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Full text of "Descartes"

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Harvard Collège 
Library 




FROM THE BEQUEST OF 

FRANCIS BROWN HAYES 

Class of 1839 

OF LEXINGTON, MASSACHUSETTS 




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DESCARTES 



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LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS 



EN VENTE : 

VICTOR COUSIN, par M. Jules Simon, de l'Académie française. 

MADAME DE sÉviGME, par M. Gattoji Boiêtier, de rAcadémie 
française. 

MONTESQUIEU, par M. Albert Sorel, de l'Institut. 

GEORGE SAND, par M. E, Caro^ de l'Académie française. 

TURGOT, par M. Léon Sat/, député, de l'Académie française. 

THIERS, par M. P, de Rémutaty sénateur, de l'Institut. 

d'alembert, par M. Joseph Bertrand, de l'Académie française, 
secrétaire perpétuel de* l'Académie des sciences. 

YAUYENARGUES, par M. Maurice Paléologue, 

madame de stael, par M. Albert Sorel, de l'Institut. 

THÉOPHILE GAUTIER, par M. Maxime Du Camp, de l'Académie 
française. 

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, par M. Arvède Barine, 

madame de la FAYETTE, par le comte d'Haussonville, de l'Aca- 
démie française. 

MIRABEAU, par M. Edmond Rousse, de l'Académie française, 

RUTEBEUF, par M. Clédat, professeur de Faculté. 

STENDHAL, par M. Edouard Rod, 

ALFRED DE VIGNY, par M. Maurlcc Paléologue, 

BOiLEAU, par M. G, Lanson, 

CHATEAUBRIAND, par M. de Lescure, 

FÉNELON, par M. Paul Janet, de l'Institut. 

SAINT-SIMON, par M. Gaston Boissier, de l'Académie française. 

RABELAIS, par M. René Millet, 

j.-j. ROUSSEAU, par M. Arthur Chuquet, 

LESAGE, par M. Eugène Lintilhac, 

Chaque volume, avec un portrait en héliogravure, • • 2 fr. 



Cqulommiers, — - Imp. Paul BRODARD. 



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LES GRANDS tChiVAl^F ^ •"''«* 



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LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS 



© 



DESCARTES 



PAR 



ALFRED FOUILLÉE 



PARIS 

LIBRAIRIE HACHETTE ET C» 

79, BOULEVARD SAINT-OERMAIN, 79 

1893 

Droita d« tradoolion et da reproduction réservés. 



DESGARTES 



INTRODUCTION 



L'HOMME 



Ce n'est point un vain orgueil national, c'est une 
légitime ambition qui fait que chaque peuple, par 
ses savants et ses philosophes, prétend avoir con- 
tribué pour la meilleure part au mouvement d'idées 
qui emporte le monde. « Votre nation, disait Hegel 
à Victor Cousin, a fait assez pour la philosophie en 
lui donnant Descartes. » Et il écrivait dans son 
histoire de la philosophie : « Descartes est le vrai 
fondateur de la philosophie moderne, en tant qu'elle 
prend la pensée pour principe. L'action de cet homme 
sur son siècle et sur les temps nouveaux ne sera 
jamais exagérée. C'est un héros; il a repris les 
choses par les commencements. » Faut-il encore 
citer le témoignage des étrangers, moins suspect 
peut-être que celui des compatriotes de Descartes ? 
Selon un des premiers savants de l'Angleterre, 
Huxley, il y a deux sortes de grands hommes : les 



DESCARTES. 



uns sont des miroirs vivants de leur époque, et, 
comme on Ta dit de Voltaire, expriment mieux que 
personne les pensées de tout le monde; d'autres, 
bien plus grands, expriment les pensées qui, deux 
ou trois siècles plus tard, seront les pensées de tous : 
« C'est un de ceux-ci que fut Descartes. Considérez 
n'importe laquelle parmi les plus capitales produc- 
tions des temps modernes, soit dans la science, soit 
dans la philosophie, vous trouverez que le fond de 
l'idée, sinon la forme même, fut présent à son esprit. » 
Si c'est pour un peuple une condition de vitalité 
que d'avoir le culte de ses gloires et de retremper 
sans cesse son génie dans les œuvres de ses grands 
hommes, la France ne saurait trop souvent reporter 
ses souvenirs vers celui qui, dans le domaine de la 
pensée^ftît peut-être le plus grand de tous les Fran- 
çai^^/Supposez que Descartes fût né en Allemagne; 
OHT célébrerait son centenaire par des fêtes triom- 
phales, comme on y célèbre Leibniz et Kant. Les 
commentaires de son œuvre, sans cesse renaissants, 
y formeraient, comme ceux de l'œuvre kantienne, 
une véritable bibliothèque. En un mot, il continue- 
rait d'être un des perpétuels^^ducâteurs et initiateurs 
de l'esprit national. En France, nous sommes ^lus 
sobres et d'honneurs et de commentaires. Faut-il 
donc réserver les longs travaux seulemetit pour la 
révolution de 1789 et pour Napoléon, sans se souvenir 
que Descartes, lui aussi, a fait une révolution, avant- 
courrière de l'autre, ey livré ce qu'il appelait les 
« grandes batailles » ^«Quoiqu'il semble, au premier 



l'homme. 



abord, que tout ait été dit sur la philosophie carté- 
sienne et sur ses destinées, nous croyons qu'il est 
toujours utile de ramener l'attention des philosophes 
et des savants vers ceux qui ont montré le but à 
atteindre et donné l'exemple des grands élans. Le 
progrés même des connaissances, à notre époque, 
nous expose à nous perdre dans les détails de l'ana- 
lyse et dans des études spéciales qui rétrécissent nos 
perspectives. La fréquentation des génies nous ramè- 
nerait sur les sommets, devant les espaces infinis, 
d'où l'on entrevoit les premières lueurs des vérités 
avant même qu'elles soient levées sur l'horizon. 

L — « Le Breton Abailard, le Breton Descartes », 
disait Victor Cousin. Le fait est que René Descartes 
n'avait rien de breton : toute sa famille, de robe et 
d'épée, était du Poitou et de la Touraine. Son père, 
conseiller au parlement de Bretagne, ne venait à 
Rennes que pendant le semestre où ses fonctions l'y 
appelaient. René Descartes naquit, comme on sait, 
dans une petite ville de la Touraine, entre Tours et 
Poitiers, à la Haye, l'an 1596, le dernier jour de 
mars. L'affection maternelle lui manqua. Sa mère 
était morte, d'une maladie de poitrine, quelques 
jours après l'avoir mis au monde. Il avait hérité 
d'elle, dit-il, une toux sèche et une couleur pâle, 
« que j'ai gardée, jusqu'à l'âge de vingt ans, et qui 
faisait que tous les médecins qui m'ont vu avant ce 
temps me condamnaient à mourir jeune ». Son père, 
avec l'aide d'une nourrice pour laquelle Descartes 
se montra toujours reconnaissant et généreux, em- 



8 DESGARTES. 

ploya ses soins à fortifier cette santé trop chance- 
lante. Jusqu'à Tâge de huit ans, on l'abandonna 
presque à lui-même et à ses jeux, sans vouloir sur- 
charger son esprit de connaissances précoces. 

Déjà pourtant il se montrait d'un caractère réflé- 
chi, curieux, demandant le pourquoi de toutes cho- 
ses, si bien que son père l'appelait son « petit phi- 
losophe ». A l'âge de huit ans, on l'envoie au collège 
de la Flèche, avec l'esprit encore frais et vif. A son 
extrême curiosité il joignait la seconde qualité du 
philosophe : une grande imagination, nécessaire à 
ces constructions idéales qui font de la métaphysique 
une poésie de la vérité. Il commença d'ailleurs, nous 
dit-il, par être « amoureux de la poésie »; il con- 
serva toujours ce goût, et ses derniers écrits furent 
des vers, composés pour les fêtes qui, à Stockholm, 
suivirent la paix de Munster. A la Flèche, en i:*aison 
de sa faible santé. Descartes restait au lit le matin 
plus longtemps que les autres élèves et employait 
son temps à méditer; il garda toute sa vie l'habitude 
d'étudier et même d'écrire dans son lit après le repos 
de la nuit. Et il dormait le plus longtemps qu'il pou- 
vait. Il recommanda toujours une certaine paresse, 
jointe à un travail modéré, mais régulier, comme né- 
cessaire à la production intellectuelle. S'il avait été 
témoin de notre surmenage, il aurait répété que quel- 
ques heures par jour bien employées sont préférables 
à cette fièvre de travail machinal. Ce fut surtout pen- 
dant sa dernière année de collège qu'il s'enfonça dans 
les études philosophiques et scientifiques. « J'avais 



l'homme. 



appris, dit-il, tout ce que les autres apprenaient, et 
même, ne m'étant pas contenté des sciences qu*on 
nous enseignait, j'avais parcouru tous les livres trai- 
tant de celles qu'on estime les plus curieuses et les 
plus rares, qui avaient pu tomber entre mes mains. » 
Ce renseignement est propre à restreindre ce qu'il 
dit ailleurs, qu'il connaissait peu les livres. Il est 
vrai que plus tard il lisait rarement ; il n'avait 
guère de livres dans sa bibliothèque que ceux qui 
lui étaient adressés. 

C'est surtout aux mathématiques qu'il se plaisait 
alors, « à cause de l'évidence de leurs raisons ». Il 
ne remarquait point encore, dit-il, leur véritable 
usage, qui est de servir non pas seulement aux 
« arts mécaniques », mais à l'intelligence de l'uni- 
vers. La' géoniétrie n'en laissa pas moins dans son 
esprit ce type d'intelligibilité et de certitude auquel 
il devait à la fin ramener toutes les autres sciences. 

A dix-sèpt ans. Descartes se rend à Paris; son 
seul mentor était son valet de chambre. Il mène 
d'abord joyeuse vie, se plaisant surtout au jeu, où il 
fut bientôt, comme Pascal, habile à juger de toutes 
les combinaisons. Bientôt ressaisi par la passion de 
l'étude, il disparaît, devient invisible à ses amis, qui 
le croient en Bretagne. Son biographe Baillet pré- 
tend qu'il était caché dans un faubourg de Paris. Le 
fait est qu'il étudiait le droit^à Poitiers, où M. Beaus- 
sire a retrouvé, sur les registres de la faculté, aux 
dates des 9 et 10 novembre 1616, la mention de ses 
examens : Nohllisslmus dominus Renatius Descartes ,,.. 



10 descautes. 

creatus fuit baccalaureus in utroque jure,... L'année 
suivante, il se résolut à ne plus chercher d^autre 
science « que celle qu'il trouverait en lui-même ou 
bien dans le grand livre du monde ». Il s'engage 
comme volontaire en Hollande, sous le prince Maurice 
de Nassau. L'instinct belliqueux que Descartes avait 
alors n'était, dit-il, que a l'effet d'une chaleur de foie 
qui s'éteignit dans la suite ». Plus tard il avait de la 
peine à donner place au métier de la guerre parmi les 
« professions honorables », en voyant que « l'oisi- 
veté et le libertinage sont les deux principaux motifs 
qui y portent aujourd'hui la plupart des hommes ». 
Pour lui, il voulait surtout s'instruire, voyager en 
sécurité à travers toutes sortes de pays, étudier les 
mœurs des natioiis les plus diverses, enfin entrer 
en relation avec les savants du monde entier. Pen- 
dant qu'il se trouve à Bréda, il voit un grand 
concours de geos arrêtés devant une affiche en fla- 
mand. Il prie un dç ses voisins de lui expliquer 
en latin ou en ffànçais ce qu'elle contient . Le 
voisin complaisant la traduit en latin : c'est un 
problème de géométrie dont on défie de trouver la 
solution. Ce traducteur, voulant se moquer du jeune 
officier, lui demande de lui apporter le lendemain 
la réponse désirée. Il n'était autre que le principal 
du collège de Dordrecht , un mathématicien émi- 
nent, Isaac Beeckman^ Le lendemain, Descartes 
apporte la solution demandée. Frappé de son savoir, 
B^eckman lui offre son amitié. C'est pour Beeckman 
que Descartes écrivit son traité sur la musique y 



L*HOMME. 11 



irn arl que le jeune savant devait toujours aimer. 
Au bout de deux ans, Descartes quitte la Hollande 
pojir l'Allemagne et prend part, dans les armées de 
l'électeur de Bavière, aux premières luttes de la 
guerre de Trente Ans. Il ne devait faire autre chose, 
pendant plusieurs années encore, que « rouler çà et 
là dans le monde, tâchant d'y être spectateur plutôt 
qu'acteur, dans les comédies qui s'y jouent ». Au 
commencement de 1619, l'hiver l'arrête sur les 
frontières de la Bavière, à Neubourg, sur le Danube. 
Ne trouvant « aucune conversation qui le divertît », 
n'étant troublé « par aucun soin, ni par aucune pas- 
sion », il demeurait seul enfermé tout le jour dans 
une petite chambre chauffée par un poêle, a où il 
avait tout le loisir de s'entretenir de ses pensées ». 
C'est un moment solennel, et dans la vie de Descartes 
et dans l'histoire de la science, que cet hiver de 
Neubourg, où le jeune homme découvrit, avec l'appli- 
cation de l'algèbre à la géométrie, les règles de la 
mathématique universelle. Son imagination était 
surexcitée, il vivait dans un monde de figures et de 
mouvements qui lui apparaissaient se combinant à 
l'infini, selon des lois de composition régulière : 
c'était le monde des possibles, lié par un lien secret 
au monde des réalités. Gomment trouver ce lien ? 
Une clarté se fit dans son esprit : il se représenta 
les vérités géométriques d'une part, les vérités 
arithmétiques ou algébriques de l'autre, comme ne 
faisant qu'un dans une science générale de l'ordre 
et des proportions, qui serait « la mathématique 



12 DËâCARTËS. 

universelle » ; puis, dans cette mathématique il crut 
découvrir le secret de la nature entière. C'est ce 
que nous apprend la lecture du Discours de la 
Méthode] c'est ce que confirme son épitaphe, écrite 
par un de ses amis les plus intimes, Chanut : « Dans 
le loisir de l'hiver, comparant les mystères de la 
nature avec les lois de la mathématique, il osa 
espérer qu'une même clé pourrait ouvrir les secrets 
de l'une et de l'autre ». Dans ses Olympiques^ 
Descartes disait que « le 10 novembre 1619, rempli 
d'enlhousiasme, il avait trouvé les fondements d'une 
science admirable ». C'était la méthode d'analyse et 
de synthèse universelle, avec la réduction de l'al- 
gèbre, de la géométrie et de la mécanique à une 
seule et même science, celle de l'ordre et des propor- 
tions. Pendant la nuit suivante il eut trois songes, 
qu'il interpréta, avant même d'être éveillé, comme 
des révélations de l'esprit de vérité sur la voie qu'il 
devait suivre : Quod vitœ sectabor iter? Car il avait 
l'imagination ardente , une sorte d'exaltation inté- 
rieure qui allait, dit Voltaire, jusqu'à la « singula- 
rité », mais que contenait la raison la plus ferme 
peut-être qu'ait montrée un philosophe. 

Dans une de ses notes, il écrit au sujet de ce jour 
décisif, par reconnaissance pour ce qu'il croyait 
être une inspiration divine : « Avant la fin de 
novembre, j'irai à Lorette et je m'y rendrai à pied 
de Venise ». L'hiver n'était pas encore bien achevé 
qu'il se remit à voyager. 

II. — Ce n'est point sans raison qu'on a distingué 



l'homme. 13 



deux « cycles » — non moins héroïques l'un que 
Tautre — dans la philosophie de Descartes : le 
cycle mathématique et le cycle métaphysique. Le 
premier correspond, d'une manière générale, à la 
période voyageuse de son existence, où, tout en 
faisant la guerre, il est à la piste des travaux scien- 
tifiques , cherchant à faire connaissance avec . les 
savants de chaque pays pour s'initier à leurs décou- 
vertes. S'il s'était engagé sous le prince Maurice 
de Nassau, c'est que le grand capitaine traînait 
après lui une escorte de mathématiciens et d'ingé- 
nieurs. Plus tard, Descartes entend-il parler des 
Rose-Croix, cette confrérie mystérieuse dont les 
membres promettaient aux hommes la « science 
véritable », le voilà qui se met à leur recherché. 
Il déclare qu'il n'a pu en rencontrer aucun, mais 
il leur dédie son ouvrage intitulé : Trésor mathéma^ 
tique de Polyhius le cosmopolite) et on a prétendu, 
malgré ses dénégations, qu'il faisait partie de cette 
confrérie, dont le but était de poursuivre la science 
en dehors de la théologie. Entre-t-il à Prague avec 
l'armée victorieuse, sa première pensée est de cher; 
cher la célèbre collection des instruments de Tycho 
Brahé. S'il abandonne, par la suite, le métier des 
armes, il continue encore de voyager : il visite le 
nord, revient du nord au midi, parcourt l'Italie; 
à Venise, il voit le mariage du doge avec l'Adria- 
tique; il accomplit son pèlerinage à Lorette, assiste 
au jubilé de Rome et s'intéresse surtout au grand 
concours de peuple venu des pays les plus loin- 



14 DESGARTES. 

tains. L'antiquité ne Tinquiète guère; les mœurs du 
présent, avec leur diversité, l'occupent davantage : 
il semble qu'il éprouve une sorte de plaisir philo- 
sophique à voir combien tout est changeant dans le 
monde de l'expérience humaine, de nos lois et de 
nos mœurs, par opposition à ce monde immuable 
de la raison et des idées où il demeure toujours 
attaché par la pensée. Ainsi apprend-il à ne rien 
croire de ce qui n'est fondé « que sur la coutume, 
non sur la raison ». D'Italie, il rentre en France 
par la vallée de Suse, mais il se détourne de quel- 
ques lieues pour calculer la hauteur du Mont Cenis, 
y faire des observations météorologiques et chercher 
la cause des avalanches. Bientôt, à la suite d'entre- 
tiens avec le cardinal de Bérulle, il prend la réso- 
lution, depuis longtemps projetée, de se livrer tout 
entier et définitivement à la philosophie, et cela, 
non pas seulement en vue de la spéculation pure, 
mais « pour procurer, autant qu'il était en lui, le 
bien de ses semblables ». Descartes, en effet, eut 
toujours des préoccupations pratiques autant que 
théoriques. Il comparait volontiers la science uni- 
verselle à un arbre dont la métaphysique est la 
racine, la physique le tronc, et dont les trois 
grandes ramifications sont la mécanique, la méde- 
cine et la morale, où s'épanouissent enfin tous les 
fruits qu'il est donné à l'homme de cueillir. Si, plus 
tard, il se retire en Hollande, dans le « désert » 
d'un peuple affairé, c'est pour accomplir en repos 
ce grand dessein. « Jusqu'à ce moment, dit son 



L*HOMME. 15 



biographe Baillet, il n'avait encore embrassé aucun 
parti dans la philosophie. » Il devait séjourner 
vingt ans en Hollande, changeant souvent de rési- 
dence pour se dérober aux importuns. « Il ne tient 
qu*à moi, écrit-il à Balzac dans une lettre célèbre, 
de vivre ici inconnu à tout le monde. Je me pro- 
mène tous les jours à travers un peuple immense, 
presque aussi tranquillement que vous pouvez le 
faire dans vos allées. Les hommes que je rencontre 
me font la même impression que si je voyais les 
arbres de vos forêts ou les troupeaux de vos cam- 
pagnes. Le bruit même de tous les commerçants ne 
me distrait pas plus que si j'entendais le bruit d'un 
ruisseau.... Y a-t-il un pays dans le monde où Ton 
soit plus libre? » La liberté et la paix de Tesprit, 
c'étaient les deux plus grands biens pour notre phi- 
losophe, les deux conditions de cette recherche de 
la vérité à laquelle il avait promis de consacrer sa 
vie. Aussi blâmait-il tout ce qui enchaîne la liberté 
du penseur, certaines promesses ou certains vœux ; 
et probablement, s'il ne se maria point, ce fut pour 
pouvoir se donner tout entier à l'étude. Mais ce 
cycle métaphysique, qui répond au séjour en Hollande, 
continue d'être en même temps scientifique, quoique 
d'une autre manière : Descartes, en s'occupant des 
diverses sciences, a le continuel souci d'une syn- 
thèse embrassant le monde entier. De là ce fameux 
Traité du monde, qu'un excès de prudence lui fit sup- 
primer à la nouvelle de la condamnation de Galilée. 
On voit que nous ne devons pas nous figurer 



le DESCARTES. 

en Descaries un métaphysicien entièrement .perdu,* 
comme Malebranche, dans le monde idéal : c'est un 
savant ayant les yeux ouverts sur la nature entière, 
mais avec sa pensée idéaliste de derrière la tête. 
Il faut, dit Descartes à plusieurs reprises, il faut, 
une fois dans sa vie, comprendre les « principes de 
la métaphysique », puis étudier le monde de la 
pensée et le monde de l'étendue. Il avoue à la prin- 
cesse Elisabeth, dans une de ses lettres les plus 
curieuses, qu'il serait « très nuisible » de n'occuper 
son entendement qu'à méditer les idées métaphysi-* 
ques, à cause qu'il ne pourrait si bien vaquer aux 
fonctions a de l'imagination et des sens », mais il est 
absolument nécessaire, une bonne fois, de se faire 
une opinion raisonner. La « principale règle » 
qu'il avait toujours observée en ses études, écrit-il 
encore à Elisabeth, était de n'employer que quel- 
ques heures par an aux pensées « qui n'occupent 
que le seul entendement », c'est-à-dire la métaphy- 
sique, a et quelques heures par jour aux pensées 
qui occupent l'entendement et l'imagination », c'est- 
à-dire aux mathématiques et à la physique. Le reste 
du jour devait être consacré à dos délassements 
ou à des promenades dans les champs, à l'exclusion 
des « conversations sérieuses » ; et quant au repos de 
la nuit, il devait être aussi long que possible. « Je 
dors ici dix heures toutes les nuits, écrit-il à Balzac, 
et sans que jamais aucun soin ne m'éveille. Après 
que le sommeil a longtemps promené mon esprit 
dans les bois,... je mêle insensiblement mes rêveries 



l'homme. 17 



du jour avec celles de la nuit; et quand je m'aper- 
çois d'être éveillé, c'est seulement afin que mon con- 
tentement soit plus parfait et que mes sens y par- 
ticipent; car je ne suis pas si sévère que de leur 
refuser rien qu'un philosophe leur puisse permettre 
sans offenser sa conscience. » Les choses de la vie, 
en effet, qui se rapportent à « l'union de l'âme et du 
corps » se connaissent mal par « l'entendement et 
l'imagination », et « très clairement par les sens »; 
c'est donc en vivant qu'on a la vraie notion de la 
vie, qu'on se sent « une seule personne qui a 
ensemble un corps et une pensée ». Il conseille à 
Elisabeth de faire comme lui, de se laisser vivre, 
de ne point s'absorber trop longtemps ni trop 
exclusivement dans les pensées métaphysiques. Avis 
aux philosophes et au commun des mortels. 

C'est sur les instances de la princesse Elisabeth 
que Descartes écrivit son Traité des passions de -» 
l'dme; plus tard il envoya à la reine de Suède son 
manuscrit, qui ne fut publié qu'en 1649 à Amsterdam. 
Descartes se plaisait à avoir pour disciples des 
femmes de haute intelligence. Il leur trouvait moins 
de préjugés, un esprit plus naturel, plus ouvert, 
plus sincère, par cela même une heureuse docilité, 
et tant d'empressement à le suivre! Les femmes, 
d'ailleurs, ayant le sens délicat des choses du cœur 
et de la conduite, s'intéressent surtout aux ques- 
tions psychologiques et morales. Si Descartes com- 
mente Sénèque, s'il recherche en quoi consiste le 
souverain bien, c'est pour répondre soit à Elisa- 

2 



18 DBSGARTES. 

beth, soit à Christine; et ce sont encore les ques- 
tions posées par Christine qui lui feront écrire 
à Chanut son admirable lettre sur l'amour. Des- 
cartes • atteignait d'ailleurs l'âge où ces problèmes 
préoccupent davantage : il était « fatigué de la géo- 
métrie », il croyait avoir épuisé la métaphysique; il 
songeait surtout à écrire sur l'homme. Toute grande 
doctrine aboutit à la pratique, et, nous le savons, 
Descartes lui-même avait le souci des applications 
autant que des spéculations; c'est même là un des 
traits caractéristiques de son génie. 

III. — Descartes eut toujours en horreur les con- 
troverses théologiques. Sa foi religieuse était sin- 
cère, mais il mettait à part de la science et de la 
philosophie « les vérités de la religion ». Il avait 
une telle notion de l'incompréhensibilité divine, qu'il 
pouvait bien, d'un côté, admettre une révélation qui 
n'était qu'un mystère de plus ; mais, d'un autre côté, 
il considérait comme vaines les discussions sur les 
mystères. « Je révérais noire théologie », dit-il, 
mais a je pensais que, pour y réussir, il était besoin 
d'avoir quelque extraordinaire assistance du ciel et 
d'être /?/w5 qu'homme ». Dans le cours de leur ensei- 
gnement, les jésuites séparaient assez volontiers la 
foi de la science, et permettaient toutes les études, 
toutes les lectures, pourvu qu'on réservât l'autorité 
de l'Eglise. Certaines sciences où il est inévitable 
d'entrer en conflit avec la théologie, telles que la 
critique historique, la géologie, l'anthropologie, 
n'existaient pas encore. Les jansénistes, moins tolé- 



l'homme. 19 



rants que les jésuites, devaient bientôt regarder 
avec quelque défiance un bon nombre de sciences; 
Dëscartes, lui, conserva toujours un esprit de tolé- 
rance beaucoup plus large : il était porté à croire 
qu'il est avec la théologie des accommodements. Il 
avait trop parcouru le monde pour ne pas voir com- 
bien les croyances religieuses changent avec les 
pays : il gardait sa religion, parce qu*elle en valait 
une autre — et même lui semblait valoir mieux, 
— mais aussi parce que c'était la religion « en 
laquelle il était né ». Si le théologien réformé Regius 
le presse d'examiner les fondements de sa foi avec 
autant de soin que ceux de sa philosophie, il se 
borne à répondre : j'ai la religion du roi, j'ai la 
religion de ma nourrice. A ceux qui voulaient changer 
de culte, il conseillait de rester tranquilles dans la 
foi de leurs pères. 

Le « sens figuré » de la Bible a toujours été un 
refuge pour les grands esprits qui furent en même 
temps des croyants. Descartes est du nombre. Il y 
a, selon lui, « des façons de parler de Dieu dont 
l'Ecriture se sert ordinairement, qui sont accom- 
modées à la capacité du vulgaire et qui contien- 
nent bien quelque vérité, mais seulement en tant 
qu'elle est rapportée aux hommes ». Il y a d'autres 
façons de parler qui ont une valeur absolue et sont 
les objets d'une foi raisonnable : « ce sont celles 
qui expriment une vérité plus simple et plus pure, 
qui ne change point de nature, encore qu'elle ne 
soit point rapportée aux hommes ». On reconnaît 



20 DBSGARTES. 

ici la distinction familière à Descartes du sensible 
et de l'intelligible; ce fondement de toute sa phi- 
losophie était aussi le fondement de sa foi reli- 
gieuse. Au-dessus de la lettre qui tue, il élève l'es- 
prit qui vivifie, et Tesprit, c'est au fond la raison 
même, la vérité « simple et pure, qui ne change 
point de nature » avec les temps et avec ceux à qui 
elle s'adresse. A propos de la Genèse, « on pour- 
rait dire que, cette histoire ayant été écrite pour 
l'homme , ce sont principalement les choses qui 
regardent l'homme que le Saint-Esprit y a voulu 
spécifier, et qu'il n'y est parlé d'aucune qu'en tant 
quelles se rapportent à l'homme ». Il n'est donc 
pas étonnant que, par rapport à l'homme, le soleil 
tourne I 

Le langage de Descartes à Mlle Schurmann ne 
montre pas grande foi dans l'inspiration des Ecri- 
tures en ce qui concerne la lettre et les détails. Des* 
cartes trouvait assez enfantin le récit de Moïse 
parlant au peuple le langage populaire. Comme 
Mlle Schurmann se récriait. Descartes lui assura 
qu'il avait été, lui aussi, curieux de savoir ce que 
disait exactement Moïse sur la création, et qu'il 
avait même appris l'hébreu pour en juger dans l'ori* 
ginal; mais, « trouvant que Moïse n'a rien dit clare 
et distincte », il l'avait laissé là, « comme ne pouvant 
lui apporter aucune lumière en philosophie ». Des- 
cartes disait encore qu'il y aurait un livre curieux à 
écrire, et auquel il avait songé : des miracles; on y 
ferait voir tous les miracles que la science, surtout 



l'homme. 21 



Toptique et la médecine, peut accomplir. Ce livre 
eût pu le mener loin. 

En supprimant son Traité du Monde, Descartes 
invoque « le désir qu'il a de vivre en repos et 
de continuer la vie qu'il a commencée ». D'ail- 
leurs il ne perd pas tout à fait espérance « qu'il 
n'en arrive ainsi que des antipodes , qui avaient 
été quasi en même sorte condamnés autrefois », et 
ainsi, que son Monde « ne puisse voir le jour avec 
le temps ». En attendant, on sait par quels subter- 
fuges, dans son livre des Principes, il expose la 
théorie du mouvement de la terre, tout en la niant 
d'apparence. « Que ne pre niez-vous un biais ? » 
écrivait-il à son ami Regius, qui s'était attiré des 
affaires par son imprudence. 

Mais Descartes avait beau, après une jeunesse si 
vaillamment dépensée sur les champs de bataille, 
pousser désormais à l'excès la « prudence du ser- 
pent » qui lui paraissait de mise en théologie, cet 
homme né catholique et élève des jésuites avait le 
tempérament d'un protestant; il était — ce dont 
les protestants mêmes se dispensent parfois — le 
libre examen en personne. Sa méthode de doute 
et de critique, comment ne l'aurait-on pas bientôt 
appliquée à la théologie et à l'exégèse religieuse, 
comme à tout le reste ? Les cartésiens hollandais 
n'y manqueront pas, et Spinoza est proche. Aussi, 
malgré toutes ses précautions. Descartes finit, en 
Hollande même, par déchaîner contre lui les théo- 
logiens. La tendance des cartésiens de Hollande 



22 DBSCARTfiS. 

était de soumettre la théologie à la raison ; les théo- 
logiens dissidents faisaient cause commune avec 
les cartésiens. Les orthodoxes s'alarmèrent. On sait 
comment, dénoncé par Voetius, recteur de Tuniversité 
d'Utrecht, Descartes fut appelé devant les magistrats 
pour répondre du crime d'athéisme et voir brûler 
ses livres par la main du bourreau. L'intervention 
de l'ambassadeur de France arrêta cette procédure^ 

IV. — Depuis longtemps sollicité par Christine 
de Suède, Descartes finit par quitter la Hollande et 
fut reçu à Stockholm avec de grands honneurs. Tous 
les jours, à cinq heures du matin, il se rendait dans 
la bibliothèque de la cour, et la reine Técoutait dis- 
serter sur quelque question de philosophie. Mais 
le philosophe, dont la poitrine avait toujours été 
délicate, ne put résister aux rigueurs du climat et 
au changement de toutes ses habitudes. Il tomba 
malade quatre mois après son arrivée. Les médecins 
suédois voulurent le soigner : « Messieurs, leur 
criait-il, épargnez le sang français ». Il se laissa 
saigner au bout de huit jours, « trop tard », disent 
ses biographes ; nous pensons plutôt que là saignée 
hâta sa fin. Il mourut le 11 février 1650, à l'âge de 
cinquante-trois ans à peine. 

En 1667, ses restes furent rapportés de Suède en 
France et ensevelis dans l'église Saint-Etienne-du- 
Mont; le père Lallemand, chancelier de l'Université, 
allait prononcer son éloge funèbre quand arriva un 
ordre de la cour qui interdit tout panégyrique. 

Le 20 novembre 1663, la congrégation de l'Index 



l'homme. 23 



proscrivait ses ouvrages, donec corrlgantur. Qui les 
corrigera ? 

V. — Examinez, au Louvre, le portrait de Des- 
cartes par Franz Hais; vous y retrouverez cette 
grosse tête, a si pleine de raison et d'intelligence », 
disait Balzac, ce front large et avancé, ces cheveux 
noirs et rabattus sur des sourcils accentués, ces 
yeux grands ouverts, ce nez saillant, cette large 
bouche dont la lèvre inférieure dépasse légèrement 
celle de dessus, enfin toute cette physionomie sévère 
et un peu dédaigneuse où il y avait plus de force 
que de grâce. On lit sur son visage la méditation 
patiente, obstinée, qui rappelle le bœuf traçant son 
sillon. L'œil est scrutateur, il semble dire : qu'est 
cela ? Les lèvres indiquent le jugement et le calme, 
avec de la bonté . De fait , ses biographes nous 
apprennent qu'il avait un naturel bon et sensible : 
il se fit aimer de tous ceux qui le servaient — y 
compris son valet Guillot, lequel devint, grâce à ses 
leçons, professeur de mathématiques. On sait qu'en 
Hollande il connut une personne nommée Hélène, 
avec laquelle il passa l'hiver de 1634 à 1635; au 
printemps, il s'enferma avec elle dans sa solitude de 
Deventer. Elle donna le jour à une fille, qui fut 
baptisée sous le nom de Francine et qui, cinq ans 
après, mourut entre les bras de son père, le 7 sep- 
tembre 1640. Descartes n'éprouva jamais, dans sa 
vie, de plus grande douleur. C'est après la naissance 
de Francine, et en songeant peut-être à l'avenir de 
son enfant, que Descartes se résolut enfin à publier 



24 DESCARTES. 

ses écrits. Il n'aimait pas à faire des livres — 
quoiqu'il en dût faire un si grand nombre ; — et il 
ne les publiait que sur les instances réitérées de 
ses amis. Sa devise était: Bencvixit, qui hene latuit. 
Sa prudence de Tourangeau, son esprit de conduite, 
sa finesse, sa patience politique, son art de ménager 
les puissances tout en arrivant à ses fins, font songer 
qu'il est né à quelques pas du château de Richelieu. 
Sa forte personnalité, sa sincérité hautaine, que 
seule tempérait sa prudence, son indocilité aux opi- 
nions d'autruî, son assurance en soi-même, tenaient 
non à sa prétendue origine bretonne, mais simple- 
ment à la conscience de son génie. « Je suis devenu 
si philosophe, écrit-il à Balzac, que je méprise la 
plupart des choses qui sont ordinairement estimées, 
et en estime quelques autres dont on n'a point 
accoutumé de faire cas. » On lui a reproché le sen- 
timent qu'il avait de sa valeur; il a répondu d'avance 
et fièrement : « Il se faut faire justice à soi-même, 
en reconnaissant ses perfections aussi bien que ses 
défauts; et si la bienséance empêche qu'on ne les 
publie, elle n'empêche pas pour cela qu'on ne les 
ressente. » — « D'ailleurs, ajoute-t-il, ce sont les 
plus grandes âmes qui font le moins d'état des biens 
qu'elles possèdent ; il n'y a que les faibles et basses 
qui s'estiment plus qu'elles ne doivent et sont comme 
les petits vaisseaux que trois gouttes d'eau peuvent 
remplir. » 



LIVRE I 

LE SYSTÈME DU MONDE SELON DESGARTES 
ET SELON LA SCIENCE CONTEMPORAINE ' 



CHAPITRE I 

LA RÉVOLUTION CARTÉSIENNE 

I. — Ceux qui nient la révolution cartésienne ne 
la comprennent point. Ils la font consister soit à 
conserverie principe d'autorité, qui était déjà ruiné; 
soit à admettre pour signe du vrai l'évidence, ce 
qui, en ces termes vagues, peut sembler une bana- 
lité ; soit à prendre pour point de départ l'observa- 
tion par la conscience et pour méthode la réflexion 
psychologique, ce qui est interpréter Descartes avec 
les préjugés de Victor Cousin. Il importe donc de 
marquer en quoi Descartes a renouvelé et l'idée de 
la science et l'idée de la méthode, car ce n'est rien 
moins que ce renouvellement qui caractérise la révo- 
lution cartésienne. A l'époque de Descartes, il ne 
manquait pas de philosophes pour intituler leurs 



26 DESCARTES. 

ouvrages : la Science nouvelle ou le Nouvel Organum ; 
mais ce.s titres ne conviennent proprement qu'à 
Tœuvre même de Descartes. Pour la comprendre, il 
faut donc caractériser ce qu'étaient avant lui et la 
science et. la méthode. Les leçons» de Descartes, 
croyons-nous, seront encore bonnes à entendre pour 
les savants et les philosophes de notre époque : qui 
peut jamais se flatter, même de nos jours, d'avoir 
entièrement dépouillé les préjugés scolastiques ? 

