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Full text of "Descartes"

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in  2009  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


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DESGARTES 


DU    MEME    AUTEUR 


CHEZ   LE    MEME   EDITEUR 


Les    Maîtres  de   la  pensée    française.    Pascal.   On 

volume  in-16  de  vni-88(3  pages.  6'  édition.  1923 9  fr. 


CHEZ    D  AUTRES    EDITEURS 

Étude  critique  du  dialogue  pseudo- platonicien 
l'Axiochos,  sur  la  mort  et  l'immortalité  de  1  âme 

(Collection  historique  des  grands  philosophes).  Un  volume 
in-S'  de  viti-144  pages.  F.  Alcan,  éditeur.  1914 5  fr. 

La  notion  du  nécessaire  chez  Aristote  et  chez  ses 
prédécesseurs,     particulièrement    chez     Platon, 

avec  des  notes  sur  les  relations  de  Platon  et  d'Aristote  et  la 
chronologie  de  leurs  œuvres  (Collection  historique  des 
grands  philosophes).  Un  volume  in-8°  de  x-304  pages. 
F.  Alcan,  éditeur.  1915 , 8  fr.  50 

La  Forêt  de  Tronçais,  notice  descriptive  et  historique, 
en  collaboration  avec  G.  RalTignon.  Une  brochure  in-16  de 
73  pages,  avec  8  planches  et  carte.  Ducourtieux,  éditeur 
à  Limoges.  ^  édition.  1922 5  fr. 

Essai  sur  la  formation  de  la  nationalité  et  les 
réveils  religieux  au  pays  de  Galles,  des  origines  à 
la  fin  du  sixième  siècle  (Annales  de  l'Université  de  Lyon, 
11,  fasc.  34).  Un  volume  in-8»  raisin  de  xxxviii-440  pages. 
A.  Rev,  à  Lyon,  et  F.  Alcan,  à  Paris,  éditeurs.  1923.     15  fr. 


Cet  ouvrage  a  été  déposé  au  ministère  de  l'intérieur  en  4921. 


LES  MAITRES  DE  LA   PENSÉE  FRANÇAISE 


DESGARTES 


PAR 


JACQUES   CHEVALIER 

PROFESSEUR  A  l'UNIVERSITÊ  DK  GRENOBLK 

(Ouvrage  couronne  par  l'Académie  des  sciences   morales  et  poUlv/ucs. 
Prix  Delbos  19S2.) 


PARIS 

UIBRAIRIB     PLON 

PLON-NOURRIT  et  C",  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,    RUE    GARANCIÈRE    —   6' 
Tous  droits  résercéi 


Droits  de  reproduction  et  de  traductior 
réeervéi  peur  fous  pays. 


AVANT-PROPOS 


Ces  huit  chapitres  représentent  huit  leçons  qui 
furent  données  en  cours  public^  à  la  Faculté  des 
Lettres  de  V  Université  de  Grenoble^  durant  Vhiver 
1919-1920.  Il  ne  sera  pas  inutile  d'en  rappeler  ici 
la  destination  première^  afin  de  prévenir  les  lecteurs, 
et  de  Vesprit  dans  lequel  ces  leçons  ont  été  conçues, 
et  du  genre  de  profit  qu'ils  en  pourront  retirer. 

C^est  au  grand  public  que  ce  Descartes  a  été  des- 
tiné, et  c'est  au  grand  public  aussi  que  je  le  dédie. 
D''aucuns,  peut-être,  seront  tentés  de  lui  attribuer  de 
ce  fait  une  note  défavorable.  Cependant,  il  y  aurait,  ce 
semble,  danger  grave  pour  les  philosophes  à  s'en- 
fermer dans  une  technique  trop  strictement  délimitée 
et  à  couvrir  leur  pensée  d'un  langage  spécial  qui 
risque  d'écarter  d'eux  à  tout  jamais  la  grande  masse. 
Celle-ci  est  plus  intelligente  que  ne  le  croient  nos 
spécialistes  _:  elle  n'a  pas  le  même  genre  d'intelligence 
qu'eux,  ou  elle  ne  fait  pas  de  son  intelligence  le  même 
usage  qu'ils  en  font;  mais  c'est  encore  une  question 
de  savoir  lequel  des  deux,  à  ce  point  de  vue,  l'emporte 


II  descartp:s  < 

s  ir  Vautre.  Descartes,  qui  met  le  bon  sens  au-dessus 
de  tout,  n'eût  sans  doute  pas  été  éloigné  de  donner 
la  préférence  au  grand  public,  voire  même  au  peuple, 
chez  qui  le  bon  sens,  peut-être,  n'est  pas  autant  qu'ail- 
leurs oblitéré  par  les  préventions  :  en  tout  cas,  il  ne 
le  jugea  pas  indigne  de  ses  plus  hautes  spéculations, 
puisqu'il  ne  dédaigna  point  de  les  exposer,  pour  lui, 
dans  Vun  de  ses  ouvrages  qui  est  demeuré,  à  juste 
titre,  le  plus  lu  de  tous  les  ouvrages  philosophiques  des 
temps  modernes. 

Ce  petit  livre  s'adresse  donc  moins  aux  philosophes 
de  profession  ou  de  métier  qu'aux  philosophes  de  goût 
ou  d'aspirations,  et  plus  généralement  encore  à  tous 
ceux  de  nos  contemporains  qu'inquiètent  ou  qu'inté- 
ressent les  problèmes  métaphysiques.  Je  me  suis  efforcé 
de  mettre  à  leur  portée  les  résultats  atteints  par  cette 
grande  pensée,  qu'une  soigneuse  confrontation  avec 
les  résultats  acquis  depuis  m'a  permis  de  juger,  mal- 
gré ses  défauts,  ses  erreurs  ou  ses  lacunes,  tout  aussi 
actuelle,  et  plus  actuelle  même  que  jamais.  J'en  ai 
fait  l'épreuve  sur  un  public  de  choix,  mais  qui,  je 
l'espère,  n'est  pas  unique  en  France  ni  à  l'étranger  : 
et,  si  un  cours  sur  Descartes,  coinme  sur  Pascal,  a  pu 
attirer  ce  public  «  autant  que  le  cinéma  »,  j'ose  espérer 
—  ce  qui  serait  déjà  beaucoup  —  que  le  livre  qui  en 
est  issu  aura  auprès  de  lui  presque  autant  de  succès 
que  ceux  des  romans  qui  en  ont  le  moins. 

C'est  sur  les  instances  de  mes  auditeurs  que  je  me 
suis  décidé  à  publier  ces  pages,  et  à  leur  demande 


AVANT-PROPOS  ni 

aussi  que  je  les  ai  publiées  sans  y  faire,  sauf  en  deux 
ou  trois  points,  de  sensibles  retouches.  Mes  lecteurs  y 
retrouveront  ainsi  quelque  chose  de  la  spontanéité  du 
cours  parlé  :  ils  y  trouveront  également  quelques  re- 
dites; et,  par  endroits,  ils  jugeront  peut-être  que  j^ai 
trop  mis  Vaccent  sur  certains  aspects,  simples  et  fon- 
damentaux, de  la  pensée  cartésienne,  ou  que  je  les  ai 
présentés  d'une  manière  un  peu  massive,  sans  observer 
suffisamment  les  nuances.  Je  rrCen  excuse  et  m'en 
explique.  Il  n'est  pas  superflu  de  redire  plusieurs 
fois,  d'envisager  sous  divers  points  de  vue  et  dex- 
primer  de  diverses  manières  une  vérité  essentielle: 
et  le  goût  des  nuances,  des  demi-teintes,  des  transi- 
tions insensibles  ou  des  compromis  entre  Vombre  et 
la  lumière,  ne  doit  pas  nous  faire  perdre  de  vue  la 
différence  de  nature  qui  subsiste  entre  Vidée  claire  et 
Vidée  qui  ne  Vest  pas,  entre  celle  qui  peut  être  amenée 
à  la  pleine  lumière  du  vrai  et  celle  qui,  à  cette  lumière, 
se  dissout  et  s^évanouit.  Descartes  lui-même  ne  nous 
incite-t-il  pas  à  établir  cette  distinction  de  la  façon 
la  plus  nette?  Et,  pour  exposer  sa  pensée,  ne  nous 
sera-t-il  pas  permis  d'appliquer  sa  méthode? 

Tespère,  au  surplus,  que  les  spécialistes  trouveront 
eux  aussi  quelque  chose  à  glaner  dans  ces  pages,  qui 
cependant  ne  s'' adressaient  pas  primitivement  à  eux  : 
c'est  en  effet  à  leur  intention,  c'est  pour  faire  de  ce 
petit  livre  un  instrument  utile  aux  travailleurs,  que 
j'ai  ajouté  des  notes  à  Vexposé,  que  j'ai  cité  les  textes, 
que  j'ai  joint  au  livre  quelques  tables.  Qu'il  me  soit 


IV  DESCARTES 

permis,  à  ce  propos^  de  remercier^  pour  Vaide  qu'ils 
m'ont  prêtée,  mes  amis  Maurice  Janct,  Henri  Gouhier, 
Léon  Husson,  auquel  je  dois  quelques  suggestions  heu- 
reuses, notamment  en  ce  qui  concerne  la  méthode  car- 
tésienne; Emile  Gcnly,  qui  m'a  amené  à  mettre  au 
point  mon  interprétation  de  la  science  cartésienne  et 
m'a  fourni,  entre  autres  choses,  quelques  vues  lumi- 
neuses sur  la  place  de  la  géométrie  dans  la  science 
de  Descartes  et  sur  la  valeur  actuelle  de  cette  science; 
enfin,  Vun  de  mes  vieux  amis,  Guillaume  P...,  qui 
m'a  contraint,  par  sa  critique  rigoureuse  et  sûre,  à 
reviser  et  préciser  mes  vues  sur  le  réalisme  et  Vonto- 
logisme  de  Descartes.  Grâce  à  eux,  j'ai  pu  réaliser 
dans  une  certaine  mesure  cette  collaboration  féconde 
qui,  du  contact  de  deux  esprits,  fait  souvent  jaillir  la 
lumière. 

Un  mot  encore  pour  finir,  et  c'est  afin  d'expliquer 
l'épigraphe  du  livre  :  «  Les  maîtres  de  la  pensée  fran- 
çaise. »  Ce  titre  était,  dès  1919,  celui  de  mon  cours  et 
je  Vai  transcrit  tel  quel,  bien  qu'il  en  ait  été  fait 
depuis  d'autres  usages.  Qu'on  ne  s'attende  pas  à  voir 
paraître,  à  la  faveur  de  ce  titre,  une  série  indéfinie  de 
volumes  sur  les  penseurs  qui  ont  honoré  notre  pays. 
La  série,  si  l'on  peut  dire,  ne  comprendra  que  deux 
termes  :  Descaries  et  Pascal.  Ces  deux  penseurs  sont 
ceux  qui,  à  tous  égards  et  sans  abus  de  langage, 
méritent  le  nom  de  maîtres  :  maîtres,  non  pas  seule- 
ment de  la  pensée  française,  mais  encore  de  toute  la 


AVANT-PROPOS  T 

pensée    moderne^    suivant    une    juste    remarque    de 
M.  Bergson  (1). 

Descartes  et  Pascal  peuvent  être  considérés  comme 
VAristote  et  le  Platon  des  temps  modernes.  L'un  et 
Vautre^  avec  des  tempéraments  très  divers,  voire,  sur 
certains  points,  opposés,  représentent  dans  sa  plus 
grande  splendeur,  à  la  fois  spécifique  et  universelle, 
le  génie  de  la  France,  expression  sublime  du  génie 
humain.  Merveilleusement  équilibrés  Vun  et  f autre 
{Pascal  ne  le  fut  pas  moins  que  Descartes),  Vun  et 
Vautre  savants  créateurs,  hommes  complets,  chrétiens 
assurés  {Descartes,  sur  ce  dernier  point,  ne  le  céda 
guère  à  Pascal),  ils  ont  développé  leur  génie  équilibré 
en  des  directions  différentes  :  dans  Vhomme,  qui  est 
pour  eux  le  centre  de  la  philosophie  ou  qui  en  est,  à 
tout  le  moins,  le  point  de  départ,  Vun  a  vu  plutôt  ce 
qui  traduit  un  ordre  rationnel,  complet  en  lui-même, 
pourvu  qu^on  ne  le  sépare  point  de  sa  source,  qui  est 
Dieu;  Vautre  a  été  sensible  surtout  à  cette  instabilité 
qui  prouve  que  nous  ne  sommes  pas  faits  pour  Vétat 
dans  lequel  nous  nous  trouvons  présentement  :  de  là, 
chez   Vun,   cette   sérénité,   cette   assurance,   cette   con- 


(1)  Dans  sa  notice  sur  la  Philosophie  (collection  Larousse), 
M.  Bergson  observe  n  qu'à  Pascal  se  rattachent  les  doctrines  modernes 
qui  font  passer  en  première  ligne  la  connaissance  immédiate,  l'intui- 
tion, la  vie  intérieure,  comme  à  Descartes  (malgré  les  velléités  d'in- 
tuition qu'on  rencontre  dans  le  cartésianisme  lui-même)  se  rattachent 
plus  particulièrement  les  philosophies  de  la  raison  pure  »,  en  sorte 
•  que  Descartes  et  Pascal  sont  les  grands  représentants  des  fleux 
formes  ou  méthodes  de  pensée  entre  lesquelles  se  partage  l'esprit 
moderne  ». 


VI  DESCARTES 

fiance  magnifique  en  la  portée  de  la  raison,  qui  n'ex- 
clut pas  V appréhension  nette  et  le  sentiment  humble 
de  la  complexité  des  problèmes  et  des  limites  de  la 
connaissance  humaine  en  face  de  V  infini;  de  là,  chez 
Vautre,  ce  tourment  infini  comme  son  objet,  ce  besoin 
inextinguible  de  Vau-delà,  cette  recherche  passionnée 
de  la  certitude  concrète  et  présente,  celte  joie  fervente 
baignée  de  larmes,  qui  n'exclut  pas  la  précision  admi- 
rable d'une  pensée  assez  délicate  pour  ne  pas  émousscr 
la  pointe  de  la  vérité  ou,  plus  exactement  encore,  pour 
ne  pas  manquer  le  joint  subtil  où  s'assemblent  les 
deux  pièces  dont  est  faite  la  vérité  totale.  Pour  Vun, 
V infini  est  une  certitude;  pour  Vautre,  il  est  un  pro- 
blème. Descartes,  par  la  puissance  concentrée  de  sa 
méditation  et  par  la  marche  méthodique  de  sa  pensée^ 
cherche  à  développer  la  raison  humaine,  de  manière 
à  la  porter  jusqu'à  Vextrême  limite  de  sa  puissance 
et  à  lui  faire  couvrir  toute  Vétendue  de  son  domaine, 
qu'elle  parcourra  enfin  d'un  mouvement  continu,  équi- 
valent à  une  intuition  simple.  Pascal,  impatient  d'une 
possession  totale  que  Vau-delà  seul  peut  nous  assurer, 
donne  quelques  coups  de  sonde  au  travers  de  la  raison, 
entre  V infiniment  petit  et  V infiniment  grand,  et  ces 
coups  de  sonde,  qui  semblent  épuiser  en  une  fois  la 
connaissance  que  nous  en  pouvons  avoir,  lui  suffisent 
pour  conclure  que  Vhomme  passe  infiniment  Vhomme 
et  que  la  tâche  propre  de  Vesprit  humain  n'est  point 
de  parcourir  son  domaine  d'un  mouvement  continu, 
mais  de  s'élever  à  cette  limite  extrême  qui  est  un  seuil, 


AVANT-PROPOS  vu 

le  seuil  d'un  ordre  où  seul  le  renoncement  a  accès^ 
où  seul  peut  se  mouvoir  Vamour  inspiré  par  la  grâce. 
Et  ainsi,  ces  deux  hommes  se  complètent  admirable- 
ment Vun  Vautre,  dans  une  vue  totale  du  monde  et 
de  Vhommc  suspendus  à  Dieu. 

Après  1rs  dtstructiofis  d'hier,  dont  toutes  n'ont  pas 
été  fwiestes,  et  avant  les  reconstructions  de  demain^ 
il  sera  bon,  je  crois,  que  le  génie  français  se  retrempe 
à  ses  sources  et  apprenne  de  ses  maîtres  les  moyens 
de  réaliser  Vordre,  dans  Véquilibre  et  par  Vamour. 


Cérilly,  19  août  1921. 


LES  MAITRES  DE  LA  PENSEE  FRANÇAISE 


DESGARTES 


I 

LE    GÉNIE    SPIRITUEL   DE    LA   FRANCE 

Un  homme  ne  vaut  que  s'il  s'appuie  sur  une 
tradition  ;  son  action  ne  saurait  êtro  durable  que  s'il 
continue  un  mouvement  déjà  commencé  :  ce  qu'il 
peut  souhaiter  de  mieux,  c'est  que  les  circonstances 
de  la  vie  le  placent  dans  un  milieu  où  il  se  sente 
porté  par  une  tradition  grande  et  noble,  où,  pour 
servir  la  vérité,  il  n'ait  qu'à  poursuivre,  sans  le 
dévier  de  sa  course,  le  mouvement  que  ses  prédé- 
cesseiîrs  ont  inauguré,  où  il  trouve  enfin,  pour  lui 
répondre,  un  public  qui  aime  les  choses  de  l'es- 
prit, qui  s'applique  à  les  comprendre,  à  en  faire 
les  règles  de  son  action,  à  y  chercher  le  principe  de 
ses  initiatives  d'ordre  économique  et  social,  en  sorte 
que,  mettant  à  l'épreuve  ses  idées  au  contact 
d'hommes  qu'il  dirige  sans  les  contraindre,  il  per- 
pétue, dans  une  parfaite  entente  avec  eux,  une 
tradition  aolide,  vraie  et  vraiment  française. 

1 


9  DESCARTES 

Nulle  tâche,  aujourd'hui,  ne  me  paraît  plus  essen- 
tielle que  celle-là  (1).  Nous  devons  libérer  la  pensée 
française  du  joug  de  la  pensée  allemande,  qui  l'a 
trop  longtemps  asservie  ;  nous  devons,  par  tous  les 
moyens  en  notre  pouvoir,  éliminer  le  poison  subtil 
qu'elle  avait  entrepris  de  nous  inoculer  et  qui 
risque  de  corrompre  à  sa  source  le  génie  de  la 
France  ;  nous  devons  opposer  une  digue  à  la  bar- 
barie, venue  de  l'Est,  qui  menace  de  submerger  la 
civilisation  occidentaJe  et  chrétienne.  Or,  pour  vaincre 
les  Allemands  dans  le  domaine  de  la  pensée  comme 
nous  les  avons  vaincus  sur  les  champs  de  bataille, 
pour  résister  à  l'action  dissolvante  qu'exercent  leurs 
doctrines  sur  nos  esprits  et  sur  nos  mœurs,  pour 
refouler  la  barbarie  menaçante,  il  nous  faut  renouer 
notre  tradition  nationale,  prendre  comme  maîtres 
nos  penseurs  français,  et  nous  pénétrer  de  cette 
admirable  philosophie  française,  si  peu  connue  et 
si  digne  de  l'être,  qui  est  une  partie  intégrante  de 
notre  patrimoine  national,  et  qui  exprime  si  parfai- 
tement le  génie  de  notre  race,  dans  toute  la  variété 
de  ses  aspects,  dans  toute  sa  richesse  multiforme, 
mais  aussi  dans  l'unité  profonde  de  son  inspiration. 
C'est  cette  inspiration  que  nous  chercherons  à  dé- 
gager, en  remontant  à  sa  source  ;  c'est  de  cette 
inspiration  que  nous  nous  efforcerons  de  prendre 
conscience,  afin  d'en  imprégner  nos  pensées  et  nos 
actes. 


(1)  Voir  des  remarques  analogues  dans  les  lettres  de  Victor  Delbos, 
citées  par  Maurice  Blondel  en  tête  du  volume,  sur  la  Philosophie 
française,  où  ont  été  recueillies  les  dernières  leçons  en  Sorbonne  de 
ce  maître  regretté  (Pion,  1919). 


LE   GÉNIE    SPIRITUEL    DE    LA    FRANCE  3 

Jetons  les  yeux  autour  de  nous,  afin  de  mieux 
définir  la  pensée  française  en  la  situant.  Tandis  que 
l'Allemand,  métaphysicien  profond  sans  doute,  mais 
abstrait  et  abstrus,  et  pas  toujours  aussi  désinté- 
ressé qu'il  en  a  Fair,  s'est  complu  dans  cette  sorte 
d'idéalisme  orgueilleux  qui  fait  de  l'univers,  en 
quelque  manière,  la  création  de  l'homme  et  de  la 
pensée  humaine,  c'est-à-dire  trop  souvent,  pour  lui, 
de  la  pensée  allemande  ;  tandis  que  l'Anglais  au 
j'énie  réaliste,  subtil  et  positif,  encore  qu'un  peu 
étroit,  a  développé  avec  une  rare  continuité,  du 
moyen  âge  à  l'époque  moderne,  cette  philosophie 
empiriste  qui,  s'en  tenant  aux  seules  données  de 
l'expérience  commune,  sombre  vite  dans  le  scepti- 
cisme et  n'en  sort  que  par  un  acte  de  foi  pragma- 
tiste  dans  l'efficacité  de  l'action,  le  génie  français, 
merveille  d'équilibre,  a  su  concilier,  soit  chez  ses 
divers  représentants,  soit  chez  les  mêmes  hommes 
lorsque  ceux-ci  furent  très  grands,  ces  tendances 
diverses  et  en  apparence  contradictoires,  qui  toutes 
représentent  une  parcelle  de  la  réalité  ou,  mieux 
encore,  un  point  de  vue  sur  la  réalité,  mais  qui, 
prises  isolément,  risquent  d'induire  l'esprit  en  erreur 
parce  qu'elles  le  font  verser  dans  le  système  :  esprit 
d'analyse  et  esprit  de  synthèse,  réalisme  et  idéa- 
lisme, aptitude  à  l'action  et  goût  de  la  contempla- 
tion, hardiesse  froide  de  la  pensée  et  flamme  du 
sentiment,  culte  du  positif,  qui  n'accepte  rien  sans 
critique,  mais  soumet  toujours  la  recherche  à 
l'épreuve  des  faits,  et  croyance  passionnée  dans  les 
réalités  spirituelles,  qui  sollicitent  sans  cesse  l'homme 
à  dépasser  la  nature  et  à  se  dépasser  lui-même  dans 


4  DESCARTES 

la  poursuite  du  vrai  et  du  bien,  tout  cela  se  trouve 
harmonieusement  combiné  dans  l'esprit  français, 
tout  cela  vit  dans  ses  œuvres  et  a  inspiré  le  Discours 
de  la  méthode  comme  les  Pensées  de  Pascal,  les 
cathédrales  du  moyen  âge  comme  les  Béatitudes  de 
César  Franck,  l'œuvre  de  Pasteur  comme  les  deux 
victoires  de  la  Marne. 

Loin  de  moi  la  prétention  d'enfermer  dans  une 
formule  un  génie  aussi  souple,  dont  la  richesse  est 
inépuisable  comme  celle  de  la  vie  :  ce  serait  vouloir 
faire  entrer  dans  le  creuset  du  chimiste  une  grande 
passion  ou  une  noble  douleur  humaine  !  Cependant, 
si  je  cherche  à  discerner  le  point  vers  lequel  tend  notre 
race,  je  dirai  :  c'est  vers  la  réalisation  progressive, 
dans  l'humanité,  d'un  idéal  de  justice  et  de  vérité. 
Le  Français  a  toujours  servi  un  idéal  :  celui  de  Jeanne 
d'Arc  et  de  Bavard  n'avait  pas  le  même  nom  que 
celui  des  encyclopédistes  ou  des  hommes  de  la  Révo- 
lution ;  mais,  chez  les  uns  comme  chez  les  autres, 
c'était  bien  un  idéal  qui  soulevait  leur  enthousiasme, 
qui  soutenait  leur  action,  qui  les  portait  au  salut  de 
la  France  ou  à  la  conquête  de  l'humanité.  Et  pour- 
quoi, J3  vous  prie,  sont  tombés  les  héros  de  la  Grande 
Guerre?  Considérons  en  historiens  l'événement  pro- 
digieux qui  projette  son  éblouissante  lumière  sur  le 
passé  et  qui  a  jugé  les  peuples.  Qu'est-ce  qui  a  fait 
de  cette  guerre  une  sorte  de  croisade  nationale? 
Qu'est-ce  qui  a  réahsé  l'union  des  cœurs?  C'est  que 
chacun  des  fils  de  France,  à  cette  heure  décisive,  a 
pris  conscience  de  la  mission  départie  à  notre  pays 
dans  le  monde,  comme  gardien  et  porteur  de  l'idéal. 


LE   GÉNIK   SPIRITUEL   DE   LA   FRANCE  t 

Mais  le  Français  a  sa  manière  à  lui  de  servir 
l'idéal.  On  lui  a  reproché  d'être  trop  exclusivement 
logicien,  de  manquer  d'envolée  mystique,  de  vou- 
loir toujours  se  rendre  un  compte  exact  de  ce  pour- 
quoi il  agit,  lutte  et  meurt.  Défaut,  peut-être,  mais 
qui  n'est  que  l'envers  d'une  vertu  propre  à  la 
France.  Quelle  est  cette  vertu?  quelle  est  la  qualité 
éminente,  quelle  est  la  force  originale  que  la  France 
met  au  service  de  l'idéal?  A  cette  question  je  ré- 
ponds sans  hésitation  :  le  bon  sens,  c'est-à-dire  le 
sens  juste,  l'intuition  affinée  de  ce  qui  est,  de  ce 
qui  est  vrai  et  de  ce  qui  est  bien.  Notre  métaphy- 
sique, et  c'est  sa  force  incomparable,  se  fonde  sur 
le  bon  sens.  Le  génie  d'un  Descartes  ou  d'un  Pascal 
n'est,  après  tout,  que  l'épanouissement  de  ce  même 
sens  que  nous  trouvons  chez  nos  paysans,  de  ce 
sens  qu'ils  apportent  dans  leur  labeur  quotidien 
et  qu'ils  ont  porté  sur  le  front.  Le  génie  de  nos 
héros  nationaux,  penseurs  ou  hommes  d'action,  est 
la  fleur  sublime  de  ces  humbles  vertus  paysannes  : 
mais  il  en  sort  ;  et  sans  cette  racine  qui  puise  ses 
sucs  à  notre  terroir  de  France,  jamais  n'eût  pu 
éclore  pour  notre  joie  cette  fleur  merveilleuse  qu'est 
le  génie  français. 

Le  génie  de  la  France,  partout  où  il  a  éclos,  par- 
tout où  il  s'est  épanoui,  s'est  manifesté  comme  un 
génie  spirituel.  La  spiritualité  a  toujours  été  sa 
marque  propre  :  cachée  obscurément  dans  le  tré- 
fonds des  consciences  qu'absorbe  la  tâche  quoti- 
dienne, ternie  parfois  dans  l'âpre  lutte  des  idées, 
mais  parfois  aussi  rayonnante,  la  spiritualité  chez 


8  DESCAUTE8 

le  Français  est  recoiinaissuble  toujours,  même  lors- 
qu'il paraît  l'oublier.  Si  nos  ancêtres,  des  croisés 
aux  soldats  de  Napoléon,  ont  rêvé  de  conquérir  le 
monde,  ce  n'était  pas,  comme  le  Boche,  pour  l'as- 
servir et  le  piller,  mais  pour  l'éclairer  et  Taflran- 
chir.  La  conquête  dont  ils  rêvaient  était  bien  une 
conquête  spirituelle.  La  foi  qui  les  animait  était 
bien  la  foi  en  l'esprit.  Mens  agitât  molem  :  c'est 
l'esprit  qui  meut  le  monde.  L'esprit  est  le  levier  qui 
soulève  le  monde  ;  et  si  nous  pouvons,  si  nous 
devons  avoir  foi  dans  l'avenir  de  la  France,  c'est 
parce  qu'elle  a  en  main  ce  levier  tout-puissant  : 
l'esprit. 

Le  génie  de  la  France  est  un  génie  spirituel  :  telle 
est  bien  son  essence.  Mais,  notons-le,  en  cédant  à  ce 
génie  la  France  ne  se  départ  point  de  cette  faculté 
d'équilibre  qui  assure  à  son  action  son  plein  rende- 
ment utile  ;  elle  ne  verse  pas  dans  la  vague  et  dan- 
gereuse idéologie  que  Napoléon  reprochait  à  ses 
professeurs  de  philosophie.  Le  spiritualisme  est  tout 
le  contraire  de  l'idéologie  :  affirmer  l'esprit,  c'est 
l'affirmer  comme  une  réalité,  et  comme  une  réalité 
agissante,  donc  astreinte,  pour  agir,  aux  conditions 
de  toute  action  humaine  ;  et  c'est  pourquoi  le  génie 
spirituel  de  la  France  est  aussi  un  génie  réaliste^ 
au  sens  le  plus  beau  et  le  plus  plein  de  ce  mot,  qui 
est  le  réalisme  de  Vidée.  Le  spiritualisme  ne  tronque 
pas  davantage  le  réel  ;  il  n'est  pas  l'indice  d'un 
déséquilibre  :  affirmer  l'esprit,  ce  n'est  pas  nier  la 
matière  ;  c'est,  au  contraire,  en  définir  exactement 
le  rôle  et  la  réalité  propres,  en  reconnaissant  qu'à 


LE   Gl  NU-:   SPIRITUEL    DE    L\    FRANCE  7 

côté  de  la  matière,  et  au-dessus  d'elle,  il  y  a  un 
principe  qui  l'utilise,  qui  la  dirige  et  qui  la  domine. 
Je  ne  nie  pas  qu'il  faille  un  outil  pour  travailler  : 
mais  je  me  refuse,  simplement,  à  confondre  l'ou- 
vrier avec  l'outil  dont  il  se  sert.  Le  matérialiste, 
lui,  nie  l'esprit  :  ainsi  l'Allemand  nie  le  droit,  puis- 
qu'il l'identifie  à  la  force.  Le  spiritualiste  ne  nie 
pas  la  matière,  mais  il  la  plie  à  l'esprit  :  ainsi  le 
Français  reconnaît  l'existence  et  le  pouvoir  de  la 
force,  mais  il  la  soumet  au  droit. 

Il  ne  sera  pas  inutile,  sans  doute,  d'insister  sur 
ce  point,  car  notre  siècle  de  machinisme  perd  un 
peu  trop  de  vue  ce  qui  existe  derrière  ses  machines, 
et  se  complaît  un  peu  trop  aisément  dans  un  faux 
positivisme,  aveugle,  paresseux,  qui  porte  en  lui 
sa  ruine.  On  dit  fréquemment,  de  nos  jours,  au 
spirituaUste  :  n'oubliez  pas  que  vous  avez  un  corps  ; 
n'oubhez  pas  que  l'homme  est  un  animal  qui  mange, 
que  l'intérêt  est  le  moteur  commun  des  actes  indi- 
viduels, que  le  commerce,  les  échanges,  les  besoins 
économiques  sont  les  facteurs  décisifs  de  la  vie  des 
peuples,  qu'ils  provoquent  les  guerres  et  les  révolu- 
tions, qu'ils  font  et  défont  les  régimes  et  les  alliances, 
qu'ils  président  à  l'évolution  des  nations  et  de 
l'humanité  tout  entière...  Le  spiritualiste  n'ignore 
rien  de  tout  cela.  Il  sait  très  bien  que  l'homme 
n'agit  que  s'il  a  un  intérêt  à  agir,  qu'une  action 
purement  désintéressée  est  une  chimère  irréalisable, 
et  probablement  indésirable  :  mais  il  cherche  à 
mettre  l'intérêt  du  côté  du  devoir,  et  il  demande 
que,  dans  les  conflits  possibles,  ce  soit  l'intérêt  qui 
cède  au  devoir.  Il  sait  très  bien  que  l'homme  n'est 


8  DESCARTES 

pas  un  pur  esprit,  et  qu'en  chacun  de  nous,  à  côté 
de  l'ange,  il  y  a  la  bête  ;  il  sait  que  la  bête  doit  être 
satisfaite  pour  que  l'ange  puisse  vivre  ;  il  sait  qu'un 
équilibre  doit  être  réalisé  entre  l'une  et  l'autre  ; 
mais  il  affirme  que  cet  équilibre  ne  peut  être  atteint 
qu'à  condition  que  l'ange  domine  la  bête.  Il  l'affirme  : 
et  il  a  raison  de  l'affirmer  ;  car  les  faits  lui  donnent 
raison.  L'historien  qui  étudiera  la  guerre  d'assez 
près  pour  en  saisir  tous  les  facteurs,  mais  d'assez 
haut  pour  les  juger,  reconnaîtra  que  ce  ne  sont  pas 
deux  commerces  qui  sont  entrés  en  lutte,  mais  bien 
deux  conceptions  de  l'homme  et  du  monde,  et  que, 
si  l'une  a  vaincu,  celle  de  la  France,  ce  n'est  point 
parce  qu'elle  eut  à  son  service  plus  de  canons  et 
plus  d'argent,  mais,  d'abord  et  surtout,  parce  qu'elle 
portait  l'esprit.  Pourquoi  l'Empire  britannique,  pour- 
quoi les  États-Unis  d'Amérique  sont-ils  intervenus 
à  nos  côtés,  nous  assurant  ainsi  la  victoire?  Ce  n'est 
pas  pour  asseoir  leur  commerce,  mais  pour  dé- 
fendre la  justice  :  c'est  parce  que  d'un  côté  il  y  avait 
la  Prusse,  et  de  lautre  la  Belgique  et  l'Alsace,  sym- 
boles impérissables  de  l'idéal  pour  lequel  la  France 
a  toujours  lutté,  toujours  souffert,  et  dont  elle  n'a 
jamais  désespéré.  C'est  donc  une  grande  force,  et 
peut-être  de  toutes  la  plus  grande,  que  d'avoir  pour 
Boi  la  justice.  Le  véritable  esprit  positif  est  celui 
qui  croit  en  V esprit  tout  court. 

Bon  sens,  équilibre,  telle  est  la  qualité  essentielle  du 
génie  français;  et  précisément  parce  que  ce  génie  est 
sensé,  équilibré  et  juste,  il  met  chaque  chose  à  sa 
place,  la  matière  au  rang  de  ce  qui  sert,  ïesprit  au 


LK    GÉNII':   SPIRITUEL    D  li    LA    FRANCE  0 

rang  de  ce  qui  commande.  Et  c'est  pourquoi  ce  génie 
équilibré  est  essentiellement  un  génie  spirituel. 


* 
*  « 


Je  ne  sais  si  je  me  fais  bien  comprendre.  A  de- 
meurer aussi  générale  une  telle  affirmation  doit  for- 
cément paraître  un  peu  vague.  Que  ceux  qui  me 
suivent  veuillent  bien  me  faire  crédit.  Car  ces  qua- 
lités que  l'histoire  nationale  nous  présente  à  l'état 
diffus,  nous  les  trouverons  réunies,  rassemblées 
comme  en  un  faisceau,  dans  les  œuvres  de  nos  plus 
grands  philosophes,  de  Descartes  et  de  Pascal,  les 
deux  géants  de  la  pensée  moderne,  à  Malebranche, 
à  Rousseau,  à  Maine  de  Biran  et  aux  penseurs  con- 
temporains. Et  voilà  précisément  ce  qui  fait  l'attrait 
d'une  semblable  étude.  Au  lieu  de  se  complaire 
égoïslement  dans  un  jeu  artificiel  de  systèmes,  les 
penseurs  français,  conscients  de  la  mission  sociale 
du  génie,  n'ont  visé  qu'à  traduire  la  philosophie 
latente  de  la  race,  les  réflexions  et  les  aspirations 
du  savant  et  de  l'artiste,  de  l'homme  d'affaires  et 
de  l'artisan,  de  tous  ceux,  en  un  mot,  qui  ont  une 
expérience  directe  de  la  vie  et  des  choses.  Ainsi, 
ils  ont  réussi  à  être  l'une  des  expressions  les  plus 
représentatives  du  génie  français,  en  même  temps 
que  du  génie  humain.  Ils  l'ont  été  pour  la  forme 
comme  pour  le  fond. 

Pour  la  forme,  si  l'on  excepte  Auguste  Comte 
et  sa  génération,  tous  nos  philosophes  ont  été  de 
merveilleux  écrivains  :  ils  ont  su  traduire  des  idées 
claires  en  une  langue  claire,  selon  un  ordre  lumi- 


10  DESCARTES 

lieux.  Et,  ce  faisant,  ils  iront  pas  cru  déchoir  :  les 
eaux  bourbeuses  ne  sont  pas  toutes  des  eaux  pro- 
fondes, ni  les  eaux  claires  des  eaux  de  surface.  Bien 
loin  de  céder  à  l'illusion  dangereuse  qui  fait  mesurer 
la  profondeur  de  la  pensée  à  l'obscurité  de  l'expres- 
sion, nos  philosophes  ont  estimé  à  juste  titre,  sui- 
vant le  mot  d'Henri  Bergson,  «  qu'il  n'y  a  pas  d'idée 
philosophique,  si  profonde  ou  si  subtile  soit-elle, 
qui  ne  puisse  et  ne  doive  s'exprimer  dans  la  langue 
de  tout  le  monde  »  (1).  Il  est  à  remarquer,  au  surplus, 
que  le  recours  à  un  vocabulaire  spécial  et  la  compli- 
cation de  la  forme  masquent,  presque  toujours,  une 
pensée  qui  n'a  pas  réussi  à  s'élucider  complètement  : 
une  idée  dont  on  est  parçenii  à  se  rendre  maître 
s^ exprime  simplement;  cela  est  vrai  même  des  idées 
métaphysiques,  et  je  me  fais  fort  de  les  expliquer 
à  un  enfant  de  sept  ans  plus  aisément  que  la  règle 
de  trois  !  Or,  c'est  grâce  à  cette  clarté  de  la  pensée 
et  de  la  forme  que  les  penseurs  français  ont  su 
rendre  accessibles  à  tout  homme  cultivé  les  plus 
hautes  spéculations  de  la  science  et  de  la  métaphy- 
sique, aussi  bien  que  les  idées  et  les  principes  fonda- 
mentaux de  la  morale.  Sans  doute,  ceux-là  seuls 
qui  ont  poussé  l'analyse  assez  avant  peuvent  appré- 
cier à  sa  mesure  exacte  toute  la  valeur  et  la  richesse 
de  leur  pensée  ;  mais,  si  les  faux  savants  la  traitent 
de  superficielle,  le  grand  public  éclairé  lui-même 
sent  et  comprend,  sans  pouvoir  toujours  en  rendre 
compte,  qu'il  se  trouve  en  présence  d'une  pensée 
sincère,  féconde  et  forte,  et  susceptible  de  fournir 

(1)  Henri  Bergson,  la  Philosophie  (coUectioo  «  la  Science  fran» 
çaise  »,  chez  Larousse),  p.  20. 


LE    GKNIE   SPIRITUEL    DE    LA    FRANCE  li 

des  règles  à  son  action.  Par  là  s'explique  rinOuence 
que  nos  penseurs  ont  exercée  non  seulement  en 
France,  mais  dans  l'humanité  tout  entière  ;  par  là 
s'explique  la  puissance  de  diffusion  de  leurs  prin- 
cipes, et  aussi  pourquoi  nulle  philosophie  n'a  inclus 
en  elle  autant  d'humanité  et  d'universahté  que  la 
philosophie  française. 

Pour  le  fond,  ce  qui  me  frappe  avant  tout  chez 
nos  penseurs,  c'est  l'union  de  deux  qualités  pré- 
cieuses qu'on  trouve  «rarement  unies,  mais  qui  carac- 
térisent bien  le  génie  français  lorsqu'il  a  réalisé  son 
équilibre.  La  première  de  ces  qualités,  c'est  le  sens 
du  positif,  le  souci  de  se  maintenir  toujours  en  con- 
tact avec  les  faits,  de  confronter  toujours  les  prin- 
cipes avec  l'expérience  ;  et  c'est  pourquoi  la  plupart 
de  nos  grands  philosophes  furent  aussi  des  savants 
de  premier  ordre,  géomètres,  physiciens,  médecins, 
ou  des  hommes  d'action  et  de  technique  définie. 
La  seconde  de  ces  qualités,  c'est  le  don  de  discerne- 
ment spirituel,  la  préoccupation  de  la  vie  morale 
et  de  ses  principes  métaphysiques,  en  un  mot  le 
sens  de  V  idéal  et  la  croyance  en  la  réalité  de  l'idéal. 
Sens  du  positif  et  sens  de  l'idéal  se  complètent, 
se  corrigent  et  s'accordent,  chez  nos  penseurs  comme 
dans  notre  peuple,  sous  la  primauté  du  bon  sens^ 
qui  n'est  autre  que  le  sens  vrai  de  la  réalité  inté- 
grale. Et  par  là  s'explique  la  vitalité  de  cette  philo- 
sophie, qui  a  trouvé  le  moyen  d'être  toujours  jeune, 
toujours  actuelle,  parce  qu'elle  a  atteint  ce  qui 
demeure  éternellement  vrai.  Ces  systèmes  ne  sont 
pas  de  simples  curiosités  historiques  :  il  y  a  beau- 


if  DESCAHTES 

coup   a   en   tirer   aujourd'hui   encore   pour   éclairer 
notre  route. 

En  étudiant  la  philosophie  française,  en  cherchant 
à  saisir  du  dedans  chacune  de  ces  grandes  pensées,  à 
commencer  par  celle  de  Descartes,  nous  ne  ferons  donc 
pas  simplement  œuvre  d'historien  :  nous  serons  cons- 
tamment amenés,  par  cette  étude  même,  à  réfléchir  sur 
la  chaleur  et  les  limites  de  la  science,  sur  les  principes  de 
la  vie  morale,  sur  le  mystère  de  la  destinée  humaine. 

10  En  premier  lieu,  nous  nous  attacherons  à  dé- 
terminer ce  que  la  science,  ce  que  l'expérience  de 
la  nature  et  de  la  vie,  ont  apporté  d'ahments  à  la 
réflexion  philosophique,  et  ce  que  celle-ci,  en  retour, 
a  ajouté  à  la  science.  Nous  verrons  ainsi,  chez  ces 
hommes  qui  furent  tout  à  la  fois  des  savants  créa- 
teurs et  des  philosophes,  l'aide  mutuelle  que  doivent 
se  prêter  la  science  et  la  philosophie.  Sujet  bien 
digne  de  retenir  notre  attention  !  Notre  âge  est 
l'âge  de  la  science  :  il  s'en  glorifie,  et  il  n'a  pas  tort. 
La  science  a  renouvelé  les  conditions  de  notre  pensée 
comme  les  conditions  de  notre  existence  ;  elle  a  mis 
l'homme  à  sa  place  dans  l'univers  ;  elle  a  ruiné  l'an- 
cienne philosophie  qui  faisait  de  l'homme  le  centre 
du  monde  physique  et  la  fin  de  tout  ce  qui  existe  ; 
elle  nous  a  permis  de  pénétrer  chaque  jour  un  peu 
plus  avant  dans  la  connaissance  de  la  nature  ;  et, 
mieux  encore,  elle  nous  a  permis  d'étendre  notre 
pouvoir  sur  elle.  Mais,  devant  cet  essor  prodigieux 
de  la  science,  une  sorte  d'ivresse  s'est  emparée  des 
cerveaux  faibles,  j'allais  dire  de  la  grande  masse. 
Certains  ont  pensé  que  la  science  allait  nous  fournir, 


LE   GENIE   SPIRITUEL   DE   LA   FRANCE  il 

bien  plus,  qu'elle  nous  avait  déjà  fourni,  ce  qu'elle 
est  à  tout  jamais  incapable  de  nous  révéler  :  une 
explication  de  ce  qui  est,  la  connaissance  des  causes 
premières  et  dernières,  une  règle  d'action.  D'aucuns 
même  ont  prétendu  faire  de  la  science,  plus  qu'une 
philosophie,  une  religion  :  comme  si  la  mesure  des 
phénomènes  et  de  leurs  rapports,  c'est-à-dire  au 
sens  propre  un  jeu  bien  lié  d'apparences,  pouvait 
sulfire  à  l'être  humain,  remplir  la  capacité  infinie 
de  son  esprit  et  de  son  âme,  vous  consoler  de  la 
mort  de  vos  fils  !  Gomme  si  le  mystère  insondable 
de  l'univers  et  de  la  destinée  pouvait  être  contenu 
dans  ces  théories  que  le  savant  superpose  à  la  me- 
sure des  phénomènes,  «  hypothèses,  dit  le  grand 
physicien  Duhem,  qu'un  siècle  contemple  comme 
le  mécanisme  secret  et  le  ressort  caché  de  l'univers, 
et  que  le  siècle  suivant  brise  comme  des  jouets 
d'enfant  »  (1)  !  Il  sera  bon  de  demander  aux  vrais 
savants  ce  qu'ils  savent  et  de  recueillir  de  leur 
bouche,  avec  leur  foi  dans  l'avenir  et  dans  les  pro- 
grès des  sciences,  l'aveu  raisonné  de  leur  ignorance. 
Pareils  aux  bûcherons  qui  ont  établi  leur  hutte 
d'un  jour  en  pleine  forêt,  ces  hommes  n'ont  abattu 
autour  d'eux  les  arbres  qui  leur  cachaient  et  la  forêi. 
et  le  ciel  que  pour  mieux  voir  se  multiplier  l'im- 
mensité de  la  forêt  et  du  ciel.  Voilà  ce  qui  m'émeut 
et  me  remplit  de  fierté  humaine,  bien  plus  que 
les  sottes  affirmations  de  la  fausse  science.  Est-il 
un  spectacle  qui  soit  plus  digne  de  notre  admira- 
tion  que  celui  de  l'homme  luttant,   depuis  l'aube 

(  1  )  Cité  par  L.  dk  IjAUNAY,  «  Pierre  Duhem  »  (Revue  des  Deux  Mondes, 
15  mai  1918,  p.  382). 


14  DESCARTES 

de  la  civilisation,  pour  arracher  à  la  nature  ses 
secrets,  y  arrivant  par  l'effort  patient  et  métho- 
dique de  sa  recherche  et  par  les  intuitions  soudaines 
de  son  génie,  puis  s'apercevant,  au  terme  de  son 
labeur,  qu'il  n'a  fait  que  repousser  les  limites  de 
l'infinité  en  grandeur  comme  de  l'infinité  en  peti- 
tesse, et  couronnant  enfin  les  pauvres  petites  con- 
naissances toutes  relatives  que  lui  donne  sa  science 
par  un  acte  de  foi  dans  l'absolu,  en  sorte  que,  née 
d'une  croyance,  qui  est  l'hypothèse,  la  science 
s'achève  dans  une  croyance,  qui  est  l'infini. 

2°  Mais  il  est  un  spectacle  plus  grand  encore  et 
plus  beau  que  celui-là,  quoiqu'il  soit  moins  percep- 
tible aux  yeux  du  corps  et  aux  yeux  de  l'intelli- 
gence :  et  c'est  le  spectacle  de  la  vie  intérieure. 

«  Tous  les  corps,  le  firmament,  les  étoiles,  la  terre 
et  ses  royaumes  ne  valent  pas  le  moindre  des  esprits  ; 
car  il  connaît  tout  cela,  et  soi  :  et  les  corps,  rien. 

«  Tous  les  corps  ensemble,  et  tous  les  esprits 
ensemble,  et  toutes  leurs  productions,  ne  valent  pas 
le  moindre  mouvement  de  charité.  Cela  est  d'un 
ordre  infiniment  plus  élevé...,  surnaturel  »  {Pen- 
sées^ éd.  Brunschvicg,  793). 

La  pensée  que  Pascal  exprime  avec  une  telle 
sublimité  est  une  pensée  limpide  et  qui  s'impose 
avec  une  évidence  entière.  Chacun  de  ceux  qui  ont 
réfléchi  sur  la  condition  humaine  ont  reconnu  en  effet 
qu'en  attendant  l'heure,  peut-être  jamais  atteinte, 
où  sera  construit  l'édifice  de  la  science,  il  faiit 
vivre;  car  «  les  actions  de  la  vie,  dit  Descartes,  ne 
souffrent  généralement  aucun  délai  »  {Discours   de 


LE   GÉNIE   SPIRITUEL   DE   LA   FRANCE  15 

la  méthode,  3®  part.),  et  Pascal,  dans  sa  langue  sil- 
lonnée d'éclairs  :  «  Il  faut  parier  :  vous  êtes  em- 
barqué »  {Pensées,  233).  Quoi  qu'on  pense  du  mys- 
tère des  choses,  il  faut  parier  pour  ou  contre  :  pas 
de  milieu.  Si  un  homme  se  noie  et  que  je  reste 
en  suspens,  je  me  suis  décidé  contre.  Tout  homme 
doit  donc,  suivant  les  termes  de  Pascal,  parier  pour 
ou  contre  Dieu.  Enjeu  formidable  d'une  partie  à 
laquelle  nous  ne  pouvons  nous  soustraire,  puisque 
s'y  joue  notre  existence  tout  entière.  Que  m'im- 
portent les  lois  des  astres  et  celles  des  atomes,  si 
j'ignore  le  secret  de  ma  destinée,  si  je  ne  puis  donner 
une  réponse  à  la  grande  question  qui  se  pose  à  moi, 
comme  à  vous,  comme  à  tous  :  dois-je  user  de  la 
vie  comme  celui  qui  n'a  pas  de  lendemain?  ou 
dois-je  travailler  pour  ce  lendemain?  Ta  be  or  not 
to  be,  that  is  the  question.  C'est  là  l'unique  question. 
Mais  c'est  une  question  à  laquelle  on  ne  répond 
pas  avec  l'intelligence  seule. 

3°  Et  ainsi,  en  cherchant  à  voir  comment  nos 
grands  penseurs  ont  posé  le  problème  moral,  de 
quelle  manière  ils  ont  enrichi  le  trésor  de  la  vie 
intérieure  et  précisé  les  principes  de  l'action,  nous 
serons  tout  naturellement  conduits  au  seuil  de  la 
métaphysique,  qui  est  la  philosophie  même. 

L'homme  est  essentiellement  un  animal  métaphy- 
sique. Qu'il  le  veuille  ou  non,  l'homme  ne  peut  se 
passer  de  faire  de  la  métaphysique.  Celui  qui  nie 
la  métaphysique,  comme  l'avait  remarqué  Platon, 
fait  encore  de  la  métaphysique  :  et  pareillement 
celui  qui  agit  comme  si  la  métaphysique  n'existait 


Ift  DESCARTES 

pas.  Comte  prétend  inaugurer  l'ère  positiviste, 
et  bannir  à  tout  jamais  la  métaphysique  :  et,  après 
l'avoir  niée,  il  fait  mieux,  ou  pire,  que  de  la  réta- 
blir, puisqu'il  instaure  une  religion.  C'est  un  fait, 
qu'en  chacune  de  nos  pensées  comme  en  chacun 
de  nos  actes  se  trouve  impliquée  une  certaine  vue 
des  choses  et  de  la  destinée.  Seulement  cette  vue, 
chez  la  plupart  des  hommes,  est  comme  brouillée  ; 
et,  si  l'on  excepte  quelques  âmes  très  hautes  et  très 
saintes,  en  même  temps  que  très  simples,  il  n'y  a 
guère  que  les  philosophes  qui  prennent  nettement 
conscience  de  cette  métaphysique  latente  en  toute 
âme  humaine. 

Nous  irons  donc  plus  avant.  Après  la  science, 
après  la  morale,  nous  tâcherons  de  parvenir  jus- 
qu'au principe  qui  les  fonde.  Sans  doute,  une  telle 
étude  requiert  un  effort  d'attention  soutenu  :  car, 
tout  en  cherchant  toujours  à  être  clair,  je  n'entends 
pas  défigurer  une  doctrine  sous  prétexte  de  la 
rendre  plus  accessible.  Mais,  à  ceux  qui  voudront 
bien  me  prêter  le  concours  de  leur  effort  pour  s'élever 
jusqu'au  faîte  de  ces  hautes  pensées  humaines,  j'ose 
promettre  qu'ils  en  seront  payés.  Rappelons-nous 
qu'il  faut  beaucoup  peiner  pour  gravir  une  mon- 
tagne et  ne  pas  demander  tout  le  temps  à  voir 
l'horizon  :  il  ne  se  découvre  qu'au  terme  de  l'ascen- 
sion. Ceux  qui,  dépassant  V  intelligence,  ont  su  faire 
de  leur  raison  l'usage  le  plus  subHme,  sont  comme 
ces  hautes  montagnes  qui  montent  dans  le  ciel  et 
d'où  l'on  domine  au  loin  toute  la  plaine.  Ils  mé- 
ritent qu'on  s'élève  jusqu'à  eux.  Si  l'homme  s'y 
refusait,  s'il  demeurait  sourd  à  leur  appel,  s'il  ne 


LE    GÉNIE    SPIRITUEL    DE    LA    FRANCE  17 

suivait  plus  avec  eux  l'impulsion  de  cette  raison 
qui  est  née  pour  l'infinité,  il  aurait  vite  fait  de 
retourner  à  l'animalité  :  alors,  nous  verrions  toutes 
nos  sciences  et  nos  industries  dégénérer  en  rou- 
tine, ou  se  muer,  peut-être,  en  machines  infernales  ; 
alors  nous  tomberions  au  rang  d'insectes  perfec- 
tionnés, habiles  à  répondre  par  des  réactions  appro- 
priées aux  sollicitations  du  milieu  physique,  mais 
incapables  d'inventer,  de  créer,  si  ce  n'est,  peut-être, 
pour  le  mal.  Ah,  certes  !  malheur  à  notre  âge,  s'il 
venait  à  absorber  l'âme  humaine  dans  l'univers  phy- 
sique, s'il  niait  orgueilleusement  ce  qui  le  dépasse, 
s'il  n'ajoutait  à  sa  physique  une  métaphysique,  s'il 
ne  fondait  sa  physique  et  sa  morale  sur  une  méta- 
physique. Malheur  à  notre  civilisation,  si  elle  per- 
dait de  vue  Vunique  essentiel^  et  si  elle  n'améliorait 
nos  conditions  de  vie  que  pour  tuer  notre  raison  de 
vivre.  L'un  des  plus  authentiques  parmi  les  maîtres 
de  la  pensée  française,  Jules  Lachelier,  écrivait, 
dans  l'une  de  ses  admirables  lettres  qui  devront  de 
par  sa  volonté  rester  inédites,  cette  phrase  bien 
digne  de  notre  méditation  : 

«  Je  ne  crois  pas  au  progrès  continu  et  infaillible, 
même  dans  l'ordre  scientifique  et  industriel  :  je 
crois  que  tout  ou  presque  tout,  même  dans  cet 
ordre,  dépend  de  la  pureté  et  de  la  vigueur  des 
âmes,  et  que,  si  cette  pureté  et  cette  vigueur  conti- 
nuent à  diminuer,  nous  reverrons,  nous  ou  nos  des- 
cendants, la  barbarie  sous  toutes  ses  formes...  » 

Mais  cela  ne  doit  pas  être.  Nous  autres,  Français, 
nous  ne  voulons  pas  que  cela  soit. 

% 


18  DESCARTES 


En  engageant  les  esprits  de  bonne  volonté  à  me 
suivre  dans  l'étude  attentive  de  ce  qui  constitue 
l'essence  intime  de  notre  race,  en  les  conviant  à 
prendre  nos  penseurs  pour  guides  dans  la  recherche 
de  la  vérité,  j'éprouve  une  satisfaction  bien  pro- 
fonde à  penser  que  je  demeure  dans  le  fil  droit  de  la 
tradition  philosophique  qu'ont  instaurée  dans  notre 
Université  deux  hommes  vénérés  :  M.  Charaux  et 
M.  Dumesnil. 

Cet  esprit  français,  dont  nous  chercherons  à  dé- 
gager les  traits  éternels,  ils  l'ont  incarné  un  demi- 
siècle  dans  leur  enseignement,  ils  en  ont  donné  la 
vision  et  la  présence,  infiniment  meilleures  que 
toutes  les  théories  :  pour  le  définir,  nous  n'aurons 
qu'à  demeurer  fidèles  à  leur  esprit. 

L'un  et  l'autre  possédèrent  à  un  degré  éminent 
ce  don  de  l'expression  limpide  et  simple,  qui  laisse 
transparaître  la  lumière  de  la  pensée  sans  en  amortir 
la  chaleur  intime. 

L'un  et  l'autre,  comme  l'a  écrit  Dumesnil  de 
Charaux,  eurent  cette  force  incomparable  de  croire 
ce  qu'ils  disaient.  L'un  et  l'autre  furent  les  apôtres 
humbles  d'une  certitude  à  laquelle  ils  adhéraient 
de  toute  leur  intelligence  et  de  toute  leur  âme,  et 
devant  laquelle  ils  s'effaçaient  volontairement  pour 
laisser  rayonner  la  splendeur  du  vrai.  Et  par  là  ils 
surent  atteindre  à  ce  véritable  et  profond  libéra- 
lisme, libéralisme  non  d'indifférence  mais  de  cha- 
rité, auquel  se  reconnaissent  les  esprits  qui  savent 


LE   GÉNIE    SIM  RI  TU  KL    DE    LA    FRANCE  4P 

ce  que  c'est  que  de  conquérir  la  vérité,  et  combien 
il  en  coûte. 

Charaux,  ami  et  disciple  de  Gratry,  qui  lui  avait 

appris  à  discerner  cet  «  attrait  sensible  du  bien 
auquel  répond  le  mouvement  du  cœur  »,  nourri  de 
Platon  et  de  la  sagesse  antique  autant  que  de  la 
pensée  chrétienne,  savait  allier  à  un  esprit  simple 
et  haut,  d'une  admirable  sincérité,  épris  d'ordre  et 
de  mesure,  de  vérité  et  de  perpétuité,  une  flamme 
intérieure  jaillissant  sans  effort,  et  qui  soulevait  et 
captivait  les  âmes.  Le  «  père  Charaux  »,  comme  on 
aimait  à  l'appeler,  était  le  type  de  l'honnête  homme 
et  du  sage  ;  mais  il  était  plus  et  mieux  encore  : 
il  me  semble  discerner  en  lui  comme  une  espèce 
de  sainteté  intellectuelle  et  morale,  qui  explique 
sans  doute  son  emprise  sur  les  âmes,  et  la  vertu  de 
son  action,  féconde  et  durable  comme  toutes  celles 
qui  s'exercent  en  profondeur,  et  dans  laquelle  se 
reconnaît  le  génie  missionnaire  de  la  France. 

Dumesnil,  intelligence  originale,  artiste  vrai,  épris 
de  la  beauté,  écrivain  de  race,  possédant  merveil- 
leusement sa  langue  autant  que  sa  pensée  (c'était 
même  là,  aux  yeux  de  certains,  la  tare  indélébile 
de  Dumesnil  comme  ce  fut  celle  de  Fabre),  âme 
généreuse  et  faite  pour  l'amitié,  dans  laquelle  il 
apportait  toute  sa  tendresse  et  toute  sa  force,  esprit 
d'une  loyauté,  d'une  franchise  et  d'un  désintéres- 
sement qui  s'imposaient  à  tous,  et  à  ceux  même 
qu'il  combattait  âprement,  personnalité  vigoureuse, 
nature  d'une  rare  richesse  en  qui  s'accordaient  les 


20  DESCARTES 

qualités  les  plus  diverses,  la  conviction  passionnée 
de  l'apôtre  et  la  rigueur  impitoyable  du  critique, 
la  droiture  de  la  raison  résolue  à  «  suivre  la  vérité 
partout  où  elle  nous  mène  »,  à  lui  sacrifier  tout, 
même  ses  préférences,  et  le  sens  du  mystère  du 
monde  sans  lequel  il  n'est  pas  de  philosophie  com- 
plète et  vraie,  Dumesnil  fut  vraiment  Tun  des  plus 
beaux  types  de  Français  qui  soient. 

On  peut  contester  certaines  de  ses  idées,  ou  cer- 
taines de  ses  aversions.  Mais  nul,  assurément,  ne  mit 
plus  de  dons  ni  de  vertus  au  service  d'une  grande  tâche  : 
dénoncer  la  sophistique  contemporaine,  la  perversité 
de  cette  philosophie  allemande  dont  il  s'était  vite  dé- 
pris ;  montrer  que  l'une  et  l'autre  sont  les  fruits  de 
cet  orgueil  diabolique  qui,  en  divinisant  l'homme,  sup- 
prime l'humanité  ;  exalter  et  discipliner  toutes  les 
manifestations  de  l'âme,  restaurer  l'ordre,  la  hiérarchie 
des  valeurs,  le  culte  de  l'esprit,  en  un  mot  tout  ce  qui 
est  fait  pour  durer  et  tout  ce  qui  permet  de  durer. 

Dumesnil  ne  prétend  pas,  comme  tant  d'autres, 
à  cette  fausse  originalité  qui  sacrifie  la  vérité  à  la 
nouveauté  et  qui  se  croit  contrainte  de  détruire. 
Comme  notre  maître  Emile  Boutroux,  il  a  l'audace, 
car  c'en  est  une  aujourd'hui,  de  maintenir  haute- 
ment les  (vieilles  vérités  dont  on  se  détourne  avec  un 
hochement  de  tête,  et  ces  mots  de  devoir  et  de 
vertu  «  qu'une  prétendue  morale  moderne  tend  à 
effacer  »  (1).  Mais,  déclare-t-il  dans  le  premier 
numéro  de  son  Amitié  de  France  (2),  «  le  vent  qui 

(1)  Emile  Boutroux,  Discours  proaoncé  à  la  séance  des  cinq 
Académies  le  25  octobre  1919. 

(2)  1907,  chez  Beauchesne. 


LE   GÉNIE    SPIRITUEL    DK   LA    FKANCE  fl 

souffle,  s'il  a  le  pouvoir  de  faire  virer  les  girouettes 
et  de  gonfler  les  voiles,  n'altère  en  rien  la  direction 
du  pôle  des  intelligences  ».  C'est  vers  ce  pôle  que 
son  intelligence  s'oriente  naturellement.  Héritier  de 
la  grande  tradition  spiritualiste  qui  va  de  saint 
Augustin  et  de  Descartes  à  Maine  de  Biran  et  à 
Ravaisson,  il  se  donne  comme  le  continuateur  de 
leur  œuvre  et  se  compare  volontiers  à  ces  petits 
personnages  que  nos  maîtres-verriers  du  moyen  âge 
ont  montés  sur  les  épaules  des  autres,  ce  qui  leur 
permet  de  découvrir  ainsi  des  vérités  que  ne  per- 
çoivent pas  ceux  qui  les  soutiennent.  Avec  eux,  il 
voit  dans  la  philosophie  la  seule  science,  la  méthode 
de  plus  entière  liberté  ;  mais  il  faut,  ajoute-t-il, 
«  qu'elle  soit  apprise  du  fond  de  nous-même  ». 
Comme  eux,  et  avec  autant  de  force,  il  affirme  les 
droits  de  l'intuition  spirituelle,  qui  est  l'achève- 
ment de  la  raison  et  qui  fait  l'unité  de  l'âme  :  mais 
il  ne  veut  pas  qu'on  néglige  ou  méprise  le  concept, 
qui  l'exprime.  Avec  eux,  et  contre  les  modernes,  il 
affirme  que  notre  compréhension  des  êtres  est  d'au- 
tant plus  complète  qu'ils  sont  plus  hauts,  et  que  le 
matérialisme  ne  se  survit  que  parce  qu'il  est  la 
doctrine  qui  exige  le  moindre  effort  d'esprit.  Autant 
qu'eux,  et  plus  qu'aucun  d'eux  peut-être,  il  sent 
profondément  au-dedans  de  lui  la  réalité  des  choses 
éternelles  et  le  caractère  éminemment  positif  de 
la  croyance  qui  saisit  dans  la  personnalité  la  pierre 
d'angle  de  la  philosophie  et  lie  directement  à  cette 
certitude  :  Je  suis,  cette  autre  certitude  qui  seule 
asseoit  la  première  :  Dieu  est. 
En  toute  humilité   et   en  toute  vérité,   Georges 


a  DESCAHTES 

Dumesnil  pouvait,  dans  les  dernières  années  de  son 
existence,  se  rendre  cet  hommage  qu'il  avait  fait 
de  sa  vie  une  constante  prière  :  et  cette  prière  était 
une  prière  agissante,  car  son  âme  généreuse  «  ne 
se  concentrait  que  pour  se  répandre  »  (1).  Dumesnil 
aimait  la  France  d'un  amour  absolu,  mais  raisonné 
et  clairvoyant  ;  il  l'aimait,  non  seulement  parce  que 
la  France  est  la  patrie,  mais  encore  parce  que  cette 
patrie,  entre  toutes,  a  été  la  porteuse  de  l'esprit  et 
la  missionnaire  de  l'idéal.  C'est  pourquoi  il  pouvait, 
dans  l'une  de  ses  dernières  lettres,  écrire  à  son  intime 
ami  Charles  Chabot  :  «  Le  rôle  qui  est  dévolu  à  la 
France  est  immense.  »  Conscient  de  ce  rôle,  il  avait 
rêvé  de  grouper  tous  les  hommes  de  bonne  volonté, 
de  tous  les  métiers  et  de  toutes  les  provinces,  dans 
une  de  ces  «  amitiés  »  comme  les  communes  du  Nord 
de  la  France  au  moyen  âge  en  avaient  instauré, 
pour  faire  «  un  faisceau  des  énergies  les  plus  diverses, 
les  plus  autonomes,  avec  le  lien  de  l'amitié  »,  dans 
le  compagnonnage  du  devoir.  Il  rêvait  d'une  cité 
qui  fût  r amitié  de  France,  et  que  cette  cité  fût  la 
cité  humaine  par  excellence.  Ce  grand  croyant 
mourut  à  la  peine,  avant  d'avoir  pu  voir  le  triomphe 
de  la  patrie  qu'il  aimait,  et  assister  à  la  réalisation 
de  son  rêve.  Sa  foi  dans  les  destinées  de  la  France, 
éclairée  à  la  lumière  de  la  victoire  qu'il  n'a  pas  vue 
mais  en  laquelle  il  a  cru,  comme  la  foi  de  tous  ceux 
qui  sont  morts  pour  elle,  sera  pour  nous  comme  un 
viatique  :  elle  nous  soutiendra  dans  nos  méditations 
et  dans  notre  action  ;  elle  nous  inspirera  dans  notre 

(1)  Georges  Dumesnil,  Ir  Spiritualisme,  Paris,  Beauchesne,  1911, 
p.  106.  Cf.  Descaktes,  les  Passions  de  l'âme,  art.  153-156. 


LE   GKNIE   SPIRITUEL   DE   LA   FRANCE  S3 

travail  ;  et  nous  nous  estimerons  heureux  si,  mo- 
destes ouvriers  d'une  grande  tâche,  nous  pouvons 
contribuer,  chacun  pour  notre  part,  au  rayonne- 
ment de  la  France,  qui  n'est  autre  que  le  rayonne- 
ment de  l'idéïd. 


II 

LA    JEUNESSE     DE    DESCARTES 

(159Ô-1628) 

Un  des  écrivains  les  plus  originaux  de  ce  temps, 
et  qui  devait  tomber  dès  le  premier  mois  de  la 
guerre,  Charles  Péguy,  fut  surpris  par  la  mobili- 
sation au  moment  où  il  mettait  la  dernière  main  à 
une  Note  sur  M.  Descartes.  Cette  note,  qu'a  publiée 
la  Nouvelle  Revue  française  (1^^  juillet  1919),  com- 
mence ainsi. 

«  Mais  Vordre  que  pai  tenu  en  ceci  a  été  tel.  Nous 
verrons  plus  tard  quel  a  été  cet  ordre.  Nous  avons 
bien  le  temps  de  le  voir.  Ce  qui  importe,  ce  qui  a 
marqué  le  monde,  c'est  cette  résolution  de  tenir  un 
ordre.  Et  c'est  de  l'avoir  annoncé  en  de  tels  termes. 

«  Premièrement.,  fai  tâché  de  trouver  en  général  les 
principes  ou  premières  causes  de  tout  ce  qui  est  ou 
peut  être  dans  le  monde^  sans  rien  considérer  pour 
cet  effet  que  Dieu  seul  qui  Va  créé,  ni  les  tirer  d'ail- 
leurs que  de  certaines  semences  de  vérités  qui  sont 
naturellement  en  nos  âmes.  Après  cela  fai  examiné 
quels  étaient  les  premiers  et  les  plus  ordinaires  effets 
qu'on  pouvait  déduire  de  ces  causes;  et  il  me  semble 
que  par  là  fai  trouvé  des  deux  (1)... 

(1)  Ce  texte  031  tiré  du  Discours  de  la  méthode,  6»  partie  (Éd.  Adam 
34 


La  jeunesse  de  descartes        85 

«  Eh  bien  !  je  dis  :  qu'importe.  Nous  savons  bien 
qu'il  ne  les  a  pas  trouvés,  les  cieux.  On  les  avait 
trouvés  avant  lui.  Ou  plutôt  ils  s'étaient  trouvés 
tout  seuls.  La  création  a  eu  besoin  de  son  Créateur, 
pour  être  :  pour  devenir,  pour  naître,  pour  être 
faite.  Elle  n'a  pas  eu  besoin  de  l'homme,  ni  pour 
être,  ni  même  pour  être  connue... 

«  Je  dis  :  qu'importe.  L'audace  seule  m'intéresse. 
L'audace  seule  est  grande.  Y  eut-il  jamais  audace 
aussi  belle  ;  et  aussi  noblement  et  modestement  cava- 
lière ;  et  aussi  décente  et  aussi  couronnée  ;  y  eut-il 
jamais  aussi  grande  audace  et  atteinte  de  fortune  ; 
y  eut-il  jamais  mouvement  de  la  pensée  compa- 
rable à  ce  Français  qui  a  trouvé  des  cieux...  Des- 
cartes, dans  l'histoire  de  la  pensée,  ce  sera  toujours 
ce  cavalier  français  qui  partit  d'un  si  bon  pas.  » 

Péguy  a  raison.  Ce  cavalier  français,  comme  il 
dénomme  Descartes,  est  bien  de  la  même  famille 
que  les  héros  du  grand  Corneille  et  les  soldats  du 
grand  Condé,  ses  contemporains.  Il  met  à  la  con- 
quête de  la  vérité  la  même  ardeur  héroïque  et  jeune 

Tannery,  t.  VI,  p.  63-64).  Toutes  nos  citations  de  Descartes  se  ré-, 
fèrent  à  l'édition  définitive  de  ses  Œuvres,  par  Ch.  Adam  et  P.  Tan- 
nery, 12  vol.  chez  Léopold  Cerf,  à  Paris  (1897-1910).  Lorsque,  en 
l'absence  de  toute  autre  indication,  on  trouve  dans  ces  renvois  un 
chiffre  romain  suivi  d'un  chiffre  arabe,  le  premier  désigne  le  tome  de 
celte  édition,  et  le  second  la  page.  Cette  règle  ne  souffre  d'exception 
que  pour  les  renvois  aux  Principes,  où,  d'une  manière  générale,  les 
deux  chiffres,  romain  et  arabe,  désignent  respectivement  la  partie 
et  l'article,  sans  qu'il  ait  paru  nécessaire  (sauf  pour  la  préface  des 
Principes)  de  renvoyer  au  tome  et  à  la  page  de  l'édition  A.  T.  Pour 
les  Méditations  et  les  Réponses  aux  objections,  je  cite  le  plus  souvent 
le  texte  français  du  tome  IX,  mais  il  sera  facile  de  se  reporter  à  l'ori- 
ginal latin,  à  l'aide  des  numéros  inscrits  en  haut  des  pages  du  tome  IX 
et  qui  renvoient  à  celles  du  texte  latin  du  tome  VII. 


26  DESCARTES 

que  ceux-ci  mettent  à  vaincre  les  ennemis  de  la 
France  ou  leurs  propres  passions  :  «  Car  c'est  véri- 
tablement donner  des  batailles  que  de  tâcher  à 
vaincre  toutes  les  difficultés  et  les  erreurs  qui  nous 
empêchent  de  parvenir  à  la  connaissance  de  la 
vérité  »  (Discours,  6«  part.,  VI,  67). 

Il  y  a  donc  un  intérêt  de  premier  ordre  à  étudier 
l'homme  qui  a  osé  tenter  une  pareille  entreprise, 
afin  d'acquérir,  autant  qu'il  se  peut,  une  idée  exacte 
de  la  grandeur  de  l'entreprise,  de  l'esprit  dans 
lequel  elle  a  été  conçue,  de  sa  portée  lointaine,  et 
afin  d'apprécier  à  sa  juste  valeur  cette  philosophie 
vaste  et  complexe  autant  qu'une  œuvre  de  la 
nature,  et  qu'on  a  si  souvent  défigurée  dans  les 
âges  qui  suivirent. 

Pour  connaître  l'homme,  il  faut  le  replacer  d'abord 
dans  son  milieu,  sans  prétendre  expliquer  par  les 
circonstances  extérieures  l'éclosion  mystérieuse  du 

génie, 

* 
*  * 

René  Descartes  (1)  naquit  le  31  mars  1596 
à  la  Haye-en-Touraine  et  fut  baptisé  le  3  avril  en 


(1)  Pour  tout  ce  qui  suit,  voir  l'étude  de  Ch.  Adam  sur  la  Vie  et  les 
œuvres  de  Descaries,  qui  forme  le  tome  XII  de  sa  grande  édition.  —  Il 
faut  consulter  encore  la  Vie  de  Monsieur  Des-Cartes,  par  Adrien 
Baillet,  2  vol.,  Paris,  Horthemels,  1691.  On  a  reproché,  non  sans 
raison,  à  l'abbé  Baillet  ses  intentions  apologétiques,  voire  édifiantes. 
La  biographie  moderne  est  inspirée  d'un  tout  autre  esprit  :  mais  il 
est  douteux  que  le  Descartes  qu'elle  a  restitué  soit  historiquement 
plus  «  vrai  »  que  l'autre.  Et  le  biographe  ancien,  s'il  n'a  pas  connu 
certaines  pièces  d'archives,  a  ^u  moins  l'avantage  inappréciable 
d'avoir  puisé  directement  aux  sources  les  plus  sûres,  c'est-à-dire  aux 


LA  JEUNESSE  DE  DESCARTES        27 

l'église  Saint-Georges  de  la  Haye.  Cette  petite  ville, 
aux  habitations  grises  à  grands  combles,  est  située 
sur  la  rive  droite  de  la  Creuse,  aux  confins  de  la 
Touraine  et  du  Poitou.  La  vallée  de  cette  sauvage 
rivière,  ceinte  de  roches  fauves,  devient  ici  large, 
riche,  lumineuse,  bordée  de  hameaux  riants,  de 
vignes,  de  champs  aux  plantureuses  moissons  :  on 
a  bien  l'impression  d'entrer  ici  dans  le  «  jardin  de 
la  France  »  ;  mais,  à  quelque  distance,  les  plateaux 
arides,  couverts  de  landes  et  de  maigres  pineraies, 
où  s'élevait  jadis  une  grande  cité  celtique,  conti- 
nuent le  paysage  plus  austère  et  plus  rude  de  notre 
France  du  Centre  et  joignent  la  force  à  la  grâce. 
Fils  de  cette  terre,  Descartes  est  bien  un  représen- 
tant authentique  de  nos  vieilles  provinces  fran- 
çaises. 

Il  est  aussi  de  bonne  race  française,  provinciale. 
Par  ses  parents  et  tous  ses  ascendants,  tant  pater- 
nels que  maternels,  il  se  rattachait  au  Poitou  :  lui- 
même  se  donne  le  titre  de  «  gentilhomme  du  Poitou  », 
et  c'est  sous  cette  dénomination  qu'il  s'inscrit  en 
1630  sur  les  registres  de  l'Université  de  Leyde  : 
Renalus  Des  Cartes^  mathematicus,  Picto. 

Son  père,  Joachim,  était  originaire  de  Châtelle- 
rault,  où  ses  ascendants,  tant  paternels  que  mater- 
nels (les  Ferrand),  exerçaient  la  profession  de  mé- 
decins ;  il  était  conseiller  au  Parlement  de  Bre- 
tagne, mais  ne  résidait  à  Rennes  que  trois  mois 
au  plus  par  an  ;  certaines  années  même,  étant  dis- 
pensé de  siéger,  il  passa  tout  son  temps  en  Poitou, 

témoignages  de  ceux  qui  avaient  personnellement  et  «intérieurement  » 
connu  l'auteur. 


IS  DESCARTES 

à  la  Haye.  La  mère  du  philosophe,  Jeanne  Brochard, 
était  la  fille  du  lieutenant  général  du  présidial  de 
Poitiers  et  la  petite- fille  du  conservateur  des  pri- 
vilèges de  l'Université  de  Poitiers;  ses  ascendants 
maternels,  les  Sain,  avaient  été  marchands  à  Ghâ- 
tellerault.  Descartes  appartenait  ainsi  à  la  petite 
noblesse  :  ses  ascendants  se  dénommaient  «  écuyer  »  ; 
son  père  avait  revendiqué  le  privilège  de  la  noblesse, 
c'est-à-dire  l'exemption  des  tailles  ;  lui-même,  en 
Hollande,  sera  constamment  traité  de  «  gen- 
tilhomme ».  De  fait,  la  plupart  des  membres  de  sa 
famille  avaient  exercé  des  emplois  publics  ou  des 
professions  libérales  ;  certains  mênie,  comme  Jean 
Ferrand,  avaient  été  des  hommes  de  science  et 
d'études.  Descartes,  et  c'est  encore  un  trait  à  noter, 
sortait  donc  de  cette  vieille  bourgeoisie  française 
dont  il  devait  toujours  garder  les  fortes  vertus  tra- 
ditionnelles. 

Descartes  fut  privé  très  jeune  des  soins  mater- 
nels :  sa  mère  mourut  le  16  mai  1597,  à  la  naissance 
d'un  cinquième  enfant.  Quelques  années  plus  tard, 
son  père  se  remaria  avec  une  Bretonne,  et  il  alla 
vers  1607  se  fixer  à  Rennes,  où  ses  descendants 
firent  souche.  Le  jeune  René,  cependant,  après  la 
mort  de  sa  mère  et  jusqu'à  son  entrée  au  collège, 
demeura  avec  son  frère  Pierre  et  sa  sœur  Jeanne 
à  la  Haye,  confié  aux  soins  de  sa  grand'mère,  Jeanne 
Sain,  et  d'une  nourrice  à  laquelle  il  fut  toute  sa 
vie  très  attaché,  puisqu'il  la  recommanda  encore 
à  ses  frères  au  moment  de  mourir. 

n  était  alors  de  santé  fort  délicate.  Dans  une 
lettre  de  1645  à  la  princesse  Éhsabeth,  où  il  dit  que. 


LA  JEUNESSE  DE  DESCARTES        29 

pour  surmonter  les  déplaisirs  qui  viennent  de  la 
santé,  ces  «  ennemis  domestiques  avec  lesquels  on 
est  obligé  de  se  tenir  sans  cesse  sur  ses  gardes  »,  le 
seul  remède  est  «  d'en  divertir  son  imagination  et 
ses  sens  le  plus  qu'il  est  possible  et  de  n'employer 
que  l'entendement  seul  à  les  considérer  »,  notre 
philosophe  ajoute,  et  c'est  le  seul  passage  où  il 
parle  de  sa  mère  :  «  ...  J'avais  hérité  d'elle  une  toux 
sèche  et  une  couleur  pâle  que  j'ai  gardée  jusqu'à 
l'âge  de  plus  de  vingt  ans,  et  qui  faisait  que  tous 
les  médecins  qui  m'ont  vu  avant  ce  temps-là  me 
condamnaient  à  mourir  jeune.  Mais  je  crois  que 
l'inclination  que  j'ai  toujours  eue  à  regarder  les 
choses  qui  se  présentaient  du  biais  qui  me  les  pou- 
vait rendre  les  plus  agréables,  et  à  faire  que  mon 
principal  contentement  ne  dépendît  que  de  moi 
seul,  est  cause  que  cette  indisposition  qui  m'était 
comme  naturelle  s'est  peu  à  peu  entièrement  passée  » 
(IV,  218-221). 

Les  premières  impressions  que  reçoit  l'esprit  sont 
généralement  les  plus  vives  et  les  plus  durables. 
Celles  que  Descartes  enfant  reçut  de  son  séjour  à  la 
campagne  furent  assez  fortes  pour  marquer  son 
œuvre,  et  peut-être  même  pour  orienter  sa  con- 
ception du  monde,  puisque  les  choses  sensibles, 
dit-il,  fournissent  à  l'intelligence  les  figures  des  spi- 
rituelles (1)  :  de  là,  les  images  empruntées  à  la  vie 


(t)  Cf.  à  ce  sujet  un  des  Inédits  de  Hanovre,  publiés  en  1859  par 
Foucher  de  Careil,  d'après  la  copie  de  Leibniz  :  «  Ut  imaginatio  utitur 
figuris  ad  corpora  concipienda,  ita  intellectus  utitur  quibusdam  cor- 
poribus  sensibilibus  ad  spiritualia  figuranda,  ut  vento,  lumine  :  unde 


30  DESCARTES 

des  champs,  qu'on  trouve  fréquemment  dans  ses 
écrits,  et  qui  parfois  lui  fournissent  le  moyen  d'ex- 
primer une  pensée  décisive.  Il  affectionne  les  com- 
paraisons avec  le  vin  nouveau,  le  vin  cuvé  sur  la 
râpe,  le  petit  clairet.  Ailleurs,  il  nous  montre  les 
voyageurs  égarés  dans  une  forêt,  dont  le  pied  s'en- 
fonce dans  le  sol  humide,  et  qui  prennent  peur  des 
feux  follets  se  jouant  au-dessus  des  marécages  ;  il 
évoque  les  haies  aux  branches  entrelacées,  la  pous- 
sière soulevée  à  travers  la  plaine,  les  tourbillons 
formés  par  les  courants,  les  incendies  qui  prennent 
dans  les  granges  où  le  foin  a  été  rentré  avant  d'être 
sec,  et  l'image  de  la  lune  au  fond  d'un  lac  dont 
l'eau  est  un  peu  crêpée  par  le  soufïle  de  quelque 
vent,  ou  encore  le  repos  à  l'ombre  d'un  bois,  que 
trouble  seulement  le  bourdonnement  des  mou- 
ches (1)...  Ces  visions  lui  demeureront  présentes 
jusqu'au  bout,  et  l'on  comprend  qu'il  ait  hésité  à  se 
rendre  en  Suède,  «  pays  des  ours,  entre  des  rochers 
et  des  glaces  »,  lui  qui  était  né  «  dans  les  jardins  de 
la  Touraine  »  (lettre  du  23  avril  1649,  V,  349). 

A  Pâques  1604,  étant  alors  âgé  de  huit  ans,  Des- 
cartes fut  envoyé  au  collège  de  la  Flèche,  où,  sur 
l'autorisation  d'Henri  IV,  les  jésuites  venaient  de 
s'établir,  et  qui  ne  tarda  pas  à  devenir,  suivant 
l'expression  du  philosophe,  «  l'une  des  plus  célèbres 
écoles  de  l'Europe  ».  Les  Pères  eurent  pour  le  jeune 
René  des  soins  tout  paternels  :  il  avait  sa  chambre 

altiiis  philosophantes  raentem  cognitione  possumus  in  sublime  toi 
1ère  "  (Oogitationes  privatae,  X,  217). 

(1)  Pour  les  références,  cf.  XII,  17,  note. 


LA  JEUNESSE  DE  DESCARTE8         31 

à  lui  ;  on  le  laissait  se  réveiller  tout  seul  et  se  lever 
à  son  heure,  habitude  qu'il  conserva  toute  sa  vie, 
car,  au  dire  de  ses  biographes,  il  avait  coutume  de 
se  lever  fort  tard  et  de  méditer  dans  son  lit  :  «  Et 
c'est  ainsi,  ajoute  Lipstorp,  qu'il  trouva  son  algèbre 
spécieuse,  clef  de  toutes  les  sciences  et  arts  libéraux, 
et  méthode  la  meilleure  pour  discerner  le  vrai  du 
faux  »  (1).  En  tout  cas,  à  la  Flèche,  sa  santé  se 
raffermit  définitivement. 

Entré  en  sixième,  il  suivit  le  cours  régulier  de  ses 
études  ;  comme  les  jeunes  nobles  de  son  temps,  il 
apprit  le  jeu  de  paume  et  l'escrime,  dont  il  compo- 
sera plus  tard  un  petit  traité  ;  dans  ses  classes  de 
grammaire,  il  s'initia  aux  fables  et  aux  histoires,  et, 
dans  ses  humanités,  à  la  poésie  et  à  l'éloquence  des 
anciens.  Il  reverra  même  plus  tard  en  rêve  (1619) 
le  Corpus  poetarum,  et  c'est  de  là  qu'il  tirera  ses 
deux  devises,  dont  la  première,  empruntée  à  Ausone, 
définit  la  nécessité  de  la  méthode,  et  dont  la  seconde, 
empruntée  à  Sénèque  le  Tragique,  indique  le  primat 
de  l'expérience  interne  : 

Quod  vitas  sectabor  iterf 

lui  mors  gravis  incubât 
Qui,  notus  nirnis  omnibus, 
Ignotus  moritur  sibi. 

«  Il  se  prépare  une  triste  mort,  celui  qui,  pour 
s'être  fait  trop  connaître  des  autres,  est  demeuré 
un  inconnu  pour  lui-même.  » 

Descartes,  d'ailleurs,  apprit  à  fond  le  latin,  cette 

(1)  Daniel   Lipstorp,    Specimina     philosophife  cartes ianas,  Leydci 
1653,  p.  75. 


32  DESCÀRTES 

discipline  incomparable  pour  la  formation  de  l'esprit  ; 
il  le  savait  assez  pour  le  parler  et  récrire,  non  seule- 
ment correctement,  mais  avec  élégance,  comme  en  té- 
moignent ses  Meditationes  et  ses  Princlpia  pkiloso- 
phise.  Il  était  aussi  fort  amoureux  de  la  poésie,  et  il 
s'en  souviendra  en  Suède,  lorsque,  à  la  demande  de 
Christine,  il  composera  des  vers  sur  la  naissance  de 
la  paix  et  même  une  comédie-ballet,  ou  «  fable  boca-  | 
gère  »,  en  prose  mêlée  de  vers.  | 

Ses  trois  dernières  années  furent  consacrées  à 
l'étude  de  la  philosophie  qui  comprenait  alors  trois 
parties  :  logique,  incluant  la  morale  ;  physique, 
incluant  les  mathématiques  ;  métaphysique  (1).  Il 
eut  pour  professeur  le  P.  François  Véron,  auteur 
d'une  méthode  de  controverse,  et  pour  répétiteur 
le  P.  Noël,  connu  pour  ses  démêlés  avec  Pascal  sur 
le  vide.  Ses  maîtres,  qu'il  étonna  et  embarrassa 
plus  d'une  fois  par  sa  précocité  mathématique  et 
par  sa  méthode  singulière  de  disputer  en  philosophie  (2), 
l'initièrent  à  Aristote,  à  saint  Thomas  et  à  la  sco- 
lastique,  qu'il  ne  se  fera  pas  faute  de  critiquer  plus 
tard,  mais  dont  il  retint  beaucoup  dans  sa  philo- 
sophie (3)  ;  il  y  rend  d'ailleurs  hommage  dans  une 
de  ses  lettres  (12  septembre  1638,  II,  378)  :  «  Encore 
que  mon  opinion,  écrit-il  à  un  de  ses  amis,  ne  soit 

(1)  Au  sujet  de  cet  enseignement,  voir  l'ouvrage  du  P.  Camille 
DE  RocHEMONTElX,  Un  collège  de  jésuites  aux  XVII*  et  XVI 11^  siècles. 
Le  collège  Henri  IV  de  la  Flèche,  Le  Mans,  1889,  t.  IV. 

(2)  Cette  méthode  consistait  essentiellement  à  poser  les  «  défini- 
tions des  noms  »,  puis  les  «  principes  »,  pour  en  «  former  enfin  un  seul 
argument,  dont  il  était  fort  difficile  de  se  débarrasser  «  (Témoignage 
du  P.  Poisson,  transmis  par  Baillet,  II,  483.  A.  T.,  XII,  25). 

(3)  Voir  à  ce  sujet  l'ouvrage  de  E.  Gilson  sur  la  Doctrine  carté- 
sienne de  la  liberté  et  la  théologie,  Paris,  Alcan,  1013. 


LA  JFUNKSSE  DE  DESCARTES        13 

pas  que  toutes  choses  qu'on  enseigne  en  philoso- 
phie soient  aussi  vraies  que  l'Évangile,  toutefois, 
à  cause  qu'elle  est  la  clef  des  autres  sciences,  je  crois 
qu'il  est  très  utile  d'en  avoir  étudié  le  cours  entier, 
en  la  façon  qu'il  s'enseigne  dans  les  écoles  des 
jésuites,  avant  qu'on  entreprenne  d'élever  son  esprit 
au-dessus  de  la  pédanterie  pour  se  faire  savant  de 
la  bonne  sorte.  Et  je  dois  rendre  cet  honneur  à  mes 
maîtres,  que  de  dire  qu'il  n'y  a  lieu  au  monde  où 
je  juge  qu'elle  s'enseigne  mieux  qu'à  la  Flèche...  » 
Nous  le  voyons  d'ailleurs  emporter  avec  lui  en 
Hollande  la  Somme  de  saint  Thomas  avec  la  Bible 
(lettre  du  25  décembre  1639,  II,  630).  Descartes 
prit  également  à  la  Flèche  des  habitudes  de  piété 
dont  il  ne  se  départira  jamais  :  il  reverra  dans  ses 
fameux  songes  du  10  novembre  1619  la  chapelle 
du  collège,  et  y  entrera  pour  prier  ;  il  fera  vœu 
d'aller  en  pèlerinage  au  grand  sanctuaire  des  catho- 
liques, à  Notre-Dame  de  Lorette  ;  il  interviendra 
dans  une  querelle  entre  les  ministres  protestants  de 
Hollande,  pour  prendre  la  défense  d'une  confrérie 
de  Notre-Dame,  à  Bois-le-Duc.  Témoin  du  trans- 
fert du  cœur  d'Henri  IV  à  la  Flèche,  le  4  juin  1610, 
il  garda  toute  sa  vie  ses  sentiments  de  «  bon  Fran- 
çais »  et  sa  fidélité  monarchique. 

C'est  à  la  Flèche  enfin  qu'il  reçut  son  initiation 
scientifique.  En  1611,  lors  de  la  fête  commémora- 
tive  de  la  mort  du  roi,  on  célébra  à  la  Flèche  l'inven- 
tion des  lunettes  d'approche. et  la  «  découverte  de 
quelques  nouvel  es  planètes  ou  étoiles  errantes 
autour  de  Jupiter,  faite  par  Galilée,  célèbre  mathé- 

3 


34  DESCARTES 

maticien  du  grand -duc  de  Florence  ».  Descartes 
s'enthousiasma  pour  l'invention  du  télescope,  et 
pour  les  phénomènes  et  les  mondes  nouveaux  qu'il 
révélait  :  satellites  de  Jupiter,  phases  de  Vénus, 
taches  solaires  ;  peut-être  même  conçut-il  dès  cette 
époque  l'intention  de  faire  une  étude  théorique  du 
télescope,  comme  exemple  de  l'application  de  la 
géométrie  à  la  physique.  Il  semble  aussi  que  les 
jésuites  lui  mirent  libéralement  entre  les  mains,  avec 
l'Art  de  Lulle,  qui  exerça  sur  son  esprit  une  pro- 
fonde influence  (1),  les  livres  d'Agrippa  et  de  Porta 
sur  la  philosophie  occulte  et  la  magie  naturelle  : 
Descartes,  peu  enclin  à  l'étonnement  ni  à  l'admira- 
tion, eut  vite  fait  de  reconnaître  l'inanité  de  ces 
choses  merveilleuses  dont  s'engouent  avec  une  déce- 
vante facilité  ceux  qui,  ayant  abandonné  les  croyances 
traditionnelles,  demandent  à  la  superstition  et  à 
«  l'imposture  »  une  réponse  aux  questions  que  tout 
homme  se  pose  et  que  la  science  est  impuissante  à 
résoudre  (cf.  Discours,  l""^  part.,  VI,  9). 

Descartes  avait  donc  reçu  beaucoup  de  rensei- 
gnement des  jésuites  ;  et  il  ne  manqua  en  aucune 
occasion  de  témoigner  sa  reconnaissance  à  ses  an- 
ciens maîtres,  dont  beaucoup  demeurèrent  ses  con- 
seillers et  ses  amis  (lettre  au  P.  Noël,  1637,  I,  383). 
Cependant  il  reconnut  vite  l'insuffisance  de  l'éduca- 
tion qu'il  avait  reçue,  et  jugeant  de  tous  les  autres 

(1)  Cf.  une  lettre  d'Amsterdam  en  date  du  29  avril  1619  (X,  164). 
Il  semble  que  l'idée  de  rechercher  une  méthode  unique  applicable 
à  tous  les  objets  ait  été  suggérée  à  Descartes  par  la  lecture  de  Ray- 
mond Lulle.  Voir  à  ce  sujet  Gustave  Cohen,  Écrivains  français  en 
Hollande  dans  la  première  moitié  du  XV II"  siècle,  Paris,  Champion, 
1920,  p.  387. 


LA  JEUNESSE  DE  DESCARTES        35 

par  lui-même,  qui  n'avait  été  inférieur  à  nul  autre, 
dans  l'école  la  plus  célèbre,  en  un  temps  aussi  fer- 
tile en  bons  esprits  qu'aucun  des  précédents,  il  en 
conclut  à  l'insufïîsance  radicale  de  la  science  de  son 
époque.  Écoutons  la  manière  dont  il  en  parle  dans 
ce  Discours,  qui  n'est  que  l'histoire  de  son  esprit. 

«  Je  ne  laissais  pas  toutefois  d'estimer  les  exer- 
cices auxquels  on  s'occupe  dans  les  écoles.  Je  savais 
que  les.  langues  qu'on  y  apprend  sont  nécessaires 
pour  l'intelligence  des  livres  anciens  ;  que  la  gentil- 
lesse des  fables  réveille  Tesprit  ;  que  les  actions 
mémorables  des  histoires  le  relèvent,  et  qu'étant 
lues  avec  discrétion  elles  aident  à  former  le  juge- 
ment ;  que  la  lecture  des  bons  livres  est  comme  une 
conversation  avec  les  plus  honnêtes  gens  des  siècles 
passés,  qui  en  ont  été  les  auteurs,  et  même  une  con- 
versation étudiée,  en  laquelle  ils  ne  nous  découvrent 
que  les  meilleures  de  leurs  pensées  ;  que  l'éloquence 
a  des  forces  et  des  beautés  incomparables  ;  que  la 
poésie  a  des  délicatesses  et  des  douceurs  très  ravis- 
santes ;  que  les  mathématiques  ont  des  inventions 
très  subtiles,  et  qui  peuvent  beaucoup  servir,  tant  à 
contenter  les  curieux  qu'à  faciliter  tous  les  arts  et 
diminuer  le  travail  des  hommes  ;  que  les  écrits  qui 
traitent  des  mœurs  contiennent  plusieurs  enseigne- 
ments et  plusieurs  exhortations  à  îa  vertu  qui  sont 
fort  utiles  ;  que  la  théologie  enseigne  à  gagner  le 
ciel  ;  que  la  philosophie  donne  moyen  de  parler  vrai- 
semblablement de  toutes  choses  et  se  faire  admirer 
des  moins  savants  ;  que  la  jurisprudence,  la  méde- 
cine et  les  autres  sciences  apportent  des  honneurs 
et  des  richesses  à  ceux  qu    les  cultivent  ;  et  enfin, 


58  DESCARTES 

qu'il  est  bon  de  les  avoir  toutes  examinées,  même 
les  plus  superstitieuses  et  les  plus  fausses,  afin  de 
connaître  leur  juste  valeur  et  se  garder  d'en  être 
trompé  »  {Discours,  i^  part.,  VI,  5-6). 

Mais  il  estime  que  la  trop  grande  curiosité  des 
siècles  passés  risque  de  nous  rendre  étranger  aux 
choses  de  notre  pays  et  de  notre  temps  ;  que  les 
œuvres  d'imagination  peuvent  porter  l'esprit  à  diva- 
guer; que  l'éloquence  çt  la  poésie  sont  plutôt  des 
dons  naturels  que  des  fruits  de  l'étude  ;  que  la  phi- 
losophie n'atteignant  que  le  vraisemblable  doit  être 
tenue  pour  fauSse.  Il  ajoute  :  «  Je  me  plaisais  surtout 
aux  mathématiques,  à  cause  de  la  certitude  et  de 
l'évidence  de  leurs  raisons  ;  mais  je  ne  remarquais 
point  encore  leur  vrai  usage,  et,  pensant  qu'elles 
ne  servaient  qu'aux  arts  mécaniques,  je  m'étonnais 
de  ce  que,  leurs  fondements  étant  si  fermes  et  si 
solides,  on  n'avait  rien  bâti  dessus  de  plus  relevé.  » 

C'est  donc  de  certitude  et  à^évidence  que  Descartes 
est  avide  avant  tout.  La  quête  de  la  vérité  va  être 
désormais  la  règle  de  sa  conduite. 

* 
*  * 

Que  fit  Descartes  de  1612  à  1619?  Nous  n'en 
savons  à  peu  près  rien,  et  sommes  réduits  sur  ce 
point  à  des  légendes  ou  à  des  conjectures.  Séjourna- 
t-il  à  Paris,  comme  l'assure  son  biographe,  l'abbé 
Adrien  Baillet  (1)?  Demeura-t-il  quelques  années 
encore  au  collège?  Tout  ce  que  nous  savons,  c'est 

(1)  La  Vie  de  Monsieur  Des-Cartes,  t.  I,  p.  37  et  suiv. 


LÀ  JEUNESSE  DE  DESCARTES        37 

qu'il  prit  son  baccalauréat  et  sa  licence  en  droit  à 
Poitiers  en  1616,  et  qu'il  fut  parrain  à  Poitiers  cette 
année-là,  puis  à  Sucé,  près  Nantes,  en  1617. 

Pourtant,  c'est  durant  cette  période  de  sa  vie, 
entre  dix-sept  et  vingt-quatre  ans,  que  se  forma  son 
esprit,  qu'il  entra  en  possession  de  sa  méthode 
scientifique,  se  traça  une  ligne  de  conduite  et  jeta 
les  fondements  de  sa  recherche  philosophique,  ainsi 
qu'une  lecture  attentive  du  Discours  en  fait  foi  (VI, 
11,  28,  30). 

Ses  études  une  fois  terminées  et  «  sitôt  que  l'âge 
lui  permit  de  sortir  de  la  sujétion  de  ses  précepteurs  », 
Descartes  nous  apprend,  en  effet,  qu'il  résolut  «  de 
ne  chercher  plus  d'autre  science  que  celle  qui  se 
pourrait  trouver  en  lui-même  ou  bien  dans  le  grand 
livre  du  monde  ».  C'est  pourquoi,  dit-il,  «  j'em- 
ployai le  reste  de  ma  jeunesse  à  voyager,  à  voir  des 
cours  et  des  armées,  à  fréquenter  des  gens  de  di- 
verses humeurs  et  conditions,  à  recueillir  diverses 
expériences,  à  m'éprouver  moi-même  dans  les  ren- 
contres que  la  fortune  me  proposait,  et  partout  à 
faire  telle  réflexion  sur  les  choses  qui  se  présen- 
taient, que  j'en  pusse  tirer  quelque  profit.  Car  il 
me  semblait  que  je  pourrais  rencontrer  beaucoup 
plus  de  vérité  dans  les  raisonnements  que  chacun 
fait  touchant  les  affaires  qui  lui  importent,  et  dont 
l'événement  le  doit  punir  bientôt  après  s'il  a  mal 
jugé,  que  dans  ceux  que  fait  un  homme  de  lettres 
dans  son  cabinet,  touchant  des  spéculations  qui 
ne  produisent  aucun  effet  et  qui  ne  lui  sont  d'autre 
conséquence  sinon  que  peut-être  il  en  tirera  d'au- 
tant plus  de  vanité  qu'elles  seront  plus  éloignées 


38  DESCARTES 

du  sens  commun,  à  cause  qu'il  aura  dû  employer 
d'autant  plus  d'esprit  et  d'artifice  à  tâcher  de  les 
rendre  vraisemblables.  Et  j'avais  toujours  un 
extrême  désir  d'apprendre  à  distinguer  le  vrai  d'avec 
le  faux,  pour  voir  clair  en  mes  actions  et  marcher 
avec  assurance  en  cette  vie  »  {Discours,  l'^  part.,  VI, 
9-10). 

Signalons,  en  passant,  la  règle  que  donne  ici  Des- 
cartes, et  dont  on  peut  tirer  grand  profit  :  pour 
avoir  un  avis  compétent  et  sûr,  ne  nous  adressons 
pas  aux  théoriciens  en  chambre  qui  ne  visent  qu'à 
éblouir  et  cherchent  la  nouveauté  plus  que  la  vé- 
rité ;  adressons-nous  à  ceux  qui  sont  engagés  dans 
la  vie,  et  qui  ont  une  responsabilité. 

En  1618,  étant  alors  âgé  de  vingt-deux  ans,  Des- 
cartes, pour  apprendre  à  connaître  le  monde  et 
s'éprouver  lui-même,  résolut  d'être  soldat.  Comme 
beaucoup  de  jeunes  gentilshommes  de  son  temps, 
il  s'engagea  en  qualité  de  volontaire,  s'équipant 
à  ses  frais,  avec  un  valet  à  son  service,  dans  l'armée 
du  prince  Maurice  de  Nassau  qui  avait  à  maintes 
reprises  battu  les  Espagnols.  Il  n'est  pas  très  sûr, 
d'ailleurs,  qu'il  ait  jamais  pris  part  à  un  combat. 
Officier  amateur,  il  consacre  le  plus  clair  de  son 
temps  aux  études.  Le  10  novembre  1618,  à  Bréda, 
il  fit  la  connaissance  d'isaae  Beeckman,  qui  devint 
plus  tard  principal  du  collège  de  Dordrecht  ;  c'était 
un  esprit  très  cultivé,  adonné  à  toutes  les  sciences, 
mais  en  qui  Descaites  appréciait  surtout  l'alliance, 
fort  rare,  de  la  physique  avec  les  mathématiques  (1). 

(1)  Journal  de  Bekckman,s.  v.  «  Physici-malhemalici  paucissinii  » 
(X,  52).  Sur  les  rapports  de  Descartes  et  de  Beeckman,  cf.  X,  17  et  suiv., 


LA  JEUNESSE  DE  DESCARTES        39 

Beeckman  fut  pour  l'esprit  de  Descartes  comme  un 
agent  excitateur  :  «  Je  m'endormais,  lui  écrit  Des- 
cartes en  1619,  et  tu  m'as  réveillé  »,  desidiosiim 
excitasti  (X,  162),  Beeckman  lui  proposa  un  grand 
nombre  de  problèmes,  l'entretint  d'algèbre,  de  chute 
des  corps,  d'équilibre  des  liqueurs  ;  et  c'est  à  lui  que 
Descartes  dédia  son  premier  ouvrage,  Compendium 
musicse,  daté  de  Bréda  (31  décembre  1618). 

Il  quitte  la  Hollande  en  avril  1619,  voyage  pen- 
dant plusieurs  mois,  puis  assiste  aux  fêtes  du  cou- 
ronnement de  l'empereur  Ferdinand  II,  qui  eurent 
lieu  à  Francfort  du  20  juillet  au  9  septembre  1619, 
avant  d'aller  prendre  du  service  dans  l'armée  catho- 
lique du  duc  de  Bavière.  C'est  alors  que  se  pro- 
duisit l'événement  intellectuel  capital  qui  allait  dé- 
cider de  toute  sa  vie. 

Écoutons  d'abord  ce  que  nous  en  dit  Descartes 
dans  le  Discours  (i^^  part.,  fin,  VI,  10)  : 

«  Il  est  vrai  que,  pendant  que  je  ne  faisais  que 
considérer  les  mœurs  des  autres  hommes,  je  n'y 
trouvais  guère  de  quoi  m'assurer,  et  que  j'y  remar- 
quais quasi  autant  de  diversité  que  j'avais  fait 
auparavant  entre  les  opinions  des  philosophes.  En 
sorte  que...  j'apprenais  à  ne  rien  croire  trop  ferme- 
ment de  ce  qui  ne  m'avait  été  persuadé  que  par 
l'exemple  et  par  la  coutume  ;  et  ainsi  je  me  déli- 
vrais peu  à  peu  de  beaucoup  d'erreurs,  qui  peuvent 

ainsi  qu'une  «  Note  sur  Descartes  »  de  G.  Milhaud,  Revue  de  métaphy- 
sique et  de  morale,  mars  1918,  p.  164,  et  quelques  pages  de  G.  Cohen, 
Écrivains  français  en  Hollande,  p.  375,  p.  429  (sur  la  visite  à  Dor- 
drecht,  le  8  octobre  1628),  p.  454  (sur  la  rupture  de  Descartes  avec 
Beeckman  en  1630). 


40  DËSCARTËS 

offusquer  notre  lumière  naturelle  et  nous  rendre 
moins  capables  d'entendre  raison.  Mais,  après  que 
j'eus  employé  quelques  années  à  étudier  ainsi  dans 
le  livre  du  monde,  et  à  tâcher  d'acquérir  quelque 
expérience,  je  pris  un  jour  résolution  d'étudier  aussi 
en  moi-même,  et  d'employer  toutes  les  forces  de 
mon  esprit  à  choisir  les  chemins  que  je  devais 
suivre.  Ce  qui  me  réussit  beaucoup  mieux,  ce  me 
semble,  que  si  je  ne  me  fusse  jamais  éloigné,  ni  de 
mon  pays,  ni  de  mes  livres.  » 

Dans  ce  texte  fort  important  et  qu'on  n'a  pas 
considéré  d'assez  près,  Deçcartes  nous  indique  net- 
tement les  trois  étapes  par  lesquelles  a  passé  la  for- 
mation de  son  esprit.  Il  a  d'abord  étudié  dans  les 
livres  :  mais  ils  sont  trop  éloignés  de  l'usage  commun. 
Puis  il  a  étudié  dans  le  grand  livre  du  monde  :  mais 
l'expérience  instruit  et  ne  dirige  pas.  Enfin  il  s'est 
résolu  à  s'étudier  lui-même,  pour  y  chercher  le  fon- 
dement de  la  certitude  :  et  c'est  en  effet  sur  la  con- 
naissance de  soi,  c'est-à-dire  sur  le  Cogito,  qu'il  va 
bâtir  tout  le  système  de  la  science. 

Voilà,  notons-le  bien,  sa  grande  découverte  :  et  il 
la  fit  «  un  jour  »,  dans  les  circonstances  qu'il  nous 
Taconte  aussitôt  après. 

«  J'étais  alors  en  Allemagne,  où  l'occasion  des 
guerres  qui  n'y  sont  pas  encore  finies  m'avait 
appelé  ;  et  comme  je  retournais  du  couronnement 
de  l'empereur  vers  l'armée,  le  commencement  de 
l'hiver  m'arrêta  en  un  quartier  [aux  environs  d'Ulm], 
où  ne  trouvant  aucune  conversation  qui  me  divertît, 
et  n'ayant  d'ailleurs,  par  bonheur,  aucuns  soins  ni 
passions  qui  me  troublassent,  je  demeurais  tout  le 


LA  JEUNESSE  DE  DESGARTES        41 

jour  enfermé  seul  clans  un  poêle,  où  j'avais  tout 
loisir  de  m'entretenir  de  mes  pensées...  »  {Discours^ 
2e  part.,  VI,  11). 

Descartes  ne  nous  dit  pas  dans  le  Discours  en  quoi 
consista  cet  «  entretien  avec  ses  pensées  »  :  en  réa- 
lité, il  s'accompagna  d'un  état  d'enthousiasme  mys- 
tique tout  à  fait  remarquable,  que  Descartes  avait 
pris  soin  de  relater  dans  un  opuscule  intitulé  Olym- 
pica,  ce  terme  désignant  la  région  des  choses  divines, 
supérieure  à  celle  des  choses  sensibles,  Expérimenta, 
et  intellectuelles,  Paniassus.  Cet  opuscule  est  aujour- 
d'hui perdu,  mais  Baillet  a  pris  soin  de  nous  en 
donner  un  résumé.  Il  commençait  par  une  date  : 
10  novembre  1619,  et  par  ces  mots  :  Cum  plenus 
forem  enthusiasmo,  et  mirabilis  scientiœ  fundamenta 
reperirem...  (Baillet,  I,  50  ;  A.  T.,  X,  179). 

Descartes  donc,  ayant  été  jeté  dans  de  violentes 
agitations  par  la  recherche  des  moyens  de  parvenir 
à  la  vérité,  «  se  fatigua  de  telle  sorte,  que  le  feu 
lui  prit  au  cerveau  et  qu'il  tomba  dans  une  espèce 
d'enthousiasme...  Le  dixième  de  novembre  1619  (1), 
s'étant  couché  tout  rempli  de  son  enthousiasme  et 
tout  occupé  de  la  pensée  d'avoir  trouvé  ce  jour-là 
les  fondements  de  la  science  admirable  (2),  il  eut  trois 

(1)  C'était  la  veille  de  la  Saint-Martin,  et  les  contemporains  (no- 
tamment HuET,  dans  ses  Nouveaux  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire 
du  cartésianisme,  1693)  firent  observer  que  l'enthousiasme  de  Des- 
carles  tenait  sans  doute  à  ce  qu'il  avait  un  peu  plus  fumé  et  bu  qu'à 
l'ordinaire.  A  quoi  Descartes  répondit  qu'il  n'avait  pas  bu  de  vin 
depuis  trois  mois. 

(2)  Glose,  très  probablement  erronée,  due  à  Baillet  qui  pose  l'an- 
tériorité de  la  découverte  par  rapport  à  l'enthousiasme,  alors  que 
tout  porte  à  croire  que  c'est  le  contraire  qui  est  le  vrai.  Voir  à  ce  sujet 
G.  MilhaUD,  «  Une  crise  mystique  chez  Descartes  »  [Revue  de  méta- 
physique, juillet  19.16,  p.  611.  Descaries  savant,  Alcan,  1921,  p.  51). 


42  DESCARTE8 

songes  consécutifs  en  une  seule  nuit,  qu'il  s'imagina 
ne  pouvoir  être  venus  que  d'en  haut  ».  Suit  alors 
la  description  des  trois  songes  (X,  181)  et  de  l'inter- 
prétation qu'en  donna  Descartes,  interprétation  com- 
mencée par  lui  durant  son  sommeil  et  achevée  au 
réveil  (X,  184)  : 

1°  Croyant  marcher  par  les  rues,  et  obligé  de  se 
renverser  sur  le  côté  gauche  pour  maintenir  son 
équilibre,  il  sentit  tout  à  coup  un  vent  impétueux 
qui  le  poussa  violemment  vers  l'église  du  collège 
où  il  se  rendait  pour  faire  sa  prière.  «  Il  se  réveilla 
sur  cette  imagination,  et  il  sentit  à  l'heure  même 
une  douleur  effective,  qui  lui  fit  craindre  que  ce  ne 
fût  l'opération  de  quelque  mauvais  génie  qui  l'aurait 
voulu  séduire  »,  et  «  qui  tâchait  de  le  jeter  par  force 
dans  un  lieu  où  son  dessein  était  d'aller  volontai- 
rement ».  A  malo  spiritu  ad  templum  propellebar, 
disait  en  propres  termes  Descartes  dans  la  relation 
manuscrite.  Aussitôt  il  se  retourna  sur  le  côté  droit, 
et  il  adressa  une  prière  à  Dieu,  qui  n'avait  pas 
permis,  pensa-t-il,  «  qu'il  se  laissât  emporter,  même 
en  un  lieu  saint,  par  un  Esprit  qu'il  n'avait  pas 
envoyé  »  (X,  186). 

2^  Dans  cette  situation,  il  se  rendormit,  après 
avoir  réfléchi  deux  heures  sur  les  biens  et  les  maux 
de  ce  monde.  Il  eut  alors  un  deuxième  songe,  dans 
lequel  il  crut  entendre  le  bruit  aigu  et  éclatant  de 
la  foudre.  «  La  frayeur  qu'il  en  eut  le  réveilla  sur 
l'heure  même  ;  et  ayant  ouvert  les  yeux,  il  aperçut 
beaucoup  d'étincelles  de  feu  répandues  par  la 
chambre.  »  La  chose  lui  arrivait  fréquemment,  car 
se  réveillant  la  nuit,  il  avait  «  les  yeux  assez  étince- 


LA  JKUNE8SE  DE  DESCARTES        43 

lants  pour  lui  faire  entrevoir  les  objets  les  plus 
proches  de  lui.  Mais,  en  cette  dernière  occasion,  il 
voulut  recourir  à  des  raisons  prises  de  la  philoso- 
phie... (X,  182).  L'épouvante  dont  il  fut  frappé 
marquait,  à  son  sens,  sa  syndérèse,  c'est-à-dire  les 
remords  de  sa  conscience  touchant  les  péchés  qu'il 
pouvait  avoir  commis  pendant  le  cours  de  sa  vie 
jusqu'alors.  La  foudre  dont  il  entendit  l'éclat  était 
le  signal  de  l'Esprit  de  Vérité  qui  descendait  sur  lui 
pour  le  posséder  »  (X,  186). 

3^  S'étant  rendormi  avec  cette  pensée  dans  un 
assez  grand  calme,  il  eut  alors  un  troisième  songe, 
qui  lui  présenta  deux  livres  :  d'abord  un  Diction- 
naire, qui  selon  lui  «  ne  voulait  dire  autre  chose 
que  toutes  les  sciences  ramassées  ensemble  »  ;  puis 
le  Corpus  poetariim,  qui  «  marquait  en  particulier, 
et  d'une  manière  plus  distincte,  la  philosophie  et  la 
sagesse  jointes  ensemble  »  (X,  184).  Suit  ici  la  tra- 
duction d'un  passage  du  texte  de  Descartes,  qui 
nous  a  été  fort  heureusement  conservé  dans  les 
Inédits  de  Hanovre  et  qui  est  capital  :  «  Il  ne  croyait 
pas  qu'on  dût  s'étonner  si  fort  de  voir  que  les  poètes, 
même  ceux  qui  ne  font  que  niaiser,  fussent  pleins 
de  sentences  plus  graves,  plus  sensées  et  mieux 
exprimées  que  celles  qui  se  trouvent  dans  les  écrits 
des  philosophes.  Il  attribuait  cette  merveille  à  la 
divinité  de  l'enthousiasme  et  à  la  force  de  l'imagi- 
nation, qui  fait  sortir  les  semences  de  la  sagesse 
(qui  se  trouvent  dans  l'esprit  de  tous  les  hommes, 
comme  les  étincelles  du  feu  dans  les  cailloux)  avec 
beaucoup  plus  de  facilité  et  beaucoup  plus  de  bril- 
lant  même   que  ne   peut   faire   la   raison   dans  les 


44  DESCAUTES 

philosophes  (1).  »  Dans  le  Corpus  même,  son  atten- 
tion fut  attirée  sur  deux  pièces  de  vers  d'Ausone, 
qui  symbolisèrent  à  ses  yeux  la  méthode  de  sagesse 
et  celle  de  vérité. 

Quod  vitse  sectabor  iter? 
Est  et  non. 

Buillet  ajoute  :  «  Voyant  que  l'application  de  toutes 
ces  choses  réussissait  si  bien  à  son  gré,  il  fut  assez 
hardi  pour  se  persuader  que  c'était  l'Esprit  de  Vérité 
qui  avait  voulu  lui  ouvrir  les  trésors  de  toutes  les 
sciences  par  ce  songe.  »  Le  lendemain,  il  pria  Dieu 
«  de  vouloir  l'éclairer  et  le  conduire  dans  la  re- 
cherche de  la  vérité.  Il  s'adressa  ensuite  à  la  sainte 
Vierge  pour  lui  recommander  cette  affaire,  qu'il 
jugeait  la  plus  importante  de  sa  vie  »,  et  fit  le  vœu 
d'aller  en  «  pèlerinage  à  pied  jusqu'à  Lorette  ;  que 
si  ses  forces  ne  pouvaient  pas  fournir  à  cette  fatigue, 
il  prendrait  au  moins  l'extérieur  le  plus  dévot  et  le 
plus  humilié  qu'il  lui  serait  possible  pour  s'en 
acquitter  »  {X,  186-187). 

L'importance  de  ces  textes  est  considérable.  Ils 
nous  révèlent  un  Descartes  sensiblement  différent 
de  celui  qu'une  tradition  aussi  tenace  que  fausse 


(1)  Voici  le  texte  de  Descartes,  tel  qu'il  a  été  publié  par  Fouchek 
V>-ECA.UKih{Œm'res  inédites  de  Descartes,  1. 1, 1859  ;  A.  T.,  X,  217)  :  «  Mi- 
ruin  videri  possit,  quare  graves  sententiœ  in  scriptis  poetarum,  magis 
quam  philosophorum.  Ratio  est  quod  poetae  par  enthusiasmum  et 
vim  irnaginationis  scripsere  :  sont  in  nobis  semina  scientiae,  ut  in  silice, 
quae  per  rationem  a  philosophis  educuntur,  per  imaginationem  a  poetis 
excutiuntur  magisque  elucent.  »  L'intuition  de  l'ordre,  ou  de  la  mutuelle 
dépendance  des  images,  qui  permet  d'obtenir  une  vue  synthétique  de 
l'ensemble,  est  assez  clairement  définie  dans  un  autre  texte  de  la 
môme  époque  (X,230). 


LA  JKUNKSSE  DE  DESCARTES        45 

nous  montre  sous  les  traits  d'un  pur  spéculatif  ou 
d'un  froid  rationaliste  :  c'est  une  âme  simple, 
«  naïve  »,  au  sens  vrai  de  ce  terme  si  français,  une 
âme  sincèrement  religieuse,  mystique  même.  En 
outre,  ces  textes  éclairent  d'un  jour  nouveau  et 
singulier  tout  le  système  de  la  philosophie  carté- 
sienne :  M.  Milhaud,  qui  le  premier  en  a  saisi  le  sens 
et  la  portée  exacte,  remarque  fort  justement  qu'il 
n'est  guère  possible,  après  cela,  de  voir  (1)  un  arti- 
fice de  précaution  prudente  et  quelque  peu  hypo- 
crite dans  les  affirmations  de  Descartes  touchant 
l'existence  de  Dieu  comme  fondement  de  toute  la 
science.  Au  contraire,  une  telle  doctrine  n'est  que 
la  traduction  rationnelle  de  V inspiration  du  10  no- 
vembre 1619,  qui  fut  sans  doute  l'événement  capital 
de  la  vie  de  Descartes,  et  dont  nous  ne  pouvons 
contester  l'absolue  sincérité.  Ainsi,  le  système  de  ce 
grand  rationaliste  nous  apparaît,  à  certains  égards, 
comme  une  coulée  de  lave  refroidie  et  solidifiée. 

On  s'est  donné  beaucoup  de  mal  pour  établir  ce 
que  pouvait  être  cette  révélation  d'une  «  science 
admirable  ».  C'est  qu'on  n'a  pas  regardé  d'assez  près 
le  Discours.  Si  on  l'examine  avec  attention,  et  qu'on 
tienne  compte  des  indications  chronologiques  très 
précises  qu'il  nous  donne,  il  apparaît  avec  évidence 
que  la  découverte  du  10  novembre  ne  fut  nulle- 
ment (2)  celle  de  la  méthode,  puisque  Descartes  se 

(1)  Comme  le  fait  Adam,  qui  y  voit  «  un  biais  »,  un  «  bagage  méta- 
physique dont  elle  [la  philosophie  de  Descartes]  se  fût  volontiers 
allégée  »  (XII,  179), un  «  pavillon»  destiné  à  a  couvrir  la  marchandise», 
une  a  tactique,  à  laquelle  il  se  croit  obligé  »  (306-307). 

(2)  Ainsi  que  le  soutiennent  Foucher  de  Careil  {Œuvres  inédites 
de  Descartes,  introduction),  Liard  (Descartes,  p.  107),  Millet  (X>es- 


«6  DESCARTES 

met  précisément  alors  à  la  «  chercher  »  et  que  cela 
lui  prit  «  assez  de  temps  »  {Discours,  2®  part.,  VI,  17)  ; 
ni  celle  (1)  de  la  mathématique  universelle,  dont  l'in- 
vention est  postérieure  à  celle  de  la  méthode  (2). 
Descartes  l'indique  assez  clairement  lui-même  ;  c'est 
dans  cette  fameuse  nuit  que  lui  fut  révélée  la  doc- 
trine qui  est  la  pierre  d'angle  de  sa  philosophie  et 
qui  peut  se  résumer  en  cette  double  proposition  : 
le  principe  de  la  science  doit  être  cherché  en  nous- 
même,  puisqu'elle  est  en  nous  comme  le  feu  dans  le 
silex,  et  il  faut  l'y  chercher,  non  par  la  raison  des 
philosophes,  mais  par  l'inspiration  des  poètes,  c'est- 
à-dire  par  l'intuition,  qui  développe  ces  germes  en 
se  servant  des  corrélations  naturelles  entre  les 
objets  sensibles  et  les  choses  spirituelles  ;  et,  d'autre 
part,  la  vérité  de  cette  connaissance  nous  est  ga- 
rantie par  l'Esprit  de  Vérité,  c'est-à-dire  par  Dieu, 
qui  seul  nous  met  en  garde  contre  les  illusions  du 
malin  génie  et  assure  à  notre  inspiration  sa  valeur 
pour  la  science  et  pour  la  sagesse. 

