'^M.V^
LOUIS HOURTICQ
DE POUSSIN
A WATTEAU
LIBRAIRIE HACHETTE
DE POUSSIN
A WATTEAU
HouRTico- — Do Poussin à Watteau.
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
HISTOIRE GÉNÉRALE DE L'ART,
FRANCE (Collection Ars Una). Hachette.
Ouvrage couronné par l'Académie des Ins-
criptiom et Belles-Lettres. (Prix Fould).
LES TABLEAUX DU LOUVRE. Hachette.
EVERYONE'S HISTORY OF FRENCH
ART. Hachette.
RÉCITS ET RÉFLEXIONS D'UN COM-
BATTANT (Collection des Mémoires et
Récits de guerre). Hachette.
Ouvrage couronné par l'Académie Fran-
çaise. (Prix Montyon),
LA JEUNESSE DE TITIEN. Hachette.
INITIATION ARTISTIQUE (collection des
{Initiations Littéraires). Hachette.
M AN ET (Collection des Artistes de notre temps).
Librairie centrale des Arts décoratifs.
RUBENS (Collection des Maîtres de l'Art).
Pion.
HISTOIRE DE LA PEINTURE DES ORI-
GINES AU XVie SIÈCLE. Laurens.
Ouvrage couronné par l'Académie Française.
(Prix Charles Blanc).
LA GALERIE DE MÉDICIS AU LOUVRE.
Laurens.
Cl. Hachelie.
POUSSIN: LE TRIOMPHE DE LA VÉRITÉ
{Musée du Louvre.)
)E roussi N A VVATTEAU.
PI. I, Iioiitispire.
LOUIS HOURTICQ
Professenr à l'École Nationale des Beaux- Arts
DE POUSSIN
A WATTEAU
OU DES ORIGINES DE L'ÉCOLE
PARISIENNE DE PEINTURE
U WM *.- 'HHLr' MWfOWaM
SEE!^ BY
RESERVATION
DEC 3 199t
LIBRAIRIE HACHETTE
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN. PARIS
Tous droits dt traduction, de reproduction
tt d'adaptation réservés pour tous pays.
Copyright par Librairie Hachette, lyai»
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%
PREFACE
CE livre porte comme sous-titre : des origines de l'école pari-
sienne de peinture.
Une école de peinture, c'était, au moyen âge, un groupe-
ment fermé; entre les quatre murs d'un atelier, une pratique com-
mune assurait l'unité de style. Un maître donne son nom à ces
écoles : les Van Eyck, Mantegna, Pérugin. Quand plusieurs ate-
liers voisinent dans une même ville, ce sont les remparts de la
cité qui délimitent la famille agrandie : Bruges, Florence, Sienne.
Ou même ce sont les frontières d'une province qui servent à défmir
une parenté plus vaste : Ombrie, Flandre, et cette dénomination
paraît d'autant plus légitime qu'elle rappelle la solidarité entre
l'art et son milieu, le lien qui unit les artistes et leur public. Ces qua-
lificatifs régionaux sont, à leur tour, trop étroits pour des familles
artistiques qui se sont élargies Jusqu'aux frontières des nations
modernes. Ces écoles nationales ramassent dans une capitale les
ressources d'un pays; et nous oublions de distinguer ce que chaque
région a donné pour alimenter cette flamme dont la lumière et
la chaleur rayonnent sur toutes les provinces. Ainsi serait-il équi-
table de dire : école française, plutôt que : école de Paris. Mais noire
école de peinture n'est pas aussi ancienne que la constitution défini-
tive de la France comme grande nation; c'est au XVII" siècle seule-
ment qu'elle s'est affirmée. Il y avait déjà plusieurs siècles que la
France avait pris conscience de son unité quand les provinces
reconnurent et acceptèrent la suprématie du goût parisien. Cette
reconnaissance d'une capitale artistique coïncide avec la formation
d'une école française.
Sans doute, il y eut des peintres, chez nous, avant le XVII" siècle;
mais si rares, si épars, si dissemblables, quil est impossible de les
(5)
PREFACE
croire d'un même sang spirituel. On a pu rassembler quelques
«primitifs » du XV" siècle; a-t-on pu retrouver en eux un air de
famille? Nous connaissons quelques peintres du XVI" siècle. Ils
sont, pour la plupart, de Flandre ou d'Italie. Jean Cousin est un
nom sur une œuvre absente, une invention des historiens pour que,
entre Lescot et Goujon, entre Varchilecture et la sculpture, la place
de la peinture ne reste pas vide. En réalité, les XV^ et XVI" siècles
qui virent, en Flandre et en Italie, un tel épanouissement de pein-
ture furent chez nous des saisons de maigres récoltes parce que la
France, en ces temps, changeait de culture et que le terrain n'était
pas encore approprié. Après trois siècles « gothiques », l'art
français cherchait une forme nouvelle, qui sera le classicisme. Or,
dans notre art classique, la peinture de tableaux tiendra une place
prépondérante; elle avait été à peu près exclue par Fart gothique.
La verrière avait tué la fresque; le peintre français du moyen âge
était un peintre verrier. Et quand, au XVI° siècle, le roi voulut des
décorateurs pour les galeries de Fontainebleau ou du Louvre, il n'en
trouva pas dans le royaume et il appela des Italiens. C'est aussi
pour des raisons profondes que la technique des brillantes couleurs
à l'huile atteignit, dans les villes néerlandaises, un éclat inconnu
chez nous. Elle répond aux ressources et aux goûts d'une riche bour-
geoisie; elle est une industrie urbaine et en France, au XV'^ siècle,
la civilisation était moins municipale que monarchique et féodale.
Chaque société se crée un art à sa mesure; le royaume où s'éle-
vaient les beaux châteaux ne pouvait pas être le pays des cités
prospères, indépendantes, avec des ateliers actifs et des intérieurs
riches en tableaux. Il est en art, comme en agriculture, des incom-
patibilités; la civilisation qui a construit les cathédrales et les châ-
teaux ne pouvait aussi donner Giotlo ou les Van Eyck. Mais les
XVI^ et XV 11^ siècles virent, à la fois, mourir l'art gothique et la
société féodale, la cathédrale et le château. Alors s'élevèrent des
églises « jésuites » et des hôtels bourgeois qui firent appel à la
peinture. Pour cette culture nouvelle, il fallut emprunter des
semences à l'Italie et aux Flandres. Notre art français, si national
sous toutes ses autres formes, fut ici un emprunteur.
Mais déjà vers 1640, les temps étaient révolus. Dans la capitale
d'une monarchie puissante, comme Paris, il ne manquait plus rien
pour susciter une école, ni la richesse, ni la culture, ni les com-
mandes. Le roi, l'aristocratie, la finance, les ordres religieux vou-
(6)
PREFACE
latent de la peinture. La peinture française moderne apparut. Une
œuvre et une institution dominent ses origines; l'œuvre de Poussin
et l'institution de l' Académie royale. De Poussin et de l'Académie
date l'école française de peinture, l'école de Paris.
Cette pauvre Académie apparaît dans l'histoire, toute honteuse
et meurtrie des coups de trique de Courajod. Quel homme terrible
ce Courajod! Quand on lit ses leçons sur notre art classique, on
croit voir un barbare faisant irruption dans une villa gallo-
romaine. Quel saccage! C'est affreux. Et comment se fâcher contre
ce généreux ami qui vient nous délivrer du Joug odieux de Rome?
Sa haine de l'Académie atteint à une manière de délire. Il voit en
elle une sorte d'Inquisition esthétique, au service d'un despotisme
jaloux. Elle aurait endormi et tué le génie national en lui faisant
absorber le poison des Borgia. La noble cause de l'art médiéval
sacrifié jadis à l'art de la Renaissance, après avoir été si bien
plaidée et gagnée par les Viollet-le-Duc et les Vitet, faillit être
compromise par le zèle de ce dangereux ami.
Le premier tort de Courajod est de considérer la Renaissance,
ou, si l'on veut, la reprise de la tradition antique, comme un phé-
nomène français; elle est un événement européen. Quelles sont les
limites géographiques de cette Renaissance? Exactement les fron-
tières de l'ancien Empire romain. Et c'est dire par quel instinct
profond l'Europe était ramenée aux formes de sa première civili-
sation. Elle retrouvait les goûts de son enfance. Opposer la France
à Rome, reprocher à Colbert d'avoir asservi notre génie national
à la décadence italienne, ce n'est pas dire grand' chose, ou bien c'est
regretter que Vercingétorix ait succombé devant César. Ces fureurs
contre quelques hommes, quand le courant qui les mène traverse
dix siècles de l'histoire, ne paraissent ni très philosophiques ni
même très raisonnables. Injurier Louis XIV, Colbert et Le Brun
parce qu'ils ont eu le culte de l'art antique, c'est un peu le geste de
l'enfant qui bat sa bonne parce que la marée revient sur la plage
détruire son château de sable.
Courajod s'insurge encore contre une loi de l'histoire quand il
accuse la monarchie d'avoir étouffé les arts régionaux et, par
suite, éteint l'esprit français. Quel esprit français? S'il n'y avait
pas eu d'unité française, il y aurait eu, sans doute, un esprit bour-
guignon, gascon, breton, provençal,... mais il n'y aurait pas eu un
esprit français. Il ne peut y avoir un esprit français que s'il se
(7)
PREFACE
dégage une unité spirituelle entre nos provinces et c'est cette unité
que Courajod condamne. Parfois il s'en rend compte; alors ce
n'est plus « l'esprit » qu'il invoque, mais « le génie de la race ».
Malheureusement, ce génie est, pour lui, le génie germanique. Or,
même avant la guerre, il g avait chez nous bon nombre d'histo-
riens qui n'étaient point disposés à reconnaître cette ascendance.
Courajod voit dans te cours de notre art une guerre entre le germa-
nisme et le romanisme, l'esprit du bien et fesprit du mal, Ormuzd
et Arhiman, et il accuse la Monarchie et son Académie d'avoir
trahi le « génie de la race » en prenant le parti du romanisme. Or,
il a eu beau s'exciter sur quelques fibules franques, il ne nous a
point persuadés que l'art gothique fût issu de la Germanie. Ses
malédictions contre V Italie du XVII^ siècle ne doivent pas davan-
tage nous empêcher d'aimer Poussin et Mansart. Ils sont bien de
chez nous; et Corneille et Racine en sont aussi, bien que leur langue
dérive du latin.
Comment ne pas voir que le grand miracle français, c'est que,
sur ce vaste territoire, se soit organisée la circulation d'un même
sang spirituel et qu'un lien moral ait attaché ensemble tant de pro-
vinces diverses, si fortement qu'on ne pouvait frapper l'un des
membres sans que le corps entier ressentît la blessure? A ce corps
il fallait une tête, à ce cercle matériel un centre moral. La géogra-
phie et l'histoire ont désigné Paris. C'est le mérite de la monarchie
d'avoir compris ces sourdes volontés; il n'était point en son pouvoir
de provoquer ces obscures tendances que nous discernons claire-
ment en les observant de leur point d'arrivée; elle a été aidée,
poussée par le désir obstiné de cette masse de peuples qui voulaient
s'associer pour leur sécurité et leur grandeur. Les révolutions nont
pas porté atteinte, sur ce point, au travail des siècles; le pacte
national s'est renforcé dans les crises les plus violentes. Courajod
n'a pas voulu voir, bien qu'il itivoque constamment le génie de la
race ou l'esprit français, que le principe primordial de cet esprit
était, avant tout, l'affirmation de cette unité, et que, si un art et
une littérature devaient porter la marque de cet esprit, c étaient la
littérature et l'art qui ne seraient pas seulement d'une province^
mais qui seraient d'abord de France. Les arts obéissent aux impul-
sions qui façonnent la société; ils ont ressenti V attraction vers le
centre et le souci de dominer le particularisme provincial; le génie
français est fait en partie de ces sacrifices consentis. L'art monar-
(8)
PREFACE
chique el le style parisien ne pouvaient se former sans que la saveur
des terroirs ne vînt se fondre dans une qualité nouvelle. Une école
française, cela ne peut être quune école de Paris alimentée par la
province et cest bien ce que fécole française est devenue en effet.
V Académie royale fut un des organes de celte centralisation
spirituelle. Nos académiciens étaient gens de réflexion et de con-
science. Quand, sur f invitation de Colbert, ils entreprirent de
fonder un enseignement, ils s'aperçurent quils navaient rien à
enseigner. Alors ils s'appliquèrent à construire une doctrine. Tant
de probité nous paraît naïf; leurs conférences amusent notre scep-
ticisme. Et pourtant ce zèle est tout à leur honneur. En somme,
de tous les arts, il nest que la peinture et la sculpture qui n aient
pas, dans leurs rudiments, une doctrine certaine. Le poète obéit à
la grammaire dont les volontés sont impérieuses; le musicien étudie
Vharmonie et le contrepoint qui ont la rigueur mathématique ;
Varchitecte se nourrit de géométrie et de mécanique qui sont les
plus exactes des sciences. Seul le peintre doit-il donc se contenter
d'un apprentissage empirique? Sans doute, la perspective et l'ana-
tomie peuvent intervenir dans son instruction; mais elles ne lui sont
que des connaissances accessoires; le fondement de son art, des-
siner et peindre, ne relève que de la pratique; renseignement se
résumera-t-il donc en quelques recettes d'atelier? Les Académiciens
ne l'ont pas voulu. Ils ont cherché — et trouvé naturellement — des
lois de la beauté, de quoi Justifier des préceptes sûrs. Pour nous,
cette esthétique est chose morte. Mais de ce quelle n'a pas duré elle
n'en a pas moins eu son importance historique. Ces doctrines esthé-
tiques sont doublement fragiles, d'abord parce qu'elles sont des
systèmes, et aussi parce qu'elles systématisent ce qu'il y a de plus
instable, les formes de la sensibilité. Mais les œuvres belles passent
aussi, et quand elles durent, c'est parce que les générations succes-
sives trouvent des raisons nouvelles de les admirer. Dans cette
transformation du goût, les doctrines esthétiques sont les déchets
de l'évolution. Elles n'en restent pas moins des témoignages pré-
cieux sur des sentiments périmés. L'historien qui les néglige n'est
vraiment pas curieux.
Cette esthétique dérive de l'œuvre de Poussin et de la pensée de
Descartes. Pour mieux l'accabler, les historiens modernes taisent
ces illustres patronages. Les conférences ne sont, bien souvent, que
le souvenir des propos que le vieux maître tenait sur le Pincio, le
(9)
PREFACE
développemenl de sa correspondance, ou le commentaire d'une de
ses œuvres dans l'esprit qu'il avait pris soin d'indiquer lui-même.
Mais pour ne pas condamner Poussin en même temps que les confé-
rences, on est obligé de dire que Poussin n'a pas été compris par
ses disciples, on même qu'il ne s'est pas bien entendu lui-même.
Ceux qui ont le mieux parlé de Poussin ne veulent pas retenir de
lui d'autres traits que ceux par lesquels il ressemble à Puvis de
Chavannes; ils ignorent tout ce qu'il a mis de « rationalisme » dans
son œuvre pour ne conserver que le « musicien >■> des attitudes et des
groupes. Ramener ainsi à nous les hommes d'autrefois, au lieu
d'aller à eux, n'est pas un moyen de les bien comprendre. Acceptons
Poussin tel qu'il se présente à nous, comme un « peintre d'his-
toire » et comme un « psychologue » ; et n'allons point naufrager
à l'étourdie la galère académique; elle porte une trop riche car-
gaison de Poussin.
Un autre patronage illustre de l'Académie fut celui de Descartes.
Quelques historiens de l'art s'étonnent que l'on puisse déduire une
esthétique de la peinture d'une philosophie. C'est parce qu'on se
représente la philosophie comme une denrée de collège et de bacca-
lauréat. La société française du XVII'' siècle lisait Descartes; on se
préoccupait des « tourbillons » chez le bonhomme Chrysale. Quand
une philosophie est acceptée par les hommes d'un temps, ce n'est
pas seulement parce qu'elle lésa convertis, mais parce qu'elle leur
donne un système où ils reconnaissent leurs manières de penser. Du
moment que les académiciens se mêlaient de raisonner, ils devaient
nécessairement entrer dans les cadres de la pensée cartésienne.
D'ailleurs, ce ne fut pas seulement un instinct obscur qui en fît les
disciples inconscients du philosophe. Le Brun avait en main les
œuvres de Descartes; il les lisait et les faisait lire à ses confrères.
Ils ont pratiqué, en particulier, le Traité des Passions, non pas
comme un manuel à qui l'on emprunte quelques définitions, mais
pour lui demander cette science des relations entre Vâme et le corps
qui se trouve être à la fois au centre de la doctrine cartésienne et
de l'esthétique académique. Il n'était pas superflu de le montrer,
ne fût-ce que pour réhabiliter un peu les considérations psycho-
physiologiques de nos peintres. Les critiques modernes nont pas
manqué de railler leur style pédantesque et d'évoquer à leur sujet
le Jargon des médecins de Molière. Ces railleries ne vont pas, par
delà Le Brun, atteindre M. Purgon ou M. Diafoirus, mais bien
(lo)
PREFACE
Descaries en personne. Or depuis Descaries, la psi/c/io-phjjsiologie
n'a pas fail assez de progrès pour nous auloriser le moindre
propos dédaigneux à fégard de son Trailé.
Une école qui naît an XVIt siècle ne peut pas connaître l'ingé-
nuité des praticicfis du moyen âge. Elle a vécu sa Jeunesse dans
une atmosphère de conférences; il lui en restera toujours le goût
de ridéologie et la curiosité morale. Elle s'adresse à un public
instruit et qui veut mêler son intelligence à son plaisir. Il n'est
guère de peintres qui échapperont à cet intellectualisme. Watteau
pourrait nous paraître seulement un technicien raffiné, un pur
sensualiste qui Joue des lignes et des couleurs précieuses. Qu'on
le rapproche de son cousin Téniers, un autre petit-fils de Ruhens,
resté flamand, et Von verra la différence entre celui qui ne met dans
sa peinture que son œil et sa main et celui qui mêle à son œuvre un
peu de son cerveau et de son cœur. Chardin nous semble aussi le
plus ingénu des artisans ; que l'on compare ses natures mortes ou
ses « intimités » à celle d'un Huysum ou d'un Terburg et l'on
sentira que cette œuvre plonge profondément dans la vie morale et
en ramène une sentimentalité secrète. Nos paysagistes du XIX'' siècle
ne sont pas des portraitistes indifférents; les arbres de Bousseau
sont d'un peintre qui observe des caractères. Courbet faisait
profession de peindre comme une machine indifférente, comme une
« brute »; mais voici qu'un Jour il montra « V Atelier ^^ qui est un
« programme esthétique », un « art poétique », ni plus ni moins que
« l'Apothéose d'Homère » d'Ingres. Et de nos Jours, combien en
voyons-nous de ces peintures qui se présentent agressivement comme
de simples « sensations » ou « impressions », que nulle pensée n'est
venue altérer/ Pour le coup, ces quelques n taches », ces « volumes »
doivent être vides de psychologie. Pas le moins du monde. Mais
l'esthétique, au lieu d'être incluse dans le tableau, est confiée à la
préface du catalogue ; il n'est pas de peinture qui puisse moins se
passer d'esthétique; ces compotiers et ces camemberts se présentent
dans une littérature d'Apocalypse. Vit-on Jamais pareil effort céré-
bral pour éliminer la pensée? Mais les maîtres les plus lumineux
de notre école, depuis Poussin Jusqu'à Puvis de Chavannes, Wat-
teau et Chardin, David et Prudhon, Ingres et Delacroix, Corot et
Millet, ont tous montré qu'ils ne plaçaient pas la peinture hors
du monde de la rêverie ou de l'intelligence. Et tous, les révoltés
comme les soumis, portent la même hérédité intellectuelle. Ils sont
(II)
PREFACE
bien les descendants de ces Académiciens qui mettaient un tableau
de Poussin sur une table pour en extraire de la pensée.
Ne nous plaignons pas trop que l'Académie ait déposé dans le
berceau de l'école française une doctrine. Elle donnait ainsi
au nouveau-né une promesse de longévité. Courajod reproche à
ces professeurs d'avoir étouffé en France Véclosion d'une peinture
naïvement naturaliste, à la manière de Hollande. Nos maîtres de
1640-1660 ne montrent point, en effet, la richesse pittoresque des
gens de Harlem ou d'Amsterdam. Mais cet art hollandais est la
récolte admirable, et dernière, d'une très vieille école, tandis que
les peintres de France commencent seulement d'ensemencer leur
champ. De plus, d'avoir connu très jeune des ambitions idéalistes,
l'école française a conservé la possibilité de changer d'idéal et, par
suite, de ne jamais en manquer. La peinture va de la méditation
à l'observation, de « l'histoire » à la « nature », de l'idéal à la
réalité. Le naturalisme n'a pas besoin d'être enseigné; un art
comme la peinture g va spontanément quand la pensée se repose ou
se désintéresse. Et la peinture peut bien nous émouvoir avec des
images qui ne sont que des reproductions exactes. Mais les écoles du
pur naturalisme atteignent vite leur but; alors elles s'arrêtent. Vient
un moment oii l'on se lasse de i imitation; les miracles du « rendu »
cessent d'amuser quand ils n'étonnent plus. Ces écoles durent une
ou deux générations. Les naturalistes d'Espagne, de Naples, de
Hollande, au XVII" siècle, emplissent un demi-siècle; après quoi,
personne ne se présente pour les continuer. En quelques décades,
les Hollandais avaient achevé le portrait de leur pays; alors ils
fermèrent la boîte de couleurs. Toutes les conditions par lesquelles
on explique leur art — race., milieu, moment — continuaient de
travailler pourtant; il ne manquait qu'une chose, un nouveau
modèle. C'est ici qu'une école moins exclusivement engagée dans le
pur naturalisme retrouve une supériorité par la faculté quelle a de
changer d'idéal. Quand une génération de peintres français s'est
donné pour but de « faire vrai », une autre paraît, dont l'ambition
est différente ou opposée. Les temps d'intellectualisme succèdent
aux périodes de simple expérience visuelle et de prouesses techni-
ques; quand la sève commence de s'appauvrir, la crise d'idéalisme
cesse et l'art vient s'abreuver aux sources de nature. Ainsi dans
l'histoire des sciences, les temps d'hypothèses et de synthèses
alternent avec les temps d'analyse et d'expérience patiente; ou
(12)
PREFACE
plutôt les deux altitudes coexistent et se prêtent une mutuelle justi-
fication. Chez le savant, Texpérience n est Jamais qu une hypothèse
qui cherche ses preuves et le regard de f artiste sur les choses n'est
que la consultation d'un esprit préconçu. Parfois il semble obéir à
r objet; c'est pour le ramener plus sûrement à lui. Nul artiste de
notre école ne s'est Jamais résigné à n'être qu'un appareil enre-
gistreur.
DE POUSSIN
A WATTEAU
CHAPITRE I
POUSSIN ET RICHELIEU
POURQUOI POUSSIN VOULUT HABITER ROME H EFFORTS DE L ADMINIS-
TRATION DE RICHELIEU POUR LE RAMENER A PARIS || SES TABLEAUX
POUR LE CARDINAL, LE « MOÏSE », « LA VERITE », SONT DES ALLEGO-
RIES POLITIQUES II « LE MIRACLE DE SAINT FRANÇOIS XAVIER » || QUAND
POUSSIN RETOURNE A ROME, IL RESTE LE CONSEILLER ESTHETIQUE DES
AMATEURS DE PEINTURE PARISIENS,
VERS l'année 1638, Nicolas Poussin, installé à Rome depuis
déjà quinze ans, y jouissait d'une très enviable renommée. Il
avait vaincu la jalousie romaine, et ce monde pour qui tout
étranger restait plus ou moins un barbare reconnaissait dans ce
Français un des maîtres de la peinture. Dans une chapelle de
Saint-Pierre, on admirait son Martyre de saint Érasme peint avec
une verve austère et, comme il avait pris soin de signer son tableau
d'un Nicolas Pusin très lisible, ses compatriotes, en rentrant en
France, rapportaient avec orgueil qu'un des leurs avait été jugé
digne d'entrer dans ce Panthéon des artistes vivants. Il venait de
dépasser la quarantaine. Après des débuts très durs, des chutes
et des faux départs, sa vie s'avançait d'un cours lent et facile; il se
laissait porter vers un horizon de lumière sans autre soin que de
caresser son rêve intérieur. Jamais il n'avait beaucoup sacrifié
aux turbulences de la jeunesse; quand vint la saison de l'apaise-
ment, elle le trouva déjà fort sage. Le jugement a toujours été le
(15)
DE POUSSIN A WATTEAU
maître chez ce Normand raisonnable et il a contenu à l'étroit les
oscillations de l'âge et de l'humeur. Pourtant Poussin avait,
comme les Italiens de son temps, chanté le romanesque tendre du
Tasse, la mythologie spirituelle et galante de YAdone; il avait
admiré et copié les nude de Titien sur qui veillent des amorelti
dodus; des bas-reliefs antiques il s'était plu à détacher des
bacchantes échevelées que poursuivaient des œgipans. Mais main-
tenant il lui fallait des fréfjuentations plus austères; la Rome
antique, TÉvangile, la Bible hantaient son imagination; les toges
et les armures étaient plus nombreuses et les nudités plus rares.
De vives mimiques et les grimaces de passions violentes rempla-
çaient les turbulences des satyres et les langueurs des nymphes.
Il n'avait ignoré aucune des sensualités de la peinture et aujour-
d'hui son ambition était de rendre visible la vie de la pensée. Il
avait cette joie suprême de savoir exactement ce qu'il voulait
et il ne donnait pas un coup de pinceau qui ne fût intentionnel.
C'est alors que les « curieux » de France s'éprirent de cet art qui
parlait à la pensée. La renommée de Poussin gagnait sa patrie;
déjà quelques peintures étaient parvenues à Paris où elles étaient
analysées. Déjà quelques chapelles du poussinisme commençaient
à s'ouvrir.
Mais Poussin ne songe point à rejoindre ses admirateurs. Il a
gardé rancune à Paris ; les souvenirs de sa dure jeunesse ne se sont
point effacés, l'inquiétude, l'insécurité du lendemain, parfois la
maladie et peut-être même la faim. Le séjour n'est possible que
sous la protection du roi, ou d'un riche financier. Il n'y a point
encore, aux bords de la Seine, un public cultivé pour s'intéresser
aux peintres, les suivre, les admirer ou les discuter. On n'y res-
pire pas cette atmosphère de chaude sympathie dans laquelle
fleurit la peinture romaine. Poussin n'a plus l'âge des audaces ni
le goût de la lutte; il arrive à ce moment où l'homme craint les
climats hostiles. Et ces impressions sont justifiées. Il n'y a point
alors d' « école » de peinture française. Il serait injuste de dire
qu'il n'y a pas d'art français; jamais les architectes n'ont cons-
truit de demeures plus riantes et le style Louis XIII reste un des
moments les plus charmants de notre histoire. Les innombrables
églises qui s'élèvent en ce temps sont d'une élégance mesurée et
d'une sagesse aimable qui diffèrent beaucoup de l'emphase ita-
lienne. Nos sculpteurs taillent des figures un peu lourdes, où l'on
(i6)
POUSSIN ET RICHELIEU
sent une piété si sincère ! Mais notre peinture ! Vraiment son cha-
pitre est un peu vide. Des peintres errants ont laissé dans quel-
ques villes de province et à Paris des saintetés et des portraits.
Mais enfin qui pourrait prétendre que, jusqu'à Poussin, l'âme de
France a trouvé dans cet art une expression digne d'elle? Jean
Cousin est une invention des historiens; il fallait en peinture un
grand nom digne de figurer auprès de Goujon et de Lescot; c'est
une fausse fenêtre sur l'admirable façade de notre Renaissance.
L'école de Fontainebleau fut une création factice, une colonie
flamingo-italienne créée par volonté royale et qui languit et
mourut dès que l'attention de la monarchie s'en fut détournée.
La renaissance catholique sous Louis XIII, tant d'églises et de
couvents provoquèrent une extraordinaire floraison de tableaux
d'autel. Mais cette abondance ne doit pas faire illusion sur la
vitalité de notre école. Des F'iamands traversaient Paris, y fai-
saient étape ou s'y fixaient. L'un d'eux était parfois retenu à la
cour pour son talent de portraitiste. De temps en temps, une
vocation impérieuse entraînait quelque fils de la bourgeoisie
française dans le métier de peintre. Alors il tâchait, par tous les
moyens, d'atteindre Rome, d'où il oubliait parfois de revenir.
Avant Poussin, Vouet s'était complu au milieu de ses succès
romains et il avait fallu le rappeler pour qu'il rentrât.
C'est pour des raisons profondes que la peinture était la sœur
pauvre de l'architecture et de la sculpture. Jamais ces deux
derniers arts n'avaient cessé d'être des métiers nationaux. Les
changements de la croyance et les transformations de la société
n'avaient point brisé la continuité de nos styles. Il y avait
toujours eu des formes nouvelles pour adapter la pierre à des
besoins nouveaux. Au contraire, la grande peinture était morte de
l'art gothique ; la cathédrale l'avait éliminée de la muraille pour
la transporter sur les verrières et cette peinture éblouissante avait,
peu à peu, éteint les autres techniques. Mais voici que l'architec-
ture gothique meurt à son tour et que la mode ramène des murs
et des panneaux pleins. Les verriers résistèrent pourtant jusqu'en
plein xvii" siècle. Leurs œuvres dernières sont à Saint-Etienne-
du-Mont ou à Saint-Gervais : de grandes figures musclées à l'ita-
lienne ou de fins portraits à la flamande. Ils copient les effets de
l'huile et de la fresque ; du Michel-Ange et du Pourbus en trans-
parence. Cet art merveilleux meurt d'une concurrence inégale
(17)
HooRTiCQ. — De Poussin à Watteau. a
DE POUSSIN A WATTEAU
et d'une imitation impossible. Les peintres du temps de Vouet et
de Poussin n'avaient que mépris pour cette industrie déclinante.
La part du métier y est telle que la jeune peinture d'histoire,
soulevée de mille ambitions idéalistes, ne voyait plus dans
l'aïeule déchue qu'une pauvre ouvrière sans prestige et sans
génie. Les peintres de la nouvelle génération souffraient qu'on
pût les confondre avec les praticiens d'un art purement méca-
nique. L'Académie royale de peinture naîtra de ce besoin de
distinguer ce que nous appellerions le « monde des arts ». Les
dédains de la jeune institution à l'égard de la vieille confrérie de
saint Luc nous paraissent parfois d'une vanité puérile. Un blason
trop neuf fait toujours sourire. Et pourtant la question était
d'importance au moment oîi se fondait notre école de peinture;
il n'était pas indifférent que nos peintres appartinssent à cette
classe sociale que nous appelons la bourgeoisie. Ils y entreront
au même titre que les écrivains, et la peinture française devra
une part de sa physionomie à cette union avec une société
cultivée. Nos peintres, qui ne furent pas souvent fort instruits,
ont toujours dû se forcer un peu pour répondre aux curiosités
d'un public qui avait fait ses humanités. La « peinture d'histoire »
en nul autre pays n'a connu la suprématie dont elle a joui en
France. Une bonne part de notre esthétique classique est en
germe dans les ambitions sociales de notre jeune école. Poussin
tout le premier pensait qu'un artiste qui fait revivre les anciens
ne peut être confondu avec des manouvriers vulgaires. Dans sa
jeunesse, lors d'un voyage dans le Poitou, la mère de son protec-
teur l'avait traité comme les autres valets de sa maison. Poussin
avait, sans doute, rapporté de France quelques souvenirs aussi
pénibles. Il était certainement peu disposé à recommencer la
lutte dans un monde où seule la protection du Roi ou de quelques
puissants Mécènes pouvait assurer aux artistes la sécurité et la
dignité.
Et voici qu'au début de l'année 1639, il reçut de France une
lettre, datée du 14 janvier, dans laquelle le surintendant des bâti-
ments, M. Sublet de Noyers, l'engageait à revenir à Paris avec
mille promesses alléchantes : « Venez gaiement et vous assurez
que vous trouverez ici plus de contentement que vous ne vous en
pouvez imaginer. » Suivait une dépêche du roi Louis XIII des
plus flatteuse. Cette invitation est de janvier 1639; c'est en
(i8)
POUSSIN ET RICHELIEU
décembre 1G40 que Poussin entra dans Paris. Il avait résisté
pendant près de deux ans aux invites, aux promesses, aux
menaces môme. Toutes les forces qui l'avaient attiré à Rome,
seize ans plus tôt, travaillaient maintenant en sens contraire.
Il serait amusant de suivre dans ses atermoiements notre Nor-
mand qui ne veut point rentrer en France, et qui ne veut pourtant
pas s'aliéner la bienveillance de ses puissants amis. Mais rien n'est
long comme de suivre les balancements d'un indécis. Poussin
avait alors trois correspondants à Paris, qui nous ont conservé
ses lettres. Pour le premier, le puissant surintendant, les formules
de la reconnaissance la plus cérémonieuse; pour son admirateur,
M. de Chantelou, tout ce qu'il faut pour entretenir le zèle de ce
chaleureux avocat; pour le confrère Lemaire, des aveux plus
francs; Poussin confesse ouvertement sa défiance. Dans ces négo-
ciations étonnantes, M. de Noyers est allé jusqu'à des concessions
humiliantes; Poussin, paraît-il, a peur de l'instabilité ministé-
rielle et craint qu'un changement dans le gouvernement ne le
laisse à découvert à Paris, sans protecteur, frustré des appointe-
ments qui lui ont été promis. Qu'à cela ne tienne; c'est un
banquier, M. Lumagne, qui répondra du traitement annuel de
mille écus promis pendant trois ans. Promesses et assurances ne
suffisaient pas. Il fallut que M. de Chantelou vhit en personne en
Italie pour ramener Poussin.
Ce n'était pas le simple caprice d'un amateur de peinture qui
manœuvrait toutes les machines de l'Etat pour déplacer notre
peintre. Cet appel à un Français illustre paraît bien avoir fait
partie d'un grand dessein et c'est pourquoi M. de Noyers lutta
pendant deux ans. Quelque vingt ans plus tard, Mazarin mort,
quand un jeune roi, assisté de jeunes ministres, prendra en main
les rênes de la monarchie, on verra une ambition oubliée depuis
longtemps s'emparer des hommes de gouvernement ; ils sentiront
qu'une France puissante a droit à un art digne d'elle et que la
gloire du roi et du royaume restera terne s'il lui manque le rayon-
nement de la beauté ; et ce sentiment fera entreprendre et achever
de grandes choses. Il paraît avoir hanté, déjà vers 1638, le premier
(19)
DE POUSSIN A WATTEAU
ministre Richelieu et ses commis. Non que la monarchie eût alors
engagé un nouveau personnel. Ni le Roi, ni le Cardinal n'étaient
certes des débutants éblouis de leur puissance et avides de la
montrer. Mais les deux valétudinaires connurent alors quelques
années de répit : à 1 intérieur, les factions pour un temps matées;
à l'extérieur, après des débuts incertains dans la guerre d'Espagne,
la marche vers les frontières naturelles avait commencé; un
Dauphin venait d'assurer l'avenir de la dynastie. Devant l'horizon
plus serein, les pilotes purent oublier leurs soucis. Quand le
Cardinal fit donner à son fidèle de Noyers la surintendance des
bâtiments, peut-être entendait-il que cette nomination inaugurât
une politique des beaux-arts. Sans doute, c'était peu de chose
qu'un nouveau surintendant auprès de cette bataille acharnée,
innombrable, que menait le Cardinal pour façonner une Europe
nouvelle. Et pourtant, quand on mesure tout ce que la gloire de
Louis XIV doit à l'organisation des beaux-arts par Colbert, on se
demande si la mémoire de Louis XIJI n'aurait pas pu tirer un
bénéfice semblable de l'administration de M. de Noyers. Peut-
être n'a-t-il manqué au ministre, pour réussir, que de pouvoir
durer. Bientôt Richelieu va mourir et son agent presque aussitôt
tombera.
Mais quand il fut appelé à la surintendance des bâtiments, il
reçut assurément du Cardinal la mission de remplir un vaste
programme; achèvement du Louvre, décoration de la grande
galerie; les tapisseries, l'imprimerie royale, la monnaie, tous les
arts devaient contribuer à l'embellissement du royaume restauré.
Et d'abord il fallait amener quelques bons artistes de Rome à
Paris. Depuis François P'" jusqu'à Louis XIV, toutes les tenta-
tives de ce genre ont commencé par un appel à l'Italie. Dans les
dépêches de M. de Noyers à Poussin, comme dans ses instruc-
tions à M. de Chantelou, on sent présente la volonté impérieuse
du Cardinal. Son insistance ne s'expliquerait pas s'il n'avait reçu
l'ordre d'aboutir à tout prix. Il ne cache point que ses démarches
ont pour but de satisfaire « l'incroyable passion » de Son Emi-
nence. On peut imaginer le zèle des agents quand le premier
ministre souhaitait une chose avec une « incroyable passion ».
Il est des sentiments qui nous paraissent bien imprévus dans
ces objurgations à Poussin; des paroles toutes chaudes encore
d'une fureur guerrière qu'on ne peut comprendre si l'on ne se
(20)
POUSSIN ET RICHELIEU
rappelle que Richelieu menait alors une bataille acharnée contre
l'Espagnol et qu'il accusait ses ennemis de le contrecarrer
jusque dans ses tentatives pour s'attacher des artistes romains.
Quand nous le voyons désirer si passionnément que le sculpteur
Duqucsnoy — l'ami de Poussin — vienne à Paris, n'oublions pas
que cet artiste est de Bruxelles, comme Philippe de Champaij^ne,
le portraitiste favori de Richelieu. Le Cardinal compterait comme
une victoire sur l'Espagne la conquête de ce Flamand. Et quand
l'entreprise a échoué, la haine de la nation ennemie s'exprime
ouvertement, et de Noyers écrit : « La mortification du change-
ment de M. du Quesnoy m'a été sensible comme une amertume
mortelle et j'avoue que c'est une maudite nation que l'espagnole
qui porte sa rage contre la vertu même. En vérité c'est une gente
infâme et qui mériterait d'être reléguée dans un angle du cabo de
Finisterras séparée du commerce de tout le reste des humains, »
Manquer Duquesnoy, c'est lever le siège d'une ville frontière
devant laquelle on a ouvert la tranchée. On sent que les beaux-
arts et la guerre sont menés par un môme cerveau. En revanche
quand Arras est enlevé aux Espagnols, de Noyers, dans sa joie,
compte que cette victoire française ramènera Poussin à la France.
« Servez-vous de cette occasion pour emporter l'esprit de M. le
Poussin et lui dites que s'il n'aime sa patrie, qu'au moins il
défère à une nation qui fait aujourd'hui la meilleure part de tout
ce qu'il y a de meilleur en l'Europe. » Combien cet appel est émou-
vant dans sa naïveté! Ces hommes qui luttent pour donner de
bonnes frontières au royaume n'imaginent pas, dans la joie d'un
triomphe, que l'on puisse se refuser à cette patrie qu'embellit la
victoire. Le tondes dépêches de ce ministre des Beaux- Arts se res-
sent de l'acharnement, des batailles. Cette atmosphère de passion
se respirait auprès du Cardinal qui portait le poids de cette guerre.
Mais ce n'est pas seulement l'orgueil patriotique, c'est bien
l'amour de la peinture qu'il faut reconnaître dans ces appels
insistants à Nicolas Poussin. Peut-être M. de Noyers tenait-il de
ses conseillers favoris, les Chantelou, son admiration pour l'artiste
français. Mais pour le Cardinal, il n'était point été besoin de
l'encourager. Les preuves abondent qu'il n'a pas dédaigné la
peinture. D'abord il l'aimait pour lui-même, pour la gloire qu'elle
décerne à ses Mécènes. Il était de ces puissants, égaux des rois,
que l'art divinise pour les remercier.
(21)
DE POUSSIN A WATTEAU
Dans ce château de Richelieu qui préludait aux grandeurs de
Vaux et de Versailles, des peintres avaient représenté les victoires
du Cardinal. On les reconnaissait sous leur aspect réaliste et
historique, dans des allusions mythologiques et des transpositions
héroïques. La prise de Tyr symbolisait la prise de La Rochelle. Les
travaux d'Ulysse rappelaient ceux du premier ministre. Ulysse et
Polyphème, c'étaient Richelieu et la maison d'Autriche; Ulysse et
Circé, Richelieu et l'hérésie. Ailleurs il devenait Hercule, car de
Armandus Richeleus on peut tirer Hercules admirandus. Et sans
doute toutes ces peintures étaient fort médiocres. Mais il n'avait
pas tenu au ministre qu'elles ne fussent meilleures. Il aurait
voulu que Philippe de Champaigne s'installât à Richelieu, dans
le Poitou, pour en exécuter la décoration sur place. Mais Cham-
paigne ne voulut pas consentir à cet exil et le ministre ne par-
donna sa résistance au peintre que parce qu'il était le meilleur
de ses portraitistes. Car Richelieu n'était pas non plus indifférent
à la manière dont le traitaient ses peintres. Quand, en 1640,
Champaigne eut peint un portrait qui plaisait particulièrement
au Cardinal, il reçut l'ordre de le conserver pour servir d'original
et il dut retoucher d'après celui-là tous ceux qu'il avait peints
auparavant. Assurément Richelieu n'a pas dédaigné la peinture.
Il l'aimait aussi pour elle-même. Il savait parfaitement distin-
guer la qualité de ses portraits et malgré la vogue bruyante de
Vouet il ne manqua pas de donner sa préférence à Fhonnête Phi-
lippe de Champaigne. Quand on parcourt la biographie des meil-
leurs artistes de ce temps, on rencontre toujours le nom de Riche-
lieu; à tous le Cardinal a demandé de mettre leur talent à son ser-
vice. Dès que la renommée de Poussin atteignit Paris, sa galerie
fut une des premières à recueillir des œuvres du maître fran-
çais; pour lui Poussin a peint des Racchanales. Si Ton en croit
Tallemant, le premier ministre aimait si fort les tableaux, que
pour s'en procurer il employait volontiers la manière forte : « Le
Cardinal était avare, dit-il; ce n'est pas qu'il ne fît bien de la
dépense, mais il aimait le bien. M. de Créqui ayant été tué d'un
coup de canon en Italie, il alla voir ses tableaux, prit tout le meil-
leur au prix de l'inventaire et n'en a jamais payé un seul. Il fit
pis; car Gillier, intendant de M. de Créqui, lui ayant apporté trois
des siens par son ordre et lui en ayant présenté un qu'il le priait
d'accepter, le Cardinal dit : « Je les veux tous trois » et les doit
(22)
POUSSIN ET RICHELIEU
encore. » Cette anecdote doit être rapprochée d'un renseignement
donné par Baidinucci. « Poussin avait composé pour son ami le
peintre Stella, qui habitait Lyon, un tableau du miracle de l'eau
dans le désert et traité le même sujet, mais d'une manière diffé-
rente pour un amateur, M. Gillié. La vue de ces tableaux décida
le Cardinal de Richelieu à lui commander quatre l^acchanales
avec le triomphe de Bacchus et celui de Neptune au milieu de la
mer, sur un char tiré par des chevaux marins, environné de tri-
tons et de néréides. Tous ces ouvrages lui firent beaucoup d'hon-
neur. » M. Gillier mérite un souvenir reconnaissant puisqu'il eut,
sans doute, l'honneur d'initier à ses frais le grand Cardinal au
poussinisme. Même si do Noyers ne le rappelait pas dans ses
instructions, on pourrait facilement imaginer la passion que le
Cardinal dut mettre à s'attacher un peintre dont il annexait les
œuvres avec un tel entrain. Et quand Poussin fut enfin à Paris,
il dut être embarrassé pour savoir auquel de ses puissants protec-
teurs il devait d'abord donner satisfaction. Mais son hésitation
ne dut pas être longue. Richelieu lui fit comprendre qui devait
être le premier servi.
Bellori qui a composé sa biographie avec des confidences de
Poussin raconte les sollicitations qui l'assaillirent dès son arrivée :
« Mais le tout dut être différé par l'ordre du Cardinal qui s'inté-
ressait seulement à son tableau, l'histoire de Moïse au buisson qui
était destiné à l'antichambre du cabinet de son palais de sorte
que Nicolas, remettant toute autre affaire, mit la main à cette
peinture qu'il exécuta dans un ovale, avec figures de demi-
nature... Il peignit ensuite la fable de La Vérité enlevée par le
Temps à l'Envie et à la Médisance, en figures plus grandes que le
naturel et placée au plafond de cette même chambre. Il termina
ensuite le tableau de saint Germain, représentant V Institution du
très saint Sacrement de P Eucharistie.... Ensuite, vers l'année 1641,
que l'on dédia l'église du Noviciat des Pères Jésuites, il fournit
l'autre tableau du Miracle de saint François Xavier, quand ressus-
cite là jeune femme morte au Japon. » Ce récit est à retenir, car
il est plus explicite que la correspondance même de Poussin.
(23)
DE POUSSIN A WATTEAU
Chose curieuse! Cette correspondance qui nous donne tant de
détails sur les autres travaux de Poussin à cette date est d'une
discrétion étrange en ce qui concerne les tableaux du Cardinal.
Nulle allusion aux sujets qu'ils traitent, des mentions confuses
qui ne permettent pas de les dater avec exactitude. On dirait que
Poussin a travaillé en se cachant. Fallait-il donc que Ton ignorât
que Richelieu passait avant Louis XIII?
Le premier tableau représentait Moïse devant le buisson ardent.
Les figures en sont de demi nature; le tableau, rond, devait
orner un dessus de cheminée; il est aujourd'hui au musée de
Copenhague. Sur l'Horeb un ange est apparu à Moïse et, de la
flamme qui embrasait le buisson sans le consumer, une voix s'est
élevée : Moïse, Moïse. Et la Bible ne dit pas que Moïse a vu
l'Éternel, et par ailleurs elle dit qu'il ne pouvait le voir. Mais
Michel-Ange et les Loges de Raphaël avaient enseigné à Poussin
que Jéovah est un vieillard à grande barbe à la toge ample qui
nage dans l'espace. Dans le tableau de Poussin, il flotte sur la
flamme du buisson, emmailloté de plis redondants; sa tête
chevelue a une majesté léonine et, soutenu par deux anges, il se
tient les bras écartés. De la main droite il montre la terre
d'Egypte d'où Moïse doit ramener son peuple ; de la gauche,
tendue vers le ciel, il indique la direction qu'il doit prendre.
Moïse est tombé, un genou à terre. Ses cheveux hérissés, son
geste de recul et ses mains écartées expriment l'efïarement et
l'épouvante. Devant la redoutable mission, il a objecté sa fai-
blesse; mais un serpent a jailli du sol, qui, tout à l'heure, dans sa
main, deviendra un simple bâton. Pour entraîner son peuple et le
maîtriser; l'Éternel lui donne le don du miracle. C'est de Dieu
qu'il tient cette terrible autorité qui lui vaudra plus de haine que
d'amour. Sa main de fer va se tendre pour secourir, mais s'abattre
aussi pour frapper. Avant de composer son tableau. Poussin a
relu sa Bible; Moïse était d'ailleurs un de ses héros favoris. Il
paraît souvent dans son œuvre, depuis la fraîche idylle du
berceau sur le Nil jusqu'aux journées orageuses de l'exode. Son
imagination est toujours revenue avec faveur vers cette existence
emplie de merveilleux et de terreur. Mais d'ailleurs Poussin n'est
pas le peintre du surhumain. Son Moïse n'est pas, comme celui
que Michel-Ange assit sur le tombeau de Jules II, à Saint-Pierre-
aux-Liens, un Titan farouche, qui pour avoir affronté le Dieu de
(24)
POUSSIN ET RICHELIEU
la foudre est apparu sur les pentes du Sinaï fuli^urant d'éclairs et
grondant de tonnerre. Le Moïse de Poussin est tout frémissant,
car Tespritde Dieu, d'un Dieu, impitoyable, vient habiter en lui;
mais ses proportions sont trop mesurées pour qu'il nous écrase
de sa puissance .
Mais qui donc a
soufflé ce motif au
peintre quand il lui
a fallu décorer le
cabinet du Cardi-
nal? Est-ce le mi-
nistre qui a indiqué
lui-même l'allégo-
rie si transparente?
Est-ce Poussin qui
l'a suggérée à Riche-
lieu ou à son lieute-
nant M. de Noyers?
Dès son arrivée à
Paris on le présenta
au Cardinal. Quand
il pénétra dans le
redoutable cabinet
d'où partaient les
instructions qui
façonnaient une
France et une Eu-
rope nouvelles, la
pensée put lui venir
du pasteur hébreu recevant la mission de gouverner son
peuple. Parmi les contemporains, combien en était-il qui pensaient
que Richelieu tenait son pouvoir des mains delà Providence? Fort
peu sans doute, car son autorité fut toujours combattue avec
acharnement. Mais aujourd'hui, si l'on se reporte au «jugement
de l'histoire » et si l'on traduit en prose vulgaire l'allégorie
biblique du peintre, on peut dire que Poussin n'a pas menti. Ce
fut un rare bienfait que la raison et la volonté de Richelieu
aient pu s'appliquer assez longtemps aux affaires de France et
d'Europe pour assurer au royaume un siècle et demi de pleine
(25)
I. POUSSIN. ■ — Moïse reçoit sa mission de l'Éternel.
A/le'i(orie en rhonneur de Richelieu, ainsi que le tableau
Le Temps délivre la Vérité. Un dessin du Louvre est
un projet pour cette peinture. Moïse y apparaît, le
visage couvert de ses dcu.c mains. Il est permis d'ima-
ffiner que Richelieu a trouvé malencontreux ce geste
qui exprimait la terreur et qu^il en a demandé la
suppression.
DE POUSSIN A WATTEAU
sécurité. Richelieu a-t-il désigné lui-même le motif du Moïse?
Gomment le savoir? En tout cas, il n'a pas pu ne pas comprendre
les allusions de la grandiose allégorie et il les a acceptées.
Il ne craignait pas d'attribuer à la main de la Providence les
succès de sa politique. Le 12 septembre 1642, il écrivait à son
fidèle de Noyers : « Perpignan est es main du roi et M. le Grand
et M. de Thou en l'autre monde, Ge sont deux effets de la bonté
de Dieu pour l'État et pour le Roi. » Ainsi Moïse n'était que
l'instrument de Jéovah.
Le second tableau exécuté pour le Gardinal est aujourd'hui au
Louvre; il nous montre Le Triomphe de la Vérité ou plus exacte-
ment Le Temps qui soustrait la Vérité aux atteintes de V Envie et de
la Discorde. Un profond mystère enveloppe les origines de cette
peinlure. Les contemporains n'en ont pas parlé. Félibien lui-
même, qui a pourtant voulu « épuiser » Poussin, ne l'a pas connu.
Le Triomphe de la Vérité qu'il décrit est une composition assez
différente qu'il a étudiée d'après une gravure. La correspondance
de Poussin ne cite pas cette œuvre et les historiens considèrent
généralement qu'elle fut exécutée à la fin du séjour du peintre à
Paris, laissée à son départ comme le testament irrité d'un génie
mécontent. En réalité elle a suivi le Moïse, et comme l'avait dit
Bellori, elle était destinée à l'appartement de Richelieu au Palais-
Gardinal et devait décorer le plafond de son cabinet ou de son
antichambre. En relisant attentivement la correspondance de
Poussin, on s'aperçoit que Le Triomphe pourrait bien y être
signalé. Une lettre du 21 novembre 1641, écrite par Poussin à son
protecteur del Pozzo, nous dit que le Cardinal et le Roi l'ont vive-
ment remercié et félicité. Dans l'excellente édition de cette corres-
pondance donnée par M, Jouanny, on lit : « Le Gardinal de
Richelieu a été si satisfait du sien, qu'il m'en a fait compliment,
et m'en a lui-même remercié, en présence de Mgr Mazarini. »
Dans cette phrase il ne peut être question que d'un tableau :
le Moïse. Mais si l'on se reporte au texte italien dont on nous
donne la traduction, on lit : « Il cardinal de Richelieu é stato
soddisfatto delsuoi... », ce qui n'est pas clair et doit certainement
(26)
POUSSIN ET RICHELIEU
se comprendre dei suoi. Ce possessif au pluriel indique que le
Cardinal avait reçu non pas une seule, mais au moins deux pein-
tures. Il devient alors à peu près certain que Bellori ne s'est pas
trompé et que La Vérité a bien été peinte immédiatement après le
Moïse, c'est-à-dire au cours de Tannée 1641. Et cela suffirait déjà
à nous faire écarter l'interprétation traditionnelle de cette allé-
gorie. Que le peintre ait profité d'une commande pour mettre au-
dessus de la tête du Cardinal le triomphe de Poussin sur ses
rivaux, cette idée est déjà bien surprenante; mais elle paraît tout
à fait inadmissible quand on sait que le tableau a été commandé
au commencement de 1641, et que les critiques contre le nouveau
venu n'apparaîtront que longtemps plus tard, lorsque, par ses
décorations de la galerie du Louvre et son premier tableau
publié — Le Miracle de saint François Xavier — , Poussin aura
donné à ses adversaires l'occasion de le mordre.
Malgré sa couleur amortie et sa simplicité décorative un peu
indigente, la composition est d'une fière éloquence. La Vérité
s'élève vers la lumière, le visage en extase, les bras écartés, pâle
comme une divinité de marbre, pure comme une Idée. Le Temps
l'emporte, comme Borée fit pour Orithye, et il y a dans son geste
une jalousie si farouche qu'on en pardonne les gambades de ce
vieillard à barbe blanche. Un petit génie, comme il y en a tant
dans l'œuvre de Poussin, a pris la serpe du Temps et cet anneau
— un serpent se mordant la queue — qui symbolise l'éternité. La
Discorde et l'Envie à qui Ton vient d'arracher leur victime
assistent impuissantes à cette assomption, comme des figures de
trahison écrasées sous les pas d'un triomphe. Poussin a voulu les
montrer d'une laideur terrible; l'Envie au visage tourmenté est
enveloppée d'une draperie verte comme le venin de ses serpents
et la bile qui la ronge; la Discorde est vêtue d'un rouge qui
rappelle les blessures de son poignard et les flammes de son
brandon. Et l'on voudrait que Poussin eût imaginé ces sorcières
pour se venger des critiques de l'architecte Lemercier et du
peintre Vouet. Mais non! Les serpents, le poignard, le brandon
enflammé sont des accessoires de guerres civiles. Ces tragiques
allégories n'évoquent point des querelles verbales entre confrères,
mais des conflits plus redoutables et des têtes qui sautent sous la
hache du bourreau. Peut-être Ingres est-il pour beaucoup dans
l'erreur accoutumée. Il eut aussi à se plaindre de critiques qu'il
(27)
DE POUSSIN A WATTEAU
estimait injustes et pour s'en venger il songeait à déshonorer ses
adversaires dans un de ses chefs-d'œuvre; il eût été satisfait
d'attacher leur honte à la gloire d'une peinture immortelle. Il
dessinait donc, d'une plume rageuse, des croquis où l'on voit la
Jalousie et la Calomnie travailler au triomphe de la Médiocrité :
antithèse éloquente à V Apothéose d^Homère. Or Ingres pensait à
Poussin, dont il avait lu les plaintes dans la correspondance
publiée quelques années auparavant par Quatremère de Quincy
et il pensait encore imiter Poussin quand il alla oublier à Rome
l'ingratitude de Paris.
Mais Poussin n'était pas homme à susciter l'hydre de la trahison
et des complots pour une discussion avec des confrères. Quand
Richelieu lui demanda de compléter son dessus de cheminée par
un plafond, il est encore bien vraisemblable que le ministre
désigna lui-même le sujet qu'il voulait voir traiter par son peintre.
Quelque vingt ans plus tôt, quand Marie de Médicis avait demandé
à Rubens de conter son existence en vingt-cinq compositions où
se mêlent la mythologie et l'histoire, le récit se terminait par un
triomphe de la Vérité et cette vérité était que, malgré des
querelles assez notoires, Louis XIII et Marie, la mère et le fils,
n'avaient jamais cessé de se chérir tendrement. Or au moment où
les peintures de Rubens furent commandées, le conseiller de
Marie était Richelieu. Dès qu'elle en avait eu la liberté elle avait
rappelé auprès d'elle M. de Luçon qui n'était point encore
cardinal; c'est lui qui dirigea les pourparlers qui aboutirent à une
paix entre le Roi et la Reine mère et le soin avec lequel les circon-
stances en sont précisées, dans les peintures de Rubens, indiquent
clairement qu'il dit son mot dans le choix des sujets. En tout cas,
il n'avait point oublié ce triomphe de la Vérité quand, à son tour,
vingt ans plus tard, il demandait à Poussin une décoration et
tandis que, avec Poussin et M. de Noyers, on cherchait un thème
approprié au cabinet du premier ministre, il est naturel que le
thème déjà traité par le peintre flamand ait été suggéré au peintre
français. Les deux tableaux sont d'ailleurs bien différents d'inspi-
ration, comme de technique. Chez Rubens la joie de vivre; mais
ces modèles exubérants ne prennent guère leur rôle au sérieux.
Chez Poussin une conviction profonde sous des dehors glacés. La
composition prend toute son éloquence si l'on y voit le testament
du ministre plutôt qu'un pro domo de peintre. 11 faudrait écrire
(28)
POUSSIN ET RICHELIEU
sous cette image les dernières paroles de Richelieu : « Pardonnez-
vous à vos ennemis? — Je n'en ai pas eu d'autres que ceux du Roi
et de l'État. » »
Le Roi ne vint qu'après le Cardinal. Il avait fait sa commande
à Poussin : deux tableaux pour ses chapelles de Fontainebleau et
de Saint-Germain. Celui de Saint-Germain — la Cène aujourd'hui
au Louvre — fut seul exécuté et peut-être Louis XIII ne s'est-il
pas aperçu qu'on avait oublié Fontainebleau. Sans doute il n'eut
que des caresses pour le peintre venu de Rome et même il lança,
— peut-être pour lui plaire, — un mot fâcheux. Il se tourna vers
les courtisans et dit : « Voilà Vouet bien attrapé ! » Cette oraison
funèbre prononcée par Louis le Juste n'est pas équitable. Vouet,
il est vrai, lui avait donné des leçons de dessin. Il valait pour-
tant mieux que ce mot d'écolier méchant et la présence de Poussin
à Paris représentait un peu plus qu'un bon tour joué à ce pauvre
Vouet. A ce même moment, d'ailleurs, Louis XIII n'était pré-
occupé que des faits et propos de son favori Cinq-Mars et il écri-
vait à Richelieu, sur ses querelles avec M. le Grand, dos lettres
d'une incroyable puérilité. Les grands projets artistiques de
Richelieu-de Noyers sont nés assurément en dehors de sa
volonté. Tallemant raconte que, après la mort du Cardinal, il
raya d'un trait les pensions des gens de lettres en disant : « Nous
n'avons plus affaire de cela ». Malgré les bonnes leçons de Vouet,
peut-être pensait-il de même des peintres.
M. de Noyers, au contraire, tenait beaucoup à son tableau ; après
Richelieu et Louis XIII, Poussin dut s'occuper de lui. C'était un
homme très pieux, et qui voulait offrir au Noviciat des Jésuites
un grand tableau d'autel. Le sujet devait naturellement être à la
gloire d'un des deux grands saints de l'ordre, saint Ignace ou
saint François Xavier. C'est le second qui fut choisi, sans doute
parce qu'il était le patron de M. François de Noyers. Ainsi, un
peu plus tard. Poussin peindra un saint Paul pour Paul Scarron
1. Dans la grande galerie du Louvre, la décoration peinte par Poussin devait
représenler les travaux d'Hercule. Qui sait si les contemporains n'y auraient pas
reconnu parfois l'Hercule moderne? Car dans Hercules admirandus ils savaient
retrouver Armandus Richeleus.
(29)
DE POUSSIN A WATTEAU
et Paul de Chantelou et un saint Jean baptisant pour M. Jean
de Chantelou.
Dans sa correspondance de Paris, Poussin se plaint d'être loin
des belles choses dont la vue, quand il était à Rome, entretenait
en lui la flamme de l'enthousiasme et le désir de créer de la
beauté. Il soufTrait de ne pas trouver chez nous ces antiques et
ces peintures de Raphaël dans lesquelles il aimait à puiser l'inspi-
ration. Mais son imagination ne s'en reportait que plus avidement
vers ces modèles maintenant lointains. On dirait qu'il n'a jamais
cherché plus franchement à se rapprocher de ses maîtres que
lorsque l'éloignement pouvait lui faire craindre de les oublier. Ce
peintre fut un des inventeurs les plus fertiles et les plus ingénieux
qui aient été dans l'art de présenter un sujet, de disposer des
personnages et de raconter une histoire; il est assez rare que ses
compositions reprennent un thème de l'iconographie courante.
Mais, à Paris, loin de la grande officine à peinture, il paraît moins
soucieux de sauvegarder son originalité et il se laisse entraîner
à une imitation plus flagrante du chef-d'œuvre qu'il admire. Il ne
résiste plus à l'obsession du modèle, maintenant qu'il ne le voit
que dans son souvenir. C'est ainsi que Le Sueur est, de tous nos
peintres, un de ceux qui doivent le plus à Raphaël, bien qu'il soit
un des rares qui n'aient pas fait le voyage de Rome. Peut-être
Poussin se consolait-il dans son exil en feuilletant des estampes
romaines.
Dans son Moïse, il s'est rappelé une composition des Loges du
Vatican, Jéovah apparaissant à Isaac. le vieillard suspendu sur
des nuées parlant à un homme agenouillé. Le Temps qui délivre
la Vérité l'emporte avec une agilité qui rappelle beaucoup un
plafond de Dominiquin traitant le même sujet au palais Costaguti
à Rome. Et la fresque de Dominiquin avait été gravée. Dans la
Cène de Saint-Germain, les apôtres chevelus, barbus et frisés, sont
empruntés directement aux cartons des apôtres de Raphaël. Mais
c'est dans Le Miracle de saint François Xavier qu'û paraît le plus
intéressant de noter les imitations de Poussin, justement parce
qu'il traitait un motif inédit. Nous savons, par ses aveux, l'ennui
et la fatigue qu'il ressentit à peindre hâtivement cette immense
toile en hauteur, si haute que le châssis ne pouvait entrer dans
la salle de sa maison des Tuileries. Il ne s'est jamais trouvé
devant panneau d'aussi vaste étendue. Après quelques hésitations,
(30)
POUSSIN ET RICHELIEU
II. POUSSm. Miracle de saint François Xavier, et Raphaël. La Transfigu-
ration. — Quand Poussin imagina son tableau, a Paris, la composition du tableau
romain flottait dans sa mémoire. Peut-être n^a-t-il pas pris garde que Raphaël
avait superpose' deux scènes distinctes, racontées successivement par saint
Mathieu : la Transfiguration et la guérison du possède'. Chez Poussin l'apparition
du Christ — que voient seuls saint François et son compagnon — se rattache
directement au miracle. De cette confusion est née une innovation iconographique.
Dans Vécole bolonaise, V intervention divine se manifeste généralement par
quelques figures d'anges qui descendent du ciel; nos peintres, et en particulier
Le Brun, ont ajipris de Poussin à faire apparaître la personne même de Jésus.
lorsqu'il chercha, suivant sa coutume, la pensée de son œuvre
sur le papier, une image lui revint en mémoire qui était alors
l'œuvre la plus admirée de Rome, l'œuvre dernière de Raphaël,
la fameuse Transfiguration aujourd'hui à la Pinacothèque du
Vatican. Poussin la connaissait fort bien; il était allé souvent
l'admirer sur l'autel de S. Pietro in Montorio et on le verra, un
peu plus tard, en faire exécuter une copie pour M. de Chantelou.
Quand il superposa la figure planante du Christ au miracle
accompli par saint François Xavier, il avait présent à l'esprit le
(31)
DE POUSSIN A WATTEAU
Jésus de La Transfiguration planant dans la lumière entre deux
prophètes volants. Sans doute il y a bien des différences entre le
premier et le second tableau; les prophètes sont devenus des
anges ; le Jésus de Raphaël semble monter et celui de Poussin
descend du ciel. Enfin le Christ français avec sa poitrine nue,
son visage carré, les boucles de sa barbe et de sa chevelure, révèle
une parenté antique et une race qui n'est pas celle du Jésus
ombrien. Pourtant ce Dieu qui vole, les bras levés, entre deux
figures aériennes comme lui, c'est bien Raphaël qui l'a inspiré à
Poussin, à tel point que les deux anges du tableau de Paris, par
delà les prophètes de Raphaël dont ils imitent l'attitude dansante,
rejoignent la vision si souvent peinte par l'école de Pérugin,
Jésus ou la Vierge suspendus dans leur gloire, entre deux anges
qui sautent sur un nuage, les ailes étendues et les mains en
prière.
Dans le tableau de Raphaël, la superposition de ce Jésus trans-
figuré à une scène d'exorcisme exprime la contiguïté de deux
épisodes de l'Évangile; mais il n'y a pas de lien moral entre les
deux étages de la composition. Au contraire, dans Le Miracle de
saint François Xavier, Jésus apparaît pour apporter la résurrec-
tion, et le saint, les yeux vers le ciel, voit le Dieu qu'il invoque.
Cette intervention d'un Jésus visible n'est pas fréquente dans les
miracles de ce genre ; le plus souvent les peintres se contentaient
d'ouvrir la voûte du ciel pour en faire descendre de petits anges si
joyeux que l'on croit entendre chanter un vol de passereaux. Cette
grande figure du Christ qui parut aux contemporains terrible
comme celle d'un Jupiter jette sur toute cette agitation la majesté
et l'effroi d'un coup de tonnerre *.
Cette résurrection est aussi un rappel de la scène d'exor-
cisme de Raphaël. Tous ces visages tendus vers la morte qui se
I. A ce propos les contemporains adi-essèrent à Poussin un reproche que les
historiens modernes interprètent généralement à contre-sens. On critique le Christ
de Poussin parce qu'il ressemblait à un « Jupiter tonnant ». Mais cette critique
s'adressait à son expression morale, non à son type physique. On ne regrettais
pas que Poussin eût donné à une figure chrétienne un visage antique, mais qu'il
eût représenté un Dieu terrible plutôt qu'un Dieu de miséricorde. Dans sa réponse,
le peintre précise exactement le sens de ces reproches. « Il ne peut et ne doit
jamais s'imaginer un Christ en quelque action que ce soit, avec un visage de
torticolis ou d'un père douillet, vu qu'étant sur la terre parmi les hommes, il
était même difficile de le considérer en face. » Nos classiques, bons chrétient,
ne paraissent pas avoir jamais été choqués par la confusion entre Jupiter et
Jésus. Ce sont là scrupules d'historiens modernes.
(32)
POUSSIN ET RICHELIEU
réveille, ces gestes de la stupeur et de Tamour et ces cris mêmes
que l'on nous fait entendre, le Romain en avait fourni le modèle
au Français. Mais Poussin a poussé plus à fond son analyse des
sentiments et mis des précisions plus explicites encore dans cette
mimique violente de la passion. Les contemporains s'attardaient
avec ravissement à la recherche des intentions psychoIogi(iues du
peintre et il ne faut jamais craindre de lui en prêter plus qu'il
n'en a mis.
On ne peut quitter ce tableau sans noter l'extraordinaire
influence qu'il eut sur notre peinture religieuse. Cette influence
fut telle sur le jeune Le Brun — qui n'avait guère alors que vingt-
deux ans — que toutes ses peintures religieuses en semblent
dérivées. Ce Christ à la poitrine nue apparaîtra bien souvent dans
ses tableaux d'église. Et même, par la tonalité roussûtre de
l'atmosphère, des mollesses de formes dans les figures d'anges, les
grimaces des Japonais tondus, on en arrive à penser que Le Brun
n'a pas été seulement l'admirateur et l'imitateur de Poussin, mais
qu'il fut peut-être, durant quelques mois de 1641, son collaborateur.
Poussin travaillait en toute hâte, un peu afl'olé par l'immensité de
la tâche et l'insuffisance du temps. Il écrivait, le 20 septembre 1641 :
« C'est un grand ouvrage, qui contient quatorze figures plus grandes
que nature, et c'est ce travail qu'il faut livrer en deux mois. » Au
21 novembre, il y travaille encore « mais trop à la hâte; autrement
il pourrait réussir pour la composition ». Quoi d'étonnant qu'il ait
alors, contrairement à ses habitudes, mais conformément à
celle des ateliers de son temps, confié à des aides quelques parties
de cette vaste machine? Les ennemis de Poussin paraissent bien
le lui avoir reproché. Une lettre de Naudé, du 16 avril 1642, citée
par M. Jouanny rapporte les attaques de Vouet. « Le Vouet se
maintient très ferme » et va répétant au sujet de Poussin « que tel
tableau que Ton estime fait par lui, est seulement d'un de ses
aides. » Si Poussin a accepté une collaboration, ce dut être celle
de Le Brun. C'est à cette date que Le Brun quitta l'enseignement
de Vouet pour entrer dans l'amitié de Poussin et, quelques mois
plus tard. Le Brun rejoindra Poussin à Lyon pour faire route
avec lui vers l'Italie. Par sa couleur, sa composition, ses jeux
physionomiques, ce miracle de saint François Xavier fait recon-
naître dans l'art du maître la manière de son disciple. Est-ce l'imi-
tation ou la collaboration qui nous dénonce le style des deux
(33)
HouHTiCQ. — De Poussin à Watteau. 3
DE POUSSIN A WATTEAU
peintres dans une même œuvre? Quoi qu'il en soit, son impor-
tance historique ne saurait être exagérée. Ce grand tableau a
maintenu à Paris la présence de Poussin et son influence. Il se
présente comme une profession de foi et il va servir de modèle à
ses imitateurs, c'est-à-dire à toute la jeune école française.
Mais alors, pendant l'hiver de 1641-1642, l'opposition commença
contre le nouveau venu et cette histoire bien connue n'a plus
besoin d'être contée. Ce Vouet « bien attrapé » par la venue de
Poussin était encore là. Il critiquait vivement le tableau du
Noviciat et Ton devine ce que ce décorateur d'une verve facile et
un peu vulgaire pouvait reprendre dans une composition qui
cherche avant tout l'expression morale. Lemercier, de son côté,
trouvait trop pauvre la décoration de la galerie du Louvre et,
autour des chefs de file, les équipes allaient propageant les griefs
du patron. Il ne faut pas imaginer que Poussin recevait les coups
sans les rendre. Sa correspondance fourmille de déclarations d'un
mépris souverain sur tout ce qui se faisait alors à Paris et il
n'était pas homme à dissimuler la rudesse de ses jugements. Il
avait même la raillerie qui donne aux critiques plus d'acuité et
qui laisse une épine dans la peau du confrère. On a souvent rap-
pelé sa plaisanterie sur « le baron Fouquiers », ce paysagiste
vaniteux qui peignait l'épée au côté. Il en a autant pour Lemaire
« le gros Lemaire » que Ton charge des travaux de la grande
galerie : « Ce travail lui fera du bien s'il le fait maigrir. » Il
apprécie un projet de décoration dessiné par Lemercier pour le
cabinet de M. de Noyers en disant : « il serait fort propre pour
en faire la boutique d'un petit mercier. » Assurément Poussin
avait trop conscience de sa valeur pour n'avoir pas dédaigné
d'intriguer contre ses rivaux. Mais peut-être n'a-t-il pas assez
dissimulé son mépris. Avant de le considérer comme une vic-
time, rappelons-nous qu'il savait se défendre; rappelons-nous
qu'il ne craignait pas de porter le débat devant le surintendant
de Noyers, dans un mémoire assez vif, et que le surintendant
paraît bien lui avoir donné entièrement gain de cause : « Le
génie de Poussin, écrivait ce directeur des Beaux-Arts discret,
(34)
POUSSIN ET RICHELIEU
veut agir si librement que je ne veux pas seulement lui indirjuer
ce que celui du Roi désire de lui. » Et pourtant Poussin se plaint
aussi de cet administrateur conciliant. Au Tond, le désenchan-
tement est venu parce qu'il ne se sent pas lait pour la besoji^ne
que l'on attend de lui. « Je n'ai, dit-il, qu'une main et une pauvre
tôte. » Et Ton voudrait un artiste qui donnât comme en se jouant
des dessins de frontispices de livres, des reliures, des cartons de
tapisseries, et mille niaiseries (frascherie). On voudrait un impro-
visateur et il est un méditatif.
Mais voici pire. L'orage s'amasse et les muses s'enfuient du
bois sacré. L'art a besoin de sérénité et l'année 1642 va ôtre une
année d'inquiétude et de péripéties violentes. Le Roi part en janvier
pour le siège do Perpignan; le cardinal, de Noyers, Chantelou,
tous les protecteurs de Poussin quittent Paris : « Dieu veuille que
les affaires infinies qu'ils ont à présent ne les occupent pas de
manière qu'ils ne puissent tourner les yeux vers les choses plus
curieuses. » La tragédie de Cinq-Mars qui commence et le siège de
Perpignan font du tort aux peintures de la galerie. C'est alors que
Poussin dut sentir qu'il n'était plus sous le ciel de Rome. Il est venu
sur la foi de vivre à l'abri de protecteurs puissants. Maintenant,
ils n'ont plus l'air de le connaître. L'ouragan démonte la nef. Le
pilote et l'équipage entendent sans comprendre ce peintre qui
parle de sa peinture. Il s'agit bien de peinture ! Ce sont là amuse-
ments d'un autre temps. Chacun ne songe qu'à défendre sa fortune
ou son existence. Poussin s'irrite contre ces hommes qui ne peu-
vent penser deux fois à la même chose. C'était là sa crainte avant
de quitter Rome. Il redoutait d'abriter sa destinée sous un arbre
battu par le vent et menacé de la foudre et il songe dès lors à
ramener son nid dans cette ville éternelle où les intrigues peuvent
aller leur train sans que la politique étouffe jamais la virtuosité.
Dès que M. de Noyers rentra. Poussin lui demanda un congé
prétendant une maladie de sa femme : Anne-Marie Dughet faisait
alors des dents de sagesse; le ministre accorda sous condition
que Poussin rentrerait au printemps prochain. Le peintre promit
tout ce qu'on voulut, partit deux mois plus tard et ne revint
jamais.
Ainsi tomba le projet Richelieu-de Noyers pour donner direc-
tion et élan à notre art français. L'échec est imputable aux hommes
qui demandèrent à un artiste ce qu'il ne pouvait donner. Ils vou-
(35)
DE POUSSIN A WATTEAU
laient un Le Brun, déjà, et Poussin est tout l'opposé d'un metteur
en scène. Mais les institutions sont aussi responsables. C'est un
vice du gouvernement personnel de ne pas supporter l'absence
du chef : l'autorité de Poussin à Paris repose tout entière sur la
présence et le crédit de M. de Noyers et M. de Noyers lui-même
n'est rien hors de l'ombre du Cardinal. Que les affaires éloignent
un temps le Roi, Richelieu, de Noyers, Chantelou, voici Poussin
à découvert et il aime mieux s'en aller que d'engager la lutte.
Quand Louis XIII allait encourager l'armée au siège de Perpignan,
les travaux du Louvre s'arrêtaient comme si la vie se retirait pour
le suivre. De plus, une administration solidaire de la politique se
désorganise à chaque crise. Le pouvoir d'un Richelieu se mainte-
nait dans une atmosphère de drame et l'inquiétude devait des-
cendre des sommets directement menacés jusqu'aux commis les
plus modestes. On gouvernait alors avec ses créatures et quand
le patron tombait, la maison entière croulait avec lui, écrasant
toute la clientèle. Richelieu disparu, de Noyers s'évanouit et il
n'y eut personne pour songer à Poussin — qui ne songeait pas à
venir — et Mazarin appela Romanelli.
Mais si Poussin cessa d'être le « premier peintre ordinaire du
Roi », il restait plus que jamais le premier peintre de France. Il
rentrait dans sa modeste maison de Rome tout rayonnant d'une
gloire nouvelle. Il conservait des relations avec ses admirateurs
de Paris, et d'abord avec MM. de Chantelou. Affranchi des com-
mandes officielles et des grands travaux décoratifs qui n'étaient
guère de son goût ni de sa manière, il pouvait donner plus aisé-
ment satisfaction à la « curiosité » de ces « poussinistes » dont la
ferveur se propageait avec la force fatale et secrète d'une religion
naissante. Poussin ne travaillait plus guère que pour ses admi-
rateurs de France. Dès qu'ils étaient achevés, à peine secs, ses
tableaux, bien emballés, passaient les Alpes par le courrier de
Turin-Lyon, ou la Méditerranée sur le bateau Livourne-Marseille.
Et à leur arrivée à Paris, il y avait un cercle d'admirateurs
pour les voir sortir de la caisse. On a rarement vu semblable
chose : Poussin mûrissait sous le climat romain de beaux fruits
que savouraient ensuite les amateurs de chez nous. Parfois, dans
la jeune église, il éclatait des querelles qui n'étaient que des
excès de la vénération et de l'amour. Poussin apaisait ces vivacités
sentimentales et les empêchait de s'aigrir en schismes. Il n'eût
(36)
POUSSIN ET RICHELIEU
pas régné avec plus d'autorité sur le goût parisien s'il eût habité
Paris. Richelieu n'avait pas réussi à associer ce génie à la direc-
tion de l'art et au gouvernement des esprits; le poussinisme n'en
représentait pas moins, dès cette époque, un des aspects les mieux
déflnis de cet esprit que nous appellerons l'esprit classique.
Avant, comme après la tentative Richelieu-de Noyers, la monar-
chie fut indifférente à tout nationalisme artistique. Il importait
peu à la Florentine Marie de Médicis que son Luxembourg fût
décoré par des peintres de France, de Flandre ou d'Italie et c'est
à Rubens qu'elle confia le soin de raconter sa vie en peinture. Il
importait peu à l'Espagnole Anne d'Autriche et au Napolitain
Mazarin que le palais des rois de France fût ou non l'œuvre
d'artistes français et c'est Romanelli qui orna de stucs et de fresques
les appartements de la Régente. Au contraire, quand de Noyers
conçut le projet d'achever le Louvre c'est à des gens de chez nous
qu'il s'adressa et quand Colbert, un peu plus tard, reprendra ces
projets, il pensera de môme. Il appellera le cavalier Bernin non
pas pour le mettre à la tête de l'entreprise, mais pour le consulter,
surprendre ses secrets, les utiliser à sa guise ou les rejeter quand
le cavalier sera parti. Car le nationalisme ne porte point sur les
doctrines, mais sur les personnes. Ni de Noyers, ni Colbert ne
songent alors à opposer un art français à un art italien. Cette
opposition existe pourtant et nous ne saurions un instant con-
fondre l'art médité de Poussin à l'aimable facilité de Romanelli,
ni la sagesse un peu froide de Perrault à l'emphase de Bernin.
Mais les contemporains ne pensaient guère à distinguer en art
des originalités nationales. Ils étaient tous d'accord que la bonne
doctrine doit être dégagée des monuments gréco-romains et ils
pensaient que l'Italie surtout pouvait enseigner ces secrets aux
modernes parce que ses gisements d'antiques sont les plus riches
et qu'elle fut la première à l'école des anciens. Mais pour les
hommes de ce temps, l'art italien ne répondait point à une défini-
tion nationale; il était un peu comme l'antique, un bien commun
à tous les modernes. L'état civil des artistes pouvait bien éveiller
des susceptibilités, mais non pas l'origine de leur style. Et c'est
ainsi que de Noyers, avant Colbert, voulut que le palais du roi fût
œuvré par des sujets de France, mais sans se demander si cette
œuvre serait d'esprit français. En quoi il n'eut point tort. C'est
une erreur moderne de croire qu'un artiste peut perdre sa per-
(37)
DE POUSSIN A WATTEAU
sonnalité par l'étude et l'imitation. Rubens reste bien de Flandre
et le plus Flamand des Flamands, malgré ses dix ans d'Italie, et
Poussin est un des esprits les plus représentatifs de la France
classique, bien qu'il ait vécu à Rome la meilleure moitié de
sa vie.
Ce n'est pas seulement avec sa peinture que Poussin instruisait
son public. Il accompagnait volontiers ses tableaux de commen-
taires que ses correspondants lisaient pieusement. M. de Ghantelou
a conservé quelques-unes de ces gloses écrites par Poussin lui-
même, en marge de son œuvre. Mais d'autres lettres ont été
écrites que les contemporains ont lues et relues et que nous ne
connaissons pas. C'était une sorte de conversation entre le maître
de Rome et ses admirateurs de Paris. On attendait de lui plus
que des chefs-d'œuvre; on voulait encore une méthode pour
juger de la peinture. Parfois Poussin, haussant le commentaire
au-dessus de l'œuvre du jour, envoyait de petits traités esthé-
tiques. Plusieurs de ces réflexions ont été insérées par Félibien
dans la biographie du peintre. A Paris, des lettres circulaient
dans le monde des curieux et donnaient un aliment à ces esprits
avides de doctrine. A Rome, on recueillait les propos qu'il tenait
durant ses promenades sur le Pincio. Ce peintre qui n'a pas formé
un élève comptait une foule de disciples. Toute la littérature
esthétique du siècle, jusqu'à l'Académie, Félibien et de Piles, tient
dans ces citations du maître français et encore, sur bien des
points, Félibien et les Académiciens n'ont-ils fait que développer
les aphorismes de Poussin.
Deux de ces lettres surtout sont remarquables, car elles con-
tiennent par avance toute la doctrine qui sera enseignée à l'Aca-
démie et annoncent une méthode intellectuelle qui bientôt ira se
précisant. L'une est la lettre fameuse des modes dans laquelle
Poussin, par des comparaisons avec la musique des anciens,
expose comment, dans une peinture, tout se doit justifier par le
caractère dominant de l'œuvre, même ce qui, au premier abord,
semblerait ne devoir relever que de l'automatisme manuel. La
touche, la graphie, tout doit trouver sa justification par l'impres-
sion finale et totale de l'ensemble, comme une vérité trouve sa
preuve quand elle entre dans un système bien fait. Cette croyance
qu'une vérité n'a toute sa valeur que lorsqu'elle fait corps avec
une architecture générale, le tout expliquant les parties, c'est un
(38)
POUSSIN ET RICHELIEU
des axiomes du cartésianisme, et Tune des manières de penser
chères au classicisme français.
La seconde de ces lettres est bien inattendue sous la plume
d'un peintre. Depuis longtemps les Chantelou sollicitaient
Poussin d'écrire un traité en règle qui donnerait les secrets de cet
art dont ils admiraient la beauté. Poussin enfin, mis en train par
un essai de Paul Fréartd6 Chambray, se décida un jour à écrire
le plan d'une dissertation sur Testhétiquc de la peinture. C'est
presque sa dernière lettre; elle est du 1" mars 1665; Poussin est
mort au mois de novembre suivant. Le ton philosophique de ces
réflexions est pour nous surprendre. Ce peintre part de la
métaphysique. Deux parties dans son traité; la seconde com-
prend « les parties des peintres ». Mais elle est précédée d'une
sorte de préambule qui n'est rien moins que l'analyse des
conditions de la visibilité : la lumière, l'espace, la forme,
la couleur, la distance et enfin l'instrument, c'est-à-dire l'œil
lui-même; et dans cette seule énumération on reconnaît un
esprit rompu à la réflexion abstraite; ce sommaire suit une ana-
lyse de ridée de matière ; on pourrait croire à un sommaire d'une
méditation de Descartes. Après quoi Poussin sort de cette méta-
physique pour entrer dans son métier et cette fois il énumère les
opérations successives du peintre devant sa toile. Il se voit
disposant ses figures sur le papier, les plaçant dans un décor
approprié, leur donnant la beauté, la vie et enfin observant les
convenances historiques et la vraisemblance. « Jugement
partout », dit-il; c'est-à-dire, tout, dans un tableau, doit se
pouvoir justifier; tout doit être intentionnel. Et nous verrons, peu
après, les académiciens ingénieux à trouver ces justifications dans
l'analyse de son œuvre, et à les codifier dans l'art du peintre.
Ces méthodes nous étonnent aujourd'hui que l'instinct profond
et obscur nous paraît donner son âme à la beauté. Mais nos
manières de penser ne sont, comme celles du xvii" siècle français,
qu'un moment dans les transformations continues et sans fin de
l'esprit humain et elles ne nous fournissent nul droit à condamner
les manières de penser antérieures. Nous devons seulement en
(39)
DE POUSSIN A WATTEAU
retenir que c'est par l'analyse de ces qualités spirituelles que le
public cultivé de chez nous est venu à la peinture. Les amateurs
de Paris prenaient conscience de leurs prédilections intimes et
secrètes en détaillant les intentions d'un tableau chargé de sens ;
ces petits tableaux de cabinet, on pourrait presque dire de biblio-
thèque, canalisaient dans la pensée française l'art archéologique,
psychologique, le sens du rythme et faisaient entendre la musique
des formes. Poussin, de son côté, se sentait porté vers un art de
plus en plus intellectuel par ce public qu'il sentait si prompt à
rechercher ses moindres intentions. Éloges et critiques portaient
sur les convenances morales et le costume. Les préoccupations de
ce public l'ont incliné vers la peinture historique et la mimique
dramatique. Les peintures de la dernière partie de sa vie qui
furent presque toutes destinées à des curieux de France sacrifient
beaucoup moins que les œuvres de la jeunesse au simple plaisir
de peindre. Poussin a été pris lui-même par le milieu auquel il
donnait des leçons.
On affecte parfois de s'étonner que l'on puisse chercher dans
un philosophe l'esthétique d'un peintre et l'y trouver; ce n'est
point en effet l'habitude ni le métier des artistes de lire les méta-
physiciens. On oublie que le propre des philosophes est bien
moins d'inventer un nouveau système que de mettre sous une
forme systématique les manières de penser de leur temps. Une
philosophie ne vit, ne porte, elle n'est adoptée par les contem-
porains qu'à la condition que les contemporains y découvrent la
justification de leur manière de penser, de sentir et de croire. Il
ne faut donc point s'étonner de trouver chez un métaphysicien
l'esthétique d'un peintre, même si ce peintre n'a pas lu ce méta-
physicien. Ils ont puisé à une même source l'un son art et l'autre
son système. Nous pouvons compter Poussin parmi les cartésiens
les plus caractérisés parce que nous trouverions incluse dans les
méditations l'esthétique de la peinture d'histoire. Les deux hommes
apparaissent comme les nourrissons d'un même rationalisme géo-
métrique ; ils ont emprunté à l'art comme à la science des formes
le goût des définitions précises et des raisonnements rigoureux.