La logique d'Aristote, comme celle de Platon, et 
de l'antiquité tout entière, c'était la logique de la 
« qualité » et de l' « essence », plutôt que de la quan- 
tité et des phénomènes. Les choses étaient conçues 
comme un système de qualités : l'homme, par exem- 
ple, comprend les qualités générales de l'animalité, 
plus une « qualité spécifique », qui est la raison; et 
celle-ci est son essence. Après avoir déterminé les 
qualités, on les réunissait en genres et espèces, on 
les classait : la classification semblait être le plus 
haut degré de la science, le résumé de l'univers. De 
là, les Idées de Platon, cette grande classification des 
choses dans l'éternité, à laquelle croient aujourd'hui 
ceux qui admettent l'immutabilité des espèces; de là, 
les genres d'Aristote, les définitions par « le genre 
et la différence », le syllogisme descendant du 
général au particulier. C'est donc, en somme, par 
les essences qu'on expliquait les choses : tout le 
mouvement de la science consistait soit à remonter 
de genre en genre, soit à descendre l'échelle des 
« différences spécifiques ». Aristote, il est vrai, atta- 



_t » 



LA REVOLUTION CARTESIENNE. 27 

chait aux faits une légitime importance ; il n*en est 
pas moins certain que ce qu'il poursuivait dans sa 
philosophie, c'était l'ordre hiérarchique des formes, 
ainsi que des causes finales : toute la science se 
déroulait pour lui dans le domaine infiniment varié 
de la qualité. Au moyen âge, ce qu'il pouvait y avoir 
de profond dans cette antique vision des choses fit 
place aux rêveries sur les « qualités occultes », sur 
les a formes substantielles », sur les finalités de la 
nature et les intentions du Créateur. Même quand 
on s'occupait des nombres et des figures, c'était 
moins pour découvrir leurs rapports mathématiques 
que pour s'enchanter, comme Pythagore et Platon, 
de leurs harmonies esthétiques, de leur ordre, de 
leur finalité cachée. Kepler était animé de cet esprit 
quand il pythagorisait; quand il apercevait dans les 
orbites des astres (auxquels il donnait des âmes) non 
la nécessité mathématique, mais la poursuite divine 
des lignes les plus belles et les plus harmonieuses. 
Kepler admettait aussi les forces occultes, et s'il 
devinait que la lune produit les marées, il lui attri- 
buait aussitôt la vertu étrange d' « astre humide ». 
C'étaient toujours les composés et leurs « qualités », 
non les éléments et leurs rapports quantitatifs que 
poursuivait la science de l'antiquité et du moyen 
âge. Si donc il est vrai de dire, avec Kant, que 
l'explication finaliste est celle qui cherche la raison 
des parties dans le tout qu'elles forment, comme la 
raison d'un organe dans l'organisme entier, au lieu 
expliquer le tout par les parties et l'organisme p ar 



es DESCARTES. 

les organes élémentaires, nous pouvons conclure 
que la science de l'antiquité et du moyen âge, en 
son ensemble, fut une vaste spéculation sur les 
causes finales, par conséquent une esthétique, une 
morale et, en dernière analyse, une théologie ; car 
le principe suprême de Tordre, du beau, du bien, de 
la finalité sous toutes ses formes, c'était Dieu. On 
croyait que, déroulant le plan divin, la nature même 
procédait des idées aux choses, du général au sin- 
gulier, et descendait, pour ainsi dire, du but uni- 
versel préalablement imposé par Dieu à la série des 
moyens particuliers capables de l'atteindre. 

A la Renaissance, deux grands courants se pro- 
duisirent, de plus en plus irrésistibles, qui allaient 
aboutir à la révolution cartésienne : on peut appeler 
l'un le courant expérimental , l'autre le courant 
mathématique. Les grands initiateurs de la Renais- 
sance renouvellent partiellement et la méthode et les 
diverses sciences. Léonard de Vinci, non moins 
savant qu'artiste, excite à l'observation de la nature, 
dont l'expérience, dit-il, est la « seule interprète ». 
D'autres observateurs étudient les êtres vivants — 
Rondelet, Vésale, Servet, Aselli, Harvey, — non 
sans mêler bien des chimères à leurs observations. 
En somme, les physiciens et les naturalistes avaient 
beau induire et expérimenter, la théorie même de 
l'induction et de l'expérimentation était toujours 
représentée comme une recherche des essences^ des 
qualités propres aux choses, des formes sous les- 
quelles elles se révèlent à nous, enfin des puissances 



LA REVOLUTION CARTESIENNE. 29 

et des forces qu'elles enveloppent. D'autre part, les 
mathématiciens ne songeaient guère à u^versaliser 
leur science : ce qu'ils cherchaient dans les nombres 
et les figures, c'était toujours la qualité plus encore 
que la quantité et les rapports abstraits. La géomé- 
trie et l'arithmétique demeuraient des spécialités et 
même, en grande partie, selon le mot de Descartes, 
des « curiosités ». On s'amusait à résoudre des pro- 
blèmes et à s'envoyer des cartels mathématiques d'un 
bout de l'Europe à l'autre, pour se disputer l'hon- 
neur d'avoir deviné quelque énigme. C'étaient de 
vastes parties de jeu intellectuel. Les mathématiciens, 
d^ailleurs, le disputaient parfois aux physiciens en 
fantaisies de Timagination. Pourtant, avec Tartaglia, 
Cardan, Ferrari, Viète, Neper, Snellius, les sciences 
mathématiques faisaient des progrès de plus en plus 
rapides. Galilée a la gloire d'avoir appliqué le pre- 
mier les mathématiques à la physique selon l'esprit 
de la science moderne. Il avait la passion de la mesure 
appliquée à toutes choses : la règle et le compas^ 
voilà ses instruments de prédilection et comme les 
a attributs » de son génie. Même quand il ne pou* 
vait résoudre directement un problème de géomé- 
trie, il s'adressait encore à la mesure pour tourner 
la difficulté.- Demandait-on aux géomètres d'évaluer 
le rapport de l'aire de la cycloïde ordinaire à celle 
du cercle générateur, le nouvel Archimède de Flo- 
rence pesait deux lames de même matière et de même 
épaisseur, dont l'une avait la forme d'un cercle, 
l'autre la forme de la cycloïde engendrée; puis. 



30 DESCARTES. 

trouvant le poids de la seconde constamment triple 
du poids de la première, il concluait : Taire de la 
cycloïde est triple de l'aire du cercle générateur. 
C'était l'induction et l'expérimentation remplaçant 
la déduction a priori. Mais Galilée, tout en donnant 
tant d'exemples admirables de la méthode positive , 
ne s'élevait pas à une vue de la nature, de la science 
et de la méthode même, qui fût en complète opposi- 
tion avec le passé. Il ne se demandait point si on 
ne pourrait pas substituer partout, dans le monde 
physique, des quantités aux qualités, aux forces et 
causes efficientes, enfin aux causes finales. Il admet- 
tait que les plus petites parties des corps sont plei-. 
nés, mais séparées par des vides; que la matière 
renferme des « forces motrices » ou « causes effi- 
cientes », qui ont pour « effet naturel » de trans- 
porter certaines masses à certaines distances en des 
temps donnés; il admettait jusqu'à la « force du 
vide » ; il déclarait les « causes finales » évidentes 
dans la nature : c'était même au nom des causes 
finales qu'il rejetait l'hypothèse de Ptolémée, comme 
plus compliquée et moins harmonieuse que celle de 
Copernic» — « Galilée, dit Descartes ^ examine les 
matières de physique par des raisons mathématiques, 
et en cela je m'adcorde avec lui, car je tiens qu'il 
n'y a pas d'autre moyen pour tirouver la vérité. » — ■ 
Mais, ajoute Descartes avec une sévérité hautaine, 
tt Galilée ne fait que des digressions et n'explique 
suffisamment aucune matière, ce qui montre qu'il ne 
les a point examinées par ordre ^ et que, sans avoir 



LA REVOLUTION CARTESIENNE. 31 

considéré les premières causes de la nature, il a seu- 
lement cherché les raisons de quelques effets parti- 
culiers, et ainsi qu'il a bâti sans fondements, » — 
Quelque injuste que soit cette appréciation trop som- 
maire, elle nous montre bien qu'aux yeux de Des- 
cartes, la vérité scientifique n'acquiert sa définitive 
valeur qu'en devenant partie intégrante d'un système 
qui enferme, d'une part, les lois générales du monde, 
et de l'autre, celles de l'intelligence humaine. 

Combien Bacon, trop célébré, est loin de Galilée! 
Il n'invente rien, ni dans la philosophie, ni dans les 
sciences, dont il s'occupe en dilettante. Il se borne 
à analyser, avec une minutie plus Imaginative que 
rationnelle, les procédés de l'observation et de l'in- 
duction. Sa méthode est insuffisante, même dans les 
sciences expérimentales , parce qu'elle n'accorde 
point leur place légitime ni à l'hypothèse, ni à, la 
déduction, ni au calcul. Bacon se défie des mathé- 
matiques, qui doivent être, dit-il, les servantes et 
non les maîtresses de la physique. Il combat aveu* 
glément le système de Copernic pour y substituer 
un système de sa façon, enfantin et burlesque. On 
lui a justement reproché d'admettre une masse de 
superstitions, de prêter aux corps une espèce d' « ima- 
gination » ; de faire « reconnaître à l'aimant la proxi* 
mité du fer »; de supposer la « sympathie » ou 
r « antipathie » des « esprits » comme cause des 
phénomènes naturels ; de croire à la suppression des 
verrues par la sympathie; d'admettre le « mauvais 
œil 2>; de mêler la « chaleur astrologique » d'un 



32 DESGARTES. 

métal ou d'une constellation à la chaleur telle que 
l'entend la physique. Bacon, quand il est plus 
pénétré du véritable esprit de la science, ne cesse 
pas de se perdre dans des classifications incertaines 
qui se prêtent à toutes les imaginations; il nous 
décrit les « cas migrants »,les « cas solitaires », les 
« cas clandestins », etc. Il met trop souvent des 
métaphores à la place de démonstrations. 

En somme, on ajustement appliqué au xvii® siècle 
tout entier ce que Gampanella, jouant sur le sens de 
son propre nom, disait de lui-même : « Je suis la 
cloche qui annonce le lever du jour ». Le jour n'est 
levé que quand ont disparu toutes les ombres, tous 
les fantômes créés par la nuit, quand les réalités 
apparaissent avec leurs vrais contours, à leur vraie 
place, dans la pleine lumière qui les fait saillir. Ce 
complet lever de la science moderne, avec la dispa- 
rition simultanée de toutes les chimères et de tous 
les rêves scolastiques, il commence avec Descartes. 
Le système cartésien du monde, s'il renferme des 
erreurs, ne laisse pas place à une seule des entités, 
formes et vertus occultes qui peuplaient avant lui la 
philosophie et la science. Nous allons même voir 
que, sous ce rapport. Descartes est en avance sur 
beaucoup de doctrines contemporaines, si bien qu'il 
n'y a pas, dans toute l'histoire, pareil exemple d'un 
changement à vue aussi complet. 

n. — D'abord, Descartes n'attribue plus aux 
genres et aux espèces une valeur indépendante de 
notre esprit; il n'y voit aucune révélation du plan 



LA REVOLUTION CARTESIENNE. 33 

divin. La classification n'est plus pour lui Topé- 
ration fondamentale de la science : ranger tous les 
êtres dans leurs groupes respectifs, les hommes dans 
le groupe de l'humanité, les animaux dans le groupe 
de l'animalité, ce n'est point avoir pénétré dans la 
réalité même. Le premier stage de la science, c'est 
sans doute de définir et de classer les qualités appa- 
rentes des choses, comme la couleur, le son, la 
pesanteur, etc.; mais, selon Descartes, à quoi tien- 
nent toutes ces qualités? A nous, non aux choses; 
elles ne sont donc pas le véritable objet de la science. 
Les formes mêmes des choses, comme la forme d'une 
plante, d'un animal, ne sont que des résultats dé- 
rivés, des combinaisons de qualités visibles ou 
tangibles qui, provenant de nos sensations, ne 
représentent point la véritable nature des objets. 
Seules les formes géométriques répondent à quelque 
chose d'indépendant de nous, mais ces formes sont 
encore des dérivés du mouvement dans l'étendue. 
C'est donc, en somme, le mouvement dans l'étendue 
qui est l'objet véritable de la science. Les genres et 
les espèces ne sont que des produits extérieurs; ce 
qu'il y a de général dans les choses n'existe, au fond, 
que dans notre pensée. Le nombre même, dit Des- 
cartes dans ses Principes^ « si nous le considérons 
en général sans faire réflexion 'sur aucune chose 
créée, nest point hors de notre pensée^ non plus que 
toutes ces autres idées générales que, d^Mls l'école, 
on comprend sous l'idée d'universel y>/èi une pierre 
tombe vers le centre de la terre, ce n'est pas parce 

3 



3'i DF.SCAUTES. 

qu'elle apparlient au genre des corps pesants, c'est 
parce que le tourbillon de Tcther, animé d'une 
énorme vitesse centrifuge, ne peut pas ne pas 
repousser la pierre vers le centre. Si un homme 
meurt, ce n'est pas parce qu'il fait partie des ani- 
maux mortels, mais parce que « le feu sans lumière » 
qui entretient le mouvement de sa machine corpo- 
relle ne peut pas ne pas être éteint par des mou- 
vements adverses. Expliquer, dans les sciences de 
la nature, c'est trouver la combinaison nécessaire 
de mouvements qui aboutit à tel mouvement actuel. 
La philosophie antique et scolastique se perdait 
dans la considération des « choses » et de leurs 
« accidents ». Mais qu'est-ce qu'une chose? Il n'y a, 
dans la nature extérieure, aucune « chose » qui soit 
vraiment séparée du reste, rien qui possède une 
unité propre et inhérente : chaque ensemble de 
mouvements que nous appelons une pierre, un arbre 
ou même un animal, et que nous individualisons, 
n'est, au })oint de vue physique, qu'une partie insé- 
parable d'un ensemble de mouvements plus vaste, 
qui l'englobe ; et cet ensemble, à son tour, renferme 
d'autres mouvements et d'autres encore, à Tinfinî, 
puisque l'étendue est indéfiniment divisible et même 
indéfiniment divisée par le mouvement qui anime 
chacune de ses parties. C'est un tourbillon de tour- 
billons où le regard se perd, comme à compter, dans 
un gouffre d'eau tournante, les gouttes d'eau qui 
passent, reviennent, passent. Une c/iose, dans la 
nature, n'est donc qu'une portion de la quantité uni- 



LA «EVOLUTION CARTESIF.NNE. 35 

versellé, qui est retendue. Et maintenant, qu'est-ce 
qu'un « accident » inhérent à la chcxse ? L'odeur, la 
saveur sont en nous, non dans le corps odorant ou 
sapide. Quant au mouvement, il n'est pas un « acci- 
dent » de la masse, car la masse elle-même n'est 
rien, sinon l'expression d'une certaine quantité de 
mouvement; et, d'autre part, dira-t-on qu'un mou- 
vement soit r « accident » d'un autre mouvement, 
auquel il serait « inhérent » ? Imaginations. Il n'y a 
donc point « d'accidents » ; il n'y a qu'une étendue 
essentiellement mobile et où le mouvement, par des 
lois nécessaires, détermine des figures de toutes 
sortes. Ces figures mêmes, encore une fois, sont des 
résultats, non des principes. Un mouvement est rec- 
tiligne ou curviligne en vertu des liaisons de ses 
partiel" : il n'est pas dépendant de la ligne droite ou 
de la ligne courbe, qui ne lui importent guère. C'est 
nous qui trouvons, après coup, que tel mouvement 
a décrit une ligne droite ou une courbe, et nous nous 
extasions devant des haj^aonies qui n'existent que 
/^pour nous et par nou><Tjes noms et les qualités que 
^nous donnons aux Choses, nos substantifs et nos 
I adjectifs, tout cela n'est que de la langue humaine : 
/ la mKure ne connaît que l'alphabet mathématique, 
yxiomme les genres et les espèces, l'ordre, la symé- 
trie, la beauté n'existent pas dans les choses, mais 
en nous. Sans doute Descartes admet un ordre uni- 
versel, mais purement logique; une symétrie, mais 
!, résultant des lois du nombre et de L'étendue, non 
•Ji antérieure et supérieure à ces lois;|il admet une 



3B DESGARTES. 

l3eauté, mais identique à la vérité même, parfaitement 
indépei)!^ante de ce qui peut plaire ou déplaire à nos 
sensylia beauté d'un paysage, en tant qu'elle résulte 
dérouleurs, de sons, d'apparences sensibles qui 
nous charment, est nécessairement en nous, puisque 
tout ce qui la compose n'est qu'en nous. Le fond réel 
'' de la beauté est mathématique : les sons qui nous 
h' ravissent sont ceux qui ont entre eux des a rapports 
simples » ; le plaisir n'est qu'une idée « confuse » où^ 
nous percevons vaguement une géométrie cachég^^ 
Restent ces fameuses causes efficientes e^ces 
causes finales qui, sous diverses formes, faisaient 
l'objet de la spéculation antique et scolastique. Ici, 
Descartes est impitoyable. 11 bannit d'abord du 
monde extérieur toutes les forces, même les forces 
motrices, qui ne sont pour lui que des mouvements 
actuels. La force, c'est le mouvement intestin et 
invisible d'où le mouvement visible de masse peut 
sortir, sous certaines conditions mathématiques. 
Descartes ne se contente pas de proscrire du monde 
physique la « force » ; c'est encore la « cause » 
même qu'il remplace par des rapports mathémati- 
ques. Faisons-y attention, le principe de causalité a 
deux sens possibles : ou il désigne la cause efficiente, 
c'est-à-dire une puissance active, une « efficace », 
d'où l'effet sortirait comme par génération, ainsi que 
l'enfant du ventre de sa mère vMH 'est là ce que 
chacun croit apercevoir en soi-même quand il fait 
effort pour atteindre un but. Mais y a-t-il, aux yeux 
de la science, rien de semblable dans le monde exté'- 






LA REVOLUTION CARTESIENNE. 37 

rieur'> Non, répond Descartes, et il rejette de la 
nature visible tout ce qui ressemble, de près ou de 
loin, à une volonté, à une activité. Sur ce point 
encore, il inaugure la science moderne de la nature, 
qui ignore entièrement ou devrait ignorer les causes 
efficientes, leur vrai domaine étant le monde psy- 
chique. Agir et pâtir ne sont, répète Descartes, que 
« différentes façons de considérer une même chose ». 
Ce qui est actif sous un rapport est passif sous un 
autre ; la flamme qui brûle le bois est active par 
rapport aux mouvements dont ses propres mouve- 
ments sont les principes; elle est passive par rap- 
port aux mouvements dont ses propres mouvements 
sont les conséquences. D'une activité vraie, qui 
serait inhérente aux choses étendues comme telles, 
vous n'avez qu'une idée « confuse » et « obscure », 
ce qui prouve bien qu'alors vous ne concevez point 
« vraiment des choses hors de vous », mais simple- 
ment votre image dans les choses. La seule idée 
claire, ici, c'est celle de principe et de conséquence, 
et (puisqu'il s'agit de mouvements) de principe mathé- 
matique et de conséquence mathématique. L'activité, 
dans le monde des sciences de la nature, n'est donc 
qu'une métaphore humaine pour exprimer des rela- 
tions toutes logiques, des rapports de dépendance 
mathématique entre les termes d'une équation. 

Reste le second sens du principe de causalité, 
qui ne désigne plus alors qu'un rapport de succes- 
sion constante entre des phénomènes. C'est le sens 
empirique, sur lequel Bacon et plus tard Stuart Mill 



38 DESCARTES. 

ont tant insisté. Je frotte deux morceaux de bois 
l'un contre l'autre, et ils s'échauffent; Bacon dit : 
le frottement et la chaleur sont dans un rapport de 
succession constante, et il croit avoir ainsi trouvé 
une loi de la nature. Descartes, dédaigneux, ne voit 
là qu'un fait brut généralisé, et il demande : Pour- 
quoi? Nous apprendre que la chose se passe tou- 
jours ainsi, c'est nous poser le problème à résou- 
dre , ce n'est pas nous donner la solution. On 
ressemble alors aux hommes primitifs qui, mesurant 
les angles d'un premier triangle, puis d'un second, 
puis d'un troisième , trouvaient sensiblement la 
même somme et se contentaient de dire, en généra- 
lisant : la somme des angles est la même dans les 
divers triangles. Mais pourquoi?,,. Une loi de suc- 
cession constante , ou de simultanéité constante , 
n'est pas une raison. Quand Galilée avait trouvé 
par la mesure son rapport d'aires, il ne pouvait 
pas en démontrer la nécessité. La causalité ainsi 
, entendue n'est qu'une approximation pratique des 
vraies raisons explicatives. Aussi Descartes ne s'en 
contente-t-il pas : entre le frottement et la chaleur 
consécutive, il cherche un rapport de continuité 
mathématique, réductible logiquement, tout comme 
les rapports d'aires, à une déduction ayant pour loi 
l'axiome d'identité. La chaleur n'est qu'un mouve- 
ment, comme le frottement du bois; c'est le même 
mouvement qui se continue sous des formes diverses, 
d'abord comme va-et-vient des morceaux de bois, 
puis comme ébranlement de leurs particules sub- 



LA HKVOLUTIOX CARTESIENNE. 39 

tiles. L* « effet » se réduit à la solution d'un théo- 
rème de mécanique dans la réalité ; la « cause » se 
réduit aux données réelles de Téquation. La causa- 
lité empirique ou succession constante n'est donc 
que le masque de la nécessité rationnelle et de l'iden- 
tité; l'induction n'est qu'une déduction retournée 
et incomplète : elle est utile, elle est nécessaire, 
mais elle n'est pas le terme de la science. 

Quant aux causes finales, Descartes les chasse 
pour jamais du temple de la physique et de l'his- 
toire naturelle. Entendez-le se moquer de ceux qui 
« croient assister au conseil de Dieu ». C'est, dit-il, 
une chose « puérile et absurde » de s'imaginer que 
Dieu, « à la façon d'un homme superbe, n'aurait 
point eu d'autre fin, en bâtissant le monde, que 
celle d'être loué par les hommes. Il n'aurait créé le 
soleil , qui est plusieurs fois plus grand que la 
terre, à autre fin que d'éclairer l'homme, qui n'en 
occupe qu'une petite partie !» — ^^ « Que de choses, 
ajoute-t-il, sont maintenant dans le monde, ou y 
ont été autrefois et ont cessé d'être, sans qu'aucun 
homme les a^ jamais vues ou connues, et sans 
qu'elles aienr jamais été d'aucun usage pour l'hu- 
manité! »^lême en physiologie. Descartes rejette 
les causes finales au profit des raisons mécaniques^ 
L' « usage admirable de chaque partie dans les 
plantes et dans les animaux » ne nous permet pas , 
dit-il, « de deviner pour quelle fin » chaque partie 
existe. En un mot, dans les sciences de la nature, 
« où toutes choses doivent être appuyées de solides 



40 DESCAUTES. 

raisons », la recherche des fins est « inepte ». 
Bacon avait énuméré les erreurs et « idoles » , 
mais le gygjid iconoclaste qui les a brisées, c'est 
Desc^Ftes. 

^^Comme il n'y a qu'une intelligence « qui est tou- 
jours la même » et une vérité qui ne change pas, il 
ne peut y avoir, selon Descartes, qu'une méthode. 
Laquelle? Pour le savoir. Descartes se demande, 
comme fera Kant, dans quel ordre de connaissances 
on trouve ces deux signes : clarté de l'évidence et 
progrès incessant des découvertes. Même réponse 
pour Descartes et pour Kant : ce sont les mathéma- 
tiques. Donc la méthode mathématique doit « enve- 
lopper » la vraie méthode, non parce qu'elle est 
mathématique (ce qui importe peu) , mais parce 
qu'elle est rintelligence procédant selon ses vraies 
lois. Raisonnez sur toutes choses avec le même 
souci des règles que le mathématicien, et vous rai- 
sonnerez juste. La méthode se ramène à chercher 
en tout , par l'analyse , l'élément irréductible et 
« simple », ou, au sens tout scientifique, 1' « absolu ». 
Cet élément « clair » en lui-même et « distinct » du 
reste entraîne 1' « évidence ». Après quoi, il faut 
recomposer la réalité par synthèse, « en supposant 
de l'ordre là même où nous n'en apercevons pas » . 
« Le secret de la méthode consiste à chercher en 
tout ce qu'il y a de plus absolu », puis à faire voir 
comment les éléments irréductibles, en se combinant, 
composent les autres choses. La caractéristique de 
la méthode cartésienne, qui est la méthode moderne, 



LA REVOLUTION CARTESIENNE. 41 

c'est d'expliquer toujours un tout par ses parties, 
jamais les parties par le tout ou par l'idée du tout 
qu'elles tendraient à réaliser. Qui aura bien compris 
ce changement radical introduit par Descartes ne 
se demandera plus ce que le Biscjfirs de la méthode 
apportait de vraiment nouveau^ 

a Celui qui suit attentivem^t ma pensée, conclut 
Descartes, verra que je n'embrasse rien ici moins 
que les mathématiques ordinaires, mais que j'expose 
une autre méthode^ dont elles sont plutôt V enveloppe 
que le fond. En effet, elle doit contenir les premiers 
rudiments de la raison humaine et aider à faire 'v^ 
sortir de tout sujet les vérités qu'il renferme. î/La ^ 

méthode mathématique ne donne, pour Descartes, / 

qu'une application, plus frappante et plus sûre, de la 
méthode universelle, qui est la raison se retrouvant ""^ — , 
en toutes choses. La méthode des sciences physiques 
n'en est aussi qu'une application, et Descartes la / 
conçoit comme d'autant plus parfaite qu'elle se^p- / 
proche davantage des procédés mathématiques. Pour \ 
lui, l'expérience sensible n'est qu'une connaissance 1 
confuse, qui a besoin d'être ramenée à ses éléments ) 
intelligibles; l'induction est une déduction provi- / 
soire, qui a besoin d'être complétée et confirmée par^«^ 
l'expérimentation. Cependant Descartes ne rejette 
nullement l'expérience, qui va, dit-il, « au-devant 
des causes par les effets ». Il était lui-même un 
observateur et expérimentateur de génie. Il pratiqua, 
un des premiers, la vivisection. Ses expériences sur 
l'arc-en-ciel sont un modèle. « Je tâche, dit-il à Mer- 



42 DESCABTES. 

senne, d'ouvrir le chemin pour faire que, par suc- 
cession de temps, on puisse connaître toutes les 
formes des choses, en ajoutant l'expérience à la 
ratiocinatîon. » Il se (latte qu'il pourrait lui-même 
achever en ses parties essentielles l'explication « selon 
ses souhaits », pourvu qu'il eût du loisir « et la corn- 
modité de faire quelques expériences ». Mais il se 
passera plusieurs siècles, dit-il, « avant qu'on ait 
déduit de ces principes toutes les vérités qu'on en 
peut déduire ». Et pourquoi? « Parce que la plupart 
des vérités qui restent à trouver dépendent de quel- 
ques expériences particulières, qui ne se rencontrent 
jamais par hasard, mais qui doivent être cherchées 
avec soin et dépense par des hommes fort intelli- 
gents. » Sa fierté se refuserait à accepter l'argent 
nécessaire aux expérimentations, sinon de la part de 
l'Et^^^^ais l'Etat ne s'en occupe guère. 

L'expérience a, pour Descartes, une double utilité. 
La première, c'est de fournir les problèmes à résou- 
dre; la seconde, de « vérifier » les solutions. La 
nature est le sphinx qui propose des énigmes. Le 
nombre des problèmiBs est illimité, mais il en est 
dont la solution s^ manifeste actuellement à nos yeux 
dans la nature-.' Une pierre lancée par la fronde 
tombe après avoir décrit une courbe ; pourquoi 
tombe-t-elle et pourquoi décrit-elle cette ligne? 
L'arc-en-ciel brille après l'orage; pourquoi? Il faut, 
dit Descartes, a que nous puissions choisir, entre 
une infinité d'effets qui peuvent être déduits des 
mêmes causes, ceux que nous devons principalement 



LA REVOLUTION CARTESIENNE. 43 

tâcher d'en déduire ». Et ceux-là, ce sont ceux qui 
se présentent à nous. Les expériences a sont d'au- 
tant plus nécessaires qu'on est plus avancé en con- 
naissance ». En effet, au commencement, ce ne sont 
que les phénomènes les plus généraux et les plus 
familiers qu'il s'agit d'exj3liquer ; mais, quand on 
pénètre dans les subtiles complications du réel, par 
cela même du possible, les problèmes deviennent 
tellement spéciaux qu'ils exigent des expériences de 
plus eja-^plus spéciales et nombreuses. 
-''^A l'inverse de Bacon, Descartes comprend l'im- 
portance de l'hypothèse ou construction idéale dans 
les sciences de la nature ; il marque aussi avec pré- 
cision le degré de probabilité qui appartient aux 
hypothèses selon leur conformité à l'expérience. Le 
monde, dit-il avec profondeur, est comme une écri- 
ture secrète, un « chiffre » qu'il s'agit de lire et 
d'interpréter. On attribue, par hypothèse, un sens 
à chaque lettre et une règle au tou^-if par exemple, 
on suppose que chaque lettre du chiffre est mise à 
la place de la lettre suivante, OQHR à la place de 
PARIS; et si, en lisant de cette façon, « on trouve 
des paroles qui aient du sens », on ne doutera point 
que ce ne soit le vrai sens du chiffre. Le contraire, 
quoique possible, n'est pas « moralement croyable ». 
De même, si l'alphabet mathématique nous fournit 
une règle pour interpréter les « propriétés de l'ai- 
mant, du fer et des autres choses qui sont au monde », 
nous aurons acquis pour notre science une « certi- 
tude morale ». Or c'est à l'expérience d'établir cette 



kk OESCARTES. 

certitude morale en confirmant nos hypothèse&^Iais 
il y a une seconde sorte de certitude supérieure à la 
certitude morale : c'est « lorsque nous pensons qu'il 
n'est au^nement possible que la chose soit autre- 
raent/T Et il y a dans la nature des lois qui offrent 
cette certitude : ce sont les lois générales du mou- 
vement; il faut donc s'efforcer d'y tout réduire. 

Descartes se formait, on le voit, une idée très 
exacte des conditions de la science; beaucoup de 
nos contemporains s'en font une bien moins par- 
faite. Son tort est d'avoir préféré trop exclusive- 
ment l'ordre déductif à l'ordre inductif. Il va, comme 
on l'a dit, du centre à la circonférence, du principe 
aux faits, au lieu d'aller de la circonférence au 
centre, des faits au principe. D'un seul coup, il se 
place à la source de toutes choses et prétend en 
voir sortir, pour le suivre en ses détours, le torrent 
sans fin des phénomènes. Mais qu'une notion man- 
que au point de départ, qu'une donnée fasse défaut, 
et voilà toute la synthèse viciée, d'abord dans ses 
principes, puis dans ses conséquences. La méthode 
de construction synthétique, à elle seule, n'est 
qu'une vaste hypothèse qui part de telles données 
considérées exclusivement et nous apprend ce qui 
aurait lieu si ces données étaient seules. A l'expé- 
rience de nous dire si nous n'avons point laissé 
échapper quelque facteur du problème. Quelque 
synthétiques qu'elles soient, nos conceptions peu- 
vent bien toucher le réel, non l'embrasser ni le péné- 
trer. 



CHAPITRE II 



LA MATHEMATIQUE ET LA MÉCANIQUE 
UNIVERSELLES 



I. — 11 y a quelque chose de plus grand que 
d^ajouter à la somme des connaissances humaines, 
c'est d'ajouter à la puissance même de Tesprit 
humain. C'est ce qu'a fait Descartes par la création 
de sa a mathématique universelle ». Biot lui-même, 
qui reproche à Descartes d'avoir trop fait de méta- 
physique, reconnaît, en parlant de l'application de 
Talgèbre à la géométrie, que « Descartes fut servi 
beaucoup en cette occasion par la métaphysique de 
son esprit ». Et Descartes avait alors vingt-trois ans I 

Les découvertes de Descartes devaient révolu- 
tionner et les sciences mathématiques et les sciences 
physiques. La théorie des fonctions variables a 
préparé le calcul des (luxions ou calcul différentiel. 
La méthode cartésienne des indéterminées, dit 
Carnot, « est si admirable que l'analyse infinité- 
simale n'en est qu'une heureuse application ». 



/iG DESCARTES. 

Nous ne pouvons ici entrer dans le détail de ces dé- 
couvertes; c'est seulement Tapplication de la méthode 
au système du monde que nous voulons mettre en 
évidence : nous voulons faire voir que Descartes est 
le vrai fondateur de Tévolutionnisme entendu dans 
son sens légitime. Combien il est supérieur à tous 
ceux qui, de nos jours, partent de l'évolution au sens 
vague, comme d'une loi ou force primordiale! A 
vrai dire, l'évolution n*est qu'un résultat de lois 
plus profondes ; elle ne produit rien, elle est pro- 
duite; elle n'explique pas, elle est à expliquer. 
Depuis les travaux de Spencer, on met sans cesse 
en avant l'Evolution, comme une sorte de divinité 
qui présiderait au développement des êtres; c'est 
confondre l'elTet avec la cause, la conséquence avec 
le principe. « L'évolution, dit Spencer, est un pas- 
sage graduel de l'uniformité primitive à la variété, 
de l'homogène à l'hétérogène , de l'indéfini au 
défini. » A la bonne heure; mais ce sont les lois 
du mécanisme universel qui ont pour résultat final 
ce passage des choses d'un état de dispersion rela- 
tivement uniforme, où elles sont pour nous indis- 
tinctes et imperceptibles, à un état de concentration 
et de variété régulière, où elles deviennent pour 
nous distinctes et perceptibles. L'évolution n'est 
donc qu'une application de la mathématique uni- 
verselle, dont les principes doivent, avant tout, être 
établis. Ils l'ont été par Descartes; bien plus, ils 
ont reçu de lui leurs premières et leurs plus 
importantes applications. 



MATHEMATIQUE ET MECANIQUE UNIVERSELLES. 47 

Descartes a compris d'abord une vérité que la 
doctrine de révolution et de la sélection naturelle 
a mise hors de doute : c'est que « nos sens ne nous 
enseignent pas la réelle nature des choses, mais 
seulement ce en quoi elles nous sont utiles ou nui- 
sibles ». La raison que Descartes en donne, avant 
Helmholtz, c'est que nos sensations sont des 
« signes » du rapport « qu'a notre corps avec les 
autres corps », et que ces signes ont pour unique 
objet a sa conservation ». Le darwinisme ajoutera 
que, dans la lutte poui' la vie, ces sensations seules 
se sont développées qui permettaient au vivant de 
se mettre en harmonie avec ses conditions d'exis- 
tence. Si le sens de l'ouïe, dit Descartes, apportait 
à notre pensée la vraie image de son objet, « il fau- 
drait, au lieu de nous faire concevoir le son, qu'il 
nous fît concevoir le mouvement des parties de l'air 
qui tremblent contre nos oreilles ». 