Voilà  la  «  science  admirable  »  dont  Descartes 
découvrit  les  fondements  en  cette  mémorable  nuit; 
voilà    l'intuition   dont   il   éprouva   la    certitude   et 

caries  avant  1637,  p.  74),  Hamelin  {le  Système  de  Descartes,  p.  44). 
D'après  ce  dernier,  Descartes  aurait  découvert,  le  11  novembre  1619, 
avant  Leibniz,  la  possibilité  d'une  caractéristique  universelle. 

(1)  Comme  le  supposent  Adam  (XII,  50)  et,  dans  une  certaine 
mesure,  Liabd  et  Mili,et.  D'après  G.  Cohen  (Écrivains  français  en 
Hollande,  p.  400),  la  grande  découverte  du  10  novembre  1619  est 
celle  de  l'unité  de  la  science,  que  fait  pressentir  la  lettre  à  Beeckman 
du  26  mars  (X,  156)  ;  la  découverte  du  10  novembre  1620  serait  celle 
de  la  méthode  nécessaire  pour  arriver  à  la  science  une. 

(2)  L'une  et  l'autre  se  formulèrent  sans  doute  à  son  esprit  durant 
l'hiver  1619-1620  (cf.  Discours,  2«  p.;  3»  p.,  fin,  VI,  28-31  :  «  Après 
m'être  ainsi  assuré  de  ces  maximes...  »). 


LA  JEUNESSE  DE  DESCARTES        47 

refTicacité,  et  qui  devait  donner  à  la  pensée  humaine 
un  ébranlement  formidable  :  à  savoir  la  liaison  de 
la  connaissance  du  moi  à  la  connaissance  de  Dieu, 
qui  la  fonde,  et  le  mode  d'expression  de  cette  intui- 
tion. Découverte  qui  ne  le  cède  point,  assurément, 
à  celle  de  la  mathématique  universelle,  qui  la  sur- 
passe même  de  beaucoup  dans  la  hiérarchie  des 
valeurs,  autant  que  la  vie  intérieure  surpasse  la 
science. 

Cette  intuition,  comme  toutes  les  intuitions  pro- 
fondes et  vraies,  ramassait  en  elle  un«  possibilité 
immense  de  développements.  Descartes  va  s'atta- 
cher à  en  expliciter  le  contenu  :  du  principe,  ou  de 
l'idée,  qui  est  le  fruit  de  cette  intuition,  il  va  tirer 
la  formule  même  de  sa  méthode,  qui  s'y  trouvait 
en  germe,  en  même  temps  que,  suivant  la  manière 
classique,  il  va,  de  son  expérience  individuelle^ 
extraire  V enseignement  impersonnel  et  universel  qu'elle 
enferme. 

Descartes  consacre  les  neuf  années  qui  suivent 
(1619-1628)  à  mettre  son  idée  à  l'épreuve,  afin  de 
«  tâcher  à  réformer  ses  propres  pensées  et  de  bâtir 
dans  un  fonds  qui  soit  tout  à  lui  »  {Discours,  2^  part., 
VI,  15).  Mais,  résolu  à  douter  de  toutes  les  opinions 
qu'il  a  reçues,  pour  déraciner  de  son  esprit  toutes  les 
erreurs  et  les  mauvaises  opinions  qui  avaient  pu  se 
glisser  auparavant  dans  son  esprit  (1),  il  met  cepen- 


(1)  Il  s'agit  évidemment  là  non  des  croyances  religieuses,  morales 
et  politiques  que  Descartes  avait  reçues  de  son  éducation,  mais  des 
•  préjugés  de  l'école  «,  comme  dit  Baillet  (Vie,  I,  63),  et  plus  parti- 
culièrement des  opinions  qu'on  lui  avait  enseignées  en  physique.  Voir 


48  DESCARTE8 

dant  à  part,  «  avec  les  vérités  de  la  foi,  qui  ont  tou- 
jours été  les  premières  en  sa  créance  »,  quelques 
maximes  de  morale,  qui  lui  permettront  de  ne  pas 
demeurer  «  irrésolu  ,en  ses  actions  pendant  que  la 
raison  l'obligerait  de  l'être  en  ses  jugements  »  {Dis- 
cours, 2e  part.,  VI,  15,  22;  3^  part.,  VI,  28-29)  (1). 
Puis,  par  une  chaîne  de  considérations  que  nous  étu- 
dierons de  près  dans  le  Discours,  et  conformément  à 
Yordre  qu'il  s'est  prescrit,  il  développe  sa  méthode, 
l'applique  aux  difficultés  mathématiques  avant  de 
l'appliquer  à  d'autres  objets,  et  fait  «  amas  de 
diverses  expériences  »  pour  être  la  «  matière  de  ses 
raisonnements  »,  en  vue  d'établir  enfin  solidement 
les  principes  de  la  philosophie,  d'où  ceux  de  toutes 
les  autres  sciences  sont  tirés  {Discours,  2^  part.,  fin). 
Sur  les  circonstances  extérieures  de  sa  vie  durant 
cette  période,  nous  sommes  assez  mal  renseignés. 
Ses  biographes  s'accordent  à  lui  faire  suivre  comme 
volontaire  les  troupes  du  roi  de  Bavière  ;  il  semble 
également  (2)  qu'il  ait  assisté,  le  8  novembre  1620, 
à  la  bataille   de   Prague,   qui   priva  de   son   trône 

à  ce  sujet  A.  Espinas,  «  L'idée  initiale  de  la  philosophie  de  Descartes» 
(Revue  de  métaphysique,  1917,  p.  255  et  suiv.). 

(1)  C'est  probablement  à  cette  époque  (1619-1623)  que  remonte 
la  composition  d'un  opuscule  de  Descartes  aujourd'hui  perdu,  le 
Studium  bonap  mentis,  qui  contenait  des  «  considérations  sur  le  désir 
que  nous  avons  de  savoir,  sur  les  dispositions  de  l'esprit  pour  ap- 
prendre, sur  l'ordre  qu'on  doit  garder  pour  acquérir  la  sagesse,  c'esl- 
à-dire  la  science  avec  la  vertu,  en  joignant  les  fonctions  de  la  volonté 
avec  celles  de  l'entendement  »  (Bafllet,  II,  406  ;  A.  T.,  X,  191).  Ainsi, 
dès  cette  époque,  les  préoccupations  pratiques  ne  se  séparaient  point, 
dans  l'esprit  de  Descartes,  de  la  recherche  spéculative  (cf.  Regala  /, 
X,  361).  On  aurait  donc  grand  tort  de  croire  que  sa  «  morale  par 
provision  »  n'ait  été  pour  lui  qu'un  moyen  d'éluder  le  problème  m-^rul. 

(2)  C'est  du  moins  le  témoignage  de  Pierre  Borel  (Vita;  R.  Car- 
tesii  compeiuliuin,  1656,  p.  4). 


LA  JEUNESSE  DL  DESCARTES        49 

l'électeur  palatin  Frédéric,  père  de  la  princesse  Eli- 
sabeth. 11  trouvait  dans  la  vie  des  camps  ample 
matière  à  réflexion  (1),  tout  en  regrettant  que  «  l'oi- 
siveté et  le  libertinage  »  fussent  «  les  deux  princi- 
paux motifs  qui  y  portent  aujourd'hui  la  plupart 
des  hommes  »  (V,  557).  En  même  temps  il  s'exer- 
çait en  sa  méthode  ;  il  l'appliquait  à  la  réforme  de 
l'algèbre  et  à  la  constitution  d'une  algèbre  générale, 
à  la  représentation  des  fonctions  algébriques  par  des 
lignes,  suivant  la  corrélation  qu'il  avait  découverte 
entre  les  signes  sensibles  ou  imaginatifs  et  les  objets 
intellectuels,  enfin  à  l'éclaircissement  de  certaines 
difficultés  mathématiques,  comme  fut,  semble-t-il, 
la  solution  par  la  parabole  et  le  cercle  des  problèmes 
solides  du  troisième  et  du  quatrième  degré,  qui 
étonna  le  géomètre  Faulhaber  (2). 

Une  note  marginale  de  Descartes  à  son  manuscrit 
des  Olympica  portait,  à  la  date  du  11  novembre  1620, 
cette  mention,  qui  a  beaucoup  exercé  l'imagination 
des  commentateurs  :  Cœpi  intelligere  fiindamentum 
inventi  mirabilis  (Baillet,  I,  50  ;  A.  T.,  X,  179). 
Quelle  est  cette  «  invention  admirable  »,  qu'il  décou- 
vrit un  an  jour  pour  jour  après  sa  «  science  admi- 
rable »?  Ici  encore  nous  sommes  réduits  à  des  con- 
jectures. Mais,  si  l'on  se  réfère  au  journal  de  Beeck- 

(1)  Voir  à  ce  sujet  une  observation  du  P.  Poisson  {Commentaire 
ou  remarques  sur  la  méthode  de  René  Descartes,  Vendôme,  1670),  qui 
dit  avoir  en  main  «  des  mémoires  que  M.  Descartes  a  faits  à  la  guerre  » 
(X,  256). 

(2)  C'est  très  probablement  au  cours  de  l'hiver  1619-1620  que 
remonte  la  communication  de  Descartes  à  Faulhaber,  ainsi  que 
MiLHAUD  l'a  établi  (Revue  de  métaphysique,  1918,  p.  166)  par  l'étude 
du  traité  de  Descartes,  De  solidorum  elementis  (X,  265).  —  Pour  ce 
qui  suit,  j'adopte  la  conclusion  de  Milhaud,  loc.  cit.,  p.  169-175. 


50  DESCARTES 

TTian,  qui  nous  indique  que  dès  1628  Descartes  était 
en  possession  de  ses  principales  théories  d'optique, 
si   nous  nous   rappelons   qu'au   début   de   la  Diop- 
trique  (VI,  81)  Descartes  traite  d'  «  invention  admi- 
rable »  celle  des  «  merveilleuses  lunettes  »  qui  doivent    - 
accroître  singulièrement  la  puissance  de  notre  vue, 
il  semble  fort  probable  que  «  l'invention  admirable 
dont  il  commença  à  saisir  le  fondement  »  le  11  no- 
vembre  1620,   quelques  jours  après  la  bataille  de 
Prague,  fut  précisément  celle  de  ces  fameuses  lu- 
nettes  qui   avaient   été   découvertes  par  hasard   et 
dont   lui   allait   entreprendre  la  théorie   :   on   peut 
penser   qu'il   vit   à    Prague   les   instruments    et   les 
écrits  de  Kepler,  qui  fut  «  son  premier  maître  en    . 
optique  »  (II,  S&),  ainsi  peut-être  que  les  instruments  h 
de  Tycho-Brahé,  et  qu'avec  sa  promptitude  d'esprit 
habituelle  il  aperçut  la  voie  à  suivre  pour  l'édilication 
de  la  théorie  mathématique  qui  devait  servir  de  fon-  ^ 
dément  rationnel  à  la  merveilleuse  découverte.  . 

En  1620,  Descartes  entreprend  un  immense  voyage,   ' 
de  Bohême  en  Hongrie  et  en  Allemagne  du  Nord.  ;! 
Tout  lui  est  matière  à  méditation  :  il  s'approprie -J!- 
tout  ce  que  lui  présente  l'observation  ;  et  il  a  même 
l'occasion    de    s'éprouver    lui-même.    Comme,   pour 
retourner  en  Hollande,  il  traversait  la  mer  sur  un 
bateau   qu'il   avait  loué   à   Emden,  il  entendit  les 
mariniers  qui  complotaient  de  le  tuer  :  ils  le  jugeaient 
d'humeur  douce  et  tranquille,  et  le  prenaient  pour 
un  marchand  forain  de  l'étranger.  Descartes  se  lève 
aussitôt,  tire  son  épée,  les  menace  de  les  percer  sur 
l'heure  s'ils  osent  lui  faire  insulte,  et  par  l'ascendant 
de   son   courage   arrive  à  les   maîtriser,  éprouvant 


I 


LA  JEUNESSE  DE  DESCARTES         Si 

ainsi  «  l'impression  que  peut  faire  la  hardiessn  d'un 
homme  sur  une  âme  basse  »  (Baillet,  I,  102  ; 
A.  T.,  X,  189). 

Il  revient  en  France  en  février  1622  et  y  demeure 
jusqu'en  septembre  1623.  Il  revoit  les  siens,  règle 
diverses  affaires  de  famille,  vend  les  biens  qu'il 
tenait  de  sa  mère.  Toujours  incertain  sur  le  choix 
d'un  métier,  hésitant  entre  les  armes,  le  métier 
d'intendant  de  l'armée,  voire  même  (1625)  une 
charge  de  lieutenant  général  à  Châtellerault,  après 
avoir  examiné  tous  les  états  il  n'en  choisit  aucun. 
Il  a  d'ailleurs  30  000  livres  pour  sa  part,  c'est-à- 
dire  assez  —  à  celte  époque  —  pour  ne  «  se  sentir 
point,  grâces  à  Dieu,  de  condition  qui  l'obligeât  à 
faire  un  métier  de  la  science  pour  le  soulagement  de 
sa  fortune  »  {Discours,  P^  part.,  VI,  9).  Soucieux  avant 
tout  de  sauvegarder  sa  liberté,  il  ne  consent  pas 
davantage  à  se  marier  ;  il  avoue  «  qu'il  ne  trouvait 
point  de  beautés  comparables  à  celles  de  la  vérité  », 
et,  lorsqu'on  l'interroge  sur  ce  point,  répond  que 
0  sa  propre  expérience  lui  faisait  mettre  une  belle 
femme,  un  bon  livre  et  un  parfait  prédicateur  au 
nombre  des  choses  les  plus  difficiles  à  trouver  de  ce 
monde  »  (Baillet,  II,  501;  A.  T.,  XII,  70). 

Entre  temps,  il  part  pour  de  nouveaux  voyages, 
en  Suisse  et  en  Italie  ;  il  assiste  le  16  mai  1624, 
jour  de  l'Ascension,  à  la  fête  annuelle  des  épou- 
sailles du  doge  avec  l'Adriatique,  accomplit  pieu- 
sement son  pèlerinage  à  Notre-Dame  d^  Lorette, 
se  rend  au  grand  jubilé  d'Urbain  VIII  à  Rome 
pour  Noël,  puis  revient  en  France,  au  printemps 
suivant,  par  Florence,  le  Piémont,  où  Lesdiguières 


52  DESCARTES 

enlevait  Gavi  aux  Espagnols  pour  le  compte  du  duc 
de  Savoie,  Suse  et  le  mont  Cenis,  qu'il  juge  le  lieu 
le  plus  propre  à  mesurer  la  hauteur  des  montagnes 
(II,  636),  la  Savoie  et  Lyon. 

Après  un  séjour  en  Poitou,  il  se  rend  à  Paris,  où 
il  passe  la  plus  grande  partie  des  années  1626,  1627 
et  1628.  Il  y  vécut  simplement,  vêtu  de  taffetas 
vert,  suivant  la  mode  de  ce  temps,  portant  le  plumet 
et  l'épée,  comme  marques  de  sa  qualité  de  gentil- 
homme, aimant  la  musique  et  plus  encore  le  jeu,  où 
il  était  généralement  heureux,  lisant  des  vers  et  des 
romans,  les  quatrains  de  Théophile,  VAmadis  pour 
lequel  il  eut  toujours  un  faible,  et  même  un  jour 
acceptant  un  duel  et  faisant  grâce  de  la  vie  à  son 
adversaire  qu'il  avait  désarmé,  à  la  seule  condition 
qu'il  se  présentât  ainsi  devant  la  dame  pour  l'amour 
de  qui  il  avait  exposé  sa  vie.  Mais  il  ne  céda  jamais 
au  libertinage  des  mœurs,  ni  au  libertinage  de  l'es- 
prit, qui  étaient  alors  florissants  (1)  ;  il  regardait 
les  vices  comme  des  maux  de  l'âme,  plus  difficiles 
à  discerner  et  à  guérir  que  les  maux  du  corps  (2)  ; 

(1  )  Voir  à  ce  sujet  le  curieux  livre  du  P.  Garasse,  la  Doctrine  curieuse 
des  beaux  esprits  de  ce  temps  (Paris,  Chapelet,  1623).  L'irréligion  et 
l'incrédulité,  sous  l'influence  surtout  des  Italiens  Bruno,  Campanella, 
Vanini,  —  pour  lesquels  Descaries  témoigne  fort  peu  d'estime,  — 
se  sont  étalées  en  France  durant  le  premier  tiers  du  dix-septième 
siècle  (cf.  Strowski,  Pascal  et  son  temps,  Paris,  Pion,  t.  l").  Elles 
ne  furent  refoulées,  pour  deux  générations,  que  grâce  à  l'action  éner- 
gique d'un  saint  Vincent  de  Paul  et  d'un  Richelieu,  de  Port-Royal 
et  de  l'Oratoire.  Il  ne  faut  pas  négliger  ce  trait,  fort  important,  sinon 
même  essentiel,  pour  la  compréhension  de  Descartes  comme  pour 
celle  de  Pasc'kl  :  l'œuvre  de  l'un,  comme  l'œuvre  de  l'autre,  a  poussé 
dans  ce  milieu,  et  tous  deux,  à  des  titres  divere,  ont  contribué  très 
puissamment  à  contenir  le  libertinage  et  à  préparer  le  bel  équilibre 
de  l'âge  de  Louis  XIV. 

(2)  €  Vitia  appello  morbos  animi,  qui  non  tam  facile  dignoscuntur 


LA   JEUNESSE   DE   DESCAUÏES  58 

et  il  marquait  fort  peu  d'estime  pour  ces  prétendus 
«  novateurs  »  qui  usurpent  le  nom  de  savants  et 
pour  lesquels,  à  défaut  de  raisons  et  d'autorité,  le 
vraisemblable  tient  lieu  du  vrai  (lettre  à  Beeckman, 
17  octobre  1630,  I,  158).  A  la  nouveauté  Descartes 
préféra  toujours  la  vérité  (1). 

Il  préludait  déjà  à  la  vie  de  solitude  et  de  médi- 
tation qu'il  devait  mener  plus  tard.  Nous  savons 
par  le  témoignage  d'un  ami  qui  l'avait  hospitalisé, 
Le  Vasseur  d'Étiolés,  qu'un  beau  jour,  trouvant 
onéreux  le  poids  de  sa  réputation  et  pour  se  déli- 
vrer des  importuns,  Descartes  le  quitta  sans  lui 
dire  adieu  et  demeura  quelque  temps  caché  ;  on 
n'apprit  que  par  hasard  où  il  était,  et  on  le  trouva 
à  onze  heures  encore  au  lit,  se  soulevant  de  temps 
en  temps  pour  écrire  sur  un  guéridon  près  de  son 
chevet,  puis  se  recouchant  pour  méditer.  Décou- 
vert, Descartes  s'excusa  de  son  mieux  auprès  de 
son  hôtesse,  montrant  ainsi  qu'un  philosophe  peut 
être  en  même  temps  un  galant  homme  (Baillet, 
I,  152;  A.  T.,  XII,  73). 

Cependant,  il  pénètre  dans  l'intimité  des  savants 
de  l'époque,  qui  connaissent  et  admirent  son  génie  : 
il  s'occupe  d'astronomie  avec  J.-B.  Morin,  de  pro- 

ut  morbi  corporis,  quod  saepius  rectam  corporis  valetiidinem  experti 
sumiis,  mentis  nunquam  »  (Cogitationes  privâtes,  X,  215). 

(1)  Voir  à  ce  sujet  une  déclaration  remarquable  de  Descartes  au 
P.  Vatier  (22  février  1638)  :  «  Je  vous  suis  obligé  de  ce  que  vous 
témoignez  être  bien  aise  que  je  ne  me  sois  pas  laissé  devancer  par 
d'autres  en  la  publication  de  mes  pensées  ;  mais  c'est  de  quoi  je  n'ai 
jamais  eu  aucune  peur  :  car,  outre  qu'il  m'importe  fort  peu  si  je  suis 
le  premier  ou  le  dernier  à  écrire  les  choses  que  j'écris,  pourvu  seule- 
ment qu'elles  soient  vraies,  toutes  mes  opinions  sont  si  jointes  en- 
semble  et  dépendent  si  fort  les  unes  des  autres  qu'on  ne  s'en  saurait 
approprier  aucune  sans  les  savoir  toutes  »  (I,  562). 


54  DliSCARTES 

blêmes  mathématiques  et  d'expériences  d'optique 
avec  Mydorge  et  avec  Fiiigénieur  Villebressieu  ;  il 
fait  construire  des  lunettes  à  lentilles  hyperboliques 
par  Ferrier,  ouvrier  habile  dans  la  taille  des  verres  ; 
il  donne  la  solution  des  probièines  fameux  de  la 
duplication  du  cube  ou  des  deux  moyennes  propor- 
tionnelles, et  de  la  trisection  de  l'angle  (XII,  90, 
209,  051.  Cf.  un  extrait  du  Journal  de  Beeckman, 
X,  342  et  le  III^  livre  de  la  Géométrie).  Enfin,  il  se 
lie  avec  le  P.  Gibieuf  de  l'Oratoire,  avec  Jean  de 
Silhon,  l'auteur  des  Deux  Vérités  (Dieu  et  l'immorta- 
lité de  l'âme),  et  surtout  avec  le  P.  Mersenne,  de 
l'ordre  des  Minimes,  qui  devait  demeurer  son  plus 
intime  ami  et  confident. 

Cependant,  comme  il  le  dit  dans  le  Discours^  «  ces 
neuf  années  s'écoulèrent  avant  que  j'eusse...  com- 
mencé à  chercher  les  fondements  d'aucune  philo- 
sophie plus  certaine  que  la  vulgaire.  Et...  je  n'eusse , 
peut-être  pas  encore  sitôt  osé  l'entreprendre,  si  je^' 
n'eusse  vu  que  quelques-uns  faisaient  déjà  courre  le 
bruit  que  j'en  étais  venu  à  bout.  Je  ne  saurais  pas 
dire  sur  quoi  ils  fondaient  cette  opinion  ;  et  si  j'y  ' 
ai   contribué   quelque   chose   par   mes   discours,   ce 
doit   avoir   été   en   confessant   plus   ingénument   ce  ' 
que  j'ignorais  que  n'ont  coutume  de  faire  ceux  quij 
ont  un  peu  étudié,  et  peut-être  aussi  en  faisant  voir 
les  raisons  que  j'avais  de  douter  de  beaucoup  de  ' 
choses    que    les    autres    estiment    certaines,    plutôt  .j 
qu'en  me  vantant  d'aucune  doctrine  ».   On  recon 
naît  toujours  le  vrai  savant  à  ce  qu'il  confesse  se 
ignorance.  «  Mais,  ajoute-t-il,  ayant  le  cœur  asse 
bon  pour  ne  vouloir  point  qu'on  me  prit  pour  autie 


LA  JEUNESSE  DE  DESCAKTES        55 

que  je  n'étais,  je  pensai  qu'il  fallait  que  je  tâchasse, 
par  tous  moyens,  à  me  rendre  digne  de  la  réputation 
qu'on  me  donnait...  »  {Discours,  o^  part.,  fin,  VI,  30). 
Descartes  prit  ce  parti  sous  l'influence  d'une  inter- 
vention qui  fut  décisive  dans  sa  vie  :  celle  du  cardi- 
dinal  de  Bérulle,  fondateur  de  l'Oratoire  (Baillet, 
I,  164  ;  A.  T.,  XII,  95).  Dans  une  réunion  qui  se  tint 
chez  le  nonce  du  pape,  Bagno,  en  novembre  1628, 
semble-t-il  (I,  217),  un  sieur  de  Chandoux  (qui 
devait  être  plus  tard  condamné  à  la  potence  comme 
faux  monnayeur)  exposa  ses  idées  sur  la  réforme 
de  la  philosophie,  avec  une  audace  et  une  ostenta- 
tion qui  firent  grande  impression  sur  ses  auditeurs, 
mais  non  sur  Descartes.  Bérulle,  qui  s'en  aperçoit, 
prie  Descartes  de  s'expliquer,  et  celui-ci,  avec  une 
aisance  et  une  clarté  remarquables,  retourne  les 
thèses  de  son  adversaire,  montre  avec  force  que  la 
méthode  de  Chandoux  ne  vaut  pas  mieux  que  la 
scolastique  et  ne  peut  éclaircir  aucune  difficulté,  et 
il  ajoute  «  qu'il  ne  croyait  pas  qu'il  fût  impossible 
d'établir  dans  la  philosophie  des  principes  plus 
clairs  et  plus  certains,  par  lesquels  il  serait  plus  aisé 
de  rendre  raison  de  tous  les  effets  de  la  Nature  ». 
Bérulle,  frappé  de  cet  entretien,  et  comprenant  qu'il 
a  affaire  non  à  un  novateur  stérile,  mais  à  un  véri- 
table réformateur,  invite  Descartes  à  venir  le  voir  : 
celui-ci  lui  expose  la  suite  de  ses  idées,  et  l'utilité 
qu'elles  pourraient  avoir  si  on  les  appliquait  à  la 
médecine  et  à  la  mécanique.  Le  cardinal  le  presse 
vivement  d'exécuter  son  projet  :  il  lui  fit  même, 
dit  Baillet,  une  obligation  de  conscience  d'y  em- 
ployer la  force  et  la  pénétration  d'esprit  que  Dieu 


86 


DESCAKÏE8 


lui  avait  données  en  partage,  et  dont  il  lui  deman- 
derait un  compte  exact,  ajoutant  que  Dieu  ne  man- 
querait pas  de  le  bénir  dans  son  entreprise.  Des- 
cartes résolut  de  suivre  le  conseil  de  BéruUe,  qui 
s'accordait  parfaitement  avec  ses  dispositions  per- 
sonnelles. Mais  pour  publier  ses  pensées,  tant  sur  la 
métaphysique  que  sur  la  physique,  il  lui  fallait  se 
soustraire  aux  obligations  de  société,  à  ses  amis 
surtout,  dont  on  se  défait  plus  difficilement  que  de 
ses  ennemis,  et  trouver  une  retraite  où  il  pût  jouir 
de  la  solitude  :  la  Hollande  allait  la  lui  fournir. 


III 


DESCARTES    DE    SON    ARRIVEE    EN    HOLLANDE 
A    SA    MORT    (1628-1650) 

Descartes,  nous  l'avons  vu,  s'était  décidé,  sur  le 
conseil  du  cardinal  de  Bérulle,  à  livrer  aux  hommes 
le  fruit  de  ses  méditations,  et  à  consacrer  à  ce  grand 
dessein  la  force,  la  pénétration  d'esprit  et  les 
lumières  qu'il  avait  reçues  en  partage. 

Retraçons  brièvement  l'histoire  de  son  esprit  jus- 
qu'à ce  jour.  Après  avoir  appris,  à  la  Flèche,  toute 
la  science  de  son  époque,  et  en  avoir  reconnu  les 
limites,  après  avoir  étudié  dans  le  grand  hvre  du 
monde  et  avoir  amassé  diverses  expériences  pour 
servir  de  matière  à  ses  raisonnements,  il  se  trouvait, 
depuis  1619,  en  possession  de  cette  science  admi- 
rable dont  la  vérité,  croyait-il,  lui  avait  été  révélée 
et  lui  était  garantie  par  Dieu  même;  il  tenait  la 
pierre  d'angle  de  sa  philosophie  :  Je  suis,  Dieu  estj 
deux  vérités  dont  la  liaison  immédiate  et  indisso- 
luble lui  était  apparue,  dans  la  nuit  du  10  novembre, 
avec  un  caractère  de  certitude  absolue. 

Puis  durant  les  mois  qui  suivirent,  résolu  et 
c  comme  contraint  d'entreprendre  soi-même  de  se 
conduire  »,  il  s'était  mis  à  «  chercher  la  vraie  mé- 
thode  pour   parvenir  à   la  connaissance  de  toutes 


5«  DESCARTES 

les  choses  dont  son  esprit  serait  capable  »  {Discours, 
2^  part.,  VI,  16-17).  Il  en  avait  établi  les  règles  simples 
et  essentielles,  et  il  en  avait  fait  l'essai,  en  l'appli- 
quant d'abord  à  la  réforme  des  mathématiques, 
avant  de  l'appliquer  à  la  solution  mathématique 
des  questions  de  physique,  telles  que  la  construction 
des  lunettes  d'approche,  et  à  La  représentation  mé- 
canique de  la  vie  elle-même  (1).  Enfin,  après  s'être 
assuré  de  quelques  maximes  de  morale  et  les  avoir 
mises  à  part  avec  les  vérités  de  la  foi,  afin  de  régler 
sa  conduite,  il  n'avait  fait  autre  chose,  durant  les 
neuf  années  suivantes,  que  de  rouler  çà  et  là  dans 
le  monde,  cherchant  à  déraciner  de  son  esprit  toutes 
les  erreurs,  et  ne  laissant  pas  de  poursuivre  en  son 
dessein  et  de  profiter  en  la  connaissance  de  la 
vérité  {Discours,  3^  part.,  VI,  28), 

Cependant,  au  bout  de  ce  temps,  c'est-à-dire  en 
1628,  Descartes  n'avait  pas  encore  pris  parti  sur  les 
questions  de  métaphysique  et  il  n'avait  pas  encore 
constitué  sa  physique.  Mais  il  était  en  possession 
de  sa  méthode  et  tout  prêt  à  passer  à  l'étude  de 
ces  «  sciences  plus  profondes  )>,  conformément  au 
plan  qu'il  s'était  tracé,  et  qui  consistait  à  conduire 
ses  pensées  par  ordre  en  commençant  par  les  objets 


(1)  Nous  savons  par  Baillet  {Vie,  I,  52)  que  Descartes,  dès  1625, 
avait  fait  connaître  à  ses  amis  «  qu'il  ne  pouvait  s'imaginer  que  les 
botes  fussent  autre  chose  que  des  automates  ».  Il  est  probable  que  la 
théorie  de  l'automatisme  des  bêtes,  qui  assimile  l'organisme  à  une 
machine,  s'était  formulée  à  l'esprit  de  Descartes  dès  1619-1620, 
puisque  nous  lisons  dans  les  Cogilationes  privaix  de  cette  époque  que 
«  la  perfection  que  l'on  remarque  dans  certaines  actions  des  animaux 
nous  fait  soupçonner  qu'ils  n'ont  pas  le  libre  arbitre  »  (X,  219).  Cette 
«  merveille  de  Dieu  »,  comme  il  l'appelle  ailleurs  (X,  218),  serait  doac 
le  privilège  de  l'homme. 


DK   SO.V    ARRIVÉ1-:    EN    HOLLANDE    A    SA    MORT     59 

les  plus  simples  et  en  n'abordant  les  autres  qu'après 
avoir  parfaitement  élucidé  les  premiers.  C'est  ce 
qu'il  indique  expressément  dans  ses  Regulœ  ad  direc- 
tionem  ingeniiy  dont  la  composition  remonte  sans 
doute  à  cette  époque  (XII,  486);  et  c'est  ce  que 
montre  très  clairement  ce  petit  livre,  ensemble  de 
notes  où  il  résuma  et  mit  en  ordre  tout  ce  qu'il 
avait  amassé  au  cours  de  ses  études  antérieures, 
tant  pour  l'y  retrouver  un  jour  que  pour  décharger 
sa  mémoire  et  pouvoir  apporter  dans  les  autres 
recherches  un  esprit  plus  libre  (Régula  IV,  fm,  X, 
378-379). 

Nous  savons  aussi  qu'à  cette  même  date  Des- 
cartes avait  éprouvé  l'excellence  de  sa  «  belle  règle 
ou  méthode  naturelle  »,  qui  devait  lui  permettre 
d'établir  sa  métaphysique  en  peu  de  mois  et  sa 
physique  en  peu  d'années,  et  cela  de  la  manière 
la  plus  simple,  donc  la  plus  vraie,  en  les  rattachant 
à  Dieu.  Or,  cette  règle,  qu'il  avait  précisément 
exposée  dans  la  réunion  chez  le  nonce  du  pape, 
était  la  suivante  :  «  Considérer  la  cause  par  laquelle 
se  font  toutes  les  choses  qui  nous  paraissent  les 
plus  simples,  et  les  effets  de  la  nature  les  plus  clairs 
et  les  moins  composés.  La  grande  mécanique  n'étant 
autre  chose  que  l'ordre  que  Dieu  a  imprimé  sur  la 
face  de  son  ouvrage,  que  nous  appelons  commu- 
nément la  Nature,  il  estimait  qu'il  valait  mieux 
regarder  ce  grand  modèle  et  s'attacher  à  suivre 
cet  exemple,  que  les  règles  et  les  maximes  établies 
par  le  caprice  de  plusieurs  hommes  de  cabinet, 
dont  les  principes  imaginaires  ne  produisent  point  de 
fruit,  parce  qu'ils  ne  conviennent  ni  à  la  nature, 


60  DESCARTE8 

ni  à  la  personne  qui  cherche  à  s'instruire  (1).  « 
D'après  son  principe  «  que  les  choses  les  plus 
simples  sont  d'ordinaire  les  plus  excellentes  »  (I,  214), 
Descartes  va  pouvoir  dès  lors,  par  la  seule  applica- 
tion de  son  esprit,  établir  les  fondements  du  vrai, 
tant  en  physique  qu'en  métaphysique. 


* 


La  Hollande,  où  nous  le  trouvons  fixé  dès  le  prin- 
temps de  1629,  lui  fournit  la  retraite  nécessaire  à 
ses  méditations  et  à  l'exécution  de  son  grand  dessein. 

Le  8  octobre  1628,  il  se  rend  à  Dordrecht,  où 
Isaac  Beeckman  mentionne  sa  visite  (X,  35).  Au 
printemps  de  l'année  suivante,  après  avoir,  semble- 
t-il,  passé  un  hiver  en  France  à  la  campagne  pour 
y  faire  l'apprentissage  de  la  soUtude  (V,  558),  il  se 
fixe  définitivement  en  Hollande.  Le  16  avril  1629, 
il  se  fait  immatriculer  à  l'Université  de  Franeker 
dans  la  Frise,  et  le  27  juin  1630  à  celle  de  Leyde. 
Son  humeur  changeante  ne  l'a  pas  quitté,  et  nous 
le  voyons  résider  successivement  (2)  à  Amsterdam 

(1)  Résumé  par  Baillet  {Vie,  I,  260)  d'une  lettre  manuscrite, 
écrite  par  Descartes  (probablement  dans  l'été  de  1631)  à  son  ami 
Etienne  deVillebressieu,  ingénieur  de  Grenoble  (A.  T.,  I,  213).  Ce  texte, 
dont  l'importance  est  capitale,  concorde  avec  la  définition  que  donne 
Descartes  de  la  nature  dans  la  6®  Méditation  :  «  per  naturam  enim, 
generaliter  spectatam,  nihil  nunc  aliud  quam  vel  Deum  ipsum,  vel 
rorum  creatarum  coordinationem  a  Deo  institutam  intelligo  »  (VII, 
80;  IX,  64). 

(2)  Sur  le  séjour  de  Descartes  en  Hollande  et  sur  ses  résidences 
successives  en  ce  pays,  voir  Adam,  XII,  122,  et  surtout  l'important 
ouvrage  de  Gustave  Coiten,  Écrivains  français  en  Hollande,  p.  421 
et  suiv.  —  Le  16  octobre  1920,  une  plaque  commémorative  a  été 
solennellement  apposée  sur  la  maison  que  Descartes  habita  en  1634 
à  Amsterdam,  place  du  Vieux-Marché-de-l'Ouest. 


DE   SON    ARRIVÉE    EN    HOLLANDE    A    SA    MOUT      (,1 

(automne  1630),  à  Deventer  (fin  mai  1632),  à  Ams- 
terdam encore  (décembre  1633),  à  Utrecht  (1635), 
à  Leyde  (1636),  à  Santport  près  de  Harlem  (été  1637), 
à  Harderwijk  (fin  1639),  à  Leyde  (avril  1640),  à 
Endegeest  près  de  Leyde  (avril  1641)  et  à  Egmond 
(mai  1643-août  1649). 

Les  Provinces-Unies  venaient  alors  de  conquérir 
leur  indépendance,  après  une  lutte  victorieuse  contre 
l'Espagne  ;  leur  commerce  faisait  d'elles  le  centre 
marchand  du  monde  ;  et  à  la  prospérité  matérielle 
s'ajoutait  un  développement  intellectuel,  scienti- 
fique et  artistique,  qui  provoquait  l'admiration  de 
la  France  et  de  l'Europe. 

Quelles  sont  les  raisons  qui  attirèrent  Descartes 
en  ce  pays?  Saumaise,  qui  était  protestant,  y  alla 
chercher  «  la  liberté  »  ;  il  n'en  pouvait  être  tout  à 
fait  de  même  de  Descartes,  dont  Saumaise  écrit, 
en  1637  (X,  555),  qu'il  était  «  catholique  romain  et 
des  plus  zélés  »,  qui  d'ailleurs,  en  Hollande  même, 
choisit  pour  résidence  des  centres  de  culte  catho- 
lique, et  qui  eut  à  souffrir  gravement  de  la  persécu- 
tion protestante  en  ce  pays.  Si  «  ceux  de  Rome  ne 
l'aimaient  point  »,  comme  «  entaché  de  l'hérésie  du 
mouvement  de  la  terre  »,  les  «  huguenots  »,  eux, 
le  «  haïssaient  comme  papiste  »  (III,  593).  Descartes 
ne  trouva  donc  point,  semble-t-il,  en  pays  calvi- 
niste, la  liberté  ni  la  tolérance  relative  dont  il  eût 
joui  en  France.  Mais  il  y  venait  chercher  autre  chose  : 
la  solitude.  Il  voulait  par-dessus  tout  se  soustraire 
aux  obhgations  de  société  qui,  en  France,  à  Paris, 
lui  prenaient  tout  son  temps  :  en  Hollande,  il  pouvait 
vivre  en  ermite,  car  il  s'y  trouvait,  comme  il  le  dit 


6Î  DESCARTES 

dans  le  Discours,  éloigné  de  tous  les  lieux  où  il 
pouvait  avoir  des  connaissances,  «  parmi  la  foule 
d'un  grand  peuple  fort  actif,  et  plus  soigneux  de 
ses  propres  affaires  que  curieux  de  celles  d'autrui  », 
ce  qui  lui  permettait,  «  sans  manquer  d'aucune  des 
commodités  qui  sont  dans  les  villes  les  plus  fréquen- 
tées »,  de  «  vivre  aussi  solitaire  et  retiré  que  dans  les 
déserts  les  plus  écartés  »  {Discours,  3®  part.,  fin,  VI, 
31). 

Sur  les  raisons  de  son  choix  et  sur  le  genre  d'exis- 
tence qu'il  mena  en  Hollande  pendant  les  vingt 
années  de  son  séjour,  Descartes  nous  a  laissé  un 
témoignage  bien  curieux.  Ce  sont  deux  lettres  à 
Balzac  du  15  avril  et  du  14  mai  1631. 

«  Je  suis  devenu  si  philosophe,  écrit-il  le  15  avril, 
que  je  méprise  la  plupart  des  choses  qui  sont  ordi- 
nairement estimées,  et  en  estime  quelques  autres 
dont  on  n'a  point  accoutumé  de  faire  cas...  Je  ne 
Buis  plus  en  humeur  de  rien  mettre  par  écrit...  Ce 
n'est  pas  que  je  ne  fasse  grand  état  de  la  réputation, 
lorsqu'on  est  certain  de  l'acquérir  bonne  et  grande, 
comme  vous  avez  fait  ;  mais  pour  une  médiocre  et 
incertaine,  telle  que  je  la  pourrais  espérer,  je  l'es- 
time beaucoup  moins  que  le  repos  et  la  tranquillité 
d'esprit  que  je  possède.  Je  dors  ici  dix  heures  toutes 
les  nuits  ;  et,  sans  que  jamais  aucun  soin  me  réveille, 
après  que  le  sommeil  a  longtemps  promené  mon 
esprit  dans  des  bois,  des  jardins  et  des  palais  en- 
chantés, où  j'éprouve  tous  les  plaisirs  qui  sont  ima- 
ginés dans  les  fables,  je  mêle  insensiblement  mea 
rêveries  du  jour  avec  celles  de  la  nuit  ;  et  quand  je 
m'aperçois  d'être  éveillé,  c'est  seulement  afin   que 


DE   SON    ARRIVÉH    EN    HOLLAINDE    A    SA    MORT      f<^ 

mon  contentement  soit  plus  parfait  et  que  mes  sens 
y  participent...  »  (I,  198). 

Dans  la  lettre  du  16  mai,  il  célèbre  sa  solitude  : 
elle  est  supérieure  même,  écrit-il,  à  celle  des  champs 
où  l'on  a  toujours  «  quantité  de  petits  voisins,  qui 
vous  vont  quelquefois  importuner,  et  de  qui  les  visites 
sont  encore  plus  incommodes  que  celles  que  vous 
recevez  à  Paris  ;  au  lieu  qu'en  cette  grande  ville  où 
je  suis,  n'y  ayant  aucun  homme,  excepté  moi,  qui 
n'exerce  la  marchandise,  chacun  y  est  tellement 
attentif  à  son  profit,  que  j'y  pourrais  demeurer  toute 
ma  vie  sans  être  jamais  vu  de  personne.  Je  me  vais 
promener  tous  les  jours  parmi  la  confusion  d'un 
grand  peuple,  avec  autant  de  liberté  et  de  repos 
que  vous  sauriez  faire  dans  vos  allées,  et  je  n'y  con- 
sidère pas  autrement  les  hommes  que  j'y  vois,  que 
je  ferais  les  arbres  qui  se  rencontrent  en  vos  forêts, 
ou  les  animaux  qui  y  paissent.  Le  bruit  même  de 
leur  tracas  n'interrompt  pas  plus  mes  rêveries  que 
ferait  celui  de  quelque  ruisseau.  Que  si  je  fais  quel- 
quefois réflexion  sur  leurs  actions,  j'en  reçois  le 
même  plaisir  que  vous  feriez  de  voir  les  paysans  qui 
cultivent  vos  campagnes...  Que  s'il  y  a  du  plaisir 
à  voir  croître  les  fruits  en  vos  vergers  et  à  y  être 
dans  l'abondance  jusques  aux  yeux,  pensez-vous 
qu'il  n'y  en  ait  pas  autant  à  voir  venir  ici  des  vais- 
seaux qui  nous  apportent  abondamment  tout  ce  que 
produisent  les  Indes  et  tout  ce  qu'il  y  a  de  rare  en 
Europe.  Quel  lieu  pourrait-on  choisir  au  reste  du 
monde,  où  toutes  les  commodités  de  la  vie,  et  toutes 
les  curiosités  qui  peuvent  être  souhaitées,  soient  si 
faciles  à  trouver  qu'en  celui-ci?  Quel  autre  pays  où 


64  DESCARTES 

l'on  puisse  jouir  d'une  liberté  si  entière,  où  l'on 
puisse  dormir  avec  moins  d'inquiétude,  où  il  y  ait 
toujours  des  armées  sur  pied  exprès  pour  nous 
garder,  où  les  empoisonnements,  les  trahisons,  les 
calomnies  soient  moins  connues,  et  où  il  soit  de- 
meuré plus  de  reste  de  l'innocence  de  nos  aïeux? 
Je  ne  sais  comment  vous  pouvez  tant  aimer  l'air 
d'Italie,  avec  lequel  on  respire  si  souvent  la  peste, 
et  où  toujours  la  chaleur  du  jour  est  insupportable, 
la  fraîcheur  du  soir  malsaine,  et  où  l'obscurité  de 
la  nuit  couvre  des  larcins  et  des  meurtres  »  (I,  202). 

Pourtant  il  ne  faudrait  pas  croire  que,  vivant  en 
ermite,  il  vécût  en  sauvage.  11  était  gentilhomme, 
et  ne  dédaignait  pas  de  fréquenter  les  personnages 
de  la  cour,  ou  de  recevoir  quelques  intimes  dans  ses 
ermitages,  où  il  menait  un  certain  train  de  maison. 
Il  eut,  surtout  parmi  les  hommes  de  science  et 
d'études,  quelques  amis  dévoués  :  son  fidèle  Beeck- 
man  d'abord,  puis  quelques  médecins  et  mathéma- 
ticiens de  l'Université  de  Leyde,  et  enfin,  à  l'Uni- 
versité d'Utrecht,  ses  deux  disciples  Reneri  et  Re- 
gius.  Il  était  fort  lié  avec  le  secrétaire  du  prince 
d'Orange,  Constantin  Huyghens,  et  il  s'intéressa 
particulièrement  à  son  second  fils,  Christian,  —  le 
grand  Huyghens,  —  qu'il  disait  être  «  de  son  sang  »  ; 
il  allait  fréquemment  à  leur  maison  de  campagne, 
près  de  la  Haye,  où  l'on  jouait  aux  quilles  et  man- 
geait des  cerises. 

C'est  pendant  son  séjour  à  Amsterdam,  en  1634, 
qu'il  connut  cette  Hélène  dont  nous  ne  savons 
guère  que  le  nom  ;  il  eut  d'elle  une  petite  fille,  qui 
naquit  à  Deventer  le  19  juillet  1635,  et  fut  baptisée 


DE   SON   ARRIVÉE  EN   HOLLANDE   A   SA   MORT     6o 

le  7  août,  à  l'église  réformée  de  Deventer,  sous  le 
nom  de  Francine.  Il  la  fit  venir  auprès  de  lui  avec 
sa  mère,  semble-t-il,  dans  sa  maison  de  campagne 
près  de  Harlem  (I,  393),  et  il  eut  la  douleur  de  la 
voir  emportée  par  une  fièvre  maligne  le  7  sep- 
tembre 1640,  au  moment  où  il  s'apprêtait  à  l'envoyer 
en  France  pour  lui  faire  donner  une  pieuse  éduca- 
tion. «  Il  la  pleura,  dit  Baillet  (II,  89),  avec  une 
tendresse  qui  lui  fit  éprouver  que  la  vraie  philoso- 
phie n'étouffe  point  le  naturel.  Il  protesta  qu'elle 
lui  avait  laissé  par  sa  mort  le  plus  grand  regret 
qu'il  eût  jamais  senti  de  sa  vie  »  (XII,  288).  En  1644, 
Descartes  confia  à  son  ami  Clerselier  ce  «  dange- 
reux engagement  dont  Dieu  l'a  retiré  il  y  a  près  de 
dix  ans  »,  le  préservant  depuis  de  la  «  récidive  » 
(XII,  576). 

Dans  ses  charmantes  retraites,  à  Sandport,  re- 
nommé pour  la  beauté  de  ses  arbres  et  de  ses  pe- 
louses, puis,  plus  tard,  à  Endegeest  et  à  Egmond, 
Descartes,  qui  avait  toujours  été  curieux  de  l'ana- 
tomie,  et  qui  à  Amsterdam  allait  quasi  tous  les 
jours  en  la  maison  d'un  boucher  pour  lui  voir  tuer 
des  bêtes  (III,  621),  s'occupa  beaucoup  de  dissec- 
tion de  poissons  de  mer,  de  lapins,  de  poulets  dans 
l'œuf,  de  cerveaux  et  de  cœurs.  Il  avait  un  jardin 
d'expériences  pour  ses  plantes  ;  il  y  semait  des 
graines  potagères  et  certaine  herbe  sensitive  dont 
il  avait  fait  venir  la  graine  de  Paris  (XII,  233). 

Il  se  tenait  en  étroite  relation,  d'ailleurs,  avec  la 
France  et  avec  toute  l'Europe  savante,  par  l'inter- 
médiaire de  son  grand  ami  le  P.  Mersenne,  de 
l'ordre  des  Minimes,  qui  avait  été  quelques  années 

s 


66  DESCARTES 

avant  lui  élève  à  la  Flèche,  et  qui,  grâce  à  son 
ouverture  d'esprit  et  à  ses  aptitudes  remarquables, 
était  devenu,  en  quelque  sorte,  «  le  centre  de  tous 
les  gens  de  lettres  ».  Soucieux  de  stimuler  sans  cesse 
le  génie  inventif  de  son  ami  et  de  lui  assurer  la  préé- 
minence sur  ses  rivaux,  celui  qu'on  dénommait  «  le 
résident  de  M.  Descartes  à  Paris  »  accablait  de 
questions,  à  chaque  courrier,  le  philosophe,  qui  avec 
une  parfaite  bonne  grâce  et  une  puissance  de  tra- 
vail vraiment  extraordinaire  donnait  réponse  à  tout, 
et  «  en  trois  coups  de  plume  »  indiquait  la  solution 
de  tous  les  problèmes  qu'on  lui  proposait. 


* 

*  * 


Descartes,  pendant  ce  temps,  s'était  mis  à  rédiger 
ses  idées.  Mûries  lentement,  elles  ne  lui  demandèrent 
ensuite  que  quelques  mois  pour  la  rédaction.  D'ail- 
leurs, sa  vie  bien  réglée,  vie  quasi-monastique  où 
rien  ne  venait  le  divertir  de  sa  tâche,  lui  permit, 
tout  en  dormant  dix  heures  par  nuit  et  en  accor- 
dant beaucoup  de  temps  à  la  «  relâche  des  sens  », 
de  fournir  à  un  travail  prodigieux. 

Il  lui  fallut  cependant  faire  un  certain  effort  sur 
lui-même  pour  s'y  décider.  N'étant  pas  de  ceux  «  qui 
pensent  savoir  parfaitement  une  chose  sitôt  qu'ils  y 
voient  la  moindre  lumière  »,  redoutant,  au  surplus, 
la  réputation,  parce  qu'elle  «  diminue  toujours  en 
quelque  façon  la  liberté  et  le  loisir  de  ceux  qui  l'ac- 
quièrent »,  il  avoue  à  Mersenne  :  «  Je  prends  beau- 
coup plus  de  plaisir  à  m'instruire  moi-même  que 
non  pas  à  mettre  par  écrit  le  peu  que  je  sais...,  et' 


DE   SON    ARRIVÉE    EN    HOLLANDE    A    SA   MORT      67 

apprends  tous  les  jours  quelque  chose  que  je  ne 
trouve  pas  dedans  les  livres  »  (Amsterdam, 
15  avril  1630,  I,  136-138). 

Ce  ne  sont  plus  maintenant  les  questions  mathé- 
matiques qui  le  préoccupent  :  il  lui  suffit  d'avoir 
trouvé  une  méthode  qui  permette  de  les  résoudre 
aisément  ;  et  il  laisse  aux  autres  le  soin  de  le  faire. 
Il  écrit  à  Mersenne,  le  15  avril  1630,  en  lui  envoyant 
quelques  problèmes  :  «  Je  suis  si  las  des  mathéma- 
tiques, et  en  fais  maintenant  si  peu  d'état,  que  je 
ne  saurais  plus  prendre  la  peine  de  les  résoudre 
moi-même  »  (I,  139.  Cf.  II,  361-362). 

Désormais,  c'est  à  la  science  de  la  nature  et  de  ses 
fondements  métaphysiques  qu'il  appliquera  toutes 
les  forces  de  son  esprit  :  ce  qui  ne  le  détournera  pas, 
au  surplus,  de  l'étude  de  la  morale  (1),  ou  de  cette 
science  de  bien  vivre,  qui,  au  dire  de  son  intime 
ami  Glerselier,  «  faisait  l'objet  de  ses  méditations 
les  plus  ordinaires  »  (Baillet,  I,  115).  «  J'estime, 
écrit-il  encore  à  Mersenne,  que  tous  ceux  à  qui 
Dieu  a  donné  l'usage  de  la  raison  sont  obligés  de 
l'employer   principalement    pour   tâcher   à    le  con- 


(1)  Ces  deux  sciences,  en  effet,  lui  paraissent  intimement  unies. 
Le  15  juin  1646,  il  écrit  à  Chanut  :  je  crois  comme  vous  «  que  le  moyen 
le  plus  assuré  pour  savoir  comment  nous  devons  vivre  est  de  connaître 
auparavant  quels  nous  sommes,  quel  est  le  monde  dans  lequel  nous 
vivons,  et  qui  est  le  créateur  de  ce  monde,  ou  le  maître  de  la  maison 
que  nous  habitons  ».  Et  il  ajoute  :  «  Je  vous  dirai,  en  confidence,  que 
la  notion  telle  quelle  de  la  phj'sique,  que  j'ai  tâché  d'acquérir,  m'a 
grandement  servi  pour  établir  des  fondements  certains  en  la  morale  ; 
et  que  je  me  suis  plus  aisément  satisfait  en  ce  point  qu'en  plusieurs 
autres  touchant  la  médecine,  auxquels  j'ai  néanmoins  employé  beau- 
coup plus  de  temps.  De  façon  qu'au  lieu  <ie  trouver  les  moyens  de 
conserver  la  vie,  j'en  ai  trouvé  un  autre,  bien  plus  aisé  et  plus  sûr, 
qui  est  de  ne  pas  craindre  la  mort  »  (IV,  441-442). 


6«  DESCARTES 

naître  et  à  se  connaître  eux-mêmes.  C'est  par  là  que 
j'ai  tâché  de  commencer  mes  études  ;  et  je  vous  dirai 
que  je  n'eusse  su  trouver  les  fondements  de  la  phy- 
sique, si  je  ne  les  eusse  cherchés  par  cette  voie.  Mais 
c'est  la  matière  que  j'ai  le  plus  étudiée  de  toutes, 
et  en  laquelle,  grâces  à  Dieu,  je  me  suis  aucunement 
satisfait  ;  au  moins  pensé-je  avoir  trouvé  comment 
on  peut  démontrer  les  vérités  métaphysiques  (1), 
d'une  façon  qui  est  plus  évidente  que  les  démons- 
trations de  géométrie  »  (I,  144),  ce  qui  constitue, 
dit-il  ailleurs,  «  le  plus  court  moyen  que  je  sache 
pour  repondre  aux  raisons  des  athées.  ...Car  je  suis 
en  colère  quand  je  vois  qu'il  y  a  des  gens  au  monde  si 
audacieux  et  si  impudents  que  de  combattre  contre 
Dieu  »  (à  Mersenne,  25  novembre  1630,  I,  181-182). 

Les  neuf  premiers  mois  de  son  séjour  en  Hollande 
furent  consacrés  à  écrire  précisément  «  un  petit 
traité  de  métaphysique,  dont  les  principaux  points 
sont  de  prouver  Vexistence  de  Dieu  et  celle  de  nos 
âmes,  lorsqu'elles  sont  séparées  des  corps,  d'où  suit 
leur  immortalité  »  (I,  182).  Descartes,  au  surplus, 
ne  voulait  pas  publier  immédiatement  ce  petit  traité, 
mais  il  tenait  à  en  arrêter  les  grandes  lignes  avant 
d'aborder  la  physique,  dont  la  métaphysique  con- 
stitue «  les  racines  »,  puisque  la  nature  ne  peut  être 
expliquée  que  par  Dieu. 

Dès  l'été  de  1629,  Descartes,  à  qui  Reneri  a  soumis 
la  découverte  récente  du  phénomène  des  parhélies, 
se  met,  avec  ses  habitudes  généralisatrices,  à  étudier 
les   météores  ;   puis,   conformément   au   programme 

{})  A  savoir  que  Dieu  est  (I,  1S2). 


DE   SON   ARRIVÉE   EN    HOLLANDE   A    SA   MORT     69 

qu'il  s'était  tracé,  il  reprend  l'étude  de  la  physique 
tout  entière  depuis  les  principes,  résolu  d'expli- 
quer, non  un  phénomène  seulement,  mais  «  tous 
les  phénomènes  de  la  nature  »  (1).  De  1630  à  1633 
il  travaille  à  son  Traité  du  monde,  qui  devait  com- 
prendre deux  parties  :  Traité  de  la  lumière,  Traité  de 
Vhomme.  Nous  ne  le  connaissons  que  par  des  frag- 
ments posthumes  (XI,  3  et  suiv.),  et  par  le  résumé 
qu'en  a  donné  Descartes  dans  la  cinquième  partie  du 
Discours  et  dans  ses  Principes  (cf.  XI,  698  ;  XII,  146). 
Descartes,  en  effet,  au  moment  où  il  s'apprêtait  à 
soumettre  son  résumé  à  Mersenne,  apprit  la  con- 
damnation de  Galilée  (23  juin  1633),  et,  tant  par 
amour  de  la  tranquillité  que  par  soumission  à  l'au- 
torité de  l'Église,  il  renonça  à  la  publication  de  son 
ouvrage.  Il  s'est  expliqué  à  ce  sujet  dans  une  lettre 
qu'il  écrivit  à  Mersenne  vers  la  fin  de  novembre  1633  : 
dans  sa  pensée,  la  condamnation  de  Galilée  était 
due  à  ce  qu'il  avait  soutenu  la  thèse  copemicienne 
du  mouvement  de  la  terre  ;  or,  cette  thèse  se  ratta- 
chait si  nécessairement  à  son  propre  système  qu'il 
ne  pouvait  l'en  séparer  sans  le  rendre  entièrement 
défectueux.  «  Mais,  ajoutait-il,  comme  je  ne  vou- 
drais pour  rien  au  monde  qu'il  sortît  de  moi  un  dis- 
cours où  il  se  trouvât  le  moindre  mot  qui  fût  désap- 
prouvé de  l'Église,  aussi  aimé-je  mieux  le  supprimer 

(1)  Lettre  à  Mersenne,  13  novembre  1629  (I,  70).  Le  23  dé- 
cembre 1630,  il  écrit  encore  à  Mersenne  :  «  Je  suis  maintenant  après  à 
démêler  le  chaos,  pour  en  faire  sortir  de  la  lumière,  qui  est  l'une  des 
plus  hautes  et  des  plus  difficiles  matières  que  je  puisse  jamais  entre- 
prendre :  car  toute  la  métaphysique  y  est  presque  comprise  »  (1, 194). 
Après  quoi,  il  ne  publiera  plus  rien,  «  car  la  fable  de  mon  Monde  me 
plaît  trop  pour  manquer  à  la  parachever,  si  Dieu  me  laisse  vivre 
assez  longtemps  pour  cela  »  (lettre  du  25  novembre  1630,  I,  179). 


70  DESCARTES 

« 

que  de  le  faire  paraître  estropié.  Je  n'ai  jamais  fu 
riiumeur  portée  à  faire  des  livres,  et  si  je  ne  m'étais 
engagé  de  promesse  envers  vous  et  quelques  autres 
de  nos  amis...,  je  n'en  fusse  jamais  venu  à  bout... 
Il  y  a  déjà  tant  d'opinions  en  philosophie  qui  ont 
de  l'apparence  et  qui  peuvent  être  soutenues  en  dis- 
pute, que  si  les  miennes  n'ont  rien  de  plus  certain 
et  ne  peuvent  être  approuvées  sans  controverse, 
je  ne  les  veux  jamais  publier  »  (I,  271). 

Ces  malheureuses  circonstances  nous  ont  ainsi 
privés  de  la  physique  de  Descartes  ;  bien  plus,  elles 
l'ont  amené  à  ne  nous  livrer  sa  pensée  sur  ces  sujets 
que  d'une  manière  incomplète,  et  comme  de  biais  (1). 
On  ne  peut  évidemment  que  le  regretter.  Quelque 
louable  qu'ait  été  la  conduite  de  Descartes,  qui,  en 
fidèle  catholique,  se  montrait  respectueux  des  direc- 
tions ecclésiastiques,  on  peut  penser,  avec  Mersenne 
et  Bossuet,  qu'en  la  circonstance  il  poussait  un 
peu  loin  l'esprit  de  soumission  :  car,  après  tout, 
le  magistère  infaillible  de  l'Église  n'était  nullement 
engagé  dans  ce  décret  du  Saint-Office,  qui  était 
simple  afîaire  de  gouvernement,  que  l'état  d'esprit 
des  fidèles  pouvait  exiger  à  ce  moment-là,  que  les 
imprudences  de  langage  de  Galilée  pouvaient  même 
justifier  dans  une  certaine  mesure,  mais  que  bien  des 
catholiques  ne  jugeaient  pas  moins  regrettable,  parce 
qu'il  semblait  établir  entre  la  doctrine  catholique  et 
la  science  une  incompatibilité  qui  n'existe  pas  (2). 


(1)  Expression  qu'on  trouve  déjà  sous  la  plume  de  Descartes  dans 
la  lettre  du  23  décembre  1630  (1, 194, 1.  19). 

(2)  Voir  à  ce  sujet  F.  Mourret,  Histoire  générale  de  l'Église.  L'An- 
cien  Régime,  Paris,  Bloud,  1914,  p.  50-56. 


DE   SON    AURIVÉE   EN    HOLLANDE   A   SA   MORT      71 

Dès  1635,  le  P.  Mersenne  et  un  prêtre  de  Paris, 
Ismaël  Bouillaud,  ne  craignaient  pas  de  publier  les 
œuvres  de  Galilée  et  de  prendre  plus  ou  moins 
ouvertement  parti  pour  lui  ;  et  le  P.  Poisson,  dans 
ses  Commentaires  sur  la  méthode  de  René  Descartes 
(p.  171),  rapporte  qu'un  docteur  de  Sorbonne,  solli- 
cité par  Richelieu  de  souscrire  à  la  condamnation 
de  Galilée,  rappela  fort  à  propos  que  la  doctrine 
d'Aristote  avait  été  condamnée  par  plusieurs  con- 
ciles avant  d'être  enseignée  dans  toutes  les  écoles. 
Aussi  Bossuet  pouvait-il  écrire  justement  :  «  M.  Des- 
cartes a  toujours  craint  d'être  noté  par  l'Église  ; 
et  on  lui  voit  prendre  sur  cela  des  précautions  dont 
quelques-unes  allaient  jusqu'à  l'excès  »  (1). 


* 
*  * 


Descartes  alla  même  si  loin  qu'il  résolut  de  ne 
plus  rien  publier.  Mais,  sur  l'insistance  de  Mer- 
senne  et  de  ses  amis,  il  consentit  à  se  remettre  au 
travail,  et  à  livrer  de  sa  philosophie  quelques  échan- 
tillons qui  pussent  en  faire  désirer  la  publication 
complète. 

En  peu  de  temps,  trois  petits  traités  furent  prêts  : 
la  Dioptrique,  les  Météores,  puis  la  Géométrie.  Enfin, 
après  s'y  être  résolu  avec  peine,  et  pressé  par  le 
libraire,  il  rédige,  dans  les  derniers  mois  de  1636,  le 
Discours  qui  devait  servir  de  préface  au  reste,  et 
dont  le  titre  primitif  était  :  le  Projet  d'une  science 

(1)  a  Lettre  à  M.  Pastel,  docteur  en  Sorbonne,  sur  une  lettre  de 
Descartes  touchant  la  transsubstantiation  »  (Œuvres  de  Bossuet, 
Versailles,  Lebel,  1818,  t.  XXXVIII,  lettre  253,  du  24  mars  1701). 


72  DESGARTES 

universelle  qui  puisse  élever  notre  nature  à  son  plus 
haut  degré  de  perfection  (lettre  à  Mersenne,  mars  1636, 
I,  339).  En  janvier  1637,  il  en  arrête  le  titre  définitif 
(I,  349)  :  Discours  de  la  méthode  pour  bien  conduire  sa 
raison  et  chercher  la  vérité  dans  les  sciences,  plus  la 
Dioptriqae,  les  Météores  et  la  Géométrie,  qui  sont  des 
essais  de  cette  méthode.  Dès  le  5,  Huyghens  en  en- 
voyait les  épreuves  à  Mersenne  ;  le  8  juin,  le  tout  était 
achevé  d'imprimer  chez  Jan  Maire  à  Leyde  (1). 

Le  Discours,  et  c'était  une  nouveauté  bien  hardie, 
était  écrit  en  français.  Descartes  nous  en  dit  la 
raison  :  «  Si  j'écris  en  français,  qui  est  la  langue 
de  mon  pays,  plutôt  qu'en  latin,  qui  est  celle  de  mes 
précepteurs,  c'est  à  cause  que  j'espère  que  ceux  qui 
ne  se  servent  que  de  leur  raison  naturelle  toute  pure 
jugeront  mieux  de  mes  opinions  que  ceux  qui  ne 
croient  qu'aux  livres  anciens  »  {Discours,  6^  part.,  VI, 
77).  Et  ailleurs  (lettre  au  P.  Vatier,  22  février  1638, 
I,  560),  il  dit  :  dans  ce  livre  «  j'ai  voulu  que  les 
femmes  mêmes  pussent  entendre  quelque  chose,  et 
cependant  que  les  plus  subtils  trouvassent  aussi 
assez  de  matière  pour  occuper  leur  attention  ». 
Ainsi  se  confirme  le  caractère  essentiel  du  Discours 
qui  est  un  appel  à  la  commune  raison  ou  au  bon  sens. 

Chose  curieuse,  mais  fort  habituelle,  cette  œuvre 
immortelle  attira  peu  l'attention  des  doctes,  tandis 
que  les  essais  scientifiques  qui  l'accompagnaient,  et 
sur  lesquels  le  temps  a  eu  beaucoup  plus  de  prise, 


(1)  Une  version  latine  du  Discours  et  des  deux  premiers  Traités, 
due  à  Etienne  do  Courcelles  et  revue  par  Descartes,  parut  à  Amster- 
dam chez  Elzévir,  en  1644,  sous  ce  titre  :  RenatiDes  Cartes  speeimina 
philosophiee. 


DE   SON   ARRIVEE   EN   HOLLANDE   A    SA    MORT     73 

provoquèrent  un  intérêt  considérable  et  soulevèrent 
des  controverses  passionnées. 

Au  sujet  du  Discours^  on  reprocha  seulement  à 
Descartes  l'insuffisance  et  l'obscurité  de  ses  preuves 
de  l'existence  de  Dieu.  A  quoi  il  répondit  :  «  Bien 
que  ce  soit  la  pièce  la  plus  importante,  j'avoue  que 
c'est  la  moins  élaborée  de  tout  l'ouvrage  ;  ce  qui 
vient  en  partie  de  ce  que  je  ne  me  suis  résolu  de 
l'y  joindre  que  sur  la  fin  et  lorsque  le  libraire  me 
pressait.  Mais  la  principale  cause  de  son  obscurité 
vient  de  ce  que  je  n'ai  osé  m'étendre  sur  les  raisons 
des  sceptiques,  ni  dire  toutes  les  choses  qui  sont 
nécessaires  ad  abducendam  mentem  a  sensibus  :  car 
il  n'est  pas  possible  de  bien  connaître  la  certitude 
et  l'évidence  des  raisons  qui  prouvent  l'existence  de 
Dieu  selon  ma  façon,  qu'en  se  souvenant  distincte- 
ment de  celles  qui  nous  font  remarquer  de  l'incer- 
titude en  toutes  les  connaissances  que  nous  avons 
des  choses  matérielles.  »  Or,  ces  pensées  ne  lui  ont 
pas  semblé  propres  à  être  mises  dans  un  ouvrage 
écrit  en  langue  vulgaire  (1).  «  J'avoue  aussi  que 
cette  obscurité  vient  en  partie...  de  ce  que  j'ai  sup- 
posé que  certaines  notions  que  l'habitude  de  penser 
m'a  rendu  familières  et  évidentes  le  devaient  être 
aussi  à  un  chacun  ;  comme,  par  exemple,  que  nos 
idées  ne  pouvant  recevoir  leurs  formes  ni  leur  être 
que  de  quelques  objets  extérieurs,  ou  de  nous-mêmes, 
ne  peuvent  représenter  aucune  réalité  ou  perfection 
qui  ne  soit  en  ces  objets,  ou  bien  en  nous,  et  sem- 
blables »  (I,  560). 

(1)  Descartes  Indique  les  mêmes  raisons  dans  une  lettre  à  Mer- 
senne  de  mars  1637  (I,  350). 


74  DESCARTES 

l'ar  coiiirc,  Dos(^arles  eut  à  soutenir  de  vives 
polémiques  au  sujet  do  ses  théories  physiques  et  de 
sa  méthode  mathématique,  avec  des  professeurs  de 
Louvain,  avec  Morin,  avec  Pierre  Petit,  dont  il  dit 
«  qu'il  aurait  mauvaise  grâce  de  s'arrêter  à  pour- 
suivre un  petit  chien  qui  ne  fait  qu'aboyer  contre 
lui  et  n'a  pas  la  force  de  mordre  »  (II,  542),  avec  Flo- 
rimond  de  Beaune  et  Desargues,  mais  surtout  avec 
les  deux  grands  mathématiciens  de  l'époque.  Fermât 
et  Roberval.  La  discussion  porta  principalement  sur 
les  principes  de  la  statique,  où  Descartes  ne  veut 
considérer  que  l'espace  et  le  poids,  non  la  vitesse  et 
le  temps  comme  fait  Galilée  (1),  ce  qui  lui  permet 
de  réduire  le  mouvement  à  deux  dimensions,  dont 
le  rapport  peut  être  exprimé  par  un  rectangle.  Elle 
porta  également  sur  les  avantages  respectifs  de  la 
méthode  cartésienne  et  de  la  méthode  des  tangentes 
de  Fermât  :  pour  prouver  l'excellence  de  sa  mé- 
thode, Descartes  résolut,  et  fit  même  résoudre  par 
son  ancien  domestique  Gillot,  une  série  de  pro- 
blèmes sur  les  centres  de  gravité,  auxquels  Mersenne 
enthousiasmé  assura  une  large  publicité  ;  puis  il 
appliqua  son  «  analyse  »  aux  questions  numériques 
qu'on  lui  proposait,  avec  une  virtuosité  incompa- 
rable, et  un  emploi  de  sa  méthode  tel  qu'il  découvre 
des  séries  indéfinies  là  où  l'on  n'obtenait  que  des 
cas  isolés  ;  enfin  il  propose   à   ses   adversaires  des 

(1)  Descartes  avait  peu  de  considération  pour  lui,  et  d'ailleurs  il 
t  n'admirait  presque  rien  ni  personne  "  (Auam,  XII,  285).  Sur  la 
controverse  dont  il  est  question  ici  et  pour  les  références,  voir  A.  T., 
XII,  251  et  suiv.  Cf.  également  les  deux  petits  traités  de  mécanique 
ou  de  statique  qu'écrivit  Descartes  à  cette  occasion  (lettres  du  5  oc- 
tobre 1637  et  du  13  juillet  1638,  I,  431  ;  II,  222). 


DE    SON    ARRIVÉK    EN    HOLLANDE    A    SA    MORT     75 

problèmes,  les  mystifie  et  triomphe  d'eux,  surtout 
de  Roberval,  qui  le  haïssait  et  à  qui  il  le  rendait  bien. 

Une  fois  dégagé  de  ces  polémiques,  Descartes 
songe  à  présenter  sous  une  forme  définitive  le  petit 
traité  de  métaphysique  ébauché  en  1629.  Il  le  ré- 
digea de  novembre  1639  à  mars  1640,  dans  sa  soli- 
tude de  Sandport.  Il  en  fit  revoir  le  latin  par  deux 
professeurs  d'Utrecht,  et  il  soumit  le  livre  à  divers 
théologiens  dont  il  désirait  avoir  l'avis,  notamment 
à  Caterus,  chanoine  du  chapitre  d'Harlem,  et,  par 
Mersenne,  aux  docteurs  de  Sorbonne  dont  il  eût 
voulu  obtenir  l'approbation  avant  de  le  faire  im- 
primer. Descartes  souhaitait  d'ailleurs  que  philo- 
sophes et  théologiens  lui  soumissent  avant  l'impres- 
sion leurs  objections  à  sa  métaphysique,  à  condition 
qu'il  eût  le  droit  de  les  publier  avec  ses  réponses  : 
Mersenne  transmit  donc  le  livre  aux  philosophes  les 
plus  en  vue  de  l'époque  ;  et  c'est  ainsi  que  Descartes 
reçut,  avec  les  objections  de  Caterus,  celles  de  Hobbes, 
d'Antoine  Arnauld,  de  Gassendi  et  d'un  groupe  de 
théologiens  qui  se  réunissaient  chez  Mersenne. 

Descartes  apprécia  fort  les  objections  du  jeune 
Arnauld,  qui  avait  été  ravi  de  la  conformité  de  Des- 
cartes avec  saint  Augustin  ;  pour  celles  de  Hobbes, 
il  disait  :  «  C'eût  été  les  faire  trop  valoir  que  d'y 
répondre  tout  au  long  »  (III,  360)  ;  et  il  paraît  avoir 
été  passablement  agacé  des  longues  instances  de 
Gassendi  :  le  pauvre  homme,  disait-il,  «  n'a  pas  le 
sens  commun,  et  ne  sait  en  aucune  façon  rai- 
sonner »  (III,  388);  Gassendi  l'appelait  Mens  (pur 
esprit),  Descartes  le  dénomme  Optima  caro,  qu'un 
religieux  du  temps  traduit  par  «  bonne  grosse  bête  u. 


76  DESCAHTE8 

Cependant  la  Sorbonne  tardait  toujours  à  lui  envoyer 
son  approbation,  malgré  les  démarches  pressantes 
des  prêtres  de  l'Oratoire,  parmi  lesquels  Descartos 
avait  choisi  son  directeur  de  conscience.  En  août  1641, 
il  se  décide  à  publier,  chez  Michel  Soly,  ses  Médita- 
tiones  de  prima  philosophia,  in  qua  Dei  existentia 
et  animœ  immortalitas  demonstratur,  précédées  d'une 
lettre  au  doyen  et  aux  docteurs  de  Sorbonne,  et 
suivies  des  objections  et  réponses  (1). 

L'ouvrage  eut  un  succès  si  considérable  que  Des- 
cartes en  donna  une  deuxième  édition  chez  Elzévir 
en  mai  1642,  avec  quelques  additions  et  des  sep- 
tièmes objections  dues  à  un  Père  jésuite  ;  il  rem- 
place dans  le  titre  Immortalité  de  Vâme  par  Distinc- 
tion de  Vâme  et  du  corps,  plus  conforme  au  vrai 
caractère  de  l'ouvrage  (2). 

(1)  Dans  une  lettre  du  28  janvier  1641  (III,  297),  Descartes  dé- 
clare :  «  J'ai  prouvé  bien  expressément  que  Dieu  était  créateur  de 
toutes  choses...  Mais  je  vois  qu'on  prend  plus  garde  aux  titres  qui 
sont  dans  les  livres  qu'à  tout  le  reste.  Ce  qui  me  fait  penser  qu'au 
titre  de  la  seconde  méditation,  De  mente  humana,  on  peut  ajouter 
quod  ipsa  sit  noiior  quam  corpus,  afin  qu'en  ne  croie  pas  que  j'aie  voulu 
y  prouver  son  immortalité.  Et  après,  en  la  troisième,  De  Deo,  — quod 
existai.  En  la  cinquième.  De  essentia  rerum  materialium,  —  et  iterum 
de  Deo,  quod  exi'!tat.  En  la  sixième,  De  existentia  rerum  materialium, 
—  et  reali  mentis  a  corpore  distinctione.  Car  ce  sont  là  les  choses  à 
quoi  je  désire  que  l'on  prenne  le  plus  garde.  Mais  je  pense  y  avoir 
mis  beaucoup  d'autres  choses  ;  et  je  vous  dirai  entre  nous  que  ces 
six  méditations  contiennent  tous  les  fondements  de  ma  physique. 
Mais  il  ne  faut  pas  le  dire,  s'il  vous  plaît  ;  car  ceux  qui  favorisent 
Aristote  feraient  peut-être  plus  de  diiïiculté  de  les  approuver  ;  et 
j'espère  que  ceux  qui  les  liront  s'accoutumeront  insensiblement  à 
mes  principes  et  en  reconnaîtront  la  vérité  avant  que  de  s'apercevoir 
qu'ils  détruisent  ceux  d' Aristote.  " 

(2)  Les  Méditations  furent  traduites  eji  français  en  1647  par  le 
duc  de  Luynes,  et  les  Objections  et  réponses,  par  Clersclier  ;  l'ouvrage 
parut  sous  ce  titre  :  les  Méditations  métaphysiques  de  René  Descartef 
touchant  la  première  philosophie,  dans  lesquelles  Texistence  de  Dieu  et 
la  distinction  réelle  entre  l'âme  et  le  corps  de  l  nomme  sont  démontrées. 


DE   SON    ARRIVEE   EN   HOLLANDE   A   SA   MORT     77 

Cependant  le  système  de  Descartes  apparut  para- 
doxal et  on  ne  le  comprit  généralement  pas.  C'est 
qu'on  lisait  ses  Méditations  «  comme  un  roman, 
pour  se  désennuyer  »,  dit  Descartes,  et  sans  en 
chercher  l'enchaînement  rationnel  {Réponse  aux 
2^  objections,  IX,  107).  Or,  la  suite  de  ses  pensées,  je 
pense,  je  suis,  je  conçois  Dieu,  Il  existe,  suite  qu'il 
est  bien  forcé  d'exposer  sous  une  forme  discursive,  et 
comme  détachée,  ne  peut  être  saisie  qu'ensemble, 
puisque  toutes  ses  pensées  ne  sont  qu'une  seule  et 
même  intuition,  et  que  «  c'est  presque  la  même  chose 
de  concevoir  Dieu  et  de  concevoir  qu'il  existe  »  (lettre 
à  Mersenne,  juillet  1641,  III,  396). 

L'existence  de  Dieu  et  de  l'âme,  tel  est  bien  l'objet 
principal  des  Méditations.  Mais  ce  n'en  est  point 
l'objet  unique  et  Descartes .  y  a  mis  autre  chose 
encore.  Il  confie  à  Mersenne  :  «  Le  peu  de  métaphy- 
sique que  je  vous  envoie  contient  tous  les  principes 
de  ma  physique  »  (lettre  du  11  novembre  1640, 
III,  233).  Son  but  est  de  fonder  sur  l'existence  de 
Dieu,  source  de  toute  vérité  et  créateur  de  tout  ce 
qui  est,  l'existence  des  choses  matérielles,  mise  en 
doute  dans  la  première  méditation  et  démontrée 
dans  la  sixième  :  et  par  là  il  entend,  non  pas  les 
choses  sensibles,  mais  l'étendue  et  le  mouvement, 

Paris,  Camusat  et  Le  Petit,  1647.  Cette  édition,  qui  a  été  revue  et 
approuvée  par  Descartes,  est  celle  qui  fait  autorité,  et  elle  a  été  suivie 
par  Adam,  de  préférence  aux  éditions  de  1661  et  1673.  C'est  ce  texte 
que  je  cite  et  auquel  je  renvoie  (IX,  1-244).  Mais  il  est  indispensable 
de  se  référer,  d'autre  part,  à  l'original  latin  (VII,  1-561).  Pour  les 
cinquièmes  et  septièmes  objections  et  réponses,  Adam  n'a  pas  reproduit 
la  traduction  française,  qui  n'a  pas  été  revue  par  Descartes  ;  mais  il 
adonné  un  abrégé  en  français  des  cinquièmes  réponses,  envoyé  par  Des- 
cartes à  Clerselier,  le  12  janvier  1646. 


78  DESCARTES 

idées  claires  et  distinctes  dont  la  vérité  nous  est 
garantie  par  Dieu.  Mais  il  se  garde  d'en  rien  dire, 
pour  ne  point  heurter  ceux  qui  favorisent  Aristote  ; 
et  il  espère  qu'ainsi  on  s'accoutumera  insensiblement 
à  ses  principes,  et  qu'on  en  reconnaîtra  la  vérité 
avant  de  s'apercevoir  qu'ils  ruinent  la  physique 
traditionnelle. 

*  * 

Malgré  cette  prudence,  un  jésuite,  le  P.  Bourdin, 
professeur  au  collège  de  Clermont  à  Paris,  n'avait 
pas  craint  d'attaquer  la  physique  et  la  métaphy- 
sique de  Descartes.  Celui-ci  en  fut  très  affecté,  et 
il  écrivit  à  son  ancien  préfet  des  études,  le  P.  Dinet 
de  Moulins,  provincial  de  la  province  de  France, 
une  longue  lettre  dans  laquelle  il  narrait  tout  ce  que 
lui,  catholique,  avait  eu  à  souffrir  des  huguenots 
de  Hollande  (VIT,  582  et  suiv.)  (1). 

En  effet,  dès  1639,  les  ministres  de  Hollande 
avaient  pris  ombrage  de  la  diffusion   du  cartésia- 


(1)  I^a  Letirc  au  P.  Dinet  (en  latin)  fut  imprimée  à  Amsterdam 
chez  Eizévir,  en  16  i2,  dans  la  deuxième  édition  des  Méditations,  à  la 
suite  des  Objectiones  septimse  (VII,  563-603.  L'affaire  d'Utrocht  y 
est  exposée  de  la  page  582  à  la  page  599).  Sur  les  démêlés  de  Descartes 
avec  les  théologiens  de  Hollande,  nous  avons,  en  plus  de  nombreuses 
lettres,  trois  documents  essentiels  du  philosophe  :  1»  Epistola  ad 
celeberrimum  virurn  D.  Gisbertitm  Voetium,  publiée  à  Amsterdam 
chez  Eizévir,  en  mai  1643  (VIII-,  1-194);  2°  Lettre  apologétique  de 
M.  Descartes  aux  magistrats  de  la  ville  d'Utrecht  contre  MM.  Voetius 
père  et  fils  (texte  latin  du  16  juin  1C4S  ;  texte  français  du  21  fé- 
vrier 1648,  donné  par  Clerselier  dans  le  troisième  volume  des  Lettres, 
1667,  et  par  A.  T.,  VIH'-',  201-275)  ;  3°  iXota;  in  programma  quoddam, 
sub  finem  anni  1647  in  Belgio  editum,  cum  hoc  titulo  :  Expliralio 
mentis  humnmr,  sii-e  animée  rationaUs,  ubi  explicatnr  quid  sit,  et  quid 
esse  possit  (cette  réponse  de  Descartes  au  placard  de  Regius  fut  pu- 
bliée à  Amsterdam  chez  Eizévir,  en  1648,  VIII-,  341-369). 


DE   SON   ARRIVÉr-;   EN   HOLLANDE    A    SA   MORT     79 

nisine,  qui  menaçait  de  supplanter  dans  l'enseigne- 
ment des  universités  hollandaises  la  doctrine  d'Aris- 
tote.  La  guerre  éclata  en  décembre  1641,  Accusé 
d'avoir  enseigné  la  doctrine  nouvelle  à  l'Université 
d'Utrecht,  Regius  s'était  attiré  la  haine  de  son 
collègue  le  pasteur  Voetius,  professeur  de  théologie 
protestante  et  recteur  de  l'Université,  qui  fit  prendre 
un  décret  par  le  conseil  de  la  ville  (14  mars  1642), 
puis  par  le  conseil  de  l'Université  (17  mars),  en 
faveur  de  l'ancienne  philosophie  contre  la  philoso- 
phie nouvelle.  Non  content  de  ces  décrets,  que  con- 
firme un  nouvel  arrêt  du  conseil  de  la  ville  en  date 
du  12  août,  Voët  inspire  ou  écrit  de  violents  pam- 
phlets, Philosophia  cariesiana,  Conj rater nitas  ma- 
riafia,  dirigés  contre  le  philosophe  ou  contre  ses 
amis  qui  avaient  osé  intervenir  en  faveur  de  la 
confrérie  de  Notre-Dame  à  Bois-le-Duc.  On  y  laissait 
entendre,  on  y  déclarait  même  ouvertement,  que  ce 
philosophe  n'était  qu'un  papiste,  un  jésuite  dé- 
guisé, un  dévot  de  la  vierge  Marie,  un  idolâtre  ;  on 
le  traitait  de  charlatan,  d'aventurier  et  d'imposteur, 
voire  de  Rose-Croix  :  n'était-il  pas  venu  en  Hol- 
lande afin  de  mieux  cacher  ses  vices  dans  ses  petites 
maisons  des  champs?  et  surtout,  en  véritable  suppôt 
de  Vanini,  ce  prince  des  athées,  n'enseignait-il  pas 
secrètement  l'athéisme,  en  prouvant  Dieu  par  des 
preuves  d'une  faiblesse  calculée  pour  ébranler  la 
foi  (1)?  Descartes  répondit  à  Voët   et   fut  aussitôt 

(1)  En  repoussant,  comme  dénuée  de  sens,  l'accusation  d'avoir 
laissé  partout  derrière  lui  des  fils  naturels.  Descartes  ajoute  qu'au 
surplus  «1  il  a  été  jeune,  qu'il  est  encore  homme,  qu'il  n'a  jamais  fait 
vœu  de  chasteté,  ni  voulu  passer  pour  un  saint  »  (VIII,  22).  Quant 
à  l'accusation  répétée  d'athéisme  qui  est  portée  contre  lui,  il  n'a  pas 


81  DESCARTES 

cité  en  justice  devant  le  conseil  de  ville  d'Utrecht, 
condamné  par  défaut  le  23  septembre  1643,  et  menacé 
d'expulsion,  d'amende,  de  destruction  de  ses  livres 
par  le  bourreau.  Descartes  dut  faire  appel  à  ses  amis, 
tant  à  la  cour  du  prince  d'Orange  qu'à  l'ambassade 
de  France,  et  le  prince  fit  arrêter  les  poursuites. 

Après  Utrecht,  Leyde  l'attaqua.  11  y  avait  là  un 
certain  régent  de  séminaire  réformé.  Revins,  qui 
avait  jadis  entrepris  de  convertir  Descartes  au  pro- 
testantisme et  s'était  attiré  de  lui  cette  réponse  : 
«  J'entends  garder  la  religion  de  mon  roi  et  de  ma 
nourrice.  »  Le  gros  Hollandais,  incapable  de  saisir 
la  fine  ironie  du  gentilhomme  français,  ne  lui  par- 
donna pas  cet  échec  ;  ému  par  les  déclarations  pu- 
bliques que  maints  professeurs  de  Leyde  faisaient 
en  faveur  de  Descartes,  il  le  poursuivit  avec  viva- 
cité et  prononça  contre  lui  les  pires  accusations  : 
dans  des  thèses  qui  furent  soutenues  le  7  avril  1647, 
Descartes  fut  traité  de  pélagien  et  de  blasphéma- 
teur, parce  qu'il  soutenait  que  la  liberté  en  l'homme 
est  infinie  et  qu'il  supposait  que  Dieu  même  pût 
être  trompeur.  A  quoi  Descartes  répliqua  fièrement 
que  ce  n'était  pas  la  peine  d'avoir  aidé  par  les  armes 
les  Provinces- Unies  à  se  délivrer  de  l'inquisition 
d'Espagne  pour  être  soumis  aussitôt  après  à  l'in- 
quisition   des     ministres    de    Hollande    (lettre    du 

de  peine  à  en  prouver  l'inanité.  Un  célèbre  théologien  espagnol,  Gré- 
goire de  Valentia,  n'a-t-il  pas  réfuté  comme  vains  tous  les  arguments 
dont  se  sert  saint  Thomas  pour  démontrer  l'existence  de  Dieu?  Et, 
à  ce  compte-là,  saint  Thomas  ne  devrait-il  pas  être  taxé  d'athéisme 
et  comparé  à  Vanini  (VIII,  176)?  Il  est  à  noter  que  Descartes  ne 
repousse  point  l'accusation  qui  est  portée  contre  lui  d'avoir  été  affilié 
aux  Rose-Croix;  cette  accusation  n'était  peut-être  pas  dénuée  de 
fjndement  (G.  Cohen,  Écrivains  français  en  Hollande,  p.  402  et  suiv.). 


DE    SON   ARRIVÉE    EN    HOLLANDE    A    SA    MORT     8t 

12  mai  1G47,  V,  25).  Mais  TafTaire  prenait  mauvaise 
tournure,  et  il  fallut  eiicore  l'intervention  de  l'auto- 
rité suprême  pour  y  mettre  un  terme.  Les  curateurs 
de  l'Université  et  les  consuls  de  la  ville  de  Leyde 
prirent,  le  20  mai  1647,  un  arrêté  enjoignant  aux 
professeurs  de  ne  plus  parler  pour  ou  contre  Des- 
cartes, et  ils  demandèrent  en  même  temps  à  1'  «  illustre 
mathématicien  »  de  se  taire  sur  les  points  contro- 
versés. Descartes  ne  fut  qu'à  demi  satisfait  de  cette 
solution    (lettre  à    Elisabeth,  6  juin   1647,   V,  60). 
Français  et  catholique,  il  ne  se  reconnaissait  point 
justiciable  des  synodes  et  consistoires  de  Hollande, 
et   prétendait  n'avoir  à   répondre   de   ses  opinions 
que  devant  la  Faculté  de  théologie  de  Paris.  L'arrêté, 
d'ailleurs,  ne  mit  pas  fin  aux  hostilités,  qui  reprirent 
bientôt  à  Leyde,  puis  à  Utrecht  où  Regius  s'était 
retourné  contre  son  ancien  ami.  Du  moins,  la  lumière 
put  continuer  de  briller,  en  dépit  des  «  chats-huants  » 
que  son  éclat    offusquait    (lettre   du  27  mai   1647, 
V,  43)  ;  Descartes  se  contenta  d'avoir  pour  lui  les 
honnêtes  gens,  à  défaut  des  doctes. 

Toutes  ces  polémiques  n'empêchaient  pas  Des- 
cartes de  travailler.  Aussitôt  qu'il  eut  terminé  ses 
Méditations^  il  se  mit  à  rédiger  la  première  partie 
de  sa  physique,  sous  forme  de  thèse  et  en  matière 
d'abrégé.  Ce  sont  ses  Principes  de  la  philosophie. 
Ils  devaient  comprendre  six  parties  :  «  Principes 
de  la  connaissance.  Principes  des  choses  matérielles. 
Le  ciel.  La  terre.  Les  plantes  et  les  animaux. 
L'homme.  »  Mais  il  ne  put  achever  les  deux  dernières, 
faute  d'expériences,  et  se  contenta  des  quatre  pre- 
mières, comprenant  la  métaphysique  (I)  et  la  phy- 

6 


82  DESCARTËS 

sique  fondée  sur  celte  métaphysique  (II-IV).  Des- 
cartes déclare  à  Huyghens  (lettre  du  31  janvier  1642, 
III,  523)  que  c'est  bien  là  sa  philosophie,  c'est-à- 
dire  son  Monde,  qu'il  se  décide  à  publier,  ce  Monde, 
disait  Saumaise,  que,  «  s'il  était  moins  bon  catho- 
lique, il  nous  aurait  déjà  donné  »  (X,  557).  Les 
Principia  philosophie  furent  publiés  chez  Elzevir, 
le  10  juillet  1644  ;  ils  étaient  écrits  en  latin  et  dédiés 
à  la  Sorbonne  ;  mais  Descartes  chargea  son  ami 
l'abbé  Picot,  de  Moulins,  de  les  traduire  en  fran- 
çais, et  il  lui  adressa,  en  guise  de  préface  à  la  traduc- 
tion française  (Paris,  Le  Gras,  1647),  une  impor- 
tante lettre  où  il  s'explique  nettement  sur  l'opposi- 
tion de  la  nouvelle  philosophie  à  l'ancienne,  et  sur 
les  avantages  qu'elle  présente  pour  le  progrès  indé- 
fini des  connaissances  humaines  par  voie  d'accrois- 
sement continu. 

* 

Les  Principes  étaient  dédiés  à  la  princesse  Elisa- 
beth. Aînée  des  filles  de  l'électeur  palatin,  Fré- 
déric V,  roi  éphémère  de  la  Bohême  (1),  et  d'Elisa- 
beth Stuart,  fille  de  Jacques  I®^  d'Angleterre,  la 
princesse  Elisabeth  avait  mené  une  vie  d'exil,  assom- 
brie par  les  infortunes  et  les  ambitions  persistantes 
de  sa  famille.  Elle  avait  alors  vingt-six  ans.  Elle 
joignait  à  une  beauté  rare  une  grande  fermeté  de 
caractère,  une  intelligence  vive  et  quelque  peu 
inquiète,  une  instruction  à  la  fois  solide  et  variée  : 

(1)  Élu  le  5  septembre  1619,  il  fut  privé  de  son  trône  le  8  sep- 
tembre 1620,  à  cette  bataille  de  Prague  où  Descartes,  semble-t-il, 
assista  en  sa  qualité  de  volontaire  aux  troupes  du  duc  de  Bavière, 


DE    SON    ARRIVÉE    EN    HOLLANDE   A    SA    MORT      83 

elle  parlait  couramment  six  langues,  bien  qu'elle 
se  servît  ordinairement  du  français,  et  elle  était  fort 
versée  dans  les  sciences  mathématiques,  astrono- 
miques et  physiques  ;  avec  cela  très  calviniste, 
outrée  du  mariage  de  son  frère  Edouard  avec  une 
princesse  catholique,  Anne  de  Gonzague,  et  plus 
tard  disciple  des  mystiques  Labadie  et  William 
Penn,  elle  aimait,  étant  jeune,  le  monde,  la  vie  des 
cours,  et  ne  se  refusait  point  quelques  galanteries 
innocentes  ;  au  demeurant,  «  une  fille  qui  a  mille 
belles  connaissances,  une  vertueuse  fille  »,  dit  Talle- 
mant  des  Réaux,  dont  la  méchante  langue  n'épar- 
gnait guère  personne. 

C'est  en  mai  1643,  après  la  lecture  des  Méditations^ 
qu'elle  entra  en  relations  épistolaires  avec  Des- 
cartes. t)ans  les  lettres  qu'elle  lui  adresse,  elle  lui 
fait  part,  non  seulement  de  ses  difficultés  en  matière 
scientifique  ou  philosophique,  mais  de  ses  affaires 
personnelles  et  elle  lui  demande  conseil  comme  à 
un  ami,  à  un  médecin  et  à  un  directeur  de  conscience. 
Très  flatté  de  la  confiance  que  lui  témoignait  une 
princesse  encore  jeune,  dont  le  visage  lui  représen- 
tait celui  des  Grâces,  et  dont  l'esprit,  si  apte  à  com- 
prendre ses  propres  ouvrages,  lui  paraissait  incom- 
parable (1),  enclin  d'ailleurs  à  apprécier  plus  les 
femmes  que  les  hommes  comme  disciples,  parce 
qu'elles  ont  un  esprit  plus  naturel,  plus  simple,  plus 
docile  et  moins  embarrassé  de  préjugés.  Descartes 
fut  en  effet,  pour  Elisabeth,  un  conseiller,  un  ami  et 
un  véritable  directeur  spirituel. 

(1)  Voir  11  dédicace  des  Principes  à  la  princesse  Elisabeth  (IX*,  21. 
Texte  latin,  VIII,  1). 


84  DESCARTES 

Les  grandes  œuvres  de  Descartes  nous  font  con- 
naître le  métaphysicien  et  le  savant  ;  sa  corres- 
pondance avec  Elisabeth  nous  révèle  l'homme.  C'est 
là  ce  qui  en  fait  l'intérêt  unique  :  car  toute  doc- 
trine, au  fond,  ne  vaut  que  ce  que  vaut  l'homme,  et 
par  ce  que  l'homme  y  a  mis  de  soi. 

11  s'y  peint  au  vif  (1),  avec  ses  fortes  qualités  et 
ses  travers  ingénus,  avec  l'immense  confiance  qu'il 
a,  mais  sans  orgueil,  en  lui-même  et  en  sa  méthode, 
avec  sa  fierté,  sa  franchise,  sa  passion  de  l'indépen- 
dance, son  goût  de  la  méditation  et  cette  généreuse 
bonté  dont  Elisabeth  lui  témoigne  une  touchante 
reconnaissance. 

Il  lui  donne,  avec  «  les  clefs  de  son  algèbre  )j,  le 
secret  de  sa  méthode,  dont  il  était  pourtant  fort 
jaloux,  puisqu'il  l'avait  enveloppée,  dans  sa  Géo- 
métrie, d'une  obscurité  voulue  (IV,  38-42).  Il  traite 
longuement  avec  elle  de  la  principale  difficulté  qu'elle 
trouvait  en  la  philosophie,  à  savoir  de  l'union  de 
l'âme  et  du  corps.  Descartes  lui  montre  comment 
cette  union,  qui  compose  tout  l'homme,  et  que  nous 
expérimentons  au-dedans  de  nous-mêmes  sans  pou- 
voir la  comprendre,  nous  fournit,  avec  le  principe 
de  la  connaissance  et  de  l'être,  la  règle  même  de 
notre  vie,  qui  est  plus  essentielle  que  tout  le  reste. 
Primo  vivere,  deinde  philosophari  :  toute  la  corres- 
pondance avec  Elisabeth  n'est  que  le  commentaire, 
mais  combien  précis  et  profond,  de  cette  maxime. 

La  lettre  du  28  juin  1643  est  particulièrement 
révélatrice  à  cet  égard  (III,  691  et  suiv.).  Descartes 

(1)  Sur  l'homme,  voir  quelques  belles  pages  de  Delbos,  dans 
Figures  et  doctrines  de  phiLjophes,  Paris,  Pion,  1918,  p.  113  et  suiv. 


DE   SON    ARRIVÉE    EN   HOLLANDE    A    SA    MORT      85 

explique  qu'il  y  a  trois  genres  d'idées  ou  notions 
primitives  :  la  notion  de  l'âme,  qui  se  conçoit  par 
l'entendement  pur  et  fait  l'objet  de  la  métaphysique  ; 
celle  du  corps,  qui  se  conçoit  par  l'entendement  aidé 
de  l'imagination,  et  qui  fait  l'objet  des  mathéma- 
tiques ;  celle  de  leur  union,  qui  se  connaît  très  claire- 
ment par  les  sens,  et  qui  fait  l'objet  de  la  vie  et  des 
conversations.  Or,  ajoute  Descartes,  «  je  puis  dire 
avec  vérité  que  la  principale  règle  que  j'ai  toujours 
observée  en  mes  études,  et  celle  que  je  crois  m'avoir 
le  plus  servi  pour  acquérir  quelque  connaissance, 
a  été  que  je  n'ai  jamais  employé  que  fort  peu  d'heures 
par  jour  aux  pensées  qui  occupent  l'imagination,  et 
fort  peu  d'heures  par  an  à  celles  qui  occupent  l'en- 
tendement seul,  et  que  j'ai  donné  tout  le  reste  de 
mon  temps  au  relâche  des  sens  et  au  repos  de  l'es- 
prit... C'est  ce  qui  m'a  fait  retirer  aux  champs  » 
(III,  692-693). 

Descartes  n'entend  nullement  par  là  marquer  du 
mépris  pour  la  métaphysique,  comme  paraissent 
le  croire  tous  ceux  qui  citent  cette  phrase  séparée 
de  son  contexte.  En  effet,  il  ajoute  tout  de 
suite  après  :  «  Enfm,  comme  je  crois  qu'il  est  très 
nécessaire  d'avoir  bien  compris,  une  fois  en  sa  vie, 
les  principes  de  la  métaphysique,  à  cause  que  ce 
sont  eux  qui  nous  donnent  la  connaissance  de  Dieu 
et  de  notre  âme,  je  crois  aussi  qu'il  serait  très  nui- 
sible d'occuper  son  entendement  à  les  méditer,  à 
cause  qu'il  ne  pourrait  si  bien  vaquer  aux  fonctions 
de  l'imagination  et  des  sens  ;  mais  que  le  meilleur 
est  de  se  contenter  de  retenir  en  sa  mémoire  et  en 
sa  créance  les  conclusions  qu'on  en  a  une  fois  tirées, 


8fi  DKSCARTES 

puis  employer  le  reste  du  temps  qu'on  a  pour  l'étude, 
aux  pensées  où  l'entendement  agit  avec  l'imagina- 
tion et  les  sens  »  (III,  695). 

Ailleurs,  nous  voyons  Descartes  donner  à  Elisa- 
beth des  conseils,  presque  des  consultations.  Elle 
lui  confie  qu'elle  souffre  d'apostèmes  aux  doigts, 
d'obstruction  de  la  rate,  de  mélancolie.  Descartes 
lui  indique  des  remèdes,  et  surtout  la  manière  de 
s'en  servir  :  il  faut,  en  les  prenant,  garder  son  âme 
dans  la  paix,  dans  le  contentement  et  dans  la  joie  ; 
il  faut  fuir  toute  tristesse,  toute  contention  d'esprit, 
et  «  ne  s'occuper  qu'à  imiter  ceux  qui,  en  regardant 
la  verdeur  d'un  bois,  les  couleurs  d'une  fleur,  le  vol 
d'un  oiseau,  et  telles  choses  qui  ne  requièrent  aucune 
attention,  se  persuadent  qu'ils  ne  pensent  à  rien.  Ce 
qui  n'est  pas  perdre  le  temps,  mais  le  bien  em- 
ployer »  (IV,  220).  Surtout  il  faut  ne  dépendre  que 
de  soi  pour  son  contentement,  et  tout  entreprendre 
dans  un  sentiment  d'allégresse  et  de  liberté  inté- 
rieure :  «  Les  grandes  prospérités  éblouissent  et 
enivrent  souvent  de  telle  sorte,  qu'elles  possèdent 
plutôt  ceux  qui  les  ont,  qu'elles  ne  sont  possédées 
par  eux  ;  et  bien  que  cela  n'arrive  pas  aux  esprits 
de  la  trempe  du  vôtre,  elles  leur  fournissent  toujours 
moins  d'occasion  de  s'exercer  que  ne  font  les  adver- 
sités. Et  je  crois  que,  comme  il  n'y  a  aucun  bien  au 
monde,  excepté  le  bon  sens,  qu'on  puisse  absolu- 
ment nommer  bien,  il  n'y  a  aussi  aucun  mal  dont 
on  ne  puisse  tirer  quelque  avantage,  ayant  le  bon 
sens  ))  (IV,  237). 

Enfin  Descartes  rattache  ses  maximes  à  un  com- 
mentaire raiâonne  du  De  vita  beata  de  Sénèque,  et  il 


DE   SON   ARRIVÉE   EN   HOLLANDE   A    SA   MORT     87 

envoie  à  Elisabeth  en  six  lettres,  du  21  jnillet  au 
6  octobre  1645,  un  véritable  traité  de  sa  morale  défi- 
nitive, avec  les  principes  qui  la  commandent,  qui  rat- 
tachent l'homme  à  Dieu  et  à  la  société,  et  le  mettent  à 
sa  place  vraie  dans  l'univers.  En  même  temps,  pressé 
par  les  objections  et  les  demandes  d'éclaircissement 
de  la  princesse,  il  se  décide  à  expliquer  sa  pensée 
dans  un  Traité  des  passions,  qui  devait  être  une  suite 
et  une  dépendance  de  sa  physique  et  une  introduction 
à  sa  morale.  Il  y  mit  la  dernière  main  en  1649  ;  le 
traité  parut  à  la  fin  de  novembre  (1).  Descartes  alors 
était  en  Suède. 

* 
*  * 

Dans  quelles  circonstances  fut-il  amené  à  quitter  la 
Hollande  pour  se  transplanter  en  Suède  et  y  mourir? 

Les  persécutions  qu'il  avait  subies  en  Hollande 
lui  donnèrent  un  moment  l'idée  d'aller  s'établir  en 
Angleterre,  ou  de  revenir  en  Franco.  H  y  avait  fait 
déjà  deux  voyages  :  en  1644,  pour  aller  régler  la 
succession  de  son  père,  et  en  l'été  1647,  pour  voir 
ses  amis  parisiens  :  c'est  lors  de  ce  second  séjour 
qu'il  eut  deux  entretiens  avec  Pascal,  les  23  et 
24  septembre,  et  qu'il  lui  suggéra,  affirme-t-il  (2), 

(1)  Les  Passions  de  l'âme,  par  René  Descartes,  Paris,  Le  Gras, 
et  Amsterdam,  Elzevir,  1649.  Une  traduction  latine  parut  à  Ams- 
terdam en  1650. 

(2)  Lettres  à  Carcavi,  du  11  juin  et  du  17  août  1649  (V,  365,  391). 
Lettre  à  Mersenne,  du  13  décembre  1647  (V,  98).  On  trouvera  le 
récit  de  la  première  visite  que  rendit  Descartes  à  Pascal  malade, 
dans  une  lettre  de  Jacqueline  Pascal  à  Mme  Périer,  25  septembre  1646 
(Œuvres  de  B.  Pascal,  Grands  Écrivains  de  France,  Hacliette,  II,  42, 
avoc  une  introduction  où  l'on  trouve  la  bibliographie  de  la  question). 
Cf.  A.  T.,  XII,  451  et  suiv. 


88  DESCARTES 

la  fameuse  expérience  du  vide,  qui  consistait  à 
mesurer  une  colonne  de  mercure  au  pied  et  au 
sommet  d'une  montagne.  Son  troisième  voyage,  en 
mai  1648,  fut  commandé  «  comme  de  la  part  du  roi  », 
qui,  «  en  considération  de  ses  grsuids  mérites  et  de 
l'utilité  que  sa  philosophie  et  les  recherches  de  ses 
longues  études  procuraient  au  genre  humain  »,  lui 
avait  octroyé  une  pension  de  trois  mille  livres  dont 
il  semble  bien  qu'il  ne  toucha  jamais  rien.  Lorsque 
Descartes  arriva  en  France,  les  troubles  de  la  Fronde 
étaient  près  d'éclater,  et  il  se  compare  à  un  convive 
que  des  amis  ont  invité  et  qui  trouve  en  arrivant 
la  cuisine  en  désordre  et  la  marmite  renversée 
(V,  292).  Il  n'avait  plus  qu'à  s'en  retourner.  D'ail- 
leurs, son  vieil  ami  Mersenne  était  à  l'agonie  ;  et 
il  lui  semblait  que  les  autres  ne  le  regardaient  guère 
autrement  qu'un  animal  rare,  éléphant  ou  pan- 
thère {V,  329),  comme  ce  marquis  de  Newcastle 
qui  voulut  le  réunir  à  sa  table  avec  Hobbes  et  Gas- 
sendi, ou  qu'ils  ne  désiraient  autre  chose  que  de  se 
l'attacher  à  la  manière  d'un  domestique,  comme  ce 
M.  de  Montmort  qui  lui  offrit  une  maison  à  la  cam- 
pagne avec  une  pension  de  quatre  mille  livres. 
Cependant  il  fut  peut-être  un  instant  séduit  par 
l'idée  de  fonder  une  école  des  arts  et  métiers,  des- 
tinée à  former  des  artisans  capables  et  à  réaliser 
l'union  de  la  théorie  et  de  la  pratique,  qui  est  la 
condition  de  tout  progrès  scientifique  et  indus- 
triel {XI,  659). 

Mais  l'atmosphère  n'était  pas  propice  à  de  tels 
desseins.  Le  27  août  1648,  le  lendemain  du  jour  où 
l'on    avait    célébré    à    Notre-Dame    la   victoire    de 


DE   SON   ARRIVÉE   EN    HOLLANDE   A    SA    MORT     19 

Condé  à  Lens  et  où  le  peuple  de  Paris  avait  élevé 
des  barricades,  Descartes  repart  pour  son  ermitage 
d'Egmond,  «  point  marri  d'être  allé  en  France,  mais 
encore  plus  aise  d'en  être  revenu  »,  écrit-il  à  Elisa- 
beth (V,  232).  Cependant,  tout  en  reprenant  ses 
travaux  et  ses  méditations,  il  se  fait  tenir  au  cou- 
rant de  ce  qui  se  passe  en  France,  car  telle  était  en 
lui  «  la  force  du  sang  français  »  et  catholique  qu'il 
ne  cesse  de  «  prier  Dieu  que  la  fortune  de  la  France 
surmonte  les  efforts  de  tous  ceux  qui  ont  dessein 
de  lui  nuire  »  (lettre  du  31  mars  1649,  V,  332). 

C'est  en  avril  1649  qu'il  reçut  l'invitation  pres- 
sante de  se  rendre  en  Suède.  La  reine  Christine  vou- 
lait faire  «  quelque  chose  de  grand  »  :  désireuse  de 
compléter  la  gloire  des  armes  par  celle  de  la  paix, 
et  de  s'entourer  d'artistes  et  de  savants,  elle  fit 
appel  à  notre  ambassadeur  Chanut,  qui  avait  éveillé 
en  elle  la  curiosité  de  la  philosophie  cartésienne, 
afin  qu'il  négociât  la  venue  du  philosophe  en  Suède. 
Chanut  avait  connu  Descartes  en  1644,  probable- 
ment chez  son  beau-frère  Clerselier,  intime  ami  du 
philosophe,  et  tout  de  suite  la  sympathie  avait  été 
très  vive  entre  le  gentilhomme  poitevin  et  le  diplo- 
mate riomois  :  celui-ci  crut  bien  servir  les  intérêts 
de  son  ami,  de  la  France  et  de  la  Suède,  en  l'invitant 
à  venir  à  la  cour  de  la  reine  Christine.  Mais,  pour  le 
faire  agréer  de  cette  originale  personne,  il  pria  Des- 
cartes de  joindre  à  l'envoi  qu'il  lui  avait  fait  de  ses 
Principes  quelques  feuillets  sur  les  passions  de 
l'amour,  dont  il  pensait  que  la  reine  serait  plus 
séduite  que  de  sa  métaphysique.  Descartes  s'exé- 
cuta de  bonne  grâce  et  lui  adressa,  dès  le  i^  fé- 


90  DE8CARTES 

vrier  1647,  huit  feuillets,  où  il  cite  Horace  et  Virgile, 
l'Arioste  et  Théophile,  et  caractérise  les  trois  sortes 
d'amour,  selon  qu'on  estime  l'objet  aimé  inférieur., 
égal  ou  supérieur  à  soi-même  (IV,  600-617).  La 
lettre,  d'ailleurs  fort  belle,  que  Chanut  remit  à  la 
reine  après  s'être  fait  un  peu  prier,  produisit  sur 
elle,  semble-t-il,  une  grande  impression  ;  elle  fit  de- 
mander au  philosophe  quelques  éclaircissements  sur 
sa  doctrine  de  l'infinité  de  l'univers,  qui  l'avait 
inquiétée  ;  puis,  coup  sur  coup,  elle  lui  envoya  trois 
invitations  de  se  rendre  à  la  cour,  et,  trouvant  qu'il 
ne  faisait  pas  assez  diligence,  elle  fit  partir  un 
amiral  suédois  pour  la  Hollande,  avec  ordre  de 
ramener  Descartes  sur  son  vaisseau  (avril  1649). 
Descartes,  surpris  de  cette  promptitude,  congédia 
poliment  l'amiral  :  «  J'avoue,  écrit-il  à  Brasset,  qu'un 
homme  qui  est  né  dans  les  jardins  de  la  Touraine, 
et  qui  est  maintenant  en  une  terre  où,  s'il  n'y  a  pas 
tant  de  miel  qu'en  celle  que  Dieu  avait  promise  aux 
Israélites,  il  est  croyable  qu'il  y  a  plus  de  lait,  ne 
peut  pas  si  facilement  se  résoudre  à  la  quitter  pour 
vivre  au  pays  des  ours,  entre  des  rochers  et  des 
glaces  »  (lettre  du  23  avril  1649,  V,  349). 

Enfin,  le  l®'"  septembre,  il  se  décide  à  s'embarquer 
pour  la  Suède,  et  se  présente  à  ses  amis  «  avec  une 
coiffure  à  boucle,  des  souliers  en  croissant  et  des 
gants  garnis  de  neige  ».  Il  mit  un  bon  mois  pour 
faire  le  voyage  et  n'arriva  à  Stockholm  qu'au  début 
d'octobre.  Christine  accorda  aussitôt  deux  audiences 
à  celui  que  son  pilote  appelait  «  un  demi-dieu  », 
tant  il  s'était  montré  expert  en  la  navigation.  Des- 
cartes paraît  avoir  été  médiocrement  enchamté  de 


DE   SON   ARRIVÉE    EN   HOLLANDE   A    SA   MORT     91 

l'accueil  que  lui  fit  celte  reine  de  vingt  ans,  dont  il 
vante,  sans  doute,  la  sagesse,  la  simplicité,  les  con- 
naissances littéraires,  mais  dont  il  apprécie  peu 
l'humeur  fantasque  et  l'indifférence  qu'elle  profes- 
sait pour  la  philosophie  (lettre  à  Elisabeth,  9  oc- 
tobre 1649,  V,  429).  A  peine  arrivé,  il  songe  à  re- 
partir. Il  ne  trouvait  de  ressources  que  dans  la 
conversation  d'un  religieux  augustin,  le  P.  Viogué, 
avec  qui  il  avait  des  entretiens  dont  Mme  Chanut 
était  «  édifiée  ».  Les  grammairiens  et  les  philologues 
de  la  cour  lui  faisaient  une  guerre  sourde  ;  lors  de 
la  célébration  de  la  paix  de  Wesiphalie,  le  18  dé 
cembre,  la  reine,  désireuse  qu'il  y  jouât  son  rôle, 
et  ne  pouvant  obtenir  de  lui  qu'il  dansât  le  ballet, 
le  décida  du  moins  à  composer  des  vers  pour  la 
circonstance  (1)  ;  enfin,  ce  qui  est  pire,  notre  philo- 
sophe, qui  avait  toujours  eu  coutume  de  rester  au 
lit  fort  tard,  dut,  pour  plaire  à  la  reine,  se  lever 
avant  l'aube,  car  c'est  à  cinq  heures  du  matin  que 
cette  exigeante  personne  lui  donnait  rendez-vous 
dans  son  cabinet  d'étude  pour  apprendre  de  lui  «  la 
manière  de  vivre  heureuse  devant  Dieu  et  devant 
les  hommes  »  (XII,  549,  note  ;  603,  note). 

Il  souffrait  cruellement  du  froid  :  les  pensées  des 
hommes  se  gèlent  en  ce  pays,  disait-il,  comme  les 
eaux  (V,  467).  Il  ne  put  résister  à  ce  régime.  Il  prit 
froid  en  se  rendant  de  l'ambassade  à  la  cour,  et 
tomba  gravement  malade.  Christine  lui  envoya  un 

(1)  Ce  curieux  ballet  sur  la  Naissance  de  la  Paix  a  été  tout  récem- 
ment retrouvé  à  la  bibliothèque  de  l'Université  d'Upsal,  et  publié, 
avec  une  préface  de  M.  Albert  Thibaudet,  dans  la  Revue  de  Genève 
(août  1920).  Descartes  y  décrit  les  horreurs  de  la  guerre  et  y  célébra 
les  bienfaits  de  la  paix  renaissante. 


9i  DKSCAHTh:S 

médecin  allemand,  qu'il  considérait  comme  son 
ennemi,  et  qu'il  ne  reçut  qu'à  contre-cœur.  Comme 
celui-ci  voulait  le  saigner  :  «  Epargnez  le  sang  fran- 
çais »,  lui  dit-il  ;  et  il  n'accepta  qu'un  remède  de 
paysan,  consistant  en  une  légère  infusion  de  tabac 
dans  une  boisson  chaude.  La  fièvre  augmentait  ; 
les  poumons  se  prirent  ;  le  11  février  1650,  à  quatre 
heures  du  matin,  après  avoir  dicté  une  lettre  pour  ses 
frères  où  il  leur  recommandait  sa  nourrice,  et  après 
avoir  reçu  avec  ferveur  l'assistance  religieuse  du 
P.  Viogué,  il  dit  :  «  Ça,  mon  âme,  il  faut  partir  », 
puis  il  expira,  «  passionné  pour  aller  voir  à  découvert 
et  posséder  une  vérité  qu'il  avait  recherchée  toute 
sa  vie  »  (1).  Il  n'avait  pas  cinquante-quatre  ans. 

Le  médecin  allemand  rédigea  un  bulletin  précis 
et  sec  sur  la  mort  de  ce  malade  qui  n'avait  pas 
consenti  à  se  laisser  soigner  selon  les  règles.  La  reine 
paraît  surtout  avoir  été  frappée  de  la  mort  préma- 
turée du  philosophe  qui  avait  parlé  de  prolonger 
indéfiniment  la  vie  humaine,  et  que  »  ses  oracles 
avaient  bien  trompée  ».  Mais  ses  amis  demeurèrent 
profondément  édifiés  de  la  fin  courageuse  et  chré- 
tienne de  ce  penseur  qui  avait  toujours  hautement 
affirmé  sa  croyance,  fondée  sur  la  foi  et  sur  la  raison 
naturelle,  dans  les  destinées  impérissables  de  l'âme 
(III,  279,  580). 

La  reine,  désireuse  d'honorer  le  philosophe  à  qui 
elle  devait   rapporter  plus  tard   sa   conversion    au 


(1)  Bah-let,  II,  423  (A.  T.,  V,  494).  Paroles  prononcées  par  son 
ami  Chanut,  «  qui  entendait  le  langage  de  ses  yeux  et  qui  pénétrait 
encore  dans  le  fond  de  son  cœur  ».  Voir  les  émouvantes  relations  de 
sa  mort  (V,  470-494). 


DE   SON   ARRIVÉE    EN    FIOLLANDE   A   SA    MORT     93 

catholicisme,  offrit  pour  ses  funérailles  le  principal 
temple  de  Stockholm.  Chanut  refusa  :  un  gentil- 
homme catholique  et  français  ne  pouvait  reposer 
en  terre  étrangère  et  luthérienne  ;  il  fit  déposer  ses 
restes  au  cimetière  des  enfants  morts  avant  le  bap- 
tême, et  y  éleva  un  monument  orné  de  quatre  épi- 
taphes  latines.  En  1667,  on  les  rapporta  en  France, 
et  on  les  ensevelit  en  l'église  Sainte-Geneviève 
(Saint-Étienne  du  Mont),  d'où  ils  furent  transportés, 
en  1792,  au  Jardin  Elysée  des  monuments  français, 
puis,  en  1819,  à  Saint-Germain  des  Prés.  Un  ordre 
royal  interdit  le  panégyrique  que  s'apprêtait  à  pro- 
noncer le  P.  Lallemand,  chancelier  de  l'Université, 
car  le  cartésianisme  déjà  était  suspect  (1). 

Ainsi  mourut  prématurément,  loin  de  ceux  de 
son  pays  et  de  sa  foi,  l'homme  (2)  qui,  malgré  ses 
défauts,  ses  erreurs  ou  ses  manques,  demeure  l'ini- 
tiateur de  la  science  et  de  la  pensée  modernes  ;  qui 
fournit  à  l'une  son  instrument  analytique,  à  l'autre 
ses  principes  ;  qui  réunit  dans  un  merveilleux  équi- 
libre les  plus  hautes  qualités  de  notre  race  ;  qui  les 
mit  toutes  au  service  du  vrai  ou  de  Dieu,  en  une  vie 
de  méditation  constante,  avec  cette  parfaite  géné- 
rosité qui  s'allie,  disait-il,  à  Vhumilité  la  plus  grande, 
et  qui  porte  naturellement  les  généreux  à  faire  de 

(1)  Les  œuvres  de  Descartes,  censurées  par  l'Université  de  I.ou- 
vain  en  1662,  avaient  été  condamnées  à  Rome,  par  la  Congrégation 
de  l'Index,  le  20  novembre  1663,  donec  corrigantur.  Voir  à  ce  sujet 
Francisque  Bouilliek,  Histoire  de  la  philosophie  cartésienne,  3®  éd., 
Paris,  1868,  t.  I",  p.  466  et  suiv. 

(2)  Voir  au  Louvre  le  beau  portrait  de  Descartes  attribué  à  Franz 
Hais.  La  tête  forte,  le  front  large  et  un  peu  bombé,  le  nez  volontaire, 
les  yeux  profonds,  tout,  dans  cette  physionomie  expressive,  traduit 
la  maîtrise  de  soi,  l'énergie  intérieure,  l'habitude  de  la  méditation. 


94  DESCARTES 

grandes  choses,  puisqu'ils  n'estiment  rien  de  plus 
grand  que  de  faire  du  bien  aux  autres  :  l'un  des 
plus  nobles  représentants,  à  tout  prendre,  du  génie 
spirituel  de  la  France. 

Note  sur  le  sort  des  manuscrits  de  Descartes 

et  leur  publication  posthume. 

Trois  jours  après  la  mort  de  Descartes,  le  14  février  1650, 
un  inventaire  fut  dressé  à  Stockholm  des  papiers  qu'il  avait 
emportés  en  Suède,  et  qui  comprenaient  ses  principaux 
manuscrits  ;  un  autre  inventaire  fut  dressé  à  Leyde,  le  4  mars, 
de  ceux  qu'il  avait  laissés  en  Hollande.  Ce  second  document 
ne  nous  est  pas  parvenu,-  mais  nous  avons  deux  copies 
manuscrites  du  premier,  l'un  à  la  Bibliothèque  universitaire 
de  Leyde,  l'autre  à  la  Bibliothèque  nationale  à  Paris  [Inven- 
taire succinct  des  écrits  qui  se  sont  trouvés  dans  les  coffres 
de  M.  Descartes.  A.  T.,  X,  5-12). 

Les  papiers  de  Descartes  furent  laissés  par  ses  héritiers 
à  son  ami  Chanut,  sur  lequel  on  comptait  pour  la  publica- 
tion des  manuscrits.  Chanut  en  confia  le  soin  à  son  beau- 
frère  Clerselier.  Le  dépôt  fut  envoyé  en  France,  où  il  n'arriva 
qu'en  1653,  après  bien  des  retards  et  des  mésaventures  : 
Baillet  raconte  (Vie,  II,  428)  que  le  bateau  qui  les  rapportait 
coula  aux  abords  de  Paris,  et  que  le  coffre  contenant  les 
manuscrits  ne  fut  retrouvé  que  trois  jours  après. 

