles qui
rappellent une époque funeste ; et il est à craindre
que cette énorme girouette, sans cesse agitée par le
vent , ne renverse ce monument intéressant et sin-
gulier. Il faudroit aussi remplacer une pierre qui
^i ; Ei'e ett gravée dans ie Ricueil de C.'i.YLUS, t. IIJ, pi. 95, p. 349.
46 CHAPITRE XXXVIII.
manque dans le corps d'architecture. Ce monument
est beau ; il a un air de grandeur imposant et une
solidité qui inspire le respect.
La destination de ce monument a I.ieaucoup
exercé les antiquaires. Selon ia tradition vulgaire ,
c'est le tombeau de Ponce-Pilate (i). On a voulu
anciennement que cette pyramide fut ce qu'étoit le
miliiaire doré de ia ville de Rome ; on y a vu ensuite
ie tombeau du prétendu Venerius-, ù qui l'on attribue
ia fondation de Vienne. Mais ce monument est du
bon temps de l'architecture. Chorier pense que c'est
un cénotaphe élevé par les Viennois ii la mémoire
d'Auguste , et qu'il étoit surmonté d'une urne ciné-
raire. M. Schneyder (2) veut que ce soit le céiiotaphe
d'Alexandre Sévère ; et son opinion n'est pas plus
appuyée d'autorités que celle "de Chorier. Mais
comment prétendre déterminer la destination d'un
semblable édifice , qui n'a ni figures ni inscrip-
tions î M. Schneyder, qui a pénétré dans l'intérieur
de la pyramide à J'aide d'un trou qu'il y a pratiqué ,
et qui est aujourd'hui fermé par une petite porte
de fer, n'y a rien trouvé. Tout ce qu'on peut dire,
c'est que ce monument paroît avoir été bâti sous
(i) Si/prà , p. 1 1.
(2) Dissertation sur le céiwtûyhe appelé le Plan dt; l'Aiguille , à
Vienne, clans \e Afagasin encycl. année VI, t. V , p. 352. J'obser-
verai qu'il a voulu dire appelé l'Aiguille ; car ie mot plan est le
nom daunliinois de ia plaine où ce monument eft situe.
CM APITRE XXXVl II. 4/
les premiers empereurs , et qu'il est d'un assez beau
style : c'étoit probablement le tombeau d'un person-
nage distingué dont on ignore le nom.
Nous voulions terminer nos courses par le célèbre
temple d'Auguste ; mais il nous restoit encore quel-
ques rues de la ville à parcourir, afin de ne rien laisser
sans examen.
Nous allâmes déjeûner au café du Levant; et pré-
cisément à côté de cette maison , sur ia façade de
celle d'un horloger, nous vîmes deux bas-reliefs en
marbre enchâssés dans le mur. L'un est composé
de quatre figures : la première est vêtue d'une longue
robe ; la seconde tient un panier dans la main
droite, et un pedum dans la main gauche; la troi-
sième est armée d'un bouclier; la dernière élève ia
main droite comme pour haranguer les trois autres :
auprès d'elles est un arbre. L'autre bas-relief est
en forme de fronton ; au milieu du tympan on voit
une brebis entre deux colombes. Ces deux bas-reliefs
appartenoient à un même cénotaphe, que le pro-
priétaire a fait scier en deux. Peut-être M. Schneyder
ne les connoissoit-il pas encore, puisqu'il ne les a
pas dessinés.
Nous vîmes au haut de la rue des Serruriers ce
qu'on appelle VArc de triomphe ou Porte triojuphale.
C'est un arc dont on ne peut reconnoître la desti-
nation : il est orné, dans l'intérieur , de têtes de Satyres ;
ce qui pourroit faire croire qu'il a fait partie d'un
48 CHAPITRE XXXVIÎt.
théâtre. On a incrusté dans ie mur une figure gàU-
Joise , qui n'est ni du même style , ni du même
temps, et qui n'a pu appartenir à cet édifice.
Sur la place Modène, près de la fontaine, la
face latérale d'une maison qui fait encognure est
ornée d'un fragment de frise; et l'on voit, sur une**
des pierres de la même maison , ïascia renversée. '
Auprès de la porte cochère de M. Boissat, il y a ,
dans le mur un fragment d'une inscription grecque
si fruste , que nous n'en pûmes rien déchiffrer : il a
dans sa cour une belle colonne de cipolin vert.
A l'entrée de l'église de Saint- André- le-Bas, il
y a deux belles colonnes de marbre. Ce monastère
avoit été fondé par le duc Ancemond : son épitaphê
subsiste encore ( i ) , ainsi que celle de Berno , qui
procura aux religieux les reliques de S. Maxime (2)
et celles du roi Conrad (3) ; on y lit encore celle de
Richard de Sallery , prieur de Septème , qui y fut
inhumé vers 1200 (4).
Cette église renferme beaucoup d'autres inscrip^
tions des Xli.^ et Xiii.^ siècles et des suivans, sur de
beau marbre blanc. Elles ont probablement été gra-
vées sur des marbres dont on avoit gratté les inscrip-
tions antiques ; on en a ainsi perdu un grand nombre :
(i) Chorier, p. 66.
(2) UiJ. p. 67.
(3) Jl'U p. 68.
(4) Jl'id. p. 75. i
comiTiô
CHAPITRE XXXVIII. 4(j
comme on a gratté d'excellens manuscrits pour écrire
surle même parchemin des commentaires des psaumes.
Un cPiapiteau antique, en marbre, dont l'intérieur
est creusé , sert de fonts baptismaux. On voit dans
ia même église, comme dans celle d'Autun, plusieurs
chapiteaux historiés.
En passant par la rue J. J. Rousseau , nous vîmes ,
devant la maison n.° (><)J , un banc supporté d'un
côté par un chapiteau et de l'autre par un cippe
carré, enterré à moitié, et dont l'inscription est
très-fruste; voici ce «fue nous pûmes en déchiffrer :
D. M.
BII M. OPVS
TROFIL.
Nous visitâmes enfin l'édifice appelé Temple d'Au-
guste. Il est d'ordre corinthien ; il a soixante pieds
de longueur sur quarante de largeur , et il étoit
ouvert de tous les côtés. Ses colonnes sont compo-
sées de plusieurs assises ; elles ont vingt-cinq pieds
de hauteur , en y comprenant les chapiteaux et les
bases , qui portent sur un socle. Ces élégantes co-
lonnes étoient cannelées : mais lorsqu'on en remplit
les intervalles pour faire de cet édifice une église,
une main barbare brisa les cannelures ; et l'on enga-
gea tellement les colonnes dans la maçonnerie, qu'on
peut à peine les apercevoir. Voyez/?/. XXVII, n," 2.
Chorier prétend que cet édifice est un ancien
Tome II, D
JO CHAPITRE XXXVIII.
prétoire, dans lequel les Romains rendoient ia jus-
tice ( I j ; ie peuple veut d'après cette tradition , que
Pilate y ait présidé aux jugemens. Chorier regarde
comme plus évident que Vileliius y reçut un augure
favorable.
L'opinion que ce bâtiment étoit un prétoire , a
été assez généralement admise : cependant Spon ,
dans ses /Vlélanges et antiquités ^ a très -bien établi
que c'étoit un temple. Sans avoir la même élégance,
il ressemble ass:ez à celui qu'on appelle à Nîmes la
Maison carrée; il est, comme lui, ptriptère, c'est-
à-dire, entouré de colonnes, et il a un double
fronton ; enfin il réunit tous les caractères de ces
sortes d'édifices.
Ce fut le bienheureux Burcard, évêque de Vienne,
qui^ vers 10B9, érigea cet ancien temple en église,
pour plaire à Rodolphe , qui avoit comblé Vienne
de bienfaits. L'ignorance de ce prélat est excusable ,
si l'on considère le temps où il a vécu : il étoit
naturel qu'on négligeât des choses dont on ne con-
noissoit point le mérite.
Ce temple est gravé dans V Histoire de l'église de
Vienne par Charvet (21, tel qu'on suj->pose qu'il a
existé. Spon l'a représenté tel qu'il est aujourd'hui (3) ;
[i) Cho^ZT^ , Antiquités de Vienne, "ç. 8y.
(2) Page 28 I.
(3) Mélanines d'antiquités , p. 159,
CHAPITRE XXXVIII» 51
mais la figure qu'il en a donnée est bien maussade.
M. Schneyder a dessiné tous les détails avec un
soin extrême : il y reconnoît aussi un temple ; et
en suivant la méthode de l'illustre Séguier, il a cru,
d'après l'inspection des trous dans lesquels étoient
fixés les clous qui attachoient les lettres , en pouvoir
rétablir l'inscription, qui, selon lui , est ainsi conçue:
CONS DIVO AVGVSTO OFTIMO MAXIMO
ET DIVAE AVGVSTAE.
D'après cette inscription , ce temple auroit été
consacré par le peuple de Vienne à Auguste et à
Livie ; mais cette explication ne jne paioît qu'une
conjecture absolument destituée de fondement.
D'abord la distance des clous est une indication
trop incertaine pour donner autre chose que des
probabilités. Les mêmes lettres ne sont pas tou-
jours attachées aux mêmes points , ainsi que j'ai eu
l'occasion de m'en convaincre dans plusieurs ins-
criptions de Nîmes , qui , comme nous le verrons ,
mettent la chose hors de doute. Depuis la décou-
verte de M. Séguier, plusieurs personnes ont voulu
lire l'inscription du temple de Vienne : mais , ainsi
que j'ai pu m'en assurer par la coriespondance de
M. Séguier, que l'on conserve dans la bibliothèque
de Nîmes, les trous de cette inscription sont, dans
les copies qu'il a reçues , placés de plusieurs ma-
nières différentes; il y a un très -grand nombre
D 2
52 CHAPITRE XXXVIIt.
de ces trous dont on ne tient aucun compte , ainsi
qu'on peut le voir par une des copies de cette
inscription , que j'ai fait figurer pi. XXVII , nf ^
Si ce temple a été élevé en l'honneur d'Auguste
et de Livie , ce n'a pu être que sous le règne de Ti-
bère ; car, de son vivant, Auguste voulut qu'on joignît
à son culte celui de Rome, et non celui de Livie.
Cet édifice, respectable par son antiquité, avoit
été donné aux religieuses et consacré à Notre-Dame
de la Vie. Depuis la révolution , la société populaire y
a siégé : ce lieu a été enfin rendu au premier usage
qu'on lui avoit supposé ; c'est aujourd'hui la salle
d'audience du tribunal de commerce.
Au coin d'une maison qui fait face au temple , nous
vîmes dans un mur un morceau de corniche orné
d'un lézard et d'une chouette : deux architectes célè-
bres, Saurus et Batrachus, ont rappelé leur nom sur
leurs édifices , en sculptant sur un chapiteau un lézard,
appelé en grec sauras, et une grenouille, nommée
dans la même langue batrachos. Cette corniche pour-
roit également retracer le nom de deux architectes
qui se seroient aussi appelés Saurus et Glaucus ; la
chouette se nomme en grec g/aux.
Le maire de la ville, M. Guillermin, qui s'étoit
joint à nous pour aller à Noire-Dame de la Vie , nous
conduisit k l'hôtel-de-ville. On voit d'abord sur
i'escalier une grande inscription en vers, composée en
1518 par Lavinius , de l'ordre des Frères Prêcheurs ;
CHAPITRE XXXVIII. 53
elle contient une histoire abrégée de Vienne et de
sa fondation : Chorier l'a transcrite ( 1 ) .
II y a dans une salle une belle cheminée de cipo^
lin vert massif. La grande salle est décorée de cinq
tableaux peints par M. Schneyder, qui y a réuni
tous les monumens de Vienne , le Temple , l' Aiguille ,
ie prétendu arc de triomphe , les aqueducs ; et sur le
devant de chaque tableau , il a pincé plusieurs petits
moaiumens , tels que des mosaïques , des autels ,
choisis parmi ceux qui sont dans ie musée.
En revenant par la rue des Serruriers , nous lûmes ,
au coin de la rue Conquise , cette inscription :
M. TITIO TF
MACRÏNO
IVCVNDAE
EXTFC.
Elle nous apprend que Jucunda i'a fait placer
en mémoire de son mari (2) Marcus Titius Macrinus>
fils de Titius , pour exécuter les dispositions de son
testament (3).
Les rues de Vienne sont étroites , noires et angu-
leuses. Chaque fois que nous passions dans la plus
grande, nous regardions avec plaisir la belle inscriptioa
(i) Antiquités de Vienne, p, 383.
(2) Ligne 3. JUCUNDA Ejus. Les mots uxor, contuhernalis ,%0Vtt
lOus-entendus très-élégamment.
(i) Ligne 4. EX Testamento FÎtri Ciiravit.
B 3
54 CHAPITRE XXXVIII.
suivante, rapportée par Chorier (i) et d'autres au-
teurs ; les lettres , qui ont quatre pouces et demi de
hauteur, sont exécutées avec une pureté sans égale ;
D D FLAMINICA VIENNAE
TEGVLAS AENEAS AVRATAS
CVM CARPVSCVLIS ET
VESTITVRIS BASIVM ET SIGNA
CASTORIS ET POLLVCIS CVM EQVIS
ET SIGNA HERCVLIS ET MERCVRI
D S D
D D. jlam'im de Vienne a donné à ses frais [z) des daUf^ de
h'onje dore'es avec des supports {^) , et les ornemens des bases . et les
statues de Castor et de Pollux avec leurs chevaux , et celles d'Hercule
et de Mercure,
(i) Chorier, Ant. de Vienne, p. 172; Gruter, XCVIII, 8;
SmeTII Inscript, ant. 148 , 23 ; MoNTFAUC. Antiq. expl. 11, 51 ;
Diarium Italie. 2 ; FlCORONI, Osserva^. sopra V antichità di Roma
descritte nel Diario Italien del MONTFAUCON . 4; SiMEONI,
lllustraiioni degli epitaf. 13 ; FlektWOOD, Inscr. avt. Sylhge ,
24; OlTO,de Diis vialihus , 60 iMoLCON [Jean-Baptiste Lebrun
DES MarETTES ], Voyages liturgiques de France, 4; iVlORCELLI,
de Stylo inscript. 538, a.
(2) Dernière ligne. De Suo Dédie.
(3) CUM CARPUSCULIS ET VESTITURIS BASIUM. Quoique plu-
sieurs auteurs se soient occupés de cette belle inscription , le sens
de ces mots est toujours douteux. Selon VoPISCUS, in Aurel. 30 , fe
mot carpisculus est ie nom d'une chaussure barbare ; mais il s'agit
ici d'un membre d'architecture. Il est présumable qu'on a désigné
par ce mot la base inférieure qui emboîtoit , et chaussoit pour
ainsi dire , ce le sur laquelle ctoit cette inscription : le mot
restituris indique alors les ornemens dont cette base ctoit revêtue.
CHAPITRE XXXVIII. 55
Nous aHâmes voir, chez une paysanne appelée JV/v
palier , le joli groupe de marbre qui a été trouvé
dans sa vigne en l'an 6 ; il représente deux enfans
(pi. XXVJJ , n." ^) presque aussi grands que nature,
dont l'un a sur la tête un toupet attaché avec une ban-
delette : il tient dans la main gauche une colombe que
l'autre veut lui prendre , et il le mord au bras droit
pour la lui faire lâcher. Auprès de chacun d'eux il y a
un tronc : l'un , celui du côté de l'enfant qui tient
l'oiseau , est entouré d'un seipent ; un lézard rampe
et grimpe sur l'autre, et saisit un pppillon. L'artiste
qui a exécuté ce joli groupe, n'a voulu figurer qu'une
disjmte d'enfans. Mais comment se contenter d'une
explication aussi simple \ II a donc fallu que ces deux
enfans fussent deux génies; c'est, a-t-on dit, celui de
ïa méchanceté qui mord celui de la bonté ( > ) , et ces
figures ont appartenu à un temple. Pourquoi donc
imaginer que dans tout ce que les anciens ont pro-
duit, il y a des symboles, des allégories î leur ima-
gination n'a-t-elle jamais pu se reposer! n'ont-ils pas
pu , comme nous , représenter des scènes de la vie
commune , sans y cacher un sens \ Ce groupe ne
représente donc que deux enfans qui se disputent une
colombe: celui qui voudroit l'avoir mord au bras celui
(i) Voyez une Dissertation lue à l'Institut national par M, GI-
BELIN, correspondant, et insérée dans \a. Decaf/e philosophique ,
année X , t\.° z i , avec une figure du groupe.
d4
^6 CHAPITRE XXXVIII.
qui ne veut pas la lui céder ; le serpent , et le lézard
qui attrape un papillon , ne sont là que pour orner
ies troncs d'arbres et animer la scène. Ce charmant
groupe est de la conservation la plus parfaite , d'une
composition agréable et élégante. J'aurois voulu en
faire l'acquisition : mais , quoique la propriétaire soit
une pauvre femme, elle ne veut pas le vendre; elle
regarde ce groupe comme un talisman qui la pro-
tège : jamais elle ne se séparera , dit-elle , de ses en-
fans , de ses petits anges, que le ciel lui a envoyés
pour ie bonheur de sa maison.
La partie du ci-devant Dauphiné située entre
l'Isère et le Rhône est plus tejupérée que celle qui
avoisine Grenoble ; et k mesure qu'on approche de
Vienne, la température devient encore plus douce.
Les côtes du Rhône présentent un pays chaud et re-
nommé pour la qualité de leurs vins.
L'air , dans cette contrée et sur toute la côte
du Rhône, est extrêmement sain; aucune maladie
endémique ni locale n'y affecte la population. On
élève peu de chevaux ; l'espèce en est médiocre :
mais celle des ânes est fort belle. II n'est personne
qui n'ait entendu parler de ce qu'on appelle la poste
aux ânes; on peut voyager ainsi sur toute la route
depuis Lyon jusqu'à Marseille. Beaucoup de gens
du pays n'ont d'autre monture que ces modestes
coursiers : des paysans les louent pour un prix mo-
déré. Ces animaux connoi§i>ent si bien leur chemin
CHAPITRE XXXVIII. 57
qu'on doit leur abandonner sa confiance sans vouloir
les écarter des sentiers qu'ils sont habitués à prendre,
ni retarder ou accélérer leur marche. En vain ten-
teroit-on de ies détourner de cette direction : i'animal
rétif reviendroit plutôt sur ses pas, ou expireroit sous
les coups. Cette monture a été avilie , parce que
les enfans apprennent que c'étoit celle de Sancho ;
mais il suffit de songer , pour en avoir une idée
plus noble, que c'étoit aussi celle du Sauveur du
monde.
C'est encore à cette contrée qu'on prétend qu'ap-
partient cette variété appelée jumart (il, nom donné
k un mulet qu'on dit être né de l'accouplement du
taureau et de la jument, ou du taureau et de l'ânesse.
En vain ïes observateurs les plus éclairés, BufFon,
Erxleben, Bourgelat, Huzard, ont nié son existence;
on s'obstine k y croire, parce qu'on aime ce qui est
extraordinaire : mais il est certain que tous les pré-
tendus jumarts qui ont été scrupuleusement examinés,
ont été reconnus pour de véritables bardots (2).
Parmi les autres quadrupèdes , on peut citer le
chevreuil , le hérisson, la loutre , le lérot , la roussette,
l'oreillard et le fer-à-cheval. La race des bêtes k
cornes s'améliore par le croisement avec les races de
( I ) Onotaurus,
(2) Le bardot est un mulet qui provient de l'accouplement
du cheval et de l'ânesse.
58 CHAPITRE XXXVIIÎ.
Suisse et de Hollande , on coniaience aussi à y élevev
la race espagnole des moutons.
MjM. Villers (1), Faute et Sionest ont observé
dans ces eijviions plus de (rois mille espèces d'in-
sectes, dont plusieurs sont très- méridionales, et
quelques-unes n'ont pas été décrites (2). Parmi les
amjîhibies , on distingue le crapaud aquatique à ventre
jaune , la grenouille des buissons, ie grand le^jird vert
du Languedoc et la salamandre aquatique. La viphe
est rare; on rencontre plusieurs variétés de couleuvres
non venimeuses, telles que Xorvet ou \ aveugle et le
serpent a collier.
Le nombre des coquilles fluviatiles et terrestres
recueillies par MM. Faure et Sionest dans les envi-
rons de Lyon, surpasse de moitié la collection que
le célèbre auteur de VlIistJire des insectes , M. Geof-
froy, avoit faite autour de Paris.
( I ) £". Villers , Linn^i Entomologia.
(?) Voici ies noms de qucîques-unes : Cerarnbyx loiigîpes; Buprestîs
Grdsiis; Carabus rustrutus, — attenuatus; A'hLie erj thrncephdhs; Alanth
purpurata ; Grillus Allionii; Cimex paradoxus ; Sphinx vespenilio ,—
appendlgaster; Phalœna dumai , — fraxini , — ^ alg'tra , — sacraria , —
pukhelld; A'Iyrmeleo longlcornis , — barbarus, — tigrinus ; Kaphidia
mantîipa; Tmthndo ainericana, &;c.
59
CHAPITRE XXXIX.
PÉPART de Vienne. — Château de Rossiilon. — Côte-
Rôtie, — Mont-Pilat. — AmfuiS. — Sa fertilité. —
Pierre milliaire. — CoRDELON. — CoNfRJEUX. —
Saint-Vallier. — Anecdote. — Trains. — Colom-
bier. — Table du Roi. ■ — Tournon. — Collège. —
Bibliothèque. — TaiN. — Tauroboie. — Pierre mil-
liaire, — Saint-JeAN-DE-Musol.' — Inscription
des négocians du Rhône.
JNous n'avions passé que trente- six heures dans
Vienne , et nous avions recueilli luie ample moisson.
Après avoir bien couru toute ia matinée , nous
dînâmes chez M. le maire, qui vouloit nous retenir
encore ; mais , quoique la journée fût avancée , nous
décidâmes d'aller coucher àCon Jrieux , pour arriver
ie lendemain matin à Valence.
Nous nous rembarquâmes h. quatre heures , ie
20 mai , jour de la Pentecôte, après avoir pris congé
des personnes qui nous avoient si obligeamment
secondés dans nos recherches.
En quittant Vienne , on a sur la rive droite Sainte-
Colombe , et sur la gauche les bain;- publics : on
aperçoit le plan de I'x\.iguille , la grande route
plantée de mûriers et de chat ligniers ; et l'on dé-
couvre bientôt cette riche côte dont les vins roupies
6o CHAPITRE XXXIX.
sont si célèbres , et à qui son exposition a fait donner
le nom de Côte-Rôtie. Ces vins vont à Paris par la
Saône, le canal de Charoliois, et la Seine. Le terrain
devient ensuite un peu aride : on n'y trouve qu'un
petit nombre d'habitations. On voit de loin la petite
ville d'Auberive , et le lieu appelé Péa^e de Rossillon,
où sont encore , sur une hauteur , les ruines d'une
autre petite ville et d'un château ; les environs pa-
roissent assez agréables , quoique le sol soit couvert
d'une si prodigieuse quantité de cailloux roulés , qu'à >
peine iaissent-ils voir la terre : les nombreux mûriers
qui y croissent , donnent à la contrée l'apparence
d'un verger.
Comme le lit du Rhône n'est pas dans une direc-
tion droite , nous eûmes pendant long-temps en fzfce
le Mont- Pilât (i).
Les paysans paroissent laborieux ; mais un sol
ingrat refuse de récompenser leurs travaux et leur
industrie. Ils labourent avec une charrue extrême-
ment simple [pi. IX, n.° 6). Elle consiste en une pièce
de bois carrée AB, de quatre à cinq pouces d'épaisseur,
dont l'extrémité antérieure est garnie d'une forte
pointe en fer A C , longue d'environ dix pouces. Cette
pièce est placée horizontalement sur le terrain : on
y adapte deux manches ou bras D et E; celui de
devant E sert de timon , on y attelle les bœufs ;
( I ) Suprà , p. n .
C M A PITRE XXXIX. 6t
celui de derrière D sert au cuitivateur pour diriger
l'araire : une grande cheville de bois F sert à fixer le
timon à l'élévation convenable pour la grandeur des
animaux qu'on attelle. Selon que le laboureur lève
plus ou moins la partie de derrière de la charrue , la
' pointe de fer C s'enfonce plus ou moins profondé-
ment dans la terre, et la déchire à mesure que la
charrue avance. La pièce de bois carrée augmente
de grosseur vers l'extrémité B , opposée à la pointe C ,
afin que les sillons ouverts par celle-ci soient un peu
élargis.
A la hauteur d'Ampuis , nous mîmes pied à terre ,
pour aller chercher l'endroit où l'on nous avoit
dit à Vienne qu'il y avoit une colonne miiliaire.
Après avoir questionné sans succès beaucoup de
monde , même le curé d'Ampuis , qui n'en avoit
jamais entendu parler , nous la trouvâmes enfin en
suivant le lit d'un torrent qui pour le moment étoit
à sec : elle y sert de support à la quatrième planche
qui forme un petit pont , un peu plus loin que la
campagne de M. Boissat ; elle est couchée sur le
bord du torrent. Elle étoit autrefois dressée à peu
de distance de là ; et , selon le dire des paysans ,
elle y servoit de carcan : ils ajoutent que le torrent
dont elle supporte un pont , est appelé pour cela
h torrent du Carcan , ou simplem.ent le Carcan.
Cette pierre a cinq pieds sept pouces de longueur
€t vingt - deux pouces de diamètre. Chorier en a
62 CHAPITRE XXXIX.
donné l'inscription ( i ) , qui est aujourd'hui presque
indéchiffrabie. Cependant on devroit , par respect
pour l'antiquité, remplacer cette pierre par une autre,
et la faire transporter dans le chef lieu du dépar-
tement.
Ampuis s'appeloit dans le moyen âge Ampoys'iacus ,
Amputheus , Arnpusius ou Ampiicîuî. S. Eloi y guérit
im démoniaque, et ce miracle est encore célèbre dans
le pays.
Ce petit territoire mérite une attention particulière.
C'est une langue de terre de peu d'étendue , formée
des sédimens du Rhône ; elle est abritée au nord
et à l'ouest par une colhne. Le sol est très-meuble.
La nature y déploie tous ses trésors : on assure
que les melons et les fruits à noyau qu'on y cultive,
suffisent seuls pour le paiement des contributions.
C'est sur la colline qui protège cette riante vé-
gétation, que l'industiieux colon a transporté de
ia terre végétale, qu'il retient par des murs : là croît
une vigne dont le vin a une juste célébrité. Près
d'Ampuis , sur le territoire de Saint-Romain-en-
Galles , on recueille la première qualité de ces
marrons si connus des gourmands sous le nom de
marrons de Lyon.
Un peu avant Condrieux , sur la droite , nous
vîmes avec intérêt le château de Cordelon, qui a été
(i) Chorieh, Antiquités de Vienne, page 148,
CHAPITRE XXXIX. 6^
iong- temps la retraite de l'avocat général M. Ser-
van. A sept heures nous arrivâmes au port de Con-
drieux.
Nous fîmes avant la nuit une courte prome-
nade jusqu'à la ville de Condrieux même , qui
est à quelque distance dans les terres. Cette ville
n'a rien de remarquable : le port est mieux situé ;
on y fait un grand commerce de vins du pays et
d'entrepôt. La plupart des bateliers du Rhône y ont
leur ménage : aussi cherchent- ils toujours des pré-
textes pour s'y arrêter. 1 oute la côte qui borde le
Rhône, produit ces excellens vins connus sous le
nom de vins de fd cote du Rhône, de Côte-Rôtie ,
'SAmpuis , de Condrieux Ce qui est extraordinaire ,
c'est que le pays est granitique et quartzeux ; et l'on
sait que ce sol n'est pas celui qui convient le mieux
à la vigne : mais il est recouvert d'un excellent
terreau.
On répand sur les terres à blé , des raclures de
corne qui viennent des coutelleries de Saiiît-Étienne
en Forez; cette substance animale est un excellent
engrais.
On pense bien que nous ne manquâmes pas de
fournir notre bateau de plusieurs bouteilles de
l'excellent vin de Condrieux: nous descendions le
matin sur le rivage ; et avec de l'agneau froid, qui
est délicieux dans le pays , nous faisions un excellent
déjeûner.
6i CHAPITRE XXXIX.
Après notre départ de Condrieux , nous eûmes
vers dix heures , k notre gauche ^ la petite vilie
de Saint- Valiier : nous nous fîmes mettre à terre,
et nous la traversâmes dans sa longueur ; il y a des
chapelleries , des moulins à soie qui sont mis en
mouvement par la petite rivière de Loz. Nous ren-
trâmes dans noire barque à l'autre extrémité de la
ville.
On nous raconta k Valence une mystification, qui
seroit plaisante si elle n'étoit punissable ; elle a été
faite k un marchand de Smyrne par l'aubergiste de
Saint-Vallier , qui tient en même temps la poste. Ce
marchand étoit probablement un de ces Grecs qui
vinrent en France vers la fin de l'existence du Direc-
toire , pour réclamer le paiement de fournitures
de grains qu'ils avoient faites. Il avoiî k remettre
des lettres k M. de Saint-Vallier, de la part de
son frère ; il demande sa demeure : quoique le château
tienne presque k la ville , l'aubergiste , qui craint de
perdre un voyageur , lui dit qu'il y a près de deux
lieues , et lui conseille de n'y aller que le lendemain.
Mais le marchand étoit pressé , il avoit faim ; et cal-
culant la distance, il demande k souper: vers huit
heures , il monte dans sa chaise. Le postillon , qui
avoit le mot, le mène par une route détournée, et
lui fait faire environ une poste. Le marchand remet
ses lettres : comme il parloit très-peu français , la
conversation ne pouvoit être longue; il repart; on le
reconduit
CHAPITRE XXXIX. 6^
i"econduit par le même chemin ; et on lui fait payer
trois postes pour avoir été à une distance de dix
minutes.
Jusqu'à Ponsaye la route est difficile et mon-
tueuse ; mais ensuite elle devient belle et commode.
Bientôt nous rencontrâmes une suite nombreuse
de bateaux. Les mariniers du Rhône appellent ces
espèces de flottes des trains : il faut une quantité con-
sidérable de chevaux pour les conduire jusqu'à Lyon
contre le courant. Sur i'un de ces bateaux il y avoit
un pigeonnier : les timides colombes alloient , comme
celles de l'arche de Noé , chercher à terre leur nour-
riture , et revenoient à bord retrouver leurs coin-
pagnes fidèles.
H étoit midi lorsque nous passâmes devant un
grand rocher plat qui est précisément au milieu du
Rhône, et que les bateliers appellent Tal?/e du Roi.
A midi et demi nous étions devant Tournon; nouj
y descendîmes pour voir le collège, et nous fûmes
extrêmement satisfaits de l'excellente tenue de cet
établissement, qui comptoit alors deux cent vingt
pensionnaires et quarante externes. La maison, située
à l'extrémité de la ville , sur le bord du Rhône , est
vaste ; il y a autour un terrain planté d'arbres pour
l'amusement des écoliers.
La disposition de-> dortoirs mérite d'être citée et
i-ecommandée. Chaque élève est couché séparément
dans un petit cabinet assez large pour y placer un
Tome //, E
66 CHAPITRE XXXIX.
lit et une chaise. Le devant du cabinet est fermé
par une porte à deux battans , qui a , depuis la hau-
teur d'appui jusqu'en haut , des jalousies dont les
ouvertures sont fixes et pratiquées de manière qu'on
peut voir dans l'intérieur. La partie de devant ,
au-dessus de la porte , est fermée par des barreaux
épais qui se croisent et forment des rhombes assez
étroits.
Les cabinets ont une élévation très -considérable.
La circulation de i'air est toujours entretenue et re-
nouvelée dans les dortoirs, au moyen des ouvertures
pratiquées à la porte et au-dessus d'elle , ainsi que
de deux trous carrés dans ie mur opposé à la porte,
à deux pieds à peu près du plafond , et de quatre
autres trous semblables sur les deux côtés longs du
cabinet.
Au-dessus de la porte de chaque dortoir est atta-
chée une plaque avec le numéro de l'élève qui y
est couché.
Il y a deux rangées de cabinets adossées l'une
à l'autre. Autour des dortoirs régnent des gale-
ries , dont les fenêtres se ferment pour que l'air
humide ne puisse pas nuire à la santé des élèves:
ces galeries sont foiblement éclairées pendant la
nuit. Lorsque les élèves sont couchés , la porte de
chaque cabinet est fermée en dehors : des visiteurs
passent de temps en temps , pour entrer dans les
cabinets et surveiller les élèves.
CHAPITRE XXXIX. 6j
Le régime diététique de cette maison est très-
bien entendu; l'enseignement y est également bien
dirigé. On reçoit les élèves à i'époque où ils n'ont
plus besoin pour se vêtir, de secours étrangers, c'est-
à-dire , depuis huit à neuf ans ; mais on n'en admet
point au - dessus de douze : précaution extrême-
ment sage , pour qu'ils soient tous susceptibles du
même degré d'instruction. Les parens peuvent venir
voir leurs enfans , mais ils n'entrent pas dans la mai-
son ; et ies élèves ne sortent du collège que pour
n'y plus revenir : de cette manière ils s'habituent au
régime de la maison ; ils n'éprouvent pas ces désirs
de la quitter, ces craintes d'y rentrer, qui rendent si
malheureux les enfans que l'on fait souvent sortir
de leur pension. Tous ont un habit uniforme ; une
égalité parfaite règne entre eux ( i ).
Sur les murs des galeries et des corridors , on a
écrit en gros caractères les terminaisons des décli-
naisons et des conjugaisons. Dans quelques corri-
dors , on voit en haut , le long du mur , différens
chiffres qui se rapportent à des époques remar-
quables de l'histoire. Cela procure aux élèves l'oc-
casion de s'instruire même dans leurs momens de
récréation : les époques donnent lieu à des espèces
( 1 ) La pension est de 800 francs , en comprenant l'en-
tretien, le traitement en cas de maladie, les maîtres d'agré-
ment , &c.
68 CHAPITRE XXXIX*
de jeux , qui tournent toujours au profit de l'instl-uc!-
tion et qui entretiennent l'émulation entre les élèves.
Le principal se nomme M. Verdet , et son admi-
nistration mérite les encouragemens que le Gou-
vernement lui a donnés (i).
II y a une bibliothèque peu considérable , mais
qui contient de bons ouvrages pour l'usage de l'éta-
blissement ; l'habile administrateur cherche à l'aug-
menter , et à acquérir les meilleurs livres sur chaque
branche des sciences et des arts. Nous n'y trouvâmes
que deux éditions du XV. " siècle, celle du Traité de
Crïminihus , par Angélus de Aretio , i ù^jS , et un
Ovide , Parme, i4^9 5 imprimé par les soins de
Bonus Accursius , aux dépens de Matthseus Capcasa.
On a placé provisoirement dans la bibliothèque
un bon télescope , que M. le principal se propose
de faire établir dans un petit observatoire qu'il doit
faire construire au sommet du dôme.
Le collège possède aussi un médaillîer ; il a été
formé par le savant M. Chapet (2) , qui a été long-
temps professeur dans cette maison : mais on ne put
pas nous le faire voir, parce que la personne qui
avoit la clef étoit absente.
Tain est absolument en face de Tournon, sur la
(i) Sa Majesté a accordé à i'école de Tournon le titre d'école
secondaire et la jouissance des bâtimens de i'ancien collège.
(2) Suprà, tome I.'^'^, pages 322 , 334, 354 et suiv.
CHAPITRE XXXIX. 6(^
rive gauche du Rhône, dans une petite plaine qui
s'étend entre les montagnes et le fleuve. M. Chapet
nous avoit recommandé d'y voir M. Chalieu , ecclé-
siastique respectable par son âge, son savoir et ses
vertus : à cet effet, nous traversâmes le Rhône, nous
proposant en même temps de transcrire ia beile ins-
cription taurobolique qui a été citée par plusieurs
auteurs , mais point figurée et toujours mal copiée.
En y arrivant , nous vîmes sur le rivage une
colonne; une tablette placée au-dessus contenoit
ces mots : JLe monument antique et curieux qui se voyait
ici , est à la maison commune.
Depuis 1724 , l'autel taurobolique qui est actuel-
lement dans le vestibule de la maison commune,
servoit de base à une croix placée au sommet de
la colonne qu'on a laissée sur le port de Tain pour
indiquer le lieu où étoit autrefois ce monument.
Nous allâmes d'abord chercher le respectable abbé
Chalieu. Ce vénérable vieillard vit actuellement chez
un de ses neveux, simple artisan, à qui il doit laisser
îa petite collection de médailles d'or qu'il possède:
il nous conduisitchezlemaire,M. Jourdan, qui con-
serve dans son jardin la colonne milliaire dont je
donne ici la figure (1).
(i) Ce monument, accompagné d'une dissertation de M. l'abbc
Chalieu, a été publié dans iç Magasin enc^cloj'édiqae , année V*
tome I,'^'', page 396.
7°
CHAPITRE XXXIX.
IMP CAES
LVC • DOM
AVRELIANO
P • FEL • INV
AVG
PONT • MAX
GERM . MAX.
GVTICO MAX
CAR • MAX
PRO • V ' INP
III COS
p.p.
XXXVIIII
A l'empereur César Lvcius Domitius ( i )
Aurélia nu s , pieux , heureux , invincible [z] ,
Auguste, souveraiiipontife, Germanique très-
grand , Gutique très-grand y Carpique très-
grand ( j ] ; la province Viennoise à î empe-
reur (4) polir la troisième fois, consul [<,),
père de la pairie [G); XXXVIIII (7).
(1) Lignes i et 3, IMPeratori CAESari
LVCio DOJHitio. Les noms de Lucius Do-
mitius ne se rencontrent pas très-souvent
sur les médailles d'Auréiien.
( 2 ) Lignes 4 ^t 5- Pio FELici INVicio
AVGusto. Outre les surnoms de plus et
defelix, communs à tous les empereurs
depuis Commode , on lit ici celui d'in-
victus , invincible. Cependant les Mar-
comans avoient complètement battu
Aurélien , et sa défaite avoit répandu
les plus vives alarmes à Rome et dans
tout le midi de l'Italie; mais , ayant ras-
semblé une nouvelle armée, il prit bien-
tôt sa revanche, fît un carnage affreux
des Marcomans , et les détruisit presque
entièrement.
(3) Notre inscription rapporte qu'if
avoit vaincu trois peuples , savoir , les Germains, les Gutes ( ou
plutôt Goths) , les Carpiens ; c'est ce que veulent dire f lignes y ,
Set çj les mots abrégés sur la pierre, GERAlanico AlAXimo, GV-
TlCfi AîAXimo, CARpico AlAXimo. Ptolémce appelle les Gotlis ,
Gtita.
' (4) Ligne i o. Le mot inperator ou imperator, empereur , a ici le
sens de vainqueur. Les soldats, après la victoire, donnoient à leur
général le nom d' imperator.
(5) Lignes 10 et 11, rnoviiicia Vien?it:>isis iNFeratori lll, COS.
CHAPITRE XXXIX. . 71
M. Chalieu nous conduisit ensuite à ïa maison
commune , où , d'après son avis , la belle inscription
( c'est-à-dire, coiisuli ). Auréiien arriva au trône dans le courant de
l'année 270 de notre ère : il fut fait consul i'année suivante 271 ;
c'est le consulat de notre inscription, H avoit exercé précédemment
cette charge ( l'an 258) : comme il n'avoit pas été l'un des deux
consuls ordinaires , mais seulement de ceux qu'on appeloit cottsules
suffecti , et dont les noms n'étoient pas inscrits dans les fastes, l'ins-
cription ne compte pas ce premier consulat ; elle porte seulement
CCS, et non CCS II, Cela étoit cependant contre l'usage; caries
princes parvenus à l'empire comptoient également les consulats
qu'ils avoient gérés n'étant encore que simples particuliers ,
quoique ces consulats n'eussent pas été des consulats ordinaires.
La colonne fut placée en 273 ; il y en avoit auparavant une
autre au même lieu , ie chemin étant beaucoup plus ancien.
Ce fut la province Viennoise qui fit mettre celle-ci en l'honneur
d'Aurélien, trois fois vainqueur : PRO, V, INP. m :rN est ici une
faute du graveur, qui auroic dû mettre une M , comme il avoit fait
au premier mot.
(6) Ligne iz. Patrl Patria.
(7) Le nombre xxxviiu fait connoître la distance de Vienne
à cette pierre. La 39.*^ colonne étoit à Tain : de Tain à Va-
lence , la table Théodosienne ou de Peutinger compte 1 3 M.
Ainsi , de'la colonne dont il s'agit ici jusqu'à Valence , il restoit
10 M, Il y avoit donc encore au moins trois colonnes jusqu'au
pont qui existoit alors sur l'Isère, les 40-*^ > 4'.'^ et 42,'^ On
a des données d'après lesquelles on pourroit les retrouver aisé-
ment et sans beaucoup de frais , si elles n'ont pas été enlevées;
on sait le point d'où il faudroit partir, et la distance où de-
vroit être la colonne suivante ; la voie romaine subsiste. On
pourroit , pour les mêmes raisons , faire les mêmis recherches
au-delà de l'Isère. M. Chalieu pense que ni les unes ni les autres
ne seroient infructueuses. Les colonnes au-delà de l'Isère dévoient
marquer i'éloignejîient depuis Valence.
E 4
72, . CHAPITRE XXXIX. .
taurobolique a été convenablement placée. On
voit encore les traces du bucrâne qui y étoit autre^
fois sculpté ; on distingue aussi celles de la tête de
bélier et de l'épée taurobolique ( i ) qui étaient aux
deux côtés.
Cette belle inscription a été trouvée, il y a près
de deux cents ans , sous l'autel de la chapelle de
l'Hermitage , qui a donné son nom à la montagne
qui produit de si bon vin. L'hermite qui faisoit
creuser en cet endroit, la fit placer à la porte de sa
retraite, où elle attiroit les curieux et lui valoit quel-
ques aumônes. En 1724, des voyageurs anglois la
firent conduire jusqu'au Rhône pour Tenlever; mais
le lieutenant du maire de la ville, M. Loche, dont
nous devons rappeler le nom , s'opposa à leur des-
sein , et la fit placer k Tain près du bac, où elle est
restée long-temps : elle étoit exposée aux injures du
temps et aux insultes des enfans. M. Chalieu l'a fait
placer plus convenablement dans la maison commune.
L'inscription a déjà été publiée plusieurs fois, ainsi
qu'on peut le voir par le nombre des auteurs que j'ai
cités dans la note ; mais il est utile de la rapporter
ici pour la commodité des voyageurs : elle a d'ailleurs
toujours été transcrite d'une manière très -infidèle.
Elle est ainsi conçue :
(i) On trouvera des détails sur la forme particulière de cette
épée, dans mon Dictionnaire des beaux- ar(i, au mot HarfÈ.
CHAPITRE XXXIX.
73
asEK?naE3E^îl3«ieBî^aawaDOMVVsQ Divi
NAE COLON COPIAE CLAVD AVG LVG
TAVKOBOLIVM FECIT Q AQVIVS ANTONIA
NVS PONTIF PERPETVVS
EX VATICINATIONE PVSONI ÏVLIANI ARCHl
GALLI INCHOATVM XII KAL. MAI CONSVM
MATVM VIIH KAL MAI L EGGIO MARVLLO
CN PAPIRIO AELIANO COS PRAEEVNTE AELIO
cJsiSè^ismmwrsACEnDOTE tibicine albio
VERINO (i)
X
(i) GrUTER, XXX, z^Reland, Fasti consnlares , 6i \
yf^ CHAPITRE XXXIX.
Pour ïe salut de l'empereur Lucius ^Elius Aurelius Commo-
dus (i ) , et de toute la maison divine (2) , ei de la colonie Copia Clan-
Senne Auguste de Lyon (3), Quintus Aquius Antonianus , pontife verp/-
îKcl , a fait un taurohole, d' après la prédiction (4) de Pusonius Julianus ,
Barthol. de Tihiis , i. 3 , c. i , 181 ; PlTISCUS , Lexic. II, 964;
Cellarius, Not. Irhis antiquî , I, 175; Mém. de l'Académie des
Inscr. 1. 1 1, 47 r , et t. V, Hist. 2 94 ; Fleetwood , Inscr. ant. Sjlloge ,
ï2 ; Dominici Georgii Interpret. vet, monumenti in agro Lanuvino
detecti , 32 ; MÉNESTRIER, Hist. de Lyon ,83; Breval, Remarks on
î'rance , Germany , Jtaly nnd Spain , t. I, 247; idem, Remarks on
Sicily and the sûuth of France , t. II, 132 ; CPIORIER, Histoire du
Dauphiné, 245 ; Van Dale , Dissert. 103; Mercure de France,
année 173 i , p. 751. Ces copies sont presque toutes inexactes.
(i) Les premières lignes portoient évidemment la formule si
connue : Pro salute Imperatoris Lucii jElii Aurelii Commodi , et
peut-être encore quelques-uns de ses titres. Voyez 5z//'ra , tome I,'^'',
p. 455 et 5^3, II est évident que ces lignes ont disparu, non pas,
comme quelques auteurs l'ont cru, parie temps et par accident,
mais lorsque le sénat eut ordonné d'effacer le nom de Commode
sur tous les monumens publics. Voyej^ LàMPRID. in Commod.
c. 17 et 18. Cette circonstance rend ce monument très-curieux.
(2) Ligne i. DOAiVVSdue [-ponr domusque ) DIVINAE, et de
la maison divine, c'est-à-dire, de la famille de l'empereur. Nous
avons déjà vu cette formule, suprà , t. I.'''',p. 522 et suiv,
(3) Ligne 2. COLON ia COPFAE C LAVDiœ AVGusta LVGdunen-
sis. Nous avons dé}à vu que les siglcs CCC. AVG. L VGD. avoient été
interprétées comme indiquant un collège de trois cents augures qui
desservoient l'autel de Lyon ; notre inscription a fixé le sens de
cette abréviation. Cette belle inscription n'a pas été détruite, parce
que le tauroboïe a été offert pour la ville de Lyon en même temps
que pour Commode ; c'est pourquoi l'on s'est contenté d'effacer
à coups de marteau le nom de ce monstre, sans briser la pierre.
(4) Ligne 5. EX VATICINATIONE. C'e5t sans doute d'après
{'interprétation qui a été donnée au ppntife perpétuel , Q. Aquius
Antonianus, du sens de quelque évc'nement, que ce taurobole a
CHAPITRE XXXIX. 7J
éinh'igaîle (i ); il a été commencé le XII des calendes de mai [%) , con-
sommé le IX.^ des calendes de mal ( 3 ) ; /-. E.g^ius Mandlus et Cneiiis
Papirhts ^^itanus étant consuls (4) , sous la présidence d'/Efiiis C. , .
prêtre, Albius Ver intis étant joueur de flûte (5).
Notre projet étoit d'aller coucher le soir à Valence;
mais nous avions employé beaucoup de temps k
examiner ie taurobole. M, Chalieu nous parla d'une
belle inscription qui étoit a Téglise de Saint -Jean
de Musol , sur la rive droite du Rhône , à environ
une demi-iieue de Tournon ; nous résolûmes alors
de rester à Tarn , et d'en partir de très-grand matin.
Nous traversâmes le Rhône : M. le maire, M. Jourdan
son fils, et M. l'abbé Chalieu, notjs accompagnèrent;
été fait. Plusieurs inscriptions rappellent de même qu'elles avoient
été faites pour l'accomplissement d'un songe, à cause d'une vision,
pour obéir à l'ordre d'un dieu qui est apparu, ex imperio , ex yisu ,
ex somnio.
(i) On appeloit archigalle le grand prêtre de Cybcle, déesse à
laquelle on offroit les tauroboles.
(2) Le 20 avril , selon notre manière de compter.
(3) Le 2 5 avril. La cérémonie a duré quatre jours, comme celle
qui est indiquée dans la belle inscription de Lyon que j'ai publiée,
lome Ij'' , p. f22 et /^-f , note p
(4) Ce consulat marque l'année de Rome 037, c'est-à-dire, 184
de l'ère vulgaire. Cette cérémonie a donc eu lieu le 30 avril, l'an
184 après J. C. : elle a été achevée le 23 avril; et c'est la date
que nous devons assigner à notre inscription, dont les premières
lignes auront été effacées l'an 192 de J, C, où a cessé le règne
o4ieux de Commode.
(5) Nous avons déjà vu le nom d'un autre joueur de iTûte ,
Flavius Restitutus , sur je taurobole de Lyon que j'ai publié, t. /.*^
p. J22 et suiir-.
7<î CHAPITRE XXXIX.
le bon vieillard marchoit avec une vigueur qui nous
étonnoit. Cette inscription (i) , écrite en caractères
d'une extrême beauté , a été employée pour former
une des assises d'un des angles de l'église :
IMP. CAES DIVI
TRAIANIPARTJICI
FIL. dIvI. nervae
NEPOTI. TRA1ANO
H A D R I A N ■:< A V G
PONTIF. MAX. TRia
POTEST. m. COSIII.
N. R H O DAN I cl
INDVLGENTISSIMO
PRINCIPI.
A l'empereur César , fis du dîi>in (2) Trajan Parthiqut (3),
petit- jils du divin Ncrva , Trajan Hadrien (4) Auguste, souverain
* ' . I .1 . I . __ — __
(i) Reines. Inscript. 305; J. a Bosco, in Bibl. Flor. p. j8;
Grut, CCXLVni, 8; MXXII, 10; Smet. 154, 8; Chorier, His-
toire du Dauphiné , i8(;;Manut. Orthogr. ratio, 381; PANVINI,
in Fastis, 22o;TOMASINI, de Tesseris hospitalitatis, c. 3 ; BOLDON.
Epigraphica, 4î9J LoBINEAU, Dissert, sur les restes d'un ancien
monument trouvé à N. D. de Paris ; liOUQUET , Script, rer. Gall.
in Exe. Gr. 131.
(2) Lignes I et 3. Diviis veut dire que le prince a reçu les hon-
neurs de la consécration, c'est-à-dire, qu'il est mort.
(3) Ligne 3. Vainqueur des Parthe&. .
(4) Lignes 4 et 5. Trajan Hadriçn. Cet empereur avoit pris le
CHAPITRE XXX fX. JJ
fontiff t dans la IIIJ annc'e de sa puissance tribunitienne (i), consul
pour la troisième fois : les nautonniers (2) du Rhône à leur prince
très-indulgent (3).
Cette inscription , trouvée dans les environs , com-
mence à être maltraitée par les passans et les enfans ;
il seroit important de la transporter à Tournon ou
dans le musée de l'Ardèche.
Nous revînmes ensuite à Tain. Quoique le bon
abbé eût eu du plaisir h, s'entretenir avec nous , et
qu'il vît bien celui qu'il nous faisoit , il ne vou-
lut jamais accepter notre souper , parce que l'église
défend aux ecclésiastiques de boire dans les cabarets.
Nous eûmes beau iui représenter qu'une auberge est
la maison d'un voyageur, qu'elle ne peut être con-
sidérée comme un cabaret quand on n'y mange qu'à
l'heure des repas; nos efforts furent vains, et nous
nom deTrajan, qui l'avoit adopté, et celui de Nerva , parce que
Trajan avoit été lui-même adopté par ce prince.
(i) Ce qui marque la troisième année du règne d'Hadrien ,
J'an de Rome 873 , c'est-à-dire, 120 de l'ère vulgaire.
(2) Ligne 8. Nnuta. Nous avons vu , tome /.''>', page 2^^ ,
que ces nautx n ctoient pas -de simples mariniers , mais des com-
merçans, qui se chargeoient du transport sur les rivières pour
leur compte et pour celui des autres.
(3) Ces mots indiquent que Trajan leur avoit accordé quelque
exemption ou quelque privilège. Au surplus , on sait que, dans
cette année , Hadrien visita la Gaul^ ; ce fut probablement
(orsqu'il passa près de Tain que les nautonniers du Rbône firent
placer cette inscription, pour quelque bienfait qu'ils en avoient
reçu.
78 CHAPITRE XXXÎX.
le quittâmes à regret. Nous nous plaignîmes que ce
scrupule nous privât de sa société pendant les courts
instans que nous avions à passer à Tain ; mais nous
ne pûmes nous empêcher de penser que celui qui
pousse si loin la rigoureuse observance des devoirs
de son état , mérite plus l'estime des hommes que
celui qui trouve toujours de vaïns prétextes pour s'en
dispenser.
Marmontel, dans ses Mémoires, se plaint de la
mauvaise foi de l'aubergiste de Tain , qui lui fit payer
très-cher du mauvais vin prétendu de l'Hermitage ( i ) ,
qui croît sur une montagne voisine de la ville.
M. Fisch (2) raconte un fait à-peu-près semblable.
Il faut qu'il y ait eu dans cette hôtellerie une suc-
cession de mauvais génies ; car on nous servit un
souper détestable et du poisson pourri, quoique nous
fussions sur les bords du Rhône : on nous dit qu'il
étoit excellent ; et nous le payâmes comme tel.
Ce petit désagrément ne put nous faire oublier le
plaisir que nous avions eu à nous arrêter à Tain et
à Tournon.
(i) Marmontel, Mémoires, III, ajo.
(2) FlSCH , Briefe iil/er die siidliclien Province ti voti Frankr.
Coq. -
79
CHAPITRE XL.
DÉPART de Tain. — Poissons du Rhône. — Canal de
dérivation. — Isère. — Segalauni. — Helvi'i. — Contrée.
— Valence. — Son histoire, description. — Sources.
— M. Laugier-Vaugelas. — Découverte d'antiquités.
— Inscription tumulaire. — Jupiter et Junon. — M. de
Sucy. — Divers monumens. — Inscription tumulaire.
— Taurobole. — Divers monumens, vases grecs, fibuJe
d'or, camée sur jaspe. — Cathédrale. — Chapelle de
Pie VI. — Mosaïque. — Chapelle de Marcieu. —
Sources. — Canaux.
/V PEINE étoit-iï quatre heures , nous avions déjà
quitté Tain et nous étions sur ie Rhône : nos ma-
telots venoient d'y prendre un excellent barbeau.
Le Rhône produit beaucoup de bons poissons.
Ualose remonte le fleuve en suivant les bateaux de
sel : on y pêche des anguilles excellentes et d'une
grosseur extraordinaire, des ^r^fy^f/j préférables pour
le goût à ceux qui vivent dans des eaux paisibles ,
des barbeaux et des carpeaux très - renommés. \\
y a eu beaucoup de discussions sur le sexe de ce
dernier poisson , dont la chair est bien plus dé-
licate que celle des carpes ordinaires : les observa-
tions de M. de la Tourette ont mis hors de doute
que ie carpeau du Rhône n'est qu'une carpe
80 CHAPITRE XL.
mâle , privée ^ans sa jeunesse , par une casti-â-
tioii accidentelle , de la faculté de se reproduire. Là
lamproie remonte aussi le Rhône : on y trouve des
esturcreons.
Nous rencontrâmes encore une file de bâtimens
qui remontoient le fleuve. Cette navigation ascen-
dante auroit de grands avantages, si elle étoit moins
incertaine, moins lente et moins coûteuse : c'est
pourquoi l'on a conçu l'idée d'un canal de déri-
vation , qui seroit ouvert latéralement au fleuve.
Mais l'exécution de ce beau projet présente de
grandes difficultés : si l'on conduisoit le canal par la
rive gauche , on manqueroit à Vienne et à Valence
de l'espace de terrain nécessaire , et l'on seroit con-
trarié par l'Isère, la Drôme et la Durance, qui ont
leur embouchure dans le Rhône; le canal rencon-
treroit encore sur la rive droite de plus grands
obstacles. Mais la puissance du souverain , aidée
par le génie des sciences , trouvera peut - être des
moyens pour les surmonter.
Dans notre navigation , nous avions devant nous
le Aiont- Ventoiix , que nous ne cessâmes plus d'aper-
cevoir : il se reconnoît aisément aux deux cornes
que forme son sommet. Bientôt on voit sur la rive
gauche la Roche de Glun , château bâti sur un rocher
baigné par le fîeuve, et dont l'aspect est très-pitto-
resque.
Plus loin, en face d'une petite île, on traverse
l'embouchure
CHAPITRE XL. Si
i'embouchure de V Isère ( i ). Le nom de cette rivière,
appelée Isara par les Romains, n'a reçu aucune alté-
ration sensible. Elle prend sa source dans le mont
Iseran, à l'extrémité de la Tarentaise , et reçoit le
Drac au-dessous de Grenoble; elle est navigable
depuis Montméiiant : son cours est tortueux , et pour-
tant rapide. Ses débordemens sont redoutables; ils
retardent souvent pendant plusieurs jours les voya-
geurs qui sont obligés de la traverser. L'ardoise
qu'elle charie , donne à ses eaux une teinte bleuâtre ,
qui les fait distinguer pendant long-temps de celles
du Rhône , dont elles augmentent considérablement
la rapidité.
Après avoir passé le confluent de l'Isère, on quitte
sur la rive gauche le territoire des anciens Allobroges,
et l'on entre sur celui des Scgalauni , aujourd'hui le
département de la Drôme : sur la rive droite est le
territoire des anciens Helvii [le Vivarais], qui n'est
séparé de celui des Arvcrni [l'Auvergne] que par les
montagnes des Cévennes.
Les côtes sont cultivées en vignobles. La plaine
qui est entre ces côtes et le Rhône , paroît assez fer-
tile , si l'on en juge par le grand nombre de mûriers
dont elle est couverte: mais on n'y recueille pas de
grains; et parmi tant d'arbres, on n'en distincrue
(i) II y a dans le Voyage pittoresque de la France, Lanauedac ,
n." 7, une jolie vue de ce confluent.
7 orne II. F
8a CHAPITRE XL.
point de fruitiers. Valence ^st à l'extrémité de cetta
plaine.
Depuis la jonction de l'Isère avec le Rhône , jus-
qu'à Montelimart , à Saint-Paui-Trois-Châteaux et au
Buis, on trouve encore des inégalités dans le sol : les
eaux sont moins communes, les bois plus rares; les
coteaux, plus arides, plus découverts , sont chargés de
plantes aromatiques ; enfin ces contrées offrent des
climats chauds , tempérés , secs , humides ou aérés ,
seion la hauteur des collines et l'exposition des vallons :
cependant , en général , fair est plus chaud , plus
pur; tout annonce l'influence du midi.
A sept heures nous débarquâmes à Valence. Les
mariniers vouloient nous persuader de loger sur
le port ; heureusement on nous avoit conseillé à
Dijon de descendre chez M. Martin. Sa maison
étoit pleine de comédiens ; mais la troupe n'atten-
doit que le moment du déparc : après nous être
promenés pendant une heure, nous eûmes enfin des
chambres. L'auberge de M. Martin est la meilleure de
toute la route; les logemens sont très-commodes,
et la table est excellente. M. de la Reyiiière célébre-
roît M. Martin , si sa muse pouvoit s'abaisser à faire
l'éloge des restaurateurs de province.
Valentîa , aujourd'hui Valence , qui étoit le chef-lieu
du Valentinois , est maintenant celui du département
de la Drôme, C'étoit la capitale dc^ Se^alauni ;
Ptolémée lui donne le nom de colonie.
CHAPITRE XU 85
Valence , après avoir été comprise sous Honorius
dans la première Viennoise, fut prise par les Bour-
guignons , reprise par les fils de Clovis , et enclavée
sous Charles-Ie-Chauve dans le nouveau royaumfe
d'Arles. Comme ses possesseurs laissoient aux comtes
de Provence la facilité de s'étendre , pourvu qu'ils
reconnussent leur souveraineté , ceux-ci se rendirent
maîtres de tout le pays qui est au midi de l'Isère
jusqu'à la Méditerranée* La Provence ayant été
séparée en comté et en marquisat , le second lot ,
qui comprenoit tout ce qui est entre l'Isère et la
Durance , devint le partage des comtes de Toulouse ,
sous lesquels il y eut, dans chaque ville, des comtes
particuliers qui rele voient d'eux comme vassaux. Ce
<:omté passa, par mariage, aux comtes de Poitiers:
Louis II le laissa , par testament , au roi Charles VI ;
et il fut incorporé en 1 4 1 9 à la couronne. En 1 4^9,
Louis XII, qui avoit besoin du pape Alexandre VI
pour l'exécution de ses projets sur l'Italie, donna ce
comté à César Borgia , fiL naturel de ce pontife ,
après l'avoir érigé en duché-pairie. Après la mort
de ce monstre , le Valentinois revint encore à la
couronne. Ce duché, qui avoit été un présent de la
politique, deviat un don de l'amour: en 154^
Henri II en investit Diane de Poitiers sa maîtresse.
Enfin Louis XIII l'abandonna h. Honoré de Grimaldi,
prince de Monaco , en compensation des propriétés
que celui' ci avoit cédées dans le royaume de Naples j
F 2
84 CHAPITRE XL.
et cette maison l'a conservé jusqu'à l'époque de la
révolution.
Valence est à - peu - près aussi considérable que
Vienne: ses rues sont sinueuses et étroites. Elle
est située sur le penchant d'une petite colline : autour
il y a des vallées qu'un grand nombre de sources
arrosent et rendent fertiles (i). Dans le cloître qui
apparterioit au monastère des Jacobins , coule une
source qui est chaude en hiver et froide en été. On
fait dans cette ville un commerce assez considérable
de laines et de peaux.
Notre premier soin fut de chercher quelqu'un qui
pût nous indiquer les objets relatifs à nos recherches.
Nous apprîmes que M. Laugier-Vaugelas avoit lu,
dans une des dernières séances de la société litté-
raire , un mémoire sur les peuples qui ont an-
ciennement habité la contrée , et nous pensâmes
avec raison pouvoir obtenir de lui quelques instruc-
tions. 11 nous montia plusieurs antiques qui prove-
noient d'une découverte qu'on venoit de faire (2).
Je savois que Valence étoit la patrie du jeune et
(i) Il y a une jolie vue de Vaîence dans le Vojage pittoresque de
la France, Dauphiné, n.° 2. »
(2) En voici la notice:
i.° Un petit Mercure en bronze, avec le pétase ailé et un petit
coq, l'un et l'autre d'un travail grossier; 3.° une petite patère en
araent, sans figures (elle ctoit alors chez un orfèvre à Gray, à
auatrcou cinq lieues de Valence) ; 3.° une espèce de javelot en fer.
CHAPITRE XL. 85
malheureux M. de Sucy , commissaire ordonnateur
de l'armée d'Egypte, qui, à son retour de cette expé-
dition, a été si inhumainement massacré à Augusta
en Sicile (1). J'avois eu occasion de le voira Paris,
oij il venoif souvent visiter le cabinet des médailles.
Dès sa première jeunesse il s'étoit montré passionné
pour les monumens ; toujours il avoit cherché à en
recueillir et dans son pays et dans ses voyages. II
rapportoit d'Egypte des objets dont le choix attes-
toit son £:oût et son érudition. Nous desirions voir
le cabinet que cet intéressant jeune homme avoit
formé avp.nt son départ. Cette collection a été parta-
gée entre les deux sœurs de M. de Sucy, qui conser-
vent chacune leur }>art comme des rentes précieux d'un
fière dont elles chérissent tendrement la mémoire.
Nous éprouvions un vif regret de renouveler en elles
un si douloureux souvenir: cependant l'amour des
monumens l'emporta chez nous sur la crainte d'être
indiscrets , et M. Laugier-Vaugelas eut la bonté de
nous conduire d'abord chez M."""" de Chièze.
En passant par la rue Gallet, devant la maison
11." 644 j nous vîmes une grosse pierre tumulaire
de vingt-liuit pouces de long, finissant par un bout comme une
baguette de fusil , et ayant de l'autre un renflement terminé en
pointe ; 4." autre de même forme, mais dont l'extrémité avec
le renflement est cassée; 5.° une petite cassolette de bronze;
6.° deux médailles de Julia Domna.
{ij Âlonitfur , année Vil [«799]. n.°* 158 et 165, du 8 et du
1 5 ventôse.
F 3
B6 CHAPITRE XL.
couchée , avec rinscription suivante qui est inédite ,
mais très-fruste :
D ^ M
VALENTINI
VIBLICICIV
INVSTATtA
vicToîi * nLo
ISSQVI VIX ANN XXI
M. V. D. VIII. S. A. D (l)
Nous entrâmes chez une personne qui s'étoit
chargée de faire un socle au Mercure de M. Laugier-
Vaugelas : ce particulier possède un groupe en
marbre qui paroît représenter Jupiter et Junon ;
derrière celle-ci , i'on voit la queue du paon. Le
travail n'est pas bon ; le corps des deux figures est
beaucoup trop alongé.
M.""" de Chièze n'y étoit pas : M. de Chièze eut
ïa bonté de nous montrer quelques-uns des objets
de curiosité qu'il possède ; le principal est une
petite statue antique d'une canéphore en marbre.
(i) Sue Ascia Didlcaviu
CHAPITRE Xt. S7
Dans le jardin de la maison , M. de Sucy a voit
disposé plusieurs monumens, qui y sont encore tels
qu'il ies y a placés; on voit, entre autres, ce fragment
d'inscription :
/' {
/WORIAE. AeS
^ ?
iNAELFIRMI*
t *.
f AXSIMI M FIR^S
2 f
ivalerianvj>
♦triincom/
Dans un coin de ce petit musée, au milieu des
cyprès élevés par la tendresse fraternelle, est un
superbe chapiteau en marbre, d'ordre ionique , enlevé
à la ville de Vienne {p/. XXVIIl , n." i ); la volute
est formée par les enroulemens de deux énormes
dragons qui s'enlacent autour de deux trépieds, dont
l'un est surmonté d'une figure d'Apollon , vers la-
quelle se dresse la tête des deux serpens. Il est pré-
sumable que ce chapiteau vient d'un temple consacré
au dieu des arts : où pouvoit-il être mieux placé que
chez un jeune ami des Muses î M. de Sucy s'étoit
donné bien des soins pour enlever ce chapiteau. Déjii
(1) Probablement meMORI^ JEterNAl Lucii FIRA^Iarâ niAX-
SIMI Mcrcus FlRMianus VALERIANVs- fraTBI INCOMparA-
JBILI.
■s 4
88 CHAPITRE XL.
il étoît sur le bateau ; il avoit confié au Rhône sa
noble conquête : mais le patron aperçut les figures
dont il étoit orné ; sans doute il lui vint k l'esprit
que c'éioient des armoiries , et il voulut jeter dans
le fïeuve ces prétendus signes de la féodalité : ce fut'
avec bien de la peine que M. de Sucy parvint à l'en
dissuader.
Près de ce chapiteau d'un temple d'Apollon , il y
en a un autre plus petit , d'une forme très-élégante.
On voit encore dans ce jardin une offrande faite à
ia mère des Dieux ; c'est le quatrième autel taurobo-
iique que l'on rencontre en venant de Lyon ( i ) : il y
a sur la face principale (voye-^ la page Sg) mi bucrâne
presque effacé , comme sur i'autel de Tain ; sur un
autre côté (pi. XXVII^ ^^ 5 ) > ui"^ cône de piii
entre un préféricule, une patère à manche, un gâteau
sacré et le bonnet d'Atys ; la troisième face ( ibïd,
n° 6 ) est ornée d'un œgicrâne ^ ou crâne de bélier ,
entre un aspersoir et un ^^-^«w ; sur la quatrième face
(pi. XXV II ^ 71° 7 ) , est le rameau de pin du
dendrophore : ces figures sont tellement effacées sur
îa pierre , qu'on n'en aperçoit que la trace {2).
. fi) Suprà.^.'j-^ ; tome I/"", p. 455 et p. 522: c'est même le cin-
quième, en comptant le sarcophage sur lequel on voit i'épée tauro-
bolique, dans la maison des Savans, à Lyon. Voyez suprà , t. I.'^'',
p. 468.
(2) J'en dois le dessin aux bontés de M. LE Sage, ingénieur ^
qui, à la prière de M. Descorches , préfet de la Drôme, a bien
voulu me l'adresser.
CHAPITRE XL.
«9
M VI I
M D M I T A V R O B O L
DENDROPHOR VALS
SVA
P.F.
 la {grande (déesse , mère Idétnne (i) , Valérius dendrophore (2) a
offert ce taurobole à ses frais (3).
Ce curieux monument a été trouvé , il y a près
(i) AIdgna Detz Matrî idaa. Voyez suprà , tome I.*^', p. 455-
(2) DENDROPHORus , celui dont la fonction étoit de porter
des rameaux sacrés dans les sacrifices. Suprà , 1. 1,'^'', p. 515.
[^j) SUA Peciinia Fecit.
^O CHAPITRE XL.
de vingt ans , dans la voie romaine qui conduit
de la citadelle de Valence à Tain , sur la rive droite
de l'Isère : c'est le lieu où ia colonne miiliaire de
M. Jourdanaété également découverte (i).
M. de Chièze nous fit voir aussi des cailloux à
plusieurs couches , gravés en camée par feu M. Louis
Chapat, à Orange. Ces cailloux sont tirés du tor-
rent d'Aiguës , sur le chemin de Valence à Orange.
Un de ces cailloux gravés est sur-tout remarquable
par le nombre des couches et des accidens dont
M. Chapat a su tirer parti. D'un côté, l'on voit la tête
de Constantin ; l'accident d'une bande transver-
sale a été employé pour faire le diadème : de l'autre ,
c'est une croix dans la couche blanche, au-dessus de
laquelle étoit encore une couche grisâtre dont l'ar-
tiste a form.é les clous. Plusieurs de ces cailloux ne
sont qu'ébauchés. M. de Chièze croit se rappeler
que la matière étoit assez dure à travailler.
Nous allâmes ensuite chez madame de Bressac ,
autre sœur de feu M. de Sucy ; elle conserve le reste
de la collection des monumens antiques de cet
aimable amateur (2).
(i) Suprà , p. jo.
(2) Elle consiste en plusieurs vases grecs, dont l'un est curieux,
parce que la peinture d'un des côtés n'est pas terminée; les figures
font noires sur un fond rouge : — quelques figurines de bronze,
dont l'une représente un Silène enveloppé dans le manteau de
philosophe: — un buste de femme , en terre cuite: — divers petits
CHAPITRE XL. 91
En quittant le cabinet de M. de Sucy , nous
aHâmes à la cathédrale , qui porte le nom de Saint-
Apollinaire. C'est un édifice peu remarquable. Nous
aperçûmes h droite une chapelle, dont les murs,
grossièrement barbouillés en noir, étoient couverts
de têtes de mort et d'os posés en sautoir , de larmes ,
et de clefs de Saint Pierre; une tiare et des clefs
étoient peintes sur l'autel : au milieu brûloit une
lampe dont la houppe étoit de papier noir et
blanc frisé au fer ; un cippe carré , recouvert d'un
tapis de velours , portoit les signes de Ja papauté.
C'est dans ce chétif oratoire qu'ont été déposés les
restes de l'infortuné Pie VI , qui , après avoir rendu
de grands services aux arts, aux lettres, k l'huma-
nité ( 1 ) , après s'être distingué par sa douceur , sa libé-
ralité et sa bienfaisance, s'est vu précipité du trône
pontifical , et traîné de ville en ville , jusqu'à Va-
lence, où il a enfin terminé sa carrière (2).'
Derrière le cha-ur , dans une espèce de galerie ,
objets en bronze; nous distinguâmes sur-tout une magnifique fibule
d'or, fort crrande, très-bien travaillée, et de la plus belle conser-
vation : ce morceau capital fut trouvé dans l'Isère , par des pê-
cheurs qui le retirèrent dans leurs filets , avec une améthyste en
cabochon, sur laquelle est gravé un caducée ailé , traversé dans
sa longueur par un épi de blé , symbole du commerce et de l'abon-
dance,
(i) On doit à ce pontife la formation du musée qui porte son
lîom, et le dessé^chcment des marais Pontins,
(3) Le 39 août de l'an 1799.
p2 CH A PITRE XL.
on trouve sur le pavé ies restes d'une inscription en
mosaïque qui ne forme qu'une seule ligne : on n'en
distingue pius que quelques lettres.
Au côté occidental de Téglise de Saint- Apollinaire,
il y a un petit bâtiment carré, dont les quatre faces
sont vermiculées et historiées; c'étoit le mausolée de
la famille de iVhircieu. Chacun des quatre coins est
occupé pnr une très- jolie colonne d'ordre corinthien ;
la clef qui est au milieu du cintre de chacune des
quatre croisées et des quatre portes , eA ornée d'une
tête ou d'une armoirie. Ce petit édifice , d'un excel-
lent style , mériteroit d'être gravé. Dans la révolution ,
ce bâtiment a été aliéné ; aujourd'hui le caveau sert
de cave à un cafetier qui en est l'acquéreur. Du côté
du nord et du côté du midi , l'on y a plaqué une
petite baraque qui sert d'entrée à la cave : les
vitraux ont été enlevés, et les ouvertures sont bou-
chées par des planches.
Nous cherchâmes vainement , dans l'église Saint-
Jean , l'inscription indiquée par les deux religieux
Bénédictins dans leur Voyage litttraîre (i).
A Tain , M. Jourdan nous avoit parlé d'une
inscription grecque que M. Faujas de Saint- Fond
lui avoit fait remarquer un jour dans l'église des
Cordeliers de Valence, oh se tenoient, au commen-
cement de la révolution , les assemblées électorales :
(i) Tome ]/'' , page 264,
CHAPITRE XL. pj
nous la cherchâmes avec M. Laugier-Vaugelas; il
n'y en a pas ia moindre trace.
L'ancien palais épiscopal est le plus beau bâtiment
de la ville; il est aujourd'hui occupé par le préfet:
on a de la galerie une belle vue sur ia campagne et
sur le Rhône.
Sous la remise Je la préfecture, nous vîmes une
colonne milliaire couchée par terre; elle a été ap-
portée de Monteiimart: riascripiion est très-fruste.
Sous l'ancien Gouvernement , Valence étoit le
tombeau des contrebandiers ; les hauts faits de Man-
drin , qui y j:)érit sur l'échafavid, ont encore laissé
un long souvenir dans le pays.
Autour de la ville règne une élévation circulaire
qu'on croiroit être l'ouvrage des hommes. Les envi-
rons sont agréables et vivifiés par des sources que
des canaux conduisent dans les prairies. Un de ces
canaux, h Charan , a une ouverture si large , qu'un
homme d'une taille ordinaire peut s'y tenir debout ;
il est digne des Romains : il est pourtant moins
ancien que le canal de Contant ; celui-ci conduit les
eaux qui arrosent la ville.
Auprès de Valence, est un château avec un parc
appelé le Valentin ; il appartenoit aux ducs de Va-
ientinois au temps où le pays étoit sous leur dépen-
dance.
Valence est la patrie du Jésuite Sautel, assez bon
poëîe latin moderne. /
p4 CHAPITRE XL.
Sur l'autre rive du Rhône , en face de Valence ,
s'élèvent la tour et la célèbre côte de Saint-Pémy^
où croît le vin du même nom ; on y communique
par une traille qui sert à traverser le fleuve ( i ) .
(i) Il y a dans le Voyage pittoresrjvf de la France, D-auphiné,
n.° 2 1 , une jolie gravure qui représente ce passage; on y voit
aussi la forme des barques qui servent à naviguer sur le Rhône.
9>
CHAPITRE XLÏ.
DÉPART de Valence. — Saint-PérAY. — ChÂteau-
NEUF. — Mont-Chavate. — La Voute. — La
Paillasse. — Pierre milliaire. — LiVRON. — I ont
de marbre. — La Drôme. — LaurioL. — MoN-
TELIMART. — Tripoli. — Basaltes.
JVi. DesCORCHES, préfet du département de
ia Drôme, vouloit nous retenir; mais nos momens
étoient comptés, et l'instant où nous n'avions plus
rien à voir étoit toujours pour nous celui du départ:
nous voulions aller coucher à Montelimarî , d'où
nous espérions nous rendre à Die , ville qui possède
beaucoup d'inscriptions.
II étoit quatre heures et demie lorsque nous quit-
tâmes Valence. On passe devant ia prison : on a k
sa droite Saint- Péray, dont le nom rappelle des idées
plus gaies aux amateurs du bon vin, et Châteauneuf;
cette demeure est bâtie sur un rocher , et présente
un aspect très-pittoresque : devant soi l'on voit ie
Mont-Chavate , qui se montre ainsi à chaque détour
du Rhône , et qui a de loin la forme d'une pyramide
d'Egypte. On laisse sur ia rive droite le château et
la petite ville de la Voute: là, ie Rhône fait un dé-
tour, où le courant a une grande rapidité. A sir
heures et demie, nous étions devant l'embouchure
de la Drôme.
^6 CHAPITRE XL I.
Avant d'arriver à Livron , à six milles de \"a-
lence , ceux qui font la route par terre relayent à
la Paillasse. A droite , on voit ia petite ville de
Livron , qui est bâtie sur une colline près de la
Drôme.
Cette rivière, qui donne son nom au département,
prend sa source dans les Alpes du Dauphiné; elle
déborde très -souvent, et répand sur le sol une
grande quantité de sable mêlé de parties calcaires.
Autrefois les voyageurs qui alloient de Lyon à Mar-
seille, étoient souvent obligés d'attendre deux ou trois
jours pour la passer : on a construit dessus un pont
de marbre de trois arches, qui ont la figure d'un
demi-cercle; il est bâti avec beaucoup de solidité.
La Drôme n'est pas navigable , à cause des rochers
dont son lit est embarrassé.
De Livron à Lauriol , on traverse plusieurs ruis-
seaux sur des ponts ou à gué ; nous vîmes de loin ,
sur notre gauche, cette dernière ville, qui aune mau-
vaise apparence, mais qui est pourtant assez consi-
dérable. C'est la demeure de M, Faujas de Saint-
Fond, à qui ses travaux sur les volcans du Dauphiné
et du Vivarais, et sur la géologie en général, ont
acquis une juste célébrité.
Il étoiî neuf heures quand nous arrivâmes à An-
cone , après avoir passé plusieurs courans très-rapides.
Nous desirions nous rendre à Die , et l'on nous avoit
assuré que nous trouverions plus de facilité pour ce
CHAPITRE XLi. i^J
voyage k Montelimart qu'à Ancone. li faisoit un
temps superbe ; ia lune nous éclairoit : nous nous
rendîmes à pied à Montelimart, où nous arrivâmes
à dix heures , et où nous logeâmes à ï hôtel des
Princes.
Montelimart doit son nom aux Adhémar ,de
Monteil, qui en avoient la souveraineté. Il s'appe-
ïoit en latin Montelium Adhemarî , dont on a fait
Aiontelimart,
Dès la pointe du jour nous visitâmes la ville,
que nous eûmes bientôt parcourue, quoiqu'elle soit
assez considérable. Elle est bien bâtie, et située au
pied et sur le penchant d'une colline. Au-dessous de
ses murs , se réunissent le Roub'ion et le Jabron , qui
vont ensuite mêler leurs eaux paisibles avec les flots
majestueux du Rhône : leurs bords sont animés par
de rians paysages. Les montagnes qui entourent la
ville forment un cercle , dont le Rhône paroît être la
corde (i). Les dehors offrent des sites agréables et
variés : ici ce sont des coteaux chargés de vignes,
de mûriers et d'oliviers ; là des plaines remplies
d'arbres k fruit et d'orangers : ici , il y a des mois-
sons ; ailleurs , des prairies. Le climat est doux ; les
orangers viennent en pleine terre dans les jardins. La
vallée contient une grande quantité de tripoli ; on
(i) li y a dans \t Voyage pittor(sqiit de la France, Dauphiné,
n.° 9, une vue de Montelimart,
Tome IL G
j)8 CHAPITRE XLl.
y trouve des iî?orceaux de basalte de difTerentes
grosseurs, et qui , sans doute, ont été apportés par
Je Rhône , puisqu'il n'y a aucune trace de volcans.
-Ce lieu est très-favorable pour les observations d'his-
toire naturelle ; le voisinage du Vivarais et du Vêlai
ie rend encore plus intéressant.
Monteliniart est la première ville de France où
s'est établie la religion réformée : on y compte
encore un grand nombre de protestans ; il y en a
parmi les familles les plus distinguées.
Les femmes sur-tout ont témoigné leur zèle pour
leur croyance. On montre encore aujourd'hui la
statue mutilée de Alargot de Lay [Marguerite de
Lage], qui défendit les remparts où la brèche étoit
ouverte, tua de sa main un des principaux assiégeans,
Je comte Ludovic, et ramena les vainqueurs dans la
ville, après avoir laissé un bras sur le théâtre de sa
gloire.
On boit à Montelimarl un vin blanc qu'on ap-
pelle clairette de Die ; il a un goût aigrelet et il mousse
comme le vin de Champagne. Les prairies donnent
des produits considérables ; mais l'industrie se porte
sur-tout vers l'éducation des vers à soie et la culture
du mûrier. II y a plusieurs fabriques de soie ; elles
sont fort anciennes. Rabelais fait l'éloge des maro-
quins de Montelimart.
Cette ville a produit quelques hommes de lettres.
C'est dans ses murs qu'est né un jurisconsulte estimé
CHAPITRE XLÎ. pp
(dans son temps, François Barry ( i ) , dont on raconte
une anecdote singulière. Il travailloit un jour dans
son cabinet, lorsqu'un enfant y entra pour prendre
du feu ; il n'avoit ni pelle ni pincettes , ni aucun
instrument pour en emporter : Barry voit cet enfant
étendre sur sa main un lit de cendres froides , et
placer dessus le charbon ardent. Étonné de la res-
source qu'un enfant avoit trouvée dans son esprit,
îe savant voulut, dit-on, brûler ses livres. Il est pro-
bable qu'il n'avoit pas réellement cette volonté ,
mais que ce fut par cette expression qu'il témoigna
sa surprise d'un procédé si simple, et que les hommes
les plus instruits n'auroient peut-être pas imaginé.
C'étoit à tort qu'on nous avoit conseillé d'aller k
Die par Montelimart ; le chemin est plus long de
ce côté et plus difficile , et nous fûmes obligés
de renoncer à notre projet.
(i ) Auteur du Traité de Successionibiis , qui a paru en 1 6 1 5 in-fo^
G 2
100
CHAPITRE XLII.
Acunum , Ancone. — Lit du Rhône. — RocHEMAURE.
— Le Theil. — Vivarais. — Basalte. — Viviers.
— Inscriptions. — Alaric. — Colonnes milliaires.
IN OU S allâmes regagner noire barque à Ancone:
là, le Rhône fait un coude, et le rivage présente un
véritable amphithéâtre , un lieu destiné pour une
naumachie. On pourroit croire que le nom ^Ancone
dérive d'un mot grec et signifie ici coude ; mais c'est
une corruption du mot Acunum , par lequel ce lieu
est désigné dans la Table Théodosienne.
II étoit cinq heures et demie quand nous y arri-
vâmes : le vent étoit excellent, et nous comptions
descendre de bonne heure au Pont du Saint-Esprit ,
pour nous rendre de là à Orange.
Le Rhône couloit autrefois à l'ouest de Monte-
îimart ; du moins c'est ce que l'on conjecture par le
banc vaste et profond de cailloux roulés qu'on y
observe et qui s'étend jusqu'au Roubion : mais on ne
peut déterminer par quel événement il a changé
de lit.
En doublant la pointe d' Ancone , nous eûmes en
face les trois magnifiques rochers de lave qui sont
sur la rive droite du Rhône, à un quart de lieue de
JRochemaare : nous descendîmes pour les voir de plus
CHAPITRE XLII. ICI
près. Ces trois belles buttes basaltiques sont rangées
de front , et rapprochées les unes des autres , mais
isolées et détachées de la montagne calcaire contre
laquelle elles paroissent collées. Ces trois monticules
renferment des objets intéressans. On s'y rend par
un chemin qui mène à un hameau très-agréable ,
nommé les Fontaines , assis au pied d'une montagne
couverte de vignobles , d'oliviers toujours verts ,
exposés aux premiers rayons du soleil levant ; des
plantations , des prairies , des jardins , animent ce
superbe tableau : le paysage est encore enrichi
par une perspective étendue, dont le premier plan
oifie le plus grand fleuve de la France méridionale;
le second , la ville de Montelimart , des coteaux
chargés de vignes et de fruits de toute espèce ,
quelques villages de Provence , et , dans le lointain ,
la chaîne des Alpes. La plus considérable de ces
buttes est taillée à pic dans presque tous les sens, et
a trois cents pieds d'élévatioji ; les deux autres ,
moins élevées , ne sont accessibles que d'un côté :
toutes trois sont d'un basalte noir très-dur , tantôt
disposé en grandes masses irrégulières , jointes et
adhérentes , tantôt formé en colonnes imparfaites.
La base de ces trois cônes porte sur des matières cal-
caires en éclats ; et l'on y trouve quelques cailloux
roulés et des silex de la nature des agates. Ces buttes
isolées n'ont aucune attenance avec des courans de
lave ; ce qui fait présumer à. M. de Faujas , de qui
G3
102, CHAPITRE XLir.
j'emprunte cette description (i) , qu'elles ont été
poussées et élevées subitement hors de terre par ies
eïForts de deux cratères supérieurs , ceux de Roche-
maure et de Chenavaii. Lk , on peut faire une beile
collection de basaltes , avec des accîdens irès-remar-
tjuables.
Bientôt après nous vîmes Rochemaure , dont les
TOÎries, assises siir des rochers basaltiques, présentent
un aspect très - pittoresque ; elles paroissent sus-
jyendues sur un amas de basaltes înciin'és à l'hori-
zon. Ce château appartenoit autrefois au prince de
Soubise (2).
Le bourg et la petite ville deRodiemâure ne sont
qu'à cinq ou six cents pas des trois buttes (3) ; une
partie des maisons est située au bas de la montagne ,
tandis que l'^autre est disposée en amphithéâtre sur
(i) Volcans éteints du Vîi/arais, Tpzge 26 ().
(z) M. Faujas de Saint-Fond, dans ses Recherches siir les
volcans éteints du Vivarais , pi. H , page 271, a donné une vue
de ce singulier château. H y en a aussi plusieurs dans le Vuyage
pittoresque de la France : \° Vue des trois rochers de lave à uti
quart de lieue de Rochemaure, sur le bord du Rhône, en remon-
tant le fleuve. Dauphine, n° 22. — 3.° Vue des ruines du château
de Rochemaure, sur la montagne qui a vomi ies laves de pozzo-
îane de ces cantons; et vue du Rhône, qui s'est fait un passage
% travers cette montagne près de Viviers. Vivarais, n." 2. -^
Vue d'une portion de rochers de basalte en prismes rentiers
inclin'îs à l'horizon, sur lesquels fut bâti le château de Roche-
maure auprès du Rhône. Uid. n." ^.
^'(3) M, DE Faujas, Volcans e'téints du Vivarais, I, 270.
CHAPITRE XLII. 10 3
îa hauteur. II y a, dans le bourg même , une grande
butte de basalte , qui a également traversé les ma-
tières calcaires. Sur la sommité, l'on voit encore les
débris d'une espèce de fort perché d'une manière
pittoresque. Plusieurs maisons qui environnent ie
château, sont fondées sur la iave ; les petites colon-
nades de basalte forment, d'une manière très-singu-
lière , l'escalier et le perron de quelques-unes de ces
habitations : d'autres maisons sont adossées contre
des masses inclinées de laves; les fenêtres , les portes ,
sont encadrées dans de gros prismes réguliers de
basalte ; la lave en table y est employée pour
figurer des espèces d'avant-toits : enfin toutes ces
maisons, placées en amphithéâtre dans des débris
de ruines volcaniques, présentent à i'oeil un tableau
très-piquant. Le château n'est qu'à, trente pas. Il
devoit être immense : il est fortifié par des masses
escarpées de basalte et par des murs fort élevés ,
d'une grosseur considérable ; on y entre par de larges
avant-cours. Mais tout n'est que ruine et confusion:
ici sont les débris d'une salle d'armes ; là est une
chapelle : on voit, d'une paît, des citernes , des pui-
sards, des cachots , une espèce d'antre où l'on frap-
poit la monnoie ; de l'autre , des salles d'appareil ,
des chambres spacieuses. Tout est grand , tout est
vaste ; mais tout porte l'empreinte des ravages du
temps.
Le donjon est bâti sur k sommité inaccessible
G 4
I04 CHAPITRE XLII.
d'une butte basaltique , escarpée de toutes parts ; près
de là est un cratère dans lequel on peut descendre à
une profondeur de près de quatre cents pieds. On
distingue du château le beau volcan de Chenavari ;
mais nous ne pûmes nous éloigner de notre route
pour aller le visiter.
Sur le bord mèine du fleuve , au pied de la mon-
tagne, est ie village du Theil.
Le vent commença bientôt à souffler plus forte-
ment ; ii nous porta avec une grande rapidité sur un
bateau chargé de marchandises : nos matelots eurent
cependant le temps de prévenir le choc ; mais l'effroi
et la pâleur que nous remarquâmes sur leur "visage,
nous firent assez connoître que ce choc auroit pu être
suivi de quelque danger (i).
Bientôt nous vîmes un joli château , également
situé sur le bord du fleuve, au pied d'une butte ba-
saltique ; nous voguâmes quelque temps entre des
sites pittoresques et des plantations de mûriers qui
bordent le fleuve. A sept heures et demie , nous
étions près de la petite ville de Viviers , où nous
descendîmes.
Autrefois le courant du Rhône passoit au pied des
murs de la ville ; aujourd'hui il en est éloigné à-
peu-près d'une portée de fusil. Il s'est forme une
île entre le rivage de Viviers et le grand courant
(i) Sufrà, p. 3.
CHAPITRE XLII. lOJ
actuel ; le petit canal entre cette île et Viviers
n'est pas toujours navigable. L'ancien lit du Rhône ,
sur lequel nous passâmes , est couvert de cailloux ,
parmi lesquels il y en a un grand nombre de volca-
niques. On y trouve de grands morceaux de basalte
rouJés et plusieurs pierres ponces. Les murs des
jardins sont, en grande partie, construits en basalte;
il en est de même du pavé des rues.
M. Flaugergues, juge de paix h. Viviers, chez
qui nous nous rendîmes d'abord , est le fils de
M. Honoré Flaugergues , qui a montré des con-
noissances étendues en physique, en histoire naturelle
et en astronomie ( i ) : lui-même est un des corres-
pondans les plus actifs de mon savant confrère M. de
Lalande ; il a fait un grand nombre d'observations
astronomiques qui sont consignées dans la Connois-
sance des temps. Nous vîmes dans son cabinet une
mosaïque grossière, mais antique, représentant un
Faune couronné de lierre et tenant le pedum ; deux
petits vases de bronze , également antiques , qui ont
été trouvés dans les environs ; et une collection de
minéraux du pays, qui a été formée par M. Flau-
gergues le père.
Ce savant aimoit aussi l'étude de l'antiquité :
nous vîmes dans le mur de son cabinet quelques
(i) Lalande, Bibliographie astronomique , 633 et 651.
lO^ CHAPITRE XLII.
inscriptions qu'il y avoit fait sceller; les voici fidèle-
ment copiées; elles sont inédites:
D M
castIrciae
SECVNDAl
DOMITIVS
LICINIANVS
MATRi
Çarissimae
L'union des lettres I et R dans le mot CASTricj^ ,
la lettre 3 retournée dans iemot SECUNDO , et ïa
singulière forme du K dans karissim^e , sont les
choses remarquables que cette inscription présente.
IN HOC TOMOLO
REQVIESCET' BON
EMORIAE SeVERVS
LECTVR ENNOCENS
QVI VIXITIN PAGE AN
NLS TREDECE oBlIT D
ECIMO KAL DECEMB
RES
Dans ce tombeau repose Seveyus Lectur , qui a vécu treize ans dans
l'innocence et la paix , et fjui est mort le X des calendes de décembre.
Cette inscription n'offre de remarquable que le
CHAPITRE XLIÎ. 107
renversement de l's dans le mot SEVERUS , et l'emploi
de I'e pour Tl dans les mots ennocens, REQUIES-
CET , TREDECE, pour JNNOCENS , REQUIESCIT,
TREDECIM : l'expression DECEMBRES se trouve
dans les monumens du bon temps. On voit éga-
lement dans la suivante le mot dees pour dies. 11 est
singulier qu'on ait exprimé le jour du mois de la
mort du bon Lectur sans en indiquer l'année.
HIC REQvIIS
CET IN PACE
lAC DOMNO
LYS QVI VI
XIT A N N VS
XXXVIIII ET
DEESllI OBllT
lu F M AI AS
xIireG) DOM
n i a la ri ci
Cette inscription' est plus curieuse que la précé-
dente : elle nous apprend que Jacques Domnoliis,
après avoir vécu trente-neuf ans et trois jours , est
mort le III des tiilendes de mai , dans la douzième
année du règne d'Alaric II. On n'est pas d'accord
sur le temps précis où ce règne a commencé ; les
auteurs de l'Histoire du Languedoc 1 1 ) pensent que
(i) Histoire du Languedoc, I, 1 661 , col, I, 663.
108 CHAPITRE XLII.
ce fut dans l'année 484- Domnolus seroit donc
mort le ap avril 49 5 : il est probable qu'il étoit
catholique ; son épitaphe ne nous seroit pas par-
venue s'il eût été attaché k i'arianisme.
On remarque dans ces inscriptions ies désinences
barbares et la corruption que le mélange des Visi-
goths avec les Gaulois devenus Romains avoît intro-
duites dans la langue iatine , qui étoit alors la langue
de ces contrées.
C'est le seul monument que je connoisse du règne
d'AIaric , et l'unique inscription où la date soit
établie d'après l'année de son règne ; usage qui se
remarque sur les plus anciens diplômes de la pre-
mière race.
M. Flaugergues étoit en conespondance avec
M. Séguier de Nîmes : j'ai trouvé, parmi ses lettres
à ce dernier , la copie de quelques inscriptions
de colonnes milliaires qu'il avoit copiées dans ies
environs de Viviers ; je crois utile de les consigner
ici , parce qu'elles sont inédites.
\
IMP CAES
t.aeLo HADR
avcaîToNn
Pio P P
TRIB POT VII
COS III
M P VI III
IMP TITO
AELI0
HA
DRIANO
AT
T 0 N I
N O
AVG PIC
) PP
TRIB .
POT
VI COS
III
CHAPITRE XLII.
fop
IMP TITO
AELIO
H A
D R I iV
N
T O N I
N 0
A VG ï
I O
PP TRIB
POT
VII COS
III
M . P .
XXI
IMP CAES.
T AELIO I-ADR
AVG ANTONIN
P I O P P
TRIB POT VII
COS . m
M. P. VI
Ces quatre inscriptions appartiennent toutes aux
années 6 et 7 du règne d'Antonin , 1 43 et 1 4-4 de
notre ère ; elles marquent des distances de six mille,
de neuf mille et de vingt-un mille pas: mais comme
on ne sait où elles étoient placées , on ne peut savoir
les distances respectives qu'elles déterminoient.
Les pierres milliaires ne sont intéressantes que
sur les lieux où elles ont été primitivement placées :
cependant les paysans les dégradent, ou s'en empa-
rent pour leurs constructions ; le temps en détruit les
inscriptions. Il y auroit un moyen facile de conserver
ces pierres et de faire reconnoître leur ancienne posi-
tion , qui peut être très-utile pour l'étude de la géo-
graphie ; ce seroit de les déposer dans le chef- lieu
voisin , et de mettre à leur place une pierre moderne,
sur laquelle l'inscription seroit restituée.
i lO
CHAPITRE XlII.
D
M
ET MEMO
R I A E I A
N V A R I I
HELVINI FI
L I I A L B I
NI FRATRIS
INCOMPARAB
Cette inscription appartenoit au marquis de Jo-
viac ; elle a été trouvée entre Aps et Méias , au
milieu d'un petit ruisseau où les eaux l'avoient
portée (i).
Le frère de M. Flaugergues nous accompagna
pour nous faire voir l'église, qu'on nous avoit dit être
remarquable par sa voûte en mosaïque : cette voûte
(i) C'est ainsi que cette inscription est rapportée dans les
lettres de M, FLAUGEBGUESàM. SÉGUIER. LXNCELOT, Académie
des belles-lettres , VII, Hist. 236, et MURATORI , t. II , MCDLXX ,
n.° 5 , l'ont publiée d'une manière différente.
C M A P I T R E X 1. 1 î. III
n'est point en véritable mosaïque ; mais seulement
les pierres dont elle est construite , sont placées de
manière k former des corn par timens.
M. Flaugergues nous conduisit , hors de la vilîe,
à une maison située le long du grand chemin qui
conduit à l'archevêché et au bord de l'eau. Devant
cette jnaison est couché un reste de co'onne milliaire
qui servoit autrefois de support au bénitier de ia
chapelle des pénitens. L'inscription est très-dégra-
dée; nous la lavâmes, et nous découvrîmes seulement
ie nom de Valérien.
VALKF
ÎANO
PIAVG
NEPO
CON
V
Les rues de Viviers sont étroites ; la plupart ne
sont point pavées, mais couvertes d'une énorme quan-
tité de buis que chacun étend devant sa porte , et
qu'on regarde comme un excellent engrais : les murs
des maisons ont tous une teinte noirâtre, due aux
fragmens de basalte dont ils sont bâtis ; ce qui con-
tribue à augmenter la tristesse de ces sombres habi-
tations. L'évêché et ie séminaire , placés hors de la
112 CHAPITRE XLII.
ville , sont les deux seuls édifices remarquables : ïe
premier est destiné à la Sénatorerie ; l'autre, à ia
Légion d'honneur. Mais si l'intérieur de Viviers est
triste, sa position est agréable (i) , et ses environs
sont rians. A chaque pas on rencontre ou des témoi-
gnages historiques du séjour des Romains dans cette
contrée, ou des preuves des grandets révolutions que
le globe a éprouvées : le naturaliste , l'antiquaire, le
physicien, peuvent y occuper leurs loisirs ; la prome-
nade , la chasse et la pêche offrent d'autres plaisirs à
ceux à. qui l'étude ne présente aucun charme.
Dans les décombres à'Alba Hehiorum [Aps], on
a découvert cette inscription , qui n'a pas encore
été publiée :
L PI N ARIO
OPTATO
CVLTORI LARVM
S EX ANTONI
MANSVETI ET
L VALEk RVFINI
Chaque famille a voit ses dieux lares ; ils étoient
(i) H y a une vue de Viviers, prise au sud-sud-est, dans le
Voyage pittoresque de la France, tome II, VivaraiSj, n." i.
renfermés
CHAPITRE XLII. 1 13
renfermés dans une espèce de petite chapelle par-
ticulière appelée laraire. On portoit ces images à la
guerre et dans les voyages ; des esclaves étoient
chargés de les soigner, de Içs parer de fleurs dans
les solennités , et principalement dans les Com-
■pitalia et les Laralia , fêtes qui ieur étoient con-
sacrées. Ceux à qui ce soin étoit spécialement
confié , recevoient le nom de cultores lariim. Les
cultures des images et des lares de la maison d'Au-
guste formoient un collège particulier , ainsi que
l'attestent plusieurs inscriptions ( i }. Ici Pinarius
Optatus est cultor des lares de Sextus Ant^ninus
Mansuetus et de Lucius Valerius Rufinus : c'étoient
sûrement les personnages les plus considérables de
ïa contrée. Je ne connois pas d'autre exemple d'un
monument qui rappelle le nom du cultor des lares
de simples particuliers.
On croit communément que Viviers est situé
dans l'endroit où étoit Alha Helviorum , appelée aussi
Alba Augusta , la capitale des Helvii ( 2 ) : mais
d'Anville n'adopte pas cette opinion ( 3 ) ; et il place ,
avec M. Lancelot (4), Alba Augusta dans le lieu où
est aujourd'hui Aps , à trois lieues de Viviers. On y
(i) Fabuetti, Columna Tryana, zo6,
(2) Valois, iVijm/û G a//. 245.
(3) Notice de l'aticiernie Gaule, 45.
(4) Académie des belles-lettres, t. VJI , Hist. 235.
Tome IL H
I l4 CHAPITRE XLII.
rencontre beaucoup de débris d'antiquités ; i'inscrîp-
tion suivante ( i ) y a été trouvée :
D M
PARD V LE
POSIT ME
MORIAM
SILVINVS
EVTYCHEAE
MERENTISSIME
La manière dont les deux noms propres pard ule
et EUTiCHEyE sont séparés , est singulière. Nous
avons déjà vu des exemples fréquens de i'E employé
pour JE. PosiT est ici pour posuit.
La petite ville de Viviers étoit la capitale du
Vivarais , pays si célèbre par ses volcans , dont
M. de Faujas a donné une belle description. Elle
avoit un évêché. Celui qui a occupé le dernier ce
siège , est actuellement employé à Paris dans une
bibliothèque publique. Pendant le cours de la révo-
lution , il avoit été inscrit dans la garde nationale :
un jour qu'il faisoit son service , on vint le relever
(i) MURATORI, MCDLXXXVII, 14. LANCELOT, Académie d(S
hlUs-kltres, t. VIII, Hist. 237.
C H À P ï T R E X L I r. 115
ûe faction ; il présente les armes à celui qui va
prendre sa place, et s'approche pour lui donner la
consigne ; ce remplaçant étoit son ci-devant vicaire
général.
Le nom de Viviers est connu depuis très-long-
temps ; on le trouve dans des monumens du vi."
siècle : c'est le mot Vivarium ou Vivaria, que l'on a
francisé. Lorsque Alba Hdvioruin eut été détruite
par les Vandales au commencement du v." siècie ,
Viviers devint la capitale de la contrée, qui prit
alors le nom de Vivarais [Vivariensis pagus ]„
Ce pays, vu des bords du Rhône, présente une
rangée de montagnes arides , où l'on ne rencontre
que quelques traces de culture. Quelques petites
rivières se sont creusé un bassin entre ces mon-
tagnes : à l'embouchure de ces rivières , on trouve
ordinairement un village ou une petite ville ; c'est
ainsi que sont situés Viviers et Bourg-Saint-Andéol.
H;a
1x6
CHAPITRE XLIII.
Bourg-Saint- An DÉOL. — Monument Mithriaque.
— Fontaine de Tourne. — Tombeau de S. Andéol.
— Inscriptions diverses,
J\. huit hetires et demie nous quittâmes Viviers : à
dix heures , les bateaux passèrent dans un endroit où
le fleuve est fortement agité à cause des rochers qui
sont sous l'eau ; ce qui rend ce passage dangereux :
un quart d'heure après nous descendîmes à Bourg-
Saint-Andéol.
Nous desirions ardemment de voir le monument
Mithriaque , dont Cayhis a donné la figure : il faut
traverser la ville ; on arrive alors sur une espèce
d'esplanade qui est fermée par un rideau de rochers ;
il en sort une source abondante, appelée le Grand-
Goul ; elle forme un bassin ovale : auprès il y en a
une autre dont i'eau se réunit dans un bassin circu-
laire qu'on prétend n'avoir pas de fond. Sur le ro-
cher, derrière ce bassin, k huit ou neuf pieds au-
dessus du sol de l'esplanade , est le monument con-
sacré au dieu Mithras (i). C'est un bas-relief carré,
(i) Caylus, Recueil, III , pi. XXîII, a donné le plan du lieu
où sont cette source et ce monument.
CîIAPÏTîlE XLIII. 1 17
qui a quatre pieds de hauteur et six de îargeur ; il est
taillé et sculpté dans le roc même, qui est calcaire.
On voit au milieu /comme sur tous îes monumens
de ce genre , un jeune homme vêtu d'une chiamyde
et coiffé d'un bonnet phrygien , qui sacrifie un tau-
reau accroupi, dont un scorpion pique les testicules,
et qu'un chien attaque et mord au cou ; un serpent
rampe dessus, et semble aussi menacer ie pauvre
animal : en haut, sur la gauche , est la figure du so-
leil radieux, k droite celle du croissant de la lune,
et plus bas sont des rochers et une tablette de cette
forme Df~~)Cl> sur laquelle on découvre une ins-
cription très- effacée, et que Caylus n'a pas publiée.
D'après une note que j'ai trouvée dans la biblio-
thèque de Nîmes, parmi les papiers de M. Séguier,
il paroît que cette inscription étoit autrefois mieux
conservée , et qu'on y iisoit :
rj :i I N y I M I 1' H R l'K V M A X S
M A N N I F VIS M O ?J ET
T rO M/RSIVS ME M. D. S. PP.
t>
Les lettres qui manquent peuvent être ainsi sup-
pléées :
Dec Solï INVICÎO MÎTHR^. MAXSumus
M AN NI FÏlius VISU MONitus ET
T MURSIUS MEMinus De Siio Posuerunt.
Au dieu Soleil invincible A'Iithras , Maximus, fils de Afannus;
averti par une vision, et T. Aiursius Meminus, ont pose ce monumeni
à leurs dépens.
H3
Tl8 CHAPITRE XLIII. j
Le P. Eustache Guillemeau , provincial àes Bar-
nabites,aIepremierfaitconnoître ce monument (i) ,
sans en expliquer l'inscription (2). Lancelot, dans
îes Mémoires de l'académie ( 3 ) ^ en a fait une descrip-
tion si bizarre , qu'il est aisé de se convaincre qu'il
ne l'a pas vu , et qu'il n'a pas même lu la disser-
tation du P. Guillemeau. Cgylus (4) a publié un
dessin qui lui avoit été communiqué ; mais il est
gravé à rebours, et ne représente qvie très-imparfai-
tement l'original. II n'a pas non plus tenu compte
de l'inscription. C'est pourquoi j'ai cru devoir en
donner une nouvelle figure, /?/. XXVIII , n.° 2.
