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Full text of "De Poussin à Watteau; ou, Des origines de l'école parisienne de peinture"

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'^M.V^ 


LOUIS  HOURTICQ 

DE  POUSSIN 
A  WATTEAU 


LIBRAIRIE  HACHETTE 


DE    POUSSIN 
A    WATTEAU 


HouRTico-  —  Do  Poussin  à  Watteau. 


OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR 


HISTOIRE     GÉNÉRALE     DE     L'ART, 
FRANCE    (Collection    Ars    Una).    Hachette. 
Ouvrage    couronné   par  l'Académie  des  Ins- 
criptiom  et  Belles-Lettres.  (Prix  Fould). 

LES  TABLEAUX  DU  LOUVRE.  Hachette. 

EVERYONE'S  HISTORY  OF  FRENCH 
ART.  Hachette. 

RÉCITS  ET  RÉFLEXIONS  D'UN  COM- 
BATTANT (Collection  des  Mémoires  et 
Récits  de  guerre).   Hachette. 

Ouvrage    couronné    par     l'Académie    Fran- 
çaise. (Prix  Montyon), 

LA  JEUNESSE  DE  TITIEN.  Hachette. 

INITIATION  ARTISTIQUE  (collection  des 
{Initiations  Littéraires).  Hachette. 

M  AN  ET  (Collection  des  Artistes  de  notre  temps). 
Librairie  centrale  des  Arts  décoratifs. 

RUBENS  (Collection  des  Maîtres  de  l'Art). 
Pion. 

HISTOIRE  DE  LA  PEINTURE  DES  ORI- 
GINES    AU     XVie     SIÈCLE.     Laurens. 
Ouvrage  couronné  par  l'Académie  Française. 
(Prix  Charles  Blanc). 

LA  GALERIE  DE  MÉDICIS  AU  LOUVRE. 

Laurens. 


Cl.  Hachelie. 


POUSSIN:     LE    TRIOMPHE     DE     LA     VÉRITÉ 
{Musée  du  Louvre.) 


)E    roussi  N    A    VVATTEAU. 


PI.    I,   Iioiitispire. 


LOUIS      HOURTICQ 

Professenr  à  l'École  Nationale  des  Beaux- Arts 


DE   POUSSIN 
A  WATTEAU 

OU  DES  ORIGINES  DE  L'ÉCOLE 
PARISIENNE    DE   PEINTURE 


U  WM  *.-  'HHLr'  MWfOWaM 


SEE!^  BY 
RESERVATION 

DEC       3  199t 


LIBRAIRIE      HACHETTE 

79,    BOULEVARD    SAINT-GERMAIN.    PARIS 


Tous  droits  dt  traduction,  de  reproduction 
tt  d'adaptation  réservés  pour  tous  pays. 
Copyright  par  Librairie  Hachette,  lyai» 


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PREFACE 


CE  livre  porte  comme  sous-titre  :  des  origines  de  l'école  pari- 
sienne de  peinture. 
Une  école  de  peinture,  c'était,  au  moyen  âge,  un  groupe- 
ment fermé;  entre  les  quatre  murs  d'un  atelier,  une  pratique  com- 
mune assurait  l'unité  de  style.  Un  maître  donne  son  nom  à  ces 
écoles  :  les  Van  Eyck,  Mantegna,  Pérugin.  Quand  plusieurs  ate- 
liers voisinent  dans  une  même  ville,  ce  sont  les  remparts  de  la 
cité  qui  délimitent  la  famille  agrandie  :  Bruges,  Florence,  Sienne. 
Ou  même  ce  sont  les  frontières  d'une  province  qui  servent  à  défmir 
une  parenté  plus  vaste  :  Ombrie,  Flandre,  et  cette  dénomination 
paraît  d'autant  plus  légitime  qu'elle  rappelle  la  solidarité  entre 
l'art  et  son  milieu,  le  lien  qui  unit  les  artistes  et  leur  public.  Ces  qua- 
lificatifs régionaux  sont,  à  leur  tour,  trop  étroits  pour  des  familles 
artistiques  qui  se  sont  élargies  Jusqu'aux  frontières  des  nations 
modernes.  Ces  écoles  nationales  ramassent  dans  une  capitale  les 
ressources  d'un  pays;  et  nous  oublions  de  distinguer  ce  que  chaque 
région  a  donné  pour  alimenter  cette  flamme  dont  la  lumière  et 
la  chaleur  rayonnent  sur  toutes  les  provinces.  Ainsi  serait-il  équi- 
table de  dire  :  école  française,  plutôt  que  :  école  de  Paris. Mais  noire 
école  de  peinture  n'est  pas  aussi  ancienne  que  la  constitution  défini- 
tive de  la  France  comme  grande  nation;  c'est  au  XVII"  siècle  seule- 
ment qu'elle  s'est  affirmée.  Il  y  avait  déjà  plusieurs  siècles  que  la 
France  avait  pris  conscience  de  son  unité  quand  les  provinces 
reconnurent  et  acceptèrent  la  suprématie  du  goût  parisien.  Cette 
reconnaissance  d'une  capitale  artistique  coïncide  avec  la  formation 
d'une  école  française. 

Sans  doute,  il  y  eut  des  peintres,  chez  nous,  avant  le  XVII"  siècle; 
mais  si  rares,  si  épars,  si  dissemblables,  quil  est  impossible  de  les 

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PREFACE 

croire  d'un  même  sang  spirituel.   On  a  pu   rassembler  quelques 
«primitifs  »  du  XV"  siècle;  a-t-on pu  retrouver  en  eux  un  air  de 
famille?  Nous  connaissons  quelques  peintres  du  XVI"  siècle.  Ils 
sont,  pour  la  plupart,  de  Flandre  ou  d'Italie.  Jean  Cousin  est  un 
nom  sur  une  œuvre  absente,  une  invention  des  historiens  pour  que, 
entre  Lescot  et  Goujon,  entre  Varchilecture  et  la  sculpture,  la  place 
de  la  peinture  ne  reste  pas  vide.  En  réalité,  les  XV^  et  XVI"  siècles 
qui  virent,  en  Flandre  et  en  Italie,  un  tel  épanouissement  de  pein- 
ture furent  chez  nous  des  saisons  de  maigres  récoltes  parce  que  la 
France,  en  ces  temps,  changeait  de  culture  et  que  le  terrain  n'était 
pas  encore    approprié.  Après    trois   siècles   «    gothiques   »,    l'art 
français  cherchait  une  forme  nouvelle,  qui  sera  le  classicisme.  Or, 
dans  notre  art  classique,  la  peinture  de  tableaux  tiendra  une  place 
prépondérante;  elle  avait  été  à  peu  près  exclue  par  Fart  gothique. 
La  verrière  avait  tué  la  fresque;  le  peintre  français  du  moyen  âge 
était  un  peintre  verrier.  Et  quand,  au  XVI°  siècle,  le  roi  voulut  des 
décorateurs  pour  les  galeries  de  Fontainebleau  ou  du  Louvre,  il  n'en 
trouva  pas  dans  le  royaume  et  il  appela  des  Italiens.  C'est  aussi 
pour  des  raisons  profondes  que  la  technique  des  brillantes  couleurs 
à  l'huile  atteignit,  dans  les  villes  néerlandaises,  un  éclat  inconnu 
chez  nous.  Elle  répond  aux  ressources  et  aux  goûts  d'une  riche  bour- 
geoisie; elle  est  une  industrie  urbaine  et  en  France,  au  XV'^  siècle, 
la  civilisation  était  moins  municipale  que  monarchique  et  féodale. 
Chaque  société  se  crée  un  art  à  sa  mesure;  le  royaume  où  s'éle- 
vaient les  beaux  châteaux  ne  pouvait  pas  être  le  pays  des  cités 
prospères,  indépendantes,  avec  des  ateliers  actifs  et  des  intérieurs 
riches  en  tableaux.  Il  est  en  art,  comme  en  agriculture,  des  incom- 
patibilités; la  civilisation  qui  a  construit  les  cathédrales  et  les  châ- 
teaux ne  pouvait  aussi  donner  Giotlo  ou  les  Van  Eyck.  Mais  les 
XVI^  et  XV  11^  siècles  virent,  à  la  fois,  mourir  l'art  gothique  et  la 
société  féodale,  la  cathédrale  et  le  château.  Alors  s'élevèrent  des 
églises  «  jésuites  »  et  des  hôtels  bourgeois  qui  firent  appel  à  la 
peinture.   Pour  cette   culture   nouvelle,    il  fallut   emprunter  des 
semences  à  l'Italie  et  aux  Flandres.  Notre  art  français,  si  national 
sous  toutes  ses  autres  formes,  fut  ici  un  emprunteur. 

Mais  déjà  vers  1640,  les  temps  étaient  révolus.  Dans  la  capitale 
d'une  monarchie  puissante,  comme  Paris,  il  ne  manquait  plus  rien 
pour  susciter  une  école,  ni  la  richesse,  ni  la  culture,  ni  les  com- 
mandes. Le  roi,  l'aristocratie,  la  finance,  les  ordres  religieux  vou- 

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PREFACE 

latent  de  la  peinture.  La  peinture  française  moderne  apparut.  Une 
œuvre  et  une  institution  dominent  ses  origines;  l'œuvre  de  Poussin 
et  l'institution  de  l' Académie  royale.  De  Poussin  et  de  l'Académie 
date  l'école  française  de  peinture,  l'école  de  Paris. 

Cette  pauvre  Académie  apparaît  dans  l'histoire,  toute  honteuse 
et  meurtrie  des  coups  de  trique  de  Courajod.  Quel  homme  terrible 
ce  Courajod!  Quand  on  lit  ses  leçons  sur  notre  art  classique,  on 
croit  voir  un  barbare  faisant  irruption  dans  une  villa  gallo- 
romaine.  Quel  saccage!  C'est  affreux.  Et  comment  se  fâcher  contre 
ce  généreux  ami  qui  vient  nous  délivrer  du  Joug  odieux  de  Rome? 
Sa  haine  de  l'Académie  atteint  à  une  manière  de  délire.  Il  voit  en 
elle  une  sorte  d'Inquisition  esthétique,  au  service  d'un  despotisme 
jaloux.  Elle  aurait  endormi  et  tué  le  génie  national  en  lui  faisant 
absorber  le  poison  des  Borgia.  La  noble  cause  de  l'art  médiéval 
sacrifié  jadis  à  l'art  de  la  Renaissance,  après  avoir  été  si  bien 
plaidée  et  gagnée  par  les  Viollet-le-Duc  et  les  Vitet,  faillit  être 
compromise  par  le  zèle  de  ce  dangereux  ami. 

Le  premier  tort  de  Courajod  est  de  considérer  la  Renaissance, 
ou,  si  l'on  veut,  la  reprise  de  la  tradition  antique,  comme  un  phé- 
nomène français;  elle  est  un  événement  européen.  Quelles  sont  les 
limites  géographiques  de  cette  Renaissance?  Exactement  les  fron- 
tières de  l'ancien  Empire  romain.  Et  c'est  dire  par  quel  instinct 
profond  l'Europe  était  ramenée  aux  formes  de  sa  première  civili- 
sation. Elle  retrouvait  les  goûts  de  son  enfance.  Opposer  la  France 
à  Rome,  reprocher  à  Colbert  d'avoir  asservi  notre  génie  national 
à  la  décadence  italienne,  ce  n'est  pas  dire  grand' chose,  ou  bien  c'est 
regretter  que  Vercingétorix  ait  succombé  devant  César.  Ces  fureurs 
contre  quelques  hommes,  quand  le  courant  qui  les  mène  traverse 
dix  siècles  de  l'histoire,  ne  paraissent  ni  très  philosophiques  ni 
même  très  raisonnables.  Injurier  Louis  XIV,  Colbert  et  Le  Brun 
parce  qu'ils  ont  eu  le  culte  de  l'art  antique,  c'est  un  peu  le  geste  de 
l'enfant  qui  bat  sa  bonne  parce  que  la  marée  revient  sur  la  plage 
détruire  son  château  de  sable. 

Courajod  s'insurge  encore  contre  une  loi  de  l'histoire  quand  il 
accuse  la  monarchie  d'avoir  étouffé  les  arts  régionaux  et,  par 
suite,  éteint  l'esprit  français.  Quel  esprit  français?  S'il  n'y  avait 
pas  eu  d'unité  française,  il  y  aurait  eu,  sans  doute,  un  esprit  bour- 
guignon, gascon,  breton,  provençal,...  mais  il  n'y  aurait  pas  eu  un 
esprit  français.  Il  ne  peut  y  avoir  un  esprit  français  que  s'il  se 

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PREFACE 

dégage  une  unité  spirituelle  entre  nos  provinces  et  c'est  cette  unité 
que  Courajod  condamne.  Parfois  il  s'en  rend  compte;  alors  ce 
n'est  plus  «  l'esprit  »  qu'il  invoque,  mais  «  le  génie  de  la  race  ». 
Malheureusement,  ce  génie  est,  pour  lui,  le  génie  germanique.  Or, 
même  avant  la  guerre,  il  g  avait  chez  nous  bon  nombre  d'histo- 
riens qui  n'étaient  point  disposés  à  reconnaître  cette  ascendance. 
Courajod  voit  dans  te  cours  de  notre  art  une  guerre  entre  le  germa- 
nisme et  le  romanisme,  l'esprit  du  bien  et  fesprit  du  mal,  Ormuzd 
et  Arhiman,  et  il  accuse  la  Monarchie  et  son  Académie  d'avoir 
trahi  le  «  génie  de  la  race  »  en  prenant  le  parti  du  romanisme.  Or, 
il  a  eu  beau  s'exciter  sur  quelques  fibules  franques,  il  ne  nous  a 
point  persuadés  que  l'art  gothique  fût  issu  de  la  Germanie.  Ses 
malédictions  contre  V Italie  du  XVII^  siècle  ne  doivent  pas  davan- 
tage nous  empêcher  d'aimer  Poussin  et  Mansart.  Ils  sont  bien  de 
chez  nous;  et  Corneille  et  Racine  en  sont  aussi,  bien  que  leur  langue 
dérive  du  latin. 

Comment  ne  pas  voir  que  le  grand  miracle  français,  c'est  que, 
sur  ce  vaste  territoire,  se  soit  organisée  la  circulation  d'un  même 
sang  spirituel  et  qu'un  lien  moral  ait  attaché  ensemble  tant  de  pro- 
vinces diverses,  si  fortement  qu'on  ne  pouvait  frapper  l'un  des 
membres  sans  que  le  corps  entier  ressentît  la  blessure?  A  ce  corps 
il  fallait  une  tête,  à  ce  cercle  matériel  un  centre  moral.  La  géogra- 
phie et  l'histoire  ont  désigné  Paris.  C'est  le  mérite  de  la  monarchie 
d'avoir  compris  ces  sourdes  volontés;  il  n'était  point  en  son  pouvoir 
de  provoquer  ces  obscures  tendances  que  nous  discernons  claire- 
ment en  les  observant  de  leur  point  d'arrivée;  elle  a  été  aidée, 
poussée  par  le  désir  obstiné  de  cette  masse  de  peuples  qui  voulaient 
s'associer  pour  leur  sécurité  et  leur  grandeur.  Les  révolutions  nont 
pas  porté  atteinte,  sur  ce  point,  au  travail  des  siècles;  le  pacte 
national  s'est  renforcé  dans  les  crises  les  plus  violentes.  Courajod 
n'a  pas  voulu  voir,  bien  qu'il  itivoque  constamment  le  génie  de  la 
race  ou  l'esprit  français,  que  le  principe  primordial  de  cet  esprit 
était,  avant  tout,  l'affirmation  de  cette  unité,  et  que,  si  un  art  et 
une  littérature  devaient  porter  la  marque  de  cet  esprit,  c  étaient  la 
littérature  et  l'art  qui  ne  seraient  pas  seulement  d'une  province^ 
mais  qui  seraient  d'abord  de  France.  Les  arts  obéissent  aux  impul- 
sions qui  façonnent  la  société;  ils  ont  ressenti  V  attraction  vers  le 
centre  et  le  souci  de  dominer  le  particularisme  provincial;  le  génie 
français  est  fait  en  partie  de  ces  sacrifices  consentis.  L'art  monar- 

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PREFACE 

chique  el  le  style  parisien  ne  pouvaient  se  former  sans  que  la  saveur 
des  terroirs  ne  vînt  se  fondre  dans  une  qualité  nouvelle.  Une  école 
française,  cela  ne  peut  être  quune  école  de  Paris  alimentée  par  la 
province  et  cest  bien  ce  que  fécole  française  est  devenue  en  effet. 

V Académie  royale  fut  un  des  organes  de  celte  centralisation 
spirituelle.  Nos  académiciens  étaient  gens  de  réflexion  et  de  con- 
science. Quand,  sur  f invitation  de  Colbert,  ils  entreprirent  de 
fonder  un  enseignement,  ils  s'aperçurent  quils  navaient  rien  à 
enseigner.  Alors  ils  s'appliquèrent  à  construire  une  doctrine.  Tant 
de  probité  nous  paraît  naïf;  leurs  conférences  amusent  notre  scep- 
ticisme. Et  pourtant  ce  zèle  est  tout  à  leur  honneur.  En  somme, 
de  tous  les  arts,  il  nest  que  la  peinture  et  la  sculpture  qui  n  aient 
pas,  dans  leurs  rudiments,  une  doctrine  certaine.  Le  poète  obéit  à 
la  grammaire  dont  les  volontés  sont  impérieuses;  le  musicien  étudie 
Vharmonie  et  le  contrepoint  qui  ont  la  rigueur  mathématique  ; 
Varchitecte  se  nourrit  de  géométrie  et  de  mécanique  qui  sont  les 
plus  exactes  des  sciences.  Seul  le  peintre  doit-il  donc  se  contenter 
d'un  apprentissage  empirique?  Sans  doute,  la  perspective  et  l'ana- 
tomie  peuvent  intervenir  dans  son  instruction;  mais  elles  ne  lui  sont 
que  des  connaissances  accessoires;  le  fondement  de  son  art,  des- 
siner et  peindre,  ne  relève  que  de  la  pratique;  renseignement  se 
résumera-t-il  donc  en  quelques  recettes  d'atelier?  Les  Académiciens 
ne  l'ont  pas  voulu.  Ils  ont  cherché  —  et  trouvé  naturellement  —  des 
lois  de  la  beauté,  de  quoi  Justifier  des  préceptes  sûrs.  Pour  nous, 
cette  esthétique  est  chose  morte.  Mais  de  ce  quelle  n'a  pas  duré  elle 
n'en  a  pas  moins  eu  son  importance  historique.  Ces  doctrines  esthé- 
tiques sont  doublement  fragiles,  d'abord  parce  qu'elles  sont  des 
systèmes,  et  aussi  parce  qu'elles  systématisent  ce  qu'il  y  a  de  plus 
instable,  les  formes  de  la  sensibilité.  Mais  les  œuvres  belles  passent 
aussi,  et  quand  elles  durent,  c'est  parce  que  les  générations  succes- 
sives trouvent  des  raisons  nouvelles  de  les  admirer.  Dans  cette 
transformation  du  goût,  les  doctrines  esthétiques  sont  les  déchets 
de  l'évolution.  Elles  n'en  restent  pas  moins  des  témoignages  pré- 
cieux sur  des  sentiments  périmés.  L'historien  qui  les  néglige  n'est 
vraiment  pas  curieux. 

Cette  esthétique  dérive  de  l'œuvre  de  Poussin  et  de  la  pensée  de 
Descartes.  Pour  mieux  l'accabler,  les  historiens  modernes  taisent 
ces  illustres  patronages.  Les  conférences  ne  sont,  bien  souvent,  que 
le  souvenir  des  propos  que  le  vieux  maître  tenait  sur  le  Pincio,  le 

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PREFACE 

développemenl  de  sa  correspondance,  ou  le  commentaire  d'une  de 
ses  œuvres  dans  l'esprit  qu'il  avait  pris  soin  d'indiquer  lui-même. 
Mais  pour  ne  pas  condamner  Poussin  en  même  temps  que  les  confé- 
rences, on  est  obligé  de  dire  que  Poussin  n'a  pas  été  compris  par 
ses  disciples,  on  même  qu'il  ne  s'est  pas  bien  entendu  lui-même. 
Ceux  qui  ont  le  mieux  parlé  de  Poussin  ne  veulent  pas  retenir  de 
lui  d'autres  traits  que  ceux  par  lesquels  il  ressemble  à  Puvis  de 
Chavannes;  ils  ignorent  tout  ce  qu'il  a  mis  de  «  rationalisme  »  dans 
son  œuvre  pour  ne  conserver  que  le  «  musicien  >■>  des  attitudes  et  des 
groupes.  Ramener  ainsi  à  nous  les  hommes  d'autrefois,  au  lieu 
d'aller  à  eux,  n'est  pas  un  moyen  de  les  bien  comprendre.  Acceptons 
Poussin  tel  qu'il  se  présente  à  nous,  comme  un  «  peintre  d'his- 
toire »  et  comme  un  «  psychologue  »  ;  et  n'allons  point  naufrager 
à  l'étourdie  la  galère  académique;  elle  porte  une  trop  riche  car- 
gaison de  Poussin. 

Un  autre  patronage  illustre  de  l'Académie  fut  celui  de  Descartes. 
Quelques  historiens  de  l'art  s'étonnent  que  l'on  puisse  déduire  une 
esthétique  de  la  peinture  d'une  philosophie.  C'est  parce  qu'on  se 
représente  la  philosophie  comme  une  denrée  de  collège  et  de  bacca- 
lauréat. La  société  française  du  XVII''  siècle  lisait  Descartes;  on  se 
préoccupait  des  «  tourbillons  »  chez  le  bonhomme  Chrysale.  Quand 
une  philosophie  est  acceptée  par  les  hommes  d'un  temps,  ce  n'est 
pas  seulement  parce  qu'elle  lésa  convertis,  mais  parce  qu'elle  leur 
donne  un  système  où  ils  reconnaissent  leurs  manières  de  penser.  Du 
moment  que  les  académiciens  se  mêlaient  de  raisonner,  ils  devaient 
nécessairement  entrer  dans  les  cadres  de  la  pensée  cartésienne. 
D'ailleurs,  ce  ne  fut  pas  seulement  un  instinct  obscur  qui  en  fît  les 
disciples  inconscients  du  philosophe.  Le  Brun  avait  en  main  les 
œuvres  de  Descartes;  il  les  lisait  et  les  faisait  lire  à  ses  confrères. 
Ils  ont  pratiqué,  en  particulier,  le  Traité  des  Passions,  non  pas 
comme  un  manuel  à  qui  l'on  emprunte  quelques  définitions,  mais 
pour  lui  demander  cette  science  des  relations  entre  Vâme  et  le  corps 
qui  se  trouve  être  à  la  fois  au  centre  de  la  doctrine  cartésienne  et 
de  l'esthétique  académique.  Il  n'était  pas  superflu  de  le  montrer, 
ne  fût-ce  que  pour  réhabiliter  un  peu  les  considérations  psycho- 
physiologiques de  nos  peintres.  Les  critiques  modernes  nont  pas 
manqué  de  railler  leur  style  pédantesque  et  d'évoquer  à  leur  sujet 
le  Jargon  des  médecins  de  Molière.  Ces  railleries  ne  vont  pas,  par 
delà  Le  Brun,  atteindre  M.  Purgon  ou  M.  Diafoirus,  mais  bien 

(lo) 


PREFACE 

Descaries  en  personne.  Or  depuis  Descaries,  la  psi/c/io-phjjsiologie 
n'a  pas  fail  assez  de  progrès  pour  nous  auloriser  le  moindre 
propos  dédaigneux  à  fégard  de  son  Trailé. 

Une  école  qui  naît  an  XVIt  siècle  ne  peut  pas  connaître  l'ingé- 
nuité des  praticicfis  du  moyen  âge.  Elle  a  vécu  sa  Jeunesse  dans 
une  atmosphère  de  conférences;  il  lui  en  restera  toujours  le  goût 
de  ridéologie  et  la  curiosité  morale.  Elle  s'adresse  à  un  public 
instruit  et  qui  veut  mêler  son  intelligence  à  son  plaisir.  Il  n'est 
guère  de  peintres  qui  échapperont  à  cet  intellectualisme.  Watteau 
pourrait  nous  paraître  seulement  un  technicien  raffiné,  un  pur 
sensualiste  qui  Joue  des  lignes  et  des  couleurs  précieuses.  Qu'on 
le  rapproche  de  son  cousin  Téniers,  un  autre  petit-fils  de  Ruhens, 
resté  flamand,  et  Von  verra  la  différence  entre  celui  qui  ne  met  dans 
sa  peinture  que  son  œil  et  sa  main  et  celui  qui  mêle  à  son  œuvre  un 
peu  de  son  cerveau  et  de  son  cœur.  Chardin  nous  semble  aussi  le 
plus  ingénu  des  artisans  ;  que  l'on  compare  ses  natures  mortes  ou 
ses  «  intimités  »  à  celle  d'un  Huysum  ou  d'un  Terburg  et  l'on 
sentira  que  cette  œuvre  plonge  profondément  dans  la  vie  morale  et 
en  ramène  une  sentimentalité  secrète.  Nos  paysagistes  du  XIX''  siècle 
ne  sont  pas  des  portraitistes  indifférents;  les  arbres  de  Bousseau 
sont  d'un  peintre  qui  observe  des  caractères.  Courbet  faisait 
profession  de  peindre  comme  une  machine  indifférente,  comme  une 
«  brute  »;  mais  voici  qu'un  Jour  il  montra  «  V Atelier  ^^  qui  est  un 
«  programme  esthétique  »,  un  «  art  poétique  »,  ni  plus  ni  moins  que 
«  l'Apothéose  d'Homère  »  d'Ingres.  Et  de  nos  Jours,  combien  en 
voyons-nous  de  ces  peintures  qui  se  présentent  agressivement  comme 
de  simples  «  sensations  »  ou  «  impressions  »,  que  nulle  pensée  n'est 
venue  altérer/  Pour  le  coup,  ces  quelques  n  taches  »,  ces  «  volumes  » 
doivent  être  vides  de  psychologie.  Pas  le  moins  du  monde.  Mais 
l'esthétique,  au  lieu  d'être  incluse  dans  le  tableau,  est  confiée  à  la 
préface  du  catalogue  ;  il  n'est  pas  de  peinture  qui  puisse  moins  se 
passer  d'esthétique;  ces  compotiers  et  ces  camemberts  se  présentent 
dans  une  littérature  d'Apocalypse.  Vit-on  Jamais  pareil  effort  céré- 
bral pour  éliminer  la  pensée?  Mais  les  maîtres  les  plus  lumineux 
de  notre  école,  depuis  Poussin  Jusqu'à  Puvis  de  Chavannes,  Wat- 
teau et  Chardin,  David  et  Prudhon,  Ingres  et  Delacroix,  Corot  et 
Millet,  ont  tous  montré  qu'ils  ne  plaçaient  pas  la  peinture  hors 
du  monde  de  la  rêverie  ou  de  l'intelligence.  Et  tous,  les  révoltés 
comme  les  soumis,  portent  la  même  hérédité  intellectuelle.  Ils  sont 

(II) 


PREFACE 

bien  les  descendants  de  ces  Académiciens  qui  mettaient  un  tableau 
de  Poussin  sur  une  table  pour  en  extraire  de  la  pensée. 

Ne  nous  plaignons  pas  trop  que  l'Académie  ait  déposé  dans  le 
berceau  de  l'école  française  une  doctrine.  Elle  donnait  ainsi 
au  nouveau-né  une  promesse  de  longévité.  Courajod  reproche  à 
ces  professeurs  d'avoir  étouffé  en  France  Véclosion  d'une  peinture 
naïvement  naturaliste,  à  la  manière  de  Hollande.  Nos  maîtres  de 
1640-1660  ne  montrent  point,  en  effet,  la  richesse  pittoresque  des 
gens  de  Harlem  ou  d'Amsterdam.  Mais  cet  art  hollandais  est  la 
récolte  admirable,  et  dernière,  d'une  très  vieille  école,  tandis  que 
les  peintres  de  France  commencent  seulement  d'ensemencer  leur 
champ.  De  plus,  d'avoir  connu  très  jeune  des  ambitions  idéalistes, 
l'école  française  a  conservé  la  possibilité  de  changer  d'idéal  et,  par 
suite,  de  ne  jamais  en  manquer.  La  peinture  va  de  la  méditation 
à  l'observation,  de  «  l'histoire  »  à  la  «  nature  »,  de  l'idéal  à  la 
réalité.  Le  naturalisme  n'a  pas  besoin  d'être  enseigné;  un  art 
comme  la  peinture  g  va  spontanément  quand  la  pensée  se  repose  ou 
se  désintéresse.  Et  la  peinture  peut  bien  nous  émouvoir  avec  des 
images  qui  ne  sont  que  des  reproductions  exactes.  Mais  les  écoles  du 
pur  naturalisme  atteignent  vite  leur  but;  alors  elles  s'arrêtent.  Vient 
un  moment  oii  l'on  se  lasse  de  i imitation;  les  miracles  du  «  rendu  » 
cessent  d'amuser  quand  ils  n'étonnent  plus.  Ces  écoles  durent  une 
ou  deux  générations.  Les  naturalistes  d'Espagne,  de  Naples,  de 
Hollande,  au  XVII"  siècle,  emplissent  un  demi-siècle;  après  quoi, 
personne  ne  se  présente  pour  les  continuer.  En  quelques  décades, 
les  Hollandais  avaient  achevé  le  portrait  de  leur  pays;  alors  ils 
fermèrent  la  boîte  de  couleurs.  Toutes  les  conditions  par  lesquelles 
on  explique  leur  art  —  race.,  milieu,  moment  —  continuaient  de 
travailler  pourtant;  il  ne  manquait  qu'une  chose,  un  nouveau 
modèle.  C'est  ici  qu'une  école  moins  exclusivement  engagée  dans  le 
pur  naturalisme  retrouve  une  supériorité  par  la  faculté  quelle  a  de 
changer  d'idéal.  Quand  une  génération  de  peintres  français  s'est 
donné  pour  but  de  «  faire  vrai  »,  une  autre  paraît,  dont  l'ambition 
est  différente  ou  opposée.  Les  temps  d'intellectualisme  succèdent 
aux  périodes  de  simple  expérience  visuelle  et  de  prouesses  techni- 
ques; quand  la  sève  commence  de  s'appauvrir,  la  crise  d'idéalisme 
cesse  et  l'art  vient  s'abreuver  aux  sources  de  nature.  Ainsi  dans 
l'histoire  des  sciences,  les  temps  d'hypothèses  et  de  synthèses 
alternent  avec  les  temps  d'analyse  et  d'expérience  patiente;    ou 

(12) 


PREFACE 

plutôt  les  deux  altitudes  coexistent  et  se  prêtent  une  mutuelle  justi- 
fication. Chez  le  savant,  Texpérience  n  est  Jamais  qu  une  hypothèse 
qui  cherche  ses  preuves  et  le  regard  de  f  artiste  sur  les  choses  n'est 
que  la  consultation  d'un  esprit  préconçu.  Parfois  il  semble  obéir  à 
r objet;  c'est  pour  le  ramener  plus  sûrement  à  lui.  Nul  artiste  de 
notre  école  ne  s'est  Jamais  résigné  à  n'être  qu'un  appareil  enre- 
gistreur. 


DE   POUSSIN 
A  WATTEAU 


CHAPITRE  I 


POUSSIN   ET    RICHELIEU 


POURQUOI  POUSSIN  VOULUT  HABITER  ROME  H  EFFORTS  DE  L  ADMINIS- 
TRATION DE  RICHELIEU  POUR  LE  RAMENER  A  PARIS  ||  SES  TABLEAUX 
POUR  LE  CARDINAL,  LE  «  MOÏSE  »,  «  LA  VERITE  »,  SONT  DES  ALLEGO- 
RIES POLITIQUES  II  «  LE  MIRACLE  DE  SAINT  FRANÇOIS  XAVIER  »  ||  QUAND 
POUSSIN  RETOURNE  A  ROME,  IL  RESTE  LE  CONSEILLER  ESTHETIQUE  DES 
AMATEURS     DE     PEINTURE     PARISIENS, 


VERS  l'année  1638,  Nicolas  Poussin,  installé  à  Rome  depuis 
déjà  quinze  ans,  y  jouissait  d'une  très  enviable  renommée.  Il 
avait  vaincu  la  jalousie  romaine,  et  ce  monde  pour  qui  tout 
étranger  restait  plus  ou  moins  un  barbare  reconnaissait  dans  ce 
Français  un  des  maîtres  de  la  peinture.  Dans  une  chapelle  de 
Saint-Pierre,  on  admirait  son  Martyre  de  saint  Érasme  peint  avec 
une  verve  austère  et,  comme  il  avait  pris  soin  de  signer  son  tableau 
d'un  Nicolas  Pusin  très  lisible,  ses  compatriotes,  en  rentrant  en 
France,  rapportaient  avec  orgueil  qu'un  des  leurs  avait  été  jugé 
digne  d'entrer  dans  ce  Panthéon  des  artistes  vivants.  Il  venait  de 
dépasser  la  quarantaine.  Après  des  débuts  très  durs,  des  chutes 
et  des  faux  départs,  sa  vie  s'avançait  d'un  cours  lent  et  facile;  il  se 
laissait  porter  vers  un  horizon  de  lumière  sans  autre  soin  que  de 
caresser  son  rêve  intérieur.  Jamais  il  n'avait  beaucoup  sacrifié 
aux  turbulences  de  la  jeunesse;  quand  vint  la  saison  de  l'apaise- 
ment, elle  le  trouva  déjà  fort  sage.  Le  jugement  a  toujours  été  le 

(15) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

maître  chez  ce  Normand  raisonnable  et  il  a  contenu  à  l'étroit  les 
oscillations  de  l'âge  et  de  l'humeur.  Pourtant  Poussin  avait, 
comme  les  Italiens  de  son  temps,  chanté  le  romanesque  tendre  du 
Tasse,  la  mythologie  spirituelle  et  galante  de  YAdone;  il  avait 
admiré  et  copié  les  nude  de  Titien  sur  qui  veillent  des  amorelti 
dodus;  des  bas-reliefs  antiques  il  s'était  plu  à  détacher  des 
bacchantes  échevelées  que  poursuivaient  des  œgipans.  Mais  main- 
tenant il  lui  fallait  des  fréfjuentations  plus  austères;  la  Rome 
antique,  TÉvangile,  la  Bible  hantaient  son  imagination;  les  toges 
et  les  armures  étaient  plus  nombreuses  et  les  nudités  plus  rares. 
De  vives  mimiques  et  les  grimaces  de  passions  violentes  rempla- 
çaient les  turbulences  des  satyres  et  les  langueurs  des  nymphes. 
Il  n'avait  ignoré  aucune  des  sensualités  de  la  peinture  et  aujour- 
d'hui son  ambition  était  de  rendre  visible  la  vie  de  la  pensée.  Il 
avait  cette  joie  suprême  de  savoir  exactement  ce  qu'il  voulait 
et  il  ne  donnait  pas  un  coup  de  pinceau  qui  ne  fût  intentionnel. 
C'est  alors  que  les  «  curieux  »  de  France  s'éprirent  de  cet  art  qui 
parlait  à  la  pensée.  La  renommée  de  Poussin  gagnait  sa  patrie; 
déjà  quelques  peintures  étaient  parvenues  à  Paris  où  elles  étaient 
analysées.  Déjà  quelques  chapelles  du  poussinisme  commençaient 
à  s'ouvrir. 

Mais  Poussin  ne  songe  point  à  rejoindre  ses  admirateurs.  Il  a 
gardé  rancune  à  Paris  ;  les  souvenirs  de  sa  dure  jeunesse  ne  se  sont 
point  effacés,  l'inquiétude,  l'insécurité  du  lendemain,  parfois  la 
maladie  et  peut-être  même  la  faim.  Le  séjour  n'est  possible  que 
sous  la  protection  du  roi,  ou  d'un  riche  financier.  Il  n'y  a  point 
encore,  aux  bords  de  la  Seine,  un  public  cultivé  pour  s'intéresser 
aux  peintres,  les  suivre,  les  admirer  ou  les  discuter.  On  n'y  res- 
pire pas  cette  atmosphère  de  chaude  sympathie  dans  laquelle 
fleurit  la  peinture  romaine.  Poussin  n'a  plus  l'âge  des  audaces  ni 
le  goût  de  la  lutte;  il  arrive  à  ce  moment  où  l'homme  craint  les 
climats  hostiles.  Et  ces  impressions  sont  justifiées.  Il  n'y  a  point 
alors  d'  «  école  »  de  peinture  française.  Il  serait  injuste  de  dire 
qu'il  n'y  a  pas  d'art  français;  jamais  les  architectes  n'ont  cons- 
truit de  demeures  plus  riantes  et  le  style  Louis  XIII  reste  un  des 
moments  les  plus  charmants  de  notre  histoire.  Les  innombrables 
églises  qui  s'élèvent  en  ce  temps  sont  d'une  élégance  mesurée  et 
d'une  sagesse  aimable  qui  diffèrent  beaucoup  de  l'emphase  ita- 
lienne. Nos  sculpteurs  taillent  des  figures  un  peu  lourdes,  où  l'on 

(i6) 


POUSSIN   ET   RICHELIEU 

sent  une  piété  si  sincère  !  Mais  notre  peinture  !  Vraiment  son  cha- 
pitre est  un  peu  vide.  Des  peintres  errants  ont  laissé  dans  quel- 
ques villes  de  province  et  à  Paris  des  saintetés  et  des  portraits. 
Mais  enfin  qui  pourrait  prétendre  que,  jusqu'à  Poussin,  l'âme  de 
France  a  trouvé  dans  cet  art  une  expression  digne  d'elle?  Jean 
Cousin  est  une  invention  des  historiens;  il  fallait  en  peinture  un 
grand  nom  digne  de  figurer  auprès  de  Goujon  et  de  Lescot;  c'est 
une  fausse  fenêtre  sur  l'admirable  façade  de  notre  Renaissance. 
L'école  de  Fontainebleau  fut  une  création  factice,  une  colonie 
flamingo-italienne  créée  par  volonté  royale  et  qui  languit  et 
mourut  dès  que  l'attention  de  la  monarchie  s'en  fut  détournée. 
La  renaissance  catholique  sous  Louis  XIII,  tant  d'églises  et  de 
couvents  provoquèrent  une  extraordinaire  floraison  de  tableaux 
d'autel.  Mais  cette  abondance  ne  doit  pas  faire  illusion  sur  la 
vitalité  de  notre  école.  Des  F'iamands  traversaient  Paris,  y  fai- 
saient étape  ou  s'y  fixaient.  L'un  d'eux  était  parfois  retenu  à  la 
cour  pour  son  talent  de  portraitiste.  De  temps  en  temps,  une 
vocation  impérieuse  entraînait  quelque  fils  de  la  bourgeoisie 
française  dans  le  métier  de  peintre.  Alors  il  tâchait,  par  tous  les 
moyens,  d'atteindre  Rome,  d'où  il  oubliait  parfois  de  revenir. 
Avant  Poussin,  Vouet  s'était  complu  au  milieu  de  ses  succès 
romains  et  il  avait  fallu  le  rappeler  pour  qu'il  rentrât. 

C'est  pour  des  raisons  profondes  que  la  peinture  était  la  sœur 
pauvre  de  l'architecture  et  de  la  sculpture.  Jamais  ces  deux 
derniers  arts  n'avaient  cessé  d'être  des  métiers  nationaux.  Les 
changements  de  la  croyance  et  les  transformations  de  la  société 
n'avaient  point  brisé  la  continuité  de  nos  styles.  Il  y  avait 
toujours  eu  des  formes  nouvelles  pour  adapter  la  pierre  à  des 
besoins  nouveaux.  Au  contraire,  la  grande  peinture  était  morte  de 
l'art  gothique  ;  la  cathédrale  l'avait  éliminée  de  la  muraille  pour 
la  transporter  sur  les  verrières  et  cette  peinture  éblouissante  avait, 
peu  à  peu,  éteint  les  autres  techniques.  Mais  voici  que  l'architec- 
ture gothique  meurt  à  son  tour  et  que  la  mode  ramène  des  murs 
et  des  panneaux  pleins.  Les  verriers  résistèrent  pourtant  jusqu'en 
plein  xvii"  siècle.  Leurs  œuvres  dernières  sont  à  Saint-Etienne- 
du-Mont  ou  à  Saint-Gervais  :  de  grandes  figures  musclées  à  l'ita- 
lienne ou  de  fins  portraits  à  la  flamande.  Ils  copient  les  effets  de 
l'huile  et  de  la  fresque  ;  du  Michel-Ange  et  du  Pourbus  en  trans- 
parence. Cet  art  merveilleux  meurt  d'une  concurrence  inégale 

(17) 

HooRTiCQ.  —  De  Poussin  à  Watteau.  a 


DE    POUSSIN   A   WATTEAU 

et  d'une  imitation  impossible.  Les  peintres  du  temps  de  Vouet  et 
de  Poussin  n'avaient  que  mépris  pour  cette  industrie  déclinante. 
La  part  du  métier  y  est  telle  que  la  jeune  peinture  d'histoire, 
soulevée  de  mille  ambitions  idéalistes,  ne  voyait  plus  dans 
l'aïeule  déchue  qu'une  pauvre  ouvrière  sans  prestige  et  sans 
génie.  Les  peintres  de  la  nouvelle  génération  souffraient  qu'on 
pût  les  confondre  avec  les  praticiens  d'un  art  purement  méca- 
nique. L'Académie  royale  de  peinture  naîtra  de  ce  besoin  de 
distinguer  ce  que  nous  appellerions  le  «  monde  des  arts  ».  Les 
dédains  de  la  jeune  institution  à  l'égard  de  la  vieille  confrérie  de 
saint  Luc  nous  paraissent  parfois  d'une  vanité  puérile.  Un  blason 
trop  neuf  fait  toujours  sourire.  Et  pourtant  la  question  était 
d'importance  au  moment  oîi  se  fondait  notre  école  de  peinture; 
il  n'était  pas  indifférent  que  nos  peintres  appartinssent  à  cette 
classe  sociale  que  nous  appelons  la  bourgeoisie.  Ils  y  entreront 
au  même  titre  que  les  écrivains,  et  la  peinture  française  devra 
une  part  de  sa  physionomie  à  cette  union  avec  une  société 
cultivée.  Nos  peintres,  qui  ne  furent  pas  souvent  fort  instruits, 
ont  toujours  dû  se  forcer  un  peu  pour  répondre  aux  curiosités 
d'un  public  qui  avait  fait  ses  humanités.  La  «  peinture  d'histoire  » 
en  nul  autre  pays  n'a  connu  la  suprématie  dont  elle  a  joui  en 
France.  Une  bonne  part  de  notre  esthétique  classique  est  en 
germe  dans  les  ambitions  sociales  de  notre  jeune  école.  Poussin 
tout  le  premier  pensait  qu'un  artiste  qui  fait  revivre  les  anciens 
ne  peut  être  confondu  avec  des  manouvriers  vulgaires.  Dans  sa 
jeunesse,  lors  d'un  voyage  dans  le  Poitou,  la  mère  de  son  protec- 
teur l'avait  traité  comme  les  autres  valets  de  sa  maison.  Poussin 
avait,  sans  doute,  rapporté  de  France  quelques  souvenirs  aussi 
pénibles.  Il  était  certainement  peu  disposé  à  recommencer  la 
lutte  dans  un  monde  où  seule  la  protection  du  Roi  ou  de  quelques 
puissants  Mécènes  pouvait  assurer  aux  artistes  la  sécurité  et  la 
dignité. 

Et  voici  qu'au  début  de  l'année  1639,  il  reçut  de  France  une 
lettre,  datée  du  14  janvier,  dans  laquelle  le  surintendant  des  bâti- 
ments, M.  Sublet  de  Noyers,  l'engageait  à  revenir  à  Paris  avec 
mille  promesses  alléchantes  :  «  Venez  gaiement  et  vous  assurez 
que  vous  trouverez  ici  plus  de  contentement  que  vous  ne  vous  en 
pouvez  imaginer.  »  Suivait  une  dépêche  du  roi  Louis  XIII  des 
plus   flatteuse.    Cette  invitation   est   de  janvier  1639;   c'est    en 

(i8) 


POUSSIN   ET   RICHELIEU 

décembre  1G40  que  Poussin  entra  dans  Paris.  Il  avait  résisté 
pendant  près  de  deux  ans  aux  invites,  aux  promesses,  aux 
menaces  môme.  Toutes  les  forces  qui  l'avaient  attiré  à  Rome, 
seize  ans  plus  tôt,  travaillaient  maintenant  en  sens  contraire. 
Il  serait  amusant  de  suivre  dans  ses  atermoiements  notre  Nor- 
mand qui  ne  veut  point  rentrer  en  France,  et  qui  ne  veut  pourtant 
pas  s'aliéner  la  bienveillance  de  ses  puissants  amis.  Mais  rien  n'est 
long  comme  de  suivre  les  balancements  d'un  indécis.  Poussin 
avait  alors  trois  correspondants  à  Paris,  qui  nous  ont  conservé 
ses  lettres.  Pour  le  premier,  le  puissant  surintendant,  les  formules 
de  la  reconnaissance  la  plus  cérémonieuse;  pour  son  admirateur, 
M.  de  Chantelou,  tout  ce  qu'il  faut  pour  entretenir  le  zèle  de  ce 
chaleureux  avocat;  pour  le  confrère  Lemaire,  des  aveux  plus 
francs;  Poussin  confesse  ouvertement  sa  défiance.  Dans  ces  négo- 
ciations étonnantes,  M.  de  Noyers  est  allé  jusqu'à  des  concessions 
humiliantes;  Poussin,  paraît-il,  a  peur  de  l'instabilité  ministé- 
rielle et  craint  qu'un  changement  dans  le  gouvernement  ne  le 
laisse  à  découvert  à  Paris,  sans  protecteur,  frustré  des  appointe- 
ments qui  lui  ont  été  promis.  Qu'à  cela  ne  tienne;  c'est  un 
banquier,  M.  Lumagne,  qui  répondra  du  traitement  annuel  de 
mille  écus  promis  pendant  trois  ans.  Promesses  et  assurances  ne 
suffisaient  pas.  Il  fallut  que  M.  de  Chantelou  vhit  en  personne  en 
Italie  pour  ramener  Poussin. 


Ce  n'était  pas  le  simple  caprice  d'un  amateur  de  peinture  qui 
manœuvrait  toutes  les  machines  de  l'Etat  pour  déplacer  notre 
peintre.  Cet  appel  à  un  Français  illustre  paraît  bien  avoir  fait 
partie  d'un  grand  dessein  et  c'est  pourquoi  M.  de  Noyers  lutta 
pendant  deux  ans.  Quelque  vingt  ans  plus  tard,  Mazarin  mort, 
quand  un  jeune  roi,  assisté  de  jeunes  ministres,  prendra  en  main 
les  rênes  de  la  monarchie,  on  verra  une  ambition  oubliée  depuis 
longtemps  s'emparer  des  hommes  de  gouvernement  ;  ils  sentiront 
qu'une  France  puissante  a  droit  à  un  art  digne  d'elle  et  que  la 
gloire  du  roi  et  du  royaume  restera  terne  s'il  lui  manque  le  rayon- 
nement de  la  beauté  ;  et  ce  sentiment  fera  entreprendre  et  achever 
de  grandes  choses.  Il  paraît  avoir  hanté,  déjà  vers  1638,  le  premier 

(19) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

ministre  Richelieu  et  ses  commis.  Non  que  la  monarchie  eût  alors 
engagé  un  nouveau  personnel.  Ni  le  Roi,  ni  le  Cardinal  n'étaient 
certes  des  débutants  éblouis  de  leur  puissance  et  avides  de  la 
montrer.  Mais  les  deux  valétudinaires  connurent  alors  quelques 
années  de  répit  :  à  1  intérieur,  les  factions  pour  un  temps  matées; 
à  l'extérieur,  après  des  débuts  incertains  dans  la  guerre  d'Espagne, 
la  marche  vers  les  frontières  naturelles  avait  commencé;  un 
Dauphin  venait  d'assurer  l'avenir  de  la  dynastie.  Devant  l'horizon 
plus  serein,  les  pilotes  purent  oublier  leurs  soucis.  Quand  le 
Cardinal  fit  donner  à  son  fidèle  de  Noyers  la  surintendance  des 
bâtiments,  peut-être  entendait-il  que  cette  nomination  inaugurât 
une  politique  des  beaux-arts.  Sans  doute,  c'était  peu  de  chose 
qu'un  nouveau  surintendant  auprès  de  cette  bataille  acharnée, 
innombrable,  que  menait  le  Cardinal  pour  façonner  une  Europe 
nouvelle.  Et  pourtant,  quand  on  mesure  tout  ce  que  la  gloire  de 
Louis  XIV  doit  à  l'organisation  des  beaux-arts  par  Colbert,  on  se 
demande  si  la  mémoire  de  Louis  XIJI  n'aurait  pas  pu  tirer  un 
bénéfice  semblable  de  l'administration  de  M.  de  Noyers.  Peut- 
être  n'a-t-il  manqué  au  ministre,  pour  réussir,  que  de  pouvoir 
durer.  Bientôt  Richelieu  va  mourir  et  son  agent  presque  aussitôt 
tombera. 

Mais  quand  il  fut  appelé  à  la  surintendance  des  bâtiments,  il 
reçut  assurément  du  Cardinal  la  mission  de  remplir  un  vaste 
programme;  achèvement  du  Louvre,  décoration  de  la  grande 
galerie;  les  tapisseries,  l'imprimerie  royale,  la  monnaie,  tous  les 
arts  devaient  contribuer  à  l'embellissement  du  royaume  restauré. 
Et  d'abord  il  fallait  amener  quelques  bons  artistes  de  Rome  à 
Paris.  Depuis  François  P'"  jusqu'à  Louis  XIV,  toutes  les  tenta- 
tives de  ce  genre  ont  commencé  par  un  appel  à  l'Italie.  Dans  les 
dépêches  de  M.  de  Noyers  à  Poussin,  comme  dans  ses  instruc- 
tions à  M.  de  Chantelou,  on  sent  présente  la  volonté  impérieuse 
du  Cardinal.  Son  insistance  ne  s'expliquerait  pas  s'il  n'avait  reçu 
l'ordre  d'aboutir  à  tout  prix.  Il  ne  cache  point  que  ses  démarches 
ont  pour  but  de  satisfaire  «  l'incroyable  passion  »  de  Son  Emi- 
nence.  On  peut  imaginer  le  zèle  des  agents  quand  le  premier 
ministre  souhaitait  une  chose  avec  une  «  incroyable  passion  ». 

Il  est  des  sentiments  qui  nous  paraissent  bien  imprévus  dans 
ces  objurgations  à  Poussin;  des  paroles  toutes  chaudes  encore 
d'une  fureur  guerrière  qu'on  ne  peut  comprendre  si  l'on  ne  se 

(20) 


POUSSIN  ET  RICHELIEU 

rappelle  que  Richelieu  menait  alors  une  bataille  acharnée  contre 
l'Espagnol    et    qu'il   accusait    ses  ennemis    de   le   contrecarrer 
jusque  dans  ses  tentatives  pour  s'attacher  des  artistes  romains. 
Quand  nous  le  voyons  désirer  si  passionnément  que  le  sculpteur 
Duqucsnoy  —  l'ami  de  Poussin  —  vienne  à  Paris,  n'oublions  pas 
que  cet  artiste  est  de  Bruxelles,  comme  Philippe  de  Champaij^ne, 
le  portraitiste  favori  de  Richelieu.  Le  Cardinal  compterait  comme 
une  victoire  sur  l'Espagne  la  conquête  de  ce  Flamand.  Et  quand 
l'entreprise  a  échoué,  la  haine  de  la  nation  ennemie  s'exprime 
ouvertement,  et  de  Noyers  écrit  :  «  La  mortification  du  change- 
ment de  M.  du  Quesnoy  m'a  été  sensible  comme  une  amertume 
mortelle  et  j'avoue  que  c'est  une  maudite  nation  que  l'espagnole 
qui  porte  sa  rage  contre  la  vertu  même.  En  vérité  c'est  une  gente 
infâme  et  qui  mériterait  d'être  reléguée  dans  un  angle  du  cabo  de 
Finisterras  séparée  du  commerce  de  tout  le  reste  des  humains,  » 
Manquer  Duquesnoy,  c'est  lever   le  siège   d'une  ville   frontière 
devant  laquelle  on  a  ouvert  la  tranchée.  On  sent  que  les  beaux- 
arts  et  la  guerre  sont  menés  par  un  môme  cerveau.  En  revanche 
quand  Arras  est  enlevé  aux  Espagnols,  de  Noyers,  dans  sa  joie, 
compte  que  cette  victoire  française  ramènera  Poussin  à  la  France. 
«  Servez-vous  de  cette  occasion  pour  emporter  l'esprit  de  M.  le 
Poussin  et   lui   dites  que  s'il  n'aime   sa   patrie,   qu'au  moins  il 
défère  à  une  nation  qui  fait  aujourd'hui  la  meilleure  part  de  tout 
ce  qu'il  y  a  de  meilleur  en  l'Europe.  »  Combien  cet  appel  est  émou- 
vant dans  sa  naïveté!  Ces  hommes  qui  luttent  pour  donner  de 
bonnes  frontières  au  royaume  n'imaginent  pas,  dans  la  joie  d'un 
triomphe,  que  l'on  puisse  se  refuser  à  cette  patrie  qu'embellit  la 
victoire.  Le  tondes  dépêches  de  ce  ministre  des  Beaux- Arts  se  res- 
sent de  l'acharnement,  des  batailles.  Cette  atmosphère  de  passion 
se  respirait  auprès  du  Cardinal  qui  portait  le  poids  de  cette  guerre. 
Mais   ce  n'est  pas  seulement  l'orgueil  patriotique,  c'est  bien 
l'amour  de   la   peinture  qu'il  faut  reconnaître  dans  ces  appels 
insistants  à  Nicolas  Poussin.  Peut-être  M.  de  Noyers  tenait-il  de 
ses  conseillers  favoris,  les  Chantelou,  son  admiration  pour  l'artiste 
français.  Mais  pour  le   Cardinal,  il  n'était  point  été  besoin  de 
l'encourager.   Les    preuves  abondent  qu'il  n'a  pas   dédaigné  la 
peinture.  D'abord  il  l'aimait  pour  lui-même,  pour  la  gloire  qu'elle 
décerne  à  ses  Mécènes.  Il  était  de  ces  puissants,  égaux  des  rois, 
que  l'art  divinise  pour  les  remercier. 

(21) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

Dans  ce  château  de  Richelieu  qui  préludait  aux  grandeurs  de 
Vaux  et  de  Versailles,  des  peintres  avaient  représenté  les  victoires 
du  Cardinal.  On  les  reconnaissait  sous  leur  aspect  réaliste  et 
historique,  dans  des  allusions  mythologiques  et  des  transpositions 
héroïques.  La  prise  de  Tyr  symbolisait  la  prise  de  La  Rochelle.  Les 
travaux  d'Ulysse  rappelaient  ceux  du  premier  ministre.  Ulysse  et 
Polyphème,  c'étaient  Richelieu  et  la  maison  d'Autriche;  Ulysse  et 
Circé,  Richelieu  et  l'hérésie.  Ailleurs  il  devenait  Hercule,  car  de 
Armandus  Richeleus  on  peut  tirer  Hercules  admirandus.  Et  sans 
doute  toutes  ces  peintures  étaient  fort  médiocres.  Mais  il  n'avait 
pas  tenu  au  ministre  qu'elles  ne  fussent  meilleures.  Il  aurait 
voulu  que  Philippe  de  Champaigne  s'installât  à  Richelieu,  dans 
le  Poitou,  pour  en  exécuter  la  décoration  sur  place.  Mais  Cham- 
paigne ne  voulut  pas  consentir  à  cet  exil  et  le  ministre  ne  par- 
donna sa  résistance  au  peintre  que  parce  qu'il  était  le  meilleur 
de  ses  portraitistes.  Car  Richelieu  n'était  pas  non  plus  indifférent 
à  la  manière  dont  le  traitaient  ses  peintres.  Quand,  en  1640, 
Champaigne  eut  peint  un  portrait  qui  plaisait  particulièrement 
au  Cardinal,  il  reçut  l'ordre  de  le  conserver  pour  servir  d'original 
et  il  dut  retoucher  d'après  celui-là  tous  ceux  qu'il  avait  peints 
auparavant.  Assurément  Richelieu  n'a  pas  dédaigné  la  peinture. 

Il  l'aimait  aussi  pour  elle-même.  Il  savait  parfaitement  distin- 
guer la  qualité  de  ses  portraits  et  malgré  la  vogue  bruyante  de 
Vouet  il  ne  manqua  pas  de  donner  sa  préférence  à  Fhonnête  Phi- 
lippe de  Champaigne.  Quand  on  parcourt  la  biographie  des  meil- 
leurs artistes  de  ce  temps,  on  rencontre  toujours  le  nom  de  Riche- 
lieu; à  tous  le  Cardinal  a  demandé  de  mettre  leur  talent  à  son  ser- 
vice. Dès  que  la  renommée  de  Poussin  atteignit  Paris,  sa  galerie 
fut  une  des  premières  à  recueillir  des  œuvres  du  maître  fran- 
çais; pour  lui  Poussin  a  peint  des  Racchanales.  Si  Ton  en  croit 
Tallemant,  le  premier  ministre  aimait  si  fort  les  tableaux,  que 
pour  s'en  procurer  il  employait  volontiers  la  manière  forte  :  «  Le 
Cardinal  était  avare,  dit-il;  ce  n'est  pas  qu'il  ne  fît  bien  de  la 
dépense,  mais  il  aimait  le  bien.  M.  de  Créqui  ayant  été  tué  d'un 
coup  de  canon  en  Italie,  il  alla  voir  ses  tableaux,  prit  tout  le  meil- 
leur au  prix  de  l'inventaire  et  n'en  a  jamais  payé  un  seul.  Il  fit 
pis;  car  Gillier,  intendant  de  M.  de  Créqui,  lui  ayant  apporté  trois 
des  siens  par  son  ordre  et  lui  en  ayant  présenté  un  qu'il  le  priait 
d'accepter,  le  Cardinal  dit  :  «  Je  les  veux  tous  trois  »  et  les  doit 

(22) 


POUSSIN   ET   RICHELIEU 

encore.  »  Cette  anecdote  doit  être  rapprochée  d'un  renseignement 
donné  par  Baidinucci.  «  Poussin  avait  composé  pour  son  ami  le 
peintre  Stella,  qui  habitait  Lyon,  un  tableau  du  miracle  de  l'eau 
dans  le  désert  et  traité  le  même  sujet,  mais  d'une  manière  diffé- 
rente pour  un  amateur,  M.  Gillié.  La  vue  de  ces  tableaux  décida 
le  Cardinal  de  Richelieu  à  lui  commander  quatre  l^acchanales 
avec  le  triomphe  de  Bacchus  et  celui  de  Neptune  au  milieu  de  la 
mer,  sur  un  char  tiré  par  des  chevaux  marins,  environné  de  tri- 
tons et  de  néréides.  Tous  ces  ouvrages  lui  firent  beaucoup  d'hon- 
neur. »  M.  Gillier  mérite  un  souvenir  reconnaissant  puisqu'il  eut, 
sans  doute,  l'honneur  d'initier  à  ses  frais  le  grand  Cardinal  au 
poussinisme.  Même  si  do  Noyers  ne  le  rappelait  pas  dans  ses 
instructions,  on  pourrait  facilement  imaginer  la  passion  que  le 
Cardinal  dut  mettre  à  s'attacher  un  peintre  dont  il  annexait  les 
œuvres  avec  un  tel  entrain.  Et  quand  Poussin  fut  enfin  à  Paris, 
il  dut  être  embarrassé  pour  savoir  auquel  de  ses  puissants  protec- 
teurs il  devait  d'abord  donner  satisfaction.  Mais  son  hésitation 
ne  dut  pas  être  longue.  Richelieu  lui  fit  comprendre  qui  devait 
être  le  premier  servi. 


Bellori  qui  a  composé  sa  biographie  avec  des  confidences  de 
Poussin  raconte  les  sollicitations  qui  l'assaillirent  dès  son  arrivée  : 
«  Mais  le  tout  dut  être  différé  par  l'ordre  du  Cardinal  qui  s'inté- 
ressait seulement  à  son  tableau,  l'histoire  de  Moïse  au  buisson  qui 
était  destiné  à  l'antichambre  du  cabinet  de  son  palais  de  sorte 
que  Nicolas,  remettant  toute  autre  affaire,  mit  la  main  à  cette 
peinture  qu'il  exécuta  dans  un  ovale,  avec  figures  de  demi- 
nature...  Il  peignit  ensuite  la  fable  de  La  Vérité  enlevée  par  le 
Temps  à  l'Envie  et  à  la  Médisance,  en  figures  plus  grandes  que  le 
naturel  et  placée  au  plafond  de  cette  même  chambre.  Il  termina 
ensuite  le  tableau  de  saint  Germain,  représentant  V Institution  du 
très  saint  Sacrement  de  P Eucharistie....  Ensuite,  vers  l'année  1641, 
que  l'on  dédia  l'église  du  Noviciat  des  Pères  Jésuites,  il  fournit 
l'autre  tableau  du  Miracle  de  saint  François  Xavier,  quand  ressus- 
cite là  jeune  femme  morte  au  Japon.  »  Ce  récit  est  à  retenir,  car 
il  est  plus   explicite  que  la  correspondance  même  de  Poussin. 

(23) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

Chose  curieuse!  Cette  correspondance  qui  nous  donne  tant  de 
détails  sur  les  autres  travaux  de  Poussin  à  cette  date  est  d'une 
discrétion  étrange  en  ce  qui  concerne  les  tableaux  du  Cardinal. 
Nulle  allusion  aux  sujets  qu'ils  traitent,  des  mentions  confuses 
qui  ne  permettent  pas  de  les  dater  avec  exactitude.  On  dirait  que 
Poussin  a  travaillé  en  se  cachant.  Fallait-il  donc  que  Ton  ignorât 
que  Richelieu  passait  avant  Louis  XIII? 

Le  premier  tableau  représentait  Moïse  devant  le  buisson  ardent. 
Les  figures  en  sont  de  demi  nature;  le  tableau,  rond,  devait 
orner  un  dessus  de  cheminée;  il  est  aujourd'hui  au  musée  de 
Copenhague.  Sur  l'Horeb  un  ange  est  apparu  à  Moïse  et,  de  la 
flamme  qui  embrasait  le  buisson  sans  le  consumer,  une  voix  s'est 
élevée  :  Moïse,  Moïse.  Et  la  Bible  ne  dit  pas  que  Moïse  a  vu 
l'Éternel,  et  par  ailleurs  elle  dit  qu'il  ne  pouvait  le  voir.  Mais 
Michel-Ange  et  les  Loges  de  Raphaël  avaient  enseigné  à  Poussin 
que  Jéovah  est  un  vieillard  à  grande  barbe  à  la  toge  ample  qui 
nage  dans  l'espace.  Dans  le  tableau  de  Poussin,  il  flotte  sur  la 
flamme  du  buisson,  emmailloté  de  plis  redondants;  sa  tête 
chevelue  a  une  majesté  léonine  et,  soutenu  par  deux  anges,  il  se 
tient  les  bras  écartés.  De  la  main  droite  il  montre  la  terre 
d'Egypte  d'où  Moïse  doit  ramener  son  peuple  ;  de  la  gauche, 
tendue  vers  le  ciel,  il  indique  la  direction  qu'il  doit  prendre. 
Moïse  est  tombé,  un  genou  à  terre.  Ses  cheveux  hérissés,  son 
geste  de  recul  et  ses  mains  écartées  expriment  l'efïarement  et 
l'épouvante.  Devant  la  redoutable  mission,  il  a  objecté  sa  fai- 
blesse; mais  un  serpent  a  jailli  du  sol,  qui,  tout  à  l'heure,  dans  sa 
main,  deviendra  un  simple  bâton.  Pour  entraîner  son  peuple  et  le 
maîtriser;  l'Éternel  lui  donne  le  don  du  miracle.  C'est  de  Dieu 
qu'il  tient  cette  terrible  autorité  qui  lui  vaudra  plus  de  haine  que 
d'amour.  Sa  main  de  fer  va  se  tendre  pour  secourir,  mais  s'abattre 
aussi  pour  frapper.  Avant  de  composer  son  tableau.  Poussin  a 
relu  sa  Bible;  Moïse  était  d'ailleurs  un  de  ses  héros  favoris.  Il 
paraît  souvent  dans  son  œuvre,  depuis  la  fraîche  idylle  du 
berceau  sur  le  Nil  jusqu'aux  journées  orageuses  de  l'exode.  Son 
imagination  est  toujours  revenue  avec  faveur  vers  cette  existence 
emplie  de  merveilleux  et  de  terreur.  Mais  d'ailleurs  Poussin  n'est 
pas  le  peintre  du  surhumain.  Son  Moïse  n'est  pas,  comme  celui 
que  Michel-Ange  assit  sur  le  tombeau  de  Jules  II,  à  Saint-Pierre- 
aux-Liens,  un  Titan  farouche,  qui  pour  avoir  affronté  le  Dieu  de 

(24) 


POUSSIN   ET   RICHELIEU 


la  foudre  est  apparu  sur  les  pentes  du  Sinaï  fuli^urant  d'éclairs  et 
grondant  de  tonnerre.  Le  Moïse  de  Poussin  est  tout  frémissant, 
car  Tespritde  Dieu,  d'un  Dieu,  impitoyable,  vient  habiter  en  lui; 
mais  ses  proportions  sont  trop  mesurées  pour  qu'il  nous  écrase 
de  sa  puissance . 
Mais  qui  donc  a 
soufflé  ce  motif  au 
peintre  quand  il  lui 
a  fallu  décorer  le 
cabinet  du  Cardi- 
nal? Est-ce  le  mi- 
nistre qui  a  indiqué 
lui-même  l'allégo- 
rie si  transparente? 
Est-ce  Poussin  qui 
l'a  suggérée  à  Riche- 
lieu ou  à  son  lieute- 
nant M.  de  Noyers? 
Dès  son  arrivée  à 
Paris  on  le  présenta 
au  Cardinal.  Quand 
il  pénétra  dans  le 
redoutable  cabinet 
d'où  partaient  les 
instructions  qui 
façonnaient  une 
France  et  une  Eu- 
rope nouvelles,  la 
pensée  put  lui  venir 

du  pasteur  hébreu  recevant  la  mission  de  gouverner  son 
peuple.  Parmi  les  contemporains,  combien  en  était-il  qui  pensaient 
que  Richelieu  tenait  son  pouvoir  des  mains  delà  Providence?  Fort 
peu  sans  doute,  car  son  autorité  fut  toujours  combattue  avec 
acharnement.  Mais  aujourd'hui,  si  l'on  se  reporte  au  «jugement 
de  l'histoire  »  et  si  l'on  traduit  en  prose  vulgaire  l'allégorie 
biblique  du  peintre,  on  peut  dire  que  Poussin  n'a  pas  menti.  Ce 
fut  un  rare  bienfait  que  la  raison  et  la  volonté  de  Richelieu 
aient  pu  s'appliquer  assez  longtemps  aux  affaires  de  France  et 
d'Europe  pour  assurer  au  royaume  un  siècle  et  demi  de  pleine 

(25) 


I.  POUSSIN.  ■ —  Moïse  reçoit  sa  mission  de  l'Éternel. 
A/le'i(orie  en  rhonneur  de  Richelieu,  ainsi  que  le  tableau 
Le  Temps  délivre  la  Vérité.  Un  dessin  du  Louvre  est 
un  projet  pour  cette  peinture.  Moïse  y  apparaît,  le 
visage  couvert  de  ses  dcu.c  mains.  Il  est  permis  d'ima- 
ffiner  que  Richelieu  a  trouvé  malencontreux  ce  geste 
qui  exprimait  la  terreur  et  qu^il  en  a  demandé  la 
suppression. 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

sécurité.  Richelieu  a-t-il  désigné  lui-même  le  motif  du  Moïse? 
Gomment  le  savoir?  En  tout  cas,  il  n'a  pas  pu  ne  pas  comprendre 
les  allusions  de  la  grandiose  allégorie  et  il  les  a  acceptées. 
Il  ne  craignait  pas  d'attribuer  à  la  main  de  la  Providence  les 
succès  de  sa  politique.  Le  12  septembre  1642,  il  écrivait  à  son 
fidèle  de  Noyers  :  «  Perpignan  est  es  main  du  roi  et  M.  le  Grand 
et  M.  de  Thou  en  l'autre  monde,  Ge  sont  deux  effets  de  la  bonté 
de  Dieu  pour  l'État  et  pour  le  Roi.  »  Ainsi  Moïse  n'était  que 
l'instrument  de  Jéovah. 


Le  second  tableau  exécuté  pour  le  Gardinal  est  aujourd'hui  au 
Louvre;  il  nous  montre  Le  Triomphe  de  la  Vérité  ou  plus  exacte- 
ment Le  Temps  qui  soustrait  la  Vérité  aux  atteintes  de  V Envie  et  de 
la  Discorde.  Un  profond  mystère  enveloppe  les  origines  de  cette 
peinlure.  Les  contemporains  n'en  ont  pas  parlé.  Félibien  lui- 
même,  qui  a  pourtant  voulu  «  épuiser  »  Poussin,  ne  l'a  pas  connu. 
Le  Triomphe  de  la  Vérité  qu'il  décrit  est  une  composition  assez 
différente  qu'il  a  étudiée  d'après  une  gravure.  La  correspondance 
de  Poussin  ne  cite  pas  cette  œuvre  et  les  historiens  considèrent 
généralement  qu'elle  fut  exécutée  à  la  fin  du  séjour  du  peintre  à 
Paris,  laissée  à  son  départ  comme  le  testament  irrité  d'un  génie 
mécontent.  En  réalité  elle  a  suivi  le  Moïse,  et  comme  l'avait  dit 
Bellori,  elle  était  destinée  à  l'appartement  de  Richelieu  au  Palais- 
Gardinal  et  devait  décorer  le  plafond  de  son  cabinet  ou  de  son 
antichambre.  En  relisant  attentivement  la  correspondance  de 
Poussin,  on  s'aperçoit  que  Le  Triomphe  pourrait  bien  y  être 
signalé.  Une  lettre  du  21  novembre  1641,  écrite  par  Poussin  à  son 
protecteur  del  Pozzo,  nous  dit  que  le  Cardinal  et  le  Roi  l'ont  vive- 
ment remercié  et  félicité.  Dans  l'excellente  édition  de  cette  corres- 
pondance donnée  par  M,  Jouanny,  on  lit  :  «  Le  Gardinal  de 
Richelieu  a  été  si  satisfait  du  sien,  qu'il  m'en  a  fait  compliment, 
et  m'en  a  lui-même  remercié,  en  présence  de  Mgr  Mazarini.  » 
Dans  cette  phrase  il  ne  peut  être  question  que  d'un  tableau  : 
le  Moïse.  Mais  si  l'on  se  reporte  au  texte  italien  dont  on  nous 
donne  la  traduction,  on  lit  :  «  Il  cardinal  de  Richelieu  é  stato 
soddisfatto  delsuoi...  »,  ce  qui  n'est  pas  clair  et  doit  certainement 

(26) 


POUSSIN   ET   RICHELIEU 

se  comprendre  dei  suoi.  Ce  possessif  au  pluriel  indique  que  le 
Cardinal  avait  reçu  non  pas  une  seule,  mais  au  moins  deux  pein- 
tures. Il  devient  alors  à  peu  près  certain  que  Bellori  ne  s'est  pas 
trompé  et  que  La  Vérité  a  bien  été  peinte  immédiatement  après  le 
Moïse,  c'est-à-dire  au  cours  de  Tannée  1641.  Et  cela  suffirait  déjà 
à  nous  faire  écarter  l'interprétation  traditionnelle  de  cette  allé- 
gorie. Que  le  peintre  ait  profité  d'une  commande  pour  mettre  au- 
dessus  de  la  tête  du  Cardinal  le  triomphe  de  Poussin  sur  ses 
rivaux,  cette  idée  est  déjà  bien  surprenante;  mais  elle  paraît  tout 
à  fait  inadmissible  quand  on  sait  que  le  tableau  a  été  commandé 
au  commencement  de  1641,  et  que  les  critiques  contre  le  nouveau 
venu  n'apparaîtront  que  longtemps  plus  tard,  lorsque,  par  ses 
décorations  de  la  galerie  du  Louvre  et  son  premier  tableau 
publié  —  Le  Miracle  de  saint  François  Xavier  — ,  Poussin  aura 
donné  à  ses  adversaires  l'occasion  de  le  mordre. 

Malgré  sa  couleur  amortie  et  sa  simplicité  décorative  un  peu 
indigente,  la  composition  est  d'une  fière  éloquence.  La  Vérité 
s'élève  vers  la  lumière,  le  visage  en  extase,  les  bras  écartés,  pâle 
comme  une  divinité  de  marbre,  pure  comme  une  Idée.  Le  Temps 
l'emporte,  comme  Borée  fit  pour  Orithye,  et  il  y  a  dans  son  geste 
une  jalousie  si  farouche  qu'on  en  pardonne  les  gambades  de  ce 
vieillard  à  barbe  blanche.  Un  petit  génie,  comme  il  y  en  a  tant 
dans  l'œuvre  de  Poussin,  a  pris  la  serpe  du  Temps  et  cet  anneau 
—  un  serpent  se  mordant  la  queue  —  qui  symbolise  l'éternité.  La 
Discorde  et  l'Envie  à  qui  Ton  vient  d'arracher  leur  victime 
assistent  impuissantes  à  cette  assomption,  comme  des  figures  de 
trahison  écrasées  sous  les  pas  d'un  triomphe.  Poussin  a  voulu  les 
montrer  d'une  laideur  terrible;  l'Envie  au  visage  tourmenté  est 
enveloppée  d'une  draperie  verte  comme  le  venin  de  ses  serpents 
et  la  bile  qui  la  ronge;  la  Discorde  est  vêtue  d'un  rouge  qui 
rappelle  les  blessures  de  son  poignard  et  les  flammes  de  son 
brandon.  Et  l'on  voudrait  que  Poussin  eût  imaginé  ces  sorcières 
pour  se  venger  des  critiques  de  l'architecte  Lemercier  et  du 
peintre  Vouet.  Mais  non!  Les  serpents,  le  poignard,  le  brandon 
enflammé  sont  des  accessoires  de  guerres  civiles.  Ces  tragiques 
allégories  n'évoquent  point  des  querelles  verbales  entre  confrères, 
mais  des  conflits  plus  redoutables  et  des  têtes  qui  sautent  sous  la 
hache  du  bourreau.  Peut-être  Ingres  est-il  pour  beaucoup  dans 
l'erreur  accoutumée.  Il  eut  aussi  à  se  plaindre  de  critiques  qu'il 

(27) 


DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

estimait  injustes  et  pour  s'en  venger  il  songeait  à  déshonorer  ses 
adversaires  dans  un  de  ses  chefs-d'œuvre;  il  eût  été  satisfait 
d'attacher  leur  honte  à  la  gloire  d'une  peinture  immortelle.  Il 
dessinait  donc,  d'une  plume  rageuse,  des  croquis  où  l'on  voit  la 
Jalousie  et  la  Calomnie  travailler  au  triomphe  de  la  Médiocrité  : 
antithèse  éloquente  à  V Apothéose  d^Homère.  Or  Ingres  pensait  à 
Poussin,  dont  il  avait  lu  les  plaintes  dans  la  correspondance 
publiée  quelques  années  auparavant  par  Quatremère  de  Quincy 
et  il  pensait  encore  imiter  Poussin  quand  il  alla  oublier  à  Rome 
l'ingratitude  de  Paris. 

Mais  Poussin  n'était  pas  homme  à  susciter  l'hydre  de  la  trahison 
et  des  complots  pour  une  discussion  avec  des  confrères.  Quand 
Richelieu  lui  demanda  de  compléter  son  dessus  de  cheminée  par 
un  plafond,   il  est  encore    bien   vraisemblable    que   le   ministre 
désigna  lui-même  le  sujet  qu'il  voulait  voir  traiter  par  son  peintre. 
Quelque  vingt  ans  plus  tôt,  quand  Marie  de  Médicis  avait  demandé 
à  Rubens  de  conter  son  existence  en  vingt-cinq  compositions  où 
se  mêlent  la  mythologie  et  l'histoire,  le  récit  se  terminait  par  un 
triomphe  de  la  Vérité  et  cette   vérité    était    que,    malgré    des 
querelles  assez  notoires,  Louis  XIII  et  Marie,  la  mère  et  le  fils, 
n'avaient  jamais  cessé  de  se  chérir  tendrement.  Or  au  moment  où 
les  peintures  de  Rubens   furent   commandées,  le   conseiller    de 
Marie  était  Richelieu.  Dès  qu'elle  en  avait  eu  la  liberté  elle  avait 
rappelé   auprès  d'elle    M.    de    Luçon    qui    n'était    point  encore 
cardinal;  c'est  lui  qui  dirigea  les  pourparlers  qui  aboutirent  à  une 
paix  entre  le  Roi  et  la  Reine  mère  et  le  soin  avec  lequel  les  circon- 
stances en  sont  précisées,  dans  les  peintures  de  Rubens,  indiquent 
clairement  qu'il  dit  son  mot  dans  le  choix  des  sujets.  En  tout  cas, 
il  n'avait  point  oublié  ce  triomphe  de  la  Vérité  quand,  à  son  tour, 
vingt  ans  plus  tard,  il  demandait  à  Poussin  une  décoration   et 
tandis  que,  avec  Poussin  et  M.  de  Noyers,  on  cherchait  un  thème 
approprié  au  cabinet  du   premier  ministre,  il  est  naturel  que  le 
thème  déjà  traité  par  le  peintre  flamand  ait  été  suggéré  au  peintre 
français.  Les  deux  tableaux  sont  d'ailleurs  bien  différents  d'inspi- 
ration, comme  de  technique.  Chez  Rubens  la  joie  de  vivre;  mais 
ces  modèles  exubérants  ne  prennent  guère  leur  rôle  au  sérieux. 
Chez  Poussin  une  conviction  profonde  sous  des  dehors  glacés.  La 
composition  prend  toute  son  éloquence  si  l'on  y  voit  le  testament 
du  ministre  plutôt  qu'un  pro  domo  de  peintre.  11  faudrait  écrire 

(28) 


POUSSIN   ET   RICHELIEU 

sous  cette  image  les  dernières  paroles  de  Richelieu  :  «  Pardonnez- 
vous  à  vos  ennemis?  —  Je  n'en  ai  pas  eu  d'autres  que  ceux  du  Roi 
et  de  l'État.  »  » 


Le  Roi  ne  vint  qu'après  le  Cardinal.  Il  avait  fait  sa  commande 
à  Poussin  :  deux  tableaux  pour  ses  chapelles  de  Fontainebleau  et 
de  Saint-Germain.  Celui  de  Saint-Germain —  la  Cène  aujourd'hui 
au  Louvre  —  fut  seul  exécuté  et  peut-être  Louis  XIII  ne  s'est-il 
pas  aperçu  qu'on  avait  oublié  Fontainebleau.  Sans  doute  il  n'eut 
que  des  caresses  pour  le  peintre  venu  de  Rome  et  même  il  lança, 
—  peut-être  pour  lui  plaire,  —  un  mot  fâcheux.  Il  se  tourna  vers 
les  courtisans  et  dit  :  «  Voilà  Vouet  bien  attrapé  !  »  Cette  oraison 
funèbre  prononcée  par  Louis  le  Juste  n'est  pas  équitable.  Vouet, 
il  est  vrai,  lui  avait  donné  des  leçons  de  dessin.  Il  valait  pour- 
tant mieux  que  ce  mot  d'écolier  méchant  et  la  présence  de  Poussin 
à  Paris  représentait  un  peu  plus  qu'un  bon  tour  joué  à  ce  pauvre 
Vouet.  A  ce  même  moment,  d'ailleurs,  Louis  XIII  n'était  pré- 
occupé que  des  faits  et  propos  de  son  favori  Cinq-Mars  et  il  écri- 
vait à  Richelieu,  sur  ses  querelles  avec  M.  le  Grand,  dos  lettres 
d'une  incroyable  puérilité.  Les  grands  projets  artistiques  de 
Richelieu-de  Noyers  sont  nés  assurément  en  dehors  de  sa 
volonté.  Tallemant  raconte  que,  après  la  mort  du  Cardinal,  il 
raya  d'un  trait  les  pensions  des  gens  de  lettres  en  disant  :  «  Nous 
n'avons  plus  affaire  de  cela  ».  Malgré  les  bonnes  leçons  de  Vouet, 
peut-être  pensait-il  de  même  des  peintres. 

M.  de  Noyers,  au  contraire,  tenait  beaucoup  à  son  tableau  ;  après 
Richelieu  et  Louis  XIII,  Poussin  dut  s'occuper  de  lui.  C'était  un 
homme  très  pieux,  et  qui  voulait  offrir  au  Noviciat  des  Jésuites 
un  grand  tableau  d'autel.  Le  sujet  devait  naturellement  être  à  la 
gloire  d'un  des  deux  grands  saints  de  l'ordre,  saint  Ignace  ou 
saint  François  Xavier.  C'est  le  second  qui  fut  choisi,  sans  doute 
parce  qu'il  était  le  patron  de  M.  François  de  Noyers.  Ainsi,  un 
peu  plus  tard.  Poussin  peindra  un  saint  Paul  pour  Paul  Scarron 

1.  Dans  la  grande  galerie  du  Louvre,  la  décoration  peinte  par  Poussin  devait 
représenler  les  travaux  d'Hercule.  Qui  sait  si  les  contemporains  n'y  auraient  pas 
reconnu  parfois  l'Hercule  moderne?  Car  dans  Hercules  admirandus  ils  savaient 
retrouver  Armandus  Richeleus. 

(29) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

et  Paul  de  Chantelou  et  un  saint  Jean  baptisant  pour  M.  Jean 
de  Chantelou. 

Dans  sa  correspondance  de  Paris,  Poussin  se  plaint  d'être  loin 
des  belles  choses  dont  la  vue,  quand  il  était  à  Rome,  entretenait 
en  lui  la  flamme  de  l'enthousiasme  et  le  désir  de  créer  de  la 
beauté.  Il  soufTrait  de  ne  pas  trouver  chez  nous  ces  antiques  et 
ces  peintures  de  Raphaël  dans  lesquelles  il  aimait  à  puiser  l'inspi- 
ration. Mais  son  imagination  ne  s'en  reportait  que  plus  avidement 
vers  ces  modèles  maintenant  lointains.  On  dirait  qu'il  n'a  jamais 
cherché  plus  franchement  à  se  rapprocher  de  ses  maîtres  que 
lorsque  l'éloignement  pouvait  lui  faire  craindre  de  les  oublier.  Ce 
peintre  fut  un  des  inventeurs  les  plus  fertiles  et  les  plus  ingénieux 
qui  aient  été  dans  l'art  de  présenter  un  sujet,  de  disposer  des 
personnages  et  de  raconter  une  histoire;  il  est  assez  rare  que  ses 
compositions  reprennent  un  thème  de  l'iconographie  courante. 
Mais,  à  Paris,  loin  de  la  grande  officine  à  peinture,  il  paraît  moins 
soucieux  de  sauvegarder  son  originalité  et  il  se  laisse  entraîner 
à  une  imitation  plus  flagrante  du  chef-d'œuvre  qu'il  admire.  Il  ne 
résiste  plus  à  l'obsession  du  modèle,  maintenant  qu'il  ne  le  voit 
que  dans  son  souvenir.  C'est  ainsi  que  Le  Sueur  est,  de  tous  nos 
peintres,  un  de  ceux  qui  doivent  le  plus  à  Raphaël,  bien  qu'il  soit 
un  des  rares  qui  n'aient  pas  fait  le  voyage  de  Rome.  Peut-être 
Poussin  se  consolait-il  dans  son  exil  en  feuilletant  des  estampes 
romaines. 

Dans  son  Moïse,  il  s'est  rappelé  une  composition  des  Loges  du 
Vatican,  Jéovah  apparaissant  à  Isaac.  le  vieillard  suspendu  sur 
des  nuées  parlant  à  un  homme  agenouillé.  Le  Temps  qui  délivre 
la  Vérité  l'emporte  avec  une  agilité  qui  rappelle  beaucoup  un 
plafond  de  Dominiquin  traitant  le  même  sujet  au  palais  Costaguti 
à  Rome.  Et  la  fresque  de  Dominiquin  avait  été  gravée.  Dans  la 
Cène  de  Saint-Germain,  les  apôtres  chevelus,  barbus  et  frisés,  sont 
empruntés  directement  aux  cartons  des  apôtres  de  Raphaël.  Mais 
c'est  dans  Le  Miracle  de  saint  François  Xavier  qu'û  paraît  le  plus 
intéressant  de  noter  les  imitations  de  Poussin,  justement  parce 
qu'il  traitait  un  motif  inédit.  Nous  savons,  par  ses  aveux,  l'ennui 
et  la  fatigue  qu'il  ressentit  à  peindre  hâtivement  cette  immense 
toile  en  hauteur,  si  haute  que  le  châssis  ne  pouvait  entrer  dans 
la  salle  de  sa  maison  des  Tuileries.  Il  ne  s'est  jamais  trouvé 
devant  panneau  d'aussi  vaste  étendue.  Après  quelques  hésitations, 

(30) 


POUSSIN    ET   RICHELIEU 


II.  POUSSm.  Miracle  de  saint  François  Xavier,  et  Raphaël.  La  Transfigu- 
ration. —  Quand  Poussin  imagina  son  tableau,  a  Paris,  la  composition  du  tableau 
romain  flottait  dans  sa  mémoire.  Peut-être  n^a-t-il  pas  pris  garde  que  Raphaël 
avait  superpose'  deux  scènes  distinctes,  racontées  successivement  par  saint 
Mathieu  :  la  Transfiguration  et  la  guérison  du  possède'.  Chez  Poussin  l'apparition 
du  Christ  —  que  voient  seuls  saint  François  et  son  compagnon  —  se  rattache 
directement  au  miracle.  De  cette  confusion  est  née  une  innovation  iconographique. 
Dans  Vécole  bolonaise,  V intervention  divine  se  manifeste  généralement  par 
quelques  figures  d'anges  qui  descendent  du  ciel;  nos  peintres,  et  en  particulier 
Le  Brun,    ont  ajipris  de  Poussin  à  faire  apparaître  la  personne  même  de  Jésus. 


lorsqu'il  chercha,  suivant  sa  coutume,  la  pensée  de  son  œuvre 
sur  le  papier,  une  image  lui  revint  en  mémoire  qui  était  alors 
l'œuvre  la  plus  admirée  de  Rome,  l'œuvre  dernière  de  Raphaël, 
la  fameuse  Transfiguration  aujourd'hui  à  la  Pinacothèque  du 
Vatican.  Poussin  la  connaissait  fort  bien;  il  était  allé  souvent 
l'admirer  sur  l'autel  de  S.  Pietro  in  Montorio  et  on  le  verra,  un 
peu  plus  tard,  en  faire  exécuter  une  copie  pour  M.  de  Chantelou. 
Quand  il  superposa  la  figure  planante  du  Christ  au  miracle 
accompli  par  saint  François  Xavier,  il  avait  présent  à  l'esprit  le 

(31) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

Jésus  de  La  Transfiguration  planant  dans  la  lumière  entre  deux 
prophètes  volants.  Sans  doute  il  y  a  bien  des  différences  entre  le 
premier  et  le  second  tableau;  les  prophètes  sont  devenus  des 
anges  ;  le  Jésus  de  Raphaël  semble  monter  et  celui  de  Poussin 
descend  du  ciel.  Enfin  le  Christ  français  avec  sa  poitrine  nue, 
son  visage  carré,  les  boucles  de  sa  barbe  et  de  sa  chevelure,  révèle 
une  parenté  antique  et  une  race  qui  n'est  pas  celle  du  Jésus 
ombrien.  Pourtant  ce  Dieu  qui  vole,  les  bras  levés,  entre  deux 
figures  aériennes  comme  lui,  c'est  bien  Raphaël  qui  l'a  inspiré  à 
Poussin,  à  tel  point  que  les  deux  anges  du  tableau  de  Paris,  par 
delà  les  prophètes  de  Raphaël  dont  ils  imitent  l'attitude  dansante, 
rejoignent  la  vision  si  souvent  peinte  par  l'école  de  Pérugin, 
Jésus  ou  la  Vierge  suspendus  dans  leur  gloire,  entre  deux  anges 
qui  sautent  sur  un  nuage,  les  ailes  étendues  et  les  mains  en 
prière. 

Dans  le  tableau  de  Raphaël,  la  superposition  de  ce  Jésus  trans- 
figuré à  une  scène  d'exorcisme  exprime  la  contiguïté  de  deux 
épisodes  de  l'Évangile;  mais  il  n'y  a  pas  de  lien  moral  entre  les 
deux  étages  de  la  composition.  Au  contraire,  dans  Le  Miracle  de 
saint  François  Xavier,  Jésus  apparaît  pour  apporter  la  résurrec- 
tion, et  le  saint,  les  yeux  vers  le  ciel,  voit  le  Dieu  qu'il  invoque. 
Cette  intervention  d'un  Jésus  visible  n'est  pas  fréquente  dans  les 
miracles  de  ce  genre  ;  le  plus  souvent  les  peintres  se  contentaient 
d'ouvrir  la  voûte  du  ciel  pour  en  faire  descendre  de  petits  anges  si 
joyeux  que  l'on  croit  entendre  chanter  un  vol  de  passereaux.  Cette 
grande  figure  du  Christ  qui  parut  aux  contemporains  terrible 
comme  celle  d'un  Jupiter  jette  sur  toute  cette  agitation  la  majesté 
et  l'effroi  d'un  coup  de  tonnerre  *. 

Cette  résurrection  est  aussi  un  rappel  de  la  scène  d'exor- 
cisme de  Raphaël.  Tous  ces  visages   tendus  vers  la  morte  qui  se 

I.  A  ce  propos  les  contemporains  adi-essèrent  à  Poussin  un  reproche  que  les 
historiens  modernes  interprètent  généralement  à  contre-sens.  On  critique  le  Christ 
de  Poussin  parce  qu'il  ressemblait  à  un  «  Jupiter  tonnant  ».  Mais  cette  critique 
s'adressait  à  son  expression  morale,  non  à  son  type  physique.  On  ne  regrettais 
pas  que  Poussin  eût  donné  à  une  figure  chrétienne  un  visage  antique,  mais  qu'il 
eût  représenté  un  Dieu  terrible  plutôt  qu'un  Dieu  de  miséricorde.  Dans  sa  réponse, 
le  peintre  précise  exactement  le  sens  de  ces  reproches.  «  Il  ne  peut  et  ne  doit 
jamais  s'imaginer  un  Christ  en  quelque  action  que  ce  soit,  avec  un  visage  de 
torticolis  ou  d'un  père  douillet,  vu  qu'étant  sur  la  terre  parmi  les  hommes,  il 
était  même  difficile  de  le  considérer  en  face.  »  Nos  classiques,  bons  chrétient, 
ne  paraissent  pas  avoir  jamais  été  choqués  par  la  confusion  entre  Jupiter  et 
Jésus.  Ce  sont  là  scrupules  d'historiens  modernes. 

(32) 


POUSSIN   ET   RICHELIEU 

réveille,  ces  gestes  de  la  stupeur  et  de  Tamour  et  ces  cris  mêmes 
que  l'on  nous  fait  entendre,  le  Romain  en  avait  fourni  le  modèle 
au  Français.  Mais  Poussin  a  poussé  plus  à  fond  son  analyse  des 
sentiments  et  mis  des  précisions  plus  explicites  encore  dans  cette 
mimique  violente  de  la  passion.  Les  contemporains  s'attardaient 
avec  ravissement  à  la  recherche  des  intentions  psychoIogi(iues  du 
peintre  et  il  ne  faut  jamais  craindre  de  lui  en  prêter  plus  qu'il 
n'en  a  mis. 

On  ne  peut  quitter  ce  tableau  sans  noter  l'extraordinaire 
influence  qu'il  eut  sur  notre  peinture  religieuse.  Cette  influence 
fut  telle  sur  le  jeune  Le  Brun  —  qui  n'avait  guère  alors  que  vingt- 
deux  ans  —  que  toutes  ses  peintures  religieuses  en  semblent 
dérivées.  Ce  Christ  à  la  poitrine  nue  apparaîtra  bien  souvent  dans 
ses  tableaux  d'église.  Et  même,  par  la  tonalité  roussûtre  de 
l'atmosphère,  des  mollesses  de  formes  dans  les  figures  d'anges,  les 
grimaces  des  Japonais  tondus,  on  en  arrive  à  penser  que  Le  Brun 
n'a  pas  été  seulement  l'admirateur  et  l'imitateur  de  Poussin,  mais 
qu'il  fut  peut-être,  durant  quelques  mois  de  1641,  son  collaborateur. 
Poussin  travaillait  en  toute  hâte,  un  peu  afl'olé  par  l'immensité  de 
la  tâche  et  l'insuffisance  du  temps.  Il  écrivait,  le  20  septembre  1641  : 
«  C'est  un  grand  ouvrage,  qui  contient  quatorze  figures  plus  grandes 
que  nature,  et  c'est  ce  travail  qu'il  faut  livrer  en  deux  mois.  »  Au 
21  novembre,  il  y  travaille  encore  «  mais  trop  à  la  hâte;  autrement 
il  pourrait  réussir  pour  la  composition  ».  Quoi  d'étonnant  qu'il  ait 
alors,  contrairement  à  ses  habitudes,  mais  conformément  à 
celle  des  ateliers  de  son  temps,  confié  à  des  aides  quelques  parties 
de  cette  vaste  machine?  Les  ennemis  de  Poussin  paraissent  bien 
le  lui  avoir  reproché.  Une  lettre  de  Naudé,  du  16  avril  1642,  citée 
par  M.  Jouanny  rapporte  les  attaques  de  Vouet.  «  Le  Vouet  se 
maintient  très  ferme  »  et  va  répétant  au  sujet  de  Poussin  «  que  tel 
tableau  que  Ton  estime  fait  par  lui,  est  seulement  d'un  de  ses 
aides.  »  Si  Poussin  a  accepté  une  collaboration,  ce  dut  être  celle 
de  Le  Brun.  C'est  à  cette  date  que  Le  Brun  quitta  l'enseignement 
de  Vouet  pour  entrer  dans  l'amitié  de  Poussin  et,  quelques  mois 
plus  tard.  Le  Brun  rejoindra  Poussin  à  Lyon  pour  faire  route 
avec  lui  vers  l'Italie.  Par  sa  couleur,  sa  composition,  ses  jeux 
physionomiques,  ce  miracle  de  saint  François  Xavier  fait  recon- 
naître dans  l'art  du  maître  la  manière  de  son  disciple.  Est-ce  l'imi- 
tation ou  la  collaboration  qui  nous  dénonce  le  style  des  deux 

(33) 

HouHTiCQ.  —  De  Poussin  à  Watteau.  3 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

peintres  dans  une  même  œuvre?  Quoi  qu'il  en  soit,  son  impor- 
tance historique  ne  saurait  être  exagérée.  Ce  grand  tableau  a 
maintenu  à  Paris  la  présence  de  Poussin  et  son  influence.  Il  se 
présente  comme  une  profession  de  foi  et  il  va  servir  de  modèle  à 
ses  imitateurs,  c'est-à-dire  à  toute  la  jeune  école  française. 


Mais  alors,  pendant  l'hiver  de  1641-1642,  l'opposition  commença 
contre  le  nouveau  venu  et  cette  histoire  bien  connue  n'a  plus 
besoin  d'être  contée.  Ce  Vouet  «  bien  attrapé  »  par  la  venue  de 
Poussin  était  encore  là.  Il  critiquait  vivement  le  tableau  du 
Noviciat  et  Ton  devine  ce  que  ce  décorateur  d'une  verve  facile  et 
un  peu  vulgaire  pouvait  reprendre  dans  une  composition  qui 
cherche  avant  tout  l'expression  morale.  Lemercier,  de  son  côté, 
trouvait  trop  pauvre  la  décoration  de  la  galerie  du  Louvre  et, 
autour  des  chefs  de  file,  les  équipes  allaient  propageant  les  griefs 
du  patron.  Il  ne  faut  pas  imaginer  que  Poussin  recevait  les  coups 
sans  les  rendre.  Sa  correspondance  fourmille  de  déclarations  d'un 
mépris  souverain  sur  tout  ce  qui  se  faisait  alors  à  Paris  et  il 
n'était  pas  homme  à  dissimuler  la  rudesse  de  ses  jugements.  Il 
avait  même  la  raillerie  qui  donne  aux  critiques  plus  d'acuité  et 
qui  laisse  une  épine  dans  la  peau  du  confrère.  On  a  souvent  rap- 
pelé sa  plaisanterie  sur  «  le  baron  Fouquiers  »,  ce  paysagiste 
vaniteux  qui  peignait  l'épée  au  côté.  Il  en  a  autant  pour  Lemaire 
«  le  gros  Lemaire  »  que  Ton  charge  des  travaux  de  la  grande 
galerie  :  «  Ce  travail  lui  fera  du  bien  s'il  le  fait  maigrir.  »  Il 
apprécie  un  projet  de  décoration  dessiné  par  Lemercier  pour  le 
cabinet  de  M.  de  Noyers  en  disant  :  «  il  serait  fort  propre  pour 
en  faire  la  boutique  d'un  petit  mercier.  »  Assurément  Poussin 
avait  trop  conscience  de  sa  valeur  pour  n'avoir  pas  dédaigné 
d'intriguer  contre  ses  rivaux.  Mais  peut-être  n'a-t-il  pas  assez 
dissimulé  son  mépris.  Avant  de  le  considérer  comme  une  vic- 
time, rappelons-nous  qu'il  savait  se  défendre;  rappelons-nous 
qu'il  ne  craignait  pas  de  porter  le  débat  devant  le  surintendant 
de  Noyers,  dans  un  mémoire  assez  vif,  et  que  le  surintendant 
paraît  bien  lui  avoir  donné  entièrement  gain  de  cause  :  «  Le 
génie  de  Poussin,  écrivait  ce  directeur  des  Beaux-Arts  discret, 

(34) 


POUSSIN   ET   RICHELIEU 

veut  agir  si  librement  que  je  ne  veux  pas  seulement  lui  indirjuer 
ce  que  celui  du  Roi  désire  de  lui.  »  Et  pourtant  Poussin  se  plaint 
aussi  de  cet  administrateur  conciliant.  Au  Tond,  le  désenchan- 
tement est  venu  parce  qu'il  ne  se  sent  pas  lait  pour  la  besoji^ne 
que  l'on  attend  de  lui.  «  Je  n'ai,  dit-il,  qu'une  main  et  une  pauvre 
tôte.  »  Et  Ton  voudrait  un  artiste  qui  donnât  comme  en  se  jouant 
des  dessins  de  frontispices  de  livres,  des  reliures,  des  cartons  de 
tapisseries,  et  mille  niaiseries  (frascherie).  On  voudrait  un  impro- 
visateur et  il  est  un  méditatif. 

Mais  voici  pire.  L'orage  s'amasse  et  les  muses  s'enfuient  du 
bois  sacré.  L'art  a  besoin  de  sérénité  et  l'année  1642  va  ôtre  une 
année  d'inquiétude  et  de  péripéties  violentes.  Le  Roi  part  en  janvier 
pour  le  siège  do  Perpignan;  le  cardinal,  de  Noyers,  Chantelou, 
tous  les  protecteurs  de  Poussin  quittent  Paris  :  «  Dieu  veuille  que 
les  affaires  infinies  qu'ils  ont  à  présent  ne  les  occupent  pas  de 
manière  qu'ils  ne  puissent  tourner  les  yeux  vers  les  choses  plus 
curieuses.  »  La  tragédie  de  Cinq-Mars  qui  commence  et  le  siège  de 
Perpignan  font  du  tort  aux  peintures  de  la  galerie.  C'est  alors  que 
Poussin  dut  sentir  qu'il  n'était  plus  sous  le  ciel  de  Rome.  Il  est  venu 
sur  la  foi  de  vivre  à  l'abri  de  protecteurs  puissants.  Maintenant, 
ils  n'ont  plus  l'air  de  le  connaître.  L'ouragan  démonte  la  nef.  Le 
pilote  et  l'équipage  entendent  sans  comprendre  ce  peintre  qui 
parle  de  sa  peinture.  Il  s'agit  bien  de  peinture  !  Ce  sont  là  amuse- 
ments d'un  autre  temps.  Chacun  ne  songe  qu'à  défendre  sa  fortune 
ou  son  existence.  Poussin  s'irrite  contre  ces  hommes  qui  ne  peu- 
vent penser  deux  fois  à  la  même  chose.  C'était  là  sa  crainte  avant 
de  quitter  Rome.  Il  redoutait  d'abriter  sa  destinée  sous  un  arbre 
battu  par  le  vent  et  menacé  de  la  foudre  et  il  songe  dès  lors  à 
ramener  son  nid  dans  cette  ville  éternelle  où  les  intrigues  peuvent 
aller  leur  train  sans  que  la  politique  étouffe  jamais  la  virtuosité. 
Dès  que  M.  de  Noyers  rentra.  Poussin  lui  demanda  un  congé 
prétendant  une  maladie  de  sa  femme  :  Anne-Marie  Dughet  faisait 
alors  des  dents  de  sagesse;  le  ministre  accorda  sous  condition 
que  Poussin  rentrerait  au  printemps  prochain.  Le  peintre  promit 
tout  ce  qu'on  voulut,  partit  deux  mois  plus  tard  et  ne  revint 
jamais. 

Ainsi  tomba  le  projet  Richelieu-de  Noyers  pour  donner  direc- 
tion et  élan  à  notre  art  français.  L'échec  est  imputable  aux  hommes 
qui  demandèrent  à  un  artiste  ce  qu'il  ne  pouvait  donner.  Ils  vou- 

(35) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

laient  un  Le  Brun,  déjà,  et  Poussin  est  tout  l'opposé  d'un  metteur 
en  scène.  Mais  les  institutions  sont  aussi  responsables.  C'est  un 
vice  du  gouvernement  personnel  de  ne  pas  supporter  l'absence 
du  chef  :  l'autorité  de  Poussin  à  Paris  repose  tout  entière  sur  la 
présence  et  le  crédit  de  M.  de  Noyers  et  M.  de  Noyers  lui-même 
n'est  rien  hors  de  l'ombre  du  Cardinal.  Que  les  affaires  éloignent 
un  temps  le  Roi,  Richelieu,  de  Noyers,  Chantelou,  voici  Poussin 
à  découvert  et  il  aime  mieux  s'en  aller  que  d'engager  la  lutte. 
Quand  Louis  XIII  allait  encourager  l'armée  au  siège  de  Perpignan, 
les  travaux  du  Louvre  s'arrêtaient  comme  si  la  vie  se  retirait  pour 
le  suivre.  De  plus,  une  administration  solidaire  de  la  politique  se 
désorganise  à  chaque  crise.  Le  pouvoir  d'un  Richelieu  se  mainte- 
nait dans  une  atmosphère  de  drame  et  l'inquiétude  devait  des- 
cendre des  sommets  directement  menacés  jusqu'aux  commis  les 
plus  modestes.  On  gouvernait  alors  avec  ses  créatures  et  quand 
le  patron  tombait,  la  maison  entière  croulait  avec  lui,  écrasant 
toute  la  clientèle.  Richelieu  disparu,  de  Noyers  s'évanouit  et  il 
n'y  eut  personne  pour  songer  à  Poussin  —  qui  ne  songeait  pas  à 
venir  —  et  Mazarin  appela  Romanelli. 

Mais  si  Poussin  cessa  d'être  le  «  premier  peintre  ordinaire  du 
Roi  »,  il  restait  plus  que  jamais  le  premier  peintre  de  France.  Il 
rentrait  dans  sa  modeste  maison  de  Rome  tout  rayonnant  d'une 
gloire  nouvelle.  Il  conservait  des  relations  avec  ses  admirateurs 
de  Paris,  et  d'abord  avec  MM.  de  Chantelou.  Affranchi  des  com- 
mandes officielles  et  des  grands  travaux  décoratifs  qui  n'étaient 
guère  de  son  goût  ni  de  sa  manière,  il  pouvait  donner  plus  aisé- 
ment satisfaction  à  la  «  curiosité  »  de  ces  «  poussinistes  »  dont  la 
ferveur  se  propageait  avec  la  force  fatale  et  secrète  d'une  religion 
naissante.  Poussin  ne  travaillait  plus  guère  que  pour  ses  admi- 
rateurs de  France.  Dès  qu'ils  étaient  achevés,  à  peine  secs,  ses 
tableaux,  bien  emballés,  passaient  les  Alpes  par  le  courrier  de 
Turin-Lyon,  ou  la  Méditerranée  sur  le  bateau  Livourne-Marseille. 
Et  à  leur  arrivée  à  Paris,  il  y  avait  un  cercle  d'admirateurs 
pour  les  voir  sortir  de  la  caisse.  On  a  rarement  vu  semblable 
chose  :  Poussin  mûrissait  sous  le  climat  romain  de  beaux  fruits 
que  savouraient  ensuite  les  amateurs  de  chez  nous.  Parfois,  dans 
la  jeune  église,  il  éclatait  des  querelles  qui  n'étaient  que  des 
excès  de  la  vénération  et  de  l'amour.  Poussin  apaisait  ces  vivacités 
sentimentales  et  les  empêchait  de  s'aigrir  en  schismes.  Il  n'eût 

(36) 


POUSSIN   ET   RICHELIEU 

pas  régné  avec  plus  d'autorité  sur  le  goût  parisien  s'il  eût  habité 
Paris.  Richelieu  n'avait  pas  réussi  à  associer  ce  génie  à  la  direc- 
tion de  l'art  et  au  gouvernement  des  esprits;  le  poussinisme  n'en 
représentait  pas  moins,  dès  cette  époque,  un  des  aspects  les  mieux 
déflnis  de  cet  esprit  que  nous  appellerons  l'esprit  classique. 

Avant,  comme  après  la  tentative  Richelieu-de  Noyers,  la  monar- 
chie fut  indifférente  à  tout  nationalisme  artistique.  Il  importait 
peu  à  la  Florentine  Marie  de  Médicis  que  son  Luxembourg  fût 
décoré  par  des  peintres  de  France,  de  Flandre  ou  d'Italie  et  c'est 
à  Rubens  qu'elle  confia  le  soin  de  raconter  sa  vie  en  peinture.  Il 
importait  peu  à  l'Espagnole  Anne  d'Autriche  et  au  Napolitain 
Mazarin  que  le  palais  des  rois  de  France  fût  ou  non  l'œuvre 
d'artistes  français  et  c'est  Romanelli  qui  orna  de  stucs  et  de  fresques 
les  appartements  de  la  Régente.  Au  contraire,  quand  de  Noyers 
conçut  le  projet  d'achever  le  Louvre  c'est  à  des  gens  de  chez  nous 
qu'il  s'adressa  et  quand  Colbert,  un  peu  plus  tard,  reprendra  ces 
projets,  il  pensera  de  môme.  Il  appellera  le  cavalier  Bernin  non 
pas  pour  le  mettre  à  la  tête  de  l'entreprise,  mais  pour  le  consulter, 
surprendre  ses  secrets,  les  utiliser  à  sa  guise  ou  les  rejeter  quand 
le  cavalier  sera  parti.  Car  le  nationalisme  ne  porte  point  sur  les 
doctrines,  mais  sur  les  personnes.  Ni  de  Noyers,  ni  Colbert  ne 
songent  alors  à  opposer  un  art  français  à  un  art  italien.  Cette 
opposition  existe  pourtant  et  nous  ne  saurions  un  instant  con- 
fondre l'art  médité  de  Poussin  à  l'aimable  facilité  de  Romanelli, 
ni  la  sagesse  un  peu  froide  de  Perrault  à  l'emphase  de  Bernin. 
Mais  les  contemporains  ne  pensaient  guère  à  distinguer  en  art 
des  originalités  nationales.  Ils  étaient  tous  d'accord  que  la  bonne 
doctrine  doit  être  dégagée  des  monuments  gréco-romains  et  ils 
pensaient  que  l'Italie  surtout  pouvait  enseigner  ces  secrets  aux 
modernes  parce  que  ses  gisements  d'antiques  sont  les  plus  riches 
et  qu'elle  fut  la  première  à  l'école  des  anciens.  Mais  pour  les 
hommes  de  ce  temps,  l'art  italien  ne  répondait  point  à  une  défini- 
tion nationale;  il  était  un  peu  comme  l'antique,  un  bien  commun 
à  tous  les  modernes.  L'état  civil  des  artistes  pouvait  bien  éveiller 
des  susceptibilités,  mais  non  pas  l'origine  de  leur  style.  Et  c'est 
ainsi  que  de  Noyers,  avant  Colbert,  voulut  que  le  palais  du  roi  fût 
œuvré  par  des  sujets  de  France,  mais  sans  se  demander  si  cette 
œuvre  serait  d'esprit  français.  En  quoi  il  n'eut  point  tort.  C'est 
une  erreur  moderne  de  croire  qu'un  artiste  peut  perdre  sa  per- 

(37) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

sonnalité  par  l'étude  et  l'imitation.  Rubens  reste  bien  de  Flandre 
et  le  plus  Flamand  des  Flamands,  malgré  ses  dix  ans  d'Italie,  et 
Poussin  est  un  des  esprits  les  plus  représentatifs  de  la  France 
classique,  bien  qu'il  ait  vécu  à  Rome  la  meilleure  moitié  de 
sa  vie. 

Ce  n'est  pas  seulement  avec  sa  peinture  que  Poussin  instruisait 
son  public.  Il  accompagnait  volontiers  ses  tableaux  de  commen- 
taires que  ses  correspondants  lisaient  pieusement.  M.  de  Ghantelou 
a  conservé  quelques-unes  de  ces  gloses  écrites  par  Poussin  lui- 
même,  en  marge  de  son  œuvre.  Mais  d'autres  lettres  ont  été 
écrites  que  les  contemporains  ont  lues  et  relues  et  que  nous  ne 
connaissons  pas.  C'était  une  sorte  de  conversation  entre  le  maître 
de  Rome  et  ses  admirateurs  de  Paris.  On  attendait  de  lui  plus 
que  des  chefs-d'œuvre;  on  voulait  encore  une  méthode  pour 
juger  de  la  peinture.  Parfois  Poussin,  haussant  le  commentaire 
au-dessus  de  l'œuvre  du  jour,  envoyait  de  petits  traités  esthé- 
tiques. Plusieurs  de  ces  réflexions  ont  été  insérées  par  Félibien 
dans  la  biographie  du  peintre.  A  Paris,  des  lettres  circulaient 
dans  le  monde  des  curieux  et  donnaient  un  aliment  à  ces  esprits 
avides  de  doctrine.  A  Rome,  on  recueillait  les  propos  qu'il  tenait 
durant  ses  promenades  sur  le  Pincio.  Ce  peintre  qui  n'a  pas  formé 
un  élève  comptait  une  foule  de  disciples.  Toute  la  littérature 
esthétique  du  siècle,  jusqu'à  l'Académie,  Félibien  et  de  Piles,  tient 
dans  ces  citations  du  maître  français  et  encore,  sur  bien  des 
points,  Félibien  et  les  Académiciens  n'ont-ils  fait  que  développer 
les  aphorismes  de  Poussin. 

Deux  de  ces  lettres  surtout  sont  remarquables,  car  elles  con- 
tiennent par  avance  toute  la  doctrine  qui  sera  enseignée  à  l'Aca- 
démie et  annoncent  une  méthode  intellectuelle  qui  bientôt  ira  se 
précisant.  L'une  est  la  lettre  fameuse  des  modes  dans  laquelle 
Poussin,  par  des  comparaisons  avec  la  musique  des  anciens, 
expose  comment,  dans  une  peinture,  tout  se  doit  justifier  par  le 
caractère  dominant  de  l'œuvre,  même  ce  qui,  au  premier  abord, 
semblerait  ne  devoir  relever  que  de  l'automatisme  manuel.  La 
touche,  la  graphie,  tout  doit  trouver  sa  justification  par  l'impres- 
sion finale  et  totale  de  l'ensemble,  comme  une  vérité  trouve  sa 
preuve  quand  elle  entre  dans  un  système  bien  fait.  Cette  croyance 
qu'une  vérité  n'a  toute  sa  valeur  que  lorsqu'elle  fait  corps  avec 
une  architecture  générale,  le  tout  expliquant  les  parties,  c'est  un 

(38) 


POUSSIN    ET   RICHELIEU 

des  axiomes  du  cartésianisme,  et  Tune  des  manières  de  penser 
chères  au  classicisme  français. 

La  seconde  de  ces  lettres  est  bien  inattendue  sous  la  plume 
d'un  peintre.  Depuis  longtemps  les  Chantelou  sollicitaient 
Poussin  d'écrire  un  traité  en  règle  qui  donnerait  les  secrets  de  cet 
art  dont  ils  admiraient  la  beauté.  Poussin  enfin,  mis  en  train  par 
un  essai  de  Paul  Fréartd6  Chambray,  se  décida  un  jour  à  écrire 
le  plan  d'une  dissertation  sur  Testhétiquc  de  la  peinture.  C'est 
presque  sa  dernière  lettre;  elle  est  du  1"  mars  1665;  Poussin  est 
mort  au  mois  de  novembre  suivant.  Le  ton  philosophique  de  ces 
réflexions  est  pour  nous  surprendre.  Ce  peintre  part  de  la 
métaphysique.  Deux  parties  dans  son  traité;  la  seconde  com- 
prend «  les  parties  des  peintres  ».  Mais  elle  est  précédée  d'une 
sorte  de  préambule  qui  n'est  rien  moins  que  l'analyse  des 
conditions  de  la  visibilité  :  la  lumière,  l'espace,  la  forme, 
la  couleur,  la  distance  et  enfin  l'instrument,  c'est-à-dire  l'œil 
lui-même;  et  dans  cette  seule  énumération  on  reconnaît  un 
esprit  rompu  à  la  réflexion  abstraite;  ce  sommaire  suit  une  ana- 
lyse de  ridée  de  matière  ;  on  pourrait  croire  à  un  sommaire  d'une 
méditation  de  Descartes.  Après  quoi  Poussin  sort  de  cette  méta- 
physique pour  entrer  dans  son  métier  et  cette  fois  il  énumère  les 
opérations  successives  du  peintre  devant  sa  toile.  Il  se  voit 
disposant  ses  figures  sur  le  papier,  les  plaçant  dans  un  décor 
approprié,  leur  donnant  la  beauté,  la  vie  et  enfin  observant  les 
convenances  historiques  et  la  vraisemblance.  «  Jugement 
partout  »,  dit-il;  c'est-à-dire,  tout,  dans  un  tableau,  doit  se 
pouvoir  justifier;  tout  doit  être  intentionnel.  Et  nous  verrons,  peu 
après,  les  académiciens  ingénieux  à  trouver  ces  justifications  dans 
l'analyse  de  son  œuvre,  et  à  les  codifier  dans  l'art  du  peintre. 


Ces  méthodes  nous  étonnent  aujourd'hui  que  l'instinct  profond 
et  obscur  nous  paraît  donner  son  âme  à  la  beauté.  Mais  nos 
manières  de  penser  ne  sont,  comme  celles  du  xvii"  siècle  français, 
qu'un  moment  dans  les  transformations  continues  et  sans  fin  de 
l'esprit  humain  et  elles  ne  nous  fournissent  nul  droit  à  condamner 
les  manières  de  penser  antérieures.   Nous  devons  seulement  en 

(39) 


DE   POUSSIN  A   WATTEAU 

retenir  que  c'est  par  l'analyse  de  ces  qualités  spirituelles  que  le 
public  cultivé  de  chez  nous  est  venu  à  la  peinture.  Les  amateurs 
de  Paris  prenaient  conscience  de  leurs  prédilections  intimes  et 
secrètes  en  détaillant  les  intentions  d'un  tableau  chargé  de  sens  ; 
ces  petits  tableaux  de  cabinet,  on  pourrait  presque  dire  de  biblio- 
thèque, canalisaient  dans  la  pensée  française  l'art  archéologique, 
psychologique,  le  sens  du  rythme  et  faisaient  entendre  la  musique 
des  formes.  Poussin,  de  son  côté,  se  sentait  porté  vers  un  art  de 
plus  en  plus  intellectuel  par  ce  public  qu'il  sentait  si  prompt  à 
rechercher  ses  moindres  intentions.  Éloges  et  critiques  portaient 
sur  les  convenances  morales  et  le  costume.  Les  préoccupations  de 
ce  public  l'ont  incliné  vers  la  peinture  historique  et  la  mimique 
dramatique.  Les  peintures  de  la  dernière  partie  de  sa  vie  qui 
furent  presque  toutes  destinées  à  des  curieux  de  France  sacrifient 
beaucoup  moins  que  les  œuvres  de  la  jeunesse  au  simple  plaisir 
de  peindre.  Poussin  a  été  pris  lui-même  par  le  milieu  auquel  il 
donnait  des  leçons. 

On  affecte  parfois  de  s'étonner  que  l'on  puisse  chercher  dans 
un  philosophe  l'esthétique  d'un  peintre  et  l'y  trouver;  ce  n'est 
point  en  effet  l'habitude  ni  le  métier  des  artistes  de  lire  les  méta- 
physiciens. On  oublie  que  le  propre  des  philosophes  est  bien 
moins  d'inventer  un  nouveau  système  que  de  mettre  sous  une 
forme  systématique  les  manières  de  penser  de  leur  temps.  Une 
philosophie  ne  vit,  ne  porte,  elle  n'est  adoptée  par  les  contem- 
porains qu'à  la  condition  que  les  contemporains  y  découvrent  la 
justification  de  leur  manière  de  penser,  de  sentir  et  de  croire.  Il 
ne  faut  donc  point  s'étonner  de  trouver  chez  un  métaphysicien 
l'esthétique  d'un  peintre,  même  si  ce  peintre  n'a  pas  lu  ce  méta- 
physicien. Ils  ont  puisé  à  une  même  source  l'un  son  art  et  l'autre 
son  système.  Nous  pouvons  compter  Poussin  parmi  les  cartésiens 
les  plus  caractérisés  parce  que  nous  trouverions  incluse  dans  les 
méditations  l'esthétique  de  la  peinture  d'histoire.  Les  deux  hommes 
apparaissent  comme  les  nourrissons  d'un  même  rationalisme  géo- 
métrique ;  ils  ont  emprunté  à  l'art  comme  à  la  science  des  formes 
le  goût  des  définitions  précises  et  des  raisonnements  rigoureux. 
Pour  eux  le  plaisir  artistique,  cette  délectation  où  Poussin 
reconnaît  la  fin  de  la  peinture,  n'est  que  la  perception  confuse 
encore  d'une  géométrie  cachée;  mais  cette  délectation  est  bien 
plus  vive  quand  cette  géométrie  implicite   est  développée  avec 

(40) 


DE   POUSSIN   A   RICHELIEU 

méllîode  et  clarté.  Aussi,  quand  Le  Brun,  idéologue  ambitieux 
qui  a  pris  la  responsabilité  de  fonder  une  science  du  beau 
qui  se  pût  enseigner,  voudra  construire  son  esthétique,  il  tirera 
tous  ses  exemples  de  Poussin  et  ses  raisons  de  Descartes  et 
fera  entrer  sans  peine  la  pratique  du  peintre  dans  la  théorie 
du  philosophe. 