Clerselier  publia  un  premier  volume  de  lettres  de  Des- 
cartes sous  ce  titi'î  :  Lettres  de  M.  Descartes,  où  sont  traitées 
les  plus  belles  questions  de  la  morale,  physique,  médecine  et 
des  mathématiques.  A  Paris,  chez  Ch.  Angot,  1657  (rééditions 
en  1663  et  1667).  Deux  autres  volumes  de  lettres  de  Des- 
cartes furent  également  publiés  par  lui,  en  1659  et  en  1667. 
Clerselier  avait  utilisé  pour  cette  édition  les  minutes  que 
Descartes  avait  conservées  de  ses  lettres.  Après  la  mort  de 
Clerselier  (1684),  l'abbé  J.-B.  Legrand,  à  qui  Clerselier  avait 
légué  ses  papiers,  entreprit  de  donner  une  édition  complète 
des  œuvres  de  Descartes.  II  recouvra,  pour  compléter  la 
correspondance  de  Descartes,  diverses  lettres  de  Regius, 
d'Elisabeth,  de  Chanut,  et  la  plupart  des  lettres  de  Des- 
cartes à  l'abbé  Picot,  à  Clerselier  et  à  quelques  autres  cor- 
respondants.   Enfin,    il   eut   communication   des   lettres   de 


DE   SON    ARRIVÉ1-:    EN    HOLLANDE   A    SA   MO  HT     95 

Descartes  à  xMersenne,  qui,  enlevées  par  Roberval  en  1648, 
étaient  passées,  après  la  mort  de  Roberval  (1675),  aux 
mains  de  La  Hire,  lequel  en  avait  fait  présent  à  l'Académie 
des  sciences.  Du  travail  entrepris  par  Legrand  en  1684,  et 
qui  fut  interrompu  par  sa  mort  (1704),  bénéficièrent  les 
deux  volumes  de  la  Vie  de  M.  Descartes  par  Baillet,  qui 
contiennent  un  grand  nombre  de  documents  originaux,  et 
un  exemplaire  des  trois  volumes  des  Lettres  de  Descartes, 
enrichi  de  notes  manuscrites  dues  à  Legrand  et  à  Baillet, 
exemplaire  passé  depuis  à  la  Bibliothèque  de  l'Institut. 
L'exemplaire  de  l'Institut  fut  utilisé  par  Cousin  dans  son 
édition  des  Œuvres  de  Descartes,  parue  en  1824-1826 
(5  volumes  de  correspondance,  t.  VI  à  X)  ;  Cousin  donne 
en  note  les  textes  provenant  des  originaux  de  Descartes, 
mais  il  reproduit  encore  les  minutes  incomplètes.  Quant  à 
la  collection  La  Hire;  que  nul  n'avait  songé  à  utiliser,  elle 
fut  dispersée  après  1841,  mais  à  peu  près  reconstituée  de 
nos  jours.  Enfin,  diverses  lettres  inédites  ont  été  publiées 
au  cours  du  dix-neuvième  siècle  ;  et,  en  1879,  Foucher  de 
Gareil  donnait  la  correspondance  d'Elisabeth.  On  trouvera 
la  liste  des  autographes  et  des  copies  manuscrites  des  lettres 
de  Descartes  au  tome  I"  de  l'édition  Adam-Tannery,  p.  lxviii 
et  suiv.  La  correspondance  de  Descartes  remplit  les  cinq 
premiers  volumes  de  cette  édition,  avec  tables  de  concor- 
dance, préface  de  Clerselier  et  index  au  tome  V. 

En  1662,  parut  à  Leyde  Renatus  Des  Cartes  de  homine 
(traduction  latine  faite  par  l'éditeur  Florent  Schuyl  sur 
deux  copies  de  l'original  français  conservées  en  Hollande). 
En  1664,  à  Paris,  chez  Le  Gras,  le  Monde  de  M.  Descartes  ou 
le  Traité  de  la  lumière  et  des  autres  principaux  objets  des 
sens  (édition  due  probablement  à  d'Alibert,  qui  en  avait 
envoyé  chercher  le  texte  «  presqu'à  l'extrémité  des  terres 
septentrionales  »).  Peu  après,  Clerselier  fit  paraître  à  son  tour, 
d'après  l'original  en  sa  possession,  VHomme  de  René  Descartes 
et  un  Traité  de  la  formation  du  fœtus  du  même  auteur  (Paris, 
Th.  Girard,  1664),  volume  qu'il  avait  annoncé  dans  la  pré- 
face au  tome  II  des  Lettres.  Il  en  donna  une  seconde  édition 
chez  Bobin  et  Le  Gras,  à  Paris,  en  1677,  avec  le  Monde  ou 
Traité  de  la  lumière.  Ces  trois  traités  (de  la  Lumière,  de 
l'Homme,  et  la  Description  du  corps  humain  ou  de  la  forma- 
tion du  fœtus)  se  trouvent  au  tome  XI  de  l'édition  A.  T. 

Clerselier   mourut   avant   d'avoir   pu    donner    un    dernier 


«6  DESCARTES 

volume  de  fragments,  annoncé  par  lui  dans  la  préface  de  1667 
(A.  T.,  V,  651).  Mais,  en  1701,  parut  à  Amsterdam,  chez  Blaeu, 
un  volume  intitulé  R.  Des  Cartes  opuscula  poslhuma,  phy- 
sica  et  mathematica,  contenant,  outre  divers  fragments  : 
Excerpta  mathematica  (X,  285,  notamment  un  fragment 
sur  les  ovales,  qui  paraît  remonter  avant  1629),  Primae  cogi- 
tationes  circa  generationem  animalium  (XI,  505),  De  sapo- 
ribus  {XI,  539),  les  Régulas  ad  directionem  ingenii,  d'après 
une  copie  conservée  en  Hollande  (texte  reproduit  dans  A.  T., 
X,  353.  Le  manuscrit  original,  qui  avait  été  communiqué  par 
Clerselier  à  Arnauld,  à  Poisson,  à  Baillet,  est  aujourd'hui 
perdu),  et,  à  la  suite,  un  dialogue  en  latin,  Inquisitio  veri- 
tatis,  traduction  de  l'original  français,  la  Recherche  de  la  vérité 
par  la  lumière  naturelle,  dont  une  copie  faite  par  Tschirnhaus 
a  été  récemment  retrouvée  à  Hanovre  et  publiée  par  A.  T., 
X,  495  (ce  petit  ouvrage,  reporté  par  Baillet  aux  dernières 
années  de  la  vie  de  Descartes,  est  de  date  très  incertaine, 
X,  529). 

L'inventaire  de  1650  mentionne,  au  titre  C,  un  petit  registre 
en  parchemin,  contenant  un  certain  nombre  d'essais  qui 
datent  de  la  jeunesse  de  Descartes  (1619-1621),  et  qui  portent 
comme  titres  :  Parnassus  (ou  études  mathématiques)  ;  Con- 
sidérations sur  les  sciences;  Algèbre;  Democritica;  Experi- 
menta;  Praeambula,  avec  l'épigraphe  Initium  sapientise  timor 
Domini;  Olympica  (A.  T.,  X,  7,  173  ;  Millet,  Descartes  avant 
1637,  p.  100  et  suiv.).  On  y  peut  joindre  deux  autres  traités  de 
sa  jeunesse,  Thaumantis  Regia  (où  il  enseignait  déjà  l'automa- 
tisme des  bêtes),  et  Studium  bonse  mentis.  Ces  écrits,  aujour- 
d'hui perdus,  ne  nous  sont  connus  que  par  l'analyse  qu'en 
a  donnée  Baillet,  et  par  la  copie  qu'en  prit  ou  qu'en  fit  prendre 
Leibniz  à  Paris,  chez  Clerselier,  en  1675-76.  Cette  copie  • 
manuscrite  a  été  retrouvée  à  Hanovre  par  Foucher  de  Careil 
et  publiée  par  lui  en  1859  et  1860  dans  ses  Œuvres  inédites 
de  Descartes  (2  vol.,  Paris,  Durand)  :  ces  inédits  contiennent, 
outre  les  opuscules  de  1619-1621,  publiés  sous  le  titre  de 
Cogitationes  privatœ  (X,  213),  un  traité  De  solidorum  ele- 
mentis  (X,  265),  des  Anatomica,  des  annotations  aux  Prin- 
cipes, etc.  (XI,  543).  Les  extraits  et  analyses  de  Baillet, 
relatifs  aux  Olympica,  aux  Expérimenta  et  au  Studium  borne 
mentis,  se  trouvent  dans  A.  T.,  X,  173  et  suiv.  Enfin  Adam  et 
Tannery  ont  également  pubHé,  à  la  suite  d'extraits  du  journal 
de  Beeckman  (X,  41),  et  sous  le  titre  de  Physico-matematica 


DE   SON    AÎUUVÉE   EN   HOLLANDE   A   SA   MORT      97 

(X,  67),  diverses  pièces  remises  par  Descartes  à  Beeckman  et 
copiées  par  celui-ci  dans  son  journal,  ainsi  qu'un  Compendium 
musicse  (X,  89)  qui  avait  été  publié  en  Hollande  en  1650, 
puis  en  France  en  1667. 

Signalons  enfin  le  très  intéressant  Manuscrit  de  Gôuingen, 
relation  d'un  entretien  entre  Descartes  et  Burman  à  Egmond, 
le  16  avril  1648,  rédigée  par  Clauberg  le  20,  et  dont  une  copie, 
retrouvée  à  la  Bibliothèque  de  l'Université  de  Gôttingen, 
a  été  publiée  pour  la  premièie  fois  par  Adam,  Revue  bour- 
guignonne de  l'enseignement  supérieur,  1895  (V,  146). 


IV 

L\    SCIENCE    CARTÉSIENNE 

LA    RECHERCHE    d'uNE    DISCIPLINE    UNIVERSELLE    : 

GÉOMÉTRIE    ANALYTIQUE 

ET    PHYSIQUE    MATHÉMATIQUE 

La  philosophie  cartésienne  est  inséparable  de  la 
science  cartésienne.  Chez  Descartes,  science  et  phi- 
losophie ont  constamment  agi  et  réagi  l'une  sur 
l'autre  ;  et  l'une  et  l'autre  ne  font  que  traduire  une 
intuition  profonde  et  cachée,  que  nous  devrons  nous 
efforcer  de  saisir. 

C'est  par  la  science  que  nous  aborderons  l'étude 
de  la  philosophie  cartésienne.  C'est  par  ses  décou- 
vertes scientifiques  et  par  sa  méthode  que  Descartes 
a  opéré  une  révolution  dans  la  pensée  humaine.  Son 
grand  «  projet  »,  nous  le  savons,  est  la  constitution 
d'une  «  science  universelle  qui  puisse  élever  notre 
nature  à  son  plus  haut  degré  de  perfection  »,  d'une 
«  méthode  »  qui  permette  à  l'homme  de  «  bien  con- 
duire sa  raison  et  chercher  la  vérité  dans  les  sciences  », 
qui  nous  rende  «  plus  sages  et  plus  habiles  »,  et  qui 
nous  assure,  non  seulement  la  connaissance,  mais, 
en  quelque  sorte,  la  maîtrise  et  possession  de  la 
nature  aussi  bien  que  de  nous-mêmes.  L'étude  de 
la  science  et  de  la  méthode  est  ainsi  Tintroduction 

9» 


LA    SCIENCE   CARTESIENNE  »9 

indispensable  à  l'intelligence  de  la  philosophie  de 
Descartes.  Comme,  au  surplus,  tout  se  tient  dans 
cette  pensée,  dont  toutes  les  parties  sont  «  si  jointes 
ensemble,  et  dépendent  si  fort  les  unes  des  autres  », 
la  connaissance  de  la  fin  que  se  proposait  Descartes, 
ou  du  projet  qu'il  a  conçu,  ne  peut  que  projeter  une 
lumière  singulière  sur  les  moyens  qu'il  a  employés 
pour  en  assurer  la  réalisation  et  sur  l'intuition  ini- 
tiale qui  a  été  le  ressort  de  toute  son  activité  intel- 
lectuelle, en  science  comme  en  philosophie  (1). 


Pour  bien  saisir  le  sens,  la  valeur  et  la  portée  de 
l'œuvre  scientifique  de  Descartes,  il  faut  d'abord  la 
replacer  dans  le  milieu  où  elle  a  éclos,  la  situer  dans 
le  temps,  au  point  précis  du  développement  où  elle 
s'insère  :  il  faut  voir  dans  quel  état  Descartes  a 
trouvé  la  science,  et  dans  quel  état  il  l'a  laissée. 

Retraçons  à  larges  traits  le  développement  scien- 
tifique de  l'humanité  jusqu'à  l'aube  du  dix-septième 
siècle. 

Les  Grecs,  esprits  d'une  pénétration,  d'une  sou- 
plesse, d'une  subtilité  merveilleuses,  et  dont  nous 
sommes,  à  bien  des  égards,  les  fils  intellectuels, 
doivent  être  considérés  comme  les  véritables  créa- 

(1)  Voir  à  ce  sujet  la  sixième  partie  du  Discours  et  la  préface  des 
Principes,  ainsi  que  diverses  lettres  (I,  250,  339,  349,  562).  L'ordre 
indiqué  par  Descartes  dans  la  Recherche  de  la  vérité  (X,  505),  et  qui 
place  l'étude  de  la  méthode  et  des  sciences  après  celle  de  la  métaphy- 
sique, ne  paraît  pas  représenter  l'ordre  naturel  de  sa  pensée,  bien 
qu'en  un  sens,  comme  le  dit  Descartes  et  comme  nous  le  montrerons 
plus  loin,  la  métaphysique  soit  la  «  racine  »  de  tout  le  reste.  Cf.  0.  Ha- 
MBLIN,  le  Système  de  Descaries,  Paris,  Alcan,  1911,  ch.  vn. 


100  DESCARTES 

leurs  de  la  science  rationnelle,  méthodique  et  désin- 
téressée. Leur  intelligence,  intuitive  à  la  fois  et  ana- 
lytique, apte  à  saisir  d'une  seule  vue  les  ensembles 
aussi  bien  qu'à  en  élaborer  avec  rigueur  le  détail, 
porta  du  premier  coup  à  leur  perfection  suprême  les 
disciplines  abstraites  auxquelles  elle  s'était  appli- 
quée (1).  L'arithmétique  des  pythagoriciens,  fondée 
sur  une  vue  exacte  et  profonde  de  la  structure 
interne  des  nombres  et  des  lois  des  proportions,  dans 
leurs  applications  aux  figures,  aux  sons,  aux  mouve- 
ments des  astres  ;  la  géométrie  d'EucUde,  science 
complète  et  définitive,  avec  tous  ses  principes  et  ! 
sa  méthode  démonstrative  ;  la  syllogistique  d'Aris- 
tote,  théorie  également  parfaite  qui  établit  une  fois 
pour  toutes  la  logique  générale  de  la  pensée  humaine, 
réalisent  bien,  suivant  le  mot  de  Thucydide,  xxrjaa 
è;à£t,  c'est-à-dire  une  acquisition  permanente  de 
l'esprit  humain.  De  fait,  à  travers  tout  le  dévelop- 
pement immense  de  nos  sciences,  nous  n'avons  rien 
eu  à  changer  à  ces  disciplines  fondamentales  que 
nous  ont  léguées  les  Grecs  et  qui  demeurent  les 
assises  immuables  de  toute  la  science  humaine  (2). 
Toutefois,  ces  assises  une  fois  posées,  les  Grecs 
ne  surent  point  bâtir  l'édifice  qu'on  eût  pu  attendre 
d'eux.   C'est   qu'en   science   même   ils   étaient   plus 

(1)  Voir  L.  Brunschvicg,  les  Étapes  de  la  philosophie  mathéma- 
tique, Paris,  Alcan,  1912;  G.  Milhaud,  Études  sur  la  pensée  scienti- 
fique chez  les  Grecs  et  chez  les  modernes,  Paris,  Lccèuc  et  Ondin,  1906, 
et  Nouvelles  Études  sur  l'histoire  de  la  pensée  scientifique,  Paris, 
Alcan,  1911. 

(2)  Sur  l'estime  dans  laquelle  Descartes  tenait  l'analyse  et  la  si"^- 
m6trie  des  anciens,  et  sur  ce  qu'il  reconnaît  leur  devoir,  cf.  Régula  IV, 
X,  373  ;  Discours,  2»  part.,  VI,  17  ;  lettre  à  Mersenne,  décembre  1637, 
I,  478-479. 


LA    SCIENCfc;   CARTÉSIENNE  101 

artistes  que  savants.  Sans  doute,  Archimède,  Apol- 
lonius, puis  les  Alexandrins,  Diophante,  Pappus, 
perfectionnèrent  singulièrement  les  méthodes  de 
l'analyse  géométrique,  jetèrent  les  bases  de  la  sta- 
tique et  élaborèrent  une  théorie  astronomique  com- 
plète, destinée  à  «  rendre  compte  des  apparences  ». 
Mais,  en  dépit  de  leurs  dons  d'observation,  les  anciens 
ignorèrent  à  peu  près  complètement  les  sciences 
expérimentales  et  ils  ne  s'élevèrent  jamais  à  la  con- 
ception d'une  science  universelle  de  la  nature,  ni 
d'un  grand  art  qui  pût  nous  en  rendre  maîtres. 

A  ce  double  point  de  vue,  le  moyen  âge,  dont  on  a 
tant  médit  sans  le  connaître  et  qui  commence  à 
nous  apparaître  tel  qu'il  fut,  c'est-à-dire  non  pas 
du  tout  comme  une  période  d'obscurantisme  et  de 
stagnation,  mais  comme  une  des  époques  les  plus 
riches  et  les  plus  grandes  de  l'humanité,  rendit  à 
la  science  un  service  d'une  immense  portée,  et 
permit  le  développement  de  la  pensée  scientifique 
que  les  Grecs,  tout  admirables  qu'ils  fussent,  ris- 
quaient de  stériliser. 

En  effet,  comme  l'a  bien  montré  Comte  (1),  la 
croyance  monothéiste  du  moyen  âge  chrétien,  en 
renversant  le  polythéisme,  écarta  l'obstacle  prin- 
cipal qui  s'opposait  à  toute  explication  scientifique 

(1)  Cours  de  philosophie  positive,  53*  et  54«  leçons.  L'opinion  de 
Comte  a  été  combattue  par  Milhaud  (Éludes  sur  la  pensée  scienti- 
fique, p.  235  et  suiv.).  Elle  a  été,  de  différents  points  de  vue, confirmée 
par  Du  Bois-Rkymoud,  «  l'Histoire  de  la  civilisation  et  la  science  » 
{Revue  scientifique,  1"'  janvier  1878),  V.  Eggek,  «  Science  ancienne  et 
science  moderne  »  {Revue  internationale  de  l'enseignement,  août-sep- 
tembre 1890),  et  surtout  P.  Duhem,  dont  les  admirables  travaux  ont 
ajouté  deux  siècles  à  la  science  française. 


lût  DESCARTES 

de  l'univers,  en  même  temps  que  l'organisation 
catholique,  en  se  substituant  à  l'individualisme  des 
cités  grecques,  préparait,  par  l'unité  de  la  croyance, 
la  grande  œuvre  collective  d'édification  de  la  science, 
conçue  tout  à  la  fois  comme  un  moyen  de  connais- 
sance et  comme  un  moyen  d'action.  Plus  profon- 
dément encore,  la  foi  du  moyen  âge  donna  à  l'homme 
la  notion  de  la  vérité,  une  et  immuable,  que  les 
Grecs  ignoraient  ;  et,  en  imposant  à  notre  inteUi- 
gence,  par  les  mystères,  la  reconnaissance  de  faits 
qui  la  dépassent,  elle  accoutuma  les  esprits  à  la 
discipline  de  l'expérience  et  à  la  soumission  au  réel. 
Aussi  est-il  très  exact  de  dire,  avec  Duhem,  que 
l'Église  catholique  contribua  à  faire  triompher  la 
science  d'observation  contre  les  traditions  vivaces 
du  paganisme  antique  (1). 

Nous  commençons  maintenant  à  connaître  les 
grands  savants  qui,  au  moyen  âge,  illustrèrent 
l'Université  de  Paris  comme  celle  d'Oxford,  l'Italie 
comme  l'Espagne,  et  qui,  longtemps  avant  les  mo- 
dernes, formulèrent  la  plupart  des  hypothèses  de 
notre  science  de  la  nature,  en  même  temps  qu'ils 
concevaient,  avec  Raymond  Lulle,  le  projet  auda- 
cieux d'une  méthode  universelle  ou,  plus  précisé- 
ment, d'un  langage  ou  d'un  symbolicme  universel, 
susceptible  de  fournir  la  clef  de  toutes  les  sciences  (2). 

(1)  Dï  Launay,  «  Pierre  Duhem  »  {Revue  des  Deux  Mondes, 
15  mai  1918,  p.  383). 

(2)  Descartes  reproche  à  l'art  de  Lulle  de  servir  plutôt  «  à  parler, 
sans  jugement,  des  choses  qu'on  ignore,  qu'à  les  apprendre  »  (Discours, 
2'  part.,  VI,  17).  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  l'Ars  brevis  de  LuII» 
lui  a  suggéré  l'idée  d'une  «  science  nouvelle,  par  laquelle,  d'une  ma- 
nière générale,  puissent  être  résolues  toutes  les  questions  qui  peuvent 
être  proposées  en  tout  genre  de  quantité,  tant  continue  que  discon- 


LA    SGIE.NCE   CARTÉSIENNE  103 

Or,  de  cette  formidable  poussée  de  sève,  qui  se 
manifeste  dans  le  monde  chrétien  à  partir  du 
douzième  siècle  et  qui  culmine  au  treizième  dans 
le  domaine  artistique,  la  science  devait  recueillir 
les  fruits,  à  la  fin  du  moyen  âge  et  à  l'aube  des  temps 
modernes,  dans  une  éclosion  magnifique  et  désor- 
donnée. On  dirait  que  le  monde  se  prépare  à  quelque 
grand  effort  (1).  Christophe  Colomb  découvre  l'Amé- 
rique (1492)  ;  Vasco  de  Gama,  la  route  des  Indes 
(1498)  ;  Cortez  et  Pizarre  explorent  et  soumettent 
d'immenses  régions  du  nouveau  monde  ;  Magellan 
cherche  les  terres  australes  ;  Drake  fait  le  tour  du 
monde  :  l'homme  prend  possession  du  globe. 
De  grands  bouleversements  politiques  et  religieux 
ébranlent  l'Europe.  En  même  temps,  l'esprit  de 
découverte  s'empare  de  toutes  les  nations  et  se 
manifeste  dans  tous  les  domaines  (2). 

tinue,  mais  chacune  selon  son  genre  »  (lettre  à  Beeckman,  Breda, 
26  mars  1619,  X,  156-157.  Cf.  une  lettre  d'Amsterdam,  29  avril  1619, 
X,  164,  et  un  fragment  de  Beeckman,  X,  63).  Dans  une  lettre  à 
Mersenne,  du  20  novembre  1629  (I,  80-82),  Descartes  définit  les  con- 
ditions dans  lesquelles  pourrait  être  enseignée  une  langue  universelle, 
et  ce  «  en  établissant  un  ordre  entre  toutes  les  pensées  qui  peuvent 
entrer  en  l'esprit  humain,  de  même  qu'il  y  en  a  un  naturellement 
établi  entre  les  nombres  ».  Une  telle  langue  est  possible,  ajoute  Des- 
cartes :  <r  mais  n'espérez  pas  de  la  voir  jamais  en  usage  ;  cela  présup- 
pose de  grands  changements  en  l'ordre  des  choses,  et  il  faudrait  que 
tout  le  monde  ne  fût  qu'un  paradis  terrestre,  ce- qui  n'est  bon  à  pro- 
poser que  dans  le  pays  des  romans  ». 

(1)  Voir  à  ce  sujet  de  justes  remarques,  qui  ont  le  seul  tort  d'être 
exprimées  en  un  style  emphatique,  dans  l'Éloge  de  Descartes,  par 
Thomas  (1765),  reproduit  en  tête  de  l'édition  Cousin,  1824,  t.  I". 
Cf.  aussi  Millet,  Histoire  de  Descartes  avant  1637,  Paris,  1867,  ch.  I•^ 

(2)  Pour  tout  ce  qui  suit,  voir  le  beau  livre  de  Coubnot,  Considé- 
rations sur  la  marche  des  idées  et  des  événements  dans  les  temps  modernes, 
Paris,  Hachette,  1872,  t.  I«f.  On  pourra  le  compléter  par  l'ouvrage 
de  Mach  sur  la  Mécanique,  et  par  ceux  de  Duhem,  sur  l'Évolution  de 
ta  mécanique,  les  Origines  de  la  statique,  Léonard  de  Vinci,  le  Système 


104  0ESCâRT£8 

L'algèbre,  qui,  grâce  aux  Arabes,  s'était  cons- 
tituée dès  le  moyen  âge  en  tant  qu'art,  technique 
ou  règle  combinatoire,  devient  une  science  auto- 
nome et  une  langue  d'une  application  générale,  avec 
les  algébristes  italiens,  Tartaglia  et  Cardan,  et  sur- 
tout avec  François  Viète  (1540-1603),  le  fondateur 
de  cette  «  algèbre  spécieuse  »  qui  fait  choix  de  signes 
littéraux  pour  désigner  les  espèces,  alors  que  l'al- 
gèbre cossiqne  ne  considérait  que  des  choses  ou  va- 
leurs numériquement  déterminées  (1).  L'algèbre  appa- 
raît dès  lors  comme  une  langue  bien  faite,  dont  les 
signes  représentent  des  quantités  d'une  part,  des 
opérations  de  l'autre.  Puis  la  langue  bien  faite,  à 
son  tour,  avec  Viète  et  Neper  (1614),  devient  créa- 
trice ou  plutôt  révélatrice  de  nouvelles  quantités  ou 
de  nouvelles  fonctions  opératoires  (trigonométrie, 
logarithmes). 

En  astronomie  s'opère  une  révolution  d'une  portée 
scientifique  et  philosophique  incalculable  :  Copernic, 

du  monde  (histoire  des  doctrines  cosmologiques  de  Platon  à  Copernic), 
Paris,  Hermann. 

(1)  Il  convient  de  noter  à  ce  sujet,  contre  ceux  qui  ont  accusé  Des- 
cartes d'avoir  simplement  démarqué  Viète,  que  Descartes,  suivant 
ses  propres  expressions  (1639,  II,  524),  «  ne  se  souvenait  pas  même 
d'avoir  jamais  vu  seulement  la  couverture  de  Viète  pendant  qu'il 
avait  été  en  France  »,  et  qu'au  su^-plus  Descartes  a  l'avantage  sur 
Viète  :  1°  d'avoir  introduit  une  notation  plus  précise  et  plus  commode, 
qui  a  prévalu  ;  2°  d'avoir  établi,  entre  l'analyse  et  la  géométrie,  une 
conjonction  que  Viète  avait  seulement  aperçue  ;  3°  d'avoir  constitué 
une  théorie  systématique  et  complète  des  équations,  dont  on  ne  trouve 
dans  Viète  que  des  «  pièces  détachées  »  ou  des  exemples  particu- 
liers (XII,  211-219).  Viète,  écrit  un  bon  juge,  «  considère  encore  la 
science  des  nombres  et  celle  des  grandeurs  comme  ayant  des  règles 
parallèles,  mais  distinctes.  C'est  à  Descartes  que  revient  le  mérite 
d'avoir  affirmé  sans  restriction  l'identité  du  calcul  numérique  et  du 
calcul  géométrique  »  (Pierre  Boutrodx,  les  Principes  de  l'analyse 
mathématique,  Paris,  Hermann,  1914,  p.  122). 


LA  SCIENCE  Cartésienne  ios 

peprenanL  après  le  cardinal  de  Cuse  la  théorie  d'Aris- 
tarque  de  Samos,  établit  scientifiquement,  dans 
son  traité  des  Révolutions  célestes  (1543),  l'hypo- 
thèse du  mouvement  de  la  terre,  comme  l'explica- 
tion la  plus  simple  des  apparences  sensibles.  Après 
lui,  Tycho-Brahé,  tout  en  revenant  à  la  thèse  de 
Ptolémée,  dresse  des  tables  astronomiques  pré- 
cieuses, perfectionne  la  théorie  des  planètes,  déter- 
mine l'emplacement  d'un  grand  nombre  d'étoiles 
fixes  et  la  région  des  comètes.  Enfin  Kepler  établit 
que  les  orbites  planétaires  sont  elliptiques  et  il 
formule,  de  1609  à  1618,  les  trois  lois  que  Newton 
synthétisera  plus  tard  dans  la  loi  unique  de  la  gra- 
vitation (1). 

Les  instruments  avaient  été  singulièrement  per- 
fectionnés, grâce  surtout  aux  progrès  de  l'industrie 
du  verre,  progrès  auxquels  sont  intimement  liés 
ceux  des  sciences  d'observation.  Les  verres  con- 
vexes et  concaves,  inventés  par  hasard  au  treizième 
siècle  et  assemblés  par  hasard  au  début  du  dix- 
septième,  forment  le  premier  télescope  (2).  Galilée, 
ayant  reçu  de  Hollande,  en  1609,  les  verres  grossis- 
sants, construit  sa  lunette  astronomique,  et,  après 
avoir  appliqué  son  génie  à  l'étude  des  phénomènes 
terrestres,  il  se  met  à  explorer  le  ciel. 

Galilée  n'est  pas  un  isolé.  Avant  lui,  ou  autour 


(1)  Descartes  examine  les  théories  de  Copernic  et  de  Tycho 
dansses  Principes,  III,  17-19,  38-41.  Il  ne  cite  Kepler  que  pour  l'op- 
tique, où  il  le  reconnaît  comme  son  «  premier  maître  »  (lettre  du 
31  mars  1638,  II,  86). 

(2)  Voir  le  témoignage  de  Descartes  touchant  l'invention  des 
lunettes  par  Jacques  Metius  d'Alcmar,  en  1608  {Dioptrique,  discours 
premier,  VI,  82.  Cf.  XII,  185  et  suiv.). 


i06  DESCARTES 

de  lui,  toute  une  équipe  de  savants,  observateurs  et 
expérimentateurs,  animés  d'une  ardente  et  univer- 
selle curiosité,  scrute  et  décrit  «  les  œuvres  excel- 
lentes et  merveilleuses^  de  Dieu  »,  et  donne  un  sou- 
dain essor  à  toutes  les  sciences  naturelles  :  Bernard 
Palissy  en  géologie  et  en  paléontologie,  Gesner  dans 
l'étude  comparative  des  animaux  et  des  langues, 
Cesalpini  en  botanique,  Ambroise  Paré  et  Vésale  en 
chirurgie  et  en  anatomie,  substituent  à  la  routine 
les  méthodes  d'observation  et  de  classification  des 
modernes.  Gilbert  étudie  les  aimants,  le  phénomène 
des  marées.  En  même  temps  que  Galilée  crée  la 
dynamique,  Stevin,  par  l'étude  des  lois  mécaniques 
du  plan  incliné  (1605),  crée  la  statique  ou  science 
des  conditions  de  l'équilibre,  démontre  l'impossibi- 
lité du  mouvement  perpétuel  et  formule  la  loi  de 
conservation  du  travail  (1). 

Mais  tous  ces  noms  s'effacent  devant  le  nom  de 
Galilée.  Fidèle  aux  méthodes  qu'avaient  appliquées 
à  l'étude  de  la  nature  ses  grands  compatriotes  et 
notamment  Léonard  de  Vinci,  dont  les  vues  géniales 
sur  la  mécanique,  «  le  fruit  mathématique  »,  devancent 
les  découvertes  des  modernes,  Galilée  ne  se  contente 
pas  de  déterminer  les  satellites  de  Jupiter,  d'observer 
les  taches  du  soleih  d'étudier  les  phases  de  Vénus, 
et  d'y  montrer  la  preuve  du  mouvement  de  la  terre  ; 
il  sait  encore,  et  c'est  là  son  principal  titre  de  gloire, 
discerner   dans   l'apparence   familière   de   la   chute 


(1)  Descartes  lut,  en  1638,  la  Statique  de  Stevin  (II,  247);  mais 
il  ne  paraît  pas  en  avoir  fait  plus  grand  cas  que  des  écrits  de  Galilée 
et  de  Roberval  sur  la  mécanique.  Il  cite  les  études  de  Gilbert  sur  les 
aimants  (Régula  XIII,  X,  431). 


LA   SCIENCE    CARTESIENNE  107 

d'une  pierre  ou  du  balancement  d'un  lustre  la  cause 
profonde  que  tous  cherchaient  et  que  nul  n'avait 
su  y  découvrir  avant  lui.  Du  même  coup,  il  ruine 
la  physique  aristotélicienne,  qui  était  une  physique 
spéculative  dans  ses  méthodes  et  qualitative  dans 
ses  formules,  et  il  instaure  la  physique  moderne, 
qui  est  une  physique  expérimentale  et  une  physique 
malhématique.  Moins  généralisateur  que  Descartes, 
mais  traducteur  plus  génial  de  la  réalité  physique, 
Galilée,  à  l'aide  d'un  simple  plan  incliné  et  d'une 
horloge  à  eau,  donne  le  premier  modèle  d'une  expé- 
rimentation bien  conduite  et  démonstrative,  et  le 
premier  il  dégage  la  notion  capitale  d'expérience, 
que  Pascal  devait  saisir  dans  toute  son  ampleur 
et  défmir  dans  toute  sa  rigoureuse  précision.  Con- 
vaincu, d'autre  part,  «  que  l'univers  est  un  livre 
écrit  dans  une  langue  mathématique  et  que  sans 
cet  intermédiaire  il  est  impossible  d'en  comprendre 
humainement  un  seul  mot  »,  il  s'attache  à  dégager 
les  lois  mathématiques  du  mouvement  et  il  démontre, 
sur  un  cas  particulier,  la  possibilité  de  réduire  l'appa- 
rente complication  des  phénomènes  à  des  relations 
quantitatives,  tout  à  la  fois  exactes  et  numérique- 
ment précises.  A  ce  titre,  Galilée  doit  être  considéré 
comme  le  précurseur  direct  de  la  science  cartésienne. 
Il  est  un  autre  nom  qui  ne  le  cède  guère  à  celui 
de  Galilée,  une  découverte  dont  l'importance  égale 
presque  la  sienne.  La  circulation  du  sang,  pressentie 
par  l'Espagnol  Servet,  est  prouvée  par  l'Anglais 
Harvey,  de  1618  à  1628  {De  motu  cordis)  :  découverte 
capitale,  qui,  sur  un  exemple  tout  proche  de  nous 
et    par    des    preuves    d'une    saisissante    simplicité, 


108  DESCARTES 

démontre  la  toute-puissance  des  méthodes  nouvelles 
d'observation  et  surprend,  dans  l'organisation  même 
de  la  vie,  le  mécanisme  naturel  qu'on  avait  vu  à 
l'œuvre  dans  l'univers  physique.  Or,  ce  mécanisme, 
avec  tous  les  ressorts  et  les  pièces  dont  il  est  com- 
posé, tuyaux,  soufflets,  soupapes,  écluses,  leviers, 
poulies,  apparaît  de  tous  points  identique  à  celui 
qu'utihse  l'homme  pour  la  construction  de  ses 
machines  :  ainsi,  dans  cet  accord  ou  dans  cette 
convergence,  se  manifeste  un  ordre  profond,  supé- 
rieur à  l'homme,  à  l'organisation  de  la  vie,  à  la  nature 
elle-même  ;  et  cet  ordre,  résultat  non  moins  signi- 
ficatif, se  révèle  comme  un  ordre  mécanique,  lequel, 
d'ailleurs,  n'exclut  point  mais  implique  au  contraire 
une  appropriation  de  moyens  à  fin  (1). 

Toutes  ces  découvertes  qui,  longuement  préparées 
et  mûries  par  des  siècles  de  méditation,  avaient  été 
toutes  cueillies  en  l'espace  d'une  ou  deux  générations, 
avaient  causé  un  ébranlement  formidable  dans  l'in- 
telligence humaine.  Mais  celle-ci  n'avait  pas  eu  le 
temps  de  les  assimiler,  ni  de  les  réunir  et  de  les  syn- 
thétiser en  un  corps  de  doctrines.  Sans  doute,  dans 

(1)  Harvey  observe  que  les  vaisseaux  sanguins  ont  leurs  soupapes, 
ou  valvules,  tournées  en  différents  sens,  suivant  qu'il  s'agit  de  canaux 
artériels  ou  de  canaux  veineux  ;  et  il  conclut  de  Vorgane  à  la  fonction, 
du  moyen  à  la  fin,  par  une  application  singulièrement  précise  et  remar- 
quable du  principe  de  finalité.  Sur  les  rapports  de  Descartes  et  de 
Harvey  entre  eux  et  avec  les  théories  médicales  du  temps,  notam- 
ment avec  celles  des  commentateurs  de  Coïmbre,  qui  mettaient  le 
mouvement  du  coeur  en  relation  avec  la  respiration,  voir  une  élude 
de  GiLSON,  dans  la  Revue  philosophique  (novembre  1920,  janvier  1921). 
Descartes  est  avec  Harvey  en  ce  qui  concerne  la  circulation  du 
sang;  mais  il  s'en  sépare  touchant  le  mouvement  du  cœur,  qu'il 
explique,  comme  ses  maîtres  scolastiques,  par  la  chaleur  cardiaque 
(Passions,  art.  7,  8  et  9.  Cf.  une  lettre  de  1632,  I,  263  ;  Discours, 
5*  part.,  VI,  50  ;  Description  du  corps  humain,  1648,  XI,  239-245). 


LA   SCIENCE   CARTÉSIENNE  40» 

ses  grands  ouvrages,  Of  the  Proficience  and  Advan- 
cement  of  Learning  (1604),  Novam  Organum  (1620), 
De  dignitate  et  augnientis  scientiarum  (1623),  Fran- 
çois Bacon  avait  fait  le  dénombrement  de  nos  con- 
naissances et  formulé  les  règles  de  l'instauration  et 
de  l'interprétatiorl  de  l'expérience,  en  même  temps 
qu'il  avait  proclamé  le  progrès  indéfini  des  sciences 
par  la  soumission  à  la  nature  (1).  Mais  Bacon  s'égare 
encore  dans  les  arcanes  de  l'expérience  et  de  l'in- 
duction :  il  n'en  discerne  pas  le  fondement  rationnel 
et  il  ne  nous  donne  pas  une  méthode  sûre  qui  per- 
mette de  faire  le  départ  entre  la  vérité  et  l'erreur. 

C'est,  au  contraire,  ce  à  quoi  va  s'attacher  Des- 
cartes, avec  une  vue  parfaitement  nette  et  du 
résultat  à  atteindre  et  de  la  voie  à  suivre  pour  l'at- 
teindre. Par  là,  son  rôle  dans  le  développement  de 
l'esprit  humain,  aussi  bien  que  celui  de  Galilée  (2), 
et  plus  encore  peut-être,  fut  un  rôle  décisif,  dont  il 
serait  difficile  d'exagérer  l'importance.  Descartes  fut 
vraiment  le  créateur  ou,  si  l'on  veut,  l'ordonnateur 
que  le  monde  attendait.  S'il  lui  avait  donné  un 
autre  principe  d'unification  systématique,  qui  ose- 

(1)  Descartes  connaît  Bacon,  qu'il  dénomme  «  Verulamius  »,  et  il 
approuve  hautement  sa  méthode  (I,  251.  Cf.  I,  195).  Mais  il  n'at- 
tribue, malgré  tout,  à  ces  recueils  généraux  d'expériences  et  à  cette 
histoire  des  phénomènes  qu'une  place  subordonnée  dans  la  science, 
dont  l'idéal,  comme  il  le  dit  lui-même  (I,  250),  est  d'arriver  à  connaître 
les  choses  a  priori,  par  la  connaissance  de  l'ordre  naturel  qui  les  régit 
(sur  Descartes  et  Bacon,  cf.  un  article  de  A.  Lalande,  Revue  de  méta- 
physique, 1911,  p.  296;  MiLHAUD,  Descartes  savant,  ch.  X). 

(2)  A  côté  de  Galilée,  il  faudrait  placer  Pascal,  qui  a,  sur  (jalilée, 
l'Hvantage  d'être  un  philosophe.  Or,  lorsqu'on  examine  les  décou- 
vertes scientifiques  qui  ont  fait  date  dans  l'humanité,  on  s'aperçoit 
qu'elles  procèdent  toutes  d'une  philosophie,  ou,  pour  mieux  dire, 
d'une  vue  métaphysique  sur  les  choses.  C'est  le  cas  de  Descai-tes 
comme"  de  Pascal. 


410  DESCAKTKS 

rait    dire   que    toute    notre   science    n'eût    pas   été 
changée? 

Cependant,  chose  surprenante  de  la  part  de 
l'homme  qui  devait  fournir  à  la  science  moderne 
ses  principes,  sa  méthode  et  ses  cadres.  Descartes 
sentant  que  la  vie  est  courte  et  qu'elle  ne  suffirait 
pas  à  débrouiller  l'inextricable  écheveau  des  appa- 
rences sensibles  (1),  manifeste  une  superbe  indiffé- 
rence pour  le  détail  des  découvertes  de  ses  contem- 
porains. A  peine  connaît-il  Galilée  ;  s'il  retient  l'idée 
de  sa  lunette,  il  rejette  la  loi  de  la  chute  des  corps, 
comme  trop  peu  claire  et  supposant  le  vide  qui, 
d'après  lui,  ne  saurait  exister  dans  la  nature 
(II,  385).  C'est  que  l'étude  minutieuse  et  approfondie 
de  toutes  ces  expériences  risquerait  de  le  détourner 
de  son  grand  dessein,  et  plus  encore  de  lui  en  trou- 
bler la  vue,  alors  qu'un  simple  coup  de  sonde  suffît 
à  lui  faire  connaître  ce  qu'il  veut  connaître  de  la 
nature,  et  que  quelques  succès  dans  l'application 
de  ses  théories  suffisent  à  lui  en  garantir  le  succès 
nécessaire  et  métaphysique.  Il  se  contente  donc, 
grâce  à  Mersenne,  de  se  tenir  au  courant  des  vues 
scientifiques  nouvelles,  de  recueillir  les  résultats  qui 
intéressent  son  dessein,  d'éprouver  ses  propres  idées 
au  contact  des  autres  :  un  don  de  divination  mer- 
veilleux, et  qui,  d'ailleurs,  ne  va  pas  sans  dangers,  > 
supplée  au  reste,  et  liii  permet  de  pressentir  la  signi- 

(1)  Voir  à  ce  sujet  une  intéressante  étude  de  P.  Tannbry  .sur 
(  Descartes  physicien  »  dans  la  Revue  de  métaphysique,  1896, 
p.  479. 


LA    SCIENCE   CARTÉSIENNE  IH 

fication  et  la  portée  de  ce  qui  se  fait  ou  se  prépare 
autour  de  lui. 

Descartes  n'est  pas  un  curieux  :  c'est  un  méditatif.^ 
Sa  pensée,  au  lieu  de  s'étendre,  se  concentre.  Qu'il 
s'occupe  de  mathématiques  ou  de  physique,  il  le 
fait  toujours  en  philosophe,  c'est-à-dire  qu'il  subor- 
donne toutes  ses  recherches  à  une  vue  d'ensemble 
et  vise  à  retrouver  toujours,  derrière  les  théories 
mathématiques  comme  derrière  les  phénomènes  phy- 
siques, le  principe  unique  qui  régit  les  unes  et  les 
autres.  Sa  mathématique  et  sa  physique  tout  entières 
s'inspirent  de  ce  dessein  ;  pour  l'avoir  conçu  et  exé- 
cuté. Descartes  n'a  été  sans  doute  ni  moins  bon 
mathématicien,  ni  moins  bon  physicien  :  et  il  a 
renouvelé  ainsi  l'une  et  l'autre  de  ces  sciences. 

Que  tel  ait  bien  été  le  dessein  de  Descartes  et 
comme  le  ressort  de  son  activité  scientifique,  c'est 
là  ce  qu'indique  d'une  manière  lumineuse  l'une  des 
quatre  épitaphes  composées  par  son  ami  Chanut, 
confident  de  ses  pensées  (XII,  590)  : 

Et  in  otiis  hyhernis  Naturas  mysteria  componens 
cum  legibus  ||  Matheseos^  \\  Utriusgue  arcana  eadem 
clavi  reserari  passe  \\  Ausus  est  sperare. 

«  Et  durant  ses  quartiers  d'hiver,  confrontant  les 
mystères  de  la  nature  avec  les  lois  de  la  mathéma- 
tique, il  conçut  l'audacieux  espoir  d'ouvrir  avec  la 
même  clef  les  secrets  de  l'une  et  de  l'autre.  » 

Nous  savons  comment  cette  idée  se  formula  eh 
lui,  après  la  révélation  qu'il  eut  de  la  vraie  science 
dans  la  nuit  du  10  novembre  1619.  Il  nous  dit 
lui-même  que,  dans  l'entretien  avec  ses  pensées  qui 


lis 


DESCARTES 


suivit  cette  révélation,  l'une  des  premières  fut  qu'il 
s'avisa  de  considérer  «  que  souvent  il  n'y  a  pas  tant 
de  perfection  dans  les  ouvrages  composés  de  plu- 
sieurs pièces  et  faits  de  la  main  de  divers  maîtres, 
qu'en  ceux  auxquels  un  seul  a  travaillé  »,  parce  que 
toutes  choses  y  tendent  «  à  même  fin  »  [Discours^ 
2®  part.,  VI,  11-12).  C'est  dire  que  la  science  idéale  est 
une,  comme  l'intelligence  est  une  ;  et  la  raison  en  est, 
écrit-il  vers  1628  dans  les  Regulse,  «  que  toutes  les 
sciences  réunies  ne  sont  rien  autre  chose  que  l'in- 
telligence humaine,  qui  reste  toujours  une,  toujours 
la  même,  si  variés  que  soient  les  objets  auxquels 
elle  s'applique,  et  qui  n'en  reçoit  pas  plus  de  chan- 
gements que  n'en  apporte  à  la  lumière  du  soleil 
la  variété  des  objets  qu'elle  éclaire  »  {Régula  /, 
X,  360). 

Scientise  omnes  nihil  aliiid  sunt  quam  humana 
sapientia,  qux  semper  una  et  eadem  manet.  Ce  texte 
exprime  la  conviction  profonde  de  Descartes,  celle 
qui,  dès  l'origine,  guida  toutes  les  démarches  de 
son  esprit  :  la  science  est  une.  Or,  comment  mettre 
en  évidence  cette  unité  de  la  science?  Comment 
«  réformer  le  corps  des  sciences  »  de  manière  à  en 
manifester  l'ordre  caché?  Il  faut  procéder  ici  comme 
procèdent  les  mathématiciens,  puisque  «  entre  tous 
ceux  qui  ont  ci-devant  recherché  la  vérité  dans  les 
sciences,  il  n'y  a  eu  que  les  seuls  mathématiciens 
qui  ont  pu  trouver  quelques  démonstrations,  c'est- 
à-dire  quelques  raisons  certaines  et  évidentes  ».  Et 
en  effet,  observe  Descartes,  «  ces  longues  chaînes  de 
raisons,  toutes  simples  et  faciles,  dont  les  géomètres 
ont  coutume  de  se  servir  pour  parvenir  à  leurs  plu» 


LA    SCIENCE    CARTÉSIENNE  113 

difficiles  démonstrations,  m'avaient  donné  occasion 
de  m'imaginer  que  toutes  les  choses  qui  peuvent 
tomber  sous  la  connaissance  des  hommes  s'entre- 
suivent  en  même  façon,  et  que,  pourvu  seulement 
qu'on  s'abstienne  d'en  recevoir  aucune  pour  vraie 
qui  ne  le  soit,  et  qu'on  garde  toujours  l'ordre  qu'il 
faut,  pour  les  déduire  les  unes  des  autres,  il  n'y  en 
peut  avoir  de  si  éloignées  auxquelles  enfin  on  ne 
parvienne,  ni  de  si  cachées  qu'on  ne  découvre  » 
(Discours,  2^  part.,  VI,  19). 

Notons-le  bien  :  quoi  qu'on  ait  pu  croire,  le  projet 
de  Descartes  n'est  pas  de  réduire  toutes  les  sciences 
à  la  mathématique,  ni  même,  à  proprement  parler, 
de  constituer  une  «  mathématique  universelle  »,  mais 
bien  plutôt  d'observer  l'ordre,  dans  tous  les  do- 
maines, en  même  façon  que  le  mathématicien  observe 
l'ordre  dans  son  domaine  propre.  Ainsi,  à  l'intérieur 
de  chaque  science  comme  entre  les  différentes  sciences 
elles-mêmes,  toutes  choses  doivent  s'enchaîner  sui- 
vant un  ordre  analogue  à  celui  qui,  par  exemple, 
dans  une  progression  arithmétique  ou  géométrique, 
dispose  tous  les  éléments  en  une  série  continue, 
susceptible  d'être  embrassée  dans  une  intuition 
simple  (1). 

Telle  est  précisément  la  forme  sous  laquelle  Des- 
cartes conçoit  cette  discipline  universelle  (2)  qu'il 

(1)  Voir  un  curieux  texte  des  Cogitationes  privatss  de  1619  :  «  Lar- 
vataB  nunc  scientiae  sunt  :  quae,  larvis  sublatis,  pulcherrimœ  appa- 
rerent.  Catenam  scientiarum  pervidenti,  non  diflicilius  videbitur,  eas 
animo  retinere,  quamseriem  numerorum»  (X,  215).  Cf.  Régula  VI,  X, 
384,  où  Descartes  précise  sa  pensée  en  parlant,  1.  28,  de  «  propor- 
tion continue  ».  Et  la  fin  de  la  Géométrie,  VI,  485,  1.  20. 

(2)  C'est  ainsi  que  je  traduis  l'expression  mathesis  universalis, 
puisque,  suivant  la  remarque  même  de  Descartes  (X,  377),  «  Ma- 

8 


114  DESCARTES 

projette  d'établir.  Ses  pensées  l'ayant  ramené  des 
sciences  particulières,  telles  que  l'arithmétique  et 
la  géométrie,  à  la  considération  générale  de  la 
Mathesis,  il  reconnut,  nous  dit-il  {Régula  IV,  X, 
377-378),  «  qu'on  doit  rapporter  à  cette  discipline 
toutes  les  choses,  et  celles-là  seulement  où  l'on 
examine  l'ordre  et  la  mesure,  quel  que  soit  d'ail- 
leurs l'objet  où  Ton  cherche  une  telle  mesure,  qu'il 
s'agisse  des  nombres,  des  figures,  des  astres,  des 
sons  ou  de  toute  autre  chose  ;  et  qu'ainsi  il  doit  y 
avoir  une  science  générale  qui  explique  tout  ce  qu'on 
peut  chercher  touchant  l'ordre  et  la  mesure,  sans 
application  à  aucune  matière  spéciale  ;  et  qu'enfin 
cette  science  est  désignée  sous  le  nom  déjà  courant 
de  Mathesis  universalis,  parce  qu'elle  contient  tout 
ce  pour  quoi  les  autres  sciences  sont  appelées  par- 
ties de  la  mathématique  ».  En  d'autres  termes,  il 
existe  une  science  qui  considère  les  rapports  ou  pro- 
portions des  grandeurs  en  eux-mêmes,  indépendam- 
ment des  objets  auxquels  ils  s'appliquent.  De  cette 
science  universelle  toutes  les  autres  sciences  {phy- 
siques) ne  sont  que  des  parties  :  et  cela  parce  que 
toutes  choses  se  ramènent  aux  proportions,  ou  à  la 
mesure,  et,  d'un  mot,  parce  que  tout  est  mesurable  (1). 

theseos  nomen  idem  tantum  sonat  quod  disciplina  ».  Au  reste,  le 
terme  important  dans  cette  expression  n'est  pas  mathesis,  mais 
universalis. 

(1)  A  la  suite  du  texte  du  Discours  que  nous  avons  précédemment 
cité  (2«  part.,  VI,  19),  Descartes  écrit  :  «  Mais  je  n'eus  pas  dessein, 
pour  cela,  de  tâcher  d'apprendre  toutes  ces  sciences  particulières, 
qu'on  nomme  communément  mathématiques  ;  et  voyant  qu'encore  qu« 
leurs  objets  soient  différents,  elles  ne  laissent  pas  de  s'accorder  toutes 
en  ce  qu'elles  n'y  ci»risidèrent  autre  chose  que  les  divers  rapports  ou 
proportions  qui  s'y  trouvent,  je  pensai  qu'il  valait  mieux  que  j'exa- 
minasse seulement  ces  proportions  en  général,  et  sans  les  supposer 


1 


1 


LA    SCll^NCE   CARTÉSIENNE  H5 

C'est  cette  science  qu'il  s'agit  d'établir  :  car,  si 
tout  le  monde  en  connaît  le  nom  et  en  conçoit 
l'objet,  la  plupart  la  délaissent  comme  trop  facile, 
pour  s'adonner  péniblement  aux  disciplines  qui  en 
dépendent  ;  et  nul  ne  se  met  en  peine  de  l'étudier  en 
elle-même  (X,  378).  Pourtant,  en  toutes  choses,  ce 
sont  les  principes  qui  importent  ;  mais  c'est  aussi 
ce  qu'on  connaît  le  moins. 

Or,  pour  établir  cette  science,  et  pour  lui  permettre 
de  remplir  le  rôle  qui  lui  est  assigné,  il  faut  la  mettre 
en  possession  d'une  méthode  sûre,  par  laquelle  l'es- 
prit puisse  s'élever  à  la  conception  claire  et  dis- 
tincte de  son  objet  ;  et  il  faut  la  doter  d'abord  d'un 
langage  qui  soit  composé  de  signes  aussi  courts  et 
aussi  simples  que  possible.  Ce  langage,  c'est  V algèbre. 
De  cet  «  art  confus  et  obscur  »  {Discours,  2^  part., 
VI,  18),  Descartes  va  faire  un  art  parfaitement  clair 
et  intelligible,  d'une  part  en  désignant  les  puissances 
par  des  chiffres  et,  d'autre  part,  en  désignant  par 
des   lettres  {a,  b,  c...,  x,  y,  z)  les  quantités,  connues 


que  dans  les  sujets  qui  serviraient  à  m'en  rendre  la  connaissance 
plus  aisée  ;  même  aussi  sans  les  y  astreindre  aucunement,  afin  de  les 
pouvoir  d'autant  mieux  appliquer  après  à  tous  les  autres  auxquels 
elles  conviendraient.  »  Dans  les  BeguLe  VI  et  XVIII,  et  au  début  de 
sa  Géométrie,  Descartes  montre  comment  toutes  les  opérations  ma- 
thématiques se  ramènent  à  un  calcul  de  proportions  :  par  exemple, 
étant  données  deux  grandeurs  (lignes  ou  nombres),  en  trouver  une 
quatrième  qui  soit  à  l'une  de  ces  deux  comme  l'autre  est  à  l'unité 
(c'est  la  multiplication)  ou  comme  l'unité  est  à  l'autre  (c'est  la  divi- 
sion).—  Dans  une  curieuse  lettre  de  novem.bre  1643  à  Elisabeth  (IV,  38), 
Descartes  établit  que  toutes  les  questions  de  géométrie  peuvent  être 
résolues  à  l'aide  de  deux  théorèmes  :  celui  de  la  proportionnalité  des 
côtés  des  triangles  semblables  et  celui  du  carré  de  l'hypoténuse  dans 
les  triangles  rectangles.  Et,  après  en  avoir  fait  l'application  au  pro- 
blème des  trois  cercles,  il  ajoute  (p.  42)  :  ce  sont  là  «  les  clefs  de  mon 
alff.^-bre  ». 


lis  DESCARTES 

et  inconnues,  entre  lesquelles  s'établissent  les  équa- 
tions, en  sorte  que  les  quantités  sur  lesquelles  on 
opère  demeurent  toujours  distinctes  et  que  les  fac- 
teurs du  produit  apparaissent  dans  le  produit  lui- 
même  (Régula  XVI,  X,  455  ;  Géométrie,  I,  VI,  372). 
Quant  à  la  méthode  qu'il  faut  suivre  pour  l'établis- 
sement progressif  de  cette  science,  elle  tient  tout 
entière  dans  un  précepte  fondamental,  qui  est  qu'en 
toutes  choses  l'esprit  doit  procéder  par  ordre,  en 
allant  du  simple  au  complexe  (Régula  IV,  378-379). 

Conformément  à  ce  principe  d'ordre,  Descartes 
va  maintenant  appliquer  l'instrument  dont  il  dis- 
pose à  tous  les  objets  auxquels  il  peut  convenir,  en 
commençant  par  les  plus  simples  et  les  plus  aisés 
à  connaître,  c'est-à-dire  par  les  lignes  qui  consti- 
tuent les  figures  de  la  géométrie.  C'est  qu'en  effet  il 
existe  entre  les  nombres  et  les  figures  une  corréla- 
tion très  étroite,  qui  explique,  suivant  l'expression 
de  Florimond  de  Beaune,  «  la  relation  et  la  conve- 
nance mutuelles  de  l'arithmétique  et  de  la  géo- 
métrie »  (1).  Cette  corrélation,  ses  prédécesseurs 
l'avaient  entrevue  dans  des  cas  particuliers,  mais 
Descartes  la  découvre  comme  un  principe  absolu, 
et,  ce  que  nul  n'avait  fait  avant  lui,  il  la  rattache 
aux  conditions  générales  de  la  pensée  humaine.  Il 
part  de  cette  remarque  essentielle  que,  pour  bien 
connaître  son    objet,    le  mathématicien  doit    faire 


(t)  Geometria,  éd.  de  Leyde,  1649,  p.  140.  Au  sujet  des  Notes  de 
Florimond  de  Beaune  surlan  Géométrie  vde  Descartes,  et  de  la  fidélité 
de  son  interprétation,  cf.  une  lettre  de  Descartos  du  26  février  1689 
(11,510). 


LA   SCIKNCE   CARTÉSIENNE  H7 

usage,  tout  à  la  fois,  de  ï imagination  et  de  V enten- 
dement (1).  L'entendement  seul,  sans  doute,  est 
capable  de  percevoir  la  vérité,  immuable  et  éter- 
nelle, soit  en  elle-même,  soit  dans  ses  rapports  avec 
les  autres  vérités  auxquelles  elle  est  liée  :  or,  en 
mathématiques,  l'objet  de  l'entendement  c'est  la 
quantité  pure.  Mais  l'entendement  doit  s'aider  de 
l'imagination,  parce  qu'il  est  très  utile  pour  l'esprit 
de  considérer  son  objet  en  particulier,  c'est-à-dire 
de  se  représenter  la  quantité  ou  la  grandeur  en 
général  sous  la  forme  la  plus  accessible  à  notre  ima- 
gination :  or,  cette  forme,  c'est  Vétendue  figurée, 
ramenée  à  la  dimension  spatiale,  ou  longueur,  selon 
laquelle  toute  chose  est  mesurable.  Tel  est  le  sens 
du  texte  capital  du  Discours  (2^  part.,  VI,  20),  où, 
parlant  des  «  proportions  en  général  »,  Descartes 
écrit  : 

«  Puis,  ayant  pris  garde  que,  pour  les  connaître, 
j'aurais  quelquefois  besoin   de  les  considérer  cha- 

(1)  Voir  à  ce  sujet  les  Régulas  XII  (X,  411,  413),  XIV  (X,  440, 
1.  28  ;  442,  1.  17  ;  447),  XVI  (X,  458).  Il  est  à  remarquer,  au  surplus, 
que  dans  les  Régulée  Descartes  attribue  à  l'imagination  un  rôle  plus 
grand  qu'il  ne  le  fera  plus  tard.  Ainsi  que  l'observe  P.  Boutkotjx 
{l'Imagination  et  les  mathématiques  selon  Descartes,  Paris,  Alcan,  1900, 
p.  19),  <t  si  nous  considérons  l'ensemble  de  ses  travaux  scientifiques, 
nous  voyons  Descartes  préoccupé  principalement  d'éliminer  toute 
notion  s'adressant  à  l'imagination  »  et  de  tout  ramener  aux  notions 
analytiques  conçues  par  l'entendement  seul.  D'ailleurs,  il  ne  semble 
pas  qu'à  cette  époque  (1628)  Descartes  eût  encore  découvert,  ou 
tout  au  moins  conçu  avec  une  parfaite  clarté,  sa  géométrie  analy- 
tique, c'est-à-dire  le  moyen  d'exprimer  généralement  l'espace  (notion 
imaginative)  en  termes  de  quantité  pure  (notion  intellectuelle).  L'oc- 
casion de  la  découverte  fut  le  problème  de  Pappus  que  lui  posa  Golius 
à  la  fin  de  1631  (témoignage  de  Leibniz,  Remarques  sur  l'abrégé  de 
la  i'ie  de  M.  Descartes,  éd.  Gehrardt,  Philosophische  Schnjten,  t.  IV, 
p.  316.  Cf.  deux  lettres  de  Descartes,  1,  232,  273,  et  une  note  de 
P.  Tannery,  VI,  721.  MiLHAUD,  Descartes  savant,  ch.  vi). 


118 


DICSCARTIÎS 


cuiie  en  particulier,  et  quelquefois  seulement  de  les 
retenir,  ou  de  les  comprendre  plusieurs  ensemble, 
je  pensai  que,  pour  les  considérer  mieux  en  parti- 
culier, je  les  devais  supposer  en  des  lignes,  à  cause 
que  je  ne  trouvais  rien  de  plus  simple,  ni  que  je 
pusse  plus  distinctement  représenter  à  mon  imagina- 
tion et  à  mes  sens  ;  mais  que,  pour  les  retenir  ou  les 
comprendre  plusieurs  ensemble,  il  fallait  que  je  les 
expliquasse  par  quelques  chiffres,  les  plus  courts 
qu'il  serait  possible  ;  et  que,  par  ce  moyen,  j'em- 
prunterais tout  le  meilleur  de  l'analyse  géométrique 
et  de  l'algèbre  et  corrigerais  tous  les  défauts  de  l'une 
par  l'autre.  » 

Cette  science,  qui  réalise  l'union  intime  de  la  géo- 
métrie et  de  l'algèbre,  ou,  plus  précisément,  car 
c'est  en  cela  que  consiste  la  première  grande  intui- 
tion de  Descartes,  qui  représente  Vespace  par  la 
quantité^  c'est  la  géométrie  analytique.  Sa  décou- 
verte (1637)  marque  une  date  capitale  dans  le  déve- 
loppement scientifique  de  l'humanité.  Elle  créait  un 
outil  analytique  pour  l'étude  de  l'espace;  récipro-j 
quement,  elle  appuyait  la  science  de  la  quantité  sur, 
l'intuition  spatiale  ;  et  plus  encore,  par  l'adaptation 
qu'elle  manifestait  du  continu  spatial  à  la  quantité 
foncièrement  discontinue,  elle  révélait  la  puissance 
de  l'analyse,  et  contenait  en  germe  toutes  les  décou- 
vertes qui,  par  la  suite,  devaient  lui  permettre  de 
couvrir  le  domaine  entier  de  la  quantité,  ou  de  la 
grandeur  mesurable  (1)  :  prodigieuse  découverte  que 


(1)  Cf.  un  très  intéressant  texte  des  Regulse  sur  la  possibilité  de 
ré.luire,  à  l'aide  dune  unité  auxiliaire,  les  graudeure  continues, 
mugnituJines  continuas,  à  la  (orme  des  grandeui-s  numériques  dis- 


LA   SCIENCE   CARTÉSIENNE  119 

nous  ne  savons  plus,  aujourd'hui,  admirer  comme 
elle  le  mérite,  parce  qu'elle  nous  est  devenue  fami- 
lière, et  que,  grâce  à  elle,  l'espace  a  été,  en  quelque 
manière,  annexé  à  la  mathématique,  en  sorte  que 
le  problème  du  rapport  de  la  mathématique  à  la 
physique  se  pose  désormais  au  delà  de  l'espace. 
Mais  Descartes  a  mieux  vu  la  frontière  des  deux 
domaines  ;  il  a  posé  plus  exactement  le  problème, 
au  point  même  où  il  se  pose,  c'est-à-dire  au  contact 
de  la  quantité  pure  et  de  l'espace.  Et,  puisque  cette 
application  réussit,  Descartes,  par  une  intuition  gé- 
niale, voit  et  affirme  l'existence  d'une  physique 
mathématique  :  il  proclame  que  l'univers  physique 
tout  entier,  comme  l'espace  auquel  il  se  réduit, 
relève  de  la  mesure  et  du  nombre.  «  Car  j'avoue  fran- 
chement ici  que  je  ne  connais  point  d'autre  matière 
des  choses  corporelles  que  celle  qui  peut  être  divisée, 
figurée  et  mue  en  toutes  sortes  de  façons,  c'est-à-dire 
celle  que  les  géomètres  nomment  la  quantité  et  qu'ils 
prennent  pour  l'objet  de  leurs  démonstrations...  Et, 
pour  ce  qu'on  peut  rendre  raison,  en  cette  sorte,  de 
tous  les  phénomènes  de  la  nature...,  je  ne  pense  pas 
qu'on  doive  recevoir  d'autres  principes  en  la  phy- 
sique »  {Principes,  II,  64). 

Aussi  bien  Descartes  ne  s'arrête-t-il  pas  à  cette 
première  conquête.  La  géométrie  analytique  n'est 
pour  lui  qu'un  degré,  voire  même  un  simple  exercice 

continues,  ad  multiludinem,  après  quoi  celles-ci  peuvent  être  rano-ées 
dans  un  tel  ordre  que  la  mesure  ne  dépende  plus  que  de  l'inspection 
de  l'ordre  (Régula  XIV,  X,  451-452).  Sur  les  développements  de  la 
méthode  analytique  de  Descartes  dans  le  domaine  mathématique, 
voir  Tannkrv,  Notions  de  mathématiques,  Paris,  Delagrave,  p.  342  ; 
Renouvier,  Manuel  de  philosophie  moderne,  1842,  IV,  5. 


120  DESCARTES 

dans  la  pratique  de  cette  méthode  qui  doit  lui  per- 
mettre d'acquérir  une  science  singulièrement  plus 
haute  (cf.  Régula  XIV,  X,  442).  Après  l'avoir  in- 
ventée, il  laisse  à  d'autres  le  soin  et  le  plaisir  d'en  user 
pour  résoudre  les  difficultés  mathématiques  (VI,  485), 
convaincu,  dit-il,  «  que  nos  neveux  ne  trouveront 
jamais  rien  en  cette  matière  que  je  ne  pusse  avoir 
trouvé  aussi  bien  qu'eux,  si  j'eusse  voulu  prendre 
la  peine  de  le  chercher  »  (à  Mersenne,  fin  1637, 
I,  480).  Pour  lui,  il  se  préoccupe  d'étendre  sa  mé- 
thode analytique  à  des  questions  plus  profondes 
(cf.  Régula  IV,  X,  379),  c'est-à-dire  à  la  physique, 
qui  pénètre  plus  profondément  au  cœur  de  la  réalité. 
Descartes  ne  se  contente  pas,  comme  Galilée,  de 
chercher  «  les  raisons  de  quelques  effets  particuliers  »  ; 
car  il  estime  qu'on  «  bâtit  sans  fondement  »  tant 
qu'on  n'a  point  «  considéré  les  premières  causes  de 
la  nature  »,  et  qu'on  ne  s'est  pas  élevé  jusqu'à  Dieu 
(à  Mersenne,  11  octobre  1638,  II,  380).  Il  vise  à 
obtenir  une  représentation  absolument  simple  et 
générale  de  l'univers,  à  l'aide  des  seules  notions 
d'espace  et  de  mouvement,  toutes  deux  admettant 
une  traduction  dans  le  langage  de  la  quantité.  Aussi 
voyons-nous  Descartes,  dans  la  Dioptrique,  dans  les 
Météores,  dans  le  Traité  du  monde,  dans  ses  Principes 
de  philosophie,  qui  s'efforce  de  donner  une  expres- 
sion numérique  de  toutes  les  lois  naturelles  déduites 
des  causes  premières,  par  une  extension  progressive 
de  sa  méthode  analytique  aux  problèmes  d'optique, 
de  mécanique,- de  physique,  de  biologie,  extension 
qui,  lorsqu'elle  sera  achevée,  nous  permettra  non 
seulement  de  calculer  et  di' expliquer,  mais  encore  de 


LA    SCIENCE   CARTÉSIENNE  181 

diriger  les  effets,  et  qui  nous  rendra  «  comme  maîtres 
et  possesseurs  de  la  nature  »  {Discours,  6®  part.,  VI 
62,  76). 

Par  là  se  complète  et  s'achève  le  rêve  d'une 
science  universelle  de  la  quantité  pure,  science  unique, 
non  pas  seulement  dans  sa  texture  interne,  mais 
encore  dans  son  application  à  l'univers  physique. 


Je  ne  puis  songer  à  entrer  dans  le  détail  de  cette 
œuvre  immense,  ni  à  retracer  les  étapes  de  ce  grand 
effort.  Toutefois,  avant  d'en  juger  la  valeur,  arrêtons- 
nous,  pour  les  examiner  de  plus  près,  aux  deux 
points  essentiels  : 

10  Progrès  de  la  mathématique  par  la  création  de 
la  géométrie  analytique; 

20  Progrès  de  la  physique  par  l'application  sys- 
tématique de  l'analyse  mathématique  à  la  traduc- 
tion des  phénomènes  physiques,  ou  développement 
de  la  physique  mathématique. 


I 


Que  signifie  d'abord  cette  expression  :  géométrie 
analytique?  Descartes  l'a  expliqué  fort  clairement, 
en  marquant  que  sa  principale  innovation  en  géo- 
métrie a  été  de  substituer  à  la  méthode  synthétique 
des  anciens,  qui  raisonnait  directement  sur  les  lignes 
composant  les  figures,  une  méthode  analytique, 
I  qu'on  pourrait  formuler  ainsi  :  rattacher  constamment 


m  Di:SCARTES 

les  effets  à  leurs  causes  et  remplacer^  comme  les  objets 
par  leur  principe  simple  et  absolu,  les  lignes  par  des 
rapports  métriques,  c'est-à-dire  par  les  rapports  d€ 
grandeurs  dont  elles  dépendent  et  qui  rendent 
compte  de  leur  position,  et  cela  en  éliminant  des 
données  du  problème  les  circonstances  particulières, 
tenant  à  la  configuration  des  lignes,  à  la  distinction 
des  connues  et  des  inconnues  (1).  Ainsi  «  l'analyse 
montre  la  vraie  voie  par  laquelle  une  chose  a  été 
méthodiquement  inventée  et  fait  voir  comment  les 
■  effets  dépendent  des  causes  »  {Réponse  aux  2"  objec- 
tions, IX,  121). 

Appliquée  à  la  solution  des  problèmes  de  géomé- 
trie, tels  que  le  problème  de  Pappus,  l'analyse  inté- 
grale permet  de  faire  correspondre  à  chacun  dea 
éléments  linéaires  un  chiffre,  de  façon  à  obtenir  une 
équation  algébrique.  «  Ainsi,  voulant  résoudre  quelque 
problème,  on  doit  d'abord  le  considérer  comme  déjà 
fait,  et  donner  des  noms  à  toutes  les  lignes  qui 
semblent  nécessaires  pour  le  construire,  aussi  bien 
à  celles  qui  sont  inconnues  qu'aux  autres.  Puis, 
sans  considérer  aucune  différence  entre  ces  lignes 
connues  et  inconnues,  on  doit  parcourir  la  difficulté 
selon  l'ordre  qui  montre,  le  plus  naturellement  de  > 
tous,  en  quelle  sorte  elles  dépendent  mutuellement  î 
les   unes   des   autres,   jusqu'à   ce   qu'on   ait   trouvé  | 

(1)  Voira  ce  sujet  Régula  VI  (X,-381,  1.  21,  et  382,  1.  28).  Cf.  Brun- 

scHvicG,  Étapes,  p.  117,  et  Hannequin,  «  la  Méthode  de  Descartes  »  " 

dans  Études  d'histoire  des  sciences,  Paris,  Alcan,  1908,  t.  I",  p.  220  m 

et  suiv.    Les   lignes,  qui   sont  pour  l'imagination  les  éléments,  ou  9 

l'absolu,  sont  en  réalité  du  relatif,  et  doivent  être  considérées  comme  ^ 

les  effets  des  relations, métriques,  qui  sont  le  véritable  absolu.  «  Inter  ^ 

mensurabilia,  extensio  est  quid  absolutura,  sed  inter  exteosiones  loa»  •* 

gitudo  »  (X,  382-«83).  '"; 


LA  SCIENCE   CARTÉSIENNE  HZ 

moyen  d'exprimer  une  même  quantité  en  deux 
façons  :  ce  qui  se  nomme  une  équation,  car  les 
termes  de  l'une  de  ces  deux  façons  sont  égaux  à 
ceux  de  l'autre.  Et  on  doit  trouver  autant  de  telles 
équations  qu'on  a  supposé  de  lignes  qui  étaient 
inconnues  »  (Géométrie,  /,  VI,  372)  (1). 

L'essentiel  de  la  méthode  nouvelle,  nous  l'avons 
vu,  c'est  la  représentation  de  l'espace  par  la  quan- 
tité, c'est  la  traduction  des  faits  géométriques  en 
équations  algébriques.  Or,  cette  traduction  est  obtenue 
de  la  manière  la  plus  simple  et  la  plus  immédiate, 
par  l'emploi  des  coordonnées  rectangulaires  ou  coor- 
données cartésiennes,  qui  permettent  de  soumettre 
l'objet  à  l'analyse,  en  le  «  comprenant  »  avec  les 
autres  objets  auxquels  il  est  lié,  et,  plus  précisément, 
en  le  rapportant  à  des  axes. 

Chacun  sait  aujourd'hui  en  quoi  consistent  ces 
coordonnées,  dont  l'emploi  est  devenu  absolument 
courant  pour  la  représentation  graphique  de  la 
variation  de  deux  grandeurs,  dont  l'une  dépend  de 
l'autre,  ou,  comme  on  dit  aujourd'hui,  est  fonction 
de  l'autre.  Le  procédé  consiste  à  représenter  les 
états  successifs  d'une  grandeur  par  des  longueurs 
(abscisses)  portées,  à  partir  d'un  point  d'origine, 
sur  une  droite  horizontale,  puis  à  élever,  à  leurs 
extrémités  variables,  des  verticales  (ordonnées)  dont 
la  longueur  soit  proportionnelle  à  la  valeur  corres- 

(1)  Dans  une  étude  sur  «la Géométrie  de  Descartes  au  point  de  vue 
desaLtaéthode  a  {Revue  de  métaphysique, iS'i6,  p.  395),  M.  GiBSON  signale 
la  similitude  de  ces  expressions  avec  l'énoncé  de  Ia  Règle  XIX  (X,  468), 
qui,  d'ailleurs,  ne  fait  encore  mention  que  de  «  grandeurs  »,  sans  dis- 
tinguer l'expression  algébrique  et  l'expressioa  géométrique  de  la 
grandeur. 


124  DESCARTliS 

pondante  de  l'autre  grandeur  :  le  tracé  de  la  courbe 
qui  joint  les  extrémités  de  toutes  ces  verticales 
offre  la  représentation  graphique  de  la  liaison  qui 
existe  entre  les  deux  grandeurs  variables,  et  met  en 
évidence  l'allure  générale  de  la  variation  avec  les 
accidents  de  détail  (1). 

Ainsi,  les  graphiques  des  chemins  de  fer  donnent 
sous  une  forme  très  claire  le  tableau  de  la  marche 
des  trains  sur  une  ligne.  On  porte  sur  l'axe  des  x 
les  temps,  comptés  à  partir  de  minuit,  et  sur  l'axe 
des  y  les  espaces  avec  les  stations,  depuis  la  station 
de  départ.  La  marche  d'un  escargot  serait  repré- 
sentée par  une  courbe  qui  ne  s'écarterait  que  fort 
peu  de  l'axe  des  x;  le  mouvement  de  la  lumière, 
par  une  courbe  qui  se  confondrait  presque  absolu- 
ment avec  l'axe  des  y.  La  marche  régulière  du  train 
sera  figurée  par  une  ligne  telle  que  l'ordonnée  d'un 
quelconque  de  ces  points  représente,  à  l'échelle  con- 
venue, sa  distance  du  point  O,  et  l'abscisse  l'heure  à 
laquelle  il  s'y  trouve. 

Ce  procédé  est  susceptible  d'une  foule  d'applica- 
tions :  il  permet  de  représenter,  d'une  manière  à  la 
fois  très  rigoureuse  et  qui  parle  aux  yeux,  les  varia- 
tions de  la  pression  barométrique,  les  oscillations 
du  cours  de  la  bourse  ou  du  prix  des  denrées,  les 
variations  de  la  mortalité  selon  les  âges,  etc.  Ainsi 
encore,  pour  relever  les  variations  de  poids  d'un 
enfant  et  voir  s'il  se  comporte  normalement,  au  lieu 


(1)  J'emprunte  cette  définition,  presque  mot  pour  mot,  à  Cottrîtot, 
Considérations,  p.  265-266.  Sur  la  manière  dont  Descartes  a  dégagé 
et  <^lucidé  la  notion  essentielle  de  fonction,  voir  P.  Boutrotjx,  Principes 
de  l'analyse,  p.  506  et  suiv. 


LA   SCIENCE   CARTÉSIENNE  125 

de  dresser  une  table  notant  les  correspondances  de 
deux  chiffres,  la  date  et  le  poids,  on  porte  le  pre- 
mier sur  la  ligne  des  abscisses  et  le  second  en  or- 
donnée ;  puis  Ton  obtient  une  courbe  qui  représente 
les  variations  du  poids  de  l'enfant  et  que  l'on  peut 
comparer  avec  la  courbe  des  variations  normales. 

Mais  de  telles  courbes  ne  sont  encore  que  des 
courbes  empiriques  :  elles  racontent  l'histoire  d'un 
phénomène,  elles  n'en  expriment  pas  la  loi,  parce 
qu'ici  le  phénomène  dépend  de  causes  trop  com- 
plexes et  multiples  pour  que  nous  puissions  les  dis- 
cerner toutes  dans  leur  nature,  leurs  relations  et 
leurs  effets  (1).  Il  est  des  cas,  au  contraire,  notam- 
ment en  physique,  où  la  liaison  des  deux  grandeurs 
variables  considérées,  par  exemple  la  pression  et 
le  volume,  se  traduit  par  une  courbe  réguhère,  ligne 
droite,  parabole,  etc.,  comportant  une  définition 
géométrique  simple  :  dans  ce  cas  on  obtiendra  une 
formule  ou  une  loi  analytique,  qui  exprimera  la 
liaison  entre  la  variation  des  deux  grandeurs  et  qui 
nous  permettra  d'en  découvrir  la  raison  ou  l'expli- 
cation physique.  Ainsi,  le  procédé  qui,  à  première 
vue,  pouvait  n'apparaître  que  comme  un  artifice 
commode,  se  manifeste  à  l'usage  comme  un  moyen 
très  efficace  de  mettre  en  évidence  l'ordre  profond 
qui  régit  l'univers. 

Cette  merveilleuse  découverte  qui  tient  si  profon- 
dément à  la  nature  des  choses,  et  dont  la  fécondité 
devait  être  inépuisable,  est  bien  l'œuvre  de  Des- 
cartes. Mais  il  ne  faudrait  pas  croire  qu'il  ait  créé 

(1)  Tannery,  Notions  de  mathématiques,  p.  190. 


1S6  DESCARTES 

de  toutes  pièces  la  science  nouvelle  :  on  peut  dire 
au  contraire  que  tous  les  matériaux  en  étaient  prêts 
avant  lui.  L'analyse  géométrique  avait  été  consti- 
tuée par  Apollonius,  à  propos  de  l'étude  des  sec- 
tions coniques  ;  l'analyse  algébrique  avait  été  éla- 
borée par  Viète  ;  Fermât,  dans  son  Isagoge  ad  locos 
pianos  et  solidos^  décrit  avec  une  clarté  parfaite  l'éta- 
blissement de  Féquation  d'un  lieu.  Il  n'est  pas 
jusqu'à  l'emploi  des  coordonnées  rectangulaires  qui 
ne  fût  connu  avant  Descartes;  il  avait  été  introduit 
au  quatorzième  siècle  par  un  très  grand  savant  de 
l'Université  de  Paris,  Nicolas  Oresme,  sous  le  nom 
de  longitudes  (abscisses)  et  de  latitudes  (ordonnées), 
et  il  se  trouvait  couramment  enseigné  au  moyen 
âge  (1). 

L'œuvre  propre  de  Descartes  a  été  d'aborder  la 
question  par  son  aspect  général  et,  si  l'on  peut  dire, 
métaphysique,  expression  d'une  vue  d'ensemble  sur 
la  science  et  sur  l'intelligence  humaine,  grâce  à 
laquelle  il  perçoit  la  corrélation  de  toutes  les  disci- 
plines spéciales  et  les  fait  toutes  concourir  à  une 
même  fm.  Ses  prédécesseurs,  les  Apollonius,  les 
Oresme,  les  Fermât,  avaient  donné  avant  lui  des 
exemples  de  l'application  de  cette  méthode  :  mais 
ces  exemples,  chez  eux,  demeuraient  à  l'état  de  pro- 
cédés, par  suite  du  manque  de  conception  générale 

(1)  Voir  à  ce  sujet  Bkunschvicg.  Etapes,  p.  100  et  suiv.,  et  l'étude  de 
MiLHAUD  sur  «  Descartes  et  la  géométrie  analytique  »,  dans  les  Nou- 
i'dles  Etudes,  p.  155  (mais  cet  auteur  donne  trop  aux  anciens  en  leur 
attribuant  l'invention  de  Descartes).  En  ce  qui  concerne  plus  parti- 
culièrement Fermât,  voir  l'édition  de  ses  Œuvres,  par  Tannkby  et 
Henrv.  notamment  t.  [«'.  1891 .  p.  92  ;  et,  pour  ses  rapports  avec  Des- 
caries, diverses  lettres  de  Descaries  à  Mersenne  de  1638,  I,  482,  503,  et 
Melhaud,  Descartes  savant,  ch.  vin. 


LA    SCIENCE   CARTÉSIENNE  427 

et  de  coordination  rationnelle,  ce  qui,  par  exemple, 
contraignait  les  analystes  grecs  à  établir  «  un  théo- 
rème distinct  pour  chaque  cas  particulier  »  (1). 
Descartes,  lui,  dépasse  d'un  seul  bond  les  anciens  et 
Fermât  lui-même  :  il  voit  pourquoi  les  procédés  de 
calcul  réussissent  dans  les  cas  particuliers,  et  ce 
pourquoi  c'est  la  reconnaissance  d'une  grande  mé- 
thode, simple  et  générale,  applicable  à  tous  les  cas, 
indépendamment  de  la  nature  du  cas  considéré. 
Avant  lui,  l'étude  des  relations  métriques  n'était 
qu'une  partie  de  la  géométrie.  Descartes  voit  que 
toute  géométrie  peut  être  métrique  et  qu'en  deve- 
nant métrique  elle  devient  analytique  ;  bien  plus, 
il  affirme  qu'il  n'y  a  de  géométrie  que  métrique. 
Là  est  l'immense  découverte,  dont  nous  sommes 
loin,  sans  doute,  d'avoir  épuisé  tout  le  contenu. 

Ainsi  se  précise  l'originalité  de  Descartes.  Ce 
serait  dénaturer  son  œuvre  que  d'y  voir  simple- 
ment la  systématisation  et  comme  la  codification 
des  découvertes  antérieures.  Sa  géométrie  analy- 
tique est,  au  sens  plein  du  mot,  une  création  :  non, 
à  vrai  dire,  une  création  ex  nihilo^  car  il  n'y  a  que 
Dieu  qui  puisse  faire  quelque  chose  de  rien  ;  mais, 
avec  du  moins  Descartes  a  fait  du  plus  :  derrière  les 
phénomènes  et  les  figures,  il  a  su  retrouver  l'ordre, 
dont  ils  ne  sont  que  les  signes.  Et  c'est  là,  sans  doute, 
le  plus  haut  point  auquel  puisse  atteindre  le  génie 
humain. 

(1)  Brunschvicq,  p.  102. 


188  DKSCARTKS 


II 


Cette  même  intuition  grandiose,  ces  mêmes  qua- 
lités de  simplification,  de  systématisation  et  d'ordre, 
caractéristiques  de  son  génie,  Descartes  va  main- 
tenant les  appliquer  à  la  physique,  dans  laquelle 
il  voit  une  simple  promotion  de  la  géométrie  ana- 
lytique. Elles  vont  lui  permettre  d'y  faire  des  décou- 
vertes capitales  ;  mais  ces  découvertes  sont  étran- 
gement mêlées  d'erreurs  qui  paraissent  aujourd'hui 
grossières.  Deux  exemples  suffiront  à  illustrer  ce 
double  fait,  si  riche  d'enseignement  pour  qui  veut 
comprendre  la  portée  véritable  de  notre  science,  la 
grandeur  qu'elle  tient  de  notre  raison,  et  les  échecs 
qui  la  frappent  lorsqu'elle  ne  se  fonde  pas  sur  une 
connaissance  toute  soumise  de  la  nature. 

1.  La  loi  de  la  réfraction.  —  C'est  à  l'optique  que 
s'est  d'abord  attaqué  Descartes  et  c'est  là  que  va 
triompher  sa  méthode.  Sur  les  raisons  de  sa  préfé- 
rence, il  s'est  très  clairement  expliqué  au  début  de 
sa  Dioptriqiie,  dans  le  discours  premier,  de  la  lumière 
(VI,  81)  :  «  Toute  la  conduite  de  notre  vie  dépend 
de  nos  sens,  entre  lesquels  celui  de  la  vue  étant  le 
plus  universel  et  le  plus  noble,  il  n'y  a  point  de 
doute  que  les  inventions  qui  servent  à  augmenter 
sa  puissance  ne  soient  des  plus  utiles  qui  puissent 
être.  ))  Or,  poursuit  Descartes,  parmi  ces  inventions 
il  n'en  est  point  de  comparable  à  celles  de  ces  «  mer- 
veilleuses lunettes  »  qui  nous  ont  découvert  de  nou- 


LA   SCIENCE   CARTÉSIENNE 


129 


veaux  astres  dans  le  ciel  et  de  nouveaux  objets  sur 
la  terre  et  qui,  «  portant  notre  vue  beaucoup  plus 
loin  que  n'avait  coutume  d'aller  l'imagination  de 
nos  pères  »,  nous  ont  ouvert  la  voie  pour  parvenir 
à  une  connaissance  beaucoup  plus  parfaite  de  la 
nature.  Mais,  «  à  la  honte  de  nos  sciences,  cette 
invention,  si  utile  et  si  admirable,  n'a  premièrement 
été  trouvée  que  par  l'expérience  et  la  fortune  ». 
Descartes  se  propose  d'en  fournir  une  explication 
rationnelle,  en  déterminant  mathématiquement  les 
figures  que  les  verres  doivent  avoir. 

De  cette  explication,  la  pièce  maîtresse  est  la  loi 
de  la  réfraction,  qu'il  expose  dans  le  discours  second 
et  qui  établit  la  constance  du  rapport  entre  le  sinus 
de  l'angle  d'incidence  et  le  sinus  de  l'angle  de  réfrac- 
tion. 

Voici  la  démonstration  qu'il  en  donne  (VI,  96)  : 
Assimilons  le  mouvement  de  la  lumière  à  celui 
d'une  balle  qui  serait  projetée 
de  A  en  B,  et  qui  en  B  rencon- 
trerait une  toile  qu'elle  rompt, 
mais  en  perdant  la  moitié  de 
la  composante  normale  de  sa 
vitesse.  Pour  savoir  quel  est 
le  chemin  qu'elle  va  suivre,  il 
suffit  de  considérer  que,  sa 
vitesse  étant  rédiute  de  moi- 
tié, elle  parcourra  une  droite  BI  égale  à  AB,  en 
deux  fois  plus  de  temps  qu'elle  n'a  mis  à  parcourir 
AB  :  donc  I  se  trouve  quelque  part  sur  une  circon- 
férence menée  de  B  comme  centre,  avec  AB  comme 
rayon.  D'autre  part,  la  rencontre  de  la  toile  ne  sau- 

9 


130  DESCARTES 

rait  rien  faire  perdre  à  la  balle  de  sa  détermination 
horizontale  vers  la  droite,  en  sorte  que,  pendant 
qu'elle  parcourt  la  longueur  BI  en  deux  fois  autant 
de  tempsqu'elle  amis  pour  parvenirde  AGen  HB,elle 
doit  parcourir  deux  fois  autant  de  chemin  vers  la 
droite  et  parvenir  en  quelque  point  de  la  verticale  FI 
(telle  que  HF  soit  le  double  de  AH),  au  même  ins- 
tant qu'elle  arrive  en  quelque  point  de  la  circonfé- 
rence :  I  se  trouve  donc  déterminé  par  le  point 
d'intersection  de  la  circonférence  et  de  la  verti- 
cale (1).  Ainsi  la  direction  BI  est  obtenue  par  le 
rapport  du  sinus  de  l'angle  d'incidence  et  du  sinus 
de  l'angle  de  réfraction,  rapport  égal  à  l'inverse 
de  celui  des  composantes  normales  des  vitesses  dans 
les  deux  milieux  : 

sin  i  =  «  sin  r. 

En  substituant  cetbe  loi  simple  et  générale  à  la 
multiplicité  indéfinie  des  faits  concrets,  Descartes 
réalise  une  admirable  économie  de  la  pensée  (2)  : 
dès  lors,  au  lieu  de  noter  les  divers  cas  de  réfraction 
de  la  lumière,  il  suffira  d'observer  la  valeur  de  ?i, 
constante  caractéristique  de  chaque  milieu,  pour 
pouvoir  les  reproduire  et  les  prédire  tous,  avec  exac- 
titude et  précision.  En  même  temps  qu'elle  condense 
en  un  principe  l'immense  complication  des  phéno- 


(1)  Desrartes  observe  d'ailleurs  que,  si  la  droite  AB  est  trop  oblique 
à  la  superficie  pour  que  la  ligne  FE  coupe  la  circonférence,  la  balle 
doit  rebondir  de  B  vers  l'air  libre,  ainsi  qu'on  a  parfois  expérimenté 
dans  les  tirs  d'artillerie  (VI,  99).  C'est  ce  que  nous  nommons  mainte- 
nant la  réflexion  totale. 

(2)  Cf.  Mach,  la  Mécanique,  p.  453  ;  DnHEM,  la  Théorie  phij.-lque, 
Paris,  Rivière,  1906,  p.  28,  44. 


LA    SCIENCE   CARTÉSIENNE  181 

mènes  lumineux,  la  loi  de  Descartes  range  dans  un 
ordre  très  clair  les  propriétés  que  présentent  lee 
verres  diversement  taillés  et  les  instruments  d'op- 
tique composés  avec  ces  verres  ;  elle  rend  compte 
des  phénomènes  qui  accompagnent  la  vision  ;  elle 
analyse  les  lois  de  l'arc-en-ciel.  Descartes  n'a  pas 
manqué  d'en  tirer  ces  applications,  qui  intéressent 
au  plus  haut  point  son  grand  dessein  :  il  suffît  de 
lire  à  cet  égard,  dans  la  Dioptrique  et  dans  les  3Ié- 
téores,  les  deux  admirables  discours  «  des  figures 
que  doivent  avoir  les  corps  transparents  pour  dé- 
tourner les  rayons  par  réfraction  en  toutes  les  façons 
qui  servent  à  la  vue  »  (VI,  165)  (1),  et  «  de  l'arc-en- 
ciel  »,  discours  où  nous  le  voyons  construire  patiem- 
ment les  tables  donnant  la  mesure  de  l'angle  de 
déviation  du  rayon  tombé  sur  des  fioles  pleines 
d'eau  et  qui  en  sort  après  plusieurs  réflexions 
(VL325). 

Mais,  ce  qui  demeure  tout  à  fait  mystérieux,  c'est 
la  manière  dont  Descartes  a  été  conduit  à  la  décou- 
verte de  sa  loi. 

1°  Il  n'y  a  évidemment  aucun  lien  entre  la  loi  et 
la  démonstration  d'où  Descartes  prétend  la  déduire  : 
démonstration  étrange,  qui  contredit  sa  propre  théorie 


(11  Descartes  y  établit  notamment  par  l'étude  des  coniques  que  la 
condition  requise  pour  que  tous  les  rayons  convergent  au  foyer  I 
d'une  ellipse  est  que  le  rapport  du  grand  axe  DK  à  la  distance  des 
foyers  HT  représente  précisément  la  valeur  constante  du  rapport  des 
sinus  des  angles  d'incidence  et  de  réfraction  (VI,  68).  Ceci  nous  laisse 
supposer  la  voie  que  suivit  la  pensée  de  Descartes  dans  la  découverte 
de  sa  loi  :  une  seule  expérience,  réalisée  par  Mydorge  sur  un  verre 
hyperbolique,  suffit  à  changer  son  intuition  en  certitude.  Voir  à  ce 
sujet  Mii,T{AUi),  «  Descartes  et  la  loi  des  sinus  »,  dans  les  Nouvelles 
Éludes,  p.  177  et  suiv.,  p.  192. 


13»  DESCARTES 

de  la  transmission  instantanée  de  la  lumière;  où  se 
manifeste  une  grande  confusion  entre  vitesse,  mou- 
vement, force,  action  ;  dont  le  nœud  même,  à  savoir 
la  distinction  de  la  vitesse  et  de  la  détermination 
horizontale  et  la  constance  de  cette  dernière,  est 
passablement  arbitraire;  et  dont,  enfin,  la  conclu- 
sion paraît  même  presque  l'inverse  de  la  réalité, 
puisque  le  rapport  des  sinus  est  en  fait  égal  au  rap- 
port des  vitesses  de  la  lumière  dans  les  deux  milieux, 
tandis  que,  dans  la  théorie  de  Descartes,  il  serait 
rinverse  du  rapport  des  composantes  normales  de 
la  vitesse  du  projectile. 

2°  Descartes  nous  indique  d'autre  part  qu'il  n'a 
pas  tiré  sa  loi  de  l'expérience  :  la  seule  expérience  à 
laquelle  il  l'ait  soumise,  et  cela  après  coup,  a  été  la 
fabrication  d'un  verre  dont  Mydorge  traça  le  modèle 
et  qui  fit  converger  les  rayons  du  soleil  à  la  distance 
qu'il  avait  prédite  (lettre  à  Golius  du  2  février  1632, 
I,  239). 

3°  Enfin,  quoi  qu'en  aient  dit  ses  adversaires, 
Vossius,  Huyghens,  Poggendorf,  Leibniz,  Descartes 
n'a  pas  été  un  plagiaire.  Des  recherches  récentes  (1) 
ont  établi  que  Snellius,  d'où  Descartes  aurait  tiré 
sa  loi,  découvrit  la  formule  de  la  réfraction  peu 
avant  sa  mort  (1626),  à  un  moment  où  Descartes, 
l'avait  déjà  obtenue,  par  une  voie  d'ailleurs  toute 
différente.  Il  y  eut  donc  découverte  simultanée, 
comme  dans  le  cas  du  calcul  infinitésimal. 

Meiis  alors,  comment  s'est  faite  la  découverte  de: 

(1)  Notamment  celles  de  Kraher,  Leipzig,  1882;  de  Kortkwbo.j 
Revue  de  métaphysique,  juillet  1896  ;  de  Miuiaud,  Nouvelles  EtudetA 
loc.  cit.,  et  Drscartes  savant,  p.  105. 


LA    SCIENCE    C.  KTESIENNE  133 

Descartes?  Il  est  probable  que  ses  études  sur  les 
problèmes  géométriques  que  posait  la  taille  des 
verres,  c'est-à-dire  sur  la  théorie  des  coniques,  suite 
naturelle  des  recherches  de  son  maître  en  optii.ue, 
Kepler,  l'amenèrent  à  mettre  en  évidence  les  sinus, 
et  à  conclure  intuitivement  la  relation  constante 
de  ces  lignes  dans  les  phénomènes  de  réfraction.  Et 
c'est  pourquoi  il  nous  dit  dans  sa  Dioptrique  (VI,  83)  : 
«  Je  crois  qu'il  suffira  que  je  me  serve  de  deux  ou 
trois  comparaisons,  qui  aident  à  la  concevoir  [la 
lumière]  en  la  façon  qui  me  semble  la  plus  commode, 
pour  expliquer  toutes  celles  de  ses  propriétés  que 
l'expérience  nous  fait  connaître,  et  pour  déduire 
ensuite  toutes  les  autres  qui  ne  peuvent  pas  si  aisé- 
ment être  remarquées  ;  imitant  en  ceci  les  astro- 
nomes, qui,  bien  que  leurs  suppositions  soient 
presque  toutes  fausses  ou  incertaines,  toutefois  à 
cause  qu'elles  se  rapportent  à  diverses  observations 
qu'ils  ont  faites,  ne  laissent  pas  d'en  tirer  plusieurs 
conséquences  très  vraies  et  très  assurées.  » 

La  même  chose  est  arrivée  à  Pasteur,  qui  d'une 
hypothèse  erronée  a  déduit  une  conséquence  vraie  (1). 
Nous  touchons  ici  à  la  genèse  mystérieuse  de  l'in- 
tuition chez  l'homme  de  génie. 

2.  Les  lois  du  mouvement.  —  Toutefois  la  méthode 
intuitive  ne  va  pas  sans  dangers.  Et  la  preuve  en  est 
que,  si,  sur  un  point,  Descartes  est  tombé  juste, 
ailleurs  il  se  trompe  manifestement  et  finit  même 
par  s'égarer  dans  une  sorte  de  roman  physique  assez 

(1)  Voir  Vai-lbby-Radot,  la  Vie  de  Pasteur,  Paris,  Hachette,  1900, 
p.  44. 


134  DESCAftTES 

éloigné  de  la  réalité.  C'est  ainsi,  pour  ne  prendra 
qu'un  exemple  (1),  qu'il  prétend  déduire  de  l'im- 
mutabilité  de  Dieu  la  conservation  de  la  quantité 
de  mouvement  dans  l'univers,  celle-ci  étant  dé- 
finie par  lui  le  produit  de  la  quantité  de  matière 
(ou  du  volume,  identique  d'après  lui  à  la  masse) 
par  la  vitesse  : 

me  =  C"  [1] 

Or,  en  quoi,  observe  Leibniz  (2),  l'immutabilité 
de  Dieu  exige-t-elle  plutôt  la  conservation  de  la 
quantité  de  mouvement  que  la  conservation  de 
l'énergie,  par  exemple?  En  réalité,  la  loi  de  Des- 
cartes n'est  qu'une  généralisation  hâtive  des  condi- 
tions d'équilibre  qu'il  a  observées  dans  le  cas  parti- 
culier de  machines,  comme  le  levier  (3),  où  les  poids, 
et  par  suite  les  masses,  qui  doivent  s'équilibrer,  sont 
en  raison  inverse  des  vitesses  des  points  où  elles 
sont  appliquées,  Leibniz  n'aura  pas  de  peine  à  dé- 
montrer (4),  en  s'appuyant  sur  les  expériences  de 

(1)  Principes  de  la  philosophie,  seconde  partie,  «  Des  principes  des 
choses  matérielles  »,  §  24  et  suiv.,  36-40.  —  Pour  ce  qui  suit,  cf.  Mi- 
LHAUD,  les  «  Lois  du  mouvement  et  la  philosophie  de  Leibniz  »,  dans  les 
Nouvelles  Études,  p.  197  ;  Ostwald,  l'Énergie,  Flammarion,  p.  46, 
et  une  note  de  Tannkby  sur  les  règles  du  choc  des  corps  d'après 
Descartes,  IX,  327. 

(2)  Animadpers loues  in  partem  généraient  Principiorurn  cartesia- 
norum,  II,  36  (éd.  Gerhardt,  Philosophische  Schrijten,  t.  IV,  p.  370). 

(3)  Voir  son  Explication  des  engins  par  l'aide  desquels  on  peut,  acte 
une  petite  force,  lever  un  fardeau  fort  pesant  (I,  435).  Cf.  II,  228. 

(4)  Brevis  demonstratio  erroris  memorahilis  Carlesii,  Acta  erudiX. 
Lips.,  1686.  Discours  de  métaphysique,  XVII  (Gerhardt,  IV,  442). 
Dans  ce  dernier  texte,  Leibniz  étabUt  très  clairement  où  gît  le  vice 
du  raisonnement  de  Descartes.  Descaries  a  raisonné  comme  suit  : 
La  force  se  conserve;  or,  la  force  est  égale  à  la  quantité  de  mouvement; 
donc,  la  quantité  de  mouvement  se  conserve.  C'est  la  mineure  du  rai- 
sonnement qui  est  inexacte,  car  la  force  est  égale  au  produit  de  la 


LA    SCIKNCE   CARTÉSIENNE  135 

Galilée,  que  la  loi  de  Descartes  est  contredite  par 
les  faits,  et  que  ce  qui  se  conserve,  ce  n'est  pas  le 
mouvement,  mais  la  force  vive  ou  le  travail  : 
1 


2 


mv*  =  G"  [2] 


Est-ce  à  dire  cep.'iidant,  comme  on  le  croit  géné- 
ralement, que  la  loi  de  Descartes  soit  fausse,  et  que 
Leibniz  ait,  absolument  parlant,  raison  contre  Des- 
cartes? Non.  Nos  lois  ne  sont  ni  vraies,  ni  fausses, 
mais  approchées,  La  loi  cartésienne,  relative  à  la 
conservation  de  la  quantité  de  mouvement  d'un 
système  sur  lequel  n'agit  aucune  force  extérieure, 
contient  deux  choses  :  une  intuition  et  une  formule. 
h' intuition  est  merveilleuse  et  elle  constitue,  à  elle 
seule,  une  immense  découverte  :  à  savoir  qu'il  existe 
un  invariant  du  monde  physique.  Quel  succès  devait 
avoir  cette  conception,  c'est  ce  que  prouvent  tous 
les  développements  ultérieurs  de  la  science.  Quant 
à  la  formule  qu'en  donne  Descartes,  tout  inexacte 
qu'elle  soit,  elle  s'applique  néanmoins  à  certains  cas 
théoriques,  comme  celui  du  choc  instantané  de  deux 
billes  sans  dégagement  de  chaleur,  ou  celui  du  départ 
de  l'obus  (1).  La  formule  de  Leibniz,  en  substituant 

masse  par  la  hauteur,  c'est-à-dire  par  le  carré  de  la  vitesse.  Quant  à  la 
majeure  du  raisonnement  de  Descartes,  elle  n'est  autre  que  le  principe 
de  la  conservation  de  l'énergie,  que  nous  admettons  toujours  ;  et  la 
correction  apportée  par  Leibniz  à  l'énoncé  de  la  mineure  n'est  pas, 
à  proprement  parler,  la  réfutation  d'une  erreur,  mais  bien  plutôt 
une  approximation  nouvelle  de  la  vérité.  Ainsi  se  trouve  réduite  à 
de  justes  proportions  1'  a  erreur  mémorable  »  de  Descartes  ;  elle  est 
à  peu  près  comparable  à  l'erreur  de  Christophe  Colomb,  qui  croit 
atterrir  aux  Indes  lorsqu'il  atteint  l'Amérique. 

(1)  Pour  que  la  formule  de  Descartes  pût  s'appliquer  rigoureuse- 
ment aux  cas  considérés,  la  «  quantité  de  mouvement  »  du  système 
devrait,  d'ailleurs,  être  entendue  comme  la  somme  géométrique  des 


136  DESCARTES 

au  mouvement  la  force,  en  rétablissant  dans  la 
matière  un  principe  dynamique  que  le  mécanisme 
géométrique  de  Descartes  en  avait  banni,  nous  pré- 
sente de  la  réalité  une  expression  plus  approchée  et 
surtout  plus  compréhensive.  Mais  elle  n'est  elle- 
même  qu'approchée.  Et  les  travaux  des  physiciens 
modernes  nous  ont  amenés  à  y  substituer  successive- 
ment des  formules  de  plus  en  plus  compliquées  et 
de  plus  en  plus  indéterminées  (1)  : 

I  mu'  +  U  =  C"  [3j 

puis  : 

1  me;»    +  U  4-  Q  =  G-  [4] 

pour  observer  enfin  que  cette  dernière  équation, 
vraie   en   quantité,   est   fausse   en   qualité,   puisque 


quantités  de  mouvement  des  parties  :  c'est  ce  que  Leibniz  dénomme 
la  «  quantité  de  progrès  »  du  système  (lettre  à  Bernouilli,  28  jan- 
vier 1696.  Eclaircissement  du  nouveau  système  de  la  communication 
des  substances,  éd.  Gerhardt,  IV,  497.  Lettre  à  L'Hospital,  15  jan- 
vier 1696,  dans  les  Œuvres  mathématiques  de  Leibniz,  éd.  Gerhardt, 
II,  309).  Par  exemple,  si  deux  masses  A  et  B  égales  à  l'unité  sont 
animées  de  vitesses  directement  opposées,  de  valeurs  respectives  2 
et  1,  la  quantité  de  progrès  du  système  suivant  la  direction  AB  sera 
2  —  1,  et  non  2  +  1.  Il  suit  de  là,  contrairement  à  ce  que  prétend 
Descartes,  —  notamment  dans  sa  manière  d'expliquer  l'action  de 
l'âme  sur  le  corps  par  un  changement  de  direction,  —  que  la  direction 
ne  saurait  être  altérée  sans  que  la  quantité  de  mouvement  (c'est-à- 
dire  de  progrès)  soit  altérée,  elle  aussi  ;  et,  pour  que  cette  quantité  se 
conserve,  comme  l'exige  la  loi,  il  faut  admettre,  dit  Leibniz,  qu'il  y 
a  harmonie  entre  tous  les  changements  qui  affectent  un  système 
{Monadologie,  80).  Voir  à  ce  sujet  une  note  de  H.  Poincaré  à  l'édi- 
tion de  la  Monadologie,  par  E.  Boutroux,  chez  Delagrave. 

(1)  Dans  les  équations  [3]  et  [4],  U  désigne  l'énergie  potentielle 
de  position,  Q  la  somme  des  énergies  moléculaire,  thermique,  chi- 
mique, électrique.  11  est  d'ailleurs  impossible  de  distinguer  nettement 
les  trois  termes  de  l'équation  [4].  Voir  H.  Poincabé,  la  Science  et  V hy- 
pothèse, p.  152. 


LA    SCIENCE   CARTÉSIENNE  137 

l'énergie,  tout  en  se  conservant,  se  dégrade  sans 
cesse,  que  l'univers  tend  à  un  état  final  de  nivelle- 
ment des  énergies  utiles  et  que  l'homme,  en  gas- 
pillant ces  énergies,  en  déboisant  ses  montagnes, 
hâte  la  mort  de  l'univers. 


*  * 


Nous  voilà  bien  loin  de  la  loi  cartésienne  de  con- 
servation du  mouvement.  Que  faut-il  donc  penser 
du  grand  effort  de  Descartes  pour  plier  tout  l'uni- 
vers physique  aux  lois  de  la  mécanique?  Que  faut-il 
penser  de  son  rêve  d'une  science  universelle  de  la 
quantité  pure? 

La  première  démarche  de  cette  science  univer- 
selle est  une  réussite  complète  :  la  géométrie  analy- 
tique demeure  entière  ;  c'est  là  que  triomphe  la 
méthode  intuitive  et  déductive  de  Descartes.  Les 
applications  qu'il  en  a  faites  à  l'optique,  science  qui 
de  son  temps  déjà  se  prêtait  entre  toutes  à  un  trai- 
tement rigoureusement  géométrique,  subsistent  pa- 
reillement. Mais  là  où  il  échoue,  c'est  lorsque,  con- 
vaincu de  la  possibilité  de  réduire  la  physique  tout 
entière  à  la  quantité  pure,  étendue-mouvement,  il 
explique  hypothétiquement  l'univers  et  tous  les  phé- 
nomènes à  l'aide  de  mouvements  tourbillonnaires, 
dont  les  pressions  seraient  transmises,  suivant  les 
lois  qu'il  a  établies,  par  un  fluide  immense  et  incom- 
pressible, sans  vide  ni  atomes  {Principes,  III,  46  et 
suiv.).  «  Je  ne  reçois  point  de  principes  en  physique 
qui  ne  soient  aussi  reçus  en  mathématiques  »,  pro- 
clame Descartes  {Principes,  II,  64).  Tout  le  système 


138  DICSCARTKS 

cartôsion,  tel  qu'il  est  exposé  dans  les  Principes^ 
pourrait  être  résumé  dans  cette  formule  orgueilleuse 
qu'on  lui  prête  :  donnez-moi  de  l'étendue  et  du 
mouvement  et  je  ferai  le  monde.  L'étendue  et  le 
mouvement  suftisent-ils  à  expliquer  le  monde?  Des- 
cartes l'affirme  et  il  se  peut  qu'il  ait  raison.  Mais  il 
a  essayé,  avec  l'étendue  et  le  mouvement,  de  refaire 
le  monde  :  et  il  a  échoué. 

Cependant,  il  ne  faut  pas  se  presser  de  proclamer 
la  faillite  du  cartésianisme  en  science.  L'échec  de  la 
physique  cartésienne  est-il  dû  à  un  défaut  dans 
l'intuition  de  son  créateur?  n'est-il  pas  dû  plutôt 
à  une  défaillance  inévitable  dans  l'exécution  d'une 
pareille  entreprise?  Toute  la  question  est  là.  Pour 
ma  part,  je  dirais  volontiers  que. le  tort  de  Descartes 
n'est  pas  d'avoir  cru  et  affirmé  que  le  monde  peut 
être  expliqué  par  l'étendue  et  le  mouvement,  mais 
que  son  tort  a  été  de  vouloir,  lui-même  et  par  ses 
seules  forces,  refaire  le  monde,  avec  l'étendue  et  le 
mouvement.  Expliquons  brièvement  ces  deux  points. 

1°  Dans  le  conffit  incessant  des  théories  scienti- 
fiques, on  ne  saurait  proclamer  que  le  mécanisme 
soit  condamné  sans  appel.  Bien  au  contraire. 
D'abord,  le  mécanisme  universel,  dans  l'ordre  phy- 
sique, même  s'il  n'est  jamais  réalisé,  demeure  l'idéal 
de  la  science  positive,  le  principe  fécond  de  sa  re- 
cherche, le  cadre  dans  lequel  elle  se  développe. 
D'autre  part,  et  plus  précisément,  l'hypothèse  car- 
tésienne, complétée  par  Malebranche,  reprise  et  for- 
mulée par  Kelvin,  à  la  suite  des  découvertes  et  des 
travaux   de   Joule,   de   Cauchy,   de    Helmholtz,   de 


LA    SCIENCE   CARTÉSIENNE  139 

Maxwell,  a  reçu  de  nos  jours  une  extension  consi- 
dérable, en  sorte  qu'on  a  pu  dénommer  la  physique 
moderne  un  «  cartésianisme  généralisé  »  (1)  :  le  son, 
la  lumière,  la  chaleur,  la  matière  et  l'attraction  elle- 
même  ont  été  progressivement  réduits  à  des  mou- 
vements vibratoires  et  à  des  chocs.  Si  le  développe- 
ment de  la  thermo-dynamique,  si  la  constitution  de 
la  physico-chimie  et  l'avènement  des  sciences  bio- 
logiques nous  ont  imposé  la  notion  de  phénomènes 
irréversibles,  cette  notion  n'est  pas  nécessairement 
incompatible  avec  le  mécanisme  cartésien,  assoupli 
et  élargi.  Bien  plus,  refuse-t-on  d'admettre  avec 
Descartes  que  l'univers  physique  soit  intégralement 
réductible  à  l'étendue,  le  fait  demeure  néanmoins 
qu'on  peut  intégralement  le  traduire,  comme  V étendue^ 
en  un  langage  quantitatif  d'une  rigoureuse  généra- 
lité. Des  théories  comme  celles  des  électrons  et  des 
quanta,  qui  pénètrent  de  plus  en  plus  profondément 
dans  la  réalité  physique,  y  découvrent  des  éléments 
irréductibles  peut-être  à  la  simple  étendue,  mais 
non  pas  du  tout  à  la  quantité,  car  il  suffit,  pour 
opérer  cette  réduction,  de  faire  intervenir  des  gran- 
deurs métriques  discontinues.  En  fait,  à  l'heure  ac- 
tuelle, on  est  plus  près  de  Descartes  qu'on  ne  l'a 
jamais  été,  puisque  les  travaux  d'Einstein  et  de  ses 
disciples,  s'ils  doivent  être  définitivement  acquis  à  la 
science,  réduiront  la  physique  à  une  pure  géométrie 
et  réaliseront  le  rêve  cartésien  d'un  univers  physique 
interprété  tout  entier  en  termes  mathématiques. 

(1)  Bernard  Bkunhes,  la  Dégradation  de  l'énergie,  Paris,  Flamma- 
rion, 1909,  p.  299.  Cf.  Bergson,  Durée  et  simultanéité,  Alcan,  1922, 
p.  40. 


44«  DESCARTKS 

Le  mécanisme  scientifique,  appliqué  à  l'univers 
physique,  a  donc  devant  lui  un  avenir  illimité.  Ce 
qui  est  condamné,  par  contre,  sans  appel,  c'est  le 
mécanisme  philosophique  :  c'est  cette  doctrine  qui 
prétend  absorber  l'esprit  dans  l'univers  physique  ; 
qui  proclame  que  cet  univers  est  un  cycle  fermé,  se 
suffisant  à  lui-même,  où  «  rien  ne  se  perd,  rien  ne 
se  crée  »,  alors  que  la  science  moderne  établit  que 
«  tout  se  perd  et  que  tout  a  été  créé  »  ;  qui  affirme 
l'éternité  du  mouvement  et  nie  l'action  de  la  cause 
première,  d'où  procède  le  mouvement.  Or,  ce  méca- 
nisme n'a  rien  à  voir  avec  le  mécanisme  cartésien  : 
il  en  est  même  l'exact  contre-pied.  Descartes,  en 
efîet,  a  marqué  avec  une  parfaite  netteté  la  hmite 
du  mécanisme,  en  montrant  que  ce  mécanisme  s'ap- 
plique à  l'univers  physique  tout  entier,  mais  qu'il 
s'arrête  devant  l'esprit,  qui  est  radicalement  distinct 
de  la  matière.  Et  Descartes  a  vu  avec  une  netteté 
pareille  que  le  mécanisme  ne  se  suffi^  point,  puisque 
sa  doctrine  rapporte  tout  à  Dieu  comme  à  la  cause 
nécessaire  et  suffisante  de  tout  ce  qui  existe  et  pose 
en  principe  que  «  la  grande  mécanique  n'est  autre 
chose  que  l'ordre  que  Dieu  a  imprimé  sur  la  face  de 
son  ouvrage,  que  nous  appelons  communément  la 
nature  »  (I,  213-214). 

2°  Seulement,  homme  d'une  méthode  unique  et 
définitive,  qui  doit  s'imposer  aux  faits  de  telle  sorte 
que  tout  se  puisse  déduire  des  premiers  principes  ; 
plein  d'une  superbe  confiance  dans  la  puissance  de 
sa  méthode,  qui  ne  se  contente  pas  d'expliquer  tous 
les  phénomènes  de  la  nature,  mais  démontre  qu'ils 


LÀ   SCIENCE   CARTÉSIENNE  141 

ne  peuvent  être  autrement  (1),  confiance  telle  qu'il 
se  déclare  prêt  à  avouer  qu'il  ne  sait  rien  en  philo- 
sophie si  Ton  infirme  sa  doctrine  de  la  transmission 
instantanée  de  la  lumière  (2),  démentie  peu  après 
par  Rômer  ;  trop  peu  soucieux  des  expériences,  qui 
sont,  dit  Pascal,  «  les  seuls  principes  de  la  phy- 
sique »  (3)  et  qui  nous  fournissent  les  données  sur 
lesquelles  la  raison  travaille  sans  pouvoir  les  déduire 
d'axiomes  posés  par  elle  (4)  ;  satisfait  lorsqu'il  a 
expliqué  les  eiïets  communs  que  lui  présente  l'expé- 
rience en  les  déduisant  des  causes  premières  (5)  ; 
ordonnateur,  mais  simplificateur  à  l'excès,  et,  en 
somme,  trop  exclusivement  mathématicien,  ou,  si 
l'on  veut,  trop  enclin  à  concevoir  tout  ordre  sur  le 
type  de  l'ordre  mathématique,  ce  prodigieux  génie 

(1)  «  Pour  la  physique,  je  croirais  n'y  rien  savoir,  si  je  ne  savais 
que  dire  comment  les  choses  peuvent  être,  sans  démontrer  qu'elles 
ne  peuvent  être  autrement;  car  l'ayant  réduite  aux  lois  des  mathé- 
matiques, c'est  chose  possible,  et  je  crois  le  pouvoir  en  tout  ce  peu  que 
je  crois  savoir...  »  (lettre  à  Mersenne  du  11  mars  1640,  III,  .39).  Dans 
les  Principes,  il  est  vrai.  Descartes  observe  :  «  Il  est  certain  que  Dieu 
a  une  infinité  de  divers  moyens,  par  chacun  desquels  il  peut  avoir 
fait  que  toutes  les  choses  de  ce  monde  paraissent  telles  que  main- 
tenant elles  paraissent,  sans  qu'il  soit  possible  à  l'esprit  humain  de 
connaître  lequel  de  tous  ces  moyens  il  a  voulu  employer  à  les  faire... 
El  je  croirai  avoir  assez  fait,  si  les  causes  que  j'ai  expliquées  sont 
telles  que  tous  les  effets  qu'elles  peuvent  produire  se  trouvent  sem- 
blables à  ceux  que  nous  voyons  dans  le  monde,  sans  m'enquérir  si 
c'est  par  elles  ou  par  d'autres  qu'ils  sont  produits  »  (Principes,  IV, 
204). 

(2)  Lettre  à  Beeckmaa  du  22  août  1634  (I,  307-308). 

(3)  Fragment  d'un  traité  du  vide  (éd.  Brunschvicg,  minor,  p.  78). 

(4)  Descartes  reconnaît  lui-même  que  «  les  choses  ayant  pu  être 
ordonnées  de  Dieu  en  une  infinité  de  diverses  façons,  c'est  par  la 
seule  expérience  et  non  par  la  force  du  raisonnement  qu'on  peut  sa- 
voir laquelle  de  toutes  ces  façons  il  a  choisie  »  (Principes,  III,  46). 
Mais  il  se  contente  de  l'expérience  commune  et  la  déduit  aussitôt  de 
ses  principes. 

(5)  Discours,  G«  part.,  VI,  76. 


148  DESCARTES 

a  cru  que  le  mécanisme  qui  régit  l'univers  est  un 
mécanisme  parfaitement  clair  et  intelligible  en  toutes 
ses  parties  :  et  en  cela,  sans  doute,  il  n'a  pas  tort  ; 
mais,  comme  nous  le  verrons,  il  sait  que  l'hypothèse 
n'a  pas  absolument  besoin  d'être  conforme  à  la  réa- 
lité pour  apporter  l'intelligibilité  aux  apparences  du 
monde  sensible,  et,  cette  intelligibilité  lui  important 
seule,  il  a  fait  comme  si  lui.  Descartes,  pouvait 
d'un  seul  coup,  à  l'aide  de  ses  principes,  arriver  à 
connaître  le  mécanisme  de  l'univers  physique  aussi 
bien  que  les  lois  mathématiques  de  l'espace  :  ce  qui 
l'a  parfois  entraîné  à  substituer,  en  quelque  manière, 
sa  pensée  à  celle  du  Créateur.  Or,  celle-ci.  Descartes 
le  reconnaît  {Principes,  I,  24,  25,  28;  IV,  204),  sur- 
passe infiniment  la  capacité  de  notre  esprit,  non 
seulement  dans  ses  fins,  qui  nous  sont  impénétrables, 
mais  encore  dans  les  moyens  dont  elle  dispose  et 
dont  elle  se  sert  pour  la  réalisation  de  ses  fins.  Ces 
moyens  peuvent  être  connus,  dans  une  certaine 
mesure,  par  les  effets  que  nous  constatons  ;  mais  ils 
ne  peuvent  être  connus  que  grâce  à  un  effort  pro- 
gressif et  lent  :  cet  effort  réussit  pas  à  pas  et  n'a 
jamais  cessé  de  réussir;  cependant,  il  est  probable 
qu'il  ne  sera  jamais  achevé,  car  ce  que  nous  connais- 
sons des  ressorts  de  l'univers  prouve  qu'ils  sont 
infiniment  plus  comphqués  que  ne  l'ont  cru,  sinon 
Descartes  lui-même,  du  moins  les  cartésiens  sim- 
plistes qui  ont  bâti,  sur  ce  qu'ils  croyaient  être  ses 
principes,  une  «  philosophie  extravagante  »  {Discours, 
6e  part.,  VI,  77). 

La  possibilité  de  déduire  de  principes  a  priori  une 
loi  naturelle  exacte,  comme  celle  des  sinus,  atteste 


LA    SCIENCE   CARTÉSIENNE  143 

que  le  monde  est  intelligible,  qu'il  y  a  correspon- 
dance et  accord  entre  notre  raison  et  la  raison  des 
choses  :  les  erreurs  innombrables  auxquelles  noua 
expose  l'emploi  de  la  méthode  a  priori  nous  con- 
traignent à  reconnaître  que  cette  correspondance 
n'est  pas  absolue  et  que  l'homme  doit  se  soumettre 
au  réel. 

On  raconte  (1)  que  Cauchy,  s'entretehant  un  jour 
avec  le  P.  Gratry,  dans  les  jardins  du  Luxembourg, 
du  bonheur  qu'auraient  les  élus  à  connaître  sans 
restriction  et  sans  voile  dans  l'au-delà  les  vérités 
péniblement  poursuivies  en  ce  monde,  Gratry  dit 
à  Cauchy  qu'une  des  grandes  joies  de  l'illustre 
mathématicien  serait  de  pénétrer  enfin  le  mystère 
de  la  nature  de  la  lumière  :  Cauchy  protesta,  car  il 
ne  lui  paraissait  pas  admissible  qu'il  pût  apprendre 
sur  la  lumière  plus  que  ne  lui  avait  décelé  sa  théorie 
mécanique  de  la  réflexion  ;  il  ne  concevait  pas  que 
Dieu  même  pût  la  concevoir  mieux  ou  autrement. 