De là dérive la véritable notion de la matière, qui 
est le point de départ de l'évolutionnisme. Tous les 
savants et philosophes reconnaissent aujourd'hui 
avec Descartes que la couleur et le son, comme 
l'odeur et la saveur, n'existent point dans les corps. 
Mais on voudrait encore de nos jours faire excep- 
tion pour certaines qualités, comme la pesanteur, 
la résistance, l'impénétrabilité. C'est reculer jus- 
qu'aux prédécesseurs de Descartes, qui croyaient, 
eux aussi, que la pesanteur est une des qualités 
inhérentes aux corps, que tout corps est lourd ou 
léger « par nature ». Descartes l'a montré, et on ne 



48 DESCARTES. 

devrait plus Toublier maintenant, la pesanteur n'est 
qu*un cas du mécanisme; c*est un problème à expli- 
quer, ce n'est pas une explication. A cela on objecte : 
N'apprécions-nous pas la pesanteur par Tefifort que 
nous sommes obligés de faire pour soulever un 
]ioids ? — Sans doute ; mais il est clair que cet effort 
n'est qu'un mode de sentir et de réagir qui nous est 
propre. L*instinct nous porte à projeter un effort 
analogue dans les corps eux-mêmes, mais Tinstinct 
nous porte aussi à y projeter la couleur et les sons. 
Pourquoi donc, demandera Descartes, nous ima- 
giner que Teffort ait le privilège d'exister hors de 
nous dans les choses plutôt que la couleur et le son ? 
De même pour la résistance et pour la dureté. 
La résistance, en physique, n'est qu'un mouvement 
arrêté dans une direction et obligé par cela même 
de se transformer. Il v a une certaine sensation 
musculaire qui accompagne cet arrêt de mouvement 
et qui même, en certains cas, va jusqu'à être pénible, 
comme quand nous recevons un coup ; mais la sen- 
sation musculaire n'existe pas plus indépendamment 
de nous que la douleur elle-même. Imaginez, dit 
Descartes, que toutes les fois que nous portons les 
mains quelque part, les corps- qui sont en cet 
endroit se retirent aussi vite que lios mains en 
approchent : « 11 est certain alors que nous ne sen- 
tirions jamais de dureté ; et néanmoins nous n'avons 
aucune raison qui nous puisse faire croire que les 
corps qui se retireraient de cette sorte perdraient 
pour cela ce qui les fait corps. » L'impénétrabilité 



MATHEMATIQUE ET MECANIQUE UNIVERSELLES. 49 

elle-même est une sorte d*idole qui, malgré Des- 
cartes, subsiste encore aujourd'hui dans la phy- 
sique. Les parties de retendue sont en dehors l'une 
de l'autre et s'excluent mutuellement, voilà qui est 
certain; mais, quand nous transportons aux exis- 
tences cette exclusion mutuelle et absolue, nous ne 
faisons que nous figurer par l'imagination, sous un 
symbole plus ou moins grossier, la propriété intel- 
ligible qu'ont les parties de l'espace d'être en dehors 
les unes des autres. Si rien ne nous causait la sen- 
sation originale de résistance, d'effort arrêté, nous 
ne concevrions pas l'impénétrabilité. Scientifique- 
ment celle-ci se résout en deux mouvements de 
gens contraire qui se font équilibre ; c'est un simple 
arrêt de mouvement. 

Au point de vue de la physique. Descartes a donc 
raison et ses idées seront de plus en plus confir- 
mées. En dehors du moi et de tous les êtres sen- 
tants et agissants, il n'y a rien dans l'univers, pour 
le physicien, que des relations géométriques ou 
mécaniques, qui peuvent être soumises au calcul. 
De là le mot fameux de Descartes : « Donnez-moi 
l'étendue et le mouvement, je construirai le monde ». 
Gomme la physique proprement dite n'a pas à s'oc- 
cuper de l'essence des corps, comme elle se borne 
à l'étude des phénomènes et des lois, on peut dire 
que Descartes a fondé la physique sur sa base défi- 
nitive. 

II. — Si, en dehors du mental, la matière pro- 
prement dite, la matière nue n'est que l'espace, il 

4 



50 OESCARTES. 

en résulte immédiatement que le monde est infini en 
étendue. Avec quelle mordante ironie Descartes 
raille ceux qui veulent enfermer Tunivers « dans 
une boule »! H implique « contradiction, ajoute-t-il, 
que le monde soit fini ou déterminé, parce que je 
puis concevoir un espace au delà des bornes du 
monde, quelque part que je les assigne », Autre, 
d^ailleurs, est cette infinité d'étendue, autre l'infi- 
nité de perfection que l'on conçoit « en Dieu seul ». 
Sur l'éternité du monde dans le passé, Descartes 
n'ose se prononcer ouvertement, cette opinion sen- 
tant trop le bûcher; mais il est facile de voir quelle 
est sa pensée de derrière la tête. Pourquoi Dieu 
aurait-il attendu un certain moment précis pour 
créer? 11 répugne à la raison, dit quelque part Des- 
cartes, de croire que la puissance suprême « soit 
restée, dans la création, au-dessous de la puissance 
de notre imagination ». Descartes admet tous les 
infinis de quantité ; et si on lui objecte qu'il y a alors 
des infinis plus grands les uns que les autres, 
comme deux bandes parallèles infinies dont l'une 
est le double ou le triple de l'autre, il répond, avec 
une concision et une force admirables : « Pourquoi 
pas, puisque c'est sous quelque rapport fini que les 
infinis sont plus ou moins grands? » Ciir non, in 
ratione fini fa ? 

Le mouvement étant le mode d'existence essentiel 
à la matière, la matière infinie est nécessairement 
mue et « enveloppe une infinité de mouvements qui 
durent perpétuellement dans le monde; il n'y a 



MATHEMATIQUE ET MECANIQUE UNIVERSELLES. 51 

rien dans aucun lieu qui ne se change, et ce n'est pas 
dans la flamme seule qu'il y a quantité de parties 
qui ne cessent point de se mouvoir : il y en a aussi 
dans tous les autres corps ». Diderot se souviendra 
de cette pensée quand il dira : « Vous qui imaginez 
si bien la matière en repos, pouvez-vous imaginer 
le feu en repos ?» Il est étonnant que, de nos jours 
encore, il se trouve des philosophes pour rêver une 
matière immobile qui aurait eu besoin d'un moteur 
afin de se mettre en voyage dans l'espace. La 
matière, selon Descartes, ne pouvant ni se perdre 
ni se produire en dehors de l'action divine, son 
mouvement ne peut davantage « ni se perdre ni 
s*engendrer »; ce Protée, sous ses transformations, 
se retrouve toujours le même. 

Descartes suppose donc la matière sans bornes 
animée, depuis un temps indéfini, de la quantité de 
mouvement qu'elle possède actuellement, et il en 
tire cette conséquence d'une prodigieuse audace : 
« Quand bien même nous supposerions le chaos des 
poètes, on pourrait toujours démontrer que, grâce 
aux lois de la nature, cette confusion doit peu à peu 
revenir à l'ordre actuel,,,. Les lois de la nature sont 
telles, en effet, que la matière doit prendre néces- 
sairement toutes les formes dont elle est capable. » 
C'est le principe même de l'évolution. Principe si 
hardi et si hérétique qu'il scandalisait Leibniz, 
lequel, à propos de cette page, insinuait que Des- 
cartes « y montre son âme à nu ». De nos jours 
encore, combien de philosophes et de savants reçu- 



52 DESGARTES. 

lent avec inquiétude devant cette nécessité pour la 
matière, essentiellement mobile, de prendre succes- 
sivement toutes les formes dont elle est capable, et 
d'arriver, quel que soit le point de départ, à Tétat 
présent du monde, où vous vivez et où je vis ! 

Outre la permanence du mouvement, principe de 
l'évolution, Descartes admettait également ce que 
les évolutionnistes appellent le continuel passage de 
l'homogène à l'hétérogène. La matière, pour lui, 
c'est l'espace homogène, et tout l'hétérogène a son- 
explication physique dans les figures que le mouve- 
ment engendre à travers l'espace. Quant à cette 
variété par excellence qui est dans nos pensées et 
états de conscience, elle forme un monde tout dif- 
férent du monde de l'étendue, lequel est déjà con- 
stant et complet en soi. 

C'est au grand principe de la permanence et de 
la continuité du mouvement, qui, depuis Descartes, 
domine la science moderne , que se rattache la 
conception de l'inertie. « Chaque chose demeure 
en l'état qu'elle est autant qu'il lui est possible, et 
jamais elle ne le change que par la rencontre d'autre 
chose. » Lorsqu'une chose a commencé une fois de 
se mouvoir, « nous n'avons aucune raison de penser 
qu'elle doive jamais cesser de se mouvoir avec la 
même vitesse, tant qu'elle ne rencontre rien qui 
retarde ou qui arrête son mouvement ». L'inertie 
n'est donc encore, sous un autre nom, que la per- 
sistance de la même quantité de mouvement. La 
seule erreur de Descartes consiste à avoir admis 



MATHËMATIQUE £T MECANIQUE UNIVERSELLES. 53 

qu'on pourrait, à la rigueur, changer la « direc- 
tion » des mouvements sans en altérer la « quan- 
tité ». C'était pour sauvegarder notre libre arbitre 
que Descartes nous attribuait ce pouvoir de changer 
la direction du mouviement. Par malheur, c'est seu- 
lement en modifiant la quantité qu'on peut modifier 
la direction. Leibniz l'a fort bien montré, mais il n'a 
pas lui-même trouvé la vraie formule mathématique 
pour exprimer la permanence de la force. En défi- 
nitive, d'après la science contemporaine, qu'est-ce 
qui reste constant dans l'univers? C'est la somme 
de deux quantités variant en sens inverse l'une de 
l'autre : ces deux quantités sont l'énergie actuelle 
(ou force vive de Leibniz) et l'énergie potentielle; 
mais, en réalité, il n'y a dans la matière comme telle 
d'autre « énergie » que le mouvement, d'autre cause 
du mouvement ou de ses modifications qu'un autre 
mouvement ou une autre modification de mouve- 
ment; c'est ce que Descartes a compris; il n'y a donc 
pas d'énergie potentielle proprement dite ; toute 
énergie est actuelle et « cinématique ». Donc encore, 
les deux quantités dont la science moderne admet la 
constance dans Tunivers sont deux quantités de 
mouvement à forme différente. Mais alors c'est le 
triomphe définitif de Descartes, non de Leibniz, 
puisqu'en somme la science reconnaît la constance de 
la même quantité totale de mouvement, tantôt sous 
forme visible, tantôt invisible et intestin. C'est une 
observation qu'il importait de faire en présence de 
toutes les spéculations scolastiques qu'on hasarde, 



&4 1>ESGÂRT£S. 

encore aujourd'hui, sur la prétendue « énergie poten- 
tielle ». 

La deuxième loi générale du mouvement, d'après 
Descartes, concerne la direction rectiligne de tout 
mouvement simple. La philosophie aristotélicienne 
admettait, en vertu de considérations sur les causes 
finales et la beauté, des mouvements curvilignes 
simples et primitifs; Kepler même, sous le prétexte 
que le cercle est la plus belle des figures, avait jugé 
que les planètes doivent décrire des cercles. Des- 
cartes, qui avait chassé de la mécanique ces consi- 
dérations de beauté et de finalité, montre que le 
mouvement rectiligne est seul simple et primordial. 
Cette loi , aujourd'hui incontestée , Descartes la 
déduit avec profondeur de la loi plus générale qui 
concerne la conservation du mouvement. « Le mou- 
vement, dit-il, ne se conserve pas comme il a pu 
être quelque temps auparavant, mais comme il est 
précisément au moment même où il se conserve. » Or 
considérez la pierre d'une fronde dans le moment 
actuel et au point précis où elle se trouve, il n'y a 
« aucune courbure en celte pierre ». Si donc elle se 
meut en ligne courbe, c'est que sa direction naturelle 
est continuellement changée par l'obstacle que lui 
apporte la corde; sans cela, la pierre s'échapperait 
par la tangente, et c'est ce qu'elle fait dès qu'elle 
est abandonnée à son mouvement propre. De tous 
les mouvements, « il n'y a que le droit qui soit 
simple » et irréductible; tout autre est complexe et 
peut se réduire à la résultante de mouvements 



MATHEMATIQUE ET MECANIQUE UNIVERSELLES, hb 

divers. C'est donc ici dans la ligne droite que nous 
trouvons « Tidée claire et distincte, la nature simple » 
où se repose l'esprit, et que la méthode cartésienne 
prescrit partout de poursuivre. 

La troisième loi, qui a également acquis droit de 
cité dans la science moderne, concerne la communi- 
cation du mouvement. Celle-ci ne dépend, dit Des- 
cartes, que d'un seul principe : lorsque deux corps 
se rencontrent qui ont en eux des mouvements 
incompatibles, « il doit se faire quelque changement 
à ces modes pour les rendre compatibles; mais ce 
changement est toujours le moindre qui puisse être. 
Lorsque la nature a plusieurs voies pour parvenir à 
un même effet, elle suit toujours infailliblement la 
plus courte ». Ainsi un fleuve coule là où il y a le 
plus de pente et le moins d'obstacles. C'est donc 
encore Descartes qui a formulé cette célèbre loi de 
la moindre action, de la moindre dépense, de V éco- 
nomie de la nature, des voies les plus simples et les 
plus faciles, toutes expressions synonymes. Cette loi, 
soutenue ensuite par Fermât, par Euler et Mauper- 
tuis, donna lieu à de nombreuses et interminables 
controverses philosophiques . Les partisans des 
causes finales ne manquèrent pas d'y voir un dessein 
de la nature ou de Dieu. Mais Lagrange, revenant à 
Descartes, démontra qu'elle dérive des lois primor- 
diales du mouvement. « Le principe de la moindre 
action, conclut Lagrange, ne doit pas être érigé 
en cause finale. » 11 ne faudrait donc pas, encore 
aujourd'hui, s'extasier sur les résultats mécaniques 



56 D£SCART£S. 

de cette loi comme si elle manifestait une intention 
et une finalité. 

. Il est un autre grand principe de la mécanique 
moderne dont on veut faire exclusivement honneur 
au génie de Newton. C'est le principe de l'égalité 
de l'aclion et de la réaction. Descartes v touche 
de bien près dans les corollaires de sa troisième loi : 
« Quand un corps en pousse un autre, ce corps ne 
peut lui donner aucun mouvement qu'il n'en perde 
en même temps autant du sien, ni lui en oter que 
le sien ne s'augmente d'autant ». 

On le voit, si Descartes s'est trompé sur plusieurs 
des lois particulières du choc, il n'en a pas moins 
formulé avec exactitude et réduit le premier en sys- 
tème ces grandes lois générales du mouvement qui 
sont les vraies raisons de l'évolution cosmique. 

De la mécanique universelle Descartes a déduit, 
bien avant Laplace, la mécanique céleste. C'est 
môme lui, et non pas Newton, qui, le premier, eut 
l'idée féconde d'expliquer par un seul et même 
mécanisme la pesanteur à la surface de la terre et 
les révolutions des planètes autour du soleil. Il n'a 
pas, comme Newton, vu la pomme tomber, pour se 
demander ensuite, par analogie, comment la lune ne 
tombait point sur la terre; mais, grâce à la puissance 
de son génie synthétique, il a embrassé d'avance 
tous les corps de l'univers dans les mêmes lois du 
« mouvement rotatoire ». 

Roberval, dans son Aristarque, en 1644, attribuait 
à chaque particule matérielle la propriété à* attirer 



MATHEMATIQUE ET MECANIQUE UNIVERSELLES. 57 

toutes les autres parties de l'univers et d'être attirée 
par elles. Descartes s'élève contre cette notion d'une 
force vraiment attractive qui nous ramènerait aux 
vertus occultes. Loin de s'attirer, tous les corps ten- 
dent, selon lui, à s'écarter les uns des autres par le 
fait même du choc. S'ils ne se dispersent point dans 
le vide infini, c'est que ce vide n'existe pas. Si les 
planètes s'écartaient par la tangente, elles seraient 
repoussées vers le centre par des corps dont la 
force centrifuge est plus grande, et qui, conséquem- 
ment, tendent plus qu'elles à se diriger vers la sur- 
face du tourbillon. La pesanteur, sur la terre, n'est 
pour Descartes qu'un cas particulier de cette loi 
universelle; la terre, en effet, est le centre d'un 
tourbillon particulier, qui agit sur les corps terres- 
tres comme le tourbillon solaire agit sur les planètes. 
Qu'un corps terrestre, par exemple une pierre, 
s*éloigne d'abord de la surface de la terre, ce corps 
y sera bientôt repoussé par les parties du tourbillon 
dont la force centrifuge est plus grande que la 
sienne. Une pierre tombe en vertu du même méca- 
nisme qui fait qu'un morceau de liège remonte à la 
surface de l'eau. La pesanteur n'est donc qu'une 
impulsion et non une attraction *. La « forme sphé- 
rique d'une goutte liquide » est l'effet de la pression 
« d'une matière subtile environnante, qui se meut 
et la pousse en tous sens », tendant elle-même à 

1. On soit que, pour Newton môme, Tattraction n'était 
qu'une mélophore, qui fut prise plus tard au sérieux par les 
newtoniens. 



58 DESCARTES. 

continuer tous ses mouvements en ligne droite : 
a C'est la matière subtile qui, par cela seul qu'elle 
se meut autour de la terre, pousse aussi vers elle 
tous les corps qu'on nomme pesants ». — D'Alembert 
reconnaît que cette explication mécanique de la 
pesanteur est « admirable ». Si donc il est juste d'at- 
tribuer à Newton la découverte des vraies lois et for- 
mules de la gravitation, il faudrait pourtant se sou- 
venir que c'est Descartes qui a conçu la pesanteur 
universelle et, du premier coup, l'a ramenée à un 
simple mécanisme. 

Descartes a pressenti une autre loi qui joue un 
rôle très important dans la doctrine de l'évolution el 
dans les prédictions relatives à l'état futur du monde : 
c'est qu'il y a plus de mouvement de masse à se 
transformer en mouvement moléculaire que de mou- 
vement moléculaire à se transformer en mouvement 
de masse, si bien que l'univers tend vers un état où 
les mouvements de masse seraient supprimés et rem- 
placés par les mouvements moléculaires : « Il y 
a bien plus de rencontres, dit Descartes, où le mou- 
vement des plus grands corps doit passer dans les 
plus petits qu'il n'y en a, au contraire, où les plus 
petits puissent donner le leur aux grands ». 

En somme, la cosmogonie de Descartes est la pre- 
mière cosmogonie scientifique que mentionne l'his- 
toire. Etat essentiellement vibratoire des corps, tous 
composés « de petites parties qui se meuvent en 
même temps de tous côtés » ; la terre et les cieux 



MATHEMATIQUE ET MECANIQUE UNIVERSELLES. 59 

« faits d'une même matière » ; composition gazeuse 
du soleil; assimilation du soleil à une flamme qui, à 
chaque instant, a besoin de nourriture pour réparer 
ses pertes; état primitivement gazeux de toutes les 
planètes; feu central de la terre; périodes géolo- 
giques, émersion des continents et explication de 
leurs inégalités par le déplacement relatif des vous- 
soirs de la croûte terrestre; les filons métallifères 
considérés comme des « exhalaisons » des couches 
profondes, au lieu d'être attribués à des influences 
sidérales; « encroûtement » des corps célestes par 
refroidissement; variation d'éclat des étoiles due 
au changement des « croûtes » qui se forment à 
leur surface (exDjit^tion reprise de nos jours par 
M. Faye), etc/^joutons que Descartes, malgré les 
précautions excessives dont il s'enveloppa en appre- 
nant la condamnation de Galilée, est le savant qui 
contribua le plus à faire triompher la doctrine de 
Copernic. Si l'histoire des idées est encore plus 
importante que celle des événements, on nous par- 
donnera sans doute d'avoir insisté sur la vraie part 
de Descartes dans les découvertes de la mécanique 
céleste. 



CHAPITRE III 



LA PHYSIQUE MÉGANIQUE 

La permanence du mouvement a pour corollaire 
sa transformation. Descartes, on l'a déjà vu, a aperçu 
et formellement énoncé celte conséquence. Il a donc, 
le premier, soutenu la doctrine contemporaine de 
Tunité des forces physiques : « C'est, dit-il, le 
mouvement seul qui, selon les différents effets qu'il 
produit, s'appelle tantôt chaleur et tantôt lumière » . 
— « Qu'un autre », ajoute-t-il, avec la fierté du 
savant qui a conscience de parler comme parleront 
les siècles à venir, « qu un autre imagine dans le 
corps qui brûle la forme du feu, la qualité de la cha- 
leur et enfin Yaction qui le brûle comme des choses 
diverses; pour moi, qui crains de me tromper si j'y 
suppose quelque chose de plus que ce que je vois 
nécessairement y devoir être, je me contente d'y 
concevoir le mouvement de ses parties*, et cela seul 
pourra produire en lui tous les changements qu'on 
expérimente quand il brûle. » — Voilà donc, ici 



LA PHYSIQUE MECANIQUE. 61 

encore, l'explication mécanique substituée aux expli- 
cations par les « formes », les a qualités » et les 
« actions ». 

Poursuivant sa marche triomphale à travers toutes 
les sciences et jetant les vérités comme à pleines 
mains, Descartes explique le magnétisme par les lois 
du mouvement et compare la terre à un vaste aimant; 
il explique la lumière non par l'émission de parti- 
cules à travers l'espace, comme le soutiendra faus- 
sement Newton, mais par la transmission d'unepres- 
sion à travers le fluide éthéré. « De même, dit 
Descartes, le choc se transmet à travers une série 
de billes qui se touchent » . Par là il pose la base du 
système des « ondes », que le cartésien Huygens 
opposera victorieusement à la théorie newtonienne 
de l'émission. Il prépare aussi la théorie mécanique 
de la chaleur, et explique la chaleur par un mouve- 
ment des « particules corporelles » ; il montre que 
« tout mouvement violent produit le feu », que la 
chaleur à son tour peut produire les effets mécani- 
ques les plus divers, enfin que le mouvement lumi- 
neux peut se transformer en mouvement calorifique. 

Le premier encore. Descartes démontre, par une 
décomposition de mouvements, la loi de la réfraction 
de la lumière ; il en donne l'élégante formule Irigo- 
nométrique qui porte encore son nom; il en déduit 
la théorie des principaux instruments d'optique. 
Comparant la décomposition de la lumière dans la 
goutte d'eau à sa décomposition par le prisme, il 
explique la formation des deux arcs-en-ciel. C'est 



$& DESCÂRTES. 

par une ridicule injustice qu'on a voulu, sans le 
moindre fondement, attribuer à l'Allemand Snellius 
la découverte de la loi de la réfraction. 

Non moins injustes sont ceux qui attribuent à Tor- 
ricelli la première idée de la pesanteur de Tair et à 
Pascal tout l'honneur des expériences du Puy de 
Dôme. C'est à Descartes, non à Torricelli, qu'est 
due l'idée de la pesanteur de l'air et de son influence 
sur l'ascension des liquides. Et c'est aussi à Des- 
cartes qu'est due l'idée de Texpérience du Puy de 
Dôme, ainsi que la célèbre comparaison de l'air avec 
« la laine » : Pascal la lui emprunte sans le nommer. 
Dès le 2 juin 1632, Descartes écrivait à un ano- 
nyme : a Imaginez l'air comme de la laine et l'éther 
qui est dans ses pores comme des tourbillons de 
vent qui se meuvent çà et là dans cette laine; le vif- 
argent qui est dans le tuyau ne peut commencer à 
descendre qu'il n'enlève toute cette laine, laquelle, 
prise toute ensemble, est fort pesante. » Descartes 
avait donc devancé d'au moins douze ans Torri- 
celli, qui ne parvint qu'en 1643 à sa conception. 
En 1638, Descartes écrivait encore à Mersenne : 
a L'observation que les pompes ne tirent point 
l'eau à plus de 18 brasses de hauteur ne se doit 
point rapporter au vide, mais à la pesanteur de 
l'eau, qui contre-balance celle de l'air ». Pendant 
deux séjours à Paris, Descartes entretint plusieurs 
fois et longuement Pascal. Il était le plus souvent 
question entre eux du vide, que Pascal avait tou- 
jours défendu, et de la cause de l'ascension des 



LA PHYSIQUE MECANIQUE. 63 

liquides. Après l'expérience du Puy de Dôme 
(17 août 1649), Descartes écrivit à Garcavi : « C'est 
moi qui avais prié M. Pascal, il y a deux ans, de la 
vouloir faire; et je l'avais assuré du succès, comme 
étant entièrement conforme à mes principes, sans 
quoi il n'aurait eu garde d'y penser, à cause qu'il 
était d'opinion contraire ». 

Que Descartes, lui, n'ait rien emprunté à personne, 
nous sommes loin de le soutenir; mais c'est toujours 
sur les détails que ses emprunts portent. Il est telle- 
ment épris de l'universel que, pour lui, les vérités 
isolées doivent leur principale valeur à leur rapport 
avec le tout, à leur place dans le système intégral. 
C'est ce qui fait qu'il croit retrouver son bien quand 
il fait entrer les idées d''autrui dans sa doctrine. Il 
est architecte en philosophie : pour construire une 
œuvre personnelle, il faut des pierres, du marbre 
même et de beau marbre; mais tous ces matériaux 
n*ont leur valeur architecturale que par la manière 
dont ils sont disposés. « J'avoue, dit Descartes, que 
je suis né avec un esprit tel que le plus grand bonheur 
de l'étude consiste pour moi, non pas à entendre les 
raisons des autres, mais à les trouver moi-même. » 
Un livre tombait-il entre ses mains, il aimait à en 
regarder le titre, l'introduction, à voir aussi l'énoncé 
du problème, puis, le livre aussitôt refermé, à décou- 
vrir lui-même la démonstration. Un livre était donc 
pour lui un problème sur lequel il se plaisait à 
exercer sa propre méthode. Quand il avait tout 
retrouvé à sa manière et tout rangé à sa place dans 



6% DESCÂRTES. 

son système, il lui arrivait parfois d'oublier la bonne 
occasion que les autres lui avaient offerte de repenser 
leur pensée. En ce qui concernait ses inventions pro- 
pres, tantôt il était fort jaloux de leur nouveauté et 
de leur originalité, tantôt il se laissait prendre son 
bien sans trop de souci, et se montrait généreux des 
miettes de son génie; -un de ses amis lui reproche 
à ce sujet sa magnanimité. Au reste, c'était entre 
les savants d*alors un tel conflit de prétentions pour 
toute découverte, que rhistorien finit par s'y perdre. 
En somme, Descartes a établi sur ses vraies bases 
la physique moderne, qui est l'étude des transfor- 
mations diverses du mouvement. Mais, supérieur en 
cela à bien des savants et philosophes de notre 
temps, il n'a jamais admis la transformation possible 
du mouvement, comme tel, en pensée. Tandis que, 
par exemple, nous voyons Spencer osciller pitoya- 
blement sur ce point, passer de la négation à l'aiBr- 
mation, présenter parfois la pensée comme une 
transformation de la chaleur et des vibrations cérév* 
braies. Descartes, lui, n'hésite jamais : le mouve- 
ment est d'un côté, la pensée est de l'autre, et de 
tous les mouvements réunis ne peut, comme dira 
Pascal en commentant Descartes, « réussir » la 
moindre pensée. Descartes n'eût donc pas admis, 
comme Spencer, que l'évolution du monde soit de 
nature uniquement mécanique et que ses facteurs 
primitifs ne renferment aucun élément mental. Pour 
Descartes, l'évolution est indivisiblement mécanique 
et intellectuelle. 



CHAPITRE IV 



LA PHYSIOLOGIE MÉGANIQUE 

De même que la physique moderne, la physiologie 
moderne a été établie par Descartes sur ses vrais^ 
fondements. Les corps organisés réclament-ils, au 
point de vue de leurs fonctions vitales, un principe 
nouveau différent du pur mécanisme? Nullement; 
l'organisme vivant n'est encore, selon Descartes, 
qu'un mécanisme plus compliqué, la physiologie 
n'est qu'une physique et une chimie plus complexes. 
La somme des mouvements, en effet, étant constante 
dans l'univers, ceux des êtres vivants ne peuvent 
que provenir d'autres mouvements. « Toutes les 
fonctions que j'ai attribuées à cette machine suivent 
naturellement de la seule disposition des organes, ni 
plus ni moins que font les mouvements d'une hor- 
loge ou autre automate de celle de ses contrepoids 
et de ses roues; de ëbrte qu'il ne faut point, à leur 
occasion, concevoir en elle aucune âme végétative, 
ni sensilive, ni aucun principe de mouvement et de 

5 



66 DESCARTES. 

vie que son sang et ses esprits agîtes par la cha- 
leur. » Le vitalisme de l'école de Montpellier, avec 
son « principe vital » digne du moyen âge, l'animisme 
de certains médecins, qui attribuent à l'âme la vie 
répandue dans le corps, sont pour Descartes des 
rêveries scolastîques. Dans son écrit des Passions 
de l'dmey il fait cette remarque grosse de consé- 
quences, que le cadavre n'est pas mort seulement 
parce que l'âme lui fait défaut, mais parce que 
la machine corporelle est elle-même en partie 
détruite et ne peut plus fonctionner. « C'est se 
tromper que de croire que l'âme donne du mouve- 
ment et de la chaleur au corps. » Quelle différence 
y a-t-il donc entre un corps vivant et un cadavre? 
La même différence qu'entre l' « horloge qui marche » 
et l'horloge usée qui ne peut plus marcher. 

Sur les origines de la vie et des espèces vivantes. 
Descartes se tait, par prudence sans doute. Mais ses 
principes parlent assez haut : tout ce qui n'est pas 
la pensée même doit s'expliquer par le mouvement; 
la machine organisée ne peut donc être différente 
des autres et doit avoir son origine dans les lois de 
la mécanique universelle. Descartes admet les géné- 
rations spontanées — auxquelles on reviendra un 
jour, croyons-nous, sous une forme moins enfantine 
que celle dont M. Pasteur a fait la réfutation; — 
Descartes reconnaissait donc la transformation pos- 
sible du mouvement ordinaire en un tourbillon vital. 
La génération n'est pour lui qu'un 4)hénomène chi- 
mique et calorifique. Et si l'on s'étonne, il répond 



LA PHYSIOLOGIE MECANIQUE. 67 

avec Téloquence géométrique d*un Pascal ; « Quel- 
qu'un dira avec dédain qu'il est ridicule d'attribuer 
un phénomène aussi important que la formation de 
l'homme à de si petites causes; mais quelles plus 
grandes causes faut-il donc que les lois éternelles 
de la nature ? Veut-on l'intervention immédiate de 
l'intelligence ? De quelle intelligence ? De Dieu lui- 
même? Pourquoi donc naît-il des monstres? » 

Devançant Darwin, Descartes pressent la loi qui 
veut que les organismes mal conformés disparais- 
sent, tandis que les autres organismes subsistent 
avec leurs espèces en apparence immuables. « Il 
n'est pas étonnant, dit-il, que presque tous les ani- 
maux engendrent; car ceux qui ne peuvent engen- 
drer, à leur tour, ne sont plus engendrés, et dès lors 
ils ne se retrouvent plus dans le monde. » En con- 
séquence, les espèces bien constituées subsistent 
seules à la fin. Mais il ne faut pas croire pour cela 
qu'elles aient été les seules productions de la nature, 
ni les œuvres d'un dessein spécial, pas plus que 
les formes de la neige ou de la grêle. 

Une fois produit mécaniquement, le germe se 
développe à son tour suivant les règles de la méca- 
nique. c( Si on connaissait bien toutes les parties de 
la semence de quelque espèce d'animal en particu- 
lier, par exemple de l'homme, on pourrait déduire 
de cela seul, par des raisons entièrement mathéma- 
tiques, toute la figure et conformation de chacun de 
ses membres; comme aussi, réciproquement, en 
connaissant plusieurs particularités de celte confor- 



^ 



68 DESCARTES. 

mation, on en peut déduire quelle est la semence. » 
Et il s'efforce hardiment de faire ces déductions sur 
la \ie. « La chaleur, conclut-il, est le grand ressort 
et le principe de tous les mouvements qui sont en la 
machine. » Et cette chaleur est toute chimique : « Il 
n'est pas besoin d'imaginer qu'elle soit d'autre 
nature qu'est généralement toute celle qui est causée 
par le mélange de certains liquides. » 

La respiration, en particulier, est par là entre- 
tenue. Après Lamarck et Darwin, voici venir Lavoi- 
sier : « La respiration, dit avant lui Descartes, est 
nécessaire à l'entretien de ce feu qui est le principe 
corporel de tous les mouvements de nos membres. 
L'air sert à nourrir la flamme ; de même, l'air de la 
respiration, se mêlant en quelque façon avec le sang 
avant qu'il entre dans la concavité gauche du cœur, 

fait qu'il s'y échauffe encore davantage » Aussi 

les animaux sans poumons « sont d'une température 
beaucoup plus froide ». Le sang, à son tour, par 
sa circulation incessante, « porte la chaleur qu'il 
acquiert à toutes les parties du corps et leur sert 
de nourriture ». La matière de notre corps « s'écou- 
lant sans cesse, ainsi que l'eau d'une rivière, il est 
besoin qu'il en revienne d'autre à sa place ». 

Pour comprendre comment chaque particule de 
l'aliment « va se rendre à l'endroit du corps qui en 
a besoin », faut-il, comme on le faisait alors, comme 
on le fait parfois aujourd'hui, imaginer des affinités, 
« supposer en chaque partie du corps des facultés 
qui choisissent et attirent les particules de l'aliment 



LA PHYSIOLOGIE MECANIQUE. 69 

qui lui sont propres? 3» Non, « c'est feindre des 
chimères incompréhensibles, et attribuer beaucoup 
plus d'intelligence à ces choses chimériques que 
notre âme même n'en a, vu qu'elle ne connaît en 
aucune façon, elle, ce qu'il faudrait que ces causes 
connussent ». Restituons donc, encore ici, les vraies 
raisons mécaniques, savoir ; a la situation de l'organe 
par rapport au cours que suivent les particules ali- 
mentaires, la grandeur et la figure des pores où elles 
entrent ou des corps auxquels elles s'attachent ». 
Quant aux particules non assimilées, elles sont 
excrétées par des organes qui ne sont que o des cri- 
bles diversement percés ». La découverte de Harvey 
avait rencontré une opposition générale; l'adhésion 
de Descartes eut une influence décisive en sa faveur. 

Les a esprits vitaux ou animaux », dont on s'est 
moqué assez sottement, bien que Descartes les 
déclare « purement matériels », ne sont autre chose 
que le fluide nerveux, qui lui-même, comme tout 
fluide, se ramène pour Descartes à des phénomènes 
d'impulsion et de pression. Les esprits vitaux se 
meuvent et opèrent le mouvement des organes exclu- 
sivement d'après les lois de la mécanique. Ce sont 
les a impulsions venues du dehors » qui produisent 
des a pressions dans les nerfs » , et nous avons déjà 
remarqué la parenté du phénomène de la pression 
avec celui de l'ondulation. 

Loin de trouver ici à rire, nous trouvons encore 
à admirer; car c'est à Descartes que remonte la 
théorie et le nom même des actes réflexes : undula- 



70 DESGARTES. 

tio/ie reflexa. Tous les mouvements que nous accom- 
plissons, dit-il, sans que notre volonté y contribue, 
« comme il arrive souvent que nous respirons, que 
nous marchons, que nous mangeons,... ne dépendent 
que de la conformation des membres et du cours 
que les esprits suivent naturellement dans les nerfs 
et dans les muscles; de même façon que le mouve- 
ment d'une montre est produit par la seule force de 
son ressort et la figure de ses roues ». En face d'un 
objet effroyable, par exemple, dont l'image se forme 
dans le cerveau, les esprits animaux du fluide ner- 
veux, « réfléchis de l'image, vont se rendre en partie 
dans les nerfs qui servent à tourner le dos et à 
remuer les jambes pour s'enfuir ». Chez d'autres 
individus, ceux qui ont le tempérament courageux, 
« les esprits vitaux, réfléchis de l'image, peuvent 
entrer dans les pores du cerveau qui les conduisent 
aux nerfs propres à remuer les mains pour se défen- 
dre, et exciter ainsi la hardiesse ». Descartes en 
conclut que l'homme, s'il avait une science suffi- 
sante, pourrait fabriquer un automate accomplissant 
toutes les fonctions du corps humain, capable même 
de « répondre par des cris et des mouvements 
aux coups et aux menaces ». Descartes se sert ici 
d'une comparaison ingénieuse et frappante. C'était le 
goût du temps, dans les jardins princiers, de fabri- 
quer des grottes et des fontaines oîi la seule force 
de l'eau faisait mouvoir des machines, jouer des 
instruments , prononcer même des paroles. On 
entrait dans une grotte, et une Diane au bain pre- 



LA PHYSIOLOGIE MECANIQUE. 71 

nait la fuite. Descartes compare les nerfs « aux 
tuyaux des machines de ces fontaines », les muscles 
et tendons aux « divers engins et ressorts qui servent 
à les mouvoir », le fluide nerveux « à l'eau qui les 
remue ». Les objets extérieurs, « qui par leur seule 
présence agissent sur les organes des sens, et qui, 
par ce moyen, déterminent des mouvements en 
diverses façons, sont comme les étrangers qui, 
entrant dans ces grottes, causent eux-mêmes, sans 
y penser, les mouvements qui s'y font en leur pré- 
sence; car ils n'y peuvent entrer sans marcher sur 
certains carreaux tellement disposés qu'ils amènent 
tel ou tel mouvement ». L'âme raisonnable est le 
a fontainier », qui se rend compte de tout. 