CHAPITRE  II 

DESGARTES  ET  LE  BRUN 

l'académie  royale  ueçoit  la  mission  de  constituer  une  doctrine 
POUR  l'enseignement  de  la  peinture  et  de  la  sculpture,  cette 
doctrine  fut  l'application  de  l'esprit  cartésien  aux  problèmes 

esthétiques  II  LE  PROCES  ENTRE  LE  DESSIN  ET  LA  COULEUR  ||  «  l'eX- 
PRESSION  »  ET  LE  TRAITE  DES  PASSIONS  DE  DESCARTES  ||  LA  THEORIE 
CARTÉSIENNE  DU  VRAI  ET  LA  THEORIE  ACADÉMIQUE  DU  BEAU  ;  ÉLABO- 
RATION QUE  DOIVENT  SUBIR  l'hISTOIRE  ET  LA  NATURE  POUR  CREER 
DE    LA    BEAUTÉ  |1  LE    PITTORESQUE    SOUMIS    A    LA   LOGIQUE. 


L^ Académie  Royale  de  Peinture  et  de  Sculpture,  fondée  en 
1648,  et  remplacée  aujourd'hui  par  notre  Académie  des 
Beaux-Arts,  était  à  la  fois  une  école  professionnelle  et  un 
corps  savant.  Les  Académiciens  tenaient  ateliers  et  dirigeaient 
les  travaux  d'élèves  ;  ils  se  préoccupaient  aussi  de  «  résoudre  les 
difficultés  de  l'art  »  et  s'assemblaient  pour  se  «  communiquer  les 
lumières  dont  ils  étaient  éclairés  ».  Les  résultats  de  ces  recher- 
ches n'ont  pas  été  perdus.  Des  comptes  rendus  ont  été  rédigés  par 
les  différents  secrétaires  de  l'Académie,  Félibien,  Guillet  de  Saint- 
Georges,  Testelin.  Ils  sont  conservés  dans  les  archives  de  l'École 
des  Beaux-Arts. 

Ces  artistes  assemblés  en  de  solennelles  conférences  ne  discu- 
taient pas  seulement  parce  qu'il  est  naturel  entre  gens  d'un  même 
métier  de  s'entretenir  de  ses  occupations;  ils  discutaient  pour 
élaborer  une  doctrine  de  leur  art,  qui  eût  la  certitude  de  la 
science  et  pût  se  démontrer  comme  les  vérités  mathématiques.  Il 
ne  s'agissait  pas  de  donner  seulement  aux  étudiants  quelques 
conseils  professionnels,  comme  ceux  qu'ils  avaient  pu  recevoir 

(42) 


DESCARTES   ET  LE  BRUN 

jusque-là  dans  les  ateliers  de  leurs  maîtres;  il  fallait  constituer 
un  système  complet  et  solide,  qui  permît  à  l'artiste  de  conduire 
sans  errement  sa  création  artisti(iue,  depuis  la  conception  qui 
cherche  encore,  jusqu'aux  plus  petits  détails  de  l'exécution  qui 
achève.  Sans  doute,  il  y  eut  bien  de  la  logomachie.  Mais  si  les 
peintres  et  les  sculpteurs  employèrent  souvent  une  langue  méta- 
physique ou  médicale,  qui  n'était  pas  la  leur,  c'est  que,  voulant 
donner  aux  problèmes  de  l'art  des  solutions  certaines,  ils  ne 
croyaient  pouvoir  faire  mieux  qu'emprunter  aux  sciences  voisines 
leurs  formules  habituelles,  leurs  vérités  reconnues  et,  par  là 
même,  leur  caractère  de  certitude. 

Cette  ambition  était  née  en  môme  temps  que  l'Académie.  Dès 
leurs  premières  réunions,  les  peintres  et  les  sculpteurs,  en  se 
chargeant  de  l'instruction  des  élèves,  s'engagèrent  à  fonder  une 
doctrine.  Le  30  août  1653,  l'Académie,  qui  s'essaie  «  dans  le  rai- 
sonnement de  la  peinture  »,  établit  l'ordre  qui  sera  suivi  dans  les 
discussions  et  arrête  «  que  l'on  aura  un  livre  particulier  pour 
enregistrer  les  résolutions  qui  se  prendront  dans  les  délibéra- 
tions ».  Mais  les  feuilles  de  ce  «  livre  particulier  »  restèrent  sans 
doute  blanches,  jusqu'au  jour  où  Colbert  prit  une  part  directe 
dans  le  gouvernement  de  l'Académie  dont  il  était,  depuis  1661, 
vice-protecteur  par  le  titre  et,  en  fait,  protecteur.  Le  27  mars  1667, 
un  projet  de  Colbert,  probablement  rédigé  avec  l'aide  de  Per- 
rault et  de  Le  Brun,  annonce  l'obligation  de  travailler  et  enseigne 
les  moyens  de  le  faire.  Il  faudra  délibérer  avec  méthode  et  légi- 
férer avec  autorité  :  «  Il  serait  à  propos  que  les  décisions  de 
l'Académie  fussent  accompagnées  des  raisons  qu'elle  a  eues  de 
se  déterminer  dans  sa  résolution.  »  La  prudence  et,  par  suite,  la 
lenteur  sont  nécessaires  dans  les  débats  de  cette  importance  :  il 
faut  «  ne  décider  que  deux  ou  trois  questions  par  an,...  parce 
qu'une  question  bien  traitée  fera  plus  de  fruit  que  cent  questions 
qui  ne  seraient  traitées  que  superficiellement  ». 

C'était  là  une  idée  chère  à  Le  Brun.  Nivelon,  son  confident, 
nous  révèle  dans  le  Manuscrit  qu'il  nous  a  laissé,  l'intention 
formelle  de  son  ami  :  «  Son  dessein  par  ces  conférences  publiques, 
conjointement  avec  les  chefs  principaux  de  cet  illustre  corps,  qui 
en  ont  fait  pareillement  dans  les  temps  de  leurs  exercices,  était 
de  donner  des  règles  certaines,  en  faveur  de  ceux  qui  veulent 
professer  ces  nobles  arts  et  de  ses  véritables  principes.  »  Il  ne 

(43) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

s'agit  donc  pas  seulement  d'exprimer  un  avis  éclairé  de  con- 
naisseur :  il  faut  des  raisons;  les  principes  établis  par  l'Académie 
doivent  apporter  avec  eux  leur  vérification. 

Les  peintres  et  les  sculpteurs  se  mirent  bravement  à  l'œuvre.  A 
la  force  du  raisonnement,  ils  en  arrivèrent  à  démontrer  que  la 
vue  d'un  beau  tableau  doit  donner  la  même  satisfaction  logique 
qu'une  déduction  bien  conduite.  Une  telle  pensée  ne  pouvait 
alors  choquer  aucun  esprit.  Il  paraissait  naturel  de  transcrire 
toute  chose  en  langage  rationnel,  et  même  Pascal,  qui  recon- 
naissait au  cœur  des  raisons  que  la  raison  ne  connaît  pas, 
consacrait  toutes  les  forces  de  son  intelligence  à  pénétrer  ces 
raisons  inconnaissables,  en  unissant  la  clarté  logique  de  l'esprit 
géométrique  à  l'intuition  sentimentale  de  l'esprit  de  finesse. 
C'est  que  tous  avaient  appris  à  l'école  de  Descartes,  ou  Descartes 
à  l'école  de  son  siècle,  que  la  vérité  n'est  pas  autre  chose  que  la 
notion  évidente,  et  c'était  pour  eux  comme  un  malaise  intel- 
lectuel de  quitter  les  clartés  de  l'intelligence,  pour  entrer  dans 
l'obscurité  trouble  et  le  demi-jour  du  sentiment. 

Cette  science  académique  du  beau  s'établit  assez  rapidement. 
On  commença  par  la  modeste  et  scrupuleuse  analyse  des  chefs- 
d'œuvre  de  la  galerie  royale  :  Raphaël,  Titien,  Poussin  offrirent 
successivement  des  sujets  d'observation.  A  mesure  que  le 
nombre  des  tableaux  à  étudier  se  restreignait,  les  remarques 
acquises  et  les  vérités  reconnues  croissaient  en  nombre,  et  les 
Académiciens  gagnaient  de  plus  en  plus  d'aisance  dans  le 
maniement  des  idées.  Ils  abandonnèrent  peu  à  peu  la  critique 
des  œuvres  individuelles  pour  les  problèmes  généraux.  Au  lieu 
de  compter  les  qualités  du  Saint  Michel  de  Raphaël  ou  du  Bavis- 
sement  de  saint  Paul  de  Poussin,  Bourdon  fit  une  étude  sur  la 
lumière,  tandis  que  Champaigne  et  Blanchard  argumentaient 
doctement  sur  les  mérites  de  la  couleur  et  du  dessin.  Nivelon 
nous  apprend  que  M.  Colbert  «  honorait  souvent  ces  messieurs 
dans  leurs  assemblées  et  avait  la  satisfaction  d'y  entendre 
des  récapitulations  sur  les  matières  générales  qui  y  étaient 
exposées  ».  Quand  les  décisions  eurent  été  prises  sur  chaque  cas, 
la  science  du  beau  était  faite;  il  ne  restait  plus  qu'à  en  composer 
le  précis.  Ce  fut  Testelin  qui  s'en  chargea  :  dès  1675,  il  lisait  ses 
Tables  de  préceptes,  tableaux  synoptiques  où  toute  la  sapience 
académique  est  soigneusement  cataloguée   en  de  méthodiques 

(44) 


DESCARTES   ET  LE   BRUN 

accolades.  Ces  tableaux  parurent  en  1680  :  c'est  le  Manuel  du 
parfait  peintre  sous  Louis  XIV. 

Presque  tous  les  membres  de  l'Académie  avaient  contiibué  à 
l'œuvre.  Mais  le  tribut  de  Le  Brun  dépassa  de  beaucoup  celui 
des  autres.  C'est  lui  surtout  qui  avait  inspiré  le  programme,  lui 
surtout  qui  se  chargea  de  le  remplir.  Chacune  de  ses  conférences 
sur  Raphaël,  Poussin  ou  sur  la  couleur  fut  sensationnelle  en 
quelque  manière  et,  pour  plusieurs  d'entre  elles,  Colbert,  voulant 
que  l'art  en  retirât  un  profit  immédiat,  demanda  qu'on  les  fit 
imprimer  sur-le-champ.  Les  dessins  de  Le  Brun  sur  la  physio- 
nomie et  son  traité  sur  l'expression  des  passions,  à  peine 
composés,  se  présentèrent  ainsi,  avec  l'approbation  du  Ministre 
et  de  l'Académie,  à  l'approbation  unanime  du  public. 

Le  Brun,  le  plus  souvent,  tranchait  de  son  opinion  prépondé- 
rante les  questions  qui  divisaient  l'Académie.  Or,  il  ne  prononçait 
jamais  sa  sentence  qu'il  n'eût  auparavant  consulté  son  Descartes. 
Aussi  n'est-ce  pas  seulement  la  méthode  du  philosophe  que 
Le  Brun  et  l'Académie,  avec  lui,  ont  pratiquée;  ce  n'est  pas 
seulement  l'identité  de  la  beauté  et  de  la  vérité  qu'ils  ont  apprise 
à  cette  école  :  ce  sont  les  notions  mêmes  et  les  raisonnements 
particuliers  du  système  cartésien  qu'ils  ont  appliqués  à  leur 
esthétique.  Dans  cette  construction  d'une  science-art,  Descartes 
a  donné  la  forme  et  la  matière.  Pour  étudier  cette  influence 
cartésienne,  il  suffit  de  reprendre,  l'une  après  l'autre,  les  trois 
grandes  questions  que  se  posaient  les  artistes  de  l'Académie  :  le 
dessin  et  la  couleur;  l'expression;  l'ordonnance. 


Parmi  les  œuvres  analysées  par  l'Académie,  celles  de  Poussin 
et  de  Raphaël  donnaient  à  l'intelligence  une  satisfaction  complète. 
D'autres,  au  contraire,  comme  les  œuvres  de  Titien  et  de  ceux 
qu'on  appelait  alors  les  Lombards,  charmaient  sans  que  l'on  pût 
en  fournir  de  raison  satisfaisante.  Après  un  hommage  à  la  beauté 
du  coloris,  l'Académie  ne  trouvait  dans  ces  toiles  que  défaut  :  insi- 
gnifiance psychologique,  absence  d'intention  morale,  ordonnance 
illogique,  etc.  Les  amis  de  l'art  vénitien  ne  ressentaient  de  ces 
défauts  aucune   contrariété,   et  leur   tendresse  gardait  la  force 

(45) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

invincible  des  sentiments  inexpliqués.  Les  partisans  de  Poussin 
et  de  Raphaël,  au  contraire,  tels  des  personnages  de  Corneille 
avec  leurs  amours  de  tête,  ne  pouvaient  aimer  que  ce  qu'ils 
admiraient.  Cette  divergence  de  goût  tourna  vite  en  un  débat  de 
doctrine  :  du  dessin  et  de  la  couleur,  lequel  avait  le  plus  de 
«  mérite  ». 

L'Académie,  presque  entière  et  sans  hésitation,  prit  parti  pour 
le  dessin.  Avant  toute  discussion  en  règle,  la  cause  de  la  couleur 
était  déjà  perdue.  Un  premier  jugement  décida  «  que  la  couleur 
était  de  peu  de  conséquence  et  qu'il  ne  fallait  s'attacher  qu'au 
dessin  ».  Vainement,  Blanchard  tit  appel  de  cette  décision  «  qui 
avait  été  donnée  avec  un  peu  trop  de  précipitation  »  ;  entendez 
par  là  que  les  Académiciens  avaient  brusquement  coupé  court  à 
un  débat  qu'ils  jugeaient  inutile  :  suivant  l'expression  même  de 
Guillet  de  Saint-Georges,  l'on  ne  pouvait  tolérer  le  triomphe  de 
«  particuliers  dangereux  dans  le  poste  môme  qui  avait  été  choisi 
pour  les  détruire  ».  Le  dessin  l'emporta  :  la  couleur  fut  honnie. 

Est-ce  seulement  la  tradition  de  l'École  française  ou  l'imitation 
de  l'Italie  qui  détermina  la  sentence  des  Académiciens?  Ils  trou- 
vaient autant  de  coloristes  à  Venise  que  de  dessinateurs  à  Florence, 
et  si  la  tradition  eût  suffi  pour  donner  la  prééminence  à  l'une  des 
théories,  Blanchard  et  ses  amis  n'auraient  pas  été  embarrassés 
pour  montrer  les  efforts  de  l'école  bolonaise,  devant  laquelle  tous 
s'inclinaient,  à  conserver  la  tradition  des  bons  coloristes  :  Poussin 
lui-même  avait  essayé  d'obtenir  de  Venise  son  secret  merveilleux 
et  impénétrable.  Ce  ne  fut  pas  non  plus  que  les  circonstances 
favorisassent  les  partisans  du  dessin  au  détriment  de  la  couleur  : 
le  modèle  qui  s'offrait  alors  aux  peintres  de  l'Académie  était  celui 
de  Véronèse  ou  de  Rubens  plutôt  que  celui  de  Poussin,  et  les 
plafonds  immenses,  les  somptueux  panneaux  de  Versailles 
offraient  un  champ  libre  aux  grandes  fêtes  de  la  couleur.  Mais  les 
peintres  de  l'Académie  ne  songeaient  alors  qu'à  mesurer  des  pro- 
portions et  analyser  des  sentiments. 

Ce  mépris  de  la  couleur,  que  la  tradition  ne  leur  enseignait  pas, 
que  leur  déconseillaient  les  circonstances,  ce  fut  la  forme  même 
de  leur  pensée,  ce  contre  quoi  personne  ne  lutte,  qui  le  leur 
imposait.  Par  son  caractère  abstrait,  le  dessin  plaisait  naturelle- 
ment à  ces  raisonneurs  que  rien  ne  pouvait  satisfaire,  sinon  une 
vue  claire  et  distincte  des  idées.  Le  dessin  délimite  chaque  objet 

(46) 


DESCARTES   ET   LE   BRUN 

et  le  détache  de  la  réalité,  ce  qui  est  l'opération  essentielle  de  la 
pensée  :  définir  et  abstraire.  Le  dessin  laisse  de  côté  tout  ce  qui 
n'est  pas  la  forme  permanente,  couleur,  reflet,  toutes  les  sensa- 
tions passagères  que  la  réalité  communique  à  la  vue  ou  suggère 
au  toucher  qui  échap- 
pent à  l'analyse  intel- 
lectuelle ;  le  savant 
ne  les  explique  que 
par  des  équivalents 
mécaniques;  l'artiste 
les  évoque  par  la  poé- 
sie et  l'imitation; 
mais  ni  la  poésie  ni 
l'imitation  ne  sont 
des  opérations  intel- 
lectuelles. Les  Aca- 
démiciens ,  en  bons 
cartésiens ,  ne  con- 
naissaient pas  d'autre 
activité  de  l'esprit 
que  celle  de  la  con- 
science claire.  Ils  te- 
naient de  Descartes 
que  les  perceptions 
confuses  sont  des  per- 
ceptions  inexactes. 

Ils  pensaient  avec  lui  que  «  la  raison  nous  dit  que  la  figure  est 
dans  les  objets;  un  sentiment  vague  nous  dit  seulement  qu'ils 
sont  colorés*  ».  La  partie  abstraite  et  parfaitement  intelligible  de 
leur  art,  le  dessin,  donnait  à  leur  esprit  une  satisfaction  complète. 
Lorsque  Blanchard  lui-même,  le  chef  des  coloristes,  expose  les 
trente-deux  propositions  qui  doivent  prouver  sa  thèse,  on  voit 
bien  qu'il  discute  moins  pour  combattre  les  prétentions  de  l'intel- 
ligence que  pour  attirer  celle-ci  dans  le  camp  de  la  couleur  :  ce 
sont  aussi  des  raisons  logiques  qu'il  met  en  forme.  Toute  sa 
défense  consiste  à  dire  que  la  couleur  ne  saurait  être  méprisée, 
sans  entraîner  dans  le  même  dédain  l'art  de  la  peinture  dont  elle 


III.  POUSSIN.  —  Un  Romain  dans  le  tableau  de 
l'Enlèvement  des  Sabines.  La  grimace  du  jeune 
homme,  bouche  ouverte,  sourcils  contractés,  exprime 
seulement  de  la  douleur  physique.  La  Sabine  tire  à 
pleine  poignée  les  cheveux  de  Vamoureux  brutal.  Il 
y  a  plus  d^humour  qu'on  n'imagine  dans  l'œuvre  du 
srrave  Poussin. 


1.  Descartes,  Principes  de  la  Philosophie,  V"  partie,  70. 

(47) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

est  la  matière.  Sans  doute,  dans  sa  vingt-sixième  proposition, 
il  semble  voir  les  insuffisances  du  dessin  :  «  La  couleur,  dit-il, 
représente  toujours  la  vérité,  et  le  dessin  ne  représente  que  la 
possibilité  raisonnable.  »  Possibilité  raisonnable,  oui;  mais  c'est 
là  précisément  la  supériorité  intellectuelle  du  dessin.  Le  «  possible 
raisonnable  »  est  supérieur  à  la  réalité  irrationnelle,  parce  que 
seul  il  est  vrai  aux  yeux  de  l'intelligence.  D'ailleurs,  Blanchard 
n'était  pas  qualifié  peut-être  pour  parler  de  la  couleur  avec  beau- 
coup d'autorité.  Il  louait  le  coloris  de  Le  Brun  sincèrement,  et, 
à  juger  par  son  tableau  du  Louvre,  il  n'était  pas  vraiment  homme 
à  faire  sentir  les  couleurs  «  dans  tout  leur  éclat  et  dans  toute 
l'harmonie  possible  ». 

Parmi  les  défenseurs  du  dessin,  voyez  au  contraire  avec  quelle 
force  et  quelle  précision  la  pensée  cartésienne  se  manifeste.  A 
leurs  yeux,  la  couleur  a  contre  elle  de  n'être  qu'un  accident, 
tandis  que  le  dessin  est  une  permanence  ;  elle  est  matérielle, 
tandis  que  le  dessin  est  spirituel  ;  elle  dépend  du  dessin,  tandis 
que  le  dessin  ne  dépend  pas  de  la  couleur.  «  La  couleur  est  un 
accident  tout  pur,  dit  J.-B.  Champaigne;  la  forme  est  la  vérité.  » 
Ouvrez  ensuite  Descartes  :  «  Tout  ce  que  d'ailleurs  on  peut 
attribuer  au  corps  présuppose  de  l'étendue  et  n'est  qu'une  dépen- 
dance de  ce  qui  est  étendu...  Ainsi  nous  ne  saurions  concevoir 
par  exemple  de  figure,  si  ce  n'est  en  une  chose  étendue...  Les 
couleurs,  les  odeurs,  les  saveurs  et  autres  choses  semblables  ne 
sont  rien  que  des  sentiments  qui  n'ont  aucune  existence  en  dehors 
de  ma  pensée  et  qui  ne  sont  pas  moins  différents  des  corps  que  la 
couleur  diffère  de  la  figure  ou  le  mouvement  de  la  flèche  qui  le 
cause.  »  On  comprend,  après  cela,  comment  s'attacher  à  la  cou- 
leur, «  en  faire  toute  son  étude,  c'est  se  laisser  éblouir  par 
l'apparence  d'un  beau  corps,  sans  considérer  ce  qui  le  doit  animer  » . 
Le  coloriste  Titien,  par  exemple,  «  n'a  jamais  pensé  en  travaillant 
à  ses  ouvrages  qu'à  leur  donner  de  la  beauté  et  à  les  farder,  pour 
ainsi  dire,  par  l'éclat  des  couleurs,  et  non  pas  à  représenter 
régulièrement  les  objets  comme  ils  sont  ».  Raphaël,  au  contraire, 
a  été  «  plus  conforme  à  la  raison  »,  et,  pour  avoir  rejeté  les 
fantaisies  de  la  couleur,  et  ne  s'être  attaché  qu'à  la  vérité  raison- 
nable, celle  que  traduit  un  dessin  parfait,  il  a  eu  «  des  idées  beau- 
coup plus  nobles,  plus  relevées  ».  Ainsi  parle  Nicolas  Mignard. 

De  plus,  la  couleur  ne  suppose  qu'une  opération  matérielle, 

(48) 


DESCARTES   ET   LE  BRUN 


tandis  que  le  dessin  est  un  acte  intellectuel  :  «  Il  faut  considérer, 
dit  Le  Brun,  que  la  couleur  qui  cuire  dans  ces  tableaux  ne  peut 
produire  aucune  teinte  ni  coloris  ([ue  ce  ne  soit  par  la  matière 
même  qui  porte  la  teinte,  car  Ton  ne  saurait  faire  du  vert  avec  une 
couleur  rouge,  ni  du  bleu 
avec  du  jaune.  C'est  pour- 
quoi Ton  peut  dire  que  la 
couleur  dépend  tout  à  fait 
de  la  matière  et,  par  consé- 
quent, qu'elle  est  moins  no- 
ble que  le  dessin,  qui  ne 
relève  que  de  l'esprit.  »  Dans 
leurs  discussions,  Blanchard 
et  Le  Brun  sont  comme  Des- 
cartes et  Gassendi  ou  comme 
Henriette  et  Armande  : 
«  0  âme!  »  dit  Gassendi  à 
Descartes.  «  O  chair!  »  lui 
répond  Descartes.  Pour  ces 
idéalistes,  le  dessin  l'emporte 
sur  la  couleur,  autant  que  la 
substance  pensante  l'em- 
porte en  dignité  sur  la  sub- 
stance étendue.  Tant  que 
l'artiste  conçoit  son  œuvre, 
elle  possède  toutes  les  no- 
blesses de  la  pensée;  par  le 
dessin,  qui  en  est  le  signe, 
l'œuvre  reste  très  proche  de  sa  pureté  originelle;  mais,  par  la 
couleur,  elle  s'attache  au  sort  de  la  matière  et  se  fait  l'associée 
de  ses  basses  destinées. 

Le  troisième  grand  argument  de  Le  Brun  contre  la  couleur  est 
encore  emprunté  à  la  métaphysique  cartésienne  :  «  Le  véritable 
mérite  est  celui  qui  se  soutient  de  lui-môme  et  qui  n'emprunte 
rien  d'autrui  ».  Or  la  couleur  dépend  du  dessin,  «  parce  qu'il  lui 
est  impossible  de  représenter  ni  figurer  quel  que  ce  soit,  si  ce  n'est 
pas  l'ordonnance  du  dessin  ».  Et  c'est  pour  Le  Brun  l'argument 
le  plus  fort,  celui  qu'on  ne  saurait  réfuter,  car  c'est  l'argument 
métaphysique    du    parfait ,    celui   dont    Descartes    s'est    servi 

(49) 

HouRTico.  —  De  Poussin  à  Watteau.  4 


IV.  POUSSIN.  —  Une  mère  dans  le  Mas- 
sacre des  Innocents.  Grimace  analogue  à 
celle  du  jeune  Romain  de  Venlèrement  des 
Sabines  et  cependant  expression  toute 
différente.  Les  yeux  exorbités  suivent  la 
trajectoire  du  glaive  qui  va  frapper  Venfant. 
Le  cri  n'est  pas  arraché  par  la  douleur 
physique.  C'est  un  effort  surhumain  pour 
arrêter  le  coup  du  bourreau. 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

pour  prouver  l'existence  de  Dieu,  Le  Brun  avait  lu  et  retenu  le 
Discours  de  la  Méthode  :  «  Il  y  a  de  la  répugnance  que  le  plus 
parfait  soit  une  suite  et  une  dépendance  du  moins  parfait  ».  Il 
savait  que  «  la  dépendance  est  manifestement  un  défaut  ».  Ce 
n'est  donc  pas  trop  dire  que  le  philosophe  dictait  les  sentences  de 
l'Académie.  On  peut,  après  cela,  s'étonner  de  la  hardiesse  ou  de 
l'étrangeté  de  semblables  raisonnements,  mais  on  voit  comment 
ils  furent  possibles  et  parurent  probants. 


«  Toute  notre  dignité  consiste  dans  la  pensée,  dit  Pascal;  par 
l'espace,  l'univers  me  comprend  et  m'engloutit  comme  un  point; 
par  la  pensée,  je  le  comprends.  »  C'est  l'idée  cartésienne 
employée  à  un  usage  chrétien.  La  Bruyère  dit  de  même  :  «  Les 
cieux  et  tout  ce  qu'ils  contiennent  ne  peuvent  pas  entrer  en 
comparaison,  pour  la  noblesse  et  la  dignité,  avec  le  moindre  des 
hommes  qui  sont  sur  la  terre.  »  Le  motif?  c'eist  que  «  la  propor- 
tion qui  se  trouve  entre  eux  et  lui  est  celle  de  la  matière 
incapable  de  sentiment,  qui  est  seulement  une  étendue,  à  ce  qui 
est  esprit,  raison  ou  intelligence.  »  Les  Académiciens  ne  pouvaient 
pas  tout  à  fait  dire  de  leur  art  : 

La  substance  pensante  y  peut  être  reçue, 

Mais  nous  en  bannissons  la  substance  étendue. 

Du  moins,  ils  ne  voulurent  rien  admettre  de  la  substance 
étendue,  qui  ne  dût  servir  de  langage  à  la  substance  pensante  : 
d'où  leurs  idées  et  théories  sur  «  l'expression  ».  Ces  sculpteurs 
et  ces  peintres  semblent  n'être  que  des  psychologues  et  des  mora- 
listes :  ils  ont  mis  toute  leur  ingéniosité  à  ne  voir  dans  les 
qualités  de  la  matière  que  des  signes  de  la  pensée.  Ils  ont  donné 
le  premier  rôle  à  l'expression,  c'est-à-dire  à  la  peinture  de  l'âme 
humaine  par  le  moyen  du  corps. 

Lisons  les  Tables  de  la  Loi  académique  :  dans  l'analyse  des 
œuvres  anciennes  ou  dans  l'instauration  de  la  doctrine  nouvelle, 
l'étude  de  l'expression  tient  la  même  place  prépondérante.  On 
prête  alors  à  l'expression  un  rôle  si  important  qu'on  la  détache 
des  autres  parties  de  la  peinture,  pour  en  faire  une  étude  à  part. 

(50) 


\ 


DESCARTES   ET   LE  BRUN 


Pour  Fclibien  ou  Tcstelin,  qui  sont  de  l'Académie,  pour  de  Piles, 
qui  n'en  est  pas  encore,  ou  Dufresnoy,  qui  n'en  lut  jamais, 
l'expression  joue  dans  l'art  un  rôle  aussi  important  que  la  compo- 
sition ou  l'exécution;  et  même  tout  montre  que  les  peintres,  aussi 
bien  que  le  public,  s'inté- 
ressaient davantage  à  cette 
étude  morale  de  la  peinture 
qu'aux  critiques  trop 
techniques,  trop  matériel- 
les, sur  le  dessin  et  la  cou- 
leur, ou  trop  a])slraites  sur 
la  composition.  La  curio- 
sité morale  est  innée  chez 
tous;  tous  alors  sont  avides 
de  connaître  les  choses  Ju 
cœur.  A  cette  société  de 
moralistes,  il  fallait  des 
peintres  psychologues. 

Ce  n'est  pas  l'Académie 
qui  a  inventé  l'art  d'expri- 
mer les  sentiments.  Il  y 
avait  déjà  longtemps  que 
Léonard  de  Vinci  s'était 
efforcé  de  traduire  les 
«  états  d'âme  »,  complexes 
par  les  physionomies  et  les 
gestes.  Raphaël  aussi,  à  la 

fin  de  sa  carrière,  avait  peu  à  peu  abandonné  la  plastique  pure 
pour  le  jeu  des  physionomies.  Mais  c'est  avec  Poussin  surtout  que 
cet  art  psycho-physique  avait  trouvé  sa  forme  achevée.  Chacun 
des  tableaux  de  Poussin  est  comme  une  pantomime,  fixée  à  son 
moment  le  plus  expressif.  Aussi  est-ce  surtout  à  Poussin,  à  l'ana- 
lyse de  ses  œuvres,  que  l'Académie  s'en  alla  demander  l'art 
d'adapter  les  traits  du  visage  et  les  mouvements  du  corps  à  un  état 
particulier  de  l'âme.  Puis,  guidés  par  Le  Brun,  les  Académiciens 
entreprirent  de  fixer  d'une  façon  absolue  le  rapport  exact  qui 
unit  les  modifications  de  l'âme  aux  mouvements  du  corps  : 
Descartes  a  montré  que  ce  qui  est  une  «  passion  dans  l'âme  est 
dfioi^le  çorp.s_ime  action  ».  C'est  encore  chez  Descartes,  dans  le 

(51) 


V.  POUSSIN.  —  Un  Sabln  qui  a  peur  et  qui 
fuit  au  lieu  de  défendre  sa  fille.  Ici  encore 
le  ton  est  de  la  comédie  plutôt  que  de  la 
tragédie.  Dans  ses  dessins  parfois,  quand  il 
n'est  pas  contenu  par  le  souci  du  style,  Pous- 
sin se  laisse  entrainer  à  des  déformations 
physionomiques  d'une  verve  vigoureuse.  Ce 
n'est  pas  seulement  par  là  qu'il  fait  penser  à 
Daumicr. 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

Traité  des  passions  de  l'âme,  que  Le  Brun  alla  chercher 
cette  science,  et  Nicolas  Mignard  pensait,  comme  lui,  que  le 
peintre  «  doit  savoir  la  nature  des  émotions,  comme  elles  sont 
engendrées  dans  l'âme  et  de  quelle  sorte  elles  paraissent 
au  dehors,  afin  de  former,  sur  le  corps,  des  figures,  des 
signes  qui  les  fassent  connaître,  mais  des  signes  véritables  et 
naturels  ». 

Mais  avant  que  l'Académie  en  corps  fît  entrer  ainsi  tout  un 
traité  de  Descartes  dans  les  considérants  de  ses  sentences  esthé- 
tiques, les  pages  de  ce  livre  cartésien  avaient  été  bien  souvent 
feuilletées  par  chacun  des  Académiciens,  et  tous  s'étaient  fami- 
liarisés avec  la  langue  du  philosophe.  Dès  la  première  conférence, 
que  fit  Le  Brun,  juste  au  lendemain  de  l'ordonnance  de  Golbert, 
alors  que  tous  admiraient  l'art  impeccable  du  Saint  Michel,  de 
Raphaël,  «  une  personne  entreprit  de  soutenir  que  ce  tableau 
n'était  pas  sans  défauts  »  :  elle  reprochait  au  bras  droit  d'être 
également  arrondi  de  ses  deux  côtés,  alors  que,  «  dans  quelque 
membre  du  corps  que  ce  puisse  être,  un  côté  ne  peut  être 
enflé,  que  l'autre  côté,  qui  est  à  l'opposite,  non  seulement  ne 
diminue  de  sa  grosseur,  mais  encore  ne  se  retire  et  ne  fasse  une 
figure  toute  contraire.  »  Cette  remarque,  dit  Félibien,  surprit 
toute  la  compagnie.  Elle  eût  semblé  plus  naturelle,  si  tous, 
ce  jour-là,  s'étaierît  rappelé  l'article  XI  du  Traité  des  pas- 
sions, où  il  est  expliqué  comment  un  muscle  se  gonfle  des 
esprits  qui  abandonnent  le  muscle  voisin,  «  au  moyen  de 
quoi  tous  les  esprits  contenus  auparavant  dans  ces  deux 
muscles  s'assemblent  en  l'un  d'eux  fort  promptement  et  ainsi 
l'enflent  et  raccourcissent,  pendant  que  l'autre  s'allonge  et  se 
relâche  ». 

Mais  ce  jour-là,  Descartes  eut  tort  :  il  se  heurtait  à  Raphaël; 
la  conclusion  de  l'Académie  fut  que  «  la  nature  n'a  pas  été  si 
exacte  à  faire  une  irrégularité  de  contours  ;  mais  au  contraire  on 
voit  dans  les  beaux  corps  et  particulièrement  dans  les  membres 
les  plus  charnus  comme  sont  les  membres  et  les  cuisses  des 
enfants  et  des  femmes  bien  faites,  une  rondeur  et  une  égalité  qui 
détruit  entièrement  la  proposition  générale  que  ce  particulier 
avait  avancée.  »  Ce  fut  le  seul  échec  essuyé  par  Descartes.  Désor- 
mais, son  autorité  sera  incontestée. 

Deux  mois  plus  tard,  Gérard  Van  Obstal,  le  sculpteur  flamand, 

(52) 


DESCARTES   ET  LE   BRUN 


entreprit  rexplication  scientifique  des  gestes  du  Laocoon.  Elle 
fut  tirée  du  Traité  des  passions ,  de  Descartes .  L'auteur 
exposa  de  son  mieux  la  théorie  des  esprits  animaux  et,  si 
l'on  veut  juger  de  quelle  façon  il  usa  du  texte  du  philosophe,  on 
n'a  qu'à  rapprocher  sa  prose 
de  celle  de  Descartes  : 

Traité  des  Passions,  art. 
CXVI.  Comment  la  tristesse 
fait  pâlir. 

La  tristesse  au  contraire  en 
étrécissant  les  orifices  du 
cœur  lait  que  le  sang  coule 
plus  lentement  dans  les  veines 
et  que,  devenant  plus  froid  et 
plus  épais,  il  a  besoin  dy 
occuper  moins  de  place,  en 
sorte  que  se  retirant  dans  les 
plus  larges  qui  sont  plus 
proches  du  cœur,  il  quitte  les 
plus  éloignées  dont  les  plus 
apparentes  étant  celles  du 
visage,  cela  le  fait  paraître 
pâle  et  décharné,  principale- 
ment lorsque  la  tristesse  est 
grande  et  qu'elle  survient  plus 
promptement... 


VI.  POUSSIN.  —  Une  femme,  dans  la  scène 
de  la  Manne  au  désert,  allaite  sa  mère 
affamée  et  console  son  enfant  indigne'  de 
voir  sa  place  prise.  Les  classiques  aimaient 
ces  conflits  de  sentiments  et  ils  savaient  les 
analyser  dans  les  physionomies  complexes 
de  Poussin. 


Extrait    de    Van    Obstal    [Conférences   de    VAcadémie,    publiées   par 
Jouin,  p.  25). 

On  dit  que  la  peur  et  la  tristesse  jointes  à  une  douleur  très  grande 
rétrécissant  les  orifices  du  cœur,  font  que  le  sang  coule  plus  lente- 
ment dans  les  veines  et  que,  devenant  plus  froid  et  plus  condensé, 
il  occupe  beaucoup  moins  de  place.  Qu'outre  cela,  presque  tout  le 
sang  du  corps,  se  retirant  par  la  crainte  aux  environs  du  cœur,  les 
parties  qui  en  sont  privées  deviennent  pâles  et  la  chair  moins  solide, 
particulièrement  au  visage  où  le  changement  est  d'autant  plus  visible 
que  la  peur  est  plus  grande  et  plus  imprévue;  qu'ainsi  comme  les 
membres  manquent  de  chaleur  par  le  défaut  du  sang,  on  voit  que  la 
tête  de  Laocoon  penche  sur  les  épaules... 

Voilà  pourquoi  la  tête  de  Laocoon  doit  pencher  et  la  raison  de 
chacun  de  ses  gestes. 
Deux  mois  plus  tard,  à  propos  de  la  Sainie-Famille  de  Raphaël, 

(53) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

commentée  par  Mignard,  c'est  encore  grâce  à  Descartes  que  l'on 
peut  assurer  que  la  joie  y  est  bien  représentée  comme  elle  le 
doit  être  : 

Extrait  de  Mignard  {Conférences,  publiées  par  Jouin,  p.  38.) 

...  Elle  (la  joie)  fait  que  le  cœur  se  dilate,  que  les  esprits  les  plus 
chauds  et  les  plus  purs,  montant  au  cerveau  et  se  répandant  sur  le 
visage,  particulièrement  dans  les  yeux,  réchauffent  le  sang,  étendent 
les  muscles,  ce  qui  rend  le  front  serein  et  donne  un  plus  beau  lustre 
et  un  plus  grand  éclat  à  toutes  les  autres  parties. 

Traité  des  Passions,  art.  CIV.  Mouvement  du  sang  et  des  esprits 

dans  la  joie. 

...  Les  orifices  du  cœur  se  dilatent  et  le  sang  monte  au  cerveau... 

Comment  la  joie  fait  rougir...  parce  que  en  ouvrant  les  écluses  du 
cœur  la  joie  fait  que  le  sang  coule  plus  vite  en  toutes  les  veines  et 
que,  devenant  plus  chaud  et  plus  subtil,  il  enfle  médiocrement  toutes 
les  parties  du  visage,  ce  qui  en  rend  l'air  plus  riant  et  plus  gai. 

Après  que  les  peintres  de  l'Académie  se  furent  ainsi  familiarisés 
avec  la  science  de  Descartes,  ils  pensèrent  qu'ils  possédaient  une 
connaissance  de  l'expression  psychologique  bien  plus  précise  que 
leurs  devanciers.  Il  ne  leur  restait  donc  plus  qu'à  consigner  dans 
un  traité  théorique  les  résultats  de  cette  science  à  l'usage  du 
sculpteur  et  du  peintre.  Ce  fut  Le  Brun  qui  s'en  chargea.  Le 
9  février  1678,  il  présenta  solennellement  à  l'Académie,  présidée 
à  cette  occasion  par  Colbert,  une  série  de  dessins  montrant  les 
efiets  des  passions  sur  le  visage  humain.  On  y  voyait  les  défor- 
mations produites  par  la  joie,  la  tristesse,  la  colère  ou  la  peur, 
sur  les  sourcils  et  la  bouche  d'un  homme.  Nous  ne  pouvons 
reproduire  ici  tous  ces  curieux  dessins  dont  l'influence  a  été  cer- 
tainement considérable  dans  notre  école  française  et  subsiste 
encore  aujourd'hui.  Mais  ils  étaient  accompagnés  d'un  commen- 
taire psycho-physiologique,  où  Le  Brun  analysait  méthodique- 
ment les  passions,  d'après  Descartes  et  légitimait,  par  la  science 
du  philosophe  les  jeux  de  physionomie  qu'il  attribuait  à  chaque 
sentiment. 

Ce  Trailé  des  Passions,  par  Le  Brun,  est  le  seul  qui  nous  soit 
parvenu  de  lui.  Ses  conférences  et  son  Trailé  sur  la  physionomie 
de  l'homme  comparée  à  celles  des  animaux  ne  nous  sont  arrivés 
que  rédigés  et  résumés  par  d'autres.  Mais  ce  trailé  suflit  à  bien 

(54) 


DESCARTES   ET  LE   BRUN 


montrer  comment  Le  Brun  se  servait  de  Descartes  et  combien  il 
lui  devait.  Comme  le  philosophe,  Le  Brun  pense  qu'il  n'y  a 
«  point  do  passion  de  l'ûme  qui  ne  produise  une  acLion  corpo- 
relle »,  et  c'est  de  même  par  l'intermédiaire  des  esprits  animaux 
qu'il  explique 
la  communica- 
tion entre  l'ûme 
et  le  corps.  Le 
Brun  emprunte) 
aussi  à  Descar- 
tes sa  théorie 
sur  le  siège  de 
l'âme  dans  la 
glande  pinéale 
et  il  emploie  les 
mômes  termes; 
pour  l'exposer.  ■ 
Par  endroits,  il  ; 
modifie  légère- 
ment Descartes 
pour  les  besoins 
de  sa  propre 
théorie;  mais 
aucune  de  ces 
modifications 
nel'écartebeau- 
coup  de  son  mo- 
dèle.   Lorsqu'il 

accepte  une  opinion  rejetée  par  le  philosophe,  il  en  prend  l'exposé 
chez  celui-ci  et  se  contente  de  ne  pas  reproduire  la  réfutation.  Il 
le  suit  pas  à  pas,  mot  à  mot,  dans  sa  classification  des  passions 
et  dans  leur  définition.  Veut-on  des  exemples?  Voici  l'admiration 
et  l'étonnement  : 

Le  Brun. 

L'admiration  est  une  surprise  qui  fait  que  l'âme  considère  avec 
attention  des  objets  qui  lui  semblent  rares  et  extraordinaires  et  cette 
surprise  a  tant  de  pouvoir  qu'elle  pousse  quelquefois  les  esprits  vers 
le  lieu  où  est  l'imagination  (impression)  de  l'objet  et  qu'ils  sont 
tellement  occupés  à  considérer  cette  impression  qu'il  ne  reste  plus 

(55) 


VII.  LE  BRUN.  —  La  peur,  d'après  un  Perse  de  la 
bataille  d'Arbèles,  et  d'après  un  dessin  didactlrfue.  La 
psycholo<j;ie  de  Poussin  avait  plus  de  complexité  et  par 
suite  plus  de  vie  et  d'imprévu.  Celle  de  Le  Brun  est  d'un 
dogmntisrne  un  peu  schématique.  Cependant  ces  dessins 
pourraient  encore  illustrer  des  traités  psycholot^iques 
modernes.  «  Dans  la  peur,  dit  Darwin,  les  yeux  et  la  bouche 
s'ouvrent  lar<j;ement  et  les  sourcils  se  relèvent...;  les 
poils  se  hérissent...,  les  joues  se  creusent  et  tremblent;  les 
yeux,  découverts  et  saillants,  fixent  Vobjet  qui  provoque  la 
terreur...  »,  etc. 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

d'esprits  qui  passent  dans  les  muscles;  ce  qui  fait  que  le  corps 
devient  immobile  comme  une  status  et  cet  excès  d'admiration  cause 
l'étonnement. 

Descartes,  Traité  des  Passions,  art.  LXX. 

L'admiration  est  une  subite  surprise  de  Tâme  qui  fait  qu'elle  se 
porte  à  considérer  avec  attention  les  objets  qui  lui  semblent  rares  et 
extraordinaires  et  cette  surprise  a  tant  de  pouvoir  pour  faire  que  les 
esprits  qui  sont  dans  les  cavités  du  cerveau  y  prennent  leur  cours 
vers  le  lieu  où  est  l'impression  de  l'objet  qu'on  admire  qu'elle  les  y 
pousse  quelquefois  tous  et  fait  qu'ils  sont  tellement  occupés  à  con- 
server *  cette  impression  qu'il  n'y  en  a  aucuns  qui  passent  de  là  dans 
les  muscles.,,  ce  qui  fait  que  tout  le  corps  demeure  immobile  comme 
une  statue...  c'est  cela  qu'on  nomme  communément  être  étonné. 

De  même,  Le  Brun  prend  à  Descartes  ses  définitions  de 
l'amour,  de  la  haine,  de  la  joie,  de  la  tristesse,  etc.,  et  les  expli- 
cations physiologiques  qui  permettent  de  passer  de  la  cause 
psychologique  à  l'effet  physique.  Le  Brun  se  contente  d'alléger 
ou  de  rajeunir  parfois  le  style  de  Descartes.  Voici  l'amour  : 

Le  Brun. 

Dans  l'amour  quand  elle  est  seule,  c'est-à-dire  quand  elle  n'est 
point  accompagnée  d'aucune  forte  joie  ou  désir  ou  tristesse,  le  batte- 
ment du  pouls  est  égal  et  plus  fort  que  de  coutume.  On  sent  une 
douce  chaleur  dans  la  poitrine  et  la  digestion  des  viandes  se  fait 
doucement  dans  l'estomac  en  sorte  que  cette  passion  est  utile  pour  la 
santé. 

Descartes,  Traité  des  Passions^  art.  XCVII. 

Je  remarque  en  l'amour,  qusnd  elle  est  seule,  c'est-à-dire  quand 
elle  n'est  point  accompagnée  d'aucune  forte  joie  ou  désir  ou  tristesse, 
que  le  battement  du  pouls  est  égal  et  beaucoup  plus  fort  que  de 
coutume,  qu'on  sent  une  douce  chaleur  dans  la  poitrine  et  que  la 
digestion  des  viandes  se  fait  plus  promptement  dans  l'estomac  en 
sorte  que  cette  passion  est  utile  pour  la  santé. 

Naturellement,  dans  la  haine,  les  symptômes  sont  contraires  : 
le  pouls  est  «  plus  petit  et  plus  vile  »  ;  on  sent  des  froideurs 
mêlées  de  je  ne  sais  quelle  chaleur  âpre  et  piquante,  et  les  diges- 
tions deviennent  difficiles.  Mais  Descartes,  au  goût  de  Le  Brun, 
n'entre  pas  dans  le  détail  assez  précis.  Fort  du  principe  emprunté 
au  philosophe,   d'après  lequel  u   Tâme  est  jointe   à   toutes   les 

1.  Remarquer  que  l'imprimeur  de  Le  Brun  a  lu  considérer. 

(56) 


DESCARTES   ET   LE  BRUN 


parties  du  corps  »,  le  peintre  montre  d'abord  comment  l'action  de 
l'ûme  doit  se  faire  sentir  surtout  au  visage,  aux  yeux  qui  obéissent 
au  cerveau,  à  la  bouche  qui  est  spécialement  attachée  aux 
impressions  du  cœur  :  d'où  les  innombrables  transformations  de 
la  figure  humaine.  De  cette  méca- 
nique minutieuse,  chaque  rouage 
est  isolé  et  étudié  par  Le  Brun. 
Puisque  lespérance,  comme  l'a 
montré  Descartes,  est  un  état 
intermédiaire,  «  toutes  les  parties 
du  corps  sont  suspendues  entre 
la  crainte  et  l'assurance  ».  Or, 
dans  l'état  de  crainte,  les  sourcils 
sont  élevés,  et,  dans  l'assurance, 
ils  gardent  leur  position  normale. 
Additionnez  :  pour  l'espérance, 
vous  avez  un  sourcil  qui  s'élève 
d'un  côté,  tandis  que  l'autre  reste 
en  repos.  Ainsi  les  froncements 
des  sourcils,  les  rides  du  front, 
les  grimaces  de  la  bouche  com- 
posent un  vocabulaire  dont  les 
combinaisons  doivent  exprimer 
avec  précision  la  complexité  des 
passions  humaines. 

Descartes  n'avait  parlé  que  des 
effets  les  plus  généraux  des  pas- 
sions; Le  Brun  précisa.  Bien 
mieux,  il  pensa  trouver,  entre  le 
caractère  et  la  physionomie,  des 
harmonies  non  moins  certaines 
qu'entre  les  modifications  de 
l'âme  et  les  mouvements  du 
corps.  Ses  savantes  études  sur  la 
physionomie  ne  nous  ont  pas  été 
conservées  comme  son  Traité  sur 
les  Passions.  Nivelon  nous  expli- 
que que  c'était  se  préparer  bien  des  représailles  que  de  prêter 
à  tel  visage  les   penchants  de  l'animal    auquel    il  ressemble. 

(57) 


VIII.  LE  BRUN.  —  La  haine,  d'aprc s 
un  dessin  de  Le  Brun.  Spencer  pense 
que  nos  passions  sont  l'ht'ritage 
affaibli  d'anciens  instincts  et  que  les 
mouvements  qui  les  expriment  sont 
la  répétition  de  gestes  qui  autrefois 
eurent  leur  utilité,  «  Le  grincement 
des  dents,  la  dilatation  des  yeux  et 
des  narines  reproduisent  les  actions 
de  la  bête  féroce  qui  égorge  sa 
proie....  Le  léger  retroussis  de  la 
lèvre  supérieure  chez  riiomme  qui 
gronde  ou  ricane  est  une  survivance 
de  l'attitude  de  son  ancêtre  décou- 
vrant d'énormes  canines  quand  il 
attaquait  son  ennemi,  ainsi  que  nous 
le  voyons  faire  aux  chiens....  » 
Le  Brun  eiîl  été  enthousiasmé  de  ces 
théories  qui  expliquent  notre  physio- 
nomie par  des  survivances  de  l'ani- 
malité primitive.  Il  a  cherché  des 
relations  entra  l'homme  et  l'animal. 
Mais  sur  ce  point  le  cartésianisme  ne 
pouvait  le  servir. 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

Nivelon  lui-même,  dans  son  manuscrit,  se  contente  de  montrer 
que  le  nez  aquilin  suppose  la  magnanimité  de  l'aigle.  De  cette 
remarque,  aucun  nez,  si  auguste  qu'il  fût,  ne  pouvait  se  fâcher. 
Mais  comment  donner  aux  grosses  lèvres  l'intelligence  de  l'âne, 
aux  longs  cous  la  lâcheté  du  cerf,  aux  nez  aplatis  les  instincts  du 
cochon?  Bien  qu'il  nous  reste  quantité  de  dessins  de  Le  Brun  et 
quelques  mots  obscurs  de  Nivelon,  l'essai  reste  peu  compréhen- 
sible; pourtant  on  y  découvre  sans  peine  une  application  encore 
de  la  science  cartésienne. 

Nivelon  nous  apprend  que  l'ouvrage  comprenait  trois  parties. 
D'abord  des  portraits  d'après  l'antique,  pour  montrer  quels  traits 
du  visage  correspondent  aux  principaux  penchants;  ensuite  des 
tètes  d'hommes  rapprochées  de  têtes  d'animaux;  enfin  des  dessins 
particuliers  pour  expliquer  le  mouvement  des  yeux  chez  les 
hommes  et  chez  les  bêtes.  Or,  l'examen  attentif  de  ces  dessins  et 
les  figures  géométriques  tracées  sur  ces  têtes  par  Le  Brun  m'ont 
convaincu  qu'il  expliquait  les  conformations  de  têtes  par  les  mou- 
vements habituels  des  esprits  animaux.  Un  exemple  :  trois  têtes 
d'hommes;  la  première  a  les  yeux  horizontaux;  la  seconde  a  les 
yeux  inclinés  vers  le  nez  ;  la  troisième  a  les  yeux  relevés  du  côté 
du  nez;  tout  prouve,  d'après  les  visages  d'empereurs  romains  mis 
à  côté,  que  Le  Brun  voit  dans  le  premier  cas  un  caractère  bien 
équilibré,  dans  le  second  un  caractère  bestial,  dans  le  troisième 
un  caractère  idéaliste.  Pourquoi?  parce  que  la  direction  des  yeux 
donnant  celle  des  impressions  ou  esprits  animaux,  il  est  évident 
que  le  second  visage  montre  une  convergence  des  esprits  ani- 
maux vers  le  nez  ou  la  bouche,  c'est-à-dire  vers  les  sensations 
physiques,  tandis  que  les  yeux  du  troisième  sont  dirigés  vers  la 
glande  pinéale  qui  est  le  siège  de  la  pensée. 


La  ressemblance,  ou  pour  mieux  dire,  l'identité  n'est  pas  moins 
frappante  entre  la  théorie  cartésienne  du  vrai  et  la  recherche 
académique  du  beau.  Les  Le  Brun,  les  Perrault  et  les  Cham- 
paigne,  avec  moins  de  force  et  de  décision  dans  la  pensée,  pour- 
suivaient bien  dans  l'art  le  môme  idéal  que  Descaries  avait  réalisé 
dans  l'oi-dre  de  la  connaissance.  Dans  sa  V"  Méditation,  Descartes 

(58) 


DESCARTES   ET   LE   BRUN 


écrit  ces  deux  phrases,  qui  me  semblent  contenir  toute  sa  philo- 
sophie :  «  La  vérité  est  une  même  chose  avec  l'être  »,  et  un  peu 
plus  loin  :  «  Toutes  choses  que  je  connais  clairement  et  distinc- 
tement sont  vraies.  »  Que  l'on  rapproche  de  ces  idées  et  de  ces 
citations  quelques  confidences  de  Pous- 
sin :  «  Mon  naturel  me  contraint  de 
rechercher  les  choses  bien  ordonnées, 
fuyant  la  confusion  qui  m'est  contraire 
et  ennemie,  comme  est  la  lumière  des 
obscures  ténèbres.  »  Ce  que  sont  ces 
choses  bien  ordonnées,  la  correspon- 
dance de  Poussin  ou  ses  conversations 
avec  Bellori  nous  l'apprennent.  Les 
choses  bien  ordonnées,  étrangères  à  la 
confusion  des  ténèbres,  sont  celles  que 
découvre  une  intelligence  qui  «  conduit 
ses  pensées  par  ordre  ».  Lorsque  Pous- 
sin a  «  trouvé  la  pensée  »  du  Ravisse- 
ment de  saint  Paul,  il  attend  encore  pour 
commencer  l'ébauche  et  ne  se  met  au 
travail  que  lorsque  chacune  des  parties 
du  tableau  et  leur  enchaînement  a  été 
conçu  dans  son  esprit.  Cet  effort  logi- 
que que  Poussin  fait  naturellement, 
instinctivement,  pour  chacune   de   ses 

compositions,  devient  une  loi  nécessaire  aux  yeux  de  Le  Brun  et 
des  Académiciens.  Dans  cette  même  satisfaction  d'une  pensée 
bien  conduite,  où  Descartes  avait  discerné  la  vérité  absolue, 
Le  Brun  plaça  la  beauté  souveraine. 

La  réalité  n'entrera  donc  dans  l'art  qu'après  avoir  reçu,  dans 
l'esprit  de  l'artiste,  la  même  élaboration  qui,  dans  l'intelligence 
du  savant,  la  transforme  en  vérité  scientifique.  Pour  Descartes, 
la  science  est  faite  lorsque  les  propositions  vraies  sont  enchaînées 
de  manière  à  former  un  système  de  déductions.  Pour  Le  Brun,  le 
sujet  est  «  raisonnable  »  et  la  conception  du  tableau  belle,  lorsque 
toutes  les  circonstances  de  temps,  de  lieu,  de  personne,  qui  sont 
comme  la  matière  même  de  la  composition,  sont  dirigées  vers 
l'idée  à  démontrer.  L'œuvre  sculptée  ou  peinte,  même  si  elle  a 
été  conçue   sans   les  secours   de  la  syllogistique,  doit  pouvoir 

(59) 


IX.  LE  BRUN.  — La  douleur, 
d'après  un  dessin  didactique. 
Ce  sont  les  mêmes  signes  phy- 
sionomiqucs  que  chez  le  jeune 
Romain  dont  une  Sabine  tire 
les  checeux.  Mais  les  visages 
chez  Le  Brun  sont  toujours 
d'un  type  plus  généralisé  et 
^expression  est  moins  civanie 
que  chez  Poussin. 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

s'analyser  sous  forme  de  syllogisme;  le  spectateur,  capable  de 
goûter  les  nobles  joies  de  la  raison,  peut  alors  donnera  son  admi- 
ration un  fondement  logique.  Les  éléments  que  la  réalité  fournit 
à  l'artiste,  données  de  l'histoire  ou  effets  de  la  nature,  doivent 
subir  cette  élaboration. 

^  L'histoire  d'abord.  Sans  doute,  lorsque  à  l'Académie  on  traite 
de  l'exactitude  historique,  on  commence  par  l'exalter  et  la  déclarer 
inviolable.  On  met  volontiers  sur  le  compte  de  l'ignorance  les 
inexactitudes  et  les  anachronismes  que  l'on  relève  dans  les  toiles 
des  artistes  antérieurs;  «  mais  à  présent,  dit  Ghampaigne,  que  la 
peinture  est  au  plus  haut  degré  de  perfection  qu'elle  n'a  été  de 
ce  siècle,  nous  ne  devons  point  commettre  de  fautes  contre 
l'histoire,  qui  est  si  féconde  d'elle-même  et  capable  de  fournir 
tant  de  riches  matières...  »  Et,  à  plusieurs  reprises,  il  arrive  que 
Ghampaigne  défende  ainsi  la  vérité  historique  avant  tout.  Mais  il 
s'en  faut  que  ce  précepte  soit  toujours  suivi  :  au  contraire,  dans 
chacune  des  discussions  soulevées,  c'est  toujours  ce  principe  de 
l'exactitude  qui  est  sacrifié  à  d'autres  principes  plus  chers  à 
l'esprit  académique. 

Lorsque  Le  Brun  analyse  le  tableau  de  Poussin,  Les  Hébreux 
recueillant  la  manne  dans  le  désert,  il  se  trouve  quelqu'un  pour 
reprocher  au  peintre  d'avoir  représenté  les  Hébreux  au  moment 
où  la  manne  tombe,  alors  que  dans  la  Bible  elle  était  tombée 
durant  la  nuit  et  que  les  Hébreux  la  trouvèrent  le  matin  à  terre. 
Le  même  critique  désapprouve  Poussin  qui  a  représenté  ces 
mêmes  Hébreux  affamés,  alors  que  la  veille,  dit  la  Bible,  il  pleu- 
vait des  cailles.  La  réponse  de  Le  Brun  à  ces  reproches  nous 
enseigne  à  quel  moment  précis  le  respect  de  l'histoire  doit  céder 
à  des  scrupules  plus  élevés.  Poussin  a  voulu  représenter  les  effets 
de  la  miséricorde  divine  secourant  les  misères  humaines  :  c'est 
là  l'idée  qui  donne  un  sens  à  toute  la  scène  et  que  chaque  épi- 
sode du  tableau  éclaire  de  son  jour  particulier.  Or  cette  idée  ne 
pouvait  apparaître  avec  clarté  et  évidence  que  si  l'on  rendait 
simultanés,  sur  la  toile,  deux  événements  qui,  dans  la  réalité, 
avaient  été  successifs,  si  l'on  montrait  la  manne  tombant  pour 
des  Hébreux  affamés,  —  non  pour  des  Hébreux  repus.  Poussin  a 
transformé  l'histoire,  non  par  ignorance,  mais  par  intention. 
L'histoire  fournit  les  éléments  ;  mais  ils  ne  prennent  leur  signifi- 
cation véritable  que  s'ils  sont  reliés  les  uns  aux  autres  par  la 

(60) 


DESCARTES   ET   LE   BRUN 

pensée  du  philoso})he  ou  de  rarLisle.  Pour  cUre  beaux,  comme 
pour  ôtro  vrais,  les  faits  doivent  ôtre  organisés  par  la  raison. 

Bien  mieux,  il  y  a  souvent  dans  les  scènes  historiques  des 
détails  fAcheux  qui  leur  enlèvent  leur  vrai  caractère.  Regardez 
Eliézer  el  JRëbecca  de  Poussin.  Ghampaigne  reproche  à  l'artiste 
d'avoir  négligé  le  texte  de  la  Bible.  Dans  la  Bible,  Eliézer  est 
accompagné  de  onze  chameaux,  et  c'est  pour  avoir  désaltéré  ces 
chameaux  que  Rébecca  reçoit  l'offre  d'un  fiancé  et  toutes  sortes 
de  bijoux  par  surcroît.  Cherchez  sur  la  toile  de  Poussin  :  pas 
trace  de  chameau.  Champaignc  en  est  contrarié.  Mais  la  lucide 
philosophie  de  Le  Brun  a  tôt  fait  de  trouver  une  réponse  excel- 
lente :  Poussin  n'a  pas  voulu  peindre  une  scène  de  l'histoire;  il 
a  simplement  pris  dans  la  Bible  une  anecdote  qui  lui  donnait 
occasion  de  montrer  la  surprise  et  le  bonheur  chez  une  jeune  fille, 
et  les  effets  variés,  produits  par  contre-coup  chez  ses  compagnes. 
C'est  «  la  demande  en  mariage,  imprévue  ».  Un  tel  tableau  doit 
satisfaire  notre  intelligence,  avant  de  saccorder  avec  nos  connais- 
sances en  histoire  sainte.  Les  chameaux  pouvaient  figurer  avan- 
tageusement dans  une  aventure  de  Chanaan,  au  temps  de  Jacob; 
au  temps  de  Louis  XIV,  leur  présence  n'est-elle  pas  incompatible 
avec  «  la  politesse  d'une  entrevue  galante  »? 

Qu'est-ce  à  dire,  encore  une  fois,  sinon  que  les  faits  en  eux- 
mêmes  sont  peu  de  chose?  Ils  ne  valent  que  par  ce  qu'ils  disent  à 
notre  raison  et  ils  ne  lui  parlent  que  s'ils  s'organisent  comme  les 
mots  d'une  même  phrase.  La  présence  de  onze  chameaux  n'est, 
après  tout,  qu'un  détail  fortuit,  une  vérité  isolée,  sans  valeur; 
l'offre  de  bijoux  à  une  jolie  fille,  les  sentiments  variés  ressentis  à 
cette  vue  par  ses  amies,  voilà  qui  est  de  tous  les  temps,  voilà  une 
action  dont  toutes  les  intelligences  peuvent  juger  la  vérité  des 
effets. 

C'est  pour  la  même  raison  qu'à  la  môme  époque.  Racine  et 
Boileau  enseignaient  la  théorie  littéraire  du  vraisemblable  et  non 
la  théorie  du  vrai.  La  vraisemblance  est  la  forme  sous  laquelle  la 
vérité  doit  entrer  dans  l'art,  parce  qu'elle  est  la  vérité  raisonnable. 
Dans  sa  tragédie  d'Alexandre,  Racine  fait  combattre  Porus  sur 
un  cheval;  il  est  constant  néanmoins  que  Porus  montait  un 
éléphant.  Le  poète  le  savait  et  ses  contemporains  ne  l'ignoraient 
pas.  Mais  le  moyen  de  chevaucher  galamment  un  éléphant  !  Porus, 
Racine  et  la  pièce  eussent  croulé  sous  le  ridicule.  11  fallait  donc 

(6i) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

chercher  pour  Porus  une  monture  qui,  au  xviie  siècle,  à  la  cour 
de  Louis  XIV,  produisît  le  même  effet  qu'un  éléphant  sur  les 
bords  de  l'Indus,  au  iv'=  siècle  avant  Jésus-Christ.  Le  Brun  s'est 
fort  bien  aperçu  de  cette  similitude  entre  la  peinture  et  la  littéra- 
ture de  son  temps,  et,  très  intelligemment,  il  explique  à  la  Com- 
pagnie la  supériorité  du  vraisemblable,  qu'approuve  la  raison  de 
tous  les  temps,  sur  le  vrai  qui,  le  plus  souvent,  n'a  pour  lui  que 
l'expérience,  c'est-à-dire  le  témoignage  d'un  moment. 

Après  l'histoire,  la  nature.  Il  ne  suffit  pas  qu'un  effet  soit  tiré 
de  la  nature  pour  qu'il  paraisse  vrai.  Bourdon  critique  les  invrai- 
semblances du  soleil  couchant  :  «  plus  ces  accidents  sont  bizarres, 
plus  il  est  nécessaire  d'en  prendre  des  notes  ;  et  comme  ils  ne  sont 
que  momentanés,  il  faut  être  prompt  à  les  copier  tels  qu'ils  se 
montrent,  non  pas  cependant  pour  les  employer  sans  y  rien 
changer;  car  quelque  fidèle  que  soit  la  représentation  d'une  chose 
quon  aura  vue  dans  la  nature,  si,  dans  sa  singularité,  elle  s'éloigne 
trop  de  la  vraisemblance,  inutilement  voudra-t-on  la  faire  passer 
pour  vraie;  c'est  de  plus  un  des  grands  principes  qu'il  ne  faut 
rien  outrer,  et  par  conséquent  la  nature  n'est  pas  imitable  lors- 
qu'elle tombe  elle-même  dans  le  vice.  »  Ainsi  la  réalité  ne  peut 
être  vraie  que  si  elle  est  vraisemblable.  Seules,  des  vérités  géné- 
rales et  moyennes  ont  chance  de  paraître  évidentes.  Les  effets 
naturels  doivent  toujours  être  des  effets  probables. 

Ici  encore,  la  critique  d'art  s'éclaire  par  la  littérature  et  aide, 
en  retour,  à  l'expliquer.  On  va  répétant  que  l'art  de  nos  classiques 
fut  un  art  naturaliste  et,  sans  doute,  les  poètes  cherchaient  alors 
à  reproduire  la  nature;  mais  la  nature  qu'ils  poursuivaient  est 
toujours  une  nature  générale;  or  les  naturalistes  de  tout  temps,  et 
c'est  ce  qui  les  caractérise,  reproduisent  la  réalité  dans  ce  qu'elle 
a  de  plus  particulier  et  de  plus  concret  :  ils  préfèrent  une  note 
prise  sur  un  fait  réel,  même  bizarre,  à  une  vérité  probable,  et  il 
n'est  pas  rare  que  la  superstition  du  fait  observé  leur  fasse  perdre 
tout  respect  de  la  vraisemblance.  Cette  distinction  entre  deux 
naturalismes,  celui  du  vrai  et  celui  du  vraisemblable,  apparaît 
déjà  chez  les  classiques  eux-mêmes.  La  Bruyère  esta  l'affût  des 
vérités  bizarres;  il  les  collectionne  d'après  nature.  Ce  n'est  point 
ainsi  que  procèdent  Racine  et  Molière.  Ils  sont  moins  près  de  la 
réalité  immédiate;  leurs  peintures  n'en  sont  que  ]ylus probables; 
elles  portent  leur  évidence  en  elles-mêmes  ;  celles  de  la  Bruyère  ont 

(62) 


DESCARTES   ET   LE   BRUN 


déjà  besoin  du  conlrôlc  el,  parfois,  des  explications  de  l'histoire. 
Les  données  de  la  nature  doivent  subir  une  autre  élaboration 
encore  avant  d'entrer  dans  une  composition  «  raisonnable  ».  Les 
peintres  de  l'Acadéniie  auraient  volontiers  étendu  l'ordonnance 
logique  jusqu'aux  détails  fortuits 
d'un  paysage,  en  attachant  à  cha- 
cun d'eux  une  signification  utile 
au  sujet.  Pourtant,  ces  «  peintres 
d'histoire  »  accordaient  peu  do 
place  à  la  nature  :  depuis  Poussin, 
le  goût  s'était  perdu  des  majes- 
tueux décors  dont  les  accidents 
du  sol  et  les  grands  nuages  en- 
tourent les  scènes  humaines.  Un 
seul  élément  de  la  nature  semble 
les  avoir  préoccupés  :  la  lumière, 
sans  doute  parce  qu'on  en  parlait 
beaucoup  à  l'atelier.  C'est  à  la 
lumière  qu'on  demanda  de  com- 
pléter le  sens  d'une  scène  repré- 
sentée :  «  La  lumière,  dit  Bour- 
don, fait  partie  du  sujet  que  le 
peintre  doit  traiter.  »  Et  il  ajoute 
que  le  peintre  doit  «  examiner 
dans  quelle  partie  du  jour  et 
sous  quel  ciel  la  chose  qui  consti- 
tue son  sujet  a  dû  se  passer  ». 
Bourdon  et,  avec  lui,  Le  Brun 
et  l'Académie  entière  demandent 
que  la  lumière  de  l'aube  soit 
choisie  pour  les  batailles,  parce 
que  c'est  à  ce  moment  que  les 
attaques  commencent;  ils  veu- 
lent que  le  lever  du  soleil  éclaire 


X.  LE  BRUN.  — L'admiration,  <i'a/>/ès 
lin  dessin  didactique.  L'expression 
prend  quelque  intérêt  si  on  replace 
cette  figure  dans  la  scène  pour  laquelle 
Le  Brun  l'a  imaginée.  C'est  une  des 
femmes  qui, dans  le  tableau\tx¥-Ara\\\e 
de  Darius,  voient  entrer  dans  leur 
tente  le  jeune  mi  de  Macédoine, 
après  sa  victoire  à  Arbèles.  Chez  la 
mère  du  roi  Darius  et  chez  sa  femme, 
c'est  le  sentiment  de  douleur  qui 
domine.  Chez  sa  plus  Jeune  fille,  c'est- 
d'abord  la  curiosité,  puis  l'admira- 
tion et  bientôt  l'amour.  Les  contem- 
porains aimaient  cette  psychologie 
pittoresque  et  ils  en  saisissaient  sans 
effort  les  intentions. 


une  scène  joyeuse  parce  que  sa 
lumière  dispose  à  la  joie;  ils  ne  conçoivent  une  scène  de  repos, 
Jésus  et  la  Samaritaine,  qu'à  midi,  l'heure  de  la  sieste;  les 
bruyantes  et  volupteuses  bacchanales  doivent  s'ébattre  dans  la 
lumière  chaude  d'un  après-midi  d'automne. 

(63) 


DE    POUSSIN   A   WATTEAU 

Sans  doute,  il  y  a  ici,  non  pas  seulement  un  besoin  de  ogique, 
mais  un  désir  de  coordonner  en  un  sentiment  unique  et  harmo- 
nieux toutes  les  impressions  d'un  tableau;  c'est  la  thèse  déjà 
fortement  exprimée  par  Poussin,  dans  sa  lettre  fameuse  sur  les 
modes  particuliers  à  chaque  sujet,  et  c'est  aussi  la  grande  idée 
romantique,  la  nature  prenant  part  aux  tristesses  et  aux  joies 
humaines.  Mais  les  peintres  du  xviie  siècle  voulaient,  avant  tout, 
faire  rentrer  dans  la  composition  logique  de  l'œuvre,  rattacher  à 
l'idée  du  sujet,  môme  tout  ce  qui  est  généralement  sans  signifi- 
cation et  reste  en  dehors  des  choses  explicables,  et  jusqu'aux 
accessoires  de  la  composition.  Et  ce  besoin  de  montrer  le  sujet 
dans  toute  son  évidence  fit  la  fortune  de  l'allégorie  et  de  la 
mythologie. 

Depuis  longtemps,  il  est  vrai,  les  figures  allégoriques  étaient 
comme  une  nécessité,  dans  la  peinture  et  la  statuaire  décoratives. 
Mais  pour  les  peintres  et  les  sculpteurs  qui  en  avaient  usé  avec  le 
plus  de  bonheur,  pour  les  Vénitiens  comme  pour  les  Flamands, 
l'allégorie,  jusque-là,  était  surtout  une  occasion  de  créer  de  belles 
formes;  avec  Le  Brun  et  son  école,  elle  revint  à  son  origine 
idéale  et,  de  plastique  qu'elle  était  chez  Rubens  et  Véronèse,  elle 
ne  fut  plus  guère  que  psychologique.  L'allégorie  est  un  procédé 
très  commode  pour  expliquer  le  sens  d'une  scène  réelle.  Lorsque 
Le  Brun  représente  Louis  XIV  partant  pour  la  guerre  contre  les 
Hollandais,  nous  ne  comprendrions  sans  doute  pas  avec  quelle 
prudence  l'expédition  a  été  préparée,  avec  quel  courage  elle  sera 
conduite,  si  le  monarque  n'était  accompagné  des  deux  déesses 
personnifiant  ces  vertus.  Aussi  les  scènes  modernes  ont-elles  plus 
besoin  de  l'allégorie  que  les  scènes  antiques  :  le  commentaire 
allégorique  est  d'autant  plus  nécessaire  que  le  fait  représenté  est 
plus  réel.  Les  épisodes  de  l'histoire  ancienne  ont,  en  effet,  un 
sens  traditionnel  qu'il  est  à  peine  besoin  d'évoquer.  De  plus,  on 
peut  donner  aux  personnages  antiques  des  expressions  tout  à  fait 
conformes  au  langage  des  passions  :  avec  Jupiter  ou  Moïse,  les 
peintres  en  prennent  à  leur  aise.  Avec  Louis  XIV,  il  n'en  va  pas 
ainsi.  Dans  les  scènes  contemporaines,  le  peintre  le  plus  habile 
est  gêné  par  la  nécessité  de  la  ressemblance.  Sans  compter  que  le 
respect  dû  aux  augustes  visages  interdit  de  leur  prêter  même  les 
plus  héroïques  grimaces.  Quel  secours  alors  dans  l'allégorie! 
Boileau   en   usera    tout  pareillement  :  au   passage  du  Rhin,  à 

(64) 


<    z 


DE    POUSSIN    A    WATTEAU. 


PI.   2,  page  64. 


r»ESCARTES   ET  LE   BRUN 


l'assaut  de  Nai.iur,  ce  ne  sont  pas  les  combattants  qui  hurleront 
dans  la  fureur  c'e  la  lutte;  Bellone  et  la  Discorde  se  chargeront 
de  ces  démonstrations  violentes.  Ainsi,  dans  la  fumée  des  batailles 
de  Le  Brun,  des  déesses  s'agitent  et  crient;  mais  toute  celte  agi- 
tation et  cette  rage  ne  dérangent 
pas  la  paisible  majesté  du  grand 
roi,  que  rien  n'émeut  au-dessous. 
Le  peintre  double  ainsi  la  scène 
réelle  d'une  action  idéale  qui  en 
donne  le  sens.  Il  peut  construire 
des  êtres  selon  la  raison,  qui  dans 
toute  leur  personne  ne  feront 
qu'exprimer  le  courage  ou  l'a- 
mour, la  haine  ou  la  terreur. 

Un  tableau  bien  ordonné  n'est 
donc  qu'un  système  logique  et 


serré.  Tant  de  rigueur  dans  la 


XI.  LE  BRUN.  —  L'extase,  d'après 
un  dessin  didactique.  C'est  un  des 
sentiments  dont  l'expression  a  le 
moins  de  précision.  Ce  n'est  que  par 
les  circonstances  extérieures  que  le 
peintre  parvient  à  distinguer  l'extase 
mystique  et  l'extase  amoureuse. 


composition  aboutit  naturelle- 
ment à  l'unité  parfaite,  non  à  cette 
unité  pittoresque  qui  satisfait  la 
vue  par  un  ensemble  harmo- 
nieux, mais  à  cette  unité  logique 
qui  s'analyse  comme  le  méca- 
nisme d'un  drame  ou  d'un  raisonnement.  Une  telle  unité  se  recon- 
naît à  ce  qu'on  ne  peut  rien  lui  retrancher;  dans  l'organisme,  tout 
sert;  ce  qui  est  inutile  est  éliminé.  Les  curieux  du  Banquet  d'Em- 
maus,  l'âne  et  le  bœuf  de  La  Nativité,  les  chameaux  d'Eliézer, 
autant  d'inutilités!  Poussin  lui-môme  a  quelquefois  laissé  dans 
ses  tableaux  des  personnages  dont  l'action  était  nulle  et  l'expres- 
sion psychologique  absente!  N'y  a-t-il  pas  dans  Les  Aveugles  de 
Jéricho  une  femme  dont  le  visage  et  toute  la  personne  sont 
dénués  d'expression?  C'est  là  un  oubli  regrettable.  L'Académie 
estime  que  cette  femme,  puisqu'elle  n'assiste  pas  activement  au 
drame  moral  que  représente  le  tableau,  n'a  aucun  droit  d'y-figurer. 
Ces  artistes  n'ont  pas  fait,  pour  ainsi  dire,  une  remarque  qui  ne 
puisse  se  rapporter  à  un  goût  de  logique,  et,  dans  leurs  Confé- 
rences, on  n'entend  que  critiques  ou  réserves  pour  les  œuvres 
dont  l'unité  résulte  seulement  de  l'équilibre  des  lignes  ou  de 
l'harmonie  des  couleurs.  Une  telle  prédominance  de  la  psycho- 

(65) 

HouRTiCQ.  —  De  Poussin  à  Wattoau.  5 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

logie  et  de  la  logique  est  rare  dans  l'histoire  de  l'art  :  chez  Vinci 
seul,  pourrait-on  la  rencontrer;  mais  Vinci  est  er  tout  une  excep- 
tion. A  quelle  école  les  peintres  de  l'Académie  ont-ils  appris  que 
la  beauté  n'est  que  la  satisfaction  d'une  intelligence  bien  con- 
duite? Encore  une  fois,  c'est  Descartes  qui  enseigne  à  Le  Brun, 
comme  à  tous  les  esprits  du  siècle,  que  rien  ne  fournit  de  joie 
plus  haute  qu'une  solide  architecture  d'idées. 


Et  maintenant  que  nous  connaissons  les  idées,  allons  voir  les 
œuvres;  prenons  pour  guide  Perrault,  le  disciple  de  Descartes, 
l'ami  de  Le  Brun;  c'est  lui  qui  nous  apprendra  comment  il  faut 
regarder  un  tableau  bien  composé.  Nous  entrons  avec  lui  dans 
l'antichambre  du  roi,  à  Versailles,  où  se  trouvent  deux  toiles  de 
même  taille  :  Les  Pèlerins  (TEmmaiXs,  de  Véronèse,  et  la  Famille 
de  Darius  aux  pieds  d'Alexandre,  de  Le  Brun.  Arrêtons-nous 
devant  la  seconde,  et  écoutons  le  commentaire  de  Perrault  : 

C'est  un  véritable  poème  où  toutes  les  règles  sont  observées. 
L'unité  d'action,  c'est  Alexandre  qui  entre  dans  la  tente  de  Darius. 
L'unité  de  lieu,  c'est  cette  tente  où  il  n'y  a  que  les  personnes  qui  s'y 
doivent  trouver.  L'unité  de  temps,  c'est  le  moment  où  Alexandre  dit 
qu'on  ne  s'est  pas  beaucoup  trompé  en  prenant  Éphestion  pour  lui, 
parce  qu'Éphestion  est  un  autre  lui-même.  Si  l'on  regarde  avec  quel 
soin  on  a  fait  tendre  toutes  choses  à  un  seul  but,  rien  n'est  de  plus 
lié,  de  plus  réuni  et  de  plus  un,  si  cela  se  peut  dire,  que  la  repré- 
sentation de  cette  histoire  ;  et  rien  en  même  temps  n"est  plus  divers 
et  plus  varié  si  l'on  considère  les  différentes  attitudes  des  person- 
nages et  les  expressions  particulières  de  leurs  passions.  Tout  ne  va 
qu'à  représenter  l'étonnement,  l'admiration,  la  surprise  et  la  crainte 
que  cause  l'arrivée  du  plus  célèbre  conquérant  de  la  terre,  et  ces 
passions,  qui  n'ont  toutes  qu'un  même  objet,  se  trouvent  différem- 
ment exprimées  dans  les  diverses  personnes  qui  les  ressentent. 

El  Perrault  nous  montre  chez  les  vingt  personnages  qui,  tous, 
ont  les  yeux  fixés  sur  Alexandre,  la  variété  des  sentiments  que 
peut  produire  une  même  cause.  La  mère  de  Darius  «  abattue  sous 
le  poids  de  sa  douleur  et  de  son  âge  »  ;  la  femme  de  Darius  «  non 
moins  touchée,  mais  ayant  plus  de  force,  regarde,  les  yeux  en 
larmes,  celui  dont  elle  craint  et  attend  toutes  choses  »;  Statira 

(66) 


DESCARTES   ET   LE  BRUN 

«  dont  la  beauté  est  encore  plus  touchante  par  les  pleurs  qu'elle 
répand  »  ;  Pandatis,  «  plus  jeune  et  par  conséquent  moins  touchée 
de  son  malheur,  fait  voir  dans  ses  yeux  la  curiosité  de  celles  de 
son  sexe  et  en  même  temps  le  plaisir  qu'elle  prend  à  contempler 
le  Héros  dont  elle  a  ouï  dire  tant  de  merveilles  ».  Je  passe  sur  les 
esclaves  prosternés,  sur  les  lâches  eunuques,  sur  les  femmes 
«  qui  paraissent  mêler  à  leur  crainte  un  peu  de  cette  confiance 
qu'elles  ont  dans  l'honnêteté  qui  est  due  à  leur  sexe  ».  Et  ce 
commentaire  de  Perrault  n'ajoute  à  l'œuvre  aucune  subtilité; 
avec  le  traité  des  passions  en  mains,  il  est  facile  de  retrouver 
dans  l'œuvre  toutes  ces  intentions  psychologiques;  il  s'en  faut 
même  de  beaucoup  que  Perrault  les  ait  toutes  exprimées. 

Tournons-nous  maintenant  vers  la  toile  de  Véronèse  :  «  Ici,  les 
personnages  ne  semblent  pas  se  voir  les  uns  les  autres,  et  il  n'y  a 
que  la  seule  volonté  du  peintre  qui  les  ait  fait  trouver  dans  le 
même  lieu.  »  D'où  la  conclusion  :  «  Je  compare  les  ouvrages  de 
nos  excellents  modernes  à  des  corps  animés,  dont  les  parties  sont 
tellement  liées  les  unes  avec  les  autres  qu'elles  ne  peuvent  pas 
être  mises  ailleurs  qu'au  lieu  où  elles  sont;  et  je  compare  la 
plupart  des  tableaux  anciens  à  un  amas  de  pierres  ou  d'autres 
choses  jetées  au  hasard,  et  qui  pourraient  se  ranger  autrement 
qu'elles  sont  sans  qu'on  s'en  aperçût.  »  Et  c'est  tout  pour  Véro- 
nèse. Rien  pour  le  jeu  harmonieux  des  lumières,  pour  la  noblesse 
des  attitudes,  pour  la  sereine  beauté  des  figures,  pour  la  splendeur 
des  chairs  roses  ou  mates,  pour  la  caresse  des  satins  et  des 
velours,  rien  pour  le  désinvolte  prestigieux  de  la  brosse. 

Perrault  est-il  donc  insensible  à  d'aussi  rares  qualités?  Assu- 
rément non.  Seulement  si  Perrault  nous  demandait  pourquoi 
Véronèse  a  mis  dans  un  tableau  de  piété  des  portraits  de  Véni- 
tiens barbus,  de  Vénitiennes  à  la  chair  florissante,  des  enfants  et 
des  chiens,  sans  doute  nous  ne  trouverions  que  la  réponse  naïve 
du  peintre  aux  questions  sévères  de  l'Inquisition  :  «  Les  peintres 
prennent  de  ces  licences  que  prennent  les  poètes  et  les  fous  »  et 
«  lorsque  dans  un  tableau  il  leur  reste  un  peu  d'espace,  ils 
l'ornent  de  figures  d'invention  ».  Si  nous  demandions,  au 
contraire,  à  Perrault  pourquoi  il  y  a  chez  Le  Brun  des  esclaves 
et  des  eunuques,  des  nourrices,  des  filles,  des  femmes  et  des 
mères,  Perrault  nous  répondrait  que  c'est  pour  montrer  toutes 
les  variétés  d'admiration,  l'admiration  et  la  douleur,  l'admiration 

(67) 


DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

et  la  curiosité,  l'admiration  et  la  crainte.  Et  si  nous  demandions 
encore  pourquoi  ces  personnages  ressentent  de  tels  sentiments, 
Perrault  nous  répondrait  qu'ils  ont  dû  les  ressentir.  La  situation 
morale  une  fois  donnée,  elle  déroule  la  série  de  ses  consé- 
quences; l'intelligence  cartésienne  de  Perrault  suit  ces  déduc- 
tions et  y  trouve  une  joie  philosophique.  Pour  lui,  la  ligne  et  la 
couleur  charment  les  yeux;  «  la  naïve  expression  des  mou- 
vements de  l'âme  va  droit  au  cœur  »  ;  seule,  la  composition 
s'adresse  à  la  raison  et  «  lui  fait  ressentir  une  joie  moins  vive  à 
la  vérité,  mais  plus  spirituelle  et  plus  digne  d'un  homme  ». 

Le  jour  où  Le  Brun  avait  présenté  au  roi  son  Traité  des 
passions  humaines,  ce  n'était  pas  seulement  Louis  XIV,  mais 
Perrault  et  Colbert  et  toute  la  France  qui  déclaraient  Le  Brun 
«  le  plus  grand  peintre  de  l'univers  »  :  Le  Brun  avait  pris  une 
conscience  nette  de  toutes  les  beautés  de  la  peinture  ;  il  possédait 
les  raisons  philosophiques  du  beau  absolu,  aussi  bien  que  les 
recettes  techniques  pour  l'atteindre.  L'Académie  royale  s'était 
proposé  un  enseignement  parfait  et  la  recherche  d'un  idéal 
artistique,  aussi  incontestable  que  la  vérité  scientifique.  Lors- 
qu'elle jugea  son  œuvre  terminée,  il  était  naturel  qu'un  Perrault, 
tout  plein  de  l'orgueil  académique,  entonnât  le  Te  Deum 
triomphal  :  «  Nous  devons  à  la  philosophie  de  Descartes,  disait 
peu  après  l'abbé  Terrasson,  l'exclusion  des  préjugés,  le  goût  du 
vrai,  le  fil  du  raisonnement  qui  régnent  dans  les  bons  écrits 
modernes,  depuis  l'établissement  des  trois  Académies.  » 

Il  n'est  pas,  dans  le  monde  des  idées,  de  doctrines  qui  nous 
paraissent  plus  éphémères  que  les  théories  esthétiques.  Elles 
participent  à  la  fois  de  l'instabilité  de  nos  goûts  et  de  la  fragilité 
de  tout  système.  Les  doctrines  de  nos  académiciens  n'ont  pas  eu 
un  meilleur  sort,  et  même,  elles  paraissent  avoir  bénéficié  d'une 
particulière  défaveur.  Les  traités  d'esthétique  ne  les  mentionnent 
jamais.  Pourquoi  donc  un  tel  dédain?  C'est,  sans  doute,  parce 
que  ces  peintres  cartésiens  se  montrèrent  trop  gauches  dans  le  jeu 
des  idées  abstraites  et  l'emploi  de  la  langue  philosophique  pour 
avoir  droit  de  cité  parmi  les  professionnels.  Elles  ont  pourtant 
une  qualité  bien  rare;  elles  sont  profondément  sincères;  elles  ont 
été  senties  fortement;  il  ne  faut  pas  y  reconnaître  un  jeu  artificiel 
de  logiciens,  mais  un  effort  de  praticiens  qui  cherchent  laborieu- 
sement à  raisonner  leur  empirisme,    Le  plus  grave  tort  de  ces 

(68) 


DESCARTES   ET  LE   BRUN 

esthéticiens  est  d'avoir  trop  cru  à  la  valeur  pratique  de  cette 
spéculation.  Comme  tous  leurs  contemporains,  ils  pensaient  que 
la  beauté  réside  dans  Tapplication  de  règles  qu'il  s'agit  seu- 
lement de  bien  connaître.  Ils  se  plaçaient  au  point  de  vue  de 
l'action,  comme  le  législateur  qui  veut  agir  sur  les  mœurs; 
enseigner,  pour  eux,  c'est  légiférer.  Mais  pour  l'historien  qui 
cherche  seulement  dans  les  lois  le  reflet  des  mœurs,  la  législation 
académique  nous  présente  l'expression  la  plus  significative  de 
l'idéalisme  de  nos  classiques.  Les  critiques  littéraires  de  ce 
temps  avaient  la  même  foi  dans  les  préceptes;  mais  ils  sont  bien 
loin  d'avoir  saisi  avec  la  môme  force  les  principes  profonds  de 
leur  esthétique.  Sur  ce  point,  Le  Brun  fait  une  autre  figure 
que  Boileau. 


CHAPITRE    111 

L'ACADÉMIE    ROYALE 
ET    LA   FOIRE    SAINT-GERMAIN 

LA  PEINTURE  FLAMANDE  A  LA  FOIRE  SAINT-GERMAIN  ||  l'iMMIGRATION 
FLAMANDE  AU  XVII®  SIECLE  \\  LE  METIER  DES  FLAMANDS  ||  l'oPPOSITION 
AUX  DOCTRINES  ACADEMIQUES,  MIGNARD  ET  LE  BRUN;  FÉLIBIEN  ET 
DE  PILES,  RUBÉNISTES  ET  POUSSINISTES  ||  c'eST  l'iNFLUENCE  DE  RUBENS 
QUI  l'emporte  a  la  FIN  DU  SIECLE  ||  ASPECTS  DIFFERENTS  DE  CETTE 
QUERELLE    ENTRE    LE    DESSIN    ET    LA    COULEUR,     A    TRAVERS    LES    AGES. 


SOUS    l'ancienne   monarchie,    chaque    année,    le    3   février, 
s'ouvrait  à  Paris  la  foire  Saint-Germain;  elle  durait  parfois 
jusqu'au  dimanche  des  Rameaux.  Elle  s'abritait  sous  une 
double  halle  dont  les  gens  d'alors  admiraient  fort  la  charpente  et 
qui  occupait  l'emplacement  du   marché   Saint-Germain  actuel. 
«    Le    seul  couvert  de   la    foire   Saint-Germain,   dit  l'abbé   de 
Marolles,  est  une  ville  tout  entière  où  se  trouvent,  en  certaines 
saisons,  une  infinité  de  choses  pour  la  satisfaction  des  curieux.  » 
Cette  foire  remontait  à  Louis  XI  qui  l'avait  octroyée  à  la  grande 
abbaye.   Le  public  la  fréquentait  beaucoup;   les  distractions  y 
étaient  si  nombreuses  que  le  commerce  ne  semblait  être  qu'un 
prétexte.  Des  auberges,  des  spectacles,  des  attractions  de  toutes 
natures    voisinaient    avec    les    boutiques    de   friandises    et  de 
bijouterie.  Le  commerce  y  était  franc,  et  c'est  à  la  faveur  de  cette 
franchise    que    les     peintres    étrangers    et    en     particulier   les 
Flamands,  qui  entraient  alors  à  Paris  à  pleines  portes,  venaient 
offrir  leurs  œuvres  au  public. 

Les  témoignages  ne  manquent  pas  sur  l'intérêt  que  les  Parisiens 

(70) 


L'ACADEMIE   ROYALE 

trouvaient  alors  à  se  promener  à  la  foire  Saint-Germain,  devant 
les  boutiques  de  tableaux.  Un  avocat  au  Parlement,  Rodolphe 
Botorée*,  publiait,  en  1612,  une  description  de  Paris,  en  vers 
latins,  où  Ton  voit  passer  les  principales  curiosités  artistiques 
de  la  grand'ville,  au  temps  du  roi  Henri.  Notre-Dame  avec  son 
saint  Christophe  géant  et  la  statue  de  Philippe  de  Valois,  les 
effigies  royales  du  palais,  les  reliques  de  la  Sainte-Chapelle,  les 
peintures  de  la  galerie  du  Louvre;  la  façade  de  l'hôtel  de  ville  et 
la  statue  de  Henri  IV;  et  dans  les  églises  du  Marais  le  tombeau  du 
cardinal  de  Birague  et  le  saint  François  de  Germain  Pilon.  Et  il 
n'oublie  pas  la  foire  Saint-Germain,  le  grand  événement  artistique 
de  l'année.  Combien  de  Parisiens,  sans  elle,  auraient  vécu  igno- 
rants des  choses  de  la  peinture! 

Notre  avocat  est  un  assidu  des  boutiques  :  «  Parmi  les  splen- 
deurs et  les  richesses  de  la  foire,  c'est  la  peinture  qui  surtout  me 
ravit,  bien  plus  que  toutes  les  autres  merveilles.  Pierreries  et 
tout  ce  qui  attire  la  richesse  et  le  luxe,  je  ne  le  juge  pas  digne 
d'une  longue  contemplation;  mais  je  ne  puis  me  détacher  des 
peintures  et,  devant  l'art  de  Zeuxis,  mes  yeux  se  repaissent  sans 
pouvoir  se  rassasier  de  l'œuvre  de  quelque  nouvel  Apelle,  Michel- 
Ange  ou  Raphaël.  »  Et  il  ajoute  que,  soit  qu'il  s'agisse  de  quelque 
œuvre  ancienne,  digne  de  ces  grands  noms,  soit  de  quelque  œuvre 
française  ou  flamande  —  car  les  Flamands  excellent  dans  les  arts 
de  la  couleur  {valent  Belgae  arte  colorum)  —  ces  tableaux  qui 
sont  exposés  au  plus  offrant  présentent,  en  attendant,  une 
exquise  pâture  aux  yeux  des  amateurs  [cupidis  mirabile  pabulum 
ocellis).  Après  quoi,  il  s'attarde  à  une  description  d'un  martyre  de 
saint  Laurent,  dont  il  ne  dit  pas  l'auteur;  et  il  est  probable  qu'il 
cède,  en  cette  affaire,  au  plaisir  d'écrire  des  vers  latins  sur  un  sujet 
dramatique,  au  moins  autant  qu'à  celui  d'évoquer  un  tableau, 
n  conclut  qu'il  ne  connaîtra  plus  d'autre  distraction  et  qu'il  veut 
consacrer  à  la  peinture  tous  les  loisirs  que  lui  laisseront  les 
procès. 

Un  peu  plus  tard,  en  1630,  le  sieur  Auvray^  parle  aussi,  dans  le 
style  précieux  de  son  temps,  du  plaisir  qu'il  trouve  à  flâner  devant 

1.  Rodolpbi  Bolorei  in  magno  Franciae  consilio  advocati  Lutetia.  Lutetiae 
Parisiorum  Ex  typ.  Rolini  Thierry  via  Jacobaea,  sub  sole  aureo  MDCXII. 

2.  Lettres  du  sieur  Auvray  (Paris,  Ant.  de  Sommaville,  1630,  in-S",  p.  347)  cité 
par  Revue  universelle  des  Arts,  XXI,  p.  116. 

(71) 


DE   POUSSIN  A   WATTEAU 

les  boutiques  de  la  foire  Saint-Germain  :  «  Il  y  a  des  tableaux  qui 
donnent  des  appétits  qu'on  ne  peut  contenter  qu'en  automne  et 
d'autres  qui  promettent  beaucoup  et  qui  ne  peuvent  rien  tenir.  » 
Notre  amateur  aura,  sans  doute,  beaucoup  admiré  quelques 
natures  mortes  de  fruits  ou  de  gibier  et  il  veut  dire  que  cette 
merveilleuse  peinture  peut  allumer  la  gourmandise,  mais  non  la 
satisfaire.  Un  peu  plus  loin,  il  décrit  de  petits  tableaux  où  l'on 
reconnaît  facilement  des  compositions  à  la  manière  de  Breughel 
ou  de  Franken  :  «  On  n'inventa  jamais  de  si  agréables  trompe- 
ries, car  dans  une  chambre  de  fort  peu  d'espace,  ils  nous  font 
admirer  une  galerie  semblable  à  celles  du  Louvre  et  quelquefois 
une  allée  aussi  spacieuse  que  la  plus  grande  des  jardins  de  Fon- 
tainebleau. Bien  d'avantage,  ils  sont  rusez  jusqu'à  ce  point  qu'ils 
mettent  bien  souvent  un  grand  miroir  parmi  leurs  peintures,  afin 
que  les  courtisans  et  les  dames  agenceans  leurs  fraises  et  leurs 
colets,  ils  leur  fassent  voir  une  seconde  fois  la  beauté  de  leurs 
ouvrages  sans  les  regarder.  »  Près  d'un  siècle  plus  tard,  nous 
retrouverons  cette  habile  présentation  dans  la  boutique  de 
Gersaint  peinte  par  Watteau,  où  des  glaces  sont  mêlées  aux 
tableaux  pour  que  les  caillettes  puissent  se  reposer  de  la  peinture 
en  regardant  leur  minois  et  en  tapotant  leurs  frisures. 

Une  gravure  du  milieu  du  xvii*  siècle  présente  la  foire  sous 
un  aspect  qui  n'est  pas  celui  qu'a  décrit  l'abbé  de  Marolles;  elle 
n'est  plus  abritée  sous  la  fameuse  charpente.  Les  boutiques  ont 
débordé  hors  de  l'abri  et  maintenant  vingt  îlots  carrés,  ouvrant 
chacun  une  vingtaine  d'étalages,  cinq  sur  chaque  face,  s'alignent 
sur  cinq  rangs  qui  emplissent  une  place  rectangulaire.  On  dirait 
un  camp  romain.  Les  oisifs  et  les  amateurs  circulent  dans  les 
allées  à  angles  droits  entre  les  boutiques  ouvertes  à  la  rue  et 
abritées  d'auvents.  On  pénétrait  dans  ce  clos  par  quatre  portes; 
quand  on  venait  de  la  rue  Guisarde,  à  droite  en  entrant,  se  pré- 
sentait le  pavillon  consacré  aux  marchands  étrangers  :  Flamands, 
Anglais,  Allemands  et  Hollandais;  à  gauche  le  pavillon  réservé 
à  la  librairie,  aux  tableaux  à  l'huile,  à  la  détrempe  et  les  tailles- 
douces.  Nos  Flamands,  qui  habitaient  généralement  rue  du  Sé- 
pulcre, la  rue  du  Dragon  actuelle,  venaient  par  la  rue  du  Four 
ou  la  rue  du  Vieux-Colombier.  De  leur  atelier  à  leur  boutique  de 
la  foire,  il  ne  leur  fallait  pas  trois  minutes  et  pourtant  cela  suffi- 
sait pour  que  l'on  fît  de  mauvaises  rencontres  et  pour  que  les 

(72) 


L'ACADÉMIE   ROYALE 

exempts  appostés  par  la  maîtrise  arrêtassent  au  passage  les 
tableaux  et  le  peintre, 

La  maîtrise  supportait  impatiemment  que  des  étrangers  pussent 
vendre  leurs  œuvres  en  liberté.  Elle  fit  bien  des  tentatives  pour 
s'opposer  à  la  vente  des  peintures  flamandes.  Le  2  mars  1023,  les 
maîtres  jurés  S  en  pleine  foire,  faisaient  saisir,  sous  la  halle,  une 
Nativité,  chez  un  certain  Français  Boulony  «  flament  de  nation  »  ; 
un  Christ  au  denier,  sur  cuivre,  chez  Corneille  Devaux  «  aussi 
flamand  »  et  de  même,  chez  Pierre  Van  Haecht  «  flamand  de 
nation,  demeurant  à  Anvers  »  et  chez  Antoine  Vandrebuch. 
Quelques  jours  plus  tard,  le  10  mai,  c'est  à  Pierre  Van  Boucle, 
fils  de  Charles  Van  Boucle,  que  l'on  s'en  prend,  parce  qu'il  col- 
portait un  portrait  du  roi.  L'année  suivante,  la  maîtrise  n'avait 
point  désarmé.  De  Ouaincy  et  Alexandre  Varen  «  peintres 
flamands  »  sont  poursuivis  ainsi  qu'un  «  garçon  flament  habillé 
de  gris  qui  a  refusé  de  dire  son  nom  ».  Il  serait  amusant  de  recon- 
naître quelques-uns  de  ces  peintres-colporteurs  traqués  par  la 
maîtrise  et  peut-être  des  noms  illustres  sous  ces  syllabes  estropiées. 
Corneille  Devaux  est-il  Cornelis  de  Vos,  un  des  plus  beaux  por- 
traitistes d'Anvers?  Il  y  a  des  Van  Haecht,  des  Van  der  Borcht, 
dans  les  ghildes  anversoises.  Quant  à  l'infortuné  Pierre  Van 
Boucle  qui  colportait  un  portrait  du  roi,  ses  démêlés  avec  la 
maîtrise  ne  l'ont  point  brouillé  avec  Paris  car  il  faut  sans  doute 
reconnaître  en  lui  —  si  ce  n'est  lui,  c'est  donc  son  frère  —  un 
beau  peintre  de  natures  mortes  qui  sera  parmi  les  peintres  des 
Gobelins.  Félibien  dira  plus  tard  de  lui  qu'  «  il  faisait  fort  bien 
toutes  sortes  d'animaux  et  même  gagnait  tout  ce  qu'il  voulait  »  ; 
mais  il  vivait  de  telle  sorte  qu'il  fut  toujours  gueux  et  finit  triste- 
ment à  l'Hôtel-Dieu  de  Paris. 

Ainsi  les  tracasseries  de  la  maîtrise  ne  pouvaient  interdire  aux 
petits  Flamands  l'entrée  du  marché  parisien.  Il  y  avait  à  Paris 
trop  de  «  curieux  »  qui  n'attendaient,  pour  aimer  la  bonne  pein- 
ture, que  d'en  avoir  vu  et  les  ouvriers  qui  sortaient  d'Anvers 
avaient  trop  d'habileté  pour  ne  pas  rencontrer  des  amateurs  ou 
même  des  protecteurs.  Le  roi  retenait  à  son  service  quelques- 
uns  de  ces  maîtres.  Ceux  qui  logeaient  au  Louvre  devaient  être 
à  l'abri  des  tracasseries  de  la  maîtrise.  Les  meilleurs  ont  bénéficié 

1.  N.  Arck.  de  fart  fr.  1876,  p.  109. 

(73) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

de  la  protection  royale  :  Fourbus,  Champaigne,  Van  Mol,  Van  der 
Meulen.  Rubans  est  passé  à  la  cour  de  la  Régente,  avec  le  faste 
d'un  ambassadeur.  Ces  illustres  servaient  les  intérêts  de  leurs 
jeunes  compatriotes.  Les  apprentis,  à  la  recherche  de  clients, 
absolument  inconnus,  assez  ignorants  de  la  langue  française, 
légers  de  ressources,  venaient  volontiers  se  grouper  sous  la  pro- 
tection des  aînés  qui  avaient  réussi.  Et  la  colonie  flamande  allait 
prospérant. 

Ils  formaient  une  confrérie  dans  la  paroisse  de  Saint-Germain- 
des-Prés  et  nous  connaissons  la  liste  de  ses  marguilliers  depuis 
1626  jusqu'à  1691  *,  Ce  sont  presque  toujours  des  noms  d'artistes. 
Parmi  les  plus  connus,  voici  Juste  d'Egmont  (1633),  un  élève  que 
Rubens  laissa  derrière  lui  à  Paris,  quand  il  partit  après  avoir 
placé  ses  peintures  de  la  galerie  de  Médicis  ;  Pierre  Van  Mol  (1646) 
qui  était  en  faveur  auprès  de  la  reine  régente  Anne  d'Autriche; 
sa  manière  est  aussi  d'un  élève  de  Rubens.  Philippe  de  Cham- 
paigne fut,  malgré  sa  modestie,  un  personnage  bien  en  cour; 
Mathieu  de  la  Montaigne  «  peintre  du  Roi,  pour  les  mers  »  et, 
plus  tard,  les  graveurs  Van  Schuppen,  Gérard  Edelinck,  Jean 
Edelinck,  et  bien  d'autres  ont  habité  le  faubourg. 

Ces  émigrants  gardaient  toute  leur  vie  l'allure  et  l'accent 
natal.  Mais  les  fils,  nés  à  Paris,  avaient  déjà  l'air  de  leur  patrie 
adoptive.  L'un  d'eux,  Wleughels,  eut  une  sorte  de  notoriété  au 
commencement  du  xviir  siècle,  car  il  fut  directeur  de  l'Académie 
de  France  à  Rome.  Il  a  raconté  l'arrivée  de  son  père  à  Paris, 
près  d'un  siècle  plus  tôt  et,  à  lire  son  récit,  on  croit  entendre  la 
voix  chantante  et  l'accent  traînant  de  l'Anversois.  C'était  avant 
les  troubles  civils,  un  peu  après  la  mort  du  Cardinal,  donc  vers 
16-43-1645,  le  2  janvier,  veille  de  sainte  Geneviève;  Philippe 
Wleughels,  en  compagnie  de  son  camarade  Wolfart,  venait  à 
Paris  chercher  fortune,  muni  d'une  recommandation  pour  son 
compatriote  Van  Mol  qui  était  alors  un  personnage  bien  en  cour. 
En  janvier,  les  journées  sont  courtes  ;  il  faisait  nuit  déjà,  quand 
nos  jeunes  gens,  après  s'être  perdus,  passèrent  le  Pont-Neuf  et, 
poussant  devant  eux,  s'engagèrent  dans  la  rue  Dauphine.  Au 
bout,  s'ouvrait  la  porte  des  vieux  remparts  et  l'on  entrait  au  fau- 
bourg Saint-Germain.  Dans  le  tohu-bohu  du  carrefour,  les  jeunes 

1.  Liste  publiée  par  les  Nouvelles  Archives  de  Vart  français,  1877,  p.  158. 

(74) 


L'ACADÉMIE   ROYALE 


Anversois,  cherchant  quelqu'un  qui  les  renseignât,  tirèrent  la 
manche  d'un  passant  qui  les  prit  d'abord  pour  des  voleurs.  C'était 
M.  Bourdon,  le  peintre;  nos  Flamands  ne  savaient  que  répéter  : 
«  M.  Van  Mol,  peintre  du  roi.  »  Bourdon  reconnut  le  nom  de  son 
confrère  et,  comme 

il  en  connaissait  l'a-       ■  '■  ■  •'  ■ 

dresse,  il  put  ren- 
seigner les  jeunes 
gens:  «  Suivez  cette 
rue  qui  est  la  rue  du 
Four;  puis  la  pre- 
mière rue  à  droite 
qui  est  la  rue  Tara- 
ne.  »  Nos  voyageurs 
passèrent  la  porte 
de  Buci,  suivirent  la 
rue  du  Four,  puis 
la  rue  Tarane  où 
M.  Van  Mol,  enfin, 
les  reconnut  et  les 
accueillit  cordiale- 
ment. Le  jeune  Wol- 
fart  était  le  fils  de 
son  premier  maître 
à  Anvers.  On  se  re- 
trouvait en  famille 
et  les  souvenirs  al- 
laient bon  train. 
Mais  il  n'y  avait  pas 
de  quoi  loger  les 
nouveaux  venus.  Il 
les  accompagna 
donc  chez  un  voisin, 

encore  un  «  pays  »,  le  doreur  Locreman  qui  demeurait  au  coin 
de  la  rue  du  Sépulcre  (actuellement  rue  du  Dragon)  et  de  la  rue 
Tarane  (actuellement  boulevard  Saint-Germain).  Les  encadreurs 
font  volontiers  les  commissions  des  peintres.  Locreman  conduisit, 
dans  cette  même  rue  du  Sépulcre,  Wleughels  et  Wolfart  à  une 
maison  qu'on  appelait  la  Chasse.  «  C'était  une  espèce  de  refuge 

(75) 


XII.  —  Ce  cap  de  vieilles  maisons,  à  Vangle  de  la  rue 
du  Four  et  de  la  rue  du  Dragon  (anciennement  du 
Sépulcre),  a  résislé  depuis  le  xvii'  siècle  ;  la  colonie 
flamande  habitait  Vune  de  ces  maisons,  dite  de  la 
Chasse.  On  ne  sait  l'origine  de  ce  nom..  En  rei>anchc 
on  en  peut  déduire  l'étrange  appellation  de  la  rue 
du  Cherche-Midi  qui  part  de  ce  carrefour.  Cette  rue 
s'appelait  autiefois  la  rue  de  Cliasse-Midi,  c'est-à- 
dire  de  la  Chasse  au  Midi. 


DE   POUSSIN  A   WATTEAU 

de  peintres  de  son  pays.  Tous  étaient  à  table  à  l'heure  qu'il  étoit; 
on  fit  caresse  aux  nouveaux  venus,  on  leur  fit  prendre  place  et  là 
ils  trouvèrent  des  amis,  le  couvert,  bon  visage  et  bonne  chère. 
Mon  père  (dit  le  fils  Wleughels)  était  fort  en  peine  de  savoir  qui 
paierait  cette  dépense  ;  un  qui  étoit  assis  auprès  de  lui  et  qui  s'en 
apperçut,  lui  dit  de  manger  et  de  ne  se  pas  mettre  en  peine.  La 
plupart  de  ces  peintres  qui  se  trouvaient  là  étaient  habiles  ;  il  y 
avait  Nicasius,  Van  Boucle,  Fouquiers,  Calf,  etc.  » 

Si  l'adresse  indiquée  par  Wleughels  est  exacte,  cette  maison 
dite  la  Chasse  était  à  l'angle  de  la  rue  du  Four  et  de  la  rue  du 
Sépulcre  (du  Dragon).  A  cette  date,  les  bâtisses  du  faubourg 
Saint-Germain  s'arrêtaient  à  peu  près  là  et  sur  l'emplacement  du 
carrefour  de  la  Croix-rouge  s'élevait  un  grand  arbre;  après  quoi, 
si  l'on  en  juge  par  les  plans  de  cette  époque,  les  rues  se  conti- 
nuaient par  des  chemins,  à  travers  des  terrains  vagues  ^  Notre 
colonie  flamande  s'était  donc  établie  à  l'extrême  limite  de  la  ville 
et  de  la  campagne.  Cette  maison  de  la  Chasse  n'était  pas  une 
auberge  publique  ;  c'était,  sans  doute,  une  pension  de  famille  où 
ces  étrangers  se  réunissaient  pour  mener  en  commun  une  exis- 
tence plus  aisée  et  plus  gaie.  Ils  retrouvaient,  dans  la  solitude  de 
la  grande  ville,  un  abri  où  respirer  un  peu  l'air  du  pays  et  parler 
la  langue  natale.  Quand  ils  le  pouvaient,  ils  s'installaient  à  part, 
mais  jamais  ils  n'allaient  bien  loin;  on  entendait  beaucoup  l'ac- 
cent de  Flandre  dans  les  rues  du  Four  et  du  Vieux-Colombier. 

Ils  restaient  ainsi  voisins  de  cette  foire  Saint-Germain  où  ils 
venaient,  au  mois  de  février,  exposer  et  vendre  leur  travail,  et 
plus  d'un  ouvrait  boutique  à  proximité  de  ce  grand  marché.  La 
Chasse,  semble-t-il,  a  survécu.  A  l'angle  de  l'ancienne  rue  du  Sé- 
pulcre et  de  la  rue  du  Four,  de  vieilles  maisons  tiennent  encore 
debout.  Elles  datent  au  moins  de  la  mort  de  Richelieu;  elles 
avancent  vers  le  carrefour  leur  cap  ébréché,  déformé  par  les  ans. 
De  nouvelles  couches  de  peinture  blanchissent  parfois  la  face, 
et  font  paraître  plus  sombres  les  trous  carrés  des  fenêtres;  peut- 
être  quelques  mansardes  ont-elles  été  posées  sur  la  bâtisse  pri- 
mitive comme  des  caisses  négligemment  empilées.  Voilà  bien  les 

1.  L'un  de  ces  chemins  s'est  appelé  de  Chasse-Midi  avant  de  devenir  la  rue  du 
Cherche-Midi.  L'origine  de  cette  dénomination  reste  obscure.  Peut-être  ce  nom 
a-t-il  désigné  d'abord  la  route  qui  va  de  la  Chasse  au  Midi.  II  ne  me  semble  pas 
que  cette  étjmologie  ait  été  proposée. 

(76) 


L'ACADEMIE   ROYALE 

murs  qui  abritaient  nos  Flamands,  au  temps  de  Mazarin.  C'est 
par  ces  fenôtres  que  le  soleil  venait  éclairer  la  nature  morte  posée 
sur  une  table  et  le  panneau  suspendu  au  chevalet,  près  du  petit 
pot  à  huile.  Il  est  ici  un  genius  loci  ami  des  peintres;  à  deux  mai- 
sons de  là  est  installée,  aujourd'hui,  une  Académie  notoire.  Les 
nouvelles  rues  n'ont  point  encore  détruit  les  vieux  ateliers.  Les 
tours  de  Saint-Germain  ont  servi  de  beffroi  à  la  cité  des  peintres. 
Dans  ce  faubourg  aux  rues  étroites  et  ses  maisons  aux  cours  pro- 
fondes se  respire  un  air  qui  affine  les  bons  ouvriers  pour  en  faire 
de  beaux  artistes.  Antoine  et  Louis  Le  Nain  habitaient  dans  la 
rue  du  Vieux-Colombier  où  ils  sont  morts  en  1642,  et  à  deux  pas 
de  là,  à  Tombre  de  la  rue  Princesse,  va  mûrir  bientôt  le  génie 
méditatif  et  sédentaire  du  bonhomme  Chardin. 

Ces  peintres  ne  manquent  pas  longtemps  de  travail;  ils  décorent 
de  leurs  paysages  les  hôtels  des  grands  financiers  ou  les  palais 
du  roi  ;  ils  garnissent  de  «  saintetés  »  les  nouvelles  églises  et  les 
réfectoires  d'Augustins  ou  de  Jésuites.  D'autres,  en  route  vers 
l'Italie,  ne  cherchent  d'abord  à  Paris  que  les  moyens  de  se 
rendre  à  Rome,  puis,  tout  compte  fait,  s'établissent.  Ils  s'ins- 
tallent, épousent  la  fille  d'un  collègue,  francisent  un  peu  leur 
accent  et  leur  nom,  au  besoin  le  traduisent  et,  de  Kouwenberg 
font  Froide  montagne ,  de  Plattenberg  Platte-montagne ,  de 
Van  den  Bogaert  Desjardins,  et,  en  peu  d'années,  voici  d'excel- 
lents Parisiens. 

Ces  Flamands  ne  trouvent  point  en  France  les  formes  d'art 
qu'ils  ont  connues  chez  eux.  Au  lendemain  de  son  arrivée  à  Paris, 
on  conduit  Wleughels  dans  les  églises,  pour  lui  montrer  les 
tableaux  consacrés  par  l'admiration  du  public,  offerts  comme 
modèles  aux  peintres.  A  deux  pas  de  la  Chasse,  rue  du  PoL-de-fer, 
aujourd'hui  rue  Bonaparte,  il  va  au  noviciat  des  Jésuites,  devant 
le  saint  François-Xavier  que  Poussin  avait  exécuté,  durant  son 
récent  séjour  à  Paris  et  que  les  Français  montraient  avec  orgueil. 
«  Mon  père,  raconte  le  fils  de  Wleughels,  m'a  avoué  que  ce 
tableau  ne  le  toucha  pas  beaucoup  et  cela  n'est  point  du  tout 
étonnant  :  la  manière  seule,  pour  ainsi  dire,  qu'il  connaissait  et 
après  laquelle  il  aspirait,  était  l'antipode  de  celle-là.  »  Hier, 
Wleughels  fréquentait  l'atelier  de  Rubens  :  il  est  mal  préparé  à 
bien  goûter  cette  peinture  où  il  y  a  plus  de  psychologie  que  de 
couleur.  C'est  là  le  chef-d'œuvre  suivant  le  dogme  qui  va  se  con- 

(77) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

stituer  dans  les  conférences  de  l'Académie  royale  et  que  nous 
appelons  pour  cela  le  dogme  académique. 

Être  académique,  c'est,  avant  tout,  voir  dans  la  peinture,  selon 
l'expression  de  Poussin,  «  l'imitation  des  actions  humaines  »  ; 
c'est  mettre  sur  la  toile  un  certain  nombre  de  personnages 
mimant  des  passions,  reflétant  par  leur  attitude  et  leur  visage  le 
drame  qu'ils  jouent  et  c'est  mépriser  tout  ce  qui  n'est  pas  ce 
drame.  Être  académique,  c'est  rechercher  un  type  conventionnel 
d'humanité,  inspiré  de  la  statuaire  antique  et  de  la  peinture  de 
Raphaël  ;  c'est  aimer,  sans  doute,  les  nobles  attitudes,  les  lignes 
simples  et  bien  équilibrées;  mais  c'est  aussi  mépriser  le  corps 
humain  vivant,  ne  voir  que  difformités  et  laideurs  dans  ce  qu'il  a 
de  particulier  et  de  typique  ;  c'est  rectifier  les  anatomies  par  des 
souvenirs  de  VAntinous  ou  du  Laocoon,  et,  d'un  mannequin  ou 
d'un  modèle  de  profession,  tirer  indifféremment  la  beauté  majes- 
tueuse d'un  héros  ou  les  contorsions  d'un  barbare  enchaîné.  Etre 
académique,  c'est  draper  ses  personnages  avec  élégance,  aimer 
les  plis  simples  des  toges  romaines  et  des  tuniques  grecques; 
mais  c'est  aussi  rester  indifférent  à  la  matière  des  draperies 
soyeuses,  veloutées  ou  laineuses;  c'est  contraindre  la  couleur  à 
n'exprimer,  comme  la  pierre,  que  la  forme  des  objets.  Être  aca- 
démique enfin,  c'est,  par  goût  des  choses  morales  et  superstition 
de  la  sculpture  antique,  détourner  la  peinture  des  effets  qui  lui 
sont  commandés  par  sa  nature  même  ;  c'est  en  faire  une  doublure 
de  la  littérature  ou  de  la  statuaire;  bref,  c'est  ignorer  ou  dédai- 
gner les  ressources  propres  de  la  couleur  à  l'huile  et  appauvrir 
en  un  enduit  banal,  inexpressif,  lorsqu'il  n'est  pas  discordant, 
cette  substance  souple  et  docile  que  l'habile  ouvrier  sait  rendre 
limpide  et  lumineuse  comme  l'atmosphère,  tiède  et  moite  comme 
la  chair,  dure  et  froide  comme  le  métal. 