Cette  idée,  que  Descartes  savant  n'eût  sans  doute 
pas  désavouée,  exprime  bien  la  conviction  du  méca- 
niste.  Mais  le  bon  sens  du  philosophe  n'y  saurait 
souscrire  sans  réserves  :  car  il  sait  que  la  raison 
humaine,  dans  son  eiîort  constant  vers  l'infini,  ne 
parviendra  jamais  pourtant  à  l'embrasser,  et  que, 
si  elle  connaît  beaucoup  et  progresse  sans  arrêt,  elle 
ne  connaît  et  ne  connaîtra  jamais,  en  fin  de  compte, 
le  tout  de  rien. 

(1)  Bernard  Brunhks,  Dégradation  de  l'énergie,  p.  261. 


LA    METHODE    CARTESIENNE 

LA    RECHERCHE    DE    LA    CERTITUDE   : 

l'intuition    RATIONNELLE 

Nous  avons  cherché,  dans  la  dernière  leçon,  à 
définir  aussi  exactement  que  possible  le  sens  général, 
la  portée  et  la  valeur  de  la  science  cartésienne.  Une 
semblable  entreprise,  assurément,  n'est  pas  aisée, 
et  elle  exige  de  l'esprit  un  effort  considérable.  Mais 
c'est  un  effort  que  doit  se  résoudre  à  fournir  qui- 
conque veut  arriver  à  une  juste  compréhension  de 
cette  grande  pensée.  Pour  parvenir  au  faîte  d'une 
haute  montagne,  il  faut  d'abord  prendre  la  peine 
de  la  gravir  et  monter  longtemps  sans  rien  voir, 
avant  de  pouvoir  découvrir  tout  l'horizon.  Ainsi,  la 
vérité  ne  se  révèle  qu'à  ceux  qui  l'ont  gagnée  par 
leur  effort  et  leur  patiente  prière.  C'est  là  un  prin- 
cipe qu'il  ne  faut  jamais  perdre  de  vue  :  on  l'oublie 
trop  facilement  dans  notre  siècle,  pressé  de  voir, 
de  comprendre  et  surtout  de  réaliser,  sans  vouloir 
acheter  cette  intelligence  et  ces  avantages  du  prix 
qu'il  faut  les  payer.  Nous  avons  gravi  quelques-unes 
des  pentes  les  plus  raides  et  les  plus  arides  de  la 
pensée  cartésienne  :  le  reste  du  chemin  est  un  peu 
moins  austère,  mais  il  exigera  encore  de  nous  un 


I 


LA   MÉTHODE   CARTÉSIENNE  14b 

effort  d'attention  très  soutenu.  C'est  pourquoi  il  ne 
sera  pas  inutile,  avant  de  le  poursuivre,  de  revoir 
rapidement  le  chemin  déjà  parcouru  et  notamment 
de  bien  marquer  les  rapports  de  la  science  avec  la 
méthode  et  la  métaphysique  de  Descartes. 


*    * 


Le  grand  dessein  de  Descartes,  nous  le  savons,  a 
été  d'instaurer,  sur  le  modèle  de  la  géométrie  ana- 
lytique, une  science  universelle,  susceptible  d'ex- 
primer, sous  la  forme  absolument  simple  et  géné- 
rale des  relations  existant  entre  les  grandeurs  abs- 
traites qui  font  l'objet  propre  de  la  science  mathéma- 
tique, les  lois  régissant  tous  les  phénomènes  de  la 
nature  qui  font  l'objet  de  la  physique.  Le  méca- 
nisme est  donc  l'idéal  de  la  science  cartésienne  : 
mais  c'est  un  mécanisme  limité,  car  il  ne  s'étend 
qu'au  domaine  de  la  quantité,  c'est-à-dire  de  la 
«  substance  corporelle  »,  et  ne  prétend  nullement 
réduire  à  ses  lois  «  la  substance  pensante  »  ou  imma- 
térielle, que  Descartes  en  distingue  radicalement  ; 
et  c'est  un  mécanisme  relatif,  parce  qu'il  n'est  à 
lui-même  ni  son  propre  principe,  ni  sa  propre  fm, 
mais  se  suspend  à  Dieu  comme  à  la  cause  première 
et  à  l'auteur  total  de  tout  ce  qui  est.  Le  mécanisme 
scientifique  de  Descartes  ne  tombe  donc  pas  sous 
les  très  graves  reproches  qu'encourt  le  mécanisme 
philosophique  des  modernes,  qui  nie  l'âme  en  la 
réduisant  et  qui  exclut  Dieu  en  proclamant  que  le 
monde  se  suffît.  Cependant  il  n'est  pas  à  l'abri  de 
toute  critique. 

10 


148  DESCARTES 

Génie  essentiellement  ordonnateur,  mais  particu- 
lièrement sensible  à  l'harmonie  de  l'ordre  mathéma- 
tique, Descartes  espère  pouvoir  tout  déduire,  selon 
an  mode  de  démonstration  absolument  rigoureux, 
des  premiers  principes  une  fois  reconnus  vrais  ;  et 
c'est,  au  fond,  cette  intelligibilité,  c'est-à-dire  cet 
accord  avec  les  principes  ou  cette  possibilité  de 
déduction  à  partir  des  principes,  plutôt  que  l'accord 
avec  l'expérience,  qui  est  pour  lui  garant  de  la  vérité 
des  effets  :  non  point,  sans  doute,  que  les  causes 
prouvent  les  effets,  vu  qu'elles  ne  sont  prouvées  que 
par  eux  (et  ainsi  Descartes  se  sépare  nettement  de 
ceux  qui  prétendent  déduire  a  priori  l'expérience)  ; 
mais  parce  que  les  causes  seules  expliquent  les  effets 
que  nous  observons  et  peuvent  en  rendre  raison  (1). 

(1)  Après  avoir  découvert,  à  la  lumière  de  la  raison  toute  pure, 
quelques  principes  des  choses  matérielles,  Descartes  écrit  :  «  Il  faut 
maintenant  eesayer  si  nous  pourrons  déduire  de  ces  seuls  principes 
l'explication  de  tous  les  phénomènes,  c'est-à-dire  des  effets  qui  soni 
sn  la  nature,  et  que  nous  apercevons  par  l'entremise  de  nos  sens... 
Or,  les  principes  que  j'ai  ci-dessus  expliqués  sont  si  amples  qu'on  en 
peut  déduire  beaucoup  plus  de  choses  que  nous  n'en  voyons  dans  le 
inonde,  et  même  beaucoup  plus  que  nous  n'en  saurions  parcourir  de 
la  pensée  en  tout  le  temps  de  notre  vie.  C'est  pourquoi  je  ferai  ici 
une  brève  description  des  principaux  phénomènes,  dont  je  prétends 
rechercher  les  causes,  non  point  afin  d'en  tirer  des  raisons  qui  servent 
à  prouver  ce  que  j'ai  à  dire  ci-après  :  car  j'ai  dessein  d'expliquer  les 
affets  par  leurs  causes,  et  non  les  causes  par  leurs  effets  ;  mais  afin 
que  nous  puissions  choisir,  entre  une  infinité  d'effets  qui  peuvent  être 
déduits  des  mêmes  causes,  ceux  que  nous  devons  principalement 
lâcher  d'en  déduire  »  (Principes,  III,  1  et  4).  Cf.  Principes,  IV,  199  : 
1  Qu'il  n'y  a  aucun  phénomène  en  la  nature  qui  ne  soit  compris  en 
ce  qui  a  été  expliqué  en  ce  traité.  »  —  Dans  le  Discours,  6«  part.,  VI,  76, 
Descartes  observe  :  «  Et  on  ne  doit  pas  imaginer  que  je  commette  en 
ceci  la  faute  que  les  logiciens  nomment  un  cercle  ;  car  l'expérience 
rendant  la  plupart  des  effets  très  certains,  les  causes  dont  je  les  dé- 
duis ne  servent  pas  tant  à  les  prouver  qu'à  les  expliquer;  mais,  tout 
au  contraire,  ce  sont  elles  qui  sont  prouvées  par  eux.  »  Cf.  une  lettre 
à  Morin  du  i3  juillet  1638,  II,  197-198. 


LA    MÉTHODE   CARTÉSIENNE  141 

Or,  Descartes  réussit  à  expliquer,  d'après  ses  prin- 
cipes, les  phénomènes  de  la  nature,  tels  qu'ils  étaient 
ou  pouvaient  être  connus  de  son  temps.  Il  a  V intui- 
tion qu'un  seul  succès  de  sa  méthode  en  garantit  le 
succès  universel  et  que  le  monde  physique  tout  entier 
relève  de  rintelligibilité  mathématique.  Il  fait  plus  : 
il  se  met  lui-même  à  l'œuvre  et  tente  d'expliquer 
tous  les  phénomènes  physiques  par  des  raisons  mathé- 
matiques. L'intuition  est  géniale  et  elle  paraît  bien 
être  vraie.  Mais  l'on  est  en  droit  de  se  demander 
si  la  tentative,  en  dépit  de  son  incontestable  valeur 
comme  hypothèse  régulatrice  ou  principe  de  re- 
cherche, n'était  pas  condamnée  à  l'échec  dès  lors 
qu'on  prétendrait  aboutir  à  une  théorie  explicative 
complète,  enfermant  en  des  formules  parfaitement 
claires  et  intelligibles  au  sens  géométrique  l'essence 
de  la  matière  et  l'universalité  des  propriétés  qui  en 
découlent.  Descartes,  lui,  n'hésite  pas  à  aller  d'un 
coup  au  terme  de  son  intuition  :  mais  son  audace 
ne  laisse  pas  que  d'être  aventureuse.  Affirmer  que' 
la  science  entière  de  la  nature  matérielle  peut  être 
réduite  à  une  algèbre  universelle,  assimiler  l'univers 
à  une  machine,  en  laquelle  il  n'y  a  rien  du  tout  à 
considérer  que  les  figures  et  les  mouvements  de  ses 
parties,  conformément  à  quelques  règles  qui  sont 
les  lois  de  la  nature,  c'est  déjà  une  belle  audace  : 
elle  a  été  heureuse  et  tout  le  développement  de  la 
science  moderne  a  donné  raison  à  Descartes.  Mai", 
vouloir  construire  en  ime  fois,  à  l'aide  de  ces  quelques 
principes  simples,  toute  la  machine  de  l'univers, 
c'est  vouloir,  à  coup  sûr,  élever  sur  des  bases  trop 
étroites  et  fragiles  un  édifice  immense,  à  la  cons- 


1*8  DESCARTES 

truction  duquel  ce  ne  sera  pas  trop  que  l'humanité 
entière  collabore  et  dont  les  assises  devront  être 
sans  cesse  élargies  à  mesure  que  s'élèvera  la  super- 
structure :  ici,  l'audace  fut  extrême  ;  et  l'on  peut 
dire  que  Descartes  a  échoué.  Moins  prudent,  il  a  été 
moins  heureux  aussi  que  Pascal.  Le  Traité  de  Véqui- 
libre  des  liqueurs  de  Pascal  ne  contient  pas  une 
ligne  qui  soit  à  retrancher.  Les  Principes  de  philoso- 
phie de  Descartes  ont  beaucoup  vieilli. 

Que  reste-t-il  aujourd'hui  de  cet  audacieux  édi- 
fice qu'est  la  science  cartésienne?  Un  fait  nous 
aidera  à  le  comprendre,  fait  minime  en  apparence, 
mais  fort  révélateur  et  qui  eût  sans  doute  grande- 
ment surpris  et  déconcerté  Descartes.  Lorsque  j'em- 
pruntai à  la  bibliothèque  de  l'Université  de  Gre- 
noble les  volumes  qui  composent  la  grande  édition 
de. Descartes  par  Adam  et  Tannery,  je  constatai, 
sans  en  être  autrement  surpris,  que  ces  volumes 
n'avaient  guère  servi.  Les  feuillets  même  n'en  avaient 
pas  été  coupés,  sauf  pourtant  quelques  pages  du 
tome  VI,  dont  le  dos  était  fortement  cassé  :  et  ces 
quelques  pages,  c'était  le  Discours  de  la  méthode. 
Quant  aux  trois  traités  de  pure  science,  dont  le  Dis- 
cours n'était  que  l'introduction,  la  Dioptrique,  les 
Météores  et  la  Géométrie,  personne  apparemment 
n'avait  eu  avant  moi  la  curiosité  de  savoir  ce  qu'ils 
contenaient.  Pourtant  c'est  à  ces  traités,  destinés 
à  «  rendre  preuve  de  la  science  universelle  qu'il  pro- 
pose »,  que  Descartes  attachait  de  l'importance, 
beaucoup  plus,  semble-t-il,  qu'à  cette  simple  pré- 
face rédigée  après  coup  ;  ce  sont  eux,  nous  le  savons, 


LA   MÉTHODE   CARTÉSIENNE  149 

qui  retinrent  l'attention  de  ses  contemporains  et  pro- 
voquèrent les  controverses  passionnées  des  doctes  : 
tant  il  est  vrai  que  l'homme  est  plus  sensible  à 
l'attrait  de  la  nouveauté  qu'à  la  force  de  la  vérité  I 
Mais  le  temps  se  charge  de  mettre  les  doctrines, 
comme  les  hommes,  à  leur  place. 

Si  l'on  examine  aujourd'hui,  à  la  lumière  des 
découvertes  modernes,  les  résultats  que  Descartes 
a  formulés  en  science,  on  est  contraint  de  recon- 
naître que  la  plupart  ont  perdu  leur  intérêt  et  que 
beaucoup  même  ont  perdu  toute  valeur.  Sans  doute, 
ils  ont  posé  quelques  pierres  d'angle  de  l'édifice  que 
bâtit  l'intelligence  humaine.  Mais  ces  pierres-là  sont 
maintenant  noyées  dans  la  masse  de  cet  édifice, 
anonyme  et  impersonnel,  qu'est  notre  science  :  per- 
sonne, sauf  quelques  curieux  du  passé  et  quelques 
philosophes,  ne  songe  à  les  mettre  en  évidence. 
Quant  aux  autres  matériaux,  le  temps  les  a  déjà 
réduits  en  poussière  !  Par  contre,  V intuition  qu'a 
eue  Descartes  de  l'œuvre  de  la  science,  la  çoie  qu'il 
lui  a  tracée  pour  sa  réalisation,  les  dispositions 
intellectuelles  et  morales  dans  lesquelles  il  s'est  mis 
à  l'égard  du  vrai,  sont  toujours  dignes  de  notre 
attention,  bien  plus,  de  notre  méditation  :  les  quelques 
pages  du  Discours  où  Descartes  expose  la  méthode 
qu'il  a  suivie  dans  la  recherche  de  la  vérité,  aussi 
bien  que  les  règles  de  morale  et  les  principes  de  méta- 
physique auxquels  l'a  conduit  le  droit  usage  de  sa 
raison,  sont  aujourd'hui  aussi  fortes,  aussi  vivantes 
et  plus  vivantes  encore,  qu'au  premier  jour.  Ceci 
n'est  pas  pour  nous  surprendre.  Revoyons,  à  vingt- 
quatre  siècles  de  distance,  l'œuvre  de  Platon  :  tandis 


150  DESCARTE8 

que  la  physique  du  Timée  n'est  plus  qu'un  invrai- 
semblable roman,  dénué  de  tout  fondement,  l'admi- 
rable allégorie  de  la  caverne,  où  Platon  expose  la 
dialectique  des  idées,  demeure  pour  nous  l'image 
éternellement  vraie  de  la  condition  de  l'homme, 
enchaîné  au  monde  des  apparences  sensibles  qui  lui 
dérobent  la  vue  de  la  seule  réalité,  la  réalité  invi- 
sible, et  elle  nous  indique,  en  termes  lumineux,  la 
voie  que  l'homme  doit  suivre  pour  s'élever  au  vrai, 
avec  toute  son  âme.  Toutes  les  théories  scientifiques 
passent  :  les  intuitions  métaphysiques  fondées  sur 
l'immuable  réalité  demeurent  éternellement  vraies. 
Ce  qui  demeure  précisément,  de  la  science  carté- 
sienne, c'est,  avec  la  méthode  dont  elle  est  une  appli- 
cation, V intuition  métaphysique  d'où  elle  procède. 
A  cette  intuition  Descartes  attache  infiniment  plus 
d'importance  qu'aux  résultats  auxquels  elle  Ta  con- 
duit. Or,  en  quoi  consiste  cette  intuition?  Et  com- 
ment nous  apparaît-elle,  lorsqu'on  la  confronte  à 
l'œuvre  de  près  de  trois  siècles  de  travail  scienti- 
fique ? 

1°  Descartes  affirme  que  l'univers  tout  entier  est  " 
susceptible  d'une  interprétation  mathématique,  à 
l'exclusion  de  l'esprit  qui  est  d'une  autre  nature 
que  le  corps.  La  géométrie  analytique  est  la  pre- 
mière démarche  de  cette  science  universelle.  Des- 
cartes paraît  avoir  vu,  avec  la  plus  grande  précision, 
que  l'analyse  des  propriétés  de  Vespace  par  la  quan- 
tité est  un  «  fait  »  du  même  ordre  que  Vanalyse  des 
phénomènes  physiques  par  la  quantité,  comme  est, 
par  exemple,  la  théorie  de  la  réfraction,  qui  tra- 


LA    MÉTHODE    CARTÉSIENNE  151 

duit  en  loi  mathématique  certaines  propriétés  phy- 
siques déterminées.  Aujourd'hui,  des  habitudes  pure- 
ment historiques  et  pédagogiques,  nées,  par  un 
étrange  retour,  du  succès  même  des  méthodes  car- 
tésiennes, font  de  la  géométrie  analytique  une  forme 
de  mathématique,  ou,  si  l'on  veut,  un  travail  de  la 
mathématique  sur  la  mathématique  :  Descartes, 
beaucoup  plus  profondément,  semble-t-il,  y  voit  une 
forme  de  physique,  c'est-à-dire  un  travail  de  la 
mathématique  sur  la  physique,  et  par  conséquent 
une  démarche  analogue,  sinon  même  identique,  à  la 
physique  mathématique  ;  la  distinction  si  nette  qu'il 
établit  entre  la  quantité,  objet  de  l'entendement,  et 
l'espace,  intuition  imaginative,  implique  chez  lui  la 
conscience  nette  que  la  traduction  des  faits  géomé- 
triques en  égalités  quantitatives  est  une  traduction 
d'un  monde  dans  un  autre  monde.  En  d'autres 
termes,  il  y  a  d'un  côté  la  quantité  analytique,  de 
l'autre  V espace  et  V univers  physique.  La  grande  idée 
de  Descartes,  c'est  que  l'espace  et  l'univers  physique 
peuvent  être  tous  deux  intégralement  exprimés  par 
la  quantité,  puisqu'il  n'y  a  rien  de  plus  dans  l'univers 
physique  que  l'étendue  et  le  mouvement,  qui  peuvent 
être  intégralement  réduits  à  la  quantité,  et,  par 
suite,  traduits  en  langage  métrique.  Le  succès  de 
sa  géométrie  analytique  lui  permet  d'anticiper  le 
succès  tout  semblable  de  la  physique  mathématique. 
Or,  cette  intuition  cartésienne  a  magnifiquement 
résisté  à  l'épreuve  du  temps.  Souvent  on  a  été  porté 
à  croire  que  la  physique  mathématique  n'était  qu'une 
forme  schématique  et  superficielle,  incapable  de  tra- 
duire la  réalité  toujours  plus  complexe  de  nos  lois 


ISÎ  DESCAUTES 

autrement  que  ne  ferait  un  enfant  qui  dessinerait 
des  figures  d'animaux  par  des  ronds  et  des  carrés. 
Et  pourtant,  jamais  une  loi  physique  n'a  échappé 
à  une  traduction  mathématique  et  à  une  traduction 
simple,  encore  que  ce  résultat  fût  le  prix  d'une 
recherche  prolongée  et  laborieuse.  D'autre  part,  et 
symétriquement,  il  a  été  absolument  impossible, 
malgré  tous  les  efforts  qui  ont  été  faits  en  ce  sens, 
de  trouver  une  expression  numérique  d'un  fait  psy- 
chologique, c'est-à-dire  de  l'esprit.  Ainsi  s'est  vérifiée 
la  double  intuition  cartésienne  ;  et  l'on  peut  dire  que, 
depuis  les  premières  tentatives  heureuses,  ou  incom- 
plètes et  inexactes,  de  Descartes,  jamais,  à  nulle 
époque,  on  n'a  eu  plus  clairement  qu'à  l'heure 
actuelle  le  sentiment  que  toute  la  réalité  physique, 
mais  elle  seule,  s'exprimera  sous  une  forme  mathéma- 
tique intelligible.  Par  là,  comme  aussi  par  Timportance 
qu'il  attache  au  mouvement,  cette  synthèse  indis- 
soluble de  l'espace  et  du  temps,  et  par  la  conception 
qu'il  s'en  fait  (1),  Descartes  devance  avec  une  bien 
curieuse  exactitude  les  théories  modernes  de  la  rela- 
tivité. Par  là,  on  peut  admirer  quelle  puissance 
d'anticipation  gonflait  l'intuition  cartésienne. 

Mais  cette  intuition  pénètre  encore  plus  avant 
au  cœur  de  la  réalité.  La  traduction  de  Vespace  dans 
la  quantité,  ainsi  qu'en  témoignent  la  géométrie  ana- 
lytique et  la  physique  mathématique,  est  une  tra- 

(1)  Voir  notamment  Principes,  II,  23-32.  Il  est  à  noter  que  toute 
la  science  moderne  s'est  constituée  sur  la  notion  de  vitesse  ;  or,  cora- 
m  ^nt  pourrait-on  diviser  un  espace  par  un  temps  si  l'espace  et  le  temps 
étaient  absolument  étrangers  l'un  à  l'autre?  L'espace  et  le  temps  ne 
sont  sans  doute  que  des  projections  schématiques  du  mouvement,  qui 
esi  la  réalité  pliysique,  ainsi  que  l'a  vu  Descartes. 


LA   MÉTHODE   CARTÉSIENNE  153 

duction  rigoureusement  adéquate  :  or,  la  traduction 
est  trop  parfaite  pour  ne  pas  déceler  entre  ces  deux 
mondes  une  parenté  légitime  et  pour  ne  pas  prouver 
l'accord,  sinon  l'identité,  de  notre  raison  avec  la 
raison  des  choses.  Ainsi,  la  possibilité  d'interpréter 
rigoureusement  l'étendue  et  le  mouvement  en  un 
langage  mathématique  met  en  jeu  un  pouvoir  créa- 
teur infiniment  supérieur  à  l'esprit  de  l'homme  : 
ainsi,  Dieu  apparaît,  dans  la  pensée  de  Descartes, 
comme  le  principe  nécessaire  par  qui  s'accordent 
et  s'identifient  les  deux  mondes  de  la  quantité  et 
de  l'espace,  radicalement  distincts  et  étrangers  dans 
l'esprit  de  l'homme,  et  qui  les  fonde  l'un  et  l'autre 
en  réalité,  dans  une  réalité  profonde  et  véritable  (1), 
que  n'a  pu  faire  notre  esprit  et  qui  ne  saurait  être 
que  l'œuvre  de  Dieu.  On  remarquera  sans  doute  un 
jour,  avec  stupéfaction,  combien  cette  vérité  était 
aveuglante,  ou  mieux  combien  elle  est  simple  et 
immédiate.  Mais  le  simple  est  ce  que  nous  avons  le 
plus  de  peine  à  percevoir  ;  et  c'est  aussi,  comme 
l'observe  Descartes  (2),  ce  que  nous  nous  mettons 
le  moins  en  peine  de  comprendre. 


(1)  Tel  est  le  sens  de  l'admirable  texte  du  Manuscrit  de  Gôttingen, 
V,  160  :  «  Omnes  demonstrationes  mathematicorum  versantur  circa 
veraentiaet  objecta,  et  sic  totum  etuniversum  raatheseosobjectum.et 
quicquid  illa  in  eo  considérât,  est  verum  et  reale  ens,  et  habet  veram 
ac  realem  naturam,  non  minus  quam  objectum  ipsius  physices. 
Sed  differentia  in  eo  solum  est,  quod  physica  considérât  objectum 
[non  solum  tanquam]  verum  et  reale  ens,  sed  tanquam  actu  et  quâ 
taie  existens,  mathesis  autem  solum  quâ  possibile,  et  quod  in  spatio 
actu  quidem  non  existit,  at  existera  tamen  potest.  «  Cette  conception 
de  la  «  réalité  mathématique  »  est  infiniment  supérieure  à  celle  qui, 
notamment  sous  l'influence  d«  l'idéalism»  kantien,  tend  à  n'y  voir 
qu'une  forme  de  notre  esprit. 

(2)  Régula  IV,  X,  378. 


154  DESCARTES 

2°  Nous  retrouverons  ces  vues  métaphysiques 
lorsque  nous  étudierons  la  pensée  la  plus  profonde 
de  Descartes.  Mais,  avant  d'aborder  ce  problème, 
qui  est  le  problème  fondamental,  il  faut  nous  arrêter 
d'abord  à  la  méthode^  dont  la  science  cartésienne  est, 
en  quelque  manière,  une  illustration. 

Descartes  était  trop  intelligent,  ou  plus  exacte- 
ment il  alliait  trop  de  bon  sens  aux  précieuses,  mais 
dangereuses,  qualités  de  son  esprit  raisonneur,  pour 
n'avoir  pas  le  juste  sentiment  de  la  résistance  du 
réel  et  des  obstacles  que  l'esprit  doit  surmonter 
pour  en  découvrir  les  raisons  et  les  lois.  Bien  qu'il 
n'ait  pas,  au  même  degré  que  Pascal,  la  claire  vision 
de  l'infinie  complexité  du  réel  et  des  limites  de  notre 
esprit,  il  a  très  nettement  indiqué,  notamment  dans 
la  sixième  partie  du  Discours,  les  difficultés  que 
l'homme  doit  vaincre  pour  parvenir  à  la  conquête 
de  la  vérité  ;  il  veut  «  qu'on  sache  que  le  peu  qu'il  a 
appris  jusques  ici  n'est  presque  rien  à  comparaison 
de  ce  qu'il  ignore  »,  bien  qu'il  ne  désespère  pas  de 
le  pouvoir  apprendre  ;  il  va  même  jusqu'à  avouer 
que  la  puissance  de  la  nature  est  bien  ample  et 
bien  vaste  pour  les  principes  si  simples  et  si  géné- 
raux par  lesquels  il  la  veut  expliquer  {Discours, 
6^  part.,  VI,  64-67).  Si  attaché  qu'il  soit  aux  vérités 
qu'il  a  trouvées  dans  les  sciences,  il  les  apprécie 
surtout  comme  des  suites  et  des  dépendances  des 
difficultés  qu'il  a  surmontées,  et,  en  un  mot,  comme 
des  applications  de  sa  méthode  et  des  preuves  de 
l'excellence  de  cette  méthode.  Descartes  le  dit  très 
expressément  dans  les  Regulse  :  les  mathématiques 
n'ont  été  pour  lui  qu'un  moyen,  le  meilleur  à  son 


LA   MÉTHODE   CARTÉSIENNE  ISS 

sens,  d'éprouver  sa  méthode,  de  s'y  exercer,  de  la 
perfectionner,  «  parce  qu'il  n'est  aucune  science  à 
laquelle  on  ne  puisse  demander  des  exemples  aussi 
évidents  et  aussi  certains  »  ;  mais  il  n'en  ferait  pas 
grand  cas,  si  elle  ne  lui  servait  «  qu'à  résoudre  les 
vains  problèmes  dont  les  calculateurs  et  les  géo- 
mètres ont  coutume  d'amuser  leurs  loisirs  ;  et  je 
croirais,  dans  ce  cas,  ajoute-t-il,  n'avoir  réussi  qu'à 
m'occuper  de  bagatelles  avec  plus  de  subtilité  peut- 
être  que  les  autres  ».  Son  but,  en  cultivant  les  mathé- 
matiques, a  été  de  discerner,  derrière  cette  enve- 
loppe, les  «  premiers  rudiments  de  la  raison  humaine  », 
afin  de  pouvoir  -ensuite  les  développer,  accroître  la 
lumière  et  la  puissance  de  la  raison  et  la  rendre 
capable  «  d'extraire  d'un  sujet  quelconque  les 
vérités  qu'il  renferme  »  {Régula  IV,  X,  373-374). 
L'intelligence,  ou  la  méthode,  dirige  et  domine  donc 
tout  ce  à  quoi  elle  s'applique.  Elle  n'est  pas  un 
moyen  pour  arriver  à  la  solution  des  difficultés  : 
celles-ci  ne  sont  pour  elle  qu'un  moyen  de  s'accou- 
tumer à  la  vérité  qui  est  son  objet  propre,  et  de  se 
préparer  par  une  vérité  à  la  découverte  de  toutes 
les  autres  qui  sont  toutes  liées  entre  elles. 

Descartes  a  redit  les  mêmes  choses  avec  une 
grande  force  dans  le  Discours  (2^  part.,  fin,  VI,  21), 
et  il  s'est  expliqué  très  clairement  dans  une  lettre  à 
Mersenne  sur  la  signification  du  Discours  et  des 
traités  qui  y  font  suite  :  «  Je  ne  mets  pas  Traité  de 
la  méthode^  mais  Discours  de  la  méthode^  ce  qui  est 
le  même  que  Préface  ou  Avis  touchant  la  méthode^ 
pour  montrer  que  je  n'ai  pas  dessein  de  l'enseigner, 
mais   seulement   d'en   parler.    Car,   comme   on  peut 


156  DESCARTES 

voir  de  ne  que  j'en  dis,  elle  consiste  plus  en  pratique 
qu'en  théorie  ;  et  je  nomme  les  traités  suivants  des 
Essais  de  cette  méthode,  pour  ce  que  je  prétends  que 
les  choses  qu'ils  contiennent  n'ont  pu  être  trouvées 
sans  elle  et  qu'on  peut  connaître  par  eux  ce  qu'elle 
vaut  :  comme  aussi  j'ai  inséré  quelque  chose  de 
métaphysique,  de  physique  et  de  médecine  dans 
le  premier  Discours,  pour  montrer  qu'elle  s'étend  à 
toutes  sortes  de  matières  »  (lettre  de  mars  1637, 
I,  349). 

Enfin,  dans  la  préface  qu'il  a  écrite  pour  la  tra- 
duction française  des  Principes  (1647),  Descartes 
définit  en  quel  sens  la  philosophie,  comme  la  science, 
est  avant  tout  une  méthode  :  «  C'est  proprement 
avoir  les  yeux  fermés,  sans  tâcher  jamais  de  les 
ouvrir,  que  de  vivre  sans  philosopher  ;  et  le  plaisir 
de  voir  toutes  les  choses  que  notre  vue  découvre 
n'est  point  comparable  à  la  satisfaction  que  donne 
la  connaissance  de  celles  qu'on  trouve  par  la  philo- 
sophie ;  et  enfin  cette  étude  est  plus  nécessaire  pour 
régler  nos  mœurs  et  nous  conduire  en  cette  vie, 
que  n'est  l'usage  de  nos  yeux  pour  guider  nos  pas. 
Les  bêtes  brutes,  qui  n'ont  que  leurs  corps  à  conserver, 
s'occupent  continuellement  à  chercher  de  quoi  les 
nourrir;  mais  les  hommes,  dont  la  principale  partie 
est  l'esprit,  devraient  employer  leurs  principaux 
soins  à  la  recherche  de  la  sagesse,  qui  en  est  la  vraie 
nourriture  ;  et  je  m'assure  aussi  qu'il  y  en  a  plusieurs 
qui  n'y  manqueraient  pas,  s'ils  avaient  espérance 
d'y  réussir  et  qu'ils  sussent  combien  ils  en  sont 
capables.  11  n'y  a  point  d'âme  tant  soit  peu  noble 
qui  demeure  si  fort  attachée  aux  objets  des  sens, 


LA   MliTHODE   CARTÉSIENNE  157 

qu'elle  ne  s'en  détourne  quelquefois  pour  souhaitet 
quelque  autre  plus  grand  bien,  nonobstant  qu'elle 
ignore  souvent  en  quoi  il  consiste.  Ceux  que  la  for- 
tune favorise  le  plus,  qui  ont  abondance  de  santé, 
d'honneurs,  de  richesses,  ne  sont  pas  plus  exempta 
de  ce  désir  que  les  autres  ;  au  contraire,  je  me  per- 
suade que  ce  sont  eux  qui  soupirent  avec  le  plus 
d'ardeur  après  un  autre  bien,  plus  souverain  que 
tous  ceux  qu'ils  possèdent.  Or,  ce  souverain  bien 
considéré  par  la  raison  naturelle  sans  la  lumière  de 
la  foi  n'est  autre  chose  que  la  connaissance  de  la 
vérité  par  ses  premières  causes,  c'est-à-dire  la 
sagesse,  dont  la  philosophie  est  l'étude  »  {lettre  de 
Fauteur  à  celui  gui  a  traduit  le  lierre,  IX,  3-4). 

Le  but  de  la  philosophie  c'est  donc  «  la  recherche 
de  la  vérité  par  la  lumière  naturelle  »  (X,  495).  Sa 
tâche  essentielle  est  de  fournir  aux  hommes  le  moyen 
d'y  parvenir.  C'est  dire  que  la  philosophie  est  une 
méthode,  puisque  la  méthode  se  définit  «  la  voie 
que  l'esprit  doit  suivre  pour  atteindre  la  vérité  »  (1). 
La  méthode  est  le  point  de  départ  de  toute  philo- 
sophie :  avant  de  philosopher,  il  faut  savoir  comment 
on  doit  philosopher  ;  pour  atteindre  la  sagesse,  il 
faut  aller  vers  elle.  La  méthode  est  encore  le  terme 
de  la  philosophie  :  car  la  vraie  et  définitive  méthode, 
en  tant  qu'elle  «  prépare  notre  entendement  pour 
juger  en  perfection  de  la  vérité  »  et  nous  apprend  «  à 
régler  nos  volontés  en  distinguant  les  choses  bonnes 
d'avec  les  mauvaises  »  {Recherche  de  la  vérité,  X,  506), 

(1)  Voir  la  Règle  IV  (X,  371)  :  «  que  la  méthode  est  absolument 
nécessaire  pour  la  recherche  de  la  vérité  »  (cf.  Baillet,  Vie,  II, 
405). 


158  DESCARTES 

tire  toute  sa  certitude  et  sa  force  de  Dieu,  garant  de 
l'évidence  et  objet  suprême  de  la  volonté  humaine. 
Toute  la  philosophie  de  Descartes,  comme  toute 
sa  science,  n'est  donc,  en  un  certain  sens,  qu'une 
méthode,  c'est-à-dire  une  voie.  Or,  toute  grande  et 
saine  philosophie  est  avant  tout  cela  :  c'est  un 
Bfïort,  intellectuel  et  moral,  pour  atteindre  la  vérité. 
L'homme  ne  peut  embrasser  ici-bas  la  vérité  :  il  ne 
peut  la  contempler  face  à  face.  Mais,  s'il  la  cherche, 
s'il  s'oriente  vers  elle,  avec  toute  son  âme,  c'est  qu'il 
l'a  trouvée.  «  Console-toi,  dit  Jésus  à  l'âme,  tu  ne 
me  chercherais  pas  si  tu  ne  m'avais  trouvé  (1).  » 

* 
*  * 

Toutefois  Descartes  n'est  pas  de  la  famille  de  ceux 
qui  «  cherchent  en  gémissant  ».  La  recherche  ne  lui 
Buffît  pas  :  il  veut  trouver.  Sa  raison  est  avide  d'in- 
telligibilité parfaite.  A  la  méthode  il  demande  beau- 
coup plus  qu'une  voie  vers  la  source  de  la  vérité  : 
il  demande  une  règle  infaillible  de  discerner  le  vrai 
d'avec  le  faux  et  une  preuve  démonstrative  de  l'exis- 
tence de  Dieu,  fondement  de  toute  vérité.  La  grande 
préoccupation  de  Descartes,  c'est  d'atteindre  la  cer- 
titude (2).  Nous  l'avons  vu,  tout  jeune,  presser  ses 

(1)  Pascal,  Mystère  de  Jésus  (éd.  Brunschvicg,  minor,  p.  576). 

(2)  Cf.  les  Cogitationes  privatae  de  1619  (X,  214)  :  «  .Juvenis,  oblatis 
ingeniosis  inventis,  quserebam  ipse  per  me  possenine  invenire,  otiam 
non  lecto  auctore  :  unde  paulatim  animadverti  me  certis  regulis  uti.  » 
Cette  préoccupation,  nous  le  savons,  se  manifesta  chez  Descartes  dès 
le  collège  (Baillet,  II,  483);  et  lui-même  écrit  :  «  Je  ne  craindrai 
pas  de  dire  que  je  pense  avoir  eu  beaucoup  d'heur  de  m'être  ren- 
contré  dès  ma  jeunesse  en  certains  chemins,  qui  m'ont  conduit  à  des 
considérations  et  des  maximes,  dont  j'ai  formé  uns  méthode,  par 


LA   MÉTHODE   CARTÉSIENNE  1S9 

maîtres  de  questions,  examiner  tout  ce  qu'on  lui 
propose  et  ne  se  contenter  que  lorsqu'il  a  trouvé 
[ui-même  le  vrai,  «  pour  ce  qu'on  ne  saurait  si  bien 
concevoir  une  chose  et  la  rendre  sienne,  lorsqu'on 
l'apprend  de  quelque  autre  que  lorsqu'on  l'invente 
soi-même  »  {Discours,  6^  part.,  VI,  69).  L'intuition  du 
10  novembre  1619,  d'où  procède  toute  sa  philoso- 
phie, a  été  précisément  la  découverte  de  la  certitude 
absolue  en  sa  source,  qui  est  Dieu.  La  méthode  car- 
tésienne n'est  que  la  mise  en  œuvre,  ou  l'élabora- 
tion rationnelle  de  cette  intuition. 

Descartes  va  donc  dépasser  ou  rejeter  toutes  les 
«  certitudes  »  dont  se  contentent  la  plupart  des 
hommes  :  certitude  incomplète,  voire  illusoire  et 
trompeuse,  qui  naît  des  notions  communes,  de 
l'expérience  des  sens,  des  conversations  et  des  livres 
{Principes,  préf.,  IX,  5),  et  qui  ne  repose  en  dernier 
ressort  que  sur  le  préjugé  ou  la  coutume  ;  certitude 
paresseuse  des  esprits  médiocres,  sectateurs  aveugles 
de  quelque  maître,  pareils  au  «  lierre,  qui  ne  tend 
point  à  monter  plus  haut  que  les  arbres  qui  le  sou- 
tiennent et  même  souvent  qui  redescend  après  qu'il 
est  parvenu  jusqu'à  leur  faîte  »  {Discours,  6^  part.,  VI, 
70).  Descartes  va  même  jusqu'à  exclure  de  la  science 
la  «  certitude  morale  »,  ou  probabilité  (1),  qui  nous 
apparaît  aujourd'hui  comme  la  certitude  propre  à 


laquelle  il  me  semble  que  j'ai  moyen  d'augmenter  par  degrés  ma 
connaissance,  et  de  l'élever  peu  à  peu  au  plus  haut  point  auquel  la 
médiocrité  de  mon  esprit  et  la  courte  durée  de  ma  vie  lui  pourront 
permettre  d'atteindre  »  {Discours,  l'«  part.,  VI,  3). 

(1)  Begula  II  {X,  362):  «  Per  hanc  propositionem  rejicimus  illas 
omnes  probables  tantum  cognitiones,  nec  nisi  perfecte  cognitis.et  de 
quibus  dubitari  non  potest,  statuimus  esse  credendum.  » 


160  DESCARTES 

l'histoire  et  à  toutes  les  sciences  morales  et  dans 
laquelle  un  Cournot  cherchera  le  fondement  même 
de  la  critique  philosophique,  car  il  estime  qu'une 
telle  certitude,  si  elle  suffit  dans  la  conduite  de  la 
vie  pour  régler  nos  mœurs,  n'est  pas  satisfaisante 
pour  la  raison,  puisqu'elle  ne  lui  fait  point  voir, 
absolument  parlant,  que  la  chose  qu'elle  persuade  à 
notre  esprit  est  vraie  et  ne  peut  être  autrement  que 
nous  la  jugeons  {Principes,  IV,  205-206)  :  bien  plus, 
il  la  juge  dangereuse,  parce  que  l'esprit  se  persuade 
ainsi  trop  aisément  d'opinions  douteuses,  en  les  parant 
de  fausses  raisons,  et  que,  si  l'on  rencontre  parfois  la 
vérité  de  cette  manière,  c'est  par  bonheur,  non  par  mé- 
thode, ce  qui  trouble  et  aveugle  l'esprit  en  l'habituant 
à  marcher  dans  les  ténèbres  et  à  ne  plus  supporter  le 
grand  jour  {Regala  II,  X,  362  ;  77,  X,  371). 

La  certitude  que  Descartes  se  propose  d'atteindre, 
la  seule  qui,  d'après  lui,  mérite  ce  nom,  c'est  une 
certitude  absolue,  analogue  à  celle  des  démonstra- 
tions mathématiques,  qui  no  is  font  voir  avec  évi- 
dence que  la  chose  ne  saurait  être  autrement  que 
nous  la  jugeons,  une  certitude  telle  qu'elle  ne  laisse 
aucune  prise  au  doute  des  sceptiques,  qu'elle  nous 
donne  du  réel  une  vue  parfaitement  claire  et  dis- 
tincte, aux  contours  si  nettement  arrêtés  que  l'erreur 
soit  aussitôt  discernable,  une  certitude  enfin  qui 
s'impose  à  tous  les  esprits,  aussi  bien  dans  son  prin- 
cipe que  dans  ses  applications.  Il  ne  suffît  pas  à 
Descartes  de  croire  :  il  veut  savoir.  Et  «  par  le  nom 
de  science,  dit  son  biographe  Baillet   (1),  il  n'en- 

(1)    Vie  de  M.  Descartes,  II,  478.  Cf.  Régula  II  (X,  362  et  480). 


LA    METHODE    CARTESIENNE  161 

tendait  autre  chose  qu'une  connaissance  claire  et 
évidente  »  :  c'est-à-dire  une  connaissance  fondée 
sur  les  premiers  principes,  lesquels  sont  parfaitement 
clairs,  et  en  déduisant  très  clairement  toutes  les 
autres  choses  {Principes,  préf.,  IX,  8-11).  Seule  une 
telle  connaissance,  en  augmentant  progressivement 
notre  savoir,  en  «  formant  notre  esprit  à  porter  des 
jugements  solides  et  vrais  sur  tout  ce  qui  se  pré- 
sente à  lui  »  (Régula  /,  X,  359),  nous  peut  mettre  en 
possession  de  toute  la  vérité  dont  notre  esprit  est 
capable  ;  seule  encore  elle  peut  nous  faire  «  par- 
venir à  ce  plus  haut  degré  de  sagesse,  auquel  con- 
siste le  souverain  bien  de  la  vie  humaine  »  {Principes, 
préf.,  IX,  9). 

La  recherche,  je  ne  dis  pas  même  de  la  vérité, 
mais  de  la  certitude,  et  le  besoin  d'assurer  à  cette 
certitude  un  fondement  solide  et  inébranlable,  tel 
est  bien  le  ressort  de  la  pensée  cartésienne. 

Comment  obtenir  une  telle  certitude?  Il  faut  évi- 
demment tout  reconstruire.  La  science,  pour  être 
conforme  à  l'idéal  cartésien,  doit  être  entièrement 
renouvelée,  dans  ses  principes  comme  dans  sa  mé- 
thode. C'est  à  quoi  va  s'employer  Descartes  :  il  va 
s'efforcer  de  bâtir  en  un  fonds  qui  soit  tout  à  lui. 
Et,  comme  la  première  condition  requise  pour  bâtir, 
c'est  d'avoir  des  instruments  ou  des  outils,  la  pre- 
mière des  conditions  requises  pour  bâtir  l'édifice 
de  la  science  certaine  et  définitive,  c'est  que  l'esprit 
se  crée  à  lui-même  ses  propres  instruments,  au  lieu 
de  recevoir  d'autrui  des  outils  dont  il  n'a  pas  éprouvé 
la  force.  Il  en  est  de  cette  méthode,  dit  Descartes, 
comme  des  arts  mécaniques  qui  se  suffisent  à  eux- 

H 


1«2  DESCARTES 

mêmes  et  fournissent  à  celui  qui  les  exerce  le  moyen 
de  fabriquer  les  instruments  dont  il  a  besoin.  Ainsi, 
quelqu'un  qui  voudrait  exercer  Tart  de  forgeron  sans 
avoir  encore  d'outils,  devrait  d'abord,  avant  de 
forger  à  l'usage  des  autres  des  épées  ou  des  casques, 
se  fabriquer  à  son  usage  propre,  avec  les  moyens 
que  la  nature  lui  présente,  des  marteaux,  une 
enclume,  des  pinces  et  tous  les  outils  dont  il  aura 
besoin  {Régula  VIII,  X,  397). 

C'est  donc  cet  instrument  que  Descartes  va  d'abord 
entreprendre  de  forger,  pour  l'employer  ensuite  à 
l'édification  de  la  science.  Cet  instrument,  ce  sont 
les  règles  de  la  méthode. 


I.es  quatre  règles,  que  Descartes  expose  tout  au 
long  dans  les  Régulas  et  qui  se  trouvent  énoncées 
sous  leur  forme  définitive  dans  la  deuxième  partie 
du  Discours,  sont  connues  de  tous.  Mais,  faute  de 
suivre  avec  assez  de  précision  la  marche  de  la 
pensée  de  Descartes  et  l'enchaînement  de  ses  ré- 
flexions, faute  également  de  rechercher  le  sens 
exact  des  mots,  on  n'a  généralement  pas  saisi  la 
signification  profonde  de  la  méthode  cartésienne, 
ni  la  manière  dont  ces  règles,  par  leur  liaison  intime, 
expriment  l'unité  et  la  simplicité  essentielle  de  l'in- 
telligence, dont  la  méthode  n'est  que  la  manifesta- 
tion ordonnée. 

Examinons  d'un  peu  près  la  pensée  de  Descartes, 
telle  qu'elle  est  formulée  dans  ce  Discours  de  la 
méthode    pour    bien   conduire    sa    raison   et    chercher 


LA    MÉTHODE   CARTÉSIENNE  163 

la  vérité  dans  les  sciences.  Les  premières  lignes  sont 
extrêmement  significatives  :  «  Le  bon  sens  est  la 
chose  du  monde  la  mieux  partagée  »,  écrit  Des- 
cartes. Qu'est-ce  à  dire?  «  Que  la  puissance  de  bien 
juger  et  distinguer  le  vrai  d'avec  le  faux,  qui  est 
proprement  ce  qu'on  nomme  le  bon  sens  ou  la  raison, 
est  naturellement  égale  en  tous  les  hommes.  »  Et, 
en  effet,  les  hommes  peuvent  avoir  plus  ou  moins 
d'imagination,  de  mémoire,  etc.,  mais  ils  ne  sauraient 
avoir  plus  ou  moins  de  raison,  parce  que  la  raison 
est  notre  nature  même,  et  «  qu'elle  est  la  seule 
chose  qui  nous  rend  hommes  et  nous  distingue  des 
bêtes  ».  Or,  «  il  n'y  a  du  plus  et  du  moins  qu'entre 
les  accidents  et  non  point  entre  les  formes,  ou  natures, 
des  individus  d'une  même  espèce  ».  Il  suit  de  là 
«  que  la  diversité  de  nos  opinions  ne  vient  pas  de 
ce  que  les  uns  sont  plus  raisonnables  que  les  autres, 
mais  seulement  de  ce  que  nous  conduisons  nos  pen- 
sées par  diverses  voies  et  ne  considérons  pas  les 
mêmes  choses.  Car  ce  n'est  pas  assez  d'avoir  l'es- 
prit bon,  mais  le  principal  est  de  l'appliquer  bien. 
Les  plus  grandes  âmes  sont  capables  des  plus  grands 
vices  aussi  bien  que  des  plus  grandes  vertus  (1); 
et  ceux  qui  ne  marchent  que  fort  lentement  peuvent 
avancer  beaucoup  davantage,  s'ils  suivent  toujours 
le  droit  chemin,  que  ne  font  ceux  qui  courent  et 
qui  s'en  éloignent  ». 

Ces  quelques  lignes  nous  présentent  en  raccourci 
toute  la  méthode  cartésienne.  Nous  possédons  tous 
la  raison,  c'est-à-dire  le  pouvoir  de  bien  juger.  Mais 

(1)  On  voit  ici  que,  pour  Descartes,  iiuJthode  égale  volonté. 


164  DESCARTES 

tous  les  hommes  n'exercent  pas  ce  pouvoir  :  car 
tous  ne  jugent  pas  bien.  D'où  vient  cela?  De  co 
que  «  la  volonté,  aussi  bien  que  l'entendement,  est 
requise  pour  juger  »,  et  cela  «  afin  que  nous  donnions 
notre  consentement  à  ce  que  nous  avons  aucune- 
ment aperçu  »  {Principes,  I,  34)  ;  or,  la  volonté  ayant 
plus  d'étendue  que  l'entendement,  car  «  en  quelque 
sens  elle  peut  sembler  infinie  »  {Principes,  I,  35),  il 
arrive  que  nous  donnions  notre  adhésion  à  des  choses 
que  nous  ne  connaissons  pas  fort  clairement  et  dis- 
tinctement :  de  là  les  erreurs.  La  méthode  consiste 
donc  essentiellement  dans  la  soumission  de  la  volonté 
à  la  raison.  Notons  aussi,  dès  à  présent,  avec  le  plus 
grand  soin,  ce  qu'est  la  raison  pour  Descartes  :  ce 
n'est  pas  la  raison  raisonnante,  comme  on  l'a  cru 
trop  fréquemment,  surtout  au  dix-huitième  siècle  ; 
«  la  raison  ou  le  sens  »  est  un  pouvoir  analogue  à  la 
vue  :  c'est  en  quelque  sorte  la  vue  de  l'âme,  intiiitus 
mentis;  et  c'est  la  faculté  de  saisir  le  bien  et  le  vrai. 
La  raison  est  donc  bien,  au  sens  plein  du  terme,  le 
bon  sens. 

Or,  comment  apprendre  aux  hommes  à  faire  un 
bon  usage  de  leur  raison?  «  Mon  dessein,  poursuit 
Descartes,  n'est  pas  d'enseigner  ici  la  méthode  que 
chacun  doit  suivre  pour  bien  conduire  sa  raison, 
mais  seulement  de  faire  voir  en  quelle  sorte  j'ai 
tâché  de  conduire  la  mienne  »  (VI,  4).  Il  ne  va  donc 
pas  nous  présenter  un  traité  didactique  de  la  mé- 
thode, mais  seulement  une  «  histoire  »  de  son  esprit. 

Nous  savons  ce  qui  mit  en  branle  le  développement 
de  sa  pensée.  Sa  nuit  du  10  novembre  1619  ui 
apporta,   croyait-il,   la   révélation   de  la  notion   de 


J 


LA   METHODE   CARTESIENNE  16a 

vérité,. en  même  temps  que  de  la  nature  de  la  véri- 
table certitude,  fondée  sur  ce  principe  très  assuré 
que  Dieu  est  souverainement  bon  et  source  de  toute 
vérité  (cf.  Principes,  IV,  206)  ;  il  reconnut  avec  évi- 
dence que  nous  possédons  tous  au-dedans  de  nous, 
c'est-à-dire  précisément  dans  notre  raison,  les  se- 
mences de  la  sagesse  ou  de  la  vraie  science,  qui  sont 
en  nous  comme  le  feu  est  dans  le  silex,  et  que  l'in- 
tuition des  poètes  est  beaucoup  plus  propre  à  les 
en  tirer  que  le  raisonnement  des  philosophes  (1). 
Nous  avons  là  le  germe  de  toute  sa  méthode.  Sui- 
vons-en le  développement. 

Cette  sagesse,  dont  les  semences  se  trouvent  en 
chacun  de  nous,  est  une,  comme  la  vérité  qui  en  est 
l'objet  propre,  et  comme  la  raison  qui  en  est  le 
principe  et  dont  elle  est  l'achèvement.  Dès  lors,  la 
méthode  ne  saurait  être  autre  chose  que  la  raison 
elle-même,  prenant  conscience  de  l'ordre  conforme 
à  sa  nature  essentielle  et  suivant  lequel  toutes  ses 
puissances  doivent  être  explicitées  pour  qu'elle  de- 
vienne parfaite. 

Et  en  effet,  observe  Descartes  {Discours,  2^  part., 
VI,  11),  «  souvent  il  n'y  a  pas  tant  de  perfection  dans 
les  ouvrages  composés  de  plusieurs  pièces  et  faits  de 
la  main  de  divers  maîtres,  qu'en  ceux  auxquels  un 
seul  a  travaillé».  C'est  que  la  perfection,  n'étant  autre 
chose  que  la  réalisation  d'une  idée  ordonnatrice, 
doit  être  l'œuvre  d'une  pensée  unique,  qui  organise 


(1)  Bailt.et,  Vie,  I,  84.  Cf.  le  texte  des  Cogitationes  privâtes,  que 
nous  avons  déjà  cité  (X,  217)  :  «  Sunt  in  nobis  semina  scientiœ,  ut 
In  silice,  quae  per  rationem  a  philosophis  educuntur,  per  imagina- 
tionem  a  poetis  excutiuntur  magisque  elucent.  » 


lit  DËSCARTES 

les  matériaux  dont  elle  se  sert  en  les  faisant  tous 
concourir  à  une  «  même  fin  ».  Vue  merveilleusement 
féconde  et  juste,  à  condition  qu'on  ne  l'érigé  pas  en 
thèse  systématique,  et  qui  traduit  tout  ce  qu'il  y  a 
de  vérité  profonde  dans  la  conception  classique 
française,  en  opposition  avec  l'absurde  théorie  pan- 
théiste du  romantisme  allemand,  qui  veut  voir  dans 
loute  œuvre  parfaite  le  produit  d'une  sorte  d'âme  col- 
lective !  Et  cette  vue.  Descartes  l'illustre  d'exemples 
remarquablement  aptes,  empruntés  à  l'architec- 
ture, aux  lois  et  aux  institutions,  civiles  et  religieuses, 
aux  sciences  (1)  et  à  l'éducation. 

Il  suit  de  là  que,  pour  atteindre  sa  perfection,  la 
science,  sans  préjudice  de  la  collaboration  qu'elle  exige 
pour  son  achèvement  (Discours,  6^  part.,  VI,  63), 
doit  être  constamment  établie  et,  en  quelque  manière, 
découverte  dans  tous  ses  éléments  par  une  .pensée 
unique,  capable  de  saisir  les  choses  d'une  seule  vue 
et  dans  leur  liaison  mutuelle  :  ce  qui  est  le  fait  du 
bon  sens  ou  de  la  raison  et  non  pas  de  l'intelligence 
raisonneuse,  qui  ne  connaît  son  objet  qu'à  condi- 
tion de  l'analyser  et  de  le  morceler,  et  qui  souvent 
s'en  tient  là. 

L'idéal  en  tout  est  donc  l'unité.  Et  cette  unité 
exige  qu'une  pensée  ordonnatrice  reconstruise  l'édi- 
fice en  entier,  de  la  base  au  sommet.  Cependant, 


(1)  (  Et  ainsi  je  pensai  que  les  sciences  des  livres,  au  moins  celles 
dont  les  raisons  ne  sont  que  probables,  et  qui  n'ont  aucunes  démons- 
trations, s'étant  composées  et  grossies  peu  à  peu  des  opinions  de 
plusieurs  diverses  personnes,  ne  sont  point  si  approchantes  de  la 
vérité,  que  les  simples  raisonnements  que  peut  faire  naturellement 
un  homme  de  bon  sens  touchant  les  choses  qui  se  présentent  >  (VI, 
12-13). 


LA  MÉTHODE  CARTÉSIENNE  167 

Descartes  ne  maaique  pas  de  percevoir  aussitôt  les 
conséquences  funestes  qu'entraînerait  une  telle  con- 
ception, si  on  l'appliquait  sans  discernement  à  la 
pratique  :  elle  mènerait  tout  droit  au  renversement 
total  de  ce  qu'il  faut  redresser.  Et  de  fait,  le  Fran- 
çais, trop  logique  et  trop  constructeur,  n'a  pas 
échappé  à  ces  conclusions,  que  l'Anglais,  plus  pru- 
dent et  plus  réaliste,  a  su  éviter,  en  substituant  une 
évolution  continue  à  une  série  de  brusques  révolu- 
tions (1).  Descartes,  lui,  ne  pousse  pas  son  principe 
à  l'extrême  :  il  le  limite  au  contraire  tout  aussitôt, 
en  observant  que,  dans  la  pratique,  c'est-à-dire  dans 
tout  ce  qui  relève  de  l'action,  dans  le  domaine  de  la 
politique  comme  dans  celui  de  l'enseignement,  la 
réilexion  individuelle  doit  soigneusement  se  garder 
de  tout  remettre  en  question  et  de  tout  changer  dès 
les  fondements,  pour  bâtir  sur  de  nouveaux  frais. 
«  Ces  grands  corps  sont  trop  malaisés  à  relever,  étant 
abattus,  ou  même  à  retenir,  étant  ébranlés,  et  leurs 
chutes  ne  peuvent  être  que  très  rudes  »  (VI,  14). 
C'est  que  l'action  est  fondée  principalement  sur  la 
force  de  la  coutume  et  de  la  tradition  et  que  le  pro- 
grès, ici,  ne  consiste  pas  à  détruire,  mais  à  continuer 
la  tradition. 

Dans  l'ordre  même  de  la  spéculation,  si  la  pensée 
individuelle  peut  tenter  cette  expérience  radicale, 
cependant  une  telle  expérience  n'est  pas  à  la  portée 
de  la  plupart  des  hommes  :  a  C'est  pourquoi,  dit 
Descartes,  je  ne  saurais  aucunement  approuver  ces 
humeurs  brouillonnes  et  inquiètes,  qui,  n'étant  appe- 

(1)  Voir  à  ce  sujet  quelques  profondes  remarques  de  Duhem,  dans 
la  Théorie  physique,  p.  92-98. 


174  DESCARTES 

{Régula  III,  X,  369),  Descartes  dénomme  ordinaire- 
ment «  lumière  naturelle  »,  voire  même  (et  cela  est 
très  significatif)  experientia  (1),  cette  sorte  de  vision 
intellectuelle  qui  est,  selon  lui,  l'acte  propre  de 
l'entendement  ou  intellectus,  «  seul  capable  de  per- 
cevoir la  vérité  »  (2)  et  de  nous  la  révéler  clairement 
et  distinctement,  c'est-à-dire  en  une  appréhension 
simple,    qui   la   rende    parfaitement    lumineuse    en 


immutantis  sensitricem  facultatem,  vel  aliquo  vira  specierum  sup- 
plente.  »  C'est  ainsi  que  les  scolastiques  dénomment  intuitive  la  con- 
naissance que  nous  avons  du  soleil,  quand  nous  le  voyons,  ou  celle 
que  les  bienheureux  ont  de  Dieu  (vision  qui  est  refusée  à  l'homme  en 
cette  vie,  puisque, suivant  l'expression  de  saint  Paul,  1  Cor.,  XIII,  12, 
«  maintenant  nous  voyons  dans  un  miroir,  par  énigmes,  mais  alors 
nous  verrons  face  à  face  »)• 

(1)  Cf.  Régula  //{X,  364-365)  :  «  Notandum  est,  nos  duplici  via  ad 
cognitionem  rerum  devenire,  per  experientiam  scilicet,  vel  dcduc- 
tionera  »  (texte  à  rapprocher  des  textes  symétriques  de  Régula  III, 
X,  368,1. 12  et  Régula  XII,  425,  1.  10,  où  intuitus  est  employé  au  lieu 
d' experientia).  Experientia,  il  est  vrai,  est  pris  ici  dans  un  sens  péjo- 
ratif, qui  ne  convient  pas  à  V intuitus,  puisque  aussitôt  après  Descartes 
ajoute  (X,  365)  :  «  Notandum  insuper  experientias  rerum  saepe  esse 
fallaces...  »  Mais  dans  la  Règle  XII,  il  dit  expressément,  distinguant 
les  diverses  sortes  d'expériences  :  «  Experimur  quidquid  sensu  perci- 
pimus,  quidquid  ex  aliis  audimus,  et  generaliter  quaecumque  ad  in- 
tellectum  nostrum,  vel  aliunde  perveniunt,  vel  ex  sui  ipsius  contem- 
platione  reflexa.  Ubi  notandum  est,  intellectum  a  nuUo  unquam  ex- 
perimento  decipi  posse,  si  prœcise  tanlum  intueaturremsibi  objectam, 
prout  illam  habet  vel  in  se  ipso,  vel  in  phantasmate...  »  (X,  422-423). 
Et  plus  loin  il  déclare  que  V  intuitus  mentis  s'étend  «  ad  reliqua  omnia 
qusB  intellectus  praecise,  vel  in  se  ipso,  vel  in  phantasia  esse  expe- 
ritur  0  (X,  425).  Il  suit  de  là  que,  pour  Descartes,  l'intuition  est  une 
expérience  précise  de  l'entendement,  et  en  ce  sens  il  admet  qu'il 
puisse  y  avoir  une  expérience  certaine  des  choses  simples  et  absolues 
mais  de  celles-là  seulement  :  «  de  rébus  tantum  pure  simplicibuset 
absolutis  experientiam  certam  haberi  posse  «  (Régula  VIII,  X,  394). 

(2)  «  Solus  intellectus  equidem  percipiendae  veritatis  est  capax  » 
{Régula  XII,  X,  411).  Il  est  à  noter  que  Descartes  ne  dit  pas  conce- 
voir, mais  percevoir,  ce  qui  est  tout  autre  chose,  ainsi  que  l'a  bien 
marqué  M.  Bergson  dans  la  première  de  ses  conférences  sur  la 
Perception  du  changement  (Oxford,  Clarendon  Press,  1911,  p.  5-9),  et 
ainsi  que  nous  le  montrerons  plus  loin. 


LA    MÉTHODE   CARTÉSIENNE  175 

elle-même  et  la  distingue  absolument  de  tout  le 
reste. 

Quel  est  l'objet  de  l'intuition?  Ce  sont  les  natures 
simples^  c'est-à-diro  «  celles  dont  la  connaissance  est 
si  claire  et  si  distincte  que  l'esprit  ne  les  puisse 
diviser  en  d'autres  plus  distinctes  »  :  tels  sont,  la 
figure,  l'extension,  le  mouvement  ;  l'acte  de  con- 
naître, de  douter,  de  vouloir  ;  l'existence,  la  durée, 
l'unité  ;  telles  encore  les  relations  immédiates  entre 
ces  essences  séparées.  Or,  en  vertu  même  de  leur 
simplicité,  ces  natures  sont  connues  tout  entières 
dès  qu'on  les  touche  de  la  pensée  :  la  connaissance 
que  nous  en  avons  est  donc  infaillible  ;  l'idée  par 
elle-même  est  toujours  vraie.  L'erreur  ne  peut  exister 
dans  l'actQ  par  lequel  l'intelligence  voit,  mais  seule- 
ment dans  l'acte  par  lequel  elle  juge  {Régula  XII, 
4^  Méditation,  Principes,  I,  34)  (1). 

En  effet,  le  jugement  dépend  non  seulement  de 


(1)  «  Hic  de  rébus  non  agentes,  nisi  quantum  ab  intellectu  perci- 
piuntur,  illas  tantum  simplices  vocamus,  quarum  cognilio  tam  pers- 
picua  est  et  distincta  ut  in  plures  magis  distincte  cognitas  mente 
dividi  non  possint...  Dicimus  secundo,  res  illas,  quae  respecta  nostri 
intellectus  simplices  dicuntur,  esse  vel  pure  intellectuales,  vel  pure 
materiales,  vel  communes.  Pure  intellectuales  illae  sunt,  quae  per 
lumen  quoddam  ingenitum,  et  absque  ullius  imaginis  corporeœ  adju- 
mento  ab  intellectu  cognoscuntur  :  ...[e.  g.]  quid  sit  cognitio,  quid 
dubium,  quid  ignorantia,  item  quid  sit  voluntatis  actio...  Pure  ma- 
teriales illae  sunt,  quae  non  nisi  in  corporibus  esse  cognoscuntur  : 
ut  sunt  figura,  extensio,  motus,  etc.  Denique  communes  dicendœ 
sunt,  quœ  modo  rébus  corporis,  modo  spiritibus  sine  discrimine  tri- 
buuntur,  ut  existentia,  unitas,  duratio,  et  similia.  Hue  etiam  referendae 
sunt  communes  illae  notiones,  quae  sunt  veluti  vincula  quaedam  ad 
aîias  naturas  simplices  inter  se  conjungendas,  et  quarum  evidentiâ 
nititur  quidquid  ratiocinando  concludimus  »  (Régula  XII,  X,  418-419). 
Sur  ce  dernier  point,  cf. iîegwZa  VI  (382),  VII,  XII(i2i).  —  «.  Dicimus 
tertio  naturas  illas  simplices  esse  omnes  per  se  notas  et  nunquam 
u  lam  falsitatem  continere  »  {X,  420). 


170  DESCARTES 

1°  «  Le  premier  était  de  ne  recevoir  jamais  aucune 
chose  pour  vraie,  que  je  ne  la  connusse  évidemment 
être  telle  :  c'est-à-dire  d'éviter  soigneusement  la 
précipitation  et  la  prévention  ;  et  de  ne  comprendre 
rien  de  plus  en  mes  jugements  que  ce  qui  se  présente- 
rait si  clairement  et  si  distinctement  à  mon  esprit  que 
je  n'eusse  aucune  occasion  de  le  mettre  en  doute.  » 

On  a  pu  dire  justement  que  la  «  révolution  carté- 
sienne tient  en  principe  dans  cette  règle  »  (1).  Mais 
encore  la  faut-il  bien  comprendre.  Elle  a  été  prise 
communément  dans  son  acception  la  plus  obvie, 
comme  la  condamnation  de  la  méthode  d'autorité 
en  science  et  en  philosophie.  S'il  n'y  avait  que  cela 
dans  cette  règle,  elle  n'eût  pas  fait  une  révolution  : 
car  la  révolution  était  déjà  faite  (2).  Mais  une  telle 
interprétation  est  tout  à  la  fois  fort  incomplète  et 
passablement  superficielle.  Il  y  a  plus  et  beaucoup 
mieux  dans  cette  règle. 

Le  vrai,  dit  Descartes,  se  reconnaît  à  l'évidence. 
Or,  qu'est-ce  que  Véi>idence?  C'est  ce  qui  se  voit 
parfaitement,  non  avec  les  yeux  du  corps,  mais  avec 
ceux  de  l'esprit  :  c'est,  en  un  mot,  ce  qui  est  objet 
d'intuition  ratioruielle. 

Descartes  s'est  expliqué  à  diverses  reprises  sur 
ce  point,  avec  une  extrême  précision.  La  vérité, 
dit-il,  dans  une  lettre  à  Mersenne  du  16  oc- 
tobre 1639  (3),  est  «  une  notion  si  transcendantale- 
ment  claire,  qu'il  est  impossible  de  l'ignorer  :   en 

(1)  Delbos,  Figures  et  doctrines  de  philosophes,  Paris,  Pion,  1918, 
p.  118. 

(2)  Notamment  par  les  savants  italiens  et  par  François  Bacon. 

(3)  A  propos  du  livre  De  veritate,  de  Herbert  de  Cheebuby,  quo 
lui  avait  adressé  Mersenne. 


LA    MÉTHODE   CARTÉSIENNE  171 

ciïet,  on  a  bien  des  moyens  pour  examiner  une 
balance  avant  que  de  s'en  servir,  mais  on  n'en 
aurait  point  pour  apprendre  ce  que  c'est  que  la 
vérité,  si  on  ne  la  connaissait  de  nature...  Ainsi  on 
peut  bien  expliquer  guid  nominis  à  ceux  qui  n'en- 
tendent pas  la  langue  et  leur  dire  que  ce  mot  vérité, 
en  sa  propre  signification,  dénote  la  conformité  de 
la  pensée  avec  l'objet,  mais  que,  lorsqu'on  l'attribue 
aux  choses  qui  sont  hors  de  la  pensée,  il  signifie 
seulement  que  ces  choses  peuvent  servir  d'objets 
à  des  pensées  véritables,  soit  aux  nôtres,  soit  à  celles 
de  Dieu  ;  mais  on  ne  peut  donner  aucune  définition 
de  logique  qui  aide  à  connaître  sa  nature.  Et  je  crois 
le  même  de  plusieurs  autres  choses,  qui  sont  fort 
simples  et  se  connaissent  naturellement,  comme 
sont  la  figure,  la  grandeur,  le  mouvement,  le  lieu, 
le  temps,  etc.,  en  sorte  que,  lorsqu'on  veut  définir 
ces  choses,  on  les  obscurcit  et  on  s'embarrasse.  Car, 
par  exemple,  celui  qui  se  promèije  dans  une  salle 
fait  bien  mieux  entendre  ce  que  c'est  que  le  mou- 
vement, que  ne  fait  celui  qui  dit  :  est  actus  entis  in 
potentia  prout  in  potentia,  et  ainsi  des  autres  »  (1). 
Ainsi,  la  vérité  nous  est  connue  par  une  espèce 
d'instinct  naturel,  qui  «  est  en  nous  en  tant  qu'hommes 
et  est  purement  intellectuel  »,  à  la  diiïérence  de  l'ins- 
tinct qui  «  est  en  nous  en  tant  qu'animaux  »  ;  et  cet 
instinct  intellectuel,  «  c'est  la  lumière  naturelle  ou 
intuitus  mentis,  auquel  je  tiens  qu'on  doit  se  fier  », 
alors  que  l'autre  «  ne  doit  pas  toujours  être  suivi  » 
(II,  597-599). 

(1)  Cf.  ce  que  dit  Pascal  dans  le  fragment  De  l'esprit  géométriqut 
(éd.  Brunschvicg,  minor,  p.  168-173). 


472  DESCARTES 

En  quoi,  maintenant,  consiste  exactement  cette 
intuition?  Descartes  nous  le  dit  dans  la  troisième 
des  Regulœ  :  l'intuition  est  «  la  conception  fonnc  qui 
naît  dans  un  esprit  sain  et  attentif  des  seules  lu- 
mières de  la  raison  et  qui,  plus  simple,  est  consé- 
quemment  plus  sûre  que  la  déduction  elle-même... 
Ainsi,  chacun  peut  voir  par  intuition  qu'il  existe, 
qu'il  pense,  qu'un  triangle  se  termine  par  trois 
lignes...  »  (1).  Ailleurs,  il  dit  avec  plus  de  précision 
encore  :  «  La  connaissance  intuitive  est  une  illustra- 
tion de  l'esprit,  par  laquelle  il  voit  en  la  lumière  de 
Dieu  les  choses  qu'il  lui  plaît  lui  découvrir  par  une 
impression  directe  de  la  clarté  divine  sur  notre 
entendement,  qui  en  cela  n'est  point  considéré 
comme  agent,  mais  seulement  comme  recevant  les 
rayons  de  la  Divinité...  Or,  que  notre  esprit,  lors- 
qu'il sera  détaché  du  corps  ou  que  ce  corps  glorifié 
ne  lui  fera  plus  d'empêchement,  ne  puisse  recevoir 
de  telles  illustrations  et  connaissances  directes,  en 
pouvez-vous  douter,  puisque  dans  ce  corps  môme, 
les  sens  lui  en  donnent  des  choses  corporelles  et  sen- 
sibles et  que  notre  âme  en  a  déjà  quelques-unes  de 
la  bénéficence  de  son  Créateur,  sans  lesquelles  il  ne 
serait   pas  capable   de  raisonner?   J'avoue  qu'elles 

(1)  «  Per  iniuitum  intelligo,  non  fluctuantem  sensuum  fidem,  vel 
maie  componentis  imaginationis  judicium  fallax,  sed  mentis  purae 
et  allenlœ  tam  facilem  distinctumque  conceptum,  ut  de  eo,  quod 
inlelligimus,  nulla  prorsus  dubitatio  relinquatur  ;  seu,  quud  idem  est, 
mentis  purae  et  attentae  non  dubium  conceptum,  qui  a  sola  rationis 
luce  nascitur,  et  ipsamet  deductione  certior  est,  quia  simplicior,  quam 
tamen  etiam  ab  homine  maie  fieri  non  posse  supra  notavimus.  lia 
unusquisque  anime  potest  intueri  se  existere,  se  cogitare,  triangulum 
terminari  tribus  lineis  tantum,  globum  unica  superficie,  et  similia, 
quae  longe  plura  sunt  quam  plerique  animadvcrtunt,  quoniam  ad 
tam  facilia  mentem  convertere  dedignantur  »  (Régula  III,  X,  368). 


LA    MËTHODK   CARTÉSIENNE  173 

sont  un  peu  obscurcies  par  le  mélange  du  corps  ; 
mais  encore  nous  donnent-elles  une  connaissance  pre- 
mière, gratuite,  certaine  et  que  nous  touchons  de 
l'esprit  avec  plus  de  confiance  que  nous  n'en  don- 
nons au  rapport  de  nos  yeux.  Ne  m'avouerez-vous 
pas  que  vous  êtes  moins  assuré  de  la  présence  des 
objets  que  vous  voyez,  que  de  la  vérité  de  cette  pro- 
position :  je  pense,  donc  je  suis?  Or,  cette  connais- 
sance n'est  pas  un  ouvrage  de  votre  raisonnement, 
ni  une  instruction  que  vos  maîtres  vous  aient 
donnée  ;  votre  esprit  la  voit,  la  sent  et  la  manie  ; 
et  quoique  votre  imagination,  qui  se  mêle  importu- 
nément  dans  vos  pensées,  en  diminue  la  clarté,  la 
voulant  revêtir  de  ses  figures,  elle  vous  est  pour- 
tant une  preuve  de  la  capacité  de  nos  âmes  à  rece- 
voir de  Dieu  une  connaissance  intuitive  »  (lettre  au 
marquis  de  Newcastle,  mars  ou  avril  1648,  V, 
136-138)  (1).  Toutefois,  de  peur  de  choquer  ses  lec- 
teurs par  l'emploi  nouveau  (2)  du  terme  intuition 

(1)  Ce  texte  est  du  plus  haut  intérêt,  et  il  est  presque  unique  dans 
l'œuvre  de  Descartes,  car,  ainsi  que  le  dit  notre  philosophe  à  son  cor- 
respondant (Y,  139)  :  «  Vous  me  faites  passer  les  bornes  de  philo- 
sopher que  je  me  suis  prescrites.  » 

(2)  Dans  la  langue  théologique  du  moyen  âge,  le  terme  intuitus 
désigne  ordinairement,  en  effet,  la  connaissance  propre  à  Dieu  (cf. 
saint  Thomas,  Summa  theologica,  1»  pars,  q.  14,  a.  9).  Par  extension, 
les  scolastiques  parlent  d'une cognitio  intuitioa, quiest  caractérisée  par 
ces  deux  conditions  :  «Ut  fiât  perspeciem  propriam,  sive  perpropriam 
ipsius  objecti  imaginera  menti  impressam  ab  objecto  ipso,  vel  a  Deo  ; 
etutferatur  in  objectum  realiter  praesens,  et  quidem  summa  claritate 
et  certitudine  »  (édition  léontine  de  la  Summa  theologica,  Rome, 
Forzani,  1894,  t.  VI  :  Lexicon  scholasticorum  verborum,  s.  v.  a  Co- 
gnitio  »).  On  trouvera  une  définition  analogue,  et  fort  intéressante, 
de  la  cognitio  intuitiva  distinguée  de  la  cognitio  abstractiva,  dans 
l'ouvrage  du  médecin  espagnol  Gomez  Perïira,  Antoniana  Mar- 
garita,  1554,  col.  67  et  68  :  «  Intuitiva  [cognitio]  rei  praesentis  est,  eo 
modo  quo  definivimus  »,  à  savoir  •  cognitio  objecti  suis  speciebus 


174  DESCARTES 

{Régula  III,  X,  369),  Descartes  dénomme  ordinaire- 
ment «  lumière  naturelle  »,  voire  même  (et  cela  est 
très  significatif)  experientia  (1),  cette  sorte  de  vision 
intellectuelle  qui  est,  selon  lui,  l'acte  propre  de 
l'entendement  ou  intellectus,  «  seul  capable  de  per- 
cevoir la  vérité  »  (2)  et  de  nous  la  révéler  clairement 
et  distinctement,  c'est-à-dire  en  une  appréhension 
simple,    qui   la   rende    parfaitement    lumineuse    en 


immutantis  sensitricera  facultatem,  vel  aliquo  vim  specierum  sup- 
plente.  »  C'est  ainsi  que  les  scolastiques  dénomment  intuitive  la  con- 
naissance que  nous  avons  du  soleil,  quand  nous  le  voyons,  ou  celle 
que  les  bienheureux  ont  de  Dieu  (vision  qui  est  refusée  à  l'homme  en 
cette  vie,  puisque,  suivant  l'expression  de  saint  Paul,  1  Cor.,  XIII,  12, 
«maintenant  nous  voyons  dans  un  miroir,  par  énigmes,  mais  alors 
nous  verrons  face  à  face  »). 

(1)  Cf.  iîeg'/Za//(X,  364-365)  :  «  Notandum  est,  nos  duplici  via  ad 
cognitionem  rerum  devenire,  per  experientiam  scilicet,  vel  deduc- 
tionem  »  (texte  à  rapprocher  des  textes  symétriques  de  Régula  II J, 
X,  368,1. 12  et  Régula  XII,  425,  1.  10,  où  intuitus  est  employé  au  lieu 
à.' experientia).  Experientia,  il  est  vrai,  est  pris  ici  dans  un  sens  péjo- 
ratif, qui  ne  convient  pas  à  Y  intuitus,  puisque  aussitôt  après  Descartes 
ajoute  (X,  365)  :  «  Notandum  insuper  experientias  rerum  saepe  esse 
fallaces...  »  Mais  dans  la  Règle  XII,  i\  dit  expressément,  distinguant 
les  diverses  sortes  d'expériences  :  «  Experimur  quidquid  sensu  perci- 
pimus,  quidquid  ex  aliis  audimus,  et  generaliter  quaecumque  ad  in- 
tellectum  nostrum,  vel  aliunde  perveniunt,  vel  ex  sui  ipsius  contem- 
platione  reflexa.  Ubi  notandum  est,  inteilectum  a  nuUo  unquam  ex- 
perimento  decipi  posse,  si  prœcise  tanlum  intueaturremsibi  objectam, 
prout  illam  habet  vel  in  se  ipso,  vel  in  phantasmate...  n  (X,  422-423). 
Et  plus  loin  il  déclare  que  Y  intuitus  mentis  s'étend  «  ad  reliqua  omnia 
quae  intellectus  praecise,  vel  in  se  ipso,  vel  in  phantasia  esse  expe- 
ritur  n  (X,  425).  Il  suit  de  là  que,  pour  Descartes,  l'intuition  est  une 
expérience  précise  de  l'entendement,  et  en  ce  sens  il  admet  qu'il 
puisse  y  avoir  une  expérience  certaine  des  choses  simples  et  absolues 
mais  de  celles-là  seulement  :  «  de  rébus  tantum  pure  simplicibuset 
absolutis  experientiam  certam  haberi  posse  »  [Régula  VIII,  X,  394). 

(2)  «  Solus  intellectus  equidem  percipiendae  veritatis  est  capax  » 
(Régula  XII,  X,  411).  Il  est  à  noter  que  Descartes  ne  dit  pas  conce- 
voir, mais  percevoir,  ce  qui  est  tout  autre  chose,  ainsi  que  l'a  bien 
marqué  M.  Bergson  dans  la  première  de  ses  conférences  sur  la 
Perception  du,  changement  (Oxford,  Clarendon  Press,  1911,  p.  5-9),  et 
ainsi  que  nous  le  montrerons  plus  loin. 


LA   MKTHODE   CARTÉSIENNE  17» 

elle-même  et  la  distingue  absolument  de  tout  le 
reste. 

Quel  est  l'objet  de  l'intuition?  Ce  sont  les  natures 
simples^  c'est-à-dire  «  celles  dont  la  connaissance  est 
si  claire  et  si  distincte  que  l'esprit  ne  les  puisse 
diviser  en  d'autres  plus  distinctes  »  :  tels  sont,  la 
figure,  l'extension,  le  mouvement  ;  l'acte  de  con- 
naître, de  douter,  de  vouloir  ;  l'existence,  la  durée, 
Tunité  ;  telles  encore  les  relations  immédiates  entre 
ces  essences  séparées.  Or,  en  vertu  même  de  leur 
simplicité,  ces  natures  sont  connues  tout  entières 
dès  qu'on  les  touche  de  la  pensée  :  la  connaissance 
que  nous  en  avons  est  donc  infaillible  ;  l'idée  par 
elle-même  est  toujours  vraie.  L'errewr  ne  peut  exister 
dans  l'actç  par  lequel  l'intelligence  voit,  mais  seule- 
ment dans  l'acte  par  lequel  elle  juge  {Régula  XIJ, 
4^  Méditation,  Principes,  I,  34)  (1). 

En  effet,  le  jugement  dépend  non  seulement  de 


(t)  •  Hiode  rébus  non  agentes,  nisi  quantum  ab  intellcctu  perci- 
piuntur,  illas  tantum  simplices  vocamus,  quarum  cognitio  tam  pers- 
picua  est  et  distincta  ut  in  plures  magis  distincte  cognitas  mente 
dividi  non  possint...  Dicimus  secundo,  res  illas,  quae  respectu  nostri 
intellectus  simplices  dicuntur,  esse  vel  pure  intellectuales,  vel  pure 
materiales,  vel  communes.  Pure  intellectuales  illœ  sunt,  quae  per 
lumen  quoddam  ingenitum,  et  absque  ullius  imaginis  corporese  adju- 
mento  ab  intellectu  cognoscuntur  :  ...[e.  g.]  quid  sit  cognitio,  quid 
dubium,  quid  ignorantia,  item  quid  sit  voluntatis  actio...  Pure  ma- 
teriales illae  sunt,  quae  non  nisi  in  corporibus  esse  cognoscuntur  : 
ut  sunt  figura,  extensio,  motus,  etc.  Denique  communes  dicendœ 
sunt,  quœ  modo  rébus  corporis,  modo  spiritibus  sine  discrimine  tri- 
buuntur,  ut  existentia,  unitas,  duratio,  et  similia.  Hue  etiam  referendœ 
sunt  communes  illœ  notiones,  quae  sunt  veluti  vincula  quaedam  ad 
aîias  naturas  simplices  inter  se  conjungendas,  et  quarum  evidentiâ 
nititur  quidquid  ratiocinando  concludimus  »  (Régula  XII,  X,  418-419). 
Sur  ce  dernier  i>oint,cf .Régula  VI  (382),  VII,  Z//(421).  — «  Dicimus 
tertio  naturas  illas  simplices  esse  omnes  per  se  notas  et  nunquam 
u  lam  falsitatem  continere  »  (X,  420). 


17R  DESCARTES 

l'intelligence,  mais  de  la  volonté  :  il  est  libre.  En 
ce  sens,  l'erreur  nous  est  imputable,  la  certitude  est 
personnelle.  Or,  je  puis  faire  un  mauvais  usage  de 
ma  liberté,  en  composant  par  exemple  entre  elles 
des  notions  qui  ne  sont  pas  liées  dans  la  réalité  (1). 
Ces  erreurs  procèdent  toutes  de  deux  causes,  qui 
sont  la  précipitation  et  la  prévention  :  telle  l'erreur 
de  l'homme  qui  a  la  jaunisse  et  qui  croit  que  tout 
lui  parait  jaune,  non  par  un  défaut  de  son  œil,  mais 
parce  que  les  choses  sont  réellement  jaunes;  telle 
l'erreur  de  l'imaginatif,  comme  don  Quichotte,  qui 
prend  les  fantômes  de  son  imagination  pour  les  causes 
réelles  des  apparences  sensibles  (2). 

Pour  bien  juger,  notre  volonté  devra  donc  écarter 
ces  deux  causes  ordinaires  d'erreur  et  n'admettre 
dans  nos  jugements  que  ce  dont  nous  avons  une 
connaissance  claire  et  distincte,  à  savoir  les  idées 
des  natures  simples  perçues  intuitivement,  qui  sont 
en  quelque  manière  Vabsolu,  et,  d'autre  part,  les 
idées  des  rapports  entre  les  natures  simples  où  entre 
celles  ci  et  les  natures  relatives  qui  s'y  rattachent 
par  une  connexion  nécessaire,  de  telle  sorte  que  tout, 


(1)  «  Componimus  autem  nos  ipsi  res  quas  intelligimus,  quoties 
in  illis  aliquid  inesse  credimus,  quod  nullo  experimento  a  mente 
nostra  immédiate  perceptum  est  :  ut  si  ictericus  sibi  persuadeat  res 
visas  esse  flavas,  haec  ejus  cogitatio  erit  composita,  ex  eo  quod  illi 
phantasia  sua  représentât,  et  eo  quod  assumit  de  suo,  nempe  colorera 
flavum  apparere  non  ex  oculi  vitio,  sed  quia  res  visse  rêvera  sunt 
flavae.  Unde  concluditur  nos  falli  tantum  posse,  dum  res  quas 
credimus  a  nobis  ipsis  aliquo  modo  componuntur  »  (Régula  XII, 
X,  423). 

(2)  Cf.  R'gitla  XII  (X,  423).  On  peut  rapprocher  de  la  théorie  carté- 
sienne sur  les  deux  causes  de  nos  erreurs  ce  que  dit  W.  James  sur  les 
deux  sources  principales  de  nos  illusions,  Psychologie,  trad.  fr.,  Paris, 
Rivière.  1909,  d.  419. 


LA    MKTIIOUE   cartésienne  477 

en  fin  de  compte,  se  ramène  à  ce  qui  est  le  plus 
absolu  (1). 

Toutefois,  ici  surgit  une  difficulté.  Tout  se  sus- 
pend aux  natures  simples.  Or,  il  est  peu  de  natures 
simples  et  absolues  que  nous  puissions  voir  d'abord 
et  par  soi,  indépendamment  de  toute  autre  chose  {Ré- 
gula VI,  X,  383).  L'univers  ne  se  compose  pas  que 
de  natures  simples  ;  l'expérience  ne  nous  présente 
pas  que  des  idées  claires  et  distinctes.  La  plupart, 
au  contraire,  sont  des  complexes  :  pour  connaître 
ces  choses  complexes  et  relatives  par  l'intuition, 
qui  est  le  seul  mode  de  connaissance  vraie,  il  faudra 
donc  les  résoudre  en  leurs  éléments  simples  ou 
plutôt  les  rattacher  aux  natures  simples  dont  elles 
dépendent  et  qui  peuvent  être  connues  intuitive- 
ment. Tout  le  travail  de  la  science  humaine,  dit 
Descaries,  ne  consiste  presque  qu'à  voir  comment 
les  natures  simples  concourent  ensemble  à  la  com- 
position des  autres  choses  {Régula  XII,  X,  427)  :  or, 
ce  travail  est  l'œuvre  de  Vanalyse  el  de  la  synthèse. 


(1)  a  Absolutum  voco  quiJquid  in  se  continet  naluram  puram  et 
sirnplicem  de  qua  est  quaestio  :  ut  omne  id  quod  consideratur  quasi  inde- 
pendens,  causa,  simplex,  universale,  unum,  œquale,  simile,  rectum, 
vel  alia  hujusmodi  ;  atque  idem  primum  voco  simplicissimum  et 
facillimum,  ut  illo  utamur  in  qusestionibus  resolvendis  «  (Régula  VI, 
X,  381-382).  Par  opposition,  Descartes  appelle  relatif,  respectivum,  «  ce 
qui  contient  cette  même  nature,  ou  du  moins  en  participe  en  quelque 
chose,  par  où  elle  peut  être  rapportée  à  l'absolu  et  en  être  déduite 
par  une  certaine  série  ;  mais  qui  enveloppe,  en  outre,  dans  son  con- 
cept, certains  autres  éléments,  qu'il  appelle  des  rapports  [respectus)  ». 
Or,  tout  le  secret  de  la  méthode,  poursuit  Descartes,  consiste  à  cher- 
cher avec  soin  en  toutes  choses  ce  qu'il  y  a  de  plus  absolu  (illud 
maxime  absolutum),  afin  d'y  rattacher  et  d'en  déduire  les  natures 
relatives,  en  observant  leur  connexion  mutuelle  et  leur  ordre  naturel 
(X,  382).  Sur  ce  texte  très  important,  cf.  le  pénétrant  commentaire 
de  Haîïxequin,  Études,  p.  218  et  suiv. 

12 


178  DESCARTF.S 

2"  La  règle  de  l'analyse  se  formule  ainsi  :  «  Diviser 
chacune  des  difficultés  que  j'examinerais,  en  autant 
de  parcelles  qu'il  se  pourrait  et  qu'il  serait  requis 
pour  les  mieux  résoudre  »  (VI,  18), 

L'analyse  consiste  donc  dans  la  réduction  des 
idées  complexes  en  leurs  éléments  simples,  qui  pour- 
ront être  alors  perçus  clairement  et  distinctement, 
par  intuition.  Elle  repose  d'ailleurs  sur  ce  postulat, 
qu'il  n'y  a  rien  de  plus  dans  le  complexe  que  dans 
ses  éléments  simples,  ou,  en  d'autres  termes,  que  le 
«  relatif  »  peut  être  intégralement  rattaché  à  1'  «  ab- 
solu »,  comme  les  conséquences  aux  principes. 

Sans  entrer  ici  dans  l'examen  de  la  question  méta- 
physique que  soulève  l'analyse  cartésienne,  quelques 
exemples  précis  suffiront  à  nous  faire  comprendre 
la  grande  valeur  méthodologique  de  cette  règle, 
dont  Descartes  dit  qu'elle  est  aussi  nécessaire  à  qui 
veut  aborder  la  connaissance  des  choses  que  le  fil 
de  Thésée  à  qui  veut  pénétrer  dans  le  labyrinthe  {Ré- 
gula V,  X,  379).  Descartes  lui-même  nous  a  donné 
des  exemples  caractéristiques  de  l'apphcation  de  sa 
règle  à  l'algèbre,  à  la  mécanique,  aux  questions 
usuelles,  à  la  métaphysique  :  nous  avons  étudié  déjà 
de. ce  point  de  vue  la  géométrie  analytique  et  nous 
verrons  plus  loin  que  Descartes  a  suivi  la  même  voie 
dans  la  démonstration  de  l'existence  de  Dieu. 
L'avantage  de  l'analyse  consiste  en  ce  qu'elle 
«  montre  la  vraie  voie  par  laquelle  une  chose  a  été 
méthodiquement  inventée,  et  fait  voir  comment 
les  effets  dépendent  des  causes  ».  Toutefois,  entre  la 
géométrie  et  la  métaphysique,  «  il  y  acettedifTérem", 
que  les  premières  notions  qui  Soiit  supposées  pour 


LA    MÉTHODE    CARTÉSIENNE  179 

émontrer  les  propositions  géométriques,  ayant  de 

i  convenance  avec  les  sens,  sont  reçues  facilement 

"un  chacun  ;  c'est  pourquoi  il  n'y  a  point  là   de 

iffîculté,  sinon  à  bien  tirer  les  conséquences...  Mais 

Il    contraire,    touchant    les    questions    qui    appar- 

lennent  à  la  métaphysique,  la  principale  difficulté 

st    de   concevoir   clairement    et    distinctement    les 

remières  notions  »  :  non  pas  qu'elles  soient  moins 

laires  de  leur  nature  que  les  propositions  géomé- 

'iques,  mais  parce  qu'elles  exigent  de  l'esprit  une 

ttention  plus  soutenue  et  un  plus  grand  détache- 

lont  des  sens  {Réponse  aux  2"  objections^  IX,  121- 

23).  C'est  pourquoi  l'analyse  est  plus  indispensable 

icore  en  métaphysique  qu'en  géométrie. 

Afin  de  rendre  plus  accessibles  la  signification  et 

portée  de  l'analyse  cartésienne,  je  prendrai  ici 

lelques  exemples  empruntés  à  notre  époque. 

Chacun  connaît  aujourd'hui  la  méthode  Taylor, 

)pliquée  à  l'organisation  du  travail.  Taylor  l'a  for- 

nlée,  à  propos  de  la  fabrication  de  ses  aciers  à 

aipe  rapide,  de  la  manière  suivante  :  «  Jeter  un 

up   d'œil   d'ensemble   sur  le   domaine  à   étudier, 

lis  examiner  avec  soin  tous  les  éléments  du  pro- 

'.  ème  et  choisir  les  plus  simples  avant  de  s'engager 

I  ns  un  travail  compliqué  »;  c'est-à-dire  déterminer 

Influence  de  chaque  variable  sur  le  résultat  final, 

i  rès  les  avoir  isolées  tour  à  tour  en  maintenant 

I;  autres  constantes  (1).  Or,  cette  règle  est  aisément 

I  onnaissable  :  c'est  la  règle  même  de   Descartes. 

iiis  Taylor,  qui  était  un  autodidacte,  ignorait  Des- 

1)  Voir   à  ce  sujet  un  article  de  la  Revue  scientifique  (rose)  du 
5  octobre  1919,  p.  618. 


180  DESCARTES 

cartes  ;  et  les  Français  qui  ne  lisent  pas  leurs  philo- 
sophes, mais  sont  portés  à  admirer  tout  ce  qui  leur 
vient  de  l'étranger,  se  sont  engoués  du  taylorisme, 
SËins  prendre  garde  que  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans 
le  taylorisme  est  contenu  dans  la  règle  de  Descartes, 
et  que  ce  que  Taylor,  sous  l'influence  allemÊinde, 
y  a  ajouté,  notamment  le  chronométrage  mécanique 
du  travail,  est  très  fortement  contestable.  C'est  là 
ce  qu'un  de  nos  savants,  qui  joint  aux  connaissances 
techniques  la  culture  philosophique,  Georges  Charpy, 
me  faisait  observer  un  jour  en  disant  :  «  Au  taylo- 
risme, substituons  le  cartésianisme.  » 

Si  du  domaine  de  la  mécanique  nous  passons  au 
domaine  des  idées,  la  règle  cartésienne  n'est  pas 
moins  valable.  En  effet,  toutes  les  fois  que  nous 
avons  quelque  question  complexe  à  étudier,  salaire 
familial  ou  suffrage  des  femmes,  participation  aux 
bénéfices,  gestion  ouvrière  ou  Société  des  nations, 
pour  ne  parler  que  de  questions  sociales,  le  mieux 
est  d'appliquer  le  précepte  de  Descartes  :  au  lieu 
d'agir  comme  un  homme  qui  du  pied  d'un  édifice 
voudrait  s'élever  d'un  saut  jusqu'au  faîte,  il  faut 
prendre  l'escalier,  dit  Descartes  {Régula  F,  X,  380), 
ou,  en  d'autres  termes,  il  faut  remonter  progres- 
sivement des  effets  complexes,  c'est-à-dire  de  la 
question  étudiée,  aux  principes  simples  qui  en 
commandent  la  solution.  On  ne  tarde  pas  alors  à 
s'apercevoir  que  toutes  ces  questions,  infinies  par  le 
nombre  et  la  complexité,  se  réduisent  en  fin  de  compte 
à  quelques  principes  très  simples  et  très  fondamen- 
taux :  usage,  valeur,  personne,  autorité,  droit  na- 
turel. 


LA   xMKTHODE   CARTÉSIENNE  181 

Ce  sont  ces  principes  qui  doivent  être  l'objet  de 
notre  méditation  :  lorsque  nous  les  posséderons  assez 
complètement  pour  les  voir  d'une  vue  claire  et  dis- 
tincte, nous  saurons  sans  peine  en  faire  l'applica- 
tion à  toutes  les  difficultés  qui  se  présentent,  et, 
grâce  à  eux,  parvenir  à  la  solution  de  ces  difficultés, 
pourvu,  toutefois,  que  nous  ayons  le  tact  et  le  dis- 
cernement qu'exige  le  maniement  de  principes  faits 
pour  le  réel  et  qui  doivent  être  constamment  adaptés 
à  la  diversité  du  réel  (1). 

3°  Toutefois,  pour  être  bien  sûr  qu'on  n'a  rien 
négligé  dans  la  voie  qui  mène  du  complexe  au 
simple,  du  relatif  à  l'absolu,  il  faut  ensuite  parcourir 
le  chemin  en  sens  inverse  et  tâcher  de  retrouver 
le  complexe  en  partant  des  éléments  simples.  Tel 
est  le  rôle  de  la  synthèse,  dont  Descartes  nous  donne 
cet  énoncé  très  remarquable  :  «  Conduire  par  ordre 
mes  pensées,  en  commençant  par  les  objets  les  plus 
simples  et  les  plus  aisés  à  connaître,  pour  monter 


(1)  Nous  aurons  à  revenir  sur  ce  dernier  point,  dont  l'extrême 
importance  a  été  reconnue  de  tous  les  hommes  d'action.  Il  faut  se 
souvenir,  en  effet,  qu'un  principe  ne  doit  rien  avoir  «  de  rigide  ni 
d'absolu...  On  n'a  presque  jamais  [disons  :  jamais]  à  appliquer  deux 
fois  le  même  principe  dans  des  conditions  identiques  :  il  faut  tenir 
compte  des  circonstances  diverses  et  changeantes,  des  hommes  éga- 
lement divers  et  changeants  et  de  beaucoup  d'autres  éléments  va- 
riables »  (H.  Fayol,  Administration  industrielle  et  générale,  Paris, 
Dunod  et  Pinat,  1917,  p.  25).  Le  maréchal  FocH  rejette  pareillement 
les  dispositifs  fixes,  «  les  formes  invariables,  figures,  épures,  schémas  », 
parce  que,  dit-il,  «  à  la  guerre  il  n'y  a  que  des  cas  particuliers  ;  tout 
y  est  affaire  d'espèce,  rien  ne  s'y  reproduit  »,  —  bien  que  tout  s'y 
enchaîne,  selon  une  «  logique  des  actes  »  et  selon  des  «  relations  de 
causée  à  effets  »,  qui  permettent,  qui  exigent  même  du  chef,  science 
et  méthode,  c'est-à-dire  observation  et  réalisation  de  l'ordre  (Prin- 
cipes de  la  guerre,  Paris,  Berger-Levrault,  p.  11-12,  p.  264). 


iHi  DESCARTliS 

peu  à  peu,  comme  par  degrés,  jusqu'à  la  connais- 
sance des  plus  composés  ;  et  supposant  même  de 
l'ordre  entre  ceux  qui  ne  se  précèdent  point  natu- 
rellement les  uns  les  autres  »  (VI,  18-19). 

La  synthèse,  ou  déduction  cartésienne,  est  très 
différente  de  la  déduction  syllogistique,  en  usage 
chez  Aristote  et  les  scolastiques  :  celle-ci  part  de 
Vunwersel;  la  déduction  cartésienne  part  du  simple, 
qui  n'est  pas  la  même  chose  que  l'universel  :  et  en 
effet,  dit  Descartes,  l'universel  est  en  un  sens  plus 
simple  et  absolu  que  le  particulier,  en  un  sens 
moins,  puisqu'il  n'existe  que  dans  l'individu  {Ré- 
gula VI,  X,  382). 

D'autre  part,  plus  importante  encore  que  le  point 
de  départ  ou  les  principes,  est  la  manière  dont  ils 
se  comportent  entre  eux  et  avec  leurs  conséquences  : 
c'est-à-dire  Vordre  de  leur  enchaînement  (1).  Or,  cet 
ordre  n'est  pas  toujours  apparent  dans  la  nature. 


(t)  Cf.  ce  que  dit  H.  PoiNCARé,  dans  Science  et  méthode,  p.  47  : 
€  Une  démonstration  mathématique  n'est  pas  une  simple  juxtapo- 
sition de  syllogismes  ;  ce  sont  des  syllogismes  placés  dans  un  certain 
ordrç,  et  l'ordre  dans  lequel  ces  éléments  sont  placés  est  beaucoup 
plus  important  que  ne  le  sont  ces  éléments  eux-mêmes.  »  Et  Poincaré, 
à  ce  propos,  caractérise  «  le  sentiment,  l'intuition  pour  ainsi  dire  de 
cet  ordre  »,  qui  nous  permet  «  d'apercevoir  d'un  coup  d'œil  l'ensemble 
du  raisonnement  ».  On  rapprochera  de  ce  texte  une  curieuse  obser- 
vation du  P.  Poisson  sur  la  troisième  règle  de  la  logique  de  Descartes  : 
i  11  rigne  je  ne  sais  quelle  liaison,  qui  fait  qu'une  vérité  fait  découvrir 
l'autre,  et  qu'il  ne  faut  que  trouver  le  bon  bout  du  fil,  pour  aller  jus- 
qu'à l'autre  sans  interruption.  Ce  sont,  à  peu  près,  les  paroles  d« 
M.  Descartes,  que  j'ai  lues  dans  un  de  ses  fragments  manuscrits  : 
Quippe  sunt  coneatenatse  ornnes  scientix,  nec  una  perfecta  haberi  potest, 
quin  aliie  sponie  sequantur,  et  tota  siinul  encyclopxdia  apprehendatur  » 
(Commentaire  ou  Remarques  sur  la  méthode  de  René  Descaries,  II,  6} 
A.  T.,  X,  255).  Ainsi,  la  connaissance  parfaite  d'une  seule  science 
(ou  vérité),  et  de  l'ordre  d'enchaînement  des  autres,  permettrait 
d'arriver  à  une  sorte  de  connaissance  encyclopédique. 


LA   MÉTHODE   CARTÉSIENNE  183 

C'est  pourquoi  l'esprit  doit  intervenir  par  Vhypo- 
thèse,  pour  rétablir  l'ordre,  pour  lier  entre  eux  les 
causes  et  les  effets,  les  simples  et  les  composés, 
partout  où  leur  liaison  n'est  pas  évidente.  Peu 
importe,  au  surplus  (1),  que  la  réalité  soit  ou  non 
conforme  à  l'hypothèse,  pourvu  que  celle-ci  n'altère 
en  rien  la  vérité  des  choses  qu'on  en  déduit  et  ne 
fasse  que  contribuer  à  rendre  tout  plus  clair  :  c'est 
ainsi  qu'en  géométrie  on  fait  souvent,  au  sujet  d'une 
grandeur  ou  quantité,  certaines  suppositions,  qui 
n'infirment  en  rien  la  force  des  démonstrations,  bien 
qu'un  physicien  puisse  avoir  une  tout  autre  idée 
de  la  nature  de  cette  quantité  ;  c'est  ainsi  encore 
qu'en  astronomie  on  trace,  pour  y  décrire  les  phéno- 
mènes, des  cercles  imaginaires,  qui,  bien  que  non 
conformes  à  la  réalité  des  faits,  permettent  de  dis- 
cerner clairement  les  objets  auxquels  on  s'applique 
et  la  connaissance  qu'on  en  peut  acquérir  {Ré- 
gula XII,  X,  412,  417).  Bien  plus,  la  fausseté  de 
l'hypothèse  n'empêche  point  que  ce  qui  en  a  été 
déduit  conformément  à  l'expérience  ne  soit  vrai  et 
n'ait  été  par  elle  rendu  intelligible  à  notre  esprit, 
grâce  à  l'ordre  qu'elle  nous  y  a  fait  voir  {Principes^ 
III,  46-47). 

La  synthèse  est  donc  essentiellement  observation 
et  supposition  d'ordre,  et  en  ce  sens  elle  est  toute 
la  méthode,  puisque  a  la  méthode  entière  consiste 

(1)  f  Neque  credetis,  nisi  lubet,  rem  ita  se  habere  ;  sed  quid  impe- 
diel  quominus  easdem  suppositiones  sequamini,  si  appareat  nihil  illas 
ex  rerum  veritate  minuere,  sed  tantum  reddere  omnia  longe  clariora? 
Non  secus  quam  in  geometria  quœdam  de  quantitate  supponitis, 
quibus  nulla  rations  demonstrationum  vis  inflrmatur,  quamvis  saepe 
aliter  in  physica  de  ejus  natura  sentiatis  »  {X,  412). 


184  DESCARTES 

dans  l'ordre  et  la  disposition  des  choses  vers  les- 
quelles il  faut  tourner  la  pointe  de  son  esprit  pour 
découvrir  quelque  vérité  »  {Régula  V,  X,  379). 

Or,  cette  perception  d'ordre,  qui  est  le  fond  de 
la  déduction  (1),  la  rapproche  singulièrement  de 
l'intuition.  Sans  doute,  la  déduction,  qui  porte  sur 
les  causes  éloignées,  se  distingue  de  l'intuition,  qui 
porte  sur  les  principes,  en  ce  qu'elle  implique  «  un 
mouvement  ou  une  certaine  succession  »,  au  lieu  que 
l'intuition  est  un  acte  simple  ;  d"où  il  suit  que  la 
déduction  ne  requiert  pas,  comme  l'intuition,  une 
évidence  présente,  mais  qu'elle  emprunte  presque 
toute  sa  certitude  à  la  mémoire  {Régula  III,  X,  370). 
Cependant  la  mémoire,  grâce  à  l'exercice  continuel 
de  la  pensée,  finit,  en  s'affermissant,  par  se  supprimer, 
en  sorte  que  nous  parcourons  toute  la  chaîne  presque 
d'une  seule  vue  et  qu'il  semble  que  nous  apercevions 
la  chose  totam  simul  {Régula  XI,  X,  409).  A  ce 
stade,  la  déduction  rejoint  presque  l'intuition,  dont 
elle  procède  et  dont  elle  n'est  que  le  déroulement 
dans  le  temps  :  elle  est,  pourrait-on  dire,  une  intuition 
en  mouvement. 

4°  Mais,  pour  parvenir  à  ce  résultat,  une  dernière 
opération  est  nécessaire  :  c'est  Yénumération  ou 
induction,  qui  consiste  en  la  recherche  et  en  la  clas- 
sification de  tout  ce  qui  se  rattache  à  une  question 
donnée.  Descartes  la  formule  ainsi  dans  le  Discours  : 

(1)  Il  convient  de  noter  ici  que  le  terme  déduction,  chez  Descartes, 
n'est  pas  absolument  identique  au  terme  synthèse  :  il  est  d'un  emploi 
plus  général,  et  désigne  tout  à  la  fois  l'inférence  par  voie  analytique 
et  l'inférence  par  voie  synthétique,  celle-ci  étant  d'ailleurs  l'achève- 
ment de  celle-là. 


LA   MIÎTHODE    CARTÉSIENNE  18S 

«  Faire  partout  des  dénombrements  si  entiers  et  dea 
revues  si  générales,  soit  en  cherchant  les  moyens 
termes,  soit  en  parcourant  tous  les  éléments  de  la 
question  (1),  que  je  fusse  assuré  de  ne  rien  omettre  m 
(VI,  19).  En  effet,  si  l'on  omet  un  seul  degré  dans  la 
série  qui  mène  du  relatif  à  l'absolu  ou  de  l'absolu 
au  relatif,  ou  si  l'on  omet  de  discerner  et  de  parcourir 
par  ordre  les  choses  appartenant  au  même  degré, 
la  chaîne  se  rompt  et  toute  la  certitude  de  la  conclu- 
sion disparaît  {Régula  VII,  X,  389-390  ;  VIII,  392). 

L'énumération  doit  être  méthodique  ou  ordonnée, 
en  ce  sens  qu'elle  doit  disposer  les  choses  dans  le 
meilleur  ordre,  suivant  des  classes  définies  ;  et  elle 
doit  être  suffisante,  en  ce  sens  que,  sans  avoir  besoin 
d'être  complète,  elle  doit  pouvoir  conclure  avec  cer- 
titude, par  analogie,  de  la  connaissance  de  quelques 
cas  à  la  connaissance  de  celui  que  l'on   ignore   (2). 

L'énumération  n'est  pas  un  simple  complément^ 
ou  une  simple  adjonction  de  la  méthode;  il  serait 

(1)  «  Tum  in  quœrendis  mediis,  tura  in  difficultatum  partibus  per- 
currendis  »  (addition  de  la  traduction  latine  du  Discours,  VI,  550). 
Sur  le  sens  du  terme  médium,  et  la  difficulté  de  découvrir  les  moyens 
nécessaires  pour  la  comparaison,  cf.  le  Commentaire  du  P.  Poisson, 
II»  part.,  6«  obs.  (A.  T.,  X,  476). 

(2)  Par  exemple,  dit  Descartes,  si  je  veux  montrer  par  énuméra- 
tion  que  l'aire  d'un  cercle  est  plus  grande  que  celle  de  toutes  les 
autres  figures  de  périmètre  égal,  «  non  opus  est  omnes  figuras  recensera, 
sedsufflcit  de  quibusdam  in  particulari  hoc  demonstrare,  ut  per  induc- 
tionemidemetiam  de  aliis  omnibus  concludatur  t  (Régula  77/,  X,  390). 
Voir  deux  autres  exemples  de  l'emploi  de  l'énumération  dans  la 
recherche  de  l'anaclastique  (où  l'on  conclut  per  imitationem  d'une  des 
puissances  naturelles  énumérées  à  l'action  de  la  lumière),  et  dans  la 
recherche  du  pouvoir  de  notre  esprit  (iîe^ufa  VIII,  X,  394  et  suiv.). 
Cf.  également  l'usage  que  Descartes  fait  de  l'induction  dans  les  ques- 
tions de  nombres  (lettre  à  Mersenne,  27  juillet  1638,  II,  254),  et 
dans  ses  recherches  sur  l'arc-en-ciel  (Afé/éores,  dise.  VIII,  et  le  Corn- 
swntaire  du  P.  POISSON,  II»  part.,  7«  obs.). 


18tf  DESCâRTES 

• 

plus  exact  de  dire  qu'elle  en  est  V achèvement  et 
rachèvement  indispensable.  Elle  n'est  elle-môme 
qu'une  espèce  de  la  déduction  (1),  à  savoir  la  déduc- 
tion multiple  et  enveloppée,  multiplex  et  involuta 
(X,  408)  ;  elle  peut  être  utilisée  comme  substitut  de 
l'intuition,  lorsque  la  capacité  de  notre  esprit  ne  nous 
permet  pas  d'y  atteindre  en  raison  de  la  multiplicité 
et  de  la  disjonction  des  principes  auxquels  se  suspend 
notre  raisonnement  (X,  389)  ;  bien  plus,  elle  peut 
finir,  grâce  à  l'exercice,  par  rejoindre  l'intuition, 
dans  un  mouvement  continu  de  l'esprit,  aboutissant 
à  «  un  jugement  qui  condense  en  un  rapport  unique 
une  somme  de  rapports  et  qui  les  organise  «  (2).  Enfin, 

(1)  C'est  là  ce  qu'indique  clairement  Descartes  au  début  de  la 
Rè^le  XI  (X,  407).  lorsque,  parlant  de  Vintuilus  mentis,  il  iijoute  : 
«  illum  uno  in  loco  deductioni  opposuimus,  in  alio  vero  enunieraiioni 
tantum,  quam  definivimus  esse  illationem  ex  multis  et  disjunctis 
rébus  collectant  ;  simplicem  vero  deductionem  unius  rei  ex  altéra 
ibidem  diximus  fieri  per  intuitum.  »  C'est  en  cela  que  consiste  essentiel- 
lement rénumération  (conséquence  obtenue  par  le  rapprochement 
de  plusieurs  principes  distincts),  bien  que  Descartes  semble  parfois  y 
inclure  aussi  l'opératicm  qui  tire  une  conséquence  d'un  principe  en  se 
servant  de  conclusions  intermédiaires  parce  qu'un  trop  long  intervalle 
sépare  le  premier  terme  du  dernier  {Régula  VII,  X,  387)  :  celle-ci 
diffère  de  celle-là  comme  la  déduction  simple  ou  directe  diffère  de  la 
déduction  multiple  ou  indirecte  (Régula  VI,  X,  386-387)  ;  l'une  prépare 
l'intuition,  et  s'y  ramène  d'ailleurs  aisément,  parce  que  la  nature 
de  la  difficulté  ne  change  pas  ;  l'autre,  qui  est  l'énumération  propre- 
ment dite,  soulève  une  difficulté  nouvelle,  parce  qu'elle  implique 
plusieurs  conceptions  simultanées,  et  non  plus  seulement  successives, 
de  l'esprit  ;  mais  elle  peut  servir  de  substitut  à  l'intuition,  et  finalement 
y  tendre  elle  aussi  (X,  408-409). 

(2)  Hanneqfin,  Etudes,  p.  229.  Par  là  l'énumération  cartésienne  se 
distingue  nettement  du  syllogisme  :  l»  en  ce  qu'elle  aboutit  à  un 
jugement  nouveau  ;  2"  en  ce  que,  dans  les  séries  ordonnées  de  rapports 
qu'elle  examine,  les  termes  se  rattachent  d'eux-mêmes  les  uns  aux 
autres,  sans  qu'il  soit  nécessaire  de  faire  intervenir  un  moyen  (Ré- 
gula XIV,  X,  451),  celui-ci  n'intervenant  que  dans  la  comparaison  des 
grandeurs,  mais  sous  une  forme,  d'ailleurs,  très  différente  des  moyens 
termes  du  syllogisme,  en  tant  qu'unité  de  mesure  (X,  439-440.  451). 


LA    METHODE    CARTÉSIENNE  187 

rénumération,  pourvu  qu'elle  se  règle  sur  la  vue  de 
la  vérité  des  choses  et  qu'elle  observe  l'ordre,  doit 
«  servir  infailliblement  en  la  rechcïche  de  la  vérité  » 
(lettre  à  Mersenne,  23  décembre  1630,  I,  195),  parce 
qu'elle  est  la  garantie  expérimentale  de  la  méthode  (1), 
Ql  permet  d'assurer  au  raisonnement,  analytique  et 
synthétique,  une  valeur  réelle,  analogue  à  celle  de 
l'intuition,  qui  demeure  la  seule  connaissance  parfaite. 

Par  là  se  confirme  l'unité  essentielle  de  la  mé- 
thode, expression  de  l'unité  essentielle  de  l'esprit 
humain.  Toute  connaissance  se  ramène,  dit  Des- 
cartes, à  Vintuition  évidente  et  à  la  déduction  néces- 
saire (2),  l'une  saisissant  les  natures  simples,  l'autre 
leur  composition.  Mais  la  déduction  elle-même  est 
essentiellement  une  intuition  :  le  mouvement  de  la 
pensée  n'y  est  qu'accessoire  ;  son  principe  et  son 
terme,  c'est  l'intuition. 

Connaître,  c'est  voir. 


(1)  Sur  le  rôle  de  l'expérience  dans  la  physique  cartésienne,  cf. 
LiARD,  Descartes,   p.   120-138;    Milhaud,  Descartes  sai>ant,    ch.  IX. 

(2)  «  NuUas  vias,hominihus  patere  ad  cogaitionem  certam  veri- 
tatis,  prœter  evidentem  intuitum,  et  necessariara  deductionem  » 
(Régula  XII,  X,  425).  Cf.  Régula  III  (X,  368)  :  dans  ce  dernier  texte, 
inductio  est  pris  au  sens  de  deductio,  soit  qu'il  s'agisse  d'une  simple 
faute  de  copiste  ou  d'une  inadvertance  de  Descartes,  soit  plutôt 
(Hannkquin,  Etudes,  p.  217)  que  Descartes  entende  marquer  par  là 
que  la  déduction,  lorsqu'elle  se  prolonge  et  qu'elle  s'éloigne  de  son 
point  de  départ,  s'écarte  de  l'intuition,  pour  devenir,  au  sens  propre 
du  mot,  une  inférence  (inductio,  illatio  :  cf.  Régula  II,  X,  365),  allant 
d'un  terme  à  un  autre  terme  éloigné.  C'est  en  ce  sens  que  Descartes 
peut  dire  (Régula  VII,  X,  389)  :  «  Toutes  les  fois  qu'une  connaissance 
n'est  pas  réductible  à  l'intuition,  —  les  chaînes  du  sj^llogisme  étant 
d'ailleurs  rejetées,  —  il  ne  nous  reste  qu'une  seule  voie  certaine,  qui 
est  l'induction  :  car,  pour  toutes  les  propositions  que  nous  avons 
déduites  immédiatement  les  u..es  des  autres,  si  l'inférence  a  été  évi- 
dente, elles  ont  déjà  été  réduites  à  une  véritable  intuition  »  (cf. 
Régula  XI,  X,  407-408). 


lus  DESCARTES 


* 

*    * 


Que  faut-il  penser  de  la  méthode  de  Descartes? 
Elle  garde  aujourd'hui  toute  sa  valeur  et  peut  être 
considérée  dans  ses  grandes  lignes  comme  la  mé- 
thode essentielle  de  l'esprit  humain. 

Notons-le  bien,  d'ailleurs.  Elle  n'a  pas  été  inventée 
de  toutes  pièces  par  Descartes.  Les  règles  de  l'ana- 
lyse et  de  la  synthèse  avaient  été  clairement  énon- 
cées avant  lui  par  les  mathématiciens  grecs  et  par 
Platon.  Le  rôle  primordial  de  l'intuition  et  de  l'in- 
tellect pur,  ou  du  voîîç,  dans  la  connaissance  avait 
été  parfaitement  reconnu  par  Platon  et  par  Aris- 
tote,  par  les  grands  penseurs  du  moyen  âge,  par 
saint  Thomas  (1),  et  surtout  par  les  néo-platoni- 
ciens, dont  la  tradition  était  parvenue  jusqu'à  Des- 
cartes par  l'intermédiaire  de  ses  maîtres,  jésuites 
et  oratoriens  (2).  L'originaUté  propre  de  Descartes, 
ici  encore,  a  été  d'introduire  de  l'ordre,  de  dégager 

(1)  Que  l'idéal  de  l'opération  intellectuelle  et  qiîe  le  fond  même  de 
[' intellectus ,  pour  saint  Thomas,  soit  la  connaissance  intuitive,  c'est 
là  ce  qu'ont  nettement  reconnu  Rottssblot,  l'Intellectualisme  de  saint 
Thomas,  Paris,  1908,  et  SîBTn.LAîfGES,  Saint  Thomas,  Paris,  Alcan, 
1910,  t.  I",  p.  49.  Pour  les  scolastiques,  Yintellectus  perçoit  immé- 
diatement prémisses  et  conclusion,  il  voit  la  seconde  dans  les  pre- 
mières, et  non  par  elles  :  c'est  le  voù«  des  Grecs,  par  opposition  à  la 
Siâvoia.  Cf.  mon  travail  sur  la  Notion  du  nécessaire  chez  Aristote, 
Paris,  Alcan,  1915  (index,  s.  v.  Nov;). 

(2)  Cf.  cette  définition  du  P.  Gibieuf  [De  libertale  Dei  et  créatures, 
1630,  t.  II,  p.  284)  :  «  Cum  ergo  vera  legitimaque  scientia  non  dis- 
cursus sit,  sed  simplex  quidam  veritatis  intuitus.  »  Nous  savons,  par 
Baillet,  que  Descartes  connut  Gibieuf  en  1626-1628;  il  écrit  à  Mer- 
senne,  en  octobre  1631,  qu'il  «  estime  grandement  »  ce  qu'il  a  vu 
de  son  livre,  et  «  souscrit  tout  à  fait  à  son  opinion  »  (I,  220).  —  Nou» 
verrons  avec  plus  de  précision,  à  propos  du  Cogito,  l'influenc» 
qu'exerça  la  tradition  néo-platonicienne  sur  la  pensée  cartésienne. 


LA    MÉTHODE    CARTÉSIENNE  189 

les  règles  essentielles  de  la  masse  des  règles  acces- 
soires, avec  lesquelles  on  les  confondait  ou  qui 
souvent  même  les  oblitéraient,  enfin  et  surtout  de 
mettre  en  pleine  lumière  Forganisation  de  ces  règles 
au  sein  de  l'entendement  qui  les  unifie. 

Il  faut  savoir  gré  à  Descartes  d'avoir  proclamé 
avec  autant  de  force  que  la  raison,  ou  le  bon  sens, 
est  «  l'instrument  universel  »  de  la  connaissance, 
que  son  organe  est  la  pensée  intuitive,  que  la  seule 
manière  de  connaître  vraiment  est  de  voir,  et.  que 
toutes  les  opérations  par  lesquelles  l'intelligence  par- 
court l'échelle  qui  va  du  complexe  au  simple  et  du 
simple  au  complexe,  analyse  et  synthèse,  celle-ci 
étant  d'ailleurs  le  complément  indispensable  de 
celle-là,  se  subordonnent  à  l'intuition  rationnelle, 
qu'elles  préparent,  mais  qui  les  dirige,  les  domine 
et  les  achève.  Descartes  a  très  bien  vu  que  la  con- 
naissance se  ramène  toujours  à  l'appréhension  de 
l'objet,  soit  directement  (c'est  l'intuition),  soit  selon 
un  ordre  (c'est  le  discours),  qui,  pour  être  vrai,  ne 
doit  être  que  le  déroulement  de  l'intuition  par  un 
«  mouvement  continu  »  de  la  pensée  :  ainsi,  l'on  ne 
connaît  une  chose  que  lorsqu'on  l'a  rattachée,  selon 
cet  ordre  essentiel,  à  ses  principes  simples  et  absolus, 
perçus  par  l'intellect  pur. 