Pour eux le plaisir artistique, cette délectation où Poussin
reconnaît la fin de la peinture, n'est que la perception confuse
encore d'une géométrie cachée; mais cette délectation est bien
plus vive quand cette géométrie implicite est développée avec
(40)
DE POUSSIN A RICHELIEU
méllîode et clarté. Aussi, quand Le Brun, idéologue ambitieux
qui a pris la responsabilité de fonder une science du beau
qui se pût enseigner, voudra construire son esthétique, il tirera
tous ses exemples de Poussin et ses raisons de Descartes et
fera entrer sans peine la pratique du peintre dans la théorie
du philosophe.
CHAPITRE II
DESGARTES ET LE BRUN
l'académie royale ueçoit la mission de constituer une doctrine
POUR l'enseignement de la peinture et de la sculpture, cette
doctrine fut l'application de l'esprit cartésien aux problèmes
esthétiques II LE PROCES ENTRE LE DESSIN ET LA COULEUR || « l'eX-
PRESSION » ET LE TRAITE DES PASSIONS DE DESCARTES || LA THEORIE
CARTÉSIENNE DU VRAI ET LA THEORIE ACADÉMIQUE DU BEAU ; ÉLABO-
RATION QUE DOIVENT SUBIR l'hISTOIRE ET LA NATURE POUR CREER
DE LA BEAUTÉ |1 LE PITTORESQUE SOUMIS A LA LOGIQUE.
L^ Académie Royale de Peinture et de Sculpture, fondée en
1648, et remplacée aujourd'hui par notre Académie des
Beaux-Arts, était à la fois une école professionnelle et un
corps savant. Les Académiciens tenaient ateliers et dirigeaient
les travaux d'élèves ; ils se préoccupaient aussi de « résoudre les
difficultés de l'art » et s'assemblaient pour se « communiquer les
lumières dont ils étaient éclairés ». Les résultats de ces recher-
ches n'ont pas été perdus. Des comptes rendus ont été rédigés par
les différents secrétaires de l'Académie, Félibien, Guillet de Saint-
Georges, Testelin. Ils sont conservés dans les archives de l'École
des Beaux-Arts.
Ces artistes assemblés en de solennelles conférences ne discu-
taient pas seulement parce qu'il est naturel entre gens d'un même
métier de s'entretenir de ses occupations; ils discutaient pour
élaborer une doctrine de leur art, qui eût la certitude de la
science et pût se démontrer comme les vérités mathématiques. Il
ne s'agissait pas de donner seulement aux étudiants quelques
conseils professionnels, comme ceux qu'ils avaient pu recevoir
(42)
DESCARTES ET LE BRUN
jusque-là dans les ateliers de leurs maîtres; il fallait constituer
un système complet et solide, qui permît à l'artiste de conduire
sans errement sa création artisti(iue, depuis la conception qui
cherche encore, jusqu'aux plus petits détails de l'exécution qui
achève. Sans doute, il y eut bien de la logomachie. Mais si les
peintres et les sculpteurs employèrent souvent une langue méta-
physique ou médicale, qui n'était pas la leur, c'est que, voulant
donner aux problèmes de l'art des solutions certaines, ils ne
croyaient pouvoir faire mieux qu'emprunter aux sciences voisines
leurs formules habituelles, leurs vérités reconnues et, par là
même, leur caractère de certitude.
Cette ambition était née en môme temps que l'Académie. Dès
leurs premières réunions, les peintres et les sculpteurs, en se
chargeant de l'instruction des élèves, s'engagèrent à fonder une
doctrine. Le 30 août 1653, l'Académie, qui s'essaie « dans le rai-
sonnement de la peinture », établit l'ordre qui sera suivi dans les
discussions et arrête « que l'on aura un livre particulier pour
enregistrer les résolutions qui se prendront dans les délibéra-
tions ». Mais les feuilles de ce « livre particulier » restèrent sans
doute blanches, jusqu'au jour où Colbert prit une part directe
dans le gouvernement de l'Académie dont il était, depuis 1661,
vice-protecteur par le titre et, en fait, protecteur. Le 27 mars 1667,
un projet de Colbert, probablement rédigé avec l'aide de Per-
rault et de Le Brun, annonce l'obligation de travailler et enseigne
les moyens de le faire. Il faudra délibérer avec méthode et légi-
férer avec autorité : « Il serait à propos que les décisions de
l'Académie fussent accompagnées des raisons qu'elle a eues de
se déterminer dans sa résolution. » La prudence et, par suite, la
lenteur sont nécessaires dans les débats de cette importance : il
faut « ne décider que deux ou trois questions par an,... parce
qu'une question bien traitée fera plus de fruit que cent questions
qui ne seraient traitées que superficiellement ».
C'était là une idée chère à Le Brun. Nivelon, son confident,
nous révèle dans le Manuscrit qu'il nous a laissé, l'intention
formelle de son ami : « Son dessein par ces conférences publiques,
conjointement avec les chefs principaux de cet illustre corps, qui
en ont fait pareillement dans les temps de leurs exercices, était
de donner des règles certaines, en faveur de ceux qui veulent
professer ces nobles arts et de ses véritables principes. » Il ne
(43)
DE POUSSIN A WATTEAU
s'agit donc pas seulement d'exprimer un avis éclairé de con-
naisseur : il faut des raisons; les principes établis par l'Académie
doivent apporter avec eux leur vérification.
Les peintres et les sculpteurs se mirent bravement à l'œuvre. A
la force du raisonnement, ils en arrivèrent à démontrer que la
vue d'un beau tableau doit donner la même satisfaction logique
qu'une déduction bien conduite. Une telle pensée ne pouvait
alors choquer aucun esprit. Il paraissait naturel de transcrire
toute chose en langage rationnel, et même Pascal, qui recon-
naissait au cœur des raisons que la raison ne connaît pas,
consacrait toutes les forces de son intelligence à pénétrer ces
raisons inconnaissables, en unissant la clarté logique de l'esprit
géométrique à l'intuition sentimentale de l'esprit de finesse.
C'est que tous avaient appris à l'école de Descartes, ou Descartes
à l'école de son siècle, que la vérité n'est pas autre chose que la
notion évidente, et c'était pour eux comme un malaise intel-
lectuel de quitter les clartés de l'intelligence, pour entrer dans
l'obscurité trouble et le demi-jour du sentiment.
Cette science académique du beau s'établit assez rapidement.
On commença par la modeste et scrupuleuse analyse des chefs-
d'œuvre de la galerie royale : Raphaël, Titien, Poussin offrirent
successivement des sujets d'observation. A mesure que le
nombre des tableaux à étudier se restreignait, les remarques
acquises et les vérités reconnues croissaient en nombre, et les
Académiciens gagnaient de plus en plus d'aisance dans le
maniement des idées. Ils abandonnèrent peu à peu la critique
des œuvres individuelles pour les problèmes généraux. Au lieu
de compter les qualités du Saint Michel de Raphaël ou du Bavis-
sement de saint Paul de Poussin, Bourdon fit une étude sur la
lumière, tandis que Champaigne et Blanchard argumentaient
doctement sur les mérites de la couleur et du dessin. Nivelon
nous apprend que M. Colbert « honorait souvent ces messieurs
dans leurs assemblées et avait la satisfaction d'y entendre
des récapitulations sur les matières générales qui y étaient
exposées ». Quand les décisions eurent été prises sur chaque cas,
la science du beau était faite; il ne restait plus qu'à en composer
le précis. Ce fut Testelin qui s'en chargea : dès 1675, il lisait ses
Tables de préceptes, tableaux synoptiques où toute la sapience
académique est soigneusement cataloguée en de méthodiques
(44)
DESCARTES ET LE BRUN
accolades. Ces tableaux parurent en 1680 : c'est le Manuel du
parfait peintre sous Louis XIV.
Presque tous les membres de l'Académie avaient contiibué à
l'œuvre. Mais le tribut de Le Brun dépassa de beaucoup celui
des autres. C'est lui surtout qui avait inspiré le programme, lui
surtout qui se chargea de le remplir. Chacune de ses conférences
sur Raphaël, Poussin ou sur la couleur fut sensationnelle en
quelque manière et, pour plusieurs d'entre elles, Colbert, voulant
que l'art en retirât un profit immédiat, demanda qu'on les fit
imprimer sur-le-champ. Les dessins de Le Brun sur la physio-
nomie et son traité sur l'expression des passions, à peine
composés, se présentèrent ainsi, avec l'approbation du Ministre
et de l'Académie, à l'approbation unanime du public.
Le Brun, le plus souvent, tranchait de son opinion prépondé-
rante les questions qui divisaient l'Académie. Or, il ne prononçait
jamais sa sentence qu'il n'eût auparavant consulté son Descartes.
Aussi n'est-ce pas seulement la méthode du philosophe que
Le Brun et l'Académie, avec lui, ont pratiquée; ce n'est pas
seulement l'identité de la beauté et de la vérité qu'ils ont apprise
à cette école : ce sont les notions mêmes et les raisonnements
particuliers du système cartésien qu'ils ont appliqués à leur
esthétique. Dans cette construction d'une science-art, Descartes
a donné la forme et la matière. Pour étudier cette influence
cartésienne, il suffit de reprendre, l'une après l'autre, les trois
grandes questions que se posaient les artistes de l'Académie : le
dessin et la couleur; l'expression; l'ordonnance.
Parmi les œuvres analysées par l'Académie, celles de Poussin
et de Raphaël donnaient à l'intelligence une satisfaction complète.
D'autres, au contraire, comme les œuvres de Titien et de ceux
qu'on appelait alors les Lombards, charmaient sans que l'on pût
en fournir de raison satisfaisante. Après un hommage à la beauté
du coloris, l'Académie ne trouvait dans ces toiles que défaut : insi-
gnifiance psychologique, absence d'intention morale, ordonnance
illogique, etc. Les amis de l'art vénitien ne ressentaient de ces
défauts aucune contrariété, et leur tendresse gardait la force
(45)
DE POUSSIN A WATTEAU
invincible des sentiments inexpliqués. Les partisans de Poussin
et de Raphaël, au contraire, tels des personnages de Corneille
avec leurs amours de tête, ne pouvaient aimer que ce qu'ils
admiraient. Cette divergence de goût tourna vite en un débat de
doctrine : du dessin et de la couleur, lequel avait le plus de
« mérite ».
L'Académie, presque entière et sans hésitation, prit parti pour
le dessin. Avant toute discussion en règle, la cause de la couleur
était déjà perdue. Un premier jugement décida « que la couleur
était de peu de conséquence et qu'il ne fallait s'attacher qu'au
dessin ». Vainement, Blanchard tit appel de cette décision « qui
avait été donnée avec un peu trop de précipitation » ; entendez
par là que les Académiciens avaient brusquement coupé court à
un débat qu'ils jugeaient inutile : suivant l'expression même de
Guillet de Saint-Georges, l'on ne pouvait tolérer le triomphe de
« particuliers dangereux dans le poste môme qui avait été choisi
pour les détruire ». Le dessin l'emporta : la couleur fut honnie.
Est-ce seulement la tradition de l'École française ou l'imitation
de l'Italie qui détermina la sentence des Académiciens? Ils trou-
vaient autant de coloristes à Venise que de dessinateurs à Florence,
et si la tradition eût suffi pour donner la prééminence à l'une des
théories, Blanchard et ses amis n'auraient pas été embarrassés
pour montrer les efforts de l'école bolonaise, devant laquelle tous
s'inclinaient, à conserver la tradition des bons coloristes : Poussin
lui-même avait essayé d'obtenir de Venise son secret merveilleux
et impénétrable. Ce ne fut pas non plus que les circonstances
favorisassent les partisans du dessin au détriment de la couleur :
le modèle qui s'offrait alors aux peintres de l'Académie était celui
de Véronèse ou de Rubens plutôt que celui de Poussin, et les
plafonds immenses, les somptueux panneaux de Versailles
offraient un champ libre aux grandes fêtes de la couleur. Mais les
peintres de l'Académie ne songeaient alors qu'à mesurer des pro-
portions et analyser des sentiments.
Ce mépris de la couleur, que la tradition ne leur enseignait pas,
que leur déconseillaient les circonstances, ce fut la forme même
de leur pensée, ce contre quoi personne ne lutte, qui le leur
imposait. Par son caractère abstrait, le dessin plaisait naturelle-
ment à ces raisonneurs que rien ne pouvait satisfaire, sinon une
vue claire et distincte des idées. Le dessin délimite chaque objet
(46)
DESCARTES ET LE BRUN
et le détache de la réalité, ce qui est l'opération essentielle de la
pensée : définir et abstraire. Le dessin laisse de côté tout ce qui
n'est pas la forme permanente, couleur, reflet, toutes les sensa-
tions passagères que la réalité communique à la vue ou suggère
au toucher qui échap-
pent à l'analyse intel-
lectuelle ; le savant
ne les explique que
par des équivalents
mécaniques; l'artiste
les évoque par la poé-
sie et l'imitation;
mais ni la poésie ni
l'imitation ne sont
des opérations intel-
lectuelles. Les Aca-
démiciens , en bons
cartésiens , ne con-
naissaient pas d'autre
activité de l'esprit
que celle de la con-
science claire. Ils te-
naient de Descartes
que les perceptions
confuses sont des per-
ceptions inexactes.
Ils pensaient avec lui que « la raison nous dit que la figure est
dans les objets; un sentiment vague nous dit seulement qu'ils
sont colorés* ». La partie abstraite et parfaitement intelligible de
leur art, le dessin, donnait à leur esprit une satisfaction complète.
Lorsque Blanchard lui-même, le chef des coloristes, expose les
trente-deux propositions qui doivent prouver sa thèse, on voit
bien qu'il discute moins pour combattre les prétentions de l'intel-
ligence que pour attirer celle-ci dans le camp de la couleur : ce
sont aussi des raisons logiques qu'il met en forme. Toute sa
défense consiste à dire que la couleur ne saurait être méprisée,
sans entraîner dans le même dédain l'art de la peinture dont elle
III. POUSSIN. — Un Romain dans le tableau de
l'Enlèvement des Sabines. La grimace du jeune
homme, bouche ouverte, sourcils contractés, exprime
seulement de la douleur physique. La Sabine tire à
pleine poignée les cheveux de Vamoureux brutal. Il
y a plus d^humour qu'on n'imagine dans l'œuvre du
srrave Poussin.
1. Descartes, Principes de la Philosophie, V" partie, 70.
(47)
DE POUSSIN A WATTEAU
est la matière. Sans doute, dans sa vingt-sixième proposition,
il semble voir les insuffisances du dessin : « La couleur, dit-il,
représente toujours la vérité, et le dessin ne représente que la
possibilité raisonnable. » Possibilité raisonnable, oui; mais c'est
là précisément la supériorité intellectuelle du dessin. Le « possible
raisonnable » est supérieur à la réalité irrationnelle, parce que
seul il est vrai aux yeux de l'intelligence. D'ailleurs, Blanchard
n'était pas qualifié peut-être pour parler de la couleur avec beau-
coup d'autorité. Il louait le coloris de Le Brun sincèrement, et,
à juger par son tableau du Louvre, il n'était pas vraiment homme
à faire sentir les couleurs « dans tout leur éclat et dans toute
l'harmonie possible ».
Parmi les défenseurs du dessin, voyez au contraire avec quelle
force et quelle précision la pensée cartésienne se manifeste. A
leurs yeux, la couleur a contre elle de n'être qu'un accident,
tandis que le dessin est une permanence ; elle est matérielle,
tandis que le dessin est spirituel ; elle dépend du dessin, tandis
que le dessin ne dépend pas de la couleur. « La couleur est un
accident tout pur, dit J.-B. Champaigne; la forme est la vérité. »
Ouvrez ensuite Descartes : « Tout ce que d'ailleurs on peut
attribuer au corps présuppose de l'étendue et n'est qu'une dépen-
dance de ce qui est étendu... Ainsi nous ne saurions concevoir
par exemple de figure, si ce n'est en une chose étendue... Les
couleurs, les odeurs, les saveurs et autres choses semblables ne
sont rien que des sentiments qui n'ont aucune existence en dehors
de ma pensée et qui ne sont pas moins différents des corps que la
couleur diffère de la figure ou le mouvement de la flèche qui le
cause. » On comprend, après cela, comment s'attacher à la cou-
leur, « en faire toute son étude, c'est se laisser éblouir par
l'apparence d'un beau corps, sans considérer ce qui le doit animer » .
Le coloriste Titien, par exemple, « n'a jamais pensé en travaillant
à ses ouvrages qu'à leur donner de la beauté et à les farder, pour
ainsi dire, par l'éclat des couleurs, et non pas à représenter
régulièrement les objets comme ils sont ». Raphaël, au contraire,
a été « plus conforme à la raison », et, pour avoir rejeté les
fantaisies de la couleur, et ne s'être attaché qu'à la vérité raison-
nable, celle que traduit un dessin parfait, il a eu « des idées beau-
coup plus nobles, plus relevées ». Ainsi parle Nicolas Mignard.
De plus, la couleur ne suppose qu'une opération matérielle,
(48)
DESCARTES ET LE BRUN
tandis que le dessin est un acte intellectuel : « Il faut considérer,
dit Le Brun, que la couleur qui cuire dans ces tableaux ne peut
produire aucune teinte ni coloris ([ue ce ne soit par la matière
même qui porte la teinte, car Ton ne saurait faire du vert avec une
couleur rouge, ni du bleu
avec du jaune. C'est pour-
quoi Ton peut dire que la
couleur dépend tout à fait
de la matière et, par consé-
quent, qu'elle est moins no-
ble que le dessin, qui ne
relève que de l'esprit. » Dans
leurs discussions, Blanchard
et Le Brun sont comme Des-
cartes et Gassendi ou comme
Henriette et Armande :
« 0 âme! » dit Gassendi à
Descartes. « O chair! » lui
répond Descartes. Pour ces
idéalistes, le dessin l'emporte
sur la couleur, autant que la
substance pensante l'em-
porte en dignité sur la sub-
stance étendue. Tant que
l'artiste conçoit son œuvre,
elle possède toutes les no-
blesses de la pensée; par le
dessin, qui en est le signe,
l'œuvre reste très proche de sa pureté originelle; mais, par la
couleur, elle s'attache au sort de la matière et se fait l'associée
de ses basses destinées.
Le troisième grand argument de Le Brun contre la couleur est
encore emprunté à la métaphysique cartésienne : « Le véritable
mérite est celui qui se soutient de lui-môme et qui n'emprunte
rien d'autrui ». Or la couleur dépend du dessin, « parce qu'il lui
est impossible de représenter ni figurer quel que ce soit, si ce n'est
pas l'ordonnance du dessin ». Et c'est pour Le Brun l'argument
le plus fort, celui qu'on ne saurait réfuter, car c'est l'argument
métaphysique du parfait , celui dont Descartes s'est servi
(49)
HouRTico. — De Poussin à Watteau. 4
IV. POUSSIN. — Une mère dans le Mas-
sacre des Innocents. Grimace analogue à
celle du jeune Romain de Venlèrement des
Sabines et cependant expression toute
différente. Les yeux exorbités suivent la
trajectoire du glaive qui va frapper Venfant.
Le cri n'est pas arraché par la douleur
physique. C'est un effort surhumain pour
arrêter le coup du bourreau.
DE POUSSIN A WATTEAU
pour prouver l'existence de Dieu, Le Brun avait lu et retenu le
Discours de la Méthode : « Il y a de la répugnance que le plus
parfait soit une suite et une dépendance du moins parfait ». Il
savait que « la dépendance est manifestement un défaut ». Ce
n'est donc pas trop dire que le philosophe dictait les sentences de
l'Académie. On peut, après cela, s'étonner de la hardiesse ou de
l'étrangeté de semblables raisonnements, mais on voit comment
ils furent possibles et parurent probants.
« Toute notre dignité consiste dans la pensée, dit Pascal; par
l'espace, l'univers me comprend et m'engloutit comme un point;
par la pensée, je le comprends. » C'est l'idée cartésienne
employée à un usage chrétien. La Bruyère dit de même : « Les
cieux et tout ce qu'ils contiennent ne peuvent pas entrer en
comparaison, pour la noblesse et la dignité, avec le moindre des
hommes qui sont sur la terre. » Le motif? c'eist que « la propor-
tion qui se trouve entre eux et lui est celle de la matière
incapable de sentiment, qui est seulement une étendue, à ce qui
est esprit, raison ou intelligence. » Les Académiciens ne pouvaient
pas tout à fait dire de leur art :
La substance pensante y peut être reçue,
Mais nous en bannissons la substance étendue.
Du moins, ils ne voulurent rien admettre de la substance
étendue, qui ne dût servir de langage à la substance pensante :
d'où leurs idées et théories sur « l'expression ». Ces sculpteurs
et ces peintres semblent n'être que des psychologues et des mora-
listes : ils ont mis toute leur ingéniosité à ne voir dans les
qualités de la matière que des signes de la pensée. Ils ont donné
le premier rôle à l'expression, c'est-à-dire à la peinture de l'âme
humaine par le moyen du corps.
Lisons les Tables de la Loi académique : dans l'analyse des
œuvres anciennes ou dans l'instauration de la doctrine nouvelle,
l'étude de l'expression tient la même place prépondérante. On
prête alors à l'expression un rôle si important qu'on la détache
des autres parties de la peinture, pour en faire une étude à part.
(50)
\
DESCARTES ET LE BRUN
Pour Fclibien ou Tcstelin, qui sont de l'Académie, pour de Piles,
qui n'en est pas encore, ou Dufresnoy, qui n'en lut jamais,
l'expression joue dans l'art un rôle aussi important que la compo-
sition ou l'exécution; et même tout montre que les peintres, aussi
bien que le public, s'inté-
ressaient davantage à cette
étude morale de la peinture
qu'aux critiques trop
techniques, trop matériel-
les, sur le dessin et la cou-
leur, ou trop a])slraites sur
la composition. La curio-
sité morale est innée chez
tous; tous alors sont avides
de connaître les choses Ju
cœur. A cette société de
moralistes, il fallait des
peintres psychologues.
Ce n'est pas l'Académie
qui a inventé l'art d'expri-
mer les sentiments. Il y
avait déjà longtemps que
Léonard de Vinci s'était
efforcé de traduire les
« états d'âme », complexes
par les physionomies et les
gestes. Raphaël aussi, à la
fin de sa carrière, avait peu à peu abandonné la plastique pure
pour le jeu des physionomies. Mais c'est avec Poussin surtout que
cet art psycho-physique avait trouvé sa forme achevée. Chacun
des tableaux de Poussin est comme une pantomime, fixée à son
moment le plus expressif. Aussi est-ce surtout à Poussin, à l'ana-
lyse de ses œuvres, que l'Académie s'en alla demander l'art
d'adapter les traits du visage et les mouvements du corps à un état
particulier de l'âme. Puis, guidés par Le Brun, les Académiciens
entreprirent de fixer d'une façon absolue le rapport exact qui
unit les modifications de l'âme aux mouvements du corps :
Descartes a montré que ce qui est une « passion dans l'âme est
dfioi^le çorp.s_ime action ». C'est encore chez Descartes, dans le
(51)
V. POUSSIN. — Un Sabln qui a peur et qui
fuit au lieu de défendre sa fille. Ici encore
le ton est de la comédie plutôt que de la
tragédie. Dans ses dessins parfois, quand il
n'est pas contenu par le souci du style, Pous-
sin se laisse entrainer à des déformations
physionomiques d'une verve vigoureuse. Ce
n'est pas seulement par là qu'il fait penser à
Daumicr.
DE POUSSIN A WATTEAU
Traité des passions de l'âme, que Le Brun alla chercher
cette science, et Nicolas Mignard pensait, comme lui, que le
peintre « doit savoir la nature des émotions, comme elles sont
engendrées dans l'âme et de quelle sorte elles paraissent
au dehors, afin de former, sur le corps, des figures, des
signes qui les fassent connaître, mais des signes véritables et
naturels ».
Mais avant que l'Académie en corps fît entrer ainsi tout un
traité de Descartes dans les considérants de ses sentences esthé-
tiques, les pages de ce livre cartésien avaient été bien souvent
feuilletées par chacun des Académiciens, et tous s'étaient fami-
liarisés avec la langue du philosophe. Dès la première conférence,
que fit Le Brun, juste au lendemain de l'ordonnance de Golbert,
alors que tous admiraient l'art impeccable du Saint Michel, de
Raphaël, « une personne entreprit de soutenir que ce tableau
n'était pas sans défauts » : elle reprochait au bras droit d'être
également arrondi de ses deux côtés, alors que, « dans quelque
membre du corps que ce puisse être, un côté ne peut être
enflé, que l'autre côté, qui est à l'opposite, non seulement ne
diminue de sa grosseur, mais encore ne se retire et ne fasse une
figure toute contraire. » Cette remarque, dit Félibien, surprit
toute la compagnie. Elle eût semblé plus naturelle, si tous,
ce jour-là, s'étaierît rappelé l'article XI du Traité des pas-
sions, où il est expliqué comment un muscle se gonfle des
esprits qui abandonnent le muscle voisin, « au moyen de
quoi tous les esprits contenus auparavant dans ces deux
muscles s'assemblent en l'un d'eux fort promptement et ainsi
l'enflent et raccourcissent, pendant que l'autre s'allonge et se
relâche ».
Mais ce jour-là, Descartes eut tort : il se heurtait à Raphaël;
la conclusion de l'Académie fut que « la nature n'a pas été si
exacte à faire une irrégularité de contours ; mais au contraire on
voit dans les beaux corps et particulièrement dans les membres
les plus charnus comme sont les membres et les cuisses des
enfants et des femmes bien faites, une rondeur et une égalité qui
détruit entièrement la proposition générale que ce particulier
avait avancée. » Ce fut le seul échec essuyé par Descartes. Désor-
mais, son autorité sera incontestée.
Deux mois plus tard, Gérard Van Obstal, le sculpteur flamand,
(52)
DESCARTES ET LE BRUN
entreprit rexplication scientifique des gestes du Laocoon. Elle
fut tirée du Traité des passions , de Descartes . L'auteur
exposa de son mieux la théorie des esprits animaux et, si
l'on veut juger de quelle façon il usa du texte du philosophe, on
n'a qu'à rapprocher sa prose
de celle de Descartes :
Traité des Passions, art.
CXVI. Comment la tristesse
fait pâlir.
La tristesse au contraire en
étrécissant les orifices du
cœur lait que le sang coule
plus lentement dans les veines
et que, devenant plus froid et
plus épais, il a besoin dy
occuper moins de place, en
sorte que se retirant dans les
plus larges qui sont plus
proches du cœur, il quitte les
plus éloignées dont les plus
apparentes étant celles du
visage, cela le fait paraître
pâle et décharné, principale-
ment lorsque la tristesse est
grande et qu'elle survient plus
promptement...
VI. POUSSIN. — Une femme, dans la scène
de la Manne au désert, allaite sa mère
affamée et console son enfant indigne' de
voir sa place prise. Les classiques aimaient
ces conflits de sentiments et ils savaient les
analyser dans les physionomies complexes
de Poussin.
Extrait de Van Obstal [Conférences de VAcadémie, publiées par
Jouin, p. 25).
On dit que la peur et la tristesse jointes à une douleur très grande
rétrécissant les orifices du cœur, font que le sang coule plus lente-
ment dans les veines et que, devenant plus froid et plus condensé,
il occupe beaucoup moins de place. Qu'outre cela, presque tout le
sang du corps, se retirant par la crainte aux environs du cœur, les
parties qui en sont privées deviennent pâles et la chair moins solide,
particulièrement au visage où le changement est d'autant plus visible
que la peur est plus grande et plus imprévue; qu'ainsi comme les
membres manquent de chaleur par le défaut du sang, on voit que la
tête de Laocoon penche sur les épaules...
Voilà pourquoi la tête de Laocoon doit pencher et la raison de
chacun de ses gestes.
Deux mois plus tard, à propos de la Sainie-Famille de Raphaël,
(53)
DE POUSSIN A WATTEAU
commentée par Mignard, c'est encore grâce à Descartes que l'on
peut assurer que la joie y est bien représentée comme elle le
doit être :
Extrait de Mignard {Conférences, publiées par Jouin, p. 38.)
... Elle (la joie) fait que le cœur se dilate, que les esprits les plus
chauds et les plus purs, montant au cerveau et se répandant sur le
visage, particulièrement dans les yeux, réchauffent le sang, étendent
les muscles, ce qui rend le front serein et donne un plus beau lustre
et un plus grand éclat à toutes les autres parties.
Traité des Passions, art. CIV. Mouvement du sang et des esprits
dans la joie.
... Les orifices du cœur se dilatent et le sang monte au cerveau...
Comment la joie fait rougir... parce que en ouvrant les écluses du
cœur la joie fait que le sang coule plus vite en toutes les veines et
que, devenant plus chaud et plus subtil, il enfle médiocrement toutes
les parties du visage, ce qui en rend l'air plus riant et plus gai.
Après que les peintres de l'Académie se furent ainsi familiarisés
avec la science de Descartes, ils pensèrent qu'ils possédaient une
connaissance de l'expression psychologique bien plus précise que
leurs devanciers. Il ne leur restait donc plus qu'à consigner dans
un traité théorique les résultats de cette science à l'usage du
sculpteur et du peintre. Ce fut Le Brun qui s'en chargea. Le
9 février 1678, il présenta solennellement à l'Académie, présidée
à cette occasion par Colbert, une série de dessins montrant les
efiets des passions sur le visage humain. On y voyait les défor-
mations produites par la joie, la tristesse, la colère ou la peur,
sur les sourcils et la bouche d'un homme. Nous ne pouvons
reproduire ici tous ces curieux dessins dont l'influence a été cer-
tainement considérable dans notre école française et subsiste
encore aujourd'hui. Mais ils étaient accompagnés d'un commen-
taire psycho-physiologique, où Le Brun analysait méthodique-
ment les passions, d'après Descartes et légitimait, par la science
du philosophe les jeux de physionomie qu'il attribuait à chaque
sentiment.
Ce Trailé des Passions, par Le Brun, est le seul qui nous soit
parvenu de lui. Ses conférences et son Trailé sur la physionomie
de l'homme comparée à celles des animaux ne nous sont arrivés
que rédigés et résumés par d'autres. Mais ce trailé suflit à bien
(54)
DESCARTES ET LE BRUN
montrer comment Le Brun se servait de Descartes et combien il
lui devait. Comme le philosophe, Le Brun pense qu'il n'y a
« point do passion de l'ûme qui ne produise une acLion corpo-
relle », et c'est de même par l'intermédiaire des esprits animaux
qu'il explique
la communica-
tion entre l'ûme
et le corps. Le
Brun emprunte)
aussi à Descar-
tes sa théorie
sur le siège de
l'âme dans la
glande pinéale
et il emploie les
mômes termes;
pour l'exposer. ■
Par endroits, il ;
modifie légère-
ment Descartes
pour les besoins
de sa propre
théorie; mais
aucune de ces
modifications
nel'écartebeau-
coup de son mo-
dèle. Lorsqu'il
accepte une opinion rejetée par le philosophe, il en prend l'exposé
chez celui-ci et se contente de ne pas reproduire la réfutation. Il
le suit pas à pas, mot à mot, dans sa classification des passions
et dans leur définition. Veut-on des exemples? Voici l'admiration
et l'étonnement :
Le Brun.
L'admiration est une surprise qui fait que l'âme considère avec
attention des objets qui lui semblent rares et extraordinaires et cette
surprise a tant de pouvoir qu'elle pousse quelquefois les esprits vers
le lieu où est l'imagination (impression) de l'objet et qu'ils sont
tellement occupés à considérer cette impression qu'il ne reste plus
(55)
VII. LE BRUN. — La peur, d'après un Perse de la
bataille d'Arbèles, et d'après un dessin didactlrfue. La
psycholo<j;ie de Poussin avait plus de complexité et par
suite plus de vie et d'imprévu. Celle de Le Brun est d'un
dogmntisrne un peu schématique. Cependant ces dessins
pourraient encore illustrer des traités psycholot^iques
modernes. « Dans la peur, dit Darwin, les yeux et la bouche
s'ouvrent lar<j;ement et les sourcils se relèvent...; les
poils se hérissent..., les joues se creusent et tremblent; les
yeux, découverts et saillants, fixent Vobjet qui provoque la
terreur... », etc.
DE POUSSIN A WATTEAU
d'esprits qui passent dans les muscles; ce qui fait que le corps
devient immobile comme une status et cet excès d'admiration cause
l'étonnement.
Descartes, Traité des Passions, art. LXX.
L'admiration est une subite surprise de Tâme qui fait qu'elle se
porte à considérer avec attention les objets qui lui semblent rares et
extraordinaires et cette surprise a tant de pouvoir pour faire que les
esprits qui sont dans les cavités du cerveau y prennent leur cours
vers le lieu où est l'impression de l'objet qu'on admire qu'elle les y
pousse quelquefois tous et fait qu'ils sont tellement occupés à con-
server * cette impression qu'il n'y en a aucuns qui passent de là dans
les muscles.,, ce qui fait que tout le corps demeure immobile comme
une statue... c'est cela qu'on nomme communément être étonné.
De même, Le Brun prend à Descartes ses définitions de
l'amour, de la haine, de la joie, de la tristesse, etc., et les expli-
cations physiologiques qui permettent de passer de la cause
psychologique à l'effet physique. Le Brun se contente d'alléger
ou de rajeunir parfois le style de Descartes. Voici l'amour :
Le Brun.
Dans l'amour quand elle est seule, c'est-à-dire quand elle n'est
point accompagnée d'aucune forte joie ou désir ou tristesse, le batte-
ment du pouls est égal et plus fort que de coutume. On sent une
douce chaleur dans la poitrine et la digestion des viandes se fait
doucement dans l'estomac en sorte que cette passion est utile pour la
santé.
Descartes, Traité des Passions^ art. XCVII.
Je remarque en l'amour, qusnd elle est seule, c'est-à-dire quand
elle n'est point accompagnée d'aucune forte joie ou désir ou tristesse,
que le battement du pouls est égal et beaucoup plus fort que de
coutume, qu'on sent une douce chaleur dans la poitrine et que la
digestion des viandes se fait plus promptement dans l'estomac en
sorte que cette passion est utile pour la santé.
Naturellement, dans la haine, les symptômes sont contraires :
le pouls est « plus petit et plus vile » ; on sent des froideurs
mêlées de je ne sais quelle chaleur âpre et piquante, et les diges-
tions deviennent difficiles. Mais Descartes, au goût de Le Brun,
n'entre pas dans le détail assez précis. Fort du principe emprunté
au philosophe, d'après lequel u Tâme est jointe à toutes les
1. Remarquer que l'imprimeur de Le Brun a lu considérer.
(56)
DESCARTES ET LE BRUN
parties du corps », le peintre montre d'abord comment l'action de
l'ûme doit se faire sentir surtout au visage, aux yeux qui obéissent
au cerveau, à la bouche qui est spécialement attachée aux
impressions du cœur : d'où les innombrables transformations de
la figure humaine. De cette méca-
nique minutieuse, chaque rouage
est isolé et étudié par Le Brun.
Puisque lespérance, comme l'a
montré Descartes, est un état
intermédiaire, « toutes les parties
du corps sont suspendues entre
la crainte et l'assurance ». Or,
dans l'état de crainte, les sourcils
sont élevés, et, dans l'assurance,
ils gardent leur position normale.
Additionnez : pour l'espérance,
vous avez un sourcil qui s'élève
d'un côté, tandis que l'autre reste
en repos. Ainsi les froncements
des sourcils, les rides du front,
les grimaces de la bouche com-
posent un vocabulaire dont les
combinaisons doivent exprimer
avec précision la complexité des
passions humaines.
Descartes n'avait parlé que des
effets les plus généraux des pas-
sions; Le Brun précisa. Bien
mieux, il pensa trouver, entre le
caractère et la physionomie, des
harmonies non moins certaines
qu'entre les modifications de
l'âme et les mouvements du
corps. Ses savantes études sur la
physionomie ne nous ont pas été
conservées comme son Traité sur
les Passions. Nivelon nous expli-
que que c'était se préparer bien des représailles que de prêter
à tel visage les penchants de l'animal auquel il ressemble.
(57)
VIII. LE BRUN. — La haine, d'aprc s
un dessin de Le Brun. Spencer pense
que nos passions sont l'ht'ritage
affaibli d'anciens instincts et que les
mouvements qui les expriment sont
la répétition de gestes qui autrefois
eurent leur utilité, « Le grincement
des dents, la dilatation des yeux et
des narines reproduisent les actions
de la bête féroce qui égorge sa
proie.... Le léger retroussis de la
lèvre supérieure chez riiomme qui
gronde ou ricane est une survivance
de l'attitude de son ancêtre décou-
vrant d'énormes canines quand il
attaquait son ennemi, ainsi que nous
le voyons faire aux chiens.... »
Le Brun eiîl été enthousiasmé de ces
théories qui expliquent notre physio-
nomie par des survivances de l'ani-
malité primitive. Il a cherché des
relations entra l'homme et l'animal.
Mais sur ce point le cartésianisme ne
pouvait le servir.
DE POUSSIN A WATTEAU
Nivelon lui-même, dans son manuscrit, se contente de montrer
que le nez aquilin suppose la magnanimité de l'aigle. De cette
remarque, aucun nez, si auguste qu'il fût, ne pouvait se fâcher.
Mais comment donner aux grosses lèvres l'intelligence de l'âne,
aux longs cous la lâcheté du cerf, aux nez aplatis les instincts du
cochon? Bien qu'il nous reste quantité de dessins de Le Brun et
quelques mots obscurs de Nivelon, l'essai reste peu compréhen-
sible; pourtant on y découvre sans peine une application encore
de la science cartésienne.
Nivelon nous apprend que l'ouvrage comprenait trois parties.
D'abord des portraits d'après l'antique, pour montrer quels traits
du visage correspondent aux principaux penchants; ensuite des
tètes d'hommes rapprochées de têtes d'animaux; enfin des dessins
particuliers pour expliquer le mouvement des yeux chez les
hommes et chez les bêtes. Or, l'examen attentif de ces dessins et
les figures géométriques tracées sur ces têtes par Le Brun m'ont
convaincu qu'il expliquait les conformations de têtes par les mou-
vements habituels des esprits animaux. Un exemple : trois têtes
d'hommes; la première a les yeux horizontaux; la seconde a les
yeux inclinés vers le nez ; la troisième a les yeux relevés du côté
du nez; tout prouve, d'après les visages d'empereurs romains mis
à côté, que Le Brun voit dans le premier cas un caractère bien
équilibré, dans le second un caractère bestial, dans le troisième
un caractère idéaliste. Pourquoi? parce que la direction des yeux
donnant celle des impressions ou esprits animaux, il est évident
que le second visage montre une convergence des esprits ani-
maux vers le nez ou la bouche, c'est-à-dire vers les sensations
physiques, tandis que les yeux du troisième sont dirigés vers la
glande pinéale qui est le siège de la pensée.
La ressemblance, ou pour mieux dire, l'identité n'est pas moins
frappante entre la théorie cartésienne du vrai et la recherche
académique du beau. Les Le Brun, les Perrault et les Cham-
paigne, avec moins de force et de décision dans la pensée, pour-
suivaient bien dans l'art le môme idéal que Descaries avait réalisé
dans l'oi-dre de la connaissance. Dans sa V" Méditation, Descartes
(58)
DESCARTES ET LE BRUN
écrit ces deux phrases, qui me semblent contenir toute sa philo-
sophie : « La vérité est une même chose avec l'être », et un peu
plus loin : « Toutes choses que je connais clairement et distinc-
tement sont vraies. » Que l'on rapproche de ces idées et de ces
citations quelques confidences de Pous-
sin : « Mon naturel me contraint de
rechercher les choses bien ordonnées,
fuyant la confusion qui m'est contraire
et ennemie, comme est la lumière des
obscures ténèbres. » Ce que sont ces
choses bien ordonnées, la correspon-
dance de Poussin ou ses conversations
avec Bellori nous l'apprennent. Les
choses bien ordonnées, étrangères à la
confusion des ténèbres, sont celles que
découvre une intelligence qui « conduit
ses pensées par ordre ». Lorsque Pous-
sin a « trouvé la pensée » du Ravisse-
ment de saint Paul, il attend encore pour
commencer l'ébauche et ne se met au
travail que lorsque chacune des parties
du tableau et leur enchaînement a été
conçu dans son esprit. Cet effort logi-
que que Poussin fait naturellement,
instinctivement, pour chacune de ses
compositions, devient une loi nécessaire aux yeux de Le Brun et
des Académiciens. Dans cette même satisfaction d'une pensée
bien conduite, où Descartes avait discerné la vérité absolue,
Le Brun plaça la beauté souveraine.
La réalité n'entrera donc dans l'art qu'après avoir reçu, dans
l'esprit de l'artiste, la même élaboration qui, dans l'intelligence
du savant, la transforme en vérité scientifique. Pour Descartes,
la science est faite lorsque les propositions vraies sont enchaînées
de manière à former un système de déductions. Pour Le Brun, le
sujet est « raisonnable » et la conception du tableau belle, lorsque
toutes les circonstances de temps, de lieu, de personne, qui sont
comme la matière même de la composition, sont dirigées vers
l'idée à démontrer. L'œuvre sculptée ou peinte, même si elle a
été conçue sans les secours de la syllogistique, doit pouvoir
(59)
IX. LE BRUN. — La douleur,
d'après un dessin didactique.
Ce sont les mêmes signes phy-
sionomiqucs que chez le jeune
Romain dont une Sabine tire
les checeux. Mais les visages
chez Le Brun sont toujours
d'un type plus généralisé et
^expression est moins civanie
que chez Poussin.
DE POUSSIN A WATTEAU
s'analyser sous forme de syllogisme; le spectateur, capable de
goûter les nobles joies de la raison, peut alors donnera son admi-
ration un fondement logique. Les éléments que la réalité fournit
à l'artiste, données de l'histoire ou effets de la nature, doivent
subir cette élaboration.
^ L'histoire d'abord. Sans doute, lorsque à l'Académie on traite
de l'exactitude historique, on commence par l'exalter et la déclarer
inviolable. On met volontiers sur le compte de l'ignorance les
inexactitudes et les anachronismes que l'on relève dans les toiles
des artistes antérieurs; « mais à présent, dit Ghampaigne, que la
peinture est au plus haut degré de perfection qu'elle n'a été de
ce siècle, nous ne devons point commettre de fautes contre
l'histoire, qui est si féconde d'elle-même et capable de fournir
tant de riches matières... » Et, à plusieurs reprises, il arrive que
Ghampaigne défende ainsi la vérité historique avant tout. Mais il
s'en faut que ce précepte soit toujours suivi : au contraire, dans
chacune des discussions soulevées, c'est toujours ce principe de
l'exactitude qui est sacrifié à d'autres principes plus chers à
l'esprit académique.
Lorsque Le Brun analyse le tableau de Poussin, Les Hébreux
recueillant la manne dans le désert, il se trouve quelqu'un pour
reprocher au peintre d'avoir représenté les Hébreux au moment
où la manne tombe, alors que dans la Bible elle était tombée
durant la nuit et que les Hébreux la trouvèrent le matin à terre.
Le même critique désapprouve Poussin qui a représenté ces
mêmes Hébreux affamés, alors que la veille, dit la Bible, il pleu-
vait des cailles. La réponse de Le Brun à ces reproches nous
enseigne à quel moment précis le respect de l'histoire doit céder
à des scrupules plus élevés. Poussin a voulu représenter les effets
de la miséricorde divine secourant les misères humaines : c'est
là l'idée qui donne un sens à toute la scène et que chaque épi-
sode du tableau éclaire de son jour particulier. Or cette idée ne
pouvait apparaître avec clarté et évidence que si l'on rendait
simultanés, sur la toile, deux événements qui, dans la réalité,
avaient été successifs, si l'on montrait la manne tombant pour
des Hébreux affamés, — non pour des Hébreux repus. Poussin a
transformé l'histoire, non par ignorance, mais par intention.
L'histoire fournit les éléments ; mais ils ne prennent leur signifi-
cation véritable que s'ils sont reliés les uns aux autres par la
(60)
DESCARTES ET LE BRUN
pensée du philoso})he ou de rarLisle. Pour cUre beaux, comme
pour ôtro vrais, les faits doivent ôtre organisés par la raison.
Bien mieux, il y a souvent dans les scènes historiques des
détails fAcheux qui leur enlèvent leur vrai caractère. Regardez
Eliézer el JRëbecca de Poussin. Ghampaigne reproche à l'artiste
d'avoir négligé le texte de la Bible. Dans la Bible, Eliézer est
accompagné de onze chameaux, et c'est pour avoir désaltéré ces
chameaux que Rébecca reçoit l'offre d'un fiancé et toutes sortes
de bijoux par surcroît. Cherchez sur la toile de Poussin : pas
trace de chameau. Champaignc en est contrarié. Mais la lucide
philosophie de Le Brun a tôt fait de trouver une réponse excel-
lente : Poussin n'a pas voulu peindre une scène de l'histoire; il
a simplement pris dans la Bible une anecdote qui lui donnait
occasion de montrer la surprise et le bonheur chez une jeune fille,
et les effets variés, produits par contre-coup chez ses compagnes.
C'est « la demande en mariage, imprévue ». Un tel tableau doit
satisfaire notre intelligence, avant de saccorder avec nos connais-
sances en histoire sainte. Les chameaux pouvaient figurer avan-
tageusement dans une aventure de Chanaan, au temps de Jacob;
au temps de Louis XIV, leur présence n'est-elle pas incompatible
avec « la politesse d'une entrevue galante »?
Qu'est-ce à dire, encore une fois, sinon que les faits en eux-
mêmes sont peu de chose? Ils ne valent que par ce qu'ils disent à
notre raison et ils ne lui parlent que s'ils s'organisent comme les
mots d'une même phrase. La présence de onze chameaux n'est,
après tout, qu'un détail fortuit, une vérité isolée, sans valeur;
l'offre de bijoux à une jolie fille, les sentiments variés ressentis à
cette vue par ses amies, voilà qui est de tous les temps, voilà une
action dont toutes les intelligences peuvent juger la vérité des
effets.
C'est pour la même raison qu'à la môme époque. Racine et
Boileau enseignaient la théorie littéraire du vraisemblable et non
la théorie du vrai. La vraisemblance est la forme sous laquelle la
vérité doit entrer dans l'art, parce qu'elle est la vérité raisonnable.
Dans sa tragédie d'Alexandre, Racine fait combattre Porus sur
un cheval; il est constant néanmoins que Porus montait un
éléphant. Le poète le savait et ses contemporains ne l'ignoraient
pas. Mais le moyen de chevaucher galamment un éléphant ! Porus,
Racine et la pièce eussent croulé sous le ridicule. 11 fallait donc
(6i)
DE POUSSIN A WATTEAU
chercher pour Porus une monture qui, au xviie siècle, à la cour
de Louis XIV, produisît le même effet qu'un éléphant sur les
bords de l'Indus, au iv'= siècle avant Jésus-Christ. Le Brun s'est
fort bien aperçu de cette similitude entre la peinture et la littéra-
ture de son temps, et, très intelligemment, il explique à la Com-
pagnie la supériorité du vraisemblable, qu'approuve la raison de
tous les temps, sur le vrai qui, le plus souvent, n'a pour lui que
l'expérience, c'est-à-dire le témoignage d'un moment.
Après l'histoire, la nature. Il ne suffit pas qu'un effet soit tiré
de la nature pour qu'il paraisse vrai. Bourdon critique les invrai-
semblances du soleil couchant : « plus ces accidents sont bizarres,
plus il est nécessaire d'en prendre des notes ; et comme ils ne sont
que momentanés, il faut être prompt à les copier tels qu'ils se
montrent, non pas cependant pour les employer sans y rien
changer; car quelque fidèle que soit la représentation d'une chose
quon aura vue dans la nature, si, dans sa singularité, elle s'éloigne
trop de la vraisemblance, inutilement voudra-t-on la faire passer
pour vraie; c'est de plus un des grands principes qu'il ne faut
rien outrer, et par conséquent la nature n'est pas imitable lors-
qu'elle tombe elle-même dans le vice. » Ainsi la réalité ne peut
être vraie que si elle est vraisemblable. Seules, des vérités géné-
rales et moyennes ont chance de paraître évidentes. Les effets
naturels doivent toujours être des effets probables.
Ici encore, la critique d'art s'éclaire par la littérature et aide,
en retour, à l'expliquer. On va répétant que l'art de nos classiques
fut un art naturaliste et, sans doute, les poètes cherchaient alors
à reproduire la nature; mais la nature qu'ils poursuivaient est
toujours une nature générale; or les naturalistes de tout temps, et
c'est ce qui les caractérise, reproduisent la réalité dans ce qu'elle
a de plus particulier et de plus concret : ils préfèrent une note
prise sur un fait réel, même bizarre, à une vérité probable, et il
n'est pas rare que la superstition du fait observé leur fasse perdre
tout respect de la vraisemblance. Cette distinction entre deux
naturalismes, celui du vrai et celui du vraisemblable, apparaît
déjà chez les classiques eux-mêmes. La Bruyère esta l'affût des
vérités bizarres; il les collectionne d'après nature. Ce n'est point
ainsi que procèdent Racine et Molière. Ils sont moins près de la
réalité immédiate; leurs peintures n'en sont que ]ylus probables;
elles portent leur évidence en elles-mêmes ; celles de la Bruyère ont
(62)
DESCARTES ET LE BRUN
déjà besoin du conlrôlc el, parfois, des explications de l'histoire.
Les données de la nature doivent subir une autre élaboration
encore avant d'entrer dans une composition « raisonnable ». Les
peintres de l'Acadéniie auraient volontiers étendu l'ordonnance
logique jusqu'aux détails fortuits
d'un paysage, en attachant à cha-
cun d'eux une signification utile
au sujet. Pourtant, ces « peintres
d'histoire » accordaient peu do
place à la nature : depuis Poussin,
le goût s'était perdu des majes-
tueux décors dont les accidents
du sol et les grands nuages en-
tourent les scènes humaines. Un
seul élément de la nature semble
les avoir préoccupés : la lumière,
sans doute parce qu'on en parlait
beaucoup à l'atelier. C'est à la
lumière qu'on demanda de com-
pléter le sens d'une scène repré-
sentée : « La lumière, dit Bour-
don, fait partie du sujet que le
peintre doit traiter. » Et il ajoute
que le peintre doit « examiner
dans quelle partie du jour et
sous quel ciel la chose qui consti-
tue son sujet a dû se passer ».
Bourdon et, avec lui, Le Brun
et l'Académie entière demandent
que la lumière de l'aube soit
choisie pour les batailles, parce
que c'est à ce moment que les
attaques commencent; ils veu-
lent que le lever du soleil éclaire
X. LE BRUN. — L'admiration, <i'a/>/ès
lin dessin didactique. L'expression
prend quelque intérêt si on replace
cette figure dans la scène pour laquelle
Le Brun l'a imaginée. C'est une des
femmes qui, dans le tableau\tx¥-Ara\\\e
de Darius, voient entrer dans leur
tente le jeune mi de Macédoine,
après sa victoire à Arbèles. Chez la
mère du roi Darius et chez sa femme,
c'est le sentiment de douleur qui
domine. Chez sa plus Jeune fille, c'est-
d'abord la curiosité, puis l'admira-
tion et bientôt l'amour. Les contem-
porains aimaient cette psychologie
pittoresque et ils en saisissaient sans
effort les intentions.
une scène joyeuse parce que sa
lumière dispose à la joie; ils ne conçoivent une scène de repos,
Jésus et la Samaritaine, qu'à midi, l'heure de la sieste; les
bruyantes et volupteuses bacchanales doivent s'ébattre dans la
lumière chaude d'un après-midi d'automne.
(63)
DE POUSSIN A WATTEAU
Sans doute, il y a ici, non pas seulement un besoin de ogique,
mais un désir de coordonner en un sentiment unique et harmo-
nieux toutes les impressions d'un tableau; c'est la thèse déjà
fortement exprimée par Poussin, dans sa lettre fameuse sur les
modes particuliers à chaque sujet, et c'est aussi la grande idée
romantique, la nature prenant part aux tristesses et aux joies
humaines. Mais les peintres du xviie siècle voulaient, avant tout,
faire rentrer dans la composition logique de l'œuvre, rattacher à
l'idée du sujet, môme tout ce qui est généralement sans signifi-
cation et reste en dehors des choses explicables, et jusqu'aux
accessoires de la composition. Et ce besoin de montrer le sujet
dans toute son évidence fit la fortune de l'allégorie et de la
mythologie.
Depuis longtemps, il est vrai, les figures allégoriques étaient
comme une nécessité, dans la peinture et la statuaire décoratives.
Mais pour les peintres et les sculpteurs qui en avaient usé avec le
plus de bonheur, pour les Vénitiens comme pour les Flamands,
l'allégorie, jusque-là, était surtout une occasion de créer de belles
formes; avec Le Brun et son école, elle revint à son origine
idéale et, de plastique qu'elle était chez Rubens et Véronèse, elle
ne fut plus guère que psychologique. L'allégorie est un procédé
très commode pour expliquer le sens d'une scène réelle. Lorsque
Le Brun représente Louis XIV partant pour la guerre contre les
Hollandais, nous ne comprendrions sans doute pas avec quelle
prudence l'expédition a été préparée, avec quel courage elle sera
conduite, si le monarque n'était accompagné des deux déesses
personnifiant ces vertus. Aussi les scènes modernes ont-elles plus
besoin de l'allégorie que les scènes antiques : le commentaire
allégorique est d'autant plus nécessaire que le fait représenté est
plus réel. Les épisodes de l'histoire ancienne ont, en effet, un
sens traditionnel qu'il est à peine besoin d'évoquer. De plus, on
peut donner aux personnages antiques des expressions tout à fait
conformes au langage des passions : avec Jupiter ou Moïse, les
peintres en prennent à leur aise. Avec Louis XIV, il n'en va pas
ainsi. Dans les scènes contemporaines, le peintre le plus habile
est gêné par la nécessité de la ressemblance. Sans compter que le
respect dû aux augustes visages interdit de leur prêter même les
plus héroïques grimaces. Quel secours alors dans l'allégorie!
Boileau en usera tout pareillement : au passage du Rhin, à
(64)
< z
DE POUSSIN A WATTEAU.
PI. 2, page 64.
r»ESCARTES ET LE BRUN
l'assaut de Nai.iur, ce ne sont pas les combattants qui hurleront
dans la fureur c'e la lutte; Bellone et la Discorde se chargeront
de ces démonstrations violentes. Ainsi, dans la fumée des batailles
de Le Brun, des déesses s'agitent et crient; mais toute celte agi-
tation et cette rage ne dérangent
pas la paisible majesté du grand
roi, que rien n'émeut au-dessous.
Le peintre double ainsi la scène
réelle d'une action idéale qui en
donne le sens. Il peut construire
des êtres selon la raison, qui dans
toute leur personne ne feront
qu'exprimer le courage ou l'a-
mour, la haine ou la terreur.
Un tableau bien ordonné n'est
donc qu'un système logique et
serré. Tant de rigueur dans la
XI. LE BRUN. — L'extase, d'après
un dessin didactique. C'est un des
sentiments dont l'expression a le
moins de précision. Ce n'est que par
les circonstances extérieures que le
peintre parvient à distinguer l'extase
mystique et l'extase amoureuse.
composition aboutit naturelle-
ment à l'unité parfaite, non à cette
unité pittoresque qui satisfait la
vue par un ensemble harmo-
nieux, mais à cette unité logique
qui s'analyse comme le méca-
nisme d'un drame ou d'un raisonnement. Une telle unité se recon-
naît à ce qu'on ne peut rien lui retrancher; dans l'organisme, tout
sert; ce qui est inutile est éliminé. Les curieux du Banquet d'Em-
maus, l'âne et le bœuf de La Nativité, les chameaux d'Eliézer,
autant d'inutilités! Poussin lui-môme a quelquefois laissé dans
ses tableaux des personnages dont l'action était nulle et l'expres-
sion psychologique absente! N'y a-t-il pas dans Les Aveugles de
Jéricho une femme dont le visage et toute la personne sont
dénués d'expression? C'est là un oubli regrettable. L'Académie
estime que cette femme, puisqu'elle n'assiste pas activement au
drame moral que représente le tableau, n'a aucun droit d'y-figurer.
Ces artistes n'ont pas fait, pour ainsi dire, une remarque qui ne
puisse se rapporter à un goût de logique, et, dans leurs Confé-
rences, on n'entend que critiques ou réserves pour les œuvres
dont l'unité résulte seulement de l'équilibre des lignes ou de
l'harmonie des couleurs. Une telle prédominance de la psycho-
(65)
HouRTiCQ. — De Poussin à Wattoau. 5
DE POUSSIN A WATTEAU
logie et de la logique est rare dans l'histoire de l'art : chez Vinci
seul, pourrait-on la rencontrer; mais Vinci est er tout une excep-
tion. A quelle école les peintres de l'Académie ont-ils appris que
la beauté n'est que la satisfaction d'une intelligence bien con-
duite? Encore une fois, c'est Descartes qui enseigne à Le Brun,
comme à tous les esprits du siècle, que rien ne fournit de joie
plus haute qu'une solide architecture d'idées.
Et maintenant que nous connaissons les idées, allons voir les
œuvres; prenons pour guide Perrault, le disciple de Descartes,
l'ami de Le Brun; c'est lui qui nous apprendra comment il faut
regarder un tableau bien composé. Nous entrons avec lui dans
l'antichambre du roi, à Versailles, où se trouvent deux toiles de
même taille : Les Pèlerins (TEmmaiXs, de Véronèse, et la Famille
de Darius aux pieds d'Alexandre, de Le Brun. Arrêtons-nous
devant la seconde, et écoutons le commentaire de Perrault :
C'est un véritable poème où toutes les règles sont observées.
L'unité d'action, c'est Alexandre qui entre dans la tente de Darius.
L'unité de lieu, c'est cette tente où il n'y a que les personnes qui s'y
doivent trouver. L'unité de temps, c'est le moment où Alexandre dit
qu'on ne s'est pas beaucoup trompé en prenant Éphestion pour lui,
parce qu'Éphestion est un autre lui-même. Si l'on regarde avec quel
soin on a fait tendre toutes choses à un seul but, rien n'est de plus
lié, de plus réuni et de plus un, si cela se peut dire, que la repré-
sentation de cette histoire ; et rien en même temps n"est plus divers
et plus varié si l'on considère les différentes attitudes des person-
nages et les expressions particulières de leurs passions. Tout ne va
qu'à représenter l'étonnement, l'admiration, la surprise et la crainte
que cause l'arrivée du plus célèbre conquérant de la terre, et ces
passions, qui n'ont toutes qu'un même objet, se trouvent différem-
ment exprimées dans les diverses personnes qui les ressentent.
El Perrault nous montre chez les vingt personnages qui, tous,
ont les yeux fixés sur Alexandre, la variété des sentiments que
peut produire une même cause. La mère de Darius « abattue sous
le poids de sa douleur et de son âge » ; la femme de Darius « non
moins touchée, mais ayant plus de force, regarde, les yeux en
larmes, celui dont elle craint et attend toutes choses »; Statira
(66)
DESCARTES ET LE BRUN
« dont la beauté est encore plus touchante par les pleurs qu'elle
répand » ; Pandatis, « plus jeune et par conséquent moins touchée
de son malheur, fait voir dans ses yeux la curiosité de celles de
son sexe et en même temps le plaisir qu'elle prend à contempler
le Héros dont elle a ouï dire tant de merveilles ». Je passe sur les
esclaves prosternés, sur les lâches eunuques, sur les femmes
« qui paraissent mêler à leur crainte un peu de cette confiance
qu'elles ont dans l'honnêteté qui est due à leur sexe ». Et ce
commentaire de Perrault n'ajoute à l'œuvre aucune subtilité;
avec le traité des passions en mains, il est facile de retrouver
dans l'œuvre toutes ces intentions psychologiques; il s'en faut
même de beaucoup que Perrault les ait toutes exprimées.
Tournons-nous maintenant vers la toile de Véronèse : « Ici, les
personnages ne semblent pas se voir les uns les autres, et il n'y a
que la seule volonté du peintre qui les ait fait trouver dans le
même lieu. » D'où la conclusion : « Je compare les ouvrages de
nos excellents modernes à des corps animés, dont les parties sont
tellement liées les unes avec les autres qu'elles ne peuvent pas
être mises ailleurs qu'au lieu où elles sont; et je compare la
plupart des tableaux anciens à un amas de pierres ou d'autres
choses jetées au hasard, et qui pourraient se ranger autrement
qu'elles sont sans qu'on s'en aperçût. » Et c'est tout pour Véro-
nèse. Rien pour le jeu harmonieux des lumières, pour la noblesse
des attitudes, pour la sereine beauté des figures, pour la splendeur
des chairs roses ou mates, pour la caresse des satins et des
velours, rien pour le désinvolte prestigieux de la brosse.
Perrault est-il donc insensible à d'aussi rares qualités? Assu-
rément non. Seulement si Perrault nous demandait pourquoi
Véronèse a mis dans un tableau de piété des portraits de Véni-
tiens barbus, de Vénitiennes à la chair florissante, des enfants et
des chiens, sans doute nous ne trouverions que la réponse naïve
du peintre aux questions sévères de l'Inquisition : « Les peintres
prennent de ces licences que prennent les poètes et les fous » et
« lorsque dans un tableau il leur reste un peu d'espace, ils
l'ornent de figures d'invention ». Si nous demandions, au
contraire, à Perrault pourquoi il y a chez Le Brun des esclaves
et des eunuques, des nourrices, des filles, des femmes et des
mères, Perrault nous répondrait que c'est pour montrer toutes
les variétés d'admiration, l'admiration et la douleur, l'admiration
(67)
DE POUSSIN A WATTEAU
et la curiosité, l'admiration et la crainte. Et si nous demandions
encore pourquoi ces personnages ressentent de tels sentiments,
Perrault nous répondrait qu'ils ont dû les ressentir. La situation
morale une fois donnée, elle déroule la série de ses consé-
quences; l'intelligence cartésienne de Perrault suit ces déduc-
tions et y trouve une joie philosophique. Pour lui, la ligne et la
couleur charment les yeux; « la naïve expression des mou-
vements de l'âme va droit au cœur » ; seule, la composition
s'adresse à la raison et « lui fait ressentir une joie moins vive à
la vérité, mais plus spirituelle et plus digne d'un homme ».
Le jour où Le Brun avait présenté au roi son Traité des
passions humaines, ce n'était pas seulement Louis XIV, mais
Perrault et Colbert et toute la France qui déclaraient Le Brun
« le plus grand peintre de l'univers » : Le Brun avait pris une
conscience nette de toutes les beautés de la peinture ; il possédait
les raisons philosophiques du beau absolu, aussi bien que les
recettes techniques pour l'atteindre. L'Académie royale s'était
proposé un enseignement parfait et la recherche d'un idéal
artistique, aussi incontestable que la vérité scientifique. Lors-
qu'elle jugea son œuvre terminée, il était naturel qu'un Perrault,
tout plein de l'orgueil académique, entonnât le Te Deum
triomphal : « Nous devons à la philosophie de Descartes, disait
peu après l'abbé Terrasson, l'exclusion des préjugés, le goût du
vrai, le fil du raisonnement qui régnent dans les bons écrits
modernes, depuis l'établissement des trois Académies. »
Il n'est pas, dans le monde des idées, de doctrines qui nous
paraissent plus éphémères que les théories esthétiques. Elles
participent à la fois de l'instabilité de nos goûts et de la fragilité
de tout système. Les doctrines de nos académiciens n'ont pas eu
un meilleur sort, et même, elles paraissent avoir bénéficié d'une
particulière défaveur. Les traités d'esthétique ne les mentionnent
jamais. Pourquoi donc un tel dédain? C'est, sans doute, parce
que ces peintres cartésiens se montrèrent trop gauches dans le jeu
des idées abstraites et l'emploi de la langue philosophique pour
avoir droit de cité parmi les professionnels. Elles ont pourtant
une qualité bien rare; elles sont profondément sincères; elles ont
été senties fortement; il ne faut pas y reconnaître un jeu artificiel
de logiciens, mais un effort de praticiens qui cherchent laborieu-
sement à raisonner leur empirisme, Le plus grave tort de ces
(68)
DESCARTES ET LE BRUN
esthéticiens est d'avoir trop cru à la valeur pratique de cette
spéculation. Comme tous leurs contemporains, ils pensaient que
la beauté réside dans Tapplication de règles qu'il s'agit seu-
lement de bien connaître. Ils se plaçaient au point de vue de
l'action, comme le législateur qui veut agir sur les mœurs;
enseigner, pour eux, c'est légiférer. Mais pour l'historien qui
cherche seulement dans les lois le reflet des mœurs, la législation
académique nous présente l'expression la plus significative de
l'idéalisme de nos classiques. Les critiques littéraires de ce
temps avaient la même foi dans les préceptes; mais ils sont bien
loin d'avoir saisi avec la môme force les principes profonds de
leur esthétique. Sur ce point, Le Brun fait une autre figure
que Boileau.
CHAPITRE 111
L'ACADÉMIE ROYALE
ET LA FOIRE SAINT-GERMAIN
LA PEINTURE FLAMANDE A LA FOIRE SAINT-GERMAIN || l'iMMIGRATION
FLAMANDE AU XVII® SIECLE \\ LE METIER DES FLAMANDS || l'oPPOSITION
AUX DOCTRINES ACADEMIQUES, MIGNARD ET LE BRUN; FÉLIBIEN ET
DE PILES, RUBÉNISTES ET POUSSINISTES || c'eST l'iNFLUENCE DE RUBENS
QUI l'emporte a la FIN DU SIECLE || ASPECTS DIFFERENTS DE CETTE
QUERELLE ENTRE LE DESSIN ET LA COULEUR, A TRAVERS LES AGES.
SOUS l'ancienne monarchie, chaque année, le 3 février,
s'ouvrait à Paris la foire Saint-Germain; elle durait parfois
jusqu'au dimanche des Rameaux. Elle s'abritait sous une
double halle dont les gens d'alors admiraient fort la charpente et
qui occupait l'emplacement du marché Saint-Germain actuel.
« Le seul couvert de la foire Saint-Germain, dit l'abbé de
Marolles, est une ville tout entière où se trouvent, en certaines
saisons, une infinité de choses pour la satisfaction des curieux. »
Cette foire remontait à Louis XI qui l'avait octroyée à la grande
abbaye. Le public la fréquentait beaucoup; les distractions y
étaient si nombreuses que le commerce ne semblait être qu'un
prétexte. Des auberges, des spectacles, des attractions de toutes
natures voisinaient avec les boutiques de friandises et de
bijouterie. Le commerce y était franc, et c'est à la faveur de cette
franchise que les peintres étrangers et en particulier les
Flamands, qui entraient alors à Paris à pleines portes, venaient
offrir leurs œuvres au public.
Les témoignages ne manquent pas sur l'intérêt que les Parisiens
(70)
L'ACADEMIE ROYALE
trouvaient alors à se promener à la foire Saint-Germain, devant
les boutiques de tableaux. Un avocat au Parlement, Rodolphe
Botorée*, publiait, en 1612, une description de Paris, en vers
latins, où Ton voit passer les principales curiosités artistiques
de la grand'ville, au temps du roi Henri. Notre-Dame avec son
saint Christophe géant et la statue de Philippe de Valois, les
effigies royales du palais, les reliques de la Sainte-Chapelle, les
peintures de la galerie du Louvre; la façade de l'hôtel de ville et
la statue de Henri IV; et dans les églises du Marais le tombeau du
cardinal de Birague et le saint François de Germain Pilon. Et il
n'oublie pas la foire Saint-Germain, le grand événement artistique
de l'année. Combien de Parisiens, sans elle, auraient vécu igno-
rants des choses de la peinture!
Notre avocat est un assidu des boutiques : « Parmi les splen-
deurs et les richesses de la foire, c'est la peinture qui surtout me
ravit, bien plus que toutes les autres merveilles. Pierreries et
tout ce qui attire la richesse et le luxe, je ne le juge pas digne
d'une longue contemplation; mais je ne puis me détacher des
peintures et, devant l'art de Zeuxis, mes yeux se repaissent sans
pouvoir se rassasier de l'œuvre de quelque nouvel Apelle, Michel-
Ange ou Raphaël. » Et il ajoute que, soit qu'il s'agisse de quelque
œuvre ancienne, digne de ces grands noms, soit de quelque œuvre
française ou flamande — car les Flamands excellent dans les arts
de la couleur {valent Belgae arte colorum) — ces tableaux qui
sont exposés au plus offrant présentent, en attendant, une
exquise pâture aux yeux des amateurs [cupidis mirabile pabulum
ocellis). Après quoi, il s'attarde à une description d'un martyre de
saint Laurent, dont il ne dit pas l'auteur; et il est probable qu'il
cède, en cette affaire, au plaisir d'écrire des vers latins sur un sujet
dramatique, au moins autant qu'à celui d'évoquer un tableau,
n conclut qu'il ne connaîtra plus d'autre distraction et qu'il veut
consacrer à la peinture tous les loisirs que lui laisseront les
procès.
Un peu plus tard, en 1630, le sieur Auvray^ parle aussi, dans le
style précieux de son temps, du plaisir qu'il trouve à flâner devant
1. Rodolpbi Bolorei in magno Franciae consilio advocati Lutetia. Lutetiae
Parisiorum Ex typ. Rolini Thierry via Jacobaea, sub sole aureo MDCXII.
2. Lettres du sieur Auvray (Paris, Ant. de Sommaville, 1630, in-S", p. 347) cité
par Revue universelle des Arts, XXI, p. 116.
(71)
DE POUSSIN A WATTEAU
les boutiques de la foire Saint-Germain : « Il y a des tableaux qui
donnent des appétits qu'on ne peut contenter qu'en automne et
d'autres qui promettent beaucoup et qui ne peuvent rien tenir. »
Notre amateur aura, sans doute, beaucoup admiré quelques
natures mortes de fruits ou de gibier et il veut dire que cette
merveilleuse peinture peut allumer la gourmandise, mais non la
satisfaire. Un peu plus loin, il décrit de petits tableaux où l'on
reconnaît facilement des compositions à la manière de Breughel
ou de Franken : « On n'inventa jamais de si agréables trompe-
ries, car dans une chambre de fort peu d'espace, ils nous font
admirer une galerie semblable à celles du Louvre et quelquefois
une allée aussi spacieuse que la plus grande des jardins de Fon-
tainebleau. Bien d'avantage, ils sont rusez jusqu'à ce point qu'ils
mettent bien souvent un grand miroir parmi leurs peintures, afin
que les courtisans et les dames agenceans leurs fraises et leurs
colets, ils leur fassent voir une seconde fois la beauté de leurs
ouvrages sans les regarder. » Près d'un siècle plus tard, nous
retrouverons cette habile présentation dans la boutique de
Gersaint peinte par Watteau, où des glaces sont mêlées aux
tableaux pour que les caillettes puissent se reposer de la peinture
en regardant leur minois et en tapotant leurs frisures.
Une gravure du milieu du xvii* siècle présente la foire sous
un aspect qui n'est pas celui qu'a décrit l'abbé de Marolles; elle
n'est plus abritée sous la fameuse charpente. Les boutiques ont
débordé hors de l'abri et maintenant vingt îlots carrés, ouvrant
chacun une vingtaine d'étalages, cinq sur chaque face, s'alignent
sur cinq rangs qui emplissent une place rectangulaire. On dirait
un camp romain. Les oisifs et les amateurs circulent dans les
allées à angles droits entre les boutiques ouvertes à la rue et
abritées d'auvents. On pénétrait dans ce clos par quatre portes;
quand on venait de la rue Guisarde, à droite en entrant, se pré-
sentait le pavillon consacré aux marchands étrangers : Flamands,
Anglais, Allemands et Hollandais; à gauche le pavillon réservé
à la librairie, aux tableaux à l'huile, à la détrempe et les tailles-
douces. Nos Flamands, qui habitaient généralement rue du Sé-
pulcre, la rue du Dragon actuelle, venaient par la rue du Four
ou la rue du Vieux-Colombier. De leur atelier à leur boutique de
la foire, il ne leur fallait pas trois minutes et pourtant cela suffi-
sait pour que l'on fît de mauvaises rencontres et pour que les
(72)
L'ACADÉMIE ROYALE
exempts appostés par la maîtrise arrêtassent au passage les
tableaux et le peintre,
La maîtrise supportait impatiemment que des étrangers pussent
vendre leurs œuvres en liberté. Elle fit bien des tentatives pour
s'opposer à la vente des peintures flamandes. Le 2 mars 1023, les
maîtres jurés S en pleine foire, faisaient saisir, sous la halle, une
Nativité, chez un certain Français Boulony « flament de nation » ;
un Christ au denier, sur cuivre, chez Corneille Devaux « aussi
flamand » et de même, chez Pierre Van Haecht « flamand de
nation, demeurant à Anvers » et chez Antoine Vandrebuch.
Quelques jours plus tard, le 10 mai, c'est à Pierre Van Boucle,
fils de Charles Van Boucle, que l'on s'en prend, parce qu'il col-
portait un portrait du roi. L'année suivante, la maîtrise n'avait
point désarmé. De Ouaincy et Alexandre Varen « peintres
flamands » sont poursuivis ainsi qu'un « garçon flament habillé
de gris qui a refusé de dire son nom ». Il serait amusant de recon-
naître quelques-uns de ces peintres-colporteurs traqués par la
maîtrise et peut-être des noms illustres sous ces syllabes estropiées.
Corneille Devaux est-il Cornelis de Vos, un des plus beaux por-
traitistes d'Anvers? Il y a des Van Haecht, des Van der Borcht,
dans les ghildes anversoises. Quant à l'infortuné Pierre Van
Boucle qui colportait un portrait du roi, ses démêlés avec la
maîtrise ne l'ont point brouillé avec Paris car il faut sans doute
reconnaître en lui — si ce n'est lui, c'est donc son frère — un
beau peintre de natures mortes qui sera parmi les peintres des
Gobelins. Félibien dira plus tard de lui qu' « il faisait fort bien
toutes sortes d'animaux et même gagnait tout ce qu'il voulait » ;
mais il vivait de telle sorte qu'il fut toujours gueux et finit triste-
ment à l'Hôtel-Dieu de Paris.
Ainsi les tracasseries de la maîtrise ne pouvaient interdire aux
petits Flamands l'entrée du marché parisien. Il y avait à Paris
trop de « curieux » qui n'attendaient, pour aimer la bonne pein-
ture, que d'en avoir vu et les ouvriers qui sortaient d'Anvers
avaient trop d'habileté pour ne pas rencontrer des amateurs ou
même des protecteurs. Le roi retenait à son service quelques-
uns de ces maîtres. Ceux qui logeaient au Louvre devaient être
à l'abri des tracasseries de la maîtrise. Les meilleurs ont bénéficié
1. N. Arck. de fart fr. 1876, p. 109.
(73)
DE POUSSIN A WATTEAU
de la protection royale : Fourbus, Champaigne, Van Mol, Van der
Meulen. Rubans est passé à la cour de la Régente, avec le faste
d'un ambassadeur. Ces illustres servaient les intérêts de leurs
jeunes compatriotes. Les apprentis, à la recherche de clients,
absolument inconnus, assez ignorants de la langue française,
légers de ressources, venaient volontiers se grouper sous la pro-
tection des aînés qui avaient réussi. Et la colonie flamande allait
prospérant.
Ils formaient une confrérie dans la paroisse de Saint-Germain-
des-Prés et nous connaissons la liste de ses marguilliers depuis
1626 jusqu'à 1691 *, Ce sont presque toujours des noms d'artistes.
Parmi les plus connus, voici Juste d'Egmont (1633), un élève que
Rubens laissa derrière lui à Paris, quand il partit après avoir
placé ses peintures de la galerie de Médicis ; Pierre Van Mol (1646)
qui était en faveur auprès de la reine régente Anne d'Autriche;
sa manière est aussi d'un élève de Rubens. Philippe de Cham-
paigne fut, malgré sa modestie, un personnage bien en cour;
Mathieu de la Montaigne « peintre du Roi, pour les mers » et,
plus tard, les graveurs Van Schuppen, Gérard Edelinck, Jean
Edelinck, et bien d'autres ont habité le faubourg.
Ces émigrants gardaient toute leur vie l'allure et l'accent
natal. Mais les fils, nés à Paris, avaient déjà l'air de leur patrie
adoptive. L'un d'eux, Wleughels, eut une sorte de notoriété au
commencement du xviir siècle, car il fut directeur de l'Académie
de France à Rome. Il a raconté l'arrivée de son père à Paris,
près d'un siècle plus tôt et, à lire son récit, on croit entendre la
voix chantante et l'accent traînant de l'Anversois. C'était avant
les troubles civils, un peu après la mort du Cardinal, donc vers
16-43-1645, le 2 janvier, veille de sainte Geneviève; Philippe
Wleughels, en compagnie de son camarade Wolfart, venait à
Paris chercher fortune, muni d'une recommandation pour son
compatriote Van Mol qui était alors un personnage bien en cour.
En janvier, les journées sont courtes ; il faisait nuit déjà, quand
nos jeunes gens, après s'être perdus, passèrent le Pont-Neuf et,
poussant devant eux, s'engagèrent dans la rue Dauphine. Au
bout, s'ouvrait la porte des vieux remparts et l'on entrait au fau-
bourg Saint-Germain. Dans le tohu-bohu du carrefour, les jeunes
1. Liste publiée par les Nouvelles Archives de Vart français, 1877, p. 158.
(74)
L'ACADÉMIE ROYALE
Anversois, cherchant quelqu'un qui les renseignât, tirèrent la
manche d'un passant qui les prit d'abord pour des voleurs. C'était
M. Bourdon, le peintre; nos Flamands ne savaient que répéter :
« M. Van Mol, peintre du roi. » Bourdon reconnut le nom de son
confrère et, comme
il en connaissait l'a- ■ '■ ■ •' ■
dresse, il put ren-
seigner les jeunes
gens: « Suivez cette
rue qui est la rue du
Four; puis la pre-
mière rue à droite
qui est la rue Tara-
ne. » Nos voyageurs
passèrent la porte
de Buci, suivirent la
rue du Four, puis
la rue Tarane où
M. Van Mol, enfin,
les reconnut et les
accueillit cordiale-
ment. Le jeune Wol-
fart était le fils de
son premier maître
à Anvers. On se re-
trouvait en famille
et les souvenirs al-
laient bon train.
Mais il n'y avait pas
de quoi loger les
nouveaux venus. Il
les accompagna
donc chez un voisin,
encore un « pays », le doreur Locreman qui demeurait au coin
de la rue du Sépulcre (actuellement rue du Dragon) et de la rue
Tarane (actuellement boulevard Saint-Germain). Les encadreurs
font volontiers les commissions des peintres. Locreman conduisit,
dans cette même rue du Sépulcre, Wleughels et Wolfart à une
maison qu'on appelait la Chasse. « C'était une espèce de refuge
(75)
XII. — Ce cap de vieilles maisons, à Vangle de la rue
du Four et de la rue du Dragon (anciennement du
Sépulcre), a résislé depuis le xvii' siècle ; la colonie
flamande habitait Vune de ces maisons, dite de la
Chasse. On ne sait l'origine de ce nom.. En rei>anchc
on en peut déduire l'étrange appellation de la rue
du Cherche-Midi qui part de ce carrefour. Cette rue
s'appelait autiefois la rue de Cliasse-Midi, c'est-à-
dire de la Chasse au Midi.
DE POUSSIN A WATTEAU
de peintres de son pays. Tous étaient à table à l'heure qu'il étoit;
on fit caresse aux nouveaux venus, on leur fit prendre place et là
ils trouvèrent des amis, le couvert, bon visage et bonne chère.
Mon père (dit le fils Wleughels) était fort en peine de savoir qui
paierait cette dépense ; un qui étoit assis auprès de lui et qui s'en
apperçut, lui dit de manger et de ne se pas mettre en peine. La
plupart de ces peintres qui se trouvaient là étaient habiles ; il y
avait Nicasius, Van Boucle, Fouquiers, Calf, etc. »
Si l'adresse indiquée par Wleughels est exacte, cette maison
dite la Chasse était à l'angle de la rue du Four et de la rue du
Sépulcre (du Dragon). A cette date, les bâtisses du faubourg
Saint-Germain s'arrêtaient à peu près là et sur l'emplacement du
carrefour de la Croix-rouge s'élevait un grand arbre; après quoi,
si l'on en juge par les plans de cette époque, les rues se conti-
nuaient par des chemins, à travers des terrains vagues ^ Notre
colonie flamande s'était donc établie à l'extrême limite de la ville
et de la campagne. Cette maison de la Chasse n'était pas une
auberge publique ; c'était, sans doute, une pension de famille où
ces étrangers se réunissaient pour mener en commun une exis-
tence plus aisée et plus gaie. Ils retrouvaient, dans la solitude de
la grande ville, un abri où respirer un peu l'air du pays et parler
la langue natale. Quand ils le pouvaient, ils s'installaient à part,
mais jamais ils n'allaient bien loin; on entendait beaucoup l'ac-
cent de Flandre dans les rues du Four et du Vieux-Colombier.
Ils restaient ainsi voisins de cette foire Saint-Germain où ils
venaient, au mois de février, exposer et vendre leur travail, et
plus d'un ouvrait boutique à proximité de ce grand marché. La
Chasse, semble-t-il, a survécu. A l'angle de l'ancienne rue du Sé-
pulcre et de la rue du Four, de vieilles maisons tiennent encore
debout. Elles datent au moins de la mort de Richelieu; elles
avancent vers le carrefour leur cap ébréché, déformé par les ans.
De nouvelles couches de peinture blanchissent parfois la face,
et font paraître plus sombres les trous carrés des fenêtres; peut-
être quelques mansardes ont-elles été posées sur la bâtisse pri-
mitive comme des caisses négligemment empilées. Voilà bien les
1. L'un de ces chemins s'est appelé de Chasse-Midi avant de devenir la rue du
Cherche-Midi. L'origine de cette dénomination reste obscure. Peut-être ce nom
a-t-il désigné d'abord la route qui va de la Chasse au Midi. II ne me semble pas
que cette étjmologie ait été proposée.
(76)
L'ACADEMIE ROYALE
murs qui abritaient nos Flamands, au temps de Mazarin. C'est
par ces fenôtres que le soleil venait éclairer la nature morte posée
sur une table et le panneau suspendu au chevalet, près du petit
pot à huile. Il est ici un genius loci ami des peintres; à deux mai-
sons de là est installée, aujourd'hui, une Académie notoire. Les
nouvelles rues n'ont point encore détruit les vieux ateliers. Les
tours de Saint-Germain ont servi de beffroi à la cité des peintres.
Dans ce faubourg aux rues étroites et ses maisons aux cours pro-
fondes se respire un air qui affine les bons ouvriers pour en faire
de beaux artistes. Antoine et Louis Le Nain habitaient dans la
rue du Vieux-Colombier où ils sont morts en 1642, et à deux pas
de là, à Tombre de la rue Princesse, va mûrir bientôt le génie
méditatif et sédentaire du bonhomme Chardin.
Ces peintres ne manquent pas longtemps de travail; ils décorent
de leurs paysages les hôtels des grands financiers ou les palais
du roi ; ils garnissent de « saintetés » les nouvelles églises et les
réfectoires d'Augustins ou de Jésuites. D'autres, en route vers
l'Italie, ne cherchent d'abord à Paris que les moyens de se
rendre à Rome, puis, tout compte fait, s'établissent. Ils s'ins-
tallent, épousent la fille d'un collègue, francisent un peu leur
accent et leur nom, au besoin le traduisent et, de Kouwenberg
font Froide montagne , de Plattenberg Platte-montagne , de
Van den Bogaert Desjardins, et, en peu d'années, voici d'excel-
lents Parisiens.
Ces Flamands ne trouvent point en France les formes d'art
qu'ils ont connues chez eux. Au lendemain de son arrivée à Paris,
on conduit Wleughels dans les églises, pour lui montrer les
tableaux consacrés par l'admiration du public, offerts comme
modèles aux peintres. A deux pas de la Chasse, rue du PoL-de-fer,
aujourd'hui rue Bonaparte, il va au noviciat des Jésuites, devant
le saint François-Xavier que Poussin avait exécuté, durant son
récent séjour à Paris et que les Français montraient avec orgueil.
« Mon père, raconte le fils de Wleughels, m'a avoué que ce
tableau ne le toucha pas beaucoup et cela n'est point du tout
étonnant : la manière seule, pour ainsi dire, qu'il connaissait et
après laquelle il aspirait, était l'antipode de celle-là. » Hier,
Wleughels fréquentait l'atelier de Rubens : il est mal préparé à
bien goûter cette peinture où il y a plus de psychologie que de
couleur. C'est là le chef-d'œuvre suivant le dogme qui va se con-
(77)
DE POUSSIN A WATTEAU
stituer dans les conférences de l'Académie royale et que nous
appelons pour cela le dogme académique.
Être académique, c'est, avant tout, voir dans la peinture, selon
l'expression de Poussin, « l'imitation des actions humaines » ;
c'est mettre sur la toile un certain nombre de personnages
mimant des passions, reflétant par leur attitude et leur visage le
drame qu'ils jouent et c'est mépriser tout ce qui n'est pas ce
drame. Être académique, c'est rechercher un type conventionnel
d'humanité, inspiré de la statuaire antique et de la peinture de
Raphaël ; c'est aimer, sans doute, les nobles attitudes, les lignes
simples et bien équilibrées; mais c'est aussi mépriser le corps
humain vivant, ne voir que difformités et laideurs dans ce qu'il a
de particulier et de typique ; c'est rectifier les anatomies par des
souvenirs de VAntinous ou du Laocoon, et, d'un mannequin ou
d'un modèle de profession, tirer indifféremment la beauté majes-
tueuse d'un héros ou les contorsions d'un barbare enchaîné. Etre
académique, c'est draper ses personnages avec élégance, aimer
les plis simples des toges romaines et des tuniques grecques;
mais c'est aussi rester indifférent à la matière des draperies
soyeuses, veloutées ou laineuses; c'est contraindre la couleur à
n'exprimer, comme la pierre, que la forme des objets. Être aca-
démique enfin, c'est, par goût des choses morales et superstition
de la sculpture antique, détourner la peinture des effets qui lui
sont commandés par sa nature même ; c'est en faire une doublure
de la littérature ou de la statuaire; bref, c'est ignorer ou dédai-
gner les ressources propres de la couleur à l'huile et appauvrir
en un enduit banal, inexpressif, lorsqu'il n'est pas discordant,
cette substance souple et docile que l'habile ouvrier sait rendre
limpide et lumineuse comme l'atmosphère, tiède et moite comme
la chair, dure et froide comme le métal.