Descartes eut le tort de déclarer inutile l'exis- 
tence d'une conscience chez les animaux. Mais cette 
théorie même de l'animal-machine, qu'il n'a pas sou- 
tenue sans hésitation ni restriction, provoqua des 
discussions fécondes : elle passionna Mme de Sévigné 
et La Fontaine; elle fut utile pour faire comprendre 
le caractère exclusivement mécanique de toutes les 
fonctions corporelles, même chez l'homme, à plus 
forte raison chez les animaux. Dans l'homme, l'au- 
tomate corporel est certainement lié, selon Descartes, 
à un automate sentant et pensant; dans l'animal. 
Descartes se contente de poser, comme seul certain, 
l'automate corporel. Par là, il manque à toutes les 
lois de l'analogie ; mais c'est là une erreur de psy- 
chologue, non de naturaliste. Descartes demeure le 
fondateur de la physiologie moderne. 



CHAPITRE V 

VALEUR DU SYSTÈME SCIENTIFIQUE DE DESCARTES 

Le génie de Descartes, qui n'a guère d'égal, 
réunissait le souci scientifique des détails à la 
recherche philosophique des plus vastes ensembles. 
S'il s'est montré tellement curieux de toutes choses, 
depuis les lois de la musique jusqu'à celles des 
météores ou à celles du développement de l'embryon, 
ce n'était point pour chaque chose en elle-même, 
mais pour la lumière qui peut en rejaillir sur tout le 
reste; ou plutôt, pour celle qui descend d'un foyer 
supérieur et que le moindre des objets reflète. 

De nos jours, on a beau vouloir séparer la science 
positive de la philosophie, l'idéal de la vraie science, 
celui que Descartes a poursuivi, demeure toujours 
le même : la philosophie ne cessera jamais d'être 
nécessaire pour apercevoir les choses dans leur 
unité; Kant était fidèle à la pensée de Descartes, 
quand il disait que « les sciences n'ont rien à perdre 
à s'inspirer de la vraie métaphysique ». Rien, en 



VALEUR DU SYSTEME SCIENTIFIQUE DE DESCAUTES. 73 

effet, n*est plus propre à susciter les grandes inven- 
tions que le retour aux principes dominateurs de la 
science. Depuis un demi-siècle, dans le pays même 
de Descartes, les savants Font trop oublié. Il en 
est résulté que les grandes hypothèses et générali- 
sations scientifiques sont venues d'ailleurs, et qu'à 
force de « positivisme » nous avons laissé stériles 
les vérités qui étaient déjà dans Descartes. N'est-ce 
pas à la France qu'il appartenait d'établir la théorie 
mécanique de la chaleur? Cette théorie, nous venons 
de le voir, est en toutes lettres dans Descartes (qu'on 
ne lit pas), et elle n'avait plus besoin que de quel- 
ques confirmations expérimentales. Et la théorie de 
la corrélation des forces vives ? Et celle de Tévolu- 
tionnisme ? Elles sont encore dans Descartes. On a dit 
avec raison que l'esprit français a manqué les plus 
grandes découvertes de notre siècle faute d'idées 
philosophiques. Il n'y a pas lieu d'en féliciter 
Auguste Comte, qui a rétréci et découronné le car- 
tésianisme en même temps que le kantisme. Est-ce 
en plein xix° siècle qu'il était utile de proclamer la 
science indépendante de la métaphysique, comme si 
la métaphysique était aujourd'hui gênante ? Quant à 
confondre la métaphysique,. comme le fait Auguste 
Comte, avec 1' « explication des choses par des enti- 
tés » , c'est oublier que ce sont précisément les 
grands métaphysiciens et , })lus que les autres , 
Descartes , qui ont chas>é< toutes les entités du 
domaine de la science^^avons-nous pas vu qu'avant 
Descartes la science était anthropocentrique, comme 



74 



DESGARTES. 



--1 




rastronomie de Ptolémée, puisqu'elle expliquait tout 
par des qualités, des forces, des causes et des fins, 
qui ne dépendent que de la nature humaine et 
n'existent que d'un point de vue humain ? Ce n'est 
donc pas Auguste Comte, ce n'est pas même Kant, 
c'est Descartes qui est le vrai Copernic de la science 
moderne. 

Descartes a remarqué avec raison que le plus 
important pour la science est encore moins la solu- 
tion actuelle des problèmes que la détermination par 
avance des « conditions de la solution juste ». Or 
Descartes a lui-même déterminé par avance, et sans 
erreur, toutes les conditions de solution juste duns les 
problèmes que posent les sciences de la nature. S'il 
est des questions particulières qu'il n'ait pas exac- 
tement résolues, qu'importe en comparaison de son 
infaillible conception du mécanisme universel? Pris 
en son ensemble et au point de vue purement /?//y- 
sique, le système cartésien du monde est le vrai ; 
aussi peut-on dire que Descartes est le père spiri- 
tuel de tous les savants de notre époque. 

On a cependant adressé à ce système du monde 
bien des objections. Deux seulement, selon nous, 
ont de la valeur. D'abord, dit-on, comment les par- 
ties d'un tout absolument plein peuvent-elles se 
mouvoir? Votre monde purement géométrique n'est- 
il point à jamais « pris dans les glaces »? — Mais, 
répondrons-nous, on peut concevoir, avec Descartes, 
que les vides qui tendraient à se former par le dé- 
placement de telles parties soient, à l'instant même, 



VALEUR DU SYSTÈME SCIENTIFIQUE DE DESGARTES. 75 

comblés par d'autres parties. — Pour cela, réplique- 
t-on, il faut que tout mouvement se communique 
instantanément. — C'est bien là, il est vrai, ce que 
Descartes a admis lui-même : tout mouvement se 
transmet instantanément et produit instantanément 
« quelque anneau ou cercle de mouvement ». Mais 
Descartes a eu tort d'aller si vite et d'en conclure 
que la lumière du soleil, par exemple, « étend ses 
rayons en un instant depuis le soleil jusqu'à nous ». 
Il compare chaque rayon à un bâton dont on ne 
peut mouvoir un bout sans que l'autre soit mû en 
même temps. C'était là une application fausse d'une 
théorie qui peut être vraie en son principe. Selon 
nous, le plein universel peut ne pas s'opposer aux 
ondulations du mouvement, et ce sont celles-ci qui 
l'empêchent de se transmettre en un seul instant 
sous la même forme , par exemple sous la forme 
lumineuse. L'onde éthérée qui produit la lumière 
peut décrire sur soi des cercles innombrables, elle 
peut, en tournant ainsi, aller en avant, revenir en 
arrière, aller de nouveau en avant. Cette danse 
réglée peut exiger et exige un certain temps pour 
faire arriver les ondes lumineuses depuis le soleil 
jusqu'à la terre. Dès lors que la transmission de la 
lumière n'est pas rectiligne, mais ondulatoire, c'est- 
à-dire « par tourbillons », on n'a plus le droit d'en 
conclure immédiatement l'instantanéité de la trans- 
mission entre le soleil et la terre. Ce qui rend 
si difficile ce problème, c'est que la nature de la 
durée y est impliquée; mais le temps exigé par la 



76 DESCARTES. 

lumière pour venir jusqu'à nos yeux ne prouve pas 
l'existence du vide, comme le croient beaucoup de 
savants à notre époque. 

On a objecté, en second lieu, au mécanisme carté- 
sien l'élasticité de la matière. C'est l'objection capi- 
tale de Leibniz, reprise de nos jours par MM. Re- 
nouvier et Ravaisson, par Lange et beaucoup d'autres. 
On veut voir dans l'élasticité la preuve d'une force 
inhérente à la matière; mais, au point de vue car- 
tésien, l'élasticité ne peut pas plus être une qua- 
lité primordiale que la pesanteur. L'idée d'atome dur 
et indivisible serait sans doute incompatible avec 
celle d'élasticité; car celle-ci suppose une molécule 
composée dont les différentes parties, sous le choc 
d'un corps extérieur, se déplacent en se comprimant, 
puis reprennent leur position en rendant l'impulsion 
qu'elles ont reçue. Mais Descartes n'admet pas 
d'atome : toute particule de matière est pour lui 
composée; il n'y a donc aucune molécule qui ne 
puisse avoir de l'espace pour se comprimer et re- 
bondir. Seulement, ici encore, il faut que le mouve- 
ment qui cause l'élasticité soit un tourbillon. Or les 
belles recherches de Poinsot sur les corps tournants 
expliquent comment des particules éthérées, sans 
être (comme le croyait Huygens) élastiques « par 
nature », peuvent cependant rebondir les unes sur 
les autres et produire les effets apparents de l'élas- 
ticité : un corps non élastique peut, s'il tourne, être 
renvoyé par un obstacle, tout comme un corps doué 
d'élasticité; il a même souvent, après le choc, une 



VALEUR DU SYSTEME SCIENTIFIQUE DE DESGARTES. 77 

vitesse beaucoup plus grande qu'auparavant, car 
une partie du mouvement de rotation s'est changée 
en mouvement de translation. Deux tourbillons ou 
deux ondes peuvent donc, par des combinaisons 
mécaniques, produire ce rebondissement d'élasticité 
dont on voudrait, encore aujourd'hui, faire une force 
occulte : la physique l'expliquera un jour, nous en 
sommes convaincus, par des principes de mécanique 
essentiellement cartésiens. 

La mécanique universelle, telle que Descartes l'a 
conçue, sera la science à venir. Les études expéri- 
mentales elles-mêmes, à mesure qu'elles feront plus 
de progrès, prendront de plus en plus la forme des 
sciences démonstratives. La mécanique est déjà 
ramenée aux mathématiques, la physique tend à se 
réduire à la mécanique; de même pour la chimie, 
pour la physiologie; la psychologie et les sciences 
sociales font dans leur propre domaine une part 
de plus en plus grande à la mécanique : tout ap- 
paraît soumis au nombre, au poids, à la mesure, 
« les nombres régissent le monde ». Arrivera-t-il 
un jour où, selon le rêve secret de Descartes, l'ex- 
périmentation sera remplacée par la démonstration ? 
Pour que cela eût lieu, il faudrait que l'homme pût 
égaler ses conceptions aux réalités, ses combinai- 
sons mentales aux combinaisons des choses elles- 
mêmes. Idéal dont l'esprit humain peut se rapprocher 
toujours, mais qu'il ne saurait atteindre. Le caractère 
de la nature, en effet, est l'infinité. Dans une machine 
vivante il y a une infinité de petites machines ou 



78 DESCARTES. 

organes qui en contiennent d'autres encore, et ainsi 
de suite; dans une masse quelconque de matière il y 
a une infinité de parties. Descartes reconnaît lui- 
même que tout est infiniment grand ou infiniment 
petit selon le point de comparaison, et on sait la 
conclusion que Pascal en tire : l'homme a beau 
enfler ses conceptions, il ne peut les égaler à l'ample 
sein de la nature. S'il en est ainsi, les construc- 
tions de notre esprit et les formules de nos raison- 
nements ne sauraient être assez vastes pour tout 
embrasser : il faut recourir sans cesse à l'expérience, 
revenir au contact de la réalité même pour saisir sur 
le fait les combinaisons nouvelles que nous n'aurions 
pu prévoir. L'univers, mêlant, et démêlant toutes 
choses, comme il le fait sans cesse, demeurera donc 
toujours supérieur à la pensée de l'homme. Au reste, 
Descartes le dit lui-même, on ne peut se passer de 
l'expérience pour savoir ce qui est réalisé actuelle- 
ment parmi l'infinité des possibles, pour déterminer 
où en est la grande partie qui se joue sur l'échiquier 
de l'univers. Il n'en conçoit pas moins l'espoir 
d'arriver du moins à connaître la loi fondamen- 
tale de la matière, et celte espérance n'est point 
aussi étrange qu'elle le semble au premier abord. 11 
n'y a peut-être pas dans la nature, sous le rapport 
des qualités, cette infinité qu'elle oflre sous le rap- 
port des quantités ; la nature n'a peut-être pas un 
fonds aussi riche que nous le supposons. Ne se 
répète-t-elle pas elle-même d'une planète à une 
autre, d'un soleil à un autre, avec une sorte de pau- 



VALEUR DU SYSTEME SCIENTIFIQUE DE DESCARTES. 79 

vreté et une désespérante monotonie? Les mélaux 
qui sont dans les étoiles sont les mêmes que nos 
métaux de la lerre. « Le monde entier, avait dit Des- 
cartes, est fait de la même matière. » Nous ne con- 
naissons qu'une soixantaine de corps simples en 
apparence, qui en réalité sont composés et que la 
science décomposera sans doute un jour; pourquoi 
donc un moment ne viendrait-il pas où nous connaî- 
trions le vrai et unique corps simple ? L'atome même, 
s'il existe, n'est peut-être pas aussi insaisissable, 
aussi inviolable qu'on le prétend. Peut-il d'ailleurs 
exister des atomes? Descartes nous dira que ces 
prétendus indivisibles sont encore des tourbillons 
de mouvements quL en enveloppent d'autres, et, si 
nous ne pouvons épuiser la spirale de ces rotations 
sans fin, nous en pouvons saisir la formule mathé- 
matique. Celui qui connaîtrait, dit Descartes, a com- 
ment sont faites les plus petites parties de la ma- 
tière », celui-là posséderait le secret de la physique. 
Le code de la nature est déjà entre nos mains : c'est 
la mathématique universelle; nous n'avons plus qu'à 
faire rentrer sous ses lois les démarches particulières 
des choses; nous n'y parviendrons jamais dans le 
détail, sans doute, mais nous possédons les prin- 
cipes et les procédés généraux. Quand on a résolu 
mille équations particulières, est-il nécessaire de 
continuer indéfiniment le même travail? Nous amu- 
serons-nous à expliquer une à une les formes sin- 
gulières des vagues de l'océan qui se brisent à nos 
pieds? Au fond, chacun de ces mouvements est une 



1 



80 DESGARTES. 

équation résolue d*après la même formule, et chaque 
vague qui murmure, sur des tons divers, nous répète 
le même mot. 

Descartes a donc, d'une vision claire, aperçu 
l'idéal et le but dernier de la science; il en a déter- 
miné la méthode; il a marqué d'avance les grands 
résultats aujourd'hui obtenus, il a annoncé tous nos 
progrès. Et il n'a pas seulement, comme du haut 
d'une montagne, contemplé de loin la terre promise, 
il l'a envahie lui-même, il y a fait de vastes conquê- 
tes; par ses préceptes et par ses exemples, il a 
enseigné aux autres la vraie tactique et la vraie 
direction; enfin, il leur a laissé le plan précis de 
tout ce qu'ils devaient eux-mêmes découvrir. Sainte- 
Beuve a dit de Bossuet qu'il était le prophète du 
passé; on peut dire de Descartes qu'il est le prophète 
de la science à venir. 



LIVRE II 



L'IDÉALISME CARTÉSIEN 



CHAPITRE I 

LA CRITIQUE DE LA CONNAISSANCE 

La confrontation des doctrines philosophiques 
aujourd'hui régnantes avec celles de nos plus grands 
devanciers, outre l'intérêt qu'elle présente en elle- 
même, permet de déterminer, par des points pris 
dans le temps à des distances différentes, la ligne 
que suit l'évolution de l'esprit humain. Rapproché 
du passé, le présent laisse entrevoir l'avenir. Ce que 
devra la science future à Descartes, nous l'avons 
indiqué par une rapide esquisse de ses découvertes 
et de sa conception du monde; ce que lui devra la 
philosophie, nous pouvons aussi nous en faire une 
idée en comparant l'orientation de sa doctrine avec 
celle des doctrines contemporaines. Si, d'une part, 
le mécanisme cartésien triomphe de plus en plus 



82 DESCAIITËS. 

rdans la science, Tidéalisme cartésien ne nous prô- 
(sente-t-il point aussi un autre aspect de Tunivers 
que le premier n'exclut pas et que, de plus en plus, 
la philosophie devra mettre en lumière? Puisque 
Defîartes lui-même nous invite à le suivre « au 
moins une fois » dans son monde de Tentende- 
ment, faisons avec lui ce grand voyage de décou- 
verte. Il ne s^agit de rien moins que des plus hauts 
objets de la spéculation et de la pratique : la nature 
de notre moi, celle de notre premier principe, enfin 
Tessence idéale ou réelle de la matière. Ces pro- 
blèmes ultimes loin de rouler sur des abstractions, 
selon le préjugé vulgaire, roulent sur les réalités 
mêmes — y compris notre propre réalité, — par 
conséquent sur le sens et la valeur de Texistence. 
De là, pour tout esprit non superficiel, leur intérêt 
plus dramatique que les drames mêmes de l'histoire. 
I. — L'idéalisme moderne, bien différent de l'idéa- 
lisme dogmatique qui fut celui de l'antiquité, a pour 
origine la « critique de la connaissance », dont la con« 
clusion est la suivante : — Le monde de réalités que 
nous croyons saisir directement en elles-mêmes n'est 
qu'un monde représenté dans notre esprit, un monde 
idéal. — Descartes est le premier qui ait fait systé- 
matiquement, avant Hume et Kant, la critique de nos 
moyens de connaître; et ce n'est pas son moindre 
titre de gloire. Il déclare dans ses principes qu'il 
importe de savoir non seulement quelles choses 
on peut connaître, mais aussi quelles choses « nous 
ne pouvons connaître »; par conséquent, la valeur 



LA CRITIQUE DE LA CONNAISSANCE. 83 

de nos idées hors de nous, la portée exacte et 
les bornes de notre intelligence. Son livre, qui 
traite « de l'univers », s'ouvre par une théorie 
de la connaissance. Qu'est-ce que la vérité, qu'est-:' 
ce que l'erreur, à quels signes peut-on les distin- 
guer? Voilà ce qu'il se demande avant de passer 
aux objets de la connaissance. Il définit la méta- 
physique même, avant Kant et par opposition à 
l'ontologie dogmatique de ses prédécesseurs, l'étude 
des « principes de la connaissance humaine ». Il 
attribuait d'ailleurs aux principes de la connaissance 
une foncière identité avec les principes de l'existence 
à nous connaissable. C'était donc bien, en somme, à 
ce que les Allemands appellent aujourd'hui la a théo- 
rie de la connaissance », et dont ils ont fait une véri- 
table science dominant toutes les autres, que Des- 
cartes rattachait déjà les sciences diverses et leur 
méthode. Cette conception est la vraie : sans enlever 
aux sciences spéciales leur légitime indépendance, 
elle marque l'unité de leurs principes et de leurs 
méthodes dans la nature même de l'intelligence, 
a Les sciences toutes ensemble, dit magnifiquement 
Descartes, ne sont rien autre chose que l'intelligence 
humaine, qui reste une et toujours la même, quelle 
que soit la variété des objets auxquels elle s'applique, 
sans que celte variété apporte à sa nature plus de 
changement que la diversité des objets n'en apporte 
à la nature du soleil qui les éclaire. » Aussi « une 
vérité découverte nous aide à en découvrir une autre, 
bien loin de nous faire obstacle. Si donc on veut 



84 DESCABTES. 

sérieusement chercher la vérité, il ne faut pas s'ap- 
pliquer à une seule science. » Précepte auquel 
devrait revenir le spécialisme outré de notre époque. 
Enfin, comme Kant, Descartes eut toujours devant 
l'esprit une idée qui marquait à ses yeux les bornes 
de la philosophie même : radicale incompréhensibi- 
Ulé de la puissance d'où tout dérive. Le premier 
principe des choses, en fondant les lois intelligibles 
de l'univers, fonde sans doute la possibilité de la 
science; mais, en même temps, cette puissance pre- 
mière d'où tout sort est tellement « infinie » que nous 
ne saurions, nous, assigner des bornes au possible 
ni au réel. Les lois mathématiques, les lois logiques 
elles-mêmes, toutes les « vérités éternelles », à com* 
mencer par le principe de contradiction, ne sont 
primordiales que poUr.notre intelligence, telle qu'elle 
est constituée; en elles-mêmes, elles sont dérivées 
d'une puissance insondable, à laquelle nous n'avons 
plus le droit de les imposer. C'est, dit Descartes, 
parler du premier principe a comme d'un Jupiter ou 
d'un Saturne, l'assujettir au Styx et aux destinées, 
que de dire que ces vérités sont indépendantes de 
lui ». A ce fond dernier de « toute existence » et 
de « toute essence » Descartes donne le nom de 
« volonté » ; par là encore, il annonce Kant et Scho* 
penhauer. « L'univers comme volonté et repré- 
sentation », dont parle Schopenhauer, et qui est la 
conception fondamentale de l'idéalisme contempo- 
rain, c'est précisément l'univers de Descartes. Dans 
le suprême principe des choses — et dans l'homme 



LA CRITIQUE DE LA CONNAISSANCE. 85 

même — il y a, dit-il, une volonté « infinie », 
capable des a contraires », une « liberté » que rien 
ne limite, en même temps qu'une intelligence d'où 
procède tout ce qui a une forme fixe, une essence, 
une loi. Rien ne prouve donc, selon Descartes, que 
le réel ait pour unique mesure ce que nous en pou- 
vons saisir par Fintelligence, sous la forme de nos 
a idées ». Descartes a ainsi devancé la théorie 
moderne du « noumène » (Kant) et de 1' « inconnais- 
sable » (Spencer), comme il a devancé la théorie 
moderne de la connaissance et du connaissable. 

Le doute méthodique prélude à cette « critique » 
de Kant d'où est sorti un idéalisme rajeuni. La pre- 
mière raison de doute, c'est que nos sens, qui si 
souvent nous trompent et se contredisent, nous ins- 
truisent simplement sur ce que nous éprouvons, non 
sur ce qui correspond réellement à nos sensations. 
On voit venir Kant en lisant la page célèbre des 
Méditations où est donné en exemple « ce morceau 
de cire qui vient tout fraîchement d'être tiré de la 
ruche », il n'a pas encore perdu la douceur du miel 
qu'il contenait, il retient encore quelque chose de 
l'odeur des fleurs dont il a été recueilli; « sa couleur, 
sa figure, sa grandeur sont apparentes, il est dur, il 
est froid, il est maniable; et si vous frappez dessus, 
il rendra quelque son ». Enfin, toutes les choses qui 
peuvent distinctement faire connaître un corps se 
rencontrent en celui-ci. « Mais voici que, pendant 
que je parle, on l'approche du feu : ce qui y restait 
de saveur s'exhale, l'odeur s'évapore, sa couleur se 



86 DESCARTES. 

change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, 
il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on 
manier; et quoique Ton frappe dessus, il ne rendra 
plus aucun son. » Nos sensations, mobiles et varia- 
bles, tiennent donc à notre constitution cérébrale et 
mentale, bien plus qu'aux objets mêmes. Quand Des- 
cartes a, selon son expression, « dépouillé de tous 
ses vêtements » l'objet matériel, comme la cire, et 
qu'il l'examine ainsi « tout nu », il conclut qu'on ne 
peut a le concevoir de la sorte sans un esprit 
humain ». C'est le grand principe de l'idéalisme cri- 
tique. Les conceptions d' « objets » sont l'œuvre de 
l'esprit et tiennent à sa nature. Dès que l'esprit se 
demande s'il n'est pas pour quelque chose dans ses 
conceptions sur la matière même, le matérialisme 
J)rut commence d'être ébranlé. 

La seconde raison de doute, devenue également 
classique, c'est que notre vie sensible se partage en 
deux moitiés : pendant le sommeil, nous croyons 
voir des hommes , des animaux, des plantes, un 
monde de réalités qui n'est cependant qu'un monde 
d'idées; pourquoi notre veille ne serait- elle pas une 
sorte de songe mieux lié? Encore un point d'inter- 
rogation qui se dressera toujours devant tout homme 
qui réfléchit. Quant au raisonnement, dont nous 
sommes justement si fiers, il nous trompe aussi par- 
fois, même dans les mathématiques; c'est que, au 
lieu d'être une intuition instantanée et immédiate des 
réalités, le raisonnement se traîne en quelque sorte 
dans la durée, d'idée en idée, enchaînant avec peine 



LA CRITIQUE 0E LA CONNAISSANCE. 87 

le souvenir au souvenir. Or, demande Descartes, 
qui nous garantit Tabsolue véracité de notre mémoire ? 
Quand nous sommes au bout d'une démonstration 
géométrique, qui nous assure que nous n'avons 
point, le long du chemin, fait quelque oubli, comme 
dans une addition ou soustraction, et laissé échapper 
un anneau de la chaîne ? 

Enfin il est d'autres raisons de doute, plus pro- 
fondes encore, que Descartes tire de la nature de 
notre volonté. Notre volonté a besoin d'agir : tou- 
jours en mouvement, elle se porte sans cesse dans 
une direction ou dans l'autre; vivre, c'est agir; agir 
avec conscience, c'est juger; juger, c'est prononcer 
sur les choses « hors de nous » au moyen d'idées 
qui ne sont qu'en nous; c'est donc se tromper sou- 
vent et peut-être sans cesse. Pour agir, parler, 
affirmer (trois choses de même nature), nous ne pou- 
vons pas toujours attendre que la clarté soit faite dans 
notre esprit, que le soleil de la vérité se soit en 
quelque sorte levé sur notre horizon. La vie nous 
presse et nous appelle, la passion nous précipite, nous 
sommes impatients de conclure ; souvent même, dans 
la pratique, il faut prendre parti et ne pas rester en 
suspens. C'est alors que, par nos affirmations sur le 
réel, nous dépassons nos intuitions intérieures, et 
ces affirmations sont des actes de volonté, non pas 
sans doute arbitraire, mais de volonté néanmoins; 
c'est-à-dire que notre activité se détermine dans un 
sens ou dans l'autre sous l'influence de la passion 
et du désir, non pas seulement de la raison. Dès 



88 DESCARTBS. 

lors, il se peut toujours faire que notre volonté dé- 
passe plus ou moins la vision de notre intelligence 
et que, par là, notre vie soit une perpétuelle erreur. 
Si maintenant, avec Descartes, nous concevons 
comme possibles d'autres volontés supérieures à la 
nôtre, sommes-nous assurés qu'elles sont néces- 
sairement ou bienfaisantes ou véridiques? Ne 
sommes-nous point le jouet de quelque puissance 
qui nous trompe par des illusions devenues natu- 
relles à notre esprit? Schopenhauer parlera plus 
tard des ruses de la volonté absolue, qui, par l'or- 
gueil, par l'ambition, par l'amour, par le sentiment 
même de notre moi^ nous dupe pour nous faire 
servir à ses fins; Descartes conçoit déjà des ruses 
semblables de la part de quelque « malin génie ». 
Et quand ce génie nous serait favorable, encore 
pourrait-il nous tromper pour notre bien. Dieu 
même étant conçu comme une puissance infinie et 
insondable, qui nous assure que cette volonté 
absolue d'où nous sommes sortis ne nous a pas 
imposé pour loi l'illusion, fût-ce une illusion bien- 
faisante ? En ce cas, au lieu de rêver seulement la 
nuit, nous rêverions encore le jour. Ainsi, quelle 
que soit la puissance d'où je tiens mon être et mon 
intelligence, a elle peut m'avoir fait de telle sorte 
que je me trompe toutes les fois que je fais l'addi- 
tion de 2 et de 3 ou que je nombre les côtés d'un 
carré ». Et si ce n'est pas un Dieu tout-puissant 
qui m'a donné l'être, mais la nature ou toute autre 
cause, « nous aurons d'autant plus sujet de croire, 



LA CRITIQUE DE LA CONNAISSANCE. 89 

que nous ne sommes pas si parfaits que nous ne 
puissions être continuellement abusés ». 

Voilà ce fameux doute, ce doute « hyperbolique » { 
de la spéculation pure, qui annonce le doute « trans- : 
cendantal ». Il ne laisse subsister en nous qu'une 
procession d'images internes sans objets certains et 
même sans liaison certaine et nécessaire, puisque 
toute liaison de raisonnement est aussi une liaison 
de mémoire et que rien ne nous assure de la con- 
formité du présent au passé. 

Il semble donc que toutes nos croyances aient été ■, 
consumées et réduites en cendres par le doute car- | 
tésien. Ne serait-ce là pourtant, comme on l'a pré- 
tendu, qu'un « incendie en peinture » ? Là-dessus 
on a beaucoup discuté, on discute encore. Au fond 
— et on ne le remarque pas assez, — ce sont seu- 
lement les réalités, les existences^ qui sont mises en/ 
doute. Mais Descartes ne rejette pas ce qu'il appelle 
les « notions communes » : par exemple, qu'une 
même chose ne peut à la fois être ou ne pas être, 
que tout changement a une cause, que toute qualité 
suppose une substance. C'est que de telles notions, 
à l'en croire, ne portent point sur des existences 
réelles, mais seulement sur des rapports d'idées. 
Au reste, il eût dû examiner cette question de plus 
près. Accordons-lui que le « principe de contra- 
diction » ne nous fait point sortir de notre pensée 
pour atteindre des objets ; en est-il de même quand 
il nous parle de « causes » et de « substances » } Il 
eût dû soumettre au doute méthodique ces notions 



90 DESCARTBS. 

m 

communes avec tout le reste et se demander jusqu'à 
quel point elles nous font faire un pas hors de notre 
propre pensée pour atteindre des objets différents 
d'elle. Mais alors Descartes eût fait l'œuvre de Kant. 

On voit donc qu'après la grande élimination ou 
purification intellectuelle, il nous reste en premier 
lieu des idées et représentations, c'est-à-dire des 
états de conscience; en second lieu, certaines liai- 
sons d'idées nécessaires, dont il aurait dû faire le 
dénombrement et la critique, mais qui ne nous 
apprennent rien, sur l'existence a hors de nous » 
d'objets différents de notre pensée. La plupart des 
interprètes oublient cette importante distinction entre 
les vérités communes, qui ne portent que sur l'exis- 
tence, et les vérités particulières, qui nous font con- 
naître des existences réelles. De là les cercles vicieux 
et pétitions de principes que nous verrons tout à 
l'heure attribuer à Descartes. 

II. — Comment, du doute même, faire sortir 
(quelque certitude qui nous mette en possession non 
iseulement du « possible », ou même du « vrai », 
mais du « réel » ? C'est le grand problème de la 
philosophie moderne, que Descartes a résolu par le 
cogito. Il y a une chose, en effet, une seule, qui ne 
m'apparaît pas comme une possibilité en l'air, mais 
bien comme une réalité actuelle : c'est ma pensée. 
Ma pensée est inséparable de l'être : je ne suis 
pour moi-même qu'en tant que je pense, et je ne 
pense qu'en tant que je suis. « Par le mot de 
pensée, dit Descartes, j'entends toutes ces choses 



LA CRITIQUE DB LA CONNAISSANCE. 91 

que nous trouvons en nous avec la conscience 
qu'elles y sont, et autant que la conscience de ces 
choses est en nous. » Aussi peut-on dire aussi bien, 
selon lui : Respira, ergo sum, à la condition qu'il 
s'agisse de la conscience même que nous avons de 
notre respiration. Si fallor, sum, avait déjà dit saint 
Augustin, sans en chercher davantage, sans voir 
dans cette présence immédiate de la pensée à elle- 
même Valiquid inconcussum , Avec Descartes, ce 
principe est devenu la base de toute la philosophie. 
La transparence intérieure de la pensée qui se voit 
être et ne peut rien voir être qu'à travers soi, c'est 
l'idéalisme désormais fondé sur la réalité même, car, 
chose merveilleuse, la seule réalité qui soit absolu- 
ment certaine se trouve être précisément celle qui 
existe en idée, qui est pensée et se pense ! 

Ce principe de la philosophie moderne était à la 
fois tellement simple et tellement profond qu'il n'a 
été et n'est encore aujourd'hui compris qu'impar- 
faitement. Combien de méchantes querelles faîtes 
à Descartes ! Votre « vérité première », objecte-t-on, 
présuppose une vérité antérieure : — Ce qui pense 
est, ou, en général, une même chose ne peut à la 
fois être ou ne pas être. — Et l'on oublie la dis- 
tinction si juste faite par Descartes entre les « no- 
tions communes », qui ne nous apprennent l'exis- 
tence d'aucun objet, et les vérités portant sur l'exis- 
tence réelle. L'existence de la pensée est un 
« premier principe » en ce second sens, non dans 
l'autre, « parce qu'il n'y a rien, dit Descartes, dont 



92 DESGARTES. 

l'existence nous soit plus connue que la pensée, ni 
antérieurement connue ». — « Vous, faites un syl- 
logisme », objecle-t-on encore — comme si le phi- 
losophe qui a si bien montré la stérilité des syllo- 
gismes allait tout d'un coup se mettre à syllogiser! 
Même quand il donne à son cogito la forme d'un 
raisonnement, c'est simplement pour en analyser 
le contenu et le mettre en évidence, « car le syl- 
logisme, dit-il, ne sert qu'à enseigner ce qu'on 
sait déjà ». Et Descartes répète sur tous les tons 
qu' a il ne conclut pas son existence de sa pensée 
comme par la force de quelque syllogisme, mais 
comme une chose connue de soi ». Il la voit par 
une « simple inspection de l'esprit », par une 
« intuition » directe et instantanée, sans le secours 
de cette faillible mémoire qui, entre l'idée de la 
pensée sans être et l'idée de l'être inhérent à la 
pensée, pourrait avoir déjà changé, oublié, subi 
quelque illusion. Mais toutes les ruses du ])lus 
malin génie, ou, si l'on veut, de la nature, sont ici 
impuissantes : plus on me trompe et plus on me 
convainc de mon existence d'être pensant au moment 
même où je la pense. A plus forte raison n'y a-t-il 
là aucun syllogisme pour exercer la subtilité des 
partisans d'Aristote, car, remarque lui-même Des- 
cartes, il faudrait « auparavant connaître cette 
majeure : tout ce qui pense, est ou existe » ; mais, 
au contraire, elle est enseignée à chacun « de ce 
qu'il sent en lui-même qu'il ne se peut pas faire 
qu'il pense, s'il n'existe : car c'est le propre de 



LA CRITIQUE 0E LA CONNAISSANCE. 93 

notre esprit de former des propositions générales 
de la connaissance des particulières ». C'est donc 
bien une connaissance de fait^ et la seule primitive, 
que Descartes a établie, au profit de la pensée, qui a 
le privilège de se voir immédiatement comme réelle. 
Dira-t-on , avec quelques critiques contempo- 
rains , que c'est là une « tautologie » , une con- 
naissance peu importante, où nous tournons sur 
nous-mêmes comme une porte sur ses gonds, sans 
avancer d'un sujet donné à un attribut nouveau qui 
ne serait pas donné ? Nous répondrons qu'il est de 
capitale importance, plus encore peut-être aujour- 
d'hui qu'au temps de Descartes, d'établir que la 
seule réalité immédiatement certaine est précisément 
une réalité de conscience. Par là, en effet, la con- 
science fournit le seul type d'existence qui nous soit 
connu et connaissable. C'est quelque chose, assu- 
rément, puisque Descartes pose ainsi une limite 
infranchissable aux prétentions du matérialisme, 
présent ou à venir. Si la matière n'existe pour nous 
qu'en tant que nous la sentons et pensons, il est 
difficile de croire que la sensation, que la pensée 
n'ait pas elle-même une réalité supérieure. Sur ce 
point, la position de l'idéalisme moderne est à 
jamais inexpugnable. Les faits de conscience sont 
les premiers des faits, sans lesquels nous ne pour- 
rions saisir aucun autre fait. Si donc, par la con- 
ception du mécanisme universel comme expliquant 
le monde entier des corps, même organisés. Des- 
cartes a fait au matérialisme la part la plus con- 



04 DESGARTES. 

sidérable qu'un philosophe puisse lui faire , en 
revanche, par son coglio, il a établi la base inébran- 
lable de l'idéalisme. 