Cette  intuition  dont  le  premier,  peut-être,  Des- 
oartes  a  parfaitement  défini  le  sens  et  le  rôle,  nous 
apparaît  de  plus  en  plus  comme  l'organe  même  de 
la  connaissance.  Toutefois,  l'on  se  méprend  assez 
ordinairement  sur  sa  nature  :  partisans  et  adver- 
saires de  l'intuition  la  défigurent  le  plus  souvent 
d'une  fâcheuse  manière,  en  lui  attribuant  un  carac- 


lf«  DKSCARTES 

tère  mystérieux  et  indéterminé  qui  semble  la  rejeter 
hors  du  domaine  de  l'intelligence.  Or,  l'intuition  n'est 
que  l'acte  propre  de  l'intelligence,  prise  à  son  point 
le  plus  haut  et  dans  son  épanouissement  suprême, 
puisque  V intelligence  complète,  c'est  la  faculté  de 
pénétrer  à  V intérieur  de  son  objet  pour  le  lire,  c'est 
le  pouvoir  de  le  contempler  du  dedans.  Pour  en  pré- 
ciser les  caractères,  il  suffît  de  s'adresser  aux  génies 
qui  ont  éprouvé  l'intuition  et  nous  l'ont  décrite  : 
un  Jlenri  Poincaré  en  science,  un  Napoléon  en  art 
militaire,  un  Michel-Ange  ou  un  César  Franck  en 
art  pur,  une  sainte  Thérèse  en  matière  religieuse. 
Chez  tous,  l'intuition  rationnelle  apparaît  avec  un 
caractère  double,  qui  suffît  à  la  définir  :  c'est  une 
connaissance  immédiate  et  c'est  une  connaissance 
réelle  (1).  Elle  doit  être  longuement  préparée  :  mais 
elle  éclate  tout  d'un  coup,  en  une  soudaine  illumi- 
nation (2).  Et  elle  nous  livre,  non  pas,  comme  l'in- 
telligence conceptuelle,  des  produits  de  notre  enten- 
dement, mais  bien  le  réel  même,  avec  lequel  elle 
nous  fait  prendre  contact.  C'est  pourquoi,  en  art 
même,  un  César  Franck  dira  d'une  phrase  qu'il  a 
longtemps  cherchée  :  «  Je  l'ai  trouvée  »  (3),  et  une 
sainte  Thérèse  insistera  sur  ce  fait  que  l'objet  de 
la  vision  intellectuelle  est  indépendant  de  l'esprit, 
qu'il  le  dépasse,  et  ne  peut  être  conquis  par  aucune 


(1)  Double  carjictère  que  Descartes  a  parfaitement  mis  en  lumière, 
dans  la  belle  lettre  au  marquis  de  Newcastle  que  nous  avons  déjà 
citée  (V,  136). 

(2)  «  Enfin  le  voile  est  déchiré  «,  écrit  Napoléon  à  Murât,  le  13  oc- 
tobre 1806,  à  neuf  heures  du  matin  (Colonel  Vachkb,  Napoléon  en 
campagne,  Paris,  Berger-Levrault,  1913,  p.  170). 

(3)  Vincent  d'Indy,  César  Franck,  Paris,  Alcan.  1906,  p.  175. 


LA    iMÉTHODE   CARTÉSIENNE  !»! 

industrie  :  on  ne  peut  que  s'y  disposer,  comme  le 
dira  Pascal,  car  une  telle  lumière  est  «  l'œuvre  de  la 
grâce  »  (1).  D'où  Yhum.ililé  de  celui  qui  l'éprouve, 
humilité  qui  est  à  la  fois  le  fruit  et  la  marque  de 
l'intuition   vraie. 

Descartes  a  donc  fondé  véritablement  la  méthode 
et  tracé  à  l'intelligence  humaine  sa  véritable  voie, 
lorsqu'il  a  discerné,  derrière  les  démarches  de  l'in- 
telligence qui  raisonne,  l'acte  simple  de  l'intelli- 
gence qui  voit.  Mais  son  esprit,  malgré  tout  raison- 
neur, déductif  et  mathématicien  toujours,  même 
lorsqu'il  transcende  la  mathématique,  n'a  pas  vu 
aussi  clairement  que  les  purs  intuitifs,  une  sainte 
Thérèse  ou  un  Pascal,  les  limites  de  l'intuition 
rationnelle  et  l'humilité  qu'elle  commande. 

Descartes  a  raison  d'avoir  confiance  en  la  raison 
humaine  :  car  la  raison  est  notre  grande  lumière 
naturelle.  Mais  il  lui  accorde  une  confiance  exces- 
sive, et  cela  de  deux  manières  : 

1°  Pour  Descartes,  tout  se  réduit  au  simple,  et 
l'intuition,  qui  nous  livre  les  principes  simples,  est 
conçue  par  lui  comme  absolument  certaine,  à  l'abri 
de  toute  erreur  et  de  tout  doute.  Or,  l'intuition  vraie 
est  assurément  telle  :  mais  est-il  donné  à  l'homme 
de  l'atteindre?  En  tout  cas,  nous  n'avons  pas  de 
marque  intellectuelle  absolument  certaine,  mathé- 
matiquement rigoureuse,  à  laquelle  nous  puissions 
la  reconnaître.  L'évidence  n'est  pas  quelque  chose 


(1)  Œuvrex  complètes  de  sainte  Térèse  de  Jésus,  trad.  Polit,  Paris, 
Retaux,  1907,  t.  II,  p.  295  et  suiv.  (Relation  LIV),  p.  316  {Relation 
LXIV).  Cf.  Pascal,  Pensées,  éd.  Brunschvicg,  245  :  «  s'offrir  parles 
humiliations  aux  inspirations.  • 


192  DESCARTES 

d'aussi  simple,  d'aussi  clairement  délimité,  d'aussi 
indéniable  que  le  croit  Descartes.  Elle  n'est  pas 
affaire  de  science  pure,  mais  plutôt  de  croyance. 
Or,  nous  savons  que  Descartes  rejette  la  croyance 
ou  l'assurance  morale,  en  matière  de  connaissance 
rationnelle. 

20  L'intuition  doit  être  préparée  par  un  long  et 
pénible  travail  :  ainsi,  le  médecin  n'arrive  à  la 
sûreté  du  diagnostic  qu'après  une  longue  pratique. 
Nul  ne  le  conteste  et  Descartes  en  a  parfaitement 
conscience.  Seulement  il  pense  que  ce  travail  (pour 
tout  ce  qui  est  du  ressort  de  notre  raison  et  les 
vérités  révélées  mises  à  part)  peut  être  entrepris 
et  mené  à  bien  par  l'esprit  avec  ses  seules  forces 
ou  presque.  L'expérience  proprement  dite,  l'expé- 
rience des  effets,  n'intervient  nulle  part  comme 
partie  constitutive  de  la  méthode  :  car  Fénuméra- 
tion  elle-même,  sorte  de  mouvement  de  la  pensée 
qui  parcourt  tous  les  anneaux  d'une  chaîne  trop 
longue  pour  être  embrassée  dans  une  seule  intuition, 
n'a  que  de  lointains  rapports  avec  l'expérience  telle 
que  noua  l'entendons  aujourd'hui  ;  et  d'ailleurs  elle 
a  pour  rôle  principal  de  contribuer  à  l'achèvement 
de  la  science.  Descartes  ne  nie  pas  l'expérience, 
assurément  :  il  sait  très  bien  que  le  monde  n'est 
pas  l'œuvre  de  notre  esprit,  mais  l'œuvre  de  Dieu, 
et  il  reconnaît  que  l'expérience  est  absolument 
récessaire  pour  nous  faire  voir  quels  sont,  parmi 
tous  les  effets  qui  se  peuvent  déduire  des  premiers 
principes,  ceux  que  Dieu  a  précisément  voulus.  Mais 
l'expérience,  pour  lui,  ne  devient  intelligible  que  du 
moment  où  elle  a  été  déduite  des  premiers  principes. 


LA   MÉTHODE   CARTESIENNE  193 

OU  rattachée  à  cette  expérience  supérieure  de  l'en- 
tendement qui  porte  sur  le  simple  et  l'absolu,  et 
dans  laquelle  l'entendement  se  contemple,  en  quelque 
sorte,  lui-même.  Et  ainsi,  c'est  toujours  l'esprit  qui 
est  roi  :  s'il  se  soumet  en  quelque  manière  au  réel, 
c'est  afin  de  plier  le  réel  à  ses  principes.  Ce  faisant, 
il  pèche  par  présomption  et  risque  de  s'égarer,  faute 
d'avoir  bien  marqué  les  limites  de  son  pouvoir, 
après  en  avoir  reconnu  l'existence. 

Descartes,  qui  a  si  admirablement  compris  la 
nature  et  la  portée  de  la  raison,  n'a  pas  vu  aussi 
clairement  que  l'acte  propre  de  la  raison  consiste 
précisément  à  reconnaître  les  limites  que  lui  impose 
le  réel,  et  que,  suivant  un  mot  de  Pascal  qui  est, 
à  bien  des  égards,  le  dernier  mot  de  la  philosophie, 
0  la  dernière  démarche  de  la  raison  est  de  recon- 
naître qu'il  y  a  une  infinité  de  choses  qui  la  sur- 
passent »  (Pensées,  267). 


13 


VI 


LA    METAPHYSIQUE    CARTESIENNE 

LE    DOUTE    MÉTHODIQUE.    LE    «   COGITO  » 

l'existence     ET    l'iMMORT  ALITÉ     DE    l'aME 

Après  la  méthode,  nous  allons  aborder  la  doctrine  : 
mais  il  nous  faut  voir  d'abord  comment  l'une  se 
rattache  à  l'autre.  Descartes  s'est  forgé  des  instru- 
ments pour  la  recherche  de  la  vérité  :  il  va  mainte- 
nant les  appliquer  à  cette  recherche  ;  il  va,  en  se 
servant  d'eux,  s'efforcer  d'atteindre  la  certitude 
complète  ;  et,  pour  cela,  il  entreprend  de  recons- 
truire en  entier  l'édifice  de  la  science,  depuis  les 
fondements.  Or,  le  fondement  de  tout  Védifice,  c'est  la 
métaphysique  :  elle  seule  est  capable  d'asseoir  la 
certitude  dans  son  principe  comme  dans  ses  applica- 
tions, c'est-à-dire  de  garantir  la  vérité  des  idées 
claires  dans  leur  rapport  avec  le  réel  aussi  bien  que 
dans  leur  rapport  entre  elles,  et  d'en  justifier  les 
applications  pratiques  à  la  mécanique,  à  la  méde- 
cine, à  la  morale. 

Insistons  sur  ce  point,  car  il  est  d'extrême  impor- 
tance. Descartes  a  exprimé  les  mêmes  idées  sous  une 
autre  forme  et  en  recourant  à  une  autre  image 
{Principes^    préf.,    IX,    13).    Supposons,    dit-il,    un 

194 


LA    MKTAPHYSIQUK   CARTÉSIENNE.   L'AME     19.5 

homme  qui  n'ait  encore  que  la  connaissance  vul- 
gaire et  imparfaite  qu'on  peut  acquérir  par  l'expé- 
rience commune,  par  les  sens,  par  la  conversation 
et  par  les  livres.  Quel  ordre  devra-t-il  suivre  pour 
s'instruire?  Il  lui  faudra,  avant  toutes  choses, 
«  tâcher  de  se  former  une  morale  qui  puisse  suffire 
pour  régler  les  actions  de  sa  vie,  à  cause  que  cela 
ne  souffre  point  de  délai,  et  que  nous  devons  surtout 
tâcher  de  bien  vivre  ».  Après  cela,  s'il  veut  parvenir 
à  la  vérité  dans  l'ordre  spéculatif,  il  devra  s'exercer 
à  la  logique,  c'est-à-dire  non  pas  du  tout  à  cette 
vaine  dialectique  de  l'école  qui  «  corrompt  le  bon 
sens  plutôt  qu'elle  ne  l'augmente  »,  mais  à  «  celle 
qui  apprend  la  manière  de  bien  conduire  sa  raison 
pour  découvrir  les  vérités  qu'on  ignore  »  :  c'est  la 
méthode.  Et,  comme  la  méthode  «  dépend  beaucoup 
de  l'usage  »,  comme  elle  consiste  plus  en  pratique 
qu'en  théorie,  il  ne  suffit  pas  d'en  dégager  les  règles, 
il  est  bon  qu'on  s'exerce  longtemps  à  pratiquer  ces 
règles,  afin  d'en  acquérir  le  maniement  sûr  et  facile 
(IX,  14). 

Descartes  s'est  donc  très  bien  rendu  compte  que 
les  règles  qui  doivent  nous  guider  toujours  dans  la 
solution  des  difficultés,  règles  simples  et  universelles 
dans  leur  principe,  ne  sont  pas  susceptibles  d'appli- 
cations simples  et  universelles  comme  se  l'imaginent 
à  tort  les  esprits  systématiques,  qui  prétendent  plier 
toutes  les  questions,  et  la  réalité  même,  à  leurs  for- 
mules rigides  et  immuables  (1).  Et,  en  effet,  remarque 

(1)  Il  y  a  une  très  grande  diîîérence  entre  un  principe  et  un  sys- 
tème :  cette  dirférencc,  qui  peut  aller  jusqu'à  l'opposition,  sera  rendue 
plus  claire  si  l'on  compare,  par  exemple,  les  méthodes  de  gu«rre  fran- 


If6  DESCARTES 

justement  Descartes,  toute  la  méthode  réside  dans 
l'observation  de  l'ordre  :  elle  nous  enseigne  à  dis- 
cerner et  à  suivre  le  i^rai  ordre  qui  existe  dans  la 
chose  elle-même.  Or,  cet  ordre  n'est  pas  le  même  en 
chaque  sujet.  Pour  que  l'esprit  devienne  apte  à  l'y 
découvrir,  il  faut  donc  qu'il  se  soit  exercé  préala- 
blement dans  l'adaptation  de  la  méthode  aux  divers 
sujets,  de  manière  à  pouvoir  examiner  et  dénombrer 
exactement  toutes  les  circonstances  de  ce  qu'il 
cherche  et,  dans  chaque  cas,  saisir  l'ordre  dans 
lequel  les  éléments  sont  disposés  :  ainsi  procède  celui 
qui  veut  déchiffrer  des  caractères  inconnus,  dont  il 
ignore  l'ordre,  mais  dont  il  sait  qu'ils  ont  un  ordre. 
C'est  pourquoi  la  théorie  de  la  méthode  ne  serait 
pas  complète  sans  la  pratique  de  la  méthode  :  après 
qu'une  «longue  expérience»  nous  a  permis  de  dégager 
des  règles  définies,  toute  la  sagacité  humaine  se 
réduit  à  éprouver  ces  règles  et  à  tâcher  d'observer 
par  soi-même,  a  nobis  ipsis,  l'enchaînement  propre 
à  un  grand  nombre  de  sujets,  tous  différents  entre 
eux  et  néanmoins  réguliers,  c'est-à-dire  réalisant 
tous  l'ordre,  mais  le  réalisant  différemment  :  innu- 
meros  ordineSy  omnes  inter  se  dwersos  et  nihilominus 
rsgulares^  in  qiiibus  rite  ohservandis  fere  iota  consistil 
huniana  sagaciias.  C'est  ainsi  que  l'esprit  s'accou- 
tume à  pénétrer  jusqu'à  la  vérité  intime  des  choses, 
ad  intimam  reriim.  veritalem  {Régula  X,  X,  404  405  ; 
ef.  Discours,  2^  part.,  VI,  20-22). 

çaises  et  les  méthodes  de  guerre  allemandes,  Foch  et  Ludbndokff. 
Voir,  du  premier,  les  deux  grands  o\ivrages  Des  principes  de  la  guerre, 
De  la  conduite  de  la  guerre,  Paris,  Berger-Levrault  ;  et,  sur  le  second, 
les  études  du  général  Buat  (notamment  un  article  de  la  Revue  des 
Deux  Mondes,  15  décembre  1919,  conclusion). 


LA    MÉTAPHYSIQUE    CARTÉSIENNE.   L'AME     197 

Dans  cet  exercice  de  la  mélliode,  il  faut  commencer 
par  les  sujets  les  plus  simples,  comme  sont  les  arts 
mécaniques,  ceux  du  tisserand,  du  tapissier,  de  la 
brodeuse  et  tout  ce  qui  concerne  les  jeux  ou  combi- 
naisons de  nombres,  toutes  choses  très  propres  à 
exercer  l'esprit,  pourvu  qu'il  les  découvre  en  quelque 
sorte  lui-même.  Er  effet,  de  tels  arts  n'ont  rien 
d'obscur  et  sont  tout  à  fait  à  la  portée  de  l'intelli- 
gence humaine  (X,  404),  puisque  leurs  objets  ont 
été  disposés  par  elle  :  en  sorte  que,  «  par  exemple, 
un  enfant  instruit  en  l'arithmétique,  ayant  fait  une 
addition  suivant  ses  règles,  se  peut  assurer  d'avoir 
trouvé,  touchant  la  somme  qu'il  examinait,  tout  ce  que 
l'esprit  humain  saurait  trouver  »  {Discours,  2^  part., 
VI,  21).  Mais  Descartes  ne  nourrit  pas  seulement 
sa  raison  de  la  science  :  il  la  nourrit  encore  de 
l'expérience  de  la  vie  et  des  hommes  ;  il  nous  recom- 
mande de  faire  comme  lui  diverses  observations,  et 
d'éprouver  nos  règles  au  contact  des  hommes  et  des 
choses.  Par  ces  moyens,  nous  apprendrons  Viisage 
de  la  méthode  ;  bien  plus,  nous  serons  assurés  d'user 
en  toutes  choses  de  notre  raison,  dont  la  méthode 
n'est  que  la  mise  en  œuvre  ;  notre  esprit  s'accoutu- 
mera peu  à  peu  à  la  perception  claire  et  distincte, 
c'est-à-dire  intuitive,  de  ses  objets  et  de  l'ordre  qu'ils 
manifestent  ;  et  enfin,  comme  nous  n'aurons  pris 
tous  nos  sujets  d'étude  qu'à  titre  d'exemples  ou 
d'essais  de  cette  méthode  et  que  nous  les  aurons 
toujours  rattachés  aux  principes  simples  qui  en 
commeuident  la  solution,  sans  assujettir  jamais  la 
méthode  à  aucune  matière  particulière  (VI,  21), 
nous   nous   serons   rendus   capables   d'appliquer  la 


198  DESCARTi:S 

force  de  notre  esprit  à  la  découverte  de  la  vérité  en 
chaque  sujet  qui  se  présente  à  lui.  Par  là,  Descartes 
indique  très  clairement  le  but  de  l'éducation,  qui  doit 
être  non  pas  de  meubler  l'esprit,  mais  de  le  former, 
non  pas  de  lui  fournir  des  connaissances  particu- 
lières, mais  de  lui  donner  l'aptitude  à  les  acquérir  : 
en  sorte  que  chaque  discipline  doit  être  jugée,  non 
pas  sur  ce  qu'elle  nous  apprend,  mais  sur  la  manière 
dont  elle  nous  apprend  à  apprendre. 

L'esprit  une  fois  formé,  il  faut  l'appliquer  à 
l'examen  des  questions  fondamentales,  d'où  dé- 
pendent toutes  les  autres. 

Après  donc  que  l'homme  s'est  exercé  longtemps 
à  pratiquer  les  règles  de  la  méthode  «  touchant  des 
questions  faciles  et  simples,  comme  sont  celles  des 
mathématiques  »,  et  «  lorsqu'il  s'est  acquis  quelque 
habitude  à  trouver  la  vérité  en  ces  questions,  il  doit 
commencer  tout  de  bon  à  s'appliquer  à  la  vraie 
philosophie,  dont  la  première  partie  est  la  métaphy- 
sique, qui  contient  les  principes  de  la  connaissance, 
entre  lesquels  est  l'explication  des  principaux  attri- 
buts de  Dieu,  de  l'immatérialité  de  nos  âmes  et  de 
toutes  les  notions  claires  et  distinctes  qui  sont  en 
nous.  La  seconde  est  la  physique,  en  laquelle,  après 
avoir  trouvé  les  vrais  principes  des  choses  maté- 
rielles, on  examine  en  général  comment  tout  l'uni- 
vers est  composé,  puis  en  particulier  quelle  est  la 
nature  de  cette  terre  et  de  tous  les  corps  qui  se 
trouvent  le  plus  communément  autour  d'elle,  comme 
de  l'air,  de  l'eau,  du  feu,  de  l'aimant  et  des  autres 
minéraux.  Ensuite  de  quoi  il  est  besoin  aussi  d'exa- 
miner en  particulier  la  nature  des  plantes,  celle  des 


LA    METAPHYSIQWK    CARTESIENNE.    L'AME     19» 

animaux,  et  surtout  celle  de  l'homme,  afin  qu'on 
àoit  capable  par  après  de  trouver  les  autres  sciences 
qui  lui  sont  utiles.  Ainsi  toute  la  philosophie  est 
comme  un  arbre,  dont  les  racines  sont  la  métaphy- 
sique, le  tronc  est  la  physique  et  les  branches  qui 
sortent  de  ce  tronc  sont  toutes  les  autres  sciences, 
qui  se  réduisent  à  trois  principales,  à  savoir  la  méde- 
cine, la  mécanique  et  la  morale,  j'entends  la  plus 
haute  et  la  plus  parfaite  morale,  qui,  présupposant 
une  entière  connaissance  des  autres  sciences,  est  le 
dernier  degré  de  la  sagesse  »  {Principes,  préf.,  IX,  14). 
La  méthode  a  donc  été  constituée  en  vue  d'éta- 
blir d'abord  la  métaphysique,  d'où  procède  tout  le 
reste.  Sans  doute,  «  comme  ce  n'est  pas  des  racines 
ni  du  tronc  des  arbres  qu'on  cueille  les  fruits,  mais 
seulement  des  extrémités  de  leurs  branches,  ainsi 
la  principale  utilité  de  la  philosophie  dépend  de  celles 
de  ses  parties  qu'on  ne  peut  apprendre  que  les  der- 
nières »  (IX,  15).  Toutefois,  si  l'arbre  n'est  pas  soli- 
dement enraciné  dans  une  bonne  terre,  il  ne  por- 
tera pas  de  fruits.  Or,  qu'est-ce  que  la  métaphijsique, 
qui  est  comme  la  racine  de  l'arbre  de  la  science? 
C'est  la  science  des  premières  causes,  ou  des  principes. 
C'est,  en  un  mot,  la  science  de  Dieu  :  Dieu,  en  effet, 
fonde  à  la  fois  toute  existence  et  toute  certitude, 
parce  que  Dieu  est  la  cause  totale  de  tout  ce  qui  est, 
et  qu'  «  il  n'y  a  véritable^nent  que  Dieu  seul  qui 
soit  parfaitement  sage,  c'est-à-dire  qui  ait  l'entière 
connaissance  de  la  vérité  de  toutes  choses  ;  mais 
on  peut  dire  que  les  hommes  ont  plus  ou  moins  de 
sagesse,  à  raison  de  ce  qu'ils  ont  plus  ou  moins  de 
connaissance  des  vérités  plus  importantes  »,  c'est-à- 


200  DESCARTES 

dire  des  premières  causes  ou  des  principes  d'où 
dépendent  (1)  toutes  les  autres  choses  (IX,  2-3),  et 
cela  en  remontant  jusqu'à  leur  auteur,  qui  est  Dieu. 
Nous  aurons  donc  à  rechercher  d'abord  comment 
l'esprit  s'élève  de  la  connaissance  de  soi  à  la  con- 
naissance de  Dieu,  avant  de  voir  comment  l'exis- 
tence de  Dieu  fonde  l'existence  de  Tâme  comme  de 
tout  ce  qui  est,  et  garantit  la  réalité  de  nos  idées. 
Ces  deux  ordres,  ordre  de  la  connaissance  et  ordre 
de  l'être,  qui  sont  inverses,  puisque  l'un  va  de  l'âme 
ou  de  la  pensée  à  Dieu  et  l'autre  de  Dieu  à  l'âme, 
s'impliquent  d'ailleurs  très  intimement,  et  «  com- 
munient »  (2)  de  telle  sorte  qu'ils  sont  inséparables 
dans  la  réalité,  et  qu'une  même  intuition  nous  livre 
indissolublement  liées  ces  deux  vérités  :  Je  suiSj 
Dieu  est.  Mais  le  discours  ne  peut  exposer  les  choses 
que  successivement.  Nous  commencerons  donc  par 
V étude  de  Vâme,  première  dans  V ordre  de  la  connais- 
sance, avant  d'aborder  Vétude  de  Dieu,  première  dans 
Vordre  de  Vêtre,  mais  en  nous  rappelant  toujours  que 
celle-là  ne  peut  être  parfaitement  comprise  sans 
celle-ci,  qui  la  fonde  (3). 


(1)  Dépendance  telle  «  qu'ils  puissent  ^tre  connus  sans  elles,  maÎ3 
non  pas  réciproquement  elles  sans  eux  »  (IX,  2). 

(2)  Le  mot  est  d'HA^)ii;IJN,  le  Système  de  Descartes,  p.  141. 

(3)  Il  faut  bien  garder  ce  principe  en  l'esprit  si  l'on  veut  com- 
prendre la  métaphysique  cartésienne.  Ceux  qui  voient  dans  la  doc- 
trine du  Cogiio  un  idéalisme  formel  et  subjectiviste,  «  enfermant  la 
pensée  en  elle-même  »,  comme  la  doctrine  de  Kant,  témoignent  d'une 
is;norance  et  d'une  méconnaissance  totale  du  cartésianisme.  Le  fait 
d'où  part  Descartes,  c'est  la  pensée  comme  effet,  non  comme  cause,  — 
et  effet  qui  suppose  nécessairement  Dieu  pour  auteur.  Nous  sommes 
ici  en  plein  réalisme,  et  il  est  absurde  d'attribuer  à  Descartes  la  doc- 
trine que  lui  oppose  Kant  pour  le  réfuter.  Descartes  se  fonde,  comme 
saint  i'horaas,  sur  une  intuition  objective,  réelle.  11  diffère  du  grand 


LA   MÉTAPUYSIQUE    CARTÉSIENNE.   L'AME     201 


Pour  que  l'esprit  puisse  découvrir  la  vérité  en 
métaphysique,  pour  qu'il  puisse  trouver  un  pre- 
mier principe,  parfaitement  évident,  donc  absolu- 
ment certain,  sur  lequel  il  puisse  bâtir  tout  l'édifice 
de  la  science,  il  faut  qu'il  commence  par  déraciner 
toutes  les  erreurs  qui  ont  pu  se  glisser  en  lui.  Tel  est 
l'objet  du  doute  méthodique. 

Notons  tout  de  suite  la  portée  et  la  iin  du  doute 
cartésien. 

1°  Ce  doute,  d'abord,  n'est  pas  un  doute  universel, 
comme  celui  des  pyrrlioniens,  qui  s'en  tiennent  au 
«  que  sais-je?  »  de  Montaigne.  Descartes  commence 
par  soustraire  au  doute  la  'pratique  et  ses  principes. 
Avant  d'abattre,  pour  le  rebâtir,  le  logis  où  l'on 
demeure,  il  est  prudent,  dit-il,  de  «  s'être  pourvu  de 
quelque  autre,  où  on  puisse  être  logé  commodément 
pendant  le  temps  qu'on  y  travaillera  »  :  c'est  pour- 
quoi, afin  de  ne  demeurer  point  irrésolu  en  ses 
actions  pendant  que  la  raison  l'obligerait  de  l'être 
en  ses  jugements.  Descartes  fait  provision  de 
quelques  maximes  destinées  à  lui  fournir  des  règles, 
de  conduite,  d'autant  que,  «  les  actions  de  la  vie  ne 
souffrant  souvent  aucun  délai  »,  il  faut  bien  prendre 
parti  et  se  résoudre,  avant  d'avoir  trouvé  la  vérité, 
à  suivre  les  opinions  les  plus  probables  comme  si 

docteur  beaucoup  moins  par  sa  doctrine  que  par  sa  méthode,  adaptée 
à  notre  époque  comme  celle  de  saint  Thomas  l'était  à  la  sienne. 


Î02  DKSCARTKS 

elles  claiont  absolument  cf^rtaines  {Discours,  3®  part., 
VI,  22,  25  ;  Principes,  I,  3). 

Descartes  s'assure  donc,  avant  toutes  choses,  de 
quelques  maximes  de  morale,  et  il  les  met  à  part, 
«  avec  les  vérités  de  la  foi,  qui  ont  toujours  été  les 
premières  en  sa  créance  ».  Cette  attitude  de  Des- 
cartes à  l'égard  de  la  foi  peut  être  considérée,  de  sa 
part,  comme  une  attitude  de  haute  prudence,  à 
condition  qu'on  n'entende  point  par  là,  comme  on 
l'a  parfois  insinué,  la  prudence  politique  d'un  homme 
qui  cherche  à  se  garder  contre  les  théologiens,  mais 
bien  la  sage  prudence  qui  commande  de  maintenir 
toutes  les  vérités  pratiques  tant  que  l'on  n'est  pas 
sûr  qu'elles  doivent  être  modifiées,  comme  elle  com- 
mande aussi  de  ne  pas  changer  les  règles  de  la  con- 
duite tant  que  l'on  n'a  pas  de  bonnes  raisons  de  le 
faire.  D'autre  part,  cette  attitude  de  Descartes 
s'accorde  profondément  avec  la  conception  même 
qu'il  se  fait  de  la  foi  :  d'après  lui,  en  effet,  les  vérités 
qui  dépendent  de  la  révélation  surpassent  de  telle 
sorte  la  lumière  naturelle  de  la  raison  qu'elles  ne 
sont,  en  elles-mêmes,  aucunement  accessibles  à  l'en- 
tendement humain  (1)  ;  elles  ne  peuvent  être  qu'objet 

(1)  Je  dis  en  elles-itJmes,  car  Descartes,  dans  sa  Réponse  aux  ins- 
tances de  Gassendi  (lettre  à  Clerselier  du  12  janvier  1646,  sur  les 
5"  objections),  fait  à  ce  sujet  cette  expresse  réserve,  que  *  même  tou- 
chant les  vérités  delà  foi, nous  devons  apercevoir  quelque  raison  qui 
nous  persuade  qu'elle  ont  été  révélées  de  Dieu,  avant  que  de  nous 
déterminer  à  les  croire  •  (IX,  208).  Et  dans  les  Réponses  aux  2"  ob/ec- 
tions,  il  dit  plus  expressément  encore  :  «  Quoi  qu'on  die  ordinaire- 
ment que  la  foi  est  des  choses  obscures,  toutefois  cela  s'entend  seule- 
ment de  sa  matière,  et  non  point  de  la  raison  formelle  pour  laquelle 
nous  croyons  ;  car,  au  contraire,  celte  raison  formelle  consiste  en  une 
certaine  lumière  intérieure,  de  laquelle  Dieu  nous  ayant  surnaturelle- 
ment  éclairés,  nous  avons  une  conAance  certaine  que  les  choses  qui 


LA   METAPHYSIQUE    CARTESIENNE.    L'AME     203 

de  notre  foi,  la  grâce  divine  disposant  l'intérieur  de 
notre  pensée  à  vouloir,  sans  pour  cela  diminuer 
notre  liberté  (1).  C'est  pourquoi  la  théologie,  d'après 
lui,«  est  d'autant  meilleure  qu'elle  est  plus  simple  »  (2). 
Or,  en  vertu  de  ce  principe,  qui,  d'ailleurs,  sous  la 
forme  où  il  l'exprime,  a  paru  à  certains  n'être  pas 
exempt  de  dangers  (3),  Descartes  tend  à  supprimer 

nous  sont  proposées  à  croire  ont  été  révélées  par  lui.  et  qu'il  est 
entièrement  impossible  qu'il  soit  menteur  et  qu'il  nous  trompe  :  ce 
qui  est  plus  assuré  que  toute  autre  lumière  naturelle,  et  souvent  même 
plus  évident,  à  cause  de  la  lumière  de  la  grâce  »  (IX,  116). 

(1)  Dans  ses  Réponses  aux  secondes  objections.  Descartes,  parlant 
de  la  lumière  surnaturelle  de  la  grâce,  reprend  en  la  précisant  une 
formule  de  la  Quatrirme  Méditation  (VII,  58  ;  IX,  46),  et  dit  :  «  Illud 
[lumen  supernaturale]  intima  cogitationis  nostrœ  disponere  ad  vo- 
lendum,  nec  tamen  minuere  lil)ortatem  »  (cf.  tout  le  passage,  VII,  147- 
149;  IX,  116).  Voir  sur  ce  point  une  étude  très  poussée  de  L.  Laber- 
THONMÈRE,  »  la  Ttiéorie  de  la  foi  chez  Descartes  »  (Annales  de 
philosophie  chrétienne,  juillet  1911,  4«  série,  t.  XII,  p.  382-40.3). 

(2)  e  Et  certe  theologia  nostris  ratiociniis,  quae  in  mathesi  et 
aliis  veritatibus  adhibemus,  subjicienda  non  est,  cum  nos  eam  capere 
non  possimus  ;  et  quanto  eam  servamus  simpliciorem,  eo  meliorera 
habsTans*  (Manuscrit  de  Gô«ingen,V,  17  6).  No  tons  au  surplus  que,  pour 
interpréter  correctement  cette  phrase,  il  faut  replacer  Descartes  dans 
son  milieu  et  se  rappeler  le  but  qu'il  se  proposait,  au  lieu  de  s'atta- 
cher au  sens  littéral  des  mots,  qui  change  assez  rapidement.  Des- 
cartes a  écrit,  comme  nous  le  faisons  tous,  avec  la  mentalité  de  son 
temps,  et  pour  cette  mentalité.  Or,  il  avait  évidemment  en  vue  ici 
les  défauts  de  la  scolastique,  qui  étaient  réels  sur  bien  des  points  : 
car,  ajoute-t-il  (ce  sont  du  moins  les  termes  que  lui  prête  Burman), 
«  nous  pouvons,  sans  doute,  et  même  nous  devons  démontrer  que  les 
vérités  théologiques  ne  répugnent  pas  aux  vérités  philosophiques, 
mais  nous  ne  devons,  en  aucune  manière,  les  soumettre  à  notre 
examen.  Et  par  là  les  moines  ont  donné  occasion  à  toutes  les  sectes 
et  hérésies,  je  veux  dire  par  leur  théologie  scolastique,  qui  devrait 
être  exterminée  avant  toutes  choses  «  (V.  176.  Cf.  Discours,  1"  part., 
VI,  19). 

(3)  Voir  à  ce  sujet  un  très  intéressant  article  de  Maurice  Bloxdei. 
sur  »:  le  Christianisme  de  Descartes  »  (Revue  de  métaphysique,  1896, 
p.  557  et  suiv.,  p.  566),  et  du  même  «  rAnticartésianisme  de  Male- 
branche  »  (Revue  de  métaphysique,  1916,  p.  3  et  suiv.).  Rien  de  plus 
opposé,  sur  ce  point,  à  l'attitude  de  Descartes  que  celle  de  Male- 
SRANCHi,  lequel,  identifiant  la  Raison  qui  éclaire  l'homme  avec  le 


804  DËSCARTËS 

toute  préparation  rationnelle,  voir«  même  toute 
intelligence,  de  la  foi  :  mais,  du  même  coup,  il  la 
soustrait  entièrement  au  doute  rationnel.  Les  vérités 
révélées  par  Dieu,  étant  incompréhensibles  de  leur 
nature,  demeurent  en  elles-mêmes  hors  de  notre  prise. 
Mais  il  y  a  plus.  Dans  le  domaine  de  la  raison 
même,  le  doute  cartésien  ne  s'étend  pas  à  toutes 
choses  :  il  ne  s'étend  qu'aux  préjugés  ou  jugements 
précipités  qui  nous  empêchent  de  parvenir  à  la  con- 
naissance de  la  vérité  ;  il  ne  s'étend  pas  aux  notions 
simples,  «  qui  se  connaissent  sans  aucune  affirmation 
ni  négation  »,  et  par  suite  ne  laissent  aucune  prise 
à  l'erreur,  puisque  l'erreur  n'existe  que  dans  le  juge- 
ment (1).  Qu'est-ce,  en  effet,  que  l'idée  comme  telle? 
c'est  «  cette  forme  de  chacune  de  nos  pensées,  par  la 
perception  immédiate  de  laquelle  nous  avons  con- 
naissance de  ces  mêmes  pensées  »  {Réponse  aux 
2es  objections,  Déf.  2,  IX,  124).  Or,  il  se  peut  fort 
bien  que  la  chose  ne  soit  point  telle  que  ma  pensée  la 
représente,  mais  il  n'en  reste  pas  moins  que  cette 
façon  de  penser,  en  tant  que  façon  de  penser,  réside 
certainement  en  moi  :  en  sorte  que,  «  pour  ce  qui  con- 
cerne les  idées,  si  on  les  considère  seulement  en 
elles-mêmes,  et  qu'on  ne  les  rapporte  point  à  quelque 
autre  chose,  elles  ne  peuvent,  à  proprement  parler, 
être  fausses  »  (3^  Méditation,  IX,  29).  L'intuition  ne 
saurait  donc  être  atteinte  par  le  doute,  car  la  véricé 

Verbe  ou  la  Sagesse  de  Dieu  même,  considère  que  t  la  religion  c'est 
la  vraie  philosophie  »  {Traité  de  morale,  I,  n,  11). 

(1)  Dans  sa  Réponse  aux  instances  de  Gassendi,  Descarlcs  dit  très 
expressément  :  a  Je  n'ai  nié  que  les  préjugés  et  non  point  les  notions 
comme  celle-ci  [ce  que  c'est  que  pensée],  qui  se  connaissent  sans 
aucune  afllrmation  ni  négation  »  (IX,  206;  cf.  Principes,  I,  10). 


LA   MÉTAPHYSIQUE   CARTÉSIENNE-   L'AME     28S 

actuellement  présente,  pour  tout  le  temps  où  elle  est 
clairement  conçue,  se  suffît  à  elle-même  (2®  Médi- 
tation^ IX,  21)  :  et  ainsi  «  pensée,  certitude,  existence, 
et  que  pour  penser  il  faut  être,  et  autres  choses  sembla- 
bles »  ne  sauraient  «  être  mises  ici  en  compte  »,  puisque 
ce  sont  des  notions  simples  ou  indivisibles  de  la  pensée, 
qui  par  ailleurs  «  ne  nous  font  avoir  la  connaissance 
d'aucune  chose  qui  existe  »  {Principes^  I,  10), 

Le  doute  méthodique  s'étend  donc  à  tous  les  juge- 
ments, mais  non  pas  aux  idées  en  tant  qu'idées  (1). 

2°  Distinct  du  doute  dos  sceptiques  par  ses 
limites,  le  doute  cartésien  s'en  distingue  plus  pro- 
fondément encore  par  sa  fm.  Descartes  nous  le  dit 
très  expressé'nent  :  «  Non  que  j'imitasse  pour  cela 
les  sceptiques,  qui  ne  doutent  que  pour  douter,  et 
affectent  d'être  toujours  irrésolus  :  car,  au  contraire, 
tout  mon  dessein  ne  tendait  qu'à  m'assurer  et  à 
rejeter  la  terre  mouvante  et  le  sable,  pour  trouver 
le  roc  ou  l'argile  »  {Discours,  3®  part.,  VI,  29).  Tandis 
que  les  sceptiques  doutent  pour  douter  et  se  reposent 
en  leur  doute  comme  en  un  mol  oreiller  (2),  Des- 

(1)  Descartes,  cependant,  observe  dans  la  3«  Méditation  (IX,  34)  : 
t  Encore  que  j'aie  remarqué  ci-devant  qu'il  n'y  a  que  dans  les  juge- 
ments que  se  puisse  rencontrer  la  vraie  et  formelle  fausseté,  il  se 
peut  néanmoins  trouver  dans  les  idées  une  certaine  fausseté  maté- 
rielle, à  savoir  lorsqu'elles  représentent  ce  qui  n'est  rien  comme  si 
c'était  quelque  chose.  »  Mais,  dans  les  exemples  qu'il  en  donne  (le 
chaud  et  le  froid),  il  s'agit  d'idées  obscures  et  confuses,  qui,  même  si 
elles  sont  vraies,  font  paraître  si  peu  de  réalité  que  je  ne  puis  pas 
nettement  discerner  la  chose  représentée  d'avec  le  non-être  (IX,  35). 
Il  demeure  néanmoins  que,  pour  établir  très  précisément  les  limites 
de  son  doute.  Descartes  aurait  dû  soumettre  à  une  critique  plus 
serrée  les  idées  en  tant  qu'idées. 

(2)  Cf.  Pascal,  Entretien  avec  M.  de  Saci  sur  Êpictête  et  Montaigne 
(éd,  Brunschvicg,  minor,  p.  158). 


206  DESCARTES 

cartes  doute  pour  savoir;  s'il  «  rejette  comme  abso- 
lument faux  tout  ce  en  quoi  il  pourrait  imaginer  le 
moindre  doute  »,  c'est  parce  qu'il  désire  «  vaquer 
seulement  à  la  recherche  de  la  vérité  »,  et  c'est 
«  afin  de  voir  s'il  ne  resterait  point  après  cela  quelque 
chose  en  sa  créance  qui  fût  entièrement  indubi- 
table »  {Discours,  4^  part.,  VI,  31)  : 

a)  C'est  dans  cette  vue  qu'il  va  rejeter  d'abord 
entièrement  le  témoignage  des  sens,  à  cause  des 
erreurs  dans  lesquelles  ils  peuvent  nous  faire  tomber. 
Plusieurs  expériences  lui  ont  montré  que  nous  nous 
trompons  dans  les  jugements  fondés  tant  sur  les 
sens  externes  que  sur  les  sens  internes  :  ainsi,  il 
arrive  qu'on  prenne  une  tour  carrée  pour  une  tour 
ronde  ou  qu'on  croie  sentir  de  la  douleur  dans  un 
bras  ou  une  jambe  qu'on  a  perdus  (6^  Méditation, 
IX,  61).  Puisque  nos  sens  nous  trompent  quelque- 
fois, il  est  prudent  de  ne  se  fier  jamais  entièrement 
à  eux.  De  plus,  il  est  à  remarquer  que  le  rôle  des 
sens  est  de  nous  enseigner  «  non  pas  la  nature  des 
choses,  mais  seulement  ce  en  quoi  elles  nous  sont 
utiles  ou  nuisibles  »  {Principes,  II,  3).  Or,  les  qualités 
sensibles  que  nous  percevons  ainsi  dans  les  objets 
ne  sont  pas  en  eux  comme  nous  nous  les  représen- 
tons :  avant  la  science  moderne.  Descartes  pro- 
clame qu'elles  n'en  sont  que  les  signes  (1).  Qu'est-ce 

(1)  «  Vous  savez  bien  que  les  paroles,  n'ayant  aucune  ressemblance 
avec  les  choses  qu'elles  signifient,  ne  laissent  pas  de  nous  les  faire 
concevoir,  et  souvent  même  sans  que  nous  prenions  garde  au  son  des 
mots,  ni  à  leurs  syllabes...  Or,  si  des  mots,  qui  ne  signifient  rien  que 
par  l'institution  des  hommes,  suffisent  pour  nous  faire  concevoir  des 
choses  avec  lesquelles  ils  n'ont  aucune  ressemblance,  pourquoi  la 


LA   MlîTAPIlTSIQUE    CARTÉSIENNE.   L'AME     S07 

qui  m'en  garantit  la  vérité  objective?  Rien  jusqu'à 
présent.  L'existence  des  corps  en  eux-mêmes,  exis- 
tence que  Descartes  prouvera  par  la  véracité  di- 
vine (1),  n'est  pas  pour  lui  un  fait  de  certitude 
immédiate  :  c'est  pourquoi  Kant  a  justement  défini 
l'idéalisme  cartésien,  touchant  l'existence  des  choses 
matérielles,  en  le  dénommant  un  «  idéalisme  problé- 
matique »  (2).  Enfin,  à  toutes  ces  raisons  théoriques 
ou  pratiques  de  révoquer  en  doute  le  témoignage 
des  sens,  Descartes  ajoute  une  autre  raison,  plus 
proprement  spirituelle,  et  non  moins  remarquable 
quoique  moins  souvent  remarquée  :  et  c'est  que 
«  pour  bien  entendre  les  choses  immatérielles  ou 
métaphysiques,  il  faut  éloigner  son  esprit  des  sens  ». 
Or,  pour  cela,  il  ne  suffit  pas  d'en  être  persuadé  ou 
d'avoir  envisagé  la  chose  une  fois,  mais  il  faut  la 
considérer  longtemps  et  s'y  exercer,  «  afin  que  l'habi- 
tude de  confondre  les  choses  intellectuelles  avec  les 
corporelles,  qui  s'est  enracinée  en  nous  .pendant 
tout  le  cours  de  notre  vie,  puisse  être  effacée  par  une 
habitude  contraire...  »  {Réponse  aux  2^8  objections, 
IX,  103-104).  Admirable  vérité  I  Celui-là  seul  peut 
connaître  Dieu  qui  s'est  affranchi  des  sens. 

nature  ne  pourra-t-elle  pas  aussi  avoir  établi  certain  signe,  qui  nous 
fasse  avoir  le  sentiment  de  la  lumière,  bien  que  ce  signe  n'ait  rien  en 
soi  qui  soit  semblable  à  ce  sentiment?  Et  n'est-ce  pas  ainsi  qu'elle  a 
établi  les  ris  et  les  larmes,  pour  nous  faire  lire  la  joie  et  la  tristesse  sur 
le  visage  des  hommes?  »  (le  Monde  de  René  Descartes  ou  Traité  de  la 
lumière,  chap.  I*'.  De  la  difTérence  qui  est  entre  nos  sentiments  et  les 
choses  qui  les  produisent,  XI,  4)  On  sait  toute  l'importance  et  tous 
les  développements  que  devait  prendre  cette  notion  de  signe  dans  la 
philosophie  de  Berkeley,  et,  delà,  dans  le  pragmatisme  contemporain. 

(1)  C'est  lo  dessein  des  Méditations. 

(2)  Critique   de   la  raison  pure,   Analytique   des  principes,  ch.  n, 
3»  sect.,  f  4  (trad.  Barni,  Flammarion,  t.  l",  p.  238). 


208  DESCARTES 

b)  Cependant,  dira-t-on,  tout  n'est  pas  à  rejeter 
du  témoignage  des  sens  :  il  est  des  choses  «  des- 
quelles on  ne  peut  pas  raisonnablement  douter, 
quoique  nous  les  connaissions  par  leur  moyen  :  par 
exemple  que  je  sois  ici,  assis  auprès  du  feu,  vêtu 
d'une  robe  de  chambre,  ayant  ce  papier  entre  les 
mains,  et  autres  choses  de  cette  nature.  Et  com- 
ment est-ce  que  je  pourrais  nier  que  ces  mains  et 
ce  corps-ci  soient  à  moi?  si  ce  n'est  peut-être  que  je 
me  compare  à  ces  insensés,  de  qui  le  cerveau  est 
tellement  troublé  et  offusqué  par  les  noires  vapeurs 
de  la  bile,  qu'ils  assurent  constamment  qu'ils  sont 
des  rois,  lorsqu'ils  sont  très  pauvres  ;  qu'ils  sont 
vêtus  d'or  et  de  pourpre,  lorsqu'ils  sont  tout  nus; 
ou  s'imaginent  être  des  cruches,  ou  avoir  un  corps  de 
verre.  Mais  quoi?  ce  sont  des  fous,  et  je  ne  serais  pas 
moins  extravagant,  si  je  me  réglais  sur  leurs  exemples. 

«  Toutefois,  j'ai  ici  à  considérer  que  je  suis  homme 
et  par  conséquent  que  j'ai  coutume  de  dormir  et 
de  me  représenter  en  mes  songes  les  mêmes  choses, 
ou  quelquefois  de  moins  vraisemblables,  que  ces 
insensés  lorsqu'ils  veillent.  »  Sans  doute,  ajoute-t-il, 
«  ce  qui  arrive  dans  le  sommeil  ne  semble  point  si 
clair  ni  si  distinct  que  tout  ceci.  Mais,  en  y  pensant 
soigneusement,  je  me  ressouviens  d'avoir  été  sou- 
vent trompé,  lorsque  je  dormais,  par  de  semblables 
illusions.  Et  m'arrêtant  sur  cette  pensée,  je  vois  si 
manifestement  qu'il  n'y  a  point  d'indices  concluants, 
ni  de  marques  assez  certaines  par  où  l'on  puisse 
distinguer  nettement  la  veille  d'avec  le  sommeil, 
que  j'en  suis  tout  étonné  ;  et  mon  étonnement  est 
tel,  qu'il  est  presque  capable  de  me  persuader  que 


LA    METAPHYSIQUE    CARTÉSIENNE.    L'AME     20» 

je  dors  »  (1"  Méditation^  IX,  14-15).  Calderon,  dans 
son  drame  La  Vida  es  sueno,  a  magnifiquement  déve- 
loppé ce  thème,  lorsqu'il  nous  montre  son  héros,  le 
prince  de  Pologne  Segismundo,  arraché  à  la  caverne 
où  son  père  l'a  fait  élever,  se  réveillant  soudaine- 
ment sur  le  trône,  puis  jeté  de  nouveau  dans  sa  pri- 
son et  se  demandant  là  s'il  a  vécu  ou  rêvé,  si  la  vie 
tout  entière  n'est  pas  un  songe  et  si  les  songes  eux- 
mêmes  ne  sont  pas  des  songes? 

Que  toda  la  vida  es  sueno, 
Y  los  suenos  suenos  son. 

Ainsi,  les  illusions  de  nos  songes,  dont  on  ne  peut 
distinguer  assurément  les  perceptions  de  la  veille, 
nous  font  penser  que  la  veille  n'est  peut-être  qu'un 
songe  bien  lié,  et  que  toutes  nos  connaissances  n'ont 
peut-être  pas  plus  de  vérité  que  nos  songes  (Dis- 
cours, 4e  part.,  VI,  32). 

c)  Toutefois,  il  faut  au  moins  avouer  que,  si  le 
tableau  est  feint,  les  éléments  en  sont  empruntés 
à  la  réalité,  et  que  les  choses  simples  et  universelles, 
comme  la  figure  des  choses  étendues,  leur  grandeur, 
leur  nombre,  le  lieu  et  le  temps,  ne  cessent  pas 
d'être  vraies  :  «  Soit  que  je  veille  ou  que  je  dorme, 
deux  et  trois  joints  ensemble  formeront  toujours 
le  nombre  de  cinq  et  le  carré  n'aura  jamais  plus  de 
quatre  côtés  »  (1"^  Méditation^  IX,  16).  Cependant, 
après  avoir  révoqué  en  doute  toutes  les  données  des 
sens  et  toutes  les  perceptions  de  la  veille,  Des- 
cartes va  rejeter  comme  fausses  toutes  les  raisons 
qu'il  avait  prises  auparavant  pour  démonstrations 

14 


SIO  DESCARTES 

(Discours,  4®  part.,  VI,  32),  ou,  en  un  mot,  toutes 
les  conclusions  de  nos  raisonnements.  Bien  que,  en 
ces  matières,  ne  soit  impliqué  nul  jugement  sur 
l'existence  de  l'objet  et  que  nous  nous  contentions 
d'unir  des  idées  entre  elles,  sans  nous  mettre  beau- 
coup en  peine  de  savoir  «  si  elles  sont  dans  la  nature 
ou  si  elles  n'y  sont  pas  »  (IX,  16),  Descartes  révoque 
en  doute  les  démonstrations  mathématiques  et  leurs 
principes  :  c'est  que,  de  fait,  «  il  y  a  des  hommes 
qui  se  sont  mépris  en  raisonnant  sur  de  telles  ma- 
tières »  {Principes,  I,  5)  et  qui  commettent  des  para- 
logismes  même  en  géométrie.  Et  en  y  réfléchissant 
bien^  on  comprend  d'où  peut  venir  ici  l'erreur  :  elle 
ne  réside  point  dans  un  faux  jugement  d'objecti- 
vité, comme  dans  le  cas  des  sens,  mais  dans  une 
fausse  liaison  logique.  Le  raisonnement,  avons-nous 
vu,  se  déroule  dans  le  temps,  il  requiert  la  mé- 
moire :  or,  quoique  notre  entendement  ait  pu  fort 
clairement  concevoir  les  principes  et  les  raisons  d'où 
dépendent  les  conclusions,  la  mémoire  peut  les 
oublier  {Réponse  aux  2^  objections,  IX,  115).  Bien 
plus,  rien  ne  m'assure  encore  que  Dieu  ne  m'ait  pas 
fait  de  telle  sorte  que  je  me  trompe  toujours  tou- 
chant ces  principes  (1'®  Méditation,  IX,  16). 

Et  ainsi,  pour  parvenir  à  la  certitude  en  méta- 
physique, pour  mériter  Dieu,  si  l'on  peut  dire,  il  ne 
faut  pas  seulement  dépasser  les  sens,  il  faut  encore 
dépasser  le  raisonnement  discursif  et  les  «  raisons  » 
du  mathématicien. 

d)  Mais  il  faut  aller  plus  avant  encore  et  trans- 
cender en  quelque  manière  la  raison  elle-même.  Pour 


LA    MÉTAPHYSIQUE    CARTÉSIENNE.    L'AME     211 

bien  accoutumer  mon  esprit  à  ce  doute,  dit  Des- 
cartes, pour  bien  écarter  ces  anciennes  et  ordinaires 
opinions  à  qui  le  long  et  familier  usage  qu'elles  ont 
avec  moi  donnent  droit  d'occuper  mon  esprit  contre 
mon  gré,  enfin  pour  être  bien  assuré  de  suspendre 
mon  jugement  toutes  les  fois  qu'il  le  faut  et  de  n'être 
point  détourné  du  droit  chemin  qui  mène  à  la  con- 
naissance de  la  vérité,  il  est  bon  de  supposer  pour 
un  temps  que  ma  raison  elle-même  est  constamment 
déçue  par  «  un  certain  mauvais  génie,  non  moins 
rusé  et  trompeur  que  puissant,  qui  a  employé  toute 
son  industrie  à  me  tromper  »  (l^"^  Méditation,  IX,  17). 
Voilà  le  doute  hyperbolique,  au  delà  duquel  l'esprit 
ne  saurait  aller  (1). 

Assurément,  «  ce  dessein  est  pénible  et  laborieux, 
et  une  certaine  paresse  m'entraîne  insensiblement 
dans  le  train  de  ma  vie  ordinaire.  Et  tout  de  même 
qu'un  esclave  qui  jouissait  dans  le  sommeil  d'une 
liberté  imaginaire,  lorsqu'il  commence  à  soupçonner 
que  sa  liberté  n'est  qu'un  songe,  craint  d'être  ré- 
veillé..., j'appréhende  de  me  réveiller  de  cet  assou- 
pissement »  (1'^  Méditation,   IX,   18).   Pourtant   la 

(1)  Hamelin  remarque  justement  que  l'hypothèse  du  malin  génie 
n'équivaut  nullement,  quoi  qu'on  ait  pu  croire,  à  l'hypothèse  d'une 
fausseté  essentielle  de  notre  intelligence,  puisqu'elle  implique,  au 
contraire,  une  pression  qui  s'exerce  du  dehors  sur  l'intelligence. 
Toutefois,  cette  pression  est-elle,  comme  le  prétend  Hamelin,  «  la 
contrainte  de  la  sensation  »,  —  ce  scandale  dont  l'idéalisme  moderne 
ne  parvient  jamais  à  se  défaire,  —  en  sorte  que  «  le  malin  génie  n'est 
pas  autre  chose  qu'une  personnification  de  la  violence  que  fait  peut- 
être  subir  à  l'esprit  la  nature  peut-être  irrationnelle  de  l'univers  » 
(Hamelin,  le  Système  de  Descartes,  p.  118-119)  î  Une  telle  interpré- 
tation me  paraît  fort  éloignée  de  la  pensée  de  Descartes,  et  je  serais 
tenté  de  voir,  plus  simplement,  dans  le  «  malin  génie  »  un  rappel  du 
«  malus  spiritus  »  qu'il  vit  en  songe  le  10  novembre  1619  (cf.  Olym- 
pica,  X,  185-186). 


tiS  DESCART£S 

chose  est  absolument  nécessaire  :  et,  «  bien  que 
l'utilité  d'un  doute  si  général  ne  paraisse  pas  d'abord, 
elle  est  toutefois  en  cela  très  grande,  qu'il  nous  dé- 
livre de  toutes  sortes  de  préjugés  et  nous  prépare 
un  chemin  très  facile  pour  accoutumer  notre  esprit 
à  se  détacher  des  sens  »  {Abrégé  des  Méditations, 
IX,  9),  à  reconnaître  la  distinction  qui  existe  entre 
j'ame  ou  la  nature  intellectuelle  et  tout  ce  qui  appar- 
tient au  corps,  et  à  s'élever  jusqu'à  Dieu,  dont 
l'existence  n'a  été  mise  en  doute  que  par  ceux  qui 
ont  «  trop  attribué  au  perception  des  sens  »,  alors 
«  que  Dieu  ne  peut  être  vu  ni  touché  »  {Principes, 
préf.,  IX,  10).  Reconnaissant  donc  tout  à  la  fois 
l'utilité  et  la  difficulté  de  ce  dessein,  nous  userons 
de  cette  liberté  que  nous  éprouvons  au-dedans  do 
nous,  pour  nous  abstenir  de  croire  les  choses  dou- 
teuses et  plier  notre  esprit  à  l'évidence  du  vrai 
{Principes,  I,  6).  Le  doute  est  une  affirmation  et  un 
acte  de  notre  volonté. 

Vu  sous  ce  jour,  le  doute  méthodique  de  Des- 
cartes ne  nous  apparaît  plus  comme  un  simple  arti- 
fice ou  une  prudente  démarche  de  l'esprit  ;  il  cons- 
titue l'introduction,  intellectuelle  et  morale,  à  la 
métaphysique  ;  il  est,  pour  ce  grand  raisonnable, 
quelque  chose  d'analogue  à  la  Via  purgaiiva  des 
mystiques,  à  cette  «  nuit  obscure  de  l'âme  »  dont 
parle  saint  Jean  de  la  Croix,  par  laquelle  il  faut 
passer  pour  parvenir  à  la  lumière  éternelle  du 
vrai. 


LA    MÉTAPHYSIQUE    CARTÉSIENNE.   L'AME     213 


Et  voici,  en  effet,  que  de  l'extrémité  du  doute  et 
du  i:fein  des  «  ténèbres  »  jaillit  la  «  lumière  »  de  la 
certitude  (1^^  Méditation,  IX,  18)  :  car  «  nous  ne 
saurions  supposer  que  nous  ne  sommes  point,  pen- 
dant que  nous  doutons  de  la  vérité  de  toutes  choses  » 
{Principes^  I,  7  ;  2®  Méditation).  Feignons  qu'il  n'y 
ait  point  de  Dieu,  ni  de  ciel,  ni  de  terre,  que  nous 
n'ayons  point  de  corps,  que  tout  soit  illusion  et  que 
nous  soyons  continuellement  abusés  :  cependant  ce 
moi  qui  feint  que  rien  n'est  ne  peut  pas  ne  pas  être 
en  même  temps  qu'il  pense.  C'est  pourquoi,  dit 
Descartes,  aussitôt  après  que  j'eusse  tout  révoqué 
en  doute,  — «  aussitôt  »  dans  l'intuition,  «  après  >»  dans 
renonciation,  —  «  je  pris  garde  que,  pendait  que  je 
voulais  ainsi  penser  que  tout  était  faux,  il  fallait 
nécessairement  que  moi,  qui  le  pensais,  fusse  quelque 
chose.  Et  remarquant  que  cette  vérité  :  je  pense, 
donc  je  suis,  était  si  ferme  et  si  assurée,  que  toutes 
les  plus  extravagantes  suppositions  des  sceptiques 
n'étaient  pas  capables  de  l'ébranler,  je  jugeai  que  je 
pouvais  la  recevoir,  sans  scrupule,  pour  le  premier 
principe  de  la  philosophie  que  je  cherchais  »  (Dis- 
cours, 4^  part.,  VI,  32). 

Par  le  Cogito  nous  touchons  pied  dans  la  réalité  : 
nous  passons  de  la  logique  à  la  métaphysique  ;  nous 
sommes  en  possession  du  premier  principe  cherché. 

Notons  bien,  en  effet,  ce  mot  «  principe  ».  La 
logique,  science  purement  formelle,  nous  donne  des 
règles  ;  elle  nous  avertit  que,  si  quelque  chos»  est 


su  DESCARTES 

vrai,  nous  en  reconnaîtrons  la  vérité  à  l'évidence. 
Mais  y  a-t-il  quelque  chose  de  vrai?  et  qu'y  a-t-ii 
de  vrai?  La  logique  n'en  sait  rien.  La  métaphysique, 
qui  est  la  science  du  réel,  nous  donne  des  principes  : 
tel  le  Cogilo.  Cette  première  vérité  répond  exacte- 
ment aux  exigences  de  nos  règles  formelles  et  elle 
leur  fournit  un  contenu  réel  :  en  eiïet,  nous  avons  là 
précisément  une  connaissance  immédiate,  c'est-à- 
dite  intuitive,  d'une  nature  simple  (le  je  comme 
sujet  pensant),  connaissance  qui  répond  par  consé- 
quent à  la  règle  de  l'évidence  et  qui,  par  suite,  ne 
peut-être  que  vraie.  Par  le  CogitOy  la  règle  formelle 
de  l'évidence  devient  principe  réel  de  vérité. 

On  voit  par  là  ce  qu'il  faut  penser  du  rapproche- 
ment qu'on  a  établi  entre  la  proposition  de  Des- 
cartes et  certaines  propositions  analogues  de  saint 
Augustin  *  (1).    Descartes   reconnaît   qu'il   s'est   ren- 

(1)  Saint  AtrausTm,  De  libero  arhitrio,  II,  3  ;  D«  civitate  Dei,  XI,  26  ; 
Soldoquia,  II,  1  ;  De  Trinitate,  X,  10.  Cf.  à  ce  sujet  une  lettre  de  Des- 
cartes à  Mersenne,  du  25  mai  1637,  I,  376  ;  une  autre  lettre  de  no- 
vembre 1640,  III,  247  ;  les  4"  Objections  d'ARNAULD  et  les  Réponses 
IX,  154,  170.  Voir  également  le  livre  de  Léon  Blanchit,  les  Antécé- 
dents historiques  du  «  Je  pense,  donc  je  suis  »,  Paris,  Alcan,  1920,  no- 
tammentp.  25etsuiv.  :  <  saint  Augustin  etla  tradition  augustinienne  ». 
On  ne  saurait  méconnaître  l'influence  qu'exerça  sur  Descartes  le 
mouvement  de  rénovation  «  dont  l'Oratoire  est  le  centre  et  saint  Au- 
gustin l'inspirateur  »  (Bréhibr,  préface  à  l'ouvrage  cité,  p.  3),  bien 
que  M.  l'abbé  Labïrthonnière  ait  insisté  sur  le  changement  de  pers- 
pective qui  en  altère  le  sens  chez  Descartes,  préoccupé  surtout, 
d'après  lui,  de  fonder  et  de  justifier  sa  physique  (Bulletin  de  la  So- 
ciété française  de  philosophie,  juin  1914,  «  la  Doctrine  cartésienne  de 
la  liberté  et  la  théologie  »,  p.  236  et  suiv.).  Quoi  qu'il  en  soit  de  ce 
dernier  point,  sur  lequel  il  y  aurait  beaucoup  à  dire  (cf.  Blanchet, 
p.  67  et  suiv.,  74  et  suiv.,  96),  il  est  incontestable  que  le  réalisme  de 
Descartes  se  rattache  à  saint  Augustin  et,  par  lui,  au  néo-platonisme, 
notamment  lorsqu'il  affirme  que  la  certitude  consiste  en  une  adé- 
quation parfaite  de  la  pensée  et  de  l'être,  adéquation  qui  caracléri,-e 
précisément  le  Gogito.  —  Quant  à  l'influence  de  Campanella  sur  Des- 


LA    MÉTAPHYSIQUE   CARTÉSIENNE.   L'AME     215 

contré  avec  saint  Augustin  et  il  en  est  «  bien  aise  ». 
Mais  qui  ne  s'est  aperçu  de  cette  proposition?  Elle 
esta  de  soi  si  simple  et  si  naturelle  »que  nul  n'a  de 
peine  à  l'inférer  (III,  248).  Ce  qui  est  l'œuvre  propre 
du  génie  de  Descartes,  ce  n'est  pas  cette  proposition 
en  elle-même,  mais  l'usage  qu'il  en  a  fait  (I,  376) 
et  les  conséquences  qu'il  en  a  tirées;  c'est  la  place 
qu'il  lui  a  donnée  dans  sa  philosophie,  c'est  le  sens 
profond  que  son  intuition  y  a  découvert,  c'est  la 
possibilité  immense  de  développements  qu'il  y  a 
aperçue  (1).  Beaucoup  de  gens  disent  :  «  Je  suis  », 

cartes  (Blanchit,  op.  cit.,  2*  partie),  elle  est  beaucoup  plus  douteuse. 
Descaries  lut  de  bonne  heure  Campanella  (II,  48),  mais  il  en  fait  peu 
de  cas.  Campanella,  sans  doute,  fait  résider  toute  science  dans  le  replie- 
ment intérieur  qui  amène  l'âme  à  la  connaissance  de  soi  et  de  Dieu, 
connaissance  intime  qui  ne  fait  qu'un  avec  l'existence.  Mais  ce  prin- 
cipe, dont  Campanella,  d'ailleurs,  est  loin  de  tirer  les  mêmes  consé- 
quences que  Descartes,  revêt  chez  l'auteur  italien  un  sens  panthéiste 
très  éloigné  de  la  pensée  de  Descartes  Beaucoup  plus  proches  de  lui 
sont  ces  Espagnols  qu'il  dut  connaître  au  moins  indirectement  par 
ses  maîtres,  et  notamment  Raymond  de  Sebonde,  ainsi  que  Gomez 
Pereira,  dont  V  Antoniana  Margarita  contient  de  si  frappantes  ana- 
logies avec  la  pensée  cartésienne,  touchant  le  rôle  de  l'expérience  in- 
terne, le  Cogiio.  l'automatisme  des  bêtes  (Descartes,  d'ailleurs,  déclare 
ne  l'avoir  point  vu.  III,  386).  Voir  à  ce  sujet  Menendez  y  Pelayo, 
la  Ciencia  espanola,  Madrid,  4»  éd.,  1915,  t.  II,  p.  249-381  ;  Dubrull, 
t.  II,  1887,  p.  165  et  suiv.  ;  Eloy  Bullon,  Los  Precursores  espanoles 
de  Bacon  y  Descartes,  Salamanca,  imprenta  de  Calatrava,  1905. 

(1)  C'est  là  ce  que  Pascal  a  parfaitement  reconnu  dans  le  frag- 
ment De  Vesprit  géométrique  (éd.  Brunschvicg,  minor,  p.  192-193)  : 
t  Je  voudrais  demander  à  des  personnes  équitables  si  ce  principe  : 
la  matière  est  dans  une  incapacité  naturelle  invincible  de  penser,  et  celui- 
ci  :  Je  pense,  donc  je  suis,  sont  en  effet  les  mêmes  dans  l'esprit  de 
Descartes  et  dans  l'esprit  de  saint  Augustin,  qui  a  dit  la  même  chose 
douze  cents  ans  auparavant..  En  vérité,  je  suis  bien  éloigné  de  dire 
que  Descartes  n'en  soit  pas  le  véritable  auteur,  quand  même  il  ne 
l'aurait  appris  que  dans  la  lecture  de  ce  grand  saint  ;  car  je  sais  com- 
bien il  y  a  de  différence  entre  écrire  un  mot  à  l'aventure,  sans  y  faire 
une  réflexion  plus  longue  et  plus  étendue,  et  apercevoir  dans  ce  mot 
une  suite  admirable  de  conséquences,  qui  prouve  la  distinction  des 
natures  matérielle  et  spirituelle,  et  en  faire  un  principe  ferme  et 


216  DESCARTES 

«  Dieu  est  ».  Mais  combien  en  comprennent ^  au  sens 
plein  du  mot,  toute  la  richesse  et  tout  le  sens? 

Cependant,  les  adversaires  de  Descartes,  et  no- 
tamment Gassendi,  ont  contesté  la  valeur  de  cette 
proposition.  Ils  objectent  que  le  Cogilo  n'est  qu'un 
syllogisme,  et  qu'en  disant  :  je  pense,  donc  je  suis^ 
Descartes  suppose  cette  majeure  :  celui  gui  pense 
est.  Or,  cette  majeure  n'est  qu'un  préjugé  (IX,  205) 
et  la  conclusion  qu'on  en  tire  déductivement,  donc 
je  suis^  est  dès  lors  sans  fondement,  le  doute  nous 
contraignant  à  rejeter  tous  les  jugements  comme 
tous  les  raisonnements.  Descartes  est  revenu  à 
diverses  reprises  sur  ce  sujet,  qui  est  en  effet  des 
plus  importants.  «  Lorsque  j'ai  dit  que  cette  pro- 
position :  je  pense,  donc  je  suis,  est  la  première  et 
la  plus  certaine  qui  se  présente  à  celui  qui  conduit 
ses  pensées  par  ordre,  je  n'ai  pas  pour  cela  nié  qu'il 
ne  fallût  savoir  auparavant  ce  que  c'est  que  pensée, 
certitude,  existence,  et  que  ponr  penser  il  faut  être  » 
{Principes,  I,  10)  :  mais  c'est  là,  nous  l'avons  vu, 
une  de  ces  notions  simples  sur  lesquelles  le  doute 


soutenu  d'une  physique  entière,  comme  Descartes  a  prétendu  faire. 
Car,  sans  examiner  s'il  a  réussi  efficacement  dans  sa  prétention,  je 
suppose  qu'il  l'ait  fait,  et  c'est  dans  cette  supposition  que  je  dis  que 
ce  mot  est  aussi  différent  dans  ses  écrits  d'avec  le  même  mot  dans  les 
autres  qui  l'ont  dit  en  passant,  qu'un  homme  plein  de  vie  et  de  force 
d'avec  un  homme  mort.  »  Pascal  a  raison,  quoiqu'il  soit  excessif  de 
dire  que  le  si  fallor,  sum  se  trouve  en  passant  chez  saint  Augustin  : 
c'est,  au  contraire,  une  pièce  maîtresse  de  sa  théorie  de  la  connais- 
sance, de  sa  réfutation  du  scepticisme  et  de  la  distinction  qu'il  éta- 
blit entre  les  natures  matérielle  et  spirituelle.  Mais  le  sens  que  prend 
le  Oogito  chez  Descartes,  la  place  qu'il  occupe  dans  sa  doctrine,  pour 
assurer  le  passage  de  l'idée  à  l'être,  le  fondement  qu'il  reçoit  en  Dieu, 
sont,  chez  Descartes,  choses  entièrement  nouvelles. 


LA   MÉTAPHYSIQUK    CARTÉSIENNE.    L'AME      2i7 

n'a  pas  de  prise,  car  l'intuition  nous  révèle  infailli- 
blement le  lien  indissoluble  de  la  pensée  à  l'être  ; 
c'est  là  une  vérité  évidente  à  l'entendement  pour 
peu  qu'il  s'y  applique. 

D'autre  part,  si  cette  notion  simple,  pour  penser 
il  faut  être,  est  présupposée  logiquement  par  le  Cogiio, 
il  ne  faut  pas  croire  qu'elle  joue  ici  le  rôle  d'une 
majeure  dans  un  syllogisme  en  forme.  Tout  au  con- 
traire. D'où  vient  en  effet  cette  notion?  «  L'erreur 
qui  est  ici  la  plus  considérable,  est  que  cet  auteur 
[Gassendi]  suppose  que  la  connaissance  des  propo- 
sitions particulières  doit  toujours  être  déduite  des 
universelles,  suivant  l'ordre  des  syllogismes  de  la 
dialectique  :  en  quoi  il  montre  savoir  bien  peu  de 
quelle  façon  la  vérité  se  doit  chercher  ;  car  il  est 
certain  que,  pour  la  trouver,  on  doit  toujours  com- 
mencer par  les  notions  particulières,  pour  venir 
après  aux  générales,  bien  qu'on  puisse  aussi  réci- 
proquement, ayant  trouvé  les  générales,  en  déduire 
d'autres  particulières  »  {Réponse  aux  Instances  de 
Gassendi,  IX,  205-206).  C'est  de  la  sorte  qu'on 
enseigne  aux  enfants,  sur  l'exemple  de  cas  particu- 
liers, les  vérités  générales  de  la  géométrie.  Et  ainsi, 
ce  qui  est  primitif,  ce  n'est  pas  la  proposition  géné- 
rale :  pour  penser  il  faut  être  ;  c'est  l'aperception 
immédiate  du  lien  qui  existe,  que  je  sens  en  moi- 
même,  entre  ma  pensée  et  mon  être.  Donc,  «  quand 
nous  apercevons  que  nous  sommes  des  choses  qui 
pensent,  c'est  une  première  notion  qui  n'est  tirée 
d'aucun  syllogisme  ;  et  lorsque  quelqu'un  dit  :  je 
pense,  donc  je  suis  ou  pexiste,  il  ni  conclut  pas  son 
existence   de   sa    pensée  comme    par    la    force    de 


218  DESGARTES 

quelque  syllogisme,  mais  comme  une  chose  connue 
de  soi  ;  il  la  voit  par  une  simple  inspection  de  l'es- 
prit »  {Réponse  aux  2^  objections^  IX,  110)  (1). 

Descartes,  et  c'est  capital,  fonde  donc  toute  sa 
philosophie  sur  une  donnée  immédiate  de  l'expé- 
rience consciente  ;  c'est  une  intuition  qui  lui  révèle 
tout  ensemble,  avec  une  évidence  absolue,  ou,  comme 
nous  dirions  aujourd'hui,  avec  une  évidence  vécue, 
non  seulement  le  jait  de  sa  pensée,  non  seulement  le 
jait  de  son  existence,  mais  le  jait  de  leur  union  (2)  : 


(1)  Voici  l'original  latin  de  ce  très  important  passage  :  *  Cum  autem 
advertimus  nos  esse  res  cogitantes,  prima  qusedam  notio  est,  quae 
ex  nullo  syllogismo  concluditur  ;  neque  etiam  cum  quis  dicit,  ego 
cogiio,  ergo  sum,  sive  exista,  existentiam  ex  cogitatione  per  syllogis- 
raum  deducit,  sed  tanquam  rem  per  se  notam  simplici  mentis  inLuitu 
agnoscit,  ut  patet  ex  eo  quod,  si  eam  per  syllogismum  deduceret, 
novisse  prius  debuisset  istam  majorem,  illud  omne,  quod  cogitât,  est 
sive  existit;  atqui  profecto  ipsam  potius  discit,  ex  eo  quod  apud  se 
experiatur,  fieri  non  posse  ut  cogitftt,  nisi  existât.  Ea  cnim  est  natura 
nostrae  mentis,  ut  générales  proposiliones  ex  particularium  cognitione 
efformet  »  (Secundx  Responsiones,  VII,  140-141).  Cf.  la  Lettre  au 
marquis  de  Newraslle  (V,  138)  :  «  Cette  connaissance  [Je  pense,  donc 
je  suis]  n'est  point  un  ouvrage  de  votre  raisonnement,  ni  une  instruc- 
ion  que  vos  maîtres  vous  aient  donnée  ;  votre  esprit  la  voit,  la  sent 
et  la  manie  ;  et  quoique  votre  imagination,  qui  se  mêle  importuné- 
ment  dans  vos  pensées,  en  diminue  la  clarté,  la  voulant  revêtir  de 
ses  figures,  elle  vous  est  pourtant  une  preuve  de  la  capacité  de  vos 
âmes  à  recevoir  de  Dieu  une  connaissance  intuitive.  » 

(2)  Sur  la  nature  de  ce  «  fait  primitif  du  sens  intime  »  on  trouvera 
dans  Maine  de  Biban  de  profondes  remarques  qui  sont  dans  le  fi! 
droit  de  la  pensée  cartésienne  (Essai  sur  les  fondements  de  la  psycho- 
logie  et  sur  ses  rapports  avec  l'étude  de  la  nature,  1812,  dans  les  Œuvres 
inédites,  éd.  Naville,  Paris,  Dezobry,  1859,  t.  I",  p.  47).  Toutefois, 
entre  les  deux  doctrines  il  y  a  cette  importante  différence  que,  pour 
Maine  de  Biran,  le  moi,  dans  le  fait  primitif,  est  donné  à  lui-même 
non  pas  comme  substance,  mais  comme  cause  :  l'effort  moteur  volon- 
taire, voilà,  pour  lui,  le  véritable  fait  primitif  d'où  dérivent  toutes  nos 
connaissances.  Cette  substitution  permet  à  Biran  d'échapper  aux  con- 
séquences dangereuses  que  comporte  toute  théorie  substantialiste, 
car  l'idée  de  substance,  suivant  la  remarque  de  Coubnot  (Essai,  381), 
est  une  «idée  qu'on  pourrait  qualifier  de  fatale  à  l'esprit  humain,  en 


LA    MKTAl'HYSIQUE    CARTÉSIENNE-    L'AME     219 

intuition  qui  ramasse  en  elle  toutes  les  conclusions 
qu'on  en  pourra  tirer,  par  voie  d'analyse  ou  de  syn- 
thèse ;  acte  de  pensée  indivisible,  quoique  non  instan- 
tané (1). 

*  * 

Je  suis.  Mais  que  suis-je? 

Descartes  va  nous  le  dire  :  «  Puis,  examinant  avec 
attention  ce  que  j'étais,  et  voyant  que  je  pouvais 
feindre  que  je  n'avais  aucun  corps  et  qu'il  n'y  avait 
aucun  monde  ni  aucun  lieu  où  je  fusse,  mais  que  je 
ne  pouvais  pas  feindre  pour  cela  que  je  n'étais 
point  (2)  ;  et  qu'au  contraire,  de  cela  même  que  je 
pensais  à  douter  de  la  vérité  des  autres  choses,  il 
suivait  très  évidemment  et  très  certainement  que 
j'étais  (3)  ;  au  lieu  que,  si  j'eusse  seulement  cessé 
de  penser,  encore  que  tout  le  reste  de  ce  que  j'avais 
jamais  imaginé  eût  été  vrai,  je  n'avais  aucune 
raison  de  croire  que  j'eusse  été  (4)  ;  je  connus  de  là 
que  j'étais  une  substance  dont  toute  l'essence  ou 
la  nature  n'est  que  de  penser,  et  qui,  pour  être,  n'a 
besoin  d'aucun  lieu,  ni  ne  dépend  d'aucune  chose 


ce  qu'il  s'est  toujours  précipité  dans  des  abtmes  sans  issue  dès  qu'il  a 
Youlu  la  creuser».  Elle  lui  permet  aussi  de  dépasser  le  dualisme  carté- 
sien de  l'esprit  et  de  la  matière,  en  le  transposant  dans  l'ordre  de  la 
vie  intérieure  (cf.  Delbos,  Philosophie  française,  p.  318  et  323). 

(1)  Voir  à  ce  sujet  de  profondes  observations  de  Descartes  dans 
le  Manuscrit  de  Gôttingcn,  Y,  148  :  c  Quod  cogitatio  eliam  fit  in 
instanti,  falsum  est,  cum  omnis  actio  mea  ûat  in  tempore...  Sed  non 
tamen  est  extensa  et  divisibilis  quoad  suara  naturam.  »  C'est  ainsi 
également,  que  nous  pouvons  saisir  un  chant,  ou  une  mélodie, 
comme  un  tout  unique  (Compendium  musical,  X,  94). 

(2)  Le  corps  n'est  pas  nécessaire  pour  que  je  sois. 

(3)  La  pensée  est  suiïïsante  pour  que  je  sois. 

(4)  La  pensée  est  nécessaire  pour  que  je  sois. 


220  DESCARTES 

matérielle.  En  sorte  que  ce  moi,  c'est-à-dire  l'âme 
par  laquelle  je  suis  ce  que  je  suis,  est  entièrement 
distincte  du  corps,  et  même  qu'elle  est  plus  aisée  à 
connaître  que  lui,  et  qu'encore  qu'il  ne  fût  point, 
elle  ne  laisserait  pas  d'être  tout  ce  qu'elle  est  »  {Dis- 
cours, 4®  part.,  VI,  32-33). 

Pour  expliquer  ce  texte  capital,  qui  est  comme  la 
charte  du  spiritualisme  en  philosophie,  procédons 
par  ordre. 

Examinons,  d'abord,  d'un  peu  plus  près  cette  no- 
tion intuitive  :  je  doute,  je  pense,  je  suis.  Qu'est-ce  que 
le  je  dont  il  est  question  ici?  C'est  évidemment  le  sujet 
pensant.  Qu'est-ce  que  cet  être?  C est  l'être  de  la  pensée. 

Lorsqu'on  dit  :  je  respire,  donc  je  suis,  observe 
Descartes,  on  ne  peut  conclure  son  existence  que  du 
sentiment  qu'on  a  qu'on  respire,  mais  non  pas  du  tout 
de  ce  que  la  respiration  ne  peut  être  sans  l'exis- 
tence, car  il  faudrait  avoir  prouvé  d'abord  qu'il  est 
vrai  qu'on  respire,  et  pour  cela  qu'on  existe,  o  Et  ce 
n'est  autre  chose  à  dire  en  ce  sens-là  :  je  respire^ 
donc  je  suis,  sinon  :  je  pense,  donc  je  suis  *  ;  ou,  en 
d'autres  termes  :  je  pense  (que  je  respire),  donc  je 
(moi  pensant)  existe.  Et  ainsi,  toutes  les  proposi- 
tions d'où  nous  pouvons  conclure  notre  existence 
ne  prouvent  point  l'existence  du  corps,  «  mais  seule- 
ment celle  de  l'âme,  c'est-à-dire  d'une  nature  qui 
pense  »  et  qu'on  ne  connaît  «  que  comme  intellec- 
tuelle »  (lettre  de  mars  1638,  II,  37-38). 

Je  suis  donc  pensée.  Qu'est-ce  à  dire?  Que  l'essence 
ou  la  nature  de  l'âme  est  la  pensée  :  «  La  pensée  est 
un  attribut  qui  m'appartient  :  elle  seule  ne  peut 


LA    METAPHYSIQUE   CARTÉSIENNE.   L'AME     Î21 

être  détachée  de  moi  »  (2^  Méditation,  IX,  21).  En 
d'autres  termes,  l'âme  est  essentiellement  une  chose 
qui  pense,  donc  une  chose  qui,  par  définition,  n'a 
besoin  d'aucun  autre  objet  que  de  soi-même  pour 
exercer  son  action  (IX,  206)  et  dont  l'action  propre, 
qui  est  la  pensée,  est  comme  telle  infaillible,  car, 
si  je  puis  me  tromper  lorsque  je  crois  que  je  respire 
ou  que  je  marche,  ce  sentiment,  comme  tel,  existe 
bien  réellement,  sans  possibilité  d'erreur. 

Mais,  qu'est-ce  que  penser?  Par  ce  mot,  dit  Des- 
cartes,  «  j'entends  tout  ce  qui  se  fait  en  nous  de  telle 
sorte  que  nous  l'apercevons  immédiatement  par 
nous-mêmes  »  (1).  Et  ainsi,  lorsque  je  dis  que  «  je 
suis  une  chose  qui  pense  »,  c'est  dire  que  je  suis  une 
chose  «  qui  doute,  qui  affirme,  qui  nie,  qui  connaît 
peu  de  choses,  qui  en  ignore  beaucoup,  qui  aime, 
qui  hait,  qui  veut,  qui  ne  veut  pas,  qui  imagine  aussi 
et  qui  sent  »  (3^  Méditation,  IX,  27).  Je  suis  donc 
essentiellement  un  sujet  pensant,  et  je  ne  suis,  pré- 
cisément parlant,  que  cela,  «  c'est-à-dire  un  esprit, 
un  entendement,  ou  une  raison  »  (2).  Position  très 

(1)  «  Cogitalionis  nomine  intelligo  illa  omnia  qiiae  nobis  conseils 
in  nobis  fiunt,  quatenus  eorum  in  nobis  conscientia  est  »  (Principes,  1, 9). 
Cf.  Réponse  aux  2"  objections,  Def.  1  :  «  Cogitalionis  nomine  com- 
plector  illud  omne  quod  sic  in  nobis  est,  ut  ejus  immédiate  conseil 
simus.  Ita  omnes  voluntatis,  intellectus,  imaginationis  et  sensuum 
operationes  sunt  cogitationes.  Sed  addidi  immédiate,  ad  excludenda 
ea  quae  ex  iis  consequuntur,  ut  motus  voluntarius  cogitationem  qui- 
dem  pro  principio  habet,  sed  ipse  tamen  non  est  cogitatio  »  (VII,  160). 
La  réflexion,  au  surplus,  n'est  pas  requise  pour  qu'une  substance 
qui  pense  soit  une  substance  spirituelle  et  au-dessus  de  la  matière 
{Réponse  aux  7"  objections,  VII,  559). 

(2)  «  Sum  igitur  praecise  tantum  res  cogitans,  id  est,  mens,  sive 
animus,  sive  intellectus,  sive  ratio  »  (2«  Méditation,  Vil,  27  ;  IX,  21). 
Sur  l'originalité  de  la  position  cartésienne,  cf.  Dklbos,  Figures, 
p.  129  ;  Philosophie  française,  p.  34. 


22Ï  DESCARTES 

forte  et  très  originale  :  au  lieu  de  définir  le  moi,  ou 
l'âme,  comme  le  principe  de  la  vie,  Descartes  le 
définit  comme  le  principe  de  la  pensée,  c'est-à-dire 
comme  un  esprit,  et  comme  un  esprit  qui,  possédant 
au-dedans  de  lui,  par  les  idées  innées,  les  originaux 
sur  le  patron  desquels  se  forment  toutes  nos  autres 
connaissances  (IV,  665),  manifeste  par  là  son  indé- 
pendance à  l'égard  des  choses  extérieures  (1).  D'ail- 

(1)  Descartes  définit  les  idées  innées,  en  les  opposant  aux  idées 
adventices  et  aux  idées  factices,  «  cogitationes  quas  non  ab  objectis 
externis,  nec  a  voluntatis  mese  determinatione  procedunt,  sed  a  sola 
cogitandi  facultate,  quse  in  me  est  »,  ces  idées  ou  notions  étant  les 
formes  de  ces  pensées,  suivant  la  Déf.  2  des  Réponses  aux  2"  objec- 
tions (Vil,  160;  IX,  124).  Réponse  au  placard  de  Regius,  VIII,  358. 
Cf.  3«  Méditation,  VII,  27  ;  IX,  29.  Les  idées  innées  sont  très  diffé- 
rentes des  concepts,  ainsi  qu'il  ressort  clairement  de  la  3»  Méditation, 
et  ainsi  que  le  reconnaît  Gassendi  lui-même  («  Verum  ex  jam  dictis 
tu  causa  non  es  realitatis  idearum,  sed  ipsaemet  res  per  ideas  reprœ- 
sentatse...  »,  VII,  291).  Cf.  une  lettre  du  2  mai  1644  (IV,  113)  :  «  Je 
ne  mets  autre  différence  entre  l'âme  et  ses  idées,  que  comme  entre 
un  morceau  de  cire  et  les  diverses  figures  qu'il  peut  recevoir.  Et 
comme  ce  n'est  pas  proprement  une  action,  mais  une  passion  en  la 
cire,  de  recevoir  diverses  figures,  il  me  semble  que  c'est  aussi  une  pas- 
sion en  l'âme  de  recevoir  telle  ou  telle  idée...  »  D'autre  part,  ces  idées 
(même  celles  de  mouvements  et  de  figures,  à  plus  forte  raison  celles 
de  douleur,  de  couleur,  de  son,  etc.)  ne  peuvent  être  produites  en 
nous  par  les  objets  extérieurs  et  étendus,  car  ceux-ci  ne  sauraient 
agir  directement  sur  l'esprit  par  l'organe  des  sens,  en  sorte  qu'il  faut 
bien  que  l'esprit  soit  en  possession  des  idées  qui  lui  représentent  ces 
choses  à  l'occasic)/»  des  mouvements  corporels  (VIII,  359).  Les  idées 
innées  se  reconnaissent  à  ce  qu'elles  sont  universelles  (VIII,  359), 
et  surtout  à  ce  qu'elles  contiennent  de  vraies  et  immuables  natures, 
qui  existent  indépendamment  de  notre  pensée,  qui  ne  peuvent  être 
divisées  par  l'entendement  {Réponse  aux  1'"  objections,  IX,  92),  mais 
qui  s'imposent  à  lui,  signe  évident  qu'elles  ne  sont  pas  faites  par  lui 
(5«  Méditation,  IX,  51.  Cf.  VII,  380).  La  doctrine  cartésienne  des 
idées  innées  apparaît  ainsi  tout  imprégnée  de  réalisme,  réalisme  que 
nous  avons  noté  déjà  dans  la  conception  que  Descartes  se  fait  de  la 
mathématique  (cf.  P.  Boutroux,  Revue  de  métaphysique,  1914, 
p.  827).  Sur  la  question  de  l'innéisme.  Descartes,  comme  Gibieuf  et 
Mersenne,  est  avec  Platon  et  saint  Augustin  contre  saint  Thomas 
(rf.  GiLSON,  «  l'Innéi.snic  cartésien  et  la  théologie  »,  Revue  de  mita- 
physique,  1914,  p.  456  et  suiv,  p.  47.")). 


LA    MÉTAPHYSIQUE    CARTÉSIENNE.    L'AME     823 

leurs,  je  ne  suis  pas  seulement  une  chose  qui  connaît 
ou  qui  aperçoit  :  je  suis  une  chose  qui  juge  et  qui  se 
détermine,  je  suis  une  chose  qui  veut;  et  «  l'action 
de  la  volonté  »,  plus  clairement  encore  que  «  la  per- 
ception de  l'entendement  »,  marque  l'indépendance 
de  ma  pensée  {Principes,  I,  32,  37,  39).  C'est  qu'en 
un  sens  le  fond  de  l'esprit,  pour  Descartes,  c'est  la 
volonté.  Tandis  que  la  faculté  de  connaître  qui  est 
en  moi,  dit-il,  «  est  d'une  petite  étendue  et  grande- 
ment limitée  »,  la  volonté  m'apparaît  «  beaucoup 
plus  ample  et  même  infinie  »  :  bien  plus,  «  il  n'y  a 
que  la  seule  volonté  que  j'expérimente  en  moi  être 
si  grande  que  je  ne  conçois  point  l'idée  d'aucune 
autre  plus  ample  et  plus  étendue  :  en  sorte  que  c'est 
elle  principalement  qui  me  fait  connaître  que  je 
porte  l'image  et  la  ressemblance  de  Dieu  »  (4®  Médi- 
tation^ IX,  45). 

Toutefois,  par  le  CogitOy  je  n'ai  encore  réussi  à 
établir,  semble-t-il,  que  l'existence  de  ma  pensée  : 
elle  seule  est  hors  de  doute.  Par  elle,  assurément,  je 
sais  que  «  je  suis,  j'existe  :  cela  est  certedn  ;  mais 
combien  de  temps?  A  savoir  autant  de  temps  que 
je  pense  »  (2°  Méditation^  IX,  21).  Pourtant  Descartes 
affirme  aussitôt  après,  comme  si  cette  affirmation 
était  l'équivalent  de  la  première  :  «  Je  suis  une 
chose  qui  pense.  »  Or,  V existence  de  ma  pensée  implique- 
t-elle  nécessairement  Vexistence  du  moi  ou  de  Vâme? 
Uêtre  pensant  est-il  une  substance  pensante?  C'est 
sur  ce  point  que  Hobbes  (IX,  134)  et  tous  les  mo- 
dernes partisans  de  l'idéalisme,  phénoménistes  et 
subjectivistes,  prennent  le  plus  vivement  à  partie 


2S*  DESCARTES 

Descartes;  c'est  ce  passage  (1)  de  Vidéalisme  au 
réalisme  spirituel  ou  de  l'idée  à  l'âme,  que  reprochent 
à  Descartes  Kant  et  les  kantiens,  c'est-à-dire  tous 
ceux  qui  se  font  une  conception  purement  formelle 
de  la  pensée  (2).  A  quoi  Descartes  répond  en  affir- 
mant {Réponse  aux  3^  objections,  IX,  136)  «  que  la 
pensée  ne  peut  pas  être  sans  une  chose  qui  pense, 
ot  en  général  aucun  accident  ou  aucun  acte  ne  peut 
être  sans  une  substance  de  laquelle  il  soit  l'acte  »  (3). 
A  vrai  dire,  «  nous  ne  connaissons  pas  la  substance 
immédiatement  par  elle-même,  mais  seulement  parce 
qu'elle  est  le  sujet  de  quelques  actes  »  :  seulement, 
en  nous,  et  c'est  là  le  privilège  de  la  connaissance  par 
la  conscience,  nous  percevons  immédiatement  ces 
actes  comme  actes  du  sujet  ;  dans  ma  pensée  je  per- 
çois directement  le  moi  pensant  :  elle  n'a  de  sens 
et  d'être  que  par  lui,  comme  le  phénomène  n'a  de 
sens  et  d'être  que  par  la  substance. 

Être^  c'est  être  réellement  ou  substantiellement  :  telle 
est  l'affirmation  primordiale  de  Descartes.  On  peut 
contester  la  forme  substantialiste  dont  il  l'a  revêtue  ; 
on  peut  lui  reprocher  de  n'avoir  pas  suffisamment 


(1)  Hamelxn  le  qualifle  de  saltus  mortalis  (Système  de  Descartes, 

p.   128). 

(2)  Pas  d'idée  de  substance,  dit  Kant  :  car  au  concept  (purement 
formel)  de  substance  ne  correspond  aucune  intuition,  puisque,  en 
moi,  les  intuitions  ne  peuvent  être  que  sensibles  (Critique  de  la  raison 
pure.  Dialectique  transcendantale,  1.  II,  chap.  !•'  :  Des  paralo- 
gismes  de  la  raison  pure.  Barni,  t.  l",  p.  336). 

(3)  «  Certum  est  cogitationem  non  posse  esse  sine  re  cogitante,  nec 
omnino  ullum  actum,  sive  ullum  accidens,  sine  substantia  cui  insit  » 
(VII,  175).  Notons,  en  outre,  qu'à  un  autre  point  de  vue, toute  idée, 
du  moins  toute  idée  vraie,  a  une  réalité  objective  qui  doit  nécessaire- 
ment correspondre  à  quelque  réalité  jormslle  (substantielle)  hors  da 
notre  pensée,  ainsi  que  nous  l'établirons  dans  la  leçon  suivante. 


LA   MËTAPHYSIQUt:   CARTÉSIENNE.   L'AME     225 

justifié  l'identité  qu'il  établit  entre  l'être  pour  soi 
de  la  pensée,  que  la  conscience  appréhende  directe- 
ment, et  la  substantialité  de  cette  même  pensée,  ou 
son  être  en  soi^  qui  ne  peut  être  que  conclue  de 
l'appréhension  immédiate.  Mais,  lorsque  Descartes 
affirme  que  la  pensée  ne  peut  être  détachée  du  moi 
(IX,  21),  que  ce  moi  est  une  réalité  que  n'épuisent 
pas  ses  phénomènes,  et  que  Têtre  phénoménal  n'est 
pas  un  véritable  être,  lorsqu'il  affirme,  en  un  mot, 
la  réalité  du  sujet  pensant,  il  ne  paraît  pas  outre- 
passer la  portée  de  l'expérience  immédiate.  Sans 
doute,  l'interprétation  de  cette  expérience  exige  un 
certain  postulat  :  en  ce  sens,  le  réalisme  spirituel 
de  Descartes  n'est  pas  une  simple  constatation  ;  c'est 
une  affirmation  qui  se  fonde  tout  à  la  fois  sur  les 
faits  et  sur  un  principe.  Mais  la  thèse  que  lui  oppose 
l'idéalisme  moderne  n'est  elle-même  qu'un  postulat  ; 
et  c'est  un  postulat  qui  condamne  l'homme  à  ne  ja- 
mais sortir  du  domaine  des  apparences  pour  atteindre 
l'être  même,  le  réel  (1).  Au  niineux  idéalisme  des 
modernes  nous  préférons  sans  conteste  le  réalisme 
spirituel  de  Descartes,  qui  nous  permet  de  bâtir  sur  le 
roc.  Ceux-là  disent  :  je  pense,  donc  je  ne  suis  pas  (2). 
Nous  disons  avec  Descartes  :  je  pense,  donc  je  suis. 


(1)  Cf.  ce  que  dit  Adam  (t.  XII,  p.  324)  :  «  En  ajoutant  comme  il  l'a 
fait,  donc  je  suis,  il  compliquait  sa  métaphysique  d'une  question 
oiseuse  et  insoluble,  celle  de  l'existence.  »  Et  (p.  326)  :  t  Hors  de 
l'idéalisme  point  de  certitude  absolue.  »  Malheureusement,  une  telle 
«  certitude  »  est  absolument  vaine  et  vide,  puisqu'elle  nous  interdit 
le  vrai.  Quant  à  la  question  de  l'existence,  elle  est  si  peu  une  »  ques- 
tion oiseuse  »,  qu'elle  est  la  question^vitale,  la  seule  qui  mérite  pleine- 
ment notre  recherche. 

(2)  Cette  spirituelle  et  profonde  boutade  est  d'Ernest  Betisot, 
Rapport  sur  l'École  normale  supérieure,  1878  (citée  XII,  325). 

15 


226  DESCARTES 

Assurément,  cette  proposition,  que  l'âme  est  une 
substance,  donc  un  être  complet,  réellement  dis 
tinct  du  corps  et  capable  d'exister  sans  lui,  ne  pourra 
être  conclue,  avec  une  certitude  entière,  de  l'exis- 
tence de  la  pensée,  que  grâce  à  la  garantie  de  la 
véracité  divine,  c'est-à-dire  après  qu'aura  été  prouvée 
l'existence  de  Dieu  :  tel  est  précisément  l'objet  de 
la  6^  Méditation  (IX,  62.  Cf.  Réponse  aux  2^»  objec- 
tionSf  prop.  IV,  IX,  131).  C'est  pourquoi  Descartes 
écrit  à  Mersenne  ce  qu'il  redit  plus  expressément 
encore  dans  VAbrégé  des  Méditations  (IX,  9-10)  : 
«  Vous  ne  devez  pas  aussi  trouver  étrange  que  je 
ne  prouve  point,  en  ma  2^  Méditation,  que  l'âme 
soit  réellement  distincte  du  corps,  et  que  je  me  con- 
tente de  la  faire  concevoir  sans  le  corps,  à  cause 
que  je  n'ai  pas  encore  en  ce  lieu-là  les  prémisses 
dont  on  peut  tirer  cette  conclusion  ;  mais  on  la 
trouve  après,  en  la  6®  Méditation  »  (III,  266).  Il  n'en 
demeure  pas  moins  que,  par  la  seule  pensée,  notre 
âme  nous  est  déjà  très  clairement  connue.  Et,  en 
effet,  observe  Descartes,  la  même  lumière  naturelle 
qui  nous  apprend  «  que  le  néant  n'a  aucunes  qua- 
lités ni  propriétés  qui  lui  soient  affectées,  et  qu'où 
nous  en  apercevons  quelques-unes,  il  se  doit  trouver 
nécessairement  une  chose  ou  substance  dont  elles 
dépendent,  cette  même  lumière  nous  montre  aussi 
que  nous  connaissons  d'autant  mieux  une  chose  ou 
substance  que  nous  remarquons  en  elle  davantage 
de  propriétés.  Or,  il  est  certain  que  nous  en  remar- 
quons beaucoup  plus  en  notre  pensée  qu'en  aucune 
autre  chose  »,  d'autant  que  toutes  nos  connaissances 
sont  d'abord  pensée  {Principes,  I,  11.  Cf.  Réponse 


LA   METAPHYSIQUE    CARTÉSIENNE.   L'AME     827 

aux  2^  objections,  IX,  102-103).  Et,  bien  que  la  plu- 
part s'imaginent  faussement  connaître  mieux  leur 
corps,  parce  qu'ils  le  voient  de  leurs  yeux  et  lo 
touchent  de  leurs  mains,  il  est  assuré  que  la  con- 
naissance que  nous  avons  de  notre  pensée,  et,  par 
elle,  de  notre  âme,  est  «  incomparablement  plus  évi- 
dente »  que  celle  que  nous  avons  de  notre  corps 
{Principes,  I,  11-12.  Cf.  2^  Méditation,  IX,  23).  Ainsi, 
du  fait  que  nous  connaissons  immédiatement  notre 
pensée,  du  fait  que  nous  en  connaissons  immédia- 
tement aussi  un  grand  nombre  de  propriétés,  nous 
pouvons,  d'après  le  postulat  cartésien  de  la  substan- 
tialité  de  l'être,  conclure  infailliblement  à  l'exig- 
tence  d'une  «  substance  dans  laquelle  réside  immé- 
diatement la  pensée  »  avec  toutes  ses  propriétés,  à 
savoir  V esprit,  —  la  substance  étant  définie  plus 
généralement  (1)  «  toute  chose  dans  laquelle  réside 
immédiatement  comme  dans  son  sujet,  ou  par  la- 
quelle existe  quelque  chose  que  nous  concevons  {per- 
cipimus),  c'est-à-dire  quelque  propriété,  qualité  ou 
attribut,  dont  nous  avons  en  nous  une  réelle  idée  »; 
ou  plus  simplement,  s'il  s'agit  de  substance  créée, 


(1)  Crs  définitions  se  trouvent  dans  les  Raliones  more  geometrico 
dispiisitie,  qui  terminant  les  Réponses  aux  2"  objections  (VII,  161  ; 
IX,  125).  Def.  5  :  «  Omnis  res  cui  inest  immédiate,  ut  in  subjecto,  sive 
pcr  quam  existit  aliquid  quod  percipimus,  hoc  est  aliqua  propiietas, 
sive  qualitas,  sive  attributum,  cujus  realis  ideain  nobis  est,  vocatur 
substantia.  Neque  enim  ipsius  substantiœ  prœcise  sumptse  aliam  habe- 
mus  ideam,  quam  quod  sit  res,  in  qua  formaliter  vel  eminenter 
existit  illud  aliquid  quod  percipimus,  sive  quod  est  objective  in 
aliqua  ex  nostris  ideis,  quia  naturali  lumine  notura  est,  nullum  esse 
posse  nihili  reale  attributum  »  (en  d'autres  termes,  la  substance  est 
une  chose  dans  laquelle  existe  formellement,  ou  éminemment,  ce  qui 
est  objectivement  ou  par  représentation  dans  nos  idées).  Def.  6: 
«  Substantia  cui  inest  immédiate  cogitatio,  vocatur  mens.  » 


858  DESCARTKS 

«  une  chose  qui  n'a  besoin  que  du  concours  ordinaire 
de  Dieu  pour  exister  »,  et  qui  ne  dépend  de  rien 
d'autre  [Principes^  I,  51). 

Par  ma  pensée  {Principes ^  I,  53),  par  le  senti- 
ment que  j'ai  de  la  continuité  de  ma  pensée  (1),  je 
connais  très  évidemment,  en  ce  sens,  que  je  suis 
une  substance  spirituelle,  c'est-à-dire  un  être  per- 
manent, qui  est  le  sujet  immédiat  de  ses  qualités 
et  attributs  (lesquels  se  ramènent  tous  à  la  pensée), 
et  qui  existe  par  soi,  en  ce  qu'il  ne  dépend  que  de 
Dieu  seul  pour  exister.  Et,  par  là,  je  connais  du 
même  coup  que  cette  substance,  c'est-à-dire  le  moi, 
c'est-à-dire  Vâme,  est  entièrement  distincte  du  corps  (2). 

(1)  C'est,  en  efîet,  un  principe  essentiel  pour  Descartes  que  l'âme 
pense  toujours  :  «  Necessarium  videtur  ut  mens  semper  actu  cogitet  : 
quia  cogitatio  constituit  ejus  essentiam,  quennadmodum  extensio 
constituit  essentiam  corporis,  nec  concipitur  tanquam  attributum, 
quod  potest  adesse  vel  abesse,  quemadmodum  in  corpore  concipitur 
divisio  partium  vel  motus  »  (lettre  à  Arnauld,  4  juin  1648,  V,  193). 
Cf.  une  lettre  à  Gibi^uf  du  19  janvier  1642,  III,  478. 

(2)  C'est  ainsi  du  moins  que  Descartes  présente  les  choses  dans  le 
Discours  (VI,  32),  aussi  bien  que  dans  les  Principes,  l,  8,  et  je  n'hésite 
pa.s  à  suivre  ici  l'ordre  du  Discours  qui  demeure,  malgré  tout,  l'œuvre 
capitale  de  Descartes.  Mais  il  n'est  pas  contestable  que  ce  mode 
d'exposition  soulève  d'assez  graves  difficultés  et  ne  s'accorde  pas 
de  tout  point  avec  la  marche  plus  méthodique  et  rigoureuse  que  suit 
Descartes  dans  les  Méditations.  Au  reste,  il  s'est  expliqué  très  claire- 
ment sur  ce  point  dans  ses  Réponses  aux  4"'  objections  (IX,  175)  : 
«  La  notion  de  la  substance  est  telle  qu'on  la  conçoit  comme  une 
chose  qui  peut  exister  par  soi-même,  c'est-à-dire  sans  le  secours 
d'aucune  autre  substance,  et  il  n'y  a  jamais  eu  personne  qui  ait  conçu 
deux  substances  par  deux  différents  concepts,  qui  n'ait  jugé  qu'elles 
étaient  réellement  distinctes.  C'est  pourquoi,  si  je  n'eusse  point 
cherché  de  certitude  plus  grande  que  la  vulgaire,  je  me  fusse  contente 
d'avoir  montré,  en  la  seconde  méditation,  que  l'esprit  est  conçu 
comme  une  chose  subsistante,  quoiqu'on  ne  lui  attribue  rien  de  ce  qui 
appartient  au  corps,  et  qu'en  môme  façon  le  corps  est  conçu  comme 
une  chose  subsistante,  quoiqu'on  ne  lui  attribue  rien  de  ce  qui  appar- 
tient à  l'esprit.  Et  je  n'aiiraii  ri'!'  >jouté  davantage  pour  prouver  que 


La  métaphysique  cartésienne.  L'ame    22s 

En  ed'et,  une  simple  inspection  de  l'esprit,  infail- 
lible comme  toute  intuition  claire  et  distincte,  suffît 
à  m'assurer  que  le  corps  n'est  pas  nécessaire  pour 
que  je  sois,  tandis  que  la  pensée  est  suffisante  et 
nécessaire  pour  que  je  sois  {Discours,  4^  part.,  VI,  32). 
Ainsi,  non  seulement  je  conçois  clairement  et  dis- 
tinctement par  l'entendement  que  l'extension  et  la 
pensée,  en  tant  que  l'une  constitue  la  nature  du 
corps  et  l'autre  celle  de  l'âme  {Principes,  I,  63), 
«  diffèrent  totalement  »,  en  sorte  que  «  les  actes 
intellectuels  n'ont  aucune  affinité  avec  les  actes  cor- 
porels »  {Réponse  aux  3^  objections,  IX,  137)  et  que 
la  substance  pensante  et  la  substance  corporelle 
peuvent  être  conçues  comme  des  «  choses  complètes  » 
en  elles-mêmes  {Réponse  aux  4^»  objections,  IX,  172), 
mais  encore  je  m'aperçois  très  évidemment  que 
cette  âme,  dont  j'ai  une  connaissance  beaucoup  plus 
claire  et  distincte  que  n'est  celle  du  corps,  est  réelle- 
ment une  chose  complète,  qu'elle  est  en  moi  essen- 
tiellement distincte  du  corps,  qu'elle  peut  subsister 
sans  lui  et  qu'elle  seule  constitue  mon  véritable 
moi  (1). 

l'esprit  est  réellement  distingué  du  corps,  d'autant  que  vulgairement 
nous  jugeons  que  toutes  les  choses  sont  en  effet,  et  selon  la  vérité, 
telles  qu'iïlles  paraissent  à  notre  pensée.  Mais,  d'autant  qu'entre  ces 
doutes  hyperboliques  que  j'ai  proposés  dans  ma  première  méditation, 
celui-ci  en  était  un,  à  savoir  que  je  ne  pouvais  être  assuré  que  les 
choses  fussent  en  effet,  et  selon  la  vérité,  telles  que  nous  les  concevons, 
tandis  que  je  supposais  que  je  ne  connaissais  pas  l'auteur  de  mon 
origine,  tout  ce  que  j'ai  dit  de  Dieu  et  de  la  vérité,  dans  les  3»,  4«  et 
5*  méditations,  sert  à  cette  conclusion  de  la  réelle  distinction  de  l'es- 
prit d'avec  le  corps,  laquelle  enfin  j'ai  achevée  dans  la  sixième.  » 

(1)  «  Par  une  chose  complète,  dit  Descartes,  je  n'entends  autre 
chose  qu'une  substance  revêtue  des  formes,  ou  attributs,  qui  suffisent 
pour  me  faire  connaître  qu'elle  est  une  substance  »  {Réponse  aux 
4-«  objections,  IX,  172.  Cf.  Réponse  aux  ["'objections,  IX,  95).  Ainsi, 


130  DE.SCARTES 

Descartes  est  donc  un  dualiste  résolu.  Cependant 
la  distinction  radicale  qu'il  établit  entre  l'âme  et 
le  corps,  entre  l'étendue  et  la  pensée,  entre  le  do- 
maine du  mécanisme  et  celui  de  la  finalité,  —  distinc- 
tion qui  posait  à  ses  successeurs  de  très  graves  pro- 
blèmes, —  ne  l'empêche  point  de  reconnaître  V union 
de  l'âme  et  du  corps,  bien  plus,  d'affirmer  que 
l'homme,  composé  de  pensée  et  d'étendue,  est  «  un 
véritable  être  par  soi  et  non  par  accident  »,  et  que 
A  l'âme  est  substantiellement  unie  au  corps  »  (1)  ; 

dit-il  ailleurs  (III,  475),  l'idée  d'une  substance  étendue  et  figurée, 
comme  l'idée  d'une  substance  qui  pense,  «  est  complète,  à  cause  que 
je  la  puis  concevoir  toute  seule,  et  nier  d'elle  toutes  les  autres  choses 
dont  j'ai  des  idées  ».  Or,  assurément,  on  ne  peut  pas  inférer  une 
distinction  réelle  entre  deux  choses,  de  ce  que  l'une  est  conçue  sans 
l'autre  par  une  abstraction  de  l'esprit  qui  conçoit  la  chose  impar- 
faitement (ce  qui  est  le  cas,  par  exemple,  d'une  montagne  sans 
vallée,  ou  d'une  figure  sans  extension)  ;  mais  on  peut  l'inférer  de  ce 
que  chacune  d'elles  est  conçue  sans  l'autre  pleinement  ou  comme  une 
chose  complète  (ce  qui  est  le  cas,  par  exemple,  du  corps  ou  de  l'esprit, 
conçus  l'un  sans  l'autre),  sans  qu'il  soit  besoin,  d'ailleurs,  pour  cela 
qu'on  ait  une  connaissance  entière  et  parfaite  de  la  chose  (IX,  95, 
171.  Cf.  III,  476).  Et  ceci  implique  que  Descartes  prend  t  concevoir 
pleinement  et  concevoir  que  c'est  une  chose  complète  en  une  seule  et 
inôme  signification  »  (IX,  172).  En  d'autres  termes,  ce  qui  est  conçu 
comme  complet  est  complet.  Mais  la  raison  dernière  de  cette  adé- 
quation entre  l'idée  et  la  chose  se  trouve  dans  la  véracité  divine 
(6«  Méditation,  IX,  62.  Cf.  IX,  175,  et  V.  224).  D'autre  part,  loin 
d'établir  entre  l'étendue  et  la  pensée  un  parallélisme  semblable  à 
celui  que  Spinoza  établira  entre  ces  deux  attributs  de  la  substance 
divine,  Descartes  affirme  nettement  la  supériorité  de  la  substance 
pensante  sur  la  substance  étendue  :  celle-là  est  indivisible,  tandis  que 
(cUe-ci  ne  l'est  pas  (6«  Méditation,  IX,  68)  ;  bien  plus,  c'est  une  régie 
Icès  assurée  que  «  je  ne  puis  avoir  aucune  connaissance  de  ce  qui  est 
hors  de  moi  que  par  l'entremise  des  idées  que  j'en  ai  en  moi  »  (III, 
474)  ;  et  il  n'y  a  dans  les  idées  des  corps  nulle  réalité  qui  nous 
empêche  de  supposer  qu'elles  aient  pu  être  produites  par  l'esprit  et 
qu'elles  soient  contenues  en  lui  éminemment  (3»  Méditation,  IX,  35. 
Cf.  VII,  367),  au  lieu  que  la  pensée  ne  peut  en  aucune  manière  pro- 
céder du  corps  (Réponse  aux  6"  objections,  IX,  223,  238-242,  texte 
trèî  important  pour  l'histoire  des  opinions  de  Descartes  sur  ce  sujet). 
(1)  Sur  Tumon  de  l'âme  et  du  corps  d'après  Descartes,  voir  notam- 


LA   MÉTAPHYSIQUE   CARTÉSIENNE.    L'AME     S31 

en  sorte,  dit-il,  «  que  l'âme  de  l'homme  est  réelle- 
ment distincte  du  corps,  et  toutefois  qu'elle  lui  est 
si  étroitement  conjointe  et  unie  qu'elle  ne  compose 
que  comme  une  même  chose  avec  lui  »  (Abrégé  des 
Méditations,  IX,  11-12). 

Double  principe  d'une  inépuisable  fécondité  qui 
est  le  principe  même  de  toute  la  psychologie,  et  que 
Descartes  a  illustré  d'une  manière  admirable.  L'union 
de  l'âme  et  du  corps  se  manifeste  très  clairement 
dans  la  connaissance  sensible,  dans  les  mouvements 
réflexes,  dans  les  associations  du  rêve,  dans  la 
pensée  imaginative,  dans  la  mémoire  organique  ou 
habituelle,  dans  les  sentiments  ou  passions  de  l'âme 
[Passions,  art.  12,  13,  21,  27,  42).  Cette  union,  qui 
est  un  fait.  Descartes  cherche  à  l'expliquer  par 
l'action  des  esprits  animaux,  «  qui  sont  comme  un 
vent  très  subtil,  ou  plutôt  comme  une  flamme  très 
pure  et  très  vive,  qui,  montant  continuellement  en 
grande  abondance  du  cœur  dans  le  cerveau,  se  va 
rendre  de  là  par  les  nerfs  dans  les  muscles  et  donne 
le  mouvement  à  tous  les  membres  »  (Discours, 
5®  part.,  VI,  54;  le  Monde,  XI,  165).  Mais  l'impuis- 
sance manifeste  de  cette  théorie  à  rendre  compte 
d'un  fait  qu'on  ne  peut  que  constater  et  qu'on  n'ex- 

ment  6*  Méditation,  IX,  64;  Réponse  aux  k"  objections,  IX,  177; 
lettre  à  Regius,  janvier  1642,  III,  493  :  «  ...  Debes  profiteri  te  cre- 
dere  hominem  esse  verum  ens  per  se,  non  autem  per  accidens,  et  men- 
tem  corpori  realiter  et  substantialiter  esse  unitam,  non  per  situm 
aut  dispositionem...,  sed  per  verum  modum  unionis  »;  lettre  à  Eli- 
sabeth du  28  juin  1643,  III,  691-695;  Passions,  art.  30  :  «  Que  l'âme 
est  unie  à  toutes  les  parties  du  corps  conjointement.  »  Et  que,  néan- 
moins (art.  31),  «  il  y  a  une  petite  glande  dans  le  cerveau  (la  glande 
pinéale)  en  laquelle  l'âme  exerce  ses  fonctions  plus  particulièrement 
que  dans  les  autres  parties  »  (cf.  sur  ce  dernier  point  une  lettre  de 
1640  à  Meyssonier,  III,  19). 


z'ài  DESCAhiES 

pUquera  jamais  (1),  ne  saurait  être  un  argument 
contre  la  vérité  du  fait.  Quant  à  la  dualité  de  l'âme 
et  du  corps,  quant  à  leur  distinction  réelle  et  à 
lïndépendance  de  l'âme,  Descartes  l'a  très  forte- 
ment mise  en  lumière,  en  montrant  que,  dans  l'âme 
iiumaine,  à  côté  d'une  partie  passive  et  mécanique, 
qui  dépend  plus  particulièrement  des  mouvements 
corporels  et  représente  chez  l'homme  une  sorte  de 
correspondant  psychologique  des  mouvements  qu'on 
trouve  chez  les  bètes,  il  y  a  une  partie  active  qui  ne 
dépend  que  de  l'âme,  à  savoir  la  volonté  et  tous  les 
modes  volontaires  de  l'intelligence  :  celle-là  est 
propre  à  l'homme  (2).  Or,  la  «  passion  »,  ou  plus 
exactement  le  réflexe  consécutif  aux  mouvements 
qui  sont  à  l'origine  des  passions,  peut  bien  produire 
tout  le  dehors  des  actes  volontaires  et  môme  agir 
sur  la  volonté  (Passions,  40).  Mais  cette  analogie 
n'est  qu'extérieure  :  les  relations  qui  existent  entre 
le  corps  et  l'âme  sont  celles  de  deux  mondes  dis- 
tincts, dont  l'un  est  régi  par  le  mécanisme,  tandis 
que  l'autre  est  sous  la  dépendance  de  la  volonté, 
qui  est  un  pouvoir  rationnel,  et  qui  est  «  tellement 

(1)  t  Quod  autem  mens,  quœ  incorporea  est.  corpus  possit  impellere, 
nulla  quidem  ratiocinatio  val  coraparatio  ab  aliis  rébus  petita,  sed 
certissima  et  evidentissima  experientia  quotidie  nobis  ostendit  ;  hœc 
enira  una  est  ex  rébus  per  se  notis,  quas,  cura  volumus  per  alias 
explicare,  obscuramus  •  (lettre  à  Arnauid,  29  juillet  1C48,  V,  222). 

(2)  Voir  à  ce  .sujet  Passions,  art.  17  et  50.  Lettres  à  Regius  de  mai 
et  décembre  1641,  III,  372,  454  (où  Vintelleclion  est  dénommée 
passion  de  l'âme).  Il  est  à  noter  que,  pour  Descartes,  il  n'y  a  quune 
seule  âme  :  la  même  qui  est  sensitive  est  raisonnable,  et  c'est  au  corps 
seul  qu'il  faut  attribuer  tout  ce  qui  en  nous  répugne  à  la  raison 
(Passions,  47).  Quant  aux  «  passions  »  proprement  dites,  elles  ne  se 
trouvent  que  chez  l'homme,  parce  que  Thomme  seul  est  doué  de 
pensée  :  mais  on  trouve  chez  les  bètes  tous  les  mouvements  de» 
sprits  qui  excitent  en  nous  les  passions  (Passions,  50) 


LA   ÀlKTAl'llYsHjLiii.    CARTÉSIENNE.    L'AME     tii 

libre  de  sa  nature  qu'elle  ne  peut  jamais  être  con- 
trainte »  {Passions,  41).  Quant  à  l'action  du  corps 
sur  l'âme,  elle  n'est  point  sans  doute  une  vraie  et 
réelle  action.  Descartes,  annonçant  ici  la  profonde 
théorie  de  Malebranclie  et  devançant  l'explication 
bergsonienne  de  la  mémoire,  dit  très  expressément 
que  le  mécanisme  physiologique  de  la  mémoire,  par 
le  jeu  des  esprits  dans  les  traces  du  cerveau,  n'est 
que  la  simple  occasion  du  souvenir  accompagné  de 
reconnaissance,  qui  est  la  mémoire  de  l'âme  (1). 


* 
*  * 


L'âme  étant  d'une  nature  entièrement  distincte 
de  celle  du  corps,  il  suit  de  là  qu'elle  n'est  point 
sujeite  à  mourir  avec  lui,  mais  qu'elle  est  impéris- 

(1)  Sur  la  distinction  des  deux  mémoires,  voir  la  lettre  au  P.  Mes- 
land  du  2  mai  1644,  IV,  114,  et  la  lettre  à  Arnauld  du  29  juillet  1648, 
V,220.  Sur  la  mémoire  intellectuelle  (qui,  à  vrai  dire,  «  magis  est  uni- 
versalium  quara  singularium  »),  Manuscrit  de  Gôttingen,  Y,  150.  — 
Tandis  que  la  mémoire  des  choses  matérielles  dépend  des  vestiges  qui 
demeurent  dans  le  cerveau,  pareils  à  des  plis  dans  un  morceau  de 
papier,  et  qui  le  rendent  propre  à  mouvoir  l'âme  en  la  même  façon 
qu'il  l'avait  mue  auparavant,  la  mémoire  des  choses  intellectuelles 
dépend  de  quelques  autres  vestiges  qui  demeurent  en  la  pensée 
môme  et  sont  d'un  tout  autre  genre  que  ceux-là  (IV,  114).  En  efîet, 
pour  que  l'esprit  puisse  avoir  souvenir  et  reconnaissance  d'une  chose 
passée,  il  ne  suffit  pas  qu'il  y  ait  quelques  vestiges  dans  le  cerveau, 
«  quorum  occasione  ipsa  eadem  [res]  cogitation!  nostrœ  iterum 
occurit  »,  mais  il  faut  encore  que,  lorsque  ces  vestiges  se  sont  imprimés 
la  première  fois  dans  le  cerveau,  l'esprit  ait  fait  usage  de  l'intellec- 
tion  pure,  «  ad  hoc  scilicet  ut  adverteret  rem,  quœ  illi  tune  observa- 
batur,  novam  esse...;  nullum  enim  corporeum  vestigium  istius  novi- 
tatis  esse  potest  »  (V,  220).  —  Théorie  très  remarquable  et  très 
profonde,  qui  seule  s'accorde  avec  la  croyance  en  l'immortalité  de 
l'âme,  alors  que  la  théorie  d'Aristote,  qui  fait  de  la  mémoire  une 
fonction  purement  organique,  aboutit  nécessairement  à  la  négation 
de  l'immortalité  personnelle  (voir  à  ce  sujet  mon  travail  sur /a  Notion 
du  nécessaire  chez  Aristote,  p.  181  et  note  2). 