Les habitans du pays croient que ce monument
représente un certain Turnus , lequel , selon la tradi-
tion , tua un énorme serpent auprès de cette fontaine ,
qui fut appelée ^«?^/«^ de Turnus , et, par corrup-
tion , de Tourne: mais il est aisé de voir que ce monu-
ment est relatif au culte de Mithras.
Nous ne nous arrêterons pas à ce culte , qui est
très-peu connu , quoiqu'il ait fourni matière à beau-
coup de dissertations : il suffit de savoir que , sous
( I ) Mémoire sur un bas-relief du dieu Mithras , trouvé à Bourg'-
Saint - Ande'ol en Vivarais , dans les Mémoires de Trévoux, février
î724,p. 297.
(2) H pense que s'il avoit pu la lire, il y auroit trouvé ; D(0 Sole
invicto Mithra.
(3) Vil, //«r. 238.
(4) Recueil, tome III, pi. XCIV.
CHAPITRE XLIII. I Ip
le nom de Mithras , on adoroit le soleil , auteur de
la régénération de la nature et de toute fécondité.
Ce cuite fut apporté à Rome par les soldats de
Pompée, dans le temps des premières guerres des
Romains en Asie : aussi les monumens en sont -ils
très -multipliés. Maxsimus et Meminus étoient des
initiés aux mystères de ce dieu : il leur étoit apparu
en songe; et d'après les ordres qu'ils en avoient reçus ,
ils firent ériger ce monument, qui paroît être du
III/ ou du iv/ siècle.
Ce curieux bas-reiief est exposé aux injures des
enfàns, qui Je prennent pour but dans leurs amuse-
mens , et l'attaquent sans cesse à coups de pierres»
II seroit intéressant de le couvrir de volets, qu'on n'ou-
vriroit que sur la demande des étrangers ou des per-
sonnes qui desireroient le voir , et qui paieroient vo-
lontiers une petite rétribution à celui qui en auroit la
garde.
Le quartier auprès duquel est ce bas-relief, est
occupé par beaucoup de tanneries ; il y a un moulin
à foulon , mis en mouvement par l'eau de la source
qui sort de la grotte dont je viens de parler. Dans
ie vallon où sont ces sources et ces tanneries ainsi
que le monument Mithriaque , iî y a des rochers
immenses avec différentes ouvertures. Notre petit
guide et quefques-uns de ses camarades nous par-
lèrent de beaucoup de grandes excavations qui doi-
vent se trouver dans l'intérieur, et qu'ils appellent
H 4
I20 CHAPITRE XLIII,
des églises dans le rocher. Ils assurent y avoir été
et les avoir vues eux-mêmes, lis rampèrent devant
nous sur le ventre pour pénétrer dans une de ces
ouvertures ; et après avoir fait un tour dans l'inté-
rieur, ils sortirent par une autre.
On faisoit autrefois l'épreuve des ladres dans le
bassin ovale de Tourne. On lit dans un ancien acte
que, le 3 juin 142.2 , on mena à cette fontaine un
homme qu'on croyoit être ladre ; on le saigna , on
reçut le sang dans un vase qu'on mit dans un sac ,
et le tout fut plongé dans la fontaine : deux barbiers
de la ville furent nommés pour en faire la vérification ;
ils déclarèrent que rien n'avoit été corrompu dans
cette immersion , et le juge prononça que le prévenu
n'étoit pas ladre.
Ce lieu étoit appelé, dans le xi." siècle, Borga-
giates (i) : c'est de là que le mot Bourg s'est formé.
S. Andéol y souifrit, dit-on, le martyre, vers les pre-
miers temps du christianisme , sous Septime Sévère.
On conservoit encore dans la principale église les
précieux restes du saint à qui la ville doit son sur-
nom ; ils furent trouvés, dit -on, sous le règne de
l'empereur Lothaire , au milieu du X.'' siècle.
L'église est sous son invocation, et l'on nous montra
le tombeau où ses dépouilles ont été renfermées. Ce
(i) Burgagiates , Dergoiates, Burglas. hh^CLLQl , Académie de$
èelles- lettres, Vli , a 37.
CHAPITRE XLIII. 121
sarcophage, qui étoit autrefois sous l'autel , est actuel-
lement au fond de la nef: il est sans cesse frotté par les
mains pieuses des fidèles qui ont quelques vœux à for-
mer , et qui demandent l'assistance du protecteur de
leur ville. Il a une couverture en forme de toit : la face
antérieure offre une tablette portée par deux génies
ailés , placés horizontalement et qui paroissent voler;
au-dessus du pied de chacun de ces génies est une
colombe qui a les ailes éployées : de chaque côté de
la tablette , sous les mains des génies , il y a un lapin ;
plus bas , sous l'un des génies à gauche , il y a un
arc et un carquois. Les petits côtés du sarcophage sont
ornés de guirlandes , et ont à-peu-près cette forme :
Ces armes, ces simulacres, ne conviennent guère
1^2 CHAPITRE XLIIT.
au tombeau d'un saint martyr; et l'inscription sui-
vante, gravée sur la tablette, atteste en effet que
ce tombeau est celui d'un païen :
D. M.
TIB. IVLI. "VIleRIAN
S.aSN. V. M. Vil. D. VI.
IVLIVS. CRAlToR a?
TERENTA. VALERIA
FILIO DVLCISSIMO
H est donc évident que ce monument a été fait
par Julius Crantor et Terentia Va/eria, pour Tik
Julius Valerianus leur fils , qui est mort à l'âge de
cinq ans sept mois et six jours, Les restes de S. An-
déol n'ont pu y être déposés après son martyre : il se
peut cependant que , lors de leur invention , on les
ait renfermés dans ce sarcophage, qui étoit vide;
mais du moins il n'a pas été fait pour lui.
Quant aux signes qui y sont accumulés , il paroît
que les génies qui portent l'inscription, sont ceux
de la mort : l'arc et le carquois indiquent la fin
prématurée de cet enfant chéri , dont la vie a passé
comme un trait ; les colombes , sa douceur et son inno-
cence ; et les lapins ou les loirs , le sommeil éternel
qui s'est appesanti sur lui.
CHAPITRE XLIIï: 1^5
A la droite de l'entrée méridionale de cette
église , se trouve la pierre sépulcrale suivante ; elle
est renversée et brisée d'un côté ( i ) :
IFABIVS ZOILVS SIBiSC"
CONSVADVLLIAE PRI
VA E MARITAE CARIS.'.' M/ (2)
.*.•.'.' H ABEREMVS FECIT
Les environs de Saint-Andéol sont assez agréables ,
quoique la ville ne soit guère plus belle ni plus
gaie que celle de Viviers. Le port est plus animé , et
ce lieu paroît avoir absorbé le commerce dont Vi-
viers auroit dû s'emparer.
(i) Lancelot, Acadcmie des belles - lettres , VII , Hist. 237;
MURATORI, MCCCXLI, 8.
(2; CONSUADULLIM PRîmhiVyE MARITJE CARISsÎMct. Le
mot marita pour uxor a été employé plusieurs fois par Ovide et
par Horace.
ï 24
CHAPITRE XLIV.
Pont du Saint-Esprit. — s. Benezet. — Fratres Pontifices.
— Ville du Saint-Esprit.
Il étoit midi lorsque nous quittâmes Bourg- Sain t-
Andéol ; k une heure nous étions au Pont Saint-
Esprit.
II n'est personne qui n'ait entendu parler du pas-
sage de ce poni et des dangers auxquels il expose.
II est certain que le Rhône est dans cet endroit d'une
extrême rapidité , et que les courans qui se forment
en face des arches , entraînent les bateaux avec la
vitesse d'un trait : mais, en y réfléchissant , ce passage
n'offre guère plus de dangers qu'un autre ; la seconde
arche, sous laquelle passent ordinairement les bateaux
de poste , est très-large ; les bateliers prennent de
loin leur direction. L'idée que l'on a de la mort
inévitable à laquelle on seroit exposé si le bateau
heurtoit , cause une impression d'effroi qu'on ne
peut vaincre : mais il n'y a pas de pont qui ne pré-
sentât le même danger à une frêle nef qui seroit
jetée contre une de ses piles.
Nous débarquâmes pour visiter la ville et chercher
une carriole qui pût nous mènera Orange , pendant
que le bateau conduiroit notre voiture h Avignon.
CHAPITRE XLIV^. 125
La ville du Saint-Esprit s'appeloit d'abord Saint-
Saturnin-du-Port ; elle n'a pris son nouveau nom
qu'après l'édification du pont qui fait sa célébrité.
ÎI fut commencé en 1265 : une bulle du pape Ni-
colas V, de l'an i44^>i''ous apprend qu'il fiit construit
par un berger qui en avoit reçu l'ordre d'un ange ;
mais il est évident que le Saint Père a fait ici une
méprise , et qu'il a appliqué au pont du Saint-
Esprit ce qu'on raconte du pont d'Avignon, bâti par
un berger appelé S. Bena^et ( i ) . Ce qu'il y a de
vrai, c'est que les habitans de Saint-Saturnin, effrayés
des naufrages fréquens qui avoient lieu en traversant
la rivière , construisirent ce pont , qu'ils appelèrent
■pont du Saint-Esprit , parce qu'ils attribuèrent cette
heureuse idée à l'inspiration de l'Esprit divin. On re-
cueillit des aumônes de toutes parts , et Ton rassembla
des matériaux. Le prieur du monastère de Saint-
Saturnin , Dom Jean de Tyange , voulut d'abord
s'opposer à cette entreprise , qu'il regardoit comme
attentatoire aux droits de son monastère; mais il se
rendit enfin aux motifs pressans d'utilité publique ,
et posa lui-même la première pierre de ce monument.
On nomma des recteurs qui achetèrent des carrières
(i) M. FlsCH ( Briefe ïiher die {vdlkhen Provinvcn von Franck-
reich , 587 ) attribue mal-à-propos fa construction du pont du
Saint-Esprit z\x\ fratres Poutifices , successeurs de S. Benezet; ils
furent seulement appelés ensuite pour y coopérer.
J26 CHAPITRE XLIV.
à Saint- Andéol ; on établit une société religieuse de
Frères donnés et de Sœurs données , qui avoient un
habit et des réglemens particuliers : les uns recueil-
loient des aumônes ; les autres soisnoient les ou-r-
vriers malades ou blessés ; d'autres enfin partageoient
îes travaux des maçons. Après la construction du
pont , on appela d'Avignon les frères Pontifes' ou
Hospitaliers de S. Benezet, pour desservir la cha-
pelle et l'hôpital , et continuer les quêtes.
Ce pont est imposant par sa longueur , remar-
quable par la régularité et la propreté de la bâtisse ,
et agréable par sa forme et sa construction. Les
arches ne sont point en ogive, mais en plein cintre
comme dans l'architecture romaine. Sa direction n'est
pas droite : il forme un coude opposé au courant ; ce
qui lui donne plus de solidité. Sa longueur est de cent ;!
quarante-cinq toises ; sa largeur , de dix pieds dans
œuvre et de dix-sept hors d'œuvre. II est soutenu par
vingt-six arches d'inégale largeur, dix-neuf grandes et 'î
sept petites ; les plus grandes ont dix-huit toises d'où- '
verture. Chaque pile est percée à jour; cette ouverture
est cintrée, et elle a l'apparence d'une petite arcade
d'une bonne proportion. On ne peut déterminer
l'usage de ces petites arcades : doivent-elles diminuer
la masse de la maçonnerie et en rendre le poids plus
léger î Je pense qu'elles sont là pour donner plus de «
passage à l'eaudans les grandes crues , et l'empêjcher fi
de battre le pont et de le détruire ; ce qui me le fait 4
•t:
ï
i
CHAPITRE XL IV. 1 27
présumer, c'est leur élévation au-dessus des éperons
des piles : l'architecte aura conçu qu'il falloit donner
un passage à l'eau , qui ne pouvoit plus être coupée
et renvoyée sous les arches par ces éperons.
Le gardien du pont a son logement dans la se-
conde pile du côté de la ville; il faut y entrer pour
remarquer la beauté et la solidité de la construction.
On sent combien cet édifice , qui a coûté tant de
peines , de temps et d'argent , est précieux pour la
ville et pour tous les départemens environnans ; s'il
étoit rompu , il en coûteroit des sommes énormes
pour le rétablir : aussi veille-t-on avec le plus grand
soin à sa conservation ; on ne laisse passer dessus
que des voitures chargées d'un poids déterminé ; le
moindre dégât est réparé sur-le-champ : aussi n'a-t-il
rien qui annonce son antiquité ; il paroît avoir été
bâti depuis peu de temps. II est extrêmement étroit ;
deux voitures ont bien de la peine à y passer de front:
mais il faut remarquer qu'à l'époque où il fut cons-
truit , les carrosses et les cabriolets n'étoient pas
encore inventés : les chevaliers et les dames alloient
à cheval ; et les transports se faisoient , en général ,
à dos de mulet (i).
• I ' ' '■ Il
( I ) II y a une figure et un plan détaillé de ce pont dans
V Histoire du Languedoc , tome III , p. 506. Il y en a une vue dans le
Voyage pittoresque de la France , Languedoc, tome II, pi- 75 > et
une de la ville, pi. 74. Dans cette dernière , on a donné aux
arcades la figure d'une ogive ; ce qui est contraire à la vérité.
I2§ CHAPITRE XLIV.
La ville est plus propre et mieux bâtie que Viviers
et Saint-Andéol : la citadelle , qui a été construite eh
1621, subsiste encore ; elle a quatre bastions.
Nous ne trouvâmes point de carriole; ce qui nous
força de nous rembarquer.
CHAPITRE XI.V.
29
CHAPITRE XLV.
Tni CASTi N I. — ChÂteAU-Doria, — Territoire
d'Orange. — Mûriers. — Oliviers, — Cavares. —
Arausio, Orange. — Son histoire. — Rues. —
Antiquités. — Arc de triomphe ; — description ; —
— bas-reliefs, trophées, inscriptions; — opinions di-
verses ; — réparations à faire. — Arbalétriers , Bra-
vade. ■ — Tour de l'Arc. — Théâtre. — Forteresse. —
Vue magnifique. — Divers monumens. — Mosaïques,
— Inscriptions d'un Taurobole; -r- de Géminia; —
tumulaires. — Productions. — Commerce.
iNous reprîmes notre bateau pour descendre jus-
qu'à la hauteur d'Orange et nous y rendre ensuite à
pied. Le temps étoit devenu orageux , le vent con-
traire, et nous n'avancions qu'avec une incroyable
difficulté. Dans cette navigation , on a à droite le
Languedoc , et à gauche le Tricastin , nom francisé
des anciens Tricastini , qui occupoient ce territoire ,
et qui étoient dans la dépendance des Cavares ,
peuple plus nombreux et plus puissant.
Ceux qui vont de Montelimart à Orange par
terre , ne passent point au Pont-Saini-Esprit ; ils
prennent pa.r Pierre/atte , Donzjre , et Saint- Paul-
Trois-Châteaux , qui est le chef-lieu du Tricastin:
auprès est la montagiie Saint-Just, où l'on trouve des
inytulites, des astroïtes , des milleporites , des buc-
cinites agatisées.
Tome IL I
136 CHAPITRE XL V.
Les deux rives sont calcaires ; ie Rhône paroit
s'être fait jour au milieu de ce banc.
11 étoit quatre heures lorsque nous débarquâmes
auprès d'une ferme : les matelots conduisirent le
bateau jusqu'à Château-Doria , où ils dévoient nous
attendre jusqu'au lendemain.
Nous prîmes à pied le chemin d'Orange , où
nçus arrivâmes à six heures : la distance n'est cepen-
dant que d'une forte lieue; mais nous avancions len-
tement, afin de voir la campagne. Par-tout les habi-
tans étoient occupés à cueillir la feuille ( celle du
mûrier ) pour nourrir les vers à soie. Les champs
où croît cet arbre , offrent un contraste singulier :
les uns sont ombragés de ses feuilles larges et ver-
doyantes ; les autres , entièrement dépouillés de cet
abri , présentent, sous les feux d'un soleil brûlant et
au milieu de l'été , l'aspect de l'hiver.
La contrée se montre sous une face vraiment
nouvelle pour un habitant des départemens s?pten-
trionaux. Le sol est assez fertile ; il produit du blé,
de la vigne et une grande quantité de mûriers ;
on commence aussi à voir quelques oliviers et des
grenadiers.
Nous logeâmes à l'hôtel de' la Poste ; et nouç
Vo^'ions de nos fenêtres cet arc célèbre que nous
avions tant d'impatience d'examiner. Nous allâmes
y faire une première visite ; puis nous passâmes le
reste de la soirée à prendre les mesures que nous
CHAPITRE XLV. î 3 l'
Cràiiiès nécessaires pour rendre plus fructueux notre
séjour à Orange.
Nous sommes sur une terre vraiment classique ;
et plus nous avançons , plus les monumens que les
Romains ont laissés dans la Gaule deviennent impor-
tans et nombreuxi Orange est la corruption du mot
Arausîo , qui étoit le nom de cette ancienne ville du
pays des Cavares (i). Le nom de ce peuple dérive,
suivant Builet, du celtique cat, grand, et bar ou var,
lance (2) ; ce que je laisse à juger à ceux qui croient
savoir le celtique^, Orange étoit nommée aussi Arau-
sîo Secundanorum ; et l'on pense que c'étoit parce que
ia colonie qui l'habitoit , étoit composée de soldats
vétérans de la seconde légion. Elle est appelée Arau-
sîo par Pline et par Pomponius Mêla : c'est de là
que s'est formé le mot Orange , qu'il faudroit écrire
Aurange. Toutes les étymologies qu'on en a don--
nées, sont fausses ou incertaines : ce nom (3) a pro-
bablement sa racine dans la langue celtique.
Cette ville a été plusieurs fois ravagée par les
barbares. On prétend que Guillaume au Cornet ou
au Court-ne:^, qu'on fait vivre sous Charlemagne,
la sauva de la fureur des Sarrasins , et que cet
(1) Strab. IV, 186.
(2) Mémoires sur la langue celtique , 1754» torhe II, page 8r.
( j) Il ne vient , comme on l'a prétendu , ni de aura , vent, ni
île ïa douceur de ses oranges % ni du mot chrysopolis , ville dorée.
I 2
132 CHAPITRE XLV.
empereur l'en nomma comte bénéficiaire; mais tout
ce que les Iiistoriens des bas temps racontent de ce
prétendu Guillaume , est trop fabuleux pour qu'on
puisse tirer aucune clarté de leur récit. Le premier
comte propriétaire d'Orange que l'on connoisse , est
Giraud d'Adhémar , qui vivoit au commencement
du XI / siècle. La princesse Tiburge, vers i i4o >
embeIJit beaucoup ia ville. La principauté pas^a en
1 393 dans ia maison de Cliâlons , et en 1 5 30 dans
celle de Nassau. Le prince Maurice fit fortifier
Orange et ia mit dans un état de défense respectable.
Guillaume III de Nassau, roi d'Angleterre, étant
mort sans enfans , cette principauté devint l'héritage
de Frédéric Guillaume , roi de Prusse , qui ia céda à
ia France par le traité d'Utrecht en 1 7 1 3 . Louis XIV,
par un arrêt du conseil , de 1 7 1 4 > réunit Orange
au Daupiiiné. C'est aujourd'hui je chef- iieu d'une
sous-préfecture du département de Vauciuse.
Sous ses princes , cette ville étoit assez florissante :
eile fut entraînée dans les guerres de religion , et
devint ie théâtre de scènes sanglantes et d'actes de
cruauté commis par les deux partis. Depuis qu'elle
a été réunie à la France , eile a perdu toute son ira-
portance : au lieu de quinze mille habitans qu'elle
avoit alors , on en compte à peine quatre mille , et il
n'y a plus qu'un très- petit nombre de réformés.
La ville est petite; ses rues sont étroites, sombres,
sales et mal pa,vées ; on n'y voit aucune maison qui
CHAPITRE XLV. 135
ait quelque apparence. Lorsque nous y entrâmes ,
les rues étoient presque entièrement couvertes de
toiles attachées avec des cordons , pour garantir de
i'ardeur du soleil. Cet usage existe dans plusieurs
villes du midi , et principalement dans celles des
départemens de Vaucluse et des Bouches-du-Rhône.
Ces toiles, souvent sales, toujours pleines d'une
infinité de pièces d'une couleur ou au moins d'une
teinte différente du fond , produisent un très-vilain
effet ; mais elles sont d'un usage commode pour
mettre k l'abri d'un soleil brûlant.
Sans les restes remarquables d'antiquités qui sont
encore l'ornement de cette ville et qui font sa célé-
brité , on y est à peine entré qu'on en voudroit déjà
sortir. Quittons ces masures maussades, pour ne nous
occuper que des précieux monumens de la grandeur
romaine.
Gn a parlé bien des fois de l'arc de triomphe
d'Orange, et l'on n'en a point encore donné de re-
présentation fidèle ; on n'est aucunement d'accord
sur le temps auquel il a été bâti, sur le général à
qui il a été élevé, ni sur le motif de sa construction.
Avant de parler des différentes opinions c|u'il a fait
naître, je vais tracer une description de ce monu-
ment , tel qu'il existe aujourd'hui.
Cet arc est dans une plaine, à quatre cents pas
des dernières maisons de la ville , sur la grande
route de Lyon à Marseille ; on l'aperçoit de plus
I 3
Ï34 CHAPITRE XLV.
d'un mille en venant de Montdragon ; il a soi-
xante-six pieds de largeur et soixante de hauteur.
C'est un paraiiéiogramme percé de trois arcades:
celle du milieu , destinée au passage des voitures ,
est plus grande et plus élevée que les autres. A
chaque côté des arcades sont des colonnes corin-
thiennes cannelées : celles du milieu, qui flanquent
îa grande arcade, supportent un fronton triangu-
laire , au-dessus duquel est un aitique couronné par
une beile corniche.
La face septentrionaie (pi. XXIX, ji^, i) , celle
qui se présente du côté de la campagne , devoit
être la principale , puisqu'elle servoit d'entrée dans
la ville : c'est le côté le mieux conservé ( i ) ; de
quatre colonnes il n'en existe cependant que trois
et la base de la quatrième. Le bas-relief de l'attique
représente un combat très -vif de fantassins et de
cavaliers ( 2. ) ; mais ii est impossible de distinguer
3e lieu de l'action et le sujet du combat. A la gauche
de ce bas- relief sont des instrumens de sacrifices,
î'aspergille , le préféricule , la patère, ie simpiilum,
et le lituus ( 3 ) . Les trophées qui sont des deux côtés
du fronton , sont presque entièrement composés d'at-
tributs maritimes , tels que des proues de navire ,
(i) Lapise , Histoire d'Orange, pi. W, face septentrionale. La
gravure que. Lapise donne des trophées, est assez exacte,
(2) Ibid. pi. v. 11 est dessiné très-inexactenient,
, (3) Ihid. K,
CHAPITRE XLV. 13J
des ancres , des rames , des acrostoles , des apîustres ,
des chenisques , des tridens , &c. ( i ) : ceux qu'on voit
au-dessus même des petites arcades , le sont d'armes
offensives et défensives [2.) , mais qui n'ont point de
rapport à la marine ; de grands boucliers ovales ou k
huit pans , décorés de grandes palmettes , d'épées ,
de casques, de trompettes, de dards, de piques, de
flèches , d'étendards de cavalerie , et d'enseignes sur-
montées d'une figure de sanglier. On lit sur un bou-
clier du trophée à gauche , f^isYiivs J^ , sur un
autre P^beve.^ Sur le trophée à droite, on lit
très -distinctement f^ dodvacvs"M (3) ; sur un frag-
ment, les lettres SRE.
La face méridionale fpl. XXIX, fg. 2) (4) a été
très-maltraitée par le vent qui vient de la mer; la pierre
a été rongée , et les bas- reliefs sont plus dégradés.
Le sujet du grand bas-relief est de même un combat
de fantassins et de oavaiiers. Par ce qui reste des bas-
reliefs au-dessus des petites arcades , et des deux côtés
du fronton, on voit qu'ils étoient disposés de la même
manière que ceux de la face septentrionale. Il ne reste
presque plus rien des trophées à gauche; mais ceux
fi) Lapise, Histoire d'Orange, pi. IV, H. H.
(2) Ihid. pi. IV, G. G.
(3) Les inscriptions sont, en général, tracées au milieu de
tablettes semblables à celles-ci.^
(4) Lapise ,. îbid, pi .m.
ï 4
1^6 CHAPITRE XLV.
qui sont à droite sont encore assez bien conservés, et on.
lit sur des boucliers les noms suivans P^sacrovir M
r^ Av OT JfJ On remarque aussi sur plusieurs
boucliers ies lettres sre ( i ).Sur cette face, à droite
du grand bas-relief de l'attique , est ie buste d'une
femme (2) qu'on a prétendu être une espèce de pro-
phétesse syrienne appelée Afarthe , que Marins cou-
sultoit ou feignoit de consulter, et dont il reportoit
îes oracles à ses soldats : mais cette explication est
entièrement imaginaire. II ne reste plus des quatre
colonnes antiques de cette face , que les deux à la
droite du spectateur.
Les deux petits côtés regardent l'orient et l'occi-
dent. La face orientale ('pi. XXIX,fg. ^) est encore
décorée de quatre colonnes corinthiennes cannelées.
La frise , dans laquelle on a représenté des combats de
gladiateurs (3), est surmontée d'un fronton, aux deux
côtés duquel sont des Néréides. Entre les colonnes
( 1 ) D'autres voyageurs onz également remarqué des noms sur ces
boucliers ; mais on ne les a encore publiés que d'une manière in-
correcte : je puis repondre de l'exactitude de notre transcription,
que nous avons faite à plusieurs reprises et avec ie plus grand soin,
(2) LaPISE, Hist. d'Orange, pi. \\\ , face riiérUionale , N; et
pi. VI, page 28.
(3) LaPI.'-E , pi. 1 , G. La gravure qiie cet auteur a donnée de
ces combats , des captifs et des trophées placés au-dessus d'eux,
n'est pas très-exacte.
CHAPITRE XL V. T37
5ont trois trophées composés d'armes offensives et
défensives ( i ) ; on y voit des vexîUum et des enseignes
formées de la figure d'un sanglier. Au-dessous de
chacun de ces trophées sont deux figures de captifs,
parmi lesquelles il y en a une de vieillard ; ils ont
les mains liées derrière le dos.
Au milieu du fi-onton de cette face , est la figure
rayonnante du soleil (2) , sous une arcade accom-
pagnée de deux cornes d'abondance dont il ne reste
que les traces. On remarque sur les deux boucliers
du trophée du milieu , les traces de deux noms qui
malheureusement sont effacés.
On ne voit plus au côté occidental que les débris
ùes deux colonnes du milieu, ainsi que ceux du tro-
phée et des prisonniers à la gauche du spectateur ,
et quelques traces de celui du milieu. Lapise dit que
sur un boucher on iisoit le mot tevtobocchvs ,
mais nous ne pûmes découvrir aucun vestige du
nom de ce roi des Teutons.
L'intérieur des voûtes est décoré d'élégantes ro-
saces dans de beaux encadremens (3) ; et la bordure
des arcades , de pampres , de raisins , de fleurs et de
fruits : mais tous ces ornemens ne sont pas de la
même main ; les uns sont très-supérieurs aux autres
pour l'exécution.
(i) Lapise, pi. i,E. E. E.
(2) IbiJ. lettre I, p. 23.
(3) lùid. pi. VI, VII.
138 CHAPITRE XLV. _j
Au côté oriental , dont la partie supérieure est
entièrement restaurée , on lit cette inscription :
DV REGNE
DE
M. MVRE ,
ROY.
EN
1706.
Elle rappelle que le corps des arbalétriers d'Orange
contribua en 170^ à la réparation de l'arc de
triomphe. Le sieur Mure ou de Mure étoit alors roi
fies arbalétriers. Les comtes de Provence et les dau-
phins avoient, dans le XIII.*' siècle, créé ou permis
d'établir , dans toutes les villes de leurs états , un
corps de tireurs d'arc ( i ) ; ils prétendoient , par
ces institutions , former leurs sujets à la guerre et
ies rendre plus adroits. Les arbalétriers nommoient
un roi un des dimanches après Pâques : celui qui ,
au jour marqué , tuoit un oiseau placé à une cer-
taine distance , étoit déclaré roi. Cet oiseau étoit,
ou réellement ou en peinture , un perroquet , et plus
anciennement une^/V; on appeloit alors ie perroquet
pape g^y , c'est- k -dire ^^r^ gai ou bavard. Le roi
étoit comme le colonel de la troupe : il présidoit aux
exercices ; il menoit la compagnie à la procession
( 1 ) On appeloit aussi l'arc , arbaUtre.
C HAPITRE XLV. I 39
de la Fête-Dieu , et à celle que l'on faisoit la veille de
la Saint-Jean pour allumer solennellement un feu de
joie ; il jouissoit de quelques privilèges sur les entrées
des denrées , et de l'exemption de logement des gens
de guerre : il avoit un habit distingué et galonné , et
beaucoup de plumes sur son bonnet ou chapeau. On
appeloit la marche des arbalétriers, la Bravade. Le
roi de la Bravade, ou des arbalétriers, ne l'étoit que
pour un an. Il existe encore un règlement donné par
Charles I." d'Anjou à la compagnie des arbalétriers
ou de l'arquebuse d'Aix. Ces compagnies ont subsisté
dans quelques villes jusqu'à la révolution. Celle d'Aix
ne se montroit plus , dans les derniers temps , que
îa veille de la Saint-Jean ; on appeloit son chef le
roi de la Saint- Jean ou de la Bravade. Jusque dans
ïe XVI.'' siècle, cette compagnie étoit armée d'arcs et
de piques ; par la suite elle se servit de mousquets.
Dans toute la journée de la veille de la Saint-Jean ,
2 3 juin , elle parcouroit les rues d'Aix , et le jour elle
accompagnoit le parlement à la marche qui avoit lieu
pour aller allumer solennellement un feu de joie à la
place des Prêcheurs devant le palais , et un autre
devant l'église Saint-Jean. Elle tiroit , ce jour-là ,
plusieurs milliers de coups de fusil. La Bravade, ou
la compagnie des arquebusiers , autrement dite des
arbalétriers , avoit subsisté à Orange plus long-
temps qu'ailleurs.
Ou avoit imaginé d'établir sur l'arc de triomphe
iio CHAPITRE XL V.
une haute tour : elle existoit encore au temps d»
Lapise, puisqu'elle est figurée dans son ouvrage, et
que le monument entier s'appeloit alors la Tour
de r Arc. On a voit renfermé l'arc entier dans un
édifice composé de plusieurs salles. Cette cons-
truction barbare a été démolie en 1721 , par les
ordres d'un prince de Conti , alors propriétaire de la
principauté d'Orange.
On a encore fait depuis d'autres réparations à ce
monument : un maçon d'Orangfe, appelé Geoffroi , a
reconstruit une des colonnes qui soutiennent le fron-
ton du côté méridional. Cette colonne grossière est
sans ornement; mais, loin de blâmer, comme on le
fait , celui qui en est l'auteur , je crois qu'il doit être
approuvé de n'avoir fait qu'un simj)Ie étai , au lieu
d'avoir prétendu rivaliser avec l'architecte roinain.
Ce monument célèbre a été le sujet de beau-
coup de discussions entre les savans, qui ont cherché
à cohnoître en l'honneur de qui il a été élevé. L'opi-
nion la plus ancienne est celle qui est consignée
dans un commentaire manuscrit sur les psaumes ,
intitulé Fleur des psaumes , composé par Lerbert ou
Letbert, abbé de Saint-Ruf à Avignon , qui vivoit
dans le xi.^ siècle : il y est dit que cet arc de triomphe
fut élevé à César ( i ) vainqueur des Marseillois.
(i) Arausia. in arcu triiim-phnli A^assil'unse hélium sculptum haht-
lur oh signum Victoria Casaris. LebEUF , Acad, des helles -lettres ,
XXV, Histoire, p. 150.
CHAPITRE XLV. I^ï
Cependant cette opinion n'avoit pas été admise;
et dès le xvi."^^ siècle on pensoit que cet arc étoit con-
sacre à Marins et à Q. Lutatius Catulus, qui, dans
l'an de Rome 652, avoient vaincu k quelques milles
de distance les Cimbres et les Teutons.
Pontanus , auteur d'un Voyage dans les provinces
méridionales, écrit en 1606 (i), ne peut croire que
cet arc ait été élevé à Marius, parce que cet illustra
Romain n'a pas vaincu les Gaulois : il pense qu'qn y
a célébré la victoire de Domitius TEnobarbus et de
Fabius Maximus sur les Arvcrni et les Allobroees ,
commandés par Bituitus ; et pour appuyer son senti-
ment, il veut qu'au lieu de Bituitus on lise dans Tite-
Live Boduacus , comme sur l'arc d'Orange , et que
ce clief soit figuré lui-mêiiie sur la face septen-
trionale (2).
L'opinion que cet arc a été consacré à Marius
a prévalu : Lapise l'établit sur le récit de quelques
personnes qui lui ont assuré avoir lu , vers i6oo,
le nom de Teutobocchus sur une pierre qui se dé-
tacha de l'arc; et l'on sait que Teutobocchus éîoit le
(i) Pont AN l hinerarium GalUtzNarlwnensis , p. 5 et 45.
(2) Ce sentiment a été adopté par Mandajors dans son
Histoire critique de la Gaule Narboimoise , p. 96; par Spon,
Voyage d'Italie , de Dalmatie , itc. , t. l."'', p. 91; le f. BONAVEN-
TURE , Histoire de la ville d'Orange, p. 141 ^ Jean - Frédéric
GuiB, Journal de Tre'i'oux , décembre '729, p. ziài.lU ont
été réfutés par le baron DE LA Bastie , ihid. juillet 1730,
page 1214.
î42 CHAPITRE XLV.
chef des Cimtres et des Teutons qui furent défaits paf
Marius. Cette opinion a été reproduite dans la plu-
part des descriptions de cette partie de îa France ( i ) i
cependant elle est insoutenable. Au temps de Fabius
Maximus, et même de Marius, les Romains n'éle-
voient point encore de semblables monumens : de
plus , c'est, comme nous le verrons, auprès d'Aix,
et non sous les murs d'Orange, que Marius a vaincu
les Cimbres , les Teutons et les Ambrons ; ces peuples
ii'avoient point de flottes ; et les trophées maritimes
iont cet arc est décoré , rendent absolument impro-
aable une pareille explication.
Maffei , d'après le style de l'architecture et de la
;culpture , pense que cet arc a été fait au temps
d'Hadrien ( 2, ) ; mais il hasarde ce jugement sans
[e prouver. Le baron de la Basiie , sans pouvoir
également s'appuyer d'aucune autorité , conjecture
que ce monument fut consacré à Auguste (3).
Menard croit qu'il fut élevé du temps de César ,
et qu'il rappelle les différentes victoires de ce prince
dans les Gaules, sur terre et sur mer. Le P. Papon
pe|tse qu'il retrace la mémoire de celles des Romains
dans la Provence , et qu'il a été fait sous Auguste (4)«
Comment concilier ces différentes opinions î
(i) DULAURE, Description de la France , I, 238.
(2) Maffei, Gallix Antiquit. p. 157.
(3) Journal de Trévoux , juillet 1730, p. 1214.
(4) Papon , Histoire de Provence , \, 619,
CHAPITRE XLV. 1^5
L'arc ne porte aucune inscription sur sa corniche ,
et il ne paroît pas en avoir jamais eu : le style de
l'architecture , le sujet des bas-reliefs , ieurs dé: ails , et
Jes mots inscrits sur les boucliers , scMit donc les seuls
documens sur lesquels on puisse appuyer des con-
jectures raisonnables.
D'après le style de l'architecture , les diverses
opinions qui veulent que ce monument ait été élevé
pour consacrer le souvenir d'une victoire remportée
par Fabius Maximus , par Marius ou par César , ne
peuvent , comme je l'ai dit , être défendues , et tous
les documens historicjues leur sont également con-
traires ; mais il est impossi.ble de décider s'il est du
temps d'Auguste , comme le veut le baron de la Eastie ,
ou d'Hadrien , comme le prétend MafTei.
La forme des armes , les inscriptions des boucliers,
peuvent seules donner lieu à des raisonnemens pro-
bables. On y lit évidemment MARIO; ce qui a for-
tifié l'opinion que cet arc a été élevé en l'honneur
de Marius : mais le nom de ce général auroit été
placé sur la frise du monument , et non pas sur
un bouclier, parmi ceux des ennemis vaincus. Tous
ces noms sont au nominatif : ainsi celui-ci désigne,
comme les autres , un Gaulois appelé A^ûrio , et n'est
pas le datif du nom de Alarius; le mot DACUNO qui
se lit sur un autre bouclier, nous offre un exemple
d'une pareille désinence; on trouve sur les médailles
les n9ras de plusieurs chefs gaulois qui sont ainsi
1.44 CHAPITRE XLV.
terminés (i) : les noms doduacus , UDILLUS , ne
se rencontrent point ailleurs.
Quoique le mot SACROviR , qui se iit sur un
de ces boucliers , puisse désigner le généreux Éduen
qui fit de si nobles efforts pour la liberté de son
pays , il n'en faut pas conclure pour cela que ce mo-
nument ait été élevé k César; le nom de Teutaboc-
chus ( 2 ) , que Lapise le père a dit avoir lu , ne
prouveroit pas non plus que cet arc est un monur
ment de la défaite de ce roi des anciens Teutons.
Ces noms indiquent des éj:>oques très-différentes :
ils donnent lieu de soupçonner que ce monument
rappelle à-la-fois toutes l^a victoires des Romains,
non pas seulement dans la Provence , comme le
dit le P. Papon, mais dans toute la Gaule Narbon-
noise , ainsi que l'indiquent les noms de différens
chefs des vaincus. Les captifs qui ornent les côtés du
levant et du couchant , représentent les principaux
chefs des peuples vaincus , et leurs noms sont rap-
pelés sur leurs boucliers suspendus en trophées.
Comme ces chefs étoient suffisamment connus , et
que leurs noms étoient assez significatifs , on n'a pas
(i) AnsiO, sur une rnédaille des Rémi. Pellebin, Recueil de
Tpi^diiilUs de }X(uplei et villes , I, p!. IV, n.° 30, p. 26. ClAMiLO,
i^id. pi, V, n.° 14, p. 36.
^i) Je soupçonnerois c^uele nom étoit écrit TQVTOBOCIO,
comme on le lit sur une curieuse médaiile publiée par EcKHEL,
Numi anecdoti , p. 4 , pf. I , n," 5.
cru
CHAPITRE XLV. 14.5
cru devoir placer une autre inscription sur îe monu-
ment. Ce n'est qu'ainsi qu'on peut expliquer la
réunion de trophées maritimes avec des armes
offensives et défensives de toute espèce.
L'opinion que nous venons d'énoncer a beaucoup
de probabilité ;^ cependant ce n'est qu'une conjec-
ture. Lorsque ce pompeux édifice fut élevé pour
éterniser la gloire d'une grande nation et de ses
généraux , auroit-on pu présumer qu'il viendroit
un temps où il subsisteroit encore presque entier ,
sans qu'on pût rien savoir de positif sur sa destina-
tion ! Cela démontre l'impuissance des monumens
pour conserver la mémoire des grandes actions des
princes , et contribue à relever l'utilité de l'écriture
et de l'imprimerie. Les temples de Vienne et de
Nîmes furent élevés à des princes de l'empire ro-
main qui y ont été révérés comme des dieux : on
est réduit aujourd'hui à chercher leurs noms dans
les traces des clous qui ftxoient les lettres dont
ils étoient fon es ; et cette recherche ingénieuse
ne présente aucun résultat certain. La colonne de
Cussy devoit sans doute faire passera la postérité le
nom d'un général qui a trouvé la mort dans une mémo-
rable victoire; et l'on ignore même si les champs où
l'on va admirer ce monument, ont été le théâtre d'un
combat. L'arc attribué à Marius est sui chargé d'attri-
buts etd'ornemens : ils multiplient le champ des con-
jectures , sans donner une direction ce'rtaitie à nos
Tome II. K
\i6 CHAPITRE XLV.
idées. Une page d'un historien célèbre , quelques vers
d'un grand poëte , eussent bien plus efficacement
servi le désir de ceux qui vouloient éterniser ces
souvenirs. Il n'est point à craindre aujourd'hui qu'au-
cune tradition de ce genre soit jamais perdue. La
sûreté de l'État , le bonheur des peuples , les béné-
dictions qu'ils adressent au prince de son vivant ,
les regrets qu'ils témoignent après l'avoir perdu ,
sont les monumens ies plus certains de sa gloire et
le gage le plus sûr de l'amour qu'on lui porte. Le
peuple voyoit avec peu d'intérêt les monumens somp-
tueux de Saint-Denis : mais il répète avec relis^ion
ie nom de S. Louis , avec attendrissement ceux de
Louis XII et du bon Henri , avec enthousiasme celui
de François I.", avec admiration celui de Louis XIV;
et le nom de NAPOLÉON I." réveille tous ces
sentimens.
Il seroit curieux de pouvoir déterrniner avec pré-
cision ia cause qui a fait éieverun si beau monument ;
mais il est sur-tout important de le conserver. II
faudroit abattre les massifs qui , au lieu de soutenir
l'arc , pèsent sur lui , poussent trop la base, et font
écarter la partie supérieure : une crevasse qui s'étend
depuis l'arcade du milieu jusqu'au sommet , donne un
Juste effroi à l'ami des arts qui considère ce bel
édifice. Ce qui augmente le danger de le voir s'é-
crouler, c'est qu'il est sans couverture , et que les
eaux pluviales s'amassent à la partie supérieure comme
CHAPITRE XLVé t/j.^
rîans viri entonnoir. Un îoit iéger, quelques répara-
tions faciles , préssrveroient d'une destruction totafe
ce précieux monument , dont s'enorgueillit avec
raison le département de Vaucluse. La dépense ne
s'éleveroit pas à pius de mille écus. Plusieurs fois ces
réparations ont été demandées : il est plus néces-
saire que jamais qu'elles soient exécutées ; et certai-
nement ce vœu sera entendu d'un mini:;tre ami des
arts (î).
Un sentiment pénible mêloit de Tamertum.e au.
plaisir que nous avions à examiner l'arc d'Orange :
la place sur laquelle e>t élevé ce monument, a été ie
théâtre d'horribles exécutions ; le sang des Français
(i) On n'a encore publii aucun dessin exact cît i'arc d'Orange.
Celui que SPONen a donné dans son l^oji:ge d'haine, &< . tomeî.'-"%
page 8 , n'est qu'une esquisse grossière. Ceiiu que MoNTf aucon
a inséré dans son Ant-quité expliquée , tome 1\', pari. ! , p'. cviii ,
page 1 70, a été fait d'après un de.sin de iMignard , ;rère du
peintre de ce nom : il est très- agréable ; mais il ne fait voir
qu'une face de l'arc ; toutes les parties dégradées sont restituées ,
de sorte qu'il est impossible de s'en former une idée juste.
Lapise , dans son Histoire d'Orange , que j'ai c'tée , est celui
qui en a donné les dessins les plus nombreux et qui approchent
le plus de la vérité; mais ils en sont encore bien loin, ils sont
faits sans aucun sentiment de l'antique , sans mesures et sans
proportions. C'est pourtant là l'ouvrage par excellence! il n'y en
a qu'un exemplaire dans la ville ; on l'appelle le livre , et l'on y
renvoie tous les étrangers pour y trouver les explications qu'ils
désirent. Mon intention est de faire dessiner ce bel arc dans tous
les détails , et d'en faire l'objet d'un ouvrage particulier.
K 2
ï48 CHAPITRE XLV.
y a coulé sous la hache de bourreaux qui se disoient
leurs concitoyens et leurs frères ; c'est là qu'en 1 793
plusieurs malheureux ont été conduits des prisons
des villes voisines pour y recevoir la mort. Sans
doute l'arc d'Orange a été élevé pour rappeler des
combats qui ont aussi coûté la vie à plusieurs
mi'liers d'hommes : mais la guerre les a moisson-
nés ; ils sont morts en combattant pour leur patrie ;
leur mémoire excite des sentimens qui font taire
ceux du regret ; au lieu que les habitans d'Avignon ,
tramés sous les portes triomphales de l'arc d'Orange,
ont été massacrés sans pitié , au nom , atrocement
profané , de Thumnnité sainte , sans pouvoir se dé-
fendre contre leurs assassins.
Après l'arc d'Orange, le monument le plus re-
marquable de cette ville est celui qui est impropre-
ment appelé, même par des savans , le cirque , et
par corruption , le grand cire. Il est sur le penchant
de I.i montagne , dans un lieu où il auroit été impos-
sible d'établir un édifice de ce genre. Ce prétendu
cirque est un théâtre ; et ce monument est d'autant
plub précieux , que c'est le seul de ce genre qui
existe en France , et le plus entier de tous ceux qui
ont été conservés.
La partie circulaire dans laquelle les sièges des
spectateurs étoient établis , est pratiquée dans la
montagne : les deux extrémités du demi - cercle
étoient liées par des constructions à la sc^ne , où
CHAPITRE XLV. I^p
elles se terminoient ( pi. XXIX , f^. 4 ), C'est
ainsi que sont bâtis la plupart des théâtres qui existent
encore. Vitruvefait une mention expresse de ce genre
de construction.
Le mur qui coupoit le demi-cercle, et qui formoit
îe fond de la scène, existe encore en entier : il pro-
duit un bel effet, vu de la grande place (pi. XXIX,
J%' 5 ^^ ^ )' O^^ reconnoît aussitôt, h la manière dont
ce beau mur a été bâti , qu'il est de construction
romaine. II a cent huit pieds de haut et trois cents de
large ( i ) ; il est bâti en belles pierres carrées, égales ,
jointes avec la plus grande exactitude. Il est décoré
de deux rangées d'arcades et «d'un attique.
On ne peut se défendre d'un sentiment d'admira-
tion en regardant cette muraille si grande , si simple,
si bien bâtie et si bien conservée : nous ne pou-
vions nous lasser de la considérer. Au milieu est une
grande porte qui servoit sûrement d'entrée aux acteurs
et aux personnes destinées au service du théâtre.
(i) Vpy. la Dissertation de Maffei sur les théâtres de France,
Antiquitates G allia, page 153. Ha très-bien figuré la partie exté-
rieure et intérieure de ce beau mur, et il a donné un plan assez
exact du théâtre.
La façade extérieure du théâtre, telle qu'elle est aujourd'hui,
est exactement figurée dans V Histoire d'Orange par Lapise, à
l'exception des arcades du rez-de-chaussée, qu'il indique comme
étant ouvertes et fermées alternativement. Aujourd'hui toutes ces
arcades sont murées ; il n'y a que quelques petites portes qui y
sont pratiquées pour donner entrée dans les habitations.
K3
1^0 CHAPITRE XLV.
Au haut de la façade extérieure , il y a deux ran-
gées de pierres saillantes, k une distance assez consi-^
dérable l'une de l'autre : celles de !a première rangée
sont verticalement traversées par un trou qui , sans
doute , servoît à recevoir un mai;, à l'extrémité du-
quel on attachoit les voiles qui couvroient la théâtre
et préservoient les spectateurs de l'ardeur du soleif
et des injures du temps. Ce mât posoit sur les pierres
de la seconde rangée.
li y a à- peu près quarante ans qu'un serrurier
nommé Noguier, qui avoit sa boutique dans la façade
du théâtre, et dont le fils, également serrurier , y de-
meure encore, s'avisa ,• dans un moment d'ivresse ,
(le iTioiiter sur ce mur pour détourner l'attention des
spectateurs des jeux de danseurs de corde qui s'é-
toient établis sur la place. II sauta avec la plus grande
adresse de l'une des pierres sur l'autre : parvenu à
un endroit où une pierre manquoit , il grimpa jusqu'à
la corniche , gagna l'autre pierre, et continua heureu-
sement jusqu'au bout. L'effroi que causa cette course
périlleuse, fit régner le plus grand silence parmi ceux
qui en étoient témoins.
Aux deux cotés de cette muraille sont des salles,
qui étpient sans doute destinées k loger les gens de
service et les décorations : on y a établi depuis long-
temps la prison de la ville. Les eaux pluviales , rassem-
blées en di'fférens endroits , sont conduites à des
ouvertures rondes, et de là descendent ie long delà
CHAPITRE XLV. 1 5 l
façade , qu'elles dégradent ; les immondices versées
par les prisonniers forment le long de ce mur admi-
rable des sillons dégoûtans. Mais, malgré l'indiffé-
rence et ion peut même dire l'injustice des hommes,
ce bel édifice bravera encore pendant des siècles leurs
outrages et ceux du temps : ii faudra plus d'un effort
pour renverser ce mur de douze pieds d'épaisseur, com-
posé de pierres énormes , jointes sans aucun ciment ,
et dont quelques-unes sont longues de quinze pieds,
et d'une épaisseur proportionnée. La partie inférieure
de ce mur est composée d'arcades qui ont été percées
et qui sont occupées par des boutiques.
S'il est affligeant de voir tranformée en prison une
partie de ce beau théâtre , il est encore plus triste de
regarder les dégoûtantes masures accumulées dans le
lieu qui étoit autrefois occupé par l'avant-scène , et
la scène où les comédies de Plante et de Térence , les
tragédies de Sénèque, ont sûrement été représentées.
La misère et la fièvre régnent continuellement dan*
ce bouge infect, où l'air ne circule jamais ; l'insalu-
brité de ce cloaque est encore augmentée par le&
branches de thym et les tiges de safran dont on jonche
le sol , pour servir de litière aux porcs et d'engrais k
la terre. Ce seroit rendre un service réel aux arts et
à l'humanité , que de chercher un autre logement
pour les prisonniers , et de détruire ces misérables
masures , dont on dédommageroit facilement les
propriétaires..
k4
152 CHAPITRE XLV.
II est étonnant que ce mur seul se soit conservé ,
et que l'intérieur du théâtre , la cavca qui étoit
taillée dans ie roc , la scène et ses côtés , bâtis de
matériaux si solides , aient été dégradés : il est pro-
bai^Ie que ce théâtre a été un lieu de retraite pour
les habiians dans les troubles civils, et que ses maté-
riaux ont été employés par eux pour leur défense.
Au sommet de la montagne sur laquelle le théâtre
est bâti , on remarque les ruines de l'ancien château,
qui annoncent que cet édifice étoit très-fort pour le
temps , et bien construit en grosses pierres ; il a fallu
faire jouer la mine pour le détruire ( 1 ). Ce coteau
calcaire et aride ne mériteroit pas qu'on prît la peine
de le gravir, si l'on n'y voyoit que ces misérables
restes ; mais on y jouit d'une vue ravissante et pleine
d'intérêt: on découvre la campagne d'Orange , dont
les productions sont si variées ; les plaines de l'ancien
Comtat, aujourd'hui le département de Vaucluse ;
ies villes vénasques ; les clochers d'Avignon, autre-
fois si nombreux ; une partie de la basse Provence
et du Languedoc , le beau pont du Saint-Esprit , le
cours du Rhône , les montagnes du Dauphiné : le
Mont-Ventoux , dont- la cime est couverte de neige
pendant une grande partie de l'année , domine cette
(i) On en voit fa figure dans une planche de ï'ouvrage de
Zeillerus , Tojwgraphia G allia, part. XII, page 28, qui repré-
sente la ville d'Orange. On peut présumer que ies pierres du
théâtre ont servi à la construction de ce château.
CHAPITRE XLV. 1 55
ravissante scène ; enfin l'œil se plonge avec plaisir
snx cette terre classique , où les Romains se sont
plu à laisser tant de monumens qui attestent encore
leur grandeur et leur puissance.
Orange possédoit encore d'autres édifices ; un
amphithéâtre (i), des thermes (2) , un aqueduc (3) :
il n'en reste plus que quelques arcades , qui sont
enclavées dans les murs des maisons ; ces arcades
étoient bâties en petites pierres carrées. Lapise en a
laissé des figures , sur l'exactitude desquelles il est
difficile de compter. Le sol d'Orange est, en général,
tellement rempli de monumens de l'antiquité , que
l'on en trouve pour peu qu'on fouille.
M. Guérin , sous -préfet d'Orange, nous proposa
de nous faire voir deux mosaïques , et voulut bien
nous accompagner. L'une est dans la cave à' André
Giiigon , marchand de vin : elle représentoit autrefois
un chat qui vient d'attraper une souris ; la partie o\x
est le chat, est presque absolument détruite. L'autre
mosaïque est chez une marchande d'huile nommée
Vaym , rue des Avènes , n.° 3 i ; elle n'offre que des
ornemens assez élégans. Si l'on n'ôte bientôt ces
mosaïques de ces deux caves , elles ne tarderont pas
à être absolument détruites.
(1) Lapise, p. 29.
(2} Ibid. p. 34-
{3) ^^'^' P- 3'-
154 CHAPITRE XLV.
Un ancien militaire , chevalier de Saint -Louis,
appelé M. de Saint- Alarcel , avoit aussi dans sa maison
un bain antique avec une mosaïque : ennuyé d'être
souvent dérangé par les curieux , ii prit le parti de
les détruire.
Ces mosaïques prouvent que le sol de ia ville-
d'Orange s'est beaucoup élevé ; car elles sont à deux
pieds au-dessous du niveau du pavé, sous iequel
on trouve aussi les restes d'un ancien pavé romain*
Nous consacrâmes la matinée du 24 mai , avant
notre départ , à la recherche des inscriptions : elles
sont peu nombreuses. Maffei cite une inscription
taurobolique qui étoit dans le cabinet de M. Prevot ;
elle a passé ensuite à M. de Saint- Laurent. Nous
allâmes chez M. Nogent , avoué ; nous reconnûmes
cette inscription, que je reproduis ici plus exactement;
NVM . AVG
MATRI DEVM
PRO SALVT Mp
M AVR COMMO
DI ANTONiN pII
FELICIS
TAVROBOLIVM
FECERVNT
SEX PVBLICIVS
ANVS
(0
(i) MuRATORi , cxxx , 2 ; Maffei, CdiAnÙq. ^6) Voj/ag»
littéraire de deux Bénédictins , I j 2 94.
CHAPITREXLV. 1^5
M. Nogent nous monira encore, dans un hangar da
$a maison , un sarcophage de six pieds de long sur
quinze pouces de haut , avec l'inscription suivante î
M.
COL. IVL. MEM. hERED. EX TESTAMENTO
Cette inscription a été publiée par le P. Bonaventure.
On a voulu que les trois premiers mots indiquassent
une colonie , COLoniœ JULlœ MEMÏnlorum ( i ) :
mais il est aisé de voir que ces mots sont les initiales
des noms COL JULia , ou plutôt JUhla, meaii-
NIA , à qui ce monument a été offert par ses héri-
tiers , d'après un article exprès de son testament,
II est étoraiant qu'on n'ait point remarqué le rapport
de cette inscription avec une autre trouvée à Besan-
çon , publiée par Jean- Jacob Chifîîet, en i'hon-
neur de Geminia II Julla d'Orange , mère des
sacrifices [2).
Nous vîmes encore dans la même maison plusieurs
(i) Le P. Bonaventure , capucin de Sisteron , dans son
Histoire nouvelle de la ville d* Orange, Avignon, 1741 > page 9<î ,
veut qu'on lise Militi COLonia JULia. MEMinorum .- il faut lire
Manibus COL. JULlœ ^^EMinia HEREDes EX TESTAMENTO.
(2) GEMI Vil A II IVLLA ARAVSIENSIS MATER SACRO-
RVAl HIC ADQVIESCIT , &c Voyez Johann. Jacob. ChiY-
FLETlI Geminia. matris sacrorutn titulus sepukralis expUcatus ;
^■^nty/erpise, 1634, in-^."
Ij6 CHAPITRE XL V.
fragmens de bas - reliefs et d'inscriptions , de cor-
niches , &c. incrustés dans le mur. Nous remar-
quâmes , entre autres, un fragment dune frise avec
des bucrânes. li paroît que plusieurs de ces fragmens
viennent de l'arc d'Orange, et que M. de Saint-
Laurent les faisoit recueillir à mesure qu'ils tomboient
à terre.
Voici parmi ces inscriptions celles qui peuvent
se déchiffrer :
D. M.
ANICIAE TRIPM.E
RAE
LVCCEIVS MARCt
< S
5 SAMIpJ
Dans la cour de la maison de M. Jourdan , né-
gociant à Orange , on voit l'inscription suivante ,
incrustée dans le mur , au premier étage :
GAVDENTIVS
ET PALLADI
VS FRATRI
INNOCENTIS
SIMO FECER
(0
i) Muséum Veronense, 4'9 > >7«
CHAPITRE XLV. I 57
A la droite de cette inscription est un génie qui
soutient la tablette sur laquelle elle est écrite.
A la gauche de l'inscription ci-dessus , on a incrusté
dans le mur un fragment de bas- relief et deux frag-
mens de chapiteaux.
Le même M. Jourdan possède quelques dessins
de l'arc et du cirque, faits par Gaspar Halder, en
1 80 f ; mais ce ne sont que des copies d'après Lapise.
A la campagne de M. Dumas , à un quart de
iieue de la ville , on lit cette inscription :
T LICINIVS
MAXSVMfS
AEDILIS
(0
Le commerce de la ville d'Orange avoit beaucoup
d'activité au temps de ses souverains : aujourd'hui ses
rues sont désertes, et rien n'y annonce l'industrie;
ses manufactures de toiles peintes , qui ont donné le
nom de la ville aux toiles du même genre, n'existent
plus. On y recueille une grande quantité de soie de
très-bonne qualité ; on y récolte d'excellent safran ,
des figues et de l'huile ; ce sont là les sources de la
(1) MURATORI, 146.
îjS CKAPÎTRE Xtr.
richesse du paye : dv reste , le concours des voyageurs
qui passent pour se rendre à Marseille ov a. Lyon ,
fait le seul mouvement de îa ville. Les habitans y
retiendroien't plus long- temps les étrangers, s'iîs met-^
toîent plus d'importance à leurs monumens ^ et s'ils
paroissoient le? soigner davantage.
Le safran est une des principales productions du
territoire d'Orange ; il se d:stingue même de celui du
Comtat par sa qualité supérieure , et il est beaucoup
plus cher : peut-être sait-on mieux le sécher et lui
conserver sa couleur.
M^
CHAPITRE XLVL
Départ d'Orange. — Contrée. — Productions, —
CoURTEZON. — Avignon. — Remparts. — Prome-
nade. — Ville. — Son histoire. — Monumens détruits.
— Bibliothèque, — Musée. — Cabinet d'antiquités de
JVl. Calvet, médecin. — Cabinet de tableaux deM.Cal-
vet. — Château d'Avignon. — Papes Avignonnois, —
Glacière. — Fonderie de canons. — Etablissemens de
bienfaisance. — Athénée. — Proclamation des jeux de
ia Fête-Dieu à Aix. — Climat d'Avignon , vents. —
— Juifs. — Commerce ^ imprimerie, industrie.
|l ne nous restoit plus rien k voir dans Orange :
mais , au lieu de nous rendre à Château-Doria pour
rejoindre notre bateau , nous louâmes la carriole de
notre aubergiste ; et mon domestique partit à pied
pour donner aux bateliers l'ordre du départ, et con-
duire avec eux notre voiture à Avignon.
La charrette, dans laquelle nous nous plaçâmes sur
un matelas, étoit conduite par un fort mulet, qui alloit
continuellement au trot , et nous faisoit faire des
bonds qui nous laissoient à peine le temps de respirer.
Le terrain que nous traversâmes , est en grande
partie couvert de pierres; les habitans les rassemblent
en monceaux , pour en débarrasser le soi et y planter
l6o CHAPITRE XLVI.
une vigne chétive qui donne un vin très -médiocre.
On rencontre par-ci par-ià des mûriers, des oli-
viers et des yeuses (i). Ces arbres forment sur la
terre un tapis vert aussi grand que la vue peut s'é-
tendre : on y recueille le kermès (2). II y croît aussi
une grande quantité de lavande (3).
En approchant de Courte^on , le terrain devient
meilleur : cette petite ville est située sur une rivière
appelée l'Aseille ; c'est près de là que comniençoient
autrefois les états du Pape. On passe à Ca-^alet; on
traverse la Sorgue ; on remonte ensuite sur une côte
infertile qui s'étend jusqu'à Avignon. Cependant ,
malgré sa stérilité, le sol est assez bien cultivé ; on
y voit des vignes et des champs de blé. La route
continue sur cette plaine élevée , d'où l'on découvre
à l'est el au sud-est une grande partie du ci-devant
Comtat Venaissin , et d'où l'on voit les montagnes
qui le séparent de la Provence proprement dite.
A cinq heures nous arrivâmes à Avignon, et le ba«
teau qui portoit notre voiture nous suivit de près. Plus
de cent hommes en carmagnole, avec la ceinture de
serge rouge ( pi. XXV, n," ^j , s'en emparèrent, et
la firent rouler rapidement jusqu'à l'auberge. Nous
ne savions commefit contenter cette armée : mais le
( I ) Quercus ilex,
(2) Cocciis ilicis.
(3) LavnnJuhi c-jjîcinaUs.
salaire
CHAPITRE XLVI. l6l
salaire de ces hommes , qui ont ie privilège exclusif
d'embarquer et de débarquer les voitures , est fixé à
dix-huit francs pour chacune , en quelque nombre
qu'ils soient.
Nous passâmes ia soirée à nous promener sur le
beau cours qui borde ie Rhône , au pied de ces jolis
petits remparts dont M. Danieres est si émerveillé : ils
sont, en effet, d'une élégance remarquable ; les murs
sont bâtis en petites pierres carrées et unies, par-
faitement jointes ; les créneaux qui les couronnent
sont d'une grande régularité ; les mâchicoulis sont
supportés par un rang de petites consoles d'un char-
mant profil; et le tout est flanqué de tours carrées,
placées à des distances égales , et dont ia disposition
symétrique est du plus bel effet. Le temps a donné
à ces pierres si égaies , si bien jointes et si bien polies ,
une teinte brunâtre qui augmente encore l'effet de
l'ensemble. Aucune autre ville du moyen âge n'a une
enceinte aussi élégante ; et c'est , sous ce rapport ,
un véritable monument de l'art : mais ce seroit une
foible ressource dans le danger. On peut dire de ces
murs si beaux , si réguliers ,
Qu'ils servent de parade , et non pas de défense.
Cependant le pape Innocent VI les fit construire
en 1358, pour garantir Avignon des attaques des
brigands qui mettoient les villes à contribution :
mais alors la manière de faire la guerre éîoit bien
Tojue Jf. L
l6l CHAPITRE XLVI.
différente de celle d'aujourd'hui. Cette construction
a dû coûter beaucoup d'argent : il faut plus d'une
heure pour faire entièrement le tour de la ville.
La promenade du cours est extrêmement agréable :
elle est formée de trois rangées d'ormes et de hêtres.
En face est une grande île qui partage le fleuve ; on
y voit les débris du pont , et au-delà , Villeneuve et
la côte du Languedoc et du département du Gard.
Plus bas sont deux îles plus petites , dont l'une pré-
sente de jolis massifs d'arbres , et l'autre est entière-
ment couverte d'un bois d'ormes et de peupliers. Les
bateaux qui passent continuellement sur le fleuve,
rendent cette vue ravissante ; elle sera encore plus
animée , lorsque le pont qu'on se propose de cons-
truire sera terminé.
Au-dessus des murs s'élèvent les flèches hardies
des édifices religieux que cette ville renfermoit en
grand nombre ( i ) , et qui sont aujourd'hui pour la
plupart appliqués à d'autres usages. Ces beaux murs
sont percés de sept portes. La principale est celle
de i'Oule , bâtie sous le pontificat de Pie VI : elle
est d'un assez beau caractère ; mais l'attique est trop
lourd et trop élevé relativement à l'ouverture de
l'arc.
L'intérieur de la ville ne répond malheureusement
(t) C'est à cause de ce grand nombre de clochers, que Rabelais
appelle Avignon la ville sonviinte.
tïTAt>lTREXLVI. l6^
pas à la beauté de ses remparts et de ses environs : fa
plupart des rues sont anguleuses et étroites. ÎI y a
cependant plusieurs beaux hôtels bâtis à l'italienne ,
et qui datent du temps de la renaissance de i'archi=-
tecture :on distingue, entre autres, l'hôtel de Grillon
et l'hôtel de Cambis. Les rues sont, en général , cou-
Vertes de toiles pendant Tété ; cet usage existe dans
toutes les villes de la Provence.
La cloche nous avertit que la table d'hôte étoit
servie. On ne sauroit voir une société plus singu-
lière : elle réunissoit des voyageurs de toute espèce,
et des personnes qui résident dans la ville ; le di-
recteur des coches , le colonel commandant et quel-
ques officiers , deux comédiennes , Blanchard et sa
femme qui se préparoient à visiter les nuages >
Un ancien chanoine ; c'étoit une véritable scène
du Roman comique. Nous remontâmes dans notre
chambre , qui étoit belle et propre ; mais les murs
étoient couverts de dirœ ou imprécations des voya-
geurs contre les iits durs , les punaises , les draps
sales, et les autres incommodités des auberges des
petites villes du Languedoc et de la Provence.
Le lendemain, M. l'abbé Calvet, bibliothécaire,
eut la bonté de venir nous prendre pour nous faire
Voir ce qui reste encore de curieux dans cette ville ,
où l'on trouve par- tout des traces des oroges révo-
lutionnaires.
Son nom celtique étoit Avenio ; il s'écrivoit en
h 2.
1^4 CHAPITRE XLVI.
grec Aovivtm . Bullet (i) , en décomposant ce mot,
prétend qu'en celtique aven signifioit fleuve , et
ion^ seigneur. II auroit dû s'apercevoir que ion n'est
que la terminaison grecque du mot Avenîo: peut-
être io avoit-ii la même signification ; mais il s'en
faut beaucoup que cela soit démontré.
Pline nous apprend (2) seulement qu'y^v^n/o étoît
une ville latine ; mais Ptolémée, qui a relevé plusieurs
erreurs de Pline , relativement aux villes de la Nar
bonnoise , en fait une colonie. Elle étoit avantageu-
sement située sur les bords du Rhône , entre la Sor-
gue et la Durance. Les francs et les Sarrasins s'en
emparèrent ensuite successivement; en 1206, elle
forma une espèce de république sous le gouverne-
ment d'un podestat électif, dont la puissance a duré
jusqu'en i 23 i ; elle tomba ensuite sous la domina-
tion des comtes de Provence. La comtesse Jeanne,
reine de Naples, cette princesse coupable et malheu-
reuse , à qui l'amour fit commettre un grand crime
que n'ont pu faire oublier les nobles vertus et les
belles qualités qu'elle montra dans le reste de sa vie ,
ayant été rappelée au trône de Naples , et manquant
d'argent pour faire le voyage , vendit Avignon , ses
faubourgs et son territoire au pape Clément VI,
pour 80,000 florins d'or. L'adroit pontife y joignit
(i ) Mémo'ms sur la langue celtique, III, 3 '
(2) Hiit.natAW, 4.
C HAPITRE XLVl. lOj
rabsoliition des peines qu'elle avoit encourues pour
le meurtre de son premier époux. On a prétendu que
la somme n'avoit jamais été payée ( i ) : cepen-
dant c'étoit sur cette vente qu'éloient établis les droits
du Pape sur Avignon. Ces droits , qui ont été l'objet
de plusieurs discussions et le sujet d'ouvrages curieux,
ne valent plus la peine d'être examinés : cependant
les rois de France avoient bien voulu les reconnoître
jusqu'au temps oii Louis XIV s'empara deux fois
du Comtat, en 1662 et en 1688, pour punir la
conduite peu mesurée d'Alexandre VII et d'Inno-
cent XI envers ses ambassadeurs. Louis XV imita
cet exemple en 1768, pour venger l'injure que
Clément XIII avoit faite au duc de Parme. Mais
ces actes rigoureux avoient toujours été suivis d'une
prompte clémence et de la restitution. Enfin la
réunion du Comtat à la France a été irrévocablement
prononcée en i ycpo par l'Assemblée constituante.
Les rois de France auroient pu facilement s'emparer
de cette belle contrée; les foudres du Vatican, de-
puis long-temps émoussées , eussent été impuissantes
pour les en empêcher : mais le cabinet de Versailles
(i) Le P, Papon , Histoire de Provence , III , preuve XLIV ,
a produit un acte qu'il dit être la quittrince de cette somme : mais
Je registre qui contenoit cet acte a été brûlé , et la pièce publiéç
n'est qu'une copie trouvée à Napies dans un ancien recueil où
l'on avoit transcrit plusieurs pièces des registres de la Ze''ca ; ainsi
l'authenticité de cette pièce pqurroit encore être contestée.
\66 CHAPITRE XLVI.
trouvoit plus politique de tenir les papes dans sa
dépendance , en les menaçant , sur le plus léger mé-
contentement, de la perte de cet État, auquel le
Saint-Siège altachoit du prix , quoiqu'il n'en retirât
aucun revenu. L'argent produit par les taxes qui y
étoient imposées , se dépensoit dans le pays , pour
l'entretien des bâtimens et des routes , la solde des
troupes et le traitement des officiers civils : les habi-
tans ne payoient presque point d'impôts ; aussi l'in-
dustrie étoit-elle à-peu-près nulle , l'Avignonnois
n'ayant pas besoin de travailler beaucoup pour se
procurer sa subsistance : du reste , toutes les pro-
ductions du pays acquittoient des droits considé-
rables k leur sortie ; et de cette manière le trésor
de nos rois retiroit d'Avignon plus de revenus que
si son territoire eût été réuni à la France.
Les effets de la révolution n'ont été dans aucune
ville plus sanglans et plus terribles que dans Avi-
gnon ; la dévastation y a été portée au dernier
degré ; les cloîtres , les chapelles de pénitens , les
églises de toute espèce , bâtis avec plus de magni-
ficence que de goût dans le XI V." siècle , pendant
le temps où cette ville a été le siège de la chré-
tienté , ont été détruits , ainsi que les monumens
qu'ils renfermoient. On chercheroit vainement les
tombeaux des papes , celui d'Alain Chartier , appelé
le père de l'éloquence ; le souvenir du tendre Pé-
trarque n'a pu faire épargner la tombe de Laure de
CHAPITRE XLVI. 167
Sade ; le squelette qu'on disoit avoir été peint par le
roi René, a été déchiré ; et ia valeur du brave Cril-
Ion n'a pu défendre son mausolée : ces monumens
élevés à îa piété, à la beauté, à la vaillance, sont
tous aujourd'hui détruits. Les tableaux que conte-
noient ces églises, ont été dispersés : il n'y en avoit
pas du premier rang , quoiqu'on assurât en conserver
un de Raphaël dans la cathédrale ; mais cette pré-
tention n'étoit pas fondée : les meilleurs tableaux des
églises d'Avignon étoient de Parrocel, de Mignard
et d'autres peintres du second ordre.
Nous allâmes d'abord visiter la bibliothèque, dont
ie soin est confié à M. Calvet. Comme les salles
n'étoient point disposées , tous les livres étoient
amoncelés , et nous ne pûmes en prendre des no-
tices (i).
Nous vîmes ensuite la salle destinée au musée ; il
doit être établi dans l'église même des Bénédictins. La
Sorgue passe sous cette église , qui , dans les grosses
eaux , a été quelquefois inondée ; une ligne tracée
3ur un des piliers indique la hauteur où la rivière
(i) Nous remarquâmes seulement les deux ouvrages dont voici
ie titre :
Roseîum exercitiorum spiritiialiiim etsncrarum vieditatlortiim ; imjiress,
•ptr Jac. de Ffort^en , rev'isiun per Joh. Spejser , BasUfix , MCCCCIIII
(sans doute par une faute d'ïmpression, pourAiCCCCCIlll), in-fol. —
Une Bible qu'on attribue à Faust, in-fol. à deux colonnes, commen-
çant par les Proverbes de Salomon; en tête se prouve : Epishlit.
S, Jeronimi preslijteri di lihîs Salomoiii:,
L 4
1(^8 CHAPITRE XL Vr.
étoit parvenue le 30 novembre 1755. Pour éviter
cet inconvénient , on a exhaussé le pavé d'environ
cinq pieds , c'est-à-dire , jusqu'à la ligne dont il
vient d'être question.
Dans le cioître de ce couvent , il reste encore
une inscription gothique très- dégradée, qui paroît
être du xiv/' siècle , et que je jugeai de peu d'intérêt.
Nous eûmes sur - tout un grand plaisir à voir le
cabinet de M. Calvet, médecin. Le goût des lettres
semble être un patrimoine de cette famille. M. l'abbé
Calvet , qui avoit la bonté de nous accompagner,
joint à des manières polies , à un esprit aimable, des
connoissances variées et étendues : son jeune neveu
s'est distingué à Paris , où il s'est fait connoître par
quelques productions sur différentes parties de la
médecine ; il pratique aujourd'hui dans sa patrie cet
art dont tous les hommes disent du mal, auquel ifs
ont tous recours, et qui est en effet si utile, non
pour empêcher la mort, mais pour alléger les maux
de la vie. M. Calvet, dont nous visitions le cabhiet,
est aussi médecin ; il est à-la-fois savant naturaliste et
savant antiquaire ; il possède une riche collection de
productions du règne minéral et d'antiquités , un
grand nombre de vases pour la vie civile et pour les
sacrifices , des ustensiles de différentes espèces , des
figurines, un précieux médaillier, et beaucoup d'ins-
criptions. Son âge avancé et ses infirmités sont sou-
vent un obstacle au désir qu'on auroit de voir sa
CHAPITRE XLVI. l^5>
collection , et le rendent peu accessible. Je ne puis
que me louer de ses bontés et de son gracieux
accueil ; mais je n'osai lui demander la permission
de prendre une notice détaillée de son cabinet , ou
plutôt je vis bien qu'elle me seroit refusée.
M. Calvet a publié plusieurs mémoires iniéres-
sans ( I ) ; il a été en correspondance avec Barthé-
lémy , Caylus ( 2. ) , et plusieurs savans célèbres. 11
seroit à désirer qu'il publiât les inscriptions du Comtat
et de la Provence , qu'il a recueillies et qu'il a accom-
pagnées de ses judicieuses observations.
Un autre M. Calvet , ancien militaire , habite , près
du château, une maison agréable qu'il a fait cons-
truire , et où il a une belle galerie : elle est garnie
de tableaux de guerre et de marine, et il y a fait
placer les plâtres de plusieurs statues et de plusieurs
bustes du musée Napoléon.
Nous vîmes ensuite le dépôt des livres et des
([) Principalement celui sur fa iitriciilaires de Cavaillon , Avi-
gnon, 1766, in-8.°H a fait présent de la curieuse tessèredeces utri-
culaires au Cabinet de la Bibliothèque impériale , ainsi que d'une
belle inscription grecque en l'honneur d'Orrippe qui courut le
premier sans ceinture dans les jeux olympiques. Voyez le Magasin
encyclo]iéd'ujue , ann. Vi , t. III, p. 537. H a aussi donné dans le
même journal, ann.VIII , 1. 1, p. 154, un mémoire intéressant sur
des inscriptions galantes écrites en grec,
(2) On a eu l'irtdiscrétion de publier ses lettres à M. de Caylus
sans son aveu, et l'inconvenance de les joindre à un recueil de
Lettres inédiles de Henri IV, et de plusieurs personnages célèbres;
Paris, 1802, in-8.°
170 CHAPITRE XLVI.
tableaux qui étoient alors au palais épiscopal ; mais
les livres étoient empilés , et les tableaux placés les
uns sur les autres et retournés.
Ce palais (pi. XXVIII, n° ^) est bâti sur un rocher
calcaire. Ce rocher est si spacieux , qu'outre cet im-
mense bâtiment, une grande église, et l'hôtel des
ïnonnoies , il contient encore beaucoup de maisons et
deux grandes places. Une partie de la ville est appuyée,
au sud-est , sur ce rocher ; il est coupé à pic vers l'ouest:
il y a au pied une route étroite sur le bord du Rhône.
Du palais, on jouit d'une vue magnifique, sur le
fleuve et sur tout le pays environnant.
La cathédrale, appelée Notre -Dame -des- Dons ,
subsiste encore; mais c'est un édifice gothique , avec
une tour très-élevée , sans couronnement : elle est
aujourd'hui dépouillée des tableaux et des mausolées
qui en faisoient l'ornement , et le riche trésor de sa
sacristie a été pillé.
Nous visitâmes avec soin le palais appelé le Château,
qui a été pendant soixante -dix ans la demeure des
papes avignonnois ( i ) , et ensuite celle des vice-légats.
Après de longs et d'indécens débats entre la cour de
France et celle de Rome, après une vacance de onze
mois, Philippe-le-Bel réussit à faire nommer un pape
qu'il croyoit pouvoir mettre dans ses intérêts. Bertrand
de Goth , devenu souverain pontife sous le nom de
(i) Baluze, Vit<x Paparum Auenimietisium , iôc^^, in-4.'^
CHAPITRE XLVI. 171
Clément V, crut devoir transférer le siège apostolique
à Avignon , pour se soustraire aux contrariétés que
ses -desseins auroient éprouvées dans Rome : ii se
fixa dans cette ville en i 309 ; et ce fut sous soii
règne et celui de ses successeurs , que s'introduisirent
dans la Provence le luxe et la corruption. Presque
fous habitèrent ce palais : ce flit là que Clément V
rassembla les richesses dont , conjointement avec
Philippe -le -Bel, il avoit dépouillé les malheureux
Templiers ; et ce trésor , amassé par des bulles san-
guinaires et des moyens injustes , fut pillé par ses
parens et ses valets. Les exactions de Jean XXII
furent encore plus considérables : ce fut là qu'il éta-
blit cette institution financière appelée la daterïe ,
qui est devenue la principale source des revenus des
papes; il inventa les annates ^ les réservations , les pro-
visions , les ex em fiions , les expectatives. Au moyen de
ces droits , quoiqu'il fût privé des subsides de ses
sujets immédiats , il laissa un trésor de huit millions
de florins d'or, et de sept millions en vaisselle et en
bijoux. Ce fut encore là que Clément VI prononça
la proscription de l'empereur Louis de Bavière , qu'il
délia les peuples de ce prince de leur serment de fidé-
lité, et qu'il signa le marché honteux qui, pour une
somme modique et quelques indulgences, privoit ime
reine malheureuse d'une partie de ses états. Au moins
ce pontife n'étoit point avare ; il desiroit pour pro-
diguer : mais il joignoit le goût pour les femmes à
172 CHAPITRE XLVI.
i'amour de l'or. Innocent VI sacrifia tout au désir
d'accroître la puissance de sa famille et d'acquérir des
richesses. Le vertueux Urbain V régna encore dans
Avignon. Enfin, en i 378, Grégoire XI reporta le
Saint-Siège dans Rome.
Les dissolutions de la cour d'Avignon ne doivent
point nous surprendre : cette cour , qui faisoit courber
le front allier des rois , qui ne rencontroit aucune
opposition , et qui n'avoit point encore appris à
craindre les réformateurs , n'avoit pas besoin de
mettre un frein à ses passions ; et la multitude d'étran-
gers attirés auprès des pontifes accroissoit le nombre
des habitans d'Avignon sans augmenter celui des
bons citoyens. Une corruption si manifeste avoit fait
prendre Avignon en horreur au sensible Pétrarque;
îl la dépeint comme une ville fétide et mal bâtie,
exposée k des vents furieux ; il l'appelle la Babyloiie
occidentale : on y perd, dit -il , les biens les plus
précieux, la liberté , le repos, le contentement , la
foi , l'espérance et la charité ; chaque rue est une
sentine de vices ; la vieillesse y corrompt la jeunesse;
le rapt , le viol , l'inceste et l'adultère , sont des jeux
à la cour romaine.
Le palais , bordé de murailles flanquées de tours
et couronnées de mâchicoulis , a une apparence très-
pittoresque, ainsi qu'on peut le voir par la figure que
j'en publie ; mais il ressemble plutôt à une forteresse
du temps où les vassaux d'un même prince se faisoient
CHAPITRE XLVI. I73
entre eux la guerre , qu'à la demeure du chef de
rÉglise et du représentant d'un Dieu de paix. L'édi-
fice est très - éievé : une partie des murs est sou-
tenue par des contre-forts ; une autre est renversée :
plusieurs tours sont à demi ruinées. On entre par
une vaste cour : dans un de ses angles , est un esca-
lier, assez bien éclairé, qui conduit aux différens
étages ; on erre dans des salles entièrement vides ;
on n'y voit de traces que celles des oiseaux de nuit et
des chauve- souris , qui en font leur demeure. Par un
singulier rapprochement , la chapelle des papes est
au-dessus du lieu qui servoit d'arsenal ; le consistoire
est auprès. Les chambres des vice-légats ont encore
quelques légers restes d'ornemens et de dorures : c'é-
toit, avant h. révolution, la seule partie qui fût bien
conservée; mais, depuis cette époque, elle a été dé-
vastée comme les autres , et il n'en subsiste plus que
les murs et les lambris. Nous montâmes enfin sur le
toit du château : c'est là qu'il faut passer avec la plus
grande précaution pour ne pas être précipité, avec
les portions de la couverture qui s'écroulent de
temps en temps sur les chambres inférieures; par-tout
0!i voit des abîmes sous ses pas , et des marques des
outrages du temps et des hommes : mais on y jouit
d'une vue très-étendue sur toute la ville, ainsi que sur
la contrée environnante , qui , par sa fertilité et la va-
riété de sa culture , offre un coup-d'œil ravissant. D'un
côté , l'on découvre presque en entier le magnifique
174- CHAPITRE XL VI.
bassin où le Rhône roule majestueusement ses flots ;
son lit est parsemé de quelques îles charmantes ; on
y remarque les ruines imposantes d'un beau pont»
A i'autre rive s'élèvent Viileneuve-Iès-Avisnon et
îe château de Saint -André, sur une hauteur en-
tourée de bois et de vignobles. Le pays plat du
Comtat est couvert d'oliviers , de saules et de mû-
riers , parmi lesquels on aperçoit de loin les beaux
remparts de Carpentras. Mais de cette élévation il
ne faut pas porter ses regards sur le jardin du
palais et la grosse tour qui lui fait face ; c'est dans
ce lieu qu'ont été jetés les corps de tant de mal-
heureuses victimes égorgées pendant la nuit du
I 6 octobre 1 79 i : l'œil s'en détourne avec effroi ,
la langue se refuse même à en prononcer le nom ;
c'est ce qu'on appelle la glacicre d'Avignon (i).
Nous visitâmes ensuite la fonderie de canons de
M. Cappon, établie depuis environ douze ans. On y
coule deux canons par semaine. Le forage se fait à
r Aiguille , à une iieue d'Avignon , où il y a un très-
bel établissement qui dépend de la fonderie : dans
ce dernier , on raffine aussi le cuivre ; on fait des
clous pour ia marine , et d'autres ouvrages analogues.
Avignon possède un grand nombre d'établisse-
mens de bienfaisance, qui sont tous soignés avec un
( I ) Voyez A^fmorie sulLi rh'olujione d'Avïgnone , e del Contad9
Venaissinç ("1795 , deux vol. in-4," ) , tome II, p. 5<j.
C HA PITRE XLVI. iy$
zèle el une activité dignes d'éloges. Le principal est
le oranci hôpital général , dont l'édifice est F)eau , et
qui peut contenir deux cent cinquante malades. Il
y a aussi une maison pour les orphelins , et une pour
les foux. La Société de bienfaisance s'occupe , jusque
dans les plus petits détails , de l'auguste soin de sou-
lager l'humanité ; elle a établi des soupes à la Rum-
ford. Le Bureau de charité est composé de dames
qui partagent leurs aumônes aux pauvres femmes
enceintes ou en couches et à leurs enfans. On a aussi
établi un Alont-de-piété , principalement pour les
pauvres fabricans.
Nous ne pûmes assister aux séances de la Société
d'agriculture ni h celles de la Société de commerce ; mais
nous allâmes à une réunion de la société littéraire qui
prend le nom à' Athénée de Vaucluse , dont j'ai l'hon-
neur d'être membre ; et nous eûmes le plaisir d'y voir
plusieurs hommes de lettres et les savans les plus
distingués d'Avignon. Cette société a fait élever à
la mémoire ^e Pétrarque un monument dont je
parlerai à l'article de Vaucluse : elle fait tous ses efforts
pour se rendre utile ; plusieurs de ses membres sont
auteurs de bons ouvrages, et elle publie des mémoires
intéressans (i).
Les bontés que nous témoignèrent le préfet,
M. Bourdon, ïe maire M. Puy, MM . de Calvet, M. de
(/) Mémoires de l'Athe'née de Vaucluse , année 1S04, in- 8.°
176 CHAPITRE XL VI.
Raousset,et les membres ies pius distingués de l'A-
thénée d'Avignon , étoient bien faites pour nous y
retenir ; notre intention étoit aussi de visiter Vaucluse,
et de passer quelques jours à Carpentras avant de nous
rendre à Aix : mais la proclamation des jeux de la
Fête-Dieu , qui étoit sur tous les murs ( i ] , piqua
notre curiosité , et nous fît accélérer notre départ :
nous résolûmes de nous rendre h Aix le lendemain ,
en nous proposant de faire à notre retour un plus
long séjour à Avignon; ce que nous avons exécuté.
J'ai réuni ici toutes ies observations que nous eûmes
occasion de faire dans ces deux voyages.
( 1 ) Voici le texte du programme :
■ « La foire commencera, en la présente année , le 10 du présent
■•> mois de prairial, jour de mercredi ; elle durera huit jours con-
nî sécutifs et finira le 18. — La mairie d'Aix, empressée de donner
« à cette foire la célébrité dont elle a joui , accueillera les mar-
« chands : elle promet à tous protection , faveur et sûretc'. — Le
« dimanche 14, jour fixé par le concordat pour la fête religieuse,
3> la procession solennelle sera relevée par les mystères cju'un roi
:» pieux, ami des lettres et des arts , qu'il cultiva avec honneur ,
« et dont la mémoire sera toujours chère aux Provençaux, établit
1. dans un moment d'enthousiasme que lui inspira la vivacité pro-
» vençale et la gaieté des habitans d'Aix. — Le 7 prairial , jour
7> de la Trinité , la fête sera annoncée par la sortie des jeux , si
-) bien connus sous le nom de Jeux de la Fête-Dieu. — Le même
M jour , à quatre heures du soir , la mairie procédera , dans le
i> lieu de ses séances , à la proclamation des officiers qui marche-
;> ront à la procession. — Les tambours du lieutenant du Prince
V d'Amour, du Roi de la Basoche et de l'Abbé dé la Jeunesse, sor-
» tiror.t pendant kê trois jours qui précèdent la fête, — Le samedi
le
CHAPITRE XLVI. 177
Le temps fut très-beau pendant les deux séjours
que nous f imes à Avignon : ir.jis le vent y souffle
quelquefois d'une manière si incommode , qu'il est
insupportable pour celui qui n'y est pas accoutumé ;
il est cependant nécessaire pour sécher l'humidité,
qui sans cela régneroit dans le pays et le rendroit
fort malsain. C'est de là qu'est venu cet ancien
proverbe : Avenio ventosa , sine venta venenosa, cum
vento fastidiosû. Les anciens ont parlé de ce tyran
du pay : . Strabon { i ) appelle ce vent Mdamborée [bise
noire ] : il as.v.-re, ainsi que Diodore de Sicile (2) ,
que sa violence est telle , qu'il enlève les pierres
«13, veille de la fêt3 , les jeux parcourront la viife. — Le soir, à
j> 9 heures , la Passade , ou fe pas d'arme des bâtonniers de la lia-
» soche et de l'Abbé de la Jeunesse. Oie suivra les rues dans les-
» quelles la procession doit passer , en faisant les exercices et
» évolutions accoutumés. — A dix heures et demie , le guet par-
» tira de fa maison de ville. 11 sera compose des divinités du paga-
» nisme , caractérisées chacune par les attributs et les symboics
» sous lesquels les pinceaux de la fable nous les ont retracées. —
» Cette marche noûurne sera éclairée par un gi'and nombre de
« fîf.mbcaux, et animée par les fanfares, trompettes , timbaies ,
» tympanons , tambours et tambourins , ces organes si expressifs
» de la gaieté provençale. — La mairie d'Aix , en reproduisant , en
■>•' consacrant ces institutions territoriales et toujours chères aux
M bois Provençaux, se félicite de leur donner un témoignage du
» vif intérêt qu'elle prend à leurs amusemens et à leur féiic:te. —
>> Fait à Aix, en la maison commune, le i.'-'' prairial an XU.
« i5"/^«/Sallier , maire , &:c. »
(1) Strab. IV, 7.
(2) DiODOR. SiCUL. V, %C.
Tome II. M
Î78 CHAPITRE XLVI.
et renverse les chars et les hommes. Cette opinion
étoit si anciennement établie , qu'Eschyle en fait
mention dans son Prométhée délié , dont Galien ( i )
nous a conservé un fragment. Le Titan recommande
au vigoureux Hercule de s'en préserver à son retour
du pays des Hespérides , de crainte qu'il ne soit en-
levé par ses tourbillons impétueux. Cette violence
est causée par ia rapidité du fleuve , par le voisinage
des hautes montagnes , et sur-tout du Mont-Ven-
toux. Les vents qui viennent des montagnes cou-
vertes de neige du Dauphiné , passent entre les dif-
férentes gorges, et se rassemblent dans la grande
vallée du Rhône : leur influence doit être cause que,
malgré la douceur du climat , le séjour d'Avignon
ne peut convenir aux personnes qui ont des affec-
tions de poitrine.
Les variations de l'air sont extrêmement promptes
et singulières : après un été brûlant , où le thermo-
mètre s'est élevé de 2 5 k 2 8 degrés , on a des hivers où
il descend jusqu'à 1 2 degrés au-dessous de la glace :
il y a quelquefois, en peu d'heures , des différences de
I o à 1 2 degrés dans la température. Il est étonnant
qu'auprès d'un si beau fleuve , dont l'eau est excel-
lente, on ne boive que de mauvaise eau de source.
Il y a dans Avignon un grand nombre de cafés ,
dont quelques - uns ressemblent à ceux de Paris,
(i) GaLENI Comment, in VI Epidem. HiPPOCRAT,
CHAPITRE XLVI. 179
La salle de spectacle, située sur hi place en face de la
porte de l'Ouïe , a peu d'apparence, et son intérieur
est peu agréable.
Avant la révolution, les Juifs habitoient un quar-
tier séparé, appelé la Juiverie, dans des rues in-
fectes et dégoûtantes ; il étoit clos par des portes
particulières , qu'on fermoit à huit heures du soir. Les
hommes et les femmes, pour obtenir sûreté , étoient
obligés de se diatirguer par un chapeau ou des ru-
bans dont la couleur changeoit à l'installation de
chaque nouveau nonce : du reste, les descendans im-
médiats du peuple de Dieu, que l'on brûloit vifs en
Espagne et en Portugal, étoient protégés sous les
yeux du chef de l'Eglise ou de ses légats ; mais cette
protection ne s'obtenoit qu'au prix de leur or , qu'on
desiroit plus que leur conversion , quoiqu'ils fussent
obligés d'entendre chaquet année les prédications
inutiles que quelques Capucins leur faisoient en
mauvais hébreu. Aujourd'hui les Juifs ne forment
plus une caste particulière , et leurs femmes ne se dis-
tinguent des Avignon noises que par leur étonnante
beauté. La synagogue, qui est dans un lieu obscur,
est peu décorée,
La vie est assez chère à Avignon, parce que l'on
tire presque tout des départemens voisins :1e blé vient
de ceux du Gard et des Bouches-du-Rhône; les fruits
et les légumes , de celui de l'Isère. On tire du sein
même du département, principalement de Cavaillon,
M 2
l8o CHAPITRE XLVI.
la viande, le bois de chauffage : mais le poisson de
nier et le bon vin sont des productions étrangères.
On apporte toujours à Avignon , outre les den-
rées nécessaires à la vie, dont j'ai déjà parlé, des
peaux , des draps , de l'huile , des toiles et du savon :
mais le pays fournit de la garance, des truffes , du
miel , de la cire , du bois jaune ( i ) , du safran , du
carthame , du trèfîe ; ses manufactures fabriquent
du taffetas , du coton , du verdet , de l'eau-forte ,
de l'esprit de lavande : ainsi la balance est devenue
favorable à la ville d'Avignon.
L'imprimerie est encore une des grandes sources
de l'industrie de cette ville. Sous le gouvernement
papal, on voyoii sortir des presses d'Avignon de nom-
breuses contrefaçons de tous les bons ouvrages ; cet
abus a été restreint,. mais il n'est pas détruit : seule-
ment les contrefacteurs \\e travaillent plus ouver-
tement ; ils se cachent , et c'est en vain que les
libraires de Paris envoient de temps en temps des
agens pour les découvrir.
Toute l'industrie d'Avignon se bornoit autrefois
à l'entretien de quelques manufîictures de soie et h.
l'exportation de quelques productions du Comtat ;
on y compte aujourd'hui quinze cents chambres
dans lesquelles on fait des taffetas ^•)\)e{és Jionnce et
demi-forence; une vingtaine de machines à dévider
[i] Fustct, ïhus Cûtinns. L,
CHAPITRE XLVI. ï8l
et à tordre la soie ; vingt teintureries , des brasseries ,
des brûleries, des fabriques de garance, de verdet
et d'eau-forte : ces manufactures sont placées sur les
trois canaux qui portent à travers la ville les eaux
de Ja Sorofue.
Quoique mon intention ne soit point de renou-
veler des souvenirs désastreux, il est impossible de
parler d'Avignon sans rappeler les malheurs qu'elle a
éprouvés, les crimes affreux dont elle a été le théâtre.
On ne peut nier que les habitans n'aient beaucoup
souffert pendant ces terribles catastrophes ; mais on
est obligé de reconnoître que par la suite des événe-
menslavillea beaucoup gagné. Un grand nombre de
citoyens gémissent sur des pertes douloureuses , et
ont de grandes infortunes à déplorer; le rentier,
celui qui ne vit que d'un revenu qui ne peut s'ac-
croître , ne sauroit se voir sans peine soumis à des
impôts dont il étoit autrefois exempt : mais i'in-
dustrie s'est sensiblement accrue , et c'est la véritable
richesse d'un pays. Sous le gouvernement des papes ,
i'Avignonnois , naturellement paresseux, pouvoit à-
peu-près ne rien faire et ne pas mourir de faiifi : il
est aujourd'hui forcé de travailler ; devenu actif et
laborieux , il retire de son travail un produit qui
fournit amplement à. des besoins plus nombreux.
M 3
182
CHAPITRE XLVII.
Route d'Aix. — Durance. — Variolites. — Pont. —
Salyes. — SAINt-ANDIOL. — OrgoN. — Canal. —
Montagne percée. — Malemort. — Merindol,
— Lambesc. — Horloge. — Antiquités. — Inscrip-
tions. — Divinité gauloise. — Saint-Cannat.
iNous quittâmes Avignon le lendemain vers dix
heures , et nous prîmes ie chemin d'Aix sans vouloir
nous arrêter dans le Comtat. La route, depuis Avignon
jusqu'à la plaine qui avoisine la Durance , est agréa-
blement bordée de saules et de peupliers ; les champs
sont bien cultivés en seigle et en blé , et couverts
de beaux mûriers. Les arbres fruitiers paroissent
très - rares. Quand on arrive dans la plaine , on
trouvé un grand amas de sable et de cailloux appor-
tés par les eaux de ce fleuve impétueux ; il faut plus
de vingt minutes pour traverser cette plaine gra-
veleuse. Nous nous mîmes aussitôt à chercher des
variolites (i), et nous en rassemblâmes plusieurs
(i) Haut, Â'imeral. IV, 436. C'est une roche cornéennc dure,
noirâtre, à globules de pctrosilex : ces globules, étant plus durs
que la pâte qui les enveloppe, résistent davantage au frottement
et deviennent protubijrans ; ce qui les fait ressembler à des grains
de petite vérole.
CHAPITRE XLVII. 183
beaux échantillons. Les variolites de la Durance sont
les plus estimées des minéralogistes collecteurs : eiles
ne doivent pas leur origine à cette rivière, quoi-
qu'elles portent son nom ; mais on les trouve parmi
les autres galets qu'elle entraîne en venant du Mont-
Genèvre, dans le département des Hautes- Alpes , où
elle prend sa source. Les pluies font déborder la
Durance du matin au soir , et le passage est alors
impraticable : la poste même est obligée d'attendre
qu'elle se soit retirée ; ce qui gêne beaucoup les
communications et le commerce. On construit «v
présent un pont qui mettra le voyageur à i'abri des
obstacles que lui oppose souvent cette rivière in-
constante (i).
L'endroit où l'on passoit la Durance est à environ
un quart de lieue de la Chartreuse de Bonpas , dont
le monastère avoit précédemment appartenu aux
Templiers. C'étoit autrefois la limite du Comtat ;
c'est aujourd'hui celle du département de Vau-
cluse. Après avoir traversé la rivière , on entre dans
ie département des Bouches -du- Rhône, on re-
monte sur la rive gauche , et l'on trouve un canal
qui a été creusé pour donner un écoulement plus
prompt aux eaux de la rivière lors des inondations ,
(i) On peut voir, dans mon Histoire tnétallique de Napoléon /,'%
la naédaille q^ui a, été frappée à l'occasion de la construction de ce
pont
M i
lîf4. CHAPITRE XL VI T.
et pour préserver les champs environnons de leurs
ravages.
Nous voilà sur le territoire des Sa/y es. Ce peuple
descendoit des Liguriens ( i ) ; ce fut lui qui attira
îe premier dans la Gaule les armes des Romains '2) ,
qui marchèrent contre lui pour satisfaire aux plaintes
que les Marseii'ois avoient portées contre ses vexLi-
tions. Le pays des Sclycs s'étendoit depuis le Rhône
jusque près de la mer et jusqu'aux Alpes ; il étoii
divisé en deux cantons : la plaine dans laquelle
Aix est située, paroît avoir été leur quartier principal.
Ils avoient sous leur doiuination plusieurs autres
petits peuples.
La vue s'étend au nord sur une plaine agréable
d'environ quatre lieues , terminée par les rochers cal-
caires d'où sort la source de Vaucluse , que les chants
du tendre Pétrarque ont rendue si célèbre , et dont
les poètes et les amans ont si souvent répété le nom.
Nous ne pûmes alors que jeter les yeux sur cette
contrée : nous nous proposions de la visiter à notre
retour à Avignon.
Depuis Noves , lieu si cher à Pétrarque pour
avoir donné la naissance à la beile Laure , la roiite
traverse un pays assez bien cultivé en vin et en
blé; les côtes sont bordées de ruisseaux ombragés
(i) Ligurum celeherrimi ultra Alpes. PliN. III, 4.
(a) Prima trans Alpes arma, nostra sensert Salyi, FloRUS, III, 2.
CHAPITRE XLVII. l8j
de saules, de peupliers et de figuiers; les te»rains
■ ressemblent à des jardins : on y pratique peu le la-
bour; on retourne îa terre avec une fî:rge bcche, et
on la herse avec un lourd râteau. On ne voit d'arbres
que dans un trè.s-petit pnrc qui appartient k un parti-
culier : les maisons sont au milieu des rhampj , sans
aucun ombragée.
Après avoir passé Sr/int- Andiol, h deux miilei
d'Orgon, le sol devient sablonneux et infertile : il
y a des terrains aujourd'hui négligés , qui portent
cependant des traces d'une ancienne culture ; le
manque de fumier, causé par la disette de bestiaux ,
empêche de les rendre utiles. Au sud-est il y a une
chaîne de rochers nus , qui s'étend jusqu'à la Du-
rance: c'est sur ces hauteurs qu'est placée la petite
ville d'Crgon.
Nous profitâmes du teinps où l'on faisoit quelques
réparations à notre voiture pour alier voir le canal
qu'on a commencé , et qui a été malheureusement
abandonné , après avoir coûté des sommes considé-
rables , lorsqu'il ne falloit plus que quelques dépenses
pour le terminer. A un demi-quart de lieue d'Orgon,
est la Pierre-percée : c'est une montagne à travers
laquelle on a fait passer le canal , dans une longueur
de cinq cents toises. Cette ouverture a vingt-cinq
pieds de large ; la voûte est soutenue par des pierres
de taille, et les deux côtés sont en trottoirs pour le
passage des hommes et des animaux qui haîent les
l8^ CHAPITRE XLVII.
bateaux. Ce bel ouvrage devoit joindre la Durance
avec l'étang de Bere ; ce qui auroit été très-favorable
pour le commerce et l'industrie de la Provence mé-
ridionale.
Ceux qui veulent aller à Tarascon , quittent à
Orgon la route de Marseille. Cette petite ville ne
nous offroit que son sol poudreux et d'arides mon-.
îagnes ; nous partîmes aussitôt. que notre voiture
fut en bon état. Le terrain que l'on foule en sortant , i
est absolument calcaire , et revêtu d'une légère
couche de terre végétale : cependant on rencontre
quelquefois des champs assez fertiles , couverts de
vignes , d'oliviers et d'amandiers. A Malemort , le
pays devient agréable, productif, et il est animé par
la présence de quelques troupeaux : on rencontre
sur les hauteurs beaucoup de pins d'Italie ( i ) et
des chênes verts (2).
Avant d'arriver à Lambesc , on aperçoit dans les
terres la petite ville de Merindol, qui fut si grave-
ment punie sous François I." pour avoir voulu se
soustraire à l'autorité du Pape.
La contrée , quand on est descendu dans la plaine
où Lambesc est située , prend un aspect délicieux :
entre ies vignes et ies champs de blé , s'élèvent
une multitude d'oliviers ; le territoire fournit en
( I ) Pinus tnaritima,
(2) Qucrcus ilfx.
CHAPITRE XLVII. 1 §7
abondance cette huile précieuse qu'on appelle huile
d'Aix.
Nous mîmes pied à terre pour visiter la ville, qui
est assez jolie ; la grande rue est bordée de maisons
bien bâties : l'église est bien conservée ; les deux fon-
taines méritent quelque attention.
Cette ville , dans les derniers temps de la monar-
chie, étoit le chef-lieu d'une principauté qui appar-
tenoit à la branche de Brionne, de la maison de Lor-
raine ; les états de Provence y tenoient leurs assem-
blées. Une carrière voisine produit un marbre rouge ,
jaune et noir, dont on fait un grand usage.
C'étoit autrefois , dans plusieurs villes , la coutume
de faire sonner l'heure par une ou plusieurs statues
qui frappoient avec des marteaux la cloche de
l'horloge. C'est ce qu'on remarque en Italie , aux
horloges publiques de Castellane et d'Orvieîo.
On en voit autant dans la petite ville de Lam-
besc ; il y a sur le sommet d'une tour un homme
qui frappe ainsi les heures : au même instant une
femme se présente, et lui fait une profonde révé-
rence ; elle se promène ensuite une fois autour de
lui. Ces figures s'appellent dans le pays Giacomar et
Giacomarda ( i ] .
( I ) On appelle égaiement Jaquemarts à Cambrai et dans
d'autres vilies , des figures qui frappent l'heure avec un marteau.
Ce nom déri\ e peut-être de Jacques Aiartin , qui aura été le
ï88 CHAPITRE XLVII.
M. Castellan , curé de Lambesc , est fort versé
dans l'étude des antiquités ; il travaille depuis long-
temps à une histoire ecclésiastique de la Provence,
que les circonstances ne lui ont pas encore permis de
publier. II nous conduisit dans le jardin de M. Re-
nard , et il nous fit voir les trois inscriptions que je
publie ici:
S"
7
. .; RAIVS
B ASSVS
premier ouvrier qui en a fait de semblables j peut-être aussi ce
nom signifie-t-ii Jacquts au marteau.
CHAPITRE XLVII.
N.*'2.
^-
^£ X P 0 M
PROCVLI . L
P E I V S
. Teopil
IBOITE . V.
S. L. M.
189
N.° 3.
IBOITE . V . S . L.
M . AMOENA.
POMPEIAE
- -ià à^Ww â/\^t^^^^w^ .
Z*^
Ces pierres ont été trouvées , il y a plus de vingt
ans , en faisant une excavation pour la grande route,
au pied du coteau appelé le Collet de Viret^k environ
six cents toises de Lambesc : elles sont très-frustes
et ne contiennent que des noms propres ; mais elles
sont remarquables à cause de la répétition du mot
IBOITE, qui précède la formule Votum Solvit
Lubens jMerito ; ce qui fait présumer qu'I boite est le
nom d'une divinité gauloise qui étoit adorée parti-
culièrement chez les Sa/y es.