L'apprenti  flamand,  dans  l'atelier  de  son  maître  d'Anvers,  n'a 
été  habitué  ni  à  tant  d'ambition  pour  son  art,  ni  à  tant  de  mépris 
pour  son  instrument.  Pour  lui,  le  premier  mot  du  métier  est  de 
bien  manier  la  peinture  à  l'huile,  de  ne  point  user  d'un  rouge  qui 
ne  soit  un  beau  rouge,  de  ne  pas  employer  un  mélange  qui  ne 
soit  solide,  de  ne  travailler  qu'avec  une  matière  raffinée  et  inalté- 
rable, rompue  à  toutes  les  métamorphoses,  assouplie,  tendre,  et 
de  produire  un  coloris  harmonieux  et  éclatant  :  la  seule  tradition 
qu'il  reçoit  de  l'école  est  une  fidélité,  une  naïveté  absolues  dans 

(78) 


L'ACADEMIE    ROYALE 

l'imitation  de  la  nature.  Dès  que  les  Flandres  ont  us6  de  la  pein- 
ture à  rhuile  siccative,  sans  hésitation,  elles  en  ont  déterminé 
l'emploi  :  elles  ont  poursuivi  la  reproduction  exacte  des  objets  et 
des  êtres  matériels,  et  le  succès  a  été  tel,  que  le  mérite  particulier, 
le  caractère  de  leur  école  est  resté,  pour  toujours,  la  perfection 
du  rendu. 

En  IGGO,  aucun  peintre  flamand  n'a  encore  répudié  cet  héri- 
tage. Même  lorsqu'il  peint  une  grande  scène  historique  pour 
quelque  église  ou  quelque  palais,  les  figures  du  Flamand  sont 
toujours  des  portraits;  son  modèle  n'est  pas  un  beau  sujet  insigni- 
fiant, mis  là  pour  lui  donner  la  pose  :  c'est  un  être  réel,  en  chair 
vivante,  jeune  ou  vieux,  gras  ou  maigre,  au  teint  frais  ou  flétri; 
parfois,  comme  Rubens,  le  Flamand  semble  s'abandonner  à  la  vir- 
tuosité de  son  pinceau  ;  mais  dans  ses  fantaisies  les  plus  osées  il 
n'y  a  qu'un  peu  plus  d'enthousiasme  pour  la  réalité,  un  peu  plus 
de  dextérité  à  la  rendre  dans  sa  splendeur.  Aussi  donne-t-il  un 
tel  caractère  de  vérité  à  ses  tableaux  que  la  «  couleur  historique  » 
en  est  le  plus  souvent  absente.  Il  est  par  tradition,  par  nature, 
attaché  à  la  copie  du  réel,  et  non  à  la  reconstitution  de  l'histoire 
qui,  en  peinture,  est  œuvre  d'imagination.  Quel  avantage  aurait- 
il  à  quitter  la  réalité  contemporaine?  Pour  qui  veut  avant  tout 
faire  ressemblant,  le  portrait,  le  paysage  et  la  nature  morte 
offrent  une  carrière  suffisante  et  tout  à  fait  appropriée  :  rendre 
la  fraîcheur  satinée  d'un  œillet,  le  poil  ou  la  plume  d'un  gibier, 
les  écailles  gluantes  d'un  poisson,  détailler  un  bouquet  d'arbres 
feuillus,  faire  luire  un  œil  dans  l'ombre  d'un  front  ou  faire  couler 
le  sang  chaud  sous  l'épiderme  d'une  lèvre  humide,  voilà  des 
effets  qui,  à  eux  seuls,  remplissent  l'ambition  de  ces  Flamands, 
et  voilà  des  sujets  qui  ne  sont  abordables  qu'à  ces  ouvriers  sans 
imagination  et  sans  raisonnement  peut-être,  mais  dont  l'œil  est 
sûr,  le  regard  attentif  et  la  main  experte. 

Entre  les  doctrinaires  de  «  l'histoire  »  et  les  praticiens  du  natu- 
ralisme, entre  ces  deux  arts  opposés,  la  lutte  n'était  pas  possible 
en  1660.  Alors,  tout  ce  qui  favorisait  l'académisme  condamnait  le 
réalisme  pittoresque  des  Flandres.  L'académisme,  et  ce  fut 
l'une  des  raisons  qui  aidèrent  le  plus  au  succès  de  l'Académie 
royale,  satisfaisait  non  seulement  l'appétit  philosophique  du 
temps,  mais  aussi  l'orgueil  des  artistes,  ambitieux  d'établir  une 
séparation    entre    les    glorieux    beaux-arts   et  les   métiers   plus 

(79) 


DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

humbles,  entre  les  artistes  et  les  ouvriers.  Félibien  exprime 
naïvement  cette  opinion  :  «  Il  faudrait,  dit-il  dans  la  préface  de 
ses  Entretiens,  diviser  ce  long  et  laborieux  ouvrage  en  trois 
parties  principales.  La  première  qui  traiterait  de  la  composition 
comprendrait  presque  toute  la  théorie  de  l'art.  Les  deux  autres 
parties  qui  parleraient  du  dessin  et  du  coloris  ne  regardent  que 
la  pratique  et  appartiennent  à  l'ouvrier,  ce  qui  les  rend  moins 
nobles  que  la  première  qui  est  toute  libre  et  que  l'on  peut  savoir 
sans  être  peintre.  »  Être  peintre,  pour  nos  académiciens,  est  donc 
un  mérite  secondaire,  à  peine  honorable,  —  simple  métier  de 
praticien.  Les  Flamands  ne  sont  que  praticiens;  même  ils  le  sont, 
la  plupart  du  temps,  en  ouvriers  modestes,  détachés  des  plus 
légitimes  ambitions.  Ils  pratiquent  leur  art  sans  rien  entendre  à 
l'esthétique,  sans  remuer  ni  des  idées  ni  des  théories  :  «  Dans  la 
rue  du  Vieux-Colombier,  dit  Wleughels,  il  y  avoit  un  peintre 
flamand  très  habile;  il  étoit  d'Anvers;  il  peignoit  des  mers;  il 
avoit  appris  chez  And.  Van  Ertuelt  à  Anvers.  Il  ne  faisoit  pas 
cependant  ce  métier-là;  à  son  arrivée  à  Paris,  il  étoit  brodeur; 
mais  la  broderie  vint  à  être  défendue,  ce  qui  le  contraignit  à 
reprendre  son  premier  métier,  où  il  réussit  si  bien  que  dans  son 
genre  il  étoit  le  premier...;  il  s'appeloit  Mathieu  Van  Platenberg, 
connu  sous  le  nom  de  Montagne.  »  Ce  Montagne,  évidemment, 
ne  pensait  pas  qu'un  peintre  de  marine  fût  un  artiste  d'une  autre 
espèce  qu'un  brodeur.  Ayant  la  bonne  recette  pour  peindre  des 
vues  de  mer,  il  l'appliquait  avec  conscience,  sans  rêver  au  renom 
impérissable  des  grands  maîtres. 

L'existence  de  ces  artisans  ne  répondait  en  rien  au  rêve 
glorieux  des  fondateurs  de  l'Académie,  qui  n'étaient  pas  moins 
ambitieux  pour  leurs  personnes  que  pour  leur  art.  Car  ils  se 
répétaient,  —  et  chaque  fois  que  l'éloge  de  la  peinture  sera  fait 
à  l'Académie,  ils  se  répéteront,  —  que  Vinci  a  été  le  familier  de 
François  P"^,  Titien  celui  de  Charles-Quint,  Raphaël  l'ami  de 
Léon  X.  Les  Flamands,  eux,  ne  rêvent  pas  à  l'amitié  des  rois.  Si 
leur  habileté  à  peindre  des  portraits  ressemblants  entretenait  à  la 
cour  la  fortune  de  quelques-uns,  Ph.  de  Champaigne,  Juste 
d'Egmont  ou  Van  Mol,  les  autres  étaient  le  plus  souvent  dans  la 
classe  de  ces  «  simples  artisans  »  dont  parle  Coypel,  «  sans 
littérature,  sans  mœurs  et  sans  politesse  ».  Leur  biographie  tient 
tout  entière  dans  l'énumération  de  leurs  ouvrages  :  lorsqu'ils  se 

(80) 


L'ACADÉMIE    ROYALE 

disiraient  parfois  do  la  peinture,  il  ne  paraît  point  que  ce  soit, 
comme  Dufresnoy  ou  Le  Brun,  à  «  élever  leur  g('nie  par  de  belles 
connaissances  ».  Voici  Fouquiers,  paysagiste  illustre,  qui,  chargé 
de  peindre  dans  la  grande  galerie  du  Louvre  les  principales 
villes  de  France,  va  en  Provence  travailler  d'après  nature  :  là, 
il  s'arrêta  longtemps  à  boire  »,  dit  Félibien.  Van  Boeck,  dit  Van 
Boucle,  peintre  animalier,"  gagnoit  ce  qu'il  vouloit;  cependant 
il  a  vécu  d'une  telle  manière  qu'étant  toujours  pauvre,  il  est  mort  à 
riIostel-Dieu  ».  Nicasius,  ou  Nicaise  Bcernaert,  «  devenu  vieux  et 
infirme,  avoit  presque  oublié  totalement  l'art  de  peindre  et  n'avoit 
conservé  que  la  science  de  boire,  dans  laquelle  il  excelloit  encore  ». 

Voilà  pour  les  trois  peintres  qui,  à  la  maison  de  la  Chasse,  ont 
accueilli  Wleughels  à  son  arrivée.  Beaucoup  d'autres  parta- 
geaient ces  goûts,  pensant  qu'on  peut  bien  travailler  et  bien  boire. 
Ce  n'était  pas  le  sentiment  des  académiciens.  La  politesse  des 
manières,  la  dignité  dans  la  conduite  étaient  par  eux  exigées  de 
l'artiste.  Le  Brun  pour  les  peintres  et  les  sculpteurs,  autant  que 
Boileau  pour  les  poètes,  interdisait  à  l'aristocratie  de  l'art  les 
désordres  delà  bohème....  Seulement,  le  Flamand  était  un  prati- 
cien habile  et,  lorsque  Perrault  et  Le  Brun,  Félibien  et  Goypel 
méprisaient  «  ces  esprits  pesants  et  ces  mains  grossières  »,  ils 
oubliaient  que  cet  artisan  gardait  un  secret  inappréciable  :  il 
savait  couvrir  un  panneau  d'un  coloris  brillant  et  solide. 

Ces  Flamands  de  Paris  avaient  donc,  malgré  leur  nombre,  tout 
ce  qu'il  fallait  pour  n'exercer  aucune  influence  sur  notre  école 
classique.  L'art  qu'ils  représentaient  était  d'ailleurs  en  pleine 
décadence.  Beaucoup  d'entre  eux  abandonnaient  leur  naturalisme 
pittoresque  et  coloré  pour  la  peinture  psychologique  et  l'art 
franco-italien.  Philippe  de  Champaigne,  encore  flamand  par  la 
technique,  est  un  disciple  de  l'Académie  par  l'esprit.  Flémalle 
pastiche  Poussin  avec  bonheur.  Bientôt  les  fils  des  vieux  Flamands, 
paysagistes,  animaliers,  portraitistes,  des  Plattemontagne,  des 
Wleughels,  des  Van  Loo,  s'exerceront  à  la  peinture  d'histoire  : 
pour  les  cabinets  de  curieux  ou  les  chapelles  d'églises,  ils  iront 
chercher  dans  la  Bible  ou  dans  Plutarque  des  sujets  de  scènes 
nobles  et  tragiques.  L'art  flamand  de  Paris  subit  donc  l'ascendant 
de  l'art  français  et  en  adopte  les  procédés.  Quand  Le  Brun 
organise  dans  ses  ateliers  des  Gobelins  le  travail  collectif  qui  doit 
célébrer  la  vie  du  Grand  Roi,  il  utilise  la  main-d'œuvre  flamande 

(8i) 

HouRTicQ.  —  De  Poussin  à  Watteau.  " 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

pour  enrichir  d'ornements  les  motifs  abstraits  et  pauvrement 
décoratifs  de  sa  peinture  d'histoire  :  sur  les  vastes  cartons  où 
Le  Brun  et  ses  élèves  font  les  figures,  Genoels  peint  des  horizons 
bleutés  et  des  ciels  lumineux,  Van  der  Meulen  la  cavalerie  royale  et 
les  polygones  des  forteresses  assiégées  ;  Boel  dit  Boucle,  Monnoyer 
dit  Baptiste,  Nicaise  Beernaert  dit  Nicasius,  entourent  de  guir- 
landes de  fleurs  et  de  fruits,  peuplent  d'animaux,  chevaux,  chiens 
et  gibiers,  les  parcs  où  Ton  admire  la  personne  ou  les  palais  du  roi. 
A  ce  même  moment,  en  1668,  dans  son  poème  de  La  peinture, 
Perrault,  l'ami  de  Le  Brun,  énumérant  les  divers  genres  par  ordre 
de  noblesse,  va  de  la  peinture  d'histoire  à  la  peinture  de  fleurs, 
en  passant  par  le  portrait,  le  paysage  et  la  peinture  d'animaux. 
L'école  académique  n'enseigne  que  la  peinture  d'histoire;  ses 
élèves  descendent  parfois  jusqu'au  portrait  ou  au  paysage,  mais 
les  appellent  portrait  ou  paysage  historiques.  Par  ime  marche 
inverse,  les  Flamands  de  Paris  s'élèvent  de  la  nature  morte 
jusqu'au  portrait.  La  chaîne  est  ainsi  complète  entre  l'art  idéaliste 
qui  parle  à  la  raison  et  l'art  réaliste  qui  s'adresse  aux  yeux.  Seu- 
lement, en  face  de  l'idéalisme  académique,  les  modestes  qualités 
des  praticiens  d'Anvers  passent  pour  une  simple  adresse  de  main. 
Enrôlés  dans  la  ruche  des  Gobelins,  leur  travail  y  reste  anonyme 
et  sans  gloire.  Pour  le  moment,  l'art  académique  a  converti  ou 
absorbé  la  peinture  réaliste  des  Flandres. 


Dans  ce  même  poème,  Charles  Perrault  mettait  son  ami  Le 
Brun  au-dessus  de  tous  les  peintres  passés  ou  contemporains  : 
bien  des  fois  encore  il  recommencera  cet  éloge.  Or,  Mignard,  qui, 
depuis  quatre  ans,  s'était  séparé  brutalement  de  Le  Brun  et  de 
«  son  ))  académie,  ne  pouvait  pas  laisser  passer  sans  protestation 
le  couronnement  de  son  rival.  L'année  suivante  parut  un  poème 
latin,  œuvre  posthume  d'un  ami  de  Mignard,  Dufresnoy  :  esprit 
distingué,  quelquefois  peintre,  plus  souvent  théoricien  d'art, 
Dufresnoy  avait  longuement  poli  et  repoli  ces  hexamètres  didacti- 
ques, élégants,  parfois  obscurs,  puis  était  mort  avant  de  les 
publier.  C'était  le  résumé  des  remarques  qu'il  avait  faites  devant 
les  peintures  italiennes  et  particulièrement  vénitiennes.  Le  coloris 

(82) 


L'ACADÉMIE   ROYALE 

y  était  donc  traité  avec  iionncMii-.  Cela  même  était  déjà  une 
réponse  aux  théories  académiques.  Mais,  ce  qui  rendait  la  réplique 
encore  plus  nette,  c'est  le  commentaire  qu'y  ajouta,  avec  une 
traduction  française,  un  autre  ami  de  Mignard,  de  Piles,  écrivain 
de  grande  valeur,  dont  Tinlluence  va  devenir  considérable  dans 
la  querelle.  Ce  commentaire  contenait  des  réserves  au  sujet  du 
coloris  de  Poussin;  des  critiques  étaient  adressées  directement  à 
ses  chairs  sans  chaleur  et  sans  vie,  indirectement  à  ses  draperies 
dépourvues  de  tout  caractère.  Or,  viser  Poussin,  c'était  atteindre 
Le  Brun.  Poussin  avait,  à  Rome,  encouragé  les  débuts  de  Le 
Brun  :  par  l'autorité  de  son  oeuvre.  Poussin  était  le  plus  ferme 
appui  de  l'enseignement  académique.  Ainsi  Mignard  devint,  par 
des  nécessités  de  tactique  personnelle,  ce  qu'il  n'était  nullement 
par  sa  peinture,  le  représentant  des  coloristes  contre  l'Académie. 
Quelques  mois  plus  tard  (1669),  nouvelle  attaque  de  Mignard, 
paraît  le  poème  de  son  ami  Molière  sur  La  Gloire  du  Val-de-Grâce. 
Ce  poème  ne  fut  pas  inspiré  à  Molière  par  une  admiration  sponta- 
née des  peintures  du  Val-de-Grâce.  Depuis  cinq  ans,  ces  peintures 
étaient  terminées  :  l'enthousiasme  de  Molière  aurait  bien  tardé  à 
se  manifester;  Molière,  en  vérité,  paraphrase  ou  traduit  les  vers 
latins  de  Dufresnoy.  II  fait,  avant  tout,  un  éloge  de  circonstance  et 
un  appel  à  Colbert.  Mais  les  adversaires  de  Le  Brun  y  discernent 
la  critique  du  directeur  de  l'Académie.  Car  Molière  loue  Mignard 
d'avoir  compris  que  le  coloris  est  1'  «  achèvement  de  l'art  et 
l'âme  des  figures  ».  Outre  les  habiletés  qu'on  acquiert  à  l'école, 
Mignard  possède  les  dons  que  l'on  ne  reçoit  que  de  la  nature,  , 

Les  passions,  la  grâce  et  les  tons  de  couleur 
Qui  des  riches  tableaux  font  l'exquise  valeur. 

Aucun  autre  peintre. 

De  son  noble  travail  n'atteindra  les  beautés. 

D'où  la   conclusion.  Mignard  doit  obtenir  les   grandes   com- 
mandes. Molière  dit  à  Colbert  : 

Attache  à  des  travaux  dont  l'éclat  te  renomme 
Les  restes  précieux  des  jours  de  ce  grand  homme. 


C'est  à  ton  ministère  à  les  aller  saisir 

Pour  les  mettre  aux  emplois  que  tu  leur  peux  choisir. 


(83) 


DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

Mignard  ne  pouvait  pas  choisir  un  avocat  plus  puissant.  La 
cause  pourtant  était  deux  fois  mauvaise,  présentée  sous  cette 
forme  et  en  ce  moment.  D'abord  on  semblait  en  vouloir  beaucoup 
plus  à  la  fortune  de  Le  Brun  qu'aux  défauts  de  l'art  académique; 
ensuite,  jamais  Le  Brun  n'avait  été  plus  en  faveur  auprès  de 
Louis  XIV  et  de  Colbert. 

Entre  le  dessin  et  la  couleur,  la  querelle  s'avivait  pourtant  et 
commençait  à  diviser  l'Académie  elle-même.  Dans  le  public, 
quelques  amateurs  s'échauffaient  :  «  Quelques  particuliers,  dit 
Guillet  de  Saint-Georges,  que  les  Académiciens  avaient  intro- 
duits par  civilité  dans  leur  assemblée,  y  semèrent  des  maximes 
absurdes,  tirées  de  l'école  de  Lombardie,  qui  soutient  contre 
l'école  de  Rome  que,  pour  former  un  excellent  peintre,  il  faut 
plutôt  qu'il  s'attache  à  l'économie  des  couleurs  qu'à  l'exactitude 
du  dessin.  »  Cette  «  fausse  opinion  »  multipliait  «  le  nombre 
imposteur  des  simples  coloristes  ».  Le  danger  devint  tel  que, 
pendant  une  maladie  de  Le  Brun,  «  ennemi  déclaré  de  cette 
erreur  »,  on  dut  momentanément  interrompre  les  conférences 
pour  enrayer  le  progrès  des  «  fausses  maximes  ».  Les  partisans 
du  dessin  se  ressaisirent  et,  en  juin  1671,  Ph.  de  Champaigne, 
parlant  de  Titien,  lui  reproche,  après  quelques  éloges,  de  s'être 
laissé  entraîner  «  à  la  belle  apparence  »  ;  Poussin  a  bien  voulu 
faire  «  une  course  de  quelques  années  dans  la  carrière  des  colo- 
ristes »,  mais  il  avait  trop  «  d'ouverture  pour  le  solide  »  et  méprisa 
bientôt  «  cet  éclat  extérieur  ».  L'attaque  était  franche.  La  riposte 
vint  d'un  jeune  peintre,  Blanchard,  dont  l'oncle,  Blanchard  l'An- 
cien, avait  déjà  reçu  le  surnom  de  «  Titien  français  »  :  à  en  juger 
par  l'unique  peinture  que  le  Louvre  conserve  de  lui,  Blanchard 
lui-même  n'était  pas  sans  pasticher  le  peintre  vénitien.  Sa  réponse 
contenait  de  bonnes  choses  :  «  Un  peintre  n'est  peintre  que  parce 
qu'il  emploie  des  couleurs  capables  de  séduire  les  yeux  et  d'imiter 
la  nature  »  ;  mépriser  la  couleur,  c'est  «  se  proposer  l'imitation 
de  la  sculpture  plutôt  que  de  la  nature  ».  D'ailleurs  Blanchard  se 
montrait  conciliant,  reconnaissait  les  charmes  du  dessin,  deman- 
dait seulement  qu'on  ne  méconnût  pas  ceux  de  la  couleur.  Sa 
modération,  sa  déférence,  son  amitié  pour  Le  Brun  ne  désarmè- 
rent point  les  amis  du  dessin.  Le  neveu  de  Champaigne  répliqua 
âprement  :  «  Dire  que  le  peintre  n'est  peintre  que  parce  qu'il 
emploie  les  couleurs,  c'est  se  tromper  en  voulant  tromper  les 

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L'ACADEMIE   ROYALE 

autres;  on  peint  en  prose;  n'appelle-t-on  pas  la  poésie  une  pein- 
ture parlante?  »  Mais  la  véritable  guerre  allait  commencer  avec 
Roger  de  Piles  qui  entreprenait  de  convertir  le  public  à  l'amour 
de  Rubens  et  de  Van  Dyck.  Dos  ce  moment,  la  querelle  du  dessin 
et  de  la  couleur  devient  la  bataille  des  Rubénisles  et  des  Pous- 
sinistes. 


L'entreprise  de  de  Piles  n'était  pas  sans  difficulté.  Malgré  la 
galerie  de  Médicis  au  Luxembourg,  Rubens  était  à  peine  connu 
en  France.  Jamais  son  nom  n'était  prononcé  à  l'Académie;  les 
collections  royales  n'achetaient  point  de  ses  œuvres.  Aussi  de  Piles 
demandait-il  aux  amateurs  de  se  défaire  de  leurs  théories,  aux 
peintres  d'oublier  leurs  habitudes,  à  tous  d'aller  voir  Rubens  sans 
prévention,  et  il  portait  le  débat  devant  le  grand  public  par  son 
Dialogue  sur  le  coloris,  qui  reste  un  des  meilleurs  ouvrages  sus- 
cités par  la  querelle.  Sans  doute  Pamphile,  qui  parle  au  nom  de 
de  Piles,  ne  rejette  pas  toute  argumentation  métaphysique;  pour 
n'être  pas  en  reste  avec  Le  Brun  et  la  philosophie  cartésienne,  il 
emploie  une  manière  d'argument  aristotélicien,  que  l'on  pourrait 
appeler  l'argument  de  la  différence  spécifique  :  le  caractère  qui 
donne  à  un  objet  sa  détermination  particulière,  dit-il,  est  aussi 
ce  qu'il  y  a  de  plus  noble  en  lui;  ainsi,  de  la  raison  qui  distingue 
l'homme  des  autres  êtres  vivants;  or  la  couleur  est  ce  qui  dis- 
tingue la  peinture  des  autres  arts  du  dessin;  donc  la  couleur,  etc. 
Mais  à  côté  de  cette  scolastique  inévitable  dans  toute  discus- 
sion à  cette  époque,  il  y  a  dans  Le  Dialogue  des  raisons  valables 
et   des   critiques   justifiées  contre   les  peintres  contemporains. 
De  Piles  discerne  avec  lucidité  que  l'office  de  la  peinture  n'est 
pas  seulement  de  donner  le  relief  des  objets;  la  peinture  doit 
rendre  les  valeurs  qui  modèlent  les  surfaces,  mais  elle  doit  rendre 
aussi  le  jeu  des  nuances;  la  lumière  met  non  seulement  des  diffé- 
rences de  clarté  dans  les  choses,  mais  aussi  des  transformations 
dans  les  teintes  locales.  De  Piles  révèle  la  grande  faiblesse  des 
écoles  de  peinture  qui  ne  sont  pas  naïvement  réalistes  :  elles 
s'accoutument  à  voir  les  objets  comme  on  a  l'habitude   de  les 
peindre.  Les  peintres,  à  cette  époque,  emploient  fréquemment  la 
laque  et   la  terre  verte.  De  Piles  voudrait  leur  interdire,  pour 

(85) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

ix  ans,  ces  teintes  neutres  et  de  simple  remplissage,  les  envoyer 
un  jour  par  semaine  dans  les  galeries  du  Luxembourg  pour  y 
étudier  Rubens.  Il  recommande  aussi  Van  Dyck,  et  même  Otto 
Vaenius.  Le  succès,  et  même  le  scandale,  du  Dialogue  fut  consi- 
dérable. 

Je  me  souviens  encore,  écrit  plus  tard  Coypel  le  père,  du  temps 
où  les  écoles  de  peinture  retentissoient  de  ces  fameuses  disputes,  dans 
lesquelles  les  uns  cherchoient  à  détruire  les  charmes  du  coloris  en 
faveur  du  dessin,  et  les  autres,  passionnés  pour  le  coloris,  mar- 
quoient  tant  de  mépris  pour  les  solides  beautés  du  dessin.  Les  dis- 
ciples entroient  dans  la  querelle  de  leurs  maîtres  et  fouloient  aux 
pieds  les  ouvrages  de  ceux  qu'ils  croyoient  opposés  à  leur  sentiment; 
et  l'on  voyoit  distribuer  des  satires  qui,  en  attaquant  le  savoir  des 
uns,  déchiroient  même  jusqu'à  leurs  personnes.  Dans  cette  guerre 
pittoresque,  les  uns  arboroient  l'étendard  de  Rubens,  les  autres  celui 
de  Poussin.  Tandis  que  les  partisans  de  Rubens  accabloient  le  Poussin 
d'injures,  les  adorateurs  de  Poussin  traitoient  Rubens  avec  indignité. 
Mais  quoique  ces  deux  grands  peintres  fussent  les  seules  divinités 
que  l'on  paraissoit  adorer,  Tamour-propre  et  l'envie  faisoient  tout 
agir.  J'étais  fort  jeune  alors,  et  ne  connaissant  point  la  malignité  des 
cabales,  comme  je  l'ai  mieux  connue  depuis,  je  ne  pouvois  compren- 
dre comment  on  vouloit  détruire  une  partie  pour  en  faire  valoir  une 
autre.  «;  C'est  vouloir,  disois-je  à  mes  jeunes  amis,  suivre  le  conseil 
de  Toinette  dans  Le  Malade  imaginaire  :  c'est  se  vouloir  faire  couper 
un  bras,  afin  que  l'autre  se  porte  mieux,  et  se  faire  crever  un  œil 
afin  d'y  voir  plus  clair  de  l'autre.  » 

La  discussion  se  faisait  violente,  Le  Brun  perdait  beaucoup 
de  son  autorité;  à  la  faveur  des  discussions  de  principes,  les 
antipathies  personnelles  pouvaient  se  satisfaire.  En  1675,  «  ayant 
reçu  quelque  mécontentement  en  l'Académie  par  les  intrigues  de 
quelques  particuliers  mal  affectionnés,  il  résolut  de  s'en  retirer  ». 
Il  resta  plusieurs  mois  sous  sa  tente  et  les  «  mal  intentionnés  fai- 
saient leur  possible  pour  l'aigrir  davantage  ».  Perrault  et  Dumetz 
furent  délégués  pour  le  supplier  de  rentrer.  Des  élèves  faisaient 
scission  et,  malgré  l'mterdiction  formelle  des  statuts,  travaillaient 
secrètement  dans  un  atelier  à  part.  Un  jour,  un  libelle  anonyme, 
affiché  à  la  porte  de  l'Académie,  menace  «  le  Directeur  d'icelle 
d'être  noirci  de  coups  ».  Une  «  pasquinade  »,  dessinée  à  la  plume, 
montrait  un  corps  mutilé,  probablement  celui  de  Le  Brun,  après 
le  châtiment  promis.  J.-B.  Champaigne  se  lamente  :  le  3  octo- 
bre 1676,  il  prononce  une  homélie  sur  le  respect  qu'on  doit  aux 

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L'ACADEMIE   ROYALE 

maîtres,  môme  quand  ils  ont  des  défauts.  On  devrait,  dit-il,  «  ôter 
la  dureté  avec  laquelle  on  voit  traiter  les  beaux  ouvrages  parce 
qu'ils  ne  sont  pas  exempts  de  quelques  défauts  ;  on  devrait  éviter 
de  faire  des  satires  qui  ne  tendent  qu'à  obscurcir  la  vérité  «, 
rejeter  «  cet  esprit  dur  et  malfaisant  ». 

Le  public  s'intéresse  toujours  aux  altercations.  Les  collection- 
neurs de  Poussins  ou  de  Flamands  se  lançaient  des  libelles  dont 
voici  le  ton  :  «  Monsieur,  je  vous  envoie  la  ridicule  lettre  d'un 
Ignorant  (M.  Gamard,  un  poussiniste)  qui  n'a  jamais  connu  ny 
Rubens  ny  ses  tableaux;  elle  est  si  pleine  d'injures  et  de  sottises, 
qu'elle  ne  mérite  aucune  réponse,  et  un  tel  homme  devroit,  en 
bonne  justice,  estre  mis  aux  Petites  Maisons.  »  Notre  homme,  en 
même  temps,  envoie  à  son  correspondant  le  récit  d'un  Banquet 
de  curieux.  C'est  une  sorte  de  Repas  ridicule  où  les  Poussinistes 
viennent  naïvement  étaler  leur  sottise  et  leur  mauvaise  foi.  Ils 
sont  réunis  chez  l'un  deux,  Pantolme  le  Poussiniste  (Gamard, 
dit  la  Clef).  Il  y  a  là,  parmi  les  amis  de  Poussin,  Polémon  (Chan- 
telou),  Mydon  (Stella)  et  ses  sœurs,  Lysidor  (Cerisier),  Tymart 
(Mignard),  qui  ménage  un  bon  tour  à  ses  amis;  Cléon  (Le  Brun), 
invité,  se  fait  excuser.  Pantolme  (Gamard)  prend  la  parole  : 

Vous  connaissez  Rubens,  il  eut  quelque  mérite... 

Je  n'entends  parler  que  de  luy 

A  la  Cour  et  dans  les  ruelles. 

Chez  les  savants  et  chez  les  belles 

Chacun  s'y  rend  son  partisan... 
Ah  1  que  deviendrons-nous  si  celle  tyrannie 
S'établit  une  fois  et  demeure  impunie  1 

Il  faut  renverser  cette  tyrannie  ;  que  tous  s'y  emploient  : 

Monsieur  Cléon  y  fera  rage, 
11  est  le  plus  intéresse,  etc... 
Rubens  estoit  un  allenian, 
Et  qui  sera  son  partisan, 
Par  ceste  aveugle  complaisance, 
Doit  estre  déclaré  lenneniy  de  la  France. 

Car  la  paix  de  Nimègue  n'est  pas  encore  signée.  Alors  Tymart 
(Mignard)  prend  la  parole  et,  contrairement  à  ce  qu'on  attend 
de  lui,  fait  un  éloge  très  vif  de  Rubens  qui  w  d'un  peintre  par- 

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DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

fait    remplit  l'idée  »;    Rubens  possède  toutes  les    qualités  des 
autres  artistes  : 

11  donne  de  la  vie  à  ce  qui  n'en  a  pas. 
De  l'antique  il  a  sçu  conserver  la  noblesse 
Et  n"en  a  point  gardé  l'ingrate  sécheresse... 
II  frappe,  il  éblouit,  il  surprend,  il  impose. 

Mais  Poussin  I 

II  savait  manier  la  règle  et  le  compas, 
Parloit  de  la  lumière  et  ne  l'entendoit  pas; 
Il  estoit  de  l'antique  un  assez  bon  copiste, 
Mais  sans  invention  et  mauvois  coloriste. 

Les  auditeurs  sont  atterrés.  On  parle  d'aller  devant  le  roi. 

Présentons  un  placet  et  croyez  qu'en  ce  cas 
Le  crédit  de  Cléon  ne  nous  manquera  pas. 

Sans  doute,  réplique  Tymart;  mais  le  roi  n'est  pas  moins  juste 
que  victorieux;  donc  il  estimera  Rubens.  Après  la  discussion, 
bataille;  la  table  est  renversée  et  le  poète  termine  par  une  évoca- 
tion du  combat  des  Centaures  et  des  Lapithes.  On  casse  quelques 
poussinistes;  les  autres  se  dispersent. 

La  réplique  ne  se  fit  pas  attendre.  Dans  la  Réponse  au  Banquet 
des  curieux^  Rubens  est  remis  à  sa  place  :  «  il  fut  bon  coloriste,  il 
eut  quelque  génie  :  »  mais    ■ 

Il  manqua  de  conduite  à  bien  exécuter. 
Ses  plus  tendres  contours  sont  sans  délicatesse  ; 
11  agença  sans  choix,  ordonna  sans  noblesse... 
L'amour  de  son  pays  gasta  tous  ses  tableaux... 
Ses  dieux  gras  et  replets,  à  la  large  bedaine, 
Ont  tous  la  taille  épaisse  et  le  port  de  Silène... 
Et  Bernin,  de  ce  peintre  accusant  l'ignorance, 
Demanda  froidement,  après  un  long  silence, 
Si  l'on  avoit  eu  soin  de  faire  un  hospital 
Pour  tant  destropiés  d'un  pinceau  si  fatal. 

Si  on  écarte  les  ornements  de  littérature  et  les  injures  de  la 
mauvaise  humeur,  il  reste  au  fond  de  ce  débat  une  opposition  irré- 
ductible entre  deux  écoles  et  deux  goûts.  Ce  que  les  poussinistes 
appellent  pureté  du  dessin  et  justesse  des  proportions  est,  pour 
les  amis  des  Flamands,  dureté  morne  et  sans  vie;  ce  que  les 

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L'ACADEMIE   ROYALE 

rubénistes  nomment  vérité  et  fraîcheur  de  coloris  n'est,  d'après  le 
goût  académique,  que  vulgarité  et  faux  brillant.  Deux  critiques 
manifestent  clairement  cette  contradiction,  de  Piles  et  Félibien; 
tous  deux  sont  les  porte-parole  de  leur  parti,  de  Piles  des  rubé- 
nistes; Félibien  des  poussinistes.  L'un  et  l'autre  sont  passionnés 
et  intelligents.  L'un  comme  l'autre  n'a,  sernble-t-il,  écrit  que  pour 
défendre  son  peintre  favori,  de  Piles  n'ayant  pas  publié  un 
ouvrage  qui  ne  se  rapportât  à  la  gloire  de  Rubens,  et  Félibien 
déclarant  dans  la  préface  de  ses  Enlreliens  que  Poussin  a 
«  enlevé  toute  la  science  de  la  peinture,  comme  d'entre  les  bras  de 
la  Grèce  et  de  l'Italie  pour  l'apporter  en  France  ». 

De  Piles  a  vu  et  exprimé  avec  force  ce  qui  fait  la  supériorité  de 
Rubens  et  la  faiblesse  de  la  peinture  académique  :  les  figures  de 
Poussin  sont  trop  près  de  la  statuaire;  «  les  contours  antiques 
portent  avec  eux  une  idée  de  pierre  qu'ils  communiquent  infailli- 
blement aux  ouvrages  de  ceux  qui  s'y  sont  trop  attachés;  au  lieu 
que  les  contours  de  Rubens  donnent  au  nud  un  véritable 
caractère  de  chair  ».  En  une  page  pleine  de  justesse  et  d'intelli- 
gence, il  définit  Rubens  : 

Ses  carnations  sont  très  fraisches  :  ses  teintes  sont  justes  et 
employées  d'une  manière  libre,  sans  les  trop  agiter  par  le  mélange, 
de  peur  que  venant  à  se  corrompre  elles  ne  perdent  trop  de  leur  éclat 
et  de  la  vérité  qu'elles  font  d'abord  paroître  dans  les  premiers  jours 
de  l'ouvrage.  Rubens  observoit  d'autant  plus  cette  maxime  que  la 
plupart  de  ses  ouvrages  étans  grands  et  par  conséquent  vus  d'une 
distance  un  peu  éloignée,  il  vouloit  y  conserver  le  caractère  des 
objets  et  la  fraischeur  des  carnations.  C'est  dans  cette  vue  que,  non 
seulement  il  a  ménagé  la  fleur  et  la  virginité  de  ses  teintes,  mais 
qu'il  s'est  servi  des  couleurs  les  plus  vives  pour  en  tirer  l'effet  de  son 
intention  ;  il  y  a  réussi  et  c'est  le  seul  qui  ait  sçu  joindre  à  cet  éclat 
un  grand  caractère  de  vérité  et  conserver  parmi  tant  de  brillant  une 
harmonie  et  une  force  surprenante...  Son  labeur  est  léger,  son  pin- 
ceau moelleux  et  ses  tableaux  finis  sans  être,  comme  on  dit,  assommez 
de  travail  1 

De  son  côté,  Félibien,  qui  apporte  les  conclusions  de  l'Académie 
et  qui  «  met  de  la  différence  entre  le  jugement  que  l'œil  fait  d'un 
tableau  et  celuy  que  la  raison  en  donne  »,  condamne  Rubens,  Les 
corps  et  les  visages,  tels  qu'il  les  représente,  ne  sont  pas 
«  agréables  et  beaux  »,  mais  ordinaires  et  communs  »,  parce  que 
les  traits  et  les  proportions  en  sont  «  éloignés  des  antiques  »... 

(89) 


DE   POUSSIN  A   WATTEAU 

S'il  eût  copié  les  statues  d'Apollon,  de  Vénus,  ou  les  Gladiateurs, 
on  ne  les  auroit  pas  reconnus,  tant  sa  manière  de  desseigner  estoit 
différente  de  ce  goust-là.  »  Les  sévères  colorations  de  l'Académie 
n'ont  pas  préparé  Félibien  à  la  bruyante  harmonie  de  Rubens  : 
«  Dans  le  coloris,  les  teintes  des  carnations  paroissent  souvent  si 
fortes  et  si  séparées  les  unes  des  autres,  qu'elles  semblent  des 
taches;  et  les  reliais  des  lumières  rendent  les  corps  comme  dia- 
phanes et  transparens.  »  Ces  critiques  sont,  pour  la  plupart, 
empruntées  à  un  ouvrage  de  Bellori  paru  dès  1672.  Mais,  en  1685, 
les  paroles  de  Félibien  n'avaient  plus  l'autorité  incontestée  qu'elles 
auraient  eue  en  1670.  «  Les  choses,  depuis  quelque  temps,  avait 
dit  en  1681  de  Piles,  se  sont  tournées  d'une  manière  qu'il  n'est 
besoin  d'aucun  ménagement  pour  exposer  la  vérité.  »  Maintenant, 
on  peut  parler  de  Rubens  avec  admiration,  le  comparer  aux  plus 
grands,  sans  paraître  à  tous  mauvais  plaisant  ou  mauvais  juge. 
Et  lorsque  quelques  années  plus  tard,  en  1699,  de  Piles  entrera  à 
l'Académie,  ce  sera  en  triomphateur  ;  ses  conférences  seront  écou- 
tées, relues;  on  l'applaudira  lorsqu'il  déclarera  que  toutes  les 
écoles  d'Europe  peuvent  être  utilisées  par  l'enseignement  de 
l'Académie.  Qu'on  juge  par  là  du  chemin  parcouru  depuis  1670, 
alors  qu'une  seule  autorité,  un  seul  modèle,  était  reconnu,  celui 
de  la  Rome  antique  et  de  la  Rome  moderne,  alors  que  Venise  était 
exclue,  Anvers  honni,  Amsterdam  ignoré. 

Les  circonstances  historiques  contribuaient  encore  à  la  faveur 
croissante  de  la  peinture  tlamande.  Depuis  la  guerre  de  Dévo- 
lution, jusqu'à  la  lin  du  siècle,  nos  armées  occupent  les  Pays-Bas 
espagnols  d'une  façon  presque  continue.  Or,  églises  et  couvents 
sont  décorés  de  Rubens  ou  de  Van  Dyck,  et  à  la  tête  de  nos 
troupes  il  y  a  parfois  des  généraux  amateurs  de  peinture.  Gomme 
leurs  ancêtres  au  temps  des  guerres  d'Italie,  ils  reviennent  avec 
des  connaissances  et  des  admirations  nouvelles.  Souvent  même 
ils  rapportent  des  chefs-d'œuvre  pour  leurs  galeries.  Gondé,  qui, 
avant  166U,  a  déjà  séjourné  en  Flandre  où  il  s'est  fait  peindre  à 
plusieurs  reprises,  occupe  ses  loisirs,  durant  l'inactive  campagne 
de  Hollande,  à  enrichir  ses  collections.  Luxembourg  achète  pour 
le  compte  du  prince.  Et,  même,  Gondé  ramènera  avec  lui  des 
Flamands  et  des  Hollandais  qui  peindront  les  vues  de  son  Ghan- 
tilly.  Le  duc  de  Richelieu,  qui  a  dû  vendre  sa  collection  de 
Poussin  au   roi,  refait,  sur  les  conseils  de  de  Piles,  son  cabinet 

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L'ACADEMIE   ROYALE 

avec  des  Rubeiis  :  «  Vous  avez  sçu  profiler,  Monseigneur,  lui  écrit 
de  Piles,  des  rapides  conquestes  de  notre  invincible  monarque;  et 
la  Flandre  et  les  autres  provinces  ont  laissé  partir  ce  qu'elles  ont 
craint  de  ne  pouvoir  conserver  dans  le  désordre  d'une  guerre 
qu'elles  avaient  à  soutenir  contre  un  ennemi  si  redoutable....  »  Le 
duc  de  Richelieu  acquiert  ainsi  de  magnifiques  Rubens  achetés  à 
Anvers,  à  Gand,  à  Bruxelles.  Ils  sont  à  peu  près  tous  aujourd'hui 
à  la  Pinacothèque  de  Munich. 

Les  toiles  qu'on  ne  peut  acheter,  on  les  fait  copier.  Tous  les 
amateurs  qui  ont  voyagé  dans  le  Nord  et  en  Angleterre,  Haute- 
rive,  Liancourt,  etc.,  reviennent  fervents  admirateurs  de  Rubens. 
Les  curieux  commencent  à  dédaigner  les  peintures  de  l'école 
bolonaise  et  achètent  des  «  magots  »  de  Téniers,  des  fleurs  de 
Zeghers  ou  même  des  «  intérieurs  »  de  petits  Hollandais.  En  1670, 
la  collection  Jabach  tout  entière  est  entrée  dans  les  galeries  du 
roi.  En  1084,  le  roi  envoie  Blanchard  dans  les  Pays-Bas  espagnols 
et  les  Provinces-Unies  pour  acquérir  les  plus  belles  œuvres.  La 
collection  Crozat,  si  riche  en  œuvres  flamandes,  se  forme.  L'Aca- 
démie a  beau  gronder  contre  ces  amateurs,  qui  s'affranchissent 
des  théories  académiques  :  l'influence  de  ces  galeries,  riches  de 
peintures  flamandes,  transforme  le  goût  public,  éclaire  les  voca- 
tions des  coloristes  ;  c'est  là  que  s'instruiront  beaucoup  de  peintres 
du  xviii"  siècle,  bien  plus  que  dans  les  ateliers  de  l'Académie.  Et 
ces  toiles  flamandes  ne  sont  plus  les  petits  tableaux,  qui,  au 
commencement  du  siècle,  se  montraient  modestement  à  la  foire 
Saint- Germain  ;  ce  sont  des  chefs-d'œuvre,  placés  par  l'admiration 
publique  à  côté  des  plus  belles  peintures  italiennes,  et  dont  la  vue 
suffit  à  dénoncer  aux  yeux  des  connaisseurs  les  lacunes  de  l'en- 
seignement académique. 

De  plus,  l'institution  académique  elle-même  subit  à  ce  moment 
une  éclipse.  En  1683,  meurt  Colbert.  Louvois,  son  successeur  à  la 
surintendance  des  bâtiments  et  au  protectorat  de  l'Académie, 
aime  Mignard  comme  Colbert  avait  aimé  Le  Brun.  «  L'éclat  des 
grands  emplois  n  allait  donc  être  partagé.  Le  Brun  se  sent  atteint 
par  la  mort  du  ministre  au  point  d'oftVir  à  ses  collègues  sa  démis- 
sion de  Directeur.  Elle  n'est  point  acceptée;  mais  le  déclin  de  son 
Académie  s'accuse  aussi  :  Louvois  limite  le  nombre  des  entrées  au 
nombre  des  décès  et  l'assemblée,  qui  continuait  à  faire  des  recrues 
dans   la    maîtrise,   ne    peut    plus    s'accroître;  Louvois   néglige 

(91) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

d'assister,  comme  faisait  Colbert,  aux  solennités,  ce  qui  enlève 
beaucoup  de  leur  prestige.  Bientôt  même  il  se  désintéresse  com- 
plètement de  l'Académie  et  se  fait  remplacer  par  Villacerf.  Puis 
Le  Brun  meurt  en  1690,  et  Mignard,  l'ennemi  acharné  de  l'Aca- 
démie, lui  est  imposé  comme  directeur.  La  détresse  du  trésor 
entraîne  la  suppression  de  la  rente  annuelle.  Louvois  a  survécu  à 
Colbert,  Mignard  à  Le  Brun,  de  Piles  à  Félibien,  tous  les  ennemis 
de  l'institution  ou  de  l'esprit  académiques  aux  fondateurs  de  cette 
institution  et  aux  représentants  de  cet  esprit. 


Si  nous  voulions  reconstituer  la  carrière  de  Mignard  avec  les 
œuvres  exposées  au  Louvre,  nous  aurions  peine  à  imaginer  que 
ce  peintre  a  rempli  la  seconde  moitié  du  xvii*  siècle  du  bruit  de 
sa  gloire.  Cet  artiste,  dont  l'importance  a  paru  balancer  celle  de 
Le  Brun,  n'est  représenté  que  par  quelques  œuvres  et  encore  la 
plus  importante,  son  propre  portrait,  a-t-elle  failli  lui  être  enlevée 
récemment.  Je  crois  que  Mignard  sort  intact  de  la  discussion. 
Mais  l'on  reste  confondu,  quand  on  voit  le  mince  bagage  du  por- 
traitiste le  plus  fêté  de  la  cour  de  Louis  XIV. 

Au  temps  de  Villot,  il  y  a  un  demi-siècle,  douze  tableaux  repré- 
sentaient l'œuvre  de  Mignard  dans  les  galeries  du  Louvre.  Ils 
s'en  vont,  un  à  un.  Et  rien  n'est  terrible,  irrémédiable,  comme 
cette  retraite  lente  et  sûre  d'une  salle  où  les  nouveaux  venus  sont 
rares,  dans  un  siècle  à  l'abri  des  révolutions  esthétiques.  Mignard, 
peu  à  peu,  se  retire.  Ce  n'est  pas  la  marée  qui  s'en  va  pour  revenir; 
c'est  le  lac  stagnant  dont  l'eau  fuit.  Mignard  doit-il  donc  dispa- 
raître tout  à  fait  d'un  siècle  où  résistent  Sébastien  Bourdon  et 
Antoine  Coypel?  S'il  lui  était  donné  de  voir  cette  débandade 
et  s'il  lui  fallait  insister  pour  obtenir  le  maintien  d'au  moins  l'une 
de  ses  œuvres,  certainement  c'est  à  son  grand  portrait  en  pied 
qu'il  remettrait  le  soin  de  défendre  sa  mémoire.  Et  il  demanderait 
d'abord  que  ce  portrait  occupât  un  emplacement  qui  fût  protoco- 
lairement  égal  à  celui  du  portrait  équivalent  de  Le  Brun.  Ce  vœu 
a  été  entendu.  Dans  le  désastre  de  son  œuvre,  Mignard  conserve 
au  moins  cette  consolation.  Par  son  effigie  officielle,  il  figure 
comme   un  égal  de  Le  Brun.  Les  Vierges  «  mignardes  »  et  les 

(92) 


L'ACADEMIE   ROYALE 

marquises  dont  le  sourire  plaisait  tant  autrefois,  se  dispersent 
dans  l'indifl'ércnce.  Mais  quand  on  se  trouve  devant  son  grand 
portrait,  plac6  auprès  du  portrait  de  Le  Brun,  il  faut  bien  se 
rappeler  que,  sous  le  règne  de  Louis  XIV,  la  royauté  de  la 
peinture  a  été  partagée  entre  deux  hommes  et  que  Mignard  a  été 
régal  de  Le  Brun.  Le  désir  de  Mignard  est  alors  exaucé. 

La  rivalité  des  deux  hommes  date,  sans  doute,  de  leur  séjour 
dans  l'atelier  de  Vouet.  Elle  s'était  accentuée  dès  1648,  quand  Le 
Brun  luttait  pour  fonder  l'Académie.  Son  initiative  lui  promettait 
la  prépondérance  dans  la  compagnie  naissante.  Mignard  refusa 
donc  d'en  faire  partie  et  préféra  travailler  à  la  perte  d'une  associa- 
tion où  il  ne  pourrait  avoir  la  première  place.  Mauvais  calcul  ; 
l'Académie  dura  et  de  son  rôle  d'opposant  isolé  Mignard  ne  tira 
nul  honneur.  A  l'aurore  du  nouveau  régime,  quand  se  fit  la  distri- 
bution des  «  grands  emplois  »,  il  y  eut,  de  nouveau,  rencontre 
entre  les  deux  adversaires.  Bien  que  Molière,  avec  sa  Gloire  du 
Val-de-Grâce,  eût  mis  sa  plume  au  service  de  Mignard,  ce  fut  Le 
Brun  qui  l'emporta.  Celui-ci  montait  dans  l'orbite  de  Colbert  et 
tant  que  vécut  le  surintendant  des  bâtiments,  la  situation  de  Le 
Brun  resta  prépondérante.  Celle  de  Mignard  était  cependant 
considérable,  car  il  était  le  portraitiste  favori  de  la  cour  et,  quand 
il  y  eut  un  mouvement  d'opposition  contre  la  rigueur  de  l'ensei- 
gnement académique  représenté  par  Le  Brun,  il  parut  que 
Mignard  était  le  champion  désigné  pour  mener  le  combat.  Mauvais 
choix  :  Mignard  pouvait  bien  entrer  en  lutte  contre  Le  Brun; 
mais,  sorti  du  même  atelier,  instruit  des  mêmes  principes,  il  repré- 
sentait à  peu  près  le  môme  art.  La  bibliothèque  de  l'École  des 
Beaux-Arts  conserve,  dans  ses  manuscrits,  les  traces  d'une  bataille 
à  coups  de  petits  papiers  entre  les  deux  adversaires  ;  ils  échangent 
les  choses  les  plus  désagréables  du  monde.  C'est  une  polémique 
entre  confrères,  ce  n'est  pas  une  querelle  de  doctrine.  Et  tous  les 
deux  mettent  de  la  bile  dans  leur  encre.  Comment  cette  rivalité 
allait-elle  finir?  Lequel  se  maintiendrait  le  plus  longtemps  et 
garderait  le  champ  de  bataille?  Il  semblait  que,  dans  cette  course 
de  lenteur  vers  le  tombeau.  Le  Brun,  plus  jeune,  avait  partie 
gagnée. 

Mais  subitement,  la  fortune  changea  de  camp.  Colbert  mourut; 
et  Louvois,  le  protecteur  de  Mignard,  hérita  de  ses  charges.  Sans 
doute.  Le  Brun  resta  le   premier  peintre  du  roi;   mais  il   était 

(93) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

découvert  et  moralement  diminué  ;  il  traîna  ses  dernières  années 
dans  une  disgrâce  plus  ou  moins  avouée  et  paya  de  bien  des  humi- 
liations son  ancienne  faveur.  Enfin,  par  une  intervention  de  son 
bon  ange,  Mignard  eut  la  satisfaction  d'enterrer  son  rival.  Il 
endossa  immédiatement  toutes  ses  charges,  y  compris  la  direction 
de  l'Académie.  Rien  ne  s'opposait  plus  à  ce  qu'il  entrât  dans  cette 
compagnie  qui  n'était  plus  celle  de  son  ennemi.  Amené  par 
Louvois,  il  vint  donc  s'asseoir  dans  le  fauteuil  de  Le  Brun.  Ce  fut 
un  moment  de  joie  suprême;  il  y  avait  plus  de  quarante  ans  que 
ce  trône  hantait  ses  insomnies. 

Mais,  levant  les  yeux,  il  vit  que  l'ennemi  était  encore  là,  en 
peinture.  Dans  un  grand  tableau  où  Largillière  l'avait  représenté 
en  pied,  assis  dans  un  fauteuil,  il  semblait  présider  l'assemblée. 
Une  jambe  négligemment  jetée  sur  l'autre,  les  pinceaux  dans 
la  main  gauche,  de  la  main  droite  il  paraissait  accom- 
pagner quelque  leçon  sur  le  beau  dessin  ou  l'expression  des 
passions  et,  malgré  les  amis  qu'il  comptait  dans  la  place,  Mignard 
pouvait  se  croire  encore  sous  la  domination  de  Le  Brun,  tant 
qu'il  avait  devant  lui  le  visage  exécré.  Il  ne  suffisait  donc  pas  de 
lui  avoir  pris  son  fauteuil,  il  fallait  encore  le  chasser  de  son  cadre. 
Et  Mignard  se  mit  au  travail. 

Tout  académicien  nouvellement  agréé  devait  un  tableau  à  la 
compagnie.  Mignard  pensa  qu'il  pourrait  offrir  son  portrait. 
D'abord,  il  fit  mesurer  celui  de  Le  Brun  et  attaqua  une  toile  de 
même  dimension.  Le  Brun  avait  été  représenté  assis,  la  tête  nue, 
presque  de  face.  Mignard  résolut  de  se  peindre  ainsi,  le  corps 
tournée  à  droite,  la  tête  vue  presque  de  face.  Il  n'eut,  d'ailleurs, 
qu'à  copier  un  portrait  qu'il  venait  d'achever  pour  le  grand-duc  de 
Toscane  et  qui  fut  gravé  à  cette  date  par  Vermeulen,  avec  la  date 
de  1690  et  les  titres  de  ses  nouvelles  dignités.  Le  visage,  les  mains, 
étaient  encore  utilisables;  il  suffisait  d'ajouter  les  pieds.  Pour 
son  portrait  de  Le  Brun,  Largillière  n'avait  pas  fait  non  plus 
grand  effort  d'invention  ;  il  s'était  contenté  de  copier  plus  ou  moins 
un  portrait  de  Le  Brun  par  lui-même.  Tout  en  usant  de  sa  belle 
couleur  flamande,  il  n'avait  point  donné  à  son  modèle  ce  rayonne- 
ment de  la  chair  qui  prête  tant  de  fraîcheur  et  de  santé  à  ses  clients 
habituels.  La  couleur  de  Largillière  ne  s'était  point  encore  mise  à 
fleurir.  En  voyant  ce  visage  de  ton  rouge  et  de  modelé  un  peu 
lourd,  Mignard  dut  penser  qu'il  n'aurait  pas  de  mal  à  présenter 

(94) 


L'ACADEMIE   ROYALE 

une  figure  plus  avantageuse.  Sa  face  pûle  el  l'vè\ti  moulre  un 
charme  fort,  sédnisauL  qui  fut,  sans  doute,  chez  l'homme  lui-m(^me 
car  Mignanl  paraît  avoir  été  entouré  d'amitiés  ferventes.  Si  les 
gens  de  TAcadémie,  (jui  aimaient  à  raisonner  sur  les  tempéraments, 
avaient  pu  voir,  l'un  auprès  de  Tautre,  l<;s  portraits  des  deux 
directeurs  successifs  de  l'Académie,  ils  auraient,  sans  doute,  noté 
chez  le  premier  un  tempérament  sanguin  et  chez  le  second  un 
tempérament  nerveux;  peut-être  eussent-ils  seulement  un  peu 
discuté  pour  savoir  qui,  chez  Mignard,  l'emportait,  du  nerveux 
ou  du  bilieux.  Quoi  qu'il  en  soit,  sur  ce  point,  il  me  paraît  bien 
que  Mignard  avait  battu  Le  Brun.  Le  nouveau  directeur  de  l'Aca- 
démie était  plus  beau  ([ue  l'ancien. 

Largillière  avait  revêtu  son  Le  Brun  d'un  large  manteau  de 
velours  rouge.  Mignard  s'est  enveloppé  d'une  somptueuse  robe  de 
chambre  toute  jaune  qui,  en  s'ouvrant,  montre  une  doublure 
bleue.  Ici,  les  deux  premiers  peintres  sont  d'une  égale  magnifi- 
cence. Mais  Largillière  peint  mieux  que  Mignard  ;  son  velours  est 
splendide,  cassé  avec  élégance;  la  robe  de  Mignard  est  d'un 
dessin  sans  esprit,  montre  des  plis  arbitraires  et  pesants.  Les 
portraits  de  Mignard  sont  tous  alourdis  par  ces  draperies  qui  ne 
flottent  ni  ne  se  posent. 

Derrière  Le  Brun,  Largillière  a  placé,  sur  un  chevalet,  un  de  ses 
tableaux  les  plus  admirés,  celui-là  môme  que  l'on  voit  dans  la 
grande  galerie  de  Versailles  et  qui  servit  d'esquisse  pour  un  des 
compartiments  du  plafond,  Louis  XIV  conquérant  la  Franche- 
Comté.  C'était  mettre  le  premier  peintre  devant  son  œuvre  la 
plus  illustre.  A  ce  chef-d'œuvre,  Mignard  oppose  sa  coupole  du 
Val-de-Gâce;  une  réduction  de  cette  coupole,  peinte  par  Michel 
Corneille,  avait  été  offerte  à  l'Académie.  Mignard  dut  trouver  la 
réponse  suffisante.  Cette  «  gloire  »  célébrée  par  Molière  ne 
pouvait-elle  pas  équivaloir  à  ce  plafond  de  la  galerie  des  Glaces  que 
Quinault  a  renoncé  à  chanter? 

C'est  un  véritable  tournoi  devant  la  postérité.  Et  chaque  fois 
que  Le  Brun  met  un  chef-d'œuvre  dans  son  plateau,  Mignard 
dépose  un  poids  égal  dans  le  plateau  adverse.  Devant  Le  Brun, 
sur  une  table,  le  peintre  a  placé  deux  statuettes,  réductions  du 
Gladiateur  combattant  et  de  YAntinoiis,  la  force  et  l'élégance, 
tout  un  programme.  Que  répondre  à  cela?  Sur  la  table  de 
Mignard,  voici  deux  statuettes  de  déesses,  une  Diane  semble-t-il 

(95) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

et  une  Vénus,  peut-être.  Qui  ne  reconnaîtrait  les  déesses  qui  ont 
inspiré  le  peintre  moderne  des  grâces,  l'Albane  français? 

Mais  que  de  choses  sur  cette  table  de  Le  Brun!  On  voit  un 
coin  de  la  gravure  d'après  la  composition  fameuse  :  La  Famille  de 
Darius  aux  pieds  d'Alexandre.  Encore  une  peinture  illustre  du 
fondateur  de  TAcadémie.  Qu'est-ce  que  son  successeur  va  lui 
opposer?  Nous  savons,  par  l'inventaire  de  ses  meubles,  qu'il  pos- 
sédait une  gravure  de  la  colonne  Trajane  ;  il  va  la  chercher  dans 
ses  cartons  et  l'étalé  devant  lui.  Mais  il  réfléchit  que  la  réponse 
ne  vaut  pas.  En  somme,  cette  colonne  Trajane,  ce  n'est  pas  son 
œuvre.  Et  puis  Le  Brun  se  présente  en  chantre  du  Roi  ;  il  a  peint 
le  conquérant  de  la  Franche-Comté.  La  Gloire  du  Val-de-Grâce 
n'est  qu'en  l'honneur  de  Dieu,  Mignard  va-t-il  avoir  le  dessous? 
Alors  une  inspiration  le  traverse  et  il  consacre  la  colonne  Trajane 
à  la  gloire  de  Louis  XIV.  Gomme  c'est  facile!  Le  monarque 
moderne  se  substitue  aisément  à  l'empereur  romain  et,  tout 
autour  du  fût,  on  voit  galoper  la  cavalerie  de  Van  der  Meulen. 
Ainsi,  bien  avant  Napoléon,  Mignard  a  eu  la  pensée  de  la  colonne 
Vendôme  et,  une  fois  de  plus,  il  a  trouvé  une  réplique  aux  argu- 
ments de  Le  Brun. 

Et  ces  livres  posés  sur  la  table,  quels  sont-ils  donc?  Ces  pein- 
tures hautaines  nous  tiennent  trop  à  distance  pour  permettre  de 
lire  familièrement  les  titres  de  ces  in-12.  Mais  ce  sont  peut-être 
des  livres  de  chevet;  sans  doute  y  a-t-il  là  le  DeArte  Graphica  de 
l'ancien  camarade  Dufresnoy,  ou  un  tirage  spécial  de  La  Gloire  du 
Val-de-Grâce  par  l'illustre  Molière,  ou  encore  L'Idée  du  peintre 
parfait  par  l'ami  de  Piles;  dans  tous  ces  ouvrages,  le  génie  de 
Mignard  est  fort  louange,  au  moins  par  prétérition,  et  il  aurait, 
lui  aussi,  d'illustres  avocats  pour  défendre  sa  cause,  si  jamais 
Le  Brun  songeait  à  se  prévaloir  de  la  prose  et  des  vers  écrits 
en  son  honneur  par  Félibien  ou  Charles  Perrault. 

Cependant  Largillière  avait  négligemment  jeté  à  terre,  dans 
l'angle  gauche,  des  cartons,  papiers  et  moulages  antiques,  un 
torse,  un  buste  de  femme.  Ces  trophées  de  l'art  et  de  l'étude  ont 
coutume  de  traîner,  en  peinture,  aux  pieds  des  artistes  et  des 
savants.  Mignard  ne  voulut  pas  faire  moins  que  Le  Brun;  et  dans 
le  coin  de  son  atelier,  il  jeta  aussi  de  la  sculpture,  des  palettes 
et  des  pinceaux.  Mais,  ici  encore,  il  renchérit  sur  l'adversaire.  Le 
Brun  s'est  fourni  de  plâtres  chez  n'importe  quel  mouleur  italien, 

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page  96. 


L'ACADEMIE   ROYALE 

Miji^nard  a  mis  bien  en  vue  un  joli  buste  de  jeune  femme  qui  n'est 
point  une  Niob6  quelconque;  nous  reconnaissons  aisément  la 
charmante  comtesse  de  Fcu(iuièrcs,  la  fille  du  peintre.  Dans  un 
tableau,  aujourd'hui  à  Versailles,  Mignard  Ta  représentée  en 
Renommée,  une  trompette  à  la  main,  tenant  le  portrait  de  son 
père.  Et  nous  verrons  que  cette  trompette  n'est  pas  un  mensonge 
allégorique.  Nulle  mémoire  ne  fut  jamais  en  meilleures  mains  que 
celle  de  Mignard  dans  les  mains  de  sa  fille.  La  jolie  comtesse 
savait  plaire  et  elle  usa  pieusement  de  ses  sourires  pour  désarmer 
l'Académie. 

Il  était  naturel  qu'elle  parût  auprès  de  son  père  dans  le  beau 
portrait  officiel  et  qu'elle  prît  un  peu  de  cette  gloire  qu'elle  avait 
si  bien  surveillée.  Ce  buste  de  Mme  de  Feuquières  n'est  pas  tout 
à  fait  une  imagination  de  Mignard;  il  a  existé  réellement  et  il 
appartenait  au  peintre  qui  le  légua  à  sa  fille  chérie.  Il  était  de 
Desjardins,  le  même  sculpteur  à  qui  nous  devons  un  buste  de 
Mignard.  Mais  quand  elle  résolut  de  s'associer  encore  une  fois  à 
l'image  de  son  père,  on  dirait  que  la  fille  n'a  pas  consenti  à  sacri- 
fier quelques-uns  de  ses  avantages;  et  d'abord  la  fraîcheur  de 
son  teint.  Ce  buste  n'a  pas  la  blancheur  inerte  que  l'on  voit 
aux  figures  de  ce  genre.  N'a-t-il  pas  été  frotté  de  poudre  rose? 
Mme  de  Feuquières  aurait-elle,  par  hasard,  voulu  tricher  un  peu? 
Se  travestir  en  nymphe  de  Diane,  passe  encore  ;  mais  se  résigner 
à  n'être  qu'une  figure  de  plâtre  ou  de  marbre,  n'est-ce  pas  un 
sacrifice  bien  dur  pour  une  jolie  femme?  Ainsi  regardons-nous 
avec  quelque  complaisance  ces  accessoires  jetés  dans  un  coin 
avec  une  feinte  négligence;  ils  ont,  certes,  plus  d'intérêt  que 
ceux  qui  meublent  l'atelier  du  rival.  Sur  ce  point  encore,  Mignard 
a  battu^Le  Brun. 

Mais  il  n'a  pas  battu  Largillière.  Largillière  est  un  beau 
peintre  et  le  portrait  de  Mignard  n'est  pas  une  belle  peinture. 
Cette  robe  jaune  dont  il  s'est  enveloppé  n'est  pas  d'un  joli  jaune 
et  cela  suffit  à  condamner  un  tableau  oii  elle  donne  la  domi- 
nante. Il  y  a  toujours  eu,  dans  la  couleur  de  ce  peintre,  une 
mollesse  cotonneuse  et  une  grande  lourdeur  dans  ces  draperies 
dont  il  abuse.  Pourtant,  dès  cette  date,  il  aurait  dû  voir,  dans  les 
oeuvres  de  Rigaud  et  de  Largillière,  que  l'on  peut  alléger  par  le 
nerf  du  dessin  les  tentures  les  plus  pesantes  et  les  animer  par  la 
flamme  des  reflets.  Mais  Mignard  représente,  en  1690,  un  style 

(97) 

HouBTiCQ.  —  De  Poussin  à  Watteau.  7 


DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

déjà  démodé;  son  talent  vieillissait  avec  le  visage  du  roi  et  de 
Mme  de  Maintenon.  La  beauté  Régence  qui  commence  à  fleurir 
n'a  point  éclos  dans  son  atelier. 

Le  portrait  terminé,  il  ne  restait  plus  qu'à  l'introduire  à  l'Aca- 
démie. Si  l'on  parvenait  à  le  substituer  à  celui  de  Le  Brun,  le 
triomphe  serait  complet.  Mais  au  dernier  moment,  un  personnage 
inattendu  vint  tout  déranger  :  la  mort.  Les  dieux  voulaient  que 
cette  bataille  restât  indécise.  Mignard  dut  quitter  son  fauteuil 
de  directeur  avant  que  fût  introduite  sa  directoriale  effigie,  et 
c'est  sa  fille,  la  comtesse  de  Feuquières,  qui  remit  le  portrait  à 
l'Académie,  le  26  septembre  1696. 

Alors  l'histoire  de  ce  portrait  devient  fort  obscure.  Il  est  entré 
à  l'Académie,  certainement,  puisque  c'est  là  que  le  Muséum  l'a 
trouvé.  Mais  nul  n'en  a  jamais  parlé,  nul  ne  semble  jamais  l'avoir 
vu.  Ni  les  descriptions  de  l'Académie,  ni  le  testament  du  peintre, 
ni  l'inventaire  après  son  décès,  ni  la  biographie  de  Monville,  ni 
celle  de  Lépicié,  rien,  ni  personne  ne  signale  cette  œuvre  dernière 
du  directeur  de  l'Académie.  C'est  tout  récemment  qu'il  paraît 
avoir  éveillé  l'intérêt  des  historiens.  Mais  cette  curiosité  faillit 
avoir  des  conséquences  plus  graves  que  deux  siècles  de  silence. 
Ce  portrait  où  il  a  voulu  mettre  le  meilleur  de  lui-même  pour  un 
peu  échappait-il  à  Mignard.  Il  avait  si  bien  pris  ses  dispositions 
pour  recommencer  Largillière  que  l'on  a  pu  soutenir  que  Largil- 
lière  était  l'auteur  des  deux  portraits  rivaux.  Si,  avant  de  mourir, 
Mignard  avait  pu  soupçonner  que  sa  mémoire  était  menacée  d'une 
telle  usurpation,  ses  dernières  heures  en  eussent  été  empoison- 
nées. Fausse  alerte!  Largillière  n'a  aucune  raison  de  revendiquer 
ce  portrait.  La  grande  raison  pour  laquelle  on  tente  de  retirer  à 
Mignard  cette  œuvre  testamentaire  est  que  la  comtesse  de  Feu- 
quières, en  la  remettant,  n'a  pas  ajouté  qu'elle  fût  de  la  main  de 
son  père.  Mais  vraiment,  si  elle  a  pu  négliger  cette  remarque, 
n'est-ce  pas  que  cela  allait  sans  dire?  Si  M.  Bonnat  ou  M.  Besnard 
léguaient  un  «  autoportrait  »  à  l'Académie,  même  s'ils  ne  son- 
geaient pas  à  dire  que  le  portrait  est  de  leur  main,  pense-t-on 
qu'il  y  aurait  un  seul  de  leurs  collègues  pour  avoir  des  doutes  à 
ce  sujet?  Supposer  que  Largillière  a  peint  cette  grande  toile  avec 
l'espoir  que  ses  collègues  ne  reconnaîtraient  pas  sa  manière,  c'est 
supposer  tout  à  fait  gratuitement  que  les  membres  de  l'Académie 
royale  étaient,  vers  cette  fin  du  xvii^  siècle,  devenus  aveugles. 

(98) 


L'ACADEMIE   ROYALE 

Dans  un  testament  de  1689,  antérieur  au  portrait  qui  nous 
occupe,  Mignard  lèg'ue  à  sa  fille  des  peintures  et  il  ne  croit  pas 
indispensable  d'ajouter  qu'elles  sont  de  lui.  «  Je  donne  mon  por- 
trait en  demi  figure  h  ma  fille  et  le  sien  où  est  le  mien  peint 
qu'elle  tient  et  le  petit  buste  de  marbre  que  luy  a  donné  M.  Desjar- 
dins, c'est  ma  volonté.  »  Le  testateur  ne  désigne  l'auteur  d'une 
œuvre  que  lorsque  cette  œuvre  n'est  pas  de  lui.  Pour  les  autres, 
il  compte  sur  le  discernement  de  sa  fille,  et  sa  fille,  de  son 
côté,  a  bien  pu  s'en  fier  au  discernement  des  peintres  de  l'Aca- 
démie, pour  reconnaître,  dans  sa  dernière  œuvre,  la  main  de 
leur  directeur. 

Les  inventaires  ne  disent  pas  tout.  Ils  sont  souvent  incomplets, 
quand  ils  ne  sont  pas  erronés.  Mais  les  œuvres  parlent  clair. 
Dieu  merci.  Le  Louvre  n'a  pas  conservé  beaucoup  de  peintures 
de  Mignard.  Pourtant,  le  portrait  de  Mme  de  Maintenon,  un  peu 
pauvre  et  mesquin,  qui  figure  dans  la  salle  du  xvir  siècle,  est  bien 
suffisant  pour  affirmer  l'identité  d'un  seul  et  même  auteur; 
mômes  drapei'ies  aux  plis  mous,  même  lourdeur  enchevêtrée, 
sans  esprit  et  sans  ligne,  mêmes  étoffes  à  fond  jaune,  opposées 
au  même  bleu  ;  le  corsage  de  Mme  de  Maintenon  semble  avoir 
été  coupé  dans  la  robe  de  chambre  de  Mignard.  Les  deux 
tableaux  sont  sortis  du  même  atelier,  dans  les  dernières  années 
du  peintre. 

Tous  pouvaient  connaître  le  portrait  que  Mignard  avait  peint 
de  lui-même  avant  1690,  pour  le  grand-duc  de  Toscane,  et  la  gra- 
vure de  Vermeulen  qui  en  avait  été  tirée  à  cette  date,  munie  du 
nom  de  l'auteur  et  de  tous  ses  nouveaux  titres  académiques;  tous 
pouvaient  remarquer  que  le  nouveau  portrait  de  Mignard  n'était 
qu'une  réplique  de  l'ancien,  avec  le  prolongement  des  jambes. 
Faut-il  ajouter  que  Mme  de  Feuquières  avait  trop  intérêt  à  pré- 
senter cette  peinture  comme  œuvre  de  son  père  pour  avoir  pu 
négliger  de  dire  qu'elle  était  bien  de  lui,  si  elle  avait  pu  penser 
que  l'on  en  douterait? 

S'il  n'y  a  donc  pas  incertitude  sur  la  question  de  la  paternité, 
un  mystère  subsiste  pourtant  dans  l'histoire  de  notre  peinture. 
Après  le  don  de  la  comtesse  de  Feuquières,  la  bataille  des 
portraits  continue  ;  mais  Mignard  n'est  plus  là  pour  imposer  son 
œuvre  et  tant  qu'a  vécu  l'ancienne  Académie  royale,  son  portrait 
a  végété  dans  l'ombre.  La  docte  assemblée  n'a  jamais  oublié  que 

(99) 


DE  POUSSIN  A  WATTEAU 

Mignard  avait  été  son  ennemi  ardent  et  actif,  jusqu'au  jour  où 
Louvois  le  lui  avait  imposé  comme  directeur.  Il  arrivait  ainsi, 
parfois,  qu'un  lit  de  justice  obligeât  MM.  du  Parlement  à  enre- 
gistrer un  édit  qui  n'était  pas  de  leur  goût.  En  pareil  cas,  on 
s'incline;  mais  les  institutions  survivent  aux  hommes  et  quand 
Louvois,  puis  Mignard  eurent  disparu,  les  académiciens  ne  crai- 
gnirent pas  d'avouer  leur  rancune.  Donner,  sur  les  murs  de  la 
grande  salle,  la  même  place  d'honneur  à  Le  Brun  qui  l'avait  fondée, 
élevée,  et  à  Mignard  qui  l'avait  voulu  détruire,  ce  scandale 
d'ingratitude  et  de  lâcheté  eût  été  intolérable.  Le  Mignard  à  la 
robe  jaune  fut  mis  à  l'ombre. 

Il  y  eut  des  épisodes  dans  cette  bataille  posthume,  à  coups  de 
grands  portraits.  Rigaud  avait  aussi  peint  un  Mignard,  aujour- 
d'hui à  Versailles,  et  c'est  une  œuvre  charmante  d'élégance  et  de 
nerf;  car  la  tête  du  modèle  est  encore  affinée  par  le  dessin  du 
peintre.  Pourtant  l'infortuné  modèle  n'eut  pas  la  satisfaction  de 
le  voir  dans  les  salles  de  l'Académie.  Rigaud  voulait  entrer  à 
l'Académie  au  titre  de  peintre  d'histoire  et  non  de  portraitiste.  Tant 
qu'il  n'eut  pas  gain  de  cause,  il  conserva  chez  lui  cette  peinture 
qui  devait  être  son  morceau  de  réception.  Et  quand  il  obtint 
satisfaction,  un  peu  plus  tard,  Mignard  n'était  plus  là,  et  Rigaud 
comprit  qu'il  n'avait  rien  à  gagner  à  se  prévaloir  d'un  patron 
d'autant  plus  compromettant  qu'il  ne  pouvait  plus  s'en  servir.  Et 
le  beau  portrait  en  buste  dormit  chez  Rigaud,  tandis  que  le 
grand  portrait  en  pied  sommeillait  dans  quelque  coin  de  l'Aca- 
démie. Il  fut  pourtant  réclamé,  à  la  mort  de  Rigaud;  mais 
Rigaud  savait  bien  qu'il  est  des  manières  de  placer  les  tableaux 
qui  équivalent  à  ne  pas  les  placer  du  tout.  Et  c'est  pour  se 
prémunir  contre  de  telles  malices  confraternelles  qu'en  mou- 
rant il  léguait  à  l'Académie  le  portrait  de  sa  mère,  qui  est  au 
Louvre,  en  spécifiant  que  l'œuvre  devait  occuper  une  place 
honorable.  Il  n'ignorait  pas  que,  pour  l'autre  portrait,  celui 
de  l'ancien  directeur,  il  était  attendu  par  la  rancune  acadé- 
mique et  qu'elle  n'hésiterait  pas ,  pour  étouffer  Mignard ,  à 
enterrer  Rigaud. 

Mme  de  Feuquières  ne  pouvait  ignorer  ce  solide  ressentiment. 
Mais  elle  était  habituée  au  triomphe  de  ses  charmes,  et  sa  piété 
filiale  ne  se  laissa  pas  intimider.  Après  l'effigie  de  Mignard,  elle 
offrit  son  éloge  par  l'abbé  de  Monville.  Et  fort  [poliment  l'Aca- 

(100) 


L'ACADEMIE   ROYALE 

demie  écoutait  l'éloge,  comme  elle  avait  accepté  le  portrait,  mais 
par  la  bouche  de  Goypel,  elle  répondait  que  Ton  ne  pouvait  que 
louer  le  «  tendre  aveuglement  »  de  Mme  de  Feuquiôres.  Et  ceci 
plus  d'un  demi-siècle  après  la  mort  de  Mignard.  Les  sourires  de 
l'aimable  comtesse  ne  réussirent  pas  à  désarmer  ces  maîtres  aus- 
tères. Et  qu'est-ce  que  la  mémoire  de  Mignard  pouvait  donc 
gagner  à  ces  honneurs  posthumes  qu'il  avait  affecté  de  mépriser 
de  son  vivant?  Cette  pieuse  fille  a  pris  trop  au  sérieux  son  rôle  de 
Renommée,  Et  cette  trompette  que  son  père  lui  avait  mise  entre 
les  mains  dut  paraître,  quelquefois,  un  instrument  un  peu 
bruyant. 


Cette  bataille  entre  le  dessin  et  la  couleur  paraît  avoir  traversé 
les  siècles  et  les  écoles;  elle  est  de  tous  les  temps;  ou  tout  au 
moins,  les  deux  partis  existent  depuis  l'époque  où  il  y  a  eu  deux 
méthodes  pour  peindre;  la  méthode  de  ceux  qui  reconstituent  le 
réel  et  la  méthode  de  ceux  qui  le  copient.  La  première  était  celle 
des  Florentins,  des  fresquistes  qui  dessinaient  d'après  le  modèle, 
pour  ensuite  peindre  sur  la  muraille,  de  jugement.  La  deuxième, 
celle  des  Flamands  et  des  Vénitiens,  peintres  à  l'huile  qui  ne 
travaillaient  pas  sans  avoir  le  modèle  sous  les  yeux.  Et  la  grande 
opposition  vient  de  la  différence  des  deux  pratiques.  L'une  et 
l'autre  consultent  la  nature;  mais  l'une  avec  le  crayon,  l'autre 
avec  le  pinceau.  Chez  l'une  s'est  développée  la  recherche  de  la 
belle  forme  et  aussi  l'effort  d'invention.  Chez  l'autre,  la  recherche 
de   l'éclat,  du  précieux,  de  toutes  ces  qualités  matérielles  qui 
résultent  d'une  observation  sensuelle  et  d'un  beau  métier.  L'oppo- 
sition s'est  affirmée,  dès  le  xvi^  siècle,  en  Italie,  lorsque  les  deux 
plus  puissants  représentants  de  la  Renaissance,  Michel-Ange  et 
Titien  se  sont  trouvés  soudain  face  à  face,  sur  la  scène  presque 
vide.  Alors,  de  l'opposition  des  deux  hommes  a  jailli  avec  clarté 
l'opposition   des   deux  manières.   Vasari,  ami   de   Michel-Ange, 
a  pris  soin  de  définir,  dans  ses  vies  de  Titien-Giorgione,  l'école 
florentine    devant  l'école  vénitienne.  La  vraie  opposition,  c'est 
la    couleur    d'après    nature,  contre   le    dessin    d'après    nature. 
Mais  il  était  fatal  que  cette  bataille  se  résumât  entre  la  couleur  et 
le  dessin. 

(lOl) 


DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

Vasari  a  sa  part  de  responsabilité  dans  cette  guerre.  On  le  lisait 
beaucoup,  au  xvii^  siècle  et  Ton  sait  assez  le  pouvoir  que  les  récits 
du  passé  ont  sur  la  vie  présente.  On  se  reconnaît  dans  ces  classe- 
ments tout  faits;  aujourd'hui  se  modèle  sur  autrefois.  Mais  pour- 
tant il  ne  le  reproduit  jamais  absolument.  Ainsi,  nos  peintres  du 
xvir  siècle  sont  de  bons  peintres  à  Thuile  qui  ne  demandent  qu'à 
peindre  d'après  nature;  à  tout  instant,  on  peut  noter,  dans  les 
œuvres  des  plus  idéalistes,  des  moments  où  le  modèle  vivant  a 
imposé  son  éclat  de  couleur  ou  son  type  caractéristique  ;  mais  ils 
veulent  à  tout  prix  n'avouer  que  des  préoccupations  de  dessi- 
nateurs idéalistes.  Ici,  il  faut  aussi  noter  l'importance  de  l'attitude 
que  ces  artistes  sont  tenus  de  prendre,  depuis  qu'ils  sont  devenus 
des  professeurs;  des  professeurs  théoriciens.  Ils  n'enseignent  plus 
à  la  manière  des  vieux  maîtres  :  «  Vois  comme  je  fais  et  tâche  de 
faire  comme  moi  «  ;  ils  cherchent  des  préceptes  généraux  et  ces 
préceptes  il  faut  les  déduire  de  principes.  Il  en  résulte  une  doc- 
trine abstraite.  Or,  la  science  du  dessin,  la  ligne  et  l'espace  se 
prêtent  à  une  doctrine  de  ce  genre  ;  et  le  cerveau  français,  surtout 
à  cette  date,  est  celui  du  géomètre.  Au  contraire,  la  pratique  de 
la  peinture  est  un  art  de  tâtonnement,  d'instinct,  de  hasards,  qui 
peut  bien  donner  lieu  à  quelques  recettes  de  détails,  mais  qui  ne 
saurait,  en  aucune  manière,  se  démontrer.  Un  professeur  qui 
parle  en  chaire  doit  naturellement  en  arriver  à  théoriser  sur  le 
dessin  et  enlever  l'enseignement  de  la  peinture  à  l'empirisme 
de  l'atelier. 

Il  ne  faut  pas  non  plus  assimiler  la  bataille  entre  Rubénistes 
et  Poussinistes  à  celles  qui,  un  peu  plus  tard,  opposera  Ingres  et 
Delacroix.  Ici  encore,  couleur  et  dessin  sont  deux  anciens 
drapeaux  qui  ont  servi  à  conduire  une  bataille  bien  différente,  si 
différente  que,  pour  une  partie  essentielle  du  programme  —  le 
rôle  du  modèle  en  art  —  les  positions  sont  entièrement  trans- 
formées. Le  partisan  de  la  couleur,  Delacroix,  devrait,  à  la 
manière  de  Titien  être  le  partisan  de  la  peinture  d'après  nature  ; 
Ingres,  le  chef  des  dessinateurs,  devrait  être  le  propagandiste  de 
la  peinture  d'imagination.  Et  l'on  sait  que,  tout  au  contraire, 
Delacroix  tolérait  impatiemment  le  modèle,  tandis  qu'Ingres  a 
passé  sa  vie  à  dessiner  et  à  peindre  d'après  nature. 

Les  choses  ne  sont  jamais  aussi  simples  qu'elles  paraissent. 
Un  élément  nouveau  était  intervenu;  la  personnalité  de  l'artiste 

(102) 


L'ACADÉMIE   ROYALE 

se  faisait  de  plus  en  plus  grande  dans  l'œuvre  d'art.  Ce  n'est 
plus  seulement  pour  faire  plus  vrai,  ni  mùmo  plus  beau,  que 
Delacroix  veut  que  la  peinture  soit  un  chant  de  couleur,  c'est 
parce  qu'il  trouve  dans  ce  chant  le  timbre  qui  rendra  le  mieux 
sa  mélancolie  romantique. 


CHAPITRE   IV 


LARGILLIÈRE,    RIGAUD 
ET  DESPORTES 


CETTE  GENERATION  DE  PEINTRES  QUI  SUCCEDE  A  CELLE  DE  LE  BHUN 
DÉNONCE  l'influence  DE  l'iMITATION  FLAMANDE  ||  LARGILLIÈRE  : 
LE  PEINTRE  DE  LA  VIE  MUNICIPALE.  SES  TABLEAUX  d'ÉCHEVINS  ;  CE 
QUI  A  DISPARU  ET  CE  QUI  A  SURVECU  ||  RIGAUD  :  CE  PEINTRE  DES 
GLOIRES  OFFICIELLES  A  ETE  AUSSI  UN  PORTRAITISTE  FAMILIAL  || 
FRANÇOIS  DESPORTES  :  SON  ATELIER  ;  SON  MAITRE  NICASIUS  ;  SES 
ÉTUDES    d'animaux    ET    SES    ESQUISSES    DE    PAYSAGES. 


A  génération  qui  a  suivi  Le  Brun  n'est  pas  restée  fidèle  à 
son  enseignement.  Le  prestige  de  Poussin  s'est  maintenu, 
mais  son  influence  s'est  fort  amoindrie;  les  séductions  de 
la  peinture  sensuelle  ont  prévalu  sur  les  austérités  de  la  peinture 
de  pensée  et,  de  tous  les  maîtres  de  1690,  il  n'en  est  pas  un  qui 
ne  soit  plus  près  de  Rubens  que  de  Poussin.  La  querelle  est 
finie;  les  meilleures  conférences  de  l'Académie  se  relisent  encore 
parfois  en  séance;  mais  cela  n'empêche  pas  la  plupart  de  nos 
peintres  de  se  reconnaître  les  frères  de  ces  Flamands  qui  ont, 
avant  eux,  montré  quelles  joies  visuelles  on  peut  trouver  dans 
le  jeu  des  apparences  colorées  et  combien  il  est  amusant  de 
concilier  les  grâces  de  la  fantaisie  avec  la  solidité  des  choses 
vraies.  Watteau  naîtra  de  cette  conciliation.  En  attendant,  les 
plus  beaux  maîtres  de  notre  école  sont  devenus  tout  naturel- 
lement des  imitateurs  des  Flamands,  Charles  de  la  Fosse,  l'élève 
chéri  de  Le  Brun,  est  un  ami  particulier  de  de  Piles  :  «  Il  estoit, 
dit  son  biographe  de   l'Académie,   très   prévenu   en  faveur  de 

(104) 


LARGILLIÈRE,    RIGAUD,    DESPORTES 

Rubens  et  de  Van  Dyck,  trouvant  que  ces  dtmx  peintres  avaient 
surpassé  les  Vénitiens  dans  certaines  parties  de  la  couleur.  » 
Jouvenet  ne  craint  pas  les  types  d'humanité  énerf^iques  ou  môme 
vulgaires;  il  ne  dédaigne  pas  d'aller  à  Dieppe  copier  sur  le  vif 
les  poissons  de  sa  Pèche  miraculeuse.  Dans  la  mise  en  scène  de 
ses  tragédies,  Coypel  remplace  par  de  riches  brocarts  et  de  fas- 
tueuses tentures  à  la  mode  flamande  ou  vénitienne  les  nudités 
héroïques  de  l'Académie  ou  les  draperies  «  abstraites  et  géné- 
rales »  dont  parle  Perrault;  il  sait  animer  ses  chairs  avec  des 
taches  franches  de  vermillon,  en  peintre  qui  a  étudié  Rubens;  il 
s'efforce  de  concilier  le  naturalisme  coloré  d'Anvers  avec  le  dessin 
physionomique  et  sculptural  de  l'Académie.  D'autres,  comme 
de  Troy  le  père,  abandonnent  la  peinture  d'histoire  pour  le 
simple  portrait  :  «  L'imitation  juste  de  la  nature,  dit  le  chevalier 
de  Valory,  soit  dans  les  parties  du  dessin,  soit  dans  la  vérité  du 
ton  local,  étoit  son  talent  particulier....  L'exactitude  qu'exige  le 
genre  qu'il  choisissait  lui  fit  faire  les  études  les  plus  sérieuses 
sur  la  chair,  les  mains  et  les  têtes,  ainsi  que  sur  les  linges  et 
les  étoffes.  » 

A  ce  moment  s'illustraient  trois  des  plus  beaux  peintres  de 
notre  école,  trois  peintres  qui  ne  doivent  rien  à  Le  Brun  et  qui 
ne  connaissent  pas  l'Italie;  trois  peintres  qui  doivent  tout  à 
l'école  flamande  :  Nicolas  de  Largillière,  qui  a  trente-quatre  ans, 
Hyacinthe  Rigaud  qui  en  a  trente  et  un  et  François  Desportes 
qui  n'en  a  pas  encore  trente. 

Largillière  ne  doit  rien  à  l'Académie.  De  bonne  heure,  il 
s'instruit  à  Anvers  où,  peu  de  temps  après  sa  naissance,  son  père 
s'est  installé;  puis  il  va  travailler  en  Angleterre,  auprès  de  Lely, 
le  successeur  de  Van  Dyck  et  quand,  après  1680,  il  rentre  en 
France,  il  n'est  plus  un  élève,  mais  un  maître.  Or  Largillière  ne, 
perdra  jamais  le  souvenir  de  l'École  flamande.  Oudry,  son  élève, 
nous  a  conservé  le  meilleur  des  conseils  qu'il  en  a  reçus  : 
«  M.  de  Largillière  m'a  dit  une  infinité  de  fois  que  c'étoit  à  l'école 
des  Flandres,  où  il  avoit  été  élevé,  qu'il  étoit  particulièrement 
redevable  de  ces  belles  maximes  dont  il  savoit  faire  un  si  heureux 
usage  ;  il  m'a  souvent  témoigné  le  regret  qu'il  avoit  du  peu  de 
cas  qu'il  voyoit  faire  à  la  nôtre  des  secours  abondants  qu'elle 
pourroit  en  tirer...;  il  alloit  jusqu'à  prétendre  que,  dans  la  partie 
du  dessin  où  l'école  flamande  est  si  foible,  elle  agissait  souvent 

(105) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

sur  de  meilleurs  principes  que  la  nôtre.  »  C'est  que  bien  dessiner, 
pour  Largillière,  n'est  pas  donner  les  proportions  «  régulières  » 
aux  lignes  du  modèle,  mais  trouver  les  traits  exacts  et  typiques 
«  suivant  Fusage  de  messieurs  les  Flamands  ». 

Il  veut  qu'on  habitue  l'élève  à  dessiner  et  peindre  toutes  choses 
d'après  le  naturel,  ainsi  que  l'on  fait  en  Flandre,  paysages, 
animaux,  fruits,  fleurs.  Il  montre  fort  justement  que  copier  la 
nature  est  aussi  le  meilleur  moyen  d'être  bon  coloriste,  les  effets 
naturels  étant  les  seuls  que  nous  trouvions  harmonieux.  La 
coloration  «  par  estime  »  est  toujours  fausse,  car  on  ne  saurait 
inventer  «  ces  couleurs  fuyantes  si  douces,  si  agréables,  si  parti- 
cipantes de  l'air...;  les  effets  justes  et  qui  sont  si  piquants  ne 
dépendent  point  de  l'imagination  :  il  faut  les  voir,  et  encore  avec 
un  œil  bien  exercé,  pour  les  rendre  dans  toute  leur  vérité  ». 

Largillière  tient  des  Flamands  cette  maxime  qu'il  faut  d'abord 
faire  vivre  la  chair;  c'est  d'eux  qu'il  a  appris  que  la  chair  ne  se 
peint  pas  comme  les  autres  substances,  qu'elle  est,  non  seu- 
lement colorée,  mais  vivante,  c'est-à-dire  mouvante,  élastique, 
chaude,  lumineuse  et  que,  pour  traduire  toutes  ces  sensations, 
il  faut  une  matière  rare  et  fine,  capable  de  rendre  le  sang 
vermillon,  les  blancheurs  mates  de  la  graisse,  les  transparences 
bleutées  sous  la  peau,  tantôt  fine  et  sèche  qui  brille,  ou  bien 
épaisse  et  moite  qui  semble  boire  la  chaleur  et  la  lumière.  Aussi 
un  portrait  de  Largillière  a-t-il  d'abord  la  vie  physique,  malgré 
le  contraste  paradoxal  des  figures  jeunes  sous  la  perruque 
poudrée.  Flamande  aussi,  cette  touche  toujours  exacte  et  carac- 
téristique, qui  rend  la  dureté  d'un  cartilage  ou  la  mollesse  d'une 
paupière,  plisse  la  lèvre,  ride  le  front  et,  dans  les  tics  du  visage, 
révèle  la  physionomie  morale. 

C'est  encore  chez  les  Flamands  que  Largillière  a  pris  le  goût 
des  vêtements  appropriés  aux  figures,  des  plis  qui  traduisent  les 
habitudes  du  geste,  des  objets  familiers  qui  sont  comme  autant 
de  témoins  de  l'intimité.  Et  surtout,  c'est  bien  en  copiant  la 
nature,  suivant  le  précepte  flamand,  qu'il  a  emprunté  au  ciel  le 
gris  de  ses  nuages,  aux  forêts  l'or  de  leurs  automnes,  à  la  nature 
les  harmonies  sans  fadeur  qu'elle  seule  peut  apprendre  à  qui  la 
contemple  avec  amour.  Aussi  l'art  de  Largillière  a-t-il  la  séduction 
du  monde  réel  dont  il  est  le  portrait,  de  cette  société  coquette, 
pimpante,  où  l'hermine  du  magistrat  est  aussi  caressante  que  la 

(io6) 


LARGILLIÈRE,    RIGAUD,    DESPORTES 

fourrure  d'une  jolie  marquise.  En  appliquant  à  la  peinture  de  ce 
monde  élég'ant  les  procédés  d'une  école  (jui  ne  méprisait,  dans  la 
nature,  aucune  vulgarité,  Largilliôrc,  comme  Van  Dyck,  a  prouvé 
que  le  franc  naturalisme  sait  traduire  les  vraies  élégances. 
Regardez  une  lourde  et  robuste  nudité  de  Rubens  qui  tord  sa 
chair  frémissante  et  voyez  chez  Largillière  cette  main  gracieuse- 
ment potelée  qui,  sur  le  satin  argenté  d'une  jupe,  remue  douce- 
ment les  doigts  grassouillets  terminés  par  des  griffes  roses;  chez 
le  peintre  de  la  vie  physique  et  chez  le  portraitiste  mondain,  la 
technique  est  la  môme. 

Si  Hyacinthe  Rigaud  n'a  pas  appris  à  peindre  dans  le  pays 
flamand,  au  moins  s'est-il  instruit  loin  de  l'Académie,  à 
Montpellier,  chez  deux  peintres  médiocres,  mais  dont  un  l'éleva 
dans  l'admiration  de  Van  Dyck,  dont  l'autre  possédait  une  magni- 
fique collection.  Un  an  après  son  arrivée  à  Paris,  grâce  à  la 
science  déjà  acquise,  le  jeune  artiste  obtint  à  l'Académie  le  pre- 
mier prix  de  peinture.  C'était  l'assurance  d'un  séjour  en  Italie. 
«  L'illustre  M.  Le  Brun,  dit  une  biographie,  probablement  écrite 
par  Rigaud  lui-même,  ayant  vu  plusieurs  portraits  de  la  main  de 
ce  jeune  peintre  et  les  trouvant  d'une  force  au-dessus  de  son  âge, 
lui  conseilla  de  s'y  appliquer  entièrement.  »  Rigaud  renonce  à 
l'Italie.  «  Dès  qu'il  fut  bien  déterminé  à  se  renfermer  dans  ce 
talent  (du  portrait)  il  se  mit  à  l'étudier  encore  plus  particulière- 
ment qu'il  n'avait  fait  jusqu'alors  et  avec  un  zèle  tout  nouveau. 
Van  Dyck  fut  pendant  quelque  temps  son  guide  unique.  Il  le 
copiait  sans  relâche;  en  ces  copies  «  l'on  reconnaît  toute  l'intelli- 
gence et  même  tout  le  feu  et  le  beau  faire  du  grand  maître  dont 
il  cherchait  à  se  pénétrer  ».  Des  anecdotes,  vraies  ou  fausses, 
peu  importe,  mais  à  coup  sûr  significatives,  veulent  même  que  cer- 
tain de  ses  portraits  ait  été  pris  pour  un  Van  Dyck  par  les  connais- 
seurs. En  même  temps  Rigaud  devient  l'ami  intime  de  Largillière 
et,  sans  doute,  partage  sa  piété  fervente  à  l'égard  de  «  cette  mère 
nourrice  qu'il  n'a  jamais  cessé  d'aimer  tendrement  »,  l'école 
d'Anvers. 

Les  mérites  de  Rigaud  sont  précisément  de  ceux  que  l'Aca- 
démie ne  connaît  pas,  les  seuls  qu'enseigne  la  tradition  flamande  : 
justesse  du  coup  d'œil,  dextérité  de  la  main.  Rien  n'est  plus  vrai 
que  la  peinture  de  Rigaud.  Sous  les  nuages  frisottants  de  la 
perruque,    les    têtes  sont  merveilleusement  particulières,  d'un 

(107) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

réalisme  énergique,  d'une  laideur  parfois  brutale.  Moins  gras  que 
ceux  de  Largillière,  ses  hommes  sont  plus  osseux,  plus  sanguins. 
Malgré  la  majesté  du  port  de  tête  et  la  pose  de  gala,  rien  n'est 
caché  de  la  vie  physique,  ni  la  vulgarité  d'un  mufle  bestial,  ni  la 
décrépitude  d'une  chair  veillie.  Le  regard  du  peintre  détaille 
franchement  le  modèle;  même  devant  le  visage  royal,  il  sait  voir 
la  fatigue  de  l'épiderme  détendu,  les  bajoues  pesantes,  la  coupe- 
rose, les  paupières  lourdes,  flétries,  le  menton  bleui  par  la  barbe 
drue. 

Ce  n'est  point  l'Académie  qui  lui  eût  enseigné  cette  précision 
visuelle;  ce  n'est  pas  non  plus  de  Le  Brun  qu'il  eût  appris  cette 
sûreté  infaillible  avec  laquelle  sa  brosse  va,  vient,  glisse  ou 
appuie,  frotte  ou  empâte.  Mais,  comme  les  Flamands,  il  a  pensé 
qu'un  peintre  ne  traduit  bien  un  caractère  que  par  les  formes  et 
les  couleurs  matérielles;  qu'on  n'exprime  bien  le  faste  d'un  roi 
que  si  l'on  sait  rendre  avec  perfection  les  grandes  tentures  agitées 
par  le  vent,  les  cassures  du  velours,  le  scintillement  du  brocart 
et  la  blancheur  de  l'hermine.  Malgré  l'Académie,  il  a  senti  que, 
même  pour  traduire  une  physionomie  morale,  la  sculpture  dorée 
d'un  bras  de  fauteuil,  une  dentelle  d'Alençon,  le  maroquin  d'une 
reliure  compte  beaucoup  plus  que  les  proportions  de  l'antique  ou 
l'analyse  psychologique.  Gomme  Rubens  et  Van  Dyck,  il  a  fait 
appel  à  des  spécialistes  pour  les  riches  accessoires  de  ses  portraits. 
L'exemple  de  Van  Dyck  et  l'imitation  scrupuleuse  de  la  vie  ont 
fait  de  Rigaud  un  praticien  habile,  un  coloriste  exact,  harmonieux 
et  fort,  un  vrai  continuateur  de  la  tradition  flamande. 

A  la  même  époque,  Desportes  ne  craint  pas  d'abaisser  l'art 
jusqu'auj  |règne  animal  et  même  végétal;  la  pure  habileté 
technique  devient  encore  plus  caractéristique  de  sa  peinture.  Il  a 
commencé  par  des  portraits,  d'ailleurs  fort  bien  exécutés;  mais 
très  vite  il  s'est  aperçu  que  les  accessoires,  pourvu  qu'ils  soient 
bien  rendus,  suffisent  à  faire  un  beau  tableau.  Pour  qui  s'intéresse 
aux  jeux  de  la  lumière  et  de  la  couleur,  c'est  un  sujet  suffisant 
que  le  duvet  lisse  d'une  bécasse  et  les  plumes  hérissées  du  coi 
ballant;  il  peut  y  avoir  plus  de  fougue  et  de  force  dans  une  simple 
poissonnerie  que  dans  les  batailles  d'Alexandre,  plus  de  richesse 
de  coloris  dans  une  pêche  rose  et  verte  sous  la  poussière  de  son 
duvet  que  dans  les  draperies  royales  de  la  famille  de  Darius.  Avec 
un  chou  dans  lequel   scintille  le  cristal  d'une  goutte  de  rosée, 

(io8) 


LARGILLIÈRE,    RIGAUD,    DESPORTES 

dans  le  corail  entr'ouvert  d'une  grenade  éclatée,  dans  une  grappe 
de  raisins  où  les  rayons  viennent  s'éteindre  ou  se  refléter,  dans 
une  gerbe  de  céleri,  dans  la  plus  humble  des  herbes,  Desportes 
découvre  un  savoureux  régal  de  couleur.  Il  observe  et  exprime 
avec  autant  de  sympathie  et  de  bonheur  les  poses  habituelles  du 
chien  en  arrêt  sur  ses  pattes  tendues,  pelage  rugueux,  museau 
humide,  babines  molles,  regard  mouillé  et  suppliant  vers  le 
maître.  Comme  il  consultait  toujours  la  nature,  dit  son  fds,  «  il 
diversifioit  sa  touche  juste  et  spirituelle  selon  le  caractère 
distinctif  des  objets  qu'il  représentoit  ». 

Desportes  a  repris  la  tradition  des  animaliers  flamands;  sans 
doute,  ses  chiens  sont  des  chiens  de  race;  —  on  les  reconnaît  du 
chenil  royal;  mais  Desportes  se  serait-il  tant  intéressé  à  l'humble 
vie  des  animaux  et  des  plantes,  si  son  maître,  Nicaise  Beernaert, 
élève  de  Snyders,  ne  lui  avait,  de  bonne  heure,  montré  tout  ce 
qu'elle  contient  de  beauté?  Si  tout  d'abord  il  n'avait  été  à  l'école 
de  ces  vieux  Anversois  employés  —  mais  non  élevés  —  dans 
l'atelier  de  Le  Brun,  aurait-il  pris  ces  habitudes  de  plein  air, 
d'études  en  campagne  qui,  longtemps  après  étonnaient  encore 
son  biographe? 


I 


Depuis  la  fin  du  moyen  âge,  la  civilisation  de  France  n'a  pas 
suivi  le  même  rythme  que  celles  de  ses  deux  voisines,  les  Flan- 
dres et  l'Italie.  De  Lille  à  Amsterdam,  de  Venise  à  Rome,  les 
monuments  de  l'art,  comme  la  plupart  des  reliques  du  passé  se 
rattachent  à  des  civilisations  urbaines.  On  l'apprend  de  loin,  aux 
abords  des  villes,  quand,  sur  les  toits,  on  voit  se  lever  les  «  belles 
tours  »  de  San  Giminiano  et  de  Sienne  ou  les  beffrois  d'Ypres  et 
de  Bruges.  Ces  tours  laïques  et  ces  beffrois  communaux,  hardis 
comme  les  flèches  de  nos  cathédrales,  puissants  comme  les  don- 
jons de  nos  châteaux  forts,  ont  été  construits  par  une  riche  bour- 
geoisie qui  avait  en  main  les  affaires  de  la  cité.  L'art  flamand  et 
l'art  italien  sont  des  fleurs  de  civilisation  municipale.  Et  mainte- 
nant, dans  les  églises  et  les  musées  de  Flandre  et  d'Italie,  les 
tableaux  religieux  ou  profanes  nous  montrent  des  marchands  ou 
des  banquiers  devenus  échevins,  bourgmestres,  doges  ou  podes- 

(109) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

tats  agenouillés  devant  la  Vierge  ou  assis,  comme  chez  Hais, 
autour  d'une  table  bien  garnie. 

En  France,  les  beffrois  de  nos  hôtels  de  ville  se  dressent  moins 
haut  et  il  y  en  a  peu;  et  dans  nos  musées,  les  portraits  de  nos 
anciens  échevins  sont  rares.  C'est  que  la  vie  municipale  fut 
arrêtée  dans  son  essor  ;  nos  communes  avaient  élevé,  au  xni^  siècle, 
de  sublimes  cathédrales,  mais  à  la  fin  du  moyen  âge,  au  temps 
même  où  les  cités  de  Flandre  et  de  Toscane  bâtissaient  le  Palais 
Vieux  de  Florence,  le  Palais  des  Doges,  les  Halles  d'Ypres  ou 
l'Hôtel  de  ville  de  Bruxelles,  nos  villes  installaient  en  de  modestes 
maisons  leur  «  parloir  aux  bourgeois  ».  Chez  nous,  la  vie  régio- 
nale et  municipale  s'est  effacée  dans  la  vie  nationale.  La  nation 
s'est  constituée  en  même  temps  que  la  monarchie;  la  puissance 
du  roi  et  la  formation  de  la  France  ont  été  payées  par  le  sacrifice 
des  civilisations  urbaines  et  provinciales.  Le  roi  faisait  la  France, 
mais  il  pesait  d'un  poids  très  lourd  sur  les  cités  et  l'unité  s'est 
achetée  au  prix  de  bien  des  énergies. 

C'est  parce  que  la  France  a  construit  les  châteaux  de  la  Renais- 
sance, de  Blois  ou  de  Fontainebleau,  le  Louvre  et  Versailles,  que 
nos  villes  ne  se  sont  pas  épanouies  comme  Bruges  ou  Amsterdam, 
Venise,  Sienne  ou  Florence.  Quelques-unes,  pourtant,  ont  grandi 
et  sont  devenues  des  «  centres  d'art  »  ;  Paris  d'abord,  dont  la 
puissance  fut  même  un  danger  pour  la  monarchie  qui  finit  par 
se  mettre  à  l'écart,  et  aussi  quelques  cités  lointaines,  Bordeaux, 
Toulouse,  Montpellier,  Aix,  chefs-lieux  de  provinces  dans  les- 
quelles sommeille  encore  l'âme  orgueilleuse  de  vieilles  capitales. 
A  Paris  surtout,  la  vie  urbaine  fut  active  parce  que  Paris  béné- 
ficiait de  la  centralisation  nationale  qui  arrêta  tant  d'autres  cités. 
Cette  ville,  pourtant,  n'eut  jamais  l'absolue  indépendance;  en 
face  du  prévôt  des  marchands,  magistrat  communal,  se  dressait 
le  gouverneur,  représentant  du  roi. 

Il  était  impossible  que  cette  vie  municipale  ne  laissât  pas  de 
monuments,  un  hôtel  de  ville,  des  statues  et  des  peintures.  Et  en 
effet,  du  XVI*  à  la  Révolution,  l'édilité  parisienne  a  construit  une 
belle  maison  qu'elle  a  dû  agrandir  et  qu'elle  a  décorée  de  statues 
et  de  nombreux  tableaux.  Tout  a  disparu,  la  maison  et  ce  qu'elle 
contenait.  Deux  révolutions  ont  passé  sur  elle;  celle  de  1792  a 
dispersé  le  mobilier;  celle  de  1871  a  détruit  l'immeuble;  et  l'on  a 
bien  du  mal,  aujourd'hui,  à  se  représenter  ce  que  durent  être  les 

(IIO) 


LARGILLIÈRE,    RIGAUD,    DESPORTES 

collections  qui  ornaient,  à  la  fin  de  l'ancien  régime,  les  salons  de 
l'Hôtel  de  ville.  A  défaut  des  œuvres,  quelques  documents  per- 
mettent tout  au  moins  d'affirmer  que  les  peintures  y  étaient  en 
grand  nombre  et  signées  par  les  principaux  portraitistes  de  noire 
école. 

D'Argenville,  qui  est  un  excellent  guide  de  Paris  avant  la 
Révolution,  décrit  THôtel  de  ville  tel  qu'on  le  voyait  à  la  fin  du 
règne  de  Louis  XV.  Dans  la  «  grande  salle  »  étaient  placées  quatre 
compositions  que  nous  avons  déjà  vues  signalées  dans  les  docu- 
ments de  la  ville  ou  les  catalogues  des  salons  du  xviii''  siècle  : 

1°  Le  mariage  du  duc  de  Bourgogne,  par  Largillière  ; 

2°  La  paix  d'Aix-la-Chapelle  de  1748,  par  Dumont; 

3°  La  réception  de  Louis  XV  à  son  retour  de  Metz,  par  Roslin; 

4°  Le  Festin  de  1687,  par  Largillière. 

Dans  la  salle  des  gouverneurs  figuraient  les  portraits  en  pied 
des  gouverneurs,  ainsi  que  La  Publication  de  la  paix  de  Vienne 
(1738-1739),  par  Carie  Van  Loo.  Ces  tableaux  ont  disparu,  sauf 
celui  de  Dumont;  tous,  sauf  les  portraits  des  gouverneurs,  nous 
sont  connus  par  les  gravures  qui  en  ont  été  exécutées  au 
xviii'^  siècle.  Ces  portraits  qui  s'adressaient  à  la  postérité  ne  lui 
sont  pas  parvenus.  Quelques  figures  isolées  de  prévôts  ou  d'éche- 
vins  subsistent  seules;  quelques-unes  ont  trouvé  des  refuges 
dans  les  collections  publiques  ou  privées.  Ils  se  présentent,  en 
général,  comme  des  personnages  sans  nom.  Leur  dignité  apparaît 
dans  leur  robe  mi-partie  rouge. 

L'abbé  Michel  de  Marolles,  dans  sa  Description  de  Paris,  a 
défini  les  pouvoirs  du  prévôt  et  des  échevins  en  des  vers  d'un 
lyrisme  pédestre  et  sans  malice  : 

La  Ville  de  Paris  se  trouve  gouvernée 
D'un  Prévost  des  marchands  et  de  quatre  échevins, 
Qui  sont  des  gens  choisis  qu'on  élit  par  scrutin. 
Joignant  à  la  première  une  seconde  année. 

Ce  Prévost  est  celui  qu'ailleurs  on  nomme  Maire, 

Exerçant  sur  le  peuple  avec  authorité 

Un  absolu  pouvoir  pour  son  utilité^ 

Réglant  tous  ses  devoirs  et  tout  ce  qu'il  doit  faire. 

On  les  reconnaît  à  leur  robe  de  cérémonie.  Dans  les  enlumi- 
nures des  manuscrits  du  xv  siècle,  les  officiers  de  Ville  portaient 

(III) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

déjà  la  livrée  mi-partie  rouge  et  tannée.  Cette  robe  a  pu  changer, 
au  cours  de  l'ancien  régime,  être  de  laine,  de  velours  ou  de  soie  ; 
mais  les  couleurs  n'ont  pas  varié.  Jusqu'en  1789,  le  prévôt,  les 
échevins  et  le  greffier  portaient  une  robe  rouge  à  droite,  tannée  à 
gauche.  La  couleur  «  tannée  »,  couleur  foncée  du  tan,  est  une 
teinte  brune  ou  marron,  c'est  la  couleur  des  vêtements  de  bure 
portés  par  le  peuple,  les  gens  de  métier,  les  membres  des  six 
corporations  principales.  La  couleur  rouge  cramoisie  provenait 
du  fonds  de  gueule  des  armoiries  de  la  Ville.  Les  échevins  por- 
taient cette  robe  sur  une  soutane  noire.  Le  prévôt  avait  droit  à  une 
soutane  de  satin  rouge,  avec  boutons,  ceinture  et  cordons  en 
or;  il  ne  semble,  d'ailleurs,  pas  avoir  toujours  usé  de  ce  privilège. 
Ces  couleurs  rappelaient  les  origines  populaires  et  parisiennes 
des  magistrats.  Le  receveur,  qui  était  magistrat  du  roi,  n'y  avait 
pas  droit;  il  souffrait  dans  son  amour-propre  d'aller,  aux  jours  de 
cérémonie,  simplement  vêtu  de  noir,  au  milieu  de  ses  collègues  qui 
avaient  une  manche  rouge  ;  des  receveurs  ambitieux  firent  bien  des 
tentatives  sournoises  ou  directes,  pour  obtenir  la  robe  mi-partie. 
C'eût  été  une  usurpation  sur  les  droits  de  Paris;  elles  furent  tou- 
jours repoussées  et  le  fonctionnaire  du  roi  resta  un  homme  noir. 
Dans  les  portraits  de  Largillière  et  de  Jean-François  de  Troy, 
tandis  que  le  prévôt  se  montre  bien  de  face,  pour  étaler  sa  soutane 
écarlate,  les  échevins  se  montrent  de  côté.  La  belle  manche  de 
pourpre  prend  une  telle  importance  que  l'on  ne  voit  plus  qu'elle. 
Dans  une  petite  esquisse  de  la  salle  La  Caze,  où  Largillière  nous 
montre  des  échevins  assemblés  devant  une  tapisserie,  au  second 
plan,  des  manches  rouges  s'agitent,  de  peur  de  passer  inaperçues. 
Le  peintre  et  ses  modèles  étaient  complices;  innocente  coquet- 
terie des  uns,  aimable  supercherie  de  l'autre.  Comme  nos  échevins 
la  portaient  avec  orgueil  la  belle  robe  de  velours  mi-partie! 
Sans  doute,  aux  fêtes  de  la  Saint-Jean,  ils  la  trouvaient  bien  un 
peu  chaude  ;  mais  ils  se  pavanaient  dans  ses  larges  plis,  plus 
resplendissants  que  des  rois  mages.  Il  dut  y  avoir  quelques  modi- 
fications dans  les  costumes.  Le  prévôt  des  marchands,  en  1648, 
chez  Philippe  de  Champaigne,  avait  encore  une  soutane  noire; 
chez  Largillière  et  de  Troy,  de  1680  à  1727,  elle  est  de  satin 
rouge;  un  peu  plus  tard,  chez  Van  Loo  et  chez  Halle,  nous  la 
retrouverons  noire.  Le  tissu  aussi  peut  différer.  Au  temps  de 
Philippe  de  Champaigne,  il  est  de  drap  et  ses  plis  retombent  avec 

(112) 


LARGILLIÈRE,   RIGAUD,    DESPORTES 

une  sécheresse  austère,  comme  une  robe  de  dévote;  les  échevins 
de  Largillière  sont  enveloppés  d'un  velours  caressant,  chatoyant 
et  coquet,  comme  des  jupes  de  caillettes.  Cette  bure  janséniste  et 
ce  velours  régence,  ce  sont  deux  écoles,  deux  écoles  de  peinture 
et  peut-être  aussi  deux  écoles  d'échevins. 

Largillière  devait  aimer  ces  bonnes  figures;  son  pinceau  facile 
et  sa  couleur  brillante  convenaient  à  ces  visages  fleuris  de  bour- 
geois bien  dans  leurs  afl'aires  et  généreux  envers  les  beaux  por- 
traitistes. Rigaud  peignait  le  Roi  et  les  grands  seigneurs;  en  face 
de  ce  peintre  de  la  Cour,  Largillière  fut  le  peintre  de  la  Ville. 
M.  Dimanche  n'a  pas  les  quartiers  de  noblesse  de  don  Juan,  ni 
peut-être  son  élégance  cavalière,  mais  il  est  un  débiteur  moins 
incertain.  D'Argenville  raconte  :  «  Ce  peintre  eut  peu  de  liaison 
avec  la  cour  de  France,  auprès  de  laquelle  il  n'a  jamais  fait 
aucune  démarche;  il  aimait  mieux,  à  ce  qu'il  m'a  dit  plus  d'une 
fois,  travailler  pour  le  public;  les  soins  en  étaient  moins  grands  et 
le  paiement  plus  prompt.  »  Quand  le  duc  d'Anjou  fut  proclamé  roi 
d'Espagne,  Rigaud,  à  Versailles  fit  le  portrait  du  prince,  tandis 
que  Largillière,  à  l'occasion  du  même  événement,  à  Paris,  pei- 
gnait le  nouveau  prévôt  et  ses  quatre  échevins. 

Sauf  un  ex-voto  à  sainte  Geneviève,  tous  les  tableaux  d'échevins 
de  Largillière  paraissent  avoir  été  détruits  pendant  la  Révolution. 
Mais  plusieurs  d'entre  eux  n'ont  pas  disparu  sans  laisser  de 
traces.  On  peut,  à  l'aide  des  monuments  conservés  ou  des  docu- 
ments connus,  supposer  que  Largillière  a  peint  au  moins  quatre 
compositions  pour  la  municipalité  : 

1.  Le  festin  donné  par  la  Municipalité  à  Louis  A7V,  en  1687; 

2.  L'ex-voto  à  sainte  Geneviève,  en  1696  ; 

3.  Le  mariage  du  duc  de  Bourgogne,  en  1697  ; 

4.  L'avènement  du  duc  d'Anjou  à  la  couronne  d'Espagne,  en  1702. 

5.  Enfin  une  cinquième  peinture  a  été  commandée  à  Largillière 
en  1722  à  l'occasion  du  mariage  de  Louis  XV  avec  l'infante 
d'Espagne,  mais  cette  peinture  n'a,  sans  doute,  pas  été  exécutée. 