En même temps que le cogito nous fournit le type 
de la réalité, il nous fournit celui de la certitude. 
Qu'est-ce qui fait que ma pensée est certaine? c'est 
que j'en ai l'idée « claire et distincte » ; seules nos 
idées claires et distinctes atteignent directement 
leurs objets, ou plutôt, sont identiques à leurs objets 
mêmes. Au delà de mon idée claire de ma pensée, 
il ne peut y avoir une pensée qui en serait différente j 
au delà de mon idée claire d'étendue, il ne peut y 
avoir une étendue toute différente; au delà de mon 
idée claire de triangle, il ne peut y avoir un triangle 
qui ne lui serait pas conforme. Au contraire, par 
delà mes idées confuses de chaleur et de froid, il y 
a quelque chose qui ne leur ressemble pas; ces 
idées ne doivent donc point entrer comme telles 
dans la science. On pense véritablement ou on ne 
pense pas, mais on ne peut véritablement penser 
que ce qui est. Quand vous dites : « La neige est 
froide » , vous croyez penser : vous ne faites , 
qu'exprimer cette affection obscure et indéfinissable 
que vous éprouvez au contact de la neige; mais la 
transporter à la neige elle-même, est-ce là penser? 
Non, c'est rêver, c'est prendre une affection de vos 
sens, dont vous ne pouvez vous expliquer la nature, 
pour une qualité inhérente à la neige elle-même. Et 
ainsi rêvons-nous tous quand nous croyons que 
l'herbe de la prairie est verte, que la cloche qui 



LA CRITIQUE DE LA CONNAISSANCE. 95 

tinte est sonore, que le soleil même est brillant. 
Oui, le soleil a beau m'éblouir, il n'éblouit que mes 
yeux, non mon esprit; son éclat même est dans ma 
faculté de sentir, il est en moi, non en lui; pour ma 
« pensée », dégagée des sens, le soleil n*est qu'un 
va-et-vient vertigineux de particules qui se choquent 
et rebondissent, animées d'une vitesse extrême, et 
qui ébranlent au loin l'éther comme une cloche 
énorme ébranle l'air. 

Ce que nous pensons d'une vraie pensée, avons- 
nous dit, existe par cela même que nous le pensons ; 
dès lors, pour le philosophe et le savant, dans le 
domaine accessible à nos moyens de connaître (le 
seul dont nous ayons à nous occuper), ce qui est 
intelligible est réel, ce qui est réel est intelligible. 
Avant Spinoza et avant Hegel, mais en restreignant 
avec sagesse la proposition. Descartes admet l'iden- 
tité du réel et du rationnel. Par là encore il deyance 
l'idéalisme de nos jours. 

Cette valeur objective que Descartes attribue à 
nos idées claires et distinctes fonde la certitude de la 
science. Chacun porte en soi sa propre infaillibilité ; 
il ne tient qu'à nous de l'y trouver, et c'est l'objet 
même de la méthode. Voulez-vous posséder la certi- 
tude, soyez absolument sincère et véridique en vos 
jugements, c'est-à-dire n'y introduisez que ce dont 
vous avez réellement la vision claire. Toute affirma- 
tion, répète Descartes, est active et volontaire; 
affirmer, c'est vouloir que telle chose soit hors de 
nous comme elle nous apparaît, et parler ou agir en 



96 DESCARTES. 

conséquence; c'est passer activement du point de 
vue des apparences au point de vue de la réalité 
extérieure. N'affirmez donc rien au delà de votre 
vision intellectuelle, et vous ne vous tromperez 
jamais. Traduire exactement votre état de con- 
science, voilà qui dépend de vous, de vous seul. 
Vous voyez clairement, dites : « Je vois »; vous 
voyez obscurément, dites : « Je vois mal »; vous 
doutez, dites : a Je doute ». Ne pas se mentir à soi- 
même, ne pas mentir aux autres en prétendant savoir 
ce qu'on ne sait pas, c'est la véracité du philosophe, 
laquelle, soit qu'il connaisse, ignore ou doute, fait 
son infaillibilité. Qu'on ne nous parle donc plus 
d'autorités étrangères à notre conscience, d'Aristote, 
de Platon, de tous ceux qui nous ont précédés : 
aucun homme ne doit s'interposer entre la clarté de 
la lumière et la clarté de notre esprit. Gremonini, 
apprenant que Galilée avait découvert des satellites 
autour de Jupiter, ne voulut pas, prétend-on, regar- 
der à travers un télescope, pour ne pas découvrir 
là-haut le contraire de ce qu'avait dit ici-bas Aris- 
tote; Descartes, lui, ne veut même pas « savoir s'il 
y a eu des hommes avant lui ». Tout intermédiaire 
lui est suspect entre l'être et la pensée, qui sont 
faits l'un pour l'autre, qui sont au fond une seule et 
même réalité devenue diaphane pour soi, devenue 
vérité. Mettons-nous en présence de la vérité et 
adorons-la. 

Aux formules mortes de la scolastique, le Luther 
de la philosophie et de la science a substitué la vie 



LA CRITIQUE DE LA CONNAISSANCE. 97 

et le mouvement de la pensée, se développant sans 
autre loi que celle qu*elle trouve en elle-même : 
chercher la pure lumière avec des yeux dont rien ne 
trouble la pureté. - ■' , 

Les conséquences du grand principe qui pré- 
cède sont bien connues. Si la science, fruit de la 
véritable méthode, a la certitude, elle a par cela 
même la puissance ; c'est une croyance de Descartes 
qui lui est commune avec Bacon et avec tous les 
savants de son époque. Savoir, c'est pouvoir dans 
la mesure même où Ton sait. Si nous n'avons pas 
l'omnipotence, c'est que nous n'avons pas l'omni- 
scîence. Mais nous pouvons accroître sans cesse 
notre savoir, et de là dérive la foi cartésienne dans 
le progrès de la science à l'infini. Toutes les choses 
qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes 
s'entre-suivent, dit-il, de la même façon que les rai- 
sons des géomètres ; pourvu donc « qu'on s'abstienne 
d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et 
qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut pour les 
déduire les unes des autres, il n'y en peut avoir de 
si éloignées auxquelles on ne parvienne, ni de si 
cachées qu'on ne découvre ». Ce qu'on nomme 
r « antiquité » n'était vraiment que l'enfance et la 
jeunesse du genre humain : « A nous plutôt con- 
vient le nom d'anciens; car le monde est plus vieux 
qu'alors, et nous avons une plus grande expérience ». 
Les derniers venus commenceront où les précédents 
auront achevé, et ainsi, «joignant les vies et travaux 
de plusieurs »,nous irons tous ensemble «beaucoup 

7 



gis DESGARTES. 

plus loin que chacun en particulier ne pourrait faire » . 
Descartes était un enthousiaste de la science. Et 
lui-même a dit : « C'est un signe de médiocrité 
d'esprit que d'être incapable d'enthousiasme ». 

Au progrès de la spéculation répondra celui de 
la pratique. A cette philosophie spéculative qu'on 
enseignait dans les écoles, Descartes en veut substi- 
tuer une « pratique », qui servira a pour l'invention 
d'une infinité d'artifices ». De plus, « on èe pourrait 
exempter d'une infinité de maladies, tant du corps 
que de l'esprit, et même aussi peut-être de l'affai-p 
blissement de la vieillesse, si on avait assez là con-> 
naissance de leurs causes et de tous les remèdes 
dont la nature nous a pourvus » . 

Une telle foi à la science engendre, on le voit, un 
véritable optimisme. Il dépend de nous et de ne 
plus nous tromper et de ne plus subir les consé- 
quences pratiques de l'erreur, et de diminuer 
indéfiniment les maux de la condition humaine^ 
Là-dessus, Descartes lui-même dut en rabattre. 
Après avoir espéré reculer la mort, il finit par 
avouer que le moyen le plus sûr pour la vaincre, 
« c'est de ne pas la craindre ». 



CHAPITRE II 

LA PENSÉE ET SON RAPPORT AVEC LA MATIÈRE 

I. — Passons maintenant aux conséquences idéa- 
listes que Descartes a tirées de son cogito relative- 
ment à l'âme, à Dieu, à la matière, et demandons- 
nous ce que la philosophie actuelle peut en conserver. 

Ce qui importe dans l'analyse du cogito et de ses 
conséquences, c'est de ne pas affirmer « au delà de 
notre intellection », comme dirait Descartes. Sou- 
mettons donc à l'examen les deux termes extrêmes : 
le je et le suis, l'idée du moi et l'idée de l'existence. 
Le problème est capital, puisque c'est ici notre moi 
qui est en question. Je pense, qu'est-ce à dire? Si le 
fait de la pensée ou de la conscience est indéniable, 
le moi est-il aussi indéniable ? Ne faudrait-il point se 
contenter de dire : Je pense, donc il y a de la pensée, 
sans prétendre poser un moi qui est peut-être illu- 
soire? — Certes, si vous entendez par moi autre 
chose que votre pensée même, vous n'avez pas le 
droit d'introduire ce nouveau personnage. Mais si 
vous prétendez que la pensée m'apparaît détachée, 



100 DESGÂRTES. 

SOUS une forme impersonnelle, comme la pensée et 
non ma pensée, voilà qui est insoutenable aux yeux 
de Descartes. Ma pensée n'est pas comme un terrain 
vague qui n'appartiendrait encore à personne; elle 
est de prime abord appropriée ; il m'est même 
impossible de concevoir une pensée entre ciel et 
terre qui ne serait pas un sujet pensant, une sensa- 
tion qui ne serait pas ma sensation, ou votre sensa- 
tion, ou la sensation de quelque autre. Assurément 
on peut sentir, penser, agir, sans réfléchir sur son 
moi, mais on le sent toujours. Alfred de Musset dit 
qu' c( on pense à tous ceux qu'on aime, sans le savoir » ; 
on se pense aussi soi-même sans le savoir. Descartes 
a donc bien le droit de mettre son cogito à la pre- 
mière personne du singulier et de poser ainsi une 
conscience i\ (orme personnelle» 

Seulement, est-ce autre cliose qu'une « forme » ? 
Voilà ce que Descartes ne se demande pas, et ce que 
se demande la philosophie contemporaine : dans la 
conscience du moi, elle voit le résultat d'un long 
développernent chez l'individu et chez l'espèce. Je 
m'aperçois actuellement , sous la forme du moi , 
comme une. individualité distincte s'opposant au 
« non-moi »; mais rien ne prouve que tout état de 
conscience, même le jdus rudimentaire, ait déjà 
cette forme. La seule chose qui soit immédiate et 
certaine, en y regardant de près, c'est un état quel- 
conque de conscience — sensation, plaisir, douleur, 
désir, etc., — tel qu'il est au moment même où il se 
produit. Cet état a une réalité concrète qui en fait 



LA PENSÉE ET SON RAPPORT AVEC LA MATIERE. lOl 

rétat d'un être déterminé ; il a de plus une tendance 
naturelle et invincible à s'orienter vers un moi, à se 
polariser en quelque sorte; pourtant, ce moi auquel 
je l'attribue, ce n'est qu'une manière de me repré- 
senter l'existence dont j'ai conscience. Ce moi que 
je prends pour le pur « sujet » de la pensée est en 
réalité un « objet » ; c'est un moi conçu et pensé que 
j'érige en moi pensant. C'est une idée où tous les 
états de conscience viennent aboutir et que je prends 
pour une donnée immédiate de la conscience. — Je 
pense, donc il existe quelque être qui pense et qui 
se pense sous l'idée du moi, qui devient ainsi à lui- 
même son objet sous cette idée du moi, — voilà tout 
ce que nous avons le droit de conclure aujourd'hui, 
après tant de discussions sur le cogito qui ont agité 
la philosophie moderne. 

Un autre petit mot non moins gros de difficultés 
que le Je, c'est le suis. Descartes veut-il, ici encore, 
poser une existence différente de la pensée actuelle, 
un objet qui servirait de soutien au sujet pensant, 
ou, comme on dit, une « substance » ? Alors tout est 
perdu : il ne trouvera jamais de pont pour franchir 
l'abîme. « Je pense, donc je suis pensant », on ne 
peut sortir de là; mais y a-t-il au delà et au-dessous 
de ma pensée une substance autre que ce qu'elle 
aperçoit d'elle-même en elle-même? Si oui, j'aurai 
beau regarder dans ma pensée, il est clair que je n'y 
verrai point ce qui n'y est point compris. Comment 
une substance échappant à ma conscience pourrait- 
elle être l'objet de ma conscience ? 



102 BESCâRTES. 

Sur ce point, Descartes a été flottant. Il parle 
encore assez souvent de « substance » à la manière 
scolastique, comme si la pensée, semblable à l'élé- 
phant des Indiens soutenant le monde, avait elle- 
même besoin d'être soutenue par la substance, 
comme par Técaille de la tortue; mais, quand 
Descartes parle ainsi, il parle contre lui-même. Le 
fond de sa doctrine, en effet, c'est que cela seul est 
intelligible qui est clairement et distinctement pensé; 
d'où il suit que, pour nous, « la pensée est une 
même chose avec l'être » ; et c'est précisément cette 
unité de la pensée et de l'être qui est saisie dans le 
cogito. En pensant, nous prenons pied dans le 
domaine de l'être. Gomment donc chercher encore 
au delà de notre conscience un je ne sais quoi de 
mort et de brut, qui constituerait la réalité insaisis- 
sable? Appelons-en de Descartes à lui-même. « Nous 
ne devons point, dit-il, concevoir la pensée et l'éten- 
due autrement que comme la substance même qui 
pense et qui est étendue. » 

En somme, après toutes les analyses auxquelles 
les philosophes, à partir de Descartes, ont soumis 
le fait de conscience, voici ce qu'on peut conclure. 
L'état actuel de conscience n'annonce que sa propre 
existence actuelle; il ne nous dit rien, ni sur sa 
substance, s'il en a une, ni sur sa cause, ni, en un 
mot, sur ses conditions d'existence et d'apparition. 
Tout ce qu'il peut dire, c'est : me voilà. D'où suis-je 
venu? où vais-je? comment suis-je né? De quoi 
suis-je fait? Autant d'.r. Descartes nous a appris lui- 



LA P£NS£E ET SON RAPPORT AY£C LA MATIERE. 103 

même à mettre en doute tous les objets dont nous né 
sommes pas certains par une intuition immédiate. 
Donc, si j'ai une substance, je ne la connais pas, car 
c'est là un objet de ma pensée et non plus ma pensée 
elle-même; si j'ai une cause, je ne la connais pas, 
car c'est encore là un objet de ma pensée ; si j'ai des 
conditions, si j'ai des antécédents, si j'ai des éléments, 
je ne les connais pas, puisque tout cela, ce sont des 
objets de ma pensée. Mon état de conscience res- 
semble à l'enfant qui sort du ventre de sa mère, et 
qui ignore comment il est né. Le moi lui-même 
auquel, une fois adulte, j'attribue mon état actuel de 
conscience, est un « objet » que je pense comme 
condition de ma pensée; à ce titre et en ce sens, le 
moi est incertain ; le seul « sujet » qui soit immédia- 
tement présent à lui-même et ne se puisse mettre en 
doute, c'est mon état actuel de conscience, avec le 
sentiment de réalité ou d'existence qu'il enveloppe 
nécessairement. 

Concluons que Descartes a trop vite oublié sa 
règle fondamentale : n'admettre pour vraies que les 
idées claires et distinctes. Quand il s'est trouvé 
devant l'idée de substance, comment n'a-t-il pas 
reconnu qu'il n'y en a point de plus confuse? Aussi 
disparatt-elle de l'idéalisme contemporain. 

II. — Cette obscure idée de substance va étendre 
son ombre sur la philosophie entière de Descartes 
et, tout d'abord, sur la distinction de l'âme et du 
corps. Voici le principe d'où part Descartes : si je 
puis, dans ma pensée, concevoir une première chose 



10^ DESGARTES. 

indépendamment d'une seconde, c'est que, dans la 
réalité^ la première est substantiellement indépen-* 
dante de la seconde. De là Descartes va tirer la dis- 
tinction de l'âme, substance pensante, et du corps, 
substance étendue. L'argument ne laisse pas d'être 
ingénieux. Je trouve en moi-même, par la réflexion, 
un être réel, quel qu'il soit, qui existe, puisqu'il 
pense, qui ne se connaît qu'en temps qu'il se pense, 
et qui est tout entier à ses yeux dans la conscience 
qu'il a de lui-même; or cette conscience pure de 
soi n'enveloppe, prétend Descartes, aucune notion 
d'étendue, de figure, de couleur, de son, ni, en géné- 
ral, de corps. Mais ici nous pouvons arrêter notre 
philosophe. — « O esprit », ô pensée! lui dirons- 
nous, où donc est cette conscience pure qui n'enve- 
lopperait aucune notion d'étendue, de figure, de 
mouvement? Vous pensez, dites-vous; mais cogito 
est un mot que vous prononcez intérieurement, et en 
le prononçant, vous sentez de faibles mouvements 
dans votre larynx; de plus, vous croyez entendre ce 
mot, et le son cogUo est présent à votre conscience. 
Voilà donc des mouvements et des sons dans votre 
pensée pure. Faites abstraction de ces mouve- 
ments et de ces sons, si vous pensez et pensez 
que vous pensez, on vous demandera immédiate- 
ment : à quoi pensez-vous? Car, si vous n'avez plus 
dans l'esprit l'image du mot cogito^ il faut alors que 
vous y ayez une autre image à laquelle s'applique 
votre pensée. Vous ne pensez pas sans rien penser. 
Or, quelle que soit l'image que vous considérez, ô 



LA PENSEE ET SON RAPPORT AVEC LA MATIERE. 105 

esprit, elle aura un rapport à l'étendue, à la forme, 
aux couleurs, aux sons, aux mouvements. Elle Vous 
présentera des parties distinctes l'une de l'autre et 
répandues plus ou moins confusément dans l'espace. 
Direz-vous que vous pensez non à quelqiie objet 
extérieur, mais à un état tout subjectif et interne, 
comme une douleur, par exemple? Une douleur! 
Laquelle? où souffrez-vous, ô esprit? Dans quelle 
partie de votre « chair » ?. Une douleur est toujours 
localisée quelque part, si confusément que ce soit, 
fût-ce dans un membre amputé, comme vous l'avez 
bien dit vous-même. Et quoiqu'il y ait alors illusion, 
encore est-il que vous ne pouvez ni souffrir, ni 
penser que vous souffrez, sans vous loger malgré 
vous dans l'espace et y élire domicile. — Mais c'est 
une douleur morale! — Laquelle? Est-ce d'avoir 
perdu votre père, ou cette fille, votre Francine, que 
vous avez, tant pleurée ? Vous voilà encore dans l'es- 
pace; vous vous représentez plus que jamais des 
« figures », et des figures qui vous sont chères. 
Votre dernière ressource est de' prétendre que vous 
avez, comme le Dieu d'Aristote, la pensée de votre 
pensée même, la conscience de penser, sans mot 
intermédiaire et sans image intermédiaire. 'Mais, 
même en cette conscience de penser, vous trouvez 
au moins la conscience de faire attention à votre 
pensée, et à votre pensée seule : or cette attention 
ne va pas sans un effort — à preuve que vous con- 
sidérez la métaphysique comme un exercice fatigant 
qui ne doit occuper, dites-vous, que « quelques 



106 DESGARTES. 

heures par année ». Eh bien, il n'y a aucun senti- 
ment d'effort sans une contraction des muscles de la 
tête et du corps entier, sans une production de cha- 
leur à la tête, sans une fixation des muscles de la 
respiration, si bien que, ô pensée! quand vous vous 
croyez seule avec vous-mêaae, vous retrouvez tou- 
jours votre chair qui vous fait sentir sa présence. 
Sans ce point d'appui extérieur auquel elle s'attache, 
vous vous évanouiriez dans le vide. Loin donc d'être, 
comme vous le dites, « complète » indépendamment 
du monde extérieur, vous n'existeriez pas sans lui'. 
C'est par pure abstraction que vous voulez vous 
réduire à une action solitaire : être seule, pour la 
pensée, c'est cesser d'être. 

D'autre part, qu'on essaie de concevoir des objets 
sans aucune espèce d'emprunt à la pensée; qu'on 
essaie de concevoir l'étendue seule, comme une 
a chose complète », par conséquent comme une 
« substance », selon la définition de Descartes; on 
n'y parviendra pas davantage. L'étendue toute seule 
est encore de l'étendue pensée et même sentie. Elle 
est pensée, car elle enveloppe une pluralité infinie 
de parties entre lesquelles il y a un ordre intelli- 
gible; et qui donc, plus que Descartes, était près de 
réduire l'étendue à une idée ? Nous avons beau vou- 
loir dépouiller l'espace de tout ce qui pourrait venir 
de nous-mêmes, impossible. Il n'est que le dernier 
résidu de nos sensations visuelles et tactiles, ainsi 
que de nos sensations de mouvements; c'est un 
théâtre vide où nous nous promenons par l'imagina- 



LA PENSEE ET SON RAPPORT AVEC LA MATIERE. 107 

tien, OÙ nous distinguons encore le haut et le bas, 
la droite et la gauche, où nous plongeons le regard 
et où nous étendons les mains. La matière, c'est un 
extrait de nos sensations et une construction de 
notre pensée. Si donc il n'y a point de sujet sans 
objet, il n'y a point pour nous d'objet sans sujet. La 
connaissance de la pensée comme « complète » 
implique la connaissance des objets de la pensée 
et de la sensation. Descartes aurait donc dû, selon 
ses propres principes, ne pas couper le monde en 
deux. 

Aux discussions sur la substance de l'esprit et de 
la matière, la philosophie moderne substitue de plus 
en plus l'examen des causes, ou, pour éliminer tout 
reste de scolastique, l'examen des conditions déter- 
minantes. Quelles sont donc les conditions de la 
pensée? Est-ce en regardant dans sa conscience 
même qu'on les trouvera? Est-ce en combinant des 
idées dans son esprit? Je pense, donc je suis, sans 
doute; mais sous quelles conditions puis-je à la fois 
exister et penser? J'aurai beau scruter ma pensée 
même, je n'y trouverai pas les conditions qui cepen- 
dant lui sont essentielles, par exemple l'existence du 
cerveau et des vibrations cérébrales. Qu'on me fasse 
respirer du chloroforme, et voilà ma pensée telle- 
ment suspendue qu'elle semble annihilée, ou réduite 
à un état voisin de Tinconscience. Comment aurais- 
je pu deviner ces conditions de ma pensée par l'in- 
spection de mon moi solitaire ? Quelle que soit la 
nature, spirituelle ou non, de la pensée, quelle que 



lOS DESCARTES. 

soit sa a substance », spirituelle ou non, quelle que 
soit même son « essence », analogue ou opposée à 
celle de la matière, qu'importe, si son apparition de 
fait, si son exercice est subordonné à des conditions 
différentes d'elle et que l'expérience seule peut 
déterminer? J'aurai beau, en idée, a séparer » ma 
pensée de mon corps, il n'en résultera nullement 
qu'elle n'y ait pas ses conditions nécessaires, sinon 
suffisantes, et, comme une seule condition qui 
manque fait tout manquer, tel trouble de mon cer- 
veau coupera court à mon cogito philosophique. Dire 
avec Descartes : — Je puis me représenter ma 
pensée sans mon cerveau, donc elle en est indépen- 
dante, — c'est comme si je disais : Je puis me repré- 
senter ma tête sans mon corps, donc ma tête est 
indépendante de mon corps. 

• 111. — Au reste, si Descartes a insisté d'otdinaire 
sur la distinction de la pensée et de la matière, il a 
plusieurs fois marqué fortement leur unité. C'est un 
point sûr lequel on ne lui a pas rendu justice; on 
nous permettra donc de le signaler et de rectifier ici 
les opinions reçues. 

Dans la lettre déjà citée à Elisabeth, Descartes 
aborde ce grand problème de l'union entre l'âme et 
le corps. Il avoue que, son principal dessein ayant 
été dé les distinguer, il a quelque peu négligé leur 
union. Et cependant cette union est réelle; l'idée 
même de cette union, qui n'est autre que l'idée de la 
vie, est, dit-il, une des trois grandes notions fonda- 
mentales qui sont « comme les patrons » sur lesquels 



LA PENSEE ET SON RAPPORT AVEC LA MATIERE. 109 

iioUs nous figurons toutes choses. On se rappelle 
que les deux autres notions fondamentales sont celles 
de la pensée et de l'étendue. Or « concevoir Tunion 
entre deux choses », dit Descartes, « c'est les con-» 
cevoir comme une seule ». On ne s'aurait aller plus 
loin. Et ailleurs : « concevoir l'âme comme maté- 
rielle, c'est proprement concevoir son union avec le 
corps ». Aussi ne semble-t-îl pas à Descartes « que 
l'esprit humain soit capable de concevoir bien dis-^ 
tinctement en même temps la distinction d'entre l'âme 
et le corps et leur union, à cause qu'il faut pour cela les 
concevoir comme une seule chose et ensemble les 
concevoir comme deux, ce qui se contrarie ». On voit 
donc que Descartes considère les deux points de vue 
comme légitimes; il ne se représente nullement 
l'âme, dit-il, « comme un pilote dans un navire »; 
pensée et étendue sont une seule réalité, car nous 
vivons et agissons avec la conscience de vivre et 
d'agir djans un monde étendu ; et cependant, pensée 
et étendue sont d'essence difierente. En effet, « après 
avoir conçu cela (l'union de la j)ensée et de la matière) 
et avoir bien éprouvé en soi-même, il sera aisé: à 
Votre Altesse de considérer que la matière qu'elle 
aura attribuée à celte pensée n'est pas la pensée 
même, et que l'extension de cette matière est d'autre 
sorte que l'extension de cette pensée. » Ce voyage 
autour de soi-même est des plus pittoresques : le 
philosophe parcourt trois cercles concentriques. Il 
pense, puis il détache de sa propre pensée la matière 
étendue qu'elle conçoit : l'étendue, c'est ma pensée, 



110 DESGARTES. 

en ce que je la pense, et cependant ce n*est pas ma 
pensée en ce que l'extension locale exclut toute 
autre extension là où elle est présente, tandis que 
r « extension de ma pensée » n*a pas ce caractère. 
EnGn, dans le dernier cercle, le philosophe sent et 
agit comme tout le monde, il « éprouve » son unité 
de personne à la fois corporelle et spirituelle. 

Mais comment la pensée peut-elle agir sur l'étendue 
et pâtir de sa part? — On sait la réponse de Des- 
cartes : la pensée n'agit pas, comme pensée, sur 
l'étendue comme étendue, etinvicem. Ne sautons pas 
d'un cercle à l'autre, d'un point de vue à un point 
de vue tout différent. Demander comment la pensée 
agit sur la matière, c'est se figurer la pensée « comme 
un corps qui en pousse un autre » , c'est consulter 
r a imagination », au lieu de V « entendement », qui 
seul ici serait de mise. Un corps n'en pousse même 
pas un autre, mais le mouvement du premier se con- 
tinue dans le second. Or le mouvement ne peut pas 
se continuer dans la pensée, qui n'est plus mouve- 
ment. Concevez donc les mouvements d'un côté, qui 
se transforment l'un dans l'autre, et les pensées de 
l'autre côté, qui se continuent aussi l'une dans l'autre ; 
de plus, souvenez-vous que, dans la réalité, il y a 
union et même « unité », entre la série des mouve- 
ments et celle des pensées; et n'en demandez pas 
davantage. — De nos jours, nous ne sommes pas plus 
avancés que Descartes dans la solution du mystère, 
et la philosophie actuelle n'a rien de mieux à faire 
que de suivre le conseil cartésien : ne jamais con- 



LA PENSÉE ET SON RAPPORT AVEC LA MATIERE. 111 

fondre la série des mouvements avec la série des 
états de conscience, et ne jamais non plus les séparer. 

9 

a Toute la science des hommes, dit Descartes à Eli- 
sabeth, ne consiste qu'à bien distinguer les notions 
primitives », qui rentrent dans les trois classes de 
la pensée, de Tétendue et de Tunion entre les deux; 
a et à n'attribuer chacune d'elles qu'aux choses 
auxquelles elles appartiennent », les pensées aux 
pensées, les mouvements aux mouvements, l'agir et 
le sentir à l'union de la pensée et du mouvement. 
« Car, lorsque nous voulons expliquer quelque dif- 
ficulté par le moyen d'une notion qui ne lui appar- 
tient pas, nous ne pouvons manquer de nous mé- 
prendre. » Ainsi font les matérialistes, qui veulent 
expliquer la pensée par le mouvement ; ou encore les 
scolastiques, qui expliquent les phénomènes du mou- 
vement par des forces, vertus, qualités d'ordre 
mental. Et nous nous méprenons de même « lorsque 
nous voulons expliquer une de ces notions (pri- 
mitives) par une autre », la pensée par le mouve- 
ment, le mouvement par la pensée, l'union du mou- 
vement et de la pensée par le mouvement seul, ou 
par la pensée seule, ou par la simple juxtaposition 
du mouvement et de la pensée; « car, étant primi- 
tive », chacune de ces notions « ne peut être entendue 
que par elle-même ». Donc la vie réelle, qui est 
Tunité du penser et du mouvoir, ne peut s'entendre 
que par elle-même, en vivant. 



CHAPITRE m 



LA THEORIE DES IDEES 

^ 

Au problème des rapports de l'esprit et du corps 
se rattache celui des idées. On aurait mieux compris 
la fameuse théorie de Descartes sur les idées innées, 
si on l'avait envisagée par là; interprétée en son vrai 
sens, elle prend un aspect nouveau et original que 
nous devons mettre en lumière. Cette théorie souleva, 
ainsi que les autres doctrines cartésiennes, les objec-i> 
tions de Hobbes, de Gassendi, d'Arnauld, d'une foule 
d'autres philosophes dont il avait demandé les cri- 
tiques avant de donner à l'imprimeur le manuscrit 
de ses Méditations. — « Je ne me persuade pas, leur 
répond Descartes, que l'esprit d'un petit enfant 
médite dans le ventre de sa mère sur les choses 
métaphysiques. » Inné ne veut pas dire : né avec 
nous dès le premier instant de notre vie, mais : 
naissant en nous, à quelque moment que ce. soit, 
sans provenir du dehors. En d'autres termes, noire 
entendement a une certaine constitution naturelle, 



LA THEORIE DES IDEES. 113 

qui le rend propre à prendre de lui-même telles 
formes ou telles directions et à en avoir une con- 
science qu'on appelle l'idée. Descartes s'indigne 
qu'on méconnaisse cette constitution native, et, '* 
devançant les vues profondes de l'idéalisme kantien, 
il s'écrie : « Gomme si la faculté de penser, qu'a l'es- 
prit, ne pouvait d'elle-même rien produire ! » Dans 
cette doctrine des formes naturelles de la pensée on 
voit encore poindre, non seulement Kant, mais même 
Fichte et Schopenhauer. Car Descartes va jusqu'à 
dire à propos des idées venues du monde extérieur : 
« Peut-être qu'il y a en moi quelque faculté ou puis- 
sance propre à produire ces idées sans l'aide d'aucune 
chose extérieure^ bien qu'elle ne me soit pas encore 
connue ». C'est donc peut-être ma pensée qui enfante 
le monde de représentations que j'appelle les choses 
sensibles. Schopenhauer répondra : « Oui, le monde, 
c'est ma représentation ». 

Descartes est si ennemi des idées proprement 
innées, dont les mauvaises querelles de Locke lui 
ont attribué la paternité, qu'il les considère comme 
des êtres de raison, comme des « espèces » à la 
façon scolastique; et, selon lui, il n'y a pas plus 
d'espèces dans l'esprit que dans le corps. Descartes 
n'admet pas même que l'on conçoive les idées 
comme contenues dans l'entendement à la façon 
de l'eau dans la source d'où elle jaillit, car l'eau 
est contenue actuellement dans la source et y est 
toute formée d'avance, tandis que nos idées ne sont 
point .formées d'avance dans notre entendement, 

8 



114 DE8GARTE8. 

qui a seulement le pouvoir de les former en appli- 
quant ses lois essentielles. « Je n'ai jamais jugé ni 
écrit, dit Descartes, que l'esprit ait besoin d'idées 
naturelles qui seraient quelque chose de différent de 
la faculté qu'il a de penser. )> Que sont les qua-» 
litës corporelles? Des modifications de l'étendue 
se déroulant selon les lois mathématiques, voilà 
tout. Que sont les idées de l'esprit? Des modifications 
de la conscience se déroulant selon les lois de la 
logique; elles sont comme les mouvements réglés et 
les formes de la conscience, déterminées par trois 
raisons : la nature propre de la conscience, qui est 
la pensée ou « intellection » ; la nature des objets 
intelligibles, enfin 1' « occasion » apportée par les 
mouvements de notre cerveau et dont nous avons le 
sentiment sous le nom de sensations. Descartes nous 
invite lui-même à juger de ce qui se passe en notre 
esprit par analogie avec « la manière dont se produi- 
sent au dehors les mouvements ». Or en quel sens 
peut-on dire que les mouvements sont naturels à 
l'étendue, innés à l'étendue? Est-ce en ce sens que 
tel mouvement du soleil, par exemple, aurait toujours 
existé? Non, mais en ce sens que, étant donnés la 
nature de l'étendue et tel mouvement primordial 
entre ses parties, le mouvement actuel du soleil en 
dérive selon les lois inhérentes à l'essence même de 
l'étendue. Pareillement, étant donnée telle idée claire 
et distincte, telle connaissance digne du nom d'intel- 
lection — par conséquent telle aperception de rap-* 
ports intelligibles par mon intelligence,— -cette idée 



LA THÉORIE DES IDEES. 115 

ne résulte pas de raisons extérieures, mais de lois 
inhérentes à Tessence même de Tesprit. Si une figure 
de rétendue ou un mouvement ne saurait s'expliquer 
par nos idées, nos idées à leur tour ne peuvent s'ex- 
pliquer par les mouvements et figures de l'étendue. 
Rendons à l'esprit ce qui appartient à l'esprit, au 
corps ce qui appartient au corps : comme le corps 
seul est capable de se mouvoir dans l'espace, « l'in- 
telligence seule est capable de connaître la vérité ». 
Toute connaissance de rapports vrais et intelligibles, 
toute intellection est donc l'œuvre de l'intelligence, 
même quand il s'agit des choses extérieures. Et, à 
plus forte raison, « les idées de la douleur, des cou- 
leurs, des sons et de toutes les choses sensibles nous 
doivent-elles être naturelles », non en ce sens que 
nous aurions toujours eu l'idée de la douleur, avant 
même de l'éprouver, ou l'idée de la couleur avant 
d'avoir ouvert les yeux, mais en ce sens que la dou- 
leur, la couleur même, le son n'existant pas en 
dehors de. notre conscience, les impressions du 
dehors ne peuvent vraiment les faire entrer en nous 
du dehors : il faut donc que ces idées se développent 
du dedans, comme le germe d'une maladie apporté en 
naissant. « Je les ai nommées naturelles^ ces idées/ 
ajoute-t-il, mais je l'ai dit au mêtne sens que nous 
disons que la goutte ou la gravelle est naturelle à 
certaines familles. Non pas que les enfants qui pren* 
tient naissance dans ces familles soient travaillés de 
ces maladies au ventre de leur mère, mais parce qu'ils 
naissent avec la disposition ou la faculté de les con- 



116 DESCARTES. 

tracter. » Cette remarquable comparaison des idées 
i( naturelles » avec les qualités ou maladies du corps 
transmises par hérédité est une intuition anticipée 
de la doctrine évolutionniste, qui explique les formes 
de la pensée par les formes du cerveau, celles du cer- 
veau par une organisation héréditaire. Mais Des- 
cartes n*aurait point voulu admettre, avec Spencer, 
que tout soit « produit » dans notre pensée par l'ac- 
tion du monde extérieur. Cette action, Descartes lasup- 
prime même, à vrai dire, puisqu'il admet deux séries 
parallèles — » idées et mouvements, — qui se déve- 
loppent simultanément, pari passa» Il faut donc bien 
que le monde intérieur ait en lui-même ses raisons 
de développement et conserve sa logique native, tout 
comme la nature de l'étendue a en soi les propriétés 
mathématiques et mécaniques qui n'en sont que le 
déploiement. 