Les environs de Lambesc sont extrêînement
agréables ; les champs y produisent beaucoup de
vin et de blé , et sont plantés d'une immense quantité
d'oliviers. On commence ici à voir des exemples de
cette singulière culture qu'on observe dans une grande
partie de la haute et de la basse Provence : chaque
terrain est divisé en plusieurs planches , larges d'envi-
ron douze pieds , et alternativement semées en Lié ou
I9© CHAPITRE XLVir.
plantées en vignes ; le tout est entouré d'une quan-
tité considérable d'oliviers. Le dessin formé par
Ces planches , dont les unes se dirigent du nord
au sud , et les autres de l'est à l'ouest ; la variété des
couleurs de la vigne , du blé , des fruits de l'olivier •
dans différens degrés de maturité , donnent à la
contrée l'apparence d'un tapis élégamment nuancé.
En sortant de Lambesc , on a une montée très-
mauvaise , et ensuite une descente plus mauvaise
encore , sur des blocs de rochers que notre postillon
ne put éviter qu'en faisant des zigzags et des détours.
Le terrain redevient calcaire et aride jusqu'à Saint-
Cannat.
II faisoit sombre quand nous arrivâmes dans ce
village : quoiqu'il n'y eût plus qu'un relais jusqu'à
Aix , je ne voulois pas y entrer tard dans la nuit,
afin de pouvoir , dès mon arrivée , voir et embrasser
mon respectable ami M. de Saint -Vincens. Nous
restâmes à Saint - Cannât , dans une chétive auberge
tenue par une vieille femme née à Stralsund , en
Poméranie ; elle avoit épousé, pendant la guerre
d'Hanovre de 1756, un soldat français avec lequel
elle vint s'établir à quatre lieues d'Aix , dans un cli-
mat bien différent de celui de son pays : elle a mis
pour enseigne sur sa porte , à la Suédoise. Cette brave
femme nous donna peu de chose , mais elle nous traita
de son mieux : nous lui fîmes conter son histoire ;
et elle nous intéressa par sa franchise et sa bonté.
CHAPITRE XLVII. 191
Nous vîmes rentrer des troupeaux de moutons ,
parmi lesquels nous en remarquâmes plusieurs qui
avoient un ornement singulier ; il consiste en une ,
deux, trois, et jusqu'à douze touffes de laine, qu'on
épargne en les tondant. Les bergers laissent cet
ornement à ieurs moutons favoris.
Dès la pointe du jour , nous nous remîmes en
route , et à sept heures du matin nous entrâmes dan*
Aix,
92
CHAPÎTRE XLVÏII.
Arrivée à AlX. — Cours. — Commencement des Jeux.
— Cours de la Trinité. — Course , danse , usage sin-
gulier.— iMaison de M. de Saint- Vincens. — Collection
d'inscriptions. — Tivoli.
XjES jeux étoient déjà, en activité; ils avoient com-
mencé dès la pointe du jour, et ik continuèrent
jusqu'à la nuit. Nous vîmes successivement passer
sous nos fenêtres les divers groupes qui figurent dans
la célèbre procession de la Fête-Dieu ; chacun
étoit accompagné de deux musiciens : par-tout on
entendoit le gai tambourin et le joyeux galoubet.
Deux quêteurs portant une tirelire et un bâton peint
n'étoient pas les personnages les moins essentiels :
les groupes s'arrêtoient devant chaque maison pour
exécuter une danse ou sa bizarre pantomnne, et ne
se retiroient qu'après avoir fait la collecte.
Le cours appelé l' Orbitelle ^ sur lequel nous étions
logés , est magnifique ; il a près de cent cinquante
toises de long sur quinze de large ; il est planté de
quatre rangées d'anciens et beaux tilleuls , et bordé
de belles maisons et de plusieurs cafés ( i ) : il rap-
pelle les boulevarts de Paris et de Bordeaux. Du côté
( 1 ) Avant la révolution , il y avoit trois ou quatre cafés à
Aix , qui faisoient d'assez mauvaises affaires : il y en a mainte-
nant une vingtaine, qui prospèrent tous ; et cependant la ville
ne s'est pas enrichie. du
CHAPITRE XLVIII. icj|
du midi , la vue se perd dans la campagne ; au nord,
elle se termine par la façade de la maison de M.du
Poët : au centre , sont trois fontaines jaillissantes ;
celle du milieu donne une eau thermale, qui éparo-ne
aux habitans l'embarras d'en faire chauffer pour les
usages domestiques. Outre cette source chaude ^ il
en existe une autre qui entretient les bains.
Un propriétaire creusa , il y a quelque temps , un
puits à environ deux cents pas de l'une de ces
sources : il y trouva de l'eau froide ; et la source
chaude tarit. Les habitans s'en plaignirent ; on traita
avec le propriétaire du nouveau puits ; il le fît com-
bler , et la source chaude reparut. On peut croire
qu'à très-peu de distance de la ville, la source passe
sur des pyrites où elle acquiert ses qualités thermales.
Les personnes les plus riches et les plus distin-
guées sont, en général, logées sur le cours. Là sont
les plus beaux hôtels pour recevoir les étrangers ; les
portes des cafés sont obstruées par une foule d'o'sifs ;
et, le soir, chacun vient respirer l'air sous les beaux
arbres de cette agréable promenade.
Mon ami M. de Saint- Vincens a son hôtel fn
face de celui où nous étions descendus ; il étoit alors
à l'hospice, dont il est administrateur. Dès qu'il put
se soustraire aux devoirs qu'il s'est imposés lui-même
pour servir ses semblables , il arriva. Que j'eus de
plaisir à le voir, à l'embrasser ! Nous ne nous quit-
tâmes plus.
1 orne IL N
îp4 CHAPITRE XLVIII.
Les jeux de la Fête-Dieu avoient commencé. Tous
les habitans se rendoient au cours de la Trinité^
qu'on appelle ainsi, parce que le dimanche consacré
à la célébration de ce saint mystère est le seul jour
de l'année où l'on s'y réunisse : c'est le Longchamp
de la viile d'Aix. La location des chaises est au pro-
fit de l'hospice des Insensés , qui est sur ce cours.
Les avenues étoient remplies de chœurs de danses ,
et d'un grand nombre de curieux qui regardoient
les diables , les innocens , les apôtres et les autres
groupes dont j'ai déjà parlé : chacun se livroit au plai-
sir, qui, parmi les Provençaux, a tant de vivacité.
Les divers jeux passoient le long des terrasses des
jardins qui bordent le cours : celui où nous étions
appartient à l'archevêque, M. Champion de Cicé ;
ce vénérable prélat faisoit à chaque troupe quelques
largesses ; et le diable , pour cette fois , obtint un
tribut de la piété.
Les jeux de la journée se terminèrent par une
course à pied , dont le prix étoit un modeste plat
d'étain. Achille , pour prix d'un pareil combat , pro-
posa une urne d'argent ( i ) ; mais à Aix les prétendans
n'étoient pas des héros, et celui qui remporta la
victoire n'étoit point un Ulysse.
L'administration de l'hospice avoit fait suspendre
un lustre et placer quelques bougies dans une des
(i) Iliad. XXUI.
CHAPITRE XLVITI. \<j)
cours extérieures : le son du tambourin se fit entendre,
et la danse commença. Les quadrilles étoient formées
par les dames et les jeunes gens de la ville. Nous
fûmes témoins d'un usage singulier qui a lieu dans les
campagnes de la Provence ; c'est celui d'offrir des
épingles aux danseuses i les danseurs achètent ces
épingles plus ou moins cher, selon leur voionté ; et
c'est de cette manière que se payent les frais du bal
champêtre. li s'agissoit ici d'un acte de bienfaisance,
et chacun s'empressa de donner selon ses facultés.
On avoit annoncé au café Mazan une fête sous le
titre de Tivoli , à l'instar de Paris. Ce café occupe
le bel hôtel qui appartenoit autrefois à M. de Mons ,
sur le cours : il y avoit des rafraîchissemens , des
danses , et l'on tira un assez joli feu d'artifice.
Je m'étois proposé dedemeurer quelques jours à Aix:
mes devoirs , mes goûts et mes sentimens dévoient m'y
retenir ; car cette ville m'offroit des curiosités de plus
d'un genre, et j'y étois sur-tout arrêté par l'amitié*
Le lendemain nous commençâmes à voir la collec-
tion de mon respectable ami. On éprouve un senti-
ment de vénération en entrant dans la maison de
M. de Saint- Vincens ; tout y respire le savoir, la
bienfiiisance et la vertu. Le vestibule , la cour et
les escaliers sont remplis d'inscriptions grecques,
romaines et du moyen âge ; les dessus de porte
sont ornés de fragmens de mosaïque. Son cabi-
net présente une nombreuse collection de livrer
N 2.
1^6 CHAPITRE XLVIII.
imprimés et manuscrits, de médailles, et divers mo-
numens d'antiquités ou relatifs à l'histoire de son
pays.
M. de Saint-Vincens a décrit et fait figurer plu-
sieurs de ces monumens dans la notice qu'il a donnée
sur son père ; mais il auroit pu en faire connoître
beaucoup d'autres : je m'arrêterai principalement ,
dans l'énumération que je vais en faire , à ceux
qu'il n'a pas encore publiés.
Dans les murs du vestibule on a enchâssé les ins-
criptions suivantes :
N.° 2.
N." I.
^ R. IIDeX
^ A VGET. LE
^ î.EGIONlS
S
-* Kl IVSSIT SIBI
^ FRATRI
^. 3 PAT RI
^ MATRl
'5
^ 'i^\pA^
^
<'JRAf—
^n W\_^ ^ V^A^'V^'*^»!
i> ^
M
J
VI N C E N T I O
QVIXIT.ANNI i
S. VIIII. M. III. MAT ^
'i
El INFELICISSIMA^
N.° I , lignes 2 et 3. LEgntus LEGIONIS.
ligne 4. fie RI IVSSIT , te.
N." 2 , lignes 4 et 5. M AT El pour MATER ; faute du sculp-
teur:!'/ est souvent mis pour l'A' dans les inscriptions, Vincentius
n'a vécu que neuf ans et trois mois. On n'a pas rapporté ie
nombre des jours.
CHAPITRE XLVIII. ip7
Une tête très- fruste dans un médaillon ; on lit
autour :
DRVSVS CLA VDII IMP
N.° 3.'
INDOLIS HIC lACIT HEV +
ECCE SEPVLTVS
CVNCTIS KARVS EXOSVS
NON NISI MALIVOLIS
DEXTRIANVS NOMINE
VOCITATVS IN VITA
NEC IMMERITO NAM TVO
SIC MVNERE CRISTE
DEXTRIS TIBI NVNC FIDE
ADSISTIT IN AGNIS
^TERNVM SPERANS TE
DNE LARGIENTE DOlWM.
PRVDENTIA ERAT PR.EDITVS
FORMAQVE DECORVS
NON ALIVD VMQVAM. HABVIT
NISI CVM BONITATE FIDEM
NEC DEFVIT ILLI ELIGANS
CVM VERECVNDIA PVDOR
BIS VNDENOS JEYl COMPLETIS
DVXIT MENSIBVS ANNOS.
PVLCER ET INNOCVVS PIA
SEMPER MENTE PROBATVS
LVGEMVS TE MISERANDE PVER
QVIA BREVE OMNE QVOD BONVM EST
OBIIT E SOECVLO ASTRA PETENS
DIE TERTIVM NONAS IVNIAS
QVOD. EST INDiCTIONE. PRIMA.
N 3
ipS CHAPITRE XLVIII.
Nous voyons par cette inscription, que Dextrîanus,
d'une figure agréable, de mœurs pures, aimé de
tout ie monde , bon , prudent , pieux et chaste , a
vécu vingt-deux ans , et qu'il est mort ie 3 des nones
de juin de ia première indiction.
En face de l'escalier est cette belle inscription
grecque que M. de Saint - Vincens le père avoit
recueillie parmi les débris de ia maison qu'avoit ha-
bitée Peiresc : elle a été interprétée par MM. Char-
don de la Rochette et d'Ansse de Villoison (i). Je
me contenterai de ia rapporter (pi. XXX , n° i ) :
[TOISIN A' HXfîESSI n^P' AiriAAOISIN], OAITA,
KOTFOS Ern KAAEH 2E, OEH $IA02, OTK ETI 0NHTO2.
HI0EO2, KOTPOISIN OMHAIKIH HANOMOIOS
nAaxHpnN shthpsin, amtkaaioisi 0EO121N,
nAOTHP KAinOAEHN IIONTOT T'EN KTMA2IN E2THN,
ET2EBIH TPO$EaN AE AAXD.U TOAE 2HMA nEHATMAl
NOrSHN, KAI KAMATOIO, KAI AX0EO2 HAE nONOIO,
TATTA TAP EN ZIIOI^IN AMEIAIXA 2APKE2 EXOT2IN-
EN AE TE0NE£i2IN OMHPTPEES TE nEAOYSIN
AOIAI, THN ETEPH MEN EriIX0ONIH nE$OPHTAI,
H A^ ETEPH TEIPE22I 2TN AI0EPIOI2I XOPETEI"
H2 2TPATIH2 EI2 EIMI, AAXHN 0EON HrEMONHA.
Hac resonanda propè littora , oviator! adolesceiis ego adloquor te,
Nutnitii carus, non ampliàs mortalis. Venerem nondiim expertiis ,
adokscentïhus , œtate formte ornnino similis nautarum sospitatoribiis ,
Ainydœis Diis , nauta et ego vitam errabundus maris in jluctibus tra-
duceham, Pîetate vero patroiioriim soriitrts hune tumnliim , vale dixi
{ I ) Magasin eucjclope'dique , année V, t, V ; p. 7 et suiv.,
Notice sur Suint- Vincens , p. 4 ' •.
CHAPITRE XLVIII. 199
inorhis, lahorique , necnon curis atque arumnis : his en'im , dum vivi-
mus , miser lis cnrnes ohnoxiœ surit, Apud tnortiws autem cœtiis profectè
exstaiit duo , quorum alter quidem in terris vagatur , aher vero sideribus
cum cœlestihus choreas ducit : cujus militiœ (posterions scilicet cœtûs)
pars nutic sum , sortitus Deum ducem.
«' Sur ces rivages battus par les flots, c'est un adolescent qui
» t'appelle, ô voyageur ! Cher à la Divinité, je ne suis plus soumis
» à l'empire de la mort. Libre encore du joug de l'hymen ; sem-
» blable, par mon âge tendre, aux jeunes dieux Amycléens sau-
» veurs des nautonniers, et nautonnier moi-même, je passois ma
» vie errante sur les flots. Mais dans ce tombeau , que je dois à la
» piété de mes maîtres , je suis à l'abri des maladies , du travail,
« des soucis et des angoisses ; car, parmi les vivans, toutes ces
>» misères sont l'apanage de notre enveloppe grossière. Les morts ,
» au contraire , sont divisés en deux classes , dont l'une retourne
» errer sur la terre, tandis que l'autre va former des danses avec
» les corps célestes : c'est de cette dernière milice que je fais
» partie , ayant eu le bonheur de me ranger sous les bannières de
» la Divinité. «
Cette inscription est supportée par la suivante ,
qui n'offre pas moins d'intérêt. Celle-ci est sur un
pilier de marbre rouge , surmonté d'un fer qui sou-
tenoit sans doute une tête ou un buste. Elle a rapport
à un vœu fait pour la santé de l'empereur Alexandre
Sévère et de Julia Mammxa sa mère ( i).
(i) Ce monument avoit été décrit parSPON, p. 329 de ses
Miscellanea antiquitatis ; par CUPER , dans ses Observationes in
Harpocratem , p. i 5 3 ;par FabRETTI , Inscriptiones atitiqua , p. 494 i
par Arnaud, de Diis -TrapiS^potç, chap. i 5. Il avoit été autrefois à
Saint-Cannat, d'où ii fut porté à Aix chez M. de Peiresc. M. de
Saint-Vincens en fit l'acquisition plusieurs années avant sa mortj»,
N 4
200 CHAPITRE XLVIII.
Sur ie bord supérieur du piiier , il y a des lettres
à demi rongées, que le docte Séguier croyoit pou-
voir interpréter ainsi : En APAOn TnEP saTHPiAS,
ob btnejiciu7n pro salute , en sous-en tendant posait ; ce
qui se lie très- bien avec le reste de l'inscription qui
est sur le pilier. Ces mots ob bcnefcium pro sainte
(posait ) sont repétés deux fois dans l'inscription ,
parce que deux personnes ont contribué à élever ce
monument, savoir, M. Aurelius Héron, et Charité,
prêtresse ou ministre des sacrifices.
En ATAQD. rnEP SnXHPIAS
MAPKOT ATPHAIOT
SEOTHPOr AAEEANAPOr
ETTTXOT2 ET2EBOT2 2EB.
KAI IOTAIA2 MAMAIA2
2EBA2TH2 MHTP02 2EB.
AU HAin
METAAi:! SAPAniAI
KAï TOI2 2TNNAOI2
0EOI2
M ATPHAI02 HPQN
NEOKOPOS TOT EN .
nopTH sAPA.niAOS Eni
AAPriNia EEITAAIHNI
AFXITIIHPETH KAI KA
et ie plaça dans son jardin. C'est ià que (e savant Séguier de Nîmes
lut et expliqua l'inscription. Il corrigea et suppléa, d'après le mo-
nument lui-même, des erreurs et des omissions faites par ceux
qui l'avoJent rapportée. Notice sur Saint-Vîncens , p, 36 et suiv.
CHAPITRE XLVI ir. 201
MEINEYTH KAI ATTHAia
$HBa KAI 2AA£lNia 0EO
AOTa lîPn^HNOIS
KAI KAMEINETTAIS KAPI
TH lEPOAOTAElA ANE
0HKEN En ATAOa
Ob benejicîum (posuit)^ro salute Â'Jarci Aurelii Severi Alexnndri,
felicis, fit, augusti , et Juliœ Alamniœa Augusta. matris Augusti , deo
Soli , magno Serapidi , aliisque in eodem templo diis , Marcus Aurelius
Héron adituus adis Serapidis qua est in porta, sub Larginio Vitalione
archiininistro et cainineuta (i) , et Aiirelio Phœbo et Salonio Theo-
doto sacris cantoribus et camineutis , Charité sacrorum ministra posuit
ob benejîciu/n.
« En mémoire d'un bienfait, cette inscription a été posée pour
«le salut de Marc Aurèle Sévère Alexandre, heureux, pieux,
3> auguste , et de Julia Mammœa Auguste , mère d'Auguste , en
M l'honneur du dieu Soleil , du grand Sérapis , et des autres dieux
3> honorés dans le même temple ; par Marc Aurèle Héron ,
» adituus du temple de Serapis qui est auprès du port , lorsque
M Larginius Vitalio étoit archiprêtre et camineute (i) , et Aurelius
« Phoebus avec Salonius Theodotus , chantres sacrés et cami-
" neutes ; et par Charité , prêtresse du temple , qui l'a égale-
3> ment posée par reconnoissance pour un bienfait reçu. "
(i) Les camineutes étoient les ministres du temple, et cette
inscription est la première qui puisse autoriser ce mot. Sa signi-
fication reste toujours fort incertaine. Spon a rapporté, d'après
Hesychius, que le Kci^i'oy étoit une partie du temple; d'autres
l'entendent d'un vais- eau. Cuper a fort bien dit : Hoc tamen loco
camineiita sacrum aliquid ministerium ; et vox ea in génère notât ho~
minent qui in camino aliquid excoquit , vel qui circa caminum forna-
cemvejûborat : quod tamen nidlum video quomodo templorum ministris
vel sacerdotibus convenire possit. Graevius pensoit qu'on avoit écrit
ce mot pour XajMYivIoiiç, qtti cubant humi .- mais le mot dans
l'inscription est écrit avec un K , et non pas avec un X.
i02 CHAPITRE XLVIII.
L'inscription suivante est au-dessus des deux:
précédentes (pi. XXX, n." 2) :
P O MP El A
COMPE
SIBIET II FÏ.DI
S.V. F.
Celles-ci sont incrustées dans le mur qui conduit
du vestibule à la cour :
N.° 7.
N.° 8.
MERCVR^O
V. S.
PRISCILLA
D M
CCENICILIOCEIO
RINOVAXIIX MEN
SESIIDXXII GENIVS
MBIANDABENMEF
N.°9.
TVRRANIAE TELE
SltslAEYXORI . TIMIV
RANilVS PARATVS
i-
N.°
10.
»
vix j^
MVSES r^
ANN r^ Yx ^
N.° 7 , ligne 2. Votum Solvit.
N.° 8 , ligne 3. Vixh Annos XVIII, MENSES II , Dies XXII.
Ibid. \\g. 4 et 5. GENIVS M. BIANDABENe MErenti Ficerunt.
(i) GUDII Anùq. laser. 287, n." a 3 MuRATORi, MCDXi, 16.
CHAPITRE XLVIII.
N." II.
203
AKIAI2
EnAijiPOAlTOS
L M
N.° 13.
ossa. ivli, avg.
vsti . l. lochi
qvIntiliani
N.° 15.
D M
MEMIAEROMANA
EPATRONAE. B. M.
MEMMIOTLESIMI
ANO F SVOQVIVXI
MI XXII
N.° 12.
ECN Ob
N.° 14.
(0
TAIANi
nHENI
aOtahx
AIVEisitOi
paniOn-iiO
N.° 16.
I 1NCRVSTAV 4
Ud.ethorolog '^
fpvNAVIT. ADITVM T^
iv I M E N T . C V M 1 T ^
ia es^ ^m ^' ^in i'^b ft^
N.° II, lig. ^. AvjcctCavTa, nasztç^KCvIa, annos quadraginia.
Acilis Epaphroditus est mort à quarante ans,
N.*' 15 , ligne 3, Berie Merend,
Ligne 5. f/Z/o SUO QUI ViXIt aiiNIs XXII.
N.° 1 6. II paroît que cette inscription avoit été faite en l'hon-
neur d'un homme qui avoit fait incruster les murs d'un lieu pu-
blic, l'avoit orné d'une horloge, et avoit fait paver le vestibule.
{\)GVD.A}it. Inscr. 199, w" 6; MUKATOIU, MYIJ, 8iYlGN0L,
Col, An t. 302,
204
CHAPITRE XLVIII.
N.° 17.
D M S
DEFVNCTVS EST
CAPREOLVS VIXIT
ANNOS un M
ENSESII DIES
III H O RAS III I
PATER 2^ FECIT
La cour nous offrit aussi une ample moisson.
N." 18 (pl.XXX,n:^),
f^t^J^* '"^- S: " ''^^t.-t^-^ '^^mk^.jt^y "âsiEiueî-.» ~"aiBi.T \âÈi£Î>
g i^ I S I V O 'y
f ?
^AEDIL T PRAEF t PAO. II . VI Ri
t ^
S I B I E T '„
'«.^ ç rv^s^ ,^ s f"-^, a? S"-^ g^» «r-^ff »" «^1
N," 17. Cette inscription, outre le nombre Ats ans, des jours
et des mois qu'a vécu Capreolus, indique encore le nombre des
heures Illl. Le monogramme du Christ prouve qu'il étoit chrétien.
CHAPITRE XLVIII.
N.° 19.
lOj
L. ALLIUS
V E R I . F . P A P.
VERINVS. DEC
IiviR.FLAM.AVG
PROVNC.ALP.MAR.SÈI. "E
FL.WLElirNlFL . CASSIAE
VXORI . PlISSIMAEDEF
VLATTIAE. M. FIL.
MARCELLAE. SOCRVI
OPTVMAE V
L.ALLIO . AVITO . F . DEC . V
l.allioflA/"iano-f V
ALLIAE. AVITAE . FIL. V
L. Alliiis Verinus , fils de Verus , de la tribu Papia (i) , décurlon,
dmanvir , flamrne (2) d'Auguste dans la province des Alpes mari-
times (3) , l'our lui et pour Flavia Cassia, fille de FI. Valentinus {/^,
son épouse très-pieuse , déce'de'e ; Ulattia ALirceîla , fille de Marcellus
son excellente belle-mère, vivante (5) / L. Allius Avitus , son fils ,
de'curion , vivant; L. Allius Flavianus , son fils, viv..nt ; Allia Avita ,
sa fille , vivante.
(i) Ligne 2. VERl Films PAPia. ; — (2) Prêtre.
(3) Ligne 5. PROVINCict ALPium JHARitimurum.
(4) H faut sous-entencire ^//(T ; il est présumable que Vf a été
oubliée par ie graveur de l'inscription.
(5) Vivœ. C'est ainsi que j'interprète cette sigle V; le sens est
Indiqué par le mot defiuncta [décédée j joint au nom de Fi Cassia.
^o6 CHAPITRE XLVIII.
N.^ 20 ( I ) . N.'' 2 1 fpl. XXX, 11.' 4).
D M
COR o FVIYCUlAE
HPa)i
ATCANAPOT
N.°22.
N.° 23.
QUAEST V^ 3eRO LATICLAVIO
PRAET^
s?
cvrator"
%^
AVENIR
patr'
[oNIAE
f IL.LEG . VII . GEM . FEL
f'VIRO . PATRONO COL
^ IL . LEG . VIII . AVG
L NO . COLONIAE
à Verus , iaticlaviiis , jwtron de la
colonie primipiius [1) de la septième légion , gémi-
née , heureuse diiumvir , patron de la colonie ,
primipiius de la légion Auguste , patron de la colonie.
(i) Les caractères de cette inscription sont du bas temps; il faut
probablement la lire ainsi : D. M. COR. EYTYCHlAE.
(2) Nom donné au centurion de la première centurie d'une
îégion ; il présentoit, pour ainsi dire, à ['ennemi , primum fi lum ,
le premier javelot.
CHAPITRE XLVIII* 20f
Cette inscription est tronquée ; ce qui en reste
est sur un marbre blanc de plus de quatre pieds de
largeur. Elle fut découverte par ie comte d'AIais, gou-
verneur de Provence , de 1638 à 1 64 5 , près du
mausolée appelé la Tour de l'horloge du Palais,
M. de Saint-Vincens a conjecturé que cette ins-
cription appartenoit au mausoïée qui faisoit autrefois
partie du palais d'Aix , et qui fut détruit en 1785.
On y trouva , lors de sa démolition , trois urnes ,
dont deux de marbre et la troisième de porphyre (i) :
elles ont dû contenir les cendres des trois personnes
dont l'inscription faisoit mention. Ce mausolée avoit
été élevé vers l'an 138 de l'ère chrétienne; l'urne
de porphyre contenoit une médaille de Lucius^ïius,
avec la date de son second consulat. Or le second
consulat d'^Iius commença ie i .""" de janvier 138 ,
qui fut aussi le jour de sa mort. Ce monument avoit
douze toises d'élévation.
Sur un carré massif de vingt-six pieds six pouces
de hauteur , et de vingt-sept pieds trois pouces de
largeur dans tous les sens , s'élevoit une tour ornée
de dix demi-colonnes. Cette tour étoit surmontée
et comme couronnée par des colonnes de granit
destinées à soutenir un dôme. L'urne de porphyre
fut trouvée dans les fondemens du mausolée : les
deux urnes de marbre ont été trouvées dans l'inté-
rieur de la tour.
(i) Notice sur Fauris Saint-Vincais , p. 12.
2o8 CHAPITRE XLVÎII.
L'inscription fait mention de trois patrons de la
colonie d'Aix : le premier avoit été laticlave et pri-
mipile, c'est-à-dire , premier centurion de la légion
septima gemina. Les empereurs accordoient souvent
le droit de porter le laticlave aux premiers magis-
trats des colonies.
Le second avoit été duumvir de îa colonie. On
doit suppléer à ce qui reste de la quatrième ligne de
l'inscription, et lire II VIRO. Il est naturel de penser
que le patron de la colonie y a occupé la magistra-
ture la plus honorable. Le dernier avoit été primi-
pilus de la légion octava Augusta.
D
M
Q MATERNI
MARCINl
:maternia
GRATA
PATRI
PIENTISSIMO
N."25,
CHAPITRE XLVm.
2.0 p
N.° 2J.
SEX . AEMILIO PAVLLO PATRI
AEMILIAE Q F ' REGILL^ • TAR
sex'Aemil-pavllIno fraTRi
t • aemil • bvrro fratri
C • AEMIL ■ VASTVS
svis
A Sextus ^fiiilius Pauîîus son père , à y^tfiilia Regilla , fille de
Quintus, sa mère , à Sextus ^milius Paullinus son frère, à T.Aivjl-
îius Biirrus son frère , C yEtnillus Vastus, aux siens.
N.° 26.
Tome IL
o
AIO
CHAPITRE XLVIir.
N.» 27.
^ CORNELIOaSI ^
FIRM AE
PHILOXSENIvF
M . CORNELIO
AQVILONI . V.
VSI
E
CHAPITRE XLVIII. 211
Cette autre inscription a été trouvée sur le che-
min de Toulon , à un mille d'Aix , au mois d'août
1804. La pierre est carrée et surmontée d'un fron-
ton en triangle , au sommet duquel est une coquille
en relief, taillée sur la pierre. Les lettres sont de la
plus belle forme.
M . CAELIO FLORO
liÏÏÎI VIR AVG
CAELIAE RESTITVTAE M...
VERECVNDO FRATRI
FIOR A
CAELIVS CLEMENS PATRONVS
A Marcus Cœlius Florus, sextumvir d'Auguste, à Caîia Restituta,
mère de Florus , à Verecundus son frère , à Flora sa sœur , Calius
CUmens , leur patron t a fait élever ce motmuest,
O Z
ai2 CHAPITRE XLVIIT.
On voit encore un fragment d'une inscription go-
thique très-niutilée , qui a servi d'enseigne à un lieu
de prostitution , au temps du frère du roi René. II
porte la date de 1 4 1 3 •
Depuis notre départ , on a joint à ces monumens
une petite statue trouvée à Conil dans le territoire
de Rogues , à trois lieues d'Aix. La tête et les bras
manquent ; elle est assise. Cette figure , qui est très-
grossière , porte au cou un médaillon comme on en
voit à l'archigalle sur quelques bas-reliefs ; elle pa-
roît être du troisième ou du quatrième siècle. On lit
sur la base :
STATIA PTHENGISDA
Je crois qu'on doit entendre par ces mots , Statia
Pthencris dat ; c'est-k-dire , Statia Pthmgis donne cette
statue.
On trouva auprès une colonne de pierre avec ces
lettres :
VI
ce
so
ï.
21 -i
CHAPITRE XLIX.
Maison de campagne de M.'"'^ de Saint-Vincens. —
Thomassin de Mazaugues. — Salyes. — ÂQU^e Sex-
TIJE, AlX. — Son histoire. — Raymond- Bérenger. —
Gcii saber. — Eaux thermales. — Bains. — Autel de
Priape. — Cabinet de M. de Saint-Vincens. — Epitaphe
de son père. — Urne étrusque représentant la mortd'E-
téocle et de Polynice. — Vase grec peint. — Sceaux
du moyen âge. — Bustes. — Inscription grecque avec
une figure de Psyché. — Topographie de la Provence.
— Médaillons du roi René et de Jean de Matheron. —
Bas-reliefs. — Tessère de gladiateur. — Tessère à
placer dans les fondations, &c.
JVl. DE Saint-Vincens nous conduisit le len-
demain à une jolie maison de campagne située aux
portes de la ville ; elle appartient à M.""" de Saint-
Vincens. Cette retraite est extrêmement agréable ,
parce qu'elle est ombragée par quelques vieux arbres :
c'est là le luxe des habitations champêtres , sur tout
dans un pays où le bois est rare. Nous y passâmes une
journée charmante , au milieu d'une société choisie ,
où nous pûmes juger de l'aimabie vivacité de la
gaieté provençale.
Cette maison rappelle des souvenirs intéressans :
elle a appartenu au président de Mazaugues , grand-
oncle de M.""" de Saint-Vincens. On joue à la
5l4 CHAPITRE XLIX.
boule, exercice chéri de tous les habitans du mîdî ,
sous les arbres qu'il a plantés. Son portrait décore
la principale chambre. Thomassin de Mazaugues
avoit épousé la nièce de Peiresc; il montra , comme
lui , beaucoup d'ardeur pour les lettres , quoiqu'avec
moins de talens, de libéralité et de succès. II nous a
conservé plusieurs des manuscrits de cet homme cé-
lèbre, qui sont aujourd'hui, comme nous le verrons ,
dans la bibliothèque de Carpentras.
li étoit impossible d'être dans la ville d'Aix sans
vouloir jouir de l'agrément de ses bains , auxquels elle
doit son nom : nous y allâmes ie lendemain. Ces bains
sont extrêmement agréables. Le produit tourne au
profit de l'entretien de l'hôpital, auquel ils appar-
tiennent. II n'est pas étonnant que la salubrité de
ces eaux ait déterminé les Romains à s'établir dans
ce lieu. Les Salyes , nation ligurienne, occupoient
autrefois toute cette contrée : la plaine dans laquelle
Aix est située, paroît avoir été leur quartier prin-
cipal ( I ). C. Sextius Calvinus bâtit, près du lieu
(i) M. DE FORTIA, dans son Histoire ancienne des Saliens ,
Paris, 1805, in-i2, prétend que le nom des Salyes dérive des
salines qu'ils avoient découvertes; il pense aussi qu'ils donnèrent
leur nom aux prêtres saliens. Il faut voir dans son ouvrage même
comment il appuie ces assertions, contraires cependant à l'opi-
nion de tous les auteurs anciens et modernes, qui assurent que \q
nom des prêtres saliens dérive A\x verfce salire, sauter j ce quf
paroît plus probablç.
CHAPITRE XLIX. 215
où il les avoit vaincus, une viile qui reçut son nom
de ses eaux froides et thermales, en y joignant celui
de son fondateur ( 1 ) ; d'où elle flit appelée Aquœ
Si.\t œ. Elle y associa ensuite celui d'Auguste , avec
le titre de colonie. Il y restoit encore, il y a peu de
temps , quelques ouvrages romains.
Aix fut successivement prise et ruinée par les
Bourguig lions, les Visigoths, ies Sarrasins et les
Normands. Elle suivit le sort des autres villes de la
Provence : elle commença à acquérir de l'impor-
tance lorsqu'elle devint le séjour habituel des comtes y
sur-tout depuis Alphonse II, roi d'Arragon , prince
protecteur de la poésie et poëte lui-même. Ce fut lui
qui introduisit en Provence le goût pour la galan-
terie , et qui attira d'outie-mer et d'Espagne ces
aimables conteurs qu'on appela troubadours : ce goût
acquit encore plus de force h la cour du noble fils
d'Alphonse, Raymond Bérenger IV, et de sa char-
mante épouse Béatrix ; ce fut alors le séjour de ce
mélange de polite-se, d'espiit et de galanterie^
science aimable , expressivement caractérisée p; r le
nom qu'on lui donna de lou gai saber [ le gai savoir]»
Les plus ( élèbres de ces chanteurs faisoient l'orne-
ment de la cour du comte de Provence. Marguerite >,
sa fille, qu'il avoit enseignée en sens et courtoisie ^ et en
(!) TiT. LlV. LXI , Sommaire,
o 4
^l6 CHAPITRE XLIX,
toutes Bonnes moeurs de temps de s' enfance ( i ) ^ fut
aussi formée par leurs leçons ; et d'après le portrait
que nous en a laissé le naïf Joinviile , c*étoit un
modèle d'esprit, de sagesse, de modestie et de bonté.
Elle épousa Louis IX. Cet esprit chevaleresque se
conserva encore sous la malheureuse Jeanne et le bon
roi René. Charles III , neveu de celui-ci et son héri-
tier , légua par testament son comté de Provence à
Louis XI , qui le réunit à la France ; mais , jusqu'à
l'époque de ia révolution , cette province avoit con-
servé ses privilèges et ses lois particulières.
Pour revenir aux bains d'eaux thermales auxquels
ia ville d'Aix doit son nom, il est probable que
C. Sextius Calvinus les établit en y faisant con-
duire, par des aqueducs, des eaux de Mairargues,
de Jouqaes , de Saint- Antonin et d'autres lieux :
les Romains les décorèrent à leur manière. Ce-
pendant ces eaux perdirent leur nom et leur répu-
tation, et furent presque mconuues sous les rois et
les comtes de Provence , et même sous les rois de
France. Ce fut en 1600 qu'Antoine Merindol (2)
et Castelmont { 3 ) , qui se qualifie lui - même de
médecin espargirique , en renouvelèrent l'usage. Un
( I ) JOINVILLE , Histoire de S. Louis.
(2) Des bains d'Aix, &€. Aix, 1600, in-S.° Apologie pour les
bains d'Aix , 1618.
( 3 ) Traité des bains de la ville d'Aix, par le S/ DE Castelmont ,
médecin espargirique. Aix, 1600, in-8.°
CHAPITRE XLIX. 217
autre médecin, appelé Pitton , iixa encore l'at-
tention sur ces eaux en 1678 (i). En 1704, on
découvrit dans le lieu où ces bains sont établis , plu-
sieurs morceaux d'antiquité et une nouvelle source.
Les auteurs du Journal de Trévoux désirèrent que
quelqu'un donnât l'histoire de ces eaux (2). M. Lau-
thier ( 3 ) , médecin , répondit à cet appel (4) ; Antoine
Emeric , autre médecin , donna leur analyse ( > ) ;
et Louis Arnaud écrivit aussi sur le même sujet (6).
Ces divers ouvrages sont remplis du récit des cures
merveilleuses qu'elles ont opérées. Il est certain que
l'usage de ces eaux doit être salutaire , et qu'elles
peuvent être très-utiles aux habitans dans une infi-
nité de cas : mais elles ne sont pas irès-chaudes ; et
leur efficacité n'est pas assez grande pour attirer da
loin des buveurs et des baigneurs , comme celles de
(1) Les eaux chaudes d'Aix ; par J. Schoîastique PlTTON. 1678,
in- 8." C'étoit l'oncle du célèbre Pitton-Tournejort.
(2) Année 1704, p. 2005. Voye-^ aussi le A^Iercure de France,
mars [705 , p. 66.
(3) C'est celui qui est connu par son amour pour les menu*
mens , et qui céda à Louis XIV le célèbre cachet de Michel-
Ange, qui est dans le Cabinet de la Bibliothèque impériale.
(4) Histoire naturelle des eaux chaudes d'Aix en Proveîtce , pai"
Honore'-Alarie hKVim^W , méàtcin. Aix, 1705, in-12.
(5) Analj'se des eaux minérales d'Aix, par Antoine AUCANE-
Émeric, médecin. Aix, 1705 , in-S.''
(6) Traité des eaux minérales d'Aix en Provence. Avignon , î 705 >
in-12. V oyez 2l\xssi Lettre à A'IAf. sur une source d' fait chaude et
minérale d'Aix , découverte en tjo^ : sans date.
2lS CHAPITRE XLIX.
Digne en Provence , d'Aix en Savoie , de Barége ,
Bagnères et Cau'erès dans les Pyrénées, &c.
L'édifice où les ba'ns sont placés est mo lerne. i
II y a dans les souterrains deux chambres avec des
baignoires en marbre. On a incrusié, d?.ns l'une de
ces chambres , un bas-relief antique qui représente
un phallus placé sur un autel ( i ) ; il a été trouvé en 1
1705 dans les fon démens de l'ancien édifice des bains:
peut-être avoit-il été consacré par la reconnois-
sance d'un habitant à qui la douce chaleur de ces
eaux avoit rendu le moyen d'être père. Une piété mal
entendue a fait mutiler ce monument ; mais on dis-
tingue parfaitement, par une couleur plus foncée, la
place qu'occupoient l'autel et le simulacre qui en a
causé la perte. On y lit ce distique, composé par |
M. Muraire, chirurgien d'Aix :
Pnxses Phallus abest, erasit bar l'ara Jextra ;
Sed latet in cnlidis ipse Priapus aqxùs.
On observe au-dessus une portion de bas-relief
brisée qu'on a prise ou pour un couteau , ou pour
un apex : ce pourroit être aussi une espèce d'ombelle \
dont le dieu auroit été couvert. L'ombelle se remarque
dans les bacchanales (2) : ainsi elle peut avoir été
(i) H est figuré sur l'ancienne carte de la ville d'Aix»
(i) Paciaudi, De umbellœ gtstatione , cap, L
CHAPITRE XLIX. 2Ip
appliquée au culte de Priape. On prétend qu'on y
iisoit ces trois lettres I H C , qui ont exercé la saga-
cité de plusieurs antiquaires ; elles sont entièrement
effacées ( i ] .
Nous consacrâmes le reste de la matinée h. l'exa-
men du cabinet de M. de Saint - A'incens , com-
mencé par son père Jules-François -Paul Fauris de
Saint - Vincens , président du parlement d'Aix : il
étoit né en 1 7 i 8 , et avoit épousé , en 1 746 , Julie
de Villeneuve, fille du marquis de Vence et de dame
de Simiane, petite-fille de la comtesse de Grignan;
il étoit donc descendant de M.""" de Sévigné par les
femmes. Dès sa première jeunesse, il fit ses délices
des belles -lettres, de l'histoire et de l'antiquité; en-
suite il s'appliqua à l'étude des lois avec la même
ardeur. Sa vie, qui a été longue, a été consacrée
toute entière à la pratique des plus belles vertus et
à l'exercice des devoirs de son état.
Les lettres , noble plaisir d'un cœur pur et géné-
reux , ont été ses délassemens ; il a entretenu une
correspondance suivie avec les hommes les plus dis-
tingués de l'Europe. C'est lui qui a initié son fils dans
{ I ) On les a interprétées de bien des manières : Is Hortorum
Custos , In Hortorum Custodiam, Invfnies H as Calidas , In Humore
Calor , In Honorem CoJoiiiœ , Impensis Hujus Colonies. On pourrait
encore donner de ces lettres d'autres explications, qui ne seroicnt
pas plus certaines.
210 CHAPITRE XLIX.
i'étude de l'antiquité , qu'il a approfondie , et il lui
a laissé l'héritage de ses talens et de ses vertus (i).
(i) M. de Saint-Vincens a prodigué à son père les soins les
plus constans et fes plus tendres. Voici comment j'essayai de
peindre les sentimens touchans qu'il avoit pour lui , dans la
notice que je lus dans une séance publique de l'Athénée de
Paris, après la mort de ce respectable magistrat:
« Vous qui aimez les devoirs de la piété filiale, transportez -vous
en imagination sur le cours de la ville d'Aix. Voyez ce respec-
table octogénaire y venir chercher les feux d'un soleil pur comme
lui. Son corps n'est point courbé sous le poids de ses quatre-
vingts années ; son ame n'en est point affaissée; sa tête n'en est
point afFoiblie. Son visage, calme et serein, annonce une ame
tranquille. Voyez-le s'avancer appuyé sur son vertueux fils , qui
déjà touche lui-même au terme de l'âge mur. Ils s'entretiennent
tous deux de quelques grands traits de l'antiquité ; ils traitent
quelque question d'érudition , de littérature ou d'histoire. Qui
ne seroit échauffé du feu qui anime leur entretien ! Leur regard
est tout amour et toute bonté : l'un ne semble désirer de pro-
longer sa vie que pour ne pas cesser de recevoir les soins d'un
fils si bienfaisant ; l'autre ne désire de vivre que pour être
toujours l'ami , le soutien de son tendre père. La promenade est
finie; ils retournent à leur domicile. Un cercle de leurs con-
citoyens les y attend , et sollicite leur décision sur les intérêts
qui les divisent. Là le père et le fils forment à eux seuls un
tribunal qui paroît le sanctuaire auguste de la justice ; mais
ils n'y jugent pas les procès , ils les préviennent. Après, ils i-e-
prennent leurs occupations favorites , revoient les amples porte-
feuilles qui leur retracent fout ce qui honore leur patrie, lisent
avec intérêt les lettres de quelques amis des arts qui les con-
sultent sur des points d'érudition ou d'histoire. Le père n'a plus
l'usage complet de la vue; la lecture le fatigue; mais il ne sera
privé qu'à moitié' d'un sens, tant que l'usage en restera à son
fils. Celui-ci l'instruit des découvertes nouvelles, en lui faisant
CHAPITRE XLIX. 2.11
La première pièce est occupée par une rangée
d'armoires à hauteur d'appui ; elles sont remplies
de livres , et sur la table sont divers monumens.
l'analyse des meilleurs journaux littéraires. Il entretient la force et
la constance de son ame , en lui lisant quelque beau traité de
morale ou de philosophie ; et après de doux épanchemens d'une
amitié rare et touchante , ils se livrent à un sommeil paisible, en
terminant une journée qui a encore été ornée par quelque action
àe bienfaisance et la pratique de quelque vertu. »
Voici les termes dans lesquels son estimable fils m'apprend la
perte qu'il a faite : « Vous concevez , dit-il , combien sa mort
3> doit me causer de douleur ; il étoit devenu mon unique société ;
» et j'étois moi-même sa seule ressource, non-seulement pour les
» soins dont il avoit besoin , mais pour ses lectures et ses études.
3> Son âge de quatre-vingt-un ans n'avoit point affoibli sa tête ; il
» est mort avec un jugement parfaitement sain, le même croût
»> pour l'antiquité et les belles-lettres. Dans les trois derniers mois
« de sa vie , je lui ai lu toute l'édition de Plutarque de Brotier,
51 les deux volumes des (Euvres posthumes de Barthélémy, sans
» compter ses livres usuels , les journaux littéraires, et les derniers
« ouvrages d'Eckhel , dont il devoit l'indication à votre amitié.
> Sa mort a été sans douleur et sans agonie, »
Qui peut ne pas être attendri par cette lettre touchante î qui
ne voudroit être un tel fils î qui ne voudroit être un tel père .'
Hommes respectables , si jamais les travaux auxquels je me suis
livré m'ont inspiré quelque orgueil , c'est le jour où ils m'ont attiré
Yotre attention et valu les témoignages honorables de votre estime
et de votre amitié.
Et toi, ombre vénérable, qui t'entretiens à présent avecPeiresc,
Dionis du Séjour, Malesherbes, Bochart de Saron , la Tour-
d' Aiguës , Séguier et Montesquieu , ta modestie a refusé , de ton
vivant, les éloges publics que je voulois te donner; tu ne pourras
du moins me refuser à présent cette consolation de la douleur que
m'a causée ta perte'l
122 CHAPITRE XLIX.
Nous remarquâmes d'abord un caiiope d'albâtre ,
avec des hiéroglyphes ; une tête égyptienne en ba-
salte ; plusieurs vases peints : sur l'un on voit , d'un
côté , une femme à cheval , et sur la croupe du chevai
un oiseau ; au revers , une femme assise qui tient un
miroir : sur un autre petit vase d'une forme élégante , il
y a une chouette entre deux oliviers. J'ai seulement fait
dessiner celui qui est gravé pi. XXXI , n.° i ,a cause
de sa haute antiquité : il est de terre de Noia ; iefond
est rouge, et les figures sont noires; le style est très-
ancien , sans être cependant des premiers temps de
i'art. On y voit un homme vêtu d'un grand man-
teau ; des guerriers , dont un a la visière de son
casque baissée : ce qui fait connoître comment
on rabattoit sur le visage ces grands casques des
héros grecs , semblables à celui qu'on remarque
sur la tête de la Pallas de Velletri et de plusieurs
autres statues (i). Les casques des gladiateurs, que
l'on voit sur quelques lampes antiques (2), ont une
semblable visière ; et l'on en remarque une pareille
à ceux qui ont été trouvés dans le camp des soldats
à Pompeii , et qui sont dans le cabinet de sa Majesté
l'Impératrice à Malmaison.
(i) M. de Tersan possède un casque en bronze absolument
semblable, qui a été trouvé à Syracuse ; le Cabinet des antiquei
delà Bibliothèque impériale en possède aussi un semblable,
(2) Antichità d'Ercolano , Lucerne.
CHAPITRE XLIX. 225
Une urne carrée, haute de neuf pouces et large de
quatorze , fixa ensuite notre attention. Ces petits
monumens sont assez communs dans les cabinets; ils
appartiennent à. l'ancienne Étrurie; et ils sont cu-
rieux parce qu'ils représentent , d'une manière par-
ticulière des événemens de la mythologie ou de
l'histoire héroïque, et qu'ils nous ont conservé di-
verses particularités relatives aux mœurs et aux
usages des Etrusques : c'est pourquoi les auteurs qui
se sont occupés des anciens monumens de ce peuple,
tels que Dempster (1), Gori (2), MM. Lanzi (3}
et Vermiglîoli (4), en ont décrit plusieurs. Ces urnes
sont accompagnées d'inscriptions écrites en carac-
tères étrusques : malheureusement l'inscription de
notre urne est effacée; elle nous apprendroit le nom
de la personne dont cette urne a renfermé les cendres:
car ces inscriptions n'ont jamais rapport au sujet qu'on
a figuré. D'après le costume de la figure, qui , selon
f'usage, est couchée sur le couvercle, c'étoit une
femme. Le sujet qui est représenté sur la grande face,
(planche XXXI ,n° 2) , est la mort à^s deux fils
d'CEdipe , Etéocle et Polynice. Selon Euripide (5] ,
{\) Etruria reijalis.
{2.) MuseumEtruscum;hscript.Etrusc£t: A'ïuseumGUARNACCr.
( 3 ) ■^'^gg'^'^ soi>ra la lingua Etrusca.
(4) JnsGriiioni Ptrugine.
(j) PhieniiS. 1^2.0 et^uiv.
2.2i CHAPITRE XLIX.
Polynice fut renversé par Étéode , qui lui avolt
enfoncé son épée dans le sein ; et lorsque celui-ci
s'avançoit pour le dépouiller selon l'usage de ces
temps barbares , Polynice le tua lui - même : ce-
pendant Eschyle ( i ) dit seulement que les deux
frères , en se chargeant avec une égale ardeur,
s'entre- tuèrent. Apollodore (2) et d'autres écrivains
ont adopté cette tradition plus ancienne ; et c'est
celle que les Etrusques avoient suivie , en consacrant
ce fait sur leurs monumens. L'idée de ce combat
exécrable a toujours dû p^roître avoir été inspirée
par les furies Eschyle dit que les déesses des im-
précations , au moment où ils sont tombés , ont fait
entendre des chants de victoire (3). Daps la Thé-
baïde de Stace (4-) , Tisiphone et Mégère excitent
elles-mêmes les deux frères au combat. Non-seule-
ment les deux furies sont ici convenablement placées,
mais c'est un symbole ingénieux de l'atrocité de
i'action : outre cela , elles terminent le bas - relief i
d'une manière conforme aux idées des Etrusques ;
aux deux côtés de presque tous leurs sarcophages , on
voit une figure de l'un ou de l'autre sexe , une furie
ou un génie armés d'un flambeau.
( I ) Septem adversùs Thebas , 8 1 1 .
{i)BibUoîhM\,6,S.^.
(3) Septem adversùs Thehas , ^60.
(4) Lib.XI, 58 et seq. , 197 et seq. , 482 et seq.
Le
CHAPITRE XL! X. 4t2j
Le sujet que je décris a été rarement traité sur
les monumens ; je ne le connois point sur les sarco-
phages romains , où l'on retrouve un si grand nombre
d'événemens relatifs aux temps héroïques (i). Il de»
voit , en effet , paroître trop affreux , et il n'auroit pu
convenir qu'à la tombe de deux frères qui auroient
éprouvé le mé;ne sort. Les Etrusques l'ont adopté
pour leurs sarcophages , et il y en a plusieurs répéti-
tions. Dempster (2) en a publié deux : l'une étoit à
Florence, dans la villa de la famille Zor;C!od:,r; ; l'autre
à Rome, chez le cardinal Guaïteri, Le dessin est abr
solument semblable ; et sur le couvercle de ce dernier,
il y a également une femme couchée , et dans la même
attitude que celle que nous voyons ici. Ces deux
urnes sont tellement conformes , qu'on pourroit pen-
ser que c'est celle du musée Guaïteri qui a passé
dans le cabinet de M. de Saint-Vincens : mais ces
urnes étant de terre cuite , étoient faites dans des
moules ; par conséquent, il ne devoit exister aucune
différence dans les empreintes ; il ne pouvoit y en
avoir que pour l'inscription , qu'on gravoit dans l'ar-
gile : l'urne du musée Guaïteri en avoit une , et
celle-ci n'en a point.
On s'étonnera qu'un pareil sujet ait pu servir à dé-
corer l'urne d'une jeune fille ou d'une jeune femme;
(i) V. mon Dictionnaire d€S beaux-arts , au mot SARCOPHAGE,
[%) Etriiria rfgalis , tome I, pK LUI,
Tome IL P
220 CHAPITRE XLIX.
mais il paroît qu'on achetoit ces vases chez des
potiers , sans guère s'inquiéter de ce qu'ils représen-
toient. Sur d'autres urnes étrusques qui renferment
également les cendres de jeunes femmes , on voit le
héros Echetlaeus , qui combat à Marathon , ayant
pour arme le soc d'une charrue ( i ) ; ou Idaeus , qui
empêche le combat d'Hector et d'Ajax (2) : nous ne
devons donc plus nous étonner de trouver ici le
combat d'ÉtéocIe et de Polynice.
La même chambre renferme encore plusieurs
lampes , des urnes cinéraires , un joh fragment de
trépied en marbre ; plusieurs fragmens de mosaïque ;
une belle romaine , dont le pied est une figure de
Bacchus : les branches de cette balance ont dix-sept
pouces de longueur.
?vl. de Saint- Vincens a recueilli aussi des monu-
mens du moyen âge. Nous remarquâmes principa-
lement une table de marbre, de vingt-deux pouces
de long sur quinze de large , qui a servi de moule
pour couler à-Ia-fois quarante-deux sceaux différens,
dont les traces sont presque entièrement effacées , à
l'exception de celles de trois ou quatre, où l'on voit
une croix , un château , c<:c. Au revers est le moule
d'un très-grand sceau, qui occupe tout le diamètre
de la pierre : il représente la Vierge assise entre
(i) DeMPSTER , Etrurla regalis , tome I, pi, LIV.
(2) VerMIGLIOLI, Inscri^oni Perugine, \, 183.
CHAPITRE XLIX» 2^27
deux anges qui planent dans l'air et qui l'encensent ;
un roi et une reine sont k genoux devant efie.
Malheureusement l'inscription, qui règne autour, est
effacée. II paroît que le tout ne fornioit qu'un seul
sceau , qui avoit à la face la grande iiuage qui vient
d'être décrite, et au revers les quarante -deux petits
sceaux, qui rappeloient, ou diflerentes branches de
ïa famille, ou plusieurs seigneuries ijiférieures qui
dépendoient du même domaine. Aucun des auteurs
qui ont écrit sur la dipIomatif|ue, ne fait mention
d'un semblable sceau , et je n'en ai jamais vu d'une
si grande dimension.
Nous vîmes encore une Vierge de porcelaine qui
mérite quelque attention , parce qu'elle a été faite en
Chine, et que les traits de ^on visage sont ceux qui
caractéri'^ent les darne^ chinoises. M. de Saint-V in-
cens possède aussi des imitations de différens monu-
mens , teh que des r.iodèles en plâtre des trois urnes
qui ont été trouvées en démolissant la toui" du pa-
lais ( 0 ; clt?s modèles en h&ge de cette tour et du
monument de Saint-Remii
Sur une console est un beau buste en terre cuite
de Gassendi, le célèbre et digne ami de Peiresc ,
dont il a écrit la vie.
Le père de M. de Saint- Vincens est mort en 1798 :
(i) M, de Saint-Vincens a fait graver cette tour et ces urnes.
Fo/f^ la Notice déjà citée. H a démontré que c'étoit un tombeau,
P 2
22^ CHAPITRE XLIX.
la loi ne permettant point encore de lui élever
un tombeau dans une église, M. de Saint - Vincens
a consacré Ii mémoire d'un ami, d'un père si cher ,
par cette touchante inscription , qui est placée sur le
mur de cette première pièce , et qui invite au respect
et au recueillement ceux qui s'y présentent :
A LA MÉMOIRE
DE JULES-FRANÇOIS-PAUL
FAURI S SAINT- VINCENS,
HOMME VERTUEUX, JUGE INTÈGRE,
CITOYEN PAISIBLE , MODESTE ET BIENFAISANT ,
SAVANT DANS L'HISTOIRE , LES MÉDAILLES
ET
LES ANCIENS MONUMENS,
MORT LE PREMIER BRUMAIRE AN VII ,
ÂGÉ DE 80 ANS TROIS MOIS DEUX JOURS.
SON FILS, QUI l'a SOIGNÉ DANS SA VIEILLESSE,
ET QUI l'a PLEURÉ APRÈS SA MORT ,
NE POUVANT LUI ÉLEVER UN MONUMENT,
A FAIT PLACER CETTE INSCRIPTION
DANS LE LIEU MEME
QUI A ÉTÉ PENDANT LONG-TEMPS
LE TÉMOIN DE LEURS COMMUNES ÉTUDES
ET DE LEUR MUTUELLE AFFECTION (l).
(i) M. Marron, après avoir entendu leloge de M, de Saint-
Vincens, que j'avois prononcé à i'Athénée, proposa lepitaphc
suivante :
Qui patria , studiisque et egetiis vixerat omnis ^
Exiguo, qumitus! conditur hic tmnulo,
j^mula Peyresci virtus doctrinaque famam
A sera meruit posteritate parem.
CHAPITRE XLIX. 22^
La seconde pièce, également décorée d'armoires
remplies de livres utile> , n'est pas moins intéres-
sante. Le buste de Gassendi étoit dans la précé-
dente; on remarque d'abord dans celie-ci celui
du grand Peiresc lui-même , moulé sur sa per-
sonne aussitôt après sa mort. On s'arrête avec
plaisir devant l'image vénérable de cet illustre ami
des lettres et de l'humanité.
Celui qui recherche les monumens peut remarquer
un petit cippe que j'ai fait figurer/?/. XXXVI, n." i:
au milieu est une femme avec des ailes de pa-
pillon , sans doute Psyché, symbole de l'ame; elle
est assise, et semble réfléchir sur la brièveté delà vie
et sur les peines qui l'accompagnent : au-dessus on
voit la figure d un jeune homme qui tient une espèce
de bâton. Ce ne peut être la personne à qui le mo-
nument est consacré, puisqu'elle est morte dans un
âge avancé; c'est donc probablement le génie de la
mort, et le bâton est un flambeau renversé. On lit
sur le cippe cette belle inscription :
ZHNHNI
XPHCTH KE
AAXnE XEPE
ZHCACA ETH
or
A Zenon , excellent et innocent, salut; il a vécu soixante-treize ans.
Ce monument, ainsi que l'annoncent la forme
r 3
250 CHAPITRE XLIX.
des lettres et l'orthographe des mots xphcth pour
XPHCTE , KE pour KAI , XEPE pOUr XAIPE, peut
être du m." siècle de notre ère.
On distingue aussi dans cette salle quelques ta-
bleaux historiques , curieux par leur antiquité ou leur
sujet; un petit portrait de Boniface VI! I, ce pape
altier dont les démêlés avec Philippe- le- Bel sont
si connus ; un portrait de S. Louis , évêque de
Toulouse en 1 296 , ayant à ses pieds son frère, le
roi Robeit, fils de Charles II, dit le Boiteux, roi de
Naples ,et la reine Sancie , fille de Jayme I." , roi de
Mij'orque, son épouse. Ce portrait est très-précieux,
parce qu'il est du Giotto , et par conséquent un des
monumens de la peinture au xiv.^ siècle. On sait
que le Giotto ( i ; avoil été appelé à Naples par le roi
Robert, qui aimoit les arts, et qu'il a peint dans l'é-
glise de Sunta-Chiara [Sainte-Claire] plusieurs su-
jets tirés de l'ancien et du nouveau Testament.
Le buste du bon roi René, en terre cuite, a natu-
rellement sa place dans cette chambre, qui contient
des monumens relatifs U l'ancienne histoire de la
Provence : c'est là que M. de Saint-Vincens con-?
serve la collection précieuse qu'il a formée de gra-
vures qui les représentent ; il y a joint des dessins
de ceux qui n'avoient pas été figurés , et une suite
de portraits des hommes illustres de cette contrée,
(i) Voyez, iufrà , ie chapitre ries peintures du roi René,
CHAPITRE XLIX. 231
II a eu la bonté de me donner une notice raison-
née de ce porte-feuille; et ce manuscrit est dou-
blement précieux pour moi , puisque je le dois à
son amitié.
Cette pièce contient encore un joli modèle en
liège du pont du Gard, des peintures de saints
exécutées pour des Russes, ou du moins pour des
chrétiens attachés au rit grec. On sait que les images
de leurs saints et de leurs madonnes doivent exacte-
ment ressembler à celles qu'on faisoit dans le Bas-
Empire avant que les Turcs se fussent emparés de
Constantinople. C'est ainsi que dans l'Inde il y a
des brames chargés d'inspecter les nouvelles images
des dieux, afin qu'elles soient toujours conformes
aux anciennes. Des peuples qui ont adopté de pa-
reilles idées, ne peuvent jamais faire des progrès
dans les arts.
Dans la troisième pièce est un vase en marbre
gris, avec des caractères très-profonds, propres k
recevoir des lettres en métal : il a été décrit par
Montfaucon.
On y voit aussi un médaillon d'ivoirej/»/. XXXII,.
n." I ) qui représente d'un côté le buste du roi René ,.
avec cette inscription: renatvs deî GRACIA IHE-
RVSALEM ET SICILIE REX X CETERA. Ce buSte est
d'autant plus curieux, que l'artiste n'a voulu omettre
aucun détail de la figure du roi René ; il n'a pas même
oublié une verrue avec des poib qui est près de i'oreilie,.
p 4
S.^1 CHAPITRE XLIX.
Le revers du médaillon est singulier : dans une espèce
de couronne formée de bâtons de bois mort et rompu ,
est une masse soutenue par quatre câbles qui sont
passés au travers comme dans un poids de plomb : on
voit dessus tïois unités en chiffres gothiques , pla-
cées au milieu des mots EN VN ,1e tout renfermé entre
deux croissans de cette manière, £ EN III VN 3 ,
c'est-à-dire trois en un; ce qui a sans doute rapport au
mystère de la Trinité: plus haut est la date M cccc lxi ;
on lit au bas , OPVS PETRVS DE MEDIOLANO. Ce mé-
daillon est précieux en ce qu'il nous offre le nom d'un
ancien artiste. Victor Pisano ou Pis.'inello, né k Vé-
rone , est regardé comme un de ceux qui ont gravé les
premières médailles : nous avons dans ie Cabijiet de la
Bibliothèque impériale le curieux médaillon en or qu'il
a fait pour Jean Paléologue , pendant le séjour de
cet empereur à Florence en i439 > ^^ ^^^ lequel
l'artiste a écrit son nom en grec et en latin. M. de
Saint-Vincens pen'^e que le travail de son médaillon
est préférable à celui du médaillon de Pisanello ; ii
croit que pendant les vingt-deux ans qui se sont écou-
lés entre ces deux artistes , l'art avoit fait quelques
progrès. J'avoue que je ne vois pas qu'il y ait une
différente bien sensible pour l'exécution entre ces
deux médaillons. Ce qui ajoute à l'intérêt du sien ,
c'est qu'il donne le nom d'un artiste du XV. " siècle,
que je ne trouve cite nulle part.
Un autre médaillon fpl, XXXII, n." 2), de bronze ,
CHAPITRE XLIX. 1^^
également du xv." siècle , qui est dans le même
cabinet, mérita aussi notre attention. On y voit d'un
côté le buste de Jean de Matheron , qui occupa les
premières charges de la province sous René, Louis lî
et Charles VIII , et qui mourut à Rome en 1 49 5 •
il est coiffé d'un bonnet rond , dont les bords sont
relevés par derrière; ses cheveux sont coupés et
descendent jusque sur les épaules : il a une robe de
magistrat, et autour du cou une chaîne qui porte la
double croix de Tordre de Saint- Jean de Latran, qu'il
n'obtint qu'en 1 4/4 ; ce qui place l'époque de ce
médaillon à environ treize ans après celle du premier.
On lit autour : lO. MATHAROM. D. DE SALIGNACO.
EQVES. IVRIV' DOTOR. COMES. PALLATINVS. Sur le
revers, on le voit à pied, vêtu de même; il tient
d'une main une épée , et de l'autre un livre appuyé
sur sa poitrine: près de lui sont ses armoiries, sur-
montées d'un casque qui a pour cimier une main
année d'un petit poignard ; à sa gauche est une
ti^e de lis qui traverse une couronne ouverte fleur-
delisée ; la tige est ornée d'une bande sur laquelle
est écrit fides servata ditat ; au bas du lis est un
chien , symbole de la fidélité. Autour du médaillon
onlit:MAGNVS IN PROVINCIA PRESIDENS CON-
SILIA9 CATNBELLAriVS REGIVS.
Un joli bas-relief antique Cp/. XXXI, n." ^ ) est
incrusté dans le mur : on y voit deux esclaves vêtus
de la pemda. L'un tient d'une main un cheval par la
234 CHAPITRE XLIX.
bride , et de l'autre il frotte avec une espèce d'étrillé
la tête de l'aniinnl : le second reo;arde un autre cheval
qui lève la jambe droite ; il vient de le saigner au
flanc, et le sang coule à terre. Entre ces deux hommes
est une grande moraille, dont la destination est de
contenir la tète des chevaux pendant les opérations
difficiles et de les en distraire par une forte douleur:
les bras de cette moraille sont éiéoamment ornés de
o
têtes d'animaux ; ces deux bras passent dans une
verge de fer qui paroît destinée à tenir l'instrument
plus ou moins ouvert ou fermé.
J'ai encore fait graver un autre bas- relief plus in-
téressant par ia pureté du dessin et la netteté de l'exé-
cution (pi. XXXI, n.° 4.). Un héros , coifté du pétase
et vêtu seulement d'une chiamyde, tient un cheval par
ia bride ; il élève la main droite au-dessus d'un autel à
fronton triangulaire qui est placé devant lui , et il paroît
prêter un serment : derrière lui , devant un portique
soutenu par deux colonnes d'ordre corinthien, est une
femme âgée, qui peut être la mère du héros; elle est
enveloppée dans un grand peplus qui couvre sa tu-
nique et une grande partie de son bras gauche; elle
élève la main droite comme pour parier au héros.
Cette sculpture étoit peut-être destinée à orner le
tombeau d'un jeune homme qui est mort dans sa
première campas^ne : nous y voyons ie serment qu'il
fait aux dieux protecteurs de sa patrie, et les adieux
de sa vénérable mère. Les tombeaux de plusieurs
C 1 1 A P I T R E X L I X. 235
guerriers les représentent ainsi partant pour les com-
bats (i).
C'est dans cette salle , ornée de son portrait , que ïe
vertueux magistrat partageoit son temps entre ies
aimables délassemens de la littérature et ies nobles
plaisirs de la bienfaisance ; c'est là qu'après avoir ter-
miné les différens qui divisoient des familles , leur avoir
souvent sauvé la fortune et l'honneur , il se livroit à
l'étude des monumens et des médailles. Nous exami-
nâmes avec un vrai plaisir le médaillier qu'il a
formé et dont il a fait un usage si utile : on y
trouve une suite complète des médailles de Marseille,
des monnoies des comtes de Provence (2) ; il y en a
aussi une très-nombreuse de médailles des papes. La
suite des médailles des villes grecques n'est pas consi-
dérable , mais plusieurs sont intéressantes ; les impé-
riales, sur-tout les monnoies d'or du Bas-Empire, y
sont en j^lus grand nombre : on y trouveroit sûrement
de quoi ajouter encore au supplément que M. Tanini
a fait à l'ouvrage de Banduri.
Parmi quelques antiquités d'un très-petit volume
renfermées dans ce précieux médaillier, je distinguai
deux pièces dont je donne ici la figure. La première
est une tessère d'ivoire, du nombre de celles qu'on
appelle communément des tesscrcs de gladiateurs. On
n . ■ ■ " ■
(i) Voyez mon Dictionnaire des beaux-arts, au mot Sarco-
PHAGE.
(2) M, de Saint-Vincens le fils a pviblié ces belles collections.
23^ CHAPITRE XLIX.
les nomme ainsi, parce qu'on pense qu'on les dis-
tribuoit aux gladiateurs comme une attestation
qu'ils avoient combattu tel ou tel jour ; c'est du
moins en ce sens qu'on interprète les lettres sp ,
SPectatus. Ces tessères ont la forme d'un cube pro-
longé , ou , si l'on veut , d'un carré long. Les ins-
criptions y sont ordinairement distribuées en quatre
lignes , une pour chaque face : ici , il n'y en a que trois.
C[['
H E RM I A
(][]^SP.AD.XV.|<: .DEC ||
(j^ Q. FVF. P. VAT II
On y lit HERMIA SPectatus AD XV Kahn-
darum DECembrïs Q. FUF. P. VAT. On voit donc
que cette tessère a été donnée au gladiateur Hermia
comme un témoignage qu'il a paru dans les spectacles
du I 5 décembre, sous le consulat de Q. FUF. et de
P. VAT. L'époque de ce consulat devroit nous donner
i'année dans laquelle Hermia a reçu cette tessère;
mais les noms des deux consuls , qui probablement
s'appeloient Quintus FUFicius et Piiblius VATinianus ,
ne se trouvent point dans les Fastes consulaires.
L'autre tessère est une petite pièce carrée , de
bronze, avec des lettres d'argent incrustées sur un seul
côté (pi. XXXII , n° ^ ) ; au milieu il y a une croix.
Cette tessère flit apportée de Marseille à MM. de
Saint- Vincens , en 1788. On a pensé qu'elle avoit
CHAPITRE XLIX. 237
pu servir d'invitation h. une cérémonie religieuse : il
paroît plutôt qu'elle étoit destinée h être placée dans
les fondations de quelque église. iNous possédons
dans la Bibliothèque impériale plusieurs tessères
semblables qui ont servi au même usage ( i).
Une quatrième pièce renferme aussi quelques
I monumens : entre autres , un beau candélabre en
\ bronze , haut de quatre pieds ; une lampe de bronze ,
i à sept becs , surmontée d'une anse recourbée et
I terminée en tête de bélier ; un fragment de mo-
saïque. Nous y remarquâmes sur ~ tout une petite
figure qui a été trouvée dans le port de Marseille,
et que MM. de Saînt-Vincens ont regardée comme
un Hercule' soulageant Atlas f pi. XXX Vf, n.° 2):
mais j'avoue que je n'y vois rien qui annonce l'idéaï
du héros thébain ; le corps sphérique que cette figure
porte sur les épaules , me paroît plutôt ressembler
à une outre qu'au globe du monde. Auprès , il y a
d'autres figurines peu remarquables.
Ce cabinet est encore décoré d'une estampe qui
représente la procession de la Ligue : ce qui la rend
précieuse , c'est qu'elle a été enluminée à cetiç
époque. Nous reinarquâmes aussi un dessin du ta-
bleau du roi René , dont il sera bientôt question.
(i) CAYLUS, Recueil d' antiquités , t. IV, pi. CJII.
ij?
CHAPITRE L.
Municipalité. — Mosaïques. — Scène de comédie,
— Thtsée tue le Minotaure. — Entelle et Darès.
■ — Bas-reliefs. — Sarcophage antique. — Enfantement
de Léda. — Mausolée du marquis d'Argens. — Ins-
cription de Geminius. — Horloge mécanique.
JL(A municipalité est une espèce de musée ; on y a
réuni plusieurs monumens qui appartenoient à la
ville. M. de Saint- Vincens voulut bien nous y con-
duire. Le pavé contient des mosaïques découvertes
près de l'hôpital, en 1790. La première f planche
XXXIJI ) , qui avoit vingt - sept pieds sur vingt -
cinq, représente une scène de comédie (i). Trois
personnages paroissent dans une action très-animée :
au milieu est une femme ; un jeune homme qui tient
un rouleau , lève un bâton , sans doute pour en frapper
le troisième personnage , qui cependant n'a pas le cos-
tume d'un esclave. On ne peut déterminer la pièce
d'où cette scène est tirée ; elle appartient sans doute à
quelque ouvrage perdu. Autour sont huit masques de
théâtre; ce qui semble annoncer le nombre des per-
sonnages qui paroissoient dans cette comédie. Au bas
(r) Elle est figurée dans ia Notice sur AI, Fauris de Suint-
Vbicens , p. 20.
CHAPITRE L. 139
sont des ornemens qui décorent les encadremens :
on y voit un canard , un casque , un bouclier , un
pied chaussé et des entrelacs.
La seconde (pi. XXXIV) avoit douze pieds sur
dix- huit, et elle étoit sur la même iigne que la pré-
cédente; elle offre un sujet plus facile à expliquer.
On y voit Thésée qui tue l'épouvantable fils de l'im-
pudique Pasiphaé : le héros est armé de la terrible
massue qu'il avoit enlevée à Periphète, après l'avoir
vaincu ; il pose la main sur le monstre, qu'il va assom-
mer. Le Minotaure est figuré avec une tête de tau-
reau et un corps humain, ainsi que le représentent
tous les monumens de l'antiquité , et non , comme l'ont
fait quelques artistes modernes , avec un corps de
taureau et une tête humaine (i ). Les lignes du fond
du pavé forment ce qu'on appelle un labyrinthe , par
allusion à celui dans lequel Thésée devoit être la vic-
time du monstre qu'il vient d'abattre (2).
Le troisième pavé (planche XXXV ) , de treize
pieds de largeur sur vingt de longueur , représentoit
deux vigoureux pugiies , armés du ceste pesant : ils
se cherchent , et vont bientôt s'attaquer; le taureau
qui est auprès d'eux , paroît être destiné à devenir le
prix du vainqueur. Cette circonstance a fait présumer
(i) Voyez mon Dictionnaire de mj-thologie, aux mots THÉSÉE
et A^lhWTAURE.
(2) Notice sur Jules Fatiris de Saint-Vinccns , p. zo.
24o CHAPITRE L.
à M. de Saint-Vincens , avec quelque probabilité ,
que le combat qui est figuré ici est celui d'Entelle et de
Darès ( i ) , que Virgile nous a peint avec des cou-
leurs si vives. Nous ne voyons , il est vrai, ni l'épée
ni le casque qui doivent encore faire partie du prix ;
mais l'artiste aura pensé que le taureau suffisoit pour
indiquer convenablement le sujet. Darès est dans
i'attitude d'un homme qui défie son ennemi : En-
telle le regarde d'un air ferme et assuré (2) ; et l'on
peut bien penser que la victoire se déclarera pour
iui , malgré le mouvement menaçant et la jactance
de son adversaire (3).
A côté de ces trois mosaïques étoit un souteiTain
dans lequel on voyoit des tuyaux qui pourroient
faire penser qu'il y a eu dans ce lieu des bains domes-
tiques , dont ces mosaïques décoroient ia salle. En vain
M. de Saint-Vincens voulut- il acquérir ces beaux
monumens ; il ne put empêcher leur destruction :
ies tableaux ont disparu ; on sauva seulement
(«) Talis prima Dares caput altum in pralia tollït ;
Ostendiîque humervs latos , alternaqiit jactat
Brachia protcndeiu , et verberat ictibus auras.
VlRG. Alneid. V, 375.
(2) Stat gravis Enteîlus. Ibid, 437.
(3) M. Gibelin a donné, ddcnslz. Décade philosophique , an X^
ru* 3 , page 1 5 3 , un croquis de ces trois mosaïques. Il est étonnant
qu'il n'ait seulement pas indiqué les gravures de M. de Saint-
Vincens.
quelques
CHAPITRE L. i4l
quelques compartimens , que l'on voit chez lui et à.
ia maison commune.
On a enchâssé dans les murs plusieurs bai-reliefs
intéressans. Un d'eux , qu'on a malheureusement
barbouillé en jaune , représente un homme qui a
une jambe velue et l'autre couverte d'une armare à
écailles : il a sur les épaules un bâton renflé à ses
extrémités , qui parôît destiné à porter des fardeaux.
On lit au-dessus : Personnage scénique , représentant
l'Hercule gaulois. Cette indication est fausse ; car,
quoique cette figure ressemble assez à cette espèce
de maccus ou de bouffon que l'on voit sur plu-
sieurs vases peints , rien ne prouve que ce soit un
personnage scénique , et il est certain que ce n'est
pas un Hercule gaulois.
Deux autres bas-reliefs de marbre, maussadement
couverts d'une couleur de bronze et dun vernis lui-
sant qui remplissent les cavités et ahèrent la pureté
des contours, attirent encore l'attention. L'un (i)
est occupé dans le milieu par des cannelures si-
nueuses; aux extrémités sont les génies du sommeil
et de la moit qui éteignent leurs flambeaux. On a
écrit dessus : Partie du monument élevé par Marins
après la défaite des Cimlfres. Celte indicatioji renferme
Une erreur manifeste : ce monument est le devant
d'un sarcophage qui , d'après ia forme des cannelures
( I ) II est gravé sur la carte de la ville d'Aix,
Tome II.
2^1 CHAPITRE L.
et le style des figures, doit être du lll.'" siècle de
notre ère.
L'autre bas- relief est bien plus digne d'être re-
marqué , à cause de la beauté du style et de l'intérêt
du sujet. On a écrit dessus : Adonument votif d'une
femme , 4c ses trois enfans et de sa famille , h. Vénus
et Mars , terminé par une canéphore. L'explication que
je vais donner de cet intéressant monument, prou-
vera facilement combien il y a d'erreurs révuiies dans
ce peu de mots.
Ce bas-relief, qui étoit autrefois placé dans une
chapelle latérale de l'église de Saint - Sauveur , a
•vingt pouces de long sur cinquante -deux de large;
en 1792 , il fut mis en dépôt à la maison com-
mune de Marseille. Le sujet qu'il représente est pi-
quant et singulier. Dom Martin , cet écrivain para-
doxal , digne émule du P. Hardouin , avec moins
de savoir et d'esprit , est le premier qui l'ait publié ;
mais sa gravure est extrêmement inexacte , et ii
ne l'avoit pas vu lui-même. Il pense que c'est
le devant d'un sarcophage; que la femme qui est
assise sur un lit, est celle pour qui le monument a été
fait ; qu'elle est entourée de ses parens et de ses
trois fils : Mars et Vénus les considèrent; leur nu-
dité ( I ) , ajoute-t-il, annonce leur amour adultère ;
(1) Mars est toujours représente nu; Vénus est le plus souvent
figurée nue ; et les artistes n'ont point fait allusion pour cela à leur
adultère.
CHAPITRE JL. 5i4>
Vénus €st ià comme déesse des enfers; l'homme nu
couché à terre est un fleuve , et la temme qui porte
une corbeille, une canéphore.
AI. de Gaillard a reproduit ce monument parmi
ies ornemens de sa carte d'Aix , mais avec une plus
grande inexactitude. II dit seulement qu'il repré-
sente l'accouchement de Léda; mais, dans la seconde
édition de sa carte , il est revenu sur cette explica-
tion , et il prétend que c'est une allégorie de l'abon-
dance des fruits du pays et de la fécondité que pro-
cure la bonté des eaux^
M. Burle, dans une lettre manuscrite au célèbre
Peiresc , a pensé que ce monument représentoit
l'accouchement de Léda ; mais il n'en a pas expliqué
ies détails. Mon ami M. de Saint- Vincens en a fait
exécuter pour lui une nouvelle gravure ; il n'a-
dopte pas cette explication , et voit ici un vœu
fait à Mars et h Vénus par ia famille d'une femme
malade, pour obtenir sa guérison : son mari, sa
mère , sa sœur, son père et ses trois enfans sont
autour d'elle ; Mars et Vénus paroissent venir au
secours de la m:ilade ; la canéphore caractérise les
offrandes , et le fleuve indique le lieu où le vœu a
été fait.
J'ai bien examiné ce bas-relief: mal^^ré les muti-
lations qu'il a éprouvées, on y reconnoît un très-
beau style , qui peut difficilement se remarquer
dans ies images infidèles qui en ont été données.
Q 2
i44 CHAPITRE L.
M. Dagincourt en a bien su démêler ïa beauté dans
îa gravure informe qui a été exécutée à Aix , et que
M. de Saint-Vincens lui a envoyée. Je l'ai fait dessi-
ner de nouveau et graver avec soin par M. Clener;
et la représentation que j'en donne pi. XXXVII,
n.° I , est très -exacte.
II est évident que M. de Gaillard a eu tort de
se dédire : l'explication que M. Burle en a donnée,
et qu'il avoit adoptée, est indubitable. Nous voyons
ici l'accouchement de Léda ; et toutes les figures qui
forment cette belle composition , sont très - faciles à
reconnoître.
La fille de Thestius est sur un lit couvert d'une
draperie relevée , et dans une attitude qui exprime
i'abattement ; elle est vêtue d'une tunique et d'un
mn'ple peplus ; et sa tête est couverte d'un large voile :
tout cela convient à une femme qui vient d'éprouver
les cruelles douleurs de l'enfantement. Son dos est
appuyé sur un coussin ; ses pieds posent sur un
marchepied , qui n'indique pas ici , comme sur plu-
sieurs monumens , le haut rang dans lequel elle est
née , mais qui fait supposer son état de fatigue et de
souffrance.
Aux pieds de Léda est l'œuf qui renferme deux
héros bienfaiteurs de l'humanité et cette Hélène
dont la beauté doit être si funeste. Ici s'offre une
difficulté. La plupart des mythographes ont dit que
Léda fut surprise par Jupiter métamorphosé en
CHAPITRE L. 24 y
cygne, pendant qu'elle se baignoit sur les bords de
l'Eurotas ; qu'elle conçut un œuf dont elle accoucha
dans Amyclée ; il renfermoit PoIIux et Hélène : elle
en conçut un autre de Tyndare , et celui-ci renfer-
moit Castor et Clyteninestre ( i ). Mais il faut observer
que les traditions ont beaucoup varié. S. Épiphane
dit que quelques anciens ont pensé qu'un seul œuf
produit par Léda renfermoit Pollux , Castor et
Clytemnestre. Tzetzès (2) et Fulgence f 5 ) ont nommé
Hélène au lieu de cette princesse. Si les auteurs se
sont permis de pareils changemens aux traditions
mythologiques , les artistes ont pu aller aussi loin ,
et représenter Léda produisant dans un seul œuf
Pollux, Castor et Hélène; ils ont dû préférer cette
tradition , parce qu'ils ne pouvoient figurer à-Ia-
fois qu'mi seul enfantement de Léda : d'après cela ,
ils ont dû placer dans cet œuf Hélène plutôt que
Clytemnestre, parce qu'elle étoit fille de Jupiter, et
que la guerre cruelle dont sa beauté fut la cause,
est encore plus célèbre que l'atroce attentat de Cly-
temnestre.
Derrière Léda sont deux femmes , dont l'une , celle
qui a le voile , peut être regardée comme sa nourrice.
On sait que, dans les temps héroïques, la nourrice
d'une princesse étoit toujours considérée comme
(i) Hygin. fa.b. jj , Astronom, II, n.° 8.
(2) In Lycophr. 87.
(3)FUI.G£NT. AJjithoL II, 16.
^3
2.^6 CHAPITRE L.
l'esclave la plus fidèle et la confidente la plus discrète.
Dans plusieurs bas-reliefs , les nourrices des filles de
Niobé (i ) et la vieille Euryclée (2) ont également la
tête couverte d'un voile.
La plus jeune de ces femmes peut être une des
esclaves de Léda , qui assiste à l'accouchement de sa
maîtresse; peut-être est-elle destinée à se charger de
l'éducation d'Hélène.
Le vieillard que nous voyons à droite , et qui
étend ses bras vers l'enfant, doit être le pédagogue
qui sera chargé d'élever les fils de Jupiter , de les
instruire à dompter des coursiers , à manier le ceste ,
à vibrer la lance , de les exercer enfin dans la science
des héros,
Le personnage nu qui est au pied du lit de
Léda , et que tous ceux qui ont examiné ce monu-
ment ont pris pour Mars , doit être Tyndare lui-
même. II est vrai que Mars est quelquefois repré-
senté avec la barbe ; on le voit ainsi sur les monnoies
des Bruttiens et des Mamertins (3). Mais l'inter-
vention de ce dieu n'est point ici nécessaire , et
Tyndare ne peut être indifi'érent à cet événement :
aussi, par un geste de la main droite, tém.oigne-t-il
/ (ij WiNCKELMANN , Monumenti inediii , n.° u() ; VlSCONTI ,
Museo Pio-Clem. IV, pi. 17.
(2 ) WiNCKELMANN , .'l'/f«.V.'.Vf«« /«f^/r/, n.° l6i; MlLLlN ,
Aionumcîis inédits , 11, pi. XL, p. 315.
(5) MaGNAN, Bruttia numismatica, pi. 6 et suiv., pi. 4°'
CHAPITRE L. 24/
sa surprise d'un accouchement si singulier ; et il
s'étonne avec raison que son épouse ait pu produire
un œuf qui , en se brisant , lui fait voir qu'il devient
à-Ia-fois père de trois enfans.
Comment Vénus ne se trouveroit-elle pas à l'en-
fantement de Léda ! N'est-ce pas cette trompeuse
déesse qui a aidé à la séduire ! Elle s'étoit changée
en aigle, et feignoit de poursuivre le beau cygne que
cette princesse reçut dans ses bras , et avec lequel elle
s'endormit innocemment , sans pouvoir soupçonner
que cet oiseau fût le maître des dieux. C'est par ia
protection de Vénus qu'Hélène a joint tant de grâces
et de charmes à tant de beauté : c'est en s'aban-
donnant imprudemment aux conseils de la déesse
des plaisirs , qu'elle a trahi ses devoirs et abandonné
sa famille pour suivre un prince étranger ; ce qui a
causé la ruine de son trône , la destruction de son
pays et la perte de toute sa race. Le vêtement légfer de
la déesse est enflé par le vent : d'une main elle cherche
à le retirer ; de l'autre , elle tient une longue tresse de
sa belle chevelure : près d'elle est la tendre colombe,
symbole des séduisantes caresses de l'amour , et qui
est l'attribut ordinaire de la déesse de la volupté.
Le vieillard couché est l'Eurotas , le fleuve prin-
cipal de la Laconie : il tient à la main une espèce
de roseau appelé înasse d'eau [\) , qui croît abon-
damment dans les étangs.
(i) Typha palustris^ Q 4
a48 CHAPITRE L.
La canépfiore qui est à l'extrémité n'est qn'un
simple ornement : plusieurs sarcophages sont aussi
terminés par des télamons ou des cariatides ; tel est
celui de la villa Casaii, sur lequel on voit , aux deux
extrémités, des Bacchus indiens qui portent des tam-
jjourins ( i).
D. Martin a eu raison de dire que ce marbre est
ie devant d'un sarcophage. Comme les anciens choi-
sissaient quelquefois des sujets relatifs au genre de
mort de la personne à qui le sarcophage étoit destiné,
peut-être celui-ci renfermoit-il le corps d'une jeune
femme qui avoit perdu la vie après avoir donné le
jour à trois enfans dans un seul accouchement. Les
exeinples d'une pareille fécondité sont très- com-
muns, et il n'est pas rare aussi qu'elle ait des suites
funestes. La sculpture paroît être du commencement
du II 1/ siècle.
Au-dessus de la cheminée est un bas - relief qui
représente Prométhée enchaîné , à qui un vautour
déchire le sein. 11 est moderne. Aux côtés , il y a
deux bustes dont les têtes seulement sont antiques:
l'une paroît être celle d'une impératrice , avec les
attributs de Cybèle ; l'autre est inconnue. Près de là
sont de grandes amphores qui ont été trouvées dans
le territoire d'Aix. Le buste du roi René et celui de
M. de Méjannes , qui a donné à la ville une si
(i) Magasin encyclopédique , ann, VIJI , tome VI , page i6j.
GH A PITRE ^. 249
riche biblîotlièqiie , décorent aussi la salle de la
municipalité.
Derrière le siège du maire est un monument qui fixa
sur-tout nos regards; c'est le reste du mausolée que
le roi de Prusse fit élever h. son ami le marquis d'Ar-
gens. Ce monument , qui est gravé pi. XXXVIII ,
n." I , tel qu'il se voyoit alors, étoit dans l'église des
Minimes. Devant une pyramide qui soutient une
urne entourée de cyprès , est un grand piédestal qui
porte un génie couronné ; il place d'une main sur
un autel le médaillon du marquis , et tient dans
l'autre main un immortel laurier : au pied de l'autel
sont des balances , le miroir de la vérité , des livres
et des lauriers. Ce mausolée a été sculpté par Bridan.
L'idée du génie couronné qui place sur l'autel de
la justice et de la vérité le Uiédaillon du philosophe,
est heureuse : mais la figure du génie n'a rien de
noble ni d'élevé; l'exécution ne mérite pas autant
d'éloges que la pensée.
Le roi de Prusse avoit donné lui-même l'inscrip-'
tion dont il vouloir que le mausolée du marquis fût
décoré ; elle étoit simple et convenable , quoique
l'expression n'en fût pas très-remarquable :
VERITATIS AMICUS,
ERRO RIS IN IM IC US.
Mais les religieux en substituèrerit deux autres ,
2yO CHAPITRE L.
OÙ l'on ne sait ce qui choque le plus , de la barbarie
du style ou de l'incohérence des idées :
INSTANTE MORTE
ANNOS ^TERNOS RECOGITANTI
VELUM NUGACITATIS
ABLATUM EST,
ET HIC
CUM COGNATIS FIDEI CULTORIBUS,
QUORUM SPES
IMMORTALITATE PLENA EST,
REQUIESCERE CUPIVIT
UT TESTAMENTO MANDAVERAT:
SED
TELO MARTIO OBIIT,
ET IN ECCLESIA MAJORI
S E P U L T U S
DIE XIImA M EN SI S JAN. ANN.
DOMINI 177I.
A l'Éternelle mémoire
DE HAUT ET PUISSANT SEIGNEUR
JEAN-BAPTISTE BOYER, CHEVALIER,
MARQUIS d'à RGENS, CHAMBELLAN
DE FRÉDÉRIC LE GRAND, ROI DE PRUSSE,
QUI LUI A FAIT ÉLEVER CE MAUSOLÉE
COMME UN MONUMENT ÉTERNEL
DE LA BIENVEILLANCE ET DE L'eSTIME
DONT IL l'h O N O R O I t.
1775-
L'inscription latine (i) est un tissu de mensonges
(ij Le i-oik de la nugacité a été' enlevé à hl pensant à l'éternité,
CHAPITRE L. 251
et d'absurdités. Il n'est pas vrai qu'au moment de fa
mort, la pensée de l'éteinité ait écarté àei yeux du
marquis le voile de la nugacité , qu'il ait désiré re-
poser avec ses parens attachés à la foi , et qu'il l'ait
ordonné par son testament : il est certain que quand
on sut que le mal de l'auteur de la Philosophie du
bon sens étoit sans remède , on chercha à obtenir
de lui une rétractation de ses opinions ; mais il mou-
rut sans qu'on eût pu y réussir. Cependant le clergé
jugea nécessaire de répandre que le philosophe avoit
été désabusé : on fit entrer la veuve du marquis dans
cette fraude pieuse , et eile écrivit au roi de Prusse
pour lui faire part de la prétendue conversion de
son mari ; mais elle sentit I^ientôt la faute qu'elle
faisoit de tromper ainsi un grand roi, son protec-
teur, l'ami de son mari et l'appui de sa famille , et elle
lui écrivit une autre lettre où elle dévoila toute cette
intrigue ( 1 ). La rétractation de la marquise produisit
aux approches de la mort. lia désire' reposer avec ses proches, amis
de la foi , dont l'espoir est plein d'immortalité' , ainsi qu'il l'avait
exprime' par son testament ; mais il mourut à Toulon, et fut enterré
dans la grande église , le XII.^ jour du mois de janvier de l'an
(1) Elle est imprimée dans les Œuvres du roi de Prusse , Corres-
pondance, tome XII, lettre dernière ; elle commence ainsi: « De-
■» puis deux mois que j'ai perdu mon mari , on ne cesse de me
V recommander d'écrire qu'il est mort comme un saint, lorsque
» la vérité veut que je dise simoieraent qu'il est mort comme un
V. sage, ^
:i5- CHAPITRE L.
une clameur générale : on vouloit qu'elle brùîâl les
inauuscrits de son mari , et même ses tableaux ; et
aucune église ne consentit à recevoir le monument
qu'un grand monarque consacroit à l'amitié. Enfin
les Minimes d'Aix se montrèrent plus faciles ; ils
admirent le mausolée dans la chapelle où reposoient
les cendres des ancêtres du marquis d'Argens : mais
Hs y placèrent cette ridicule inscription. L'épitaphe
Françoise n'est ni d'un meilleur style, ni d'un meilleur
goût, ni d'un meilleur sens : ce n'est point au haut et
puissant seigneur , ce n'est point à son chambellan,
que le roi de Prusse a fait élever ce mausolée ; c'est
à l'homme de lettres , au philosophe, qu'il honoroit
de son amitié.
II semble que ce mausolée ait été destiné à être
dénaturé de toute manière , et à devenir le sujet de
bizarres conceptions. Lors de ia destruction des
monastères , il fut abattu, et la statue fut portée à la
municipalité : le titre de philosophe ne put faire
absoudre le marquis ; on arracha l'inscription où il
étoit question d'un roi et d'un chambellan ; le mé-
daillon fut enlevé, et l'on mit à la place une sphère
où l'on voit le département des Bouches-du-Rhône,
que le génie indique en posant le doigt sur les villes
d'Aix et de Marseille; on remplaça les anciennes
inscriptions par celle-ci : Monument élevé à la Ré-
publique par l'arrêté de l'administration municipale
du canton d'Aix , du 2^ nivôse an 7 républ.
CHAPITRE L. 155
En décernant de pareils hommages , une ville
ne court aucun risque de se ruiner. Lorsque nous
vîmes ce monument, il alloit subir une troisième trans-
formation ; la trompette de fer-blanc qu'on avoit mise
dans la main du génie , devoit encore se changer en
laurier, et le globe terrestre faire piace à un nouveau
médaillon , non pas du marquis philosophe , mais de
l'Empereur Napoléon. Nous ne pûmes nous empê-
cher de témoigner notre indignation d'une semblable
inconvenance. Quoi ! le monument honorable élevé
par un grand roi , chez une nation étrangère , à
i'homme vertueux et éclairé qu'il appeloit son ami ,
ce bel et intéressant hommage rendu au savoir pat
la puissance, avoit été anéanti par de vils déma-
gogues , pour le consacrer à un fantôme de répu-
blique qu'ils n'étoient ni faits pour concevoir , ni
dignes de conserver ; et, par une nouvelle métamor-
phose , il alloit être offert au grand homme que k
France a choisi pour son monarque ! De quel prix
pourroit être k ses yeux un pareil homjnage l La
municipalité, composée d'hommes honnêtes et éclai-
rés , reconnut la justesse de nos raisons ; et il fut
décidé que le monument seroit rendu à son ancienne
destination.
Mais de nouveaux obstacles se sont élevés t ïô
prélat vertueux et respectable qui gouverne l'église
d'Aix , n'a point encore reçu le monument. Il est
pourtant présumabie que les difficultés qui se sont
2 54 CHAPITRE L.
élevées sur ce point seront aplanies. Je suis bieii
loin de vouloir être regardé comme un apôtre de
l'incrédulité ; et ce n'est pas dans la vue de lui
procurer un avantage sur la religion , que j'insiste
pour que ce monument soit placé dans la principale
église : mais rien ne peut autoriser à l'en exclure.
Le marquis d'Argens étoiî un homme honnête et
bienfai-sant : ses opinions ont été contraires aux
dogmes que l'Église enseigne ; mais si elle n'ad-
mettoit dans ses temples que ceux qui les suivent-,
combien de monumens devroient en être exclus I
On a prétendu faussement que le marquis avoit fait
une rétractation authentique de ses sentimens ; mais
qui peut savoir quelle a été sa dernière pensée à
l'approche du terrible moment ! etsiPiç\i l'a reçu dans
son sein , pourquoi sa tombe seroit-elle repoussée
des temples où on l'honore î Son corps a été inhumé
à Toulon , dans la principale église; comment refuser
il celui qui a obtenu de reposer parmi les chrétiens ,
d'avoir un mausolée dans le lieu où il peut avoir part
à leurs prières î Des attributs païens ne décorent-ils
pas quelques églises , comme des trophées de la foi
sur le paganisme ! Des corps saints ont été déposés
dans des sarcophages païens ; des colonnes de temples
des faux dieux soutiennent les basiliques cjue nous
avons élevées au Dieu que nous adorons ; des temples
antiques ont été convertis en églises ; et Sixte-Quint
a placé la statue de S. Pierre sur le sommet de la
CHAPITRE L. àJJ
colonne Trajane. Qu'il soit donc permis au marquis
d'Argens d'avoir un mausolée dans la cathédrale
d'Aix , à côté de l'immortel Peiresc et des illustres
Provençaux que ia ville s'honore d'avoir vus naître.
En sortant de la maison commune , on nous
montra l'inscription suivante , placée dans l'intérieur,
sous un hangar :
G, GEMINIO CENSORI.
L. GEMINIO MESSIO.
M. GEMINIVS. NASICA.
FRATRIBVS.
M. Geminius Nasica à Ganinius Cetisor , à L. Geminius Afessius ,
ies frères.
Au milieu de la place où du marché , devant la
maison commune, est une fontaine surmontée d'une
assez belle colonne qui pose sur une juauvaise base.
Près de la commune est la tour de l'horloge. Cette
tour a pour base une porte qui servoit d'entrée à
une des trois villes dont Aix étoit composé dans le
moyen âge. La sonnerie est placée au haut , dans
une espèce de cage de fer : sous le cadran est une
arcade dorée , où se présentent successivement , et
aux époques précises , les quatre saisons et les jours
de la semaine , représentés par les divinités qui
2.^6 CHAPITRE L.
président à chacun , Diane , Mars , Mercure , Jupiter ,
Vénus, Saturne et Apollon. Le mécanisme a un peu
souffert ; les roues sont dérangées : mais l'officieux
gardien y supplée en plaçant lui-même avec ia main,
à chaque révolution, les figures où elles doivent être.
II y avdit autrefois sur cette horloge { i ) une inscrip-
tion en l'honneur de Louis XIII ; elle a été rempla-
cée par une urne , avec ces mots : Aux défenseurs
de la patrie.
(i) Lettera del PadreVo\]\A]{T) sopra gli campa7iili , dans l'ou-
vrage du savant abbé Cancellieri, intitulé Le due nuove cam-
paiie di CampidogUo , 1806 , in-4.**, page 14^.
CHAPITRE LI,
^57"
CHAPITRE LL
Ville d'Aix. — Hôtel de M. d'Aibertas. — Urne d'aï-
jbâtre. • — Tableaux de M. Sallier. — Livres rares. — *
Cecco d'Ascoii. — Fables d'Ysopet et d'Amoneti.
- — Dodecheron de Jean de Meung. — Poésies de
Jérôme Aléandre, (Sec. -^ Cabinet de M. Magnan j
Torse, Buste géminé, Modèles de Puget, Camée.
J_jA vHIe d'Aix n'est pas grande , mais elle est bieii
bâtie : la pierre qui sert aux constructions est d'une
couleur jaunâtre, et souvent aussi l'on badigeonne
en jaune le devant des maisons ( i ). Outre les hôtels
du coiirs , il y en a encore de très - beaux dans les
rues adjacentes : ie pius remarquable est celui de
M. d'Aibertas ; c'est ie fils du premier président de
ce nom, magistrat respectable, dont la fin a été si
tragique et si malheureuse. M. d'Aibertas se consacre
tout entier à l'éducation de ses deux fils , jeunes
gens intéressans et studieux , qui apprennent chaque
jour, par son exemple, comment on se fait hono-
rer par la bienfaisance et chérir par d'aimables qua-
lités.
( I ) H y avoir avant ia révolution, au-dessus de chaque porte de
la ville et aux coins des rues ,. une madonne qui étoit renfermée
dans une armoire grillée ou vitrée; on la couronnoit de fleurs, on
i'entouroit de lampions, dans ies jours de dévotiçn particulière.
Tome IL il
258 C H A PITRE LI.
Son hôtel est magnifique ; la grande galerie est
décorée de tableaux , la plupart de l'école Françoise
moderne. Il m'a permis de faire dessiner dans son
cabinet une superbe urne antique d'albâtre, pré-
cieuse par sa matière , sa grandeur et sa conserva-
tion. ( PI, XXXV m, n." 2.) II en possède encore
une autre d'environ un pied de diamètre , sur la-
quelle il y a des caractères qu'on a prétendu être
phéniciens , mais qui ont été faits par un maladroit
faussaire. ( PI. XXXVJJI , «," ^. ) II en est de
même d'une in taille que possède M. de Saizieu : les
prétendus caractères phéniciens qu'on y remarque,
sont également contrefaits.
Nous vîmes aussi le cabinet de M. Sallier, alors
maire d'Aix , où il s'est fait aimer par ses manières
douces et conciliantes. 11 possède un bouclier de
parade , dont la partie intérieure est couverte de
jolies peintures ; il pense qu'elles ont été faites par
Jean d'Udine, un des élèves de Raphaël. II a aussi
une belle tête antique, dont malheureusement le nez
est mal restauré ; quelques pierres gravées modernes ;
une collection de tableaux , parmi lesquels on re-
marque un intérieur d'église, ouvrage d'un peintre
flamand peu connu; un tableau de Michel- Ange
Caravage , dont il existe une gravure par Coelmans.
M. Pontier , libraire , avpit fait transporter dans
la maison de M. Henrici, imprimeur, quelques livres
et manuscrits rares qu'il desiroit nous faire voir ;
CHAPITRE LI. 25P
nous employâmes quelques heures à cet examen ( i ) .
De là nous entrâmes chez M. Magnan de la Ro-
quette , aux trois Ormeaux. II est possesseur d'un
(i) Voici ceux qui nous parurent les plus remarquables :
i.° Un Dante, édition d'Aide, i 502 , in-S."
2." Manuscrit de la Bible , petit format portatif, sur feuilles de
baudruche, ou du moins sur vélin très-mince, avec de belles mi-
niatures,
3.° Une édition de i^yC, in-8.° ou très-petit in-4.° , de l'ou-
vrage intitulé Lihro del clarissimo filosofo Gecko Esculano [ Cecco
à' A.sco\\\,dicto Laca-ba.Cctit édition est de la plus grande rareté ;
la bibiiotbèque impériale de Vienne en possède un exemplaire ,
selon l'abbé Denis.
En tête delà première page, on lit: Incommentia il primo lihro
del clarissimo philosofo Ciecho Esculano dicto Lacerba. La sous-
cription, qui se trouve à la dernière page du feuillet n , est ainsi
conçue ; Fifuse il libro de Ciecho Esculano dicto Lacerba, Impresso
nel aima patria de Venesia per tnaistro Philipo de Piero ne gli ani
del AICCCC. LXXVI.
Le véritable nom de Cecco d'Ascoîi est Francesco di Stahilî ;
Cecco est un diminutif de Francesco : ainsi Baylese trompe en l'ap-
pelant Cicchus.W étoit né à Ascoli, en 1257 j-àl cultivoit la poésie,
la théologie, la géométrie et la physique. Il passa quelque temps à
Avignon , sous le pape Jean XXII ; il retourna en Italie, après
avoir été plusieurs fois poursuivi et pardonné pour accusation de
magie : il fut enfin brûlé en 1 327, à soixante-dix ans. Son poëme
sur la Physique est rempli d'erreurs; mais il est curieux pour \'\\v:~-
toire de la science. II est d'une grande rareté.
Le P. AppiANI , Jésuite italien , qui a écrit la vie de Cecco
d'Ascoli,faitfnentionde quelques-unes des éditions des poésies de
cet aateur : 1."^ édition in-4." , sans date, à Venise ; 2.'-' édi-
tion , Venise, 1458 ( selon Appiani ; cependant on ne com-
mença à imprimer en Italie que vers 1466} ; 3.*^ édition, Vcnije ,
R 2.
2.6o CHAPITRE Lï.
assez joli cabinet de tableaux et de gravures. Nous
remarquâmes sur-tout un torse antique , en marbre
de Paros, trouvé en iy6o aux environs de l'arc de
1478 ; 4/ édition , 1481 ; 5.*^ édition , 1510 ; 6.*^, 15 19 ; 7.*^ ,
^535-
M, i'abbé Mercier de Saint-Léger ne croyoit pas à l'exis-
tence des trois premières (voyez Magasin encyclopédique , ann, IV,
tome l."^"", page 249 ) , et il regardoit comme première celle de
1476, dont il est question ici,
4." Fables DYSOPET et DAMONET, moralisces en ladn et en ro-
mans, à l'honneur de Jeane de Bourgoigne , rojnie de France , femme
du roi Phelipes Lelong , qui régnait l'an iji6 ; manuscrit sur
vélin, in-8.° avec vignettes.
Ysopet est Ésope : pour Amonet, il paroît que c'est Avienus ,
qu'on aura traduit par Avienet, Avionet; et un copiste aura réuni
les trois jambages de vi ou ui, et en aura fait une m ; d'où s'est
introduit le mot Amonet. Il existe un manuscrit de ces fables dans
la collection impériale ; mais il a été fort gâté par l'humidité avant
d'entrer dans la bibliothèque de François I.'^'',qui en avoit fait l'ac-
quisition. Le prologue manque entièrement.
Après les fables , on lit une pièce de vers intitulée : Dun
Menestïierenuoie de lespouse pour auoir une robe dun chenoinede Troyti.