Entre  1648  et  1676,  on  ne  trouve  guère  trace  de  monuments  artis- 
tisques  se  rapportant  à  la  vie  municipale.  Et  ce  demi-siècle  cor- 

(113) 

HouRTicQ.  —  De  Poussin  à  Watteau.  8 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

respond  justement  au  temps  durant  lequel  Louis  XIV  a  été  en 
froid  avec  sa  bonne  ville  de  Paris.  Cette  période  a  commencé  avec 
la  Fronde  et  s'est  terminée  quand  Louis  XIV  accepta  d'être  reçu 
à  THôtel  de  ville  en  janvier  1687.  Le  prévôt  de  Paris  au  moment 
de  la  brouille  était  M.  Jérôme  Le  Féron;  lors  de  la  réception  de 
1687  le  prévôt  était  M.  de  Fourcy.  Le  premier  a  été  portrait  par 
Philippe  de  Ghampaigne,  le  second  par  Largillière.  Entre  temps, 
le  goût  s'était  beaucoup  transformé  en  peinture;  est-ce  la  raison 
pour  laquelle  ces  deux  prévôts  nous  paraissent  si  différents? 

M.  Le  Féron  se  peut  voir,  au  Louvre,  dans  la  salle  Lacaze,  au 
milieu  de  ses  échevins,  agenouillés  auprès  d'un  autel  de  sainte 
Geneviève,  et  Philippe  de  Ghampaigne  n'a  pas  tenté  d'égayer 
d'un  sourire  cette  figure  austère.  Ge  magistrat  ne  paraît  pas 
avoir  été  de  ceux  qui  façonnent  les  événements.  Mais  il  fut  mêlé 
à  une  crise  violente  de  notre  histoire.  Du  haut  des  fenêtres  de 
l'Hôtel  de  ville,  il  était  bien  placé  pour  voir  la  Fronde.  Il  était, 
depuis  une  semaine  seulement,  renouvelé  dans  sa  charge,  quand, 
le  25  août  1648,  il  reçut  du  roi  l'ordre  d'assister  le  lendemain 
au  Te  Deum  chanté  en  remerciement  de  la  victoire  de  Lens. 
MM.  de  Ville  se  rendirent  en  corps  à  Notre-Dame  et  la  céré- 
monie s'acheva  vers  onze  heures  du  matin.  Mais  voici  que,  à 
deux  heures,  on  accourut  à  l'Hôtel  de  Ville  pour  avertir  Le  Féron 
que  «  tout  était  en  rumeur  dans  la  cité,  à  cause  de  l'enlèvement 
de  M.  de  Bruxelles  ».  L'émeute  gronda  soudain  avec  la  rapidité 
imprévue  d'une  tempête  et,  comme  aux  temps  de  la  Ligue,  sou- 
leva des  barricades  de  pavés;  selon  la  coutume,  des  gens  louches 
commencèrent  à  surgir  de  l'ombre  et  les  bourgeois  prirent  peur. 
On  fit  tendre  les  chaînes,  on  rassembla  les  archers  de  ville. 
M.  Le  Féron  et  les  échevins  firent  leur  devoir;  ils  montèrent  à 
cheval  et,  accompagnés  d'archers,  ils  parcoururent  les  quartiers 
les  plus  agités,  rassurant  les  pacifiques,  apaisant  les  furieux. 
Mais  c'est  le  28  seulement  que  l'on  détendit  les  chaînes;  alors 
les  boutiques  rouvrirent  et  le  calme  reparut.  La  Reine,  satis- 
faite, tînt  à  remercier  le  prévôt  et  les  quarteniers  de  leur  zèle. 
Ge  n'était  que  le  début  de  leurs  tribulations. 

Au  commencement  de  l'année  suivante,  dana  la  nuit  du  7  jan- 
vier 1649,  tandis  que  les  Parisiens  mangeaient  le  gâteau  des  Rois, 
la  famille  royale  quittait  furtivement  le  Louvre  pour  Saint- 
Germain  et  Le  Féron  recevait  une  lettre  expliquant  que  le   Roi 

(114) 


LARGILLIÈRE,   RIGAUD,    DESPORTES 

s'était  vu  obligé  de  s'éloigner  pour  échapper  aux  desseins  du 
Parlement.  Et  depuis  lors,  Paris,  entouré  des  gens  de  guerre, 
vécut  avec  la  terreur  de  la  famine.  MM.  de  Ville  n'avaient  plus  un 
instant  de  tranquillité.  Le  roi,  aux  portos  de  Paris,  avec  son 
armée,  on  savait  assez  que  cela  signifiait  qu'il  pouvait  affamer  les 
Parisiens  pour  les  rendre  sages.  La  maladie  des  grandes  villes, 
c'est  la  peur  du  blocus.  Il  n'est  pas  surprenant  que  les  échevins 
soient  venus  parfois,  comme  nous  le  montre  Philippe  de  Cham- 
paigne,  implorer  la  protection  de  sainte  Geneviève,  la  bonne 
patronne. 

Il  y  eut  pourtant  une  demi-réconciliation  entre  Paris  et  le  Roi. 
Le  7  avril  1649,  Le  Féron,  qui  «  était  Mazarin  »,  et  MM.  de  Ville 
furent  convoqués  à  Saint-Germain  et  le  prévôt  harangua  Leurs 
Majestés,  en  périodes  d'une  cadence  un  peu  lourde  et  qu'il 
débitait  «  un  genou  à  terre  »,  et  les  supplia  de  rentrer  à  Paris, 
«  cette  ville,  l'ouvrage  de  douze  siècles,  le  siège  de  soixante-quatre 
rois,  vos  ayeulx,  et  l'ornement  de  votre  Empire...  Elle  advoue  et 
confesse  son  crime...  ce  fut  une  infidélité  innocente  et  une  rébel- 
lion sans  malice...  au  retour  du  printemps  et  de  la  plus  belle 
saison  de  l'année,  vous  nous  rendrez  cet  astre  royal,  accompagné 
de  la  paix.  »  Faut-il  donc,  d'après  cette  harangue,  reporter  à  Le 
Féron  le  mérite  d'avoir  inventé  la  devise  du  Roi-Soleil?  Louis  XIV, 
Anne  d'Autriche  et  Mazarin  résistèrent  d'ailleurs  à  tant  d'élo- 
quence, et  Le  Féron  dut  renouveler  l'hommage  de  son  dévouement 
aux  pieds  de  Louis  XIV.  La  régente,  enfin,  se  laissa  fléchir  et,  le 
18  août,  le  roi  rentra  dans  sa  bonne  ville.  Cet  heureux  événement 
fut  fêté,  le  5  septembre  suivant,  par  un  grand  bal  à  l'Hôtel  de 
Ville.  Il  y  eut  feu  d'artifice.  Sa  Majesté  dansa  une  «  courante  » 
avec  Mme  la  Présidente  Le  Féron,  «  prévôté  des  marchans  ».  Les 
relations  municipales  ne  disent  pas  ce  que  fit  M.  le  Prévôt  son 
époux,  le  grave  magistrat  agenouillé  par  Philippe  de  Ghampaigne 
devant  sainte  Genevière.  La  réconciliation  de  la  ville  et  du  roi  ne 
dura  guère.  Mais  Le  Féron  quittait  sa  charge  le  16  août  1650  et  ce 
fut  son  successeur  Le  Fèbvre  qui  dut  assister  à  la  fin  des  luttes 
de  la  Fronde. 

Dans  son  portrait  par  Philippe  de  Ghampaigne,  nous  croyons 
bien  reconnaître  le  caractère  de  notre  prévôt,  le  personnage 
loyal,  le  serviteur  fidèle  à  son  roi.  Sa  carrure,  sa  tête  haut  levée, 
la  majesté  un  peu  lourde  de  sa  prestance,  tout  révèle  la  noblesse 

(115) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

du  caractère  et,  dans  la  bataille,  moins  d'habileté  à  donner  des 
coups  que  de  dignité  à  les  recevoir.  On  l'imagine  assez  bien  traver- 
sant les  événements  qui  bouleversèrent  alors  Paris  avec  cette 
attitude  un  peu  rigide  et  distante  qu'il  montre  en  peinture. 
En  1649,  au  plus  fort  de  la  tourmente,  sur  les  jetons  frappés  à  son 
nom  avec  l'image  de  la  nef  parisienne,  il  avait  fait  graver  la 
devise  :  nescia  mergi,  elle  est  insubmersible. 

C'est  trente-huit  ans  plus  tard  que  Louis  XIV  consentit  à  par- 
donner aux  Parisiens  cette  fuite  à  Saint-Germain  par  une  nuit 
d'hiver  de  1649.  Non  que  les  échevins  eussent  refusé  les  témoi- 
gnages de  leur  repentir.  C'était  déjà  un  acte  de  contrition  que 
cette  statue  de  Gilles  Guérin  qui  fut  élevée,  en  1654,  dans  la  cour 
d'honneur  du  Louvre  et  qui  représentait  le  Roi  écrasant  sous  ses 
pieds  l'hydre  de  la  rébellion,  c'est-à-dire  en  somme  Louis  XIV 
domptant  Paris.  Puis  on  éleva  au  Roi  des  arcs  de  triomphe  pour 
ses  retours  de  campagne.  En  1685,  la  ville  fît  construire  les 
façades  de  la  place  des  Victoires  pour  encadrer  dignement  une 
statue  du  Roi  par  Desjardins.  Louis  XIV  enfin  se  laissa  fléchir. 
Après  l'opération  heureuse  de  sa  fistule,  à  l'occasion  d'une  visite 
à  Notre-Dame,  il  accepta  d'être  reçu  à  l'Hôtel  de  ville.  Ce  fut  la 
fête  de  la  réconciliation.  Quand  il  pénétra  dans  la  cour  d'hon- 
neur, Louis  XIV  s'arrêta  devant  la  statue  de  Gilles  Guérin  qui 
commémorait  la  répression  de  la  Fronde  :  «  Otez  cette  figure, 
dit-il,  elle  n'est  plus  de  saison.  »  Elle  fut  enlevée  dans  la  nuit 
même  et  se  trouve  aujourd'hui  à  Chantilly.  Elle  fut  remplacée 
deux  ans  plus  tard  par  une  statue  de  Coysevox. 

Largillière  fut  chargé  de  peindre  un  grand  tableau  représentant 
les  échevins,  à  l'occasion  de  cette  mémorable  visite.  Sous  l'ancien 
régime,  il  figurait  dans  la  grande  salle  de  l'Hôtel  de  ville. 

Dans  son  Voyage  pittoresque  de  Paris,  d'Argenville  le  décrit 
ainsi  :  «  Le  festin  que  la  ville  donna  à  Louis  XIV  et  sa  cour 
en  1687,  à  son  retour  de  Notre-Dame  où  ce  prince  avait  été 
remercier  Dieu  du  rétablissement  de  sa  santé,  après  une  dange- 
reuse maladie.  »  Les  guides  sont  d'accord  pour  affirmer  que  ce 
tableau  était  encore  à  cette  place,  à  la  veille  de  la  Révolution.  Il 
n'en  reste  rien.  Toutefois,  on  peut  l'imaginer  par  une  esquisse 
peinte  de  la  collection  La  Caze  et  par  une  gravure  de  Chenu, 
d'après  un  dessin  de  Cochin.  L'esquisse  est  fort  jolie  et  il  est 
impossible  de  ne  pas  y  reconnaître  une  œuvre  de  Largillière  ainsi 

(Ii6) 


LARGILLIÈRE,    RIGAUD,    DESPORTES 

que  le  motif  du  festin.  Pour  bien  mettre  en  valeur  les  fip^ures  de 
ses  échevins  et  rappeler  en  môme  temps  le  banquet  offert  au  roi, 
Largillière  a  supposé  que  MM.  de  Ville,  en  grandes  robes,  déli- 
bèrent auprès  d'une  table  où  se  dresse  un  buste;  l'objet  de  leur 
délibération,  c'est  la  réception,  le  festin,  et  ce  festin  est  repré- 
senté dans  une  grande  tenture  qui  sert  de  fond. 

Dans  la  disposition  des  personnages,  Largillière  a  mis  tant  de 
clarté,  tout  en  donnant  beaucoup  de  liberté  aux  attitudes,  qu'il 
serait  bien  facile  de  mettre,  d'après  les  indications  protocolaires, 
un  nom  sous  chacun  de  ces  échevins,  si  cette  curiosité  présentait 
quelque  intérêt.  Contentons-nous  de  nommer  le  prévôt  qui,  d'un 
geste  large,  fait  si  bien  valoir  l'éclat  de  sa  robe  rouge  :  M.  Henri 
de  Fourcy,  chevalier,  seigneur  de  Chessy,  président  aux  Enquêtes, 
prévôt  des  marchands  de  1684  et  1691.  A  sa  gauche  sont  assis 
quatre  échevins;  à  sa  droite,  le  greffier  Micantier,  le  receveur 
Nicolas  Boucot  et  le  procureur  du  roi  Maximilien  Titon.  Enfin, 
derrière  ces  officiers  du  roi,  un  homme  est  debout  qui  tient  une 
statuette.  Cet  homme  n'est  pas  sans  motif  mêlé  à  une  aussi  solen- 
nelle assemblée. 

Reconnaissons  ici  Coysevox;  Largillière  a  jugé  qu'il  pouvait 
mettre  aussi  en  scène  le  sculpteur  chargé  d'exécuter  la  nouvelle 
statue  de  Louis  XIV.  Cette  statue  faisait  également  partie  du  pro- 
gramme de  la  fête  ou  tout  au  moins  elle  en  laissa  un  souvenir 
durable.  Elle  est  aujourd'hui  dans  la  cour  de  l'Hôtel  Carnavalet. 
Elle  ne  commémorait  plus,  par  les  bas-reliefs  de  son  socle,  que  le 
triomphe  de  Louis  XIV  sur  l'hérésie  et  le  ravitaillement  de  Paris 
par  ses  soins.  Ce  n'était  pas  beaucoup  fausser  l'histoire  que 
d'admettre  Coysevox  et  sa  maquette  du  nouveau  Louis  XIV  dans 
l'assemblée  qui  fixa  le  programme  de  la  grande  fête  du  30  jan- 
vier 1687.  De  plus,  Largillière  qui  venait  d'être  admis  à  l'Académie 
royale,  y  trouvait  occasion  de  faire  plaisir  à  un  confrère.  Les 
échevins  profitèrent  de  la  circonstance  pour  demander  à  Coysevox 
leurs  médaillons  en  bronze. 

La  gravure  de  Chenu,  d'après  un  dessin  de  Cochin,  n'est  pas 
aussi  jolie  à  voir  que  la  fraîche  esquisse  où  jouent  si  brillamment 
le  rouge  et  le  noir  des  robes  de  satin.  Mais  elle  est  plus  facile  à 
lire;  elle  montre  que,  depuis  l'esquisse,  la  composition  s'est  un 
peu  transformée.  La  table  a  disparu,  le  prévôt  des  marchands  a 
quitté  le  centre  du  tableau  pour  aller  s'asseoir  dans  l'angle  de 

(117) 


DE  POUSSIN  A   WATTEAU 

gauche.  Il  discute  avec  un  échevin,  devant  un  grand  plan  que 
celui-ci  tient  déroulé  sur  ses  genoux.  Au  lieu  de  neuf  personnes, 
on  n'en  compte  plus  que  huit  et  il  n'y  a  plus  symétrie  dans  la 
disposition  générale. 

A  défaut  de  la  grande  peinture  de  Largillère  fort  admirée  au 
xviii^  siècle,  il  reste  encore  quelques  autres  témoignages  de  ces 
fêtes.  M.  de  Fourcy,  le  prévôt  des  marchands  qui  les  présidait,  fît 
frapper  une  médaille,  à  l'occasion  de  la  guérison  du  roi,  après 
l'opération  de  la  fistule.  On  y  voit  un  soleil  illuminant  le  monde  : 
jam  redditur  integer  orbi.  Voici  qu'il  est  rendu  tout  entier  au 
monde.  Et  lors  de  la  réception  du  30  janvier  suivant,  pour  commé- 
morer le  festin  et  le  feu  d'artifice,  une  nouvelle  médaille  nous 
montre  la  façade  de  l'Hôtel  de  ville,  la  place  emplie  de  peuple  et 
le  ciel  illuminé  par  le  soleil  :  in  facie  exhilaritas.  Et  ce  ne  dut 
pas  être,  en  effet,  un  petit  enthousiasme  lorsque,  par  une  sombre 
nuit  d'hiver,  l'astre  royal  consentit  à  se  montrer  aux  Parisiens. 


Dans  le  Paris  du  xvii^  siècle,  la  vie  urbaine  était  encore  toute 
pénétrée  de  préoccupations  rurales;  le  Parisien,  quand  il  regar- 
dait le  ciel,  ne  l'interrogeait  point  seulement  par  inquiétude 
personnelle,  mais  par  sollicitude  pour  ses  légumes  et  pour  ses 
fruits.  Paris  était  entouré  de  jardins  et  de  pâturages  dont  il 
vivait.  Les  voyageurs  vantaient  la  fertilité  de  cette  banlieue  et 
l'ingéniosité  de  la  culture  maraîchère.  A  peine  passées  les  portes 
de  ses  faubourgs,  le  Parisien  se  trouvait  au  milieu  des  potagers. 
Fraises,  artichauts,  asperges,  melons,  concombres...,  les  contem- 
porains n'en  finissent  pas  d'énumérer  tant  de  produits  délectables 
et  les  étrangers  admiraient  l'industrie  avec  laquelle  nos  jardiniers 
conservaient,  au  plus  fort  de  l'hiver,  des  «  pois,  asperges,  arti- 
chauts, cardes,  chicorées  blanches,  laitues  pommées  et  choses 
semblables  qui  ne  se  trouvent  ailleurs  qu'en  été  ».  Les  pâturages 
commençaient  ensuite  où  ne  manquaient  point  les  vaches, 
moutons  et  volailles;  puis  les  belles  campagnes  pour  les  lièvres  et 
les  perdrix,  puis  les  forêts  où  l'on  chassait  le  cerf  et  le  sanglier. 
Cette  grosse  agglomération  ne  pouvait  vivre  que  grâce  à  ces  faci- 
lités de  ravitaillement.  Mais  qu'une  sécheresse  prolongée  brûlât 

(ii8) 


LARGILLIÈRE,    RIGAUD,   DESPORTES 

les  légumes  ou  qu'une  pluie  excessive  fit  pourrir  les  semences,  et 
Paris  risquait  la  famine.  Jamais  il  ne  fut  pleinement  rassuré;  et 
parfois  ceux  qui  avaient  la  responsabilité  de  le  ravitailler  était 
fort  inquiets.  Aujourd'hui,  c'est  par  le  cours  montant  ou  descen- 
dant que  se  constate  l'abondance  ou  la  disette;  alors,  c'était  par 
le  terrible  déficit  des  arrivages  que  M.  le  Prévôt  des  marchands 
apprenait  que  la  ville  allait  soutïrir  de  la  faim. 

En  1694,  il  y  eut  trois  mois  de  sécheresse;  l'archevêque  ordonna 
des  processions  particulières.  La  situation  devint  si  grave  que 
MM.  les  Prévôts  des  marchands  et  échevins  se  résolurent  à  une 
démarche  officielle  auprès  de  la  chère  patronne  des  Parisiens,  la 
bonne  marraine,  celte  sainte  Geneviève  qui  les  avait  déjà,  autre- 
fois, empêchés  de  mourir  de  faim.  Ils  sortirent  de  l'îlôtel  de  ville 
à  pied,  vêtus  de  leurs  robes  et,  après  une  station  à  Notre-Dame, 
ils  montèrent  la  rue  Saint- Jacques  et  allèrent  à  l'église  Sainte- 
Geneviève  prier  la  sainte  d'intercéder  pour  obtenir  un  peu  de 
pluie.  Quelques  jours  plus  tard,  le  27  mai,  eut  lieu  la  procession 
générale  des  reliques.  A  peine  la  châsse  fut-elle  rentrée  qu'une 
pluie  abondante  avertit  les  Parisiens  que  leur  prière  avait  été 
entendue.  Alors  MM.  de  Ville  pensèrent  qu'ils  devaient  remercier 
leur  bienfaitrice.  Le  10  septembre,  ils  assistèrent  à  la  messe  solen- 
nelle qui  fut  célébrée  pontificalement  par  M.  l'abbé  de  Sainte- 
Geneviève.  Et  en  ce  jour,  ils  s'engagèrent  à  commémorer,  par 
l'offrande  d'un  tableau,  l'heureuse  intercession  de  la  sainte  et  la 
reconnaissance  des  Parisiens.  C'est  Nicolas  de  Largillière  qui  fut 
chargé  d'exécuter  cet  ex-voto. 

Le  tableau  était  achevé  au  mois  d'août  1696.  Le  9  de  ce  mois, 
il  fut  présenté  au  public.  Une  fois  de  plus,  MM.  le  Prévôt  des 
marchands  et  échevins  passèrent  leurs  belles  robes  et  vinrent  à 
Sainte-Geneviève  où  ils  furent  reçus  par  l'abbé.  On  échangea  des 
discours  et  le  tableau  de  Largillière  fut  découvert.  Depuis  lors, 
trois  nouveaux  tableaux  vinrent  rejoindre  ce  premier  ex-voto.  En 
1696,  sainte  Geneviève  avait  obtenu  de  la  pluie  pour  les  potagers; 
en  1723,  elle  obtint  du  soleil  pour  les  moissons  et  c'est  de  Troy  le 
fils  qui,  cette  fois,  fut  chargé  de  traduire  en  peinture  la  reconnais- 
sance des  édiles.  En  1710,  de  Troy  le  père  avait  peint  les  échevins, 
en  prière  pour  obtenir  de  la  sainte  la  cessation  de  la  terrible 
famine  de  l'hiver  de  1709.  Enfin,  un  peu  plus  tard,  en  1746, 
Tournières  peignit  un  quatrième  ex-voto  à  l'occasion  de  la  conva- 

(119) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

lescence  du  roi  Louis  le  Bien-aimé.  Ces  quatre  grands  tableaux 
décoraient,  sous  l'ancien  régime,  la  nef  de  l'église  de  l'abbaye. 
Deux  seulement  ont  survécu  à  la  Révolution,  sans  doute 
les   deux   meilleurs,  ceux    de  Largillière  et  de  de  Troy  le  fils. 

Comme  ce  Largillière  est  un  peintre  habile!  Ce  n'est  pas  lui 
qui  se  fût  brouillé  avec  ses  modèles,  comme  Rembrandt,  en 
noyant  leurs  visages  dans  la  pénombre  d'une  ronde  de  nuit. 
Une  bonne  composition  est  faite  de  sacrifices  et,  dans  son 
tableau,  pas  un  des  modèles  n'a  été  sacrifié.  Il  a  su  répartir  son 
prévôt,  les  quatre  échevins  et  les  membres  du  bureau  —  une 
dizaine  de  figures  —  avec  tant  d'adresse  que  tous  sont  en  pleine 
lumière  et  montrent  de  face; un  visage  le  plus  susceptible  n'a  pu 
se  plaindre;  tous  ils  ont  pu  se  contempler  sur  cette  grande  toile, 
comme  en  un  miroir  indulgent.  Et  pourtant,  les  amateurs  de 
peinture  ont  aussi  satisfaction;  car  sous  ces  visages  d'une  clarté 
égale,  Largillière  a  su  draper  toutes  ces  robes  et  les  éclairer  de 
manière  à  éviter  la  platitude  et  la  monotonie  ;  rouge  et  noir, 
ombre  et  clarté,  organisent  l'uniformité  de  ce  désordre;  les  sou- 
tanes ont  accepté  les  sacrifices  qui  eussent  paru  insupportables 
dans  les  visages.  La  composition  est  des  plus  simple;  deux 
robes  se  font  «  pendant  »,  de  chaque  côté,  pour  recevoir  une 
lumière  plus  éclatante;  au  second  plan,  les  robes  se  disposent 
aisément;  au  centre,  elles  s'écartent  pour  ouvrir  une  perspective 
profonde  vers  la  nef  remplie  de  fidèles.  Ces  têtes  lointaines,  dans 
un  demi-jour  gris  traversé  de  rayons  obliques,  ce  sont  des  hommes 
à  perruques,  des  femmes  surmontées  de  fontanges;  c'est  le  public 
d'une  grande  cérémonie  parisienne,  à  la  fin  du  xvii^  siècle.  Largil- 
lière ne  s'est  point  inquiété  du  problème  difficile  de  montrer  une 
foule  lointaine  et  bariolée;  il  lui  fallait  un  arrière-plan  de  tons 
éteints;  il  l'a  peint  en  grisaille  et  le  contraste  est  étrange  entre 
les  visages  fleuris  qui  nous  éblouissent  au  premier  plan  et  cette 
toile  de  fond  décolorée  sur  quoi  ils  se  détachent. 

Quelques  têtes,  pourtant,  paraissent  sacrifiées;  c'est  qu'elles 
n'appartiennent  pas  au  groupe  des  échevins  et  du  «  bureau  ». 
D'abord,  dans  l'angle  de  gauche,  le  gouverneur,  non  pas  aux 
couleurs  de  Paris,  mais  vêtu  en  bleu  de  roi.  L'escamoter  dans 
l'ombre  eût  été  inconvenant;  le  mêler  aux  échevins  n'eût  peut- 
être  satisfait  ni  l'un  ni  les  autres.  Restait  à  le  peindre  d'un  pinceau 
déférant  et  appliqué,  mais  à  le  tenir  légèrement  à  l'écart;  tout 

(I20) 


DE    POUSSIN-    A    WATTEAU. 


Pl.  4,   page   i_'o. 


I 


LARGILLIÈRE,    RIGAUD,    DESPORTES 

uprès  du  cadre,  à  gauche,  il  paraît  se  mêler  à  peine  à  cette  fête 
nunicipale;  il  regarde  d'un  air  détaché;  il  apporte  sa  présence; 
;'est  un  peu  de  la  Cour  qui  vient  se  mêlera  la  Ville;  et  Largillière 
l'a  pu  s'empôcher  de  noter  finement  la  diflerence  entre  l'élégance 
iristocraticjue  de  ce  grand  seigneur  et  la  satisfaction  épanouie 
les  échevins. 

Deux  autres  tôtes  sacrifiées  sont  naturellement  celles  qui  nous 
ntéressent  le  plus,  parce  que  le  peintre  a  été  obligé  de  les  cacher 

demi;  c'est  d'abord  le  portrait  de  Largillière  lui-môme;  il  se 
ient  en  arrière  de  ces  échevins  éblouissants;  son  visage  est 
nince  encore;  il  s'alourdira  plus  tard;  mais  dès  maintenant  on 
roit  deviner,  dans  les  orbites  sombres,  le  regard  ardent  de  la 
eunesse  et  de  l'ambition;  cet  homme  n'a  encore  que  quarante 
ns.  Voici  dix  ans  qu'il  est  entré  à  l'Académie  royale  en  présen- 
ant  un  grand  portrait  de  Charles  Le  Brun,  le  directeur  de  la 
Compagnie.  Puis  il  a  peint  un  vaste  tableau  d'échevins  à  l'Hôtel 
e  ville.  Mais  l'œuvre  dont  il  vient  de  recevoir  la  commande  de 
IM.  de  Ville  intéresse  encore  bien  plus  sa  fortune  et  sa  gloire, 
'^Ue  sera  vue,  examinée,  jugée,  par  tous  les  pèlerins  de  Sainte- 
ieneviève.  Aussi,  comme  il  les  contemple  avidement  ces  éche- 
ins!  Et  il  rêve  de  les  peindre  magnifiques,  rutilants,  comme  les 
ois  mages  de  son  cher  Rubens. 

A  côté  de  lui,  dans  la  même  ombre  discrète,  il  a  placé  un 
isage  animé,  spirituel,  que  l'on  soupçonne  tout  grimaçant  de 
ics.  C'est  le  poète  Santeuil,  chanoine  de  Sainte-Geneviève,  très 
eureux  de  figurer  dans  cette  solennité,  mais  qui  trouva  là 
ccasion  à  développer,  en  une  centaine  de  distiques  latins  héroï- 
omiques,  son  indignation  contre  un  peintre  qui  ne  lui  avait 
onné  ni  un  visage  assez  clair,  ni  une  robe  assez  blanche.  Et 
jargillière  dut,  sans  doute,  répondre  à  cette  indignation  versifiée 
u'un  chanoine  peut  bien  porter  une  robe  blanche,  il  n'en  sera 
tas  moins,  en  peinture,  un  personnage  sombre  s'il  doit  servir  de 
epoussoir  aux  visages  lumineux  de  M.  Sainfray  et  de  M.  Puylon. 
'ar  enfin  ce  sont  ces  messieurs  qui  ont  commandé  et  payé  le 
ableau,  et  Santeuil,  avec  tout  son  esprit  et  son  mérite,  n'est  ici 
ue  pour  boucher  un  trou.  Pour  consoler  l'ombrageux  chanoine, 
.argillière  a  pu  lui  faire  remarquer  qu'il  n'était  pas  plus  mal  placé 
[ue  le  peintre  lui  même. 

Quant  à  MM.  les  Prévôt,  échevins  et  officiers  de  ville,  rien  ne 

(121) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

serait  plus  facile  que  de  les  désigner,  puisque  nous  avons  con- 
servé les  noms  des  magistrats  de  Paris  et  qu'une  chanson  con- 
temporaine et  anonyme,  publiée  dans  la  Revue  universelle  des 
Arts  de  1865,  a  pris  soin  de  les  nommer  en  les  injuriant  copieu- 
sement. Pour  le  prévôt,  M.  Claude  Bosc,  seigneur  d'Ivry,  on  se 
contente  de  traiter  de  «  bizarre  parure  »  son  éblouissante  soutane 
de  soie  écarlate;  mais  à  droite,  voici  Bazin  qui  veut  faire  oublier 
«  la  crasse  »  de  sa  naissance;  puis  le  médecin  Puylon,  «  au 
regard  félon  »,  qui  menace  de  nous  souffleter,  puis  Sainfray, 
«  fils  d'un  pied  plat  »,  qui  demande  à  la  sainte  un  «  pardon  cri- 
minel »  ;  puis  le  substitut  Baudran  qui  montre  l'air  obligeant 
avec  lequel  il  «  plume  le  financier  »  ;  et  de  l'autre  côté  du  prévôt, 
Titon  qui  jette  un  «  regard  méprisant  »,  tout  fier  de  la  place  où  l'a 
conduit  l'intrigue.  Le  public,  comme  on  voit,  conserve  son  droit 
de  contrôle  sur  les  magistrats  qu'il  s'est  choisis;  il  leur  reproche 
tout  d'abord  les  dignités  qu'il  leur  a  accordées  et  jalouse  ces 
belles  robes  qui  attirent  l'admiration  de  la  foule.  Mais  d'ailleurs, 
comme  les  chansonniers  gâtent  peu  la  satisfaction  de  nos  éche- 
vins!  Comme  chacun  de  ces  hommes  en  perruque  et  en  robe 
exprime  le  bonheur,  la  bonne  santé  et  les  bonnes  affaires!  S'ils 
avaient  ces  mines  fleuries  et  ces  faces  de  prospérité,  le  jour  où  ils 
ont  demandé  un  peu  de  pluie  pour  les  récoltes,  il  a  fallu  toute 
l'indulgence  de  sainte  Geneviève  pour  croire  que  ses  chers  Pari- 
siens souffraient  de  la  faim. 

M.  Bosc,  de  ses  belles  mains,  nous  indique  que  cette 
prospérité  est  due  à  la  patronne  de  Paris.  Il  nous  la  montre  et, 
pour  un  peu,  en  effet,  nos  regards,  en  arrêt  devant  ces  bourgeois 
épanouis,  allaient  oublier  ces  nuages  qui  apportent  de  riches 
récoltes.  Sainte  Geneviève,  la  bonne  pastoure,  agenouillée  sur 
un  gros  nimbus,  se  penche  vers  ses  ouailles;  auprès  d'elle  est 
posé  le  cierge  traditionnel;  les  fidèles  n'auraient  pas  reconnu  la 
sainte,  s'ils  n'avaient  pu  se  montrer  la  petite  flamme  que  soufflait 
le  démon  et  que  l'ange  rallumait.  A  sa  prière,  le  ciel  s'est 
entr'ouvert;  une  gloire  explose  et  l'on  voit,  dans  des  éclairs,  voler 
des  têtes  ailées  de  gros  bébés.  Deux  anges  alertes  bondissent.  Se 
peut-il  que  ce  génie  à  chevelure  de  flamme  nous  apporte  la  pluie? 
Son  compagnon  lui  désigne  la  sainte  agenouillée.  Après  être 
montée  au  sommet  lumineux,  la  prière  en  redescend  exaucée, 
et  tout  ce  drame  où  se  mêlent  et  s'agitent  les  habitants  du  ciel  et 

(122) 


LARGILLIÈRE,    RIGAUD,    DESPORTES 


'•i. 


Xin.  LARGILLIKRE.  — Ayant  à  peindre  le  mariage  du  duc  de  Bourgogne,  Largil- 
lière  s''est  rappelé  son  cher  Rubens,  la  Présentation  du  portrait  de  Marie  de  Me'dicis 
à  Henri  IV,  et  quand,  à  la  figure  de  Vllymen  du  Flamand  il  a  substitué  un  autre 
personnage,  ce  fut  encore  pour  emprunter  à  Rubens  le  Mercure  qui  descend  du  ciel 
dans  rÉducation  de  la  Reine.  Largillière  n'a  pas  seulement  admiré  Rubens;  il  Va 
étudié  attentivement.  Le  musée  de  Toulouse  conserve  une  copie  très  fidèle  du 
Thomyris  et  Cyrus  du  Louvre,  par  Largillière. 

les  masses  grondantes  de  l'orage  ne  dérange  pas  les  perruques  de 
nos  échevins,  ni  même  n'attire  leur  regard.  Lever  le  nezl  Ils 
auraient  trop  peur  de  compromettre  la  dignité  de  leurs  visages. 
Gomme  dans  toutes  les  peintures  d'échevins  de  Largillière,  les 
portraits  se  juxtaposent  à  une  action  à  laquelle  ils  ne  se  mêlent 
pas.  La  gloire  explosante  de  sainte  Geneviève  ne  dérange  pas 
plus  le  bureau  de  l'Hôtel  de  ville  que  la  tapisserie  devant  laquelle 
ces  messieurs  préparaient  la  réception  du  Roi.  Largillière  n'a  pas 
daigné  ou  il  n'a  pas  pu  dissimuler  qu'il  peignait  des  portraits. 
Ghacun  de  ces  échevins  pourrait  être  décapité;  chaque  tête 
pourrait  être  placée  dans  un  cadre  individuel  et  ces  visages  ne 
nous  paraîtraient  que  plus  sympathiques  quand  nous  verrions 
mieux  que  c'est  bien  à  nous  qu'ils  cherchent  à  plaire.  Sainte 
Geneviève  est  trop  bonne  pour  leur  en  vouloir. 


M.  Bosc  d'Ivry  dont  la  soutane  écarlate  illumine  le  tableau  de 
sainte  Geneviève  pouvait  espérer  que  son  image  passerait  à  la 
postérité.  Pourtant,  il   crut  devoir  confier  une  seconde  fois  à 

(123) 


DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

Largillière  le  soin  d'immortaliser  ses  traits  et  ceux  de  ses 
échevins;  il  endossa  donc  à  nouveau  la  belle  robe  pour  poser 
devant  son  peintre.  Il  est  vrai  que  la  première  peinture  ne 
figurait  pas  à  l'Hôtel  de  ville  et  il  y  avait  place,  dans  la  grande 
salle,  pour  une  nouvelle  composition  où  M.  Bosc  pût  faire  vis- 
à-vis  à  M.  de  Fourcy 

Le  prétexte,  cette  fois  encore,  fut  un  grand  événement  poli- 
tique où  MM.  de  Ville  allaient,  de  nouveau,  se  mêler  à  l'existence 
de  la  famille  royale;  en  1697,  la  guerre  dite  de  la  ligue  d'Augs- 
bourg  s'achevait  dans  la  lassitude  générale.  La  paix  fut  préci- 
pitée par  les  démarches  du  duc  de  Savoie  qui  passait  de  notre 
côté,  contre  l'Autriche,  offrant  sa  fille,  la  duchesse  Adélaïde  qui 
avait  onze  ans,  comme  gage  de  sa  bonne  foi.  Le  mariage  de  la 
duchesse  de  Savoie  et  du  duc  de  Bourgogne  était  donc  l'évé- 
nement le  plus  frappant  de  toutes  les  clauses  d'un  laborieux 
traité.  Les  paix  que  sanctionne  un  mariage  semblent  plus 
définitives.  En  associant  les  échevins  au  mariage  du  petit-fils  de 
Louis  XIV,  Largillière  ne  faisait  que  symboliser  la  joie  de  la 
Ville  dans  un  événement  dynastique. 

Du  tableau,  il  ne  reste  rien  qu'une  gravure  de  Née,  d'après  un 
dessin  de  Cochin,  qui  permet  d'en  analyser  la  composition  et 
les  intentions.  Le  prévôt  et  les  échevins  se  groupent  debout,  de 
chaque  côté  d'une  action  symbolique.  Au  centre,  le  jeune  duc 
de  Bourgogne  s'élance  vers  un  portrait  de  la  princesse  que  pré- 
sente Mercure.  Mercure  n'est  point,  généralement,  un  messager 
d'amour;  mais  ici  l'amour  apporte  la  paix  et  des  cupidons  vident 
sur  les  marches  du  temple  des  hottes  de  légumes  et  de  fruits 
qui  présagent  des  arrivages  abondants  aux  Halles.  Les  perruques 
et  les  toges  s'empressent  et  les  jolies  mains  de  M.  Bosc,  désignant 
ce  portrait  et  ces  provisions,  semblent  nous  dire  :  «  Ceci  amènera 
cela  ». 

Largillière  n'est  pas  grand  inventeur.  H  a  tout  simplement 
accumulé  ses  portraits  de  chaque  côté  d'une  composition 
empruntée  presque  textuellement  à  Rubens;  et  c'est  ici  que  nous 
reconnaissons  l'élève  des  Flamands;  dans  l'ex-voto  à  sainte 
Geneviève,  les  anges  qui  descendent  du  haut  du  ciel  sortent  des 
«  gloires  »  de  Le  Brun  ou  même  de  Simon  Vouet.  Mais  cette  fois 
Largillière,  voulant  peindre  une  allégorie  matrimoniale,  a  copié 
la  galerie  de  Rubens  au  Luxembourg.  Pour  marier  le  duc  de 

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LARGILLIÈRE,    RIGAUD,    DESPORTES 

Bourgogne,  il  a  repris  la  cérémonie  de  la  présentation  de  Marie 
de  Médicis  à  Henri  IV.  Un  Dieu  apporte  le  portrait;  comme  il 
fallait  un  Mercure,  Largillière  a  utilisé  celui  qui,  chez  Rubens, 
descend  du  ciel  pour  gratifier  Marie  de  Médicis  du  don  de 
l'éloquence.  Les  allégories,  les  Amours,  les  Renommées  qui 
volent,  les  démons  chassés  dans  des  nuées  d'orage,  toute  cette 
mythologie  est  celle  du  Flamand.  Largillière  n'a  innové  qu'en 
faisant  rayonner  l'astre  solaire  et  monarchique,  placé  d'ailleurs 
étrangement  sur  le  fronton  d'un  temple. 

Cette  transposition  de  l'allégorie  de  Rubens  ne  va  pas  sans 
étonner.  Chez  Rubens,  tout  nous  prépare  à  la  bien  comprendre; 
depuis  sa  naissance,  nous  voyons  la  petite  princesse  occuper  les 
Olympiens;  d'un  bout  à  l'autre  de  cette  biographie,  les  mondes 
terrestre  et  céleste  se  mêlent  l'un  à  l'autre  jusqu'à  nous  faire 
croire,  peu  à  peu,  à  la  vraisemblance  de  ce  commerce  entre  ciel 
et  terre.  Chez  Largillière,  rien  ne  nous  a  préparés.  Voici  douze 
ou  quinze  portraits  placides  et  souriants  qui  n'ont  visiblement 
d'autre  ambition  que  de  bien  faire  valoir  leur  tète  et  leur  per- 
ruque. Une  des  allégories  elle-même  se  désintéresse  de  la  prin- 
cesse pour  se  tourner  vers  nous.  Quelles  dames  ont  posé  ces  deux 
allégories  si  bien  peignées  et  chez  lesquelles  le  souci  de  se  faire 
voir  domine  celui  de  regarder?  Vraiment,  ces  échevins  sont  bien 
tranquilles  sous  ce  ciel  d'où  il  pleut  des  dieux  qui  apportent  des 
portraits. 


Le  14  septembre  1702,  Largillière  passait  un  nouveau  marché 
avec  la  Ville  pour  un  tableau  qui  devait  représenter  l'avènement 
du  duc  d'Anjou  à  la  couronne  d'Espagne.  Les  termes  de  la 
commande  ont  été  publiés  par  Leroux  de  Lincy,  dans  son  Histoire 
de  l'Hôtel  de  ville  de  Paris.  Largillière  s'engage  à  «  faire  un 
tableau  de  dix  à  onze  pieds  de  hauteur  sur  quinze  à  seize  pieds 
de  largeur,  ou  plutôt  de  la  même  hauteur  et  largeur  que  celui 
de  la  prévôté  de  M.  Bosc,  représentant,  nous  dit  prévôt  des 
marchands  (M.  Boucher  d'Orsay),  les  sieurs  de  Santeul,  Guil- 
lebon,  Boutet,  S.  Desnotz,  Lehueins  et  les  sieurs,  procureur  du 
Roy,  gresfier  et  receveur,  accompagnés  de  la  Justice  et  de 
l'Abondance,   une  tapisserie   dans  le  fond,    représentant  l'avè- 

(125) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

nement  du  duc  d'Anjou  à  la  couronne  d'Espagne,  avec  toutes 
les  allégories  convenant  au  sujet,  suivant  le  dessin  que  ledit 
sieur  de  Largillière  nous  a  présenté  ».  Le  tableau  devait  être 
livré  à  la  Saint-Jean  de  l'année  suivante  au  plus  tard.  Il  devait 
être  placé  dans  la  grande  salle  de  l'Hôtel  de  ville  et  payé 
5.300  livres.  Donc  nous  n'ignorons,  pour  ainsi  dire,  rien  du 
nouveau  tableau  de  Largillière,  sinon  que  nous  ne  savons  s'il  a 
été  exécuté.  Nul  ne  semble  ne  l'avoir  jamais  vu  à  l'Hôtel  de  ville, 
dans  la  grande  salle  à  laquelle  il  était  destiné,  et  j'ai  pu  me 
demander  si  les  péripéties  de  la  guerre  de  la  Succession  d'Espagne 
n'avaient  pas  contrarié  Largillière  dans  l'exécution  de  son 
œuvre.  Le  duc  d'Anjou  eut  plus  de  difficulté  à  conquérir  sa 
couronne  que  Largillière  à  peindre  ses  échevins.  Durant  plusieurs 
années,  Louis  XIV  songea  même  à  renoncer  à  l'héritage  espagnol. 
Durant  ces  années  sombres,  l'exécution  d'un  tableau  pour 
commémorer  l'avènement  du  prince  français  au  trône  d'Espagne 
put,  quelquefois,  paraître  manquer  d'à-propos. 

Et  pourtant  des  témoignages  nous  sont  parvenus  qui  semblent 
se  rapportera  ce  tableau.  D'abord,  les  papiers  de  Lenoir  signalent 
que  le  «  Muséum  »  a  reçu  des  Minimes  une  composition  :  «  La 
municipalité  de  Paris  recevant  l'abondance  dans  son  sein  ».  Nous 
avions  déjà  vu  apparaître  cette  «  abondance  »  dans  le  traité  passé 
par  Largillière.  D'Argenville  ne  signale  pas  cette  peinture  aux 
Minimes,  dans  son  Voyage  pittoresque  de  Paris.  Elle  ne  s'y 
trouvait  pas  encore  en  1758,  car  le  rédacteur  des  Annales  manus- 
crites de  l'ordre  des  Minimes,  cité  dans  l'ouvrage  de  l'abbé 
Lebœuf  sur  l'histoire  de  Paris,  ne  signale  point  l'entrée  d'un 
Largillière,  parmi  tant  d'autres  acquisitions  qu'il  énumère.  Or 
son  inventaire  s'arrête  en  1758.  Mais  en  1785,  J.-A.  Dulaure 
{Nouvelle  description  des  curiosités  de  Paris)  nous  apprend  que 
dans  «  la  seconde  des  salles  qui  servent  de  sacristie  aux  Minimes  », 
on  voyait  «  un  grand  tableau  original  de  Largillière,  représentant 
l'érection  du  prévôt  des  marchands  à  l'avènement  de  Philippe  V 
au  trône  d'Espagne  ».  Il  est  difficile  de  ne  pas  reconnaître,  cette 
fois,  le  tableau  commandé  en  1702.  Si  Lenoir,  dans  son  inven- 
taire, n'a  pas  jugé  utile  de  rappeler  le  nom  de  Philippe  V,  ni 
même  le  titre  du  prévôt  des  marchands,  c'est  parce  qu'il  n'y  avait 
nulle  nécessité  d'évoquer  des  souvenirs  d'ancien  régime,  à 
propos  d"un  tableau  qu'il  voulait  sauver.  Comment  et  pourquoi 

(126) 


LARGILLIÈRE,    RIGAUD,    DESPORTES 


XIV.  LAUGILLIÈRE.  —  Ce  dessin  du  Loufre  représente  un  l'réfdt  accueilli  par  la 
Ville  de  Paris,  et  accompagne'  de  la  Justice  et  de  génies  de  la  Fécondité.  Les 
allégories  sont  encore  ins/>irées  de  Rubens;  mais  le  site  a  été  croqué  d'après  nature. 
Il  est  parfaitement  reconnaissable.  La  seule  différence  vient  de  ce  que  la  place  de 
grève  sur  laquelle  se  dresse  le  bûcher  de  saint  Jean  descendait  en  pente  rapide  sur 
la  Seine.  Mais  la  façade  de  VlIStcl  de  Ville  et  la  silhouette  de  Notre-Dame  composent 
aujourd'hui  encore  le  décor  dessiné  par  Largillière. 


ce  Largillière  est-il  entré  aux  Minimes  et  d'où  venait-il?  Nous  ne 
savons.  Mais  cette  mention  suffit  pour  nous  convaincre  que  la 
commande  de  1702  a  bien  été  exécutée. 

Parmi  les  Largillière  de  la  salle.  La  Caze,  au  Louvre,  il  en  est 
un  qui  représente  un  échevin.  C'est  un  homme  jeune,  bien  en 
chair,  le  teint  fleuri,  l'œil  brillant  et  qui  pourrait,  à  la  rigueur, 
prétendre  à  la  belle  tête;  on  lui  souhaiterait  seulement  un  visage 
plus  affiné  par  le  travail  intellectuel.  Mais  enfin  ces  joues  charnues, 
ces  grosses  lèvres  et  ces  brillantes  couleurs  sont  l'indice  d'une 
bonne  santé,  d'une  bonne  humeur  et  peut-être  d'une  bonne  con- 
science. La  perruque  grise  rend  la  figure  encore  plus  rose;  par  son 
format  in-folio,  elle  amplifie  ce  visage  et  lui  donne  la  dignité  du 
grand  siècle;  les  perruques  étaient,  pour  les  visages,  comme  les 
colonnades  ou  les  coupoles  en  architecture  :  elles  donnaient  une 
même  majesté  classique  aux  façades  les  plus  ordinaires. 

Le  catalogue  désigne  ce  beau  portrait  comme  figure  d'inconnu. 

(127) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

Pourtant  cet  éclievin  souhaitait  éviter  ce  malheur  et  il  porte  à  la 
main  une  enveloppe,  comme  pièce  d'identité.  Ce  n'est  pas  seule- 
ment pour  nous  dire  que  cet  aimable  magistrat  vient  de  recevoir 
quelque  requête  ou  recommandation,  mais  pour  nous  donner  son 
nom.  Le  procédé  de  la  lettre  qui  doit  désigner  un  personnage  est 
constant  chez  les  portraitistes.  Seulement  l'encre  qui  a  écrit 
l'adresse  n'était  pas  inaltérable;  elle  s'est  altérée  au  point  que  le 
nom  est  à  peine  lisible.  Pour  le  déchiffrer,  il  m'a  fallu  bien  des 
visites  à  la  salle  La  Gaze  et  des  stations  prolongées,  sous  le  regard 
défiant  des  gardiens.  J'avais  cru  lire  assez  bien  :  Monsieur  Mon- 
sieur Denis  sur  le  papier  que  tient  notre  magistrat  et  reconnaître 
un  M.  Denis  qui  fut  échevin  en  1706.  Mais  quand  les  tableaux  du 
Louvre  ont  été  décrochés,  pendant  la  guerre,  les  conservateurs 
ont  pu  regarder  de  plus  près  cette  adresse  à  demi  effacée  et 
déchiffrer  le  nom  de  M.  Denotz  qui  fut  échevin  en  1702. 

Cet  échevin  a  été  peint  une  seconde  fois  par  Largillière.  Le 
musée  Carnavalet  conserve  un  double  portrait  dans  lequel  il 
reparaît  avec  la  même  attitude.  La  main  ne  tient  plus  le  billet.  Ce 
billet  et  son  adresse  devenaient  inutiles,  car  ce  tableau  est  un 
fragment  d'une  grande  composition  détruite;  des  figures  allégo- 
riques, coupées  par  le  cadre  actuel,  permettent  d'imaginer  aisé- 
ment que  cette  œuvre,  autrefois,  mettait  en  présence  le  prévôt  et 
ses  échevins,  Messieurs  de  Ville,  l'Abondance,  la  Justice  ou  telle 
autre  de  ces  aimables  personnes  qui  avaient  coutume  de  frayer, 
en  peinture,  avec  les  magistrats  municipaux.  Le  portrait  de  la 
salle  La  Gaze  a  peut-être  été  exécuté  d'après  nature,  pour  être 
ensuite  inséré  dans  le  grand  tableau  collectif  dont  le  musée 
Carnavalet  conserve  un  fragment. 

Le  très  beau  portrait  de  prévôt  des  marchands  exposé  égale- 
ment au  musée  Carnavalet  est  du  même  temps  et  probablement  de 
la  même  composition.  Ce  fragment  de  peinture  est  détaché  du 
même  ensemble  auquel  appartenaient  nos  deux  échevins,  et  les 
allégories  que  l'on  devine  au  second  plan  paraissent  de  même 
famille.  Alors  ce  portrait  est  celui  de  M.  Boucher  d'Orsay  qui  fut 
prévôt  de  1700  à  1707.  Il  a  tout  à  fait  grand,  air,  avec  sa  longue 
figure,  son  nez  busqué  qui  jette  une  grande  ombre  sur  son  visage 
osseux,  ses  yeux  perçants,  ses  lèvres  bien  dessinées  qui  vont 
s'ouvrir  pour  prononcer,  sans  doute,  des  paroles  aimables.  A  ses 
autres  mérites,  ce  magistrat  joignait  certainement  celui  de  présider 

(128) 


LARGILLIÈRE,    RIGAUD,    DESPORTES 

avec  bonne  grâce  et  majesté  les  grandes  cérémonies.  On  ne  saurait 
mieux  représenter  le  grand  siècle.  Ce  prévôt  paraît  bien  avoir  été 
de  ces  magistrats  municipaux  qu'éblouissait  le  soleil  de  Versailles. 
Louis  XIV  se  comparaît  au  soleil  et  Boucher  d'Orsay  prenait  pour 
emblème  le  tournesol.  Les  jetons  qu'il 
fit  frapper  à  ses  armes  sont  des  allu- 
sions à  Louis  XIV  et  non  pas  à  Paris. 
En  1703,  un  tournesol  orienté  vers 
le  soleil  {serval  amorem);  en  1705, 
des  vignes  sous  le  soleil  {laetor  dum 
respicis)]  en  1707,  un  chêne  [cara 
Joui);  M.  Boucher  d'Orsay,  suivant 
son  expression,  s'épanouit  sous  les 
faveurs  du  roi,  comme  la  vigne  qui 
mûrit  sous  les  rayons  du  soleil.  Le 
nom  de  ce  prévôt  est  bien  loin  d'être 
tombé  dans  l'oubli.  C'est  lui  qui 
commença  la  construction  du  quai 
d'Orsay;  ce  nom  a  pris,  depuis  lors, 
comme  une  distinction  diplomatique. 
Et  il  est  ainsi  arrivé  à  M.  Boucher 
d'Orsay  de  laisser  un  nom  qui  est 
devenu  illustre,  bien  que  sa  personne 
soit  restée  obscure. 

Les  tableaux  de  Carnavalet  nous 
montrent  des  portraits  qui  se  suf- 
fisent, mais  qui  sont  pourtant  des 
fragments  de  compositions  plus  vas- 
tes. Derrière  nos  échevins  se  tenait 
une  figure  dont  une  jambe  drapée  a 
seule  survécu;  sa  station  dans  les 
airs,  au  milieu  des  nuages,  permet 
de  reconnaître  quelque  divinité.  Le 

prévôt  des  marchands,  M.  Boucher  d'Orsay,  n'est  pas  non  plus  tout 
à  fait  seul.  La  main  d'un  échevin,  une  main  gantée  de  blanc,  est 
appuyée  sur  le  dossier  de  son  fauteuil  ;  un  visage  féminin,  d'ail- 
leurs très  banal,  s'incline  de  l'autre  côté.  La  jambe  du  premier 
tableau  et  la  tête  du  second  appartiennent  à  ce  personnel  allégo- 
rique auquel  Largillière  demandait  un  cortège  flatteur  pour  les 

(129) 

HouRTico.  —  De  Poussin  à  Wattean.  9 


XV.  LARGILLIÈRE.  —  Cettepetite 
esquisse,  peinte  légèrement  sur 
papier,  figure  dans  les  collections 
de  dessins  du  Louvre.  Elle  repré- 
sente quatre  échevins;  peut-être 
devaient-ils  assister  au  Mariage 
du  duc  de  Bourgogne,  bien  que 
la  composition  définitive,  connue 
par  une  gravure,  ne  nous  présente 
vas  celte  architecture. 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

échevins.  Dans  le  tableau  du  duc  d'Anjou,  le  peintre  devrait  pré- 
senter la  Justice  et  l'Abondance.  Comme  Rubens,  à  l'école  duquel 
il  doit  tant,  Largillière  n'a  pas  jugé  paradoxal  de  mêler  des  figures 
réelles  et  des  fictions  allégoriques;  seulement  celles  du  Flamand 
étaient  de  resplendissantes  nudités  ;  celles  de  Largillière  se  mon- 
trent plus  modestes  et  plus  vêtues.  Ces  figures  sont  d'une  exécu- 
tion beaucoup  plus  fade  que  les  portraits  du  premier  plan;  le 
peintre  a  éteint,  amorti  la  vivacité  de  sa  couleur  et  Ton  pourrait, 
au  premier  abord,  croire  que  ces  figures  ont  été  refaites  par  un 
médiocre  restaurateur.  Ces  pâles  divinités  s'expliqueraient  mieux 
si  ces  tableaux  étaient  au  complet.  On  verrait  alors  que  ces 
formes  ne  sont  pas  celles  de  personnages  vivants,  mais  qu'elles 
appartiennent  à  quelque  tenture,  comme  celle  que  Largillière 
avait  déjà  utilisée  dans  le  tableau  de  1687.  Pour  compléter  les 
tableaux  de  Carnavalet,  il  faut  se  représenter  ces  messieurs  se 
détachant  sur  quelque  belle  tapisserie  des  Gobelins  où  planent 
des  Olympiens  symétriques.   . 


Chaque  année,  la  veille  de  la  Saint-Jean,  un  bûcher  était  dressé 
sur  la  place  de  grève.  Leroux  de  Lincy,  dans  son  Histoire  de 
VHôlel  de  ville  de  Paris,  cite  toute  une  description  du  cérémonial 
de  la  fête.  «  On  part  précédé  des  gardes  de  la  ville  et  des  dra- 
peaux et  tambours,  le  colonel  à  la  tête  de  tout  le  cortège,  et  le 
bureau  précédé  par  les  huissiers  et  le  greffier  ;  on  fait  trois  fois  le 
tour  de  la  grève,  et  au  troisième  un  juré  mouleur  de  bois  présente 
un  flambeau  à  M.  le  Prévost  des  Marchands  qui  met  le  feu  au  bois 
et  MM.  du  bureau  en  font  autant,  puis  on  retourne  à  l'Hôtel  de 
Ville.  »  Cependant  les  danses  «  des  valets  et  servantes  »  com- 
mencent sur  la  place  «  d'une  manière  non  moins  dissolue  que 
leurs  chansons  »,  dit  Sauvai,  tandis  qu'à  l'intérieur  de  l'hôtel  de 
ville  «  le  Prévost  des  Marchands  et  les  Échevins  ne  laissent  pas 
de  faire  un  souper  magnifique  où  se  trouvent  leurs  amis,  avec 
leurs  femmes  et  leurs  filles,  y  donnent  le  bal  et  passent  une 
partie  de  la  nuit  à  danser  au  son  des  violons  ». 

Un  dessin  du  Louvre  semble  avoir  combiné  à  la  fois  la  céré- 
monie d'une  réception  à  l'Hôtel  de  ville  et  cette  fête  de  la  Saint- 

(130) 


LARGILLIÈRE,    RIGAUD,    DESPORTES 

Jean.  Ce  joli  dessin  lavé  crencre,  attribué  à  Rigaud  et  que  Reiset 
appelle  «  Réception  d'un  magistrat  au  palais  de  justice  de  Paris  », 
est  bien,  en  réalité,  une  esquisse  de  Largillière  représentant 
l'entrée  d'un  prévôt  des  marchands  à  rilôtel  de  ville.  La  Ville  de 
Paris  l'accueille,  reconnaissable  à  sa  couronne  de  tours  et  aux 
deux  petits  génies  qui  tiennent  un  écusson  où  l'on  distingue  la 
nef  d'argent.  Et  nous  retrouvons,  une  fois  de  plus,  l'imitation  de 
Rubens,  les  petits  génies  qui,  dans  la  Naissance  de  Marie  de 
Médicis,  jouaient  avec  l'écusson  de  Florence.  Le  Prévôt  s'avance 
mollement,  la  hanche  en  avant,  à  la  manière  d'une  femme  et  l'on 
devine  aisément  quel  éclat  devait  montrer  en  peinture  sa  belle 
robe  lumineuse.  Il  n'arrive  pas  seul;  du  haut  du  ciel,  une  Justice 
est  descendue,  pour  le  présenter,  et  elle  est  accompagnée  de  deux 
génies  dont  l'un  porte  les  faisceaux  et  l'autre  déverse  sa  corne 
d'abondance.  Reconnaissons  les  deux  symboles  chers  à  la  munici- 
palité. De  telles  allégories  résument  les  programmes  électoraux 
de  tous  les  temps.  Au  second  plan,  la  place  de  grève;  au  fond,  la 
silhouette  de  Notre-Dame;  sur  la  place,  le  bûcher  de  la  Saint- 
Jean.  Largillière  habitait-il  déjà  la  rue  Geoffroy  l'Angevin,  quand 
il  esquissa  cette  entrée  solennelle?  Dans  ce  cas,  il  n'alla  pas  loin 
pour  dessiner  le  décor  de  la  scène;  au  sortir  de  la  rue  du  Temple, 
il  se  trouvait  devant  la  place  qu'il  voulait  peindre.  La  foule 
accompagne  de  ses  ovations  le  nouveau  prévôt  et  même  un 
homme  du  peuple  monte,  à  sa  suite,  les  marches  de  l'Hôtel  de 
ville. 


Enfin,  en  1722,  les  échevins  qui  semblaient,  depuis  quelques 
années,  avoir  abandonné  Largillière  pour  d'autres  peintres  moins 
illustres  et,  par  suite,  moins  onéreux,  revinrent  à  celui  qui  avait 
donné  de  leurs  visages  et  de  leurs  robes  les  images  les  plus 
brillantes.  L'événement  national  qui  devait  servir  de  prétexte 
était  l'arrivée  à  Versailles  de  la  petite  princesse  espagnole  Marie- 
Anne-Victoire,  la  première  fiancée  de  Louis  XV.  Et  voici  d'après 
le  texte  de  commande  publié  par  les  nouvelles  Archives  de  l'art 
français  (1882,  p.  135)  ce  que  devait  montrer  cette  composition  : 
«  le  Roi  environné  de  trois  Grâces  sur  son  trône,  Mgr.  le  duc 
d'Orléans,  régent,  soutien  du  trône,  guidé  par  Minerve,  symbole 

(131) 


DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

de  la  sagesse,  le  couvrant  de  son  bouclier  et  tenant  à  la  main  le 
portrait  de  l'Infante  porté  par  deux  génies,  un  génie  enchaînant 
le  lion  d'Espagne  avec  le  cordon  bleu  et  le  coq,  symbole  de  la 
France,  enchaîné  avec  la  toison  d'or  et  autres  attributs  marquant 
l'union  des  deux  nations;  MM.  les  Prévôt  des  Marchands,  Éche- 
vins,  procureur  du  Roi,  greffier,  receveur  de  la  Ville,  étant  aux 
pieds  de  Sa  Majesté  ».  Entre  temps,  les  prix  de  Largillière 
avaient  monté  ;  on  lui  donnait  8  000  livres  ;  il  est  vrai  qu'un  tel 
luxe  allégorique  justifiait  ce  renchérissement. 

Une  petite  esquisse,  entrée  récemment  au  Musée  Carnavalet, 
prouve  que  Largillière  avait  pu  en  entreprendre  l'exécution  ;  cette 
œuvre  légère  et  hardie  montre  que  l'imagination  du  peintre  allait 
prenant  de  l'aisance.  Cette  fois  les  échevins  sont  un  peu  plus 
attentifs  à  l'événement  auquel  ils  assistent.  Le  groupe  du  jeune 
roi  sur  son  trône,  entouré  du  Régent  et  de  pâles  allégories,  com- 
pose un  bouquet  de  fines  couleurs  qui  contraste  fort  joliment 
avec  les  grandes  robes  rouges  et  noires  qui  se  pressent  de  chaque 
côté.  Dans  les  airs,  les  allégories  spirituelles  décrites  dans  le  texte 
de  la  commande  et  que  l'image  transcrit  avec  fidélité.  Ce  n'est 
pas  l'imagination  de  M.  de  Castagnère,  mais  celle  de  Largillière 
qu'il  faut  reconnaître  dans  cette  ingénieuse  allégorie.  Le  sou- 
venir de  Rubens  est  aussi  présent.  Des  divinités  malfaisantes 
disparaissent,  chassées  en  des  nuages  sombres,  et  des  nymphes 
marines,  au  premier  plan,  rappellent  cette  Bidassoa  qu'une  autre 
infante  avait  déjà  franchie  dans  la  galerie  de  Médicis.  Mais  la 
palette  de  Largillière  est  moins  flamande.  Sa  couleur  a  moins  de 
chaleur  qu'autrefois.  En  peignant  des  robes  de  satin  encadrées  de 
boiseries  claires,  il  a  pris  le  goût  des  tons  légers  et  lumineux. 

La  peinture  a-t-elle  été  détruite?  ou  bien  n'a-t-elle  pas  été 
exécutée?  Les  projets  de  mariage  qui  lui  servaient  de  prétexte 
furent  rompus.  La  petite  infante  avait  trois  ans  quand  elle  vint  à 
Versailles  pour  être,  un  jour,  reine  de  France;  elle  en  avait  six 
quand  elle  rentra  en  Espagne,  après  la  rupture  des  fiançailles. 
Elle  était  vraiment  trop  jeune  et  Louis  XV  ne  pouvait  plus 
attendre  pour  donner  un  dauphin  à  la  France.  Déjà  le  duc 
d'Orléans  «  soutien  du  trône  »  était  mort,  à  la  fin  de  1723. 


1.  Le  rapprochement  du  texte  et  de  la  peinture  a  été  fait  par  M.  Brière  dans 
une  communication  à  la  Société  de  l'Art  français. 

(132) 


LARGILLIÈRE,   RIGAUD,    DESPORTES 


XVI.  LARGILLIÈRE  et  RUBENS.  —  Ayant  à  peindre  le  mariage  de  Louis  XV  et 
d'une  infante  d'Espagne,  Largillière  de  nouveau  a  pensé  à  Rubens,  et  s'est  rap- 
pelé les  nymphes  de  la  Bidassoa  qui  assistent  à  ^'Echange  des  princesses  dans  la 
Vie  de  Marie  de  Médicis.  Cette  esquisse  peinte  d'un  tableau  qui  ne  fut  peut-être 
pas  exécuté  figure  au  Musée  Carnavalet. 

Pourtant,  de  ce  mariage  manqué,  il  est  sorti  une  peinture,  un 
portrait  de  la  petite  infante,  que  Largillière  peignit  en  1722  et  qui 
est  aujourd'hui  au  Prado;  peut-être  fut-il  exécuté  pour  servir  de 
document  au  grand  tableau  allégorique.  Ce  portrait  est  un  chef- 
d'œuvre  de  grâce  et  de  jeunesse;  l'enfant  se  tient  droite,  avec 
l'allure  d'une  petite  reine,  dans  une  robe  de  satin  blanc  qui  déve- 
loppe autour  de  ce  corps  d'enfant  des  plis  majestueux;  sur  le 
visage  un  peu  pâle  brillent  des  yeux  vifs;  l'enfant  joue  de  l'éven- 
tail et  appuie  son  petit  bras  sur  un  coussin  où  repose  un  diadème 
qui  bientôt  ne  sera  plus  le  sien.  Espérons  qu'une  poupée  a  consolé 
l'infante  de  la  perte  de  son  joli  joujou. 


Si  l'on  en  excepte  l'ex-voto  à  sainte  Geneviève,  toutes  ces  pein- 
tures mêlent  la  monarchie  à  la  vie  municipale;  leur  raison  d'être 
véritable  fut  de  fixer  par  la  peinture  les  traits  du  prévôt  et  de  ses 
échevins  ;  mais  chaque  fois,  le  prétexte  était  un  événement  royal. 
Ainsi  nos  magistrats  conciliaient  le  double  souci  de  ne  pas  étaler 
leur  vanité  et  de  la  satisfaire;  ils  voulaient  que  cet  appel  à 
l'immortalité  qu'est  toujours,  plus  ou  moins,  un  portrait  public, 
se  justifiât  par  un  événement  qui  intéressât  véritablement  l'his- 
toire. 1793  a  fait  payer  très  cher  aux  échevins  d'avoir  lié  partie 
avec  la  monarchie;  toute  révolution  provoque  une  guerre  des 
images.  Aujourd'hui  même,  nous  pouvons  être  tentés  de  trouver 

(133) 


DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

quelque  servilisme  dans  le  culte  royal  de  nos  échevins;  c'est  faute 
de  réfléchir  que,  pour  un  homme  du  xvii''  siècle,  la  personne  du 
Roi  est  l'incarnation  même  de  la  France.  Quand  les  échevins 
prennent  leurs  belles  robes  et  se  mettent  à  genoux  parce  que  le 
Roi  est  guéri,  que  le  Dauphin  a  un  fils  ou  que  l'héritier  du  trône 
se  marie,  cela  veut  dire  qu'ils  remercient  le  ciel  de  ce  qu'il 
assure,  avec  la  continuité  de  la  dynastie,  la  tranquillité  de  l'Etat 
et  le  ravitaillement  des  Parisiens.  Les  peintres  hollandais  qui  ont 
peint  les  gildes  et  syndics  de  leur  pays  n'ont  pas  été  astreints 
à  ces  rites  catholiques  et  monarchiques;  leurs  oeuvres  nous 
paraissent  plus  modernes;  mais  ils  n'ont  pas  trouvé  d'autre 
prétexte  pour  rassembler  leurs  modèles  qu'un  livre  de  comptes 
ou  une  table  de  banquet. 

Cette  revue  des  échevins  peints  par  Nicolas  de  Largillière 
apporte  un  peu  de  tristesse,  comme  une  revue  funèbre.  De  tant 
d'hommes  en  perruque  et  robe  mi-partie  qui  pensaient  se  sur- 
vivre par  la  peinture,  il  n'en  est  donc  pas  dix  qui  subsistaient,  un 
siècle  plus  tard.  L'œuvre  la  plus  intéressante  d'un  de  nos  meil- 
leurs portraitistes  a  disparu  avec  le  régime  qu'elle  rappelait. 
Quelle  ne  serait  pas  notre  joie,  aujourd'hui,  s'il  nous  était  permis 
de  saluer,  dans  une  même  salle,  ces  visages  rayonnants  qui  posè- 
rent avec  tant  de  satisfaction  devant  un  peintre  de  la  santé  et  de 
la  bonne  humeur!  Comme  tous  ces  regards  brillants  sous  la  per- 
ruque ruisselante  nous  retiendraient,  nous  paraîtraient  plus  atta- 
chants même  que  la  jovialité  bruyante  des  gardes  civiques  de 
Frans  Halsl  Ce  serait  un  ensemble  admirable,  un  des  aspects  les 
plus  aimables  de  la  vieille  France,  que  cette  bourgeoisie  tout 
épanouie  sous  les  rayons  de  Versailles,  et  quelle  salle  de  peinture! 
Hélas!  On  a  pu  croire  que  les  œuvres  d'art  restent  hantées  par  les 
faux-dieux  et  les  révolutions  religieuses  et  politiques  ne  se  con- 
tentent pas  de  jeter  au  vent  les  vieilles  reliques  ;  il  leur  faut  encore 
briser  les  reliquaires.  Le  respect  des  choses  d'art,  le  culte  de  la 
beauté  naît  tardif  et  fragile,  au  milieu  des  rudes  croyances  qui 
agitent  l'humanité  et  qui  détruisent  aussi  allègrement  qu'elles 
créent. 

En  1789,  l'Hôtel  de  ville  devint  fameux,  sous  le  nom  de  Maison 
commune.  S'il  ne  fut  pas  tout  à  fait  mis  au  pillage,  les  souvenirs 
du  régime  déchu  durent  disparaître.  Le  13  août  1792,  ordre  fut 
donné  d'enlever  la  figure  du  roi  H^nri  IV  qui  était  sur  la  porte 

(134) 


LARGILLIÈRE,   RIGAUD,   DESPORTES 

d'entrée,  ainsi  que  les  inscriptions  qui  raccompagnaient.  La  statue 
de  Louis  XIV,  par  Coysevox,  fut  reléguée  dans  les  caves.  Elle  y 
resta  longtemps,  protégée  par  l'oubli.  Mais  les  portraits  des  gou- 
verneurs, prévôts,  échevins  et  autres  officiers  municipaux  furent 
lacérés  ou  disparurent.  Les  grandes  compositions  de  Fourbus, 
de  Troy,  Largillière,  Mignard,  BouUogne  et  Van  Loo,  furent 
détruites.  Leroux  de  Lincy,  Thistorien  de  l'hôtel  de  ville,  en 
a  cherché  inutilement  les  traces  et  il  cite  un  document  qui 
n'explique  que  trop  bien  leur  disparition,  un  passage  extrait  d'un 
ouvrage  publié  par  Prud'homme  en  1807  :  «  Pendant  le  cours  de 
la  Révolution,  l'IIôtel  de  ville  se  nommait  Maison  commune;  on 
avait  décoré  la  grande  salle  des  bustes  de  Marat  et  de  Châlier  ; 
des  gradins  avaient  été  construits  pour  que  le  peuple  pût  assister 
aux  séances  que  tenaient  les  membres  de  la  commune,  dont  les 
discussions  souvent  annonçaient  l'ignorance  et  la  frénésie  les 
plus  exaltées;  souvent,  aussi,  on  y  a  entendu  de  très  bonnes 
choses.  Hébert,  dit  le  père  Duchesne,  et  Chaumette  y  ont  déployé 
toute  leur  éloquence.  »  Mais  un  auditoire  un  peu  échauffé  n'est 
pas  un  public  très  respectueux  des  œuvres  d'art,  et  les  hommes 
de  93  n'avaient  que  haine  et  mépris  pour  des  tableaux  où  l'on 
voyait  des  magistrats  en  robe,  agenouillés  devant  le  roi. 

Les  combattants  ont  parfois  peine  à  distinguer  les  amis  des 
ennemis,  quand  ils  sont  dans  le  feu  de  la  bataille.  Les  hommes  de 
la  commune  n'ont  pas  reconnu  dans  ces  magistrats,  personnages 
du  Parlement  et  de  la  Ville,  cette  noblesse  de  robe  qui  avait  tant 
de  fois  mené  l'opposition  contre  la  monarchie  en  s'appuyant  sur 
le  mécontentement  populaire.  L'émeute  méconnaissait  ses  alliés 
de  la  Ligue,  de  la  Fronde  et  du  Jeu  de  Paume.  Tandis  que  la  robe 
et  l'épée  se  querellaient,  la  carmagnole  entrant  en  scène  mettait 
tout  le  monde  d'accord.  Quand  Louis  XVI  fut  reçu,  à  son  tour,  à 
l'Hôtel  de  ville,  après  la  prise  de  la  Bastille,  on  ne  lui  montra  cer- 
tainement pas  une  statue  de  la  rébellion  écrasée.  Les  échevins 
n'étaient  plus  à  genoux.  Mais  ce  triomphe  des  magistrats  fut 
bientôt  suivi  de  leur  défaite  ;  et  quand  le  peuple,  à  son  tour,  força 
les  portes  de  la  maison,  dans  ces  alliés  de  la  veille  il  crut  voir 
des  ennemis.  Ces  magistrats,  très  fiers  de  la  noblesse  que  leur 
octroyait  la  monarchie,  avaient  perdu  en  autorité  auprès  du 
peuple  tout  ce  qu'ils  avaient  obtenu  en  honneurs  auprès  du  roi. 

Bien  que  l'espoir  de  nos  échevins  ait  été  déçu,  en  raison  des 

(135) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

accidents  de  l'histoire,  ces  échevins  méritent  de  ne  pas  dispa- 
raître tout  à  fait  de  la  mémoire  des  hommes.  Il  leur  reste  d'avoir 
provoqué  d'admirables  peintures.  Il  faut  proclamer  cette  vérité, 
favorable  aux  artistes,  qu'on  ne  meurt  jamais  complètement  quand 
on  laisse  un  beau  portrait  après  soi. 


II 

Rigaud,  en  mourant,  ne  pouvait  avoir  d'inquiétude  sur  le  sort 
de  son  œuvre.  Un  peintre  devant  qui  ont  posé  cinq  rois  et  quatre 
générations  de  la  famille  royale  de  France  est  assuré  contre 
l'oubli.  Ses  modèles  habituels,  quand  ils  n'étaient  pas  princes  du 
sang,  étaient,  pour  le  moins,  pairs,  maréchaux,  archevêques  ou 
de  l'Académie  française.  Ils  sont  les  figurants  magnifiques  des 
cérémonies  de  Versailles.  Mansard,  Le  Brun  et  Le  Nôtre,  pen- 
dant les  années  triomphales,  avaient  installé  la  monarchie  dans 
un  décor  d'opéra,  grandiose  et  opulent;  durant  les  années  de 
déclin,  Rigaud  en  voyait  encore  les  acteurs  évoluer  sur  cette 
scène  pour  demi-dieux.  Ses  effigies  font  revivre  les  figures  déta- 
chées de  cet  Olympe  royal.  Cette  emphase  et  cette  magnificence 
s'adressent  à  la  postérité.  En  étalant  leur  dignité,  en  se  montrant 
dans  l'attitude  et  à  la  place  qui  leur  avaient  été  assignées  dans 
la  hiérarchie  monarchique,  ces  hommes  cherchaient  la  gloire. 
C'est  pour  perpétuer  leur  souvenir  qu'ils  avaient  demandé  à 
Rigaud  de  les  peindre,  eux,  leurs  fonctions  ou  leur  noblesse, 
leurs  honneurs  ou  leurs  œuvres.  Rigaud,  en  mourant,  laissait 
donc  une  galerie  de  grands  hommes,  ou  simplement  de  grands 
personnages  avec  lesquels  notre  imagination  peuple  mainte- 
nant la  Galerie  des  glaces  ;  Rigaud  est  nécessaire  à  la  gloire  de 
Louis  XIV  et  il  participe  à  ce  rayonnement  d'un  règne  dont  il  a 
fixé  la  majesté. 

Mais  à  Paris,  dans  sa  maison,  au  coin  de  la  rue  Louis-le-Grand 
et  de  la  rue  Neuve-des-Petits-Champs,  il  conservait  quelques 
visages  sans  perruques  ni  rabats,  sans  pilastres  ou  tentures, 
presque  de  simples  masques,  en  des  cadres  modestes,  images 
vivantes  qui  perpétuaient  autour  de  lui  la  présence  d'êtres  chers. 
Et  quand  il  dut  les  quitter,  il  spécifiait  par  testament  leur  desti- 
nation et  il  entendait  bien  que  ces  portraits  ne  se  perdissent  pas 

(136) 


LARGILLIÈRE,   RIGAUD,   DESPORTES 

dans  l'oubli.  Deux  d'entre  eux  furent  lop^ués  à  l'Académie  royale 
de  peinture  et  de  sculpture;  ils  sont  maintenant  au  mus6e  du 
Louvre. 

Le  premier  représente  le  peintre;  il  est  de  1698  et  fut  g-ravé  en 
1700,  par  Drevet.  Ce  n'est  pas  l'unique  portrait  que  Rigaud  ait 
peint  d'après  lui-même.  Un  autre  avait  été  exécuté  quelques 
années  auparavant,  en  1692,  A  en  juger  par  l'admirable  gravure 
d'Edelinck,  ces  deux  peintures  sont  d'inspiration  assez  différente 
et  nous  montrent  clairement  les  influences  successives  subies  par 
l'artiste;  il  était  jeune  encore,  trente-trois  et  trente-neuf  ans,  et 
l'on  reconnaît  aisément  ses  admirations.  En  1692,  en  peignant  le 
portrait  gravé  par  Edelinck,  il  songeait  à  Van  Dyck;  son  beau 
visage  vu  de  trois  quarts,  son  regard  de  côté,  la  jeunesse  de  cette 
figure  lumineuse,  son  allure  nonchalante,  la  chevelure  qui  flotte, 
tout  rappelle  l'élégance  indolente  dont  Van  Dyck  parait  sa  propre 
image. 

Dans  le  portrait  du  Louvre  qui  est  de  1698,  les  contemporains 
reconnaissaient  l'imitation  de  Rembrandt;  elle  est  flagrante,  en 
effet,  et,  par  un  inventaire  de  1703,  nous  savons  que  Rigaud  pos- 
sédait des  Rembrandt  et  des  Van  Dyck  et  aussi  des  copies  faites 
par  lui,  d'après  Rembrandt  et  Van  Dyck.  Ce  visage  vu  de  face, 
noyé  de  larges  ombres,  illuminé  des  reflets  que  jette  sur  lui  un 
ample  turban,  cette  attitude  de  peintre  au  travail,  ses  outils  en 
main,  son  regard  attentif,  autant  de  traits  qui  permettent  de 
reconnaître  le  souvenir  de  Rembrandt.  Il  y  a,  d'ailleurs,  bien  loin 
du  Hollandais  au  Français  et  nous  n'osons  plus  dire,  comme 
d'Argenville,  que  ce  portrait  est  «  à  la  manière  de  Rembrandt  ». 
Rigaud  dessine  par  plans  nets,  il  taille  les  formes  par  facettes  ; 
elles  conservent  leur  solidité  et  leurs  angles,  malgré  la  profon- 
deur des  ombres  qui  les  enveloppent.  De  plus,  en  bon  élève  des 
Flamands,  il  aime  les  tons  éclatants,  les  étoffes  à  reflets,  les  cou- 
leurs chatoyantes  qui  devaient  plaire  aussi  à  son  imagination  de 
Catalan;  cette  conception  de  la  forme  et  de  la  couleur  suffit  à 
opposer  les  deux  maîtres. 

Le  second  portrait  est  celui  de  la  mère  de  Rigaud,  en  deux 
effigies  de  profil  qui  se  regardent.  L'histoire  de  ce  tableau  a  été 
racontée  bien  souvent,  depuis  d'Hulst  et  d'Argenville.  En  1695, 
Rigaud,  âgé  alors  de  trente-six  ans  et  fier  de  sa  jeune  gloire,  fit 
le  voyage  de  Roussillon.  Il  retournait  au  pays  natal,  quitté  depuis 

(137) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

vingt  ans,  pour  revoir  sa  mère,  Marie  Serre.  Marie  Serre  avait 
"eu  de  bonne  heure  toute  la  charge  de  Téducation  du  peintre  et 
de  ses  deux  autres  enfants,  car  son  mari  mourut  en  1669,  quand 
Hyacinthe  avait  dix  ans.  C'était  une  raison  de  plus  pour  que 
Rigaud  se  montrât  reconnaissant  à  Tégard  de  celle  qui  avait  pré- 
paré sa  fortune  en  l'élevant  et  en  lui  donnant  cette  preuve 
suprême  de  dévouement  maternel,  la  liberté  de  partir.  Il  rapporta 
donc  de  Perpignan  trois  portraits  de  Marie  Serre  ;  l'un  est  un  por- 
trait de  face.  Le  seul  souvenir  qui  nous  en  reste  est  la  gravure  de 
Drevet  (1702),  —  l'autre  est  la  double  effigie  exposée  maintenant 
au  Louvre  ;  il  fut  légué  par  l'artiste  à  l'Académie  royale  de  pein- 
ture et  de  sculpture,  en  même  temps  que  le  buste  de  Marie  Serre, 
exécuté  par  Coysevox,  d'après  ces  mêmes  peintures.  Le  legs  con- 
tient la  clause  suivante  :  «  Lequel  legs  des  dits  bustes,  guaines  et 
tableaux,  il  fait  à  l'Académie  pour  rester  dans  la  salle  la  plus 
honorable  de  ladite  Académie,  surtout  le  portrait  en  marbre  et 
peinture  de  ladite  dame,  sa  mère,  sans  en  pouvoir,  à  l'avenir, 
être  déplacé,  vendu  ny  transporté  ailleurs  que  pour  suivre  le 
corps  des  académiciens,  faute  de  quoy  le  présent  legs  demeurera 
nul  et  les  choses  y  contenues  retourneront  au  plus  prochain  héri- 
tier masle  dudit  sieur  testateur  ».  Rigaud  n'avait  pas  prévu  la 
suppression  de  l'Académie  royale  et  la  réunion  de  ses  richesses 
d'art  aux  collections  nationales.  Si  «  le  plus  prochain  héritier 
masle  »  de  Rigaud  réclamait  aujourd'hui  les  œuvres  de  son 
ancêtre,  pour  non  exécution  des  clauses  du  testament,  l'avocat 
des  Musées  nationaux  pourrait  répondre  que,  sans  doute,  les 
clauses  du  legs  n'ont  pas  été  observées  à  la  lettre,  mais  que  les 
intentions  du  donateur  n'ont  pas  été  méconnues.  Il  voulait  «  la 
salle  la  plus  honorable  »  pour  le  portrait  de  sa  mère.  Il  est 
impossible  de  le  mieux  servir. 

Rigaud  tenait  beaucoup  à  ce  que  le  buste  de  sa  mère  figurât  à 
une  place  d'honneur.  Dans  un  premier  testament,  en  1707,  il 
l'avait  légué  au  Grand  Dauphin  et  il  écrivait  qu'  «  il  espérait  de 
la  bonté  de  monseigneur  qu'il  accorderait  à  ce  buste  une  place 
dans  sa  gallerie  du  château  de  Meudon,  ou  dans  celle  de  Ver- 
sailles ».  Après  la  mort  du  Grand  Dauphin,  il  lui  fallut  chercher 
quelque  glorieuse  galerie.  C'est  alors  qu'il  songea  aux  salles  que 
l'Académie  occupait  dans  le  palais  du  Louvre.  Et  il  fit  graver  par 
Drevet  le  portrait  qu'il  avait  peint  d'après  "sa  mère.  Sous  la  gra- 

(138) 


LARGILLIÈRE,   RIGAUD,   DESPORTES 


XVII.  RIGAUD.  —  Pour  faire  exécuter  par  son  ami  Coysevox  le  buste  de  sa  mère, 

nigaud  a  rapporté  de  son  voyage  en  RoussUlon  trois  portraits  de  celle-ci.  Deux 

de  profil  se  regardent  dans  un  même  cadre  au   Louvre.   Le  troisième  de  face, 

perdu,  nous  est  connu  par  une  gravure. 


vure,  on  lit  cette  inscription  touchante  dans  son  emphase  latine  : 
«  Maria  Serre,  mater  Hyacinthe  Rigaud,  Pictoris  Regii,  qui  hanc 
a  se  pictam  effigiem  in  aère  incidi  curavit,  seternum  erga  matrem 
optimam  Pietatis  monumentum  »  que  je  traduis  «  par  égard  pour 
les  dames  »,  comme  disent  les  vieux  livres  :  «  Marie  Serre,  mère 
de  Hyacinthe  Rigaud,  peintre  du  roi,  qui  fit  graver  ce  portrait 
peint  par  lui,  en  témoignage  éternel  de  piété  filiale  envers  la 
meilleure  des  mères.  »  Devant  tant  de  gages  d'amour  et  de  recon- 
naissance, on  imagine  volontiers  quelque  vœu  du  jeune  peintre, 
quittant  sa  mère  et  se  promettant  de  la  payer,  un  jour,  en  gloire, 
du  sacrifice  qu'elle  consentait. 

Quand  il  rapportait  ces  trois  portraits,  l'intention  de  Rigaud 
était  certainement  de  fournir  des  documents  à  un  sculpteur  qui 
en  exécutât  le  buste.  On  ne  s'expliquerait  pas,  autrement, 
l'étrange  disposition  de  ces  deux  profils  qui  se  regardent.  Il  y 
avait  eu  d'autres  exemples  ;  Van  Dyck  et  Philippe  de  Ghampaigne 
avaient  ainsi  fourni  des  documents  aux  sculpteurs  en  peignant 
sous  trois  aspects  les  visages  de  Charles  I^^"  et  de  Richelieu.  Pour- 
tant, le  buste  de  Coysevox  ne  fut  exécuté  qu'en  1706,  comme 
l'atteste  l'inscription  gravée  parle  sculpteur  :  «  Marie  Serre,  mère 
de  Hyacinthe  Rigaud,  fait  par  Coysevox  en  1706  ».  Il  y  avait 

(139) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

presque  dix  ans  que  le  peintre  avait  rapporté  ses  portraits  de 
Perpignan.  Entre  temps,  en  J703,  Coysevox  avait  posé  devant 
Rigaud.  Le  buste  que,  en  récompense,  il  fit  de  Marie  Serre  est 
bien  loin  d'être  un  de  ses  chefs-d'œuvre.  On  y  voit  trop  qu'il  n'a 
pas  été  inspiré  par  la  nature;  son  ciseau  a,  d'ordinaire,  plus  de 
mordant.  Un  sculpteur  qui  travaille  d'après  une  peinture  ne  peut 
avoir  de  ces  audaces  heureuses  qu'inspire  la  réalité.  Le  peintre, 
devant  son  modèle,  cherche  l'effet  qui  convient  à  ses  moyens  de 
peintre;  il  choisit  une  lumière  égale  qui  lui  permet  de  bien 
analyser  tous  les  traits  du  visage,  mais  qui  enlève  au  modelé  ces 
accidents  expressifs,  que  cherche  le  sculpteur;  avec  sa  couleur 
éclatante,  il  compense  aisément  cette  égalité  de  lumière.  Mais  le 
sculpteur  n'a  pas  les  mêmes  ressources;  son  bloc  de  marbre  reste 
incolore;  on  ne  sent  pas  assez  nettement  ces  saillies  de  l'os  et  ces 
fléchissements  de  la  chair  fatiguée,  ces  bosses  et  ces  creux  qui 
manifestent  l'énergie  de  l'organisme  et  rendent  visible  l'être 
intérieur.  Le  ciseau  est  resté  timide  et  appliqué.  Coysevox  a  imité 
avec  une  fidélité  excessive  les  portraits  que  lui  offrait  le  peintre. 
Il  a  vu,  dans  ces  esquisses,  des  modèles  à  copier  et  non  des  docu- 
ments à  interpréter.  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  avait  regardé  le  visage 
du  grand  Condé  ou  de  Le  Brun.  Craignant  de  ne  pas  «  faire 
ressemblant  »,  il  a  suivi  le  peintre  dans  les  moindres  détails  de  la 
chevelure  et  du  costume.  En  revanche,  pour  les  yeux,  il  a  été 
incertain  :  Rigaud  avait  donné  son  interprétation  du  regard,  la 
souplesse  molle  de  l'épiderme,  la  prunelle  brillante  sous  la 
paupière  fripée  ;  devant  le  visage  de  la  vieille  femme,  le  sculpteur 
aurait  certainement  trouvé  les  coups  de  ciseau  expressifs,  ceux 
qui  auraient  obligé  le  marbre  à  rendre  la  vivacité  des  yeux;  mais 
devant  les  indications  des  tableaux,  il  a  échoué;  il  s'est  contenté 
de  suivre,  avec  son  ciseau,  le  pinceau  du  peintre,  et  l'œil  est 
resté  de  marbre,  inerte.  Enfin,  Rigaud  n'avait  rapporté  que  des 
documents  ;  contrairement  à  tous  ses  autres  portraits,  ceux  de  sa 
mère  se  présentent  dans  la  pose  inexpressive  d'une  figure  qui 
s'immobilise  pour  permettre  à  l'artiste  sa  copie.  Ses  autres  per- 
sonnages peuvent  bien  poser;  mais  c'est  pour  le  spectateur,  non 
pour  le  peintre;  ils  ont  une  attitude  qui  a  un  sens  et  qui  n'est  pas 
seulement  celle  du  «  ne  bougeons  plus  ».  Au  contraire,  dans  le 
triple  portrait  de  Marie  Serre,  le  peintre  a  seulement  cherché  à 
fixer  deux  silhouettes  et  un  visage  de  face  ;  pas  de  mouvement 

(140) 


LARGILLIÈRE,   RIGAUD,   DESPORTES 

du  corps,  de  la  main,  rien  pour  animer  cette  figure  et  faire  un 
peu  croire  qu'elle  a  été  surprise  dans  un  des  actes  de  sa  vie  quoti- 
dienne. 11  voulait,  avant  tout,  emporter  de  sa  mère  un  document 
fidèle,  des  notes  aussi  complètes  que  possible.  Goysevox  a  fixé  en 
un  buste  d'apparat  cette  attitude 
d'esquisse.  Son  buste  n'est  pas 
animé  d'un  de  ces  mouvements  vifs 
qu'il  aimait,  un  élan  du  torse,  un 
brusque  «  à  droite  »  ou  «  à  gauche  » 
du  visage,  une  tension  de  la  physio- 
nomie qui  rende  visible  l'activité  de 
la  pensée  dans  l'agilité  de  la  tête  et 
la  direction  du  regard. 

Mais  si  le  buste  de  Goysevox  est 
un  peu  morne,  combien  les  esquis- 
ses de  Rigaud  sont  vivantes!  En 
regardant  ce  portrait,  le  peintre 
pouvait  croire  qu'il  allait  entendre 
sa  mère;  il  la  retrouvait  avec  le 
costume  du  pays,  ce  costume  qu'il 
ne  lui  laissa  pas  quitter  lorsqu'elle 
vint  à  Paris.  C'est  ainsi  qu'il  l'avait 
vue  dans  son  enfance  et  qu'elle 
devait  rester  toujours  pour  lui. 
Avec  des  cheveux  poudrés  et  un 
corsage  de  Parisienne,  elle  eût  été, 

à  ses  yeux,  une  étrangère  ;  il  n'eût  pu  reconnaître  la  bonne  Cata- 
lane, à  l'accent  sonore,  habile  à  préparer  le  bon  cassoulet.  Il  n'avait 
pas  de  peine  à  se  rappeler  son  accent  et  ce  qu'ils  se  disaient  le 
jour  où  il  la  peignit.  Comme  elle  était  fîère,  la  bonne  vieille,  de 
poser  devant  son  fils!  Ce  fils  qui  avait  déjà  peint  tant  de  princes 
et  d'ambassadeurs.  Comme  elle  se  tient  bien  !  Coysevox,  renché- 
rissant encore  sur  la  peinture,  lui  donne  un  port  de  reine-mère; 
il  y  a  moins  de  majesté  chez  Rigaud;  pourtant  on  la  devine 
énergique  et  volontaire.  Veuve  de  bonne  heure,  elle  a  dû  diriger 
la  maison  elle-même,  surveiller  les  fermiers  et  les  vignes,  gérer 
la  fortune,  élever  trois  enfants  ;  on  prend  dans  l'exercice  du  pou- 
voir, si  infime  soit-il,  une  autorité  qui  se  manifeste  jusque  dans 
la  manière  de  dresser  la  tête.  Les  portraits  de  reines  en  puissance 

(141) 


XVIII.  GOYSEVOX.  —  Le  buste  de 

la    mère    de    Rigaud.   La    fidélité 

avec  laquelle  le  sculpteur  a  copié 

le  peintre  est  incroyable. 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

de  mari  n'ont  pas  l'allure  impérieuse  des  reines-régentes.  Marie 
Serre,  d'après  les  portraits  de  son  fils,  n'était  certainement  pas 
une  pauvre  petite  vieille  effacée  et  timide. 

Non  loin  du  double  visage  de  Marie  Serre,  se  trouve  placé,  au 
musée  du  Louvre,  un  portrait  de  trois  personnages,  un  homme, 
une  jeune  fille  et  une  jeune  femme.  Il  n'est  pas  inutile  d'étudier 
ce  tableau,  car  le  catalogue  Villot  et  l'inscription  actuelle  du 
cadre  le  désignent  :  «  portraits  d'inconnus  ».  Par  ses  dimensions, 
par  son  encadrement  aux  angles  arrondis,  par  la  disposition  des 
figures,  le  fond  incertain  de  paysage  et  de  nuages,  par  tous  ses 
caractères,  ce  tableau  rappelle  la  double  effigie  de  Marie  Serre. 
Ces  deux  tableaux  ont  été  exécutés  pour  être  ensemble;  ils  ont 
été  longtemps  séparés;  l'un  est  allé  à  l'Académie  royale,  à  la 
mort  du  peintre,  en  1743;  l'autre  a  été  acheté  par  le  Roi,  proba- 
blement à  la  vente  qui  a  suivi  la  mort  de  Rigaud.  Mais  de  la 
réunion  de  ces  deux  œuvres  dans  les  collections  nationales,  il 
ressort  avec  évidence  qu'elles  sont  destinées  à  se  faire  pendant  et 
que,  si  l'une  fait  revivre  la  mère  de  Rigaud,  l'autre  doit  aussi 
représenter  des  membre  de  sa  famille. 

Les  anciens  inventaires  et  catalogues  l'ont  tous  compris.  Tous, 
ils  ont  cherché  à  reconnaître  ici  des  parents  de  Rigaud.  Ce 
tableau  est  signalé,  pour  la  première  fois,  à  la  Surintendance, 
en  1760,  en  ces  termes  :  «  Un  tableau  ovale  représentant  le  père 
et  les  deux  sœurs  de  Rigaud.  peint  par  lui-même  ».  Impossible  1 
Rigaud  n'avait  qu'une  sœur,  il  ne  pouvait  en  présenter  deux.  Ces 
deux  femmes,  d'ailleurs,  ne  sont  pas  sœurs;  il  y  a  entre  elles  la 
différence  d'âge  qui  sépare  une  mère  de  sa  fille  et  non  une  aînée 
de  sa  cadette.  Est-ce  le  portrait  du  père  du  peintre?  Pas  davan- 
tage; le  père  de  Rigaud  est  mort  en  1669;  son  fils  avait  dix  ans. 
Si  Hyacinthe  n'avait  pas  oublié  les  traits  de  son  père,  quand  il 
peignit  ce  tableau,  c'est-à-dire  vers  1695,  il  ne  devait  pas  se  le 
rappeler  avec  ce  visage  déjà  de  style  Régence  ou  Watteau;  il  ne 
devait  pas  donner  à  son  père  un  visage  de  quarante  ans  puisqu'il 
le  plaçait  à  côté  d'une  jeune  femme  de  plus  de  trente  ans  qui 
doit  être  sa  fille.  Cette  dénomination  est  fausse  évidemment. 
D'ailleurs,  l'inventaire  de  la  Surintendance  est  tout  aussi  mal 
renseigné  quand  il  désigne  la  double  effigie  de  Marie  Serre  :  «  Un 
tableau  ovale  représentant  la  mère  et  la  tante  de  Rigaud  ».  Celui 
qui   tenait  le   registre   savait  ou   pressentait  que   ces  tableaux 

(142) 


LARGILLIÈRE,    RTGAUD,    DESPORTES 

étaient  des  portraits  de  famille  et  il  a,  au  petit  bonheur,  distribué 
les  rôles  de  père,  mère,  sœurs  et  tante.  Il  faut  chercher  mieux. 

Il  fut  un  temps  où  l'œuvre  passa  pour  représenter  Uigaud  lui- 
même.  C'était  assez  naturel.  Que  de  fois  n'ai-je  pas  été  tenté  de 
reconnaître  ici  le  peintre,  sa  figure  fine  et  nerveuse,  son  regard 
vif,  ses  lèvres  minces,  son  nez  un  peu  busqué,  son  menton  bleu 
et  son  beau  turban  1  11  faudrait  alors  aussi  reconnaître  sa  femme 
et  lui  supposer  une  fille;  mais  Rigaud  n'eut  pas  d'enfant.  Si  ce 
n'est  Hyacinthe  Rigaud,  c'est  peut-être  son  frère  Gaspard,  qui 
était  un  peu  plus  jeune.  Il  était  né  vers  1660  et  vint  à  Paris,  à  la 
suite  de  son  aîné.  11  était  peintre  aussi;  il  mourut  en  1705,  après 
avoir  été  agréé  à  l'Académie,  en  1701.  Gaspard  eut  bien  une  fille, 
Marguerite-Elisabeth,  qui  épousa  en  1715,  le  peintre  Jean  Ranc. 
Mais  il  faudrait  supposer  que  le  tableau  a  été  peint  avant  la  mort 
de  Gaspard  Rigaud;  or,  à  cette  date,  la  fille  de  Gaspard  n'avait 
que  sept  ans;  dans  la  peinture,  elle  a  sensiblement  davantage. 
Faut-il  donc  se  résigner  à  ignorer?  Est-il  admissible  que  des 
membres  de  la  famille  Rigaud  soient  pour  nous  des  personnages 
inconnus?  Rigaud,  qui  avait  un  frère,  avait  aussi  une  sœur.  Si  ce 
n'est  pas  son  frère,  c'est  peut-être  son  beau-frère. 

Cette  fois,  il  ne  peut  pas  y  avoir  de  doute  :  un  document 
remontant  à  Rigaud  lui-même  nous  vient  en  aide.  Ce  document 
est  l'inventaire  des  tableaux  placés  chez  lui,  en  1703,  lorsqu'il 
signait  un  contrat  de  mariage  avec  une  demoiselle  de  Chastillon 
qu'il  n'épousa  d'ailleurs  point.  Dans  cet  inventaire,  figurent,  l'une 
auprès  de  l'autre,  les  trois  œuvres  suivantes  : 

1°  Portrait  de  front  de  Mme  Rigaud,  200  livres  ; 

2°  Deux  têtes  de  profil  de  Mme  Rigaud,  600  livres; 

3°  Portrait  de  Mlle  Rigand,  de  sa  fille  et  de  son  époux, 
600  livres. 

Ces  portraits  qui  voisinent  dans  l'inventaire  voisinaient  égale- 
ment dans  l'appartement  du  peintre.  C'est  le  groupe  des  portraits 
de  famille  rapportés  par  Rigaud  de  son  voyage  dans  le  Roussillon, 
en  1695.  A  cette  date,  une  seule  personne  pouvait  porter  le  nom 
de  Mlle  Rigaud,  sa  sœur,  dont  nous  ne  savons  que  très  peu  de 
chose,  mais  dont  des  actes  notariés  ne  nous  laissent  igorer  aucun 
prénom  :  Clara-Maria-Madalena-Géronima.  Elle  était  née  en  1663 
et  avait  épousé  un  certain  La  Fitte  qui,  en  1707,  était  bailli  de 
Perpignan.  Je  ne  vois  pas  d'autre  moyen  de  dater  son  mariage 

(143) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

que  d'évaluer  son  âge  et  celui  de  sa  fille  par  la  peinture  de 
Rigaud.  Il  n'est  pas  absurde  de  supposer  qu'elle  s'est  mariée  un 
peu  après  1680. 

Ce  triple  portrait  qui  semble  n'être  qu'une  légère  esquisse  est 
une  des  œuvres  qui  représentent  le  plus  joliment  notre  portraitiste 
dans  les  galeries  du  Louvre.  Et  d'abord,  c'est  bien  de  l'excellente 
peinture,  du  temps  où  Rigaud  était  très  près  des  maîtres  flamands 
et  en  particulier  de  Van  Dyck,  son  modèle.  La  technique  est  souple, 
légère,  le  pinceau  se  joue  parmi  les  reflets  des  étofl"es  et  les  cas- 
sures du  velours;  les  robes  sont  peintes  avec  une  légèreté  trans- 
parente ;  plus  tard,  Rigaud  et  ses  élèves  fixeront,  avec  une  préci- 
sion un  peu  appuyée,  qui  n'est  pas  toujours  nécessaire,  les 
aspects  changeants  de  ces  multiples  accessoires  et,  parmi  ces 
draperies  tumultueuses,  la  figure  centrale  aura  parfois  quelque 
mal  à  retenir  sur  elle  l'attention.  Ici,  au  contraire,  tout  est  bien 
sacrifié  aux  trois  visages;  la  lumière  rayonne  de  ces  figures 
fraîches,  peintes  à  la  flamande,  avec  des  demi-teintes  bleutées, 
sur  un  fond  de  paysage  suffisant  pour  les  mettre  dans  l'air,  assez 
sombre  pour  leur  laisser  tout  leur  éclat;  les  Vénitiens,  et,  à  leur 
suite.  Van  Dyck,  ne  procédaient  pas  autrement.  C'est  chez  le 
Flamand  que  Rigaud  et  Largillière  ont  pris  cette  manière  ;  ce  sont 
ces  nuées  d'orage  et  ces  grands  parcs  sombres  qui  donneront, 
par  contraste,  tant  d'éclat  au  teint  des  belles  Anglaises  du 
XVIII*  siècle,  et  à  leur  solitude  tant  de  poésie  mélancolique.  Notre 
groupe  n'est,  d'ailleurs,  point  perdu  dans  quelque  rêverie  roman- 
tique. Je  soupçonne  ces  Méridionaux  à  l'œil  vif  d'être  actifs, 
remuants,  d'avoir  le  verbe  haut,  le  parler  sonore  et  un  peu  de  cet 
accent  qui  assaisonne  la  conversation  de  son  irrésistible  gaîté. 
Une  brune  grassouillette,  sa  figure  ronde  casquée  d'un  beau 
chignon  de  cheveux  noirs,  le  nez  court,  presque  retroussé,  nous 
lorgne  de  côté,  la  prunelle  brillante  et  mobile,  la  lèvre  prête  à 
rire,  la  chair  prête  à  fleurir  en  fossettes.  Peut-être  y  avait-il  sur 
cette  lèvre  une  ombre  de  moustache  que  le  pinceau  fraternel  a  eu 
la  complaisance  d'omettre.  La  gorge  est  pleine,  de  grain  ferme  et 
les  mouvements  de  la  tête  dessinent  quelques  plis  dans  le  cou 
rond.  Voici  donc  la  jeune  sœur  de  Rigaud,  Clara-Maria,  etc. 
Grâce  au  peintre,  cette  jeune  femme  est  pour  nous  une  figure 
vivante,  souriante,  aimable,  et  non  pas  seulement  quelque  men- 
tion d'acte  notarié.   Elle  eut  trois  filles;  les  deux  plus  jeunes, 

(144) 


DE    POUSSIN'    A    WATTEAU. 


PI.   S,  page   144. 


LARGILLIÈRE,   RIGAUD,   DESPORTES 

dont  nous  connaissons  bien  les  noms  et  prénoms,  épousèrent  de 
hauts  fonctionnaires  de  province;  mais  si  elles  ont  été  peintes  par 
Rigaud,  elles  n'ont  paâ  l'honneur  de  figurer  dans  les  galeries  du 
Louvre.  A  l'époque  du  voyage  de  1695,  elles  étaient  sans 
doute  trop  jeunes  pour  poser  sagement.  L'aînée  a  obtenu  une 
petite  place  entre  ses  parents.  Cette  fillette  de  douze  à  quinze  ans 
a,  sans  doute,  été  légèrement  vieillie  par  le  portraitiste  ;  il 
avouait  qu'il  peignait  plus  volontiers  les  visages  d'hommes, 
car  son  pinceau,  quoique  très  appliqué,  rendait  mieux  les  formes 
arrêtées  d'une  figure  virile  que  les  délicatesses  un  peu  molles 
d'un  visage  enfantin  ou  féminin.  La  main,  en  particulier,  si 
joliment  articulée,  est  une  main  de  grande  personne;  mais  le 
visage  a  beaucoup  de  fraîcheur  et  de  vivacité.  Cette  enfant  devint 
plus  tard  la  femme  d'un  marchand  de  tableaux  nommé  Conil.  De 
son  existence,  nous  ne  savons  guère  plus  que  Rigaud  ne  nous  en 
apprend,  à  savoir  que,  vers  quinze  ans,  elle  avait  une  petite 
figure  fort  amusante.  Quant  au  père,  M.  La  Fitte,  qui  fut  bailli  à 
Perpignan,  son  œil  brillant  de  gaîté,  sa  lèvre  mince,  sans  doute 
plissée  souvent  par  la  malice,  lui  donnent  une  expression  de 
finesse  intelligente;  le  nez  busqué,  vibrant  comme  une  boîte  à 
résonance,  le  menton  bleui  par  le  rasoir,  les  traits  nerveux,  le 
font  ressembler  aux  cabotins  spirituels  de  Watteau  ;  Watteau  en 
faisait  des  joueurs  de  guitare,  des  pèlerins  pour  Cythère.  Notre 
Méridional  était  certainement  d'une  poésie  plus  positive;  mon- 
sieur le  Bailli  avait,  je  crois,  bon  estomac,  une  bonne  fourchette 
et  le  mot  pour  rire.  Il  y  a,  au  Louvre,  des  portraits  de  Rigaud 
plus  imposants  ;  il  n'y  en  a  pas  d'aussi  familiers,  d'une  peinture 
aussi  jeune,  aussi  animée,  aussi  spirituelle.  Quelle  bonne  humeur 
dans  ce  petit  cadre  1  Nous  croyons  assister  à  la  gaîté  un  peu 
bruyante  qui  entourait  Rigaud,  quand  il  vint  de  Paris  à  Perpignan 
et  que  les  amis  grandis  sur  place,  depuis  son  départ,  et  les 
enfants  nés  pendant  son  absence  fêtaient  le  retour  du  grand 
homme  au  pays. 

Ce  triple  portrait  fut,  sans  doute,  exécuté  vers  le  même  temps 
que  le  double  portrait  de  Marie  Serre,  auquel  il  ressemble  tant. 
De  son  voyage  dans  le  Roussillon  natal,  Rigaud  rapportait  le 
portrait  de  sa  mère,  de  sa  sœur  et  de  son  beau-frère;  dans  ce 
groupe  de  famille,  il  ne  manque  que  le  portrait  de  Gaspard 
Rigaud,  son  cadet;  mais  Gaspard  Rigaud  était  alors  à  Paris;  les 

(145) 

HouuTicQ.  —  De  Poussin  à  Watteau.  lO 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

deux  frères  vivaient  Tun  près  de  l'autre  et  Hyacinthe  jugeait 
moins  nécessaire  de  posséder  en  peinture  la  tête  de  Gaspard, 
puisqu'il  pouvait,  à  cette  époque,  le  voir  tous  les  jours.  Le 
portrait  est  donc  de  1695.  Une  seule  objection  peut  être  faite. 
Dans  l'inventaire  de  ses  portraits,  dressé  avec  soin  par  le  peintre 
lui-même  et  qui  va  jusqu'en  1698,  notre  tableau  n'est  pas  signalé. 
Mais  il  est  à  remarquer  que  le  double  portrait  de  Marie  Serre 
n'est  pas  signalé  non  plus;  la  liste  mentionne  seulement  celui  qui 
la  représente  de  face;  sans  doute  Rigaud  considérait-il  cette 
œuvre  seule  comme  achevée;  les  autres  n'étaient  pour  lui  que 
des  esquisses,  des  aide-mémoire.  La  légèreté  de  facture  des  mains 
et  des  draperies,  dans  le  portrait  de  la  famille  La  Fitte,  surtout 
si  on  le  compare  aux  autres  tableaux  de  Rigaud,  toujours  finis 
avec  tant  de  soin,  prouve  aussi  que  celui-ci  n'était  pour  lui 
qu'une  ébauche  très  poussée  plutôt  qu'une  œuvre  terminée. 

J'avoue  aussi  avoir  été  bien  souvent  tenté  de  reconnaître  dans 
ce  groupe  Elisabeth  de  Gouy,  la  future  femme  de  Rigaud,  et  ses 
deux  parents.  La  ressemblance  est  extraordinaire  entre  cette 
enfant  et  la  femme  de  Rigaud,  telle  que  nous  la  connaissons  par 
les  portraits  gravés  de  Daullé  et  de  Georges  Wille.  Malheureuse- 
ment, les  dates  s'opposent  à  cette  hypothèse;  quand  Rigaud 
peignit  les  de  Gouy,  en  1698,  leur  fille  avait  trente  ans;  la  jeune 
fille  du  tableau  en  a-t-elle  quinze?  La  ressemblance  entre  les 
deux  visages  n'en  reste  pas  moins  étrange  et  peut  s'expliquer 
ainsi  :  les  portraits  d'Elisabeth,  par  Rigaud,  ne  sont  pas  des 
images  véridiques,  mais,  comme  disent  les  architectes  restaura- 
teurs, des  «  reconstitutions  ».  Très  aimablement,  le  mari  a  prêté 
à  sa  femme  les  traits  d'une  toute  jeune  femme;  or,  quand  il 
commença  le  portrait,  elle  n'avait  pas  moins  de  quarante  ans  et 
le  portrait  ne  fut  achevé  que  trente-quatre  ans  plus  tard.  De 
toute  manière,  il  est  à  supposer  que  le  peintre  dut  faire  un  petit 
effort  d'imagination  pour  redonner  la  fraîcheur  de  la  jeunesse  à 
un  visage  un  peu  mûr.  C'est  ce  portrait  de  Mlle  La  Fitte, 
placé  constamment  sous  ses  yeux,  qui  l'a,  sans  doute,  aidé;  il  a 
repris  les  traits  de  sa  nièce,  il  a  même  copié  la  coiffure  de  l'enfant, 
l'accroche-cœur  sur  la  tempe,  le  ruban  dans  les  cheveux,  le  ruban 
sur  la  nuque.  De  tout  temps,  les  artistes,  quand  ils  ont  voulu 
peindre  une  jolie  figure  de  femme,  ont,  semble-t-il,  représenté  la 
même  personne;  ils  ont  cent  manières  de  varier  la  laideur  mascu- 

(146) 


LARGILLIÈRE,   RIGAUD,   D^SPORTES 

line,  mais  pour  la  beauté  féminine  ils  n'onl  jamais  plus  d'un 
type  à  la  fois. 

L'histoire  de  ce  mariage  de  Rigaud  avec  Elisabeth  de  Gouy  a 
été  bien  souvent  racontée  depuis  d'Ar^envilIe.  «  Le  laquais  d'une 
Dame  qui  chcrchoit,  par  son  ordre,  un  peintre  (c'étoit  pour  mettre 
son  plancher  en  couleur),  fut  adressé  à  Hyacinthe  Rigaud  qui, 
sans  se  fâcher,  s'informa  de  sa  demeure.  Il  ne  manqua  pas,  dès 
l'après-dîné,  de  se  rendre  chez  elle  et  lui  demanda  quel  ouvrage 
de  peinture  il  y  avoit  à  faire  dans  sa  maison  ;  la  Dame,  Voyant  un 
homme  de  bonne  mine  et,  selon  sa  coutume,  très  proprement 
habillé,  ne  voulut  jamais  convenir  du  fait  et  s'excusa  sur  la 
sottise  de  son  domestique.  On  rit  beaucoup  de  l'aventure;  la 
connaissance  se  fit,  on  se  trouva  de  l'esprit  et  du  mérite,  de  part 
et  d'autre,  et  enfin,  Rigaud  épousa  la  dame  après  la  mort  de  son 
mari.  »  L'anecdote  est  trop  jolie  pour  qu'on  ne  soit  pas  tenté  de 
la  mettre  en  doute;  car  les  historiographes  sont,  en  général,  plus 
spirituels  que  la  réalité.  Celle-ci,  pourtant,  ne  saurait  être 
rejetée  sans  motif.  D'Argenville  avait  connu  Rigaud;  les  quelques 
anecdotes  qu'il  rapporte  à  son  sujet,  il  semble  bien  les  tenir  du 
peintre  et  il  spécifie  quelque  part  que  ce  sont  ses  propos  môme 
qu'il  cite.  L'histoire  du  mariage  lui  avait  probablement  été 
racontée  par  le  vieux  Rigaud.  Dans  ce  ménage  de  septuagénaires 
restés  si  unis  que  la  mort  ne  put  les  séparer  bien  longtemps,  sans 
doute  aimait-on  à  rappeler  que  leur  union  était  due  à  une 
méprise  et  l'on  devine  les  réflexions  de  Philémon  et  Baucis  sur 
les  moyens  détournés  que  choisit  la  Providence  pour  faire  le 
bonheur  des  hommes.  C'est  donc  le  peintre  qui  semble  nous 
raconter  lui-même  son  mariage,  dans  le  récit  de  d'Argenville. 
L'anecdote,  telle  que  d'Argenville  la  rapporte,  ne  peut  pourtant 
pas  être  acceptée.  Rigaud  a  pris  soin,  sans  le  vouloir,  de  nous 
renseigner  sur  le  roman  qui  a  précédé  son  union  avec  Elisabeth 
de  Gouy. 

En  1720,  il  épousa  Elisabeth  de  Gouy,  alors  veuve  d'un  certain 
Le  Juge;  est-ce  quelques  jours  après  être  venu  pour  peindre  les 
parquets  de  cette  veuve?  Pas  le  moins  du  monde.  Remontons  de 
trois  ans,  en  1717;  à  cette  date,  Rigaud  rédigeant  un  testament,  le 
troisième  que  nous  connaissions,  lègue  en  usufruit  à  demoiselle 
Elisabeth  de  Gouy,  veuve  Le  Juge  —  et  non  encore  Mme 
Rigaud  —  une  propriété  à  Vaux,  près  de  Triel.  Une  telle  gêné- 

(147) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

rosité  laisse  à  supposer  que  le  peintre  et  la  veuve  étaient  déjà 
fort  intimes.  C'est  donc  avant  cette  date  qu'il  faut  placer  la 
rencontre.  Remontons  encore  jusqu'en  1698.  A  cette  date,  parmi 
les  portraits  dont  le  peintre  nous  a  laissé  la  liste,  voici  le  portrait 
de  «  M.  et  Mme  de  Gouy,  père  et  mère  de  celle  qui  fut  après 
Mme  Rigaud  ».  Et  la  mention  gratis  remplace  le  chiffre  de 
cent  quarante  livres,  prix  des  portraits  simples  de  cette  année-là. 
Ce  gratis,  nous  le  savons,  n'est  pas  fréquent.  Il  ne  se  trouve 
jamais  que  devant  des  noms  de  parents  ou  d'amis.  A  cette  date, 
Rigaud  était  déjà  très  lié  avec  la  famille  de  Gouy.  C'est  donc 
avant  cette  date  qu'il  faut  placer  la  rencontre  due  à  la  maladresse 
d'un  valet.  Rigaud  avait  trente-neuf  ans  et  Elisabeth  de  Gouy  en 
avait  trente  et  un.  Il  se  peut  bien  qu'on  se  soit  trouvés  aimables. 
Mais  Elisabeth  était,  sans  doute,  déjà  mariée  avec  le  sieur 
Le  Juge,  ou  elle  allait  l'épouser  bientôt,  ce  qui  serait  encore  plus 
grave.  De  son  côté,  Rigaud,  quelques  années  plus  tard,  songeait 
à  épouser  une  certaine  Marie-Christine  de  Chastillon.  En  1703,  il 
y  eut  contrat  de  mariage.  Rigaud,  d'ailleurs,  n'épousa  pas. 
Etait-ce  pour  revenir  à  Elisabeth?  Peut-être.  En  tout  cas,  il  ne  se 
pressa  pas  de  remplacer  le  sieur  Le  Juge,  quand  celui-ci  voulut 
bien  lui  céder  la  place,  puisque  Elisabeth  était  déjà  veuve  en  1707 
et  que  Rigaud  ne  l'épousa  qu'en  1710,  bien  longtemps  après 
l'expiration  du  délai  légal.  La  petite  aventure  n'en  reste  pas 
moins  possible.  Il  se  peut  que  la  première  rencontre  ait  eu  lieu 
avant  1698,  à  la  suite  d'une  bévue  d'un  valet.  Mais  le  récit  de 
d'Argenville  ne  peut  être  accepté  dans  sa  simplicité  ingénue  et 
presque  attendrissante.  Il  s'est  passé  bien  des  événements  avant 
que  le  roman  ait  enfin  abouti  au  mariage.  Le  destin  qui  avait 
promis  ces  deux  êtres  l'un  à  l'autre  a  mis  plus  de  douze  ans  à  les 
marier.  Après  quoi,  ils  vécurent  longtemps  heureux  et  ils  n'eurent 
pas  d'enfants. 