L'apprenti flamand, dans l'atelier de son maître d'Anvers, n'a
été habitué ni à tant d'ambition pour son art, ni à tant de mépris
pour son instrument. Pour lui, le premier mot du métier est de
bien manier la peinture à l'huile, de ne point user d'un rouge qui
ne soit un beau rouge, de ne pas employer un mélange qui ne
soit solide, de ne travailler qu'avec une matière raffinée et inalté-
rable, rompue à toutes les métamorphoses, assouplie, tendre, et
de produire un coloris harmonieux et éclatant : la seule tradition
qu'il reçoit de l'école est une fidélité, une naïveté absolues dans
(78)
L'ACADEMIE ROYALE
l'imitation de la nature. Dès que les Flandres ont us6 de la pein-
ture à rhuile siccative, sans hésitation, elles en ont déterminé
l'emploi : elles ont poursuivi la reproduction exacte des objets et
des êtres matériels, et le succès a été tel, que le mérite particulier,
le caractère de leur école est resté, pour toujours, la perfection
du rendu.
En IGGO, aucun peintre flamand n'a encore répudié cet héri-
tage. Même lorsqu'il peint une grande scène historique pour
quelque église ou quelque palais, les figures du Flamand sont
toujours des portraits; son modèle n'est pas un beau sujet insigni-
fiant, mis là pour lui donner la pose : c'est un être réel, en chair
vivante, jeune ou vieux, gras ou maigre, au teint frais ou flétri;
parfois, comme Rubens, le Flamand semble s'abandonner à la vir-
tuosité de son pinceau ; mais dans ses fantaisies les plus osées il
n'y a qu'un peu plus d'enthousiasme pour la réalité, un peu plus
de dextérité à la rendre dans sa splendeur. Aussi donne-t-il un
tel caractère de vérité à ses tableaux que la « couleur historique »
en est le plus souvent absente. Il est par tradition, par nature,
attaché à la copie du réel, et non à la reconstitution de l'histoire
qui, en peinture, est œuvre d'imagination. Quel avantage aurait-
il à quitter la réalité contemporaine? Pour qui veut avant tout
faire ressemblant, le portrait, le paysage et la nature morte
offrent une carrière suffisante et tout à fait appropriée : rendre
la fraîcheur satinée d'un œillet, le poil ou la plume d'un gibier,
les écailles gluantes d'un poisson, détailler un bouquet d'arbres
feuillus, faire luire un œil dans l'ombre d'un front ou faire couler
le sang chaud sous l'épiderme d'une lèvre humide, voilà des
effets qui, à eux seuls, remplissent l'ambition de ces Flamands,
et voilà des sujets qui ne sont abordables qu'à ces ouvriers sans
imagination et sans raisonnement peut-être, mais dont l'œil est
sûr, le regard attentif et la main experte.
Entre les doctrinaires de « l'histoire » et les praticiens du natu-
ralisme, entre ces deux arts opposés, la lutte n'était pas possible
en 1660. Alors, tout ce qui favorisait l'académisme condamnait le
réalisme pittoresque des Flandres. L'académisme, et ce fut
l'une des raisons qui aidèrent le plus au succès de l'Académie
royale, satisfaisait non seulement l'appétit philosophique du
temps, mais aussi l'orgueil des artistes, ambitieux d'établir une
séparation entre les glorieux beaux-arts et les métiers plus
(79)
DE POUSSIN A WATTEAU
humbles, entre les artistes et les ouvriers. Félibien exprime
naïvement cette opinion : « Il faudrait, dit-il dans la préface de
ses Entretiens, diviser ce long et laborieux ouvrage en trois
parties principales. La première qui traiterait de la composition
comprendrait presque toute la théorie de l'art. Les deux autres
parties qui parleraient du dessin et du coloris ne regardent que
la pratique et appartiennent à l'ouvrier, ce qui les rend moins
nobles que la première qui est toute libre et que l'on peut savoir
sans être peintre. » Être peintre, pour nos académiciens, est donc
un mérite secondaire, à peine honorable, — simple métier de
praticien. Les Flamands ne sont que praticiens; même ils le sont,
la plupart du temps, en ouvriers modestes, détachés des plus
légitimes ambitions. Ils pratiquent leur art sans rien entendre à
l'esthétique, sans remuer ni des idées ni des théories : « Dans la
rue du Vieux-Colombier, dit Wleughels, il y avoit un peintre
flamand très habile; il étoit d'Anvers; il peignoit des mers; il
avoit appris chez And. Van Ertuelt à Anvers. Il ne faisoit pas
cependant ce métier-là; à son arrivée à Paris, il étoit brodeur;
mais la broderie vint à être défendue, ce qui le contraignit à
reprendre son premier métier, où il réussit si bien que dans son
genre il étoit le premier...; il s'appeloit Mathieu Van Platenberg,
connu sous le nom de Montagne. » Ce Montagne, évidemment,
ne pensait pas qu'un peintre de marine fût un artiste d'une autre
espèce qu'un brodeur. Ayant la bonne recette pour peindre des
vues de mer, il l'appliquait avec conscience, sans rêver au renom
impérissable des grands maîtres.
L'existence de ces artisans ne répondait en rien au rêve
glorieux des fondateurs de l'Académie, qui n'étaient pas moins
ambitieux pour leurs personnes que pour leur art. Car ils se
répétaient, — et chaque fois que l'éloge de la peinture sera fait
à l'Académie, ils se répéteront, — que Vinci a été le familier de
François P"^, Titien celui de Charles-Quint, Raphaël l'ami de
Léon X. Les Flamands, eux, ne rêvent pas à l'amitié des rois. Si
leur habileté à peindre des portraits ressemblants entretenait à la
cour la fortune de quelques-uns, Ph. de Champaigne, Juste
d'Egmont ou Van Mol, les autres étaient le plus souvent dans la
classe de ces « simples artisans » dont parle Coypel, « sans
littérature, sans mœurs et sans politesse ». Leur biographie tient
tout entière dans l'énumération de leurs ouvrages : lorsqu'ils se
(80)
L'ACADÉMIE ROYALE
disiraient parfois do la peinture, il ne paraît point que ce soit,
comme Dufresnoy ou Le Brun, à « élever leur g('nie par de belles
connaissances ». Voici Fouquiers, paysagiste illustre, qui, chargé
de peindre dans la grande galerie du Louvre les principales
villes de France, va en Provence travailler d'après nature : là,
il s'arrêta longtemps à boire », dit Félibien. Van Boeck, dit Van
Boucle, peintre animalier," gagnoit ce qu'il vouloit; cependant
il a vécu d'une telle manière qu'étant toujours pauvre, il est mort à
riIostel-Dieu ». Nicasius, ou Nicaise Bcernaert, « devenu vieux et
infirme, avoit presque oublié totalement l'art de peindre et n'avoit
conservé que la science de boire, dans laquelle il excelloit encore ».
Voilà pour les trois peintres qui, à la maison de la Chasse, ont
accueilli Wleughels à son arrivée. Beaucoup d'autres parta-
geaient ces goûts, pensant qu'on peut bien travailler et bien boire.
Ce n'était pas le sentiment des académiciens. La politesse des
manières, la dignité dans la conduite étaient par eux exigées de
l'artiste. Le Brun pour les peintres et les sculpteurs, autant que
Boileau pour les poètes, interdisait à l'aristocratie de l'art les
désordres delà bohème.... Seulement, le Flamand était un prati-
cien habile et, lorsque Perrault et Le Brun, Félibien et Goypel
méprisaient « ces esprits pesants et ces mains grossières », ils
oubliaient que cet artisan gardait un secret inappréciable : il
savait couvrir un panneau d'un coloris brillant et solide.
Ces Flamands de Paris avaient donc, malgré leur nombre, tout
ce qu'il fallait pour n'exercer aucune influence sur notre école
classique. L'art qu'ils représentaient était d'ailleurs en pleine
décadence. Beaucoup d'entre eux abandonnaient leur naturalisme
pittoresque et coloré pour la peinture psychologique et l'art
franco-italien. Philippe de Champaigne, encore flamand par la
technique, est un disciple de l'Académie par l'esprit. Flémalle
pastiche Poussin avec bonheur. Bientôt les fils des vieux Flamands,
paysagistes, animaliers, portraitistes, des Plattemontagne, des
Wleughels, des Van Loo, s'exerceront à la peinture d'histoire :
pour les cabinets de curieux ou les chapelles d'églises, ils iront
chercher dans la Bible ou dans Plutarque des sujets de scènes
nobles et tragiques. L'art flamand de Paris subit donc l'ascendant
de l'art français et en adopte les procédés. Quand Le Brun
organise dans ses ateliers des Gobelins le travail collectif qui doit
célébrer la vie du Grand Roi, il utilise la main-d'œuvre flamande
(8i)
HouRTicQ. — De Poussin à Watteau. "
DE POUSSIN A WATTEAU
pour enrichir d'ornements les motifs abstraits et pauvrement
décoratifs de sa peinture d'histoire : sur les vastes cartons où
Le Brun et ses élèves font les figures, Genoels peint des horizons
bleutés et des ciels lumineux, Van der Meulen la cavalerie royale et
les polygones des forteresses assiégées ; Boel dit Boucle, Monnoyer
dit Baptiste, Nicaise Beernaert dit Nicasius, entourent de guir-
landes de fleurs et de fruits, peuplent d'animaux, chevaux, chiens
et gibiers, les parcs où Ton admire la personne ou les palais du roi.
A ce même moment, en 1668, dans son poème de La peinture,
Perrault, l'ami de Le Brun, énumérant les divers genres par ordre
de noblesse, va de la peinture d'histoire à la peinture de fleurs,
en passant par le portrait, le paysage et la peinture d'animaux.
L'école académique n'enseigne que la peinture d'histoire; ses
élèves descendent parfois jusqu'au portrait ou au paysage, mais
les appellent portrait ou paysage historiques. Par ime marche
inverse, les Flamands de Paris s'élèvent de la nature morte
jusqu'au portrait. La chaîne est ainsi complète entre l'art idéaliste
qui parle à la raison et l'art réaliste qui s'adresse aux yeux. Seu-
lement, en face de l'idéalisme académique, les modestes qualités
des praticiens d'Anvers passent pour une simple adresse de main.
Enrôlés dans la ruche des Gobelins, leur travail y reste anonyme
et sans gloire. Pour le moment, l'art académique a converti ou
absorbé la peinture réaliste des Flandres.
Dans ce même poème, Charles Perrault mettait son ami Le
Brun au-dessus de tous les peintres passés ou contemporains :
bien des fois encore il recommencera cet éloge. Or, Mignard, qui,
depuis quatre ans, s'était séparé brutalement de Le Brun et de
« son )) académie, ne pouvait pas laisser passer sans protestation
le couronnement de son rival. L'année suivante parut un poème
latin, œuvre posthume d'un ami de Mignard, Dufresnoy : esprit
distingué, quelquefois peintre, plus souvent théoricien d'art,
Dufresnoy avait longuement poli et repoli ces hexamètres didacti-
ques, élégants, parfois obscurs, puis était mort avant de les
publier. C'était le résumé des remarques qu'il avait faites devant
les peintures italiennes et particulièrement vénitiennes. Le coloris
(82)
L'ACADÉMIE ROYALE
y était donc traité avec iionncMii-. Cela même était déjà une
réponse aux théories académiques. Mais, ce qui rendait la réplique
encore plus nette, c'est le commentaire qu'y ajouta, avec une
traduction française, un autre ami de Mignard, de Piles, écrivain
de grande valeur, dont Tinlluence va devenir considérable dans
la querelle. Ce commentaire contenait des réserves au sujet du
coloris de Poussin; des critiques étaient adressées directement à
ses chairs sans chaleur et sans vie, indirectement à ses draperies
dépourvues de tout caractère. Or, viser Poussin, c'était atteindre
Le Brun. Poussin avait, à Rome, encouragé les débuts de Le
Brun : par l'autorité de son oeuvre. Poussin était le plus ferme
appui de l'enseignement académique. Ainsi Mignard devint, par
des nécessités de tactique personnelle, ce qu'il n'était nullement
par sa peinture, le représentant des coloristes contre l'Académie.
Quelques mois plus tard (1669), nouvelle attaque de Mignard,
paraît le poème de son ami Molière sur La Gloire du Val-de-Grâce.
Ce poème ne fut pas inspiré à Molière par une admiration sponta-
née des peintures du Val-de-Grâce. Depuis cinq ans, ces peintures
étaient terminées : l'enthousiasme de Molière aurait bien tardé à
se manifester; Molière, en vérité, paraphrase ou traduit les vers
latins de Dufresnoy. II fait, avant tout, un éloge de circonstance et
un appel à Colbert. Mais les adversaires de Le Brun y discernent
la critique du directeur de l'Académie. Car Molière loue Mignard
d'avoir compris que le coloris est 1' « achèvement de l'art et
l'âme des figures ». Outre les habiletés qu'on acquiert à l'école,
Mignard possède les dons que l'on ne reçoit que de la nature, ,
Les passions, la grâce et les tons de couleur
Qui des riches tableaux font l'exquise valeur.
Aucun autre peintre.
De son noble travail n'atteindra les beautés.
D'où la conclusion. Mignard doit obtenir les grandes com-
mandes. Molière dit à Colbert :
Attache à des travaux dont l'éclat te renomme
Les restes précieux des jours de ce grand homme.
C'est à ton ministère à les aller saisir
Pour les mettre aux emplois que tu leur peux choisir.
(83)
DE POUSSIN A WATTEAU
Mignard ne pouvait pas choisir un avocat plus puissant. La
cause pourtant était deux fois mauvaise, présentée sous cette
forme et en ce moment. D'abord on semblait en vouloir beaucoup
plus à la fortune de Le Brun qu'aux défauts de l'art académique;
ensuite, jamais Le Brun n'avait été plus en faveur auprès de
Louis XIV et de Colbert.
Entre le dessin et la couleur, la querelle s'avivait pourtant et
commençait à diviser l'Académie elle-même. Dans le public,
quelques amateurs s'échauffaient : « Quelques particuliers, dit
Guillet de Saint-Georges, que les Académiciens avaient intro-
duits par civilité dans leur assemblée, y semèrent des maximes
absurdes, tirées de l'école de Lombardie, qui soutient contre
l'école de Rome que, pour former un excellent peintre, il faut
plutôt qu'il s'attache à l'économie des couleurs qu'à l'exactitude
du dessin. » Cette « fausse opinion » multipliait « le nombre
imposteur des simples coloristes ». Le danger devint tel que,
pendant une maladie de Le Brun, « ennemi déclaré de cette
erreur », on dut momentanément interrompre les conférences
pour enrayer le progrès des « fausses maximes ». Les partisans
du dessin se ressaisirent et, en juin 1671, Ph. de Champaigne,
parlant de Titien, lui reproche, après quelques éloges, de s'être
laissé entraîner « à la belle apparence » ; Poussin a bien voulu
faire « une course de quelques années dans la carrière des colo-
ristes », mais il avait trop « d'ouverture pour le solide » et méprisa
bientôt « cet éclat extérieur ». L'attaque était franche. La riposte
vint d'un jeune peintre, Blanchard, dont l'oncle, Blanchard l'An-
cien, avait déjà reçu le surnom de « Titien français » : à en juger
par l'unique peinture que le Louvre conserve de lui, Blanchard
lui-même n'était pas sans pasticher le peintre vénitien. Sa réponse
contenait de bonnes choses : « Un peintre n'est peintre que parce
qu'il emploie des couleurs capables de séduire les yeux et d'imiter
la nature » ; mépriser la couleur, c'est « se proposer l'imitation
de la sculpture plutôt que de la nature ». D'ailleurs Blanchard se
montrait conciliant, reconnaissait les charmes du dessin, deman-
dait seulement qu'on ne méconnût pas ceux de la couleur. Sa
modération, sa déférence, son amitié pour Le Brun ne désarmè-
rent point les amis du dessin. Le neveu de Champaigne répliqua
âprement : « Dire que le peintre n'est peintre que parce qu'il
emploie les couleurs, c'est se tromper en voulant tromper les
(84)
L'ACADEMIE ROYALE
autres; on peint en prose; n'appelle-t-on pas la poésie une pein-
ture parlante? » Mais la véritable guerre allait commencer avec
Roger de Piles qui entreprenait de convertir le public à l'amour
de Rubens et de Van Dyck. Dos ce moment, la querelle du dessin
et de la couleur devient la bataille des Rubénisles et des Pous-
sinistes.
L'entreprise de de Piles n'était pas sans difficulté. Malgré la
galerie de Médicis au Luxembourg, Rubens était à peine connu
en France. Jamais son nom n'était prononcé à l'Académie; les
collections royales n'achetaient point de ses œuvres. Aussi de Piles
demandait-il aux amateurs de se défaire de leurs théories, aux
peintres d'oublier leurs habitudes, à tous d'aller voir Rubens sans
prévention, et il portait le débat devant le grand public par son
Dialogue sur le coloris, qui reste un des meilleurs ouvrages sus-
cités par la querelle. Sans doute Pamphile, qui parle au nom de
de Piles, ne rejette pas toute argumentation métaphysique; pour
n'être pas en reste avec Le Brun et la philosophie cartésienne, il
emploie une manière d'argument aristotélicien, que l'on pourrait
appeler l'argument de la différence spécifique : le caractère qui
donne à un objet sa détermination particulière, dit-il, est aussi
ce qu'il y a de plus noble en lui; ainsi, de la raison qui distingue
l'homme des autres êtres vivants; or la couleur est ce qui dis-
tingue la peinture des autres arts du dessin; donc la couleur, etc.
Mais à côté de cette scolastique inévitable dans toute discus-
sion à cette époque, il y a dans Le Dialogue des raisons valables
et des critiques justifiées contre les peintres contemporains.
De Piles discerne avec lucidité que l'office de la peinture n'est
pas seulement de donner le relief des objets; la peinture doit
rendre les valeurs qui modèlent les surfaces, mais elle doit rendre
aussi le jeu des nuances; la lumière met non seulement des diffé-
rences de clarté dans les choses, mais aussi des transformations
dans les teintes locales. De Piles révèle la grande faiblesse des
écoles de peinture qui ne sont pas naïvement réalistes : elles
s'accoutument à voir les objets comme on a l'habitude de les
peindre. Les peintres, à cette époque, emploient fréquemment la
laque et la terre verte. De Piles voudrait leur interdire, pour
(85)
DE POUSSIN A WATTEAU
ix ans, ces teintes neutres et de simple remplissage, les envoyer
un jour par semaine dans les galeries du Luxembourg pour y
étudier Rubens. Il recommande aussi Van Dyck, et même Otto
Vaenius. Le succès, et même le scandale, du Dialogue fut consi-
dérable.
Je me souviens encore, écrit plus tard Coypel le père, du temps
où les écoles de peinture retentissoient de ces fameuses disputes, dans
lesquelles les uns cherchoient à détruire les charmes du coloris en
faveur du dessin, et les autres, passionnés pour le coloris, mar-
quoient tant de mépris pour les solides beautés du dessin. Les dis-
ciples entroient dans la querelle de leurs maîtres et fouloient aux
pieds les ouvrages de ceux qu'ils croyoient opposés à leur sentiment;
et l'on voyoit distribuer des satires qui, en attaquant le savoir des
uns, déchiroient même jusqu'à leurs personnes. Dans cette guerre
pittoresque, les uns arboroient l'étendard de Rubens, les autres celui
de Poussin. Tandis que les partisans de Rubens accabloient le Poussin
d'injures, les adorateurs de Poussin traitoient Rubens avec indignité.
Mais quoique ces deux grands peintres fussent les seules divinités
que l'on paraissoit adorer, Tamour-propre et l'envie faisoient tout
agir. J'étais fort jeune alors, et ne connaissant point la malignité des
cabales, comme je l'ai mieux connue depuis, je ne pouvois compren-
dre comment on vouloit détruire une partie pour en faire valoir une
autre. «; C'est vouloir, disois-je à mes jeunes amis, suivre le conseil
de Toinette dans Le Malade imaginaire : c'est se vouloir faire couper
un bras, afin que l'autre se porte mieux, et se faire crever un œil
afin d'y voir plus clair de l'autre. »
La discussion se faisait violente, Le Brun perdait beaucoup
de son autorité; à la faveur des discussions de principes, les
antipathies personnelles pouvaient se satisfaire. En 1675, « ayant
reçu quelque mécontentement en l'Académie par les intrigues de
quelques particuliers mal affectionnés, il résolut de s'en retirer ».
Il resta plusieurs mois sous sa tente et les « mal intentionnés fai-
saient leur possible pour l'aigrir davantage ». Perrault et Dumetz
furent délégués pour le supplier de rentrer. Des élèves faisaient
scission et, malgré l'mterdiction formelle des statuts, travaillaient
secrètement dans un atelier à part. Un jour, un libelle anonyme,
affiché à la porte de l'Académie, menace « le Directeur d'icelle
d'être noirci de coups ». Une « pasquinade », dessinée à la plume,
montrait un corps mutilé, probablement celui de Le Brun, après
le châtiment promis. J.-B. Champaigne se lamente : le 3 octo-
bre 1676, il prononce une homélie sur le respect qu'on doit aux
(86)
L'ACADEMIE ROYALE
maîtres, môme quand ils ont des défauts. On devrait, dit-il, « ôter
la dureté avec laquelle on voit traiter les beaux ouvrages parce
qu'ils ne sont pas exempts de quelques défauts ; on devrait éviter
de faire des satires qui ne tendent qu'à obscurcir la vérité «,
rejeter « cet esprit dur et malfaisant ».
Le public s'intéresse toujours aux altercations. Les collection-
neurs de Poussins ou de Flamands se lançaient des libelles dont
voici le ton : « Monsieur, je vous envoie la ridicule lettre d'un
Ignorant (M. Gamard, un poussiniste) qui n'a jamais connu ny
Rubens ny ses tableaux; elle est si pleine d'injures et de sottises,
qu'elle ne mérite aucune réponse, et un tel homme devroit, en
bonne justice, estre mis aux Petites Maisons. » Notre homme, en
même temps, envoie à son correspondant le récit d'un Banquet
de curieux. C'est une sorte de Repas ridicule où les Poussinistes
viennent naïvement étaler leur sottise et leur mauvaise foi. Ils
sont réunis chez l'un deux, Pantolme le Poussiniste (Gamard,
dit la Clef). Il y a là, parmi les amis de Poussin, Polémon (Chan-
telou), Mydon (Stella) et ses sœurs, Lysidor (Cerisier), Tymart
(Mignard), qui ménage un bon tour à ses amis; Cléon (Le Brun),
invité, se fait excuser. Pantolme (Gamard) prend la parole :
Vous connaissez Rubens, il eut quelque mérite...
Je n'entends parler que de luy
A la Cour et dans les ruelles.
Chez les savants et chez les belles
Chacun s'y rend son partisan...
Ah 1 que deviendrons-nous si celle tyrannie
S'établit une fois et demeure impunie 1
Il faut renverser cette tyrannie ; que tous s'y emploient :
Monsieur Cléon y fera rage,
11 est le plus intéresse, etc...
Rubens estoit un allenian,
Et qui sera son partisan,
Par ceste aveugle complaisance,
Doit estre déclaré lenneniy de la France.
Car la paix de Nimègue n'est pas encore signée. Alors Tymart
(Mignard) prend la parole et, contrairement à ce qu'on attend
de lui, fait un éloge très vif de Rubens qui w d'un peintre par-
(87)
DE POUSSIN A WATTEAU
fait remplit l'idée »; Rubens possède toutes les qualités des
autres artistes :
11 donne de la vie à ce qui n'en a pas.
De l'antique il a sçu conserver la noblesse
Et n"en a point gardé l'ingrate sécheresse...
II frappe, il éblouit, il surprend, il impose.
Mais Poussin I
II savait manier la règle et le compas,
Parloit de la lumière et ne l'entendoit pas;
Il estoit de l'antique un assez bon copiste,
Mais sans invention et mauvois coloriste.
Les auditeurs sont atterrés. On parle d'aller devant le roi.
Présentons un placet et croyez qu'en ce cas
Le crédit de Cléon ne nous manquera pas.
Sans doute, réplique Tymart; mais le roi n'est pas moins juste
que victorieux; donc il estimera Rubens. Après la discussion,
bataille; la table est renversée et le poète termine par une évoca-
tion du combat des Centaures et des Lapithes. On casse quelques
poussinistes; les autres se dispersent.
La réplique ne se fit pas attendre. Dans la Réponse au Banquet
des curieux^ Rubens est remis à sa place : « il fut bon coloriste, il
eut quelque génie : » mais ■
Il manqua de conduite à bien exécuter.
Ses plus tendres contours sont sans délicatesse ;
11 agença sans choix, ordonna sans noblesse...
L'amour de son pays gasta tous ses tableaux...
Ses dieux gras et replets, à la large bedaine,
Ont tous la taille épaisse et le port de Silène...
Et Bernin, de ce peintre accusant l'ignorance,
Demanda froidement, après un long silence,
Si l'on avoit eu soin de faire un hospital
Pour tant destropiés d'un pinceau si fatal.
Si on écarte les ornements de littérature et les injures de la
mauvaise humeur, il reste au fond de ce débat une opposition irré-
ductible entre deux écoles et deux goûts. Ce que les poussinistes
appellent pureté du dessin et justesse des proportions est, pour
les amis des Flamands, dureté morne et sans vie; ce que les
(88)
L'ACADEMIE ROYALE
rubénistes nomment vérité et fraîcheur de coloris n'est, d'après le
goût académique, que vulgarité et faux brillant. Deux critiques
manifestent clairement cette contradiction, de Piles et Félibien;
tous deux sont les porte-parole de leur parti, de Piles des rubé-
nistes; Félibien des poussinistes. L'un et l'autre sont passionnés
et intelligents. L'un comme l'autre n'a, sernble-t-il, écrit que pour
défendre son peintre favori, de Piles n'ayant pas publié un
ouvrage qui ne se rapportât à la gloire de Rubens, et Félibien
déclarant dans la préface de ses Enlreliens que Poussin a
« enlevé toute la science de la peinture, comme d'entre les bras de
la Grèce et de l'Italie pour l'apporter en France ».
De Piles a vu et exprimé avec force ce qui fait la supériorité de
Rubens et la faiblesse de la peinture académique : les figures de
Poussin sont trop près de la statuaire; « les contours antiques
portent avec eux une idée de pierre qu'ils communiquent infailli-
blement aux ouvrages de ceux qui s'y sont trop attachés; au lieu
que les contours de Rubens donnent au nud un véritable
caractère de chair ». En une page pleine de justesse et d'intelli-
gence, il définit Rubens :
Ses carnations sont très fraisches : ses teintes sont justes et
employées d'une manière libre, sans les trop agiter par le mélange,
de peur que venant à se corrompre elles ne perdent trop de leur éclat
et de la vérité qu'elles font d'abord paroître dans les premiers jours
de l'ouvrage. Rubens observoit d'autant plus cette maxime que la
plupart de ses ouvrages étans grands et par conséquent vus d'une
distance un peu éloignée, il vouloit y conserver le caractère des
objets et la fraischeur des carnations. C'est dans cette vue que, non
seulement il a ménagé la fleur et la virginité de ses teintes, mais
qu'il s'est servi des couleurs les plus vives pour en tirer l'effet de son
intention ; il y a réussi et c'est le seul qui ait sçu joindre à cet éclat
un grand caractère de vérité et conserver parmi tant de brillant une
harmonie et une force surprenante... Son labeur est léger, son pin-
ceau moelleux et ses tableaux finis sans être, comme on dit, assommez
de travail 1
De son côté, Félibien, qui apporte les conclusions de l'Académie
et qui « met de la différence entre le jugement que l'œil fait d'un
tableau et celuy que la raison en donne », condamne Rubens, Les
corps et les visages, tels qu'il les représente, ne sont pas
« agréables et beaux », mais ordinaires et communs », parce que
les traits et les proportions en sont « éloignés des antiques »...
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DE POUSSIN A WATTEAU
S'il eût copié les statues d'Apollon, de Vénus, ou les Gladiateurs,
on ne les auroit pas reconnus, tant sa manière de desseigner estoit
différente de ce goust-là. » Les sévères colorations de l'Académie
n'ont pas préparé Félibien à la bruyante harmonie de Rubens :
« Dans le coloris, les teintes des carnations paroissent souvent si
fortes et si séparées les unes des autres, qu'elles semblent des
taches; et les reliais des lumières rendent les corps comme dia-
phanes et transparens. » Ces critiques sont, pour la plupart,
empruntées à un ouvrage de Bellori paru dès 1672. Mais, en 1685,
les paroles de Félibien n'avaient plus l'autorité incontestée qu'elles
auraient eue en 1670. « Les choses, depuis quelque temps, avait
dit en 1681 de Piles, se sont tournées d'une manière qu'il n'est
besoin d'aucun ménagement pour exposer la vérité. » Maintenant,
on peut parler de Rubens avec admiration, le comparer aux plus
grands, sans paraître à tous mauvais plaisant ou mauvais juge.
Et lorsque quelques années plus tard, en 1699, de Piles entrera à
l'Académie, ce sera en triomphateur ; ses conférences seront écou-
tées, relues; on l'applaudira lorsqu'il déclarera que toutes les
écoles d'Europe peuvent être utilisées par l'enseignement de
l'Académie. Qu'on juge par là du chemin parcouru depuis 1670,
alors qu'une seule autorité, un seul modèle, était reconnu, celui
de la Rome antique et de la Rome moderne, alors que Venise était
exclue, Anvers honni, Amsterdam ignoré.
Les circonstances historiques contribuaient encore à la faveur
croissante de la peinture tlamande. Depuis la guerre de Dévo-
lution, jusqu'à la lin du siècle, nos armées occupent les Pays-Bas
espagnols d'une façon presque continue. Or, églises et couvents
sont décorés de Rubens ou de Van Dyck, et à la tête de nos
troupes il y a parfois des généraux amateurs de peinture. Gomme
leurs ancêtres au temps des guerres d'Italie, ils reviennent avec
des connaissances et des admirations nouvelles. Souvent même
ils rapportent des chefs-d'œuvre pour leurs galeries. Gondé, qui,
avant 166U, a déjà séjourné en Flandre où il s'est fait peindre à
plusieurs reprises, occupe ses loisirs, durant l'inactive campagne
de Hollande, à enrichir ses collections. Luxembourg achète pour
le compte du prince. Et, même, Gondé ramènera avec lui des
Flamands et des Hollandais qui peindront les vues de son Ghan-
tilly. Le duc de Richelieu, qui a dû vendre sa collection de
Poussin au roi, refait, sur les conseils de de Piles, son cabinet
(90)
L'ACADEMIE ROYALE
avec des Rubeiis : « Vous avez sçu profiler, Monseigneur, lui écrit
de Piles, des rapides conquestes de notre invincible monarque; et
la Flandre et les autres provinces ont laissé partir ce qu'elles ont
craint de ne pouvoir conserver dans le désordre d'une guerre
qu'elles avaient à soutenir contre un ennemi si redoutable.... » Le
duc de Richelieu acquiert ainsi de magnifiques Rubens achetés à
Anvers, à Gand, à Bruxelles. Ils sont à peu près tous aujourd'hui
à la Pinacothèque de Munich.
Les toiles qu'on ne peut acheter, on les fait copier. Tous les
amateurs qui ont voyagé dans le Nord et en Angleterre, Haute-
rive, Liancourt, etc., reviennent fervents admirateurs de Rubens.
Les curieux commencent à dédaigner les peintures de l'école
bolonaise et achètent des « magots » de Téniers, des fleurs de
Zeghers ou même des « intérieurs » de petits Hollandais. En 1670,
la collection Jabach tout entière est entrée dans les galeries du
roi. En 1084, le roi envoie Blanchard dans les Pays-Bas espagnols
et les Provinces-Unies pour acquérir les plus belles œuvres. La
collection Crozat, si riche en œuvres flamandes, se forme. L'Aca-
démie a beau gronder contre ces amateurs, qui s'affranchissent
des théories académiques : l'influence de ces galeries, riches de
peintures flamandes, transforme le goût public, éclaire les voca-
tions des coloristes ; c'est là que s'instruiront beaucoup de peintres
du xviii" siècle, bien plus que dans les ateliers de l'Académie. Et
ces toiles flamandes ne sont plus les petits tableaux, qui, au
commencement du siècle, se montraient modestement à la foire
Saint- Germain ; ce sont des chefs-d'œuvre, placés par l'admiration
publique à côté des plus belles peintures italiennes, et dont la vue
suffit à dénoncer aux yeux des connaisseurs les lacunes de l'en-
seignement académique.
De plus, l'institution académique elle-même subit à ce moment
une éclipse. En 1683, meurt Colbert. Louvois, son successeur à la
surintendance des bâtiments et au protectorat de l'Académie,
aime Mignard comme Colbert avait aimé Le Brun. « L'éclat des
grands emplois n allait donc être partagé. Le Brun se sent atteint
par la mort du ministre au point d'oftVir à ses collègues sa démis-
sion de Directeur. Elle n'est point acceptée; mais le déclin de son
Académie s'accuse aussi : Louvois limite le nombre des entrées au
nombre des décès et l'assemblée, qui continuait à faire des recrues
dans la maîtrise, ne peut plus s'accroître; Louvois néglige
(91)
DE POUSSIN A WATTEAU
d'assister, comme faisait Colbert, aux solennités, ce qui enlève
beaucoup de leur prestige. Bientôt même il se désintéresse com-
plètement de l'Académie et se fait remplacer par Villacerf. Puis
Le Brun meurt en 1690, et Mignard, l'ennemi acharné de l'Aca-
démie, lui est imposé comme directeur. La détresse du trésor
entraîne la suppression de la rente annuelle. Louvois a survécu à
Colbert, Mignard à Le Brun, de Piles à Félibien, tous les ennemis
de l'institution ou de l'esprit académiques aux fondateurs de cette
institution et aux représentants de cet esprit.
Si nous voulions reconstituer la carrière de Mignard avec les
œuvres exposées au Louvre, nous aurions peine à imaginer que
ce peintre a rempli la seconde moitié du xvii* siècle du bruit de
sa gloire. Cet artiste, dont l'importance a paru balancer celle de
Le Brun, n'est représenté que par quelques œuvres et encore la
plus importante, son propre portrait, a-t-elle failli lui être enlevée
récemment. Je crois que Mignard sort intact de la discussion.
Mais l'on reste confondu, quand on voit le mince bagage du por-
traitiste le plus fêté de la cour de Louis XIV.
Au temps de Villot, il y a un demi-siècle, douze tableaux repré-
sentaient l'œuvre de Mignard dans les galeries du Louvre. Ils
s'en vont, un à un. Et rien n'est terrible, irrémédiable, comme
cette retraite lente et sûre d'une salle où les nouveaux venus sont
rares, dans un siècle à l'abri des révolutions esthétiques. Mignard,
peu à peu, se retire. Ce n'est pas la marée qui s'en va pour revenir;
c'est le lac stagnant dont l'eau fuit. Mignard doit-il donc dispa-
raître tout à fait d'un siècle où résistent Sébastien Bourdon et
Antoine Coypel? S'il lui était donné de voir cette débandade
et s'il lui fallait insister pour obtenir le maintien d'au moins l'une
de ses œuvres, certainement c'est à son grand portrait en pied
qu'il remettrait le soin de défendre sa mémoire. Et il demanderait
d'abord que ce portrait occupât un emplacement qui fût protoco-
lairement égal à celui du portrait équivalent de Le Brun. Ce vœu
a été entendu. Dans le désastre de son œuvre, Mignard conserve
au moins cette consolation. Par son effigie officielle, il figure
comme un égal de Le Brun. Les Vierges « mignardes » et les
(92)
L'ACADEMIE ROYALE
marquises dont le sourire plaisait tant autrefois, se dispersent
dans l'indifl'ércnce. Mais quand on se trouve devant son grand
portrait, plac6 auprès du portrait de Le Brun, il faut bien se
rappeler que, sous le règne de Louis XIV, la royauté de la
peinture a été partagée entre deux hommes et que Mignard a été
régal de Le Brun. Le désir de Mignard est alors exaucé.
La rivalité des deux hommes date, sans doute, de leur séjour
dans l'atelier de Vouet. Elle s'était accentuée dès 1648, quand Le
Brun luttait pour fonder l'Académie. Son initiative lui promettait
la prépondérance dans la compagnie naissante. Mignard refusa
donc d'en faire partie et préféra travailler à la perte d'une associa-
tion où il ne pourrait avoir la première place. Mauvais calcul ;
l'Académie dura et de son rôle d'opposant isolé Mignard ne tira
nul honneur. A l'aurore du nouveau régime, quand se fit la distri-
bution des « grands emplois », il y eut, de nouveau, rencontre
entre les deux adversaires. Bien que Molière, avec sa Gloire du
Val-de-Grâce, eût mis sa plume au service de Mignard, ce fut Le
Brun qui l'emporta. Celui-ci montait dans l'orbite de Colbert et
tant que vécut le surintendant des bâtiments, la situation de Le
Brun resta prépondérante. Celle de Mignard était cependant
considérable, car il était le portraitiste favori de la cour et, quand
il y eut un mouvement d'opposition contre la rigueur de l'ensei-
gnement académique représenté par Le Brun, il parut que
Mignard était le champion désigné pour mener le combat. Mauvais
choix : Mignard pouvait bien entrer en lutte contre Le Brun;
mais, sorti du même atelier, instruit des mêmes principes, il repré-
sentait à peu près le môme art. La bibliothèque de l'École des
Beaux-Arts conserve, dans ses manuscrits, les traces d'une bataille
à coups de petits papiers entre les deux adversaires ; ils échangent
les choses les plus désagréables du monde. C'est une polémique
entre confrères, ce n'est pas une querelle de doctrine. Et tous les
deux mettent de la bile dans leur encre. Comment cette rivalité
allait-elle finir? Lequel se maintiendrait le plus longtemps et
garderait le champ de bataille? Il semblait que, dans cette course
de lenteur vers le tombeau. Le Brun, plus jeune, avait partie
gagnée.
Mais subitement, la fortune changea de camp. Colbert mourut;
et Louvois, le protecteur de Mignard, hérita de ses charges. Sans
doute. Le Brun resta le premier peintre du roi; mais il était
(93)
DE POUSSIN A WATTEAU
découvert et moralement diminué ; il traîna ses dernières années
dans une disgrâce plus ou moins avouée et paya de bien des humi-
liations son ancienne faveur. Enfin, par une intervention de son
bon ange, Mignard eut la satisfaction d'enterrer son rival. Il
endossa immédiatement toutes ses charges, y compris la direction
de l'Académie. Rien ne s'opposait plus à ce qu'il entrât dans cette
compagnie qui n'était plus celle de son ennemi. Amené par
Louvois, il vint donc s'asseoir dans le fauteuil de Le Brun. Ce fut
un moment de joie suprême; il y avait plus de quarante ans que
ce trône hantait ses insomnies.
Mais, levant les yeux, il vit que l'ennemi était encore là, en
peinture. Dans un grand tableau où Largillière l'avait représenté
en pied, assis dans un fauteuil, il semblait présider l'assemblée.
Une jambe négligemment jetée sur l'autre, les pinceaux dans
la main gauche, de la main droite il paraissait accom-
pagner quelque leçon sur le beau dessin ou l'expression des
passions et, malgré les amis qu'il comptait dans la place, Mignard
pouvait se croire encore sous la domination de Le Brun, tant
qu'il avait devant lui le visage exécré. Il ne suffisait donc pas de
lui avoir pris son fauteuil, il fallait encore le chasser de son cadre.
Et Mignard se mit au travail.
Tout académicien nouvellement agréé devait un tableau à la
compagnie. Mignard pensa qu'il pourrait offrir son portrait.
D'abord, il fit mesurer celui de Le Brun et attaqua une toile de
même dimension. Le Brun avait été représenté assis, la tête nue,
presque de face. Mignard résolut de se peindre ainsi, le corps
tournée à droite, la tête vue presque de face. Il n'eut, d'ailleurs,
qu'à copier un portrait qu'il venait d'achever pour le grand-duc de
Toscane et qui fut gravé à cette date par Vermeulen, avec la date
de 1690 et les titres de ses nouvelles dignités. Le visage, les mains,
étaient encore utilisables; il suffisait d'ajouter les pieds. Pour
son portrait de Le Brun, Largillière n'avait pas fait non plus
grand effort d'invention ; il s'était contenté de copier plus ou moins
un portrait de Le Brun par lui-même. Tout en usant de sa belle
couleur flamande, il n'avait point donné à son modèle ce rayonne-
ment de la chair qui prête tant de fraîcheur et de santé à ses clients
habituels. La couleur de Largillière ne s'était point encore mise à
fleurir. En voyant ce visage de ton rouge et de modelé un peu
lourd, Mignard dut penser qu'il n'aurait pas de mal à présenter
(94)
L'ACADEMIE ROYALE
une figure plus avantageuse. Sa face pûle el l'vè\ti moulre un
charme fort, sédnisauL qui fut, sans doute, chez l'homme lui-m(^me
car Mignanl paraît avoir été entouré d'amitiés ferventes. Si les
gens de TAcadémie, (jui aimaient à raisonner sur les tempéraments,
avaient pu voir, l'un auprès de Tautre, l<;s portraits des deux
directeurs successifs de l'Académie, ils auraient, sans doute, noté
chez le premier un tempérament sanguin et chez le second un
tempérament nerveux; peut-être eussent-ils seulement un peu
discuté pour savoir qui, chez Mignard, l'emportait, du nerveux
ou du bilieux. Quoi qu'il en soit, sur ce point, il me paraît bien
que Mignard avait battu Le Brun. Le nouveau directeur de l'Aca-
démie était plus beau ([ue l'ancien.
Largillière avait revêtu son Le Brun d'un large manteau de
velours rouge. Mignard s'est enveloppé d'une somptueuse robe de
chambre toute jaune qui, en s'ouvrant, montre une doublure
bleue. Ici, les deux premiers peintres sont d'une égale magnifi-
cence. Mais Largillière peint mieux que Mignard ; son velours est
splendide, cassé avec élégance; la robe de Mignard est d'un
dessin sans esprit, montre des plis arbitraires et pesants. Les
portraits de Mignard sont tous alourdis par ces draperies qui ne
flottent ni ne se posent.
Derrière Le Brun, Largillière a placé, sur un chevalet, un de ses
tableaux les plus admirés, celui-là môme que l'on voit dans la
grande galerie de Versailles et qui servit d'esquisse pour un des
compartiments du plafond, Louis XIV conquérant la Franche-
Comté. C'était mettre le premier peintre devant son œuvre la
plus illustre. A ce chef-d'œuvre, Mignard oppose sa coupole du
Val-de-Gâce; une réduction de cette coupole, peinte par Michel
Corneille, avait été offerte à l'Académie. Mignard dut trouver la
réponse suffisante. Cette « gloire » célébrée par Molière ne
pouvait-elle pas équivaloir à ce plafond de la galerie des Glaces que
Quinault a renoncé à chanter?
C'est un véritable tournoi devant la postérité. Et chaque fois
que Le Brun met un chef-d'œuvre dans son plateau, Mignard
dépose un poids égal dans le plateau adverse. Devant Le Brun,
sur une table, le peintre a placé deux statuettes, réductions du
Gladiateur combattant et de YAntinoiis, la force et l'élégance,
tout un programme. Que répondre à cela? Sur la table de
Mignard, voici deux statuettes de déesses, une Diane semble-t-il
(95)
DE POUSSIN A WATTEAU
et une Vénus, peut-être. Qui ne reconnaîtrait les déesses qui ont
inspiré le peintre moderne des grâces, l'Albane français?
Mais que de choses sur cette table de Le Brun! On voit un
coin de la gravure d'après la composition fameuse : La Famille de
Darius aux pieds d'Alexandre. Encore une peinture illustre du
fondateur de TAcadémie. Qu'est-ce que son successeur va lui
opposer? Nous savons, par l'inventaire de ses meubles, qu'il pos-
sédait une gravure de la colonne Trajane ; il va la chercher dans
ses cartons et l'étalé devant lui. Mais il réfléchit que la réponse
ne vaut pas. En somme, cette colonne Trajane, ce n'est pas son
œuvre. Et puis Le Brun se présente en chantre du Roi ; il a peint
le conquérant de la Franche-Comté. La Gloire du Val-de-Grâce
n'est qu'en l'honneur de Dieu, Mignard va-t-il avoir le dessous?
Alors une inspiration le traverse et il consacre la colonne Trajane
à la gloire de Louis XIV. Gomme c'est facile! Le monarque
moderne se substitue aisément à l'empereur romain et, tout
autour du fût, on voit galoper la cavalerie de Van der Meulen.
Ainsi, bien avant Napoléon, Mignard a eu la pensée de la colonne
Vendôme et, une fois de plus, il a trouvé une réplique aux argu-
ments de Le Brun.
Et ces livres posés sur la table, quels sont-ils donc? Ces pein-
tures hautaines nous tiennent trop à distance pour permettre de
lire familièrement les titres de ces in-12. Mais ce sont peut-être
des livres de chevet; sans doute y a-t-il là le DeArte Graphica de
l'ancien camarade Dufresnoy, ou un tirage spécial de La Gloire du
Val-de-Grâce par l'illustre Molière, ou encore L'Idée du peintre
parfait par l'ami de Piles; dans tous ces ouvrages, le génie de
Mignard est fort louange, au moins par prétérition, et il aurait,
lui aussi, d'illustres avocats pour défendre sa cause, si jamais
Le Brun songeait à se prévaloir de la prose et des vers écrits
en son honneur par Félibien ou Charles Perrault.
Cependant Largillière avait négligemment jeté à terre, dans
l'angle gauche, des cartons, papiers et moulages antiques, un
torse, un buste de femme. Ces trophées de l'art et de l'étude ont
coutume de traîner, en peinture, aux pieds des artistes et des
savants. Mignard ne voulut pas faire moins que Le Brun; et dans
le coin de son atelier, il jeta aussi de la sculpture, des palettes
et des pinceaux. Mais, ici encore, il renchérit sur l'adversaire. Le
Brun s'est fourni de plâtres chez n'importe quel mouleur italien,
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DE POUSSIN A WATTEAU.
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page 96.
L'ACADEMIE ROYALE
Miji^nard a mis bien en vue un joli buste de jeune femme qui n'est
point une Niob6 quelconque; nous reconnaissons aisément la
charmante comtesse de Fcu(iuièrcs, la fille du peintre. Dans un
tableau, aujourd'hui à Versailles, Mignard Ta représentée en
Renommée, une trompette à la main, tenant le portrait de son
père. Et nous verrons que cette trompette n'est pas un mensonge
allégorique. Nulle mémoire ne fut jamais en meilleures mains que
celle de Mignard dans les mains de sa fille. La jolie comtesse
savait plaire et elle usa pieusement de ses sourires pour désarmer
l'Académie.
Il était naturel qu'elle parût auprès de son père dans le beau
portrait officiel et qu'elle prît un peu de cette gloire qu'elle avait
si bien surveillée. Ce buste de Mme de Feuquières n'est pas tout
à fait une imagination de Mignard; il a existé réellement et il
appartenait au peintre qui le légua à sa fille chérie. Il était de
Desjardins, le même sculpteur à qui nous devons un buste de
Mignard. Mais quand elle résolut de s'associer encore une fois à
l'image de son père, on dirait que la fille n'a pas consenti à sacri-
fier quelques-uns de ses avantages; et d'abord la fraîcheur de
son teint. Ce buste n'a pas la blancheur inerte que l'on voit
aux figures de ce genre. N'a-t-il pas été frotté de poudre rose?
Mme de Feuquières aurait-elle, par hasard, voulu tricher un peu?
Se travestir en nymphe de Diane, passe encore ; mais se résigner
à n'être qu'une figure de plâtre ou de marbre, n'est-ce pas un
sacrifice bien dur pour une jolie femme? Ainsi regardons-nous
avec quelque complaisance ces accessoires jetés dans un coin
avec une feinte négligence; ils ont, certes, plus d'intérêt que
ceux qui meublent l'atelier du rival. Sur ce point encore, Mignard
a battu^Le Brun.
Mais il n'a pas battu Largillière. Largillière est un beau
peintre et le portrait de Mignard n'est pas une belle peinture.
Cette robe jaune dont il s'est enveloppé n'est pas d'un joli jaune
et cela suffit à condamner un tableau oii elle donne la domi-
nante. Il y a toujours eu, dans la couleur de ce peintre, une
mollesse cotonneuse et une grande lourdeur dans ces draperies
dont il abuse. Pourtant, dès cette date, il aurait dû voir, dans les
oeuvres de Rigaud et de Largillière, que l'on peut alléger par le
nerf du dessin les tentures les plus pesantes et les animer par la
flamme des reflets. Mais Mignard représente, en 1690, un style
(97)
HouBTiCQ. — De Poussin à Watteau. 7
DE POUSSIN A WATTEAU
déjà démodé; son talent vieillissait avec le visage du roi et de
Mme de Maintenon. La beauté Régence qui commence à fleurir
n'a point éclos dans son atelier.
Le portrait terminé, il ne restait plus qu'à l'introduire à l'Aca-
démie. Si l'on parvenait à le substituer à celui de Le Brun, le
triomphe serait complet. Mais au dernier moment, un personnage
inattendu vint tout déranger : la mort. Les dieux voulaient que
cette bataille restât indécise. Mignard dut quitter son fauteuil
de directeur avant que fût introduite sa directoriale effigie, et
c'est sa fille, la comtesse de Feuquières, qui remit le portrait à
l'Académie, le 26 septembre 1696.
Alors l'histoire de ce portrait devient fort obscure. Il est entré
à l'Académie, certainement, puisque c'est là que le Muséum l'a
trouvé. Mais nul n'en a jamais parlé, nul ne semble jamais l'avoir
vu. Ni les descriptions de l'Académie, ni le testament du peintre,
ni l'inventaire après son décès, ni la biographie de Monville, ni
celle de Lépicié, rien, ni personne ne signale cette œuvre dernière
du directeur de l'Académie. C'est tout récemment qu'il paraît
avoir éveillé l'intérêt des historiens. Mais cette curiosité faillit
avoir des conséquences plus graves que deux siècles de silence.
Ce portrait où il a voulu mettre le meilleur de lui-même pour un
peu échappait-il à Mignard. Il avait si bien pris ses dispositions
pour recommencer Largillière que l'on a pu soutenir que Largil-
lière était l'auteur des deux portraits rivaux. Si, avant de mourir,
Mignard avait pu soupçonner que sa mémoire était menacée d'une
telle usurpation, ses dernières heures en eussent été empoison-
nées. Fausse alerte! Largillière n'a aucune raison de revendiquer
ce portrait. La grande raison pour laquelle on tente de retirer à
Mignard cette œuvre testamentaire est que la comtesse de Feu-
quières, en la remettant, n'a pas ajouté qu'elle fût de la main de
son père. Mais vraiment, si elle a pu négliger cette remarque,
n'est-ce pas que cela allait sans dire? Si M. Bonnat ou M. Besnard
léguaient un « autoportrait » à l'Académie, même s'ils ne son-
geaient pas à dire que le portrait est de leur main, pense-t-on
qu'il y aurait un seul de leurs collègues pour avoir des doutes à
ce sujet? Supposer que Largillière a peint cette grande toile avec
l'espoir que ses collègues ne reconnaîtraient pas sa manière, c'est
supposer tout à fait gratuitement que les membres de l'Académie
royale étaient, vers cette fin du xvii^ siècle, devenus aveugles.
(98)
L'ACADEMIE ROYALE
Dans un testament de 1689, antérieur au portrait qui nous
occupe, Mignard lèg'ue à sa fille des peintures et il ne croit pas
indispensable d'ajouter qu'elles sont de lui. « Je donne mon por-
trait en demi figure h ma fille et le sien où est le mien peint
qu'elle tient et le petit buste de marbre que luy a donné M. Desjar-
dins, c'est ma volonté. » Le testateur ne désigne l'auteur d'une
œuvre que lorsque cette œuvre n'est pas de lui. Pour les autres,
il compte sur le discernement de sa fille, et sa fille, de son
côté, a bien pu s'en fier au discernement des peintres de l'Aca-
démie, pour reconnaître, dans sa dernière œuvre, la main de
leur directeur.
Les inventaires ne disent pas tout. Ils sont souvent incomplets,
quand ils ne sont pas erronés. Mais les œuvres parlent clair.
Dieu merci. Le Louvre n'a pas conservé beaucoup de peintures
de Mignard. Pourtant, le portrait de Mme de Maintenon, un peu
pauvre et mesquin, qui figure dans la salle du xvir siècle, est bien
suffisant pour affirmer l'identité d'un seul et même auteur;
mômes drapei'ies aux plis mous, même lourdeur enchevêtrée,
sans esprit et sans ligne, mêmes étoffes à fond jaune, opposées
au même bleu ; le corsage de Mme de Maintenon semble avoir
été coupé dans la robe de chambre de Mignard. Les deux
tableaux sont sortis du même atelier, dans les dernières années
du peintre.
Tous pouvaient connaître le portrait que Mignard avait peint
de lui-même avant 1690, pour le grand-duc de Toscane, et la gra-
vure de Vermeulen qui en avait été tirée à cette date, munie du
nom de l'auteur et de tous ses nouveaux titres académiques; tous
pouvaient remarquer que le nouveau portrait de Mignard n'était
qu'une réplique de l'ancien, avec le prolongement des jambes.
Faut-il ajouter que Mme de Feuquières avait trop intérêt à pré-
senter cette peinture comme œuvre de son père pour avoir pu
négliger de dire qu'elle était bien de lui, si elle avait pu penser
que l'on en douterait?
S'il n'y a donc pas incertitude sur la question de la paternité,
un mystère subsiste pourtant dans l'histoire de notre peinture.
Après le don de la comtesse de Feuquières, la bataille des
portraits continue ; mais Mignard n'est plus là pour imposer son
œuvre et tant qu'a vécu l'ancienne Académie royale, son portrait
a végété dans l'ombre. La docte assemblée n'a jamais oublié que
(99)
DE POUSSIN A WATTEAU
Mignard avait été son ennemi ardent et actif, jusqu'au jour où
Louvois le lui avait imposé comme directeur. Il arrivait ainsi,
parfois, qu'un lit de justice obligeât MM. du Parlement à enre-
gistrer un édit qui n'était pas de leur goût. En pareil cas, on
s'incline; mais les institutions survivent aux hommes et quand
Louvois, puis Mignard eurent disparu, les académiciens ne crai-
gnirent pas d'avouer leur rancune. Donner, sur les murs de la
grande salle, la même place d'honneur à Le Brun qui l'avait fondée,
élevée, et à Mignard qui l'avait voulu détruire, ce scandale
d'ingratitude et de lâcheté eût été intolérable. Le Mignard à la
robe jaune fut mis à l'ombre.
Il y eut des épisodes dans cette bataille posthume, à coups de
grands portraits. Rigaud avait aussi peint un Mignard, aujour-
d'hui à Versailles, et c'est une œuvre charmante d'élégance et de
nerf; car la tête du modèle est encore affinée par le dessin du
peintre. Pourtant l'infortuné modèle n'eut pas la satisfaction de
le voir dans les salles de l'Académie. Rigaud voulait entrer à
l'Académie au titre de peintre d'histoire et non de portraitiste. Tant
qu'il n'eut pas gain de cause, il conserva chez lui cette peinture
qui devait être son morceau de réception. Et quand il obtint
satisfaction, un peu plus tard, Mignard n'était plus là, et Rigaud
comprit qu'il n'avait rien à gagner à se prévaloir d'un patron
d'autant plus compromettant qu'il ne pouvait plus s'en servir. Et
le beau portrait en buste dormit chez Rigaud, tandis que le
grand portrait en pied sommeillait dans quelque coin de l'Aca-
démie. Il fut pourtant réclamé, à la mort de Rigaud; mais
Rigaud savait bien qu'il est des manières de placer les tableaux
qui équivalent à ne pas les placer du tout. Et c'est pour se
prémunir contre de telles malices confraternelles qu'en mou-
rant il léguait à l'Académie le portrait de sa mère, qui est au
Louvre, en spécifiant que l'œuvre devait occuper une place
honorable. Il n'ignorait pas que, pour l'autre portrait, celui
de l'ancien directeur, il était attendu par la rancune acadé-
mique et qu'elle n'hésiterait pas , pour étouffer Mignard , à
enterrer Rigaud.
Mme de Feuquières ne pouvait ignorer ce solide ressentiment.
Mais elle était habituée au triomphe de ses charmes, et sa piété
filiale ne se laissa pas intimider. Après l'effigie de Mignard, elle
offrit son éloge par l'abbé de Monville. Et fort [poliment l'Aca-
(100)
L'ACADEMIE ROYALE
demie écoutait l'éloge, comme elle avait accepté le portrait, mais
par la bouche de Goypel, elle répondait que Ton ne pouvait que
louer le « tendre aveuglement » de Mme de Feuquiôres. Et ceci
plus d'un demi-siècle après la mort de Mignard. Les sourires de
l'aimable comtesse ne réussirent pas à désarmer ces maîtres aus-
tères. Et qu'est-ce que la mémoire de Mignard pouvait donc
gagner à ces honneurs posthumes qu'il avait affecté de mépriser
de son vivant? Cette pieuse fille a pris trop au sérieux son rôle de
Renommée, Et cette trompette que son père lui avait mise entre
les mains dut paraître, quelquefois, un instrument un peu
bruyant.
Cette bataille entre le dessin et la couleur paraît avoir traversé
les siècles et les écoles; elle est de tous les temps; ou tout au
moins, les deux partis existent depuis l'époque où il y a eu deux
méthodes pour peindre; la méthode de ceux qui reconstituent le
réel et la méthode de ceux qui le copient. La première était celle
des Florentins, des fresquistes qui dessinaient d'après le modèle,
pour ensuite peindre sur la muraille, de jugement. La deuxième,
celle des Flamands et des Vénitiens, peintres à l'huile qui ne
travaillaient pas sans avoir le modèle sous les yeux. Et la grande
opposition vient de la différence des deux pratiques. L'une et
l'autre consultent la nature; mais l'une avec le crayon, l'autre
avec le pinceau. Chez l'une s'est développée la recherche de la
belle forme et aussi l'effort d'invention. Chez l'autre, la recherche
de l'éclat, du précieux, de toutes ces qualités matérielles qui
résultent d'une observation sensuelle et d'un beau métier. L'oppo-
sition s'est affirmée, dès le xvi^ siècle, en Italie, lorsque les deux
plus puissants représentants de la Renaissance, Michel-Ange et
Titien se sont trouvés soudain face à face, sur la scène presque
vide. Alors, de l'opposition des deux hommes a jailli avec clarté
l'opposition des deux manières. Vasari, ami de Michel-Ange,
a pris soin de définir, dans ses vies de Titien-Giorgione, l'école
florentine devant l'école vénitienne. La vraie opposition, c'est
la couleur d'après nature, contre le dessin d'après nature.
Mais il était fatal que cette bataille se résumât entre la couleur et
le dessin.
(lOl)
DE POUSSIN A WATTEAU
Vasari a sa part de responsabilité dans cette guerre. On le lisait
beaucoup, au xvii^ siècle et Ton sait assez le pouvoir que les récits
du passé ont sur la vie présente. On se reconnaît dans ces classe-
ments tout faits; aujourd'hui se modèle sur autrefois. Mais pour-
tant il ne le reproduit jamais absolument. Ainsi, nos peintres du
xvir siècle sont de bons peintres à Thuile qui ne demandent qu'à
peindre d'après nature; à tout instant, on peut noter, dans les
œuvres des plus idéalistes, des moments où le modèle vivant a
imposé son éclat de couleur ou son type caractéristique ; mais ils
veulent à tout prix n'avouer que des préoccupations de dessi-
nateurs idéalistes. Ici, il faut aussi noter l'importance de l'attitude
que ces artistes sont tenus de prendre, depuis qu'ils sont devenus
des professeurs; des professeurs théoriciens. Ils n'enseignent plus
à la manière des vieux maîtres : « Vois comme je fais et tâche de
faire comme moi « ; ils cherchent des préceptes généraux et ces
préceptes il faut les déduire de principes. Il en résulte une doc-
trine abstraite. Or, la science du dessin, la ligne et l'espace se
prêtent à une doctrine de ce genre ; et le cerveau français, surtout
à cette date, est celui du géomètre. Au contraire, la pratique de
la peinture est un art de tâtonnement, d'instinct, de hasards, qui
peut bien donner lieu à quelques recettes de détails, mais qui ne
saurait, en aucune manière, se démontrer. Un professeur qui
parle en chaire doit naturellement en arriver à théoriser sur le
dessin et enlever l'enseignement de la peinture à l'empirisme
de l'atelier.
Il ne faut pas non plus assimiler la bataille entre Rubénistes
et Poussinistes à celles qui, un peu plus tard, opposera Ingres et
Delacroix. Ici encore, couleur et dessin sont deux anciens
drapeaux qui ont servi à conduire une bataille bien différente, si
différente que, pour une partie essentielle du programme — le
rôle du modèle en art — les positions sont entièrement trans-
formées. Le partisan de la couleur, Delacroix, devrait, à la
manière de Titien être le partisan de la peinture d'après nature ;
Ingres, le chef des dessinateurs, devrait être le propagandiste de
la peinture d'imagination. Et l'on sait que, tout au contraire,
Delacroix tolérait impatiemment le modèle, tandis qu'Ingres a
passé sa vie à dessiner et à peindre d'après nature.
Les choses ne sont jamais aussi simples qu'elles paraissent.
Un élément nouveau était intervenu; la personnalité de l'artiste
(102)
L'ACADÉMIE ROYALE
se faisait de plus en plus grande dans l'œuvre d'art. Ce n'est
plus seulement pour faire plus vrai, ni mùmo plus beau, que
Delacroix veut que la peinture soit un chant de couleur, c'est
parce qu'il trouve dans ce chant le timbre qui rendra le mieux
sa mélancolie romantique.
CHAPITRE IV
LARGILLIÈRE, RIGAUD
ET DESPORTES
CETTE GENERATION DE PEINTRES QUI SUCCEDE A CELLE DE LE BHUN
DÉNONCE l'influence DE l'iMITATION FLAMANDE || LARGILLIÈRE :
LE PEINTRE DE LA VIE MUNICIPALE. SES TABLEAUX d'ÉCHEVINS ; CE
QUI A DISPARU ET CE QUI A SURVECU || RIGAUD : CE PEINTRE DES
GLOIRES OFFICIELLES A ETE AUSSI UN PORTRAITISTE FAMILIAL ||
FRANÇOIS DESPORTES : SON ATELIER ; SON MAITRE NICASIUS ; SES
ÉTUDES d'animaux ET SES ESQUISSES DE PAYSAGES.
A génération qui a suivi Le Brun n'est pas restée fidèle à
son enseignement. Le prestige de Poussin s'est maintenu,
mais son influence s'est fort amoindrie; les séductions de
la peinture sensuelle ont prévalu sur les austérités de la peinture
de pensée et, de tous les maîtres de 1690, il n'en est pas un qui
ne soit plus près de Rubens que de Poussin. La querelle est
finie; les meilleures conférences de l'Académie se relisent encore
parfois en séance; mais cela n'empêche pas la plupart de nos
peintres de se reconnaître les frères de ces Flamands qui ont,
avant eux, montré quelles joies visuelles on peut trouver dans
le jeu des apparences colorées et combien il est amusant de
concilier les grâces de la fantaisie avec la solidité des choses
vraies. Watteau naîtra de cette conciliation. En attendant, les
plus beaux maîtres de notre école sont devenus tout naturel-
lement des imitateurs des Flamands, Charles de la Fosse, l'élève
chéri de Le Brun, est un ami particulier de de Piles : « Il estoit,
dit son biographe de l'Académie, très prévenu en faveur de
(104)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
Rubens et de Van Dyck, trouvant que ces dtmx peintres avaient
surpassé les Vénitiens dans certaines parties de la couleur. »
Jouvenet ne craint pas les types d'humanité énerf^iques ou môme
vulgaires; il ne dédaigne pas d'aller à Dieppe copier sur le vif
les poissons de sa Pèche miraculeuse. Dans la mise en scène de
ses tragédies, Coypel remplace par de riches brocarts et de fas-
tueuses tentures à la mode flamande ou vénitienne les nudités
héroïques de l'Académie ou les draperies « abstraites et géné-
rales » dont parle Perrault; il sait animer ses chairs avec des
taches franches de vermillon, en peintre qui a étudié Rubens; il
s'efforce de concilier le naturalisme coloré d'Anvers avec le dessin
physionomique et sculptural de l'Académie. D'autres, comme
de Troy le père, abandonnent la peinture d'histoire pour le
simple portrait : « L'imitation juste de la nature, dit le chevalier
de Valory, soit dans les parties du dessin, soit dans la vérité du
ton local, étoit son talent particulier.... L'exactitude qu'exige le
genre qu'il choisissait lui fit faire les études les plus sérieuses
sur la chair, les mains et les têtes, ainsi que sur les linges et
les étoffes. »
A ce moment s'illustraient trois des plus beaux peintres de
notre école, trois peintres qui ne doivent rien à Le Brun et qui
ne connaissent pas l'Italie; trois peintres qui doivent tout à
l'école flamande : Nicolas de Largillière, qui a trente-quatre ans,
Hyacinthe Rigaud qui en a trente et un et François Desportes
qui n'en a pas encore trente.
Largillière ne doit rien à l'Académie. De bonne heure, il
s'instruit à Anvers où, peu de temps après sa naissance, son père
s'est installé; puis il va travailler en Angleterre, auprès de Lely,
le successeur de Van Dyck et quand, après 1680, il rentre en
France, il n'est plus un élève, mais un maître. Or Largillière ne,
perdra jamais le souvenir de l'École flamande. Oudry, son élève,
nous a conservé le meilleur des conseils qu'il en a reçus :
« M. de Largillière m'a dit une infinité de fois que c'étoit à l'école
des Flandres, où il avoit été élevé, qu'il étoit particulièrement
redevable de ces belles maximes dont il savoit faire un si heureux
usage ; il m'a souvent témoigné le regret qu'il avoit du peu de
cas qu'il voyoit faire à la nôtre des secours abondants qu'elle
pourroit en tirer...; il alloit jusqu'à prétendre que, dans la partie
du dessin où l'école flamande est si foible, elle agissait souvent
(105)
DE POUSSIN A WATTEAU
sur de meilleurs principes que la nôtre. » C'est que bien dessiner,
pour Largillière, n'est pas donner les proportions « régulières »
aux lignes du modèle, mais trouver les traits exacts et typiques
« suivant Fusage de messieurs les Flamands ».
Il veut qu'on habitue l'élève à dessiner et peindre toutes choses
d'après le naturel, ainsi que l'on fait en Flandre, paysages,
animaux, fruits, fleurs. Il montre fort justement que copier la
nature est aussi le meilleur moyen d'être bon coloriste, les effets
naturels étant les seuls que nous trouvions harmonieux. La
coloration « par estime » est toujours fausse, car on ne saurait
inventer « ces couleurs fuyantes si douces, si agréables, si parti-
cipantes de l'air...; les effets justes et qui sont si piquants ne
dépendent point de l'imagination : il faut les voir, et encore avec
un œil bien exercé, pour les rendre dans toute leur vérité ».
Largillière tient des Flamands cette maxime qu'il faut d'abord
faire vivre la chair; c'est d'eux qu'il a appris que la chair ne se
peint pas comme les autres substances, qu'elle est, non seu-
lement colorée, mais vivante, c'est-à-dire mouvante, élastique,
chaude, lumineuse et que, pour traduire toutes ces sensations,
il faut une matière rare et fine, capable de rendre le sang
vermillon, les blancheurs mates de la graisse, les transparences
bleutées sous la peau, tantôt fine et sèche qui brille, ou bien
épaisse et moite qui semble boire la chaleur et la lumière. Aussi
un portrait de Largillière a-t-il d'abord la vie physique, malgré
le contraste paradoxal des figures jeunes sous la perruque
poudrée. Flamande aussi, cette touche toujours exacte et carac-
téristique, qui rend la dureté d'un cartilage ou la mollesse d'une
paupière, plisse la lèvre, ride le front et, dans les tics du visage,
révèle la physionomie morale.
C'est encore chez les Flamands que Largillière a pris le goût
des vêtements appropriés aux figures, des plis qui traduisent les
habitudes du geste, des objets familiers qui sont comme autant
de témoins de l'intimité. Et surtout, c'est bien en copiant la
nature, suivant le précepte flamand, qu'il a emprunté au ciel le
gris de ses nuages, aux forêts l'or de leurs automnes, à la nature
les harmonies sans fadeur qu'elle seule peut apprendre à qui la
contemple avec amour. Aussi l'art de Largillière a-t-il la séduction
du monde réel dont il est le portrait, de cette société coquette,
pimpante, où l'hermine du magistrat est aussi caressante que la
(io6)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
fourrure d'une jolie marquise. En appliquant à la peinture de ce
monde élég'ant les procédés d'une école (jui ne méprisait, dans la
nature, aucune vulgarité, Largilliôrc, comme Van Dyck, a prouvé
que le franc naturalisme sait traduire les vraies élégances.
Regardez une lourde et robuste nudité de Rubens qui tord sa
chair frémissante et voyez chez Largillière cette main gracieuse-
ment potelée qui, sur le satin argenté d'une jupe, remue douce-
ment les doigts grassouillets terminés par des griffes roses; chez
le peintre de la vie physique et chez le portraitiste mondain, la
technique est la môme.
Si Hyacinthe Rigaud n'a pas appris à peindre dans le pays
flamand, au moins s'est-il instruit loin de l'Académie, à
Montpellier, chez deux peintres médiocres, mais dont un l'éleva
dans l'admiration de Van Dyck, dont l'autre possédait une magni-
fique collection. Un an après son arrivée à Paris, grâce à la
science déjà acquise, le jeune artiste obtint à l'Académie le pre-
mier prix de peinture. C'était l'assurance d'un séjour en Italie.
« L'illustre M. Le Brun, dit une biographie, probablement écrite
par Rigaud lui-même, ayant vu plusieurs portraits de la main de
ce jeune peintre et les trouvant d'une force au-dessus de son âge,
lui conseilla de s'y appliquer entièrement. » Rigaud renonce à
l'Italie. « Dès qu'il fut bien déterminé à se renfermer dans ce
talent (du portrait) il se mit à l'étudier encore plus particulière-
ment qu'il n'avait fait jusqu'alors et avec un zèle tout nouveau.
Van Dyck fut pendant quelque temps son guide unique. Il le
copiait sans relâche; en ces copies « l'on reconnaît toute l'intelli-
gence et même tout le feu et le beau faire du grand maître dont
il cherchait à se pénétrer ». Des anecdotes, vraies ou fausses,
peu importe, mais à coup sûr significatives, veulent même que cer-
tain de ses portraits ait été pris pour un Van Dyck par les connais-
seurs. En même temps Rigaud devient l'ami intime de Largillière
et, sans doute, partage sa piété fervente à l'égard de « cette mère
nourrice qu'il n'a jamais cessé d'aimer tendrement », l'école
d'Anvers.
Les mérites de Rigaud sont précisément de ceux que l'Aca-
démie ne connaît pas, les seuls qu'enseigne la tradition flamande :
justesse du coup d'œil, dextérité de la main. Rien n'est plus vrai
que la peinture de Rigaud. Sous les nuages frisottants de la
perruque, les têtes sont merveilleusement particulières, d'un
(107)
DE POUSSIN A WATTEAU
réalisme énergique, d'une laideur parfois brutale. Moins gras que
ceux de Largillière, ses hommes sont plus osseux, plus sanguins.
Malgré la majesté du port de tête et la pose de gala, rien n'est
caché de la vie physique, ni la vulgarité d'un mufle bestial, ni la
décrépitude d'une chair veillie. Le regard du peintre détaille
franchement le modèle; même devant le visage royal, il sait voir
la fatigue de l'épiderme détendu, les bajoues pesantes, la coupe-
rose, les paupières lourdes, flétries, le menton bleui par la barbe
drue.
Ce n'est point l'Académie qui lui eût enseigné cette précision
visuelle; ce n'est pas non plus de Le Brun qu'il eût appris cette
sûreté infaillible avec laquelle sa brosse va, vient, glisse ou
appuie, frotte ou empâte. Mais, comme les Flamands, il a pensé
qu'un peintre ne traduit bien un caractère que par les formes et
les couleurs matérielles; qu'on n'exprime bien le faste d'un roi
que si l'on sait rendre avec perfection les grandes tentures agitées
par le vent, les cassures du velours, le scintillement du brocart
et la blancheur de l'hermine. Malgré l'Académie, il a senti que,
même pour traduire une physionomie morale, la sculpture dorée
d'un bras de fauteuil, une dentelle d'Alençon, le maroquin d'une
reliure compte beaucoup plus que les proportions de l'antique ou
l'analyse psychologique. Gomme Rubens et Van Dyck, il a fait
appel à des spécialistes pour les riches accessoires de ses portraits.
L'exemple de Van Dyck et l'imitation scrupuleuse de la vie ont
fait de Rigaud un praticien habile, un coloriste exact, harmonieux
et fort, un vrai continuateur de la tradition flamande.
A la même époque, Desportes ne craint pas d'abaisser l'art
jusqu'auj |règne animal et même végétal; la pure habileté
technique devient encore plus caractéristique de sa peinture. Il a
commencé par des portraits, d'ailleurs fort bien exécutés; mais
très vite il s'est aperçu que les accessoires, pourvu qu'ils soient
bien rendus, suffisent à faire un beau tableau. Pour qui s'intéresse
aux jeux de la lumière et de la couleur, c'est un sujet suffisant
que le duvet lisse d'une bécasse et les plumes hérissées du coi
ballant; il peut y avoir plus de fougue et de force dans une simple
poissonnerie que dans les batailles d'Alexandre, plus de richesse
de coloris dans une pêche rose et verte sous la poussière de son
duvet que dans les draperies royales de la famille de Darius. Avec
un chou dans lequel scintille le cristal d'une goutte de rosée,
(io8)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
dans le corail entr'ouvert d'une grenade éclatée, dans une grappe
de raisins où les rayons viennent s'éteindre ou se refléter, dans
une gerbe de céleri, dans la plus humble des herbes, Desportes
découvre un savoureux régal de couleur. Il observe et exprime
avec autant de sympathie et de bonheur les poses habituelles du
chien en arrêt sur ses pattes tendues, pelage rugueux, museau
humide, babines molles, regard mouillé et suppliant vers le
maître. Comme il consultait toujours la nature, dit son fds, « il
diversifioit sa touche juste et spirituelle selon le caractère
distinctif des objets qu'il représentoit ».
Desportes a repris la tradition des animaliers flamands; sans
doute, ses chiens sont des chiens de race; — on les reconnaît du
chenil royal; mais Desportes se serait-il tant intéressé à l'humble
vie des animaux et des plantes, si son maître, Nicaise Beernaert,
élève de Snyders, ne lui avait, de bonne heure, montré tout ce
qu'elle contient de beauté? Si tout d'abord il n'avait été à l'école
de ces vieux Anversois employés — mais non élevés — dans
l'atelier de Le Brun, aurait-il pris ces habitudes de plein air,
d'études en campagne qui, longtemps après étonnaient encore
son biographe?
I
Depuis la fin du moyen âge, la civilisation de France n'a pas
suivi le même rythme que celles de ses deux voisines, les Flan-
dres et l'Italie. De Lille à Amsterdam, de Venise à Rome, les
monuments de l'art, comme la plupart des reliques du passé se
rattachent à des civilisations urbaines. On l'apprend de loin, aux
abords des villes, quand, sur les toits, on voit se lever les « belles
tours » de San Giminiano et de Sienne ou les beffrois d'Ypres et
de Bruges. Ces tours laïques et ces beffrois communaux, hardis
comme les flèches de nos cathédrales, puissants comme les don-
jons de nos châteaux forts, ont été construits par une riche bour-
geoisie qui avait en main les affaires de la cité. L'art flamand et
l'art italien sont des fleurs de civilisation municipale. Et mainte-
nant, dans les églises et les musées de Flandre et d'Italie, les
tableaux religieux ou profanes nous montrent des marchands ou
des banquiers devenus échevins, bourgmestres, doges ou podes-
(109)
DE POUSSIN A WATTEAU
tats agenouillés devant la Vierge ou assis, comme chez Hais,
autour d'une table bien garnie.
En France, les beffrois de nos hôtels de ville se dressent moins
haut et il y en a peu; et dans nos musées, les portraits de nos
anciens échevins sont rares. C'est que la vie municipale fut
arrêtée dans son essor ; nos communes avaient élevé, au xni^ siècle,
de sublimes cathédrales, mais à la fin du moyen âge, au temps
même où les cités de Flandre et de Toscane bâtissaient le Palais
Vieux de Florence, le Palais des Doges, les Halles d'Ypres ou
l'Hôtel de ville de Bruxelles, nos villes installaient en de modestes
maisons leur « parloir aux bourgeois ». Chez nous, la vie régio-
nale et municipale s'est effacée dans la vie nationale. La nation
s'est constituée en même temps que la monarchie; la puissance
du roi et la formation de la France ont été payées par le sacrifice
des civilisations urbaines et provinciales. Le roi faisait la France,
mais il pesait d'un poids très lourd sur les cités et l'unité s'est
achetée au prix de bien des énergies.
C'est parce que la France a construit les châteaux de la Renais-
sance, de Blois ou de Fontainebleau, le Louvre et Versailles, que
nos villes ne se sont pas épanouies comme Bruges ou Amsterdam,
Venise, Sienne ou Florence. Quelques-unes, pourtant, ont grandi
et sont devenues des « centres d'art » ; Paris d'abord, dont la
puissance fut même un danger pour la monarchie qui finit par
se mettre à l'écart, et aussi quelques cités lointaines, Bordeaux,
Toulouse, Montpellier, Aix, chefs-lieux de provinces dans les-
quelles sommeille encore l'âme orgueilleuse de vieilles capitales.
A Paris surtout, la vie urbaine fut active parce que Paris béné-
ficiait de la centralisation nationale qui arrêta tant d'autres cités.
Cette ville, pourtant, n'eut jamais l'absolue indépendance; en
face du prévôt des marchands, magistrat communal, se dressait
le gouverneur, représentant du roi.
Il était impossible que cette vie municipale ne laissât pas de
monuments, un hôtel de ville, des statues et des peintures. Et en
effet, du XVI* à la Révolution, l'édilité parisienne a construit une
belle maison qu'elle a dû agrandir et qu'elle a décorée de statues
et de nombreux tableaux. Tout a disparu, la maison et ce qu'elle
contenait. Deux révolutions ont passé sur elle; celle de 1792 a
dispersé le mobilier; celle de 1871 a détruit l'immeuble; et l'on a
bien du mal, aujourd'hui, à se représenter ce que durent être les
(IIO)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
collections qui ornaient, à la fin de l'ancien régime, les salons de
l'Hôtel de ville. A défaut des œuvres, quelques documents per-
mettent tout au moins d'affirmer que les peintures y étaient en
grand nombre et signées par les principaux portraitistes de noire
école.
D'Argenville, qui est un excellent guide de Paris avant la
Révolution, décrit THôtel de ville tel qu'on le voyait à la fin du
règne de Louis XV. Dans la « grande salle » étaient placées quatre
compositions que nous avons déjà vues signalées dans les docu-
ments de la ville ou les catalogues des salons du xviii'' siècle :
1° Le mariage du duc de Bourgogne, par Largillière ;
2° La paix d'Aix-la-Chapelle de 1748, par Dumont;
3° La réception de Louis XV à son retour de Metz, par Roslin;
4° Le Festin de 1687, par Largillière.
Dans la salle des gouverneurs figuraient les portraits en pied
des gouverneurs, ainsi que La Publication de la paix de Vienne
(1738-1739), par Carie Van Loo. Ces tableaux ont disparu, sauf
celui de Dumont; tous, sauf les portraits des gouverneurs, nous
sont connus par les gravures qui en ont été exécutées au
xviii'^ siècle. Ces portraits qui s'adressaient à la postérité ne lui
sont pas parvenus. Quelques figures isolées de prévôts ou d'éche-
vins subsistent seules; quelques-unes ont trouvé des refuges
dans les collections publiques ou privées. Ils se présentent, en
général, comme des personnages sans nom. Leur dignité apparaît
dans leur robe mi-partie rouge.
L'abbé Michel de Marolles, dans sa Description de Paris, a
défini les pouvoirs du prévôt et des échevins en des vers d'un
lyrisme pédestre et sans malice :
La Ville de Paris se trouve gouvernée
D'un Prévost des marchands et de quatre échevins,
Qui sont des gens choisis qu'on élit par scrutin.
Joignant à la première une seconde année.
Ce Prévost est celui qu'ailleurs on nomme Maire,
Exerçant sur le peuple avec authorité
Un absolu pouvoir pour son utilité^
Réglant tous ses devoirs et tout ce qu'il doit faire.
On les reconnaît à leur robe de cérémonie. Dans les enlumi-
nures des manuscrits du xv siècle, les officiers de Ville portaient
(III)
DE POUSSIN A WATTEAU
déjà la livrée mi-partie rouge et tannée. Cette robe a pu changer,
au cours de l'ancien régime, être de laine, de velours ou de soie ;
mais les couleurs n'ont pas varié. Jusqu'en 1789, le prévôt, les
échevins et le greffier portaient une robe rouge à droite, tannée à
gauche. La couleur « tannée », couleur foncée du tan, est une
teinte brune ou marron, c'est la couleur des vêtements de bure
portés par le peuple, les gens de métier, les membres des six
corporations principales. La couleur rouge cramoisie provenait
du fonds de gueule des armoiries de la Ville. Les échevins por-
taient cette robe sur une soutane noire. Le prévôt avait droit à une
soutane de satin rouge, avec boutons, ceinture et cordons en
or; il ne semble, d'ailleurs, pas avoir toujours usé de ce privilège.
Ces couleurs rappelaient les origines populaires et parisiennes
des magistrats. Le receveur, qui était magistrat du roi, n'y avait
pas droit; il souffrait dans son amour-propre d'aller, aux jours de
cérémonie, simplement vêtu de noir, au milieu de ses collègues qui
avaient une manche rouge ; des receveurs ambitieux firent bien des
tentatives sournoises ou directes, pour obtenir la robe mi-partie.
C'eût été une usurpation sur les droits de Paris; elles furent tou-
jours repoussées et le fonctionnaire du roi resta un homme noir.
Dans les portraits de Largillière et de Jean-François de Troy,
tandis que le prévôt se montre bien de face, pour étaler sa soutane
écarlate, les échevins se montrent de côté. La belle manche de
pourpre prend une telle importance que l'on ne voit plus qu'elle.
Dans une petite esquisse de la salle La Caze, où Largillière nous
montre des échevins assemblés devant une tapisserie, au second
plan, des manches rouges s'agitent, de peur de passer inaperçues.
Le peintre et ses modèles étaient complices; innocente coquet-
terie des uns, aimable supercherie de l'autre. Comme nos échevins
la portaient avec orgueil la belle robe de velours mi-partie!
Sans doute, aux fêtes de la Saint-Jean, ils la trouvaient bien un
peu chaude ; mais ils se pavanaient dans ses larges plis, plus
resplendissants que des rois mages. Il dut y avoir quelques modi-
fications dans les costumes. Le prévôt des marchands, en 1648,
chez Philippe de Champaigne, avait encore une soutane noire;
chez Largillière et de Troy, de 1680 à 1727, elle est de satin
rouge; un peu plus tard, chez Van Loo et chez Halle, nous la
retrouverons noire. Le tissu aussi peut différer. Au temps de
Philippe de Champaigne, il est de drap et ses plis retombent avec
(112)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
une sécheresse austère, comme une robe de dévote; les échevins
de Largillière sont enveloppés d'un velours caressant, chatoyant
et coquet, comme des jupes de caillettes. Cette bure janséniste et
ce velours régence, ce sont deux écoles, deux écoles de peinture
et peut-être aussi deux écoles d'échevins.
Largillière devait aimer ces bonnes figures; son pinceau facile
et sa couleur brillante convenaient à ces visages fleuris de bour-
geois bien dans leurs afl'aires et généreux envers les beaux por-
traitistes. Rigaud peignait le Roi et les grands seigneurs; en face
de ce peintre de la Cour, Largillière fut le peintre de la Ville.
M. Dimanche n'a pas les quartiers de noblesse de don Juan, ni
peut-être son élégance cavalière, mais il est un débiteur moins
incertain. D'Argenville raconte : « Ce peintre eut peu de liaison
avec la cour de France, auprès de laquelle il n'a jamais fait
aucune démarche; il aimait mieux, à ce qu'il m'a dit plus d'une
fois, travailler pour le public; les soins en étaient moins grands et
le paiement plus prompt. » Quand le duc d'Anjou fut proclamé roi
d'Espagne, Rigaud, à Versailles fit le portrait du prince, tandis
que Largillière, à l'occasion du même événement, à Paris, pei-
gnait le nouveau prévôt et ses quatre échevins.
Sauf un ex-voto à sainte Geneviève, tous les tableaux d'échevins
de Largillière paraissent avoir été détruits pendant la Révolution.
Mais plusieurs d'entre eux n'ont pas disparu sans laisser de
traces. On peut, à l'aide des monuments conservés ou des docu-
ments connus, supposer que Largillière a peint au moins quatre
compositions pour la municipalité :
1. Le festin donné par la Municipalité à Louis A7V, en 1687;
2. L'ex-voto à sainte Geneviève, en 1696 ;
3. Le mariage du duc de Bourgogne, en 1697 ;
4. L'avènement du duc d'Anjou à la couronne d'Espagne, en 1702.
5. Enfin une cinquième peinture a été commandée à Largillière
en 1722 à l'occasion du mariage de Louis XV avec l'infante
d'Espagne, mais cette peinture n'a, sans doute, pas été exécutée.
Entre 1648 et 1676, on ne trouve guère trace de monuments artis-
tisques se rapportant à la vie municipale. Et ce demi-siècle cor-
(113)
HouRTicQ. — De Poussin à Watteau. 8
DE POUSSIN A WATTEAU
respond justement au temps durant lequel Louis XIV a été en
froid avec sa bonne ville de Paris. Cette période a commencé avec
la Fronde et s'est terminée quand Louis XIV accepta d'être reçu
à THôtel de ville en janvier 1687. Le prévôt de Paris au moment
de la brouille était M. Jérôme Le Féron; lors de la réception de
1687 le prévôt était M. de Fourcy. Le premier a été portrait par
Philippe de Ghampaigne, le second par Largillière. Entre temps,
le goût s'était beaucoup transformé en peinture; est-ce la raison
pour laquelle ces deux prévôts nous paraissent si différents?