Vient ensuite la dernière pièce, intitulée : Comment lacteur a
compile ces Hures auecqs aucunes additions en lonneur de madame ht
royne.
Or est tcps q ie iloie entendre
A dieu loer et grâces rendre
Pour cui ie me suis entremis
De ce liuret ci ou ie mis
Ce 4 me semble q bon est
De Ysopet et de Ammonnet
j Aucune chose ai trespasse
Et aucune autre ai amasse
A droicte ye aucun compte
l.a moralité tout seurmontc
C HA PITRE LI. 261
triomphe de Saint -Remy, dans une vigne; ce.
torse n'a été travaillé qu'à coups de ciseau , et
n'a pas été terminé : de chaque côté sont des restes
De venter ne vueil faire feste
Q' iaie fait tout de ma teste
Mes en ai trouue plus grant partie
De compile se dieux maie
' Et du françois et du latin
Quont este par leuer matin
Translate et par grant estude , &.c. Sec,
Plus bas, l'auteur dit qu'il a composé son livre
En le honneur de madame chiere
Madame lehanne de Borgoigne
Ou na ne mante ne vergoigne
Fille dou duc dicelie terre
Ceste matière ai voulu querre
Pour li trouuer esbatement
Aus ieusnes ges enseignement
Et mesmement quat est yuers
Et le temps est froiz et diuer*
Si q len ne puet cheuauchier
Ainssi se convient au feu chaurer
Ne puet len mouoir de la chambre
Lors est bon q len se remembre
Daucun Hure ou narration
Ou nait de mal occasion , &c.
A la suite de ce manuscrit on en a relié un autre sur papier ,
intitulé : Le Dodecheron de maistre Jean de A'Ieung , qui est U
ïiure des sorts et de la fortune des nombres,
5." H'uronymi Aleandri junioris carmina Anacreontica.
Cet Aléander étoit un des amis les plus chers de Peiresc ,
et , ainsi que nous le verrons , un de ses correspondans les plus
R3
2.62 CHAPITRE LI.
de marbre qui saillent d'un pouce environ sur la
surface du corps.
M. Magnan possède aussi quelques bonnes pierres
gravées, au nombre desquelles sont un joli scarabée,
et un petit camée sur sardonyx , représentant l'Es-
jpérance telle qu'elle est sur les médailles. (' Planche
XXXVÎJI, n." 4. )
Il a également un buste géminé , composé d'une tête
barbue assez bien conservée , probablement celle d'un
philosophe, et d'une tête de femme avec une coiffure
relevée sur le sommet : malheureusement un des
assidus. Comme ce recueil n'a pas été imprimé, je citerai une
des pièces qu'il renferme , l'ode XXI , i l'Es-pérance.
IN SPEM.
i5/>« , ô malum suave I
Quo lacté corda nutris ,
Ut erastinum augurentur
Semperforc adnotandum
Albo diern lapillo '.
Tu jindis arva sulcis ,
Tu semen addis agr'is.
Tu, Spes , feras avesque
Venatibits fatigas ;
Vhco capis volantes ,
Hamo capis natantes.
'Tu fulcis in tenehris
'é/' Extrait de la Correspondance
Quos nexibus catenct
Vlnxere multinodis.
Tu naufragum lacertos
Jactare semifessos
Vastis doc es in nndis.
Tu, Spes , jugum ferenn
Dura nimis Neœra
Promiîtis usque et usque
Dies tnihi serenos ;
Quant Jî/ia fruiscar
PsjrcJies Citpidinisque.
de AI. l'abbé RiVE , d'Apt,
CHAPITRE LI. 2.6^
anciens propriétaires de ce buste s'imagina de l'a-
dosser contre le mur , et de faire ôter ce qu'il failoi?:
de la tête de la femme pour l'aplanir ; il en résulte
que celle de l'homme a seule été conservée, f Pi,
XXXVIII, n° y)
Le même amateur possède encore deux ouvrages
de Puget : l'un est une première esquisse en terre
cuite , d'un pied environ de hauteur, du Milon de
Crotone qui est dans les jardins de Versailles \
l'autre est le modèle d'une statue équestre qu'oiT
se proposoit d'élever, à Marseille , ea l'honneur .de
Louis XIV.
libliothêcaire de M. de la ValHère , à Paris , avec AJ. Joseph
David , libraire à Aix , depuis iy(^f jusqu'au 26 septembre jyS^ ,
manuscrit sur papier in-4.''
7." De vita et moribus Pétri Gassendi , diss, Samt{elis So'RBZUil
ad Habertum Monmorimn , aniio 1//0 ; manuscrit sur papier ,
petit in-4."
8.° Liber Amoris compositus ab Andréa CapellANO , circa
J180 , in-fol. ; manuscrit sur papier, de l'an 1462. L'écriture
Cbt l'ancienne bâtarde, à longues lignes. « Ce livre a été im-
primé en Allemagne en 1610 , in- 8." ; mais les manuscrits
qui sont aussi anciens que celui-ci, sont très-recherchés et très-
rares. Celui-ci est le seul que j'aie vu passer dans les ventes
depuis vingt ans que je suis à Paris. Son contenu fait remonter
les cours d'amour de Provence à la véritable époque que Nostrada-
mus leur a assignée; c'est-à-dire , à 1 160. » ( Lp;irait d'une note
de l'aùbeKlWE.)
9.° Deux volumes in-fol. manuscrits de MIRABEAU [ auteur
de Y Ami des hommes ] sur diffàentes améliorations pour la marine.
a64 CHAPITRE LI.
M. Magnan nous montra aussi quelques bustes»
modernes en marbre , copiés d'après l'antique ; des
coupes de jaspe et d'agate ; une copie en marbre
d'un bas-relief mithriaque ; une tête de jeune fille,
dont ie regard et le maintien sont extrêmement
modestes ; une table en mosaïque ; un masque co-
mique en marbre bien conservé.
J'ai oublié d'indiquer l'étymoiogie du nom d'Or-
hitelle , qu'on a donné au grand cours d'Aix , sur
lequel nous étions logés : elle mérite d'être rappor-
tée. \Jn cardinal de Mazarin , frère du ministre ,
étoit archevêque d'Aix en 1645 , époque k laquelle
on a construit les maisons de ce cours. Comme le
prélat alloit en procession , avec son clergé , poser la
première pierre d'une porte de la ville , qu'on bâtis-
soit près du cours , une mine fit sauter des rochers
qui étoient auprès : l'archevêque , le clergé et tous
les spectateurs prirent la fuite. Le peuple dit que
cette expédition avoit manqué comme celle d'Or-
biîello en Italie, dont le père du cardinal avoit été
obligé de lever le siège. Depuis ce temps, le nom
d' Orbitelîe est resté k ce cours et à tout le quartier
qui l'environne.
26')
CHAPITRE LU.
Saint-Sauveur. — Clocher, — Portail, — Portes. —
Baptistère. — Tombeau de S. Mitre. — Sarcophages an-
tiques. — Lion qui dévore un enfant.— ^Tombeaux de
Charles III, — »de Gaspar de Vins, — de Peiresc. —
Épitaphe d'Adjutor. — Inscription de S. Basile. — •
Bizarre inscription de Suzanne Laugier. — Prome-
nade au Thoîonet.
^A INT-S AU VEUR, église métropolitaine, devok
attirer noire attention, et nous nous y rendîmes.
Le clocher , (ju'on aperçoit de loin , est d'une ar-
chitecture simple et d'assez bon goût; sur un massif
carré s'élève une tour ronde, percée de longues fe-
nêtres en ogive , qui lui donnent de la grâce et de
la légèreté, il fut élevé en i 340. Le portail fut com-
mencé en i/iz^; ii est bâti en pierres blanches de
Calissane : sa construction ne fut achevée qu'eu
i45)i. On y trouve quelques indices de la renais-
sance des arts : les vêtemens des figures sont lourds ,
les attitudes' sont grossières ; mais les têtes , qui ne
subsistent plus , avoient une certaine expression. Au
milieu de la porte étoit un groupe qui représentoit
la Transfiouration : Elie étoit habillé en Carm.e. L'o-
o
give est ornée de deux rangs de petites figures qui
représentent les choeurs des anges, les patriarches
e^ les prophètes. Auprès de la Transfiguration étolent
266 CHA.PÏTRE LU.
les Apôtres , de grandeur naturelle, ainsi que S. Maxî-
inin, S/'' Madeieine , S. Louis, évêque de Toulouse,
S. Sidoine et S. Mitre , tous protecteurs de la Pro-
vence : ces images ont été renversées , et celies de
l'ogive sont mutilées.
Les portes fpl. XXXIX J sont un monument pré-
cieux pour l'histoire de l'art : on a cru long - temps
qu'elles étoient de bois de cèdre ; mais il est aujour-
d'hui reconnu qu'elles sont de bois de noyer. Elles ont
été exécutées vers l'an 1 5 o4. II est présumable que le
sculpteur a voulu y représenter des personnages con»-
nus , dont les noms étoient écrits sur les rouleaux qu'ils
tiennent à la main : le temps les a effacés. L'ha-
billement des femmes , celui des hommes , et sur-tout
leur chaussure, sont de la fin du xv." siècle (i ). Le
travail est d'une extrême délicatesse. Chaque porte
est divisée en deux grands panneaux. Ceux du haut
sont partagés eux-mêmes , dans leur longueur , en
(i) Louis XI et Charles VIII en. avoient de sembiabies. Quel-
ques-uns de ces personnages ont de la barbe, et cène fut que
vers 1521 qu'on reprit généralement en France l'usage de la
porter: cependant quelques seigneurs, tels que Louis deTarente,
second mari de la reine Jeanne, et Louisd'Anjou, son successeur,
portoient la barbe; on poiirroit même présumer que la première
figure sculptée sur le battant à droite est celle de Louis deTarente,
si l'on ne considéroit que sa conformité avec celle du même
prince , peinte dans le livre des Statuts de l'ordre du Saint-Esprit^
au droit désir. Voyez MONTFAUCON , Monumens de la monarchie,
française, IH. Mais ce seroit trop donner à h conjecture.
CHAPITRE LIÎ. 2(^7
trois , dont chacun contient deux figures ; ce qui
en fait douze en tout. Les panneaux inférieurs sont
seulement partagés en deux , qui ne contiennent cha-
cun qu'une figure ; ce qui en fait en tout quatre. Les
figures sont placées dans des niches soutenues par des
pilastres corinthiens, surmontées d'aiguilles ou accom-
pagnées de pendentifs très-légers et très-élégans. Le
pilier du milieu, qui sépare les deux grandes figures,
est surmonté d'un chapiteau corinthien et couvert
d'arabesques, dont le goût étoit venu d'Italie, et
qui étoient très à la mode au temps de la renais-
sance des arts : ces arabesques sont d'une grande
élégance. Les feuilles, les fruits, les animaux qui
forment l'encadrement général, sont aussi finis avec
beaucoup de soin. Ces portes précieuses sont re-
couvertes de volets en planches ; on ne les en dé-
gage que dans les jours de grandes fêtes, ou pour
contenter la curiosité des étrangers. Si l'on avoit pris
cette sage précaution dès le temps où elles ont été
placées , elles seroient aujourd'hui mieux conservées.
Le vaisseau ne présente point d'ensemble ; il de-
vroit avoir trois nefs , et le massif du clocher rem-
plit la place d'une des trois : on voit que cette église
a été bâtie h. différentes époques, depuis le Xli.''
jusqu'au XVI. " siècle.
Un des plus beaux ornemens de cet édifice, c'est
le baptistère : il existoit dès ie XIV.^ siècle, et
il a été rebâti dans le XYi.*" Des huit colonnes qui I«
2.6^ CHAPITRE LU.
soutiennent , six sont d'un marbre assez commun ,
qui pourtant , dans toutes les descriptions , est qua-
lifié de vert antique ; et les deux autres sont d'un gra-
nit de France , et non de granit oriental , ainsi qu'on
Ta mal-à-propos prétendu : comme ces colonnes sont
d'une hauteur inégale, les bases diffèresit aussi dans
leurs proportions; chaque fût est d'un seul morceau,
r h. l'exception de celui d'une des colonnes de granit.
Le principal bénitier est soutenu par une amphore
moderne , du même marbre que les colonnes,
La corniche de i'autel de Saint-Mitre , derrière le
maître autel , est décorée d'un tombeau chrétien, qui
paroît être composé de deux pièces : on y voit au mi-
lieu Jésus-Christ f p/. XXXVII, nf 2; ) il est sur
une montagne, symbole de la durée de son église,
f t ii annonce la parole de Dieu k ses douze apôtres :
c'est une de ces apparitions qui eurent lieu entre sa
résurrection et son ascension , pour ranimer la foi de
ses disciples , diriger leur zèle , leur enseigner la ma-
nière de porter par toute la terre la doctrine de l'É-
vangile et d'y répandre la gloire de son nom. \]a
homme et une femme sont à ses pieds : la femme a
la tète couverte d'un voile , c'est la Vierge Marie ;
l'homme qui l'accompagne est son époux Joseph.
Chacun des disciples du Christ est devant une
arcade pratiquée dans un mur en pierres carrées et
orné de créneaux : ces douze arcades sont l'emblème
des douze portes de la Jérusalem céleste , où l'oii
CHAPITRE LU. a^9
ne peut entrer si l'on ne croit en Jésus-Christ. Les
disciples du Sauveur paroissent transportés d'un en-
thousiasme divin par la chaleur de ses discours : ils
élèvent les mains en signe d'inspir;ition , et pour
indiquer qu'ils sont prêts à porter par toute la terre
ie saint Evangile. Aucun d'eux n'a d'attributs , excepté
le premier, qui est sans doute S. Paul ( i ) : il porte la
croix, pour faire voir que cet instrument d'un sup-
plice ignominieux est devenu ie type de ia glorieuse
rédemption des hommes, que les apôtres du Christ
vont leur annoncer.
Les sarcophages des païens sont souvent sur-
montés d'une espèce de frise , dont les sujets ont
quelquefois rapport avec ie bas-relief principal , et
quelquefois n'ont aucune relation avec lui (2). Les
scuîpteurs chrétiens avoient adopté ie même usage ( 3 ) :
sur la frise de celui-ci, il y a des anges ; ils tiennent
(i) On pourroit présumer que c'est S. Pierre; mais S. Pauf ,
beaucoup plus ardent , beaucoup plus éloquent , a bien plus
contribué à répandre la doctrine de son maître. D'ailleurs, cette
opinion est confirmée par un sarcophage de Vérone ( Maffei ,
Verona iUustrata , III , cap. 3 ) , où l'on voit à la droite du Christ
S. Pierre, caractérisé par le coq, et à sa gauche S. Paul , tenant
dans une main le livre qui renferme la loi de Dieu , et dans l'autie
Ja croix.
(2) Voy. mon Diaionn.des leaux-arts , au mot SARCOPHAGE,
(5) Voyez la Rotna iubunanea d'ARlNGHl , celle de BosiO, et
celle de BOTTARI.
270 CHAPITRE LIT.
la glorieuse couronne qui attend celui qui annonce
îa loi de Dieu ou qui souffre pour elle. Les anges se
retrouvent sur plusieurs monumens de la primitive
église : la première idée en avoit été suggérée par fa
description des ailes de chérubins dont l'arche étoit
ornée. Chaque homme , selon le Psalmiste ( 1 j , a un
ange qui veille à sa conservation : les chrétiens ,
imbus de cette opinion , représentèrent leurs anges
comme les génies des païens (2). Il y a, à l'extrémité
de notre frise, des hommes, peut-être des bergers,
couchés près de leurs troupeaux, pour indiquer le
repos dont jouit le chrétien dans le sein de Dieu.
Les extrémités du sarcophage sont ornées de têtes
humaines , comme les sarcophages païens sont dé-
corés de têtes de Méduse et de masques, pour éloi-
gner les maléfices. On voit encore des traces de la
dorure dont ce sarcophage a été entièrement cou-
vert. On prétend qu'il a servi à inhumer S. Mitre ;
et c'est d'après cette tradition qu'il a été conservé.
Ce tombeau est supporté par des colonnes de
granit. Le tableau représente le martyre de S. Mitre:
il est intéressant, parce qu'on y voit la façade du
palais de justice et celle de la métropole , au temps
où la chapelle fut bâtie. S. Mitre étoit vigneron ; il
souffrit là mort dans le v/ siècle , par ordre de son
(i) PsrJm. XC, II.
(2) ArINGH! , BOSIO , BOTTARI.
CHAPITRE LU. 27 I
maître, qui étoit Arien. Ce tombeau étoit dans
l'ancienne cathédrale ; il fut porté à Saint-Sauveur ,
avec le corps de S. Mitre, en i 3 B 3.
Sur le pavé de cette chapelle, il y a encore deux
épitaphes : l'une d'Aimon Nicolaï, archevêque d'Aix,
mort en i443 ? qui l'a fait bénir; l'autre de Jacques
de la Roque , qui fonda l'Hôtel-Dieu en 1 5 1 9 : leurs
figures sont gravées sur ces tombes.
Dans le sanctuaire , à droite du maître autel , on
voit deux lions de marbre dévorant des enfans. Le
roi René les avoit placés sous son trône pour rappeler
la mémoire des princes qui avoient envahi ses états,
et qu'on avoit soupçonnés d'avoir hâté la mort de
Jean de Calabre , son fils , et de Nicolas d'Anjou ,
son petit-fils. Ces groupes paroissent avoir appartenu
h quelque tombeau du temps de la décadence de
l'art.
Le sanctuaire contenoît, avant la révolution, deux
mausolées dignes de remarque : celui de Charles III,
dernier comte de Provence, mort en i4B i ; et celui
que les ligueurs avoient élevé à Gaspar Garde ,
baron de Vins , leur chef, mort au siège de Grasse
en 1589. II en sera question dans le chapitre sui-
vant. Le monument du baron de Vins a été entière-
ment brisé : il est dignement remplacé aujourd'hui
par celui que M. de Saint- Vincens vient de consacrer
à ia mémoire de l'immortel Peiresc.
Le feu président de Saiiit-V incens répétoit avec
272 CHAPITRE LIT.
complaisance que i'éloge le plus flatteur qu'on lui
eût jamais adressé , et celui dont il s'honoroit davan-'
tage , étoît contenu dans une lettre où l'abbé Bartlié^
lemy lui disoit : En élevant un monument a Peiresc }
vous ave:^ acquitté la dette du siècle précédent.
En effet , parmi les savans Provençaux , nul autre
que Peiresc n'a peut-être acquis plus de droits à ia
reconnoissance de sa patrie. Cependant , quoiqu'il fût
mort à Aix au milieu des siens , il avoit été mis dans
ia sépulture de sa famille , sans que le baron de
Rians, son neveu et son héritier , songeât seulement
à lui élever un tombeau. Plusieurs personnes avoient
pourtant cherché à concourir à l'érection de ce mo-
nument ; Gafarel, secrétaire et ami de Peiresc, avoit
fait faire le buste de ce savant d'après un creux moulé
sur sa personne après sa mort; le docte Rigault
avoit commencé son épitaphe : mais les goûts du
baron de Rians le retenoient à Paris ; le mausolée
ne fut pas construit.
Le buste de Peiresc passa dans la suite au prési-
dent de Saint-Vincens , qui lui fit élever un monu-
ment en marbre bianc, dans i'égiise des Dominicaills^
d'Aix , U l'endroit même où reposoient ses cendres.
Ce fut en 1778.
L'année 1 7C)4 , si fatale aux monumens publics ,
a vu disparoître le tombeau de l'ami des lettres , du
bienfaiteur de la Provence et de l'humanité : cepen-
dant il n*a jpas été totalement détruit ; des mains
amies
CHAPITRE Llî. ±y^
amîes en ont rendu les restes : on s'est occupé de lê
réparer , et M. de Saint-Vincens le fils l'a fait réta-
blir à ses frais ( i ). f Planche XL. )
La partie la plus élevée du monument présente le
buste de Peiresc dans un médaillon en demi-relief^
porté par un fronton. L'épitaphe est au-dessous ;
elle est entourée d'une draperie et terminée par un
écusson : un cippe porte une urne ; il est au milieu
d'un large soubassement. Tout le monument est
appuyé sur une pyramide de stuc, imitant le portor,
et appliquée sur le mur.
( I ) Mylord Douglas , comte de Buchan , président de l'académie
des antiquaires à Edimbourg, vient délever à la mémoire de ce
savant un beau cénotaphe , orné de son buste, dans l'ancienne
abbaye de Dyrsburg. Le portrait de Peires,c est placé avec hon-
neur dans les plus célèbres bibliothèques de Rom.e. Les abbayes
de Saint-Germain, de Sainte- Geneviève et de Saint- Victor
de Paris , se gloriiioient de posséder de ses manuscrits. Le
P. MONTFAUCON en a fait imprimer quelques-uns dans son Anti-
quité expliquée et dans ses Alonumens de Lt. monarchie française.
On voit , dans V Antiquité expliquée , plusieurs gravures d'après les
dessins de Peiresc. Le Recueil des monumensdela monarchie françoise
contient des notes et des dessins curieux reciieillis par le même ,
tels que l'entrevue de François I/'^ et de Henri VIII , un buste
deCharlemagne, son trône et son épée, &c.
On conserve, dans la Bibliothèque impériale, deux superbes
volumes qui contiennent un grand nombre de dessins exécutés
par ses ordres : le premier appartenoit à cette riche collection j
l'autre étoità la bibliothèque de Saint-Victor. Peiresc étoit si com-
municatif, qu'on y trouve peu de monumens qui n'aient pas été
publiés.
Tome II. s
i74 CHAPITRE LU,
On y lit cette épitaphe :
HIC SITVS
NIC. CL. FABRI PEIRESCIVS
AQVENSIS SENATOR
CHRISTIANAM RESVRRECTIONEM EXPECTANS
RECONDITISSIMOS ANTIQVARI^ SVPELLECTILIS THESAVROS
SAGACITATE CONSILIO LIBERALITATE
CVNCTIS ORBE TOTO DISCIPLINARVM STVDIOSIS
APERVIT
DOCTISSIMIS VNDE PROFICERENT
SyEPE MONSTRAVIT
MIRA BEATITATE FELIX
SECVLO SATIS RIXOSO NOTISSIMVS SINE QVERELA
VIXIT
VIII. CAL. IVL. ANN. MDCXXXVII
iETATIS SV^ LVII
OPTIMO VIRO BONOS OMNES
BENE ADPRECARI DECET.
Ici repose , dans l'attente de la résurrection , Nicolas - Claude Fahri
de Peiresc , conseiller au parlement d'Aix. Par ses lumières , ses conseils,
ses largesses ( i ) , // ouvrit aux amateurs des sciences et des arts de tous
(i)En calculant, d'après la valeur actuelle de l'argent, les reve-
nus dont jouissoit Peiresc, ils pourroient être portés à 45,000 liv.
Certainement ii dut en dépenser beaucoup plus en recherches
utiles ou curieuses , en acquisitions de médailles , de livres , en
voyages , et en exerçant l'hospitalité envers les étrangers qui vcr
noient à Ai^ pour le voir.
CHAPITRE LU. 275
ies pays ( I ) les trésors les plus caches de l'ajitiquité (2) ; soufevt même il
indiqua aux plus doctes les moyens de le devenir davantage ( j ), Quoique
très-connu , il jouit , dans un siècle asse:^difficile, du bonheur bien rare
de vivre en paix avec tout le monde (4). il mourut le 2^ juin i6^y ,
tige' de //- ans. Tous les gens de bien doivent prier pour cet homme
excellent,
(i ) Le texte dit, orbe toto , par toute la terre. Cela est vrai à la
lettre. Non-seulement Peiresc entretint des correspondances avec
tous les savans de l'Europe ; il envoya encore , à ses frais , des
personnes en Asie , dans la Palestine , eu Egypte , en Ethiopie ,
en Amérique , pour se procurer des manuscrits , des mëdailics ,
des plantes, des animaux, des inscriptions. II avoit voulu acquérir
les marbres d'Oxford : mylord Arundel en offrit un prix plus
considérable; et Peiresc ne fut point fiché de ies céder à un sei-
gneur qui étoit digne , par ses connoissances , de posséder ces
superbes restes d'antiquité. Il donna l'idée de transporter au
Cap de Bonne-Espérance des plants de vigne de Bourgogne. On
lui doit en France les chats d'Angora, les lauriers-roses, plusieurs
espèces de fleurs et de fruits.
(2) On peut lire dans le Magasin encyclopédique , année 1805 ,
tome IV, page 340, une lettre de Peiresc à son frère, qui con-
tient le détail d'une visite que le cardinal Barberini, neveu du
pape Urbain VIII, légat en France, lui avoit faite, et une notice
des curiosités de son précieux cabinet.
(3) Ce n'étoit pas seulement pour enrichir son cabinet qu'il
faisoit tant de recherches ; c'étoit pour les communiquer aux
savans. Sa vie , écrite par Gassendi , ses lettres imprimées dans
divers recueils, en fournissent des preuves sans nombre. II fut
si occupé à fournir des mémoires à tous les érudits , que Henri
de Valois disoit qu'aucun ouvrage important ne paroissoit sans
que Peiresc y eût travaillé. 11 n'a fait imprimer qu'une dissertation
sur un trépied antique trouvé à Fréjus ; Jacques Spon en a fait
un grand usage dans son Traité de tripodibus.
(4) Le temps où vécut Peiresc ne fut pas très-orao-eux : les
troubles de la Ligue étoient finis. Ce fut un siècle querelleux. Les
S 2
â^6 CHAPITRE LU.
Dans l'écusson qui est au-dessous , on Ht 3
IVLIV5 FR. PAVLVS FAVRIS
DE S. VINCENS
POSVIT
ANN. MDCCLXXVIII.
Sur le cippé ou tronçon de colonne:
VBI GASPARDVS GVARDA VINCIVS
FEDERATORVM IN PROVINCIA SECVLO XVI
PREFÈCTVS
ÏBI NVNC MONVMENTVM PEIRESCIO DICATVM
QVOD PENE DIRVTVM
RESTITVIT
JVLII FR. PAVLI FILIVS
Ï,T IN HANC BASILICAM EX ^DIBVS S. DOMINICÎ
TRANSFERRl CVRAVIT
ANN. POST PEIRESCII MORTEM CLXVL
Où était le tombeau de Gaspar Garde , baron de Vins , chef des
javans étoient , en général , jaloux les uns des autres ; quelques-
uns furent persécutés : mais Peiresc fut toujours respecté de
tous. H échappa encore aux persécutions et à l'exil que plusieurs
membres du parlement d'Aix essuyèrent en 1631 et 1632. Le
cardinal de Richelieu avoit voulu donner à la Provence la cons-
titution des pays d'élection ; il avoit sévi contre ceux qui s'étoient
opposés à ses desseins. Quoique Peiresc eût écrit en faveur de
son pays, il fut néanmoins ménagé et considéré par le ministre,
qui révoqua ensuite l'édit des élus. Ce savant, il est vrai , n'avoit
pris aucune part aux insurrections que cette loi défavorable avoit
produites ; il ne fut pas même compris dans la disgrâce de
du Vair , d'abord premier président d'Aix , ensuite garde àa
sceaux et évêquc de Lisicux, dont il fut toujours l'ami et le
confident.
CHAPITRE LU. 277
Jîgnturs de Provence, dans le XV I.^ siècle (i), on volt aujourd'hui h
tnoiwmerit qui fut consacré à Pctresc par Jules-François-Paul Fauris
de S aint-V incens. Il a été rtfaré yar son jils , qui l' a fait transporter
de l'église des Dominicains dans celle de Saint-Sauveur , lôô' ans
après la mort de Peiresc,
Le nom de Peiresc doit être k jamais cher aux
François. Personne n'a U'endu plus de services
aux lettres que ce savant homme ; il semble qu'il
en étoit comme le procureur général. II encourageoit
îes auteurs ; il leur fournissoit des mémoires et des
matériaux ; il employoit ses revenus à faire acheter
ou à faire copier ies manuscrits les plus rares et les
plus utiles , dont il faisoit part aux gens de lettres
de toutes les nations. Sa correspondance embrassoit
toutes les parties du monde. Les expériences phy-
siques , les raretés de la nature , les productions de
i'art, les antiquités, l'histoire et les langues, étoient
également l'objet de sa curiosité.
Peiresc, dit Thomas (2) , accordant une pro-
tection généreuse aux sciences et aux savans , seroit
un exemple à présenter , je ne dis pas seulement aux
princes , mais à cette foule de citoyens qui pro-
diguent leurs richesses en bâtîmens , en chevaux , en
superfluités , qui tourmentent la nature , construisent
(i) Le baron de Vins fut tué le 20 novembre i 589, en assié-
geant la ville de Grasse, qu'occupoient les protestans. Voyez infrà^
page 296.
(3) Essai sur Us éloges,
S 3
278 CHAPITRE LIT.
pour abattre, abattent pour construire , se corrom-
pent en corrompant une nation. Peiresc, beaucoup
moins riche , sut employer ses richesses avec gran-
deur; l'emploi qu'il en fit le rendit aussi célèbre
que ses connoissances.
De i'autre côté du mausolée de Peiresc on doit
placer celui de M. de Brancas , archevêque d'Aix,
dont les cendres ont été restituées à cette église par
les soins de son vénérable successeur.
Dans la nef du Saint-Sacrement , près de la petite
chapelle obscure, on voyoit avant las révolution l'é-
pitaphe d'Ad jutor , pénitent public , mort sous le
consulat d'Anastase , c'est-à-dire, en 497 -
HIC IN PAGE QVIESCIT ADIVTOR QVI POST
ACCEPTAM PCENITENTIAM MIGRAVIT AD
DOMINVM ANN. LXV MENSES VII DIES XV
DEPOSITVS S. D. IV KAL IANVARIAS
ANASTASIO V. C CONSVLE.
On espère retrouver cette inscription; elle sera
replacée au lieu qu'elle occupoit.
Vis-à-vis de cette première épitaphe est une ins-
cription qui fait mention de Basile, évêque d'Aix.
Dans les lettres de Sidoine Apollinaire, il y en a
une qui lui est adressée. Sidoine, sans dire ex-
pressément quel étoit le siège de Basile, l'indique
assez en disant qu'il est entre Riez , Marseille et
Arles. CdPte inscription est mutilée ; elle a été
CHAPITRE Lir. 279
trouvée près de l'ancienne cathédrale , par M. de
Saint -Vincens, qui en fit don au chapitre :
^^'^o I A R
Jbasilio ep'°
(ann. xxiii
îviii. d.^ ii. t.
|noi OCTB.
|terio cons.
/
On ignore l'époque de la mort de S. Basile. On
voit par cette inscription , dit Papon ( i ) , qu'il étoit
évêque depuis vingt-trois ans , sous le consulat de Tur-
cius RufFus Apronianus Astérius, l'an de J. C. 494*
Mais je crois que cet estimable historien commet ici
une erreur : ce fragment ne dit pas que Basile étoit
dans la vingt-troisième année de son épiscopat , mais
que la personne dont il y est question , et dont c'est
certainement l'épitaphe, est morte âgée de vingt-
trois ans huit mois et deux jours (a) , le 3 des nones
d'octobre , sous le consulat de Turcius Astérius , et
Basile étant évêque. Si cette épitaphe étoit celle du
saint évêque , il faudroit qu'il fût mort à vingt-
trois ans, d'après la formule, qui est celle des ins-
criptions tumulaires. Ce même Basile est celui qui
(i) Histoire de Provence, l. I.'^'", p. i88. li se trompe en disant
qu'elle est chez M. de Saint- Vincens.
(2) ANNis XXIII meusîbus VIII DIehus II, Les lettres mal
formées NOiAR faisoient sûrement partie du nom de celui dont
cette inscription est l'épitaphe.
S 4
l8(5 CHAPITRE LIÎ.
fut chargé de négocier la paix avec Evarîc , roi des
Goths, en 475..
Dans la nef du Saint-Sacrement, en face des fontSi
fjaptîsmaux, on lit cette singulière épitaphe :
A V DIEV TRI N VN
A TRES VERTVEVSE ET TRES EXEMPLAIRE DAMOISELIE
SVZANNE CASANEVFVE SA FIDELE ET TRES '''
CHERE CONSORTE M, PIERRE LAVGIEK DOCTEVR
EZ DROITS ET ADVOCAT AV PARLEMENT TRES
REGRETEVX ET TRES MARRI MARI A
ERIGE CE MONUMENT,
V
APOSTROPHE.
DEP, LAFS. G.
Pè ffeurs sâinctes ceincte ame or ceincte d'esprits saîncts.
En nos roinces malins d'entiers fleurons entières
Tes temples tu ceignis en toutes cinq manières.
Des oreilles , des yeux, du nés , palais et mains -
Nature eust desseing de parfaire un ouvrage.
Et a dextre adouba'ses cinq outils formels ,
Outils les plus parfaicts, et il les failoit tels.
Pour honorer de tout en tout tel personnage
L'oreiller entonnoir ton vase a décoré
Des accents et des tons aus chants et rimes sainctes.
L'humble et chaste pruneil' a cent fois rouge teinctea
Tes joues d'un sang froid blemies coloré.
Plus ta cokur haussoit, plus baissoit ta poulpiere.
Les fleurs ton flair flairoit flairantes sur la fleur.
Les fleurs croire espérer chérir tout puis ton cœur;^
Ton tout puis ta moitié charité toute entière.
Ton palais de raison d'oraison le palais
Logea meint beau propos meinte saincte prière,
'Ton poulsc d'un clair bois une claire poulsiere,.
Au ciel poulse et au ciel poulsée tu t'en vais.
CHAPITRE LU. ioU
PROSOPOPÉE
PAR l'Écho soutenue,
DE. F. S. C. A. P. L,
Aclieu je pars j'y vai or adieu j'y suis suis.
Et désireux scavoir que c'est que je devien vien.
Quoi mon estre je crains qu'il ne retourne a rien rien.
Quoi sans peur sans recrret aller ne puis et puis.
Grand' clameur cri' à dieu dieu en ce cours secours.
Tes or horsmis de peur mon souci est à toi oi.
Vien j'appelle je veux c'il que tant i' a moi a mor.
Sus a moi tost a dieu pars son oinct très coux , . cours.
Qui t'arreste la bas or honneur renom non.
Le monde est frauduleux et frauduleusement ment.
Car qucst-ce homme heureux beau fort riche scavant vent.
Sus sus a la cité détection sion.
Ce chctif monde alors que laisseras seras.
Heureux trois fois heureux si tu sens tes esprits pris.
Au miel de ce désir tes pleurs chants et tes cris ris.
Tourneront vers sion quand finiras ^. . iras.
La du vivant la mort un vivre meilleur l'heur.
Souverain t'accquerras toi sainct sainct sainct chantant.. . . tant.
De mil!' âmes et moi celle qui tout attend tend.
A moi tost, tost a toi, plutôt n'estre que meur meur,
MILLE CINQ CENTS QVATRE VINTS EHX SEPT, O DVRE MORT,
LA VEILLE DE MA GLOIRE ICI MA GLOIRE DORT,
APRES AVOIR ESTÉ NF.VF MOIS EN MARIAGE
SVR SON TRENT' VN AN SE TERMINA SON AGE.
Cette inscription , unique en son genre , peut
être comparée, pour le style, aux centuries de
îS2 CHAPITRE LII.
Nostradamus et au poëme de la Madeleine, qui
sont du même siècle. On n'a pas pu rendre par
l'impression ia manière dont sont figurés les mots,
presque tous composés de lettres doubles.
Dans la même nef il y a des inscriptions consa-
crées à des Angiois qui sont morts à Aix en 1730 et
Pour fliire une agréable diversion aux objets qui
nous avoient occupés, M. de Saint- Vincens nous
mena au Tholonet , chez M. de Galiifet, qui permet
à la bonne compagnie d'Aix d'aller quelquefois s'y
promener. Il y a peu de séjours plus rians et plus pit-
toresques. Devant le château règne une belle ter-
rasse plantée de marroniers , sous lesquels on danse
le dimanche ; de magnifiques allées offrent un
ombrage dont on sent mieux le prix sous le soleil
du midi; des eaux abondantes et limpides , recueillies
dans un lac factice , dont les principales murailles sont
de fabrique romaine, se précipitent ensuite avec l'im-
pétuosité d'un torrent, forment d'abondantes cas-
cades , d'oià elles coulent avec un doux murmure sur
des champs, et vont se réunir dans un canal : un aride
rocher s'élève au milieu de cette scène champêtre ;
et la belle habitation ajoute à l'intérêt du tableau ,
dont elle fait le fond. II ne manque rien au plaisir
qu'on éprouve dans ce lieu charmant, quand on peut
y trouver le propriétaire, dont la politesse est si
noble et si obligeante.
CHAPITRE LU. 2S5
Le territoire renferme des marbrières : le marbre
ou'on en retire est une brèche jaunâtre, qu'on appelle
marbre de Tholonet ; on le façonne à Aix ; il prend
un assez beau poli. Les maisons, les églises, en sont
décorées.
C'est aussi dans le domaine du Tholonet qu'on
trouve une belle plante de la famille des renon"
enlacées^ h laquelle Tournefort a imposé le nom
de M. Garîdel[\), célèbre botaniste d'Aix , qui
l'a découverte.
(1) Garidella îilgelldstnim.
284
CHAPITRE LUI.
Des anciens Mausolées. — Tombeaux des comtes de Pro-
vence,— -d'Alphonse II. — Inhumation de Raymond-
Bérenger. — Bouclier, — Béatrix son épouse, Béatrix
leur fille. — Jugement dernier, — Statue de Charles II.
— Tombeaux de Charles III , — de Blanche d'Anjou, —
du baron de Vins.
rViEN de plus imposant que l'aspect des tombes
royales élevées dans des temples gothiques éclairés
par un jour sombre et religieux : le sentiment qu'on
éprouve en voyant ces costumes antiques et variés ,
ces blasons, ces cimiers, ces bannières, ces sym-
boles de la piété , de la puissance et de la valeur ,
porte dans l'ame une douceur mélancolique , qui
n'est pas sans intérêt et sans charmes. Celui qui
croit avoir à se plaindre de la fortune, contemple
avec une espèce de satisfaction le néant de la gran-
deur : on remonte avec curiosité aux temps où ont
vécu les princes eties grands dont ces tombes recèlent
ïa noble poussière ; on interroge leur histoire ; on les
fait comparoîîre au tribunal de sa raison; on les juge
avec sévérité et sans appei; on ne craint plus l'appa-
reil qui les environne ; on ajoute encore aux éloges
qui leur furent accordés , ou l'on donne un libre dé-
menti à leur épitaphe mensongère. On aime à s'ar«
rêter devant les augustes images des rois qui ont fait le
CHAPITRE LIIÎ. 2.^^
fconheur de leurs peuples : on se plaît à s'assurer que
ie tyran étendu sous le marbre qui pèse enfrn sur lui,
ne pourra ie soulever; qu'il n'en sortira point pour
dicter des arrêts sanguinaires. Combien l'ame s'élève
devant les mausolées des braves ! Qui peut voir ceux
des Montmorency , des Grillon , des Duguesclin ,
sans éprouver une ardeur guerrière! II semble
que la belliqueuse trompette va sonner , réveiller
ces preux , dont la mort n'est qu'un sommeil ,
et qu'ils vont s'élancer sous les pas de l'ange de
la victoire. On s'attendrit sur le sort des princes
malheureux; on excuse les fautes; on pardonne les
foiblesses : mais on méprise la lâcheté , et l'on déteste
ies crimes.
La visite de ces précieux mausolées est à-Ia-fois un
cours de morale et d'histoire. Ils nous retracent les
mœurs et les usages des temps passés , et nous font
connoître les dîfférens états des arts. Si l'on regrette
avec raison que les temples aient été dépouillés de
ces ornemens, on doit chercher du moins à recueillir
ce qui nous en reste.
Les tombeaux des comtes de Provence , qui dé-
coroient autrefois plusieurs églises d'Aix , ont été
absolument détruits , et jamais ils n'ont été gravés ;
le souvenir en seroit totalement perdu , si mon
savn-it ami M. de Saint-Vincens ne les avoit pas fait
dessiner. J'ai pensé qu'on verroit avec plaisir la re-
présentation de quelques-unei de ces tombes ; et
2.26 CHAPITRE LUI.
il a bien voulu m'en communiquer les dessins.
Le premier de ces tombeaux (planche XLI )
étoit dans l'église de Saint-Jean. Il est divisé en trois
parties : la façade de celle du milieu est surmontée
d'un fronton orné de feuilles d'acanthe , d'arêtes et
de trois pyramides ; la partie intérieure de ce fron-
ton est cintrée en ogive et ornée de rosaces sou-
tenues par des saints et des anges : aux deux extré-
mités latérales , il y a des monstres qui tiennent
dans leurs griffes une tète humaine ; les arceaux qui
supportent les rosaces , sont aussi ornés de têtes au
point où ils se joignent. Cette façade est soutenue
par des piliers formés d'un amas de petites colonnes
dont le chapiteau est composé de feuilles de lierre.
Sur la tombe qui est placée sous cette architec-
ture , et dont la bordure est ornée de feuilles
d'acanthe, repose un homme vêtu de la robe, du
manteau et du cordon que portaient les chevaliers
hospitaliers de Saint Jean ; ses pieds, selon l'usage du
temps, posent sur un chien, et il a les mains jointes.
C'est l'image d'Ildephonse ou Alphonse II , comte
de Provence , mort à Palerme en 1 20^ ( i ) ; il voulut
que son corps fût porté à Aix , et inhumé dans l'église
de Saint-Jean : c'est ce prince qui introduisit dans
la Provence le goût des vers, des tournois et de la
chevalerie.
(1) Art de vérifier les dates , tome II, page 4j8.
CHAPITRE LUI. 287
A gauche, sous une niche décorée d'un second
ordre d'architecture avec des pyramides , et sup*-
portée par des colonnes isolées , dont les chapiteaux
sont formés d'un double rang de feuilles de chêne ,
est Raymond-Bérenger IV , fils d'Alphonse , et der-
nier comte de ia maison de Barcelone : il est
debout , et est entièrement couvert d'une cotte de
mailles ; ses gantelets , son haubert ou camail , et ses
cuissarts, sont également maillés ; il a par-dessus une
cotte d'armes; une grande épée est suspendue à sa
ceinture. II tient dans la main droite une fîeur ; c'est
la rose d'or que le pape Innocent IV lui donna en
1244 ( I ) • ^^ s'appuie de l'autre main sur un
grand bouclier, pareil à celui qui est suspendu au-
dessus d'Alphonse II. Raymond-Bérenger est mort
en 1245.
A droite est une niche à-peu-près pareille ; mai?
(i) Le dimanche de la Quadrngeshne , appelé Latare à cause de
ces mots de l'introït de ia messe Latare Hierusalem , aussi appelé
le Dimanche du Pain ,[Dominica pnnis ] parce qu'on y lit l'évangila
de la multiplication des pains; en signe de la joie qui doit régner
dans ce jour , les cardinaux portent des vêttmens rose ; et le
pape, en revenant de sa chapelle, tient à la main une rose d'or, qu'il
envoie ensuite à quelque prince ou à quelque grand : c'est le
symbole du printemps qui succède à l'hiver. Raymond -Bérencrer
reçut cette rose d'Innocent IV, en reconnoissance de son atta-
chement au Saint-Siège. Raymond l'avoit déposée dans l'église
de Saint-Sauveur ; et le même pape , par une bulle donnée en
i2jo, y attacha des indulgences.
i88 CHAPITRE Llir.
elle n'a qu'un ordre d'architecture : c'est pourquoi les
pyramides sont plus élevées, et ont des ornemens
difFérens. La statue qu'elle renferme est celle de
Béatrix de Savoie , épouse de Raymond ; cette prin-
cesse mourut en 1 266 : elle a une longue robe, une
couronne sur la tête , et une espèce de fleuron sus-*
pendu au cou.
J'ai déjà parlé de Béatrix de Savoie et de son auguste
époux. On aime à contempler sous ces niches go-
thiques les images de ces princes amis des lettres ; on
se représente Bérenger prêt à s'engager dans un tour-
nois , et Béatrix écoutant les vers d'un troubadoun
Les petits côtés du tombeau d^ Alphonse II nous
montrent avec plus de détail l'élévation des pyra-
mides surmontées et ornées de feuilles de chêne:
sous l'un des frontons , décoré de feuilles d'acanthe,
on voit i'ame d'un des deux comtes comme sortant
de son linceul et emportée dans un drap par des
anges au séjour des bienheureux ; un ange qui tient
un encensoir , purifie encore par les parfum s cette
ame qui va être admise à la présence de Dieu,, et
un autre ange pose sur sa tète la couronne de l'ims.
mortalité ( i).
(1) Sur un tombeau de l'abbaye de Gomer-Fontaine, que j'ai
publié dans mes Antiquités nationales , tome IV, art. XLII , p(. III,
on voit une sainte qui tient dans un linceui les amcs de trois pe-
tits enfans; deux anges , dont l'un joue du rebcc, l'autre de fa
harpe, célèbrent leur arrivée dans le ciel.
Examinons
CHAPITRE Llîï. 289
Examinons actuellement le bas-relief qui décore
ïa tombe d'Alphonse : les colonnes empêchent de
l'apercevoir entièrement ; c'est pourquoi ii a été
gravé séparément, avec ses petits côtés (pi, XLIIj. Il
paroît que le sujet général est l'ouverture du tombeau
et l'enterrement du corps d'Alphonse : le personnage
qui y est renfermé , est en tout semblable à celui qui
est couché dessus.
Les petits côtés font partie du même sujet : ii com-
' mence au petit côté à gauche du lecteur (ïbid. n." i );
on y voit quatre prêtres , qui témoignent plus ou
moins vivement combien la triste cérémonie à la-
quelle ils doivent assister, les afflige.
La première chose qui s'offre à nous sur le grand
côté (ibid. n." 2)^ c'est ie cercueil dans lequel va reposer
ie noble comte : deux moines soutiennent avec effort
la pierre destinée à le couvrir, et l'empêchent de re-
tomber avant que la vérification des objets qu'il doit
contenir ait été faite. L'évêque , qui préside à cette ou-
verture, lève une main vers le ciel , qu'il montre avec
l'index , et semble annoncer que Dieu a bien voulu
admettre Alphonse parmi ses élus; la forme de sa
mitre est remarquable : un gros moine écoute avec
attention le discours que ie saint évêque fait à cette
occasion. Un autre prêtre porte la croix, cette céré-
monie funèbre étant toujours sanctifiée par le signe
de notre rédemption. Pendant ce temps, un moine
iit un écrit qui contient sans doute le procès-verbal
Tome II, T
2^0 CHAPITRE LUI.
de cette lugubre cérémonie; et celui qui l'accom-
pagne , suit sa lecture comme pour l'aider k déchif-
frer , ou pour voir s'il ne commet pas quelque
erreur. La composition de cette partie du bas-relief
est bien entendue et assez bonne pour ie temps.
L'invention du reste n'est pas aussi heureuse.
Toutes les figures sont sur le même plan ; ce sont
des moines et des prêtres , qui prennent plus ou
moins de part a l'action : le premier, près du tom-
beau , tient un bénitier ; le second élève un encensoir ;
le prêtre qui suit , a une grande chape attachée avec
un fermail de métal. L'évêque, qui vient après, élève
les mains et semble prier : derrière lui est un cheva-
lier de Saint-Jean qui tient un rouleau déployé ; c'est
la charte des donations qu'Alphonse et Raymond ont
faites à son ordre. Ceux qvii viennent ensuite sont
deux chanoines , dont l'un est vu par- derrière et
l'autre par-devant : au capuchon de leur manteau
tient un bonnet relevé et plissé autour de leur tête. Le
bas- relief est terminé , au petit côté (pi. XLII^ n." ^),
par un pleureur qui s'arrache les cheveux , et une pleu-
reuse agenouillée , couverte d'un grand voile, et qui
exprime le plus affreux désespoir.
Ce mausolée fut achevé en 1250; et probable-
ment la statue de Béatrix y fut placée postérieure-
ment, puisqu'elle n'est morte qu'en 1266. Ce bas-
relief singulier est précieux, en ce qu'il nous fait voir
la forme des habits d_s évêques, des prêtres, des
CHAPITRE LUI. 2.C)i
chanoines , des hospitaliers et des clercs , telle qu'elle
étoitau milieu du xiil." siècle.
Mais quel est l'écu suspendu sous cette voûte ,
au-dessus du tombeau qui renferme Alphonse et
son fils î c'est le bouclier de ces deux princes , celui
dont ils faisoient usage dans les tournois : une large
échancrure prouve qu'il n'y a pas été ménagé. II
étoit de bois couvert d'un cuir épais , sur lequel
étoient peints des pals d'or et de gueules : le cuir
s'étant soulevé , on avoit été obligé d'y mettre des
clous ; sur la tête de tous ces clous , on voit les armes
d'Arragon qui y sont gravées. Avec quel plaisir
on aimoit à contempler à Bordeaux l'épée de Bayard,
le bon chevalier! L'épée et le bouclier de François I.'',
conservés dans la salle du cabinet des antiques de la
Bibliothèque impériale , attirent encore les regards ,
moins à cause de la grande beauté du travail que pour
le souvenir du roi brave et loyal qui les a portés.
L'épée de ville de l'ami de Sully , l'épée de guerre
du vainqueur de Coutras et d'Ivry, sont suspendues
près des armes moins heureuses , mais non moins vail-
lantes , de François I." : chacun désire voir cette épée
qui a si bien soutenu les droits du bon Henri ; et le
grand Napoléon a voulu la toucher de ses mains
invincibles. Le bouclier des généreux comtes Al-
phonse et Raymond , froissé dans les tournois , rompu
à son extrémité par les lances , donnoit k la tombe
que nous décrivons un appareil plus auguste : le nom
T 2
2X)2 CHAPITRE LUT.
de ses maîtres n'a pu le protéger , et il a été brisé
par les impies qui ont osé violer la cendre des morts.
Cet écu Cpl. XLÎ et XLII, n." ^) a la forme de ceux
qu'on observe sur tous les monuniens du temps de
S. Louis ( I ] .
Le tombeau de Béatrix (pi. XLJV, n." i ) n'est pas
moins intéressant que le précédent. Cette princesse
étoit la quatrième fille de Raymond, qui lui avoit légué
ses états de Provence : Louis IX et Raymond YII ,
comte de Toulouse , lui disputèrent cette succession ;
mais le différent fut terminé par ie mariage de Béatrix
avec Charles L*"' d'Anjou, frère de S. Louis et roi de
Sicile. Elle est morte à Nocera en i 277 : elle voulut
être enterrée à Saint-Jean d'Aix, en face de son père
et de son grand-père ; ie pape fut obligé de mena-
cer son mari d'excommunication , pour le forcer à
exécuter les dernières volontés de cette princesse.
La voûte est supportée par des amas de piliers
avec des chapiteaux fonnés , comme \qs précédens ,
d'une double rangée de feuilles de chêne ; chaque
arête du fronton est terminée par une feuille de
même espèce ; et ces feuilles , élégamment disposées
sur une seule rangée , composent à ce fronton une
bordure agréable. Au milieu du double fronton est
une rose dans une couronne; des anges qui sont
(i) Voyer les tombeaux des enfans de ce roi qui étoient aux
Jacobins de la rue Saint-Jacques , 4 Paris, dans mes Antiquités
nationales, tome IV, n.* xxxix, pi. Yill, x, etc.
CHAPITRE Lin. 293
posés sur des têtes humaines, supportent une rosace.
Les pyramides sont tronquées, ou plutôt ce sont de
longues bases. Celle du milieu porte l'image du
Très-Haut: il tient dans une main le globe surmonté
d'une croix, emblème du monde sauvé par la mort
de son fils, et il élève la droite comme pour pronon-
cer ses terribles arrêts ;,il est placé dans des nuages
et entouré d'anges et de saints , dont l'un tient le
livre de l'Évangile , pour indiquer qu'il n'y a de salut
que pour celui qui n'a pas transgressé cette sainte
loi y l'autre a dans une main une toise , symbole de
l'équité avec laquelle Dieu pèse ses jugemens et me-
sure les actions des hommes, eFoans l'autre mi vase
d'eau lustrale, qui annonce que la bonté de Dieu , en
punissant les crimes , pardonne les fautes qu'une puri-
fication nécessaire doit cependant expier. Les anges
qui sont autour font entendre les sons terribles de
la redoutable trompette : tous les hommes sont
appelés au jugement dernier; on les voit sur la base
du tombeau ; ils se débarrassent des voiles qui les
entourent ; ils paroissent comme se réveiUer après
un long sommeil ; ils soulèvent la pierre qui les
couvre ; ils sont saisis d'étonnement et d'effroi.
Ces figures isolées , ou formant des groupes plus oa
moins animés et tous variés , sont enfermées dans
deux encadremens du genre dit gothique.
Trois autres semblables encadremens, dont deux
sont sur le fond du tombeau , au - dessus de la
^ 3
2^4 CHAPITRE LUI.
princesse, et le troisième, sur ie petit coté , à gauche
(pi. XLIV, n," 2 J de la base, auprès du Jugement
dernier , contiennent les images des douze apôtres.
Sur le petit côté, à droite (ibïd. n." ^) , sont trois fils
de Béatrix , qui moururent avant elle.
Sous le dôme du baldaquin , on voit deux anges
qui emportent i'ame de la princesse ( ibid. n° ^ ), et
deux autres anges qui l'encensent ( ihïd. n." j ).
Charles II d'Anjou, fils de Charles I." (i) et de
Béatrix, mourut à Naples le 4 mai i 309. H voulut
que son corps fût transporté au monastère des Do-
minicaines d'Aix , Œftlil avoit fondé. Ce corps fut mis
dans un cercueil débois de cyprès : il existoit encore
avant la révolution ; les membres desséchés étoient
enveloppés de lambeaux d'une étoffe bleue , semée
de fleurs-de-iis d'or : il y avoit en outre dans ie tom-
beau un sceptre , un bâton , une boule , une cou-
ronne, ornés de fîeurs-de-iis , le tout de cuivre doré.
La forme de ces instrumens ,à en juger par le dessin
que possède M. de Saint-Vincens , la matière vile
dont ils étoient faits , pouvoient rendre suspecte leur
authenticité ; c'est pourquoi je ne les ai pas fait gra-
ver : mais j'ai fait figurer (pi. XLVI , n." 2) une
statue qui étoit dans le jardin de ces religieuses ,
(i) Le tombeau de Charles I,^'' étoit aux Jacobins de la rue
Saint-Jacques, à Paris. Voyez mt% Antiquités nationala , tome IV
article xxxix, planche Vl, figure î.
CHAPITRE LUI. 29^
et qui représente le même prince. L'ornement de
§a robe est singulier ; il semble que le sculpteur ait
voulu exprimer le défaut de conformation auquel il
devoit le surnom de boiteux.
Aix possédoit encore le tombeau du dernier comte
de Provence, Charles III , fils de Charles comte du
Maine, et neveu du roi René. Il mourut à Marseille,
en i-i'-ù 1 . Louis XI, qu'il avoit institué son héritier,
chargea le grand sénéchal Palamède de Forbin de
lui faire élever ce monument , dont l'architecture
n'a pas la légèreté et l'élégance des précédens.
Le devant (pi. XLV, n." 1 ) est orné de pyra-
mides placées les unes sur les autres ; aux deux côtés
sont les armes du prhice , entourées du cordon de
l'ordre de Saint-Michel, institué par Louis XI , qui
l'en avoit nommé chevalier. L'ange à qui cet ordre est
consacré, est représenté en haut, perçant de sa lance
un dragon, symbole de la religion triomphant des
ruses de l'enfer. Sur une espèce de tribune est un
groupe qui représente la Trinité. Des pleureurs et
des pleureuses sont sur le devant de la tombe, dans
des niches , avec des baldaquins ornés de pendentifs.
Charles III est armé, cuirassé , et sa cotte d'armes est
chargée de ses divers blasons ; deux anges sont à sa
tête , et ses pieds posent sur un lion.
Le fond de la muraille étoit peint en bieu et semé
de fleurs-de-iis d'or. On lisoit son épitaphe sur le
marbre quj est au milieu; et en songeant à la foiblesse
T 4
2.^6 CHAPITRE Lin.
de ce prince et à la courte durée de son règne , on la
trouve bien emphatique :
Li/ia Francoruiii, cxlfstia mimera, Regum,
Reliquias peter Is Aiidegai'aque domûs ,
Occitlit iste lapis calataque marmora claudunt ;
Ohruta sic fatis regia sceptra jacent.
Jérusalem et Siciilos , et, si per fata liceret,
Arragones poterat nostra tenere mamis ;
Sed fortiam , diii nostros ne ferret honores,
Accele-rat moriis tempora dura mifii.
Qui legis hoc tristi coiiscriptutn inarinore carmen ,
Die : Tibi sit requies. Car oie, paxque tibi !
« Sous cette tombe , sous ce marbre sculpté , sont renfermés
5' et les lis , présent fait par le ciel aux rois françois , et les
» restes de l'ancienne maison d'Anjou. Ainsi tombent les sceptres
» des rois, jouets du destin ! Mon bras pouvoit réunir tt gouver-
" ner Jérusalem, la Sicile, et même i'Arragon , si le sort l'eût
" voulu ; mais la fortune jalouse arrêta le cours de mes honneurs ,
» et accéléra le jour de ma mort , si fatal pour moi. Toi qui lis
>' ces vers gravés sur ce marbre de deuil , dis au moins : Que
» Charles repose au sein de la paix ! »
Je terminerai la série des tombeaux des princes de
ïa maison d'Anjou qui ont régné sur la Provence ,
par la figure de celui de Blanche d'Anjou (pi. XLIII ,
nf 2) , fille naturelle du roi René, épouse du seigneur
de Beauvau , marquis de Pressigny : il étoit dans le
sanctuaire de l'église des grands Carmes à Aix. Elle
a un surcot sur sa cotît hardie, qui est mi-partie
du blason d'Anjou et du blason de Beauvau , ainsi
que son écusson placé à la naissance de la pyramide
qui cotironne l'arcade sous laquelle elle repose.
CHAPITRE LUI. 297
M. de Saint- Vincens a encore conservé le dessin
du tombeau de Gaspar Garde , baron de Vins , chef
des ligueurs en Provence , mort devant Grasse , dont
il faisoit le siège, ie 20 novembre 1 58p.
Le devant de cette tombe est décoré de trophées,
et des figures de la Valeur et de la Religion. Le baron ,
couvert de son armure , est à genoux devant un prie-
Dieu (pi. XLVI , n." j). Ce tombeau , qui avoit été
exécuté aux frais de ia province , a été brisé ; il est
remplacé aujourd'hui par celui de Peiresc ( 1 ) . Voici
les trois inscriptions dont il étoit accompagné :
ASTA, VIATOR, MAGNI VINCII MARMOR ADEST:
PERLEGE I MAGNUS ILLE VINCIUS , SALIORUM
OPTIMATUM SPLENDOR, SENATUS POPU^IQUE SEX-
TIANI AMOR DELICI-^VE , SANCTIORIS FCEDERIS
GALLICI APUD SALIOS EXERCITUS EX SENATUS-
CONSULTO PR^FECTUS ; H^RETICIS , GALLIAAÎ
POPULARI COGITANTIBUS , QUINQUIES COLLATIS
SIGNIS APUD DIONYSIACUM. CELTARUM (a), CO-
GNATIUM (3) , MONCONTURSIUM GALLICANTIUM
PICTONUM (4), ONETIUM AURELIANORUM { j) ,
PROSTRATIS, ATQUE INGENTI GERMANORUM STRA-
CE SUE DIVIS PRINCIPIBUS GALLOGUISIIS FACTÂ ,
TANDEM, QUINQUAGENARIUS PENE, DUM FAC-
TIONEM H^RETICAM SOCIATAM, DIRA OMNIA
SALIIS MINITANTEM, IN ASPERA JUGA MONTIUM
(1) Suprà , p. 276.
(2) Saint-Denis. — (3) Cognac. — (4) Montcontour en Poitou,
• — (5] Auneau en Oricanoii,
= 9^ CHAPITRE LUI.
BELLIC VIRTUTE , SINGULARI PRUDENTl , PARI
FKLICITATE COMPELLEPET, ET GRASSIUM OPPIDUM
SALIORUM (l) OPPUGNARET.
POST QUARTUM IN EXPEDITIONE RUPELLyt AQUI-
TANORUM (2), SPONTE UT REGIO PECTORE IN SUUM
DEDUCERET TELUM FLAMMEUM EXCEPTUM : QUIN-
TO , PROH DOLOR I È MŒNIBUS IN CEREBRUM EMIS-
SO CONTECTUS, DULCISSIMAM PATRIAM , SUAVIS-
SIMOS LIBEROS , FRANCISCUM ET GASPAREM CA-
RISSIMO PARENTE ORBOS , PERPETUO LUCTU VOTA
FACIENTES LIQUIT. 12 KALEND. DECEMBR. ANNO
INSTIT. SALUT. I^Sp.BENE MERENTI BENE PRECARE,
VIATOR.
Sur le soubassement du même mausolée :
NON POTUIT FERRO VINCI, NON VINCIUSARTE
VINCIRI ; ID MARTIS, PALLADIS ISTUD OFE.
VINCERE SED FERRO , VINCIRE SED ARTIBUS HOSTES
QUOD SUETUS, NOMEN VINCIUS INDE TULIT.
MULCIBEREM, NE VINCTA FORET, SED VICTA POPOSCI'
MORS ; HINC SULPHUREO VINCIUS IGNE CADIT.
Au-dessus de la voûte du mausolée est ce distique
îatin :
SCIRE VELIS QUANTUS FUERIM ! GERMANIA DICET,
DICET ET INNUMERIS GALLIA NOSTRA LOCIS.
^i) Grasse. — (z) La Rochelle,
2f>9
CHAPITRE LIV.
Pompes et Processions chez les anciens; — dans le culte
chrétien. — LaFête-Dieu. — Les cérémonies d'un même
cuhe modifiées selon les lieux et les temps. — Procession
d'Aix instituée par le roi René. Mystères; la Passade,
ie Guet , Costumes , la Renommée , Chevaliers du
Croissant, le duc et la duchesse d'Urbin, Momus ,
Mercure, la INuit , Proserpine, Pluton , Raicassetos ,
Carcisti's j le Jeu du chat, Pluton, Proserpine, le petit
Jeu des diables ou VArmeîto , le grand Jeu des diables
et le roi Hérode , Neptune, Amphitrite, Joueurs de
palet, Faunes, Satyres, Pan, Sirènes, char de Bac-
chus, les Chevaux frux , Pallas, Diane, Apollon , la
jreine de Saba , Saturne, Cybèle , les Dansàires , les
petits Dansàires , le grand Char, Jupiter, Junon , Vénus,
Cupidon, les Ris, les Plaisirs, les Grâces, les Parques ,
Procession , la Belle-Etoile, les Tirassoiins ^ les Apôtres,
S. Christophe, les Lanciers, les Bâtonniers, le Roi de la
Basoche, le Lieutenant du prince d'Amour , l'Abbé de
la Jeunesse, la Mort, Jeu des moinons , Balthasar Ro-
man.— Observations sur l'origine et le but de cette fête.
1 ARMi les institutions civiles et religieuses, il n'y
en a peut-être pas de plus anciennes et de plus im-
posantes que ces marches faites par une grande
réunion d'hommes ou de corporations, que les an-
ciens ont nommées pompes , et que nous appelons
processions. On ne peut citer auciui peuple chez
300 CHAPITRE LIV.
lequel on n'en retrouve l'usage. La grande marche
que l'on remarque sur les murailies de l'antique Per-
sépolis { I ) , et qui est composée d'hommes qui ont
un maintien si grave , et d'un grand nombre d'autres
qui portent les instrumens de leur profession , est
une procession : l'auguste pompe des Panathénées,
si sainte aux yeux des habitans de i'Attique , s'offre
encore aux regards sur la frise du temple de la chaste
Minerve k Athènes (2). Mais chaque peuple donne à
ses fêtes religieuses l'empreinte de son caractère. Chez
les Grecs , elles dévoient rappeler aux citoyens les
noms sacrés des premiers auteurs de leur civilisation >
dont ils faisoient honneur aux dieux mêmes , ou du
moins à des princes issus du sang des dieux , et
qu'ils avoient inspirés et protégés. L'esprit militaire
qui animoil les Romains , se faisoit remarquer dans
leurs mœurs , leurs usages , leur langue , leur reli-
gion ; la guerrière Minerve prenoit la droite auprès
de Jupiter sur l'auguste Junon (3). Les belliqueux
Saliens dansoient en marquant la cadence avec leurs
épées , qui faisoient résonner les boucliers sacrés.
Parmi les cérémonies militaires , les pompes les plus
(i) Chardin, Voyage en Perse ( Amst. 171 1 , in-4.°), t. III,
pi, LVni * et LIX , p. 1 02 et suiv.
(a) Stuakt, Antiquities of Aihens , t. II , chap. I , pf. XXI et suiv.
MlLLlN, Momimens antiques inédits , t. II, pi. V, p. 43 et suiv.
(3) Num, Mus. Albani, t, 1 , 1 1 , z 1 .
CHAPITRE LIV. 301
magnifiques étoient celles où les triomphateurs fai-
soient porter devant eux les dépouilles des nations
vaincues , et conduisoient enchaînés h. leur char les
rois captifs et leur famille prisonnière.
Les processions sont nombreuses dans le culte
chrétien. C'est sur-tout dans de grandes calamités,
telles que les maladies pestilentielles , les vents des-
tructeurs ) et les pluies qui flétrissent sur la terre les
dons qu'elle a produits , que l'on va en pompe
implorer la bonté de Dieu. Parmi ces cérémonies ,
celle dans laquelle on lui demande tous les ans
d'envoyer sur la terre sa rosée bienfaisante pour
ia rendre féconde , est une des plus touchantes :
celle qui lui est spécialement consacrée, et qu'on
appelle la fête du Saint-Sacrement , la fête de Diaty
est la plus solennelle; elle fi.it instituée vers 1264
par le pape Urbain IV ( i ).
(i) Jusqu'à cette époque , l'église s'étoit bornée à célébrer, le
îeudi saint, la fête de l'Eucharistie ou du corps et du sancr de
Jésus- Christ. En 1208, la bienheureuse Julienne, religieuse
hospitalière du Mont-Cornilion , aux portes de la ville de Liège,
âgée seulement de seize ans , et qui méditoit sans cesse sur fe
saint mystère de l'Eucharistie, vit en songe la lune avec une
brèche ; cette vision s'offrit à elle pendant deux ans , toutes les
fois qu'elle se mettoit en oraison, sans qu'elle pût en expliquer le
sens; elle comprit enfin que la lune étoit l'église, et que la brèche
narquoit qu'il fui manquoit une fête, celle du Saint-Sacrement.
Cependant elle garda encore cette pensée pendant vingt années;
elle ne la. découvrit qu'en 1350, lorsqu'elle eut été nommée
302 CHAPITRE L I V.
Les cérémonies religieuses peignent ordinaire-
ment le caractère de la nation qui les célèbre ; elles
reçoivent aussi quelquefois des changemens qui
sont dus à des circonstances particulières. Dans les
processions de la Ligue , le fanatisme arma d'esco-
pettes les mains maladroites de quelques moines
turbulens. Le roi René , chevalier vaillant et roi libé-
ral , poëte , peintre , musicien , galant et dévot ,
devoit donner à. tout l'empreinte de son esprit et de
ses goûts : c'est ainsi qu'il a composé la singulière
procession qui lui doit son origine.
René institua cette fête en i/i6i (i) ; il dépensa
pour les premiers frais une somme considérable, et
il laissa des fonds pour la répéter tous les ans. Elle
se célébra sans opposition jusqu'en 16^5 , qu'un
certain Neuré , né à Chinon , écrivit une lettre à
Gassendi contre cette solennité (2).
prieure de ia maison du Mont-Corniilon : elle s'assura de l'assen-
timent de plusieurs personnes pieuses ; elle fit composer un office;
et en 1346, Robert, évêque de Liège, ordonna l'établissement
d'une fête particulière du Saint-Sacrement. On ignore l'époque
de la bulle du pape qui établit cette fête dans toute la chré-
tienté ; mais le bref adressé par Urbain IV à la bienheureuse
Eve, confidente de Julienne , est de 1264- Cette fête ne s'in-
troduisit en France qu'en i 3 18 : depuis , elle est devenue d'une
observance générale parmi les catholiques. D'après le con-
cordat , on la célèbre aujourd'hui en France le dimanche après
la Trinité.
( 1) Quelques-uns disent en i443 » d'autres en i^?^'
(2) Querrld ad Gassendum de parum chrisdaiiis Provinc'udium
CHAPITRE T. IV, ^03
Malgré ces plaintes , on ne continua pas moins de
célébrer la fête de la même manière. M. deGrimaldi,
archevêque d'Aix, essaya vainement d'en supprimer
les scènes profanes ; le mécontentement du peuple
le contraignit à les laisser subsister.
Pendant la révolution, cette fête fut abolie comme
toutes les autres cérémonies religieuses : mais , après
le concordat , le peuple d'Aix en demanda le rétablis-
sement ; et nous avons vu comment la publication
en fut faite (i).
Cette cérémonie devoit sans doute être plus bril-
lante à l'époque de son institution ; voyons comment
elle se célèbre aujourd'hui.
La nomination du lieutenant du prince d'Amour ,
du roi de la Basoche et de l'abbé de la Jeunesse , qui
sont les chefs de la fête, se fait le lundi de la Pen-
tecôte : le jour de la Trinité, ils choisissent leurs
officiers ; les différentes quadrilles qui doivent faire
partie des jeux, parcourent la ville, et se réunissent
le soir au cours de la Trinité (2).
Vers sept heures du soir, le jour qui précède (3)
suorum ritibus, nimiùinque sa?ns eorumdem moribus , ex occas'wne ludi-
crorum qiia. Aquis Sextiis in sokmnitate corporis Christi ridicule cele-
brantiir. In-8.°
(j) Voye-^, à l'article d'Avignon, siiprà, p. 1 76 , fa proclama-
tion de ia municipalité d'Aix.
(2) Supra, p. 19/^.
(3) Aujourd'hui, ie samedi qui précède le dimanche dans
304. CHAPITRE LIV.
celui de la grande procession , les bâtonniers du
roi de la Basoche se rendent à la cathédrale , ainsi
que ceux de i'abbé de la ville : ils vont ensemble
par la ville au son d'un air très-vif, au pas redou-
blé; ce qui figure une marche forcée, qu'on appelle
•passado [ la passade ].
Après avoir vu la course de ces bâtonniers, qui
s'arrêtent pour faire leur exercice devant les dames ,
nous nous rendîmes à la municipalité pour être
témoins des apprêts de la bizarre cérémonie qu'on
appelle' lou gué [ le guet ].
On tiroit des magasins les vêtemens et les attri-
buts des divinités : chacun savoir d'avance le rôle qui
iui étoit assigné (i). On appela successivement tout
i'OIympe : un garçon boucher se montra pour
remplir le rôle de la chaste Diane ; un gros joafiiu
faisoit celui de l'Amour ; l'auguste Junon [uroit ,et le
redoutable Mars étoit terrassé par Vénus, fâchée
d'être dérangée de sa toilette , au moment où elle
relevoit ses cheveux avec un bout de chandelle»
L'Olympe paroissoit dans une aussi grande con-
fusion que le jour de l'entreprise audacieuse des
l'octave, parce que, d'après le concordat, fa Fête-Dieu est suppri-
mée, ou plutôt transférée au dimanche suivant.
(i) La distribution des rôles est une affaire très-grave. Un
homme que l'on refusoit d'admettre au nombre des diables ,
gagna ses juges par cette répartie : Alon père a été diable , mon
gra?iJ-pére a été diatU : l'ourquoi ne k serois-jc pas !
Titans ,
CHAPITRE LIV. 3O5
Titans , ou lorsqu'il osa se révolter contre Jupiter ;
il auroit fallu que le dieu qui rassemble les nuages
fronçât son noir sourcil, pour remettre chacun à sa
place : mais l'horrible grimace de celui qui étoit
char2:é du rôle du maître des dieux et des hommes .
étoit plus propre à exciter le rire qu'à faire trembler;
c'étoit précisément ia célèbre caricature d'Hogarth,
{/es comédiens qui s'habillent dans une grange , mise
en action.
Quand le cortège eut commencé à défiler, nous
retournâmes chez M. de Saint Yincens , pour ie voir
passer sur le cours, qui est ie lieu où il peut le mieux
se développer (i). D'abord se présentèrent quatre
bâtonniers ( pi. XLVII, n." i ) : sur leurs habits tail-
ladés et couverts de rubans passe une écharpe dont
la couleur indique qu'ils appartiennent à l'abbé de
la Jeunesse ou au roi de la Basoche ; ils étoient sui-
vis de deux porteurs de torches ( n." 2 ), d'agens de
ïa police ayant la canne et la médaille qui les font
reconnoître ( n.° ^J, et de gardes de ia police f ibid.
n." ^). La Renommée venoit ensuite, portée sur
(i) Les gens qui se proposent de prendre une part active à
l'un des difierens jeux, se font inscrire d'avance à la municipalité.
Pour chaque jour qu'ils durent , c'est-à-dire, pour ie dimanche
de la Trinité , le jour de ia procession et la veille de la fête ,
on paye à chacun des diables, danseurs, &c., la valeur d'une
journée de travail , c'est-à-dire, vingt sous : outre ce/a, le produit
de la quête est pour eux. Les costumes et les têtières sont fournis
par la ville.
Toim II. Y
3C^ CHAPITRE LIV.
un cheval étique , que conduisoit un des îampado»
phores ou porteurs de flambeaux ( n." / ). Si i'on a
blâmé Coustou d'avoir placé la Renommée sur le
dos de l'audacieux Pégase, parce qu'on pourroit
croire qu'elle n'a point de confiance dans la rapidité
de ses propres ailes , quel ami de la gloire peut voir
sans peine la déesse aux cent voix sur une pareille
rosse î II semble que les hauts faits qu'elle proclame
avec sa trompette, ne sortiront pas du quartier. Mais
son costuine est encore plus singulier que sa mon- |
ture : c'est une grande robe jaune, à travers laquelle
sortent deux grandes ailes d'oie ; elle a au cou une
fraise blanche (i); et son bonnet rouge, bordé de
jaune, est orné de quatre petites ailes et d'un plumet.
Les fifres et les tambours (n° 6 ) forment un concert
(■pl.IV ) digne de plaire à une déesse qui aime
le fracas et le bruit.
Des porteurs de torches (-pi. XL VII , n." y) pré-
cèdent un nouveau groupe ; tous les autres groupes
en sont également suivis ou accompagnés. Celui-ci
est composé d'hommes à pied ( n," 8) et d'hommes à
cheval ( n" ion 12) ^ précédés d'un tambour ( n." p )
et d'un drapeau (n,° 11) ; ils sont armés d'une longue
pique ; sur le dos du corset dont ils sont vêtus est un.
(i) Tous les personnages ne sont pas vêtus selon le costume
antique, mais selon celui du temps Hu roi René. Tous les dieux
de l'Olympe ont aussi le cou garni d'une ample fraise.
CHAPITRE Ï.ÏV. 307
croissant d'or; leur front est décoré d'un pareil orne-
ment, qui cependant n'est point ici le symbole inju-
rieux de cette confrérie dans laquelle chacun place
son voisin et dont personne ne croit être membre :
ce sont les chevaliers du guet, c'est-à-dire, de la
céréjnonie; ils rappellent les chevaliers du Croissant,
ordre institué par le roi René (i).
Une nouvelle marche de fifres et de tambours
(pi. XLVII , n." I] ) annonce le duc et la du-
chesse d'Urhin, montés sur des ânes (ibid.n." i^
et ij ). M. Grégoire {2) pense que ce prince, com-
mandant des troupes du pape, avoit été battu, et
que sa honteuse défaite avoit donné lieu de verser
(i) Cet ordre fut établi en 1448. pendant le séjour du roi
à Anaers. Sa marque distinctive étoit un croissant d'or avec l'ins-
cription LOS EN CROISSANT, espèce de rébus qui signifie qu'on
acquiert de l'honneur en croissant en vertu et en gloire : à ce
croissant étoient attachés des bouts d'aiguillettes d'or émaillécs
de rouge, qui marquoient le nombre des actions d'éclat du che-
valier. Le chef se nommoit sénateur ; le roi René prit le titre
de mantitenteur. Nul ne pouvoit être admis dans l'ordre, s'il n'c-
toit prince, marquis , comte, vicomte, ou iSsu d'ancienne cheva-
lerie , gentilhomme de ses quatre lignées , que sa personne fut sans
vilains cas de reproche: les chevaliers dévoient chaque jour entendre
la messe et réciter les heures de Notre-Dame, se tenir réciproque-
ment tn amour et dilection , ne point médire des femmes. Le ser-
ment des chevaliers a été trouvé, rimé en six vers par le roi René,
sur des heures manuscrites dont je parlerai. On ne pouvoit leur
ôter l'ordre que pour hérésie, trahison et couardise.
(2) Explication des cérémonies de la Fetc-Dieu d'Aix en Provence,
Aix, 1777» in-i2.
V Z
308 CHAPITRE LIV.
sur lui un mépris que trois siècles n'ont pas encore
effacé. Mais Frédéric , fils naturel du prince Gui-
Antoine, avoit succédé à la souveraineté d'Urbin
par le suffrage du peuple ; sa valeur , ses exploits et
ses nobles qualités avoient fait oublier ce qu'on
pouvoit reprocher à sa naissance : il étoit regardé
comme un des plus illustres capitaines de son temps,
et Raphaël de Voiterre le compare à Philippe de
Macédoine. Il est vrai que ce duc avoit été battu
en i46o parle comte Piccinino, qui commandoit
ies troupes de Jean d'Anjou , fils de René : mais les
armes sont journalières ; et l'on ne sauroit excuser ce
bon roi d'avoir ainsi ridiculisé un ennemi généreux ,
que la victoire avoit abandonné cette fois, mais
dont le succès a couronné souvent les entreprises.
La duchesse , que René associa à son époux dans
cette ridicule cérémonie , est Baptiste Sforce , fille
d'Alexandre Sforce , que le duc avoit prise pour femme
en 1 4 5 5) > après la mort de Gentile Braccaleone.
Le duc , bizarrement vêtu de jaune et de rouge , a
un bonnet surmonté d'une couronne , et il lient h. la
main un bouquet : la tête de la duchesse est ombra-
gée d'une énorme perruque; sa couronne est accom-
pagnée de plumets verts et blancs , et elle agite
burlesquement un grand éventail. René étoit tant
aimé, que le peuple signaïoit sans doute sa gaieté en
adressant k ses ennemis des railleries outraoreantes :
o
encore aujourd'hui un rire bruyant annonce l'arrivée
CHAPITRE LIV. 30p
des ânes qui promènent grotesquenient les deux
souverains (i).
Des chevaliers du guet (pi. XLVJI, n." î6 a 17)
les suivent encore avec des trompettes ( n." iS ^ et
des timbales ( n° iç ) ; ils annoncent le dieu Momus
(n." 20 ) , qui est bien placé après cette bizarre scène ;
son vêtement bigarré est garni de grelots , ainsi que
son immense bonnet ; il tient la marotte dans une
main et un masque dans l'autre.
Si Momus est à cheval (2), on peut bien représenter
de même les autres divinités. Mercure paroît (n." 21);
il est coiffé du pétase ailé, et il tient son caducée : la
Nuit (n." 21*) l'accompagne. Une grande union doit
régner entre eux, puisque , pour remplir ses principaux
emplois , il a souvent besoin qu'elle le couvre de son
obscurité : aussi Molière , dans le prologue de sa co-
médie à' Amphitryon , les a-t-il représentés conversant
ensemble. Le vêtement noir de la déesse est semé
d'étoiles, et elle tient à la main de soporifiques pavots.
(i) Lorsque la reine Catherine de Médicis alla en Provence
pour apaiser les troubles qui s'y étoient élevés , elle vit avec
plaisir cette procession , qui étoit trop dans le génie de sa nation
pour ne pas lui plaire ; mais on supprima le duc et la duchesse
d'Urbin , parce qu'étant fille de Laurent de Médicis , elle étoit
elle-même comtesse de Bologne et duchesse d'Urbin, BouCHE ,
Histoire de Provence, p. 674.
(2) On doit remarquer que toutes les divinités du paganisme
sont à cheval ; c'est leur triomphe : tous les autres groupes ne
iont qu'accessoires et marchent à pied.
V 3
310 CHAPITRE LIV.
Un cortège hideux annonce que bientôt nous
verrons paroître le sombre Pluton ( n.' 2^), et
les noires divinités qui forment son affreuse cour.
Le premier groupe est celui des Ra^cassetos (n° 22):
on donne ce nom à une troupe de misérables
chargés de représenter ies iépreux de l'Ecriture;
tout leur vêtement consiste en deux tabliers de mu-
let, à franges, qu'ils mettent l'un devant, l'autre
derrière, avec deux rangées de gros grelots posées
en sautoir. Les uns ont un grand peigne, d'autres
une brosse , un autre a d'énormes ciseaux de ton-
deiir ; tous ont une têtière rase : ils sont sans cesse
occupés à peigner , brosser , tondre la perruque
qui est clouée à la têtière d'un autre Ra-^casseto , qui
cherche quelquefois k fuir ces importuns barbiers.
On croit que ce nom , qui n'est pas provençal , est
dû à la guerre qui eut lieu entre les Raiats et les
Carcistes : on appeloit Rabats ceux que les gens du
comte de Carces , lieutenant du roi , avoient dé-
pouillés et comme rasés ; et Carcistes , ceux qui , pen-
dant les troubles que ces vexations occasionnèrent ,
tenoient pour son parti. On croit que Catherine de
Médicis, qui étoit venue pour apaiser ces troubles,
ayant demandé l'explication du jeu des lépreux, un
plaisant lu^ répondit que c'étoient les Ra'^ats qui
peignoient un Carciste : de là l'on nomma ce jeu
celui des Rabats it des Carcistes , et, par corruption ,
des Ra^casseîos. Quelle que soit i'étymologie du
CHAPITRE LIV. 31I
mot , il est certain que le groupe des Rû'^cassetos est
hideux , et que leur vêtement est dégoûtant.
Moïse, ce sage législateur, suit ces misérables
{ n." 2^ ). Son front est orné de deux rayons de
lumière ; il montre avec une baguette les tables
de la loi : le grand-prêtre est près de lui , coiffé
de la c'idaris , et portant ie pectoral (i) : tous deux
clierchent à ramener les Israélites au culte du Très-
Haut. Pendant ce temps, ceux-ci, égarés par l'ido-
lâtrie, dansent autour du veau d'or, qu'un d'entre
eux élève au-dessus d'un bâton ; ils crient ouhoou,
ouhoouy en signe de mépris , en passant devant Moïse
et le grand-prêtre ; et un autre jette, aussi haut qu'il
peut, un pauvre chat, qu'il retient dans sa chute avec
assez d'adresse : c'est pourquoi l'on appelle cette
scène lou joucc dou cat [ le jeu du chat ].
Les Israélites sont vêtus de manteaux noirs , et ils
ont une laide têtière que deux énormes bosses rendent
encore plus difforme (2),
Les Israélites méprisent les sages préceptes de
leur conducteur et de leur vénérable pontife ; l'enfer
( I ) C'est par erreur que fe graveur de cette planche a oublié cîe
figurer ici Moïse et Aaron ; c'est pourquoi ce groupe a été repro-
duit isolément, ;>/. XLVlll , 71. * i.
(2) Les masques qui servent pour les difFérens rôles, sont de
grosses masses de carton peint , qui emboîtent toute la tête ; c'est
pourquoi on les nomme ttstieros [ têtières ]. Comme ces masques
sont lourds et gênans , ceux qui les portent, les quittent après
chaque jeu , et s'en servent pour faire la quête. Pendant la,
V 4
^11 CHAPITRE LIV.
triomphe. Le dieu qui règne dans cet abîme, Pluton,
paroît Cp!. XL VU, n ° 24.) avec un vêtement noir semé
de flammes, une fraise noire bordée de rouge, et un
bonnet noir et rouge, en forme de couronne; il porte
dans une main le sceptre redoutable qui fait trem-
bler les mânes , et la clef sous laquelle il les retient ,
pour annoncer que , comme le dit le Dante , une fois
entré dans son empire, on doit renoncer même k
Tespérance. Son épouse le suit dans le même cos-
tume ( n." 2^) : la sombre Proserpine laisse à son
époux son sceptre d'ébène ; eile tient dans une main
un flambeau , sympjole des tourmens qu'on éprouve
dans les enfers , et une clef qui annonce que sa sur-
veillance est aussi sévère que celle du dieu à qui elle
est unie.
Les noirs démons les accompagnent. La scène que
représente ie premier groupe (pi. XLVII , n° 2j ,
révolution, quelques costumes entêté détruits, principalement
ceux du lieutenant du prince d'Amour et de ses suivans ; mais les
têtières ont été conservées. Avec quel dégoût on doit engloutir sa
tête dans cette enveloppe hideuse et profonde, où , depuis trois
siècles et demi , trois cent cinquante couches de crasse et de
sueur se sont accumulées et su[)erposces !
Le jour de la Trinité et le jour de la Fête-Dieu , les diables et
les Ra^assetos vont à la première messe à Saint-Sauveur, avec
leurs têtières à la main ; et , avant de sortir, ils font dessus d'amples
aspersions d'eau bénite , en faisant des signes de croix , de peq.F
de trouver parmi eux un personnage de plus ( le vrai diable} ,
comme ils prétendent que cela est arrivé.
CHAPITRE LIV. 5 I 3
et plus fidèlement pi. XLVJII, n." ^ ), s'appelle lou
pîchoun jouec dêis diables ou Varmetto, c'est-à-dire, le
petit jeu des diables ou la petite ame. Un enfant en giiet
blanc et les jambes nues , représentant la. petite ame ,
tient une grande croix : malgré ce signe , des démons
cornus , armés de massues et de légers bâtons fourchus,
cherchent k l'enlever ; mais un ange vêtu de blanc ,
avec des ailes dorées , et dont ia tête est entourée d une
auréole, protège i'ame, et reçoit sur son dos, garni d'un
épais coussin, tous les coups qu'on veut porter k celle-
ci. L'ame et lui passent alternativement de chaque
côté de la croix, qu'ils tiennent entre eux deux, A la
fin du jeu, l'ange saute pour témoigner sa joie d'avoir
préservé l'ame de la méchanceté des démons.
Le groupe suivant fpl. XLVII, n.° 26 ) est plus
nombreux, et on l'appelle le grand jeu des diables ou
seulement les diables. Le barbare Hérode , reconnois-
sable à sa couronne , est livré à leur furie, en punition
sans doute du massacre des innocens : une douzaine
de démons, costumés comme les précédens , et por-
tant comme eux deux bandoulières en sautoir garnies
de grosses sonnettes , le harcèlent avec des fourches ;
Je pauvre roi tâche de les écarter avec son sceptre ; il
saute à droite et à gauche , d'une manière qui égayé
la populace : il finit cependant par leur échapper , et
saute encore pour se réjouir de sa délivrance ; mais
sa joie est de courte durée , les diables le ressaisissent
bientôt. Au milieu d'eux est la diablesse : c'est
3l4 CHAPITRE LIV.
ordinaireineiit un grand homme k visage découvert ,
ayant du rouge , des mouches , et vêtu dans le cos-
tume le plus moderne.
L'enfer a disparu à i'aspect de Neptune et d'Am-
phitrite (n.^ ^v)-, comme le feu cesse k l'approche de
i'onde. Ces divinités des eaux devroient être sur
des hippocampes ou chevaux marins ; mais il faut
qu'elles se contentent , comme les autres , de rosses i
terrestres. Leur vêtement est bleu comme la plaine
liquide ; le dieu tient son redoutable trident, que
ies vents craignent encore plus que son quos ego ^ et
Amphitrite porte deux dauphins.
Une musique guerrière précède des porteurs de
palets (nf 2y*J ^ qui rappellent peut-être le jeu du
disque , jeu qui fut si fatal au bel Hyacinthe.
Cette musique annonce aussi la troupe joyeuse des
Satyres et des Nymphes (n." 28 ) vêtus de vert, cou-
leur des feuilles , parure des forêts. Les Satyres ont des
culottes couvertes de poils , une longue queue , des
cornes et de longues oreilles k leur petit chapeau ; les
Nymphes ont des couronnes de roses : tous portent k
Ja main des rameaux verdoyans , et leurs habits sont
chargés de grelots. Pan et Syrinx k cheval ( n° 2p )
sont bien placés k la suite de ce groupe. Syrinx tient
une branche de ces frêles roseaux qui îa préservèrent
de l'ardeur pétulante du dieu des bergers , lorsqu'il
la poursuivit jusqu'au sein du Ladon : Pan joue de la
flûte , dont les sons lui rappellent la naéîamorphose
CHAPITRE L IV. 315
de celle qui sut se dérober à sa tendresse ; il est vêtu
d'une peau de bouc , et coiffé d'un chapeau de berger
orné d'un plumet.
Un petit char à deux roues , qu'on pourroit plus
justement appeler une charrette , orné de pampres
et de raisins , porte en triomphe le dieu des ven-
danges ( n." p J. H n'a pas cette jeunesse éternelle,
cette beauté languissante et efféminée qui le caractérise
dans les anciens ouvrages de l'art ; ce n'est point le
Bacchus des Grecs : c'est tout bonneinent celui qui
sert d'enseJÊfne à nos cabarets. Son costume est ce-
pendant plus décent, car il n'offense pas les regards
par sa nudité rubiconde; il est vêtu d'un gilet tigré,
et il porte sur ses épaules une peau de panthère en
forme de manteau. Son trône est un tonneau : il est
armé d'une bouteille et d'une courge taillée en coupe,
et il encourage ses suivans à boire comine lui.
Bacchus n'est pas seulement le dieu de la treille ;
malgré sa mollesse apparente , il a dompté des peuples
l^elliqueux et soumis l'Inde : la société du dieu des
combats ne sauroit donc l'effrayer. Mars le suit, armé
du casque et du bouclier //?," p ) , ainsi que Minerve
( n." S^^ ) > ^^ tient dans une main sa redoutable
iance et la tête de finsolente Méduse.
Les Centaures, sur les monumens antiques, font
souvent partie des Bacchanales : ces êtres , formés
de deux natures, buvoient à outrance, et enlevoient
les femmes dans leur ivresse. Les hommes attachés
3»^ CHAPITRELIV.
au corps d'un cheval , qui suivent Bacchus , pour-
roient d'abord être pris pour des Centaures ; ce
sont seulement des jeunes gens qui ont fixé à
leur ceinture un cheval de carton dont le caparaçon
leur cache les jambes : ils tiennent à la main un petit
bâton orné de rubans , et , au son d'un air joué par
le joyeux tambourin et le perçant galoubet, et dont
ia*musique a été composée par le roi René (i), ils
exécutent des évolutions, des manœuvres singulières.
Jamais le cheval ne tombe sans le cavalier : la chute
de tous deux est fréquente ; mais le scapulaire de
Notre-Dame du Mont-Carmel, que ces cavaliers
ont soin de porter , les préserve de tout danger. Cette
cavalcade pédestre porte le nom de chivaou-^ frux ,
c'est-à-dire, chevaux fringans ; mot qui se disoit
f risque dans l'ancien langage François.
Al. Grégoire a pensé que cette danse avec des
chevaux de carton étoit une imitation d'une an-
cienne danse à cheval qui peut-être avoit lieu au
temps de la chevalerie. Cette danse à cheval étoit
efTectivement en usage à la cour au temps de Bran-
tôme et de Bassompierre ; on la connoissoit encore
en Espagne en 1775 ; et elle s'exécute chaque jour au
spectacle de Franconi. Il paroîl que ce genre d'a-
musement est très-ancien ; il se renouvelle en Italie
dans différentes occasions, depuis un temps très-reculé.
(ijVoyez;;/. /K
CHAPITRE I, IV. 317
Du reste , nous avons vu de semblables cavaicades
dans le divertissement de Don Japhet d'Arménie ,
qu'on appelle le tournois , dans le Due/ d' Arlequin et
de Scapin , et dans toutes les mascarades du carnaval.
Des divinités pacifiques suivent Mars , Pallas , et
leur troupe guerrière. La chaste Diane (n° j'j' ) tient
son arc et ses flèches ; son dos est chargé du carquois ;
le croissant avec lequel elle nous éclaire pendant la
nuit, orne son bonnet : sur celui d'Apollon (n° ^^* )
est un "soleil ; ce dieu tient à la main la lyre dont il
tire des sons si harmonieux , et le coq matinal , qui
est aussi l'emblème de l'art divin de rendre la santé
aux malades. Mais comment un poëte a-t-il pu
oublier les Muses !
La reine de Saba [la reino Sabo ], avec une robe
garnie et chamarrée , coiffée d'un voile et d'une cou-
ronne , est venue visiter le roi Salomon ( n." $4)- EUe
remue les hanches d'une manière un peu trop libre pour
son éminente condition ; mais ses agaceries réussissent :
le grave roi Salomon devient, pour lui plaire, vif et
pétulant comme un Provençal ; il exécute devant elle
une danse animée , en agitant des grelots attachés à
ses jarretières , et en secouant une épée , au bout de
laquelle est un castelet [un petit château] de fer-blanc
doré , surmonté de cinq girouettes , qui représente
probablement le palais du grand roi, ou le temple
saint qu'il a bâti : chaque fois qu'il salue la reine en
inclinant l'épée, elle le lui rend par un mouvement
3l8 CHAPITRE LÏV.
circulaire des reins à droite et à gauche. Les suivantes
de ia reine ont chacune à la main une coupe d'argent ,
symbole des présens que leur maîtresse iui a offerts.
Après le troisième salut , ces dames forment une
danse sur un air qu'on attribue aussi au roi René
(pi. IV ) \ la reine, par le mouvement qui lui est
particulier, témoigne le plaisir qu'elle y prend. Le roi
est toujours choisi parmi les meilleurs danseurs de ia
ville ; il doit faire preuve de son talent avant son
admission.
Saturne ( -pi. XLVII , n." ^^ ) est vêtu d'un habit
couleur de chair ; heureusement le dieu est trop vieux
pour faire naître des tentations. Son bonnet est sur-
monté d'une faux , et dans la main droite il tient un
serpent qui mord sa queue , symbole de l'éternité.
Cybèle ( n.° j- j ) , qui l'accompagne , est couronnée
d'une tour peinte; elle tient le disque ou tympanon
qui représente un des hémisphères de la terre, et une
branche de pin , arbre qui lui est consacré.
Léis pïchounx dansàires. [les petits danseurs] (nf ^6)
et léis grands dansàires [ les grands danseurs ] (n." ^j)
précèdent le grand char du maître des dieux. Leur
vêtement blanc est orné de rubans de couleur ; ils
portent des scapuJaires, et ont à la main une petite
baguette garnie de rubans couleur de rose , qui leur
sert à marquer la cadence : l'air sur lequel ils dansent
est a.ussi attribué au roi René.
Le grand char k quatre roues, traîné par quatre
CHAPITRE LIV. ■ ^If)
chevaux fn." ^8), porte le reste de l'Olympe. Jupiter
tient son foudre et son aigle , Junon son sceptre et
son paon ; tous deux ont une couronne de fèr-blanc :
devant eux est Vénus , qui tient des bouquets; auprès
d'elle est Cupidon avec son arc et ses flèches, accom-
pagné des Jeux, des Ris et des Plaisirs. Le fond du
char est doré, garni de buis, de lierre, et entouré de
lampions et de flambeaux.
Pourquoi ces trois vilaines sœurs qui le suivent
( n." ^p ) , ne sont-elles pas avec leur maître Plutonî
c'est sans doute pour ofllir une moralité , et nous dire
que tout se termine par la mort. Ces trois sœurs sont
les Parques : Clotho tient la quenouille , Lachésis le
fil, Atropos les terribles ciseaux.
Ce nombreux et bruyant cortège passe au travers
d'une foule immense , et parcourt les principales rues
de la ville. René auroit mieux rempli son but en n'y
plaçant que des divinités païennes ; mais quelques
autres groupes y ont été associés pour grossir le cor-
tège , et répéter les jeux qu'ils doivent exécuter le
lendemain : d'ailleurs , à l'exception de la reine de Saba,
tous peuvent y trouver place sans nuire au but que
i'auteur de cette bizarre pantomime s'étoit proposé.
Le roi René a donné , dans cette composition ,
une preuve de sa bonté et de son esprit pacifique.
En Italie , en Espagne sur- tout, les divinités auroient
été chassées après avoir été vaincues dans un combat
k outrance, et les diables auroient été rôtis. Ici les
320 CHAPITRE L IV.
divinités du paganisme n'ont plus que le soir pour
exercer encore leur empire sur la terre : l'aurore
vient, elles disparoissent avec les ombres de ia nuit,
emblème de l'ignorance ; alors c'est la fête du Créa-
teur, c'est le triomphe de la religion, triomphe qui
n'a rien d'inhumain , rien de sanglant , et qui annonce
un Dieu de paix et de bonté.
Le lendemain , le son des cloches précède la céré-
monie, dont nous n'avions vu que la vigile. Autre-
fois la procession sortoit à dix heures du matin , k
cause des corps nombreux qui y assistoient ; au-
jourd'hui ce n'ei>t plus que vers deux heures. Nous
passâmes cette journée chez M. d'Albertas , et nous
vîmes la cérémonie, de son hôtel , devant lequel
chaque groupe s'arrêta pour exécuter ses jeux.
Les divinités du paganisme ont été dissipées parla
présence de Dieu , dont cette fête est le triomphe ; elles
ne reparoissent plus. La procession est formée des
autres groupes de la veille , et de quelques-uns qui n'y
ont point paru ; je m'arrêterai seulement k ceux-ci ( i ),
Le guet à pied et à cheval [ les chevaliers du Crois-
sant ( pi. XLVII, n.°' 8, 10 et 12 ) '\ ouvrent la
(i) Sur la pi. XLVIII, je n'ai fait giaver que les groupes qui
ne paroisscnt pas dans le guet, la veille de la procession, et qui,
par conséquent, ne sont pas figurés sur la. pi. XLVII ; j'y ai re-
produit aussi quelques groupes qui n'avoient pas été représentés
fidèlement sur la pi. XLVII. Tous ces groupes ont été représentés
isolés ; il sera facile au lecteur de se les figurer en procession.
marche .
CHAPITRE LIV. 32i
marche ; puis paroît la croix, signe de notre rédemp-
tion ; ensuite vient loii jouec dou cat , ou Moïse et
les Israélites avec le veau d'or ( pLXLVII , n° 2^ , et
pi XLVin,n.' I )\ les Razcassetos (pi. XLVII ,
n." 22 ) \ la reine de Saba ( ibid. n° S4-) '■> ^^ grand
jeu des diables (ibid. n° 26 ). Le groupe appelé la
Bello-Esiello [ la Belle-Étoile] (pi. XLVIII, n." 2 )
est composé des trois mages, suivis chacun d'un
page , et qui vont se rendre à Bethléhem , guidés
par la belle étoile qui les y conduit. La têtière des
mages ou des rois est ceinte d'une couronne ; mais
celle des pages est en pain de sucre : tous portent
mie boîte en pyramide ; ce qui désigne les présens
de myrrhe, d'encens et d'or, que les mages viennent
o&ùx ( pi. XLVIII tn." 2 ) . Le jeu consiste à tourner
à droite et à gauche de l'étoile quand on l'agite, et
à s'arrêter quand elle s'arrête. Le page qui en est le
plus près , vient la saluer en dandinant sur le pied
droit et sur le pied gauche ; après quatre ou cinq
pas semblables , il fait un grand salut avec sa boîte ;
puis il se retourne et fait un mouvement de reins
de droite à gauche et de gauche à droite , qu'on
appelle le réguigneou ; celui qui réussit le mieux
charme davantage les assistans et gagne le plus d'ar-
gent : après cela , il s'avance vers le roi son maître ,
et le salue de la même façon ; ce premier roi se re-
tourne et reçoit le salut du second page , et chacun
en fait autant.
Tome II. X
3^2 CHAPITRE LIV.
Après léis dansdires [ les danseurs] (pi. XLVIÎ ,
71." ^j) et lou pichoun Jouec déis diables , ou l'armetto
[ le petit jeu des diables , ou la petite aine ] (pi.
XLVII, n: 2 y, et plus fidèlement, pi. XLVIII,
n." ^) , viennent léis tirassouns (pi XL VIII , n." ^).
Ce dernier groupe offre le roi Hérode couronné,
ayant un soleil sur la poitrine , et qui veut faire
mourir les innocens ; il est accompagné d'un tam-
bour , d'un drapeau et d'un fusilier : des enfans
qui n'ont pour vêtement qu'une grosse chemise,
courent en rond avec un air effrayé et en jetant
des cris. Le roi donne le signal avec son sceptre ; le
drapeau s'agite , le tambour bat , le coup de fusil part :
alors les enfans tombent par terre. Mais , afin d'ex-
citer le rire du peuple et de grossir la quête , ils choi-
sissent les ruisseaux et les lieux les plus sales pour s'y
traîner ;cesl pourquoi on les appelle tirassouns. Après
avoir répété plusieurs fois leur jeu , ils sont si dégoû-
tans, qu'ils font horreur k voir. Moïse leur montre,
on ne sait pourquoi , le livre de la loi : près de lui
est une espèce de maître d'école qui tient un livre ;
c'est sans doute le pédagogue de ces enfans , qui
sont toujours choisis parmi les plus déterminés
polissons de la ville.
Léis chivaoux frux [ les chevaux fringans ] (pi.
XLVII, n.' s^)'
Léis apotros [ les apôtres ] (pi XLVIII , n.° j ).
Judas ouvre ia marche; il tient les trente deniers dans
CHAPITRE LÎV. 325
lîiie bourse. S. Paui le suit, portant ia grande épée
instrument de son suppiice. Les autres apôtres et les
évangélisîes viennent après sur deux files : tous ont
une dalmatique ornée de rubans , à l'exception de
S. Jean , qui est vêtu de peaux de mouton , et qui
porte un livre sur lequel il y a un agneau en relief,
et de S. Siméon, en mitre et en chape, qui donne la
bénédiction et tient un panier plein d'œufs ; S. Pierre
porte des clefs ; S. Jacques a son habit semé de co-
quilles ; S. André porte sa croix. La têtière des évan-
gélistes figure les animaux qu'on leur donne pour
symbole : celle de S. Luc est une tête de bœuf; celle
de S. Marc, une tête de lion, &c. Tous ont un mor-
ceau de bois plat, sur lequel il y a un passage du Sym-
bole , pour annoncer leur foi ; et ils frappent avec ce
morceau de bois sur la têtière de Judas , en punition
de sa trahison. Autrefois le Christ suivoit en habit de
-capucin, portant sa croix à Golgotha : aujourd'hui
-il est vêtu d'une aube.
Vient ensuite San Crîstoou [ S. Christophe ] f pi.
XLVIJI , n." 6 ) : l'homme qui porte cet énorme
Tnannequin , le fait saluer le mieux qu'il peut.
Bientôt on voit paroître les bâtonniers, lanciers
et porte-drapeaux galamment habillés en soie : chaque
groupe est accompagné d'un détachement de fusiliers.
Les lanciers (ibid. n." y ) font avec habileté l'exercice
de la lance ; les porte-drapeaux ( ibid. n." 8 ) font
celui du drapeau ; les bâtonniers ( ibid, n." ^) celui
324 CHAPITRE LIV.
du bâton orné de rubans , qu'ils font tourner avec
agilité autour du bras , d'un doigt ou du corps ; ils
ie lancent à une grande liauteur , et le retiennent
avec adresse , en lui imprimant le même mouvement.
Alors viennent l'abbé de la ville ou de la Jeunesse
(ibid. n." lo ) vêtu d'un habit noir, d'un manteau
de môme couleur; puis le roi de la Basoche ( ibid,
n." II ) , vêtu de blanc, ayant un manteau de drap
d'argent ; enfin ie lieutenant du prince .d'Amour encore
plus richement vêtu , avec un cordon bleu , comme
le roi de la Basoche : ils tiennent un gros bouquet,
ainsi que le guide du prince d'Amour ( ibid, n° 12 ) ;
ils saluent les personnes qui sont aux fenêtres. La
procession passe ensuite. Derrière le dais est la
Mouert [la Mort ] (ibid. n." i^) qui fait aller sa faux
à droite et à gauche, en criant hohoou , hohoou (i).