Dans  tout  l'éclat  de  sa  gloire  parisienne,  Rigaud  était  resté 
fortement  de  sa  famille  et  de  sa  province.  Par  les  soins  de  son 
frère  et  de  sa  sœur,  il  fut  abondamment  pourvu  de  neveux  et  de 
nièces  et  fut  certainement  le  meilleur  des  oncles.  Il  avait  installé 
son  frère  à  Paris  et  fait  sa  fortune  de  portraitiste  et  d'académi- 
cien; il  en  avait  marié  la  fille  à  un  artiste,  Jean  Ranc,  qui  fut 
nommé,  grâce  à  lui,  premier  peintre  du  roi  d'Espagne;  il  n'oublia 
pas  non  plus  la  famille  de  sa  sœur;  son  mari  fut  bailli  de  Perpi- 

(148) 


LARGILLIÈRE,   RIGAUD,   DESPORTES 

gnan,  un  de  ses  gendres  le  fut  à  son  tour,  un  autre  fut  receveur 
des  fermes  et  gabelles  du  roi  à  Collioure.  Voilà  certes  une  famille 
qui  n'a  pas  été  tenue  à  l'écart  des  fonctions  officielles.  Il  est  bien 
probable  que  le  crédit  du  peintre  y  fut  pour  quelque  chose.  Dans 
la  liste  des  portraits  qui  va  jusqu'en  1698,  les  seuls  portraits 
gratis,  après  celui  de  Marie  Serre  et  des  de  Gouy,  sont  celui  de 
l'intendant  de  Perpignan,  en  1697,  et  celui  de  l'évoque  de 
Perpignan,  l'année  suivante,  toutes  les  puissances  du  Roussillon; 
ce  sont  là  personnages  influents,  relations  utiles  à  cultiver.  Le 
portrait  gratuit  est  un  moyen  sûr  d'enchaîner  la  reconnaissance; 
les  séances  de  pose  mettent  le  modèle  à  la  disposition  du  peintre, 
pour  peu  que  le  peintre  sache  parler  en  travaillant.  Rigaud,  qui 
n'avait  pas  la  parole  facile,  savait  pourtant  s'en  servir  à  propos. 
Un  jour  qu'il  peignait  le  petit  roi  Louis  XV,  «  Sa  Majesté  eut  la 
bonté  de  lui  demander  s'il  étoit  marié  et  s'il  avoit  des  enfants;  il 
répondit  qu'il  l'étoit  et  qu'il  n'avoit  point  d'enfants.  Dieu 
merci;  le  Roi,  surpris  de  ces  derniers  mots,  lui  en  demanda 
l'explication.  C'est,  dit-il,  que  mes  enfants  n'auraient  pas  de  quoi 
vivre.  Votre  Majesté  héritant  de  tout  ce  que  j'ai  pu  gagner  au  bout 
de  mon  pinceau.  Le  Roi  l'assura  qu'il  se  feroit  expliquer  la  chose 
et  qu'il  en  parleroit  à  M.  le  Régent  et  au  cardinal  du  Bois,  alors 
premier  ministre.  »  Si  l'on  songe  que  ce  dialogue  met  aux  prises 
un  enfant  de  six  ans  et  un  sexagénaire,  il  faut  avouer  que,  vrai- 
ment, les  héritiers  de  Rigaud  avaient  un  avocat  habile  à  ne  pas 
laisser  passer  les  bonnes  occasions.  Huit  jours  avant  sa  mort,  il 
racontait  à  d'Argenville  qu'il  avait  quatorze  neveux  et  qu'il  était 
sans  cesse  occupé  à  leur  envoyer  des  secours.  Cet  oncle  magni- 
fique ne  fut  pas  seulement  un  grand  peintre,  mais  aussi  un  brave 
homme. 

Dès  qu'il  eut  sa  situation  bien  établie  à  Paris,  il  fit  le  voyage  de 
Perpignan  pour  en  rapporter  les  images  de  sa  mère,  de  sa  sœur, 
de  son  beau-frère.  Il  avait  aussi  installé  son  frère  dont  il  fit  la 
fortune  et  auprès  duquel  il  voulut  être  enseveli  à  Saint-Eustache. 
Ces  portraits  de  famille  lui  rendaient  présente  sa  jeunesse;  ces 
images  où  nous  admirons  maintenant  l'habileté  d'un  beau  peintre 
avaient  pour  l'illustre  Rigaud  la  douceur  si  prenante  et  un  peu 
triste  des  souvenirs  d'enfance.  Pour  le  mieux  connaître  et  l'aimer 
davantage,  il  ne  faut  pas  le  voir  seulement  frayant  avec  les 
archevêques  et  les  maréchaux,  au  milieu  d'un  grand  fracas  de 

(149) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

draperies  flottantes,  des  cascades  de  perruques,  des  ruissellements 
d'hermine,  des  cataractes  de  velours  et  de  brocarts  ;  il  faut  le  placer 
au  milieu  de  ces  figures  familiales  qui  animaient  sa  maison  de  la 
rue  Louis-le-Grand  et  lui  souriaient  affectueusement  dans  leurs 
petits  cadres,  Hyacinthe  Rigaud,  devenu  écuyer,  noble  citoyen 
de  Perpignan,  chevalier  de  l'ordre  de  saint  Michel,  recteur  et 
directeur  de  l'Académie  royale  de  peinture  et  de  sculpture, 
n'oubliait  pas  le  petit  Roussillonnais  débarqué  à  Paris,  cinquante 
ans  auparavant,  riche  seulement  de  talent  et  de  volonté,  et  il  dis- 
tribuait autour  de  lui  les  bénéfices  de  sa  haute  situation,  donnant 
à  tous  un  peu  de  sa  fortune  et  même  éclairant  quelques-uns  des 
rayons  de  sa  gloire. 

III 

François  Desportes,  le  peintre  des  meutes  royales,  n'a  pas  été 
gâté  par  les  historiens.  Autant  dire  qu'ils  n'ont  rien  ajouté,  rien 
retranché  à  la  biographie  qu'en  a  donnée  son  fils  Claude-Fran- 
çois, six  ans  après  sa  mort,  qui  survint  le  15  avril  1743.  Cette 
biographie,  lue  en  séance  publique  de  l'Académie  royale,  n'a  été 
publiée  qu'en  1854,  dans  le  Recueil  des  Mémoires  inédits.  Elle  est 
une  des  mieux  venues  du  Recueil.  Elle  est  d'un  fils  pieux,  dont 
l'affection  reste  discrète,  d'un  écrivain  qui  avait  la  plume  élé- 
gante et  d'un  amateur  de  peinture.  La  figure  de  l'illustre  anima- 
lier se  dégage  bien  vivante  ;  un  petit  paysan  champenois  devient 
apprenti  peintre  au  faubourg  Saint-Germain.  Il  s'instruit  lui- 
même,  se  polit;  travaille  à  des  entreprises  sans  gloire,  épouse 
une  dentellière,  conquiert  la  faveur  du  public,  de  la  bourgeoisie, 
de  l'aristocratie  de  France  et  d'Europe,  du  Roi  enfin,  qui  achètent 
ses  peintures  de  chasses,  ses  natures  mortes  de  gibier  et  de' 
fruits.  Il  se  montre  fidèle  aux  pratiques  de  son  premier  maître,  le 
flamand  Nicasius  Beernaert  qui  lui  apprit  à  bien  copier  le  modèle. 
Nous  le  voyons  aux  foires  de  Paris,  à  la  ménagerie  de  Versailles, 
au  chenil  royal,  peignant  les  fauves,  les  oiseaux  exotiques,  les 
chiens,  les  sangliers  et  les  loups;  nous  le  voyons  aussi  à  travers 
champ  s'arrêtant  pour  brosser,  en  quelques  coups  de  pinceau, 
un  aspect  de  la  campagne  de  Versailles  ou  de  Saint-Germain  ;  et 
tout  nous  montre  que  ce  paysan  devenu  peintre  est  resté  fidèle  à 
la  nature. 

(150) 


LARGILLIÈRE,   RIGAUD,   DESPORTES 

Une  légère  erreur  dans  la  table  alphabétique  des  Mémoires 
inédits  pourrait  faire  croire  que  cette  biographie  doit  être  attribuée 
au  neveu  et  non  au  fils  de  Desportes  :  simple  confusion  dans  les 
prénoms.  Il  ne  faut  pas  confondre  Claude,  le  fils,  avec  Nicolas,  le 
neveu.  Comme  ils  sont  l'un  et  Tautre  mêlés  étroitement  à  la  vie  du 
peintre  et  à  l'histoire  de  son  «  atelier  »,  il  importe  de  les  bien 
distinguer. 

Le  fils  de  Desportes,  Claude-François,  né  en  1695,  entra  à 
l'Académie  en  1723,  avec  un  tableau  de  «  fruits  et  de  fleurs  ».  Ce 
fut  sa  principale  manifestation  d'activité  de  peintre  et  l'on  peut 
se  demander  si  le  bon  père  ne  mit  pas,  en  cette  circonstance,  son 
talent  à  la  disposition  de  son  fils.  Celui-ci  venait  de  faire  repré- 
senter au  théâtre  italien  une  comédie,  La  veuve  coquette,  et  on 
peut  bien  penser  que  pour  une  pièce  jouée  il  en  faut  compter  un 
plus  grand  nombre  restées  dans  son  tiroir.  Rien  d'étonnant  alors 
si  son  œuvre  de  peintre  nous  échappe.  En  revanche  nous  le  rat- 
trapons comme  écrivain.  A  partir  de  1748  il  se  manifesta  par  une 
série  de  conférences  qui  paraissent  avoir  eu  le  plus  vif  succès  à 
l'Académie;  la  notice  sur  son  père  était  du  nombre.  A  la  première 
de  ces  conférences,  le  Directeur  ne  manqua  pas  de  lui  reprocher 
d'avoir  trop  longtemps  privé  ses  collègues  de  son  beau  talent  : 
«  Gomme  académicien  nous  vous  ferions  un  crime  d'une  inaction 
que  jusqu'ici  vous  avez  cru  pouvoir  vous  permettre  à  titre  de  phi- 
losophe ».  Encouragé,  Claude-François  sortit  de  son  sommeil. 
Ses  conférences  manuscrites  sont  conservées  à  la  Bibliothèque 
des  Beaux-Arts.  Cette  production  ne  mérite  ni  l'admiration  ni  le 
mépris.  Sa  prose  est  d'une  élégance  facile;  ses  réflexions  sont 
raisonnables;  c'est  de  la  chronique  artistique  de  bon  ton  et  de  bon 
sens,  article  qui,  à  cette  époque,  n'était  pas  rare.  Ses  vers  —  car 
il  y  en  a  beaucoup  —  sont  pédestres;  ses  épitres  vaudraient  sa 
prose,  n'étaient  les  chevilles.  Il  a  aussi  écrit  des  odes  où  sagement 
il  halète,  à  la  manière  de  Boileau,  pour  imiter  le  souffle  heurté  de 
l'inspiration.  Il  balance  sous  le  nez  de  Louis  XV  un  immense 
encensoir  de  style  Louis  XIV  qui  avait  déjà  servi  pour  le  grand 
roi.  Et  il  est  probable  que  si  le  père  illustre,  le  peintre  paysan, 
avait  pu  entendre  discourir  son  fils  Claude,  il  eût  été  plein 
d'admiration  pour  cet  écrivain  disert,  étant  trop  naïf,  trop  modeste 
pour  imaginer  qu'une  seule  de  ses  perdrix  rouges  servirait 
beaucoup  mieux  la  mémoire  des  Desportes  que  toutes  ces  jolies 

(151) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

fleurs  de  rhétorique.  Le  père  a  peiné  dans  sa  jeunesse,  à  l'atelier, 
pour  que  le  fils  eût  des  loisirs  et  qu'il  pût  cultiver  le  beau  langage 
en  lisant  les  bons  auteurs  ;  il  a  voulu  que  le  fils  de  François 
Desportes  connût  les  belles  choses  que  lui-même  regrettait,  sans 
doute,  de  n'avoir  pu  étudier.  C'est  dans  l'ordre.  Une  première 
génération  surgit  du  rang,  par  l'effort  et  le  génie;  celle  qui  suit 
bénéficie  déjà  d'une  culture  de  luxe  et  se  donne  plus  volontiers  au 
plaisir  de  contempler  qu'à  la  fatigue  de  créer.  Combien  de  familles 
où  les  enfants  de  créateurs  se  contentent  d'être  des  connaisseurs! 
La  souche  n'est  pas  morte;  mais  à  la  place  des  fruits  nourrissants 
et  savoureux,  il  pousse  maintenant  des  fleurs  aimables  et  stériles. 
Après  quelques  années  d'incontinence  littéraire  et  oratoire,  Claude- 
François  rentra  dans  son  silence  «  philosophique  »,  jusqu'à  sa 
mort,  en  1774, 

François  Desportes  avait  plusieurs  frères  et  paraît  avoir  été  un 
oncle  excellent;  l'un  de  ses  neveux,  Nicolas,  travailla  dans  son 
atelier;  il  était  beaucoup  plus  jeune  que  son  cousin  Claude,  car  il 
naquit  en  1717.  Il  entra  à  l'Académie  en  1757  et  présenta  pour 
son  admission  un  tableau  où  l'on  voyait  «  des  animaux,  dont  un 
sanglier  et  un  chien  ».  Il  exposait  assez  régulièrement  aux  Salons, 
depuis  1755  jusqu'à  1771,  des  peintures  d'animaux  et  parmi  les 
peintures  du  Musée  de  Sèvres  attribuées  à  François  Desportes,  il 
faut  reconnaître  au  moins  deux  peintures  du  neveu  Nicolas;  une 
chasse  au  cerf  et  une  chasse  au  sanglier  sont  des  copies  de  l'oncle 
par  le  neveu;  le  pinceau  est  plus  lourd  et  la  couleur  moins  fine. 
C'est  à  ce  neveu  que  nous  devons  de  posséder  un  magnifique 
ensemble  d'esquisses,  «  l'atelier  de  François  Desportes  ».  Ces 
esquisses  avaient  été  conservées  par  la  famille  et  il  est  évident  que 
Claude  Desportes  les  avait  sous  les  yeux  lorsqu'il  composa  la 
biographie  de  son  père;  c'est  ce  qui  lui  a  permis  d'insister  d'une 
manière  aussi  intéressante  sur  cet  excellent  continuateur  de  la 
manière  flamande.  A  son  tour,  le  neveu  posséda  cette  collection 
dont,  j'imagine,  il  ne  manqua  pas  de  tirer  parti  pour  ses  peintures 
d'animaux.  Puis,  en  1784  —  depuis  plus  de  dix  ans,  il  avait  cessé 
d'exposer  —  il  en  offrit  l'acquisition  à  la  Direction  des  bâti- 
ments. Le  comte  d'Angiviller  demanda  le  prix  approximatif,  et  le 
devis  adressé  par  Nicolas  Desportes,  conservé  aux  Archives,  et 
publié  par  M.  Engerand,  s'élevait  à  18500  livres.  L'administration 
accepta.   En   novembre   1784,   la    Direction  des   bâtiments   prit 

(152) 


LARGILLIÈRE,  RIGAUD,  DESPORTES 

livraison  de  la  collection  qui  fut  attribuée  à  la  manufacture  de 
Sèvres.  La  destination  de  ces  esquisses  montre  le  genre  d'intérût 
qu'on  leur  portait.  On  estimait  que  les  décorateurs  de  la  manu- 
facture pourraient  utiliser  ces  études  d'animaux,  de  fruits  et  de 
fleurs,  Nicolas  Des- 
portes n'obtint  pas 
les  18500  livres  qu'il 
avait  demandées; 
mais  à  la  date  du 
24  novembre  1784  il 
lui  fut  accordé  une 
rente    viagère   de 


1  200  livres  qui  était 
réversible  pour  deux 
«  tiers  à  sa  femme  ». 
Nicolas  Desportes 
mourut  en  1787;  si 
sa  femme  l'a  suivi 
de  près  ou  si  elle  l'a 
précédé,  le  Roi  n'a 
pas  fait  un  mauvais 
marché.  Ces  esquis- 
ses furent  reçues  avec  reconnaissance  par  les  décorateurs  de 
Sèvres  et  utilisées  par  eux.  Elles  restèrent  dispersées  dans  les 
divers  bâtiments-  de  la  manufacture  jusqu'en  1888.  Alors  elles 
furent  rassemblées  dans  un  local  particulier  oii  elles  mènent  une 
existence  obscure. 

Avant  de  les  examiner,  saluons  François  Desportes  dans  son 
beau  portrait  du  Louvre.  11  se  présente  dans  un  magnifique  habit 
lilas  dont  il  a  lissé  les  reflets  du  même  pinceau  souple  dont  il 
caressait  la  plume  de  ses  faisans  et  de  ses  perdrix.  Il  s'est  montré 
au  milieu  de  ses  amis  et  modèles  familiers,  du  gibier  et  des 
chiens.  Etait-il  chasseur?  Son  fils  ne  nous  le  dit  pas.  Mais  ce 
portrait  semble  l'indiquer;  des  vers  inscrits  sous  une  gravure 
de  1733  et  qui  pourraient  bien  être  de  Claude  font  une 
spirituelle   remarque  : 


XIX.  FRANÇOIS  DESPORTES.  —  Deux  croquis 
d'après  son  portrait  peint  au  Louvre  et  d'après  un 
dessin  préparatoire.  Pour  composer  son  portrait  de 
gauche.  Desportes  a  commencé  par  demander  à  un 
ami  de  lui  donner  la  pose  et  il  a  crayonné  l'attitude 
du  chasseur  en  perruque  de  droite. 


Il  sait  aux  animaux  sous  ses  coups  abattus 
Donner  après  leur  mort  une  nouvelle  vie. 

(153) 


DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

Ainsi  Desportes  tirait  le  lièvre  et  la  perdrix,  mais  c'était  pour 
se  procurer  des  modèles.  A  coup  sûr,  il  aimait  les  chiens,  la  bonne 
bête  toujours  attentive  à  la  caresse  de  l'homme.  Il  les  a  peints 
avec  sympathie,  la  queue  en  trompette,  le  corps  grelottant  sur  les 
pattes  nerveuses,  le  nez  luisant  et  cet  œil  implorant  où  se  lit  un 
désir  désespéré  de  parler  avec  l'homme. 

Malgré  l'énorme  fusil  que  serre  sa  main  droite,  cet  homme  est 
bien  un  peintre  et  sa  tête  est  bien  d'un  homme  qui  était  à  la  fois 
son  portraitiste  et  son  modèle.  Isolez  celte  tête  et  vous  reconsti- 
tuerez aisément  l'attitude  du  peintre  au  travail  ;  vous  reconnaîtrez 
un  visage  incliné  sur  sa  toile  et  qui  se  détourne  un  instant  pour 
consulter  le  miroir.  Si  Desportes  avait  voulu  montrer  un  peintre 
au  travail  et  non  un  chasseur  au  repos,  sa  poitrine,  penchée  vers 
l'arbre  auquel  il  tourne  le  dos,  se  fût  présentée  de  profil  et  sa 
main  droite  inactive  pendant  le  regard  au  miroir  eût  tenu  la 
pointe  du  pinceau  en  suspens  près  de  la  toile.  Mais  il  a  voulu  se 
montrer  en  chasseur  pour  justifier  le  lièvre,  la  perdrix  et  les 
chiens  ;  il  a  cherché  une  attitude  qui  ne  fût  pas  celle  du  peintre 
entre  son  chevalet  et  son  miroir.  Un  crayon  du  Louvre  nous  le 
montre  ainsi;  mais  alors  le  visage  est  orienté  comme  la  poitrine. 
Ici,  au  contraire,  la  position  de  la  tête  contrarie  celle  du  corps,  et 
la  direction  du  regard  contrarie  celle  du  visage.  Cette  remarque 
n'est  pas  tout  à  fait  indifférente;  nous  aurons  toujours  à  noter  que 
Desportes  est  un  peintre  excellent,  chaque  fois  qu'il  peint  d'après 
nature.  Ses  qualités  et  ses  limites  s'expliquent  par  là.  D'après 
nature,  il  a  pu  peindre  sa  tête  devant  un  miroir  et  cette  tète  est 
admirable  de  vie;  d'après  nature,  il  a  pu  peindre  le  bel  habit 
violet  d'un  homme  assis;  mais  il  ne  pouvait  en  aucune  façon 
trouver  dans  son  miroir  l'attitude  générale  dont  il  avait  besoin 
et  voilà  pourquoi  cette  attitude  nous  paraît,  en  somme,  peu 
naturelle. 

Mais  c'est  le  visage  que  nous  venons  consulter.  Il  est  d'un 
homme  simple,  franc,  avec  une  expression  de  santé  robuste, 
plutôt  que  d'inquiétude  et  de  finesse.  La  bouche  un  peu  forte 
rappelle  l'origine  paysanne;  mais  le  regard  clignotant  me  paraît 
d'un  peintre.  Il  est  bien  rare  que,  dans  les  galeries  de  portraits 
anciens,  nous  rencontrions  des  figures  qui,  par  delà  les  siècles, 
semblent  aussi  près  de  nous.  Il  n'est  pas  de  contemporains  de 
Louis    XIV    avec    lequel    on    échangerait    plus    volontiers    des 

(154) 


LARGILLIÈRE,   RIGAUD,   DESPORTES 

réflexions  sans  apprêt.  Si  cet  homme  nous  semble  si  près  de  nous, 
n'est-ce  pas  parcequ'il  se  présente  sans  perruque?  Sans  perruque! 
un  membre  de  l'Académie  royale,  historiographe  du  chenil  royal! 
Sans  doute,  Rigaud  s'est  peint  aussi  en  ce  simple  appareil;  mais 
c'était  en  un  portrait  de  peti- 
tes dimensions;  il  se  montrait 
en  costume  de  travail,  ses  ou- 
tils en  main  et,  à  défaut  de  per- 
ruque, un  bonnet  de  velours 
très  large  couvrait  son  crûne> 


non  sans  quelque  coquetterie- 
Combien  Desportes,  dans  ce 
grand  portrait  d'apparat,  dé- 
passe le  sans-façon  de  Rigaud  ! 
Je  ne  connais  qu'un  autre 
portrait  de  ce  temps  qui  l'em- 
porte en  familiarité  et  en 
bonhomie,  c'est  celui  d'un  au- 
tre Champenois,  également 
peintre  animalier.  Dans  sa 
fable  des  Lapins,  La  Fontaine 
se  met  en  scène;  le  matin  ou 
le  soir,  dit-il,  il  va  prendre 
l'affût  pour  tirer  le  lapin  : 


XX'.  FRANÇOIS  DKSPOUTES.  —  5o«  por- 
trait. Pour  peindre  son  visage  (Tapris 
nature,  Vartiste  s'est  placé  devant  le 
miroir  et  l'inclinaison  de  la  tête,  la 
direction  du  regard  s'expliquent  fort 
bien  :  ce  portrait  est  celui  d'un  homme 
placé  devant  sa  toile  et  qui  détcurne  la 
tête  pour  consulter  le  miroir.  Mais  cette 
même  tête  placée  sur  les  épaules  du 
monsieur  en  perruque  du  dessin  initial 
ne  semble  plus  dans  une  position  aussi 
naturelle. 


Au  bord  de  quelque  bois  sur  un  arbre  je  grimpe, 
Et,  nouveau  Jupiter,  du  haut  de  cet  Olympe, 

Je  foudroie  à  discrétion. 

Un  lapin  qui  n'y  pensait  guère. 

L'Olympe,  Jupiter  et  son  foudre,  rien  ne  peut  dissimuler  le 
scandale  de  ce  membre  de  l'Académie  française  —  ou  presque  — 
qui  grimpe  aux  arbres.  Montait-il  en  perruque?  Assurément  non. 
Desportes  s'est  contenté  de  s'asseoir  au  pied  de  l'arbre;  mais  il 
a  tenu  à  se  montrer  «  en  cheveux  »,  un  peu  hirsute,  avec  le  poil 
indocile  du  «  pleinairiste  »  qui  va  volontiers  tête  nue.  Le  paysan 
de  Champigneul  a  bien  pu,  comme  le  prétend  son  fils,  apprendre 
à  chanter,  à  danser,  et  même  à  rimer  ;  mais  enfouir  son  crâne  et 
cacher  ses  oreilles  sous  les  boucles  ruisselantes  d'une  perruque 
in-folio,  il  ne  le  voulut  pas.  Son  visage  de  quadragénaire  jovial  est 

(155) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

comme  allégé  par  cette  flamme.  Comme  cette  figure  vieillira  bienl 
Quand,  peu  à  peu,  la  chevelure  blanchira  et  que,  sous  la  neige, 
le  visage  paraîtra  plus  rose,  notre  animalier  paysagiste  montrera 
cette  bonhomie  juvénile,  cette  puérilité  radieuse  que  Ton  verra 
aussi  rayonner  du  visage  d'un  Corot  ou  d'une  Rosa  Bonheur.  La 
fréquentation  des  bêtes  et  des  plantes  fait  les  vieillesses  sereines. 
Retenons  quelques  traits  de  la  biographie  écrite  par  son  fils  : 
«  cet  embonpoint  qu'il  a  toujours  conservé,  sans  augmentation  ni 
diminution;...  il  a  joui  d'une  santé  constante  autant  que  vigou- 
reuse »,  Et  enfin,  «  il  mourut  avec  cette  tranquillité  d'âme  que 
donne  une  bonne  conscience  ». 

Rien  ne  peut  mieux  compléter  le  portrait  moral  du  bon  Des- 
portes que  deux  anecdotes  restées  inédites  dans  les  manuscrits  de 
la  Bibliothèque  des  Beaux-Arts.  En  effet,  ce  manuscrit  ne 
contient  pas  seulement  la  biographie  écrite  par  Claude-François; 
un  remerciement  y  est  joint,  celui  que  prononça  le  directeur  de 
l'Académie.  Et  il  est  vraiment  dommage  que  les  Mémoires  inédits 
n'aient  pas  hospitalisé  aussi  ce  petit  morceau  d'éloquence  acadé- 
mique; il  n'est  pas  fait  seulement  de  politesses  verbales,  il  apporte 
deux  traits  nouveaux  au  portrait  de  notre  peintre.  Il  était  franc  et 
sincère,  dit  le  fils;  épithètes  exactes,  sans  doute,  mais  combien 
banales  !  Voici  qui  vaut  mieux,  pour  nous  faire  comprendre 
comment  ce  brave  homme  entendait  la  franchise.  C'est  Charles- 
Antoine  Coypel  qui  parle  :  «  Avec  quel  courage,  cet  homme  si 
plein  de  sentimens  s'exposait-il,  au  risque  de  paraître  dur, 
lorsqu'il  sentait  la  nécessité  de  reprendre  avec  force  ;  et  à  quel 
point  s'épanouissait-il,  lorsqu'il  trouvait  occasion  d'applaudir  sans 
blesser  cette  vérité  qu'il  ne  perdit  jamais  de  vue!  Voilà,  Monsieur, 
ce  dont  j'ai  été  témoin.  Voilà  ce  que  j'ai  éprouvé.  Hélas!  Combien 
de  foisa-t-il  eu  la  bonté  de  me  mortifier,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi, 
en  m'ouvrant  les  yeux  sur  mes  deffauts  divers.  »  Comme  tout  cela 
est  bien  dit!  Ainsi,  Desportes  était  un  peu  bourru  et  disait  un  peu 
crûment  sa  pensée.  Comme  il  nous  plaît  ainsi!  Mais  c'était  le 
bourru  bienfaisant  :  «  Combien  de  fois  aussi,  l'amitié  dont  il 
m'honorait  l'a-t-elle  porté  à  me  tirer  d'un  découragement  qui  lui 
paraissait  trop  fort!  Quel  bon  père  vous  aviez,  Monsieur!  Quel 
ami  je  possédais  en  lui!  » 

Claude-François  n'avait  pas  manqué  de  noter  que  son  père  fut 
bienfaisant  et  combien  il  se  montra  généreux  envers  sa  famille. 

(156) 


LARGILLIÈRE,   RIGAUD,   DESPORTES 

Le  paysan  devenu,  par  son  talent,  un  personnage  à  la  ville  et 
même  à  la  cour,  n'oublia  pas  les  nombreux  irôres  et  sœurs  restés 
à  la  terre.  Il  fut  «  bon  père  de  famille  »,  «  aimant  à  rendre  service 
à  tout  le  monde  (juand  il  pouvait,  surtout  à  ses  parents,  dont  il 
fut,  en  ellet,  dans  tous  les  temps,  le  plus  ferme  soutien  et  le 
perpétuel  bienfaiteur  ».  Ici  encore,  Thistoriographe  académique 
reste  dans  le  vague  et  son  éloge  paraît  de  ceux  qui  peuvent  passer 
dans  toutes  les  oraisons  funèbres.  Mais  la  réponse  de  Goypel,  le 
directeur  de  l'Académie,  raconte  le  trait  suivant  de  ce  «  bon  père 
de  famille  »  :  «  Monsieur  Desportes  avait  mis  à  part  une  somme 
considérable  pour  la  placer  sur  la  tête  de  deux  parentes  qu'il  avait 
retiré  chez  lui.  Il  les  fait  entrer  dans  son  cabinet,  il  leur  annonce 
son  intention.  Ces  vertueuses  filles,  pénétrées  de  reconnaissance, 
tombent  à  ses  pieds,  embrassent  ses  genoux  et  le  supplient  de  ne 
rien  décider  qu'elles  n'ayent  informé  ses  enfants  de  ce  qu'il  veut 
faire  en  leur  faveur.  Pourrions-nous  ignorer,  disent-elles,  ce  que 
nous  leur  devons?  Nous  sçavons,  il  est  vrai,  que  pour  répandre 
vos  bienfaits  sur  nous,  vous  n'avez  pas  besoin  de  leur  avis,  mais 
nous  sentons  que,  pour  les  accepter,  nous  ne  pouvons  nous  passer 
de  leur  agrément.  Allez,  leur  dit  ce  vrai  père  de  famille,  en 
versant  ces  pleurs  que  l'admiration  fait  couler  et  qu'on  aime  tant 
à  répandre,  allez  consulter  mes  enfants,  je  les  connais  et  je  sçais 
déjà  que  vous  n'y  perdrez  rien.  Elles  courent  les  trouver,  elles 
les  informent  de  tout.  Les  enfants  volent  vers  leur  généreux  père 
et  lui  rendent  grâce  de  leur  donner  de  semblables  exemples.  »  Et 
le  directeur  ajoute  :  «  Voilà  de  ces  scènes  trop  rares  où  tous  les 
acteurs  jouent  de  si  beaux  rôles  que  tous  excitent  également  notre 
admiration.  »  Le  «  généreux  père  »,  ce  ton  de  patriarche,  tant  de 
gravité  et  de  bonté,  ces  yeux  mouillés  de  larmes,  ces  «  enfants 
qui  volent  »,  ces  «  vertueuses  filles  »  qui  se  jettent  à  genoux, 
cette  surenchère  de  générosité,  cet  attendrissement  général  dans 
la  maison  du  bon  Desportes,  voilà-t-il  pas  déjà  un  tableau  vivant 
composé  par  Greuze  ou  quelque  scène  de  YEmile  ou  de  la  Nouvelle 
Héloïse"!  Cette  anecdote  mérite  d'autant  plus  d'être  citée  que  le 
conteur  la  destinait  à  la  publicité;  elle  devait  servir  la  mémoire 
d'une  famille  de  braves  gens,  la  gloire  de  l'Académie  et  produire 
l'effet  d'un  beau  sermon  sur  la  générosité.  «  Quand  de  pareils 
écrits  sortiront  de  l'Académie,  ils  doivent  apprendre  au  public  que 
les  membres  qui  la  composent,  quelque  vénération  qu'ils  ayent 

(157) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

pour  les  grands  talens,  sont  encore  plus  touchés  de  la  noblesse  et 
de  l'excellence  des  mœurs.  »  Dans  son  zèle,  peut-être  notre  Coypel 
sacrifie-t-il  un  peu  la  peinture  à  la  vertu.  Ce  sont  là  surprises  de 
Tattendrissement. 

Il  serait  vain  de  transposer  une  fois  de  plus,  après  d'Argenville 
et  Charles  Blanc,  la  biographie  de  Desportes  par  son  fils.  Il 
importe  seulement  de  rappeler  la  formation  du  peintre.  Et 
d'abord  comment  se  décida  sa  vocation? 

Il  était  champenois,  comme  Jean  de  La  Fontaine.  Mais  le 
fabuliste  était  de  famille  bourgeoise,  tandis  que  Desportes  était 
fus  de  paysan.  Il  naquit,  dit  son  fils,  le  24  février  1661,  à  Gham- 
pigneul,  dans  le  diocèse  de  Reims.  Aujourd'hui,  il  n'est  point  de 
village  de  ce  nom,  dans  les  environs  de  Reims.  Mais  il  existe,  — 
ou  plutôt  il  existait  —  un  Sapigneul,  quelques  maisons  autour 
d'une  pauvre  église,  auprès  de  l'Aisne,  en  face  de  Berry-au-Bac. 
Le  hameau  a  payé  de  son  existence  l'honneur  d'être  sur  la  ligne 
de  feu  pendant  quatre  ans  de  guerre.  Au  bord  d'un  canal,  au 
pied  de  cette  sinistre  cote  108  que  les  raines  et  les  obus  ont  forée, 
corrodée,  fouillée  jusqu'à  en  diminuer  l'altitude,  l'ancien  village 
ne  se  signale  plus  que  par  un  plus  violent  bouleversement;  de 
la  maison  où  a  pu  naître  François  Desportes  il  ne  reste  que  des 
taches  blanches  de  pierres  écrasées,  sur  la  grise  Champagne. 
Avant  de  venir  à  Paris  l'enfant  a  donc  regardé  vers  l'Est  la  fuite 
de  la  plaine  fauve  que  ne  tachetaient  point  encore  les  petits  bois 
carrés  des  pins;  à  l'Ouest  l'horizon  est  limité  par  les  falaises 
boisées  d'Ile-de-France.  Quelle  raison  y  avait-il  pour  que  ce  fils 
de  cultivateur  devînt  un  peintre?  Sans  doute,  à  une  journée  de 
marche  au  Nord-Ouest,  derrière  la  colline  de  Craonne,  se  dressait 
la  vieille  citadelle  de  Laon,  où  les  frères  Le  Nain,  peu  auparavant, 
s'étaient  conquis  quelque  renom  en  peignant  des  paysans  graves 
assis  autour  d'une  tourte  de  pain  et  d'un  broc  de  vin  gris.  Sur 
l'antique  voie  qui  mène  à  Reims  et  à  Châlons,  combien  en  était-il 
passé  de  ces  artistes  migrateurs  qui  allaient  de  Flandre  en 
Italie!  Mais  Sapigneul  n'était  pas  même  un  relais  sur  la  route. 
C'est  sans  doute  à  Paris  seulement  que  le  petit  Champenois  vit 
un  peintre  et  ce  fut  le  hasard  qui  le  fit  entrer  dans  un  atelier 
d'artiste. 

Les  villes  s'alimentent  du  trop-plein  des  campagnes.  Il  y  avait 
beaucoup  d'enfants  à  la  ferme  de  Sapigneul.  Le  petit  François, 

(158) 


LARGILLIÈRE,   RIGAUD,   DESPORTES 

âgé  (le  douze  ans,  fut  adressé  ;\  un  oncle  installé  à  Paris,  et  c'est 
presque  aussitôt  qu'il  entra  dans  Tatelicr  de  Nicaise  Beernaert, 
dit  Nicasius,  un  peintre  flamand.  Le  choix  du  métier,  chez  les 
petites  gens,  est  toujours  l'eflet  des  circonstances  et  le  métier  de 
peintre  ne  se  distinguait  point  alors  des  autres  métiers  manuels. 
François,  cependant,  avait  déjà  manifesté  quelque  habileté  de 
dessinateur,  au  cours  d'une  convalescence  où  il  s'amusait  à  copier 
au  crayon  une  mauvaise  estampe.  Il  n'en  fallut  pas  davantage 
pour  qu'on  le  fît  entrer  comme  apprenti  chez  Nicasius. 

Ce  Nicasius  avait  alors  cinquante-quatre  ans;  il  était  installé 
à  Paris  depuis  plus  de  vingt  ans.  A  la  mort  de  Rubens,  en  1G40, 
son  armée  s'était  dispersée;  quelques  capitaines  restèrent  à 
Anvers,  mais  les  hommes  du  rang  avaient  dû  s'expatrier.  Beau- 
coup se  retrouvèrent  à  Paris.  Ils  se  rejoignaient,  nous  l'avons  vu, 
dans  les  rues  étroites  et  tortueuses  du  faubourg  Saint-Germain  et 
se  rencontraient  dans  une  maison  commune,  dite  la  Chasse,  au 
carrefour  des  rues  du  Vieux-Colombier,  du  Four  et  du  Sépulcre. 
Leur  genre  d'existence  les  reléguait  dans  le  monde  des  artisans 
modestes;  plus  d'un  offensait  cette  dignité  que  la  jeune  Académie 
royale  rêvait  alors  de  donner  à  la  carrière  de  peintre.  Van  Boucle 
est  mort  à  l'hôpital;  son  compagnon  Nicasius  a  traîné  la  fin  de 
son  existence  dans  la  misère  et  l'ivrognerie;  ces  Flamands  étaient 
sans  résistance  devant  les  vins  de  France. 

Desportes  racontait  plus  tard  la  désolation  de  l'atelier 
Nicasius.  «  Il  n'était  plus  question  chez  lui  ni  de  cuisinière  ni  de 
cuisine  ».  Au  moins  put-il  y  voir  le  vieux  Flamand  copier  des 
légumes  et  des  rôtis.  Ces  Anversois,  artisans  modestes,  n'avaient 
pas  d'autre  méthode  que  de  peindre  d'après  nature,  pas  d'autre 
souci  que  de  faire  ressemblant.  L'inspiration  n'était  pas  ambi- 
tieuse; ils  ne  donnaient  rien  d'autre  à  admirer  que  l'extrême 
délicatesse  de  leur  exécution.  Quand  Nicasius  mourut,  François 
n'avait  que  dix-huit  ans  et  n'était  guère  encore  qu'un  apprenti. 
Mais  il  conserva  l'habitude  de  ne  jamais  peindre  sans  avoir  le 
modèle  sous  les  yeux.  Son  fils  croit  devoir  affirmer  qu'il  «  s'attacha 
sérieusement  à  dessiner  à  l'académie  et  d'après  les  figures  anti- 
ques ».  J'incline  à  penser  que  ce  sont  là  propos  de  circonstances, 
destinés  à  faire  valoir  Desportes  aux  yeux  des  maîtres  et 
l'enseignement  académique  aux  yeux  des  élèves.  Il  paraît 
évident   que    l'élève    de    Nicasius  apprit  à   «   rendre    »  le   poil 

(159) 


DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

et  la  plume  en  copiant  du  gibier  beaucoup  plus  qu'en  dessinant 
TAntinoûs. 

Nicasius  n'a  pas  tout  entier  disparu  et,  dans  cet  atelier  de  son 
élève,  il  faut  le  reconnaître  au  moins  trois  fois,  sous  le  nom  de 
Desportes.  L'inventaire  dressé  lors  de  l'acquisition  signalait 
déjà  une  toile  de  Nicasius  «  où  il  y  a  une  douzaine  d'études  de 
chiens,  de  trois  pieds  un  pouce  de  haut  et  deux  pieds  sept  pouces 
de  large  ».  Il  est  facile  de  reconnaître  cette  œuvre  dans  la  collection 
de  Sèvres.  Et  cette  restitution  en  entraîne  quelques  autres. 
Nicasius  est  également  l'auteur  d'une  toile  où  se  voient  des  têtes 
de  cerf  et  de  cheval,  un  chien  courant  et  un  renard  mort  et  aussi 
du  tableau  des  deux  chats  qui  se  battent.  Sans  doute  l'inventaire 
est  muet;  mais  «  l'inventorieur  »,  comme  il  arrive  presque 
toujours,  s'est  lassé  avant  la  fin  de  sa  tâche  et  il  s'est  résigné  à  des 
mentions  parfois  bien  négligentes  :  «  cinquante-deux  toiles  roulées 
dont  quelques-unes  sont  de  Sneidre,  Nicasius.  Il  y  en  a  de  six 
pieds  sur  quatre  ».  Tout  n'est  donc  point  de  Desportes  dans  «  l'ate- 
lier »  dont  a  hérité  la  manufacture  de  Sèvres.  Si  l'on  part  de  la 
toile  aux  douze  chiens,  on  arrive  assez  bien  à  distinguer  Nicasius 
et  Desportes.  Le  métier  du  maître,  admirable,  robuste,  paraît  plus 
rude.  Les  chiens  de  l'élève  sont  mieux  tenus;  ils  ont  le  poil  plus 
luisant,  l'œil  plus  clair,  les  babines  plus  roses.  Ils  se  jettent  sur 
le  sanglier  avec  violence  et  même  il  en  est  toujours  un  de  projeté 
en  l'air,  la  gueule  rouge  et  le  ventre  ouvert;  et  pourtant  dans  la 
lutte  la  plus  frénétique,  il  subsiste  de  la  distinction.  Devant  ces 
belles  robes  qui  restent  blanches,  on  pense  à  la  guerre  en  den- 
telles. Cette  meute  royale  n'est  pas  de  race  commune.  Les  chiens 
de  Nicasius  sont  encore  un  peu  loups. 

Il  peint  leur  poil  moins  lisse,  d'une  brosse  plus  rude.  Et  c'est 
bien  la  manière  que  nous  retrouvons  dans  la  «  bataille  de  chats  ». 
Le  pinceau  de  Desportes  n'eût-il  pas  rendu  ces  fourrures  plus 
soyeuses  au  toucher?  Le  champ  de  bataille  est  encombré  de 
pièces  hétéroclites  et  précieuses  —  aiguière,  gobelets  d'argent, 
verre  de  Venise,  grès  d'Allemagne,  bassin  de  cuivre  —  dont 
aucune  n'est  de  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV.  Cette  orfèvrerie 
n'est  pas  de  celle  qu'a  jamais  peinte  Desportes.  La  maladresse 
de  la  composition  décorative  ne  paraît  pas  davantage  être  de 
lui.  Et  enfin  ce  drame  entre  félins  ne  semble  point  sortir  de  son 
imagination.  Il  n'est  pas  peintre  de  chats.  Le  chat  est  alors  un 

(i6o) 


LARGILLIÈRE,   RIGAUD,   DESPORTES 

animal  roturier,  un  croquant;  il  ne  bénéficie  pas  encore  du 
prestige  d'étrangcté  qu'il  rapportera  du  Brocken  ou  d'Egypte;  il 
n'est  pas  encore  un  animal  de  sabbat  ou  d'hypogée.  On  le  voit 
seulement  rôder  autour  du  rôti.  C'est  une  bôle  de  l'office.  Des- 
portes préfère  le 
chien.  Le  chien 
est  le  compagnon 
de  l'homme;  il 
est  chasseur  et  la 
chasse  participe 
à  la  noblesse  du 
métier  des  ar- 
mes; il  risque  sa 
vie  au  combat 
contre  le  sanglier 
ou  le  cerf.  Le 
chat,  quand  il 
intervient,  donne 
à  la  composition 
une  atmosphère 
familière  et  bour- 
geoise. Il  est  un 
personnage  co- 
mique. Ces  chats 

qui  se  mordent,  c'est  Sganarelle  ou  Scapin  bâtonné.  Nous  descen- 
dons de  la  tragédie  dans  la  farce.  Cette  bataille  de  minets  nous 
conduit  chez  Nicasius. 

Desportes  fut  donc,  dans  notre  école,  un  petit-fils  de  Snyders  et 
il  resta  fidèle  à  sa  parenté.  Après  un  séjour  à  la  cour  de  Pologne 
où  il  travailla  comme  portraitiste,  il  revint,  rappelé  par  Louis  XIV 
et  rentra  dans  sa  spécialité  de  peintre  animalier.  Il  aurait  pu 
faire  sa  carrière  auprès  de  Largillière  et  de  Rigaud  ;  il  avait  peint 
des  Majestés  en  Pologne  et,  en  1699,  pour  son  admission  à 
l'Académie,  il  présenta  son  propre  portrait  qui  est  maintenant  un 
des  plus  beaux  du  Louvre.  Est-ce  timidité,  modestie,  nostalgie 
de  ses  premières  amours?  Il  reste  désormais  fidèle  à  nos  «  frères 
inférieurs  »  des  règnes  animal  et  végétal. 

Si  nous  avions  sous  les  yeux  toutes  les  meutes,  toutes  les 
chasses,  toutes  les  cailles  et  perdrix  rouges,  tous  les  lièvres  et 

(i6i) 

HooRTico-  —  De  Poussin  h  Watteau.  ïï 


XXI.  NICAISE  BEERNAERTS,  dit  NICASIUS.  —  Bataille 
de  chats  (musée  de  la  Manufacture  de  Sèvres).  Ce 
malheureux  peintre  qui  a  firii  fort  tristement  a  été 
entièrement  dépouillé  de  son  œuvre  depuis  sa  mort.  Son 
maître  Snyders  et  son  élève  Desportes  se  partagent  ses 
chiens,  ses  chats  et  ses  légumes.  Ce  tableau  —  et  bien 
d'autres  —  doit  lui  être  restitué. 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

faisans,  les  sangliers  et  les  cerfs  peints  par  François  Desportes, 
nous  aurions  peine  à  nous  intéresser  à  tous  ces  animaux.  Il  a 
beau  varier  les  attitudes  et  les  bêtes  ont  beau  varier  d'aspect, 
ces  images,  si  vivantes  soient-elles,  ne  s'associent  jamais  à  un 
caractère  personnel,  à  de  la  pensée  ou  à  du  sentiment.  Par  delà 
les  signes  de  l'espèce  nous  discernons  mal  la  physionomie  des 
individus.  Peut-être  existe-t-il  une  manière  de  portraiturer  les 
animaux  qui  précise  un  caractère  et  un  tempérament,  la  manière 
méditée  et  attentive  de  Paul  Potter.  Son  «  taureau  »  est  vraiment 
un  personnage  individuel  et  Ton  ne  peut  oublier  le  front  étroit, 
le  museau  carré  et  luisant  de  ce  jeune  brutal.  Mais  le  peintre 
peut-il  aller  très  loin  dans  ce  genre  d'observation?  Il  faut  être 
La  Fontaine  pour  nous  intéresser  à  la  vie  morale  des  bêtes  et  il 
faut  les  faire  parler.  Ses  animaux  nous  amusent  parce  qu'ils  sont 
des  hommes  et,  en  réalité,  nous  ne  nous  intéressons  qu'à  l'homme 
parce  que  l'homme  est  le  seul  animal  que  nous  puissions  com- 
prendre. Le  peintre  animalier  est  obligé  de  s'en  tenir  au  pitto- 
resque des  apparences.  Les  peintres  tumultueux  de  l'école  de 
Rubens  n'ont  demandé  aux  bêtes  que  de  montrer  un  beau 
plumage  et  des  attitudes  vivantes.  S'ils  les  ont  aimées,  c'est 
parce  qu'ils  trouvaient  en  elles  ce  qui  exprime  le  mieux  la  vie 
physique,  la  couleur  et  le  mouvement.  Les  animaux  des  peintres 
ne  peuvent  guère  être  mieux  que  des  images  décoratives. 

C'est  pour  décorer  des  châteaux  de  chasseurs  que  Desportes 
a  lancé  des  meutes  sur  le  cerf  et  le  sanglier.  Ses  clients  se 
plaisaient  à  des  images  où  ils  retrouvaient  un  souvenir  des  joies 
violentes  de  l'hallali.  Chacun  se  rappelait  ses  exploits  ou  ceux 
de  ses  chiens.  A  Choisy,  à  Compiègne,  à  la  Muette,  le  Roi  aimait 
à  reconnaître  ses  chiens  favoris  :  Pompée  et  Florissant,  Herminie 
et  Muscade,  Merlusine  et  Coco.  Il  aimait  à  choisir  lui-même,  sur 
les  croquis  de  Desportes,  les  attitudes  que  le  peintre  devait 
fixer.  Ces  images  vivantes  le  maintenaient  dans  l'atmosphère 
de  ses  plus  chères  distractions.  Il  s'y  retrouvait  comme  dans  les 
batailles  et  les  sièges  qui  se  déroulaient  dans  les  galeries  de 
Versailles. 

Mais  ce  qui  intéresse  le  plus  un  moderne,  c'est  ce  que  le  peintre 
a  mis  de  lui-même  dans  ces  batailles  d'animaux  ou  ces  trophées 
de  chasse;  or  ce  qu'il  a  mis  de  lui-même,  c'est  la  joie  de  peindre 
et  cette  joie  apparaît  bien  plus  dans  les  esquisses  que  dans  les 

(162) 


LARGILLIÈRE,   RIGAUD,   DESPORTES 

tableaux  achevés.  Nous  citons  parfois  les  nombreuses  esquisses 
d'un  peintre  comme  des  signes  de  son  application  et  de  ses 
eiTorts.  Quelle  erreur!  Elles  sont,  presque  toujours  et  avant  tout, 
des  témoignages  du  bonheur  de  peindre.  Quand  il  ne  veut  que 
capter  les  apparences  de  la  vie  qu'il  a  sous  les  yeux,  l'artiste  ne 
connaît  que  le  plaisir  d'observer  et  de  copier.  Pour  peu  qu'il  ait 
acquis  quelque  virtuosité,  c'est  en  se  jouant  qu'il  crée  des  images 
et  son  art  respire  la  joie  d'une  activité  facile.  Tel  nous  apparaît 
Desportes  dans  ces  esquisses.  On  pourrait  louer  la  conscience 
avec  laquelle  il  consulte  la  nature  pour  en  tirer  des  compositions 
décoratives;  j'aime  mieux  y  reconnaître  la  joie  qu'il  avait  à  la 
copier;  surprendre  la  vie,  croquer  une  silhouette,  enlever  une 
esquisse,  c'est  tout  plaisir;  le  moment  ingrat,  la  fatigue  ne 
commencent  que  lorsqu'il  faut  ajuster  ces  notes  pour  en  faire 
une  grande  machine.  Et  vraiment  ce  bonheur  est  contagieux.  A 
voir  ces  peintures  légères,  littéralement  on  assiste  au  travail,  on 
suit  le  pinceau  et  c'est  aussi  amusant  que  si  on  le  tenait.  En  bon 
fils,  Claude  Desportes  admire  tant  de  conscience  :  «  Quelles 
peines  il  faut  se  donner  »  ;  il  faut  fréquenter  les  valets  de  vénerie 
«  gens  peu  curieux  de  peinture  »,  les  foires  où  l'on  voit  des 
fauves  «  en  des  loges  incommodes  et  mal  éclairées  ».  Et  ceci 
prouve  que  Claude  n'était  pas  peintre;  s'il  avait  eu  le  feu  sacré, 
il  aurait  su  qu'il  n'est  pas  d'obstacle  pour  un  chasseur  d'images. 
Ces  esquisses  sont  tellement  de  simples  documents  d'album 
que  Desportes  a  pris  soin  lui-même  d'écrire  souvent  des  annota- 
tions. Au-dessus  d'un  loup  qui  fut  esquissé  en  moins  d'une  heure, 
il  a  écrit  de  sa  main  :  «  Peint  à  la  foire  de  Saint-Laurent  ».  Et  son 
fils  nous  dit,  en  efîet,  qu'il  fréquentait  les  foires  de  Paris  pour  y 
peindre  des  grands  fauves  ;  un  tigre  assez  mal  campé  vient  aussi 
de  la  foire;  et  aussi  un  vieux  lion  somnolent,  quelque  «  Brutus  », 
roi  détrôné,  qui  achève  une  vieillesse  morose  derrière  les  barreaux 
de  sa  cage.  «  Dès  qu'il  arrivait  quelque  animal  étranger,  quelque 
oiseau  rare  et  singulier  pour  la  ménagerie.  Sa  Majesté  (Louis  XIV) 
les  lui  envoyait  pour  les  peindre.  Peu  de  jours  même  avant  la 
mort  de  ce  grand  prince,  il  lui  porta  encore  un  petit  tableau 
représentant  un  oiseau  du  Pérou  nommé  goasallé.  »  Nous  le 
retrouvons  dans  les  esquisses  ;  il  porte  un  bec  énorme,  en  pince 
de  homard,  un  jabot  jaune  sur  des  pattes  bleues  et  il  laisse 
tomber  une  paupière  molle  et  ridée  sur  son  œil  rond  ;  le  peintre 

(163) 


DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

a  écrit  ce  nom  qui  Fétonnait  sans  doute  «  goasallé  »  et  la  tradi- 
tion s'est  conservée  dans  la  famille  Desportes  que  les  yeux  du 
grand  Roi,  avant  de  se  fermer,  se  posèrent  un  instant  sur  cet 
oiseau  étrange.  Desportes  s'amuse  visiblement  des  couleurs  écla- 
tantes et  des  formes  caricaturales  de  ces  oiseaux  exotiques  —  les 
perroquets  rageurs,  l'œil  en  tête  de  clou,  le  bec  en  épine,  l'ai- 
grette en  bataille;  et  le  héron  mal  peigné,  dédaigneux,  en  jaquette 
un  peu  courte  sur  ses  deux  bambous;  et  les  chats-huants  ahuris 
et  les  perruches  criardes.  Ces  esquisses  n'ont  pas  toutes  été 
peintes  à  domicile,  d'après  des  animaux  envoyés  par  le  roi,  car, 
sur  une  page  d'oiseaux  épars,  on  voit  se  dérouler  lentement  la 
trompe  rugueuse  d'un  éléphant;  ce  jour-là,  sans  doute.  Desportes 
est  allé  à  la  ménagerie  de  Versailles. 

Les  plantes  rares  ne  sont  pas  oubliées  et  bon  nombre  de  ces 
esquisses  semblent  des  projets  d'illustration  pour  quelque  somp- 
tueux traité  de  botanique  ;  beaucoup  de  ces  plantes  sont  exoti- 
ques. Desportes  dut  les  peindre  sur  commande;  comme  La  Fon- 
taine avait  écrit  un  poème  sur  le  quinquina,  il  peignit  des  grandes 
«  plantes  des  Indes  »,  du  manioc,  du  tabac  et  un  «  grand  arbre 
dont  le  fruit  est  la  caCfé  ».  Tout  cela  n'est  qu'une  documentation 
pour  les  fameuses  tapisseries  de  la  «  série  des  Indes  »  exécutées 
après  1735.  L'imagination  de  Desportes  doit  s'y  donner  carrière 
en  d'étranges  combinaisons;  un  aigle  fond  sur  une  autruche,  un 
tigre  sur  un  sanglier,  un  crocodile  sur  un  bélier;  une  pauvre 
gazelle  est  attaquée  par  un  animal  assez  ridicule  qui  porte,  en 
guise  de  museau,  une  corne  de  bouquetin  plantée  comme  une 
courte  trompe,  un  rhinocéros  sans  doute.  Pour  s'être  fié  à  une 
description  de  voyageur,  le  bon  Desportes  se  trouve  avoir  ajouté 
une  espèce  nouvelle  à  l'œuvre  de  la  Création.  Était-il  beaucoup 
mieux  documenté  quand,  au  milieu  de  cette  zoologie  fantastique, 
il  fit  passer,  dans  un  hamac,  une  «  négresse  de  distinction  »? 

Enfin,  un  groupe  très  important  de  peintures  se  rattache  à  la 
dernière  œuvre  de  Desportes  laissée  inachevée  à  sa  mort.  L'inven- 
taire du  neveu  nous  signale  un  grand  tableau  représentant  un 
«  buffet  pour  salle  à  manger  »,  commandé  par  le  Roi  et  il  ajoute 
que  le  peintre  avait  quatre-vingt-neuf  ans  quand  il  le  commença. 
Il  veut  dire  peut-être  soixante-dix-neuf.  En  tout  cas,  la  peinture, 
quand  Desportes  mourut,  en  1763,  à  quatre-vingt-deux  ans,  res- 
tait inachevée  dans  son  atelier.  A  défaut  du  tableau  absent,  nous 

(164) 


LARGILLIÈRE,   RIGAUD,   DESPORTES 

possédons  une  petite  esquisse  de  ce  buffet  et  une  série  d'études 
où  nous  voyons  reparaître  tous  les  éléments  :  les  fruits,  le  «  pâté 
de  Pantin  »,  un  surtout  d'argent,  un  plat  de  vermeil,  des  vases 
d'agathe,  toute  une  argenterie  si  admirablement  peinte  —  comme 
doivent  être  peints  des  objets  précieux  de  ce  genre  —  que  l'on  en 
arrive  réellement  à  ne  plus  penser  que  c'est  là  de  la  couleur  et 
que  l'œil  oublie  le  peintre  pour  admirer  le  ciseleur.  Ces  éludes  ne 
sont  pas  des  essais  plus  ou  moins  poussés  pour  trouver  un  effet 
par  une  série  d'approximations,  de  retouches,  ce  sont  des  frag- 
ments achevés,  définitifs  et  qui  n'ont  plus  besoin  que  d'être 
ajustés  ensemble.  Point  d'incertitude  dans  ce  métier  des  vieux 
maîtres  !  Tout  se  peint  à  coup  sûr.  L'argenterie  était  rassemblée, 
les  provisions,  fruits  et  pâtisserie,  tout  était  prêt,  mais  le  maître 
d'hôtel  n'a  pas  eu  le  temps  de  monter  son  «  buffet  ». 


Ce  gibier  et  ces  chiens,  cette  argenterie  et  ces  fruits  répondent 
à  des  préoccupations  d'autrefois,  service  de  la  Vénerie  ou  de  «  la 
Bouche  ».  Mais  voici  des  paysages  qui  semblent  avoir  été  peints 
pour  nous.  Nous  allons  immédiatement  vers  eux  et,  pour  un  seul 
de  ces  «  lointains  »,  nous  donnerions  volontiers  toute  la  meute, 
toute  la  ménagerie  et  toute  la  vaisselle  du  Roi.  Jusqu'ici  nous 
admirions  Desportes  comme  un  praticien  très  habile;  soudain  il 
nous  apparaît  comme  un  peintre-poète  de  notre  temps.  Ces  petites 
études  exécutées  d'après  nature  sont  vraiment  des  documents 
uniques  à  une  telle  époque.  Elles  ont  été  exécutées  en  des  condi- 
tions qui  devaient  étonner  les  contemporains  puisque  Claude 
Desportes  a  jugé  bon  de  nous  les  exposer  :  «  Il  portait  aux  champs 
ses  pinceaux  et  sa  palette  toute  chargée,  dans  des  boîtes  de  fer- 
blanc;  il  avait  une  canne  avec  un  bout  d'acier  long  et  pointu, 
pour  la  tenir  ferme  dans  le  terrain,  et  dans  la  pomme  d'acier  qui 
s'ouvroit,  s'emboitoità  vis  un  petit  châssis  du  même  métal,  auquel 
il  attachoit  le  portefeuille  et  le  papier.  Il  n'alloit  point  à  la  cam- 
pagne, chez  ses  amis,  sans  porter  ce  léger  bagage,  avec  lequel  il 
ne  s'ennuyoit  point,  et  dont  il  ne  manquoit  pas  de  se  servir  utile- 
ment. »  Nous  ne  songerions  plus  à  nous  étonner  d'un  peintre 
qui  va  travailler  en  plein  air  avec  un  chevalet  portatif.  Mais  une 

(165) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

telle  pratique  pouvait  surprendre  les  contemporains  de  Boucher. 
Chez  quel  ami  donc  a-t-il  peint  ce  parc  délicieux?  Un  petit 
miroir  d'eau,  un  modeste  tapis  vert  qui  descend  sur  la  vallée,  des 
ifs  alignés  au  bord  des  allées  bien  sablées  et,  en  face,  la  colline, 
avec  ses  pentes  de  prés  et  de  cultures.  Un  bout  de  pavillon  montre 
à  droite  ses  chaînages  de  brique.  Il  ne  serait  sans  doute  pas 
impossible  de  retrouver  l'endroit  où  Desportes  a  passé  cette  belle 
journée.  Le  plus  souvent,  c'est  sur  une  hauteur  qu'il  s'installe, 
dans  la  campagne  de  Versailles  ou  de  Saint-Germain;  de  là  il 
contemple  quelque  prairie  humide  et  plate  vers  laquelle  de  molles 
collines  viennent  doucement  mourir,  et,  sur  la  plaine  pâlie,  il  voit 
monter  une  brume  légère.  Il  ne  s'est  pas  levé  de  grand  matin 
pour  capter  un  effet  rare  ;  il  ne  rentrera  pas  à  la  nuit  pour  peindre 
le  crépuscule.  Il  peint  l'heure  banale;  pour  lui  l'heure  de  la  pein- 
ture, c'est  l'heure  delà  promenade.  De  même  pour  les  saisons;  il 
ne  peint  pas  la  tristesse  de  l'hiver,  les  champs  dépouillés  sous  un 
ciel  morne,  ni  même  la  fraîcheur  fleurie  du  printemps  ;  il  peint 
l'été,  la  saison  qui  montre  la  nature  sous  son  aspect  le  moins 
exceptionnel,  la  terre  couverte  d'herbe,  les  arbres  denses  de 
feuilles.  Son  ciel  est  toujours  léger,  serein.  On  ne  sort  pas  quand 
le  temps  menace.  Pourtant  un  jour,  tandis  qu'il  emboîtait  son 
petit  châssis  sur  sa  canne  plantée  en  terre,  un  orage  a  chassé  sur 
sa  tête  de  gros  nuages  sombres.  Pour  éviter  l'averse  il  a  dû  pré- 
cipiter son  travail.  Avant  de  fuir,  il  avait,  d'une  brosse  hâtive, 
noté  que  les  nuées  lourdes  et  violettes,  déchirées  de  taches  blan- 
ches, qui  glissent  au  ras  de  l'horizon  noirci,  donnent  à  toutes 
choses  une  intensité  de  drame  et  comme  une  inquiétude  tragique. 
Son  esquisse  n'est  qu'un  jeu  rapide  de  taches  molles,  mais  avec 
quel  ravissement  nous  y  suivons  la  lutte  grandiose  de  la  lumière 
et  des  nuées  dans  l'immensité  de  l'espace!  Il  lui  est  arrivé  aussi 
de  s'attarder,  en  octobre,  quand  la  lumière  s'apaise  et  nous  amuse 
de  tons  rares,  au  lieu  d'éblouir  et  de  nous  dominer.  Devant  un 
coteau,  il  a  noté  discrètement  que  quelques  arbres  prenaient  des 
teintes  de  cuivre  rouge.  Pour  des  ustensiles  de  cuisine  il  eût 
trouvé  des  couleurs  intenses  sur  sa  palette  ;  pour  les  feuilles 
mortes,  il  atténue.  Largillière  et  Watteau,  pourtant,  aimaient  à 
noter  les  tons  mordorés  de  l'automne.  Mais  Desportes  ne  retient 
que  des  effets  moyens.  Les  caprices  trop  hardis  de  la  nature  faus- 
seraient l'harmonie  discrète  de  ses    compositions.  Ces   aperçus 

(i66) 


LARGILLIÈRE,   RIGAUD,   DESPORTES 

d'horizon  doivent  seulement  donner  de  la  profondeur  à  ses  tro- 
phées de  chasse.  Ils  ne  doivent  pas  attirer  l'attention;  les  tons 
vifs  sont  réservés  pour  le  gibier  et  les  fruits. 

Dans  la  complexité  de  la  nature,  Desportes  n'a  voulu  démêler 
que  des  valeurs 
fines  et  exactes. 
Il  ne  s'est  efforcé 
de  rendre  ni  l'é- 
clat mordoré,  ni 
l'acuité  de  laver- 
dure;  il  avait 
sous  les  yeux  une 
campagne  vio- 
lemment enso- 
leillée et  il  ne 
cherche  nulle 
part  à  rendre 
l'impression  d  e 
l'éblouissement. 
Son  ombre  n'est 
pas  colorée  de 
reflets;  son  rouge 
atteint  la  brique, 
mais  non  pas  le 
pavot;  son  jaune 
atteint  le  blé 
mur,  mais  non  le 
bouton  d'or.  Il 
n'use  des  tons 
vifs  que  pour  les 
fruits  ou  la  plu- 
me des  oiseaux. 

Mais  quand  il  peint  le  lointain,  il  reste  dans  une  note  moyenne; 
dans  sa  manière,  il  y  a  une  absence  d'effort,  de  recherche,  une 
retenue,  une  discrétion,  une  manière  déparier  à  mi-voix  avec  une 
grande  justesse  dans  les  nuances  qui,  n'était  la  dominante  de  sa 
gamme  bleutée,  ferait  penser  à  Corot,  au  Corot  jeune  qui  peignait 
le  pont  de  Narni.  Comme  Corot,  il  voit  surtout  des  valeurs  et  ne 
tient  que  modérément  compte  de  la  bigarrure  des  tons,  de  leur 

(167) 


XXII.  FRANÇOIS  DESPORTES.  —  Esquisses  de  paysages 
(musée  de  la  Manufacture  de  Sèvres).  Relégués  au  fond 
de  ses  compositions  de  chasses,  ces  lointains  n'attirent 
pas  l'attention.  Mais  isolées,  ces  eues  de  la  campagne 
parisienne  montrent  une  fraîcheur  et  une  sincérité  inat- 
tendues à  cette  époque. 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

vivacité  et  de  leur  opposition.  Alors  que  dans  ses  natures  mortes, 
les  couleurs  chantent  si  haut,  dans  ses  paysages  elles  s'effacent 
discrètement.  Pour  ensoleiller  un  massif  de  verdure,  il  ne  lui 
reste,  parfois,  qu'un  peu  de  blanc,  cette  même  pâleur  crayeuse 
que  les  Le  Nain  ont  notée  dans  quelques  lointains  et  que  montrent 
les  feuilles  des  peupliers  et  des  saules  rebroussées  par  le  souffle 
du  vent.  Gomme  Corot,  il  peint  avec  bonhomie,  une  sorte  de 
naïveté  qui  vaut  toutes  les  audaces.  Il  veut  représenter  un  chemin? 
Son  pinceau  glisse  en  laissant  une  traînée  d'ocre  pâle;  la  rivière? 
La  brosse  suit  le  mouvement  de  Teau,  sans  jamais  le  reprendre 
ou  le  remonter.  Il  peint  ses  collines  et  ses  arbres  de  la  même 
touche  longue  et  souple  qui  lisse  les  plumes  de  ses  oiseaux. 
Comme  tous  les  peintres  d'autrefois,  dans  la  verdure  il  voit  le 
bleu  plutôt  que  le  jaune.  Ses  paysages  sont  humides  et  sa  végé- 
tation pleine  de  chloi^ophylle.  Il  a  peint  le  cours  de  la  Seine,  au 
pied  des  collines  de  Meudon  et  de  Saint-Germain.  Que  n'est-il, 
alors,  descendu  au  bord  de  l'eau,  comme  fera  Daubigny?  Mais  à 
cette  époque,  personne  ne  savait  encore  contempler  le  miroir 
glissant  d'une  eau  profonde.  Le  pêcheur  de  La  Fontaine  ne  songe 
qu'à  sa  friture.  Les  temps  ne  sont  pas  révolus.  Quand  une  sensi- 
bilité rajeunie  nous  aura  donné  une  âme  plus  fraîche,  la  rêverie 
naîtra,  flottera  auprès  des  rives  d'une  eau  lente,  la  pêche  à  la 
ligne  sera  une  des  formes  de  la  rêverie  romantique,  le  «  lakisme  » 
du  simple. 

Devant  ces  modestes  paysages,  la  surprise  du  premier  contact 
ne  va  point  s'atténuantà  mesure  qu'on  les  contemple.  Tout  ce  qui 
faisait,  pour  ces  hommes  de  l'âge  classique,  le  prix  de  l'art,  ce 
à  quoi  ils  tenaient  par-dessus  tout,  la  majesté,  la  noblesse, 
l'ampleur  oratoire  et  décorative,  toute  cette  amplification  a 
disparu  ;  il  ne  reste  que  le  résidu  de  sensation  directe,  l'impres- 
sion immédiate,  c'est-à-dire  ce  que  jamais  aucun  artiste  ou  écri- 
vain d'alors  n'eût  consenti  à  montrer  au  public.  Pour  nul  homme 
de  ce  temps  de  telles  esquisses  n'étaient  vraiment  des  œuvres 
d'art;  ils  pouvaient  y  reconnaître  un  point  de  départ,  l'élément 
d'une  beauté  possible;  mais  elles  ne  contiennent  encore  rien  de 
ce  qui  fait  l'ambition  de  l'artiste,  l'organisation,  la  composition, 
le  style,  les  intentions  décoratives  ou  psychologiques,  bref  l'inter- 
vention de  la  pensée.  Dans  son  inventaire,  Nicolas  Desportes  les 
désigne  sous  une  mention  assez  négligente  :  «  70  feuilles  d'études 

(i68) 


LARGILLIÈRE,   RIGAUD,    DESPORTES 

de  paysage  et  do  lointain,  600  livres  ».  L'inventaire  est  plus  géné- 
reux et  plus  précis  quand  il  énumère  et  évalue  les  bécasses  et 
les  perdrix.  Pour  un  classique  une  œuvre  d'art  était  avant  tout  un 
objet  décoratif;  on  la  jugeait  dans  sa  fin,  on  l'estimait  pour  son 
utilité.  Pour  nous,  une  œuvre  artistique  est  aussi  —  et  davantage 
môme  —  un  témoignage  humain.  Nous  l'aimons  surtout  de  nous 
mettre  en  communication,  en  communion  avec  un  homme.  Elle 
nous  émeut  bien  plus  quand  elle  nous  parvient  inachevée  un  peu, 
avec  des  racines  fraîchement  arrachées  et  que  la  déchirure  de  la 
séparation  n'est  pas  cicatrisée.  Alors  vraiment  ce  n'est  pas  un 
«  auteur  »,  mais  un  «  homme  »  qui  nous  étonne  et  nous  ravit.  Ce 
mur  infranchissable  que  les  siècles  dressent  entre  les  générations, 
pour  une  fois  il  semble  abattu.  Voici  auprès  de  nous  un  contem- 
porain du  grand  roi.  Il  voit  comme  nous,  il  peint  comme  nous 
peindrions  si  nous  avions  son  talent.  Nous  avons  cette  impres- 
sion étonnante  d'entendre  sa  voix.  Ces  images  si  justes,  peut-être 
les  retrouverions-nous  dans  ses  compositions  décoratives  où  elles 
occupent  l'emploi  pour  lequel  on  les  a  recueillies;  mais  elles  y 
sont  arrangées  et  l'impression  de  nature  se  fond  dans  l'ensemble 
du  décor  comme  un  cri  de  passion  dans  l'harmonie  d'un  vers. 

Ces  paysages  ne  sont  pas  de  leur  temps.  Ils  sont  un  accident  à 
quoi  les  contemporains  n'ont  pas  pris  garde.  Desportes  lui-même 
pouvait-il  soupçonner  ce  qu'ils  seraient  pour  nous?  En  somme, 
quand  il  s'assied  en  plein  air,  il  cherche  seulement  des  «  fonds  » 
pour  ses  peintures  de  chasses.  Ces  coins  de  nature  ne  présentent 
pour  lui  aucune  valeur  de  méditation  et  de  rêverie.  Notre  roman- 
tisme a  fait  lever  de  ces  collines  molles,  de  ces  rivières  sinueuses, 
et  de  ces  nuées  qui  traînent  sur  l'horizon,  une  sentimentalité  indé- 
finissable à  laquelle  Desportes  est  resté  étranger,  mais  qu'il  a 
captée  pour  nous  avec  les  taches  si  justes  que  son  œil  et  son 
métier  ont  obsei'vées  et  fixées.  Tant  de  finesse  dans  l'observation 
peut-il  donc  se  concilier  avec  une  telle  indifférence  sentimentale  ! 
Ainsi  s'explique  comment  Desportes  peut  nous  sembler  si  supé- 
rieur aux  paysagistes  qui  l'ont  suivi  et  cependant  compter  moins 
qu'eux  dans  l'histoire  du  genre.  Ces  esquisses,  si  on  les  compare 
aux  œuvres  de  Valenciennes  ou  de  Moreau  peintes  un  demi-siècle 
plus  tard,  dénotent  une  vision  autrement  forte,  un  métier  autre- 
ment sûr,  une  virtuosité,  une  maîtrise  dont  ces  contemporains  de 
Louis  XVI  étaient  bien  loin.  Et  pourtant  ces  petits  maîtres  de  la 

(169) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

fin  du  xviii"  siècle,  qui  semblent  en  régression  pour  la  vérité  et 
l'habileté,  n'en  sont  pas  moins  plus  avancés  que  Desportes  dans 
l'évolution  du  genre.  C'est  que  Desportes,  s'il  fut  un  admirable 
paysagiste,  le  fut  sans  le  savoir;  il  a  seulement  demandé  à  la 
nature  les  images  dont  il  avait  besoin  pour  la  toile  de  fond  de  ses 
décors,  le  secret  pour  rendre  la  profondeur  de  l'espace  par  les 
plans  du  sol  et  les  couleurs  décroissantes  de  l'horizon.  Pour 
Desportes,  le  paysage  n'est  qu'un  moyen  accessoire;  pour  Bruan- 
det  et  Louis  Moreau,  il  est  la  fin  et  ils  mettent  toute  leur  âme  en 
de  pauvres  essais.  Malgré  leur  insuffisance  technique,  leur  vision 
indigente,  ces  images  pâles  commencent  quelque  chose,  tandis 
que  les  prestigieuses  et  charmantes  esquisses  de  Desportes  sont 
dans  l'histoire  un  accident  fortuit. 

S'il  avait  trouvé  dans  ces  aspects  de  nature  quelque  valeur  de 
sentiment,  Desportes  en  eût  composé  des  «  paysages  »,  valables 
en  eux-mêmes.  Cette  idée  ne  lui  est  pas  venue.  Il  a  pourtant,  lui 
aussi,  peint  un  grand  paysage,  très  achevé,  très  poussé  jusque 
dans  les  moindres  détails  de  son  premier  plan.  Ce  paysage  est 
daté  de  1740.  Une  grande  ferme,  un  chemin  creux,  des  hommes, 
des  vaches,  un  ruisseau,  un  pont,  et  nous  sommes  tout  surpris 
de  ne  rien  y  trouver  de  ce  qui  nous  paraît  si  vivant,  si  moderne 
dans  les  esquisses  de  lointain.  C'est  bien  la  même  peinture,  la 
même  palette,  la  même  conscience  ;  ou  plutôt  nous  y  trouvons 
une  application  plus  grande,  un  désir  d'exactitude,  de  précision, 
le  souci  de  l'achevé.  Est-ce  seulement  cette  exécution  plus  fine 
qui  nous  rend  cette  peinture  moins  sensible  et  moins  vraie?  Ily  a 
davantage.  Ce  qui  rend  les  petites  esquisses  de  Desportes  si 
justes,  si  vivantes  pour  nous,  c'est  que  peignant  des  lointains, 
regardant  l'horizon,  il  a  été  obligé  de  noter  la  couleur  de  la 
lumière  plutôt  que  la  couleur  des  choses.  Vus  à  cette  distance, 
les  collines,  les  arbres,  les  maisons,  ne  sont  que  des  taches  dans 
l'air.  Leur  réalité  disparaît  et  c'est  l'atmosphère  qui  est  l'élément 
essentiel  du  paysage.  Mais  quand  il  peint  un  premier  plan,  avec 
des  figures,  des  animaux.  Desportes,  comme  tous  les  peintres 
avant  l'impressionnisme  moderne,  nous  montre  des  objets  conçus 
en  eux-mêmes,  dans  leur  matérialité,  avec  le  ton  local  qui  leur 
est  reconnu  par  la  coutume;  la  maison  est  couleur  de  pierre, 
l'arbre  est  couleur  de  feuille,  le  sol  est  couleur  de  terre.  Et  ce  fut, 
de  tout  temps,  une  habitude  de  placer  ainsi  dans  une  même  com- 

(170) 


LARGILLIÈRE,   RIGAUD,    DESPORTES 

position  un  lointain  qui  nous  montre  l'atmosphère  et  la  lumière 
de  plein  air  et  des  figures  ou  objets  de  premier  plan  qui  sont 
éclairés  par  la  lumière  de  l'atelier. 

Il  paraît  que  le  paysagiste  Troyon  aimait  à  contempler,  dans  les 
salles  do  Sèvres,  les  peintures  de  Desportos.  J'imagine  qu'il  devait 
beaucoup  aimer  cette  ferme,  ce  pont,  ces  ruminants,  ce  ruisseau, 
et  je  soupçonne  qu'il  dut  être  tenté  d'y  ajouter  des  canards. 
Corot,  au  contraire,  n'aurait  eu  qu'indifférence  pour  ces  jouets 
de  carton  et  il  eût  réservé  toute  sa  sympathie  pour  les  lointains. 
Regarder  même  la  prairie  ou  le  feuillage  du  premier  plan,  comme 
s'ils  étaient  à  l'horizon,  n'est-ce  pas  là  tout  Corot?  N'est-ce  pas 
la  vision  moderne?  Desporles  peint  encore  les  choses  dans  leur 
matérialité.  Il  croit  à  leur  réalité.  Il  ne  voit  la  couleur  de  l'air  et 
de  la  lumière  que  lorsqu'il  y  est  obligé  par  la  distance. 


Devant  ces  images  encore  si  vivantes,  notre  tentation  est 
grande  de  nous  élever,  après  tant  d'autres,  contre  les  conventions 
qui  de  tout  temps  et  surtout  à  l'époque  classique  ont  étouffé  la 
témérité  de  nos  artistes  et  leur  ont  fait  croire  qu'une  peinture 
d'histoire  ou  quelque  panneau  de  salle  à  manger  pouvait  être  un 
chef-d'œuvre,  tandis  qu'une  modeste  esquisse  toute  fraîche  cueillie 
dans  la  nature  ne  comptait  pas.  Mais  il  faut  toujours  résister  à  la 
tentation  de  critiquer  le  passé.  Nous  pouvons  bien  regretter  que 
Desportes  —  ou,  si  vous  le  voulez,  Van  der  Meulen  —  ait  été  con- 
duit par  la  mode,  par  l'esthétique  ambitieuse  de  son  temps,  à 
dédaigner  ses  croquis  d'après  nature  pour  ne  vouloir  montrer 
que  de  la  «  grande  peinture  »,  mais  à  condition  de  nous  rappeler 
que  c'est  pour  servir  cette  grande  peinture  que  les  artistes  ont  été 
amenés  à  découvrir  la  nature,  à  nous  la  faire  connaître  dans  leurs 
œuvres,  avant  que  nous  la  vissions  dans  la  réalité.  C'est  pour 
rendre  vraisemblable  la  vie  du  Christ  et  de  la  Vierge  que  les 
peintres  ont  peu  à  peu  composé  un  décor  de  ciel,  de  verdure  et  de 
fabriques  aux  drames  de  l'Evangile.  Et  au  xvii®  siècle  encore, 
c'est  pour  raconter  les  exploits  de  Louis  XIV,  de  ses  généraux,  de 
ses  armées  et  de  ses  meutes  que  Van  der  Meulen  et  Desportes 
ont,  par  surcroît,  regardé  le  paysage  où  couraient  les  cavaliers 

(171) 


DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

et  les  chiens,  La  «  nature  »  n'était  alors  jamais  que  l'accessoire  ; 
l'homme  et  au  besoin  l'animal  étaient  les  auteurs  de  premier 
plan,  et  s'ils  n'avaient  pas  été  la  fin  du  peintre,  la  peinture  eût 
été  sans  raison  d'être  ;  il  n'y  aurait  pas  eu  de  peinture.  Gomment 
un  artiste  du  xvii^  français  se  serait-il  proposé  de  mettre  dans  des 
images  de  nature  un  sens,  une  rêverie,  un  plaisir  de  contemplation, 
une  beauté  sentimentale  que  personne  n'avait  encore  vus  dans  la 
nature,  parce  que  personne  ne  les  y  avait  encore  mis? 

Félicitons-nous  plutôt  qu'un  artiste  comme  Desportes,  parti 
pour  composer  des  chasses  décoratives,  ait  rencontré  sur  son 
chemin  des  aspects  qui  n'étaient  pour  lui  que  des  accessoires  et 
qui  sont  maintenant  à  nos  yeux  ce  qu'il  y  a  de  plus  senti,  de  plus 
profond  dans  son  œuvre.  Il  nous  paraît  plus  grand  par  ces 
esquisses  qui  le  mettent  en  contact  direct  avec  nous,  par  delà 
les  conventions  d'école.  Il  est  un  point  de  vue  d'où  les  lois  de  la 
peinture  nous  paraissent  avoir  détourné  de  la  nature  des  peintres 
comme  Desportes;  il  en  est  un  autre  d'où  ces  mêmes  lois  nous 
semblent,  au  contraire,  l'avoir  conduit  à  la  découverte  de  cette 
nature.  Cette  remarque  dépasse  l'histoire  de  l'art.  Quand  nous 
regardons  en  arrière,  il  y  a  toujours  deux  manières  de  juger  le 
passé  ;  suivant  notre  humeur  ou  notre  poste  d'observation,  nous  lui 
reprochons  d'avoir  fait  obstacle  à  l'avenir  ou  nous  le  remercions 
d'avoir  préparé  le  présent. 

Cette  destinée  toute  unie  du  bon  Desportes  enferme  d'étranges 
coups  de  fortune.  Un  hasard  a  fait  du  petit  paysan  un  peintre; 
toute  sa  vie,  il  fut  en  chasse,  à  la  recherche  de  belles  images  et 
voici  qu'en  ses  pérégrinations  il  aborda  souvent  à  un  rivage,  sans 
se  douter  qu'il  découvrait  un  continent. 


CHAPITRE    V 

LES   CURIEUX 

UN  MANUSCRIT  INEDIT  ET  ANONYME  DE  LA  BIBLIOTHEQUE  NATIONALE 
Il  LE  COMTE  LOMÉNIE  DE  BRIENNE,  SES  AVENTURES,  SA  RECLUSION  || 
SES  RELATIONS  AVEC  LES  ÉCRIVAINS  DE  SON  TEMPS  ||  UNE  LETTRE  INE- 
DITE DE  CHARLES  PERRAULT  ||  LA  COLLECTION  DE  BRIENNE  :  RAPHAËL, 
TITIEN,  VÉRONÈSE,  POUSSIN  ||  GALERIES  DU  XVIl"  SIÈCLE;  LES  CONTREFA- 
ÇONS Il  COMMENT  LE    CURIEUX   ÉCHAPPE    A    LA   TYRANNIE   DES    DOCTRINES 

OFFICIELLES. 


LE  manuscrit  n°  16986  du  fonds  français  de  la  Bibliothèque 
nationale  contient,  avec  quelques  traités  du  comte  de 
Caylus  et  plusieurs  pièces  anonymes,  un  ensemble  d'écrits 
de  la  même  main,  intitulés  :  Discours  sur  les  ouvrages  des  plus 
excellens  peintres  anciens  et  nouveaux  avec  un  traité  de  la  pein- 
ture, composé  et  imaginé  par  M.  L.  H.  De  L.  C.  de  B.,  reclus.  Le 
catalogue  complète  ainsi  le  nom  :  L.  H.  de  la  Chambre  de  Bayeux, 
reclus,  mais  sans  dissimuler  que  cette  attribution  est  douteuse. 
Et,  en  effet,  ce  personnage  semble  n'avoir  été  supposé  que  pour 
prêter  un  nom  conforme  à  ces  initiales.  En  réalité,  ce  manuscrit 
est  dû  à  Louis-Henri  de  Loménie,  comte  de  Brienne,  reclus  à 
Saint-Lazare,  qui  a  bien  réellement  existé.  Ce  personnage  est 
même  loin  d'être  un  inconnu.  C'est  une  des  figures  les  plus 
curieuses  du  xvii'  siècle.  Ses  contemporains,  après  avoir  salué  en 
lui  un  brillant  secrétaire  d'Etat,  purent  se  scandaliser  de  ses 
désordres  avant  de  prendre  en  pitié  son  long  repentir.  Mais  —  et 
c'est  ce  que  nous  devons  surtout  retenir  ici  —  à  tous  les  moments 
de  sa  vie,  il  fut  un  amateur  passionné  des  choses  d'art.  Dès  le 
début  de  sa  carrière,  lorsqu'il  vivait  auprès  de  Mazarin   et  de 

(173) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

Louis  XIV,  il  recueillait  déjà  une  collection  de  tableaux  dont  la 
plupart  sont  aujourd'hui  au  Louvre.  Traqué  par  les  huissiers  ou 
même  les  exempts,  il  trouvait  pourtant  des  ressources  et  des 
loisirs  pour  brocanter. 

Enfermé  dans  Saint-Lazare,  il  conservait  encore  des  tableaux  et 
des  livres  et  les  amateurs,  tous  ces  «  curieux  »  dont  La  Bruyère 
nous  a  tracé  la  caricature,  venaient,  comme  auprès  d'un  confrère 
plus  expérimenté,  lui  demander  ses  souvenirs  de  collectionneur 
et  ses  jugements  de  connaisseur.  Ce  sont  ces  souvenirs  et 
ces  jugements  que  nous  trouvons  dans  le  manuscrit  de  la 
Bibliothèque  nationale.  Comme  ils  concernent  des  tableaux 
toujours  illustres  et  qu'ils  ajoutent  quelques  pages  à  l'histoire  de 
notre  art,  il  vaut  la  peine  d'en  citer  et  d'en  commenter  les  passages 
les  plus  instructifs. 

I 

Brienne  est  l'auteur  des  Mémoires  qui  furent  publiés  en  deux 
volumes  par  F.  Barrière,  en  1828.  Bien  des  historiettes  que  nous 
leur  devons  ont  acquis  une  célébrité  que  n'a  pas  conservée  l'œuvre 
d'où  elles  sont  tirées.  Quantité  d'épisodes  qui  amusent  encore 
aujourd'hui  les  lecteurs  des  Trois  Mousquetaires  ou  du  Vicomte 
de  Bragelonne,  l'évasion  de  Beaufort,  la  mort  de  Mazarin,  l'arres- 
tation de  Fouquet,  sont  empruntés  directement  à  ces  mémoires. 
L'auteur  y  raconte  plus  volontiers  les  aventures  d'autrui  que  les 
siennes  propres  ;  et  cela  se  conçoit,  car  les  aventures  les  plus 
importantes  de  la  vie  de  Brienne,  le  plus  souvent,  finissaient  par 
l'exil  ou  la  prison.  Quoi  qu'en  dise  La  Rochefoucauld,  il  arrive 
parfois  qu'on  aime  mieux  ne  pas  parler  de  soi  que  d'en  dire  du 
mal.  Aussi  est-ce  en  dehors  des  mémoires  qu'il  faut  chercher  des 
renseignements  sur  la  personne  de  Brienne. 

Il  était  né  le  13  janvier  1636.  Son  père,  Henri-Auguste  de 
Loménie,  fils  d'un  secrétaire  d'État,  exerçait  lui-même  la  charge 
depuis  1616.  C'était  un  homme  austère,  d'humeur  peu  riante, 
dévoué  au  roi,  doué  de  moins  d'amabilité  que  de  droiture.  Mme  de 
Brienne,  grande  amie  de  la  dévote  Anne  d'Autriche,  liée  avec 
l'abbé  de  Saint-Gyran,  avec  Vincent  de  Paul,  était  de  son  côté  un 
modèle  de  toutes  les  vertus  chrétiennes.  Tant  d'austérité  ne  se 
transmit  point  au  jeune  Brienne. 

(174) 


LES    CURIEUX 

Peu  d'hommes  reçurent  une  éducation  aussi  complète.  Brienne 
a  pu  se  vanter,  plus  tard,  de  connaître  «  du  grec,  de  l'hébreu,  du 
latin,  de  l'allemand,  de  l'espagnol  et  de  l'italien,  sans  compter  le 
syriaque  et  un  peu  d'arabe  ».  Pour  un  ministre,  c'est  beaucoup. 
Ajoutez  qu'il  tournait  les  vers  latins  avec  aisance.  Chapelain, 
jaloux,  l'accusait  même  de  se  faire  aider,  et  Boileau,  moins 
heureux  que  lui  dans  ses  essais  de  «  vers  phaleuces  »,  se  vengeait 
de  sa  défaite  par  des  épigrammes  inoffensives  quoique  injurieuses  : 
«  Dans  le  dépit  où  j'étais  d'avoir  si  mal  réussi,  je  composai  l'épi- 
gramme  dont  il  est  question  et  montrai  par  là  qu'il  ne  faut  pas 
légèrement  irriter  genus  irritabile  vatum  »  (Lettre  de  Boileau  à 
Brossette,  9  avril  1702).  En  réalité,  Brienne  écrivait  les  vers  et  la 
prose  latine  non  sans  distinction.  Il  fut  moins  heureux  lorsque 
l'ambition  le  prit  d'être  aussi  un  écrivain  français.  Sa  langue 
maternelle  traita  sans  bienveillance  ce  fils  prodigue  et  polyglotte; 
les  vers  français  de  Brienne  sont  encore  plus  plats  que  faciles  et 
sa  prose  n'est  même  pas  toujours  correcte. 

Mais  son  instruction  ne  se  fit  pas  seulement  par  les  livres.  Le 
jeune  comte  partit,  à  l'âge  de  dix-huit  ans,  pour  un  voyage  de 
trois  années.  Il  visita  le  nord  de  l'Europe,  la  Hollande,  le 
Danemark,  les  côtes  de  la  Baltique,  l'Allemagne  et  l'Italie  et 
publia,  au  retour,  une  relation  latine  de  ses  excursions  :  «  Ludovici 
Henrici  Lomenii,  Briennae  comitis.  Régi  a  consiliis,  actis  et 
epistolis,  Itinerarium.  Lutetiae,  1660.  »  Il  était  accompagné  par  le 
mathématicien  Blondel  qui  devint  plus  tard  l'un  des  membres  les 
plus  illustres  de  l'Académie  des  Sciences  et  fut  chargé  d'ensei- 
gner les  mathématiques  au  grand  Dauphin.  Enfin,  pour  achever 
cette  éducation  et  faire  d'un  homme  aussi  cultivé  un  ministre 
expérimenté,  son  père,  Henri-Auguste  de  Brienne,  écrivit  des 
mémoires  politiques  racontant  les  événements  importants  auxquels 
il  avait  été  mêlé.  Aussi,  lorsque,  au  retour  de  son  long  voyage, 
Louis-Henri  prit  en  main  la  charge  de  secrétaire  d'Etat  que  son 
père  lui  abandonnait,  sa  fortune,  son  crédit,  ses  qualités  person- 
nelles lui  faisaient  espérer  la  carrière  la  plus  illustre  et  le  dési- 
gnaient comme  un  des  plus  brillants  ministres  d'un  règne  qui 
s'annonçait  glorieux. 

«  Je  brillais  alors  à  la  cour,  dit-il,  et  je  partageais  tous  les 
plaisirs  du  roi.  »  «  J'achetais  des  médailles,  des  bronzes,  des 
statues,  des  tableaux,  et  ma  table  était  fort  bonne.  »  Brienne 

(175) 


DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

composa  une  collection  de  tableaux  dont  il  nous  a  publié  la 
description  latine,  dédiée  à  Huyghens  Zuylichem,  ambassadeur 
de  Hollande,  grand  amateur  de  poésie  latine.  Cette  galerie  n'était 
pas  vulgaire.  Mais  Brienne  ne  se  contentait  pas  des  joies  du 
collectionneur;  il  était  piqué  de  la  tarentule  poétique.  L'austérité 
de  la  correspondance  diplomatique  semblait  fastidieuse  à  ce 
secrétaire  d'Etat  en  possession  de  muse.  Entre  deux  courriers,  il 
grappillait  les  gentillesses  d'Ovide  ou  de  Catulle  et  accablait  ses 
collègues  du  ministère  et  ses  correspondants  de  versiculets  qui 
reproduisaient  les  antiques  lieux  communs  sur  le  départ  d'un  ami 
ou  l'ennui  des  affaires.  Mais  tandis  qu'il  souhaite  poétiquement 
les  loisirs  de  la  retraite,  le  grave  Le  Tellier  gronde.  Brienne  a 
beau,  pour  l'apaiser,  chanter  les  louanges  de  son  fils  {filium 
Louvoyum),  les  gens  sérieux  semblent  d'accord  pour  condamner 
tant  de  futilité  chez  un  homme  chargé  des  plus  graves  intérêts  de 
l'État. 

Briennene  prend  pas  au  sérieux  ces  plaintes  moroses.  Il  voit  là 
un  nouveau  motif  littéraire  et  il  porterait  volontiers  la  querelle 
devant  autrui,  comme  un  berger  d'églogue  :  «  si  insectari  studia 
nostra  pergas  »,  écrit-il  à  Le  Tellier,  «  ad  Regem  deferam.  Hoc 
cave  et  vale  ».  Et  ce  ne  sont  pas  seulement  les  gens  du  ministère 
qui  se  plaignent.  Les  humanistes  de  profession  s'indignent  du 
goût  hérétique  de  Brienne.  Un  secrétaire  d'État  amateur  de  vers 
latins,  passe  encore  :  «  Mais,  écrit  Chapelain,  que  peut-on  juger 
du  jugement  d'un  homme  qui  mesprise  le  stile  de  Ciceron  et  qui 
n'en  voit  de  bon  que  celui  de  Tacite?  »  (Lettres  de  Jean  Chapelain, 
lettre  à  Heinsius,  15  février  1663).  Il  est  vrai  que,  apitoyé  par  ses 
malheurs.  Chapelain  «  pardonnera  à  sa  jeunesse  les  faux  juge- 
ments qu'il  fait  des  autheurs  anciens  et  modernes  ».  Mais  il  faut 
avouer  que  la  carrière  littéraire  de  Brienne  ne  lui  acquit  pas  une 
gloire  unanime  dans  le  monde  des  écrivains,  puisqu'il  eut  la  rare 
malchance  de  mettre  Chapelain  et  Boileau  d'accord  contre  lui. 

Malheureusement,  Brienne  avait  des  folies  moins  innocentes. 
C'est  sa  passion  effrénée  du  jeu  qui  fut  la  cause  ou  l'occasion  de 
sa  disgrâce.  Bien  qu'il  «  ait  gagné  plus  souvent  que  perdu  »,  il  est 
pourtant  assuré  qu'il  y  gaspilla  une  grande  partie  de  sa  fortune. 
Ruiné  comme  un  simple  honnête  homme,  il  fut  pourtant  traité 
comme  un  fdou  et  eut  la  double  tristesse  de  perdre  à  la  fois  sa 
fortune  et  son  honneur.  Naturellement,  ses  Mémoires  traitent 

(176) 


LES   CURIEUX 

avec  disciclioii  ce  moment  décisif  de  son  exislence.  ELionglcmps 
on  a  douté  des  causes  de  sa  chute.  Mais  les  témoi^naj^^es  sont 
sûrs  :  Brienne,  parmi  tous  ses  talents,  avait  aussi  celui  de  «  filer 
la  carte  ».  Les  mémoires  du  temps  nous  montrent  que  les  «  tours 
de  carte  et  de  souplesse  »  entraient  alors  dans  le  bagage  de  tout 
galant  homme  et  personne  n'en  voulait  à  un  Miton,  dit  Courte- 
manchette,  ni  môme  à  un  Mazarin,  de  prendre,  selon  ses  propres 
expressions,  «  son  avantage  au  jeu  ».  Brienne  n'était  pas  homme 
à  résister,  sur  ce  point,  à  la  mode.  Mal  lui  en  prit.  Chapelain 
pouvait  écrire,  le  15  février  1G63,  à  Heinsius,  que  le  jeune  comte 
était  exilé  de  la  cour  pour  une  «  friponnerie  de  jeu  ».  L'obstina- 
tion avec  laquelle  on  le  maintint  éloigné  montre  que  le  roi  voulait 
à  tout  prix  se  débarrasser  de  lui  et  le  remplacer  par  de  Lionne.  On 
eut  de  la  peine  à  obtenir  de  Brienne  qu'il  consentît  à  vendre  sa 
charge.  Il  se  cachait  pour  fuir  le  marchandage.  Sa  femme,  plus 
ambitieuse  que  lui,  le  soutenait  dans  sa  résistance.  Pourtant  il 
fallut  céder.  Le  19  avril,  Brienne  avait  signé  sa  démission. 

Alors,  ce  joueur  eut  sa  série  noire  :  avec  sa  charge,  il  perdit 
tout  crédit  et  les  créanciers  accourent.  Le  27  mars  1663,  de  Lionne 
écrit  qu'il  a  acheté  à  M.  de  Brienne  sa  charge  pour  900  000  francs 
«  à  condition  que  je  lui  fournirais  tous  comptans,  ce  qui 
ne  s'est  jamais  fait.  Mais  il  faut  passer  par  là  ou  manquer  la  chose, 
car  il  craint  que  ses  créanciers  ne  mettent  la  patte  sur  la  denrée 
que  je  lui  baillerais,  si  elle  était  en  autre  nature...  »  Collections, 
bibliothèque  s'envolèrent.  La  famille,  à  son  tour,  vint  limiter  la 
dépense.  Enfin,  sa  femme,  la  belle  et  vertueuse  comtesse  de 
Brienne,  inconsolable  de  n'être  plus  la  femme  d'un  secrétaire 
d'État,  en  mourut  de  douleur.  Plus  tard,  lorsque  Brienne  mourra 
à  son  tour,  en  1698,  Dangeau  et  Saint-Simon,  recherchant  les 
causes  de  sa  retraite,  ne  trouveront  que  le  chagrin  d'un  veuf 
affligé  «  au  point  que  rien  ne  put  le  retenir  ».  Et  il  est  bien  vrai 
que  Brienne,  frappé  de  tant  de  coups,  comme  tous  les  grands 
pécheurs  et  pécheresses  du  siècle,  sentit  l'heure  de  la  pénitence 
arrivée.  Il  entra  en  dévotion,  ou  plutôt  crut  y  '  entrer.  Sans 
s'interroger  bien  sérieusement,  il  pensa  trouver  en  lui  la  vocation 
d'un  chartreux;  il  ne  fut  qu'un  oratorien  médiocre.  Il  adressait 
au  Seigneur  des  vers  qui  sont  plutôt  d'un  écrivain  folâtre  que 
d'un  chrétien  convaincu,  et  toujours,  à  son  capuchon  de  moine 
tintaient  quelques  grelots  de  folie.  Bien  vite,   il  effaroucha  ses 

(177) 

HouRTiCQ.  —  De  Poussin  à  Watteau.  la 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

bons  confrères  par  ses  allures,  ses  propos  cavaliers  ou  même  ses 
impardonnables  légèretés.  La  méditation  obligatoire  du  monastère 
lui  donna  encore  plus  d'ennui  que  de  repos.  Dans  le  même  temps, 
Chapelain,  esprit  sage,  tirait  sentencieusement  la  morale  de  cette 
folle  histoire  :  «  Il  faut  demander  à  Dieu  du  sens  plutôt  que  de 
l'esprit  pour  couler  sa  vie  avec  moins  de  trouble.  » 

Pourtant  Brienne  ne  voyait  autour  de  lui  que  les  plus  beaux 
exemples  de  vertu.  Ses  relations  avaient  changé  avec  sa  vie.  Les 
libertins  et  les  joueurs  furent  remplacés  par  les  austères  Jansé- 
nistes. Mme  de  Longueville  dont  il  était  le  filleul  faisait  alors  sa 
cure  de  pénitence  ;  elle  l'attira  dans  le  monde  que  sa  pieuse  mère 
lui  avait  déjà  fait  connaître.  Néanmoins  les  graves  solitaires 
n'inspiraient  pas  que  de  l'admiration  à  cette  âme  futile  et  lorsque, 
plus  tard,  dans  ses  loisirs  de  Saint-Lazare,  il  fera  la  revue  de  ses 
souvenirs,  les  pensionnaires  de  Port-Royal  lui  apparaîtront 
parfois  comme  des  fantoches  sympathiques  et  un  peu  ridicules. 
Sa  piété,  nous  l'avons  vu,  se  traduisait  volontiers  en  vers.  Il  ne 
se  contentait  pas  d'en  écrire,  il  transformait  les  vers  d'autrui  en 
poésies  chrétiennes  ou  recueillait  les  passages  pieux  chez  les 
auteurs  français.  C'est  ainsi  qu'il  publia  son  Becueil  de  poésies 
chrétiennes  et  diverses,  dédié  au  prince  de  Conti.  L'idée  était  de 
la  pieuse  Mme  de  Brienne  mère;  la  préface  de  La  Fontaine,  les 
vers  d'un  peu  tout  le  monde  et  aussi  de  Brienne.  Quelques-uns, 
trop  galants  pour  un  oratorien,  furent  supprimés.  Mais  lorsque  le 
recueil  parut,  en  1671,  déjà  depuis  un  certain  temps,  l'auteur, 
chassé  de  son  ordre,  s'était  enfui  de  France. 

Nous  entrons  ici  dans  la  période  la  plus  obscure  de  l'existence 
de  Brienne,  car  elle  fut  la  moins  avouable.  Il  n'avait  jamais 
apporté  de  dispositions  très  sérieuses  à  la  piété.  Le  peu  qu'il  en 
avait  s'envola  avec  son  chagrin,  qui  fut  court.  L'amour  des 
médailles,  des  livres  et  des  vers  sembla  encore  innocent;  mais 
peu  à  peu  reparurent  les  anciennes  erreurs  et  il  est  probable  qu'il 
manqua  bien  des  fois  à  sa  dignité  de  sous-diacre.  En  1668,  le  Roi 
lui  achète  ses  médailles  pour  8  000  livres.  A  la  même  époque,  il 
vend  encore  des  peintures,  entre  autres  un  Raphaël  au  Roi,  pour 
6  000  livres  et  une  collection  d'estampes.  Que  d'argent  pour  un 
solitaire  qui  a  renoncé  aux  joies  de  ce  monde!  Enfin  une  passion 
toute  profane  mit  le  comble  à  ses  extravagances.  Son  amour  de  la 
poésie  se  tourna  en  une  violente  passion  pour  une  femme  de 

(178) 


LES   CURIEUX 

lettres  qu'il  appelait  sa  dixième  Muse.  On  ne  se  borna  pas  à  un 
commerce  poétique,  si,  comme  il  l'écrit  à  son  «  Iris  »,  la  nuit  fut 
bien  souvent  témoin  de  leurs  amours  ^ 

Voilà  où  mène  un  amour  exagéré  de  la  poésie.  C'était  trop 
pour  un  sous-diacre.  Cette  fois,  il  fallut  bien  l'exclure  de  l'ordre 
et  les  tribulations  commencèrent. 

Sur  les  trois  années  1671,  1672  et  1673,  les  renseignements 
deviennent  rares  et  peu  clairs.  Voici,  en  substance,  ce  qu'il 
raconte  au  lieutenant  de  police,  lorsque  celui-ci  fit  sur  son  état 
mental  une  enquête  en  1692.  Le  sieur  de  l'Egle  le  fit  sortir  de 
l'Oratoire.  Il  alla  loger  dans  la  grande  rue  du  Faubourg-Saint- 
Jacques,  en  face  de  Saint-Magloire,  c'est-à-dire  en  face  du 
couvent  d'où  il  était  chassé,  et  «  comme  il  devait  environ  800  livres 
à  ses  créanciers,  il  fut  exécuté  par  un  en  ses  meubles.  »  Après 
s'être  fait  soigner  un  ulcère  à  la  gorge  chez  le  chirurgien  Balancé, 
il  alla  s'installer  chez  les  Augustins  du  faubourg  Saint-Germain. 
Puis,  ayant  appris  qu'on  voulait  l'arrêter,  il  partit  pour  trois  ans 
dans  les  États  du  prince  de  Mecklembourg. 

Mais,  en  contant  ses  pérégrinations,  il  oublie  de  nous  en  donner 
les  causes.  S'il  se  fût  borné  à  se  ruiner  pour  des  peintures  et  des 
médailles,  eût-on  songé  à  le  faire  arrêter?  Il  faut  donc  croire 
qu'il  donna  à  sa  famille  d'autres  sujets  d'inquiétude  et  l'on  doit, 
d'après  les  antécédents  de  notre  homme,  présumer,  parmi  eux, 
les  façons  également  déshonnêtes  qu'il  avait  prises  de  dépenser 
l'argent  et  de  s'en  procurer.  Les  bons  Jansénistes,  ses  anciens 
amis,  s'attristaient  de  tant  d'erreurs  :  Lancelot  écrivait,  le 
11  janvier,  à  M.  Périer  :  «  Le  confrère  joue  d'étranges  comédies 
depuis  notre  retour  de  chez  vous....  Il  est  maintenant  dans  les 
États  du  duc  de  Mecklembourg  qu'il  a  surpris  ici  (à  Paris)  et 
dont  il  a  tiré  une  somme  considérable.  » 

Dès  le  début  de  son  traité  manuscrit,  Brienne  donne  à  ce  duc 
de  Mecklembourg  les  titres  de  «  bienfacteur  et  donateur  ».  C'est 
donc  bien  à  lui  qu'il  doit  l'argent  qui  lui  permit  de  fuir  en  Alle- 
magne les  poursuites  de  sa  famille.  Je  ne  m'arrête  pas  longtemps 
à  ce  personnage.  On  parla  moins  de  lui  que  de  l'ancienne 
duchesse  de  Châtillon  qu'il  avait  épousée.  Le  pauvre  homme  était 
doublement  ridicule  par  sa  conduite,  qui  fut  bizarre  et  par  celle 

1.  Vers  cités  par  Barrière  et  adressés  à  Mme  Deshoulières  {Mémoires,  I,  202). 

(179) 


DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

de  sa  femme,  qui  fut  légère.  Il  vivait  à  la  cour  de  France,  expulsé 
de  ses  propres  États,  où  régnait  son  frère,  et  les  contemporains 
semblent  Tavoir  traité  sans  excès  de  respect. 

Brienne,  sur  ses  conseils  et  avec  son  argent,  s'enfuit  dans  les 
Etats  de  Mecklembourg,  chez  le  frère  de  son  «  bienfacteur  ».  Il  y 
resta  près  de  trois  ans.  Qu'y  fit-il?  Sans  doute  bien  des  «  messé- 
ances  à  son  ancien  état  >>,  comme  dit  saint-Simon.  Il  n'y  a  pas  de 
raisons  pour  qu'il  ait  cessé  de  piper  au  jeu.  Il  y  a  plusieurs  pro- 
babilités pour  qu'il  ait  poursuivi  trop  audacieusement  la  femme 
de  son  hôte.  La  dame  succomba-t-elle?  On  ne  sait.  Un  descendant 
prétend  que  c'est  sur  les  plaintes  de  la  duchesse  que  Brienne  fut 
rappelé,  par  ordre  de  Louis  XIV;  Brienne  prétend,  au  contraire, 
être  rentré  volontairement. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  était  à  peine  installé  de  nouveau  à  Paris, 
dans  l'abbaye  de  Saint-Germain-des-Prés,  qu'une  lettre  de 
cachet  l'envoie  à  Saint-Germain-sur-Loire  pour  y  passer  l'été. 
Après  cette  villégiature  forcée,  un  exempt  le  conduit,  le  28  janvier 
1676,  à  Saint-Lazare  où  les  frères  de  la  mission  surveillaient  des 
enfants  de  correction  et  des  faibles  d'esprit.  L'oiseau  écervelé  et 
vagabond  était  en  cage. 

Ce  fut  la  retraite  définitive  et  obligatoire.  Brienne  put  consacrer 
la  fin  de  sa  vie  à  réfléchir  sur  les  inconvénients  de  la  dissipation. 
Or  il  avait  trente-huit  ans  et  mourut  sexagénaire.  Ceux  qui  le 
firent  interner  pour  folie  paraissent  avoir  exagéré  les  motifs.  Il 
semble  n'avoir  péché  que  par  une  futilité  trop  continue  dans  les 
idées  et  une  légèreté  déplorable  dans  la  conduite.  Son  humeur, 
qui  lui  avait  tant  nui,  lui  servit  enfin  et  sa  gaîté  naturelle  fut  assez 
vivace  pour  résister  à  vingt  ans  de  détention. 

Comment  occupa-t-il  ces  longues  années?  Il  écrivit.  La  liste  des 
sujets  qu'il  a  traités  est  longue.  Tout  ce  qu'il  avait  vu,  tout  ce  qui 
l'avait  intéressé,  durant  sa  vie  mondaine,  lui  fournit  une  matière. 
Considérations  sur  la  poésie,  sur  la  politique,  sur  la  religion,  sur 
la  curiosité;  souvenirs  de  toutes  sortes  sur  Mazarin,  Anne 
d'Autriche,  Louis  XIV,  sur  les  solitaires  de  Port-Boyal  ;  aventures 
plus  intimes  :  tout  ce  passé  glorieux  ou  lamentable,  triste  ou  gai, 
mais  amusant  comme  un  roman  d'aventures,  était  resté  dans  sa 
mémoire  et  j'imagine  que  Brienne,  fouillant  dans  les  tiroirs  où 
sont  entassées  les  vieilles  choses,  dut  parfois  bien  rire  tout  seul  à 
quelque  souvenir  plus  gai  que  les  autres.  Et  tandis  que  le  grand 

(i8o) 


LES   CURIEUX 

siècle  développait  son  histoire  majestueuse  comme  les  Gobelins  de 
Le  Brun,  Brienne  s'égayait  beaucoup  lorsqu'il  se  rappelait  tout  ce 
qu'il  avait  vu  en  passant  derrière  la  tapisserie. 

Aussi,  malgré  sa  chute  irrémédiable,  cet  homme  était  trop 
attrayant  pour  être  abandonné  de  tous.  Il  était  en  correspondance 
avec  Ménage,  avec  Perrault.  De  plus,  il  trouvait  à  Saint-Lazare 
d'autres  confrères  que  des  aliénés  vulgaires.  Il  y  rencontra  ce 
pauvre  abbé  Cassagne  qu'un  vers  de  Boileau  avait  rendu  hypo- 
condre.  C'est  en  discutant  un  jour  avec  lui,  sur  le  jansénisme,  que 
Brienne,  exaspéré,  lui  donna  un  coup  de  pincettes.  L'abbé  trop 
sensible  mourut,  dit-on,  de  cette  injure.^  Est-ce  donc  ce  coup  de 
pincettes  qui  valut  à  Brienne  l'amitié  de  Boileau?  Une  lettre  de 
ce  dernier  prouve  qu'ils  étaient  en  relations  et  se  traitaient  avec 
amitié.  Mais  Boileau  aimait  la  conversation  de  Brienne  et  redoutait 
la  lecture  de  ses  vers  :  «  Voulez  vous  que  je  vous  parle  franche- 
ment :  c'est  cette  raison  en  partie  qui  a  suspendu  l'ardeur  que 
j'avais  de  vous  voir  et  de  jouir  de  votre  agréable  conversation, 
parce  que  je  sentais  bien  qu'il  la  faudrait  acheter  par  une  longue 
audience  de  vers  très  beaux  sans  doute,  mais  dont  je  ne  me  soucie 
point  ^.  » 

Mais  bien  qu'il  trouvât  mille  ressources  pour  distraire  sa 
détention,  Brienne  souffrait  de  vivre  continuellement  avec  des 
enfants  de  correction  et  des  pauvres  d'esprit.  Ses  accès  de  folie, 
s'il  en  eut  de  véritables,  étaient  passés  depuis  longtemps;  quant 
à  ses  fautes,  il  ne  pouvait  guère  les  recommencer  :  l'âge  calmait 
peu  à  peu  la  fougue  de  la  jeunesse.  Aussi  la  détention  à  Saint- 
Lazare  devenait-elle  inhumaine  pour  un  homme  qui,  dans  son 
repentir,  présentait  toutes  les  garanties  de  sincérité.  Brienne 
demandait  à  être  jugé  sur  la  situation  présente  de  son  esprit  et 
non  sur  ses  fautes  passées.  Les  frasques  d'autrefois  avaient  créé 
tant  de  prévention  contre  lui  que  les  démarches  rencontraient  de 
grandes  difficultés.  Pourtant,  Pontchartrain  voulut  faire  quelque 
chose  en  sa  faveur.  Il  envoya  le  lieutenant  civil  Le  Camus  pour 
opérer  une  enquête  auprès  du  malheureux.  Le  rapport  fut  tout  à 
fait  en  faveur  de  Brienne  «...  J'ay  parlé  fort  longtemps  avec 
M.  de  Brienne  que  j'ay  trouvé  de  très  bon  sens  et  d'une  conversa- 


1.  Sainte-BeuTe,  Port-Royal,  II,  55. 

2.  Boileau,  édit.  Gidel,  lettre  I  (sans  date), 

(i8i) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

lion  fort  aisée;...  j'ay  été  mesme  surpris  de  le  voir  si  raisonnable... 
Il  demande  à  Sa  Majesté  des  choses  qui  semblent  très  raisonnables.  » 
Il  voulait  être  séparé  des  correctionnaires  et  des  fous,  obtenir 
«  une  honnête  liberté  »  et  l'usufruit  de  sa  bibliothèque.  Ces 
«  choses  raisonnables  »  ne  s'obtinrent  pas  sans  peine.  Ses  enfants 
n'étaient  pas  tous  d'accord  pour  vouloir  sa  liberté,  Brienne 
s'affolait  de  ces  relards  :  «  Je  vous  supplie,  Monseigneur, 
écrivait-il  à  Ponlchartrain,  les  larmes  aux  yeux,  de  détourner  par 
votre  charité  dont  j'ay  déjà  reçu  tant  de  preuves,  l'orage  nou- 
veau dont  je  suis  menacé.  »  Enfin,  il  eut  gain  de  cause.  Sa  joie 
découvre  sa  bonté  :  «  Les  chaînes  de  la  charité  sont  beaucoup 
plus  fortes  que  ne  le  sont  les  barreaux  et  les  verrous.  Je  res- 
terai avec  joye  dans  le  logement  qu'on  m'accordera  jusqu'à 
ce  que  j'ay  entièrement  effacé,  par  ma  bonne  conduite,  toutes 
les  mauvaises  impressions  qu'on  a  tâché  de  donner  de  moy  à 
Sa  Majesté.  » 

Brienne  resta  encore  trois  années  «  aux  soins  de  MM.  de  Saint- 
Lazare  ».  Moreri,  qui  semble  l'avoir  connu,  nous  dit  seulement 
qu'il  se  retira,  en  1695,  dans  l'abbaye  de  saint-Séverin,  à  Château- 
Landon.  Il  coula  ses  dernières  années  dans  cette  fraîche  et  paisible 
nature  et  y  mourut  le  16  avril  1698. 

Tel'e  fut,  dans  son  ensemble,  la  vie  de  cet  homme.  Elle  réunit 
dans  une  même  existence  —  agitée  et  diverse  il  est  vrai  —  les 
goûts  et  les  modes  les  plus  contradictoires  de  son  temps.  Manie 
des  vers,  pédantisme  d'humaniste  et  turlupinage  de  petit-maître, 
libertinage  et  dévotion,  scandales  d'aujourd'hui,  pénitences  de 
demain  et,  au  milieu  de  tant  d'aventures  qui  emplissent  tout 
l'intervalle  de  la  friponnerie  à  la  contrition,  toujours  une  passion 
constante,  effrénée,  extravagante,  des  choses  de  la  littérature  et 
des  arts  :  voilà  certes  une  vie  à  laquelle  manque  l'unité  majes- 
tueuse tant  aimée  du  siècle,  mais  qui  n'en  représente  que  mieux 
toutes  les  faces  de  cette  société,  même  les  moins  avantageuses.  Ce 
que  nous  devons  surtout  retenir  ici,  c'est  que  la  «  curiosité  »  fut 
l'objet  des  plus  fidèles  amours  de  Brienne.  C'est  à  ce  titre  qu'il 
nous  intéresse  et  c'est  uniquement  ce  côté  de  l'homme  que  nous 
montre  le  manuscrit  de  la  Nationale. 


(I82) 


LES   CURIEUX 


II 

Il  n'est  pas  difficile  de  prouver  que  ce  manuscrit  16  986  doit  être 
enlevé  au  problématique  personnage  que  suppose  le  catalogue 
pour  être  rendu  à  son  véritable  auteur,  Louis-Henri  de  Loménie, 
comte  de  Brienne, 

Ce  manuscrit  fait  partie  d'un  ensemble  recueilli  des  ruines  de 
Tabbaye  de  Saint-Germains-des-Prés,  après  l'incendie  de  1792.  Je 
n'ai  pas  à  dire  comment  il  est  entré  dans  les  archives  de  ce 
monastère;  il  me  suffit  de  prouver  que  l'on  ne  saurait  lui  donner 
une  autre  attribution  que  celle  proposée  ici. 

Le  titre  est  le  suivant  :  Discours  sur  les  ouvrages  des  plus 
excellents  peintres  anciens  et  nouveaux,  avec  un  traité  de  la  pein- 
ture composé  par  M.  L.  H.  de  L.  C.  de  Bx.  reclus. 

Le  catalogue  complète  le  nom  de  la  façon  suivante  :  «  L.  H.  de 
la  Chambre,  de  Bayeux,  reclus.  »  Nulle  part  je  n'ai  trouvé  trace 
de  la  Chambre  de  Bayeux.  Il  est  probable  que  celui  qui  a  proposé 
cette  attribution,  ayant  lu  les  premières  lignes  de  ce  discours,  a 
été  frappé  du  nom  de  «  l'abbé  de  la  Chambre,  curé  de  Saint- 
Barthélémy  à  Paris  » ,  pour  lequel  notre  auteur  dit  avoir 
écrit,  vingt-cinq  ans  auparavant,  un  Traité  de  la  Curiosité. 
On  s'explique  moins  la  hardiesse  avec  laquelle  il  a  complété 
Bx.  en  Bayeux.  Pourquoi  Bayeux  plutôt  que  Bordeaux  ou  que 
Bagneux? 

En  réalité,  il  suffit  de  lire  quelques  lignes  de  ce  traité  pour 
s'apercevoir  que  tous  les  renseignements  qu'il  fournit  sur  son 
auteur  convergent  vers  un  même  personnage,  celui  dont  nous 
venons  d'esquisser  la  biographie. 

Voici  ce  début  :  «  Je  composoy  à  plume  courante,  il  y  a  environ 
vingt-cinq  années,  un  Traité  de  la  Curiosité,  à  la  prière  de  feu 
M.  l'abbé  de  la  Chambre,  curé  de  saint  Barthélémy  à  Paris.  Il  le 
montra  à  M.  l'abbé  de  Villeloin  qui  en  laissa  courir  des  copies. 
Ce  n'étoit  qu'une  ébauche  très  imparfaite  qui  ne  me  coûta  qu'une 
ou  deux  matinées  de  travail.  Ce  petit  traité  ne  laissa  pas  de  faire 
du  bruit  dans  le  monde  et  parmy  les  curieux  de  peintures  et  de 
médailles,  dont  j'avais  parlé  en  expert.  Je  fus  obligé  de  le  dédier 
à  S.  A.  S.  le  duc  de  Mecklembourg-Seuwrin,  Christian-Louis, 

(183) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

mon  bienfacteur  et  donateur.  Il    est  mort  et  je  vis.   J'en   suis 
très  fasché. 

J'ay  cent  fois  plus  de  peine  à  vivre 
Que  je  n'en  aurais  à  mourir. 