234  DKSCARTES 

sable  et  immortelle  de  sa  nature.  En  efîet,  «  la  con- 
naissance naturelle  nous  apprend  que  l'esprit  est 
difîcTent  du  corps  et  qu'il  est  une  substance;  et 
aussi  que  le  corps  humain,  en  tant  qu'il  diiïère  des 
autres  corps,  est  seulement  composé  d'une  certaine 
configuration  de  membres  et  autres  semblables  acci- 
dents ;  et  enfin  que  la  mort  du  corps  dépend  seule- 
ment de  quelque  division  ou  changement  de  figure. 
Or,  nous  n'avons  aucun  argument  ni  aucun  exemple 
qui  nous  persuade  que  la  mort  on  l'anéantissement 
d'une  substance  telle  qu'est  l'esprit  doive  suivre 
d'une  cause  si  légère  comme  est  un  changement  de 
figure,  qui  n'est  autre  chose  qu'un  mode,  et  encore 
un  mode,  non  de  l'esprit,  mais  du  corps,  qui  est 
réellement  distinct  de  l'esprit...  Ce  qui  suffît  pour 
conclure  que  l'esprit,  ou  l'âme  de  l'homme,  autant 
que  cela  peut  être  connu  par  la  philosophie  natu- 
relle, est  immortelle  »  {Réponse  aux  2^»  objections, 
IX,  120). 

Descartes  a  montré  dans  V Abrégé  des  Méditations 
(IX,  9-10)  comment  l'immortalité  de  l'âme  ressort 
avec  évidence  de  la  distinction  de  l'âme  et  du  corps, 
aussi  bien  que  de  la  nature  de  l'âme,  qui  ne  peut 
Eo  concevoir  que  comme  simple  et  indivisible,  qui 
est  capable  d'intellection  pure  (1),  et  qui  enfin  se 

(1)  «  Ostendi  etiam  saepe  distincte,  mentem  posse  independenter 
a  cerebro  operari  ;  nam  sai.e  nulius  cerebri  usus  esse  potest  ad  pure 
i:itelligenduin,  sed  tariLum  ad  iinajrinanduin  vel  sentienduni.  »  Ainsi, 
le  cerveau  ne  sert  que  pour  la  pensée  Imaginative,  non  pour  la  pensée 
pure.  Il  est  même  des  cas,  par  exemple  dans  les  songes,  où  l'entende- 
ment peut  concevoir  quelque  chose  d'entièrement  différent  de  Tima- 
{rinalion  :  car  le  songe  lui  inéme  est  l'œuvre  de  l'imagination,  mais, 
si  nous  nous  apercevons  que  nous  rêvons,  ce  fait  est  l'œuvre  du  seul 
•ateadement  (Réponse  aux  5"'  objections,  VII,  358). 


LA    METAPIIYSIQUK    G  A  Ri  KSIENNE.    L'AMii     235 

suffit  à  elle-même,  car  ce  qui  est  conçu  comme  com- 
piet  est  en  effet  complet,  même  si  la  conception  que 
nous  en  avons  n'est  pas  entièrement  parfaite,  La 
métaphysique  établit  ainsi  la  condition  nécessaire 
de  l'immortalité  :  car  ces  arguments  suffisent  «  pour 
montrer  assez  clairement  que  de  la  corruption  du 
corps  la  mort  de  i'âme  ne  s'ensuit  pas  ».  Mais  c'est  la 
physique  qui  en  établit  la  condition  suffisante,  en 
nous  fournissant  «  les  prémisses  desquelles  on  peut 
conclure  l'immortalité  de  l'âme  »  :  à  savoir  que 
toutes  les  substances,  créées  de  Dieu  sont  de  leur 
nature  incorruptibles,  mais  que  seul  l'ensemble  des 
corps,  ou  «  le  corps  pris  en  général  »,  est  substance  et 
par  suite  ne  périt  point,  en  sorte  qu'un  corps  en 
particulier,  comme  le  corps  humain,  peut  naître  et 
périr  par  un  changement  dans  la  configuration  de 
ses  parties;  tandis  que  l'âme  indiçiduelle  est  une 
pure  substance,  qui  est  toujours  la  même  quoique 
ses  accidents  changent,  d'où  il  suit  qu'elle  est  «  im- 
mortelle de  sa  nature  »  (1). 

(1)  €  ...  Prsemissae,  ex  quibus  ipsa  mentis  iramortalitas  concludi 
potest,  ex  totius  physicaa  expli^atioiie  dépendent  :  primo  ut  iciatur 
omnes  omnino  substantias,  sive  res  quae  a  Deo  creari  debent  ut 
existant,  ex  natura  sua  esse  incorruptibiles,  nec  posse  unquam  desi- 
nere  esse,  nisi  ab  eodem  Deo  concursum  suum  lis  denegante  ad 
nihilum  reducantur  ;  ac  deinde  ut  advertatur  corpus  quidem  in  génère 
sumptum  esse  substantiam,  ideoque  nunquam  etiam  perire.  Sed 
corpus  humanum,  quatenus  a  reliquis  diftert  corporibus,  non  nis 
ex  certa  membrorum  configuratione  aiiisque  ejusmodi  accidenlibus 
esse  conilatum  ;  mentem  vero  humanam  non  ita  ex  ullis  accidentibus 
constare,  sed  puram  esse  substantiam  :  etsi  enim  omnia  ejus  accidentia 
mutentur,  ut  quod  alias  res  inteliigat,  alias  velit,  alias  sentiat,  etc., 
non  idcirco  ipsa  mens  alla  evadit  ;  humanum  autem  corpus  aliud  fit 
ex  hoc  solo  quod  figura  quarumdam  ejus  partium  mutetur  :  ex 
quibus  sequitur  corpus  quidem  perfacile  interire,  mentem  autem  ex 
natura  sua  esse  immortalem  »  (Synopsis  Meditationum,  VII,  13-14). 
Cf.  ce  que  dit  Descartes  du  corps  humain  dans  sa  lettre  au  P.  Mes- 


23t>  DESCARTES 

Sans  doute,  ici  encore,  les  arguments  décisifs  pai' 
lesquels  sera  établie  l'immortalité  de  l'âme  reposent 
sur  la  connaissance  de  Dieu,  comme  garant  de  la 
vérité  de  nos  idées  claires  et  distinctes  ;  et  pour  ce 
qui  est  de  l'état  de  Tàme  après  cette  vie,  la  raison 
naturelle,  sans  la  lumière  de  la  foi,  ne  peut  nous 
donner  que  de  «  belles  espérances  »  (lettre  à  Elisa- 
beth, 3  novembre  1645,  IV,  333).  Mais  il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que  le  seul  Cogito,  la  seule  expé- 
rience de  notre  moi  en  tant  que  distinct  du  corps, 
nous  permet  de  conclure  que  ce  moi,  «  c'est-à-dire 
l'âme,  par  laquelle  je  suis  ce  que  je  suis  »,  ne  saurait 
périr  avec  le  corps. 

Cette  conclusion,  Descartes  l'appuie  d'une  dé- 
monstration très  forte  {Discours,  5®  part.,  VI,  56-60  ; 
lettre  de  mars  1638,  II,  39-41).  Il  remarque,  en 
eiïet,  que  le  principal  obstacle  à  la  croyance  en 
l'immortalité  de  l'âme  provient  de  l'assimilation 
qu'on  fait  de  notre  âme  à  celle  des  animaux.  Or,  que 
sont  les  animaux?  Ce  sont  de  pures  machines  (1), 

land  sur  la  transsubstantiation,  9  février  1645,  IV,  167  :  «  [Nos 
corps]  ne  sont  eadem  numéro  qu'à  cause  qu'ils  sont  informés  de  la 
même  âme.  »  11  y  a  1?  une  vue  très  profonde  et  très  originale  du  pro- 
blème de  l'individualité. 

(1)  Descartes  n'admettant  nul  intermédiaire  entre  l'âme  et  le 
corps  est  amené  à  réduire  la  vie  et  toutes  ses  manifestations  au 
mécanisme  :  ce  qui,  assurément,  est  contestable.  Mais  la  partie  néga- 
tive de  sa  thèse,  à  savoir  que  les  animaux  sont  dépourvus  de  raison, 
est  à  l'abri  de  toute  critique.  On  sait  par  ailleurs  la  place  importante 
qu'a  tenue  dans  le  développement  de  la  pensée  de  Descartes  la  thèse 
de  l'automatisme  des  bêtes  ;  elle  s'était  formulée  dans  son  esprit 
avant  1625,  peut-être  même  dès  1619  (cf.  Cogitationes  privatse, 
X,  219).  Et  Baillet,  qui  signale  le  fait  (Vie,  I,  52),  ajoute  :  «  Au  reste, 
cette  opinion  des  automates  est  ce  que  M.  Pascal  estimait  le  plus  dans 
la  philosophie  de  M.  Descartes  •  (cf.  le  témoignage  de  Marguerite 
Péricr,  cité  par  Brunschvicg,  dans  la  grande  édition  des  Pensées,  au 
n»  77).  On  sait,  au  contraire,  que  La  Fontaine,  dans  le  Discours  à 


LA   MÉTAPHYSIQUE   CARTÉSIENNE.   L'AME     237 

OU  des  autoîïtates  montés  par  la  nature,  qui  agit 
en  eux  selon  la  disposition  de  leurs  organes,  de  telle 
sorte  qu'ils  témoignent  en  plusieurs  choses  de  plus 
d'industrie  que  nous,  mais  manquent  infailliblement 
dans  les  autres  :  telle  une  horloge,  qui  mesure  plus 
justement  le  temps  que  nous,  mais  n'est  capable 
que  de  cela  ;  au  lieu  que  «  la  raison  est  un  instrument 
universel  qui  peut  servir  en  toutes  sortes  de  ren- 
contres »  (VI,  57).  Et,  en  effet,  observe  Descartes, 
c'est  une  chose  bien  remarquable  qu'il  n'y  a  point 
d'hommes  si  hébétés  et  si  stupides  qu'ils  ne  soient 
capables  d'arranger  diversement  quelques  signes  pour 
répondre  au  sens  de  ce  qui  se  dit  en  leur  présence,  ou 
pour  se  faire  entendre  do  ceux  qui  sont  avec  eux, 
comme  font  ceux  qui  sont  nés  sourds  et  muets  :  au 
lieu  que  les  animaux  les  plus  parfaits  et  ceux-là 
même  qui  sont  doués  de  l'organe  de  la  parole,  comme 
les  pies  et  les  perroquets,  s'ils  peuvent  proférer  des 
paroles^  ne  peuvent  point  parler  ainsi  que  nous, 
c'est-à-dire  en  «  témoignant  qu'ils  pensent  ce  qu'ils 
disent  ».  En  d'autres  termes  :  1°  Vorgane  de  la  parole 
n'est  pas  suffisant  pour  la  parole  (c'est  ce  que  dé- 
montre   l'exemple     des    pies    et    des    perroquets)  ; 


Madame   de  la  Sablière,  et  Mme   de   Sévigné,   dans   une  lettre  du 
23  mars  1672,  rejettent  la  théorie  de  Descartes  : 

Desoartps,  cf.  mortel  dont  on  eût  fait  un  dieu 
Chez  les  paious... 

La  thèse  de  l'automatisme  des  bêtes  se  trouve  déjà  très  exactement 
formulée  dans  V Antoniana  Margarita  de  GoMEZ  Pereira,  1554, 
col.  7  :  «  Bruta  carere  sensu  probatur.  »  Col.  266  :  «  Bruta  universale 
posse  cognoscere  si  sentiret.  »  Col.  270  :  «  Bruta  votes  ut  significa- 
tivas  non  posse  intelligere.  »  Sur  les  discussions  suscitées  par  cette 
thèse,  cf.  BoDiLLiiR,  Himtoire  de  la  philosophie  cartésienne,  t.  I", 
chap.  vn  et  p.  162,  note. 


«38  DESCARTES 

2°  Vorgane  de  la  parole  rCest  même  pas  nécessaire  pour 
la  parole  (c'est  ce  que  démontre  l'exemple  des 
sourds-muets)  :  au  lieu  que  la  raison  est  condition 
nécessaire  et  suffisante.  C'est  pourquoi  encore  l'homme, 
doué  de  raison,  est  susceptible  d'éducation,  tandis 
qu'un  singe  ou  un  perroquet,  dénués  de  raison,  ne 
peuvent  être  que  dressés,  et  n'égaleront  jamais  un 
enfant  des  plus  stupides  (cf.  VI,  58). 

Cela  est  la  vérité  même.  Mais,  comme  la  plupart 
des  hommes  se  résignent  difficilement  à  la  vérité, 
surtout  si  elle  leur  coûte,  comme  ils  se  défont  aven 
peine  des  opinions  dont  ils  ont  été  prévenus  dès 
leur  enfance,  qu'ils  ont  retenues  par  coutume,  et 
qui  se  fondent  sur  quelques  apparences  extérieures  (1), 
ils  ont  cherché,  sur  ce  point,  à  mettre  en  défaut  Des- 
cartes. Or,  les  faits  lui  donnent  entièrement  raison. 
En  vain,  certain  savant  germanique  a-t-il  été  passer 
plusieurs  mois  dans  une  cage,  au  milieu  des  forêts 
africaines,  pour  établir  le  dictionnaire  du  langage 
simiesque  :  ce  langage  ne  se  compose  que  de  quelques 
douzaines  de  signes,  destinés  à  exprimer  les  instincts 
naturels.  En  vain  un  Allemand  a-t-il  prétendu  nous 
montrer  des  chevaux  capables  d'extraire  des  racines 

(1)  «  Il  est  certain  que  la  ressemblance  qui  est  entre  la  plupart 
des  actions  des  bêtes  et  les  nôtres  nous  a  donné,  dès  le  commence- 
ment de  notre  vie,  tant  d'occasions  de  juger  qu'elles  agissent  par 
un  principe  intérieur  semblable  à  celui  qui  est  en  nous,  c'est-à-dire 
par  le  moyen  d'une  âme  qui  a  des  sentiments  et  des  passions  comme 
les  nôtres,  que  nous  sommes  tous  naturellement  préoccupés  de  cette 
opinion.  Et  quelques  raisons  qu'on  puisse  avoir  pour  la  nier,  on  ne 
saurait  quasi  dire  ouvertement  ce  qui  en  est,  qu'on  ne  s'exposât  à  la 
risée  des  enfants  et  des  esprits  faibles.  Mais  pour  ceux  qui  veulent 
connaître  la  vérité,  ils  doivent  surtout  se  défier  des  opinions  dont  ils 
ont  été  ainsi  prévenus  dès  leur  enfance  »  (II,  39.  Cf.  II,  41). 


LA    METAPHYSIQUE   CARTESIENNE.    L'AME     239 

cubiques  :  comme  ces  chevaux  ne  commettent  pas 
plus  dg  fautes  en  ces  opérations  très  compliquées 
que  dans  les  simples  additions,  il  est  très  certain  que 
l'Allemand  est  un  mystificateur  et  que  ses  chevaux 
ne  calculent  point  par  raison,  mais  ont  été  dressés 
à  percevoir  quelques  signaux  (1).  Quoi  qu'on  fasse, 
un  fait  demeure  :  l'animal  n'a  ni  science,  ni  civili- 
sation ;  et  tout  démontre  qu'il  en  est  radicalement 
incapable.  Voyez  au  contraire  ces  êtres  humains 
dénués  des  sens  de  la  vue,  de  l'ouïe  et  par  suite  du 
langage,  et  qui  sont  de  véritables  «  âmes  en  prison  »  (2). 
J'allai  visiter  l'une  d'elle,  Marie  Heurtin,  à  l'hospice 
de  Larnay,  près  de  Poitiers.  Lorsque  j'entrai  et  que 
la  sœur  lui  eut  appris  ma  présence,  grâce  à  des 
signes  tactiles  tracés  au  creux  de  la  main,  Marie 
Heurtin,  toujours  par  le  même  procédé,  lui  demanda 
mon  nom.  La  sœur  le  lui  ayant  dit,  elle  se  mit  à 
rire  :  c'est  que  mon  nom  avait  évoqué  dans  son  esprit 
le  mot  «  cheval  ».  Puis,  elle  me  fit  demander  par  la 
sœur  de  quel  pays  j'étais  originaire  :  et,  comme  on 
lui  répondit  «  de  l'Allier  »,  elle  alla  aussitôt  me  mon- 
trer sur  une  carte  en  relief  la  situation  du  départe- 
ment et  de  son  chef-lieu,  Moulins.  Enfir,  elle  voulut 
connaître   ma   profession.    «   Gela   est   bien   inutile, 


(1)  Voir  dans  le  Bulletin  de  la  Société  française  de  philosophie. 
avril  1013,  la  discussion  des  quatre  séances  offertes  à  M.  Claparède 
par  M.  Krall  et  ses  «  chevaux  savants  d'Elberfeld  ».  M.  Quinton  a 
démontré  ainsi  qu'il  y  a  truquage,  et  que  t  nous  sommes  en  présence, 
non  pas  d'une  intelligence  qui  s'exerce,  mais  d'un  automatisme  qui 
fonctionne  toujours  semblable  à  lui-môme  »  (p.  129). 

(2)  Tel  est  le  titre  du  très  intéressant  ouvrage  qu'a  publié,  sur 
Marie  Heurtin  et  ses  compagnes  de  Larnay,  M.  Louis  Arnould, 
professeur  à  l'Université  de  Poitiers  (Société  française  d'imprimerie 
et  de  librairie,  8*  éd.,  1919). 


2*0  DESCARTKS 

dis-je  à  la  sœur,  car  je  suis  professeur  de  philosophie  ! 
—  Point  du»tout,  répliqua  la  sœur,  je  vais  le  lui  expli- 
quer. »  Elle  lui  fit  quelques  signes  dans  la  main  :  à 
quoi  Marie  Heurtin  répondit  par  un  geste  révéla- 
teur, accompagné  de  signes  que  la  soeur  me  traduisit 
ainsi  :  «  Elle  dit  que  vous  enseignez  à  remonter  des 
faits  sensibles  à  leur  cause  première,  invisible.  »  Et 
comment  était-elle  arrivée  à  cette  notion  de  cause? 
«  Sur  une  question  d'elle,  me  dit  la  sœur,  je  lui 
appris  que  le  pain  était  fait  par  le  boulanger,  puis, 
de  cause  en  cause,  nous  remontâmes  jusqu'au  soleil, 
source  de  toute  énergie  ;  et  elle  me  demanda  :  qui  a 
fait  le  soleil?  Ainsi,  elle  s'éleva  tout  naturellement  à 
l'idée  d'une  cause  première,  qui  produit  tout  et 
n'est  causée  par  rien.  Et  elle  comprit  de  la  sorte 
l'immortalité  de  l'âme  :  un  jour,  vint  à  mourir  une 
sœur  qu'elle  aimait  beaucoup  ;  je  la  conduisis  auprès 
du  corps  :  elle  eut  un  véritable  désespoir,  disant  que 
la  sœur  qu'elle  aimait  n'était  pas  cela^  cette  chose 
froide,  inerte  et  sans  nom  ;  alors  je  lui  fis  comprendre 
que  le  moi,  c'est  l'âme,  et  que  l'âme  de  la  morte 
devait  être  cherchée  auprès  de  Dieu.  » 

Avouons-le.  Il  y  a  autre  chose  dans  l'homme  que 
la  matière  !  Et  ceux  qui,  s'arrêtant  aux  figures  exté- 
rieures, nient  l'àme,  ceux  qui  ne  veulent  rien  voir 
de  plus  en  l'homme  que  dans  la  bête,  ceux-là  peuvent 
avoir  une  certaiae  intelligence,  de  surface  ou  de 
parade  :  ils  ne  sont  pas  raisonnables. 

Écoutons  donc  ce  grand  raisonnable  qu'était  Des- 
cartes. Et,  pour  conclure  ce  bref  exposé  de  la  doc- 
trine cartésienne  de  l'âme,  si  remarquable  à  tous 
égards,  et  qui  fournit  la  base  philosophiquement  la 


LA   METAPHYSIQUE    CARTÉSIENNE.   L'AME     241 

plus  solide  de  la  croyance  spiritualiste,  seule  con- 
forme à  l'expérience,  seule  en  accord  avec  les  faits 
comme  avec  notre  raison  et  avec  notre  nature, 
citons  les  mots  par  lesquels  il  conclut  son  exposé. 
Après  avoir  dit  que  «  l'âme  raisonnable  ne  peut 
aucunement  être  tirée  de  la  puissance  de  la  matière, 
mais  qu'elle  doit  expressément  être  créée  »,  il  ajoute 
(VI,  59)  :  «  Au  reste,  je  me  suis  ici  un  peu  étendu 
sur  le  sujet  de  l'âme,  à  cause  qu'il  est  des  plus  impor- 
tants ;  car  après  l'erreur  de  ceux  qui  nient  Dieu..., 
il  n'y  en  a  point  qui  éloigne  plutôt  les  esprits  faibles 
du  droit  chemin  de  la  vertu,  que  d'imaginer  que 
l'âme  des  bêtes  soit  de  même  nature  que  la  nôtre, 
et  que,  par  conséquent,  nous  n'avons  rien  à  craindre 
ni  à  espérer  après  cette  vie,  non  plus  que  les  mouches 
et  les  fourmis  ;  au  lieu  que,  lorsqu'on  sait  combien 
elles  diffèrent,  on  comprend  beaucoup  mieux  les 
raisons  qui  prouvent  que  la  nôtre  est  d'une  nature 
entièrement  indépendante  du  corps,  et,  par  consé- 
quent, qu'elle  n'est  point  sujette  à  mourir  avec  lui  ; 
puis,  d'autant  qu'on  ne  voit  point  d'autres  causes 
qui  la  détruisent,  on  est  naturellement  porté  à  juger 
de  là  qu'elle  est  immortelle.  » 


16 


VII 

LA    MÉTAPHYSIQUE    CARTÉSIENNE.    DIEU 

LES    PREUVES    DE    DIEU    PAR    SES    EFFETS 
ET    PAR    SON    ESSENCE 

En  abordant  la  question  de  l'existence  de  Dieu, 
nous  abordons  le  sujet  qui  constitue,  de  l'aveu  de 
Descartes,  «  la  pièce  la  plus  importante  »  du  Dis- 
cours de  la  méthode,  et  qui  est  le  cœur  même  de  la 
doctrine  (lettre  au  P.  Vatier,  22  février  1638,  I,  560). 
Et  ce  n'est  pas  seulement  dans  la  philosophie  de 
Descartes  que  cette  question  occupe  une  place  pri- 
vilégiée, la  première  et  la  plus  essentielle  :  c'est 
dans  l'ordre  de  la  pensés  humaine,  dont  Dieu  est  le 
principe  et  la  fin,  et  dans  l'ordre  même  des  choses 
ou  de  la  réalité,  qui  dépend  tout  entier  de  Dieu 
comme  de  sa  cause  première  et  dernière  ;  en  sorte 
que  Dieu  peut  être  justement  symbolisé  par  le  signe 
dont  se  servaient  nos  vieux  artistes  :  un  alpha  et  un 
oméga  entrelacés. 

La  question  de  l'existence  de  Dieu  est  une  question 
immense  et  profonde,  au  point  que  l'esprit  humain 
ne  saurait  l'aborder  sans  eiïroi  :  comment,  avec  des 
concepts  et  des  mots,  en  atteindre  et  en  donner  une 
idée,  je  ne  dis  pas  complète,  mais  suffisamment 
exacte?  Cependant  il  le  faut  :  car  «  si  on  ignore  Dieu, 


LA    MÉTAPHYSIQUE    CARTÉSIENNE.   DIEU      îi?, 

dit  Descartes,  on  ne  peut  avoir  de  connaissance  cer- 
taine d'aucune  autre  chose  »  {Principes,  I,  13)  ;  on 
s'interdit  de  rien  connaître  ni  comprendre  de  ce  qui 
est.  Pour  nous  guider  à  travers  un  domaine  aussi 
vaste,  et  pour  tâcher  de  parvenir  jusqu'à  ce  sommet 
de  la  connaissance  humaine,  il  ne  sera  pas  inutile 
de  rechercher  d'abord  comment  le  problème  de 
Dieu  se  rattache  à  celui  que  nous  avons  traité  pré- 
cédemment et  quelle  disposition  d'esprit  est  requise 
pour  en  obtenir  l'intelligence. 


Il  est  bien  certain  et  bien  évident  que  notre  immor- 
talité personnelle  suppose  comme  sa  condition  né- 
cessaire l'existence  d'un  Dieu  personnel.  Si  l'être  de 
la  cause  première  n'est  pas  personnel,  comme  le 
prétend  le  panthéisme,  notre  être  ne  l'est  pas  davan- 
tage. S'il  n'y  a  pas  un  ordonnateur  suprême,tout- 
puissant  et  tout  juste,  pour  appliquer  les  sanctions 
futures,  le  rétablissement  de  l'ordre  dans  l'au-delà 
qu'exige  impérieusement  notre  raison,  n'est  qu'une 
vaine  et  persistante  illusion  de  notre  esprit.  Et  ainsi 
l'immortalité  de  l'âme  est  indissolublement  liée  à 
l'existence  de  Dieu. 

Or,  «  l'immortalité  de  l'âme,  dit  Pascal,  est  une 
chose  qui  nous  importe  si  fort,  qui  nous  touche  si 
profondément,  qu'il  faut  avoir  perdu  tout  senti- 
ment pour  être  dans  l'indifférence  de  savoir  ce  qui 
en  est.  Toutes  nos  actions  et  nos  pensées  doivent 
prendre  des  routes  si  différentes,  selon  qu'il  y  aura 
des  biens  éternels  à  espérer  ou  non,  qu'il  est  impos- 


244  DESCARTES 

sible  de  faire  une  démarche  avec  sens  et  jugement, 
qu'en  la  réglant  par  la  vue  de  ce  point,  qui  doit 
être  notre  dernier  objet  »  {Pensées,  édit.  Bruns- 
chvicg,  194). 

Et  M,  Bergson,  dans  son  récent  ouvrage  sur 
V Énergie  spirituelle  (1),  écrit  :  «  D'où  venons-nous? 
Que  faisons-nous  ici-bas?  Où  allons-nous?  Si  vrai- 
ment la  philosophie  n'avait  rien  à  répondre  à  ces 
questions  d'un  intérêt  vital,  ou  si  elle  était  incapable 
de  les  élucider  progressivement  comme  on  élucide 
un  problème  de  biologie  ou  d'histoire,  si  elle  ne  pou- 
vait pas  les  faire  bénéficier  d'une  expérience  de  plus 
en  plus  approfondie,  d'une  vision  de  plus  en  plus 
aiguë  de  la  réalité,  si  elle  devait  se  borner  à  mettre 
indéfiniment  aux  prises  ceux  qui  affirment  et  ceux 
qui  nient  l'immortalité  pour  des  raisons  tirées  de 
l'essence  hypothétique  de  l'âme  ou  du  corps,  ce 
serait  presque  le  cas  de  dire,  en  détournant  de  son 
sens  le  mot  de  Pascal,  que  toute  la  philosophie  ne 
vaut  pas  une  heure  de  peine.  » 

Cette  vérité  vitale,  l'expérience,  aujourd'hui,  pa- 
raît l'avoir  mise  hors  de  doute  :  elle  ne  la  démontre 
pas,  sans  doute,  et  ne  saurait  la  démontrer  ;  mais  elle 
la  rend  infiniment  probable  à  notre  raison.  Étudiant 
le  problème  central  de  la  mémoire,  reprenant  et 
approfondissant  la  distinction  cartésienne  entre  la 
mémoire  organique  et  la  mémoire  intellectuelle, 
M.  Bergson,  et,  à  sa  suite,  des  médecins  comme  le 
docteur  Pierre  Marie,  ont  rigoureusement  établi,  par 
un  examen  attentif  des  maladies  de  la  mémoire, 

(1)  Paris,  Alcan,  1919,  p.  61  [l'Ami  et  le  corps,  coBfér«nce  f»ite  à 
«  Foi  et  Vie  »,  le  28  avril  1912). 


LA   MÉTAPHYSIQUE   CARTÉSIENNE.   DIEU      245 

l'indépendance  de  la  mémoire  pure  à  l'égard  du  cer- 
veau ;  ils  ont  montré  que  le  cerveau  est  nécessaire  à 
V articulation,  mais  non  à  Vexistence  de  la  pensée,  en 
sorte  que,  si  le  cerveau  est  atteint,  les  mécanismes 
du  rappel  sont  atteints,  mais  le  souvenir  subsiste, 
ce  qui  nous  amène  à  conclure  «  la  possibilité  et  même 
la  probabilité  »  d'un  état  où  la  pensée,  n'ayant  plus 
besoin  de  s'exprimer,  se  conserverait  à  l'état  pur, 
sans  le  support  corporel,  —  probabilité  que  d'autres 
arguments  rationnels,  d'ordre  métaphysique  et  moral, 
peuvent  ériger,  par  ailleurs,  en  certitude. 

Cependant,  il  se  trouvera  encore  des  gens  pour 
refuser  cette  conclusion  qui  s'autorise  des  faits, 
comme  il  y  en  a  qui,  malgré  les  expériences  de  Pas- 
teur, continuent  à  affirmer  que  la  vie  peut  sortir 
mécaniquement  de  la  matière  inanimée  :  les  uns 
et  les  autres,  plutôt  que  de  se  rendre  à  la  vérité, 
qui  offusque  leur  parti  pris,  tournent  le  dos  aux 
faits,  dont  ils  ne  cessent  de  se  réclamer.  Ce  sont  eux 
qui  font  de  la  métaphysique,  et  de  la  mauvaise,  puis- 
qu'ils sont  en  désaccord  avec  l'expérience  et  que  les 
faits  témoignent  contre  eux  :  le  fardeau  de  la  preuve 
leur  incombe  ;  mais  ils  se  contentent  de  nier,  sans 
apporter  aucune  preuve.  Une  métaphysique  posi- 
tive, c'est-à-dire  qui  se  fonde  sur  les  faits,  donne 
raison,  et  de  plus  en  plus  clairement,  à  Descartes, 
non  seulement  parce  que  tous  les  faits  connus  lui 
donnent  raison,  mais  encore  parce  qu'il  y  a  des  faits 
qui  ne  peuvent  s'expliquer  que  par  son  principe  : 
elle  affirme  et  elle  a  le  droit  d'affirmer,  comme  une 
vérité  positive,  l'existence  en  nous  d'un  principe 
spirituel,  irréductible  aux  réflexes  des  bêtes,   dis- 


U6  DESCARTES 

tinct  du  corps,  capable  de  subsister  sans  lui,  cl  par 
conséquent  immortel  de  sa  nature. 

Est-ce  à  dire  que  toutes  les  difficultés  soient  apla- 
nies? Non.  Nous  sommes  ainsi  faits  que  nous  ne 
pouvons  connaître  le  tout  de  rien.  Nous  posons  la 
série  des  nombres  infinie,  sans  savoir  ce  que  cela 
veut  dire,  la  série  des  nombres  entiers  et  celle  des 
nombres  pairs  constituant  deux  infinis  dont  l'un  est 
le  double  de  l'autre  ;  nous  utilisons  l'électricité,  en 
ignorant  absolument  ce  qu'elle  est  ;  nous  expéri- 
mentons notre  liberté,  et,  en  quelque  manière,  notre 
immortalité,  sans  pouvoir  dire  au  juste  en  quoi  con- 
siste cette  liberté,  sans  connaître,  autrement  que  par 
la  foi,  ce  qu'est  la  vie  de  l'âme  après  la  mort.  Notre 
âme,  assurément,  nous  est  mieux  connue  que  la 
matière  :  mais  le  mystère  subsiste. 

Seulement,  il  faut  se  rendre  compte  que  ce  mys- 
tère, qui  fait  d'ailleurs  le  mérite  de  notre  croyance, 
tient  à  la  constitution  même  de  notre  esprit.  Notre 
impuissance  à  comprendre  le  réel  ne  nous  autorise 
nullement  à  le  nier,  comme  fait  cet  orgueil  diabo- 
lique qui  veut  tout  ramener  «  à  la  mesure  de  notre 
capacité  et  suffisance  »,  folie  telle,  dit  Montaigne, 
qu'il  n'y  en  a  point  de  plus  notable  au  monde 
{EssaiSy  I,  26).  U humilité  intellectuelle,  fruit  de  la 
soumission  au  réel  (1),  voilà  le  principe  qui  doit 
nous  guider  en  toutes  choses,  mais  plus  particulière- 
ment dans  le  domaine  métaphysique,  car  ici  noui 
touchons  à  l'infini.  Si  nous  nous  plions  à  ce  piin 
cipe,   alors   nous   comprendrons   qu'il   ne   faut   pas 

(1)  <  Sounaissiou  ast  usaga  da  U  raiaea  »  (Pascal,  Ptnsitt,  2G9)> 


LA   MÉTAPHYSIQUE    CARTÉSIENNE.    DIEU      247 

attribuer  à  la  réalité  les  limites  de  notre  connais- 
sance, comme  font  tous  les  relativistes  ;  nous  com- 
prendrons que,  si  notre  connaissance  est  toujours 
relative,  cela  ne  veut  pas  dire  que  son  objet  ne  soit 
que  le  relatif  ;  nous  comprendrons  surtout,  suivant 
le  mot  de  Descartes,  qu'  «  il  est  de  la  nature  de  l'in- 
fini que  ma  nature,  qui  est  finie  et  bornée,  ne  le 
puisse  comprendre  »  (3^  Méditation,  IX,  37)  :  en  sorte 
que  l'impuissance  même  où  nous  sommes  de  com- 
prendre ou  d'embrasser  cet  infini,  qui  est  toujours 
présent  à  notre  esprit  et  qui  s'impose  à  lui,  est  une 
preuve  de  la  réalité  de  l'infini. 

C'est  vers  lui  que  nous  allons  tâcher  de  nous 
élever  aujourd'hui,  car,  en  dépit  d'un  préjugé 
commun,  c'est  de  là  que  tout  s'éclaire  :  nous  ne 
pouvons  être  assurés  d'aucune  chose,  de  notre  être 
même  et  de  notre  immortalité  personnelle,  si  nous 
ne  sommes  assurés  que  Dieu  est.  Seul  l'Être  de  Dieu 
garantit  l'être  de  tout  ce  qui  n'est  pas  lui. 


* 

*  * 


Reprenons  le  fil  du  raisonnement  de  Descartes, 
afin  d'en  bien  marquer  la  continuité. 

Pour  atteindre  la  certitude  absolue,  Descartes  a 
commencé  par  douter  de  toutes  choses.  Ce  doute  n'a 
pas  laissé  que  de  choquer  ou  d'inquiéter  certains 
esprits  et  non  sans  quelque  apparence  de  raison  :  car 
le  procédé  ne  va  pas  sans  danger,  ainsi  que  l'a  d'ail- 
leurs nettement  marqué  Descartes,  et  il  ne  doit 
être  appliqué  qu'avec  une  extrême  circonspection. 
Mais  qu'est-ce,  en  son  fond,  que  le  doute  cartésien? 


248  DKSCâRTES 

Comme  son  nom  l'indique,  c'est  une  méthode  : 
c'est  une  voie  pour  parvenir  au  vrai  ;  et  Descartes 
s'en  est  servi  principalement  pour  t  préparer  les 
esprits  des  lecteurs  à  considérer  les  choses  intellec- 
tuelles et  à  les  distinguer  des  corporelles  »  {Réponse 
aux  3^8  objections,  IX,  133),  en  s'accoutumant  à 
détacher  leur  pensée  des  données  sensibles,  voire 
même  des  symboles  et  des  démonstrations  scienti- 
fiques, qui  obscurcissent  à  nos  yeux  la  réalité  spiri- 
tuelle. 

Cependant,  «  celui  qui  doute  ainsi  de  tout  ce  qui 
est  matériel  »,  et  qui,  par  un  effort  de  volonté,  va 
même  jusqu'à  étendre  son  doute  hyperbolique  à 
toutes  choses,  «  ne  peut  aucunement  douter  pour 
cela  de  sa  propre  existence  »,  c'est-à-dire  de  l'être 
de  sa  pensée  comme  attribut  d'une  substance  pen- 
sante, «  d'où  il  suit  que  celui-là,  c'est-à-dire  l'âme, 
est  un  être  ou  une  substance  qui  n'est  point  du  tout 
corporelle  et  que  sa  nature  n'est  que  de  penser,  et 
aussi  qu'elle  est  la  première  chose  qu'on  puisse  con- 
naître certainement  »  (lettre  de  mars  1637,  I,  353). 

Or,  cette  intuition  ou  appréhension  immédiate  de 
mon  être  (1)  qui  me  fournit  le  type  de  M  certitude 
parfaite,  si  je  l'examine  attentivement,  va  me  per- 
mettre de  dégager  «  en  général  ce  qui  est  requis  à 
une  proposition  pour  être  vraie  et  certaine  »  {Dis- 
cours, 4^  part.,  VI,  33).  Qu'est-ce  qui  fait  la  certi- 
tude du  je  pense,  donc  je  suis?  Qu'y  a-t-il  en  ceci 
qui  m'assure  que  je  dis  la  vérité?  C'est  que  «  je  vois 
très  clairement   que,   pour  penser,  il   faut   être  »; 

(1)  <  Votre  esprit  la  voit,  la  sent  et  la  manie.  »  Lettre  au  marquis 
de  Newcastle.  1648,  V,  138. 


LA   MIÎTAPHYSIQUE   CARTÉSIENNE.    DIEU      249 

c'est  que  je  saisis  au-dedans  de  moi  ma  pensée,  mon 
être  et  leur  liaison  indissoluble,  par  «  une  perception 
claire  et  distincte  »  (3^  Méditation,  IX,  27)  :  claire, 
c'est-à-dire  présente  et  manifeste  à  un  esprit  attentif  ; 
distincte,  c'est-à-dire  tellement  précise  et  différente 
de  toutes  les  autres  qu'elle  ne  comprend  en  soi  que 
ce  qui  y  apparaît  manifestement  (1).  Et,  par  consé- 
quent, dans  le  Cogito,  qui  est  perçu  immédiatement 
comme  vrai  ou  comme  réel,  je  discerne  les  condi- 
tions nécessaires  et  suffisantes  de  la  vérité,  à  savoir 
la  clarté  et  la  distinction  de  l'idée  :  d'où  il  suit  que 
je  puis  «  établir  pour  règle  générale  que  toutes  les 
choses  que  nous  concevons  fort  clairement  et  fort 
distinctement  sont  toutes  vraies  »  (2).  C'est  donc  le 
Cogito  qui  me  révèle  le  lien  de  l'évidence  (logique) 
avec  la  réalité  (métaphysique),  et  qui  me  met  en 
possession  d'une  première  vérité,  non  plus  logique, 
mais  réelle.  Toute  évidence  doit  être  analogue  à 
l'évidence  de  la  conscience. 

Seulement,  l'évidence  ou  la  distinction  n'est  pas 
toujours  aisée  à  reconnaître  :  si  nous  sommes  assurés 
que  les  choses  que  nous  concevons  distinctement 
sont  toutes  vraies,  toutefois  «  il  y  a  quelque  diffi- 
culté à  bien  remarquer  quelles  sont  celles  que  nous 
concevons  distinctement  »  (VI,  33),  car  il  nous 
arrive  d'admettre  comme  très  certaines  et  très  mani- 
festes des  choses  que  nous  reconnaissons  après  être 

(1)  Principes,!,  45.  Il  suit  de  là  que  la  distinction  implique  la  clarté, 
sans  que  la  réciproque  soit  vraie  :  «  Ainsi,  la  connaissance  peut  être 
claire  sans  être;  distincte,  et  ne  peut  étredistinctequ'elle  ne  soit  claire 
par  même  moyrn  »  (Principes,  I,  46). 

(2)  3«  Méditation,  IX,  27  ;  Discours  4»  part.,  VI,  33.  Il  coaTi»Qt 
de  noter  ici  l'emploi  que  fait  Descartes  du  mot  «  règle  ». 


25»  DKSCAHTES 

douteuses  et  incertaines  (IX,  27).  Quelle  est  donc 
la  marque  qui  va  me  permettre  de  discerner  à  coup 
sûr  les  idées  distinctes  ou  les  idées  vraies,  et,  plus 
précisément  encore,  de  m'assurer  que  les  idées  qui 
sont  vraies  pour  moi  sont,  et  demeurent,  vraies  en 
soi?  Pour  l'instant,  je  n'ai  encore,  à  la  rigueur,  qu'une 
certitude  de  fait,  particulière,  limitée  à  une  exis- 
tence finie,  le  moi,  et  à  une  durée  finie,  le  temps 
pendant  lequel  je  pense.  Comment  m'affranchir  du 
présent  et  du  particulier,  pour  garantir  la  durée 
indéfinie  et  la  valeur  absolue  de  ce  que  je  pense 
comme  vrai?  Gomment  passer  d'une  vérité  à  la 
vérité,  d'une  certitude  à  la  certitude?  Par  un  simple 
approfondissement  du  moi  et  de  ses  idées,  qui  va 
nous  permettre  de  retrouver  à  leur  principe  Dieu, 
auteur  et  garant  de  toute  vérité. 

Cet  approfondissement  se  fait  grâce  à  la  notion 
de  cause^  notion  constitutive  de  l'esprit  humain  (1), 
principe  et  ressort  de  toutes  les  démarches  par  les- 
quelles la  raison  atteint  le  réel.  Et,  en  effet,  soit  que 
je  considère  la  cause  qui  fait  que  je  suis,  moi,  être 
fini,  imparfait,  contingent  ;  soit  que  je  considère 
la  cause  ou  l'original  d'où  procèdent  mes  idées,  non 
pas  en  tant  que  modes  de  ma  pensée,  mais  en  tant 
que  représentant  un  objet,  et,  parmi  toutes  celles-ci, 
l'idée  dont  l'objet  a  le  plus  de  réalité,  à  savoir  l'idée 
de  l'infini  ou  du  parfait  ;  ou,  mieux  encore,  et  plus 
simplement,  si  je  considère  la  cause  de  ce  moi,  être 
fini,  qui  a  Vidée  de  Vinfini,  je  m'élève  aussitôt  à 

(1)  La  notion  de  cause  est  à  ce  point  constitutive  de  l'esprit  humain 
qu'elle  est  à  la  portée  de  l'âme  la  plus  humble,  comme  Marie  HeurtiA, 
aussi  bien  que  du  métaphysicien  ou  du  savant  (véritable). 


LA   MÉTAPHYSIQUE   C  ART  ÉSIE  NN  (•:.    DIEU      251 

Vidée  de  Dieu,  conçu  comme  l'Etre  existant  néces- 
sairement et  par  soi. 

Aussi  comprend-on  que  Descartes  ait  pu  dire  : 
«  Il  est  manifeste  à  tout  le  monde  que  la  considéra- 
tion de  la  cause  efficiente  est  le  premier  et  principal 
moyen,  pour  ne  pas  dire  le  seul  et  Tunique,  que  nous 
ayons  pour  prouver  l'existence  de  Dieu  »  {Réponse 
aux  4^  ùbjections,  IX,  184). 

Aux  deux  preuves  qui  démontrent  Dieu  analy- 
tiquemont,  par  ses  effets,  Descartes,  à  vrai  dire,  en 
ajoute  une  troisième,  par  la  nature  ou  l'essence 
même  de  Dieu  (1),  et  c'est  la  preuve  ontologique. 
Mais,  ainsi  que  Descartes  l'indique  lui-même,  cet 
argument,  qui  n'est  autre  chose  qu'une  application 
de  la  causalité  à  Dieu  même  et  qui  traduit  d'ailleurs 
parfaitement  l'inspiration  synthétique  de  la  doctrine 
cartésienne,  n'est  pas  à  prendre  comme  une  preuve 
à  la  rigueur  de  l'existence  de  Dieu  :  il  prouve  moins 
Dieu  qu'il  n'explicite  l'idée  de  Dieu  (2),  c'est-à-dire 

(1)  Voir  les  Réponses  aux  1"'  objections  (de  Caterus),  IX,  94  :  «  Il 
n'y  a  que  deux  voies  par  lesquelles  on  puisse  prouver  qu'il  y  a  un 
Dieu,  savoir  :  l'une  par  ses  effets,  et  l'autre  par  son  essence,  ou  sa 
nature  même.  »  Celle-ci,  qui  est  la  preuve  a  priori  ou  ontologique, 
vient  après  l'autre,  qui  est  la  preuve  per  effectus,  du  moins  dans 
l'ordre  de  la  découverte  et  de  la  pensée.  Si  elle  est  présentée  la  pre- 
mière dans  les  Principes,  I,  14,  c'est  parce  que  cet  ouvrage  suit  ua 
ordre  déductif  :  «  Quia  alla  est  via  et  ordo  inveniendi,  alla  docendi  : 
in  Principiis  autemdocet  ot  synthetice  agit  »  {Manuscrit  de  Gôningen 
V,  153).  Dieu  est  le  principe  de  toutes  choses  :  mais  il  faut  com- 
mencer par  nous  élever  à  lui,  avant  de  voir  cela  ;  il  faut  amener  los 
hommes  à  lui.  Ainsi  s'explique  le  fait  que  cette  doctrine  essentielle- 
ment synthétique  s'établisse  par  une  méthode  analytique. 

(2)  C'est  là  ce  qu'a  nettement  reconnu  H.vnnbquin,  lorsqu'il 
montre  que,  tout  au  moins  dans  les  passages  les  plus  significatifi 
des  Réponses  aux  objections.  Descartes  présente  l'argument  ontolo- 
gique comme  l'expression  d'une  »  synthèse  irréductible  »,  ce  qui 
tendrait  à  supprimer  du  méuie  coup  toute  démonstration,  en  la  ren- 


252  DËSCARTËS 

de  l'Être  qui  est  par  soi,  ou  «  comme  par  une  cause 
formelle  »  {Réponse  aux  4^  objections^  IX,  184). 

Nous  allons  exposer  successivement  ces  trois 
preuves  ;  mais  nous  nous  attacherons  surtout  à 
découvrir  comment  elles  se  rejoignent  et  s'organisent 
au  sein  d'une  intuition  unique  (1),  dont  elles  ne 
peuvent  être  dissociées,  pour  être  ensuite  déroulées 
dans  le  discours,  que  d'une  manière  tout  artificielle. 
Nous  nous  efforcerons  ensuite  de  dégager  le  primum 
movens  de  toute  cette  démonstration,  c'est-à-dire  les 
postulats  rationnels  qui  la  commandent,  et  nous 
chercherons  à  en  discerner  la  valeur,  nous  réservant 
de  montrer  dans  une  dernière  leçon  comment  Dieu 
fonde  tout  à  la  fois  l'existence,  la  vérité  et  la  sagesse. 


Preuve  de  Dieu  par  ses  effets. 

I.  —  L'âme,  avons-nous  vu,  «  est  la  première  chose 
qu'on  puisse  connaître  certainement.  Même  (pour, 
suit  Descartes)  en  s'arrêtant  assez  longtemps  sur 
cette  méditation,  on  acquiert  peu  à  peu  une  con- 
naissance très  claire,  et,  si  j'ose  ainsi  parler,  intui- 
tive, de  la  nature  intellectuelle  en  général,  l'idée 

dant  inutile  :  mais  ceci,  à  vrai  dire,  ne  saurait  être  réalisé  dans  la  vie 
présente  («  la  Preuve  ontologique  cartésienne  défendue  contre  la  cri- 
tique de  Leibniz  »,  extrait  de  la  Revue  de  métaphysique,  juillet  1896, 
dans  Etudes,  t.  l*f,  p.  257). 

(1)  a  Cum  igitur  cogitatio  nostra  ita  plura  quam  unum  complecti 
quoat,  et  in  instanti  non  flat,  manifestum  est  nos  demonstrationem 
ds  Doo  integram  complecti  posse,  quod  dum  facimus  certi  sumus 
uon  nos  falli,  et  sic  omnis  difflcultas  tollitur  »  {Manuscrit  de  Giitir.gen 
V.  149). 


LA   MÉTAPHYSIQUE   CARTÉSIENNE.   DIEU      253 

de  laquelle,  étant  considérée  sans  limitation,  est  celle 
qui  nous  représente  Dieu  »  (I,  353).  Et  il  précise 
ailleurs  :  «  Par  le  nom  de  Dieu,  j'entends  une  subs- 
tance infinie,  éternelle,  immuable,  indépendante, 
toute  connaissante,  toute-puissante,  et  par  laquelle 
moi-même,  et  toutes  les  autres  choses  qui  sont  (s'il 
est  vrai  qu'il  y  en  ait  qui  existent)  ont  été  créées  et 
produites  »  (3®  Méditation,  IX,  35-36). 

Or,  il  faut  établir  d'abord  que  cette  idée  est  bien 
inhérente  à  Ventendement  humain  ou,  en  d'autres 
termes,  qu'elle  existe  chez  tous  les  hommes.  On 
objecte  «  que  tout  le  monde  n'expérimente  pas  en 
3oi  l'idée  de  Dieu...  Mais,  si  on  prend  le  mot  d'idée 
en  la  façon  que  j'ai  dit  très  expressément  que  je  le 
prenais,  sans  s'excuser  par  l'équivoque  de  ceux  qui 
le  restreignent  aux  images  des  choses  matérielles 
qui  se  forment  en  l'imagination,  on  ne  saurait  nier 
d'avoir  quelque  idée  de  Dieu,  si  ce  n'est  qu'on  die 
qu'on  n'entend  pas  ce  que  signifient  ces  mots  :  la 
chose  la  plus  parfaite  que  nous  puissions  concevoir; 
car  c'est  ce  que  tous  les  hommes  appellent  Dieu  » 
{Réponse  aux  instances  de  Gassendi,  IX,  209). 
«  Quant  à  ceux  qui  nient  d'avoir  en  eux  l'idée  de 
Dieu,  et  qui  au  lieu  d'elles  forgent  quelque  idole, 
ceux-là,' dis-je,  nient  le  nom  et  accordent  la  chose  »  : 
ils  nient  une  fiction  de  leur  esprit,  ou  un  Dieu  chimé- 
rique ;  «  et,  après  l'avoir  ainsi  composé,  ce  n'est  pas 
merveille  s'ils  nient  qu'un  tel  Dieu,  qui  leur  est 
représenté  par  une  fausse  idée,  existe  »;  mais  leur 
négation  même  est  un  hommage  à  la  vérité,  c'est-à- 
dire  au  Dieu  véritable,  qui  n'est  pas  fait  par  l'homme, 
mais  qui  le  fait,  lui  et  ses  idées {RépoTise  auxl^^objec-^ 


254  DKSCARTES 

tionSy  IX,  109).  Considérons,  en  effet,  au  lieu  d'un 
pur  «  être  de  raison  »  (IX,  106),  d'une  fiction  ou  d'un 
concept  sans  réalité,  ces  idées  que  l'esprit  n'a  pas 
faites,  mais  qu'il  trouve  au-dedans  de  lui  :  ce8  idées 
qui,  étant  inhérentes  à  l'esprit  humain,  sont  innées 
en  lui  :  non,  sans  doute,  qu'elles  soient  toujours  pré- 
sentes à  notre  pensée,  car  on  ne  saurait  prétendre 
qu'un  enfant,  dans  le  ventre  de  sa  mère,  ait  une 
connaissance  actuelle  de  Dieu  et  médite  sur  les 
choses  métaphysiques  ;  mais  cet  enfant  a  néan- 
moins en  lui  les  idées  de  Dieu,  de  soi  et  de  toutes  les 
vérités  premières  comme  les  personnes  adultes  les 
ont  quand  elles  n'y  pensent  point,  c'est-à-dire  en 
puissance,  et  comme  aptitude  à  les  produire  a  sola 
cogitandi  facuîtate  (1).  Considérons  maintenant,  parmi 
ces  idées,  celles  qui  «  participent  par  représentation 
à  plus  de  degrés  d'être  ou  de  perfection  »  {3^  Médi- 

(1)  Responsio  ad  Hyperaspistem,  août  1641,  III,  423-424;  Noise 
in  programma  (réponse  au  placard  de  Regius),  VIII,  358,  360,  366. 
Cf.  Réponse  aux  3"  objections,  IX,  147.  Ces  idées,  dit  encore  Des- 
cartes, sont  innées  en  nous  au  sens  où  l'on  dit  que  la  générosité,  ou 
que  quelque  maladie,  est  innée  dans  certaines  familles  :«  Eodem  sensu, 
quo  dicimus  generositatem  esse  quibusdam  familiis  innatam,  aliis 
rero  quosdam  morbos,  ut  podagram,  vel  calculum  :  non  quod  ideo 
istarum  îamillarum  infantes  morbis  istis  in  utero  matris  laborent, 
sed  quod  nascantur  cum  quadam  dispositione  sive  facuîtate  ad  illos 
contrahendos  »  (VIII,  358).  Pour  l'idée  de  Dieu  en  particulier,  o  tout 
ce  qui,  derrière  le  mot  ou  l'image,  en  exprime  la  signification,  nous 
est  représenté  par  des  idées  qui  ne  peuvent  procéder  que  de  notre 
seule  faculté  de  penser  et  [)ar  conséquent  sont  innées  avec  elle,  c'est- 
à-dire  sont  toujours  existantes  en  nous  en  puissance  (potentia  nobis 
semper  inexistentes)  :  et  en  effet,  être  dans  quelque  faculté  n'est  pas 
être  en  acte,  mais  en  puissance,  puisque  le  terme  de  faculté  ne  désijj-ne 
rien  d'autre  que  la  puissance.  Or,  que  nous  ne  puissions  rien  con- 
naître de  Dieu  que  le  nom  et  l'image  corporelle,  c'est  là  ce  que  nul  i.o 
saurait  affirmer  sans  faire  ouvertement  profession  d'athéisme,  et 
même  d'une  absence  complète  d'intelligence  («tque  etiam  omni  intel- 
lectu  destitutum)  .  (VIII,  361). 


LA    MÉTAPHYSIQUE   C  A  RTÉSIENN  1^.   DIEU      2^5 

jation,  IX,  32),  comme  sont  toutes  les  idées  qui 
me  représentent  des  substances  et  plus  particulière- 
ment celles  qui  participent  à  l'infini  (IX,  108)  ;  et, 
parmi  elles  enfin,  considérons  celle  qui  les  domine 
toutes  :  à  savoir  Tidée  de  l'Être  infini  et  souveraine- 
ment parfait.  Étant  bien  établi  que  cette  idée  se 
trouve  en  nous,  comme  une  idée  inhérente  à  notre 
entendement,  demandons-nous  d'où  elle  tire  son  ori- 
gine  (1). 

Il  est  bien  évident,  dit  Descartes,  que  toute  idée, 
sans  en  excepter  même  celle  de  quelque  machine 
artificielle,  représente  un  objet,  qui  est  «  la  cause 
pourquoi  elle  est  conçue  »  {Réponse  aux  i'^  objec- 
tions^ IX,  83)  :  en  d'autres  termes,  et  c'est  ici  que 
le  réalisme  cartésien  se  sépare  le  plus  nettement  de 
l'idéalisme  des  modernes,  Vidée  est  effet,  non  cause^ 
de  la  réalité  qu'elle  représente.  Pour  l'expliquer,  il 
faut  donc  remonter  à  cette  cause  :  ou,  plus  précisé- 
ment, il  faut  considérer  l'idée,  non  pas  seulement 
dans  sa  «  réalité  formelle  »,  en  tant  qu'elle  est  un 
mode  de  ma  pensée,  mais  dans  sa  «  réalité  objec- 
tive »,  en  tant  qu'elle  représente  un  être  ou  entité, 
et  il  faut  chercher  quelle  est  la  raison  ou  la  cause  de 
cette  réalité  objective,  en  se  souvenant  toujours  de 

(1)  Il  ne  sert  de  rien,  dit  Descartes,  de  prétendre  (comme  font  les 
modernes)  que  cette  idée  me  vient  des  autres  hommes,  car  on  ne  fait 
ainsi  que  reculer  le  problème,  et  il  reste  toujours  à  se  demander  de 
qui  la  tiennent  ces  autres  :  or,  je  serai  toujours  amené  à  conclure 
«  que  celui-là  est  Dieu,  de  qui  elle  est  premièrement  dérivée  »  (Ré- 
ponse aux  2"  objections,  IX,  107).  Les  enseignements  des  hommes,  la 
tradition,  l'observation  des  choses,  peuvent  bien  être  la  cause  éloi- 
gnée et  accidenielle  qui  nous  incite  à  porter  notre  attention  sur  cette 
idée  ou  à  l'actualiser  dans  notre  pensée  ;  mais  de  telles  causes  ne  font 
après  tout  que  donner  occasion  à  la  cause  prochaine  et  première  de 
produire  son  effet  en  tel  temps  [Noix  in  programma,  VIII,  360). 


256  DESCARTES 

ce  grand  principe,  qui  régit  les  idées  comme  les 
choses,  à  savoir  «  qu'il  doit  y  avoir  pour  le  moins 
autant  de  réalité  dans  la  cause  efficiente  et  totale 
que  dans  son  effet  »,  et  que,  par  conséquent,  dans  la 
cause  de  l'idée  doit  «  se  rencontrer  pour  le  moins 
autant  de  réalité  formelle  que  cette  idée  contient 
de  réalité  objective»:  sinon,  ce  serait  admettre,  dans 
l'idée,  quelque  chose  qui  tirerait  son  origine  du 
néant  (1). 

Or,  considérons,  à  la  lumière  de  ce  principe,  la 
réalité  objective  de  l'idée  de  Dieu,  laquelle,  ayant 
pour  objet  l'Être  infini  et  parfait,  est  évidemment, 
de  toutes  les  idées,  la  plus  réelle,  la  plus  positive 

(1)  Ce  texte  capital  se  trouve  dans  la  3«  Méditation,  VIT,  40-41  ;  IX, 
32-33  :  «  Jam  vero  lumine  naturali  manifestum  est  tantumdem  ad 
minimum  esse  debere  in  causa  efficiente  et  totali,  quantum  in  ejusdem 
causse  effectu.  Nam,  quœso,  undenam  posset  assumere  reaîitatem 
suam  eftectus,  nisi  a  causa?  Et  quomodo  illam  ei  causa  dare  posset, 
nisi  etiam  haberetT  Hinc  autem  sequitur,  nec  posse  aliquid  a  nihilo 
fieri,  nec  etiam  id  quod  magis  perfectum  est,  hoc  est  quod  plus  reali- 
tatis  in  se  continet,  ah  eo  quod  minus.  Atque  hoc  non  modo  perspicue 
verum  est  de  iis  effectibus,  quorum  realitas  est  actualis  sive  formalis, 
sed  etiam  de  ideis,  in  quibus  consideratur  tantum  realitas  objectiva... 
Quod  autem  hœc  idea  reaîitatem  objectivam  hanc  vel  illam  conti- 
neat  potius  quam  aliam,  hoc  profecto  habere  débet  ab  aliqua  causa 
in  qua  tantumdem  sit  ad  minimum  realitatis  formalis  quantum  ipsa 
continet  objectivœ.  Si  enim  ponamus  aliquid  in  idea  reperiri,  quod 
non  fuerit  in  ejus  causa,  hoc  igitur  habet  a  nihilo  ;  atqui  quantumvis 
imperfectus  sit  iste  essendi  modus,  quo  res  est  objective  in  intellectu 
per  ideam,  non  tamen  profecto  plane  nihil  est,  nec  proinde  a  nihilo 
esse  potest.  »  Voici,  d'autre  part,  les  définitions  que  donne  Descartes 
des  termes  «  réalité  objective  »,  et  «  réalité  formelle  »  {Réponse  aux 
2"  objections,  IX,  124;  VII,  161)  :  «  III.  Per  reaîitatem  ob/ectivam 
idete  intelligo  entitatem  rei  repreesentatae  per  ideam,  quatenus  est  in 
idea  ;eodemque  modo  dici  potest  perfectio  objectiva,  vel  artificium 
objectivum,  etc.  Nam  quœcumque  percipimus  tanquam  in  idearum 
objectis,  ea  sunt  in  ipsis  ideis  objective.  IV.  Eadem  dicuntur  esse  for- 
maliter  in  idearum  objectis,  quando  talia  sunt  in  ipsis  qualia  illa 
percipimus  ;  et  eminenter,  quando  non  quidem  talia  sunt,  sed  tanta, 
ut  taJium  viceia  supplere  possint.  » 


LA   MÉTAPHYSIQUE   CARTÉSIENNE.   DIEU      257 

et  de  soi  la  plus  vraie  ;  et  demandons-nous  d'où  l'es- 
prit la  tient.  Au  lieu  que  les  autres  idées  ne  requièrent 
point  l'existence  d'autre  chose  que  de  moi-même  pour 
être  conçues,  —  au  lieu  que,  par  exemple,  toutes  les 
idées  des  choses  sensibles  ne  consistent  en  rien  de  plus 
qu'en  certaines  qualités,  qui  sont  des  modes  de  la 
substance  et  pourraient  ainsi  être  contenues  en  moi 
éminemment,  mêlées  au  surplus  de  notions  confuses 
qui  ne  tiennent  qu'à  mon  imperfection,  —  il  est  ma- 
nifeste que  l'idée  de  Dieu,  avec  tous  les  attributs 
qu'elle  implique,  ne  peut  tirer  son  origine  de  moi- 
même  ;  car,  «  encore  que  l'idée  de  la  substance  soit  en 
moi,  de  cela  même  que  je  suis  une  substance,  je 
n'aurais  pas  néanmoins  l'idée  d'une  substance  infinie, 
moi  qui  suis  un  être  fini,  si  elle  n'avait  été  mise  en 
moi  par  quelque  substance  qui  fût  véritablement  in- 
finie »  (3^  Méditation,  IX,  34-36;  Discours,  4^  part., 
VI,  34).  En  d'autres  termes,  la  réalité  objective  de 
l'idée  de  Dieu  ne  peut  s'expliquer  que  par  une  cause 
qui  possède  formellement,  c'est-à-dire  en  elle-même, 
toute  la  réalité  ou  perfection  (1)  qui  se  trouve 
objectivement  dans  l'idée.  Ainsi,  l'idée  de  Dieu  nous 
permet,  en  premier  lieu,  de  sortir  de  notre  moi, 
puisque  la  réalité  objective  de  cette  idée  dépasse 
infiniment  la  réalité  formelle  de  ma  pensée,  et,  en 
second  lieu,  d'affirmer  Dieu  comme  existant,  puisque 


(1)  Pour  Descartes,  réalité  et  perfection  sont  deux  termes  équiva- 
lents. Il  va  mêrtie  jusqu'à  affirmer  l'identité  de  l'existence  et  de  la 
perfection  :  et  cette  identité  est  le  nerf  de  l'argument  ontologique 
tel  qu'il  est  exposé  dans  la  5"  Méditation.  Mais,  dans  les  Réponses. 
Descartee  reconnaît  que  le  lien  de  l'existence  et  de  la  perfection  est 
un  lien  synthétique,  de  convenance  ou  de  raison  (cf.  HAlfNEQtriN, 
0tudes.  p.  255-260). 

17 


258  DESCARTES 

la  réalité  objective  de  cette  idée  ne  peut  avoir  pour 
cause  que  l'Être  infini  lui-même.  «  Il  ine  reste  seule- 
ment, ajoute  Descartes,  à  examiner  de  quelle  façon 
j'ai  acquis  cette  idée.  Car  je  ne  l'ai  pas  reçue  des 
sens,  et  jamais  elle  ne  s'est  offerte  à  moi  contre  mon 
attente,  ainsi  que  font  les  idées  des  clioses  sensibles, 
lorsque  ces  choses  se  présentent  ou  semblent  se  pré- 
senter aux  organes  extérieurs  dej  mes  sens.  Elle  n'est 
pas  aussi  une  pure  production  ou  fiction  de  mon 
esprit  ;  car  il  n'est  pas  en  mon  pouvoir  d'y  diminuer 
ni  d'y  ajouter  aucune  chose.  Et  par  conséquent,  il 
ne  reste  plus  autre  chose  à  dire,  sinon  que,  comme 
l'idée  de  moi-même,  elle  est  née  et  produite  avec  moi 
dès  lors  que  j'ai  été  créé.  Et  certes,  on  ne  doit  pas 
trouver  étrange  que  Dieu,  en  me  créant,  ait  mis  en 
moi  cette  idée  pour  être  comme  la  marque  de  l'ou- 
vrier empreinte  sur  son  ouvrage  (1).  » 

II.  —  Ici,  nous  rejoignons  la  seconde  preuve  {Dis- 
cours, 4e  part.,  VI,  34-36  ;  3^  Méditation,  IX,  38).  Et, 
en  effet,  dit  Descartes,  je  veux  «  considérer  si  moi- 
même,  qui  ai  cette  idée  de  Dieu,  je  pourrais  être, 
en  cas  qu'il  n'y  eût  point  de  Dieu.  Et  je  demande,  de 
qui   aurais -je  mon  existence?  »  Il   est  évident  que 


(1)  »  Supcrest  tantum  ut  examinem  qua  ratione  ideam  istam  « 
Deo  accepi  ;  neque  enim  illam  sensibus  hausi,  nec  unquam  non 
expectanti  mihi  advenit,  ut  soient  rerum  sensibilium  ideœ,  cum 
istœ  res  eiternis  sensuum  organis  occurrunt,  vel  occurrere  videntur  ; 
nec  etiam  a  me  eflBcta  est,  nam  nihil  ab  illa  detrahere,  nihil  illi  super- 
addere  plane  possum  ;  ac  proinde  superest  ut  mihi  sit  innata,  que- 
madmodum  etiam  mihi  est  innata  idea  mei  ipsius.  Et  sane  non 
mirum  est  Deum,  me  creando,  ideam  illam  mihi  indidisse,  ut  esset 
tanquam  nota  artiûcis  operi  suo  impressa...  »  (3*  Méditation,  VII,  51 1 
IX,  40-41). 


LA    MÉTAPHYSIQUE   CARTÉSIENNE.    DIEU      259 

je  ne  tiens  pas  mon  être  de  moi-même,  car,  si  j'avais 
été  capable  de  me  donner  l'existence,  je  me  serais 
donné  en  même  temps  toutes  les  perfections  qui  me 
manquent.  D'ailleurs,  chacun  se  rend  très  bien 
compte  qu'il  n'est  point  par  soi  et  qu'il  n'a  en  lui 
le  pouvoir  ni  de  se  produire  lui-même,  ni  de  se  con- 
server dans  tous  les  moments  qu'il  dure.  En  effet, 
«  tout  le  temps  de  ma  vie  peut  être  divisé  en  une 
infinité  de  parties,  chacune  desquelles  ne  dépend 
en  aucune  façon  des  autres  ;  et  ainsi,  de  ce  qu'un 
peu  auparavant  j'ai  été,  il  ne  s'ensuit  pas  que  je 
doive  maintenant  être,  si  ce  n'est  qu'en  ce  moment 
quelque  cause  me  produise  et  me  crée,  pour  ainsi 
dire,  derechef,  c'est-à-dire  me  conserve  »  :  car  il  est 
très  évident  que  la  conservation  n'est  autre  chose 
qu'une  création  continuée,  et  requiert  le  même  pou- 
voir que  cette  création  elle-même.  Or,  il  suffit  que 
je  m'interroge  moi-même  pour  m'apercevoir  que  je 
ne  saurais  «  faire  en  sorte  que  moi,  qui  suis  mainte- 
nant, sois  encore  à  l'avenir...,  et  par  là  je  connais 
évidemment  que  je  dépends  de  quelque  être  diffé- 
rent de  moi  »  (IX,  39).  Serait-ce  donc  de  mes  pa- 
rents? Mais  ce  ne  sont  pas  eux  qui  me  conservent, 
ni  qui  m'ont  fait  ou  produit  en  tant  que  je  suis  une 
chose  qui  pense.  Et  enfin,  si  l'on  me  fait  dépendre 
de  quelque  autre  cause,  il  reste  à  se  demander  «  de 
cette  seconde  cause,  si  elle  est  par  soi  ou  par  autrui, 
jusques  à  ce  que  de  degrés  en  degrés  on  parvienne 
enfin  à  une  dernière  cause  qui  se  trouvera  être  Dieu. 
Et  il  est  très  manifeste  qu'en  cela  il  ne  peut  y  avoir 
de  progrès  à  l'infini,  vu  qu'il  ne  s'agit  pas  tant  ici 
de  la  cause  qui  m'a  produit  autrefois,  comme  de 


Î60  DESCARTES 

celle  qui  me  conserve  présentement  »  (IX,  40). 
Cette  preuve,  qui  est  de  toutes  la  plus  forte  ou 
du  moins  la  plus  frappante,  présente  une  grande 
analogie  avec  la  preuve  traditionnelle  par  la  con- 
tingence (1),  puisqu'elle  se  fonde  comme  elle  sur  le 
principe  de  causalité  et  sur  la  nécessité  rationnelle 
qu'il  y  ait  une  première  cause.  Elle  est  originale 
cependant  et  elle  diffère  de  la  preuve  traditionnelle, 
en  ce  que  Descartes  l'applique,  non  pas  au  monde, 
dont  l'existence  ne  lui  est  pas  encore  connue  avec 
certitude,  mais  uniquement  à  son  être,  dont  l'exis- 
tence lui  est  révélée  d'une  manière  évidente  par  sa 
pensée,  et  plus  particulièrement  à  la  conservation 
de  son  être  présent,  ce  qui  le  dispense  de  considérer 
la  suite  des  causes  (2).  Remarquons  au  surplus  que, 
par  cette  preuve,  Descartes  n'établit  pas  seulement 
l'existence  de  l'inconditionné,  mais  encore  sa  nature  : 
l'inconditionné  est  cause  de  soi,  il  est  par  soi,  cause 
totale  de  toutes  choses,  auteur  de  leur  être  et  de  leur 
existence,  les   conservant    par   le    même    acte    par 

(1)  C'est  celle  que  saint  Thomas  appelle  la  seconde  voie,  «  ex  ratione 
causae  efïïcientis  »  (Summa  theologica,  I»  p.,  q.  2,  a.  3).  Cf.  les  !"•  Objec- 
tions (de  Gaterus),  IX,  75-76. 

(2)  ï  Itaque  malui  uti  pro  fundamento  meae  rationis  existentia 
meiipsius.  quse  a  niilla  causarum  série  dependet,  mihique  tara  nota 
est  ut  nihil  notius  esse  possit  ;  et  de  me  non  tam  quaesivi  a  qua 
causa  olim  essem  productus,  quam  a  qua  tempore  praesenti  conser- 
ver, ut  ita  me  ab  omni  causarum  successione  liberarem  »  [Réponse  aux 
V"  objections.  Vil,  107  ;  IX,  85).  Descartes  évite  ainsiles  difficultés  que 
soulève  la  preuve  traditionnelle,  car,  ainsi  qu'il  l'observe  dans  le  pas- 
sage précédent,  de  ce  que  je  ne  puis  concevoir  un  progrès  à  l'infini 
dans  la  succession  des  causes,  il  ne  s'ensuit  pas  nécessairement  qu'une 
telle  succession  soit  impossible  et  qu'une  première  cause  existe. 
Voir  aussi,  sur  la  portée  de  cette  seconde  preuve,  une  lettre  au  P.  Mes- 
land  du  2  mai  lGi4,  IV,  112-113.  Au  sujet  du  progrès  à  l'infini, 
Dascartes  observe  que  «  datur  rêvera  talis  progressus  in  divisione  par- 
tium  matcrise  ». 


LA   MÉTAPHYSIQUE   CARTÉSIENNE.   DIEU      2«1 

lequel  il  les  a  créées,  «  en  telle  sorte  qu'elles  ne 
peuvent  subsister  sans  lui  un  seul  moment  »  {Dis- 
cours, 4®  part.,  VI,  36).  Et  ainsi  Dieu  ne  dépend 
de  rien,  mais  il  se  suffît  pleinement  à  lui-même  :  d'où 
il  suit  qu'il  n'a  en  lui  rien  de  ce  qui  marque  une 
dépendance  ou  une  limitation,  comme  est  l'étendue 
ou  la  composition,  mais  qu'il  est  pur  esprit,  absolu- 
ment simple  et  parfait. 


Mais  là  où  Descartes  pénètre  le  plus  avant  dans 
la  question,  c'est  lorsqu'il  montre  l'accord  ou  la 
convergence  de  ces  deux  preuves,  convergence  d'où 
dépend,  comme  il  le  dit,  «  toute  la  force  de  sa  dé- 
monstration »  (1). 

La  contingence  prouve  qu'il  y  a  une  cause  pre- 
mière de  mon  être,  principe  suffisant,  c'est-à-dire 
cause  totale.  Mais  la  question  est  de  savoir  si  cette 
cause  totale  est  cause  personnelle,  c'est-à-dire  douée 
de  raison  et  de  liberté,  sachant  et  voulant  ce  qu'elle 

(1)  «  Ainsi  que  c'est  un  effet  de  Dieu  de  m'avoir  créé,  aussi  en 
est-ce  un  d'avoir  mis  en  moi  son  idée  ;  et  il  n'y  a  aucun  effet  venant 
de  lui.  par  lequel  on  ne  puisse  démontrer  son  existence.  Toutefois 
il  me  semble  que  toutes  ces  démonstrations,  prises  des  eiîets,  reviennent 
à  une...  Car  mon  âme  étant  finie,  je  ne  puis  connaître  que  l'ordre  des 
causes  n'est  pas  inûni,  sinon  en  tant  que  j'ai  en  moi  cette  idée  de  la 
première  cause  ;  et  encore  qu'on  admette  une  première  cause,  qui  me 
conserve,  je  ne  puis  dire  qu'elle  soit  Dieu,  si  je  n'ai  véritablement 
l'idée  de  Dieu.  Ce  que  j'ai  insinué  en  ma  réponse  aux  premières  objec- 
ticns,  mais  en  peu  de  mots,  afin  de  ne  point  mépriser  les  raisons  des 
autres...  »  (lettre  au  P.  Mesland,  2  mai  1644,  IV,  112). Dans  les  Répenses 
aux  l"'  objections,  Descaries  dit  en  effet  :  •  Praeterea  non  tantum  quœ- 
sivi  quae  sit  causa  mei,  quatenus  sum  res  cogilans,  sed  maxime  etiam 
et  praecipue  quatenus  inter  esteras  cogitationes  ideam  entis  surnme 
perfecti  in  me  esse  aniraadverto.  Ex  hoc  enim  uno  tota  vis  demons- 
trationis  meae  dependet  »  (VII,  107;  IX,  85).  Voir  tout  le  passage, 
qui  est  capital. 


Ui  DESCARTES 

fait,  en  un  mot  parfaite?  Or,  considérons  ses  effets 
pour  savoir  ce  qu'est  la  cause,  et,  parmi  ses  effels, 
considérons  notre  moi  en  tant  que  chose  qui  pense, 
et  «  principalement  »  en  tant  que  ce  moi  a  Tidée 
d'un  être  souverainement  parfait  :  d'après  le  prin- 
cipe qu'il  doit  y  avoir  pour  le  moins  autant  de  réa- 
lité dans  la  cause  que  dans  l'effet,  je  dois  conclure 
avec  certitude  «  que  non  seulement  il  y  a  une  cause 
de  mon  être,  nicds  de  plus  aussi,  que  cette  cause 
contient  toutes  sortes  de  perfections,  et  partant 
qu'elle  est  Dieu  »  (IX,  86). 

Prise  séparément,  chacune  des  deux  preuves  n'est 
pas  absolument  probante.  Ainsi,  mon  être  contin- 
gent pourrait  s'expliquer  à  la  rigueur  par  l'exis- 
tence d'une  série  indéfinie  de  causes  :  car  on  pourrait 
soutenir  que  cette  succession,  tout  incompréhen- 
sible qu'elle  est  à  mon  esprit  fini,  n'en  est  pas  moins 
vraie.  D'autre  part,  l'idée  du  parfait  prise  en  elle- 
même,  indépendamment  de  l'être  contingent  et 
imparfait  en  qui  elle  se  trouve,  ne  prouverait  pas 
nécessairement  l'existence  de  l'Être  parfait  :  car, 
si  l'on  ne  savait,  par  l'autre  preuve,  mon  imperfec- 
tion, on  pourrait  prétendre  que  cette  idée  vient  |de 
moi.  Au  lieu  que  V existence  de  Vidée  du  parfait  dans 
Vètre  imparfait  requiert  nécessairement  Vexistence  de 
Dieu,  cause  parfaite.  Si  Dieu  n'est  pas  absolument 
requis  pour  expliquer  l'existence  d'êtres  contingents 
quelconques,  astres  ou  cailloux,  plantes  ou  bêtes,  il  est 
absolument  requis  pour  expliquer  l'existence  d'un 
être  contingent  qui  pense  et  qui  a  l'idée  de  Dieu  (1). 

(1)  Cf.  llAiiBLiN,  Système  de  Descaries,  p.  196. 


LA    MÉTAPHYSIQUE    CARTÉSIENNE.    DIEU      263 

Cette  démonstration  de  Dieu  par  la  voie  analy- 
tique, qui  consiste  à  remonter  du  réel  à  Dieu,  et  qui 
paraît  à  Descartes  «  la  plus  vraie  et  la  plus  propre 
pour  enseigner  »  (IX,  122),  repose,  comme  toute 
démonstration,  sur  certaines  prémisses  indémon- 
trables, postulats  et  faits,  droit  et  espèce,  que  Des- 
cartes ne  dissimule  pas,  comme  font  généralement, 
au  contraire,  les  négateurs  de  la  métaphysique, 
mais  qu'il  met  en  pleine  lumière  et  que  les  objections 
de  ses  adversaires  lui  ont  donné  occasion  de  dégager 
avec  une  force  incomparable. 

I.  Première  prémisse  :  le  fait.  Je  possède  en  moi 
Vidée  de  V infini  ou  du  parfait.  —  A  cette  thèse  s'op- 
pose la  thèse  de  la  relativité  de  la  pensée,  qui  fut 
formulée  dès  l'époque  de  Descartes  par  Hobbes, 
par  Gassendi  et  par  certains  théologiens  comme 
Caterus.  Ils  prétendent  :  1°  que  Tesprit  humain  étant 
limité  ne  peut  concevoir  l'inconditionné  ;  2°  que 
cette  idée  qui  est  en  lui  n'est  qu'une  fiction  de  l'es- 
prit, qui  supprime  par  l'imagination  les  bornes  de 
ce  que  lui  présente  l'expérience  (IX,  77,145;  VII, 
286  et  suiv.,  296  et  suiv,).  A  quoi  Descartes  ré- 
pond, avec  une  très  grande  force,  par  les  deux  consi- 
dérations suivantes  : 

1°  De  ce  que  nous  n'avons  pas  de  l'infmi  «  une 
pleine  et  entière  conception,  qui  comprenne  et 
embrasse  parfaitement  tout  ce  qui  est  en  lui  » 
(IX,  110),  il  ne  s'ensuit  pas  que  nous  ne  puissions 
en  avoir  une  «  connaissance  finie  et  accommodée 
à  la  petite  capacité  de  nos  esprits  »  (IX,  90),  la- 
quelle,  pour   médiocre    et    imparfaite   qu'elle    soit, 


204  DESCARTES 

suffit  néanmoins  pour  connaître  qu'il  existe.  «  L'in- 
fini en  tant  qu'infini  n'est  point  à  la  vérité  com- 
pris »,  ni  conçu,  «  mais  néanmoins  il  est  entendu  » 
{IX,  89).  Dei  perfectiones  non  concipimus,  sed  intel- 
ligimus  (V,  154).  Et,  en  effet,  «  un  esprit  fini  ne 
saurait  comprendre  Dieu,  qui  est  infini  ;  mais  cela 
n'empêche  pas  qu'il  ne  l'aperçoive,  ainsi  qu'on  peut 
bien  toucher  une  montagne,  encore  qu'on  ne  la 
puisse  embrasser  »  (1).  Or,  pour  savoir  une  chose  et 
pour  connaître  qu'elle  existe,  il  suffît  de  la  toucher 
ainsi  de  la  pensée. 

Si  donc  nous  ne  pouvons,  en  cette  vie,  comprendre 
ni  concevoir  positivement  ce  qu'est  l'infini,  néan- 
moins nous  savons  très  positivement,  par  voie  de 
conclusion,  qu'il  est  (2)  ;  bien  plus,  nous  le  conce- 
vons être  très  positif  (3). 

(1)  Réponse  aux  instances  de  Gassendi,  IX,  210.  Cf.  une  lettre  à  Mer- 
senne  du  27  mai  1630,  I,  152  :  «  Je  sais  que  Dieu  est  auteur  de  toutes 
choses...  Je  dis  que  je  le  sais,  et  non  pas  que  je  le  conçois  ni  que  je  le 
comprends;  car  on  peut  savoir  que  Dieu  est  infini  et  tout-puissant, 
encore  que  notre  àme  étant  finie  ne  le  puisse  comprendre  ni  conce- 
voir ;  de  même  que  nous  pouvons  bien  toucher  avec  les  mains  une 
montagne,  mais  non  pas  l'embrasser  comme  nous  ferions  un  arbre 
ou  quelque  autre  chose  que  ce  soit,  qui  n'excédât  point  la  grandeur 
de  nos  bras  :  car  comprendre  c'est  embrasser  de  la  pensée  ;  mais  pour 
savoir  une  chose,  il  suffît  de  la  toucher  de  la  pensée.  »  Voir  aussi 
Réponse  aux  5<"  objections,  VII,  367-368. 

(2)  Cf.  la  lettre  au  marquis  de  Newcastle,  du  4  avril  1648,  V,  139  : 
«  Confessez  donc  qu'en  celte  vie  vous  ne  voyez  pas  en  Dieu  et  par  sa 
lumière  qu'il  est  un  ;  mais  vous  le  concluez  d'une  proposition  que 
vous  avez  faite  de  lui,  et  vous  la  tirez  par  la  force  de  l'argumentation, 
qui  est  une  machine  souvent  défectueuse.  »  Quant  au  raisonnement 
par  lequel  je  conclus  de  mon  existence  à  l'existence  de  Dieu,  il  se 
fait,  ainsi  que  le  remarque  Descartes  dans  les  Régula,  XII  (X,  421-422), 
en  vertu  d'une  liaison  nécessaire  entre  ces  deux  propositions  :  Je  suis, 
et  :  Dieu  est. 

(3)  «  Prœterea  distinguo  inter  rationem  formalem  infiniti,  sive 
inlinitatem,  et  rem  quae  est  inflnita;  nam  quantum  ad  infinitalein, 
etiamsi  illam  intelligamus  esse  quam  maxime  positivam,  non  tamen 


LA   MÉTAPHYSIQUE    CARTESIKNNE.   DIEU      265 

Au  demeurant,  est-il  une  seule  chose  dont  nous 
ayons  une  connaissance  parfaite,  c'est-à-dire  com- 
prenant tout  ce  qu'il  y  a  d'intelligible  dans  cette 
chose?  Une  idée  mathématique  même  la  plus  simple, 
comme  est  celle  du  triangle,  et,  à  plus  forte  raison, 
l'idée  d'un  corps,  d'un  être  vivant,  ou  d'une  œuvre 
d'art,  est  en  elle-même  inépuisable  :  cependant,  bien 
que  le  géomètre  ne  puisse  avoir  une  connaissance 
adéquate  de  l'essence  du  triangle  et  de  tous  les 
attributs  qu'elle  enferme,  il  n'en  est  pas  moins 
sûr  que  le  triangle  est  une  figure  limitée  par  trois 
côtés  et  que,  cette  définition  est  mathématiquement 
vraie  {Réponse  aux  b^  objections^  VII,  368;  Manus- 
crit de  Gôttingen,  V,  151-152).  De  même,  notre  esprit, 
en  sachant  que  l'infini  est  ce  qui  est  positivement 
sans  limite,  a  une  idée  juste^  encore  que  cette  idée 
ne  soit  pas  complète  ni  adéquate  à  son  objet. 

2°  Or,  il  est  très  certain,  quoi  qu'en  disent  les  rela- 
tivistes,  que  notre  esprit  entend  fort  bien  Vinfiniy 
comme  ce  pour  quoi  nous  avons  une  raison  très 
positive  d'affirmer  qu'il  est  sans  bornes  (ce  qui  ne 
convient  qu'à  Dieu  seul)  et  que  nous  le  distinguons 
très  clairement  de  V indéfini,  qui  est  seulement  ce 
pour  quoi  nous  n'avons  pas  de  raison  par  laquelle 
nous  puissions  prouver  qu'il  ait  des  bornes  (tel  le 
monde  ou  la  série  des  nombres)  (1).  Ainsi,  tandis 


nisi  negativo  quodammodo  intelH^imus,  ex  hoc  scilicet  quod  in  re 
nullam  limitalionera  advertamus  ;  ipsam  vero  ram,  quae  est  infinita, 
positive  quidem  intelligimus,  sed  non  adaequate,  hoc  est  non  totum 
id,  quod  in  ea  intelligibile  est,  comprehendimus  »  [Réponse  aux 
!«'  objections,  VII,  113;  IX,  90). 

(1)  Lettre  à  Ghanut  du  6  juin   1647,  V,   51-52.   Cf.  Réponse  aux 
V  objections,  IX,  89;  Principes,  I,  26-27 


26ft  DESCAHTES 

que  l'indéfini  est  une  notion  négative,  l'infini  est 
une  notion  éminemment  positive  et  qui  ne  saurait 
provenir  du  fini,  vu  qu'au  contraire  toute  limita- 
tion est  seulement  une  négation  de  l'infini  ;  car 
comment  pourrais-je  connaître  que  je  doute  et  que 
je  désire,  c'est-à-dire  qu'il  me  manque  quelque 
chose,  si  je  n'avais  d'abord  en  moi  l'idée  d'un  être 
plus  parfait  que  le  mien?  En  ce  sens,  donc,  il  est  très 
certain  que  la  perception  de  l'infini,  ou  de  Dieu,  est 
antérieure  chez  moi  à  celle  du  fini,  ou  de  moi-même  (1). 
Pour  les  prétendus  «  positivistes  »,  dont  la  thèse 
est  toute  négative,  c'est  le  fini  qui  est  premier  : 
pour  Descartes,  c'est  l'infini,  ou  le  parfait,  qui  est 
très  positivement  premier,  en  soi  et  dans  nos  idées  (2). 
Une  telle  affirmation,  assurément,  n'est  point  sans 
soulever  quelques  difficultés  ;  et  l'on  ne  voit  pas 
très  bien  ce  qu'on  pourrait  répondre  à  ceux  qui, 
sans  aller  même  jusqu'à  nier  avec  les  positivistes 
la  réalité  de  l'infini  ou  du  parfait,  expliquent  la 
genèse  de  cette  idée  en  nous  par  un  travail  de  l'es- 
prit sur  les  matériaux  que  lui  fournit  l'expérience, 
l'esprit  enlevant  toute  limite  à  notre  «  perfection  » 
humaine,   puis   concevant   sur   ce   modèle   d'autres 

(1)  «  Nec  putare  debeo  me  non  percipere  inQnitum  per  veram 
ideam,  sed  tantum  per  nejjationem  ftniti,  ut  percipio  quietem  et  tene- 
bras  per  neiîatioaein  motus  et  lucis  ;  nam  contra  manifeste  intelligo 
plus  realitatis  esse  in  substantia  infinita  quam  in  finita,  ac  proinde 
priorem  quodammodo  in  me  esse  perceptionem  infiniti  quam  finiti, 
hoc  est  Dei  quam  mei  ipsius.  Qua  enim  ratione  intelligerem  me  dubi- 
tare,  me  cupere,  hoc  est,  aliquid  mihi  déesse,  et  me  non  esse  omnino 
perfectum,  si  nulla  idea  entis  perfeclioris  in  me  esset,  ex  cujus  compa- 
rationedefectusmeosagnoscerem»  (G-'  Méditation,  VII,  45-46  ;  IX,36)t 

(2)  Expression  de  Bossubt,  qui  a  développé  à  diverses  reprises 
cette  idée  cartésienne  (Êléi'ations  sur  Us  mystères,  V*  sem.,  2*  élév. 
Cf.  Connaissance  de  Dieu,  ch.  IV). 


LA   MÉTAPHYSIQUE   C ARTKSI  ENNli!.    DIEU      267 

perfections  et  les  fondant  toutes  en  un  être  unique 
et  simple.  Seulement  il  reste  que  la  formation  de 
cette  idée  suppose  en  nous,  si  loin  que  nous  soyons 
déjà  parvenus,  une  capacité  d'aller  plus  loin  encore, 
et  comme  un  pouvoir  de  nous  dépasser  toujours 
nous-mêmes,  pouvoir  qui  traduit,  en  quelque  manière, 
l'impulsion  de  l'infini  en  nous.  C'est  ici  que  la  thèse 
cartésienne  reprend  toute  sa  valeur  et  toute  sa 
force,  je  veux  dire  lorsqu'on  l'appuie,  non  plus,  à 
proprement  parler,  sur  la  considération  de  nos  idées, 
mais  sur  celle  de  nos  tendances  ou  de  nos  aspirations  : 
car  il  est  manifeste,  de  ce  point  de  vue,  que  l'infini 
est  le  ressort  caché  de  notre  esprit,  auquel,  suivant 
la  belle  expression  de  Malebranche,  il  communique 
toujours  «  du  mouvement  pour  aller  plus  loin  »  (1). 

C'est  là  ce  que  Descartes  a  parfaitement  reconnu. 
Et,  en  effet,  «  lorsque  je  fais  réflexion  sur  moi  », 
dit-il,  «  je  connais  que  je  suis  une  chose  imparfaite, 
incomplète  et  dépendante  d'autrui,  qui  tend  et  qui 
aspire  sans  cesse  à  quelque  chose  de  meilleur  et  de 


(1)  Malebuaschb,  Recherche  de  la  vérité.  I,  1,  2  et  !«'  Eclaircisse- 
ment. Cf.  une  page  du  Sermon  sur  la  mort  de  Bos.S'Jï  r  :  <  ...  Une  voix 
s'élèvera  du  centre  de  l'âme  :  je  ne  sais  pas  ce  que  c'est,  mais  néan- 
moins ce  n'est  pas  cela.  Quelle  force,  quelle  énergie,  quelle  secrète 
vertu  sent  en  elle-même  cette  âme,  pour  se  corriger,  se  démentir 
elle-même  et  pour  oser  rejeter  tout  ce  qu'elle  pense?  qui  ne  voit  qu'il 
y  a  en  elle  un  ressort  caché  qui  n'agit  pas  encore  de  toute  sa  force..., 
et  qu'il  est  comme  attaché  par  sa  pointe  à  quelque  principe  plus 
haut?  »  Cette  même  vue  est  un  des  centres  de  perspective  de  la 
pensée  de  Pascal.  (Pensées,  éd.  Brunschvicg,  425,  434)  ;  et  c'est  elle 
aussi  qui  fait  le  fond  de  la  thèse  de  Maurice  Blondil  sur  l'Action  : 
cette  aspiration  invincible  est  ce  qui  empêche  l'homme  de  trouver 
son  équilibre  dans  l'ordre  humain  et  fini.  Mais,  à  la  différence  de 
Descartes,  M.  Blondel,  comme  Pascal,  montre  qu'il  y  a  plus  dans 
l'aspiration  que  dans  l'idée,  plus  dans  l'action  même  que  dans  la 
simple  idée  de  l'action. 


ses  DESCARTUS 

plus  grand  que  je  ne  suis  »,  c'est-à-dire  à  Dieu,  qui 
possède  en  soi  toutes  ces  grandes  choses  auxquelles 
j'aspire  (1).  Et,  «  par  exemple,  de  cela  seul  que 
j'aperçois  que  je  ne  puis  jamais,  en  nombrant, 
arriver  au  plus  grand  de  tous  les  nombres  et  que 
de  là  je  connais  qu'il  y  a  quelque  chose,  en  matière 
de  nombrer,  qui  surpasse  mes  forces,  je  puis  con- 
clure nécessairement,  non  pas  à  la  vérité  qu'un 
nombre  infini  existe,  ni  aussi  que  son  existence 
implique  contradiction...,  mais  que  cette  puissance 
que  j'ai  de  comprendre  qu'il  y  a  toujours  quelque 
chose  de  plus  à  concevoir,  dans  le  plus  grand  des 
nombres,  que  je  ne  puis  jamais  concevoir,  ne  me 
vient  pas  de  moi-même  et  que  je  l'ai  reçue  de  quelque 
autre  être  qui  est  plus  parfait  que  je  ne  suis  (2)...  Et 
ainsi  on  trouvera  que  cette  chose  est  Dieu  »  {Ré- 
ponse aux  2^  objections j  IX,  109-110). 

Quand  le  parfait  ne  se  manifesterait  à  moi  que 
par  cette  nécessité  qu'il  impose  à  mon  esprit  d'aller 

(1)  «...  Dum  in  meipsum  mentis  aciem  converto,  non  modo  intel- 
Jigo  me  esse  rem  incompletam  et  ab  alio  dependentem,  remque  ad 
majora  et  majora  sive  meliora  indefinite  aspirantem  ;  sed  simul 
etiam  intelligo  illum,  a  quo  pendeo,  majora  ista  omnia  non  indefinite 
et  potentia  tantum,  sed  reipsa  infinité  in  se  habere,  atque  ita  Deum 
esse.  Totaque  vis  argumenti  in  eo  est,  quod  agnoscam  fieri  non 
posse  ut  e.tistam  talis  naturae  qualis  sum,  nempe  ideam  Dei  in  me 
habens,  nisi  rêvera  Deus  etiam  existeret,  Deus,  inquam,  ille  idem 
cujus  idea  in  me  est,  hoc  est,  habens  omnes  ilJas  perfectiones,  quas 
ego  non  comprehendere,  sed  quocunque  modo  attingere  cogitatione 
possuni.etnullis  plane  defectibusobnoxiusj  (Z*  Méditation,  Wll,  51-52  ; 
IX,  47).  —  L'italique  :  qui  tend  et  qui  aspire,  n'est  pas  de  Descartes, 
qui,  ainsi  qu'on  peut  le  voir  par  la  suite  du  texte,  ne  signale  qu'en 
passant  cet  aspect  des  choses,  l'idée  pour  lui  primant  de  beaucoup 
la  tendance. 

(2)  <  ...  M(*  istam  yim  concipiendi  majorera  numerum  esse  cogi- 
tabilem  quam  a  me  unquara  possit  cogitari,  non  a  meipso,  sed  ab 
aliquù  alio  ente  me  perfectiore  accepisse  »  (VII,  139). 


LA   MÉTAPHYSIQUE   CARTÉSIENNE.   DIEU      269 

toujours  plus  loin,  cette  nécessité  ne  saurait  venir 
de  moi,  car  elle  me  dépasse. 

//.  Deuxième  prémisse  :  le  postulat.  Le  plus  ne  peut 
venir  du  moins.  —  Par  la  première  prémisse  se  trouve 
établi  ce  fait  essentiel,  à  savoir  que  l'idée  de  par- 
fait ou  d'infini,  qui  est  en  moi,  a  une  réalité  objec- 
tive qui  dépasse  infiniment  la  réalité  formelle  de 
ma  pensée.  De  là  Descartes  conclut  que  cette  réalité 
objective  de  l'idée  d'infini  implique  nécessairement 
l'existence  hors  de  moi  d'une  cause  qui  possède  for- 
mellement, c'est-à-dire  en  soi,  toute  la  réalité  ou 
perfection  qui  se  trouve  objectivement  dans  mon 
idée.  Or,  cette  conclusion  s'appuie  sur  un  postulat, 
qui  constitue  l'autre  prémisse  du  raisonnement,  à 
savoir  que  «  toute  la  réalité  ou  toute  la  perfection, 
qui  n'est  qu'objectivement  dans  les  idées,  doit  être 
formellement,  ou  éminemment,  dans  leurs  causes  »  (1). 
Ou,  plus  généralement  :  «  C'est  une  chose  manifeste 
par  la  lumière  naturelle,  qu'il  doit  y  avoir  pour  le 
moins  autant  de  réalité  dans  la  cause  efficiente  et 
totale  que  dans  son  effet  :  car  d'où  est-ce  que  l'effet 

(l)«Quod  enim  nihil  sit  in  effectu,  quod  non  vel  simili  vel  eminen- 
tiori  aliquo  modo  praeextiterit  in  causa,  prima  notio  est,  quâ  nuUa 
clarior  habetur  ;  haecque  vulgaris,  a  nihilo  nihil  fit,  ab  eo  non  difïert... 
Prima  etiam  notio  est,  omnem  realitatem  sive  perfectionem,  quae 
tantuin  est  objective  in  id-eis,  vel  formaliter  vel  eminenter  esse  debere 
in  earum  causis  s  (Réponse  aux  2«'  objections,  VII,  135  ;  IX,  107).  L'ori- 
ginal du  texte  suivant  a  été  ùonné  plus  haut,  p.  256,  note  1.  Notons 
soigneusement  dans  ce  texte  l'expression  qu'emploie  Descartes  :  «  In 
causa  EFFICIENTE  et  TOTALia,  quisont  deux  mots,  dit-il,  que  j'ai  ajoutés 
expressément  (lettre  à  Mersenne,  31  décembre  1640,  III,  274)  :  et, 
en  eOet,  toute  la  force  de  son  argumentation  en  dépend.  Au  surplus, 
la  distinction  de  la  cause  et  de  l'occasion,  ou,  comme  dit  encore  Des- 
cartes, de  la  cause  totale  et  des  causes  partielles,  est  la  clé  de  toute  la 
philosophie. 


270  DESCARTES 

peut  tirer  sa  réalité,  sinon  de  sa  cause?  et  comment 
cette  cause  la  lui  pourrait-elle  communiquer,  si  elle 
ne  l'avait  en  elle-même?  Et  de  là  il  suit,  non  seule- 
ment que  le  néant  ne  saurait  produire  aucune  chose, 
mais  aussi  que  ce  qui  est  plus  parfait,  c'est-à-dire 
qui  contient  en  soi  plus  de  réalité,  ne  peut  être  une 
suite  et  une  dépendance  du  moins  parfait  »  (3^  Médi- 
tation^ IX,  32). 

En  d'autres  termes,  de  rien  rien  ne  se  fait,  du 
néant  ne  peut  procéder  l'être,  du  moins  ne  peut 
provenir  le  plus.  La  raison  l'affirme,  comme  «  une 
première  notion  et  si  évidente  qu'il  n'y  en  a  point 
de  plus  claire  ».  Sans  doute,  je  ne  saurais  la  démon- 
trer à  ceux  qui  la  nient.  Mais  qu'on  ne  vienne  point 
m'objecter,  dit  Descartes,  des  raisons  tirées  de  la 
génération  des  mouches,  des  plantes,  etc.,  pour  me 
prouver  «  que  quelque  degré  de  perfection  peut  être 
dans  un  effet,  qui  n'ait  point  été  auparavant  dans 
sa  cause  »  (IX,  105),  attendu  que  nous  ne  sommes 
nullement  assurés  qu'il  n'y  ait  point  ici  d'autres 
causes  que  celles  que  nous  connaissons.  On  croyait 
en  effet,  alors,  à  la  génération  spontanée,  et  les 
autfurs  des  Secondes  Objections  prétendent  en  tirer 
un  argument  contre  le  principe  de  Descartes  : 
«  Nous  voyons  tous  les  jours,  disent-ils,  que  les 
mouches  et  plusieurs  autres  animaux,  comme  aussi 
les  plantes,  sont  produites  par  le  soleil,  la  pluie  et 
la  terre,  dans  lesquels  il  n'y  a  point  de  vie  comme  en 
ces  animaux,  laquelle  vie  est  plus  noble  qu'aucun 
autre  degré  purement  corporel  :  d'où  il  arrive  que 
l'effet  tire  quelque  réalité  de  sa  cause,  qui  néanmoins 
n'était  pas  dans  sa  cause  »  (2^  Objections^  IX,  97). 


LA    MÉTAPHYSIQUF    CARTÉSIENNE.   DIEU      271 

A  quoi  Descartes  répond  avec  un  bon  sens  admi- 
rable :  «  Ce  serait  une  chose  fort  éloignée  de  la  raison, 
si  quelqu'un,  de  cela  seul  qu'il  ne  connaît  point  de 
cause  qui  concoure  à  la  génération  d'une  mouche  et 
qui  ait  autant  de  degrés  de  perfection  qu'en  a  une 
mouche,  —  n'étant  pas  cependant  assuré  qu'il  n'y 
en  ait  point  d'autres  que  celles  qu'il  connaît,  —  prenait 
de  là  occasion  de  douter  d'une  chose,  laquelle...  est 
manifeste  par  la  lumière  naturelle  »  (IX,  106).  Le 
principe  est  assuré.  Donc,  de  deux  choses  l'une  : 
10  ou  bien  il  n'y  a  pas  plus  de  perfection  dans  ces 
animaux  dénués  de  raison  que  dans  les  corps  ina- 
nimés, c'est-à-dire  dans  la  vie  que  dans  la  matière  : 
c'est  la  théorie  de  Descartes,  mais  il  se  garde  bien 
de  la  prendre  pour  accordée  ;  2°  ou  bien,  s'il  y  en  a 
quelqu'une,  c'est  qu'elle  leur  vient  d'ailleurs,  et  que 
le  soleil,  la  pluie  et  la  terre  ne  sont  point  les  causes 
totales  de  ces  animaux  (1)  :  ce  qui,  précisément,  a 
été  démontré  par  Pasteur.  C'est  donc  une  preuve 
de  plus  en  faveur  du  principe  de  Descartes,  qu'il  lui 
a  permis  de  devancer  l'expérience  et  de  redresser, 
par  la  raison,  les  faits  qui  paraissaient  démentir  son 


(i)  «  Nec  urget  id  quod  dicitis  de  muscis,  plantis,  etc.,  ut  probetis 
aliquem  gradum  perfectionis  esse  posse  in  effectu,  qui  non  prœcessit 
in  causa.  Certum  enim  est,  vel  nullam  esse  perfectionem  in  anima- 
libus  ratione  carentibus,  quro  non  etiam  sit  in  corporibus  non  ani- 
matis,  vel,  si  quœ  sit,  illam  ipsis  aliunde  advenire,  nec  solem,  et 
pluviam,  et  terram  esse  ipsorum  causas  adrequatas.  Essetque  a 
ratione  valde  alienum,  si  quis,  ex  eo  solo  quod  non  agnoscat  causam 
ullam,  qu83  ad  generationem  musca  concurrat  habeatque  tôt 
gradus  perfectionis  quot  habet  musca,  cum  intérim  non  sit  certus 
nullam  esse  praoler  illas  quas  agnoscit,  occasionem  inde  sumeret 
dubitandi  de  re,  qua.  ut  paulo  post  fusius  dicam,  ipso  naturali 
lumine  manifesta  est  »  (Report"  aux  2"  objections,  VII,  133-134  ;  IX, 
105-106). 


17S  DESCARTES 

principe.  J'ajoute  que  la  seconde  loi  de  la  thermo- 
dynamique met  hors  de  doute  la  valeur  du  prin- 
cipe cartésien  pour  toutes  les  transformations  de 
l'énergie,  laquelle  va  toujours  se  dégradant,  en  sorte 
quHl  ne  peut  jamais  y  avoir  plus,  mais  qu'ordinaire- 
ment il  y  a  moins,  dans  Vejjet  que  dans  la  cause. 

Et  ainsi,  tous  ceux  qui,  pareils  à  certains  de  nos 
modernes  évolutionnistes,  affirment  que  le  plus  pro- 
cède du  moins,  opposent  au  postulat  de  Descartes 
un  postulat  indémontrable,  qui  ne  repose  d'ailleurs 
sur  aucun  fait,  que  démentent  au  contraire  tous  les 
faits  connus,  et  qui  a  le  tort  de  nier  la  raison,  puis- 
qu'il admet  des  effets  sans  cause,  c'est-à-dire  sans 
raison  :  ce  qui  suffit  à  le  faire  rejeter  absolument. 

Preuve  de  Dieu  par  son  essence  : 

Vargument  ontologique. 

Le  droit  usage  du  principe  de  causalité,  c'est-à- 
dire  de  la  raison,  nous  a  permis  de  trouver,  au  prin- 
cipe même  de  notre  être  imparfait  et  de  notre  idée 
du  parfait,  leur  cause  première  et  parfaite,  et  de  con- 
clure avec  une  entière  certitude  l'existence  de  la 
cause  par  soi,  qui  est  Dieu.  Or,  considérons  l'essence 
ou  la  nature  de  Dieu.  Que  voulons-nous  dire  lorsque 
nous  affirmons  que  Dieu  est  par  soi?  Ceci,  qui  est 
très  positif,  à  savoir  «  qu'il  fait  en  quelque  façon 
la  même  chose  à  l'égard  de  soi-même,  que  la  cause 
efficiente  à  l'égard  de  son  effet  a  (1).  La  raison  pour 

(1)  Descartes  vient  d'expliquer  en  quel  sens  on  peut  dire  :  «  Deum 
a  se  esse,  non  amplius  négative,  sed  quam  maxime  positive  »,  et  il 
ajoute  :  «  Quamvis  enim  dicere  non  opus  sit  illum  esse  causam  efll- 


LÀ    MÉTAPHYSIQUE   CARTÉSIENNE.    DIEU      273 

laquelle  Dieu  n'a  besoin  d'aucune  cause  pour  exister 
(vérité  négative)  n'est  autre  que  cette  puissance 
inépuisable  ou  cette  immensité  d'essence,  qui  est  très 
positive^  puisqu'elle  se  confond,  à  ce  degré  suprême, 
avec  la  causalité  qui  fait  qu'il  est  et  ne  cesse  point  d'être. 
Or,  cela  revient  à  dire  que  Dieu  existe  nécessairement 
ou,  en  d'autres  termes,  que  «  l'essence  de  Dieu  est 
telle,  qu'il  est  impossible  qu'il  ne  soit  ou  n'existe  pas 
toujours  »,  Et  c'est  là  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler 
la  preuve  ontologique  de  l'existence  de  Dieu. 

La  signification  que  prend  cette  preuve  dans  la 
doctrine  cartésienne  est  très  claire,  et,  d'ailleurs, 
assez  généralement  incomprise,  parce  qu'on  n'étudie 
jamais  la  pensée  d'un  auteur  d'assez  près,  mais 
qu'on  cherche  toujours  à  la  faire  rentrer  dans  quelque 
cadre  déjà  constitué  et  connu.  Relisons  le  Discours 
(4e  part.,  VI,  36). 

cientem  sui  ipsius,  ne  forte  de  verbis  disputetur,  quia  tamen  hoc, 
quod  a  se  sit,  sive  quod  nullam  a  se  diversam  habeat  causam,  non  a 
nihilo,  sed  a  reali  ejus  potentiœ  immensitate  esse  percipimus,  nobis 
omnino  licet  cogitare  illum  quodammodo  idera  prœstare  respectu  sui 
ipsius  quod  causa  efTiciens  respectu  sui  effectus,  ac  proinde  esse  a 
seipso  positive  »  [Réponse  aux  1"'  objections,  VII,  110-111  ;  IX,  88). 
—  Une  telle  conception,  si  on  la  poussait  à  ses  extrêmes  conséquences 
logiques,  ne  laisserait  pas  que  d'être  contestable,  ainsi  que  Descartes 
'avoue  lui-même.  Dieu  est  par  soi;  son  essence  est  d'exister  ;  mais  il 
ne  se  fait  pas  :  car  un  être  ne  peut  se  faire  lui-même,sinon  il  agirait 
avant  d'exister  (saint  Thomas,  Summa  theologica,  1»  p.,  q.  2,  a.  3,  2»), 
ce  qui  revient  à  dire  que  le  néant  serait  actif  ou  que  le  plus  pourrait 
procède.''  ru  moins.  Mais  l'expression  de  Descartes  est  atténuée  par 
e  quodammodo  (VII,  235),  et  elle  est  corrigée,  ou  expliquée,  par  cette 
lutre  phrase  de  lui  :  «  Etiamsi  Deus  nunquam  non  fuerit  .  uia  tamen 
ille  ipse  est  qui  se  rêvera  conservât,  videtur  non  nimis  improprie  dici 
posse  sui  causa.  Ubi  tamen  est  notandum,  non  intelligi  conserva- 
tionem  quaa  flat  per  positivum  ullura  causae  efficientis  influxum,  sed 
taatum  quod  Dei  essentia  sit  talis,  ut  non  possit  non  semper  exis- 
aere  »  (VIl.  109  ;  IX,  87).  Cf.  Réponse  aux  4"  ohjeelions  (d'ArnauId), 
\X,  182-189. 

i8 


274  DESCARTES 

L'existence  de  Dieu  étant  bien  établie,  par  la 
double  preuve  de  la  causalité,  «  je  voulus  chercher, 
après  cela,  d'autres  vérités  »  (1),  dit  Descartes,  «  et 
m'étant  proposé  l'objet  des  géomètres,  que  je  conce- 
vais comme  un  corps  continu  ou  un  espace  indéfini- 
ment étendu  en  longueur,  largeur  et  hauteur  ou 
profondeur,  divisible  en  diverses  parties,  qui  pou- 
vaient avoir  diverses  figures  et  grandeurs  et  être 
mues  ou  transposées  en  toutes  sortes,  car  les  géo- 
mètres supposent  tout  cela  en  leur  objet,  je  par- 
courus quelques-unes  de  leurs  plus  simples  démons- 
trations. Et  ayant  pris  garde  que  cette  grande  certi- 
tude que  tout  le  monde  leur  attribue  n'est  fondée 
que  sur  ce  qu'on  les  conçoit  évidemment,  suivant  la 
règle  que  j'ai  tantôt  dite,  je  pris  garde  aussi  qu'il 
n'y  avait  rien  du  tout  en  elles  qui  m'assurât  de 
l'existence  de  it  objet.  Car,  par  exemple,  je  voyais 
bien  que,  supposant  un  triangle,  il  fallait  que  ses 
trois  angles  fussent  égaux  à  deux  droits  ;  mais  je  ne 
voyais  rien  pour  cela  qui  m'assurât  qu'il  y  eût  au 
monde  aucun  triangle.  Au  lieu  que,  revenant  à 
examiner  l'idée  que  j'avais  d'un  Être  parfait,  je 
trouvais  que  l'existence  y  était  comprise  en  même 
façon  qu'il  est  compris  en  celle  d'un  triangle  que  ses 
trois  angles  sont  égaux  à  deux  droits,  ou  en  celle 
d'une  sphère  que  toutes  ses  parties  sont  également 
distantes  de  son  centre,  ou  même  encore  plus  évi- 
demment ;   et  que,  par  conséquent,  il  est  pour  le 


(1)  C'est-à-dire,  probablement,  l'existence,  et  d'abord  la  nature, 
des  choses  matérielles,  ce  qui  le  ramène  à  la  considération  de  l'objet 
mathématique.  Le  début  de  la  G"=  Méditation  est  très  significatif  à 
cet  égard,  et  il  confirme  et  précise  le  sens  de  ce  passage  du  Discours. 


i 


LA   MKTAi'HYSIQUE   CAHTÉSIENNE.    DIEU      27b 

moins  aussi  certain  que  Dieu,  qui  est  cet  Etre  par- 
fait, est  ou  existe,  qu'aucune  démonstration  de  géo- 
métrie le  saurait  être.  »  En  d'autres  termes,  l'idée 
de  triangle  implique  nécessairement  certaines  pro- 
priétés inhérentes  à  la  nature,  forme  ou  essence 
déterminée  de  cette  figure,  laquelle  est  immuable 
ou  éternelle  ;  ces  propriétés,  je  les  connais  très  claire- 
ment et  très  évidemment  être  dans  le  triangle,  sans 
que  cela  soit  feint  ou  inventé  par  moi,  ni  ne  dépende 
en  aucune  façon  de  mon  esprit  (1).  Mais  l'idée  de 
triangle  n'implique  nullement  l'existence  de  l'objet 
qu'elle  représente.  Au  contraire,  si  j'examine  l'idée 
ou  l'essence  de  Dieu,  qui  n'est  pas  moins  certaine- 
ment présente  à  mon  esprit  que  l'idée  de  triangle, 
je  connais  très  clairement  et  très  distinctement 
qu'une  actuelle  et  éternelle  existence  appartient  à 
son  essence  ou  à  sa  vraie  et  immuable  nature,  aussi 
nécessairement  que  les  propriétés  —  mais  non  l'exis- 
tence —  du  triangle  sont  incluses  dans  l'essence  du 
triangle,  puisque  l'existence  ne  peut  pas  plus  être 
séparée  de  l'essence  de  Dieu  que  de  la  nature  du 
triangle  ses  propriétés  (2).  La  certitude  de  l'existence 

(1)  «  ...Cum...  trian<îulum  imaginer,  etsi  fortasse  talis  figura  nullibi 
gentiura  extra  cogitationem  nieam  existât,  nec  unquam  extiterit,  est 
tamen  profecto  determinata  quaedam  ejus  natura,  sive  essentia,  sive 
forma,  immutabilis  et  œlerna,  quœ  a  me  non  efficta  est,  nec  a  mente 
mea  dependet  ;  ut  patet  ei  eo  quod  demonstrari  possint  vari.e  pro- 
prietates  de  isto  triangulo,  nempe  quod  ejus  très  anguli  sint  aequales 
duobus  rectis,  quod  maximo  ejus  angulo  maximum  latus  subtendatur, 
et  similes,  quas  velim  nolim  clare  nunc  agnosco,  etiamsi  de  iis  nullo 
modoanteacogitaverim,  cum  triangulum  imaginatus  sum,  nec  proinde 
a  me  fuerint  efnctae  »  {5«  Méditation,  VII,  G4  ;  IX,  51).  Descartes  dé- 
finit très  clairement  ici  les  conditions  et  la  nature  de  l'objectivité  ma- 
thématique. 

(2)  Voir  l'exposé  que  donne  Descartes  de  l'argument  ontologique 
sous  forme  syllogistique  [Réponse  aux  1"*  objections,  VII,  115;  IX, 


276  DESCAKTES 

de  Dieu  est  donc  pour  le  moins  aussi  absolue  que 
celle  des  démonstrations  géométriques  :  mais,  de 
plus,  c'est  une  certitude  réelle  et  non  plus  simple- 
ment formelle  (au  sens  moderne  de  ce  mot),  car  elle 
implique  nécessité  d'être,  et  non  plus  simple  nécessité 
de  pensée  ou  simple  possibilité  idéale,  vedable  en 
droit  pour  tous  les  esprits  (1). 

Cet  argument  célèbre,  qui  procède  directement  du 
réalisme  platonicien  (2),  qui  fut  formulé  dès  la  fin  du 
onzième  siècle  par  saint  Anselme  de  Cantorbéry, 
critiqué  au  treizième  par  saint  Thomas  d'Aquin, 
puis  repris,  ou  plus  probablement  retrouvé,  par  Des- 
cartes, qui  lui  donne  d'ailleurs  dans  son  système  une 
place  et  une  signification  entièrement  nouvelles, 
fut  très  vivement  critiqué  par  ses  adversaires,  mais 
se  maintint  cependant,  sous  des  formes  diverses, 
avec  Leibniz,  avec  Malebranche,  avec  Spinoza,  qui 
le  porte  en  quelque  manière  à  l'absolu,  jusqu'à  ce 
que  Kant,  dans  sa  Critique,  lui  eût  donné  ce  qu'on 


91  ;  cf.  IX,  117)  :  «  Meum  autera  argumentum  fuit  taie.  Quod  clare 
et  distincte  intclligimus  pertinere  ad  alicujus  rei  veram  et  immuta- 
bilem  naturam,  sive  essentiam,  sive  formam,  id  potest  de  ea  re  cum 
viritate  afTirmari  ;  sed  postquam  satis  accurate  investigavimus  quid 
sit  Deus,  clare  et  distincte  intelligimus  ad  ejus  veram  et  iramuta- 
bilem  naturam  pertinere  ut  existât  ;  ergo  tune  cura  veritate  possu- 
mus  de  Deo  affirmare,  quod  existât.  »  Et  ce  qui  suit,  touchant  la 
vérité  de  la  mineure,  où  «  la  difiiculté  n'est  pas  petite  ». 

(1)  C'est  à  cela,  au  contraire,  que  se  réduit  l'objectivité  dans  le 
kantisme.  Voir  à  ce  sujet  d'intéressantes  observations  de  Lachblisb 
dans  le  Vocabulaire  philosophique  de  Lalande  (Colin,  fasc.  15,  s.  v. 
Objectif). 

(2)  Voir  à  ce  sujet  mon  travail  sur  la  Notion  du  nécessaire,  ^t.  78, 
et  une  étude  de  Clément  G.-J.  Webb  sur  Saint  Anselme,  dans  ses 
S'.udies  in  the  history  of  natural  theology,  Oxford,  Clarendon  press, 
1915,  p.  161  et  suiv. 


LA   MÉTAPHYSIQUE   CARTÉSIENNE.   DIEU      «77 

crut  être  le  coup  de  grâce.  Et,  à  dire  vrai,  cet  argu- 
ment ne  laisse  pas  de  prêter  à  la  critique  :  Descartes 
confesse  librement  qu'il  est  tel  «  que  ceux  qui  ne  se 
ressouviendront  pas  de  toutes  les  choses  qui  servent 
à  sa  démonstration  le  prendront  aisément  pour  un 
sophisme  »  (IX,  94),  Mais  c'est  qu'on  se  méprend 
sur  son  véritable  sens. 

La  critique  essentielle  qui  a  été  formulée  contre 
l'argument  ontologique  (1)  est  la  suivante  :  la  pensée 
ne  saurait  lier  les  choses  ;  la  nécessité  logique  n'est 
pas  une  nécessité  réelle  ;  de  ce  que  je  ne  puis  conce- 
voir l'Être  parfait  sans  le  concevoir  comme  existant, 
il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  existe  :  «  Cette  preuve  ontolo- 
gique cartésienne  si  vantée,  qui  prétend  démontrer 
par  des  concepts  (2)  l'existence  d'un  être  suprême, 
n'est  qu'une  perte  de  temps  et  de  peine,  et  l'on  ne 
deviendra  pas  plus  riche  en  connaissances  avec  de 
simples  idées  qu'un  marchand  ne  le  deviendrait  en 
argent  si,  dans  la  pensée  d'augmenter  son  avoir, 
il  ajoutait  quelques  zéros  à  son  livre  de  caisse  »  (3). 
Il  semblait  que  la  cause  fût  entendue.  Mais  Des- 
cartes —  quelles  que  soient  les  difficultés  que 
soulève  par  ailleurs  l'argument  ontologique  —  s'est 
relevé  du  coup  que  lui  avait  asséné  le  penseur  alle- 
mand :  ce  n'est  pas  son  argument  à  lui,  c'est   la 

(1)  Elle  se  trouve  déjà  formulée  avec  une  très  grande  netteté  par 
Catkbus,  dans  les  !'«•  Objections,  IX,  79.  Les  2"  Objections  portent 
plutôt  sur  la  possibilité  de  la  nature  de  Dieu  ;  les  5««  Objections,  sur 
la  question  de  savoir  si  l'existence  est  du  même  ordre  que  l'essence 
et  peut  être  comptée  au  nombre  des  perfections  de  Dieu  (VII,  323). 

(2)  Je  souligne  ces  mots,  parce  que  c'est  là  que  réside  l'erreur 
d'interprétation  commise  par  Kant. 

(3)  Critique  de  la  raison  pure.  Dialectique  transcendantale,  cliap.  m, 
4«sect.  Un  (Barni,  11,137). 


278  DESCARTES 

critique  de  Kant  qui  est  un  sophisme,  car  elle  mécon- 
naît entièrement  le  sens  de  la  pensée  cartésienne. 

Cette  critique,  en  effet,  vaut  contre  tout  argument 
qui  prétendrait  conclure  du  concept  de  Dieu  Vexis- 
tence  de  Dieu.  Mais,  dans  l'espèce,  elle  porte  à  faux, 
car  Descartes  n'entend  en  aucune  manière  «  démon- 
trer par  des  concepts  »  l'existence  de  Dieu.  Tout  au 
contraire.  Descartes  a  très  fortement  m.arqué  que 
de  l'essence  nominale  d'une  chose,  c'est-à-dire  de 
son  pur  concept^  on  ne  peut  tirer  que  l'existence  de 
cette  chose  dans  V entendement^  non  dans  la  réalité 
(IX,  91)  :  sur  ce  point,  il  est  entièrement  d'accord 
avec  saint  Thomas  {Summa  theologica,  I*  p.,  q.  2,  a.  1  ; 
Contra  Gentes,  I,  c.  11).  Seulement,  il  ne  part  point 
du  concept  ou  du  nom,  mais  de  la  vraie  et  immuable 
nature  de  Dieu,  telle  qu'elle  est  incluse  dans  l'idée 
que  j'en  ai  :  Dieu  n'est  pas  un  concept  de  mon  esprit, 
une  notion  «  feinte  et  composée  par  l'entendement  » 
(IX,  92),  un  pur  être  de  raison;  c'est  une  idée  au 
sens  plein  du  mot  (1),  c'est-à-dire  une  réalité  vue 
par  l'esprit,  mais  non  faite  par  lui,  et  une  idée  dont 
ia  nature  est  telle  que,  si  on  la  considère  dans  sa 
réalité  «  objective  »,  elle  implique  nécessairement 
la  réalité  «  formelle  »  de  son  objet.  Ainsi,  lorsque 
Kant  objecte  à  Descartes  que  «  la  nécessité  incondi- 
tionnée des  jugements  n'est  pas  une  nécessité  absolue 
des  choses  »,  ou,  en  d'autres  termes,  que  ma  pensée 
n'impose  aucune  nécessité  aux  choses  (2),  il  dresse 
contre  un  Descartes  imaginaire,  ou  déformé,  l'argu- 

(1)  Racine  sanscrite  fid;  grec  tïôw  ;  latin  videre. 