Les jeux parcourent encore les rues après la pro-
cession , et exécutent leurs différentes scènes. Le plus
plaisant étoit autrefois cehii de Momus ou des Ma-
rnons, appelé aussi le jeu du duc d'Urbin, parce que
René a voulu probablement donner à cette farce ridi-
cule le nom d'un homme qu'il n'aimoit pas. Ce jeu
étoit composé d'une troupe de Satyres attachés à la
suite de Momus , et qui fâisoient mille plaisanteries
(i) Il y avoit autrefois beaucoup d'autres jeux qui ont été sup-
primés , tels que Adam et Eve, Cahi et Abel , le Sacrifice d'Abraham,
les Signes en Eg^'pte , les Prestiges des Egyptiens, ks Prophèus ,
S. Jean-Baptiste , S. .Michel, &c.
CHAPITRE LIV. 325
aux passans : malheur au vieil avare , au mari soup-
çonneux , à i'épouse légère ! les suivans de Momus
ne manquoient pas de les désigner dans des vers
souvent malins, mais toujours sans prétention
et sans art, puisque leurs auteurs appartenoient à
la classe du peuple. Un paveur , appelé Baliha^
^ar Roman, étoit en 1605 et fut pendant long-
temps directeur et auteur de ces farces : les consuls le
payoient pour les composer; et ceux qui craignoient
ses bons mots naïfs et piquans , achetoient son si-
lence. 11 étoit précédé de ses acolytes , tous vêtus
en jaune comme lui , qui s'introduisoient dans les
salons et en jonchoient le pavé de fleurs de genêt ; il
entroit le dernier : alors il entonnoit ses couplets , dont
chacun chantoit successivement un vers. II avoit, outre
cela , le privilège de célébrer en vers tous les événe-
inens publics : il vendoit des chansons pour des ma-
riages, pour des fêtes, pour toute sorte d'occasions;
et sa boutique étoit aussi accréditée que celle du
cocher de Vertamont. En 1645 > ^^ laissa , en mou-
rant , ce grave emploi k son fils Arnaud Roman.
Celui-ci fut , comme son père , paveur et farceur
jusqu'en 1660 : mais alors il voulut montrer trop
d'esprit ; il se fit secrètement aider : c'étoit un
temps de troubles et de divisions; plusieurs per-
sonnes distinguées profitèrent de ce moyen pour
s'attaquer réciproquement ; l'autorité s'en mêla, et le
moderne Momus fut condamné à se taire.
3^3
^z6 CHAPITRE LIV.
On a disputé sur le but que le bon roi René s'é-
toit proposé dans la fête que je viens de décrire.
M. Grégoire a voulu prouver que c'étoit une réunion
des exercices militaires de l'ancienne chevalerie, ua
tournois de courtoisie^ joint à des cérémonies religieuses
et a quelques intermèdes ou pantomimes tirés de
l'histoire sainte. Cette opinion ne sauroit être sou-
tenue. Rien dans ces jeux, comme nous l'avons vu,
ne ressemble à un tournois : il est démontré que ie
bon pHnce a voulu faire une grande pantomime en
deux journées , qui représentât les fêtes joyeuses de
l'Olympe, exécutées pendant les ténèbres, et ensuite
le triomphe de la religion sur le paganisme. Ce vaste
plan donnoit une libre carrière à son goût pour la
poésie , dans la composition de ses groupes religieux
et profanes.
Nous avons déjà dit que les représentations dra-
matiques composoient, chez les anciens, une partie
des pompes et des processions ( i ) , principalement de
celles qui avoient lieu en l'honneur de Cérès et de
Bacchus. Les Bacchanales que l'on voit sur les vases
grecs , nous retracent sans doute des groupes qui ont
figuré dans ces solennités (2) : sur un de ces vases ,
on voit des jeunes gens qui , pour paroître dans ces
cérémonies , mettent des masques de Satyres , et s'at-
tachent à la ceinture un simulacre monstrueux de
(i) Tome \y , p. 69.
{2) Bœttiger , Quatuor œtates rel sanisa nptid veteres, p. 7.
CHAPITRE LIV. 327
l'organe qui caractérise spécialement (1) ces demi-
dieux. II est également démontré qu'on joignit à ces
fêtes des scènes pantomimes qui retraçoient les événe-
mens consacrés par une tradition révérée. On y voyoit
l'arrivée de Cérès chez Celeus , la naissance de Trip-
tolème, les rires immodérés de Baubo. On y repré-
sentoii l'histoire entière d'un dieu ou d'un héros , et ses
principales aventures (2) : c'est pourquoi l'on voit sur
les vases peints les plus anciens , les divers travaux
d'Hercule , les exploits de Thésée , Bacchus et
Ariadne, Oreste matricide (3). L'usage de ces panto-
mimes religieuses s'est conservé dans la Grèce , long-
temps même après la formation régulière de leur
théâtre. Dans la célèbre pompe qui eut lieu à
Alexandrie sous Ptoiémée-Philadelphe , on vit pa-
roîtije les dieux et les déesses avec leurs attributs ,
et tout ce qui avoit rapport k leur histoire. Bacchus
étoit précédé de Silène qui faisoit faire place , et de
Satyres qui portoient des flambeaux; l'Année étoit
entourée des Saisons; la statue du dieu de Nysapa-
roissoit au milieu de cent quatre-vingts personnages
portés sur un seul char. Le cortège de Jupiter n'étoit
assurément ni moins nombreux ni moins brillant
que celui de Bacchus; et l'on peut en dire autant de
celui des autres dieux.
(i) TiSCHBEIN, Vases peints , tome I.'-'', pi, 39 et 40.
(2) CLEMENS AlEXANDR. Pamnetic.
(3) Âlonumens itntiques , tome I.'-''', art. XXIII,
X 4
328 CHAPITRE IIV.'
Ceci convient très-bien à la procession qui nous
occupe. Nous avons vu comment on avoit introduit
dans plusieurs cérémonies religieuses , des person-
nages de l'ancien et du nouveau Testament, et prin-
cipalement , au temps de Noël , ceux qui assistèrent k
ia naissance de Jésus-Christ (i). L'époque où René
composa sa procession , étoit celle où l'on jouoit de
ces farces religieuses appelées mystères : dans la
ville d'Apt , des jeunes gens , habillés aux dépens du
public , représentoient les saints mystères le jour
de la Fête-Dieu (2) ; et les habitans d'Arles retinrent
pendant un an, en i433 » ^^^ mimes ou ménétriers
qu'on ieur avoit envoyés pour relever la pompe des
processions.
René ne fit donc, en établissant cette fête , que
suivre un usage du temps , convenable \\ ses goûts :
il voulut cependant lui donner un but moral , en la
faisant précéder de l'apparition des dieux du paga-
nisme , que la présence du Sauveur fait rentrer dans
le Tartare ; c'est pourquoi ce bon roi nomma cette
fête, le Triomphe de l'adorable Sacrement , ou le
Sacre (3).
Un prince qui auroit eu l'esprit plus guerrier ,
(i) Tome I,*^"^, p. 70.
{2) René aimoit ces sortes de représentations dramatiques, qui
étoient les seules qu'on connût alors: il fit représenter, en 1476,
une pièce appelée la Moralité de l'homme mondain.
(3) M, FlsCH , Briefe liber die siidlichen Prcvin^n von Franhreich,
CHAPITRE LIV. 32^
auroit joint à cette fête des représentations de com-
bats ou de tournois : il n'y est question ni de
combats , ni de tournois , ni de guerre , ni de che-
valerie ; on y fait seulement l'exercice de la pique ,
le jeu du bâton ; ces exercices sont exécutés , non
par des guerriers , mais par des hommes de la riante
cour du prince d'Amour et de l'abbé de la Jeunesse,
René n'a rien voulu y admettre non plus qui retra-
çât le joug de la féodalité : il a représenté les trois
p. 419» ^ voulu trouver dans ces pantomimes religieuses un
plan régulier et suivi. Son explication me paroît plus ingénieuse
que solide; car, pour cela, il distribue les groupes dans un ordre
qui n'est pas exact. Selon lui , « la première représentation ou
le premier acte est, pour ainsi dire, le prologue de la pièce,
et en offre le sommaire, c'est-à-dire , le but et les résultats de la
religion, sous l'image d'une ame assaillie par le diable, et sauvée
par le christianisme, désigné par la croix et par la protection d'un
ange. Le roi René avoit aussi l'intention de se rappeler à lui-même
ainsi qu'à ses successeurs les dangers de la dignité royale ; ce qui
lui fit imaginer les deux scènes des diables , dont chacun paroît
désigner un vice particulier : la diablesse est l'emblème de la volupté.
« La seconde représentation nous offre l'esprit humain aban-
donné à ses propres forces , s'égarant sur la route d'une fausse
religion , et adorant des dieux qu'il s'est faits lui-même. Comme
religion des ténèbres , elle paroît la nuit, parce qu'elle est fausse ;
elle précède le commencement de la véritable fête chrétienne.
La reine de Saba est peut-être Cérès ou Latone , à qui, par
des raisons d'économie , on aura donné le vêtement de la reine
de Saba, qui paroît le lendemain à la grande fête.
» Dans la troisième représentation ou letroisième acte, la fausse
religion a quitté la scène, avec la nuit qui l'avoit fait naître, et a
cédé la place à la religion révélée.
» Le prologue parojt encore une fois pour mieux faire saisir la
330 CHAPITRE LIV.
ordres de l'Etat, mais d'une manière qui ne pouvoit
choquer l'un en l'abaissant au-dessous de l'autre.
Le roi de la Basoche est le représentant du tiers-
état ; l'abbé de la Jeunesse , celui du clergé ; le
prince d'Amour , celui de la noblesse , à la tête de
laquelle René auroit pu mettre un prince puissant,
suivi de ses chevaliers , de ses écuyers , de ses
vassaux : au lieu de cela , c'est le prince d'Amour
avec ses aimables sujets.
signification de i'ensemble. Les dieux époques du judaïsme sont
d'abord mises sur la scène : Moïse et Aaron désignent celle de sa
fondation; ia reine de Saba, celle de sa plus grande splendeur, où
des personnages puissans venoient des pays les plus éloignés pour
admirer la magnificence du nouveau royaume et la sagesse du
grand roi. Le judaïsme est suivi du christianisme , figuré par ses
principaux personnages et par les événemens les plus remarquables
de son histoire dans les premiers temps. Enfin, comme application
de iapièce entière, on voit paroître le christofhore [ S. Christophe],
symbole du monde qui se convertit au christianisme.
» Le quatrième acte offre l'épilogue et l'application locale. Le
roi René et ses Provençaux, sous les traits de chevaliers et de
gens du peuple, léis chivaoux frux et léis dansaires , se réjouissent
du triomphe de leur religion en dansant au son d'une joyeuse
musique. Peut-être le masque dégoûtant des Rn-^cassetos est-il une
allusion à la conquête de la Terre-Sainte, d'où les croisés ne
rapportoient chez eux que la misère et la lèpre.
» La Mort vient en dernier lieu , et termine ia procession : sa
faux indique d'une manière assez tragique quelle est la fin de
tout ce qui se passe dans ce monde. »
33
CHAPITRE LV.
Cabinet de minéralogie de M. de Fons-Colombe le père;
— d'entomologie de M. de Fons-Colombe le fils. —
Hôtel bâti par le Puget. — Torse. — Place des Prê-
cheurs. — Fontaine. — Église de Sainte-Madeleine.
— Annonciation attribuée à Albert Durer. — Inscrip-
tion arabe. — Inscriptions typographiées. — Cal-
vaire singulier. — Vers du roi René. — Tombeau d'un
boucher. — Le roi René ; son goût pour les lettres et
les arts ; la peinture favorisée en Provence. — Tableau
du roi René peint par lui-même. Le Buisson ardent.
— Ce prince et son épouse figurés dans l'intérieur des
volets; l'Annonciation à l'extérieur, — Le passage de la
mer Rouge, sur un sarcophage chrétien.
J_jE jôiii' de notre départ étoit fixé, et il nous restoit
cependant encore plusieurs choses k voir. Nous re-
grettâmes infiniment de ne pouvoir examiner la riche
collection d'insectes que M. de Fons-Colombe lé
fils a formée. M. son père eut la bonté de nous
montrer son beau cabinet de minéralogie ; il est
très'intéressant pour l'étude , et il renferme aussi
des pièces rares.
Nous y remarquâmes une pierre calcaire, dont
la surface est toute parsemée d'empreintes de pe-
tits poissons , longs d'environ un pouce et très-
bien caractérisés. Cette pétrification a été trouvée
dans les carrières à plâtre qui sont auprès d'Aix ; elle
mériteroit d'être dessinée et gravée avec soin.
532 CHAPITRE LV.
Nous vîmes dans le salon un tableau du Puget ,
où cet artiste s'est représenté lui-même , avec sa
femme et son enfant, sous l'allégorie de la Sainte-
Famille. L'enfant n'est pas bien ; la Vierge est déjà
sur le retour : la tête de S. Joseph est la meilleure
partie du tableau ; elle est du moins intéressante ,
parce qu'elle nous offre les traits de ce célèbre artiste.
Ce salon est encore décoré d'une table de vert an-
tique , qui vient d'un bloc ou tronçon de colonne
trouvé à Aix , et qu'on a débité pour en faire quatre
tables : il y en a une chez M. d'Albertas.
Le troisième fils de M. de Fons-Colombe, qui,
très-jeune encore , se livre avec succès à l'étude des
antiquités et des médailles , nous avoit accompa-
gnés. II nous fit passer, en revenant, devant l'hôtel
qu'occupoit autrefois ie marquis d'Argens : la façade
est d'un assez bon goût. Cet hôtel a été construit
sur les dessins du Puget , qui étoit , comme Michel-
Ange, sculpteur, peintre et architecte.
II y a dans la maison où l'on a placé l'école secon- \
daire , une école de dessin , dirigée par M. Clairian ;
nous y vîmes un beau torse antique d'un petit Faune,
ou plutôt d'un jeune Bacchus, en marbre de Paros.
Ce torse a été trouvé près de Salon. Le vase qui
est à ses pieds , est du même bloc que le torse.
Sur la place des Prêcheurs , qui est devant l'église
de Sainte-Madeleine, il y a une fontaine surmontée
d'un obélisque d'un très -beau style , qu'on laisse
CHAPITRE LV. 333
dégrader faute d'enlever les herbes qui finiront par
disjoindre les pierres et les renverser.
Depuis notre départ on a restauré sur la place
de la maison de ville une colonne antique de granit
égyptien, et on l'a consacrée à l'Empereur, avec cette
inscription, composée par M. de Saint-Vincens:
NAPOLEONI I ,
FRANCORVM IMFERATORI ,
PRINCIPI OPTIMO , INVICTO ,
TEMPLORVM RESTITVTORI ,
JVSTITIA , LEGIBVS
POPVLOS MODERANTI ,
VICTORIIS, CONSILIO
PACEM FVNDANTI ,
AQVENSES CIVES
COLVMNAM EX ^GYPTO
A ROMANIS TRANSVECTAM,
NVLLI DICATAM,
DEDICAVERVNT
ANN. MDCCCVI ,
NATALI DIE XV AVG.
Nous entrâmes dans l'église de Sainte -Madeleine,
où l'on trouve un tableau singulier qui est attribué à
Albert Durer ; il n'est pourtant pas indiqué dans la
iiste de ses nombreux ouvrages. Quoi qu'il en soit,
i'artiste , si ce n'est lui , est au moins de son
temps , et il appartenoit à l'école allemande. Il a
figuré le Père éternel dans un nuage ; la Vierge est
à genoux; dans le rayon, éclairé par le souffle divin,
334 CHAPITRE LV.
qui sort de la bouche du maître du monde et entre
dans l'oreille de la chaste Marie , est un petit enfant
qui va pénétrer par cet organe. La Vierge porte
une chape d'or ; l'ange qui lui annonce l'heureux
effet de l'esprit créateur, est vêtu d'une chape rouge ,
à laquelle il y a des ouvertures pour donner passage
à ses aiies. M. de Saint -Vincens possède un dessin
de cette singulière peinture.
Nous savions qu'il existoit, sous l'entrée de la mai-
son de M. Mieulan , une inscription arabe dont
nous desirions avoir la copie : la difficulté des ca-
ractères auroit rendu cette entreprise très-longue ;
et malgré tous nos soins et notre patience , nous
aurions pu commettre quelque inexactitude. Nous
employâmes , pour la lever , les procédés typogra-
phiques. On lave la pierre , on la couvre d'encre
d'imprimerie ; on applique dessus du papier trempé ,
et on le retire chargé de toutes les lettres , qui pa-
roissent blanches sur un fond noir quand elles sont
en creux, et noires sur un fond blanc lorsqu'elles
sont en relief. Comme les lettres sont alors à rebours ,
il faut lire en sens inverse ; mais en présentant la
feuille au jour , on lit par derrière le papier , et
toutes les lettres se trouvent dans leur première po-
sition. Pour obtenir une plus grande transparence des
lettres, on doiflt, se servir de papier peu collé. On
enlève l'encre qui salit la pierre, en la lavant avec
une dissolution de potasse.
CHA PITRE LV. 33 J
C'étoit pour lever ainsi les inscriptions que , d'a-
près l'avis de M. Marcel , nous avions emporté des
bailes et du noir d'imprimerie : mais il n'est pas très-
nécessaire en France de se charger de ces objets , donc
le transport est embarrassant ; il n'y a pas de petite
ville où l'on ne trouve au moins un imprimeur.
Ce procédé est connu depuis long-temps en Italie;
mais il paroît qu'on ne l'appliquoit qu'aux inscrip-
tions tracées sur des tables de bronze. Leibnitz avoit
vu chez Fabretti une copie des Tables Eugubines prise
de cette manière ( i ) ; et il témoigne dans une de
ses lettres le désir d'en obtenir une semblable (2).
C'est M. Marcel , aujourd'hui directeur de l'Impri-
merie impériale , qui , dans le temps oi^i il accompa-
gnoit notre illustre Empereur dans la mémorable
expédition d'Egypte , a songé le premier k lever
ainsi les inscriptions gravées sur la pierre. Il a rap-
porté le fac simile de la curieuse inscription de
Rosette , et c'est d'après cette épreuve qu'elle a été
(i) Bernardi Baldi lîbrum de Tabula Euguhina legi olim , no-
Uivique eum explicatioties vocahulorum ex llnguis orientalihus petere.
Mihi placuerat ectypon Tabidx quahm vidi aynd D, Fahrettum ,
quod ipsa ex Tabula colore nigro infecta in charta applicata fuit
«xpressum. Nam quœ vidi, characteres non satis exprimunt, Leibnitu
Opéra, epist. XllI, adcalcem, tom, I, pag. 37.
[z] ...Optarem impetrari posse ectypum Tabularum Eugublnarum,
Tabulas sels esse œneas , quibus Utterœ veteres ,quœ etruscae censentur ,
sunt insculpta. Si quis amicus Eu gubii f avère vel'et , possent tabulae
colore aliquo infici, et ita uno ictu in charta exprimi : takm ecty-
pum illic ebtinuit Fabrettus. Ibid. epist. XII, tom, I, pag. 31.
3 3^ CHAPITRE LV.
kie , gravée et publiée. J'ai vu aussi chez lui des
empreintes des inscriptions du Meqyas et un tiès-
grand nombre d'autres écritures cufiques prises par
ie même procédé. II n'offre aucune difficulté ; on
peut opérer soi- même ou se servir d'un imprimeur.
De cette manière, les personnes les moins versées
dans la science des inscriptions peuvent en obtenir
des copies de la plus exacte fidélité.
J'ai fait graver cette inscription (pi. L ) , parce
qu'elle présente des ligatures très -embrouillées, et
qu'elle peut servir à déchiffrer d'autres monumens
du même genre. Mon respectable ami M. de Sacy ,
mon confrère à l'Institut , a bien voulu la transcrire
en arabe ordinaire , et y joindre une traduction et
des observations que je donne textuellement.
i-AL-JUl jja-J ^tSjy:^] Q«.jj.j U ij Oj-l' '-^l^ if~^ (J-^
A-ls^î ja3 ItN* j*J {^Jis kX^\ J-_2wi[^ jUJt ^j£. r-^J O^
Au nom de Dieu rlément et miséricordieux. Que Dieu soit pro-
pice au prophète Mahomet et à sa race, et qu'il leur accorde le
salut iToar^ ame ( c'est-à-dire, toute personne) éprouvera la mort;
mais vous receire^ !e salaire qui vous sera Ju au jour de la résur-
rection. Celui-là sera bien heureux qui sera écarté du feu et introduit
dans le paradis. C'est ici la sépulture de Hadji Thabet, fils
d'Abdairahim ,
CHAPITRE LV. 337
â'Abdalrahim , mort dans ia première décade du mois de djou-
mada premier, l'an 585 [ i 189 de J. C j.
ce Ce qui est imprimé en caractères italiques dans
31 la traduction de cette inscription , est un passage
33 de l'AIcoran, qui se trouve dans la troisième surate,
?3 verset 1 82 de l'édition de Hinckelmann , et i 86 de
35 celle de Marracci. Ce passage de l'AIcoran fait ordi-
33 nairement partie des inscriptions sépulcrales.
31 Le caractère dans lequel est écrite cette inscrip-
3> tion, a beaucoup de ressemblance avec celui des
33 inscriptions sépulcrales que l'on trouve dans i'ou-
35 vrage intitulé la Cuidade'forestiericurîosidivedere...
35 le cose pîii memorabili di Po^:^o/i , ù'c. de Pompéo
35 Farnelli , et dans la Description de V Arabie , par
35 M. Niebuhr. Les ornemens superflus dont cette
35 écriture est surchargée, sont cause que l'on éprouve
35 quelque difficulté à lire ces inscriptions.
35 Les lettres de celle - ci n'ayant aucun point
35 diacritique , je n'oserois assurer que le nom c^\3
33 Thabit soit véritablement celui de la personne à
3» laquelle ce monument a été élevé ; car, des quatre
33 lettres qui composent ce mot, il y en a trois qui
33 peuvent être lues de plusieurs manières : cepen-
35 dant je ne vois guère d'autre nom propre que l'on
35 puisse lire ici. On pourroit bien lire 09. U Ndïb ;
35 mais je ne crois pas que ce mot ait jamais été
35 employé comme nom propre.
33 Dans le mot JjVI la première (décade), il manque
Tome //. Y
338 CHAMTRE LV.
35 sur le monument un élif entre le lam et ïe waw /
» c'est sans doute une omission du sculpteur. Dans la
35 date de Tannée , on auroit dû écrire , pour la régu-
>5 larité grammaticale, j»> et non k^\ mais ces
33 sortes de fautes sont très-communes.
33 Une autre inscription du cabinet de M. de Saint-
33 Vincens , dont M. Millin a pris également une em-
33 preinte , est écrite dans le même genre de caractère ,
30 et est aussi très- vraisemblablement un mormment
33 sépulcral ; mais la pierre a trop souffert des injures
33 du temps pour qu'on puisse la déchiffrer. 33
M. Marcel a également eu la bonté de s'occuper
du déchiffrement et de la traduction de ces deux ins-
criptions.
Les monumens qui rappellent le roi René et le
goût de ce prince pour les arts et pour les vers ,
excitoient sur - tout notre intérêt. Nous allâmes à
l'église des Augustins , aujourd'hui fermée , pour
voir un bas-reiief qu'il a fait exécuter. Derrière le 1
maître autel est une niche dans laquelle on a repré-
senté Jésus-Christ qui monte au Calvaire, assisté
de S. Augustin , qui est coiffé d'une mitre et tient
la crosse k la main. Les armes du roi René sont aux
quatre coins de cette sculpture. II a composé les vers
suivans , qu'on lit au-dessous en caractères gothiques ;
c'est le Sauveur qui parle :
Voyés i'angoisse et dure peine
<^ue pour vous autres gent humaine
CHAPITRE LV. 3 39
*'en^ui*e très-crueliement ;
Car sur moi n'y a nerf ne veine,
'Qu'en portant cette croix greveine
N'excite douloureux tourment,.
Quant allant haut
Je perds l'halleine.
Et fe cœur me fault ,
Tant est pleine
Ma chair las de murtrissementj
Ainsi m'en vais piteusement <
Recevoir mort honteusement
Pour votre coulpe horde et vaine.
Dont condamnés a damnement
Etiés perpétuellement ,
Et est chose toute certaine.
Pourquoi te offrir benignement
Que il faut mon mal pietamment
Si qu'ayés des cieulx le domaine.
Ce monument est difficile à déplacer, parce qu'il
est en plâtre ; mais, avec des précautions, on pourroit
en venir à bout.
On voit encore dans cette église des tombes
plates : ia plus remarquable est celle de Hugues,
qui , dans son épitaphe , a le titre de bocherius ( i )
[ boucher]. Cette tombe a été faite en 1 5 14 '- on
voit au milieu la masse pour tuer les bœufs, et le
couperet pour ies dépecer.
Le célèbre tableau peint par le roi René devoit
encore plus fixer notre attention. Il étoit déposé
dans ia maison de M. l'archevêque : nous passâmes
(i) Ce mot barbare signifioit aussi, dan5 le xv.*^ siècle, ofîcier
dt Ia boucht.
Y i
34o CHAPITRE LV.
une partie de la journée chez ce respectable prélat ,
qui eut pour nous les bontés les plus obligeantes ;
et nous eûmes le plaisir de contempler à notre aise
ce précieux monument de l'art.
René d'Anjou, son auteur, se vit à-Ia-fois duc
d'Anjou, de Lorraine et de Bar, roi de Napies et
comte de Provence : mais ces états lui étoient dispu-
tés; et sans doute il auroit vécu plus heureux, s'il eût
été seulement comte de Provence. Il n'avoit point
de forces suffisantes pour se maintenir dans des pos-
sessions si vastes et si distantes les unes des autres :
malofré sa v;)leur éclatante et ses talens militaires , il
fut obligé d'abandonner le trône de Napies. Quoique
ce prince eût un noble courage, il n'avoit pas assez
de génie , une tête assez fortement organibée pour
devenir un grand roi ; mais il a mérité , comme
Jean II , Louis XII et Henri IV , le nom de Bon :
îl partage avec ce dernier prince l'honneur si rare
que son nom soit connu et respecté dans la classe
la moins instruite; le pauvre a conservé sa mémoire,
et jamais les Provençaux ne l'appellent que le bon
roi René (i). Cependant les guerres qu'il eut k sou-
tenir le forcèrent à établir souvent de forts impôts ;
sa vie fut une suite de revers : mais il étoit humain ,
(i) Ils aiment à se rappeler les traits qui peignent son naturel
et sa singularité. Ce prince avoit coutume, quand il faisoit froid ,
d'aller se promener dans des lieux exposes au soleil; les Proven-
çaux appellent encore ces lieux, les cheminées du roi René'.
CHAPITRE LV. ^^l
popuîaîre, libéral et juste; faut-il encore d'autres
titres pour mériter i'amour des peuples!
Si René ne possédoit })as tous les taiens d'un sou-
verain, il avoit les qualités d'un honnête homme,
la franchise et la bravoure d'un loyal chevalier.
Combien il auroit fait d'heureux, s'il eût pu vivre
paisiblement dans une petite principauté ! Son ame
n'avoit point assez de vigueur ni d'énergie pour maî-
triser les événemens. L'ambition n'avoit aucun empire
sur son cœur. 11 étoit occupé à peindre une perdrix
quand on lui annonça la perte du royaume de Naples,
et il ne discontinua pas son ouvrage. II paroissoit
persuadé que , pour être heureux , il devoit oublier
qu'il étoit roi ; cependant un prince doit toujours
s'en souvenir, s'il ne veut jamais cesser de l'être.
Laissant la vie publique pour laquelle il étoit né ,
il se livroit par sentiment aux douceurs de la vie
privée : il aimoit les sciences utiles ; il favorisoit
l'industrie , protégeoit l'agriculture ; il se plaisoit à
cultiver des fleurs ; il encouragea la culture du mûrier;
les provinces septentrionales de la France lui doivent
l'œillet de Provence (i), la rose de Provins (2),
( 1 ) Dianthus barhatus. L.
(2) On lit dans le nouveau Dictionnaire d'histoire naturelle et
dans plusieurs ouvrages , que cette rose est appelée ainsi, parce
qu'elle a été apportée de Syrie à Provins par un comte de Brie ,
au retour des croisades ; mais le mot Provins est une corruption
Y 3
3^2 CHAPITRE LV.
et les raisins muscats ( i ). II faisoit élever des oiseaux
rares. Il étoit versé dans la connoissance des livres
saints et de ia théologie; il étoit aussi avancé qu'on
pouvoit l'être alors dans les mathématiques; il faisoit
des vers et de la musique. Mais l'art de peindre fai-
soit son principal amusement : il reste encore plu-
sieurs des peintures dont il enrichissoit les vitres, les
murs, les manuscrits. Le tableau dont je vais donner
la description n'est pas connu ; j'ai cru devoir le faire
graver. C'est sans contredit un des plus précieux
monumens de l'art , à cause du temps où il a été fait ,
du rang de celui qui l'a exécuté, et de la manière
dont il est peint. Avant de le décrire, j'offrirai sur
l'art quelques considérations préliminaires.
L'aurore des beaux-arts éclairoit déjà l'Italie au
XV." siècle , pendant que tous les autres états étoient
encore plongés dans la barbarie. La plupart des
grands hommes dont le génie illustra les règnes de
Laurent-le-Magnifique et de Léon X , s'éloient fait
connoître avant ia fin de ce siècle ; ce ne fut guère
qu'à l'époque où François I." appela en France
Primatice et Rosso , que la peinture commença à y
faire des progrès. Cependant la Provence a eu à cet
de celui de Provincialls [ Provençal ] , par Iccjuel on désigne la
patrie de cette fleur. Elle est encore nommée dans les méthodes,
rosa Provincialls , qu'on doit traduire par rose de Provence , et non
tose de Provins.
( I j Viùs npiana^
CHAPITRE LV. 343
égard quelques avantages sur le reste de la France.
Le séjour des papes à Avignon y avoit attiré des
artistes célèbres pour cette époque , où l'art cherchoit
à se débarrasser des ténèbres dans lesquelles il étoit
enseveli. Le célèbre Giotto passa quelque temps à
Avignon, auprès de Clément V, et l'on possède
quelques-uns des tableaux qu'il fit alors. L'art ne
fît pourtant pas de grands progrès , puisqu'on
ne peut citer aucun ouvrage qui ait quelque
mérite. Le genre de la miniature étoit cultivé avec
plus de succès que celui de la peinture en grand :
on conserve dans les bibliothèques quelques manus-
crits accompagnés de vignettes assez agréables. Le
roi René s'exerça beaucoup dans ce genre , ainsi
qu'on peut le voir dans la notice de ses livres
d'heures qui nous ont été conservés ; mais on lui
attribuoit aussi des tableaux : ils sont dans le goiit
des premiers artistes flamands , et peints k l'huile ;
ce qui a fait présumer qu'il avoit des relations avec
Jean de Bruges. On citoit de lui trois ouvrages de ce
genre : le squelette qui appartenoit aux Célestins
d'Avignon ; un Ecce homo sur toile , chez les Obser-
vantins de Marseille; et le tableau dont je vais don-
ner la description , et qui surpasse les deux autres
par sa beauté et par l'importance du sujet ( i ) .
(i) Les descendans de Jean de Matheron ( suprà, p, 253 )
conservent aussi un petit portrait du roi René, que ce prince
avoit peint pour ce chambellan.
Y i
344 CHAPITRE LV.
Cette peinture décoroit le maître autel des grand?
Carmes. Le tableau du inilieu représente le Buisson
ardent. Par un anachronisme dont les monumens du
même temps nous fournissent tant d'exemples, le roi
René n'a pas figuré Dieu même au milieu du buisson,
mais ia Vierge Marie tenant son fils Jésus sur ses ge-
noux. Le maintien de la Vierge est gracieux et mo-
deste :Ie petit Jésus est plus incorrectement dessiné ;
il tient à la main un miroir qui réfléchit son image
et celle de sa mère. Le buisson et les fleurs sont très-
bien rendus : mais la flamme manque d'efiet ; on
l'aperçoit à peine. Sous le buisson , on voit à gauche
Moïse , qui , selon l'ordre de Dieu , détache sa
chaussure d'une main , et se couvre le visage avec
l'autre , parce qu'il ne peut soutenir l'éclat de la
majesté divine : son air annonce la surprise et
l'attention. Sous son bras gauche, il y a une pane-
tière et un petit baril. Devant lui est un ange ;
ce qui est conforme à l'opinion de quelques com-
mentateurs de l'Ecriture , qui prétendent que Dieu
parla «i Moïse dans le buisson ardent par l'entremise
d'un ange. Ce détail étoit ici nécessaire , puisque
Dieu même ne paroît point dans cette représenta-
lion ; le roi René n'a donc pas pu le figurer comme
un vieillard au milieu du buisson , ainsi qu'ont fait
depuis Raphaël , Carache et Lebrun. L'ange a un
air noble et intéressant ; son front est ceint d'un
diadème orné de perles ; il porte dans la main droite
CHAPITRE LV. 3^5
un sceptre d'or : sa chape est richement bordée de
perles et de pierreries ; elie a pour agrafe un camée
entouré de pierreries, qui représente Adam et Eve
près de i'arbre de vie, autour duquel est un ser-
pent à tête humaine , comme V Agathodœmon des
Alexandrins. Près du législateur des Hébreux est un
chien de berger, qui est peint avec beaucoup de vé-
rité : il garde un troupeau de chèvres et de moutons
agréablement groupés. Le site est un paysage éclairé
par un soleil couchant, caché par des montagnes
placées à l'horizon : un fleuve, qui forme plusieurs
sinuosités , arrose cette contrée , où l'on remarque
des châteaux , des maisons de campagne ; un de ses
bras va baigner une ville qui renferme des édifices
et des ponts dans le style gothique. Le devant est
parsemé de plantes assez bien peintes ; une d'elles
est mangée par un escargot.
Ce tableau est encadré dans une bordure plate à
fond d'or sur la même toile : les douze rois de Juda
y sont représentés dans le style de la gravure ; ils
sont assis sous des niches gothiques. Au-dessous du
cintre, dans les angles , sont deux figures peintes de
la même manière : l'une est à genoux et donne du
cor; l'autre tient une lance, et est accompagnée
d'un chien basset et de deux lévriers. Il y a dans
l'autre angle une femme assise près d'une licorne
qu'elle sauve de la poursuite des chasseurs : c'est sans
doute une allégorie de la pitié. Au-dessus de la
34^ CHAPITRE LV.
bordure est une frise partagée en trois parties : îes
deux latérales sont remplies par des anges , dont la
plupart sont nus et ont les mains jointes ; d'autres ,
plus âgés, sont vêtus d'une tunique; quelques-uns
ont une chape , et portent un sceptre à ta main ; les
adolescens sont couverts d'une cuirasse et armés d'une
masse d'armes et d'un bouclier. Cette milice céleste
entoure le Très-Haut, placé dans le milieu sous ïe$
traits d'un vieillard vénérable : il tient le globe sur-
monté d'une croix. Entre la frise et la bordure
on lit ces mots , tirés du iivre de la Sagesse , Qui
me inyenîet , inveniet vitam et hauriet salutem a Do'
mino , S API; et dans le bas de la bordure, Rubum
quem viderai Aloyses incomhustum , conservatam agno-
yimus tuam laudabiUm vïrginilatem , sancta Dei Ge-
nitrix.
Ce tableau étoit couvert de volets qui ne sont pas
moins intéressans. Celui de droite représente ie roi
René dé]^ avancé en âge. Ce portrait est précieux,
en ce qu'il est d'une trèf-grande vérité; ies yeux
ont de la vivacité ; tout y annonce ia bienfaisance et
la bonté. Sa longue robe de velours violet est bordée
d'hermine; iecamail est du même velours également
bordé d'hermine : sa tête est couverte d'un bonnet de
velours noir, dont les bords sont relevés. Le prince
n'est pas décoré de l'ordre du Croissant , qu'il avoit
établi en i448, parce que cette institution ne dura
que vingt ans , et qu'elle étoit sans doute supprimée
CHAPITRE LV. 34/
alors. Son livre d'heures orné de fermoirs et sa cou-
ronne royale sont sur le tapis qui est devant lui ;
l'écusson du roi, écartelé de Sicile , d'Arragon, de
Bar et de Lorraine , est brodé sur ce tapis ; au bas est
un barbet, qui étoit sans doute un animal cher au
bon roi , et qui a obtenu l'honneur d'être peint par
son maître.
Derrière René sont trois saints protecteurs de l'An-
jou et de la Provence. La Madeleine tient l'ampoule
ou vase d'albâtre ( i ) rempli de parfums qu'elle répan-
dit sur les pieds du Sauveur pendant son repas chez
ies Pharisiens ; la tête est d'un beau caractère : elle
est coiffée d'un voile ; ce qui est contre l'usage des
artistes, qui la représentent toujours avec une longue
et blonde chevelure. S. Antoine est près d'elle ; il
s'appuie sur une béquille , ou plutôt sur une crosse
grecque ; on aperçoit sous son manteau la lettre T ,
que portoient les religieux de S. Antoine : la tête,
qui ne manque pas d'expression , est accompagnée
d'une barbe qui la rend plus vénérable. Devant
S. Antoine estS. Maurice , couvert d'une riche armure ;
son casque , surmonté d'un panache, a sur le devant
un camée où est l'image du Christ ; la bannière qu'il
tient de la main gauche , est ornée de bâtons qui se
croisent et sont terminés par des fleurons; son épée
(i) Ce vase n'étoit peut-être pas d'aibâtre: on sait qu'on ap-
peloit alnliastrites les vases à mettre des parfums , parce que dans
l'origine ils étoient d'albâtre.
34S CHAPITRE LV.
est très-ornée ; la tête de S. Antoine est réfléchie
par l'armure polie ; le saint a un manteau de soie
verte sur sa cuirasse. Une tapisserie de même étoffe,
mais d'un vert rayé de rouge, garnit le lieu de la
scène.
Sur l'intérieur du volet à gauche , il y a aussi
quatre figures. Jeanne de Laval , seconde femme de
René, est à genoux, comme îui, les mains jointes,
devant un prie-Dieu : il i'avoit épousée en 1^5 5 ;
elle mourut après lui en i^pS , sans lui avoir donné
d'enfans. Ses traits annoncent une femme de trente
ans , qui n'avoit pas une grande beauté : ses che-
veux, arrangés en treises , sont relevés sous sa cou-
ronne ornée de pierreries ; sa longue robe ou cotte-
hardie , à manches , est en velours pourpre ; son surcot
est de fourrure blanche semée d'hermine , et fermé
sur le devant par une chaîne de pierreries et de
perles. Les armes de Montmorency et de Bretagne
sont pareillement brodées sur le tapis de velours
qui couvre son prie-Dieu. Un livre d'heures est ou-
vert devant elle ; on y lit le psaume , Jn omnibus re-
quiem qucesïvi , in hcereditate Domini morabor , &c. La
lettre initiale est placée dans un tableau en miniature
qui représente l'a-nnonciation de la Vierge.
De trois figures que l'on voit debout , la première
est S. Jean i'Evangéliste : il tient son attribut ordi-
naire, un calice dans la coupe duquel est un serpent
ailé ; le dessus de la coupe réfléchit les doigts du
CHAPITRELV. 349
saint. Auprès est S."" Catherine, dont la tête est dé-
corée d'une couronne royale : elle porte dans une
main la palme, symbole de la victoire, et dans
l'autre Tépée qui indique son martyre ; elle a un
surcot de fourrure blanche et un manteau attaché
avec deux agrates. S. Nicolas , évêque de Myre ,
qui est près d'elle, a la mitre en tète ; il est vêtu
d'un surplis , de deux dalmatiques , et d'une chape
de damas blanc , dont les orfrois sont de velours
ciselé ; ses mains , enfermées dans des gants blancs ,
ont un anneau à presque tous les doigts : d'une
main il donne la bénédiction ; de l'autre il porte
une crosse d'un style gothique, dont le bâton est
d'argent et l'extrémité d'or : à ses pieds est son attri-
but ordinaire, trois enfans dans un baquet. Tous
ces personnages sont sous un dais de soie verte ; la
chambre est tapissée de même.
L'extérieur des volets est également décoré de
peintures : ce sont des figures en camaïeu couleur
de marl^re statuaire, représentées debout dans des
niches, sous des baldaquins gothiques. A droite,
du côté du roi René, est lange Gabriel vêtu d'une
chape enrichie de perles ; il tient un rameau d'olivier
dont la branche est enchâssée dans un étui qu'il porte
à la main : il paroît s'adresser à la Vierge, qui est
sur l'autre volet ; elle tient un livre avec des fer-
moirs , et reçoit avec humilité et modestie l'an-
nonce que l'ange lui fait de la volonté de Dieu.
350 CHAPITRE LV,
Sur le bord de chaque volet , près de la serrure ,
est peint un morceau de papier qu'on diroit atta-
ché avec de la cire d'Espagne : sur celui où est
Gabriel, on lit, Ave ^ Aiaria, gratiâ plena; sur
i'autre , Ecce ancilla Domini.
Tel est ce tableau , qu'une tradition très*ancienne ,
et qui n'a jamais été démentie , attribue au roi René.
Il faut pourtant convenir qu'on n'y trouve ni son
nom , ni ses lettres initiales , aucun signe , aucun
monogramme. 11 est évident qu'il est de son temps ,
ainsi que l'attestent les portraits peints sur les volets ;
on ne peut citer aucun peintre à qui^ il ait été attri-
bué : on ne voit pas même que ce prince en ait
jamais employé ; on a seulement trouvé , dans l'état
de sa maison , les noms de deux enlumineurs nom-
més Turlere et Bertrand le Berger. Quand bien même
la tradition seroit dénuée de vraisemblance , on devroit
toujours regarder ce tableau comme un des plus pré-
cieux monumens de la peinture en France ; mais il est
très-présumable qu'elle est fondée. Nous devons donc
considérer le roi René comme un des plus habiles
peintres de son temps. On ne peut pas trouver dans
cette composition le beau idéal ; le dessin n'en est
pas très-correct : mais on y remarque un grand art
pour imiter facilement la nature , une richesse infinie
de détails, et c'est sur- tout dans l'expression des plus
minutieux que l'artîste-roi a montré le plus de talent.
Ce tableau est une des véritables richesses de la ville
CHAPITRELV. 351
d^Aîje , à qui la mémoire du bon roi René est toujoui's
chère ; et elle se montrera digne de le posséder par
ie soin qu'elle apportera à sa conservation.
M. l'archevêque eut la bonté de nous faire voir
un livre d'heures qui lui appartient , et qui a été peint
aussi par le roi René. Ce prince excelloit dans ce
genre de travail ; il surpassoit les plus célèbres enlu-
mineurs de son temps. Outre plusieurs belles heures
qui existent dans des collections particulières , la
Bibliothèque impériale conserve celles qu'il avoit
peintes pour Jeanne de Laval , sa seconde é[X)use :
ies lettres R I.sont enlacées sur toutes les pages avec
beaucoup de grâce ; les marges en sont ornées de
devises relatives à ses deux épouses. On y remarque
sur-tout celle - ci , qu'il avoit prise après la mort
de la première , Isabelle de Lorraine , qu'il aimoit
tendrement ( i ) : c'est un arc dont la corde est
(i) René aimoit beaucoup sa première femme; mais il ne fut
pas moins attaché à ia seconde. Ils s'Iiabilloient quelquefois tous
les deux en bergers , et conduisoient un troupeau; iis couchoient
sous des tentes dressées dans une plaine. George CHATELAIN a
consigné ce fait dans sa Chronique en vers .-
J'ay un roi de Sicile
Vu devenir berger:
Et sa femme gentille
De ce propre métier.
Ponant la pannetierre ,
La houiete et chapeau ,
Losgeant sur la broyere ,
Auprès de leur trouppeaii.
3J2 CHAPITRELV.
rompue ; on lit au- dessus , Arco per hntare, piaga
non sana. « La plaie ne guérit pas, parce que l'arc
35 se débande (i ). »
René d'Anjou a aussi orné de peintures un autre
livre très - précieux dont la Bibliothèque impériale
possède également l'original (2) et plusieurs copies;
c'est le Traité des gages de bataille , ou Livre du
tournoi : il a été dicté par lui ; et c'est le formulaire
le plus intéressant qui existe sur cette matière. Les
miniatures qui l'accompagnent , représentent toutes
les cérémonies et tous les détails des tournois ; elles
sont composées avec beaucoup dégoût, et les figures
ont une expression remarquable. Ce curieux ma-
nuscrit a été copié par le sieur de la Grutuse , avec
des enluminures trè>-soignées ; Hector le Breton ,
héraut d'armes , en a fait faire encore une belle
copie en 1616 : ces deux imitations de l'intéressant
ouvrage du roi René sont aussi parmi les manuscrits
de la Bibliothèque impériale.
(1) M.DeBURE, Catalcgiiede LA VallIÈRE, J98, nf z%<), a
donné une notice détaillée de ce beau manuscrit. Il n'a point
parlé d'une image de la Vierge, d'un fini précieux, qui s'y voit
en tête. Celui qui l'a faite peut très-bien avoir exécuté le magni-
fique tableau d'Aix; et c'est une probabilité qui concourt avec
la tradition non contestée, pour le lui faire attribuer. Le calen-
drier est accompagné d'éphémcricics relatives aux événemens
les plus mémorables pour la maison d'Anjou.
(3JN.0835Z.
Je
CHAPITRE LV» 3^3
Je ne cite des ouvrages du roi René, que ceux qui
sont enrichis de peintures de sa main , parce qu'ils
peuvent encore , par leur beauté , rare pour le temps
oij ils ont été faits, fournir la preuve que le tableau
conservé à Aix est de lui. Parmi ies manuscrits de la
Bibliothèque impériale , il y en a un du même prince ,
intitulé , Chronique de plusieurs sages philosophes ,
sous le n.° 17^7; 'il est orné d'un très-beau fron-
tispice , encadré dans des arabesques rehaussées d'or
et d'un très-bon goût. Les sages tiennent leur assem-
blée , et deux d'entre eux écrivent leur sentence : les
airs de tête sont expressifs , variés , et la composition
entière est extrêmement agréable.
Après le dîner, nous allâmes dans fe jardin qui
appartenoit aux Observantins ; nous y vîmes un
beau sarcophage chrétien (pi. L) , qui a été trouvé
dans la ville d'Arles. Le président de Pérussis l'avoit
acheté pour lui servir de tombeau : ce littérateur
antiquaire y fut en effet inhumé en 1 570 ; ce tom-
beau étoit dans l'église des Observantins. Depuis la
révolution , on l'avoit acheté pour en faire une auge,
La mairie d'Aix a , depuis , fait acquisition de ce
monument, et l'a placé aux bains de Sextius (i).
Les bas-reliefs qui le décorent sont bien conservés :
ils représentent la sortie d'Egypte et le passage de
ia mer Rouge. Le petit côté ( ibid. n." i ) h. gauche
( I ) Sa première intention étoit de le faire servir de bassin à une
fontaine : j'espère que cette intention ne sera pas suivie.
Tome II, Z
354 CHAPITRE LV.
du spectateur lui fait voir le Pharaon , vêtu , comme ses
soldats , d'un indusium ou tunique ( i ) k longues man-
ches ; il est couvert d'une cuirasse sur laquelle est un
manteau; sa tête est ceinte d'un diadème ; il tient à la
main une lance, selon l'usage antique des rois, et il
est assis sur un trône avec un marchepied formé de
ces espèces de griiiages qu'on appeloit cancellî : der-
rière lui sont deux de ses gardes vêtus de tuniques
retroussées et à manches , ayant la tête couverte d'un
casque sans crinière , comme les soldats des colonnes
Trajane et Antonine. L'arcade désigne le palais.
Le Pharaon , épouvanté par les signes que Dieu
lui a envoyés , et par les plaies dont l'Egypte a été
affligée en punition de son endurcissement , a enfin
consenti à laisser sortir le peuple juif: il l'annonce à
Moïse ; mais le geste qu'il fait avec le doigt , montre
que cette faveur est plutôt un effet de sa frayeur
qu'un bienfait de sa bonté. Moïse se retourne vers
les Juifs , qui sont à la porte du palais : les deux
taureaux, les deux chameaux, le chien et l'enfant,
sont là pour indiquer qu'ils pourront emmener avec
eux leurs enfans et leurs troupeaux (2).
(i) On remarque cet indusium sur tous les monumens du Bas-
Empire, depuis le V.*^ siècle. Les empereurs de Constantinoplc
jouissoient du droit exclusif de le porter bordé d'or : on les voit
ainsi sur des peintures de la Bibliothèque impériale.
(2) Surgi te et egredimirii è populo meo, vos et filii Israël..,. Oves
vestras et armenta assumite , ut petieratis , et aùaiims baiedicite mihi,
Exod. XII, 31.
CHAPITRE LV. ' 3)5
A peine le Pharaon eut-il donné cette permission,
qu'il revint à ses premiers sentimens ; il réunit tout
son peuple , et courut k la poursuite des Juifs.
Sur le grand bas-relief (^/?/. L, n." 2) , on voit ( i )
(i) Le passage de la mer Rouge par les Juifs est représenté dans
plusieurs manuscrits grecs de la Bibliothèque impériale , princi-
palement dans deux qui l'un et l'autre sont déjà connus par les
notices que le P, MoNTFAUCON en a données dans sa Paléogra-
phie grecque , pages II et 11.
L'un est in-folio, et contient une chaîne sur les psaumes ; il
porte actuellement ie n.° 139. Voyez le Catalogue de la Biblio-
thèque du Roi , imprimé à Paris , 1739, in-fol. part. If , page 2 3 . Oa
y trouve, ^^nverso du feuillet 419» 'a- peinture dont il est question ;
elle occupe toute la page, et est encadrée dans une triple bordure
ïîorée; celle du milieu est ornée de pierre»-ies peintes en bleu ; les
deux autres sont décorées de clous noirs , précisément comme
ies reliquaires des Grecs du Bas-Empire, ou les reliures des missels
tie l'Éidise occidentale.
o
La peinture est divisée en deux plans , comme quelques bas-
reliefs de la colonne Trajane , cri l'on voit les combattans en
avant , et des chars qui paroissent être l'objet de la dispute ,
dans un certain éloignement. Le premier plan de notre peinture
Représente la m.er; le second, la côte.
On voit d'abord les cavaliers du Pharaon ; ils se portent vers
la droite , comme sur le bas-relief d'Aix ; mais il ne paroît au
premier rang que quatre hommes et deux chevaux. Les soldats
portent aussi des casques sans crinière ; ils ont des baudriers qui
passent de l'épaule droite sur la hanche gauche , et paroissent
porter sur le milieu de leur cuirasse une plaque carrée <le mé-
tal , comme les légionnaires romains.
Les noms des personnages sont écrits en grec auprès de chacun
d'eux. $APAI2, le Pharaon, est à la tête de sa troupe, sur un
char déjà presque englouti dans les flots ; sa tête, qui est nue ,
C4t environnée d'une auréole j il est couvert d'une cuirasse et de
Z Z
35^ CHAPITRE LV.
à droite les Israélites; ils ont passé la mer Rouge,
qui s'est ouverte k la voix de leur conducteur, et ils
sonten sûreté. Les uns portent leur bagage; les autres
conduisent leurs enfans par ia main , ou ies portent sur
les épaules. Un d'eux a sur les siennes un manteau
lambrequins d'or , d'un cingulum en draperie verte, d'une tunique
écarlate, et d'un indusium violet, dont les manches descendent
jusqu'au poicrnet ; il porte de plus un pa/udametit ou chlainyde
violette. On ne voit plus que la partie antérieure de son char (qui
étoit roucre, avec une bordure dorée) et les croupes de ses deux
chevaux. 11 y a à côté plusieurs soldats qui se noyent ; un d'entre
eux a des anaxyrides rouges , étroites et parsemées d'étoiles.
Devant le Pharaon, on observe BT0OC, le dieu de Vabîme ,
représenté sous la forme d'un homme nu : il prend le roi par les
cheveux ou par le bras gauche, pour l'attirer à lui. Plus loin est
EPT0P A ©AAACCH , In vytnphe de la trier Rouge , à demi
nue , et d'une carnation rougeâtre : son manteau , qui flotte au
gré des vents , est de couleur vert-de-mer , elle tient une rame
d'or. La mer, peinte en bleu , est parsemée de débris d'armes ; on
y voit des carquois flottans , des hommes et des chevaux sub-
mergés.
Dans le plan supérieur , est NTH , la Nuit , peinte en bleu ;
elle étend son voile semé d'étoiles. Au dessous est 6PHMOC,
le désert. MOTCGC, M dise , est devant lui; il tient sa baguette,
et regarde le prodige qu'elle a opéré. ICPAHAITAI , les
Israélites , sont autour de lui ; ils conduisent leurs enfans ; un
de ces Israélites porte la pâte non fermentée dans un manteau
rouwe : ils sont guidés par la colonne de feu.
La vignette de l'autre manuscrit, coté 510, est encadrée dans
une simple bordure d'or. La représentation est sur deux plans , et
à-peii-près la même ; il n'y a que de légères différences. On n'y
voit pas BT0O2, l'Abîme , dont la représentation est si expres-
sive dans la précédente. Sur le plan supérieur, on aperçoit.
CHAPITRE LV. 35/
dans lequel est renfermée , selon l'ordre de Moïse ( i ),
la pâte non fermentée , et qui n'a l'air ici que d'une
espèce de cercle ou de bourreiet ; mais, sur la vignette
du beau manuscrit de la Bibliothèque impériale déjà,
cité , c'est un manteau rouge lié avec assez de grâce
autour du cou.
Celui qui tient une baguette, et qui regarde la
mer dont il est le plus près , est encore Moïse :
Dieu lui avoit dit d'élever sa baguette , d'étendre
sa main sur la mer, et de la partager (2). Josèphe
ajoute que le conducteur des Juifs frappa la mer
de sa baguette (5). La mer , au signal de Moïse , s'est
refermée sur les Egyptiens (4) , qui sont pêle-mêle
devant la colonne de feu, Marie qui danse, non pas avec un tam-
bourin , mais avec des cymbales. Il n'y a pas d'inscriptions grecques ;
cette peinture est très-altérée.
La conformité qu'on remarque entre le bas-relief dont je donne
la figure , ceux d'Arles et de la villa Mattei , et ces peintures ,
prouve que c'est une imitation de quelque tableau ou de quelque
bas-relief, célèbre sans doute dans le IV.*^ siècle; il est probable aussi
que les prêtres des premiers chrétiens surveilloient les images ,
afin que le sens des symboles et des allégories ne s'altérât point ,
et que la tradition ne fut pas notablement changée. C'est ce qui
produit sans doute cette conformité d'exécution qu'on remarque
dans les monumens chrétiens.
(i) Tulit igitur populus conspersam farintim antequam fermenta"
retur ; et ligans in palliis , posait super humeras suos. Exod. Xll , 34'
(2) Tu atitem éleva virgam tiiam, et extende manum tuam super
mare, et divide illud. Exod. XIV , 1 6.
{3) Antiquit. Judaic. II, XVI , 2.
(4) ^gyptii ingressi sunt post eos , et omnis equitatus Pharaonîs,
z :;
35^ CHAPITRE LV.
submergés dans les flots. Le Pharaon est sur son
char ; son costume est le même que sur ie côté
précédent : ce char, et un autre dont les roues sont
fracassées , sont ici pour tous les chars , qui étoient
en grand nombre (i). Plus loin , on voit la porte
et les murs de la ville d'où le Pharaon est sorti
avec son armée ; c'est Ramasses , d'où partirent les
Israélites , ou Phihahiroth , près de laquelle les Egyp-
tiens étoient campés (2).
Aia partie inférieure du bas-reiief est une femme
appuyée sur une corbeille [ calathusj , dans laquelle
il y a des fruits. M. Bottari, en expliquant un bas-
relief de la villa Mattei, qui représente le même
sujet (3) , et où il y a deux femmes dans la même
attitude , a pensé que c'étoient des figures ijlléejo-
riques des fleuves qui se jettent dans la mer Rouge :
mais on ne sauroit douter que cette femme ne dé-
signe ici l'Égyp^^ 5 ^"^ ^^^ ^"^^^ représentée (4) sur
cumis tjus , et équités, per medlmn maris. Exod. XIV, 23. Ingressvs
est Fharao cum ciirribus et equitihus ejiis in mare , et reduxit super eus
Dominus aquas maris. Exod. xv, 19.
(i) Exod. XIV, 7. Le Pharaon avoit rassemblé tous les cîiars
de l'Egypte.
(2) Exod. XIV, 9.
(3) Bottari, Roma sotteranea , t. III , pi. 194 , p, 180; Bosii
et SeverANI Roma sotteranea, p, 591 ; ArinGHI, Rrma sidner-
ranea, t. I , p. 199. H y a encore à Aries un sarcophage absolu-
ment semblable à celut d'Aix. _
(4)0iS£L, Numisin. antiq. XXXIII, 10,
CHAPITRE LV. 359
les médailles et {ij sur les pierres gravées. Quant
su vieillard qui laisse échapper de son urne l'onde
dans laquelle les Egyptiens sont noyés , il est évident
que c'est le symbole de la mer Rouge elle-même,
et non celui d'un des fleuves qui s'y rendent (2].
Nous avons encore ici un exemple des allégories
païennes adoptées par les premiers chrétiens pour
exprimer certaines idées ; et en examinant leurs
monùmens , on en trouve beaucoup d'autres.
Le texte sacré dit qu'après le passage de la
mer Rouge et la destruction de l'armée égyptienne,
Moïse entonna son sublime cantique : la prophé-
tesse Marie, sœur d'Aaron , prit son tambour ; elle
fut suivie d'un chœur de femmes qui l'accompa-
gnoient du même instrument, et chantoient le mi-
racle de leur délivrance (3). La jeune femme que
nous voyons ici à l'extrémité du sarcophage, est
certainement cette prophétesse Marie : elle tient
une baguette avec laquelle elle frappe son tambour,
tandis qiie chez les Juifs , les Grecs et les anciens
(i)^GoRI, Getntnct niHsei Fîorentini ,\\ , 52.
(2) Sur le beau manuscrit de la Bibliothèque impériaîc, n.» i j^,
la mer est plus convenablement figurée ( vojyei la note de Wpage
3S^ ): et ^3- représentation de V Abîme qui prend le Pharaon par
les cheveux, ajoute encore à l'effet du sujet.
{■Ç\ Stimpsit ergo Maria prophttissa , sorûr Aaronls , tympanum in
manu sua ; egressaque sunt omnes mulleres post eam cum tympanis et
choris , quibus pracinebat, dicens .- Cantemus ire. Exod. XV, 20.
z4
^6o CHAPITRE LV.
Romains , le tambour est toujours frappé avec ïa
main ; mais l'usage de se servir d'une baguette s'étoit
probablement introduit à i'époque où ce sarcophage
a été sculpté.
Moïse , sur ces deux bas-reliefs , est distingué des
autres Juifs par son vêtement : ceux-ci n'ont qu'une
simple tunique longue ou retroussée ; leur législateur
a un ample manteau [ pal Hum ] ou la toge sur sa
longue tunique à manches.
Le législateur des Hébreux devoit avoir quatre-
vingts ans ( I ) quand il sortit de l'Egypte , et cent
vingt lorsqu'il mourut {2) ; et cependant il est repré-
senté sur la plupart des monumens chrétiens , comme
il l'est ici, avec un air de jeunesse (3) : c'étoit sans
doute pour caractériser la puissance de Dieu, qui
avoit permis que l'âge n'eût point abattu son ame ,
ni altéré ses traits.
Le troisième côté du bas-relief ^yc/. L, n° ^ ) nous
montre la suite de la sortie d'Egypte. On voit d'abord
un des Israélites échappés à la fureur de Pharaon ; il
a autour du cou le pallium ou manteau rempli de
pâte non fermentée.
Près de là est un arbre chargé de fruits : Moïse,
reconnoissable à son pallïum , est représenté avec de
(i) Exod. VII, 7.
(2) Deut. XXXI, a ; XXXIV, 7.
(3) On le voit ainsi sur les deux beaux manuscrits de la
Bibliothèque impériale que j'ai cités.
CHAPITRE LV. 3^1
la barbe , et dans un âge plus avancé ; il tient un
fruit qu'il a cueilli k cet arbre, et qu'il va présenter
à une femme qui est près de lui et qui étend la main
pour le recevoir : des enfans s'approchent pour s'en
nourrir ; plus loin , un groupe d'autres Juifs les re-
garde. Il est présumable que l'artiste a voulu figu-
rer ici une allégorie qui donne le sens mystique et
moral de toute cette histoire.
Les premiers chrétiens ne pouvoient exprimer
leurs principaux dogines que par des symboles , dont
l'usage s'est ensuite répandu, et qui ont été conser-
vés même dans un temps où ils n'avoient plus be-
soin de couvrir leur religion d'un semblable mys-
tère. Le sujet que nous voyons ici étoit un des plus
propres à orner les sarcophages chrétiens , et il est
surprenant qu'il n'y soit pas plus souvent répété. La
sortie d'Egypte est une allégorie ingénieuse de la
rédemption : les nouveaux chrétiens sont délivrés de
la puissance du démon , comme les Hébreux l'ont
été de la rage du Pharaon ; et la foi les fait entrer
dans le paradis , comme iMoïse a conduit le peuple
de Dieu dans la terre promise ( i ) . La poursuite du
Pharaon indique peut-être les peines qu'il faut avoir
danscettevie, où l'ennemi de Dieu cherche à ressaisir
sa proie, et k l'empêcher de suivre la route du salut (2).
(i) S, Gregorii Nyssen, Homil. m in Cant. cant.; S. JOANNIS
Chrysostomi Homil. ad Neophyt. tom. X. .
(î) S. AUGUSTINI Serm. XC de Temp. tom. X.
^62 CHAPITRE LV.
Le passage de la mer Rouge par les Juifs étoit îî
symboi? du baptême qui lave les péchés, et celui
des peines éternelles (i) qui attendent les ennemis
de Dieu et de son peuple (2). Moïse est un symbole
du Christ lui-même ; et sa verge miraculeuse est la
croix, instrument et signe de notre rédemption (5).
Le texte sacré dit qu'après avoir remercié le Sei-
gneur de leur délivrance, et s'être livrés à la joie qu'elle
devoit leur causer , les Juifs reprirent leur route : ils
traversèrent le désert , et parvinrent à Elim , lieu où
il y.avoit douze sources et soixante- dix palmiers (4).
II est probable que ce troisième côté nous fait voir
les Israélites parvenus dans cette partie du désert.
Comme les premiers chrétiens donnoient à tous les
événemens de l'histoire du peuple hébreu lui sens
mystique sous lequel ils enveloppoient quelques
points de leur nouvelle religion, ils regardèrent ces
soixante - dix palmiers comme un emblème des
soixante-dix interprètes qui ont traduit en grec le
livre divin. Nous voyons donc ici Moïse, ou Dieu
iui-même; c'est pourquoi il est figuré avec de la
barbe. L'arbre , qui paroît être un figuier , genre de
plante très -multiplié dans la Palestine, est ici pour
exprimer les soixante-dix palmiers ou arbres que les
{1) S. AUGUSTJNI Serm. CCXIII, 8.
(i) Serm. ex c/e Temp. torn. X ; Heda.
(3) S. IsiDORI Hispal. Orig. proem,
(4] Exod. XV, 27.
CHAPITRE LV. $^5
Juifs trouvèrent à Elim ; les fruits sont les biens que
procure la parfaite intelligence du sens de l'Ecriture;
Jésus- Christ les donne à son église, qui est repré-
sentée devant lui sous les traits d'une jeune femme ;
elle les partage aux fidèles qui l'entourent et qui
sont là comme ses enfans. Le Seigneur marche sur
un serpent; c'est le démon qu'il a vaincu. On repré-
sente quelquefois dans le même sens le serpent au
pied de la croix ou sous les pas de la Vierge. Plus
loin sont les chrétiens figurés par les Juifs attentifs
à cette action , et qui attendent pour avoir leur part
des fruits de l'arbre divin.
Les côtés de ce sarcophage sont ornés de co-
lonnes qui annoncent la décadence de l'architecture
au temps où il a été exécuté : alors s'étoit introduit
l'usage des colonnes torses ( i ), sur lesquelles on figu-
roit des encadremens et quelquefois des feuillages.
Il se peut aussi que, sur les sarcophages chrétiens,
ces colonnes aient renfermé un sens allégorique. La
spirale de la colonne torse peut être un emblème de
l'éternité. On voit une vigne sur le pilastre à droite;
et l'on sait que cette plante est sur les monumens
chrétiens un symbole très-varié : tantôt c'est Jésus -
Christ lui-même , ses rameaux sont les Apôtres , et
(i) On place au règne de Constantin l'époque à laquelle les-
colonnes torses ont été employées dans l'architecture; on en \oit
à Rome dans l'église de Saint-Laurent, dans celle des Apôtres,
et dans un monastère près de Saint-Paul.
3^4 CHAPITRE LV.'
Dieu est l'agriculteur; tantôt c'est l'Église, que la
foi fait prospérer ( i ).
Ce que j'ai rapporté de la ville d'Aix, atteste le
goût de ses habitans pour les lettres , les arts et l'ins-
truction. Cette ville a toujours joué un rôle impor-
tant dans l'ancienne Provence. La noblesse y com-
mença de bonne heure à connoître le charme de l'é-
tude : l'ardeur que les Bérenger montrèrent pour la
poésie, la protection qu'ils accordèrent aux trou-
badours, les institutions galantes qui en furent la
suite , le séjour des papes à Avignon , celui des
comtes de Provence dans Aix même , la conquête de
Naples , qui devint l'occasion de communications
fréquentes avec l'Italie, les encouragemens du roi
René ; tout contribua à y inspirer le goût des lettres.
L'établissement du parlement et de l'université le
fortifia. On sait que les anciens magistrats se délas-
soient, dans le sein des aimables Muses, des pénibles
travaux de la sévère Thémis : plusieurs membres
du parlement d'Aix se sont distingués par leur
savoir et leur érudition ; à leur tête est le grand Pei-
resc, digne objet de leur généreuse émulation. L'état
de leur fortune leur permettoit de soigner l'éduca-
tion de leurs enfans. Le barreau suivoit ce noble
(i) Ego sum vins vera, et pater meus agricola est. . . . Ego sum
vîtis , vos pnlmites ; qui manet in me, et ego in eo , hic fert fructum
muhum : quia sine me nihil polestis facere, Evang. S. JOANN, XV,
I et 5.
CHAPITRE LV. 3^5
exemple, et le savoir se répandoit dans toutes les
classes de citoyens. On trouvoit dans Aix plusieurs
beaux cabinets , des bibliothèques précieuses , des
collections choisies; ces collectiofis passoient du père
aux enfans , avec les champs qu'il avoit cultivés , le
château qui i'avoit vu naître , et les portraits de ses
aïeux dont les murs étoient décorés. Aucune autre
ville d'une égale population , si l'on en excepte Dijon ,
qui possédoit également des cours souveraines , n'avoit
réuni plus d'objets d'art et n'a donné le jour à plus
d'hommes instruits. Aix est la patrie de Tour-
nefort ; de Fabrot , éditeur de Cujas ; de Gibert ,
fameux canoniste; de MM. de Monclar de Castil-
lon ; des deux Thomassin Mazaugues , père et fils ;
des Vanloo, dont le père étoit venu s'y établir; de
Garidel , excellent botaniste , etc.
D'après cela , il est aisé de juger que la ville d'Aix
est une de celles qui ont le plus perdu par la révolu-
tion. Son territoire est sec et argileux : il produit de
bon vin , de bon blé , mais dans une quantité insuffi-
sante pour la consommation de ses habitans. La
récolte des olives y étoit abondante : les rigoureux
hivers de 1788 et 1789 ont fait périr une grande
partie des oliviers et détruit cette ressource; et le
produit de ses huiles, si justement renommées , est
extrêmement réduit. L'argent que Içs membres du
parlement mettoient en circulation, étoit la plus
grande ressource du pays; et elle n'existe plus.
^66 CHAPITRE LV.
Aix auroit encore peut-être un moyen de re-
prendre quelque importance , sinon par les lettres ,.
i'urbanité et le bon goût qui la caractérisoient , du
moins par une active industrie ; honorable moyen de
s'opposer à son anéantissement prochain , si elle n'y
trouve quelque remède. Rouen , Amiens, Troyes ,
tirent les cotons de Marseille , ies font filer, et les
envoient teindre à Aix : si ce coton étoît manufac-
turé dans la ville, il est évident qu'on économiseroit
quatre fois les frais de route. Plusieurs manufactures
déjà établies prouvent la justesse de cette observa-
tion. II existe dans son arrondissement six mille
petits rouets k filer le coton : M. Taillasson occupe
soixante-dix métiers à filer; MM. Arnaud, frères,
fabriquent des molletons , des caimouks , des draps ,
des ratines , qui se distinguent par la bonté des tis-
sus , i'unité des mélanges et le choix de la matière ;
M. Soulary est propriétaire d'une manufacture de
velours de soie. II est sans doute encore beaucoup
d'autres genres d'industrie qui pourroient prospérer ,
et auxquels le voisinage de Marseille procureroit
des débouchés certains.
^6j
CHAPITRE LVI.
Départ d'Aix. — Albertas. — Le Pin. — Septème.
— La Vista. • — Bastides. — Défaut d'ombrage. —
Aspect de la mer. — Marmonte!. — Les héritages. —
Marseille. — Porte d'Aix. — Grand cours. — La
Cannebière. — - Dactyliothèque du général Cervoni. —
Procession , rues pavoisécs , portiques , reposoirs , jardi-
niers, bouchers, le boeuf, personnages de l'ancien et
du nouveau Testament , Saints et Saintes, marguillage,
bénédiction sur le port. — Goût des Provençaux pour
ces cérémonies.
I\ OTRE projet étoit de faire le tour de la basse et
de la haute Provence : notre voiture ne pouvant nous
servir pour cette longue excursion, nous la laissâmes
h. Aix , et nous nous rendîmes à Marseille par la di-
ligence. Il étoit cinq heures du matin ; un brouillard
épais couvroit toute la campagne.
A une lieue d'Aix, sur la droite , est la terre d'Al-
hertas , où il y a un joli parc et des allées ombragées
par de beaux arbres ; quelques pièces d'eau y entre-
tiennent la fraîcheur : ce lieu est très-agréable ;
mais les traces encore subsistantes des dévastations
qu'il a éprouvées pendant la révolution , y réveillent
dQS> souvenirs afïïigeans.
On relaye au Pin , qui est à'peu-près à deux^ieues ;
c'est la moitié du chemin : on aperçoit autQur de soi
3^8 CHAPITRE LVÏ.
sept collines , d'où , selon ia tradition , ce lieu a pris
ie nom de Sepùme (i). Après avoir couru pendant
une demi-heure , on est sur une hauteur nommée
la Vistû. Ce heu mérite bien en effet son nom ; car
l'aspect qu'il présente est ravissant : la vue s'étend à
droite sur la Méditerranée ; la mer forme un golfe
animé par une multitude de barques. C'est sur-tout
le soir qu'il faut voir ce magnifique tableau ; ce fut
le moment où nous en Jouîmes à notre second voyage
d'Aix h Marseille. Alors les rayons du soleil couchant
se réfléchissent majestueusement sur les flots , et la
mer semble étincelante. En face on voit la ville; elle
est placée au fond d'un amphithéâtre de montagnes
qui forme un demi - cercle de frgure elliptique :
toute la contrée qui l'environne est couverte de pe-
tites maisons ou bastïd(>s entourées de jardins ; ces
bastides sont au nombre de cinq mille, et si rappro-
chées les unes des autres , qu'on croiroit que c'est
une ville , dont le groupe de maisons le plus consi-
rable est au fond du port. C'est là que les négocians
les plus riches et les plus petits boutiquiers vont passer
le samedi soir et le dimanche entier avec leur famille.
La blancheur éblouissante de ces habitations peintes
avec de la chaux les détache du fond que forme la
pâle verdure des oliviers et des amandiers qui les
(i) Selon quelques auteurs, ce nom vient de ce que ce lieu
est à iept milles [ 7000 pas ] de distance de Marseille,
entourent ;
CMAPÎTRE LVI. 396
entourent ; il y a aussi quelques mûriers : mais les
grands arbres sont malheureusement rares ; et nos
compagnons de voyage nous firent remarquer ,
comme une chose extraordinaire , une maison de
campagne qui jouissoit de l'ombrage de quatre
marroniers.
Si j'étois ravi de ce spectacle, mon ami M. "Winck-
îer en étoit encore plus vivement frappé : il n'avoit
jamais vu ia mer ; et son aspect , nouveau pour lui ,
devoit nécessairement ajouter à. l'intérêt de ce su-
perbe tableau (i).
En descendant la Vista , la perspective change :
on est toujours dans la même exposition ; mais la
vue est bornée de chaque côté par un mur continu
qui borde une rangée de champs et de bastides appelés
les Héritages. Tels dévoient être les longs murs que
Thémistocle fit construire pour joindre Athènes au
(r) II faut avoir une imagination bien froide pour ne pas
éprouver la moindre impression à ia vue d'un tel spectacle;
c'est pourtant ce qui est arrivé à MaRMONTEL, qui, en parlant
de la Vista, dit: « Ce qui sembioit devoir m'imposer le plus,
» fut ce qui m'étonna le moins. L'une de mes envies étoit de
» voir la pleine mer: je ia vis, mais tranquille; et les tableaux
» de Vernet me l'avoient si fidèlement représentée, que la réalité
» ne m'en causa aucune émotion ; mes yeux y étoient aussi accou-
» tumés que si j'étois né sur ses bords. » A'iémoires , t. H, p. 227,
Qu'auroit dit Marmontel s'il avoit vu auparavant les panorama
de Naples , de Toulon et de Boulogne i Mais comment auroit-
il été frappé <lu spectacle de la mer, lui à qui l'amphithéâtre
et la maison carrée de Nîmes n'ont causé aucune admiration î •
Tome IL A a
370 CHAPITRE LVI.
Pirée. Ce long couloir est fort étroit; de sorte qiie
les voitures y sont souvent embarrassées.
Nous mîmes pied à terre à la porte d'A'ix , pour
traverser ia ville. Cette porte est pratiquée sous
une conduite d'eau d'où distillent sans cesse quel-
ques gouttes , de sorte qu'il ne faut pas s'y arrêter.
Là on jouit d'un nouveau coup - d'œil : une rue
large et longue traverse entièrement la ville; elle est
bordée d'arbres dans son milieu, comme le cours
d'Aix ; on lui donne une demi - lieue d'étendue
jusqu'à la porte de Rome, qu'on aperçoit à son
extrémité. Comme cette rue s'incline graduellement
au centre comme un arc, on la voit dans tout son
ensenible.
Vers le milieu du cours est la rue de la Canne-.
bière: elle est bordée de belles maisons et de riches
magasins; elle conduit à la grande place et au port.
A peine étions-nous descendus à l'hôtel desAmbas^
sadeurs , que M. Brack , directeur des douanes , vint
nous voir et nous offrir ses services avec une obli-
geance que je n'oublierai jamais. M. Brack a fait d'ex-
cellentes études ; il a voyagé dans toute l'Europe ;
il parle avec facilité les langues qui sont le plus en
usage ; il chante avec goût, joue de presque tous
les instrumens , et se fait aimer de tout le monde
par une aménité qui ajoute encore au piquant de
son esprit et au charme de ses talens. Administra-
teur vigilant et intègre, il ne sacrifie jamais le*
CHAPITRE IVÎ. 37t
devons de son état ;iu goût des plaisirs et des
arts : il est utile au Gouvernement qui l'emploie, et
chéri même de ceux à qui il commande. C'est lui qui
nous avoit déterminés à faire le voyage de la basse et
de la haute Provence avant de séjourner à Marseille,
afiJi d'être de retour à l'époque de la foire de Beau-
caire, à laquelle nous desirions aussi de nous rendre :
il avoit tracé notre itinéraire, donné des ordres à ses
employés , fait des lettres de recommandation pour
ses collègues, et avoit fait tenir une barque k notre
disposition pour nous conduire à Toulon.
Nous ne restâmes donc que cette journée k Mar-
seille : nous ne pûmes voir qu'un moment M. Thi-
b.iudeau, qui nous donna des lettres pour les maires
de Cassis et de la Ciotat. M. Brack nous mena dîner
à la campagne du général Cervoni , qui nous fit
voir une jolie collection de pierres gravées : nous y
remarquâmes un très - beau camée qui représente
une Victoire arrangeant un tropliée ; au bas est
un bouclier orné d'une tête de Aléduse. Cette bas-
tide est très-agréable ; elle est entourée de belles
1 allées de marroniers. Ce général s'est signalé à Tar-
I niée d'Italie; il décida par son courage la victoire
de Lodi : il commande aujourd'hui à Marseille et
dans toute la division.
Nous retournâmes de bonne heure à Marseille
pour assister à la procession de S. Ferréol : elle ti a-
versa le grand cours, qui étoit bordé de plusieurs
A a 2
372 CHAPITRE LVI.
rangées de chaises occupées par des femmes , toutes
élégamment parées.
M. de Châteaubriant a décrit avec une éloquence
digne du Dieu qu'il invoque et qui l'inspire , cette
auguste cérémonie, que son motif rend si sainte, et
que la riante saison où elle se célèbre rend si aimable;
par- tout on voit le lis , symbole de l'innocence , on en-
tend les religieux cantiques , on marche sur des fleurs :
mais c'est principalement dans la Provence que cette
fête a un caractère de gaieté et de religion particulier ;
c'est là, c'est dans les ports de mer sur-tout que cette
cérémonie est encore plus solennelle. Plus l'homme
est exposé k des dangers fréquens et certains , plus
il cherche un secours dans la bonté de Dieu ou la
protection des saints qu'il croit pouvoir intercéder
pour lui : aussi est-ce près de la mer que les oratoires
sont chargés d'un plus grand nombre d'offrandes.
I.e jour de la Fête-Dieu, le bruit du canon des
remparts se mêle au tintement sonore des cloches ;
les batteries des navires répondent à celles de terre,
pour témoigner que ceux qui les habitent s'unissent
d'intention aux fidèles qui peuvent assister à cette
solennité.
Les hommes livrés au plaisir sont en même temps
les plus disjiosés à la superstition ; mais l'activité de
leur imagination est cause que les cérémonies du
culte prennent une apparence de spectacle : ainsi iïs
aiment beaucoup les pompes et les processions.
CHAPITRE LVI. 375
Ces pompes , ces processions , étoient communes
et fréquentes à Athènes , dans l'Asie mineure , et
dans la grande Grèce; il y en a beaucoup aussi en
Provence. Celles de la Fête - Dieu s'y font avec
un grand appareil : pendant toute l'octave , il y
a chaque jour une procession plus ou moins suivie ,
selon l'étendue de la paroisse et la richesse des gens
qui l'habitent. La plus belle à Marseille est celle de
S. Ferréol.
Les rues sont , comme par-tout ailleurs , tapissées
et jonchées de fleurs; mais les maisons sont pavoi-
sées jusqu'aux derniers étages ; la voie publique est
traversée par des cordes auxquelles pendent des
pavillons , dont les différentes couleurs forment
une agréable variété : il semble que toutes les nations
s'unissent pour rendre hommage au Dieu qui peut
commander aux flots et donner la victoire. Les
navires arborent également leurs flammes et leurs
pavillons.
La procession , avant de s'arrêter devant les repo-
soirs chargés de mille fleurs , passe sous plusieurs
portiques de feuillages. Tout concourt h donner à
cette solennité une gaieté qui n'est point contraire
à son objet , puisqu'on y célèbre la tête du maître
de l'univers. Les regards s'arrêtent avec un plaisir
religieux sur ces drapeaux flottans, sur ces rameaux
verts , sur ces fleurs brillantes.
Quoique la pompe ne soit plus précédée des
A a 3
37^ CHAPITRE LVI.
corporations monastiques, ni de celles des hommes
voués à la pénitence, ie cortège est encore nom-
breux: chaque jardinier porte à son cierge les fleurs
les plus rares , les légumes et les fruits que la b( n'.é
du ciel a accordés à son intelligence et à son labeur,
et quelquefois des nids d'oiseaux.
Les bouchers figurent aussi dans cette procession ;
ils sont vêtus de longues tuniques , coiffés d'un
chapeau à la Henri IV , et armés de haches : ils
accompagnent un gros bœuf chargé de guirlandes et
de rubans , avec les cornes dorées , comme le bœuf
gras du carnaval ; son dos est couvert d'un tapis ,
sur lequel est un joli enfant habillé en S. Jean-Bap-
tiste. Pendant toute la semaine qui précède la fête ,
les bouchers promènent cet animal. Ils le conduisent
d'abord à la police, où ils payent un droit en sor-
tant; mais ensuite la quête commence, et elle est
très-productive : chacun veut avoir le bœuf dans sa
maison ; et c'est une superstition établie parmi le
peuple, qu'elle jouira dans l'année d'un bonheur cons-
tant s'il peut y laisser une trace , quelque sale qu'elle
soit, de son passage. Ceux qui aiment k se perdre
dans les ténèbres de l'antiquité , penseront que cet
usage dérive du culte du bœuf Apis , qui a été apporté
dans les Gaules au temps où les Romains , imitateurs
de leur empereur Hadrien, se livrèrent avec ardeur
aux superstitions égyptiennes. M. Papon croit que "
c'est un bœuf émissaire , sur lequel on cherche k
CHAPITRE LVI. 375
détourner les maux qui menacent la ville ( i ) : mais
on ne le charge pas de malédictions ; on l'accueille ,
on le caresse , on cherclie à l'attirer chez soi. II est
phis probable que , chaque confrérie cherchant dans
ce jour solennel h montrer ce que son industrie a
produit de plus rare , les bouchers ont imaginé de
promener un bœuf bien engraissé, comme les jardi-
niers portent des fruits précoces. On a ensuite placé
sur ce bœuf l'enfant d'un boucher , et on lui a
donné le costume de S. Jean. La superstition d'attirer
ie bœuf chez soi est née naturellement de ce qu'on
le regardoit comme sanctifié : on sait aussi que c'est
l'animal consacré à l'évangéliste S. Luc. Le bœuf est
immolé le lendemain de la fête : le petit enfimt ne
lui survit ordinairement pas long-temps ; épuisé par
les fatigues qu'il éprouve et les caresses qu'il reçoit ,
délabré par les bonbons dont on l'accable , il languit,
et souvent il finit par succomber.
Un grand nombre de jeunes filles , vêtues de
blanc , la tête couverte d'un voile , parées de fleurs
et ceintes de rubans de couleur uniforme , viennent
après ; c'est un chœur de Vestales qui suit celui des
représentans de la Nature , pour rendre hommage
à l'Etre suprême. Des enfans costumés de difié-
rentes manières rappellent les anciens jeux appe-
lés mystères. Plusieurs jeunes filles sont habillées
*— ,,, .,|„i,M,iii„.|„ ■■ J .. . X_._
(i) Histoire de Preience , 1,509.
A a 4
37<^ CHAPITRE LVI.
en religieuses ; c'est S.'^ Ursule , S.'" Rosalie ,
S/* Agnès , S.*^ Thérèse. Les plus jolies sont vêtues
en Madeleines ; leurs cheveux sont épars sur ieur
beau visage , et on les a exercées à regarder avec un air
de contrition un crucifix qu'elles tiennent à la main :
d'autres paroisseiit sous l'habit de ces filles respec-
tables qui se dévouent au service des malades. Les
petits garçons remplissent d'autres rôles : ce sont des
anges , des abbés , des moiiies , entre lesquels on dis-
tingue S.François , S. Bruno , S. Antoine. Au milieu
des bergers marche le petit S. Jean , à demi couvert
d'une peau de mouton , comme les images du pré--
curseur; il conduit un agneau orné de rubans, sym--
bole de la patience du Dieu qui s'est offert pour
nous , et dont la mort a racheté nos crimes.
Depuis que le marguillage est rétabli , des hommes
du monde , connus pour vivre dans les plaisirs et
visiter rarement le saint lieu , n'en dédaignent pas
les fonctions : ils se plaisent à rendre publiquement
à la religion ce qu'ils lui doivent comme citoyens ,i
pendant que comme hommes ils ne suivent que leur
opinion particulière. Dans les processions , pkusieurs.
portent le dais , et se relèvent pour cela arx diffé-
rentes stations.
Les rues sont parsemées des pétnles odoians de la
rose mêlés à ceux du genêt d'un jaune éclatant; de
nombreux choristes en ont des corbeilles pleines,
pour les jeter , au signal convenu , devant le Saint-
CHAPITRE LV I. 377
Sacrement ; ils en répandent sur les femmes qui
bordent la haie : celles-ci en apportent aussi dans des
corbeilles , qu'elles tiennent sur leurs genoux ; elles
les offrent au Saint-Sacrement , et se plaisent à en
couvrir les jeunes vierges et les petits saints dont la
tournure leur plaît ie plus. Le doux parfum des
roses , de la cassie, du jasmin, de l'orange et de la
tubéreuse, se mêle à l'odeur pénétrante de l'encens,
et monte avec lui au trône de l'Eternel.
La procession arrive au port : c'est là que là céré-
monie, déjà ravissante, prend un caractère sublime,-
Le peuple remplit les quais ; tous les tillacs sont
garnis de matelots en habit de fête, c'est-à-dire,
avec leur gilet de coutil bleu , la tête nue , et tenant
à la main leur bonnet rouge de Tunis. Tout le monde
fléchit le genou devant ie maître du monde ; les
matelots étendent les mains vers le pontife , qui ,
placé sous le dais , donne la bénédiction ; le plus
grand silence , produit par un religieux recueille-
ment, règne parmi cette foule immense : la béné-
diction reçue, chacun se relève par un mouvement
spontané; les cloches sonnent , l'airain gronde, et
le cortège reprend la route du temple d'où il est
sorti.
Le goût des processions est tellement répandu ,
que le spectacle est retardé ce jour-là ; il ne com-
mence qu'à sept heures et demie. Dès que la pro-
cession a passé, les dames quittent leurs chaises,
(L.
37^ CHAPITRE LVÎ.
et courent entendre des vaudevilles ; les hoinines
vont à l'orchestre causer av^c des femmes entre-
enues, ou admirer les gambades d'une jeune et jolie
danseuse.
Les mêmes cérémonies religieuses ont lieu dans
toute la Provence ; elles sont seulement modifiées
selon les localités et la richesse des lieux : mais par-
tout elles portent le même caractère. Nous les vîmes
encore se répéter à Toulon et à Hyères , où nous
n*arrivâmes cependant que les 7 et i o juin.
379
CHAPITRE LVII.
Sortie du port. — Notre-Dame. — Château d'If. —
PoRT-Miou. — Poissons — Cassis. — La Ciotat.
— Bandol. — Route par terre. — CuGES. — Vaux
d'Olioulles. — Olioulles, — Jardins, bastides. —
Toulon.
jVi. Brack avoit eu la bonté de nous faire pré-
parer un bateau de la douane; il vint nous chercher
iui-même pour nous y mener à la pointe du jour:
c'étoit une petite chaloupe conduite par quatre ma-
telots. Nous sortîmes du port, ayant à la gauche le
fort de Notre-Dame-de-Ia-Garde, si agréablement
décrit par Bachaumont (i) ; et à droite, le terrible
château d'If, forteresse et prison d'état: nous serrâmes
la côte, dont nous ne pouvions nous éloigner, dans
la crainte des Anglois , qui envoient souvent des
chaloupes jusque sur les bords de la mer, quand ils
en peuvent approcher; mais le rivage est garni de
canons de distance en distance , et l'on peut naviguer
ainsi sous la protection de leur feu. Le calme ne nous
permit point de faire usage de la voile : trois de
i) Gouvernement commode et beau,
A qui suffit, pour toute garde.
Un suisse avec sa hallebarde
Peint à la porte du ciiâteau.
380 CHAPITRE LVII.
nos matelots ramoient en chantant , et le quatrième
faisoit les fonctions de timonnier ; deux petits pier-
riers nous donnoient un appareil guerrier sans nous
rendre redoutables.
Vers une heure , nous arrivâmes devant Port-
miou ; c'est une caianque ou anse cachée dans la
terre : on n'aperçoit qu'une ouverture étroite et peu
profonde, dans laquelle un vaisseau marchand de
moyenne grandeur pourroit à peine tenir; mais,
dès qu'on approche du fond , cette anse forme un
coude, et le bâtiment est porté naturellement dans
une baie assez longue, bordée de chaque côté de
rochers à pic , et où il est d'autant plus difficile de
l'aller chercher , qu'on n'y peut soupçonner l'exis-
tence d'une baie salutaire. Nous y entrâmes , et nous
allâmes descendre au fond. Il est difficile de dire
comment cette grande fissure a pu se produire dans
la roche calcaire, sans que la partie qui longe la mer,
et qui présente un mur derrière lequel les navires
sont cachés , ait été renversée. Nos matelots nous
racontèrent, sur cette calanque, une de ces histoires
si communes parmi les gens de mer. Un capitaine
génois , surpris par la tempête , ne savoit où trouver
un abri ; son fils lui montra l'ouverture de Port'
mîou , et lui conseilla d'y entrer. Le père suit
d'abord ce conseil , et se dirige vers cette ouver-
ture : mais il croit que son vaisseau va se briser sur
le rocher qui est en face de lui ; saisi d'effi'oi et
CHAPITRE LVII. 3^1
transporté de colère , il frappe son fils d'un coup de
hache , et l'étend mort à ses pieds. A peine le coup
est-il porté , que le navire , sans toucher le rocher
qui le menace , tourne de lui-même vers la droite^
et entre dans la calanque , où il peut braver la tem-
pête. Le père reconnut trop tard son erreur, et se
jeta dans la mer.
Nous fîmes dans la chaloupe un dîner qui fut
mangé de bon appétit , principalement par nos ma-
telots , dont la iranche et pétulante gaieté nous
amusa beaucoup pendant cette traversée. Nous fûmes
abordés par des pêcheurs , qui nous vendirent un
poisson qu'ils appelèrent^fV<2/ on Jî/âtre. Nous fîmes
cet achat par complaisance pour ces bonnes gens :
mais nous n'en eûmes pas de regret ; car nous ne
trouvâmes rien à souper, et notre poisson nous parut
excellent (i).
Nous ne descendîmes pas à Cassis , où nous nous
proposions d'aller à notre retour à Marseille. Nous
vîmes quelques bateaux génois dont les équipages
étoientoccupés à la pêche du corail. Il étoit cinq heures
lorsque nous doublâmes une petite pointe qu'on
( I ) C'est îe gymnotus acus , L. édition de Gmelin, gjmnotus
ferasfer de LacÉPÈde , Hist. des poissons, tom. II , p. 1 78. M. l'abbé
BoNNATERUE l'a décrit sous ce nom dans V Enc_)'clopédie métho-
dique, Ichthjologie , p. 36. hc mot fient s'igmhe fil ; il vient de ce
que la nageoire de l'anus est beaucoup plus courte ijue la queue ,
qui finit d'ailleurs par une sorte de fil très- délie.
382 CHAPITRE LVIÎ.
appelle le Bic-de-l' Aigle , située dans un golfe au
fond duquel est la dotât ; nous y entrâmes peu de
temps après la goélette chargée de protéger les
petites embarcations qui longent la côte.
Nous ne nous arrêtâmes pas dans cette ville, où
nous devions revenir avec M. Thibaudeau , préfet
du département.
Le lendemain, nous descendîmes un moment sur la
côte de l'ancien Tauroentum , où M. Magloire-Olivier ,
maire de la Ciotat, eut la bonté de nous accompa-
gner. Comme la visite de ce lieu étoit l'objet de l'ex-
cursion projetée avec M. Thibaudeau , nous nous
rembarquâmes bientôt au pied du rocher où la bat-
terie est établie, et nous ramâmes vers Bandol, tou-
jours avec le calme plat. Après avoir doublé la pointe
qui ferme le golfe de la Ciotat, on file le long d'une
chaîne de rochers escarpés et à pic , contre lesquels
la mer se brise avec tant de violence , que nous
crûmes quelquefois entendre le bruit du canon. Nous
descendîmes à Bandol. Ce petit port est , po r Mar-
seille et pour l'étranger, l'entrepôt et le lieu d'em-
barquement des vins de l'ouest du département.
Le calme étoit si complet , qu'il avoit été impos-
sible de faire usage de la, voile. Le cap Sicié, qu'il
falloit doubler , avance au loin dans la mer , et
oblige à faiffi un long détour. Nous ne pouvions
pas espérer d'arriver à Toulon avant la clôture des
ports, et nous aurions été obligés de passer la nuit
CHAPITRE LVII, 3§5
Stationnés à côté de la frégate qui en garde i'en-
irée : nous nous décidâmes à aller par terre, et nous
prîmes ies chevaux que nous pûmes trouver. Jamais
on ne vit une cavalcade plus bizarre : elle étoit com-
posée d'un mulet et de trois chevaux, dont deux
entiers, et une jument; tous avoient, au lieu de selle,
de mauvais bâts , et point d'étriers. Il étoit difficile
d« maintenir l'ordre entre ces animaux : aussi, au
moment où nous mîmes pied à terre, ils se jetèrent
avec tant d'impétuosité et de fureur les uns sur les
autres, qu'ils ne formèrent plus qu'une masse que
notre conducteur eut sans doute bien de la peine à.
démêler.
Le <;hemin de Bandol à Toulon est détestable,
sur-tout jusqu'à Olioulles , quoique l'on passe sou-
vent sur une ancienne voie romaine. Le territoire est
inégal , pierreux , aride ; il renferme des poudin-
gues , des quartz , des silex roulés avant leur agglu-
tination, des courans volcaniques et des mines de
houille. Les vignes sont sa principale production. A
Olioulles on prend la grande route de Marseille ;
ceux qui en viennent par terre passent par Aubagne
et par Cuges , dont la côte est plantée de câpriers ;
on entre ensuite dans le département du Var. La
route traverseùn passage é»rroit entouré de montagnes
k pic ; le plus célèbre de ces vallons est celui qu'on
appelle /es Vaux d' Olioulles : ce passage incom-
mode, où l'on est brûlé par la réverbération du
384 CHAPITRE LVII.
soleil, où l'on risque d'être noyé par la descente
subite des eaux qui dans les orages forment des tor-
rens , est quelquefois aussi infesté par les voleurs.
Ces côtes calcaires sont absolument arides et dé-
pouillées : la route descend avec rapidité dans un
chemin toujours anguleux; les rochers, absolument
nus , et inaccessibles même à des chamois , paroissent,
dans leur inclinaison, menacer la tête du voyageur,
et lui dérobent souvent la vue du ciel. Le sol est
parsemé de fragmens de rochers basaltiques qui
annoncent l'existence d'anciens volcans. Tout con-
court à augmenter l'horreur de ce lieu, qu'on pour-
roit prendre pour une des entrées de l'enfer (1) :
aussi plusieurs voyageurs préfèrent-ils d'aller par
Cassis et la Ciotat , quoique la route soit plus
longue et plus pénible , ou -de se rendre à Toulon
par mer.
Bientôt après être sorti de cet abîme, les rochers
s'éloignent ; on trouve des champs couverts de
pins (2) et d'oliviers; on aperçoit des prairies, des
amandiers ; et quoique ce lieu soit encore un peu
sauvage, il semble que ce soient les limites entre
ItErèbe et l'Elysée.
A l'ouverture de cette vallée, à l'entrée de la belle
er fertile plaine où Toulon est situé , on aperçoit
(i) M. Henry, peintre, éicvc de Vernet, a fait un tabîeicU
des VtJUX /{ OliouIIes.
(z) P'uius sj'lvestris, L,
01ioul{c>.
CHAPITRE LVII.- 385
OîiouIIes. Les murs sont bâtis avec des fragmens de
basalte qui en rendent l'aspect noirâtre; mais le pays
est délicieux. Là commencent les bastides des habi-
tans de Toulon , qui, en proportion, sont aussi nom-
breuses que celles des habitans de Marseille ; les char-
mans Jardins qui s'offrent à la vue de toutes parts,
les parfums dont l'air est embaumé, tout donne une
idée de la douceur du climat: les orangers, les cédrats ,
les citronniers , les dattiers , y viennent en pieine
terre ; le sol est couvert d'oliviers , et c'est à l'abon-
dance de leur culture que ce lieu doit son nom (i).
Les huiles qui en proviennent ne sont pas d'une
excellente qualité ; mais eile% sont très-utiles pour les
savonneries , et il y en a plusieurs à OliouIIes. Les
ligues sèches y ont de la réputation.
En sortant de ce bourg, la route devient fati-
gante et pierreuse ; mais on est pleinement dédom-
magé par le riant paysage dont on est entouré. On
arrive bientôt sur une petite colline d'où l'on dé-
couvre des champs couverts de câpriers , la pleine
mer, la rade de Toulon, cette ville et ses forts. If
étoit six heures quand nous y entrâmes , et nous
descendîmes à f'hôtel de Malte.
(i) Dans une buiiedc Grégoire Vil, il est appelé Oliula, sans
doute û^ oUis, des oliviers. On a dit ensuite Olivlules et ClioiiHes.
Tome IL ^ b b
386
CHAPITRE LVIII.
Toulon. — Situation. — Histoire. — Activité des
travaux. — Signaux. — Arsenal , Porte. — Chan-
tiers. — Construction. — Bassin. — Port impérial. —
Dommages causés par les Anglois. — Plongeurs napo-
litains. — Mâture. — Ateliers ; filature , voilerie ,
corderie , serrurerie, fonderie, tonnellerie, boulange--
rie , menuiserie , sculpture. — Magasins. — Salie
d'armes. — Salle des modèles,
J_jA vallée dans laquelle est situé Toulon, est défen-
due vers ie nord par de hautes montagnes ; l'orient et
le couchant lui offrent l'abri de monts moins élevés :
elle s'élargit vers le sud , et forme une plaine d'environ
trois iieues , dont cette ville occupe le centre.
Le nom de Toulon n'est connu que depuis le
second siècle de notre ère ; dans Y Itinéraire d'An-
tonin , cette ville est appelée Telo Martiiis. Les
Romains y avoient une teinturerie au v." siècle. Elle
suivit le sort du reste de la Provence : elle fut plus
particulièrement ravagée en différens temps par les
Sarrasins , qui y firent plusieurs descentes ; et plu-
sieurs siècles s'écoulèrent sans qu'on songeât à son
heureuse situation. Louis XII reconnut le premier les
avantages qu'on pourroit retirer d'un port si siir , et
de la plus belle rade qu'il y eût dans la Méditerranée ;
il fit élever à l'entrée du port une grande tour ,
C H APITRE LVIÎÎ. 387
qui ne flit achevée que sous François l" ; Henri IV
fit enceindre et fortifier la ville : mais c'est à Louis
XIV que sont dus les immenses travaux et les
grandes constructions qui font i'étonnement des
voyageurs ; tout y porte i'empreinte du génie de
ce grand roi.
C'est un spectacle ravissant que de voir l'activité
qui règne dans cette ville. Là flottent dans i'air les
pavillons d'une multitude de vaisseaux destinés à,
porter dans les deux mondes tout ce qui peut
rendre la vie plus agréable ou plus commode ;«plus
ioin , au-delà des tours et de la chaîne qui ferme le
port, des citadelles flottantes défendent la rade, et
sont toujours prêtes à poursuivre, au premier signal,
i'ennemi présomptueux qui oseroit eii approcher.
Les coups de la hache , de la besaiguë et du marteau,
avertissent qu'à droite sont les chantiers où se cons-
truisent ces étonnantes machines avec lesquelles
J'homme poursuit ses ennemis jusqu'aux extrémités
dé la vaste mer. Les rues sont couvertes d'un peuple
pétulant , sans cesse en activité , et qui ne se range
que pour donner passage aux forçats, qui portent
continuellement les poutres, les cordes, les bpulets
et tout ce qui est nécessaire à l'équipement des vais-
seaux. La curiosité s'aiguise, devient impatiente ; on
ne sait par où commencer dans un lieu où il y a tan t
à voir et à admirer.
Nous avions des lettres pour l'amiral Ganteaume
B b 2
388 CHAPITRE LVIII.
mais l'Empereur l'avoit appelé au commandement de
ia flotte de Brest. M. Christy-Paliière , officier distin-
gué , qui a donné des preuves de sa bravoure dans
ie mémorable combat d'Algésiras , rempiissoit par
intérim les fonctions de préfet maritime : il nous
accueillit avec la plus grande bonté , et voulut nous
conduire lui-même à l'arsenal. Pendant le déjeûner
qui précéc^i cette visite , nous prîmes un grand plai-
sir à entendre le récit des exploits des braves dont
il a partagé les dangers ; nous vîmes avec intérêt
ie içodèle du Aluron , cette beureuse frégate à qui
nous devons le retour de notre Empereur ; nous
remarquâmes une carte des côtes, avec l'indication
des batteries qui les défendent et qui les rendent
inexpugnables.
Le tableau des signaux étoit suspendu dans son
cabinet. Une rangée de pavillons est disposée hori-
zontalement sur ie tableau; une autre l'est vertica-
lement : dans des cases parallèles sont exprimés les
divers objets susceptibles d'être signalés ; on fait
connoître celui dont on veut transmettre le signal ,
par la combinaison des deux pavillons auxquels cor-
respond chaque case. Pour mieux assurer le secret
des signaux , on a rendu mobile la bande verticale :
si l'on vouloit découvrir leur signification, il fau-
droit donc savoir quel pavillon est le premier dans
cette bande. Il est d'ailleurs enjoint aux préposés
des signaux de n'en laisser jamais le tableau dans sa
CHAPITRE LVTlI. ■ 389
vraie position , mais de reculer ïa bande mobile
d'un nombre arbitraire de cases , afin que quelque
curieux indiscret ne puisse saisir la clef des signaus
dont on fait usage.
Rien n'élève plus l'homme , rieii ne peut lui ins-
pirer un plus juste orgueil , que ïa vue d'un établis-
sement tel que l'arsenal : là, tout est grand dans les
idées et dans les plans , tout est ingénieux dans les
moyens.
La porte d'entrée a été exécutée en 1738, sur les
dessins de M. Lange : elle est ornée de colonnes
doriques détachées , de bas-reliefs et de trophées de
marine , et de deux figures , l'une de Mars , l'autre
de ?Ainerve ; au milieu est un écusson , avec des tro-
phées et des cornes d'abondance d'où sortent des
coquillages. A l'une des extrémités de l'attique , on
voit un génie qui embrasse un faisceau de lauriers ;
à l'autre, un génie qui tient un faisceau de palmes :
aux extrémités sont des trophées d'instrumens relatifs
aux sciences. L'ordonnance de cette porte est jus-
tement admirée ; elle convient parfaitement au lieu
pour lequel elle a été faite.
L'entrée ^e l'arsenal est constamment fermée ,
pour empêcher le concours des curieux qui trou-
bleroient les travailleurs , et parmi lesquels pour-
roient se glisser des hommes malintentionnés^ ou
des complices des forçats , dont le projet le moins
coupable seroit de leur fournir les moyens de s'évader,
sb ?
3pO CHAPITRE LVIII.
Après avc^r passé la porte, où i'on montre sa per-'
mission quand on n'est point accompagné d'un offi-
cier supérieur, nous nous trouvâmes dans ie grand
chantier. On radouboit alors l'Indomptable ; deux
vaisseaux et une frégate étoient en construction. On
pressoit les travaux avec cette activité que l'auguste
chef de l'Empire sait imprimer k tous ceux qu'il em-
ploie : les ouvriers travailloient jour et nuit et les
dimanches. Là chacun se hâte , et cependant il n'y a
point de confusion. La carcasse d'un vaisseau res-
semble absolument au squelette d'un animal. Des char-
pentiers équarrissent le bois, ou dressent autour des
grandes poutres qui forment la quille du vaisseau , les
petites courbes sur lesquelles doit être cloué le bor-
dage ; d'autres font le bordage, c'est-k-dire , posent les
planches qui doivent revêtir les flancs de cette énorme
machine. Des calfateurs remplissent les interstices
avec des étoupes ; le suif et la résine sont répandus par
d'autres à la surface, pour la défendre contre l'hu-
midité. Les grands vaisseaux sont doublés en cuivre ;
ïe marteau retentit sur les lames sonores. Les bâti-
mens ainsi doublés marchent plus rapidement que les
autres , qui sont arrêtés par l'inégalité de leur surface,
et ils sont k l'abri du tarei ( i ) . Les travailleurs chantent
( I ) Teredo navalis , ver destructeur que nos vaisseaux ont apporté
des mers de l'Inde , et auquel une flotte ne sauroit résister , puisqu'il
a menacé de détruire les digues de la Hollande. Il est beaucoup
pi«s commun dans la Méditerranée que dans l'Océan.
CHAPITRE LVIII. 391
des chansons provençales , qu'ils semblent accompa-
gner du bruit de leurs outils. Les forçats porteht ies
poutres , ies cambres , les planches , les ancres , ies
câbies ; on I^s emploie aux plus durs travaux : iis
sont distingués par le costume qui leur est particu-
lier , et leurs cris aigus se mêlent à i'horrible fracas de
leurs chaînes.
Si le modèle du Aîuron nous avoit fait un grand
plaisir, nous en éprouvâmes un plus grand encore
à voir cette heureuse frégate. Ce n'est point un
frêle esquif, comme on l'a imprimé plusieurs fois;
eiie porte trente-six canons.
Le bassin , construit par le célèbre ingénieur
Grogniard , devoit sur-tout attirer notre attention :
c'est un ouvrage étonnant par ies obstacles infinis
qu'il a fallu vaincre pour l'exécuter , et par ies
opérations inconcevables auxquelles la nature du
iieu forçoit de recourir.