«  Cependant  il  faut  user  du  peu  de  vie  qui  me  reste  :  c'est  bien 
assez  et  pourvu  que  j'en  fasse  bon  usage,  je  ne  me  repentiroy  pas 
à  la  mort  d'avoir  vescu  plus  que  je  ne  voulais  et  sans  doute  trop 
longtemps  par  raport  à  mes  disgrâces  et  aux  malheurs  de  ma  vie 
toujours  traversée  de  mille  contretemps  qui  auroient  démonté 
cent  têtes  meilleures  que  la  mienne.  Or  Dieu  sur  tout  et  bon  cou- 
rage :  c'est  ma  devise!  Venons  à  notre  sujet.  » 

Nous  pouvons  déjà  retenir  de  ces  quelques  lignes  que  notre 
auteur  fut  un  ami  et  un  obligé  du  duc  de  Mecklembourg- 
Schwerin.  Or  il  semble  bien  que  Brienne  ait  été  fort  redevable  à 
ce  duc  puisqu'il  reçut  de  lui  les  moyens  de  fuir  et  un  lieu  de 
retraite. 

Plus  loin,  il  parle  d'un  M.  Blondel  qui  fut  son  gouverneur; 
il  le  désigne  encore  une  fois  en  disant  qu'il  est  «  maître  de 
mathématiques  de  Monseigneur  »  et  qu'il  fut  «  son  gouverneur  ». 
Or  nous  avons  vu  que  le  jeune  Brienne,  lorsqu'il  partit  pour  son 
voyage  dans  les  pays  du  Nord,  était  accompagné  du  mathémati- 
cien Blondel,  le  même  qui  devait  être  plus  tard  le  maître  du 
grand  Dauphin,  un  des  savants  les  plus  considérables  de  l'Aca- 
démie des  Sciences. 

De  plus,  si  l'on  consulte  la  Pinacotheca  Lomeniana,  dans 
laquelle  Brienne  décrivait,  en  1662,  sa  collection  de  tableaux,  en 
un  latin  rempli  d'élégances  empruntées  au  Thésaurus,  il  est  aisé 
de  voir  que  toutes  les  œuvres  que  l'auteur  du  manuscrit  dit  avoir 
possédées  sont  précisément  les  Raphaël,  les  Titien,  les  Véronèse, 
les  Van  Dyck,  les  Poussin,  les  Le  Brun  que  «  Ludovicus  Hen- 
ricus  Lomenius,  Briennse  cornes  »  avait  décrites  en  prose  et  en 
vers  latins.  Nous  verrons  plus  loin  tout  ce  que  Brienne  nous 
apprend  de  l'histoire  de  ces  tableaux  qui,  pour  la  plupart,  sont 
aujourd'hui  conservés  au  musée  du  Louvre. 

Bien  plus,  il  est  remarquable  qu'une  pièce  de  vers  français, 
détestables  d'ailleurs,  qui  figure  dans  le  groupe  des  pièces 
manuscrites,  n'est  qu'une  paraphrase  développée  des  vers  latins 
qui  terminent  sa    Pinacotheca    Lomeniana.  On  y   retrouve   les 

(184)         ■ 


LES   CURIEUX 

mêmes  idées,  les  mômes  plaisanteries  et  des  platitudes  presque 
identiques,  mali,Mc  la  difTérence  des  langues.  On  y  retrouve  les 
compliments  à  l'ami  Iluygliens  Zuylichem  rattachés  de  la  môme 
façon  à  Téloge  de  Le  Brun  et  quantité  de  mauvais  vers  français 
qui  traduisent  des  vers  latins  passables. 

Or  nous  savons  que  Bricune,  après  avoir,  dans  sa  jeunesse,  pillé 
les  poètes  anciens,  se  mit,  sur  le  tard,  à  l'école  du  «  Parnasse 
françois  »  dont  il  ne  fut  jamais  un  brillant  élève. 

Après  des  coïncidences  aussi  évidentes,  je  crois  inutile 
d'ajouter  des  preuves  morales  tirées  du  caractère  général  de 
Fauteur  du  manuscrit.  On  verra  par  la  suite  combien  les  senti- 
ments sont,  comme  les  faits,  d'accord  pour  proposera  nos  recher- 
ches toujours  ce  môme  nom,  Louis-Henri  de  Loménie,  comte  de 
Brienne. 

Reste  donc  à  fixer  la  date  de  ce  traité.  Deux  renseignements 
placés  dès  le  début  du  manuscrit  nous  permettent  de  le  faire,  au 
moins  approximativement.  D'abord,  l'auteur  déclare  que  son  ami, 
le  duc  de  Mecklembourg,  vient  de  mourir.  Or  cette  mort  est  de 
1692.  Le  Discours  est  donc  postérieur  à  cette  date.  De  plus. 
Brienne  affirme  qu'il  y  a  «  environ  vingt-cinq  années  »  il  composa 
un  traité  de  la  curiosité,  à  la  prière  de  feu  M.  l'abbé  de  la  Chambre. 
Si  nous  nous  fions  à  la  mémoire  de  Brienne  —  et  nous  verrons 
dans  la  suite  combien  cette  mémoire  est  exacte  —  et  si  nous  nous 
reportons  de  vingt-cinq  années  dans  la  vie  de  noti'e  auteur,  nous 
voyons  qu'il  nous  est  impossible  de  placer  après  1670  la  composi- 
tion de  ce  petit  traité.  A  cette  date,  en  effet,  a  lieu  la  fugue  défi- 
nitive qui  brouille  Brienne  avec  ses  amis  et  le  chasse  dans  les 
États  du  duc  de  Mecklembourg.  La  demande  de  l'abbé  de  la 
Chambre  à  laquelle  il  est  fait  allusion  ne  saurait  donc  être  posté- 
rieure à  1670  et  notre  manuscrit,  par  suite,  ne  doit  pas  avoir  été 
écrit  après  1695.  Bien  mieux,  lorsque  Brienne  nous  dit  qu'après 
avoir  écrit  sur  la  **  curiosité  »  pour  obéir  à  l'abbé  de  la  Chambre, 
il  fut  «  obligé  »  de  dédier  cet  ouvrage  au  duc  de  Mecklembourg 
«  son  bienfacteur  »,  ne  faut-il  pas  entendre  par  ce  bienfait  l'assis- 
tance hospitalière  que  celui-ci  lui  offrit,  à  la  fin  de  1670  ou  au 
commencement  de  1671,  lorsque  Brienne  fuyait  une  arrestation 
imminente?  Ce  sont  là  des  suppositions  au  moins  très  vraisem- 
blables. Notre  traité  ne  saurait  donc  être  postérieur  à  1695  ni 
antérieur  à  1692.  C'est  entre  ces  deux  dates  qu'il  faut  placer  la 

(185) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

composition  de  ce  petit  Discours.  Or,  à  cette  époque,  nous  le 
savons  par  les  rapports  du  lieutenant  civil  Le  Camus,  Brienne, 
tout  en  continuant  à  habiter  au  moins  provisoirement  à  Saint- 
Lazare  dont  il  devenait  le  pensionnaire  libre  après  en  avoir  été  le 
prisonnier,  avait  fini  par  obtenir  l'usufruit  de  sa  bibliothèque 
«  parce  qu'il  n'avoit  de  plaisir  que  celui  de  l'estude  ».  Il  est,  en 
effet,  évident  par  le  manuscrit  que,  à  ce  moment,  Brienne  a  des 
livres  à  sa  disposition,  puisque  son  traité  se  borne,  le  plus  sou- 
vent, à  commenter  Dufresnoy,  de  Piles  et  Félibien.  Il  est  cepen- 
dant remarquable  qu'il  se  plaint,  à  un  certain  moment,  qu'on  lui 
ait  ôté  son  Félibien.  11  est  probable  qu'on  voulait  obliger  à  se 
reposer  ce  malade  de  soixante  ans  qui  avait  la  passion  d'écrire  au 
point  de  remplir  cent-trente  six  pages  en  deux  ou  trois  jours.  Il 
appelait  une  telle  intempérance  «  des  excès  philosophiques.  » 

L'intérêt  littéraire  de  ce  traité  est  absolument  nul.  Il  est  écrit 
avec  une  extrême  rapidité;  le  style  a  le  désordre,  mais  aussi  par- 
fois le  mouvement  de  la  langue  parlée.  Brienne,  avec  son  intelli- 
gence alerte,  était  aussi  incapable  de  réfléchir  sérieusement  que 
de  composer  avec  méthode.  Il  n'est  pas  de  ceux  qu'on  lit  pour 
eux-mêmes.  Il  est  de  la  catégorie  non  moins  intéressante  des 
écrivains  qui  ont  beaucoup  de  souvenirs  et  qui  ne  peuvent  retenir 
leur  plume.  Il  est  bon  qu'il  y  ait  ainsi  quelques  bavards  pour 
amuser  et  aider  les  historiens. 

Déjà  les  contemporains  ne  dédaignaient  point  de  venir  auprès 
du  comte  de  Brienne  vieilli  lui  demander  de  raconter  ses  souve- 
nirs. Et  le  pauvre  reclus,  qui  n'avait  plus  guère  d'autres  distrac- 
tions, ne  se  faisait  pas  prier  bien  longtemps.  Les  fragments  de 
manuscrits  conservés  laissent  supposer  qu'ils  représentent  seule- 
ment une  part  très  faible  de  sa  production  intempérante;  et  parmi 
ces  fragments,  il  en  est  qui  prouvent  que  cette  production  a  été 
souvent  provoquée  par  des  amis.  Ainsi  une  pièce  de  vers  —  des- 
cription de  tableaux  —  se  termine  par  :  fin  de  la  description  de 
mon  cabinet  et  de  la  troisième  lettre  à  M.  P***.  Après  quoi  figure 
une  lettre  d'une  belle  écriture  :  réponse  de  M.  P***  à  la  lettre  troi- 
sième de  M.  de  B***.  Puis  apparaît  une  quatrième  lettre  de  M.  de 
B***  à  M.  P***.  Il  y  a  donc  eu  correspondance  suivie  entre  M.  de 
Brienne  et  M.  P**'.  Quel  est  ce  M.  P***?  C'est  Charles  Perrault, 
de  l'Académie  française,  le  secrétaire  de  Colbert,  l'ami  de  Le  Brun 
et  de  Félibien.  Voici  cette  page  inédite  de  l'auteur  des  contes  de 

(i86) 


LES   CURIEUX 

fées.  «  Certes,  Monsieur,  si  vous  allez  toujours  ainsi  en  augmen- 
tant, vous  ferez  un  volume  de  la  grosseur  des  lettres  de  Costar 
et  de  Voiture  et  les  entretiens  de  B***  et  de  P"*  vaudront  mieux 
que  les  leurs.  Tout  le  monde  est  content  de  votre  troisième  lettre 
et  il  n'y  a  pas  jusqu'à  M,  Le  Brun  qui  ne  vous  rende  par  ma 
plume  mille  et  mille  actions  de  grâces.  Vous  Tavez  comblé  de 
louanges;  et  avez  pour  le  coup  vérifié  en  luy  le  proverbe  qui 
dit  :  qui  aime  bien  châtie  et  eilcore  :  vos  mespris  vous  servent  de 
louanges  :  et  à  luy  aussi.  M.  Félibien  de  son  costé  devint  votre 
Paranymphe  et  il  n'y  eut  pas  jusqu'à  M.  Mignard  qui  n'ait  voulu 
avoir  une  copie  de  votre  ingénieuse  satire  contre  luy.  On  con- 
vient qu'il  est  un  peu  avantageux  que  vous  disiez  du  mal  des 
gens  pour  en  dire  après  tant  de  bien  :  et  à  ce  compte  je  vou- 
drais qu'il  vous  prist  envie  de  fronder  mes  ouvrages  de  prose  et 
de  vers  seulement  pour  avoir  le  plaisir  de  voir  comment  ensuite 
vous  vous  y  prendriez  pour  dire  du  bien  d'une  chose  qui  vaut  si 
peu.  On  attend  vos  deux  dernières  lettres  avec  d'autant  plus 
d'impatience,  surtout  la  dernière  de  votre  première  partie,  que  ce 
sera  dans  celle-là  qu'on  doit  voir  l'éloge  de  M.  Mignard.  Car  pour 
ce  qui  est  des  Carraches  et  de  leurs  disciples  vous  en  avez  déjà 
tant  parlé  et  en  de  si  bons  termes  qu'on  doute  que  vous  puissiez 
rien  adjouter  à  ce  que  vous  en  avez  dit.  On  vous  prie  seulement 
(et  cet  on  là  c'est  M.  de  Piles  et  moy)  de  vous  mander  votre 
sentiment  de  la  petite  Vierge  de  Raphaël  que  l'on  pouvait  croire 
estre  l'original  de  celle  que  vous  avez  vendue  au  Roy  avant  qu'on 
ait  vu  les  fortes  preuves  que  vous  apporté  du  contraire  dans  une 
seconde  lettre.  On  voudrait  même  qu'il  vous  prist  envie  de  vou- 
loir faire  les  portraits  des  curieux  de  Tableaux  de  votre  connais- 
sance; mais  on  n'ose  vous  demander  cette  grâce  parce  qu'on 
craint  de  vous  causer  de  la  fatigue  ;  en  un  temps  où  vous  avez 
plus  besoin  de  repos  et  de  joye  que  d'autre  chose.  Au  reste,  mon- 
sieur, je  vous  suis  en  mon  particulier  si  obligé  de  toutes  vos 
bontés  que  je  n'ay  point  de  paroles  pour  vous  en  témoigner  ma 
reconnaissance.  Et  tout  ce  que  je  puis  vous  dire  de  meilleur  sur 
ce  sujet  (ce  qui  sans  doute  vaudra  mieux  qu'un  méchant  com- 
pliment) c'est  que  je  vais  me  joindre  avec  tous  vos  amis  pour 
demander  votre  liberté  aux  ministres  et  devenir  le  promoteur  de 
cette  liberté  que  nous  souhaitons  peut-être  plus  que  vous  ne  la 
souhaitez  vous-même;  en  un  lieu  où  vous  employez  si  bien  votre 

(187) 


DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

temps.  Je  suis  avec  un  très  profond  respect  :  et  une  véritable 
estime  Monsieur,  Votre  très  humble  et  très  obligé  serviteur. 

Charles  P***  de  TA.  F.  >> 

Cette  signature  qui  doit  se  compléter  ainsi  :  Charles  Perrault, 
de  l'Académie  française,  nous  montre  l'ami  de  Le  Brun  et  de  Féli- 
bien  en  coquetterie   épistolaire   avec  notre  ancien  ministre   en 
cage.  Cette  lettre  est  antérieure  à  1690  puisque  Le  Brun  y  est 
encore  nommé;  elle  doit  se  placer  même  avant  la  mort  de  Colbert 
(1683)  car  le  crédit  de  Perrault  cessa  du  jour  où  mourut  son  pro- 
tecteur et  il  parle  en  homme  qui  est  encore  en  crédit  auprès  des 
ministres.  Peut-être  Charles  Perrault  demande-t-il  à  Brienne  des 
renseignements  sur  le  monde  et  sur  la  vie  des  arts  au  xvii^  siècle, 
pour  aider  à  la  documentation  de  Félibien  qui  rédigeait  alors  ses 
Entretiens  sur  les  plus  fameux  peintres.  Mais  il  est,  en  même  temps, 
impossible   de   ne  pas    sentir  le   ton  légèrement  ironique   dont 
Perrault  accueille  les  interminables  lettres  de  son  correspondant. 
L'intempérance   de  Brienne  étonne  cet  écrivain  mesuré  et  l'on 
dirait  que  Perrault  craint,  en  demandant  une  réponse,  de  provo- 
quer une  rupture  de  digue.  Boileau,  qui  avait  souffert  des  inconti- 
nences de  ce  polygraphe  forcené  et  spécialement  de  sa  déplorable 
facilité  à  rimer,  y  répondait  avec  la  bonne  grâce  d'Alceste  écou- 
tant le  sonnet  d'Oronte.  Perrault  est  mieux  élevé;  mais  surtout  ce 
n'est  pas  de  poésie  qu'il  s'entretientavec  Brienne,  mais  de  peinture, 
et  il  se  trouve  que  cet  ancien  «  curieux»  a  beaucoup  vu,  beaucoup 
retenu  et  que  les  historiographes  qui  travaillent  à  ce  moment 
à  la  gloire  du  siècle  peuvent  beaucoup  apprendre  en  écoutant  ses 
souvenirs.  Perrault  et,  sans  doute,  Félibien  et  de  Piles,  ses  amis, 
seraient  très  heureux  de  connaître  ce  monde  si  original  des  curieux 
auquel  Brienne  avait  été  mêlé.  On  feuilletait  donc  le  vieillard; 
mais  quand  on  entr'ouvrait  l'écluse,  le  flot  jaillissait  incoercible. 
C'est  pour  les  mêmes  raisons  que  Perrault  que   nous  allons 
écouter  le  bavardage  du  vieux  Brienne. 


III 

Bien  que  ce  traité  sans  ambition  ne  soit  guère  qu'un  commen- 
taire des  œuvres  critiques  de  l'époque  sur  la  peinture  (Dufresnoy, 
son   traducteur  de   Piles,   Félibien),  les  remarques  de  Brienne, 

(i88) 


LES   CURIEUX 

«  bonnes  ou  mauvaises,  apprendront  toujours,  selon  sa  propre 
expression,  quelque  chose  aux  ignorans  et  aux  Savans  mesraes.  » 
En  effet,  elles  contiennent  des  détails  inédits  sur  l'histoire 
d'œuvres  illustres,  sur  la  vie  des  amateurs  contemporains,  sur  le 
goût  du  temps  ;  ces  ré- 
vélations ont  leur  prix 
puisqu'elles  viennent 
d'un  homme  qui  a  pos- 
sédé des  chefs-d'œuvre 
et  qui  fut  un  des  col- 
lectionneurs les  plus 
avertis  du  xvii*   siècle. 

Recueillons  d'abord 
les  renseignements  que 
Brienne  nous  donne  sur 
les  tableaux  qui  sont 
aujourd'hui  au  musée 
du  Louvre.  ^6 /oyejor/n- 
cipium.  Commençons 
par  la  Sainte  Famille  de 
Raphaël,  le  n°  1499  du 
Louvre,  dont  Brienne  a 

fait  dans  sa  Pinacotheca  une  description  spécialement  enthou- 
siaste. Parmi  beaucoup  d'autres  mérites,  il  trouve  dans  ce  pan- 
neau les  vertus  évangélisantes  d'un  éloquent  sermon  :  de  telles 
images  relèvent,  dit-il,  l'humaine  faiblesse  :  humanam  imbecilli- 
tatem  his  pietatis  adminiculis  excitari.  Cette  œuvre,  pourtant, 
prêcha  longtemps  dans  le  désert.  La  famille  Gouffier,  à  qui  elle 
appartint,  connut  de  pitoyables  chrétiens  avant  le  duc  de  Roannès, 
et,  si  l'on  s'en  rapporte  à  Tallemant  des  Réaux,  la  petite  Madone 
a  probablement  souffert  d'étranges  voisinages*.  Elle  ne  suffit  pas 
non  plus  à  soutenir  «  l'humaine  faiblesse  »  de  notre  Brienne. 

«  Or,  pour  en  [de  Raphaël]  parler  savamment  et  dignement,  il 
faut  en  avoir  beaucoup  vu  et  les  avoir  étudiés  avec  soin.  Or, 
comme  j'ay  [eu]  de  nombreux  tableaux  de  lui  ou  de  ses  princi- 
paux élèves,  sçavoir  de  J.  Romain,  de  Polidor  et  de  Perin  del 
Vague  et  de  plus,  que  le  plus  beau  tableau  de  ce  grand  maistre  a 


XXtII.    RAPHAËL  —  Sainte  Famille  (fragment). 


1.  HisL,  VIII,  375. 


(189) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

esté  longtemps  à  moy,  je  veux  dire  rincomparable  et  pour  ainsi 
dire  l'adorable  Vierge  que  Félibien  et  feu  M.  Lebrun,  premier 
peintre  du  Roy,  ont  toujours  soutenu  avoir  esté  exécutée  par 
Jules  Romain,  contre  l'opinion  de  M.  Passart',  de  M.  Mignard  le 
Romain  et  l'Avignonnais,  de  M.  Hérault^  aussy  peintre  de  S.  M., 
du  duc  de  Liancourt,  du  marquis  de  Hauterive,  dont  les  yeux 
valent  bien  en  fait  de  tableaux,  ceux  d'un  autre;  de  feu  M.  de  la 
Vrillère;  de  Forest^  de  Picard,  marchands  de  tableaux;  de  M.  de 
Richaumont,  beau-père  de  M.  Blondel,  qui  a  été  mon  gouverneur, 
de  Michelin  le  Romain*  qui  a  fait  toutes  les  copies,  qui  sont  en 
France,  de  ce  divin  tableau  et  enfin  de  Bernard  ^  qui  en  fit  pour 
moi  une  copie  à  guasso,  qu'on  m'a  volée,  et  tant  d'autres;  je  puis 
parler  comme  sçavant  et  très  bien  instruit  de  tout  ce  qui  regarde 
la  manière  de  peindre  de  Raphaël.  Je  le  puis  d'autant  plus  que  je 
l'ay  étudié  à  fonds  et  que  je  suis  le  premier  dont  les  yeux  se  sont 
apperceus  que  Jules  Romain  pouvait  bien  avoir  peint  la  sainte 
Elizabet  et  le  petit  saint  Jean  de  ce  beau  tableau;  mais,  pour 
l'enfant  Jésus  et  sa  sainte  mère,  si  ces  deux  figures  ne  sont  toutes 
de  la  main  de  Raphaël,  il  n'y  a  aucun  tableau  à  Rome  qu'on 
puisse  dire  estre  de  luy.  Le  petit  tableau  dont  je  parle  et  dont 
M.  Félibien  a  fait  l'histoire  très  fidèlement  à  la  page  293  de  son 
premier  volume  des  Entretiens  sur  les  vies  et  les  ouvrages  des 
peintres  est  tout  aussy  bien  de  Raphaël  que  le  saint  Michel  du 
Roy  et  la  sainte  Famille  qu'a  aussy  S.  M.  et  bien  plus  certainement 
de  luy  que  n'en  est  le  tableau  de  pareille  grandeur  et  du  mesme 
sujet  que  M.  de  Fontenay  Mareuil  alors  ambassadeur  à  Rome 
adressa  par  le  cardinal  Mazarin  et  que  le  duc,  à  qui  il  a  fait 
prendre  son  nom  avec  sa  nièce,  possède  encore. 

«  On  a  beau  nous  alléguer  le  sentiment  et  la  prétendue  décou- 
verte du  chevalier  del  Pozzo,  il  avoit  intérêt  de  parler  ainsy  pour 
faire  acheter  ce  tableau  plus  cher  au  cardinal  et  de  plus  il  n'avoit 
jamais  vu  le  pareil  pour  le  dessin,  mais  fort  différent  pour  la 


1.  Passart.  Un  curieux  de  marque  que  nous  retrouverons. 

2.  Hérault.    Reçu    à     l'Académie    royale     de    peinture    et    de    sculpture   le 
25  janvier  1670. 

3.  Elève  de  Mole,  peintre  paysagiste  et  marchand  de  tableaux.  Il  fut  le  beau- 
père  de  Largillière. 

4.  Reçu  à  l'Académie  le  7  août  1660.  Exclu  en  1681  comme  protestant. 

5.  S'agit-il  de  Nicasius  Beernaert,ranimalier,ou  plutôt  de  Samuel  Bernard,  peintre 
protestant  qui  eutdes  difficultés  à  l'Académie  à  la  révocation  de  l'Édit  de  Nantes? 

(190) 


LES   CURIEUX 

couleur  qui  étoit  alors  en  France  depuis  le  règne  de  François  I" 
dans  la  maison  de  la  Bourdaisière;  car  ce  rare  et  excellent 
morceau  de  peinture  avoit  esté  longtemps  dans  la  famille 
de  Boissy,  à  qui  Adrien  Goulfier,  cardinal  de  Boissy  et  connu 
sous  le  nom  du  cardinal  de  la  Bourdaisière,  pour  qui  Raphaël 
l'avoit  fait  ou  fait  faire,  avec  tant  de  soin,  l'avoit  laissé  en  mou- 
rant, «  On  dit,  rapporte  M.  Félibien,  que  ce  fut  un  présent  que 
«  Raphaël  fit  à  ce  cardinal  en  reconnaissance  des  bons  offices 
«  qu'il  luy  avoit  rendus  auprès  de  François  I"  lorsque  Léon  X 
«  l'envoya  légat  en  France  après  qu'il  l'eut  fait  cardinal  en  1519.  » 
Quoi  qu'il  en  soit,  ce  cardinal  le  gardoit  chèrement  et  Raphaël 
lui  mesme  avoit  pris  soin  qu'il  fut  bien  conservé;  car  il  est  cou- 
vert d'un  petit  volet  (ou  couvercle  de  bois  à  coulisse)  peint  et 
orné  d'une  manière  aussi  agréable  que  sçavante  '.  Or  ce  couvercle 
qui  est  certainement  de  la  main  de  Polidor  en  blanc  et  noir,  sur 
le  dessein  de  Raphaël,  et  le  paysage  que  je  croy  de  Jean  d'Udine, 
comme  il  se  peut  bien  faire  que  la  sainte  Elizabeth  et  le  petit 
saint  Jean  soient  de  Jules  Romain,  toutes  ces  circonstances  qui 
se  rencontrent  dans  ce  seul  tableau  font  voir  que  Raphaël  a  peint 
très  certainement  l'Enfant  Jésus  et  la  Vierge....  Cela  supposé 
voyons  maintenant  qui  a  mieux  raisonné  de  M.  Lebrun  ou  de 
moy.  M.  Félibien  dit  après  luy  que  la  Vierge  qui  a  esté  au  cardinal 
Mazarin  est  l'original  que  Raphaël  avait  commencé  et  sur  lequel 
celuy  d'Adrien  Gouffier,  cardinal  de  Boissy  et  de  la  Bourdaisière 
avoit  esté  copié  par  Jules  Romain  (quelle  vision!)...  «  Mais,  ce 
«  que  j'ay  sçu  depuis,  adjoute  mon  auteur,  c'est  que  Raphaël,  sur 
«  les  derniers  temps  de  sa  vie  (qui  fut  courte)  était  accablé 
«  d'ouvrage,  faisoit  ce  que  beaucoup  d'autres  peintres  pratiquent 
«  souvent-,  qui  est  d'arrester  un  dessein  fort  correct,  de  le 
«  donner    à   ses   élèves   pour  le'  peindre  ^  et  lorsqu'ils  ont  fini 

1.  Ce  renseignement  est  à  retenir.  Félibien,  et  Mariette  après  lui,  laissent  à 
entendre  que  ce  tableau  de  Raphaël  avait  été  couvert  d'un  volet  et  les  dimen- 
sions d'un  autre  tableau  (Louvre,  n°  1510)  faisaient  présumer  qu'il  avait  servi 
de  couvercle  au  premier.  Brienne  apporte  ici  une  présomption  de  plus.  Ce  petit 
panneau,  qui  représente  V Abondance,  est  en  effet  peint  en  camaïeu,  en  blanc  et 
noir,  comme  dit  notre  auteur. 

2.  Brienne  met  ici  une  parenthèse  :  «  M.  Lebrun  surtout,  dont  est  cette  belle 
observation  qu'il  m'a  faite  à  moi-mesme  au  sujet  du  tableau  dont  il  s'agit  et 
dont  il  rompoit  la  teste  à  tout  le  monde  pour  excuser  sa  paresse  et  son  inca- 
pacité. »  La  vivacité  du  langage  montre  combien  le  collectionneur  a  été  touché 
dans  son  amour-propre. 

3.  «  Cela  est  bien  commode  pour  un  paresseux.  »  (Parenthèse  de  Brienne.) 

(191) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

«  autant  qu'ils  ont  pu,  ils  le  retouchent  eux-mêmes  et  en  font  un 
«  ouvrage  qui  passe  pour  estre  de  leur  main.  Il  en  a  esté  ainsy 
«  dans  cette  rencontre....  Raphaël  a  dessiné  ces  deux  tableaux  et 
«  les  a  fait  peindre  par  deux  de  ses  élèves.  Mais  ayant  eu  plus 
«  d'inclination  à  finir  celuy  qui  est  dans  le  cabinet  du  Roy,  il 
«  l'acheva  entièrement  et  laissa  l'autre  imparfait.  »  On  ne  peut 
cacher  longtemps  la  vérité!  C'est  donc  Raphaël  qui  a  achevé  le 
Tableau  dont  j'ay  fait  présent  au  Roy.  » 

Et  comme  une  idée  en  appelle  facilement  une  autre  dans 
l'esprit  de  Brienne,  il  se  met  sur-le-champ  à  nous  raconter 
comment  ce  tableau  est  passé  de  sa  collection  dans  le  cabinet  du 
Roi  :  «  Tableau  dont  j'ay  fait  présent  au  Roy,  puisque  j'en  refusoi 
de  l'ambassadeur  d'Angleterre  20  mille  livres,  lorsque  M.  Colbert 
m'en  fit  apporter  seulement  6  000  par  M.  Dumetz,  présentement 
président  de  la  chambre  des  comptes  et  alors  garde  du  trésor 
royal*;  il  m'en  fit,  dis-je,  apporter  à  Saint-Magloire  où  je  logeais 
6  000  1.  comme  j'ay  dit,  quoiqu'il  me  coutast  du  duc  de  Roannes 
6  775  1.  et  encore  600  1.  que  je  rendis  à  Sylvestre  pour  retirer  [?] 
de  luy  le  couvercle  peint  de  la  main  de  Polidor  ou  peut-être  de 
Jean  d'Udine  qui  certainement  a  fait  le  païsage...  De  plus  la 
bordure  que  j'y  fis   faire  me    coutoit  300  1.,  ainsy   toutes  ces 

(      300  ) 

sommes  jointes  ensemble  font  celle  de  ^  6  715  f  7  675  à  quoy  me 

(      600  ) 

revenoit  ma  Vierge  de  Raphaël;  et  toutaussy  bien  de  lui  qu'est  le 
saint  Michel  de  la  couronne  et  la  Sainte  Famille  dont  le  feu  roy 
refusa  60000  1.  du  duc  de  Buckinkan,  de  mesme  que  Mme  de 
Boissy  refusa  14  000  1.  de  son  tableau,  dont  [que?]  feu  Vignon  luy 
porta  pour  le  duc  de  Liancourt  et  comme  j'ay  manqué  de  prendre 
de  l'ambassadeur  d'Angleterre  20  000  1.  de  ce  bijou,  devenu 
meuble  de  la  couronne  aussy  bien  que  ses  camarades.  » 

Et  Brienne,  de  plus  en  plus  emporté,  poursuit  ses  contra- 
dicteurs :  «  Je  dis  encore  et  je  conclus  de  tout  cecy  que,  de  l'aveu 
même  de  Félibien,  Raphaël  a  achevé  cette  belle  Vierge  que 
M.  Le  Brun,  son  oracle,  prétendoit  n'estre  que  de  Jules  Romain. 
Donc,  et  qui  oseroit  me  démentir,  la  Vierge  du  Roy  est  l'original 
que  Raphaël  a  ébauché  et  fini.  Donc  l'autre  [celle  de  Fontenay- 


1.  Et,  depuis  le  30  décembre  1663,  à  titre  de  «  bienfaiteur  de  l'Académie  à  un 
degré  très  considérable  »,  membre  honoraire  amateur. 


(192) 


LES  CURIEUX 

Mareuil,  puis  de  Mazarin]  n'est  qu'une  ébauche  fort  noire  et  assez 
imparfaite  de  ses  moindres  élèves.  Donc  Lebrun  et  son  singe  Féli- 
bien*  se  sont  trompés.  Donc  M.  Passard  et  Mignard  avoient  raison. 
Donc  je  n'ay  pas  tort;  et  j'ay  gain  de  cause  à  pur  et  à  plein  :  et 
tous  ceux  qui  diront  le  contraire  méritent  d'être  condamnés  à 
l'amende  et  aux  dépens-.  »  Si  Brienne  insiste  tant  sur  cette 
question,  c'est  sans  doute  que  son  amour  propre  de  collectionneur 
est  engagé,  mais  c'est  aussi  parce  qu'il  lui  faut  prouver  combien 
la  Pinacothèque  Loménienne  a  contribué  à  l'enrichissement  des 
galeries  royales.  Or  à  ce  moment  il  est  misérable  et  il  attend 
beaucoup  des  faveurs  du  roi,  d'où  la  conclusion  :  «  Donc  enfin,  et 
c'est  la  dernière  conséquence  que  je  tire  des  prémisses  que  j'ay 
suffisamment  établie  :  je  puis  dire  sans  mensonge  que  j'ay  fait 
présent  à  sa  majesté  du  plus  beau  tableau  qu'il  ait  et  qui  soit  au 
monde,  puisque  en  ayant  refusé  20  000  livres,  je  n'en  ai  touché 
que  deux  mille  écus  et  qu'à  ce  prix,  je  fais  le  profit  à  son  superbe 
cabinet  de  la  somme  1  675  (^,  somme  à  la  vérité  qui  n'est  rien  pour 
ce  grand  monarque,  mais  qui  ne  laisse  pas  d'estre  très  considé- 
rable pour  moy,  qui  n'ay  plus  rien  du  tout,  que  le  simple  néces- 
saire et  qui  ne  me  trouve  plus  en  état  de  faire  de  tels  présents  au 
plus  puissant  prince  de  l'Europe.  » 

Sans  doute,  ce  plaidoyer  en  faveur  de  l'authenticité  d'un 
Raphaël,  peut,  malgré  sa  chaleur,  ne  pas  nous  paraître  très 
convaincant.  Brienne  se  borne  à  nous  affirmer  sa  conviction  et  à 
l'appuyer  du  jugement  des  grands  peintres  et  des  plus  fameux 
amateurs  de  son  temps  —  sauf  Lebrun  et  son  «  singe  Félibien  ». 
S'il  ne  nous  apprend  pas  vraiment  par  qui  fut  exécuté  ce 
petit  tableau,  au  moins  nous  permet-il  de  remonter  dans  son 
histoire  jusqu'au  moment  où  il  sortit  de  l'atelier  de  Raphaël; 
quant  à  la  question  plus  difficile  de  savoir  quelles  mains  le 
peignirent,  personne  ne  pourrait  donner  autre  chose  qu'un  senti- 

1.  Brienne  oublie  une  autre  raison  que  Félibien  avait  de  prendre  le  parti  de 
la  Vierge  apportée  par  Fontenay-Mareuil.  Il  avait  été  attaché  à  la  personne  de 
Fontenay-Mareuil  pendant  son  ambassade  auprès  d'Innocent.  Cf.  introd.  aux 
Entretiens. 

2.  Dans  un  fragment  de  lettre,  adjoint  au  traité  manuscrit,  Brienne,  en 
réponse  à  une  lettre  de  Ch.  Perrault,  apprécie  ainsi  la  Vierge  rivale  :  «  La  pein- 
ture du  tableau  de  Raphaël  dont  il  s'agit,  n'est  qu'une  ébauche  fort  peu  avancée. 
Elle  est  d'une  noirceur  à  faire  peur  et  l'on  peut  dire  de  cette  Vierge-là  nigra 
siim,  mais  non  pas  sed  formosa.  Je  croy  qu'elle  est  de  la  main  de  Perin  del 
Vague.  Encore  est-ce  lui  faire  trop  d'honneur,  non  à  la  Vierge  à  qui  on  n'en 
peut   trop  rendre,   mais  au  tableau    qui  ne  mérite  pas  qu'on  luy  en  rende.  » 

(193) 

HouRTico.  —  De  Poussin  à  Watteau.  ï3 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

ment.  Celui  de  Brienne,  après  tout,  qui  rappelle  beaucoup  celui 
de  Félibien  ne  semble  pas  déraisonnable.  Qu'on  en  juge  devant  le 
tableau.  La  figure  de  la  Vierge  est  d'une  grâce  charmante,  mais 
les  chairs  sont  lourdes  et  les  ombres  manquent  de  transparence  ; 
ces  caractères  se  retrouvent  dans  toutes  les  peintures  qui  datent 
du  temps  où  les  élèves  de  Raphaël  collaboraient  avec  le  maître, 
et  Brienne  ne  me  paraît  pas  aveuglé  par  son  amour-propre 
d'ancien  possesseur  lorsqu'il  estime  que  la  Vierge  est  tout  aussi 
bien  de  Raphaël  que  la  Sainte  Famille  de  François  I"  ou  le  Saint 
Michel  terrassant  le  démon. 

Mais,  quoi  qu'en  dise  Brienne,  Le  Brun  et  Félibien  n'ont  pas 
été  seuls  à  soutenir  que  cette  Sainte  Famille  était  une  œuvre 
collective  de  l'atelier  de  Raphaël.  Les  peintres  de  l'Académie  ont 
admis  cette  collaboration  des  élèves  avec  le  maître  comme  une 
vérité  qui  ne  se  discute  pas.  Ph.  de  Ghampaigne  fit,  le  2  mars  1669, 
une  analyse  du  tableau  acheté  à  Brienne.  Sans  doute,  il  loue  les 
figures,  «  qui  forment  un  ensemble  très  parfait  et  très  agréable  ». 
Il  voit  «  éclater  dans  le  visage  de  la  Vierge  une  joie  amoureuse  et 
pleine  de  tendresse.  Sa  figure  est  très  gracieuse  »...  Il  ne  trouve 
que  des  éloges  pour  les  figures  du  «  petit  Christ  »,  de  sainte  Eli- 
sabeth et  de  saint  Jean.  Mais  il  s'en  faut  qu'il  nie  la  collaboration 
des  élèves  de  Raphaël.  Pour  le  paysage,  «  les  arbres  qui  sortent 
au-dessus  de  cette  muraille  semblent  être  éclairés  d'un  autre  jour 
que  celui  qui  règne  dans  le  tableau;  mais  cette  faute  doit  être 
imputée  au  paysagiste,  qui  n'est  pas  entré  avec  assez  de  jugement 
dans  l'intention  du  Maître  ».  Nous  avons  vu  que  Brienne  lui- 
même  ne  croyait  pas  que  le  paysage  fût  l'œuvre  de  Raphaël,  Mais 
Champaigne  va  plus  loin  et  relève  des  fautes  de  dessin  dans  le 
groupe  de  la  Vierge  et  de  Jésus.  Il  reproche  à  la  figure  de  l'Enfant 
de  n'être  pas  sur  le  même  plan  pour  la  partie  supérieure  et  pour 
la  partie  inférieure  de  son  corps.  Ses  pieds  sont  en  avant  de  la 
Vierge  :  le  haut  de  son  corps  s'appuie  pourtant  sur  la  jambe  de 
sa  mère.  Et  il  explique  ces  défauts  par  la  jalousie  malveillante  de 
Jules  Romain  :  «  Il  se  peut  faire  qu'il  les  a  commis  par  malice, 
afin  qu'on  les  attribuât  à  Raphaël,  auteur  du  dessin,  pour  en 
diminuer  la  gloire  et  l'excellence.  »  Ainsi  Champaigne  trouve  des 
raisons  précises  pour  enlever  cette  peinture  à  Raphaël.  Brienne 
n'a  pas  connu  cette  démonstration;  sinon  il  aurait  sans  doute 
demandé  à  Champaigne  si  ce  n'était  pas  parce  qu'il  croyait  cette 

(194) 


LES   CURIEUX 

peinture  de  Jules  Romain  qu'il  lui  trouvait  des  défauts,  et  si,  la 
croyant  de  Raphaël,  il  eût  osé  élever  sur  elle  la  moindre  critique. 
Nous  savions  déjà,  par  la  description  latine,  que  Brienne  avait 
possédé  des  Titien.  Mais  Bonnafî'é,  qui  l'a  rééditée,  avait  négligé 
de  rapprocher  du  n"  1580  du  Louvre  le  petit  tableau  ainsi  décrit 
par  Brienne  :  «  Occurrit  celeberrimi  Tiiïani  Diva,  quae  in  nemo- 
roso  avioy  ciim  sacra  familia  secessu  fruitur  :  nullus  Pictorum 
umbram  et  lucem  felicius  dispensavit  ».   Sans  doute  c'est  là  une 
description  bien  sommaire  dans  son  élégance.  Mais  le  manuscrit 
est  plus  précis  :  «  Le  plus  beau  tableau  de  Titien  que  j'ay  eu  est 
une  Vierge,   copiée  par  Wandeick  de  la  manière  du  monde  la 
plus  charmante.  La  mère  était  assise  dans  un  païsage  merveilleux 
et  l'enfant  Jésus,  âgé  d'environ  cinq  ou  six  ans,  y  estoit  avec  le 
petit  saint  Jean  qui  tenoit  un  petit  agneau.  Rien  de  plus  achevé, 
ni  de  mieux  imaginé.  Je  l'avois  acheté  de  M.  Jabach  1  500  ^  et  il 
l'a  reprise  de  moy  pour  le  même  prix,  »  Si  nous  nous  rappelons 
que  la  collection  Jabach  tout  entière  fut  achetée  par  le  Roi,  il 
nous  paraîtra  naturel  de  rechercher  le  tableau  dont  parle  Brienne 
parmi  ceux  du  Louvre  qui  répondent  à  la  description  qu'il  en 
donne.  Or  il  y  a  deux  Saintes  Familles  de  Titien  où  «  un  petit 
saint  Jean  tient  un  petit  agneau  ».  Ce  sont  les  n°^  1  579  et  1  580, 
qui  voisinent  aujourd'hui    dans   la  Grande  Galerie.   Mais  il  ne 
peut  y  avoir  de  doute  :  les  deux  descriptions   de    Brienne   ne 
s'appliquent  parfaitement  qu'à  la  plus  petite  des  deux  peintures, 
le  n°  1580.  Cette  solitude  boisée  {nemoroso  avio),  ce  «  païsage 
merveilleux  »,  nous  ne  les  trouvons  guère  dans  la  toile  1579  où 
le  paysage  tient  moins  de  place  qu'un  édifice  auquel  la  Vierge 
est  appuyée.  Il  est  bien  dans  l'autre  tableau.  De  qui  n'a-t-il  pas 
arrêté  le  regard  par  la  douceur  et  la  force  de  son  harmonie?  Sous 
un  ciel  vert,  à  l'horizon  stratifié  de  lueurs  orangées,  dans  un 
paysage   de   grasses  prairies  et  de  bocages  épais,  quatre  petits 
personnages,  groupés  vers  la  gauche,  attirent  l'attention  par  les 
couleurs  vives  des  vêtements  et  des   chairs.  Vêtue  d'un  large 
manteau  bleu   et  d'une  robe  écarlate,  une  Vierge  placide  tend 
vers  un  petit  saint  Jean  un  bambino  lumineux  et  doré.  L'intérêt 
de  la  scène  est  tout  entier  dans  la  gaieté  de  ces  teintes  claires 
jouant  dans  la  pénombre  lourde  et  chaude  du  paysage.  Il  n'y  a 
peut-être  pas  là  matière  à  un  rêve  mystique;  mais  certainement 
un  régal  exquis,  tel  que  peut  en  offrir  une  œuvre  d'une  harmonie 

(195) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

parfaite  et  d'une  simplicité  sans  prétention.  Brienne  était  d'un 
sensualisme  trop  raffiné  pour  ne  pas  jouir  de  ce  charme  :  «  N allas 
pictorum  umbram  et  lumen  felicias  dispensavit  »,  dit-il  de  Titien. 

«  Personne,  continue-t-il,  n'a  eu  de  plus  beaux  tableaux  de 
Paul  Véronèse  que  moy.  »  Dans  sa  description  latine  de  1662,  il 
en  mentionne  trois;  une  Sainte  Famille,  un  Mariage  mystique  de 
sainte  Catherine,  un  Christ  ressuscitant  la  fille  de  Jaïre.  Tous  les 
trois  sont  au  Louvre.  Dans  le  traité  manuscrit,  Brienne  n'a  plus 
gardé  le  souvenir  que  de  la  première  de  ces  œuvres  :  «  une  Vierge 
que  j'avois  et  que  Jabach  eut  de  moy.  G'estoit  de  la  miniature  à 
huile!  il  y  avoit  un  moine  bénédictin  à  genoux  devant  l'enfant 
Jésus  que  tenoit  la  mère  de  Dieu  et  de  l'autre  un  saint  Georges 
debout  avec  ses  armes  et  sa  lance.  Je  l'achetoi  3000  (\^  du  duc  de 
Liancourt.  Le  commandeur  de  Hautefeuille  estima  son  prix  à 
30  000  ((^  au  moins  *.  »  Et  l'on  comprend  l'enthousiasme  de  Brienne 
et  de  Hautefeuille.  Cette  petite  toile  est  d'un  charme  précieux. 
Elle  résume  les  effets  chers  à  Véronèse  et  scintille  comme  une 
châsse.  Devant  une  tenture  noire  brochée  de  grandes  fleurs  d'or, 
une  Vierge,  vêtue  de  vert  et  de  rouge,  assise  sur  un  trône,  tient 
l'Enfant  Jésus.  A  droite,  un  bénédictin  agenouillé  est  présenté 
par  une  sainte  Catherine  qui  s'incline  avec  une  majesté  toute 
gracieuse.  A  gauche,  un  saint  Georges  barbu,  couvert  de  son 
armure,  s'approche,  la  lance  au  poing.  Ces  petits  personnages 
font  miroiter  les  couleurs  les  plus  riches  et  les  plus  variées.  La 
finesse  des  gris,  l'étincellement  de  l'or,  les  lumières  du  satin,  les 
reflets  sombres  ou  éclatants  de  l'armure  de  cuivre,  tous  ces 
menus  effets  sont  autant  de  trouvailles,  que  le  vert  profond  du 
ciel  met  encore  en  valeur^.  Mais  la  composition  a  été  fâcheuse- 
ment agrandie  en  hauteur. 

Brienne  montre  moins  d'admiration  pour  Tintoret  :  «  J'ay  eu 

1.  Le  catalogue  du  Louvre  de  Lafenestre  et  Richtenberger  dit  que  la  toile 
n°  1191  a  fait  partie  de  la  collection  du  comte  de  Brienne.  Mais  pourquoi  la 
résurrection  de  la  fille  de  Jaïre  est-elle  devenue  la  résurrection  de  la  belle-mère 
de  Pierre  ? 

2.  Brienne  dit  encore  au  sujet  de  Véronèse  :  «  Le  Roy  a  eu  de  M.  Jabach  quatre 
grands  tableaux  qui  estoient  autrefois  à  Venise,  dans  la  maison  de  Bonaldi.  Ils 
sont  faibles  de  couleur.  Le  premier  représente  Judith  qui  coupe  la  tète  à  Holo- 
ferne.  Le  2°  est  l'histoire  de  Susane.  Dans  le  3°,  Rachel  donne  à  boire  aux  cha- 
meaux du  serviteur  d'Isaac,  et  dans  le  4",  Ester  paraît  devant  Assuérus.  »  Le 
deuxième  et  le  quatrième  de  ces  tableaux  portent  aujourd'hui  au  musée  du 
Louvre  les  n°^  1188  et  1189.  Le  premier  est  au  musée  de  Gaen.  Mais  qu'est  devenu 
le  troisième  qui,  d'après  Bonnaffé,  portait  le  n"  110  dans  l'ancien  catalogue? 

(196) 


LES   CURIEUX 

des  copies  de  tous  les  grands  tableaux  du  Tintoret  qui  sont  dans 
le  palais  de  Saint-Marc  à  Venize.  Elles  6toient  la  plupart  de 
Gascar*  et  d'un  peintre  de  Troye  fort  exact.  Mais  cela  n'estoit 
pas  tant  de  mon  goût  que  les  tableaux  de  Paul  Véronèse.  Je  les 
trouvois  durs  et  austères.  Point  de  grâce,  rien  d'amoureux  ni  de 
tendre,  fierté  partout.  » 

Je  passe  les  Bassan,  les  Dominiquin,  les  Carrache,  les  Guide, 
les  Albane,  Lanfranc  et  toutes  les  œuvres  de  la  peinture  italienne 
à  son  déclin,  qui  emplissaient  alors  le  cabinet  de  tout  curieux  de 
bon  goût.  On  voit  dans  la  description  de  1662  quelle  place  ils 
tenaient  dans  la  faveur  du  public.  Dans  le  traité  que  nous  ana- 
lysons et  qui  est  de  trente  ans  postérieur,  il  s'en  faut  que  cette 
surabondante  production  de  la  décadence  italienne  accapare 
autant  l'admiration  des  amateurs.  Brienne  parle  à  peine  de  ces 
œuvres  qu'il  avait  jadis  dépeintes  avec  complaisance.  N'en  faut-il 
pas  conclure  que  son  goût  avait  changé  et  aussi  le  goût  de  son 
temps?  Il  est,  au  contraire,  resté  fidèle  à  Poussin  qu'il  appelait 
en  1662  :  «  pictorum  hujus  aevi  princeps  Possinus  ». 

Nous  verrons  plus  loin,  par  le  prix  atteint  par  ses  toiles,  que 
la  faveur  dont  le  maître  jouissait  avant  sa  mort  n'a  pas  décliné 
jusqu'à  la  fin  du  siècle.  Brienne,  sans  peut-être  suivre  l'engoue- 
ment du  public,  conserva  pourtant  l'admiration  de  sa  jeunesse. 
Il  a  possédé  quatre  peintures  de  Poussin. 

D'abord,  un  Moïse  exposé  sur  le  Nil.  Il  l'avait  acheté  à  l'inven- 
taire de  Pointel,  le  banquier  ami  de  Poussin.  Ce  tableau  passa  des 
mains  de  Brienne  dans  celles  de  son  parent  du  Housset.  Puis 
M.  de  Seignelay,  «  mettant  toute  la  curiosité  en  feu  »,  en 
donna  mille  pistoles.  «  Il  l'a  bien  payé,  ajoute  Brienne,  et  au  delà 
de  sa  juste  valeur.  »  «  Je  l'aimeroy  bien  toutefois  autant  que  celui 
de  S.  M.;  tant  les  goûts  sont  différents^.  Or  pour  justifier  la 
bizarrerie  du  mien,  je  diroy  que  je  le  préfère  à  l'autre,  pour  une 
seule  raison.  C'est  qu'il  est  plus  simple  et  moins  allégorique.  Je 
n'aime  pas  les  figures  des  Fleuves  dans  les  tableaux.  C'est  un 
écriteau  que  le  peintre  y  met  afin  de  se  faire  mieux  entendre.  Or, 
pourquoy  ne  s'en  passera-t-on  pas  quand  on  le  peut  sans  incon- 
gruité ?  Pourquoy  me  dire  :  c'est  là  le  Nil  quand  je  le  vois  et  que  la 

1.  Gascar  (Henri),  1635-1701,  vécut  à  Rome;  académicien  depuis  le  26  août  1680. 

2.  Le  roi  avait  alors  dans  sa  galerie  un  Moïse  qui  lui  venait  du  duc   de  Riche- 
lieu, dont  il  avait  gagné  la  cnllection  au  jeu  de  paume  ÇBvÏGJine,  Mémoires,  II,  26). 

(197) 


DE  POUSSIN  A  WATTEAU 

fille  de  Pharaon  avec  ses  femmes  me  dit  à  ne  pouvoir  m'y  mépren- 
dre :  c'est  Moyse,  le  Mosché  des  Ébreux  (le  Pan  de  TArcadie,  le 
Priape  de  l'Hellespont,  l'Anubisdes  Égyptiens),  que  je  tire  des  eaux 
et  à  qui  j'en  donne  le  nom  (Mosché,  tiré  des  eaux)  qui  ne  convient 
qu'à  lui.  Par  la  même  raison,  je  condamne  le  fleuve  des  Mégariens*, 
et  tous  les  autres  dont  Poussin  n'a  que  trop  rempli  tous  ses 
tableaux.  Ces  fleuves  n'ajoutent  rien  au  sujet.  Je  vois  un  fleuve 
de  mes  yeux  et  on  me  dit  :  c'est  un  fleuve.  A  quoi  bon  cela?  »  La 
critique,  il  faut  l'avouer,  ne  manque  ni  de  vivacité,  ni  d'à-propos 
lorsqu'elle  s'adresse  à  un  peintre  qui,  comme  Poussin,  ne  voulait 
pas  que,  dans  une  composition,  il  y  eût  place  pour  une  demi- 
figure  inutile. 

A  la  même  vente  Pointel,  Brienne  avait  acheté  un  petit  Moïse 
foulant  aux  pieds  la  couronne  de  Pharaon^,  «  qui  est,  de  tous  ses 
tableaux,  le  plus  fort  en  couleurs  ».  Plus  loin,  revenant  sur  ce 
même  tableau,  il  nous  apprend  comment  il  l'a  acheté.  Il  raconte 
qu'il  aurait  pu  avoir  aussi  le  Jugement  de  Salomon  ^  qui  passa  de 
la  collection  Pointel  dans  le  cabinet  de  M.  de  Harlay,  président 
du  Parlement  de  Paris.  «  Ce  tableau  est  admirable  pour  la  correc- 
tion du  dessin  et  la  beauté  des  expressions,  je  l'advoue;  mais  j'y 
Irouvoi  quelques  désagréments  qui  m'empêchèrent  de  l'acheter  : 
1°  le  visage  de  Salomon  qui  est  en  face;  2°  la  couleur  qui  m'en 
parut  fade  et  trop  éteinte  par  rapport  à  celle  du  petit  Moyse  qui 
foule  aux  pieds  le  diadème  de  Pharaon,  qui  est  vive  et  forte.  Le 
Poussin  n'a  jamais  mieux  peint  et  le  Salomon  pour  la  couleur  ne 
me  parut,  ni  à  monsieur  Passart  de  la  force  du  Moyse.  Ils  sont  de 
pareille  grandeur  et  furent  vendus  le  même  prix  2  200*.  »  Aujour- 
d'hui les  deux  petits  tableaux,  également  privés  des  honneurs  de 
la  cimaise,  oubliés  un  peu  l'un  et  l'autre,  figurent  tristement  dans 
la  salle  du  xvii^  siècle  ^  Et  l'on  chercherait  vainement  dans  la 
couleur  du  Moïse  la  vivacité  et  la  force  qu'y  admira  Brienne.  On 
distingue  encore  le  jaune  d'une  tenture  et  le  rouge  violent  d'une 
robe;  mais  le  coloris  embruni  est  maintenant  d'une    lourdeur 

1.  Dans  le  Pyrrhus  sauvé  (Louvre,  n°  726). 

2.  Louvre,  n"  707. 

3.  Louvre,  n"  711. 

4.  Un  peu  plus  haut,  Brienne  prétend  avoir  eu  son  Moïse  pour  2000  livres. 

5*.  Avant  d'entrer  dans  la  collection  du  Roi,  ce  petit  Moïse  appartint  au  sieur 
Cotteblanche,  comme  nous  le  voyons  dans  le  journal  de  voyage  du  Bernin,  à 
moins  qu'il  ne  s'agisse  d'une  réplique. 

(198) 


LES   CURIEUX 

désagréable.  Rappelons-nous  donc  qu'un  homme  dont  l'œil  était 
habitué  au  charme  d'un  Gorrège  et  d'un  Titien,  a  goûté  la  «  force 
des  couleurs  »  de  cette  petite  peinture,  aujourd'hui  d'un  aspect 
ingrat  et  enfumé. 

Brienne  posséda  quelque  temps  un  tableau  des  Bergers 
(TArcadie;  «  le  sujet  a  tellement  plu  au  Poussin  (et,  en  effet,  il  est 
champêtre  et  moral),  qu'il  a  peint  deux  fois  ce  môme  tableau.  L'un 
en  grand  sur  une  toile  d'empereur,  qu'avait  M.  Ansse*;  et  l'autre, 
plus  petit  et  en  hauteur,  que  j'avois  et  que  je  tins  des  mains  de 
l'avare  Mme  du  Housset,  ma  parente,  qui  croyoit  que  c'estoit 
un  tableau  de  dévotion,  et  l'avoit,  pour  cette  raison,  placé  dans 
son  oratoire.  »  Et  c'est  tout.  Sans  doute,  Brienne  n'a  point  possédé 
Les  Bergers  (TArcadie  du  Louvre;  néanmoins,  la  sécheresse  de  son 
appréciation  prouve  que  cette  peinture,  qui,  par  la  poésie  de  son 
expression  autant  que  par  l'eurythmie  de  ses  lignes,  nous  paraît 
une  des  œuvres  les  plus  nobles  de  Poussin,  ne  semble  pas  avoir 
arrêté  plus  que  d'autres  l'attention  de  Brienne,  ni  celle  de  ses 
contemporains.  Il  posséda  aussi  un  dessin  de  Poussin  qu'il  décrit 
en  ces  termes  :  «  J'ay  eu  de  sa  main,  parmy  ses  dessins  faits 
d'après  nature,  une  Aurore  en  rouge  et  en  noir.  Il  n'y  avoit  point 
de  figure  de  l'Aurore,  mais  seulement  les  accidents  de  lumière  que 
l'Aurore  produit  en  se  levant.  » 

Enfin,  il  paraît  bien,  par  son  manuscrit,  que  Brienne  a  conservé 
un  dernier  Poussin,  dont  il  ne  s'est  pas  séparé  volontiers,  puis- 
qu'il le  possède  encore  au  moment  où  il  écrit.  Ce  tableau  repré- 
sente une  Vénus  dont  la  nudité  a,  dit-il,  beaucoup  choqué  son 
entourage,  au  point  qu'il  a  dû  se  résigner  à  un  pieux  sacrilège  et 
saccager  l'idole  païenne.  On  a  peine  à  le  croire;  et,  d'ailleurs,  ce 
qu'il  dit  est  loin  d'être  net.  Qu'on  en  juge.  Il  écrit  d'abord  à 
propos  d'une  Vénus  de  Titien  pour  laquelle  un  M.  Mazel  avait  une 
admiration  trop  forte  :  «  J'ay  fait  couvrir  par  M.  de  Cany  d'un 
drap  la  belle  Vénus  de  Poussin  qui  m'a  fait  tant  d'affaires  dans  le 
séminaire  où  je  suis,  quoyque  ce  tableau,  d'ailleurs  excellent,  et 
qui  peut  être  vu  de  tout  le  monde  en  l'état  qu'il  est  maintenant, 
n'est  pourtant  jamais  montré  [?].  Je  seray  obligé  de  m'en  défaire. 
J'en  ay   vu   en    Italie,  chez    des    Cardinaux    d'aussy    nuds    et 

1.  Nous  connaissons  une  famille  d'Ansse  au  xvii®  siècle.  Michel  Ansse,  apothi- 
caire de  la  Reine,  mourut  en  1G49.  Il  eut  un  grand  nombre  d'enfants;  l'un  d'eux, 
Jean  d'Ansse,  hérita  de  la  charge  d'apothicaire. 

(199) 


DE    POUSSIN   A  WATTEAU 

de  moins   chastes.   Mais    en  France   les   nudités  ne  sont   plus 
souffertes.  » 

Il  est  à  craindre  que  la  dévotion  ne  se  soit  pas  contentée  de 
voiler  la  Vénus  de  Brienne.   Le  mot  cité  tout  à  l'heure  :  «  ce 
tableau  peut  être  vu  de  tout  le  monde,  dans  l'état  qu'il  est  main- 
tenant »,  ce  mot  est  déjà  inquiétant.  L'inquiétude  n'est  que  trop 
justifiée  par  cet  aveu  :  «  Je  diray  à  ce  sujet  que,  depuis  quelques 
jours,  j'ay  fait  couvrir  un  tableau  de  Vénus,  quatre  figures,  qui 
est,  à  la  vérité,  trop  nud  et  trop  immodeste,  mais  que  j'ay  rendu, 
en  le  coupant  et  en  conservant  la  ligure  de  Vénus,  supportable 
aux  yeux  chastes.  J'ai  fait  couper  le  tableau  en  deux.  Et  comme 
je  voulois  principalement  conserver  trois  amours  qui  veilloient 
Vénus  au  pied  de  son  lit,  où  posoient  ses  jambes  pendant  qu'elle 
sommeille,  j'ay  fait  effacer  ces  belles  jambes  de  la  déesse,  et 
replacer  sa  teste  du  costé  où  estoient  ses  pieds.  Ainsy  c'est  main- 
tenant que   les   amours   sont   au  chevet  du  lit  de  Cythère,  et 
ainsy,  j'ay,  au  lieu  d'une  figure  qu'on  n'ose  regarder,  une  teste  et 
des  bras  placés  par-dessus  d'un  air  nonchalant  qui  sont  d'une 
beauté   ravissante,    et    trois   amours   aussi   beaux   que   l'amour 
mesme.  L'indécence  de  ce  tableau  consistoit  en  ce  que  la  déesse 
dormant,  ou  faisant  semblant  de  dormir,  levoit  une  jambe  qui 
découvroit  trop  le  nud  du  siège  d'amour.  De  l'autre  manière,  il 
ne  paraît  plus.  Les  jambes  et  la  cuisse  immodestes  sont  coupées, 
et  il  ne  reste  que  la  teste  de  la  principale  figure,  avec  les  trois 
amours,  qui  ne  peuvent  estre  plus  charmants  qu'ils  sont.  »  L'opé- 
ration n'est  pas  aisée  à  concevoir;  mais  il  n'est  que  trop  clair 
qu'une  Vénus   fut  privée  de  son  corps,  pour  ne  pas  échauffer 
l'imagination  de  jeunes  séminaristes  et  d'un  vieillard  encore  vert. 
«  Si  ton  bras  droit  fait  scandale,  coupe-le  et  jette-le.  »  Il  arrive 
toujours  un  temps  où  les  œuvres  nées  dans  l'amour  des  beautés 
naturelles   semblent   un   défi  aux   vertus   ascétiques.  Qu'on  se 
rappelle  le  mot  de  La  Bruyère,  d'une  dureté  bien  intransigeante 
chez  un  homme  qui  n'était  ni  un  Savonarole,  ni  un  Calvin  :  «  Que 
les  saletés  des  dieux,  la  Vénus,  le  Ganymède  et  les  autres  nudités 
du  Carache  aient  été  faites  pour  des  princes  de  l'Église,  et  qui  se 
disent  successeurs  des  apôtres,  le  palais  Farnèse  en  est  la  preuve  »  ; 
et  l'on  comprend  par  quelles  sollicitations  ou  quelles  exigences  le 
pauvre  Brienne,  suspect  pour  ses  mœurs  passées,  astreint  à  donner 
des  gages  de  son  repentir,  fut  enfin  obligé  de  trouver  indécente 

(  200  ) 


LES   CURIEUX 

une  Vénus  qu'il  avait  jusqu'alors  contemplée  avec  amour.  Sa 
véritable  faiblesse  fut  de  ne  pouvoir  s'en  séparer  et  d'aimer 
mieux  la  mutiler  que  la  perdre. 


IV 

Dans  son  Dictionnaire  des  amateurs  français  du  XVII"  siècle, 
Bonnafîé  rend  doublement  grâce  à  Brienne  d'avoir  été  un  des 
collectionneurs  au  goût  le  plus  averti  de  son  temps,  et  d'avoir, 
par  ses  Mémoires,  donné  une  foule  de  détails  utiles  pour  l'histoire 
de  la  curiosité.  Si  Bonnafîé  avait  pu  connaître  notre  manuscrit, 
il  aurait  pu  grossir  son  dictionnaire  de  plusieurs  noms  et  de 
nombreux  renseignements.  Brienne,  en  effet,  ne  parle  pas 
uniquement  de  lui  et  de  ses  tableaux;  il  raconte,  en  passant, 
quantité  d'anecdotes  sur  le  monde  des  curieux,  auquel  il  a  été 
mêlé;  il  dit  combien  certains  chefs-d'œuvre  illustres  ont  été 
estimés;  il  nous  permet  ainsi  d'évaluer,  chiffres  en  mains,  la 
faveur  dont  ils  ont  joui,  et  de  retrouver  le  goût  des  contempo- 
rains sous  sa  forme  marchande. 

Et  tout  d'abord,  voici  énumérées  par  Brienne,  à  propos  de  lui- 
même,  les  qualités  que  tout  bon  curieux  doit  posséder,  et  toutes 
les  erreurs  qu'il  doit  éviter  :  «  Je  suis  né  peintre  sans  que  je  le 
sçusse,  et  je  suis  devenu  connaisseur  de  la  peinture  à  force 
d'argent.  La  curiosité  des  tableaux  n'est  bonne  que  pour  les 
prodigues  tels  que  moy  et  que  pour  les  roys  qui  peuvent  faire  de 
telles  dépenses  sans  s'incommoder.  Mais  pour  les  particuliers, 
c'est  certainement  une  très  grande  folie,  et  la  dépense  passe 
infiniment  leurs  forces  et  leurs  moyens....  Si  je  m'étois  exercé  à 
peindre,  j'aurois  sans  doute  réussi,  et  peut-être  excellé  dans  ce 
noble  art.  J'ay  toutes  les  parties  qui  forment  les  grands  peintres, 
et  plus  de  sçavoir  que  le  commun  des  peintres  n'en  ont.  Jamais 
il  ne  fut  d'inclination  plus  vive  que  la  mienne  :  j'ay  la  main 
ferme  et  seure,  la  vue  très  fine  et  très  forte;  je  sçais  du  grec  et 
de  l'hébreu,  du  latin,  de  l'allemand,  de  l'espagnol  et  de  l'italien, 
sans  compter  le  syriaque  et  un  peu  d'arabe.  Il  n'y  a  guère 
d'histoire  que  je  n'ay  lue,  et  je  n'ay  jamais  rien  oublié  de  ce  que 
j'ay  lu.  J'ay  une  mémoire  très  fidelle.  Avec  cela  on  va  loin.  » 

«  J'ay  dépensé  beaucoup  d'argent  en  tableaux.  Je  les  aime  à  la 

(20I) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

folie.  Je  m'y  connais  très  bien.  Je  puis  achetter  un  tableau  sans 
prendre  conseil  de  personne,  et  sans  crainte  d'être  trompé  par  les 
Jabach  et  les  Perrucliot  ',  par  les  Forest  et  les  podestats,  grands 
maquinons  de  tableaux,  et  qui  ont  bien  vendu  en  les  temps  des 
copies  pour  des  originaux....  Il  est  facile  d'estre  trompé  aux 
Bassans  et  aux  Moles,  aux  Bamboches  dont  il  me  reste  à 
parler;  aux  Gorrèges,  et  même  aux  Titiens,  si  l'on  ne  s'y 
connaît  parfaitement.  On  ne  le  peut  estre  aux  Raphaël,  ni  aux 
Jules  Romain,  ni  aux  Caraches,  si  ce  n'est  dans  les  païsages,  où, 
très  souvent,  on  a  vendu  des  païsages  du  Viole  pour  des  tableaux 
d'Annibal,  des  Guaspres  pour  des  Poussins,  des  Forests  pour  des 
Moles  ^.  Mais  pour  les  tableaux  de  Gérard  Dow,  on  [ne]  peut  y 
estre  fourbe.  J'en  ay  une  copie  où  de  très  bons  peintres  ont  esté 
trompés.  Les  Caraches  sont  faciles  à  connoitre,  et  toute  leur 
école  est  très  charactérisée.  On  ne  peut  confondre  un  tableau  du 
Guide  avec  un  tableau  de  Guerchin,  un  Albane  avec  un  Domi- 
niquin,  un  Lanfranc  avec  Annibal,  un  Carlo  Maratti  avec  son 
maître  André  Sacchi,  ni  enfin  mesme  Romanelli  avec  Piètre  de 
Cortone.  De  même  qu'on  ne  peut  confondre  le  Brawre  avec 
Teniers,  pour  peu  qu'on  s'y  connaisse  ;  ni  le  Breugle  avec  Paul 
Bril,  ni  le  Gobbe  avec  les  Carraches,  ni  Claude  Lorrain,  excel- 
lent païsagiste,  avec  feu  M.  Poussin.,..  Cela  étant,  j'achette  un 
tableau  sur  ma  connoissance  aussy  hardiment  que  si  le  peintre 
luy  mesme  me  le  vendoit  et  me  le  garantissoit  »  ;  et,  naturelle- 
ment, Brienne  est  quelquefois  «  fourbe  ».  Mais  ill'avoue difficile- 
ment et,  lorsqu'il  en  convient,  c'est  en  ajoutant  qu'il  l'a  bien 
voulu. 

Il  s'en  faut  que  notre  homme  reconnaisse  chez  les  confrères 
toutes  les  qualités  qu'il  admire  chez  lui.  Et,  —  il  faut  l'avouer, 
—  les  noms  d'amateurs  qu'il  cite  le  plus  souvent  évoquent  bien 
moins  le  souvenir  d'hommes  d'esprit  et  de  goût  que  quelque  anec- 
dote grotesque  contée  par  Tallemant  des  Réaux.  Chez  la  plupart, 
le  goût  de  l'art  semble  n'être  qu'une  forme  du  luxe.  Ce  sont 
d'abord  les  riches  partisans,  fastueux  et  grossiers,  logés  dans  de 
somptueux  hôtels  de  Levau  ou  Lemercier  :  d'Hemery,  intendant 
des   Finances  sous   Mazarin,   aussi   impudent   en   amour  qu'en 


1.  Collectionneur  cité  dans  le  Dictionnaire  de  Bonnaffé. 

2.  Forest,  fut  d'ailleurs  élève  de  Mole. 


(202) 


LES   CURIEUX 

affaires;  il  avait  une  Madone  de  Raphaël  «  assez  bien,  mais  tout 
à  fait  au-dessous  de  celle  que  le  Roy  a  eue  de  moi  »,  dit  Brienne. 
A  lui  aussi,  un  Titien,  «  une  femme  nue  couchée  sur  le  dos,  que 
des  amours  veilloient  pendant  son  sommeil...  Ce  tableau  méritoit, 
quoique  excellent,  d'estre  brûlé,  car  on  ne  pouvoit  le  considérer 
attentivement  sans  émotion.  »  Et  il  n'était  sans  doute  pas  seul  à 
offenser  la  pudeur,  s'il  est  vrai  qu'après  la  mort  du  financier  (1650) 
un  tableau  du  Guide,  qui  reproduisait  trop  chaleureusement  les 
amours  de  Thésée  et  d'Ariane,  fut  saccagé  par  sa  vertueuse  veuve, 
qui  n'aimait  pas  les  images.  Son  gendre,  le  ridicule  La  Vrillière, 
hérita  de  la  belle  collection.  Brienne  dit  dans  ses  Mémoires  qu'il 
eût  donné  tous  les  tableaux  de  Mazarin  pour  quatre  de  La  Vril- 
lière. Dans  le  nombre,  était  un  Poussin,  «  le  maître  d'échole 
qu'on  voit  fouetté  par  ses  écoliers  ».  Brienne  le  trouve  «  faible  de 
couleurs  »;  il  est  aujourd'hui  au  Louvre. 

Puis  c'est  Tambonneau,  président  des  Comptes,  le  moins  hono- 
rable des  hommes  et  le  plus  infortuné  des  maris,  qui  possède  une 
Vierge  de  la  seconde  manière  de  Raphaël,  payée  5  000  livres  et 
que  Philippe  de  Champaigne  copie  à  l'église  de  Port-Royal;  Tal- 
lemant,  intendant  des  Finances,  gendre  du  fameux  Montauron, 
dont  la  fortune  et  la  sottise  dégoûtent  également  son  cousin  l'his- 
toriographe, qui  se  fait  envoyer  d'Italie  par  Dufresne  un  tableau 
du  Guide  dont  nous  verrons  les  aventures;  —  Fouquet,  de  goût 
plus  cultivé  et  plus  fin,  dont  l'histoire  n'est  plus  à  faire;  — 
Mazarin,  enfin,  le  collectionneur  avaricieux,  adroit  à  se  faire 
donner  ce  qu'il  ne  veut  pas  payer.  Brienne,  dans  ses  Mémoires,  a 
sévèrement  traité  sa  collection.  Dans  ce  monde  de  financiers 
amateurs  de  peinture,  l'ami  de  Poussin,  M.  de  Chantelou,  fait 
exception  par  ses  mœurs  ;  la  chose  avait  sans  doute  surpris  les 
contemporains;  on  l'appelait  «  l'honnête  monsieur  de  Chan- 
telou »,  et  tous  faisaient  un  rapprochement  entre  la  probité  de  sa 
fortune  et  l'art  austère  de  ses  chers  Poussin.  Malencontreuse 
vertu  :  chez  un  collectionneur  de  mœurs  moins  rangées,  les  Sept 
Sacrements  auraient  connu  la  vente,  et  n'auraient  pas  échappé 
aux  collections  royales. 

Après  les  banquiers,  quelques  grands  seigneurs  :  le  duc  de 
Richelieu,  qui,  ayant  reçu  en  héritage  la  plus  belle  collection  de 
Poussin  de  l'époque,  la  risque  comme  enjeu  dans  une  partie  de 
paume  avec  le  roi.  Un  coup  de  raquette  maladroit,  et  voici  une 

(203) 


DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

douzaine  de  Poussin  qui  entrent  au  Louvre  pour  n'en  plus  sortir; 
—  le  duc  de  Mazarin,  ci-devant  duc  de  la  Meilleraie,  à  qui  le  car- 
dinal ministre  donna  une  de  ses  nièces  et  une  partie  de  ses  sta- 
tues :  cadeau  bien  mêlé.  Les  mœurs  de  l'une  et  la  vue  des  autres 
lui  semblèrent  également  répréhensibles.  La  première,  il  est  vrai, 
lui  donna  du  souci;  malheureusement  les  scandales  de  la  belle 
Hortense  Mancini  n'habituèrent  point  le  mari  à  transiger  avec 
son  austérité  native,  et  de  pauvres  antiques,  trop  dévêtues  à  son 
gré,  furent  cruellement  opérées  par  de  pudiques  coups  de  mar- 
teau. Il  fallut  presque  un  ordre  du  roi  pour  protéger  des  statues 
sans  défense.  Brienne  tenait  deux  Garrache  et  un  Dominiquin  de 
ce  dangereux  homme  de  bien. 

Il  est  des  collectionneurs  d'un  autre  genre,  qui  furent  amateurs 
d'art  sans  ostentation  et  hommes  de  bien  sans  niaiserie.  Ceux-là 
ne  se  séparèrent  de  leurs  chefs-d'œuvre  que  pour  exercer  de  plus 
hautes  vertus.  Ce  curé  de  Saint-Barthélémy,  l'abbé  de  la  Chambre, 
pour  qui  Brienne  avait  écrit  un  traité  de  la  curiosité,  le  même  qui 
morigéna  doucement  La  Fontaine  lorsqu'il  le  reçut  à  l'Académie 
française,  l'abbé  de  la  Chambre  vendit  sa  riche  collection  pour 
soulager  plus  de  misères  dans  les  tristes  années  de  la  fin  du 
siècle*.  Le  duc  de  Liancourt,  diable  fait  ermite,  fait  vœu  de 
vendre  «  pour  cinquante  mille  écus  de  ses  tableaux  et  d'en  donner 
le  prix  aux  pauvres  »  pour  obtenir  la  guérison  de  sa  femme  ^.  Le 
duc  de  Roannès,  au  moment  d'entrer  en  religion  à  la  suite  de 
Pascal,  vend  ses  tableaux  pour  payer  les  dettes  de  son  grand- 
père  '.  Et  c'est  sans  doute  ainsi  que  Brienne  put  acheter  sa  Sainte 
Famille  de  Raphaël. 

Mais  il  est  difficile  de  reprendre  tous  les  renseignements  épars 
dans  les  bavardages  de  Brienne.  Bornons-nous  à  quelques  détails 
absents  du  livre  de  Bonnaffé.  Lorsqu'on  se  promène  dans  les 
«  galeries  »  décrites  par  ce  dernier,  on  risque  de  ne  pas  voir  des 
œuvres  importantes  qui  pourtant  y  furent.  Il  ne  nous  montre 
pas  chez  le  marquis  de  Sourdis  «  un  petit  Saint-Georges  de  la 

1.  Vers  la  même  époque,  mourait  une  autre  curieuse,  la  duchesse  de  Meckel- 
bourg,  ancienne  duchesse  de  Cliâtillon.  «Ah!  ne  me  parlez  point  de  Mme  de 
Meckeibourg  :  je  la  renonce.  Gomment  peut-on,  par  rapport  à  Dieu  et  même  à 
l'humanité,  garder  tant  d'or,  tant  d'argent,  tant  de  meubles,  tant  de  pierreries  au 
milieu  de  l'extrême  misère  des  pauvres,  dont  on  était  accablé  dans  ces  derniers 
momens?  »  (Mme  de  Sévigné,  à  février  1695.) 

2-  Sainte-Beuve,  Port-Royal,  V,  45. 

3.  Ibid.,  II,  509. 

(204) 


LES   CURIEUX 

première  manière  de  Raphaël,  lorsqu'il  peignoit  encore  sous  et 
avec  Pierre  Pérugin  »  ;  il  passa  clans  la  collection  Crozat  pour 
aller  ensuite  à  Pétrograd.  Brienne  l'a  vu  et  nous  en  fait  part.  Il 
a  admiré  chez  le  commandant  de  Ilautefeuille,  «  son  voisin  et  son 
ancien  ami  »,  un  Titien  «  admirable  de  dessein  et  de  couleurs  » 
représentant  l'Amour  qui  tient  le  casque  de  Mars  auprès  de 
Vénus,  Dans  la  môme  galerie,  «  Pan  et  Sirinx  »  de  Poussin;  c'est 
le  tableau  du  musée  de  Dresde,  qui,  d'après  Fôlibien,  aurait  été 
exécuté  en  1632  pour  le  peintre  La  Fleur;  du  même  encore,  «  les 
quatre  âges  ou  les  quatre  saisons,  qu'avait  le  cardinal  de 
Mazarin,  représentées  sous  la  figure  de  quatre  enfants.  C'est  une 
très  belle  chose,  mais  ce  petit  tableau  commence  à  se  gâter, 
n'ayant  pas  été  si  bien  conservé  que  la  petite  vierge  du  duc  de 
Créqui,  où  le  peintre  a  mis  tout  ce  qu'il  savait  d'histoire  et  de 
peinture.  Ce  sont  un  groupe  d'enfants  qui  servent  le  petit  Jésus, 
au  sortir  du  bain,  et  dont  un  de  ces  enfants  l'adore  ». 

Retenons  encore  quelques  renseignements  sur  plusieurs  prix 
de  tableaux  connus.  Remarquons  d'abord  que  l'acheteur  le  plus 
serré,  c'est  le  Roi  avec  son  trésorier  Colbert.  Nous  avons  vu  qu'il 
avait  payé  6  000  livres  seulement  à  Brienne,  la  petite  Vierge  de 
Raphaël  dont  Buckingham  offrait  20  000  livres.  Le  même  Brienne 
estime  à  300  000  livres  la  collection  du  duc  de  Richelieu.  Colbert 
ne  veut  donner  que  150  000  livres,  et  Le  Brun,  expert,  trouve 
que  c'est  assez.  Quelques  années  plus  tard,  Colbert,  après  un 
marchandage  où  il  avait  traité  le  banquier  ruiné  Jabach  non 
«  en  crestien,  mais  en  more  »,  lui  arracha  ses  101  tableaux  et  ses 
5  542  dessins  pour  221  833  livres  6  sols  8  deniers.  Mazarin,  moins 
brutal,  plus  rusé,  s'était  fait  donner  le  Mariage  de  sainte  Cathe- 
rine du  Corrège.  Anne  d'Autriche  se  chargea  elle-même  de  le 
mendier  pour  le  compte  de  l'avaricieux  amateur.  Brienne  l'esti- 
mait 2  000  écus  au  moins.  Le  petit  Titien  du  Louvre  a  été  vendu 
1  500  livres  par  Jabach,  qui  le  reprend  pour  le  même  prix.  Le 
Véronèse  décrit  plus  haut  est  acheté  pour  3  000  livres  au  duc  de 
Liancourt;  le  tableau  du  Guide  que  Tallemant  avait  fait  venir 
d'Italie  coûte  également  3000  livres  à  Hauterive. 

Les  Poussin  semblent  avoir  subi  une  forte  hausse  au  cours  du 
siècle.  En  1655,  alors  qu'on  se  disputait  ses  toiles  depuis  déjà 
longtemps,  L.  Fouquet  écrivait  de  Rome  à  son  frère,  le  surinten- 
dant, que  les  tableaux  de  Poussin  étaient  d'un  prix  inabordable  : 

(205) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

«  Il  y  a  trois  tableaux  de  M.  Poussin  à  vendre  chez  des  Romains, 
mais  comme  ce  sont  les  trois  plus  grandes  pièces  qu'il  ait  faites 
et  les  plus  achevées,  chaque  tableau  est  de  deux  cents  pistoles, 
hors  un  qui  est  plus  cher  ».  Dès  la  vente  Pointel,  les  Poussin 
semblent  déjà  avoir  enchéri.  Trois  petits  tableaux,  dont  un  Moïse 
sauvé,  un  Moïse  foulant  la  couronne  du  Pharaon,  un  Jugement  de 
Salomon,  se  vendent  2  000  livres  chacun.  Quelques  années  plus 
tard,  le  Moïse  sauvé  est  acheté  1  000  pistoles  par  Seignelay,  le  fils 
de  Golbert.  Une  Esther  de  Poussin  lui  revient  aussi  à  20  000  li- 
vres au  moins.  Et  lorsque  Brienne  tente  d'acheter  3  500  livres  un 
Saint  Paul  et  saint  Jean  guérissant  un  boiteux,  M.  de  Bordeaux  en 
demande  20  000  livres.  C'était  comme  devenu  le  prix  normal  d'un 
Poussin.  Et  20000  livres  doivent  sans  doute  se  multiplier  par 
dix  pour  atteindre  leur  valeur  moderne  correspondante. 

Nous  pouvons  aussi  sortir  de  ces  galeries  et  nous  faire  conduire 
par  Brienne  dans  les  boutiques  des  quais  pour  y  visiter  les  chefs- 
d'œuvre  venus  d'Italie,  qui  attendent  un  amateur.  Nous  pourrons 
alors  faire  connaissance  avec  les  marchands,  ces  hommes  terri- 
bles dont  le  collectionneur  attend  tout  et  dont  il  a  tout  à  craindre. 
Ce  sont  les  Michelin,  les  Forest,  les  Picard,  et  même  les  Jabach, 
monde  mal  défini,  où  se  confondent  le  marchand,  le  peintre  et  le 
collectionneur,  où  le  même  homme  réunit  parfois  ces  trois  qua- 
lités. S'ils  ont  l'air  de  tenir  à  une  peinture  et  ne  veulent  s'en 
défaire  à  aucun  prix,  soyez  sûr  que  c'est  quelque  Carrache  sorti 
des  mains  de  Lanfranc,  ou  quelque  Poussin  du  plus  pur  Bourdon; 
et  si  la  toile  arrivée  d'Italie  a  été  un  peu  détériorée  durant  le 
voyage,  il  y  a  toujours  là  quelque  «  ravaudeur  de  tableaux  »  pour 
vous  la  réparer  avec  une  telle  dextérité  que  l'amateur  inquiet  se 
demande  si  un  peintre  aussi  adroit  n'aurait  pas  pu  aussi  bien  la 
refaire  que  la  raccommoder. 

«  Bourdon  et  Michelin  —  le  faiseur  de  Bamboches  —  qu'il  ven- 
dait à  la  foire  pour  des  tableaux  des  Le  Nain,  estoient  deux  dange- 
reux copistes,  deux  fourbes  achevés  en  fait  de  copies....  J'ay  vu 
une  copie  de  Bourdon  de  la  petite  Vierge  d'Annibal  que  Jabach 
vendit  1  500  (jj  au  duc  de  Liancourt  et  une  autre  du  portrait  de 
Gaston  de  Foix  de  la  main  de  Giorgione,  que  le  même  vendit  aussy 
1  500  ^  au  mesme  duc  de  Liancourt.  J'ay  vu,  dis-je,  ces  deux  petits 
tableaux  si  bien  imités  et  contrefaits  que  tous  les  curieux,  hors 
M.  Passard  et  moy,  y  furent  trompés.  Lebrun  et  Jabach  aidèrent  à  la 

(2o6) 


LES   CURIEUX 

fourberie  et  le  pauvre  duc  de  Liancourt  en  fut  fort  déconcerté.  Je 
m'aperçus  que  Bourdon  avoit  mis  sa  manière  dans  quelques  plis 
de  la  draperie  et  cela  me  fit  évanter  la  mine.  Il  en  fut  ry,  et 
M.  Lebrun  en  rit  à  son  tour  avec  les  autres.  Et  M.  Passard  otmoy 
fusmes  regardés  de  la  compagnie  comme  des  augures  ;  c'est  un  fait 
très  véritable  et  je  n'en  suis  pas  plus  vain.  » 

Brienne  fait  bien  le  fier,  malgré  ses  dires  modestes.  Il  ne  semble 
pourtant  pas  que  son  ami  Passard,  au  moins,  ait  été  jugé  par  tous 
comme  un  augure  :  dans  le  Banquet  des  curieux  on  montre  plus 
d'estime  pour  son  «  inclination  »  que  pour  ses  «  connaissances  ». 
Quant  à  Brienne,  il  avoue  spontanément  quelques-unes  de  ses 
erreurs  :  «  J'ay  esté  trompé  une  fois  à  une  belle  copie  de  Poussin 
(que  j'ay  encore).  Mais  elle  me  coûta  peu  :  et  le  bon  marché  servit 
à  me  tromper.  »  C'est  toujours  ainsi  :  Terreur  semble  moindre  quand 
elle  coûte  moins.  «  Je  voulus  bien  une  fois  en  ma  vie  estre  trompé 
par  le  trompeur  public  —  c'est-à-dire  par  Forest.  —  J'achetté 
pour  original  une  copie  de  la  belle  vierge  du  Dominiquin  que  ce 
peintre  fit  pour  la  Reyne,  mère  du  feu  roy,  Marie  de  Médicis,  et 
que  le  duc  de  Gréqui  avait  eu  de  Jabach  pour  le  prix  de  3  000^  au 
moins.  J'achetté,  dis-je,  cette  charmante  copie  600,{(*,  que  le 
Forest  me  garantissoit  originale.  Mais  je  la  trouvois  si  belle  et  le 
prix  si  médiocre  que  je  voulus  bien,  comme  j'ay  dit,  estre 
trompé.  »  Voilà  de  la  bonne  humeur!  Brienne  ne  trouve  pas  à 
propos  de  se  plaindre.  Il  a  pensé  tromper  Forest  en  lui  donnant 
600  livres  d'une  Vierge  qui  en  valait  3  000.  Et  lorsqu'il  constate 
que  c'est  lui  la  dupe,  il  en  rit  tout  le  premier.  Voici  maintenant 
les  représailles. 

«  Une  autre  fois  je  le  fus  [trompé],  sans  le  vouloir  estre.  Michelin 
me  vendit  pour  original  une  belle  copie  de  Forest  que  je  pris  pour 
estre  du  Mole.  Mais  cela  est  très  faisable  et  doit  être  pardonné  à 
un  apprenty  curieux  qui  alors  ne  savait  point  de  quoy  Forest  étoit 
capable.  Mais  je  trompé  le  trompeur  à  mon  tour.  Je  fis  copier  à 
Forest  ma  petite  Agar  du  Mole  pour  le  pris  de  100  {?  et  je  la  vendis 
à  Michelin,  le  ravaudeur  de  tableaux,  400  ([J  pour  original  du  Mole, 
dont  il  fut  bien  ry  dans  nos  mercuriales  chez  le  doyen  de  Saint- 
Germain  del'Auxerrois,  curieux  de  pareilles  nouvelles.  »  Le  Louvre 
expose  une  petite  Agar  de  Mola,  sans  doute  celle  qui  a  appartenu 
à  Brienne.  Espérons  que  ce  n'est  pas  la  copie  de  Forest.  Il  possède 
également,   d'après  Villot,   deux    tableaux  attribués   au   même 

(207) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

peintre  et  représentant  le  même  sujet  :  Saint  Jean  Baptiste 
préchant  dans  le  désert.  L'un  deux  est  une  gravure  coloriée; 
n'est-ce  pas  une  contrefaçon  du  «  trompeur  public  »,  l'habile 
Forest,  élève  et  copiste  du  Mole? 

Lorsqu'un  tableau  doit  arriver  d'Italie,  les  curieux  sont  en  émoi. 
La  nouvelle  est  bien  vite  connue,  et  tous  les  amateurs,  marchands, 
peintres,  curieux  de  tout  acabit,  viennent  assister  au  déballage  et 
donner  leur  commentaire.  Vers  1660,  un  Poussin  ne  peut  pas  entrer 
dans  les  murs  de  Paris  sans  remuer  tout  un  monde.  On  attend  juste- 
ment de  lui  un  envoi  de  quatre  tableaux,  Les  Quatre  Saisons.  «  Nous 
fîmes  une  assemblée  chez  le  duc  de  Richelieu  où  se  trouvèrent  tous 
les  principaux  curieux  de  Paris.  La  conférence  futlongue  et  savante. 
Bourdon  et  Lebrun  y  parlèrent  et  dirent  de  bonnes  choses.  Je 
parlay  aussy  et  me  déclarai  pour  le  Déluge.  M.  Passard  fut  de 
mon  sentiment.  M.  Lebrun  qui  n'estimoit  guère  le  printemps  ni 
l'automne,  donna  de  grands  éloges  à  l'Esté.  Mais  pour  Bourdon, 
il  estimoit  le  paradis  terrestre  et  n'en  démordit  pas.  »  Il  y  eut 
donc  autant  d'opinions  que  de  tableaux.  En  sortant  de  l'hôtel  de 
Richelieu,  Brienne  et  son  ami  Passart,  qui  sont  toujours  du 
même  avis,  conviennent  «  que  si  l'on  voit  encore  dans  ces  quatre 
tableaux  la  force  et  la  beauté  du  génie  du  peintre,  on  y  apprend 
aussy  la  faiblesse  de  sa  main  ». 

Quelquefois  le  déballage  du  chef-d'œuvre  attendu  ménage  des 
déceptions  :  «  Le  Guide  me  fait  ressouvenir  d'une  histoire  singulière 
qui  arriva  à  son  tableau  sur  cuivre  du  crucifiement  de  saint  Pierre, 
trois  figures,  sçavoir  :  le  Saint  apôtre  attaché  en  croix  la  tête  en 
bas,  et  deux  bourreaux  qui  élevoient  le  pied  de  la  croix  qui  devenoit 
par  cette  action  le  haut  du  tableau.  Cet  excellent  tableau  fut 
acheté  par  du  Fresne,  le  correspondant  des  Tallemants  banquiers 
à  Boulogne  en  Italie.  Quand  ce  petit  tableau  arriva  à  Paris,  le 
papier  qu'on  n'avoit  point  huilé  et  dont  on  Ta  voit  couvert,  ou  peut 
estre  qu'on  avoit  huilé,  s'attacha  si  bien  à  la  couleur  que  lorsqu'on 
voulut  le  lever,  il  emporta  avec  lui  toute  la  peinture  du  tableau, 
avec  l'empreinte  du  cuivre  [et]  que  le  cuivre  parut  à  découvert. 
Cela  étonna  extrêmement  le  pauvre  ou,  pour  mieux  dire,  le 
riche  Tallemant  qui  n'estoit  pas  encore  pauvre  ».  M.  Bourdon  se 

1.  Quand  dcYint-il  pauvre?  Sans  doute  vers  1667,  à  l'époque  où  il  résigna  son 
office  de  maître  des  requêtes.  (Cf.  lettre  de  Louvois  au  chancelier,  13  février  1667, 
correspondance  administrative  de  Louis  XIY.) 

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LES   CURIEUX 

trouva  là  tout  à  propos  et  ayant  mouillé  le  papier  fit  paraître  la 
peinture  en  son  entier.  Il  la  rappliqua  ensuite  avec  de  la  couleur 
fort  épaisse  en  forme  d'enduit  sur  la  lame  de  cuivre.  Et  quand 
les  couleurs  se  furent  conglutinées  ensemble,  le  tableau  parut 
aussy  beau,  aussy  frais  de  couleurs  et  aussy  entier  qu'auparavant, 
J'achetoy  ce  tableau  3000|?  et  comme  Jabach  murmuroit  de  ce 
qu'on  me  l'avoit  vendu  si  cher,  parce  qu'il  savoit  l'aventure  de  ce 
tableau  dont  il  ne  me  fit  point  de  mystère,  je  le  rendis  au  jeune  Tal- 
lemant  pour  le  même  prix'.  Ce  tableau  fut  longtemps  chez  Forest 
le  père,  au  bout  du  Pont-Neuf  sans  que  personne  pensât  à  l'ache- 
ter. Son  prix  estoit  toujours  de  3  000(f^.  Enfin,  le  marquis  de  Hau- 
terive  en  eut  fantaisie  et  me  pria  de  l'aller  voir  avec  luy.  Je  ne 
voulus  pas  faire  tort  à  ce  tableau.  Je  luy  dis  en  général  :  ce  tableau 
n'est  pas  ce  que  vous  pensez.  Je  l'ay  eu  et  je  m'en  suis  défait  pour 
cause.  Il  croyoit  que  je  le  voulois  avoir,  car  il  est  fort  défiant. 
Enfin  je  luy  parlay  franchement  et  luy  contay  toute  l'aventure  de 
ce  charmant  tableau.  Cela  ne  fit  que  l'échauffer  d'avantage  et  il 
me  dist  :  il  faut  que  les  couleurs  soient  bien  fortes  et  bien  unies 
pour  avoir  souffert  sans  altération  un  pareil  accident.  Et  il  l'acheta. 
Je  ne  sçai  depuis  ce  qu'il  est  devenu.  Voilà  l'aventure  de  ce  cruci- 
fiement de  saint  Pierre  qui,  dans  le  vray,  est  une  très  belle  chose.  » 
Ces  anecdotes  ont  le  mérite  de  mettre  en  scène  les  personnages 
principaux  de  la  comédie  de  la  curiosité  :  l'amateur  soupçonneux 
qui  se  défie  également  des  propositions  du  marchand  et  des  con- 
seils du  confrère  ;  le  peintre  adroit  et  discret  qui  ne  peut  vendre 
une  œuvre  sous  son  nom,  alors  qu'il  a  collaboré  aux  tableaux 
illustres  des  vieux  maîtres;  le  marchand  tentateur  dont  l'enseigne 
couvre  les  plus  inauthentiques  signatures.  Dans  le  même  temps, 
Hauterive  allait  sans  doute  rire  à  la  Comédie  italienne,  au 
spectacle  de  la  confrérie  de  Gérontes  fourbes  par  la  coalition  des 
Scapins. 


Un  document  comme  le  manuscrit  de  Brienne,  pour  être 
dépourvu  de  toute  prétention  historique,  n'en  contient  pas  moins, 

1.  Sans  doute  Paul  Tallemant,  fils  du  riche  Tallemant,  qui  fut  de  l'Académie 
française.  Brienne  rend  le  tableau  au  fils,  parce  que,  dans  l'intervalle,  le  père 
est  mort,  en  1668, 

(209) 

HouRTicQ.  —  De  Poussin  à  Watteau.  ï4 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

dans  son  désordre  touffu,  des  renseignements  qui  peuvent  servir 
à  l'histoire  de  notre  art.  Il  se  rapporte  tout  entier  à  l'époque  qui 
s'étend  de  1660  à  1690,  trente  années  durant  lesquelles  l'école 
académique,  à  l'abri  de  toute  rivalité,  impose  ses  théories  et  ses 
goûts.  C'est  le  temps  où  Le  Brun  improvise  brillamment  un  art 
fastueux  et  royal,  à  la  taille  du  plus  majestueux  des  règnes.  On 
peut  montrer  comment  des  amateurs  de  peinture  très  cultivés, 
comme  Brienne,  ont  instinctivement  résisté  à  ce  goût  officiel  et, 
par  l'éclectisme  et  la  spontanéité  de  leur  sens  artistique,  ont, 
malgré  l'ostracisme  méprisant  de  l'enseignement  académique, 
maintenu  en  une  faveur  relative  quelques-unes  des  qualités  vitales 
de  la  peinture. 

Un  curieux  est,  en  effet,  à  l'abri  de  certaines  erreurs.  Il  n'a  pas 
l'ambition  royale  de  remplir  ses  galeries  avec  ses  portraits  et  ses 
exploits.  Le  roi  peut  absorber  l'activité  d'une  académie  entière  à 
reproduire  ses  poses  héroïques  et  à  transcrire  le  journal  de  sa  vie 
sous  la  forme  emphatique  d'une  épopée;  ce  sont  là  décors  qui 
restent  attachés  à  la  demeure  du  dieu  qu'ils  encadrent;  le  curieux, 
au  contraire,  n'impose  aucune  forme  aux  œuvres  qu'il  achète;  les 
peintures  de  ses  galeries  manifestent  les  génies  d'oîi  elles  sont 
nées  ;  on  se  promène  dans  son  cabinet  au  milieu  des  artistes  eux- 
mêmes.  Il  évite  une  erreur  sensible  dans  les  grandes  décorations 
royales,  qui  est  de  priser  dans  les  peintures,  comme  dans  les  vers, 
plutôt  la  grâce  de  la  louange  que  la  beauté  de  l'œuvre. 

Un  amateur  n'est  pas  un  théoricien.  Il  aime  avec  son  goût,  au 
lieu  déjuger  au  nom  de  théories  supérieures.  Quand  un  tableau 
lui  plaît,  émeut  ses  sens  et  son  imagination,  il  ne  songe  pas  à 
surveiller  la  qualité  de  son  plaisir.  Ses  yeux  sont  séduits,  tant  pis 
si  la  couleur  est  un  élément  secondaire,  et  par  suite  méprisable;  tant 
pis  si  les  magots  flamands  sont  laids  comme  des  caricatures;  tant 
pis  s'il  n'y  a  pas  plus  de  noblesse  dans  les  sentiments  que  de  régula- 
rité dans  les  proportions.  Des  académiciens  peuvent  échafauder 
des  théories  dédaigneuses  qui  les  obligent  à  se  méfier  de  leurs 
préférences  les  plus  instinctives;  le  curieux  est  moins  raisonneur, 
plus  spontané.  Plus  tard  c'est  l'académicien  dont  le  jugement 
paraît  étroit  parce  que  les  systèmes  se  remplacent,  et  c'est  le 
curieux  qui  semble  avoir  le  goût  le  plus  intelligent,  parce  que  la 
nature,  en  nous,  parle  toujours  la  même  langue. 

Enfin,  le  curieux  aime  les  chefs-d'œuvre  non  en  pédagogue  qui 

(210) 


LES   CURIEUX 

les  corrige,  ni  môme  en  critique  qui  les  juge,  mais  en  amoureux  qui 
chérit  jusqu'à  leurs  défauts.  Il  va  même  plus  loin  :  il  en  arrive  à 
aimer  les  œuvres  de  sa  collection  sans  savoir  pourquoi  ;  sa  passion 
s'entretient  elle-même,  et  il  s'intéresse  moins  à  son  objet  qu'il  ne 
s'acharne  aux  difficultés  de  la  conquête.  Le  curieux  devient  un 
chasseur  de  raretés.  D'où  ses  faiblesses  et  ses  ridicules.  La  Bruyère 
n'a  voulu  voir  en  lui  que  ces  petits  côtés.  Mais  il  ne  faut  pas 
oublier  combien  on  doit  à  ces  amateurs,  au  goût  irrégulier,  à  ces 
«  libertins  »  de  l'art,  qui  ont  permis  aux  «  bambochades  »  de  per- 
sister pendant  tout  le  règne  de  Louis  XIV,  en  attendant  la  venue 
de  la  faveur  publique  et  des  artistes  de  génie. 

Sans  doute,  on  retrouve  chez  notre  amateur  l'admiration  des 
mêmes  grands  artistes  qui  sont  commentés  avec  enthousiasme  par 
les  peintres  de  l'Académie  :  Raphaël,  Titien  et  Véronèse,  Poussin. 
Mais,  si  nous  mettons  à  part  Raphaël,  le  dieu  incontesté,  il  est 
facile  de  montrer  que  l'opinion  de  Brienne  diffère  beaucoup  de 
celle  des  Académiciens  sur  le  compte  des  Vénitiens  et  de  Poussin. 

Si  on  se  rappelle,  en  effet,  les  conférences  de  l'Académie  sur 
Les  Pèlerins  d'Emmaùs  de  Véronèse,  sur  La  Vierge  au  lapin  de 
Titien,  on  sait  que  les  conférenciers,  après  quelques  éloges,  ne 
manquent  jamais  de  critiquer  chez  ces  peintres  la  faiblesse  du 
dessin,  l'absence  d'expression  psychologique,  le  peu  de  conve- 
nance historique.  II  est  visible  qu'on  ne  commente  les  Véni- 
tiens que  pour  montrer  aux  étudiants  les  défauts  à  éviter.  Les 
vraies  qualités  vont  se  chercher  ailleurs,  chez  Raphaël  et  chez 
Poussin.  Ces  critiques  et  ces  admirations  se  rapportent  à  la  lutte 
entre  partisans  de  la  couleur  et  partisans  du  dessin.  C'est  parce 
qu'ils  ont  négligé  le  dessin  que  les  Vénitiens  —  et  aux  Vénitiens 
il  faut  évidemment  ajouter  les  Flamands  —  sont  inférieurs  à 
Poussin. 

Naturellement,  Brienne  n'aborde  nulle  part  le  grand  débat.  Mais 
il  est  visible  que  son  goût  le  porte  vers  les  bons  coloristes,  et  il  a 
dit  franchement  que  la  couleur  de  Poussin  ne  le  satisfaisait  pas 
toujours  :  «  Le  Poussin,  qui  a  beaucoup  médité  sur  l'union  et  le 
mélange  des  couleurs,  n'a  trouvé  que  cela  de  difficile  dans  la 
peinture.  Il  savoit  dessiner,  il  imaginoit  bien,  mais,  quoiqu'il  ait 
longtemps  copié  les  statues  et  les  bas-reliefs  de  Rome,  il  ne 
pouvoit  donner  de  l'âme  à  ses  figures,  ni  du  corps  à  ses  riches 
pensées.  Il  s'en  plaignoit,  pendant  sa  manière  sèche,  au  cavalier 

(211) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

del  Pozzo,  son  ami  et  son  Mécène,  et  ce  virtuose  i  d'Italie  lui 
disoit  :  copiez  d'après  les  Carraches,  et  laissez  là  vos  marbres. 
Rubens  et  Wandeyck  n'avoientpas  le  talent  de  M.  Poussin,  il  s'en 
manque  bien;  cependant  leurs  figures  sont  de  chair  et  vivantes. 
La  carnation  de  leurs  personnages  est  de  la  chair  même,  au  lieu 
que  celle  des  tableaux  du  Poussin  est  du  bronze  et  de  la  pierre.  » 

Et  il  dit  ailleurs  :  «  Ses  premiers  ouvrages  sont  fort  secs  et 
peu  nourris;  il  n'a  jamais  excellé  dans  le  coloris  comme  dans  les 
autres  parties  de  la  peinture.  »  A  chaque  instant,  il  ne  cite  une 
toile  de  Poussin  que  pour  la  déclarer  «  faible  de  couleurs  », 
comme  la  toile  du  «  maître  d'échole  qu'on  voit  fouetté  par  ses 
écoliers  »,  ou  encore  fade  et  trop  éteinte,  comme  «  le  jugement 
de  Salomon  du  président  de  Harlay  ». 

Si  l'on  cherchait  des  critiques  de  ce  genre  dans  les  conférences 
de  l'Académie,  on  n'en  trouverait  point  de  traces.  On  y  chercherait 
aussi  vainement  l'éloge  de  grands  coloristes  de  l'école  flamande 
que  l'on  peut  lire  à  tout  instant  chez  Brienne.  Il  ne  manque 
jamais  d'associer  l'éloge  de  Rubens  et  de  van  Dyck  à  celui  du 
Corrège,  de  Giorgione  et  de  Titien.  Il  va  même  jusqu'à  préférer 
van  Dyck  à  tous  les  coloristes  :  «  Wandeick  »,  à  son  gré,  «  a  mieux 
peint  que  le  Titien  »  et  «  il  semble  qu'il  peindroit  comme  cela 
s'il  se  mesloit  de  peindre  »,  Il  nous  dit  pourquoi  lorsqu'il  s'efforce 
de  définir  la  vagezza  des  Italiens  :  «  J'entends  par  le  terme  de 
vague  une  certaine  étendue  d'ombre  et  de  lumière  répandue  sur 
le  coloris  des  figures  et  qui  va  se  perdant  dans  les  contours,  de 
sorte  que  le  sujet  n'est  ni  plus  ni  moins  éclairé  qu'il  le  doit  estre, 
pour  paroistre  vray  et  conforme  à  la  nature.  Titien  et  Wandeick 
encore  plus  que  lui  (Corrège)  ont  eu  cette  vagezza  dont  je  parle 
au  souverain  degré.  Le  Corrège  en  approche  de  fort  près  et  à 
tout  prendre  je  suis  fort  embarrassé  à  décider  qui  a  mieux  peint  de 
luy  ou  du  Titien.  Mais  pour  Wandeick,  je  prononceray  en  sa 
faveur  et  je  diray,  sans  me  méprendre,  qu'il  les  a  surpassés  l'un 
et  l'autre.  »  On  peut  trouver  que  l'analyse  de  Brienne  reste  un 
peu  courte.  Elle  est  d'un  homme  qui  a  des  goûts  très  caractérisés, 
sans  avoir  l'habitude  de  réfléchir  sur  leurs  raisons.  Mais  ces  goûts 
ne    sauraient  être  obscurs  pour  nous.  Il  est  bien  certain   que 

1.  Brienne  donne  lui-même  ailleurs  la  définition  de  ce  t/erme  :  «  Les  Italiens 
appellent  virtuoso  un  homme  qui  aime  les  beaux-arts  et  qui  s'y  connoit,  et  parmi 
nos  peintres,  le  mot  de  yertueux  s'entend  mesme  assez  dans  cette  signification,  » 

(212) 


LES   CURIEUX 

Brienno  a  franchement  préféré  la  peinture  des  Vénitiens  et  des 
Flamands  à  celle  des  poussinistes  et  des  académiciens,  les  toiles 
d'un  coloris  fort  ou  tendre  aux  scènes  conçues  et  composées 
abstraitement  d'après  les  lois  de  la  lof<ique. 

Aussi  trouvons-nous  dans  la  collection  de  Bricnne  beaucoup  de 
ces  peintures  pour  lesquelles  le  goût  de  Louis  XIV  et  l'esthétique 
de  Perrault  et  de  Le  Brun  n'avaient  que  mépris  :  des  Téniers, 
des  Breughel,  des  Brauwer'.  Tandis  qu'elle  admet  ainsi  les 
«  magots  »  de  Téniers  ou  de  Brauwer,  elle  ne  s'ouvre  que  diffici- 
lement aux  peintres  français  :  une  fois  à  Le  Brun,  et  quatre  ou 
cinq  fois  à  Poussin;  encore  Brienne  est-il  loin  d'acquérii"  tous 
les  Poussin  qu'il  pourrait  acheter.  Les  autres  contemporains 
n'existent  pas  pour  lui.  Leur  peinture  n'entre  dans  sa  collection 
que  sous  forme  de  copies  ou  contrefaçons.  Malheureusement, 
les  commentaires  que  Brienne  a  donnés  des  Flamands  ne  nous 
sont  pas  parvenus.  Après  le  Traité  vient  une  lettre  dont  un  titre 
annonce  le  contenu  :  «  1°  d'Annibal  Carrache  et  de  son  Eschole; 
2°  de  Rubens  et  des  meilleurs  peintres  flamands  où  on  verra  un 
bel  éloge  de  Dow^,  peintre  hollandais,  etc.  »  Mais  de  l'éloge  de 
Dow,  ainsi  que  des  considérations  sur  les  Flamands,  il  ne  reste 
que  les  promesses  du  titre,  la  partie  conservée  de  la  lettre 
s'arrêtant  à  un  passage  où  il  est  encore  question  de  Carrache.  Il 
en  faut  conclure  que  Brienne  n'a  pu  faire  cet  éloge  que  parce 
qu'il  avait  pratiqué  et  aimé  l'art  des  Flandres,  et,  si  ce  goût  ne 
fait  pas  tout  à  fait  de  lui  une  exception,  au  moins  est-on  autorisé 
à  le  compter  parmi  ceux  qui  avaient  échappé  à  la  tyrannie  des 
théories  académiques  qui,  aux  grandes  «  peintures  d'histoire  » 
des  artistes  psychologues  ou  moralistes,  préféraient  les  modestes 
toiles  de  chevalet,  exécutées  par  d'impeccables  ouvriers,  ces 
petits  chefs-d'œuvre  sans  prétention  qui  allaient  peu  à  peu 
gagner  l'admiration  publique,  accaparée  alors  par  une  orgueil- 
leuse école. 

1.  Il  décrit  spirituellement  un  portrait  de  Brauwer  par  lui-même  :  «  Seipsum 
cum  sociis  combibonibus  inter  pestiferos  tabaci  odores  exhibet.  » 


CHAPITRE    VI 

LA  CRITIQUE  D'ART 

DIFFICULTÉ  DE  TRANSPOSER  LES  FORMES  ET  LES  COULEURS  DANS  LE 
LANGAGE  DES  MOTS  ||  PREMIERS  ESSAIS;  DESCRIPTIONS  LITTERAIRES  DE 
galeries;  les  mots  techniques  empruntés  a  l'iTALIE  II  LA  CRITIQUE 
A  l'académie  est  rationnelle;  sa  DOCTRINE  VISE  A  LA  CERTITUDE 
scientifique;  ses  jugements  sont  absolus  parce  qu'ils  DÉCOULENT 
DE  PRINCIPES  CERTAINS  jj  LA  CRITIQUE  «  IMPRESSIONNISTE  ))  ;  RECHERCHES 
DE  TERMES  COLORÉS;  TRANSPOSITIONS  DE  SENSATIONS;  TENTATIVES 
POUR  RENDRE  AVEC  DES  MOTS  DES  IMPRESSIONS  PITTORESQUES  || 
COMMENT  LA  LANGUE  DES  CRITIQUES  SUIT  DANS  SES  TRANSFORMATIONS 
LE    STYLE    DES    PEINTRES. 


DANS  la  société  parisienne  du  xvir  siècle,  la  culture  litté- 
raire est  fort  en  avance  sur  la  culture  artistique  et  le 
public  qui  applaudit  Racine  ou  lit  La  Bruyère  beaucoup 
plus  nombreux  que  celui  qui  regarde  les  œuvres  de  Poussin  et 
de  Le  Brun,  Pourtant,  les  peintres  de  la  fin  du  siècle  travaillent 
au  milieu  d'un  cercle  plus  large  et  plus  attentif  que  n'étaient  les 
quelques  Mécènes  qui  «  protégaient  »  les  peintres,  au  temps  du 
roi  Louis  XIII.  C'est  un  bon  moyen,  pour  suivre  l'affection  crois- 
sante des  amateurs  pour  la  peinture,  que  d'en  chercher  les  témoi- 
gnages dans  la  langue  de  la  critique.  Les  formes  successives  de 
la  sensibilité  ne  disparaissent  pas  sans  laisser  leur  empreinte  dans 
la  langue.  La  critique  d'art  fait  la  liaison  entre  l'art  et  le  public; 
c'est  le  langage  de  la  critique  qui  va  nous  donner  les  meilleurs 
repères  pour  suivre  la  pénétration  du  goût  de  la  peinture  dans 
l'esprit  français. 

(214) 


LA   CRITIQUE  D'ART 

En  général,  ni  les  arlisles  ni  le  public  n'aiment  à  reconnaître 
ce  qu'ils  doivent  aux  critiques.  Contre  eux,  on  cite  méchamment 
La  Bruyère  :  «  Avec  cinq  ou  six  termes  de  l'art  et  rien  de  plus, 
l'on  se  donne  pour  connaisseur  en  musique,  en  tableaux,  en 
bâtiments  et  en  bonne  chère  :  l'on  croit  avoir  plus  de  plaisir 
qu'un  autre  à  entendre,  à  voir  et  à  manger;  l'on  impose  à  ses 
semblables  et  l'on  se  trompe  soi-même.  » 

La  Bruyère,  homme  de  lettres  professionnel,  trouve  naturel 
de  parler  la  langue  de  son  métier;  il  disserte  sans  honte  sur 
l'antithèse,  la  métaphore  et  l'hyperbole;  pour  les  profanes  de 
la  rhétorique  et  de  la  poétique,  il  parle  comme  un  pédant  ou 
même  un  charlatan;  à  son  tour,  La  Bruyère,  qui  n'est  ni 
musicien,  ni  peintre,  ni  architecte,  ni  gourmet,  met  sur  le  compte 
du  pédantisme  et  du  charlatanisme  les  termes  qui  ne  lui  sont 
pas  familiers.  Le  critique  d'art  se  heurte  à  une  difficulté  que  ne 
connaît  pas  le  critique  littéraire.  Celui-ci  est  un  écrivain  qui 
parle  d'un  écrivain  :  quelles  que  soient  la  profondeur,  la 
richesse,  la  complexité  de  l'œuvre  qu'il  commente,  toujours  ce 
sont  des  mots  qui  traduisent  d'autres  mots.  Le  critique  d'art,  au 
contraire,  doit  transposer  en  mots  ce  que  d'autres  ont  exprimé 
avec  des  lignes  et  des  couleurs.  C'est  surtout  pour  la  peinture 
que  cet  effort  est  nécessaire.  C'est  pour  exprimer  les  sensations 
de  la  couleur  qu'une  langue  s'est  créée  lentement. 

Elle  commence  avec  l'histoire  de  notre  peinture  moderne, 
au  xvii°  siècle.  Alors  modestement,  apparaît  ce  qui,  jusqu'à  nos 
jours,  ne  cessera  de  s'épanouir.  Quand  Félibien,  l'historiographe 
de  la  Vie  et  les  Ouvrages  des  plus  grands  peintres,  veut  faire 
comprendre  les  mérites  d'un  coloriste,  il  écrit  paisiblement  :  «  Il 
possédoit  l'entente  des  couleurs  »  ou  «  un  beau  pinceau  ».  Pour 
en  dire  autant,  il  faut  aujourd'hui  se  donner  beaucoup  plus  de 
mal  :  la  prose  de  notre  Vasari  paraît  quelque  peu  grise  et  indi- 
gente, si  on  la  compare  même  à  celle  du  plus  sobre  de  nos 
critiques  d'art.  Pour  donner  de  la  palette  de  M.  Besnard  même 
la  plus  légère  idée,  il  faut  un  vocabulaire  plus  monté  en  couleurs 
que  pour  décrire  celle  de  Poussin.  Mais  sur  le  compte  d'un  même 
peintre,  Rubens,  par  exemple,  comme  le  ton  est  différent  suivant 
qu'on  lit  de  Piles  qui  l'admirait  au  xvir  siècle,  ou  Fromentin  qui 
l'admirait  à  la  fin  du  xix*!  De  tout  temps,  les  peintres  ont  eu  des 
couleurs  sur  leur  palette.  Les  critiques  d'art  n'en  ont  trouvé  que 

(215) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

lentement  et  difficilement  dans  les  mots  de  la  langue.  C'est 
la  formation  de  cette  langue  «  pittoresque  »  que  Ton  peut  suivre 
dans  les  traités  des  théoriciens,  dans  les  conférences  de  l'Aca- 
démie et  surtout  dans  les  impressions  parlées  ou  écrites  des 
amateurs  d'art  du  xvii^  siècle. 


Les  premiers   essais  littéraires    sur    les  tableaux    furent    les 
descriptions    de    galeries,    si    fort    à   la    mode    durant   tout    le 
xvir  siècle.  Tant  de  raisons  favorisèrent  leur  succès!  Elles  plai- 
saient aux   écrivains    dont    elles    amusaient  l'ingéniosité,    aux 
collectionneurs  dont  elles  flattaient  la  vanité,  au  public  même  à 
qui  elles  expliquaient  une  histoire   parfois  peu  connue  ou   une 
allégorie  souvent  obscure.  La  galerie  de  Marie  de  Médicis,  peinte 
par  Rubens,  eut  ses  commentaires  en  vers  latins.  Des  gens  de 
lettres  comme  Scudéry,  de  hauts  fonctionnaires  comme  le  jeune 
Loménie  de  Brienne,  de  très  grands  seigneurs  comme  le  duc  de 
Richelieu,  des  collectionneurs  de  tout  rang  décrivaient  ou  com- 
mandaient une  description  en  prose,  en  vers,  en  latin,  en  fran- 
çais. Fouquet  et  Louis  XIV  ne  faisaient  pas  décorer  une  galerie, 
peindre  un  plafond,  sans  qu'un  poète  —  quelquefois  La  Fontaine, 
quelquefois  Quinault,  une  fois  Molière  —  ne  fût  l'historiographe 
des  sujets  traités.  Dans  ces  narrations,  rien  pour  l'art  du  peintre. 
S'il  y  a   une    réflexion,    elle   n'est  jamais   d'ordre    pittoresque. 
Devant  le  désespoir  de  Didon,  l'auteur  s'apitoie  et  console  ;  devant 
la  beauté  de  Daphné,  il  trouve  bien  des  excuses  à  la  conduite 
d'Apollon.  Tel  autre,  dès  qu'il  voit  une  petite  madone  de  Raphaël, 
sent  sa  foi  se  rafl'ermir;  le  tableau  religieux  devient  une  homélie. 
Pour  une  nature  morte,  on  reprend  les  vieilles  histoires  de  Pline, 
les  gentillesses  de  l'anthologie  :  «  Pourvu  que  les  insectes  et  les 
oiseaux  ne  viennent  pas  manger  ces  fleurs  et  ces  fruits!  »  Ce 
genre    de    commentaire    remonte  à  la    description  du    bouclier 
d'Achille,  dans  flliade.  Loin  d'annoncer  une  critique  d'art,  ces 
petits    jeux  littéraires  en    dispensent.   Ils    se   maintiendront  en 
honneur  jusqu'à  nos  jours,  surtout  parce  qu'ils  permettent  de 
parler  des  peintres  et  dispensent  de  «  parler  peinture  ». 