(2)  C'est  sous  cette  forme  déjà  que  Descartes  présente  l'objection 
è  sa  thèse  (5*  Méditation,  VII,  66). 


LA    MÉTAPHYSIQUE   CARTÉSIENNE.    DIEU      279 

nient  qui  l'ait  le  fond  même  de  la  doctrine  carté- 
sienne. Et  son  objection  n'est  autre  chose  qu'un 
«  sophisme  caché  »,  car  c'est  lui,  Kant,  qui  renverse 
Tordre,  en  faisant  de  la  pensée,  conçue  comme  une 
pure  forme,  quelque  chose  de  radicalement  différent 
de  l'être  (1)  et,  en  même  temps,  de  supérieur  à  l'être, 
alors  que  c'est  l'être  qui  fonde  ma  pensée,  le  réel 
qui  fait  la  vérité  :  «  Non  pas  que  ma  pensée  puisse 
faire  que  cela  soit  de  la  sorte  et  qu'elle  impose  aux 
choses  aucune  nécessité  ;  mais,  au  contraire,  parce 
que  la  nécessité  de  la  chose  même,  à  savoir  de  l'exis- 
tence de  Dieu,  détermine  ma  pensée  à  la  concevoir 
de  cette  façon  (2).  » 

Mais  cela  n'est  vrai  que  de  Dieu  seul  et  c'est  ce 
que  Descartes  ne  se  lasse  point  de  faire  observer, 
quoiqu'on  néglige  ordinairement  d'en  tenir  compte. 
En  effet,  dit-il,  les  idées  de  toutes  les  autres  choses 
impliquent  seulement  que  ces  choses  peuvent  exister, 
mais  non  pas  qu'elles  existent  :  au  contraire,  en 
Dieu,  et  en  Dieu  seul,  une  fois  établie  la  possibilité 
intrinsèque    de    sa   nature    (3),    l'existence    découle 

(1)  Cf.  Hamslin,  Système  de  Descartes,  p.  204.  —  Contre  la  thèse 
idéaliste  qui  pose  le  primat  de  la  pensée  (humaine).  Descartes  affirme 
la  thèse  réaliste  du  primat  du  réel,  œuvre  de  la  pensée  et  de  la  volonté 
divines. 

(2)  «  ...Ex  eo  quod  non  possira  cogitare  Deum  nisi  existentem, 
sequitur  existentiam  a  Deo  esse  inseparabilcm,  ac  proinde  illum 
rêvera  existere  ;  non  quod  mea  cogitatio  hoc  effîciat,  sive  aliquam 
necessitatem  uUi  rei  imponat,  sed  contra  quia  ipsius  rei,  nempe 
existentiae  Dei,  nécessitas  me  déterminât  ad  hoc  cogitandum  i 
(5»  Méditation,  VII,  67  ;  IX,  53). 

(3)  Réponse  aux  1"'  objections,  IX,  94  ;  Réponse  aux  2««  objections, 
IX,  117-118.  Desoartes  s'est  donc  nettement  posé  la  question  que  se 
pose  Leibniz  au  sujet  de  l'argument  ontologique,  et  il  y  répond  de 
la  même  façon,  en  montrant  que  la  nature  (ou  l'idée)  de  Dieu  est 
possible  en  ce  qu'elle  n'implique  aucune  contradiction. 


280  DESCARTES 

nécessairement  de  l'essence,  dont  elle  est  insépa- 
rable. En  d'autres  termes,  tandis  que,  dans  le  con- 
cept ou  l'idée  de  toutes  les  choses  limitées  que  nous 
concevons  distinctement,  l'existence  possible  ou  con- 
tingente est  seulement  contenue,  dans  l'idée  de 
Dieu,  et  en  elle  seule,  l'existence  parfaite  et  nécessaire 
y  est  comprise  (1).  Et  ainsi  la  force  de  l'argument 
cartésien  ne  vient  pas  des  propriétés  de  l'idée  prise 
en  général,  mais  d'une  propriété  particulière  à  l'idée 
de  Dieu  et  qui  ne  se  trouve  dans  le  concept  d'aucune 
autre  chose  :  c'est  pourquoi  «  de  cela  seul  »,  conclut 
Descartes,  la  pensée  «  saura  que  l'idée  d'un  être 
tout  parfait  n'est  point  en  elle  par  une  fiction, 
comme  celle  qui  représente  une  chimère,  mais  qu'au 
contraire  elle  y  est  empreinte  par  une  nature  im- 
muable et  vraie,  et  qui  doit  nécessairement  exister, 
pour  ce  qu'elle  ne  peut  être  conçue  qu'avec  une  exis- 
tence nécessaire  »  (2).  Il  ne  sert  donc  de  rien  d'assi- 

(1)  f  ...Est  distinguendum  inter  eiistentiam  possibilem  et  neces- 
sariam,  notandumque  in  eorum  quidem  omnium,  quœ  clare  et  dis- 
tincte intelliguntur,  conceptu  sive  idea  eiistentiam  possibilem  con- 
tineri,  sed  nullibi  necessariara,  nisi  in  sola  idea  Dei  »  (Réponse  aux 
ire*  objections,  VII,  116  ;  IX,  92).  «  In  omnis  rei  idea  sive  conceptu 
continetur  existentia,  quia  nihil  possumus  concipere  nisi  sub  ratione 
existentis  ;  nempe  continetur  existentia  possibilis  sive  contingens  in 
conceptu  rei  limitatae,  sed  necessaria  et  perfecta  in  conceptu  entis 
summe  perfecti  »  (Réponse  aux  2»'  objections,  Ax.  X,  VII,  166;  IX, 
128).  t  Quin  etiam  necessaria  est  rêvera  in  Dec  proprietas  strictis- 
simo  modo  sumpta,  quia  illi  soli  competit,  et  in  eo  solo  essenti» 
partem  facit  •  (Réponse  aux  5"  objections,    VII,  383). 

(2)  t  Non  enira  vis  mei  argument!  desumitur  ab  idea  in  génère 
sumpta,  sed  a  peculiari  ejus  proprietate,  quae  in  idea,  quam  habemus 
de  Deo,  evidentissima  est,  atque  in  nullis  aliarum  rerum  conceptibus 
potest  rcperiri  :  nempe  ab  existentiœ  necessitate,  quae  requiritur  ad 
cumulum  perfectionum,  sine  quo  Deum  intelligere  non  possumus  » 
{Nofx  in  programma,  VIII,  361-362).  «  ...  Nullius  alterius  rei  ideam 
apud  se  inveniri,  in  qua  eodem  modo  necessariam  existentiam  con- 
tineri  animadvertat.  Ex  hoc  enim  intelliget,  istam  ideam  entis  sumn^e 


LA  MÉTAPHYSIQUE   CARTÉSIENNE.   DIEU      281 

miler  l'idée  de  Dieu  au  concept  d'un  Ihaler,  comme 
le  fait  Kant,  et  de  dire  «  que  je  suis  plus  riche  avec 
cent  thalcrs  réels  qu'avec  cent  tlialers  possibles, 
c'est-à-dire  dont  j'ai  seulement  l'idée  »  :  car  cela  ne 
va  pas  au  fait.  Le  problème  de  Dieu  est  un  pro- 
blème unique  ;  Dieu  est  un  être  unique  :  parler  de 
lui  comme  on  parle  des  autres  choses,  qui  sont  con- 
tingentes, c'est  ignorer  ce  qui  est  en  question,  puisque 
le  propre  de  Dieu  est  qu'on  n'en  peut  parler  comme 
des  autres  choses. 

En  traitant  Vidée  de  Dieu  dans  Descartes  comme 
s'il  s'agissait  d'un  concept  quelconque  dans  sa  propre 
philosophie,  Kant  a  donc  commis  une  double  mé- 
prise, qui  enlève  toute  force  à  ses  objections. 

Cependant,  l'argument  ontologique,  s'il  échappe 
aux  objections  de  Kant,  n'est  pas  à  l'abri  de  toute 
critique.  Outre  qu'on  peut  reprocher  à  Descartes 
de  l'avoir  présenté  sous  une  forme  trop  mathéma- 
tique, il  soulève  de  graves  difficultés  de  fond,  aux- 
quelles il  ne  semble  pas  aisé  de  répondre.  Pour  les 
signaler  avec  la  plus  grande  précision  possible,  il 
nous  faut  ici  reprendre  brièvement  la  question  dans 
son  ensemble. 

Descartes,  nous  l'avons  vu,  est  essentiellement 
réaliste  dans  sa  méthode  comme  dans  sa  théorie  de 
la  connaissance.  Le  CogitOj  ergo  sum,  garanti  par  la 
véracité  divine,  lui  fournit  la  clé  de  l'une  et  de  l'autre, 
en  lui  révélant  que  l'idée  claire  et  distincte  est  tou- 

perfecti  non  esse  a  se  efflctam,  nec  exhibera  chimericam  quandam 
secl  veram  et  immutabilem  naturam,  quœ  non  potest  non  exLstere 
cum  necessaria  existentia  in  ea  contineatur  »  {Principes,  I,  15). 


282  DESCARTES 

jours  vraie  parce  qu'elle  correspond  toujours  à  une 
réalité  :  sinon,  l'intelligibilité  parfaite  et  Texistence 
réelle  seraient  séparées,  ce  qui  ne  saurait  être.  Par 
là,  Descartes  s'aiïranchit  définitivement  du  doute 
spéculatif,  auquel  au  contraire  nous  condamne  le 
concept  kantien,  forme  vide,  pur  produit  de  notre 
esprit,  incapable  en  tout  cas  de  connaître  et  de  nous 
faire  connaître  s'il  correspond  à  quelque  réalité  hors 
de  notre  esprit. 

Descartes  est  essentiellement  réaliste  dans  sa  doc- 
trine métaphysique  de  Dieu.  Lorsque,  dans  l'idée 
claire  du  parfait,  incontestablement  présente  en 
nous,  êtres  imparfaits,  et  inexplicable  par  nous,  il 
voit  l'effet  d'une  réalité  différente  de  nous  et  conte- 
nant réellement  en  elle  toutes  les  perfections  dont 
nous  avons  quelque  idée,  il  demeure  fidèle  encore 
au  réalisme,  et,  si  son  argumentation  peut  être  atta- 
quée, en  ce  sens  qu'il  n'est  pas  prouvé  que  nous 
ayons  en  nous  Vidée  claire  de  l'infini  ou  du  parfait, 
sa  conclusion  demeure  inattaquable,  parce  que  la 
majeure  —  à  savoir  que  le  plus  ne  saurait  venir  du 
moins  —  est  absolument  solide,  et  que  la  mineure 
peut  être  défendue  sous  une  autre  forme,  par  la 
constatation  en  nous  de  tendances  et  d'aspirations 
à  toujours  plus  haut,  d'une  puissance  inlassable  de 
notre  esprit  à  percevoir  et  à  comprendre,  aspirations 
et  pouvoir  qui  nous  dépassent  infiniment  et  ne 
peuvent  venir  que  d'impulsions  qui  ne  sont  pas 
finies. 

Mais  quand  de  l'idée  de  Dieu,  équivalente  et  même 
identique  à  l'idée  du  parfait,  et  de  cette  idée  seule^ 
Descartes  veut  conclure  l'existence  réelle  du  parfait, 


LA    MÉTAPHYSIQUE   C  A  RT  KS  lENN  H.    DIEU      283 

il  dépasse,  semble-t-il,  les  bornes  d'un  prudent  réa- 
lisme, et  fait  sienne  une  preuve  qui  n'est  recevable 
que  dans  l'ontologisme  (1).  Précédemment,  il  prenait 
cette  idée  du  parfait  ou  de  Dieu  en  nous,  et  il  la 
montrait  faite  en  nous  par  Dieu  lui-même  :  mainte- 
nant il  prend  cette  idée  en  elle-même  et  la  traite, 
en  quelque  manière,  comme  un  absolu.  Or,  qui  peut 
décider  si  une  telle  idée  représente  une  vraie  et 
immuable  nature,  si  elle  a  été  faite  en  nous  par  une 
réalité,  ou  faite  par  nous  sur  une  réalité,  ou  bien  si 
elle  n'est  pas  une  pure  chimère,  un  simple  possible, 
analogue  aux  concepts  de  Kant?  En  concluant  de 
l'idée  de  l'infmi  à  l'infmi  existant,  Descartes  s'ex- 

(1)  L'ontologisme  est  cette  doctrine  qui  aflirme  que  nous  avons 
une  perception  immédiate,  encore  que  très  obscure  et  pour  ainsi  dire 
inconsciente,  de  Dieu,  de  son  existence,  et  de  ce  qui  est  en  Dieu.  A 
première  vue,  on  pourrait  être  tenté  de  taxer  Descartes  d'ontolo- 
gisme,  car  il  admet  que  nous  pouvons  remonter  de  l'idée  du  parfait 
à  Dien,  comme  de  la  perception  à  l'objet  perçu,  et,  d'autre  part, 
il  semble  que  l'argument  ontologique  n'est  vrai  que  si  l'idée  de  Dieu 
est  une  perception.  Mais,  en  fait,  il  n'en  est  rien  :  car  Descartes  dé- 
clare expressément  que  Dieu,  ici-bas,  n'est  pas  perçu  par  intuition, 
mais  qu'il  est  conclu,  et  conclu  de  l'idée  du  parfait  qui  a  été  mise  en 
nous  par  Dieu,  créateur  de  toutes  choses,  dont  la  »  lumière  »  n'est 
pas  perçue,  mais  nous  fait  percevoir.  D'autre  part,  l'argument 
ontologique  exclut  l'ontologisme  :  car,  si  nous  percevions  Dieu 
immédiatement,  nous  n'aurions  pas  besoin  d'un  argument  pour 
passer  de  l'idée  à  l'être.  «  Il  est  vrai,  écrit  Descartes  que  la  simple 
considération  d'un  tel  Être  nous  conduit  si  aisément  à  la  connais- 
sance de  son  existence,  que  c'est  presque  la  même  chose  de  conce- 
voir Dieu  et  de  concevoir  qu'il  existe  ;  mais  cela  n'empêche  pas  que 
l'idée  que  nous  avons  de  Dieu,  ou  d'un  Être  souverainement  par- 
fait, ne  soit  fort  différente  de  cette  proposition  :  Dieu  existe,  et  que 
l'un  ne  puisse  servir  de  moyen  ou  d'antécédent  pour  prouver 
l'autre  »  (lettre  à  Mersenne,  juillet  1641,  III,  306).  Et  ailleurs  : 
On  demande,  dit-il,  au  docteur  angélique  «  si  la  connaissance  de 
l'existence  de  Dieu  est  si  naturelle  à  l'esprit  humain  qu'il  ne  soit 
point  besoin  de  la  prouver,  c'est-à-dire  si  elle  est  claire  et  mani- 
feste à  un  chacun  :  ce  qu'il  nie,  et  moi  avec  lui  »  {Réponse  aux 
ire»  objections,  IX,  91). 


8S4  DESCARTES 

pose  donc  à  conclure  de  l'idéal  au  réel,  du  moins 
au  plus,  —  ou  il  s'y  exposerait,  si  l'existence  de  Dieu 
n'était  prouvée  par  ailleurs  (1),  Tel  est,  semble-t-il, 
le  vice  caché,  mais  incurable,  de  l'argument  ontolo- 
gique, lorsqu'on  le  prend  en  lui-même  et  qu'on  le 
sépare  de  la  preuve  de  Dieu  par  ses  effets.  Et  cepen- 
dant il  y  a  un  fond  de  vérité  dans  l'argumentation 
de  Descartes  :  seulement,  cette  vérité  ne  réside 
pas  dans  la  nature  même  de  l'idée  de  Dieu,  mais 
dans  la  nature  de  notre  esprit  et  de  notre  percep- 
tion, qui  n'épuise  sa  puissance  qu'en  arrivant  à 
l'idée  d'infini.  Or,  ici,  nous  abandonnons  l'argument 
ontologique  pour  revenir  à  l'argument  de  causalité  : 
et  c'est  cet  argument,  en  dernier  ressort,  qui  cons- 
titue la  base  inébranlable  de  tout  l'édifice  ;  c'est  lui 
qui  fait  la  force  et  la  vérité  de  la  position  carté- 
sienne. 


(1)  En  d'autres  termes,  Descartes  veut  tirer  de  l'idée  claire  un 
élément  (l'existence)  qu'elle  ne  contient  pas  nécessairement,  mCme 
dans  le  cas  de  Dieu,  bien  que,  dans  ce  cas,  elle  le  contienne,  mais 
seulement,  pourrait-on  dire,  par  une  heureuse  chance,  l'exisience 
de  Dieu  se  trouvant  établie  par  ailleurs.  Descartes,  au  surplus,  recon- 
naît lui-même  que  dans  la  mineure  de  l'argument  ontologique  (à 
savoir  que  nous  concevons  clairement  et  distinctement  qu'il  appar- 
tient à  la  vraie  et  immuable  nature  de  Dieu  qu'il  existe)  réside  une 
diiTiculté  qui  n'est  pas  petite,  parce  qu'il  n'est  pas  aisé  de  distinerner 
ce  qui  appartient  à  la  vraie  et  immuable  essence  d'une  chose,  de  ce 
qui  ne  lui  est  attribué  que  par  la  Action  de  notre  entendement 
(Réponse  aux  l'«'  objections,  IX,  92).  C'est  pourquoi,  après  même 
qu'il  a  essayé  de  lever  la  difTiculté,  en  montrant  que  les  choses  que 
l'entendement  ne  peut  diviser  n'ont  pas  été  faites  par  lui,  —  comme 
est  l'existence  nécessaire  de  l'Être  parfait,  c'est-à-dire  capable  d'exister 
par  sa  propre  force,  —  il  ajoute  :  «  Et  je  confesserai  ici  librement 
que  cet  argument  est  tel,  que  ceux  qui  ne  se  ressouviendront  pas  de 
toutes  les  choses  qui  servent  à  sa  démonstration',  e  prendront  aisé- 
ment pour  un  sophisme  ;  et  que  cela  m'a  fait  douter  au  commence- 
ment si  je  m'en  devais  servir,  de  peur  de  donner  occasion  à  ceux 
qui  ne  le  comprendront  pas  de  se  défier  aussi  des  autres  »  (IX,  94). 


LA    iMi;TA  PHYSIQUE   CARTÉSIENNE.   DIEU      285 


* 
*    * 


Également  distant  de  V idéalisme  kantien  et  de 
Vontologisme  proprement  dit,  c'est-à-dire  des  doc- 
trines qui  traitent  l'idée  de  Dieu  soit  comme  un 
concept,  soit  comme  une  perception,  le  réalisme  car- 
tésien, en  son  fond,  demeure  solide  et  vrai.  J'ai 
Vidée  de  Dieu,  en  ce  sens  que  ma  pensée,  en  réflé- 
chissant sur  les  lois  qui  régissent  les  changements 
incessants  du  cosmos,  postule  ou  exige  naturellement 
et  nécessairement  l'existence  d'un  absolu  réel  qui 
ne  change  pas  et  qui  rend  raison  de  tous  les  change- 
ments :  c'est-à-dire  que  ma  pensée  postule  Dieu.  Si 
cette  exigence  de  ma  raison  n'est  pas  conforme 
aux  choses,  si  mon  idée  ne  répond  à  rien  de  réel,  rien 
ne  garantit  phis  la  valeur  (objective  de  ma  pensée; 
celle-ci  n'est  autre  chose  qu'une  pure  forme,  capable 
tout  au  plus  de  créer  des  êtres  de  raison  ou  de  con- 
cevoir des  possibles,  comme  les  êtres  mathématiques, 
mais  non  d'atteindre  quelque  réalité  substantielle 
existant  hors  de  moi.  Si  l'on  nie  l'être,  on  enferme 
l'homme  dans  sa  pensée  :  rien  n'existe,  ni  hors  de 
nous,  ni  même  en  nous  ;  tout  n'est  plus  qu'illusion, 
apparence  ou  fiction  de  notre  esprit  ;  et,  du  même 
coup,  on  supprime,  avec  l'existence  du  réel,  la  possi- 
bilité même  de  la  science,  fondée  sur  l'accord  de  la 
pensée  et  des  choses  :  en  sorte  que  la  connaissance 
humaine  tout  entière  se  trouve  renversée  contre 
toute  raison  (IX,  118).  Tel  est  le  faux  idéalisme.,  ou 
plutôt  la  fausse  idéologie  que  nous  avons  héritée  des 
Allemands,  qui  est  la  tare  de  la  pensée  moderne  et 


286  DKSCARTES 

qu'il  nous  faut  remplacer  dans  tous  les  domaines 
par  le  réalisme  spirituel  dont  Descartes  nous  a  laissé 
le  modèle  impérissable.  * 

De  ce  réalisme  spirituel  Dieu  est  la  pierre  d'angle. 
Non  pas,  sans  doute,  que  nous  ayons  ici-bas  de  Dieu 
une  «  connaissance  intuitive  »,  par  «  impression 
directe  de  la  clarté  divine  sur  notre  entendement  »  : 
pour  recevoir  cette  «  lumière  pure,  constante,  claire, 
certaine,  sans  peine  et  toujours  présente  »,  il  faudra 
que  notre  esprit  soit  détaché  du  corps,  ou  que  ce 
corps  glorifié  ne  lui  fasse  plus  d'empêchement  ;  et 
«  toutes  les  connaissances  que  nous  pouvons  avoir 
de  Dieu  sans  miracle  en  cette  vie  descendent  du 
raisonnement  et  du  progrès  de  notre  discours  »,  qui 
les  tire  des  principes  de  la  foi  ou  des  idées  naturelles 
qui  sont  en  nous.  Mais,  si  nous  ne  voyons  pas  Dieu, 
nous  pouvons  le  conclure,  en  quelque  sorte  immé- 
diatement, de  ces  idées  et  notions  naturelles,  telles 
que  le  Cogito,  qui,  malgré  l'obscurité  qu'y  mêle 
notre  imagination,  est  «  une  preuve  de  la  capacité 
de  nos  âmes  à  recevoir  de  Dieu  une  connaissance 
intuitive  ».  Et  cette  conclusion,  par  laquelle  noua 
remontons  des  effets  perçus  intuitivement  à  leur 
cause  première,  est  entièrement  certaine  :  nous  la 
«  touchons  de  l'esprit  avec  plus  de  confiance  que 
nous  n'en  donnons  au  rapport  de  nos  yeux  »  (1). 
Ceux  qui  appliquent  toutes  les  forces  de  leur  esprit 
à  contempler  cette  idée  dans  sa  réalité  ou  dans  sa 
perfection,  et  qui,  reconnaissant  combien  elle  nous 
dépasse,  ne   cherchent  pas  à  la   comprendre,  mais 

(1)  Lettre  au  marquis  de  Newcastle,  1648,  V,  136-138. 


LA    VETAPFIYSIQUE   CARTESIENNE.    DIEU      287 

comprennent  pourquoi  elle  nous  est  incompréhen- 
sible et  «  admirent  »,  ceux-là,  dis-je,  trouvent  en 
Dieu  «  incomparablement  plus  de  choses  qu'il  ne 
s'en  trouve  en  aucune  des  choses  créées  »  (IX,  90)  ; 
ils  voient  en  Dieu  la  raison  de  toutes  choses  ;  ils 
reconnaissent  que  «  l'existence  de  Dieu  est  la  pre- 
mière et  la  plus  essentielle  de  toutes  les  vérités  qui 
peuvent  être  et  la  seule  d'où  procèdent  toutes  les 
autres  »,  et  que  Dieu  «  est  le  seul  auteur  duquel 
toutes  choses  dépendent  »  (lettre  à  Mersenne, 
6  mai  1630,  I,  150). 

Pourtant,  s'il  en  est  ainsi  et  qu'il  n'y  ait  «  rien  au 
monde  qui  soit  de  soi  plus  évident  et  plus  certain 
que  l'existence  de  Dieu  »,  d'où  vient  qu'il  y  en  ait 
«  plusieurs  qui  se  persuadent  qu'il  y  a  de  la  difficulté 
à  le  connaître  »  (1)?  De  la  réponse  à  cette  question 
dépend  toute  l'intelligence  des  preuves  de  l'exis- 
tence de  Dieu  :  c'est  par  là  qu'il  faut  commencer 
pour  les  bien  entendre,  et  Descartes  observe  que, 
s'il  a  placé  dans  le  Discours  ces  considérations  après 
les  preuves,  c'est  qu'il  craignait  de  troubler  les 
esprits  et  qu'il  n'a  pas  osé  expliquer  tout  au  long, 
dès  l'abord,  les  raisons  que  nous  avons  de  douter 
de  toutes  les  choses  matérielles,  «  et  par  même 
moyen  accoutumer  le  lecteur  à  détacher  sa  pensée 
des  choses  sensibles  »  (I,  353).  Mais,  si  l'on  veut 
«  méditer  par  ordre  »  toutes  ces  choses,  c'est  par  ces 
considérations  qu'on  devra  commencer.  Ainsi  se 
décèle  la  portée,  et  du  même  coup  le  sens  exact,  du 
doute  méthodique.  Et  en  effet,  dit  Descartes,  ce  qui 

(1)  Lettre  de  mars  1637,  I.  353.  Discours,  '."  |iart.,  VI,  37. 


288  DESCARTES 

fait  que  certains  croient  éprouver  de  la  difficulté 
à  connaître  Dieu  et  leur  âme,  «  c'est  qu'ils  n'élèvent 
jamais  leur  esprit  au  delà  des  choses  sensibles,  et 
qu'ils  sont  tellement  accoutumés  à  ne  rien  considérer 
qu'en  l'imaginant,  qui  est  une  façon  de  penser  parti- 
culière pour  les  choses  matérielles,  que  tout  ce  qui 
n'est  pas  imaginable  leur  semble  n'être  pas  intelli- 
gible. Ce  qui  est  assez  manifeste  de  ce  que  même 
les  philosophes  tiennent  pour  maxime,  dans  les 
écoles,  qu'il  n'y  a  rien  dans  l'entendement  qui  n'ait 
premièrement  été  dans  le  sens,  où  toutefois  il  est 
certain  que  les  idées  de  Dieu  et  de  l'âme  n'ont 
jamais  été.  Et  il  me  semble  que  ceux  qui  veulent 
user  de  leur  imagination  pour  les  comprendre  font 
tout  de  même  que  si,  pour  ouïr  les  sons  ou  sentir 
les  odeurs,  ils  se  voulaient  servir  de  leurs  yeux  : 
sinon  qu'il  y  a  encore  cette  différence,  que  le  sens 
de  la  vue  ne  nous  assure  pas  moins  de  la  vérité  de 
SCS  objets,  que  font  ceux  de  l'odorat  ou  de  l'ouïe  ; 
au  lieu  que  ni  notre  imagination  ni  nos  sens  ne  nous 
sauraient  jamais  assurer  d'aucune  chose,  si  notre 
entendement  n'y  intervient  »  (Discours,  4®  part., 
VI,  37). 

Texte  remarquable,  dans  lequel  Descartes  dénonce 
et  ruine  à  tout  jamais  le  sophisme  caché  au  fond 
de  toutes  les  négations  communes  de  Dieu  et  qui 
se  ramène  à  ceci  :  Montrez-moi  Dieu  !  Tant  que  je 
ne  l'aurai  pas  touché  ou  mesuré,  je  ne  croirai  pas 
qu'il  existe  !  Ce  qui  signifie  équivalemment  :  Dieu 
ne  pouvant  être  touché,  ni  mesuré,  n'est  pas  intelli- 
gible et  partant  n'existe  pas.  Or,  ce  raisonnement 
s'appuie  sur  deux  principes  :  l"  n'est  réel  que  ce  qui 


LA   MÉTAPHYSIQUE   C  ARTÉSIENNK.    DIEU      28» 

nous  est  intelligible  ;  2°  n'est  intelligible  que  ce  qui 
est  imaginable,  —  principes  d'où  découle  immédiate- 
ment cette  conclusion  que  seules  sont  intelligibles, 
et  partant  réelles,  les  choses  matérielles,  sensibles 
et  imaginables  (1).  Mais  ces  deux  principes  sont 
entièrement  faux  : 

1°  Ce  n'est  pas  son  intelligibilité  pour  nous  qui  fait 
la  réalité  d'une  chose  :  'la  capacité  de  notre  esprit 
ne  mesure  point  celle  du  réel  ;  il  y  a  une  infinité  de 
choses  qui  nous  surpassent. 

2°  Connaître  est  tout  autre  chose  qu'imaginer  : 
ainsi  je  conçois  fort  bien  un  chiliogone,  encore  que 
je  ne  puisse  l'imaginer  (2).  Et  la  seule  connaissance 
vraie  est  la  connaissance  par  l'intellection  pure, 
comme  est  celle  de  l'âme  ou  de  Dieu  (3). 

Sur  ce  point,  la  psychologie  moderne,  en  nous 
révélant  l'existence  d'une  «  pensée  sans  images  »  (4), 
a  entièrement  confirmé  les  vues  de  Descartes.  Et 
la  physique  moderne,  en  nous  apprenant  que  la 
matière  n'est  qu'une  apparence,  support  de  forces 
réelles  mais  inconnues,  nous  amène  à  conclure  avec 
Descartes  qu'elle  est  infiniment  moins  connais- 
sable  que  Dieu,  et  qu'elle  n'est  peut-être,  suivant 

(1)  «  IIoc  fit  ex  faiso  praBJudicio,  quia  nihil  putant  existere,  vel 
esse  intelligibile,  nisi  sit  etiam  imaginabile  »  (lettre  à  Morus,  5  fé- 
vrier 1649,  V.  270). 

(2)  6»  Méditation,  VII,  71-73  ;  IX,  57.  «  Nam  attentius  conside- 
ranti  quidnam  sit  imaginatio,  nihil  aliud  esse  apparet  quam  quœdam 
applicatio  facultatis  cognoscitivao  ad  corpus  ipsi  intime  pra3sens, 
ac  proinde  existons...  Ad  haec  considero  istam  vim  imaginandi  qusp 
in  me  est,  prout  difïert  a  vi  intelligendi,  ad  ir»ei  ipsius.  hoc  est  ad 
mentis  meae  essentiam  non  requiri.  » 

(3)  Lettre  à  Mersenne,  juillel   1641.   III,  393-395. 

(4)  Voir  Alfred  Binbt,  l  Étude  expérimentale  de  V intelligence,  Paris, 
Schleicher,  1903. 

19 


290  DESCARTES 

le   mot    de  Berkeley,    qu'un    écran    entre    nous  et 
Dieu. 

Cependant,  Dieu  demeure  mystère. 

«  Le  soleil  ni  la  mort  ne  se  peuvent  regarder  fixe- 
ment »,  dit  un  proverbe  espagnol.  Dieu,  pas  plus 
que  le  soleil,  ne  se  peut  regarder  fixement,  car  il 
dépasse  infiniment  toutes  nos  puissances.  Étant  pur 
esprit,  il  ne  peut  tomber  sous  les  sens  ni  sous  l'ima- 
gination ;  étant  l'infini,  il  ne  peut  être  embrassé  dans 
la  capacité  finie  de  notre  entendement  ;  étant  la 
pure  lumière,  il  ne  peut  être  perçu  par  notre  intui- 
tion :  il  n'est  pas  vu  face  à  face,  mais  seulement 
comme  en  un  miroir  (saint  Paul,  Première  aux  Corin- 
thiens, XIII,  12).  Pourtant,  de  l'étude  du  cosmos 
nous  pouvons  conclure  Dieu,  des  effets  nous  pouvons 
remonter  à  la  cause  première,  avec  une  certitude 
parfaite.  Mais  cette  certitude  doit  être  gagnée  par 
une  constante  application  de  notre  esprit  et  par  une 
méditation  qui,  nous  ramenant  à  l'intérieur  de  nous- 
mêmes,  nous  purifie  en  quelque  manière.  Car  notre 
esprit,  pour  peu  que  son  attention  se  relâche,  se 
trouve  «  obscurci  et  comme  aveuglé  par  les  images 
des  choses  sensibles  »,  qui  lui  dérobent  la  vision  des 
choses  spirituelles  et  le  détournent  de  Dieu  (1).  Plus 
encore,  de  nos  jours  surtout,  il  est  perverti  par 
l'esprit  de  contradiction,  par  la  haine  de  la  vérité, 
en  un  mot  par  cet  orgueil  diabolique  dont  paraît 
être  possédée  la  j)ensée  allemande  et  qui  proclame  : 
l'idée  de  Dieu  n'est  qu'un  concept  de  notre  esprit  ; 

(1)  3«  MWirauo/i,  IX,  38.  Voir  aussi  la  fin  des  Réponses  aux  2"  oi- 
jeclions,  IX.  122-123. 


LA   MÉTAPHYSIQUE   CARTÉSIENNE.    DIEU      891 

ce  n'est  pas  Dieu  qui  a  créé  l'homme,  c'est  l'homme 
qui  a  créé  Dieu.  Je  plains  ceux  qui  raisonnent  de  la 
sorte  :  car  on  ne  peut  démontrer  l'existence  du 
soleil  à  ceux  qui  ne  veulent  pas  le  voir  ;  mais  ils  se 
privent  ainsi  de  la  lumière  de  la  vérité. 

Pour  celui  qui  suit  simplement  sa  raison,  qui  tâche 
de  s'affranchir  et  des  sens  et  de  son  esprit  propre 
pour  se  soumettre  au  réel,  s'il  considère  le  cosmos  et 
la  partie  la  plus  haute  du  cosmos,  qui  est  l'homme, 
il  ne  pourra  croire  rationnellement  que  tout  cela 
soit  dû  au  jeu  aveugle  des  forces  matérielles,  c'est- 
à-dire  au  hasard,  ni  à  quelque  énergie  vitale  dénuée 
de  conscience,  de  raison  et  de  liberté  :  car  la  raison 
se  refuse  à  admettre  que  le  plus  vienne  du  moins, 
l'être  du  néant,  et  l'ordre  du  désordre.  Nier  Dieu, 
c'est  nier  la  raison.  Nier  Dieu,  c'est  nier  l'être.  Si 
Dieu  n'existait  pas,  rien  ne  serait. 

Sans  doute,  il  faut  un  effort  très  soutenu  et  pé- 
nible pour  parvenir  à  cette  haute  connaissance  : 
mais,  lorsqu'on  y  est  parvenu,  on  comprend  que 
cela  est  et  ne  peut  être  autrement.  C'est  pourquoi, 
avant  de  «  passer  à  la  considération  des  autres 
vérités  que  l'on  en  peut  recueillir  »,  je  conclurai  avec 
Descartes  :  «  Il  me  semble  très  à  propos  de  m'arrêter 
quelque  temps  à  la  contemplation  de  ce  Dieu  tout 
parfait,  de  peser  tout  à  loisir  ses  merveilleux  attri- 
buts, de  considérer  {intueri)^  d'admirer  et  d'adarer  f 
l'incomparable  beauté  de  cette  immense  lumière, 
au  moins  autant  que  la  force  de  mon  esprit,  qui  en 
demeure  en  quelque  sorte  ébloui,  me  le  pourra  per- 
mettre. Car,  comme  la  foi  nous  apprend  que  la  sou- 
veraine félicité  de  l'autre  vie  ne  consiste  que  dans 


292 


DESCARTES 


cette  contemplation  de  la  majesté  divine,  ainsi  expé- 
rimentons-nous dès  maintenant  qu'une  semblable 
méditation,  quoique  incomparablement  moins  par- 
faite, nous  fait  jouir  du  plus  grand  contentement 
que  nous  soyons  capable  de  ressentir  en  cette  vie  » 
(3'  Méditation,  fin,  IX,  41-42). 


VIII 

la  doctrine  cartésienne 

conclusions 
l'infini  et  la  destinée  de  L'homme 

C'est  aujourd'hui  que  nous  allons,  suivant  l'ex- 
pression de  Descartes,  cueillir  les  fruits  de  notre 
eU'ort,  en  cueillant  les  fruits  de  ses  principes  et  de 
sa  doctrine  {Principes,  IX,  17).  Mais,  avant  de  le 
faire,  il  ne  sera  pas  inutile  de.  revenir  brièvement 
sur  deux  ou  trois  points  de  la  précédente  leçon,  qui, 
je  le  crains,  n'auront  pas  été  universellement  com- 
pris et  sur  lesquels,  d'ailleurs,  je  ne  me  suis  point 
pleinement  satisfait  moi-même  :  c'est  qu'il  est  très 
difficile,  sinon  même  impossible,  d'exprimer  claire- 
ment ce  que  l'on  conçoit  bien,  lorsque  c'est  Dieu 
qui  est  en  question  ;  quoi  qu'on  fasse,  un  tel  sujet 
nous  dépasse  tellement  qu'on  ne  peut  que  demeurer 
au-dessous  de  lui.  Pourtant,  il  est  nécessaire  d'ar- 
river à  une  idée  nette  sur  ce  point,  car  celui  qui  n'a 
pas  parfaitement  compris  la  vérité  de  l'existence  de 
Dieu  s'expose  à  ne  pas  comprendre  les  autres  vérités, 
qui  toutes,  comme  le  dit  Descartes,  dépendent  de 
cette  vérité  première. 

1*  Descartes  compare  ceux  qui  veulent  user  de 
leur  imagination  pour  comprendre  Dieu  à  ceux  qui, 

293 


>94 


DESCARTES 


pour  ouïr  les  sons,  se  voudraient  servir  de  leurs 
yeux.  Qu't'sf-ce  à  dire?  Un  schéma  nous  aidera  à 
saisir  cette  comparaison,  puisque  aussi  bien  nous 
aommes  ainsi  faits  que  nous  saisissons  toujours 
mieux  les  choses  lorsque  nous  les  voyons. 


Vue 


Lumière 


Imagination 


Choses 
matérielles 


Choses  spiri- 
tuelles —  Dieu. 


Descartes  met  en  parallèle  les  deux  volets,  si  je 
puis  dire,  de  ce  diptyque,  en  remarquant  toutefois 
que  la  comparaison  pèche  encore,  à  son  désavan- 
tage, en  ce  que  la  vue  vaut  l'ouïe,  tandis  que  l'ima- 
gination ne  vaut  pas,  comme  moyen  de  connaissance, 
l'entendement..  Et  il  dit  :  celui  qui  veut  percevoir, 
par  les  sens  et  l'imagination,  Dieu  (qui  ne  peut  être 
connu  que  par  l'entendement),  et  qui,  ne  le  perce- 
vant pas  ainsi,  le  nie,  fait  comme  celui  qui  voudrait 
percevoir  par  la  vue  les  sons  (qui  ne  peuvent  être 
perçus  que  par  l'ouïe),  et  qui,  ne  les  percevant  pas 
ainsi,  les  nierait. 

Je  joue  de  la  harpe  devant  un  sourd  et  qui  n'a  pas 
conscience  d'être  sourd  :  il  n'entend  pas  l'harmonie, 
et,  comme  il  ne  perçoit,  par  la  vue,  que  le  dehors 
des  mouvements  que  j'accomplis,  il  s'imagine  qu'il 
ferait  la  même  chose  en  pinçant  n'importe  quelle 
corde,  n'importe  comment.  Ainsi,  à  celui  qui  ne 
reconnaît  que  la  connaissance  imaginative,  et  qui 
est  sourd  de  l'entendement,  je  montre  l'homme,  être 


LA    DOCTRINE   CARTÉSIENNE  2'.'5 

raisonnable  :  il  n'en  voit  que  le  dehors,  Tanimal  ; 
et  il  nie  la  raison.  Je  lui  montre  Dieu  :  il  ne  voit 
qu'un  concept  ;  et  il  nie  Dieu.  Celui  qui  nie  Dieu  est 
un  homme  à  qui  manque  un  sens  ou,  plus  exacte- 
ment, le  sens,  qui  est  la  raison. 

2*  Kant,  —  tout  au  moins  le  Kant  de  la  Raison 
pure,  car,  dans  la  Raison  pratique,  Kant  rétablit  Dieu 
comme  condition  du  devoir,  —  Kant  et  l'idéalisme 
allemand  assimilent  Dieu  à  un  concept,  c'est-à-dire  à 
une  simple  «  possibilité  exempte  de  contradiction  », 
ou  à  un  «  idéal  exempt  de  défauts  »,  qui  serait  fait 
par  notre  entendement  (1).  Descartes  dit  au  con- 
traire :  Dieu  se  manifeste  à  mon  esprit  sous  la  forme 
d'une  idée,  dont  la  réalité  objective  dépasse  infini- 
ment la  réalité  formelle  de  ma  pensée,  c'est-à-dire 
qui  me  représente  un  objet  réellement  existant,  que 
je  ne  jais  pas,  mais  qui  m'a  fait  :  à  savoir  Dieu  lui- 
même,  l'Être  nécessaire,  infini,  parfait  (2). 

(1)  Critique  de  la  raison  pure.  Dialectique  transcendantale,  III,  7 
(Barni,  t.  II,  p.  163). 

(2)  Descartes  a  certainement  raison  contre  Kant  lorsqu'il  affirme 
que,  dans  la  connaissance  que  nous  avons  de  l'infini  ou  de  Dieu, 
notre  esprit  dépasse  nos  concepts.  Une  telle  connaissance  est  néga- 
tive de  forme,  mais  positive  de  fond  ;  elle  ne  se  réduit  pas  à  une 
connaissance  conceptuelle  :  nous  voyons  au  delà  de  nos  concepts, 
nous  sentons  que  nous  les  dépassons  infiniment.  Toutefois,  ce  fait 
indéniable  nous  permet-il  d'affirmer  Dieuî  L'idée  que  nous  avons 
de  l'infini  nous  permet-elle  d'atteindre  une  réalité  correspondante, 
c'est-à-dire  l'infini  existant?  Comme  nous  l'avons  observé,  la  con- 
clusion de  Descartes  n'est  vraiment  démonstrative  que  lorsqu'il 
considère  l'idée  non  pas  en  elle-même,  mais  en  nous,  et  plus  parti- 
culièrement lorsqu'il  tire  argument  du  mouvement  indéfini  de  notre 
pensée.  C'est  donc  Vaspiration  vers  l'infini,  plutôt  que  Vidée  de 
l'infini,  qui  prouve  Dieu,  à  condition  que  l'on  considère  Dieu  en 
tant  que  cause  de  cette  aspiration,  et  que  l'on  remonte  de  cet  effet 
à  sa  cause  par  un  raisonnement  articulé.  Et,  en  eflet,  sii'on  a  raison 


296  DESGARTES 

Prenons,  ici  encore,  une  comparaison.  Je  regarde 
le  soleil  dans  un  miroir.  L'ADemand  me  dira  :  vous 
ne  voyez  rien  d'autre  qu'une  tache  lumineuse  sur 
votre  rétine,  image  d'une  image  ;  vous  ne  pouvez 
me  prouver  qu'il  y  ait  là  autre  chose  qu'un  de  ces 
phosphènes  que  votre  œil  fait  lorsqu'on  le  comprime. 
Descartes,  avec  le  bon  sens,  répond  (1)  :  encore  qu'on 
puisse  se  tromper  lorsqu'on  se  fie  aux  sens  ou  aux 
préjugés,  celui  qui  tire  toute  sa  clarté  de  la  percep- 
tion de  l'entendement  seul,  ou  qui  use  de  la  raison, 
sait  très  évidemment  qu'il  voit  le  soleil  et  ne  le  fait 
pas.  L'Allemand  assimile  Dieu  à  un  phosphène  de 
notre  esprit  :  Descartes,  comme  Platon,  le  compare- 
rait au  soleil  qui  illumine  notre  intelligence  (2). 

Je  ne  puis  démontrer  l'existence  du  soleil  à  celui 
qui  veut  le  nier,  et  qui,  pour  y  échapper,  le  fuit  et 
se  réfugie  dans  une  cave  où  il  manie  des  ombres. 
Mais  je  jouis  de  sa  lumière  et  de  sa  chaleur  :  et  cela 
me  suffît. 

Je  ne  puis  fournir  de  preuve  rigoureusement  adé- 


d'iavoquer  contre  Kant  l'existence  d'une  intuition  intellectuelle 
comme  fondant  en  réalité  notre  pensée,  si  Vidée,  en  d'autres  termes, 
fait  la  valeur  de  nos  concepts,  elle  ne  saurait  toutefois  se  passer  d'eux, 
et  l'esprit  humain  ne  saurait  asseoir  sa  certitude  de  l'existence  de 
Dieu  sur  une  pure  idée  ou  intuition,  indépendamment  d'un  raison- 
nement articulé  par  concepts.  Ces  explications  données,  ou  ces 
réserves  faites,  il  reste  que  Descartes  a  parfaitement  vu  le  carac- 
tère réel,  et  non  factice,  de  la  connaissance  que  notre  raison  nous 
donne  de  Dieu  :  sur  ce  point  nous  sommes  résolument  avec  lui, 
contre  Kant  et  l'idéalisme. 

(1)  Cf.  Réponse  aux  2"'  objections,  IX,  114. 

(2)  Cf.  Réponse  aux  !«•  objections,  VII,  102-103  ;  IX,  82  :  t  ...adeo 
ut  idea  solis  sit  sol  ipse  in  intellectu  existens,  non  quidem  formaJiter, 
ut  in  cœlo,  sed  objective,  hoc  est  eo  modo  quo  objecta  in  intellectu 
esse  soient  ;  qui  sane  essendi  modus  longe  imperfectior  est  quam  ille 
quo  res  extra  intellectum  existant,  sed  non  idcirco  plane  niliil  e£t.  i 


LA   DOCTRINE    CARTÉSIENNE  2^7 

quate  de  ce  qui  surpasse  la  raison  ;  on  ne  manie  pas 
les  idées  comme  les  concepts  ;  je  provoquerai  des 
phosphènes  quand  je  voudrai,  en  pressant  sur  mon 
œil  :  nous  ne  sommes  pas  maîtres  du  soleil,  et  je  ne 
puis  le  faire  lever  à  volonté. 

Mais,  si  je  ne  puis  maîtriser  cette  idée  de  Dieu, 
je  reconnais  sa  présence  et  sa  réalité  précisément 
à  ce  qu'elle  me  dépasse  :  tout  est  là.  Parce  que  l'in- 
fini me  dépasse,  parce  qu'il  me  donne  toujours  du 
mouvement  pour  aller  plus  loin,  je  connais  que 
iinfini  n'est  pas  fait  par  moi,  qu'il  existe  hors  de 
moi,  indépendamment  de  moi  et  de  tout  le  reste, 
et  par  soi.  Et,  parce  qu'il  est  l'infini,  je  comprends 
aussi  pourquoi  moi  qui  suis  fini  je  ne  puis  le  com- 
prendre (1)  :  et  ceci  est  encore  une  preuve  qu'il  est 
bien  l'infini  et  qu'il  existe,  car,  si  nous  pouvions  le 
comprendre,  il  ne  serait  pas  l'infini  et  n'aurait  d'être 
que  dans  notre  entendement. 

Si  nous  nous  sommes  bien  pénétrés  de  cette  vérité 
fondamentale  et  que  nous  nous  arrêtions  longtemps, 
dit  Descartes,  à  «  contempler  la  nature  (2)  de  l'Être 
souverainement  parfait  »,  nous  verrons  très  positive- 
ment, «  sans  aucun  raisonnement  »  et  «  sans  preuve  », 
que  Dieu  existe  :  et  cette  conclusion  ne  sera  pas 
moins  claire  et  évidente  qu'il  nous  est  manifeste 
que  deux  est  un  nombre  pair  (3).  Mais  cette  conclu- 

(1)  (  Est  de  natura  infîniti  ut  a  nobis,  qiii  sumus  âniti,  non  corn- 
prehendatur  »  [Principes,  I,  19). 

(2)  C'est-à-dire  l'essence,  ou  Vidée,  dans  sa  réalité  ou  perfection  : 
car  ceux  qui  s'arrêtent  au  nom,  dit  Descartes,  peuvent  aisément 
devenir  athées  (lettre  à  Mersenne,  6  mai  1630,  1,  150).  Sur  le  sens 
de  ce  terme  nature  chez  Descartes  et  dans  la  scolastique,  voir  Gilsoît, 
Index  scolastico-cartésien,  Paris,  Alcan,  1912,  s.  v.  «  Nature  ». 

(3)  Réponse  aux  2"   objections,  5»  demande  {VII,  163  ;  IX,  126)  : 


291  DESCABTES 

sion  n'est  évidente  sans  preuve  qu'à  «  ceux  qui  sont 
libres  de  tous  préjugés  »,  et  qui  sont  parvenus  à  une 
entière  «  clarté  d'esprit  »  (IX,  129),  d'une  part  en 
détachant  leur  esprit  du  commerce  des  sens,  et 
d'autre  part  en  s'afîranchissant  de  l'orgueil  et  de 
l'esprit  de  contradiction  :  «  Car,  de  cela  même  que 
quelqu'un  se  prépare  pour  impugner  la  vérité,  il 
se  rend  moins  propre  à  la  comprendre,  d'autant  qu'il 
détourne  son  esprit  de  la  considération  des  raisons 
qui  la  persuadent,  pour  l'appliquer  à  la  recherche 
de  celles  qui  la  détruisent  »  (IX,  123). 

Aussi  pourrait-on  dire  que,  pour  V homme,  V humi- 
lité intellectuelle,  fruit  de  la  soumission  au  réel,  est 
une  condition  nécessaire,  quoique  non  suffisante,  de 
la  connaissance  de  Dieu. 


* 
*  * 


Si  l'homme  s'est  mis  dans  les  dispositions  morales 
et  intellectuelles  convenables,  et  qu'il  s'arrête  à  la 
contemplation  attentive  et  active  de  la  nature  de 
Dieu,  il  en  recueillera  des  fruits  immenses  :  car  il 
verra  que  de  Dieu  procèdent  tout  être,  toute  vérité 
et  tout  bien,  ou,  en  d'autres  termes,  que  Dieu  est 
l'auteur  total  et  le  principe  unique  de  la  nature,  de 

e  Quinto,  ut  diu  multumque  in  natura  entis  summe  perfecti  con- 
templanda  immorentur;  et  inter  caetera  considèrent,  in  aliarum  qui- 
dom  omnium  naturarum  ideis  existentiam  possibilem,  in  Dei  aulem 
idea  non  possibilem  tantum,  sed  omnino  necessariam  contineri.  Ex 
hoc  enim  solo,  et  absque  ullo  discursu,  cognoscent  Deum  existere  ; 
eritque  ipsis  non  minus  per  se  notum,  quam  numerum  binarium 
esse  parem,  vel  ternarium  imparem,  et  similia.  Nonnulla  enim  qui- 
busJam  per  se  nota  sunt,  quœ  ab  aliis  non  nisi  per  discursum  inttlli- 
guntur.  • 


LA    DOCTRINE   C  A  P.  TÉS  I  ENN  E  299 

la  science  et  de  la  morale.  Nous  allons  examiner  suc- 
cessivement ces  trois  points. 

I.  — Dieu  est  V auteur  total  de  tout  ce  qui  est. 

Dieu  est  par  soi  et  même,  ajoute  Desoartes,  il 
semble  qu'assez  proprement  il  peut  être  dit  et 
appelé  cause  de  soi  (1),  non  seulement  en  un  sens 
négatif,  en  tant  qu'il  n'a  besoin  d'aucun  secours 
pour  exister  ni  pour  être  conservé  et  n'a  point  de 
cause  différente  de  soi,  mais  en  un  sens  très  positif, 
en  tant  que,  par  la  réelle  et  véritable  immensité 
ou  surabondance  de  son  essence  ou  de  sa  propre 
puissance,  il  est  en  quelque  façon  à  l'égard  de  soi- 
même  ce  que  la  cause  efficiente  est  à  l'égard  de  son 
effet.  Qu'est-ce  à  dire?  Ceci,  «  à  savoir  que  ce  qui  est 
par  autrui  est  par  lui  comme  par  une  cause  effi- 
ciente, et  que  ce  qui  est  par  soi  est  comme  par  une 
cause  formelle,  c'est-à-dire  parce  qu'il  a  une  telle 
nature  qu'il  n'a  pas  besoin  de  cause  efficiente  »  :  en 
sorte  que,  «  entre  la  cause  efficiente  proprement  dite 
et  nulle  cause,  il  y  a  quelque  chose  qui  tient  comme 
le  milieu,  à  savoir  V essence  positive  d'une  chose,  à 
laquelle  l'idée  ou  le  concept  de  la  cause  efficiente  se 
peut  étendre  en  la  même  façon  que  nous  avons  cou- 
tume d'étendre  en  géométrie  le  concept  d'une  ligne 
circulaire,  la  plus  grande  qu'on  puisse  imaginer, 
au  concept  d'une  ligne  droite,  ou  le  concept  d'un 
polygone  rectiligne,   qui   a  un  nombre  indéfini  de 

(1)  €  Plane  admitto  aliquid  esse  posse,  in  quo  sit  tanta  et  tana 
inexhausta  potentia,  ut  nullius  unquam  ope  eguerit  ut  existeret, 
neque  etiam  nunc  egeat  ut  conservetsr,  atque  adeo  sit  quodammodo 
sui  causa  ;  Deumque  talem  esse  intelligo  »  (Réponse  aux  !"•  objec  -ons, 
VII  109  ;  IX.  86).  Les  textes  suivants  ont  été  cités,  p.  271  ,n  t»l  . 


300  DESCAhTES  1 

côtés,  au  concept  du  cercle  »  (1).  Et  ainsi,  dire  quel 
Dieu  est  par  soi,  c'est  dire  que  Dieu  se  suffît  pleine-  * 
ment    à    lui-même.    Tandis    que    toutes    les    autres 
choses  sont  dépendantes,  Dieu,  inconditionné  absolu  ; 
et  conditionnant  total,  ne  dépend  de  rien  et  tout  | 
dépend  de  lui  ;  tandis  que  toutes  les  autres  choses  ' 
sont  contingentes  et  que  leur  idée  n'implique  rien 
de  plus  que  la  possibilité  d'être,  Dieu  et  Dieu  seul 
est  absolument  nécessaire  :  son  essence  implique  né- 
cessairement et  enferme  en  soi  son  existence  ;  elle 
est  telle  qu'il  est  impossible  qu'il  ne  soit  ou  n'existe 
pas  toujours. 

En  Dieu,  nulle  limitation.  Dieu  est  omni- présent  : 
mais  cette  ubiquité  n'implique  pas  qu'il  soit  étendu, 
ni  surtout  qu'il  soit  composé  de  parties.  On  ne  sau- 
rait lui  attribuer  une  étendue  de  substance,  c'est-à- 
dire  qui  soit  imaginable  et  divisible,  mais  seulement 
une  étendue  de  puissance,  purement  intelligible,  ne 
comportant  aucune  division  et  n'enveloppant  aucune 

(1)  «  Quicunque  solius  luminis  naturalis  ductum  sequuntur,  sponte 
sibi  formant  hoc  in  loco  conceptum  quendam  causœ  efllcienti  et 
formali  communem,  ita  scilicet  ut  quod  est  ab  alio,  sit  ab  ipso  tan- 
quam  a  causa  elïlciente  ;  quod  autem  est  a  se,  sit  tanquam  a  causa 
formali,  hoc  est,  quia  talem  habet  essentiam,  ut  causa  elficionte 
•  non  egeat.  »  C'est  là,  dit  Descartes,  ce  que  j'ai  admis  sans  explication 
dans  mes  Méditations,  comme  une  chose  qui  va  de  soi.  Mais  pour 
ceux  qui,  voyant  que  l'on  demande  si  quelque  chose  est  par  soi, 
ae  songent  qu'à  la  seule  cause  efficiente  proprement  dite  et  entendent 
le  par  soi  négativement,  comme  sans  cause,  il  est  nécessaire  de  leur 
répondre  eu  montrant  que  «  inter  causam  efficientem  proprie  dictam 
et  nullam  causam  esse  quid  intermedium,  nempe  positivant  rei  essen- 
tiam, ad  quam  causœ  efficientis  conceptus  codera  modo  potest 
extcndi,  quo  solemus  in  geometricis  conceptum  linese  circularis 
quammaximae  ad  conceptum  linese  rectse,  vel  conceptum  polysron 
roctilinei,  cujus  indefinitus  sit  numerus  lalerum,  ad  conceptum 
cirouli  extendere  »  (Réponse  aux  4"  objections,  VII,  238-239  ;  IX,  134- 
185). 


LA   DOCTRINI£   CARTÉSIENNE  301 

étendue   proprement   dite   (1).    Dieu   est   donc   pur 
esprit,  absolument  simple  et  indivisible. 

Gomme  Dieu  transcende  l'étendue,  il  transcende 
la  durée.  En  lui,  nulle  trace  de  cette  grandeur  que 
nous  nommons  le  «  temps  »,  qui  n'est  «  qu'une  cer- 
taine façon  dont  nous  pensons  la  durée  prise  en 
général  »,  en  la  rapportant  à  certains  mouvements 
réguliers,  et  dont  nous  nous  servons  «  pour  com- 
prendre la  durée  de  toutes  les  choses  sous  une  même 
mesure  »  (2).  Mais  la  durée  de  Dieu  ne  saurait  être 
assimilée  non  plus  à  la  durée  de  l'esprit  humain, 
parce  que  celle-ci  manifeste  toujours  une  certaine  suc- 
cession, et  que  l'existence  de  ma  pensée  au  moment 
présent  n'implique  pas  que  je  doive  exister  et  penser 
au  moment  d'après  (3).  Dieu  est  éternel  :  la  vie  de 

(1)  «  Quantum  autem  ad  me,  nuUam  intelligo  nec  in  Deo  nec 
in  angelis  vel  mente  nostra  eitensionem  substantiœ,  sed  potentiaa 
duntaxat  »  (lettre  à  Monis,  15  avril  1649,  V,  342).  t  Puto  Deum, 
ratione  suas  potentise,  ubique  esse  ;  ratione  autera  suae  essenliae,  nul- 
lam  plane  habere  relationem  ad  locum  »  (Y,  343).  Voir  aussi  la  lettre 
à  Morus  du  5  février  1649,  V,  269-270. 

(2)  Dans  les  Principes,  I,  57,  Descartes  distingue  les  attributs 
qui  sont  dans  le?  choses,  de  ceux  qui  ne  sont  que  dans  notre  pensée, 
et  il  ajoute  :  «  Ita.  rum  tempus  a  duratione  generaliter  sumpta  dis- 
tinguimus,  dicimusque  esse  numenim  motus,  est  tantum  modus 
cogitandi  ;  neque  enim  profecto  intelligimus  in  motu  aliam  dura- 
tionem  quam  in  rébus  non  motis...  Sed  ut  rerum  omnium  durationera 
metiamur,  comparamus  illam  cum  duratione  motuum  illorum 
maximorum,  et  maxime  œquabilium,  a  quibus  fiunt  anni  et  dies  ; 
hancque  durationem  tempus  vocamus.  Quod  proinde  nihil,  praeter 
modum  cogitandi,  durationi  generaliter  sumptœ  superaddit.  »  Pas- 
sage remarquable,  qui  annonce  la  fameuse  distinction,  introduite  par 
H.  BiBGSON  dans  l'Essai  sur  les  données  immédiates  de  la  conscience, 
entre  le  temps  et  la  durée. 

(3)  «  Quamvis  nulla  corpora  existèrent,  dici  tamen  non  possei 
duratio  mentis  humanse  tota  simul,  queraadmodum  duratio  Dei  ; 
quia  manifeste  cognoscitur  successio  in  cogitationibus  nostris,  qualis 
in  cogitationibus  divinis  nulla  potest  admitti  ;  atqui  perspicuo 
intelligimus  fieri  posse  ut  existam  hoc  momento,  quo  unum  quid 


308  DESCARTES 

Dieu  est  un  éternel  présent.  Duratio  Dei  tota  simul. 
Mais  en  quel  sens?  L'éternité  doit  être  dite  et  simul 
et  semel  en  tant  que  rien  ne  saurait  jamais  être  ni 
ajouté  ni  retiré  à  la  nature  de  Dieu,  mais  non  pas 
en  tant  qu'elle  serait  tout  entière  donnée  simulta- 
nément :  car  on  y  peut  discerner  des  parties,  tout  au 
moins  depuis  la  création  du  monde,  et  par  consé- 
quent avant,  puisque  c'est  toujours  la  même  durée. 
Ainsi,  l'éternité  ramasse  en  elle,  dans  un  rayonne- 
ment immuable,  toute  la  durée,  mais  une  durée  con- 
tinue, indivisée,  sans  morcellement  malgré  son  infmie 
richesse,  durée  dont  nous  pourrons  nous  faire  une 
lointaine  idée  si  nous  songeons  à  ce  qu'est  en  nous 
la  pensée  dans  l'acte  de  l'intuition,  qui  n'est  pas 
instantané,  qui  occupe  une  certaine  durée,  mais  qui, 
divisible  en  tant  que  durée,  est,  en  tant  qu'acte  de 
pensée,  absolument  indivisible.  Or,  de  la  même 
façon,  nous  pouvons  diviser  la  durée  de  Dieu  en  une 
infinité  de  parties  ;  mais  Dieu  lui-même  est  rigou- 
reusement indivisible  (1).  Seulement,  entre  nous  et 
Dieu,  il  y  a  cette  différence  que,  dans  l'acte  de 

cogito,  et  tamen  nt  non  existam  momento  proxime  sequenti,  quo 
aliud  quid  potero  cogitare,  si  me  eiistere  contingat  *  (lettre  à 
Arnauld,  4  juin  1648,  V,  193). 

(1)  Voir  l'admirable  texte  du  Manuscrit  de  Gôuingen,  V,  148-149. 
Parlant  de  notre  pensée,  Descartes  dit  :  «  Erit  quidem  extensa  et  di- 
visibilis  quoad  durationem,  quia  ejus  duratio  potest  dividi  in  partes  ; 
sed  non  tamen  est  extensa  et  divisibilis  quoad  suam  naturam,  quo- 
niam  ea  manet  inextensa  ;  eodem  modo  ut  durationem  Dei  possumus 
dividere  in  inQnitas  partes,  cum  tamen  ideo  Deus  non  sit  divisibilis. 
■ —  [Obj.]  Sed  seternitas  est  simul  et  semel.  —  [R.]  Hoc  concipi  non 
potest.  Est  quidem  simul  et  semel,  quatenus  Dei  naturae  nun- 
quam  quid  additur  aut  ab  ea  quid  detrahitur.  Sed  non  est  simul  et 
semel,  quatenus  simul  existit  ;  nam  cum  possimus  in  ea  distinguere 
partes  jam  post  raundi  creationem,  quidni  illud  etiam  possemus 
facer»  ante  eam,  cum  eadem  duratie  sitf  i 


LA    DOCTRINE   CARTÉSIENNE  303 

Dieu,  c'est  la  durée  tout  entière  qui  se  trouve  incluse, 
et  que  cet  acte  est  par  soi,  c'est-à-dire  procède  d'une 
puissance  d'être  tellement  «  immense  et  incompréhen- 
sible »  qu'elle  le  reproduit,  pour  ainsi  dire,  conti- 
nuellement (IX,  87). 

Ce  Dieu,  qui  est  cause  nécessaire  de  soi,  est,  par 
sa  volonté,  cause  totale  de  toutes  choses,  c'est-à-dire 
créateur.  Mais  ce  n"esb  pas  dans  le  même  sens  qu'il 
est  «  cause  »  en  l'un  et  l'autre  cas.  Dieu  se  veut 
nécessairement  et  ne  peut  pas  ne  pas  se  vouloir, 
cela  de  par  son  essence  ou  sa  nature  même.  Au  con- 
traire, il  veut  le  monde  d'une  volonté  contingente 
et  libre,  Descartes  va  même  jusqu'à  dire  :  indiffé- 
rente (1).  Le  monde  n'existe  pas  nécessairement  :  il 
ne  procède  pas  ou  n'émane  pas  nécessairement  de 
Dieu,  comme  le  prétendent  les  panthéistes  (2).  C'est 
librement  que  Dieu  veut  le  monde  :  il  eût  pu  ne  pas 
le  créer  ;  si  le  monde  existe,  c'est  par  un  décret  de 
la  volonté  divine.  Creatio,  solum  voluntas  Dei  {Ma- 
nuscrit de  Gôttingen,  V,  155).  Sans  doute,  observe 
Descartes  après  saint  Thomas  {Summa  theologica^ 
I*  p.,  q.  46,  a.  2),  la  raison  ne  répugne  pas  à  l'idée 
que  ce  monde  puisse  être  de  toute  éternité,  c'est-à- 

(1)  «  Quantum  ad  arbitrii  liber'atem,  longe  alia  ejus  ratio  est  in 
Doo,  quam  in  nobis.  Repuc;aat  enim  Dei  voluntatem  non  fuisse  ab 
œterno  indifferontnm  ad  omnia  quae  faota  suât  aut  fient...  Et  ita 
summa  indiffcrentja  in  Dec  summum  est  ejus  omnipotentiae  argu- 
mentum  »  (Réponse  aux  6"  objections,  VII.  431-432;  IX,  232-233J. 

(2)  La  formule  la  plus  nette  de  la  doctrine  panthéiste  a  été  donnée 
par  Spinoza,  Éthique,  I,  pr.  16,  pr.  17  et  schol.,  pr.  33  et  appendice, 
u  A  summa  Dei  potentia,  sive  inhnita  natura,  inflnita  infinitis  modis, 
hoc  est,  omnia  necessario  effluxisse,  vel  seraper  eadem  necessitate 
sequi  ;  eodem  modo  ac  ex  natura  trianguli  ab  seterno  et  in  seternum 
sequitur,  ejus  très  angulos  afquari  duobus  rectis  *  (I,  17  sch.). 


304  DESCARTES 

dire  que  Dieu  ait  exercé  de  toute  éternité  cette  puis- 
sance qu'il  possède  de  toute  éternité  :  la  foi  seule 
nous  apprend  que  ce  monde  a  été  créé  dans  le 
temps  (cf.  Réponse  aux  6^  objections,  IX,  233).  Mais, 
en  supposant  que  le  monde  fût  éternel,  il  ne  serait 
tel  que  parce  que  Dieu  l'a  voulu,  et  il  serait  entière- 
ment dépendant  de  lui,  comme  il  Test  actuellement, 
pour  son  être  et  pour  sa  conservation,  en  la  même 
manière  que  l'effet  dépend  de  sa  cause  totale. 

Et,  en  effet,  quand  bien  même  j'aurais  été  créé 
de  toute  éternité,  cependant  les  parties  de  ma  durée 
seraient  encore  séparées  et  ne  dépendraient  pas 
moins  de  Dieu  pour  leur  continuation  (1).  C'est  ici 
la  profonde  théorie  cartésienne  de  la  création  con- 
tinuée (2).  «  Le  temps  présent  ne  dépend  point  de 
celui  qui  l'a  immédiatement  précédé  ;  c'est  pour- 
quoi il  n'est  pas  besoin  d'une  moindre  cause  pour 
conserver  une  chose  que  pour  la  produire  la  pre- 
mière fois  (3).  »  «  En  sorte  que  la  lumière  naturelle 

(1)  €  Ita  igitur  si  ab  seterno  essem,  tamen  partes  mei  temporis 
essent  sejunctse,  et  nihilominus  a  Deo  dependerent  i  {Manuscrit  de 
Gôllinçtn,  V,  155). 

(2)  Sur  cette  théorie  et  sur  la  place  considérable  qu'elle  occupe 
dans  l'économie  de  la  pensée  cartésienne,  voir,  en  plus  du  chapitre  iv 
de  VÊifolution  créatrice  de  Bebgson,  l'étude  de  J.  VioixR,  t  les  Idées 
de  temps,  de  durée  et  d'éternité  dans  Descartes  »  {Revue  philosophique, 
mars-juin  1920),  et  la  thèse  de  J.  Wahl,  Du  rôle  de  Vidée  d'instant 
dans  la  philosophie  de  Descaries,  Paris,  Alcan,  1920.  t  La  création 
est  continue,  dit  ce  dernier  (p.  18),  parce  que  la  durée  ne  l'est  pas. 
Les  deux  idées  d'indépendance  des  instants  et  de  dépendance  de  la 
créature,  de  temps  dis(ontin\!  et  de  création  continuée,  sont  indis- 
solublement liées  dans  la  pensée  de  Descartes.  »  Il  unit  ainsi  profon- 
dément à  l'idée  scientifique  do  la  discontinuité  du  temps  la  théorie 
scolastique  de  la  création  continuée. 

(3)  «  Tempus  praeseris  a  proxime  prœcedenti  non  pendet,  ideoque 
non  minor  causa  requiiitur  ad  rem  conscrvandam,  quam  ad  ipsani 
primura   producendam    »  {Réponse   aux   2»'  objeclions,   Ax.    2,    Vil, 


LA    DOCTRINE   CARTESIENNE  305 

nous  fait  voir  clairement  que  la  conservation  et  la 
création  ne  diffèrent  qu'au  regard  de  notre  façon  de 
penser  et  non  point  en  elTet  »  (3<^  Méditation,  IX,  39). 
Dieu  conserve  le  monde  par  le  même  acte  et  en  la 
même  façon  qu'il  l'a  créé  :  ou  plutôt  il  le  recrée  cons- 
tamment, de  telle  sorte  que,  si  Dieu  cessait  un  seul 
instant  de  soutenir  le  monde,  celui-ci  retournerait 
immédiatement  au  néant.  Dieu  créateur  est  donc 
Providence. 

Mais  Dieu  n'est  pas  seulement  le  créateur  et  le 
conservateur  de  tout  ce  qui  est,  c'est-à-dire  l'auteur 
de  toutes  les  existences  :  il  est  encore  Vauteur  des 
essences  mêmes.  A  cet  infini  de  puissance  et  de  liberté, 
qui  constitue  la  perfection  suprême,  rien  n'échappe, 
pas  même  les  vérités  éternelles,  mathématiques,  méta- 
physiques et  morales,  dont  il  est  cause  absolue,  à  la 
mamière  d'un  souverain  législateur. 

«  Quand  on  considère  attentivement  l'immensité 

165;  IX,  127).  C'est  en  ce  sens  que  Descartes  a  pu  dire,  dans  les 
Principes,  I,  21,  que  «  la  seule  durée  de  notre  vie  suffît  pour  dé- 
montrer que  Dieu  est  :  car,  étant  telle  que  ses  parties  ne  dépendent 
point  les  unes  des  autres  et  n'existent  jamais  ensemble,  de  ce  que 
nous  sommes  maintenant,  il  ne  s'ensuit  pas  nécessairement  que  nous 
soyons  un  moment  après,  si  quelque  cause,  à  savoir  la  même  qui 
nous  a  produit,  ne  continue  à  nous  produire,  c'est-à-dire  ne  nous 
conserve.  »  L'arçument,  notons-le,  est  valable,  mais  à  une  condition  : 
c'est  que  nous  connaissions  déjà  l'existence  de  Dieu  créateur,  car  la 
création  continuée  a  besoin  d'être  prouvée,  et  les  preuves  qui  l'éta- 
blissent présupposent  l'existence  de  Dieu.  Sans  doute,  comme  le  dit 
Descartes,  parlant  de  Dieu  et  du  monde  [Discours,  5*  part.iVI,  45), 
«  il  est  certain,  et  c'est  une  opinion  communément  reçue  entre  les 
théologiens,  que  l'action  par  laquelle  maintenant  il  le  conserve  est 
toute  la  même  que  celle  par  laquelle  il  l'a  créé  »;  et  il  semble  même 
qu'on  doive  concevoir  l'acte  créateur  comme  un  acte  unique  (cf. 
Manuscrit  de  Gôitingen,  V,  169)  :  toutefois,  rationnellement  et  pour 
la  preuve,  c'est  la  production  de  l'être  par  Dieu  (ou  l'impossibilité 
qu'il  existe  par  soi)  qui  prouve  la  nécessité  de  sa  conservation  par 
ce  même  Dieu  (ou  l'impossibilité  qu'il  se  conserve  par  soi). 

20 


306  DLSCARTES 

de  Dieu,  on  voit  manifestement  qu'il  est  impossible 
qu'il  y  ait  rien  qui  ne  dépende  de  lui,  non  seulement 
de  tout  ce  qui  subsiste,  mais  encore  qu'il  n'y  a  ni 
ordre,  ni  loi,  ni  raison  de  bonté  et  de  vérité  qui  n'en 
dépende  (1).  » 

«  C'est  en  effet  parler  de  Dieu  comme  d'un  Jupiter 
ou  Saturne  et  l'assujettir  au  Stix  et  aux  destinées, 
que  de  dire  que  ces  vérités  sont  indépendantes  de 
lui...  C'est  Dieu  qui  a  établi  ces  lois  en  la  nature 
ainsi  qu'un  roi  établit  des  lois  en  son  royaume  » 
(lettre  à  Mersenne,  15  avril  1630,  I,  145). 

En  d'autres  termes,  les  vérités  éternelles,  «  aussi 
bien  que  tout  le  reste  des  créatures  »,  dépendent 
entièrement  de  la  volonté  divine,  sans  que  cette 
volonté  ait  été  déterminée  par  quelque  idée  ou 
raison  à  les  vouloir  :  ce  n'est  point  parce  que  cer- 
taines choses  sont  bonnes  que  Dieu  les  a  voulues, 
mais  c'est  parce  qu'il  les  a  voulues  qu'elles  sont 
bonnes.  De  même,  c'est  parce  qu'il  a  voulu  que  les 
contradictoires  ne  pussent  être  ensemble,  que  les 
trois  angles  d'un  triangle  fussent  nécessairement 
égaux  à  deux  droits  ou  que  2  fois  4  fissent  néces- 
sairement 8,  qu'il  est  msiintenant  vrai  que  cela  est 
ainsi  et  ne  peut  être  autrement  {Réponse  aux6^  objec- 
tions, IX,  233-236).  Et,  encore  que  nous  ayons  de 
la  difficulté  à  concevoir  que    si  Dieu  l'eût  voulu,  il 

(1)  «  Attendenti  ad  Dei  immensitatem,  manifestum  est  nihil 
omnino  esse  posse,  quod  ab  ipso  non  pendeat  :  non  modo  nihU  sub- 
listens,  ecJ  eliam  nuUum  ordinem,  nullam  legem,  nuUamve  rationem 
veri  et  boni  •  (Réponse  aux  6"  objections,  VII,  435;  IX,  235).  Cf. 
plus  haut,  VII,  432  :  «  Neo  voluit  1res  angulos  trianguli  aequales 
esse  duobus  redis,  quia  cognovit  aliter  fieri  non  posse.  etc.  Sed 
contra.  ...«juia  voluit  très  angulos  trianguli  necessario  aequales  esse 
udobus  redis,  idcirco  jam  hoc  verum  est,  et  ûeri  aliter  non  potest.  » 


LA   DOCTRINE   CARTÉSIENNE  307 

ne  serait  pas  vrai  que  les  trois  angles  d'un  triangle 
fussent  égaux  à  deux  droits,  ou  généralement  que 
les  contradictoires  ne  pussent  être  ensemble,  cepen- 
dant notis  devons  considérer  «  que  la  puissance  de 
Dieu  ne  peut  avoir  aucunes  bornes  »  et  qu'elle  est 
incompréhensible  à  notre  esprit  fini  (lettre  au 
P.  Mesland,  2  mai  1644,  IV,  118)  :  «  et  généralement 
nous  pouvons  bien  assurer  que  Dieu  peut  faire  tout 
ce  que  nous  pouvons  comprendre,  mais  non  pas 
qu'il  ne  peut  faire  ce  que  nous  ne  pouvons  pas  com- 
prendre ;  car  ce  serait  témérité  de  penser  que  notre 
imagination  a  autant  d'étendue  que  sa  puissance  » 
(I,  146).  Ainsi  Descartes,  allant  sur  ce  point  plus 
loin  encore  que  Duns  Scot  (1),  proclame  que  les 
vérités  éternelles  sont  des  créatures  de  Dieu,  au 
même  titre  que  tout  ce  qui  existe  :  «  Et  je  dis  qu'il 
a  été  aussi  libre  de  faire  qu'il  ne  fût  pas  vrai  que 
toutes  les  lignes  tirées  du  centre  à  la  circonférence 
fussent  égales,  comme  de  ne  pas  créer  le  monde  » 
(lettre  à  Mersenne,  27  mai  1630,  I,  152). 

De  là  suit  cette  conséquence  très  importante  et 
qui,  à  vrai  dire,  paraît  avoir  commandé  tout  le  rai- 
sonnement de  Descartes  :  à  savoir  que  les  fins  ou  rai- 
sons de  Dieu  nous  échappent,  qu'elles  sont  impéné- 
trables à  la  raison  humaine,  et  qu'il  est  absolument 
vain  de  les  chercher,  parce  que  nous  ne  sommes 

(1)  Voir  à  ce  sujet  Gilson,  Doctrine  cartésienne  de  la  liberté,  p.  130 
et  suiv.  ;  S.  Bblmont,  le  Rôle  de  la  volonté  dans  la  philosophie  de 
Duns  Scot,  Couvin  et  Paris,  1911.  Seot  établit  le  primat  de  la 
volonté  sur  l'entendement  ;  mais,  d'après  lui,  la  lot  éternelle  découle 
d'un  jugement  immuable  de  Dieu,  en  conformité  avec  le  bien  et  le 
vrai  que  voit  Tentendement  divin  (Op.  Oxon.,  1.  I,  d.  3,  q.  4),  en 
sorte  qu'on  ne  saurait  dire  que  les  essences  dépendent  de  l'absolue 
liberté  divine. 


308  DESCARTES 

point  «  du  conseil  de  Dieu  ».  Comme  Dieu  est  la  seule 
cause  efficiente  de  l'univers,  il  en  est  aussi  la  seule 
cause  finale  (1). 

Soucieux  avant  tout  de  «  rejeter  entièrement  de  sa 
philosophie  la  recherche  des  causes  finales  »  {Prin- 
cipes y  I,  28)  et  de  fonder  métaphysiquement  sa 
conception  mécaniste  de  la  nature,  Descartes  a  donc 
suspendu  sa  science  des  causes  efficientes  à  une  con- 
ception de  la  liberté  absolue  de  Dieu. 

Sur  ce  point,  il  est  permis  de  penser  que  Descartes 
a  trop  attribué  à  la  puissance  divine.  Car,  ainsi  que 
l'a  fortement  établi  saint  Thomas  (2),  la  volonté 

(1)  «  Cura  enim  jam  sciam  naturam  meam  esse  valde  inflrmam 
et  limitatam,  Dei  autera  naturam  esse  immensam,  incomprehensi- 
bilem,  inflnitam,  ex  hoc  satis  etiam  scio  innumerabilia  illum  posse 
quorum  causas  ignorera  ;  atque  ob  hanc  unicam  rationem  totum 
illud  causarum  genus,  quod  a  fine  peti  solet,  in  rébus  physicis  nuUum 
usum  habere  existimo  ;  non  enim  absque  temeritate  me  puto  posse 
investi^^are  fines  Dei  »  (4«  Méditation,  VII,  55  ;  IX,  44).  Cf.  Respon- 
gio  ad  Hyperaspistem,  III,  431;  lettre  à  Elisabeth,  15  septembre 
1645,  IV,  292;  lettre  à  Chanut,  6  juin  1647.  V,  53-54  :  «  Bien  que 
nous  puissions  dire  que  toutes  les  choses  créées  sont  faites  pour 
nous,  en  tant  que  nous  en  pouvons  tirer  quelque  usage,  je  ne  sache 
point  néanmoins  que  nous  soyons  obligés  de  croire  que  l'homme  soitla 
fin  de  la  création.  Mais  il  est  dit  que  omnia  propter  ipsum  [Deum] 
facta  sunt,  que  c'est  Dieu  seul  qui  est  la  cause  finale,  aussi  bien  que  la 
cause  efficiente  de  l'univers  »;  Manuscrit  de  Gôttingen,  V,  158  (cf. 
168)  :  «  Bene  hoc  est  observandum  nos  nunquam  debere  argumen- 
tari  a  fine.  Nam  1°  Cognitio  finis  non  inducit  nos  in  cognitionem 
ipsius  rei,  sed  ejus  natura  nihilominus  latet.  Et  hoc  Aristotelis  maxi- 
mum est  vitium,  quod  semper  a  fine  arguraentatur  ;  2°  Omnes  Dei 
fines  nos  latent,  et  temerariura  est  in  eos  involare  velle.  »  Ces 
affirmations  ne  signifient  d'ailleurs  nullement  que  Dieu,  en  créant 
le  monde,  n'ait  pas  eu  de  fins  :  les  fins  divines  ne  sont  pas  seule- 
ment possibles,  mais  existantes  ;  seulement  elles  nous  sont  impéné- 
trables ou,  plus  précisément,  incompréhensibles  (voir  à  ce  sujet  de 
justes  remarques  de  De  Wulf  et  de  Lévy-Brdhl  contre  Gilson, 
Bulletin  de  la  Société  française  de  philosophie,  juin  1914,  p.  222,  231). 

(2)  Suivi  en  cela  par  Leibniz  et  par  Montesquieu.  Voir  Summa 
theologica,  1»  p.,  q.  19,  art.  1,  3,  4,  10;  Liibniz,  Théodicée,  175-191  ; 
MoNTiiSQUiEU,  Esprit  des  lois,  I,  1. 


LA    DOCTRINE   CARTESIENNE  309 

divine  ne  ^eut  pas  ne  pas  être  conforme  à  la  raison 
divine  :  Dieu,  qui  est  le  bien  et  le  vrai,  ne  peut  pas 
ne  pas  se  vouloir  lui-même.  Et  il  répugne  à  la  raison 
de  penser  que,  si  Dieu  l'eût  voulu,  il  eût  pu  faire 
que  les  contradictoires  fussent  vrais  ensemble  ou 
que  le  meurtre  et  l'égoïsme  fussent  bons.  Nous 
dirons  donc  que  la  création  est  contingente  et  qu'elle 
dépend  entièrement  de  la  volonté  divine  :  c'est  la 
grande  contingence,  d'où  procède  toute  contingence  ; 
et  ainsi  Dieu  pouvait  ne  pas  créer  le  monde  :  mais 
Dieu,  ayant  décidé  de  créer  le  monde,  ne  pouvait 
vouloir  que  le  vrai  n'y  fût  pas  le  vrai,  ni  le  bien  le 
bien. 

Au  surplus,  Descartes,  que  son  bon  sens  n'aban- 
donne jamais,  a  très  heureusement  corrigé  ce  que 
pouvait  avoir  d'excessif,  voire  même  de  dange- 
reux (1),  la  théorie  qui  fait  dépendre  le  bien  et  le 
vrai  d'un  décret  arbitraire  de  Dieu.  Il  observe 
d'abord  que  «  Dieu,  étant  immuable,  agit  toujours 
de  la  même  façon  »,  parce  qu'il  ne  saurait  changer 
sa  volonté  :  d'où  il  suit  que  les  vérités  étemelles, 
dépendant  d'une  volonté  qui  est  immuable,  sont 
immuables  comme  le  sont  les  lois  de  la  nature,  en 
dépit  du  changement  des  parties  (2).  Et,  plus  pro- 
fondément encore,  Descartes  ajoute  qu'en  Dieu  nous 
ne  devons  «  concevoir  aucune  préférence  ou  priorité 

(1)  C'est  ainsi  que  les  naturalistes  ayant  mis  à  la  place  de  Dieu 
l'humanité,  par  exemple,  ont  prétendu  faire  dépendre  le  bien  d'un 
décret  arbitraire  des  sociétés  humaines.  Il  est  toujours  dangereux  de 
diminuer  la  raison  dans  l'ordre  naturel,  aussi  bien  que  dans  l'ordre 
surnaturel.  ^ 

(2)  Le  monde  de  René  Descarte$  ou  Traité  de  la  lumière,  ch.  vn  t 
Des  lois  de  la  nature,  XI,  37-38.  Cf.  lettre  à  Mersenne  du  6  mai  1630 
I,  145-146. 


310  DF.SCARTES 

entre  son  entendement  et  sa  volonté;  carJ'idée  que 
nous  avons  de  Dieu  nous  apprend  qu'il  n'y  a  en  lui 
qu'une  seule  action,  toute  simple  et  toute  pure  ; 
ce  que  ces  mots  de  saint  Augustin  expriment  fort 
bien  :  Quia  vides  ea,  sunt^  etc.,  pour  ce  qu'en  Dieu 
videre  et  velle  ne  sont  qu'une  même  chose  »  (1). 
Vue  de  toutes  la  plus  juste  et  la  plus  profonde,  et  qui 
va  très  avant  au  cœur  du  réel. 


II.  —  Dieu  est  V auteur  de  la  vérité  et  le  fondement  de 

la  science. 

Toute  vérité  procède  de  Dieu,  comme  de  son 
auteur,  comme  de  la  vérité  même.  Et  ainsi,  «  le  pre- 
mier de  ses  attributs,  qui  semble  devoir  être  ici  con- 
sidéré, consiste  en  ce  qu'il  est  très  véritable  et  la 
source  de  toute  lumière,  de  sorte  qu'il  n'est  pas  pos- 
sible qu'il  nous  trompe,  c'est-à-dire  qu'il  soit  direc- 
tement la  cause  des  erreurs  auxquelles  nous  sommes 

(1)  Lettre  au  P.  Mesiand,  2  mai  1644,  IV,  119.  La  citation  de 
saint  Augustin  est  tirée  des  Confessions,  XIII,  38  :  «  Nos  itaquc  ista 
quae  fecisti  videmus  :  tu  autem  quia  vides  sunt.  »  Voir  aussi  lettre 
à  Mersenne,  27  mai  1630,  I,  153  (cf.  I,  149)  :  «  Car  c'est  en  Dieu  une 
même  chose  de  vouloir,  d'entendre  et  de  créer,  sans  que  l'un  pré- 
cède l'autre,  ne  quidem  ratione.  »  Dans  sa  thèse  De  veritalibus  seternis 
apud  Oartesium,  Paris,  Germer  Baillière,  1875  (p.  66  et  suiv.  «  De  car- 
tesiana  principiorum  tum  dualitate,  tum  unitate  »),  E.  Boutroux  a 
bien  marqué  le  double  aspect  de  cette  doctrine  qui,  d'un  point  de 
vue.  place  la  puissance  au-dessus  de  l'essence,  et,  d'un  autre  point 
de  vue,  place  l'essence  au-dessus  de  l'existence  ou  de  la  puissance. 
Mais  ces  points  de  vue,  d'ailleurs  adaptés  à  l'intelligence  discursive 
de  l'homme,  ne  sont  possibles  que  parce  qu'il  y  a  en  Dieu  ce  genre 
de  causalité  qu'on  appelle  réciprocité,  d'après  quoi  chacun  des  deux 
termes  peut  être  conçu  comme  la  cause  de  l'autre,  sans  que  la  perfec- 
tion soit  sacrifiée  à  la  liberté,  ni  la  liberté  à  la  perfection.  Et  l'on 
retrouve,  mutatis  mutandis, chez  les  créatures  cette  même  distinction 
et  cette  même  unité  de  l'existence  de  l'essence 


LA    DOCTRlNt:   CARTÉSIENNE  311 

sujets  »  {Principes,  1,29.  Cf.  4®  Méditation,  IX,  42  ; 
5®  Méditation,  IX,  55).  D'où  il  suit  que,  lorsque  nous 
usons  bien  de  la  faculté  de  connaître  qu'il  nous  a 
donnée,  c'est-à-dire  de  la  lumière  naturelle,  et 
lorsque  nous  n'inchions  rien  dans  nos  jugements 
que  ce  qu'elle  aperçoit  ou  connaît  clairement  et  dis- 
tinctement, nous  pouvons  être  assurés  que  nous  ne 
nous  trompons  point  et  que  nous  ne  prenons  point 
le  faux  pour  le  vrai  :  ce  qui  suffit  à  nous  délivrer  du 
doute  hyperbolique  et  de  toutes  nos  autres  raisons 
de  douter  {Principes,  I,  30). 

Ainsi,  le  principe  de  la  véracité  divine  est  le  fonde- 
ment de  toute  certitude.  Plus  précisément  encore, 
l'existence  de  Dieu,  en  tant  qu'il  est  l'auteur  de  tout 
ce  qui  est  et  la  source  de  toute  vérité,  fonde  en  réa- 
lité toute  notre  science,  en  tant  que  cette  science, 
par  la  clarté  et  la  distinction  de  l'idée,  participe  à 
la  vérité  :  en  sorte  que  l'on  doit  conclure  «  que  la 
certitude  de  toutes  les  autres  choses  en  dépend  si 
absolument,  que  sans  cette  connaissance  il  est  impos- 
sible de  pouvoir  jamais  rien  savoir  parfaitement  »  (1). 

1'  Dieu  garantit  la  valeur  objective  de  nos  règles 
logiques,  ou,  en  d'autres  termes,  la  vérité  de  la  mé- 


(1)  f  Quod  autem  ad  Deum  attinet,  certe  nisi  prœjudiciis  obruerer 
et  rerum  sensibilium  imagines  cogitationem  meam  omni  ex  parte 
obsiderent,  nihil  illo  prius  aut  facilius  agnoscerem  ;  nam  quid  ex  se 
est  apertius,  quam  summum  ens  esse,  sive  Deum,  ad  cujus  solius 
essentiam  existentia  pertinet,  existere?  Atque,  quamvis  mihi  attenta 
consideratione  opus  fuerit  ad  hoc  ipsum  percipiendum,  nunc  tamen 
non  modo  de  eo  aeque  certus  sum  ac  de  omni  alio  quod  certissimura 
videtur,  sed  prœterea  etiam  animadverto  cseterarum  rerum  certitu- 
dinem  ab  hoc  ipso  ita  pendere,  ut  absque  eo  nihil  unquam  perfecte 
sciri  possit  »  (5«  Méditation,  VII,  69  ;  IX,  55). 


312  DtSCARTES 

thode.  En  effet,  sachant  que  nos  idées  (comme  notre 
moi)  ont  Dieu  pour  auteur,  et  que,  par  suite,  elles 
sont  choses  réelles,  dont  la  réalité  objective  corres- 
pond à  une  réalité  formelle  existant  hors  de  nous, 
nous  sommes  assurés  par  là  que,  dans  tout  ce  qu'elles 
ont  de  clair  et  de  distinct,  c'est-à-dire  en  tant 
qu'elles  sont  dues  à  la  raison  ou  à  l'entendement, 
abstraction  faite  des  imperfections  ou  obscurités 
qu'y  mêle  notre  nature  ou  notre  imagination  et  des 
erreurs  qui  tiennent  à  notre  jugement,  elles  sont 
vraies  ou  «  doivent  avoir  quelque  fondement  de 
vérité  ;  car  il  ne  serait  pas  possible  que  Dieu,  qui 
est  tout  parfait  et  tout  véritable,  les  eût  mises  en 
nous  sans  cela  »  (1).  Et  voilà,  d'un  coup,  toute  la 
méthode  fondée  objectivement. 

2"  Dieu  garantit  l'objectivité  de  nos  perceptions  et, 
par  là,  il  fonde  en  réalité  notre  science  de  la  nature. 

(1)  Je  ne  fais  que  commenter  ici  le  texte  essentiel  du  Discours, 
4»  part.,  VI,  38-39  et  40  :  «  Cela  même  que  j'ai  tantôt  pris  pour 
une  règle,  à  savoir  que  les  choses  que  nous  concevons  très  clairement 
et  très  distinctement  sont  toutes  vraies,  n'est  assuré  qu'à  cause  que 
Dieu  est  ou  existe,  et  qu'il  est  un  être  parfait,  et  que  tout  ce  qui  est 
en  nous  vient  de  lui.  D'où  il  suit  que  nos  idées  ou  notions,  étant  des 
choses  réelles,  et  qui  viennent  de  Dieu,  en  tout  ce  en  quoi  elles  sont 
claires  et  distinctes,  ne  peuvent  en  cela  être  que  vraies.  En  sorte  que, 
si  nous  en  avons  assez  souvent  qui  contiennent  de  la  fausseté,  ce  ne 
peut  être  que  de  celles  qui  ont  quelque  chose  de  confus  et  obscur,  à 
cause  qu'en  cela  elles  participent  du  néant,  c'est-à-dire  qu'elles  ne 
sont  en  nous  ainsi  confuses  qu'à  cause  que  nous  ne  sommes  pas  tout 
parfaits.  Et  il  est  évident  qu'il  n'y  a  pas  moins  de  réputfnance  que  la 
fausseté  ou  l'imperfection  procède  de  Dieu,  en  tant  que  telle,  qu'il 
y  en  a  que  la  vérité  ou  la  perfection  procède  du  néant.  Mais  si  nous 
ne  savions  point  que  tout  ce  qui  est  en  nous  de  réel  et  de  vrai  vient 
d'un  être  parfait  et  infini,  pour  claires  et  distinctes  que  fussent  nos 
idées,  nous  n'aurions  aucune  raison  qui  nous  assurât  qu'elles  eussent 
la  perfection  d'être  vraies.  >  C'est  ici  le  nœud  du  Discourt  et  de  la 
doctrine  cartésienne. 


LA    DOCTRINE   CARTESIENNE  313 

A  vrai  dire,  quoi  que  prétende  Kant  (1),  il  y  a  chez 
Descartes  un  réalisme  empirique  qui  reconnaît,  avant 
tout  recours  à  Dieu,  la  réalité  des  phénomènes  saisis 
par  les  sens,  en  tant  que  phénomènes,  apparences  ou 
qualités  bien  fondés  :  nous  n'avons  pas  besoin, 
semble-t-il,  du  principe  de  la  véracité  divine  pour 
affirmer  l'existence  de  phénomènes  étendus,  qui  sont 
intelligibles  suivant  les  lois  de  la  mathématique 
pure,  sans  être  pour  cela  réductibles  à  ma  pensée 
ou  aux  phénomènes  internes  (cf.  Réponse  aux  ins- 
tances de  Gassendi^  IX,  212).  Mais  Dieu  est  absolu- 
ment requis  pour  garantir  la  réalité  substantielle, 
c'est-à-dire  la  réalité  vraie^  des  objets  de  nos  percep- 
tions ou,  en  d'autres  termes,  Vexistence  des  choses 
matérielles  elles-mêmes.  En  efîet,  les  sens  et  l'imagi- 
nation ne  nous  font  connaître  les  objets  que  dans 
le  rapport  qu'ils  ont  avec  notre  corps,  c'est-à-dire 
dans  leur  utilité,  et  non  pas  en  eux-mêmes,  c'est-à- 
dire  dans  leur  essence,  ni  dams  leur  existence  (2)  : 
les  perceptions  sont  donc  des  signes  à  interpréter 
par  la  raison,  seule  juge  de  la  vérité  ou  de  la  fausseté 
du  témoignage  des  sens  (3).  Or,  dans  la  mesure  où 

(1)  Bakni,  II,  350.  Voir  à  ce  sujet  les  justes  remarques  de  Hamblik, 
Système  de  Descartes,  p.  235-242,  commentant  la  lin  de  la  6®  Médi- 
tation, VII,  89  ;  IX,  71.  — ■  Sur  le  réalisme  cartésien,  cf.  l'étude  de 
ScHWARz,  «  les  Recherches  de  Descartes  sur  la  connaissance  du 
monde  extérieur  »  [Revue  de  métaphysique,  juillet  1896,  p.  473)  ;  le 
livre  de  Diiher  sur  Descartes,  Paris,  Nouvelle  Librairie  nationale, 
1918,  p.  110  et  suiv.  ;  et  une  étude  de  Delbos,  Année  philosophique 
1911. 

(2)  Voir  Principes,  II,  3  :  «  Que  nos  sens  ne  nous  enseignent  pas  la 
nature  des  choses,  mais  seulement  ce  en  quoi  elles  nous  sont  utiles 
ou  nuisibles  »,  ou,  en  d'autres  termes,  «  ce  qui  se  rapporte  à  l'étroite 
union  qu'a  l'âme  avec  le  corps  ». 

(3)  Traité  de  la  lumière,  ch.  I  (XI,  4).  Cf.  2*  MédUation,  fin  (VIT. 
34  ;  IX,  26)  :  après  avoir  cité  l'exemple  de  la  cire,  qui  demeure  la 


314  DESCARTES 

nos  connaissances  fondées  sur  les  données  des  sens 
sont  des  connaissances  rationnelles,  évidentes  et 
entières,  elles  doivent  être  vraies,  car  Dieu  ne  sau- 
rait nous  tromper  en  cela  (1).  Et  ainsi  se  trouve 
garantie  et  fondée  en  réalité,  d'une  part,  notre 
croyance  en  l'existence  des  corps  :  car  la  véracité 
divine  et  elle  seule  me  permet  d'affirmer  qu'aux 
idées  claires  et  distinctes  que  j'ai  des  corps,  et  à 
l'inclination  très  naturelle  et  très  forte  qui  me  porte 
à  voir  en  eux  la  cause  de  ces  idées,  en  tant  que  j'ai 
conscience  de  ne  les  avoir  pas  produites  (2),  corres- 
pond bien  une  substance  matérielle  réellement  exis- 
tante et  contenant  formellement  ou  éminemment 
toute  la  réalité  qui   est  objectivement   dans  mes 


même  (pour  l'entendement),  bien  que  toutps  ses  apparences  soient 
changées  (pour  l'imagination),  si  on  l'approche  du  feu.  Descartes 
conclut  :  «  Nam  cum  mihi  nunc  notura  sit  ipsamet  corpora,  non 
proprie  a  sensibus,  vel  ab  imaginandi  facultate,  sed  a  solo  intellectu 
percipi,  nec  ex  eo  percipi  quod  tangantur  aut  fideantur,  sed  tan- 
tum  ex  eo  quod  intelligantur,  aperte  cognosco  nihil  facilius  aut  evi- 
dentius  mea  mente  posse  a  me  percipi.  » 

(1)  Prinripe<i.  II,  1.  Bien  plus,  ainsi  que  Descartes  l'établit  dans  la 
•G»  Méditation,  tout  ce  que  m'enseigne  la  nature  doit  contenir  quelque 
vérité  :  lorsqu'elle  me  trompe,  par  exemple  dans  le  cas  de  l'hydro- 
pique  qui  a  soif,  il  s'agit  là  d'exceptions  qui  découlent  de  la  disposi- 
tion la  plus  sage,  et  qui  ne  pouvaient  être  évitées,  étant  donnée  la 
nature  de  l'homme  en  tant  que  composé  de  corps  et  d'esprit.  Mais, 
par  ailleurs,  la  plupart  des  erreurs  viennent  de  ce  que  nous  deman- 
dons à  la  nature  autre  chose  que  ce  qu'elle  peut  nous  donner  :  à 
savoir  la  vérité,  alors  que  son  rôle  est  de  nous  renseigner  sur  la  seule 
utilité  (IX,  64-72). 

(2)  Hypcraspistes  avait  objecté  à  Descartes  que,  si  l'on  suppose 
avec  lui  que  les  idées  des  choses  corporelles  peuvent  f-tre  produites 
par  l'esprit  humain,  il  est  impossible,  même  avec  la  véracité  divine, 
de  savoir  s'il  y  a  quelque  chose  de  corporel  dans  la  nature  (111,  404). 
A  quoi  Descartes  répond  (III,  428)  :  «  Non  enim  rerum  materialiura 
existonliam  ex  eo  probavi,  quod  earum  ideœ  sint  in  nobis,  sed  ex  eo, 
quod  nobis  sic  adveniant,  ut  simus  coQscii.  non  a  nobis  ûeri,  sed 
aliunde  advenire.  i 


LA    DOCTaiNE   CARTÉSIENNE  515 

idées  des  choses  sensibles.  Ainsi  se  trouve  également 
garantie,  d'autre  part,  notre  science  mathématique 
de  la  matière,  en  tant  que  résidant  dans  l'étendue 
et  dans  le  mouvement,  notions  parfaitement  claires, 
dues  à  l'entendement  seul  sans  aucun  mélange  des 
sons  et  qui,  par  suite,  en  raison  de  la  véracité  divine, 
ne  peuvent  être  que  vraies. 

Dès  lors,  comme  la  nature  n'est  «  autre  chose  que 
Dieu  même,  ou  bien  l'ordre  et  la  disposition  que 
Dieu  a  établis  dans  les  choses  créées  »  (1),  notre 
science  de  la  nature,  ou  «  la  grande  mécanique  », 
n'est  elle-même  «  autre  chose  que  l'ordre  que  Dieu 
a  imprimé  sur  la  face  de  son  ouvrage,  que  nous 
appelons  communément  la  nature  »,  ordre  que  la 
raison  s'efforce  d'y  retrouver  en  consultant  ce  grand 
modèle  pour  établir  les  propres  principes  de  sa  science. 
C'est  pourquoi  Descartes  écrit  dans  le  Discours 
(5^  part.,  VI,  41)  :  «  J'ai  remarqué  certaines  lois,  que 
Dieu  a  tellement  établies  en  la  nature  et  dont  il  a 


(1)  «  Per  naturam  enim,  generaliter  spectatam,  nihil  nunc  aliud 
quart!  vel  Deum  ipsum,  vel  rerum  creatarum  coordinafionem  a  Deo 
institutam  intelligo  »  (6»  Méditation,  VII,  80  ;  IX,  64).  C'est  de  celte 
«  nature  »,  ainsi  définie,  que  Descartes  vient  de  dire  :  «  Et  sane  non 
dubium  est  quin  ea  omnia  quae  doceor  a  natura  aliquid  habeant 
reritatis.  »  —  Dans  le  Traité  de  la  lumière,  ch.  vii  (XI,  36-37),  Des- 
cartes avertit  :  «  Par  la  nature  je  n'entends  point  ici  quelque  déesse 
ou  quelque  autre  sorte  de  puissance  imaginaire  ;  mais  je  me  sers 
de  ce  mot  pour  signifier  la  matière  même,  en  tant  que  je  la  consi- 
dère avec  toutes  les  qualités  que  je  lui  ai  attribuées,  comprises  toutes 
ensemble,  et  sous  cette  condition  que  Dieu  continue  de  la  conserver 
en  la  même  façon  qu'il  l'a  créée.  »  Enfin,  lorsqu'il  parle  de  la  «  nature  t 
de  l'homme  en  particulier,  il  n'entend  par  là  <  autre  chose  que  la 
complexion  ou  l'assemblage  de  toutes  les  choses  que  Dieu  m'a  don- 
nées »  (6«  Méditation,  IX,  64).  —  Quelle  que  soit  donc  l'acception 
de  ce  terme.  Nature  désigne  toujours  chez  Descartes  «  l'ordre  que 
Dieu  a  imprimé  sur  la  face  de  son  ouvrage  ».  C'est  là.  nous  le 
savons,  sa  belle  règle  ou  méthode  naturelle  (I,  213). 


31(5  DESCARTES 

imprimé  de  telles  notions  en  nos  âmes,  qu'après  y 
avoir  fait  assez  de  réflexion,  nous  ne  saurions  douter 
qu'elles  ne  soient  exactement  observées  en  tout  ce 
qui  est  ou  qui  se  fait  dans  le  monde.  » 

Dieu  est  Vauteur  de  Vordre  qui  est  dans  notre  esprit, 
comme  il  est  Vauteur  de  Vordre  qui  est  dans  les  choses  : 
par  là  s'explique  la  possibilité  d'un  accord  entre 
l'esprit  et  les  choses,  et  par  suite  la  réalité  objective 
de  notre  science  de  la  nature. 

3'  Mais  il  y  a  plus.  La  science  mathématique  elle- 
même  dépend  de  Dieu  pour  sa  vérité.  Sans  doute, 
«  qu'un  athée  puisse  connaître  clairement  que  les 
trois  angles  d'un  triangle  sont  égaux  à  deux  droits, 
je  ne  le  nie  pas;  mais  je  maintiens  seulement  qu'il 
ne  le  connaît  pas  par  une  vraie  et  certaine  science  »  : 
et,  en  effet,  il  ne  pourra  être  délivré  de  tout  doute 
«  si,  premièrement,  il  ne  reconnaît  qu'il  a  été  créé 
par  un  vrai  Dieu,  principe  de  toute  vérité,  et  qui  ne 
peut  être  trompeur  »  (1).  L'explication  qu'en  donne 

(1)  t  Quod  autem  atheus  possit  clare  cognoscere  trianguli  très 
angulos  sequales  esse  duobus  redis  [objection  des  théologiens,  VII, 
125],  non  nego  ;  sed  tantum  istam  ejus  cognitionem  non  esse  verara 
scientiam  affirrao,  quia  nulla  cognitio,  quse  dubia  reddi  potest, 
videtur  scientia  appellanda  »  (Réponse  aux  2««  objections,  VII,  141  ; 
IX,  111).  f  Quantum  ad  scientiam  athei,  facile  est  demonstrare 
illam  non  esse  immutabilem  et  certam.  Ut  enim  jam  ante  dixi,  quo 
minus  potentem  originis  suae  authorem  assignabit,  tanto  majorem 
habebit  occasionem  dubitandi,  an  forte  tam  imperfectse  sit  naturœ, 
ut  fallatur  etiam  in  iis  quae  sibi  quam  evidentissima  apparebunt  ; 
illoque  dubio  liberari  nunquam  poterit,  nisi  a  vero  et  fallere  nescio 
Deo  se  creatum  esse  prius  agnoscat  »  [Réponse  aux  6"  objections, 
vil,  428  ;  IX,  230).  —  Et  en  effet,  le  principe  fondamental  que  «  le 
plus  ne  saurait  venir  du  moins  »  nous  contraint  de  penser  que  la 
perfection  de  notre  nature,  donc  de  notre  raison,  dépend  de  la  per- 
fection de  son  auteur  :  capable  de  vérité,  si  elle  a  été  créée  par  Dieu  ; 
à  jamais  impuissante,  si  elle  procède  d'une  cause  inférieure. 


LA   DOCTRINE    CARTÉSIENNE  817 

Descartes  va  nous  permettre  de  pénétrer  plus  pro- 
fondément encore  dans  sa  conception  de  la  vérité 
et  de  son  fondement.  Sans  doute,  dit-il,  «  lorsque  je 
considère  la  nature  du  triangle,  je  connais  évidem- 
ment, moi  qui  suis  un  peu  versé  dans  la  géométrie, 
que  ses  trois  angles  sont  égaux  à  deux  droits,  et  il 
ne  m'est  pas  possible  de  ne  le  point  croire,  pen- 
dant que  Rapplique  ma  pensée  à  sa  démonstration  ; 
mais  aussitôt  que  je  l'en  détourne,  encore  que  je 
me  ressouvienne  de  l'avoir  clairement  comprise,  tou- 
tefois il  se  peut  faire  aisément  que  je  doute  de  sa 
vérité,  si  j'ignore  qu'il  y  ait  un  Dieu  »  (1).  Pourquoi 
cela?  Si  nous  rapprochons  de  ces  affirmations  la  vue 
cartésienne  touchant  la  création  continuée  des 
essences  comme  des  existences,  nous  comprenons 
très  clairement  que  seule  l'existence  de  Dieu,  comme 
auteur  des  vérités  mathématiques  et  de  la  vérité 
même,  peut  m'assurer  que  celles-ci  ont  une  exis- 
tence continuée  hors  de  ma  pensée  ou,  en  d'autres 
termes,  que  les  principes  demeurent  vrais  tandis 
qu'ils  ne  sont  plus  dans  ma  pensée  et  que  je  m'oc- 
cupe à  en  tirer  les  conclusions  (2).  En  sorte  qu'on 

(1)  Les  italiques  ne  sont  pas  de  Descartes.  Voici  d'ailleurs  ce  texte 
fort  important  :  «  Cum  naturam  trianguli  considero,  evidentissime 
quidein  mihi,  utpote  geometriœ  principiis  imbuto,  apparet  ejus 
très  angulos  œquales  esse  duobus  rectis,  nec  possum  non  credere  id 
verum  esse,  quamdiu  ad  ejus  demonstrationem  attendo  ;  sed  statim 
atque  mentis  aciem  ab  illa  deflexi,  quantumvis  adhuc  recorder  me 
illam  clarissime  perspexisse,  facile  tamen  potest  accidere  ut  dubitem 
an  sit  vera,  si  quidam  Deum  ignorera  »  (5*  Méditation,  VII,  69-70; 
IX,  55). 

(2)  Cette  interprétation  est  autorisée,  non  seulement  par  l'en- 
semble de  la  doctrine  cartésienne,  mais  par  certains  textes  formels 
de  Descartes,  tels  que  celui  où  il  déclare  :  •  Où  j'ai  dit  que  nous  ne 
pouvons  rien  savoir  certainement,  si  nous  ne  connaissons  premièrement 
que  Dieu  existe,  j'ai  dit,  en  termes  exprès,  que  je  ne  parlais  que  de  la 


318  DESCARTES 

peut  dire  avec  Leibniz  (1)  :  «  Il  est  vrai  qu'un  athée 
peut  être  géomètre.  Mais  s'il  n'y  avait  point  de  Dieu, 
il  n'y  aurait  point  d'objet  de  la  géométrie.  »  Par  là 
on  comprend  tout  le  sens  et  toute  la  portée  de  la 
conclusion  de  Descartes  :  «  Et  ainsi  je  reconnais 
très  clairement  que  la  certitude  et  la  vérité  de  toute 
science  dépend  de  la  seule  connaissance  du  vrai 
Dieu  :  en  sorte  qu'avant  que  je  le  connusse,  je  ne 
pouvais  savoir  parfaitement  aucune  autre  chose  (2).  » 

4*  Il  en  va  de  même  de  la  connaissance  qui  nous  a 
fourni  le  type  premier  de  la  vérité  et  qui  est  beau- 
coup plus  ferme  et  plus  évidente  que  la  connais- 
sance de  toutes  les  autres  choses  créées  (3)  :  à  savoir 

science  de  ces  conclusions,  dont  la  mémoire  nous  p:ut  revenir  en  l'es- 
prit, lorsque  nous  ne  pensons  plus  aux  raisons  d'où  nous  les  avo/is 
tirées  i  (Réponse  aux  2"  objections,  IX,  110.  Cf.  5»  Méditation,  Vil, 
69,  1.  19-21). 

(1)  Théudicée,  184.  Seulement,  pour  Leibniz,  c'est  l'entendement 
divin  qui  fait  la  léalité  des  vérités  étsrntlles  ;  pour  Descartes,  c'est 
l'immuable  volonté  de  Dieu. 

(2)  «  Alque  ila  plane  video  omnis  scienti»  certitudinem  et  veri- 
talem  ab  una  veri  Dei  cop;niUone  pendere,  adeo  ut,  priusquam 
illum  nossem,  nihil  de  ulla  alla  re  perfecte  scire  potuerim  »  (5«  Médi- 
tation, VII,  71  ;  IX,  56).  C'est  en  ce  sens,  observe  De.^rartes  (Réponse 
aux  6"  objections,  IX,  231),  que  «  le  passage  de  saint  Paul  de  la  Pre- 
mière aux  Corinthiens,  ch.  vui.  vers.  2,  se  doit  seulement  entendre 
de  la  science  qui  n'est  pas  jointe  avec  la  charité,  c'est-à-dire  de  la 
science  des  athées  :  parce  que  quiconque  connaît  Dieu  comme  il 
faut  ne  peut  pas  être  sans  amour  pour  lui  et  n'avoir  point  de  cha- 
rité... D'autant  qu'il  faut  commencer  par  la  connaissance  de  Dieu, 
et  après  faire  dépendre  d'elle  toute  la  connaissance  que  nous  pou- 
vons avoir  des  autres  choses,  ce  que  j'ai  aussi  expliqué  dans  mes 
Méditations.  > 

(3)  Parlant  de  la  connaissance  du  monde,  des  corps  et  autres 
choses  semblables.  Descartes  observe  :  «  lilas  considerando,  agnos- 
citur  non  esse  tam  lirmas  neo  tani  perspicuas  quam  sint  eae,  per 
quas  in  mentis  noslrae  et  Dei  cognitioneni  Jevenimus  ;  adeo  ut  h» 
sint  omnium  certissimae  et  evideutissimas  quie  ab  humaiio  ingenio 
acJri  possint  i  (Abrégé  des  Méditations,  VII,  16;  IX,  12). 


LA   DOCTRINE   CARÏESIKNNE  319 

Vcxistence  de  Vâme.  Sans  doute,  la  certitude  de  mon 
existence  en  tant  qu'être  pensant,  certitude  qui 
est  une  donnée  immédiate  de  l'intuition,  est  une 
certitude  absolue,  fondée  en  réalité,  et  qui  n'a  pas 
besoin  de  Dieu  pour  être  reconnue  telle,  pendant 
que  je  la  pense  (1).  Mais  la  nature,  l'existence  et 
l'immortalité  de  l'âme,  en  tant  que  substance  réelle- 
ment distincte  du  corps^  c'est-à-dire  capable  de  sub- 
sister sans  lui,  ne  nous  sont  connues  avec  une 
entière  certitude  que  lorsque,  et  parce  que,  nous 
connaissons  Dieu  et  que  nous  savons  que,  au  moins 
par  sa  toute-puissance,  cet  esprit,  qui  est  conçu 
comme  distinct  du  corps,  peut  en  être  séparé  (2). 
Ainsi,  bien  que  nous  procédions  explicitement  de 


(1)  «  Ego  sum,  ego  existo  ;  certum  est.  Quandiu  autem  ?  Nenipe 
quandiu  cogito  »  (2«  Méditation,  VII,  27  ;  IX,  21). 

(2)  «  Et  prifno,  quoniam  scie  omnia  qurc  clare  et  distincte  intel- 
ligo,  talia  a  Deo  fieri  posse  qualia  illa  intelligo,  satis  est  quod  possim 
unam  rem  absque  altéra  clare  et  distincte  intelligere,  ut  certus  sim 
unam  ab  altéra  esse  diversara,  quia  potest  saltem  a  Deo  seorsum  poni  » 
(ù*  Méditation,  VII,  78  ;  IX,  62).  C'est  sur  ce  principe  que  Descartes 
s'appuie  pour  démontrer  la  réelle  distinction  de  l'àme  et  du  corps, 
tout  en  remarquant  i  qu'il  n'importe  aucunement  par  quelle  puis- 
sance deux  choses  soient  séparées,  pour  que  nous  connaissions  qu'elles 
sont  réellement  distinctes  »  (Réponse  aux  2"  objections,  Propositio 
IV  :  «  Mens  et  corpus  realiter  distinguuntur  »,  VII,  169-170;  IX, 
131-132).  Mais  il  demeure  que,  si  nous  ne  savions,  par  le  principe 
de  la  véracité  divine,  que  toutes  nos  idées  claires  sont  des  idées 
vraies,  et  que  ce  que  nous  concevons  clairement  comme  distinct  est 
réellement  distinct,  si  nous  ne  savions,  comme  il  le  dit  encore  et 
plus  profondément  (Corollaire  de  la  proposition  III,  VII,  169; 
IX,  131),  qu'il  existe  un  être  dans  lequel  toutes  les  perfections  dont 
il  y  a  en  nous  quelque  idée  sont  contenues  formellement  ou  émi- 
nemment, et  qu'il  peut  faire  toutes  les  choses  que  nous  concevons 
clairement,  en  la  manière  que  nous  les  concevons,  nous  ne  serions 
point  assurés,  comme  nous  le  sommes,  que  le  moi,  ou  l'àme,  est 
réellement  distinct  du  corps  et  peut  exister  sans  lui,  «  me  a  cor- 
pore  raeo  rêvera  esse  disliiictum,  et  absque  illo  posse  exittere  »  (G*  Mé- 
ditation, VII,  78). 


3Î0  DESCARTES 

la  connaissance  du  moi  à  celle  de  Dieu,  de  notre 
imperfection  à  la  perfection,  cependant  implicite- 
ment c'est  la  seconde  qui  précède  la  première,  parce 
que  la  perfection  infinie  de  Dieu  est  antérieure,  dans 
l'ordre  de  la  réalité,  à  notre  imperfection,  et  que 
cette  perfection  seule  explique,  par  la  création,  et  notre 
être,  et  notre  existence  continuée  (1). 

Par  là  s'achève  le  cercle  cartésien.  La  raison 
voit  et  affirme  que,  s'il  y  a  une  vérité,  cette  vérité  se 
reconnaîtra  à  l'évidence.  Or,  pendant  qu'elle  doute 
par  méthode  de  toutes  choses  afin  de  s'assurer  d'une 
première  vérité,  elle  reconnaît  qu'il  y  a  une  vérité 
évidente  :  l'existence  du  moi  pensant.  Elle  en  con- 
clut avec  une  évidence  entière  l'existence  de  Dieu, 
cause  parfaite  de  mon  être  pensant  imparfait.  Et 
ce  Dieu,  auteur  de  la  vérité  comme  de  tout  ce  qui 
est,  garantit  la  réalité  substantielle,  c'est-à-dire  l'être, 
du  moi  et  de  tous  les  objets  connus  clairement  et 
distinctement. 

Les  adversaires  de  Descartes  lui  ont  vivement 
reproché  d'avoir  commis  un  cercle  vicieux  (2).  Mais 

(1)  Dans  le  Manuscrit  de  Gôttingen,  V,  153,  Descartes,  expliquant 
la  différence  apparente  entre  l'argumentation  de  la  3'  Méditation 
(VII,  45)  et  celle  du  Discours  (VI,  33),  fait  observer  :  »  Nam  explicite 
possumus  prius  cognoscere  nostram  imperfectionem  quam  Dei  pcr- 
fectionem,  quia  possuraus  prius  ad  nos  attendere  quam  ad  Deum, 
et  prius  concludere  nostram  finitatem  quam  illius  infînitatem  ;  sed 
tamen  implicite  semper  praecedere  débet  cognitio  Dei  et  ejus  perfec- 
tionum  quam  nostri  et  nostrarum  imperfectionum.  Nam  in  re  ipsâ 
prior  est  Dei  infinita  perfectio  quam  nostra  imperfectio,  quoniam 
nostra  imperfectio  est  defectus  et  negatio  perfectionis  Dei  ;  omnis 
autem  defectus  et  negatio  prsesupponit  eam  rem  a  qua  déficit  ot 
quam  negat.  »  Ce  texte  capital  éclaire  d'un  jour  singulier  le  rapport 
de  la  méthode  et  de  la  métaphysique  chez  Descartes. 

(2)  Woir  2"  Objections,  3  (IX,  98);  4"  Objections  (IX,  164).  Et  sur- 
tout les  $•  Instances  de  Gassendi  (VII,  405.  Cf.  IX,  211)  :  qu'un  cercle 


LA   DOCTRINE   CARTÉSIENNE  3J1 

ce  reproche  est  dénué  de  fondement.  Toute  connais- 
sance vraie  constitue,  en  quelque  manière,  un  cercle  : 
par  exemple,  en  physique,  je  procède  par  analyse, 
comme  fait  Descartes,  en  partant  des  effets  donnés, 
mais  inconnus,  ou  plutôt  incompris  ;  j'en  conclus  une 
hypothèse  ;  puis,  redescendant  aux  faits,  j'explique 
par  cette  hypothèse  les  faits  qui  la  prouvent.  Ainsi, 
parlant  par  analogie  lointaine,  je  saisis  en  moi,  dans 
l'évidence  immédiate  du  Cogito,  le  lien  de  la  pensée 
et  de  l'être  ;  de  cet  effet,  donné,  mais  incompris,  je 
conclus  Dieu  :  et  Dieu,  l'être  parfait,  en  qui  l'exis- 
tence est  nécessairement  liée  à  l'essence,  explique  et 
assure  ce  lien  de  fait,  qui  me  prouve  Dieu.,  mais 
que  Dieu  fonde  et  garantit  en  réalité.  Seulement, 
Dieu  n'est  pas  comme  les  hypothèses  de  la  science  ; 
c'est  un  principe  premier,  absolument  certain  ;  c'est 
l'Être  qui  existe  nécessairement,  qui  est  l'auteur  de  la 
certitude  et  de  la  vérité  même,  et  qui  seul  peut  assurer 
l'existence  continuée  du  vrai  comme  de  tout  ce  qui  est. 

est  commis,  en  prouvant  l'existence  et  la  véracité  de  Dieu  parc* 
que  nous  en  avons  une  notion  claire  et  distincte,  et  disant  après 
que  la  notion  de  Dieu  n'est  claire  et  distincte  (et  par  conséquent 
corlaine)  que  parce  que  nous  savons  auparavant  que  Dieu  est,  et 
qu'il  n'est  pas  trompeur.  —  Voir  la  réponse  de  Descartes  dans 
Réponse  aux  2"  objections,  3  et  4  (IX,  110-115)  et  Réponse  aux 
4«»  objections  (IX,  180-190).  Descartes  insiste  surtout  sur  la  distinc- 
tion des  choses  que  nous  concevons  fort  clairement  et  de  celles  que 
nous  nous  ressouvenons  d'avoir  autrefois  fort  clairement  connues  : 
pour  celles-ci,  nous  ne  pouvons  être  assurés  de  leur  vérité  que  parce 
que  nous  savons  que  Dieu  existe  et  qu'il  ne  peut  être  trompeur. 
Mais  la  connaissance  immédiate  des  premiers  principes  ou  axiomes, 
pendant  qu'on  les  pense,  est  absolument  certaine,  indépendamment 
même  de  la  garantie  divine  ;  seulement  ce  n'est  pas  une  science  à 
proprement  parler  (IX,  110).  Toute  science,  impliquant  raisonnement, 
discours,  donc  mémoire,  requiert  Dieu  pour  sa  garantie.  Ainsi,  le 
principe  de  la  véracité  divine  se  lie  profondément,  chez  Descartes» 
à  la  doctrine  de  la  création  continuée. 