Avons-nous besoin de faire remarquer combien 
nous sommes loin de la ridicule théorie qu'il est de 
tradition d'attribuer à Descartes et de réfuter triom- 
phalement, sous ce nom d'idées « innées » ? Quelque 
opinion qu'on adopte sur le sujet, il est difficile de 
refuser à Descartes le grand principe de sa théorie 
idéaliste : que les idées ou images des choses se pro- 
duisent en nous nécessairement, selon les lois natu- 
relles de notre esprit, comme les figures de l'étendue 
se produisent nécessairement selon les lois naturelles 
du mouvement. 



CHAPITRE IV 

L'IDÉE DE L'ÊTRE PARFAIT 

I. — Avec ridée du moi, l'idée la plus « natu- 
relle » îi l'esprit, selon Descartes, est celle de l'infini. 
Qn a quelquefois prétendu que l'idée de Dieu, dans 
la philosophie cartésienne, avait un rôle accessoire 
et surajouté. En fait, cette idée est aussi fondamentale 
chez Descartes que chez Spinoza. Mais autre est la 
philosophie, autre la théologie. Descartes avait « sécu- 
larisé » la métaphysique et la théologie tout comme 
la science. Voyons donc ce que fut la théologie 
rationnelle de Descartes. 

Toute la métaphysique est une pyramide d'idées, 
puisque nous ne saisissons l'être que dans et par 
l'idée; c'est là un principe désormais accepté par 
l'idéalisme moderne. Il s'agit donc de ranger nos 
idées dans l'ordre de leur valeur, pour mettre au 
sommet de la pyramide la notion où toutes les autres 
viennent converger et se réunir. Or d'après Descartes, 
si on divise les idées selon leurs objets, non plus 



118 DESGARTES. 

selon leur origine, elles se rangeront en trois grandes 
classes : ici, l'idée intuitive d'un être réel qui pour- 
rait ne pas exister, à savoir moi, « ma pensée » ; là, 
les idées d*êtres simplement possibles et dont l'exis- 
tence ne m'est pas immédiatement donnée : c'est le 
monde extérieur; enfin, au plus haut de mon intelli- 
gence, l'idée d'un être nécessaire, où la possibilité et 
l'existence réelle sont inséparables. Tant qu'on n'est 
pas remonté à cette dernière idée, il reste, selon Des- 
cartes, une universelle séparation entre le possible 
et le réel, et on ne sait plus comment passer de l'un 
à l'autre. En effet, je me vois bien réel, moi, quand 
je dis : je pense; mais à quel titre cette réalité est- 
elle possible, n'étant point nécessaire? Quant aux 
corps, je les conçois bien comme « possibles », p^r 
cela même que j'en ai la représentation en moi, mais 
comment savoir s'ils sont a réels » hors de moi, 
puisqu'ils ne sont point nécessaires? De là, selon 
Descartes, le besoin d'un terme supérieur, dont la 
réalité soit donnée parce qu'elle est non plus seule- 
ment possible, mais nécessaire. En cette idée seule 
la pensée trouve son repos, et le monde entier ison 
soutien; supprimez cette idée, tout s'écroule : je 
reste seul en face de ma réalité actuelle, bornée à 
ma pensée présente, sans garantie ni de mon exis- 
tence passée, qui ne m'est attestée que par ma 
mémoire faillible, ni de mon existence future,*qui ne 
découle en rien de mon existence actuelle, « les 
moments de la durée étant indépendants l'un de 
l'autre ». Ainsi réduite au : a Jejpense en ce moment 



L*iDÉE DE l'Être parfait. 119 

et eh ce moment je suis », mon existence n'est plus 
qu'un point perdu dans un -vide immense, flottant 
entre l'être et le néant; et elle est enveloppée, comme 
d'autant de fantômes, d'apparences extérieures dont 
je ne puis savoir si elles ne sont point un rêve quç 
je fais les yeux ouverts. 

Descartes a eu ici le tort, comme pour le cogUo^ 
de mettre à la fin sa doctrine en syllogismes, et, 
sous prétexte de lui donner ainsi une forme plus 
claire, il l'a obscurcie. Pas plus que notre existence 
ne se conclut par syllogisme de notre pensée, l'exiS' 
tence de Dieu ne peut se conclure par syllogisme 
d'une majeure où elle serait posée comme simple-» 
ment possible. C'est une analyse et une classifica- 
tion d'idées qu'il faut substituer au syllogisme, pour 
être fidèle à la méthode même de Descartes, dont 
les deux procédés essentiels sont 1' « intuition », 
s'exprimant dans une idée, et V « analyse » de l'idée 
en ses éléments simples. Etant donnée l'idée du 
parfait, que nous avons tous, quelle valeur faut-il 
lui attribuer, quelle place parmi toutes les autres 
idées ? Faut-il la ranger dans la classe des possibi- 
lités* pures ou dans celle des existences? Voilà la 
vraie question. Malgré le danger qu'il y avait à com- 
parer l'idée suprême avec des idées inférieures et 
d'une autre catégorie. Descartes, pour se faire com- 
prendre, donne l'exemple trop fameux du triangle. Il 
y a contradiction à dire : je conçois bien le triangle, 
mais je le conçois avec quatre angles au lieu de 
trois, — car alors on prétend concevoir le triangle, 



120 DE8GARTES. 

mais on conçoit réellement le quadrilatère. De même, 
selon Descartes, vous ne pouvez dire que du bout des 
lèvres : — Je conçois la perfection comme ayant toutes 
les raisons d'être, mais je la conçois comme n*étant 
pas; j'ai Fidëe de l'être parfait comme manquant de 
quelque chose pour exister. — Descartes ne veut 
pas qu'on prête à nos idées des attributs qui ne leur 
conviennent point, comme un algébriste qui attri- 
buerait à des quantités un faux exposant. Il y a 
d'abord un être qui, dans son idée même, m'est 
donné comme réel, quoique contingent, c'est moi ; 
il y a ensuite des êtres contingents qui, dans leur 
idée, ne me sont donnés que comme possibles, les 
corps; mais il y a un être qui, dans son idée, m'est 
donné comme nécessaire, l'être parfait. « Étant 
assuré que je ne puis avoir aucune connaissance de 
ce qui est hors de moi que par l'entremise des idées 
que j'ai en moi, je me garde bien de rapporter mes 
idées immédiatement aux choses et de leur attribuer 
rien de positif que je ne l'aperçoive auparavant en 
leurs idées. » Voilà le principe de tout idéalisme. 
D'où cette conséquence : ce qui « répugne à nos 
idées des choses est absolument impossible de ces 
choses ». Par là Descartes fait de l'idéalisme même 
le moyen d'atteindre au vrai réalisme; mais, au lieu 
de dire : « absolument impossible », il eût dû dire : 
« relativement à nous ». C'est la grande correction 
apportée par Kant à l'idéalisme moderne. 

Au reste, selon Descartes lui-même, il ne suffit 
pas de dire, d'une manière générale : « Dans toute 



l'idée de l*être parfait. 121 

idée il y a de l'être » pour changer Tidéalisme en 
une possession de la réalité; il faut distinguer les 
degrés même de l'être que nos idées représentent, et 
les classer selon ces degrés. De là cette proposition 
capitale de la philosophie cartésienne : a Dans l'idée 
ou le concept de chaque être, l'existence y est con- 
tenue, parce que nous ne pouvons rien concevoir 
que sous la forme d'une chose qui existe ; mais avec 
cette différence que, dans le concept d'une chose 
limitée, l'existence possible ou contingente est seu- 
lement contenue, et dans le concept d'un être sou- 
verainement parfait, la parfaite et nécessaire y est 
comprise ». — « Vous me mandez, écrit Descartes 
au père Mersenne, comme un axiome qui vienne de 
moi, que tout ce que nous concevons clairement est 
ou existe, ce qui n'est nullement de moi; mais seu- 
lement que tout ce que nous apercevons clairement 
est vrai, et ainsi qu'il existe si nous apercevons qu'il 
ne puisse ne pas exister; ou bien qu'il peut exister 
si nous apercevons que son existence est possible. » 
C'est donc seulement par l'intermédiaire du vrai 
que nous atteignons l'existence hors de nous ; nous 
ne pouvons affirmer Vexistence réelle d'un objet 
autre que nous que s'il est vrai qu'il est nécessaire, 
comme Dieu, ni son existence possible, que s'il est 
vrai qu'il est possible. 

Descartes prévoit les objections de Kant : « Mais, 
dira-t-on, ma pensée n'impose aucune nécessité aux 
choses » ; il ne tient qu'à moi d' « imaginer un cheval 
ailé ». — C'est ici, répond Descartes, « c'est ici qu'il 



\ 



122 DESCARTES. 

y a un sophisme caché ». De ce que, par exemple, « je 
ne puis concevoir une montagne sans une vallée, je 
ne puis conclure qu'il existe une montagne, mais seu- 
lement que la montagne et sa vallée — soit qu'il y 
en ait, soit qu'il n'y en ait point — sont insépara- 
bles l'une de l'autre; au lieu que, de cela seul que je 
ne puis concevoir Dieu que comme existant, il s'en- 
suit que l'existence est inséparable de lui ». Donc, 
l'idée de perfection et l'idée d'existence étant insé- 
parables dans ma pensée, et, d'autre part, l'être ne 
m'étant connu que par la pensée, si bien que « la 
pensée est une même chose avec l'être », je suis 
amené à conclure que la perfection et l'existence 
sont inséparables dans la réalité. L'idéalisme se 
change ainsi en réalisme en vertu du principe qui 
veut que, à des degrés divers, « dans toute idée il y 
ait de l'être ». 

Ainsi présentée, l'analyse de l'idée de perfection 
n'est plus le sophisme classique où, d'un Dieu sim- 
plement conçu dans les prémisses, on prétendrait 
tirer par voie de conclusion un Dieu réellement 
existant, comme si, d'une statue simplement pensée, 
un sculpteur espérait tirer une tête et des bras 
réels. L' « existence » que Descartes conclut de 
r a essence » divine est, comme cette essence, tout 
idéale ; il y a là deux idées indissolubles dans notre 
esprit, et c'est par la valeur objective attribuée à 
ces idées que l'existence idéale de Dieu est affirmée 
ensuite comme étant réelle. 

On le voit, la célèbre preuve cartésienne est une 



l'idée db l*étre parfait. 123 

complète transfiguration du raisonnement de saint 
Anselme, grâce au vaste système d'idéalisme dont 
elle n'est qu'une application particulière. Si donc 
nous voulions discuter cette preuve, il faudrait cri- 
tiquer la valeur objective des idées en général, et, 
en particulier, de l'idée du parfait. Que notre esprit 
trouve en cette idée sa satisfaction, on peut, encore 
aujourd'hui, l'accorder à Descartes; et si nous 
n'avions par ailleurs aucune raison de mettre en 
doute la réalité de la perfection, nous donnerions 
notre assentiment à l'idéal suprême de l'intelligence 
€t de la volonté. Par malheur, le monde avec tous 
ses maux nous apparaît de plus en plus comme une 
raison de doute : c'est le grand scandale. D'autre 
part, la critique idéaliste de notre intelligence et de 
ses formes, dont Descartes eut le pressentiment, 
devait elle-même aboutir à nous faire comprendre 
que, dans nos spéculations sur l'infini, sur le parfait 
et sur l'existence absolue, nous dépassons nos limites. 
La preuve cartésienne est donc discutable comme 
a preuve ». Elle n'en demeure pas moins la plus 
haute expression de ce fait que, dans notre esprit, 
tout converge vers les deux idées d'existence absolue 
et d'existence parfaite : nous ne comprenons pas 
comment quelque chose de relatif peut exister s'il 
n'existe rien d'absolu, et nous ne comprenons pas 
davantage comment une existence absolue et, en 
conséquence, absolument indépendante, ne serait 
pas parfaite. Ainsi le type de l'existence et le type 
de l'essence tendent à s'unir en un seul et même 



12'i DESCARTBS. 

foyer; mais il reste toujours à savoir si cet idéal de 
notre pensée existe ailleurs que dans notre pensée 
même. C'est Téternel point d'interrogation auquel 
aboutit ridéalisme. Nous ne conclurons pas, avec 
Kant, que « la preuve cartésienne, si vantée, perd 
entièrement sa peine »; nous ne répéterons point 
avec lui ces dures paroles : « On ne devient pas plus 
riche en connaissances avec de simples idées qu'un 
marchand ne le deviendrait en argent si, dans l'in- 
tention d'augmenter sa fortune, il ajoutait quelques 
zéros à son livre de caisse ». Descartes pourrait 
répliquer qu'un marchand devient riche avec des 
idées, quand il en a de bonnes, avec des chiffres, 
quand il sait les aligner dans l'ordre véritable, avec 
des zéros même, quand il sait les poser à leur place 
dans un calcul juste. Si l'idée de perfection intro- 
duisait un ordre intelligible dans toutes nos autres 
idées, si elle n'en rencontrait aucune qui fût incom- 
patible avec elle, si surtout elle ne trouvait dans 
l'expérience rien qui se dressât devant elle comme 
une contradiction vivante, il ne suffirait pas de mon- 
trer que la perfection de la bonté est une « idée » 
pour l'empêcher d'être, dans le domaine de l'intelli- 
gence et de la moralité, notre suprême satisfaction 
et notre meilleure richesse. 

IL — A l'analyse de l'idée du parfait. Descartes 
joint la preuve, également classique, de l'existence 
de Dieu par Yorigine même de cette idée du parfait. 
Ici encore, il ne croit pas que notre pensée puisse 
dépasser la réalité. — Et les chimères? — Gréer 



L*iDÉE DE l'Être parfait. 125 

une chimère, ce n'est point dépasser le réel, mais 
simplement l'altérer; voilà pourquoi nous pouvons 
concevoir des chimères. Mais le suprême idéal de la 
perfection semble à Descartes impossible à imaginer 
si la réalité n'en fournit pas les éléments, ou plutôt 
l'élément. Or, à en croire Descartes, cet élément ne 
peut être notre simple puissance de perfectibilité, 
mais bien une perfection actuelle. Descartes se sert 
à ce sujet d'une comparaison ingénieuse et peu 
connue. Si on disait que chaque homme peut peindre 
un tableau aussi bien qu'Âpelle « puisqu'il ne s'agit 
que de couleurs diversement appliquées , et que 
chacun peut les mêler en toutes sortes de manières », 
il faudrait répondre, selon Descaftes, qu'en par- 
lant de la peinture d'Âpelle, on ne considère pas 
seulement un certain « mélange de couleurs », mais 
(t l'art du peintre pour représenter certaines res- 
semblances des choses ». C'est cet art qui n'est 
point en chacun et qui, si un tableau existe, doit 
exister quelque part, chez l'auteur du tableau, si 
bien que toute la perfection de l'œuvre suppose une 
perfection encore plus éminente chez l'artiste. Notre 
idée de Dieu, pour Descartes, suppose de même, 
quelque part, une perfection véritable : par un 
simple mélange de nos idées, nous ne pourrions 
composer ce chef-d'œuvre de la pensée. 

La discussion de cette seconde preuve, elle aussi, 
nous entraînerait trop loin. Disons seulement que 
l'idée de perfection n'a pas la « simplicité » et 
V « unité » dont parle Descartes : la réalité peut donc 



126 DESCARTES. 

nous en fournir les éléments. Elle est uii composé 
de nos diverses facultés indéfiniment augmentées : 
science, puissance, bonheur. On peut même se 
demander si elle exprime autre chose qu'un point de 
vue tout humain, une simple satisfaction de nos 
aspirations humaines, un idéal de béatitude sensi- 
tive, intellectuelle et volontaire, par conséquent une 
de ces a causes finales » dont se défiait Descartes. 
La perfection, après tout, est une fin^ elle est la fin 
même; c'est moins une « idée » qu'un objet de 
« désir », et n'est-ce pas Descartes lui-même, qui 
nous a appris à ne pas mesurer la réalité à nos 
désirs ? Toutefois , quelques objections que Toji 
puisse faire ici„ Descartes aura l'honneur d'avoir 
indiqué que la vraie raison spéculative de croire à 
l'existence de la perfection ne peut être, après tout, 
que l'idée même du parfait, jointe à la persuasion 
que a dans toute idée il y a de l'être »* 



CHAPITRE Y 



L'EXISTENCE DE LA MATIÈRE 



, I . — Après que Descartes a établi V « inébranlable » , 
c'est-à-dire notre pensée et Tidée de l'être néces- 
saire, il ouvre sa dernière méditation par ces paroles 
d*un superbe idéalisme : « Il ne me reste plus 
maintenant qu'à examiner s'il y a des choses maté-» 
rieïlesî » La question peut surprendre ceux qui 
n'ont jamais réfléchi. Et cependant, pour la philo- 
sophie contemporaine comme pour Descartes, quel 
est le' seul monde qui nous soit immédiatement 
donné? — Un monde idéal, composé uniquement, 
comme dit Schopenhauer, de représentations dans 
notre tête. La « mathématique universelle », par 
Tordre intelligible qu'elle y introduit, en fait un 
monde vrai] mais, allant au delà, nous prétendons 
juger d'un monde réel, c'est-à-dire existant indépen- 
damment de notre; représentation. De quel droit? 
Voilà ce. que '.les modernes se demandent depuis 
Descartes» Dans la vie pratique, rien de plus simple ^ 



128 PESCARTES. 

nous nous contentons de céder à Tinstinct naturel, 
au penchant qui nous fait considérer le monde 
représenté en nous comme réel en soi. Descartes 
dédaigne ce « penchant » qui n'est pas une preuve. 
— Mais, dit-on, nos idées ne dépendent point de 
notre volonté; elles doivent donc avoir une « cause » 
extérieure. — A cet argument classique, Descartes 
fait une très remarquable réponse : — Qui sait, 
demande->t-il, s'il n'y a point en nous la puissance 
de « produire » les idées des choses matérielles, 
sans l'aide d'aucune chose vraiment extérieure? Il 
pourrait exister dans la spontanéité de notre con- 
science des profondeurs ignorées de notre réflexion, 
une puissance productive, une fécondité capable 
d'enfanter des idées ou croyances qui viendraient 
de notre nature même, non de quelque objet vrai- 
ment étranger et existant dans un espace réel. Nos 
idées sont peut-être comme les fleurs d'un arbre qui 
les produit de sa sève. Tout au moins les fleurs d'un 
arbre ne ressemblent-elles en rien à la terre, dont 
indirectement elles proviennent. Ainsi, ni lé prin- 
cipe de causalité, ni le penchant instinctif à croire 
nos sens ne sont de vraies et suffisantes raisons. 
Par rapport a aux choses extérieures », nous demeu- 
rons jusqu'ici enfermés dans le « possible » et dans 
le « vrai », sans pouvoir atteindre leur réalité « hors 
de nous ». Pour franchir l'abîme qui sépare la 
« possibilité » de la « réalité », il nous faut l'inter- 
médiaire de quelque « nécessité ». Or Têtre néces- 
saire est Dieu; c'est donc seulement, selon Descartes, 



l'£XISTENGB de la MATIERE. 129 

sur l'idée de cet être nécessaire que nous pouvons 
fonder la réalité du monde extérieur. 

Ainsi s'explique, selon nous, le célèbre paradoxe 
de Descartes sur l'existence de la matière déduite 
de l'existence de Dieu. L'existence divine est essen- 
tiellement vérité, ou plutôt elle est la « vérité 
vivante » ; en se manifestant par son œuvre, qui est 
l'univers, elle devient « véracité ». Le monde visible 
est la parole que Dieu nous fait entendre, et cette 
parole, que prononce la vérité éternelle, doit être 
véridique. Le monde matériel est donc réel, et, si 
nous transposons les « signes » fournis par nos 
sens en vérités bien liées, comme sont les mathéma- 
tiques et la mécanique, ces vérités acquerront du 
même coup une valeur « hors de nous ». 

Au lieu d'interpréter cette doctrine dans son sens 
profond (comme on doit le faire pour toute doctrine) 
et de la soumettre ensuite à une discussion sérieuse, 
on s'est perdu, comme pour le cogito, dans des cri- 
tiques scolastiques : on n'a vu que le cercle vicieux 
qui roule de la véracité de nos facultés à la véracité 
divine, de la véracité divine à la véracité de nos 
facultés. Mais Descartes n'avait point la prétention 
de sortir du domaine des « idées » ; il voulait seule- 
ment, parmi les idées mêmes, trouver une idée 
supérieure qui apparût enfin comme le garant de 
toutes les autres, comme le fondement de notre 
affirmation d'un monde réel. Et il a cru la trouver 
dans l'idée de l'être qui seul existe par lui-même. 

On voit l'ordonnance simple et grandiose de tout 

9 



130 DESCART£S. 

ce système idéaliste, avec ses trois conceptions fon- 
damentales : notre pensée, saisie comme réelle, une 
pensée suprême, conçue comme nécessaire et con- 
séquemment réelle, enfin les objets pensés, conçus 
d*abord comme possibles et vrais autant que nous 
les pensons, puis comme certainement réels en vertu 
de Tunité suprême du vrai et du réel. C'est une 
sorte d*orbite parcourue, de révolution autour de 
soi qu'accomplit la pensée de Descartes; c'est un 
« cercle », si Ton veut, mais où toute pensée humaine 
est nécessairement enfermée, puisqu'elle ne peut que 
prendre conscience de ses idées, de leur ordre, 
enfin de leurs infranchissables limites. 

II. — Si, dans la philosophie comme dans la science, 
il faut admirer ceux qui trouvent les solutions, plus 
grands encore sont les inventeurs des problèmes. 
Outre qu'on doit à Descaries plus d'une solution ou 
des éléments de solution qui sont de majeure impor- 
tance, combien de problèmes nouveaux n'a-t-il pas 
introduits dans la philosophie, depuis la critique 
de la connaissance jusqu'à la question de la réalité 
de la matière! Gomme nous venons de le voir et 
comme Schopenhauer l'a fort bien reconnu, « c'est 
Descartes qui, le premier, a saisi le principal pro- 
blème autour duquel roulent depuis lors les études 
des philosophes, et que Kant a particulièrement 
approfondi : le problème de l'idéal et du réel, c'est- 
à-dire la question de distinguer ce qu'il y a de sub- 
jectif et ce qu'il y a d'objectif dans notre connais- 
sance ». Quel rapport peut-il y avoir entre les 



l'existence de la matière. 131 

images d'objets présents à notre esprit et des objets 
réels qui existeraient entièrement séparés de nous? 
Avons-nous la certitude que de pareils objets exis- 
tent réellement? Et, dans ce cas, leurs images nous 
éclairent-elles sur leur constitution? « Voilà le 
problème, dit Schopenhauer, et depuis deux cents 
ans qu'il a été posé, la tâcbe principale des philo- 
sophes est de distinguer nettement, par un plan de 
séparation bien orienté, l'idéal du réel, c'est-à-dire 
ce qui appartient uniquement à notre connaissance 
comme telle, de ce qui existe indépendamment d'elle, 
et d'établir ainsi leur rapport réciproque. » 

Outre que Descartes a ainsi posé le problème de 
la € critique », il en a donné, d'une manière géné- 
rale, la vraie solution : la seule réalité immédiate- 
ment saisie est celle de notre conscience, de notre 
pensée; ce qui est conforme aux lois de cette pensée 
est vrai^ et c'est seulement à travers le vrai que nous 
saisissons avec certitude les réalités autres que 
nous. De plus, en nous-mêmes, le fond de l'être est 
volonté, le principe ultime de l'existence doit donc 
être aussi volontéi 

Le second mérite de Descartes, en philosophie, 
est d'avoir montré que la pensée est irréductible au 
simple mouvement dans l'étendue. Bien des savants 
l'oublient encore de nos jours. Descartes leur répond 
d'avance : a Dire que les pensées ne sont que les 
mouvements du corps, c'est chose aussi vraisem- 
blable que de dire : le feu est glace, ou le blanc est 
noir. » Descartes a ainsi déterminé à la fois et l'im- 



132 DESCARTES'. 

mense domaine du mécanisme et sa limite infran- 
chissable : la conscience. 

Son troisième mérite, c'est d'avoir commencé, 
mais sans la pousser jusqu'au bout, l'opération 
inverse, je veux dire la réduction du monde méca- 
nique aux éléments du monde de la conscience. Par 

■ 

là surtout, il nous a paru le grand initiateur de 
ridéalisme moderne, mais il lui a donné une forme 
trop intellectualiste. Quoiqu'il ait placé le fond de 
l'existence dans la volonté même, il a trop conçu le 
monde extérieur « comme représentation », pas 
assez « comme volonté ». 

Dans ses derniers ouvrages, Descartes semble 
flotter entre ces deux pensées : la matière est une 
substance^ la matière n'est qu'une abstraction. C'est 
la seconde, aujourd'hui reconnue pour vraie, qui est 
la plus conforme à l'esprit de son système. Pour 
Descartes, les faits naturels et les êtres matériels 
ne peuvent être autre chose que des composés de 
lois et de propriétés mathématiques; ce sont des 
entre-croisements du nombre, du temps, de l'éten- 
due et du mouvement. Sa physique est, comme on 
l'a dit, un écoulement de sa métaphysique, qui elle- 
même, en ce qui concerne le monde matériel, n'est 
autre chose que la pure mathématique. Aussi avons- 
nous vu le monde extérieur, chez Descartes, se 
résoudre en idées» L'étendue est d'essence idéale^ 
et il ne faut pas grand effort pour la réduire à une 
idée pure. « Plusieurs excellents esprits croient 
voir clairement que l'étendue mathématique, laquelle 



l'existence de la matière. 133 

je pose pour le principe de ma métaphysique, n'est 
rien autre chose que ma pensée, et qu'elle n'a ni ne 
peut avoir aucune existence hors de mon esprit. » 
Voilà Descartes au pied du mur; comment va-t-il 
répondre ? Réclamera-t-il pour l'étendue une réalité 
absolument indépendante ? Non ; il s'échappe, il prend 
même si bien son parti de l'objection, qu'il finît par 
s'en faire un sujet de félicitation pour lui-même : 
« J'ai bien de quoi me consoler, pour ce qu'on joint 
ici ma métaphysique avec les pures mathématiques, 
auxquelles je souhaite surtout qu'elle ressemble. » 
Elle leur ressemble tellement, qu'elle s'y évanouit; 
et les mathématiques, à leur tour, s'évanouissent 
dans la pensée, car qui détermine le nombre^ sinon 
la pensée? Qui conçoit le temps, sinon la pensée? 
Qui, enfin, imagine ce grand trou vide et noir qu'on 
nomme l'espace, sinon encore la pensée? La matière, 
n'étant que l'étendue, devient elle-même, non pas 
Tesprit sans doute, mais une essence idéale qui 
dépend, au dehors de nous, de l'esprit suprême, en 
nous, de notre esprit, où « son idée est innée ». La 
figure et le mouvement tendent à s'évanouir dans 
des relations entre des idées claires et distinctes 
qui, elles aussi, a sont naturellement en nous ». 
Nous portons donc en nous-mêmes, ou plutôt nous 
tirons de nous-mêmes le monde vrai, le monde de 
la science, qui est un système d'idées. On a fort 
bien dit que l'univers de Descaries est un « univers 
de cristal » : il faut que tout en soit diaphane, que 
de partout il y fasse jour pour la pensée, que tout 



134 DESGARTES. 

enfin s'y réduise, autant qu'il est possible, à la 
pensée même. 

Mais, si c'est bien là le monde {>rai^ ce n'est pas le 
monde réel, La réalité des êtres extérieurs, Des- 
cartes a fini par la concentrer toute dans une 
c( volonté » unique, celle de Dieu. Il eût dû répandre 
partout dans l'univers des volontés plus ou moins 
analogues à la notre et ayant en elles le germe 
de la « pensée ». C'est à cette conception élargie 
que tend l'idéalisme contemporain, qui rend ainsi 
la vie à la matière, tout en supprimant la vieille 
notion d'une substance matérielle. Le sujet pensant, 
au moyen des « idées », ne peut faire que concen- 
trer en soi ce qui est diffus dans l'objet pensé; si 
donc l'intelligence comprend et aime la nature, c'est 
que la nature, universellement intelligible, est aussi 
universellement capable d'intelligence et de senti- 
ment; sa constitution, au lieu d'être exclusivement 
mécanique — ainsi que Descartes l'a soutenu, — 
a encore un coté mental : elle est sensitive comme 
la nôtre, puisque notre cerveau sentant et pensant 
est une de ses parties. Ce qui est en nous l'objet 
d'une conscience claire et d'une volonté clairvoyante 
est déjà en elle à l'état de rêve et d'aveugle aspira- 
tion. Le sommeil d'Endymion, c'est la nature 
endormie; Diane qui la contemple et l'éclairé d'un 
rayon, c'est la pensée, amoureuse de ce qui ne pense 
pas encore, de ce qui a les yeux fermés, mais peut 
les ouvrir à l'universelle lumière. 



LIVRE III 



LA PSYCHOLOGIE ET LA MORALE 
DE DESGARTES 



CHAPITRE I 

PSYCHOLOGIE DE DESGARTES 

On s'est souvent demandé, tout en déplorant la 
mort prématurée de Descartes à cinquante-trois 
ans, si par une vie plus longue il aurait beaucoup 
ajouté à ses chefs-d*œuvre. Sa pensée, dit-on, 
n'était-elle pas déjà fixée pour jamais ? sa confiance 
en l'infaillibilité de sa méthode n'était-elle pas iné- 
branlable ? Il avait une aussi belle obstination dans 
ses idées que s'il eût été le « Breton » le plus bre- 
tonnant. Voulut-il jamais changer une ligne à ce 
qu'il avait écrit? S'il avait vécu, ajoute-t-on, il se 
serait probablement contenté de faire des décou- 
vertes nouvelles dans les mathématiques, la phy- 
sique et la médecine. — On oublie la morale. Si 
nous voulions, nous aussi, nous lancer dans les 



136 DBSCARTES. 

hypothèses, nous croyons que Descartes n'aurait pu 
résister au désir d'édifier une théorie de l'homme 
et de la conduite. C'était la préoccupation qui, après 
sa mort, devait aller dominant chez ses grands dis- 
ciples, comme Spinoza, et qui allait aboutir à une 
nouvelle doctrine de la vie, à une éthique. 

Chez Descartes même nous voyons s'accroître, 
avec les années, le souci des questions psycholo- 
giques et morales, qui contraste avec ses premières 
préoccupations, d'abord scientifiques, .puis toutes 
métaphysiques. Victor Cousin, Joufiroy et Saisset 
nous ont représenté Descartes comme « un homme 
qui passe sa vie à observer en lui-même le travail de 
la pensée, le jeu des passions, etc. ». Mais Des- 
cartes, nous l'avons vu, passa la plus grande partie 
de sa vie à observer les hommes de toutes les 
nations et de tous les pays, à épier les phénomènes 
curieux de la nature, à poursuivre des découvertes 
de mathématiques, à résoudre les innombrables 
problèmes que lui envoyaient le père Mersenne et 
les autres mathématiciens du temps, à faire des 
expériences de chimie, à disséquer et « anatomîser » 
des animaux, dont il montrait à ses amis les cada- 
vres et squelettes en disant : « Voilà ma biblio- 
thèque ». Et quand il se repliait sur lui-même, ce 
n'était point pour y étudier ce que son disciple Spi- 
noza appelait avec dédain les historioles de Tàme, 
c'était pour y chercher le point de coïncidence entre 
la réalité et la pensée ; ce point, il le trouvait dans 
deux idées : celle du moi et celle de l'être parfait. 



PSYCHOLOGIE DE DESCARTBS. 137 

qui ont le privilège, selon lui, de nous faire toucher 
à la fois l'idéal et le réel. Cependant la psychologie, 
à la fois métaphysique et scientifique, attirait de 
plus en plus l'esprit de Descartes. C'est ce qui 
lui fit, en 1646, composer son Traité des passions 
de l'ame. Il atteignait d'ailleurs l'âge où ces pro- 
blèmes préoccupent davantage; il était « fatigué de 
la géométrie », il croyait avoir épuisé la métaphy- 
sique; il songeait surtout à écrire sur l'homme. 
Toute grande doctrine aboutit toujours à la pratique, 
et, nous le savons. Descartes lui-même avait le souci 
des applications autant que des spéculations ; c'est 
un des traits caractéristiques de son génie. 

La psychologie de Descartes n'est point celle 
des Ecossais ni des éclectiques, c'est la psycho- 
logie physiologique de notre époque, dont on peut 
le considérer comme le fondateur. Pour Descartes, 
il n'y a pas de psychologie détachée, qui serait 
indépendante de la métaphysique d'une part, de la 
physiologie de l'autre. Etudiez-vous les faits parti- 
culiers et les lois particulières de la vie intérieure, 
les passions et les émotions, tout ce qui provient de 
ce que l'esprit est uni à la matière et « ne fait qu'un 
avec elle », alors les mouvements de l'organisme 
rendront compte de ce qui, dans nos états internes, 
peut devenir l'objet d'une vraie science. Étudiez- 
vous la pensée et ses lois radicales, ce que Des- 
cartes appelle les « principes de la connaissance 
humaine », identiques aux principes de l'existence 
telle que nous pouvons la saisir; alors vous êtes en 



188 DESGARTES. 

pleine métaphysique. De même, lorsque vous étu- 
diez la volonté libre, avec sa puissance « infinie » 
en Dieu et même chez Thomme. Les phénomènes de 
la nature humaine sont donc, pour Descartes, ou tout 
intellectuels et métaphysiques, ou tout corporels et 
mécaniques. Ou plutôt, ils sont toujours à la fois 
une série de « pensées » et une série de « mouve- 
ments ». 

On peut considérer le Traité des passions de 
l'dme comme le premier modèle de la psychologie 
scientifique aujourd'hui en honneur. La physiologie, 
en efTet, n'y tient pas moins de place que la psy- 
chologie même. La théorie de Tassociation ou 
liaison des idées, expliquée par la liaison des traces 
du cerveau et par le mécanisme de l'habitude, se 
trouve esquissée dans Descartes, très développée 
chez Malebranche et Spinoza; si bien que cette 
théorie prétendue anglaise est encore cartésienne. 
Mais, chez Descartes, tout tend à cette forme déduc- 
tive que Spinoza devait, dans son Ethique^ adopter 
en l'exagérant. Spinoza fera la géométrie des pas- 
sions. Descartes en fait la physiologie. 