M. Le Féron se peut voir, au Louvre, dans la salle Lacaze, au
milieu de ses échevins, agenouillés auprès d'un autel de sainte
Geneviève, et Philippe de Ghampaigne n'a pas tenté d'égayer
d'un sourire cette figure austère. Ge magistrat ne paraît pas
avoir été de ceux qui façonnent les événements. Mais il fut mêlé
à une crise violente de notre histoire. Du haut des fenêtres de
l'Hôtel de ville, il était bien placé pour voir la Fronde. Il était,
depuis une semaine seulement, renouvelé dans sa charge, quand,
le 25 août 1648, il reçut du roi l'ordre d'assister le lendemain
au Te Deum chanté en remerciement de la victoire de Lens.
MM. de Ville se rendirent en corps à Notre-Dame et la céré-
monie s'acheva vers onze heures du matin. Mais voici que, à
deux heures, on accourut à l'Hôtel de Ville pour avertir Le Féron
que « tout était en rumeur dans la cité, à cause de l'enlèvement
de M. de Bruxelles ». L'émeute gronda soudain avec la rapidité
imprévue d'une tempête et, comme aux temps de la Ligue, sou-
leva des barricades de pavés; selon la coutume, des gens louches
commencèrent à surgir de l'ombre et les bourgeois prirent peur.
On fit tendre les chaînes, on rassembla les archers de ville.
M. Le Féron et les échevins firent leur devoir; ils montèrent à
cheval et, accompagnés d'archers, ils parcoururent les quartiers
les plus agités, rassurant les pacifiques, apaisant les furieux.
Mais c'est le 28 seulement que l'on détendit les chaînes; alors
les boutiques rouvrirent et le calme reparut. La Reine, satis-
faite, tînt à remercier le prévôt et les quarteniers de leur zèle.
Ge n'était que le début de leurs tribulations.
Au commencement de l'année suivante, dana la nuit du 7 jan-
vier 1649, tandis que les Parisiens mangeaient le gâteau des Rois,
la famille royale quittait furtivement le Louvre pour Saint-
Germain et Le Féron recevait une lettre expliquant que le Roi
(114)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
s'était vu obligé de s'éloigner pour échapper aux desseins du
Parlement. Et depuis lors, Paris, entouré des gens de guerre,
vécut avec la terreur de la famine. MM. de Ville n'avaient plus un
instant de tranquillité. Le roi, aux portos de Paris, avec son
armée, on savait assez que cela signifiait qu'il pouvait affamer les
Parisiens pour les rendre sages. La maladie des grandes villes,
c'est la peur du blocus. Il n'est pas surprenant que les échevins
soient venus parfois, comme nous le montre Philippe de Cham-
paigne, implorer la protection de sainte Geneviève, la bonne
patronne.
Il y eut pourtant une demi-réconciliation entre Paris et le Roi.
Le 7 avril 1649, Le Féron, qui « était Mazarin », et MM. de Ville
furent convoqués à Saint-Germain et le prévôt harangua Leurs
Majestés, en périodes d'une cadence un peu lourde et qu'il
débitait « un genou à terre », et les supplia de rentrer à Paris,
« cette ville, l'ouvrage de douze siècles, le siège de soixante-quatre
rois, vos ayeulx, et l'ornement de votre Empire... Elle advoue et
confesse son crime... ce fut une infidélité innocente et une rébel-
lion sans malice... au retour du printemps et de la plus belle
saison de l'année, vous nous rendrez cet astre royal, accompagné
de la paix. » Faut-il donc, d'après cette harangue, reporter à Le
Féron le mérite d'avoir inventé la devise du Roi-Soleil? Louis XIV,
Anne d'Autriche et Mazarin résistèrent d'ailleurs à tant d'élo-
quence, et Le Féron dut renouveler l'hommage de son dévouement
aux pieds de Louis XIV. La régente, enfin, se laissa fléchir et, le
18 août, le roi rentra dans sa bonne ville. Cet heureux événement
fut fêté, le 5 septembre suivant, par un grand bal à l'Hôtel de
Ville. Il y eut feu d'artifice. Sa Majesté dansa une « courante »
avec Mme la Présidente Le Féron, « prévôté des marchans ». Les
relations municipales ne disent pas ce que fit M. le Prévôt son
époux, le grave magistrat agenouillé par Philippe de Ghampaigne
devant sainte Genevière. La réconciliation de la ville et du roi ne
dura guère. Mais Le Féron quittait sa charge le 16 août 1650 et ce
fut son successeur Le Fèbvre qui dut assister à la fin des luttes
de la Fronde.
Dans son portrait par Philippe de Ghampaigne, nous croyons
bien reconnaître le caractère de notre prévôt, le personnage
loyal, le serviteur fidèle à son roi. Sa carrure, sa tête haut levée,
la majesté un peu lourde de sa prestance, tout révèle la noblesse
(115)
DE POUSSIN A WATTEAU
du caractère et, dans la bataille, moins d'habileté à donner des
coups que de dignité à les recevoir. On l'imagine assez bien traver-
sant les événements qui bouleversèrent alors Paris avec cette
attitude un peu rigide et distante qu'il montre en peinture.
En 1649, au plus fort de la tourmente, sur les jetons frappés à son
nom avec l'image de la nef parisienne, il avait fait graver la
devise : nescia mergi, elle est insubmersible.
C'est trente-huit ans plus tard que Louis XIV consentit à par-
donner aux Parisiens cette fuite à Saint-Germain par une nuit
d'hiver de 1649. Non que les échevins eussent refusé les témoi-
gnages de leur repentir. C'était déjà un acte de contrition que
cette statue de Gilles Guérin qui fut élevée, en 1654, dans la cour
d'honneur du Louvre et qui représentait le Roi écrasant sous ses
pieds l'hydre de la rébellion, c'est-à-dire en somme Louis XIV
domptant Paris. Puis on éleva au Roi des arcs de triomphe pour
ses retours de campagne. En 1685, la ville fît construire les
façades de la place des Victoires pour encadrer dignement une
statue du Roi par Desjardins. Louis XIV enfin se laissa fléchir.
Après l'opération heureuse de sa fistule, à l'occasion d'une visite
à Notre-Dame, il accepta d'être reçu à l'Hôtel de ville. Ce fut la
fête de la réconciliation. Quand il pénétra dans la cour d'hon-
neur, Louis XIV s'arrêta devant la statue de Gilles Guérin qui
commémorait la répression de la Fronde : « Otez cette figure,
dit-il, elle n'est plus de saison. » Elle fut enlevée dans la nuit
même et se trouve aujourd'hui à Chantilly. Elle fut remplacée
deux ans plus tard par une statue de Coysevox.
Largillière fut chargé de peindre un grand tableau représentant
les échevins, à l'occasion de cette mémorable visite. Sous l'ancien
régime, il figurait dans la grande salle de l'Hôtel de ville.
Dans son Voyage pittoresque de Paris, d'Argenville le décrit
ainsi : « Le festin que la ville donna à Louis XIV et sa cour
en 1687, à son retour de Notre-Dame où ce prince avait été
remercier Dieu du rétablissement de sa santé, après une dange-
reuse maladie. » Les guides sont d'accord pour affirmer que ce
tableau était encore à cette place, à la veille de la Révolution. Il
n'en reste rien. Toutefois, on peut l'imaginer par une esquisse
peinte de la collection La Caze et par une gravure de Chenu,
d'après un dessin de Cochin. L'esquisse est fort jolie et il est
impossible de ne pas y reconnaître une œuvre de Largillière ainsi
(Ii6)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
que le motif du festin. Pour bien mettre en valeur les fip^ures de
ses échevins et rappeler en môme temps le banquet offert au roi,
Largillière a supposé que MM. de Ville, en grandes robes, déli-
bèrent auprès d'une table où se dresse un buste; l'objet de leur
délibération, c'est la réception, le festin, et ce festin est repré-
senté dans une grande tenture qui sert de fond.
Dans la disposition des personnages, Largillière a mis tant de
clarté, tout en donnant beaucoup de liberté aux attitudes, qu'il
serait bien facile de mettre, d'après les indications protocolaires,
un nom sous chacun de ces échevins, si cette curiosité présentait
quelque intérêt. Contentons-nous de nommer le prévôt qui, d'un
geste large, fait si bien valoir l'éclat de sa robe rouge : M. Henri
de Fourcy, chevalier, seigneur de Chessy, président aux Enquêtes,
prévôt des marchands de 1684 et 1691. A sa gauche sont assis
quatre échevins; à sa droite, le greffier Micantier, le receveur
Nicolas Boucot et le procureur du roi Maximilien Titon. Enfin,
derrière ces officiers du roi, un homme est debout qui tient une
statuette. Cet homme n'est pas sans motif mêlé à une aussi solen-
nelle assemblée.
Reconnaissons ici Coysevox; Largillière a jugé qu'il pouvait
mettre aussi en scène le sculpteur chargé d'exécuter la nouvelle
statue de Louis XIV. Cette statue faisait également partie du pro-
gramme de la fête ou tout au moins elle en laissa un souvenir
durable. Elle est aujourd'hui dans la cour de l'Hôtel Carnavalet.
Elle ne commémorait plus, par les bas-reliefs de son socle, que le
triomphe de Louis XIV sur l'hérésie et le ravitaillement de Paris
par ses soins. Ce n'était pas beaucoup fausser l'histoire que
d'admettre Coysevox et sa maquette du nouveau Louis XIV dans
l'assemblée qui fixa le programme de la grande fête du 30 jan-
vier 1687. De plus, Largillière qui venait d'être admis à l'Académie
royale, y trouvait occasion de faire plaisir à un confrère. Les
échevins profitèrent de la circonstance pour demander à Coysevox
leurs médaillons en bronze.
La gravure de Chenu, d'après un dessin de Cochin, n'est pas
aussi jolie à voir que la fraîche esquisse où jouent si brillamment
le rouge et le noir des robes de satin. Mais elle est plus facile à
lire; elle montre que, depuis l'esquisse, la composition s'est un
peu transformée. La table a disparu, le prévôt des marchands a
quitté le centre du tableau pour aller s'asseoir dans l'angle de
(117)
DE POUSSIN A WATTEAU
gauche. Il discute avec un échevin, devant un grand plan que
celui-ci tient déroulé sur ses genoux. Au lieu de neuf personnes,
on n'en compte plus que huit et il n'y a plus symétrie dans la
disposition générale.
A défaut de la grande peinture de Largillère fort admirée au
xviii^ siècle, il reste encore quelques autres témoignages de ces
fêtes. M. de Fourcy, le prévôt des marchands qui les présidait, fît
frapper une médaille, à l'occasion de la guérison du roi, après
l'opération de la fistule. On y voit un soleil illuminant le monde :
jam redditur integer orbi. Voici qu'il est rendu tout entier au
monde. Et lors de la réception du 30 janvier suivant, pour commé-
morer le festin et le feu d'artifice, une nouvelle médaille nous
montre la façade de l'Hôtel de ville, la place emplie de peuple et
le ciel illuminé par le soleil : in facie exhilaritas. Et ce ne dut
pas être, en effet, un petit enthousiasme lorsque, par une sombre
nuit d'hiver, l'astre royal consentit à se montrer aux Parisiens.
Dans le Paris du xvii^ siècle, la vie urbaine était encore toute
pénétrée de préoccupations rurales; le Parisien, quand il regar-
dait le ciel, ne l'interrogeait point seulement par inquiétude
personnelle, mais par sollicitude pour ses légumes et pour ses
fruits. Paris était entouré de jardins et de pâturages dont il
vivait. Les voyageurs vantaient la fertilité de cette banlieue et
l'ingéniosité de la culture maraîchère. A peine passées les portes
de ses faubourgs, le Parisien se trouvait au milieu des potagers.
Fraises, artichauts, asperges, melons, concombres..., les contem-
porains n'en finissent pas d'énumérer tant de produits délectables
et les étrangers admiraient l'industrie avec laquelle nos jardiniers
conservaient, au plus fort de l'hiver, des « pois, asperges, arti-
chauts, cardes, chicorées blanches, laitues pommées et choses
semblables qui ne se trouvent ailleurs qu'en été ». Les pâturages
commençaient ensuite où ne manquaient point les vaches,
moutons et volailles; puis les belles campagnes pour les lièvres et
les perdrix, puis les forêts où l'on chassait le cerf et le sanglier.
Cette grosse agglomération ne pouvait vivre que grâce à ces faci-
lités de ravitaillement. Mais qu'une sécheresse prolongée brûlât
(ii8)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
les légumes ou qu'une pluie excessive fit pourrir les semences, et
Paris risquait la famine. Jamais il ne fut pleinement rassuré; et
parfois ceux qui avaient la responsabilité de le ravitailler était
fort inquiets. Aujourd'hui, c'est par le cours montant ou descen-
dant que se constate l'abondance ou la disette; alors, c'était par
le terrible déficit des arrivages que M. le Prévôt des marchands
apprenait que la ville allait soutïrir de la faim.
En 1694, il y eut trois mois de sécheresse; l'archevêque ordonna
des processions particulières. La situation devint si grave que
MM. les Prévôts des marchands et échevins se résolurent à une
démarche officielle auprès de la chère patronne des Parisiens, la
bonne marraine, celte sainte Geneviève qui les avait déjà, autre-
fois, empêchés de mourir de faim. Ils sortirent de l'îlôtel de ville
à pied, vêtus de leurs robes et, après une station à Notre-Dame,
ils montèrent la rue Saint- Jacques et allèrent à l'église Sainte-
Geneviève prier la sainte d'intercéder pour obtenir un peu de
pluie. Quelques jours plus tard, le 27 mai, eut lieu la procession
générale des reliques. A peine la châsse fut-elle rentrée qu'une
pluie abondante avertit les Parisiens que leur prière avait été
entendue. Alors MM. de Ville pensèrent qu'ils devaient remercier
leur bienfaitrice. Le 10 septembre, ils assistèrent à la messe solen-
nelle qui fut célébrée pontificalement par M. l'abbé de Sainte-
Geneviève. Et en ce jour, ils s'engagèrent à commémorer, par
l'offrande d'un tableau, l'heureuse intercession de la sainte et la
reconnaissance des Parisiens. C'est Nicolas de Largillière qui fut
chargé d'exécuter cet ex-voto.
Le tableau était achevé au mois d'août 1696. Le 9 de ce mois,
il fut présenté au public. Une fois de plus, MM. le Prévôt des
marchands et échevins passèrent leurs belles robes et vinrent à
Sainte-Geneviève où ils furent reçus par l'abbé. On échangea des
discours et le tableau de Largillière fut découvert. Depuis lors,
trois nouveaux tableaux vinrent rejoindre ce premier ex-voto. En
1696, sainte Geneviève avait obtenu de la pluie pour les potagers;
en 1723, elle obtint du soleil pour les moissons et c'est de Troy le
fils qui, cette fois, fut chargé de traduire en peinture la reconnais-
sance des édiles. En 1710, de Troy le père avait peint les échevins,
en prière pour obtenir de la sainte la cessation de la terrible
famine de l'hiver de 1709. Enfin, un peu plus tard, en 1746,
Tournières peignit un quatrième ex-voto à l'occasion de la conva-
(119)
DE POUSSIN A WATTEAU
lescence du roi Louis le Bien-aimé. Ces quatre grands tableaux
décoraient, sous l'ancien régime, la nef de l'église de l'abbaye.
Deux seulement ont survécu à la Révolution, sans doute
les deux meilleurs, ceux de Largillière et de de Troy le fils.
Comme ce Largillière est un peintre habile! Ce n'est pas lui
qui se fût brouillé avec ses modèles, comme Rembrandt, en
noyant leurs visages dans la pénombre d'une ronde de nuit.
Une bonne composition est faite de sacrifices et, dans son
tableau, pas un des modèles n'a été sacrifié. Il a su répartir son
prévôt, les quatre échevins et les membres du bureau — une
dizaine de figures — avec tant d'adresse que tous sont en pleine
lumière et montrent de face; un visage le plus susceptible n'a pu
se plaindre; tous ils ont pu se contempler sur cette grande toile,
comme en un miroir indulgent. Et pourtant, les amateurs de
peinture ont aussi satisfaction; car sous ces visages d'une clarté
égale, Largillière a su draper toutes ces robes et les éclairer de
manière à éviter la platitude et la monotonie ; rouge et noir,
ombre et clarté, organisent l'uniformité de ce désordre; les sou-
tanes ont accepté les sacrifices qui eussent paru insupportables
dans les visages. La composition est des plus simple; deux
robes se font « pendant », de chaque côté, pour recevoir une
lumière plus éclatante; au second plan, les robes se disposent
aisément; au centre, elles s'écartent pour ouvrir une perspective
profonde vers la nef remplie de fidèles. Ces têtes lointaines, dans
un demi-jour gris traversé de rayons obliques, ce sont des hommes
à perruques, des femmes surmontées de fontanges; c'est le public
d'une grande cérémonie parisienne, à la fin du xvii^ siècle. Largil-
lière ne s'est point inquiété du problème difficile de montrer une
foule lointaine et bariolée; il lui fallait un arrière-plan de tons
éteints; il l'a peint en grisaille et le contraste est étrange entre
les visages fleuris qui nous éblouissent au premier plan et cette
toile de fond décolorée sur quoi ils se détachent.
Quelques têtes, pourtant, paraissent sacrifiées; c'est qu'elles
n'appartiennent pas au groupe des échevins et du « bureau ».
D'abord, dans l'angle de gauche, le gouverneur, non pas aux
couleurs de Paris, mais vêtu en bleu de roi. L'escamoter dans
l'ombre eût été inconvenant; le mêler aux échevins n'eût peut-
être satisfait ni l'un ni les autres. Restait à le peindre d'un pinceau
déférant et appliqué, mais à le tenir légèrement à l'écart; tout
(I20)
DE POUSSIN- A WATTEAU.
Pl. 4, page i_'o.
I
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
uprès du cadre, à gauche, il paraît se mêler à peine à cette fête
nunicipale; il regarde d'un air détaché; il apporte sa présence;
;'est un peu de la Cour qui vient se mêlera la Ville; et Largillière
l'a pu s'empôcher de noter finement la diflerence entre l'élégance
iristocraticjue de ce grand seigneur et la satisfaction épanouie
les échevins.
Deux autres tôtes sacrifiées sont naturellement celles qui nous
ntéressent le plus, parce que le peintre a été obligé de les cacher
demi; c'est d'abord le portrait de Largillière lui-môme; il se
ient en arrière de ces échevins éblouissants; son visage est
nince encore; il s'alourdira plus tard; mais dès maintenant on
roit deviner, dans les orbites sombres, le regard ardent de la
eunesse et de l'ambition; cet homme n'a encore que quarante
ns. Voici dix ans qu'il est entré à l'Académie royale en présen-
ant un grand portrait de Charles Le Brun, le directeur de la
Compagnie. Puis il a peint un vaste tableau d'échevins à l'Hôtel
e ville. Mais l'œuvre dont il vient de recevoir la commande de
IM. de Ville intéresse encore bien plus sa fortune et sa gloire,
'^Ue sera vue, examinée, jugée, par tous les pèlerins de Sainte-
ieneviève. Aussi, comme il les contemple avidement ces éche-
ins! Et il rêve de les peindre magnifiques, rutilants, comme les
ois mages de son cher Rubens.
A côté de lui, dans la même ombre discrète, il a placé un
isage animé, spirituel, que l'on soupçonne tout grimaçant de
ics. C'est le poète Santeuil, chanoine de Sainte-Geneviève, très
eureux de figurer dans cette solennité, mais qui trouva là
ccasion à développer, en une centaine de distiques latins héroï-
omiques, son indignation contre un peintre qui ne lui avait
onné ni un visage assez clair, ni une robe assez blanche. Et
jargillière dut, sans doute, répondre à cette indignation versifiée
u'un chanoine peut bien porter une robe blanche, il n'en sera
tas moins, en peinture, un personnage sombre s'il doit servir de
epoussoir aux visages lumineux de M. Sainfray et de M. Puylon.
'ar enfin ce sont ces messieurs qui ont commandé et payé le
ableau, et Santeuil, avec tout son esprit et son mérite, n'est ici
ue pour boucher un trou. Pour consoler l'ombrageux chanoine,
.argillière a pu lui faire remarquer qu'il n'était pas plus mal placé
[ue le peintre lui même.
Quant à MM. les Prévôt, échevins et officiers de ville, rien ne
(121)
DE POUSSIN A WATTEAU
serait plus facile que de les désigner, puisque nous avons con-
servé les noms des magistrats de Paris et qu'une chanson con-
temporaine et anonyme, publiée dans la Revue universelle des
Arts de 1865, a pris soin de les nommer en les injuriant copieu-
sement. Pour le prévôt, M. Claude Bosc, seigneur d'Ivry, on se
contente de traiter de « bizarre parure » son éblouissante soutane
de soie écarlate; mais à droite, voici Bazin qui veut faire oublier
« la crasse » de sa naissance; puis le médecin Puylon, « au
regard félon », qui menace de nous souffleter, puis Sainfray,
« fils d'un pied plat », qui demande à la sainte un « pardon cri-
minel » ; puis le substitut Baudran qui montre l'air obligeant
avec lequel il « plume le financier » ; et de l'autre côté du prévôt,
Titon qui jette un « regard méprisant », tout fier de la place où l'a
conduit l'intrigue. Le public, comme on voit, conserve son droit
de contrôle sur les magistrats qu'il s'est choisis; il leur reproche
tout d'abord les dignités qu'il leur a accordées et jalouse ces
belles robes qui attirent l'admiration de la foule. Mais d'ailleurs,
comme les chansonniers gâtent peu la satisfaction de nos éche-
vins! Comme chacun de ces hommes en perruque et en robe
exprime le bonheur, la bonne santé et les bonnes affaires! S'ils
avaient ces mines fleuries et ces faces de prospérité, le jour où ils
ont demandé un peu de pluie pour les récoltes, il a fallu toute
l'indulgence de sainte Geneviève pour croire que ses chers Pari-
siens souffraient de la faim.
M. Bosc, de ses belles mains, nous indique que cette
prospérité est due à la patronne de Paris. Il nous la montre et,
pour un peu, en effet, nos regards, en arrêt devant ces bourgeois
épanouis, allaient oublier ces nuages qui apportent de riches
récoltes. Sainte Geneviève, la bonne pastoure, agenouillée sur
un gros nimbus, se penche vers ses ouailles; auprès d'elle est
posé le cierge traditionnel; les fidèles n'auraient pas reconnu la
sainte, s'ils n'avaient pu se montrer la petite flamme que soufflait
le démon et que l'ange rallumait. A sa prière, le ciel s'est
entr'ouvert; une gloire explose et l'on voit, dans des éclairs, voler
des têtes ailées de gros bébés. Deux anges alertes bondissent. Se
peut-il que ce génie à chevelure de flamme nous apporte la pluie?
Son compagnon lui désigne la sainte agenouillée. Après être
montée au sommet lumineux, la prière en redescend exaucée,
et tout ce drame où se mêlent et s'agitent les habitants du ciel et
(122)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
'•i.
Xin. LARGILLIKRE. — Ayant à peindre le mariage du duc de Bourgogne, Largil-
lière s''est rappelé son cher Rubens, la Présentation du portrait de Marie de Me'dicis
à Henri IV, et quand, à la figure de Vllymen du Flamand il a substitué un autre
personnage, ce fut encore pour emprunter à Rubens le Mercure qui descend du ciel
dans rÉducation de la Reine. Largillière n'a pas seulement admiré Rubens; il Va
étudié attentivement. Le musée de Toulouse conserve une copie très fidèle du
Thomyris et Cyrus du Louvre, par Largillière.
les masses grondantes de l'orage ne dérange pas les perruques de
nos échevins, ni même n'attire leur regard. Lever le nezl Ils
auraient trop peur de compromettre la dignité de leurs visages.
Gomme dans toutes les peintures d'échevins de Largillière, les
portraits se juxtaposent à une action à laquelle ils ne se mêlent
pas. La gloire explosante de sainte Geneviève ne dérange pas
plus le bureau de l'Hôtel de ville que la tapisserie devant laquelle
ces messieurs préparaient la réception du Roi. Largillière n'a pas
daigné ou il n'a pas pu dissimuler qu'il peignait des portraits.
Ghacun de ces échevins pourrait être décapité; chaque tête
pourrait être placée dans un cadre individuel et ces visages ne
nous paraîtraient que plus sympathiques quand nous verrions
mieux que c'est bien à nous qu'ils cherchent à plaire. Sainte
Geneviève est trop bonne pour leur en vouloir.
M. Bosc d'Ivry dont la soutane écarlate illumine le tableau de
sainte Geneviève pouvait espérer que son image passerait à la
postérité. Pourtant, il crut devoir confier une seconde fois à
(123)
DE POUSSIN A WATTEAU
Largillière le soin d'immortaliser ses traits et ceux de ses
échevins; il endossa donc à nouveau la belle robe pour poser
devant son peintre. Il est vrai que la première peinture ne
figurait pas à l'Hôtel de ville et il y avait place, dans la grande
salle, pour une nouvelle composition où M. Bosc pût faire vis-
à-vis à M. de Fourcy
Le prétexte, cette fois encore, fut un grand événement poli-
tique où MM. de Ville allaient, de nouveau, se mêler à l'existence
de la famille royale; en 1697, la guerre dite de la ligue d'Augs-
bourg s'achevait dans la lassitude générale. La paix fut préci-
pitée par les démarches du duc de Savoie qui passait de notre
côté, contre l'Autriche, offrant sa fille, la duchesse Adélaïde qui
avait onze ans, comme gage de sa bonne foi. Le mariage de la
duchesse de Savoie et du duc de Bourgogne était donc l'évé-
nement le plus frappant de toutes les clauses d'un laborieux
traité. Les paix que sanctionne un mariage semblent plus
définitives. En associant les échevins au mariage du petit-fils de
Louis XIV, Largillière ne faisait que symboliser la joie de la
Ville dans un événement dynastique.
Du tableau, il ne reste rien qu'une gravure de Née, d'après un
dessin de Cochin, qui permet d'en analyser la composition et
les intentions. Le prévôt et les échevins se groupent debout, de
chaque côté d'une action symbolique. Au centre, le jeune duc
de Bourgogne s'élance vers un portrait de la princesse que pré-
sente Mercure. Mercure n'est point, généralement, un messager
d'amour; mais ici l'amour apporte la paix et des cupidons vident
sur les marches du temple des hottes de légumes et de fruits
qui présagent des arrivages abondants aux Halles. Les perruques
et les toges s'empressent et les jolies mains de M. Bosc, désignant
ce portrait et ces provisions, semblent nous dire : « Ceci amènera
cela ».
Largillière n'est pas grand inventeur. H a tout simplement
accumulé ses portraits de chaque côté d'une composition
empruntée presque textuellement à Rubens; et c'est ici que nous
reconnaissons l'élève des Flamands; dans l'ex-voto à sainte
Geneviève, les anges qui descendent du haut du ciel sortent des
« gloires » de Le Brun ou même de Simon Vouet. Mais cette fois
Largillière, voulant peindre une allégorie matrimoniale, a copié
la galerie de Rubens au Luxembourg. Pour marier le duc de
(124)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
Bourgogne, il a repris la cérémonie de la présentation de Marie
de Médicis à Henri IV. Un Dieu apporte le portrait; comme il
fallait un Mercure, Largillière a utilisé celui qui, chez Rubens,
descend du ciel pour gratifier Marie de Médicis du don de
l'éloquence. Les allégories, les Amours, les Renommées qui
volent, les démons chassés dans des nuées d'orage, toute cette
mythologie est celle du Flamand. Largillière n'a innové qu'en
faisant rayonner l'astre solaire et monarchique, placé d'ailleurs
étrangement sur le fronton d'un temple.
Cette transposition de l'allégorie de Rubens ne va pas sans
étonner. Chez Rubens, tout nous prépare à la bien comprendre;
depuis sa naissance, nous voyons la petite princesse occuper les
Olympiens; d'un bout à l'autre de cette biographie, les mondes
terrestre et céleste se mêlent l'un à l'autre jusqu'à nous faire
croire, peu à peu, à la vraisemblance de ce commerce entre ciel
et terre. Chez Largillière, rien ne nous a préparés. Voici douze
ou quinze portraits placides et souriants qui n'ont visiblement
d'autre ambition que de bien faire valoir leur tète et leur per-
ruque. Une des allégories elle-même se désintéresse de la prin-
cesse pour se tourner vers nous. Quelles dames ont posé ces deux
allégories si bien peignées et chez lesquelles le souci de se faire
voir domine celui de regarder? Vraiment, ces échevins sont bien
tranquilles sous ce ciel d'où il pleut des dieux qui apportent des
portraits.
Le 14 septembre 1702, Largillière passait un nouveau marché
avec la Ville pour un tableau qui devait représenter l'avènement
du duc d'Anjou à la couronne d'Espagne. Les termes de la
commande ont été publiés par Leroux de Lincy, dans son Histoire
de l'Hôtel de ville de Paris. Largillière s'engage à « faire un
tableau de dix à onze pieds de hauteur sur quinze à seize pieds
de largeur, ou plutôt de la même hauteur et largeur que celui
de la prévôté de M. Bosc, représentant, nous dit prévôt des
marchands (M. Boucher d'Orsay), les sieurs de Santeul, Guil-
lebon, Boutet, S. Desnotz, Lehueins et les sieurs, procureur du
Roy, gresfier et receveur, accompagnés de la Justice et de
l'Abondance, une tapisserie dans le fond, représentant l'avè-
(125)
DE POUSSIN A WATTEAU
nement du duc d'Anjou à la couronne d'Espagne, avec toutes
les allégories convenant au sujet, suivant le dessin que ledit
sieur de Largillière nous a présenté ». Le tableau devait être
livré à la Saint-Jean de l'année suivante au plus tard. Il devait
être placé dans la grande salle de l'Hôtel de ville et payé
5.300 livres. Donc nous n'ignorons, pour ainsi dire, rien du
nouveau tableau de Largillière, sinon que nous ne savons s'il a
été exécuté. Nul ne semble ne l'avoir jamais vu à l'Hôtel de ville,
dans la grande salle à laquelle il était destiné, et j'ai pu me
demander si les péripéties de la guerre de la Succession d'Espagne
n'avaient pas contrarié Largillière dans l'exécution de son
œuvre. Le duc d'Anjou eut plus de difficulté à conquérir sa
couronne que Largillière à peindre ses échevins. Durant plusieurs
années, Louis XIV songea même à renoncer à l'héritage espagnol.
Durant ces années sombres, l'exécution d'un tableau pour
commémorer l'avènement du prince français au trône d'Espagne
put, quelquefois, paraître manquer d'à-propos.
Et pourtant des témoignages nous sont parvenus qui semblent
se rapportera ce tableau. D'abord, les papiers de Lenoir signalent
que le « Muséum » a reçu des Minimes une composition : « La
municipalité de Paris recevant l'abondance dans son sein ». Nous
avions déjà vu apparaître cette « abondance » dans le traité passé
par Largillière. D'Argenville ne signale pas cette peinture aux
Minimes, dans son Voyage pittoresque de Paris. Elle ne s'y
trouvait pas encore en 1758, car le rédacteur des Annales manus-
crites de l'ordre des Minimes, cité dans l'ouvrage de l'abbé
Lebœuf sur l'histoire de Paris, ne signale point l'entrée d'un
Largillière, parmi tant d'autres acquisitions qu'il énumère. Or
son inventaire s'arrête en 1758. Mais en 1785, J.-A. Dulaure
{Nouvelle description des curiosités de Paris) nous apprend que
dans « la seconde des salles qui servent de sacristie aux Minimes »,
on voyait « un grand tableau original de Largillière, représentant
l'érection du prévôt des marchands à l'avènement de Philippe V
au trône d'Espagne ». Il est difficile de ne pas reconnaître, cette
fois, le tableau commandé en 1702. Si Lenoir, dans son inven-
taire, n'a pas jugé utile de rappeler le nom de Philippe V, ni
même le titre du prévôt des marchands, c'est parce qu'il n'y avait
nulle nécessité d'évoquer des souvenirs d'ancien régime, à
propos d"un tableau qu'il voulait sauver. Comment et pourquoi
(126)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
XIV. LAUGILLIÈRE. — Ce dessin du Loufre représente un l'réfdt accueilli par la
Ville de Paris, et accompagne' de la Justice et de génies de la Fécondité. Les
allégories sont encore ins/>irées de Rubens; mais le site a été croqué d'après nature.
Il est parfaitement reconnaissable. La seule différence vient de ce que la place de
grève sur laquelle se dresse le bûcher de saint Jean descendait en pente rapide sur
la Seine. Mais la façade de VlIStcl de Ville et la silhouette de Notre-Dame composent
aujourd'hui encore le décor dessiné par Largillière.
ce Largillière est-il entré aux Minimes et d'où venait-il? Nous ne
savons. Mais cette mention suffit pour nous convaincre que la
commande de 1702 a bien été exécutée.
Parmi les Largillière de la salle. La Caze, au Louvre, il en est
un qui représente un échevin. C'est un homme jeune, bien en
chair, le teint fleuri, l'œil brillant et qui pourrait, à la rigueur,
prétendre à la belle tête; on lui souhaiterait seulement un visage
plus affiné par le travail intellectuel. Mais enfin ces joues charnues,
ces grosses lèvres et ces brillantes couleurs sont l'indice d'une
bonne santé, d'une bonne humeur et peut-être d'une bonne con-
science. La perruque grise rend la figure encore plus rose; par son
format in-folio, elle amplifie ce visage et lui donne la dignité du
grand siècle; les perruques étaient, pour les visages, comme les
colonnades ou les coupoles en architecture : elles donnaient une
même majesté classique aux façades les plus ordinaires.
Le catalogue désigne ce beau portrait comme figure d'inconnu.
(127)
DE POUSSIN A WATTEAU
Pourtant cet éclievin souhaitait éviter ce malheur et il porte à la
main une enveloppe, comme pièce d'identité. Ce n'est pas seule-
ment pour nous dire que cet aimable magistrat vient de recevoir
quelque requête ou recommandation, mais pour nous donner son
nom. Le procédé de la lettre qui doit désigner un personnage est
constant chez les portraitistes. Seulement l'encre qui a écrit
l'adresse n'était pas inaltérable; elle s'est altérée au point que le
nom est à peine lisible. Pour le déchiffrer, il m'a fallu bien des
visites à la salle La Gaze et des stations prolongées, sous le regard
défiant des gardiens. J'avais cru lire assez bien : Monsieur Mon-
sieur Denis sur le papier que tient notre magistrat et reconnaître
un M. Denis qui fut échevin en 1706. Mais quand les tableaux du
Louvre ont été décrochés, pendant la guerre, les conservateurs
ont pu regarder de plus près cette adresse à demi effacée et
déchiffrer le nom de M. Denotz qui fut échevin en 1702.
Cet échevin a été peint une seconde fois par Largillière. Le
musée Carnavalet conserve un double portrait dans lequel il
reparaît avec la même attitude. La main ne tient plus le billet. Ce
billet et son adresse devenaient inutiles, car ce tableau est un
fragment d'une grande composition détruite; des figures allégo-
riques, coupées par le cadre actuel, permettent d'imaginer aisé-
ment que cette œuvre, autrefois, mettait en présence le prévôt et
ses échevins, Messieurs de Ville, l'Abondance, la Justice ou telle
autre de ces aimables personnes qui avaient coutume de frayer,
en peinture, avec les magistrats municipaux. Le portrait de la
salle La Gaze a peut-être été exécuté d'après nature, pour être
ensuite inséré dans le grand tableau collectif dont le musée
Carnavalet conserve un fragment.
Le très beau portrait de prévôt des marchands exposé égale-
ment au musée Carnavalet est du même temps et probablement de
la même composition. Ce fragment de peinture est détaché du
même ensemble auquel appartenaient nos deux échevins, et les
allégories que l'on devine au second plan paraissent de même
famille. Alors ce portrait est celui de M. Boucher d'Orsay qui fut
prévôt de 1700 à 1707. Il a tout à fait grand, air, avec sa longue
figure, son nez busqué qui jette une grande ombre sur son visage
osseux, ses yeux perçants, ses lèvres bien dessinées qui vont
s'ouvrir pour prononcer, sans doute, des paroles aimables. A ses
autres mérites, ce magistrat joignait certainement celui de présider
(128)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
avec bonne grâce et majesté les grandes cérémonies. On ne saurait
mieux représenter le grand siècle. Ce prévôt paraît bien avoir été
de ces magistrats municipaux qu'éblouissait le soleil de Versailles.
Louis XIV se comparaît au soleil et Boucher d'Orsay prenait pour
emblème le tournesol. Les jetons qu'il
fit frapper à ses armes sont des allu-
sions à Louis XIV et non pas à Paris.
En 1703, un tournesol orienté vers
le soleil {serval amorem); en 1705,
des vignes sous le soleil {laetor dum
respicis)] en 1707, un chêne [cara
Joui); M. Boucher d'Orsay, suivant
son expression, s'épanouit sous les
faveurs du roi, comme la vigne qui
mûrit sous les rayons du soleil. Le
nom de ce prévôt est bien loin d'être
tombé dans l'oubli. C'est lui qui
commença la construction du quai
d'Orsay; ce nom a pris, depuis lors,
comme une distinction diplomatique.
Et il est ainsi arrivé à M. Boucher
d'Orsay de laisser un nom qui est
devenu illustre, bien que sa personne
soit restée obscure.
Les tableaux de Carnavalet nous
montrent des portraits qui se suf-
fisent, mais qui sont pourtant des
fragments de compositions plus vas-
tes. Derrière nos échevins se tenait
une figure dont une jambe drapée a
seule survécu; sa station dans les
airs, au milieu des nuages, permet
de reconnaître quelque divinité. Le
prévôt des marchands, M. Boucher d'Orsay, n'est pas non plus tout
à fait seul. La main d'un échevin, une main gantée de blanc, est
appuyée sur le dossier de son fauteuil ; un visage féminin, d'ail-
leurs très banal, s'incline de l'autre côté. La jambe du premier
tableau et la tête du second appartiennent à ce personnel allégo-
rique auquel Largillière demandait un cortège flatteur pour les
(129)
HouRTico. — De Poussin à Wattean. 9
XV. LARGILLIÈRE. — Cettepetite
esquisse, peinte légèrement sur
papier, figure dans les collections
de dessins du Louvre. Elle repré-
sente quatre échevins; peut-être
devaient-ils assister au Mariage
du duc de Bourgogne, bien que
la composition définitive, connue
par une gravure, ne nous présente
vas celte architecture.
DE POUSSIN A WATTEAU
échevins. Dans le tableau du duc d'Anjou, le peintre devrait pré-
senter la Justice et l'Abondance. Comme Rubens, à l'école duquel
il doit tant, Largillière n'a pas jugé paradoxal de mêler des figures
réelles et des fictions allégoriques; seulement celles du Flamand
étaient de resplendissantes nudités ; celles de Largillière se mon-
trent plus modestes et plus vêtues. Ces figures sont d'une exécu-
tion beaucoup plus fade que les portraits du premier plan; le
peintre a éteint, amorti la vivacité de sa couleur et Ton pourrait,
au premier abord, croire que ces figures ont été refaites par un
médiocre restaurateur. Ces pâles divinités s'expliqueraient mieux
si ces tableaux étaient au complet. On verrait alors que ces
formes ne sont pas celles de personnages vivants, mais qu'elles
appartiennent à quelque tenture, comme celle que Largillière
avait déjà utilisée dans le tableau de 1687. Pour compléter les
tableaux de Carnavalet, il faut se représenter ces messieurs se
détachant sur quelque belle tapisserie des Gobelins où planent
des Olympiens symétriques. .
Chaque année, la veille de la Saint-Jean, un bûcher était dressé
sur la place de grève. Leroux de Lincy, dans son Histoire de
VHôlel de ville de Paris, cite toute une description du cérémonial
de la fête. « On part précédé des gardes de la ville et des dra-
peaux et tambours, le colonel à la tête de tout le cortège, et le
bureau précédé par les huissiers et le greffier ; on fait trois fois le
tour de la grève, et au troisième un juré mouleur de bois présente
un flambeau à M. le Prévost des Marchands qui met le feu au bois
et MM. du bureau en font autant, puis on retourne à l'Hôtel de
Ville. » Cependant les danses « des valets et servantes » com-
mencent sur la place « d'une manière non moins dissolue que
leurs chansons », dit Sauvai, tandis qu'à l'intérieur de l'hôtel de
ville « le Prévost des Marchands et les Échevins ne laissent pas
de faire un souper magnifique où se trouvent leurs amis, avec
leurs femmes et leurs filles, y donnent le bal et passent une
partie de la nuit à danser au son des violons ».
Un dessin du Louvre semble avoir combiné à la fois la céré-
monie d'une réception à l'Hôtel de ville et cette fête de la Saint-
(130)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
Jean. Ce joli dessin lavé crencre, attribué à Rigaud et que Reiset
appelle « Réception d'un magistrat au palais de justice de Paris »,
est bien, en réalité, une esquisse de Largillière représentant
l'entrée d'un prévôt des marchands à rilôtel de ville. La Ville de
Paris l'accueille, reconnaissable à sa couronne de tours et aux
deux petits génies qui tiennent un écusson où l'on distingue la
nef d'argent. Et nous retrouvons, une fois de plus, l'imitation de
Rubens, les petits génies qui, dans la Naissance de Marie de
Médicis, jouaient avec l'écusson de Florence. Le Prévôt s'avance
mollement, la hanche en avant, à la manière d'une femme et l'on
devine aisément quel éclat devait montrer en peinture sa belle
robe lumineuse. Il n'arrive pas seul; du haut du ciel, une Justice
est descendue, pour le présenter, et elle est accompagnée de deux
génies dont l'un porte les faisceaux et l'autre déverse sa corne
d'abondance. Reconnaissons les deux symboles chers à la munici-
palité. De telles allégories résument les programmes électoraux
de tous les temps. Au second plan, la place de grève; au fond, la
silhouette de Notre-Dame; sur la place, le bûcher de la Saint-
Jean. Largillière habitait-il déjà la rue Geoffroy l'Angevin, quand
il esquissa cette entrée solennelle? Dans ce cas, il n'alla pas loin
pour dessiner le décor de la scène; au sortir de la rue du Temple,
il se trouvait devant la place qu'il voulait peindre. La foule
accompagne de ses ovations le nouveau prévôt et même un
homme du peuple monte, à sa suite, les marches de l'Hôtel de
ville.
Enfin, en 1722, les échevins qui semblaient, depuis quelques
années, avoir abandonné Largillière pour d'autres peintres moins
illustres et, par suite, moins onéreux, revinrent à celui qui avait
donné de leurs visages et de leurs robes les images les plus
brillantes. L'événement national qui devait servir de prétexte
était l'arrivée à Versailles de la petite princesse espagnole Marie-
Anne-Victoire, la première fiancée de Louis XV. Et voici d'après
le texte de commande publié par les nouvelles Archives de l'art
français (1882, p. 135) ce que devait montrer cette composition :
« le Roi environné de trois Grâces sur son trône, Mgr. le duc
d'Orléans, régent, soutien du trône, guidé par Minerve, symbole
(131)
DE POUSSIN A WATTEAU
de la sagesse, le couvrant de son bouclier et tenant à la main le
portrait de l'Infante porté par deux génies, un génie enchaînant
le lion d'Espagne avec le cordon bleu et le coq, symbole de la
France, enchaîné avec la toison d'or et autres attributs marquant
l'union des deux nations; MM. les Prévôt des Marchands, Éche-
vins, procureur du Roi, greffier, receveur de la Ville, étant aux
pieds de Sa Majesté ». Entre temps, les prix de Largillière
avaient monté ; on lui donnait 8 000 livres ; il est vrai qu'un tel
luxe allégorique justifiait ce renchérissement.
Une petite esquisse, entrée récemment au Musée Carnavalet,
prouve que Largillière avait pu en entreprendre l'exécution ; cette
œuvre légère et hardie montre que l'imagination du peintre allait
prenant de l'aisance. Cette fois les échevins sont un peu plus
attentifs à l'événement auquel ils assistent. Le groupe du jeune
roi sur son trône, entouré du Régent et de pâles allégories, com-
pose un bouquet de fines couleurs qui contraste fort joliment
avec les grandes robes rouges et noires qui se pressent de chaque
côté. Dans les airs, les allégories spirituelles décrites dans le texte
de la commande et que l'image transcrit avec fidélité. Ce n'est
pas l'imagination de M. de Castagnère, mais celle de Largillière
qu'il faut reconnaître dans cette ingénieuse allégorie. Le sou-
venir de Rubens est aussi présent. Des divinités malfaisantes
disparaissent, chassées en des nuages sombres, et des nymphes
marines, au premier plan, rappellent cette Bidassoa qu'une autre
infante avait déjà franchie dans la galerie de Médicis. Mais la
palette de Largillière est moins flamande. Sa couleur a moins de
chaleur qu'autrefois. En peignant des robes de satin encadrées de
boiseries claires, il a pris le goût des tons légers et lumineux.
La peinture a-t-elle été détruite? ou bien n'a-t-elle pas été
exécutée? Les projets de mariage qui lui servaient de prétexte
furent rompus. La petite infante avait trois ans quand elle vint à
Versailles pour être, un jour, reine de France; elle en avait six
quand elle rentra en Espagne, après la rupture des fiançailles.
Elle était vraiment trop jeune et Louis XV ne pouvait plus
attendre pour donner un dauphin à la France. Déjà le duc
d'Orléans « soutien du trône » était mort, à la fin de 1723.
1. Le rapprochement du texte et de la peinture a été fait par M. Brière dans
une communication à la Société de l'Art français.
(132)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
XVI. LARGILLIÈRE et RUBENS. — Ayant à peindre le mariage de Louis XV et
d'une infante d'Espagne, Largillière de nouveau a pensé à Rubens, et s'est rap-
pelé les nymphes de la Bidassoa qui assistent à ^'Echange des princesses dans la
Vie de Marie de Médicis. Cette esquisse peinte d'un tableau qui ne fut peut-être
pas exécuté figure au Musée Carnavalet.
Pourtant, de ce mariage manqué, il est sorti une peinture, un
portrait de la petite infante, que Largillière peignit en 1722 et qui
est aujourd'hui au Prado; peut-être fut-il exécuté pour servir de
document au grand tableau allégorique. Ce portrait est un chef-
d'œuvre de grâce et de jeunesse; l'enfant se tient droite, avec
l'allure d'une petite reine, dans une robe de satin blanc qui déve-
loppe autour de ce corps d'enfant des plis majestueux; sur le
visage un peu pâle brillent des yeux vifs; l'enfant joue de l'éven-
tail et appuie son petit bras sur un coussin où repose un diadème
qui bientôt ne sera plus le sien. Espérons qu'une poupée a consolé
l'infante de la perte de son joli joujou.
Si l'on en excepte l'ex-voto à sainte Geneviève, toutes ces pein-
tures mêlent la monarchie à la vie municipale; leur raison d'être
véritable fut de fixer par la peinture les traits du prévôt et de ses
échevins ; mais chaque fois, le prétexte était un événement royal.
Ainsi nos magistrats conciliaient le double souci de ne pas étaler
leur vanité et de la satisfaire; ils voulaient que cet appel à
l'immortalité qu'est toujours, plus ou moins, un portrait public,
se justifiât par un événement qui intéressât véritablement l'his-
toire. 1793 a fait payer très cher aux échevins d'avoir lié partie
avec la monarchie; toute révolution provoque une guerre des
images. Aujourd'hui même, nous pouvons être tentés de trouver
(133)
DE POUSSIN A WATTEAU
quelque servilisme dans le culte royal de nos échevins; c'est faute
de réfléchir que, pour un homme du xvii'' siècle, la personne du
Roi est l'incarnation même de la France. Quand les échevins
prennent leurs belles robes et se mettent à genoux parce que le
Roi est guéri, que le Dauphin a un fils ou que l'héritier du trône
se marie, cela veut dire qu'ils remercient le ciel de ce qu'il
assure, avec la continuité de la dynastie, la tranquillité de l'Etat
et le ravitaillement des Parisiens. Les peintres hollandais qui ont
peint les gildes et syndics de leur pays n'ont pas été astreints
à ces rites catholiques et monarchiques; leurs oeuvres nous
paraissent plus modernes; mais ils n'ont pas trouvé d'autre
prétexte pour rassembler leurs modèles qu'un livre de comptes
ou une table de banquet.
Cette revue des échevins peints par Nicolas de Largillière
apporte un peu de tristesse, comme une revue funèbre. De tant
d'hommes en perruque et robe mi-partie qui pensaient se sur-
vivre par la peinture, il n'en est donc pas dix qui subsistaient, un
siècle plus tard. L'œuvre la plus intéressante d'un de nos meil-
leurs portraitistes a disparu avec le régime qu'elle rappelait.
Quelle ne serait pas notre joie, aujourd'hui, s'il nous était permis
de saluer, dans une même salle, ces visages rayonnants qui posè-
rent avec tant de satisfaction devant un peintre de la santé et de
la bonne humeur! Comme tous ces regards brillants sous la per-
ruque ruisselante nous retiendraient, nous paraîtraient plus atta-
chants même que la jovialité bruyante des gardes civiques de
Frans Halsl Ce serait un ensemble admirable, un des aspects les
plus aimables de la vieille France, que cette bourgeoisie tout
épanouie sous les rayons de Versailles, et quelle salle de peinture!
Hélas! On a pu croire que les œuvres d'art restent hantées par les
faux-dieux et les révolutions religieuses et politiques ne se con-
tentent pas de jeter au vent les vieilles reliques ; il leur faut encore
briser les reliquaires. Le respect des choses d'art, le culte de la
beauté naît tardif et fragile, au milieu des rudes croyances qui
agitent l'humanité et qui détruisent aussi allègrement qu'elles
créent.
En 1789, l'Hôtel de ville devint fameux, sous le nom de Maison
commune. S'il ne fut pas tout à fait mis au pillage, les souvenirs
du régime déchu durent disparaître. Le 13 août 1792, ordre fut
donné d'enlever la figure du roi H^nri IV qui était sur la porte
(134)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
d'entrée, ainsi que les inscriptions qui raccompagnaient. La statue
de Louis XIV, par Coysevox, fut reléguée dans les caves. Elle y
resta longtemps, protégée par l'oubli. Mais les portraits des gou-
verneurs, prévôts, échevins et autres officiers municipaux furent
lacérés ou disparurent. Les grandes compositions de Fourbus,
de Troy, Largillière, Mignard, BouUogne et Van Loo, furent
détruites. Leroux de Lincy, Thistorien de l'hôtel de ville, en
a cherché inutilement les traces et il cite un document qui
n'explique que trop bien leur disparition, un passage extrait d'un
ouvrage publié par Prud'homme en 1807 : « Pendant le cours de
la Révolution, l'IIôtel de ville se nommait Maison commune; on
avait décoré la grande salle des bustes de Marat et de Châlier ;
des gradins avaient été construits pour que le peuple pût assister
aux séances que tenaient les membres de la commune, dont les
discussions souvent annonçaient l'ignorance et la frénésie les
plus exaltées; souvent, aussi, on y a entendu de très bonnes
choses. Hébert, dit le père Duchesne, et Chaumette y ont déployé
toute leur éloquence. » Mais un auditoire un peu échauffé n'est
pas un public très respectueux des œuvres d'art, et les hommes
de 93 n'avaient que haine et mépris pour des tableaux où l'on
voyait des magistrats en robe, agenouillés devant le roi.
Les combattants ont parfois peine à distinguer les amis des
ennemis, quand ils sont dans le feu de la bataille. Les hommes de
la commune n'ont pas reconnu dans ces magistrats, personnages
du Parlement et de la Ville, cette noblesse de robe qui avait tant
de fois mené l'opposition contre la monarchie en s'appuyant sur
le mécontentement populaire. L'émeute méconnaissait ses alliés
de la Ligue, de la Fronde et du Jeu de Paume. Tandis que la robe
et l'épée se querellaient, la carmagnole entrant en scène mettait
tout le monde d'accord. Quand Louis XVI fut reçu, à son tour, à
l'Hôtel de ville, après la prise de la Bastille, on ne lui montra cer-
tainement pas une statue de la rébellion écrasée. Les échevins
n'étaient plus à genoux. Mais ce triomphe des magistrats fut
bientôt suivi de leur défaite ; et quand le peuple, à son tour, força
les portes de la maison, dans ces alliés de la veille il crut voir
des ennemis. Ces magistrats, très fiers de la noblesse que leur
octroyait la monarchie, avaient perdu en autorité auprès du
peuple tout ce qu'ils avaient obtenu en honneurs auprès du roi.
Bien que l'espoir de nos échevins ait été déçu, en raison des
(135)
DE POUSSIN A WATTEAU
accidents de l'histoire, ces échevins méritent de ne pas dispa-
raître tout à fait de la mémoire des hommes. Il leur reste d'avoir
provoqué d'admirables peintures. Il faut proclamer cette vérité,
favorable aux artistes, qu'on ne meurt jamais complètement quand
on laisse un beau portrait après soi.
II
Rigaud, en mourant, ne pouvait avoir d'inquiétude sur le sort
de son œuvre. Un peintre devant qui ont posé cinq rois et quatre
générations de la famille royale de France est assuré contre
l'oubli. Ses modèles habituels, quand ils n'étaient pas princes du
sang, étaient, pour le moins, pairs, maréchaux, archevêques ou
de l'Académie française. Ils sont les figurants magnifiques des
cérémonies de Versailles. Mansard, Le Brun et Le Nôtre, pen-
dant les années triomphales, avaient installé la monarchie dans
un décor d'opéra, grandiose et opulent; durant les années de
déclin, Rigaud en voyait encore les acteurs évoluer sur cette
scène pour demi-dieux. Ses effigies font revivre les figures déta-
chées de cet Olympe royal. Cette emphase et cette magnificence
s'adressent à la postérité. En étalant leur dignité, en se montrant
dans l'attitude et à la place qui leur avaient été assignées dans
la hiérarchie monarchique, ces hommes cherchaient la gloire.
C'est pour perpétuer leur souvenir qu'ils avaient demandé à
Rigaud de les peindre, eux, leurs fonctions ou leur noblesse,
leurs honneurs ou leurs œuvres. Rigaud, en mourant, laissait
donc une galerie de grands hommes, ou simplement de grands
personnages avec lesquels notre imagination peuple mainte-
nant la Galerie des glaces ; Rigaud est nécessaire à la gloire de
Louis XIV et il participe à ce rayonnement d'un règne dont il a
fixé la majesté.
Mais à Paris, dans sa maison, au coin de la rue Louis-le-Grand
et de la rue Neuve-des-Petits-Champs, il conservait quelques
visages sans perruques ni rabats, sans pilastres ou tentures,
presque de simples masques, en des cadres modestes, images
vivantes qui perpétuaient autour de lui la présence d'êtres chers.
Et quand il dut les quitter, il spécifiait par testament leur desti-
nation et il entendait bien que ces portraits ne se perdissent pas
(136)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
dans l'oubli. Deux d'entre eux furent lop^ués à l'Académie royale
de peinture et de sculpture; ils sont maintenant au mus6e du
Louvre.
Le premier représente le peintre; il est de 1698 et fut g-ravé en
1700, par Drevet. Ce n'est pas l'unique portrait que Rigaud ait
peint d'après lui-même. Un autre avait été exécuté quelques
années auparavant, en 1692, A en juger par l'admirable gravure
d'Edelinck, ces deux peintures sont d'inspiration assez différente
et nous montrent clairement les influences successives subies par
l'artiste; il était jeune encore, trente-trois et trente-neuf ans, et
l'on reconnaît aisément ses admirations. En 1692, en peignant le
portrait gravé par Edelinck, il songeait à Van Dyck; son beau
visage vu de trois quarts, son regard de côté, la jeunesse de cette
figure lumineuse, son allure nonchalante, la chevelure qui flotte,
tout rappelle l'élégance indolente dont Van Dyck parait sa propre
image.
Dans le portrait du Louvre qui est de 1698, les contemporains
reconnaissaient l'imitation de Rembrandt; elle est flagrante, en
effet, et, par un inventaire de 1703, nous savons que Rigaud pos-
sédait des Rembrandt et des Van Dyck et aussi des copies faites
par lui, d'après Rembrandt et Van Dyck. Ce visage vu de face,
noyé de larges ombres, illuminé des reflets que jette sur lui un
ample turban, cette attitude de peintre au travail, ses outils en
main, son regard attentif, autant de traits qui permettent de
reconnaître le souvenir de Rembrandt. Il y a, d'ailleurs, bien loin
du Hollandais au Français et nous n'osons plus dire, comme
d'Argenville, que ce portrait est « à la manière de Rembrandt ».
Rigaud dessine par plans nets, il taille les formes par facettes ;
elles conservent leur solidité et leurs angles, malgré la profon-
deur des ombres qui les enveloppent. De plus, en bon élève des
Flamands, il aime les tons éclatants, les étoffes à reflets, les cou-
leurs chatoyantes qui devaient plaire aussi à son imagination de
Catalan; cette conception de la forme et de la couleur suffit à
opposer les deux maîtres.
Le second portrait est celui de la mère de Rigaud, en deux
effigies de profil qui se regardent. L'histoire de ce tableau a été
racontée bien souvent, depuis d'Hulst et d'Argenville. En 1695,
Rigaud, âgé alors de trente-six ans et fier de sa jeune gloire, fit
le voyage de Roussillon. Il retournait au pays natal, quitté depuis
(137)
DE POUSSIN A WATTEAU
vingt ans, pour revoir sa mère, Marie Serre. Marie Serre avait
"eu de bonne heure toute la charge de Téducation du peintre et
de ses deux autres enfants, car son mari mourut en 1669, quand
Hyacinthe avait dix ans. C'était une raison de plus pour que
Rigaud se montrât reconnaissant à Tégard de celle qui avait pré-
paré sa fortune en l'élevant et en lui donnant cette preuve
suprême de dévouement maternel, la liberté de partir. Il rapporta
donc de Perpignan trois portraits de Marie Serre ; l'un est un por-
trait de face. Le seul souvenir qui nous en reste est la gravure de
Drevet (1702), — l'autre est la double effigie exposée maintenant
au Louvre ; il fut légué par l'artiste à l'Académie royale de pein-
ture et de sculpture, en même temps que le buste de Marie Serre,
exécuté par Coysevox, d'après ces mêmes peintures. Le legs con-
tient la clause suivante : « Lequel legs des dits bustes, guaines et
tableaux, il fait à l'Académie pour rester dans la salle la plus
honorable de ladite Académie, surtout le portrait en marbre et
peinture de ladite dame, sa mère, sans en pouvoir, à l'avenir,
être déplacé, vendu ny transporté ailleurs que pour suivre le
corps des académiciens, faute de quoy le présent legs demeurera
nul et les choses y contenues retourneront au plus prochain héri-
tier masle dudit sieur testateur ». Rigaud n'avait pas prévu la
suppression de l'Académie royale et la réunion de ses richesses
d'art aux collections nationales. Si « le plus prochain héritier
masle » de Rigaud réclamait aujourd'hui les œuvres de son
ancêtre, pour non exécution des clauses du testament, l'avocat
des Musées nationaux pourrait répondre que, sans doute, les
clauses du legs n'ont pas été observées à la lettre, mais que les
intentions du donateur n'ont pas été méconnues. Il voulait « la
salle la plus honorable » pour le portrait de sa mère. Il est
impossible de le mieux servir.
Rigaud tenait beaucoup à ce que le buste de sa mère figurât à
une place d'honneur. Dans un premier testament, en 1707, il
l'avait légué au Grand Dauphin et il écrivait qu' « il espérait de
la bonté de monseigneur qu'il accorderait à ce buste une place
dans sa gallerie du château de Meudon, ou dans celle de Ver-
sailles ». Après la mort du Grand Dauphin, il lui fallut chercher
quelque glorieuse galerie. C'est alors qu'il songea aux salles que
l'Académie occupait dans le palais du Louvre. Et il fit graver par
Drevet le portrait qu'il avait peint d'après "sa mère. Sous la gra-
(138)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
XVII. RIGAUD. — Pour faire exécuter par son ami Coysevox le buste de sa mère,
nigaud a rapporté de son voyage en RoussUlon trois portraits de celle-ci. Deux
de profil se regardent dans un même cadre au Louvre. Le troisième de face,
perdu, nous est connu par une gravure.
vure, on lit cette inscription touchante dans son emphase latine :
« Maria Serre, mater Hyacinthe Rigaud, Pictoris Regii, qui hanc
a se pictam effigiem in aère incidi curavit, seternum erga matrem
optimam Pietatis monumentum » que je traduis « par égard pour
les dames », comme disent les vieux livres : « Marie Serre, mère
de Hyacinthe Rigaud, peintre du roi, qui fit graver ce portrait
peint par lui, en témoignage éternel de piété filiale envers la
meilleure des mères. » Devant tant de gages d'amour et de recon-
naissance, on imagine volontiers quelque vœu du jeune peintre,
quittant sa mère et se promettant de la payer, un jour, en gloire,
du sacrifice qu'elle consentait.
Quand il rapportait ces trois portraits, l'intention de Rigaud
était certainement de fournir des documents à un sculpteur qui
en exécutât le buste. On ne s'expliquerait pas, autrement,
l'étrange disposition de ces deux profils qui se regardent. Il y
avait eu d'autres exemples ; Van Dyck et Philippe de Ghampaigne
avaient ainsi fourni des documents aux sculpteurs en peignant
sous trois aspects les visages de Charles I^^" et de Richelieu. Pour-
tant, le buste de Coysevox ne fut exécuté qu'en 1706, comme
l'atteste l'inscription gravée parle sculpteur : « Marie Serre, mère
de Hyacinthe Rigaud, fait par Coysevox en 1706 ». Il y avait
(139)
DE POUSSIN A WATTEAU
presque dix ans que le peintre avait rapporté ses portraits de
Perpignan. Entre temps, en J703, Coysevox avait posé devant
Rigaud. Le buste que, en récompense, il fit de Marie Serre est
bien loin d'être un de ses chefs-d'œuvre. On y voit trop qu'il n'a
pas été inspiré par la nature; son ciseau a, d'ordinaire, plus de
mordant. Un sculpteur qui travaille d'après une peinture ne peut
avoir de ces audaces heureuses qu'inspire la réalité. Le peintre,
devant son modèle, cherche l'effet qui convient à ses moyens de
peintre; il choisit une lumière égale qui lui permet de bien
analyser tous les traits du visage, mais qui enlève au modelé ces
accidents expressifs, que cherche le sculpteur; avec sa couleur
éclatante, il compense aisément cette égalité de lumière. Mais le
sculpteur n'a pas les mêmes ressources; son bloc de marbre reste
incolore; on ne sent pas assez nettement ces saillies de l'os et ces
fléchissements de la chair fatiguée, ces bosses et ces creux qui
manifestent l'énergie de l'organisme et rendent visible l'être
intérieur. Le ciseau est resté timide et appliqué. Coysevox a imité
avec une fidélité excessive les portraits que lui offrait le peintre.
Il a vu, dans ces esquisses, des modèles à copier et non des docu-
ments à interpréter. Ce n'est pas ainsi qu'il avait regardé le visage
du grand Condé ou de Le Brun. Craignant de ne pas « faire
ressemblant », il a suivi le peintre dans les moindres détails de la
chevelure et du costume. En revanche, pour les yeux, il a été
incertain : Rigaud avait donné son interprétation du regard, la
souplesse molle de l'épiderme, la prunelle brillante sous la
paupière fripée ; devant le visage de la vieille femme, le sculpteur
aurait certainement trouvé les coups de ciseau expressifs, ceux
qui auraient obligé le marbre à rendre la vivacité des yeux; mais
devant les indications des tableaux, il a échoué; il s'est contenté
de suivre, avec son ciseau, le pinceau du peintre, et l'œil est
resté de marbre, inerte. Enfin, Rigaud n'avait rapporté que des
documents ; contrairement à tous ses autres portraits, ceux de sa
mère se présentent dans la pose inexpressive d'une figure qui
s'immobilise pour permettre à l'artiste sa copie. Ses autres per-
sonnages peuvent bien poser; mais c'est pour le spectateur, non
pour le peintre; ils ont une attitude qui a un sens et qui n'est pas
seulement celle du « ne bougeons plus ». Au contraire, dans le
triple portrait de Marie Serre, le peintre a seulement cherché à
fixer deux silhouettes et un visage de face ; pas de mouvement
(140)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
du corps, de la main, rien pour animer cette figure et faire un
peu croire qu'elle a été surprise dans un des actes de sa vie quoti-
dienne. 11 voulait, avant tout, emporter de sa mère un document
fidèle, des notes aussi complètes que possible. Goysevox a fixé en
un buste d'apparat cette attitude
d'esquisse. Son buste n'est pas
animé d'un de ces mouvements vifs
qu'il aimait, un élan du torse, un
brusque « à droite » ou « à gauche »
du visage, une tension de la physio-
nomie qui rende visible l'activité de
la pensée dans l'agilité de la tête et
la direction du regard.
Mais si le buste de Goysevox est
un peu morne, combien les esquis-
ses de Rigaud sont vivantes! En
regardant ce portrait, le peintre
pouvait croire qu'il allait entendre
sa mère; il la retrouvait avec le
costume du pays, ce costume qu'il
ne lui laissa pas quitter lorsqu'elle
vint à Paris. C'est ainsi qu'il l'avait
vue dans son enfance et qu'elle
devait rester toujours pour lui.
Avec des cheveux poudrés et un
corsage de Parisienne, elle eût été,
à ses yeux, une étrangère ; il n'eût pu reconnaître la bonne Cata-
lane, à l'accent sonore, habile à préparer le bon cassoulet. Il n'avait
pas de peine à se rappeler son accent et ce qu'ils se disaient le
jour où il la peignit. Comme elle était fîère, la bonne vieille, de
poser devant son fils! Ce fils qui avait déjà peint tant de princes
et d'ambassadeurs. Comme elle se tient bien ! Coysevox, renché-
rissant encore sur la peinture, lui donne un port de reine-mère;
il y a moins de majesté chez Rigaud; pourtant on la devine
énergique et volontaire. Veuve de bonne heure, elle a dû diriger
la maison elle-même, surveiller les fermiers et les vignes, gérer
la fortune, élever trois enfants ; on prend dans l'exercice du pou-
voir, si infime soit-il, une autorité qui se manifeste jusque dans
la manière de dresser la tête. Les portraits de reines en puissance
(141)
XVIII. GOYSEVOX. — Le buste de
la mère de Rigaud. La fidélité
avec laquelle le sculpteur a copié
le peintre est incroyable.
DE POUSSIN A WATTEAU
de mari n'ont pas l'allure impérieuse des reines-régentes. Marie
Serre, d'après les portraits de son fils, n'était certainement pas
une pauvre petite vieille effacée et timide.
Non loin du double visage de Marie Serre, se trouve placé, au
musée du Louvre, un portrait de trois personnages, un homme,
une jeune fille et une jeune femme. Il n'est pas inutile d'étudier
ce tableau, car le catalogue Villot et l'inscription actuelle du
cadre le désignent : « portraits d'inconnus ». Par ses dimensions,
par son encadrement aux angles arrondis, par la disposition des
figures, le fond incertain de paysage et de nuages, par tous ses
caractères, ce tableau rappelle la double effigie de Marie Serre.
Ces deux tableaux ont été exécutés pour être ensemble; ils ont
été longtemps séparés; l'un est allé à l'Académie royale, à la
mort du peintre, en 1743; l'autre a été acheté par le Roi, proba-
blement à la vente qui a suivi la mort de Rigaud. Mais de la
réunion de ces deux œuvres dans les collections nationales, il
ressort avec évidence qu'elles sont destinées à se faire pendant et
que, si l'une fait revivre la mère de Rigaud, l'autre doit aussi
représenter des membre de sa famille.
Les anciens inventaires et catalogues l'ont tous compris. Tous,
ils ont cherché à reconnaître ici des parents de Rigaud. Ce
tableau est signalé, pour la première fois, à la Surintendance,
en 1760, en ces termes : « Un tableau ovale représentant le père
et les deux sœurs de Rigaud. peint par lui-même ». Impossible 1
Rigaud n'avait qu'une sœur, il ne pouvait en présenter deux. Ces
deux femmes, d'ailleurs, ne sont pas sœurs; il y a entre elles la
différence d'âge qui sépare une mère de sa fille et non une aînée
de sa cadette. Est-ce le portrait du père du peintre? Pas davan-
tage; le père de Rigaud est mort en 1669; son fils avait dix ans.
Si Hyacinthe n'avait pas oublié les traits de son père, quand il
peignit ce tableau, c'est-à-dire vers 1695, il ne devait pas se le
rappeler avec ce visage déjà de style Régence ou Watteau; il ne
devait pas donner à son père un visage de quarante ans puisqu'il
le plaçait à côté d'une jeune femme de plus de trente ans qui
doit être sa fille. Cette dénomination est fausse évidemment.
D'ailleurs, l'inventaire de la Surintendance est tout aussi mal
renseigné quand il désigne la double effigie de Marie Serre : « Un
tableau ovale représentant la mère et la tante de Rigaud ». Celui
qui tenait le registre savait ou pressentait que ces tableaux
(142)
LARGILLIÈRE, RTGAUD, DESPORTES
étaient des portraits de famille et il a, au petit bonheur, distribué
les rôles de père, mère, sœurs et tante. Il faut chercher mieux.
Il fut un temps où l'œuvre passa pour représenter Uigaud lui-
même. C'était assez naturel. Que de fois n'ai-je pas été tenté de
reconnaître ici le peintre, sa figure fine et nerveuse, son regard
vif, ses lèvres minces, son nez un peu busqué, son menton bleu
et son beau turban 1 11 faudrait alors aussi reconnaître sa femme
et lui supposer une fille; mais Rigaud n'eut pas d'enfant. Si ce
n'est Hyacinthe Rigaud, c'est peut-être son frère Gaspard, qui
était un peu plus jeune. Il était né vers 1660 et vint à Paris, à la
suite de son aîné. 11 était peintre aussi; il mourut en 1705, après
avoir été agréé à l'Académie, en 1701. Gaspard eut bien une fille,
Marguerite-Elisabeth, qui épousa en 1715, le peintre Jean Ranc.
Mais il faudrait supposer que le tableau a été peint avant la mort
de Gaspard Rigaud; or, à cette date, la fille de Gaspard n'avait
que sept ans; dans la peinture, elle a sensiblement davantage.
Faut-il donc se résigner à ignorer? Est-il admissible que des
membres de la famille Rigaud soient pour nous des personnages
inconnus? Rigaud, qui avait un frère, avait aussi une sœur. Si ce
n'est pas son frère, c'est peut-être son beau-frère.
Cette fois, il ne peut pas y avoir de doute : un document
remontant à Rigaud lui-même nous vient en aide. Ce document
est l'inventaire des tableaux placés chez lui, en 1703, lorsqu'il
signait un contrat de mariage avec une demoiselle de Chastillon
qu'il n'épousa d'ailleurs point. Dans cet inventaire, figurent, l'une
auprès de l'autre, les trois œuvres suivantes :
1° Portrait de front de Mme Rigaud, 200 livres ;
2° Deux têtes de profil de Mme Rigaud, 600 livres;
3° Portrait de Mlle Rigand, de sa fille et de son époux,
600 livres.
Ces portraits qui voisinent dans l'inventaire voisinaient égale-
ment dans l'appartement du peintre. C'est le groupe des portraits
de famille rapportés par Rigaud de son voyage dans le Roussillon,
en 1695. A cette date, une seule personne pouvait porter le nom
de Mlle Rigaud, sa sœur, dont nous ne savons que très peu de
chose, mais dont des actes notariés ne nous laissent igorer aucun
prénom : Clara-Maria-Madalena-Géronima. Elle était née en 1663
et avait épousé un certain La Fitte qui, en 1707, était bailli de
Perpignan. Je ne vois pas d'autre moyen de dater son mariage
(143)
DE POUSSIN A WATTEAU
que d'évaluer son âge et celui de sa fille par la peinture de
Rigaud. Il n'est pas absurde de supposer qu'elle s'est mariée un
peu après 1680.
Ce triple portrait qui semble n'être qu'une légère esquisse est
une des œuvres qui représentent le plus joliment notre portraitiste
dans les galeries du Louvre. Et d'abord, c'est bien de l'excellente
peinture, du temps où Rigaud était très près des maîtres flamands
et en particulier de Van Dyck, son modèle. La technique est souple,
légère, le pinceau se joue parmi les reflets des étofl"es et les cas-
sures du velours; les robes sont peintes avec une légèreté trans-
parente ; plus tard, Rigaud et ses élèves fixeront, avec une préci-
sion un peu appuyée, qui n'est pas toujours nécessaire, les
aspects changeants de ces multiples accessoires et, parmi ces
draperies tumultueuses, la figure centrale aura parfois quelque
mal à retenir sur elle l'attention. Ici, au contraire, tout est bien
sacrifié aux trois visages; la lumière rayonne de ces figures
fraîches, peintes à la flamande, avec des demi-teintes bleutées,
sur un fond de paysage suffisant pour les mettre dans l'air, assez
sombre pour leur laisser tout leur éclat; les Vénitiens, et, à leur
suite. Van Dyck, ne procédaient pas autrement. C'est chez le
Flamand que Rigaud et Largillière ont pris cette manière ; ce sont
ces nuées d'orage et ces grands parcs sombres qui donneront,
par contraste, tant d'éclat au teint des belles Anglaises du
XVIII* siècle, et à leur solitude tant de poésie mélancolique. Notre
groupe n'est, d'ailleurs, point perdu dans quelque rêverie roman-
tique. Je soupçonne ces Méridionaux à l'œil vif d'être actifs,
remuants, d'avoir le verbe haut, le parler sonore et un peu de cet
accent qui assaisonne la conversation de son irrésistible gaîté.
Une brune grassouillette, sa figure ronde casquée d'un beau
chignon de cheveux noirs, le nez court, presque retroussé, nous
lorgne de côté, la prunelle brillante et mobile, la lèvre prête à
rire, la chair prête à fleurir en fossettes. Peut-être y avait-il sur
cette lèvre une ombre de moustache que le pinceau fraternel a eu
la complaisance d'omettre. La gorge est pleine, de grain ferme et
les mouvements de la tête dessinent quelques plis dans le cou
rond. Voici donc la jeune sœur de Rigaud, Clara-Maria, etc.
Grâce au peintre, cette jeune femme est pour nous une figure
vivante, souriante, aimable, et non pas seulement quelque men-
tion d'acte notarié. Elle eut trois filles; les deux plus jeunes,
(144)
DE POUSSIN' A WATTEAU.
PI. S, page 144.
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
dont nous connaissons bien les noms et prénoms, épousèrent de
hauts fonctionnaires de province; mais si elles ont été peintes par
Rigaud, elles n'ont paâ l'honneur de figurer dans les galeries du
Louvre. A l'époque du voyage de 1695, elles étaient sans
doute trop jeunes pour poser sagement. L'aînée a obtenu une
petite place entre ses parents. Cette fillette de douze à quinze ans
a, sans doute, été légèrement vieillie par le portraitiste ; il
avouait qu'il peignait plus volontiers les visages d'hommes,
car son pinceau, quoique très appliqué, rendait mieux les formes
arrêtées d'une figure virile que les délicatesses un peu molles
d'un visage enfantin ou féminin. La main, en particulier, si
joliment articulée, est une main de grande personne; mais le
visage a beaucoup de fraîcheur et de vivacité. Cette enfant devint
plus tard la femme d'un marchand de tableaux nommé Conil. De
son existence, nous ne savons guère plus que Rigaud ne nous en
apprend, à savoir que, vers quinze ans, elle avait une petite
figure fort amusante. Quant au père, M. La Fitte, qui fut bailli à
Perpignan, son œil brillant de gaîté, sa lèvre mince, sans doute
plissée souvent par la malice, lui donnent une expression de
finesse intelligente; le nez busqué, vibrant comme une boîte à
résonance, le menton bleui par le rasoir, les traits nerveux, le
font ressembler aux cabotins spirituels de Watteau ; Watteau en
faisait des joueurs de guitare, des pèlerins pour Cythère. Notre
Méridional était certainement d'une poésie plus positive; mon-
sieur le Bailli avait, je crois, bon estomac, une bonne fourchette
et le mot pour rire. Il y a, au Louvre, des portraits de Rigaud
plus imposants ; il n'y en a pas d'aussi familiers, d'une peinture
aussi jeune, aussi animée, aussi spirituelle. Quelle bonne humeur
dans ce petit cadre 1 Nous croyons assister à la gaîté un peu
bruyante qui entourait Rigaud, quand il vint de Paris à Perpignan
et que les amis grandis sur place, depuis son départ, et les
enfants nés pendant son absence fêtaient le retour du grand
homme au pays.
Ce triple portrait fut, sans doute, exécuté vers le même temps
que le double portrait de Marie Serre, auquel il ressemble tant.
De son voyage dans le Roussillon natal, Rigaud rapportait le
portrait de sa mère, de sa sœur et de son beau-frère; dans ce
groupe de famille, il ne manque que le portrait de Gaspard
Rigaud, son cadet; mais Gaspard Rigaud était alors à Paris; les
(145)
HouuTicQ. — De Poussin à Watteau. lO
DE POUSSIN A WATTEAU
deux frères vivaient Tun près de l'autre et Hyacinthe jugeait
moins nécessaire de posséder en peinture la tête de Gaspard,
puisqu'il pouvait, à cette époque, le voir tous les jours. Le
portrait est donc de 1695. Une seule objection peut être faite.
Dans l'inventaire de ses portraits, dressé avec soin par le peintre
lui-même et qui va jusqu'en 1698, notre tableau n'est pas signalé.
Mais il est à remarquer que le double portrait de Marie Serre
n'est pas signalé non plus; la liste mentionne seulement celui qui
la représente de face; sans doute Rigaud considérait-il cette
œuvre seule comme achevée; les autres n'étaient pour lui que
des esquisses, des aide-mémoire. La légèreté de facture des mains
et des draperies, dans le portrait de la famille La Fitte, surtout
si on le compare aux autres tableaux de Rigaud, toujours finis
avec tant de soin, prouve aussi que celui-ci n'était pour lui
qu'une ébauche très poussée plutôt qu'une œuvre terminée.
J'avoue aussi avoir été bien souvent tenté de reconnaître dans
ce groupe Elisabeth de Gouy, la future femme de Rigaud, et ses
deux parents. La ressemblance est extraordinaire entre cette
enfant et la femme de Rigaud, telle que nous la connaissons par
les portraits gravés de Daullé et de Georges Wille. Malheureuse-
ment, les dates s'opposent à cette hypothèse; quand Rigaud
peignit les de Gouy, en 1698, leur fille avait trente ans; la jeune
fille du tableau en a-t-elle quinze? La ressemblance entre les
deux visages n'en reste pas moins étrange et peut s'expliquer
ainsi : les portraits d'Elisabeth, par Rigaud, ne sont pas des
images véridiques, mais, comme disent les architectes restaura-
teurs, des « reconstitutions ». Très aimablement, le mari a prêté
à sa femme les traits d'une toute jeune femme; or, quand il
commença le portrait, elle n'avait pas moins de quarante ans et
le portrait ne fut achevé que trente-quatre ans plus tard. De
toute manière, il est à supposer que le peintre dut faire un petit
effort d'imagination pour redonner la fraîcheur de la jeunesse à
un visage un peu mûr. C'est ce portrait de Mlle La Fitte,
placé constamment sous ses yeux, qui l'a, sans doute, aidé; il a
repris les traits de sa nièce, il a même copié la coiffure de l'enfant,
l'accroche-cœur sur la tempe, le ruban dans les cheveux, le ruban
sur la nuque. De tout temps, les artistes, quand ils ont voulu
peindre une jolie figure de femme, ont, semble-t-il, représenté la
même personne; ils ont cent manières de varier la laideur mascu-
(146)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, D^SPORTES
line, mais pour la beauté féminine ils n'onl jamais plus d'un
type à la fois.
L'histoire de ce mariage de Rigaud avec Elisabeth de Gouy a
été bien souvent racontée depuis d'Ar^envilIe. « Le laquais d'une
Dame qui chcrchoit, par son ordre, un peintre (c'étoit pour mettre
son plancher en couleur), fut adressé à Hyacinthe Rigaud qui,
sans se fâcher, s'informa de sa demeure. Il ne manqua pas, dès
l'après-dîné, de se rendre chez elle et lui demanda quel ouvrage
de peinture il y avoit à faire dans sa maison ; la Dame, Voyant un
homme de bonne mine et, selon sa coutume, très proprement
habillé, ne voulut jamais convenir du fait et s'excusa sur la
sottise de son domestique. On rit beaucoup de l'aventure; la
connaissance se fit, on se trouva de l'esprit et du mérite, de part
et d'autre, et enfin, Rigaud épousa la dame après la mort de son
mari. » L'anecdote est trop jolie pour qu'on ne soit pas tenté de
la mettre en doute; car les historiographes sont, en général, plus
spirituels que la réalité. Celle-ci, pourtant, ne saurait être
rejetée sans motif. D'Argenville avait connu Rigaud; les quelques
anecdotes qu'il rapporte à son sujet, il semble bien les tenir du
peintre et il spécifie quelque part que ce sont ses propos môme
qu'il cite. L'histoire du mariage lui avait probablement été
racontée par le vieux Rigaud. Dans ce ménage de septuagénaires
restés si unis que la mort ne put les séparer bien longtemps, sans
doute aimait-on à rappeler que leur union était due à une
méprise et l'on devine les réflexions de Philémon et Baucis sur
les moyens détournés que choisit la Providence pour faire le
bonheur des hommes. C'est donc le peintre qui semble nous
raconter lui-même son mariage, dans le récit de d'Argenville.
L'anecdote, telle que d'Argenville la rapporte, ne peut pourtant
pas être acceptée. Rigaud a pris soin, sans le vouloir, de nous
renseigner sur le roman qui a précédé son union avec Elisabeth
de Gouy.
En 1720, il épousa Elisabeth de Gouy, alors veuve d'un certain
Le Juge; est-ce quelques jours après être venu pour peindre les
parquets de cette veuve? Pas le moins du monde. Remontons de
trois ans, en 1717; à cette date, Rigaud rédigeant un testament, le
troisième que nous connaissions, lègue en usufruit à demoiselle
Elisabeth de Gouy, veuve Le Juge — et non encore Mme
Rigaud — une propriété à Vaux, près de Triel. Une telle gêné-
(147)
DE POUSSIN A WATTEAU
rosité laisse à supposer que le peintre et la veuve étaient déjà
fort intimes. C'est donc avant cette date qu'il faut placer la
rencontre. Remontons encore jusqu'en 1698. A cette date, parmi
les portraits dont le peintre nous a laissé la liste, voici le portrait
de « M. et Mme de Gouy, père et mère de celle qui fut après
Mme Rigaud ». Et la mention gratis remplace le chiffre de
cent quarante livres, prix des portraits simples de cette année-là.
Ce gratis, nous le savons, n'est pas fréquent. Il ne se trouve
jamais que devant des noms de parents ou d'amis. A cette date,
Rigaud était déjà très lié avec la famille de Gouy. C'est donc
avant cette date qu'il faut placer la rencontre due à la maladresse
d'un valet. Rigaud avait trente-neuf ans et Elisabeth de Gouy en
avait trente et un. Il se peut bien qu'on se soit trouvés aimables.
Mais Elisabeth était, sans doute, déjà mariée avec le sieur
Le Juge, ou elle allait l'épouser bientôt, ce qui serait encore plus
grave. De son côté, Rigaud, quelques années plus tard, songeait
à épouser une certaine Marie-Christine de Chastillon. En 1703, il
y eut contrat de mariage. Rigaud, d'ailleurs, n'épousa pas.
Etait-ce pour revenir à Elisabeth? Peut-être. En tout cas, il ne se
pressa pas de remplacer le sieur Le Juge, quand celui-ci voulut
bien lui céder la place, puisque Elisabeth était déjà veuve en 1707
et que Rigaud ne l'épousa qu'en 1710, bien longtemps après
l'expiration du délai légal. La petite aventure n'en reste pas
moins possible. Il se peut que la première rencontre ait eu lieu
avant 1698, à la suite d'une bévue d'un valet. Mais le récit de
d'Argenville ne peut être accepté dans sa simplicité ingénue et
presque attendrissante. Il s'est passé bien des événements avant
que le roman ait enfin abouti au mariage. Le destin qui avait
promis ces deux êtres l'un à l'autre a mis plus de douze ans à les
marier. Après quoi, ils vécurent longtemps heureux et ils n'eurent
pas d'enfants.
Dans tout l'éclat de sa gloire parisienne, Rigaud était resté
fortement de sa famille et de sa province. Par les soins de son
frère et de sa sœur, il fut abondamment pourvu de neveux et de
nièces et fut certainement le meilleur des oncles. Il avait installé
son frère à Paris et fait sa fortune de portraitiste et d'académi-
cien; il en avait marié la fille à un artiste, Jean Ranc, qui fut
nommé, grâce à lui, premier peintre du roi d'Espagne; il n'oublia
pas non plus la famille de sa sœur; son mari fut bailli de Perpi-
(148)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
gnan, un de ses gendres le fut à son tour, un autre fut receveur
des fermes et gabelles du roi à Collioure. Voilà certes une famille
qui n'a pas été tenue à l'écart des fonctions officielles. Il est bien
probable que le crédit du peintre y fut pour quelque chose. Dans
la liste des portraits qui va jusqu'en 1698, les seuls portraits
gratis, après celui de Marie Serre et des de Gouy, sont celui de
l'intendant de Perpignan, en 1697, et celui de l'évoque de
Perpignan, l'année suivante, toutes les puissances du Roussillon;
ce sont là personnages influents, relations utiles à cultiver. Le
portrait gratuit est un moyen sûr d'enchaîner la reconnaissance;
les séances de pose mettent le modèle à la disposition du peintre,
pour peu que le peintre sache parler en travaillant. Rigaud, qui
n'avait pas la parole facile, savait pourtant s'en servir à propos.