81 


32::  DKSCARTIiS 

Dieu  est  Vobjet  propre  de  la  raison  humaine.  Sans 
lui,  pas  de  connaissance  vraie  ni  certaine.  Sans  lui, 
nous  ne  pourrions  atteindre  dans  l'ordre  de  la  con- 
naissance et  il  n'y  aurait  dans  l'ordre  du  réel  que 
des  apparences,  mais  pas  d'être  :  une  ombre  de 
réalité,  mais  pas  de  réalité. 


III.  -^  Dieu  est  l'auteur  du  bien  et  le  fojidement  de  la 

morale. 

Nous  voici  parvenus  enfin  au  faîte  de  la  philoso- 
phie :  «  J'entends  la  plus  haute  et  la  plus  parfaite 
morale,  qui,  présupposant  une  entière  connaissance 
des  autres  sciences,  est  le  dernier  degré  de  la  sagesse  » 
{Principes,  préf.,  IX,  14).  Et  en  effet,  s'il  est  vrai 
de  dire  (1)  que  l'homme,  et  non  la  science,  est  «  le 
centre  de  la  philosophie  cartésienne  »,  s'il  est  vrai 
que,  pour  Descartes,  l'empire  de  l'homme  sur  la 
nature  n'est  qu'un  moyen  au  service  des  fins  supé- 
rieures, qui  sont  les  fins  morales,  on  comprend  en 
quel  sens  profond  et  juste  il  pouvait  considérer  toute 
la  science  et  toute  la  philosophie  comme  une  simple 
préparation  à  la  sagesse. 

On  distingue  généralement,  chez  Descartes,  une 
morale  provisoire,  qui  est  celle  de  l'action  et  que 
constituent  quelques  règles  destinées  à  lui  permettre 
de  vivre  en  attendant  la  reconstruction  de  l'édifice, 
et  une  morale  définitive,  qui  est  précisément  celle 
que  nous  avons  définie,  à  savoir  la  sagesse,  couron- 

(1)  Suivant  les  propres  expressions  de  M.  Bodtroux,  •  Du  rap- 
port de  la  mor.ile  à  la  science  dans  la  philosophie  de  Descarlcs  r, 
dans  Éludes  d'histoire  de  la    philosophie,  Paris,  Alcan,  1897,  p.  310. 


LA   DOCTRINE   CARTÉSIENNE  323 

nement  de  tout  l'édifice.  Mais  ce  serait  une  erreur 
grave  de  croire  que  la  morale  de  l'action  ait,  chez 
Descartes,  un  rôle  subordonné,  accessoire  et,  pour 
ainsi  dire,  extérieur  :  comme  le  doute,  elle  se  lie 
étroitement  à  sa  pensée  la  plus  intime  et  la  plus 
profonde.  La  place  que  tiennent  la  coutume,  l'auto- 
rité, la  tradition,  dans  la  philosophie  pratique  de 
Descartes,  est  extrêmement  importante,  et  elle  s'ex- 
plique sans  peine  si  l'on  songe  que  Descartes  allie 
à  une  extrême  audace  intellectuelle  la  prudente 
sagesse  d'un  homme  résolu  à  l'action,  et  par  suite 
disposé,  dans  une  large  mesure,  à  s'appuyer  sur  la 
tradition  (1).  De  là  son  pragmatisme  avant  la  lettre  : 
pragmatisme  d'une  essence  supérieure,  qui  ne  recourt 


(1)  Ce  trait  du  tempérament  de  Descartes  ressort  avec  évidence 
du  récit  de  sa  Vie  par  Baillet,  ainsi  que  de  nombre  de  passages  de 
sns  œuvres  et  particulièrement  de  sa  correspondance.  Il  écrit  à 
Elisabeth  en  janvier  1646  (IV,  357)  :  «  Et  pour  moi,  la  maxime  que 
j'ai  le  plus  observée  en  toute  la  conduite  de  ma  vie  a  été  de  suivre 
seulement  le  grand  chemin  et  de  croire  que  la  principale  finesse  est 
de  ne  vouloir  point  du.  tout  user  de  finesse  »  :  il  faut. donc  suivre 
franchement  les  lois  communes  de  la  société.  Cette  «  prudence  » 
8'aci.orde,  notamment  en  religion,  avec  une  conviction  profonde. 
Voir  à  ce  sujet  le  récit  que  tait  Baillet  (  Kj'e,  II,  277  ;  A.  T.,  IV,  319) 
d'une  discussion  de  Descartes  avec  un  homme  qui  était  ébranlé 
dans  sa  foi  :  «  M.  Descartes,  sans  le  faire  entrer  dans  la  discussion 
dos  dogmes,  se  contenta  de  lui  demander  s'il  croyait  l'Église  protes- 
tante fort  ancienne,  et  s'il  en  connaissait  les  commencements  ;  s'il 
avait  ouï  parler  de  la  conduite  et  des  motifs  des  nouveaux  réforma- 
teurs, de  leur  mission,  de  leur  autorité  et  des  moyens  qu'ils  avaient 
employés  pour  établir  la  réformation  ;  s'il  avait  remarqué  dans  les 
nouveaux  réformés  plus  de  charité  et  plus  de  condescendance  chré- 
tienne, plus  de  patience,  d'humilité  et  de  soumission  aux  ordres  de 
Dieu.  »  Il  écrit  à  Mersenne  en  décembre  1640  (III,  259)  :  «  Étant 
très  zélé  à  la  religion  catholique,  j'en  révère  généralement  tous  les 
chefs.  Je  n'ajoute  point  que  je  ne  me  veux  pas  mettre  au  hasard 
de  leur  censure  ;  car  croyant  très  fermement  l'infaillibilité  de  l'Église, 
et  ne  doutant  point  aussi  de  mes  raisons,  je  ne  puis  craindre  qu'une 
vérité  soit  contraire  à  l'autre.  » 


3Î4  DESCARTES 

pas  à  la  tradition  comme  à  un  pis-aller,  au  substitut 
utilisable  d'une  vérité  inaccessible  à  l'intelligence, 
mais  qui,  tout  au  contraire,  y  voit  le  résultat  d'une 
expérience  valable  pour  tous  les  esprits  et  qui  saisit 
profondément  la  vertu  de  la  perpétuité. 

Les  règles  de  la  morale  provisoire^  ou  mieux  de  la 
morale  de  Vuction,  sont  les  suivantes  (Discours, 
3e  part.)  : 

!•  «  La  première  était  d'obéir  aux  lois  et  aux  cou- 
tumes de  mon  pays,  retenant  constamment  la  reli- 
gion en  laquelle  Dieu  m'a  fait  la  grâce  d'être  instruit 
dès  mon  enfance  (1),  et  me  gouvernant,  en  toute 
autre  chose,  suivant  les  opinions  les  plus  modérées 
et  les  plus  éloignées  de  l'excès,  qui  fussent  communé- 
ment reçues  en  pratique  par  les  mieux  sensés  de 
ceux  avec  lesquels  j'aurais  à  vivre  »  (VI,  22-23).  Il 
faut  donc  se  régler  sur  les  meilleurs  :  et  il  me  sem- 
blait, ajoute  Descartes,  «  que  pour  savoir  quelles 
étaient  véritablement  leurs  opinions,  je  devais  plutôt 
prendre  garde  à  ce  qu'ils  pratiquaient  qu'à  ce  qu'ils 
disaient  ;  non  seulement  à  cause  qu'en  la  corruption 
de  nos  mœurs  il  y  a  peu  de  gens  qui  veuillent  dire 
tout  ce  qu'ils  croient,  mais  aussi  à  cause  que  plu- 
sieurs l'ignorent  eux-mêmes  ;  car,  l'action  de  la 
pensée  par  laquelle  on  croit  une  chose  étant  différente 
de  celle  par  laquelle  on  connaît  qu'on  la  croit,  elles 

(1)  D'oil  il  faut  bien  so  garder  d'inférer  «  que  les  infidèles  doivent 
demeurer  en  la  religion  de  leurs  parents  »,  puisque  aussitôt  après 
(VI,  27),  dit  Descartes,  «  j'ai  écrit  que  je  n'eusse  pas  cru  me  devoir 
contenter  des  opinions  d'autrui  un  seul  moment,  si  je  ne  me  fusse 
propesé  d'employer  mon  propre  jugement  à  les  examiner  lorsqu'il 
serait  temps  »  (lettre  à  Mersenne,  27  avril  1637,  î,  367). 


LA   DOCTRINF:   cartésienne  32i> 

sont  souvent  l'une  sans  l'autre  »  (i).  D'autre  part, 
il  faut  se  garder  de  tout  excès,  et,  par  exemple, 
quoique  les  vœux  et  les  contrats  soient  nécessaires 
et  recommandables  en  certains  cas,  éviter  de  se 
lier  à  quelque  système  qui  retranche  quelque  chose 
do  notre  liberté  et  nous  empêche  de  nous  perfec- 
tionner dans  la  connaissance  de  la  vérité. 

2*  «  Ma  seconde  maxime  était  d'être  le  plus  ferme 
et  le  plus  résolu  en  mes  actions  que  je  pourrais,  et  de 
ne  suivre  pas  moins  constamment  les  opinions  les 
plus  douteuses,  lorsque  je  m'y  serais  une  fois  déter- 
miné, que  si  elles  eussent  été  très  assurées  »  :  imitant 
en  ceci  le  voyageur  égaré  en  quelque  forêt,  et  qui, 
s'il  veut  en  sortir,  doit  marcher  toujours  le  plus 
droit  qu'il  peut  vers  un  même  côté  (VI,  24).  Par  là 
Descartes  ne  veut  pas  dire,  absolument  parlant,  qu'il 
faut  se  tenir  aux  opinions  qu'on  a  une  fois  décidé 
de  suivre,  ce  qui  serait  opiniâtreté,  mais  «  qu'il  faut 
être  résolu  en  ses  actions,  lors  même  qu'on  demeure 
irrésolu  en  ses  jugements  »  (2)  :  en  efîet,  «  les  actions 
de  la  vie  ne  souffrant  souvent  aucun  délai,  c'est  une 
vérité  très  certaine  que,  lorsqu'il  n'est  pas  en  notre 
pouvoir  de  discerner  les  plus  vraies  opinions,  nous 
devons  suivre  les  plus  probables  ;  et  même,  qu'en- 
core que  nous  ne  remarquions  point  davantage  de 
probabilité   aux   unes   qu'aux   autres,  nous   devons 

(1)  Contre  cette  règle  a  péché  l'auteur  du  Feu,  dans  la  description 
qu'il  a  faite  des  «  poilus  »de  la  Grande  Guerre  :  il  a  entendu  ce  qu'ils 
disaient,  mais  il  n'a  pas  vu  ce  qu'ils  faisaient,  et  il  s'est  mépris  ainsi 
sur  ce  qu'ils  croyaient  véritablement. 

(2)  Voir  le  commentaire  que  Descartes  donne  de  cette  seconde 
maxime  dans  une  lettre  de  mars  1638.  II,  34-35. 


«26  DESCARÏES 

néanmoins  nous  déterminer  à  quelques-unes  et  les 
considérer  après,  non  plus  comme  douteuses,  en 
tant  qu'elles  se  rapportent  à  la  pratique,  mais  comme 
très  vraies  et  très  certaines,  à  cause  que  la  raison 
qui  nous  y  a  fait  déterminer  se  trouve  telle  »  (VI,  25). 
Ainsi,  dira  Pascal  au  libertin,  vous  n'êtes  pas  très 
certain,  avant  d'y  avoir  dûment  réfléchi,  que  Dieu 
soit  :  mais  il  est  très  certain  que  vous  devez  parier. 
La  résolution  est  la  vertu  de  Vaction,  «  entre  les  deux 
vices  qui  lui  sont  contraires,  à  savoir  l'indétermina- 
tion et  l'obstination  »  (II,  35-36). 

3°  «  Ma  troisième  maxime  était  de  tâcher  toujours 
plutôt  à  me  vaincre  que  la  fortune,  et  à  changer  mes 
désirs  que  l'ordre  du  monde  »  (VI,  25).  En  effet,  «  il 
n'y  a  rien  qui  soit  entièrement  en  notre  pouvoir 
que  nos  pensées  »  ;   quant  aux  choses  extérieures, 
elles  ne  dépendent  pas  absolument  ni  entièrement 
de  nous,  «  à  cause  qu'il  y  a  d'autres  puissances, 
hors  de  nous,  qui  peuvent  empêcher  les  effets  de 
nos  desseins  .v  (II,  36).  Or,  le  moyen  de  changer  mes 
désirs  est  de  me  persuader  que  «  tout  ce  qui  manque 
de  nous  réussir  est,  au  regard  de  nous,  absolument 
impossible  »,  car  notre  volonté  ne  poursuit  que  les 
choses    que    notre    entendement    nous    représente 
comme    possibles.    Mais,    pour    s'accoutumer    à    le 
croire,  «  il  est  besoin  à  cet  effet  d'un  long  exercice 
et  d'une  méditation  souvent  réitérée  :  dont  la  raison 
est  que  nos  appétits  et  nos  passions  nous  dictent 
continuellement   le   contraire,    et   que   nous   avons 
tant  de  fois  éprouvé  dès  notre  enfance  qu'en  pleu- 
rant ou  commandant,  etc.,  nous  nous  sommes  fait 


LA    DOCTRINE    CARTÉ8IENNK  827 

obéir  par  nos  nourrices  et  avons  obtenu  les  choses 
quQ  nous  désirons,  que  nous  nous  sommes  insensible- 
ment persuadés  que  le  monde  n'était  fait  que  pour 
nous,  et  que  toutes  choses  nous  étaient  dues.  En  quoi 
ceux  qui  sont  nés  grands  et  heureux  ont  le  plus 
d'occasion  de  se  tromper;  et  l'on  voit  aussi  que  ce 
sont  ordinairement  eux  qui  supportent  le  plus  impa- 
tiemment les  disgrâces  de  la  fortune  »  (II,  37).  Au 
lieu  que,  «  faisant,  comme  on  dit,  de  nécessité  vertu  )\ 
nous  réussirons  à  nous  soustraire  à  l'empire  de  la 
fortune  et  à  trouver  tout  notre  contentement  en 
nous-mème  :  occupation  telle  qu'il  n'en  est  point 
de  plus  digne  pour  un  philosophe.  ^ 

Telle  est,  dans  sa  formule  obvie,  la  morale  prag- 
matique de  Descartes  :  le  sens  profond  nous  en 
apparaîtra  tout  à  l'heure,  à  la  lumière  de  Dieu. 

40  Enfin,  il  y  a  un  quatrième  précepte  de  la  morale 
provisoire,  qui  se  résume  en  ceci  :  chercher  la  vérité. 
Car  le  bien  est  atteint  par  le  même  chemin  et  en  même 
temps  que  le  vrai  :  c'est  par  le  «  même  moyen  »  que 
nous  pouvons  être  assurés  de  l'acquisition  de  toutes 
les  connaissances  dont  nous  sommes  capables  et  de 
tous  les  vrais  biens  qui  sont  en  notre  pouvoir,  d'au- 
tant que,  «  notre  volonté  ne  se  portant  à  suivre  ni 
à  fuir  aucune  chose  que  selon  que  notre  entende- 
ment lui  représente  bonne  ou  mauvaise,  il  suffit 
de  bien  juger  pour  bien  faire,  et  de  juger  le  mieux 
qu'on  puisse  pour  faire  aussi  tout  son  mieux,  c'est- 
à-dire  pour  acquérir  toutes  les  vertus  et  ensemble 
tous  les  autres  biens  qu'on  puisse  acquérir  »  (VI,  28). 
Descartes   a   pris   soin    d'expliquer   cette    maxime, 


328  0ESCARTE8 

qui  est  gensiblement  différente  de  la  maxim*  soara- 
tique.  Il  reconnaît  qu'aux  esprits  faibles  s'applique 
le  mot  du  poète  :  Video  meliora  prohoque.  Mais,  a  si 
jamais  l'entendement  ne  représentait  rien  à  la  volonté 
comme  bien  qui  ne  le  fût,  elle  ne  pourrait  manquer 
en  son  élection  »  (lettre  à  Mersenne,  27  avril  1637,  I, 
366).  Seulement,  pour  arriver  à  ce  résultat,  «  pour  être 
toujours  disposé  à  bien  juger  »,  la  connaissance  de  la 
vérité  ne  suffit  pas  :  «  L'habitude  est  aussi  requise  » 
(lettre  à  Elisabeth,  15  septembre  1645,  IV,  295)  ;  en 
d'autres  termes,  il  faut  que  notre  volonté  ait  pris 
l'habitude  de  se  soumettre  à  l'entendement,  d'ac- 
quiescer au  vrai,  et  de  suspendre  nos  jugements  quand 
nous  sommes  émus  de  quelque  passion,  ou  trompés 
par  de  fausses  apparences,  qui  nous  éloignent  de  la 
vérité,  en  sorte  que  «  par  une  longue  et  fréquente 
méditation  nous  l'ayons  tellement  imprimée  en  notre 
esprit  qu'elle  soit  tournée  en  habitude  »  (IV,  296)^ 

Cette  véritable  sagesse  ne  détruit  pas  les  règles 
de  la  morale  provisoire  :  elle  en  garde  tout  l'essen- 
tiel ;  seulement  elle  les  transfigure,  en  substituant 
à  la  coutume  la  raison  comme  guide  de  la  volonté  ; 
et  cette  raison,  parvenue  à  son  plein  développement, 
a  Dieu  pour  objet  et  pour  fin  dernière  (1). 

1°  La  première  règle,   dès  lors,   à  supposer   que 

(1)  Voir  la  lettre  à  Elisabeth  du  4  août  1645,  IV,  265  :  «  Or,  il  me 
semble  qu'un  chacun  se  peut  rendre  content  de  soi-même  et  sans 
rien  attendre  d'ailleurs,  pourvu  seulement  qu'il  observe  trois  choses 
auxquelles  se  rapportent  les  trois  règles  de  morale  que  j'ai  mises  dans 
le  Discours  de  la  méthode.  »  Suivent  les  trois  règles  énoncées  ci-après. 
La  quatrième  règle  de  la  morale  provisoire  disparaît  naturellement, 
une  fois  que  Descartes  a  établi  sa  philosophie  et  fondé  la  certitude. 


La   doctrine   cartésienne  3^3 

l'homme  ait  pu  l'atteindre,  est  «  qu'il  tâche  tou- 
jours de  se  servir,  le  mieux  qu'il  lui  est  possible,  de 
son  esprit,  pour  connaître  ce  qu'il  doit  faire  ou  ne 
pas  faire  en  toutes  les  occurrences  de  la  vie  ».  Or,  le 
droit  usage  de  la  raison  nous  conduit  au  souverain 
bien,  qui  n'est  autre  que  la  connaissance  de  la  vérité 
par  ses  premières  causes  {Principes^  préf.,  IX,  4). 

Parmi  ces  connaissances,  «  la  première  et  la  prin- 
cipale est  qu'il  y  a  un  Dieu,  de  qui  toutes  choses 
dépendent,  dont  les  perfections  sont  infinies,  dont 
le  pouvoir  est  immense,  dont  les  décrets  sont  infail- 
libles :  car  cela  nous  apprend  à  recevoir  en  bonne 
part  toutes  les  choses  qui  nous  arrivent,  comme 
nous  étant  expressément  envoyées  de  Dieu  ;  et  pour 
ce  que  le  vrai  objet  de  l'amour  est  la  perfection, 
lorsque  nous  élevons  notre  esprit  à  le  considérer  tel 
qu'il  est,  nous  nous  trouvons  naturellement  si  enclins 
à  l'aimer,  que  nous  tirons  même  de  la  joie  de  nos 
afflictions,  en  pensant  que  sa  volonté  s'exécute  en 
ce  que  nous  les  recevons. 

«  La  seconde  chose  qu'il  faut  connaître  est  la 
nature  de  notre  âme,  en  tant  qu'elle  subsiste  sans 
le  corps,  et  est  bcracoup  plus  noble  que  lui  et  capable 
de  jouir  d'une  infinité  de  contentements  qui  ne  se 
trouvent  point  en  cette  vie  :  car  cela  nous  empêche 
de  craindre  la  mort,  et  détache  tellement  notre 
alîection  des  choses  du  monde,  que  nous  ne  regar- 
dons qu'avec  mépris  tout  ce  qui  est  au  pouvoir  de 
la  fortune. 

a  A  quoi  peut  aussi  beaucoup  servir  qu'on  juge 
dignement  des  œuvres  de  Dieu  et  qu'on  ait  cette 
vaste  idée  de  l'étendue  de  l'univers,  que  j'ai  tâché 


330  DESCARTES 

(le  fcùre  concevoir  au  troisième  livre  de  mes  Prin- 
cipes :  car  si  on  s'imagine  qu'au  delà  des  cieux  il 
n'y  a  rien  que  des  espaces  imaginaires,  et  que  tous 
ces  cieux  ne  sont  faits  que  pour  le  service  de  la  terre, 
ni  la  terre  que  pour  l'homme,  cela  fait  qu'on  est 
enclin  à  penser  que  cette  terre  est  notre  principale 
demeure  et  cette  vie  notre  meilleure  ;  et  qu'au  lieu 
de  connaître  les  perfections  qui  sont  véritablement 
en  nous,  on  attribue  aux  autres  créatures  des  imper- 
fections qu'elles  n'ont  pas,  pour  s'élever  au-dessus 
d'elles,  et  entrant  en  une  présomption  impertinente, 
on  veut  être  du  conseil  de  Dieu  et  prendre  avec  lui 
la  charge  de  conduire  le  monde,  ce  qui  cause  une 
infinité  de  vaines  inquiétudes  et  fâcheries. 

«  Après  qu'on  a  ainsi  reconnu  la  bonté  de  Dieu, 
l'immortalité  de  nos  âmes  et  la  grandeur  de  l'uni- 
vers, il  y  a  encore  une  vérité  dont  la  connaissance 
me  semble  'fort  utile  :  qui  est  que,  bien  que  chacun 
de  nous  soit  une  personne  séparée  des  autres,  et 
dont,  par  conséquent,  les  intérêts  sont  en  quelque 
façon  distincts  de  ceux  du  reste  du  monde,  on  doit 
toutefois  penser  qu'on  ne  saurait  subsister  seul,  et 
qu'on  est,  en  effet,  l'une  des  parties  de  l'univers,  et 
plus  particulièrement  encore  l'une  des  parties  de 
cette  terre,  l'une  des  parties  de  cet  État,  de  cette 
société,  de  cette  famille,  à  laquelle  on  est  joint  par 
sa  demeure,  par  son  serment,  par  sa  naissance.  Et 
il  faut  toujours  préférer  les  intérêts  du  tout,  dont  on 
est  partie,  à  ceux  de  sa  personne  en  particulier; 
toutefois  avec  mesure  et  discrétion,  car  on  aurait 
tort  de  s'exposer  à  un  grand  mal,  pour  procurer 
seulement   un   petit   bien   à   ses  parents  ou   à   son 


LA   DOCTRINE    GARTËSIENNK  331 

pays  ;  et  si  un  homme  vaut  plus,  lui  seul,  que  tout 
le  reste  de  sa  ville,  il  n'aurait  pas  raison  de  se  vouloir 
perdre  pour  la  sauver.  Mais  si  on  rapportait  tout  à 
soi-même,  on  ne  craindrait  pas  de  nuire  beaucoup 
aux  autres  hommes,  lorsqu'on  croirait  en  retirer 
quelque  petite  commodité,  et  on  n'aurait  aucune 
vraie  amitié,  ni  aucune  fidélité,  ni  généralement 
aucune  vertu  ;  au  lieu  qu'en  se  considérant  comme 
une  partie  du  public,  on  prend  plaisir  à  faire  du 
bien  à  tout  le  monde  et  même  on  ne  craint  pas 
d'exposer  sa  vie  pour  le  service  d'autrui,  lorsque 
l'occasion  s'en  présente  ;  voire  on  voudrait  perdre 
son  âme,  s'il  se  pouvait,  pour  sauver  les  autres.  En 
sorte  que  cette  considération  est  la  source  et  l'ori- 
gine de  toutes  les  plus  héroïques  actions  que  fassent 
les  hommes  ;  car  pour  ceux  qui  s'exposent  à  la  mort 
par  vanité,  pour  ce  qu'ils  espèrent  en  être  loués,  ou 
par  stupidité,  pour  ce  qu'ils  n'appréhendent  pas  le 
danger,  je  crois  qu'ils  sont  plus  à  plaindre  qu'à 
priser.  Mais,  lorsque  quelqu'un  s'y  expose,  pour  ce 
qu'il  croit  que  c'est  de  son  devoir,  ou  bien  lorsqu'il 
souffre  quelque  autre  mal,  afm  qu'il  en  revienne  du 
bien  aux  autres,  encore  qu'il  ne  considère  peut-être 
pas  avec  réflexion  qu'il  fait  cela  pour  ce  qu'il  doit 
plus  au  public,  dont  il  est  partie,  qu'à  soi-même  en 
son  particulier,  il  le  fait  toutefois  en  vertu  de  cette 
considération,  qui  est  confusément  en  sa  pensée. 
Et  on  est  naturellement  porté  à  l'avoir,  lorsqu'on 
connaît  et  qu'on  aime  Dieu  comme  il  faut  :  car 
alors,  s'abandonnant  du  tout  à  sa  volonté,  on  se 
dépouille  de  ses  propres  intérêts  et  on  n'a  point 
d'autre  passion  que  de  faire  ce  qu'on  croit  lui  être 


Ui  DtSGARTKS 

agréable  ;  en  suite  de  quoi  on  a  des  satisfaction» 
d'esprit  et  des  contentements  qui  valent  incompara- 
blement davantage  que  toutes  les  petites  joies  pas- 
sagères qui  dépendent  des  sens  »  (lettre  à  Elisabeth, 
15  septembre  1645,  IV,  291-294). 

2°  La  seconde  règle  est  «  qu'il  ait  une  ferme  et 
constante  résolution  d'exécuter  tout  ce  que  la  raison 
lui  conseillera,  sans  que  ses  passions  ou  ses  appétits 
l'en  détournent  ;  et  c'est  la  fermeté  de  cette  résolu- 
tion que  je  crois  devoir  être  prise  pour  la  vertu  »  (1)  ; 
c'est  elle  qui  fait  la  difîérence  entre  les  grandes  âmes 
et  les  âmes  basses  et  vulgaires  (2)  ;  c'est  elle  qui  fait 
«  que  nous  sommes  à  nous  ;  et  c'est  moins  de  perdre 
la  vie  que  de  perdre  l'usage  de  la  raison  »  (3).  Mais 
comment    parvenir   à    cette   maîtrise   de   soi,   dans   j 
laquelle  Descartes,  comme  Corneille,  fait  résider  la  j 
grandeur  de  l'homme?  Par  une  éducation  appropriée,  i 
qui  utilisera  les  liaisons  établies  par  la  nature  ou  ' 
par  la  coutume  entre  telles  pensées  et  tels  mouve- 

(1)  Descartes  croit  donc  à  l'unité  de  la  vertu  :  mais,  ajoute-t-il, 
«  on  l'a  divisée  en  plusieurs  espèces,  auxquelles  on  a  donné  divers 
noms,  à  cause  des  divers »objets  auxquels  elle  s'étend  »  {IV,  265). 
Dans  sa  seconde  lettre  à  Elisabeth  sur  le  De  viia  beaia  de  Sénèque, 
le  18  août  1645,  il  écrit  plus  précisément  encore  :  «  Pour  avoir  un 
contentement  qui  soit  solide,  il  est  besoin  de  suivre  la  vertu,  c'est- 
à-dire  d'avoir  une  volonté  ferme  et  constante  d'exécuter  tout  ce  que 
nous  jugerons  être  le  meilleur,  et  d'employer  toute  la  force  de  notre 
entendement  à  en  bien  juger  »  (IV,  277).  Voir  aussi  la  lettre  à  Chris- 
tine du  20  novembre  1647,  V,  82-83. 

(2)  Lettre  à  Elisabeth  du  18  mai  1645.  IV,  202.  Cf.  Passions,  art.  48. 

(3)  Lettre  à  Elisabeth  du  1"  septembre  1645,  IV,  282.  D'après 
De-cartes,  c'est  le  corps  surtout  qui  fait  empêchement  à  la  liberté  : 
c'est  à  lui  seul,  et  non  pas  à  la  partie  inférieure  de  l'àme,  qu'il  faut 
attribuer  tout  ce  qui  en  nous  répugne  à  notre  raison  :  «  Car  il  n'y  a 
en  nous  qu'une  seule  âme  :  ...la  môme  qui  est  sensitive  est  raison- 
nable et  tous  ses  appétits  sont  dea  volontés  »  [Passions,  47). 


1 


LA  DOCTRINE  CARTÉSIENNE  333 

ments,  pour  agir  indirectement  sur  les  passions  et 
les  soumettre  à  la  volonté  (Passions,  art.  44-50). 
Ainsi,  nous  ne  pouvons  obtenir  directement  par  la 
volonté  l'élargissement  de  la  prunelle  de  l'œil  : 
mais,  si  nous  voulons  regarder  un  objet  éloigné, 
notre  prunelle  s'élargira  d'elle-même.  Il  en  est  de 
même  de  la  parole  aiticulée  et  des  mouvements 
qu'elle  requiert  :  «  et  lorsqu'en  parlant  nous  ne 
pensons  qu'au  sens  de  ce  que  nous  voulons  dire,  cela 
fait  que  nous  remuons  la  langue  et  les  lèvres  beau- 
coup plus  promptement  et  beaucoup  mieux  que  si 
nous  pensions  à  les  remuer  en  toutes  les  façons  qui 
sont  requises  pour  proférer  les  mêmes  paroles.  » 
Ainsi  on  ne  peut  directement  exciter  en  soi  la  har- 
diesse ou  supprimer  la  peur  :  mais  on  peut  user 
d'industrie  et  agir  indirectement  par  la  volonté  sur 
ces  passions,  en  s'appliquant  à  considérer  les  raisons 
ou  les  exemples  qui  sont  propres  à  cet  effet.  C'est  à 
l'aide  de  procédés  analogues  qu'on  dresse  le  chien, 
par  exemple,  à  arrêter  une  perdrix  au  lieu  de  courir 
sur  elle,  puis,  au  bruit  du  fusil,  à  accourir  au  lieu 
de  s'enfuir.  Or,  si  l'on  peut  dresser  de  la  sorte  des 
animaux  dépourvus  de  raison,  quel  pouvoir  n'aura 
point  l'homme,  doué  de  raison,  sur  les  passions  qui 
le  troublent  I  II  n'est  point  d'âme,  si  faible  soit-elle, 
qui,  bien  conduite,  ne  puisse  les  maîtriser  entière- 
ment. 

Maîtriser  ses  passions,  au  demeurant,  ce  n'est 
point  supprimer  la  force  qui  est  en  elles  :  «  Car  nous 
voyons  qu'elles  sont  toutes  bonnes  de  leur  nature,  et 
que  nous  n'avons  rien  à  éviter  que  leurs  mauvais 
usages  ou  leurs  excès  »  (Passions^  211).  Maîtriser  ses 


334  DESCARTES 

passions,  c'est  les  régler,  c'est  en  user  pour  le  bien, 
et,  finalement,  les  tourner  vers  Dieu.  Notre  premier  i 
devoir  est  donc  de  les  soumettre  à  la  volonté  :  «  Car 
il  n'y  a  que  les  seules  actions  qui  dépendent  de  ce 
libre-arbitre,  pour  lesquelles  nous  puissions  avec 
raison  être  loués  ou  blâmés  ;  et  il  nous  rend  en  quelque 
façon  semblables  à  Dieu,  en  nous  faisant  maîtres  de 
nous-mêmes  »  {Passions,  152).  Dans  ce  bon  usage 
de  notre  liberté  réside  la  vertu  essentielle,  à  savoir 
la  générosité,  qui  est  la  soumission  humble  de  la  per- 
sonne à  des  fins  plus  grandes  qu'elle  :  et  «  ceux  qui 
sont  généreux  en  cette  façon  sont  naturellement 
portés  à  faire  de  grandes  choses  »  (1).  Toutefois 
il  ne  suffit  pas  de  vouloir  le  bien  :  l'intention  bonne, 
assurément,  fait  la  bonté  de  l'agent,  et  l'on  n'a 
aucun  sujet  de  repentir  si  Ton  a  agi  selon  sa  cons- 
cience et  fait  ce  que  l'on  croyait  être  son  devoir; 
mais  elle  ne  suffît  pas  à  la  bonté  de  l'acte,  car, 
«  lorsqu'elle  n'est  pas  éclairée  par  l'entendement,  la 
vertu  peut  être  fausse  ».  Et  c'est  pourquoi  le  bon  usage 
de  notre  libre-arbitre  est  inséparable  du  droit  usage 
de  la  raison,  qui  nous  donne  une  vraie  connaissance 
du  bien  et  de  la  juste  valeur  des  différents  biens  (2). 

3°  La  troisième  règle  est  «  qu'il  considère  que, 
pendant  qu'il  se  conduit  ainsi,  autant  qu'il  peut, 

(1)  Passions,  art.  15G.  «Ainsi  les  plus  généreux  ont  coutume  d'êire 
les  plus  humbles  »  (Passions,  155).  Il  faut  lire  les  textes  admirables 
des  Passions  (art.  152  à  156),  qui  ont  trait  à  la  vertu  de  générosité 
et  d'humilité. 

(2)  Voir  les  lettres  à  Elisabeth  du  4  août  1645  (IV.  267)  et  du 
6  octobre  1645  (IV,  307),  ainsi  que  la  lettre  à  Christine  du  20  no- 
vembre 1647  (V,  84-85).  Cf.  Passions,  40  :  «  Que  la  force  de  l'âmo 
ne  suffit  pas  sans  la  connaissance  de  la  vérité.  » 


LA    DOCTRINE    CARTÉSIENNE  335 

selon  la  raison,  tous  les  biens  qu'il  ne  possède  point 
sont  aussi  entièrement  hors  de  son  pouvoir  les  uns 
que  les  autres,  et  que,  par  ce  moyen,  il  s'accoutume 
à  ne  les  point  désirer  ;  car  il  n'y  a  rien  que  le  désir, 
et  le  regret  ou  le  repentir,  qui  nous  puissent  empê- 
cher d'être  contents  :  mais  si  nous  faisons  toujours 
tout  ce  que  nous  dicte  notre  raison,  nous  n'aurons 
jamais  aucun  sujet  de  nous  repentir,  encore  que  les 
événements  nous  fissent  voir,  par  après,  que  nous 
nous  sommes  trompés,  pour  ce  que  ce  n'est  point 
par  notre  faute  »  (IV,  265-266).  C'est  donc  dans  le 
droit  usage  de  la  raison  et  de  la  liberté,  se  subor- 
donnant au  bien,  c'est-à-dire  à  Dieu,  que  réside  pour 
l'homme  la  véritable  félicité.  Il  n'y  a  personne  qui 
ne  désire  se  rendre  heureux  :  mais  ceux-là  seuls  qui 
ont  le  libre  usage  de  leur  raison  obtiennent  le  bonheur 
véritable,  ou  la  béatitude  (IV,  282-283).  Celle-ci  est 
supérieure  au  plaisir  et  au  bonheur  même  (bien 
qu'elle  les  enferme  en  elle-même),  parce  qu'elle 
choisit  entre  tous  les  différents  biens  selon  leur 
«  juste  valeur  »  (1),  c'est-à-dire  en  se  réglant,  pour 
les  mesurer,  sur  la  vue  distincte  d'une  perfection 
supérieure  et  de  son  rapport  à  nous,  et  parce  qu'au 
lieu  de  résulter,  comme  le  bonheur,  d'une  heureuse 
fortune,  elle  est  le  contentement  de  l'esprit  qui  naît 

(1)  «  Car,  ;  selon  la  règle  de  la  raison,  chaque  plaisir  se  devrait 
mesurer  par  la  grandeur  de  la  perfection  qui  le  produit,  et  c'est 
ainsi  que  nous  mesurons  ceux  dont  les  causes  nous  sont  clairement 
connues...  C'est  pourquoi  le  vrai  olFice  de  la  raison  est  d'examiner 
clairement  la  juste  valeur  de  tous  les  biens  dont  l'acquisition  semble 
dépendre  en  quelque  façon  de  notre  conduite,  afin  que  nous  ne 
manquions  jamais  d'employer  tous  nos  soins  à  tâcher  de  nous 
procurer  ceux  qui  sont,  en  elTet,  les  plus  désirables  »  (lettre  à  Elisa- 
beth, 1"  septembre  1645.  IV,  284.  Cr.  V,  85). 


33«  DESCARTES 

de  ce  que,  par  la  vertu,  on  a  atteint  la  sagesse  et 
qu'on  possède  le  souverain  bien,  qui  est  la  perfec- 
tion (IV,  275  ;  V,  82). 

Voilà  l'idéal  que  chacun  doit  s'efforcer  d'at- 
teindre :  en  le  réalisant,  chacun  selon  notre  nature 
et  notre  capacité,  nous  ne  pouvons  qu'être  parfaite- 
ment contents,  «  comme  un  petit  vaisseau  peut  être 
aussi  plein  qu'un  plus  grand,  encore  qu'il  contienne 
moins  de  liqueur  »  (IV,  264).  Et  chacun  réalisant 
l'ordre,  chaque  être  et  chaque  acte  sera  à  sa  place, 
selon  le  plan  voulu  par  Dieu  :  plan  qui  nous  échappe, 
parce  que  les  fins  de  Dieu  sont  impénétrables  et 
que  nous  ne  sommes  point  du  conseil  de  Dieu,  mais 
plan  dont  nous  sommes  assurés  par  la  raison  qu'il 
est  bon,  parce  que  Dieu  mène  tout  à  sa  perfection  (1). 

A  ce  haut  degré,  nous  avons  dépassé  la  vertu  stoï- 
cienne, qui  fait  de  nécessité  vertu  ;  nous  nous  sommes 
élevés  à  la  vertu  chrétienne,  qui  accepte  avec  joie  la 
volonté  de  Dieu,  même  lorsqu'elle  lui  impose  le 
sacrifice,  parce  qu'elle  sait  que  cela  est  bon  (2). 
A  ce  haut  degré,  toutes  les  difficultés  s'évanouissent. 
On  comprend  que  la  liberté  humaine  s'accorde  avec 
la  toute-puissance   divine;   ces   deux    vérités,   étant 

(1)  «  Dieu  mène  tout  à  sa  perfection,  c'est-à-dire  :  tout  collective, 
non  pas  chaque  chose  en  particulier  »  (lettre  à  Mersenne,  27  mai  1630, 
I.  154). 

(2)  Commentant  Sénèque,  Descartes  écrit  t  que  c'est  sagesse 
d'acquiescer  à  l'ordre  dey  choses  et  de  faire  ce  pourquoi  nous  croyons 
être  nés  ;  ou  bien,  pour  parler  en  chrétien,  que  c'est  sagesse  de  se 
soumettre  à  la  volonté  de  Dieu,  et  de  la  suivre  en  toutes  nos  actions  i 
(IV,  273).  Voir  aussi  ce  qu'il  dit  de  la  vertu  sévère  de  Zenon  (IV,  276), 
et,  au  contraire,  de  la  «  satisfaction  intérieure  qui  accompagne  tou- 
jours les  bonnes  actions,  et  principalement  celles  qui  procèdent  d'une 
pure  affection  pour  autrui  qu'on  ne  rapporte  pas  à  soi-même,  c'est- 
à-dire  de  la  vertu  chrétienne  qu'on  nomme  charité  »  (IV,  308-309). 


LA    DOCTRINE   CARTÉSIENNE  337 

également  certaines,  ne  sauraient  être  incompa- 
tibles. Et,  en  effet,  être  libre  ce  n'est  pas  être  indiffé- 
rent :  rindifférence  est  le  plus  bas  degré  de  la  liberté 
et  fait  plutôt  paraître  un  défaut  dans  la  connaissance 
qu'une  perfection  dans  la  volonté  ;  être  libre,  c'est 
faire  le  bien,  c'est  obéir  à  Dieu  :  en  sorte  que  je 
choisirai  et  embrasserai  d'autant  plus  librement  le 
bon  et  le  vrai  que  ma  raison  me  les  fera  connaître 
plus  évidemment,  ou  que  Dieu  disposera  ainsi  l'in- 
térieur de  ma  pensée  (1).  A  ce  haut  degré,  on  com- 
prend également  la  possibilité  et  la  nécessité  de  la 
prière^  parce  que  ce   Dieu  immuable  a  décrété  de 

(1)  Voir  le  texte  capital  de  la  4»  Méditation  (VII,  57-58  ;  IX,  46)  : 
«  Neque  enim  opus  est  me  in  utramque  partem  ferri  posse,  ut  sim 
liber,  sed  contra,  que  magis  in  unam  propendeo,  sive  quia  rationem 
veri  et  boni  in  e,i  evidenter  intelligo,  sive  quia  Deus  intima  cogita- 
tionis  meae  ita  disponit,  tanto  liberius  illgm  eligo  ;  nec  sane  divina 
gratia,  nec  naturalis  cognitio  unquam  imminuunt  libertatem,  sed 
potius  augent  et  corroborant.  IndiUerentia  autem  illa,  quam  expe- 
rior,  cum  nulla  me  ratio  in  unam  partem  magis  quam  in  alteram 
impellit,  est  infirnus  gradus  libertatis,  et  nuUam  in  ea  perfectionem, 
sed  tantummodo  in  cognitione  defectum,  sive  negationem  quandam, 
testatur  ;  nam  si  semper  quid  verum  et  bonum  sit  clare  viderem, 
nunquara  de  eo  quod  esset  judicandum  vel  eligendum  deliberarem  ; 
atque  ita,  quamvis  plane  liber,  nunquam  tamen  indifferens  esse 
possem.  »  Voir  aussi  :  Réponse  aux  6"  objections,  IX,  233;  Principes, 
I,  41  ;  lettre  à  Merspnne,  27  mai  1641,  III,  379  ;  lettre  au  P.  Mesland, 
2  mai  1644,  IV,  115-118;  lettre  à  Elisabeth  du  3  novembre  1645, 
IV,  332-333  :  «  ...Comme  la  connaissance  de  l'existence  de  Dieu  ne 
nous  doit  pas  empêcher  d'être  assurés  de  notre  libre-arbitre,  pour 
ce  que  nous  l'expérimentons  et  le  sentons  en  nous-mêmes,  ainsi 
celle  de  notre  libre-arbitre  ne  nous  doit  point  faire  douter  de  l'exis- 
tence de  Dieu.  Car  l'indépendance  que  nous  expérimentons  et  sen- 
tons en  nous,  et  qui  suffit  pour  rendre  nos  actions  louables  ou 
blâmables,  n'est  pas  incompatible  avec  une  dépendance  qui  est 
d'autre  nature,  selon  laquelle  toutes  choses  sont  sujettes  à  Dieu  »; 
lettre  à  Elisabeth  de  janvier  1646,  IV,  353-354,  en  laquelle  Descartes 
se  sert  de  la  comparaison  d'un  roi  qui  aurait  défendu  les  duels  et 
qui,  envoyant  le  môme  jour,  au  même  lieu,  deux  gentilshommes  qui 
sont  en  querelle,  sait  assurément  qu'il  ne  manqueront  point  de  se 
rencontrer  et  de  se  battre,  mais  sans  les  y  contraindre  pour  cela. 


313  DESCARTES 

toute  éternité  ne  m' accorder  ce  que  je  désire  que  si 
je  le  lui  demande  humblement  par  mes  prières  et 
par  une  vie  droite  (1).  Et  enfm,  pour  le  mal,  «  sachant 
déjà  que  ma  nature  est  extrêmement  faible  et 
limitée,  et  au  contraire  que  celle  de  Dieu  est  immense, 
incompréhensible  et  infinie,  je  n'ai  plus  de  peine 
à  reconnaître  qu'il  y  a  une  infinité  de  choses  en  sa 
puissance,  desquelles  les  causes  surpassent  la  portée 
de  mon  esprit  »  (4^  Méditation,  IX,  44).  Par  ce 
qu'elles  dépassent  ma  raison,  ce  n'est  pas  une  raison 
pour  que  je  les  nie,  en  soumettant  Dieu  aux  limites 
de  mon  esprit,  mais,  au  contraire,  c'est  une  raison 
pour  que  je  me  soumette  à  lui  par  mon  amour  : 
«  Ainsi  le  meilleur  est  en  cela  de  se  fier  à  la  Provi- 
dence divine  et  de  se  laisser  conduire  par  elle  »  (2). 
C'est  pourquoi,  conclut  Descartes,  «  je  ne  m'étonne 

(1)  Lorsque  la  théologie,  écrit  Descartes,  t  nous  oblige  à  prier 
Dieu,  ce  n'est  pas  afin  que  nous  lui  enseignions  de  quoi  c'est  que 
nous  avons  besoin,  ni  afin  que  nous  tâchions  d'impélrer  de  lui  qu'il 
change  quelque  chose  en  l'ordre  établi  de  toute  éternité  par  sa  pro- 
vidence :  l'un  et  l'autre  serait  blâmable  ;  mais  c'est  seulement  afin 
que  ne  us  obtenions  ce  qu'il  a  voulu  de  toute  éternité  être  obtenu 
par  nos  prières  »  (lettre  à  Elisabeth,  6  octobre  1645,  IV,  316).  Dans 
le  Manuscrit  de  Gôitingen,  V,  1G6,  Descartes  complète  :  t  me  simul 
precante  et  bene  vivente,  adeo  ut  mihi  precandum  et  bene  vivendom 
sit,  si  quid  a  Deo  obtinere  velim.  » 

(2)  Lettre  à  Elisabeth,  mai  1646,  IV,  415  :  Descartes  remarque, 
en  effet,  que  «  souvent  les  choses  qu'on  a  le  plus  appréhendées,  avant 
que  de  les  connaître,  se  trouvent  meilleures  que  celles  qu'on  a  dési- 
rées ».  Cf.  aussi  la  lettre  du  6  octobre  1645,  sur  la  providence  parti- 
culière :  sachant  que  la  puissance  de  Dieu  esi  inépuisable,  nous 
sommes  d'autant  plus  «  assurés  qu'elle  s'étend  jusqu'à  toutes  les 
plus  particulières  actions  des  hommes  »,  et  qu'  i  ainsi  rien  ne  peut 
arriver  sans  sa  volonté  »  (IV,  314-315).  Et  c'est  pourquoi,  ajoute- 
t-il  à  la  fin  du  passage  cité  de  la  lettre  à  Chanut  (IV,  609),  lorsque 
l'homme  est  parvenu  au  parfait  amour  de  Dieu,  t  il  aime  tellement 
ce  divin  décret...  que,  même  lorsqu'il  en  attend  la  mort  ou  quelque 
autre  mal,  si  par  impossible  il  pouvait  1»  changer,  il  n'en  aurait  pas 
la  volonté  ». 


LA    DOCTRINE   CARTÉSIENN'E  339 

pas  si  quelques  philosophes  se  persuadent  qu'il  n'y 
a  que  la  religion  chrétienne  qui,  nous  enseignant  le 
mystère  de  l'Incarnation,  par  lequel  Dieu  s'est 
abaissé  jusqu'à  se  rendre  semblable  à  nous,  fait 
que  nous  sommes  capables  de  l'aimer...  Toutefois 
je  ne  fais  aucun  doute  que  nous  ne  puissions  vérita- 
blement aimer  Dieu  par  la  seule  force  de  notre 
nature.  Je  n'assure  point  que  cet  amour  soit  méri- 
toire sans  la  grâce,  je  laisse  démêler  cela  aux  tliéo- 
logiens  :  mais  j'ose  dire  qu'au  regard  de  cette  vie, 
c'est  la  plus  ravissante  et  la  plus  utile  passion  que 
nous  puissions  avoir;  et  même  qu'elle  peut  être  la 
plus  forte,  bien  qu'on  ait  besoin  pour  cela  d'une 
méditation  fort  attentive,  à  cause  que  nous  sommes 
continuellement  divertis  par  la  présence  des  autres 
objets.  Or,  le  chemin  que  je  juge  qu'on  doit  suivre, 
pour  parvenir  à  l'amour  de  Dieu,  est  qu'il  faut 
considérer  qu'il  est  un  esprit  ou  une  chose  qui 
pense,  en  quoi  la  nature  de  notre  âme  ayant  quelque 
ressemblance  avec  la  sienne,  nous  venons  à  nous 
persuader  qu'elle  est  une  émanation  de  sa  souveraine 
intelligence,  et  divinœ  quasi  particula  aurse.  Même, 
à  cause  que  notre  connaissance  semble  se  pouvoir 
accroître  par  degrés  jusqu'à  l'infmi,  et  que,  celle 
de  Dieu  étant  infinie,  elle  est  au  but  où  vise  la  nôtre, 
si  nous  ne  considérons  rien  davantage,  nous  pou- 
vons venir  à  l'extravagance  de  souhaiter  d'être 
dieux,  et  ainsi,  par  une  très  grande  erreur,  aimer 
seulement  la  Divinité  au  lieu  d'aimer  Dieu.  Mais  si, 
avec  cela,  nous  prenons  garde  à  l'infinité  de  sa 
puissance,  par  laquelle  il  a  cTéé  tant  de  choses,  dont 
nous  ne  sommes  que  la  moindre  partie;  à  l'étendue 


340  DESCARTES 

de  sa  providence,  qui  fait  qu'il  voit  d'une  seule 
pensée  tout  ce  qui  a  été,  qui  est,  qui  sera  et  qui 
saurait  être  ;  à  lïnfaillibilité  de  ses  décrets,  qui, 
bien  qu'ils  ne  troublent  point  notre  libre-arbitre,  ne 
peuvent  néanmoins  en  aucune  façon  être  changés  ; 
et  enfin,  d'un  côté,  à  notre  petitesse  et,  de  l'autre,  à 
la  grandeur  de  toutes  les  choses  créées,  en  remar- 
quant de  quelle  sorte  elles  dépendent  de  Dieu,  et  en 
les  considérant  d'une  façon  qui  ait  du  rapport  à  sa 
toute-puissance,  sans  les  enfermer  en  une  bouje, 
comme  font  ceux  qui  veulent  que  le  monde  soit 
fini,  la  méditation  de  toutes  ces  choses  remplit  un 
homme  qui  les  entend  bien  d'une  joie  si  extrême, 
que,  tant  s'en  faut  qu'il  soit  injurieux  et  ingrat 
envers  Dieu  jusqu'à  souhaiter  de  tenir  sa  place,  il 
pense  déjà  avoir  assez  vécu  de  ce  que  Dieu  lui  a 
fait  la  grâce  de  parvenir  à  de  telles  connaissances  ; 
et  se  joignant  entièrement  à  lui  de  volonté,  il  l'aime 
si  parfaitement  qu'il  ne  désire  plus  rien  au  monde, 
sinon  que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite  »  (lettre  à 
Ghanut,  1er  février  1647,  IV,  607-609). 

L'amour  de  Dieu,  avant-goût  de  la  vision  béati- 
fique  de  l'Être  infini  dans  l'autre  vie,  est  seul  ca- 
pable d'assurer  l'unité  de  notre  vie  présente,  de  lui 
conférer  un  sens  et  de  nous  donner  la  joie. 


* 

*   m 


Telle  est,  trop  brièvement  esquissée,  cette  grande 
philosophie  qui  a  opéré  dans  le  monde  un  ébranle- 
ment durable  et  profond  ;  telle  est  cette  puissante 


COiNCLUSIONS  S41 

pensée,  dont  on  a  pu  dire  qu'elle  a  «  augmenté  la 
vertu  essentielle  de  chaque  esprit  »  (1). 

Tout  homme,  si  grand  qu'il  soit,  a  ses  limites. 
Descartes  a  les  siennes,  qu'il  ne  faut  pas  se  dissimuler  : 
elles  ne  font  d'ailleurs  que  marquer  les  frontières 
de  grandeurs  admirables. 

Bien  qu'il  n'ait  vu  dans  les  mathématiques  qu'un 
moyen  d'exercer  sa  raison  et  non  une  fm  en  soi,  il 
est  certain  que  ce  très  grand  mathématicien,  ayant 
tout  au  moins  d'abord  exercé  principalement  sa 
raison  par  les  mathématiques,  a  été  enclin  à  donner 
une  forme  trop  exclusivement  mathématique  à  sa 
science,  voire  même  à  sa  philosophie.  De  là  son 
audacieuse  tentative  pour  réduire  l'univers  phy- 
sique à  l'étendue  et  au  mouvement  comme  il  avait 
réduit  l'espace  à  la  quantité  pure,  et  pour  expliquer 
tous  les  phénomènes  dont  la  matière  est  le  siège 
par  le  mécanisme  :  dessein  grandiose,  né  d'une  idée 
extraordinairement  féconde  et  très  probablement 
juste  dans  une  large  mesure,  mais  dont  Descartes 
eut  le  tort  de  vouloir  par  ses  seules  forces  et  presque 
d'un  seul  coup  assurer  la  réalisation,  comme  si  les 
effets  que  nous  présente  la  nature  pouvaient  se 
déduire  de  quelques  principes  parfaitement  simples 
et  intelligibles  en  accord  avec  l'expérience  commune, 
et  qu'il  eut  le  tort  de  vouloir  étendre,  sans  adapta- 
tion, au  domaine  vivant,  comme  si  la  vie  n'était  pas 
décidément  rebelle  au»mécanisme  et  n'impliquait  pas, 
tout  au  moins,  un  usage  nouveau  du  mécanisme.  De 
là  encore  le  dualisme^  vrai  en  son  fond,  mais  outré 

(1)  G.  DUMESNTL,  le  Spiritualisme,  p.  113. 


348  DKSCARTES 

parce  que  radical,  cju'il  établit  entre  Téteudue  et  la 
pensée,  entre  le  corps  et  rame,  entre  la  matière  et 
l'esprit,  dualisme  qui  va  poser  à  ses  grands  disciples, 
Spinoza,  Malebranche,  Leibniz,  un  problème  extrème- 
mement  ardu,  qu'ils  s'cfîorceront  de  résoudre,  l'un 
par  l'hypothèse  panthéiste  d'une  substance  unique, 
les  autres  par  l'occasionalisme  ou  par  l'harmonie 
préétablie,  mais  sans  que  la  difficulté,  semble-t-il, 
puisse  être  entièrement  levée.  De  là  aussi,  avec  sa 
méconnaissance  de  la  (^^e,  sa  méconnaissance  de  la 
probabilité  rationnelle^  qui  fait  le  fond  de  toute  certi- 
tude historique  ou  morale  et  la  force  même  de 
l'expérience  :  esprit  essentiellement  déductif,  qui  ne 
se  déclare  satisfait  que  lorsqu'il  a  tout  rattaché  à 
des  idées  claires  et  distinctes.  Descartes  a  tendance 
à  concevoir  les  choses  comme  plus  simples  qu'elles 
ne  sont,  et  au  regard  de  notre  esprit,  et  dans  la  réa- 
lité même.  D'autre  part  et  à  un  autre  point  de  vue, 
ce  grand  rationaliste  exagère  l'étendue  de  la  liberté^ 
et  chez  Dieu,  qu'il  fait  maître  du  bien  et  du  vrai, 
et  chez  l'homme,  en  qui  il  soustrait  la  foi  à  ia  raison, 
pour  la  mettre  dans  la  volonté  mue  par  la  grâce  : 
ici  encore,  il  accentue  les  séparations,  il  établit  entre 
la  philosophie  et  la  religion  positive,  comme  entre 
l'entendement  humain  et  l'entendement  divin,  entre 
notre  entendement  et  notre  vouloir,  une  cloison 
étanche,  un  dualisme  ou  une  hétérogénéité  qui  lui 
permet,  sans  doute,  de  les  concilier  en  les  juxta- 
posant, mais  qui  semble  interdire  tout  mouvement 
de  la  pensée  pour  passer  d'un  domaine  à  l'autre. 

Or,    cette    forme    d'esprit    éminemment    dualiste 
enfermait  en  elle,  en  dépit  de  sa  valeur  et  de  sa 


CONCLUSIONS  343 

vérité  profondes,  un  principe  dangereux,  qui,  au 
dix-huitième  siècle,  parut  autoriser  la  coupure  entre 
les  doux  domaines  :  alors,  par  une  incompréhension 
totale  de  la  pensée  cartésienne,  on  se  débarrassa  de 
l'infini,  qui  est  mystère,  pour  ne  retenir  que  le  côté 
positiviste  de  la  doctrine  et  de  la  méthode  (1)  ;  on 
garda  le  mécanisme  naturel,  mais  on  prétendit 
l'affranchir  de  ses  limites,  en  l'étendant  à  l'esprit,  et 
on  le  sépara  de  son  principe  ou  de  sa  source,  qui  est 
Dieu  ;  on  garda  l'affirmation  du  pouvoir  de  la 
«  raison  »,  mais  on  voulut  rapetisser  à  la  mesure  du 
raisonnement  cette  raison,  qui  n'est  autre  chose, 
chez  Descartes,  que  le  bon  sens  ou  l'intuition  juste, 
et  on  la  sevra  encore  de  son  objet,  qui  est  Dieu. 

Comme  le  dix-huitième  siècle  avait  tiré  Descartes 
vers  le  mécanisme,  ainsi  notre  âge  le  tira  vers  l'idéa- 
lisme. Les  uns  n'avaient  retenu  de  sa  doctrine  que 
la  rupture  avec  l'emcienne  physique  ;  les  autres  n'ont 
voulu  voir  en  elle  que  la  rupture  avec  les  méthodes 
de  la  métaphysique  ancienne.  De  fait,  la  philosophie 
du  moyen  âge,  comme  la  philosophie  grecque  dont 
elle  est  issue,  unissait  l'être  et  la  pensée,  le  réel  et 
la  connaissance,  de  telle  sorte  que,  pour  elle,  l'objet 
était  donné  dans  la  pensée,  et  directement  acces- 
sible à  l'esprit  grâce  à  une  simple  analyse  du  con- 
tenu de  la  pensée  ;  Descartes,  au  contraire,  en  dis- 
tinguant ces  deux  termes,  en  coupant  l'attache  qui 
les  liait  indissolublement  l'un  à  l'autre    faisait  de 

(1)  FoNTENBLLE  écrit  de  Descartes  :  t  C'est  lui,  à  ce  qu'il  me 
semble,  qui  a  amené  cette  nouvelle  méthode  de  raisonner,  beaucoup 
plus  estimable  que  sa  philosophie  même,  dont  une  bonne  partie  se 
trouve  fausse  ou  incertaine  selon  les  propres  règles  qu'il  nous  a 
apprises  i  (Œuvres  complètes,  1818,  t.  II,  p.  358). 


344  DESCARTES 

l'exisLence,  non  plus  une  donnée  immédiate  qui 
s'impose,  mais  un  problème  qu'il  faut  résoudre,  «  un 
objet  éloigné  où  il  s'agit  d'atteindre  »  (1)  ;  et  par  là, 
en  même  temps  qu'il  préludait  avec  une  heureuse 
audace  à  toute  la  philosophie  et  à  toute  la  critique 
modernes,  en  même  temps  qu'il  écartait  le  danger 
de  l'ancienne  métaphysique,  qui  était  de  réaliser 
indistinctement  tous  nos  concepts,  il  ouvrait,  en 
quelque  manière,  la  voie  à  cet  idéalisme  des  mo- 
dernes, qui  est  l'exact  contre-pied  du  réalisme  de 
Vidée  et  qui  tend  à  enfermer  l'homme  dans  sa  pensée. 
Non  certes  qu'il  ait  autorisé,  de  quelque  façon  que 
ce  soit,  cette  ruineuse  doctrine  dont  notre  âge  lui 
fait  honneur,  puisque,  aussitôt  après  qu'il  a  séparé 
la  pensée  de  l'être,  il  retrouve  l'être  dans  sa  pensée  : 
et  c'est  pourquoi  Kant  a  vu  juste  lorsque,  voulant 
attaquer  dans  sa  racine  le  réalisme,  il  s'est  attaqué 
à  Descartes.  Néanmoins,  il  reste  que  Descartes,  en 
dissociant  par  méthode  l'être  et  la  pensée,  a  donné, 
gans  le  vouloir,  le  branle  aux  doctrines  métaphy- 
siques qui  les  tiennent  à  jamais  séparés. 

De  ces  déformations  de  sa  pensée,  Descartes  ne 
saurait  être  tenu  pour  responsable  :  le  vice  en  est 
imputable  aux  hommes  du  dix-huitième  siècle,  ou 
à  ceux  de  notre  âge.  Le  système  cartésien  en  a  été 
tout  au  plus  l'occasion. 

De  fait,  si  l'on  replace  la  doctrine  chez  l'homme  et 
dans  l'histoire,  on  voit  que,  à  côté  des  nouveautés, 
qui  ont  surtout  retenu  l'attention,  mais  qui,  pour 
fécondes  qu'elles  aient  pu  être,  ne  constituent  point, 

(1  )  E.  BoxTTBOUX  '  Descartes  »  (Études  d'histoirt  de  la  philosophie, 
p.  291). 


CONCLUSIONS  345 

à  tout  prendre,  la  partie  la  plus  durable  de  sa  philo- 
sophie, il  y  a  eu  chez  Descartes  un  immense  effort 
pour  se  mettre  dans  V alignement^  et  que  son  origina- 
lité a  précisément  consisté,  non  point  dans  la  rup- 
ture avec  le  passé,  mais  dans  cet  effort  d'une  grande 
et  féconde  pensée  pour  renouer  la  tradition,  en 
l'allégeant  de  ses  poids  morts  et  en  y  adaptant  une 
méthode  plus  conforme  à  la  mentalité  et  à  la  science 
de  son  temps.  «  Car  je  ne  suis  nullement,  dit-il,  de 
l'humeur  de  ceux  qui  désirent  que  leurs  opinions 
paraissent  nouvelles  ;  au  contraire,  j'accommode  les 
miennes  à  celles  des  autres,  autant  que  la  vérité 
me  le  permet  (1).  »  Descartes  a  été  ainsi  moins  ori- 
ginal qu'on  ne  l'a  dit  (2)  :  mais,  par  cela  même,  il  a 
été  plus  grand  et  sa  pensée  sera  plus  durable. 

Si  l'on  envisage  sa  doctrine  de  ce  biais,  si  on  la 
replace  dans  l'histoire,  si  on  la  rattache  surtout  à 
l'intuition  infiniment  riche  d'où  elle  procède,  on 
voit  les  choses  sous  leur  vrai  jour  et  l'on  discerne 
dans   Descartes  même,  à  côté  des  erreurs  ou  des 

(1)  Lettre  au  P.  Mesland,  2  mai  1644,  IV,  113.  Un  ami  de  Chanut 
et  de  Clerselier,  cartésien  de  la  première  heure,  Porlier,  avait,  nous 
dit  Baillbt  [Vie,  II,  279 >  A.  T.,  III,  320),  conçu  «  le  dessein  de  com- 
poser un  livre  en  faveur  de  cette  philosophie,  auquel  il  aurait  donné 
pour  titre  Antiqua  Fides  Theologia  nova,  pour  montrer  que  les  prin- 
cipes de  M.  Descartes  sont  plus  commodes  que  ceux  dont  on  se  sert 
vulgairement  pour  expliquer  les  mystères  de  la  religion  chrétienne  ». 
On  pourrait  assez  justement  dénommer  la  philosophie  cartésienne 
Antiqua  philosophia,  methodus  nova,  à  condition  d'entendre  par 
«  méthode  »  le  déroulement  d'une  intuition  qui,  elle,  est  précisément 
nouvelle. 

(2)  «  Quoique  le  cartésianisme  offre  des  ressemblances  de  détail 
avec  telles  ou  telles  doctrines  de  l'antiquité  ou  du  moyen  âge,  il  ne 
doit  rien  d'essentiel  à  aucune  d'elles.  Le  mathématicien  et  physicien 
Biot  a  dit  de  la  géométrie  de  Descartes  :  «  Proies  sine  matre  creata.  » 
Nous  en  dirions  autant  de  sa  philosophie  »  (H.  Bxbqson,  la  PhiiO' 
Sophie,  p.  6-7). 


348  DESCARTES 

exagérations,  les  moyens  de  les  conugur  :  à  savoir 
cette  vue  que  la  mathématique  n'est  qu'un  instru- 
ment de  la  méthode^  et  celle-ci  une  expression  de 
l'unité  de  l'intelligeace  ;  que  la  vraie  méthode  n'est 
pas  un  système  tout  fait,  mais  un  principe  d'ordre  et 
d'intelligibilité,  principe  à  la  fois  rationnel  et  vivant, 
qui  se  défmit  et  se  diversifie  à  l'usage;  que  l'âme 
et  le  corps,  tout  en  étant  réellement  distincts  et 
irréductibles  (ce  qui  est  la  vérité  fondamentale), 
sont  unisy  et  que  cette  union  substantielle  constitue 
un  ordre  à  part  ;  que,  si  Viiituition  immédiate  et 
simple  est  l'idéal  de  la  raison,  il  faut  cependant  se 
contenter  ordinairement,  dans  la  conduite  de  la  vie, 
d'une  assurance  morale,  d'une  vue  troublée  et  incer- 
taine, d'une  aspiration  de  notre  esprit  au  vrai  ;  que, 
dans  la  science  elle-même,  la  déduction  ne  suffit  pas, 
et  que  les  expériences  sont  «  d'autant  plus  néces- 
saires qu'on  est  plus  avancé  en  connaissance  »,  parce 
que  «  la  puissance  de  la  nature  est  si  ample  et  si 
vaste  »  qu'il  y  a  une  grande  difficulté  à  savoir  de 
quelle  façon  les  effets  particuliers  se  peuvent  dé- 
duire des  principes,  en  sorte  que  l'organisation  des 
expériences  et  la  collaboration  des  hommes  pour 
ce  but  sont  la  condition  du  progrès  des  sciences  (1)  ; 
que,  plus  profondément  encore,  toute  connaissance 
procède,  non  du  général,  par  déduction,  mais  d'une 
expérience  immédiate  et  réelle  :  le  Cogito;  et  qu'ainsi, 
elle  n'est  pas  factice,  comme  celle  qui  repose  sur  des 
concepts,  mais  réelle,  comme  celle  qui  repose  sur 
des  idées;  —  et  enfin  que,  si  notre  grande  force  est  la 

(1)  Discourt,   6»  i.art.,  VI.   63-65* 


L'INFINI  ET  LA  DESTINÉE   DE   L'HOMME       347 

volonté,  notre  grande  lumière  demeure  la  raison  ou 
le  bon  sens  ;  que  l'objet  propre  de  la  raison,  comme 
de  la  volonté,  est  l'infini,  ou  Dieu,  l'Être  nécessaire 
de  qui  dépendent  toutes  choses,  en  qui  raison  et 
volonté  s'unissent  au  point  d'être  indiscernables  et 
auquel  le  dernier  acte  de  la  raison  consiste  à  se  sou- 
mettre, parce  que  de  cette  soumission  généreuse  et 
humble  naît  pour  nous  toute  certitude,  toute  sagesse 
et  tout  bonheur.  «  M.  Morin  traite  partout  de  l'in- 
fini comme  si  son  esprit  était  au-dessus  et  qu'il  en 
pût  comprendre  les  propriétés,  qui  est  une  faute 
commune  quasi  à  tous  :  laquelle  j'ai  tâché  d'éviter 
avec  soin,  car  je  n'ai  jamais  traité  de  l'infini  que 
pour  me  soumettre  à  lui  (1).  » 

Ici,  Descartes  rejoint  l'autre  héros  de  la  pensée 
française,  qui  est  Pascal.  Cet  esprit  de  soumission 
rationnelle  à  l'infini  ou  à  Dieu,  qui  fait  le  fond  de 
son  réalisme  spirituel,  est  bien,  en  effet,  le  fond  de 
l'esprit  français  :  mieux  encore  il  est  l'expression 
même  du  vrai  ;  il  doit  être  la  règle  de  notre  intelli- 
gence et  de  notre  volonté. 

Mais,  parce  que  la  reconnaisseuice  de  ce  principe 
exige  plus  de  vertu  encore  que  de  science,  il  n'est 
pas  surprenant  qu'il  ait  été  mieux  compris  et  mieux 
appliqué  par  nos  grands  hommes  d'action  que  par 
les  esprits  purement  spéculatifs.  La  plus  haute  et 
la  plus  féconde  incarnation  de  l'esprit  cartésien,  de 
nos  jours,  c'est  dans  notre  grand  Foch  que  nous  la 
trouverons.  On  lui  a  reproché  longtemps  d'être  un 

(1)  Lettre  à  Mei-senne,  28  janvier  1641,  lil,  293. 


34g  OESCAHTiiS 

pur  métaphysicien, et,  plus, précisément  encore,  d'être 
un  cartésien,  par  sa  méthode  et  par  sa  métaphy- 
sique (1).  Or,  c'est  cette  méthode  et  cest  cette  métaphy- 
sique qui  ont  vaincu  dans  la  Grande  Guerre.  Cette 
méthode  :  je  veux  dire  celle  des  idées  claires  et  dis- 
tinctes, qui  ramène  toutes  choses  à  leurs  principes 
simples,  mais  qui,  en  même  temps,  ennemie  de  l'es- 
prit de  système,  se  plie  au  réel  pour  le  maîtriser, 
prépare  l'intuition  par  l'analyse,  et  diversifie  selon 
les  circonstances  les  principes  immuables.  Cette  mé- 
taphysique :  je  veux  dire  celle  qui  fait  dépendre  la 
victoire  de  la  volonté,  mais  de  la  volonté  guidée 
par  ces  grandes  abstractions  (2)  de  l'ordre  moral,  le 
devoir  et  la  discipline,  et  s'appuyant  sur  Dieu,  dont 
l'homme  n'est  que  l'instrument  et  de  qui  dérive 
toute  autorité. 

Or,  ces  grands  principes  ne  sont  pas  moins  néces- 
saires pour  vivre  que  pour  vaincre.  La  France  et 
l'humanité  devront  s'y  soumettre,  si  elles  ne  veulent 
point  mourir. 

L'humanité  est  arrivée  à  une  heure  tragique  et 
décisive  de  son  histoire  :  placée  entre  Dieu  et  V ani- 
malité^ elle  doit  choisir  Vun  ou  Vautre. 

Si  le  plus  vient  du  moins,  la  vie  de  la  matière, 
l'esprit  de  l'animalité,  l'homme  n'est  qu'un  animal 
évolué  :  sa  destinée  est  celle  de  la  bête  ;  il  meurt 
tout  entier;  et  Dieu  n'est  qu'une  idole.  Dès  lors 
notre  existence  se  trouve  toute  enfermée  dans  les 
bornes  de  la  vie  présente  et  restreinte  à  l'animalité  : 

(1)  Voir  le  discours  de  R.  Poincaré  à  l'Académie  française,  le 
5  février  1920,  et  le  Temps  du  7. 

(2)  Ici,  abstraction  égale  idée. 


L'INFINI    ET    LA    DKSTINËIi    DE    L'HOMME       349 

c'est  le  déchaînement  de  tous  les  appétits  et  le 
triomphe  de  la  force.  Au  contraire,  si  nous  reconnais- 
sons avec  Descartes  que  la  plus  ne  peut  venir  du 
moins,  l'ordre  du  désordre,  la  raison  de  l'automa- 
tisme, l'homme  de  l'animal,  alors  nous  mettons  à 
l'origine  de  toutes  choses,  et  de  notre  être,  l'infmi, 
le  vrai,  le  bien,  dans  l'Être  dont  ils  ne  sont  que 
l'essence  :  Dieu.  Alors  la  vie  humaine  prend  son  sens  : 
greffée  sur  l'animalité,  elle  en  sort  ;  par  la  raison 
et  par  la  liberté  elle  la  surpasse  infiniment  ;  et  elle 
doit  faire  usage  de  cette  raison  et  de  cette  liberté 
pour  s'affranchir  de  l'animalité  et  pour  s'élever  vers 
Dieu,  car  c'est  dans  ce  constant  effort  vers  l'infini 
que  réside  la  dignité  de  la  personne  humaine. 

Tel  est  le  sens  profond  de  la  philosophie  cartésienne  : 
pensée  si  riche  de  contenu,  et  faite  de  tant  de  ten- 
dances diverses,  voire  même  contradictoires,  que  les 
philosophies  les  plus  opposées  ont  pu  se  recommander 
de  Descartes  sans  lui  paraître  trop  infidèles.  Cepen- 
dant, si  l'on  situe  chacune  de  ces  tendances  à  son  plan 
dans  l'ensemble  du  système,  et  si  l'on  replace  le  sys- 
tème lui-même  dans  sa  lignée  véritable,  qui  est  la 
lignée  platonicienne  et  augustinienne,  on  ne  peut  man- 
quer de  reconnaître  que  le  fond  du  cartésianisme  est 
un  réalisme  spirituel^  une  philosophie  de  l'âme  et  de  la 
liberté  qui  se  suspend  à  Dieu.  Inversement,  en  substi- 
tuant Vidéalité  à  la  spiritualité  (1),  à  la  création  un 
éternel  devenir,  et  à  l'âme  personnelle  un  esprit 
impersonnel,  la  philosophie  allemande  moderne  a 
finalement  abouti  à  nier  Dieu  et  à  diviniser  la  force 

(1)  Expression  df  Henan,  Souvenirs  d'enfance  et  de  jeunesse,  IV,  2. 


330  DESCARTES 

brutale  ou  les  besoins  du  corps.  Elle  a  fait  ainsi 
rétrograder  l'homme,  par  delà  le  paganisme,  qui 
mettait  une  certaine  décence  dans  l'adoration  de  la 
nature,  vers  la  pure  animalité.  Et  c'est  cela,  je  veux 
dire  cette  négation  de  Dieu  et  ce  retour  à  l'animalité, 
qui  a  conduit  l'humanité  à  la  catastrophe. 

Comment  réparer  cette  catastrophe?  En  restau-  1 
rant  Vordre  :  en  reconnaissant  la  source  de  Vordre, 
qui  est  Dieu.  L'un  ne  va  pas  sans  l'autre.  Car,  si  vous 
niez  Dieu,  vous  niez  du  même  coup  la  justice,  le  bien, 
le  devoir,  qui  ne  sont  que  des  mots  si  l'on  ne  met 
Dieu  derrière.  Et  qu'est-ce  que  l'homme  sevré  de 
Dieu,  sinon  le  plus  piètre,  ou  le  plus  dangereux,  des 
animaux?  Il  nous  faut  donc  dominer  l'animalité  pour 
nous  tourner  vers  Dieu  :  l'infini  est  le  pain  de  nos 
intelligences  ;  en  lui,  la  reison  humaine  trouve  le 
seul  aliment  qui  lui  convienne  ;  il  est  «  la  source 
éternelle  de  toute  grandeur,  de  toute  justice  et  de 
toute  liberté  »  (1).  Sans  doute,  nous  ne  pouvons 
l'embrasser  :  mais  nous  pouvons  et  nous  devons 
nous  soumettre  humblement  à  lui.  C'est  en  se  sou- 
mettant à  l'infini  que  l'homme  est  vraiment  homme. 
C'est  en  se  soumettant  à  Dieu  que  l'homme  trouve 
au  dedans  de  soi  la  force  de  bien  vivre  et  de  bien 
mourir. 

Telle  est  la  suprême  leçon  que  doit  nous  ensei- 
gner Descartes.  Ni  les  insuffisances,  ni  les  manques 
de  cette  doctrine,  ou  de  ceux  qui  l'exposent,  ne  sau- 
raient porter  atteinte  à  la  force  du  vrai  :  ceux  qui, 
par  leur  attention  et  par  leur  méditation  constante, 

(1)  Pasteub,    Oraison   funèbre   de    Sainte-Claire-Deville   (1881). 


L'INFINI    ET    LA    DEbTINÉE   DE   L'HOMME       3b! 

s'eiïorceiit  d'en  être  dignes,  s'assurent  l'une  des 
plus  grandes  joies  intellectuelles  que  puisse  goûter 
l'homme,  et  ils  rendent  ainsi  le  plus  juste  hommage 
à  la  vérité,  sans  laquelle  ni  les  individus  ni  les  sociétés 
ne  peuvent  vivre. 


FIN 


TABLES  ANALYTIQUES 


OUVRAGES    DE    DESCARTES 


Algèbre  :  96. 

Anatomica  (Excerpta)  i  96. 

Ballet  {sur  la  Naissance  de  la 
paix)  :  91'. 

Cogitationes  privâtes  :  96.  29', 
44',  58',  113',  158»,  165',  236'. 

Compcndiuin  music&i  :  39,  97, 
219'. 

Considérations  sur  les  sciences  :  96. 

Democritica  :  96. 

Description  du  corps  humain  {For- 
mation du  fœtus)  :  95,  108'. 

Dioptrique  :  50,  71-72,  105*,  128- 
131,  133. 

Discours  de  la  méthode  :  71-73, 
148,  155,  162.  —  1"  part. 
34-40,  51,  158»,  163-164,  203-. 
—  2«  part.  40-41,  46-48,  57, 
100^  102=,  112,  114',  115,  117, 
155,  165-170,  178,  181,  185, 
196,  197.  —  3»  part.  14,  48, 
54,  58,  62,  201-202,  205,  324- 
327.  —  4»  part.  206,  209,  210, 
213,  219-220,  228',  229,  248, 
257,  258,  261,  273-276,  287- 
288,  294,  312,  320'.  —  S»  part. 
69,  108',  231,  235-238,  241, 
304»,  315.  —  6*  part.  24,  26, 
72,  99',  121,  141»,  142,  154, 
159,  166,   ;ii6. 

333 


Escrime  .•31. 

Epistola  ad  P.  Dinet  :  78'. 

Epistola  ad  G.  Voetium  :  78\19*. 

Essais  de  la  méthode  :  72,  156. 
V.  Dioptrique,  Météores,  Géo- 
métrie. 

Expérimenta  :  41,  50-51,  96. 

Explication  des  engins  :  134'. 

Generationem  animalium  (Primse 
cogitationes  circa)  :  96. 

Géométrie  :  71-72,  84.  —  Livre  I  : 
114', 116, 122-123.  — Livre  III: 
54,  113'. 

Homme  {Traité  de  V)  :  69,  95, 
231.  V.  Monde. 

Inédits  de  Hanovre  :  96.  V.  Cogl- 
tationes  privatse. 

Lettre  apologétique  :  78'. 

Lettres  :  94-95.  Voir  à  la  Table  III  : 
Arnauld,  3alzac,  Beeclcman, 
Brasset,  Carcavi,  Chanut, 
Christine,  Elisabeth,  Gibieuf, 
Hyperaspistes,  Mersenne,  Mes- 
land,  Meyssonier,  Morin,  Mo- 
rus,  Newcastîe,  Noël,  Regius, 
Vatier,  Villebressieu. 

Lumière  {Traité  de  la)  :  69,  95, 
206',  309»,  313',  315'.  V. 
Monde. 

Manuscrit   de    Gôttingen    (entre- 


su 


DESCARTES 


tien  avec  Burman)  ;  97,  15.T, 
203»,  219',  233',  251',  265, 
302",  303,  304",  308',  320', 
338'. 

Mathematica  (Excerpta)  -.  96. 

éMchaniques  (Traité  des)  :  74'. 
V.   Explication  drs  engins. 

Méditations  :  68,  75-78.  — 
Abrégé  (Synopsis)  :  212,  226, 
231,  235',  318'.  —  i"  (Des 
choses  que  l'on  peut  révoquer 
en  doute)  :  208-211,  213.  — 
2*  (De  la  nature  de  l'esprit 
humain  et  qu'il  est  plus  aisé 
à  connaître  que  le  corps)  : 
205,  213,  221,  223,  225,  313», 
319'.  —  5»  (De  Dieu  ;  qu'il 
existe)  :  204,  205',  221,  222', 
229',  2i7,  249,  253-260,  266', 
268',  290',  291,  305,  320'.  — 
4"  (Du  vrai  et  du  faux)  : 
177,  203',  223,  308',  311,  337', 
338.  —  5«  (De  l'essence  d.-s 
choses  matérielles  ;  et  dere- 
chef de  Dieu,  qu'il  existe)  : 
222',  257',  274',  275',  278*, 
279»,  311,  317",  318*.  — 
6*  (De  l'e-xistence  des  chos  s 
matérielles  et  de  la  réelle  dis- 
tinction entre  l'âme  et  le  corf)S 
de  l'homme)  :  60',  206,  226, 
229',  230',  289»,  313',  314', 
315',  319». 

Objections  et  réponses  :  75,  76» 
—  i'"  (Caterus)  :  222',.  229', 
251',  255,  260'»,  261',  262. 
263,  2643,  265',  272',  275», 
277-279,  280',  283',  284',  287, 
296',  299",  303.  —  2»'  (recueil- 
lie!! par  le  P.  Mersenne  de  la 
bouche  de  divers  théologir;ns 
et  philosophes)  :  122,  169', 
179,  202',  203',  204,  207,  210, 
217-218,  221',  222',  226,  227', 
234,  253-254,  256',  263,  268- 
271,  277',  279»,  280',  285,290', 
296',  297»,  298,  304',  316', 
317-,319»,320».  — 5"(Hobbes): 


22'i,  229,  248,  254',  263.  — 
•i"  (Arnauld)  :  214',  228»,  229, 
230',  251,  252,  272',  300', 
320'.  —  5"  (Gassendi)  :  222', 
234',  263,  264',  265,  272', 
277',  280'.  Réponse  aux  ins- 
tances de  Gassendi  (lettre  à 
Clerselier)  :  202',  204",  216- 
217,  221,  253,  264',  313,  320». 

—  6"  (divers  théologiens,  phi- 
losophes et  géomètres)  :  229', 
303',  304,  306,  316',  318»,  337'. 

—  7"   (Bourdin)   :    78',  221'. 
Météores  :  71-72,  131,  185». 
Monde  (Le)  :  69,  95.  V.  Homme, 

Lumière. 

Notas  in  programma  (réponse  au 
placard  de  Rcgius)  :  78',  222", 
254',  255',  280». 

Olympica  :  41,  49,  211'. 

Parnassus  :  41,  96. 

Passions  de  l'âme  :  87,  22',  108', 
231-233,  332-334. 

Physico-mathematica  (Excerpta)  : 
96. 

Pneamhula  :  96. 

Principes  :  69,  81,  251'.  —  Dé- 
dicace :  83'.  —  Préface  (lettre 
au    traducteur   Picot)    :    99', 

156,  159,  161,  194-200,  212, 
293,  322,  329.  —  1"  part. 
(Des  principes  de  la  connais- 
sance humaine)  :  142, 164, 175, 
202,  204',  205,  212,  213,  210, 
221',  223,  226-229,  243,  249, 
251',  265',  280»,  297',  304», 
311,  337'.  —  2»  part.  (Des 
principes  des  choses  maté- 
rielles) :  119,  134',  137,  152', 
206,  313»,  314'.  —  3«  part. 
(Du  monde  visible)  :  105' ,  1 37, 
141*,  183.  —  4»  part.  (De  la 
terre)    :    141',   142,   160,   165. 

Recherche  de  la  vérité   :  96,  99', 

157,  169'. 

Régula;  :  59,  96.  —  I  .  48',  112, 
ICI.  —  //  .•  159',  160',  174', 
187».  —  IJJ  :  172,  174,  184. 


TABLKS   ANALYTIQUES 


:îo3 


1R7».  _  IV  :  59,  lOOS  113», 
114,  116,  120,  1532,  155,  1571, 
160.  169'.—  F  .178,  180.  184. 
—  VI  :  113M14'.  122',  175'. 
177,  182,  186'.  —  VII  :  175'. 
185,  186.  187-2.  —  VIII  :  162, 
174".  185.  —  A'  ;  169',  196.  — 
XI  :  184,  186',  187^.  —  XII  : 
117',  174'î,  175,  176'»  ,177, 
183, 187',  264».  —  XIII  :  106'. 


—  XIV  .117',  118',  120,  186». 

—  XVI  :U(i,  lllK  — XVIII: 

114'.  —  XIX  :  123'. 
Saporibus  (De)  :  96. 
Solidorum  elemcntis  (De)   :   40», 

96. 
Statique  :  74'. 

Studium  bonœ  mentis  :  48',  96. 
Thaumantis  regin  .-  96. 


II 

TÉMOIGNAGES  OU   KCR ITS  AYANT    IRAIT  A  DCSCARTES 
ET    A    SON    ÉPOQUE 


Adam  :  26',  45»,  46'.  74',  97, 
225'.  (Édition  Adam-Tanncry): 
24',  76«,  95,  etc. 

Baillht  :  26',  32-,  36,  41,  47', 
48',  49,  51,  53,  55,  58',  60', 
65,  67,  92',  94,  95,  96,  157', 
158»,  160',  165>,  188*,  236', 
n23',  345". 

Beïckman  :  38',  49,  54,  60,  96- 
97. 

Bergson  :  V,  345».  304».  139' 

Bbrsot  :  225». 

BiOT  :  345*. 

Blanchet  :   214'. 

Blondel  (M.)  :  203». 

BOREL  (P.)  :  48^. 

BOSSUET   :   71'. 

BouiLLiER  (F.)  :  93',  236'. 

BouTROUX    (E.)    :     135'.     310'. 

322'.  344'. 
BouTROUX  (P.)  :  104',  124'.  117'. 

222'. 
Bréhier  :  214'. 
Brdnhes  (B.)  :  139",  143. 
Brunschvicq  :  100',  122',  126', 

127'. 
BtTI.T.ON    (E.)    :  214». 
Chanut  :  92',  111. 


Claubero  :  97. 
Clerseliî;r  :  65,  67,  94-96. 
Cohen  (G.)  :  3'i',  38',  46',  60», 

79'. 
COURNOT  :  103»,  124". 

Cousin  :  95. 

Delbos  :  84',  170'.    218»,    221». 

313'. 
DlMlER  :  313'. 
Du  Bois-Reymond  :  101'. 

DUHEM  :  103».   130*. 
DUMESNIL  :    341'. 
Egoer  :  101'. 
ESPINAS  :  47'. 

Florisiond  db  Beaunb  :  116'. 
f0ntineli.e  :  343'. 

FoucHEB  DE  Cabeil  :  44',  45», 

95-96. 
Garasse  :  52'. 

GiBSON  :  123'. 

GiLSON   :   32»,   307'.   108'.   222'. 

297».   308'. 
Hamelin  :  45»,  99',  200»,  211', 

224',  262',  279',  313'. 
Hannequin   :   122',  177',  186». 

187»,  251»,  2571. 
IIuet:  41'. 
1    Kant  :  207,  224',  277,  313. 


35fi 


DESCARTES 


kobtewbo  :  132'. 
Kramer    :    132'. 
Labeethonnière    :    203',   214'. 
La  Fontaiîts  :  236'. 
La  Hire  :  94. 
Lalandk   :    109'. 
Leorand  (J.-B.)   :  94-95. 
Leibniz  :  96,1 17'.  1 32, 134''M35'. 
Lévy-Bruhi,  :   308'. 
Liard   :    45-2,   46',    187'. 
Lipstorp  :  31'. 
Macu  :  103-,  130-. 
Menendez  y  Pelayo  :  214'. 
MiLHADD    (G.)    :    38',    49*.    kiK 

45,  100',  109',  117',  126'.  131', 

132'.    134'.    187'. 
Millet  :    45',   46',   96,   103'. 
Mourret  :  70  ^ 
OSTWALD   :   134'. 
Pascal  (B.)  :  215',  236'. 
Pascal   (Jacqueline)    :    87'. 
PÉGUY  :  24-25. 

POGOENDORE  :  132. 


Poincaré  (H.)  :  135'. 

Poisson  :  32',  49',  71,  96,  182', 
185'  '. 

PORLIER    :    345'. 

Renôxtvier  :  118'. 

rochemonteix  (de)   :  32'. 

RODIER  :   169'. 

Saumaise  :  61,  82. 

Schwarz  :  313'. 

SÉviGNÉ  (Mme  dk)   :   236'. 

Strowski  :  52'. 

Tannery  (P.)  :  110'.  117'.  118'. 
134'. 

Thibaudet  :  91'. 

Thomas   :   103'. 

Vicier  :  304«. 

VoET  :  79. 

Vossius  :  132. 

Wahl   :    304». 

Webb  :  276'. 

WrLF  (DE)  :  308'. 

Voir  Table  I  :  Lettres;  Médita- 
tions  :  objections    et  réponses. 


III 


AUTRES    NOMS    PROPRES 


Agrippa  :  34. 
Anselme  (saint)  :  276. 
Apollonius  :  101,  126. 
Archimède  :  101. 
Arioste  (]')  :  90. 
Aristarque  de  Samos  :   105. 
ARI.STOTE  :  32,  76',  78,  100,  182, 

188,  233',  308'. 
Arnauld    :    75.    96,    214',    228', 

232',  233',  301'. 
Arnould  (L.)  :  239'. 
Augustin  (saint)  :   21,  75,   214- 

216,  222',  310. 
AUSONB  :  31,  44. 
Bacon  (F.)  :  109.  170'. 
Baono  :    55. 


Balzac  :  62. 
Bavard  :  4. 
Beeckman  :  38-39,  53.  64,  102», 

14  l\ 
Bergson   :    10     174^    233,   244, 

301'. 
Berkeley  :  206',  290. 
Bérulle  :  55,  57. 
Binet  (A.)  :  289». 
Blondel  (M.)  :  267'. 
BossuET  :  70,  266',  267'. 

BoriLL.AUD   :    71. 
BOURDIN  :   78. 
BOUTROUX  (E.)  :  20, 
Brasset  :  90. 
Bruno  :  .^2'. 


TABLES   ANALYTIQUES 


357 


BUAT  :  195'. 
Bu  KM  AN  :  97. 
l^ALDERON  :   209. 

Campanella  :  52',  214'. 

Carcavi  :  87«. 

Cardan  :  104. 

Caterus  :  75,  263. 

Cauchy  :  138,  143. 

Cesalpini  :  106. 

Chabot  :  22. 

Chandoux  :  55. 

CuA.vuT  :  67',  89-95,  2G5',  308', 

338*,  340. 
Char-AUX  :  18-19. 
Charpy  (G.)  :  180. 
Chiîrbury  :  170'. 
Christine  de  Suéde  :  32,  89-93, 

332',  334*. 
Claparèdk  :  239'. 

CLER3KLIER   :   76*,  89,  94-96. 

Christophe  Colomb  :  103,  134*. 
Comte  (A.)  :  9,  16,  101. 
CONDÉ  :  25,  89. 
Copernic  :  104-105. 
Corneille  :  25,  332. 
CORTEZ  :  103. 
COURNOT  :  160,  218*. 

CusE  (cardinal  de)  :  105. 

Delbos  :  2'. 

Desargues  :  74. 

Dkscartes.  Famille  :  27-29.  Ca- 
ractère :  45,  51,  53,  74',  84, 
141,  158,  323.  Formation  de 
son  esprit  :  40,  57.  Genre  de 
vie  :  52,  61-64,  66,  79.  Por- 
trait :  93*.  Inspiration  de  sa 
philosophie  :  45,  53',  98-99, 
111,  159,  161,  164-165,  347. 
Originalité  :  215',  345'*.  Reli- 
gion :  61,  69,  80,  92,  202,  323'. 

Dinet  :  78. 

DiOPHANTB  :   101. 

Dr.akb  :  103. 

DUHEM  :  13,  1012,  102,  167'. 

D0MESNIL  :   18-23. 

DUNS  SCOT  :   307'. 

Einstein  :  139. 

ELISABETH    :    28-29,    81,    S2-ol , 


89,   91,    94,   114',    2'30',    236, 

308',  323',  328-338. 
ECCLIDK  :   100. 
Fabre  :  19. 
Faulhaber  :  49. 

FaYOL  :   181'. 

Ferdinand  II  :  39. 

Fermât  :  74,  126. 

Fsrrier  :  54. 

FloPvIMond  de  Beaune  :  74. 

FocH  :  181',  195',  347-348. 

Franck  (C.)  :  4,  190. 

Frédéric,  électeur  palatin  :  49, 

82. 
Galilée  :   33,  69,  74,  105-107, 

109,  110,  120,  135. 
Gassendi  :  75,  88,  216,  263. 
Gesner  :  106. 

GiBiEUF  :  54,  188*,  222',  228'. 
Gilbert  :  106. 
GOLIUS  :  117',  132. 
GoMEZ    Pereira    :    173*,    214', 

236'. 
Gr.atry  :  19,  143. 
Grégoire  de  Valentia  :  79'. 
Hals  (F.)  :  93*. 
Harvey  :  107-108. 
HÉLÈNE  et  Francinb  :  64-65. 
Helmholtz  :   138. 
Henri  IV  :  30,  33. 
Hobbes  :  75,  88,  223,  263. 
Horace  :  90. 
Huyghens  :  64,  82. 
Hypekaspistes     :     254',     3C8', 

314». 

InDY  (D')  :  190'. 

James  (VV.)  :  176*. 

Jean  de  la  Croix  (saint)  :  212. 

Jeanne  d'Arc  :  4. 

Jésuites  :  30,  33,  34,  188. 

Joule  :  138. 

Kant  :  153',  200',  224,  276-281, 

283,  295-296,  344. 
Kelvin  :  138. 
Kepler  :  50,  105,  133. 
Labadie  :  83. 
Lachelier  (J.)  :  17,  276'. 
Lallemand  :  93. 


358 


DEaCARTES 


Launay  (de)   :  13'. 

Leibniz  :  45^  13'i-136,  276,  279^ 

308^  318.  342. 
LksdiguiÈRES  :  52. 
Lk  Vasseub  d'Étiolés  :  53. 
Louis  XIV:  52'. 

LUDENDORFF  :    195'. 

LuLLE  (R.)  :  34',  102. 

LUYNES  (de)   :   76-. 

Magellan  :  103. 

Maine  de  Biran  :  9,  21,  2 18-. 

Malebranche  :  9,  138,  203', 
267,  276,   342. 

Marie  (P.)  :  244. 

Maxwell  :    139. 

Mersenne  :  54,  65-77,  87-,  88, 
95,  1005,  102»,  110,  120,  126', 
141',  155,  170,  1855,  187,  188^ 
214',222',264',269',283',287, 
289',  2972,  306,  307,  310',  324', 
328,   336',   337',   347'. 

Mesland  :  233',  235',  260-,  261'. 
307,   310".   337',   345'. 

Metius  :   105-. 

Meyssonier  :  230'. 

Michel- Ange    :    190. 

Montaigne  :   201,  246. 

Montesquieu   :    308'. 

Montmort  :  88. 

MoRiN  (J.-B.)  :  53,  74,  146',  347. 

MORUS  :  289',  301'. 

Mydoroe  :  54,  132. 

Napoléon  :  6,  190. 

Nassau  (M.  de)  :  38. 

Néo-flatoniciens   :    188,   214', 

Neper  :  104. 

Newcastle  (marquis  de)  :  88, 
173,  190',  218',  2645,286'. 

Newton  :  i05. 

Noël  :  32.  34. 

Orange  (prince  d')  :  80. 

Oratoriens  :  55,  76,  188,  214'. 

Oresme  :  126. 

Palissy  (B.)  :  106.  ^ 

Pappus  :  101,  117'.  • 

Paré   :   106. 

Pascal  :  11,  iv-vu,  4,  5,  9,  14- 
15,    87,    107,    1095.    141,    148, 


154,  158,  191,  193,  205-,  243- 

244,  246',  267',  347. 
Pasteur  :  4,  133,  245,  27 î,  350. 
Paul  (saint)  :  173',  290,  318'. 
Penn  (W.)  :  83. 
Petit  (P.)  :  74. 
Picot  :  82,  94. 
Pizarre  :  103. 
Platon  :  15,  19,   149-150,  188. 

222',    276.    296. 
PoiNCAEÉ  (H.)  :  136',  182',  190. 
PoiNCARÉ    (R.)    :    348'. 
Porta   :   34. 
Ptolémée  :  105. 
Pythagoriciens   :    100. 
QuiNTON  :  239'. 
Ravaisson  :  21. 
Regius  :  64,  78',  79,  81,  94,  230', 

2325. 
Renan  :  349'. 
Reneri  :  64,  68. 
Revius  :  80. 
Richelieu  :  52',  71. 
RoBERVAL  :  74,  95,  106'. 
RoMER  :  141. 
Rousseau  :  9. 
RnuSSELOT   :   188'. 
Sal'.-.îaise   :   61. 
Sebonde  :  214'. 
Sénèque  le   philosophe    :    86, 

332',   336-'. 
Sénèque  le  tragique  :  31. 
Sertillanges   :    188', 
Servet  :  107. 
SiLHON    :    54. 
Snellius  :   132. 
Spinoza  :  229',  276,'3035,  342. 
Stevin  :   106. 

Tallemant  des  Réaux  :  83. 
Tabtaglia  :  104. 
Tavlob  :  179-180. 
Théophile  :  52,  90. 
Thérèse  (sainte)   :   190-191. 
Thomas    (saint)    :    32,    33,    79', 

173»,    188,    200»,    222'.    260', 

272',  276.  278,  303,  308. 
Thucydide  :  100. 
Tycho-Brahé  :  50,  105. 


TABLES  ANALYTIQUES 


359 


Vachée  :  190-. 
Valleby-Radot  :   133' 
Vanini  :  52',  79. 
Vasco  dk  Gama  :  103. 
Vatiek  :  53',  72,  242. 
VÉRON  :  32. 
Vksalk   :    106. 
ViÈTE  :  104.  126. 


VlLLEBBESSlEU  :  54,  60'. 

Vincent  de  Paul  (saint) 

Vinci  :  106. 

ViOGtrÉ  :  91,  92. 

Virgile  :  90. 

VoET  (Voetius)   :   79. 

ZENON  :  336». 


52'. 


IV 


DEFINITION    DE    TER.MES,    NOTIONS    ET    DOCTRINES 


Ab5o!u  :  122',  174',  176,  i77\ 
185. 

Accident,  acte  :  163,  224,  234, 
235'.  V.  Substance,  Trans- 
substantiation. 

Action  :  167,  201,  267',  325,  334. 

Algèbre  :  31,  49,  104,  114',  115, 
118,   169. 

Ame  {mens,  anima  humana, 
anima)  :  76,  220,  248.  Con- 
naissance :  85,  200,  219,  226, 
252;  319-320.  Existence  et 
nature  :  220-238,  241,  329, 
332',  339.  V.  Distinction,  Es- 
prit, Immortalité,  Pensée, 
Substance,  Union. 

Amour  :  90.  V.  Dieu. 

Analogie  (imitation,  comparai- 
son) :  185' «. 

Analyse  :  des  anciens,  100*,  169'  ; 
—  cartésienne,  74,  104',  118, 
121-123,  150-151  (géomé- 
trie); 178-181  (méthode); 
179,  251',  263  (métaphysique). 

Animaux  :  171,  199.  V.  Automa- 
tisme, Génération. 

A  priori  :  109'. 

Arc-en-ciel  :  131,  185». 

Aspiration  (tendance)  :  207,  268'. 

Athées,  athéisme  :  68,  79»,  254', 
316,  318. 

Atomes  :  137. 


Attribut  :  198,  220,  227,  228', 
229',  301«,  310.  V.  Mode. 

Automates,  automatisme  des 
bêtes  :  58',  96,  236',  237,  241. 

Béatitude  :  335. 

Bien  :  157,  327,  329,  334. 

Bon  sens  :  86,  163,  166'.  Cf.  5, 
11. 

Cause.  Connaissance  des  causes 
naturelles  :  141,  146';  —  des 
premières  causes  :  157,  199; 
—  de  ta  cause  première  et 
dernière  :  251,  259,  261',  308'. 
Progrès  à  l'infini  :  259,  260*, 
262.  Causes  efficiente,  formelle  : 
251,  252,  299,  300'  ;  —  finales  : 
308.  Cause  totale  :  256,  269'. 
Causa  sui  :  272',  299'.  Notion 
métaphysique  :  250-252,  256\ 
262,   269-272.  V.   Occasion. 

Cercle  (cartésien)  :  320-321. 

Certitude  :  159-161,  165,  174', 
187*,  248-250,  252',  311,  318. 
Notion  :  205.  V.  Clair  et  dis- 
tinct.  Dieu. 

Cerveau  :  233',  234'. 

Circulation  du  sang  :  108. 

Charité  :  318»,  336». 

Chute  des  corps  :  110. 

Clair  et  distinct  :  170,  174,  849, 
275*,  280>,  284',  312',  319* 
320». 


380 


DKSCARTES 


Cogito  :  40,  173,  20û^  213-219, 
225,  249,  281,  286,  321. 

Complet  (chose  complète)  :  229'. 

Comprendre  {comprehendere,  em- 
brasser) :  264'  ',  307. 

Concevoir  (concipere)  -.  228',  229', 
264,  268. 

Connaître,  connaissance  :  174', 
187^,  188-189,  263,  265,  285, 
289,  318,  329;  —  de  Dieu  et 
du   moi,   47,   200,   266',   320; 

—  de  l'âme  et  du  corps,  229', 
3133,  3183. 

Conscience  {conscientia,  conscius, 
apercevoir)  :  221',  314*. 

Conservation  :  V.  Création  con- 
tinuée. 

Contemplation  :  291,  297. 

Content  :  336. 

Continu  :  113',  118',  274. 

Contradictoires  :  306. 

Coordonnées  cartésiennes  :  123. 

Corps.  Connaissance  :  85,  313'. 
Essence  :  228',  235.  Exis- 
tencc  :  207,  313-315.  —  Mon 
corps  :  219,  227,  229,  232'*, 
234,  235'.  3195,  332».  V.  Con- 
naissance, Distinction,  Union. 

Coutume  :  39,  324,  328. 

Création  :  259,  302',  303,  308'  ; 

—  continuée,    259-261,    304- 
305,  317,  320S. 

Croire  (dist.  connaître)  :  324. 

Déduction,  déduire  :  146',  182, 
184,  186',  187». 

Démonstration  :  mathématique, 
112,  183',  210,  274,  275'  ;  — 
physique,  141';  • —  métaphy- 
sique (Dieu),  68,  252',  261', 
264^  283'. 

Dieu.  Connaissance  :  67,  73,  77, 
85,  212,  254,  286-292,  295», 
297-298,  311'.  Preuves  :  lopar 
ses  effets,  251'  ;  a  par  l'idée 
du  parfait,  252-258  ;  b  par 
mon  être  imparfait,  ,25(9-56 i  ; 
accord  des  deux  preuves,  250, 
261-272;    —    2°    par    ion 


essv^nce,  2.'1',  272-284.  Na- 
ture et  attributs  :  253,  260- 
261,  299-303.  Dieu  créateur 
et  cause  totale,  76',  199,  303- 
310  ;  —  auteur  de  l'ordre  na- 
turel, 59,  140,  141'*;  —  au- 
teur du  vrai,  et  garant  de  la 
certitude,  44,  46,  310-311, 
320;  de  la  méthode,  157-158, 
311-312;  de  la  science  de 
la  nature,  313-316;  de  la 
mathématique,  153, 5i6-5iS: 
de  notre  immortalité,  319, 
320;  —  du  bien,  322,  329, 
336-340.  Amour  de  Dieu  : 
3182,  329,  331,  asgî,  339. 

Discontinu  :  118',  304^ 

Discours  (discursus)  :  188*,  189, 
297'. 

Distinct  :  V.  Clair. 

Distinction  de  l'âme  et  du  corps  : 
76,  212,  220,  226,  228-231, 
319*. 

Divinité  :  339. 

Doute  méthodique  :  47',  73,  ICS, 
201-213,  228«,  247-215,  287. 

Durée  [duratio)  :  175',  301-300, 
304'. 

Écoles  :  35. 

Éducation  :  167,  198,  238,  332. 

Ellets  :  146',  256',  261»,  209'. 
V.  Cause,  Dieu. 

Eminenter  :  227',  256\  269'. 

Encyclopédique  (connaissance): 
182'. 

Entendement  {intellectus.  V.  ce 
mot)  :  85,  117,  164,  174,  221, 
334:  —  en  Dieu,  309-310, 
318'. 

Enthousiasme  :  41,  43,  44'. 

Énumération  {enumeralio,  dé- 
nombrement) :  184-187,  192. 

Équation  :  122-123. 

Erreur  :  164,  175-176,  204,  210, 
310,   314'. 

Esprit  (mens.  V.  ce  mot)  :  156, 
163,  221»,  222,  223,  227\ 
228',   234.    289*,    329.    Esprit 


TABLES   ANaLYTIQUF.S 


301 


de  vérité  :  43,  46.  Malus  spi- 
r/m9  .-42,  211'. 

lEsprits  animaux  :  231. 

.'Essence  :  V.  Nature.  —  de  Dieu, 
272',  275,  299-300  ;  —  et  exis- 
tence, 278,  280',  310'  ;  —S 
créées,  305. 

Étendue  (extensio.  Comp.  espace, 
lieu  d'un  corps,  Princ,  II,  10- 
14)  :  117-119,  122',  137,  130, 
150-153,  175',  228',  229',  274, 
301',  315. 

Eternité  :  302-304. 

Être  :  220,  224-225  ;  —  par  soi, 
252,  272,  209;  —  en  acte,  en 
puissance,  254'. 

Évidence  :  161,  170,  iST-,  191, 
214,  249,  287,  318^  320. 

Existence  :  et  perfection,  257'  ; 

—  contingente,  258-259  ;  — 
possible,  actuelle,  nécessaire, 
153',  280'*,  297';  —  de  moi 
et  de  Dieu,  264*;  —  de  l'Être 
parfait,  274,  275»,  283',  287  ;  — 
des  choses,  314'.  Notion  :  175', 
205,  218'.  Problème  :  343-344. 

Expérience  (experientia)  :  i74'  ; 
de  la  vie,  37,  40,  48,196-197; 

—  interne,  174.  214',  218', 
232',  337'  (V.  Intuition)  ;  — 
scientiflque,  65, 109',  133, 141, 
146',  187',  192-193,  346. 

Explication  :  146'. 

Faculté  :  254'. 

Fausseté  :  205',  312». 

Finalité  :  108',  112. 

Finesse   :   323'. 

Fins  de  Dieu  :  307-308. 

Foi  :  48,  202-204. 

Fonction  :  cf.  123,  124'. 

Forme  :  V.  Nature,  Qualité  (e.  g. 

73.  163,  204). 
Formel,  formaliter   :  V.  Réalité. 
Fortune  :  326-327. 
Génération  spontanée  :  270-271. 
Générosité  :  93,  334. 
Géométrie   :   116,  118,  121-127, 

137,  150,  265,  274,  316-318. 


Grâce  (lumière  surnaturclie)  t 
202',  203,  337'. 

Habitude  :  328. 

Héroïques  (actions)  t  331. 

Histoire  :  35,  164. 

Homme  :  230,  315'. 

Humilité  :  93,  191,  334. 

Hypothèse  (supposition)  :  133, 
"l83.  Cf.  142. 

Idéalisme,  idéologie  :  cf.  3,  6, 
153',  200',  207,  211»,  223-225, 
255,  285,  344. 

Idée  (idea)  :  204,  278'.  Comp. 
concept,  conceptus  :  e.  g.  280'  ; 
dist.  concept  (sens  kantien), 
ou  fiction  de  l'esprit  :  222',  224, 
277-278,  295.  Réalité  et  vé- 
rité des  idées  :  73,  175,  204, 
224,  250,  2;5-256,  269,  312. 
Idées  innées  (dist.  adventices 
et  factices)  :  222',  254'.  Idées  : 
de  Dieu,  252-258,  261',  272- 
284,  297»;  —  de  l'infini  ou 
du  parfait,  263,  297  ;  —  du 
moi,  229',  254  ;  —  des  choses 
sensibles,  257,  258,  314;  — 
—  des  êtres  mathématiques, 
153',  265,  274-275,  306.  V. 
Clair  et  distinct,  Nature. 

Idole  :  253. 

Imagination  :  44',  85,  117,  234», 
288,  289«,  294. 

Immédiat  :  176',  187»,  190,  204, 
221',  224,  227'. 

Immortalité  de  l'âme  :  68,  76, 
233-236,  241.  Cf.  243-246. 

Immutabilité  divine  :  309. 

Incarnation  (mystère)  :  339. 

Indifférent  (dist.  libre)  :  303', 
337. 

Individu  :  163,  235. 

Indivisible  :  219',  302'.  V. 
Simple. 

Induction  :  184,  185*,  187». 

Infini  :  247,  255,  263,  264',  297', 
347,  350  ;  —  et  indéfini  :  265, 
268»  ;  —  et    fini   :    266',   320'. 

Instant  :  219»,  252'. 


36S 


DESCARTES 


Instinct  :  171. 

Intelleclus,  intdligere  (V.  Enten- 
dement) :  174,  188',  190,  221*, 
264,    313». 

Intelligible  :  142,  183,  264»,  288, 
289'. 

Intention  :  334. 

Intuition  {intuitus  mentis,  con- 
naissance intuitive,  lumière 
naturelle,  inspection  de  l'es- 
prit) :  44',  46,  164,  171-175, 
184,  186-192,  204,  214,  218', 
229,  248,  252,  286,  302.  Cf. 
V»,  21. 

Imenti  mirabilis  fundamentum  : 
49-50. 

Joie  :  329,  332,  340. 

Jugement  :  161,  164,  170,  175, 
205',  327. 

Langue  universelle  :  102'. 

Liberté  :  58',  176,  212,  233,  337; 
—  en  Dieu,  303',  307. 

Libertinage  :  49,  52'. 

Logique  :  169,  195,  213, 

Lois  :  141',  306,  309,  315. 

Lumière  :  69',  128-131, 141,  206'. 

Lumière  naturelle  :  174,  227', 
256',  271,  311;  —  surnatu- 
relle (V.  Grâce). 

Lunettes  :  33,  50,  54,  105,  128. 

Magie  :  34. 

Mal  :  86,  338. 

Malin  génie  :  42,  46,  211. 

Mathématiques  :  35,  36,  85,  112, 
153',  154-155,  198.  Objecti- 
vité :  274-276.  V.  Démonstra- 
tion, Dieu,  Géométrie. 

Mathesis  universalis  :  46,  111, 
113\  114. 

Matière,  choses  matérielles  :  73, 
77,  119,  313-315.  V.  Corps, 
Étendue,  Sens. 

Mécanique  :  55,  59,  74',  140, 
199,  315. 

Mécanisme  :  Cf.  138-140,  145, 
341,  343. 

Médecine  :  55,  67',  199. 

Mémoire  :  dans  le  raisonnement, 


184,  210,  317,  320»;  —  infeU 
lectuelle,  corporelle  :  233\ 
Cf.  244-245. 

Mens  :  esprit,  ou  âme  (raison- 
nable), tota  illa  anima  quse 
cogitât.  Dist.  anima  (A. T.,  VII, 
355-356).  V.  ces  mots. 

Mesure  (mensura)  :  114,  118'. 
V.  Ordre. 

Métaphysique  :  15,  58,  59,  68, 
85,  99',  194,  198-199,  214; 

—  et  physique,  68,  77,  199, 
235  ;  —  et  mathématiques,  68, 
179;  —  et  méthode,  99,  19'J, 
320'.  V.  Ame,  Cause,  Dieu. 

Méthode.  Découverte  et  déve- 
loppement :  32»,  34',  45.  47- 
49,  57-59,  102,  116,  158«,  165, 
169.   —   et  science,   154-156; 

—  et  philosophie,  157.  Défini- 
tion :  157,  163',  164,  177', 
183-184,  187,  345'.  Règles  : 
170:  178;  181;  184.  Usage  : 
196-199.  Fondement  :  312.  V. 
Métaphysique. 

Mode  :  234.  Comp.  Attribut, 
Qualité  (Princ,  I,  56).  V.  ces 
mots. 

Moi,  ou  âme  :  220,  229. 

Monde  :  69,  82.  V.  Univers. 

Morale  :  48',  67,  86-87,  195, 199  ; 

—  provisoire,  322-327;  — 
définitive,  327-340. 

Mort  :  67',  234. 

Mouvement  :  74,  120,  133-138, 
152,  171,  175',  228',  301»,  315. 

Moyen  (médium)  :  185',  186*. 

Nature  :  315^  ;  —  (universelle), 
55,  59,  60',  154,  309;  —  (spé- 
cifique), forme  ou  essence,  im- 
muable, 163,  219,  220,  222', 
229,  252,  275^*,  280»,  297^; 

—  de  l'homme,  163,  314'.  Na- 
tures  simples  :  175-177,  214. 

Néant  (nihil)   :   226,   235',  256, 

269',  270,  312'. 
Nécessaire,  nécessité  :  187*,  276- 

280,  303,  306>.  V.  Existence 


TABLES   ANALYTIQUES 


363 


Nom  :  254",  278,  207»  (comp. 
verbum,  mot,  image  corpo- 
relle). 

Nouveauté  (sentiment  de)  :  233'. 

Novateurs  :  53,  345. 

Objet,  objectivité  :  153',  276\ 
296«.  V.  Réalité. 

Occasion  :  222',  233,  255',  2G9'. 

Occultes  (sciences)  :  34. 

Ontologique  (argument)  :  251, 
272-284.  ^ 

Ontologisme  :  cf.  283'. 

Ordre  (ordo)  :  (naturel),  59,  108, 
109',  140,  196,  306,  336'  ;  — 
(rationnel),  113, 114, 118',  122, 
181-185,  196;  —  accord  des 
deux,  153,  315-316.  V.  Na- 
ture. 

Panthéisme  :  cf.  303. 

Parfait  :  V.  Dieu,  Perfection. 

Parole  :  237,  333. 

Passions  :  232,  326,  333. 

Pensée  {cogitatio)  :  219i,  220, 
221,  227,  228',  229',  252', 
279,  301». 

Percevoir,  perceptio  :  174', 
266',  etc. 

Perfection  :  dans  les  œuvres 
humaines,  165  ;  —  en  Dieu, 
262,  268',  329  ;  —  dans  ses 
œuvres,  336;  —  en  morale, 
335-336.  P.  et  réalité  :  73, 
256',  257',  269',  270.  Con- 
naissance :  266',  320'. 

Personne  :  330. 

Phénomènes  :  119,  146'. 

Philosophie  •.  33,  35,  44'.  But 
et  objet  :  156-157.  Principe  : 
213.  Parties  :  198-199. 

Physique  :  58,  59,  68,  70,  76', 
77,  107,  128-137,  139,  235' ; 
—  et  morale,  67'  ;  —  et  ma- 
thématiques, 119-120,  141'. 
Objectivité  :  153',  315.  Objet  : 
198.  V.  Métaphysique. 

Pluralité  des  voix  :  168. 

Poètes  :  43,  165'. 

Politique     (affaires    publiques, 


État)  :  1G7-1G8,  160,  330-331. 
Positif  :   264',  266,  272»,.   300'. 

Cf.  8,  11,  15. 
Possible  :  270»,  280'. 
Pouvoir   (potentia)    :    163,   264'. 

V.  Faculté. 
Pratique,    pragmatisme    :    156, 

196,  323,  324,  326. 
Préjugés  :  47',  204,  212. 
Preuve  :  146'. 
Prière  :  337,  338'. 
Principes   :   55,  146',   161,  180, 

181',  182,  195',  200,  213-214, 

320*. 
Probable   :   159',   325.   Cf.   342, 

346. 
Progrès  :  167,  346.  Cf.  17. 
Progressas    in    infinilum    :    V. 

Cause. 
Proportions  :  114',  117. 
Providence  :  305-306,  338,  340 
Puissance    divine    :    272',    299' 

301',  303,  307-309,  310',  338 
Qualité   (comp.    attribut,   façon 

ou  mode,  Princ,  I,  56.  Péjo 

rativement,  comp.  formes  subs 

tantielles,  Princ,  IV,  201.  V 

A.  T.,  IX,  239-242)  :  206,  226 

227',  257,  315'. 
Quantité, ou  grandeur  :  102',  117 

118,  119,  123,  134,  150-153 
Raison  :  67,  155,  163-165,  189 

221»,   237,  332,   335',    343.  V 

Bon   sens.   Entendement,    In 

tuition.  Ratio,  au  sens  de  rai 

sonnement  :  44',  165. 
Raisonnements  :  37,  210. 
Réalisme  (res)  -.  (mathématique), 

153',  222'  ;  —  (métaphysique), 

222',    227',    255,    270,    279", 

281-285,  312'  ;  —  (esprit),  200», 

214',    224-225,    286,    319;   — 

(matière),  313-315. 
Réalité  formelle,  objective  :  224», 

227',  255,  256\  257,  269,  312. 
Réflexion  (psychologique)  :  221'. 
Réfraction  de  la  lumière  :  128- 

133. 


364 


DKgCARTKS 


Kègle  :  en  ses  études,  85,  15S*; 

—  logi«|ue,   213-214,   249.   V. 
Méthode. 

Relations,  relatif  {respectas,  res- 
pectious.  Comp.  rappiorts,  vin- 
cuta)  :  122',  127,  175,  177\ 
178,  185.  Cf.  247,  263-265. 

Relativité  :  cf.  152. 

Religion  :  323',  324,  339. 

Résolution  :  325-326,  332. 

Sagesse  :  48',  156-157,  161,  199, 
322,  336*. 

Savoir  :  160,  264',  311,  318^ 

Sceptiques  :  205,  213. 

Science  :  160-161,  177,  316"  ;  — 
une  et  universelle,  98,  102-, 
112-121,  166,  182'  ;  —  ga- 
rantie par  Dieu,  310-322.  — 
des  livres  :  166'.  —  de  soi  et 
du  monde  :  37,  40.  Scientia 
mirabilis  :  41,  45.  Semina 
scientise  :  44',  46,  165'. 

Scolastique  :  32,  203-. 

Sens  :  85,  128,  206-208,  212, 
288.  298,  313^,  314. 

Série  :  des  nombres,  113',  265; 

—  des    causes,    260*;   —    de 
rapports,   186*. 

Signe  :  206',  313. 

Simple  :  59-60,  116,  175',  181. 
Notions  simples  :  204-205,  216- 
217.  V.  Absolu,  Nature. 

Société  :  330. 

Songes  :  42-44,  208-209,  234'. 

Spiritualisme  :  cf.  6,  220,  241. 

Substance  {substantia,  subjec- 
tum)  :  224,  226,  227^,  228*, 
229',  235'.  Cf.  218^;  —  pen- 
sante, 219  ;  — s  matérielle  et 
spirituelle,  145,  228-229;  — 
infinie,  257.  V.  Accident,  Attri- 
but. 

Syllogisme,  syllogistique  :   169', 


182,     186*,    187',     217,    218'. 
Synthèse  :  des  anciens,  121, 169'  ; 

—  cartésienne,  181-184  (mé- 
thode); 251'*  (métaphysique). 
Dist.  déduction,  184'. 

Temps  :  259,  301^,  304.  V.  Créa- 

tion,  Durée. 
Théologie  :  35,  203». 
Tourbillons  :  137. 
Tradition  :  cf.  167,  323. 
Transsubstantiation   :    71',   235' 
•    (V.  A.  T.,  IX,  191-197). 
Union   de   l'âme   et   du   corps   : 

84-85,  135',  230-233,  313^ 
Univers  :  119, 137,  147, 151,  265, 

329-330. 
Universel  :  dist.  simple,  182  ;  — 

et  particulier,  217. 
Usage  :  195-198. 
Utilité  :  313^. 
Valeur  :  335. 
Veille  :  208. 
Véracité  divine  :  cf.  226,  228*, 

229',  311,  319*,  320*. 
Vérité  :   44,    46,   53,  157,   170- 

171,  174,  187*,  196,  199,  204- 

205,    217,    249-250,    298,   328. 

—  garantie  par  Dieu,  310- 
322. 

Vérités    éternelles    :    305-310, 

318'. 
Vertu  :  326,  327,  332,  334  :  — 

stoique  et  chrétienne,  336*. 
Vices  :  52*. 
Vide  :  110,  137. 
Vie    (corps   animés)    :    58,    108, 

236',  271.  Cf.  341. 
Vitesse  :  152'. 
Voir   (i'idere)   :    173*,   218',   248, 

264*,  310.  V.  Intuition. 
Volonté,   oelle   :  163',   164,   212, 

223,   232-233,   327-328,  333; 

—  en  Dieu,  303',  309-310. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages. 
AVAKT-PEOPOS I 

L  —  Le  génie  spirituel  de  la  France 1 

II.  —  La  jeunesse  de  Descartes  (1506-1628) 24 

III.  —  Descartes   de  son  arrivée  en  Hollande  à  sa 

mort  (1628-1650) 57 

IV.  —  La  science  cartésienne.  La  rechevche    d'une 

discipline    universelle    :    géométrie    analy- 
tique et  physique  mathématique 98 

V.  —  La  méthode  cartésienne.  La  recherche  de  la 

certitude  :  l'intuition  rationnelle 144 

VI.  —  La  métaphysique  cartésienne.  Le  doute  mé- 
thodique. Le  Cogiio.  L'existence  et  l'im- 
mortalité de  l'âme 194 

VII.  —  La  métaphysique  cartésienne.  Dieu.  Les 
preuves  de  Dieu  par  ses  effets  et  par  son 
essence 242 

VIII.  —  La  doctrine  cartésienne.  Conclusions.  L'innni 
et  la  destinée  de  l'homme 

Tables  analytiques 351 


3G5 


PARIS 

TYPOGRA  PII!  lî    PLON-NOURHIT    ET    C* 

8,  me  Garancière 


\ 


_rmu;ALrEa.  Jacques 

Descartes. 


1873 
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CHBT/AlIKfl,    JACQUES 
Descartes. 


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1Ô73 
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