Supposez, dit Descartes, un pur esprit, comme 
celui d'un ange, dans un corps humain, mais con- 
servant son caractère « d'ame distincte », il n'aurait 
pas « les sentiments tels que nous; mais il perce- 
vrait seulement les mouvements causés par les 
objets extérieurs ; et par là il serait difTérent d'un 
véritable homme ». Nos sentiments et nos sensations 
sont donc les représentations obscures des mouve- 



PSYCHOLOGIE DE DESGARTES. 139 

ments utiles ou nuisibles à la vie et tiennent à ce 
que nous ne sommes pas des intelligences « dis- 
tinctes ». La passion proprement dite ou émotion 
est un état de conscience confus, « une pensée con- 
fuse », excitée « par le mouvement des nerfs » et 
qui a pour résultat, remarque ingénieusement Des- 
cartes, de « disposer Tesprit à cette autre pensée 
plus claire en laquelle consiste l'amour raisonnable ». 
Qu'est-ce, par exemple, que le sentiment de la soif, 
produit par la sécheresse de la gorge? C'est un état 
concret de la conscience, « une pensée confuse qui 
disposé au désir de boire, mais qui n'est pas ce 
désir même ». Pareillement, dans l'amour, « on 
sent je ne sais quelle chaleur autour du cœur », qui 
fait qu' « on ouvre même les bras comme pour 
embrasser quelque chose », mais ce sentiment de 
chaleur n'est point encore l'union de volonté avec 
l'être aimé; « aussi arrive-t-il quelquefois que le 
sentiment ou la passion de l'amour se trouve en 
nous sans que notre volonté se porte à rien aimer, 
à cause que nous ne rencontrons point d'objet que 
nous pensions en être digne ». Il faut donc tou- 
jours, selon Descartes, distinguer l'élément phy- 
sique des passions, qui se retrouve jusque chez les 
animaux et, par conséquent, n'est qu'un mécanisme 
nerveux, d'avec l'élément intellectuel, qui n'existe 
que chez un être pensant. Théorie originale et 
profonde, qui contient en germe bien des vérités 
aujourd'hui reconnues. Descartes anticipe les recher- 
ches de Darwin sur l'expression des émotions. De 



140 DESCARTES. 

plus, il comprend ce que bien des psychologues 
contemporains méconnaissent encore : que ce qui 
nous semble 1' « expression » de nos passions est, 
en grande partie, un élément intégrant et constitutif 
de ces passions mêmes. La peur, par exemple, en 
tant que passion^ n'est point constituée par ce rai- 
sonnement intellectuel ; — Voici une bête nuisible, 
donc je fuis. — Elle est constituée par la conscience 
même des mouvements automatiques et réflexes que 
provoque, « sans notre volonté », l'image de Tobjet 
terrible surgissant dans le cerveau. Avoir peur, 
c'est percevoir confusément la tempête cérébrale et 
nerveuse qui aboutit mécaniquement aux mouve- 
ments des jambes; avoir peur, c'est se sentir entraîné 
mécaniquement à fuir. A l'automatisme, selon Des- 
cartes, il appartient de commencer, indépendamment 
de notre volonté, tous les mouvements utiles à notre 
conservation, et de les propager dans les muscles 
par une « ondulation réflexe » . Aussi notre volonté 
ne peut-elle agir directement sur nos passions et 
émotions : le changement qu'elle désire n'a lieu, dit 
Descartes, que si « la nature ou l'habitude a joint tel 
mouvement à telle pensée ». De même, ajoute Des- 
cartes, essayez de dilater ou de contracter votre 
pupille, vous n'y parviendrez pas : car « la nature a 
joint ce mouvement non à la volonté de dilater ou 
contracter, mais à la volonté de regarder des objets 
distants ou rapprochés ». Nous sommes donc obligés 
d'agir indirectement sur nos passions, en évoquant 
des images contraires à celle dont nous voulons 



PSYCHOLOGIE DE DESCARTES. 141 

refréner les effets ; nous contre-balançons une pensée 
par une autre pensée, une passion par une autre 
passion. Toutes vérités confirmées par la psychologie 
contemporaine. 

Non moins remarquables sont et la classification 
et l'analyse des diverses passions de Tâme. On sait 
que Descartes ramène tout à six passions primi- / 
tives : Tétonnement, Tamour, la haine, le désir, la 
joie et la tristesse. L'étonnement est, pour ainsi 
dire, une passion préliminaire qui devance toutes les 
autres, parce qu'elle est Tespèce de choc nerveux et 
intellectuel produit par un objet nouveau, avant 
même que nous connaissions ce que cet objet a 
d'avantageux ou de nuisible et que nous puissions 
ainsi l'avoir en amour ou en aversion. On n'a guère 
compris ce qu'il y a de vérité dans cette théorie de 
Descartes sur l'étonnement; ne rappelle-t-elle pas^ 
cependant, les doctrines des psychologues contem^- 
porains? Ceux-ci, avec Spencer, considèrent le choc 
nerveux comme le phénomène fondamental du côté 
physiologique, ils considèrent le sentiment de la dif- 
férence ou de la nouveauté^ par conséquent Y « éton»» 
nement », comme le corfélatif mental du choc ner- 
veux. C'est donner raison à Descartes. L'étonnement 
est^ pour ainsi dire, la passion de l'intelligence; les 
cinq autres passions sont plutôt celles de la volonté^ 
puisqu'elles dérivent de ce que l'objet nouveau qui 
nous a plus ou moins surpris « se trouve être bon 
ou mauvais pour nous ». Dans cette nouvelle caté- 
gorie de passions, c'est, selon Descartes, l'amour qui 



142 J>£SCART£S. 

est primordial; la haine n'est qu'un amour se diri- 
geant à l'opposé d'un obstacle ; le désir est l'amour 
de ce que nous ne possédons pas encore ; la joie et la 
tristesse sont les sentiments causés par la présence 
ou par l'absence de l'objet aimé. Otez l'amour, dira 
Bossuet, vous ôtez toutes les passions ; posez l'amour, 
vous les faites naître toutes. Et c'est encore ce que 
confirme la psychologie contemporaine. 

En se combinant, les passions primitives produi- 
sent en effet toutes les autres. Descartes excelle à 
l'analyse de ces combinaisons subtiles et à l'expli- 
cation des cas les plus embarrassants. Pourquoi, 
par exemple, trouvons-nous du plaisir jusque dans 
la fatigue des jeux où il faut de la force et de 
l'adresse, jusque dans les larmes versées à la vue 
de quelque grand malheur représenté sur la scène ? 
— L'âme se plaît, répond Descartes, « à sentir 
émouvoir en soi des passions, de quelque nature 
qu'elles soient, pourvu qu^elle en demeure maîtresse ». 
Si nous lisons des « aventures étranges dans un 
livre », nous éprouvons tantôt de la tristesse, tantôt 
de la joie, de l'amour, de la haine, « et généralement 
toutes les passions, selon la diversité des objets qui 
s'offrent à notre imagination » ; et pourquoi avons- 
nous du plaisir « à les sentir exciter en nous », 
même les plus tristes? C'est, dit Descartes, que « ce 
plaisir est une joie intellectuelle qui peut aussi bien 
naître de la tristesse que de toutes les autres pas- 
sions ». Il y a donc, jusque dans les émotions qui 
dépendent de quelque mouvement des nerfs, un 



PSYCHOLOGIE DE DESCARTES. 143 

exercice de la volonté qui sent sa maîtrise et une 
émotion de nature intellectuelle, « qui n'est excitée 
en Tâme que par Tâme même ». L'élément volontaire 
et l'élément intellectuel des passions sont ainsi mis 
en lumière. Rappelons encore tant de pages fines et 
piquantes sur l'humilité vertueuse et vicieuse, sur la 
bonne et la mauvaise jalousie, sur la moquerie, qui 
est la revanche des plus imparfaits, « désirant voir 
tous les autres aussi disgraciés qu'eux, et bien aise 
des maux qui leur arrivent » ; sur cette raillerie 
modeste qui, au contraire, reprend utilement les 
vices en les faisant paraître ridicules, mais « sans 
témoigner aucune haine contre les personnes » : ce 
n'est plus alors une passion, « mais une qualité 
d'honnête homme, laquelle fait paraître la gaité de 
son humeur et la tranquillité de son âme ». Non 
moins que Molière et La Bruyère, Descartes mal- 
mène les faux dévots qui, « sous ombre qu'ils vont 
souvent à l'église, qu'ils récitent force prières, qu'ils 
portent les cheveux courts, qu'ils jeûnent, qu'ils 
donnent l'aumône, pensent être entièrement parfaits, 
et s'imaginent qu'ils sont si grands amis de Dieu 
qu'ils ne sauraient rien faire qui lui déplaise ». Puis, 
flétrissant avec courage le fanatisme religieux de son 
temps, Descartes ajoute : « Tout ce que leur dicte 
leur passion est un bon zèle, bien qu'elle leur dicte 
quelquefois les plus grands crimes qui puissent être 
commis par des hommes, comme de trahir des villes, 
de tuer des princes, d'exterminer des peuples entiers 
pour cela seul qu'ils ne suivent pas leur opinion ». 



\kk DESCARTES. 

C'est dans le bon usage des passions que Des- 
cartes met « toute la douceur et toute la félicité de 
cette vie ». En les examinant, il les trouve presque 
toutes a bonnes de leur nature », sauf la lâcheté et 
la peur. Pour celles-ci, il a « bien de la peine à en 
deviner l'utilité » — ce qui lui fait honneur. L'âme 
« peut avoir ses plaisirs à part, mais pour ceux qui 
lui sont communs avec le corps, ils dépendent entiè- 
rement des passions ». — « Notre âme, écrit-il 
encore à Chanut , n'aurait pas sujet de vouloir 
demeurer jointe à son corps un seul moment, si elle 
ne pouvait les ressentir »; mieux vaudrait être un 
pur esprit. Nous n'avons donc à éviter que « leur 
mauvais usage et leurs excès »4 

Telle est cette théorie des passions qui les ramène 
à un sentiment confus des mouvements de l'orga*- 
nisme, provoquant, d'une part, l'éveil de l'étonné^ 
ment intellectuel et, d'autre part, l'éveil de l'amour 
volontaire. On conviendra que cette doctrine ofire 
encore une riche matière aux méditations de nos 
contemporains. 

La psychologie de Descartes ^ avec ses deux 
aspects métaphysique et physiologique, exerça une 
évidente influence sur celle de Malebranche, de Spi»- 
iloza, de Bossuet méme^ qui joignirent toujours la 
Considération des organes à celle de l'esprit. Elle 
contribua aussi, pour une certaine part, à accroître 
le goût de l'analyse psychologique qui devait carac- 
tériser le siècle de Louis XIV. 



CHAPITRE II 



MORALE DE DESGARTES 

4 

I. — L*influence du cartésianisme en morale fut 
beaucoup plus grande qu'il ne le semble au premier 
abord. Il est de mode d'attribuer peu d'importance 
à la morale de Descartes. On croit qu'il s'en est tenu 
à sa « morale de provision », ou que, pour l'enrichir, 
il a emprunté aux anciens quelques maximes. 

Un critique éminent a dit qu' « il n'y a pas de 
morale cartésienne » ; ou, si l'on veut qu'il y en ait 
une, a ce sera, dit M. Brunetière, la morale de Mon- 
taigne, celle des sceptiques de tous les temps et de 
toutes les écoles : vivons comme nous voyons qu'on 
vit autour de nous, et ne nous mêlons pas de 
réformer le monde.... On dirait en vérité que toutes 
les questions qui regardent la conduite n'ont pas 
d'importance à ses yeux. » Nous ne saurions nous 
ranger à cette opinion. Descartes nous dit, il est 
vrai, qu'il avait coutume de « refuser d'écrire ses 
pensées sur la morale, parce qu'il n'y a point de 

10 



146 DBSCARTES, 

matière d'où les malins puissent plus aisément tirer 
des prétextes pour calomnier ». Le presse-t-on 
d'aborder enfin la théorie des mœurs, il se dérobe le 
plus souvent. Il allègue 1* « animosité des régents et 
des théologiens ». On Ta tant blâmé, dit-il, « pour 
ses innocents principes de physique » ! que serait-ce 
donc « s'il allait s'occuper de morale » ? Il mène 
d'ailleurs « une vie retirée » ; son a éloignement des 
affaires le rend incompétent ». Aussi laisse-t-il la 
morale publique « aux souverains et à leurs repré- 
sentants autorisés ». Il n'en est pas moins vrai que, 
sans écrire de traité, Descartes a indiqué avec pré- 
cision sa doctrine de la vie. Et si cette doctrine eût 
été tellement banale, se serait-il fait prier à ce point 
pour la laisser entrevoir ? 

On s'en rapporte là-dessus à ce jugement malveil- 
lant de son rival Leibniz : « Sa morale est un com- 
posé des sentiments des stoïciens et des épicuriens, 
ce qui n'est pas fort difficile, car déjà Sénèque les 
conciliait fort bien » . On verra tout à l'heure l'injus- 
tice de cette appréciation sommaire. Les historiens 
de la philosophie s'étant dispensés de reconstruire 
la morale de Descartes, nous essaierons cette recon- 
struction, d'un haut intérêt historique et philoso- 
phique. Les lettres à la princesse Elisabeth et à 
Chanut sur la morale sont d'une plénitude et d'une 
profondeur qui nous rappellera Pascal. Leibniz n'y 
a voulu voir qu'un commentaire de Sénèque et 
d'Ëpictète, parce que Descartes y apprécie ces deux 
moralistes ; mais, en réalité, c'est toute la morale de 



MORALE DE DESGARTES. 147 

Spinoza que Descartes esquisse d'avance, surtout 
dans sa lettre à Chanut sur Tamour. Sans compter 
que la morale de Leibniz — elle-même si peu déve- 
loppée — s'y retrouve tout entière, avec quelque 
chose de plus et de mieux. 

Ce qui frappe tout d'abord chez Descartes et ce 
qui est de grande conséquence, c'est la complète 
séparation d'avec la théologie révélée, dans cette par- 
tie même de la philosophie qui aboutit à la pratique. 
Gonsole-t-il ses amis sur la perte de leurs proches 
et sur les autres misères de la vie, ou discute*t-il 
avec eux les principes abstraits de la morale, il s'en 
tient toujours « à la lumière naturelle », sans rejeter 
la foi assurément, mais sans jamais la confondre 
avec la raison. Par là, tout d'abord, il préparait une 
véritable révolution en morale. 

Sa doctrine de la vie se divise en deux parties : 
l'une qui n'est que le premier degré ou, comme il 
disait, la première « provision » du philosophe : 
c'est cette sagesse moyenne dont, en attendant mieux, 
il s'était contenté dans le Discours de la méthode, 
sagesse qui est d'ailleurs presque tout pour la plu- 
part des hommes, parce qu'ils vivent surtout de la 
vie sensible. Pour ceux-là, la morale se confond en 
grande partie avec l'hygiène et la médecine. « L'es- 
prit dépend si fort du tempérament et des organes 
du corps, que, s'il est possible de trouver quelque 
moyen qui rende communément les hommes plus 
sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusqu'ici, je 
crois que c'est dans la médecine qu'on doit le cher- 



148 DESCARTES. 

cher. » Cet adage de Descartes n'est point pour 
déplaire aux naturalistes de notre temps. Mais c'est 
sur la métaphysique et sur la physique même, con- 
sidérée comme science des lois du monde entier, 
que Descartes fonde « la plus haute et la plus par- 
faite morale » : celle du sage qui ne marche plus « à 
tâtons dans les ténèbres », qui n*est plus réduit à 
chercher en tout le juste milieu. Connaissant les 
principes des choses et surtout le premier principe, 
le sage se propose de vivre en conformité et avec les 
lois de l'univers et avec la volonté d'où est sorti 
l'univers même. « La plus haute et la plus parfaite 
morale, présupposant une entière connaissance des 
autres sciences, est le dernier degré de la sagesse. » 
Descartes écrit à Chanut que «'le moyen le plus 
assuré pour savoir comment nous devons vivre est 
de connaître auparavant quels nous sommes, quel 
est le monde dans lequel nous vivons, et qui est le 
créateur de cet univers que nous habitons » . Le sou- 
verain bien, « considéré par la raison naturelle », 
n'est en effet que « la connaissance de la vérité par 
ses premières causes, c'est-à-dire la sagesse, dont 
la philosophie est l'étude ». Aussi est-ce proprement 
« avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les 
ouvrir, que de vivre sans philosopher ». L'étude de 
la philosophie « est plus nécessaire pour régler nos 
mœurs et nous conduire en cette vie que n'est 
l'usage de nos yeux pour guider nos pas » . Chaque 
nation est « d'autant plus civilisée et policée que les 
hommes y philosophent mieux, et ainsi c'est le plus 



MORALE DE DESCARTES. 149 

grand bien qui puisse être dans un Etat que d'avoir 
de vrais philosophes » (Épître dédicatoire des Prin- 
cipes). Ne croyez- vous pas entendre d'avance les 
philosophes du xviii® siècle? 

La théorie de la volonté et de son rapport avec 
le jugement, capitale pour l'éthique, est une des 
plus originales de Descartes. D'abord, elle n'est 
pas purement intellectualiste, comme chez Leib- 
niz. Sans doute Descartes a dit dans le Discours 
de la méthode : « Notre volonté ne se portant à 
suivre et à fuir aucune chose que selon que notre 
entendement nous la représente bonne ou mauvaise, 
il suffit de bien juger pour bien faire, et de juger le 
mieux qu'on puisse pour faire aussi tout de son 
mieux, c'est-à-dire pour acquérir toutes les vertus . . . .» 
Et sur la foi de ces paroles, où l'action de l'intel- 
ligence est exagérée, on a voulu faire de Descartes 
un pur socratique. C'est oublier que, pour Des- 
cartes, le jugement même est volontaire : il est notre 
puissance « infinie » de vouloir, de désirer et d'agir, 
se fixant dans une affirmation qui, une fois pro- 
duite, entraîne l'action conforme. Pour juger, il faut 
faire « attention », résister à la fantasmagorie 
interne des images qui passent devant l'esprit, 
dégager les rapports intelligibles et l'ordre vrai des 
idées, créer ainsi la vérité en soi, et, du même 
coup, le bien. Or, « l'homme pouvant n'avoir pas 
toujours une parfaite attention aux choses qu'il doit 
faire, c'est une bonne action que de l'avoir, et de 
faire par son moyen que notre volonté suive si fort 



150 DESCAUTES. 

la lumière de notre entendement qu'elle ne soit plus 
du tout indifférente ». 

Cette doctrine, qui rapproche « le jugement » de la 
« volonté », Taffirmation du « désir », la négation de 
la « crainte », a son côté vrai, que la philosophie 
contemporaine a confirmé. Juger, ce n'est pas rester 
passif sous l'action du dehors, c'est commencer à 
réagir par des mouvements qui sont les uns dans le 
sens de l'objet, les autres à l'opposé. Descartes a 
donc raison de dire : a L'intellection est proprement 
la passion de l'âme, et l'acte de la volonté son action. 
Mais, comme nous ne saurions vouloir une chose 
sans la comprendre en même temps, et que nous ne 
saurions presque rien comprendre sans vouloir en 
même temps quelque chose, cela fait que nous ne 
distinguons pas facilement en elle la passion et l'ac- 
tion. » Descartes a aussi fort bien vu que nous pro- 
nonçons souvent des affirmations et que nous com- 
mençons souvent des actes sans que paroles et actes 
aient leurs raisons suffisantes dans une vraie con- 
naissance de choses. Paroles et actes ne sont pas 
de l'intellection; ils sont déterminés à la fois par ce 
que nous comprenons et par l'ensemble de toutes nos 
tendances innées ou acquises, en d'autres termes par 
notre intelligence et par notre volonté. Souvent même 
nous sommes obligés d'agir sans bien savoir com- 
ment il faudrait agir. « Gomme il n'est pas nécessaire, 
pour faire un jugement tel quel, que nous ayons une 
connaissance entière et parfaite, de là vient que, très 
souvent, nous donnons notre consentement à des 



MORALE DE DESCARTES. 151 

choses dont nous n'avons jamais eu qu'une connais- 
sance confuse. » Les bornes de notre vision intellec- 
tuelle ne sont pas toujours les bornes de notre affir- 
mation active. De là ces inductions précipitées, ces 
générations hâtives, ces passages brusques de Tap- 
parence à la réalité, en un mot de ce qu'on voit à ce 
qu'on ne voit pas. Mais, dira-t-on, si le jugement est 
« volontaire » , toutes nos erreurs intellectuelles sont 
donc des fautes morales? Non, répond Descartes. 
Pour que l'erreur fût toujours une faute morale, il 
faudrait que l'homme eût l'intention d'errer et prît 
l'erreur pour fin de sa volonté même. Or, a personne 
n'a la volonté de se tromper » . Par exemple, de ce 
qu'une chose est arrivée trois ou quatre fois, je con- 
clus précipitamment qu'elle arrive toujours : je n'ai 
pas fait cette conclusion par amour de l'erreur; néan- 
moins je l'ai faite volontairement en ce sens que rien 
d'intellectuel ne me contraignait à affirmer si vite, et 
si j'avais voulu contenir mon élan, ma vitesse acquise, 
je n'aurais point dépassé dans ma conclusion les pré- 
misses fournies par mon intelligence. Mais, s'il y a 
volonté et réaction motrice dans tout jugement que 
nous formulons en paroles intérieures ou en com- 
mencements d'actes, il n'y a pas pour cela liberté 
d'indifiërence. 

Notre pouvoir de mal faire a son origine, selon 
Descartes, non pas dans l'essence de la liberté, car 
la liberté n'entraîne pas nécessairement le pouvoir de 
faillir; mais dans l'imperfection de notre liberté, qui 
est mêlée d'indifi^érence. Et cette indifférence, à son 



152 DBSCARTES. 

tour, provient de rimperfection de rentendement. 
La faute, sans être une pure ignorance, comme le 
croyait Socrate, a donc, selon Descartes, Tignorance 
comme condition. « Je ne crois point que, pour mal 
faire, il soit besoin de voir clairement que ce que 
nous faisons est mauvais ; il suffit de le voir confu- 
sément, ou seulement de se souvenir qu'autrefois on 
a jugé que cela l'était, sans le voir en aucune façon, 
c'est-à-dire sans faire attention aux raisons qui le 
prouvent; car, si nous le voyions clairement, il nous 
serait impossible de pécher pendant le temps que 
nous le verrions de cette sorte; c'est pourquoi on dit 
que : omnis peccans estignorans, » La morale consiste 
donc à passer de l'indétermination primitive, qui est 
le plus bas degré du vouloir, à cette détermination 
du vouloir par l'intelligence qui est la vraie liberté : 
car, d'une « grande lumière dans l'entendement » 
suit une « grande inclination dans la volonté ». 

Cette théorie se rattache à la doctrine entière de 
Descartes sur le monde comme volonté et repré- 
sentation. Descartes concevait l'être comme consis- 
tant dans l'intime unité de 1' « existence » et de 
1' « essence » ; de plus, il plaçait l'existence dans la 
« puissance » de détermination, l'essence dans la 
détermination actuelle. En Dieu et dans les esprits, 
la puissance de détermination prend le nom de 
volonté, au sens propre de ce mot; la détermination 
consciente de soi prend le nom d'intelligence. Enfin 
le caractère de la puissance volontaire lui paraissait 
être, même chez l'homme, l'infinité; l'intelligence. 



MORALE ]>£ DESCARTES. 153 

et les idées lui semblaient au contraire quelque 
chose d^essenliellement défini qui, parfait en Dieu, 
demeure imparfait et lini chez l'homme. L'existence 
parfaite, où « l'existence et l'essence ne font qu'un », 
est par cela même l'absolue unité de la volonté et de 
l'intelligence. L'une y est adéquate à l'autre, sans 
qu'on doive a concevoir aucune préférence ou prio- 
rité entre l'entendement de Dieu et sa volonté ». 
Cette parfaite unité du connaître et du vouloir est, 
aux yeux de Descartes, la parfaite a liberté », 
puisque rien d'extérieur n'impose aucune limite ni 
au vouloir divin ni à la divine intelligence. La 
liberté suprême est donc l'identité éternelle de la 
parfaite puissance d'indétermination et de la parfaite 
détermination. En nous, la volonté seule est infinie, 
en ce sens qu'elle peut, dit Descartes, « se porter 
à tout », vouloir tout « sans que nous sentions 
qu'aucune force extérieure nous y contraigne »; 
mais notre intelligence finie n'est point égale ou 
adéquate à notre volonté. Il en résulte qu'une foule 
de degrés sont possibles dans notre développement 
à la fois volontaire et intellectuel, par conséquent 
dans notre moralité. Au premier degré, notre puis- 
sance infinie de vouloir n'étant éclairée que très 
imparfaitement par une intelligence encore très 
ignorante, nous avons la liberté d'indifférence, « qui 
est le plus bas degré de la liberté », et aussi de la 
moralité. A l'autre extrémité de l'échelle, nous nous 
rapprochons de l'idéal réalisé en Dieu; supposez 
que notre connaissance du bien et du mal fût par- 



154 DESCART£S. 

faite, notre volonté serait infailliblement déterminée 
au vrai et au bien. « Afin que je sois libre, dit 
Descartes, il n'est pas nécessaire que je sois indiffé- 
rent à choisir l'un ou l'autre des deux contraires; 
mais plutôt, d'autant plus que je penche vers l'un, 
comme quand je connais évidemment que le bien 
et le vrai s'y rencontrent, d*autant plus librement 
j'en fais choix et je l'embrasse.... Si je connaissais 
toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, 
je ne serais jamais en peine de délibérer quel juge- 
ment et quel choix je devrais faire; et ainsi je serais 
entièrement libre sans être jamais indifférent. » La 
vraie liberté morale est donc identique à la sagesse. 
La volonté n'y dépend plus que de l'intelligence, et 
l'intelligence que de la vérité. Demander une plus 
haute liberté pour l'homme, c'est, selon Descartes, 
demander l'impossible. La liberté divine, elle, fait 
la vérité même en la voulant; nous, nous ne pou- 
vons que trouver la. vérité toute faite et la vouloir. 
Notre liberté ne consiste pas à faire la vérité, mais 
à la faire nôtre en l'acceptant. 

Cette théorie est sans doute un souvenir des doc- 
trines platonicienne et stoïcienne d'une part, des 
doctrines chrétiennes et du scotisme de l'autre ; mais 
elle est en même temps un effort personnel de haute 
valeur pour concilier l'indéterminisme et le déter- 
minisme. De nos jours même, on comprend que 
l'intelligence ne doit pas être absolument primitive ; 
on admet avec Kant, Schelling et Schopenhauer 
(( la primordialité du vouloir » ; on tend donc à se 



MORALE DE DËSCARTES. l55 

diriger dans le même sens que Descartes. De plus, 
on comprend que la vraie liberté n'est pas dans le 
libre arbitre d'indifférence, mais dans la détermi- 
nation du vouloir par le suprême idéal. 

II. — A cette théorie de la volonté se rattache 
celle du bien. Dans la puissance infinie du vouloir 
réside, selon Descartes, notre vraie grandeur; le 
bien n'est donc autre que la rectitude de la volonté 
ou la « bonne volonté ». — « Le souverain bien de 
chacun en particulier ne consiste qu'en une ferme 
volonté de bien faire et au consentement qu'elle 
produit. Dont la raison est que je ne remarque 
aucun autre bien qui me semble si grand ni qui soit 
entièrement au pouvoir de chacun. » Descartes 
interprète ainsi en son sens profond la grande 
distinction stoïcienne entre ce qui dépend de nous 
et ce qui ne dépend pas de nous, entre les biens de 
la volonté, qui sont seuls des biens, et les avantages 
extérieurs, qui n'ont pas un caractère de vraie 
moralité. « Un petit vase, dit Descartes, peut être 
aussi plein qu'un grand, encore qu'il contienne 
moins de liqueur; ainsi le plus disgracié de la for- 
tune ou de la nature peut être rempli par le conten- 
tement du vrai bien. » 

Mais cette doctrine stoïcienne n'est encore que 

9 

préliminaire. Dans une de ses lettres à Elisabeth, 
Descartes déclare que, laissant là Sénèque, il va 
établir les idées directrices de sa propre morale. 
Ces idées sont au nombre de quatre. D'abord celle 
de l'être parfait, qui est « le véritable objet de 



156 DESCARTES. 

Tamour » ; puis Tidée de notre « esprit » , dont la 
nature, distincte du corps et « plus noble », nous 
commande de nous détacher des choses corporelles; 
en troisième lieu, l'idée du « monde infini », qui 
nous détache de la terre même, en nous empêchant 
de croire que « tous les cieux ne sont faits que pour 
le service de la terre ou la terre que pour Thomme » ; 
la pensée de Tinfini supprime ainsi, avec les fausses 
notions de causes finales, cette « présomption im- 
pertinente » par laquelle « on veut être du conseil 
de Dieu et prendre avec lui la charge de conduire 
le monde ». Enfin, la quatrième idée directrice de 
nos actes est la considération de notre rapport à la 
société universelle et au monde entier. Bien que 
chacun de nous soit « une personne séparée des 
autres, et dont par conséquent les intérêts sont en 
quelque façon distincts de ceux du reste du monde », 
il faut toutefois penser qu' « on ne saurait subsister 
seul, et que Ton est en effet Tune des parties de 
cette terre, l'une des parties de cet Etat, de cette 
société, de cette famille, à laquelle on est joint par 
sa demeure, par son serment, par sa naissance, et 
qu'il faut toujours préférer les intérêts du tout dont 
on est une partie ». Cette considération « est la 
source et l'origine de toutes les plus héroïques 
actions que fassent les hommes ». Chaque homme 
est donc obligé « de procurer, autant qu'il est en 
lui, le bien de tous les autres, et c'est proprement 
ne valoir rien que de n'être utile à personne » . 
Le résultat pratique de ces connaissances sur 



MORALE DE DESCARTES. 157 

Têtre parfait, Tâme, le monde infini et la société 
universelle, ce sont les divers degrés correspon- 
dants de l'amour; car l'amour est la volonté s'unis- 
sant aux divers biens que conçoit l'intelligence et 
passant ainsi de l'indétermination à une détermina- 
tion progressive. Ici vont s'ouvrir à nos yeux les 
profondeurs de la morale cartésienne. 

Chanut avait posé à Descartes, de la part de 
Christine, les questions suivantes : « Qu'est-ce que 
l'amour? » — « La seule lumière nous enseigne- 
t-elle à aimer Dieu? » Enfin : « Lequel des deux 
dérèglements est le pire, celui de l'amour ou celui 
de la haine ? » Descartes répond par une lettre qui 
est un chef-d'œuvre : d'avance y sont condensées 
les plus belles pages de Spinoza sur 1' « amour intel- 
lectuel de Dieu », fin suprême de toute morale. 
Descartes commence par distinguer entre « Famour 
qui est purement intellectuelle et celle qui est une 
passion » . Lorsque notre âme aperçoit quelque bien 
présent ou absent, « elle se joint à lui de volonté, 
c'est-à-dire elle se considère soi-même avec ce 
bien-là comme un tout dont il est une partie, et elle 
l'autre ». Voilà, de l'amour intellectuel, une défi- 
nition que ni Pascal ni personne n'a jamais dépassée. 
Le bien est-il présent, continue Descartes, alors le 
mouvement de la volonté, « qui accompagne la con- 
naissance qu'elle a que ce qui lui est un bien lui est 
uni », constitue « la joie ». Est-il absent, c'est la 
« tristesse » ; est-il à acquérir, c'est le « désir ». 
Dans l'amour, la joie, la tristesse et le désir, ainsi 



158 DBSGÀRTES. 

considérés en eux-mêmes et dans leur pureté, il y 
a toujours volonté et intelligence, il n'y a pas encore 
passion. Sans doute la passion, ce reflet du corps, 
accompagne d'ordinaire Tamour intellectuel ; ne 
l'oublions pas cependant, la passion n'est pas l'amour 
même, le désir n'est pas non plus l'amour : « Un 
désir fort violent peut être fondé sur une amour qui 
souvent est faible ». Il faudrait d'ailleurs, remarque 
Descartes, « écrire un gros volume pour traiter de 
toutes les choses qui appartiennent à cette passion » . 
Descartes voudrait lui-même, s'il était possible, que 
sa lettre devînt ce volume, parce que parler de 
l'amour c'est en subir le charme, et le naturel de 
l'amour est de faire qu' « on se communique le plus 
qu'on peut ». Descartes se communique donc encore, 
et il distingue excellemment trois sortes d'amour : 
pour ce qui nous est inférieur, ou égal, ou supé- 
rieur. « La nature de l'amour étant de faire qu'on 
se considère avec l'objet aimé comme un tout dont 
on n'est qu'une partie, on transfère les soins qu'on 
a coutume d'avoir pour soi-même à la conservation 
du tout. » Voilà le principe. Or, si nous nous « joi- 
gnons de volonté avec un objet que nous estimons 
moindre que nous-même, par exemple si nous 
aimons « une fleur, un oiseau », nous ne donnons 
pas notre vie pour ces objets, parce qu'ils sont des 
parties du tout moindres que nous-même. Au con- 
traire, dit Descartes, s'animant de plus en plus et 
emporté enfin à cette éloquence qui vient du cœur, 
« quand 'deux hommes s'estiment, la charité veut que 



MORALE DE DESCARTES. 169 

chacun d'eux estime son ami plus que soi*même; 
c'est pourquoi leur amitié n'est point parfaite s'ils 
ne sont prêts de dire en faveur l'un de l'autre : Me 
me adsum quifeci, in me convertite ferrum ». De même 
quand un particulier se joint de volonté à ses con- 
citoyens et à son pays, si « son amour est par- 
faite », il ne se doit estimer « que comme une fort 
petite partie du tout qu'il compose avec eux, et 
ainsi ne craindre pas plus d'aller à une mort assurée 
pour leur service qu'on ne craint de tirer un peu de 
sang de son bras pour faire que le reste du corps se 
porte mieux. Et on voit tous les jours des exemples 
de cette amour, même en des personnes de basse 
condition, qui donnent leur vie de bon cœur pour le 
bien de leur pays. » De là suit cette dernière con- 
séquence, que nous pouvons aimer non seulement 
nos inférieurs, nos égaux, nos supérieurs, mais ce 
qui est supérieur à tout le reste. Dieu. Et notre 
amour envers Dieu « doit être sans comparaison la 
plus grande et la plus parfaite de toutes » . 

Telle est la réponse de Descartes au premier pro- 
blème posé par Christine. Maintenant, pour passer 
au second, pouvons-nous « véritablement aimer 
Dieu par la seule force de notre nature »? — C'est 
ici que les théologiens vont dresser l'oreille. — « Je 
n'en fais aucun doute », répond Descartes sans 
hésiter. « Je n'assure point que cette amour soit 
méritoire sans la grâce, je laisse démêler cela aux 
théologiens; mais j'ose dire qu'au regard de cette 
vie, c'est la plus utile et la plus ravissante passion 



160 OBSGARTES. 

que nous puissions avoir, et même qu'elle peut être 
la plus forte. » Qu'est-ce en effet que Dieu, sinon 
un « esprit ou une chose qui pense » ? Nous qui 
sommes « pensée », nous lui ressemblons donc, 
c( et nous venons à nous persuader que notre âme 
est une émanation de sa souveraine intelligence, et 
dwinse quasi particulam aurse » . Et si nous consi- 
dérons le monde « sans l'enfermer en une boule, 
comme ceux qui veulent que le monde soit fini », 
notre âme s'élargit elle-même, s'égale à l'univers, 
le dépasse; « et la méditation de toutes ces choses 
remplit un homme qui les entend bien d'une joie si 
extrême qu'il pense déjà avoir assez vécu ». Il aime 
Dieu si parfaitement qu' « il ne désire plus rien au 
monde » ; il ne craint plus « ni la mort, ni les dou- 
leurs », et, a recevant avec joie les biens sans avoir 
aucune crainte des maux, son amour le rend parfai- 
tement heureux ». Nous voilà loin de la « morale de 
provision ». 

Reste le dernier problème, fort subtil : Qu'est-ce 
qui nous rend pire, d'un amour déréglé ou de la 
haine? Descartes répond : « Voyant que l'amour, 
quelque déréglée qu'elle soit, a toujours le bien 
pour objet, il ne me semble pas qu'elle puisse 
tant corrompre nos mœurs que la haine, qui ne se 
propose que le mal ». Voyez plutôt : « Les plus 
gens de bien deviennent peu à peu méchants lors- 
qu'ils sont obligés de haïr quelqu'un ». — L'amour 
déréglé n'en est pas moins, au point de vue des 
résultats pratiques, plus dangereux parfois que la 



MORALE DE DESCARTES. 161 

haine; car Tamour « a plus de force et de vigueur 
que tout le reste », surtout que la haine; si bien 
que « ceux qui ont le plus de courage aiment plus 
ardemment que les autres; et, au contraire, ceux 
qui sont faibles et lâches sont les plus enclins à 
la haine ». Si donc l'amour s'attache à des objets 
indignes, le voilà qui tourne vers le mal la force 
qu'il avait pour le bien. En conséquence, toute la 
morale se résume à savoir aimer ce qui est vraiment 
digne d'amour. Car là est la sagesse, là est la force. 
Là aussi est la béatitude. Tout notre « contente- 
ment », toute notre joie « ne consiste qu'au témoi- 
gnage intérieur que nous avons d'avoir quelque per- 
fection » . L'échelle de nos perfections est donc celle 
même de nos joies. Et pourtant, à ce sujet, Descartes 
avoue qu'il s'est « proposé un doute » : ne vaut-il 
pas mieux parfois se faire illusion à soi-même « en 
imaginant les biens qu'on possède plus grands et 
plus estimables qu'ils ne sont en effet » ? Ou faut-il 
connaître et mesurer la « juste valeur » des choses, 
(( dût-on en devenir plus triste » ? — Ah! sans doute, 
si la joie telle quelle, et d'où qu'elle vienne, était le 
c( souverain bien », il faudrait alors « se rendre 
joyeux à quelque prix que ce pût être », il faudrait 
approuver même la brutalité de ceux qui « noient 
leurs déplaisirs dans le vin ou qui les étourdissent 
avec du tabac ». — Mais nouj s'écrie Dèscartes : 
(( C'est une plus grande perfection de connaître la 
vérité, encore mêtne qu'elle soit à notre désavan- 
tage, que de l'ignorer » * mieul vaut donc être 

11 



162 DESGARTES* 

«c moins gai et avoir plus de connaissance ». Aussi 
' n'est-ce pas toujours « lorsqu'on a le plus de gaîté 
qu'on a l'esprit plus satisfait » ; au contraire, « les 
grandes joies sont ordinairement mornes et sérieuses, 
et il n'y a que les médiocres et passagères qui 
soient accompagnées du rire ». Ne nous dupons 
donc jamais nous-mêmes par de fausses imaginations 
et de faux plaisirs : « L'âme sent une amertume 
intérieure en s'apercevant qu'ils sont faux » . 