Un jour qu'il peignait le petit roi Louis XV, « Sa Majesté eut la
bonté de lui demander s'il étoit marié et s'il avoit des enfants; il
répondit qu'il l'étoit et qu'il n'avoit point d'enfants. Dieu
merci; le Roi, surpris de ces derniers mots, lui en demanda
l'explication. C'est, dit-il, que mes enfants n'auraient pas de quoi
vivre. Votre Majesté héritant de tout ce que j'ai pu gagner au bout
de mon pinceau. Le Roi l'assura qu'il se feroit expliquer la chose
et qu'il en parleroit à M. le Régent et au cardinal du Bois, alors
premier ministre. » Si l'on songe que ce dialogue met aux prises
un enfant de six ans et un sexagénaire, il faut avouer que, vrai-
ment, les héritiers de Rigaud avaient un avocat habile à ne pas
laisser passer les bonnes occasions. Huit jours avant sa mort, il
racontait à d'Argenville qu'il avait quatorze neveux et qu'il était
sans cesse occupé à leur envoyer des secours. Cet oncle magni-
fique ne fut pas seulement un grand peintre, mais aussi un brave
homme.
Dès qu'il eut sa situation bien établie à Paris, il fit le voyage de
Perpignan pour en rapporter les images de sa mère, de sa sœur,
de son beau-frère. Il avait aussi installé son frère dont il fit la
fortune et auprès duquel il voulut être enseveli à Saint-Eustache.
Ces portraits de famille lui rendaient présente sa jeunesse; ces
images où nous admirons maintenant l'habileté d'un beau peintre
avaient pour l'illustre Rigaud la douceur si prenante et un peu
triste des souvenirs d'enfance. Pour le mieux connaître et l'aimer
davantage, il ne faut pas le voir seulement frayant avec les
archevêques et les maréchaux, au milieu d'un grand fracas de
(149)
DE POUSSIN A WATTEAU
draperies flottantes, des cascades de perruques, des ruissellements
d'hermine, des cataractes de velours et de brocarts ; il faut le placer
au milieu de ces figures familiales qui animaient sa maison de la
rue Louis-le-Grand et lui souriaient affectueusement dans leurs
petits cadres, Hyacinthe Rigaud, devenu écuyer, noble citoyen
de Perpignan, chevalier de l'ordre de saint Michel, recteur et
directeur de l'Académie royale de peinture et de sculpture,
n'oubliait pas le petit Roussillonnais débarqué à Paris, cinquante
ans auparavant, riche seulement de talent et de volonté, et il dis-
tribuait autour de lui les bénéfices de sa haute situation, donnant
à tous un peu de sa fortune et même éclairant quelques-uns des
rayons de sa gloire.
III
François Desportes, le peintre des meutes royales, n'a pas été
gâté par les historiens. Autant dire qu'ils n'ont rien ajouté, rien
retranché à la biographie qu'en a donnée son fils Claude-Fran-
çois, six ans après sa mort, qui survint le 15 avril 1743. Cette
biographie, lue en séance publique de l'Académie royale, n'a été
publiée qu'en 1854, dans le Recueil des Mémoires inédits. Elle est
une des mieux venues du Recueil. Elle est d'un fils pieux, dont
l'affection reste discrète, d'un écrivain qui avait la plume élé-
gante et d'un amateur de peinture. La figure de l'illustre anima-
lier se dégage bien vivante ; un petit paysan champenois devient
apprenti peintre au faubourg Saint-Germain. Il s'instruit lui-
même, se polit; travaille à des entreprises sans gloire, épouse
une dentellière, conquiert la faveur du public, de la bourgeoisie,
de l'aristocratie de France et d'Europe, du Roi enfin, qui achètent
ses peintures de chasses, ses natures mortes de gibier et de'
fruits. Il se montre fidèle aux pratiques de son premier maître, le
flamand Nicasius Beernaert qui lui apprit à bien copier le modèle.
Nous le voyons aux foires de Paris, à la ménagerie de Versailles,
au chenil royal, peignant les fauves, les oiseaux exotiques, les
chiens, les sangliers et les loups; nous le voyons aussi à travers
champ s'arrêtant pour brosser, en quelques coups de pinceau,
un aspect de la campagne de Versailles ou de Saint-Germain ; et
tout nous montre que ce paysan devenu peintre est resté fidèle à
la nature.
(150)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
Une légère erreur dans la table alphabétique des Mémoires
inédits pourrait faire croire que cette biographie doit être attribuée
au neveu et non au fils de Desportes : simple confusion dans les
prénoms. Il ne faut pas confondre Claude, le fils, avec Nicolas, le
neveu. Comme ils sont l'un et Tautre mêlés étroitement à la vie du
peintre et à l'histoire de son « atelier », il importe de les bien
distinguer.
Le fils de Desportes, Claude-François, né en 1695, entra à
l'Académie en 1723, avec un tableau de « fruits et de fleurs ». Ce
fut sa principale manifestation d'activité de peintre et l'on peut
se demander si le bon père ne mit pas, en cette circonstance, son
talent à la disposition de son fils. Celui-ci venait de faire repré-
senter au théâtre italien une comédie, La veuve coquette, et on
peut bien penser que pour une pièce jouée il en faut compter un
plus grand nombre restées dans son tiroir. Rien d'étonnant alors
si son œuvre de peintre nous échappe. En revanche nous le rat-
trapons comme écrivain. A partir de 1748 il se manifesta par une
série de conférences qui paraissent avoir eu le plus vif succès à
l'Académie; la notice sur son père était du nombre. A la première
de ces conférences, le Directeur ne manqua pas de lui reprocher
d'avoir trop longtemps privé ses collègues de son beau talent :
« Gomme académicien nous vous ferions un crime d'une inaction
que jusqu'ici vous avez cru pouvoir vous permettre à titre de phi-
losophe ». Encouragé, Claude-François sortit de son sommeil.
Ses conférences manuscrites sont conservées à la Bibliothèque
des Beaux-Arts. Cette production ne mérite ni l'admiration ni le
mépris. Sa prose est d'une élégance facile; ses réflexions sont
raisonnables; c'est de la chronique artistique de bon ton et de bon
sens, article qui, à cette époque, n'était pas rare. Ses vers — car
il y en a beaucoup — sont pédestres; ses épitres vaudraient sa
prose, n'étaient les chevilles. Il a aussi écrit des odes où sagement
il halète, à la manière de Boileau, pour imiter le souffle heurté de
l'inspiration. Il balance sous le nez de Louis XV un immense
encensoir de style Louis XIV qui avait déjà servi pour le grand
roi. Et il est probable que si le père illustre, le peintre paysan,
avait pu entendre discourir son fils Claude, il eût été plein
d'admiration pour cet écrivain disert, étant trop naïf, trop modeste
pour imaginer qu'une seule de ses perdrix rouges servirait
beaucoup mieux la mémoire des Desportes que toutes ces jolies
(151)
DE POUSSIN A WATTEAU
fleurs de rhétorique. Le père a peiné dans sa jeunesse, à l'atelier,
pour que le fils eût des loisirs et qu'il pût cultiver le beau langage
en lisant les bons auteurs ; il a voulu que le fils de François
Desportes connût les belles choses que lui-même regrettait, sans
doute, de n'avoir pu étudier. C'est dans l'ordre. Une première
génération surgit du rang, par l'effort et le génie; celle qui suit
bénéficie déjà d'une culture de luxe et se donne plus volontiers au
plaisir de contempler qu'à la fatigue de créer. Combien de familles
où les enfants de créateurs se contentent d'être des connaisseurs!
La souche n'est pas morte; mais à la place des fruits nourrissants
et savoureux, il pousse maintenant des fleurs aimables et stériles.
Après quelques années d'incontinence littéraire et oratoire, Claude-
François rentra dans son silence « philosophique », jusqu'à sa
mort, en 1774,
François Desportes avait plusieurs frères et paraît avoir été un
oncle excellent; l'un de ses neveux, Nicolas, travailla dans son
atelier; il était beaucoup plus jeune que son cousin Claude, car il
naquit en 1717. Il entra à l'Académie en 1757 et présenta pour
son admission un tableau où l'on voyait « des animaux, dont un
sanglier et un chien ». Il exposait assez régulièrement aux Salons,
depuis 1755 jusqu'à 1771, des peintures d'animaux et parmi les
peintures du Musée de Sèvres attribuées à François Desportes, il
faut reconnaître au moins deux peintures du neveu Nicolas; une
chasse au cerf et une chasse au sanglier sont des copies de l'oncle
par le neveu; le pinceau est plus lourd et la couleur moins fine.
C'est à ce neveu que nous devons de posséder un magnifique
ensemble d'esquisses, « l'atelier de François Desportes ». Ces
esquisses avaient été conservées par la famille et il est évident que
Claude Desportes les avait sous les yeux lorsqu'il composa la
biographie de son père; c'est ce qui lui a permis d'insister d'une
manière aussi intéressante sur cet excellent continuateur de la
manière flamande. A son tour, le neveu posséda cette collection
dont, j'imagine, il ne manqua pas de tirer parti pour ses peintures
d'animaux. Puis, en 1784 — depuis plus de dix ans, il avait cessé
d'exposer — il en offrit l'acquisition à la Direction des bâti-
ments. Le comte d'Angiviller demanda le prix approximatif, et le
devis adressé par Nicolas Desportes, conservé aux Archives, et
publié par M. Engerand, s'élevait à 18500 livres. L'administration
accepta. En novembre 1784, la Direction des bâtiments prit
(152)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
livraison de la collection qui fut attribuée à la manufacture de
Sèvres. La destination de ces esquisses montre le genre d'intérût
qu'on leur portait. On estimait que les décorateurs de la manu-
facture pourraient utiliser ces études d'animaux, de fruits et de
fleurs, Nicolas Des-
portes n'obtint pas
les 18500 livres qu'il
avait demandées;
mais à la date du
24 novembre 1784 il
lui fut accordé une
rente viagère de
1 200 livres qui était
réversible pour deux
« tiers à sa femme ».
Nicolas Desportes
mourut en 1787; si
sa femme l'a suivi
de près ou si elle l'a
précédé, le Roi n'a
pas fait un mauvais
marché. Ces esquis-
ses furent reçues avec reconnaissance par les décorateurs de
Sèvres et utilisées par eux. Elles restèrent dispersées dans les
divers bâtiments- de la manufacture jusqu'en 1888. Alors elles
furent rassemblées dans un local particulier oii elles mènent une
existence obscure.
Avant de les examiner, saluons François Desportes dans son
beau portrait du Louvre. 11 se présente dans un magnifique habit
lilas dont il a lissé les reflets du même pinceau souple dont il
caressait la plume de ses faisans et de ses perdrix. Il s'est montré
au milieu de ses amis et modèles familiers, du gibier et des
chiens. Etait-il chasseur? Son fils ne nous le dit pas. Mais ce
portrait semble l'indiquer; des vers inscrits sous une gravure
de 1733 et qui pourraient bien être de Claude font une
spirituelle remarque :
XIX. FRANÇOIS DESPORTES. — Deux croquis
d'après son portrait peint au Louvre et d'après un
dessin préparatoire. Pour composer son portrait de
gauche. Desportes a commencé par demander à un
ami de lui donner la pose et il a crayonné l'attitude
du chasseur en perruque de droite.
Il sait aux animaux sous ses coups abattus
Donner après leur mort une nouvelle vie.
(153)
DE POUSSIN A WATTEAU
Ainsi Desportes tirait le lièvre et la perdrix, mais c'était pour
se procurer des modèles. A coup sûr, il aimait les chiens, la bonne
bête toujours attentive à la caresse de l'homme. Il les a peints
avec sympathie, la queue en trompette, le corps grelottant sur les
pattes nerveuses, le nez luisant et cet œil implorant où se lit un
désir désespéré de parler avec l'homme.
Malgré l'énorme fusil que serre sa main droite, cet homme est
bien un peintre et sa tête est bien d'un homme qui était à la fois
son portraitiste et son modèle. Isolez celte tête et vous reconsti-
tuerez aisément l'attitude du peintre au travail ; vous reconnaîtrez
un visage incliné sur sa toile et qui se détourne un instant pour
consulter le miroir. Si Desportes avait voulu montrer un peintre
au travail et non un chasseur au repos, sa poitrine, penchée vers
l'arbre auquel il tourne le dos, se fût présentée de profil et sa
main droite inactive pendant le regard au miroir eût tenu la
pointe du pinceau en suspens près de la toile. Mais il a voulu se
montrer en chasseur pour justifier le lièvre, la perdrix et les
chiens ; il a cherché une attitude qui ne fût pas celle du peintre
entre son chevalet et son miroir. Un crayon du Louvre nous le
montre ainsi; mais alors le visage est orienté comme la poitrine.
Ici, au contraire, la position de la tête contrarie celle du corps, et
la direction du regard contrarie celle du visage. Cette remarque
n'est pas tout à fait indifférente; nous aurons toujours à noter que
Desportes est un peintre excellent, chaque fois qu'il peint d'après
nature. Ses qualités et ses limites s'expliquent par là. D'après
nature, il a pu peindre sa tête devant un miroir et cette tète est
admirable de vie; d'après nature, il a pu peindre le bel habit
violet d'un homme assis; mais il ne pouvait en aucune façon
trouver dans son miroir l'attitude générale dont il avait besoin
et voilà pourquoi cette attitude nous paraît, en somme, peu
naturelle.
Mais c'est le visage que nous venons consulter. Il est d'un
homme simple, franc, avec une expression de santé robuste,
plutôt que d'inquiétude et de finesse. La bouche un peu forte
rappelle l'origine paysanne; mais le regard clignotant me paraît
d'un peintre. Il est bien rare que, dans les galeries de portraits
anciens, nous rencontrions des figures qui, par delà les siècles,
semblent aussi près de nous. Il n'est pas de contemporains de
Louis XIV avec lequel on échangerait plus volontiers des
(154)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
réflexions sans apprêt. Si cet homme nous semble si près de nous,
n'est-ce pas parcequ'il se présente sans perruque? Sans perruque!
un membre de l'Académie royale, historiographe du chenil royal!
Sans doute, Rigaud s'est peint aussi en ce simple appareil; mais
c'était en un portrait de peti-
tes dimensions; il se montrait
en costume de travail, ses ou-
tils en main et, à défaut de per-
ruque, un bonnet de velours
très large couvrait son crûne>
non sans quelque coquetterie-
Combien Desportes, dans ce
grand portrait d'apparat, dé-
passe le sans-façon de Rigaud !
Je ne connais qu'un autre
portrait de ce temps qui l'em-
porte en familiarité et en
bonhomie, c'est celui d'un au-
tre Champenois, également
peintre animalier. Dans sa
fable des Lapins, La Fontaine
se met en scène; le matin ou
le soir, dit-il, il va prendre
l'affût pour tirer le lapin :
XX'. FRANÇOIS DKSPOUTES. — 5o« por-
trait. Pour peindre son visage (Tapris
nature, Vartiste s'est placé devant le
miroir et l'inclinaison de la tête, la
direction du regard s'expliquent fort
bien : ce portrait est celui d'un homme
placé devant sa toile et qui détcurne la
tête pour consulter le miroir. Mais cette
même tête placée sur les épaules du
monsieur en perruque du dessin initial
ne semble plus dans une position aussi
naturelle.
Au bord de quelque bois sur un arbre je grimpe,
Et, nouveau Jupiter, du haut de cet Olympe,
Je foudroie à discrétion.
Un lapin qui n'y pensait guère.
L'Olympe, Jupiter et son foudre, rien ne peut dissimuler le
scandale de ce membre de l'Académie française — ou presque —
qui grimpe aux arbres. Montait-il en perruque? Assurément non.
Desportes s'est contenté de s'asseoir au pied de l'arbre; mais il
a tenu à se montrer « en cheveux », un peu hirsute, avec le poil
indocile du « pleinairiste » qui va volontiers tête nue. Le paysan
de Champigneul a bien pu, comme le prétend son fils, apprendre
à chanter, à danser, et même à rimer ; mais enfouir son crâne et
cacher ses oreilles sous les boucles ruisselantes d'une perruque
in-folio, il ne le voulut pas. Son visage de quadragénaire jovial est
(155)
DE POUSSIN A WATTEAU
comme allégé par cette flamme. Comme cette figure vieillira bienl
Quand, peu à peu, la chevelure blanchira et que, sous la neige,
le visage paraîtra plus rose, notre animalier paysagiste montrera
cette bonhomie juvénile, cette puérilité radieuse que Ton verra
aussi rayonner du visage d'un Corot ou d'une Rosa Bonheur. La
fréquentation des bêtes et des plantes fait les vieillesses sereines.
Retenons quelques traits de la biographie écrite par son fils :
« cet embonpoint qu'il a toujours conservé, sans augmentation ni
diminution;... il a joui d'une santé constante autant que vigou-
reuse », Et enfin, « il mourut avec cette tranquillité d'âme que
donne une bonne conscience ».
Rien ne peut mieux compléter le portrait moral du bon Des-
portes que deux anecdotes restées inédites dans les manuscrits de
la Bibliothèque des Beaux-Arts. En effet, ce manuscrit ne
contient pas seulement la biographie écrite par Claude-François;
un remerciement y est joint, celui que prononça le directeur de
l'Académie. Et il est vraiment dommage que les Mémoires inédits
n'aient pas hospitalisé aussi ce petit morceau d'éloquence acadé-
mique; il n'est pas fait seulement de politesses verbales, il apporte
deux traits nouveaux au portrait de notre peintre. Il était franc et
sincère, dit le fils; épithètes exactes, sans doute, mais combien
banales ! Voici qui vaut mieux, pour nous faire comprendre
comment ce brave homme entendait la franchise. C'est Charles-
Antoine Coypel qui parle : « Avec quel courage, cet homme si
plein de sentimens s'exposait-il, au risque de paraître dur,
lorsqu'il sentait la nécessité de reprendre avec force ; et à quel
point s'épanouissait-il, lorsqu'il trouvait occasion d'applaudir sans
blesser cette vérité qu'il ne perdit jamais de vue! Voilà, Monsieur,
ce dont j'ai été témoin. Voilà ce que j'ai éprouvé. Hélas! Combien
de foisa-t-il eu la bonté de me mortifier, si j'ose m'exprimer ainsi,
en m'ouvrant les yeux sur mes deffauts divers. » Comme tout cela
est bien dit! Ainsi, Desportes était un peu bourru et disait un peu
crûment sa pensée. Comme il nous plaît ainsi! Mais c'était le
bourru bienfaisant : « Combien de fois aussi, l'amitié dont il
m'honorait l'a-t-elle porté à me tirer d'un découragement qui lui
paraissait trop fort! Quel bon père vous aviez, Monsieur! Quel
ami je possédais en lui! »
Claude-François n'avait pas manqué de noter que son père fut
bienfaisant et combien il se montra généreux envers sa famille.
(156)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
Le paysan devenu, par son talent, un personnage à la ville et
même à la cour, n'oublia pas les nombreux irôres et sœurs restés
à la terre. Il fut « bon père de famille », « aimant à rendre service
à tout le monde (juand il pouvait, surtout à ses parents, dont il
fut, en ellet, dans tous les temps, le plus ferme soutien et le
perpétuel bienfaiteur ». Ici encore, Thistoriographe académique
reste dans le vague et son éloge paraît de ceux qui peuvent passer
dans toutes les oraisons funèbres. Mais la réponse de Goypel, le
directeur de l'Académie, raconte le trait suivant de ce « bon père
de famille » : « Monsieur Desportes avait mis à part une somme
considérable pour la placer sur la tête de deux parentes qu'il avait
retiré chez lui. Il les fait entrer dans son cabinet, il leur annonce
son intention. Ces vertueuses filles, pénétrées de reconnaissance,
tombent à ses pieds, embrassent ses genoux et le supplient de ne
rien décider qu'elles n'ayent informé ses enfants de ce qu'il veut
faire en leur faveur. Pourrions-nous ignorer, disent-elles, ce que
nous leur devons? Nous sçavons, il est vrai, que pour répandre
vos bienfaits sur nous, vous n'avez pas besoin de leur avis, mais
nous sentons que, pour les accepter, nous ne pouvons nous passer
de leur agrément. Allez, leur dit ce vrai père de famille, en
versant ces pleurs que l'admiration fait couler et qu'on aime tant
à répandre, allez consulter mes enfants, je les connais et je sçais
déjà que vous n'y perdrez rien. Elles courent les trouver, elles
les informent de tout. Les enfants volent vers leur généreux père
et lui rendent grâce de leur donner de semblables exemples. » Et
le directeur ajoute : « Voilà de ces scènes trop rares où tous les
acteurs jouent de si beaux rôles que tous excitent également notre
admiration. » Le « généreux père », ce ton de patriarche, tant de
gravité et de bonté, ces yeux mouillés de larmes, ces « enfants
qui volent », ces « vertueuses filles » qui se jettent à genoux,
cette surenchère de générosité, cet attendrissement général dans
la maison du bon Desportes, voilà-t-il pas déjà un tableau vivant
composé par Greuze ou quelque scène de YEmile ou de la Nouvelle
Héloïse"! Cette anecdote mérite d'autant plus d'être citée que le
conteur la destinait à la publicité; elle devait servir la mémoire
d'une famille de braves gens, la gloire de l'Académie et produire
l'effet d'un beau sermon sur la générosité. « Quand de pareils
écrits sortiront de l'Académie, ils doivent apprendre au public que
les membres qui la composent, quelque vénération qu'ils ayent
(157)
DE POUSSIN A WATTEAU
pour les grands talens, sont encore plus touchés de la noblesse et
de l'excellence des mœurs. » Dans son zèle, peut-être notre Coypel
sacrifie-t-il un peu la peinture à la vertu. Ce sont là surprises de
Tattendrissement.
Il serait vain de transposer une fois de plus, après d'Argenville
et Charles Blanc, la biographie de Desportes par son fils. Il
importe seulement de rappeler la formation du peintre. Et
d'abord comment se décida sa vocation?
Il était champenois, comme Jean de La Fontaine. Mais le
fabuliste était de famille bourgeoise, tandis que Desportes était
fus de paysan. Il naquit, dit son fils, le 24 février 1661, à Gham-
pigneul, dans le diocèse de Reims. Aujourd'hui, il n'est point de
village de ce nom, dans les environs de Reims. Mais il existe, —
ou plutôt il existait — un Sapigneul, quelques maisons autour
d'une pauvre église, auprès de l'Aisne, en face de Berry-au-Bac.
Le hameau a payé de son existence l'honneur d'être sur la ligne
de feu pendant quatre ans de guerre. Au bord d'un canal, au
pied de cette sinistre cote 108 que les raines et les obus ont forée,
corrodée, fouillée jusqu'à en diminuer l'altitude, l'ancien village
ne se signale plus que par un plus violent bouleversement; de
la maison où a pu naître François Desportes il ne reste que des
taches blanches de pierres écrasées, sur la grise Champagne.
Avant de venir à Paris l'enfant a donc regardé vers l'Est la fuite
de la plaine fauve que ne tachetaient point encore les petits bois
carrés des pins; à l'Ouest l'horizon est limité par les falaises
boisées d'Ile-de-France. Quelle raison y avait-il pour que ce fils
de cultivateur devînt un peintre? Sans doute, à une journée de
marche au Nord-Ouest, derrière la colline de Craonne, se dressait
la vieille citadelle de Laon, où les frères Le Nain, peu auparavant,
s'étaient conquis quelque renom en peignant des paysans graves
assis autour d'une tourte de pain et d'un broc de vin gris. Sur
l'antique voie qui mène à Reims et à Châlons, combien en était-il
passé de ces artistes migrateurs qui allaient de Flandre en
Italie! Mais Sapigneul n'était pas même un relais sur la route.
C'est sans doute à Paris seulement que le petit Champenois vit
un peintre et ce fut le hasard qui le fit entrer dans un atelier
d'artiste.
Les villes s'alimentent du trop-plein des campagnes. Il y avait
beaucoup d'enfants à la ferme de Sapigneul. Le petit François,
(158)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
âgé (le douze ans, fut adressé ;\ un oncle installé à Paris, et c'est
presque aussitôt qu'il entra dans Tatelicr de Nicaise Beernaert,
dit Nicasius, un peintre flamand. Le choix du métier, chez les
petites gens, est toujours l'eflet des circonstances et le métier de
peintre ne se distinguait point alors des autres métiers manuels.
François, cependant, avait déjà manifesté quelque habileté de
dessinateur, au cours d'une convalescence où il s'amusait à copier
au crayon une mauvaise estampe. Il n'en fallut pas davantage
pour qu'on le fît entrer comme apprenti chez Nicasius.
Ce Nicasius avait alors cinquante-quatre ans; il était installé
à Paris depuis plus de vingt ans. A la mort de Rubens, en 1G40,
son armée s'était dispersée; quelques capitaines restèrent à
Anvers, mais les hommes du rang avaient dû s'expatrier. Beau-
coup se retrouvèrent à Paris. Ils se rejoignaient, nous l'avons vu,
dans les rues étroites et tortueuses du faubourg Saint-Germain et
se rencontraient dans une maison commune, dite la Chasse, au
carrefour des rues du Vieux-Colombier, du Four et du Sépulcre.
Leur genre d'existence les reléguait dans le monde des artisans
modestes; plus d'un offensait cette dignité que la jeune Académie
royale rêvait alors de donner à la carrière de peintre. Van Boucle
est mort à l'hôpital; son compagnon Nicasius a traîné la fin de
son existence dans la misère et l'ivrognerie; ces Flamands étaient
sans résistance devant les vins de France.
Desportes racontait plus tard la désolation de l'atelier
Nicasius. « Il n'était plus question chez lui ni de cuisinière ni de
cuisine ». Au moins put-il y voir le vieux Flamand copier des
légumes et des rôtis. Ces Anversois, artisans modestes, n'avaient
pas d'autre méthode que de peindre d'après nature, pas d'autre
souci que de faire ressemblant. L'inspiration n'était pas ambi-
tieuse; ils ne donnaient rien d'autre à admirer que l'extrême
délicatesse de leur exécution. Quand Nicasius mourut, François
n'avait que dix-huit ans et n'était guère encore qu'un apprenti.
Mais il conserva l'habitude de ne jamais peindre sans avoir le
modèle sous les yeux. Son fils croit devoir affirmer qu'il « s'attacha
sérieusement à dessiner à l'académie et d'après les figures anti-
ques ». J'incline à penser que ce sont là propos de circonstances,
destinés à faire valoir Desportes aux yeux des maîtres et
l'enseignement académique aux yeux des élèves. Il paraît
évident que l'élève de Nicasius apprit à « rendre » le poil
(159)
DE POUSSIN A WATTEAU
et la plume en copiant du gibier beaucoup plus qu'en dessinant
TAntinoûs.
Nicasius n'a pas tout entier disparu et, dans cet atelier de son
élève, il faut le reconnaître au moins trois fois, sous le nom de
Desportes. L'inventaire dressé lors de l'acquisition signalait
déjà une toile de Nicasius « où il y a une douzaine d'études de
chiens, de trois pieds un pouce de haut et deux pieds sept pouces
de large ». Il est facile de reconnaître cette œuvre dans la collection
de Sèvres. Et cette restitution en entraîne quelques autres.
Nicasius est également l'auteur d'une toile où se voient des têtes
de cerf et de cheval, un chien courant et un renard mort et aussi
du tableau des deux chats qui se battent. Sans doute l'inventaire
est muet; mais « l'inventorieur », comme il arrive presque
toujours, s'est lassé avant la fin de sa tâche et il s'est résigné à des
mentions parfois bien négligentes : « cinquante-deux toiles roulées
dont quelques-unes sont de Sneidre, Nicasius. Il y en a de six
pieds sur quatre ». Tout n'est donc point de Desportes dans « l'ate-
lier » dont a hérité la manufacture de Sèvres. Si l'on part de la
toile aux douze chiens, on arrive assez bien à distinguer Nicasius
et Desportes. Le métier du maître, admirable, robuste, paraît plus
rude. Les chiens de l'élève sont mieux tenus; ils ont le poil plus
luisant, l'œil plus clair, les babines plus roses. Ils se jettent sur
le sanglier avec violence et même il en est toujours un de projeté
en l'air, la gueule rouge et le ventre ouvert; et pourtant dans la
lutte la plus frénétique, il subsiste de la distinction. Devant ces
belles robes qui restent blanches, on pense à la guerre en den-
telles. Cette meute royale n'est pas de race commune. Les chiens
de Nicasius sont encore un peu loups.
Il peint leur poil moins lisse, d'une brosse plus rude. Et c'est
bien la manière que nous retrouvons dans la « bataille de chats ».
Le pinceau de Desportes n'eût-il pas rendu ces fourrures plus
soyeuses au toucher? Le champ de bataille est encombré de
pièces hétéroclites et précieuses — aiguière, gobelets d'argent,
verre de Venise, grès d'Allemagne, bassin de cuivre — dont
aucune n'est de la fin du règne de Louis XIV. Cette orfèvrerie
n'est pas de celle qu'a jamais peinte Desportes. La maladresse
de la composition décorative ne paraît pas davantage être de
lui. Et enfin ce drame entre félins ne semble point sortir de son
imagination. Il n'est pas peintre de chats. Le chat est alors un
(i6o)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
animal roturier, un croquant; il ne bénéficie pas encore du
prestige d'étrangcté qu'il rapportera du Brocken ou d'Egypte; il
n'est pas encore un animal de sabbat ou d'hypogée. On le voit
seulement rôder autour du rôti. C'est une bôle de l'office. Des-
portes préfère le
chien. Le chien
est le compagnon
de l'homme; il
est chasseur et la
chasse participe
à la noblesse du
métier des ar-
mes; il risque sa
vie au combat
contre le sanglier
ou le cerf. Le
chat, quand il
intervient, donne
à la composition
une atmosphère
familière et bour-
geoise. Il est un
personnage co-
mique. Ces chats
qui se mordent, c'est Sganarelle ou Scapin bâtonné. Nous descen-
dons de la tragédie dans la farce. Cette bataille de minets nous
conduit chez Nicasius.
Desportes fut donc, dans notre école, un petit-fils de Snyders et
il resta fidèle à sa parenté. Après un séjour à la cour de Pologne
où il travailla comme portraitiste, il revint, rappelé par Louis XIV
et rentra dans sa spécialité de peintre animalier. Il aurait pu
faire sa carrière auprès de Largillière et de Rigaud ; il avait peint
des Majestés en Pologne et, en 1699, pour son admission à
l'Académie, il présenta son propre portrait qui est maintenant un
des plus beaux du Louvre. Est-ce timidité, modestie, nostalgie
de ses premières amours? Il reste désormais fidèle à nos « frères
inférieurs » des règnes animal et végétal.
Si nous avions sous les yeux toutes les meutes, toutes les
chasses, toutes les cailles et perdrix rouges, tous les lièvres et
(i6i)
HooRTico- — De Poussin h Watteau. ïï
XXI. NICAISE BEERNAERTS, dit NICASIUS. — Bataille
de chats (musée de la Manufacture de Sèvres). Ce
malheureux peintre qui a firii fort tristement a été
entièrement dépouillé de son œuvre depuis sa mort. Son
maître Snyders et son élève Desportes se partagent ses
chiens, ses chats et ses légumes. Ce tableau — et bien
d'autres — doit lui être restitué.
DE POUSSIN A WATTEAU
faisans, les sangliers et les cerfs peints par François Desportes,
nous aurions peine à nous intéresser à tous ces animaux. Il a
beau varier les attitudes et les bêtes ont beau varier d'aspect,
ces images, si vivantes soient-elles, ne s'associent jamais à un
caractère personnel, à de la pensée ou à du sentiment. Par delà
les signes de l'espèce nous discernons mal la physionomie des
individus. Peut-être existe-t-il une manière de portraiturer les
animaux qui précise un caractère et un tempérament, la manière
méditée et attentive de Paul Potter. Son « taureau » est vraiment
un personnage individuel et Ton ne peut oublier le front étroit,
le museau carré et luisant de ce jeune brutal. Mais le peintre
peut-il aller très loin dans ce genre d'observation? Il faut être
La Fontaine pour nous intéresser à la vie morale des bêtes et il
faut les faire parler. Ses animaux nous amusent parce qu'ils sont
des hommes et, en réalité, nous ne nous intéressons qu'à l'homme
parce que l'homme est le seul animal que nous puissions com-
prendre. Le peintre animalier est obligé de s'en tenir au pitto-
resque des apparences. Les peintres tumultueux de l'école de
Rubens n'ont demandé aux bêtes que de montrer un beau
plumage et des attitudes vivantes. S'ils les ont aimées, c'est
parce qu'ils trouvaient en elles ce qui exprime le mieux la vie
physique, la couleur et le mouvement. Les animaux des peintres
ne peuvent guère être mieux que des images décoratives.
C'est pour décorer des châteaux de chasseurs que Desportes
a lancé des meutes sur le cerf et le sanglier. Ses clients se
plaisaient à des images où ils retrouvaient un souvenir des joies
violentes de l'hallali. Chacun se rappelait ses exploits ou ceux
de ses chiens. A Choisy, à Compiègne, à la Muette, le Roi aimait
à reconnaître ses chiens favoris : Pompée et Florissant, Herminie
et Muscade, Merlusine et Coco. Il aimait à choisir lui-même, sur
les croquis de Desportes, les attitudes que le peintre devait
fixer. Ces images vivantes le maintenaient dans l'atmosphère
de ses plus chères distractions. Il s'y retrouvait comme dans les
batailles et les sièges qui se déroulaient dans les galeries de
Versailles.
Mais ce qui intéresse le plus un moderne, c'est ce que le peintre
a mis de lui-même dans ces batailles d'animaux ou ces trophées
de chasse; or ce qu'il a mis de lui-même, c'est la joie de peindre
et cette joie apparaît bien plus dans les esquisses que dans les
(162)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
tableaux achevés. Nous citons parfois les nombreuses esquisses
d'un peintre comme des signes de son application et de ses
eiTorts. Quelle erreur! Elles sont, presque toujours et avant tout,
des témoignages du bonheur de peindre. Quand il ne veut que
capter les apparences de la vie qu'il a sous les yeux, l'artiste ne
connaît que le plaisir d'observer et de copier. Pour peu qu'il ait
acquis quelque virtuosité, c'est en se jouant qu'il crée des images
et son art respire la joie d'une activité facile. Tel nous apparaît
Desportes dans ces esquisses. On pourrait louer la conscience
avec laquelle il consulte la nature pour en tirer des compositions
décoratives; j'aime mieux y reconnaître la joie qu'il avait à la
copier; surprendre la vie, croquer une silhouette, enlever une
esquisse, c'est tout plaisir; le moment ingrat, la fatigue ne
commencent que lorsqu'il faut ajuster ces notes pour en faire
une grande machine. Et vraiment ce bonheur est contagieux. A
voir ces peintures légères, littéralement on assiste au travail, on
suit le pinceau et c'est aussi amusant que si on le tenait. En bon
fils, Claude Desportes admire tant de conscience : « Quelles
peines il faut se donner » ; il faut fréquenter les valets de vénerie
« gens peu curieux de peinture », les foires où l'on voit des
fauves « en des loges incommodes et mal éclairées ». Et ceci
prouve que Claude n'était pas peintre; s'il avait eu le feu sacré,
il aurait su qu'il n'est pas d'obstacle pour un chasseur d'images.
Ces esquisses sont tellement de simples documents d'album
que Desportes a pris soin lui-même d'écrire souvent des annota-
tions. Au-dessus d'un loup qui fut esquissé en moins d'une heure,
il a écrit de sa main : « Peint à la foire de Saint-Laurent ». Et son
fils nous dit, en efîet, qu'il fréquentait les foires de Paris pour y
peindre des grands fauves ; un tigre assez mal campé vient aussi
de la foire; et aussi un vieux lion somnolent, quelque « Brutus »,
roi détrôné, qui achève une vieillesse morose derrière les barreaux
de sa cage. « Dès qu'il arrivait quelque animal étranger, quelque
oiseau rare et singulier pour la ménagerie. Sa Majesté (Louis XIV)
les lui envoyait pour les peindre. Peu de jours même avant la
mort de ce grand prince, il lui porta encore un petit tableau
représentant un oiseau du Pérou nommé goasallé. » Nous le
retrouvons dans les esquisses ; il porte un bec énorme, en pince
de homard, un jabot jaune sur des pattes bleues et il laisse
tomber une paupière molle et ridée sur son œil rond ; le peintre
(163)
DE POUSSIN A WATTEAU
a écrit ce nom qui Fétonnait sans doute « goasallé » et la tradi-
tion s'est conservée dans la famille Desportes que les yeux du
grand Roi, avant de se fermer, se posèrent un instant sur cet
oiseau étrange. Desportes s'amuse visiblement des couleurs écla-
tantes et des formes caricaturales de ces oiseaux exotiques — les
perroquets rageurs, l'œil en tête de clou, le bec en épine, l'ai-
grette en bataille; et le héron mal peigné, dédaigneux, en jaquette
un peu courte sur ses deux bambous; et les chats-huants ahuris
et les perruches criardes. Ces esquisses n'ont pas toutes été
peintes à domicile, d'après des animaux envoyés par le roi, car,
sur une page d'oiseaux épars, on voit se dérouler lentement la
trompe rugueuse d'un éléphant; ce jour-là, sans doute. Desportes
est allé à la ménagerie de Versailles.
Les plantes rares ne sont pas oubliées et bon nombre de ces
esquisses semblent des projets d'illustration pour quelque somp-
tueux traité de botanique ; beaucoup de ces plantes sont exoti-
ques. Desportes dut les peindre sur commande; comme La Fon-
taine avait écrit un poème sur le quinquina, il peignit des grandes
« plantes des Indes », du manioc, du tabac et un « grand arbre
dont le fruit est la caCfé ». Tout cela n'est qu'une documentation
pour les fameuses tapisseries de la « série des Indes » exécutées
après 1735. L'imagination de Desportes doit s'y donner carrière
en d'étranges combinaisons; un aigle fond sur une autruche, un
tigre sur un sanglier, un crocodile sur un bélier; une pauvre
gazelle est attaquée par un animal assez ridicule qui porte, en
guise de museau, une corne de bouquetin plantée comme une
courte trompe, un rhinocéros sans doute. Pour s'être fié à une
description de voyageur, le bon Desportes se trouve avoir ajouté
une espèce nouvelle à l'œuvre de la Création. Était-il beaucoup
mieux documenté quand, au milieu de cette zoologie fantastique,
il fit passer, dans un hamac, une « négresse de distinction »?
Enfin, un groupe très important de peintures se rattache à la
dernière œuvre de Desportes laissée inachevée à sa mort. L'inven-
taire du neveu nous signale un grand tableau représentant un
« buffet pour salle à manger », commandé par le Roi et il ajoute
que le peintre avait quatre-vingt-neuf ans quand il le commença.
Il veut dire peut-être soixante-dix-neuf. En tout cas, la peinture,
quand Desportes mourut, en 1763, à quatre-vingt-deux ans, res-
tait inachevée dans son atelier. A défaut du tableau absent, nous
(164)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
possédons une petite esquisse de ce buffet et une série d'études
où nous voyons reparaître tous les éléments : les fruits, le « pâté
de Pantin », un surtout d'argent, un plat de vermeil, des vases
d'agathe, toute une argenterie si admirablement peinte — comme
doivent être peints des objets précieux de ce genre — que l'on en
arrive réellement à ne plus penser que c'est là de la couleur et
que l'œil oublie le peintre pour admirer le ciseleur. Ces éludes ne
sont pas des essais plus ou moins poussés pour trouver un effet
par une série d'approximations, de retouches, ce sont des frag-
ments achevés, définitifs et qui n'ont plus besoin que d'être
ajustés ensemble. Point d'incertitude dans ce métier des vieux
maîtres ! Tout se peint à coup sûr. L'argenterie était rassemblée,
les provisions, fruits et pâtisserie, tout était prêt, mais le maître
d'hôtel n'a pas eu le temps de monter son « buffet ».
Ce gibier et ces chiens, cette argenterie et ces fruits répondent
à des préoccupations d'autrefois, service de la Vénerie ou de « la
Bouche ». Mais voici des paysages qui semblent avoir été peints
pour nous. Nous allons immédiatement vers eux et, pour un seul
de ces « lointains », nous donnerions volontiers toute la meute,
toute la ménagerie et toute la vaisselle du Roi. Jusqu'ici nous
admirions Desportes comme un praticien très habile; soudain il
nous apparaît comme un peintre-poète de notre temps. Ces petites
études exécutées d'après nature sont vraiment des documents
uniques à une telle époque. Elles ont été exécutées en des condi-
tions qui devaient étonner les contemporains puisque Claude
Desportes a jugé bon de nous les exposer : « Il portait aux champs
ses pinceaux et sa palette toute chargée, dans des boîtes de fer-
blanc; il avait une canne avec un bout d'acier long et pointu,
pour la tenir ferme dans le terrain, et dans la pomme d'acier qui
s'ouvroit, s'emboitoità vis un petit châssis du même métal, auquel
il attachoit le portefeuille et le papier. Il n'alloit point à la cam-
pagne, chez ses amis, sans porter ce léger bagage, avec lequel il
ne s'ennuyoit point, et dont il ne manquoit pas de se servir utile-
ment. » Nous ne songerions plus à nous étonner d'un peintre
qui va travailler en plein air avec un chevalet portatif. Mais une
(165)
DE POUSSIN A WATTEAU
telle pratique pouvait surprendre les contemporains de Boucher.
Chez quel ami donc a-t-il peint ce parc délicieux? Un petit
miroir d'eau, un modeste tapis vert qui descend sur la vallée, des
ifs alignés au bord des allées bien sablées et, en face, la colline,
avec ses pentes de prés et de cultures. Un bout de pavillon montre
à droite ses chaînages de brique. Il ne serait sans doute pas
impossible de retrouver l'endroit où Desportes a passé cette belle
journée. Le plus souvent, c'est sur une hauteur qu'il s'installe,
dans la campagne de Versailles ou de Saint-Germain; de là il
contemple quelque prairie humide et plate vers laquelle de molles
collines viennent doucement mourir, et, sur la plaine pâlie, il voit
monter une brume légère. Il ne s'est pas levé de grand matin
pour capter un effet rare ; il ne rentrera pas à la nuit pour peindre
le crépuscule. Il peint l'heure banale; pour lui l'heure de la pein-
ture, c'est l'heure delà promenade. De même pour les saisons; il
ne peint pas la tristesse de l'hiver, les champs dépouillés sous un
ciel morne, ni même la fraîcheur fleurie du printemps ; il peint
l'été, la saison qui montre la nature sous son aspect le moins
exceptionnel, la terre couverte d'herbe, les arbres denses de
feuilles. Son ciel est toujours léger, serein. On ne sort pas quand
le temps menace. Pourtant un jour, tandis qu'il emboîtait son
petit châssis sur sa canne plantée en terre, un orage a chassé sur
sa tête de gros nuages sombres. Pour éviter l'averse il a dû pré-
cipiter son travail. Avant de fuir, il avait, d'une brosse hâtive,
noté que les nuées lourdes et violettes, déchirées de taches blan-
ches, qui glissent au ras de l'horizon noirci, donnent à toutes
choses une intensité de drame et comme une inquiétude tragique.
Son esquisse n'est qu'un jeu rapide de taches molles, mais avec
quel ravissement nous y suivons la lutte grandiose de la lumière
et des nuées dans l'immensité de l'espace! Il lui est arrivé aussi
de s'attarder, en octobre, quand la lumière s'apaise et nous amuse
de tons rares, au lieu d'éblouir et de nous dominer. Devant un
coteau, il a noté discrètement que quelques arbres prenaient des
teintes de cuivre rouge. Pour des ustensiles de cuisine il eût
trouvé des couleurs intenses sur sa palette ; pour les feuilles
mortes, il atténue. Largillière et Watteau, pourtant, aimaient à
noter les tons mordorés de l'automne. Mais Desportes ne retient
que des effets moyens. Les caprices trop hardis de la nature faus-
seraient l'harmonie discrète de ses compositions. Ces aperçus
(i66)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
d'horizon doivent seulement donner de la profondeur à ses tro-
phées de chasse. Ils ne doivent pas attirer l'attention; les tons
vifs sont réservés pour le gibier et les fruits.
Dans la complexité de la nature, Desportes n'a voulu démêler
que des valeurs
fines et exactes.
Il ne s'est efforcé
de rendre ni l'é-
clat mordoré, ni
l'acuité de laver-
dure; il avait
sous les yeux une
campagne vio-
lemment enso-
leillée et il ne
cherche nulle
part à rendre
l'impression d e
l'éblouissement.
Son ombre n'est
pas colorée de
reflets; son rouge
atteint la brique,
mais non pas le
pavot; son jaune
atteint le blé
mur, mais non le
bouton d'or. Il
n'use des tons
vifs que pour les
fruits ou la plu-
me des oiseaux.
Mais quand il peint le lointain, il reste dans une note moyenne;
dans sa manière, il y a une absence d'effort, de recherche, une
retenue, une discrétion, une manière déparier à mi-voix avec une
grande justesse dans les nuances qui, n'était la dominante de sa
gamme bleutée, ferait penser à Corot, au Corot jeune qui peignait
le pont de Narni. Comme Corot, il voit surtout des valeurs et ne
tient que modérément compte de la bigarrure des tons, de leur
(167)
XXII. FRANÇOIS DESPORTES. — Esquisses de paysages
(musée de la Manufacture de Sèvres). Relégués au fond
de ses compositions de chasses, ces lointains n'attirent
pas l'attention. Mais isolées, ces eues de la campagne
parisienne montrent une fraîcheur et une sincérité inat-
tendues à cette époque.
DE POUSSIN A WATTEAU
vivacité et de leur opposition. Alors que dans ses natures mortes,
les couleurs chantent si haut, dans ses paysages elles s'effacent
discrètement. Pour ensoleiller un massif de verdure, il ne lui
reste, parfois, qu'un peu de blanc, cette même pâleur crayeuse
que les Le Nain ont notée dans quelques lointains et que montrent
les feuilles des peupliers et des saules rebroussées par le souffle
du vent. Gomme Corot, il peint avec bonhomie, une sorte de
naïveté qui vaut toutes les audaces. Il veut représenter un chemin?
Son pinceau glisse en laissant une traînée d'ocre pâle; la rivière?
La brosse suit le mouvement de Teau, sans jamais le reprendre
ou le remonter. Il peint ses collines et ses arbres de la même
touche longue et souple qui lisse les plumes de ses oiseaux.
Comme tous les peintres d'autrefois, dans la verdure il voit le
bleu plutôt que le jaune. Ses paysages sont humides et sa végé-
tation pleine de chloi^ophylle. Il a peint le cours de la Seine, au
pied des collines de Meudon et de Saint-Germain. Que n'est-il,
alors, descendu au bord de l'eau, comme fera Daubigny? Mais à
cette époque, personne ne savait encore contempler le miroir
glissant d'une eau profonde. Le pêcheur de La Fontaine ne songe
qu'à sa friture. Les temps ne sont pas révolus. Quand une sensi-
bilité rajeunie nous aura donné une âme plus fraîche, la rêverie
naîtra, flottera auprès des rives d'une eau lente, la pêche à la
ligne sera une des formes de la rêverie romantique, le « lakisme »
du simple.
Devant ces modestes paysages, la surprise du premier contact
ne va point s'atténuantà mesure qu'on les contemple. Tout ce qui
faisait, pour ces hommes de l'âge classique, le prix de l'art, ce
à quoi ils tenaient par-dessus tout, la majesté, la noblesse,
l'ampleur oratoire et décorative, toute cette amplification a
disparu ; il ne reste que le résidu de sensation directe, l'impres-
sion immédiate, c'est-à-dire ce que jamais aucun artiste ou écri-
vain d'alors n'eût consenti à montrer au public. Pour nul homme
de ce temps de telles esquisses n'étaient vraiment des œuvres
d'art; ils pouvaient y reconnaître un point de départ, l'élément
d'une beauté possible; mais elles ne contiennent encore rien de
ce qui fait l'ambition de l'artiste, l'organisation, la composition,
le style, les intentions décoratives ou psychologiques, bref l'inter-
vention de la pensée. Dans son inventaire, Nicolas Desportes les
désigne sous une mention assez négligente : « 70 feuilles d'études
(i68)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
de paysage et do lointain, 600 livres ». L'inventaire est plus géné-
reux et plus précis quand il énumère et évalue les bécasses et
les perdrix. Pour un classique une œuvre d'art était avant tout un
objet décoratif; on la jugeait dans sa fin, on l'estimait pour son
utilité. Pour nous, une œuvre artistique est aussi — et davantage
môme — un témoignage humain. Nous l'aimons surtout de nous
mettre en communication, en communion avec un homme. Elle
nous émeut bien plus quand elle nous parvient inachevée un peu,
avec des racines fraîchement arrachées et que la déchirure de la
séparation n'est pas cicatrisée. Alors vraiment ce n'est pas un
« auteur », mais un « homme » qui nous étonne et nous ravit. Ce
mur infranchissable que les siècles dressent entre les générations,
pour une fois il semble abattu. Voici auprès de nous un contem-
porain du grand roi. Il voit comme nous, il peint comme nous
peindrions si nous avions son talent. Nous avons cette impres-
sion étonnante d'entendre sa voix. Ces images si justes, peut-être
les retrouverions-nous dans ses compositions décoratives où elles
occupent l'emploi pour lequel on les a recueillies; mais elles y
sont arrangées et l'impression de nature se fond dans l'ensemble
du décor comme un cri de passion dans l'harmonie d'un vers.
Ces paysages ne sont pas de leur temps. Ils sont un accident à
quoi les contemporains n'ont pas pris garde. Desportes lui-même
pouvait-il soupçonner ce qu'ils seraient pour nous? En somme,
quand il s'assied en plein air, il cherche seulement des « fonds »
pour ses peintures de chasses. Ces coins de nature ne présentent
pour lui aucune valeur de méditation et de rêverie. Notre roman-
tisme a fait lever de ces collines molles, de ces rivières sinueuses,
et de ces nuées qui traînent sur l'horizon, une sentimentalité indé-
finissable à laquelle Desportes est resté étranger, mais qu'il a
captée pour nous avec les taches si justes que son œil et son
métier ont obsei'vées et fixées. Tant de finesse dans l'observation
peut-il donc se concilier avec une telle indifférence sentimentale !
Ainsi s'explique comment Desportes peut nous sembler si supé-
rieur aux paysagistes qui l'ont suivi et cependant compter moins
qu'eux dans l'histoire du genre. Ces esquisses, si on les compare
aux œuvres de Valenciennes ou de Moreau peintes un demi-siècle
plus tard, dénotent une vision autrement forte, un métier autre-
ment sûr, une virtuosité, une maîtrise dont ces contemporains de
Louis XVI étaient bien loin. Et pourtant ces petits maîtres de la
(169)
DE POUSSIN A WATTEAU
fin du xviii" siècle, qui semblent en régression pour la vérité et
l'habileté, n'en sont pas moins plus avancés que Desportes dans
l'évolution du genre. C'est que Desportes, s'il fut un admirable
paysagiste, le fut sans le savoir; il a seulement demandé à la
nature les images dont il avait besoin pour la toile de fond de ses
décors, le secret pour rendre la profondeur de l'espace par les
plans du sol et les couleurs décroissantes de l'horizon. Pour
Desportes, le paysage n'est qu'un moyen accessoire; pour Bruan-
det et Louis Moreau, il est la fin et ils mettent toute leur âme en
de pauvres essais. Malgré leur insuffisance technique, leur vision
indigente, ces images pâles commencent quelque chose, tandis
que les prestigieuses et charmantes esquisses de Desportes sont
dans l'histoire un accident fortuit.
S'il avait trouvé dans ces aspects de nature quelque valeur de
sentiment, Desportes en eût composé des « paysages », valables
en eux-mêmes. Cette idée ne lui est pas venue. Il a pourtant, lui
aussi, peint un grand paysage, très achevé, très poussé jusque
dans les moindres détails de son premier plan. Ce paysage est
daté de 1740. Une grande ferme, un chemin creux, des hommes,
des vaches, un ruisseau, un pont, et nous sommes tout surpris
de ne rien y trouver de ce qui nous paraît si vivant, si moderne
dans les esquisses de lointain. C'est bien la même peinture, la
même palette, la même conscience ; ou plutôt nous y trouvons
une application plus grande, un désir d'exactitude, de précision,
le souci de l'achevé. Est-ce seulement cette exécution plus fine
qui nous rend cette peinture moins sensible et moins vraie? Ily a
davantage. Ce qui rend les petites esquisses de Desportes si
justes, si vivantes pour nous, c'est que peignant des lointains,
regardant l'horizon, il a été obligé de noter la couleur de la
lumière plutôt que la couleur des choses. Vus à cette distance,
les collines, les arbres, les maisons, ne sont que des taches dans
l'air. Leur réalité disparaît et c'est l'atmosphère qui est l'élément
essentiel du paysage. Mais quand il peint un premier plan, avec
des figures, des animaux. Desportes, comme tous les peintres
avant l'impressionnisme moderne, nous montre des objets conçus
en eux-mêmes, dans leur matérialité, avec le ton local qui leur
est reconnu par la coutume; la maison est couleur de pierre,
l'arbre est couleur de feuille, le sol est couleur de terre. Et ce fut,
de tout temps, une habitude de placer ainsi dans une même com-
(170)
LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES
position un lointain qui nous montre l'atmosphère et la lumière
de plein air et des figures ou objets de premier plan qui sont
éclairés par la lumière de l'atelier.
Il paraît que le paysagiste Troyon aimait à contempler, dans les
salles do Sèvres, les peintures de Desportos. J'imagine qu'il devait
beaucoup aimer cette ferme, ce pont, ces ruminants, ce ruisseau,
et je soupçonne qu'il dut être tenté d'y ajouter des canards.
Corot, au contraire, n'aurait eu qu'indifférence pour ces jouets
de carton et il eût réservé toute sa sympathie pour les lointains.
Regarder même la prairie ou le feuillage du premier plan, comme
s'ils étaient à l'horizon, n'est-ce pas là tout Corot? N'est-ce pas
la vision moderne? Desporles peint encore les choses dans leur
matérialité. Il croit à leur réalité. Il ne voit la couleur de l'air et
de la lumière que lorsqu'il y est obligé par la distance.
Devant ces images encore si vivantes, notre tentation est
grande de nous élever, après tant d'autres, contre les conventions
qui de tout temps et surtout à l'époque classique ont étouffé la
témérité de nos artistes et leur ont fait croire qu'une peinture
d'histoire ou quelque panneau de salle à manger pouvait être un
chef-d'œuvre, tandis qu'une modeste esquisse toute fraîche cueillie
dans la nature ne comptait pas. Mais il faut toujours résister à la
tentation de critiquer le passé. Nous pouvons bien regretter que
Desportes — ou, si vous le voulez, Van der Meulen — ait été con-
duit par la mode, par l'esthétique ambitieuse de son temps, à
dédaigner ses croquis d'après nature pour ne vouloir montrer
que de la « grande peinture », mais à condition de nous rappeler
que c'est pour servir cette grande peinture que les artistes ont été
amenés à découvrir la nature, à nous la faire connaître dans leurs
œuvres, avant que nous la vissions dans la réalité. C'est pour
rendre vraisemblable la vie du Christ et de la Vierge que les
peintres ont peu à peu composé un décor de ciel, de verdure et de
fabriques aux drames de l'Evangile. Et au xvii® siècle encore,
c'est pour raconter les exploits de Louis XIV, de ses généraux, de
ses armées et de ses meutes que Van der Meulen et Desportes
ont, par surcroît, regardé le paysage où couraient les cavaliers
(171)
DE POUSSIN A WATTEAU
et les chiens, La « nature » n'était alors jamais que l'accessoire ;
l'homme et au besoin l'animal étaient les auteurs de premier
plan, et s'ils n'avaient pas été la fin du peintre, la peinture eût
été sans raison d'être ; il n'y aurait pas eu de peinture. Gomment
un artiste du xvii^ français se serait-il proposé de mettre dans des
images de nature un sens, une rêverie, un plaisir de contemplation,
une beauté sentimentale que personne n'avait encore vus dans la
nature, parce que personne ne les y avait encore mis?
Félicitons-nous plutôt qu'un artiste comme Desportes, parti
pour composer des chasses décoratives, ait rencontré sur son
chemin des aspects qui n'étaient pour lui que des accessoires et
qui sont maintenant à nos yeux ce qu'il y a de plus senti, de plus
profond dans son œuvre. Il nous paraît plus grand par ces
esquisses qui le mettent en contact direct avec nous, par delà
les conventions d'école. Il est un point de vue d'où les lois de la
peinture nous paraissent avoir détourné de la nature des peintres
comme Desportes; il en est un autre d'où ces mêmes lois nous
semblent, au contraire, l'avoir conduit à la découverte de cette
nature. Cette remarque dépasse l'histoire de l'art. Quand nous
regardons en arrière, il y a toujours deux manières de juger le
passé ; suivant notre humeur ou notre poste d'observation, nous lui
reprochons d'avoir fait obstacle à l'avenir ou nous le remercions
d'avoir préparé le présent.
Cette destinée toute unie du bon Desportes enferme d'étranges
coups de fortune. Un hasard a fait du petit paysan un peintre;
toute sa vie, il fut en chasse, à la recherche de belles images et
voici qu'en ses pérégrinations il aborda souvent à un rivage, sans
se douter qu'il découvrait un continent.
CHAPITRE V
LES CURIEUX
UN MANUSCRIT INEDIT ET ANONYME DE LA BIBLIOTHEQUE NATIONALE
Il LE COMTE LOMÉNIE DE BRIENNE, SES AVENTURES, SA RECLUSION ||
SES RELATIONS AVEC LES ÉCRIVAINS DE SON TEMPS || UNE LETTRE INE-
DITE DE CHARLES PERRAULT || LA COLLECTION DE BRIENNE : RAPHAËL,
TITIEN, VÉRONÈSE, POUSSIN || GALERIES DU XVIl" SIÈCLE; LES CONTREFA-
ÇONS Il COMMENT LE CURIEUX ÉCHAPPE A LA TYRANNIE DES DOCTRINES
OFFICIELLES.
LE manuscrit n° 16986 du fonds français de la Bibliothèque
nationale contient, avec quelques traités du comte de
Caylus et plusieurs pièces anonymes, un ensemble d'écrits
de la même main, intitulés : Discours sur les ouvrages des plus
excellens peintres anciens et nouveaux avec un traité de la pein-
ture, composé et imaginé par M. L. H. De L. C. de B., reclus. Le
catalogue complète ainsi le nom : L. H. de la Chambre de Bayeux,
reclus, mais sans dissimuler que cette attribution est douteuse.
Et, en effet, ce personnage semble n'avoir été supposé que pour
prêter un nom conforme à ces initiales. En réalité, ce manuscrit
est dû à Louis-Henri de Loménie, comte de Brienne, reclus à
Saint-Lazare, qui a bien réellement existé. Ce personnage est
même loin d'être un inconnu. C'est une des figures les plus
curieuses du xvii' siècle. Ses contemporains, après avoir salué en
lui un brillant secrétaire d'Etat, purent se scandaliser de ses
désordres avant de prendre en pitié son long repentir. Mais — et
c'est ce que nous devons surtout retenir ici — à tous les moments
de sa vie, il fut un amateur passionné des choses d'art. Dès le
début de sa carrière, lorsqu'il vivait auprès de Mazarin et de
(173)
DE POUSSIN A WATTEAU
Louis XIV, il recueillait déjà une collection de tableaux dont la
plupart sont aujourd'hui au Louvre. Traqué par les huissiers ou
même les exempts, il trouvait pourtant des ressources et des
loisirs pour brocanter.
Enfermé dans Saint-Lazare, il conservait encore des tableaux et
des livres et les amateurs, tous ces « curieux » dont La Bruyère
nous a tracé la caricature, venaient, comme auprès d'un confrère
plus expérimenté, lui demander ses souvenirs de collectionneur
et ses jugements de connaisseur. Ce sont ces souvenirs et
ces jugements que nous trouvons dans le manuscrit de la
Bibliothèque nationale. Comme ils concernent des tableaux
toujours illustres et qu'ils ajoutent quelques pages à l'histoire de
notre art, il vaut la peine d'en citer et d'en commenter les passages
les plus instructifs.
I
Brienne est l'auteur des Mémoires qui furent publiés en deux
volumes par F. Barrière, en 1828. Bien des historiettes que nous
leur devons ont acquis une célébrité que n'a pas conservée l'œuvre
d'où elles sont tirées. Quantité d'épisodes qui amusent encore
aujourd'hui les lecteurs des Trois Mousquetaires ou du Vicomte
de Bragelonne, l'évasion de Beaufort, la mort de Mazarin, l'arres-
tation de Fouquet, sont empruntés directement à ces mémoires.
L'auteur y raconte plus volontiers les aventures d'autrui que les
siennes propres ; et cela se conçoit, car les aventures les plus
importantes de la vie de Brienne, le plus souvent, finissaient par
l'exil ou la prison. Quoi qu'en dise La Rochefoucauld, il arrive
parfois qu'on aime mieux ne pas parler de soi que d'en dire du
mal. Aussi est-ce en dehors des mémoires qu'il faut chercher des
renseignements sur la personne de Brienne.
Il était né le 13 janvier 1636. Son père, Henri-Auguste de
Loménie, fils d'un secrétaire d'État, exerçait lui-même la charge
depuis 1616. C'était un homme austère, d'humeur peu riante,
dévoué au roi, doué de moins d'amabilité que de droiture. Mme de
Brienne, grande amie de la dévote Anne d'Autriche, liée avec
l'abbé de Saint-Gyran, avec Vincent de Paul, était de son côté un
modèle de toutes les vertus chrétiennes. Tant d'austérité ne se
transmit point au jeune Brienne.
(174)
LES CURIEUX
Peu d'hommes reçurent une éducation aussi complète. Brienne
a pu se vanter, plus tard, de connaître « du grec, de l'hébreu, du
latin, de l'allemand, de l'espagnol et de l'italien, sans compter le
syriaque et un peu d'arabe ». Pour un ministre, c'est beaucoup.
Ajoutez qu'il tournait les vers latins avec aisance. Chapelain,
jaloux, l'accusait même de se faire aider, et Boileau, moins
heureux que lui dans ses essais de « vers phaleuces », se vengeait
de sa défaite par des épigrammes inoffensives quoique injurieuses :
« Dans le dépit où j'étais d'avoir si mal réussi, je composai l'épi-
gramme dont il est question et montrai par là qu'il ne faut pas
légèrement irriter genus irritabile vatum » (Lettre de Boileau à
Brossette, 9 avril 1702). En réalité, Brienne écrivait les vers et la
prose latine non sans distinction. Il fut moins heureux lorsque
l'ambition le prit d'être aussi un écrivain français. Sa langue
maternelle traita sans bienveillance ce fils prodigue et polyglotte;
les vers français de Brienne sont encore plus plats que faciles et
sa prose n'est même pas toujours correcte.
Mais son instruction ne se fit pas seulement par les livres. Le
jeune comte partit, à l'âge de dix-huit ans, pour un voyage de
trois années. Il visita le nord de l'Europe, la Hollande, le
Danemark, les côtes de la Baltique, l'Allemagne et l'Italie et
publia, au retour, une relation latine de ses excursions : « Ludovici
Henrici Lomenii, Briennae comitis. Régi a consiliis, actis et
epistolis, Itinerarium. Lutetiae, 1660. » Il était accompagné par le
mathématicien Blondel qui devint plus tard l'un des membres les
plus illustres de l'Académie des Sciences et fut chargé d'ensei-
gner les mathématiques au grand Dauphin. Enfin, pour achever
cette éducation et faire d'un homme aussi cultivé un ministre
expérimenté, son père, Henri-Auguste de Brienne, écrivit des
mémoires politiques racontant les événements importants auxquels
il avait été mêlé. Aussi, lorsque, au retour de son long voyage,
Louis-Henri prit en main la charge de secrétaire d'Etat que son
père lui abandonnait, sa fortune, son crédit, ses qualités person-
nelles lui faisaient espérer la carrière la plus illustre et le dési-
gnaient comme un des plus brillants ministres d'un règne qui
s'annonçait glorieux.
« Je brillais alors à la cour, dit-il, et je partageais tous les
plaisirs du roi. » « J'achetais des médailles, des bronzes, des
statues, des tableaux, et ma table était fort bonne. » Brienne
(175)
DE POUSSIN A WATTEAU
composa une collection de tableaux dont il nous a publié la
description latine, dédiée à Huyghens Zuylichem, ambassadeur
de Hollande, grand amateur de poésie latine. Cette galerie n'était
pas vulgaire. Mais Brienne ne se contentait pas des joies du
collectionneur; il était piqué de la tarentule poétique. L'austérité
de la correspondance diplomatique semblait fastidieuse à ce
secrétaire d'Etat en possession de muse. Entre deux courriers, il
grappillait les gentillesses d'Ovide ou de Catulle et accablait ses
collègues du ministère et ses correspondants de versiculets qui
reproduisaient les antiques lieux communs sur le départ d'un ami
ou l'ennui des affaires. Mais tandis qu'il souhaite poétiquement
les loisirs de la retraite, le grave Le Tellier gronde. Brienne a
beau, pour l'apaiser, chanter les louanges de son fils {filium
Louvoyum), les gens sérieux semblent d'accord pour condamner
tant de futilité chez un homme chargé des plus graves intérêts de
l'État.
Briennene prend pas au sérieux ces plaintes moroses. Il voit là
un nouveau motif littéraire et il porterait volontiers la querelle
devant autrui, comme un berger d'églogue : « si insectari studia
nostra pergas », écrit-il à Le Tellier, « ad Regem deferam. Hoc
cave et vale ». Et ce ne sont pas seulement les gens du ministère
qui se plaignent. Les humanistes de profession s'indignent du
goût hérétique de Brienne. Un secrétaire d'État amateur de vers
latins, passe encore : « Mais, écrit Chapelain, que peut-on juger
du jugement d'un homme qui mesprise le stile de Ciceron et qui
n'en voit de bon que celui de Tacite? » (Lettres de Jean Chapelain,
lettre à Heinsius, 15 février 1663). Il est vrai que, apitoyé par ses
malheurs. Chapelain « pardonnera à sa jeunesse les faux juge-
ments qu'il fait des autheurs anciens et modernes ». Mais il faut
avouer que la carrière littéraire de Brienne ne lui acquit pas une
gloire unanime dans le monde des écrivains, puisqu'il eut la rare
malchance de mettre Chapelain et Boileau d'accord contre lui.
Malheureusement, Brienne avait des folies moins innocentes.
C'est sa passion effrénée du jeu qui fut la cause ou l'occasion de
sa disgrâce. Bien qu'il « ait gagné plus souvent que perdu », il est
pourtant assuré qu'il y gaspilla une grande partie de sa fortune.
Ruiné comme un simple honnête homme, il fut pourtant traité
comme un fdou et eut la double tristesse de perdre à la fois sa
fortune et son honneur. Naturellement, ses Mémoires traitent
(176)
LES CURIEUX
avec disciclioii ce moment décisif de son exislence. ELionglcmps
on a douté des causes de sa chute. Mais les témoi^naj^^es sont
sûrs : Brienne, parmi tous ses talents, avait aussi celui de « filer
la carte ». Les mémoires du temps nous montrent que les « tours
de carte et de souplesse » entraient alors dans le bagage de tout
galant homme et personne n'en voulait à un Miton, dit Courte-
manchette, ni môme à un Mazarin, de prendre, selon ses propres
expressions, « son avantage au jeu ». Brienne n'était pas homme
à résister, sur ce point, à la mode. Mal lui en prit. Chapelain
pouvait écrire, le 15 février 1G63, à Heinsius, que le jeune comte
était exilé de la cour pour une « friponnerie de jeu ». L'obstina-
tion avec laquelle on le maintint éloigné montre que le roi voulait
à tout prix se débarrasser de lui et le remplacer par de Lionne. On
eut de la peine à obtenir de Brienne qu'il consentît à vendre sa
charge. Il se cachait pour fuir le marchandage. Sa femme, plus
ambitieuse que lui, le soutenait dans sa résistance. Pourtant il
fallut céder. Le 19 avril, Brienne avait signé sa démission.
Alors, ce joueur eut sa série noire : avec sa charge, il perdit
tout crédit et les créanciers accourent. Le 27 mars 1663, de Lionne
écrit qu'il a acheté à M. de Brienne sa charge pour 900 000 francs
« à condition que je lui fournirais tous comptans, ce qui
ne s'est jamais fait. Mais il faut passer par là ou manquer la chose,
car il craint que ses créanciers ne mettent la patte sur la denrée
que je lui baillerais, si elle était en autre nature... » Collections,
bibliothèque s'envolèrent. La famille, à son tour, vint limiter la
dépense. Enfin, sa femme, la belle et vertueuse comtesse de
Brienne, inconsolable de n'être plus la femme d'un secrétaire
d'État, en mourut de douleur. Plus tard, lorsque Brienne mourra
à son tour, en 1698, Dangeau et Saint-Simon, recherchant les
causes de sa retraite, ne trouveront que le chagrin d'un veuf
affligé « au point que rien ne put le retenir ». Et il est bien vrai
que Brienne, frappé de tant de coups, comme tous les grands
pécheurs et pécheresses du siècle, sentit l'heure de la pénitence
arrivée. Il entra en dévotion, ou plutôt crut y ' entrer. Sans
s'interroger bien sérieusement, il pensa trouver en lui la vocation
d'un chartreux; il ne fut qu'un oratorien médiocre. Il adressait
au Seigneur des vers qui sont plutôt d'un écrivain folâtre que
d'un chrétien convaincu, et toujours, à son capuchon de moine
tintaient quelques grelots de folie. Bien vite, il effaroucha ses
(177)
HouRTiCQ. — De Poussin à Watteau. la
DE POUSSIN A WATTEAU
bons confrères par ses allures, ses propos cavaliers ou même ses
impardonnables légèretés. La méditation obligatoire du monastère
lui donna encore plus d'ennui que de repos. Dans le même temps,
Chapelain, esprit sage, tirait sentencieusement la morale de cette
folle histoire : « Il faut demander à Dieu du sens plutôt que de
l'esprit pour couler sa vie avec moins de trouble. »
Pourtant Brienne ne voyait autour de lui que les plus beaux
exemples de vertu. Ses relations avaient changé avec sa vie. Les
libertins et les joueurs furent remplacés par les austères Jansé-
nistes. Mme de Longueville dont il était le filleul faisait alors sa
cure de pénitence ; elle l'attira dans le monde que sa pieuse mère
lui avait déjà fait connaître. Néanmoins les graves solitaires
n'inspiraient pas que de l'admiration à cette âme futile et lorsque,
plus tard, dans ses loisirs de Saint-Lazare, il fera la revue de ses
souvenirs, les pensionnaires de Port-Royal lui apparaîtront
parfois comme des fantoches sympathiques et un peu ridicules.
Sa piété, nous l'avons vu, se traduisait volontiers en vers. Il ne
se contentait pas d'en écrire, il transformait les vers d'autrui en
poésies chrétiennes ou recueillait les passages pieux chez les
auteurs français. C'est ainsi qu'il publia son Becueil de poésies
chrétiennes et diverses, dédié au prince de Conti. L'idée était de
la pieuse Mme de Brienne mère; la préface de La Fontaine, les
vers d'un peu tout le monde et aussi de Brienne. Quelques-uns,
trop galants pour un oratorien, furent supprimés. Mais lorsque le
recueil parut, en 1671, déjà depuis un certain temps, l'auteur,
chassé de son ordre, s'était enfui de France.
Nous entrons ici dans la période la plus obscure de l'existence
de Brienne, car elle fut la moins avouable. Il n'avait jamais
apporté de dispositions très sérieuses à la piété. Le peu qu'il en
avait s'envola avec son chagrin, qui fut court. L'amour des
médailles, des livres et des vers sembla encore innocent; mais
peu à peu reparurent les anciennes erreurs et il est probable qu'il
manqua bien des fois à sa dignité de sous-diacre. En 1668, le Roi
lui achète ses médailles pour 8 000 livres. A la même époque, il
vend encore des peintures, entre autres un Raphaël au Roi, pour
6 000 livres et une collection d'estampes. Que d'argent pour un
solitaire qui a renoncé aux joies de ce monde! Enfin une passion
toute profane mit le comble à ses extravagances. Son amour de la
poésie se tourna en une violente passion pour une femme de
(178)
LES CURIEUX
lettres qu'il appelait sa dixième Muse. On ne se borna pas à un
commerce poétique, si, comme il l'écrit à son « Iris », la nuit fut
bien souvent témoin de leurs amours ^
Voilà où mène un amour exagéré de la poésie. C'était trop
pour un sous-diacre. Cette fois, il fallut bien l'exclure de l'ordre
et les tribulations commencèrent.
Sur les trois années 1671, 1672 et 1673, les renseignements
deviennent rares et peu clairs. Voici, en substance, ce qu'il
raconte au lieutenant de police, lorsque celui-ci fit sur son état
mental une enquête en 1692. Le sieur de l'Egle le fit sortir de
l'Oratoire. Il alla loger dans la grande rue du Faubourg-Saint-
Jacques, en face de Saint-Magloire, c'est-à-dire en face du
couvent d'où il était chassé, et « comme il devait environ 800 livres
à ses créanciers, il fut exécuté par un en ses meubles. » Après
s'être fait soigner un ulcère à la gorge chez le chirurgien Balancé,
il alla s'installer chez les Augustins du faubourg Saint-Germain.
Puis, ayant appris qu'on voulait l'arrêter, il partit pour trois ans
dans les États du prince de Mecklembourg.
Mais, en contant ses pérégrinations, il oublie de nous en donner
les causes. S'il se fût borné à se ruiner pour des peintures et des
médailles, eût-on songé à le faire arrêter? Il faut donc croire
qu'il donna à sa famille d'autres sujets d'inquiétude et l'on doit,
d'après les antécédents de notre homme, présumer, parmi eux,
les façons également déshonnêtes qu'il avait prises de dépenser
l'argent et de s'en procurer. Les bons Jansénistes, ses anciens
amis, s'attristaient de tant d'erreurs : Lancelot écrivait, le
11 janvier, à M. Périer : « Le confrère joue d'étranges comédies
depuis notre retour de chez vous.... Il est maintenant dans les
États du duc de Mecklembourg qu'il a surpris ici (à Paris) et
dont il a tiré une somme considérable. »
Dès le début de son traité manuscrit, Brienne donne à ce duc
de Mecklembourg les titres de « bienfacteur et donateur ». C'est
donc bien à lui qu'il doit l'argent qui lui permit de fuir en Alle-
magne les poursuites de sa famille. Je ne m'arrête pas longtemps
à ce personnage. On parla moins de lui que de l'ancienne
duchesse de Châtillon qu'il avait épousée. Le pauvre homme était
doublement ridicule par sa conduite, qui fut bizarre et par celle
1. Vers cités par Barrière et adressés à Mme Deshoulières {Mémoires, I, 202).
(179)
DE POUSSIN A WATTEAU
de sa femme, qui fut légère. Il vivait à la cour de France, expulsé
de ses propres États, où régnait son frère, et les contemporains
semblent Tavoir traité sans excès de respect.
Brienne, sur ses conseils et avec son argent, s'enfuit dans les
Etats de Mecklembourg, chez le frère de son « bienfacteur ». Il y
resta près de trois ans. Qu'y fit-il? Sans doute bien des « messé-
ances à son ancien état >>, comme dit saint-Simon. Il n'y a pas de
raisons pour qu'il ait cessé de piper au jeu. Il y a plusieurs pro-
babilités pour qu'il ait poursuivi trop audacieusement la femme
de son hôte. La dame succomba-t-elle? On ne sait. Un descendant
prétend que c'est sur les plaintes de la duchesse que Brienne fut
rappelé, par ordre de Louis XIV; Brienne prétend, au contraire,
être rentré volontairement.
Quoi qu'il en soit, il était à peine installé de nouveau à Paris,
dans l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, qu'une lettre de
cachet l'envoie à Saint-Germain-sur-Loire pour y passer l'été.
Après cette villégiature forcée, un exempt le conduit, le 28 janvier
1676, à Saint-Lazare où les frères de la mission surveillaient des
enfants de correction et des faibles d'esprit. L'oiseau écervelé et
vagabond était en cage.
Ce fut la retraite définitive et obligatoire. Brienne put consacrer
la fin de sa vie à réfléchir sur les inconvénients de la dissipation.
Or il avait trente-huit ans et mourut sexagénaire. Ceux qui le
firent interner pour folie paraissent avoir exagéré les motifs. Il
semble n'avoir péché que par une futilité trop continue dans les
idées et une légèreté déplorable dans la conduite. Son humeur,
qui lui avait tant nui, lui servit enfin et sa gaîté naturelle fut assez
vivace pour résister à vingt ans de détention.
Comment occupa-t-il ces longues années? Il écrivit. La liste des
sujets qu'il a traités est longue. Tout ce qu'il avait vu, tout ce qui
l'avait intéressé, durant sa vie mondaine, lui fournit une matière.
Considérations sur la poésie, sur la politique, sur la religion, sur
la curiosité; souvenirs de toutes sortes sur Mazarin, Anne
d'Autriche, Louis XIV, sur les solitaires de Port-Boyal ; aventures
plus intimes : tout ce passé glorieux ou lamentable, triste ou gai,
mais amusant comme un roman d'aventures, était resté dans sa
mémoire et j'imagine que Brienne, fouillant dans les tiroirs où
sont entassées les vieilles choses, dut parfois bien rire tout seul à
quelque souvenir plus gai que les autres. Et tandis que le grand
(i8o)
LES CURIEUX
siècle développait son histoire majestueuse comme les Gobelins de
Le Brun, Brienne s'égayait beaucoup lorsqu'il se rappelait tout ce
qu'il avait vu en passant derrière la tapisserie.
Aussi, malgré sa chute irrémédiable, cet homme était trop
attrayant pour être abandonné de tous. Il était en correspondance
avec Ménage, avec Perrault. De plus, il trouvait à Saint-Lazare
d'autres confrères que des aliénés vulgaires. Il y rencontra ce
pauvre abbé Cassagne qu'un vers de Boileau avait rendu hypo-
condre. C'est en discutant un jour avec lui, sur le jansénisme, que
Brienne, exaspéré, lui donna un coup de pincettes. L'abbé trop
sensible mourut, dit-on, de cette injure.^ Est-ce donc ce coup de
pincettes qui valut à Brienne l'amitié de Boileau? Une lettre de
ce dernier prouve qu'ils étaient en relations et se traitaient avec
amitié. Mais Boileau aimait la conversation de Brienne et redoutait
la lecture de ses vers : « Voulez vous que je vous parle franche-
ment : c'est cette raison en partie qui a suspendu l'ardeur que
j'avais de vous voir et de jouir de votre agréable conversation,
parce que je sentais bien qu'il la faudrait acheter par une longue
audience de vers très beaux sans doute, mais dont je ne me soucie
point ^. »
Mais bien qu'il trouvât mille ressources pour distraire sa
détention, Brienne souffrait de vivre continuellement avec des
enfants de correction et des pauvres d'esprit. Ses accès de folie,
s'il en eut de véritables, étaient passés depuis longtemps; quant
à ses fautes, il ne pouvait guère les recommencer : l'âge calmait
peu à peu la fougue de la jeunesse. Aussi la détention à Saint-
Lazare devenait-elle inhumaine pour un homme qui, dans son
repentir, présentait toutes les garanties de sincérité. Brienne
demandait à être jugé sur la situation présente de son esprit et
non sur ses fautes passées. Les frasques d'autrefois avaient créé
tant de prévention contre lui que les démarches rencontraient de
grandes difficultés. Pourtant, Pontchartrain voulut faire quelque
chose en sa faveur. Il envoya le lieutenant civil Le Camus pour
opérer une enquête auprès du malheureux. Le rapport fut tout à
fait en faveur de Brienne «... J'ay parlé fort longtemps avec
M. de Brienne que j'ay trouvé de très bon sens et d'une conversa-
1. Sainte-BeuTe, Port-Royal, II, 55.
2. Boileau, édit. Gidel, lettre I (sans date),
(i8i)
DE POUSSIN A WATTEAU
lion fort aisée;... j'ay été mesme surpris de le voir si raisonnable...
Il demande à Sa Majesté des choses qui semblent très raisonnables. »
Il voulait être séparé des correctionnaires et des fous, obtenir
« une honnête liberté » et l'usufruit de sa bibliothèque. Ces
« choses raisonnables » ne s'obtinrent pas sans peine. Ses enfants
n'étaient pas tous d'accord pour vouloir sa liberté, Brienne
s'affolait de ces relards : « Je vous supplie, Monseigneur,
écrivait-il à Ponlchartrain, les larmes aux yeux, de détourner par
votre charité dont j'ay déjà reçu tant de preuves, l'orage nou-
veau dont je suis menacé. » Enfin, il eut gain de cause. Sa joie
découvre sa bonté : « Les chaînes de la charité sont beaucoup
plus fortes que ne le sont les barreaux et les verrous. Je res-
terai avec joye dans le logement qu'on m'accordera jusqu'à
ce que j'ay entièrement effacé, par ma bonne conduite, toutes
les mauvaises impressions qu'on a tâché de donner de moy à
Sa Majesté. »
Brienne resta encore trois années « aux soins de MM. de Saint-
Lazare ». Moreri, qui semble l'avoir connu, nous dit seulement
qu'il se retira, en 1695, dans l'abbaye de saint-Séverin, à Château-
Landon. Il coula ses dernières années dans cette fraîche et paisible
nature et y mourut le 16 avril 1698.
Tel'e fut, dans son ensemble, la vie de cet homme. Elle réunit
dans une même existence — agitée et diverse il est vrai — les
goûts et les modes les plus contradictoires de son temps. Manie
des vers, pédantisme d'humaniste et turlupinage de petit-maître,
libertinage et dévotion, scandales d'aujourd'hui, pénitences de
demain et, au milieu de tant d'aventures qui emplissent tout
l'intervalle de la friponnerie à la contrition, toujours une passion
constante, effrénée, extravagante, des choses de la littérature et
des arts : voilà certes une vie à laquelle manque l'unité majes-
tueuse tant aimée du siècle, mais qui n'en représente que mieux
toutes les faces de cette société, même les moins avantageuses. Ce
que nous devons surtout retenir ici, c'est que la « curiosité » fut
l'objet des plus fidèles amours de Brienne. C'est à ce titre qu'il
nous intéresse et c'est uniquement ce côté de l'homme que nous
montre le manuscrit de la Nationale.
(I82)
LES CURIEUX
II
Il n'est pas difficile de prouver que ce manuscrit 16 986 doit être
enlevé au problématique personnage que suppose le catalogue
pour être rendu à son véritable auteur, Louis-Henri de Loménie,
comte de Brienne,
Ce manuscrit fait partie d'un ensemble recueilli des ruines de
Tabbaye de Saint-Germains-des-Prés, après l'incendie de 1792. Je
n'ai pas à dire comment il est entré dans les archives de ce
monastère; il me suffit de prouver que l'on ne saurait lui donner
une autre attribution que celle proposée ici.
Le titre est le suivant : Discours sur les ouvrages des plus
excellents peintres anciens et nouveaux, avec un traité de la pein-
ture composé par M. L. H. de L. C. de Bx. reclus.
Le catalogue complète le nom de la façon suivante : « L. H. de
la Chambre, de Bayeux, reclus. » Nulle part je n'ai trouvé trace
de la Chambre de Bayeux. Il est probable que celui qui a proposé
cette attribution, ayant lu les premières lignes de ce discours, a
été frappé du nom de « l'abbé de la Chambre, curé de Saint-
Barthélémy à Paris » , pour lequel notre auteur dit avoir
écrit, vingt-cinq ans auparavant, un Traité de la Curiosité.
On s'explique moins la hardiesse avec laquelle il a complété
Bx. en Bayeux. Pourquoi Bayeux plutôt que Bordeaux ou que
Bagneux?
En réalité, il suffit de lire quelques lignes de ce traité pour
s'apercevoir que tous les renseignements qu'il fournit sur son
auteur convergent vers un même personnage, celui dont nous
venons d'esquisser la biographie.
Voici ce début : « Je composoy à plume courante, il y a environ
vingt-cinq années, un Traité de la Curiosité, à la prière de feu
M. l'abbé de la Chambre, curé de saint Barthélémy à Paris. Il le
montra à M. l'abbé de Villeloin qui en laissa courir des copies.
Ce n'étoit qu'une ébauche très imparfaite qui ne me coûta qu'une
ou deux matinées de travail. Ce petit traité ne laissa pas de faire
du bruit dans le monde et parmy les curieux de peintures et de
médailles, dont j'avais parlé en expert. Je fus obligé de le dédier
à S. A. S. le duc de Mecklembourg-Seuwrin, Christian-Louis,
(183)
DE POUSSIN A WATTEAU
mon bienfacteur et donateur. Il est mort et je vis. J'en suis
très fasché.
J'ay cent fois plus de peine à vivre
Que je n'en aurais à mourir.
« Cependant il faut user du peu de vie qui me reste : c'est bien
assez et pourvu que j'en fasse bon usage, je ne me repentiroy pas
à la mort d'avoir vescu plus que je ne voulais et sans doute trop
longtemps par raport à mes disgrâces et aux malheurs de ma vie
toujours traversée de mille contretemps qui auroient démonté
cent têtes meilleures que la mienne. Or Dieu sur tout et bon cou-
rage : c'est ma devise! Venons à notre sujet. »
Nous pouvons déjà retenir de ces quelques lignes que notre
auteur fut un ami et un obligé du duc de Mecklembourg-
Schwerin. Or il semble bien que Brienne ait été fort redevable à
ce duc puisqu'il reçut de lui les moyens de fuir et un lieu de
retraite.
Plus loin, il parle d'un M. Blondel qui fut son gouverneur;
il le désigne encore une fois en disant qu'il est « maître de
mathématiques de Monseigneur » et qu'il fut « son gouverneur ».
Or nous avons vu que le jeune Brienne, lorsqu'il partit pour son
voyage dans les pays du Nord, était accompagné du mathémati-
cien Blondel, le même qui devait être plus tard le maître du
grand Dauphin, un des savants les plus considérables de l'Aca-
démie des Sciences.
De plus, si l'on consulte la Pinacotheca Lomeniana, dans
laquelle Brienne décrivait, en 1662, sa collection de tableaux, en
un latin rempli d'élégances empruntées au Thésaurus, il est aisé
de voir que toutes les œuvres que l'auteur du manuscrit dit avoir
possédées sont précisément les Raphaël, les Titien, les Véronèse,
les Van Dyck, les Poussin, les Le Brun que « Ludovicus Hen-
ricus Lomenius, Briennse cornes » avait décrites en prose et en
vers latins. Nous verrons plus loin tout ce que Brienne nous
apprend de l'histoire de ces tableaux qui, pour la plupart, sont
aujourd'hui conservés au musée du Louvre.