C'est  d'Italie  que  vinrent  les  premiers  éléments  d'une  langue 

(2l6) 


LA   CRITIQUE   D'ART 

d'art.  La  plupart  des  traités  français  sont  alors  des  traductions  de 
Loma/.zo  ou  de  Vasari.  Au  lieu  de  chercher  des  équivalents,  on 
introduit  des  mots  étrangers.  Hien  ne  permet  mieux  de  constater 
la  pénétration  de  Fart  français  par  celui  de  Rome  et  de  Florence, 
que  cette  quantité  de  termes  qui  s'installent  dans  Tusage  de  nos 
écrivains.  Ce  vocabulaire  ne  dépayse  pas  trop  le  public,  tout 
entier  orienté  vers  les  choses  d'Italie  :  personne  ne  songe  à 
s'étonner  que  de  Chambray  appelle  Albert  Durer,  «  le  plus  grand 
peintre  des  Tramontains  »,  bien  que  cette  désignation  ne  puisse 
avoir  de  signification  que  pour  un  Italien.  Quelquefois  pourtant, 
lorsqu'ils  songent  au  grand  public,  ces  critiques  craignent  de 
n'être  pas  compris.  Ce  même  de  Chambray  sent  la  difficulté  et 
qu'il  faudrait  «  éviter  autant  qu'on  peut  d'embarrasser  l'esprit 
du  lecteur  >>.  Mais  il  n'a  pas  «  trouvé  de  mots  purement  français 
qui  eussent  des  expressions  aussi  fortes  que  celles  de  ces  barba- 
rismes que  l'usage  a  comme  naturalisés  parmi  tous  les  peintres  ». 
Il  se  contente  de  donner  au  début  de  son  traité  un  petit  glos- 
saire à  l'usage  de  ceux  qui  n'entendent  pas  l'italien  et,  après  lui, 
beaucoup  d'autres,  Bernard  du  Puy  du  Grez,  Roger  de  Piles 
prendront  la  même  précaution  pour  les  mots  élève,  contraste,  site, 
svelte,  etc.  Presque  tous  ces  mots,  nouveaux  alors,  sont  restés 
dans  l'usage  courant  de  notre  langue,  aussi  bien  les  termes  tech- 
niques :  gouache,  fresque,  estampe,  esquisse,  pastel,  carton...,  que 
les  expressions  servant  à  désigner  les  personnages  ou  les  sujets 
ordinaires  de  tableaux  :  un  chérubin,  un  bambino,  une  madone, 
une  pie  ta,  une  sainte  conversation,  un  grotesque...;  aussi  bien  les 
termes  d'art  :  contraste,  site,  attitude,  groupe...,  que  les  épithètes  : 
vague,  svelte,  fruste,  mesquin.  De  Piles  remarque  fort  justement 
que  si  l'on  dit  le  clair-obscur  et  non  le  clair  et  l'obscur,  c'est 
d'après  la  locution  italienne  :  chiaroscuro. 

Quelques  termes  n'ont  pas  subsisté  :  strapassé  ou  extrapassé, 
qui  signifie  :  négligé,  mal  dégrossi;  stenté  qui  caractérise  un 
travail  pénible,  trop  soigné.  D'autres  changent  un  peu  de  sens  en 
passant  en  français.  Quadro  qui  veut  dire  :  tableau  carré,  devient 
en  français  :  cadre,  et  ce  mot  neuf  prend  un  sens  précis  et  dépos- 
sède bordure.  L'usage  d'un  de  ces  noms  est  particulièrement 
remarquable  :  sposalisse.  Il  sert  à  désigner  les  tableaux  où  sont 
représentées  de  saintes  fiançailles  :  celles  de  la  Vierge  avec 
Joseph,  celles  de  quelque  sainte  avec  l'enfant  Jésus.  Comme  le 

(217) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

plus  célèbre  de  ces  tableaux,  en  France,  était  la  peinture  du 
Corrège,  connue  aujourd'hui  sous  le  nom  Mariage  mystique  de 
sainte  Catherine,  bien  vite  le  terme  italien  de  sposalisse  ne 
désigna  au  xvir  siècle  que  cette  œuvre.  On  disait  la  sposalisse  du 
roi,  comme  on  dit  le  «  torse  du  Belvédère  »  ou  «  la  sainte  famille 
de  François  1". 

Le  mot  italien  :  il  costume,  eut  une  fortune  analogue.  Bien  que 
d'un  usage  constant  au  xvii^  et  au  xviir  siècle,  —  Diderot 
l'emploie  encore  —  il  n'a  pu  s'acclimater  en  France.  Il  servait 
alors  à  désigner  ce  que  nous  appelons  couleur  historique,  et  il 
avait  un  sens  plus  précis  que  «  convenance  »  ou  «  bienséance  ». 
Mais  il  n'avait  cette  signification  qu'à  la  condition  d'être  écrit  en 
italique  ou  prononcé  à  l'italienne,  sinon  il  se  confondait  avec  le 
mot  français  costume  dont  le  sens  est  tout  autre*.  L'expression  : 
couleur  locale,  qui  signifiait  à  l'origine  :  couleur  matérielle  des 
objets,  étendit  son  sens  pour  suppléer  à  cosf «me  qui  disparaissait. 

Sauf  ces  termes  italiens,  les  traités  artistiques  ont  peu  fourni 
au  vocabulaire  de  l'art.  Pour  les  principes  esthétiques,  dont  les 
critiques  d'alors  se  préoccupent  beaucoup,  la  langue  abstraite  et 
philosophique  suffit  à  les  exposer.  Dans  les  applications  particu- 
lières, l'analyse  est  courte  et  elle  aboutit  à  des  jugements  sans 
nuance.  Les  opinions  sont  simples;  les  qualificatifs,  robustes  et 
francs.  Plus  tard,  seulement,  on  discernera  les  raisons  de  l'admi- 
ration et  du  blâme.  On  s'apercevra  qu'il  est  le  plus  souvent 
injuste  d'appeler  Rolet  un  fripon  et  que  toute  approbation,  toute 
critique  surtout,  doit  se  présenter  avec  un  cortège  de  restrictions, 
imposées  par  l'équité,  exprimées  ou  sous-entendues  par  les  sou- 
plesses et  les  nuances  de  la  langue.  Mais  alors  la  critique  usait 
volontiers  de  l'injure,  et  je  ne  parle  pas  seulement  des  auteurs  de 
libelles,  emportés  par  la  violence  de  la  polémique.  Voici  M.  Fréart 
de  Chambray,  homme  d'humeur  grave,  de  cette  maison  des 
Chantelou,  qui  comptait  l'admiration  religieuse  de  Poussin  parmi 
ses  autres  vertus  de  famille.  M.  de  Chambray  n'aime  pas  Michel- 
Ange.  11  l'appelle  «  téméraire  et  ridicule  compétiteur  de  Raphaël  ». 
Il  qualifie  sa  composition  «  d'inepte  »,  son  génie  de  «  stérile  et  de 

1.  Voici  un  exemple  qui  prouve  que  le  mot  italien  et  le  mot  français  peuvent 
coexister  dans  une  même  phrase  sans  se  confondre  pour  la  prononciation,  ni 
pour  le  sens  :  «  ...  ce  que  l'on  appelle  icy  (à  Rome)  il  costume,  en  quoy  la  plu- 
part des  peintres  manquent  pour  ne  savoir  ny  les  temps,  les  habits,  les  céré- 
monies, ny  les  costumes  »  (La  Teulière  à  Louvois,  10  février  1688). 

(2I8) 


LA   CRITIQUE   D'ART 

pauvre  ».  Il  classe  Vasari  parmi  «  ces  sottes  gens  qui  infectent  de 
leur  ineptie  toutes  les  choses  dont  ils  se  meslent  de  discourir, 
parce  qu'ils  les  prennent  toujours  mal  et  à  contresens  ».  Et  il 
l'achève  en  latin  :  asinus  portans  mysieria. 

L'admiration  n'est  pas  moins  brutale  :  Raphaël  est  un  «  dieu  », 
ou  tout  au  moins  un  «  demi-dieu  ».  C'est  là  le  ton  des  jugements 
de  Poussin.  Ce  qui  manque  à  la  critique  c'est  sans  doute 
«  l'esprit  de  finesse  »,  mais  c'est  surtout  un  jeu  d'épithètes, 
capables  de  qualifier  avec  délicatesse  et  précision.  De  ces  grosses 
et  brèves  appréciations,  presque  dénuées  de  toute  considération 
sur  les  œuvres,  on  ne  sait  jamais  si  elles  s'adressent  à  l'homme 
ou  à  l'artiste  :  un  méchant  peintre  est  un  méchant  homme. 
Pendant  la  bataille  entre  la  couleur  et  le  dessin.  Restent,  un  ami 
de  province  —  car  il  habite  Caen  —  Restent  ne  contient  pas  son 
indignation  lorsqu'il  voit  «  cet  art  si  savant  et  si  noble  tellement 
obscurci  par  l'effronterie  et  l'ignorance  ».  «  Canaille,  libertinage, 
scandale,  ignorance  et  mensonge  »,  sont  les  termes  dont  il  gratifie 
ces  «  peintres  lâches  qui  croupissent  toute  leur  vie  dans  l'igno- 
rance de  la  plus  belle  partie  et  même  souvent  des  premiers  élé- 
ments de  leur  art  ». 

Au  moment  où  les  membres  de  l'Académie  royale,  sur  l'ordre 
de  Colbert,  sous  la  direction  de  Le  Brun,  s'assemblent  devant  des 
tableaux  de  Poussin  et  de  Raphaël  ou  des  moulages  d'antiques 
pour  s'entretenir  de  peinture  et  de  sculpture,  le  seul  progrès 
qu'ait  encore  fait  la  langue  d'art  est  l'adoption  de  nombreux 
termes  italiens. 


La  critique  à  l'Académie  fut  technique,  mais  non  dans  le  sens 
actuel  de  ce  mot.  Ces  académiciens  ne  discutent  pas  sur  les 
tableaux  seulement  pour  en  détailler  les  mérites  et  les  mieux 
goûter  ensuite.  Un  homme  du  xvii*'  siècle.  Chapelain  ou  Ph.  de 
Champaigne,  Boileau  ou  Le  Brun,  aurait  difficilement  admis  que 
le  plaisir  d'analyser  ses  admirations  fût  une  raison  d'être  suffi- 
sante pour  la  critique.  Lorsqu'ils  étudient  des  œuvres  belles, 
c'est  toujours  pour  remonter  aux  conditions  nécessaires  de  la 
beauté.  Mais  surtout  les  académiciens  sont  des  professeurs 
chargés  d'élaborer  une  doctrine,  et  ils  n'oublient  pas  —  Colbert 

(219) 


DE   POUSSIN  A   WATTEAU 

et  Le  Brun  le  leur  rappelleraient  au  besoin  —  qu'ils  sont  là  pour 
tirer  de  Raphaël  et  de  Poussin  les  règles  certaines  qui  permet- 
tront de  faire  un  chef-d'œuvre  à  coup  sûr.  Aussi  abandonnent-ils 
volontiers  les  considérations  artistiques,  dont  ils  sentent  l'incon- 
stance et  la  mobilité,  et,  passant  les  frontières  par  lesquelles  la 
peinture  touche  à  l'objet  des  sciences  voisines,  ils  espèrent 
donner  ainsi  à  leur  esthétique  un  peu  de  la  fixité  des  sciences 
certaines. 

Pourquoi,  à  propos  du  dessin,  donner  la  définition  géométrique 
du  trait?  Pourquoi  discuter  si  le  trait  «  n'est  autre  chose  qu'une 
ligne  physique,  ou  une  démonstration  mécanique  qui  a  toujours 
quelque  dimension  en  sa  largeur,  quelque  déliée  qu'elle  puisse 
être?  »  Pourquoi,  à  propos  de  «  l'expression  »,  distinguer  l'appétit 
«  concupiscibie  »  de  l'appétit  «  irascible?  »  Pourquoi  surtout 
remonter  aux  causes  physiologiques,  faire  intervenir  les  nerfs 
«  qui  sont  de  petits  tuyaux  »,  et  «  la  petite  glande  qui  est  au 
milieu  du  cerveau  »,  et  «  les  esprits  qui  rendent  les  sens  plus 
aigus?  »  Pourquoi,  lorsqu'il  commente  Le  Ravissement  de  saint 
Paul,  Le  Brun  analyse-t-il  «  la  théologie  muette  »  de  Poussin,  et 
pourquoi  dans  le  langage  des  couleurs  trouve-t-il  exprimées  et 
«  la  grâce  prévenante  et  efficace  »,  et  «  la  grâce  concomitante  et 
aidante  »,  et  «  la  grâce  abondante  et  triomphante  »,  sans  parler 
de  «  la  jambe  du  saint  qui  descend  en  bas  »  pour  rappeler  «  le 
penchant  que  ce  saint  avait  au  péché?  »  Dans  le  débat  sur  la 
couleur  et  le  dessin,  dire  que  la  couleur  «  dépend  de  la  matière 
et  qu'elle  est  par  conséquent  moins  noble  que  le  dessin  qui  ne 
relève  que  de  l'esprit  »,  qu'est-ce  que  cela  signifie  sinon  que  le 
critique  de  l'Académie  se  sert  de  la  métaphysique  de  son  temps, 
comme  de  la  théologie,  de  la  physiologie,  de  la  géométrie,  pour 
rendre  son  esthétique  irréfutable;  si  sa  foi  dans  la  science  a  été 
mal  récompensée,  si  ses  jugements  artistiques  ont  plus  perdu  que 
gagné  à  cette  solidarité,  il  est  juste  de  reconnaître  qu'ils  ne  sont 
ni  plus  ni  moins  démodés  que  les  théories  scientifiques  ou  méta- 
physiques dans  lesquelles  la  pensée  académique  avait  cru  trouver 
un  appui  durable. 

Il  reste  encore  de  ces  conférences  une  façon  de  considérer  les 
œuvres  d'art  et,  par  suite,  d'en  parler  qui  n'est  plus  la  nôtre  et 
qui  est  de  professeurs  en  quête  de  préceptes  sûrs.  Ils  ne  voient 
pas  dans  les  arts  en  général  la  révélation  des  personnalités  ou  ce 

(220) 


LA   CRITIQUE   D'ART 

que  nous  appelons  le  lyrisme.  Boileau,  lorsqu'il  parle  des  belles 
tragédies,  ne  suppose  pas  que  Corneille,  après  avoir  observé  les 
règles,  a  bien  pu  l'aire  passer  dans  son  œuvre  quelque  chose  de 
son  âme  héroïque  et  généreuse,  ou  Racine  les  émotions  d'une 
sensibilité  passionnée.  Les  critiques  de  l'Académie  ne  songent 
pas  davantage  à  rechercher  dans  les  peintures  l'image  d'une  âme 
d'artiste,  ni  à  écouter  les  confidences  qu'elles  font  tout  bas  à  qui 
se  penche  affectueusement  sur  elles.  Qualités  et  défauts  sont  à 
leurs  yeux  parfaitement  clairs,  nettement  définissables,  non  dans 
leur  relation  avec  le  tempérament  d'un  homme,  mais  dans  leur 
rapport  avec  les  règles  du  genre.  Peut-être,  comme  l'Art  Poétique, 
admettent-ils  «  l'influence  secrète  du  ciel  »,  mais,  cette  part  faite 
à  l'inconnaissable,  ils  parlent  des  œuvres  d'art  comme  d'un 
ensemble  de  qualités  qui  s'empruntent  et  s'acquièrent  par  la 
méthode.  Etudiez  les  «  belles  proportions  »,  —  cela  s'enseigne, 
—  et  vous  saurez  le  dessin.  Sachez  comment  se  contractent  les 
muscles  de  la  face,  et  vous  posséderez  le  secret  d'exprimer  les 
sentiments.  Lisez  attentivement  les  histoires  anciennes,  et  vous 
observerez  les  lois  du  costume.  Ainsi  de  suite.  Seules,  les  qua- 
lités de  la  couleur  échappent  aux  définitions;  les  conditions  du 
«  beau  coloris  »  restent  indéfinissables  et  les  préceptes  impos- 
sibles. Cette  qualité,  qui  résiste  à  l'analyse  intellectuelle  et  ne 
donne  aucune  joie  à  l'intelligence,  l'Académie  la  boude  et  renonce 
à  l'enseigner. 

A  cette  conception  de  l'art  correspond  une  critique  imperson- 
nelle. Le  critique  moderne,  Fromentin,  à  Amsterdam  ou  à  Anvers, 
ne  croit  avoir  compris  un  chef-d'œuvre  que  s'il  a  senti  les  nobles 
émotions  qui  vivifient  le  métier  des  grands  peintres  et  font  de 
Rubens  et  de  Rembrandt  des  ouvriers  de  génie.  Dans  ses  juge- 
ments entrent  naturellement  quantité  de  réflexions  morales, 
philosophiques,  des  rappels  de  sentiments  personnels,  des  regrets 
et  des  espoirs,  des  éveils  de  sensualité,  des  rêveries  et  jusqu'aux 
caprices  de  son  humeur.  L'homme  de  génie  et  son  pieux  critique 
sympathisent  sur  une  œuvre,  dans  une  même  émotion.  Le 
conférencier  de  l'Académie,  au  contraire,  ne  fait  rien  inter- 
venir de  sa  sensibilité.  Sa  seule  préoccupation  est  de  mon- 
trer comment  les  «  clairs  et  les  bruns  »  servent  «  à  faire  fuir 
ou  avancer  les  corps.  »  Ses  analyses  s'adaptent  exactement  à 
leur  objet  et  ne  le  dépassent  jamais;  les  Académiciens  ne  sont 

(221) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

plus  qu'ouvriers  qui  parlent  à  leur  apprenti  dans  la  langue  de 
leur  métier. 

Quelles  seront  les  conséquences  pour  la  langue  d'art?  Devant 
un  bon  coup  de  fleuret,  j'entends  crier  :  «  Quelle  parade  presti- 
gieuse? Quelle  fougue!  Quelle  précision!  »  Un  maître  d'armes 
déclare  simplement  :  «  C'est  une  septime  enveloppée....  »  La 
langue  de  cette  critique  sera  d'abord  technique  et  précise.  Les 
qualificatifs  expriment  non  pas  des  impressions  personnelles  et 
fugitives,  mais  des  qualités  classées,  nettement  définissables, 
reconnaissables  par  tous  les  esprits.  Le  Brun  possède  le  «  bon 
dessin  ».  Voilà  une  affirmation  aussi  peu  contestable  que  :  le 
soufre  est  jaune,  l'absinthe  est  amère  ou  encore  Socrate  est 
mortel.  Car  le  «  bon  dessin  »  n'est  pas  cette  qualité  peu  définie 
que  nous  reconnaîtrions  aussi  bien  chez  Michel-Ange  que  chez 
Rembrandt,  chez  Ingres  que  chez  Hokousaï.  C'est  une  manière  de 
rendre  les  formes  parfaitement  déterminée.  «  Il  ne  consiste 
presque,  dit  R.  de  Piles,  que  dans  une  habitude  de  mesures  et  de 
contours  que  l'on  répète  souvent.  »  Ces  contours?  Ils  sont  fixés 
une  fois  pour  toutes  dans  le  moindre  détail.  Voyez  les  tables  de 
Testelin.  Les  muscles  sont  «  ondoyants,  grossiers  et  incertains 
pour  des  personnes  rustiques  et  champêtres  ;  »  chez  les  personnes 
«  graves  et  sérieuses  »,  ils  sont  «  nobles,  arrondis  et  certains  »  ; 
chez  le  héros  enfin,  il  les  faut  «  grands,  forts,  résolus,  choisis  et 
parfaits...  »  Et  de  même  pour  «  la  grande  manière  »  de  la  compo- 
sition ou  le  costume.  Quand  observe-t-on  le  «  costume?  »  Quand 
on  dresse  en  Egypte  des  pyramides  sur  l'horizon,  en  Grèce  et  à 
Rome  des  temples.  C'est  violer  la  règle  que  montrer,  comme 
Raphaël  dans  Les  Loges,  un  Caïn  vêtu  de  draperies,  car  «  on  croit 
qu'il  ne  trouva  l'invention  de  filer  la  laine  qu'après  sa  fuite  et  sa 
retraite  dans  les  Indes.  »  C'est  observer  le  costume  que  de  ne 
«  mettre  jamais  un  Fleuve  en  pied  que  quand  il  court  après 
Aréthuse.  »  Les  qualités  que  l'élève  doit  acquérir  sont  ainsi  par- 
faitement intelligibles,  définies  par  la  raison,  démontrées  par  les 
exemples  des  grands  maîtres. 

A  mesure  pourtant  que  l'Académie  plus  libérale  offrit  à  ses 
élèves  des  modèles  plus  variés,  après  que  de  Piles  eut  obtenu 
qu'on  ne  négligeât  aucune  École  d'Europe,  et  que  Titien,  Rubens 
et  Rembrandt  furent  entrés  dans  le  Panthéon  des  peintres  auprès 
de  Raphaël  et  de  Poussin,  sans  doute  il  y  eut  beaucoup  d'esprits 

(222) 


LA   CRITIQUE   D'ART 

pour  se  troubler  de  cette  confusion  et,  comme  Restout,  se 
lamenter  sur  la  Beauté,  qui  désespérant  de  savoir  si  elle  devait 
être  vôtue  à  l'espagnole,  à  l'italienne,  à  la  française  ou  à  la 
flamande,  devrait  se  résigner  à  s'accoutrer  au  hasard,  «  bigear- 
rure  tout  à  fait  ridicule  ».  Mais  bien  vite  ces  inquiétudes  durent 
paraître  sans  motif.  L'esthétique  des  académiciens  était  trop  pré- 
cise pour  les  laisser  longtemps  indécis  entre  des  types  difïerents 
de  beauté.  Les  nouveaux  venus  furent  vite  classés  et  désormais 
chacun  resta  à  sa  place  dans  une  immobilité  hiérarchique.  Du 
moment  que  la  «  composition  noble  »  se  définit  nettement,  il  faut 
conclure  :  tel  artiste  la  possède,  tel  autre  point.  La  seule  difficulté 
est  une  question  de  degrés.  Quelle  distance  relative  sépare  chaque 
artiste  de  la  perfection  pour  chacune  des  parties  de  l'art?  Les 
appréciations  ne  sont  plus  qualitatives,  mais  quantitatives,  et  le 
chiffre  peut  avantageusement  remplacer  l'adjectif.  R.  de  Piles 
suit  cette  méthode  jusque  dans  son  extrême  conclusion  logique. 
Ses  tables  arithmétiques  succèdent  aux  tables  de  préceptes  de 
Testelin.  Vingt  représentant  le  dessin  parfait,  la  composition  par- 
faite, voici  les  notes  obtenues  par  les  grands  maîtres  de  l'art  : 


Durer 

Le  Brun  .  .  . 
Corrège.  .  .   . 

Vinci 

Michel-Ange  . 
Otto  Vaenius  . 
Véronèse .  .  . 
Poussin  .  .  . 
Raphaël  .  ,  . 
Rembrandt.  . 
Rubens.  .  .  . 
Le  Sueur.  .  . 
Titien  .... 
Van   Dyck  .   . 


16 
13 
15 
8 
13 
15 
15 
17 
15 
18 
15 
12 
15 


essin. 

Coloris. 

Expression 

10 

10 

8 

16 

8 

16 

14 

15 

12 

16 

4 

14 

17 

4 

8 

14 

10 

10 

10 

16 

3 

17 

6 

16 

18 

12 

18 

6 

17 

12 

13 

17 

17 

15 

4 

15 

15 

18 

6 

10 

17 

15 

On  se  rachète  d'une  faiblesse  par  un  mérite.  Véronèse  est  faible 
en  «  expression  ».  Mais  «  sa  réputation  est  soutenue  d'assez  de 
parties  pour  le  conserver  dans  le  rang  des  peintres  du  premier 
ordre  ».  Les  premiers  tableaux  sont  ceux  qui  «  possèdent  le  plus 
de  parties  ».  «  N'est-il  pas  vrai,  dit  Antoine  Coypel,  qu'un  tableau 
peint  par  le  Poussin  sur  un  trait  simple  et  fidèle  de  Rembrandt 

(223) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

serait  un  assez  mauvais  ouvrage  et  qu'un  autre  peint  par  Rem- 
brandt sur  le  dessin  exact  et  savant  du  Poussin  serait  un  tableau 
admirable?  »  Goypel  parle  ainsi  parce  qu'il  a,  sans  doute,  sous  les 
yeux  le  barème  dressé  par  son  ami  de  Piles.  Le  premier  total 
est  en  effet  piteux  :  6  +  6=  12,  œuvre  manquée.  Le  second  est 
glorieux  au  contraire  :  17-4-17  =  34,  chef-d'œuvre.  Celui  qui 
rêvait  un  jour  d'un  monument  idéal  qui  combinerait  le  portique 
du  Parthénon,  la  colonnade  de  Saint-Pierre,  la  flèche  de  Stras- 
bourg, etc.,  raisonnait  un  peu  comme  Coyi^el. 

Malgré  la  belle  architecture  de  leur  système,  ces  rationalistes 
durent  bien  souvent  soupçonner  sa  fragilité;  leur  critique  ne 
leur  donnait  pas  les  raisons  profondes  de  la  beauté.  Après  la 
laborieuse  analyse,  quelque  chose  restait  à  explorer  et  à  décrire 
dont  on  n'avait  rien  dit  et  qui  importait  seul  cependant.  Un  jour, 
Goypel  eut,  à  propos  de  Poussin,  un  mot  aussi  heureux  qu'inat- 
tendu; chez  le  peintre  des  Quatre  Saisons  et  des  Bacchanales,  il 
démêle  «  ce  caractère  de  cantique  qui  élève  l'âme,  charme  le 
cœur  et  l'espi'it  des  savants  ».  Les  mots  de  ce  genre  sont  rares 
qui  expriment  une  émotion.  Le  vocabulaire  est  indigent;  les 
mots  ont  des  teintes  si  neutres,  si  confuses,  qu'ils  servent  à  noter 
les  apparences  les  moins  semblables.  Félibien  exprime  son  admi- 
ration devant  un  Poussin  et  loue  le  «  beau  feu  et  l'art  admirable  ». 
A  la  même  époque,  d'autres  contemplent  avec  tendresse  Titien 
qui  a  su  mettre  dans  ses  peintures  «  tant  d'art  et  tant  de  feu  ». 
Et  ces  mêmes  mots  reviennent  toujours;  assez  vagues  pour 
s'appliquer  aussi  bien  à  Michel-Ange,  à  Rembrandt,  à  Rubens,  à 
Vélazquez.  à  n'importe  quel  artiste  de  talent. 

Parmi  les  peintures  de  Poussin,  il  en  est  une  dont  la  poésie  et 
la  profonde  émotion  semblent  dépasser  l'ordinaire  de  ses  compo- 
sitions narratives,  c'est  Le  Déluge.  Mais  cette  œuvre  est  belle  de 
toutes  les  qualités  qui  échappent  à  l'analyse  rationnelle  de  l'Aca- 
démie. Rien  n'est  alors  significatif  comme  l'embarras  de  ceux 
qui,  aimant  cette  peinture,  ne  peuvent  la  commenter.  Voici 
d'abord  Félibien  :  «  Quoyque  ce  dernier  soit  un  sujet  qui  ne 
fournisse  rien  d'agréable  parce  que  ce  n'est  que  de  l'eau  et  des 
gens  qui  se  noyent,  il  l'a  traité  néanmoins  avec  tant  d'art  et  de 
science  qu'il  n'y  a  rien  de  mieux  exprimé.  »  Nous  ne  saurons 
jamais  en  quoi  consiste  cet  «  art  »  et  cette  «  science  »  par  les- 
quels Poussin  a  su  remédier  au  manque  «  d'agrément  »  de  son 

(224) 


LA   CRITIQUE   D'ART 

sujet.  Loir,  qui  s'était  chargé  de  commenter  cette  peinture 
«  quelqu'ingrat  qu'en  fût  le  sujet  »,  ajoute  :  C'était  là  «  une 
matière  très  stérile,  parce  qu'une  pluie  continuelle  et  un  temps 
couvert,  inséparables  du  déluge,  otoient  le  moyen  de  faire 
paroîlre  avantageusement  des  objets  agréables....  On  ne  voit  pas 
de  grandes  figures  dont  les  parties  puissent  être  examinées  en 
détails.  »  Et  voilà  pourquoi  le  commentaire  du  Déluge  est  si 
court,  tandis  que  d'autres  tableaux,  Eliézer  et  Rébecca,  Les 
Hébreux  recevant  la  manne,  fournissent  matière  à  d'interminables 
analyses. 

A  ce  régime,  la  critique  d'art  tend  à  disparaître.  La  constante 
certitude  éteint  la  vie  de  la  pensée,  rend  la  recherche  inutile,  la 
nouveauté  impossible  ou  haïssable.  Les  écrivains  d'art  n'avaient 
d'autre  ressource  que  de  se  répéter  ou  de  chercher  matière  à 
réflexions  nouvelles  en  dehors  de  leur  art.  Le  succès  de  L'Art 
poétique  de  Boileau  les  y  aida.  L'incompatibilité  entre  la  poésie 
et  la  peinture  ne  devait  pas  frapper  des  artistes  que  le  souci  de 
l'histoire,  les  préoccupations  psychologiques  avaient  toujours 
maintenus  très  près  de  la  littérature  et  pour  qui  la  peinture  était 
avant  tout  un  moyen  d'exprimer  des  idées.  Donc  Antoine  Coypel, 
et  beaucoup  d'autres  après  lui,  vont  parler  peinture  en  transpo- 
sant les  hexamètres  de  Boileau  : 

Vous  donc,  qui  secondé  par  un  génie  heureux, 
Gourez  de  ce  bel  art  le  sentier  périlleux... 

Tout  y  passera  :  les  conseils  moraux;  fuyez  les  flatteurs; 
«  cédez  à  la  raison  »  ; 

Que  la  nature  soit  votre  guide  fidèle. 

Des  vers  de  Boileau  sont  insérés  tout  crus  ; 

Que  dans  tous  vos  sujets  la  passion  émue 
Aille  chercher  le  cœur,  l'échauffé  et  le  remue. 

On  est  presque  surpris  de  rencontrer  parfois  les  noms  de 
Raphaël  et  du  Guide.  On  attend  ceux  d'Homère  et  d'Euripide 
dans  cette  contrefaçon  nouvelle  de  VÉpilre  aux  Pisons.  La  prose 
abondante  dont  l'auteur  accompagne  son  poème  n'est  pas  beau- 
coup plus  instructive.  Dans  ce  bavardage  didactique  et  ces  plati- 

(225) 

HouRTicQ.  —  De  Poussin  à  Watteau.  i5 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

tudes  morales,  rien  ou  presque  sur  la  peinture  proprement  dite. 
Il  est  alors  une  critique  qui  annonce  notre  critique  moderne; 
mais  c'est  ailleurs  qu'il  la  faut  chercher. 


Les  simples  amateurs  d'art  ne  devaient  point  parler  peinture  à 
la  façon  des  conférenciers  de  l'Académie  ;  d'abord  parce  que  dans 
les  belles  œuvres  ils  ne  cherchaient  que  leur  plaisir  et  non  des 
recettes  pour  les  recommencer;  ensuite  parce  qu'ils  s'intéres- 
saient moins  que  les  élèves  de  Le  Brun  et  de  Poussin  aux  mérites 
de  la  conception,  davantage  aux  qualités  d'exécution  qui  sédui- 
sent quiconque  a  l'œil  voluptueux.  Ce  sont  les  mêmes  qui,  un 
temps,  ont  opposé  à  l'intellectualisme  de  l'École  leur  admiration 
pour  les  panneaux  flamands,  parfois  vides  de  pensée,  mais  tou- 
jours brillamment  peints,  les  mêmes  qui  ont  tenté  d'exprimer 
par  des  mots  inconnus  de  Le  Brun  les  nobles  sensualités  de  la 
peinture. 

Sauf  de  Piles,  le  plus  cultivé  d'entre  eux  et  qui  fut  de  l'Aca- 
démie, ils  ne  nous  ont  guère  laissé  de  témoignages  écrits.  Ce 
furent  des  amateurs  à  la  sensibilité  vive,  mais  sans  prétention,  à 
qui  sans  doute  il  suffisait  d'exprimer  leurs  prédilections  par  quel- 
ques mots,  quelques  exclamations  et  quelques  gestes.  Mais 
d'autres  nous  ont  parlé  d'eux,  et  il  est  possible  de  retrouver  leurs 
portraits  dans  la  caricature  que  leurs  adversaires  nous  en  ont 
donnée.  Aux  graves  penseurs  de  l'Académie,  ils  semblaient  comme 
des  forcenés.  Dès  1662,  M.  de  Chambrun  se  plaint  de  ces  «  curieux 
modernes  »  qui  ont  inventé  un  «  jargon  exprès,  avec  lequel  ils 
exagèrent  magnifiquement  par  des  gestes  et  des  expressions  fort 
emphatiques  pour  faire  admirer  la  fraischeur  et  la  vaguesse  du 
coloris,  la  franchise  du  pinceau,  les  touches  hardies,  les  couleurs 
bien  empastées  et  bien  nourries...  et  la  morbidesse  des  carna- 
tions ».  «  Cacopeintres  »,  s'écrie  encore  vingt  ans  plus  tard  Res- 
tout,  «  cacopeintres  »  qui  s'attachent  à  des  choses  «  basses  »  avec 
des  termes  «  pédantesques  ».  «  Voyez,  monsieur,  reculer  ce 
paysage  peint  en  petit  volume....  »  Car  pour  exprimer  des  «  choses 
basses  »  que  saurait-on  trouver  sinon  des  termes  extravagants? 
Que  ne  parle-t-on  plutôt  «  de  la  beauté,  de  la  diversité,  netteté  et 

(226) 


LA   CRITIQUE   D'ART 

sublimité  des  pensées,  de  cette  manière  noble  et  majestueuse  de 
traiter  un  sujet,  de  la  discrétion  à  le  remplir  dignement  et  conve- 
nablement à  la  vérité  de  l'histoire  qu'il  représente  et  au  mode 
dans  lequel  il  se  rencontre,  de  l'exacte  et  savante  observation  du 
costume,  etc.  »  C'est  donc  bien  parce  qu'ils  s'intéressent  à  des 
choses  différentes  que  ces  deux  classes  de  gens  ne  s'entendent 
pas;  au  fond  de  cette  querelle  de  mots,  il  y  a  une  opposition  de 
doctrines. 

Chez  ces'«  impressionnistes  »  on  peut  voir  par  quel  effort  les 
mots  cherchent  à  rendre  dans  toutes  ses  finesses  le  langage  des 
lignes  et  des  couleurs.  La  difficulté  est  considérable  encore 
aujourd'hui,  alors  que  tout  un  vocabulaire  pittoresque,  un  arsenal 
de  métaphores  et  de  comparaisons  a  été  peu  à  peu  constitué  pen- 
dant plus  de  deux  siècles.  La  difficulté  était  encore  plus  grande 
lorsque  les  critiques  d'art  voulurent,  avec  des  mots  qui  n'avaient 
guère  servi  qu'à  traduire  des  idées  explicites,  exprimer  ce  que  le 
peintre  leur  suggérait  avec  son  langage  muet  de  sensations.  Ils 
ne  pouvaient  pas  laisser  de  côté  les  qualités  techniques;  ils  sen- 
taient bien  l'importance  du  métier  qui  contient  toutes  les  inten- 
tions^du, créateur  et  que,  s'il  peut  exister  un  grand  peintre  qui 
n'ait  ni  philosophie,  ni  même  d'idées  au  sens  ordinaire  du  mot,  il 
ne  saurait  y  en  avoir  sans  une  certaine  maîtrise  du  pinceau,  sans 
une  exécution  parfaite.  Voilà  donc  le  critique  d'art  tenu  de  faire 
passer  dans  ses  mots  des  couleurs,  des  formes  et  des  apparences 
qui  soient  aussi  des  idées.  Les  Titans  forcenés  de  Michel-Ange, 
les  visions  phosphorescentes  que  Rembrandt  noie  en  des  ombres 
mystérieuses  sont  des  façons  de  penser  et  de  parler.  Le  but  de  la 
critique  ne  serait  atteint  que  s'il  expliquait  cette  psychologie  pro- 
fonde sans  jamais  laisser  échapper  les  images  qui  en  sont  le  sup- 
port et  qui  leur  donnent  la  beauté.  Et  le  critique  n'a  pas  la  res- 
source de  créer  des  mots.  Ces  sensations  neuves,  c'est  une  langue 
déjà  vieille  et  très  formée  qui  doit  les  exprimer.  Avec  des  mots 
attachés  à  d'autres  emplois,  il  faut  décrire  des  régions  nouvelles. 

Il  serait  donc  infini  de  reprendre  une  à  une  les  comparaisons, 
les  métaphores,  les  images  de  toutes  sortes,  l'argot  d'atelier,  les 
bizarreries  exotiques  qui,  au  xvii^  siècle  déjà,  servirent  à  rendre 
les  voluptés  de  la  peinture.  Aucun  des  moyens  actuels  ne  semble 
alors  avoir  été  ignoré.  Les  intempérances  de  ces  novateurs  nous 
paraissent  aujourd'hui   timides,    mais  l'accueil    qu'ils    reçurent 

(227) 


DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

prouve  qu'ils  effaraient  leurs  lecteurs,  tout  comme  les  plus  tru- 
culents de  nos  critiques  modernes. 

Et  d'abord  les  comparaisons.  Il  en  faut  pour  suppléer  aux 
indigences  de  la  langue.  Cherchez  un  terme  pour  nommer  les 
couleurs  d'une  palette  même  sobre;  en  dehors  des  expressions 
chimiques,  inutilisables  en  critique  parce  qu'elles  ne  sont  pas 
pittoresques,  il  n'y  a  guère  de  noms  précis.  Ceux  qui  existent 
sont  des  restes  d'anciennes  comparaisons;  des  noms  de  fleurs 
ou  de  pierres  précieuses  sont  ainsi  devenus  des  qualificatifs  : 
violet,  mauve,  lilas...  topaze,  ëmeraude,  turquoise....  Les  cri- 
tiques ont  naturellement  recours  à  cette  ressource  tradition- 
nelle. Quelques-unes  de  leurs  comparaisons  nouvelles  reste- 
ront dans  la  langue  :  la  couleur  de  Giorgione  est  d'un  «  goût 
brûlé  »;  Michel-Ange  «  donne  dans  la  brique  ».  D'autres  furent 
moins  heureuses.  Nous  ne  comprenons  plus  pourquoi  il  faut 
voir  dans  le  coloris  de  Giorgione  un  jet  d'eau  impétueux,  dans 
celui  de  Titien,  une  paisible  fontaine....  Les  couleurs  ne  parlent 
pas  seulement  aux  yeux,  elles  suggèrent  des  sensations 
tactiles.  Les  ennemis  de  Poussin  l'accusent  de  «  donner  dans 
la  pierre  »;  ses  amis  condamnent  Rubens  parce  qu'il  «  donne 
dans  la  tripe  ».  Enfin,  on  se  livre  au  jeu  des  sensations  trans- 
posées. 

Pour  un  critique  moderne,  trouver  une  teinte  «  savoureuse  », 
parler  de  la  «  sonorité  »  des  couleurs,  comme  du  «  coloris  » 
des  sons,  est  chose  des  plus  simple.  Ces  «  transpositions  » 
ont  semblé  utiles  avant  de  paraître  naturelles  et  peut-être 
étonnèrent-elles  d'abord  un  peu  ceux  mêmes  qui  les  employaient. 
Mais  on  devait  bien  vite  s'habituer  à  un  procédé  qui  enrichissait 
aussi  prodigieusement  le  vocabulaire  des  sensations.  Si  le 
vocabulaire  des  yeux  fait  défaut,  celui  de  l'ouïe  ou  du  toucher 
y  suppléera.  Vainement  on  chercherait  un  terme  visuel  pour 
exprimer  l'impression  très  particulière  produite  par  certaines 
couleurs  et  que  les  termes  acide,  aigre,  transposés  du  goût, 
expriment  parfaitement.  Les  amateurs  du  xvif  siècle  trouvèrent 
ainsi  que  certaines  couleurs  sont  «  suaves  »,  d'autres  «  moel- 
leuses »;  d'autres  au  contraire  «  sèches  »  ou  «  dures  ».  Presque 
toutes  les  sensations  allaient  ainsi  prêter  quelque  chose  au  voca- 
bulaire visuel. 

Une  de  ces  transpositions  surtout  a  fait  fortune  et  elle  reste 

(228) 


LA   CRITIQUE   D'ART 

aujourd'hui  encore,  la  grande  ressource  en  critique  d'art, 
c'est  la  métaphore  musicale.  Les  hommes  du  xvii*  siècle  en 
ont  beaucoup  usé.  On  la  trouve  déjà  dans  Félibienqui  l'applique, 
non  à  l'harmonie  des  couleurs,  mais  au  rythme  des  lignes. 
Il  veut  dans  les  formes  «  une  symétrie,  une  proportion,  une 
grâce  et  une  harmonie  si  grande  »  qu'elles  satisfassent  la  vue 
«  de  mesme  que  les  accords  de  musique  contentent  les  oreilles  ». 
Cette  comparaison  lui  semble  si  juste  qu'il  en  prend  prétexte 
pour  s'étonner  qu'on  n'ait  pu  encore  «  établir  des  règles 
assurées  et  démonstratives  pour  faire  des  ouvrages  qui  pussent 
aussi  bien  satisfaire  les  yeux,  comme  avec  le  temps  on  a 
trouvé  moyen  de  satisfaire  l'ouïe  par  des  proportions  harmo- 
niques ». 

C'est  au  coloris  surtout  que  s'appliquèrent  les  métaphores 
musicales  et  avec  le  coloris  le  rapport  paraît  en  effet  plus 
étroit.  Les  peintres  semblent  avoir  donné  sur  ce  point  l'exemple 
aux  critiques;  les  grands  Vénitiens,  Giorgione,  Titien  ou 
Véronèse,  aimèrent  à  confondre  la  couleur  et  la  musique  en 
une  même  volupté;  dans  leurs  savoureuses  nudités,  chez  leurs 
patriciens  somptueux,  la  joie  de  vivre  ne  s'épanouit  pleine- 
ment que  sous  la  chaleur  passionnée  des  violoncelles;  de  même, 
devant  ces  grandes  fêtes  de  la  couleur,  l'allégresse  s'éveille 
en  nous  grave  et  recueillie,  comme  sous  la  caresse  d'une  sym- 
phonie muette.  Couleur  et  musique  sont  si  apparentées  que 
les  critiques  ne  pouvaient  manquer  d'appliquer  à  la  première 
tout  ce  qu'ils  savaient  de  la  seconde.  Félibien  disait  encore  : 
«  l'union  et  l'entente  des  couleurs,  l'entente  des  ombres  et  des 
lumières  ».  Bientôt,  chez  d'autres,  les  «  douces  sympathies  » 
deviennent  des  «  accords  touchants  ».  «  Harmonie  »,  «  couleurs 
concertées  »  et  aussi  «  couleurs  discordantes  »,  seront  désormais 
des  locutions  habituelles.  Maintenant  que  le  goût  est  assez 
raffiné  pour  priser  les  «  heureuses  dissonances  de  l'harmonie  », 
la  langue  se  fait  savante  et  hardie  pour  les  noter.  L'assimilation 
d'un  tableau  à  un  orchestre  est  courante  chez  de  Piles.  Mais 
la  musique  n'intervient  que  pour  signifier  l'harmonie  des 
couleurs.  Personne  ne  voit  encore,  dans  une  composition  pitto- 
resque, des  variations  sur  un  thème;  personne  non  plus  n'assi- 
mile des  colorations  à  des  timbres,  le  rouge  au  trombone,  le  clair 
de    lune   au    son   de  la  flûte.    Pour  le   moment,   les  critiques 

(229) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

n'oublient  pas  qu'un  commentaire  doit  expliquer,  non  obscurcir. 

Comme  ils  ne  regardent  plus  seulement  ce  que  racontent 
les  peintures,  mais  comment  elles  sont  exécutées,  voici  les 
critiques  tenus  d'employer  de  ces  termes  qui  ne  qualifient  pas 
seulement  la  couleur,  mais  rappellent  la  matière  qui  la  porte, 
et  la  manière  dont  elle  a  été  traitée.  La  langue  littéraire  du 
xvii^  siècle  était  peu  hospitalière  à  ces  termes  techniques 
et  les  académiciens  dédaigneux  n'aimaient  pas  à  s'entretenir 
des  vulgarités  manuelles  qui  les  assimilaient  aux  ouvriers. 
Félibien,  qui  semble  ne  connaître  de  Rembrandt  que  ses  der- 
nières œuvres,  n'en  parle  que  pour  plaider  les  circonstances 
atténuantes.  Devant  la  fougue  pathétique  du  vieux  peintre,  il  a 
été  surtout  choqué  par  les  brutaliltés  de  la  facture.  Les  vrais 
amants  de  la  couleur  n'ont  pas  de  ces  dégoûts  :  pour  eux,  les 
couleurs  ont  une  âme  et  un  corps;  elles  sont  une  substance 
fluide  ou  pâteuse,  onctueuse  ou  granulée,  traitée  avec  brutalité  ou 
caressée  avec  tendresse. 

Mais  devant  les  prouesses  d'une  belle  exécution,  nos  amateurs 
durent  être  embarrassés  pour  dire  leur  enthousiasme.  C'est 
l'argot  des  ateliers  qui  pouvait  seulement  leur  fournir  un  vocabu- 
laire. C'est  là  seulement  que  naissent  ces  expressions.  Celui-là 
doit  en  trouver  qui,  tout  le  jour,  un  pouce  planté  dans  la  palette, 
écrase  sur  la  planchette  de  noyer  la  substance  fine  et  grasse,  puis 
la  fait  tourner  dans  l'huile  qui  la  dilue;  dans  sa  main  la  brosse 
court,  frotte  la  toile  tendue  et  vibrante  de  son  crin  sec  et  hirsute  ; 
puis  amollie,  elle  caresse  tendrement  une  rondeur  lumineuse, 
estompe  des  transparences  légères,  étale  un  liquide  qui  bave  sur 
les  bords,  découpe  un  contour  d'un  empâtement  brutal  et  enfin, 
alourdie  et  embourbée,  essuie  en  se  tordant  sur  la  toile  une 
boue  précieuse,  où  de  petits  poils  restent  englués.  Celui  qui 
manie  continuellement  l'outil  doit  parfois  trouver  de  ces  mots 
expressifs,  qui  luisent  comme  des  miniatures,  coulent  comme 
de  l'huile  et  sentent  le  vernis.  Il  les  passe  à  l'homme  de 
lettres  qui  vient  dans  son  atelier  pour  apprendre  à  «  parler 
peinture  ». 

Il  ne  faudra  donc  pas  s'étonner  outre  mesure  lorsque,  un 
peu  plus  tard,  un  farouche  admirateur  de  Fragonard,  les  yeux 
allumés  de  gourmandise,  faisant  claquer  son  pouce,  rugira  : 
«  Voyez  quelle  fermeté  de  touche,  quelle  fougue  de  pinceau, 

(230) 


LA    CRITIQUE    D'ART 

ces  laissés,  ces  lâchés.  Comme  c'est  peint  ii;rassement,  ciel,  quel 
ragoût  1...  Vous  avez  vu  le  nec  plus  ullra.  pour  le  heurlé,  le 
roullé,  le  bien  fouetté,  le  tartouillis.  Le  voilà,  le  voilà.  \c  véritable 
iartouillis  «  et  d'un  pinceau  fictif  il  fouette  dans  les  airs  la  pâte 
idéale  de  quelque  monstrueux  tartouillis.  Sans  doute  les  gens 
du  xvii''  siècle  n'ont  pas  de  Fragonard  à  mettre  en  prose.  Leur 
langue,  comme  leur  peinture  reste  plus  sage.  Pourtant  elle  sait 
au  besoin  noter  une  manière  «  grenée  ^>  ou  ^^  hachée  »,  une 
«  touche  fière,  moelleuse  et  bien  empâtée  ».  Et  même,  à  en 
croire  Ch.  Co}*pel.  si,  dans  les  rides  de  quelque  respectable  vieil- 
lard, il  y  a  u  d'heureuses  épaisseurs  de  couleurs  »,  ou  entend 
bientôt  «  le  beau  terme  de  patrouillis.  »  La  méthode  est  dange- 
reuse, il  faut  l'avouer.  Mais  convenons  que  Guillet  de  Saint- 
Georges,  l'historiographe  des  académiciens  est  tout  de  même 
trop  plat  quand,  pour  montrer  l'adresse  d'un  peintre  habile,  il 
écrit  qu'il  u  avait  toutes  les  lumières  dont  le  pinceau  peut  avoir 
besoin  ». 

Pour  cet  impressionnisme  pittoresque,  nos  amateurs  d'art 
trouvent  encore  de  grandes  ressources  dans  les  langues  étran- 
gères. Ils  n'ont  pourtant  rien  emprunté  aux  Flandres,  le  pays  des 
peintres  habiles  et  brillants,  mais  à  lltalie.  la  u  nourrice  ^^  de  leurs 
peintres  psychologues  et  historiens.  La  Flandre,  qui  leur  apprit 
des  raffinements  de  la  palette  et  du  pinceau,  ne  leur  a  point 
enseigné  de  mots.  Les  Flamands  émigrés  résistaient  peu  à  l'assi- 
milation; ils  se  montraient  élèves  dociles  plus  que  maîtres  origi- 
naux, moins  capables  d'enseigner  leur  métier  que  disposés  à 
adopter  celui  des  autres.  De  plus  leur  langue  n'avait  ni  la  sou- 
plesse ni  la  richesse  de  leur  peinture  et,  s'il  y  eut  en  France  des 
amateurs  pour  admirer  le  coloris  de  Van  Dyck  et  de  Téniers,  il 
n'y  eut  personne  pour  glaner  dans  la  prose  de  l'honnête  Karl  Van 
Mander.  A  cette  époque,  quand  il  y  a  contact  entre  le  germanique 
et  le  latin,  entre  le  nord  et  le  midi,  le  premier  se  laisse  toujours 
absorber  par  le  second. 

C'est  donc  à  l'italien  que  l'on  allait  avoir  recours.  Sans  doute 
les  grands  peintres  d'Italie  ue  se  sont  jamais  beaucoup  amusés 
aux  prouesses  du  métier  et  presque  toujours.  —  sauf  à  Venise  — 
ils  ont  gardé  un  peu  de  la  simplicité  austère  et  nue  de  la  fresque. 
Pourtant  leur  production  artistique,  comme  leur  littérature  pitto- 
resque, montre  une  telle  avance  sur  les  nôtres,  qu'ils  peuvent 

(-'31) 


DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

prêter  non  pas  seulement  les  termes  techniques,  dont  nous  avons 
parlé  plus  haut,  mais  quelques-uns  des  mots  qui  caractérisent 
le  mieux  le  «  faire  »  {il  faré)  ou  la  «  manière  »  [maniera)  d'un 
peintre.  Ces  noms  italiens  apportent  dans  les  propos  des  cri- 
tiques enthousiastes  l'emphase  de  leurs  syllabes  chantantes  : 
maestria,  vaghezza,  morbidezza,  freschezza,  autrement  expressifs 
que  les  mots  français  correspondants.  Quelle  admiration  dans 
virtuosol  Quel  mépris  dans  strapazzonel  Les  véritables  raffinés 
se  gardent  bien  de  franciser  tout  à  fait  ces  termes;  ils  se  com- 
plaisent à  ces  sonorités  exotiques,  qui  fixent  l'attention  sur  ces 
mots,  ce  qui  est  une  manière  d'accentuer  leur  signification  et  de 
les  mettre  au  superlatif. 

Car  il  n'y  a  personne  comme  le  critique  d'art,  pour  fatiguer 
rapidement  le  terme  le  plus  énergique.  Lorsqu'il  veut  rendre  la 
vivacité  de  son  admiration  ou  de  son  dégoût,  il  ne  trouve  jamais 
dans  la  langue  assez  de  moyens  pour  multiplier  la  force  des  mots 
—  même  en  ajoutant  les  grossissements  de  voix,  les  jurons  et 
tout  ce  qui  se  rapporte  à  l'action  oratoire.  Les  grandes  hyperboles 
du  commencement  du  xvii^  siècle,  «  plus  beau  qu'on  ne  saurait 
imaginer,  le  plus  touchant  du  monde  »,  semblèrent  vite  d'une 
discrétion  anodine.  Cette  tendance  est  de  tous  les  temps.  Mettre 
en  prose  ses  sensations  artistiques  est  d'une  telle  difficulté,  que 
les  meilleurs  écrivains  ne  croient  y  réussir  que  s'ils  les  ont 
poussées  au  paroxysme.  Les  mots  qui,  comme  toutes  choses,  ne 
sont  forts  que  par  rapport  aux  mots  faibles,  perdent  leur  effica- 
cité dans  ce  fortissimo  continu.  Taine  dépeint  le  naturalisme 
sensuel  de  Rubens  sur  un  tel  ton  que,  s'il  lui  eût  fallu 
parler  ensuite  de  Jordaens,  la  voix  lui  eût  manqué.  Et  c'est 
pourquoi  nos  critiques  d'art  recherchent  tant  les  mots  rares, 
inédits,  les  mots  étranges,  bizarres,  tous  ceux  dont  les  arêtes  sont 
encore  nettes,  de  préférence  à  ceux  qui  sont  usés.  Et  c'est 
pourquoi  sans  doute  ce  «  cacopeintre  »  s'exprimait  «  avec  des 
termes  si  extravagans  et  des  postures  si  grotesques  »  que  Restout 
«  creut  qu'il  devenait  fol  ». 

A  la  fin  du  xvii^  siècle,  nos  critiques  d'art  aux  impressions  vives 
et  au  langage  emporté,  sont  loin  d'avoir  acclimaté  leur  manière 
de  sentir  et  de  parler.  Antoine  Coypel  dit  sans  doute  :  «  parler  de 
peinture  aussi  bien  que  de  Piles  »,  mais  c'est  là  peut-être  simple 
politesse  pour  un  ami.  Son  fils  Charles  reste  encore  sévère  pour 

(232) 


LA   CRITIQUE   D'ART 

ces  «  faux  connaisseurs  ».  Il  ne  perd  pas  une  occasion  de  pré- 
tendre qu'il  n'est  pas  besoin  de  «  parler  métier  »  pour  juger  une 
peinture.  A  son  gré,  un  tableau  s'analyse  comme  une  tragédie. 
Et  il  met  en  scène  deux  amateurs  pour  opposer  les  deux  écoles. 
Le  caquet  do  la  nouvelle  est  étourdissant. 

«  Ehl  que  dites- vous,  cette  tête  est  divine I  Regardez-moi  cette 
fonte,  cette  moële,  ce  tour  pittoresque,  cette  touche  hardie;  comme 
cet  endroit  est  souillé I  Quelle  fabrique  dans  ces  cheveux! 

—  Mais,  mais,  monsieur,  le  caractère... 

—  Le  caractère,  monsieur,  le  caractère;  voyez  comme  ces  sourcils 
sont  frappes,  ce  front  heurté  et  peint  à  pleine  couleur,  puis  retouché 
à  gras,  pouf,  pouf,  pouf,  comme  ces  gens-là  faisaient  rouler  leur 
pinceau!  Comme  cela  est  fouetté!  Ah!  monsieur,  cela  est  divin.  » 

Contre  une  telle  éloquence,  toute  résistance  est  inutile.  Les 
amis  de  la  peinture  et  de  la  critique  abstraites  ont  beau  faire,  du 
moment  que  le  temps  est  venu  oii  l'on  savoure  en  peinture  le 
«  ragoût  »,  le  «  bien  fouetté  »,  tous  les  raffinements  de  la  couleur 
et  les  prouesses  du  pinceau,  aucune  force  ne  saurait  interdire  les 
mots  qui  expriment  le  mieux  ces  impressions  nouvelles.  «  Le 
grand  terme  d'harmonie  »  paraît  encore  prétentieux  à  Charles 
Coypel.  Néanmoins,  avec  beaucoup  d'autres,  il  entre  dans  l'usage. 
La  langue  des  conférences  de  l'Académie  pouvait  bien  décrire  les 
œuvres  de  Poussin,  le  «  peintre  des  gens  d'esprit  ».  Mais  le  règne 
est  venu  de  Watteau,  Chardin,  Boucher,  Fragonard,  des  peintres 
qui  ont  un  «  beau  pinceau  ».  Les  ouvrages  critiques,  la  littéra- 
ture pittoresque  admettent  chaque  jour  davantage  de  ces  expres- 
sions qui,  autrefois,  dans  la  bouche  des  «  cacopeintres  »  et  des 
«  faux  connaisseurs  »,  soulevaient  l'indignation  de  Restout  et  la 
gaieté  de  Coypel. 


Cette  langue  impressionniste,  si  difficile  à  constituer,  n'obtint 
une  faveur  de  bon  aloi  que  lorsque  les  habitudes  nouvelles  de 
penser  furent  elles-mêmes  admises  par  de  bons  esprits.  Les 
hommes  du  xviii^  siècle  conserveront  la  plupart  des  prédilections 
du  xvii^  siècle,  mais  ils  en  donneront  d'autres  motifs  ou  môme 
n'en  donneront  aucun.  Après  la  raison  universelle,  la  sensibilité 
individuelle.  Félibien  a  vu  naître  ce  sensualisme  du  goût;  il  l'a 

(233) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

discerné  dans  cette  méthode  nouvelle  des  «  curieux  qui  ne  consi- 
dèrent jamais  dans  les  ouvrages  qu'on  leur  montre,  que  ce  qui  est 
conforme  à  leur  connaissance  ou  à  leur  inclination  et  méprisent 
tout  le  reste  ».  Il  leur  oppose  la  vraie  doctrine  qui  est  aussi  celle 
de  la  littérature  et  qu'il  a  su  exposer  avec  plus  de  netteté  qu'aucun 
de  nos  écrivains  classiques  :  avoir  une  «  idée  de  la  beauté  et  de  la 
perfection,  non  sur  des  exemples  de  choses  modernes  que  le 
temps  n'a  point  encore  approuvées,  mais  sur  ce  que  la  force  de 
l'esprit  peut  imaginer,  ce  que  la  raison  en  juge  et  ce  que  le 
consentement  des  grands  hommes  en  a  prescrit  ». 

Au  commencement  du  xviii"  siècle,  dans  les  Réflexions  critiques 
sur  la  poésie  et  sur  la  peinture  de  l'abbé  Du  Bos,  on  voit  affirmer 
fortement  que  les  jugements  d'art  ne  doivent  pas  être  rangés  dans 
les  vérités  scientifiques,  mais  dans  les  impressions  personnelles. 
Le  goût  esthétique  et  le  goût  physique  sont  de  même  nature.  L'un 
préfère  le  Champagne,  l'autre  le  vin  d'Espagne  :  pure  question  de 
palais.  De  même  «  la  prédilection  qui  nous  fait  donner  la  préfé- 
rence à  une  partie  de  la  peinture  sur  une  autre  partie,  ne  dépend 
pas  de  notre  raison,  non  plus  que  la  prédilection  qui  nous  fait 
aimer  un  genre  de  vie  préférablement  aux  autres.  Cette  prédi- 
lection dépend  de  notre  goût  et  notre  goût  dépend  de  notre  orga- 
nisation, de  nos  inclinations  présentes  et  de  la  situation  de  notre 
esprit.  » 

Comment  la  sensibilité  individuelle  prend  ainsi  confiance  en 
elle-même,  rien  ne  le  fait  mieux  constater  que  la  lente  création 
d'un  langage  nouveau,  bizarre,  imprévu,  capricieux,  barbare, 
compliqué  comme  nos  impressions,  docile  à  les  rendre  avec  toute 
leur  vivacité.  Mais  cette  langue,  ainsi  qu'il  arrive  toujours,  ne 
restera  pas  simplement  un  signe  d'idée  ;  à  son  tour  elle  va  agir. 
Les  impressions,  confuses  et  fugitives  tant  qu'elles  sont  anonymes 
prennent  avec  le  mot  comme  un  accroissement  d'existence,  une 
énergie  plus  forte,  une  sorte  de  matérialité,  qui  permet  de  les 
manier  et  de  les  faire  circuler.  Quand  un  mot  surgit,  c'est  une 
idée  latente  qui  monte  au  jour;  une  idée  a  pris  forme,  va  se 
montrer,  et  son  image  à  son  tour  va  se  multiplier  et  se  répandre. 

La  langue  de  la  critique  d'art  déborde  ainsi  peu  à  peu  de  sa 
spécialité  dans  la  langue  générale.  Les  formes  gracieuses  et  le 
coloris  séduisant  qu'elle  décrit  sont  maintenant  familiers  et 
nécessaires   à   toutes   les   sensibilités    raffinées.   On   exige  plus 

(234) 


LA   CRITIQUE   D'ART 

de  couleur  de  celui  qui  s'exprime  avec  des  mots.  Après  avoir 
trouvé  les  mots  de  la  couleur,  on  veut  trouver  de  la  couleur  dans  les 
mots.  La  littérature  et  la  critique  d'art  se  pénètrent  et  tout  écrivain 
est  capable  de  faire  un  «  salonnier  ».  Il  faudrait  une  longue 
analyse  pour  suivre  cette  diffusion  de  la  langue  d'art  dans  la 
communauté  littéraire.  L'histoire  d'un  mot  peut  la  symboliser,  du 
mot  qui  signifie  à  lui  seul  toutes  les  choses  de  la  peinture.  Le 
terme  pittoresque  est  au  xvir  siècle  un  néologisme  qui  appartient 
exclusivement  aux  peintres  :  une  histoire  pittoresque  est  une 
histoii'e  de  la  peinture;  une  guerre,  une  discussion  pittoresques, 
sont  une  guerre,  une  discussion  entre  peintres.  Puis  on  parle  de 
style  pittoresque,  et  la  qualité  désignée  rappelle  de  moins  en 
moins  l'art  de  la  couleur,  à  mesure  qu'elle  est  de  moins  en  moins 
un  privilège  de  la  peinture.  Le  sens  du  mot  s'étend  et  il  perd  de 
sa  précision  technique.  Pour  remplacer  pittoresque,  qui  ne  rend 
plus  les  mêmes  services  qu'autrefois,  il  a  fallu  trouver  autre  chose; 
on  a  imaginé /?/c/ura/.  Les  termes  d'art  vont  ainsi  tour  à  tour  se 
perdre  dans  le  domaine  commun  avec  les  impressions  qu'ils 
traduisent. 

Vienne  maintenant  l'institution  régulière  des  Salons  et  tout 
naturellement  s'épanouira  une  littérature  «  pittoresque  »  très 
abondante.  Lettres  d'un  Américain,  Réflexions  d^un  aveugle, 
Dialogues  et  antidialogues,  paraîtront  chaque  année,  manuscrits 
et  imprimés,  publiés  à  Paris  ou  à  Amsterdam,  et  le  cercle  où  se 
discute  le  mérite  des  peintres  sera  de  plus  en  plus  large.  Diderot 
qui  passe  pour  un  inventeur  en  critique  d'art  n'avait  plus  rien  à 
inventer.  Depuis  des  années,  d'autres  avaient  écrit  des  Salons, 
avant  lui,  comme  lui,  aussi  bien  que  lui.  Il  n'a  rien  apporté  de 
nouveau,  pas  un  terme,  pas  une  comparaison,  pas  une  métaphore, 
pas  une  plaisanterie.  On  a  coutume,  d'autre  part,  d'opposer  la 
critique  «  technique  »  de  l'Académie  royale  à  la  critique  «  littéraire  » 
des  Salons  de  Diderot.  En  réalité,  les  peintres  de  l'Académie,  pour 
parler  de  leur  art,  ont  cru  souvent  devoir  faire  aussi  de  la  «  litté- 
rature »  et  dans  les  dissertations  esthétiques  du  xviir  siècle 
auxquelles  se  rattachent  les  Salons  de  Diderot,  il  y  a  beaucoup 
d'impressions  vraiment  «  pittoresques  »  bien  qu'exprimées  par 
des  hommes  de  plume.  La  véritable  différence  n'est  pas  là.  Les 
Académiciens,  désireux  avant  tout  de  vérité  ou  de  certitude, 
rationalistes  et  systématiques,  délaissaient  les  qualités  purement 

(235) 


DE    POUSSIN   A  WATTEAU 

sensibles;  les  seconds,  à  qui  suffisent  les  vagues  notions  de 
l'impression  personnelle,  jugent  sans  principe,  ou  même  se 
dispensent  de  juger. 

Les  deux  méthodes  ont  bien  des  inconvénients.  Guilletde  Saint- 
Georges,  historiographe  des  Académiciens  décédés,  fait,  dans  la 
biographie  de  Le  Brun  une  digression  mélancolique  pour  déclarer 
qu'il  est  ennuyeux  et  qu'il  n'en  peut  rien.  Comment  décrire  un 
tableau  d'une  manière  intéressante?  On  est  réduit  à  raconter 
l'histoire,  à  expliquer  l'allégorie,  ou  à  décrire  la  composition  : 
«  il  n'est  jamais  rien  dit  de  l'art  du  peintre  ».  L'Académie  s'était 
montrée  un  peu  trop  dédaigneuse  pour  cet  «  art  du  peintre  »; 
mais  ses  conférenciers  eurent  le  scrupule,  le  goût  de  l'exactitude 
et,  au  moins  à  l'origine,  le  souci  de  ne  parler  que  pour  dire  quel- 
que chose. 

Les  critiques  amateurs  et  les«  feuilletonnistes  »,  leurs  héritiers 
ont  les  mérites  et  les  défauts  inverses.  Le  danger,  rarement  évité, 
est  un  bavardage  prétentieux  et  tapageur,  un  charlatanisme 
bruyant,  un  boniment  verbeux,  facile  pour  qui  s'y  est  un  tant  soit 
peu  exercé.  Dans  ce  qu'elles  ont  de  bon,  les  deux  méthodes  ne 
sont  sans  doute  pas  inconciliables.  Il  s'est  rencontré,  depuis  Roger 
de  Piles  jusqu'à  Eugène  Fromentin,  des  commentateurs  méthodi- 
ques et  émus  qui  ont  su  voir  qu'une  technique  est  aussi  une 
psychologie,  qui  ont  su  montrer  comment  une  façon  de  peindre 
est  aussi  une  manière  de  sentir.  S'il  y  en  a  eu  très  peu,  c'est  qu'il 
fallait,  pour  réussir,  beaucoup  de  conscience  et  un  peu  de  talent. 


CHAPITRE    VII 

LE  SALON   DE  ^699 

l'exposition  de  peinture  ouverte  en  1699  PAR  l'académie  royale 

PERMET  DE  PRÉSENTER  UN  TABLEAU  DE  l'ÉCOLE  PARISIENNE  A  LA 
FIN  DU  SIÈCLE  \\  LES  DERNIERS  PEINTRES  DE  LA  GÉNÉRATION  DE  LE  BRUN 
QUI  ONT  COLLARORÉ  A  LA  DÉCORATION  DE  VERSAILLES  ||  LA  GÉNÉRATION 
DES  ÉLÈVES  DE  LE  RRUN  :  JOUVENET,  LA  FOSSE;  LEUR  FIDELITE  A 
l'école  EST  ATTÉNUÉE  PAR  l'ÉCLECTISME  ||  LES  PORTRAITISTES,  PAYSA- 
GISTES ET  ANIMALIERS,  LARGILLIÈRE,  RIGAUD,  DESPORTES,  MONTRENT 
PLUS  FRANCHEMENT  Qu'iLS  ACCEPTENT  l'iNFLUENCE  FLAMANDE  1|  DIFFI- 
CULTÉ d'accommoder  l'enseignement  ACADÉMIQUE  ET  LE  NATURA- 
LISME PITTORESQUE,  LA  PEINTURE  d'hISTOIRE  ET  LE  «  MODERNISME  )) 
Il  c'est  a  M^ATTEAU,  un  ARTISTE  d'uNE  GÉNÉRATION  NOUVELLE,  Qu'iL 
SERA  DONNÉ  d'ÊTRE  LE  POETE  ET  LE  PEINTRE  DU  MONDE  PARISIEN  ▲ 
LA  FIN   DU    RÈGNE  DE  LOUIS  XIV. 


ON  sait,  par  les  registres  de  rAcadémie,  que  cette  compagnie 
ne  manqua  pas  de  s'adresser  au  grand  public  par  des 
expositions  que  les  amateurs  parisiens  ont  pu  visiter,  à 
plusieurs  reprises,  au  cours  du  règne  de  Louis  XIV.  Le  public 
qui  venait  assister  parfois  aux  discussions  d'où  sortit  l'esthétique 
de  l'école  française  fut  admis  aussi  à  suivre  ses  travaux,  non 
seulement  dans  leurs  manifestations  oratoires,  mais  dans  leurs 
résultats.  Malheureusement,  la  «  littérature  d'art  »  n'existait 
guère  alors,  surtout  pour  l'art  contemporain,  et  ces  expositions 
nous  ont  laissé  si  peu  de  traces  qu'elles  semblent  traverser  l'his- 
toire d'une  manière  clandestine.  Une  mention  sur  des  registres  1 
Peut-on   se   satisfaire  de  documents  aussi  furtifs?  Il  y  eut  un 

(237) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

public  pour  visiter  les  galeries  du  Louvre,  approuver  ou  criti- 
quer les  œuvres  exposées.  Comment  un  «  salonnier  »  ne  s'est-il 
pas  rencontré  pour  nous  laisser  une  description  manuscrite  des 
expositions  de  la  fin  du  siècle?  Les  œuvres  que  nous  y  verrions 
juger  ne  nous  sont  pas  inconnues;  beaucoup  sont  aujourd'hui  au 
Louvre,  à  Versailles,  dans  nos  églises  de  Paris  ou  nos  musées 
de  province.  Mais  de  leur  groupement  dans  un  «  salon  »,  devait 
se  dégager  une  physionomie  générale  de  l'école  parisienne,  à  une 
certaine  date.  Nos  salons  annuels  sont  trop  rapprochés  pour  nous 
donner  le  sens  de  l'évolution.  Mais  des  expositions  séparées  par 
des  intervalles  de  cinq  ou  dix  ans  nous  fourniraient  ces  diffé- 
rences entre  les  étapes  dont  les  historiens  ont  besoin  pour  sentir 
l'écoulement  du  temps  et  pour  le  décrire.  En  attendant  qu'une 
découverte  vienne  satisfaire  notre  curiosité,  essayons  de  tromper 
notre  impatience  en  imaginant  l'un  de  ces  «  salons  »  que  visi- 
tèrent les  Parisiens,  à  la  fin  du  xvii*  siècle. 

...  Comme  MM.  de  l'Académie  royale  décidèrent,  en  cette  année 
1704,  d'exposer  leurs  meilleures  œuvres,  afin  de  faire  connaître 
au  public  les  progrès  que  les  beaux-arts  accomplissent  en  France, 
sous  l'heureuse  direction  de  cette  docte  assemblée,  Armédon, 
qui  a  toujours  eu  beaucoup  de  curiosité  pour  les  beaux  ouvrages, 
vint  me  convier  afin  que  nous  visitassions  de  compagnie  les 
œuvres  placées  dans  la  grande  galerie  du  Louvre,  que  le  Roi  a 
généreusement  mise  à  la  disposition  de  son  Académie.  Lorsque 
nous  eûmes  admiré  ces  œuvres  savantes  de  nos  plus  habiles 
peintres,  nous  ne  pûmes  nous  séparer  sans  nous  être  entretenus 
fort  longuement  des  belles  choses  que  nous  avions  examinées 
ensemble,  car  la  peinture  qui  est  un  art  muet  développe  la 
faconde  de  ceux  qui  l'admirent.  Et  la  fin  du  jour  nous  trouva 
dans  le  jardin  du  Luxembourg  engagés  dans  une  conversation. 
«  Il  vous  souvient,  sans  doute,  me  dit-il,  que  lors  de  l'exposition 
que  nous  donnèrent  MM.  de  l'Académie,  il  y  a  cinq  ans,  en  cette 
même  galerie  du  Louvre,  il  circula  dans  le  monde  des  curieux 
une  description  de  ces  œuvres  qui  n'eut  pas  moins  de  succès 
parmi  les  artistes  que  parmi  les  connaisseurs.  Je  regrette  fort  de 
n'avoir  point  conservé  une  copie  de  ce  petit  morceau. 

—  Le  voici,  lui  dis-je,  et  puisque  vous  trouvez  agréable  de  vous 
rappeler  les  œuvres  que  vous  avez  admirées  en  1699,  pour  les 

(238) 


LE   SALON   DE    1699 


XXIV.  —  Le  salon  de  1699,  d'après  une  grai'ure  anonyme.  Nous  sommes  dans  la 
grande  galerie  du  Louvre,  où  le  jour  pénètre  encore  par  les  fenêtres  qui  donnent 
sur  le  fleuce.  Parmi  les  visiteurs  remarquer  des  moines  qui  dissertent  en  r»ontrant 
des  tableaux.  Cest  que  parmi  ces  tableaux,  il  en  est  beaucoup  qui  sont  destinés  à 
des  églises  de  Paris,  en  particulier  plusieurs  œuvres  importantes  de  Jouvenet. 


mettre  en  parallèle  avec  ce  que  les  artistes  nous  proposent  en 
cette  année,  je  ne  vous  ferai  pas  désirer  plus  longtemps  cette 
lecture. 

A  l'entrée  se  présentaient  d'abord  deux  portraits,  l'un  de 
Sa  Majesté  et  l'autre  de  Monseigneur,  par  M.  Poërson.  En  quoi 
M.  Hérault,  le  décorateur  de  la  galerie  du  Louvre,  a  agi  raison- 
nablement, car  toute  l'admiration  que  nous  donnons  aux  chefs- 
d'œuvre  de  nos  plus  savants  peintres  nous  devons  la  reporter  en 
gratitude  au  prince  dont  la  faveur  et  la  munificence  ont  fait  fleurir 
les  beaux-arts  en  ce  royaume  ainsi  que  les  plantes  croissent  et 
fructifient  sous  la  chaleur  du  soleil.  M.  Poërson  recueille  des 
applaudissements  universels  pour  avoir  reproduit  d'un  pinceau 
savant  ces  traits  souverains  qui  s'impriment  si  facilement  dans 
les  cœurs  et  qu'il  est  si  malaisé  de  reproduire  sur  la  toile. 

Parmi  les  illustres  peintres  dont  les  œuvres  remplissent  la 
grande  galerie  du  Louvre,  les  plus  anciens  ont  eu  la  gloire  de 
travailler  avec  M.  Le  Brun  aux  appartements  de  Versailles.  Leur 
renommée  est  assise  sur  des  fondements  solides  ;  leur  fortune  est 
en  quelque  manière  attachée  à  celle  du  plus  grand  des  rois  et 
leurs  travaux  seront  admirés  aussi  longtemps  que  les  yeux  des 

(239) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

peuples  seront  fixés  sur  ces  lieux  magnifiques.  Ainsi  M.  Coypel  le 
père,  M,  Paillet,  M.  Michel  Corneille  sont-ils  de  ces  maîtres  qui 
sous  la  haute  direction  de  M.  Le  Brun  ont  su  peindre  la  gloire  de 
notre  prince,  la  terreur  de  ses  armes  comme  la  douceur  de  ses  lois. 
M.  Coypel  le  père  a  peint  pour  Trianon  une  suite  sur  les  exploits 
d'Hercule,  où  revit  le  grand  goût  que  l'on  voit  briller  dans  les 
compositions  de  l'illustre  M.  Le  Brun.  Il  a  été  aussi  le  directeur 
de  cette  Académie  à  la  naissance  de  laquelle  il  n'a  tenu  que  de 
quelques  années  qu'il  assistât;  pour  les  jeunes  gens  qui  vont 
entrer  dans  la  carrière  avec  le  nouveau  siècle,  il  apparaît  comme 
le  témoin  d'un  âge  glorieux  et  peut-être  la  noblesse  que  l'on 
admire  chez  cet  aïeul  paraîtra-t-elle  un  jour  trop  sublime  à  nos 
petits-neveux.  Les  œuvres  qu'il  nous  présente  sont  quatre 
tableaux  qu'il  peignit  il  y  a  tantôt  vingt  ans,  dans  le  temps  que 
la  gloire  du  Roi  avait  l'éclat  de  la  jeunesse  et  que  le  char  du  soleil 
n'était  pas  encore  au  milieu  de  sa  course.  Ils  ont  tous  quelque 
rapport  avec  les  actions  de  notre  monarque.  Le  premier  repré- 
sente Solon  jeune  qui  soutient  la  justice  de  ses  lois  devant  des 
magistrats  âgés;  il  tire  sa  pensée  de  l'admiration  où  furent  les 
ministres  de  Sa  Majesté  quand,  à  la  mort  du  cardinal  Mazarin, 
elle  résolut  de  gouverner  sans  premier  ministre  et  les  étonna  par 
la  solidité  de  son  jugement.  Le  second  nous  peint  Ptolémée  Phi- 
ladelphe  qui  donne  la  liberté  aux  Juifs;  la  scène  est  en  Egypte,  à 
Alexandrie,  comme  le  marquent  la  pyramide  et  l'obélisque  que 
l'on  voit  dans  le  fond.  Dans  le  troisième,  Alexandre  Sévère  fait 
distribuer  du  blé  au  peuple  de  Rome  en  un  temps  de  disette,  ainsi 
que  fit  le  Roi  dans  quelques  années  où  le  peuple  de  Paris  souffrit 
de  la  famine.  Le  quatrième  enfin  nous  montre  Trajan  qui  rend  la 
justice  à  ses  peuples;  ce  prince  vêtu  d'une  tunique  d'or  et  d'un 
manteau  d'écarlate  reçoit  les  placets  au  seuil  de  son  palais  et  il 
est  facile  de  remarquer  que  celui  qui  fit  les  délices  de  l'univers 
semble  avoir  pris  quelque  chose  de  la  majesté  et  de  la  bonne 
grâce  du  Trajan  de  notre  siècle.  Ces  tableaux  ont  servi  de  modèle 
pour  les  peintures  du  plafond  de  la  salle  des  gardes  de  la  Reine 
à  Versailles.  On  y  retrouve  cette  savante  pensée  que  M.  Le  Brun 
voulut  nous  faire  reconnaître  dans  toutes  les  parties  du  palais 
de  manière  que  nous  ne  voyons  jamais  que  d'illustres  actions  de 
héros  de  l'antiquité  tandis  que  notre  esprit  est  constamment 
occupé  par  celui  qui  semble  s'être  proposé  de  les  surpasser  tous. 

(240) 


Cl.  Haclielle. 


JOUVENET    :     DESCENTE     DE    CROIX 
{MitSif  lin  Louvre.) 


DE    POUSSIN    A    WATTEAU. 


H.   b,  page  240, 


LE   SALON   DE    1699 

La  Clélie  de  M.  Paillet  appartient  à  la  suite  des  reines  illustres 
qui  ont  pris  part  aux  travaux  de  Mars,  ainsi  que  Rodogune, 
Zénobie,  Ipsicrate  et  Arpélie;  en  quoi  ces  princesses  ne  firent 
qu'imiter  l'exemple  de  Minerve  qui  abandonnait  parfois  les  tra- 
vaux de  la  maison  pour  devenir  une  guerrière  fort  redoutable. 
Ces  tableaux  sont  des  pensées  pour  les  peintures  qui  ont  été 
placées  dans  l'antichambre  de  la  Reine  à  Versailles.  Et  c'est  pour 
le  même  objet  que  M.  Paillet  a  peint  une  Arthémise  combattant 
sur  les  vaisseaux  de  Xerxès;  la  convenance  du  sujet  est  dans 
l'allusion  à  la  vaillance  de  la  Reine  lorsqu'elle  ne  craignit  pas 
d'accompagner  le  Roi  durant  le  voyage  qu'il  dût  faire  dans  les 
Flandres  pour  recouvrer  par  les  armes  les  places  fortes  que  déte- 
nait Sa  Majesté  son  beau-frère. 

Parmi  les  nombreux  tableaux  de  saintetés  ou  de  la  fable  que 
montre  M.  Michel  Corneille,  nous  avons  reconnu  dans  son  Aspasie 
chez  Périclès  une  partie  du  plafond  du  salon  de  la  Reine  à  Ver- 
sailles; et  le  visiteur  ne  peut  se  tenir  d'admirer  avec  quel  esprit 
ce  peintre  a  su  nous  marquer  l'ardeur  avec  laquelle  la  feue  Reine 
cultivait  les  beaux-arts  et  les  belles  lettres.  Cependant  qu'Aspasie 
rappelle  son  goût  pour  la  philosophie  et  la  poésie,  Pénélope 
appliquée  à  sa  tapisserie  représente  son  assiduité  aux  travaux  de 
Minerve,  Sapho  jouant  de  la  lyre  proclame  son  amour  pour  la 
musique  et  Césicène  cultivant  la  peinture  fera  connaître  à  nos 
neveux  quelle  fut  son  inclination  pour  les  beaux-arts.  Ainsi 
retrouve-t-on  dans  la  galerie  du  Louvre  quelques-unes  des  plus 
belles  pensées  qui  nous  élèvent  l'esprit  dans  les  appartements  de 
Versailles. 

M.  Colombel  raconte  quelques  histoires  glorieuses  de  l'Écriture 
et  de  la  fable  avec  cette  observation  des  règles,  cette  entente  des 
convenances  qu'il  a  étudiées  dans  les  œuvres  de  Raphaël  et  de 
son  compatriote  Poussin,  dont  au  reste  il  égale  les  vertus  autant 
qu'il  en  admire  le  génie. 

Il  n'y  a  point  de  peintre  qui  ne  mérite  ou  n'obtienne  de  plus 
grands  applaudissements  que  M.  Jouvenet,  depuis  le  temps  qu'il 
reçut  l'approbation  unanime  avec  l'admirable  tableau  qu'il  peignit 
à  vingt-quatre  ans  pour  le  mai  de  Notre-Dame.  L'achèvement 
du  palais  de  Versailles  et  les  soins  de  la  guerre  ont  détourné 
depuis  quelques  années  des  grandes  entreprises;  mais  si  le  Roi 
cherchait  un  nouveau  Le  Brun  pour  quelque  nouvelle  galerie,  il 

(241) 

HouRTicQ.  —  De  Poussin  à  Watteau.  ï6 


DE   POUSSIN  A   WATTEAU 

trouverait  dans  son  Académie  des  peintres  comme  M.  Jouvenel 
ou  M.  de  la  Fosse  pour  lui  prouver  que  les  élèves  sont  dignes  de 
continuer  leur  maître.  M.  Jouvenet  s'est  composé  une  manière 
qui  doit  autant  à  l'étude  de  la  nature  qu'à  celle  des  anciens.  Son 
génie  a  du  feu;  son  pinceau  est  facile;  son  imagination  donne 
dans  le  grand  et  ses  compositions  vont  au  sublime.  Son  dessin 
est  fier  et  ses  draperies  sont  jetées  avec  noblesse.  Chez  lui  les 
passions  sont  ingénieuses  à  trouver  des  mouvements  qui  les 
expriment  avec  clarté  et  cependant  les  mouvements  les  plus  vifs 
entrent  dans  l'économie  du  tout  ensemble.  Souvent  les  attitudes 
s'ajustent  de  manière  à  composer  la  pyramide,  qui  est  le  mode 
de  grouper  le  plus  solide  en  même  temps  que  le  plus  raisonnable. 
Il  copie  dans  la  nature  ce  qu'elle  a  de  plus  piquant  et  de  plus 
pittoresque  et  comme  il  a  le  grand  goût  sa  manière  ne  tombe 
point  dans  le  trivial.  Enfin  jamais  on  n'a  dispensé  les  lumières 
et  les  couleurs  avec  une  entente  meilleure  du  clair-obscur  et  du 
ton  local. 

Pour  le  grand  autel  des  Capucins  de  la  place  Louis  le  Grand, 
il  a  peint  une  Descente  de  Croix  et  dans  la  galerie  du  Louvre 
l'empressement  n'a  pas  cessé  un  jour  devant  ce  tableau.  Des 
particuliers,  il  est  vrai,  faisaient  remarquer  que  M.  Jouvenet 
avait  rassemblé  un  trop  grand  nombre  de  personnages  pour 
déposer  le  corps  de  Notre  Seigneur,  que,  s'il  fallut  plusieurs 
bourreaux  pour  soulever  la  croix,  deux  ou  trois  hommes  suffi- 
saient pour  le  laisser  glisser  à  terre.  Ils  ajoutaient  que  les  Saintes 
Ecritures  disent  que  Joseph  d'Arimathie  détacha  lui-même  le 
corps  de  Jésus  pour  l'ensevelir  dans  le  tombeau  qu'il  avait  fait 
creuser  dans  le  rocher.  A  quoi  il  était  aisé  de  répondre  que 
l'Écriture  ne  nomme  point  les  serviteurs  qui  accompagnent  les 
personnes  de  condition  et  que  rien  n'empêche  que  Joseph  d'Ari- 
mathie, qui  était  un  sénateur  de  considération,  n'ait  ordonné 
aux  gens  de  sa  maison  de  l'aider  dans  l'accomplissement  de  son 
action  pieuse,  attendu  que  pour  déclouer  et  descendre  ce  coi'ps 
il  fallait  d'abord  montrer  des  efforts  de  portefaix;  et  c'est  en 
quoi  se  marque  bien  le  discernement  de  M.  Jouvenet  qu'il  a 
employé  des  hommes  du  commun  à  ce  travail  mécanique  et  qu'il 
les  a  rendus  attentifs  seulement  à  ne  pas  laisser  choir  leur 
fardeau,  tandis  qu'il  mettait  seulement  entre  les  mains  de 
Joseph  d'Arimathie  et  de  saint  Jean  le  linceul  où  ils  vont  recueillir 

(242) 


LE    SALON    DE    1G99 

leur  maître  et  n'occupait  leur  visage  qu'à  exprimer  les  sentiments 
de  la  pitié  et  de  l'amour. 

Les  connaisseurs  n'ont  pas  donné  moins  d'applaudissements  à 
la  grande  composition  en  largeur  dans  laquelle  M.  Jouvcnet  a 
représenté  les  Vendeurs  chassés  du  Temple.  Jésus-Christ  y  apparaît 
dans  l'attitude  et  avec  la  majesté  d'un  Jupiter  tonnant;  en  quoi 
l'on  doit  encore  admirer  le  savoir  et  le  jugement  du  peintre  parce 
qu'il  n'a  point  engagé  Notre  Seigneur  dans  ce  désordre  et  cette 
violence  que  certains  ignorants  admirent  chez  quelques  maîtres 
flamands;  mais  plutôt  il  l'a  animé  d'un  courroux  majestueux  et 
non  de  cette  fureur  de  frapper  qui  sied  davantage  à  un  valet  de 
meute  qu'à  un  Dieu  qui  exerce  la  justice.  Et  les  marchands  n'en 
fuient  pas  moins  dans  la  plus  grande  précipitation  et  le  plus 
grand  désordre,  comme  il  arrive  à  ceux  qui  ne  sont  pas  tellement 
enfoncés  dans  l'erreur  qu'ils  ne  soient  tout  près  de  la  reconnaître 
quand  ils  reçoivent  un  signe  certain  de  la  colère  de  Dieu.  Mais  le 
soin  de  leur  fuite  ne  leur  fait  point  oublier  les  intérêts  de  leur 
trafic  et  ils  tâchent  à  entraîner  avec  eux  leurs  troupeaux  et  leurs 
marchandises,  bien  que  l'allure  tranquille  des  bœufs  n'aille  pas 
sans  retarder  quelque  peu  leur  retraite.  Et  les  gens  qui  savent 
regarder  ne  manquèrent  pas  d'observer  ce  pharisien  à  qui  son 
avarice  donne  quelque  courage,  puisqu'il  va,  à  la  manière  des 
animaux  qui  rampent,  ramasser  jusque  sous  les  pieds  de  Notre 
Seigneur,  des  pièces  de  monnaie,  montrant  par  cette  action  qu'il 
préfère  la  douleur  et  la  honte  de  recevoir  le  fouet  au  chagrin  de 
perdre  quelques  écus.  Cependant  que  d'autres  connaisseurs 
admiraient  un  groupe  de  femmes  et  d'un  enfant  par  lequel  ce 
savant  peintre  a  voulu  nous  faire  voir  des  mères  attentives  à 
protéger  leur  fille,  en  quoi  il  s'est  montré  encore  exact  observa- 
teur, car  l'avarice  ne  doit  pas  aller  chez  une  mère  et  une 
grand'mère  jusqu'à  arracher  du  cœur  humain  une  passion  aussi 
profonde  comme  est  le  sentiment  d'amour  maternel. 

Dans  un  troisième  grand  tableau,  M.  Jouvenet  a  peint  la  Made- 
leine aux  pieds  de  Notre  Seigneur  chez  Simon  le  Pharisien;  ce 
tableau  sera  placé  comme  celui  des  Marchands  chassés  du  Temple 
dans  l'Eglise  Saint-Martin-des-Champs.  Et  quelques-uns  ont 
remarqué  qu'il  avait  emprunté  au  tableau  du  Véronèse  que  la 
ville  de  Venise  a  donné  au  Roi  quelque  chose  de  sa  magnificence, 
car  on  admire  un  grand  luxe  de  colonnades  et  un  grand  concours 

(  243  ) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

de  personnages,  de  convives,  de  serviteurs  et  de  curieux.  Des 
censeurs  ont  même  reconnu  que  M.  Jouvenet  était  allé  jusqu'à 
se  peindre  lui-même,  ainsi  que  des  dames  de  sa  famille  parmi  les 
curieux  que  la  présence  de  Jésus-Christ  ont  attirés  dans  le  palais 
de  Simon  le  Pharisien  et  ils  ont  rappelé  que  cette  licence  avait 
été  formellement  condamnée  dans  plusieurs  délibérations  de 
l'Académie.  Ces  malintentionnés  ont  bien  mal  compris  la  parabole 
de  l'Evang-ile,  puisque,  dans  l'instant  même  que  Jésus  sous  leurs 
yeux  pardonne  à  la  pécheresse,  ils  ne  songent  qu'à  relever  les 
péchés  du  prochain.  Ils  devraient  plutôt  considérer  que  ce  savant 
peintre  est  bien  loin  d'être  tombé  dans  la  faute  de  Véronèse,  car 
s'il  a  admis  qu'il  pouvait,  d'une  galerie,  contempler  cette  action 
mémorable  du  Christ  et  de  la  Madeleine,  il  ne  s'est  point  permis 
de  prendre  place  parmi  les  convives  pour  laisser  entendre  qu'il 
avait  pu  s'asseoir  à  la  même  table  que  Notre  Seigneur.  Son 
action  fait  voir  la  raison  de  sa  présence;  il  montre  à  de  jeunes 
demoiselles  dont  la  parure  indique  qu'elles  n'ont  pas  renoncé  à 
plaire,  la  Madeleine  agenouillée  en  suppliante  et,  à  l'expression 
de  son  visage,  on  entend  la  leçon  de  ce  père  et  qu'il  vaut  mieux 
pouvoir  compter  sur  la  justice  du  Seigneur  que  sur  sa  miséricorde 
et  qu'il  convient  d'éviter  le  cas  d'être  remis  de  ses  péchés.  S'il 
est  vrai  que  la  perruque  de  M.  Jouvenet  ni  la  coiffure  des  demoi- 
selles n'ont  paru  dans  le  palais  de  Simon  le  Pharisien,  on  peut  dire 
également  qu'on  n'y  a  peut-être  pas  vu  des  anges  descendre  du 
ciel  et  que  cependant  personne  ne  reprend  le  peintre  de  les  avoir 
représentés.  L'Académie  n'a-t-elle  pas  été  peut-être  un  peu  bien 
prompte  à  condamner  toutes  les  licences  prises  contre  le  costume 
et  puisque  les  peintres  sont  autorisés  parfois  à  s'écarter  du 
naturel  pour  se  jeter  dans  le  merveilleux,  ne  peut-on  aussi  parfois 
tolérer  quelques  infidélités  à  l'histoire  en  faveur  de  la  fantaisie 
pittoresque  et  de  la  piété? 

M.  Jouvenet  emploie  l'éloquence  de  son  art  à  montrer  la 
grandeur  de  l'Écriture;  il  fait  servir  à  la  gloire  de  la  religion  les 
règles  admirables  qui  ont  été  enseignées  dans  ce  siècle  par  les 
savants  professeurs  de  l'Académie  royale.  Et  tout  en  observant 
les  règles,  son  génie  reste  plein  de  feu.  Il  est  le  fidèle  continuateur 
de  Poussin  et  de  l'illustre  M.  Le  Brun.  S'il  est  obligé  d'inventer 
mille  incidents  pour  enrichir  ses  compositions,  il  ne  peint  que  des 
circonstances  héroïques  et  qui  conviennent  à  la  grandeur  de  sa 

(244) 


LE   SALON   DE    1699 

tragédie.  S'il  a  dû  renoncer  à  la  simplicité  des  œuvres  de  Poussin, 
c'est  que  cette  simplicité  qui  est  admirable  dans  des  peintures  de 
cabinets,  où  elles  font  les  délices  de  quelques  connaisseurs,  ne 
peut  être  conservée  aussi  peu  chargée  de  matière  dans  des 
tableaux  qui  doivent  être  regardés  de  loin  par  la  multitude  des 
fidèles. 

Monsieur  de  la  Fosse  s'est  acquis  un  applaudissement  universel 
quand  il  a  peint  le  plafond  de  la  Chambre  du  trône  à  Versailles. 
Cet  élève  chéri  de  l'illustre  M.  Le  Brun  a  cru  pouvoir  ajouter 
encore  aux  leçons  qu'il  avait  reçues  de  son  maître  lorsque, 
possédant  le  beau  dessin  qui  s'enseigne  à  Florence  et  à  Rome,  il 
vint  séjourner  à  Venise  pour  y  étudier  la  bonne  manière  de 
colorer.  Aussi  tandis  que  les  uns  excellent  en  une  partie  et  les 
autres  l'emportent  pour  une  autre  qualité,  il  n'est  personne  qui 
ait  acquis  un  plus  grand  nombre  de  parties  de  l'art  difficile  de  la 
peinture.  Il  remplit  donc  avec  une  autorité  reconnue  de  tous  la 
charge  de  Directeur  de  TAcadémie  et  on  ne  saurait  confier  à  un 
maître  plus  savant  le  soin  de  diriger  notre  jeunesse.  Si  l'on  vou- 
lait énumérer  seulement  toutes  les  beautés  que  l'on  admire  dans 
les  tableaux  qu'il  nous  propose,  le  détail  en  serait  infini.  Mais 
on  y  voit  d'abord  son  inclination  de  plus  en  plus  marquée  vers 
l'école  des  coloristes.  A  l'image  de  son  savant  ami,  M.  de  Piles, 
qui  vient  d'être  agréé  à  l'Académie  à  titre  de  conseiller,  il  paraît 
bien  que  M.  de  la  Fosse  est  fort  prévenu  en  faveur  de  Rubens  et 
de  Van  Dyck  pour  leur  admirable  conduite  de  la  couleur  et  en 
faveur  du  Corrège  pour  le  vague  de  sa  manière.  Il  ne  saurait 
choisir  de  meilleurs  modèles  et  l'on  dit  qu'il  aura  bientôt  occasion 
de  montrer  le  beau  savoir  qu'il  a  pris  dans  la  contemplation  de 
la  célèbre  coupole  de  Parme  peinte  par  le  Corrège,  s'il  est  vrai 
que  le  Roi  s'en  remet  à  son  habile  pinceau  pour  la  peinture  de  la 
coupole  que  M.  Mansart  a  élevée  sur  la  nouvelle  église  des 
Invalides. 

Parmi  les  nombreux  tableaux  sortis  de  cette  main  savante,  les 
connaisseurs  ont  admiré  surtout  celui  où  il  nous  montre  Minerve 
qui  naît  du  cerveau  de  Jupiter  et  l'on  imagine  déjà  le  bel  effet 
que  produira  cette  composition  quand  elle  sera  au  plafond  de  la 
galerie  de  M.  Crozat  qui  Ta  demandée  à  son  ami;  et  il  s'est  trouvé 
des  particuliers  qui  ont  fait  remarquer  que  cette  magnifique 
peinture  ne  serait  point  transportée  en  pays  étranger  dans  cette 

(245) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

collection  où  l'on  admire  les  chefs-d'œuvres  de  Venise,  d'Anvers 
et  d'Amsterdam,  tant  il  est  vrai  que  M.  de  la  Fosse  a  su  emprunter 
ce  qu'elles  ont  de  plus  beau  à  chacune  de  ces  écoles. 

En  ses  tableaux  d'histoire,  M.  de  la  Fosse  ne  craint  pas  de 
donner  dans  le  goût  moderne,  en  quoi  il  plaît  au  plus  grand 
nombre,  mais  non  pas  sans  soulever  les  critiques  de  certains 
censeurs  moroses,  ces  laudatores  temporis  acff  dont  parle  Horace. 
Il  est  constant  que  ce  peintre,  lorsqu'il  met  en  scène  Andromaque, 
Abigaïl,  ou  même  les  filles  de  Loth,  ne  craint  pas  de  les  parer 
suivant  une  mode  qui  tient  de  Versailles  ou  de  Paris.  Sur  le  cou 
de  ces  aimables  princesses  on  voit  briller  les  perles  et  même  leur 
taille  est  serrée  dans  des  corsets,  de  manière  à  montrer  cette 
dignité  et  cette  grâce  sans  lesquelles  nous  ne  saurions  plus 
reconnaître  la  beauté.  Avant  de  gronder,  que  nos  censeurs,  si 
prompts  à  rappeler  l'austérité  de  l'histoire  et  le  respect  du  costume, 
réfléchissent  que  si  les  statues  antiques  ne  montrent  aucune  de 
ces  frivolités  qui  donnent  à  nos  yeux  tant  de  piquant  à  la  beauté 
du  sexe,  c'est  sans  doute  parce  qu'elles  représentent  seulement 
des  personnages  de  la  fable;  et  s'il  est  vrai  que  les  déesses  sur 
l'Olympe  n'ont  point  usé  de  ces  artifices,  il  n'en  fut  point  de  même 
des  princesses  et  des  dames  de  condition  de  Jérusalem,  de 
Thèbes,  d'Athènes  ou  de  Rome,  car  nous  lisons  souvent  chez  les 
prophètes,  les  moralistes  et  les  historiens  des  reproches  fort 
sévères  contre  le  luxe  féminin.  C'est  un  grand  danger  pour  nos 
peintres  qui  vont  à  Rome  de  croire  que  les  hommes  de  l'antiquité 
furent  des  hommes  de  marbre,  comme  ceux  que  l'on  rencontre 
dans  les  galeries  et  dans  les  vignes.  M.  de  la  Fosse  s'est  bien 
gardé  de  tomber  dans  ce  travers  et  il  prétend  que  le  respect  de 
l'histoire  ne  nous  oblige  nullement  à  penser  que  les  dames  de 
l'Egypte  ou  de  la  Grèce  n'usaient  pas  des  artifices  de  la  parure 
pour  donner  plus  de  piquant  à  la  simple  nature. 

M.  Goypel  le  fils  est  dans  les  mêmes  sentiments;  et  l'on  ne  peut 
imaginer  rien  de  plus  plaisant  que  son  Jugement  de  Salomon,  son 
Moïse  sauvé  ou  son  tableau  de  Vénus  et  Enée.  On  ne  saurait  mieux 
accommoder  les  héros  de  l'illustre  M.  Poussin  ou  de  feu  M.  Le 
Brun  au  goût  de  notre  jour.  Nous  ne  souffrons  plus  môme  dans 
la  tragédie  cette  sorte  de  tristesse  philosophique  et  revêche  par 
laquelle  nos  ancêtres  pensaient  retrouver  l'austérité  lacédémo- 
nienne.  Pour  un  héros,  en  peinture  comme  au  théâtre,  la  première 

(246) 


LE  SALON   DE    1699 

règle  est  de  plaire.  On  a  pu  entendre,  parmi  les  visiteurs  de  notre 
galerie,  des  censeurs  qui  avaient  connu  l'illustre  M.  Poussin, 
reprocher  à  M.  Coypel  d'avoir  dépeint  Énée  sous  un  aspect  trop 
tendre  et  trop  galant;  faut-il  donc  penser  (jue  ce  prince,  parce 
qu'il  fut  un  guerrier  redoutable  et  triompha  de  l'aimable  Turne, 
ne  savait  pas  porter  son  manteau  ni  se  présenter  avec  grûce  et  ne 
lisons-nous  pas  dans  Virgile  qu'il  n'eut  qu'à  paraître  pour  elTacer 
dans  le  cœur  de  Didon  l'image  que  Sichée  y  avait  laissée  en 
mourant  et  que  la  vue  du  héros  fit  incontinent  oublier  à  cette 
infortunée  princesse  une  perte  aussi  sensible  que  celle  d'un 
premier  mari? 

M.  Coypel  le  fils  ne  craint  pas  de  reprendre  les  sujets 
déjà  traités  par  Poussin  dans  l'admiration  de  qui  il  a  été  nourri 
par  son  illustre  père  et  l'on  peut  dire  que,  tout  en  suivant  la  voie 
tracée  par  le  Raphaël  de. notre  nation,  il  a  pourtant  été  plus  loin 
dans  la  vraisemblance  que  ce  grand  homme,  en  ce  qu'il  a  su 
rendre  avec  plus  de  magnificence  la  majesté  royale.  Car  s'il  est 
quelque  chose  que  l'on  peut  retirer  à  l'admiration  que  l'on  doit  à 
un  peintre  si  savant,  c'est,  quand  il  peignait  le  roi  Salomon,  ou  le 
pharaon  d'Egypte,  ou  la  fille  de  ce  seigneur,  d'avoir  feint  que 
la  cour  de  ces  princes  montrait  la  même  simplicité  que  nous 
trouvons  dans  sa  propre  vie.  Pour  avoir  vécu  loin  du  monde,  loin 
des  cours,  sans  même  un  serviteur,  dans  une  petite  maison  de  la 
voie  du  Babouin  à  Rome,  il  lui  a  manqué  de  ces  images  du  faste 
dont  les  yeux  se  nourrissent  et  que  l'esprit  retrouve  quand  il  veut 
imaginer  une  audience  dans  le  palais  du  roi  Salomon.  Car  la 
splendeur  en  était  si  grande  que  nous  nous  lassons  plus  vite  d'en 
lire  la  description  que  l'écriture  d'en  énumérer  le  détail,  et  que 
le  bruit  en  parvint  par  de  là  les  déserts  jusqu'aux  oreilles  de  la 
reine  de  Saba.  Tout  au  contraire,  à  la  manière  dont  M.  Coypel 
peint  le  palais  du  roi  Assuérus  ou  de  la  reine  Athalie,  on  reconnaît 
un  homme  qui  fréquente  la  cour  d'un  roi  qui  a  dépassé  en  gloire 
tout  ce  que  les  Anciens  nous  racontent  des  princes  les  plus 
puissants  de  l'Egypte  et  de  l'Asie.  Et  quand  ces  éternels  mécon- 
tents vont  partout  répétant  que  le  roi  de  France  a  prêté  son  garde 
meuble  à  la  reine  de  Jérusalem  et  que  le  roi  Assuérus  foule  des 
tapis  des  Gobelins,  M.  Coypel  pourrait  aisément  les  confondre  en 
leur  rappelant  que  nous  savons  par  le  livre  d'Esther  que  les  gale- 
ries du  palais  de  S  use  furent  garnies  de  tentures  magnifiques  et 

(247) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

que  les  anciens  Perses  nous  ont  beaucoup  précédés  dans  l'art  de 
tisser  des  tapis, 

M.  Goypel  recueille  les  fruits  d'une  éducation  qui  lui  fut  donnée 
par  un  père  aussi  habile  que  prévoyant.  Il  n'a  pas  seulement 
exercé  son  pinceau  à  l'atelier;  il  a  nourri  son  esprit  par  la  lecture 
des  bons  auteurs  et  par  cette  expérience  des  mœurs  qui  ne 
s'acquiert  que  dans  la  société  des  hommes.  On  voit  bien  devant 
ses  œuvres  que  la  peinture  n'est  pas  seulement  ce  métier  tout 
mécanique  qui  ne  tend  qu'à  l'imitation  des  choses,  mais  qu'elle 
égale  la  poésie  par  toutes  les  pensées  qu'elle  peut  exprimer.  Dans 
son  grand  tableau  qui  représente  Alhalie  chassée  du  Temple,  on 
applaudit  un  émule  de  M.  Racine,  et  si  la  tragédie  de  cet  illustre 
poète  était  un  jour  mise  au  théâtre,  les  acteurs  ne  sauraient  mieux 
faire  que  de  venir  étudier  devant  le  tableau  de  M.  Coypel  les 
attitudes  et  l'expression  des  passions. 

J'arrive  à  M.  de  BouUongne  l'aîné,  mais  ce  n'est  pas  sans 
trembler  un  peu  que  notre  plume  va  tenter  une  appréciation  des 
tableaux  qu'il  propose  à  notre  examen. 

—  Je  vous  entends  fort  bien,  interrompit  Armédon  en  souriant; 
il  ne  m'échappe  point  que  vous  n'avez  pas  oublié  comment 
M.  de  BouUongne  se  vengea  d'un  censeur  dont  les  critiques 
avaient  échauffé  sa  bile.  Le  Mercure  galant  ayant  excité  son 
humeur,  il  le  montra  dans  un  dessin,  dont  la  gravure  a  beau- 
coup circulé  en  ville,  sous  les  traits  d'un  malheureux  fouetté  par 
les  Muses.  En  quoi  il  parut  bien  que,  en  cette  circonstance, 
M.  de  BouUongne  avait  engagé  pour  sa  défense  les  Furies  plutôt 
que  les  Muses. 

—  J'espère,  repris-je,  que  ces  déesses  du  courroux  nous  épar- 
gneront pour  cette  fois,  car  je  n'ai  que  des  louanges  pour  le 
savant  pinceau  de  M.  de  BouUongne  et  pour  ses  inventions 
galantes.  Se  peut-il  rien  imaginer  de  plus  piquant  que  le  petit 
tableau  de  la  jeune  fille  dont  l'oiseau  s'est  envolé  et  que  cet 
enfant  de  qualité  qu'un  petit  chien  caresse  malgré  la  jalousie 
d'un  chat? 

En  même  temps  M.  de  BouUongne  nous  donne  à  admirer  la  fille 
de  Jephté,  le  sacrifice  d'Iphigénie  et  nous  fait  bien  voir  qu'il  sait 
nous  arracher  des  larmes  sur  le  triste  destin  de  ces  jeunes  prin- 
cesses, comme  il  nous  a  fait  sourire  sur  les  jeux  de  ces  deux 
jeunes  filles  à  mi-corps  dont  l'une   tâche  d'attraper  une  puce 

(248) 


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LE   SALON   DE    1699 

qu'elle  voit  sur  la  chemise  de  l'autre.  Et  c'est  en  quoi  il  faut 
admirer  nos  peintres  qu'ils  sachent  ainsi  passer  du  plaisant  au 
sévère,  du  galant  à  Théroïquo;  un  talent,  quand  il  contient  des 
parties  aussi  dillércntes,  présente  toujours  au  curieux  quelque 
aspect  par  lequel  il  doit  lui  plaire;  de  la  même  bouche  il  souffle 
le  chaud  et  le  froid  et  du  même  pinceau  il  recommence  Poussin 
ou  Gérard  Dou. 

Nos  petits  neveux  connaîtront  les  hommes  de  maintenant 
beaucoup  mieux  que  nous-mêmes  nous  ne  connaissons  les  hommes 
d'autrefois,  tant  sont  habiles  et  faciles  les  pinceaux  de  portrai- 
tistes comme  MM.  de  Troy,  Rigaud  et  Largillière,  dont  la  science 
nous  paraît  surpasser  même  celle  de  feu  M.  Mignard.  Et  pourtant 
l'Académie  a  sagement  estimé  que  le  genre  du  portrait  ne  pouvait 
égaler  en  dignité  celui  de  l'histoire,  ni  même  les  bacchanales  et 
les  grotesques.  De  même  que,  dans  la  création,  toutes  choses  ne 
s'égalent  pas  en  noblesse  et  que  la  pensée  est  plus  noble  que  le 
corps,  comme  le  corps  est  à  son  tour  plus  noble  que  la  matière 
inanimée,  de  même  il  convient  d'observer,  dans  les  divers  sujets 
que  traitent  les  peintres,  un  ordre  de  dignité  suivant  qu'ils  parti- 
cipent de  la  dignité  de  la  pensée.  Il  est  donc  équitable  que  les  plus 
hautes  charges  et,  en  particulier  celle  de  professeur,  soient 
réservées  aux  peintres  d'histoire,  tandis  que  ceux  qui  ne  font  que 
chercher  la  ressemblance  du  visage  humain  ou  des  objets  ina- 
nimés se  doivent  contenter  du  titre  de  conseillers.  On  dit  que  des 
difficultés  se  sont  élevées  à  ce  sujet  quand  M.  Rigaud  s'est 
présenté  à  l'Académie  et  qu'il  a  demandé  d'être  agréé  à  cette 
illustre  compagnie  au  titre  de  peintre  d'histoire.  Bien  qu'il  ne 
lui  eût  pas  été  impossible  de  faire  ses  preuves  d'historien,  et  que 
l'on  pût  aisément  présager  qu'il  en  remplirait  les  charges  avec 
honneur,  quelques-uns  ont  fait  valoir  que  le  talent  de  M.  Rigaud 
n'était  point  mis  en  doute  mais  que  la  préséance  de  l'histoire  ne 
devait  pas  être  amoindrie  par  l'accession  d'un  peintre  de  portrait 
aux  honneurs  qui  sont  le  privilège  de  ce  genre  supérieur.  Et 
tandis  que  les  uns  vont  proclamant  que,  par  la  force  de  son  génie, 
M.  Rigaud  a  haussé  la  dignité  du  portrait  à  la  hauteur  de 
l'histoire,  des  malintentionnés  font  valoir  que  ce  peintre  entend 
fort  bien  ses  intérêts,  puisqu'il  ne  veut  ni  renoncer  aux  avantages 
spirituels  qui  sont  attachés  à  l'emploi  d'historien,  ni  aux  avan- 
tages temporels  qui  récompensent  le  travail  du  portraitiste.  C'est 

(249) 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

à  cette  contestation  qu'est  dû  que  M.  Rigaud,  bien  qu'il  ait  été 
agréé  depuis  plus  de  quinze  années,  n'a  point  encore  été  reçu  à 
l'Académie.  Je  n'aurais  point  conté  ce  procès  académique  à  nos 
lecteurs,  si  je  n'avais  été  dans  l'obligation  de  leur  faire  connaître 
comment  les  œuvres  de  M.  Rigaud,  qui  travaillent  si  fort  pour  la 
gloire  de  l'art  français  et  pour  l'honneur  de  l'Académie,  sont 
absentes  de  cette  réunion  des  meilleures  œuvres  que  cette  illustre 
compagnie  présente  à  la  censure  comme  à  l'admiration  du  public. 
Tous  ceux  qui  ont  pu  admirer  depuis  quelque  temps  le  beau  génie 
de  ce  peintre  et  l'air  de  dignité  qu'il  donne  à  ses  modèles,  auront 
sans  doute  regretté  qu'il  ait  cru  devoir,  comme  Achille,  rester 
sous  sa  tente.  Peut-être  inspireront-ils  à  la  docte  assemblée,  non 
point  de  sacrifier  les  prérogatives  de  l'histoire,  mais  en  faveur  des 
marques  qu'il  a  données  de  son  talent,  d'agréer  M.  Rigaud  comme 
peintre  de  portraits  historiés  ;  ainsi  resterait-il  un  portraitiste  et 
en  même  temps  il  pourrait  bénéficier  des  privilèges,  titres  et 
honneurs  qui  sont  attachés  à  la  peinture  d'histoire. 

—  Ce  vœu,  interrompit  Armédon,  a  sans  doute  touché  l'Aca- 
démie, car  il  me  souvient  que,  le  2  janvier  1700,  M.  Rigaud  fut 
reçu  dans  la  Compagnie  tant  sur  ses  talents  pour  l'histoire  que 
pour  les  portraits  et  qu'il  présenta  à  cette  occasion,  le  portrait 
historié  du  savant  sculpteur  feu  M.  Desjardins,  l'un  des  quatre 
recteurs  de  l'Académie. 

—  M.  de  Troy  n'a  pas  offert  moins  de  vingt  portraits  à  notre 
admiration  et  devant  tant  de  visages  spirituels  on  ne  pouvait 
manquer  de  penser  qu'il  n'est  point  d'objet  plus  aimable  pour  un 
peintre  que  de  reproduire  les  traits  d'une  figure  expressive.  La 
peinture  d'histoire  demande,  il  est  vrai,  un  génie  plus  fort.  Mais 
de  même  que  nous  applaudissons  aux  tragédies  de  MM.  Racine 
ou  Campistron  sans  que  les  passions  héroïques  que  décrivent  ces 
illustres  poètes  nous  empêchent  de  prendre  plaisir  aux  «  carac- 
tères »  de  M.  de  La  Bruyère,  ainsi  la  peinture  des  héros  de  l'anti- 
quité ne  doit  pas  nous  retenir  d'aimer  aussi  la  peinture  des 
hommes  de  notre  temps.  Mais  à  la  diflerence  de  ceux  de  notre 
moderne  Théophraste,  les  modèles  de  M.  de  Troy  ne  doivent  pas 
faire  difficulté  à  se  laisser  reconnaître.  Notre  époque,  grâce  à  nos 
savants  peintres,  léguera  de  spirituels  portraits  pour  dire  à  nos 
neveux  combien  les  gens  de  notre  temps  se  présentaient  avec 
grâce  et  combien  il  y  avait  de  goût  et  de  propreté  dans  leur 

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LE    SALON   DE    1699 

parure.  Nos  grands-pèros  montrent  dans  leurs  anciennes  bordures 
des  visages  plus  sévères  et  plus  do  tristesse  dans  leur  tenue,  soit 
que  la  politesse  moderne  ne  les  eût  pas  encore  touchés,  soit 
plutôt  que  les  artistes  de  ce  temps  ne  s'étaient  pas  encore  tout  à 
fait  dégagés  de  la  barbarie  gothique.  Les  sujets  du  roi  Henri  IV 
ou  de  Louis  XIII  ne  laissent  pas  voir  comme  les  hommes  d'au- 
jourd'hui un  désir  de  l'aire  valoir  leur  mérite;  ils  montrent  plus  de 
franchise  et  de  rudesse.  Chez  nos  gens,  on  reconnaît  même  dans 
leur  portrait  cette  politesse  qui  naît  de  l'usage  du  monde  et  qui, 
à  défaut  de  la  réalité  qui  ne  serait  peut-être  pas  toujours  très 
belle,  nous  laisse  voir  les  apparences  qui  sont  presque  toujours 
aimables. 

C'est  l'homme  tel  que  le  façonne  la  société  et  non  celui  qui  sort 
des  mains  de  la  nature  que  nous  présentent  nos  portraitistes.  II 
parle  ou  bien  il  va  parler;  il  sourit  en  simulant  qu'il  vous  écoute; 
il  fait  un  geste  pour  se  faire  mieux  comprendre  ;  il  parle  de  tous 
les  traits  de  son  visage,  de  tous  les  mouvements  de  ses  doigts.  Et 
quand  il  se  tait,  son  regard  quête  encore  notre  assentiment;  qu'il 
soit  une  belle  coquette  du  faubourg  ou  un  président  à  mortier,  il 
veut  plaire.  Pour  faire  valoir  leur  jolie  main,  les  dames  cueillent 
une  fleur,  agacent  un  perroquet,  choisissent  une  pêche  ou  flattent 
un  petit  chien  et  il  faudrait  être  un  Huron  pour  ne  pas  remercier 
d'un  madrigal  cette  jolie  dame  qui  se  met  en  frais  pour  obtenir 
un  compliment. 

Les  éclievins  de  M.  de  Largillière  ne  sont  point  du  même  temps 
ni  de  la  même  école  que  ceux  que  feu  M.  de  Champaigne  peignit 
pour  la  Maison  de  Ville.  Ceux  d'autrefois  se  tenaient  à  genoux,  le 
visage  grave,  les  mains  jointes  vers  sainte  Geneviève  et  les  plis 
de  leur  robe  tombaient  comme  la  bure  des  frères  Minimes;  les 
échevins  de  M.  de  Largillière  sont  souriants;  leurs  robes  brillent 
de  mille  reflets  comme  celles  de  belles  marquises  et  leurs  doigts 
ne  tiennent  pas  en  place,  comme  s'ils  pinçaient  du  théorbe  ou  de 
la  harpe.  Dans  un  grand  tableau  en  largeur,  M.  de  Largillière 
nous  a  fait  voir  MM.  de  Ville  assemblés  pour  faire  hommage  à  la 
princesse  de  Savoie,  ou  plutôt  à  un  portrait  de  cette  princesse 
que  Mercure  présente  au  duc  de  Bourgogne;  ces  échevins  ont 
l'air  de  fête  qui  convient  en  une  circonstance  aussi  heureuse.  Ils 
ne  paraissent  pas  moins  riants  dans  le  grand  tableau  qui  vient 
d'être  placé  dans  l'église  de  Sainte-Geneviève  auprès  des  reliques 

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DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

de  la  sainte.  Il  n'est  pas  de  peintre  auquel  il  soit  plus  avantageux 
de  se  confier  si  l'on  prétend  se  montrer  sous  un  beau  jour.  Ce 
n'est  point  que  l'art  de  M.  de  Largillière  soit  mensonger;  il  n'en 
est  pas  de  plus  véridique;  mais  il  a  appris  à  l'école  de  Rubens  et 
de  Van  Dyck  cette  couleur  fleurie  qui  donnerait  de  la  fraîcheur  et 
de  la  vivacité  même  aux  chairs  de  Lazare  le  ressuscité.  Chez  ce 
peintre,  les  carnations  dénoncent  un  sang  pur  et  vif;  le  regard  est 
brillant  et  la  mine  éveillée;  le  teint  frais  est  la  marque  d'une 
bonne  humeur  et  l'embonpoint  la  marque  d'une  bonne  nourriture. 
Et  je  ne  doute  pas  que  cet  habile  pinceau  ne  donne  un  conten- 
tement parfait  même  aux  modèles  qui  sont  pourtant  toujours 
assez  difficiles  à  satisfaire. 