Quand les grands vaisseaux étoient construits ,
on ies iançoit autrefois par ies mêmes moyens qu'on
emploie pour lancer ies bâtimens ordinaires , moyens
dont je parierai ailleurs; mais les dangers de cette
opération, pour une masse aussi énorme, étoient
incalcuiables : on a su remédier à cet inconvénient par
la construction d'un bassin dans lequel i'eau de la mer
va chercher le navire , et le conduit dans le port. C'est
le génie de l'ingénieur Grogniard qui a su vaincre
ies difficultés quiparoissoient s'opposer à un semblable
B b 4
39^ CHAPITRE LVIII.
projet ; difficultés augmentées encore par les obstacles
que feisoient naître l'envie , la mauvaise foi et l'in-
térêt personnel de ses adversaires. Cet ouvrage mer-
veilleux est à l'extrémité du chantier , vers la mer.
Pour son exécution, M. Grogniard fit un radeau sur
lequel il établit l'énorme caisson dans lequel on de-
vait bâtir le bassin.
On avoit d'abord voulu faire ce caisson k terre ,
et le lancer à l'eau comme on lance un vais-
seau ; mais on craignit qu'il ne se brisât , et on le
construisit sur la place même où il devoît plonger
dans la mer. On le remplit de canons de fer et de
fonte, au nombre de dix- huit cents, et des masses les
plus pesantes qu'on pût trouver : après avoir fait ainsi
plonger le caisson, on bâtit avec des pierres, dans
son intérieur , le bassin , auquel on a donné la
forme d'un vaisseau. II a cent quatre-vingts pieds de
iong , quatre-vingts de large et dix-huit de profon-
deur. ^
Lorsque l'entrée du bassin est fermée, et qu'on
veut le mettre à sec , vingt-hu*t pompes sont mises
en mouvement par de vigoureux forçats : il ne faut
que huit heures pour cette opération., Pour radou-
ber un vaisseau , on le fait entrer dans ce bassin, qui
est fermé ensuite au moyen d'un bateau-porte ; c'est
une petite caisse de vaisseau dont chaque extrémité
glisse dans une rainure. Lorsqu'on veut laisser entrer
l'eau dans le bassin , on décharge ce petit bâtiment ;
CHAPITRE LVIII. 395
la mer le souîève , le porte au-dessus de la rainure ,
et le vaisseau es*t mis à flot. On descend dans ie
bassin au moyen de degrés : ii y en a également
pour descendre des quais sur la place qu'occupent
les chantiers, les magasins et les arsenaux, et ils
forment tout autour une enceinte sur laquelle on
peut se promener sans interrompre les ouvriers.
Le hateau conique appelé bateau-porte , qui ferme
i'entrée du bassin , peut , selon qu'on veut que ce
bassin soit plus ou moins long, entrer dans différentes
rainures qui sont pratiquées dans le massif de la ma-
çonnerie. De cette manière , on donne au bassin une
longueur proportionnée à celle du bâtiment qu'on
veut radouber ; et lorsque ce bâtiment est d'une
petite dimension , le bassin est plus promptement
vidé.
On construit ou l'on radoube les vaisseaux de
guerre dans ce bassin ; les frégates et les bâtimens
d'un plus petit volume se bâtissent dans le chantier.
Quand un vaisseau est construit, on le conduit dans
le port pour le mater , le gréer et l'armer. Les
travaux du port correspondent k ceux des chantiers.
A la pointe du môle est la machine qui sert à dresser
les mâts : l'esprit s'étonne en considérant les masses
énormes que les hommes mettent en mouvement à
l'aide de cette machine. Ici des forçats remplissent
des tonnes avec l'eau de la fontaine destinée aux usages
o
de la marine ; Ik d'autres tirent et roulent les cordages ;
39^ CHAPITRE LVIII.
ailleurs des matelots disposent ies agrès, arrangent
ies voiles. C'est le bourdonnement d'une ruche et
Tactivité d'une fourmilière.
Le vice-amiral Latouche avoit demandé que l'on
construisît un brûlot ; nous le vîmes fabriquer : c'é-
toit une barque légère , et voguant facilement , qu'on
avoit remplie avec des matières combustibles , du bois
résineux , du goudron et de l'artifice. Il fut terminé
et remis à la disposition du général le même soir ,
pour qu'il ne séjournât point dans l'arsenal. Ce brûlot
étoit ^destiné contre la flotte angloise qui venoit
chaque jour se montrer devant la rade.
Les Anglois et les Espagnols réunis s'empa-
rèrent de Toulon, en 1795 , pendant la guerre de
îa révolution. Les Anglois , en évacuant le port , in-
cendièrent et coulèrent à fond plusieurs vaisseaux.
On a lâché de relever ce qi-'on a pu; mais il y a
encore quelques carcasses qu'on ne peut retirer de
l'eau qu'en plongeant , et pièce par pièce. On a fait
venir de Naples quarante-quatre plongeurs , à qui
l'on donne cinq francs par jour et la moitié de ce
qu'ils retirent. Parmi ces objets ,. il y en a beaucoup
qui n'ont pas une grande valeur, parce que dans
plusieurs endroits le feu a consumé le vaisseau jusque
dans l'intérieur des bois ; ce qui prouve qu'il a brûlé
long-temps sous l'eau. Mais tout ce qui est en métal
peut être utilement employé, et on l'achète d'après
une estimation faite à l'arsenal. Les plongeurs se
CHAPITRE LVIII. 395
servent, pour leur recherche , de ciseaux et de cou-
teaux qui ont cinq îi six pieds de longueur , et qui
sont emmanchés à une poutre d'une dimension
donnée : ils en placent le tranchant où ils le jugent
convenable, et, au moyen d'un mouton placé sur
un ponton, des galériens employés à ce travail
enfoncent l'instrument dans le bois ; ce qui s'en
détache par cette opération est à l'instant repêché.
Chaque plongeur, avant de se précipiter, fait le
signe de la croix ; il ne reste sous l'eau que deux ou
trois minutes.
On se sert encore , pour retirer les poutres
et d'autres grosses pièces détachées à l'aide des cou-
teaux , d'un instrument cairé et pointu qu'on y
enfonce.
L'assemblage des mâts est très-curieux : nous en
vîmes qui étoient composés de six arbres taillés en
queue d'aronde, emboîtés l'un dans l'autre, et liés
avec des cercles de fer que des forçats font entrer
avec une incroyable difficulté : vingt étoient em-
ployés à pousser une barre de fer qui , en glissant
ie long du m;;t fortement suifté , frappoit sur le
cercle et le faisoit entrer ; au bout d'une heure ,
le cercle avoit à peine avancé d'une ligne. Un des
plus grands m.âts avoit cent dix pieds de long ^et
neuf à dix de circonférence.
Dans un atelier particulier , quarante galériens
sont occupés à filer du chanvre pour les tisserands
3p6 CHAPITRE LVIII.
et pour la corderie : on se propose d'augmenter
cette fabrication , afin de rendre l'approvisionne-
ment de toiles plus sûr et plus indépendant. Les
fuseaux soiit tous mis en mouvement k-Ia-fois par
une roue et une corde communes ; ils sont disposés de
manière que chaque galérien peut arrêter son fuseau
sans déranger le travail de ses camarades. Chacun
peut filer par jour une livre de chanvre ; c'est le terme
moyen ; il y en a qui filent plus ou moins vite, comme
il y en a qui filent plus ou moins fin. Les forçats em-
ployés à ce service peuvent gagner quatre, cinq,
et même jusqu'à six sous par jour.
Le bois qu'on emploie pour la mâture vient du
Nord , ou de la Corse : les sapins de cette île sont
plus résineux que ceux du Nord , et par conséquent
ils résistent mieux dans i'eau; mais ils sont moins
hauts et plus noueux. Deux espèces peuvent servir à
cet usage , le pinus abîes et le p'inus p'icca : il faut
près de cent ans à ces beaux arbres pour parvenir
à leur dernier degré de croissance ; et après avoir
été abattus par la hache et employés à la mâture,
un coup de vent suffit pour les renverser, et un
coup de canon pour les rompre.
La corderie est une salle voûtée en pierre de taille
et longue de trois cent vingt toises ; elle a été bâtie
par M. de Vauban. L'étage supérieur est occupé par
un grand nombre d'ouvriers qui préparent les chanvres
€t les filasses pour les porter à la filature que je viens
CHAPITRE LVIII. 397
de décrire. On fait d'abord les ficelles ; on les gou-
dronne : on en prend ensuite ie nombre nécessaire
pour faire un cordon , c'est-à-dire , une forte corde ;
trois cordons réunis forment une ûussiere ; et ia
réunion de trois aussières compose un câble.
Auprès de la corderie est la voilerie, où l'on s'oc-
cupe sans cesse à. fabriquer , coudre et raccommoder
les voiles.
L'atelier des serruriers dopne une idée de l'antre
éQS Cyclopes : c'est là qu'on forge et qu'on travaille
tous les fers nécessaires aux bâtimens , à i'excep-
tion des canons , des ancres et des chaudières , qui
viennent des usines nationales. Un grand nombre
de forçats travaillent dans cet atelier, et ils ont une
paye plus ou moins forte seion leur talent. Le marteau
pesant fait continuellement étînceler sur d'énormes
enclumes le fer rougi par le feu ; trois forçats, attachés
par leur chaîne à. un même anneau , le frappent à
coups redoublés ; un maître, couvert de sueur et de
fumée, préside au travail.
Dans la fonderie , le cuivre coule comme la lave
d'un volcan : on en fabrique des canons, des chau-
dières, des lames pour le doublage des vaisseaux, et
des clous pour les attacher.
Dans la tonnellerie, on est continuellement occupé
l'a tailler les douves , à les assembler, et à cercler les
tonneaux. Plus loin on voit fumer les cheminées de
I la buanderie ; on sent ia chaleur des fours de la
39? CHAPITRE LVIII.
boulangerie : cet établissement est séparé des autres
par un petit canal; auprès sojit les magasins de blé
et de farine.
La menuiserie n'offre pas des travaux moins variés :
la multitude d'ouvrages qu'on y exécute est in-
croyable. L'humanité souffre en y voyant une énorme
provision de jambes de bois ; et l'on ne sait si l'on
doit admirer ou maudire l'homme qui brave tant de
dangers pour attaquer l'homm.e sur les flots. Sans
doute il faut le maudire , lorsque , se livrant k un
sentiment de haine particulier , il cherche à détruire
son semblable, même, aux dépens de sa propre vie:
mais les marins et les guerriers , sans aucune animo-
sité , écoutant seulement la voix du devoir , vont
chercher les combats pour défendre les droits et
soutenir l'honneur de leur patrie 5 ils méritent toute
notre reconnoissance et notre admiration.
L'atelier des sculpteurs est voisin de celui des
menuisiers : ils exécutent les omemens en bois qui
décorent la proue, la poupe et quelques parties de
l'intérieur des vaisseaux. On y montre des bas-reliefs
et des figures en bois faits pour d'anciennes galères ,
et qui ont été sculptés par le Puget.
A la visite des ateliers doit succéder celle des
magasins. Le magasin général a été brûlé par les
Anglois ; il n'en existe encore qu'un provisoire.
Comme il n'est pas d'une étendue suffisante , il y a
plusieurs autres magasins secondaires : mais tous
CHAPITRE L VII î. 399
dépendent de celui-ci ; lorsqu'un objet se délivre
dans un de ces magasins , il faut toujours que l'ordre
en soit donné dans le magasin général, et que le
bon y soit visé.
Les choses les plus communes offrent un aspect
imposant et même agréable , par le nombre , la
variété , la distribution et la symétrie : c'est le cas
des magasins particuliers qui forment le magasin
général de Toulon. Chacun paroît être une grande
boutique.où Ton vient chercher ce qui est nécessaire
pour chaque vaisseau. Tout ce qui peut servir aux
besoins de la vie , s'y trouve étiqueté , rangé dans un
ordre admirable ; c'est la foire la plus curieuse et la
mieux fournie qu'on puisse voir. Chaque magasin a
un numéro et une indication des objets qu'il ren-
ferme.
L'arsenal est une des parties principales de ces ma-
gasins , puisque c'est là qu'on a réuni tout ce qui
peut servir à se défendre ou à obtenir la victoire. Les
canons, les mortiers de tout calibre , les obus , les
pierriers, les caronades, sont rassemblés dans les
parcs , où l'on marche entre des pyramides énormes
de bombes et de boulets de toute grosseur, isolés,
enchaînés ou rames. On y conserve quelques an-
ciennes pièces de forme singulière, prises sur les
ennemis. Nous remarquâmes de petites pièces de
canon placées sur un pied au lieu d'être sur un affût;
on les transporte à dos de inulet : on les a apportées
4oO CHAPITRE LVIII.
de Venise. Nous vîmes une autre pièce qu'on
charge comme des pistolets anglois , en dévissant
la culasse. Pour l'instruction des canonniers , il y a
dans l'arsenal une batterie disposée comme celle
d'un vaisseau.
Derrière l'arsenal est le magasin des toiles à voiles
et des cordages.
La salle d'armes n'est plus ce qu'elle étoit autre-
fois ; les Anglois l'ont pillée ; et la guerre continuelle
que nous avons eue depuis ce temps, a obligé de faire
usage de tout ce dont on pouvoit disposer : tout a
été employé pour la défense; rien n'a été laissé pour
une vaine parade. Il y existe encore une quantité suffi-
sante de fusils, de mousquets, de carabines, d'espin-
goîes, de grappins, de haches d'abordage , de sabres et
de pistolets ; mais on n'y remarque plus la même sy-
métrie : les baïonnettes n'offrent plus de redoutables
colonnes ; les sabres assemblés par la poignée ne
forment plus sur le plafond des rosaces et des soleils
étincelans. Pallas est encore debout au fond de ce
temple élevé à la déesse de la guerre; mais il est
dépouillé des ornemens qui lui sont propres, jusqu'au
temps où le retour de la paix le fera fermer , comme
autrefois celui de Janus , et y fera rentrer tous ces
iastrumens de mort et de destruction.
La salie des modèles , par laquelle nous termi-
nâmes notre visite , ^est un des établissemens de l'ar-
senal les plus curieux à voir , pour se faire une idée
de
CHAPITRE LVHI. 4© I
de îa construction des vaisseaux. Quelques ouvriers
sont constamment attachés à cette salle : toutes les
fois que l'on construit un bâtiment d'après de nou-
veaux procédés , ils commencent par en faire le mo-
dèle, ou bien ils font celui des navires des nations
étrangères dans lesquels on a observé quelque amé-
lioration.
Nous y remarquâmes avec intérêt le juodèle du
radeau sur lequel fut établi l'énorme caisson que le
célèbre Grogniard construisit pour recevoir le massif
de son bassin : on y voit aussi des modèles de bâtimens
de différentes grandeurs , depuis le vaisseau de guerre
jusqu'au plus petit canot ; le modèle d'un four de
vaisseau ; celui des ventilateurs dont on se servoit
autrefois ; celui des machines qu'on eiuploie pour la
mâture. Notre attention se porta sur une machine
qu'un forçat inventa en 1798 pour plonger et tra-
vailler sous l'eau : c'est un mannequin creux avec
des manches, dans lequel se mettoit le plongeur; les
yeux sont couverts par deux verres ; un long boyau
adapté à. la tète de ce mannequin contient trois
tuyaux , l'un pour respirer l'air, l'autre pour l'expirer,
et le troisième pour parler; des soufflets adaptés à
l'extrémité de ces tuyaux dévoient servir à faciliter la
respiration et le renouvellement de l'air. Le n^alheu-
rei;x, qui espéroit obtenir sa liberté par cette inven-
; tion , en fut la victime : il resta un jour trop long-
temps sous l'eau ; le sang lui sortoit par le nez et les
Tome IL . G c
7
'4o2 CHAPITRE LVIIT.
oreilles lorsqu'on le remonta, et il mourut bientôt
après.
Ce magasin , destiné à l'école de marine , possède
enfin des modèles de toutes les espèces d'armes et de
tous ies instrumens dont la navigation et ia guerr»
peuvent rendre l'usage nécessaire; et tous ces objets
d'étude sont faits avec beaucoup de soin et de pro-
preté.
4o3
CHAPITRE LIX.
Le Bagne. — Visite aux for<jats. — Vols qu'ils commettent.
— Commissaire du Bagne. — La chaîne, les galères. — »
Habitation, nourriture, traitement des galériens. — ■
Argousins.-— Travaux des galériens, punition, évasion.
— Galères, école du crime. — Nécessité d'améliorer
ie sort des galériens. — Moyens pris par les commis-
saires.
JVl. ChRISTY-Palliêrë nous avoit témoigné
quelque répugnance à entrer dans le bagne ; un mili-
taire qui a bravé cent fois la mort dans ies combats ,
ne pouvoit supporter l'aspect de la misère et du
malheur: nous respectâmes un sentiment si touchant
et si noble. Nous éprouvions bien aussi quelque
peine à visiter ce séjour dégoûtant , où le crime
reçoit une juste punition ; mais la curiosité l'emporta :
'; nous quittâmes M. Christy-Pallière; et son aide-de-
' camp eut ia bonté de nous accompagner.
C'étoit le moment de la cessation des travaux et
!, i'heure du dîner. Quoique ces malheureux n'aient
pour vêtement qu'un large pantalon et un gilet sans
poches , et que quelques-uns soient presque -nus , on
ies fait passer chaque fois par une grille où ils dé-
I filent un à un : là, deux argousins (c'est ainsi qu'on
appelle les hommes chargés de ies surveiller) passent
C c 2
'4o4 CHAPITRE LIX.
à chacun d'eux la main sous les bras , sur le ventre et
sur le (ïos , afin de s'assurer qu'ils n'ont rien dérobé
et qu'ils n'emportent pas quelques outils dont ils
puissent faire usage pour se mettre en liberté. Malgré
cette précaution , ils commettent chaque jour des vols ;
ils cachent avec une adresse infinie, dans des coins
du chantier, des morceaux souvent très-considé-
rables de cuivre ou de fèr qu'ils ont dérobés. Quel
que soit le soin avec lequel, on les surveille^ quoi-
qu'on visite aussi les ouvriers qui sortent de ra.rsenal ,
et quoiqu'on n'y laisse entrer qu'avec des permissions
difficiles à obtenir, les forçats parviennent encore à
se procurer des intelligences au dehors, et à faire
sortir les objets volés , sur lesquels leurs complices
ieur donnent une rétribution.
On ne peut entrer dans le bagne qu'ay^e une
permission particulière ; nous en avions une , et nous
étions conduits par un aide-de-camp : il nous i;eçoni-
manda à M. Bellanger,,; commissaire de la. marine,^
spécialement chargé de la police des bagnes , ' qui
eut la comj)Iaisance de nous faire voir tous les dé-
tails et de nous donner toutes les instructions que
nous pouvions désirer.
Les forçats sont ou dans de grandes salles, cons-
truites exprès , qu'on appelle des bagnes , ou sur d'an-
ciennes craières qui ont été couvertes d'un toit; il y
en a encore quatre qui sont peintes en rouge, et qui |
ressemblent k des casernes de bois. Nous visitâmes
CHAPITRE LIX. 405
d'abord une de ces galères ; elle étoit remplie par une
troupe de forçats arrives depuis huit jours. Chacune
de ces troupes se nomme chaîne , parce que pendant
ïa route tous sont attachés à une même chaîne , afiii
qu'aucun ne puisse s'évader, et que les gardes qui
ies conduisent aient plus de facilité pour les sur-
veiller.
Ces galères peuvent contenir douze cents forçats :
elles sont beaucoup plus propres que les bagnes ; la
circulation de l'air y est mieux entretenue. Entre les
deux rangées de lits ou de bancs des forçiats , il y a
un large passage ; à l'arrière est la cuisine ; sur le de-
vant sont deux chambres pour les surveiiians ; à côté
de chaque banc est une petite fenêtre carrée ; et
un balcon garanti par une balustrade règne extérieu-
remenT; autour de la galère. Tous ces forçais étant
arrivés depuis peu , avoient la tête nouvellement
rasée; leur gilet d'un rouge éclatant, et le bonnet de
même couleur qu'ils tenoient à la main, produisoient
un assez bon effet pkr leur uniformité.
En visitant les usines du Creusot, en observant
ies grands monumens antiques , en examinant les
divers ateliers et les magasins du port e,t de l'arsenal ,
nous avons vu se déployer la puissance de Thomme,
nous avons été témoins de tout ce que peut tejiter
son audace et exécuter son o-énie : on le croiroit un
dieu si l'on ne savoit qu'il doit mourir : mais entrons
dans ce bagne 5 nous verrons ce même homme
C c 3
• \
^06 CHAPITRE LIX.
déchu, dégradé; nous serons témoins de la plus
affreuse misère humaine, et du dernier degré de mal-
heur et d'avilissement dans iequei un être vivant
puisse tomber.
On croit qu'on a donné à ces prisons le nom de
Gagnes , parce qu'il y a des bains dans les lieux où
ï'on garde les esclaves du Grand - Seigneur con-
damnés à ramer , comme l'étoient autrefois les
forçats.
A l^ porte du bâtiment , on est déjà saisi par
une odeur si infecte et si dégoûtante , qu'on recule
malgré soi : il faut une curiosité bien vive pour se
décider à se plonger dans ce bouge pestilentiel. Les
forçats sont placés au milieu de cette longue salle ,
autour de laquelle il y a un couloir qui ne reçoit le
jour que par quelques fenêtres grillées placées dans
le haut, .
Le moment où nous entrâmes étoit celui du
dîner; on entendoit un grand bruit : l'argousin (i)
qui nous conduisoit siffla ; à ce son redouté , un
bruit affreux de chaînes se fit entendre ; chacun reprit
son rang , ôta son bonnet , et garda le plus profond
silence.
Les forçats sont tous sur de grands bancs de
(r) MÉNAGE dérive, avec beaucoup de probabilité, le mot
argousin , de celui A'algiiasil , qui en espagnol signifie soldat , et
dont il parojt être une corruption.
CHAPITRE L IX. 4^7
bois qui ressemblent à des lits de corps-de-garde ;
chacun n'a guère que la place qu'un homme peut
occuper, et ils sont plusieurs -sur un même banc; ils
sont attachés à un anneau commun , par une chaîne
assez longue pour qu'ils puissent descendre du banc
et aller jusqu'au poteau où i'anneau est fixé , et près
duquel est le baquet destiné à recevoir leurs ordures ,
et oii ils jettent les salades, les légumes, les fruits ,
enfin les débris de ce qu'ils ont mangé. li est aisé
de concevoir quels miasmes putrides et délétères
doivent s'exhaler, sur-tout pendant la nuit, de ces
hommes dont les pores sont ouverts par un travail
habituel , dont la malpropreté est sans exemple , et
de ces horribles baquets , malgré le soin qu'on a de
les nettoyer et de les vider le plus souvent qu'il est
possible.
Les forçats mangent , boivent , dorment sur ces
lits de bois ; ils y passent enfin tout le temps qu'ils ne
sont pas employés aux travaux , n'ayant sur eux que
de sales couvertures déchirées et pourries. La nourri-
ture qu'on leur donne dans des sébiles de bois, est aussi
dégoûtante que leur habitation : ils y suppléent par
le léger produit de leur travail et par ce qu'ils peuvent
recevoir de leur famille. Sur ce même banc où ils
doivent passer le jour et la nuit , celui-ci garde une
petite provision de fromage, précieuse pour lui ;
celui-là, une moitié de melon : cet autre , en vou-
lant boire, arrose ses camarades d'un broc de vin
c c 4
4o8 CHAPITRE LiX.
qu'ii a répandu. Chaque fois qu'ils remuent , on
eiiiend Thorribie fracas de leurs chaînes ; s'ils des-
cendent de leur banc, ou s'ils y reprennent leur place,
on croit voir ces singes et ces animaux féroces que des
bateleurs montrent dai-.s les foires, ies tenant enchaî-
nés , et les forçant d'obéir à l'aspect du bâton.
Lorsque l'heure du travail est arrivée , on détache
du poteau la longue chaîne qui les y fixe ; ils
n'ont plus que celle qui les tient accouplés deux à
deux : elle est fixée à leur pied par un gros anneau
rivé, et est assez longue pour ne point gêner leurs
mouvemens. L'anneau pèse quatre livres et demie ,
et la chaîne vingt - deux livres : chacun d'eux en
porte une portion en marchant, excepté lorsqu'ils
sont chargés de lourds fardeaux. Chaque partie de
ïeurvêîem.ent est marquée des lettres Gâl. ; tous ont
leur numéro sur une plaque attachée h 'eur bonnet.
M. Bellanger a imaginé de distinguer parla forme
des plaques le degré de confiance que leur conduite
a pu inspirer. La forme ordinaire est ovale <ZI> ■ la
forme rhomboïdale <> annonce une simple évasion ;
ia forme triangulaire A , plusieurs évasions.
Les délits qu'ils commettent pendant le temps de
leur détention , sont punis avec la plus grande sévé-
rité. Chaque argousin est Knné d'une forte canne ; il
la lève pour la moindre désobéissance , le plus léger
murmure; et l'effet suit toujours la menace. On gémit
de voir des hommes traités d'une manière aussi dure :
CHAPITRE LIX. 4o9
mais ceux qui les conduisent prétendent que , sans
cette extrême sévérité , ces hommes , presque tous
audacieux , et parmi lesquels il y a de profonds scé-
lérats , apprendroient bientôt à ne plus les craindre,
et que des désordres dangereux pourroient en résulter.
Cependant , malgré l'air farouche que ces terribles
gardiens affectent , il est présumable que i'argent
qu'on leur donne en secret réussit à dompter cette
extrême rigidité , et que c'est ainsi que les forçais
parviennent à se procurer des objets prohibés et à
enfreindre les réglemens.
Les coups donnés par i'argousin ne sont que pour
les fautes du moment ; c'est sa manière de commander
et de se faire obéir : mais ies délits plus graves re-
çoivent un châtiment plus sévère. Les coupables
restent pendant un temps plus ou moins long dans le
bagne , sans qu'on les détache du poteau qui les y
retient ; d'autres sont condamnés h porter un double
anneau et une double chaîne : ces punitions sont
„ ordinairement précédées d'un nombre déterminé de
I coups de bâton, qui leur sont infligés par quelques-
[ uns de leurs camarades , chargés de ce cruel office.
Malgré les précautions que Ton prend , il est
impossible de prévoir toutes les ruses que peut em-
'• ployer un homme qui n'a d'autre pensée que celle de
se soustraire h. une vie si malheureuse et de recouvrer
f sa liberté : comme les travaux pressés et importans
; de l'arsenal obligent d'y employer des forçats qui
iilO CHAPITRE LIX.
dans d'autres temps ne sortiroient pas du bagne, les
désertions sont assez fréquentes.
Dès que i'évasion est connue , un coup de canon
en donne avis ; on arbore un petit drapeau , et les
patrouilles se mettent à la recherche dans la cam-
pagne ou sur les routes. Souvent les forçats sont re-
pris; quelquefois ils parviennent à s'échapper -.mais il
faut pour cela qu'ils soient favorisés par quelqu'un de
ia ville qui leur procure un asile m-omentané pour se
soustraire aux recherches , et des vêtemens pour se
déguiser. On est étonné de la facilité avec laquelle ces
hommes sans moyens , sans considération , sans res-
sources , savent se faire des intelligences et se procu-
rer des protecteurs au dehors. Des parens trop indul-
gens , des filles perdues avec lesquelles ils ont vécu ,
des voleurs de profession leurs complices, sont le
plus souvent les intermédiaires dont ils se servent.
Mais , après avoir recouvré leur liberté , ils rentrent
ordinairement bientôt dans la carrière du vol et du
crime; et parmi les malfaiteurs que la police fait
arrêter tous les ans , il y a toujours un nombre assez
considérable d'échappés des galères.
On voit que la vie des galères est si misé-
rable , que ce n'est pas sans raison qu'elles sont
proverbialement regardées comme un lieu de souf-
france et de malheur. Les jeunes gens des' villes ,
entraînés dans le crime par le jeu et par la débauche,
pourroient-ils braver les terribles sentences des
CHAPITRE LIX. 4^ I
tribunaux, s'ils connoissoient le sort qui les attend î
II faudroit qu'ils pussent être témoins de ce dégoû-
tant spectacle. Cependant , comment espérer qu'il
fît sur eux quelque impression, puisque l'on voit
presque toujours ceux qui se sont échappés des
galères , s'exposer à y rentrer une autre lois î II est
plus rare d'y revoir ceux qui ont fini leur temps.
Le séjour des galères est donc , pour la plupart des
forçats , une nouvelle école de ciimes; et cela ne
peut être autrement dans un lieu où l'on ne distingue
ni le nombre , ni la gravité , ni les suites des délits ;
où les maîtres, sont confondus avec les novices , et
où les premiers ont tout le loisir d'endoctriner leurs
disciples. Au lieu de se livrer au repentir , chacun cite
ses faits nombreux ; les plus hardis et les plus ingé-
nieux sont les plus admirés ; et plusieurs de ces misé-
rables ne désirent leur liberté que pour faire usage de
ces affreuses leçons, et pouvoir du moins imiter leurs
maîtres, s'ils ne parviennent à les surpasser. Des crimes
contre l'ordre de la société se conunettent jusqu'au
sein du bagne : des forçats trouvent le moyen de se
procurer les objets nécessaires à la fabrication de faux
de toute espèce. II en étoit sorti, peu de temps avant
l'époque où nous le visitâmes , plus de trois cents
congés , si parfaitement imités , que ceux même
dont on avoit contrefait les signatures, ne purent
les méconnoître ni les désavouer ; le nombre de
ces congés, l'ignorance où étoient les chefs au nom
4l2 CHAPITRE LIX.
desquels on les avoit faits, de les avoir délivrés,
purent seulement en prouver la supposition. Dans
le temps des assignats, les forçats imitoient les billets,
même d'une très-légère valeur , avec une perfection
propre à tromper les personnes les plus attentives.
Si le sensible Howard ( i ) , qui a passé sa vie entière
à chercher à améliorer le sort de l'homme dans les
hôpitaux et dans les prisons , avoit visité les galères ,
son ame auroit été brisée. Mais s'il est impossible
de se refuser aujourd'hui au sentiment de la pitié ,
ce sentiment devoit s'accroître encore lorsque ces
terribles prisons renferiuoient des hommes qui avoient
tué sans permission quelques lièvres ou quelques
perdrix ; d'autres qui avoient furtivement introduit
quelques barils de tabac prohibé , ou qui avoient passé
quelques livres de sel d'une province dans une autre;
d'autres enfin dont le seul crime étoit d'avoir assisté
aux prêches. On ne peut disconvenir que les bra-
conniers étoient des voleurs de gibier ; les contre-
bandiers , des fraudeurs des droits nationaux ; que
ceux qui assistoient aux prêches bravoient les ordres
du prince ; que tous enfin violoient les lois par cu-
pidité , par esprit de parti ou par un zèle religieux trop
ardent : mais ces délits, punissables sans doute, ne
portoient pas ie caractère odieux du vol domestique
ou du vol de grand chemin; et cependant des crimes
(i) Vojei son livre des Prisnns et des Maisons de force; Paris >
chex Maradan, 2 volumes in-8.°
CHAPITRE LIX. 4^1^
si différens étoient réprimés par un châtiment sem-
blable. Aujourd'hui les galères ne renferment guère
que des scélérats plus ou moins hardis et plus ou
moins consommés. Les mihtaires condamnés pour
désertion sont tous rassemblés k Nice et dans d'autres
ports , et ne sont point confondus avec les galériens
de Toulon , de Brest et de Rochefort.
iMalgré la certitude que l'on a de la méchanceté
et de la dépravation de la plupart des miséraijles ren-
fermés dans les bagnes et les galères , il faudroit avoir
perdu towt sentiment humain pour voir san^ pitié des
Jiomines. réduits à un, pareil degré d'abjection et de
misère. On pourroit , sans nuire à la société , faire
des réformes utiles et améliorer le sort des forçats :
leurs crimes nous ont donné le droit de les séques-
trer de la société , mais non pas de les mettre dans
une condition ]y.ïe que celîe des plus vils animaux.
D'ailleurs , le travail auquel ils sont condamnés est
déjà une espèce de rachat des fautes qu'ils ont com-
mises , un dédommagement du tort qu'ils ont fait
à la société : on doit les détenir, sans doute, si l'on
peut craindre d'eux de nouveaux délits ; mais doit-on
faire du reste de leur vie un enfer anticipéJ. Non:
ia justice et l'humanité réclatnent pour eux ,d?s habi-
tations plus saines , des abris moins dégoûtans , de
meilleurs aliinens et un traitement plus doux.
Ce que de sages rég'emens pou rroient ordonner,
est exécuté en partie par les cOinmissaires de marine
4i4 CHAPITRE LIX.
chargés de la surveillance des galères ; mais tout ce
qu'ils peuvent faire , c'est d'améliorer le sort des
individus qui paroissent les moins coupables et les
plus repentans. Cette distinction dépend de leur seule
volonté ; et leurs faveurs peuvent quelquefois ne pas
se répandre sur ceux qui en seroient les plus dignes.
Nous avons exposé tout ce que les galères offrent
de plus affreux ; voyons à présent quels sont les
adoucissemens que la bonne conduite et le repentir
peuvent encore y trouver.
Autrefois , parmi les forçats , îl y en a voit à qui
l'on accordoit la permission d'aller travailler en ville ;
cela n'a plus lieu. Les plus criminels , et ceux qui
sont condamnés au plus grand nombre d'années de
fers , ne sortent jamais du lieu de la détention ;
mais ceux qui , par leur conduite , savent mériter
l'attention des chefs , et qui n'ont plus que peu de
temps à rester aux galères , sont employés , soit aux
travaux du port et de l'arsenal, soit au service des
chefs ou de l'hôpital. On donne à ceux -que l'on
admet à travailler dans les divers ateliers , tels que
ceux de mermiserie , de fonderie , de serrurerie , une
paye proportionnée à leur force ou à leur talent : ils
peuvent avec cette paye se procurer quelques dou-
ceurs. Comme ils ne travaillent qu'un jour sur trois ,
ceux qui en ont les moyens peuvent se faire rem-
placer quelquefois par des camarades qui n'ont pas
d'autres ressources.
CHAPITRE LIX. 4'J
Il en est qui sont venus aux galères avec des
professions dont lis peuvent faire usage envers ieurs
camarades , qui achètent ieurs services ; tels sont prin-
cipalement les barbiers : d'autres savent faire de
petits ouvrages qui peuvent se vendre au dehors.
Avec ces ressources , ils se procurent un surcroît de
nourriture ; du vin , qui ne coûte qu'un sou le pot ,
et dont on leur permet l'usage , pourvu qu'ils n'en
abusent point ; de meilleures couvertures , du tabac ,
du sucre, enfin une foule de choses propres à amé-
iiorer leur situation.
On ne permet point aux forçats d'avoir de l'ar-
gent ; celui que leurs parens leur adressent est gardé
pour eux ; on ne leur en donne qu'une petite somme
pour se procurer quelques douceurs , comme du ta-
bac et autres choses semblables : mais on ne leur
laisse pas assez d'argent pour qu'ils puissent s'en
faire un moyen de corruption.
Parmi ceux que les lois condamnent aux galères ,
il y en a dont les délits ont un caractère moins odieux
que ceux des autres. Lorsque nous les visitâmes , il y
avoit un général qui avoit délivré de faux congés à
des conscrits ; un huissier dont la vie avoit été jusque-
là irréprochable, et qui s'étoit laissé engager à raturer
sur un congé le nom d'un soldat auquel il avoit été
délivré et qui étoit mort depuis , pour y substituer
celui d'un jeune homme qu'on vouloit soustraire
au service militaire ; un lieutenant de marine qui
4ri6 CHAPITRE LIX.
s'étoit rendu coupable d'un délit grave contre la su-
bordination. On y trouve aussi des hommes qui sont
nés dans ce qu'on appelle la bonne société ; leur
tournure plus polie leur attire plus de bienveillance
et d'attention ; et cependant ils sont moins dignes
de pitié , puisque leur aisance et leur éducation dé-
voient les mettre à l'abri de pareils crimes : de ce
nombre étoient un commissaire des guerres qui avoit
emporté sa caisse, et un secrétaire de marine qui
avoit fait de fausses pièces comptables.
Outre les ouvriers , les galères renferment aussi
des artistes : il y avoit un graveur , sans doute fabri-
cateur de faux billets ; un assez bon joueur de violon ;
un horloger et un orfèvre ; il y avoit même des poètes
et des bouffons qui égayoient la société.
Parmi ceux qui obtiennent l'attention ou la pro-
tection des chefs , plusieurs sont délivrés de leurs
pesantes chaînes ; mais , sans exception , tous doivent
faire leur noviciat, dont le moindre consiste à passer
quinze jours ou trois semaines parmi les autres ga-
lériens : ordinairement ce n'est qu'au bout de plu-
sieurs mois qu'ils parviennent à obtenir plus de
liberté ; alors iis ne portent pendant le jour que le
seul anneau ; on les détache chaque matin, et ils
lie reprennent leur chaîne que le soir. Ceux-ci sont
ccci,}pé^ à servir les malades dans Fhqpi.tal , à con-
duira iç canot du commissaire; em% leurs travaux
|ont moins rudes que i ceu:^ auxquels, tes. autr.es sont
soumis.
CHAPITRE LIX. 4l7
soumis. Les plus favorisés remplissent chez le com-
missaire les fonctions de domestiques, et même de
commis, li faut savoir que ceux-ci sont des galériens
pour les reconnoître : ils n'ont au pied qu'un anneau
mince, qu'ils cachent encore sous un long pantalon,
et qu'on prendroit seulement , quand on l'aperçoit ,
pour un petit ruban noir; ils couvrent leur tête rase
avec une perruque.
On sent bien qu'il y en a peu qui ne veuillent obte-
nir de pareilles faveurs : dès qu'un homme est conduit
aux galères , le préfet maritime et le commissaire du
bagne sont assaillis de sollicitations ; les plus misé-
rables , et même les plus criminels , trouvent encore
des protecteurs souvent puissans. On pourroit s'éton-
ner que des hommes qui ont franchi les limites du
devoir et de l'honneur , dont la vie n'offre souvent
qu'une suite d'actions honteuses, et même de forfaits,
ne soient pas abandonnés de tout le monde : mais ces
hommes, quels qu'ils soient, ont des pères respec-
tables, des enfans intéressans , des épouses vertueuses;
un entier délaissement de leur part seroit contraire
à la nature et répugneroit à l'humanité ; leurs sollici-
tations parviennent à intéresser des hommes compa-
tissans. Et pourquoi en murmurer î Doit-on jamais
fermer la porte du repentir au criminel que le
glaive de la loi n'a pas frappé î Faut-il lui interdire ,
par un affreux désespoir , tout retour à la vertu l
Non : l'espérance est le seul bien que l'homme n'a
Tome IL D d
i4î8 CHAPITRE LIX
point le droit de ravir à l'homme ; elle ne peut être
bannie que de l'enfer.
Avant de sortir de ce séjour du crime et de ia misère ,
rendons hommage à celui qui en a la surveillance.
II est aisé de voir combien la douceur et l'humanité
savent s'ouvrir ie chemin des cœurs les plui endurcis:
M. Bellanger paroît être aimé autant qu'on peut l'être
de ces hommes contre lesquels il faut souvent user
de sévérité. Son aspect ne leur cause point de crainte:
H cherche dans son pénible emploi le seul plaisir
qu'il peut y trouver , celui d'adoucir les misères
humaines et d'exercer les vertus qui rapprochent le
plus l'homme du Dieu qui l'a créé , la bienfaisance
et la charité.
4i9
CHAPITRE LX.
Promenade dans la rade. — Description d'un vaisseau
de guerre. — Escadre angïoise observée du cap Cepé.
— Visite au fort la Malgue. — Dîner sur le Bucentaure,
— Manœuvre de l'abordage. — Fontaines. — Cours.
— Poissonnerie, — Champ de bataille. — Quais. —
Caryatides du Puget. — Port marchand. — Cabotage.
— Commerce. — Manufactures. — Productions du
pays. — Etablissemens publics. — Histoire naturelle.
Jardin de botanique , Minéralogie. — Environs de
Toulon.— Toulonnois.
JNous avions vu les travaux du port et de l'arsenal;
inai|^nous n'avions encore aucune idée de la marine
impériale et de ia distribution d'un vaisseau de guerre.
Nous desirions extrêmement de voir la rade et ies vais-
seaux qu'elle contenoit. M. Christy-Pallière eut la
bonté de nous donner son canot : il étoit élégafn-
ment couvert et garni de bancs et de carreaux aux
couleurs nationales ; seize rameurs le conduisoient ;
un patron étoit au gouvernail , un autre k la proue :
ie premier , avec son sifflet d'argent suspendu à une
chaîne de même métal , dirigeoit la manœuvre. Nous
nous rendîmes îi la maison de campagne du vice-
amiral Latouche ; eile étoit située sur le bprd de fa
rade. J'avois eu l'avantage de connoître à Paris ce
brave militaire , et je lui remis en outre une lettre de
Dd 2
420 CHAPITRE LX.
recommandation du général Chrisiy-Palîière. II nous
pria de l'accompagner sur l'amiral , qu'il alloit visiter,
et nous engagea à dîner le lendemain sur son bord.
Nous abordâmes avec lui le Formidable , qui étoit
commandé par M. le contre-amiral Dumanoir, dont
j'avois aussi l'honneur d'être connu. Nous prîmes
avec les généraux des rafraîchissemens et des glaces ,
et un officier de service eut la bonté de nous con-
duire pour examiner les différentes parties du vaisseau.
Quiconque n'a vu que des bâtimens marchands ,
même des plus gros, n'a encore aucune idée d'un
vaisseau de guerre. C'est un prodige de l'invention
des hommes : toutes les sciences , tous les arts, con-
courent à perfectionner ces citadelles flottantes ; et
chaque jour on fait des recherches et des amélipra-
tions utiles pour les rendre plus sûres , plus agiles ,
et pour préserver , autant qu'il est possible , ceux
qui les montent, des nombreux dangers auxquels ils
soiit exposés. La coupe du vaisseau , son grément , la
distribution de ce qu'il contient, tout est soumis à
des calculs mathématiques ; et c'est sur-tout l'art de
le diriger qui dépend des lois de cette science su-
blime. C'est une masse de bois d'environ soixante
mille pieds cubes ., qui a à-peu-près cent soixante-
quinze pieds de long et quarante de large. Elle est
partagée par trois ponts : sur le premier se fait la
manœuvre; dans le premier entre- pont logent l'é-
quipage et les soldats ; le dernier est réservé aux
CHAPITRE LX. 4^ t
magasins ; plus bas est le lest. Près de mille hommes
y sont renfermés , quelquefois une année entière ,
pour aller d'une extrémité du monde k l'autre ; et ,
pendant ce temps , ils doivent y trouver les princi-
pales commodités de la vie. Sur les côtés , à chaque
pont, sont de petites ouvertures carrées, que l'on
appelle des sabords , d'où sortent quatre-vingts à
cent canons , depuis douze jusqu'à trente-six livres
de balle ; on rassemble, pour les servir, de quatre
mille à huit mille boulets et cent quintaux de poudre :
on embarque encore des provisions de voiles , de
mâts , d'ancres et de cordages , pour réparer les pertes
que l'on peut faire ; des tonnes remplies d'eau , de
porc frais , de vin , d'eau- de-vie, de farine, de lé-
gumes , de viande salée , de beurre , d'œufs , &c. &c.
souvent des bœufs , des moutons , des volailles ; et il
faut encore vingt à trente mille livres de lest pour
que le vaisseau soit en équilibre. Si l'on voyoit hors
de ses flancs tout ce qui y est renfermé, on croiroit
qu'une ville entière seroit à peine capable de le con-
tenir : cependant tout cela doit être disposé de ma-
nière que rien n'empêche la manœuvre dans les tem-
pêtes , et le service de l'artillerie dans les combats.
Une propreté minutieuse , un arrangement cons-
tant , un silence continuel , régnent parmi tant
d'hommes renfermés dans un espace si étroit. L'ordre
et la discipline sont véritablement admirables : la
momdre infraction est sévèrement punie. II semble
Dd 3
422 CHAPITRE LX.
auss^ que chacun soit pénétré de cette vérité, que
ïe salut général dépend de la ponctuelle obéissance
au chef : cette obéissance est encore plus parfaite
en mer qu'en rade. C'est sur-tout le désir de des-
cendre à terre qui tourmente ies matelots : ies Pro-
vençaux l'éprouvent plus que ceux des départemens
septentrionaux ; mais ceux - ci ont le défaut de se
livrer à l'ivresse , tandis que le Provençal ne s'enivre
jamais, quoique le vin soit chez lui abondant et à
bon marché. Avec quel intérêt nous considérions ces
hommes braves et laborieux ! Le groupe d'un vieux
pilote qui monlroit à lire à un jeune mousse , étoit si
expressif et si intéressant, que j'aurois voulu être
peintre pour ïe dessiner.
On ne cessoit , depuis quelque temps , de voir
Jes Anglois ; tous les jours ils présentoient devant la
rade un petit nombre de vaisseaux pour engager à
ies poursuivre : mais ils avoient , de distance en dis-
tance , des chaloupes avec des signaux. Si le vice-
amiral eût donné dans ce piège , les vaisseaux anglois
auroient fui vers le reste de leur escadre , qui se seroit
en même temps rapprochée ; et réunis alors en
nombre suffisant , ils auroient attaqué notre flotte
en désordre , et l'auroient détruite ou mise hors de
combat. Comme nous étions encore abord, un pi-
lote vhit annoncer leur approche ; nous montâmes
dans notre canot , et nous suivîmes les généraux
m cap Cepé, où ils alioient les observer. Nous
CHAPITRE LX. 42}
jouissions de là d'un spectnde vraiment imposant; on
voyoit à-Ia-fois les deux escadres: celle des Anglois,
composée de cinq vaisseaux de ligne, de deux fré-
gates, et d'un p'us petit f'âtiment, croisoit au large
hors de fa portée du canon ; et celle des François
étoit stationnaire dans la grande rade. L' Annibal ^
qui étoit ce jour -là en croisière, tira un coup de
canon à boulet , seulement pour assurer son pavil-
lon, et rentra dans la rade avec la frégate qui l'ac-
compagnoit.
N;^us employâmes la journée du lendemain à voir
Je fort la Mal^ue^ ainsi nonuné du lieu où il a été
bâti , et qu'on appelle aujourd'hui le fort Joubert ,
parce que les cendres du générai de ce nom y ont
été déposées.
M. le lieutenant-colonel Tonnain , qui en étoit le
commandant , nous le fit voir dans tous ses détails.
Il commença par nous placer au point d'où le pano-
rama de Toulon a été pris ; il nous conduisit ensuite
dans les différentes parties des fortifications , et il eut
la bonté de nous montrer les casemates, les citernes,
les ouvrages avancés jusqu'au rivage de la grande
rade. Ce fort est parfaitement représenté dans le
panorama (i). Il est à-la-fois destiné à défendre le
port, et à servir de prison pour les militaires. C'est
(i) On a reproché mal-à-propns à son auteur d'avoir repré-
senté la mer trop bleue ; c'est pourtant la teinte cju'eiie a à
Toulon , et il l'a très-bien saisie,
Dd 4
4^4 CHAPITRE tX.
auprès de ce fort que se recueille un vin rouge très-^
bon, mais capiteux, qu'on appelle vin de la Malgue,
Le sol de la montagne est un schiste dont la couleur
varie beaucoup. Vers la mer , la pierre calcaire est
percée par l'espèce de pholade nommée dactyle ( i ) :
ce ver coquillier use continuellement les rochers par
le mouvement de rotation de ses deux grandes valves ,
qui font l'office de râpe , et y fait un trou pour s'y
loger ; sa chair est très-bonne à manger.
Nous avions refusé ie canot de M. Christy-Pal-
Jière , parce que le général Latouche devoit nous
envoyer le sien ; mais nous manquâmes le rendez-
vous , et nous fûmes obligés de prendre une de ces
barques qu'on appelle dans le pays un rafot ou une
nayoire. Le vent étoit des phis violens; ie rajîot pen-
choit tellement d'un côté , qu'il paroissoit à chaque
instant sur le point de chavirer : le danger étoit cepen-
dant imaginaire ; mais ii devint véritable au moment
où une secousse fit glisser tout le lest du côté où la
barque penchoit. Quand nous fûmes ])rèsdu vaisseau
amiral, nos matelots refusèrent absolument d'en ap-
procher; cela leur est défendu sous les peines les plus
sévères. A force de crier, nous fûmes entendus de
la sentinelle , et aussitôt on permit aux matelots
d'aborder : mais la mer étoit si houleuse , qu'il fut
impossible d'arriver près «de l'escalier. Enfin nous
(ï) Pholas dactylus.
CHAPITRE LX. 4^5
aîlâmes nous mettre sous la poupe du vaisseau ; on
nous fit tendre une échelle, et nous montâmes par
une des écoutiiles de la sainte -barbe. Le vice-aniiraï
commençoit déjà à croire que par ce mauvais temps
nous n'oserions pas hasarder la traversée.
Pendant le dîner , les sons aigus d'une cloche
se firent entendre sur un des vaisseaux , et ce fut
pour quelques momens un sujet d'inquiétude ; la
cloche ne sert jamais qu'à annoncer le feu ou l'abor-
dage : c'étoit en efiet la manœuvre de l'abordage
qu'on exécutoit sur le bâtiment stationné près du
vaisseau amiral ; et nous la vîmes répéter plusieurs
fois. Au son de cette espèce de tocsin, chacun cou-
roit à son poste ; les canonniers , assis sur l'embrasure
des sabords , près de leurs pièces , paroissoient dispo-
sés à y mettre le feu; le pont étoit bordé de matelots
et de soldats armés de haches et de pistolets , soute-
nus par d'autres qui faisoient un feu demousquelerie ;
les huniers , les antennes , les cordages , tout étoit
couvert de mousses et de matelots , qui sembloient
vouloir pénétrer par les agrès sur le vaisseau en-
nemi , ou l'incommoder par leur feu.
Ce spectacle nous jeta dans des réflexions mélan-
coliques , que la gaieté du vice-amiral et la bonne
réception de son état-major purent à^peine dissi-
per : nous pensions , avec un sentiment pénible, aux
dangers multipliés auxquels tant de braves gens
sont continuellement exposés : nous pensions que la
^26 CHAPITRE LX.
tempête peut faire échouer le vaisseau et le submer-
ger; qu'il peut faire naufrage à la vue du port; qu'une
voie d'eau inaperçue peut l'entraîner dans l'abîme ,
une étincelle l'embraser, le feu du ciel tomber dessus,
gagner la sainte- barbe, et en disperser au loin les
débris ; que le calme peut le surprendre , et forcer
ï'équipage à consommer jusqu'à ses dernières provi-
sions; qu'enfin, dans un combat, dans un aborcjage,
une heure suffit pour faire de son bord un champ de
carnage et de destruction où les éclats de la char-
pente sont autant à craindre que les boulets de l'en-
nemi. Le feu , l'air et l'eau semblent combinés pour
la perte de l'homme qui a construit cette machine;
et, par la puissance de son génie, il doit les sou-
mettre, et les faire servir à sa conservation! Hélas I
les tristes réflexions que nous faisions alors n'ont été
que trop réalisées ! Le vice-amiral Latouche n'a suc-
combé, il est vrai, qu'à une maladie qui l'a em-
porté peu de mois après : mais /e Bucenîaure a péri ,
après avoir perdu presque tout son équipage, au
terrible combat de Trafalguar ; le Formidable ^ et son
digne commandant le contre-amiral Dumanoir, sont
tombés au pouvoir de l'ennemi; enfin il ne reste
plus qu'un petit nombre de tant de braves au milieu
desquels nous nous sommes trouvés , et qui nous
ont accueillis avec intérêt.
Vers six heures du soir, nous prîmes congé du vice-
amiral , et nous revînmes à la ville dans son canot.
CHAPITRE LX. 4^7
On avoit annoncé un feu d'artifice au Jiirdïn des
J\4arroniers , près la porte de France : nous quittâmes
le vice- amiral pour nous y rendre; mais il avoit été
remis à une autre soirée, à cause du grand vent.
Un feu d'artifice devroit-il être permis près d'une
viile où l'arsenal contient tant de matières com-
bustibles î
Notre curiosité avoit été pleinement satisfaite dans
i'arsenal et dans la rade , et nous avions vu , dans nos
courses , différentes parties de la ville. C'est une des
mieux bâties et à^i plus belles de ia Provence. Elle
est éclairée la nuit par des réverbères : les rues sont
arrosées par quatre-vingts fontaines, dont les eaux
viennent des montagnes voisines ; ces eaux jail-
lissent sans cesse, et leur murmure cause une agréable
sensation. Le cours est bordé de tilleuls : il seroit
une jolie ]>romenade , s'il n'étoit livré à des mar-
chands de comestibles et de vieilles draperies , et si
l'on avoit remplacé le grand nombre d'arbres qui
sont morts. Près de îh est l'ancien palais de l'évêque,
édifice d'une assez belle apparence. La poissonnerie
forme un carré long ; le toit en est soutenu par dix
colonnes d'ordre dorique. Ce quartier conduit à l'an-
cienne ville , dont les rues , étroites et anguleuses ,
sont également arrosées par des fontaines , et n'en
sont pas pour cela plus propres , parce qu'il n'y
a pas d'aqueduc souterrain. Des ruisseaux infects
altèrent la pureté de l'air et la qualité des comestibles.
42Î5 CHAPITRE LX.
La place d'armes , appelée Champ de bataille , où
ies soldats font la manœuvre , est un grand carré :
dans ie fond est l'hôtel du préfet maritime, qui a
été bâti avec plus de luxe que de goût ; de belles
maisons bordent deux côtés de la place ; le quatrième
est formé par le mur de l'arsenal. L'enceinte est en-
tourée d'une double rangée de peupliers ( i ) , de
trembles (2) et de micocouliers (3). II y a deux
grands cafés toujours remplis d'officiers. Cette place,
les remparts et le quai du port marchand , sont ies
promenades de la ville. Sur ce quai est l'hôtel-de-
ville , autrefois l'hôtel des consuls : le balcon est sou-
tenu par deux caryatides à gaine , sculptées par le
Puget , qui ont été admirées par le cavalier Bernin ,
et qui excitent toujours la curiosité des étrangers.
On a prétendu que le Puget avoit fait ces têtes
d'après celles de deux consuls dont il avoit à se
plaindre , et on a loué ce trait de malignité ; cepen-
dant il n'auroit pas été excusable. Quand le Puget
auroit eu à se plaindre des deux consuls , auroit-il dû
pour cela verser le ridicule sur le corps entier qui
employoit son talent î et les confrères de ces magis-
trats se seroient-ils rendus complices de ce manque
de convenance et d'égards î D'ailleurs , n'est-ce pas
(i) Populus alla.
(z) Populus tr émula.
(3) Celûs australis.
CHAPITRE LX. 4^<;
rabaisser îe talent d'un grand artiste , que de pen-
ser qu'occupé de la composition de figures qui expri-
massent à-ia-fois la force et la fatigue , ii eût aban-
donné l'heureux idéal que pouvoit lui inspirer son
génie , pour offrir au peuple la ridicule caricature de
deux de ses magistrats î Le caractère de la force
est très-heureusement exprimé dans ces figures ; et
le célèbre Milon de Crotone , auquel le Puget avoit
préludé par ces deux morceaux , prouve que ce genre
de composition étoit conforme à son génie. Un des
esclaves soutient de la main droite sa tête , sur la-
quelle pose le balcon, et ii le soulève avec la gauche
comme pour le remettre dans la direction qui lui
convient : l'autre , dont la tête paroît s'affaisser sous
un si lourd fardeau , y porte la main droite , et passe
la gauche entre le coussin et sa tête, comme pour la
soulager un moment. La poitrine de ces esclaves est
gonflée ; leurs nerfs et leurs muscles sont apparens :
mais les têtes ont une expression commune ; et leur
ressemblance fortuite ou imaginaire avec deux des
consuls du temps aura donné lieu au conte que je
viens de réfuter. Près de cet hôtel est la maison que
ie Puget s'étoit bâtie : son architecture , d'ordre
composite irrégulier, s'annonce avec noblesse. L'in-
térieur de l'ancienne cathédrale est dans le genre
gothique , et le portail dans le genre moderne ; ce
qui présente une de ces inconvenances qui sont au-
jourd'hui trop multipliées. Ce portail est orné de
43© CHAPITRE LX.
colonnes d'ordre corinthien; et il seroit d'un asseï
bon goût , s'il étoit placé ailleurs : mais i'aïiiance
monstrueuse du style gothique et du style moderne
ne peut jamais être approuvée. II y a dans cette
église un bas-relief représentant le Père éternel dans
une gloire, exécuté par les élèves du Puget, d'après
les dessins de leur illustre maître.
Le port marchand a été creusé par la main des
hommes : comme toutes les immondices de la ville
s'y déchargent , il faut le curer continuellement. Il
est plus petit d'un tiers que celui de Marseille ; mais
sa grandeur est suffisante pour le commerce de Tou-
on , qui se borne au cabotage le long des côtes de
France et d'Italie. Le terrain est si cher dans la
ville , qu'on ne peut y établir de grands magasins ;
et ia sûreté de la place empêche qu'on n'en bâtisse
au dehors. Les Toulonnois portent à Marseille et à
Gènes leurs divers produits , les vins muscats et ceux
de ia Malgue , l'huile , le miel , les câpres , les oranges,
les grenades , les jujubes , les amandes , les raisins
secs; et ils reçoivent pour ces deux places, dont ils
ne sont guère que les commissionnaires , les produits
du reste de la France, de l'Espagne, de l'Italie et du
Nord. Toute leur industrie se tourne vers ia marine
impériale, où chacun trouve des emplois k exercer,
des fournitures à entreprendre , des profits à faire.
On faisoit autrefois dans le teiritoiie de Toulon
un commerce très -considérable de savon ; il y eu
CHAPITRE LX. 4;S
avoit trente-deux fabriques , et l'on en exportoit
soixante-quinze mille quintaux : ce commerce a gra-
duellement diminué, et les Génois s'en sont em-
parés ; on n'en exporte pas à présent plus de quatre
à cinq mille quintaux. Le commerce des câpres
confites est un des plus importans ; il en sort chaque
année environ deux mille quintaux. Les figuiers et
ies orangers ont été gelés en 1709; et depuis cette
époque , leurs fruits ne sont plus parvenus à la même
grosseur qu'ils avoient avant. On y fabrique aussi
du drap grossier , une espèce d'étoffe de laine appe-
lée plnchinat. Les chapelleries y étoient autrefois
nombreuses ; il n'en existe presque plus. II y a en-
core plusieurs brûleries. Il y a aussi des faïenceries ,
des tanneries , des brasseries , des filatures de soie ,
et des fabriques d'amidon.
Les vins de Provence ont beaucoup de force , et
çont très - propres à la fabrication de l'eau - de - vie ;
celle de Toulon est très- recherchée : il s'en faisoit
autrefois un grand débit; on en brûloit pour près
d'un million. II y avoit «n directeur chargé d'en
surveiller la fabrication : depuis la révolution , ce
directeur a été supprimé ; les eaux -de -vie sont
d'une qualité inférieure, et ce commerce a consi-
dérablement décliné (i).
(1) Le Gouvernement a désigné Toulon comme devant être
l'entrepôt général des retours de l'Inde : mais , si ce projet s'exé-
cute, le port marchand eit trop petit, trop gêné par la marine
43^ CHAPITRE LX.
Les établissemens d'instruction de Toulon sont le
lycée, l'école de navigation, celle de santé navale;
ceux de bienfaisance sont le grand hospice mili-
taire et les hospices civils.
La population varie beaucoup : on l'estime com-
munément à vingt-six mille habitans; mais ce nombre
augmente ou diminue selon que les travaux cessent
ou reprennent.
On jouit d'un spectacle ravissant en montant sur
la tour de la principale église : de là l'on découvre
tout le rivage , la- rade , les ports , les chantiers et
ies arsenaux , où l'on voit une multitude d'hommes
qui montrent la plus grande activité.
Le séjour de Toulon est fort agréable. Celui qui
veut s'instruire des détails de la marine , y trouve
d'amples ressources pour satisfaire sa curiosité. Les
promontoires , les presqu'îles, les collines des envi-
rons , et le bord de la mer , sont de charmantes
promenades , où l'esprit peut s'abandonner à de
douces réflexions. Le naturaliste peut s'y faire de
nombreux sujets d'occupation; il peut étudier facile-
ment les poissons, les coquilles et les vers, rassem-
bler beaucoup d'insectes méridionaux , chercher des
fossiles singuliers dans les montagnes calcaires qui
impériafe ; il faudra alors construire un second port. Le lieu le
plus commode sera dans l'anse couverte par les batteries du fort
ia Malgue,
environnent ^
CHAPITRE LX. ^33
environnent ïa ville, remplir son herbier de plantes
indigènes intéressantes et de superbes plantes exo-
tiques. Une grande quantité de ces dernières sont
cultivées avec succès dans plusieurs jardins particu-
liers , et principalement dans le jardin botanique ,
qui est à la porte de France , sous la direction de
M. Martin x là croissent et prospèrent des végétaux
de l'Amérique , de l'Asie , de l'Afrique et de l'Ar-
chipel.
Les environs de Toulon offrent une culture
variée. Quelques montagnes présentent des accidens
singuliers ; on en voit qui sont absolument arides.
Celle qui défend Toulon des vents du nord, étoit
autrefois couverte de bois ; les pluies en ont enlevé
successivement. tout ï humus, et elle n'offre aujour-
d'hui aucune trace de végétation : c'est cette mon-
tagne qui est la cause de l'excessive chaleur qu'on
éprouve à Toulon. Les bords de la mer offrent des
sites variés et pittoresques. Tout est animé par une
gaieté pétulante , et par-tout on voit se développer
une active industrie.
Tome II, E e
m
CHAPITRE LXL
■I)e la Marine. — Départ pour Hyères. — L'Anguille.
— Port marchand de Toulon ; Rade. — Cap Cepé.
— Lazaret; peste. — Les Sablettes. — ; Fort Balaguay.
— Fort des Vignettes. — Les Deux-Frères. — Es-
cambebariou. — Quarquerane. — Plan d'Hyères,
— Hyères. — Histoire. — Situation. — Climat.
— Manière de vivre. — Jardin d'orangers de M. Fille,
•i — de M. Beauregard. — Commerce des oranges. —
-^Jardins potagers. — Vue. — Notre-Dame de l'As-
somption. — Paysans Toulonnois. — Paysans des en-
virons d'Hyères. — Le Gapeau. — Marais. — Salines.
— Iles d'Hyères : PorqueroIIes, Port-cros, île du Le-
vant.
^OUS venions d'admirer les derniers efîbrts de
l'audace et du génie , en observant ces machines
flottantes à l'aide desquelles la vaste mer semble ne
plus présenter de barrières , ces arméniens terribles
dans lesquels les hommes se montrent si industrieux
pour s'entre-détruire : nous pensions aux mères , aux
épouses , qui voient les objets de leurs affections aller
chercher les combats sur des plages lointaines; à ces
hardis navigateurs qui ont trouvé des terres, des mers,
des détroits inconnus ; à ces voyageurs philosophes ,
qui n'ont eu d'autre but que d'étudier l'homme , de
l'éclairer et de lui procurer de nouveaux avantages ;
CHAPITRE LXÎ. ^jj
à ces braves marins qui ont signalé leur courage. Co-
iomb , Magellan, Beerings, Cook, Marchand, nous
vous suivions dans vos découvertes 1 Banks , Forster ,
Solander, nous croyions entendre les habitans des
îles de la mer du Sud vous adresser l'hommage dû à
votre bienfaisance! II nous sembloit voir le généreux
Desclieux nourrir desa ration d'eau son précieux plant
de café ; nous assistions au retour de Ruyter , de Jean
Bart, deTourville, de la Motte-Piquet, reconduisant
dans les ports de leur nation leur flotte victorieuse ;
nous pensions à ces sanglantes batailles navales dans
lesquelles le vaincu partage la gloire du vainqueur :
car les désastres mêmes des marins sont honorables ;
pour eux la défaite est rarement ignominieuse, parce
qu'il n'y a pas de moyen de fuir, point d'espoir pour
la lâcheté." Cependant , quoique l'aspect d'un grand
port de mer présente des idées qui élèvent l'ame et la
consolent même des foiblesses attachées à l'humanité,
on retombe , malgré soi, dans des pensées mélanco-
liques à l'aspect des instrumens de mort et des moyens
de destruction dont on se voit entouré.
Notre imagination se tourna vers un site plus
tranquille , un rivage moins bruyant et plus fortuné ,
vers cette nouvelle Hespéride qui fournit à la Gaule
le tribut de ses orangers.
Nous avions une lettre de notre ami M. Brack
pour M'. Hains , directeur des douanes à Toulon :
d'après cette recommandation , celui-ci nous donna
E e 2
4^6 CHAPITRE Lxr;
une chaloupe pour nous conduire jusqu'à Nice ; son
jeune fils eut la bonté de tout faire préparer pour
cette petite traversée : nous nous munîmes de ia
patente de la santé ; et le i o juin , dès la pointe
du jour, nos matelots vinrent nous chercher pour
nous conduire au rivage.
Le bâtiment que nous montâmes , n'étoit pas plus
large que le premier ; mais il étoit beaucoup plus
long. II avoit un petit pont pour recevoir les provi-
sions, les fusils et les paquets , et dans lequel deux
ou trois matelots pouvoient coucher ; mais il n'y
avoit pour nous aucun abri : son bord étoit si peu
élevé , qu'on avoit pratiqué sur les côtés du pont des
o-arorauil/ettes ou ouvertures pour que l'eau pût sortir
à mesure qu'elle entroit. Une immense voile latine
lé faisoit avancer avec une incroyable rapidité ,
quand le vent venoit à l'eiiiier; mais alors il penchoit
tellement d'un côté , qu'il n'y avoit pas deux pouces
de distance entre la mer et le bord. Cette barque ,
appelée l'Anguille à cause de sa forme alongée ,
avoit été prise, par les commis de la douane, à des
contrebandiers espagnols qui apportoient du tabac
en fraude. Nous avions à l'avant deux pierriers ; et
dans i'entre-pont, des fusils , des sabres et des muni-
tions. Il étoit quatre heures et demie du matin ; le temps
étoit beau , mais le vent frais et la mer un peu agitée.
Le port a une forme circulaire : à son entrée est
la tour qui a été bâtie par Henri IV j une chaîne
CHAPITRE LXI. 437
ferme le port. A droite est le charmant village de
Seyne , qui se prolonge en demi-cercle , et forme un
amphithéâtre au bord de la mer : plusieurs drapeaux
blancs, que i'on place sur les bastides pour avertir
que les propriétaires sont chez eux, fïottoient avec
grâce au gré du vent. Parmi ces charmantes maisons ,
il y en avoit une où le général Latouche passoit la
journée; il retournoit chaque soir li son bord.
L'entrée de la rade est fermée par le cap Cepé ,
où la vigie est établie, et au pied duquel est le laza-
ret. L'expérience a dû rendre les Toulonnois extrê-
mement vigilans pour l'observation de ses régie -
mens. La manière dont la peste s'y introduisit en
172 1 , est véritablement effrayante : des matelots de
Bandol avoient été, pendant la nuit, voler à l'île de
Jarre une balle de soie qui y étoit en quarantaine ; un
patron qui avoit touché ces effets à Bandol , ayant
laissé sa barque dans le port , retourna k Toulon par
terre: il y porta la contagion, qui enleva en moins
de six mois plus de quinze mille personnes ( i ).
Le cap Cepé tient à la terre par une langue très-
étroite, qu'on appelle les Sablettes. Ce fut par-là
que le général BONAPARTE, lors de la reprise de
Toulon , fit charier de l'artillerie : si les Anglois ne
s'étoient pressés de sortir avant qu'on eût pris
( I ) Relation de la peste dont Toulon fut afïlge' en 1J2.1 , par
M. D'AUTRECHANS j Paris, 1756, in- 12.
E e 3
438 CHAPITRE LXI.
possession du cap Cepé , il n'en seroit pas échappé
un seul ; et d'habiles officiers nous ont assuré que
leur flotte entière auroit été prise ,^si d'autres dispo-
sitions qu'il avoit ordonnées eussent été suivies. La
vilie de Toulon peut toutefois être resjardée comme
imprenable : aussi avoit-elle été livrée aux Espagnols
et aux Anglois, qui sans cela n'auroient pu s'en em~
parer (i).
En traversant la petite rade , on aperçoit devant
soi deux rochers qui se touchent, et qu'à cause de
leur rapprochement les matelots nomment les Deux-
Frhes. L'entrée de la rade est défendue par le fort
Balaguay et par celui des Vignettes, qui doit ce nom
aux vignes dont il est entouré ; on ï'appeloit autre-
fois le Fort Saint-Louis.
En passant devant l'Annibaî , les matelots nous
firent les politesses d'usage , en nous appelant cor-
saires, forbans , &c. Nous avancions avec rapidité; et
notre patron , pour animer les rameurs , leur crioit
à tout moment , yoga , vô^a. Nous approchâmes d'une
madrague qui est en face de la rade , sous le feu des
batteries , et dont on retiroit le poisson. Nous lais-
sâmes à droite le cap Sicié \_Citharistes promontorium
de Ptolémée ]. Alors le vent commença h. s'élever
avec beaucoup de force : nous côtoyâmes , le long des
( 1 ) Le duc de Savoie l'assiégea inutilement en 1624- Voyçï
\Hiuoired(i sièges de Tuulon, par D£ VlZÉ , 1707, in-4."
CHAPITRE LXI. / A^9
rochers, une plage que les matelots appellent Escambe-
bariou, c'est-à-dire, le baril décampe; parce que ,
dans cet endroit , les vagues sont si fortes , que ie
mal de mer prend facilement à ceux qui ne sont
pas accoutumés à leur mouvement : aucun de nous
n'en fut pourtant incommodé, quoique mon frère fût
ie seul qui eût déjà navigué. Le vent devint telle-
ment impétueux, qu'il nous fut impossible de tenir la
mer dans un si petit bâtiment : nous allâmes descendre
à Quarquerane , où l'on débarqua les provisions que
nous avions apportées de Toulon , et nous déjeû-
nâmes à l'ombre de quelques figuiers. La montagne
au pied de laquelle nous étions, s'appelle la Mon-
tagne des oiseaux ou. Ad on tagne de Quarquerane j elle
a près de deux cents toises d'élévation , et l'on y
jouit d'un aspect délicieux.
Nous attendions inutilement le calme ; la mer
devenoit encore plus agitée : nous prîmes le parti de
nous rendre à pied à Hyères , où nous donnâmes
rendez -vous pour ie lendemain à notre équipage.
Nous n'eûmes point à'nous repentir d'avoir été forcés
à cette excursion. Rien de plus riant que le paysage
qui nous environnoit : ie sol est couvert de figuiers
et d'oliviers. Nous traversâmes un joli vallon, en lon-
geant un ruisseau qui forme de petites chutes sur
d.'s pointes de rochers, d'entre lesquelles sort de
toutes parts une grande quantité de lauriers-francs ( i )
(i) Laurus nobilis,
E e 4
'/iio CHAPITRE LXI.
et de lauriers-rose ( i ) : sur la gauche est une émînence
que les paysans appellent la Colline noire , et une
petite vallée qu'ils nomment le Paradis , sans doute
à cause de sa fertilité et de son heureuse situation.
Nous entrâmes dans une maison de campagne où
nous vîmes un grand jardin d'orangers en pleine
terre. Le plan , c'est-à-dire, la plaine d'Hyeres s'of-
frit ensuite à notre vue : cette plaine est couverte
d'oîiviers ; la route qui ia traverse est une prome-
nade très-agréable , bordée elle-même d'oliviers et
de figuiers , et le long de laquelle coulent de petits
ruisseaux qui distribuent Jeurs eaux dans les champs
pour les arroser. Des pahniers, que nous aperce-
vions de loin , annonçoient déjà i'heureuse situation
de la ville. Hyères est bâti en grande partie sur
le penchant d'une montagne dessinée en amphi-
théâtre , et qui défend de l'influence des vents du
nord pute la piaine qui s'étend jusqu'à la mer. Le
sommet de la montagne est nu ; il est partagé en
plusieurs pointes, qui lui donnent de loin l'appa-
rence d'un fcrt destiné à protéger la ville. Sur
cette montagne étoit un château qui , au temps de
Charles L", faisoit regarder cette place comme un
des boulevarts de la Provence. On a voulu dériver
ie nom d'Hyeres du grec h^^g [hieros , sacré ] ; mais
il paroît plutôt venir de area : ce lieu , dans \q^
(i) Nfiion oïiûndir.
CHAPITRE LXI. 44 1
ciennes chartes , est appelé Castrum Arearum. On
y faisoit un grand négoce dans le Xlli." siècle, et
c*étoit un lieu d'embarquement pour la plupart des
pèlerins qui faisoient le voyage de la Terre- sainte.
L'intérieur de la ville n'a rien d'agréabie ; les mai-
sons sont lourdes, les rues étroites et roides. On y
comptoit autrefois un assez grand nombre de cou vens.
Au bas de la montagne , où s'élève l'ancienne
ville , sont des bâtimens plus modernes , la grande
rue , la place , les maisojis et les auberges où s'ar-
rêtent les étrangers attirés à Hyères par la dou-
ceur de son climat ; on y voit aussi ces jardins si re-
nommés, dont le plus beau est celui de M. Fille.
On ne bâtit plus guère de nouvelles maisons que
dans cette partie basse , et l'ancienne ville sera suc-
cessivement abandonnée. De là jusque vers la plaine
qui borde la mer , la colline n'a qu'une inclinaison
suffisante pour abriter les orangers contre les vents
du nord , et faciliter les fréquens arrosemçns qui leur
sont nécessaires. *
C'étoit un jour de dimanche et la double octave
après la Fête-Dieu : nous trouvâmes encore une pro-
cession , où nous vîmes répéter en petit ce que nous
avions déjà remarqué à Marseille. Nous la suivîmes
dans l'église , qu'on dit avoir été un temple de
Bacchus , parce que ses chapiteaux sont ornés de
feuilles de vigne : mais cet ornement est commun
à un très -grand nombre de chapiteaux gothiques.
44^ CHAPITRE LXI.
Nous entrâmes ensuite dans le jardin de M. Fille.
Nous n'eûmes pas le plaisir de i'y voir , parce que
ses fonctions de conseiller de préfecture i'avoient
appelé à Draguignan ; mais nous fîmes chez lui une
promenade dont il me restera toujours un agréable
souvenir. La maison , sans être somptueuse , est
élégante et bien bâtie : autour est un parterre bril-
lant de mille fleurs ; la tubéreuse ( i ) , la cassie (2) ,
le jasmin de Goa (3) , y parfument l'air d'une odeur
céleste. Les jardins que les romanciers et les poètes
ont tant vantés, ceux d'Alcine et d'Armide, créés par
ïe fécond génie de l'Arioste et du Tasse, quelque
brillans qu'ils paroissent h l'imagination, sont aussi-
tôt effacés par le jardin de M. Fille , qui a été consi-
dérablement augmenté par l'acquisition du Jardin
du roi , qui tenoit au sien. Là on croit avoir cessé
d'appartenir à la terre, pour habiter les rians bos-
quets où les âmes vertueuses doivent trouver un
bonheur éternel et inaltérable. Les arbres sont si
serrés les uns contre les autres, qu'il seroit impos-
sible de passer au travers du massif, sans les sen-
tiers qui servent à y circuler. Dix-huit mille oran-
gers, tous chargés de fleurs et de fruits, offrent l'abri
de leur feuillage à un nombre infini de rossignols qui
( I ) Pclyanthui tuberosa.
(2) Alimosa Farnesiana.
($) Nychtanthii zambac.
CHAPITRE LXI. 445
chantent tous à-la-fois, et semblent adresser un hymne
à la Nature, dont la bonté leur fournit un ombrage si
riant et si embaumé; beaucoup d'autres oiseaux, qui
partagent avec eux cette habitation , mêlent leurs
voix à cet éclatant concert ; et la laborieuse abeille
ne cesse de butiner , en bourdonnant , dans un lieu,
qui lui offre de si riches matériaux pour la prépa-
ration de son miel. L'eau qui tombe de la montagne
est distribuée journellement dans chaque bosquet ,
à l'aide de rigoles façonnées avec de la terre , ou de
tuyaux de bois qui s'ajustent l'un dans l'autre. II suffit ,
du reste , de bêcher le terrain trois fois l'année : on a
soin aussi de ne pas laisser prendre aux arbres trop
d'accroissement; ils donneroient moins de fruit. Le
même arbre présente à-Ia-fois des fleurs, des fruits
naissans et d'autres qui sont parvenus à leur matu-
rité. Le vert gai et luisant des feuilles de ce bel arbre,
qui paroissent couvertes d'un vernis , le blanc écla-
tant de ses fleurs , les nuances diverses de ses fruits
dorés , forment un agréable mélange. On voit encore
• dans ce jardin plusieurs variétés de citronniers, de
bigaradiers , de cédrats, de bergamotiers et de gre-
nadiers; un nombre considérable d'arbres fruitiers
qui rompent sous le poids des pêches, des poires de
toute espèce. On prc-'.end qu'il faut se garder de se
piquer avec les pointes que présentent les taillis
d'orangers; que la blessure s'envenime, devient dou-
loureuse et difficile à guérir : c'est un conte imaginé
444 CHAPITRE LXI.
pour mettre les arbres à Tabri de l'indiscrétion des
étrangers ; cette blessure n'est pas plus dangereuse
qu'une autre.
Le revenu de ce jardin s'élève , année commune ,
h vingt-quatre mille francs ; et cependant on n'en
,vend les fruits qu'environ vingt sous le cent : on les
enveloppe tous dans du papier. La plus grande
consommation s'en fait à Lyon. L'orange n'acquiert
sa parfaite maturité que quelques mois après la chute
de sa fleur : si elie passe sur l'arbre i'époque de sa
fleuraison , elle y perd son suc ; mais eile le reprend
quand les nouveaux fruits sont noués. Le goût des
fruits pris sur i'arbre est toujours âpre, quelque
mûrs qu'ils soient ; ils sont meilleurs quelques jours
après avoir été cueillis. A Hyères , on récolte les
oranges destinées aux pays lointains , dès qu'un petit
point jaune a marqué leur écorce ; on les expédie
dans cet état , et elles achèvent de mûrir en moins de
quarante jours. Cette cueillette se fait au commen-
cemejit de l'automne; on peut alors les charger sur
les navires qui sont k la saline : mais en hiver le trans-
port doit se faire par terre, parce que la côte n'est
pas sûre.
Le jardin de ?vl. Beauregard , qui est contigu à
celui de M. Fille, a moins du célébrité; cependant
il est plus étendu et plus varié : il contient moins
d'orangers ; mais la quantité d'arbres fruitiers y est
bien plus considérable , et leur produit peut, dans
CHAPITRE LXr. 44î
îes mauvaises années , dédommager de la récolte
infrucmeuse des oranges. On y cultive , ainsi que
dans les champs environnans, une quantité con-
sidérable de légumes : on prétend qu'en 1793 ie
propriétaire vendit pour dix-huit cents francs d'ar-
tichauts. II y avoit autrefois dans ce jardin un pal-
mier mâle et un pahnier femelle ; la fructification
eut lieu , et M. Beauregard obtint des dattes. Le
palmier mâle est mort , ce qui a occasionné la stéri-
lité de l'autre palmier. En général , les arbres rares et
les fleurs sont auprès des maisons ; le reste du jardin
est entièrement consacré à la culture la plus produc-
tive , celle des orangers.
On prétend qu'à Hyères il n'y a que l'exposition
des jardins de MM. Fille et Beauregard qui soit con-
venable pour la culture en grand de ces arbres ; mais
on y remarque encore d'autres lieux où ils pourroient
végéter à l'abri du norcJ. Le défaut d'eau est plutôt
ce qui empêche d'autres particuliers de former de pa-
reils établissemens : il n'y a qu'une source qui des-
cend de la montagne, et que les propriétaires de ces
jardins ont le droit de détourner pendant quelques
jours de la semaine, pour remplir les réservoirs avec
lesquels ils arrosent leurs plantations.
On commence à voir l'oranger à Olioulles ; mais
il n'y parvient pas à une grande élévation , et le
froid le fait fréquemment périr. On ne peut l'élever
dans les plaines de Toulon. II réussit assez bien
445 CHAPITRE LXÎ.
entre Hyères et Fréjus , au-delà de l'Eslereî ; mais
l'orange d'Hyères acquiert plus de douceur.
On ignore l'origine de la culture de l'oranger
dans la Provence : la patrie de cet arbre paraît être
dans la Perse , entre Persépolis et Carinana ; il s'est
répandu de là dans les provinces du Pont , d'où il
aura été porté dans la Grèce , dans l'Italie et dans
le midi de la Gauîe.
Nous montâmes sur la tour d'un ancien couvent
appelé Sainte-Claire , pour prendre une idée du terri-
toire d'Hyères : on voit de là sa riche plaine , qui a
environ quatre lieues de long sur une de large , et les
jardins d'orangers qui s'étendent sous les murs de la
ville. A droite on découvre la montagne de Notre-
Dame, et plus loin le vaste étang de Giens ; en face ,
ia petite rivière de Gapeau , qui traverse tout le pays,
et auprès de laquelle sont les salines ; et au - delà du
golfe d'Hyères, les îles du itiême nom. L'hôtel-de-
ville est bâti sur un ancien édifice qu'on prétend avoir
appartenu aux Templiers. Le jardin des Cordeliers
est devenu une place publique , sur laquelle on a bâti
plusieurs maisons qu'on destine à recevoir les étran-
gers qui viennent passer l'hiver à Hyères : cependant
la plupart logent à l'hôtel des Ambassadeurs , chez
M. Félix Suzanne , hôtel qui est dans une agréable
situation, et où l'on est servi avec zèle, probité,
et même avec obligeance. Il est connu des voyageurs
allemands , russes et anglois les plus distingués.
CHAPITRE LXI. 44/
Si l'on re veut pas loger à l'auberge, on peut
ïouer une maison ou une cliambre : alors il faut tirer
toutes ses provisions de Toulon , à l'exception des
fruits et des légumes ; il faut même faire venir de
cette ville tous les objets de petite mercerie et d'épi-
cerie dont l'usage est si fréquent et si nécessaire ;
on peut se les procurer avec assez de promptitude
et de facilité.
Le climat est malsain en été , depuis mai jusqu'en
octobre ; mais ensuite il acquiert une salubrité pré-
cieuse ; et l'hiver des autres contrées n'est ordinai-
rement pour celle-ci qu'un printemps continuel. Le
mistral s'introduit quelquefois par l'issue qu'il trouve
entre les montagnes du côté de Toulon ; et alors il
gèle, comme dans les années 1709, 1768 et 1785;:
mais cela est très-rare ; la plus douce température
règne ordinairement pendant les mois d'hiver ; l'air
est pur , léger, élastique. Le pain et l'eau sont très-bons
à Hyères : le vin y est passable ; on peut d'ailleurs en
faire venir de Toulon : le poisson , le gibier , la vo-
laille , sont abondans. MM. Fille et Beauregard ont
une bibliothèque bien choisie; on peut aussi louer
des livres et des journaux chez Henriquez , à Toulon.
Les environs offrent par-tout des promenades char-
mantes et variées ; le paysagiste y trouvera une foule
de sites dignes de ses crayons : le naturaliste peut
faire des excursions sur les bords de la mer et dans
Jes montagnes ; la Flore d'Hyères lui présentera des
445 CHAPITRE LXI.
plantes rares et intéressantes. Si les étrangers sont
en grand nombre , les réunions sont alors plus fré-
quentes ; il y a des bals , des concerts ; enfin les
plaisirs de la société viennent se joindre aux agré-
mens naturels que peut offrir ce riant séjour (i).
Le P. Raynaud , Oratorien , qui refusa un évêché ,
et qui s'est fait un nom dans l'art oratoire , étoit
né à Hyères. Ce beau lieu étoit destiné k voir
naître des maîtres d'éloquence ; il a donné le jour à
Massilfon.
On nous avoit beaucoup parlé d'un tableau repré-
sentant les douze apôtres , et d'un bas-reiief du Puget ,
qui décorent la chapelle de Notre-Dame d'Hyeres,
Cette chapelle est bâtie sur une colline près du bord
de la mer, à une lieue de la ville : elle n'est plus des-
servie ; mais elle est gardée par un hermite. Cet her-
mite est un menuisier, qui a voulu expier dans îa
retraite sa passion immodérée pour le jeu , et qui pro-
bablement a trouvé dans cette momerie une ressource
contre les pertes qu'il a faites. Il n'y étoit pas, et
nous ne pûmes voir les objets qu'on nous avoit tant
vantés : mais cette course ne fut pas inutile. La vue,
sur cette montagne , est magnifique et étendue :
Hyères se développe en amphithéâtre. Au-delk de
cette montagne est celle de la Perrière , où il y
a des-grottes avec des incrustations et des stalactites.
[\) Christ. Aug.YlSCH^K, Reisenach Hyères, im Winurvon iSoj
tttiJ 2 So.^ ; helpzig, i8o(>,- in-i2.
Un
CHAPITRE LXI. 449
Un paysan de Toulon, qui alloit de Quarque-
rane à Hyères , avoit proposé de charger nos porte-
manteaux sur un de ses mulets ; mais il manqua de
parole à nos matelots. En général , il ne faut pas se
fier aux paysans provençaux : ceux des environs de
Touion sont principalement les plus méchans. De-
mandez-leur votre chemin , ils ne répondent pas, ou
ne le font que pour vous égarer. Ayez bien soin que
rien ne manque à vos équipages , à vos harnois ,
car il ne faut attendre d'eux aucune assistance : s'ils
vous voient dans l'embarras , ils rient ; ^i vous êtes
en danger, ils passent leur chemin. Qu'un voyageur
altéré cueille une grappe de raisin; il doit s'estimer
heureux si cette légère indiscrétion ne lui attire pas
un coup de bâton ou de fusil de la part du proprié-
taire. Leurs cris sont ceux du tigre ; leur vivacité est
celle de la rage. Les rixes naissent pour des misères;
elles occasionnent des injures ; et la réponse à celles-
ci est presque toujours un coup de bâton , dé pierre
ou de couteau , souvent mortel. Celui qui a commis
ie crime , revenu à lui , ne pense point à son atrocité ,
mais à ses suites : il abandonne sa victime , qu'il
pourroit secourir ; et quelquefois il l'achève pour
n'avoir point à craindre sa déposition. Son parti
est bientôt pris : il fuit ; et posté dans les vaux
d'OliouIles ou dans les fonds de l'Esterel , il attend
le voyageur, commence par être voleur, et devient
assassin par métier. C'est ainsi que se recrutent les
Tome II, F f
450 CHAPITRE LXI.
brigands qui infestent quelquefois les routes ds la
Provence.
Les habitans d'Hyères sont cependant d'un na-
turel civil et affabie ; ieur ville doit une partie des
agrémens et de l'aisance dont elle jouit, au séjour
qu'y font des étrangers de toutes les classes et de
tous les pays ; et les habitans , qui ont l'intérêt et
le désir de les attirer et de les retenir , savent , en
vrais cosmopolites, se plier à leurs goûts ; ils s'as-
sujettissent avec la même facilité aux fantaisies des
malades, toujours capricieux ; en un mot, ils sont
aussi doux que le climat sous lequel ils vivent. La
population est d'environ sept mille âmes.
L'Anguiller étoit venue mouiller à la plage
d'Hyères : nous partîmes pour nous rembarquer*
Nous traversâmes la plaine d'Hyères : les montagnes
qui l'entourent , la ferment de toutes parts du côté
de la terre , k l'exception d'un étroit passage vers le
nord, où est la route de Toulon, et par lequel le
vent de mistral s'introduit quelquefois dans la vallée.
Le Gapeau la partage en deux parties. La plus fer-
tile est sur la rive droite de cette rivière. Les mon-
tagnes, qui forment l'amphithéâtre, présentent une
grande variété de figures et de formes : plusieurs sont
absolument nues , d'autres sont couvertes d'arbres
résineux et de chênes verts ; en général , elles sont
très- escarpées. La partie du milieu est cultivée; mais
ie terrain , d'ailleurs très-rocailleux , est soutenu par
CHAPITRE LXÎ. 45 i
des terrasses : l'olivier y croît à merveille. Les champs
sont plantés en bandes alternatives de vigne et de
blé. Dans les montagnes du côté du nord , on
trouve un sc'niste ardoisé , dont les feuillets sont
extrêmement minces; dans d'autres il y a du quartz.
Celles du midi renferment des substances calcaires î
on y observe même du marbre blanc et rouge , qui
prend un assez beau poli. II y a, à la montagne
des Oiseaux , une terre rouge dans laquelle on re-
marque différentes cristallisations de spath calcaire.
Plus on approche de la mer , plus le terrain de-
vient marécageux : ce sont les marais qui rendent
le pays malsain pendant l'été , et y causent des
épidémies. Il est probable que cette plaine étoit
autrefois un golfe qui a été successivement comblé
par les éboulemens des montagnes environnantes. Le
sol inférieur est cultivé en champs de blé et en prai-
ries , quj , avec les rians jardins et les petites bastides
dont ils sont parsemés , présentent un aspect très-
agréable.
Le Gapeau a sa source dans le territoire de Signe,
I-es arbres qui croissent sur ses rives, sont souvent
couronnés de pampres de diverses variétés de vignes
qui viennent spontanément , et parmi lesquelles il
y en a peu qui méritent d'être cultivées. Près de
son embouchure sont les salines : c'est un grand
espace carré , d'environ une lieue de circonférence ,
enfermé par un rempart , et partagé en plusieurs
Ff a
4^2 CHAPITRE LXr.
autres carrés , bordés également de fossés et de
canaux par lesquels on y introduit l'eau de la mer,
que l'ardeur du soleil fliit évaporer. Lorsque cette
opération a été répétée plusieurs fois , on enlève
le sel ; on le porte dans les magasins, qui sont sur
les bords de la mer , et près desquels il y a aussi
des habitations pour les ouvriers; puis on le charge
sur des bâtimens. Le produit de ces salines s'éle-
voit alors à cinq cent mille francs : on augmente
encore k présent l'étendue de cet établissement.
C'est au-delà des salines , au-dessus de remf)ou-
chure du Gapeau , dans un lieu appelé aujourd'hui
l'Eoubes, que l'on doit chercher l'ancienne Olbia^
nom qui en grec signifie V Heureuse ^ et qu'elle devoit
vraisemblablement aux avantages de sa situation. Les
pirates et les Sarrasins l'ont pillée , et ont forcé ses
habitans à se retirer sur les montagnes.
Ce territoire fortuné est devenu inculte ; les débor-
demens du Gapeau y ont versé des vases et formé
des marais : mais , avec peu de dépense , ce beau
sol pourroit être rendu à l'agriculture. Au milieu des
marais formés par l'embouchure du Gapeau , il y a
un petit bras de mer d'environ ime demi - lieue ,
qu'on appelle le Ceinturon. Il seroit facile d'y faire un
port , et de conduire de là un canal jusqu'à Hyères.
Cette entreprise a été projetée depuis cent ans ; mais
elle ne recevra peut-être jamais son exécution : ce-
pendant ce port et ce canal dessécheroientles marais;
CHAPITRE IXI. 453
les vaisseaux qui mouillent dans ie bassin d'Hyères y
trouveroient un abri , et il en résulteroit une foule
d'avantages : un des piin.cipaux seroit de protéger
en temps de guerre les embarcations contre les
enneinis , qui viennent croiser impunément à l'en-
trée du bassin.
C'est précisénient ce qui arriva au temps où nous
y étions. Comme nous a|)proch(ons de notre bâti-
ment, nos gens vinrent nous prévenir qu'un mar-
chand de boulets ( c'est ainsi qu'ils nomment les cor-
saires ) croisoit vers l'ile du Levant ; qu'il avoit pris
plusieurs barques de pêcheurs et des bâtimens de
transport, et qu'il avoit renvoyé ceux-ci après s'être
emparé des grains dont ils étoient chargés : ils nous
conseillèrent d'attendre, pour nous embarquer, qu'il
eût quitté ces parages; et nous nous décidâmes a ne
pas visiter les îles d'Hyères, comme nous en avions
eu l'intention.
On aperçoit ces îles du rivnge; elles sont éloignées
d'environ quatre lieues : les habitans d'Hyères y vont
quelquefois faire des parties de plaisir. Les Romains
les appeloient Stœchadcs ( 1 1 , à cause de l'ordre dans
iequel elles sont rangées ; c'est aussi pour la même
raison qu'ils les avoient appelées Prou , Aiese ,
Hypœa.
Proie , c'est-à-dire , la prem'ùre , est celle qu'on
(i) Du mot grec ro/^f , ordre,
F f 3^
4^4 CHAPITRE LXr.
nomme aujourd'hui PorqueroUes , probablement à
cause des porcs qu'on y élevoit : elle est à l'ouest ;
à son entrée devant Toulon est la pointe des Lan-
goustiers , ainsi nommée de la grande quantité de
langoustes (i) qu'on y prend. Cette île est la plus
grande ; elle est bien boisée , et renferme près de
quatre-vingts à cent habitans. Louis XIV y faisoit
élever des faisans. C'est entre cette île et la presqu'île
de Gien qu'est l'entrée de la rade d'Hyères. La pres-
qu'île a près d'une lieue et demie de long ; au milieu
est un étang qui fournit d'excellent poisson , et où
les habitans d'Hyères peuvent se procurer le plaisir
de chasser des oiseaux d'eau.
Aïese , c'est-k-dire , Vih du milieu , nommée au-
jourd'hui Port-cros , est à trois lieues vers l'est. C'est
la plus élevée et la plus fertile ; elle est couverte
de lavande et de fraisiers ; elle a un petit port : on
(i) Palinurus vulgarls , Latr. Gêner, crustac. p. 4S , et Ann.
d' histoire natur. t. III, p. 391 , où cette espèce, jusqu'alors con-
fondue avec d'autres, est bien caractérisée. On trouve encore
dans CCS parages , et sur toute la côte , plusieurs autres espèces
de crustacées : ie cancre tête de mort, dromia cajnit mortuum ,
Latr.; le cancre migraine, calapya granulata , Fabr, ; ie cancre
madré , grapsus variiis, Latr. ; le cancre aplati , plagusia deprrssa ,
jcj. ; leucosia nucleus , id. ; rjuûa squinado , maia armata , id. ;
l'araignée de mer, macropus longirostris , id. ; dorippe quadridens ,
id. ; la squiile large ou orchetta ; scyllarus laïus , id. ; l'écrevisse
striée, galathea strigosa . Fabr. j squilla mantis , \à.; phron^ma.
sedentaria , L,ATR.
CHAPITRE LXI. 4^5
y compte environ cinquante habitans. Ces deux îles
sont défendues par des forts.
Hypœa, c'est-à-dire , la plus éloignée , est nommée
aujourd'hui île du Levant : eile est à environ trois
quarts de lieue de la dernière. C'est la plus petite
et la p(us misérable ; elle est inhabitée. Les Anglois
et les Algériens viennent quelquefois y faire de l'eau
à une petite source qui est au midi.
Ces îles forment un beau groupe qu'on découvre
h une distance de quatre ou cinq milles (i) : elles
bornent Thorizon ; mais entre elles on aperçoit plus
loin la vaste mer. Souvent on les a confondues
avec la ville d'Hyères ; et plusieurs livres , estimables
d'ailleurs , ont accrédité l'erreur que c'est dans ces
îles que croissent les orangers (2) , tandis qu'aucune
des plantes de la belle tàmiile des hespéridées ne
pourroit y subsister. Je ne saurois dire non plus où
M. Pinckerton a pu trouver qu'une de ces îles étoit
celle de Calypso (3).
Après avoir parcouru toute cette plage , nous
revînmes à Hyères : nos matelots se préparèrent à
(i ) M. YounçT a eu tort de dire que la plus voisine tient au con-
tinent par une chaussée,
(2) Vojage fti France, \, 11,76; Dictionnaire d'histoire natu-
relle , chez Deterville, au mot ORANGER ; Dictionnaire du com-
merce de M, PeuchET , au met HyÈRES , &c. &c.
(?) Pinckerton, Géographie, traduction Françoise, tome 1.''*^»
page 223.
Ff 4
45^ CHAPITRE LXI.
profiter du premier moment où les vigies cesseroient
de signaler le corsaire , pour mettre à la voile et se
diriger vers Saint - Tropez , où ils dévoient nous
attendre ; nous passâmes le reste de la journée à
chercher les moyens de nous y rendre le lendemain
par terre.
457
CHAPITRE LXIL
Départ d'Hyères. — Comoni. — Bormonî. — Montagne
de l'Averne. — Minéraux. — Plantes. — Château de la
Molle. — Les Maures. — Château Frainet. — Les
Sarrasins en Provence. — Cogolin. — Heraclea Cac'
cabaria, Saint-Tropez, — Commerce. — Pêche ,
Thon , Madrague.
1 L n'y a point de route qui conduise d'Hyères à
Nice : ceux qui vevdent s'y rendre sont obligés de
retourner à Toulon ; ils prennent ensuite le chemin
de Fréjus par Cuers et Pignans. D'Hyères à Saint-
Tropez il n'existe point non plus de route qui soit
praticable pour les voitures : nous louâmes des che-
vaux , nous prîmes un guide pour nous conduire,
et le I 2 juin nous étions en marche à deux heures
du matin.
Depuis Toulon , en suivant la côte , jusqu'à
Fréjus , on est sur le territoire des anciens Comonî ,
qui dépendoient des Salyes , ainsi que les Bormoni ,
dont Bormis tire son nom.
La route est d'abord coupée par plusieurs petits
chemins plantés d'oliviers ; elle est bordée d'une haie
de grenadiers. Le sol , cultivé en blé et en vignes , est
très- fertile. On voit à droite les salines, et plus loin
45^ CHAPITRE LXir.
la mer, d'où s'élèvent les îles dont j'ai parlé. On arrive
bientôt à la chaîne de montagnes qui forme l'amphi-
théâtre de la plaine d'Hyères. Celle que nous traver-
sâmes s'appelle la montagne de l'Avcrne. Elle pré-
sente des sites pittoresques , et son aspect est vraiment
curieux pour le minéralogiste et pour celui qui aime
les paysages. Le quartz gras, qui y forme la base du
sol , a été scié en mille endroits par des torrens qui
y ont formé une multitude de sillons et de fentes
plus ou moins larges , et souvent très-profondes. Ici
la route cesse d'être frayée ; ce n'est plus qu'un sen-
tier dont on reconnoît à peine la trace , et qui circule
à travers ces anfractuosités. Un peu plus loin , la na-
ture du sol change encore , et à chaque pas il offre
des minéraux intéressans : à l'aide d'un marteau dont
nous avions eu soin de nous munir , nous en déta-
châmes plusieurs, et nous en eûmes bientôt rempli
un panier ; c'étoient des variétés de granit, de porphyre ,
de quart:^ gras. Le mica est ensuite mêlé au quartz en
assez grande quantité; et il devient bientôt si abon-
dant , qu'on enfonce jusqu'à la cheville dans des flots
d'un sable qui paroît d'or ou d'argent, et auquel les
reflets des rayons du soleil donnent un aspect plus
brillant encore. Un représentant du peuple , qui
n'a:voit pas fait de grandes études en minéralogie,
ayant traversé cette montagne en 1793 , s'empressa
de recueillir de ce beau sable, et de l'envoyer k la
Convention, comme uiie preuve , disoit-U , de
i
CHAPITRE LXII. 459
l'impéritie des administrateurs du département du
Var , qui fouloient sous ieurs pieds des trésors
propres à soutenir les frais de la guerre contre tous
ïes rois de l'univers , et qui ne savoient pas en
tirer parti.
Les sinuosités formées par I^ torrens qui , en pre-
nant des routes différentes , produisent des variations
dans le terrain , les plantes dont ie sol est couvert,
ajoutent encore à l'effet de cette singulière contrée,
où l'on ne rencontre pas une seule chaumière : on se
croit transporté dans un pays désert et loin de toute
espèce d'habitation. Nous nous amusâmes à rassem-
bler pour notre herbier quelques plantes méridionales.
On aime toujours à revoir les plantes qu'on a cueil-
lies sur le terrain même où elles croissent naturelle-
ment : elles raj)pellent les sites où on les a trouvées,
les lieux qu'on a parcourus , les amis qu'on a laissés ;
c'est une source de souvenirs agréables et attachons ;
et si elles n'ajoutent rien aux connoissances , elles
ont pour l'ame un intérêt bien plus touchant que
celles qui ont été transplantées dans les jardins pour
notre agrément ou notre instruction. Les plantes
de la Provence sont bien connues par le grand ou-
vrage de Garidel ( i ) et par l'excellente Flore de
( I ) Histoire des plantes qui croissent aux environs d'Aix et dans
plusieurs lieux de la Provence. Aix, 171 5 , in-fof.
4^0 CHAPITRE LXII.
AI. Gérard (i). C'est dans ces montagnes, dans
celles de l'Esterel et de la Victoire, que ces deux
infatigables botanistes ont fait la plus abondante
moisson. On doit regretter que le premier ai' adopté
l'ordre alphabétique , et que l'autre ait rédigé sa
Flore avant que Linîiaîus, dont il a suivi la mé-
thode, eût inventé les noms triviaux, qui sont d'un si
grand soulagement pour la mémoire, et qui ont donné
tant de facilité pour l'étude des végétaux. Il seroit
à désirer que qrelque botaniste , en se servant des
travaux de ces deux hommes savans et laborieux,
nous donnât une Flore de ta Provence, »
Comme l'histoire naturelle n'étoit j)as Ip principal j
objet de notre voyage , nous ne nous arrêlâmes pas
dans ces lieux, où il auroii fallu camper et séjourner \
pour observer tout ce qu'ils peuvent offrir d'inté-
ressant : nous nous contentions de remarquer ce
qui étoit sur notre chejnin , et de prendre des échan-
tillons des minéraux, des plantes et des insectes qui
appartiennent plus particulièrement au midi de la
France.
Nous observâmes avec regret qu'une grande quantité
de beaux pins (2) avoit été dévorée par le feu. On
éprouve un sentiment de peine en voyant des arbres
magnifiques , encore sur pied , dépouillés de leur
[i) Ludovici GtKkRD Flora Gallo-Provincialis. P.uisiis, 1761,
in-8."
(2} Pinus syhrstris.
/
CHAPITRE LXII. 4^C
branchage par la fînmine, et noircis par la fumée.
Par-tout on trouve des traces de semblables incendies;
il n'y a presque pas de pinedos ( c'est ain^i qu'on
appelle les lieux où croissent les pins ) qui en soient
exempts. Je dirai ailleurs k quoi l'on peut attribuer ces
'indignes dévastations, et quels sont les moyens d'y
remédier. II y a des endroits que la multitude des
roches, les sillons faits par les torrens, et ces pins
brûlés et noircis , rendent si âpres et si sauvages ,
qu'on ne pourroit pas choisir un meilleur site pour
peindre l'entrée des enfers.
D'autres parties sont couvertes de chênes verts ( i ) :
on y rencontre aussi le chêne à feuilles rondes (2) ,
dont [es paysans mangent les glands après les avoir
fait bouillir et les avoir fait cuire sous les cendres
chaudes ; le rouvre ou chêne ordinaire (3) , et ie chêne
pédoncule (4) , dont le bois, plus compacte et plus
dur, résiste plus fortement a l'eau, et que les anciens
employoient principalement dans leurs constructions.
L'espèce la plus commune dans ces montagnes est
le lié.^re (5] : c'étoit le temps où on le dépouilloit de
son écorce. On enlève cette écorce tous les huit à
( 1 ) Quercus ilex.
(2) Quercus rotundlfolia. LamARCK.
{3) Qu^r^^us rohur.
(4) Quercus yedunculata,
(5) Quercus suber. Les Provençaux l'appellent suvé : ce mot
dérive peut-être de sui/er.
4<^2 CHAPITRE LXII.
dix ans ; sans cela l'arbre périroit. On la charge
avec des pierres pour l'aplatir , après l'avoir fait
passer au feu en dedans et en dehors; elle est portée
ensuite à Saint-Tropez, où on la taille en bou-
chons.
Une infinité d'arbustes nouveaux pour un habitant
des départemens du nord offrent une variété ravis-
sante. L'arbousier ( i ) y croît avec une extrême
abondance ; tout le soi en est couvert ;. on y voit
aussi beaucoup de genièvre (2) , appelé en Provence
genibré. Parmi les autres arbrisseaux qui se présen-
toient sur notre route , nous distinguâmes l'aurone (3 )
ou la citronnelle de nos jardins ; le myrte (4) , dont
ïa blancheur contraste agréablement avec le jaune
du jasmin ( 5 ) .
Tantôt nous descendions dans des profondeurs
dont les défilés doivent devenir impraticables pendant
ia saison des pluies; tantôt nous montions sur des
collines d'où nous pouvions jouir du bel aspect
de ia mer. Nous vîmes distinctement trois vaisseaux
anglois qui étoient à ia pointe de l'île du Levant et de
la rade d'Hyères ; ils donnoient ia chasse à plusieurs
petits bâtimens , et la batterie des côtes leur lâcha
{ I ) Arhutus unedo.