Bien plus, il est remarquable qu'une pièce de vers français,
détestables d'ailleurs, qui figure dans le groupe des pièces
manuscrites, n'est qu'une paraphrase développée des vers latins
qui terminent sa Pinacotheca Lomeniana. On y retrouve les
(184) ■
LES CURIEUX
mêmes idées, les mômes plaisanteries et des platitudes presque
identiques, mali,Mc la difTérence des langues. On y retrouve les
compliments à l'ami Iluygliens Zuylichem rattachés de la môme
façon à Téloge de Le Brun et quantité de mauvais vers français
qui traduisent des vers latins passables.
Or nous savons que Bricune, après avoir, dans sa jeunesse, pillé
les poètes anciens, se mit, sur le tard, à l'école du « Parnasse
françois » dont il ne fut jamais un brillant élève.
Après des coïncidences aussi évidentes, je crois inutile
d'ajouter des preuves morales tirées du caractère général de
Fauteur du manuscrit. On verra par la suite combien les senti-
ments sont, comme les faits, d'accord pour proposera nos recher-
ches toujours ce môme nom, Louis-Henri de Loménie, comte de
Brienne.
Reste donc à fixer la date de ce traité. Deux renseignements
placés dès le début du manuscrit nous permettent de le faire, au
moins approximativement. D'abord, l'auteur déclare que son ami,
le duc de Mecklembourg, vient de mourir. Or cette mort est de
1692. Le Discours est donc postérieur à cette date. De plus.
Brienne affirme qu'il y a « environ vingt-cinq années » il composa
un traité de la curiosité, à la prière de feu M. l'abbé de la Chambre.
Si nous nous fions à la mémoire de Brienne — et nous verrons
dans la suite combien cette mémoire est exacte — et si nous nous
reportons de vingt-cinq années dans la vie de noti'e auteur, nous
voyons qu'il nous est impossible de placer après 1670 la composi-
tion de ce petit traité. A cette date, en effet, a lieu la fugue défi-
nitive qui brouille Brienne avec ses amis et le chasse dans les
États du duc de Mecklembourg. La demande de l'abbé de la
Chambre à laquelle il est fait allusion ne saurait donc être posté-
rieure à 1670 et notre manuscrit, par suite, ne doit pas avoir été
écrit après 1695. Bien mieux, lorsque Brienne nous dit qu'après
avoir écrit sur la ** curiosité » pour obéir à l'abbé de la Chambre,
il fut « obligé » de dédier cet ouvrage au duc de Mecklembourg
« son bienfacteur », ne faut-il pas entendre par ce bienfait l'assis-
tance hospitalière que celui-ci lui offrit, à la fin de 1670 ou au
commencement de 1671, lorsque Brienne fuyait une arrestation
imminente? Ce sont là des suppositions au moins très vraisem-
blables. Notre traité ne saurait donc être postérieur à 1695 ni
antérieur à 1692. C'est entre ces deux dates qu'il faut placer la
(185)
DE POUSSIN A WATTEAU
composition de ce petit Discours. Or, à cette époque, nous le
savons par les rapports du lieutenant civil Le Camus, Brienne,
tout en continuant à habiter au moins provisoirement à Saint-
Lazare dont il devenait le pensionnaire libre après en avoir été le
prisonnier, avait fini par obtenir l'usufruit de sa bibliothèque
« parce qu'il n'avoit de plaisir que celui de l'estude ». Il est, en
effet, évident par le manuscrit que, à ce moment, Brienne a des
livres à sa disposition, puisque son traité se borne, le plus sou-
vent, à commenter Dufresnoy, de Piles et Félibien. Il est cepen-
dant remarquable qu'il se plaint, à un certain moment, qu'on lui
ait ôté son Félibien. 11 est probable qu'on voulait obliger à se
reposer ce malade de soixante ans qui avait la passion d'écrire au
point de remplir cent-trente six pages en deux ou trois jours. Il
appelait une telle intempérance « des excès philosophiques. »
L'intérêt littéraire de ce traité est absolument nul. Il est écrit
avec une extrême rapidité; le style a le désordre, mais aussi par-
fois le mouvement de la langue parlée. Brienne, avec son intelli-
gence alerte, était aussi incapable de réfléchir sérieusement que
de composer avec méthode. Il n'est pas de ceux qu'on lit pour
eux-mêmes. Il est de la catégorie non moins intéressante des
écrivains qui ont beaucoup de souvenirs et qui ne peuvent retenir
leur plume. Il est bon qu'il y ait ainsi quelques bavards pour
amuser et aider les historiens.
Déjà les contemporains ne dédaignaient point de venir auprès
du comte de Brienne vieilli lui demander de raconter ses souve-
nirs. Et le pauvre reclus, qui n'avait plus guère d'autres distrac-
tions, ne se faisait pas prier bien longtemps. Les fragments de
manuscrits conservés laissent supposer qu'ils représentent seule-
ment une part très faible de sa production intempérante; et parmi
ces fragments, il en est qui prouvent que cette production a été
souvent provoquée par des amis. Ainsi une pièce de vers — des-
cription de tableaux — se termine par : fin de la description de
mon cabinet et de la troisième lettre à M. P***. Après quoi figure
une lettre d'une belle écriture : réponse de M. P*** à la lettre troi-
sième de M. de B***. Puis apparaît une quatrième lettre de M. de
B*** à M. P***. Il y a donc eu correspondance suivie entre M. de
Brienne et M. P**'. Quel est ce M. P***? C'est Charles Perrault,
de l'Académie française, le secrétaire de Colbert, l'ami de Le Brun
et de Félibien. Voici cette page inédite de l'auteur des contes de
(i86)
LES CURIEUX
fées. « Certes, Monsieur, si vous allez toujours ainsi en augmen-
tant, vous ferez un volume de la grosseur des lettres de Costar
et de Voiture et les entretiens de B*** et de P"* vaudront mieux
que les leurs. Tout le monde est content de votre troisième lettre
et il n'y a pas jusqu'à M, Le Brun qui ne vous rende par ma
plume mille et mille actions de grâces. Vous Tavez comblé de
louanges; et avez pour le coup vérifié en luy le proverbe qui
dit : qui aime bien châtie et eilcore : vos mespris vous servent de
louanges : et à luy aussi. M. Félibien de son costé devint votre
Paranymphe et il n'y eut pas jusqu'à M. Mignard qui n'ait voulu
avoir une copie de votre ingénieuse satire contre luy. On con-
vient qu'il est un peu avantageux que vous disiez du mal des
gens pour en dire après tant de bien : et à ce compte je vou-
drais qu'il vous prist envie de fronder mes ouvrages de prose et
de vers seulement pour avoir le plaisir de voir comment ensuite
vous vous y prendriez pour dire du bien d'une chose qui vaut si
peu. On attend vos deux dernières lettres avec d'autant plus
d'impatience, surtout la dernière de votre première partie, que ce
sera dans celle-là qu'on doit voir l'éloge de M. Mignard. Car pour
ce qui est des Carraches et de leurs disciples vous en avez déjà
tant parlé et en de si bons termes qu'on doute que vous puissiez
rien adjouter à ce que vous en avez dit. On vous prie seulement
(et cet on là c'est M. de Piles et moy) de vous mander votre
sentiment de la petite Vierge de Raphaël que l'on pouvait croire
estre l'original de celle que vous avez vendue au Roy avant qu'on
ait vu les fortes preuves que vous apporté du contraire dans une
seconde lettre. On voudrait même qu'il vous prist envie de vou-
loir faire les portraits des curieux de Tableaux de votre connais-
sance; mais on n'ose vous demander cette grâce parce qu'on
craint de vous causer de la fatigue ; en un temps où vous avez
plus besoin de repos et de joye que d'autre chose. Au reste, mon-
sieur, je vous suis en mon particulier si obligé de toutes vos
bontés que je n'ay point de paroles pour vous en témoigner ma
reconnaissance. Et tout ce que je puis vous dire de meilleur sur
ce sujet (ce qui sans doute vaudra mieux qu'un méchant com-
pliment) c'est que je vais me joindre avec tous vos amis pour
demander votre liberté aux ministres et devenir le promoteur de
cette liberté que nous souhaitons peut-être plus que vous ne la
souhaitez vous-même; en un lieu où vous employez si bien votre
(187)
DE POUSSIN A WATTEAU
temps. Je suis avec un très profond respect : et une véritable
estime Monsieur, Votre très humble et très obligé serviteur.
Charles P*** de TA. F. >>
Cette signature qui doit se compléter ainsi : Charles Perrault,
de l'Académie française, nous montre l'ami de Le Brun et de Féli-
bien en coquetterie épistolaire avec notre ancien ministre en
cage. Cette lettre est antérieure à 1690 puisque Le Brun y est
encore nommé; elle doit se placer même avant la mort de Colbert
(1683) car le crédit de Perrault cessa du jour où mourut son pro-
tecteur et il parle en homme qui est encore en crédit auprès des
ministres. Peut-être Charles Perrault demande-t-il à Brienne des
renseignements sur le monde et sur la vie des arts au xvii^ siècle,
pour aider à la documentation de Félibien qui rédigeait alors ses
Entretiens sur les plus fameux peintres. Mais il est, en même temps,
impossible de ne pas sentir le ton légèrement ironique dont
Perrault accueille les interminables lettres de son correspondant.
L'intempérance de Brienne étonne cet écrivain mesuré et l'on
dirait que Perrault craint, en demandant une réponse, de provo-
quer une rupture de digue. Boileau, qui avait souffert des inconti-
nences de ce polygraphe forcené et spécialement de sa déplorable
facilité à rimer, y répondait avec la bonne grâce d'Alceste écou-
tant le sonnet d'Oronte. Perrault est mieux élevé; mais surtout ce
n'est pas de poésie qu'il s'entretientavec Brienne, mais de peinture,
et il se trouve que cet ancien « curieux» a beaucoup vu, beaucoup
retenu et que les historiographes qui travaillent à ce moment
à la gloire du siècle peuvent beaucoup apprendre en écoutant ses
souvenirs. Perrault et, sans doute, Félibien et de Piles, ses amis,
seraient très heureux de connaître ce monde si original des curieux
auquel Brienne avait été mêlé. On feuilletait donc le vieillard;
mais quand on entr'ouvrait l'écluse, le flot jaillissait incoercible.
C'est pour les mêmes raisons que Perrault que nous allons
écouter le bavardage du vieux Brienne.
III
Bien que ce traité sans ambition ne soit guère qu'un commen-
taire des œuvres critiques de l'époque sur la peinture (Dufresnoy,
son traducteur de Piles, Félibien), les remarques de Brienne,
(i88)
LES CURIEUX
« bonnes ou mauvaises, apprendront toujours, selon sa propre
expression, quelque chose aux ignorans et aux Savans mesraes. »
En effet, elles contiennent des détails inédits sur l'histoire
d'œuvres illustres, sur la vie des amateurs contemporains, sur le
goût du temps ; ces ré-
vélations ont leur prix
puisqu'elles viennent
d'un homme qui a pos-
sédé des chefs-d'œuvre
et qui fut un des col-
lectionneurs les plus
avertis du xvii* siècle.
Recueillons d'abord
les renseignements que
Brienne nous donne sur
les tableaux qui sont
aujourd'hui au musée
du Louvre. ^6 /oyejor/n-
cipium. Commençons
par la Sainte Famille de
Raphaël, le n° 1499 du
Louvre, dont Brienne a
fait dans sa Pinacotheca une description spécialement enthou-
siaste. Parmi beaucoup d'autres mérites, il trouve dans ce pan-
neau les vertus évangélisantes d'un éloquent sermon : de telles
images relèvent, dit-il, l'humaine faiblesse : humanam imbecilli-
tatem his pietatis adminiculis excitari. Cette œuvre, pourtant,
prêcha longtemps dans le désert. La famille Gouffier, à qui elle
appartint, connut de pitoyables chrétiens avant le duc de Roannès,
et, si l'on s'en rapporte à Tallemant des Réaux, la petite Madone
a probablement souffert d'étranges voisinages*. Elle ne suffit pas
non plus à soutenir « l'humaine faiblesse » de notre Brienne.
« Or, pour en [de Raphaël] parler savamment et dignement, il
faut en avoir beaucoup vu et les avoir étudiés avec soin. Or,
comme j'ay [eu] de nombreux tableaux de lui ou de ses princi-
paux élèves, sçavoir de J. Romain, de Polidor et de Perin del
Vague et de plus, que le plus beau tableau de ce grand maistre a
XXtII. RAPHAËL — Sainte Famille (fragment).
1. HisL, VIII, 375.
(189)
DE POUSSIN A WATTEAU
esté longtemps à moy, je veux dire rincomparable et pour ainsi
dire l'adorable Vierge que Félibien et feu M. Lebrun, premier
peintre du Roy, ont toujours soutenu avoir esté exécutée par
Jules Romain, contre l'opinion de M. Passart', de M. Mignard le
Romain et l'Avignonnais, de M. Hérault^ aussy peintre de S. M.,
du duc de Liancourt, du marquis de Hauterive, dont les yeux
valent bien en fait de tableaux, ceux d'un autre; de feu M. de la
Vrillère; de Forest^ de Picard, marchands de tableaux; de M. de
Richaumont, beau-père de M. Blondel, qui a été mon gouverneur,
de Michelin le Romain* qui a fait toutes les copies, qui sont en
France, de ce divin tableau et enfin de Bernard ^ qui en fit pour
moi une copie à guasso, qu'on m'a volée, et tant d'autres; je puis
parler comme sçavant et très bien instruit de tout ce qui regarde
la manière de peindre de Raphaël. Je le puis d'autant plus que je
l'ay étudié à fonds et que je suis le premier dont les yeux se sont
apperceus que Jules Romain pouvait bien avoir peint la sainte
Elizabet et le petit saint Jean de ce beau tableau; mais, pour
l'enfant Jésus et sa sainte mère, si ces deux figures ne sont toutes
de la main de Raphaël, il n'y a aucun tableau à Rome qu'on
puisse dire estre de luy. Le petit tableau dont je parle et dont
M. Félibien a fait l'histoire très fidèlement à la page 293 de son
premier volume des Entretiens sur les vies et les ouvrages des
peintres est tout aussy bien de Raphaël que le saint Michel du
Roy et la sainte Famille qu'a aussy S. M. et bien plus certainement
de luy que n'en est le tableau de pareille grandeur et du mesme
sujet que M. de Fontenay Mareuil alors ambassadeur à Rome
adressa par le cardinal Mazarin et que le duc, à qui il a fait
prendre son nom avec sa nièce, possède encore.
« On a beau nous alléguer le sentiment et la prétendue décou-
verte du chevalier del Pozzo, il avoit intérêt de parler ainsy pour
faire acheter ce tableau plus cher au cardinal et de plus il n'avoit
jamais vu le pareil pour le dessin, mais fort différent pour la
1. Passart. Un curieux de marque que nous retrouverons.
2. Hérault. Reçu à l'Académie royale de peinture et de sculpture le
25 janvier 1670.
3. Elève de Mole, peintre paysagiste et marchand de tableaux. Il fut le beau-
père de Largillière.
4. Reçu à l'Académie le 7 août 1660. Exclu en 1681 comme protestant.
5. S'agit-il de Nicasius Beernaert,ranimalier,ou plutôt de Samuel Bernard, peintre
protestant qui eutdes difficultés à l'Académie à la révocation de l'Édit de Nantes?
(190)
LES CURIEUX
couleur qui étoit alors en France depuis le règne de François I"
dans la maison de la Bourdaisière; car ce rare et excellent
morceau de peinture avoit esté longtemps dans la famille
de Boissy, à qui Adrien Goulfier, cardinal de Boissy et connu
sous le nom du cardinal de la Bourdaisière, pour qui Raphaël
l'avoit fait ou fait faire, avec tant de soin, l'avoit laissé en mou-
rant, « On dit, rapporte M. Félibien, que ce fut un présent que
« Raphaël fit à ce cardinal en reconnaissance des bons offices
« qu'il luy avoit rendus auprès de François I" lorsque Léon X
« l'envoya légat en France après qu'il l'eut fait cardinal en 1519. »
Quoi qu'il en soit, ce cardinal le gardoit chèrement et Raphaël
lui mesme avoit pris soin qu'il fut bien conservé; car il est cou-
vert d'un petit volet (ou couvercle de bois à coulisse) peint et
orné d'une manière aussi agréable que sçavante '. Or ce couvercle
qui est certainement de la main de Polidor en blanc et noir, sur
le dessein de Raphaël, et le paysage que je croy de Jean d'Udine,
comme il se peut bien faire que la sainte Elizabeth et le petit
saint Jean soient de Jules Romain, toutes ces circonstances qui
se rencontrent dans ce seul tableau font voir que Raphaël a peint
très certainement l'Enfant Jésus et la Vierge.... Cela supposé
voyons maintenant qui a mieux raisonné de M. Lebrun ou de
moy. M. Félibien dit après luy que la Vierge qui a esté au cardinal
Mazarin est l'original que Raphaël avait commencé et sur lequel
celuy d'Adrien Gouffier, cardinal de Boissy et de la Bourdaisière
avoit esté copié par Jules Romain (quelle vision!)... « Mais, ce
« que j'ay sçu depuis, adjoute mon auteur, c'est que Raphaël, sur
« les derniers temps de sa vie (qui fut courte) était accablé
« d'ouvrage, faisoit ce que beaucoup d'autres peintres pratiquent
« souvent-, qui est d'arrester un dessein fort correct, de le
« donner à ses élèves pour le' peindre ^ et lorsqu'ils ont fini
1. Ce renseignement est à retenir. Félibien, et Mariette après lui, laissent à
entendre que ce tableau de Raphaël avait été couvert d'un volet et les dimen-
sions d'un autre tableau (Louvre, n° 1510) faisaient présumer qu'il avait servi
de couvercle au premier. Brienne apporte ici une présomption de plus. Ce petit
panneau, qui représente V Abondance, est en effet peint en camaïeu, en blanc et
noir, comme dit notre auteur.
2. Brienne met ici une parenthèse : « M. Lebrun surtout, dont est cette belle
observation qu'il m'a faite à moi-mesme au sujet du tableau dont il s'agit et
dont il rompoit la teste à tout le monde pour excuser sa paresse et son inca-
pacité. » La vivacité du langage montre combien le collectionneur a été touché
dans son amour-propre.
3. « Cela est bien commode pour un paresseux. » (Parenthèse de Brienne.)
(191)
DE POUSSIN A WATTEAU
« autant qu'ils ont pu, ils le retouchent eux-mêmes et en font un
« ouvrage qui passe pour estre de leur main. Il en a esté ainsy
« dans cette rencontre.... Raphaël a dessiné ces deux tableaux et
« les a fait peindre par deux de ses élèves. Mais ayant eu plus
« d'inclination à finir celuy qui est dans le cabinet du Roy, il
« l'acheva entièrement et laissa l'autre imparfait. » On ne peut
cacher longtemps la vérité! C'est donc Raphaël qui a achevé le
Tableau dont j'ay fait présent au Roy. »
Et comme une idée en appelle facilement une autre dans
l'esprit de Brienne, il se met sur-le-champ à nous raconter
comment ce tableau est passé de sa collection dans le cabinet du
Roi : « Tableau dont j'ay fait présent au Roy, puisque j'en refusoi
de l'ambassadeur d'Angleterre 20 mille livres, lorsque M. Colbert
m'en fit apporter seulement 6 000 par M. Dumetz, présentement
président de la chambre des comptes et alors garde du trésor
royal*; il m'en fit, dis-je, apporter à Saint-Magloire où je logeais
6 000 1. comme j'ay dit, quoiqu'il me coutast du duc de Roannes
6 775 1. et encore 600 1. que je rendis à Sylvestre pour retirer [?]
de luy le couvercle peint de la main de Polidor ou peut-être de
Jean d'Udine qui certainement a fait le païsage... De plus la
bordure que j'y fis faire me coutoit 300 1., ainsy toutes ces
( 300 )
sommes jointes ensemble font celle de ^ 6 715 f 7 675 à quoy me
( 600 )
revenoit ma Vierge de Raphaël; et toutaussy bien de lui qu'est le
saint Michel de la couronne et la Sainte Famille dont le feu roy
refusa 60000 1. du duc de Buckinkan, de mesme que Mme de
Boissy refusa 14 000 1. de son tableau, dont [que?] feu Vignon luy
porta pour le duc de Liancourt et comme j'ay manqué de prendre
de l'ambassadeur d'Angleterre 20 000 1. de ce bijou, devenu
meuble de la couronne aussy bien que ses camarades. »
Et Brienne, de plus en plus emporté, poursuit ses contra-
dicteurs : « Je dis encore et je conclus de tout cecy que, de l'aveu
même de Félibien, Raphaël a achevé cette belle Vierge que
M. Le Brun, son oracle, prétendoit n'estre que de Jules Romain.
Donc, et qui oseroit me démentir, la Vierge du Roy est l'original
que Raphaël a ébauché et fini. Donc l'autre [celle de Fontenay-
1. Et, depuis le 30 décembre 1663, à titre de « bienfaiteur de l'Académie à un
degré très considérable », membre honoraire amateur.
(192)
LES CURIEUX
Mareuil, puis de Mazarin] n'est qu'une ébauche fort noire et assez
imparfaite de ses moindres élèves. Donc Lebrun et son singe Féli-
bien* se sont trompés. Donc M. Passard et Mignard avoient raison.
Donc je n'ay pas tort; et j'ay gain de cause à pur et à plein : et
tous ceux qui diront le contraire méritent d'être condamnés à
l'amende et aux dépens-. » Si Brienne insiste tant sur cette
question, c'est sans doute que son amour propre de collectionneur
est engagé, mais c'est aussi parce qu'il lui faut prouver combien
la Pinacothèque Loménienne a contribué à l'enrichissement des
galeries royales. Or à ce moment il est misérable et il attend
beaucoup des faveurs du roi, d'où la conclusion : « Donc enfin, et
c'est la dernière conséquence que je tire des prémisses que j'ay
suffisamment établie : je puis dire sans mensonge que j'ay fait
présent à sa majesté du plus beau tableau qu'il ait et qui soit au
monde, puisque en ayant refusé 20 000 livres, je n'en ai touché
que deux mille écus et qu'à ce prix, je fais le profit à son superbe
cabinet de la somme 1 675 (^, somme à la vérité qui n'est rien pour
ce grand monarque, mais qui ne laisse pas d'estre très considé-
rable pour moy, qui n'ay plus rien du tout, que le simple néces-
saire et qui ne me trouve plus en état de faire de tels présents au
plus puissant prince de l'Europe. »
Sans doute, ce plaidoyer en faveur de l'authenticité d'un
Raphaël, peut, malgré sa chaleur, ne pas nous paraître très
convaincant. Brienne se borne à nous affirmer sa conviction et à
l'appuyer du jugement des grands peintres et des plus fameux
amateurs de son temps — sauf Lebrun et son « singe Félibien ».
S'il ne nous apprend pas vraiment par qui fut exécuté ce
petit tableau, au moins nous permet-il de remonter dans son
histoire jusqu'au moment où il sortit de l'atelier de Raphaël;
quant à la question plus difficile de savoir quelles mains le
peignirent, personne ne pourrait donner autre chose qu'un senti-
1. Brienne oublie une autre raison que Félibien avait de prendre le parti de
la Vierge apportée par Fontenay-Mareuil. Il avait été attaché à la personne de
Fontenay-Mareuil pendant son ambassade auprès d'Innocent. Cf. introd. aux
Entretiens.
2. Dans un fragment de lettre, adjoint au traité manuscrit, Brienne, en
réponse à une lettre de Ch. Perrault, apprécie ainsi la Vierge rivale : « La pein-
ture du tableau de Raphaël dont il s'agit, n'est qu'une ébauche fort peu avancée.
Elle est d'une noirceur à faire peur et l'on peut dire de cette Vierge-là nigra
siim, mais non pas sed formosa. Je croy qu'elle est de la main de Perin del
Vague. Encore est-ce lui faire trop d'honneur, non à la Vierge à qui on n'en
peut trop rendre, mais au tableau qui ne mérite pas qu'on luy en rende. »
(193)
HouRTico. — De Poussin à Watteau. ï3
DE POUSSIN A WATTEAU
ment. Celui de Brienne, après tout, qui rappelle beaucoup celui
de Félibien ne semble pas déraisonnable. Qu'on en juge devant le
tableau. La figure de la Vierge est d'une grâce charmante, mais
les chairs sont lourdes et les ombres manquent de transparence ;
ces caractères se retrouvent dans toutes les peintures qui datent
du temps où les élèves de Raphaël collaboraient avec le maître,
et Brienne ne me paraît pas aveuglé par son amour-propre
d'ancien possesseur lorsqu'il estime que la Vierge est tout aussi
bien de Raphaël que la Sainte Famille de François I" ou le Saint
Michel terrassant le démon.
Mais, quoi qu'en dise Brienne, Le Brun et Félibien n'ont pas
été seuls à soutenir que cette Sainte Famille était une œuvre
collective de l'atelier de Raphaël. Les peintres de l'Académie ont
admis cette collaboration des élèves avec le maître comme une
vérité qui ne se discute pas. Ph. de Ghampaigne fit, le 2 mars 1669,
une analyse du tableau acheté à Brienne. Sans doute, il loue les
figures, « qui forment un ensemble très parfait et très agréable ».
Il voit « éclater dans le visage de la Vierge une joie amoureuse et
pleine de tendresse. Sa figure est très gracieuse »... Il ne trouve
que des éloges pour les figures du « petit Christ », de sainte Eli-
sabeth et de saint Jean. Mais il s'en faut qu'il nie la collaboration
des élèves de Raphaël. Pour le paysage, « les arbres qui sortent
au-dessus de cette muraille semblent être éclairés d'un autre jour
que celui qui règne dans le tableau; mais cette faute doit être
imputée au paysagiste, qui n'est pas entré avec assez de jugement
dans l'intention du Maître ». Nous avons vu que Brienne lui-
même ne croyait pas que le paysage fût l'œuvre de Raphaël, Mais
Champaigne va plus loin et relève des fautes de dessin dans le
groupe de la Vierge et de Jésus. Il reproche à la figure de l'Enfant
de n'être pas sur le même plan pour la partie supérieure et pour
la partie inférieure de son corps. Ses pieds sont en avant de la
Vierge : le haut de son corps s'appuie pourtant sur la jambe de
sa mère. Et il explique ces défauts par la jalousie malveillante de
Jules Romain : « Il se peut faire qu'il les a commis par malice,
afin qu'on les attribuât à Raphaël, auteur du dessin, pour en
diminuer la gloire et l'excellence. » Ainsi Champaigne trouve des
raisons précises pour enlever cette peinture à Raphaël. Brienne
n'a pas connu cette démonstration; sinon il aurait sans doute
demandé à Champaigne si ce n'était pas parce qu'il croyait cette
(194)
LES CURIEUX
peinture de Jules Romain qu'il lui trouvait des défauts, et si, la
croyant de Raphaël, il eût osé élever sur elle la moindre critique.
Nous savions déjà, par la description latine, que Brienne avait
possédé des Titien. Mais Bonnafî'é, qui l'a rééditée, avait négligé
de rapprocher du n" 1580 du Louvre le petit tableau ainsi décrit
par Brienne : « Occurrit celeberrimi Tiiïani Diva, quae in nemo-
roso avioy ciim sacra familia secessu fruitur : nullus Pictorum
umbram et lucem felicius dispensavit ». Sans doute c'est là une
description bien sommaire dans son élégance. Mais le manuscrit
est plus précis : « Le plus beau tableau de Titien que j'ay eu est
une Vierge, copiée par Wandeick de la manière du monde la
plus charmante. La mère était assise dans un païsage merveilleux
et l'enfant Jésus, âgé d'environ cinq ou six ans, y estoit avec le
petit saint Jean qui tenoit un petit agneau. Rien de plus achevé,
ni de mieux imaginé. Je l'avois acheté de M. Jabach 1 500 ^ et il
l'a reprise de moy pour le même prix, » Si nous nous rappelons
que la collection Jabach tout entière fut achetée par le Roi, il
nous paraîtra naturel de rechercher le tableau dont parle Brienne
parmi ceux du Louvre qui répondent à la description qu'il en
donne. Or il y a deux Saintes Familles de Titien où « un petit
saint Jean tient un petit agneau ». Ce sont les n°^ 1 579 et 1 580,
qui voisinent aujourd'hui dans la Grande Galerie. Mais il ne
peut y avoir de doute : les deux descriptions de Brienne ne
s'appliquent parfaitement qu'à la plus petite des deux peintures,
le n° 1580. Cette solitude boisée {nemoroso avio), ce « païsage
merveilleux », nous ne les trouvons guère dans la toile 1579 où
le paysage tient moins de place qu'un édifice auquel la Vierge
est appuyée. Il est bien dans l'autre tableau. De qui n'a-t-il pas
arrêté le regard par la douceur et la force de son harmonie? Sous
un ciel vert, à l'horizon stratifié de lueurs orangées, dans un
paysage de grasses prairies et de bocages épais, quatre petits
personnages, groupés vers la gauche, attirent l'attention par les
couleurs vives des vêtements et des chairs. Vêtue d'un large
manteau bleu et d'une robe écarlate, une Vierge placide tend
vers un petit saint Jean un bambino lumineux et doré. L'intérêt
de la scène est tout entier dans la gaieté de ces teintes claires
jouant dans la pénombre lourde et chaude du paysage. Il n'y a
peut-être pas là matière à un rêve mystique; mais certainement
un régal exquis, tel que peut en offrir une œuvre d'une harmonie
(195)
DE POUSSIN A WATTEAU
parfaite et d'une simplicité sans prétention. Brienne était d'un
sensualisme trop raffiné pour ne pas jouir de ce charme : « N allas
pictorum umbram et lumen felicias dispensavit », dit-il de Titien.
« Personne, continue-t-il, n'a eu de plus beaux tableaux de
Paul Véronèse que moy. » Dans sa description latine de 1662, il
en mentionne trois; une Sainte Famille, un Mariage mystique de
sainte Catherine, un Christ ressuscitant la fille de Jaïre. Tous les
trois sont au Louvre. Dans le traité manuscrit, Brienne n'a plus
gardé le souvenir que de la première de ces œuvres : « une Vierge
que j'avois et que Jabach eut de moy. G'estoit de la miniature à
huile! il y avoit un moine bénédictin à genoux devant l'enfant
Jésus que tenoit la mère de Dieu et de l'autre un saint Georges
debout avec ses armes et sa lance. Je l'achetoi 3000 (\^ du duc de
Liancourt. Le commandeur de Hautefeuille estima son prix à
30 000 ((^ au moins *. » Et l'on comprend l'enthousiasme de Brienne
et de Hautefeuille. Cette petite toile est d'un charme précieux.
Elle résume les effets chers à Véronèse et scintille comme une
châsse. Devant une tenture noire brochée de grandes fleurs d'or,
une Vierge, vêtue de vert et de rouge, assise sur un trône, tient
l'Enfant Jésus. A droite, un bénédictin agenouillé est présenté
par une sainte Catherine qui s'incline avec une majesté toute
gracieuse. A gauche, un saint Georges barbu, couvert de son
armure, s'approche, la lance au poing. Ces petits personnages
font miroiter les couleurs les plus riches et les plus variées. La
finesse des gris, l'étincellement de l'or, les lumières du satin, les
reflets sombres ou éclatants de l'armure de cuivre, tous ces
menus effets sont autant de trouvailles, que le vert profond du
ciel met encore en valeur^. Mais la composition a été fâcheuse-
ment agrandie en hauteur.
Brienne montre moins d'admiration pour Tintoret : « J'ay eu
1. Le catalogue du Louvre de Lafenestre et Richtenberger dit que la toile
n° 1191 a fait partie de la collection du comte de Brienne. Mais pourquoi la
résurrection de la fille de Jaïre est-elle devenue la résurrection de la belle-mère
de Pierre ?
2. Brienne dit encore au sujet de Véronèse : « Le Roy a eu de M. Jabach quatre
grands tableaux qui estoient autrefois à Venise, dans la maison de Bonaldi. Ils
sont faibles de couleur. Le premier représente Judith qui coupe la tète à Holo-
ferne. Le 2° est l'histoire de Susane. Dans le 3°, Rachel donne à boire aux cha-
meaux du serviteur d'Isaac, et dans le 4", Ester paraît devant Assuérus. » Le
deuxième et le quatrième de ces tableaux portent aujourd'hui au musée du
Louvre les n°^ 1188 et 1189. Le premier est au musée de Gaen. Mais qu'est devenu
le troisième qui, d'après Bonnaffé, portait le n" 110 dans l'ancien catalogue?
(196)
LES CURIEUX
des copies de tous les grands tableaux du Tintoret qui sont dans
le palais de Saint-Marc à Venize. Elles 6toient la plupart de
Gascar* et d'un peintre de Troye fort exact. Mais cela n'estoit
pas tant de mon goût que les tableaux de Paul Véronèse. Je les
trouvois durs et austères. Point de grâce, rien d'amoureux ni de
tendre, fierté partout. »
Je passe les Bassan, les Dominiquin, les Carrache, les Guide,
les Albane, Lanfranc et toutes les œuvres de la peinture italienne
à son déclin, qui emplissaient alors le cabinet de tout curieux de
bon goût. On voit dans la description de 1662 quelle place ils
tenaient dans la faveur du public. Dans le traité que nous ana-
lysons et qui est de trente ans postérieur, il s'en faut que cette
surabondante production de la décadence italienne accapare
autant l'admiration des amateurs. Brienne parle à peine de ces
œuvres qu'il avait jadis dépeintes avec complaisance. N'en faut-il
pas conclure que son goût avait changé et aussi le goût de son
temps? Il est, au contraire, resté fidèle à Poussin qu'il appelait
en 1662 : « pictorum hujus aevi princeps Possinus ».
Nous verrons plus loin, par le prix atteint par ses toiles, que
la faveur dont le maître jouissait avant sa mort n'a pas décliné
jusqu'à la fin du siècle. Brienne, sans peut-être suivre l'engoue-
ment du public, conserva pourtant l'admiration de sa jeunesse.
Il a possédé quatre peintures de Poussin.
D'abord, un Moïse exposé sur le Nil. Il l'avait acheté à l'inven-
taire de Pointel, le banquier ami de Poussin. Ce tableau passa des
mains de Brienne dans celles de son parent du Housset. Puis
M. de Seignelay, « mettant toute la curiosité en feu », en
donna mille pistoles. « Il l'a bien payé, ajoute Brienne, et au delà
de sa juste valeur. » « Je l'aimeroy bien toutefois autant que celui
de S. M.; tant les goûts sont différents^. Or pour justifier la
bizarrerie du mien, je diroy que je le préfère à l'autre, pour une
seule raison. C'est qu'il est plus simple et moins allégorique. Je
n'aime pas les figures des Fleuves dans les tableaux. C'est un
écriteau que le peintre y met afin de se faire mieux entendre. Or,
pourquoy ne s'en passera-t-on pas quand on le peut sans incon-
gruité ? Pourquoy me dire : c'est là le Nil quand je le vois et que la
1. Gascar (Henri), 1635-1701, vécut à Rome; académicien depuis le 26 août 1680.
2. Le roi avait alors dans sa galerie un Moïse qui lui venait du duc de Riche-
lieu, dont il avait gagné la cnllection au jeu de paume ÇBvÏGJine, Mémoires, II, 26).
(197)
DE POUSSIN A WATTEAU
fille de Pharaon avec ses femmes me dit à ne pouvoir m'y mépren-
dre : c'est Moyse, le Mosché des Ébreux (le Pan de TArcadie, le
Priape de l'Hellespont, l'Anubisdes Égyptiens), que je tire des eaux
et à qui j'en donne le nom (Mosché, tiré des eaux) qui ne convient
qu'à lui. Par la même raison, je condamne le fleuve des Mégariens*,
et tous les autres dont Poussin n'a que trop rempli tous ses
tableaux. Ces fleuves n'ajoutent rien au sujet. Je vois un fleuve
de mes yeux et on me dit : c'est un fleuve. A quoi bon cela? » La
critique, il faut l'avouer, ne manque ni de vivacité, ni d'à-propos
lorsqu'elle s'adresse à un peintre qui, comme Poussin, ne voulait
pas que, dans une composition, il y eût place pour une demi-
figure inutile.
A la même vente Pointel, Brienne avait acheté un petit Moïse
foulant aux pieds la couronne de Pharaon^, « qui est, de tous ses
tableaux, le plus fort en couleurs ». Plus loin, revenant sur ce
même tableau, il nous apprend comment il l'a acheté. Il raconte
qu'il aurait pu avoir aussi le Jugement de Salomon ^ qui passa de
la collection Pointel dans le cabinet de M. de Harlay, président
du Parlement de Paris. « Ce tableau est admirable pour la correc-
tion du dessin et la beauté des expressions, je l'advoue; mais j'y
Irouvoi quelques désagréments qui m'empêchèrent de l'acheter :
1° le visage de Salomon qui est en face; 2° la couleur qui m'en
parut fade et trop éteinte par rapport à celle du petit Moyse qui
foule aux pieds le diadème de Pharaon, qui est vive et forte. Le
Poussin n'a jamais mieux peint et le Salomon pour la couleur ne
me parut, ni à monsieur Passart de la force du Moyse. Ils sont de
pareille grandeur et furent vendus le même prix 2 200*. » Aujour-
d'hui les deux petits tableaux, également privés des honneurs de
la cimaise, oubliés un peu l'un et l'autre, figurent tristement dans
la salle du xvii^ siècle ^ Et l'on chercherait vainement dans la
couleur du Moïse la vivacité et la force qu'y admira Brienne. On
distingue encore le jaune d'une tenture et le rouge violent d'une
robe; mais le coloris embruni est maintenant d'une lourdeur
1. Dans le Pyrrhus sauvé (Louvre, n° 726).
2. Louvre, n" 707.
3. Louvre, n" 711.
4. Un peu plus haut, Brienne prétend avoir eu son Moïse pour 2000 livres.
5*. Avant d'entrer dans la collection du Roi, ce petit Moïse appartint au sieur
Cotteblanche, comme nous le voyons dans le journal de voyage du Bernin, à
moins qu'il ne s'agisse d'une réplique.
(198)
LES CURIEUX
désagréable. Rappelons-nous donc qu'un homme dont l'œil était
habitué au charme d'un Gorrège et d'un Titien, a goûté la « force
des couleurs » de cette petite peinture, aujourd'hui d'un aspect
ingrat et enfumé.
Brienne posséda quelque temps un tableau des Bergers
(TArcadie; « le sujet a tellement plu au Poussin (et, en effet, il est
champêtre et moral), qu'il a peint deux fois ce môme tableau. L'un
en grand sur une toile d'empereur, qu'avait M. Ansse*; et l'autre,
plus petit et en hauteur, que j'avois et que je tins des mains de
l'avare Mme du Housset, ma parente, qui croyoit que c'estoit
un tableau de dévotion, et l'avoit, pour cette raison, placé dans
son oratoire. » Et c'est tout. Sans doute, Brienne n'a point possédé
Les Bergers (TArcadie du Louvre; néanmoins, la sécheresse de son
appréciation prouve que cette peinture, qui, par la poésie de son
expression autant que par l'eurythmie de ses lignes, nous paraît
une des œuvres les plus nobles de Poussin, ne semble pas avoir
arrêté plus que d'autres l'attention de Brienne, ni celle de ses
contemporains. Il posséda aussi un dessin de Poussin qu'il décrit
en ces termes : « J'ay eu de sa main, parmy ses dessins faits
d'après nature, une Aurore en rouge et en noir. Il n'y avoit point
de figure de l'Aurore, mais seulement les accidents de lumière que
l'Aurore produit en se levant. »
Enfin, il paraît bien, par son manuscrit, que Brienne a conservé
un dernier Poussin, dont il ne s'est pas séparé volontiers, puis-
qu'il le possède encore au moment où il écrit. Ce tableau repré-
sente une Vénus dont la nudité a, dit-il, beaucoup choqué son
entourage, au point qu'il a dû se résigner à un pieux sacrilège et
saccager l'idole païenne. On a peine à le croire; et, d'ailleurs, ce
qu'il dit est loin d'être net. Qu'on en juge. Il écrit d'abord à
propos d'une Vénus de Titien pour laquelle un M. Mazel avait une
admiration trop forte : « J'ay fait couvrir par M. de Cany d'un
drap la belle Vénus de Poussin qui m'a fait tant d'affaires dans le
séminaire où je suis, quoyque ce tableau, d'ailleurs excellent, et
qui peut être vu de tout le monde en l'état qu'il est maintenant,
n'est pourtant jamais montré [?]. Je seray obligé de m'en défaire.
J'en ay vu en Italie, chez des Cardinaux d'aussy nuds et
1. Nous connaissons une famille d'Ansse au xvii® siècle. Michel Ansse, apothi-
caire de la Reine, mourut en 1G49. Il eut un grand nombre d'enfants; l'un d'eux,
Jean d'Ansse, hérita de la charge d'apothicaire.
(199)
DE POUSSIN A WATTEAU
de moins chastes. Mais en France les nudités ne sont plus
souffertes. »
Il est à craindre que la dévotion ne se soit pas contentée de
voiler la Vénus de Brienne. Le mot cité tout à l'heure : « ce
tableau peut être vu de tout le monde, dans l'état qu'il est main-
tenant », ce mot est déjà inquiétant. L'inquiétude n'est que trop
justifiée par cet aveu : « Je diray à ce sujet que, depuis quelques
jours, j'ay fait couvrir un tableau de Vénus, quatre figures, qui
est, à la vérité, trop nud et trop immodeste, mais que j'ay rendu,
en le coupant et en conservant la ligure de Vénus, supportable
aux yeux chastes. J'ai fait couper le tableau en deux. Et comme
je voulois principalement conserver trois amours qui veilloient
Vénus au pied de son lit, où posoient ses jambes pendant qu'elle
sommeille, j'ay fait effacer ces belles jambes de la déesse, et
replacer sa teste du costé où estoient ses pieds. Ainsy c'est main-
tenant que les amours sont au chevet du lit de Cythère, et
ainsy, j'ay, au lieu d'une figure qu'on n'ose regarder, une teste et
des bras placés par-dessus d'un air nonchalant qui sont d'une
beauté ravissante, et trois amours aussi beaux que l'amour
mesme. L'indécence de ce tableau consistoit en ce que la déesse
dormant, ou faisant semblant de dormir, levoit une jambe qui
découvroit trop le nud du siège d'amour. De l'autre manière, il
ne paraît plus. Les jambes et la cuisse immodestes sont coupées,
et il ne reste que la teste de la principale figure, avec les trois
amours, qui ne peuvent estre plus charmants qu'ils sont. » L'opé-
ration n'est pas aisée à concevoir; mais il n'est que trop clair
qu'une Vénus fut privée de son corps, pour ne pas échauffer
l'imagination de jeunes séminaristes et d'un vieillard encore vert.
« Si ton bras droit fait scandale, coupe-le et jette-le. » Il arrive
toujours un temps où les œuvres nées dans l'amour des beautés
naturelles semblent un défi aux vertus ascétiques. Qu'on se
rappelle le mot de La Bruyère, d'une dureté bien intransigeante
chez un homme qui n'était ni un Savonarole, ni un Calvin : « Que
les saletés des dieux, la Vénus, le Ganymède et les autres nudités
du Carache aient été faites pour des princes de l'Église, et qui se
disent successeurs des apôtres, le palais Farnèse en est la preuve » ;
et l'on comprend par quelles sollicitations ou quelles exigences le
pauvre Brienne, suspect pour ses mœurs passées, astreint à donner
des gages de son repentir, fut enfin obligé de trouver indécente
( 200 )
LES CURIEUX
une Vénus qu'il avait jusqu'alors contemplée avec amour. Sa
véritable faiblesse fut de ne pouvoir s'en séparer et d'aimer
mieux la mutiler que la perdre.
IV
Dans son Dictionnaire des amateurs français du XVII" siècle,
Bonnafîé rend doublement grâce à Brienne d'avoir été un des
collectionneurs au goût le plus averti de son temps, et d'avoir,
par ses Mémoires, donné une foule de détails utiles pour l'histoire
de la curiosité. Si Bonnafîé avait pu connaître notre manuscrit,
il aurait pu grossir son dictionnaire de plusieurs noms et de
nombreux renseignements. Brienne, en effet, ne parle pas
uniquement de lui et de ses tableaux; il raconte, en passant,
quantité d'anecdotes sur le monde des curieux, auquel il a été
mêlé; il dit combien certains chefs-d'œuvre illustres ont été
estimés; il nous permet ainsi d'évaluer, chiffres en mains, la
faveur dont ils ont joui, et de retrouver le goût des contempo-
rains sous sa forme marchande.
Et tout d'abord, voici énumérées par Brienne, à propos de lui-
même, les qualités que tout bon curieux doit posséder, et toutes
les erreurs qu'il doit éviter : « Je suis né peintre sans que je le
sçusse, et je suis devenu connaisseur de la peinture à force
d'argent. La curiosité des tableaux n'est bonne que pour les
prodigues tels que moy et que pour les roys qui peuvent faire de
telles dépenses sans s'incommoder. Mais pour les particuliers,
c'est certainement une très grande folie, et la dépense passe
infiniment leurs forces et leurs moyens.... Si je m'étois exercé à
peindre, j'aurois sans doute réussi, et peut-être excellé dans ce
noble art. J'ay toutes les parties qui forment les grands peintres,
et plus de sçavoir que le commun des peintres n'en ont. Jamais
il ne fut d'inclination plus vive que la mienne : j'ay la main
ferme et seure, la vue très fine et très forte; je sçais du grec et
de l'hébreu, du latin, de l'allemand, de l'espagnol et de l'italien,
sans compter le syriaque et un peu d'arabe. Il n'y a guère
d'histoire que je n'ay lue, et je n'ay jamais rien oublié de ce que
j'ay lu. J'ay une mémoire très fidelle. Avec cela on va loin. »
« J'ay dépensé beaucoup d'argent en tableaux. Je les aime à la
(20I)
DE POUSSIN A WATTEAU
folie. Je m'y connais très bien. Je puis achetter un tableau sans
prendre conseil de personne, et sans crainte d'être trompé par les
Jabach et les Perrucliot ', par les Forest et les podestats, grands
maquinons de tableaux, et qui ont bien vendu en les temps des
copies pour des originaux.... Il est facile d'estre trompé aux
Bassans et aux Moles, aux Bamboches dont il me reste à
parler; aux Gorrèges, et même aux Titiens, si l'on ne s'y
connaît parfaitement. On ne le peut estre aux Raphaël, ni aux
Jules Romain, ni aux Caraches, si ce n'est dans les païsages, où,
très souvent, on a vendu des païsages du Viole pour des tableaux
d'Annibal, des Guaspres pour des Poussins, des Forests pour des
Moles ^. Mais pour les tableaux de Gérard Dow, on [ne] peut y
estre fourbe. J'en ay une copie où de très bons peintres ont esté
trompés. Les Caraches sont faciles à connoitre, et toute leur
école est très charactérisée. On ne peut confondre un tableau du
Guide avec un tableau de Guerchin, un Albane avec un Domi-
niquin, un Lanfranc avec Annibal, un Carlo Maratti avec son
maître André Sacchi, ni enfin mesme Romanelli avec Piètre de
Cortone. De même qu'on ne peut confondre le Brawre avec
Teniers, pour peu qu'on s'y connaisse ; ni le Breugle avec Paul
Bril, ni le Gobbe avec les Carraches, ni Claude Lorrain, excel-
lent païsagiste, avec feu M. Poussin.,.. Cela étant, j'achette un
tableau sur ma connoissance aussy hardiment que si le peintre
luy mesme me le vendoit et me le garantissoit » ; et, naturelle-
ment, Brienne est quelquefois « fourbe ». Mais ill'avoue difficile-
ment et, lorsqu'il en convient, c'est en ajoutant qu'il l'a bien
voulu.
Il s'en faut que notre homme reconnaisse chez les confrères
toutes les qualités qu'il admire chez lui. Et, — il faut l'avouer,
— les noms d'amateurs qu'il cite le plus souvent évoquent bien
moins le souvenir d'hommes d'esprit et de goût que quelque anec-
dote grotesque contée par Tallemant des Réaux. Chez la plupart,
le goût de l'art semble n'être qu'une forme du luxe. Ce sont
d'abord les riches partisans, fastueux et grossiers, logés dans de
somptueux hôtels de Levau ou Lemercier : d'Hemery, intendant
des Finances sous Mazarin, aussi impudent en amour qu'en
1. Collectionneur cité dans le Dictionnaire de Bonnaffé.
2. Forest, fut d'ailleurs élève de Mole.
(202)
LES CURIEUX
affaires; il avait une Madone de Raphaël « assez bien, mais tout
à fait au-dessous de celle que le Roy a eue de moi », dit Brienne.
A lui aussi, un Titien, « une femme nue couchée sur le dos, que
des amours veilloient pendant son sommeil... Ce tableau méritoit,
quoique excellent, d'estre brûlé, car on ne pouvoit le considérer
attentivement sans émotion. » Et il n'était sans doute pas seul à
offenser la pudeur, s'il est vrai qu'après la mort du financier (1650)
un tableau du Guide, qui reproduisait trop chaleureusement les
amours de Thésée et d'Ariane, fut saccagé par sa vertueuse veuve,
qui n'aimait pas les images. Son gendre, le ridicule La Vrillière,
hérita de la belle collection. Brienne dit dans ses Mémoires qu'il
eût donné tous les tableaux de Mazarin pour quatre de La Vril-
lière. Dans le nombre, était un Poussin, « le maître d'échole
qu'on voit fouetté par ses écoliers ». Brienne le trouve « faible de
couleurs »; il est aujourd'hui au Louvre.
Puis c'est Tambonneau, président des Comptes, le moins hono-
rable des hommes et le plus infortuné des maris, qui possède une
Vierge de la seconde manière de Raphaël, payée 5 000 livres et
que Philippe de Champaigne copie à l'église de Port-Royal; Tal-
lemant, intendant des Finances, gendre du fameux Montauron,
dont la fortune et la sottise dégoûtent également son cousin l'his-
toriographe, qui se fait envoyer d'Italie par Dufresne un tableau
du Guide dont nous verrons les aventures; — Fouquet, de goût
plus cultivé et plus fin, dont l'histoire n'est plus à faire; —
Mazarin, enfin, le collectionneur avaricieux, adroit à se faire
donner ce qu'il ne veut pas payer. Brienne, dans ses Mémoires, a
sévèrement traité sa collection. Dans ce monde de financiers
amateurs de peinture, l'ami de Poussin, M. de Chantelou, fait
exception par ses mœurs ; la chose avait sans doute surpris les
contemporains; on l'appelait « l'honnête monsieur de Chan-
telou », et tous faisaient un rapprochement entre la probité de sa
fortune et l'art austère de ses chers Poussin. Malencontreuse
vertu : chez un collectionneur de mœurs moins rangées, les Sept
Sacrements auraient connu la vente, et n'auraient pas échappé
aux collections royales.
Après les banquiers, quelques grands seigneurs : le duc de
Richelieu, qui, ayant reçu en héritage la plus belle collection de
Poussin de l'époque, la risque comme enjeu dans une partie de
paume avec le roi. Un coup de raquette maladroit, et voici une
(203)
DE POUSSIN A WATTEAU
douzaine de Poussin qui entrent au Louvre pour n'en plus sortir;
— le duc de Mazarin, ci-devant duc de la Meilleraie, à qui le car-
dinal ministre donna une de ses nièces et une partie de ses sta-
tues : cadeau bien mêlé. Les mœurs de l'une et la vue des autres
lui semblèrent également répréhensibles. La première, il est vrai,
lui donna du souci; malheureusement les scandales de la belle
Hortense Mancini n'habituèrent point le mari à transiger avec
son austérité native, et de pauvres antiques, trop dévêtues à son
gré, furent cruellement opérées par de pudiques coups de mar-
teau. Il fallut presque un ordre du roi pour protéger des statues
sans défense. Brienne tenait deux Garrache et un Dominiquin de
ce dangereux homme de bien.
Il est des collectionneurs d'un autre genre, qui furent amateurs
d'art sans ostentation et hommes de bien sans niaiserie. Ceux-là
ne se séparèrent de leurs chefs-d'œuvre que pour exercer de plus
hautes vertus. Ce curé de Saint-Barthélémy, l'abbé de la Chambre,
pour qui Brienne avait écrit un traité de la curiosité, le même qui
morigéna doucement La Fontaine lorsqu'il le reçut à l'Académie
française, l'abbé de la Chambre vendit sa riche collection pour
soulager plus de misères dans les tristes années de la fin du
siècle*. Le duc de Liancourt, diable fait ermite, fait vœu de
vendre « pour cinquante mille écus de ses tableaux et d'en donner
le prix aux pauvres » pour obtenir la guérison de sa femme ^. Le
duc de Roannès, au moment d'entrer en religion à la suite de
Pascal, vend ses tableaux pour payer les dettes de son grand-
père '. Et c'est sans doute ainsi que Brienne put acheter sa Sainte
Famille de Raphaël.
Mais il est difficile de reprendre tous les renseignements épars
dans les bavardages de Brienne. Bornons-nous à quelques détails
absents du livre de Bonnaffé. Lorsqu'on se promène dans les
« galeries » décrites par ce dernier, on risque de ne pas voir des
œuvres importantes qui pourtant y furent. Il ne nous montre
pas chez le marquis de Sourdis « un petit Saint-Georges de la
1. Vers la même époque, mourait une autre curieuse, la duchesse de Meckel-
bourg, ancienne duchesse de Cliâtillon. «Ah! ne me parlez point de Mme de
Meckeibourg : je la renonce. Gomment peut-on, par rapport à Dieu et même à
l'humanité, garder tant d'or, tant d'argent, tant de meubles, tant de pierreries au
milieu de l'extrême misère des pauvres, dont on était accablé dans ces derniers
momens? » (Mme de Sévigné, à février 1695.)
2- Sainte-Beuve, Port-Royal, V, 45.
3. Ibid., II, 509.
(204)
LES CURIEUX
première manière de Raphaël, lorsqu'il peignoit encore sous et
avec Pierre Pérugin » ; il passa clans la collection Crozat pour
aller ensuite à Pétrograd. Brienne l'a vu et nous en fait part. Il
a admiré chez le commandant de Ilautefeuille, « son voisin et son
ancien ami », un Titien « admirable de dessein et de couleurs »
représentant l'Amour qui tient le casque de Mars auprès de
Vénus, Dans la môme galerie, « Pan et Sirinx » de Poussin; c'est
le tableau du musée de Dresde, qui, d'après Fôlibien, aurait été
exécuté en 1632 pour le peintre La Fleur; du même encore, « les
quatre âges ou les quatre saisons, qu'avait le cardinal de
Mazarin, représentées sous la figure de quatre enfants. C'est une
très belle chose, mais ce petit tableau commence à se gâter,
n'ayant pas été si bien conservé que la petite vierge du duc de
Créqui, où le peintre a mis tout ce qu'il savait d'histoire et de
peinture. Ce sont un groupe d'enfants qui servent le petit Jésus,
au sortir du bain, et dont un de ces enfants l'adore ».
Retenons encore quelques renseignements sur plusieurs prix
de tableaux connus. Remarquons d'abord que l'acheteur le plus
serré, c'est le Roi avec son trésorier Colbert. Nous avons vu qu'il
avait payé 6 000 livres seulement à Brienne, la petite Vierge de
Raphaël dont Buckingham offrait 20 000 livres. Le même Brienne
estime à 300 000 livres la collection du duc de Richelieu. Colbert
ne veut donner que 150 000 livres, et Le Brun, expert, trouve
que c'est assez. Quelques années plus tard, Colbert, après un
marchandage où il avait traité le banquier ruiné Jabach non
« en crestien, mais en more », lui arracha ses 101 tableaux et ses
5 542 dessins pour 221 833 livres 6 sols 8 deniers. Mazarin, moins
brutal, plus rusé, s'était fait donner le Mariage de sainte Cathe-
rine du Corrège. Anne d'Autriche se chargea elle-même de le
mendier pour le compte de l'avaricieux amateur. Brienne l'esti-
mait 2 000 écus au moins. Le petit Titien du Louvre a été vendu
1 500 livres par Jabach, qui le reprend pour le même prix. Le
Véronèse décrit plus haut est acheté pour 3 000 livres au duc de
Liancourt; le tableau du Guide que Tallemant avait fait venir
d'Italie coûte également 3000 livres à Hauterive.
Les Poussin semblent avoir subi une forte hausse au cours du
siècle. En 1655, alors qu'on se disputait ses toiles depuis déjà
longtemps, L. Fouquet écrivait de Rome à son frère, le surinten-
dant, que les tableaux de Poussin étaient d'un prix inabordable :
(205)
DE POUSSIN A WATTEAU
« Il y a trois tableaux de M. Poussin à vendre chez des Romains,
mais comme ce sont les trois plus grandes pièces qu'il ait faites
et les plus achevées, chaque tableau est de deux cents pistoles,
hors un qui est plus cher ». Dès la vente Pointel, les Poussin
semblent déjà avoir enchéri. Trois petits tableaux, dont un Moïse
sauvé, un Moïse foulant la couronne du Pharaon, un Jugement de
Salomon, se vendent 2 000 livres chacun. Quelques années plus
tard, le Moïse sauvé est acheté 1 000 pistoles par Seignelay, le fils
de Golbert. Une Esther de Poussin lui revient aussi à 20 000 li-
vres au moins. Et lorsque Brienne tente d'acheter 3 500 livres un
Saint Paul et saint Jean guérissant un boiteux, M. de Bordeaux en
demande 20 000 livres. C'était comme devenu le prix normal d'un
Poussin. Et 20000 livres doivent sans doute se multiplier par
dix pour atteindre leur valeur moderne correspondante.
Nous pouvons aussi sortir de ces galeries et nous faire conduire
par Brienne dans les boutiques des quais pour y visiter les chefs-
d'œuvre venus d'Italie, qui attendent un amateur. Nous pourrons
alors faire connaissance avec les marchands, ces hommes terri-
bles dont le collectionneur attend tout et dont il a tout à craindre.
Ce sont les Michelin, les Forest, les Picard, et même les Jabach,
monde mal défini, où se confondent le marchand, le peintre et le
collectionneur, où le même homme réunit parfois ces trois qua-
lités. S'ils ont l'air de tenir à une peinture et ne veulent s'en
défaire à aucun prix, soyez sûr que c'est quelque Carrache sorti
des mains de Lanfranc, ou quelque Poussin du plus pur Bourdon;
et si la toile arrivée d'Italie a été un peu détériorée durant le
voyage, il y a toujours là quelque « ravaudeur de tableaux » pour
vous la réparer avec une telle dextérité que l'amateur inquiet se
demande si un peintre aussi adroit n'aurait pas pu aussi bien la
refaire que la raccommoder.
« Bourdon et Michelin — le faiseur de Bamboches — qu'il ven-
dait à la foire pour des tableaux des Le Nain, estoient deux dange-
reux copistes, deux fourbes achevés en fait de copies.... J'ay vu
une copie de Bourdon de la petite Vierge d'Annibal que Jabach
vendit 1 500 (jj au duc de Liancourt et une autre du portrait de
Gaston de Foix de la main de Giorgione, que le même vendit aussy
1 500 ^ au mesme duc de Liancourt. J'ay vu, dis-je, ces deux petits
tableaux si bien imités et contrefaits que tous les curieux, hors
M. Passard et moy, y furent trompés. Lebrun et Jabach aidèrent à la
(2o6)
LES CURIEUX
fourberie et le pauvre duc de Liancourt en fut fort déconcerté. Je
m'aperçus que Bourdon avoit mis sa manière dans quelques plis
de la draperie et cela me fit évanter la mine. Il en fut ry, et
M. Lebrun en rit à son tour avec les autres. Et M. Passard otmoy
fusmes regardés de la compagnie comme des augures ; c'est un fait
très véritable et je n'en suis pas plus vain. »
Brienne fait bien le fier, malgré ses dires modestes. Il ne semble
pourtant pas que son ami Passard, au moins, ait été jugé par tous
comme un augure : dans le Banquet des curieux on montre plus
d'estime pour son « inclination » que pour ses « connaissances ».
Quant à Brienne, il avoue spontanément quelques-unes de ses
erreurs : « J'ay esté trompé une fois à une belle copie de Poussin
(que j'ay encore). Mais elle me coûta peu : et le bon marché servit
à me tromper. » C'est toujours ainsi : Terreur semble moindre quand
elle coûte moins. « Je voulus bien une fois en ma vie estre trompé
par le trompeur public — c'est-à-dire par Forest. — J'achetté
pour original une copie de la belle vierge du Dominiquin que ce
peintre fit pour la Reyne, mère du feu roy, Marie de Médicis, et
que le duc de Gréqui avait eu de Jabach pour le prix de 3 000^ au
moins. J'achetté, dis-je, cette charmante copie 600,{(*, que le
Forest me garantissoit originale. Mais je la trouvois si belle et le
prix si médiocre que je voulus bien, comme j'ay dit, estre
trompé. » Voilà de la bonne humeur! Brienne ne trouve pas à
propos de se plaindre. Il a pensé tromper Forest en lui donnant
600 livres d'une Vierge qui en valait 3 000. Et lorsqu'il constate
que c'est lui la dupe, il en rit tout le premier. Voici maintenant
les représailles.
« Une autre fois je le fus [trompé], sans le vouloir estre. Michelin
me vendit pour original une belle copie de Forest que je pris pour
estre du Mole. Mais cela est très faisable et doit être pardonné à
un apprenty curieux qui alors ne savait point de quoy Forest étoit
capable. Mais je trompé le trompeur à mon tour. Je fis copier à
Forest ma petite Agar du Mole pour le pris de 100 {? et je la vendis
à Michelin, le ravaudeur de tableaux, 400 ([J pour original du Mole,
dont il fut bien ry dans nos mercuriales chez le doyen de Saint-
Germain del'Auxerrois, curieux de pareilles nouvelles. » Le Louvre
expose une petite Agar de Mola, sans doute celle qui a appartenu
à Brienne. Espérons que ce n'est pas la copie de Forest. Il possède
également, d'après Villot, deux tableaux attribués au même
(207)
DE POUSSIN A WATTEAU
peintre et représentant le même sujet : Saint Jean Baptiste
préchant dans le désert. L'un deux est une gravure coloriée;
n'est-ce pas une contrefaçon du « trompeur public », l'habile
Forest, élève et copiste du Mole?
Lorsqu'un tableau doit arriver d'Italie, les curieux sont en émoi.
La nouvelle est bien vite connue, et tous les amateurs, marchands,
peintres, curieux de tout acabit, viennent assister au déballage et
donner leur commentaire. Vers 1660, un Poussin ne peut pas entrer
dans les murs de Paris sans remuer tout un monde. On attend juste-
ment de lui un envoi de quatre tableaux, Les Quatre Saisons. « Nous
fîmes une assemblée chez le duc de Richelieu où se trouvèrent tous
les principaux curieux de Paris. La conférence futlongue et savante.
Bourdon et Lebrun y parlèrent et dirent de bonnes choses. Je
parlay aussy et me déclarai pour le Déluge. M. Passard fut de
mon sentiment. M. Lebrun qui n'estimoit guère le printemps ni
l'automne, donna de grands éloges à l'Esté. Mais pour Bourdon,
il estimoit le paradis terrestre et n'en démordit pas. » Il y eut
donc autant d'opinions que de tableaux. En sortant de l'hôtel de
Richelieu, Brienne et son ami Passart, qui sont toujours du
même avis, conviennent « que si l'on voit encore dans ces quatre
tableaux la force et la beauté du génie du peintre, on y apprend
aussy la faiblesse de sa main ».
Quelquefois le déballage du chef-d'œuvre attendu ménage des
déceptions : « Le Guide me fait ressouvenir d'une histoire singulière
qui arriva à son tableau sur cuivre du crucifiement de saint Pierre,
trois figures, sçavoir : le Saint apôtre attaché en croix la tête en
bas, et deux bourreaux qui élevoient le pied de la croix qui devenoit
par cette action le haut du tableau. Cet excellent tableau fut
acheté par du Fresne, le correspondant des Tallemants banquiers
à Boulogne en Italie. Quand ce petit tableau arriva à Paris, le
papier qu'on n'avoit point huilé et dont on Ta voit couvert, ou peut
estre qu'on avoit huilé, s'attacha si bien à la couleur que lorsqu'on
voulut le lever, il emporta avec lui toute la peinture du tableau,
avec l'empreinte du cuivre [et] que le cuivre parut à découvert.
Cela étonna extrêmement le pauvre ou, pour mieux dire, le
riche Tallemant qui n'estoit pas encore pauvre ». M. Bourdon se
1. Quand dcYint-il pauvre? Sans doute vers 1667, à l'époque où il résigna son
office de maître des requêtes. (Cf. lettre de Louvois au chancelier, 13 février 1667,
correspondance administrative de Louis XIY.)
(208)
LES CURIEUX
trouva là tout à propos et ayant mouillé le papier fit paraître la
peinture en son entier. Il la rappliqua ensuite avec de la couleur
fort épaisse en forme d'enduit sur la lame de cuivre. Et quand
les couleurs se furent conglutinées ensemble, le tableau parut
aussy beau, aussy frais de couleurs et aussy entier qu'auparavant,
J'achetoy ce tableau 3000|? et comme Jabach murmuroit de ce
qu'on me l'avoit vendu si cher, parce qu'il savoit l'aventure de ce
tableau dont il ne me fit point de mystère, je le rendis au jeune Tal-
lemant pour le même prix'. Ce tableau fut longtemps chez Forest
le père, au bout du Pont-Neuf sans que personne pensât à l'ache-
ter. Son prix estoit toujours de 3 000(f^. Enfin, le marquis de Hau-
terive en eut fantaisie et me pria de l'aller voir avec luy. Je ne
voulus pas faire tort à ce tableau. Je luy dis en général : ce tableau
n'est pas ce que vous pensez. Je l'ay eu et je m'en suis défait pour
cause. Il croyoit que je le voulois avoir, car il est fort défiant.
Enfin je luy parlay franchement et luy contay toute l'aventure de
ce charmant tableau. Cela ne fit que l'échauffer d'avantage et il
me dist : il faut que les couleurs soient bien fortes et bien unies
pour avoir souffert sans altération un pareil accident. Et il l'acheta.
Je ne sçai depuis ce qu'il est devenu. Voilà l'aventure de ce cruci-
fiement de saint Pierre qui, dans le vray, est une très belle chose. »
Ces anecdotes ont le mérite de mettre en scène les personnages
principaux de la comédie de la curiosité : l'amateur soupçonneux
qui se défie également des propositions du marchand et des con-
seils du confrère ; le peintre adroit et discret qui ne peut vendre
une œuvre sous son nom, alors qu'il a collaboré aux tableaux
illustres des vieux maîtres; le marchand tentateur dont l'enseigne
couvre les plus inauthentiques signatures. Dans le même temps,
Hauterive allait sans doute rire à la Comédie italienne, au
spectacle de la confrérie de Gérontes fourbes par la coalition des
Scapins.
Un document comme le manuscrit de Brienne, pour être
dépourvu de toute prétention historique, n'en contient pas moins,
1. Sans doute Paul Tallemant, fils du riche Tallemant, qui fut de l'Académie
française. Brienne rend le tableau au fils, parce que, dans l'intervalle, le père
est mort, en 1668,
(209)
HouRTicQ. — De Poussin à Watteau. ï4
DE POUSSIN A WATTEAU
dans son désordre touffu, des renseignements qui peuvent servir
à l'histoire de notre art. Il se rapporte tout entier à l'époque qui
s'étend de 1660 à 1690, trente années durant lesquelles l'école
académique, à l'abri de toute rivalité, impose ses théories et ses
goûts. C'est le temps où Le Brun improvise brillamment un art
fastueux et royal, à la taille du plus majestueux des règnes. On
peut montrer comment des amateurs de peinture très cultivés,
comme Brienne, ont instinctivement résisté à ce goût officiel et,
par l'éclectisme et la spontanéité de leur sens artistique, ont,
malgré l'ostracisme méprisant de l'enseignement académique,
maintenu en une faveur relative quelques-unes des qualités vitales
de la peinture.
Un curieux est, en effet, à l'abri de certaines erreurs. Il n'a pas
l'ambition royale de remplir ses galeries avec ses portraits et ses
exploits. Le roi peut absorber l'activité d'une académie entière à
reproduire ses poses héroïques et à transcrire le journal de sa vie
sous la forme emphatique d'une épopée; ce sont là décors qui
restent attachés à la demeure du dieu qu'ils encadrent; le curieux,
au contraire, n'impose aucune forme aux œuvres qu'il achète; les
peintures de ses galeries manifestent les génies d'oîi elles sont
nées ; on se promène dans son cabinet au milieu des artistes eux-
mêmes. Il évite une erreur sensible dans les grandes décorations
royales, qui est de priser dans les peintures, comme dans les vers,
plutôt la grâce de la louange que la beauté de l'œuvre.
Un amateur n'est pas un théoricien. Il aime avec son goût, au
lieu déjuger au nom de théories supérieures. Quand un tableau
lui plaît, émeut ses sens et son imagination, il ne songe pas à
surveiller la qualité de son plaisir. Ses yeux sont séduits, tant pis
si la couleur est un élément secondaire, et par suite méprisable; tant
pis si les magots flamands sont laids comme des caricatures; tant
pis s'il n'y a pas plus de noblesse dans les sentiments que de régula-
rité dans les proportions. Des académiciens peuvent échafauder
des théories dédaigneuses qui les obligent à se méfier de leurs
préférences les plus instinctives; le curieux est moins raisonneur,
plus spontané. Plus tard c'est l'académicien dont le jugement
paraît étroit parce que les systèmes se remplacent, et c'est le
curieux qui semble avoir le goût le plus intelligent, parce que la
nature, en nous, parle toujours la même langue.
Enfin, le curieux aime les chefs-d'œuvre non en pédagogue qui
(210)
LES CURIEUX
les corrige, ni môme en critique qui les juge, mais en amoureux qui
chérit jusqu'à leurs défauts. Il va même plus loin : il en arrive à
aimer les œuvres de sa collection sans savoir pourquoi ; sa passion
s'entretient elle-même, et il s'intéresse moins à son objet qu'il ne
s'acharne aux difficultés de la conquête. Le curieux devient un
chasseur de raretés. D'où ses faiblesses et ses ridicules. La Bruyère
n'a voulu voir en lui que ces petits côtés. Mais il ne faut pas
oublier combien on doit à ces amateurs, au goût irrégulier, à ces
« libertins » de l'art, qui ont permis aux « bambochades » de per-
sister pendant tout le règne de Louis XIV, en attendant la venue
de la faveur publique et des artistes de génie.
Sans doute, on retrouve chez notre amateur l'admiration des
mêmes grands artistes qui sont commentés avec enthousiasme par
les peintres de l'Académie : Raphaël, Titien et Véronèse, Poussin.
Mais, si nous mettons à part Raphaël, le dieu incontesté, il est
facile de montrer que l'opinion de Brienne diffère beaucoup de
celle des Académiciens sur le compte des Vénitiens et de Poussin.
Si on se rappelle, en effet, les conférences de l'Académie sur
Les Pèlerins d'Emmaùs de Véronèse, sur La Vierge au lapin de
Titien, on sait que les conférenciers, après quelques éloges, ne
manquent jamais de critiquer chez ces peintres la faiblesse du
dessin, l'absence d'expression psychologique, le peu de conve-
nance historique. II est visible qu'on ne commente les Véni-
tiens que pour montrer aux étudiants les défauts à éviter. Les
vraies qualités vont se chercher ailleurs, chez Raphaël et chez
Poussin. Ces critiques et ces admirations se rapportent à la lutte
entre partisans de la couleur et partisans du dessin. C'est parce
qu'ils ont négligé le dessin que les Vénitiens — et aux Vénitiens
il faut évidemment ajouter les Flamands — sont inférieurs à
Poussin.
Naturellement, Brienne n'aborde nulle part le grand débat. Mais
il est visible que son goût le porte vers les bons coloristes, et il a
dit franchement que la couleur de Poussin ne le satisfaisait pas
toujours : « Le Poussin, qui a beaucoup médité sur l'union et le
mélange des couleurs, n'a trouvé que cela de difficile dans la
peinture. Il savoit dessiner, il imaginoit bien, mais, quoiqu'il ait
longtemps copié les statues et les bas-reliefs de Rome, il ne
pouvoit donner de l'âme à ses figures, ni du corps à ses riches
pensées. Il s'en plaignoit, pendant sa manière sèche, au cavalier
(211)
DE POUSSIN A WATTEAU
del Pozzo, son ami et son Mécène, et ce virtuose i d'Italie lui
disoit : copiez d'après les Carraches, et laissez là vos marbres.
Rubens et Wandeyck n'avoientpas le talent de M. Poussin, il s'en
manque bien; cependant leurs figures sont de chair et vivantes.
La carnation de leurs personnages est de la chair même, au lieu
que celle des tableaux du Poussin est du bronze et de la pierre. »
Et il dit ailleurs : « Ses premiers ouvrages sont fort secs et
peu nourris; il n'a jamais excellé dans le coloris comme dans les
autres parties de la peinture. » A chaque instant, il ne cite une
toile de Poussin que pour la déclarer « faible de couleurs »,
comme la toile du « maître d'échole qu'on voit fouetté par ses
écoliers », ou encore fade et trop éteinte, comme « le jugement
de Salomon du président de Harlay ».
Si l'on cherchait des critiques de ce genre dans les conférences
de l'Académie, on n'en trouverait point de traces. On y chercherait
aussi vainement l'éloge de grands coloristes de l'école flamande
que l'on peut lire à tout instant chez Brienne. Il ne manque
jamais d'associer l'éloge de Rubens et de van Dyck à celui du
Corrège, de Giorgione et de Titien. Il va même jusqu'à préférer
van Dyck à tous les coloristes : « Wandeick », à son gré, « a mieux
peint que le Titien » et « il semble qu'il peindroit comme cela
s'il se mesloit de peindre », Il nous dit pourquoi lorsqu'il s'efforce
de définir la vagezza des Italiens : « J'entends par le terme de
vague une certaine étendue d'ombre et de lumière répandue sur
le coloris des figures et qui va se perdant dans les contours, de
sorte que le sujet n'est ni plus ni moins éclairé qu'il le doit estre,
pour paroistre vray et conforme à la nature. Titien et Wandeick
encore plus que lui (Corrège) ont eu cette vagezza dont je parle
au souverain degré. Le Corrège en approche de fort près et à
tout prendre je suis fort embarrassé à décider qui a mieux peint de
luy ou du Titien. Mais pour Wandeick, je prononceray en sa
faveur et je diray, sans me méprendre, qu'il les a surpassés l'un
et l'autre. » On peut trouver que l'analyse de Brienne reste un
peu courte. Elle est d'un homme qui a des goûts très caractérisés,
sans avoir l'habitude de réfléchir sur leurs raisons. Mais ces goûts
ne sauraient être obscurs pour nous. Il est bien certain que
1. Brienne donne lui-même ailleurs la définition de ce t/erme : « Les Italiens
appellent virtuoso un homme qui aime les beaux-arts et qui s'y connoit, et parmi
nos peintres, le mot de yertueux s'entend mesme assez dans cette signification, »
(212)
LES CURIEUX
Brienno a franchement préféré la peinture des Vénitiens et des
Flamands à celle des poussinistes et des académiciens, les toiles
d'un coloris fort ou tendre aux scènes conçues et composées
abstraitement d'après les lois de la lof<ique.
Aussi trouvons-nous dans la collection de Bricnne beaucoup de
ces peintures pour lesquelles le goût de Louis XIV et l'esthétique
de Perrault et de Le Brun n'avaient que mépris : des Téniers,
des Breughel, des Brauwer'. Tandis qu'elle admet ainsi les
« magots » de Téniers ou de Brauwer, elle ne s'ouvre que diffici-
lement aux peintres français : une fois à Le Brun, et quatre ou
cinq fois à Poussin; encore Brienne est-il loin d'acquérii" tous
les Poussin qu'il pourrait acheter. Les autres contemporains
n'existent pas pour lui. Leur peinture n'entre dans sa collection
que sous forme de copies ou contrefaçons. Malheureusement,
les commentaires que Brienne a donnés des Flamands ne nous
sont pas parvenus. Après le Traité vient une lettre dont un titre
annonce le contenu : « 1° d'Annibal Carrache et de son Eschole;
2° de Rubens et des meilleurs peintres flamands où on verra un
bel éloge de Dow^, peintre hollandais, etc. » Mais de l'éloge de
Dow, ainsi que des considérations sur les Flamands, il ne reste
que les promesses du titre, la partie conservée de la lettre
s'arrêtant à un passage où il est encore question de Carrache. Il
en faut conclure que Brienne n'a pu faire cet éloge que parce
qu'il avait pratiqué et aimé l'art des Flandres, et, si ce goût ne
fait pas tout à fait de lui une exception, au moins est-on autorisé
à le compter parmi ceux qui avaient échappé à la tyrannie des
théories académiques qui, aux grandes « peintures d'histoire »
des artistes psychologues ou moralistes, préféraient les modestes
toiles de chevalet, exécutées par d'impeccables ouvriers, ces
petits chefs-d'œuvre sans prétention qui allaient peu à peu
gagner l'admiration publique, accaparée alors par une orgueil-
leuse école.
1. Il décrit spirituellement un portrait de Brauwer par lui-même : « Seipsum
cum sociis combibonibus inter pestiferos tabaci odores exhibet. »
CHAPITRE VI
LA CRITIQUE D'ART
DIFFICULTÉ DE TRANSPOSER LES FORMES ET LES COULEURS DANS LE
LANGAGE DES MOTS || PREMIERS ESSAIS; DESCRIPTIONS LITTERAIRES DE
galeries; les mots techniques empruntés a l'iTALIE II LA CRITIQUE
A l'académie est rationnelle; sa DOCTRINE VISE A LA CERTITUDE
scientifique; ses jugements sont absolus parce qu'ils DÉCOULENT
DE PRINCIPES CERTAINS jj LA CRITIQUE « IMPRESSIONNISTE )) ; RECHERCHES
DE TERMES COLORÉS; TRANSPOSITIONS DE SENSATIONS; TENTATIVES
POUR RENDRE AVEC DES MOTS DES IMPRESSIONS PITTORESQUES ||
COMMENT LA LANGUE DES CRITIQUES SUIT DANS SES TRANSFORMATIONS
LE STYLE DES PEINTRES.
DANS la société parisienne du xvir siècle, la culture litté-
raire est fort en avance sur la culture artistique et le
public qui applaudit Racine ou lit La Bruyère beaucoup
plus nombreux que celui qui regarde les œuvres de Poussin et
de Le Brun, Pourtant, les peintres de la fin du siècle travaillent
au milieu d'un cercle plus large et plus attentif que n'étaient les
quelques Mécènes qui « protégaient » les peintres, au temps du
roi Louis XIII. C'est un bon moyen, pour suivre l'affection crois-
sante des amateurs pour la peinture, que d'en chercher les témoi-
gnages dans la langue de la critique. Les formes successives de
la sensibilité ne disparaissent pas sans laisser leur empreinte dans
la langue. La critique d'art fait la liaison entre l'art et le public;
c'est le langage de la critique qui va nous donner les meilleurs
repères pour suivre la pénétration du goût de la peinture dans
l'esprit français.
(214)
LA CRITIQUE D'ART
En général, ni les arlisles ni le public n'aiment à reconnaître
ce qu'ils doivent aux critiques. Contre eux, on cite méchamment
La Bruyère : « Avec cinq ou six termes de l'art et rien de plus,
l'on se donne pour connaisseur en musique, en tableaux, en
bâtiments et en bonne chère : l'on croit avoir plus de plaisir
qu'un autre à entendre, à voir et à manger; l'on impose à ses
semblables et l'on se trompe soi-même. »
La Bruyère, homme de lettres professionnel, trouve naturel
de parler la langue de son métier; il disserte sans honte sur
l'antithèse, la métaphore et l'hyperbole; pour les profanes de
la rhétorique et de la poétique, il parle comme un pédant ou
même un charlatan; à son tour, La Bruyère, qui n'est ni
musicien, ni peintre, ni architecte, ni gourmet, met sur le compte
du pédantisme et du charlatanisme les termes qui ne lui sont
pas familiers. Le critique d'art se heurte à une difficulté que ne
connaît pas le critique littéraire. Celui-ci est un écrivain qui
parle d'un écrivain : quelles que soient la profondeur, la
richesse, la complexité de l'œuvre qu'il commente, toujours ce
sont des mots qui traduisent d'autres mots. Le critique d'art, au
contraire, doit transposer en mots ce que d'autres ont exprimé
avec des lignes et des couleurs. C'est surtout pour la peinture
que cet effort est nécessaire. C'est pour exprimer les sensations
de la couleur qu'une langue s'est créée lentement.
Elle commence avec l'histoire de notre peinture moderne,
au xvii° siècle. Alors modestement, apparaît ce qui, jusqu'à nos
jours, ne cessera de s'épanouir. Quand Félibien, l'historiographe
de la Vie et les Ouvrages des plus grands peintres, veut faire
comprendre les mérites d'un coloriste, il écrit paisiblement : « Il
possédoit l'entente des couleurs » ou « un beau pinceau ». Pour
en dire autant, il faut aujourd'hui se donner beaucoup plus de
mal : la prose de notre Vasari paraît quelque peu grise et indi-
gente, si on la compare même à celle du plus sobre de nos
critiques d'art. Pour donner de la palette de M. Besnard même
la plus légère idée, il faut un vocabulaire plus monté en couleurs
que pour décrire celle de Poussin. Mais sur le compte d'un même
peintre, Rubens, par exemple, comme le ton est différent suivant
qu'on lit de Piles qui l'admirait au xvir siècle, ou Fromentin qui
l'admirait à la fin du xix*! De tout temps, les peintres ont eu des
couleurs sur leur palette. Les critiques d'art n'en ont trouvé que
(215)
DE POUSSIN A WATTEAU
lentement et difficilement dans les mots de la langue. C'est
la formation de cette langue « pittoresque » que Ton peut suivre
dans les traités des théoriciens, dans les conférences de l'Aca-
démie et surtout dans les impressions parlées ou écrites des
amateurs d'art du xvii^ siècle.
Les premiers essais littéraires sur les tableaux furent les
descriptions de galeries, si fort à la mode durant tout le
xvir siècle. Tant de raisons favorisèrent leur succès! Elles plai-
saient aux écrivains dont elles amusaient l'ingéniosité, aux
collectionneurs dont elles flattaient la vanité, au public même à
qui elles expliquaient une histoire parfois peu connue ou une
allégorie souvent obscure. La galerie de Marie de Médicis, peinte
par Rubens, eut ses commentaires en vers latins. Des gens de
lettres comme Scudéry, de hauts fonctionnaires comme le jeune
Loménie de Brienne, de très grands seigneurs comme le duc de
Richelieu, des collectionneurs de tout rang décrivaient ou com-
mandaient une description en prose, en vers, en latin, en fran-
çais. Fouquet et Louis XIV ne faisaient pas décorer une galerie,
peindre un plafond, sans qu'un poète — quelquefois La Fontaine,
quelquefois Quinault, une fois Molière — ne fût l'historiographe
des sujets traités. Dans ces narrations, rien pour l'art du peintre.
S'il y a une réflexion, elle n'est jamais d'ordre pittoresque.
Devant le désespoir de Didon, l'auteur s'apitoie et console ; devant
la beauté de Daphné, il trouve bien des excuses à la conduite
d'Apollon. Tel autre, dès qu'il voit une petite madone de Raphaël,
sent sa foi se rafl'ermir; le tableau religieux devient une homélie.
Pour une nature morte, on reprend les vieilles histoires de Pline,
les gentillesses de l'anthologie : « Pourvu que les insectes et les
oiseaux ne viennent pas manger ces fleurs et ces fruits! » Ce
genre de commentaire remonte à la description du bouclier
d'Achille, dans flliade. Loin d'annoncer une critique d'art, ces
petits jeux littéraires en dispensent. Ils se maintiendront en
honneur jusqu'à nos jours, surtout parce qu'ils permettent de
parler des peintres et dispensent de « parler peinture ».
C'est d'Italie que vinrent les premiers éléments d'une langue
(2l6)
LA CRITIQUE D'ART
d'art. La plupart des traités français sont alors des traductions de
Loma/.zo ou de Vasari. Au lieu de chercher des équivalents, on
introduit des mots étrangers. Hien ne permet mieux de constater
la pénétration de Fart français par celui de Rome et de Florence,
que cette quantité de termes qui s'installent dans Tusage de nos
écrivains. Ce vocabulaire ne dépayse pas trop le public, tout
entier orienté vers les choses d'Italie : personne ne songe à
s'étonner que de Chambray appelle Albert Durer, « le plus grand
peintre des Tramontains », bien que cette désignation ne puisse
avoir de signification que pour un Italien. Quelquefois pourtant,
lorsqu'ils songent au grand public, ces critiques craignent de
n'être pas compris. Ce même de Chambray sent la difficulté et
qu'il faudrait « éviter autant qu'on peut d'embarrasser l'esprit
du lecteur >>. Mais il n'a pas « trouvé de mots purement français
qui eussent des expressions aussi fortes que celles de ces barba-
rismes que l'usage a comme naturalisés parmi tous les peintres ».
Il se contente de donner au début de son traité un petit glos-
saire à l'usage de ceux qui n'entendent pas l'italien et, après lui,
beaucoup d'autres, Bernard du Puy du Grez, Roger de Piles
prendront la même précaution pour les mots élève, contraste, site,
svelte, etc. Presque tous ces mots, nouveaux alors, sont restés
dans l'usage courant de notre langue, aussi bien les termes tech-
niques : gouache, fresque, estampe, esquisse, pastel, carton..., que
les expressions servant à désigner les personnages ou les sujets
ordinaires de tableaux : un chérubin, un bambino, une madone,
une pie ta, une sainte conversation, un grotesque...; aussi bien les
termes d'art : contraste, site, attitude, groupe..., que les épithètes :
vague, svelte, fruste, mesquin. De Piles remarque fort justement
que si l'on dit le clair-obscur et non le clair et l'obscur, c'est
d'après la locution italienne : chiaroscuro.
Quelques termes n'ont pas subsisté : strapassé ou extrapassé,
qui signifie : négligé, mal dégrossi; stenté qui caractérise un
travail pénible, trop soigné. D'autres changent un peu de sens en
passant en français. Quadro qui veut dire : tableau carré, devient
en français : cadre, et ce mot neuf prend un sens précis et dépos-
sède bordure. L'usage d'un de ces noms est particulièrement
remarquable : sposalisse. Il sert à désigner les tableaux où sont
représentées de saintes fiançailles : celles de la Vierge avec
Joseph, celles de quelque sainte avec l'enfant Jésus. Comme le
(217)
DE POUSSIN A WATTEAU
plus célèbre de ces tableaux, en France, était la peinture du
Corrège, connue aujourd'hui sous le nom Mariage mystique de
sainte Catherine, bien vite le terme italien de sposalisse ne
désigna au xvir siècle que cette œuvre. On disait la sposalisse du
roi, comme on dit le « torse du Belvédère » ou « la sainte famille
de François 1".