Il  est  un  point  où  se  marque  aussi  la  grande  estime  où  M.  de 
Largillière  tient  l'œuvre  de  Rubens  et  tout  d'abord  cette  galerie 
que  l'illustre  maître  d'Anvers  a  peinte  pour  la  reine  Marie  de 
Médicis  dans  le  palais  du  Luxembourg,  c'est  quand  il  mêle  des 
personnages  réels  avec  des  dieux  et  des  figures  allégoriques.  S'il 
est  vrai  que  le  mariage  de  Mgr  le  duc  de  Bourgogne  vient  d'ap- 
porter à  ce  royaume  la  prospérité  en  même  temps  que  la  paix,  il 
est  constant  aussi  que  MM.  les  Échevins  n'ont  point  vu  Mercure 
descendre  du  ciel  pour  présenter  le  portrait  de  la  princesse  avec 
la  corne  d'abondance.  Pour  défendre  M.  de  Largillière  contre  la 
critique  de  certains  censeurs,  je  ne  puis  mieux  faire  qu'emprunter 
le  truchement  d'un  de  nos  plus  savants  connaisseurs  que  l'Aca- 
démie vient  d'agréer  parmi  ses  membres  comme  conseiller  ama- 
teur. L'illustre  M.  de  Piles,  dans  le  savant  ouvrage  qu'il  vient  de 
publier  sur  «  l'idée  du  peintre  parfait  »,  pour  défendre  son  cher 
Rubens  du  reproche  d'avoir  mêlé  la  fable  et  la  réalité,  écrit  que 
ce  peintre  «  n'a  point  confondu  la  fable  avec  la  vérité,  mais  plutôt 
que  pour  exprimer  cette  même  vérité  il  s'est  servi  des  symboles  de 
la  fable.  Et,  dit-il,  si  le  peintre,  dans  la  vue  de  s'exprimer,  a  jugé 
à  propos  de  représenter  les  Divinités  de  la  fable  parmi  les  figures 
historiques,  il  faut  considérer  ces  symboles  comme  invisibles 
et  comme  n'y  étant  que  par  leur  signification.  C'est  dans  ce  sens 
que  le  deuxième  Concile  de  Nicée,  autorisé  en  cela  par  l'Écriture, 
a  permis  de  représenter  aux  yeux  des  fidèles,  Dieu  le  père  et  les 
anges,  sous  des  figures  humaines.  Et  les  chrétiens  étant  suffi- 
samment prévenus  contre  ces  apparences,  qui  ne  sont  que  pour 
leur  instruction,  doivent,  pour  en  profiter,  entrer  dans  l'esprit  du 

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LE    SALON   DE    1699 

peintre,  et  les  regarder  comme  n'y  étant  point  ».  Le  tableau  de 
M.  de  Largillière  se  doit  donc  entendre  très  aisément  et  il  convient 
d'admirer  avec  quelle  ingéniosité  il  a  su  mettre  devant  nos  yeux 
ce  qui  ne  se  peut  généralement  dire  qu'à  l'esprit.  Que  s'il  est  de 
ces  censeurs  moroses  à  qui  ces  aimables  allégories  fassent  offense, 
ils  n'ont  que  faire  dans  une  galerie  de  peinture  et  se  doivent 
contenter  de  lire  sur  le  livret  les  titres  des  tableaux  ;  mais  pour  les 
curieux  de  peinture,  ils  accepteront  volontiers  qu'une  belle  pensée 
flatte  le  sentiment  de  nos  yeux  pour  mieux  atteindre  notre  enten- 
dement. La  vérité,  non  plus  que  la  vertu,  n'a  point  fait  vœu  d'être 
haïssable. 

M.  Bouys  a  peint  le  portrait  de  Mgr  Laforge,  général  des 
Mathurins,  celui  de  M.  Despréaux-Boileau,  célèbre  poète,  de 
M.  Fermel'huis,  fameux  connaisseur,  et  celui  de  M.  de  Troy,  le  fils 
de  son  maître  et  déjà  un  peintre  fort  savant.  Et  puisqu'il  se  trouve 
mêlé  à  une  assemblée  de  personnes  aussi  illustres,  il  est  permis 
de  penser  que  M.  Bouys  lui-même  atteindra  la  postérité  du  bruit 
de  sa  renommée;  la  gloire  de  ses  modèles  se  porterait  garante  de 
l'immortalité  de  son  nom,  même  si  la  science  de  son  pinceau  n'y 
suffisait  pas. 

Les  petits  paysages  de  M.  Forest  n'ont  cessé  de  retenir  une 
grande  affluence  de  curieux.  Ce  peintre,  à  qui  l'Académie  vient 
de  donner  dans  ses  assemblées  la  place  qu'avait  autrefois  M.  Van 
der  Meulen,  amuse  par  une  touche  piquante  autant  que  par  un 
coloris  sensible  et  il  offre  en  même  temps  à  l'esprit  un  sujet  de 
noble  pensée,  car  l'on  ne  peut  voir  cette  Madeleine  repentante 
ni  ces  ermites  retirés  dans  leurs  solitudes  sans  être  engagé,  à  leur 
suite,  dans  une  méditation  sur  le  néant  du  monde  et  le  danger  de 
ses  tentations.  C'est  ainsi  que  la  délectation  de  la  peinture  peut 
venir  parfois  au  secours  de  l'âme.  Non  que  M.  Forest  soit  ce  que 
l'on  est  convenu  d'appeler  un  peintre  religieux,  bien  qu'il  ait  récem- 
ment renoncé  aux  erreurs  dans  lesquelles  il  avait  eu  le  malheur  de 
naître.  Les  curieux  connaissent  bien  sa  boutique  du  Pont-Neuf 
d'où  il  est  sorti  en  ces  dernières  années  bien  des  peintures  du 
Mole  ou  du  Bassan.  Il  est  vrai  que  M.  Forest  a,  dans  sa  jeunesse, 
beaucoup  connu  ces  maîtres  habiles  et  il  n'est  point  surprenant 
qu'il  ait  acquis  d'eux  quelques-uns  de  leurs  tableaux  en  même 
temps  que  l'art  de  les  imiter  avec  exactitude. 

M.  Parrocel  a  placé  sur  un  seul  trumeau  seize  petits  cadres,  où 

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DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

Ton  admire  des  paysages,  des  sièges  de  ville,  des  marches  et 
corps  de  garde  où  des  soldats  jouent,  qui  plaisent  au  public 
autant  par  le  beau  pinceau  que  pour  l'intérêt  que  l'on  donnera 
toujours  au  métier  des  armes,  surtout  en  une  nation  qui  s'y  est 
toujours  comportée  non  sans  quelque  gloire.  Feu  M.  Van  der 
Meulen  qui  travaillait  aux  Gobelins  plaçait  Sa  Majesté  sur  une 
éminence  d'où  elle  pouvait  diriger  la  manœuvre  comme  pour 
mieux  nous  faire  voir  cette  pensée  et  ce  courage  qui  rendent  ses 
armées  invincibles.  Dans  les  batailles  de  M.  Parrocel  on  est  dans 
la  mêlée,  au  lieu  de  la  regarder  du  haut  d'une  colline.  Nos  neveux, 
quand  ils  voudront  apprendre  tant  d'actions  héroïques  qui  ont 
rendu  ce  règne  si  glorieux,  devront  regarder  les  batailles  de 
M.  Van  der  Meulen  pour  bien  connaître  le  plan  des  opérations  et 
voir  le  héros  qui  les  aura  conduites;  mais  s'ils  veulent  entrer  dans 
la  bataille,  suivre  un  assaut  et  respirer  la  fumée  de  la  poudre, 
c'est  devant  les  tableaux  de  M.  Parrocel  qu'ils  devront  s'arrêter. 
Ceux  qui  ont  fait  la  guerre  trouveront  quelque  mérite  à  M.  Parrocel 
de  si  bien  la  leur  rappeler.  Il  y  a  dans  le  pinceau  de  ce  peintre 
quelque  chose  de  cette  bravoure  qui  anime  les  soldats  au  combat. 
M.  Desportes  qui  obtient  tant  de  louanges  pour  son  habileté  à 
peindre  les  animaux  et  les  fruits,  semble  avoir  voulu  montrer  qu'il 
était  digne  de  peindre  l'homme,  car  il  expose  son  propre  portrait 
qui  est,  à  vrai  dire,  une  des  plus  belles  peintures  de  cette  galerie. 
M.  Desportes  s'est  donc  représenté  lui-même  dans  l'action  de  se 
reposer  au  pied  d'un  arbre  ;  il  tient  encore  un  grand  fusil  et  un 
monceau  de  gibier  est  auprès  de  lui,  comme  pour  nous  faire 
savoir  que  ce  savant  peintre  des  lièvres,  des  perdrix  et  des  cailles 
n'a  usé  de  son  adresse  à  les  tuer  avec  son  arme  que  pour  montrer 
ensuite  son  habileté  à  les  faire  revivre  avec  son  pinceau.  Le 
moraliste  et  l'historien  qui  cherchent  des  observations  se  trouvent 
un  peu  de  court  devant  ces  lapins  et  ces  chiens,  mais  l'amateur 
de  peinture  y  découvre  mille  sujets  d'admiration;  l'esprit  du 
pinceau  à  caractériser  le  poil  et  la  plume,  leur  souplesse  et  leur 
lustre  ;  la  vivacité  du  dessin  à  rendre  ces  mouvements  des  bêtes 
qui  font  voir  leurs  sentiments  et,  pour  ainsi  dire,  leurs  passions; 
la  légèreté  des  nuages  et  la  transparence  de  l'air,  la  fraîcheur  des 
feuillages,  l'épiderme  des  fleurs  et  des  fruits  où  s'attaque  la 
gourmandise  des  abeilles  et  des  escarbots.  Aussi,  bien  que  ses 
héros  habituels  tiennent  M.  Desportes  hors  des  régions  secrètes 

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LE    SALON    DE    1G99 

où  s'af^itcnt  les  passions  et  qu'il  soit  ainsi  priv6  du  plaisir  de 
montrer  comment  elles  s'expriment,  cependant  ce  peintre  ami 
du  beau  coloris  et  des  apparences  vraies  ne  doit-il  pas  se 
plaindre  d'ôtro  enfermé  dans  le  domaine  de  ce  qui  se  voit,  car, 
quoiqu'en  dise  le  singe  de  M.  de  La  Fontaine,  c'est  bien  plutôt 
par  leur  pelage  que  par  leur  esprit  que  les  animaux  peuvent 
enchanter  les  peintres  et  tous  ceux  qui  savent  se  donner  du 
contentement  par  les  yeux.  Il  y  a  vingt  ou  trente  ans,  nos  peintres 
se  réservaient  entièrement  à  montrer  l'homme  et  à  exprimer  les 
passions  humaines.  Quand  M.  Le  Brun,  pour  l'histoire  du  Roi  ou 
celle  d'Alexandre,  ou  pour  les  chasses  de  Méléagre,  devait  mêler 
à  ses  héros  des  chiens  ou  des  chevaux,  il  en  abandonnait  le  soin 
à  des  praticiens  de  Flandre,  installés  dans  la  rue  du  Sépulcre. 
Anvers  a,  depuis  longtemps,  cessé  de  nous  adresser  des  peintres 
d'animaux.  Nous  n'en  avons  plus  besoin.  Il  y  a  maintenant  dans 
notre  école  des  peintres  comme  M,  Desportes  dont  l'habileté 
égale  celle  des  fameux  Snyders  ou  Paul  de  Vos.  Les  peintres 
d'histoire  eux-mêmes  ne  dédaignent  plus  ces  bêtes,  dont  M.  de 
La  Fontaine  nous  a  fait  connaître  l'esprit  et  dont  les  amis  du  beau 
coloris  doivent  admirer  les  brillantes  parures.  M.  Jouvenet,  laisse 
entrer,  non  sans  quelque  complaisance,  les  animaux  dans  les 
palais  et  les  temples  et,  à  la  manière  de  Rubens,  il  les  admet 
comme  témoins  dans  les  plus  graves  cérémonies  de  l'histoire. 
Dans  son  Jésus  qui  chasse  les  Vendeurs  du  Temple,  il  y  a  tant  de 
chiens,  de  moutons  et  de  bœufs  qu'on  balance  à  penser  s'ils  ne 
sont  pas  les  personnages  principaux  et  si,  comme  il  arrive  dans 
certains  tableaux  des  maîtres  flamands,  l'histoire  n'y  est  pas 
sacrifiée  à  la  nature.  On  raconte  même  que  ce  savant  artiste,  qui 
doit  représenter  également  une  Pêche  miraculeuse,  a  formé  le 
projet  d'un  voyage  à  Dieppe  pour  observer  dans  la  réalité  les 
éléments  dont  il  composera  l'image  du  miracle. 

Quand  il  faut  enfin  se  résoudre  à  quitter  tant  d'œuvres  qui 
suffiraient  à  porter  jusqu'à  nos  derniers  neveux  la  gloire  de  notre 
siècle,  on  ne  peut  se  tenir  de  rappeler  le  nom  de  l'illustre  Com- 
pagnie à  qui  nous  sommes  redevables  du  progrès  de  la  nation 
dans  les  beaux-arts.  Et  combien  cette  reconnaissance  ne  doit-elle 
pas  s'accroître,  quand  nous  considérons  qu'il  n'est  point  d'autre 
pays  qui  pourrait  aujourd'hui  réunir  un  pareil  nombre  de  peintres 
aussi  illustres  qu'habiles.  Il  y  a  un  demi-siècle,  les  maîtres  qui 

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DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

établissaient  les  fondements  de  TAcadémie  royale  n'auraient  peut- 
être  pas  tenté  de  rivaliser  avec  ce  qui  se  faisait  alors  dans  l'art  de 
la  peinture,  à  Rome  ou  dans  les  Flandres.  Nous  savons  par  les 
savants  entretiens  de  M.  Félibien  que  le  Poussin,  retiré  à  Rome, 
ne  voulait  pas  vivre  chez  ses  compatriotes,  comme  si  Paris  était 
encore  engagé  dans  la  barbarie  gothique.  Nos  rois,  pour  orner  de 
peintures  leurs  palais  de  Fontainebleau,  du  Luxembourg  et  du 
Louvre,  faisaient  venir  d'Italie  et  d'Anvers  maître  Roux,  Prima- 
tice,  Romanelli  et  Rubens  ;  c'est  Pourbus  de  Rruges  qui  était  le 
portraitiste  du  roi  Hienri  IV  et  M.  de  Champaigne  l'oncle,  de 
Bruxelles,  qui  a  peint  les  plus  beaux  portraits  de  Louis  XIII  et  de 
son  premier  ministre,  le  cardinal  de  Richelieu.  Aujourd'hui,  au 
contraire,  il  n'y  a  pas  un  plafond  au  palais  de  Versailles  qui  ne 
soit  peint  par  un  artiste  de  notre  nation,  et  cette  œuvre  qui  sera 
admirée  par  nos  neveux  à  l'égal  de  ce  que  les  Anciens  nous  ont 
laissé  de  plus  parfait,  ne  fera  pas  moins  honneur  à  notre  siècle 
que  le  palais  des  doges  à  Venise  ou  le  Vatican  à  Rome  ne  font 
à  Tâge  précédent.  Loin  de  demander  des  artistes  aux  nations 
étrangères,  c'est  notre  pays  qui  les  en  fournit  maintenant;  il  n'est 
pas  un  de  nos  maîtres  qui  n'ait  été  prié  par  les  princes  du  Nord, 
d'Angleterre,  d'Allemagne  ou  d'Espagne,  d'aller  montrer  dans 
les  cours  d'Europe  leur  beau  pinceau  ;  et  ceux  qui  ont  consenti  à 
ces  voyages,  autant  pour  le  renom  de  notre  pays  que  pour  leur 
intérêt,  auraient  été  retenus  hors  du  royaume  toute  leur  vie,  s'ils 
n'avaient  été  rappelés  par  le  Roi  qui  pense  sagement  que  les 
talents  qu'il  a  formés  avec  tant  de  soin  doivent  d'abord  travailler 
à  sa  gloire. 

Les  écoles  de  Flandre  et  d'Italie  emplissent  encore  le  monde  du 
bruit  de  leur  renommée  ;  et  nos  curieux  embellissent  leur  galerie 
des  chefs-d'œuvre  de  Venise,  et  de  Hollande;  mais  ce  sont  déjà 
des  œuvres  anciennes  et  qui  ne  se  renouvellent  pas.  C'est  dans  le 
temps  même  que  ces  illustres  écoles  se  sont,  pour  ainsi  dire, 
éteintes,  que  celle  de  l'Académie  royale  a  commencé  de  briller 
en  Europe.  Tandis  que  partout  ailleurs  la  peinture  semble 
languissante,  à  Paris  elle  est  bien  vivante  et  nous  pouvons 
admirer  qu'elle  puisse  unir  l'expérience  de  l'âge  avec  l'élan  de  la 
jeunesse.  Ce  n'est  pas  seulement  pour  sa  gloire  passée,  que  notre 
école  se  fait  applaudir,  mais  bien  pour  son  éclat  présent  et  les 
présages  d'un  avenir  plus  beau  encore.  Le  roi  nourrit  ses  meil- 

(256) 


LIJ  SALON  DE    1699 

leurs  élèves  à  Rome,  parce  que  l'antiquité  y  a  laissé  des  monu- 
ments capables  de  former  le  goût  moderne,  qui  sont  un  bien 
commun  à  tous  et  non  pas  seulement  la  propriété  des  Italiens; 
Rome  est  comme  une  galerie  incomparable  de  belles  antiques, 
mais  c'est  la  Rome  ancienne  et  non  pas  la  Rome  actuelle  qui  est 
l'institutrice  dont  nous  allons  chercher  les  enseignements.  Et 
c'est  à  bon  droit  que  M.  Perrault,  un  des  quarante  de  l'Académie 
française,  a  pu  proclamer  que  toutes  les  grandes  choses  qui  se 
sont  faites  dans  ces  dernières  années  en  France  méritent  d'égaler 
le  siècle  de  Louis  le  Grand  aux  plus  grands  siècles  dont  les  histo- 
riens nous  ont  conservé  le  souvenir.  Les  poètes  de  cette  illustre 
Compagnie  ne  lui  ont  pas  accordé  un  assentiment  complet; 
l'applaudissement  eût  été  plus  grand  s'il  avait  lu  son  poème  à 
l'Académie  royale  de  peinture  et  de  sculpture.  Je  voudrais  qu'on 
en  fît  lecture  aux  membres  de  cette  assemblée  et  que  l'on  portât 
à  la  connaissance  de  toute  l'Europe  que  le  bon  goût  qui  règne 
aujourd'hui  chez  nous  et  qui  s'est  répandu  jusque  sur  les  Arts 
inférieurs,  ne  vient  pas  du  hasard  ou  du  seul  génie  de  la  Nation, 
mais  qu'il  a  sa  source  dans  une  Compagnie  uniquement  appli- 
quée à  l'ennoblir  et  à  le  perfectionner.  Le  monde  apprendrait 
que  c'est  notre  Académie  royale  et  sa  jeune  sœur,  l'Académie  de 
France  à  Rome,  qui  ont  forcé  l'Italie  à  céder  à  la  France  le  prix 
et  la  couronne  qu'elle  avait  remportée  jusques  aujourd'hui  sur 
toutes  les  Nations  du  Monde. 

Cette  harangue  conviendrait  à  la  raison  comme  à  l'équité;  et 
de  même  que,  il  est  de  coutume  que  les  auteurs  les  plus  illustres, 
lorsqu'ils  sont  reçus  parmi  les  quarante,  commencent  leur  remer- 
ciement par  un  éloge  du  grand  cardinal  de  Richelieu  à  qui  l'on 
doit  cette  fameuse  institution,  de  même  il  conviendrait  de  reporter 
en  gratitude  à  la  mémoire  de  M.  Colbert  un  peu  de  la  fierté  où 
nous  met  l'état  florissant  des  beaux-arts  en  France;  si  l'Académie 
a  bien  rempli  son  objet  qui  est  de  porter  au  plus  haut  point  le 
bon  goût  dans  toute  l'étendue  de  ce  royaume,  n'est-ce  pas  parce 
que  cet  excellent  ministre  a  compris  que  les  monuments  de  l'art 
intéressent  autant  que  les  exploits  guerriers  la  gloire  des  États 
et  que,  pour  un  Roi,  il  n'est  pas  de  plus  sûr  moyen  d'atteindre 
à  la  renommée  que  de  faire  fleurir  autour  de  soi  la  vertu  des 
grands  hommes.  Et  c'est  une  marque  de  son  rare  génie  qu'il  ait 
mis  tant  de  soin  au  progrès  de  la  peinture  et  de  la  sculpture 

(257) 

HouRTiCQ.  —  De  Poussin  à  Watteau.  17 


DE   POUSSIN   A   WATTEAU 

qu'il  allait  jusqu'à  se  distraire  des  soins  de  l'administra tion  pour 
assister  en  personne  aux  délibérations  de  FAcadémie  et  que  bien 
souvent  il  fut  appelé  à  trancher  par  une  sentence  les  contesta- 
tions qui  s'élevaient  parfois  dans  l'assemblée.  Sans  doute,  il  n'est 
donné  à  personne,  pas  même  au  plus  puissant  des  monarques,  de 
forcer  la  nature  pour  l'obliger  à  produire  des  artistes  de  génie; 
mais  si  l'on  peut,  par  de  belles  institutions,  avec  de  la  méthode  et 
de  l'application  donner  un  plus  haut  degré  de  culture  aux  beaux- 
arts,  nous  devons  reconnaître  que  nul  ministre  n'a  jamais  tra- 
vaillé avec  plus  d'obstination  et  de  succès  à  la  gloire  du  prince 
et  à  la  félicité  de  ses  peuples. 

Lorsque  j'eus  achevé  la  lecture  de  cette  description  des  œuvres 
que  nous  avions  admirées,  quelques  années  auparavant,  Armédon 
qui  paraissait  l'avoir  écoutée  avec  quelque  satisfaction,  ne 
manqua  point  de  remarquer  qu'il  suffirait  d'y  changer  quelques 
noms  de  tableaux  pour  qu'elle  pût  s'appliquer  exactement  à 
l'exposition  actuelle. 

«  Cependant,  dit-il,  j'ai  trop  admiré  les  nobles  et  raisonnables 
compositions  de  Poussin  pour  ne  pas  trouver  à  reprendre  dans 
celles  de  nos  jeunes  peintres  qui,  tout  en  observant  les  règles  du 
grand  goût,  ne  laissent  pas  de  s'écarter  de  plus  en  plus  des 
modèles  qu'il  nous  a  laissés.  Alors  on  recherchait  dans  les  formes 
ce  bel  équilibre  qui  s'observe  dans  les  statues  antiques.  Mais 
depuis  que  M.  Le  Brun  et  ses  élèves  ont  appris  à  leurs  person- 
nages à  voler  sous  les  plafonds  de  Versailles,  on  dirait  que  les 
figures  des  peintres  ne  peuvent  plus  supporter  le  repos  et  qu'elles 
sont  toujours  près  de  se  lancer  dans  l'espace.  Les  draperies  qui 
les  revêtent  ne  retombent  plus  comme  il  convient  à  des  personnes 
tranquilles  et  au  repos;  mais  elles  paraissent  agitées  par  le  souffle 
d'un  grand  vent,  au  point  que  l'on  s'étonne  comment  ces  héros 
peuvent  rester  aimables  et  souriants  dans  le  tourbillon  de  la 
tempête.  Et  je  ne  puis  aussi  ne  pas  regretter  ces  colorations 
si  fières  et  ces  tons  roux  qui  donnaient  tant  de  richesse  à  nos 
galeries;  de  plus  en  plus,  nos  jeunes  peintres  préfèrent  des  colo- 
rations blafardes  et  pauvres,  comme  si,  fatigués  de  l'âge  d'or, 
ils  voulaient  entrer  dans  l'âge  d'argent.  Il  est  vrai  que  ces  trans- 
formations se  doivent  accepter  comme  une  nécessité  de  la  nature, 
d'après  quoi  une  mode  nouvelle  chasse  les  vieilles  modes  et  des 
feuillages  frais  qui  se  faneront  à  leur  tour  remplacent,  chaque 

(258) 


LE    SALON   DE    1699 

année,  la  parure  desséchée  de  la  saison  passée.  Mais  il  est  un 
aiitre  point  où  je  trouve  à  reprendre  et  pour  lequel  je  serais  fort 
satisfait  que  vous  pussiez  me  rassurer. 

Il  m'est  apparu  que  nos  jeunes  peintres,  pour  habiles  qu'ils  se 
montrent,  n'ont  plus  cette  belle  unité  de  doctrine  que  leurs  maîtres 
leur  ont  enseignée  et  dont  ils  ont  puisé  la  substance  dans  les 
œuvres  de  l'incomparable  M.  Poussin.  Ainsi  ne  vous  échappe-t-il 
point  que  M.  Coypel  le  fils,  qui  obtint  des  louanges  si  méritées,  ne 
saurait  être  donné  comme  un  disciple  fidèle  de  son  illustre  père. 
Bien  qu'il  ait  appris  que  l'ambition  la  plus  haute,  pour  un  peintre, 
est  la  beauté  du  dessin  et  l'expression  des  passions,  il  nous 
apparaît  qu'il  s'efl'orce  à  colorier  fraîchement  à  la  manière  de 
Rubens.  Sa  manière  semble  vouloir  nous  dire  qu'on  ne  doit  pas 
sacrifier  la  couleur  au  dessin,  ni  le  dessin  à  la  couleur.  Mais 
n'est-il  pas  à  craindre  que  ce  soin  qu'il  a  d'accorder  les  contrastes 
soit  d'un  génie  qui  attend  sa  richesse  de  ses  emprunts  plutôt  que 
de  son  invention?  Et  même,  nos  jeunes  peintres  qui  admirent 
par  raison  Poussin,  tandis  qu'ils  aiment  d'inclination  Rubens,  ne 
vous  semblent-ils  pas  vouloir  marier  la  République  de  Venise 
avec  le  grand  Turc?  Pour  moi,  la  gravité  un  peu  triste  de  Poussin 
me  touche  plus  que  les  bigarrures  des  copistes  de  Rubens  et  je 
trouve  dans  les  incorrections  du  maître  d'Anvers  un  génie  ardent 
qui  me  fait  paraître  bien  sage  celui  de  nos  meilleurs  élèves.  Il  est 
apparu  toute  une  secte  de  jeunes  hommes  fort  habiles  qui  n'ont 
pas  d'autre  objet  que  de  pasticher  la  manière  des  plus  illustres 
peintres.  L'un  imite  la  belle  coloration  des  chairs  de  Van  Dyck, 
l'autre  la  vaguesse  de  Corrège  ;  celui-ci  le  faire  poli  et  propre  de 
Gérard  Dou;  celui-là,  au  contraire,  la  fierté  de  Rembrandt.  Cette 
imitation  est  encouragée  par  la  faveur  que  nos  curieux  portent 
maintenant  aux  plus  beaux  maîtres  de  Flandre  et  d'Italie.  On  va 
nous  contant  que  des  peintres  adroits  gagnent  plus  d'argent  en  pei- 
gnant des  tableaux  du  Bassan  ou  de  Breugle  qu'en  avouant  leurs 
propres  œuvres.  Même  quand  ces  copistes  de  manière  ne  cher- 
chent pas  à  fourber  les  curieux,  on  reconnaît  aisément  à  quel 
grand  peintre  ils  ont  fait  projet  de  ressembler.  Pour  moi,  je 
regrette  le  temps  où  nos  peintres  n'avaient  pas  d'autre  ambition 
que  de  montrer  ce  qu'ils  avaient  appris  dans  l'atelier  de  leur 
maître. 

Il  est  vrai,  repartis-je,  et  j'ai  toujours  pensé  que  ces  artistes 

(259) 


DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

qui  veulent  accommoder  dans  une  même  manière  des  mérites 
trop  dissemblables,  jugent  un  peu  à  la  façon  du  roi  Salomon  dont 
la  sentence  fut  en  réalité  une  ruse  habile,  mais  qui,  si  elle  eût 
été  exécutée,  aurait  paru  d'une  bien  cruelle  iniquité;  car,  à  par- 
tager l'objet  du  litige,  on  risque  parfois  de  le  détruire  et  à  vouloir 
atteindre  à  la  fois  Rubens  et  Poussin,  on  risque  à  la  vérité  de  les 
manquer  tous  les  deux.  Toutefois  vous  conviendrez  que  nous 
vivons  en  un  temps  qui  sait  admirer  l'antique  et  le  moderne,  le 
Nord  et  le  Midi,  les  chefs-d'œuvre  de  la  Grèce  ancienne  comme 
ceux  de  l'Italie  et  même  des  Flandres,  et  s'il  nous  est  permis  de 
préférer  les  uns  plutôt  que  les  autres,  il  en  est  peu  qui  oseraient 
affirmer  que  l'on  ne  saurait  rien  aimer  raisonnablement  sinon  les 
artistes  d'un  seul  temps  et  d'un  seul  pays.  Il  est  donc  naturel  que 
nos  jeunes  peintres  reconnaissent  autant  de  modèles  que  nous 
approuvons  de  beautés  différentes.  En  cette  diversité,  il  ne  faut 
pas  censurer  la  pauvreté  de  notre  scepticisme,  mais  plutôt  louer 
la  richesse  de  notre  éclectisme.  Il  convient  que  nos  jeunes  peintres 
reçoivent  des  illustres  maîtres  de  l'Académie  royale  ces  règles 
certaines  sans  quoi  l'art  du  dessin  serait  ravalé  au  niveau  des 
barbouilleurs  du  Pont  Notre-Dame;  les  écrivains  qui  montrent  le 
plus  de  feu  doivent  ainsi  se  soumettre  aux  lois  qu'a  rédigées 
M.  de  Vaugelas,  comme  au  dictionnaire  que  composent  MM.  de 
l'Académie  française.  Mais  la  syntaxe  ni  le  vocabulaire  ne  suf- 
fisent à  donner  du  génie  à  ceux  qui  font  métier  d'écrire  et  de 
même  il  serait  déplorable  que  les  jeunes  peintres  comptassent 
sur  les  seules  excellentes  leçons  de  l'Académie  pour  atteindre  au 
renom  de  grands  artistes.  Une  telle  docilité  serait  la  marque 
d'une  nature  pauvre  plutôt  que  raisonnable  et  j'approuve  nos 
gens  de  ce  que,  tout  en  se  nourrissant  des  doctrines  qu'enseigne 
l'Académie  royale,  ils  soient  attentifs  aux  modèles  différents  qui 
sollicitent  leur  démon  secret  vers  des  voies  particulières. 

En  effet,  interrompit  Armédon;  mais  je  serais  bien  aise  de 
savoir  comment  vous  me  persuaderez  que  ces  habiles  peintres  ne 
méritent  que  louanges  lorsque,  peignant  les  héros  de  l'histoire  et 
de  la  fable,  ils  semblent  se  proposer  de  nous  faire  admirer  beau- 
coup moins  le  grand  goût  de  l'antique  que  le  piquant  du  goût 
moderne. 

En  quoi,  repartis-je,  faut-il  être  surpris  si  nos  peintres  ont 
enfin  éprouvé  que,  pour  peindre  les  hommes  d'autrefois,  le  mieux 

(260) 


LE  SALON  DE   1699 

était  de  bien  observer  les  hommes  d'aujourd'liui?  Si  les  modes  de 
s'habiller  et  de  parler  changent  d'un  temps  à  l'autre,  il  n'en  va 
pas  de  même  pour  les  formes  du  corps  et  les  mouvements  des 
passions.  Nos  peintres  font  sagement  quand  ils  peignent  des  Grecs 
et  des  Romains  où  il  ne  faudrait  que  remplacer  quelques  drape- 
ries pour  que  ces  héros  et  ces  princesses  devinssent  des  person- 
nages de  notre  temps.  C'est  en  quoi  les  tragédies  de  M.  Racine 
nous  paraissent  si  raisonnables,  car  cet  illustre  poète  fait  couler 
nos  larmes  en  mettant  sous  nos  yeux  des  aventures  empruntées  à 
l'histoire  ou  à  la  fable,  mais  il  fait  parler  des  sentiments  et  peint 
des  passions  qui  sont  aussi  de  notre  temps. 

Je  vous  entends,  dit  Armédon,  mais  alors  pourquoi  faut-il 
obliger  nos  peintres  à  vivre  dans  les  siècles  passés?  Puisqu'ils 
doivent  y  rencontrer  le  monde  d'aujourd'hui,  ne  trouveraient-ils 
pas  plus  sûr  et  moins  laborieux  de  peindre  les  gens  de  la  ville  ou 
de  la  cour  et  de  laisser  là  ceux  de  Rome  ou  de  l'Egypte? 

C'est  sur  cela,  dis-je  alors  que  je  voudrais  pouvoir  vous  entre- 
tenir si  je  ne  savais  que  vous  êtes,  plus  qu'aucun  connaisseur, 
parfaitement  instruit  de  toutes  les  supériorités  que  l'histoire 
donne  à  la  peinture.  N'est-ce  pas  grâce  à  l'histoire  que  les  peintres 
peuvent  placer  leurs  personnages  dans  ces  circonstances  extra- 
ordinaires où  les  passions  se  montrent  dans  toute  leur  beauté  ou 
toute  leur  horreur?  C'est  l'histoire  seule  qui  autorise  ces  situa- 
tions que  la  nature  nous  montre  si  rarement  parce  qu'elles  sont 
hors  de  l'ordre  commun.  Si  les  peintres  abandonnaient  l'histoire 
pour  ne  connaître  que  la  nature,  peut-être  y  trouveraient-ils 
quelque  récompense  dans  le  plaisir  d'imiter  avec  exactitude,  mais 
ils  y  perdraient  bientôt  cette  majesté  qu'on  admire  dans  la 
peinture  comme  dans  la  tragédie;  nous  y  perdrions  de  ne  plus 
admirer  de  beaux  corps  et  d'élégantes  draperies.  Et  de  même  si 
la  tragédie  renonçait  à  l'antiquité  pour  le  monde  moderne,  bientôt 
nous  n'entendrions  au  théâtre  qu'un  dialogue  en  prose  triviale 
comme  est  celle  que  nous  parlons  tous  les  jours  et  les  poètes  ne 
nous  proposeraient  que  de  fades  péripéties  comme  sont  celles  où 
nous  sommes  accoutumés  de  vivre.  Nos  peintres  ne  peuvent  pas 
plus  renoncer  au  beau  dessin  du  corps  humain  et  aux  draperies 
bien  jetées  que  le  poète  tragique  à  la  cadence  du  vers. 

Je  consens,  repartit  Armédon,  qu'il  y  a  quelque  rapport  de  la 
peinture  d'histoire  à  la  tragédie  et  il  me  paraît  même  que,  par 

(261) 


DE   POUSSIN  A  WATTEAU 

cette  coutume  qui  s'est  répandue  chez  les  peintres  de  présenter 
au  public  leurs  plus  belles  œuvres,  pour  en  obtenir  de  la  cen- 
sure ou  de  la  louange,  il  ne  serait  point  pour  nous  étonner  si  les 
conséquences  de  cette  consultation  des  connaisseurs  étaient  les 
mêmes  pour  l'art  qu'elles  sont  pour  le  théâtre.  Car  le  désir  des 
applaudissements  produit  dans  les  deux  cas  des  effets  sem- 
blables. Le  poète  reçoit  un  enseignement  de  son  public  autant 
qu'il  lui  en  propose.  Et  tout  de  même  nos  peintres  d'histoire, 
depuis  l'illustre  M.  Poussin,  ont  enseigné  à  nos  compatriotes 
combien  ils  pouvaient  goûter  de  délectation  à  dérouler,  pour 
ainsi  dire,  à  rebours  le  livre  du  Temps  et  à  voir  en  image  ce  que 
les  anciens  Grecs  et  Romains  ont  vu  en  réalité.  Mais  en  même 
temps  le  public  leur  a  fait  connaître  à  quelles  conditions  on 
pouvait  lui  plaire  et  c'est  ainsi  que  ces  anciens  héros  ont  pris 
quelque  chose  de  cet  air  galant  et  de  cette  politesse  sans  quoi  on 
ne  saurait  aujourd'hui  faire  dans  le  monde  une  carrière  heureuse. 
Rome  et  la  Grèce  ne  sont  plus  guère  pour  nous  que  des  prétextes 
à  nous  montrer  Versailles  et  Paris. 

Faut-il  donc  tant  le  regretter?  repartis-je.  C'est  attacher  bien 
de  la  superstition  aux  règles  de  l'histoire  que  d'aller,  par  respect 
pour  elles,  refuser  notre  agrément  à  la  beauté  qui  nous  plaît.  S'il 
est  vrai  que  la  sévérité  sied  aux  législateurs  qui  fondent  les 
Etats,  une  vertu  plus  accommodante  me  paraît  convenir  aux 
magistrats  une  fois  que  les  lois  sont  entrées  dans  la  coutume. 
Nous  ne  sommes  plus  dans  les  temps  héroïques  où  s'est  formé 
ce  genre  de  peindre;  nous  pouvons  en  user  avec  plus  de  liberté 
après  lui  avoir  donné  toute  notre  application.  Aussi  les  artistes 
voient-ils  autour  d'eux  un  cercle  beaucoup  plus  grand  d'admi- 
rateurs ou  de  censeurs.  Au  temps  où  M.  Poussin  adressait  de 
Rome  ses  divins  tableaux,  un  petit  nombre  de  curieux  et  quelques 
riches  partisans  se  disputaient  seuls  la  faveur  de  les  acheter;  et 
ils  apparaissaient  un  peu  comme  ces  curieux  ridicules  dont  notre 
moderne  Théophraste  a  tracé  les  malicieux  portraits.  Depuis  ce 
temps,  une  société  beaucoup  plus  nombreuse  est  entrée  dans  la 
curiosité  de  la  peinture  et  l'on  entend  aujourd'hui  à  la  ville 
disputer  des  mérites  de  M.  Coypel  le  fils  ou  de  M.  de  la  Fosse 
comme  on  faisait  il  y  a  vingt  ans  pour  ceux  de  M.  Quinault  et  de 
M.  Racine.  C'est  de  circonstances  semblables  que  les  arts  ont  béné- 
ficié en  Italie  et  dans  les  Flandres  ;  car  le  peuple  de  Rome,  instruit 

(  262  ) 


LE    SALON  DE    1099 

longtemps  par  les  innombrables  monuments  de  l'anliquilé,  aimait 
ses  artistes  au  point  de  prendre  feu  dans  les  contestations  entre 
Dominiquin  et  Caravage;  et  les  voyageurs  nous  rapportent  que 
dans  les  provinces  de  Flandre  et  de  Hollande  les  gens  du 
commun  eux-mêmes  ne  manquent  pas  d'orner  leur  intérieur  avec 
des  peintures  où  ils  se  plaisent  à  reconnaître  la  ressemblance  de 
leurs  propres  visages,  ou  celle  de  leurs  villes  et  de  leurs  cam- 
pagnes. Même  si  tous  nos  Parisiens  ne  sont  pas  dans  la  dispo- 
sition ou  la  possibilité  de  posséder  des  œuvres  de  nos  peintres, 
que  ne  doit-on  pas  attendre  d'une  émulation  entre  tous  nos 
artistes  quand  ils  se  disputeront  les  applaudissements  d'un  public 
qui  n'a  point  accoutumé  de  passer  pour  moins  spirituel  que 
celui  de  Rome  ou  d'Amsterdam? 

Armédon  avait  encore  beaucoup  à  dire  et  je  n'avais  pas  moins 
à  lui  répondre;  mais  nous  nous  aperçûmes,  comme  les  bergers 
de  Virgile,  que  le  soleil  était  déjà  bas  sur  l'horizon  et  que  l'ombre 
du  haut  des  grands  arbres  tombait  sur  le  jardin;  et  nous  nous 
quittâmes,  non  sans  nous  être  promis  de  nous  réunir  de  nouveau 
pour  reprendre  notre  entretien  et  nous  nous  félicitions  que  ce 
difficile  problème  de  réconcilier  l'art  antique  et  le  goût  moderne 
nous  promît  encore  tant  de  beaux  discours  à  échanger. 

Ces  dialogues  du  xvii^  siècle  ne  dissimulent  guère  ce  qu'ils 
sont  en  effet  :  une  dissertation  que  deux  liseurs  se  passent  pour 
reprendre  haleine.  Mais  la  fiction  est  vraiment  commode  et  il  est 
bien  difficile  de  résister  à  la  tentation  de  s'en  servir  et  d'imaginer 
que  ce  dialogue  dans  le  jardin  du  Luxembourg,  à  la  fin  d'un  beau 
jour  de  l'été  de  1704,  aurait  pu  être  écouté  de  celui  qui  allait 
trouver  la  solution  qu'entrevoyaient  Armédon  et  son  ami  et  qu'ils 
hésitaient  tant  à  accepter.  Ils  tenaient  trop  profondément  à  la 
génération  des  «  poussinistes  »  ;  initiés  à  la  peinture  par  des 
œuvres  nées  au  milieu  de  ruines  romaines,  ils  avaient  appris  la 
beauté  dans  la  religion  de  l'antique.  Ils  sentaient  bien  pourtant 
que  «  les  anciens  sont  les  anciens  et  que  nous  sommes  les 
hommes  d'aujourd'hui  »,  mais  ils  n'imaginaient  pas  que  les 
artistes  pussent  sans  déchoir  abandonner  les  ombres  qui  flottent 
sur  le  Forum  ou  le  Palatin  pour  les  caillettes  et  les  muguets  qu'on 
rencontre  au  Luxembourg  et  à  l'Opéra. 

Comment  donc  une  réalité  aussi  nouvelle  entrerait-elle  dans  la 

(263) 


DE   POUSSIN  A   WATTEAU 

peinture?  Ce  ne  poun-ait  être  que  par  le  caprice  d'un  fantaisiste 
qui  veut  s'amuser  ou  par  l'audace  tranquille  d'un  ingénu,  d'un 
peintre-poète  un  peu  sauvage,  d'un  contemplateur  admiratif  du 
monde  parisien,  mais  qui  n'a  pas  appris  la  peinture  à  Paris.  Né 
sur  les  rives  de  la  Seine,  il  eût  fréquenté  trop  jeune  l'Académie 
et  son  imagination  eût  été  dirigée  vers  Rome  et  la  Grèce.  Fixé 
dans  sa  province,  il  eût  ignoré  cette  poésie  capiteuse  qui  se 
respirait  à  Paris,  dès  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV.  Ainsi  notre 
école  de  peinture,  née  à  Rome,  d'un  Normand  établi  au  pied  du 
Pincio,  va-t-elle  recevoir  une  vie  nouvelle  d'un  timide  garçon 
qui  vient  de  Valenciennes  pour  employer  les  précieuses  couleurs 
de  Flandre  à  traduire  les  grâces  fringantes  de  la  Régence. 

Nos  deux  philosophes  étaient  si  occupés  par  leurs  propos,  qu'ils 
n'avaient  point  remarqué  auprès  d'eux,  assis  sur  le  même  banc, 
un  tout  jeune  homme,  d'allure  assez  insignifiante.  Il  n'avait  point 
l'aspect  trop  parisien;  nulle  ironie  sur  son  visage;  et  même  on 
pouvait  trouver  quelque  simplicité  dans  son  grand  nez  et  un  naïf 
étonnement  dans  ses  yeux  ronds.  Il  semblait  distrait  et  absent; 
c'est  l'expression  habituelle  des  observateurs.  Tout  à  l'heure, 
quand  le  soleil  n'était  pas  encore  parti,  il  dessinait  sur  un  album. 
A  la  première  page,  son  nom  était  écrit  :  Antoine  Watteau,  de 
Valenciennes.  Avec  des  traits  légers  et  nerveux  de  sanguine  et  de 
crayon  noir,  il  esquissait  des  coins  de  paysages,  des  feuillages 
spirituellement  détaillés,  des  dames  debout  ou  assises  et  des 
jeunes  hommes  qui  paraissaient  danser.  Ses  modèles,  ils  se 
promenaient  devant  lui  sans  savoir  qu'ils  donnaient  la  pose;  son 
crayon  était  d'un  compatriote  de  Téniers,  et  ses  dessins  montraient 
cette  adresse  fine  et  menue  de  ces  petits  Flamands  qui  entraient, 
depuis  un  siècle,  par  la  porte  Saint-Denis,  pour  aller  s'installer  au 
faubourg  Saint-Germain.  C'est  là  qu'habitait,  pour  le  moment,  le 
jeune  Watteau;  et  il  attendait  la  fin  du  jour  pour  rentrer  chez 
son  patron,  M.  Audran,  le  concierge  du  Luxembourg,  qui 
l'employait  alors  à  des  peintures  décoratives. 

Son  instruction  était  celle  d'un  bon  ouvrier  de  son  pays,  son 
imagination  vide  de  tout  souvenir  classique;  et  même,  quand  il 
rencontrait  dans  les  parcs  français  quelque  déesse  de  marbre,  cette 
nudité  mythologique  lui  semblait  une  dame  surprise  en  plein 
déshabillé,  une  Diane  qui  pardonne  à  Actéon.  Jusqu'à  ce  jour,  il 
n'avait  connu  d'autres  formes  que  ce  qui  se  voyait  dans  sa  Flandre 

(264) 


DE    POUSSIN    A    WATTEAU, 


PI.   8,  page  26+. 


LE  SALON  DE   1699 


natale  et  que  remplaçaient,  peu  à  peu,  dans  ses  rêveries  les  fines 
élégances  de  ce  Paris  qu'il  avait  tant  désiré  habiter.  Les  amusantes 
paysanneries  de  Téniers  avaient  été  ses  modèles  et  maintenant  ses 
prédilections  allaient  aux  opulentes  et  fraîches  peintures  de  Rubens 
qu'il  avait  soup- 
çonnées à  Valen- 
ciennes  et  qu'il 
admirait  chaque 
jour,  dans  la  Ga- 
lerie de  Médicis. 
Pour  lui,  l'art 
de  la  peinture  est 
d'abord  dans  la 
oie  de  regarder 
et  de  rendre  avec 
esprit;  dessiner, 
colorer,  il  y  trou- 
ve les  délices  et 
les  tourments 
d'un  appétit  pro- 
fond. Avi  :ement, 
il  observe;  on  le 
croit  perdu  dans 
la  contemplation  ; 
quelle  erreur!  Il 

absorbe  la  réalité  pour  en  nourrir  sa  rêverie.  A  cette  heure,  dans 
le  silence  du  soir  qui  monte,  les  formes  prennent  plus  d'impor- 
tance, car  l'attention  n'est  plus  dispersée  par  les  bruits  de  la  vie. 
Gomme  elles  sont  charmantes,  les  modes,  à  ce  début  du  siècle  !  Sur 
les  hommes  un  habit  assez  ample,  mais  si  bien  cambré  à  la  taille 
qu'il  semble  redresser  le  torse  d'un  geste  hardi,  tandis  que  les 
basques  se  balancent  au  rythme  de  la  marche.  Encadré  de  l'im- 
mense perruque,  le  visage  glabre  conserve  un  aspect  d'extrême 
jeunesse  et  les  traits  mobiles,  les  arêtes  tranchantes  rendent  sen- 
sibles les  vivacités  de  la  vie  spirituelle.  Ils  vont,  portés  par  de  fines 
jambes  aux  bas  clairs,  bien  tirés,  et  les  jarrets  sont  comme  allongés 
par  la  plongée  du  pied  sur  le  haut  talon.  Ces  pattes  minces  sont 
faites  pour  la  pirouette  ou  l'entrechat  et  ces  jolis  hommes  si 
nerveux,  si  prestes,  doivent  être  aussi  prompts  à  tomber  à  genoux 

(265) 


XXV.   ANT.  WATTEAU.  —  Personnages  tirés  du  recueil 
intitulé  :  Fisrures  de  modes. 


DE  POUSSIN  A  WATTEAU 

qu'à  esquisser  un  pas  de  danse;  il  y  a  de  l'esprit  jusque  dans  la 
manière  dont  ils  avancent  la  pointe  de  leur  pied.  Les  dames 
portent  une  tête  mignonne  surgie  d'un  buste  étroit  d'où  retombe 
la  robe  abondante  aux  longs  plis  frissonnants;  amples  draperies 
qui  donnent  de  la  majesté  à  leur  grâce  fragile  et  comme  une 
indolence  qui  corrige  l'allure  un  peu  sautillante  de  ces  oiseaux 
légers.  Mais  le  désordre  de  ces  précieux  chiffons  conduit  le 
regard  vers  la  tête  menue;  les  cheveux  tirés  affinent  la  nuque 
et  se  ramassent  en  une  étroite  coiffure  qui  n'augmente  guère  le 
volume  du  petit  crâne.  Quelques  dames  persistent  à  porter  des 
fontanges;  mais  ces  mitres  prétentieuses  enlèvent  au  visage  un 
peu  de  sa  mobilité  et  il  est  évident  que  ces  jolies  têtes  sont  faites 
pour  tourner  sur  ces  nuques  minces,  comme  les  jambes  fines  des 
cavaliers  pour  pivoter  sur  les  talons. 

Comme  elle  est  claire,  l'attitude  de  ces  cavaliers  fringants 
devant  ces  dames  aux  yeux  vifs  simulant  l'indolence  !  Dans  leurs 
gestes,  il  y  a  de  la  supplication  et  de  la  ruse  et  peut-être,  sous  la 
caresse,  un  peu  de  cruauté.  La  petite  tête,  les  mains  qui  agitent 
l'éventail  se  défendent  par  des  gestes  lents,  du  dédain,  de  l'ironie; 
ou  bien,  on  écoute  et  l'on  accepte,  d'un  air  boudeur.  Dans  l'ombre 
brillent  des  bouches  rieuses,  des  regards  animés  et  il  s'élève  de 
ces  groupes  un  caquetage  discret,  estompé  par  les  chuchotements. 
Mais  point  n'est  besoin  d'entendre  les  paroles  ou  d'écouter  le 
silence;  ces  silhouettes  parlent,  avec  leurs  gestes,  plus  claire- 
ment que  les  amoureux  de  comédie  avec  leurs  tirades. 

Le  jeune  provincial  contemple,  émerveillé,  et  il  se  laisse  prendre 
à  la  séduction  de  cette  société  qui  badine  avec  toutes  choses. 
Dans  sa  rêverie,  les  caillettes  et  les  petits-maîtres  jouent  la 
comédie  de  l'amour,  caressants  comme  des  félins,  capricieux 
comme  des  oiseaux;  et  il  applique  déjà  la  couleur  saine  de  son 
pays  à  copier  ce  monde  satiné  et  poudré;  il  ne  peiadra  que  des 
portraits,  mais  les  modèles  sortiront  des  mains  du  perruquier; 
les  arbres  seront  copiés  d'après  nature,  mais  cette  nature  sera 
celle  de  parcs  où  s'abritent  des  Vénus  et  des  Amours  de  marbre 
et  qui  ouvrent  des  perspectives  profondes  entre  leurs  feuillages 
alignés.  Et  les  costumes  aussi  sont  copiés,  mais  spiritualisés  par 
un  couturier  poète  et  même  il  passera  aisément  de  cette  monda- 
nité à  la  fantaisie  avouée  du  théâtre;  il  est  si  tentant  de  suivre 
cette  société  dans  ses    badinages  et  c'est  la   bien  comprendre 

(266) 


LE  SALON  DE   1099 

que  de  lui  donner  des  costumes  de  comédie,  ces  travestis  pitto- 
resques qui  aiguisent  l'esprit  des  mimiques  et  font  parler  les 
silhouettes  avec  tant  de  verve.  La  vérité  de  ce  Flamand  n'aura 
plus  la  robuste  santé  de  Rubens;  il  recueille  l'extrême  séduction 
de  cette  société  pour  en  composer  une  œuvre  sans  précédent. 
Non  qu'il  y  ait  en  lui  un  de  ces  idéalistes  puissants  qui  créent  un 
univers  avec  leur  propre  substance.  Il  est  bien  de  sa  race,  d'ima- 
gination modérée,  mais  si  habile  à  parer  la  réalité  du  prestige  de 
son  arti  Rubens,  le  grand  ancêtre,  avait  divinisé  des  gaillards 
sanguins  et  des  blondes  éblouissantes,  Watteau  va  dégager  de  ce 
Paris  galant  et  badin  une  image  capiteuse  et  presque  féerique, 
exacte  pourtant,  mais  dépouillée  des  vulgarités  de  la  simple 
nature. 

Parfois,  M.  Audran,  son  maître  du  moment,  lui  fait  peindre 
sur  des  panneaux  clairs  des  singes  qui  gesticulent  et  il  s'amuse 
lui-même  des  grimaces  de  ces  bouts  d'hommes  velus  et  avortés; 
mais  il  comprend  que  les  vrais  hommes  peuvent  être  aussi  spiri- 
tuels, tout  en  conservant  leur  souci  de  plaire  et  le  charme  de 
leur  élégance.  D'un  petit-maître,  on  peut  tirer  un  singe  qui  fait 
rire,  mais  aussi  un  héros  aimable  ou,  tout  au  moins,  un  comédien 
qui  se  fait  applaudir.  Et  la  comédie  qu'ils  jouent  ne  nous  montre- 
t-elle  pas  la  préoccupation  la  plus  profonde  de  l'humanité?  Que 
font-ils  donc,  ces  beaux  cavaliers  si  empressés  et  que  font  ces 
dames  d'aspect  distrait  et  si  attentives,  pourtant?  Ils  demandent 
de  l'amour.  Chacun  prend  la  pose  avantageuse;  ils  tâchent  de 
faire  briller  leur  esprit,  leur  élégance,  leur  figure  et  ils  appellent 
à  leur  secours  la  musique  et  la  danse.  Et  comme  le  meilleur 
moyen  de  trouver  quelque  saveur  au  jeu  de  l'amour,  c'est  de  le 
ressentir  au  moins  un  peu,  tous  sont  à  demi  sincères.  Mais  la 
petite  lutte  se  maintient  dans  la  zone  du  caprice;  on  respectera 
les  règles  du  jeu;  à  chacun  d'éviter  d'être  dupe;  ici,  l'amour 
donne  de  l'esprit;  le  bonheur  ne  rend  pas  sot  et  la  douleur  ne 
déborde  pas  la  simple  bouderie. 

Armédon  et  son  ami,  certes,  étaient  bien  trop  de  leur  temps 
pour  être  insensibles  à  la  séduction  de  cette  fine  comédie.  Ils 
avaient  même,  autrefois,  à  l'époque  des  rhingraves  et  des  rubans, 
disserté  sur  l'amour,  dans  les  ruelles  des  précieuses;  mais  jamais 
ils  n'eussent  imaginé  que  l'on  pût  ramener  la  peinture  de  la  cam- 
pagne romaine  vers  la  carte  du  Tendre.  Quand  ils  pensaient  à 

(267) 


DE   POUSSIN   A  WATTEAU 

l'art,  c'était  pour  fuir  dans  la  fiction  historique  ou  mythologique. 
Ils  mettaient  trop  de  distance  entre  deux  amoureux  du  salon 
d'Arthénice  et  les  centurions  de  la  colonne  Trajane,  pour  imaginer 
que  ces  costumes  si  galamment  portés  pussent  enchanter  un 
peintre  à  l'égal  de  la  toge  romaine  et  que  le  minois  fùté  des 
petites  marquises  pût  paraître  plus  joli  que  le  profil  de  la  Niobé. 
Leur  causerie  s'était  apaisée  et  les  deux  hommes  se  laissaient 
aller  à  la  douceur  de  cette  fin  d'un  beau  jour,  détendus  de  leur 
effort  raisonneur  par  la  tendresse  de  cette  harmonie  mourante. 
Nul  peintre,  nul  poète  ne  leur  avait  encore  enseigné  la  pénétrante 
volupté  de  la  mélancolie.  Cette  journée  d'été  semblait  ne  pas 
vouloir  s'éteindre.  Le  soleil  se  couchait  derrière  les  grands 
marronniers,  vers  le  clos  des  Carmes,  mais  leur  masse  profonde 
et  légère,  rongée  par  le  feu,  traversée  de  mille  étincelles,  ne 
parvenait  point  à  voiler  le  ciel  embrasé.  Vers  le  couchant,  une 
avenue  s'ouvrait  et  les  arbres  s'écartaient  pour  laisser  voir  ou 
deviner,  par  delà  l'écran  léger  du  feuillage,  de  l'éblouissement 
et  de  l'immensité.  Les  balustrades  des  terrasses  s'effaçaient  peu 
à  peu  sous  la  cendre  du  crépuscule.  Devant  nos  promeneurs  et 
presque  à  leurs  pieds,  un  bassin  réfléchissant  l'immense  incendie, 
trouait  le  sol  rosé  d'une  large  baie  de  lumière;  un  jet  d'eau 
fatigué  retombait  mollement  remuant  de  l'or  en  fusion.  Le  jeune 
Watteau  s'était  arrêté  pour  prolonger  sa  contemplation.  Bien 
que  les  couleurs  fussent  ardentes,  toutes  choses  étaient  envelop- 
pées d'une  douceur  irrésistible  et  il  ressentait  encore  l'éblouis- 
sement d'un  soleil  triomphal,  alors  qu'il  savourait  déjà  les 
grandes  ombres  du  soir. 


BIBLIOGRAPHIE 


SUR  LE  SÉJOUR  DE  POUSSIN  A  PARIS  : 

Ch.  Jouanny,  Correspondance  de  Nicolas  Poussin  (dans  les  Archives 
de  l'art  français)  Paris,  19H. 

Le  document  le  plus  important  sur  le  voyage  de  Poussin  en  France  et  son 
séjour  à  Paris  est  le  recueil  de  ses  lettres.  Le  peintre,  arrivé  à  Paris,  a  tenu  au 
courant  de  ses  démarches,  de  ses  travaux  et  de  ses  ennuis  son  grand  ami  et  pro- 
tecteur resté  en  Italie,  le  commandeur  Cassiano  del  Pozzo.  Une  excellente  édition 
de  cette  correspondance  de  Poussin  a  été  donnée  par  M.  Gh.  Jouanny  ;  elle  est  plus 
complète  et  surtout  beaucoup  plus  fidèle  que  l'édition  de  Quatrenière  de  Quincy 
qui  date  de  1824.  Quelques-unes  de  ces  lettres  avaient  déjà  été  publiées  au 
xvii°  siècle  par  Félibien,  qui  en  a  inséré  des  fragments  dans  ses  Entretiens  et 
au  xviii°  siècle  par  Bottari,    dans   ses  lettere  pittoriche,  parues  à  Rome  en  1757. 

André  Félibien,  Entretiens  sur  la  vie  et  les  ouvrages  des  plus  excellents 
peintres  anciens  et  modernes,  Paris,  1666,  1672,  1679,  1685,  1688, 
5  vol.  in-12. 

C'est  dans  le  tome  IV  que  se  trouve  la  biographie  de  Poussin.  Elle  constitue 
le  document  le  plus  riche  que  nous  ayons  conservé  sur  le  peintre;  Félibien  tient 
tous  les  renseignements  ou  documents  qu'il  nous  donne  de  Poussin  lui-même  ou 
de  personnages  qui  ont  connu  Poussin. 

G.  P.  Bellori,  Le  Vite  dei  pittori,  scultori  et  architetti  moderni.  Pioma, 
1672. 

La  biographie  de  Poussin  par  Bellori  a  paru  antérieurement  à  celle  de  Féli- 
bien qui  l'a  beaucoup  utilisée.  Elle  est  d'un  témoin  immédiat.  Bellori  a  connu 
Poussin.  Elle  contient  sur  le  voyage  de  Paris  des  détails  qui  ont  certainement  été 
donnés  directement  par  le  maître  à  son  biographe.  Une  traduction  de  la  Vie  de 
Poussin  a  été  donnée  par  M.  Georges  Rémond,  en  1903  (Paris,  Bibl.  de  l'Occident). 

Ph.  de  Chennevières,  Essai  sur  Vhistoire  de  la  peinture  française, 
Paris,  1894. 

Cette  histoire  est  avant  tout  une  étude  abondante  de  la  vie  et  de  l'oeuvre  de 
Poussin;  dans  son  exposé  désordonné  et  discursif  elle  est  riche  des  résultats  de 
longues  recherches. 

(269) 


BIBLIOGRAPHIE 

Paul  Desjardins,  Poussin  (coll.  des  grands  artistes),  Paris,  1904. 

Cet  excellent  petit  livre  est  le  meilleur  que  nous  ayons  en  français  sur  Poussin; 
mais  il  omet  de  parler  des  œuvres  du  peintre. 

Otto  Grautoff,  Nicolas  Poussin,  Munich,  1914. 

Il  n'ajoute  rien  au  récit  du  séjour  de  Poussin  à  Paris  et  maintient  l'erreur 
traditionnelle  sur  la  signification  des  œuvres  exécutées  pour  Richelieu. 

SUR  LES  DOCTRINES  ACADÉMIQUES  : 

Henri  JouiN,  Conférences  de  l'Académie  royale  de  peinture  et  de  sculpture, 
Paris,  1883. 

Les  conférences  des  académiciens  ont  été  conservées  manuscrites  dans  les 
archives  de  l'Académie  royale  et  se  trouvent  aujourd'hui  à  la  Bibliothèque  de 
l'Ecole  des  Beaux-Arts.  Quelques-unes  des  plus  importantes  ont  été  publiées  par 
H.  Jouin.  Plusieurs  avaient  déjà  été  insérées  par  Féiibien  dans  les  biographies 
des  peintres  qui  les  avaient  prononcées. 

André  Fontaine,  Conférences  inédites  de  VAcadémie  royale  de  peinture 
et  de  sculpture,  Paris,  1904. 

Ce  recueil  ajoute  quelques  conférences  intéressantes  qui  manquaient  au  recueil 
précédent;  les  plus  instructives  concernent  le  débat  sur  la  couleur. 

Henri  Testelin,  Sentiment  des  plus  habiles  peintres  du  temps  sur  la 
pratique  de  la  peinture,  Paris,  1680. 

Ce  sont  les  tables  de  la  loi  académique,  le  résumé  des  conférences  et  des  déci- 
sions de  l'Assemblée. 

Cl.  Nivelon.  Vie  de  Charles  Le  Brun,  ms.  fr.,  Bibl.  nat.  12987. 

Ce  manuscrit  contient  de  nombreux  développements  sur  les  intentions  de 
Le  Brun  dans  ses  traités  sur  la  physionomie.  L'ouvrage  de  Jouin  sur  Le  Brun  y 
a  beaucoup  puisé. 

Dissertation  sur  un  traité  de  Ch.  Le  Brun  concernant  le  rapport  de  la 
physionomie  humaine  avec  celle  des  animaux...,  Paris,  Chalcographie 
du  Musée  Napoléon,  1806. 

Cette  dissertation  accompagne  la  reproduction  d'un  certain  nombre  de  dessins 
de  Le  Brun  conservés  au  musée  du  Louvre. 

Krantz,  L'esthétique  de  Descartes,  Paris,  1882. 

SUR  L'OPPOSITION  AUX  DOCTRINES  ACADÉMIQUES  ET  LA  QUERELLE  ENTRE 
RUBENISTES  ET  POUSSINISTES  : 

Les  thèses  des  deux  partis  et  surtout  celle  des  Poussinistes  sont 
présentées  d'abord  dans  les  conférences  des  Académiciens  publiées 
par  H.  Jouin  et  André  Fontaine. 

La  thèse  poussiniste  est  également  développée  dans  les  Entretiens 
sur  la  vie  et  les  ouvrages  des  plus  excellents  peintres...  de  Féiibien,  en  par- 
ticulier dans  le  4«  entretien  qui  parut  en  1685. 

La  thèse  des  coloristes  est  excellemment  défendue  dans  les  ouvrages 

(270) 


BIBLIOGRAPHIE 

de  Roger  de  Piles  qui  n'occupe  pas  dans  les  histoires  de  la  littérature 
française  la  place  à  laquelle  il  paraît  avoir  droit  : 

Roger  de  Piles,  L'art  de  peinture  de  Ch.  Alphonse  Dafresnoy,  traduit 
en  français  avec  des  remarques  et  le  texte  latin  à  côté.  Paris,  1668. 

Roger  de  Piles,  Conversations  sur  la  connaissance  de  la  peinture  et  sur 
le  jugement  qu'on  doit  faire  des  tableaux  (suivies  du  Dialogue  sur  le  coloris). 
Paris,  1677. 

Roger  de  Piles,  Dissertation  sur  les  ouvrages  des  plus  fameux  peintres 
avec  la  vie  de  Rabcns,  Paris,  1681. 

Roger  de  Piles,  Premiers  éléments  de  la  peinture  pratique,  Paris,  i6S^. 

Roger  de  Piles,  Abrégé  de  la  vie  des  peintres,  avec  des  réflexions  sur 
leurs  ouvrages  et  un  traité  du  peintre  parfait...,  Paris,  1699. 

Roger  de  Piles,  Dialogue  sur  le  coloris,  Paris,  nouv.  édit.  1699. 

Roger  de  Piles,  Cours  de  peinture  par  principe,  Paris,  1708. 

Les  principales  circonstances  de  la  querelle  entre  Rubénistes  et 
Poussinistes  ont  été  rapportées  par  Ph.  de  Chennevières.  Recherches 
sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  quelques  peintres  provinciaux  de  l'ancienne 
France,  t.  III,  Paris,  1854,  et  par  Pierre  Marcel.  La  peinture  française 
au  début  du  XVIII^  siècle,  Paris,  sd. 

SUR  LES  PEINTURES  D'ÈCHEVINS  PAR  LARGILLIÈRE  : 

Leroux  de  Lincy,  Histoire  de  VHôtel  de  ville  de  Paris,  Paris,  1846. 

Cet  ouvrage  reproduit  en  annexes  quelques  textes  de  commandes  faîtes  par  la 
municipalité  à  Largillière. 

Les  nouvelles  Archives  de  l'Art  français  ont  publié  en  1882  le 
marché  passé  par  Largillière  pour  le  portrait  de  l'infante  d'Espagne 
(15  août  1722)  et  en  1886  des  commandes  de  tableaux  pour  l'Hôtel  de 
ville  de  Paris  aux  peintres  Largillière,  Dieu,  Dumesnil  et  Louis  de 
Boullogne  (1702-1716). 

Une  chanson  satirique  sur  le  tableau  votif  offert  à  l'abbaye  Sainte- 
Geneviève  par  la  Ville  de  Paris  en  1694  a  été  publiée  par  la  Revue 
universelle  des  Arts;  t.  XXL 

J.-B.  Santeuil,  Operum  omnium  editio  secunda,  Paris,  1698. 

Ce  recueil  contient  la  pièce  de  vers  latins  relative  au  tableau  de  Sainte- 
Geneviève. 

Sur  la  manière  de  peindre  de  Largillière,  Oudry  son  élève  a  fait  une 
conférence  d'un  extrême  intérêt  ;  elle  figure  dans  le  recueil  publié  par 
H.  JouiN,  Conjérences  de  VAcadémie. 

Pour  la  biographie  générale  de  Largillière,  nous  n'avons  guère  que 
la  biographie  du  recueil  de  d'Argenville  :  Abrégé  de  la  vie  des  plus 
fameux  peintres. 

Paul  Mantz  a  étudié  quelques  œuvres  de  Largillière.  Gazette  des 
Beaux-Arls,  1893. 

(271) 


BIBLIOGRAPHIE 


SUR  RI  G  AU  D  : 


Sur  le  peintre  nous  possédons  un  riche  ensemble  de  documents 
dont  plusieurs  sont  de  sa  propre  main.  A  l'École  des  Beaux-Arts  un 
mémoire  sur  sa  vie  qui  est  sans  doute  rédigé  par  lui-même  et  qui  est 
suivi  de  catalogues  de  ses  peintures  et  des  gravures  exécutées  d'après 
ses  peintures.  A  la  bibliothèque  de  l'Institut  un  «  livre  de  raison  », 
c'est-à-dire  un  catalogue  de  son  œuvre,  plus  complet  que  celui  de 
l'École  des  Beaux-Arts  et  suivi  de  la  nomenclature  des  copies  exé- 
cutées d'après  Rigaud  sous  sa  direction.  Tous  ces  documents  sont 
publiés. 

Dans  les  Mémoires  inédits  sur  la  vie  et  les  ouvrages  des  membres  de  l'Aca- 
démie (Paris,  1854)  sont  publiés  les  documents  les  plus  intéressants 
de  la  Bibliothèque  de  l'École  des  Beaux-Arts. 

J.  Roman,  Livre  de  Raison  du  peintre  Rigaud,  Paris,  1919. 

Publie  avec  des  notes  le  livre  de  raison  de  la  Bibliothèque  de  l'Institut. 

Dans  Archives  de  l'Art  français,  t.  IV,  un  testament  de  Piigaud. 
Dans  Nouv.  Archives  de  VArt  français  (1891),  un  contrat  de  mariage  et 
un  testament  du  peintre  Hyacinthe  Rigaud  (1703-1715). 

D'Argenville.  Abrégé  de  la  Vie  des  plus  fameux  peintres,  Paris,  1762. 

Raconte  la  vie  de  Rigaud  qu'il  a  connu  personnellement. 
SUR  DESPORTES  : 

Parmi  les  nombreuses  conférences  manuscrites  du  fils  de  Desportes 
que  possède  la  Bibliothèque  de  l'École  des  Beaux-Arts,  il  en  est  une 
qui  raconte  la  vie  du  peintre  François  Desportes.  Elle  a  été  publiée 
dans  les  Mémoires  inédits  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  membres  de  l'Aca- 
démie (Paris,  1854). 

F.  Engerand,  Inventaire  des  tableaux  commandés  et  achetés  par  la  direc- 
tion des  bâtiments  du  Roi. 

Publie  un  certain  nombre  de  documents  relatifs  aux  peintures  de  Desportes  et 
aux  œuvres  laissées  par  lui,  qui  furent  achetées  sous  Louis  XYI  pour  aller  à  la 
Manufacture  de  Sèvres. 

SUR  L'ENSEMBLE  DE  L'ÉCOLE  FRANÇAISE  A  LA  FIN  DU  XVII"  SIÈCLE. 

Pierre  Marcel,  La  peinture  française  au  début  du  XVIW  siècle,  1690-1721. 
Paris,  sd. 

Ce  savant  ouvrage  contient  une  très  riche  bibliographie. 


INDEX  DES  ARTISTES  ET  DES  OEUVRES 


Les  noms  de  peintres  sont  composés  en  capitales, 
les  titres  des  tableaux  sont  composés  en  italique. 


Académie  royale  de 

ture  et  de  sculpture,  sé- 
pare le  monde  des  artis- 
tes du  monde  des  ou- 
vriers, 18;  constitue  une 
doctrine  pour  l'enseigne- 
ment des  beaux-arts, 
43  et  suiv. ;  divisée 
par  la  querelle  du  dessin 
et  de  la  couleur,  84,  85; 
attaquée  par  les  Rubé- 
nistes,  86,  87  ;  condamne 
Rubens,  89;  perd  son 
autorité,  90,  91,  92;  ses 
sentiments  envers  Le 
Brun  et  Mignard,  93, 
101, 108;  la  critique  d'art 
à  l'Académie,  'il9,  225, 
235,  236;  les  expositions 
de  l'Académie,  237  et 
suiv.;  des  •  progrès  »  que 
l'Académie  a  fait  réaliser 
aux  arts,  255,  256,  257; 
insuffisances  de  son 
enseignement,  260. 

Académie  de  France  à 
Rome,  257. 

Adone,  poème  de  Marini, 
a  inspiré  Poussin,  16. 

Angiviller  (comte  d'),  achè- 
te les  esquisses  deDespor- 
tes,  152. 

Argenville  (d'),  guide  de 
Paris,  111  ;  parle  de  Lar- 
gillière,  113;  de  Rigaud, 
137,  147,  148. 

AuDBAN,    maître   de  Wat- 
eau,  264,  267. 


Auvray,  description  de  la 
Foire  Saint-Germain,  71, 
72. 

Avènement  du  duc  d'Anjou 
(tableau  pour  1')  de 
LargilHère,  125,  127. 

Baldinucoi,  biographe  de 
Poussin,  23. 

Bamboche,  202. 

Bassan,  '202. 

Bellori,  biographe  de  Pous- 
sin, 23,  26,  27,  59;  cri- 
tique Rubens,  90. 

Bergers  d'Arcadie,  tableau 
de  Poussin,  199. 

Bernin,  pourquoi  il  fut 
appelé  en  France,  37. 

Blanchard,  44;  partisan 
de  la  couleur,  dans  le 
débat  sur  le  dessin  et  la 
couleur,  46,  47,  49,  84; 
achète  pour  le  roi  des 
peintures  flamandes,  91. 

Blondel,  mathématicien, 
175,  184,  190. 

Boel,  voir  Van  Boucle. 

Boileau,  61,  69,  81,  175; 
ses  relations  avec  Brien- 
ne,  181,  188,  221;  VArt 
poétique  et  la  critique 
d'art,  225. 

BonnafFé,  son  Dictionnaire 
des  amateurs  français 
du  xvii'  siècle,  195,  201, 
204. 
Bos  (abbé  du)  les  juge- 
ments    d'art     sont     des 


(273) 


HouRTico.  —  De  Poussin  à  Watteau. 


impressions  person- 
nelles, 234. 

Bosc  d'Ivry,  prévôt  des 
marchands,  peint  par 
LargilHère,  122,123,124. 

Botorée  (Rodolphe),  des- 
cription de  Paris  et  de 
la  Foire  Saint-Germain, 
71. 

Boucher  d'Orsay,  125,  son 
portrait  par  LargilHère, 
128,  129. 

BOULLOGNE,   135,  248. 

BouLONY    (François),     73. 

Bourdon,  44;  le  vrai  et  le 
vraisemblable,  62;  du 
choix  de  la  lumière,  63, 
75,  92;  copiste  de  ta- 
bleaux, 206,  207;  son 
opinion  sur  les  Saisons 
de  Poussin,  208;  répare 
le  Crucifiement  de  saint 
Pierre  du  Guide,  208. 

BouYS,  ses  portraits  expo- 
sés au  Louvre  en  1699, 
253. 

Brienne  (Henri-Auguste  de 
Loménie),  père  de  Louis 
Henri,  174,  175. 

Brienne  (Louis-Henri  de 
Loménie,  comte  de), 
173;  sa  vie,  ses  aven- 
tures, 174,  182;  vend  au 
roi  ses  médailles  et  un 
Raphaël,  178;  il  est 
l'auteur  d'un  manuscrit 
de  la  Bibliothèque  Natio- 
nale,  183,    184,   185;    la 


i8 


INDEX  DES  ARTISTES  ET  DES  ŒUVRES 


date  du  manuscrit,  185  ; 
sa  correspondance  avec 
Ch.  Perrault,  186,  187, 
188;  les  renseignements 
donnés  dans  ce  manus- 
crit sur  les  tableaux, 
189;  sur  la  Sainte  Famille 
de  Raphaël,  189,  194;  sur 
une  Sainte  Famille  de 
Titien,  195;  sur  des 
tableaux  de  Yéronèse, 
196;  sur  Tintoret,  196; 
sur  une  Vénus  de  Pous- 
sin, 199,  200;  les  «  cu- 
rieux »,  201,  213;  son 
opinion  sur  les  Saisons  de 
Poussin,  208;  sur  Poussin 
et  sur  les  Vénitiens,  211, 
212,  213;  sur  Rubens  et 
Van  Dyck,  212;  sur  Gor- 
rège,  212;  préfère  la 
belle  couleur  des  Fla- 
mands et  des  Vénitiens 
au  dessin  abstrait  des 
poussinistes,  212,  213. 
Bruandet,  170. 

Calf,  76. 

Carrache  (les),  187,  202, 
213. 

Cassagne  (abbé  de),  ses 
rapports  avec  Brienne, 
181. 

Castagnère  (de)  prévôt  des 
marchands,  132. 

Cène  (la)  tableau  de  Pous- 
sin, exécuté  pour 
Louis  XIII,  29;  réminis- 
cence de  Raphaël,  30. 

Chambre  (abbé  de  la), 
n'est  pas  l'auteur  du 
manuscrit  16  986  de  la 
Nationale,  183, 185  ;  ama- 
teur de  tableau,  204. 

Champaigne,  (J.-B.  de), 
partisan  du  dessin 
contre  la  couleur,  48,  84; 
prêche  le  respect  des 
maîtres  de  l'Académie, 
86. 

Champaigne  (Philippe  de), 
portraitiste  favori  de 
Richelieu,     21,    22,    44; 


partisan  des  théories 
cartésiennes,  58;  tient 
avant  tout  à  la  vérité 
historique,  60,  61,  74,  80, 
81;  critique  Titien  et 
loue  Poussin,  84;  por- 
traits d'échevins,  112, 
114,  115;  exécute  des 
portraits  documentspour 
des  sculpteurs,  139;  ana- 
lyse la  Sainte  Famille 
de  Raphaël  vendue  au 
roi  par  Brienne,  194, 
203,  219,  251;  portrai- 
tiste de  Louis  XIII  et  de 
Richelieu,   256. 

Chantelou  (Paul  de),  admi- 
ateur  dej  Poussin,  va  le 
chercher  à  Rome,  19,  20, 
30,  35,  36  ;  correspondant 
de  Poussin,  33;  1'  «  hon- 
nête M.  Chantelou  », 
203. 

Chapelain,  175,  176,  177, 
178,  219. 

Chardin,  77. 

Chasse  (maison  de  la), 
75,  76,  77,  159. 

Chenu,  grave  des  tableaux 
d'échevins  de  Largillière, 
116,  117. 

CocHiN,  116,  124. 

Colbert,  son  organisation 
des  beaux-arts,  20;  tient 
à  faire  travailler  des 
artistes  français,  37; 
prend  part  au  gouver- 
nement de  l'Académie 
royale,  43,  44,  258;  sa 
mort  est  une  grande 
perte  pour  l'Académie, 
91  ;  protecteur  de  Le 
Brun,  91,  93;  achète  la 
Sainte  Famille  de 
Raphaël  à  Brienne,  192; 
achète  les  tableaux  au 
plus  bas  prix,  205,  219; 
éloge  de  Colbert,  257. 

COLOMBEL,  241. 

Condé,  amateur  de  pein- 
ture flamande,  90. 

Confrérie  de  Saint-Luc, 
ses  querelles  avec  l'Aca- 

(274) 


demie  royale  de  peinture 
et  de  sculpture,  18. 

Corneille  (Michel),  95; 
Aspasie  chez  Periclès,2kl . 

Corot,  167,  168,  171. 

CORRÈGE,  202,  205,  212, 
218,  223,  245. 

Cousin  (Jean),  17. 

COYPEL  (Antoine),  80,  81, 
86,  92,  loi,  105;  juge 
Poussin,  224,  225,  231, 
232,  233;  peint  le  Juge- 
ment de  Salomon,  Moïse 
saucé,  Vénus  et  Enée, 
246,  247,  248;  n'est  pas 
disciple  fidèle  de  son 
père,  259. 

CoYPEL  (Charles-Antoine), 
fait  l'éloge  de  Desportes, 
156,  157,  153. 

CoïPEL  (Noël);  peint  les 
Exploits  d'Hercule,  240. 

CoYSEvox,  116,  117,  134; 
buste  de  Marie  Serre, 
exécuté  d'après  un  ta- 
bleau-document de  Ri- 
gaud,  133, 141. 

Crozat,  91,245. 

Daullé,  grave  le  portrait 
d'Elisabeth  de  Gouy, 
femme  de    Rigaud,  146. 

Delacroix,  le  dessin  et  la 
couleur,  102. 

Descartes,  inspire  les  doc- 
trines de  Poussin  et  de 
Le  Brun,  40  ;  son  in- 
fluence sur  l'Académie 
royale  et,  en  particulier 
sur  Le  Brun,  42,  69;  son 
Traité  des  passions  de 
Vâme,  52,  et  suiv.,  66. 

Desjardins,  97,  116. 

Desportes  (Claude-Fran- 
çois) fils  de  F.  Desportes, 
écrit  pour  l'Académie  la 
biographie  de  son  père, 
150,    151,  152,   156,  163. 

Desportes  (François),  105; 
son  habileté  technique, 
108, 109  ;  biographie  par 
son  fils,  150,  151,  152; 
son  portrait  du  Louvre, 


INDEX  DES  ARTISTES  ET  DES  ŒUVRES 


153,  15'i,  155,  15(;,  254; 
son  caractère,  16G,  157  ; 
ses  origines,  158;  élève 
de  Nicasius,  159;  com- 
paraison de  sa  manière 
et  de  colle  do  Nicasius, 
160;  peintre  animalier, 
161,  162,  254;  de  la  joie 
qu'il  a  à  copier  la  nature, 
163;  les  esquisses,  163, 
172  le  buflet  pour  salle 
à  manger,  164,  165;  les 
paysages  peints  en  plein 
air,  165,  166;  sa  techni- 
que, 167,  168. 

Desportes  (Nicolas)  neveu 
de  F.  Desportes,  151; 
utilise  les  esquisses  de 
l'atelier  de  F.  Desportes 
et  les  vend  à  la  Direction 
des  bâtiments,  152,  153. 

Devaux  (Corneille),   73. 

Diderot,  ses  «  Salons  » 
opposés  à  la  critique 
d'art  de  l'Académie,  235. 

Dow  (Gérard),  202,  213. 

Drevet,  grave  des  por- 
traits de  Rigaud,  137, 
138. 

DOFRESNOY,  51,  81,  82,  83, 
186,  188. 

Dulaure, signale  un  tableau 
de  Largillière,  126. 

Dumetz,  86,  192. 

DUMONT,  111. 

DuQUESNoy,  sculpteur, 
ami  de  Poussin,  appelé 
à  Paris,  21. 

Echefins  (portraits  d')  par 

Largillière,     112,      113, 

114,  116,  136. 
Edelinck  (Gérard),  74, 137. 
Eliézer  et  Rébecca,  tableau 

de    Poussin,    commenté 

par  Le  Brun, 61. 
Ex-voto  à  sainte  Geneviève, 

tableau    de    Largillière, 

119,  123. 

Félibien,  biographe  de 
Poussin,  38,  42,  51;  dis- 
sertation   à  propos    du 


Saint  Michel  do  Ra- 
phaël,52,  73  ;  ses  théories 
sur  lu  composition  et 
l'exécution,  80,  81  ;  porte- 
parole  des  poussinistes, 
89;  son  autorité  s'affai- 
blit, 90,  186,  187,  188; 
son  opinion  sur  la  Sainte 
Famille  de  Raphaël,  190, 
192,  193,  205  ;  critique 
d'art,  215;  juge  Poussin, 
224;  son  style,  229;  juge- 
ment sur  Rembrandt, 
230;  sa  doctrine  esthé- 
tique, 233,  234. 

Feuquières  (comtesse  de), 
fille  de  Mignard,  son 
buste  dans  le  tableau  de 
Mignard,  97  ;  ofTre  à 
l'Académie  le  portrait 
de  son  père,  98;  ses 
efforts  pour  servir  la 
mémoire  de  son  père, 
100,  101. 

Flémalle,  81. 

Foire  Saint-Germain,  des- 
cription, 70,  71  ;  tenta- 
tives de  la  maîtrise  pour 
s'opposer  à  la  vente  des 
tableaux  flamands  de  la 
foire,  73;  la  colonie  fla- 
mande, son  installation 
près  de  la  foire,  73,  74, 
75,  76,  77. 

Fontainebleau  (école  de), 
son  rôle  dans  l'art  fran- 
çais, 17. 

Fontenay  Mareuil,  adresse 
à  Mazarin  une  Sainte 
Famille  de  Raphaël,  190, 
193  (note). 

FoREST,  202,  206,  207,  208; 
ses  paysages,  253. 

Fosse  (Gh.  de  la),  104  ;  le 
plafond  de  la  Chambre 
du  trône  à  Versailles, 
243  ;  ses  tableaux  d'his- 
toire, 246. 

FouQUiERs,  paysagiste,  34, 
81. 

Fourcy  (de).  Prévôt  des 
marchands  de  Paris, 
114,  117,  118, 


Frago.\a.uu,  230. 

Fréart  de   Chambray,    39, 

217,  218. 
Fromentin,  221,  236. 

Gascar,  197. 

Gf.noels,  82. 

Gillier,  intendant  de  M. 
de  Créqui,  offre  à  Ri- 
chelieu un  tableau  de 
Poussin,  22. 

GiORGiONE,  206,  228,  229. 

GuuJON  (Jean),  17. 

Gouy  (Elisabeth  de), femme 
de  Rigaud,  146;  son  ma- 
riage, 147. 

Guaspre,  202. 

GuÉRiN  (Gilles),  la  statue 
de  Louis  XIV,  116. 

Guide  (le).  Aventure  arri- 
vée à  son  Crucifiement 
de  saint  Pierre,  208,  209. 

Guillet  de  Saint-Geor- 
ges, 42,  43;  partisan  du 
dessin,  contre  la  couleur, 
84;  critique  d'art,  231, 
236. 

Halle,  112. 

Hals  (Frans),  134. 

Hauterive,  amateurde  pein- 
tures flamandes,  91,  209. 

Hébreux  {les)  recueillant  la 
manne  dans  le  désert, 
tableau  de  Poussin  com- 
menté par  Le  Brun, 
60. 

Hemery  (d'),  intendant  des 
finances,  202, 203. 

Hulst  (d'),  137. 

Huyghens  Zuylichem,  176, 
185. 

Ingres,  pensait  à  Poussin 
lors  de  ses  démêlés  avec 
ses  adversaires  et  lors 
de  son  départ  pour 
Rome,  28;  le  dessin  et 
la  couleur,  102. 

Institution  du  très  sain 
Sacrement  de  PEucka- 
ristie,  tableau  de  Pous- 
sin, 23. 


(275) 


INDEX  DES  ARTISTES  ET  DES  ŒUVRES 


Jabach,  sa  collection  entre 
dans  les  galeries  du  roi, 
91,  195,  205,  206,  209. 

JouvENET,  105,  241  ;  sa 
manière,  242  ;  la  Des- 
cente de  Croix,  242  ;  les 
Vendeurs  chassés  du 
Temple,  243  ;  la  Made- 
leine aux  pieds  du  Christ, 
243,  244;  les  animaux 
dans   ses  tableaux,   255. 

Jugement  de  Salomon, 
tableau  de  Poussin,  198. 

Juste  d'Egmont,  74,  80. 

La  Bruyère,  50,  62,  200, 
211,  215. 

La  famille  de  Darius, 
tableau  de  Le  Brun,  63 
(note  du  dessin);  com- 
menté par  Perrault,  66. 

La  Fitte,  beau  frère  de 
Rigaud,  son  portrait, 
celui  de  sa  femme  et  de 
sa  fille,  142-146. 

La  Fontaine,  155,  158,  162, 
164,  178,  255. 

Largillière  (Nicolas),  son 
portrait  de  Le  Brun,  94, 
95,  96,  97;  élève  des  Fla- 
mands, 105,  106,  107; 
111  ;  portraitsd'échevins, 
112-116,  136,  251,  252; 
Festin  donné  à  Louis  XIV 
par  la  municipalité,  116, 
117,  118;  l'ex-voto  à 
sainte  Geneviève,  119, 
120,  121,  122,  123;  le 
tableau  pour  le  mariage 
du  duc  de  Bourgogne,  \1k, 
125;  tableau  pour  Vavè- 
nement  du  duc  d^Anjou, 
125,  126,  127;  portrait 
de  l'échevin  Denis  (ou 
Denotz),  127, 128  ;  figures 
réelles  et  figures  allégo- 
riques, 129,  252,  253; 
un  dessin  attribué  à 
Rigaud  est  une  esquisse 
de  Largillière,  131;  ta- 
bleau pour  le  mariage 
de  Louis  XV  et  d'une 
infante,  131  ;  portrait  de 


l'infante  Marie -Anne- 
Victoire,  133;  disparition 
des  tableaux  d'échevins, 
134,   135,   144,   166,  249. 

La  Vrillière,  203. 

Le  Brun  (Charles),  colla- 
bore avec  Poussin,  33, 
36;  cartésien,  41;  son 
rôle  à  l'Académie  royale, 
43,  45  ;  son  enseignement 
est  dominé  par  la  philo- 
sophie de  Descartes,  45  et 
suiv.  ;  son  Traité  des  pas- 
sions et  les  dessins  qu'il 
accompagne,  54,  57,  58; 
sa  conception  de  la 
beauté,  59;  analyse  et 
défend  les  tableaux  de 
Poussin,  60,  61,  62;  du 
choix  de  la  lumière,  63; 
nécessité  de  l'allégorie, 
64,  65;  commentaire  de 
la  Famille  de  Darius  par 
Perrault,  66,  67,  68,  69, 
81  ;  utilise  la  main- 
d'œuvre  des   Flamands, 

81  ;    loué    par    Perrault, 

82  ;  attaqué  par  Mignard, 
83,  84;  par  des  élèves 
de  l'Académie  86;  veut 
se  retirer  de  l'Académie, 
86;  sa  mort,  92;  rivalité 
avec  Mignard,  92-100; 
son  portrait  ppr  Largil- 
lière, 94,  95,  96,  97;  son 
influence,  après  sa  mort, 
104,  105;  conseille  Ri- 
gaud, 107,  108,  109,  124, 
136;  loué  par  Brienne, 
187;  attribue  à  J.  Ro- 
main la  Sainte  Famille 
de  Raphaël,  190,  191, 
205,  206;  son  opinion 
sur  les  Saisons  de  Pous- 
sin, 208,  210,  219,  220; 
possède  le  «  bon  dessin  », 
222,  223,  236,  240;  fait 
peindre  par  des  artistes 
flamands  les  animaux 
de  ses  tableaux,  255;  ses 
figures  plafonnantes, 258. 

Le  Camus,  lieutenant 
civil,  181,  186. 


Le  Féron,  prévôt  des  mar- 
chands, 114,  115. 

Lely  (Peter),  105. 

Lemaire,  peintre  ami  de 
Poussin,  reçoit  ses  con- 
fidences, 19;  plaisante- 
ries de  Poussin  à  son 
sujet,  34. 

Lemercier,  architecte,  cri- 
tique Poussin,  27,  34; 
raillé    par    Poussin,  34. 

Le  Nain  (les),  77,  168, 168. 

Lenoir,  126. 

Le  Nôtre,  136. 

Leroux  de  Lincy,  125; 
description  de  la  veillée 
de  la  Saint-Jean,  130; 
disparition  des  tableaux 
de  l'Hôtel  de  ville,  135. 

Lescot  (Pierre),  17. 

Liancourt,  admirateur  de 
la  peinture  flamande, 
91. 

Loir,  commente  le  Déluge 
de  Poussin,  225. 

Loménie  de  Brienne,  v. 
Brienne. 

Louis  XIII,  invite  Poussin 
à  venir  à  Paris,  18,  19; 
sa  commande  à  Poussin, 
29,  36. 

Louis  XIV,  ce  que  sa  gloire 
doit  à  Colbert,  20. 

Louvois,  protecteur  de 
Mignard,  91, 93  ;  sedésin- 
téresse  de  l'Académie 
royale,  92. 

Mansard  (J.-H.),  136. 

Mariage  du  duc  de  Bour- 
gogne (tableau  pour  le), 
de  Largillière,  124,  125. 

Mariage  de  Louis  XV  et 
d'une  infante,  tableau 
de  Largillière,  131,  133. 

Marie  de  Médicis,  37. 

Marolles  (Abbé  de),  décrit 
la  foire  Saint-Germain, 
70;  définit  les  pouvoirs 
des  échevins  de  Paris, 
111. 

Martyre  de  Saint-Erasme. 
Tableau  de  Poussin  pla- 


(276) 


INDEX  DES  ARTISTES  ET  DES  ŒUVRES 


ce     à     Saint-Pierre    de 
Rome,  15. 

Mazarin  (cardinal),  appelle 
Romanelli  en  France, 
36,  191,  203,  205. 

Mazarin  (duc  de),  204. 

Hecklembourg  (prince  de), 
protecteor  de  Brienne, 
179,  180,  18:5,  185. 

Michel- Ange,  recherche 
la  belle  forme,  101  ; 
critiqué  par  Fréart  de 
Cbambray,  218,  223,227, 
228. 

Michelin,  206,  207. 

MiGNARD  (Nicolas),  son 
opinion  sur  le  dessin  et 
la  couleur,  48;  disciple 
de  Descartes,  52;  com- 
mente la  Sainte  Famille 
de  Raphaël,  54. 

MiGNARD  (Pierre)  se  sépare 
de  Le  Brun  et  de  l'Aca- 
démie, 82;  loué  par 
Molière,  83;  sous  le 
nom  de  Tymart,  dans  le 
Banquet  des  curieux, 
87,  88;  protégé  par  Lou- 
vois,  91  ;  son  portrait  du 
Louvre,  92-101  ;  directeur 
de  l'Académie,  94;  riva- 
lité avec  Le  Brun,  93- 
100;  portrait  de  Mme  de 
Maintenon,  99  ;  son  por- 
trait pour  le  grand  duc 
de  Toscane,  99;  Brienne 
en  fait  la  satire,  187, 
193,  249. 

Miracle  de  saint  François 
Xavier,  tableau  de  Pous- 
sin, 23,  27  ;  sa  parenté 
avec  la  Transfiguration 
de  Raphaël,  30,  31,  32, 
33;  son  influence  sur  la 
peinture  religieuse  fran- 
çaise, 33;  opinion  de 
Wleughels  sur  ce  ta- 
bleau, 77. 
Moïse  au  buisson,  tableau 
de  Poussin,  allégorie  en 
l'honneur  de  Richelieu, 
23,  24,  25,  26. 
Moïse    exposé  sur   le   Nil, 


tableau  de  Poussin,  197, 

198. 
MoLK,  202,  207,  208. 
Molière,     62;     son    poème 

sur  la  Gloire  du  Val  de 

Grâce,  83,  93. 
MoNNOYER,  dit  Baptiste, 

peintre        de       natures 

mortes,  82. 
Mo.NTAG.NE    (Mathieu    de), 

74,  77,  80,  81. 
Monville  (Abbé  de),  100. 
MoREAU  (Louis),  169,  170. 
Moreri,  182. 

Naudet,       humaniste      du 

xvii"  siècle,  33. 
Née,  grave  un  tableau  de 

Largillière,  124. 
NiCAiSE  Beernaert,    voir 

NiCASIUS. 

NicAsius,  76,  81,  82; 
maître  de  Desportes, 
109,  150;  sa  vie  et  son 
atelier  à  Paris,  159;  les 
peinture,  de  «  l'atelier 
Desportes  »  qui  lui 
reviennent,  160;  sa  ma- 
nière de  peindre,  160, 
161. 

NiVELON,  élève  de  Le 
Brun,  son  manuscrit, 
43,  44;  études  sur  la 
physionomie,  57,  58. 

Noyers  (Sublet  de),  appelle 
Poussin  à  Paris,  18,  19; 
surintendant  des  beaux- 
arts,  20;  son  orgueil 
patriotique  et  son  admi- 
ration pour  Poussin,  21, 
23,  26,  28;  commande  à 
Poussin  \eSaint  François 
Xavier,  29;  soutient 
Poussin,  34;  quitte 
Paris,  reçoit  le  congé 
de  Poussin,  35,  36;  tient 
à  faire  travailler  des 
artistes  français,  37. 

Obstal  (Gérard  Van), 
explique  les  gestes  du 
Laocoon,  52,  53. 

OUDRY,  105. 


Paillet,       son       tableau 

délie,  241. 

Paris,  la  vie  municipale, 
110;  1  hôtel  de  ville,  111. 

Parrocel,  253. 

Passard,  190,  193,  207, 
208. 

Pascal,  50. 

Perino  del  vaga,  189. 

Perrault  (Charles),  37  ;  son 
rôle  à  l'Académie  royale, 
43,  58;  ses  commen- 
taires sur  la  Famille  de 
Darius  de  Poussin  et  les 
Pclerins  d'Emmaiis  de 
Véronèse,  66,  67,  68,  81; 
son  poème  de  la  pein- 
ture, 82,  86,  181  ;  une 
lettre  inédite  de  Perrault 
à  Brienne,  186,  187, 
188;  éloge  de  l'art  fran- 
çais, 257. 

Perruchot,  202. 

Philippe  de  Champaigne. 
V.  Champai(;ne. 

Piles  (Roger  de),  51  ;  cri- 
tique Poussin,  83;  chef 
des  rubénistes,  85,  86, 
89,  90,  91  ;  fait  triom- 
pher ses  idées,  90  ;  entre 
à  l'Académie,  90  ;  con- 
seille au  duc  de  Riche- 
lieu d'acheter  des  pein- 
tures flamandes,  91,  92, 
186,  187,  188,  217,  le 
«  bon  dessin  »,  222;  les 
tables  222,  223;  critique 
d'art,  226,  229,  232,  236, 
245. 
Pinacotheca       Lomeniana, 

184,  193. 
Plattemontagne,  voir 

Montagne. 
PoÈRSo.N,  portrait  du  Roi 
et  de  Monseigneur,  239. 
PoLiDOR,  de  Caravage,  189, 

191,  192. 
Potter  (Paul),  162. 
PouRBus     (François),     74, 

135,  256. 
Poussin      (Nicolas),      son 
tableau    du    Martyre  de 
saint    Erasme,    15;    son 


(277) 


INDEX  DES  ARTISTES  ET  DES  ŒUVRES 


voyage  dans  le  Poitou, 
18;  appelé  à  Paris  par 
M.  de  Noyers  et  par 
Louis  XIII,  18;  sa  résis- 
tance, 19;  les  instances 
de  M.  de  Noyers,  21;  il 
peint  des  Bacchanales 
pour  Richelieu,  22; 
arrive  à  Paris,  sollici- 
tations qui  l'assaillent, 
23;  les  tableaux  peints 
pour  le  cardinal,  23,  24, 
25,  26,  27,  28;  VJnstUu- 
tion  de  V Eucharistie,  23  ; 
Miracle  de  saint  François 
Xavier,  23,  27,  30,  31, 
32,  33,  77  ;  Moïse  au  buis- 
son, allégorie  politique 
en  l'honneur  de  Riche- 
lieu, 23,  24,  25,  26;  sa 
correspondance,  26;  le 
Triomphe  de  la  Vérité, 
n'est  pas  une  allusion 
aux  querelles  de  Poussin 
avec  ses  ennemis,  mais 
une  allégorie  politique 
en  l'honneur  de  Riche- 
lieu, 26,  27,  28;  la  Cène, 
29;  peint  le  Saint  Fran- 
çois Xafier  pour  M .  Fran- 
çois de  Noyers,  un 
Saint  Paul  pour  Paul 
Scarron  et  PauldeChan- 
telou,  le  Saint  Jean  Bap- 
tisant pour  Jean  de 
Chantelou,  29,  30;  imite 
Raphaël,  30,  31,  32,  33; 
accepte  la  collaboration 
de  Le  Brun,  33;  se 
défend  contre  ses  enne- 
mis, 34;  quitte  Paris, 
35  ;  rentré  à  Rome,  tra- 
vaille pour  les  amateurs 
parisiens,  36;  repré- 
sente, bien  qu'à  Rome, 
l'esprit  classique  fran- 
çais, 38;  sa  correspon- 
dance, 38  ;  la  lettre  des 
Modes,  38,  64;  plan 
d'une  dissertation  sur 
l'esthétique,  39;  peintre 
d'histoire,  40;  cartésien, 
40;    admiré    par    l'Aca- 


démie royale,  45,  46;  un 
détail  de  YEnlèvement 
des  Sabines,  47,  51;  un 
détail  du  Massacre  des 
Innocents,  49;  son  art  de 
fixer  les  expressions,  51  ; 
le  Ravissement  de  saint 
Paul,  59;  les  Hébreux 
recueillant  la  manne  et 
Eliézer  et  Rebécca  com- 
mentés par  Le  Brun,  60, 
61  ;  a  placé  parfois  dans 
ses  tableaux  des  person- 
nages dénués  d'expres- 
sion psychologique,  65; 
ce  que  Poussin  entend 
par  «  l'académisme  », 
78;  critiqué  par  de 
Piles,  83,  89;  attaqué 
dans  le  «  Banquet  de 
curieux  »,  87,  88;  après 
sa  mort,  son  influence 
est  moindre  que  celle 
de  Rubens,  104;  opinion 
de  Brienne,  197;  Moïse 
exposé  sur  le  Ail,  197, 
206  ;  Moïse  foulant  la 
couronne  de  Pharaon, 
198,  206;  Jugement  de 
Salomon,  198,  206;  Ber- 
gers d'Arcadie,  199; 
Vénus,  199,  202;  le 
Maitre  d^école  fouetté 
par  ses  élèves,  203;  Pan 
et  Sirinx,  205  ;  les  Qua- 
tre âges,  205;  les  prix 
de  ces  tableaux,  205, 
206;  réception  de  ses 
tableaux  par  les  ama- 
teurs parisiens,  208, 
262;  jugé  par  Brienne, 
211,  212,  213;  juge 
Raphaël,  219,  220,  223, 
224;  le  Déluge,  224,  225, 
228,  233,  245,  247,  258, 
259,  262. 

Pozzo  (cavalier  del) 
212. 

Puy  du  Grez  (Bernard  du), 
217. 

QuAiNCY  (de),  73. 
Quinault,  95. 

(278) 


Racine,  sa  théorie  du  vrai- 
semblable, 61,  62;  fait 
parler  les  sentiments  de 
son  temps,  261. 

Rang,  neveu  de  Rigaud, 
premier  peintre  du  roi 
d'Espagne,  148. 

Raphaël,  son  influence  sur 
Poussin,  30,  31,  32,  33; 
donné  comme  modèle  du 
peintre  parfait  par 
l'Académie  royale,  45, 
46,  48,  51,  211;  la  dis- 
cussion de  l'Académie 
au  sujet  du  Saint  Michel^ 
52;  de  la  Sainte  Famille, 
53,  54  ;  la  Sainte  Famille 
de  Brienne,  189-194,  202, 
205;  jugé  par  Fréart  de 
Chambray,  218;  par 
Poussin,  219,  220;  viole 
la  règle  du  «  costume  », 
222,  223. 

Rembrandt,  imité  par 
Rigaud,  137,  221,  223, 
227;  jugé  par  Félibien, 
230. 

Restout,  son  opinion  sur 
le  dessin  et  la  couleur, 
219,  223;  raille  le  lan- 
gage des  critiques  d'art 
amateurs,  226,  232. 

Richelieu  (cardinal  de), 
son  désir  d'organiser  les 
beaux-arts,  20;  amateur 
de  peinture,  21  ;  les  pein- 
tures de  son  château  de 
Richelieu,  22;  il  s'appro- 
prie les  meilleurs  ta- 
bleaux de  M.  de  Créqui, 
22;  les  tableaux  qu'il 
commande  à  Poussin, 23, 
24,  25,  26,  27,  28,  29; 
intervient  dans  le  choix 
des  sujets  de  la  galerie 
de  Médicis,  28  ;  échec  de 
sa  politique  des  Beaux- 
Arts,  35,  36,  37. 

Richelieu  (duc  de)  vend  au 
roi  sa  collection  de 
Poussin  et  la  remplace 
par  des  Rubens,  91,  203, 
205. 


INDEX  DES  ARTISTES  ET  DES  ŒUVRES 


RiCAUDfGaspard),  US.l'iB. 

RiGAun  (Hyacinthe),  por- 
trait de  Mij^'nard,  100, 
105;  instruit  dans  l'ad- 
miration de  la  peinture 
flamande,  107;  les  mé- 
rites de  sa  peinture, 
107,  108,  113;  un  dessin 
de  Lorgillièro  attribué 
à  Rigaud,  131;  les 
modèles  habituels  de 
Rigaud,  136;  son  por- 
trait de  1692  rappelle 
Van  Dyck,  137;  celui  du 
Louvre  imite  Rem- 
brandt, 137;  le  double 
portrait  de  sa  mère,  est 
un  document  pour  le 
sculpteur  Goysevox,  137- 
141  ;  portrait  de  M.,  Mme 
et  Mlle  La  Fitte,  142-146; 
il  épouse  Elisabeth  de 
Gouy,147, 148;  portraits 
de  M.  et  Mm»  Àe  Gouy, 
148;  les  portraits  «  gra- 
tis »,  148,  149;  portraits 
de  famille,  149,  155,  249, 
reçu  à  l'Académie  com- 
me peintre  de  «  por- 
traits historiés  »,  249, 
250. 

Romain  (Jules),  189,  190, 
191,  192,  19i,  202. 

RoMANELLi ,  appelé  en 
France,  36,  256  ;  travaille 
pour  Anne  d'Autriche, 
37,  202. 

ROSLIN,    111. 

RuBENS,  Son  Triomphe  de 
la  Vérité  suggère  à 
Richelieu  la  commande 
du  tableau  de  Poussin, 
28,  38,  74,  79;  défendu 
par  de  Piles,  85,  86,  89; 
le  rubénisme,  «  85,  86, 
87  ;  attaques  de  la  «  Ré- 
ponse au  Banquet  de 
curieux,  »  88;  critiqué 
par  Félibien,  90;  son 
influence  prévaut,  en 
France,  sur  celle  de  Le 
Brun,  104,  105,  108; 
inspire  Largillière,  123, 


12G,  130,  131,  132;  môle 
les  figures  réelles  oux 
fi  gures  ollégoriques,  130, 
252  ;  jugé  par  Brienne, 
212,  221,  223,  228,  2'i5, 
256,  259. 

Saint  Erasme,  voir  mar- 
tyre de. 

Sainte  Famille  de  Raphaël 
(au  Louvre),  189-194. 

Sainte  Famille  de  Titien, 
195. 

Santeuil,  peint  par  Lar- 
gillière dans  l'ex-voto  à 
sainte  Geneviève,  121. 

Sauvai,  130. 

Serre  (Marie),  mère  de 
Rigaud,  ses  portraits, 
137-141,  142,  146. 

Sèvres  (manufacture  de), 
reçoit  «  l'atelier  de 
De'sportes  »,  153,  160. 

Snyders,  109,  160,  161, 
255. 

Stella.  Peintre  ami  de 
Poussin,  fixé  à  Lyon. 
Poussin  peignit  pour  lui 
un  tableau  du  miracle 
de  Veau  dans  le  désert, 
23. 

Taine,  232. 

Tallemant  (intendant  des 
Finances),  203,  208. 

Tallemant  des  Réaux,  ra- 
conte comment  Richelieu 
s'adjugea  des  tableaux 
de  M.  de  Créqui,  22. 

Teniers,  91,  265. 

Terrasson  (l'Abbé),  68. 

Testelin,  42;  ses  Tables 
de  préceptes,  44,  51,  222, 
223. 

TlNTORET,  196, 

Titien,  copié  par  Poussin, 
16  ;  comment  le  jugeaient 
les  membres  de  l'Aca- 
démie royale,  45, 48,  211  ; 
critiqué  par  Ph.  de 
Champaigne,  84;  recher- 
che le  beau  métier,  101  ; 
la  petite  Sainte  Famille 

(279) 


du  Louvre,  195,  205; 
205;  jugé  par  Brienne, 
211,   212,   223,  224,  229. 

TOURNIÈRES,    119. 

Transfiguration ,  tableau 
de  Raphaël,  a  inspiré  le 
Miracle  de  sainlFrançoia 
Xavier  de  Poussin,  31, 
32,  33. 

Troy  (François  de),  le 
père,  105;  portraits 
d'échevins,  119,  120, 
135,  249, 250. 

Troy  (Jean-Francois),  le 
fils,  112,  119,  120. 

Troyon,  171. 

Udine   (Jean  d'),  191,  192. 

Vaemus  (Otto),  85. 

Valenciennes,  169. 

Valory  (de),  105. 

Van  Boucle,  73,  76,  81,  82, 
159. 

Van  Der  Meulen,  82,  171, 
254. 

Vandrebuch  (Antoine),  73. 

Van  Dyck  (Antoine),  86, 90, 
105;  son  influence  sur 
Rigaud,  107,  108,  137, 
139,  144,  195,  212,  223, 
245, 

Van    Haecht  (Pierre),  73. 

Van  Loo,  81,  111,  112, 
135. 

Van  Mander  (Karl),  231. 

Van  Mol,  74,  75,  80. 

Van  Obstal,  voir  Obstal. 

Van  Platemberg  (Mathieu) 
voir  Montagne. 

Van  Suuppen,  74. 

Varen  (Alexandre),  73. 

Vasari,  partisan  du  dessin 
plutôt  que  de  la  couleur, 
loi,  102;  les  premiers 
traités  d'art  français 
sont  des  traductions  de 
Vasari,  217;  jugé  par 
Fréart  de  Chambray,  219. 

Vénus  dormant,  tableau 
de  Poussin,    199,  200. 

Vérité  enlevéepar  le  Temps 
(la),  tableau  de  Poussin, 


INDEX  DES  ARTISTES  ET  DES  ŒUVRES 


exécuté  pour  Richelieu, 
23,  26,  27,  28,  30. 

Vermeulen,  94. 

Véronèse,  commentaire 
des  Pèlerins  (TEmmaus 
par  Perrault,  67  les  ta- 
bleaux de  la  collection 
Brienne,  196,  205,  223, 
229,  243. 

Vinci  (Léonard  de),  51,  66. 

Viole,  202. 


Vos  (Paul  de),  255. 

VouET  (Simon),  17;  son 
succès,  22;  critique 
Poussin,  27,  33,  34;  ses 
rapports  avec  Louis  XIII, 
29,  93,  124. 

Watteau  (Antoine),  72, 
104,  145,  166;  emploie 
les  couleurs  de  Flandre 
à   rendre  les  grâces   de 


la  Régence,  264;  observe 
la  nature,  265  ;  ses  per- 
sonnages, 265,  266,  267. 

WiLLE,  grave  le  portrait 
d'Elisabeth    Gouy,    146. 

Wleughels  (Philippe),  74, 
75,  77,  81. 

Wleughels,  directeur  de 
l'Académie  de  France  à 
Rome,  74,  77,  80,  81. 

WOLFART,    74,  75. 


TABLE  DES  ILLUSTRATIONS 


[(♦"aa 


PLANCHES    HORS  TEXTE 

PLANCHE  I 

POUSSIN  :  LE  TRIOMPHE  DE  LA  VÉRITÉ. 
Masie  du  Louvre Frontispice 

PLANCHE  II 

LE  BRUN  :  LA  FAMILLE  DE  DARIUS. 
D'après  une  gravure Page      64 

PLANCHE  III 

LARGILLIÈRE  :  PORTRAIT  DE  LE  BRUN. 
Musée  du  Louvre. 

MIGNARD  :  SON  PORTRAIT. 
Musée  du  Louvre Page      96 

PLANCHE  IV 

LARGILLIÈRE     :     LES     ÉCHEVINS     REMERCIANT 
SAINTE-GENEVIÈVE  (Fragment). 
Palais  des  Beaux-Arts  de  la  Ville  de  Paris Page    120 

PLANCHE  V 

RIGAUD  :   PORTRAIT   DE   SA    SŒUR   ET  DE    SON 
BEAU-FRÈRE  ET  DE  LEUR  FILLE. 
Musée  du  Louvre Page    144 

PLANCHE  VI 

JOUVENET  :  DESCENTE  DE  CROIX. 

Musée  du  Louvre Page    240 

PLANCHE  VII 

ANTOINE  COYPEL  :  ESTHER  ET  ASSUÉRUS. 

Musée  du  Louvre Page    248 

PLANCHE  VIII 

V^ATTEAU  :  ASSEMBLÉE  DANS  UN  PARC. 
Musée  du  Louvre Page    264 


GRAVURES    DANS    LE   TEXTE 


I.  —  Poussin.  —  Moïse  reçoit  sa  mission 25 

11.  —  Poussin    et    Raphaël.    —    Saint  François   Xavier   et 

Transfiguration 31 

III.  —  Poussin.  —  Un  Romain 47 

IV.  —  Poussin.  —  Une  mère 49 

V.  —  Poussin.  —  Un  Sabin 51 

VI.  —  Poussin.  —  Une  femme 53 

VII.  —  Le  Brun.  —  La  peur 55 

VIII.  —  Le  Brun.  —  La  haine 57 

IX.  —  Le  Brun.  —  La  douleur 59 

X.  —  Le  Brun.  —  L'admiration 63 

XI.  —  Le  Brun.  —  L'extase 65 

XII.  -—  La  chasse 75 

XIII.  —  Largillière.  —  Mariage  du  duc  de  Bourgogne  ....  123 

XIV.  —  Largillière.  —  Réception  d'un  Prévôt 127 

XV.  —  Largillière.  —  Échevins 129 

XVI.  —  Largillière.  —  Nymphes  marines 133 

XVII.  —  Rigaud.  —  Portraits  de  sa  mère 139 

XVIII.  —  Coysevox.  —  Mère  de  Rigaud 141 

XIX.  —  Desportes.  —  Deux  croquis 153 

XX.  —  Desportes.  —  Son  portrait 155 

XXI.  —  Nicasius.  —  Bataille  de  chats 161 

XXll.  —  Desportes.  — Esquisses  de  paysages 167 

XXIII.  —  Raphaël.  —  Sainte  Famille 187 

XXIV.  —  Le  salon  de  1699 239 

XV.  —  Watteau.  —  Deux  personnages 265 


TABLE  DES   MATIÈRES 


PRÉFACE Page        v 

CHAPITRE  PREMIER 

POUSSIN  ET  RICHELIEU 

Pourquoi  Poussin  voulut  habiter  Rome.  —  Efforts  de  Vadministration  de 
Richelieu  pour  le  ramener  à  Paris.  —  Ses  tableaux  pour  le  Cardinal,  le 
Moïse,  la  Vérité,  sont  des  allégories  politiques.  —  Le  miracle  de  Saint  Fran- 
çois Xavier.  —  Quand  Poussin  retourne  à  Rome,  il  reste  le  conseiller  esthé- 
tique des  amateurs  de  peinture  parisiens Page      15 

CHAPITRE  II 

DESCARTES  ET  LE  BRUN 

L'Académie  royale  reçoit  la  mission  de  constituer  une  doctrine  pour  l'ensei- 
gnement de  la  peinture  et  de  la  sculpture.  Cette  doctrine  fut  l'application  de 
l'esprit  cartésien  aux  problèmes  esthétiques.  —  Le  procès  entre  le  dessin  et 
la  couleur.  —  «  L'expression  •  et  le  traité  des  passions  de  Descartes.  —  La 
théorie  cartésienne  du  vrai  et  la  théorie  académique  du  beau;  élaboration  que 
doivent  subir  l'histoire  et  la  nature  pour  créer  de  la  beauté.  —  Le  pittoresque 
soumis  à  la  logique Page      42 

CHAPITRE  III 

L'ACADÉMIE  ROYALE  ET  LA  FOIRE  SAINT-GERMAIN 

La  peinture  flamande  à  la  foire  Saint- Germain.  —  L'immigration  flamande  au 
XVIP  siècle.  —  Le  métier  des  Flamands.  —  L'opposition  aux  doctrines  aca- 
démiques, Mignard  et  Le  Brun;  Félibien  et  De  Piles,  rubénistes  et  poassi- 
nistes.  —  C'est  l'influence  de  Rubens  qui  l'emporte  à  la  fin  du  siècle.  — 
Aspects  différents  de  cette  querelle  entre  le  dessin  et  la  couleur,  à  travers  les 
âges Page      70 

CHAPITRE  IV 

LARGILLIÈRE,  RIGAUD  ET  DESPORTES 

Cette  génération  de  peintres  qui  succède  à  celle  de  Le  Brun  dénonce  Vin- 
(laence  de  l'imitation  flamande.  —  Largillière  :  le  peintre  de  la  vie  munici- 
pale. Ses  tableaux  d'échevins;  ce  qui  a   disparu  et  ce  qui  a  survécu.  — 

(285) 


TABLE   DES   MATIERES 

Rigaud  :  ce  peintre  des  gloires  officielles  a  été  aussi  un  portraitiste  familial.  — 
François  Desportes  :  son  atelier;  son  maître  Nicaslus;  ses  études  d'animaux 
et  ses  esquisses  de  paysages Page     104 

CHAPITRE   V 

LES  CURIEUX 

Un  manuscrit  inédit  et  anonyme  de  la  Bibliothèque  nationale.  —  Le  comte 
Loménie  de  Brienne,  ses  aventures,  sa  réclusion.  —  Ses  relations  avec  les 
écrivains  de  son  temps.  —  Une  lettre  inédite  de  Charles  Perrault.  —  La  col- 
lection de  Brienne  :  Raphaël,  Titien,  Véronèse,  Coussin.  —  Galeries  du 
XVII"  siècle;  les  contrefaçons.  —  Comment  le  curieux  échappe  à  la  tyrannie 
des  doctrines  officielles Page    173 

CHAPITRE  VI 

LA  CRITIQUE  D'ART 

Difficulté  de  transposer  les  formes  et  les  couleurs  dans  le  langage  des  mots.  — 
Premiers  essais;  descriptions  littéraires  de  galeries;  les  mots  techniques 
empruntés  à  Vltalie.  —  La  critique  à  V Académie  est  rationnelle;  sa  doctrine 
vise  à  la  certitude  scientifique;  ses  jugements  sont  absolus  parce  qu'ils 
découlent  de  principes  certains.  —  La  critique  «  impressionniste  »  ;  recherches 
de  termes  colorés;  transpositions  de  sensations;  tentatives  pour  rendre  avec 
des  mots  des  impressions  pittoresques.  —  Comment  la  langue  des  critiques  suit 
dans  ses  transformations  le  style  des  peintres Page    214 

CHAPITRE  VII 

LE  SALON  DE  1699 

L'exposition  de  peinture  ouverte  en  1699  par  VAcadémie  royale  permet  de 
présenter  un  tableau  de  l'école  parisienne  à  la  fin  du  siècle.  —  Les  derniers 
peintres  de  la  génération  de  Le  Brun  qui  ont  collaboré  à  la  décoration  de 
Versailles.  —  La  génération  des  élèves  de  Le  Brun  :  Jouvenet,  La  Fosse;  leur 
fidélité  à  l'école  est  atténuée  par  l'éclectisme.  —  Les  portraitistes,  paysagistes, 
et  animaliers,  Largillière,  Rigaud,  Desportes  montrent  plus  franchement 
qu'ils  acceptent  l'influence  flamande.  —  Difficulté  d'accommoder  l'enseignement 
académique  et  le  naturalisme  pittoresque,  la  peinture  d'histoire  et  le  «  moder- 
nisme ».  —  C'est  à  Watteau,  un  artiste  d'une  génération  nouvelle  qu'il  sera 
donné  d'être  le  poète  et  le  peintre  du  monde  parisien  à  la  fin  da  règne  de 
Louis  XIV Page    237 

BIBLIOGRAPHIE..' Page    269 

INDEX  ALPHABÉTIQUE Page    273 

TABLES Page    281 


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KD  Hourticq,    Louis 

5^0  De  Poussin  a  Watteau 

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