(2) Juniperus communis.
(3) Artemisia abrotonum.
(4) Afjfrtus communis.
(5) Jasrninum fruticans.
CHAPITRE LXII. 4^5
une bordée : nous pensâmes alors à notre barque et
au danger qu'elie couroit.
Nous nous arrêtâmes à l'ancien château de la
Alolle, qui appartient à M. de Fons-Colombe (i).
Un bon paysan nous procura quelques assiettes, et
nous dînâmes, avec les provisions que nous avions
apportées , au bord d'une fontaine , à l'ombre de
quelques mûriers. Avant de nous remettre en route ,
nous parcourûmes les environs, et nous fîmes encore
luie ampie récolte de minéraux. Nous trouvâmes de
la cyanite prismatique : ses quatre pans étoient très-
aplatis ; elle avoit pour base du quartz micacé.
Nous vîmes encore de la cyanite lamellaire dans du
granit feuilleté ; de la cyanite à lames divergentes.
Le feld-spath a une couleur rose , et commence à se
décomposer. Nous ramassâmes des roches quartzeuses
qui renfermoient quelques cristaux de staurotide :
celle-ci appartient à la variété qu'on appelle grana-
tite ; c'étoit une espèce de gneiss avec des grenats
et du mica. Parmi les granits , il y en avoit de feuil-
letés. Les environs de la Molle produisent aussi de
la serpentine ; on y exploite une carrière d'une roche
serpentineuse , avec des parties brillantes d'un vert
jaunâtre: une autre serpentine , d'un gris blanchâtre,
a des veines d'un vert foncé , et contient de Vasbeste
roide et étoile. On trouve encore dans cette carrière
{i) Suprà, page 331.
4<34 CHAPITRE LXII.
de ia stéatîte grise , d'autre yû««^ d'or en rayons diver-
geas , et de la chlor'ite verte. Quelques cavités ren-
ferment du quarlT^ hyalin. Enfin ce j)nys si inté-
ressant pour le minéralogiste offre aussi des traces
de volcans : on y trouve des morceaux de lave en
masses roulées.
Après avoir fait rafraîchir nos gens et reposer nos
chevaux , et avoir joui des plaisirs que pouvoit nous
procurer un lieu aussi agreste , mais riche cependant
en productions de la nature , nous reprîmes notre
route par un chemin à-peu-près semblable, jusqu'à
Çogoliiï , dont les maisons sont en partie bâties avec
une serpentine talqueuse qui se trouve dans les mon-
tagnes que nous venions de parcourir.
Un minéralogiste de profession , au lieu de se
rendre à Saint-Tropez, auroit pris sur sa gauche pour
suivre encore les belles observations qu'on peut faire
dans ces montagnes , jusqu'au lieu qu'on appelle la
Garde-Fraimt , par où l'on se rend à Draguignan.
Nous avons vu , dans le musée de cette ville , les
minéraux qu'on peut y recueillir. Ces montagnes
renferment aussi un grand banc de serpentine , tantôt
grise , tantôt noirâtre , oii l'on trouve de Vamiante
qui y adhère. La montagne où est situé le château
Frainet, et celles qui l'entourent, sont principale-
ment composées de gneiss.
Cette chaîne de moniaanes que nous venions de
parcourir, et qui s'étend depuis Hyères jusqu'à Fréjus ,
où
CHAPITRE LXir. 4^5
où elle est séparée del'Esterel parle fleuve d'Argent,
s'appelle les Maures , sans doute k cause du grand
nombre de Sarrasins qui l'ont habitée. Après s'être
emparés de l'Espagne, ils étoient descendus dans
le Languedoc et dans la Provence (i). Ceux qui
furent chassés du Languedoc par les ducs d'Aqui-
taine, entrèrent dans la Provence (2) , et y com-
mirent mille désordres ; ils se réunirent , et s'avan-
cèrent jusqu'à Poitiers, où ils furent taillés en pièces
par Charles-Martel (3) , qui les vainquit encore en
Provence , et les chassa du pays. Ils désolèrent
ensuite les côtes au moyen de bâtimens léoers qui
ïes transportoient promptement ( 4 ) : ce fut alors
qu'ils pillèrent le monastère de Lérins , après en avoir
égorgé les religieux. Les Danois , appelés Normands,
détruisirent ce qu'ils avoient épargné. On doit pla-
cer dans cette période la ruine de plusieurs villes
romaines en Provence , et notamment d'Heraclea
et é'Olbia, Les Sarrasins rentrèrent en Provence ( 5) ,
et mirent tout à feu et à sang, pendant que les Nor-
mands ravageoient le nord de la France : ils dévas-
tèrent Aix et Marseille , s'emparèrent du golfe de
Saint-Tropez , et en occupèrent les environs. C'est
( i ) En 721.
(2) En 729.
(3) Ei^73^-
(4) En 737.
(5) En 888.
Tome II, ^ g
'4,66 CHAPITRE LXII.
à cette époque qu'ils bâtirent le château Fralnet ou,
Fraxînet [\) : c'étoit leur boulevart dans ces mon-
tagnes , et ils conservèrent ce poste important jus-
qu'en ^32. Guillaume I.", comte de Provence,
ïes en chassa enfin : il fut puissamment aidé , dans
cette utile et glorieuse expédition , par plusieurs
braves chevaliers ; un des plus renommés étoit Bevon
ou Bobon (2), fils du seigneur de Noyers près de
Sisteron. Les Sarrasins n'ont plus reparu depuis. On
voit encore au Fraxinet un fossé large et profond ,
€t une grande citerne : l'un et l'autre sont taillés
dans ie roc.
Avant d'arriver à Cogolin, où l'on cultive beau-
coup de haricots noirs , on trouve Roquebrune , dont
le territoire est fertilisé par les dépôts que l'Argent
laisse dans ses débordemens , et le château de Gri-
maudy dans lequel étoit née la malheureuse prési-
dente d'Entrecasteaux , si barbarement assassinée par
son mari. A Cogolin, on quitte la montagne : la
plaine est fertile et entièrement cultivée en blé. Le
terrain devient stérile en approchant du golfe , que
l'on suit jusqu'à la pointe où est située la ville de
Saint-Tropez.
Cette ville est bâtie dans le lieu où étoit Heraclea
( I ) Fraxinetum , nommé ainsi à cause des frênes dont le terri-
toire étoit couvert i
(2) H se retira en Italie, où il vécut dans une pauvreté volon-
taire. Quelques églises de ce pays l'honorent comme un saint.
CHAPITRE LXIL 4<^7
Cdccaharîa , nppelée ainsi peut-être parce qu'elle
possédoit un temple d'Hercule : quant à son sur-
nom , il faudroit en chercher le sens dans la langue
celtique. Elle fut pillée et détruite par les Sarrasins;
et , malgré la protection promise par les comtes de
Provence à ceux qui s'y établiroient , personne
n'osoit l'hal^iter : enfin soixante familles génoises ,
conduites par Gaffarel de Garessio , s'y fixèi ent en
1 470 , sous la condition qu'elles seroient exemptes
de toute taille. II n'y avoit plus alors que deux
tours qui servoient à défendre le pays ; elles sub-
sistent encore. Les Génois y bâtirent une ville ,
qu'on appela Saint- Trope-^, du nom d'un saint mar-
tyrisé à Pise , dont ils y transportèrent les reliques.
Le port est formé par un môle jeté sur le golfe,
que les anciens nommoient sinus Sambracitanus , et
qu'on appelle aujourd'hui golfe de Grimaud , du
nom du grand sénéchal de Provence , Jean deCossa,
baron de Grimaud , qui conclut le traité avec les
Génois.
Le territoire qui environne Saint-Tropez est très-
stérile : l'air qu'on y respire est vif et pur ; la peste
ne s'y est jamais introduite , quoique les lieux voi-
sins en fussent infectés. On y construit quelques
navires de commerce , qui servent ensuite à faire
ies transports pour le compte des autres places.
Avant la révolution , on y avoit établi quelques
filatures de soie. La construction des navires ,
Gg 2
4^8 CHAPITRE LXII.
rexportatioii du bois ou du liége , et la fabrication
des bouchons , forment aujourd'hui tout le com-
merce de la ville : on y a aussi récemment fait des
salines. Le vin y est de mauvaise qualité.
La pêche est encore une des principales branches
d'industrie. Comme il n'y avoit rien de curieux h
voir dans la ville , M. Sisterne , inspecteur des
douanes , à qui M. Brack nous avoit recommandés ,
et dont nous reçûmes un accueil très-obligeant ,
nous proposa de voir lever la madrague , et il eut
la bonté de nous accompagner.
Notre petite barque , en longeant les côtes et en
profitant de l'avantage du vent , avoit échappé aux
corsaires anglois ; elle étoit arrivée presque en même
temps que nous dans le port. Avant la pointe du jour ,
nous nous y embarquâmes pour Fréjus. Les pêcheurs
avoient promis de ne point lever leur madrague avant
notre arrivée : nous ne les fîmes pas attendre ; il
étoit à peine jour quand nous les abordâmes.
La pêche du thon se fait de différentes manières.
Quelquefois le pêcheur laisse filer une cornette
armée d'un haim ou hameçon , et il tire lorsqu'il sent
ia plus légère résistance ; c'est ce qu'on appel le /7/f/^^r
au doUt. On pêche h la canne ou à la cannette ,
lorsqu'on se sert d'une canne ou perche déliée , au
bout de laquelle on a empilé un haim, c'est-à-dire,
attaché une ligne. L'amorce est faite avec de pe-
tits poissons crus ; mais les Génois et les Catalans
CHAPITRE LXII. 4^9
emploî^it une pâte de poissons cuits (i) , et pa-
roissent s'être approprié presque exclusivement cette
pêche , qui entretient , sur les côtes , des matelots qui
sont toujours à la disposition du commerce et de
l'Etat. Le libouret est une corde qui passe h travers
un morceau de bois appelé avalette , auquel est
attachée une autre corde garnie de plusieurs petites
lignes armées de haims. Le parangre est composé
d'une maîtresse corde , appelée bauffo , sur laquelle on
place, par intervalles égaux, les lignes d'hameçon ;
ces bauffos sont ordinairement faits avec du sparte :
la chair de chat , les scarabées , les vers de mer ,
le pain , le vieux fromage , sont l'appât qu'on pré -
sente communément au poisson dans le parangre.
On se sert aussi d'une seine ou grand filet avec
lequel les pêcheurs , faisant un grand circuit , enve-
loppent les poissons et les entraînent sur le rivage :
ce\.ie seine est appelée eissaugue; elle a une espèce
de sac ou de poche au milieu de sa largeur. L'eis-
saugue lestée ou flottée est très- préjudiciable, ainsi
que tous les filets traînans, parce qu'en labourant
le fond ils détruisent le frai et enlèvent le fretin.
Ces filets reçoivent différens noms selon leur lon-
gueur et la dimension de leurs mailles , qui varient
d'après le genre de pêche auquel ils sont destinés.
*1— *— Mi II' ■— ■-■ -^■ — - I I I ■!■ I I I ■ I — ■ ^
(i) On prend ainsi les turbots, les raies, les soles, ies loups,
; les merlans, ies maquereaux, &c,
Gg 3
'470 CHAPITRE LXIÏ.
Mais de toutes les manières de pêcher, les meilleures
et les plus sûres sont le thonnaïre et la madrague.
Il n'est pas permis k tout le monde d'établir des
madragues. 11 faut qu'elles soient placées à des dis-
tances où elles ne puissent se nuire réciproquement ,
et dans des lieux où elles n'entravent pas la naviga-
tion. Elles sont affermées , pour le compte du Gou-
vernement, à des prix plus ou moins hauts, selon
leur grandeur et leur jiroduit présumé.
Le thonnaïre y en provençal îouna'iré y n'est dans
quelques pays qu'une enceinte de filets destinée à
arrêter les thons. Des matelots sont chargés d'obser-
ver leur arrivée , et d'en donner le signal en déployant
un pavillon; les bateaux arrivent au lieu où les pois-
sons ont été réunis ; on les environne avec des filets ,
on les pousse vers le rivage, et Ih on les prend avec
d'autres filets. A Saint-Tropez, et sur toute la côte
de Provence , le touna'iré est un filet disposé en
spirale : on n'y prend que du thon ; et il est presque
toujours mort , parce qu'il s'y serre les ouïes et s'é-
touffe : c'est ce qui a fait préférer l'usage de la ma-
drague , où l'on prend toute sorte de poissons.
On pense que ce nom de madrague ou mandrague
doit avoir été employé par les anciens Marseillois ;
il peut dériver du grec ^vJ}a. , qui signifie parc ,
enclos y enceinte. C'est, en effet, une vaste enceinte
composée de très - grands filets , et partagée par
d'autres en plusieurs chambres. Devant le filet ^ du
CHAPITRE LXII. 4/1
côté de la pleine mer , est une longue allée formée
de deux filets parallèles , qu'on appelle chasse ; les
thons s'y engagent , entrent dans la madrague ,
passent de chambre en chambre, et arrivent à la der-
nière , qu'on appelle chambre de la mort , ou corpou ,
ou corpon , et même corpus. Tout avoit été disposé;
nous étions arrivés les premiers : les pêcheurs soule-
voient les filets de chaque chambre pour forcer les
poissons à entrer dans celle qui devoit leur être fa-
tale. George , le roi de la madrague , nous joignit
bientôt après avec ses pêcheurs : nous le suivîmes
au corpou ; il répandit quelques gouttes d'huile sur
la mer , et se couvrit entièrement la tête avec une
toile pour mieux voir s'il y avoit des poissons (i).
On avoit attaché sous sa barque une tête d'âne pour
attirer les thons , qui ordinairement arrivent aussitôt
près des bords du corpou pour voir cette tête. Le
roi de la madrague, après avoir procédé ainsi à cet
examen, fait savoir, par un signal convenu, aux pro-
priétaires ou à leurs fermiers, si la pêche est heureuse.
Quand elle est abondante, d'autres signaux en ré-
pètent l'avis : alors tous les canots sont mis en mer ;
une fouie de curieux les remplissent ; la madrague
est entourée ; l'air retentit d'acclamations et de chants
joyeux mêlés au son des instrumens.
La pêche cette fois ne fiit pas miraculeuse: le filet
(i) Nous répétâmes après iui l'expérience ; et, en effet , l'huifs
répandue faisoit distinguer plus facilement les poissons,
G g 4
47^ CHAPITRE LXII.
ne renfermoit que de petits poissons ( i ) ; ce qui
annonce toujours qu'il n'y a pas de thons , car ceux-
ci les auroient bientôt mangés. La pêche du thon est,
en général, moins abondante depuis la guerre : ce
poisson est facile k effrayer ; le feu des batteries
placées sur la côte paroît l'en avoir éloigné.
Il y a deux madragues k Saint-Tropez. La place
où elles peuvent s'établir, est affermée dix mille six
cents francs pour le Gouvernement. Leur entretien
est encore un objet de dépense considérable : il faut
pour chacune deux filets , parce que quelquefois un
requin s'y engage et les déchire ; beaucoup d'autres
accidens peuvent les endommager; et si l'on n'avoit
pas le moyen de les remplacer , il faudroit disconti-
nuer la pêche. Chaque filet coûte trois mille francs.
Ce prix diminuera de beaucoup , lorsque l'usage de
l'ingénieux métier qui sert à les fabriquer , aura été
répandu.
Pour le filet du corpou, il faut environ deux cent
cinquante livres de liège, qui se vend quinze francs
Je quinlal. Ce filet reste quelquefois pendant un ou
deux ans dans la mer ; mais ceux qui forment les
autres chambres et la chasse, sont changés tous les
six mois. La mer, dans l'endroit où la madrague étoit
placée , a quarante brasses de profondeur.
(i) Nous y vîmes seulement l'hirondelle, irigln hirundo, L. ;
le malarmat, peristcdion makrmat , LacÉP. , et du fretin.
CHAPITRE LXII. 4/3
Le thon ^np-pelé scomhre thon ( i ) parles naturalistes,
est recherché depuis les temps les plus reculés : les
écrits des anciens en font souvent mention , et son
image est consacrée sur les médailles. Les Romains
faisoient un très -grand cas de sa chair : Pline n'a pas
dédaigné de parler de la préférence qu'ils donnoient
à certaines parties de l'animal sur les autres ; en
général , ils aimoient mieux la chair du ventre ; et c'est
aussi celle que recherchent aujourd'hui les gourmands.
Le thon se sert frais dans tous les lieux où il peut
s'exporter sans se corrompre. On lui donne diffé-
rentes préparations pour le conserver : les anciens
connoissoient pour cela plusieurs procédés ; et ils
appeloient le thon salé mélandrye , parce qu'il prenoit
ia couleur de copeaux de chêne un peu noircis. Au-
jourd'hui , on coupe les thons par tranches ; on sale
ces tranches , ou bien on les marine en les mettant
dans l'huile après les avoir imprégnées de sel. La
chair du ventre , ainsi préparée , s'appelle panse de
thon ; et celle du dos, thonnine. L'huile qui se détache
de ces poissons lorsqu'on les lave et qu'on les presse
pour les saler, est employée par les tanneurs. Le
prix du thon mariné varie selon la quantité que les
madragues en fournissent,
(i) Scomier thjnnus , L. Les Provençaux l'appellent toun.
474
CHAPITRE LXIÏI.
Golfe de GrimAUD, Sinus Sambracitanus. — SaiNT-
Maxime. — Lfs Yssambres. — Saint- Kaffau.
— Forum Juin , FrÉJUS. — Moissons précoces,
— Histoire. — Ancien Port. — Lagunes. — Eglise
baptistère. — Monumens. — Phare. — Porte Dorée. —
Murs, — Conserve d'eau. — Magasins voût'':s. — Aque-
ducs. — Cirque. — Panthéon. — Manque d'eau. — In-
salubrité du pays. — Fièvres. — Anchois. — Cannes. —
Antiquités. — Inscriptions. — Arrivée de BONAPARTE
à Fréjus.
/\. PRÈS avoir bien observé les opérations de la
madrague , nous quittâmes Al. Sis terne , le roi
George et ses braves compagnons , et nous tra-
versâmes le golfe de Grimaud , appelé par les Ro-
mains sinus Sambracitanus. Il ne faut qu'un quart-
d'heure pour ce passage, et le tour a plus de trois
iieues de Provence : nous vîmes cependant une
dame , née à Saint-Tropez , qui aime mieux faire ce
tour à cheval que d'aller sur mer. Ce n'est pas la
seule personne que nous ayons rencontrée qui ,
étant née dans le voisinage de la mer, craigne plus
de s'y exposer que les gens qui n'ont jamais habité
sur ses bords. II est vrai que ceux qui vivent sur les
côtes , plus à portée que les autres de voir des nau-
frages, connoissent mieux l'inconstance de la mer
et les dangers de la navigation.
CHAPITRE LXIII. 475
Du milieu du golfe nous voyions ïes anciennes
tours qui servoientde défense contre les Sarrasins , et
les ouvrages que le duc d'Epernon y ajouta en 1592
pour en faire une citadelle : la forme en est très-
îrrégulière ; elle a trois bastions sur le même front ;
elle défend une partie du golfe et domine la ville.
A l'autre extrémité de l'entrée du golfe , en face
de Saint-Tropez , est Saint- Afaxi me : le territoire
est aride et sablonneux; on y cultive la canne, qu'on
y réduit en lames et qu'on façonne pour les tisse-
rands. Derrière ce village sont des montagnes cou-
vertes de forêts.
Au fond du golfe est Gr'unaud , dont la plaine est
mondée tous les hivers par les débordemens des tor-
rens qui la traversent. On y observe plusieurs petits
lacs connus dans le pays sous le nom de garonnes:
quelques-uns de ces amas d'eau sont entretenus par
des sources constantes, et sont poissonneux; mais
d'autres sèchent imparfaitement pendant l'été et
exhalent un méphitisme pestilentiel : il seroit utile
de les combler.
En sortant du golfe , nous vîmes , à l'extrémité de
l'horizon , un navire anglois que la vigie signala dès
qu'il parut : nous rangeâmes la côte. Mais bientôt
la timide Anguille devint elle-même redoutable : les
o
deux pierriers braqués sur sa proue donnèrent quel-
que inquiétude U tine tartane qui venoit de Fréjus,
Nous la rencontrâmes sou§ la vigie des Yssambres ,
A?^ CHAPITRE LXIII.
nom dérivé sans doute du mot Sambracîtanus ; dès
qu'elle nous aperçut , elle serra la terre le plus qu'il
lui fut possible , et se fit remorquer par son bateau
d'embarcation. Les craintes delà tartane étoient fon-
dées ; souvent les corsaires anglois envoient près de la
côtedes bateaux armés pour prendre les petites embar-
cations qui n'osent pas s'en éloigner : c'est pourquoi
nous abordâmes à ia pointe des Yssambres , comme
nous l'avoit recommandé M. Sisterne, afin d'ap-
prendre des employés de ia douane si le golfe de
Fréjus étoit libre. Peu de jours auparavant , un bâti-
ment avoit été poursuivi jusque dans ce golfe par
un corsaire.
Après avoir doublé la pointe des Yssambres, nous
eûmes à gauche le golfe de Fréjus. Sur le rivage à
droite est un petit rocher appelé la Griffe du lion , à
cause de sa forme : à l'extrémité opposée du golfe
est ia pointe d'Agay, près de laquelle est ie bourg
de Saint-Raffau ou Raffiau, c'est-k-dire, de Saint-
Raphaël : les vignes qui croissent sur son territoire,
donnent un assez bon vin blanc. Nous y arrivâmes
ayant bon vent arrière. Fréjus forme un amphithéâtre
au fond du golfe.
Nous montrâmes notre patente aux préposés de la
santé, et nous obtînmes l'entrée du port , ou plutôt
du mouillage de Saint-Raffau. Nous nous rendîmes
à Fréjus ii pied, en traversant ia plaine sablonneuse
eu étoit autrefois le port.
CHAPITRE LXIII. i^JJ
Déjà les moissonneurs étoient occupés à couper
!es orges , et bientôt les autres céréales alloient tom-
ber sous leur faucille; les moissons commençoient
dans les plaines de la Napoule et de Fréjus. Par la
situation des lieux, les grains y parviennent à leur
maturité beaucoup plutôt que dans les autres can-
tons.
Fréjus jouit de quelque réputation pour ses anti-
quités : c'est un lieu classique. César agrandit et
embellit cette ville, qui étoit la capitale des Oxïbii;
c'est pourquoi on l'appeloit Forum Julii et Forum
Julium , d'où s'est formé son nom moderne Frejuls ,
que i'on prononce aujourd'hui Fréjus. Auguste fit
achever le port , que César avoit commencé ; et il
plaça dans cette ville une colonie de soldats de la
huitième légion , ce qui la fit surnommer Colonia
Octavanorum ( i ) • II falloit que ce port eût une grande
étendue , puisqu' Auguste y envoya les trois cents
vaisseaux qu'il avoit pris sur Antoine à la bataille
d'Actium (2). La flotte que les empereurs y entre-
tenoient, servoit à la défense de toute la côte de la
Méditerranée jusqu'à Marseille. Cette ville étoit aussi
leur arsenal; et c'est pour cela que Pline lui donne
encore le nom de Classica f 3 ) .
Les Sarrasins , lorsqu'ils pillèrent les îles de Lérinj,
(1) plin. m, 4.
(2) Tacit. Annal. IV, 5.
(3) Plin. IU,4.
478 CHAPITRE LXIII.
dévastèrent ces côtes ; et c'est probablement à cette
époque qu'il faut placer la décadence entière de cette
■vilie opulente. Les petits bâtimens pouvoient encore,
au VIII.'' siècle, entrer dans son port. Les habitans ,
découragés, cessèrent de s'opposer aux atterrissemens
causés par une espèce de torrent qu'on appelle la
rivière d'Argent: en peu d'années , le sable, le limon et
la vase encombrèrent ce port célèbre ; et il est au-
jourd'hui tellement comblé , que la place où les vais-
seaux venoient mouiller , ainsi que le prouvent les
anneaux de bronze qui étoient destinés à les retenir ,
est aujourd'hui éloignée de la mer de plus d'une demi-
lieue (i).
Ces atterrissemens ont formé des lasfunes où la
o
vase amoncelée exhale des miasmes putrides qui
portent dans Fréjus la fièvre et la mort , et au-dessus
desquelles s'assemblent souvent des nuages qui gâtent
les récoltes de grains. L'étendue de cette ville a di-
minué successivement avec son existence politique et
sa population : sa circonférence , qui étoit autrefois de
cinq mille pas , est aujourd'hui extrêmement réduite.
(1) C'est ainsi que le célèbre cFiancelier de l'Hôpital décrit
Fréjus dans ces vers latins qu'il composa en passant par cette
ville :
Inde Forum Juli , parvam 7iunc venimus urhem.
Apparent veteris vestig'ta magna theatri ,
Ingénies arcus , et therma, et duc tu s aquarum ;
Appartt moles antiqui dirnta portas ;
Atque tièi portus crat, siccum nunc littus et hortu
CHAPITRE LXIII. 47^
La rivière d'Argent, qui coule à l'est de îa viile,
tloit connue des Romains sous le nom de fumen
Argenîeum, Lépide campa sur ses bords pour en dis-
puter le passage à l'armée d'Antoine ; mais au lieu
de ie combattre, il s'unit aveciui contre le sénat (i).
On a prétendu que cette rivière devoit son nom à
l'argent qu'elle roule dans ses flots ; le P. Hardouin
attribue ce nom à la couleur argentée de ses eaux :
il est probable que les portions de mica qui sont
mêlées dans le sable qu'elle entraîne, ont fait croire,
«n effet, qu'on y ramassoit de l'argent.
Les ruines que l'on trouve par-tout sur la route
qui conduit à la ville, en attestent l'antique splen-
deur et l'importance : mais en y entrant , on trouve
des rues désertes , et la plupart des maisons sont
inhabitées ; on rencontre des hommes au teint paie et
livide, avec les joues creuses, les yeux enfoncés : on
croit être dans l'enceinte d'un grand hôpital dont les
malades ont obtenu la permission de se promener.
Nous nous logeâmes dans la meilleure auberge, lieu
infect et dégoûtant, dont le séjour pourroit être con-
sidéré comme une peine : par-tout y régnoit la plus
horrible malpropreté ; une eau putride étoit servie dans
des vases mal rincés ; des nuées de mouches assié-
geoient des mets assaisonnés avec une huile puante ;
les cousins et les tipules qui sortent des marais ,
(i) CiCER. Epiit, XIII, I.
48o CHAPITRE LXIir.
couvrent pendant le jour toutes les parties du corps
de piqûres douloureuses , et l'on est dévoré pendant
la nuit par des insectes aussi importuns, mais plus
dégoûtans encore ; le sang est livré à une agitation
cruelle , et il n'est de repos que pour ceux qui ont
J'habitude de vivre au milieu de ces fléaux , que
d'autres regarderoient comme les plus grandes cala-
mités qui puissent affliger la nature humaine.
Nous regrettions que la vive curiosité qui nous
portoit à visiter les lieux célèbres dans ies annales
de l'histoire ou qui conservent des monumens , nous
eût conduits dans ce séjour de misère; nous ne son-
geâmes qu'à la satisfaire promptement pour en sortir
au plus vite. Nous savions que M. Raymond de
Cépède s'étoit occupé des monumens de son pays;
nous nous adressâmes à lui pour les visiter, et il eut
la bonté de nous conduire avec l'obligeance la plus
aimable.
Nous entrâmes dans l'église consacrée à S. Etienne :
à côté de l'entrée est le baptistère , petit édifice rond ,
soutenu par huit colonnes de granit noir très-dur,
avec des chapiteaux corinthiens de marbre blanc ; on
croit que c'étoit un temple, et rien ne dément cette
conjecture. Nous y remarquâmes un sarcophage chré-
tien, orné de trois sujets sculptés en relief, parmi les-
quels on reconnoît Adam et Eve. Nous vîmes aussi
un marbre carré , dont l'inscription a été repiquée
avec beaucoup de soin et de peine : on distingue
encore
CHAPITRE LXIII. 48 I
encore la place des lignes , leur longueur , la hauteur
des caractères ; mais il est impossible de retrouver la
trace d'aucune lettre. Il y a aussi un autel ancien , mais
sans inscription.
II existe dans cette église un assez bon tableau
représentant V Hémorrdisse. Un autre rappelle un
trait rapporté par les auteurs qui ont écrit la vie de
S. François de Paule. En abordant sur le rivage , il
apprit que la peste exerçoit ses ravages dans Fréjus ;
il l'en écarta par ses prières ; et la ville attribue k
son intercession d'avoir été souvent préservée de ce
fléau. Le devant d'autel représente le même saint tra-
versant le détroit de Messine sur son manteau.
Le respectable curé nous avoit beaucoup vanté
une statue que l'on conserve précieusement dans la
sacristie : on ouvrit l'armoire; on en tira ce chef-
d'œuvre , qui n'est qu'une petite figure de bois peinte
et vernissée , représentant un enfant vêtu d'une
chemise blanche. On remarque encore dans cette
église la statue de Barthélemi Camelin , évêque de
Fréjus en 1394 j que l'on regarde comme le res-
taurateur de la discipline dans son diocèse.
M. Raymond eut la bonté de nous mener hors de
la ville pour examiner les antiquités romaines. Nous
vîmes d'abord, du côté du couchant, les restes d'une
tour carrée, qui, à ce qu'on pense, étoit un phare
(pi. LI , n." 1) : auprès sont des vestiges debâtimens
dont on ne peut dire quel étoit l'usage ; plus loin
Tome II, H h
482 CHAPITRE LXIII.
ii y a encore une lour. En suivant îes traces de
l'ancien quai , comme pour retourner à la ville , on
longe un ancien mur , et l'on arrive à une espèce
de môle flanqué de quatre tours : ce môle paroît
avoir été construit pour protéger les vaisseaux contre
le mistral.
En continuant d'avancer dans la même direction ,
on trouve la porte Dorée (pi. LI , n." 2 ). Les habi-
tans assurent que ce nom lui a été donné, parce
qu'on a découvert dans la maçonnerie des clous à
tête dorée ; nous vîmes , en effet , des restes de
clous dont les têtes avoient été enlevées : peut-être
qu'à la partie supérieure on en trouveroit encore
d'entiers ; mais je doute qu'ils soient réellement dorés.
La bâtisse de cette porte est en briques , et en petits
moellons de granitelle , ou de la même serpentine
dont on fait usage à Saint-Tropez : les assises de
ces pierres et celles de briques alternent de la même
manière qu'on l'observe dans presque tous les monu-
mens romains.
Dans le mur d'une maison , derrière la porte Dorée,
nous vîmes un chapiteau dorique ; il vient probable-
ment de cette porte, ainsi qu'une tête mutilée en
marbre, qui est placée sur un autre mur de la même
maison , dont les caves renferment aussi des restes
de conduits d'eau.
Après le dîner, nous recommençâmes nos courses.
Nous descendîmes , à l'aide d'une échelle , dans un
CHAPITRE LXIII. 4S 5
souterrain que M. Fauchet , alors préfet du Var , avoit
fait décombrer : il est entièrement vide. C'est une
conserve d'eau : elle est formée de galeries en arcades,
dont trois régnent sur la longueur et quatre sur la
largeur ; il y a aux quatre coins un trou par lequel
l'eau entroit dans la conserve. Eile est assez sem-
blable k celle de Lyon (i). L'enduit dont les murs
sont couverts est d'une composition remarquable :
on les a d'abord crépis , et sur cette première couche
on en a étendu une seconde qui contient une grande
quantité de charbon réduit en poussière; une troi-
sième couche de mortier recouvre le tout. Les an-
ciens auroient-ils connu la propriété que possède
éminemment la poudre de charbon , d'empêcher la
putréfaction de l'eau '. En ce cas , ils auroient fait
par hasard et par une suite de tâtonnemens une dé-
couverte que M. le sénateur Bertholiet n'a due qu'à
son génie.
Un peu plus loin, M. Raymond nous fit remar-
quer les ruines de cinq magasins voûtés , dont les
murs ne sont pas revêtus de mastic comme la
conserve ; ce qui fait penser qu'ils étoient destinés à
serrer les grains. Quelques restes de la porte d'entrée
subsistent encore.
Tout près de la porte de la Clede , du côté de
la terre , sont les restes d'un ancien cirque. Son
(0 J'tt/jm,:. I.'Spage 474.
H h 2
484 CHAPITRE LXIir.
plan est elliptique : l'enceinte est encore assez bien
conservée ; mais les sièges sont détruits. Sa circon-
férence n'est que de deux cent quatre-vingts pas.
L'arène a été exhaussée par les décombres , et le
sol est fort inégal. On remarque, à la partie supé-
rieure^ des restes de la corniche : une des pierres
qui la composoient, est percée d'un trou qui ne la
traverse qu'à moitié ; ces pierres trouées servoient ,
comme celles du théâtre d'Orange , à soutenir les
perches auxquelles on attachoit les toiles destinées
à mettre les spectateurs à l'abri du soleil. La frise étoit
ornée de sculptures , ainsi qu'on peut en juger par !
un fragment qui y a été trouvé, et sur lequel
nous vîmes un bucrâne et une guirlande.
Plus loin , à environ cinq cents pas , dans un
iieu appelé Villeneuve , est une tour dont les murs
sont très-épais , et dans laquelle on voit de petites
niches qui peut-être étoient destinées à recevoir des
urnes : alors c'eût été un columbarium. Cet édilice est
connu sous le nom de Panthéon.
Il existe encore beaucoup de restes du grand
aqueduc que les Romains avoient fait pour amener
les eaux de la Siagne. Il est quelquefois porté sur
un ou deux rangs d'arcades; les plus éloignées des
lieux fréquentés sont les mieux conservées : on en a
démoli un grand nombre pour en employer les maté-
riaux k des édifices particuliers. On remarque entre
autres , à Fréjus , douze arcades qui ont trente-
CHAPITRE LXIII. 485
quatre pieds de la hase k la naissance du cintre, et
une autre arcade, haute de neuf toises, qui soutient
un conduit couvert , de la hauteur de près de six
pieds ; c'étoit celle de tout le canal. En s'éloignant
de la ville fusqu'à la naissance de l'aqueduc, les
arcades s'abaissent : le canal , caché sous la terre ,
reparoît ensuite ; il traverse des rochers , et prend
l'eau à Monts, après avoir parcouru dans ses détours
un espace d'environ quinze lieues de France , quoi-
qu'il n'y en ait que sept de Monts à Fréjus en droite
ligne. Si ce magnifique ouvrage atteste le génie et la
grandeur des Romains , combien il doit humilier les
hommes qui foulent aujourd'hui cette même terre 1
Ces maîtres du monde ayant reconnu l'avantage
que leur donnoient la douceur du climat de Fréjus
et son heureuse situation, résolurent d'v former un
grand établissement. Un môle procura un abri au
port ; des magasins spacieux furent construits pour
les approvisionnemens , un vaste aqueduc pour ame-
ner une eau saine , et de grandes conserves pour
la réunir et la charger sur des vaisseaux. Les habi-
tans d'un lieu d'ailleurs si avantagé par la nature
ont laissé périr ces beaux établissemens : il eût été
facile de rétablir les canaux bâtis par les Romains ;
une mort précoce a moissonné en dix ans plus de
personnes qu'il n'en auroit fallu pour exécuter ces
travaux , et aucune voix ne s'est élevée pour pro-
poser de les entreprendre.
Hh 3
48^ CHAPITRE LXIII.
Mais, à défaut de ce bel aqueduc, il resteroit
encore à Fréjus un moyen de se procurer une eau
potable. A peine est-on sorti de la ville , qu'on voit
plusieurs sources jailiir des flancs de la montagne.
Les habitans pourroient employer la nTéthode dont
on fait usage dans la forêt Noire , en Souabe. Pour
conduire i'eau à des distances très-considérables ,
on ne s'y sert que de conduits faits de troncs d'arbres
résineux , qu'on perce dans leur longueur , et qu'on
ajusta bout à bout : ces conduits sont placés sous
terre, et renouvelés autant de fois qu'il le faut; ce
qui n'a pas de grands inconvéniens dans un pays
où le bois abonde. Les forêts des montagnes des
Alaures et de l'Esterel pourroient en fournir une
assez grande quantité. Afin d'empêcher que î'eau
ne se corrompe en se combinant avec la surface de
ces troncs résineux, on en carbonise l'intérieur; on
carbonise aussi légèrement leur superficie extérieure
pour la défendre de l'humidité. Ces conduits durent
long-temps et sont peu dispendieux.
II semble que les habitans de Fréjus attendent
un miracle de la Providence ; ils ne font rien pour
combattre les fléaux dont ils sont sans cesse menacés.
Les ofens aisés font venir de l'eau d'une source éloi-
o
gnée et peu abondante ; c'est pourtant la seule qu'on i
puisse boire sans danger : mais le commun des ha-
bitans s'abreuve d'une eau saumâtre produite par
ïes puits creusés dans le. grès sur lequel la ville eiî
CHAPITRE LXIII. 48/
bâtie. Les marais chargent l'air de miasmes pesti-
lentiels : c'est sur- tout au mois d'août que la fièvre
exerce ses ravages dans Fréjus ; les voyageurs doivent ,
à cette époque , éviter d'y séjourner : les riches se
réfugient dans leurs maisons de campagne. Pendant
ce mois , on entend sans cesse le son lugubre de
la cloche des enterremens; sept à huit personnes
succombent chaque jour: on évalue de trois à quatre
cents le nombre de celles qui sont emportées par
la fièvre. Un jeune homme qui nous servoit, avoit
perdu dans le même jour sa grand'mère, sa mère
et sa tante.
Les fiyjes , qu'on recueille avec abondance , de-
viennent à cette époque une des causes des fièvres
régnantes ; la viande est aussi alors une nourriture
malsaine : le poisson est le meilleur aliment.
Ce pays , devenu si infect et si malsain , est le
plus fertile de la Provence ; c'est une véritable terre
promise (i). Les citronniers, les orangers, les gre-
nadiers et les figuiers sur-tout y prospèrent ; tous
(t) L'état suivant prouve qu'on peut vivre à bon marché à
Fréjus et dans les petites villes de la Provence. L'huile se vend
douze sous la livre; le vin, trois sous la bouteille blanche, qui est
beaucoup plus grande que la bouteille noire : celle-ci ne se vend que
six liards, et au plus deux sous. Pour quatre ou cinq sous on a de
très-bon vin qui , pris en pièce , ne revient mtme qu'à deux sous
et demi. Le bœuf se vend six sous la livre; le mouton» huit; l'a-
gneau, dix; quelquefois il ne vaut que six ou sept sous : un
agneau entier se vend de trois à quatre francs. Le pain vaut
H h 4
488 CHAPITRE LXIII.
les arbres fruitiers y viennent avec complaisance.
Les aloès , qui croissent sur les bords des chemins ,
annoncent la douceur du climat. Le territoire qui
environne la ville est une plaine fertile qui s'étend
du couchant au midi , et bornée par une chaîne de
montagnes qui se termine à la mer ; au levant
sont aussi de hautes montagnes. Les environs sont
cultivés en toute espèce de productions; le bois y
est abondant.
D'après l'inertie de ses habitans, on pense bien
que le commerce de Fréjus ne peut pas avoir une
grande activité. On exporte des vins et des fruits
du pays; il y a quelques brûleries et une fabrique de
poterie commune. On prend dans le golfe beaucoup
d'anchois ( i ) : c'est au printemps ou au commence-
ment de l'été que l'on fait cette pêche. Les pécheurs
portent en mer des réchauds sur lesquels on fait un
feu clair avec des copeaux d'arbres résineux ; les
anchois s'ap[irochent ; on éteint le feu, on bat l'eau ;
ils veulent se sauver , et s'embarrassent dans un filet
dont on les entoure. On mange les anchois frais ;
quatre sous !a livre; le foin, trente trois sous le quintal. L'eau-de-
vie d'anis, aromatisée avec de la cannelle, se vend quatre sous la
livre : notre conducteur la disoit très-bonne. L'eau-de-vie com-
mune vaut deux sous la livre.
( I ) Clupea encrasicolus , L, ; en provençal , anchoio. Le garumdes
anciens , qui étoit si précieux pour relever le goût des mets, étoit
une liqueur faite avec des clupces , telles que l'anchois, la sar-
dine, 6cc.
CHAPITRE LXIII. 48«?
mais la plus grande partie est destinée h. être saîée :
pour cela on leur enlève les entrailles , on coupe la
tête, on les lave, et on les met dans des barils, en
plaçant alternativement une couche d'anchois et une
couche de sel et de fenouil. Les pêcheurs de la Pro-
vence croient que le sel rouge les conserve mieux,
et pour cela on le colore avec des terres ocreuses.
On laisse une bonde au baril pour le remplir de
nouvelle saumure à mesure qu'elle se tarit.
La canne ( i ) est encore une des principales bran-
ches du revenu de Fréjus et de Saint-Tropez ; on en
vend tous les ans pour quarante à cinquante mille
livres dans chacune de ces deux villes. Les insalubres
marais de Fréjus en fournissent une grande quan-
tité ; mais ce commerce productif est peut-être une
des sources des malheurs de cette ville. On s'étoit
occupé du dessèchement de ces marais; on est même
parvenu à en combler une partie en y conduisant
une dérivation du Reiran , qui charie beaucoup de
sable. Trois cent mille livres ont été employées à
cette utile opération ; et déjà les deux tiers de leur
superficie étoient remplis de terre jusqu'à l'arasement
des quais , lorsqu'une nouvelle compagnie en obtint,
en 1796, l'ahénation en sa faveur. Ces nouveaux
soumissionnaires ont négligé de continuer l'encom-
brement , et le tiers de ce qu'il restoit encore à
(i) Arundo donax. L.
4r(jO CHAPITRE LXIIT.
remplir continua à répandre dans Fréjus la putridiié
et la mort. Ces soumissionnaires , au lieu de com-
bler ces marais , tirent un grand produit des cannes
qui croissent sur ce sol humide et fangeux. Ces ro-
seaux, légers , droits et solides , sont d'un extrême
agrément et d'une précieuse vitiiité pour la Pro-
vence ; ils sont propres à une infinité d'usages : on
en fait des appuis pour les plantes qui en ont besoin,
et des soutiens pour les filets ; on en construit les
bourdigues , dont je parlerai ailleurs . on en façonne
des treillis de toute espèce , des barrières , des ja-
lousies, des tables pour sécher les fromages et les
fruits , pour y nourrir les vers à soie ; on en fait des
instrumens pour les tisserands et pour différens mé-
tiers ; on en couvre les maisons. Réduits en lames
comme à Saint-Maxime, ils sont encore propres à
une infinité d'autres ouvrages : aussi n'y a-t-il pas de
petite habitation près de laquelle on n'élève quelques
cannes ; leur culture ne demande d'autre soin que
de les arroser souvent quand elles ne sont pas dans
un lieu assez humide, et sur- tout d'empêcher que le
vent ne les brise. On les cueille vers le mois de dé-
cembre , quand elles sont suffisamment durcies , et on
les assortit selon leur grosseur et leur longueur. Il se-
roit très-utile d'acclimater dans le reste de la France
une plante aussi précieuse ; mais elle ne mûrit que
dans les départemens méridionaux , et dans les
autres elle ne peut être qu'un objet de curiosité.
CHAPITRE LXIII. 4r9^
Si Fréjus avoit plus d'activité, on y feroit des
constructions qui obligeroient à remuer les anciens
terrains , et l'on y trouveroit sûrement beaucoup de
monumens antiques. Ceux qui y ont été découverts
en difFérens temps en offrent la preuve : on peut citer,
entre autres, une statue dite de Vénus Uranie, qui fut
envoyée à Paris vers i ^ 5 o ; un buste de Janus , en
marbre, dont Je chapitre fit présent au cardinal de
Fleury, On conserve à Paris , dans ie cabinet des
antiques de la Bibliothèque impériale, le trépied de
bronze sur lequel ie célèbre Peiresc a composé une
dissertation ( 1 ) .
On a trouvé au terroir des Arcs, aux environs du
pont dont parle Lépide dans sa lettre à Cicéron ,
une rangée de îoupîns (2) : ces toupins renfermoient
des cendres. 11 y avoit aussi un médaillon en terre
cuite qui représentoit un génie terrassant un lion.
Dans la fouille que M. Fauchet fit faire en 1803,
on trouva aussi un cylindre de succin , d'environ
trois pouces de long , tourné en spirale.
Dans la maison de M. Michel, négociant, qui
appartenoit autrefois à M. Girardin, auteur de l'His-
toire de Fréjus , est une inscription dont la moitié
est couverte par un petit mur : nous obtînmes la per-
, mission de faire enlever pour un moment la pierre
(i) SpoN, Miscellan. p. ii8. MONTFAUCON, Ant. expl. t. II,
part. I , pi. LUI, fig. 3 , page i 38.
(3) On appelle ainsi en Provence de petits vases de terre.
4p2 CHAPITRE LXIII.
qui la contenoit, à condition de la replacer ensuite ;
ce que nous fîmes exécuter par un maçon. Voici ce
que nous y lûmes (i) :
neroîclaj )
dIVj'Icla^S
if\NIcn V^
GERM^;
nticajesaris^ <
nep.dIjvIavga/ >
caIesara v3^
GERMiJ'ANICVS.Py
max.t|r.pot mi . IMP
COSiPl . P P . R ESTIT
\
(^
Néron Clniidius , fils du divin Claude (j), petit-fils de Germa-
nicus l'ésar (4), arrière -petit -fil s de Tibe'rius César Auguste fj),
fils de l'arrière-petit- fils d'Auguste ( 6) , Ce'sar , Auguste , Germanique ,
souverain pontife, dans la quatrième année de sapuissancetrihunitienne ,
empereur pour la seconde fuis , consul pour la troisième , père de la
patrie, a restitué.
(i) Cette inscription a été rapportée par Muratori, cdxlv,
5 , mais d'une manière différente : elle avoit disparu quand Girar-
din écrivit son Histoire de Fréjus, 1729, in-12. puisqu'il ne la
rapporte pas; il n'a pas connu non plus la suivante. Nous n'a-
vons retrouvé aucune de celles qu'il a citées.
(2) La ligne tracée du haut en bas par le milieu de cette ins-
cription indique le niveau du mur. Ce qui est à la gauche de cette
ligne , est la [)artie de l'inscription qu'on pouvoit lire ; ce qui est à
]a droite de la même ligne , étoit caché par le mur,
(3) NERO CLAVdius, DIVI CLAudii filius.
(4) GERMANICI casaris Nepos.
{5) Tllxrii CAESARIS augusti proNEPos.
(6) DIVI AVGvsù Abnepos.
CHAPITRE LXIir; 4p5
Cette inscription avoit été placée sur quelque bâti-
ment rétabli par Néron ; on en a découvert, dans
cette partie des Gaules , plusieurs autres également
de Néron , avec le mot resrituït ; ce qui prouve qu'il
y fit rétablir un assez grand nombre d'édifices.
Dans la même cour où est l'inscription qui pré-
cède , il y a encore une colonne milliaire qui sert
de support à une treille : elle est très-dégradée et
barbouillée de plâtre ; voici ce que nous pûmes y
déchiffrer :
AEL
AN
AVGI? IMP
NIMAX
VIII
V
Au milieu du marché aux herbes , il y a une grande
tour sur laquelle on lit cette inscription, partagée par
le milieu ; les deux fragmens sont placés de niveau
comme on les voit ici :
L.VAL.FERMERo t
I^I VIRAVG
'AWi*<«l"«Ma«Wa«W«KMMKC«
il HERED . EX ES [^^
I F E C E R I
A L. Valerius Hermerotes , sextumvir d'Auguste , ses héritiers
eut fait cette tombe, d après sm testament.
4p4 CHAPITRE LXIII.
Fréjus a vu naître dans ses murs Cornélius Galîus >
poëte et général, qui commandoit en Egypte sous
Auguste , et fut condamné à mort pour trahison ;
Julius Grsecinus , qui a composé , sur l'agriculture ,
des ouvrages qui ont mérité la mention de Pline et
les suffrages de Columelle ; Julius Agricola , dont
Tacite son gendre a si bien peint la vertu modeste
et la sage modération; et Valère Paullin, l'ami de
Vespasien.
Cette ville a un droit particulier à la reconnoissance
des Français ; c'est là que la frégate le Aîuron a des-
cendu notre illustre Empereur à son retour d'Egypte :
ses habitans se pressèrent autour de lui , le procla-
mèrent sauveur de la patrie, et prirent sur eux de
le dispenser de la (juarantaine ; faveur qui lui avoit
été refusée sur plusieurs points de la côte.
49)
CHAPITRE LXIV.
Voie romaine. [ — L'Esterel, — La Fée Esterelle. —
Plantes. — Serpentine. — Brigands. — RoQUEBRUNE.
— Le Muy. — Les Adrets. — Borne milliaire. —
Porphyre. — Incendie des forêts , ébranchage. —
La Napoule. — Cannes. — Zostera. — Ile
Sainte - Marguerite ; prisonniers d'état. — Ile Saint-
Honorat. — Monumens chrétiens. — Inscriptions. —
M.}^^ Saintval.
J_Jeux jours entiers passés à Fréjus paroissent bien
longs , malgré l'agrément de ia situation de cette
ville : nous vîmes avec plaisir arriver le moment d'en
sortir. Les montagnes et la forêt de i'Esterel dévoient
offrir trop d'aliment à notre curiosité pour que nous
nous missions en mer ; nous donnâmes rendez-vous
à nos matelots à Cannes , et nous partîmes à cheval.
Nous passâmes encore devant l'aqueduc et les
restes d'une voie romaine. Nous apercevions notre
barque qui voguoit avec un bon vent : nous traver-
sâmes la vallée de Fréjus ; et bientôt nous fûmes dans
la montagne , d'où nous vîmes sortir une source
pure et limpide. Les Israélites ne furent pas plus heu-
reux , lorsque le rocher s'ouvrit sous la baguette de
Moïse ; les Croisés n'éprouvèrent pas plus de joie
lorsqu'ils virent couler ie Siloé , dont les sources
étoient taries : pour moi , pendant notre séjour à
4^6 CHAPITRE LXIV.
Fréjus , je n'avois bu que du vin , et je m'abreuvai
à longs traits de cette eau fraîche et délicieuse.
Ces montagnes étoient autrefois , suivant la tra-
dition du pays, le séjour d'une fée 2ippelée Esterel/e ,
qui leur a donné son nom : selon les actes de S. Ar-
mentaire , on lui ofFroit des sacrifices , et elle donnoit
aux femmes stériles des breuvages qui avoient la
vertu de les rendre fécondes. Ces montagnes ont
un aspect plus pittoresque encore que celles des
Maures ; elles offrent une plus grande variété de
sites ; et celui qui aime à observer les différentes
productions de la nature , peut y trouver bien des
plaisirs : aussi nos collections furent abondantes. La
route étoit couverte de myrtes , de jasmins , d'ar-
bousiers , et des corymbes dorés de l'immortelle ( i ) ;
diverses belles espèces de saxifrages sortoient des
fentes des rochers (2) ; l'inflammable fraxinelle (3]
se tenoit dans les lieux ombragés : plusieurs belles
plantes de la syngénésie , des inules (4) , des éri-
gerons (5) , des chrysanthèmes (6) , et beaucoup
d'autres qui ne reviennent pas à ma mémoire , se mon -
troient aussi sur la route. J'en recueillis un assez grand
( I ) Gnaphalium stachas.
(2) Saxiffaga.
( 3 ) Dictdinnus albus.
(4) Jnula mentaria.
(5) E.rig(ron tulerosum.
\G) Chr^santhetKi'.m cûrjmiosum.
nombre,
CHAPITRE LXÎV. ùt<)J
nombre, sans cependant quitter le chemin que nous
devions suivre. Le sol nous ofiroit une serpentine
verdâtre , à-peu -près semblal)le à celle qu'on trouve
dans les montno-nes des Maures.
Après avoir marché quatre heures, nous arrivâmes
à l'auberge de i'Esterel , où Ton a établi un poste mi-
litaire composé de gendarmes et de chasseurs : ce
détachement est relevé tdiis les mois ; il sert à escorter
le courrier de la malle, quelquefois aussi des voya-
geurs, moyennant une rétribution convenue. Les
bois dont ces montagnes sont couvertes , les pro-
fondeurs dans lesquelles il faut descendre et dont on
ne peut sortir que par des défilés très- étroits, le petit
nombre des habitations qui sont si rares qu'on croit
être dans un désert , tout contribuoit k en rendre le
passage dangereux. Plusieurs brigands s'y étoie^sit
établis , et exerçoient seuls ou par compagnie leur
horrible métier ; ils pilioient et' quelquefois assassi-
noient les voyageurs : ils avoierit égorgé , il y avoit
un an , onze personnes dans une seule maison. Plu-
sieurs habitans les connoissoient mais ils n'osoient
les dénoncer , de peur de devenir leurs victimes , ou
d'être immolés par ceux qui leur siavivroient ; quel-
ques-uns même traitoient avec ces misérables et leur
payoieiit une contribution pour voyager librement.
Le préfet du Var les fît poursuivre fivec vigueur et
activité; on en tua un grand nombre dans différentes
attaques. Les gendarmes , conduits pat des paysans,
Tome IL I i
4^8 CHAPITRE LXIV.
surprirent leur chef; il fit une vigoureuse résistance ,
reçut six coups de lëu, et eut encore la force de
fuir : on le trouva enfin expirant au pied d'un arbre
contre lequel il étoit appuyé. La tête de ceux qui
restèrent fut mise h prix. Quand nous passâmes , on
n'en connoissoit plus que deux , dont on avoit le si-
gnalement , et qui alors s'étoient retirés sur les fron-
tières de l'Italie ; on espéroit les saisir bientôt. Un
de ces malheureux , le plus sanguinaire de tous ,
pour outrager à-la-fois ia nature , la morale et la
religion , avoit pris le nom de Jésus , sous lequel il
étoit connu.
Les environs de cette auberge sont frais et ombra-
gés. Au milieu de la route est une belle fontaine ,
près de laquelle est une borne milliaire renversée ,
dont l'inscription a presque entièrement disparu ; il
n'en subsiste que quelques lettres : elle a été rap-
portée par Girardin (i).
Nous avions à notre gauche Rocjuebrune , dont
la plaine , assez fertile, est arrosée par l'Argent , mais
dont tout le territoire est infecté par les miasjnes
pestilentiels de l'étang de Villepey , qui détruisent
la population ; le Afuy , où l'on fiiit un grand cora -
merce de planches, et le village des Adrets , com-
posé de quelques maisons dispersées sur une étendue
fle terrain assez considérable. Nous arrivâmes sur
(i) Histoire (ù Fn'jus, page i ï6.
CHAPITRE LXIV. 4^9
une hauteur , près d'une maison appelée la Baraque /
on découvre de ià ies îles Sainte-Marguerite.
Rien de plus varié que le passage de ces montagnes :
placé sur une hauteur assez considérable , on voit
autour de soi des collines moins élevées et de petites
plaines en culture ; on aperçoit à travers ces collines
et ces plaines la route tortueuse que l'on doit suivre ;
au moiîient où l'on se croit au milieu des terres , on
découvre la vaste mer et les îles de Lérins. La beauté
des sites , la diversité des plantes , tout concourt
à accroître le plaisir qu'on éprouve dans ces belles
solitudes.
Ici le sol est une roche porphyritique , dont la cou-
leur est d'un rouge lie de vin ; on y remarque , avec le
feld-spath , de petits cristaux transparens. Nous en
ramassâmes plusieurs échantillons qui présentoient
des variétés intéressantes.
La scène change à chaque moment dans ces mon-
tagnes ; mais on est continuellement attristé par le
spectacle des bois incendiés : quoique les arbres
soient écartés les uns des autres , ils sont brûlés
comme si le feu avoit ravagé en un jour toute la
contrée. On s'afflige de voir ces sapins élancés, que
la nature a employé près d'un siècle k faire croître ,
brûlés par la main de quelques misérables. Ces arbres
ont une si étonnante végétation , que souvent , quoi-
que la surface du bois soit en charbon , leur cime
est encore verdoyante, parce que le feu n'a pas
I î 2
500 CHAPITRE LXIV.
pénétré jusque dans leur intérieur, tari les sources de
la sève, et détruit les vaisseaux qui en favorisent la
circulation.
Ces incendies sont un des grands fléaux du dé-
partement du Var , de celui des Hautes-Aipes , et
probablement de quelques contrées environnantes.
On en connoît plusieurs causes. Les gardiens et les
propriétaires des trou]:)eaux de chèvres mettent le
feu aux broussailles et aux arbres , parce que les vé-
gétaux brûlés fertilisent la terre et engraissent ies
pâturages : d'autres particuliers livrent aux flammes
un canton , et viennent ensuite soumissionner k bas
prix les terrains incendiés pour ies défricher.
On empêcheroit ces désordres , en maintenant
ies réglemens qui défendent de laisser vaguer les
chèvres et de les mener dans les bois, en ne donnant
pointa bail les terrains incendiés , et même en recher-
chant la conduite de ceux qui viennent en faire la
soumission : il faudroit aussi surveiller avec soin les
auteurs de ces incendies et leur infliger des peines
sévères.
Quelques-uns des arbres échappés au feu avoient
été presque entièrement ébranchés : ces ébranche-
mens multipliés ne contribuent pas moins au dépé-
rissement des forêts ; car les arbres se nourrissent
autant par ies branches, qui pompent dians i'atmos-
phère les gaz appropriés à ieur existence, que par
les racines , qui tirent ies sucs de la terre.
CHAPITRE LXIV. 501
Vers onze heures , nous arrivâmes au pont de
Saint- Jean , où nous fîmes une petite halte sous
un arbre. Le chemin est parsemé de rochers , et si
détestable, que les chevaux pouvoient à peine trou-
ver un sentier sûr. Un peu plus loin , on passe un
petit ruisseau. Là, ie chemin devient uni, et conti-
nue dans une plaine : il est fait , dans plusieurs
endroits , d'une manière qui n'annonce pas beau-
coup d'économie ; on place des troncs d'arbres en
travers , et l'on couvre le tout de terre et de gra-
vier. Dans les forêts de la Souabe et de la Bavière ,
on trouve quelquefois des chemins réparés de cette
sorte, ainsi que dans la Norvège, la Russie, &c. ;
mais cette pratique est très-nuisibie h. f'aménagement
des forêts.
A cet endroit, on aperçoit le golfe de Cannes,
et îa ville qui lui donne son nom ; elle est située sur
la rive gauche du golfe : on a en face de soi la Na-
poule sur le rivage opposé.
Le nom de ce village signifie vil/e neuve; on
pense qu'il lui a été donné, dans le XIII." siècle,
par les seigneurs dont il a dépendu : cependant
on ie trouve appelé Epulia ( 1 ) dans des actes
de I 1 30 , et son nom pourroiî bien dériver de ce
mot. Ce territoire , dont la fertilité est prodigieuse ,
est encore plus insalubre que celui de Fréjus : il est
. (i) Papon , Voyage littéraire de Provence, p, 236; éd. de 1780.
li 3
502 CHAPITRE LXIV.
si malsain , que , selon une expression populaire ,
les poules y ontlafevre. On est obligé de changer les
employés des douanes tous les six mois : leur inspec-
teur demeure à Saint-Tropez , d'où ii s'y transporte
sur un canot, quand sa présence est nécessaire. II
n'y a qu'un petit nombre d'habitations : on y cultive
les orangers pour les fleurs , dont la récolte est
très-abondante , et que l'on vend aux parfumeurs de
Grasse et de Nice. C'est dans la plaine qui s'étend
entre la Napoule et Cannes que les soldats d'Othon
battirent deux fois en un jour ceux de Vitellius.
En approchant de Cannes , on trouve quelques
granits. Nous entrâmes dans cette ville au moment
où notre barque y arrivoit. On croit que ce lieu étoit
appelé Horrea par les Romains, parce qu'ils y avoient
des magasins pour les grains qui venoient des autres
parties de la province : on le nomma Castrum Fmn-
cum, lorsque Raymond-Bérenger lui eut accordé des
franchises en i i 32. Le territoire est aride; les terres
sont incultes et couvertes de bruyères : mais les
environs sont agréables et fertiles ; le climat doit y
être très-doux , puisque le citronnier et l'oranger y
croissent en abondance. On y cultive beaucoup , dans
les jardins , l'odorante cassîe ( i ) . La ville est assez
bien bâtie ; mais elle n'offre rien d'intéressant : nous
ne nous y arrêtâmes qu'un moment , et nous nous
(i) Aiimoi^ Farneiiana,
CHAPITRE LXIV. 505
rendîmes à cheval sur la pointe qui est en face de
l'île Sainte-Marguerite.
La plage étoit presque entièrement couverte d'une
production marine très-singulière ; c'est la ■^osûre
marine ( i ) , qui croît abondamment dans la Médi-
terranée : ses feuilles, longues et étroites comme
celles des graminées , se roulent et forment des
masses globuleuses qui ressemblent parfaitement k
des égagropiles. Cette plante, imprégnée du sel de la
mer, peut donner un très-bon engrais.
La traversée du rivage à l'île Sainte-Marguerite
n'est pas plus lono"ue que celle du Rhône. Les an-
ciens appeloient cette île Lero , du nom d'une
divinité qui y avoit un temple (2); elle a pris ensuite
le nom d'une chapelle consacrée à S.'*" Marguerite.
On y a construit un fort ; c'est cette prison d'état
devenue si célèbre par l'histoire , toujours énigma-
tique , de l'homme au masque de fer : toutes les
anecdotes , vraies ou fausses , qui lui sont relatives ,
tous les systèmes bâtis pour découvrir qui il étoit ,
nous revinrent à la mémoire; mais je les épargnerai
au lecteur, puisque rien ne peut faire espérer d'ob-
tenir sur le lieu de nouveaux renseignemens. Nous
eûmes la curiosité de voir la chambre qu'on dit avoir
été celle que le mystérieux prisonnier habitoit ; elle
( I ) Zostera marina.
(2] Stbab. IV, 145.
I i4
5o4 CHAPITRE LXIV.
n'a qu'une croisée vers le nord , fermée par un gril-
lage épais. Les soldats de la garnison et ceux qui
font le service de ia prison , sont les seuls habitans
de J'ÎIe.
Il y avoit alors trois prisonniers d'état : l'un d'eux
jouissoit d'une grande liberté. Il avoit fait arranger
d'une manière commode un bâtiment particulier; il se
livroit au plaisir de la chasse et de h pêche , avoit
avec lui ses eiifans, quelques amis, et souvent il
donnoit à dîner à des habitans de Cannes et des
environs. Il savoit aussi se faire des plaisirs dignes
d'une ame élevée, et qui lui procureront toujours des
jouissances : il voulut laisser dans cette île des souve-
nirs rlu temps qu'il y avoit passé , en cherchant à
la rendre plus agréable et plus commode pour les
malheureux qui doivent l'habiter après lui. Il y
a fait tracer des routes pour la promenade; et il
s'occupoit à faire creuser avec beaucoup de dé-
penses un puits dans un lieu où l'on soupçonnoit
l'existence d'une source. Sa fortune , ses manières
élégantes, l'ascendant de son esprit, lui donnoient
l'air du souverain de cette petite île ; et l'on auroit
pris pour son capitaine des gardes le commandant ,
homme brave et honnête , mais qui n'a jamais connu
que la vie militaire et les combats.
Un canal très-étroit sépare cette île d'une autre
plus petite , que les anciens appeloient Lerlnd ;■ d'où
leur vient la dénomination commune d'Ues de Lérins,
CHAPITRE LXIV. 505
Lerîna est devenue , au v."" siècle , un des premiers
sièges du christianisme : sons la conduite de S. Ho-
noré, cette île se peupla d'une foule d'anachorètes
qui se vouèrent comme lui à toutes les rigueurs de
la pénitence. Bientôt elle prit ie nom de ce saint ( i ).
Les églises de ia Provence y choisirent leurs pasteurs ;
ia religion y trouva des défenseurs zélés ; plus de
soixante de ses rehgieux obtinrent les honneurs de
la béatification. On y montroit un nombre considé-
rable de reliques de Jésus-Christ, de la Vierge, de
S. Jean -Baptiste, des apôtres, et d'une foule de
saints et de martyrs. Cet antique monastère est au-
jourd'hui en ruines ; le jardin , que les mains pieuses
des solitaires avoient planté d'orangers, est livré k
des bœufs. On trouve encore quelques restes du
réfectoire et d'une fontaine qui , d'après une inscrip-
tion très-dégradée placée au-dessus, étoit destinée à
iaver les linges sacrés pour le service de l'autel. Nous
lûmes plusieurs inscriptions gothiques qui n'offrent
aucun intérêt. Sur la façade de l'église est un sarco-
phage qui représente Jésus-Christ entre les douze
apôtres , à-peu-près comme celui de S. Mitre que
j'ai décrit (2) ; à l'exception qu'il n a que sept arcades,
dont six contiennent chacune deux apôtres ; dans
celle du milieu se trouve Jésus-Christ. L'intérieur de
l'église est entièrement dévasté.
(i) On i'appelle aujourd'hui île Sa'mt-Houorat.
(2) Su^rà , p, 268 ; pi. XXXVII , n." 2.
^o6 CHAPITRE LXIV.
Cette île a le grand avantage de posséder un
puits d'eau douce, où l'on va chercher celie qui est
nécessaire k Sainte-Marguerite. La découverte de cette
source est regardée comme un miracle de S. Honoré,
ainsi que l'atteste l'inscription suivante tracée au-
dessus :
JsacUum ductor lymphas 7iiedkavit amaras ,
Et pirga fontes extudit è silice.
Aspice ut hic rigido surgain è marinore rii'i ,
Et salso dulcis giirgite vena jluat.
Puisât Honoratus rupem , laticesque redundant ,
Et sudis et uirgœ Alosis adixquat opiis.
Mara, Exod. XV f Sin, Numer. XX.
La retraite de l'austère S. Honoré a subi une
étrange métamorphose ; elle appartient aujourd'hui
à M."*" Saintval l'aînée , qui a obtenu de si grands
succès sur la scène française. Le terrain de cette île
paroît fertile; et il pourroit être d'un bon rapport, si
on lui rendoit la culture que ses premiers habitans
n'avoient sûrement pas ménagée. On y jouit d'une
vue très-agréable sur la mer. On y a établi un télé-
graphe qui répète les signaux des vigies d'Antibes
et de la pointe d'Agay.
Le jour commençoit à baisser quand nous nous
remîmes en mer; nous espérions pourtant arriver
avant la nuit à Antibes , et pouvoir y être reçus à
la faveur du billet que le commandant de Sainte-Mar-
guerite nous avoit donné pour celui de cette ville :
CHAPITRE LXIV. 507
mais le vent cessa bientôt de souffler ; ri fallut faire
usage de la rame , et il étoit déjà neuf heures quand
nous doublâmes la pointe de la Caroube. II est éton-
nant que les Romains n'aient pas bâti Antibes au
revers de ce cap , où la nature a formé un bon port ,
dominé par une haute montagne. Différens postes
nous arrêtèrent pour nous faire raisonner à l'entrée
de la raded'Antibes. Nous pénétrâmes dans le port:
mais personne ne voulut se charger de notre lettre
au commandant pour obtenir l'ouverture des portes
de la ville ; nous fûmes obligés de bivouaquer sur le
quai enveloppés dans nos manteaux.
joS
CHAPITRE LXV.
AntibeS. — Histoire. — Port. — Tours. — Inscriptions.
— Le jeune danseur Septentrio. — Borysthène ,
cheval d'Hadrien. — Dolle , sculpteur. — Aqueduc.
— Costume. — Poissons.
J\. CINQ heures du matm , le préposé de la santé
vint visiter nos papiers, et nous entrâmes enfin dans
ïa ville. Les Provençaux l'appellent Antiboul , nom
évidemment dérivé de celui (ïAntipoIis , qu'elle porte
dans les auteurs anciens et sur les médailles. Elle
devoit sa fondation aux Marseillois ; mais elle s'étoit
soustraite à leur domination. Les Romains lui accor-
dèrent les droits de ville latine et le titre de munîcipe;
el!e a aussi sur les médailles celui de colonie.
Les pirates et les Sarrasins ont ravagé cette ville.
Clément VH, après s'en être emparé en i 384, sous
prétexte de la maintenir dans son obéissance , la
vendit à MM. de Grimaldi, de Gènes : ceux-ci la
cédèrent, en 1608, à Henri IV. Elle fut assiégée
en 174^5 parles troupes de Marie -Thérèse ; mais
l'arrivée du maréchal de Belle- Ile fit repasser le Var
aux Autrichiens.
Antibes est une ville peu considérable et mal
bâtie ; mais son port a une élégance qui lui donne
plutôt l'air d'une naumachie que d'un port de mer :
CHAPITRE LXV. 509
il rappelle l'ancien port d'Ostie , dont les médailles
de Néron nous ont conservé la figure, et qui étoit
entouré de portiques. Sa forme est ronde , et jl est
ceint d'un quai et d'une rangée circulaire d'arcades.
On jouit sur le rempart d'une vue très- agréable.
M. Jeanbon , adjoint du maire , eut la bonté de
nous accompagner dans nos courses , et de nous
confier une histoire manuscrite , dans laquelle nous
trouvâmes des renseignemens utiles pour nos re-
cherches (i).
Nous remarquâmes d'abord les deux tours , for-
mées de grandes pierres carrées. La première , qui
a vingt toises d'élévation , sert de clocher à la pa-
roisse : une des pierres de la neuvième assise porte
le mot ANTJPOlis. La seconde tour n'a que treize
toises de hauteur : de ia maison en face , nous lûmes
avec une lunette d'approche , sur cette même tour ,
vers le milieu de sa hauteur, cette inscription ren-
versée :
A. CALPVRNIO P.]|
i
ANNOR. X. MENS VI. C,)^
TROPHIM FILIO. ?\\
II
FECIT ET Sâ
n
[i) Antiquités historiques de lavilU d'Aiitibes, par Jean D'ARAzr,
5 10 CHAPITRE LXV.
A A. Calpurnîiis , enfant de dix ans six mois ( i )
Trophimus a fait faire cette inscription à son tendre fis [z] et à lui-
même {i).
Sur Ja cinquième assise , il y a une pierre qui porte
ces lettres : A. M. E. CF. T. A. ex testamento (4^
Sur la porte du Ravelin , on lit l'inscription sui-
vante ( 5 ) , qui a été placée en sens inverse :
L, ALBVCIO SCAEVIANO ALBVCIA CHRYSIS
MATER OPT. SIBI l'OSTERISQVE SVIS VIVA FECIT.
Le monument le plus curieux est celui du jeune
Septentrio (pi. LI , n." ^ ). L'inscription est singu-
lière ; elle a été rapportée par plusieurs auteurs (6) ,
mais jamais figurée. Elle est incrustée dans le mur
(i) Puero ANNORum X AlENSium VI,
{2) FILIO Pientissimo.
(3) £r Sibi , ou Sids , aux siens.
(4) On les a ainsi interprétées : Ancus Manilius Eques Cura'
vit Fieri Turrim Antipoli EX TESTAMENTO. Mais cette explica-
tion n'a rien de certain; les lettres A. M. ne peuvent pas plus être
remplies par les mots Ancus Alanilius que de cent autres manières.
(5) GrUTER, DCLXVI j 10, l'a publiée, mais avec plusieurs
inexactitudes.
(6) GruT. CCCXXXII, 4; SmET. Inscript, ant. 152, 25 ; FlCO-
HOm,Afasch. scen. 52; SlMEON IlL. Degli epitaf 27; BOUCHE,
Char, de Prov, 288 ; DUCHESNE , Ant. des villes de France , 872
Bouquet, Script, rerum Gall. t. I , in exe. Crut. 135; Caylus,
Rec. d'atiùq. t. II, p. 290 ; Papon , Voyage de Provence, t. I.
CHAPITRE LXV. 5 I ï
au coin de la rue qui conduit à i'égiise. Elle est ainsi
conçue :
D. M.
PVERI SEPTENTRI
ONIS ANNOR XII QVl
ANTIPOLI IN TfEATRO
BIDVO SALTAVIT ET PLA
CVIT
Aux niants de l'enfant Septentrio ( i ) , âge' Je XII ans , qui a. dansi
deux jours sur le théâtre d'Amibes , et a fait plaisir (i),
II est probable que cet enfant , peut-être fatigué
par les efforts qu'il avoit fiiits, pendant ces deux
jours , pour mériter les suffrages des Antipolitains,
mourut dans leur ville , et qu'ils voulurent consacrer
par cette épitaphe les regrets de sa perte et l'approba-
tion qu'ils donnoient à son talent : ces regrets sont
indiqués par les cyprès qui entourent l'inscription.
Sur les médailles relatives aux jeux , on voit souvent
un vase semblable à celui qui décore cette tombe : les
deux fleurs qui en sortent sont peut-être une allé-
gorie des deux représentations données à Antibes
par ce merveilleux danseur.
On n'aperçoit que de foibles vestiges des anciens
édifices dont Antipolis étoit décorée. Il reste quelques
degrés du théâtre sur lequel le jeune Septentrio fit
(i) Su ARES a trouvé àPréneste une inscription à-peu -près sem-
hlable. GrutER, CCCXXX , j , en rapporte aussi une autre d'un,
pantomime également appelé Septentrio.
(2) Cette formule se retrouve sur plusieurs autres inscriptions
consacrées à des mimes, F'^f'f^GRUTEB, cccxxxi,7.
JI2 CHAPITRE LXV.
preuve de son talent; il fut -démoli en i^jpi , pour
en faire un parc d'artillerie. Nous vîmes aussi une
conserve d'eau à-peu-près semblable k celles de Lyon
et de Fréjus , si ce n'est que la partie supérieure est
soutenue par des piliers octogones , et non par des
arcades.
On trouve par -ci par-Ik différens débris. 11 y
avoit autrefois beaucoup de mosaïques ; on les a
laissé détruire. La fontaine est décorée d'une colonne
de granit surmontée d'un aigle. Sur une porte de
la maison de M. Augier , près du rempart , on lit sur
un marbre ce mot très-défiguré , BOPVSTHE : le mo-
nument auquel a appartenu ce marbre, étoit peut-être
consacré au cheval d'Hadrien, appelé Borysthenes,
parce qu'il avoit été nourri sur les bords du fleuve de
ce nom. Lorsque cet animal fut mort, son maître lui
fit ériger un tombeau et une colonne, et composa
son épitaphe. Peut-être Hadrien avoit-il mené avec
lui Borysthenes , lorsqu'il parcourut la Provence, l'an
120 après J. C. , et que les villes s'empressèrent de
consacrer le nom de son cheval ; genre de flatterie
qui n'est pas incroyable , puisqu'elles avoient divi-
nisé le bel Antinous son favori (i).
Dans la cour de M. Guide, Juge de paix , nous
(i) On a. produit une inscription découverte à Apt, dans la-
quelle il est aussi question de Borysthenes ;Tnzïs le style dans
lequel elle est rédigée, en démontre la fausseté. f^iyc^PAPON ,
Histoire de Provence , \, yi.
trouvâmes
CHAPITRE LXV. JI5
trouvâmes une pierre extrêmement fruste , dont 011
ne pouvoit presque plus lire l'inscription (1). Après
l'avoir bien fait laver , nous en prîmes la copie ; elle
est ainsi conçue :
D. M.
QVIAMENVSCELER
CALVESIAETYCHE
vxorI OPTIMAE
ETVALELPISMATER
En sortant d'Antibes par la Porte de terre , on lit,
sur une des pierres de cette porte, 'es mots suivans,
sculptés en caractères mal formés : Plus de bien que
de vie. Voici l'explication qu'on nous en donna. Il y
avoit à Antibes un sculpteur appelé Dolle , qui avoit
fait plusieurs ouvrages assez estimés. Les ingénieurs
vouloient appeler un artiste italien pour scuiinerun
écusson et des armoiries au-dessus des portes de la
ville : Dolle , indigné de cet affront , offrit de faire
ce travail pour un prix si bas , que personne n'auroit
pu l'entreprendre aux mêmes conditions (2]. Après
avoir terminé sa sculpture, il traça à la hâte, et en
(i) Gruter, DCCCXXI, 3 , i'a donnée incorrectement.
(2) Les armokies ont été détruites pendant fa révolution; mais
les trophées placés à côté se voient encore aujourd'hui , et font
juger assez favorablement du talent de Dolle.
Tome II. K k
5l4 CHAPITRE LXy.
caractères mal formés, les mots cités, par lesquels
il vouloit dire aux ingénieurs qu'il avoit encore plus
de bien qu'il ne iui en falloit pour le reste de ses
jours, et qu'il avoit exécuté cet ouvrage, non pas
pour gagner de l'argent, mais pour sauver i'Iionneur
d'Antibes.
Cette ville avoit autrefois deux aqueducs : l'un
conduisoit les eaux du Bouillidou, source abondante,
dans le territoire de Valauri ; mais le second , qui
amène les sources du Biot , existe encore : il avoit
été délabré par le temps; il fut rétabli, en 178(5,
dans uiie longueur de deux mille cinq cents toises ,
et il sert aujourd'hui à fournir l'eau à trois fontaines.
Dans quelques endroits , cet aqueduc est à quatre-
vingts pieds sous terre ; de trente en trente toises ,
il y a un regard. Chaque fois qu'on boit de ces eaux
salubres , vives et fraîches , on rend grâces aux Ro-
mains d'avoir fait un si utile emploi de leur gran-
deur et de leur puissance , mais sans oublier dans
sa reconnoissance l'ingénieur Aiguillon , à qui l'on
doit ie rétablissement de cet aqueduc et tous les
avantages qu'il procure.
Des hauteurs qui dominent Antibes, on jouit
d'une vue magnifique ; l'œil se promène sur la ville ,
sur ses fortifications , sur son port , sur le golfe
entier, et sur toute la côte , qui se prolonge en demi-
cercle et trace un amphithéâtre : on aperçoit des
collines couvertes de maisons , au m.ilieu desquelles
CHAPITRE LXV» 515
est ia ville de Nice ; et derrière s'élèvent les hautes
montagnes des Alpes maritimes, que ia neige cou-
ronne pendant une grande partie de l'année.
Les femmes ont une coiffure singulière : c'est un
chapeau de paille en cône tronqué j qui ressemble
assez à un bonnet chinois (pi. LI , nf 4J ; il les dé-
fend à-la-'fois du soleil et de la pluie.
Nous étions très - fatigués de notre excursion;
mais l'excellente chère que nous fît faire notre hôte
Al. Ballice , nous eut bientôt remis. II prépare le
poisson à merveille ; et l'on fait souvent à Cannes ,
à Nice et dans les lieux voisins , des parties pour aller
en manger chez lui. Le poisson des côtes d'An-
tibes jouit d'une grande réputation. Les sardines (i)
y sont délicieuses; celles des côtes de la Bretagne
leur sont cependant préférables. Ce poisson doit
son nom à l'île de Sardaigne , oii il est abondant ;
on le mange frais, fumé, séché, ou conservé dans
ia saumure comme les anchois. On trouve sur ces
côtes le rouget de roche (2) , que les riches Romains
pay oient au poids de l'or, et que la nature a paré
de si riches couleurs ; le surmulet (3) , pour lequel les
gourmands grecs et romains montroient, selon le
rapport d'Athénée , une égaie passion , et qui se
pèche aussi quelquefois dans l'Océan , mais qui n'est
( I ) Clupea sprattus. L.
(2) Mulltii- rider. LacÉP,
(3) AIullus surmuktus, LacÉP,
5l5 CHAPITRE LXV.
nulle part ni aussi abondant ni aussi délicat que dans
ia Méditerranée , et sur-tout sur les côtes de la Pro-
vence ; le felafe ( i ) ; ie conigiano ou donjjlh (2) ;
\ empereur (3) , poisson excellent ; il marche dans la
compagnie du thon, mais il est assez rare ; le merlus (4)^
le maquereau (5) ; le gournaou ou grovdin (6); il est
plus gros , mais moins délicat que celui qu'on pêche
sur les côtes de l'ancienne Picardie; la dorade , en pro-
vençal ourado (7) ; ie loup (8) ; il est très-estimé, mais
ce n'est autre chose que le poisson qu'on appelé bar
sur les côtes de l'Océan ; le san-pietro ou poisson
de S. Pierre (9), un des meilleurs poissons de la fa-
mille des pleuronectes ; la limande (10); la sole (11),
qui est plus grasse et plus ferme que celle de l'O-
céan , et dont la chair est si compacte , quoique
tendre , qu'on en sert les filets piqués au petit lard
en fricandeaux; le turbot (12) ; \e eârrekt (13) ; le
(i) Ou fiera, dont jai déjà parlé, iuprà , p. 3^1.
(2) Ophidiiitn barbai um. L,
(î] Xiph'uts gladius. L,
(4) Gadus merluclus, L.
(5) Scomber Si:ombrus. LagÉλ.
(6) Trigla grumi'uns. L.
(7) ■^P^^^'^ aura ta, L.
(8) Cf?itro/>omus lupus. LacÉP,
^i;) Zeus faber. L.
■■(10) Pleuronectes limanda. L.
(il'* Pleuronectes solea. L.
(12) Pleuronectes turbot. h\ci?.
(13) Pleuronectes rhomtfus. L.
CHAPITRE LXV. 517
snucht ( I ) , qui a été nominé par ies Provençaux peis
ny [poisson royal] h cause de l'excellence de sa chair;
*e muge , appelé en provençal lou testud ^2) , dont js
parlerai encore à l'article de Martigues, où il sert
à préparer la boutargue; le cnrurc (3) ; la murène (4),
si estimée des Romains , que Licinius Crassus et le
célèbre orateur Hortensias en faisoient venir à grands
frais et les nourrissoient dans leurs viviers, et que
Védius Pollio poussoit sa barbare gourmandise au
point de faire jeter dans les siens des esclaves pour
servir de pâture à ces poissons.
(i) Atkerum heysetus. L.
(2) Muoil cephdius. L.
(j) A'iurana coriger. L,
(4) Afluruncfhis hekna, LacÉP.
Nous ajouterons à la liste des poissons de ces parages , les
suivans :
Parmi les raies, i'alêne, raia oxyrhynchus , L. appelée aussi letitil~
Iode, à cause des points ronds et blancs dont elie est parsemée j
\cmiracetou miralet, LacÉP, , sur qui ces points ronds ont la forme
d'un œil avec l'iris et sa prunelle; la ronce, ra'ui rubus , L. cou-
verte d'aiguillons ressemblant à des clous de fer; la tlormillioiise
ou torpille, raia torpédo, L. si célèbre à cause de ses phénomènes
électriquei; la glorieuse, raia aquUa, h.; la paiteiiago ou paste-
rm<[ae , raia pastinaca , L, , qui a beaucoup de rapports avec la
précédente; la clavelado ou raie bouclée, raia clauata, L., com-
mune dans toutes les mers de l'Europe.
Les squales sont aussi abondans que les raies : on remarque
'le cal ou roussette, saualus stellaris , L. ; le pal ou milandre ,
squalus galeus, L. ; WtniiSi'le , LACtP. ; \e pey iiuiiou ou marteau,
squalus zygana , L, ; Vaigui/Iat ou chien de mer , squalus acan^
thias , L. j l'ange, squalus squatina, L. , dont la peau sert à polit
5l8 CHAPITRE LXV.
Nous passâmes cette journée et celle du lende-
maijni dans Antibes ; après le dîner nous montâmes
ies corps durs, et dont la chair fournit un aliment grossier; le
terrible requin, squalus carcharias , L. , qui ne se trouve qu'à \\r\.
certain éloignement des côtes, mais il en approche quelquefois et
déchire les filets des madragues ; aodon coriiutum, LacÉP. ; squalus
tdentulus, BrUNN, ; \e poiierc ou porc marin, squalus centrina, L.
Parmi les autres poissons on distingue encore la grande bau-r
clroie, lophius piscatorius , L. , surnommée diable de mer, à cause
de la singularité de sa forme, qui devient plus effrayante quand
on met une lampe allumée dans l'intérieur de sa peau desséchée;
le pouerc, balistes aper , L.; la luno, tetraodon mola, L. ; Vagnolo
ou cheval marin trompette, syngnathus typhle , L. ; le gaTcino ou
cheval marin, l'hippocampe des anciens, qui se trouve aussi dans
î'océan, syngnathus 'hippocampus, L. ; le cardilago ou la bécasse,
centriscus scolopax , L. ; la myre, munzna myrus , L. ; la fiatole,
stromateus fiatola , L. ; le chrysosiomus fatoloides , LacÉP. ; le mou-
leto ou dragonneau , callionynius dracunculus , L. ; le tapocoun ou
raspecon , uranoscopus scaher, L. ; Yaragno ou araignée de mer,
trachinus rividus, LacÉP.; le capelan , ^,a^«5 capelanus , id. ; le
gade blennioïde , gadus hlennidides , id. ; le moustelo , gadus mus-
tela , L. ; hlennius mtditerraneus , LacÉP. ; hlennius coquillad , id.;
llemiius pholis, id. , appelé ainsi parce qu'il pénètre bien avant
dans des trous de rocher, ce qui lui donne quelque ressem^
blance avec la pholade.
Le spase, cepola tania, L. ; le rougeolo, cepola serpentiformis ,
LacÉP.; la loche àe mer , gobius nphya ,\à. ; gobius paganellus , L, ;
gûbius boukret, id.; le suvereou, charanx trachurus , L. ; le remore
echeneis rémora, L.j le pompile, coryphana pompilus , L. ; le rason,
çoryphana novacula , L. ; scorpczna Aiassiliensis , L ACÉP. ; la gaii-
neto , trigla lyra, L,; scomber sarda , LacÉP.; le rouquaou, labrus
■pai'o, LacÉP. ; le tourd , labrus tiirdus , L, ; le girelo, labrus julis, L.;
labrus tancoides , LacÉP, ; Iç couteau, sparus: spçirulus , LacÉP.;
Je s argue, sparus sargus , L.; le pataclet, sparus smaris , L.; h
CHAPITRE LXV. 5 Ip
dans notre barque , et nous fûmes bientôt rendus k
Nice.
moimdaro , spams marias, L, ; sparus argenîatus, LacÉP. ; le hurta»
sparus hurta, L.; le page!, sparus pagel , Lacep. ; le pagre, sparui
pagrus , L.; le'blada, sparus melanurus, L. ; le bogo , sparus hoops, L. ;
sparus canthanis , L. ; fa saoupe, sparus salpa, L. ; le mormo,
sparus morwyrus , L.; sparus var'iegatus, LaCÉP. ; sparus MassiliensiSf
Brun V. ; sparus If^^raveo, Brunn.; le denti, sparus dente x . L. ;
l'orphe, sparus orjfffs, L. ; le castaignolo, sparus c'nromis , L. ; le
rochau , sparus claviera, LacÉP. ; le lutjanus anthias , que les Grecs
regarnoieit comme sacré, \A.-Jutjanus serras, id.; lutjanus AJe//Iter-
rarîeus, ià. ; \c sarr^n, /lolcrrtjtrusnarinus, id. ; holocetitrus meron , id,;
l'oumbrino, pe^ca umhra, id. , dont la tête étoit très-recherchée
de^- Romains; perça diacantha , id. ; le sanglier, capros aper , id, ;
le flétan, pleuronectes hippoglossus , L.j le pei d'argent, argtn->
tina sphyrana , LacÉP,
K k 4
32.0
CHAPITRE LXVI.
Embouchure du Var. — Nice. — Histoire. — Situa-
tion. — Intérieur. — Rues. — Maisons. -^ Malpro-
preté. — Ustensiles singuliers. — Eglises. — Fours. —
Boucheries. - — Place Victor, — Place Impériale. —
Cours. — Statue de Catherine Ségu^an. — Terrasse.
— Aspect de la mer. — Chemin IjpV le rocher. —
Montagne Montboron. — Fort Montalban. — Môle.
— Port. — Clous. — Forçats. — Voûtes. — Costumes
desNiçards et des Niçardes. — Château, — Instruction.
— Arts. — Bibliothèque pu.blique. — Editions rares.
— Excursion. — Église Saint -Etienne. — Maison
Cesoli. — Couvent de Saint-Barihélemi, — Inscrip-
tions romaines. — Aloès. — Palmiers.
1 L étoit trois heures quand nous sortîmes du port
d'Antibes ; une heure après nous fûmes devant
l'embouchure du Var : ses eaux, jusqu'à une grande
distance dans la mer, forment un cercle blanchâtre,
qui se distingue pariaiîement de la bordure azurée
que la mer sans mélange trace autour d'elles. Cette
couleur blanchâtre est due au limon que le fleuve
charie. L'eau a une saveur moins salée, à mesure
qu'on approche davantage de l'embouchure.
A six heures, nous entrâmes dans le port de Nice ,
après nous être fait reconnoître au bureau de la
santé, placé à l'extrémité du môle.
CHAPITRE LXVI. 521
Après avoir vaincu les Salyes et les Liguriens,
Ie§ Marseillois bâtirent cette viile pour contenir ces
derniers : ils lui donnèrent le nom de Nike , en
mémoire de leurs succès ( i ). Comme toutes les
autres, elle fut d'abord assise sur le rocher : mais suc-
cessivement on descendit sur le penchant de la côte,
et enfin dans la plaine. La ville supérieure a totale-
ment disparu par l'agrandissement des fortifications
du château.
Nice suivit le sort de sa métropole , et , après fa
chute de l'empire romain, celui de toute la Pro-
vence : elle fut soumise aux Goths, aux Bourgui-
gnons , aux Visigoths , aux Français , aux rois et
comtes d'Arîes', aux Arragonois, à la maison d'An-
jou et aux rois de Naples. Dans le cours de ces vicis-
situdes , elle fut pillée et ravagée pkisieurs fois par
les Lombards et les Sarrasins.
Ladislas, fils de Charles III, roi de Naples, per-
mit, en I 388 , à la vîHe de Nice, de se choisir un
souverain, pourvu qu'il ne fût pas de la maison
d'Anjou :elle se donna à Amé VII, duc de Savoie;
et elle est constamment restée h cette maison ,
quoiqu'elle ait été plusieurs fois le théâtre de la
guerre , jusqu'à l'époque où les I rançais s'en empa-
rèrent, en 1792. Elle fut réunie à la France l'année
(ï) N/3t)i en grec signifie victoire. Huit viiies ont eu ce nom
clans l'antiquité.
522 CHAPITRE LXVI.
suivante , et elle est devenue le chef-Heu du départe-
ment des Alpes-Maritimes.
Cette viiie est située dans le bel amphithéâtre qu'on
aperçoit en venant d'Antibes ; sa forme est celle d'un
triangle : elle a au levant une haute montacfne ; elle
est bornée au nord et au couchant par le Paillon ,
et baignée au midi par la mer : il ne faut qu'une
heure pour en faire le tour.
Les rues sont fort étroites , et l'élévation des
maisons les rend tristes et obscures ; aucune fon-
taine ne les arrose. Ces rues ont reçu , pendant ia
révolution , des noms qui contrastent bien avec
leur aspect dégoûtant et sombre : à peine voit-
on ses pieds dans la rue la Lumière ( t ) ; celle du
Bonheur , la plus sale de toutes , est habitée par
les gens les plus misérables ; la rue du Bon air et
ia rue de la Propreté ne méritent pas davantage
les dénominations qu'elles ont reçues.
Les escaliers des maisons sont construits avec un
schiste noir qui sert également k faire les chambranles
des fenêtres et des portes : ce schiste vient de la côte
de Gènes.
Toutes les maisons , même les plus chétives
(i) Dans presque tous les noms des rues, on n'a point fait usage
de ia préposition de : ainsi, par exemple , on dit rue la Raison ( et
non pas rue de ia Raison ) , rue les Sansculotûdes , rue la Lumière,
rue /a Régénération , rue la Morale , rue la Volaille, rue Boulan-
gerie, rwç l'Amitié , rue l'Indivisil/iUté.
CHAPITRE LXVI. 523
baraques , ont des jalousies , à chaque panneau des-
quelles est pratiqué un petit volet à coulisse qui
se soulève du bas en haut. Ces jalousies devroient
être imitées à Paris; elles sont plus commodes que
les nôtres : on en trouve de pareilles sur toute la
côte depuis iMarseille jusqu'à Nice, et en Italie.
Parmi les nouvelles maisons bâties sur le bord de
ia mer, quelques-unes ont une assez bonne appa-
rence : la façade est peinte et offre des ordres d'ar-
chitecture ; cette décoration est d'un assez bon eûet,
quand on ne la laisse pas dégrader.
La plupart des maisons n'ont d'autre cheminée
que celle de la cuisine : si le froid devient un peu vif,
on met un brasier au milieu de la chambre pour l'é-
chauffer.
A l'exception d'un petit nombre, une malpropreté
extrême rend insupportable l'habitation de ces mai-
sons. Une odeur nauséabonde commence à saisir dès
l'escalier : l'obscurité causée par le peu de largeur des
rues est encore augmentée par la saleté des vitres , qui
sont toujours couvertes extérieurement d'une épaisse
couche de poussière , et jaunies en dedans par la fu-
mée ; souvent les ordures des mouches en ont presque
détruit la transparence : ces insectes sont si insup-
portables, qu'on est obligé de couvrir les glaces avec
de la soie , ou de les nettoyer tous les jours.
Rien n'annonce, dans ces maussades demeures, la
îTîoindre idée d'arrano-ement ou de goût : les meubles
^l4r CHAPITRE LXVI.
sont grossiers ; l'usage de la porcelaine est presque
inconnu ; on sert le chocolat et le café dans des
tasses de faïence, et les ustensiles les plus néces-
saires ont une forme aussi désagréable que peu com-
mode. Les vases de nuit sont d'une terre vernissée
en jaune ou en vert , et d'une profondeur si énorme ,
que le pied du pauvre Ragotin n'eût Jamais pu s'en
dégager ; on peut juger de la bizarrerie de leur forme
par les figures que j'en donne pi. LI , n." ^ et S: celle
n." 6 est regardée comme la plus élégante ; c'est
aussi la plus usitée. II faut dire cependant que ces
meubles dégoûtaiis et baroques ne sont point par-
ticuliers à la ville de Nice; on en trouve de sem-
blables dans toute la haute et la basse Provence ,
depuis Fréjus. Je donne aussi, n° 7, la figure d'un
huilier d'une espèce singulière : il est de verre ,
ainsi que le pied; un des flacons contient l'huile,
et l'autre le viiiai2;re : la forme de ce vase est telle ,
que l'un des liquides descend vers le globe pen-
dant que l'autre sort par le canal opposé.
Les églises de Nice n'ont rien de remarquable.
La principale, appelée Sainte- Réparate , est d'une
architecture très-commune : dans les jours de grande
solennité , on en tapisse entièrement l'intérieur en
damas rouge galonné d'or. Nous avons observé le
même usage k Menton ; il a probablement lieu \x
Gènes et sur toute cette côte.
La boucherie , qui est très- spacieuse , est placée
CHAPITRE LXVr. JâÇ
sur les bords du Paillon ; ce qui facilite l'écoulement
des immondices : le toit est soutenu par des piliers ;
l'air y circule de deux côtés.
Les fours et les boucheries sont affermés au compte
de la ville , et les produits de cette ferme sont affectés
aux dépenses municipales. Les fours banaux sont
d'une nécessité indispensable dans un pays oii le
bois est rare, parce qu'ils en diminuent considé-
rablement la consommation : le bois de chêne , qui
sert au chauffage dans les maisons, vient, en général,
de la Sardaigne.
A l'extrémité de la vieille ville, est la porte d'en^^
trée du côté du Piémont , et la place Napoléon ,
nommée autrefois place Victor ; elle est entourée,
com.me la place Royale à Paris, de mai.^ons régu-
lières, soutenues par des arcades. On devoit autrefois
y jîlacer la statue équestre de Victor- Amédée : un
monument quelconque seroit nécessaire à sa déco-
ration.
Il y a environ quarante ans que le quartier neuf
a été bâti : les rues en sont belles , larges et bien
alignées ; c'est le quartier qui avoisine la mer. Là
est la place Impériale , où l'on exerce \qs troupes.
Le cours , planté de deux rangs de beaux ormes ,
offre une promenade agréable pendant le jour.
Près du perron qui conduit à la terrasse , il y a des
cafés. On voit sur ce perron une fontaine assez mes-
quine , et une mauvaise statue de Catherine Scguiran^
^l6 CHAPITRE LXVI,
héroïne de Nice, qui se distingua, dit-on, par sort
courage , pendant le siège que les Turcs firent de
cette ville : on l'a figurée au moment où elle vient
de renverser un Turc à ses pieds d'un coup de
massue (» ).
La terrasse est une plate-forme très-élevée , sup-
portée par une suite de bâtimens qui servent de
magasins à des marchands : c'est la promenade du
soir. La vue s'étend au loin sur la vaste mer : c'est un
coup-d'œil ravissant , de voir ses bords couverts
de barques de pêcheurs , et dans i'éloignement , des
vaisseaux qui se dirigent sur Gènes ou sur Marseille :
lorsque le temps est serein , on distingue à l'horizon
les montagnes de la Corse. Rien ne porte à la médi-
tation comme le spectacle dont on jouit sur cette ter-
rasse ; on y resteroit des heures entières sans pou-
voir s'en rassasier , quelque uniforme qu'il soit :
c'est qu'il réveille en nous des pensées d'un grand
intérêt. L'idée de la distance des autres contrées dont
on est séparé par les eaux, et de la diversité des
mœurs et des usages des peuples qui les habitent,
la considération des dangers toujours renaissans
que la mer présente à ceux qui osent s'y hasarder
l'immense commerce qu'elle favorise , les ricliesses
(i) La ville ayant été prise, le commandant se jeta dans ie
château. Comme on lui proposoit de se rendre, il répondit : Je
me vomme MoNTFORT : vies armes sont des PALS [ des pieip; ];
ma devise, IL ME FAUT TENIR, Le château ne fut pas pris.
CHAPITRE LXVI. <f27
qu'elle a englouties , ies produits qu'elle nous donne,
tout captive l'imagination enchaînée sur le rivage;
et l'on ne se lasse pas de voir les flots succéder aux
flots, comme si ceux qui arrivent dévoient être les
derniers, quoique cette succession ne puisse avoir
d'autre fin que celle de la durée du monde.
En descendant vers le levant de cette belle et
majestueuse terrasse, on arrive à un chemiii qui a
été fait autour du rocher, dont on suit ies sinuosités
comme sur un balcon ; lorsque la mer est élevée, les
vagues viennent s'y briser avec efiort : la violence
du choc fait jaillir l'eau à une hauteur considérable ;
et , en retombant en cascades sur ces aspérités ,
elle produit un effet difficile à rendre. Cette belle
rampe , qui est praticable pour les voitures comme
pour ies gens de pied, conduit au port.
De l'extrémité du môle, on distingue les belles
montagnes qui bordent la côte de Gènes. Le port,
où l'on arrive ensuite, est entièrement l'ouvrage de
l'art ; la nature n'a fourni que l'emplacement sur une
petite langue de terre à l'est du rocher où étoit
autrefois le château , et à l'ouest de la montagne
Adontboron , près de laquelle est le fort Alontalban»
Les deux môles qui en défendent l'entrée , sont très-
bien bâtis en pierres de taille. 11 est fort petit, et
ne peut guère contenir que quarante vaisseaux mar-
chands ; mais il est facile de l'agrandir : on avoit eu
le projet de le continuer jusqu'à la place Victor. II
528 CHAPITRE LXVI.
faudroit aussi en creuser l'entrée ; des émînences et
des bas-fonds la rendent dangereuse pour les vais-
seaux de quatre cents tonneaux, qui sont obligés
de relâcher k Villefranche. Les travaux de ce port
se suivent aujourd'hui avec activité ; on y emploie
des déserteurs condamnés aux fers , et des conscrits
qui ont craint de partager la gloire de nos armées :
on ne mêle avec eux aucun des criminels que le vol
conduit aux galères ; ceux-ci sont envoyés à Toulon ,
à Rochefort ou à Brest.
11 y a , près du port , des voûtes et des niches
sous lesquelles les matelots peuvent, comme h An-
tibes , se mettre à l'abri et préparer leurs repas : un
aqueduc amène d'une demi-lieue l'eau qui leur est
nécessaire.
On a trouvé dans le port des clous de bronze
bien conservés ; un de ces clous étoit entre une
couche de pierre et une d'argile.
Au levant, derrière le port, étoit le château,
qu'on regardoit comme imprenable : cependant une
bombe qui tomba sur le magasina poudre, en 1 6c) i ,
fit sauter en l'air le donjon ; et le maréchal de
Catinat s'en empara. Il fut assiégé et pris de nou-
veau, en 1706, par le duc de Berwick, et il a été
entièrement démoli.
L'habillement des femmes (1) consiste en un
(1) Les costumes que je fais graver et que je décris dans
corset
CHAPITRE LXVI. 529
corset étroit, orné, dans ies jours de fête, de rubans
et de bouquets ( -pi. LU , n" i et 2 ) : le jupon est
assez iong ; mais i! est , ainsi que le tablier , sans
garniture. Les Mlles k marier ont des habits de même
coupe , mais qui sont d'étoffe de coton en couleur ou
de faine : ce n'est qu'en se mariant qu'elles acquièrent
ie droit de porter des vêtemens de soie ; un paysan
ne sauroit se dispenser d'en donner un à sa future.
Elles ont , les unes et les autres , une coifftire fort
folie : leurs cheveux , liés en forme de queue avec un
ruban blanc , rouge ou vert , qui ies laisse apercevoir
de distance en distance , sont ramenés sur le front
et les tempes, et forment par divers contours une
espèce de couronne ; elles ont souvent par-dessus une
coiffe. Les gens du commun, des deux sexes, lors-
qu'ils ne sont pas de gala , enveloppent simplement
leurs cheveux dans un filet vert. Cette coiffure est
très-ancienne ; c'est le cecryphalos des anciens Grecs ,
et le redecillas des Espagnols : on la trouve répandue
sur presque tous les bords européens de la Méditer-
ranée. Du côté de Monaco, de VintimilJe, et dans
îa partie orientale et méridionale du département ,
les femmes attachent quelquefois leurs tresses derrière
la tête , autour d'une longue aiguille d'or ou d'argent.
ce Voyage, sont, en général, pris parmi les gens du peuple et de
!a campagne, chez qui seuls les anciens usages se conservent: les
gens du monde adoptent par-tout en France ies usages de Paris,
Tome II, L 1
530 C H A PITRE LXVr.
L'habillement des hommes , dans les jours de fête ,
îeur sied parfaitement. Us ont un petit gilet, collé
sur le corps , et qui ne descend qu'à ia ceinture ;
par-dessus est un habit fort court , de la même
étoffe , avec des manches courtes à paremens étroits ;
ies basques de cet habit ne sont pas plus longues que
ia main , et ont une petite poche; une ceinture bleue
ou rouge leur serre les reins ; ils ont une culotte du
même drap que l'habit , et des bas de laine bleus ou
bruns. Cet habillement, qui ne forme aucun pli, ne
manque pas d'élégance lorsque celui qui le porte a
une figure avantageuse. Us lient leurs cheveux par
derrière sans les réunir en queue ; leur chapeau n'a
rien de particulier. Les jeunes garçons recherchés
dans leur parure attachent à leur boutonnière un
ruban de soie, un bouquet, ou quelque ornement
d'or faux.
Après avoir pris une connoissance générale de la
ville , nous voulûmes commencer nos recherches par-
ticulières. M. l'avocat Cristini eut la bonté de les
diriger et de nous accompagner : il est versé dans
toutes les parties de la littérature et de l'histoire; et sa
conversation nous offrit une source de plaisir et d'ins-
truction : il eut pour nous des manières obligeantes ,
dont nous ne perdrons jamais le souvenir.
En général, on cultive peu la littérature à Nice:
on y fait sa principale occupation des anecdotes de
société. Les libraires ne vendent que des livres de
CHAPITRE LXVÎ. 53 î
prières ou des livres d'école ; et if y a très-peu de
bibliothèques particulières. La meilleure est celle
de M. Mars, avocat: elle contient quelques éditions
des auteurs clas>iques , et d'autres boni ouvrages
utiles; mais elle est peu considérable. Le commerce
de la librairie pourroit cependant acquérir quelque
importance à Nice en temps de paix; les libraires
sont à portée de fournir à la France ie^ livres qui se
publient en Italie, et qui viennent difficilement par
la voie de Florence. L'état des arts n'est pas meilleur
que celui des lettres et des sciences : il n'y a pas une
peinture , pas une statue remarquable ; celle de Ca-
therine Séguiran , dont j'ai déjà parlé , est mie pi-
toyable caricature; et au peu de goût que l'on té-
moigne pour la musique , on ne se douteroit pas que
l'on est si près de l'Italie.
Nous allâmes d'abord îi la bibliothèque publique.
Elle est ])Iacée dans une salle dont l'entrée donne
dans la cathédrale : c'étoit autrefois la bibliothèque
du chapitre ; elle fut ensuite affectée au service de
l'école centrale; le Gouvernement en a abandonné
la propriété à la ville.