Le mot italien : il costume, eut une fortune analogue. Bien que
d'un usage constant au xvii^ et au xviir siècle, — Diderot
l'emploie encore — il n'a pu s'acclimater en France. Il servait
alors à désigner ce que nous appelons couleur historique, et il
avait un sens plus précis que « convenance » ou « bienséance ».
Mais il n'avait cette signification qu'à la condition d'être écrit en
italique ou prononcé à l'italienne, sinon il se confondait avec le
mot français costume dont le sens est tout autre*. L'expression :
couleur locale, qui signifiait à l'origine : couleur matérielle des
objets, étendit son sens pour suppléer à cosf «me qui disparaissait.
Sauf ces termes italiens, les traités artistiques ont peu fourni
au vocabulaire de l'art. Pour les principes esthétiques, dont les
critiques d'alors se préoccupent beaucoup, la langue abstraite et
philosophique suffit à les exposer. Dans les applications particu-
lières, l'analyse est courte et elle aboutit à des jugements sans
nuance. Les opinions sont simples; les qualificatifs, robustes et
francs. Plus tard, seulement, on discernera les raisons de l'admi-
ration et du blâme. On s'apercevra qu'il est le plus souvent
injuste d'appeler Rolet un fripon et que toute approbation, toute
critique surtout, doit se présenter avec un cortège de restrictions,
imposées par l'équité, exprimées ou sous-entendues par les sou-
plesses et les nuances de la langue. Mais alors la critique usait
volontiers de l'injure, et je ne parle pas seulement des auteurs de
libelles, emportés par la violence de la polémique. Voici M. Fréart
de Chambray, homme d'humeur grave, de cette maison des
Chantelou, qui comptait l'admiration religieuse de Poussin parmi
ses autres vertus de famille. M. de Chambray n'aime pas Michel-
Ange. 11 l'appelle « téméraire et ridicule compétiteur de Raphaël ».
Il qualifie sa composition « d'inepte », son génie de « stérile et de
1. Voici un exemple qui prouve que le mot italien et le mot français peuvent
coexister dans une même phrase sans se confondre pour la prononciation, ni
pour le sens : « ... ce que l'on appelle icy (à Rome) il costume, en quoy la plu-
part des peintres manquent pour ne savoir ny les temps, les habits, les céré-
monies, ny les costumes » (La Teulière à Louvois, 10 février 1688).
(2I8)
LA CRITIQUE D'ART
pauvre ». Il classe Vasari parmi « ces sottes gens qui infectent de
leur ineptie toutes les choses dont ils se meslent de discourir,
parce qu'ils les prennent toujours mal et à contresens ». Et il
l'achève en latin : asinus portans mysieria.
L'admiration n'est pas moins brutale : Raphaël est un « dieu »,
ou tout au moins un « demi-dieu ». C'est là le ton des jugements
de Poussin. Ce qui manque à la critique c'est sans doute
« l'esprit de finesse », mais c'est surtout un jeu d'épithètes,
capables de qualifier avec délicatesse et précision. De ces grosses
et brèves appréciations, presque dénuées de toute considération
sur les œuvres, on ne sait jamais si elles s'adressent à l'homme
ou à l'artiste : un méchant peintre est un méchant homme.
Pendant la bataille entre la couleur et le dessin. Restent, un ami
de province — car il habite Caen — Restent ne contient pas son
indignation lorsqu'il voit « cet art si savant et si noble tellement
obscurci par l'effronterie et l'ignorance ». « Canaille, libertinage,
scandale, ignorance et mensonge », sont les termes dont il gratifie
ces « peintres lâches qui croupissent toute leur vie dans l'igno-
rance de la plus belle partie et même souvent des premiers élé-
ments de leur art ».
Au moment où les membres de l'Académie royale, sur l'ordre
de Colbert, sous la direction de Le Brun, s'assemblent devant des
tableaux de Poussin et de Raphaël ou des moulages d'antiques
pour s'entretenir de peinture et de sculpture, le seul progrès
qu'ait encore fait la langue d'art est l'adoption de nombreux
termes italiens.
La critique à l'Académie fut technique, mais non dans le sens
actuel de ce mot. Ces académiciens ne discutent pas sur les
tableaux seulement pour en détailler les mérites et les mieux
goûter ensuite. Un homme du xvii*' siècle. Chapelain ou Ph. de
Champaigne, Boileau ou Le Brun, aurait difficilement admis que
le plaisir d'analyser ses admirations fût une raison d'être suffi-
sante pour la critique. Lorsqu'ils étudient des œuvres belles,
c'est toujours pour remonter aux conditions nécessaires de la
beauté. Mais surtout les académiciens sont des professeurs
chargés d'élaborer une doctrine, et ils n'oublient pas — Colbert
(219)
DE POUSSIN A WATTEAU
et Le Brun le leur rappelleraient au besoin — qu'ils sont là pour
tirer de Raphaël et de Poussin les règles certaines qui permet-
tront de faire un chef-d'œuvre à coup sûr. Aussi abandonnent-ils
volontiers les considérations artistiques, dont ils sentent l'incon-
stance et la mobilité, et, passant les frontières par lesquelles la
peinture touche à l'objet des sciences voisines, ils espèrent
donner ainsi à leur esthétique un peu de la fixité des sciences
certaines.
Pourquoi, à propos du dessin, donner la définition géométrique
du trait? Pourquoi discuter si le trait « n'est autre chose qu'une
ligne physique, ou une démonstration mécanique qui a toujours
quelque dimension en sa largeur, quelque déliée qu'elle puisse
être? » Pourquoi, à propos de « l'expression », distinguer l'appétit
« concupiscibie » de l'appétit « irascible? » Pourquoi surtout
remonter aux causes physiologiques, faire intervenir les nerfs
« qui sont de petits tuyaux », et « la petite glande qui est au
milieu du cerveau », et « les esprits qui rendent les sens plus
aigus? » Pourquoi, lorsqu'il commente Le Ravissement de saint
Paul, Le Brun analyse-t-il « la théologie muette » de Poussin, et
pourquoi dans le langage des couleurs trouve-t-il exprimées et
« la grâce prévenante et efficace », et « la grâce concomitante et
aidante », et « la grâce abondante et triomphante », sans parler
de « la jambe du saint qui descend en bas » pour rappeler « le
penchant que ce saint avait au péché? » Dans le débat sur la
couleur et le dessin, dire que la couleur « dépend de la matière
et qu'elle est par conséquent moins noble que le dessin qui ne
relève que de l'esprit », qu'est-ce que cela signifie sinon que le
critique de l'Académie se sert de la métaphysique de son temps,
comme de la théologie, de la physiologie, de la géométrie, pour
rendre son esthétique irréfutable; si sa foi dans la science a été
mal récompensée, si ses jugements artistiques ont plus perdu que
gagné à cette solidarité, il est juste de reconnaître qu'ils ne sont
ni plus ni moins démodés que les théories scientifiques ou méta-
physiques dans lesquelles la pensée académique avait cru trouver
un appui durable.
Il reste encore de ces conférences une façon de considérer les
œuvres d'art et, par suite, d'en parler qui n'est plus la nôtre et
qui est de professeurs en quête de préceptes sûrs. Ils ne voient
pas dans les arts en général la révélation des personnalités ou ce
(220)
LA CRITIQUE D'ART
que nous appelons le lyrisme. Boileau, lorsqu'il parle des belles
tragédies, ne suppose pas que Corneille, après avoir observé les
règles, a bien pu l'aire passer dans son œuvre quelque chose de
son âme héroïque et généreuse, ou Racine les émotions d'une
sensibilité passionnée. Les critiques de l'Académie ne songent
pas davantage à rechercher dans les peintures l'image d'une âme
d'artiste, ni à écouter les confidences qu'elles font tout bas à qui
se penche affectueusement sur elles. Qualités et défauts sont à
leurs yeux parfaitement clairs, nettement définissables, non dans
leur relation avec le tempérament d'un homme, mais dans leur
rapport avec les règles du genre. Peut-être, comme l'Art Poétique,
admettent-ils « l'influence secrète du ciel », mais, cette part faite
à l'inconnaissable, ils parlent des œuvres d'art comme d'un
ensemble de qualités qui s'empruntent et s'acquièrent par la
méthode. Etudiez les « belles proportions », — cela s'enseigne,
— et vous saurez le dessin. Sachez comment se contractent les
muscles de la face, et vous posséderez le secret d'exprimer les
sentiments. Lisez attentivement les histoires anciennes, et vous
observerez les lois du costume. Ainsi de suite. Seules, les qua-
lités de la couleur échappent aux définitions; les conditions du
« beau coloris » restent indéfinissables et les préceptes impos-
sibles. Cette qualité, qui résiste à l'analyse intellectuelle et ne
donne aucune joie à l'intelligence, l'Académie la boude et renonce
à l'enseigner.
A cette conception de l'art correspond une critique imperson-
nelle. Le critique moderne, Fromentin, à Amsterdam ou à Anvers,
ne croit avoir compris un chef-d'œuvre que s'il a senti les nobles
émotions qui vivifient le métier des grands peintres et font de
Rubens et de Rembrandt des ouvriers de génie. Dans ses juge-
ments entrent naturellement quantité de réflexions morales,
philosophiques, des rappels de sentiments personnels, des regrets
et des espoirs, des éveils de sensualité, des rêveries et jusqu'aux
caprices de son humeur. L'homme de génie et son pieux critique
sympathisent sur une œuvre, dans une même émotion. Le
conférencier de l'Académie, au contraire, ne fait rien inter-
venir de sa sensibilité. Sa seule préoccupation est de mon-
trer comment les « clairs et les bruns » servent « à faire fuir
ou avancer les corps. » Ses analyses s'adaptent exactement à
leur objet et ne le dépassent jamais; les Académiciens ne sont
(221)
DE POUSSIN A WATTEAU
plus qu'ouvriers qui parlent à leur apprenti dans la langue de
leur métier.
Quelles seront les conséquences pour la langue d'art? Devant
un bon coup de fleuret, j'entends crier : « Quelle parade presti-
gieuse? Quelle fougue! Quelle précision! » Un maître d'armes
déclare simplement : « C'est une septime enveloppée.... » La
langue de cette critique sera d'abord technique et précise. Les
qualificatifs expriment non pas des impressions personnelles et
fugitives, mais des qualités classées, nettement définissables,
reconnaissables par tous les esprits. Le Brun possède le « bon
dessin ». Voilà une affirmation aussi peu contestable que : le
soufre est jaune, l'absinthe est amère ou encore Socrate est
mortel. Car le « bon dessin » n'est pas cette qualité peu définie
que nous reconnaîtrions aussi bien chez Michel-Ange que chez
Rembrandt, chez Ingres que chez Hokousaï. C'est une manière de
rendre les formes parfaitement déterminée. « Il ne consiste
presque, dit R. de Piles, que dans une habitude de mesures et de
contours que l'on répète souvent. » Ces contours? Ils sont fixés
une fois pour toutes dans le moindre détail. Voyez les tables de
Testelin. Les muscles sont « ondoyants, grossiers et incertains
pour des personnes rustiques et champêtres ; » chez les personnes
« graves et sérieuses », ils sont « nobles, arrondis et certains » ;
chez le héros enfin, il les faut « grands, forts, résolus, choisis et
parfaits... » Et de même pour « la grande manière » de la compo-
sition ou le costume. Quand observe-t-on le « costume? » Quand
on dresse en Egypte des pyramides sur l'horizon, en Grèce et à
Rome des temples. C'est violer la règle que montrer, comme
Raphaël dans Les Loges, un Caïn vêtu de draperies, car « on croit
qu'il ne trouva l'invention de filer la laine qu'après sa fuite et sa
retraite dans les Indes. » C'est observer le costume que de ne
« mettre jamais un Fleuve en pied que quand il court après
Aréthuse. » Les qualités que l'élève doit acquérir sont ainsi par-
faitement intelligibles, définies par la raison, démontrées par les
exemples des grands maîtres.
A mesure pourtant que l'Académie plus libérale offrit à ses
élèves des modèles plus variés, après que de Piles eut obtenu
qu'on ne négligeât aucune École d'Europe, et que Titien, Rubens
et Rembrandt furent entrés dans le Panthéon des peintres auprès
de Raphaël et de Poussin, sans doute il y eut beaucoup d'esprits
(222)
LA CRITIQUE D'ART
pour se troubler de cette confusion et, comme Restout, se
lamenter sur la Beauté, qui désespérant de savoir si elle devait
être vôtue à l'espagnole, à l'italienne, à la française ou à la
flamande, devrait se résigner à s'accoutrer au hasard, « bigear-
rure tout à fait ridicule ». Mais bien vite ces inquiétudes durent
paraître sans motif. L'esthétique des académiciens était trop pré-
cise pour les laisser longtemps indécis entre des types difïerents
de beauté. Les nouveaux venus furent vite classés et désormais
chacun resta à sa place dans une immobilité hiérarchique. Du
moment que la « composition noble » se définit nettement, il faut
conclure : tel artiste la possède, tel autre point. La seule difficulté
est une question de degrés. Quelle distance relative sépare chaque
artiste de la perfection pour chacune des parties de l'art? Les
appréciations ne sont plus qualitatives, mais quantitatives, et le
chiffre peut avantageusement remplacer l'adjectif. R. de Piles
suit cette méthode jusque dans son extrême conclusion logique.
Ses tables arithmétiques succèdent aux tables de préceptes de
Testelin. Vingt représentant le dessin parfait, la composition par-
faite, voici les notes obtenues par les grands maîtres de l'art :
Durer
Le Brun . . .
Corrège. . . .
Vinci
Michel-Ange .
Otto Vaenius .
Véronèse . . .
Poussin . . .
Raphaël . , .
Rembrandt. .
Rubens. . . .
Le Sueur. . .
Titien ....
Van Dyck . .
16
13
15
8
13
15
15
17
15
18
15
12
15
essin.
Coloris.
Expression
10
10
8
16
8
16
14
15
12
16
4
14
17
4
8
14
10
10
10
16
3
17
6
16
18
12
18
6
17
12
13
17
17
15
4
15
15
18
6
10
17
15
On se rachète d'une faiblesse par un mérite. Véronèse est faible
en « expression ». Mais « sa réputation est soutenue d'assez de
parties pour le conserver dans le rang des peintres du premier
ordre ». Les premiers tableaux sont ceux qui « possèdent le plus
de parties ». « N'est-il pas vrai, dit Antoine Coypel, qu'un tableau
peint par le Poussin sur un trait simple et fidèle de Rembrandt
(223)
DE POUSSIN A WATTEAU
serait un assez mauvais ouvrage et qu'un autre peint par Rem-
brandt sur le dessin exact et savant du Poussin serait un tableau
admirable? » Goypel parle ainsi parce qu'il a, sans doute, sous les
yeux le barème dressé par son ami de Piles. Le premier total
est en effet piteux : 6 + 6= 12, œuvre manquée. Le second est
glorieux au contraire : 17-4-17 = 34, chef-d'œuvre. Celui qui
rêvait un jour d'un monument idéal qui combinerait le portique
du Parthénon, la colonnade de Saint-Pierre, la flèche de Stras-
bourg, etc., raisonnait un peu comme Coyi^el.
Malgré la belle architecture de leur système, ces rationalistes
durent bien souvent soupçonner sa fragilité; leur critique ne
leur donnait pas les raisons profondes de la beauté. Après la
laborieuse analyse, quelque chose restait à explorer et à décrire
dont on n'avait rien dit et qui importait seul cependant. Un jour,
Goypel eut, à propos de Poussin, un mot aussi heureux qu'inat-
tendu; chez le peintre des Quatre Saisons et des Bacchanales, il
démêle « ce caractère de cantique qui élève l'âme, charme le
cœur et l'espi'it des savants ». Les mots de ce genre sont rares
qui expriment une émotion. Le vocabulaire est indigent; les
mots ont des teintes si neutres, si confuses, qu'ils servent à noter
les apparences les moins semblables. Félibien exprime son admi-
ration devant un Poussin et loue le « beau feu et l'art admirable ».
A la même époque, d'autres contemplent avec tendresse Titien
qui a su mettre dans ses peintures « tant d'art et tant de feu ».
Et ces mêmes mots reviennent toujours; assez vagues pour
s'appliquer aussi bien à Michel-Ange, à Rembrandt, à Rubens, à
Vélazquez. à n'importe quel artiste de talent.
Parmi les peintures de Poussin, il en est une dont la poésie et
la profonde émotion semblent dépasser l'ordinaire de ses compo-
sitions narratives, c'est Le Déluge. Mais cette œuvre est belle de
toutes les qualités qui échappent à l'analyse rationnelle de l'Aca-
démie. Rien n'est alors significatif comme l'embarras de ceux
qui, aimant cette peinture, ne peuvent la commenter. Voici
d'abord Félibien : « Quoyque ce dernier soit un sujet qui ne
fournisse rien d'agréable parce que ce n'est que de l'eau et des
gens qui se noyent, il l'a traité néanmoins avec tant d'art et de
science qu'il n'y a rien de mieux exprimé. » Nous ne saurons
jamais en quoi consiste cet « art » et cette « science » par les-
quels Poussin a su remédier au manque « d'agrément » de son
(224)
LA CRITIQUE D'ART
sujet. Loir, qui s'était chargé de commenter cette peinture
« quelqu'ingrat qu'en fût le sujet », ajoute : C'était là « une
matière très stérile, parce qu'une pluie continuelle et un temps
couvert, inséparables du déluge, otoient le moyen de faire
paroîlre avantageusement des objets agréables.... On ne voit pas
de grandes figures dont les parties puissent être examinées en
détails. » Et voilà pourquoi le commentaire du Déluge est si
court, tandis que d'autres tableaux, Eliézer et Rébecca, Les
Hébreux recevant la manne, fournissent matière à d'interminables
analyses.
A ce régime, la critique d'art tend à disparaître. La constante
certitude éteint la vie de la pensée, rend la recherche inutile, la
nouveauté impossible ou haïssable. Les écrivains d'art n'avaient
d'autre ressource que de se répéter ou de chercher matière à
réflexions nouvelles en dehors de leur art. Le succès de L'Art
poétique de Boileau les y aida. L'incompatibilité entre la poésie
et la peinture ne devait pas frapper des artistes que le souci de
l'histoire, les préoccupations psychologiques avaient toujours
maintenus très près de la littérature et pour qui la peinture était
avant tout un moyen d'exprimer des idées. Donc Antoine Coypel,
et beaucoup d'autres après lui, vont parler peinture en transpo-
sant les hexamètres de Boileau :
Vous donc, qui secondé par un génie heureux,
Gourez de ce bel art le sentier périlleux...
Tout y passera : les conseils moraux; fuyez les flatteurs;
« cédez à la raison » ;
Que la nature soit votre guide fidèle.
Des vers de Boileau sont insérés tout crus ;
Que dans tous vos sujets la passion émue
Aille chercher le cœur, l'échauffé et le remue.
On est presque surpris de rencontrer parfois les noms de
Raphaël et du Guide. On attend ceux d'Homère et d'Euripide
dans cette contrefaçon nouvelle de VÉpilre aux Pisons. La prose
abondante dont l'auteur accompagne son poème n'est pas beau-
coup plus instructive. Dans ce bavardage didactique et ces plati-
(225)
HouRTicQ. — De Poussin à Watteau. i5
DE POUSSIN A WATTEAU
tudes morales, rien ou presque sur la peinture proprement dite.
Il est alors une critique qui annonce notre critique moderne;
mais c'est ailleurs qu'il la faut chercher.
Les simples amateurs d'art ne devaient point parler peinture à
la façon des conférenciers de l'Académie ; d'abord parce que dans
les belles œuvres ils ne cherchaient que leur plaisir et non des
recettes pour les recommencer; ensuite parce qu'ils s'intéres-
saient moins que les élèves de Le Brun et de Poussin aux mérites
de la conception, davantage aux qualités d'exécution qui sédui-
sent quiconque a l'œil voluptueux. Ce sont les mêmes qui, un
temps, ont opposé à l'intellectualisme de l'École leur admiration
pour les panneaux flamands, parfois vides de pensée, mais tou-
jours brillamment peints, les mêmes qui ont tenté d'exprimer
par des mots inconnus de Le Brun les nobles sensualités de la
peinture.
Sauf de Piles, le plus cultivé d'entre eux et qui fut de l'Aca-
démie, ils ne nous ont guère laissé de témoignages écrits. Ce
furent des amateurs à la sensibilité vive, mais sans prétention, à
qui sans doute il suffisait d'exprimer leurs prédilections par quel-
ques mots, quelques exclamations et quelques gestes. Mais
d'autres nous ont parlé d'eux, et il est possible de retrouver leurs
portraits dans la caricature que leurs adversaires nous en ont
donnée. Aux graves penseurs de l'Académie, ils semblaient comme
des forcenés. Dès 1662, M. de Chambrun se plaint de ces « curieux
modernes » qui ont inventé un « jargon exprès, avec lequel ils
exagèrent magnifiquement par des gestes et des expressions fort
emphatiques pour faire admirer la fraischeur et la vaguesse du
coloris, la franchise du pinceau, les touches hardies, les couleurs
bien empastées et bien nourries... et la morbidesse des carna-
tions ». « Cacopeintres », s'écrie encore vingt ans plus tard Res-
tout, « cacopeintres » qui s'attachent à des choses « basses » avec
des termes « pédantesques ». « Voyez, monsieur, reculer ce
paysage peint en petit volume.... » Car pour exprimer des « choses
basses » que saurait-on trouver sinon des termes extravagants?
Que ne parle-t-on plutôt « de la beauté, de la diversité, netteté et
(226)
LA CRITIQUE D'ART
sublimité des pensées, de cette manière noble et majestueuse de
traiter un sujet, de la discrétion à le remplir dignement et conve-
nablement à la vérité de l'histoire qu'il représente et au mode
dans lequel il se rencontre, de l'exacte et savante observation du
costume, etc. » C'est donc bien parce qu'ils s'intéressent à des
choses différentes que ces deux classes de gens ne s'entendent
pas; au fond de cette querelle de mots, il y a une opposition de
doctrines.
Chez ces'« impressionnistes » on peut voir par quel effort les
mots cherchent à rendre dans toutes ses finesses le langage des
lignes et des couleurs. La difficulté est considérable encore
aujourd'hui, alors que tout un vocabulaire pittoresque, un arsenal
de métaphores et de comparaisons a été peu à peu constitué pen-
dant plus de deux siècles. La difficulté était encore plus grande
lorsque les critiques d'art voulurent, avec des mots qui n'avaient
guère servi qu'à traduire des idées explicites, exprimer ce que le
peintre leur suggérait avec son langage muet de sensations. Ils
ne pouvaient pas laisser de côté les qualités techniques; ils sen-
taient bien l'importance du métier qui contient toutes les inten-
tions^du, créateur et que, s'il peut exister un grand peintre qui
n'ait ni philosophie, ni même d'idées au sens ordinaire du mot, il
ne saurait y en avoir sans une certaine maîtrise du pinceau, sans
une exécution parfaite. Voilà donc le critique d'art tenu de faire
passer dans ses mots des couleurs, des formes et des apparences
qui soient aussi des idées. Les Titans forcenés de Michel-Ange,
les visions phosphorescentes que Rembrandt noie en des ombres
mystérieuses sont des façons de penser et de parler. Le but de la
critique ne serait atteint que s'il expliquait cette psychologie pro-
fonde sans jamais laisser échapper les images qui en sont le sup-
port et qui leur donnent la beauté. Et le critique n'a pas la res-
source de créer des mots. Ces sensations neuves, c'est une langue
déjà vieille et très formée qui doit les exprimer. Avec des mots
attachés à d'autres emplois, il faut décrire des régions nouvelles.
Il serait donc infini de reprendre une à une les comparaisons,
les métaphores, les images de toutes sortes, l'argot d'atelier, les
bizarreries exotiques qui, au xvii^ siècle déjà, servirent à rendre
les voluptés de la peinture. Aucun des moyens actuels ne semble
alors avoir été ignoré. Les intempérances de ces novateurs nous
paraissent aujourd'hui timides, mais l'accueil qu'ils reçurent
(227)
DE POUSSIN A WATTEAU
prouve qu'ils effaraient leurs lecteurs, tout comme les plus tru-
culents de nos critiques modernes.
Et d'abord les comparaisons. Il en faut pour suppléer aux
indigences de la langue. Cherchez un terme pour nommer les
couleurs d'une palette même sobre; en dehors des expressions
chimiques, inutilisables en critique parce qu'elles ne sont pas
pittoresques, il n'y a guère de noms précis. Ceux qui existent
sont des restes d'anciennes comparaisons; des noms de fleurs
ou de pierres précieuses sont ainsi devenus des qualificatifs :
violet, mauve, lilas... topaze, ëmeraude, turquoise.... Les cri-
tiques ont naturellement recours à cette ressource tradition-
nelle. Quelques-unes de leurs comparaisons nouvelles reste-
ront dans la langue : la couleur de Giorgione est d'un « goût
brûlé »; Michel-Ange « donne dans la brique ». D'autres furent
moins heureuses. Nous ne comprenons plus pourquoi il faut
voir dans le coloris de Giorgione un jet d'eau impétueux, dans
celui de Titien, une paisible fontaine.... Les couleurs ne parlent
pas seulement aux yeux, elles suggèrent des sensations
tactiles. Les ennemis de Poussin l'accusent de « donner dans
la pierre »; ses amis condamnent Rubens parce qu'il « donne
dans la tripe ». Enfin, on se livre au jeu des sensations trans-
posées.
Pour un critique moderne, trouver une teinte « savoureuse »,
parler de la « sonorité » des couleurs, comme du « coloris »
des sons, est chose des plus simple. Ces « transpositions »
ont semblé utiles avant de paraître naturelles et peut-être
étonnèrent-elles d'abord un peu ceux mêmes qui les employaient.
Mais on devait bien vite s'habituer à un procédé qui enrichissait
aussi prodigieusement le vocabulaire des sensations. Si le
vocabulaire des yeux fait défaut, celui de l'ouïe ou du toucher
y suppléera. Vainement on chercherait un terme visuel pour
exprimer l'impression très particulière produite par certaines
couleurs et que les termes acide, aigre, transposés du goût,
expriment parfaitement. Les amateurs du xvif siècle trouvèrent
ainsi que certaines couleurs sont « suaves », d'autres « moel-
leuses »; d'autres au contraire « sèches » ou « dures ». Presque
toutes les sensations allaient ainsi prêter quelque chose au voca-
bulaire visuel.
Une de ces transpositions surtout a fait fortune et elle reste
(228)
LA CRITIQUE D'ART
aujourd'hui encore, la grande ressource en critique d'art,
c'est la métaphore musicale. Les hommes du xvii* siècle en
ont beaucoup usé. On la trouve déjà dans Félibienqui l'applique,
non à l'harmonie des couleurs, mais au rythme des lignes.
Il veut dans les formes « une symétrie, une proportion, une
grâce et une harmonie si grande » qu'elles satisfassent la vue
« de mesme que les accords de musique contentent les oreilles ».
Cette comparaison lui semble si juste qu'il en prend prétexte
pour s'étonner qu'on n'ait pu encore « établir des règles
assurées et démonstratives pour faire des ouvrages qui pussent
aussi bien satisfaire les yeux, comme avec le temps on a
trouvé moyen de satisfaire l'ouïe par des proportions harmo-
niques ».
C'est au coloris surtout que s'appliquèrent les métaphores
musicales et avec le coloris le rapport paraît en effet plus
étroit. Les peintres semblent avoir donné sur ce point l'exemple
aux critiques; les grands Vénitiens, Giorgione, Titien ou
Véronèse, aimèrent à confondre la couleur et la musique en
une même volupté; dans leurs savoureuses nudités, chez leurs
patriciens somptueux, la joie de vivre ne s'épanouit pleine-
ment que sous la chaleur passionnée des violoncelles; de même,
devant ces grandes fêtes de la couleur, l'allégresse s'éveille
en nous grave et recueillie, comme sous la caresse d'une sym-
phonie muette. Couleur et musique sont si apparentées que
les critiques ne pouvaient manquer d'appliquer à la première
tout ce qu'ils savaient de la seconde. Félibien disait encore :
« l'union et l'entente des couleurs, l'entente des ombres et des
lumières ». Bientôt, chez d'autres, les « douces sympathies »
deviennent des « accords touchants ». « Harmonie », « couleurs
concertées » et aussi « couleurs discordantes », seront désormais
des locutions habituelles. Maintenant que le goût est assez
raffiné pour priser les « heureuses dissonances de l'harmonie »,
la langue se fait savante et hardie pour les noter. L'assimilation
d'un tableau à un orchestre est courante chez de Piles. Mais
la musique n'intervient que pour signifier l'harmonie des
couleurs. Personne ne voit encore, dans une composition pitto-
resque, des variations sur un thème; personne non plus n'assi-
mile des colorations à des timbres, le rouge au trombone, le clair
de lune au son de la flûte. Pour le moment, les critiques
(229)
DE POUSSIN A WATTEAU
n'oublient pas qu'un commentaire doit expliquer, non obscurcir.
Comme ils ne regardent plus seulement ce que racontent
les peintures, mais comment elles sont exécutées, voici les
critiques tenus d'employer de ces termes qui ne qualifient pas
seulement la couleur, mais rappellent la matière qui la porte,
et la manière dont elle a été traitée. La langue littéraire du
xvii^ siècle était peu hospitalière à ces termes techniques
et les académiciens dédaigneux n'aimaient pas à s'entretenir
des vulgarités manuelles qui les assimilaient aux ouvriers.
Félibien, qui semble ne connaître de Rembrandt que ses der-
nières œuvres, n'en parle que pour plaider les circonstances
atténuantes. Devant la fougue pathétique du vieux peintre, il a
été surtout choqué par les brutaliltés de la facture. Les vrais
amants de la couleur n'ont pas de ces dégoûts : pour eux, les
couleurs ont une âme et un corps; elles sont une substance
fluide ou pâteuse, onctueuse ou granulée, traitée avec brutalité ou
caressée avec tendresse.
Mais devant les prouesses d'une belle exécution, nos amateurs
durent être embarrassés pour dire leur enthousiasme. C'est
l'argot des ateliers qui pouvait seulement leur fournir un vocabu-
laire. C'est là seulement que naissent ces expressions. Celui-là
doit en trouver qui, tout le jour, un pouce planté dans la palette,
écrase sur la planchette de noyer la substance fine et grasse, puis
la fait tourner dans l'huile qui la dilue; dans sa main la brosse
court, frotte la toile tendue et vibrante de son crin sec et hirsute ;
puis amollie, elle caresse tendrement une rondeur lumineuse,
estompe des transparences légères, étale un liquide qui bave sur
les bords, découpe un contour d'un empâtement brutal et enfin,
alourdie et embourbée, essuie en se tordant sur la toile une
boue précieuse, où de petits poils restent englués. Celui qui
manie continuellement l'outil doit parfois trouver de ces mots
expressifs, qui luisent comme des miniatures, coulent comme
de l'huile et sentent le vernis. Il les passe à l'homme de
lettres qui vient dans son atelier pour apprendre à « parler
peinture ».
Il ne faudra donc pas s'étonner outre mesure lorsque, un
peu plus tard, un farouche admirateur de Fragonard, les yeux
allumés de gourmandise, faisant claquer son pouce, rugira :
« Voyez quelle fermeté de touche, quelle fougue de pinceau,
(230)
LA CRITIQUE D'ART
ces laissés, ces lâchés. Comme c'est peint ii;rassement, ciel, quel
ragoût 1... Vous avez vu le nec plus ullra. pour le heurlé, le
roullé, le bien fouetté, le tartouillis. Le voilà, le voilà. \c véritable
iartouillis « et d'un pinceau fictif il fouette dans les airs la pâte
idéale de quelque monstrueux tartouillis. Sans doute les gens
du xvii'' siècle n'ont pas de Fragonard à mettre en prose. Leur
langue, comme leur peinture reste plus sage. Pourtant elle sait
au besoin noter une manière « grenée ^> ou ^^ hachée », une
« touche fière, moelleuse et bien empâtée ». Et même, à en
croire Ch. Co}*pel. si, dans les rides de quelque respectable vieil-
lard, il y a u d'heureuses épaisseurs de couleurs », ou entend
bientôt « le beau terme de patrouillis. » La méthode est dange-
reuse, il faut l'avouer. Mais convenons que Guillet de Saint-
Georges, l'historiographe des académiciens est tout de même
trop plat quand, pour montrer l'adresse d'un peintre habile, il
écrit qu'il u avait toutes les lumières dont le pinceau peut avoir
besoin ».
Pour cet impressionnisme pittoresque, nos amateurs d'art
trouvent encore de grandes ressources dans les langues étran-
gères. Ils n'ont pourtant rien emprunté aux Flandres, le pays des
peintres habiles et brillants, mais à lltalie. la u nourrice ^^ de leurs
peintres psychologues et historiens. La Flandre, qui leur apprit
des raffinements de la palette et du pinceau, ne leur a point
enseigné de mots. Les Flamands émigrés résistaient peu à l'assi-
milation; ils se montraient élèves dociles plus que maîtres origi-
naux, moins capables d'enseigner leur métier que disposés à
adopter celui des autres. De plus leur langue n'avait ni la sou-
plesse ni la richesse de leur peinture et, s'il y eut en France des
amateurs pour admirer le coloris de Van Dyck et de Téniers, il
n'y eut personne pour glaner dans la prose de l'honnête Karl Van
Mander. A cette époque, quand il y a contact entre le germanique
et le latin, entre le nord et le midi, le premier se laisse toujours
absorber par le second.
C'est donc à l'italien que l'on allait avoir recours. Sans doute
les grands peintres d'Italie ue se sont jamais beaucoup amusés
aux prouesses du métier et presque toujours. — sauf à Venise —
ils ont gardé un peu de la simplicité austère et nue de la fresque.
Pourtant leur production artistique, comme leur littérature pitto-
resque, montre une telle avance sur les nôtres, qu'ils peuvent
(-'31)
DE POUSSIN A WATTEAU
prêter non pas seulement les termes techniques, dont nous avons
parlé plus haut, mais quelques-uns des mots qui caractérisent
le mieux le « faire » {il faré) ou la « manière » [maniera) d'un
peintre. Ces noms italiens apportent dans les propos des cri-
tiques enthousiastes l'emphase de leurs syllabes chantantes :
maestria, vaghezza, morbidezza, freschezza, autrement expressifs
que les mots français correspondants. Quelle admiration dans
virtuosol Quel mépris dans strapazzonel Les véritables raffinés
se gardent bien de franciser tout à fait ces termes; ils se com-
plaisent à ces sonorités exotiques, qui fixent l'attention sur ces
mots, ce qui est une manière d'accentuer leur signification et de
les mettre au superlatif.
Car il n'y a personne comme le critique d'art, pour fatiguer
rapidement le terme le plus énergique. Lorsqu'il veut rendre la
vivacité de son admiration ou de son dégoût, il ne trouve jamais
dans la langue assez de moyens pour multiplier la force des mots
— même en ajoutant les grossissements de voix, les jurons et
tout ce qui se rapporte à l'action oratoire. Les grandes hyperboles
du commencement du xvii^ siècle, « plus beau qu'on ne saurait
imaginer, le plus touchant du monde », semblèrent vite d'une
discrétion anodine. Cette tendance est de tous les temps. Mettre
en prose ses sensations artistiques est d'une telle difficulté, que
les meilleurs écrivains ne croient y réussir que s'ils les ont
poussées au paroxysme. Les mots qui, comme toutes choses, ne
sont forts que par rapport aux mots faibles, perdent leur effica-
cité dans ce fortissimo continu. Taine dépeint le naturalisme
sensuel de Rubens sur un tel ton que, s'il lui eût fallu
parler ensuite de Jordaens, la voix lui eût manqué. Et c'est
pourquoi nos critiques d'art recherchent tant les mots rares,
inédits, les mots étranges, bizarres, tous ceux dont les arêtes sont
encore nettes, de préférence à ceux qui sont usés. Et c'est
pourquoi sans doute ce « cacopeintre » s'exprimait « avec des
termes si extravagans et des postures si grotesques » que Restout
« creut qu'il devenait fol ».
A la fin du xvii^ siècle, nos critiques d'art aux impressions vives
et au langage emporté, sont loin d'avoir acclimaté leur manière
de sentir et de parler. Antoine Coypel dit sans doute : « parler de
peinture aussi bien que de Piles », mais c'est là peut-être simple
politesse pour un ami. Son fils Charles reste encore sévère pour
(232)
LA CRITIQUE D'ART
ces « faux connaisseurs ». Il ne perd pas une occasion de pré-
tendre qu'il n'est pas besoin de « parler métier » pour juger une
peinture. A son gré, un tableau s'analyse comme une tragédie.
Et il met en scène deux amateurs pour opposer les deux écoles.
Le caquet do la nouvelle est étourdissant.
« Ehl que dites- vous, cette tête est divine I Regardez-moi cette
fonte, cette moële, ce tour pittoresque, cette touche hardie; comme
cet endroit est souillé I Quelle fabrique dans ces cheveux!
— Mais, mais, monsieur, le caractère...
— Le caractère, monsieur, le caractère; voyez comme ces sourcils
sont frappes, ce front heurté et peint à pleine couleur, puis retouché
à gras, pouf, pouf, pouf, comme ces gens-là faisaient rouler leur
pinceau! Comme cela est fouetté! Ah! monsieur, cela est divin. »
Contre une telle éloquence, toute résistance est inutile. Les
amis de la peinture et de la critique abstraites ont beau faire, du
moment que le temps est venu oii l'on savoure en peinture le
« ragoût », le « bien fouetté », tous les raffinements de la couleur
et les prouesses du pinceau, aucune force ne saurait interdire les
mots qui expriment le mieux ces impressions nouvelles. « Le
grand terme d'harmonie » paraît encore prétentieux à Charles
Coypel. Néanmoins, avec beaucoup d'autres, il entre dans l'usage.
La langue des conférences de l'Académie pouvait bien décrire les
œuvres de Poussin, le « peintre des gens d'esprit ». Mais le règne
est venu de Watteau, Chardin, Boucher, Fragonard, des peintres
qui ont un « beau pinceau ». Les ouvrages critiques, la littéra-
ture pittoresque admettent chaque jour davantage de ces expres-
sions qui, autrefois, dans la bouche des « cacopeintres » et des
« faux connaisseurs », soulevaient l'indignation de Restout et la
gaieté de Coypel.
Cette langue impressionniste, si difficile à constituer, n'obtint
une faveur de bon aloi que lorsque les habitudes nouvelles de
penser furent elles-mêmes admises par de bons esprits. Les
hommes du xviii^ siècle conserveront la plupart des prédilections
du xvii^ siècle, mais ils en donneront d'autres motifs ou môme
n'en donneront aucun. Après la raison universelle, la sensibilité
individuelle. Félibien a vu naître ce sensualisme du goût; il l'a
(233)
DE POUSSIN A WATTEAU
discerné dans cette méthode nouvelle des « curieux qui ne consi-
dèrent jamais dans les ouvrages qu'on leur montre, que ce qui est
conforme à leur connaissance ou à leur inclination et méprisent
tout le reste ». Il leur oppose la vraie doctrine qui est aussi celle
de la littérature et qu'il a su exposer avec plus de netteté qu'aucun
de nos écrivains classiques : avoir une « idée de la beauté et de la
perfection, non sur des exemples de choses modernes que le
temps n'a point encore approuvées, mais sur ce que la force de
l'esprit peut imaginer, ce que la raison en juge et ce que le
consentement des grands hommes en a prescrit ».
Au commencement du xviii" siècle, dans les Réflexions critiques
sur la poésie et sur la peinture de l'abbé Du Bos, on voit affirmer
fortement que les jugements d'art ne doivent pas être rangés dans
les vérités scientifiques, mais dans les impressions personnelles.
Le goût esthétique et le goût physique sont de même nature. L'un
préfère le Champagne, l'autre le vin d'Espagne : pure question de
palais. De même « la prédilection qui nous fait donner la préfé-
rence à une partie de la peinture sur une autre partie, ne dépend
pas de notre raison, non plus que la prédilection qui nous fait
aimer un genre de vie préférablement aux autres. Cette prédi-
lection dépend de notre goût et notre goût dépend de notre orga-
nisation, de nos inclinations présentes et de la situation de notre
esprit. »
Comment la sensibilité individuelle prend ainsi confiance en
elle-même, rien ne le fait mieux constater que la lente création
d'un langage nouveau, bizarre, imprévu, capricieux, barbare,
compliqué comme nos impressions, docile à les rendre avec toute
leur vivacité. Mais cette langue, ainsi qu'il arrive toujours, ne
restera pas simplement un signe d'idée ; à son tour elle va agir.
Les impressions, confuses et fugitives tant qu'elles sont anonymes
prennent avec le mot comme un accroissement d'existence, une
énergie plus forte, une sorte de matérialité, qui permet de les
manier et de les faire circuler. Quand un mot surgit, c'est une
idée latente qui monte au jour; une idée a pris forme, va se
montrer, et son image à son tour va se multiplier et se répandre.
La langue de la critique d'art déborde ainsi peu à peu de sa
spécialité dans la langue générale. Les formes gracieuses et le
coloris séduisant qu'elle décrit sont maintenant familiers et
nécessaires à toutes les sensibilités raffinées. On exige plus
(234)
LA CRITIQUE D'ART
de couleur de celui qui s'exprime avec des mots. Après avoir
trouvé les mots de la couleur, on veut trouver de la couleur dans les
mots. La littérature et la critique d'art se pénètrent et tout écrivain
est capable de faire un « salonnier ». Il faudrait une longue
analyse pour suivre cette diffusion de la langue d'art dans la
communauté littéraire. L'histoire d'un mot peut la symboliser, du
mot qui signifie à lui seul toutes les choses de la peinture. Le
terme pittoresque est au xvir siècle un néologisme qui appartient
exclusivement aux peintres : une histoire pittoresque est une
histoii'e de la peinture; une guerre, une discussion pittoresques,
sont une guerre, une discussion entre peintres. Puis on parle de
style pittoresque, et la qualité désignée rappelle de moins en
moins l'art de la couleur, à mesure qu'elle est de moins en moins
un privilège de la peinture. Le sens du mot s'étend et il perd de
sa précision technique. Pour remplacer pittoresque, qui ne rend
plus les mêmes services qu'autrefois, il a fallu trouver autre chose;
on a imaginé /?/c/ura/. Les termes d'art vont ainsi tour à tour se
perdre dans le domaine commun avec les impressions qu'ils
traduisent.
Vienne maintenant l'institution régulière des Salons et tout
naturellement s'épanouira une littérature « pittoresque » très
abondante. Lettres d'un Américain, Réflexions d^un aveugle,
Dialogues et antidialogues, paraîtront chaque année, manuscrits
et imprimés, publiés à Paris ou à Amsterdam, et le cercle où se
discute le mérite des peintres sera de plus en plus large. Diderot
qui passe pour un inventeur en critique d'art n'avait plus rien à
inventer. Depuis des années, d'autres avaient écrit des Salons,
avant lui, comme lui, aussi bien que lui. Il n'a rien apporté de
nouveau, pas un terme, pas une comparaison, pas une métaphore,
pas une plaisanterie. On a coutume, d'autre part, d'opposer la
critique « technique » de l'Académie royale à la critique « littéraire »
des Salons de Diderot. En réalité, les peintres de l'Académie, pour
parler de leur art, ont cru souvent devoir faire aussi de la « litté-
rature » et dans les dissertations esthétiques du xviir siècle
auxquelles se rattachent les Salons de Diderot, il y a beaucoup
d'impressions vraiment « pittoresques » bien qu'exprimées par
des hommes de plume. La véritable différence n'est pas là. Les
Académiciens, désireux avant tout de vérité ou de certitude,
rationalistes et systématiques, délaissaient les qualités purement
(235)
DE POUSSIN A WATTEAU
sensibles; les seconds, à qui suffisent les vagues notions de
l'impression personnelle, jugent sans principe, ou même se
dispensent de juger.
Les deux méthodes ont bien des inconvénients. Guilletde Saint-
Georges, historiographe des Académiciens décédés, fait, dans la
biographie de Le Brun une digression mélancolique pour déclarer
qu'il est ennuyeux et qu'il n'en peut rien. Comment décrire un
tableau d'une manière intéressante? On est réduit à raconter
l'histoire, à expliquer l'allégorie, ou à décrire la composition :
« il n'est jamais rien dit de l'art du peintre ». L'Académie s'était
montrée un peu trop dédaigneuse pour cet « art du peintre »;
mais ses conférenciers eurent le scrupule, le goût de l'exactitude
et, au moins à l'origine, le souci de ne parler que pour dire quel-
que chose.
Les critiques amateurs et les« feuilletonnistes », leurs héritiers
ont les mérites et les défauts inverses. Le danger, rarement évité,
est un bavardage prétentieux et tapageur, un charlatanisme
bruyant, un boniment verbeux, facile pour qui s'y est un tant soit
peu exercé. Dans ce qu'elles ont de bon, les deux méthodes ne
sont sans doute pas inconciliables. Il s'est rencontré, depuis Roger
de Piles jusqu'à Eugène Fromentin, des commentateurs méthodi-
ques et émus qui ont su voir qu'une technique est aussi une
psychologie, qui ont su montrer comment une façon de peindre
est aussi une manière de sentir. S'il y en a eu très peu, c'est qu'il
fallait, pour réussir, beaucoup de conscience et un peu de talent.
CHAPITRE VII
LE SALON DE ^699
l'exposition de peinture ouverte en 1699 PAR l'académie royale
PERMET DE PRÉSENTER UN TABLEAU DE l'ÉCOLE PARISIENNE A LA
FIN DU SIÈCLE \\ LES DERNIERS PEINTRES DE LA GÉNÉRATION DE LE BRUN
QUI ONT COLLARORÉ A LA DÉCORATION DE VERSAILLES || LA GÉNÉRATION
DES ÉLÈVES DE LE RRUN : JOUVENET, LA FOSSE; LEUR FIDELITE A
l'école EST ATTÉNUÉE PAR l'ÉCLECTISME || LES PORTRAITISTES, PAYSA-
GISTES ET ANIMALIERS, LARGILLIÈRE, RIGAUD, DESPORTES, MONTRENT
PLUS FRANCHEMENT Qu'iLS ACCEPTENT l'iNFLUENCE FLAMANDE 1| DIFFI-
CULTÉ d'accommoder l'enseignement ACADÉMIQUE ET LE NATURA-
LISME PITTORESQUE, LA PEINTURE d'hISTOIRE ET LE « MODERNISME ))
Il c'est a M^ATTEAU, un ARTISTE d'uNE GÉNÉRATION NOUVELLE, Qu'iL
SERA DONNÉ d'ÊTRE LE POETE ET LE PEINTRE DU MONDE PARISIEN ▲
LA FIN DU RÈGNE DE LOUIS XIV.
ON sait, par les registres de rAcadémie, que cette compagnie
ne manqua pas de s'adresser au grand public par des
expositions que les amateurs parisiens ont pu visiter, à
plusieurs reprises, au cours du règne de Louis XIV. Le public
qui venait assister parfois aux discussions d'où sortit l'esthétique
de l'école française fut admis aussi à suivre ses travaux, non
seulement dans leurs manifestations oratoires, mais dans leurs
résultats. Malheureusement, la « littérature d'art » n'existait
guère alors, surtout pour l'art contemporain, et ces expositions
nous ont laissé si peu de traces qu'elles semblent traverser l'his-
toire d'une manière clandestine. Une mention sur des registres 1
Peut-on se satisfaire de documents aussi furtifs? Il y eut un
(237)
DE POUSSIN A WATTEAU
public pour visiter les galeries du Louvre, approuver ou criti-
quer les œuvres exposées. Comment un « salonnier » ne s'est-il
pas rencontré pour nous laisser une description manuscrite des
expositions de la fin du siècle? Les œuvres que nous y verrions
juger ne nous sont pas inconnues; beaucoup sont aujourd'hui au
Louvre, à Versailles, dans nos églises de Paris ou nos musées
de province. Mais de leur groupement dans un « salon », devait
se dégager une physionomie générale de l'école parisienne, à une
certaine date. Nos salons annuels sont trop rapprochés pour nous
donner le sens de l'évolution. Mais des expositions séparées par
des intervalles de cinq ou dix ans nous fourniraient ces diffé-
rences entre les étapes dont les historiens ont besoin pour sentir
l'écoulement du temps et pour le décrire. En attendant qu'une
découverte vienne satisfaire notre curiosité, essayons de tromper
notre impatience en imaginant l'un de ces « salons » que visi-
tèrent les Parisiens, à la fin du xvii* siècle.
... Comme MM. de l'Académie royale décidèrent, en cette année
1704, d'exposer leurs meilleures œuvres, afin de faire connaître
au public les progrès que les beaux-arts accomplissent en France,
sous l'heureuse direction de cette docte assemblée, Armédon,
qui a toujours eu beaucoup de curiosité pour les beaux ouvrages,
vint me convier afin que nous visitassions de compagnie les
œuvres placées dans la grande galerie du Louvre, que le Roi a
généreusement mise à la disposition de son Académie. Lorsque
nous eûmes admiré ces œuvres savantes de nos plus habiles
peintres, nous ne pûmes nous séparer sans nous être entretenus
fort longuement des belles choses que nous avions examinées
ensemble, car la peinture qui est un art muet développe la
faconde de ceux qui l'admirent. Et la fin du jour nous trouva
dans le jardin du Luxembourg engagés dans une conversation.
« Il vous souvient, sans doute, me dit-il, que lors de l'exposition
que nous donnèrent MM. de l'Académie, il y a cinq ans, en cette
même galerie du Louvre, il circula dans le monde des curieux
une description de ces œuvres qui n'eut pas moins de succès
parmi les artistes que parmi les connaisseurs. Je regrette fort de
n'avoir point conservé une copie de ce petit morceau.
— Le voici, lui dis-je, et puisque vous trouvez agréable de vous
rappeler les œuvres que vous avez admirées en 1699, pour les
(238)
LE SALON DE 1699
XXIV. — Le salon de 1699, d'après une grai'ure anonyme. Nous sommes dans la
grande galerie du Louvre, où le jour pénètre encore par les fenêtres qui donnent
sur le fleuce. Parmi les visiteurs remarquer des moines qui dissertent en r»ontrant
des tableaux. Cest que parmi ces tableaux, il en est beaucoup qui sont destinés à
des églises de Paris, en particulier plusieurs œuvres importantes de Jouvenet.
mettre en parallèle avec ce que les artistes nous proposent en
cette année, je ne vous ferai pas désirer plus longtemps cette
lecture.
A l'entrée se présentaient d'abord deux portraits, l'un de
Sa Majesté et l'autre de Monseigneur, par M. Poërson. En quoi
M. Hérault, le décorateur de la galerie du Louvre, a agi raison-
nablement, car toute l'admiration que nous donnons aux chefs-
d'œuvre de nos plus savants peintres nous devons la reporter en
gratitude au prince dont la faveur et la munificence ont fait fleurir
les beaux-arts en ce royaume ainsi que les plantes croissent et
fructifient sous la chaleur du soleil. M. Poërson recueille des
applaudissements universels pour avoir reproduit d'un pinceau
savant ces traits souverains qui s'impriment si facilement dans
les cœurs et qu'il est si malaisé de reproduire sur la toile.
Parmi les illustres peintres dont les œuvres remplissent la
grande galerie du Louvre, les plus anciens ont eu la gloire de
travailler avec M. Le Brun aux appartements de Versailles. Leur
renommée est assise sur des fondements solides ; leur fortune est
en quelque manière attachée à celle du plus grand des rois et
leurs travaux seront admirés aussi longtemps que les yeux des
(239)
DE POUSSIN A WATTEAU
peuples seront fixés sur ces lieux magnifiques. Ainsi M. Coypel le
père, M, Paillet, M. Michel Corneille sont-ils de ces maîtres qui
sous la haute direction de M. Le Brun ont su peindre la gloire de
notre prince, la terreur de ses armes comme la douceur de ses lois.
M. Coypel le père a peint pour Trianon une suite sur les exploits
d'Hercule, où revit le grand goût que l'on voit briller dans les
compositions de l'illustre M. Le Brun. Il a été aussi le directeur
de cette Académie à la naissance de laquelle il n'a tenu que de
quelques années qu'il assistât; pour les jeunes gens qui vont
entrer dans la carrière avec le nouveau siècle, il apparaît comme
le témoin d'un âge glorieux et peut-être la noblesse que l'on
admire chez cet aïeul paraîtra-t-elle un jour trop sublime à nos
petits-neveux. Les œuvres qu'il nous présente sont quatre
tableaux qu'il peignit il y a tantôt vingt ans, dans le temps que
la gloire du Roi avait l'éclat de la jeunesse et que le char du soleil
n'était pas encore au milieu de sa course. Ils ont tous quelque
rapport avec les actions de notre monarque. Le premier repré-
sente Solon jeune qui soutient la justice de ses lois devant des
magistrats âgés; il tire sa pensée de l'admiration où furent les
ministres de Sa Majesté quand, à la mort du cardinal Mazarin,
elle résolut de gouverner sans premier ministre et les étonna par
la solidité de son jugement. Le second nous peint Ptolémée Phi-
ladelphe qui donne la liberté aux Juifs; la scène est en Egypte, à
Alexandrie, comme le marquent la pyramide et l'obélisque que
l'on voit dans le fond. Dans le troisième, Alexandre Sévère fait
distribuer du blé au peuple de Rome en un temps de disette, ainsi
que fit le Roi dans quelques années où le peuple de Paris souffrit
de la famine. Le quatrième enfin nous montre Trajan qui rend la
justice à ses peuples; ce prince vêtu d'une tunique d'or et d'un
manteau d'écarlate reçoit les placets au seuil de son palais et il
est facile de remarquer que celui qui fit les délices de l'univers
semble avoir pris quelque chose de la majesté et de la bonne
grâce du Trajan de notre siècle. Ces tableaux ont servi de modèle
pour les peintures du plafond de la salle des gardes de la Reine
à Versailles. On y retrouve cette savante pensée que M. Le Brun
voulut nous faire reconnaître dans toutes les parties du palais
de manière que nous ne voyons jamais que d'illustres actions de
héros de l'antiquité tandis que notre esprit est constamment
occupé par celui qui semble s'être proposé de les surpasser tous.
(240)
Cl. Haclielle.
JOUVENET : DESCENTE DE CROIX
{MitSif lin Louvre.)
DE POUSSIN A WATTEAU.
H. b, page 240,
LE SALON DE 1699
La Clélie de M. Paillet appartient à la suite des reines illustres
qui ont pris part aux travaux de Mars, ainsi que Rodogune,
Zénobie, Ipsicrate et Arpélie; en quoi ces princesses ne firent
qu'imiter l'exemple de Minerve qui abandonnait parfois les tra-
vaux de la maison pour devenir une guerrière fort redoutable.
Ces tableaux sont des pensées pour les peintures qui ont été
placées dans l'antichambre de la Reine à Versailles. Et c'est pour
le même objet que M. Paillet a peint une Arthémise combattant
sur les vaisseaux de Xerxès; la convenance du sujet est dans
l'allusion à la vaillance de la Reine lorsqu'elle ne craignit pas
d'accompagner le Roi durant le voyage qu'il dût faire dans les
Flandres pour recouvrer par les armes les places fortes que déte-
nait Sa Majesté son beau-frère.
Parmi les nombreux tableaux de saintetés ou de la fable que
montre M. Michel Corneille, nous avons reconnu dans son Aspasie
chez Périclès une partie du plafond du salon de la Reine à Ver-
sailles; et le visiteur ne peut se tenir d'admirer avec quel esprit
ce peintre a su nous marquer l'ardeur avec laquelle la feue Reine
cultivait les beaux-arts et les belles lettres. Cependant qu'Aspasie
rappelle son goût pour la philosophie et la poésie, Pénélope
appliquée à sa tapisserie représente son assiduité aux travaux de
Minerve, Sapho jouant de la lyre proclame son amour pour la
musique et Césicène cultivant la peinture fera connaître à nos
neveux quelle fut son inclination pour les beaux-arts. Ainsi
retrouve-t-on dans la galerie du Louvre quelques-unes des plus
belles pensées qui nous élèvent l'esprit dans les appartements de
Versailles.
M. Colombel raconte quelques histoires glorieuses de l'Écriture
et de la fable avec cette observation des règles, cette entente des
convenances qu'il a étudiées dans les œuvres de Raphaël et de
son compatriote Poussin, dont au reste il égale les vertus autant
qu'il en admire le génie.
Il n'y a point de peintre qui ne mérite ou n'obtienne de plus
grands applaudissements que M. Jouvenet, depuis le temps qu'il
reçut l'approbation unanime avec l'admirable tableau qu'il peignit
à vingt-quatre ans pour le mai de Notre-Dame. L'achèvement
du palais de Versailles et les soins de la guerre ont détourné
depuis quelques années des grandes entreprises; mais si le Roi
cherchait un nouveau Le Brun pour quelque nouvelle galerie, il
(241)
HouRTicQ. — De Poussin à Watteau. ï6
DE POUSSIN A WATTEAU
trouverait dans son Académie des peintres comme M. Jouvenel
ou M. de la Fosse pour lui prouver que les élèves sont dignes de
continuer leur maître. M. Jouvenet s'est composé une manière
qui doit autant à l'étude de la nature qu'à celle des anciens. Son
génie a du feu; son pinceau est facile; son imagination donne
dans le grand et ses compositions vont au sublime. Son dessin
est fier et ses draperies sont jetées avec noblesse. Chez lui les
passions sont ingénieuses à trouver des mouvements qui les
expriment avec clarté et cependant les mouvements les plus vifs
entrent dans l'économie du tout ensemble. Souvent les attitudes
s'ajustent de manière à composer la pyramide, qui est le mode
de grouper le plus solide en même temps que le plus raisonnable.
Il copie dans la nature ce qu'elle a de plus piquant et de plus
pittoresque et comme il a le grand goût sa manière ne tombe
point dans le trivial. Enfin jamais on n'a dispensé les lumières
et les couleurs avec une entente meilleure du clair-obscur et du
ton local.
Pour le grand autel des Capucins de la place Louis le Grand,
il a peint une Descente de Croix et dans la galerie du Louvre
l'empressement n'a pas cessé un jour devant ce tableau. Des
particuliers, il est vrai, faisaient remarquer que M. Jouvenet
avait rassemblé un trop grand nombre de personnages pour
déposer le corps de Notre Seigneur, que, s'il fallut plusieurs
bourreaux pour soulever la croix, deux ou trois hommes suffi-
saient pour le laisser glisser à terre. Ils ajoutaient que les Saintes
Ecritures disent que Joseph d'Arimathie détacha lui-même le
corps de Jésus pour l'ensevelir dans le tombeau qu'il avait fait
creuser dans le rocher. A quoi il était aisé de répondre que
l'Écriture ne nomme point les serviteurs qui accompagnent les
personnes de condition et que rien n'empêche que Joseph d'Ari-
mathie, qui était un sénateur de considération, n'ait ordonné
aux gens de sa maison de l'aider dans l'accomplissement de son
action pieuse, attendu que pour déclouer et descendre ce coi'ps
il fallait d'abord montrer des efforts de portefaix; et c'est en
quoi se marque bien le discernement de M. Jouvenet qu'il a
employé des hommes du commun à ce travail mécanique et qu'il
les a rendus attentifs seulement à ne pas laisser choir leur
fardeau, tandis qu'il mettait seulement entre les mains de
Joseph d'Arimathie et de saint Jean le linceul où ils vont recueillir
(242)
LE SALON DE 1G99
leur maître et n'occupait leur visage qu'à exprimer les sentiments
de la pitié et de l'amour.
Les connaisseurs n'ont pas donné moins d'applaudissements à
la grande composition en largeur dans laquelle M. Jouvcnet a
représenté les Vendeurs chassés du Temple. Jésus-Christ y apparaît
dans l'attitude et avec la majesté d'un Jupiter tonnant; en quoi
l'on doit encore admirer le savoir et le jugement du peintre parce
qu'il n'a point engagé Notre Seigneur dans ce désordre et cette
violence que certains ignorants admirent chez quelques maîtres
flamands; mais plutôt il l'a animé d'un courroux majestueux et
non de cette fureur de frapper qui sied davantage à un valet de
meute qu'à un Dieu qui exerce la justice. Et les marchands n'en
fuient pas moins dans la plus grande précipitation et le plus
grand désordre, comme il arrive à ceux qui ne sont pas tellement
enfoncés dans l'erreur qu'ils ne soient tout près de la reconnaître
quand ils reçoivent un signe certain de la colère de Dieu. Mais le
soin de leur fuite ne leur fait point oublier les intérêts de leur
trafic et ils tâchent à entraîner avec eux leurs troupeaux et leurs
marchandises, bien que l'allure tranquille des bœufs n'aille pas
sans retarder quelque peu leur retraite. Et les gens qui savent
regarder ne manquèrent pas d'observer ce pharisien à qui son
avarice donne quelque courage, puisqu'il va, à la manière des
animaux qui rampent, ramasser jusque sous les pieds de Notre
Seigneur, des pièces de monnaie, montrant par cette action qu'il
préfère la douleur et la honte de recevoir le fouet au chagrin de
perdre quelques écus. Cependant que d'autres connaisseurs
admiraient un groupe de femmes et d'un enfant par lequel ce
savant peintre a voulu nous faire voir des mères attentives à
protéger leur fille, en quoi il s'est montré encore exact observa-
teur, car l'avarice ne doit pas aller chez une mère et une
grand'mère jusqu'à arracher du cœur humain une passion aussi
profonde comme est le sentiment d'amour maternel.
Dans un troisième grand tableau, M. Jouvenet a peint la Made-
leine aux pieds de Notre Seigneur chez Simon le Pharisien; ce
tableau sera placé comme celui des Marchands chassés du Temple
dans l'Eglise Saint-Martin-des-Champs. Et quelques-uns ont
remarqué qu'il avait emprunté au tableau du Véronèse que la
ville de Venise a donné au Roi quelque chose de sa magnificence,
car on admire un grand luxe de colonnades et un grand concours
( 243 )
DE POUSSIN A WATTEAU
de personnages, de convives, de serviteurs et de curieux. Des
censeurs ont même reconnu que M. Jouvenet était allé jusqu'à
se peindre lui-même, ainsi que des dames de sa famille parmi les
curieux que la présence de Jésus-Christ ont attirés dans le palais
de Simon le Pharisien et ils ont rappelé que cette licence avait
été formellement condamnée dans plusieurs délibérations de
l'Académie. Ces malintentionnés ont bien mal compris la parabole
de l'Evang-ile, puisque, dans l'instant même que Jésus sous leurs
yeux pardonne à la pécheresse, ils ne songent qu'à relever les
péchés du prochain. Ils devraient plutôt considérer que ce savant
peintre est bien loin d'être tombé dans la faute de Véronèse, car
s'il a admis qu'il pouvait, d'une galerie, contempler cette action
mémorable du Christ et de la Madeleine, il ne s'est point permis
de prendre place parmi les convives pour laisser entendre qu'il
avait pu s'asseoir à la même table que Notre Seigneur. Son
action fait voir la raison de sa présence; il montre à de jeunes
demoiselles dont la parure indique qu'elles n'ont pas renoncé à
plaire, la Madeleine agenouillée en suppliante et, à l'expression
de son visage, on entend la leçon de ce père et qu'il vaut mieux
pouvoir compter sur la justice du Seigneur que sur sa miséricorde
et qu'il convient d'éviter le cas d'être remis de ses péchés. S'il
est vrai que la perruque de M. Jouvenet ni la coiffure des demoi-
selles n'ont paru dans le palais de Simon le Pharisien, on peut dire
également qu'on n'y a peut-être pas vu des anges descendre du
ciel et que cependant personne ne reprend le peintre de les avoir
représentés. L'Académie n'a-t-elle pas été peut-être un peu bien
prompte à condamner toutes les licences prises contre le costume
et puisque les peintres sont autorisés parfois à s'écarter du
naturel pour se jeter dans le merveilleux, ne peut-on aussi parfois
tolérer quelques infidélités à l'histoire en faveur de la fantaisie
pittoresque et de la piété?
M. Jouvenet emploie l'éloquence de son art à montrer la
grandeur de l'Écriture; il fait servir à la gloire de la religion les
règles admirables qui ont été enseignées dans ce siècle par les
savants professeurs de l'Académie royale. Et tout en observant
les règles, son génie reste plein de feu. Il est le fidèle continuateur
de Poussin et de l'illustre M. Le Brun. S'il est obligé d'inventer
mille incidents pour enrichir ses compositions, il ne peint que des
circonstances héroïques et qui conviennent à la grandeur de sa
(244)
LE SALON DE 1699
tragédie. S'il a dû renoncer à la simplicité des œuvres de Poussin,
c'est que cette simplicité qui est admirable dans des peintures de
cabinets, où elles font les délices de quelques connaisseurs, ne
peut être conservée aussi peu chargée de matière dans des
tableaux qui doivent être regardés de loin par la multitude des
fidèles.
Monsieur de la Fosse s'est acquis un applaudissement universel
quand il a peint le plafond de la Chambre du trône à Versailles.
Cet élève chéri de l'illustre M. Le Brun a cru pouvoir ajouter
encore aux leçons qu'il avait reçues de son maître lorsque,
possédant le beau dessin qui s'enseigne à Florence et à Rome, il
vint séjourner à Venise pour y étudier la bonne manière de
colorer. Aussi tandis que les uns excellent en une partie et les
autres l'emportent pour une autre qualité, il n'est personne qui
ait acquis un plus grand nombre de parties de l'art difficile de la
peinture. Il remplit donc avec une autorité reconnue de tous la
charge de Directeur de TAcadémie et on ne saurait confier à un
maître plus savant le soin de diriger notre jeunesse. Si l'on vou-
lait énumérer seulement toutes les beautés que l'on admire dans
les tableaux qu'il nous propose, le détail en serait infini. Mais
on y voit d'abord son inclination de plus en plus marquée vers
l'école des coloristes. A l'image de son savant ami, M. de Piles,
qui vient d'être agréé à l'Académie à titre de conseiller, il paraît
bien que M. de la Fosse est fort prévenu en faveur de Rubens et
de Van Dyck pour leur admirable conduite de la couleur et en
faveur du Corrège pour le vague de sa manière. Il ne saurait
choisir de meilleurs modèles et l'on dit qu'il aura bientôt occasion
de montrer le beau savoir qu'il a pris dans la contemplation de
la célèbre coupole de Parme peinte par le Corrège, s'il est vrai
que le Roi s'en remet à son habile pinceau pour la peinture de la
coupole que M. Mansart a élevée sur la nouvelle église des
Invalides.
Parmi les nombreux tableaux sortis de cette main savante, les
connaisseurs ont admiré surtout celui où il nous montre Minerve
qui naît du cerveau de Jupiter et l'on imagine déjà le bel effet
que produira cette composition quand elle sera au plafond de la
galerie de M. Crozat qui Ta demandée à son ami; et il s'est trouvé
des particuliers qui ont fait remarquer que cette magnifique
peinture ne serait point transportée en pays étranger dans cette
(245)
DE POUSSIN A WATTEAU
collection où l'on admire les chefs-d'œuvres de Venise, d'Anvers
et d'Amsterdam, tant il est vrai que M. de la Fosse a su emprunter
ce qu'elles ont de plus beau à chacune de ces écoles.
En ses tableaux d'histoire, M. de la Fosse ne craint pas de
donner dans le goût moderne, en quoi il plaît au plus grand
nombre, mais non pas sans soulever les critiques de certains
censeurs moroses, ces laudatores temporis acff dont parle Horace.
Il est constant que ce peintre, lorsqu'il met en scène Andromaque,
Abigaïl, ou même les filles de Loth, ne craint pas de les parer
suivant une mode qui tient de Versailles ou de Paris. Sur le cou
de ces aimables princesses on voit briller les perles et même leur
taille est serrée dans des corsets, de manière à montrer cette
dignité et cette grâce sans lesquelles nous ne saurions plus
reconnaître la beauté. Avant de gronder, que nos censeurs, si
prompts à rappeler l'austérité de l'histoire et le respect du costume,
réfléchissent que si les statues antiques ne montrent aucune de
ces frivolités qui donnent à nos yeux tant de piquant à la beauté
du sexe, c'est sans doute parce qu'elles représentent seulement
des personnages de la fable; et s'il est vrai que les déesses sur
l'Olympe n'ont point usé de ces artifices, il n'en fut point de même
des princesses et des dames de condition de Jérusalem, de
Thèbes, d'Athènes ou de Rome, car nous lisons souvent chez les
prophètes, les moralistes et les historiens des reproches fort
sévères contre le luxe féminin. C'est un grand danger pour nos
peintres qui vont à Rome de croire que les hommes de l'antiquité
furent des hommes de marbre, comme ceux que l'on rencontre
dans les galeries et dans les vignes. M. de la Fosse s'est bien
gardé de tomber dans ce travers et il prétend que le respect de
l'histoire ne nous oblige nullement à penser que les dames de
l'Egypte ou de la Grèce n'usaient pas des artifices de la parure
pour donner plus de piquant à la simple nature.
M. Goypel le fils est dans les mêmes sentiments; et l'on ne peut
imaginer rien de plus plaisant que son Jugement de Salomon, son
Moïse sauvé ou son tableau de Vénus et Enée. On ne saurait mieux
accommoder les héros de l'illustre M. Poussin ou de feu M. Le
Brun au goût de notre jour. Nous ne souffrons plus môme dans
la tragédie cette sorte de tristesse philosophique et revêche par
laquelle nos ancêtres pensaient retrouver l'austérité lacédémo-
nienne. Pour un héros, en peinture comme au théâtre, la première
(246)
LE SALON DE 1699
règle est de plaire. On a pu entendre, parmi les visiteurs de notre
galerie, des censeurs qui avaient connu l'illustre M. Poussin,
reprocher à M. Coypel d'avoir dépeint Énée sous un aspect trop
tendre et trop galant; faut-il donc penser (jue ce prince, parce
qu'il fut un guerrier redoutable et triompha de l'aimable Turne,
ne savait pas porter son manteau ni se présenter avec grûce et ne
lisons-nous pas dans Virgile qu'il n'eut qu'à paraître pour elTacer
dans le cœur de Didon l'image que Sichée y avait laissée en
mourant et que la vue du héros fit incontinent oublier à cette
infortunée princesse une perte aussi sensible que celle d'un
premier mari?
M. Coypel le fils ne craint pas de reprendre les sujets
déjà traités par Poussin dans l'admiration de qui il a été nourri
par son illustre père et l'on peut dire que, tout en suivant la voie
tracée par le Raphaël de. notre nation, il a pourtant été plus loin
dans la vraisemblance que ce grand homme, en ce qu'il a su
rendre avec plus de magnificence la majesté royale. Car s'il est
quelque chose que l'on peut retirer à l'admiration que l'on doit à
un peintre si savant, c'est, quand il peignait le roi Salomon, ou le
pharaon d'Egypte, ou la fille de ce seigneur, d'avoir feint que
la cour de ces princes montrait la même simplicité que nous
trouvons dans sa propre vie. Pour avoir vécu loin du monde, loin
des cours, sans même un serviteur, dans une petite maison de la
voie du Babouin à Rome, il lui a manqué de ces images du faste
dont les yeux se nourrissent et que l'esprit retrouve quand il veut
imaginer une audience dans le palais du roi Salomon. Car la
splendeur en était si grande que nous nous lassons plus vite d'en
lire la description que l'écriture d'en énumérer le détail, et que
le bruit en parvint par de là les déserts jusqu'aux oreilles de la
reine de Saba. Tout au contraire, à la manière dont M. Coypel
peint le palais du roi Assuérus ou de la reine Athalie, on reconnaît
un homme qui fréquente la cour d'un roi qui a dépassé en gloire
tout ce que les Anciens nous racontent des princes les plus
puissants de l'Egypte et de l'Asie. Et quand ces éternels mécon-
tents vont partout répétant que le roi de France a prêté son garde
meuble à la reine de Jérusalem et que le roi Assuérus foule des
tapis des Gobelins, M. Coypel pourrait aisément les confondre en
leur rappelant que nous savons par le livre d'Esther que les gale-
ries du palais de S use furent garnies de tentures magnifiques et
(247)
DE POUSSIN A WATTEAU
que les anciens Perses nous ont beaucoup précédés dans l'art de
tisser des tapis,
M. Goypel recueille les fruits d'une éducation qui lui fut donnée
par un père aussi habile que prévoyant. Il n'a pas seulement
exercé son pinceau à l'atelier; il a nourri son esprit par la lecture
des bons auteurs et par cette expérience des mœurs qui ne
s'acquiert que dans la société des hommes. On voit bien devant
ses œuvres que la peinture n'est pas seulement ce métier tout
mécanique qui ne tend qu'à l'imitation des choses, mais qu'elle
égale la poésie par toutes les pensées qu'elle peut exprimer. Dans
son grand tableau qui représente Alhalie chassée du Temple, on
applaudit un émule de M. Racine, et si la tragédie de cet illustre
poète était un jour mise au théâtre, les acteurs ne sauraient mieux
faire que de venir étudier devant le tableau de M. Coypel les
attitudes et l'expression des passions.
J'arrive à M. de BouUongne l'aîné, mais ce n'est pas sans
trembler un peu que notre plume va tenter une appréciation des
tableaux qu'il propose à notre examen.
— Je vous entends fort bien, interrompit Armédon en souriant;
il ne m'échappe point que vous n'avez pas oublié comment
M. de BouUongne se vengea d'un censeur dont les critiques
avaient échauffé sa bile. Le Mercure galant ayant excité son
humeur, il le montra dans un dessin, dont la gravure a beau-
coup circulé en ville, sous les traits d'un malheureux fouetté par
les Muses. En quoi il parut bien que, en cette circonstance,
M. de BouUongne avait engagé pour sa défense les Furies plutôt
que les Muses.
— J'espère, repris-je, que ces déesses du courroux nous épar-
gneront pour cette fois, car je n'ai que des louanges pour le
savant pinceau de M. de BouUongne et pour ses inventions
galantes. Se peut-il rien imaginer de plus piquant que le petit
tableau de la jeune fille dont l'oiseau s'est envolé et que cet
enfant de qualité qu'un petit chien caresse malgré la jalousie
d'un chat?
En même temps M. de BouUongne nous donne à admirer la fille
de Jephté, le sacrifice d'Iphigénie et nous fait bien voir qu'il sait
nous arracher des larmes sur le triste destin de ces jeunes prin-
cesses, comme il nous a fait sourire sur les jeux de ces deux
jeunes filles à mi-corps dont l'une tâche d'attraper une puce
(248)
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DE POUSSIN A WATTEAU.
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LE SALON DE 1699
qu'elle voit sur la chemise de l'autre. Et c'est en quoi il faut
admirer nos peintres qu'ils sachent ainsi passer du plaisant au
sévère, du galant à Théroïquo; un talent, quand il contient des
parties aussi dillércntes, présente toujours au curieux quelque
aspect par lequel il doit lui plaire; de la même bouche il souffle
le chaud et le froid et du même pinceau il recommence Poussin
ou Gérard Dou.
Nos petits neveux connaîtront les hommes de maintenant
beaucoup mieux que nous-mêmes nous ne connaissons les hommes
d'autrefois, tant sont habiles et faciles les pinceaux de portrai-
tistes comme MM. de Troy, Rigaud et Largillière, dont la science
nous paraît surpasser même celle de feu M. Mignard. Et pourtant
l'Académie a sagement estimé que le genre du portrait ne pouvait
égaler en dignité celui de l'histoire, ni même les bacchanales et
les grotesques. De même que, dans la création, toutes choses ne
s'égalent pas en noblesse et que la pensée est plus noble que le
corps, comme le corps est à son tour plus noble que la matière
inanimée, de même il convient d'observer, dans les divers sujets
que traitent les peintres, un ordre de dignité suivant qu'ils parti-
cipent de la dignité de la pensée. Il est donc équitable que les plus
hautes charges et, en particulier celle de professeur, soient
réservées aux peintres d'histoire, tandis que ceux qui ne font que
chercher la ressemblance du visage humain ou des objets ina-
nimés se doivent contenter du titre de conseillers. On dit que des
difficultés se sont élevées à ce sujet quand M. Rigaud s'est
présenté à l'Académie et qu'il a demandé d'être agréé à cette
illustre compagnie au titre de peintre d'histoire. Bien qu'il ne
lui eût pas été impossible de faire ses preuves d'historien, et que
l'on pût aisément présager qu'il en remplirait les charges avec
honneur, quelques-uns ont fait valoir que le talent de M. Rigaud
n'était point mis en doute mais que la préséance de l'histoire ne
devait pas être amoindrie par l'accession d'un peintre de portrait
aux honneurs qui sont le privilège de ce genre supérieur. Et
tandis que les uns vont proclamant que, par la force de son génie,
M. Rigaud a haussé la dignité du portrait à la hauteur de
l'histoire, des malintentionnés font valoir que ce peintre entend
fort bien ses intérêts, puisqu'il ne veut ni renoncer aux avantages
spirituels qui sont attachés à l'emploi d'historien, ni aux avan-
tages temporels qui récompensent le travail du portraitiste. C'est
(249)
DE POUSSIN A WATTEAU
à cette contestation qu'est dû que M. Rigaud, bien qu'il ait été
agréé depuis plus de quinze années, n'a point encore été reçu à
l'Académie. Je n'aurais point conté ce procès académique à nos
lecteurs, si je n'avais été dans l'obligation de leur faire connaître
comment les œuvres de M. Rigaud, qui travaillent si fort pour la
gloire de l'art français et pour l'honneur de l'Académie, sont
absentes de cette réunion des meilleures œuvres que cette illustre
compagnie présente à la censure comme à l'admiration du public.
Tous ceux qui ont pu admirer depuis quelque temps le beau génie
de ce peintre et l'air de dignité qu'il donne à ses modèles, auront
sans doute regretté qu'il ait cru devoir, comme Achille, rester
sous sa tente. Peut-être inspireront-ils à la docte assemblée, non
point de sacrifier les prérogatives de l'histoire, mais en faveur des
marques qu'il a données de son talent, d'agréer M. Rigaud comme
peintre de portraits historiés ; ainsi resterait-il un portraitiste et
en même temps il pourrait bénéficier des privilèges, titres et
honneurs qui sont attachés à la peinture d'histoire.
— Ce vœu, interrompit Armédon, a sans doute touché l'Aca-
démie, car il me souvient que, le 2 janvier 1700, M. Rigaud fut
reçu dans la Compagnie tant sur ses talents pour l'histoire que
pour les portraits et qu'il présenta à cette occasion, le portrait
historié du savant sculpteur feu M. Desjardins, l'un des quatre
recteurs de l'Académie.
— M. de Troy n'a pas offert moins de vingt portraits à notre
admiration et devant tant de visages spirituels on ne pouvait
manquer de penser qu'il n'est point d'objet plus aimable pour un
peintre que de reproduire les traits d'une figure expressive. La
peinture d'histoire demande, il est vrai, un génie plus fort. Mais
de même que nous applaudissons aux tragédies de MM. Racine
ou Campistron sans que les passions héroïques que décrivent ces
illustres poètes nous empêchent de prendre plaisir aux « carac-
tères » de M. de La Bruyère, ainsi la peinture des héros de l'anti-
quité ne doit pas nous retenir d'aimer aussi la peinture des
hommes de notre temps. Mais à la diflerence de ceux de notre
moderne Théophraste, les modèles de M. de Troy ne doivent pas
faire difficulté à se laisser reconnaître. Notre époque, grâce à nos
savants peintres, léguera de spirituels portraits pour dire à nos
neveux combien les gens de notre temps se présentaient avec
grâce et combien il y avait de goût et de propreté dans leur
(250)
LE SALON DE 1699
parure. Nos grands-pèros montrent dans leurs anciennes bordures
des visages plus sévères et plus do tristesse dans leur tenue, soit
que la politesse moderne ne les eût pas encore touchés, soit
plutôt que les artistes de ce temps ne s'étaient pas encore tout à
fait dégagés de la barbarie gothique. Les sujets du roi Henri IV
ou de Louis XIII ne laissent pas voir comme les hommes d'au-
jourd'hui un désir de l'aire valoir leur mérite; ils montrent plus de
franchise et de rudesse. Chez nos gens, on reconnaît même dans
leur portrait cette politesse qui naît de l'usage du monde et qui,
à défaut de la réalité qui ne serait peut-être pas toujours très
belle, nous laisse voir les apparences qui sont presque toujours
aimables.
C'est l'homme tel que le façonne la société et non celui qui sort
des mains de la nature que nous présentent nos portraitistes. II
parle ou bien il va parler; il sourit en simulant qu'il vous écoute;
il fait un geste pour se faire mieux comprendre ; il parle de tous
les traits de son visage, de tous les mouvements de ses doigts. Et
quand il se tait, son regard quête encore notre assentiment; qu'il
soit une belle coquette du faubourg ou un président à mortier, il
veut plaire. Pour faire valoir leur jolie main, les dames cueillent
une fleur, agacent un perroquet, choisissent une pêche ou flattent
un petit chien et il faudrait être un Huron pour ne pas remercier
d'un madrigal cette jolie dame qui se met en frais pour obtenir
un compliment.
Les éclievins de M. de Largillière ne sont point du même temps
ni de la même école que ceux que feu M. de Champaigne peignit
pour la Maison de Ville. Ceux d'autrefois se tenaient à genoux, le
visage grave, les mains jointes vers sainte Geneviève et les plis
de leur robe tombaient comme la bure des frères Minimes; les
échevins de M. de Largillière sont souriants; leurs robes brillent
de mille reflets comme celles de belles marquises et leurs doigts
ne tiennent pas en place, comme s'ils pinçaient du théorbe ou de
la harpe. Dans un grand tableau en largeur, M. de Largillière
nous a fait voir MM. de Ville assemblés pour faire hommage à la
princesse de Savoie, ou plutôt à un portrait de cette princesse
que Mercure présente au duc de Bourgogne; ces échevins ont
l'air de fête qui convient en une circonstance aussi heureuse. Ils
ne paraissent pas moins riants dans le grand tableau qui vient
d'être placé dans l'église de Sainte-Geneviève auprès des reliques
(251)
DE POUSSIN A WATTEAU
de la sainte. Il n'est pas de peintre auquel il soit plus avantageux
de se confier si l'on prétend se montrer sous un beau jour. Ce
n'est point que l'art de M. de Largillière soit mensonger; il n'en
est pas de plus véridique; mais il a appris à l'école de Rubens et
de Van Dyck cette couleur fleurie qui donnerait de la fraîcheur et
de la vivacité même aux chairs de Lazare le ressuscité. Chez ce
peintre, les carnations dénoncent un sang pur et vif; le regard est
brillant et la mine éveillée; le teint frais est la marque d'une
bonne humeur et l'embonpoint la marque d'une bonne nourriture.
Et je ne doute pas que cet habile pinceau ne donne un conten-
tement parfait même aux modèles qui sont pourtant toujours
assez difficiles à satisfaire.
Il est un point où se marque aussi la grande estime où M. de
Largillière tient l'œuvre de Rubens et tout d'abord cette galerie
que l'illustre maître d'Anvers a peinte pour la reine Marie de
Médicis dans le palais du Luxembourg, c'est quand il mêle des
personnages réels avec des dieux et des figures allégoriques. S'il
est vrai que le mariage de Mgr le duc de Bourgogne vient d'ap-
porter à ce royaume la prospérité en même temps que la paix, il
est constant aussi que MM. les Échevins n'ont point vu Mercure
descendre du ciel pour présenter le portrait de la princesse avec
la corne d'abondance. Pour défendre M. de Largillière contre la
critique de certains censeurs, je ne puis mieux faire qu'emprunter
le truchement d'un de nos plus savants connaisseurs que l'Aca-
démie vient d'agréer parmi ses membres comme conseiller ama-
teur. L'illustre M. de Piles, dans le savant ouvrage qu'il vient de
publier sur « l'idée du peintre parfait », pour défendre son cher
Rubens du reproche d'avoir mêlé la fable et la réalité, écrit que
ce peintre « n'a point confondu la fable avec la vérité, mais plutôt
que pour exprimer cette même vérité il s'est servi des symboles de
la fable. Et, dit-il, si le peintre, dans la vue de s'exprimer, a jugé
à propos de représenter les Divinités de la fable parmi les figures
historiques, il faut considérer ces symboles comme invisibles
et comme n'y étant que par leur signification. C'est dans ce sens
que le deuxième Concile de Nicée, autorisé en cela par l'Écriture,
a permis de représenter aux yeux des fidèles, Dieu le père et les
anges, sous des figures humaines. Et les chrétiens étant suffi-
samment prévenus contre ces apparences, qui ne sont que pour
leur instruction, doivent, pour en profiter, entrer dans l'esprit du
(252)
LE SALON DE 1699
peintre, et les regarder comme n'y étant point ». Le tableau de
M. de Largillière se doit donc entendre très aisément et il convient
d'admirer avec quelle ingéniosité il a su mettre devant nos yeux
ce qui ne se peut généralement dire qu'à l'esprit. Que s'il est de
ces censeurs moroses à qui ces aimables allégories fassent offense,
ils n'ont que faire dans une galerie de peinture et se doivent
contenter de lire sur le livret les titres des tableaux ; mais pour les
curieux de peinture, ils accepteront volontiers qu'une belle pensée
flatte le sentiment de nos yeux pour mieux atteindre notre enten-
dement. La vérité, non plus que la vertu, n'a point fait vœu d'être
haïssable.
M. Bouys a peint le portrait de Mgr Laforge, général des
Mathurins, celui de M. Despréaux-Boileau, célèbre poète, de
M. Fermel'huis, fameux connaisseur, et celui de M. de Troy, le fils
de son maître et déjà un peintre fort savant. Et puisqu'il se trouve
mêlé à une assemblée de personnes aussi illustres, il est permis
de penser que M. Bouys lui-même atteindra la postérité du bruit
de sa renommée; la gloire de ses modèles se porterait garante de
l'immortalité de son nom, même si la science de son pinceau n'y
suffisait pas.