Elle n'occupe que trois côtés d'une chambre peu
spacieuse et irrégulière, remplie de rayons jusqu'au
plafond; on parvient aux rayons supérieurs au moyen
d'une galerie qui circule tout autour. Elle contient un
grand nombre de livres de théologie : il y avoit aussi
beaucoup de bons ouvrages ; mais la plupart ont été
Ll z
y^i CHAPITRE LXVI.
dépareillés, et d'autres ont été distraits pendant les
fréquens déménagemens qu'on lui a fait faire. Eile
est ouverte tous les jours depuis neuf heures du
matin jusqu'à midi, et le soir depuis deux jusqu'à
cinq heures.
II seroit utile de placer cette bibliothèque dans
un local plus spacieux et phjs convenable : la per-
sonne à qui la garde en est confiée , est dans la
dépendance du sacristain , qui a les clefs de l'é-
glise ; et dans les jours de grande solennité, il faut,
pour y arriver, percer la foule qui assiste aux of-
fices (i).
La soirée fut consacrée à une excursion. Nous
(i) Voici les éditions du XV,*^ siècle que nous y avons remar-
quées :
Ahl>reviatio Pli pont. max. suvra Décades BLONDI ah liiciinatione
imperii iisque ad tempora Johannis vicesimi tenii pont. max. [ Sous-
cription, D.D.L.D.S.P.V, anno i48r, in-fol. )
PlYNII Seçundi Hiit. 7iat. ( Rom. die veneris Vil mart. 1475,
in-fol. ) On lit à la fin de la souscription ces deux vers :
Conradus Suueynheym , Arnoldos Pannciniqve magistri,
Rome impresserutit talia multa simul.
Paull Orosii Historiœ, Venet. opéra Octauiani Scoti Modoe-
tiensis; 148 3, in-fol.
Pauli Oro>]1 Historia, Venetiis, per magistrum Christoforum de
Pêsis, de Mâdello, opéra et impensis Octauiani Scoti, anno
MCCCCLXXXXIX, XV kalendas augustas , in-fol.
OviDII Fasti, cum comment. Paitli AÏARSI Pisci jYçnet. 1482,
in-fol.
LUCANI Pharsalici, cum SULPITII Verulani et HOMINIBONI
CHAPITRE LXVI. J 33
allâmes d'abord à l'église Saint - Etienne , située au
milieu des champs, à une demi-lieue de la ville, pour
y chercher une inscription rapportée par Jofredi :
mais notre perquisition fut vaine; elle en avoit été
enlevée.
L'enceinte carrée dont l'entrée de cette église est;
précédée , et qui est entourée d'un mur à hauteur
Vicendni commentariis ; Venet, per Simon. Bevilacqua, i493»
in-fol. Harwood n'en parle pas.
Syllii Italie! 'Carmlna, ciim Pétri AÎAFSI interprétât. Venet,
per Bapt. de Tortis , 1 483 , in-fol.
TiBULLUS, CatuLLUS et PropEUTIUS, cum commenta; Vene-
tiis, a Boneto Locatello, i49' > in-fol. Harwood ne la cite pas.
Dante cum comment. Venezia , 1 49 1 , opéra Bernardini Benali ;
in-fol.
Sonetti di PetraRCA , correcti per Hitronimo CeNTONE ; Venet.
%\()j , in-fol.
SiDON'U ApoLLINARIS Poematd, ejiisdemque ^^pistolœ ; Mcdio-
lani ,per Uldericum Scizenzcler, 149^» in-fol.
C1CERONIS Epistolcz ad Brtitum, ad Q_. fratrem , ad Atticiim ;
Rom. per Fucharium Silberfrank, 1490 > in-fol.
Plinmi Epistola; Tarvisii, per Joh. Vercellinum, 14^3 > in-S."
Marsilu FlClNI Epistolœ; Venet. impens. Hieronimi Blondi
Florentini , i495 > 'r»-f<j'-
Fmwc/k/ Aretini Epistolœ; Florent, per Antonium Francisci
Venetum, 1487, in-8.°
AULI Gellii Noctes Atiicœ ; Venet. perBemardinumde Choris
de Cremona et Simonem de Lucro , i 489 , in-fol. relié avec
Lucii Apuleii Opéra; Venet. per Philippiim Pinzium Man-
tuaniim, 1493 > '"'f^o'-
PTOLOMyEI Geogr. cum tab. seneis; Rom. Peîri de Turre»
1490 , grand in-fol.
Historiarum, domini AntoNINI , archîprasuUs Elorentini , ab initie)
1.1 3
5 34 CHAPITRE LXVI.
d'pppui , est pavée en petits galets ou caiiloux
blancs , noirs et bruns , disposés en un dessin régu-
lier. Cette mosaïque représente une croix de Maite
et plusieurs autres ornemens , au milieu desquels on
distingue la date l'/z^. Devant presque toutes les
églises et tous les couvens du pays, il y a de sem-
blables mosaïques.
Nous passâmes près d'une très-belle campagne
qui appartenoit autrefois au comte Chais : elle est
vuindi ad an. /^/<?; Basileae, apud Nicol. Retîer, i49i> 5 "^°'*
in-fol.
Annu Viterbiensis Commmtaria super optra divnsorum de anti-
quitatll'us lotjuentium :^omx , per Euch. Silberfrank, 1498, in-fof.
C'est la première édition d'une compilation d'ouvrages supposés,
qiii ont indu't en erreur bien des savans.
Aitmnotiiici vtteres [Julius FiRMICUS, MatERNUS, .^IMaNI-
Liu.s, Aratus , Théo , Proclus ); Venetiis, mcccclxxix,
in-fol.
Le Deche di T. h\V\o Padovano ; Venezia, per Zovane Vercel-r
iese, 149 3) in-fol.
Imperatorum Rornanorum Vita excerptœ ex DiONE, ex Helio
Spartiano, Julio Capitolino, Helio Lampridio,Eutro-
pio, Suetonio,Flavio Vopisco, Vulcatio, Trebelliano
PoLLlONE , et Paulo Diûcono ; Venet, per Jo. Rubeum de Vet>-
ceiiis , 1490 , in-foi.
Bernardini CoRII Mediolanensis Patria Historié; Mediolani ,
apud Alexandrum Minutianum, 1503, in-fol. Cette édition ori-
ginale est très-rare. Dans les éditions postérieures, on a retran^
ché ou changé divers passages qui blessoicnt quelques princes et
quelques familles nobles du Milanez. Quoique le titre soit en latin,
l'histoire est en italien. 11 manque à cet exejnplaire, ainsi qu'à
CHAPITRE LXVI. J35
située au quartier du Piol , k mi-côte , dans une déli-
cieuse exposition , d'où l'on découvre la mer. On y
récolte par an trois à quatre cent mille oranges.
On jouit encore d'une vue très-pittoresque devant
la maison de Cesoli ; une haie de jasmin , qui aîors
étoit en fleur , exhaloit un parfum exquis.
Le bassin qui s'étend à côté du chemin, offre l'as-
pect d'une des belles contrées d'Italie : de jolies bas-
tides s'élèvent ^rmi les arbres touffus dont les col-
lines et les montagnes sont couvertes.
bien d'autres, six feuillets au commencement, imprimés quelques
années après, par les soins des frères Legnano : ils contenoient,
I." un frontispice renfermé dans un cartouche gravé en bois ;
2.° un avis des frères Legnano; 3.° un répertoire des choses les
plus mémorables. Ces six feuillets ont été supprimés , parce que
le répertoire facilitoit la recherche des passages qu'on a fait
disparoître dans les éditions subséquentes.
Baptista FULGOSI de dicîis factisque meuiorahilihus Collectanea â
Camilb GlLlNO latîna fdcta ; Mediolani, per Jacob. Ferrarium ,
1509, in-fol. ouvrage curieux, appelé le Valère-Maxime moderne ;
cette édition est originale et très-rare,
Veterum philosophorum Opuscu/a varia ; Venetiis, Aldus, 14973
in-fol.
BessàRIONIS cardinalis Niceni /;/ Caltinmiatorein PlatoNIS ^
Venet. ex sedibus Aldi Romani, 1503, in-fol.
ClCERO , dt O^ci'is , Paradoxa, de Amicitia , de Seiiectute , Som-
nium Scipionis ( sans frontispice ] ; Venet. apud Vindeiinum, 1472
( belle édition ) , in-4.°
Theophrastus û'e historia et causîs plantarum ; avec le fron-
tispice suivant : Habentur hoc volumine hac , Theodoro GA7.â
interprète, Theovurasti de fiistoria p!a?narum libri IX; ejusdem
de causis plantarutn liùri V. ( Sans nom de lieu ni date. )
L i 4
^^6 CHAPITRE LXVI.
La route est l:)ordée d'une haie de l'espèce d'aloès
appelée autrefois aloès d'Amérique ^ et dont les bo-
tanistes ont fait un genre nouveau sous le nom
d'agave (i). Cette belle plante, qu'on cultive à Paris
dans les serres , et dont les apothicaires décorent
leurs boutiques comme d'une rareté , croît spontané-
ment ici et dans plusieurs lieux du midi de la France :
les terrains les plus arides et les plus mauvais en appa-
rence lui conviennent ; les vieux murs de terrasse ,
les lieux abandonnés et qui ne paroissent propres à
aucune culture, en sont couverts. Ses larges feuilles
épineuses forment une espèce de muraille d'où sor-
tent des hampes qui s'élèvent jusqu'à vingt et même
trente pieds : ces belles tiges sont couvertes de fleurs ^
qui ne se développent j)as tous les cent ans , ainsi
que le vulgaire le croit encore , mais qui se repro-
duisent chaque année. Ces plantes précieuses se sont
naturalisées dans le midi^ presque malgré ses habi-
tans , tandis qu'on pourroit tirer un grand parti de
leur culture, si toutes les haies en étoient formées. La
substance de leurs feuilles se compose d'un mucilage
qui est retenu par une infinité de fils parallèles ; pour
dégager ces fils , on écrase les feuilles entre deux
rouleaux , puis on lave et on peigne ce qui reste.
Ces fils peuvent remplacer le chanvre , pour faire
des cordes et des toiles d'emballage. II y a eu
\') -^gtïvc Ainericana,
CHAPITRE LXVI. 5 37
pendant plusieurs années à Paris une manufacture dans
laquelle on les employoit utilement pour faire des
cordons et différens ouvrages de passementerie.
Nous arrivâmes au couvent de Saint-Barthélemi ,
occupé autrefois par des Capucins, et dans lequel ii
y a encore sept à huit de ces religieux , qui vivent
d'aumônes et du produit d'un petit jardin situé près
du monastère. Devant le puits de ce jardin est un
sarcophage en pierre du pays, qui sert d'auge , et sur
lequel on lit l'inscription suivante, que Jofredi a
rapportée d'une manière inexacte ( i ) :
MEMORIAE CATTIAE EVCARPLt
CONIVGIS OPTIMAE
C. MVLTELIVS. SECVNDINVS. MARITVS.
Dans ie même couvent on voit encore un autre
sarcophage , mais dont la face antérieure n'offre
point d'inscription : de chaque côté de la tablette
qui paroît avoir été destinée à en recevoir une, il
y a une pelta ayant un fleuron dans le milieu ;
genre d'ornement qu'il n'est pas rare de trouver sur
les sarcophages. Ce sarcophage sert cfauge, comme
ie précédent.
( I ) Nicaa ciyitas , p. 2 j.
53?5 CHAPITRE LXVI.
Sous une espèce de hangar ou de laboratoire ,
il y a encore un autre sarcophage , sur lequel on
iit cette touchante inscription ( i ) :
SPARTAC . PATERN AE . VXORI . RARISS
CVIVS.IN. VITA.TANTA.OBSEQVIA.FVER
VT. DIGNE . MEMORIA . EIVS ESSET . REMV
NERANDA L. VERDUCC .MATERN VS
OBLIÎ'VS MEDI-oCRlHAÎb* SVAE.VT
NOMEN îTiVS AETERNA Ï^Ir; TCTIONE
CELEBRARETVR HOC MON;.':!!!'
INSTITVIT
Dans le jardin des Capucins s'élèvent deux pal-
miers , que ces religieux cultivent pour avoir des
palmes à la fête du dimanche des Rameaux. La
culture de ce bel arbre étoit, dans ies premiers
temps du christianisme, un des soins les plus impor-
tans des solitaires d'Egypte : ses fruits servoient à
leur nourriture, ses feuilles à leur vêtement ; ils en
faisoient des nattes , des tuniques , que les pères
du désert transmettoient , comme un héritage , à
ceux qui venoient les remplacer. D'après cela , il
(i) JOFREDI , Nicaa civhas , pag. 33.
CHAPITRE LXVI. 5 39
n'est pas surprenant que la culture du palmier soit
encore en honneur dans les cloîtres : la palme est le
prix des vainqueurs dans toute espèce de combats ;
elle est consacrée aux poètes, aux héros et aux mar-
tyrs. On trouve quelques palmiers à Nice ; mais
c'est sur-tout k la Bordiguera , près de Menton , qu'ils
se sont multipliés. Cette petite contrée, au rapport
de M. S. Papon(i), a l'air d'une nouvelle Jéri-
cho. Cet arbre croît très-bien dans nos provinces
méridionales ; mais le fruit n'y mûrit pas : ce qui
vient de l'insuffisance de la chaleur, et non, comme
quelques personnes le prétendent , de ce que les
palmiers sont femelles , et qu'il n'y a pas de mâles
pour les féconder; car s'il n'y avoit pas de mâles ,
il n'y auroit pas de fruit. On coupe les palmes à la
Bordiguera pendant le carême , pour les porter à
Rome, où l'on en fait un grand débit le jour des
Rameaux et pendant la semaine sainte.
En quittant le couvent de Saint-Barthélemi , nous
dirigeâmes nos pas vers la maison de campagne qui
appartenoit autrefois k M. le sénateur comte della
Valle, dans le quartier du Ray. Derrière cette mai-
son, dans un champ de blé , il y a une pierre en
forme d'autel, sur laquelle on lit:
{}] Vojage dans k ilcp.nt^ment des Alpes Alar! limes , page 6-j.
J,4o
CHAPITRE LXVI.
Z
-\
lOVI. O. M.
CETERISQ. DlIS
DEABQ. Immort.
TIB. CL. DEMETRIVS.
DOM. NICOMED.
V. E. PROC. AUGG. NN.
ITEM ce. EPISCEPSEOS.
CHORAE INFERIORIS.
A Jupiter, très-hoti, très-grand [i] , rt aux autres dieux et de'esseg
immortels (5) , Tibérius Claudius (4) Déme'trius , originaire de Nico-
(i) SpON, Mise. 20; MURATORI, MLXIV, z; BURMANN, de
Vectigal. 71 ( il a supprimé la première partie de l'inscription ) ;
Spon , Recherches d'antiquités , diss. VII, 143 ; SCHOTT, Explic.
d'une médaille d'Auguste, 29 ; ZORN , Bibl. antiq. 49 ; HaRDOUIN ,
Num, popul. 247 ; Don AT, Suppl. Alur. 8,2.
(a) lOVl Optimo Maximo.
(î) CETERlSQue DUS DEABusQue IMMORTalihus.
(4) TlBerius CLciudius. Ce Pémétrius étoit probablement un
■CHAPITRE LXVI. 5^1
m/dîe (i) , homme distingué [i) , procurator de nos Augustes (3) , et
procurator ducénaire (4) de la région inférieure (5).
Près de cette campagne , la vue s'étend sur un,
vallon qui se prolonge devant les yeux du voyageur,
affranchi de la famille Claudia ; peut-être est-ce le préfet Chmdius,
dont il est question dans les actes de S. Pons, et qui fit marty-
riser ce néophyte : alors il doit avoir vécu sous le règne de
Valérianus et de Galliénus.
(1) DOAlo NICOMEDieusis, Il y a beaucoup d'exemples de
cette formule.
(2) vir Egregius, v
(3) PROCurator AUGtistorum Nostrorum, Probablement Valé-
rianus et Galliénus.
(4) CC.[nuCENARIUS.] A-pïhs qu'Auguste eut ordonnéqueles
officiers qu'il enverroit dans les provinces, auroient un salaire fixe,
ils reçurent des noms établis sur la quotité de ce salaire : tel est
i'origine du mot ducenarius. Les marbres font mention Ae protectores
ducenarii (GuUTER, Thés. DXXX, 9 ; DXXXl , 2 ). Il y avoit aussi des
procuraiores ducenarii , nommés ainsi parce qu'ils avoient un traite-
ment de deux cents sesterces , pour lever les tributs dus au fisc ; et
Suétone, in Claudio, 24, dit que Claude leur accorda les ornemens
consulaires. Le mot item annonce que Démétrius réunissoit cet
office au précédent, et qu'il étoit chargé de recevoir les impôts
dus au fisc dans la région inférieure.
(5) EPISCEPSEOS , mot grec qui ne se trouve ni dans les auteurs
de la bonne latinité, ni même dans ceux du moyen âge. Forceilini,
du Cange et Adelungn'en font point mention dans leurs excellens
lexiques ; c'est le génitif du mot grec iTricnci-^ç, episcepsis, inspec-
tion , qui peut s'entendre et de l'action d'inspecter et du lieu que
l'on inspecte. Démétrius étoit donc aussi ducenarius de V'ms^ec-
tion de la région inférieure.
CHOR^ est le mot grec X'^'^ latinisé; il signifie province ,
54^ CHAPITRE LXVI.
Un saule pleureur, pîacé au milieu de plusieurs
groupes d'arbres , y produit un effet très- pittoresque,
lieu , région. Il est probable 'que Démétrius étoit procurator d'Au-
guste à Cemenelion , que son autorité s'étendoit dans les mon-
tagnes, et qu'encore [item] il étoit procurator ducenarius de la
contrée qui étoit dans la plaine; ce qui est désigné par ces mots ,
chora. inferioris.
J43
CHAPITRE LXVII.
CiMlEZ. — Mortier. — Cemenellon. — Amphithéâtre ;
dimensions. — Eglise Notre-Dame. — Mosaïque ea
cailloux. — Caïman. — Les temples furent les premiers
cabinets d'histoire naturelle, — Briques antiques. —
Constructions antiques. — Capitole. — Aqueduc. —
Fouilles. — Temple d'Apollon. — Inscriptions romaines.
— Salonine. — Saint-PonT. — Monastère. — Ins-
cription romaine de Basilla. — Divinité ligurienne. —
Mercure. — Sarcophages.
C>IMIEZ, pour ses antiquités , Saint-Pont, pour
ses sites charmans , méritoient d'attirer notre curio-
sité ; nous y allâmes ie lendemain avec l'obligeant
M. Cristini.
Le chemin qui monte k Cimiez est assez rapide. La
montagne contient des carrières d'un plâtre excellent
pour la construction : près de là on trouve aussi de
la chaux c|ui, mêlée avec du sable de mer, forme
un excellent ciment , sur-tout quand il est en grande
masse. Il y a , sur le cours et sur la terrasse de Nice,
des bancs faits avec ce mortier. II est très-utile pour
les constructions du port ; l'eau de la mer le durcit ,
au lieu de l'altérer.
Après avoir fait une lieue et demie , on arrive
sur la hauteur de Cimiez , d'où l'on découvre ia
mer, le bassin de Nice, et la vallée que le Paillon
arrpse sans la féconder. 5ur ce plateau était autrefois
5^4 CHAPITRE LXVII.
CemeneVion , ville qui étoit la capitale du petit peuple
appelé Vediantii , et dont le nom indique suffisam-
ment que son origine étoit grecque, comme celle de
Nice : la montagne sur laquelle elle étoit située , s'ap-
peloitle mont 6'^wf«z/j. Les restes d'antiquités qui sub-
sistent encore, attestent que cette ville avoit quelque
importance. Elle fut ravagée par les Lombards , con-
duits par leur roi Alboin, au milieu du vi.^ siècle :
elle fut ensuite entièrement détruite par les Sarra-
sins ; et ses habitans vinrent augmenter la population
de Nice, où la plupart s'établirent; d'autres allèrent
chercher un asile dans les montagnes.
Les ruines de l'amphithéâtre attirèrent d'abord
notre attention. Quoique les gens du pays le con-
noissent aussi sous ce nom, les paysans lui donnent
quelquefois celui de la Tino dei Fatï [ la Cuve des
Fées ]. Il en existe plusieurs massifs et une arcade
sous laquelle passe le chemin ; le mastic qui la recou-
vroit subsiste encore. On y voit plusieurs autres
arcades ou des restes d'arcades. Nous en prîmes les
dimensions ( t ). L'arène, qui est très-bien conservée,
est d'une forme ovale : des degrés supérieurs , on
(i) Je ies place ici, parce qu'elfes n'ont été données nulle part.
Grand diamètre, ^^ toises; petit, i8 toises 4 pieds. — Diamètre
de la bâtisse sous ia voûte, depuis la circonférence de l'arène jus-
qu'à la ligne extérieure de l'amphithéâtre, 5 toises 2 pieds et
demi. Cette mesure a été trouvée égale sous deux voûtes ou pas-
sages. — Largeur de la porte ou de l'arcade du côté du cirque ,
jouiàsoit
CHAPITRE LXVII. $45
jouissoit de la vue dé la mer. Cet amphithéâtre pou-
voit contenir huit mille spectateurs. L'arène est
aujourd'hui cultivée en blé et plantée d'oliviers.
Nous entrâmes au couvent des anciens Récollets ,
autrefois habité par une quarantaine de pères : il n'y
en a plus qu'un petit nombre, qui vivent d'aumônes
et du produit d'un jardin assez considérable qui tient
au monastère.
Leur église , appelée Notre - Dame de Cimie? ,
sert aujourd'hui de succursale. Le porche en est sou-
tenu par sept arcades : le pavé est une mosaïque
faite avec soin en petits cailloux noirs et blancs,
qui offrent des carrés, des enroulemens et des fleurs.
Devant la porte principale, au milieu d'un ovale inscrit
7 pieds 9 pouces. — Ouverture de la même arcade du côté exté-
rieur, 9 pieds. — Epaisseur du mur qui entoure l'arène, et qui
paroît avoir été à hauteur d'appui, pour séparer \c podiu?n de l'a-
rène , I pied 9 pouces. — Largeur du chemin entre ce mur d'ap-
pui et le massif sur lequel étoient appuyés les sièges, 9 pieds
3 pouces. — Vers le nord-ouest on voit , dans une étendue de 8
toises, les restes d'un siège. — Depuis l'arête de ce siège jusqu'à la
surface du massif qui soutenoit les autres sièges, il y a 6 pieds de
diamètre. — Hauteur du siège où l'on se plaçoit, i pied. — Lar-
geur de la banquette où ceux qui étoient assis posoient leurs pieds,
8 à 10 pouces. — Depuis cette banquette jusqu'à la bâtisse infé-
rieure , 18 pouces. — Depuis l'arête de la même banquette
jusqu'à fleur du mur d'enceinte de l'intérieur de l'amphithéâtre,
4 pieds. — Une petite arcade vers le sud-ouest a 4 pieds et demi
d'ouverture en largeur vers l'intérieur de l'arène , et 5 pieds et
.demi vers l'enceinte extérieure.
Tome JT. M m
546 CHAPITRE LXVII.
dans un parallélogramme , on voit un aigle cou-
ronné : on lit de chaque côté, hors de l'ovaie, les
deux millésimes 1662 et 1^95 (i). Dans la cour est
une citerne très-bien faite et taillée dans le roc. Le
cloître est orné de diverses peintures avec des ins-
criptions : nous en vîmes une qui représente le mys-
tère de la Trinité. La Vierge est au milieu ; à ses côtés
sont le Père éternel et Jésus- Christ, qui posent une
couronne sur sa tète ; des anges les entourent. Au
bas on lit :
Il gtnitor , lo spirito e la proie
Son trîni , epur son imiformi a un solo
Corne è splendor , la luce , e'iraggio al sole.
L'église n'a rien de remarquable : parmi quelques
ex-voto , nous distinguâmes un grand caïman (2)
suspendu à la voûte. Les temples ont renfermé ,
dans tous les lieux et dans tous les temps , les pre-
mières collections d'histoire naturelle : les voyageurs
s'empressoient d'y déposer les objets rares qu'ils
avoient rapportés. On voit, sur les médailles, des
poissons suspendus aux temples de Neptune : des
bois de cerf étoient attachés aux portes de ceux de
Diane. Le Carthaginois Hannon consacra ainsi dans
le temple de Junon une peau de Gorgone , qui n'étoit
probablement que celle de quelque singe africain,
( I ) On trouve cîe ces pavés dans toutes les villes de la Prot
vence \ mais ils ne sertit nulle part aussi bien faits «ju a Nice,
(a) Lacerta alligator. L.
CHAPITRE LXVII. ^4/
On voit dans plusieurs églises d'énormes ossemens
de baleine. Un voyageur niçard aura consacré dans
cette église ce grand crocodile d'Amérique.
Ce porche est décoré aussi de quelques mauvaises
peintures : il y en a une qui représente Jésus- Christ
entre les deux larrons ; les trois figures sont, vêtues
en Récollets.
La terrasse du jardin de ce monastère est une pro-
menade très-agréable : on voit dans la vallée que fe
Paillon arrose, à gauche Saint- Pons, à droite Nice,
la forteresse de Montalban et la mer. La banquette
de cette terrasse est garnie de briques , parmi ïes-
^eiles il y en a plusieurs qui sont décorées d'enca-
dremens ; sur l'une, nous lûmes le mot heren. IÏ
est probable que la ville étoit précisément située k
l'endroit où est aujourd'hui ce monastère.
On rencontre par-ci par-là , dans ce jardin , des
portions d'édifices ruinés qu'on prétend avoir été
ïe Capitolium , mais dont il est impossible de con-
noître aujourd'hui la destination. Ces ruines ont fait
penser qu'on pourroit y fouiller avec succès. Un
voyageur allemand en obtint la permission en 1787;
il y trouva deux petites statues de bronze et une
de marbre, chacune d'environ un pied et demi de
haut. Deux ans après, la princesse Lubormiska fit
faire aussi des fouilles dans d'autres endroits du
même jardin : on en tira seulement un anneau
d'or, une clef, une figurine de Jupiter, quelques
Mm 2
5^48 CHAPITRE LXVII.
fragmens de mosaïques , et une centaine de médailles
communes ; on y vit des restes d'un aqueduc qui
conduisoit l'eau à Cimiez. Nous trouvâmes encore
quelques pierres qui avoient été extraites de cette
fouille : son peu de succès peut faire croire que le
pays n'étoit pas très-riche.
En sortant du monastère , on est sur un domaine
qui appartenoit à la famille Gubernatis : c'est M. de
Ferreiro , ancien ambassadeur de la République
ligurienne près du Gouvernement français , qui en
est aujourd'hui propriétaire.
On y remarque une construction romaine assez
considérable , actuellement occupée par le fermier et
sa famille. Un peu plus loin est une galerie sou-
tenue par trois arcades. On croit que ce sont les
restes d'un ancien temple d'Apollon , qui , selon la
légende de S. Pons , étoit près de l'amphithéâtre où
il souffrit le martyre ( i ) : mais rien n'indique posi-
tivement la destination de cet édifice, ni celle d'autres
ruines qui sont dans le même enclos.
Ce jardin renfermoit plusieurs inscriptions que
Jofredi et d'autres ont rapportées : presque toutes
ont disparu , à l'exception des suivantes , qui , pour
la plupart , étoient si profondément enterrées, qu'il
fallut piocher avec force pour les mettre à découvert.
(i) Selon cette légende, le préfet Çlaudius lui dit : Ecce proximi
venerabiU Ap.ollinii tmplum ; accède et sacrifca. 3 OYREDI , Nkaa
cik>itas , pag, 80,
CHAPITRE LXVII. 54<)
Nous vîmes d'abord une pierre cubique comme un
autel : h face étoit cintrée à sa partie supérieure;
et l'on remarquoit dans ce cintre un caducée , une
espèce de mitre en forme de cône tronqué , et un
coq regardant derrière lui. Dans ie carré qui occupe
la moitié inférieure est une patère fpl. LI ,fg. 8 ).
Les deux faces latérales sont encadrées de moulures ,
comme si l'on eût voulu mettre une inscription
sur chacune.
Près de là nous vîmes une autre pierre avec
l'inscription suivante (i) :
I
CORNELI AESALO
NINAE
SANCTISSIM. AVG.
CONIVG . GALLIENI
I VNIOR I S AVG N
ORDOCEMENEL.
CVRANT.AVRELIO
lANVARIO . V.E.
(i) SpON, Mise. 163 ; FaBRETTI , Col. Traj. 2 ; MURATORI ,
CCLIV, 6; Banduri, Niimism. imp. t. 1, 241 ; Pagi , Dïsser-
tatio hy}mtica,Tp. 5 1 , et Critica in Annal. BARON, 274 ; SCHWARTZ,
Miscell. 12; JOFREDI , Nkœa civitns , 18; BoucHE, Chor. de
Provence, 516; Maffei, Ars ait. kp. 430J SULZER, Reise, zz6.
Mm ^
<^yO CHAPITRE LXVÏî.
A Cornelia Salaninn, très-sainte , auguste , /pause {1)^1^ GaU'îentts
h jeune , nugusie , le noble ordre {2) de Cimie^ {^) , par les soins
d'Àurdius Januarius, homme distingué [J^].
On trouve dans ce domaine quelques restes d'un
canal qui aboutissoit b i'enceinte de l'amphithéâtre ,
et un massif assez bien conservé de l'extérieur de
cet amphithéâtre : on remarque sur la sommité les
traces de cinq banquettes assez larges pour qu'une
rangée de spectateurs pût s'y asseoir , et que ceux
qui étoient derrière pussent y placer leurs pieds. Près
de là sont quelques fragmens de colonneâ.
Voici les inscriptions que nous fîmes déterrer.
La première a été consacrée par ^butia Lauréa à
son fils Laurus , de la tribu Quirina ( 5 ) , décurion de
Cimiez , qui avoit reçu publiquement le don d'un
cheval.
« ' " ji.
(i) SANCTJSSIAîa , AUGusta, CONJUGt^
(2) Nohilis ORDÔ ; celui des décurions,
(3) CEMEN ELiensiiim.
(4^ viro Egregio.
(5) QVIRina^ sous-entendu triiu.
CHAPITRE LXVII.
QVIR LAVRODE
CVRIONI GEME
NELENSIVM
EQVO PVB
AEBVTIA LAVREA
MATER
D D
5JI
L'inscription suivante est à peu de distance de la
précédente :
PETEREIOM
^TEREI DOIVES
TICIFQVIRINA
QV C
M
»r
FE";Eïli.'.IVS LIVS
D D
Le nom de Petreius se lit sur une autre inscrip-
tion de Nice, publiée par Jofredi (i) : mais il y
(j) Nicaa civitas, p. 2*.
Mm 4
55- CHAPITRE LXVII.
a ici P, Etereius. Il paroît que ce Publias Etereîus
étoit fils de Marcus P. Etereius, de la tribu Qui-
rina , Domestique ( i ) , et que cette inscription lui
fut consacrée par son épouse et par son fils.
Nous quittâmes Cimiez , et prîmes , pour revenir
à Nice, le chemin de Saint-Pons. Le sol de la mon-
tagne est d'un gypse dans lequel il y a des veines de
marbre.
On lit sur une pierre incrustée dans le mur d'un
jardin, à droite de ia route, ce fragment d'inscrip-
tion tumulaire :
j,
T. GALENVS \
E V T Y C H I I
IlIIlI VIRAVG i
I
D O M I T I A Bi A E I
LIADI VXORll
M.ERENTISS'
(i) DOMESTICI F'ilio. H est probable que P, Etereius ie père
appartcnoit au corps de soldats qui, vers le temps de Gordien, avoit
la garde particulière de l'empereur. Ammien, XIV, XV , XVIII, les
•appelle proucores domestici ; ils servoient à pied et à cheval , et ils
éîoient partagés en cohortes , nomnaées scholcs. Diociétien étoit
CHAPITRE LXVII. 553
II nous apprend qiie T. Galenus , probablement
iils d'Eutychus, et sextumvir du culte d'Auguste, a
consacré cette inscription à Domitiana AAisls , son
épouse très-méritante.
Nous fûmes bientôt à Saint-Pons (i) , un des
lieux les plus agréables de la campagne de Nice.
Il porte le nom d'un des saints les plus révérés dans
ces contrées , qui , après avoir prêché la foi qu'il
avoit embrassée, renversé dans son zèle ardent les
idoles qu'il avoit précédemment adorées, défié la
rage des bourreaux et opéré des miracles, fut déca-
pité, suivant l'ancienne tradition , dans l'amphi-
théâtre de Cimiez (2). Charles V fit bâtir ce mo-
nastère près du lieu où le saint qui en est le patron
avoit soufi^ert le martyre.
Ce couvent étoit autrefois occupé par des Béné-
dictins. II a servi d'hôpital pendant la révolution , et
il est aujourd'hui entièrement dégradé. Le cloître est
cornes, c'est-à-dire, chef ou commandant des Domestiques, quand
ies soldats lui donnèrent la pourpre impériale. C'est sur-tout dans
les auteurs byzantins, et sur ies monumens de l'empire d'Orient,
qu'il est question des Domestiques; et le nom de ces ofEciers passa
à la cour de Fr?nce, qui fut d'abord formée à l'imitation de celle
des empereurs d'Orient.
(i) On écrit et l'on Yvononce Sa/nt-Pons ; mais il me semble
qu'on devroit dire Saint-Potit, puisque le saint à qui cette église
est consacrée se nommoit Pondus.
(3) JOFREDI a écrit sa vie d'après plusieurs lci^end;iires; Nica.^.
civitas, p. 72.
'554 CHAPITRE LXVII.
aussi pavé en mosaïque de petits galets. Au-dessus^
de la porte de l'une des salles du rez-de-chaussée ,
on lisoit en lettres majuscules :
LIBERTÉ. ÉGALITÉ.
CUISINE.
A la gauche de la porte d'entrée de ce monastère,
nous copiâmes l'inscription suivante , qui est incrus-
tée dans le mur ; une partie a été rompue ( i ) :
^ M MA.
FLAVI AEBASSILLAÉ COMIVG CARISSIM.DOM
ROMA.MIRAE.ERGAMARITAMORIS. ADQ.CAST'TaT
FEMIN.QVAE ViXIT.ANN.XXXV.M.III.DIEB.XII
AVREL. RHODISMIANVS.AVG.LIB.COMMALPMART
ET. AVREL .ROMVLA . FILI A . InPATI ENTISS « j/ MGR*
EIVS ADFLÎCTI.ADQ. DESOLAT CAHISS ,
S. A D
'AuxmSr.es et à la ntémoire immortelle {2) de Flduid Bàssilld, épôîtse
très-ckerie{^),ne'e à Rome [J^ , femme recommandable par sa chasteté et
pflrson extrême tendresse envers soti mari (5), laquelle a vécu trente-cinq
(i) JoFREDI a copié ce marbre dans sï Niccea civitas, p. 18»
ainsi que dans son Histoire manuscrite des Alpes maritimes, tom. I,*^,
p. 49, mais d'une manière absolument inexacte,
(2) AJanibus JHemoria Alterna.
(5) C ON I vais CARISSIMœ.
(4) DOMo ROMAna. Nous avons déjà vu cette formuïé p. <)^o.
(5) MIR^rE {s\c) ERG A MAkJTum. AJfidRIS ADQue ( ^0\xx atqui )
CASTITATis FEMINa,
CHAÎPITRî: LXVIT.
'555
4ins trois mois et doujt jours ; Aurdius Rhodismianus , affranchi
de l'empereur (i ), contrôleur {i) des Alpes maritimes, et Aurélia Komula.
SA fille , accablés par sa mort (j) d'une douleur et d'une privation in-
supportables, ont fait ce monument ( à une épouse et une mère ) tres-
che'rie (4), et l'ont dédié sous /'ascia (5 ).
Auprès de cette inscription , on iit celle-ci , à la
mémoire de G. Mantius PaternUs, décurîon ,duum-
vir et flamine :
G MANTI PATERNIDECV
IIVIRFLAMINIS CIVITATI5
AEBVTIANEPOTILLALIE.7
EIVS ERGASEADFECTION
MARITO INCOMPARAE
FECIT
CVM QVOVIXIT ANN X
M. VII II. D. X
(i) AVCusti LIBertus.
(2) COMAfentariensis. Les commentarienses étoient des espèces
Je greffiers qui rédigeoient les actes relatifs à l'acquittement des
sommes dues au fisc. Paul. A^. XLIX, XIV , 45. On donnoit
encore ce nom à ceux qui avoient la surveillance ou la garde des
prisons et tenoicnt le registre des détenus. Cod. Jiist. IX. C etoit
aussi un emploi militaire. Il me paroît devoir être pris ici dans la
première de ces acceptions,
(3) JNPATIENTJSSimé MOPTe EJUS ADFLICTT.
(4) CARISSima Il y avoit probablement après ce mot,
yxoRi ou MATRi , ou l'un et l'autre,
(5) Suh Ascia Dedicaverunt,
55^ CHAPITRE LXVIÏ.
En face est cet autel, élevé k Mercure par Vipus
fils de Scacvaeus :
I
[
II y a à droite un caducée , à gauche un, vase.
A côté de l'inscription précédente, et à droite de
ïa porte qui donne sur la cour, on a incrusté dans
îe mur cet autre autel, qui contient un vœu de
D. Vesuccius Ceier à une divinité topique , c'est-à-
( I ) Vûtum Solvit Liilcns Mer ho.
CHAPITRE LXVII. 557
dire locale, appelée Centondius , dont je n'ai encore
iu le nom nulle part :
\,
|d. ves^ccius
I
l- CELER
I CENTONDI
i V. S,
/
Le mur qui est à droite en entrant, renferme
ia pierre suivante ( 1 ) :
i C. VALERIAE CANDID
1' ! : : I M M A T
MORTE
SVBT(2) qa nx\
VALERI VS
VICTOR
ET SECVNDINA
NEPOTILLA
FILIAE
D VLC
FECERVlT
II y a dans le puits une pierre sur laquelle on
aperçoit quelques lettres ; mais sa profondeur nous
empêcha de ies distinguer , et le défaut d'échelle ne
nous permit pas d'y descendre.
( I ) JOFREDI , Nicaa civitas , p. 2 3 ^ en a donné une copie très-
inexacte.
(2) VtvX-èxte iMMATura MOHTE SUBÎaTa.
55^ CHAPITRE LXVIt.
Sous le vestibule , à l'extrémité de la cour , est un
sarcophage. Sur chacun des deux petits côtés est
sculpté en relief un trophée composé de deux bou-
cliers qui se croisent et de deux bipennes.
Dans un petit réduit mai éclairé, en face de fa
porte latérale de l'égiise, on voit incrusté dans ie
mur un fragment de frise en marbre , orné d'en-
roulemens de différentes formes.
L'église est très-dégradée. Avant d'y entrer, on
passe dans un couloir obscur , où on lit avec beau-
coup de peine l'inscription suivante :
MANIO GEMINO
INGENVO
IIVIR ET CER (l)
GEMIN A Fin A
PATRI PIISS ET
ALBICIA MATERNA
MARITO INCOMP.
Auprès sont des restes d'aqueducs souterrains qui
viennent de la montagne : les paysans appellent l'un
hSource du temple ; et l'autre , la Fontaine des murailles.
(i) DUUMVIRo ET duumviro CEReali. ht% adiles on diiumviri
Cercalf s étoiçxil des officiers chargés deia distribution des blés, et
du soin de tout ce qui avoit rapport au culte de Cérès : ik dé-
voient leur institution à Jules-César. PoMP, Dign. 1,11,3.
559
CHAPITRE LXVIII.
Campagne de Nice. — Maisons, Jardins, Fermes. — .
Culture, Orangers, Oliviers, Vignes. — Engrais;
Commerce d'excrémens. — Climat. — Mœurs. — An-
cienne noblesse. — Clergé. — Marchands, Commerce.
— Plaisirs , Amusemens du peuple , Festins. — Denrées.
— Animaux. — Plantes. — Langage.
JL) ans notre excursion à Cimiez , à Saint-Pons , k
Saint-Barthélemi , nous étions entrés dans plusieurs
fermes et plusieurs maisons de campagne. Le genre
de culture , ies productions , tout est nouveau pour
un voyageur qui n'est pas né dans les contrées mé-
ridionales.
Les maisons sont , en général , d'une forme lourde
et maussade ; elles n'ont souvent qu'une porte et une
fenêtre , quoique l'intérieur soit assez vaste : on ies
prendroit pour des étables. Quelques-unes ont deux
chambres pour le propriétaire; mais il les habite
très-rarement ( i ) . Ces maisons sont si multipliées ,
que les innombrables sentiers qui y conduisent
(i) Quelques maisons de campagne sont Iiabitées par les pro-
priétaires, du moins pendant une partie de l'année. La plus belle
de ces maisons est celle qu'on appelle le Piol ; elle est sur une élé-
vation qui domine la riche plaine de /^<7S«^d«J, d'oid'on découvre
tout le territoire de Nice,
5 do CHAPITRE LXVIII.
composent un véritable labyrinthe : la manière dont
elles sont groupées sur la montagne, offre un aspect
varié et agréable.
Les jardins des environs de la ville sont entourés
de hautes murailles , dont la réunion forme des
ruelles anguleuses et étroites. Ces jardins ne sont
pas dessinés comme ceux des environs de Paris et
de Lyon ; tout y est consacré à l'utilité : on n'y trouve
point d'ombrage, point de promenades; le grand
nombre d'orangers qu'ils contiennent fait tout leur
agrément. Ces arbres sont quelquefois alignés , et
forment des allées ; mais le plus souvent ils sont
mêlés* comme dans un verger. Il y a peu de jar-
diniers qui soient propriétaires des jardins qu'ils cul-
tivent ; ils les tiennent à ferme , soit moyennant un
prix stipulé , soit à moitié fruits.
La culture est très-bien entendue pour tirer du
sol tout le parti possible : entre des allées d'orangers ,
il y a du froment, de l'orge , et des plantes potagères ;
mais ces plantes ne sont , en général , que des arti-
chauts , des choux, des pois , et sur- tout des fèves de
marais, qui font, pendant une grande partie de Tannée,
la seule nourriture des gens du peuple. Il est fâcheux
que les champs soient employés à produire ce lé-
gume , qui est mangeable quand il est vert, mais
détestable lorsqu'il est sec ; les pommes de terre
seroient un aliment plus sain et préférable pour le
goût. Cependant les gens du peuple témoignent une
si
CHAPITRE LX VIII. 56 I
si grande prédilection pour ce mets favori, qu'ils
remplissent quelquefois leurs poches de grosses fèves
cuites, qu'ils mangent comme des châtaignes, et
qu'ils donnent aux pauvres qui demandent l'aumône.
Une culture succède à une autre; la terre ne repose
jamais : elle est ouverte , à la profondeur dS.in pied
et demi, avec un large hoyau. Les carrés sont fumés
alternativement : celui qui l'a été est semé en blé ,
pendant qu'on plante l'autre en fèves de marais. Le
blé vient à merveille ; il est très- beau , et rend dix fois
ia semence : cependant ce qu'on en recueille suffit
seulement pour la consommation du cultivateur ; le
grain nécessaire h celle de la ville y est importé,
Xes champs un peu éloignés de Nice ne sont pas
aussi bien cultivés que les jardins : la plupart sont
affermés; mais la pauvreté des fermiers est telle ,
qu'ils sont obligés de se livrer à des soins qui les dé-^
tournent de la culture. Ces champs produisent aussi
alternativement du blé et des fèves de marais. Les
carrés sont entourés de vignes en espalier : près de
ia maison est ordinairement un petit jardin, où il y
a une tonnelle et quelques orangers. Quelquefois ,
mais rarement , on cultive dans ces champs , des
cerisiers , des amandiers , des figuiers et des mûriers ;
dans quelques endroits il y a des oliviers: le blé
croit sous ces arbres. On ne trouve en bois à brû-
ler qu'un petit nombre de pins et de chênes épars ;
mais , en général , on en consomme peu : les paysans
Tome ïf. N n
562 CHAPITRE LXVIII.
n'allument jamais de feu pour se chauffer , mais seule-
ment pour ieurs besoins domestiques ; ils ramassent
les sarmens de vigne, ies broussaiiles et le bois mort,
et gardent pour leur usage ce qu'ils ne vendent pas
à ia ville.
li faut aussi que les cultivateurs usent d'industrie
pour se procurer des engrais : comme ils n'ont ni
bœufs ni vaches , qu'un âne et une chèvre com-
posent tout leur bétail , le fumier est rare. Toutes les
immondices sont soigneusement déposées , réunies
et conservées dans un vase , où l'on verse de l'eau
pour en accélérer ia putréfaction ; on fait , près du
jardin, une fosse avec une niche dans le mur, qui
invite le voyageur pressé par un besoin à le satis-
faire. Dans chaque maison de Nice , il y a aussi une
fosse où l'on conserve précieusement les excrémens
de toute la famille : ies gens de la campagne s'em-
pressent de les acheter. Le prix ordinaire est de trois
francs par an pour chaque personne ; mais ce prix
varie selon l'abondance et la qualité de la matière ,
qu'ils examinent et estiment au goût et k i'odeur.
Les déjections des protestans, qui font toujours
gras , sont payées plus cher que celles des bons
catholiques , qui font souvent maigre. Les fosses
des Minimes n'étoient pas jugées dignes d'entrer
dans ce commerce. Les paysans viennent chaque
semaine recueillir ces matières dans des barils, et
les transportent dans ieurs champs. Non-seulement
CHAPITRE LXVIIt. 565
iïs en imprègnent le sol , mais ils en versent sur
îes iégumes et au pied des jeunes orangers. On
emploie aussi au même usage les vers à soie morts ;
mais cet engrais est peu abondant et peu estimé.
Les eaux , si nécessaires pour la culture , sont
ménagées et distribuées avec beaucoup d'art. Outre
les deux sources principales , dont j'ai déjà parlé plus
haut, on recherche les plus petits filets qui sourdent
de ia montagne : on ne les laisse pas s'égarer au hasard ;
ils sont conduits par des tuyaux dans des réservoirs
et des citernes où on les rassemble, ainsi que les
eaux pluviales , et l'on en forme des irrigations qui
vont porter dans des terres arides l'abondance et la
fertilité. L'excellence de la chaux et du ciment fait
que les puits et les citernes ne laissent rien échapper
des eaux qu'ils contiennent.
Les orangers sont la principale production des
jardins : il y a de ces arbres qui portent de trois à
quatre mille fruits.
Les oliviers forment un des plus intéressans pro-
duits du territoire ; aussi en plante- 1- on par- tout
où il peut en exister , autour de Nice , et sur toute
la côte jusqu'à Gènes. D'après le soin que l'on prend
pour en posséder , il est étonnant qu'on ne cherche
pas à favoriser leur végétation par une taille bien
entendue ; ce qui est cause que ces arbres sont
nains et*tabougris , et que leurs fruits sont extrême
ment petits. L'incurie qui se fait remarquer dans fa
Nn z
564 CHAPITRE LXVIII.
récolte de ces fruits, est bien plus étonnante encore :
on ne les ramasse point à mesure qu'ifs tombent ;
ils restent sur la terre jusqu'à la récolte générale, et
y pourrissent ou deviennent la pâture des oiseaux >
ou , s'ils sont encore en état d'être recueillis , ils
nuisent à la qualité de l'huile. Outre ce qu'on réserve
pour la consommation, on exporte une quantité d'huile
considérable ; une grande partie va dans le nord de
l'Europe.
On attache peu d'importance à la culture du mûrier,
qui pourroit cependant être d'un très-grand produit.
Le vin qui croît dans le territoire de Nice , est
d'un rouge foncé , d'un goût fin , et ne manque pas
de feu. Le meilleur va à Turin ; le vin commun
que le peuple boit , vient , au contraire , de la Pro-
vence : mais quand tout le vin qu'on récolte ne sor-
tiroit pas du pays , il ne sufïîroit pas à la consom-
mation , parce qu'il n'y a pas de paysan , si pauvre
qu'il soit, qui n'en boive. Les artisans qui ne pos-
sèdent point de vigne en propre, achètent de la ven-
dange et la font presser à leur compte ; ils se pro-
curent ainsi une boisson plus saine que le vin fal-
sifié des marchands. Les gens du peuple conservent
leur vin dans de grands vases sans bouchons , et
répandent un peu d'huile à la surface, pour la pré-
server du contact immédiat de l'air.
Le climat de Nice est singulièrement ftfvorable
aux malades pendant l'hiver, qui est toujours d'une
CHAPITRE LXVIII. 565
extrême douceur. A Noël , le gazon y est encore vert,
les arbres sont chargés de fleurs et de fruits , et les
papillons voltigent autour. S'il gèle quelquefois , ce
qui n'arrive que dans les jours les plus rigoureux ,
c'est une glace légère , que les premiers rayons du
soleil font presque aussitôt disparoître. On sent tout
ce qu'une pareille température offre d'attrayant à des
hommes du Nord , et qu'un ciel toujours serein et
azuré pendant le jour , et couvert pendant la nuit
d'une innombrable quantité d'étoiles , doit avoir
mille charmes pour un habitant des bords de la Ta-
mise. Ce flit Smollett qui le premier fit connoître ,
malo^ré lui, tous les ap"rémens de cette contrée à ses
O ' CD
compatriotes. Je dis , malgré lui ; car il eut l'injustice
de s'en plaindre , quoiqu'il lui dût le rétablissement
de sa santé. Depuis ce temps , il étoit de mode
en Angleterre d'aller passer l'hiver à Nice : aussi ,
dans cette saison , on y comptoit beaucoup de riches
Anglois ; ils habitoient , en général , le faubourg de
ia Croix , oii sont les maisons les plus propres et les
plus jolis jardins. Ce faubourg a reçu son nom d'une
croix qui y fut élevée en mémoire de l'entrevue que
le pape Paul III et l'empereur Charles-Quint eurent
en cet endroit.
Si l'hiver est agréable à Nice , le printemps n'a
pas les mêmes attraits : le temps alors est toujours
incertain. II ne faut pas croire que pendant l'été les
chaleurs soient insupportables , comme quelques
^^ n :;
y66 CHAPITRE LXVIII.
personnes l'imaginent ; le vent du couchant apporte
une douce fraîcheur , et l'on a soin de tenir ies croi-
sées ouvertes du côté où il souffle.
Les manières à Nice sont plus françaises qu'ita-
liennes ; cependant on y remarque quelques usages
italiens. M. Suizer a cru reconnoître des traces du
cicisbeat ; elles disparoissent entièrement depuis la
révolution.
L'ancienne noblesse, à l'exception de trois ou
quatre familles , étoit très-pauvre , et la révolution
n'a pas amélioré son sort. Les nobles se distin-
guoient de la classe roturière par le port de l'épée ;
et le peuple témoignoit un grand respect à celui
qui, en quelque mauvais état que fût son vêtement,
se faisoit voir armé d'une vieille rouillarde , dont le
fourreau moniroit les fils qui le soutenoientpour n'en
pas laisser échapper l'innocente et pacifique lame.
Les avocats, les officiers du roi,)ouissoient du même
privilège. Il y avoit dans Nice des familles très-
anciennes , telles que la maison de Grimaldi , celle
des Gubernatis, &c. ; mais, en général, la noblesse
pouvoit s'acquérir à peu de frais.
Le clergé étoit très-nombreux , mais ne tenoit pas
un rang bien distingué : l'évêque étoit ordinairement
un religieux , qui se montroit presque toujours vêtu
de l'habit de son ordre, n'avoit qu'un foible revenu,
et faisoit par conséquent peu de dépense. Le prélat
français , M. Colonna , à qui ce siège est aujourd'hui
CHAPITRE LXVIII. 5<^7
confié , se distingue par sa charité , la plus belle vertu
de celui qui se dévoue au service des autels. Les
anciens ecclésiastiques trouvent encore à vivre du
produit des messes , qui , heureusement pour eux ,
est abondant chez un peuple très-superstitieux.
Nice ne renferme point de maisons de commerce
considérables ; on n'y voit en général que des mar-
chands. Avant la révolution, c'étoit le refuge des
gens qui avoient fait de mauvaises affaires à Mar-
seille et à Gènes, et qui fùyoient pour se dérober
aux poursuites de leurs créanciers. On y compte
aussi beaucoup de Juifs ; mais ils ne sont pas riches.
Il n'y a presque pas de fabricans : aussi est-on obligé
de tirer de Marseille ou de Gènes tous les objets
manufacturés ; ce qui rend le peuple très-misérable ;
on y est importuné par les mendians , tandis que Fon
n'en rencontre aucun dans l'ancienne Provence.
Le port ne pouvant contenir de gros vaisseaux ,
îe commerce maritime est peu considérable , et se
réduit, en général, au cabotage. La réunion de
Gènes à l'Empire pourra lui causer encore quelques
dommages.
Autrefois la monnoie en circulation étoit celle du
Piémont, aujourd'hui c'est celle de France.
Comme il y a peu de maisons riches dans Nice ,
les plaisirs y sont très-bornés : on n'y voit point de
iuxe , point d'équipages ; il n'y a qu'un mauvais
spectacle dans une petite et vilaine salle. On ne
N n 4
5(58 CHAPITRE LXVIII.
donne à manger qu'à des jours solennels. Pendant
J'hiver, M se fait dans certaines maisons des réunions
appelées conversation} , pour causer et pour jouer; il
y a aussi quelques bals par souscription.
Les habitans de Nice ont des mœurs douces et
paisibles ; les rixes et les querelles entre eux sont
assez rares : ils font paroître une gaieté vive , qu'ils
doivent au climat sous lequel ils vivent.
. La terra lieta e soave
Simili a se abitatori produce.
L'espèce est assez belle, et elle se perfectionneroit
encore par une meilleure nourriture. Le plus grand
plaisir du peuple est de se réunir pour former des
danses assez monotones. Les fêtes où se fait le plus
remarquer cet enjouement qui le caractérise , sont
celles qu'on nomme festins , et qui ont lieu pendant
le carême. On établit des tables devant l'église ou la
chapelle ; on y étale des figues , des raisins secs , des
châtaignes cuites et du vin ; chacun en achète ; et il
se forme, sous les arbres voisins, différens groupes
pour manger et boire , en attendant l'office : une
joie franche préside à ces repas , dans lesquels on a
voulu probablement représenter la frugalité des pre-
miers anachorètes.
La vie n'est pas chère dans la ville de Nice ;
mais les étrangers y sont, comme ailleurs, mis à
contribution. Le mieux, quand on y passe un hiver,
est de louer une petite maison avec un jardin, II est
C H APITPvE LXVIir. 569
difficile de trouver une cuisinière passable. Quant
aux denrées , on a d'excellent bœuf de Piémont ,
du porc, de l'agneau , mais d'assez mauvais mouton ;
les chapons , qui viennent aussi du Piémont , ont
été engraissés avec du maïs , et sont délicieux ; on
en tire aussi des dindons -, mais point d'oies : les
poulets sont très-maigres ; on parvient difficilement
à les engraisser. La chasse fournit des lièvres , des
perdrix rouges , des bécasses , des bécassines , des
pigeons ramiers , des becfigues , des ortolans , et
du sanglier d'im goiit parfait. L'hiver on a des ca-
nards sauvages , des sarcelles ; une espèce d'alcyon
appelée Tnartiuet , parce qu'elle paroît vers îa Saint-
Martin : elle a le corps absoluinent roux et le ventre
blanc. Les nids de ces martinets flottent sur les eaux,
et deviennent îa proie des petits garçons qui vont
les chercher.
On apporte du Piémont des truffes excellentes ;
elles coûtent à-peu-près trois francs la livre. Outre
les fruits dont j'ai parlé, on vend encore au marché
des azeroles et des baies de laurier-cerise : ce fruit
est agréable à l'œil , mais insipide. On fait venir
d'Antibes d'excellens melons d'eau.
Celui qui aime la botanique, ou seulement le
jardinage , rencontre dans les environs de Nice une
source continuelle de plaisirs et d'amusemens. Les
plantes subalpines croissent en abondance sur les
collines dont elle est entourée ; et son territoire
57<^ CHAPITRE LXVIII.
présente des végétaux des climats les plus chauds :
Fagave , le palmier , l'opuntia , y viennent sponta-
nément, avec le myrte, le grenadier, le pistachier,
ie câprier , l'arbousier , et beaucoup d'autres plantes
dont l'ai déjà parlé. On y trouve une belle liliacée,
i'ixia bulbeuse (i) j ia fougère de Crète (2) ; l'aster
de Tripoli (3) ; i'azédarach (4) , dont les noyaux ,
marqués de cinq cannelures , servent à faire des
chapelets ; le jujubier (5), dont les fruits, appelés
jujubes , contiennent un mucilage abondant , ce qui
Jes rend propres à entrer dans la composition des
remèdes contre les affections de poitrine; le pa-
Jiure (6) , que nous cultivons dans nos bqsquets
d'agrément , à cause de la forme singulière de son
fruit , qui ressemble k un bonnet chinois ; le carou-
bier (7), dont les fruits, appelés caroubes, peuvent
servir de nourriture aux bestiaux , et dans le besoin
aux hommes : cet arbre , très-multiplié en Espagne
et en Italie, commence à n'être plus si commun
qu'il l'étoit dans nos départemens méridionaux.
Les poissons sont à-peu-près les mêmes que ceux
dont j'ai donné la liste au chapitre d'Antibes.
(i) Ixia bulbocoda,
{2) Pteris Cretica.
(3) Aster TripoUum.
(4) Melia a^edarach.
( 5 ) Rhamnus '^i^phus.
[6] Rhamnus palîurus.
(7) Ceratonia siliqtia.
CHAPITRE LXVIII. 571
On trouve souvent des tortues de mer sur la côte :
elles ne sont pas d'une espèce délicate ; c'est celle
appelée cacouane (i). Leur carapace ne peut être
employée dans les arts , à cause de l'espèce de gale
qui la couvre. Si ces tortues étoient plus abondantes ,
on pourroit en retirer de l'huile pour la préparation
des cuirs et pour enduire les vaisseaux : leur chair
est huileuse , filamenteuse , coriace , et de mauvais
goût ; et dans l'Amérique , il n'y a guère que les
équipages affamés et les nègres qui s'en nourrissent.
M. SmoIIett raconte une histoire singulière arrivée
à Nice à i^casion d'une de ces tortues (2). Elles
deviennent souvent plus grosses que les tortues
franches. Les pêcheurs de Nice en aperçurent un
Jour une du poids de plus de deux cents livres , qui
flottoit sur la mer : la ville fut d'abord alarmée à
la vue d'un pareil monstre ; les Minimes , moins
aisés à effrayer , montèrent dans un bateau et s'en
emparèrent. Les moines des autres couvens , fâ-
chés d'avoir été prévenus , déclarèrent qu'il pou-
voit y avoir là quelque chose de surnaturel et de
diabolique : les plus modérés proposoient des asper-
sions d'eau bénite, des exorcismes; mais plus géné-
ralement il fut décidé qu'on ne pourroit en manger
(1) Testudo caréna. L.
(2) Travels through France and Italy ; London, 176e, in-S.';
vol. 1, lett. XIX, p. 301.
57^ CHAPITRE LXVIII.
sans péché. Le peuple prit parti pouï ou contre les
Minimes ; la querelle devint sérieuse; et les consuls,
pour terminer le différent , ordonnèrent de jeter
l'animal dans la mer : ce foudroyant arrêt fut exé-
cuté par ies Franciscains.
La tortue bourbeuse (i) , qui vit dans les eaux
douces , est encore plus commune à Nice ; on la
trouve dans son territoire , et on l'apporte de la
Sardaigne : c'est celle dont on fait usage dans les
pharmacies pour les bouillons des malades.
Le pain n'est pas bon ; il est toujours mêlé de
grains de sable qui se détachent des meules de mau-
vaise qualité avec lesquelles on broyé le bié.
II y a peu de scorpions à Nice; mais les in-
sectes ailés y sont insupportables : on en est incom-
modé toute l'année; c'est sur- tout en été qu'ils de-
viennent un véritable fléau; toutes les parties du
corps sont alors assiégées , sucées , dévorées par les
stomoxes , les tipules et les cousins; les tables, ies
mets , ies fleurs , sont couverts de mouches. H faut
avoir la précaution de tout fermer avec soin avant
d'allumer les chandelles ; autrement des myriades de
ces animaux les environnent. On ne trouve d'abri
que dans le lit, où l'on est entouré d'une cousinière;
mais souvent elle gêne la respiration , sans ga-
rantir parfaitement de leurs insuites : ies plus petits
f 1 1 Tesrudo liitar'ia. L.
CHAPITRE LXVIII. 573
s'introduisent à travers la trame ; et il n'en faut que
trois ou quatre pour faire perdre entièrement le
repos.
On trouve la tarentule ( i ) à Nice et dans quelques
lieux de la Provence : on sait aujourd'hui que ies
terribles effets qu'on lui attribue sont tout-k-fait
imaginaires.
(i) Lycosa tarantula Narlonensis. Cette espèce de tarentule est
moins forte et d'un noir moins foncé que celle de la Fouille, ly-
cosa tarantula. Parmi les autres insectes de l'ordre des arachnides
de M. DE Lamarck, que l'on rencontre dans les provinces méri-
dionales, je citerai les suivans : îigia Italica, Fabr. ; ligîa oJiis-
coides , id. ; glomeris pustulata , Latr. ; scolopendra morshans , Fabr. ;
scolopendra Gabrielis, id. ; epeira jasciata , WalCK. ; epelra serkea ,
id.; eresus cïnnaberinus , WalCK.; salticiis Sloanii, L.^TR.
$7i
CHAPITRE LXIX.
Menton. — Rade. — Citrons. — Port de Monaco. —
La Malgue. — Tour de Pertinax. — La Turbie.
— Trophée d'Auguste. — Inscriptions. — Albâtre. —
Monaco. — Épitaphe de Pie VI. — Château. — His-
toire de cette principauté. — Roquebrune. — Carnolet.
— Moyens d'existence, — ViLLEFRANCHE. — Port. — ■
— Chantier. — Bâtimens. — Dattes. — Pêche du
Corail. — Retour à Nice.
IN OU S Voulions visiter Villefranche , Monaco et
JVIenton ; notre barque devoit nous laisser à Nice :
AL d'Herbigny , directeur des douanes, eut la bonté
de permettre à nos gens de continuer à nous con-
duire , et , le 17 juin , nous nous rembarquâmes sur
VAnsLuille,
Nous allâmes droit à Menton , qui étoit le point
le plus éloigné de notre excursion. A l'ouverture de
l'anse au fond de laquelle cette petite ville est située ,
on aperçoit plus loin Vintim'iglia. Quoique tout le
commerce de Menton se fasse par mer , il n'y a point
de port ; on met les navires à sec sur le rivage , en
attendant leur chargement : les vaisseaux étrangers
restent à un quart de iieue dans la mer de Gènes ,
pour éviter le droit de tonnage ; on leur envoie la
cargaison dans des barques.
CHAPITRE LXIX. 575
Menton n'a pas beaucoup d'étendue ; mais la bonne
apparence de ses maisons annonce la richesse des
habitans : le jour de notre arrivée , qui étoit un di-
manche, ils étoient réunis en grand nombre sur la
place pour voir les farces d'un bateleur. Les femmes
avoient toutes un bouquet de fleurs derrière l'oreille
droite ; et une énorme coiffe en forme de ballon, re-
tenue avec des rubans , couvroit leur occiput ; elle
cache une coiffure assez semblable à celle des femmes
de Nice : elles mettent par-dessus tout cela , quand
elles sortent, un très-grand chapeau. Voyez /?/. Z//,
72." ^.
On s'aperçoit aisément à Menton qu'on est près
des frontières de l'Italie ; toutes les affiches , excepté
celles qui contiennent des actes du Gouvernement,
sont en italien ; toutes les annonces se font dans la
même langue : c'est celle que l'on parle de préférence;
mais tous les habitans parlent aussi français , comme
h Nice et à Monaco.
Nous entrâmes dans l'église , qui est très-propre.
Il y avoit quatorze stations , indiquées par de petits
tableaux représentant différens sujets de la Pas-
sion ( I ) , avec des inscriptions italiennes : devant
chacune étoit un groupe de femmes qui prioient
avec ferveur ; et les jeunes filles récitoient encore
( I ) Le vendredi saint on porte dans les rues de Menton
l'effigie du Christ mort ; ce convoi est éclairé par un grand
nombre de flambeaux , et accompagné de musiciens.
570 CHAPITRE LXIX.
des prières dans îes rues en retournant à leur maison ,
ce qui n'empêchoit pas les jeunes garçons de les
agacer.
La petite plaine de Menton est défendue au nord
par des montagnes âpres et arides ; elfe s'étend vers
ie couchant entre les rochers ; et il est aisé de voir
que c'étoit autrefois un golfe qui a été comblé par
les sables , les pierres et les terres qu'entraîne un
torrent qui la traverse.
Les habitans de Menton vivent avec beaucoup
d'économie : leur plus grand plaisir est de se réunir
dans des banquets où chacun apporte son plat ,
commandé la veille par l'ordonnateur du festin ; et
ce festin , dans la belle saison , a lieu k l'ombre des
orangers et des citronniers.
Le citronnier ( i ) est une des principales richesses
de cet heureux climat ; il ne croît en aucun lieu des
côtes de la Provence en aussi grande abondance.
Cet arbre paroît originaire de la Perse et de la Mé-
dîe ; c'est pourquoi les anciens l'ont nommé aj'h'e
o\x pommier de Médie. Il fut transplanté en Italie,
et on l'y cultive depuis un temps très-reculé. Les
auteurs ont quelquefois confondu son fruit avec
l'orange , appelée par les anciens pomme citrique ;
les Grecs ont ensuite désigné particulièrement le
citronnier sous le nom romain de kitrion : c'est le
{ j ) Citrus Medica.
citron ,
CHAPITRE LXIX 577
citron , dont Virgile a élégamment parlé en lui attri-
buant les propriétés imaginaires dont on le croyoit
pourvu. Le citronnier se sera sans doute répandu de
l'Italie sur toutes les côtes de la Provence, dans les
terrains abrités contre les vents du nord et propres à
sa culture. Cannes et Fréjus sont, après Nice, fes
lieux où ii réussit le mieux. C'est la principale ri-
chesse de Menton ; il y a des particuliers qui retirent
de dix à quinze mille francs de leur récolte. On
porte les citrons en France , en Angleterre , en Hol-
lande , et jusqu'à Hambourg ; ils se vendent commu-
nément, sur la place , vingt-cinq francs le millier en
temps de paix , et dix-huit francs en temps de guerre.
La récolte s'en fait en hiver et au printemps. On en
distingue trois espèces , le citron, le limon, ei le cédrat:
ce dernier pèse quelquefois jusqu'à six livres , et est
d'une odeur exquise. Les citrons attaqués de la marfée
se vendent un quart moins que les autres.
Après avoir passé quelques heures à Menton ,
nous nous rembarquâmes , et nous arrivâmes bientôt
à Monaco. Le rocher sur lequel la ville est bâtie ,
forme une langue de terre qui avance beaucoup dans
ia mer ; il est tapissé des rejets verts , charnus et
épineux de Vopuntla ( i ) . Le port est abrité et défendu
(i) Cactus opuntia , appelé aussi raquette çt figuier d'Inde. Cette
■plante, originaire d'Amérique, se trouve aussi en Espagne et en
halie, et même dans quelques parties de la Suisse,
Toms IL 00
37
CHAPITRE LXIX.
par ce rocher. Toute la marine se réduit à trois ou
cuatre barques qui servent à transporter à Nice ou
h iMarseille les huiles et les citrons qu'on recueille sur
le territoire.
Nous nous dirigeâmes vers une maison de cam-
pagne qu'on appelle la Malgue , où les habitans de
la ville s'étoient réunis sous quelques arbres dans un
lieu d'où l'on jouit d'une vue agréable : les uns jouoient
aux cartes , les autres dansoient au son d'un mauvais
violon. Près de là est une tour ruinée , qu'on appelle
tour de Pertinax , parce qu'on prétend que cet empe-
reur étoit né à la Turbie.
Nous demandâmes aussitôt si le nouveau com-
mandant étoit arrivé : cette question inattendue
lit cesser tous les plaisirs de la danse ; nous avions
affligé , sans le vouloir , un brave militaire qui avoit
alors le commandement de cette place, et qui en
aimoit le séjour. Notre erreur étoit excusable : lorsque
nous étions k Toulon , un étranger qui s'inscrivit avec
nous sur le registre de l'hôtel , prit le nom de D***
et le titre de commandant de Monaco ; il nous avoit
invités à aller le voir. C'étoit un intrigant qui s'ar-
rogeoit une qualité qui ne lui appartenoit point, et
l'on n'a plus entendu parler de lui.
L'auberge n'est point à Monaco même , mais au
bas du rocher , au fond du port : il seroit incom-
mode pour les voyageurs de loger dans la place , qui
se ferme et s'ouvre à. des heures réglées, comme
CHAPITRE LXIX. ^yç^
toutes les villes de guerre. Nous voulûmes voir /a
Turbie avant de visiter la ville, afin d'employer utile-
ment tout notre temps ; à trois heures du matin nous
nous mîmes en route , conduits par notre hôte.
On passe d'abord devant ie dos et le jardin de la
Condamine , où le chemin n'est pas très -mauvais ;
mais bientôt il devient détestable : les pierres qui se
détachent des rochers supérieurs, s'amoncèlent.sur
îes sentiers déjà très-escarpés et très-étroits qu'il faut
suivre, et en dérobent la trace ; on tombe k chaque
pas , et il est impossible d'arriver sans quelque con-
tusion. Cependant les femmes mêmes vont nu- pieds
sur ces cailloux aigus ; elles gravissent ces hau-
teurs comme des daims. Les côtes de Nice offrent
les mêmes inconvéniens : -on a remarqué qu'on y
voit une assez grande quantité de boiteux ; ce qui
vient sans doute des accidens nombreux qui doivent
arriver à ceux qui marchent chaque jour sur ce ter-
rain mouvant. La base du sol de ces montagnes est
calcaire; il est très bien cultivé en vignes, en mûriers
et en oliviers.
Notre but , dans cette excursion , étoit de voir
le monument qu'on appelle le Trophée d'Auguste ;
M. Rosetti, curé du lieu , eut la bonté de nous y
conduire. C'étoit une haute tour placée sur un sou-
bassement carré, entouré lui-même d'un ouvrage
de maçonnerie concentrique : on rapporte que
sur cette tour étoit la statue d'Auguste ; qu'on y
O o 2.
5bO CHAPITRE LXIX.
montoit , du côté du couchant, par deux escaliers
soutenus par des colonnes d'ordre dorique , et que
le nord et ie midi étoient décorés de trophées (i).
II est impossible de juger aujourd'hui de l'exacti-
lude de cette description ; il ne reste plus de celte
tour qu'un amas de pierres. Les Lombards avoient
commencé h détruire ce monument : le maréchal
de Villars acheva de le renverser , parce qu'il pouvoit
offrir à l'ennemi un lieu d'observation et de défense.
Les pierres en ont été employées à la construction
cjes maisons et de l'église.
On doit regretter qu'un monument aussi curieux
ne présente plus que d'énormes ruines , qui suffisent
cependant pour faire juger de son importance. Au-
guste l'avoit élevé pour transmettre à la postérité les
noms des peuples des Alpes maritimes qu'il avoit
soumis ; et Pline ( 2 ) nous a conservé l'inscription
qui y avoit été placée dans ce dessein : il n'en reste
plus qu'un fragment ; c'est un morceau de marbre
(lyJoFREDI, Nicaa civitas , page4i. Nous remarquâmes, dans
un petit mur voisin de ia tour de la Turbie , un grand fragment
de marbre qui représente le bas d'une cuirasscj il appartient sans
doute à ces trophées.
(2) Selon Pline , liv, 111, ch, xx, sect. 24 , elle étoit
ainsi conçue :
IMPERATORI CAESARI DIVl F. AVG. PONT, MAX. IMF. XIV.
TRIBVNITIAE POTESTATIS S. P. Q. R. QVOD EIVS DVCTV AVS-
PICIISQVE GENTES ALPINAE OMNES , QVAE A MARI SVPERO
AD INFERVM PERTINEBANT SVB IMPERIVM POP. ROM. SVNT
SEDACTAE , CEINTES M-PINAE PEYICTAE , TRVMPILINI ,
CHAPITRE LXIX. jSl
posé k rebours sur l'imposte gauche de h. porte de ïa
place Saint- Jean. On y lit cette portion de mot,
RVMPILI , et i'on distingue quelques traces des jam-
bages des lettres de la ligne supérieure , qui , d'après
le passage de Pline , doivent être restituées ainsi ( i ) :
RyMPILENI
Les lettres ni qui subsistent sur des fràgmens de
marbre, sont les terminaisons des noms de quelques
autres peuples qui se iisoient sur l'inscription , tels
que les BreuNI , ies SeduNI , les VelauNL. La syllabe
NOS est devenue rétrograde, par ia manière dont le
fragment de marbre qui ia porte a été placé ; elle
faisoit partie du mot AbisONtes.
La nouvelle route de Nice à Gênes doit passer
CAMVNI, VENOSTES, VENNONETES.ISNARCI, BREVNÏ., GENAV-
NES, FOCVNATES , VINDELICORVM GENTES QVATVOR , CON-
SVANETES , VIRVCINATES, LICATES, CATENATES , ABIJOAT^ES ,
RVGVSCI , SVANETES, CALVCONES , BRIXENTES , LEPONTII ,
VIBERI, NANTVATES, SEDVN!, VERAGRI, SALASSI , ACITAVO-
NES, MEDVLLl , VCINI , CATVRIGES, BRIGIANI, SOGIONTII ,
EBRODVNTII, NEMALONES, EDENETES , ESVBIANI , VEAMINÎ ,
GALLITAE, TRIVLLATI , ECTINI , VERGVNNI , EGVITVRI,NE-
WENTVRI, ORATELLI, NERVSCI , VELAVNI, SVETRI.
(i) Les lettres pleines et encadrées sont celles qui subsistent : je
les ai marquées en italique dans le texte de Pline que je viens de
citer.Les lettres ponctuées n'existent plus ; elles ne sont là que pour
indiquer la place qu'elles dévoient occuper dans l'inscription,-
003
5^2 CHAPITRE LXIX.
par la Turbie. Cette route offre des sites très-curieux :
on passe à travers des roches nues , au bas des-
quelles on découvre quelques petites vallées ; on
domine sur Monaco , dont on voit toutes les cours
et toutes les rues , et la vue se prolonge au loin sur |
ia mer. A environ un mille, on trouve un lieu rempli
de colonnes brisées ; on ne peut savoir ce que c'étoit.
En retournant à Monaco , M. Rosetti nous fit
observer une carrière d'albâtre, d'où a été tiré celui
dont on a fait usage pour la balustrade de l'église de
ïa Turbie : il prend un assez beau poli , mais sa
couleur est d'un brun noirâtre.
Après avoir pris quelque repos au retour d'une
course aussi fatigante , nous nous rendîmes à ia
ville : on y monte par une rampe pavée , fermée
par six portes ; dès qu'on a passé la dernière , on est
sur la place, d'où la vue s'étend, au couchant, jus-
qu'aux îles Sainte-Marguerite et aux montagnes de
î'Esterel, et au levant, jusqu'à la Bordiguerra dans
ïa Ligurie.
Cette place forme un carré à-peu-près régulier :
d'un côté est le château ; de l'autre est une rano;ée
de maisons dont les panneaux étoient jadis peints en
couleur de marbre; une des principales est occupée
par le tribunal et par les prisons. Trois rues s'étendent
de là parallèlement vers la pointe du cap , et sont
traversées au bout par plusieurs autres.
L'église est à l'extrémité ; elle est assez bien bâtie,
CHAPITRE LXIX. 583
en croix grecque. Au-dessus d'une chapelle , en lit
i'inscription suivante :
PIO VI. PONT. MAX.
VALENTIyE DELPHINATIS
VITA FUNCTO,
EJUS IN ITALIAM CINERES NAVI TRANSFERENTE ,
AC REPENTINO VENTORUM IMPETU AD HERCULIS PORTUM APPULSA,
MONCŒ.CENSIS ECCLESIA
DEBITUM OBSEQUIJ PIETATIS RELIGIONIS MONUMENTUM
ACTO FUNERE
POSUIT
DUODECIMO KALENDAS FEBRUARIAS ,
ANNO DOMINI MDCCCII,
GALLIARUM REIPUBLIC^ AN. X.
Elle nous apprend que pendant qu'on transportoii
en Italie la dépouiile du souverain pontife Fie VI ,
le navire qui étoit chargé de ce précieux dépôt fut
forcé par la tempête d'entrer dans le port de Mo-
naco , et que le cercueil fut déposé dans l'église.
A l'extrémité de la ville, sur la pointe du rocher,
est une terrasse d'où l'on découvre la mer dans une
immense étendue : vue de cette élévation, lorsqu'à
midi le soleil la couvre de ses feux, elle paroît étin-
celante de diamans ; au clair de la lune , ce sont des
topazes qui semblent resplendir à sa surface. Dans
les gros temps, les pierres que les vagues poussent
contre le rocher font un fracas épouvantable. Les
004
5^4 CHAPITRE LXIX.
dauphins (i), qui bondissent souvent sur l'eau ,
ajoutent encore à ia majesté du coup-d'œil.
Après bien des difficultés, M. Tamburini , an-
cien valet -de -chambre du prince, nous fit voir le
château. II est composé d'une suite de chambres
bien peintes et somptueusement dorées. II y avoit
salle des gardes , salle du dais , et un grand nombre
d'appartemens ; on fait remarquer sur-tout celui
dans lequel est mort le duc d'York : mais le tout
est aujourd'hui dans le plus déplorable état. On peut
regretter quelques fresques qui décoroient la cour ,
et qui paroissent d'un bon maître ; elles sont presque
entièrement effacées.
Le nom de Monaco est extrêmement ancien; on
fait remonter l'origine de cette ville jusqu'à Her-
cule (2) , qui en creusa le port et en établit les fonda-
tions. Les anciens l'appeloient le Port ou la Citadelle
d'Hercule (3) ; et elle reçut le nom de A4onœcus (4)
£ solitaire j , ou parce qu'on pensoit qu'il avoit été
donné à ce héros lorsqu'il y habita seul après avoir
([) Doouphin, delphijius delphis , L. On trouve encore d'autres
delphinaptères dans ces parages de la Méditerranée , teîs que le
peismular ou senedctte , de/p/iiniis senedetta ; le ferès, delphinusfl-res ,
LacÉP. , dont on a pris une quantité considérable en 17S7,
entre Fréjus et Saint-Tropez.
(2) VlRGlL. ^i:. VI, 83 I ; LUCAN. Phars. I, 408.
(3) Pprtiis Herculis Jllonœci , Arx Herculis A'Ionceci.
(4) De fj.ôvoç i monos, solus , et de oiKoç,oikos, domuî.
CHAPITRE LXIX. 5S5
vaincu tous ses ennemis , ou plutôt parce qu'on l'ho-
noroit seul dans le temple qu'on lui avoit consa-
cré , et qu'on n'y voyoit que sa seule image.
Ce rocher a résisté au choc des vagues et a bravé
les tempêtes : le surnom d'Hercule Monœcus s'est
changé en celui de Monaco. On n'a rien de certain
sur l'origine de la petite principauté dont cette ville
fut le chef-lieu : la maison de Grimaldi la possédoit,
à ce qu'il paroîî, dès le x.*" siècle; la chronologie
de ses princes commence à Grimaldi IV, en 1218.
Cette souveraineté étoit restée dans cette maison
sous la protection de la France et de l'Espagne. A
I l'époque de la révolution de France , les habitans de
Monaco conçurent le projet de former une répu-
blique; mais ceux de Nice y plantèrent l'étendard de
ia liberté, et elle flit réunie au département des
Alpes-Maritimes.
Cet État étoit partagé en trois petits cantons :
le principal étoit celui de Monaco ; Roquehrune venoit
après. On trouve sur son territoire du charbon de
.terre , qu'on pourra exploiter lorsque la grande route
d'Italie sera terminée. Carnolet étoit la maison de
plaisance du prince : c'est un séjour délicieux; les
nombreux orangers qui y croissent sont plus grands ,
plus forts que par-tout ailleurs , et courbent sous le
poids de leurs fruits dorés.
Ce que Dupaty rapporte de cette principauté , est,
comme tout ce qu'il raconte , plus amusant que vrai
5S6 CHAPITRE LXIX.
et solide. II est certain que les habitans de ce petit
Etat vivoient assez heureusement, lis ne payoient
presque point d'impôts : le prince retiroit tous les
ans , pour ses droits seigneuriaux , les impositions ,
&c. , environ trente mille livres ; il venoit passer six
mois dans sa ville et dans son château de plaisance à
Carnolet , et il y dépensoit dans cet espace de temps
cent cinquante mille livres. Il avoit une cour, des
officiers civils et militaires, des o-entiîshommes , des
gardes ; et chacun de ces offices valoit à celui qui le
possédoit, une augmentation de revenu : quelque
modiques que fussent les appointemens , c'étoit beau-
coup pour un habitant du rocher de Monaco , qui ne
peut vivre que du produit d'un petit domaine qu'il
fait cultiver ; car il n'y a dans la place et ne peut y
avoir ni commerce ni fabriques. Pendant son séjour ,
ie prince tenoit table ouverte; il donnoit des bals
chaque dimanche : et il ne reste aujourd'hui d'autre
plaisir aux habitans que de considérer sans cesse la
vaste mer , et de regarder le passage des vaisseaux. Il
y avoit une garnison entretenue par la France, qui
avoit garanti au prince sa possession : cette garnison
répandoit aussi quelque numéraire dans la place.
En nous rendant le soir à Viîlefranche , nous nous
arrêtâmes à Bedulieu, qui mérite bien son nom : le
rivage est bordé de grottes qui sont de véritables
nymphées. Nous voulions traverser à pied cette char-
mante presqu'île : mais nous ne pûmes trouver le
CHAPITRE LXIX. 587
préposé de la santé , pour en obtenir la permission ;
il fallut nous rembarquer et doubler ie phare de
Villefranche.
Rien de plus élégant que le port de cette ville et
les édifices qui l'environnent; on croiroit voir un
plan en relief des arsenaux de Toulon : les mêmes
établissemens s'y retrouvent en petit, et par consé-
quent sous une forme plus agréable. II y a un bassin
très-beau, une darse oi\ les galères du roi de Sar-
daigne étoient à l'abri sous un toit, une corderie ,
des ateliers de sculpture , de voilerie , des magasins ,
et un bagne pour les galériens. Le roi de Sardaigne
y entretenoit deux frégates qui protégeoient le com-
merce de Nice. Le port est actuellement abandonné.
Les forts ont été construits par Emmanuel de Savoie ,
au commencement du dix-septième siècle.
La ville a été bâtie dans le treizième par Charles II,
roi de Sicile et comte de Provence, pour défendre
ia côte des invasions des Sarrasins ; eile devoit être
alors dans une situation plus élevée. Les maisons
sont aujourd'hui placées en amphithéâtre au fond
de ia rade, au pied de la montagne, qui ies met
à l'abri du vent du nord. La température de Ville-
franche est la plus douce qu'on puisse imaginer ; on
la compare à celle de Napies : l'olivier y acquiert
une beauté peu commune ; tous ies végétaux du
midi y prospèrent; on pense même qu'il y viendroît
des ananas, si l'on prenoit la peine d'en cultiver.
5SS CHAPITRE LXIX.
Honoré d'Urfé est mort dans cette ville : c'étoit la
pairie d'Alexandre Vittorio Papacino , commandeur
d'Antoni , célèbre ingénieur, dont M. de Baibo a
donné récemment une élégante histoire (i).
Nous mangeâmes à Viilefranche de l'espèce de
mollusque qu'on appelle ^^«^^ à cause de sa forme. La
7}ioule perce-pierre (2.) , c'est le nom que lui donnent
3es naturalistes , est commune dans toutes les mers ,
et principalement dans la Méditerranée ; mais on ne
la trouve nulle part en si grande quantité que sur
îa côte depuis Nice jusqu'à Gènes. Ce ver perce les
pierres calcaires, comme les pholades : le P. Poli,
dans son magnifique ouvrage sur les testacées de
ïa mer des Deux-Siciles , en a donné une savante
anatomie (3), et il est curieux à observer. Mais ce
n'est pas par goût pour l'helminthologie qu'on le
recherche k Nice et sur les côtes environnantes ;
c'est parce qu'on le regarde comme le plus délicat
de tous les cocjuillages. On tire du fond de la mer
des pierres qui en sont percées dans tous les sens;
ce qui paroît étonnant , quand on considère la pe-
titesse de l'animal, le peu d'épaisseur et la fragilité
( I ) Mémoires de l'académie de Turin , ans 1 2 et i 3 , Littérature ,
p. 183. li y en a une notice dans le Mr-gasin encydopcdiqjie ,
ann. 1806, tome I,*^"" , page 205.
(2) Myiilus Uthophagus. LaMARCK.
(3) PI. LU.
CHAPITRE LXIX. 589
de sa coquille. Ces pierres ont le plus souvent une
forme triangulaire, et pèsent de dix à quinze livres.
Depuis Marseille jusqu'à Nice , nous avions sou-
vent vu des matelots occupés à la pêche du corail ( 1 ) :
ce sont ordinairement des Génois qui se livrent à
ce métier ; le peuple des environs des côtes s'y
adonne également, principalement à Marseille, à
Nice et à Villefranche. Les coraillcurs , ou pêcheurs
de corail, traînent avec leur bateau un grand filet
appelé salaire, qu'un poids de plomb fait plonger
au fond de la mer ; ce filet s'embarrasse dans ies
branches du corail , qu'il entraîne quelquefois par
morceaux , mais souvent entières et adhérant en-
core à la portion de rocher qui s'est détachée : quel-
quefois aussi ils commencent par briser avec des
pieux armés de fer les masses de rocher où ils soup-
çonnent du corail. Celui qui a trouvé un lieu oii
cette substance marine abonde , dissimule sa joie et
cache son bonheur à ses camarades , qui lui enle-
veroient bientôt ce trésor sur lequel il fonde sa for-
tune. Nous verrons , à notre retour à Marseille, com-
ment on y façonne le corail. Quant aux éponges (2) ,
on ies détache avec des crochets.
Après avoir parcouru Villefranche et visité ses
(i) Coralliiim ruhrum. LamARCK.
{2) Spongia ofidnalû. LA!VJ.
ypo CHAPITRE LXIX.
anciens établissemens , nous rentrâmes dans notre
chaloupe : nous doublâmes la pointe de Montalban,
qui défend à-Ia-fois Villefranche et Nice ; et une
heure après, nous étions dans cette dernière ville,
quoique le vent nous eût constamment contrariés.
FIN DU TOME SECOND.
\
59'
TABLE
DES
CHAPITRES CONTENUS DANS CE VOLUME.
(chapitre XXXV. Départ de Lyon. — Travaux
Perrache. — LaMulatière. — Château d'OuIlins.
— Saint-Genis. — Pierre-Bénite. — Chaponest.
— Irigny. — Orpailleurs. — Navigation sur le
Rhône. — M. Victorin Fabre. — Vernaison.
— Givors. — Canal. — Loire. — Sainte-Colombe.
— Terres cuites. — Ergastule. — Inscriptions de
Silvanus Fortunatus et deCominia Severiana, p. i.
CiiAP, XXXVL Allobroges. — Département de
l'Isère. — Vienne. Sa fondation. — Venerhis.
— Allobrox. — Les Cretois. — Bourguignons.
— Réunion àla couronne. — Monumens antiques.
— Musée. — Cabinet de M. Schneyder. — Dessins
des monumens. — Mosaïque. — Pierres milliaires.
— Tableaux. — Ecole de dessin. — Inscriptions.
— Scenicî Asiatic'iaiû. — Bibliothèque 8.
ChAP. XXXVII. Saint-Maurice. — Tombeaux de
Jérôme de Villars; — d'Armand de Montmorin.
— Inscription de Labenia. — La Gère. — Utilité
de ses eaux. — Manufactures, draperies. — Dé-
vidage de la soie. — Moulin à foulon. — Blan-
chisserie. — Mines de plomb. — Pisay. — Cons-
tructions en cailloux. .28.
5p2 TABLE
ChAP. XXXVIII. Inscriptions d'Avinnius Gaîlus.
— Saint-Pierre. — Sarcophage de Julia Fœdula.
— Epitaphesdu comte Girard; — de l'abbé Guil-
laume; — de l'abbé Léonien. — MatresAugustce.
— Inscriptions d'AIfius Apronianus ; — > de Virius
Victor. — Masques antiques. — Plan de l'Aiguille.
— L'Aiguille. — Arc de triomphe. — Colonnes.
— Inscriptions frustes. — Temple d'Auguste.
— Son inscription. — Clous qui attachoient les
lettres. — Incertitude des inscriptions déterminées
par ces clous. — Hôtel-de-ville. — Tableaux de
JVl. Schneyder. — Inscription d'une Flamine.
— Beau groupe de deux enfans. — Climat. — Poste
aux ânes. — Jumarts 38,
Chap. XXXIX. Départ de Vienne. — Château de
Rossillon. — Côte-Rôtie. — Mont - Pilat. —
Ampuis, — Sa fertilité. — Pierre milliaire. —
Cordeion. — Condrieux. — Saint-Valiier. —
Anecdote. — Trains. — Colombier. — Table du
Roi. — Tournon. — Collège. — Bibliothèque.
— Tain. — Taurobole. — Pierre milliaire. —
Saint-Jean-de-MusoI. — Inscription des négo-
cians du Rhône 50.
ChAP. XL. Départ de Tain. — Poissons du Rhône.
— Canal de dérivation. — Isère. — Se^alaiini.
— Helvii. — Contrée. — Valence. — Son histoire,
description. — Sources. — Découverte d'anti-
quités. — Inscription tumuîaire. — Jupiter et
Junon. — M. de Sucy. — Divers monumens. —
Inscription tumuîaire. — Taurobole. — Divers
monumens, vases grecs, fibule d'or, camée sur
jaspe. — Cathédrale, — Chapelle de Pie VI. —
Mosaïque.
DES CHAPITRES. jp^
Mosaïque. — Chapelle de Marcieu^ — Sources.
— Canaux. 7^.
Chap. XLI. Départ de Valence. — Sàint-Péray. —
Château-neuf. — Mont-Chavate. ■ — La Voûte.
— ^La Paillasse. — Pierre milliaire. — Livron, —
Pont de marbre. — La Drôme. — Lauriol. —
Montelimart. — Tripoli. — Basaltes, i ...,,.. . pj.
Chap. XLIL A cunum , Ancone. — Lit du Rhône.
— Rochemaure. — Le Theil. — Vivarais. — Ba-
salte. — Viviers. — Inscriptions. — Alaric. —
Colonnes milliaires • 100.
Chap, XLIII. Bourg-Saint-Andéoî. — Monument
mithriaque. — Fontaine de Tourne. — Tom^
beau de S. Andéol. — Inscriptions diverses. ... 116.
Chap. XLIV. Pont du Saint-Esprit. — S. Benezet.
— Fratres Pontijîces, — Ville du Saint-Esprit . . 124.
Chap. XLV. Tricastini. — Château - Doria. —
— Territoire d'Orange. *— Mûriers. — Oliviers.
— Cavares. — Arausio , Orange. — Son histoire.
— Rues. — Antiquités. — Arc de triomphe ; —
— description ; —bas-reliefs, trophées, inscrip-
tions; — opinions diverses; — réparations à faire.
— Arbalétriers , Bravade, — Tour de l'Arc. —
Théâtre. — Forteresse. — Vue magnifique. —
Divers monumens. — Mosaïques. — Inscriptions
d'un taurobole; — de Géniinia ; — tumulaires.
— Productions. — Commerce I2q,
Chap. XLVI. Départ d'Orange. — Contrée — Pro-
ductions. — Courtezon. — Avignon, — Rem-
parts. — Promenade. — Ville, — Son histoire. —
Monumens détruits. — Bibliothèque, — Musée.
— Cabinet d'antiquités de M. Calvet, médecin.
— Cabinet de tableaux de M. Calvet. — Château
d'Avignon. — Papes Avignonnois, — Glacière, — -
Tome II„ P p
5^4 TABLE
Fonderie de canons. — Etablissemens de bienfai-
sance. — Athénée. — Proclamation des jeux de
la Fête-Dieu à Aix. — Climat d'Avignon, vents.
— Juifs. — Commerce, imprimerie, industrie., ijp.
ChAP. XLVII. Route d'Aix. — Durance. — Va-
riolites. — Pont. — Salyes. — Saint-Andiol. —
— Orgon. — Canal. — Montagne percée. — Ma-
lemort. — Merindol. — Lambesc. — Horloge.
— Antiquités» — ■ Inscriptions. — Divinité gau-
loise. — Saint-Cannat 1 82.
ChAP. XLVIII. Arrivée à Aix. — Cours. — Com-
mencement des jeux. — Cours de la Trinité. —
Course , danse , usage singulier. — Maison de
M. de Saint-Vincens. — Collection d'inscriptions.
— Tivoli 192.
Chap. XLIX. Maison de campagne de M.'"'^ de
Saint-Vincens. — Thomassin de Mazaugues. —
Salyes. — Aquœ Sextiœ , Aix. — Son histoire.
— Raymond - Bérenger. — Gai saber. — Eaux
thermales. — Bains. — Autel de Priape. — Ca-
binet de M. de Saint-Vincens. — Epitaphe de son
père. — Urne étrusque représentant la mort d'É-
téocle et de Polynice. — Vase grec peint. — Sceaux
du moyen âge. — Bustes, — Inscription grecque ,
avec une figure de Psyché. — Topographie de la
Provence. — Médaillons du roi René et de Jean
de Maiheron. — Bas-reliefs. — Tessère de gladia-
teur.— Tessère à placerdans les fondations, &c.. . 213,
Chap. L. Municipalité. — Mosaïques. — Scène
de comédie. — Thésée tue le Minotaure. —
Entelle et Darès. — Bas-reliefs. — Sarcophage,
antique. — Enfantement de Léda. — Mausolée
du marquis d'Argens. — Inscription deGeminius.
'^ Horloge mécanique 23S;
DES CHAPITRES. 595
Chap. LI. Ville d'Aix, — Hôtel de M. d'AIbertas.
— Urne d'albâtre. — Tableaux de M. Sallier.
— Livres rares. — Cecco d'AscoIi. — Fables
d'Ysopet et d'Amonet. — Dodecheron de Jean
de Meung. — Poésies de Jérôme Aléandre, Sec.
— Cabinet de M. Magnan ; torse, buste gé-
miné, modèles du Puget, camée 257.
Chap. LU. Saint-Sauveur. — Clocher. — Portail.
— Portes. — Baptistère. — Tombeau de S. Mitre.
— Sarcophages antiques. — Lion qui dévore un
enfant. — Tombeaux de Charles 111, — de Gas-
par de Vins, — de Peiresc. — Epitaphe d'Adju-
tor. — Inscription de S. Basile. — Bizarre ins-
cription de Suzanne Laugier. — Promenade au
Tholonet 265.
Chap. LUI. Des anciens mausolées. — Tombeaux
des comtes de Provence, — d'Alphonse IL — In-
humation de Raymond-Bérenger. — Bouclier.—
Béatrix son épouse , Béatrix leur fille. — Juge-
ment dernier. — Statue de Charles IL — Tom-
beaux de Charles III, — de Blanche d'Anjou, —
du baron de Vins 284.
Chap, LIV. Pompes et processions chez les anciens;
— dans le culte chrétien. — La Fête-Dieu. — Les
cérémonies d'un même culte modifiées selon les
lieux et les temps. — Procession d'Aix instituée par
le roi René. Mystères; la Passade, le Guet , cos-
tumes , la Renommée , chevaliers du Croissant ,
le duc et la duchesse d'Urbin, Momus, Mercure»
la Nuit , Proserpine , Pluton , /?û^C(25je/o^ , Car-
cistes, le jeu du chat, Pluton, Proserpine, le petit
jeu des diables ou VArmetto , le grand jeu des
diables et le roi Hérode , Neptune , Amphitrite ,
joueurs de palet, Faunes, Satyres, Pan, Sirènes,
P-p a
59<^ TABLE
char deBacchus, les Chevaux fri/x ,Va\h5, Diane ,
Apollon , la reine de Saba , Saturne, Cybèlê ^
les Dansàires , les petits D an s dires ^ le grand char,
Jupiter , Junon , Vénus , Cupidon , ïes Ris, ies
Plaisirs, les Grâces, les Parques, Procession, la
Belle-Etoile, îes Tirassovns, les Apôtres, S. Chris-
tophe , les lanciers , les bâtonniers , le roi de
la Basoche, le lieutenant du prince d'Amour,
l'abbé de la Jeunesse , la Mort , jeu des mo-
mons, Balthasar Roman. — Observations sur l'ori-
gine et le but de cette fête 399.
Chap. LV. Cabinet de minéralogie deM.de Fons-
Colombe le père; — d'entomologie de M. de Fons-
Colombe le fils. — Hôtel bâti par le Puget. —
Torse. — Place des Prêcheurs. — Fontaine. —
Eglise de Sainte-Madeleine. — Annonciation attri-
buée à Albert Durer. — Inscription arabe. — Ins-
criptions arabes typographiées. -^ Calvaire singu-
lier. — Vers du roi René. — Tombeau d'un bou^
cher. — Le roi René ; son goût pour les lettres eî les
arts. — La peinturé favofisée en Provence. — Ta-
bleau du roi René peint par lui-même. Le buisson
ardent. — Ce prince et son épouse figurés dans l'in-
térieur des volets ; l'Annonciation à l'extérieur.
— Le passage de la mer Rouge, sur un sarcophage
chrétien 531.
Chap. LVI. Départ d'Aix. — Albertas. — LePin,
— Septème. — La Vista. — Bastides. -^ Dé-
faut d'ombrage. — Aspect de la mer. — Mar-
monteî. — Les héritages. — Marseille. — Porte
d'Aix. — Grand cours. — La Cannebière, —
Dactyliothèque du général Cervoni. — Procession,
rues pavoisées , portiques, reposoirs, jardiniers,
bouchers, le bœuf, personnages de l'ancien et du
DES CHAPITRES. 597
nouveau Testament, Saints et Saintes, marguil-
lage, bénédiction sur le port. — Goût des Pro-
vençaux pour ces cérémonies 367.
Chap. LVJI. Sortie du port. — Notre-Dame. —
Château d'If. — Port-Miou. — Poissons. — Cassis.
— La Ciotat. — Bandol. — Route par terre. —
Cuges. — Vaux d'OIiouIIes. — OliouIIes. — Jar-
dins, bastides 379»
Ckap. LVIII. Toulon. — Situation. — Histoire.
— Activité des travaux. — Signaux. — Arsenal,
porte. — Chantiers. — Construction. — Bassin.
— Port impérial. — Dommages causés par les
Anglois. — Plongeurs napolitains. — Mâture.
— Ateliers ; filature , voilerie, corderie , serru-
rerie, fonderie, tonnellerie, boulangerie, menui-
serie , sculpture. — Magasins. — Salle d'armes.
— Salle des modèles 386.
ChAP. LIX. Le bagne. — Visite aux forçats. — Vols
qu'ils commettent. — Commissaire du bagne.
— La chaîne, les galères. — Habitation, nourri-
ture, traitement des galériens. — Argousins. —
Travaux des galériens, punition, évasion. — Ga-
îères, école du crime. — Nécessité d'améliorer
le sort des galériens. — Moyens pris par les com-
missaires.. 403*
Chap. LX. Promenade dans la rade. — Descrip-
tion d'un vaisseau <îe guerre. — Escadre angloise
observée du cap Cepé. — Visite au fort laMalgue.
— Dîner sur le Bucentaure. — Manœuvre de l'a-
bordage. — Fontaines. — Cours. — Poissonnerie.
— Champ de bataille. — Quais, — Caryatides
du Puget. — Port marchand. — Cabotage. —
Commerce. — Manufactures. — Productions
du pays. — Établissemens publics. — Histoire
59^ TABLE
naturelle , Jardin de botanique , minéralogie. —
Environs de Toulon ^ia,
Chap. LXI. De la marine. — Départ pour Hyères.
— L'Anguille. — Port marchand de Toulon ;
rade, — Cap Cepé. — Lazaret ; peste. — Les
Sablettcs, — Fort Balaguay — Fort des Vignettes,
— Les Deux-Frères. — Escambebariou. — Quar-
querane. — Plan d'Hyères. — Hyères. — Histoire.
— Situation. — Climat. — Manière de vivre.
— Jardins d'orangers de M, Filie, — de M. Beau-
regard. — Commerce des oranges. — Jardins
potagers. — Vue. — Notre-Dame de l'Assomp-
tion. — Paysans Toulonnois. — Paysans des en-
virons d'Hyères. -^ Le Gapeau. — Marais. —
Salines. — lies d'Hyères : Porquerolles, Port-
cros, île du Levant 434.
Chap, LXIL Départ d'Hyères. — Comoni. — Bor-
moni. — Montagne de Laverne. — Minéraux, —
Plantes, — Château de la Molle. — Les Maures.
— Château Frainet, — Les Sarrasins en Provence,
— Cogolin. — Heraclea Caccabaria , Saint-
Tropez. — Commerce. — Pêche , thon , ma-
drague 457.
Chap. LXIIL Golfe de Grimaud , j/^w^y Sambra-
cîtanus. — Saint-Maxime. — Les Yssambres. —
Saint- Raffau. — Forum Julii, Fréjus. — Mois-
sons précoces. — Histoire. — Ancien port. —
Lagunes. — Église baptistère. — Monumens. —
Phare. — Porte Dorée. — Murs. — Conserve
d'eau. — Magasins voûtés. — Aqueducs, —
Cirque. — Panthéon. — Manque d'eau. — Insa-
lubrité du pays. — Fièvres. — Anchois. — Cannes.
— Antiquités. — Inscriptions. — Arrivée de
Bonaparte à Fréjus 474*
DES CHAPITRES. 5^9
Chap. LXIV. Voie romaine. — L'Estereî. — La
Fée Esterelle. — Plantes. — Serpentine. — Bri-
gands.— Roquebrune. — LeMuy. — Les Adrets.
— Borne milliaire. — Porphyre. — Incendie des
forêts , ébranchage. — La Napoule. — Cannes.
— Zosîera. — Ile Sainte-Marguerit(; ; prisonniers
d'état. — Ile Saint- Honorât. — Monumens
chrétiens. ; — Inscriptions 495»
Chap. LXV. Antibes. — Histoire. — Port. — Tours.
— Inscriptions. — Le jeune danseur Septentrio.
— Borysthène , cheval d'Hadrien. — Dolle ,
sculpteur. — Aqueduc. — Costume. — Poissons. . 508.
Chap. LXVI. Embouchure du Var. — Nice. —
Histoire. — Situation. — Intérieur, — Rues. —
Maisons. —Malpropreté. — Ustensiles singuliers.
— Eglises. — Fours. — Boucheries. — Place
Victor, — Place Impériale. — Cours. — Statue
de Catherine Séguiran. — Terrasse. — Aspect de
ia mer. — Chemin sur le rocher. — Montagne
Montboron. — Fort Montalban. — Môle. —
Port. — Clous. — Forçats. — Voûtes. — Costumes
des Niçards et des Niçardes. — Château. — Ins-
truction. — Arts. — Bibliothèque publique. —
Éditions rares. — Excursion. — Eglise Saint-
Etienne. — Maison Cesoli. — Couvent de Saint-
Barthélemi. — Inscriptions romaines. — Aloés.
— Palmiers 520.
Chap. LXVII. Cimiez. — Mortier. — Cemenelioti.
— Amphithéâtre ; dimensions. — Eglise Notre-
Dame. — Mosaïque en cailloux. — Caïman. —
Les temples furent les premiers cabinets d'histoire
naturelle, ^ Briques antiques. — Constructions
antiques. — Capitole. — Aqueduc. — Fouilles,
«— Temple d'Apollon. — Inscriptions romaines.
6co TABLE DES CHAPITRES.
— Salonine. — Saint-Pont. — Monastère. —
Inscription romaine de Basilla. — Divinité ligu-
rienne. — Mercure. — Sarcophages c^^,
Chap. LXVIII. Campagne de Nice. — Maisons ,
jardins, fermes. — Culture, orangers, oliviers,
vignes. — Engrais ; commerce d'excrémens. —
Climat. — Mœurs. — Ancienne noblesse. —
Clergé. — Marchands , commerce. — Plaisirs,
amusemens du peuple , festins. — Denrées. —
Animaux. — Plantes. — Langage. J50.
Chap. LXIX. Menton. — Rade. — Citrons.— Port
de Monaco. — La Malgue. — Tour de Pertinax. —
La Turbie. — Trophée d'Auguste. — Inscriptions.
— Albâtre, — Monaco. — Épitaphe de Pie VL —
Château. — Histoire de cette principauté. — Ro-
quebrune. — Carnolet. — Moyens d'existence.—
Villefranche. — Port. — Chantiers. — Bâtimens. —
Dattes. — Pêche du corail. — Retour à Nice. . . 574.
FIN DE LA TABLE DES CHAPITRES
DU TOME SECOND.
IMPRIME
Par les soins de J. J. MARCEL, Directeur général
de l'Imprimerie impériale. Membre de la Légion
4'honneur,
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