Les petits paysages de M. Forest n'ont cessé de retenir une
grande affluence de curieux. Ce peintre, à qui l'Académie vient
de donner dans ses assemblées la place qu'avait autrefois M. Van
der Meulen, amuse par une touche piquante autant que par un
coloris sensible et il offre en même temps à l'esprit un sujet de
noble pensée, car l'on ne peut voir cette Madeleine repentante
ni ces ermites retirés dans leurs solitudes sans être engagé, à leur
suite, dans une méditation sur le néant du monde et le danger de
ses tentations. C'est ainsi que la délectation de la peinture peut
venir parfois au secours de l'âme. Non que M. Forest soit ce que
l'on est convenu d'appeler un peintre religieux, bien qu'il ait récem-
ment renoncé aux erreurs dans lesquelles il avait eu le malheur de
naître. Les curieux connaissent bien sa boutique du Pont-Neuf
d'où il est sorti en ces dernières années bien des peintures du
Mole ou du Bassan. Il est vrai que M. Forest a, dans sa jeunesse,
beaucoup connu ces maîtres habiles et il n'est point surprenant
qu'il ait acquis d'eux quelques-uns de leurs tableaux en même
temps que l'art de les imiter avec exactitude.
M. Parrocel a placé sur un seul trumeau seize petits cadres, où
(253)
DE POUSSIN A WATTEAU
Ton admire des paysages, des sièges de ville, des marches et
corps de garde où des soldats jouent, qui plaisent au public
autant par le beau pinceau que pour l'intérêt que l'on donnera
toujours au métier des armes, surtout en une nation qui s'y est
toujours comportée non sans quelque gloire. Feu M. Van der
Meulen qui travaillait aux Gobelins plaçait Sa Majesté sur une
éminence d'où elle pouvait diriger la manœuvre comme pour
mieux nous faire voir cette pensée et ce courage qui rendent ses
armées invincibles. Dans les batailles de M. Parrocel on est dans
la mêlée, au lieu de la regarder du haut d'une colline. Nos neveux,
quand ils voudront apprendre tant d'actions héroïques qui ont
rendu ce règne si glorieux, devront regarder les batailles de
M. Van der Meulen pour bien connaître le plan des opérations et
voir le héros qui les aura conduites; mais s'ils veulent entrer dans
la bataille, suivre un assaut et respirer la fumée de la poudre,
c'est devant les tableaux de M. Parrocel qu'ils devront s'arrêter.
Ceux qui ont fait la guerre trouveront quelque mérite à M. Parrocel
de si bien la leur rappeler. Il y a dans le pinceau de ce peintre
quelque chose de cette bravoure qui anime les soldats au combat.
M. Desportes qui obtient tant de louanges pour son habileté à
peindre les animaux et les fruits, semble avoir voulu montrer qu'il
était digne de peindre l'homme, car il expose son propre portrait
qui est, à vrai dire, une des plus belles peintures de cette galerie.
M. Desportes s'est donc représenté lui-même dans l'action de se
reposer au pied d'un arbre ; il tient encore un grand fusil et un
monceau de gibier est auprès de lui, comme pour nous faire
savoir que ce savant peintre des lièvres, des perdrix et des cailles
n'a usé de son adresse à les tuer avec son arme que pour montrer
ensuite son habileté à les faire revivre avec son pinceau. Le
moraliste et l'historien qui cherchent des observations se trouvent
un peu de court devant ces lapins et ces chiens, mais l'amateur
de peinture y découvre mille sujets d'admiration; l'esprit du
pinceau à caractériser le poil et la plume, leur souplesse et leur
lustre ; la vivacité du dessin à rendre ces mouvements des bêtes
qui font voir leurs sentiments et, pour ainsi dire, leurs passions;
la légèreté des nuages et la transparence de l'air, la fraîcheur des
feuillages, l'épiderme des fleurs et des fruits où s'attaque la
gourmandise des abeilles et des escarbots. Aussi, bien que ses
héros habituels tiennent M. Desportes hors des régions secrètes
(254)
LE SALON DE 1G99
où s'af^itcnt les passions et qu'il soit ainsi priv6 du plaisir de
montrer comment elles s'expriment, cependant ce peintre ami
du beau coloris et des apparences vraies ne doit-il pas se
plaindre d'ôtro enfermé dans le domaine de ce qui se voit, car,
quoiqu'en dise le singe de M. de La Fontaine, c'est bien plutôt
par leur pelage que par leur esprit que les animaux peuvent
enchanter les peintres et tous ceux qui savent se donner du
contentement par les yeux. Il y a vingt ou trente ans, nos peintres
se réservaient entièrement à montrer l'homme et à exprimer les
passions humaines. Quand M. Le Brun, pour l'histoire du Roi ou
celle d'Alexandre, ou pour les chasses de Méléagre, devait mêler
à ses héros des chiens ou des chevaux, il en abandonnait le soin
à des praticiens de Flandre, installés dans la rue du Sépulcre.
Anvers a, depuis longtemps, cessé de nous adresser des peintres
d'animaux. Nous n'en avons plus besoin. Il y a maintenant dans
notre école des peintres comme M, Desportes dont l'habileté
égale celle des fameux Snyders ou Paul de Vos. Les peintres
d'histoire eux-mêmes ne dédaignent plus ces bêtes, dont M. de
La Fontaine nous a fait connaître l'esprit et dont les amis du beau
coloris doivent admirer les brillantes parures. M. Jouvenet, laisse
entrer, non sans quelque complaisance, les animaux dans les
palais et les temples et, à la manière de Rubens, il les admet
comme témoins dans les plus graves cérémonies de l'histoire.
Dans son Jésus qui chasse les Vendeurs du Temple, il y a tant de
chiens, de moutons et de bœufs qu'on balance à penser s'ils ne
sont pas les personnages principaux et si, comme il arrive dans
certains tableaux des maîtres flamands, l'histoire n'y est pas
sacrifiée à la nature. On raconte même que ce savant artiste, qui
doit représenter également une Pêche miraculeuse, a formé le
projet d'un voyage à Dieppe pour observer dans la réalité les
éléments dont il composera l'image du miracle.
Quand il faut enfin se résoudre à quitter tant d'œuvres qui
suffiraient à porter jusqu'à nos derniers neveux la gloire de notre
siècle, on ne peut se tenir de rappeler le nom de l'illustre Com-
pagnie à qui nous sommes redevables du progrès de la nation
dans les beaux-arts. Et combien cette reconnaissance ne doit-elle
pas s'accroître, quand nous considérons qu'il n'est point d'autre
pays qui pourrait aujourd'hui réunir un pareil nombre de peintres
aussi illustres qu'habiles. Il y a un demi-siècle, les maîtres qui
(255)
DE POUSSIN A WATTEAU
établissaient les fondements de TAcadémie royale n'auraient peut-
être pas tenté de rivaliser avec ce qui se faisait alors dans l'art de
la peinture, à Rome ou dans les Flandres. Nous savons par les
savants entretiens de M. Félibien que le Poussin, retiré à Rome,
ne voulait pas vivre chez ses compatriotes, comme si Paris était
encore engagé dans la barbarie gothique. Nos rois, pour orner de
peintures leurs palais de Fontainebleau, du Luxembourg et du
Louvre, faisaient venir d'Italie et d'Anvers maître Roux, Prima-
tice, Romanelli et Rubens ; c'est Pourbus de Rruges qui était le
portraitiste du roi Hienri IV et M. de Champaigne l'oncle, de
Bruxelles, qui a peint les plus beaux portraits de Louis XIII et de
son premier ministre, le cardinal de Richelieu. Aujourd'hui, au
contraire, il n'y a pas un plafond au palais de Versailles qui ne
soit peint par un artiste de notre nation, et cette œuvre qui sera
admirée par nos neveux à l'égal de ce que les Anciens nous ont
laissé de plus parfait, ne fera pas moins honneur à notre siècle
que le palais des doges à Venise ou le Vatican à Rome ne font
à Tâge précédent. Loin de demander des artistes aux nations
étrangères, c'est notre pays qui les en fournit maintenant; il n'est
pas un de nos maîtres qui n'ait été prié par les princes du Nord,
d'Angleterre, d'Allemagne ou d'Espagne, d'aller montrer dans
les cours d'Europe leur beau pinceau ; et ceux qui ont consenti à
ces voyages, autant pour le renom de notre pays que pour leur
intérêt, auraient été retenus hors du royaume toute leur vie, s'ils
n'avaient été rappelés par le Roi qui pense sagement que les
talents qu'il a formés avec tant de soin doivent d'abord travailler
à sa gloire.
Les écoles de Flandre et d'Italie emplissent encore le monde du
bruit de leur renommée ; et nos curieux embellissent leur galerie
des chefs-d'œuvre de Venise, et de Hollande; mais ce sont déjà
des œuvres anciennes et qui ne se renouvellent pas. C'est dans le
temps même que ces illustres écoles se sont, pour ainsi dire,
éteintes, que celle de l'Académie royale a commencé de briller
en Europe. Tandis que partout ailleurs la peinture semble
languissante, à Paris elle est bien vivante et nous pouvons
admirer qu'elle puisse unir l'expérience de l'âge avec l'élan de la
jeunesse. Ce n'est pas seulement pour sa gloire passée, que notre
école se fait applaudir, mais bien pour son éclat présent et les
présages d'un avenir plus beau encore. Le roi nourrit ses meil-
(256)
LIJ SALON DE 1699
leurs élèves à Rome, parce que l'antiquité y a laissé des monu-
ments capables de former le goût moderne, qui sont un bien
commun à tous et non pas seulement la propriété des Italiens;
Rome est comme une galerie incomparable de belles antiques,
mais c'est la Rome ancienne et non pas la Rome actuelle qui est
l'institutrice dont nous allons chercher les enseignements. Et
c'est à bon droit que M. Perrault, un des quarante de l'Académie
française, a pu proclamer que toutes les grandes choses qui se
sont faites dans ces dernières années en France méritent d'égaler
le siècle de Louis le Grand aux plus grands siècles dont les histo-
riens nous ont conservé le souvenir. Les poètes de cette illustre
Compagnie ne lui ont pas accordé un assentiment complet;
l'applaudissement eût été plus grand s'il avait lu son poème à
l'Académie royale de peinture et de sculpture. Je voudrais qu'on
en fît lecture aux membres de cette assemblée et que l'on portât
à la connaissance de toute l'Europe que le bon goût qui règne
aujourd'hui chez nous et qui s'est répandu jusque sur les Arts
inférieurs, ne vient pas du hasard ou du seul génie de la Nation,
mais qu'il a sa source dans une Compagnie uniquement appli-
quée à l'ennoblir et à le perfectionner. Le monde apprendrait
que c'est notre Académie royale et sa jeune sœur, l'Académie de
France à Rome, qui ont forcé l'Italie à céder à la France le prix
et la couronne qu'elle avait remportée jusques aujourd'hui sur
toutes les Nations du Monde.
Cette harangue conviendrait à la raison comme à l'équité; et
de même que, il est de coutume que les auteurs les plus illustres,
lorsqu'ils sont reçus parmi les quarante, commencent leur remer-
ciement par un éloge du grand cardinal de Richelieu à qui l'on
doit cette fameuse institution, de même il conviendrait de reporter
en gratitude à la mémoire de M. Colbert un peu de la fierté où
nous met l'état florissant des beaux-arts en France; si l'Académie
a bien rempli son objet qui est de porter au plus haut point le
bon goût dans toute l'étendue de ce royaume, n'est-ce pas parce
que cet excellent ministre a compris que les monuments de l'art
intéressent autant que les exploits guerriers la gloire des États
et que, pour un Roi, il n'est pas de plus sûr moyen d'atteindre
à la renommée que de faire fleurir autour de soi la vertu des
grands hommes. Et c'est une marque de son rare génie qu'il ait
mis tant de soin au progrès de la peinture et de la sculpture
(257)
HouRTiCQ. — De Poussin à Watteau. 17
DE POUSSIN A WATTEAU
qu'il allait jusqu'à se distraire des soins de l'administra tion pour
assister en personne aux délibérations de FAcadémie et que bien
souvent il fut appelé à trancher par une sentence les contesta-
tions qui s'élevaient parfois dans l'assemblée. Sans doute, il n'est
donné à personne, pas même au plus puissant des monarques, de
forcer la nature pour l'obliger à produire des artistes de génie;
mais si l'on peut, par de belles institutions, avec de la méthode et
de l'application donner un plus haut degré de culture aux beaux-
arts, nous devons reconnaître que nul ministre n'a jamais tra-
vaillé avec plus d'obstination et de succès à la gloire du prince
et à la félicité de ses peuples.
Lorsque j'eus achevé la lecture de cette description des œuvres
que nous avions admirées, quelques années auparavant, Armédon
qui paraissait l'avoir écoutée avec quelque satisfaction, ne
manqua point de remarquer qu'il suffirait d'y changer quelques
noms de tableaux pour qu'elle pût s'appliquer exactement à
l'exposition actuelle.
« Cependant, dit-il, j'ai trop admiré les nobles et raisonnables
compositions de Poussin pour ne pas trouver à reprendre dans
celles de nos jeunes peintres qui, tout en observant les règles du
grand goût, ne laissent pas de s'écarter de plus en plus des
modèles qu'il nous a laissés. Alors on recherchait dans les formes
ce bel équilibre qui s'observe dans les statues antiques. Mais
depuis que M. Le Brun et ses élèves ont appris à leurs person-
nages à voler sous les plafonds de Versailles, on dirait que les
figures des peintres ne peuvent plus supporter le repos et qu'elles
sont toujours près de se lancer dans l'espace. Les draperies qui
les revêtent ne retombent plus comme il convient à des personnes
tranquilles et au repos; mais elles paraissent agitées par le souffle
d'un grand vent, au point que l'on s'étonne comment ces héros
peuvent rester aimables et souriants dans le tourbillon de la
tempête. Et je ne puis aussi ne pas regretter ces colorations
si fières et ces tons roux qui donnaient tant de richesse à nos
galeries; de plus en plus, nos jeunes peintres préfèrent des colo-
rations blafardes et pauvres, comme si, fatigués de l'âge d'or,
ils voulaient entrer dans l'âge d'argent. Il est vrai que ces trans-
formations se doivent accepter comme une nécessité de la nature,
d'après quoi une mode nouvelle chasse les vieilles modes et des
feuillages frais qui se faneront à leur tour remplacent, chaque
(258)
LE SALON DE 1699
année, la parure desséchée de la saison passée. Mais il est un
aiitre point où je trouve à reprendre et pour lequel je serais fort
satisfait que vous pussiez me rassurer.
Il m'est apparu que nos jeunes peintres, pour habiles qu'ils se
montrent, n'ont plus cette belle unité de doctrine que leurs maîtres
leur ont enseignée et dont ils ont puisé la substance dans les
œuvres de l'incomparable M. Poussin. Ainsi ne vous échappe-t-il
point que M. Coypel le fils, qui obtint des louanges si méritées, ne
saurait être donné comme un disciple fidèle de son illustre père.
Bien qu'il ait appris que l'ambition la plus haute, pour un peintre,
est la beauté du dessin et l'expression des passions, il nous
apparaît qu'il s'efl'orce à colorier fraîchement à la manière de
Rubens. Sa manière semble vouloir nous dire qu'on ne doit pas
sacrifier la couleur au dessin, ni le dessin à la couleur. Mais
n'est-il pas à craindre que ce soin qu'il a d'accorder les contrastes
soit d'un génie qui attend sa richesse de ses emprunts plutôt que
de son invention? Et même, nos jeunes peintres qui admirent
par raison Poussin, tandis qu'ils aiment d'inclination Rubens, ne
vous semblent-ils pas vouloir marier la République de Venise
avec le grand Turc? Pour moi, la gravité un peu triste de Poussin
me touche plus que les bigarrures des copistes de Rubens et je
trouve dans les incorrections du maître d'Anvers un génie ardent
qui me fait paraître bien sage celui de nos meilleurs élèves. Il est
apparu toute une secte de jeunes hommes fort habiles qui n'ont
pas d'autre objet que de pasticher la manière des plus illustres
peintres. L'un imite la belle coloration des chairs de Van Dyck,
l'autre la vaguesse de Corrège ; celui-ci le faire poli et propre de
Gérard Dou; celui-là, au contraire, la fierté de Rembrandt. Cette
imitation est encouragée par la faveur que nos curieux portent
maintenant aux plus beaux maîtres de Flandre et d'Italie. On va
nous contant que des peintres adroits gagnent plus d'argent en pei-
gnant des tableaux du Bassan ou de Breugle qu'en avouant leurs
propres œuvres. Même quand ces copistes de manière ne cher-
chent pas à fourber les curieux, on reconnaît aisément à quel
grand peintre ils ont fait projet de ressembler. Pour moi, je
regrette le temps où nos peintres n'avaient pas d'autre ambition
que de montrer ce qu'ils avaient appris dans l'atelier de leur
maître.
Il est vrai, repartis-je, et j'ai toujours pensé que ces artistes
(259)
DE POUSSIN A WATTEAU
qui veulent accommoder dans une même manière des mérites
trop dissemblables, jugent un peu à la façon du roi Salomon dont
la sentence fut en réalité une ruse habile, mais qui, si elle eût
été exécutée, aurait paru d'une bien cruelle iniquité; car, à par-
tager l'objet du litige, on risque parfois de le détruire et à vouloir
atteindre à la fois Rubens et Poussin, on risque à la vérité de les
manquer tous les deux. Toutefois vous conviendrez que nous
vivons en un temps qui sait admirer l'antique et le moderne, le
Nord et le Midi, les chefs-d'œuvre de la Grèce ancienne comme
ceux de l'Italie et même des Flandres, et s'il nous est permis de
préférer les uns plutôt que les autres, il en est peu qui oseraient
affirmer que l'on ne saurait rien aimer raisonnablement sinon les
artistes d'un seul temps et d'un seul pays. Il est donc naturel que
nos jeunes peintres reconnaissent autant de modèles que nous
approuvons de beautés différentes. En cette diversité, il ne faut
pas censurer la pauvreté de notre scepticisme, mais plutôt louer
la richesse de notre éclectisme. Il convient que nos jeunes peintres
reçoivent des illustres maîtres de l'Académie royale ces règles
certaines sans quoi l'art du dessin serait ravalé au niveau des
barbouilleurs du Pont Notre-Dame; les écrivains qui montrent le
plus de feu doivent ainsi se soumettre aux lois qu'a rédigées
M. de Vaugelas, comme au dictionnaire que composent MM. de
l'Académie française. Mais la syntaxe ni le vocabulaire ne suf-
fisent à donner du génie à ceux qui font métier d'écrire et de
même il serait déplorable que les jeunes peintres comptassent
sur les seules excellentes leçons de l'Académie pour atteindre au
renom de grands artistes. Une telle docilité serait la marque
d'une nature pauvre plutôt que raisonnable et j'approuve nos
gens de ce que, tout en se nourrissant des doctrines qu'enseigne
l'Académie royale, ils soient attentifs aux modèles différents qui
sollicitent leur démon secret vers des voies particulières.
En effet, interrompit Armédon; mais je serais bien aise de
savoir comment vous me persuaderez que ces habiles peintres ne
méritent que louanges lorsque, peignant les héros de l'histoire et
de la fable, ils semblent se proposer de nous faire admirer beau-
coup moins le grand goût de l'antique que le piquant du goût
moderne.
En quoi, repartis-je, faut-il être surpris si nos peintres ont
enfin éprouvé que, pour peindre les hommes d'autrefois, le mieux
(260)
LE SALON DE 1699
était de bien observer les hommes d'aujourd'liui? Si les modes de
s'habiller et de parler changent d'un temps à l'autre, il n'en va
pas de même pour les formes du corps et les mouvements des
passions. Nos peintres font sagement quand ils peignent des Grecs
et des Romains où il ne faudrait que remplacer quelques drape-
ries pour que ces héros et ces princesses devinssent des person-
nages de notre temps. C'est en quoi les tragédies de M. Racine
nous paraissent si raisonnables, car cet illustre poète fait couler
nos larmes en mettant sous nos yeux des aventures empruntées à
l'histoire ou à la fable, mais il fait parler des sentiments et peint
des passions qui sont aussi de notre temps.
Je vous entends, dit Armédon, mais alors pourquoi faut-il
obliger nos peintres à vivre dans les siècles passés? Puisqu'ils
doivent y rencontrer le monde d'aujourd'hui, ne trouveraient-ils
pas plus sûr et moins laborieux de peindre les gens de la ville ou
de la cour et de laisser là ceux de Rome ou de l'Egypte?
C'est sur cela, dis-je alors que je voudrais pouvoir vous entre-
tenir si je ne savais que vous êtes, plus qu'aucun connaisseur,
parfaitement instruit de toutes les supériorités que l'histoire
donne à la peinture. N'est-ce pas grâce à l'histoire que les peintres
peuvent placer leurs personnages dans ces circonstances extra-
ordinaires où les passions se montrent dans toute leur beauté ou
toute leur horreur? C'est l'histoire seule qui autorise ces situa-
tions que la nature nous montre si rarement parce qu'elles sont
hors de l'ordre commun. Si les peintres abandonnaient l'histoire
pour ne connaître que la nature, peut-être y trouveraient-ils
quelque récompense dans le plaisir d'imiter avec exactitude, mais
ils y perdraient bientôt cette majesté qu'on admire dans la
peinture comme dans la tragédie; nous y perdrions de ne plus
admirer de beaux corps et d'élégantes draperies. Et de même si
la tragédie renonçait à l'antiquité pour le monde moderne, bientôt
nous n'entendrions au théâtre qu'un dialogue en prose triviale
comme est celle que nous parlons tous les jours et les poètes ne
nous proposeraient que de fades péripéties comme sont celles où
nous sommes accoutumés de vivre. Nos peintres ne peuvent pas
plus renoncer au beau dessin du corps humain et aux draperies
bien jetées que le poète tragique à la cadence du vers.
Je consens, repartit Armédon, qu'il y a quelque rapport de la
peinture d'histoire à la tragédie et il me paraît même que, par
(261)
DE POUSSIN A WATTEAU
cette coutume qui s'est répandue chez les peintres de présenter
au public leurs plus belles œuvres, pour en obtenir de la cen-
sure ou de la louange, il ne serait point pour nous étonner si les
conséquences de cette consultation des connaisseurs étaient les
mêmes pour l'art qu'elles sont pour le théâtre. Car le désir des
applaudissements produit dans les deux cas des effets sem-
blables. Le poète reçoit un enseignement de son public autant
qu'il lui en propose. Et tout de même nos peintres d'histoire,
depuis l'illustre M. Poussin, ont enseigné à nos compatriotes
combien ils pouvaient goûter de délectation à dérouler, pour
ainsi dire, à rebours le livre du Temps et à voir en image ce que
les anciens Grecs et Romains ont vu en réalité. Mais en même
temps le public leur a fait connaître à quelles conditions on
pouvait lui plaire et c'est ainsi que ces anciens héros ont pris
quelque chose de cet air galant et de cette politesse sans quoi on
ne saurait aujourd'hui faire dans le monde une carrière heureuse.
Rome et la Grèce ne sont plus guère pour nous que des prétextes
à nous montrer Versailles et Paris.
Faut-il donc tant le regretter? repartis-je. C'est attacher bien
de la superstition aux règles de l'histoire que d'aller, par respect
pour elles, refuser notre agrément à la beauté qui nous plaît. S'il
est vrai que la sévérité sied aux législateurs qui fondent les
Etats, une vertu plus accommodante me paraît convenir aux
magistrats une fois que les lois sont entrées dans la coutume.
Nous ne sommes plus dans les temps héroïques où s'est formé
ce genre de peindre; nous pouvons en user avec plus de liberté
après lui avoir donné toute notre application. Aussi les artistes
voient-ils autour d'eux un cercle beaucoup plus grand d'admi-
rateurs ou de censeurs. Au temps où M. Poussin adressait de
Rome ses divins tableaux, un petit nombre de curieux et quelques
riches partisans se disputaient seuls la faveur de les acheter; et
ils apparaissaient un peu comme ces curieux ridicules dont notre
moderne Théophraste a tracé les malicieux portraits. Depuis ce
temps, une société beaucoup plus nombreuse est entrée dans la
curiosité de la peinture et l'on entend aujourd'hui à la ville
disputer des mérites de M. Coypel le fils ou de M. de la Fosse
comme on faisait il y a vingt ans pour ceux de M. Quinault et de
M. Racine. C'est de circonstances semblables que les arts ont béné-
ficié en Italie et dans les Flandres ; car le peuple de Rome, instruit
( 262 )
LE SALON DE 1099
longtemps par les innombrables monuments de l'anliquilé, aimait
ses artistes au point de prendre feu dans les contestations entre
Dominiquin et Caravage; et les voyageurs nous rapportent que
dans les provinces de Flandre et de Hollande les gens du
commun eux-mêmes ne manquent pas d'orner leur intérieur avec
des peintures où ils se plaisent à reconnaître la ressemblance de
leurs propres visages, ou celle de leurs villes et de leurs cam-
pagnes. Même si tous nos Parisiens ne sont pas dans la dispo-
sition ou la possibilité de posséder des œuvres de nos peintres,
que ne doit-on pas attendre d'une émulation entre tous nos
artistes quand ils se disputeront les applaudissements d'un public
qui n'a point accoutumé de passer pour moins spirituel que
celui de Rome ou d'Amsterdam?
Armédon avait encore beaucoup à dire et je n'avais pas moins
à lui répondre; mais nous nous aperçûmes, comme les bergers
de Virgile, que le soleil était déjà bas sur l'horizon et que l'ombre
du haut des grands arbres tombait sur le jardin; et nous nous
quittâmes, non sans nous être promis de nous réunir de nouveau
pour reprendre notre entretien et nous nous félicitions que ce
difficile problème de réconcilier l'art antique et le goût moderne
nous promît encore tant de beaux discours à échanger.
Ces dialogues du xvii^ siècle ne dissimulent guère ce qu'ils
sont en effet : une dissertation que deux liseurs se passent pour
reprendre haleine. Mais la fiction est vraiment commode et il est
bien difficile de résister à la tentation de s'en servir et d'imaginer
que ce dialogue dans le jardin du Luxembourg, à la fin d'un beau
jour de l'été de 1704, aurait pu être écouté de celui qui allait
trouver la solution qu'entrevoyaient Armédon et son ami et qu'ils
hésitaient tant à accepter. Ils tenaient trop profondément à la
génération des « poussinistes » ; initiés à la peinture par des
œuvres nées au milieu de ruines romaines, ils avaient appris la
beauté dans la religion de l'antique. Ils sentaient bien pourtant
que « les anciens sont les anciens et que nous sommes les
hommes d'aujourd'hui », mais ils n'imaginaient pas que les
artistes pussent sans déchoir abandonner les ombres qui flottent
sur le Forum ou le Palatin pour les caillettes et les muguets qu'on
rencontre au Luxembourg et à l'Opéra.
Comment donc une réalité aussi nouvelle entrerait-elle dans la
(263)
DE POUSSIN A WATTEAU
peinture? Ce ne poun-ait être que par le caprice d'un fantaisiste
qui veut s'amuser ou par l'audace tranquille d'un ingénu, d'un
peintre-poète un peu sauvage, d'un contemplateur admiratif du
monde parisien, mais qui n'a pas appris la peinture à Paris. Né
sur les rives de la Seine, il eût fréquenté trop jeune l'Académie
et son imagination eût été dirigée vers Rome et la Grèce. Fixé
dans sa province, il eût ignoré cette poésie capiteuse qui se
respirait à Paris, dès la fin du règne de Louis XIV. Ainsi notre
école de peinture, née à Rome, d'un Normand établi au pied du
Pincio, va-t-elle recevoir une vie nouvelle d'un timide garçon
qui vient de Valenciennes pour employer les précieuses couleurs
de Flandre à traduire les grâces fringantes de la Régence.
Nos deux philosophes étaient si occupés par leurs propos, qu'ils
n'avaient point remarqué auprès d'eux, assis sur le même banc,
un tout jeune homme, d'allure assez insignifiante. Il n'avait point
l'aspect trop parisien; nulle ironie sur son visage; et même on
pouvait trouver quelque simplicité dans son grand nez et un naïf
étonnement dans ses yeux ronds. Il semblait distrait et absent;
c'est l'expression habituelle des observateurs. Tout à l'heure,
quand le soleil n'était pas encore parti, il dessinait sur un album.
A la première page, son nom était écrit : Antoine Watteau, de
Valenciennes. Avec des traits légers et nerveux de sanguine et de
crayon noir, il esquissait des coins de paysages, des feuillages
spirituellement détaillés, des dames debout ou assises et des
jeunes hommes qui paraissaient danser. Ses modèles, ils se
promenaient devant lui sans savoir qu'ils donnaient la pose; son
crayon était d'un compatriote de Téniers, et ses dessins montraient
cette adresse fine et menue de ces petits Flamands qui entraient,
depuis un siècle, par la porte Saint-Denis, pour aller s'installer au
faubourg Saint-Germain. C'est là qu'habitait, pour le moment, le
jeune Watteau; et il attendait la fin du jour pour rentrer chez
son patron, M. Audran, le concierge du Luxembourg, qui
l'employait alors à des peintures décoratives.
Son instruction était celle d'un bon ouvrier de son pays, son
imagination vide de tout souvenir classique; et même, quand il
rencontrait dans les parcs français quelque déesse de marbre, cette
nudité mythologique lui semblait une dame surprise en plein
déshabillé, une Diane qui pardonne à Actéon. Jusqu'à ce jour, il
n'avait connu d'autres formes que ce qui se voyait dans sa Flandre
(264)
DE POUSSIN A WATTEAU,
PI. 8, page 26+.
LE SALON DE 1699
natale et que remplaçaient, peu à peu, dans ses rêveries les fines
élégances de ce Paris qu'il avait tant désiré habiter. Les amusantes
paysanneries de Téniers avaient été ses modèles et maintenant ses
prédilections allaient aux opulentes et fraîches peintures de Rubens
qu'il avait soup-
çonnées à Valen-
ciennes et qu'il
admirait chaque
jour, dans la Ga-
lerie de Médicis.
Pour lui, l'art
de la peinture est
d'abord dans la
oie de regarder
et de rendre avec
esprit; dessiner,
colorer, il y trou-
ve les délices et
les tourments
d'un appétit pro-
fond. Avi :ement,
il observe; on le
croit perdu dans
la contemplation ;
quelle erreur! Il
absorbe la réalité pour en nourrir sa rêverie. A cette heure, dans
le silence du soir qui monte, les formes prennent plus d'impor-
tance, car l'attention n'est plus dispersée par les bruits de la vie.
Gomme elles sont charmantes, les modes, à ce début du siècle ! Sur
les hommes un habit assez ample, mais si bien cambré à la taille
qu'il semble redresser le torse d'un geste hardi, tandis que les
basques se balancent au rythme de la marche. Encadré de l'im-
mense perruque, le visage glabre conserve un aspect d'extrême
jeunesse et les traits mobiles, les arêtes tranchantes rendent sen-
sibles les vivacités de la vie spirituelle. Ils vont, portés par de fines
jambes aux bas clairs, bien tirés, et les jarrets sont comme allongés
par la plongée du pied sur le haut talon. Ces pattes minces sont
faites pour la pirouette ou l'entrechat et ces jolis hommes si
nerveux, si prestes, doivent être aussi prompts à tomber à genoux
(265)
XXV. ANT. WATTEAU. — Personnages tirés du recueil
intitulé : Fisrures de modes.
DE POUSSIN A WATTEAU
qu'à esquisser un pas de danse; il y a de l'esprit jusque dans la
manière dont ils avancent la pointe de leur pied. Les dames
portent une tête mignonne surgie d'un buste étroit d'où retombe
la robe abondante aux longs plis frissonnants; amples draperies
qui donnent de la majesté à leur grâce fragile et comme une
indolence qui corrige l'allure un peu sautillante de ces oiseaux
légers. Mais le désordre de ces précieux chiffons conduit le
regard vers la tête menue; les cheveux tirés affinent la nuque
et se ramassent en une étroite coiffure qui n'augmente guère le
volume du petit crâne. Quelques dames persistent à porter des
fontanges; mais ces mitres prétentieuses enlèvent au visage un
peu de sa mobilité et il est évident que ces jolies têtes sont faites
pour tourner sur ces nuques minces, comme les jambes fines des
cavaliers pour pivoter sur les talons.
Comme elle est claire, l'attitude de ces cavaliers fringants
devant ces dames aux yeux vifs simulant l'indolence ! Dans leurs
gestes, il y a de la supplication et de la ruse et peut-être, sous la
caresse, un peu de cruauté. La petite tête, les mains qui agitent
l'éventail se défendent par des gestes lents, du dédain, de l'ironie;
ou bien, on écoute et l'on accepte, d'un air boudeur. Dans l'ombre
brillent des bouches rieuses, des regards animés et il s'élève de
ces groupes un caquetage discret, estompé par les chuchotements.
Mais point n'est besoin d'entendre les paroles ou d'écouter le
silence; ces silhouettes parlent, avec leurs gestes, plus claire-
ment que les amoureux de comédie avec leurs tirades.
Le jeune provincial contemple, émerveillé, et il se laisse prendre
à la séduction de cette société qui badine avec toutes choses.
Dans sa rêverie, les caillettes et les petits-maîtres jouent la
comédie de l'amour, caressants comme des félins, capricieux
comme des oiseaux; et il applique déjà la couleur saine de son
pays à copier ce monde satiné et poudré; il ne peiadra que des
portraits, mais les modèles sortiront des mains du perruquier;
les arbres seront copiés d'après nature, mais cette nature sera
celle de parcs où s'abritent des Vénus et des Amours de marbre
et qui ouvrent des perspectives profondes entre leurs feuillages
alignés. Et les costumes aussi sont copiés, mais spiritualisés par
un couturier poète et même il passera aisément de cette monda-
nité à la fantaisie avouée du théâtre; il est si tentant de suivre
cette société dans ses badinages et c'est la bien comprendre
(266)
LE SALON DE 1099
que de lui donner des costumes de comédie, ces travestis pitto-
resques qui aiguisent l'esprit des mimiques et font parler les
silhouettes avec tant de verve. La vérité de ce Flamand n'aura
plus la robuste santé de Rubens; il recueille l'extrême séduction
de cette société pour en composer une œuvre sans précédent.
Non qu'il y ait en lui un de ces idéalistes puissants qui créent un
univers avec leur propre substance. Il est bien de sa race, d'ima-
gination modérée, mais si habile à parer la réalité du prestige de
son arti Rubens, le grand ancêtre, avait divinisé des gaillards
sanguins et des blondes éblouissantes, Watteau va dégager de ce
Paris galant et badin une image capiteuse et presque féerique,
exacte pourtant, mais dépouillée des vulgarités de la simple
nature.
Parfois, M. Audran, son maître du moment, lui fait peindre
sur des panneaux clairs des singes qui gesticulent et il s'amuse
lui-même des grimaces de ces bouts d'hommes velus et avortés;
mais il comprend que les vrais hommes peuvent être aussi spiri-
tuels, tout en conservant leur souci de plaire et le charme de
leur élégance. D'un petit-maître, on peut tirer un singe qui fait
rire, mais aussi un héros aimable ou, tout au moins, un comédien
qui se fait applaudir. Et la comédie qu'ils jouent ne nous montre-
t-elle pas la préoccupation la plus profonde de l'humanité? Que
font-ils donc, ces beaux cavaliers si empressés et que font ces
dames d'aspect distrait et si attentives, pourtant? Ils demandent
de l'amour. Chacun prend la pose avantageuse; ils tâchent de
faire briller leur esprit, leur élégance, leur figure et ils appellent
à leur secours la musique et la danse. Et comme le meilleur
moyen de trouver quelque saveur au jeu de l'amour, c'est de le
ressentir au moins un peu, tous sont à demi sincères. Mais la
petite lutte se maintient dans la zone du caprice; on respectera
les règles du jeu; à chacun d'éviter d'être dupe; ici, l'amour
donne de l'esprit; le bonheur ne rend pas sot et la douleur ne
déborde pas la simple bouderie.
Armédon et son ami, certes, étaient bien trop de leur temps
pour être insensibles à la séduction de cette fine comédie. Ils
avaient même, autrefois, à l'époque des rhingraves et des rubans,
disserté sur l'amour, dans les ruelles des précieuses; mais jamais
ils n'eussent imaginé que l'on pût ramener la peinture de la cam-
pagne romaine vers la carte du Tendre. Quand ils pensaient à
(267)
DE POUSSIN A WATTEAU
l'art, c'était pour fuir dans la fiction historique ou mythologique.
Ils mettaient trop de distance entre deux amoureux du salon
d'Arthénice et les centurions de la colonne Trajane, pour imaginer
que ces costumes si galamment portés pussent enchanter un
peintre à l'égal de la toge romaine et que le minois fùté des
petites marquises pût paraître plus joli que le profil de la Niobé.
Leur causerie s'était apaisée et les deux hommes se laissaient
aller à la douceur de cette fin d'un beau jour, détendus de leur
effort raisonneur par la tendresse de cette harmonie mourante.
Nul peintre, nul poète ne leur avait encore enseigné la pénétrante
volupté de la mélancolie. Cette journée d'été semblait ne pas
vouloir s'éteindre. Le soleil se couchait derrière les grands
marronniers, vers le clos des Carmes, mais leur masse profonde
et légère, rongée par le feu, traversée de mille étincelles, ne
parvenait point à voiler le ciel embrasé. Vers le couchant, une
avenue s'ouvrait et les arbres s'écartaient pour laisser voir ou
deviner, par delà l'écran léger du feuillage, de l'éblouissement
et de l'immensité. Les balustrades des terrasses s'effaçaient peu
à peu sous la cendre du crépuscule. Devant nos promeneurs et
presque à leurs pieds, un bassin réfléchissant l'immense incendie,
trouait le sol rosé d'une large baie de lumière; un jet d'eau
fatigué retombait mollement remuant de l'or en fusion. Le jeune
Watteau s'était arrêté pour prolonger sa contemplation. Bien
que les couleurs fussent ardentes, toutes choses étaient envelop-
pées d'une douceur irrésistible et il ressentait encore l'éblouis-
sement d'un soleil triomphal, alors qu'il savourait déjà les
grandes ombres du soir.
BIBLIOGRAPHIE
SUR LE SÉJOUR DE POUSSIN A PARIS :
Ch. Jouanny, Correspondance de Nicolas Poussin (dans les Archives
de l'art français) Paris, 19H.
Le document le plus important sur le voyage de Poussin en France et son
séjour à Paris est le recueil de ses lettres. Le peintre, arrivé à Paris, a tenu au
courant de ses démarches, de ses travaux et de ses ennuis son grand ami et pro-
tecteur resté en Italie, le commandeur Cassiano del Pozzo. Une excellente édition
de cette correspondance de Poussin a été donnée par M. Gh. Jouanny ; elle est plus
complète et surtout beaucoup plus fidèle que l'édition de Quatrenière de Quincy
qui date de 1824. Quelques-unes de ces lettres avaient déjà été publiées au
xvii° siècle par Félibien, qui en a inséré des fragments dans ses Entretiens et
au xviii° siècle par Bottari, dans ses lettere pittoriche, parues à Rome en 1757.
André Félibien, Entretiens sur la vie et les ouvrages des plus excellents
peintres anciens et modernes, Paris, 1666, 1672, 1679, 1685, 1688,
5 vol. in-12.
C'est dans le tome IV que se trouve la biographie de Poussin. Elle constitue
le document le plus riche que nous ayons conservé sur le peintre; Félibien tient
tous les renseignements ou documents qu'il nous donne de Poussin lui-même ou
de personnages qui ont connu Poussin.
G. P. Bellori, Le Vite dei pittori, scultori et architetti moderni. Pioma,
1672.
La biographie de Poussin par Bellori a paru antérieurement à celle de Féli-
bien qui l'a beaucoup utilisée. Elle est d'un témoin immédiat. Bellori a connu
Poussin. Elle contient sur le voyage de Paris des détails qui ont certainement été
donnés directement par le maître à son biographe. Une traduction de la Vie de
Poussin a été donnée par M. Georges Rémond, en 1903 (Paris, Bibl. de l'Occident).
Ph. de Chennevières, Essai sur Vhistoire de la peinture française,
Paris, 1894.
Cette histoire est avant tout une étude abondante de la vie et de l'oeuvre de
Poussin; dans son exposé désordonné et discursif elle est riche des résultats de
longues recherches.
(269)
BIBLIOGRAPHIE
Paul Desjardins, Poussin (coll. des grands artistes), Paris, 1904.
Cet excellent petit livre est le meilleur que nous ayons en français sur Poussin;
mais il omet de parler des œuvres du peintre.
Otto Grautoff, Nicolas Poussin, Munich, 1914.
Il n'ajoute rien au récit du séjour de Poussin à Paris et maintient l'erreur
traditionnelle sur la signification des œuvres exécutées pour Richelieu.
SUR LES DOCTRINES ACADÉMIQUES :
Henri JouiN, Conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture,
Paris, 1883.
Les conférences des académiciens ont été conservées manuscrites dans les
archives de l'Académie royale et se trouvent aujourd'hui à la Bibliothèque de
l'Ecole des Beaux-Arts. Quelques-unes des plus importantes ont été publiées par
H. Jouin. Plusieurs avaient déjà été insérées par Féiibien dans les biographies
des peintres qui les avaient prononcées.
André Fontaine, Conférences inédites de VAcadémie royale de peinture
et de sculpture, Paris, 1904.
Ce recueil ajoute quelques conférences intéressantes qui manquaient au recueil
précédent; les plus instructives concernent le débat sur la couleur.
Henri Testelin, Sentiment des plus habiles peintres du temps sur la
pratique de la peinture, Paris, 1680.
Ce sont les tables de la loi académique, le résumé des conférences et des déci-
sions de l'Assemblée.
Cl. Nivelon. Vie de Charles Le Brun, ms. fr., Bibl. nat. 12987.
Ce manuscrit contient de nombreux développements sur les intentions de
Le Brun dans ses traités sur la physionomie. L'ouvrage de Jouin sur Le Brun y
a beaucoup puisé.
Dissertation sur un traité de Ch. Le Brun concernant le rapport de la
physionomie humaine avec celle des animaux..., Paris, Chalcographie
du Musée Napoléon, 1806.
Cette dissertation accompagne la reproduction d'un certain nombre de dessins
de Le Brun conservés au musée du Louvre.
Krantz, L'esthétique de Descartes, Paris, 1882.
SUR L'OPPOSITION AUX DOCTRINES ACADÉMIQUES ET LA QUERELLE ENTRE
RUBENISTES ET POUSSINISTES :
Les thèses des deux partis et surtout celle des Poussinistes sont
présentées d'abord dans les conférences des Académiciens publiées
par H. Jouin et André Fontaine.
La thèse poussiniste est également développée dans les Entretiens
sur la vie et les ouvrages des plus excellents peintres... de Féiibien, en par-
ticulier dans le 4« entretien qui parut en 1685.
La thèse des coloristes est excellemment défendue dans les ouvrages
(270)
BIBLIOGRAPHIE
de Roger de Piles qui n'occupe pas dans les histoires de la littérature
française la place à laquelle il paraît avoir droit :
Roger de Piles, L'art de peinture de Ch. Alphonse Dafresnoy, traduit
en français avec des remarques et le texte latin à côté. Paris, 1668.
Roger de Piles, Conversations sur la connaissance de la peinture et sur
le jugement qu'on doit faire des tableaux (suivies du Dialogue sur le coloris).
Paris, 1677.
Roger de Piles, Dissertation sur les ouvrages des plus fameux peintres
avec la vie de Rabcns, Paris, 1681.
Roger de Piles, Premiers éléments de la peinture pratique, Paris, i6S^.
Roger de Piles, Abrégé de la vie des peintres, avec des réflexions sur
leurs ouvrages et un traité du peintre parfait..., Paris, 1699.
Roger de Piles, Dialogue sur le coloris, Paris, nouv. édit. 1699.
Roger de Piles, Cours de peinture par principe, Paris, 1708.
Les principales circonstances de la querelle entre Rubénistes et
Poussinistes ont été rapportées par Ph. de Chennevières. Recherches
sur la vie et les ouvrages de quelques peintres provinciaux de l'ancienne
France, t. III, Paris, 1854, et par Pierre Marcel. La peinture française
au début du XVIII^ siècle, Paris, sd.
SUR LES PEINTURES D'ÈCHEVINS PAR LARGILLIÈRE :
Leroux de Lincy, Histoire de VHôtel de ville de Paris, Paris, 1846.
Cet ouvrage reproduit en annexes quelques textes de commandes faîtes par la
municipalité à Largillière.
Les nouvelles Archives de l'Art français ont publié en 1882 le
marché passé par Largillière pour le portrait de l'infante d'Espagne
(15 août 1722) et en 1886 des commandes de tableaux pour l'Hôtel de
ville de Paris aux peintres Largillière, Dieu, Dumesnil et Louis de
Boullogne (1702-1716).
Une chanson satirique sur le tableau votif offert à l'abbaye Sainte-
Geneviève par la Ville de Paris en 1694 a été publiée par la Revue
universelle des Arts; t. XXL
J.-B. Santeuil, Operum omnium editio secunda, Paris, 1698.
Ce recueil contient la pièce de vers latins relative au tableau de Sainte-
Geneviève.
Sur la manière de peindre de Largillière, Oudry son élève a fait une
conférence d'un extrême intérêt ; elle figure dans le recueil publié par
H. JouiN, Conjérences de VAcadémie.
Pour la biographie générale de Largillière, nous n'avons guère que
la biographie du recueil de d'Argenville : Abrégé de la vie des plus
fameux peintres.
Paul Mantz a étudié quelques œuvres de Largillière. Gazette des
Beaux-Arls, 1893.
(271)
BIBLIOGRAPHIE
SUR RI G AU D :
Sur le peintre nous possédons un riche ensemble de documents
dont plusieurs sont de sa propre main. A l'École des Beaux-Arts un
mémoire sur sa vie qui est sans doute rédigé par lui-même et qui est
suivi de catalogues de ses peintures et des gravures exécutées d'après
ses peintures. A la bibliothèque de l'Institut un « livre de raison »,
c'est-à-dire un catalogue de son œuvre, plus complet que celui de
l'École des Beaux-Arts et suivi de la nomenclature des copies exé-
cutées d'après Rigaud sous sa direction. Tous ces documents sont
publiés.
Dans les Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l'Aca-
démie (Paris, 1854) sont publiés les documents les plus intéressants
de la Bibliothèque de l'École des Beaux-Arts.
J. Roman, Livre de Raison du peintre Rigaud, Paris, 1919.
Publie avec des notes le livre de raison de la Bibliothèque de l'Institut.
Dans Archives de l'Art français, t. IV, un testament de Piigaud.
Dans Nouv. Archives de VArt français (1891), un contrat de mariage et
un testament du peintre Hyacinthe Rigaud (1703-1715).
D'Argenville. Abrégé de la Vie des plus fameux peintres, Paris, 1762.
Raconte la vie de Rigaud qu'il a connu personnellement.
SUR DESPORTES :
Parmi les nombreuses conférences manuscrites du fils de Desportes
que possède la Bibliothèque de l'École des Beaux-Arts, il en est une
qui raconte la vie du peintre François Desportes. Elle a été publiée
dans les Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages de membres de l'Aca-
démie (Paris, 1854).
F. Engerand, Inventaire des tableaux commandés et achetés par la direc-
tion des bâtiments du Roi.
Publie un certain nombre de documents relatifs aux peintures de Desportes et
aux œuvres laissées par lui, qui furent achetées sous Louis XYI pour aller à la
Manufacture de Sèvres.
SUR L'ENSEMBLE DE L'ÉCOLE FRANÇAISE A LA FIN DU XVII" SIÈCLE.
Pierre Marcel, La peinture française au début du XVIW siècle, 1690-1721.
Paris, sd.
Ce savant ouvrage contient une très riche bibliographie.
INDEX DES ARTISTES ET DES OEUVRES
Les noms de peintres sont composés en capitales,
les titres des tableaux sont composés en italique.
Académie royale de
ture et de sculpture, sé-
pare le monde des artis-
tes du monde des ou-
vriers, 18; constitue une
doctrine pour l'enseigne-
ment des beaux-arts,
43 et suiv. ; divisée
par la querelle du dessin
et de la couleur, 84, 85;
attaquée par les Rubé-
nistes, 86, 87 ; condamne
Rubens, 89; perd son
autorité, 90, 91, 92; ses
sentiments envers Le
Brun et Mignard, 93,
101, 108; la critique d'art
à l'Académie, 'il9, 225,
235, 236; les expositions
de l'Académie, 237 et
suiv.; des • progrès » que
l'Académie a fait réaliser
aux arts, 255, 256, 257;
insuffisances de son
enseignement, 260.
Académie de France à
Rome, 257.
Adone, poème de Marini,
a inspiré Poussin, 16.
Angiviller (comte d'), achè-
te les esquisses deDespor-
tes, 152.
Argenville (d'), guide de
Paris, 111 ; parle de Lar-
gillière, 113; de Rigaud,
137, 147, 148.
AuDBAN, maître de Wat-
eau, 264, 267.
Auvray, description de la
Foire Saint-Germain, 71,
72.
Avènement du duc d'Anjou
(tableau pour 1') de
LargilHère, 125, 127.
Baldinucoi, biographe de
Poussin, 23.
Bamboche, 202.
Bassan, '202.
Bellori, biographe de Pous-
sin, 23, 26, 27, 59; cri-
tique Rubens, 90.
Bergers d'Arcadie, tableau
de Poussin, 199.
Bernin, pourquoi il fut
appelé en France, 37.
Blanchard, 44; partisan
de la couleur, dans le
débat sur le dessin et la
couleur, 46, 47, 49, 84;
achète pour le roi des
peintures flamandes, 91.
Blondel, mathématicien,
175, 184, 190.
Boel, voir Van Boucle.
Boileau, 61, 69, 81, 175;
ses relations avec Brien-
ne, 181, 188, 221; VArt
poétique et la critique
d'art, 225.
BonnafFé, son Dictionnaire
des amateurs français
du xvii' siècle, 195, 201,
204.
Bos (abbé du) les juge-
ments d'art sont des
(273)
HouRTico. — De Poussin à Watteau.
impressions person-
nelles, 234.
Bosc d'Ivry, prévôt des
marchands, peint par
LargilHère, 122,123,124.
Botorée (Rodolphe), des-
cription de Paris et de
la Foire Saint-Germain,
71.
Boucher d'Orsay, 125, son
portrait par LargilHère,
128, 129.
BOULLOGNE, 135, 248.
BouLONY (François), 73.
Bourdon, 44; le vrai et le
vraisemblable, 62; du
choix de la lumière, 63,
75, 92; copiste de ta-
bleaux, 206, 207; son
opinion sur les Saisons
de Poussin, 208; répare
le Crucifiement de saint
Pierre du Guide, 208.
BouYS, ses portraits expo-
sés au Louvre en 1699,
253.
Brienne (Henri-Auguste de
Loménie), père de Louis
Henri, 174, 175.
Brienne (Louis-Henri de
Loménie, comte de),
173; sa vie, ses aven-
tures, 174, 182; vend au
roi ses médailles et un
Raphaël, 178; il est
l'auteur d'un manuscrit
de la Bibliothèque Natio-
nale, 183, 184, 185; la
i8
INDEX DES ARTISTES ET DES ŒUVRES
date du manuscrit, 185 ;
sa correspondance avec
Ch. Perrault, 186, 187,
188; les renseignements
donnés dans ce manus-
crit sur les tableaux,
189; sur la Sainte Famille
de Raphaël, 189, 194; sur
une Sainte Famille de
Titien, 195; sur des
tableaux de Yéronèse,
196; sur Tintoret, 196;
sur une Vénus de Pous-
sin, 199, 200; les « cu-
rieux », 201, 213; son
opinion sur les Saisons de
Poussin, 208; sur Poussin
et sur les Vénitiens, 211,
212, 213; sur Rubens et
Van Dyck, 212; sur Gor-
rège, 212; préfère la
belle couleur des Fla-
mands et des Vénitiens
au dessin abstrait des
poussinistes, 212, 213.
Bruandet, 170.
Calf, 76.
Carrache (les), 187, 202,
213.
Cassagne (abbé de), ses
rapports avec Brienne,
181.
Castagnère (de) prévôt des
marchands, 132.
Cène (la) tableau de Pous-
sin, exécuté pour
Louis XIII, 29; réminis-
cence de Raphaël, 30.
Chambre (abbé de la),
n'est pas l'auteur du
manuscrit 16 986 de la
Nationale, 183, 185 ; ama-
teur de tableau, 204.
Champaigne, (J.-B. de),
partisan du dessin
contre la couleur, 48, 84;
prêche le respect des
maîtres de l'Académie,
86.
Champaigne (Philippe de),
portraitiste favori de
Richelieu, 21, 22, 44;
partisan des théories
cartésiennes, 58; tient
avant tout à la vérité
historique, 60, 61, 74, 80,
81; critique Titien et
loue Poussin, 84; por-
traits d'échevins, 112,
114, 115; exécute des
portraits documentspour
des sculpteurs, 139; ana-
lyse la Sainte Famille
de Raphaël vendue au
roi par Brienne, 194,
203, 219, 251; portrai-
tiste de Louis XIII et de
Richelieu, 256.
Chantelou (Paul de), admi-
ateur dej Poussin, va le
chercher à Rome, 19, 20,
30, 35, 36 ; correspondant
de Poussin, 33; 1' « hon-
nête M. Chantelou »,
203.
Chapelain, 175, 176, 177,
178, 219.
Chardin, 77.
Chasse (maison de la),
75, 76, 77, 159.
Chenu, grave des tableaux
d'échevins de Largillière,
116, 117.
CocHiN, 116, 124.
Colbert, son organisation
des beaux-arts, 20; tient
à faire travailler des
artistes français, 37;
prend part au gouver-
nement de l'Académie
royale, 43, 44, 258; sa
mort est une grande
perte pour l'Académie,
91 ; protecteur de Le
Brun, 91, 93; achète la
Sainte Famille de
Raphaël à Brienne, 192;
achète les tableaux au
plus bas prix, 205, 219;
éloge de Colbert, 257.
COLOMBEL, 241.
Condé, amateur de pein-
ture flamande, 90.
Confrérie de Saint-Luc,
ses querelles avec l'Aca-
(274)
demie royale de peinture
et de sculpture, 18.
Corneille (Michel), 95;
Aspasie chez Periclès,2kl .
Corot, 167, 168, 171.
CORRÈGE, 202, 205, 212,
218, 223, 245.
Cousin (Jean), 17.
COYPEL (Antoine), 80, 81,
86, 92, loi, 105; juge
Poussin, 224, 225, 231,
232, 233; peint le Juge-
ment de Salomon, Moïse
saucé, Vénus et Enée,
246, 247, 248; n'est pas
disciple fidèle de son
père, 259.
CoYPEL (Charles-Antoine),
fait l'éloge de Desportes,
156, 157, 153.
CoïPEL (Noël); peint les
Exploits d'Hercule, 240.
CoYSEvox, 116, 117, 134;
buste de Marie Serre,
exécuté d'après un ta-
bleau-document de Ri-
gaud, 133, 141.
Crozat, 91,245.
Daullé, grave le portrait
d'Elisabeth de Gouy,
femme de Rigaud, 146.
Delacroix, le dessin et la
couleur, 102.
Descartes, inspire les doc-
trines de Poussin et de
Le Brun, 40 ; son in-
fluence sur l'Académie
royale et, en particulier
sur Le Brun, 42, 69; son
Traité des passions de
Vâme, 52, et suiv., 66.
Desjardins, 97, 116.
Desportes (Claude-Fran-
çois) fils de F. Desportes,
écrit pour l'Académie la
biographie de son père,
150, 151, 152, 156, 163.
Desportes (François), 105;
son habileté technique,
108, 109 ; biographie par
son fils, 150, 151, 152;
son portrait du Louvre,
INDEX DES ARTISTES ET DES ŒUVRES
153, 15'i, 155, 15(;, 254;
son caractère, 16G, 157 ;
ses origines, 158; élève
de Nicasius, 159; com-
paraison de sa manière
et de colle do Nicasius,
160; peintre animalier,
161, 162, 254; de la joie
qu'il a à copier la nature,
163; les esquisses, 163,
172 le buflet pour salle
à manger, 164, 165; les
paysages peints en plein
air, 165, 166; sa techni-
que, 167, 168.
Desportes (Nicolas) neveu
de F. Desportes, 151;
utilise les esquisses de
l'atelier de F. Desportes
et les vend à la Direction
des bâtiments, 152, 153.
Devaux (Corneille), 73.
Diderot, ses « Salons »
opposés à la critique
d'art de l'Académie, 235.
Dow (Gérard), 202, 213.
Drevet, grave des por-
traits de Rigaud, 137,
138.
DOFRESNOY, 51, 81, 82, 83,
186, 188.
Dulaure, signale un tableau
de Largillière, 126.
Dumetz, 86, 192.
DUMONT, 111.
DuQUESNoy, sculpteur,
ami de Poussin, appelé
à Paris, 21.
Echefins (portraits d') par
Largillière, 112, 113,
114, 116, 136.
Edelinck (Gérard), 74, 137.
Eliézer et Rébecca, tableau
de Poussin, commenté
par Le Brun, 61.
Ex-voto à sainte Geneviève,
tableau de Largillière,
119, 123.
Félibien, biographe de
Poussin, 38, 42, 51; dis-
sertation à propos du
Saint Michel do Ra-
phaël,52, 73 ; ses théories
sur lu composition et
l'exécution, 80, 81 ; porte-
parole des poussinistes,
89; son autorité s'affai-
blit, 90, 186, 187, 188;
son opinion sur la Sainte
Famille de Raphaël, 190,
192, 193, 205 ; critique
d'art, 215; juge Poussin,
224; son style, 229; juge-
ment sur Rembrandt,
230; sa doctrine esthé-
tique, 233, 234.
Feuquières (comtesse de),
fille de Mignard, son
buste dans le tableau de
Mignard, 97 ; ofTre à
l'Académie le portrait
de son père, 98; ses
efforts pour servir la
mémoire de son père,
100, 101.
Flémalle, 81.
Foire Saint-Germain, des-
cription, 70, 71 ; tenta-
tives de la maîtrise pour
s'opposer à la vente des
tableaux flamands de la
foire, 73; la colonie fla-
mande, son installation
près de la foire, 73, 74,
75, 76, 77.
Fontainebleau (école de),
son rôle dans l'art fran-
çais, 17.
Fontenay Mareuil, adresse
à Mazarin une Sainte
Famille de Raphaël, 190,
193 (note).
FoREST, 202, 206, 207, 208;
ses paysages, 253.
Fosse (Gh. de la), 104 ; le
plafond de la Chambre
du trône à Versailles,
243 ; ses tableaux d'his-
toire, 246.
FouQUiERs, paysagiste, 34,
81.
Fourcy (de). Prévôt des
marchands de Paris,
114, 117, 118,
Frago.\a.uu, 230.
Fréart de Chambray, 39,
217, 218.
Fromentin, 221, 236.
Gascar, 197.
Gf.noels, 82.
Gillier, intendant de M.
de Créqui, offre à Ri-
chelieu un tableau de
Poussin, 22.
GiORGiONE, 206, 228, 229.
GuuJON (Jean), 17.
Gouy (Elisabeth de), femme
de Rigaud, 146; son ma-
riage, 147.
Guaspre, 202.
GuÉRiN (Gilles), la statue
de Louis XIV, 116.
Guide (le). Aventure arri-
vée à son Crucifiement
de saint Pierre, 208, 209.
Guillet de Saint-Geor-
ges, 42, 43; partisan du
dessin, contre la couleur,
84; critique d'art, 231,
236.
Halle, 112.
Hals (Frans), 134.
Hauterive, amateurde pein-
tures flamandes, 91, 209.
Hébreux {les) recueillant la
manne dans le désert,
tableau de Poussin com-
menté par Le Brun,
60.
Hemery (d'), intendant des
finances, 202, 203.
Hulst (d'), 137.
Huyghens Zuylichem, 176,
185.
Ingres, pensait à Poussin
lors de ses démêlés avec
ses adversaires et lors
de son départ pour
Rome, 28; le dessin et
la couleur, 102.
Institution du très sain
Sacrement de PEucka-
ristie, tableau de Pous-
sin, 23.
(275)
INDEX DES ARTISTES ET DES ŒUVRES
Jabach, sa collection entre
dans les galeries du roi,
91, 195, 205, 206, 209.
JouvENET, 105, 241 ; sa
manière, 242 ; la Des-
cente de Croix, 242 ; les
Vendeurs chassés du
Temple, 243 ; la Made-
leine aux pieds du Christ,
243, 244; les animaux
dans ses tableaux, 255.
Jugement de Salomon,
tableau de Poussin, 198.
Juste d'Egmont, 74, 80.
La Bruyère, 50, 62, 200,
211, 215.
La famille de Darius,
tableau de Le Brun, 63
(note du dessin); com-
menté par Perrault, 66.
La Fitte, beau frère de
Rigaud, son portrait,
celui de sa femme et de
sa fille, 142-146.
La Fontaine, 155, 158, 162,
164, 178, 255.
Largillière (Nicolas), son
portrait de Le Brun, 94,
95, 96, 97; élève des Fla-
mands, 105, 106, 107;
111 ; portraitsd'échevins,
112-116, 136, 251, 252;
Festin donné à Louis XIV
par la municipalité, 116,
117, 118; l'ex-voto à
sainte Geneviève, 119,
120, 121, 122, 123; le
tableau pour le mariage
du duc de Bourgogne, \1k,
125; tableau pour Vavè-
nement du duc d^Anjou,
125, 126, 127; portrait
de l'échevin Denis (ou
Denotz), 127, 128 ; figures
réelles et figures allégo-
riques, 129, 252, 253;
un dessin attribué à
Rigaud est une esquisse
de Largillière, 131; ta-
bleau pour le mariage
de Louis XV et d'une
infante, 131 ; portrait de
l'infante Marie -Anne-
Victoire, 133; disparition
des tableaux d'échevins,
134, 135, 144, 166, 249.
La Vrillière, 203.
Le Brun (Charles), colla-
bore avec Poussin, 33,
36; cartésien, 41; son
rôle à l'Académie royale,
43, 45 ; son enseignement
est dominé par la philo-
sophie de Descartes, 45 et
suiv. ; son Traité des pas-
sions et les dessins qu'il
accompagne, 54, 57, 58;
sa conception de la
beauté, 59; analyse et
défend les tableaux de
Poussin, 60, 61, 62; du
choix de la lumière, 63;
nécessité de l'allégorie,
64, 65; commentaire de
la Famille de Darius par
Perrault, 66, 67, 68, 69,
81 ; utilise la main-
d'œuvre des Flamands,
81 ; loué par Perrault,
82 ; attaqué par Mignard,
83, 84; par des élèves
de l'Académie 86; veut
se retirer de l'Académie,
86; sa mort, 92; rivalité
avec Mignard, 92-100;
son portrait ppr Largil-
lière, 94, 95, 96, 97; son
influence, après sa mort,
104, 105; conseille Ri-
gaud, 107, 108, 109, 124,
136; loué par Brienne,
187; attribue à J. Ro-
main la Sainte Famille
de Raphaël, 190, 191,
205, 206; son opinion
sur les Saisons de Pous-
sin, 208, 210, 219, 220;
possède le « bon dessin »,
222, 223, 236, 240; fait
peindre par des artistes
flamands les animaux
de ses tableaux, 255; ses
figures plafonnantes, 258.
Le Camus, lieutenant
civil, 181, 186.
Le Féron, prévôt des mar-
chands, 114, 115.
Lely (Peter), 105.
Lemaire, peintre ami de
Poussin, reçoit ses con-
fidences, 19; plaisante-
ries de Poussin à son
sujet, 34.
Lemercier, architecte, cri-
tique Poussin, 27, 34;
raillé par Poussin, 34.
Le Nain (les), 77, 168, 168.
Lenoir, 126.
Le Nôtre, 136.
Leroux de Lincy, 125;
description de la veillée
de la Saint-Jean, 130;
disparition des tableaux
de l'Hôtel de ville, 135.
Lescot (Pierre), 17.
Liancourt, admirateur de
la peinture flamande,
91.
Loir, commente le Déluge
de Poussin, 225.
Loménie de Brienne, v.
Brienne.
Louis XIII, invite Poussin
à venir à Paris, 18, 19;
sa commande à Poussin,
29, 36.
Louis XIV, ce que sa gloire
doit à Colbert, 20.
Louvois, protecteur de
Mignard, 91, 93 ; sedésin-
téresse de l'Académie
royale, 92.
Mansard (J.-H.), 136.
Mariage du duc de Bour-
gogne (tableau pour le),
de Largillière, 124, 125.
Mariage de Louis XV et
d'une infante, tableau
de Largillière, 131, 133.
Marie de Médicis, 37.
Marolles (Abbé de), décrit
la foire Saint-Germain,
70; définit les pouvoirs
des échevins de Paris,
111.
Martyre de Saint-Erasme.
Tableau de Poussin pla-
(276)
INDEX DES ARTISTES ET DES ŒUVRES
ce à Saint-Pierre de
Rome, 15.
Mazarin (cardinal), appelle
Romanelli en France,
36, 191, 203, 205.
Mazarin (duc de), 204.
Hecklembourg (prince de),
protecteor de Brienne,
179, 180, 18:5, 185.
Michel- Ange, recherche
la belle forme, 101 ;
critiqué par Fréart de
Cbambray, 218, 223,227,
228.
Michelin, 206, 207.
MiGNARD (Nicolas), son
opinion sur le dessin et
la couleur, 48; disciple
de Descartes, 52; com-
mente la Sainte Famille
de Raphaël, 54.
MiGNARD (Pierre) se sépare
de Le Brun et de l'Aca-
démie, 82; loué par
Molière, 83; sous le
nom de Tymart, dans le
Banquet des curieux,
87, 88; protégé par Lou-
vois, 91 ; son portrait du
Louvre, 92-101 ; directeur
de l'Académie, 94; riva-
lité avec Le Brun, 93-
100; portrait de Mme de
Maintenon, 99 ; son por-
trait pour le grand duc
de Toscane, 99; Brienne
en fait la satire, 187,
193, 249.
Miracle de saint François
Xavier, tableau de Pous-
sin, 23, 27 ; sa parenté
avec la Transfiguration
de Raphaël, 30, 31, 32,
33; son influence sur la
peinture religieuse fran-
çaise, 33; opinion de
Wleughels sur ce ta-
bleau, 77.
Moïse au buisson, tableau
de Poussin, allégorie en
l'honneur de Richelieu,
23, 24, 25, 26.
Moïse exposé sur le Nil,
tableau de Poussin, 197,
198.
MoLK, 202, 207, 208.
Molière, 62; son poème
sur la Gloire du Val de
Grâce, 83, 93.
MoNNOYER, dit Baptiste,
peintre de natures
mortes, 82.
Mo.NTAG.NE (Mathieu de),
74, 77, 80, 81.
Monville (Abbé de), 100.
MoREAU (Louis), 169, 170.
Moreri, 182.
Naudet, humaniste du
xvii" siècle, 33.
Née, grave un tableau de
Largillière, 124.
NiCAiSE Beernaert, voir
NiCASIUS.
NicAsius, 76, 81, 82;
maître de Desportes,
109, 150; sa vie et son
atelier à Paris, 159; les
peinture, de « l'atelier
Desportes » qui lui
reviennent, 160; sa ma-
nière de peindre, 160,
161.
NiVELON, élève de Le
Brun, son manuscrit,
43, 44; études sur la
physionomie, 57, 58.
Noyers (Sublet de), appelle
Poussin à Paris, 18, 19;
surintendant des beaux-
arts, 20; son orgueil
patriotique et son admi-
ration pour Poussin, 21,
23, 26, 28; commande à
Poussin \eSaint François
Xavier, 29; soutient
Poussin, 34; quitte
Paris, reçoit le congé
de Poussin, 35, 36; tient
à faire travailler des
artistes français, 37.
Obstal (Gérard Van),
explique les gestes du
Laocoon, 52, 53.
OUDRY, 105.
Paillet, son tableau
délie, 241.
Paris, la vie municipale,
110; 1 hôtel de ville, 111.
Parrocel, 253.
Passard, 190, 193, 207,
208.
Pascal, 50.
Perino del vaga, 189.
Perrault (Charles), 37 ; son
rôle à l'Académie royale,
43, 58; ses commen-
taires sur la Famille de
Darius de Poussin et les
Pclerins d'Emmaiis de
Véronèse, 66, 67, 68, 81;
son poème de la pein-
ture, 82, 86, 181 ; une
lettre inédite de Perrault
à Brienne, 186, 187,
188; éloge de l'art fran-
çais, 257.
Perruchot, 202.
Philippe de Champaigne.
V. Champai(;ne.
Piles (Roger de), 51 ; cri-
tique Poussin, 83; chef
des rubénistes, 85, 86,
89, 90, 91 ; fait triom-
pher ses idées, 90 ; entre
à l'Académie, 90 ; con-
seille au duc de Riche-
lieu d'acheter des pein-
tures flamandes, 91, 92,
186, 187, 188, 217, le
« bon dessin », 222; les
tables 222, 223; critique
d'art, 226, 229, 232, 236,
245.
Pinacotheca Lomeniana,
184, 193.
Plattemontagne, voir
Montagne.
PoÈRSo.N, portrait du Roi
et de Monseigneur, 239.
PoLiDOR, de Caravage, 189,
191, 192.
Potter (Paul), 162.
PouRBus (François), 74,
135, 256.
Poussin (Nicolas), son
tableau du Martyre de
saint Erasme, 15; son
(277)
INDEX DES ARTISTES ET DES ŒUVRES
voyage dans le Poitou,
18; appelé à Paris par
M. de Noyers et par
Louis XIII, 18; sa résis-
tance, 19; les instances
de M. de Noyers, 21; il
peint des Bacchanales
pour Richelieu, 22;
arrive à Paris, sollici-
tations qui l'assaillent,
23; les tableaux peints
pour le cardinal, 23, 24,
25, 26, 27, 28; VJnstUu-
tion de V Eucharistie, 23 ;
Miracle de saint François
Xavier, 23, 27, 30, 31,
32, 33, 77 ; Moïse au buis-
son, allégorie politique
en l'honneur de Riche-
lieu, 23, 24, 25, 26; sa
correspondance, 26; le
Triomphe de la Vérité,
n'est pas une allusion
aux querelles de Poussin
avec ses ennemis, mais
une allégorie politique
en l'honneur de Riche-
lieu, 26, 27, 28; la Cène,
29; peint le Saint Fran-
çois Xafier pour M . Fran-
çois de Noyers, un
Saint Paul pour Paul
Scarron et PauldeChan-
telou, le Saint Jean Bap-
tisant pour Jean de
Chantelou, 29, 30; imite
Raphaël, 30, 31, 32, 33;
accepte la collaboration
de Le Brun, 33; se
défend contre ses enne-
mis, 34; quitte Paris,
35 ; rentré à Rome, tra-
vaille pour les amateurs
parisiens, 36; repré-
sente, bien qu'à Rome,
l'esprit classique fran-
çais, 38; sa correspon-
dance, 38 ; la lettre des
Modes, 38, 64; plan
d'une dissertation sur
l'esthétique, 39; peintre
d'histoire, 40; cartésien,
40; admiré par l'Aca-
démie royale, 45, 46; un
détail de YEnlèvement
des Sabines, 47, 51; un
détail du Massacre des
Innocents, 49; son art de
fixer les expressions, 51 ;
le Ravissement de saint
Paul, 59; les Hébreux
recueillant la manne et
Eliézer et Rebécca com-
mentés par Le Brun, 60,
61 ; a placé parfois dans
ses tableaux des person-
nages dénués d'expres-
sion psychologique, 65;
ce que Poussin entend
par « l'académisme »,
78; critiqué par de
Piles, 83, 89; attaqué
dans le « Banquet de
curieux », 87, 88; après
sa mort, son influence
est moindre que celle
de Rubens, 104; opinion
de Brienne, 197; Moïse
exposé sur le Ail, 197,
206 ; Moïse foulant la
couronne de Pharaon,
198, 206; Jugement de
Salomon, 198, 206; Ber-
gers d'Arcadie, 199;
Vénus, 199, 202; le
Maitre d^école fouetté
par ses élèves, 203; Pan
et Sirinx, 205 ; les Qua-
tre âges, 205; les prix
de ces tableaux, 205,
206; réception de ses
tableaux par les ama-
teurs parisiens, 208,
262; jugé par Brienne,
211, 212, 213; juge
Raphaël, 219, 220, 223,
224; le Déluge, 224, 225,
228, 233, 245, 247, 258,
259, 262.
Pozzo (cavalier del)
212.
Puy du Grez (Bernard du),
217.
QuAiNCY (de), 73.
Quinault, 95.
(278)
Racine, sa théorie du vrai-
semblable, 61, 62; fait
parler les sentiments de
son temps, 261.
Rang, neveu de Rigaud,
premier peintre du roi
d'Espagne, 148.
Raphaël, son influence sur
Poussin, 30, 31, 32, 33;
donné comme modèle du
peintre parfait par
l'Académie royale, 45,
46, 48, 51, 211; la dis-
cussion de l'Académie
au sujet du Saint Michel^
52; de la Sainte Famille,
53, 54 ; la Sainte Famille
de Brienne, 189-194, 202,
205; jugé par Fréart de
Chambray, 218; par
Poussin, 219, 220; viole
la règle du « costume »,
222, 223.
Rembrandt, imité par
Rigaud, 137, 221, 223,
227; jugé par Félibien,
230.
Restout, son opinion sur
le dessin et la couleur,
219, 223; raille le lan-
gage des critiques d'art
amateurs, 226, 232.
Richelieu (cardinal de),
son désir d'organiser les
beaux-arts, 20; amateur
de peinture, 21 ; les pein-
tures de son château de
Richelieu, 22; il s'appro-
prie les meilleurs ta-
bleaux de M. de Créqui,
22; les tableaux qu'il
commande à Poussin, 23,
24, 25, 26, 27, 28, 29;
intervient dans le choix
des sujets de la galerie
de Médicis, 28 ; échec de
sa politique des Beaux-
Arts, 35, 36, 37.
Richelieu (duc de) vend au
roi sa collection de
Poussin et la remplace
par des Rubens, 91, 203,
205.
INDEX DES ARTISTES ET DES ŒUVRES
RiCAUDfGaspard), US.l'iB.
RiGAun (Hyacinthe), por-
trait de Mij^'nard, 100,
105; instruit dans l'ad-
miration de la peinture
flamande, 107; les mé-
rites de sa peinture,
107, 108, 113; un dessin
de Lorgillièro attribué
à Rigaud, 131; les
modèles habituels de
Rigaud, 136; son por-
trait de 1692 rappelle
Van Dyck, 137; celui du
Louvre imite Rem-
brandt, 137; le double
portrait de sa mère, est
un document pour le
sculpteur Goysevox, 137-
141 ; portrait de M., Mme
et Mlle La Fitte, 142-146;
il épouse Elisabeth de
Gouy,147, 148; portraits
de M. et Mm» Àe Gouy,
148; les portraits « gra-
tis », 148, 149; portraits
de famille, 149, 155, 249,
reçu à l'Académie com-
me peintre de « por-
traits historiés », 249,
250.
Romain (Jules), 189, 190,
191, 192, 19i, 202.
RoMANELLi , appelé en
France, 36, 256 ; travaille
pour Anne d'Autriche,
37, 202.
ROSLIN, 111.
RuBENS, Son Triomphe de
la Vérité suggère à
Richelieu la commande
du tableau de Poussin,
28, 38, 74, 79; défendu
par de Piles, 85, 86, 89;
le rubénisme, « 85, 86,
87 ; attaques de la « Ré-
ponse au Banquet de
curieux, » 88; critiqué
par Félibien, 90; son
influence prévaut, en
France, sur celle de Le
Brun, 104, 105, 108;
inspire Largillière, 123,
12G, 130, 131, 132; môle
les figures réelles oux
fi gures ollégoriques, 130,
252 ; jugé par Brienne,
212, 221, 223, 228, 2'i5,
256, 259.
Saint Erasme, voir mar-
tyre de.
Sainte Famille de Raphaël
(au Louvre), 189-194.
Sainte Famille de Titien,
195.
Santeuil, peint par Lar-
gillière dans l'ex-voto à
sainte Geneviève, 121.
Sauvai, 130.
Serre (Marie), mère de
Rigaud, ses portraits,
137-141, 142, 146.
Sèvres (manufacture de),
reçoit « l'atelier de
De'sportes », 153, 160.
Snyders, 109, 160, 161,
255.
Stella. Peintre ami de
Poussin, fixé à Lyon.
Poussin peignit pour lui
un tableau du miracle
de Veau dans le désert,
23.
Taine, 232.
Tallemant (intendant des
Finances), 203, 208.
Tallemant des Réaux, ra-
conte comment Richelieu
s'adjugea des tableaux
de M. de Créqui, 22.
Teniers, 91, 265.
Terrasson (l'Abbé), 68.
Testelin, 42; ses Tables
de préceptes, 44, 51, 222,
223.
TlNTORET, 196,
Titien, copié par Poussin,
16 ; comment le jugeaient
les membres de l'Aca-
démie royale, 45, 48, 211 ;
critiqué par Ph. de
Champaigne, 84; recher-
che le beau métier, 101 ;
la petite Sainte Famille
(279)
du Louvre, 195, 205;
205; jugé par Brienne,
211, 212, 223, 224, 229.
TOURNIÈRES, 119.
Transfiguration , tableau
de Raphaël, a inspiré le
Miracle de sainlFrançoia
Xavier de Poussin, 31,
32, 33.
Troy (François de), le
père, 105; portraits
d'échevins, 119, 120,
135, 249, 250.
Troy (Jean-Francois), le
fils, 112, 119, 120.
Troyon, 171.
Udine (Jean d'), 191, 192.
Vaemus (Otto), 85.
Valenciennes, 169.
Valory (de), 105.
Van Boucle, 73, 76, 81, 82,
159.
Van Der Meulen, 82, 171,
254.
Vandrebuch (Antoine), 73.
Van Dyck (Antoine), 86, 90,
105; son influence sur
Rigaud, 107, 108, 137,
139, 144, 195, 212, 223,
245,
Van Haecht (Pierre), 73.
Van Loo, 81, 111, 112,
135.
Van Mander (Karl), 231.
Van Mol, 74, 75, 80.
Van Obstal, voir Obstal.
Van Platemberg (Mathieu)
voir Montagne.
Van Suuppen, 74.
Varen (Alexandre), 73.
Vasari, partisan du dessin
plutôt que de la couleur,
loi, 102; les premiers
traités d'art français
sont des traductions de
Vasari, 217; jugé par
Fréart de Chambray, 219.
Vénus dormant, tableau
de Poussin, 199, 200.
Vérité enlevéepar le Temps
(la), tableau de Poussin,
INDEX DES ARTISTES ET DES ŒUVRES
exécuté pour Richelieu,
23, 26, 27, 28, 30.
Vermeulen, 94.
Véronèse, commentaire
des Pèlerins (TEmmaus
par Perrault, 67 les ta-
bleaux de la collection
Brienne, 196, 205, 223,
229, 243.
Vinci (Léonard de), 51, 66.
Viole, 202.
Vos (Paul de), 255.
VouET (Simon), 17; son
succès, 22; critique
Poussin, 27, 33, 34; ses
rapports avec Louis XIII,
29, 93, 124.
Watteau (Antoine), 72,
104, 145, 166; emploie
les couleurs de Flandre
à rendre les grâces de
la Régence, 264; observe
la nature, 265 ; ses per-
sonnages, 265, 266, 267.
WiLLE, grave le portrait
d'Elisabeth Gouy, 146.
Wleughels (Philippe), 74,
75, 77, 81.
Wleughels, directeur de
l'Académie de France à
Rome, 74, 77, 80, 81.
WOLFART, 74, 75.
TABLE DES ILLUSTRATIONS
[(♦"aa
PLANCHES HORS TEXTE
PLANCHE I
POUSSIN : LE TRIOMPHE DE LA VÉRITÉ.
Masie du Louvre Frontispice
PLANCHE II
LE BRUN : LA FAMILLE DE DARIUS.
D'après une gravure Page 64
PLANCHE III
LARGILLIÈRE : PORTRAIT DE LE BRUN.
Musée du Louvre.
MIGNARD : SON PORTRAIT.
Musée du Louvre Page 96
PLANCHE IV
LARGILLIÈRE : LES ÉCHEVINS REMERCIANT
SAINTE-GENEVIÈVE (Fragment).
Palais des Beaux-Arts de la Ville de Paris Page 120
PLANCHE V
RIGAUD : PORTRAIT DE SA SŒUR ET DE SON
BEAU-FRÈRE ET DE LEUR FILLE.
Musée du Louvre Page 144
PLANCHE VI
JOUVENET : DESCENTE DE CROIX.
Musée du Louvre Page 240
PLANCHE VII
ANTOINE COYPEL : ESTHER ET ASSUÉRUS.
Musée du Louvre Page 248
PLANCHE VIII
V^ATTEAU : ASSEMBLÉE DANS UN PARC.
Musée du Louvre Page 264
GRAVURES DANS LE TEXTE
I. — Poussin. — Moïse reçoit sa mission 25
11. — Poussin et Raphaël. — Saint François Xavier et
Transfiguration 31
III. — Poussin. — Un Romain 47
IV. — Poussin. — Une mère 49
V. — Poussin. — Un Sabin 51
VI. — Poussin. — Une femme 53
VII. — Le Brun. — La peur 55
VIII. — Le Brun. — La haine 57
IX. — Le Brun. — La douleur 59
X. — Le Brun. — L'admiration 63
XI. — Le Brun. — L'extase 65
XII. -— La chasse 75
XIII. — Largillière. — Mariage du duc de Bourgogne .... 123
XIV. — Largillière. — Réception d'un Prévôt 127
XV. — Largillière. — Échevins 129
XVI. — Largillière. — Nymphes marines 133
XVII. — Rigaud. — Portraits de sa mère 139
XVIII. — Coysevox. — Mère de Rigaud 141
XIX. — Desportes. — Deux croquis 153
XX. — Desportes. — Son portrait 155
XXI. — Nicasius. — Bataille de chats 161
XXll. — Desportes. — Esquisses de paysages 167
XXIII. — Raphaël. — Sainte Famille 187
XXIV. — Le salon de 1699 239
XV. — Watteau. — Deux personnages 265
TABLE DES MATIÈRES
PRÉFACE Page v
CHAPITRE PREMIER
POUSSIN ET RICHELIEU
Pourquoi Poussin voulut habiter Rome. — Efforts de Vadministration de
Richelieu pour le ramener à Paris. — Ses tableaux pour le Cardinal, le
Moïse, la Vérité, sont des allégories politiques. — Le miracle de Saint Fran-
çois Xavier. — Quand Poussin retourne à Rome, il reste le conseiller esthé-
tique des amateurs de peinture parisiens Page 15
CHAPITRE II
DESCARTES ET LE BRUN
L'Académie royale reçoit la mission de constituer une doctrine pour l'ensei-
gnement de la peinture et de la sculpture. Cette doctrine fut l'application de
l'esprit cartésien aux problèmes esthétiques. — Le procès entre le dessin et
la couleur. — « L'expression • et le traité des passions de Descartes. — La
théorie cartésienne du vrai et la théorie académique du beau; élaboration que
doivent subir l'histoire et la nature pour créer de la beauté. — Le pittoresque
soumis à la logique Page 42
CHAPITRE III
L'ACADÉMIE ROYALE ET LA FOIRE SAINT-GERMAIN
La peinture flamande à la foire Saint- Germain. — L'immigration flamande au
XVIP siècle. — Le métier des Flamands. — L'opposition aux doctrines aca-
démiques, Mignard et Le Brun; Félibien et De Piles, rubénistes et poassi-
nistes. — C'est l'influence de Rubens qui l'emporte à la fin du siècle. —
Aspects différents de cette querelle entre le dessin et la couleur, à travers les
âges Page 70
CHAPITRE IV
LARGILLIÈRE, RIGAUD ET DESPORTES
Cette génération de peintres qui succède à celle de Le Brun dénonce Vin-
(laence de l'imitation flamande. — Largillière : le peintre de la vie munici-
pale. Ses tableaux d'échevins; ce qui a disparu et ce qui a survécu. —
(285)
TABLE DES MATIERES
Rigaud : ce peintre des gloires officielles a été aussi un portraitiste familial. —
François Desportes : son atelier; son maître Nicaslus; ses études d'animaux
et ses esquisses de paysages Page 104
CHAPITRE V
LES CURIEUX
Un manuscrit inédit et anonyme de la Bibliothèque nationale. — Le comte
Loménie de Brienne, ses aventures, sa réclusion. — Ses relations avec les
écrivains de son temps. — Une lettre inédite de Charles Perrault. — La col-
lection de Brienne : Raphaël, Titien, Véronèse, Coussin. — Galeries du
XVII" siècle; les contrefaçons. — Comment le curieux échappe à la tyrannie
des doctrines officielles Page 173
CHAPITRE VI
LA CRITIQUE D'ART
Difficulté de transposer les formes et les couleurs dans le langage des mots. —
Premiers essais; descriptions littéraires de galeries; les mots techniques
empruntés à Vltalie. — La critique à V Académie est rationnelle; sa doctrine
vise à la certitude scientifique; ses jugements sont absolus parce qu'ils
découlent de principes certains. — La critique « impressionniste » ; recherches
de termes colorés; transpositions de sensations; tentatives pour rendre avec
des mots des impressions pittoresques. — Comment la langue des critiques suit
dans ses transformations le style des peintres Page 214
CHAPITRE VII
LE SALON DE 1699
L'exposition de peinture ouverte en 1699 par VAcadémie royale permet de
présenter un tableau de l'école parisienne à la fin du siècle. — Les derniers
peintres de la génération de Le Brun qui ont collaboré à la décoration de
Versailles. — La génération des élèves de Le Brun : Jouvenet, La Fosse; leur
fidélité à l'école est atténuée par l'éclectisme. — Les portraitistes, paysagistes,
et animaliers, Largillière, Rigaud, Desportes montrent plus franchement
qu'ils acceptent l'influence flamande. — Difficulté d'accommoder l'enseignement
académique et le naturalisme pittoresque, la peinture d'histoire et le « moder-
nisme ». — C'est à Watteau, un artiste d'une génération nouvelle qu'il sera
donné d'être le poète et le peintre du monde parisien à la fin da règne de
Louis XIV Page 237
BIBLIOGRAPHIE..' Page 269
INDEX ALPHABÉTIQUE Page 273
TABLES Page 281
^^p"^
i ■ V
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lSi>^
KD Hourticq, Louis
5^0 De Poussin a Watteau
H6
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PLEASE DO NOT REMOVE
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