En somme, c'est dans l'intime harmonie de la 
volonté et de l'intelligence que Descartes place, avec 
la liberté, l'amour, avec l'amour, la vertu, avec 
la vertu, la béatitude. En lisant ces pages de Des- 
cartes, où l'enthousiasme métaphysique prend l'ac- 
cent même de la passion, on croit entendre résonner 
d'avance la voix grave de Spinoza , qui, mêlant à ses 
déductions géométriques une poésie austère, dé- 
montre et chante tout ensemble 1' « amour intellec- 
tuel de Dieu ». 

Si, au lieu d'écrire des livres de longue haleine 
(et de lecture souvent difficile) sur presque toutes 
les sciences et sur presque toutes les parties de la 
philosophie, il avait plu à Descartes de jeter au 
hasard sur le papier ses réflexions, comme Pascal; 
ou si, de ses œuvres trop vastes et trop riches, on 
prenait la peine d'extraire les principales pensées^ 
de les isoler dans leur grandeur, de rendre ainsi 
chacune d'elles plus saillante et plus suggestive, de 
ia faire mieux retentir aux esprits en l'enveloppant 
pour ainsi dire de silence, on aurait un livre com* 



MORALE DE DESGARTES. 163 

parable et peut-être supérieur, non pour le style 
sans doute, mais pour la profondeur et l'infinité des 
idées, au monument inachevé de Pascal. 

Sur le dernier problème de la morale et de la 
métaphysique, l'immortalité personnelle. Descartes 
répond parfois comme Socrate : a Je confesse que, 
par la seule raison naturelle, nous pouvons bien 
faire beaucoup de conjectures à notre avantage et 
avoir de belles espérances, mais non point aucune 
assurance ». De sa doctrine générale il résulte 
bien que la pensée est essentiellement distincte de 
rétendue et qu'elle est certaine de sa propre exis- 
tence au moment même où elle pense; mais, en 
dehors de ce moment, elle ne peut trouver son sou* 
tien et sa garantie que dans l'idée de Dieu. Si, d'ail- 
leurs, en vertu même de 1' « immutabilité divine », il 
y a permanence de la même quantité de mouvement 
dans l'univers, il doit y avoir aussi permanence de 
la pensée et de l'existence intellectuelle. Mais ce qui 
constitue notre individualité propre est-il néces- 
sairement durable? Subsisterons-nous non seulement 
dans notre vie rationnelle, mais aussi dans notre vie 
affective, si intimement liée à notre vie sensitive ? — 
Ce sont des problèmes que Descartes .refuse le plus 
souvent d'aborder : il s'en remet à la foi. Cependant^ 
avec quelques amis, il consent « à passer les bornes 
de philosopher qu'il s'est prescrites ». Il admet 
alors une « mémoire intellectuelle », différente de la 
sensitive, qui peut survivre après la mort, et il écrit 
que nous retrouverons « ceux qui nous sont chers » » 



164 DESCARTES. 

Ailleurs, mêlant à sa philosophie la théologie néo- 
platonicienne et chrétienne, il fait le tableau de ce 
que pourrait être la « connaissance intuitive » de 
Dieu dans une vie toute spirituelle : il en trouve le 
type, même ici-bas, dans la connaissance intuitive 
que la pensée a d'elle-même : « Quoique votre 
imagination, qui se mêle importunément dans vos 
pensées, diminue la clarté de votre connaissance, la 
voulant revêtir de ses figures, elle vous est pourtant 
une preuve de la capacité de nos âmes à recevoir 
de Dieu une connaissance intuitive ». Et c'est là 
cette « belle espérance » que nous pouvons, selon 
Descartes comme selon Socrate, fonder sur notre 
seule raison. 

Voulez-vous comprendre mieux encore et la 
morale incomprise de Descartes et son influence 
trop méconnue sur la sécularisation de la science 
des mœurs, en même temps que de la théologie 
rationnelle, considérez la morale cartésienne chez 
Spinoza, en son plein développement et comme à 
son apothéose. Le principal objet de Spinoza fut 
précisément la construction et l'achèvement de 
l'éthique, dont Descartes n'avait eu le temps que de 
donner les principes et les dernières conclusions. 
Puisqu'il suffit, selon Descartes , de « bien penser » 
pour « bien faire », la morale doit être identique en 
son fond avec la métaphysique elle-même. C'est 
pour cette raison que Spinoza donne à toute sa phi- 
losophie le nom à' éthique. Nous conviant à le suivre, 
il s'avance de démonstration en démonstration, et 



MORALE DE OESGARTES. 165 

chaque pas dans la découverte de la vérité est en 
même temps un degré atteint dans la sagesse. La 
morale consiste à se transporter au centre même de 
toute vérité et de tout être, dans Tidée de Dieu, et à 
retrouver l'ordre dans lequel les choses dérivent de 
la source inépuisable. Dès la première définition, 
dès le premier théorème, nous entrons, pour ainsi 
dire, dans la vie éternelle, puisque nous commen* 
çons à voir les choses « sous l'aspect de l'éternité » ; 
de conclusion en conclusion, avec notre science, 
s'accroît notre participation à l'éternité même. Les 
voiles peu à peu se dissipent, les apparences sen- 
sibles, comme des nuages dont l'agitation cachait 
la sérénité du ciel immuable, s'évanouissent; nous 
comprenons, nous voyons les réalités, car « les vrais 
yeux de l'âme, ces yeux qui lui font voir et observer 
les choses, ce sont les démonstrations ». En même 
temps que la clarté se fait dans nos pensées, nos 
passions se calment; la a servitude » se change peu 
à peu en « liberté », par cela même en béatitude; 
pénétrant le sens du monde, nous vivons la véri- 
table vie, « nous sentons, nous éprouvons que nous 
sommes éternels ». La morale, c'est la divinisation 
progressive de l'homme par la science. L'ignorant, 
« que l'aveugle passion conduit », est agité eii mille 
sens divers par les causes extérieures et ne possède 
jamais la véritable paix de l'âme; « pour lui, cesser 
de pâtir, c'est cesser d'être ». Au contraire, « l'âme 
du sage peut à peine être troublée. Possédant par 
une sorte de nécessité éternelle la conscience de 



166 DESCARTES. 

soi-même, et de Dieu, et des choses, jamais il ne 
cesse d'être, et la véritable paix de Tâme, il la pos- 
sède pour toujours. » En même temps il a, pour 
Dieu et pour les hommes, l'amour éternel, car « il 
n'y a d'amour éternel que l'amour intellectuel ». 
« L'amour de Dieu pour les hommes et l'amour 
intellectuel des hommes pour Dieu ne sont qu'une 
seule et même chose. » Ceci nous fait clairement 
comprendre, conclut Spinoza, en quoi consiste 
notre salut, notre béatitude; savoir : « dans un 
amour constant et éternel pour Dieu, ou, si l'on 
veut, dans l'amour de Dieu pour nous ». 



LIVRE IV 

L'INFLUENCE DE DESCARTES DANS 
LA LITTÉRATURE ET DANS LA PHILOSOPHIE 



I. — Deseartes conçoit naturellement le beau sur 
le type du vrai. Il disait un jour à Mme du Rosay 
qu'il ne connaissait pas de beauté comparable à 
celle de la vérité. Il ajoutait une autre fois que les 
trois choses les plus difficiles à rencontrer sont une 
belle femme, un bon livre, un parfait prédicateur. 
Chez une femme « parfaitement belle » , la beauté ne 
consiste pas « dans Téclat de quelques parties en 
particulier » ; c'est « un accord et un tempérament 
si juste de toutes les parties ensemble, qu'il n'y en a 
aucune qui l'emporte par-dessus les autres, de peur 
que, la proportion n'étant pas bien gardée dans le 
reste, le composé n'en soit moins parfait ». On 
reconnaît ici Tesprit scientifique de Descartes, 
amoureux de ce qui est ordonné et systématisé, par 
cela même rationnel. Dans le corps vivant, selon 



168 DESCARTES. 

' lui, <c la santé n'est jamais plus parfaite que lors- 
qu'elle se fait le moins sentir » ; la santé de Tâme 
est la connaissance du vrai : « quand on la possède, 
on n'y pense plus » ; il en est de même pour la santé 
dans les œuvres d'art, qui donne leur valeur fonda- 
mentale à la parole et au style. Le peuple, il est 
vrai, a coutume de se laisser charmer par des 
(( beautés trompeuses et contrefaites » ; mais le teint 
et le coloris d'une belle jeune fille est différent « du 
fard et du vermillon d'une vieille qui fait l'amour » . 
Descartes commença, nous dit-il, par être épris 
de la poésie, et ses derniers écrits furent des vers 
composés pour les fêtes qui, à Stockholm, suivirent 
la paix de Munster. Mais c'est la poésie abstraite 
des mathématiques et de la métaphysique qui devait 
surtout l'absorber. Un autre art généralement aimé 
des philosophes est la musique, où il semble que 
les harmonies intelligibles se font sensibles à l'oreille 
et au cœur; Descartes eut toujours un grand goût 
pour cet art : un de ses délassements favoris était 
d'entendre des concerts. En même temps la théorie 
de la musique, comme toutes les théories, l'attirait : 
il y retrouvait en action ses chères mathématiques. 
On sait que son premier ouvrage fut un Traité de 
musique,, où se montre déjà la tendance à tout ana- 
lyser géométriquement. Descartes fait de la musique 

• une sorte de science déductive ; il pose des principes 
d'où il tire démonstrativement l'explication des 
plaisirs de l'oreille. Il admet, ce qui est aujourd'hui 
prouvé, que les nombres des vibrations produisant 



INFLUENCE DE DESCARTES DANS LA PHILOSOPHIE. 169 

les notes sont en raison inverse des longueurs des 
cordes. Il soutient le premier que les tierces majeures 
ne sont pas, comme les Grecs l'admettaient, discor- 
dantes, mais concordantes — ce qui prouve que le 
« tempérament moderne », qui adoucit la tierce, 
devait déjà être en usage. Descartes fit un jour 
remarquer à un musicien de ses amis que « la diffé- 
rence qui est entre les demi-tons majeurs et mineurs 
est fort sensible » ; et après qu'il la lui eut fait remar- 
quer, le musicien, si bien averti par le philosophe, 
« ne pouvait plus souffrir les accords où elle n'était 
pas observée ». — « Je serais bien aise, écrit Des- 
cartes à Mersenne à propos d'un compositeur d'alors, 
de voir la musique de cet auteur, où vous dites qu'il 
pratique la dissonance en tant de façons. » 

Malgré son goût pour la poésie et la musique, 
Descartes n'était point vraiment artiste, mais philo- 
sophe et savant. Cousin, Nisard et plus récemment 
M. Krantz ont exagéré son influence littéraire sur 
son siècle, tandis que M. Brunetière nous paraît 
l'avoir trop diminuée. Ce n'est pas par le style de ^ 
ses ouvrages que Descartes eut le plus d'action, 
c'est par la force de sa pensée. La grande et véri- ^ 
table influence littéraire est celle qui s'exerce par le 
dedans, celle qui vivifie la forme en renou^lant le | 
fonds même des idées : cette action d'autant plus ' 
intime qu'elle est plus cachée, Descartes l'exerça J 
sur la littérature de son siècle. Pas un des grands 
écrivains d'alors qui n'ait agité les problèmes par 
lui posés, qui n'ait lu et médité ses écrits, qui n'ait 



{ 



170 DESCARTES. 

pris parti pour ou contre sa doctrine du monde, de 
l'homme, des animaux. On était pour la tradition 
ou pour la nouveauté, pour les anciens ou pour les 
modernes. La grande querelle littéraire et philoso- 
phique concernant le progrès fut soulevée, comme 
on sait, par les disciples de Descartes, les Perrault, 
les Fontenelle, les Terrasson; et elle se prolongea 
jusque vers le milieu du xviii® siècle. 

Avec le Discours de la méthode^ la langue fran- 
çaise prend dans la science la place de la langue 
latine. Les questions les plus ardues, qu'on croyait 
impossibles à exposer sans la terminologie de l'école^ 
Descartes les aborde de manière à être compris de 
tous. S'il écrit en français, c'est, dit-il, qu'il préfère 
la a langue de son pays » au latin, qui « est celle 
de ses précepteurs ». De plus, ceux qui ne se servent 
« que de leur raison naturelle toute pure » jugeront 
mieux de ses opinions que « ceux qui ne croient 
qu'aux livres anciens ». On a remarqué depuis 
longtemps que par le Discours de la méthode Des- 
cartes avait donné l'exemple d'une composition ré- 
.gulière et sévère, d'un enchaînement indissoluble 
-dans les idées, d'une dialectique serrée et subtile, 
de la « méthode » enfin substituée à la fantaisie et 
aux digressions si fréquentes chez ses devanciers. 
Ajoutez-y l'autorité et la gravité du ton, qui n'exclut 
pas à l'occasion une certaine ironie, l'exactitude 
scrupuleuse et la précision, cette clarté que Vau- 
venargues appelait la bonne foi des philosophes; 
une simplicité et une sincérité de style qui ont je 



INFLUENCE DE DESCARTES DANS LA PHILOSOPHIE. 171 

ne sais quoi de naïf et de viril tout ensemble ; rien 
de déclamatoire, des comparaisons qui ont pour but 
non pas d'orner, mais d'illuminer les raisons, le 
sensible au service de l'intelligible, en un mot l'élo- 
quence des idées. Ce sont déjà, avec moins d'ima- 
gination et de verve, les qualités fondamentales du 
livre des Provinciales, Les adversaires eux-mêmes 
de Descartes assuraient qu' « ils n'avaient rien lu 
dans aucune langue de si fort ni de si pressé » . 
C'est surtout dans la méditation que Descartes 
excelle : seul en face de sa pensée, il réfléchit, il 
analyse, il développe ses longues « chaînes de rai- 
sons » ; on assiste à ce travail intérieur : il semble 
qu'on l'entende penser tout haut. Ce qu'on peut 
reprocher à son style, c'est d'être encore trop 
embarrassé des constructions latines. Son français 
se traduit en latin et son latin en français sans trop 
y perdre. Souvent traînante et peu souple, la phrase 
n'est pas exempte de gaucherie; le mouvement en 
est trop mesuré et trop calme, le coloris et le relief 
manquent. C'est une sorte de géométrie à deux 
dimensions, d'où la troisième est absente : point de 
ces perspectives qui, derrière les surfaces éclairées, 
font entrevoir dans l'ombre les profondeurs. 

Sous la sincérité même de Descartes on sent une 
certaine retenue, des précautions sans nombre, la 
prudence politique jointe à l'amour ardent de la 
vérité; mais on peut, en somme, lui appliquer ce 
qu'il a dit de Balzac, non sans quelque retour sur 
soi : « S'il n'ignore pas qu'il est quelquefois permis 



( 



170 DESCARTES. 

pris parti pour ou contre sa doctrine du monde, de 
rhomme, des animaux. On était pour la tradition 
ou pour la nouveauté, pour les anciens ou pour les 
modernes. La grande querelle littéraire et philoso- 
phique concernant le progrès fut soulevée, comme 
on sait, par les disciples de Descartes, les Perrault, 
les Fontenelle, les Terrasson; et elle se prolongea 
jusque vers le milieu du xviii*^ siècle. 

Avec le Discours de la méthode, la langue fran- 
çaise prend dans la science la place de la langue 
latine. Les questions les plus ardues, qu'on croyait 
impossibles à exposer sans la terminologie de Técole, 
Descartes les aborde de manière à être compris de 
tous. S'il écrit en français, c'est, dit-il, qu'il préfère 
la c( langue de son pays » au latin, qui « est celle 
de ses précepteurs ». De plus, ceux qui ne se servent 
« que de leur raison naturelle toute pure » jugeront 
mieux de ses opinions que « ceux qui ne croient 
qu'aux livres anciens ». On a remarqué depuis 
longtemps que par le Discours de la méthode Des- 
cartes avait donné l'exemple d'une composition ré- 
gulière et sévère, d'un enchaînement indissoluble 
«dans les idées, d'une dialectique serrée et subtile, 
de la « méthode » enfin substituée à la fantaisie et 
aux digressions si fréquentes chez ses devanciers. 
Ajoutez-y l'autorité et la gravité du ton, qui n'exclut 
pas à l'occasion une certaine ironie, l'exactitude 
scrupuleuse et la précision, cette clarté que Vau- 
venargues appelait la bonne foi des philosophes; 
une simplicité et une sincérité de style qui ont je 



INFLUENCE DE DESCARTES DANS LA PHILOSOPHIE. 171 

ne sais quoi de naïf et de viril tout ensemble ; rien 
de déclamatoire, des comparaisons qui ont pour but 
non pas d'orner, mais d'illuminer les raisons, le 
sensible au service de l'intelligible, en un mot l'élo- 
quence des idées. Ce sont déjà, avec moins d'ima- 
gination et de verve, les qualités fondamentales du 
livre des Provinciales. Les adversaires eux-mêmes 
de Descartes assuraient qu' « ils n'avaient rien lu 
dans aucune langue de si fort ni de si pressé ». 
G*est surtout dans la méditation que Descartes 
excelle : seul en face de sa pensée, il réfléchit, il 
analyse, il développe ses longues « chaînes de rai- 
sons » ; on assiste à ce travail intérieur : il semble 
qu'on l'entende penser tout haut. Ce qu'on peut 
reprocher à son style, c'est d'être encore trop 
embarrassé des constructions latines. Son français 
se traduit en latin et son latin en français sans trop 
y perdre. Souvent traînante et peu souple, la phrase 
/n'est pas exempte de gaucherie; le mouvement en 
est trop mesuré et trop calme, le coloris et le relief 
manquent. C'est une sorte de géométrie à deux 
dimensions, d'où la troisième est absente : point de 
ces perspectives qui, derrière les surfaces éclairées, 
font entrevoir dans l'ombre les profondeurs. 

Sous la sincérité même de Descartes on sent une 
certaine retenue, des précautions sans nombre, la 
prudence politique jointe à l'amour ardent de la 
vérité; mais on peut, en somme, lui appliquer ce 
qu'il a dit de Balzac, non sans quelque retour sur 
soi : « S'il n'ignore pas qu'il est quelquefois permis 



174 DESGARTES. 

réaction exagérée, prétendre que, plus les idées 
nous paraissent rigoureuses et rationnelles, plus 
aussi elles sont humaines, artificielles et non pas 
naturelles dans le sens strict du mot ; que s'attacher 
à ces idées, c'est encore faire revivre, quoique 
sous une forme plus noble, l'antique anthropomor- 
phisme ? Descartes répondrait que la rigueur logique 
et même mathématique ne consiste pas à négliger, 
dans un problème, les données essentielles et à le 
simplifier artificiellement, mais bien à tenir compte 
de toutes les données réelles et, si on ne peut les 
embrasser entièrement, à ne conclure qu'avec des 
réserves précises. Le tireur qui vise le mieux est 
celui qui tient compte de toutes les circonstances, 
et c'est aussi le plus logique* Le rationnel, loin de 
s'opposer au naturel, l'embrasse progressivement. 
Et notre science, après tout, ne peut rien faire de 
plus. Si la logique est valable pour la nature comme 
pour rhomme, produit de la nature même, raison-*- 
ner n'est plus seulement humain, mais universel. 
Si a dans toute pensée il y a de l'être » , dans tout 
être il y a quelque chose de saisissable à la pensée. 
II. — L'influence de Descartes a pu être contestée 
I en ce qui regarde la morale et la littérature, mais il 
est bien difficile de la contester dans le domaine de 
la science et de la philosophie. On a essayé pour- 
tant de la réduire à des proportions assez étroites^ 
en ce qui concerne du moins le xvii° siècle. Selon 
M. Brunetière, le cartésianisme aurait d'abord « peu 
réussi » avec des disciple^ « rares », et fait « pen- 



INFLUENCE DE DESCARTES DANS LA PHILOSOPHIE. 173 

l'époque (qui datait déjà du siècle précédent) à 
regard des spectacles pittoresques. La vie se rame- 
nant à un machinisme, l'extrême complexité qui 
constitue un individu concret tend à être remplacée 
par un théorème développant ses corollaires. Spi- 
noza ne fut pas le seul à étudier les passions et les 
caractères more geometrico. Dans l'homme même, 
ce n'est pas la société ou l'Etat, mais l'individu que 
l'on considère au xvii® siècle : les questions poli- 
tiques sont mises à l'écart. Descartes avait donné 
l'exemple, et ce n'est pas sous le régime de Louis XIV 
qu'on pouvait s'en départir. L'homme intérieur et 
presque abstrait, en dehors des temps et des lieux, 
devenait donc de plus en plus l'objet exclusif d'un 

idéalisme un peu sec, d'une littérature dont onr ai 

• 

justement opposé la tendance étroitement subjective \ 

t 

à l'objectivité large de la littérature antique. Celle-ci,' 
n'était pas ainsi bornée à l'homme, étrangère à la 
nature extérieure, ennemie de l'obscur et de l'infini, 
par cela même du vivant, tout absorbée dans le 
domaine de la pensée pure, sous l'inflexible disci- 
pline de règles trop rationnelles. L'habitude de la 
déduction exacte, favorisée par l'esprit mathématique 
de Descartes, devait s'étendre plus tard jusqu'aux 
questions de la vie morale et politique; de là, dans 
notre littérature, l'abus du raisonnement simple et 
rectiligne, jusqu'en des questions qui, enveloppant 
un nombre incalculable de données, débordent dei 
toutes parts notre étroite logique. 

Est-ce à dire qu'on doive aujourd'hui, par une 



174 DESGARTES. 

réaction exagérée, prétendre que, plus les idées 
nous paraissent rigoureuses et rationnelles, plus 
aussi elles sont humaines, artificielles et non pas 
naturelles dans le sens strict du mot ; que s'attacher 
à ces idées, c'est encore faire revivre, quoique 
sous une forme plus noble, l'antique anthropomor- 
phisme ? Descartes répondrait que la rigueur logique 
et même mathématique ne consiste pas à négliger, 
dans un problème, les données essentielles et à le 
simplifier artificiellement, mais bien à tenir compte 
de toutes les données réelles et, si on ne peut les 
embrasser entièrement, à ne conclure qu'avec des 
réserves précises* Le tireur qui vise le mieux est 
celui qui tient compte de toutes les circonstances, 
et c'est aussi le plus logique. Le rationnel, loin de 
s'opposer au naturel, l'embrasse progressivement» 
Et notre science, après tout, ne peut rien faire de 
plus. Si la logique est valable pour la nature comme 
pour l'homme, produit de la nature même, raison-^ 
ner n'est plus seulement humain, mais universel. 
Si a dans toute pensée il y a de l'être », dans tout 
être il y a quelque chose de saisissable à la pensée. 
IL — L'influence de Descartes a pu être contestée 
I en ce qui regarde la morale et la littérature, mais il 
est bien difficile de la contester dans le domaine de 
la science et de la philosophie. On a essayé pour- 
tant de la réduire à des proportions assez étroites^ 
en ce qui concerne du moins le xvii** siècle. Selon 
M. Brunetière, le cartésianisme aurait d'abord « peu 
réussi » avec des disciple^ « rares », et fait « pen- 



INFLUENCE DE DESCARTES DANS LA PHILOSOPHIE. 175 

dant plus de cinquante ans des conquêtes modestes ». 
— Si grande, répondrons-nous, était devenue la 
réputation de Descartes que son dernier voyage en 
France lui fut « commandé comme de la part du 
roi ». Pour le convier à le faire, on lui avait envoyé 
« des lettres en parchemin et fort bien scellées, 
dit-il, qui contenaient des éloges plus grands que 
je n'en méritais, et le don d'une pension assez hon- 
nête ». Seulement, ajoute-t-il, aucun de ces hommes 
de cour a n'a témoigné vouloir connaître autre chose 
de moi que mon visage; en sorte que j'ai sujet de 
croire qu'ils me voulaient seulement avoir en France 
comme un éléphant ou une panthère, à cause de la 
rareté, et non point pour y être utile à quelque 
chose ». Si la reine Christine appela Descartes près 
d'elle, c'est sans doute que la réputation du philo- 
sophe était européenne. 

A peine Descartes est-il mort qu'il n'est plus 
possible, dit un de ses biographes, de compter le 
nombre de ses disciples. De son. vivant même, on 
sait quel avait été le succès de sa doctrine en Hol- 
lande, et à quelles luttes elle donna lieu. On y publia 
des ouvrages innombrables, thèses, commentaires, 
expositions, apologies, poésies, en faveur de Des- 
cartes. En France, il eut tout de suite de nombreux 
disciples dans les congrégations religieuses et dans j 
le clergé; les jésuites mêmes lui furent d'abord 
favorables. Mais c'est surtout dans le nouvel Ora- 
toire, à Port-Royal et parmi les bénédictins qu'il 
trouva des partisans enthousiastes^ tels qu*Ârnauld, 



176 DESCARTËS. 

Nicole et Malebranche. Le prince de Condé et 
d'autres .grands seigneurs se font les protecteurs 
du cartésianisme. Mme de Sévigné nous montre 
Tagitation produite dans les salons et chez les beaux 
esprits par la doctrine nouvelle. Mme de Grignan, 
la duchesse du Maine, la marquise de Sablé et 

\ autres grandes dames sont célèbres pour leur con- 
naissance de cette philosophie que La Fontaine 
appelait « engageante et hardie ». Dans Molière — 
un admirateur de Gassendi, — les femmes savantes 
dissertent sur les tourbillons, sur la substance 

j pensante, et leur idéalisme outré traite le corps de 

1 « guenille », comme Descartes disait à Gassendi : 
« ô chair! » Des réunions scientifiques particulières, 
auxquelles Descartes lui-même avait pris part, sont 
les avant-courrières de l'Académie des Sciences. 
Fondée en 1666, celle-ci fit triompher les nouvelles 
méthodes de Descartes, et l'on put la considérer 
comme l'établissement régulier des principes carté- 
siens en France. La réaction devait, comme en 
Hollande, venir des théologiens. Les jésuites, les 

. premiers, sentirent le danger : on leur doit la con- 
damnation et la mise à l'index de tous les ouvrages 
philosophiques de Descartes. En vain Arnauld relève 
avec ironie les ignorances de la sacrée congrégation, 
qui permet la lecture de Gassendi et prohibe celle 
de Descartes. La cour, au moment de la cérémonie 
funèbre de Sainte-Geneviève, interdit de prononcer 
l'éloge du philosophe. On oblige tous les candidats 
aux chaires de philosophie à renier les théories* 



INFLUENCE DE DESGARTES DANS LA PHILOSOPHIE. l7^ 



cartésiennes. L'Université veut faire renouveler par 
le parlement l'arrêt de 1625 et interdire, sous les 
peines les plus graves, les opinions de Descartes* 
d'est alors que Boileau compose son arrêt burlesque n 
« qui bannit à perpétuité la Raison des écoles de 
l'Université, lui fait défense d'y entrer troubler et 
inquiéter Aristote ». Par crainte du ridicule, l'Uni- 
versité supprime sa requête au parlement. Mais les 
jésuites avaient trop de puissance. Voyant que l'Ora- 
toire et Port-Royal étaient infestés à la fois de jan- 
sénisme et de cartésianisme, ils dirigent de ce côté 
tous leurs efforts. Arnauld se réfugie en Belgique^ 
Malebranche est obligé de publier ses œuvres au 
dehors. Le roi écrit au recteur de ^Université 
d'Angers pour lui défendre de laisser enseigner 
<i les opinions et sentiments de Descartes ». A Caen^ 
on suspend, on exile les professeurs cartésiens. La 
persécution ne finit qu'en 1690. Elle n'empêcha pas 
la rapide et universelle propagation du cartésianisme, 
confessée par ses ennemis mêmes. 

Ce qui est bien plus important que l'histoire 
extérieure du cartésianisme, c'est ce qu'on pourrait 
appeler son histoire intérieure. Toute la philosophie 
qui a suivi Descartes relève de lui, soit comme 
application de sa méthode, soit comme déduction «t 
extension de ses principes, soit comme opposition^ 
critique, correction, réfutation de ses idées sur les 
rapports de la pensée à la réalité, sur le monde, 
sur l'homme et sur Dieu. Un seul penseur, depuis» 
Descartes jusqu'à nos jours, a pu introduire danâ 

12 



178 DESGARTES. 

la philosophie un nouveau point de vue, — qui 
encore avait été pressenti par Descartes même 
et auquel on ne pouvait parvenir qu'en le con- 
tinuant : c'est Kant. En métaphysique, Descartes 
a une triple lignée : tous les naturalistes, tous les 
idéalistes, enfin tous ceux qui professent la « pri- 
mordialité de la volonté ». Son système, en effet, 
nous a offert trois « ordres » superposés dans leur 
hiérarchie : le mécanisme, la pensée, enfin la vo- 
lonté, où Pascal verra le principe de la charité, 
Kant, celui de la justice, Schopenhauer, celui du 
renoncement à la vie et de la suprême abnégation. 
Après avoir été d'abord cartésien, Pascal a beau se 
ff retourner contre Descartes, jusque dans sa fameuse 
« Apologie » il conserve les principes fondamentaux^ 
du cartésianisme : essence de l'homme mise en lai 
pensée, irréductibilité des deux mondes de la pensée 
et de l'étendue, mécanisme essentiel au monde phy-' 
sique; « tout se fait par figure et mouvement », 
avoue Pascal, au moment même où il reproche è 
Descartes de vouloir pénétrer dans le détail de? 
phénomènes et faire ainsi avancer les sciences. Enfin 
chez Pascal comme chez Descartes, il y a les « troii 
ordres »; et le troisième, supérieur à la pensée et i 
l'étendue, c'est le domaine de la volonté infinie^ 
insondable, incompréhensible, où Descartes avait 
placé la dernière raison de toutes choses. 

Mais Pascal entrevoit avec inquiétude la révolution 
qui se prépare dans les esprits ; il jette sur un carré 
de papier les lignes auxquelles nous faisions tout à 




INFLUENCE DE DESGARTES DANS LA PHILOSOPHIE. 179 

rheure allusion : « Descartes, II faut dire en gros : 
cela se fait par figure et mouvement; car cela est 
vrai. Mais de dire quels et composer la matière, 
cela est ridicule; car cela est inutile, et incertain, et 
pénible. » Ridicule! Pourquoi donc Pascal avait- il 
fait lui-même ses fameuses expériences, auxquelles 
il tenait tant, sur Fascension des liquides? « Et 
quand cela serait vrai, dit-il encore, nous n'estimons 
pas que toute la philosophie vaille une heure de 
peine. » Toute la philosophie, ici, remarquons-le, 
c'est aussi toute la science! Pascal éprouve cepen- 
dant une hésitation, un regret peut-être, — et il 
barre cette pensée; mais, plus loin, il y revient : 
« Ecrire contre ceux qui approfondissent trop les 
sciences. Descartes. » Et enfin, dans une autre note : 
« Descartes inutile et incertain ». — Non, mais dan- 
gereux peut-être pour l'orthodoxie catholique. 

Le danger n'était pas immédiat ; aussi voyons-nous 
Bossuet et Fénelon, qui, en philosophie, ont plus 
de sagesse que d'originalité, combiner Descartes 
avec saint Augustin et saint Thomas. Bossuet, il est || 
vrai, dans ,sa fameuse lettre à un disciple de Male- 
branche, parle du « grand combat qui se prépare 
contre l'Eglise sous le nom de philosophie carté- 
sienne », mais il ajoute, à deux .reprises, que les 
principes de Descartes sont, « à son avis, mal 
entendus ». Et les doctrines cartésiennes dont 
Bossuet parle ainsi étaient alors proscrites par les 
arrêts du Conseil du roi, et Bossuet occupait une 
position officielle. Pour directeur ordinaire du dauf 



( 



170 DESGÂRTES. 

pris parti pour ou contre sa doctrine du monde, de 
rhomme, des animaux. On était pour la tradition 
ou pour la nouveauté, pour les anciens ou pour les 
modernes. La grande querelle littéraire et philoso- 
phique concernant le progrès fut soulevée, comme 
on sait, par les disciples de Descartes, les Perrault, 
les Fontenelle, les Terrasson; et elle se prolongea 
jusque vers le milieu du xviii® siècle. 

Avec le Discours de la méthode^ la langue fran- 
çaise prend dans la science la place de la langue 
latine. Les questions les plus ardues, qu'on croyait 
impossibles à exposer sans la terminologie de Técole, 
Descartes les aborde de manière à être compris de 
tous. S'il écrit en français, c'est, dit-il, qu'il préfère 
la « langue de son pays » au latin, qui « est celle 
de ses précepteurs ». De plus, ceux qui ne se servent 
« que de leur raison naturelle toute pure » jugeront 
mieux de ses opinions que « ceux qui ne croient 
qu'aux livres anciens ». On a remarqué depuis 
longtemps que par le Discours de la méthode Des- 
cartes avait donné l'exemple d'une composition ré- 
gulière et sévère, d'un enchaînement indissoluble 
>dans les idées, d'une dialectique serrée et subtile, 
de la « méthode » enfin substituée à la fantaisie et 
aux digressions si fréquentes chez ses devanciers. 
Ajoutez-y l'autorité et la gravité du ton, qui n'exclut 
pas à l'occasion une certaine ironie, l'exactitude 
scrupuleuse et la précision, cette clarté que Vau- 
venargues appelait la bonne foi des philosophes; 
une simplicité et une sincérité de style qui ont je 



INFLUENCE DE DESCARTES DANS LA PHILOSOPHIE. 171 

ne sais quoi de naïf et de viril tout ensemble; rien 
de déclamatoire, des comparaisons qui ont pour but 
non pas d'orner, mais d'illuminer les raisons, le 
sensible au service de l'intelligible, en un mot l'élo- 
quence des idées. Ce sont déjà, avec moins d'ima- 
gination et de verve, les qualités fondamentales du 
livre des Provinciales. Les adversaires eux-mêmes 
de Descartes assuraient qu' a ils n'avaient rien lu 
dans aucune langue de si fort ni de si pressé » . 
C'est surtout dans la méditation que Descartes 
excelle : seul en face de sa pensée, il réfléchit, il 
analyse, il développe ses longues « chaînes de rai- 
sons » ; on assiste à ce travail intérieur : il semble 
qu'on l'entende penser tout haut. Ce qu'on peut 
reprocher à son style, c'est d'être encore trop 
embarrassé des constructions latines. Son français 
se traduit en latin et son latin en français sans trop 
y perdre. Souvent traînante et peu souple, la phrase 
'n'est pas exempte de gaucherie; le mouvement en 
est trop mesuré et trop calme, le coloris et le relief 
manquent. C'est une sorte de géométrie à deux 
dimensions, d'où la troisième est absente : point de 
ces perspectives qui, derrière les surfaces éclairées, 
font entrevoir dans l'ombre les profondeurs. 

Sous la sincérité même de Descartes on sent une 
certaine retenue, des précautions sans nombre, la 
prudence politique jointe à l'amour ardent de la 
vérité; mais on peut, en somme, lui appliquer ce 
qu'il a dit de Balzac, non sans quelque retour sur 
soi : « S'il n'ignore pas qu'il est quelquefois permis 



172 DESCARTES. 

d'appuyer par de bonnes raisons les propositions 
les plus paradoxales et d'éviter avec adresse les 
vérités un peu périlleuses, on aperçoit néanmoins 
dans ses écrits une certaine liberté généreuse, qui 
fait assez voir qu'il n*y a rien qui lui soit plus insup- 
portable que de mentir ». 

L'extrême importance attribuée par Descartes a 
la méthode et à la recherche de la vérité rationnelle 
ne pouvait m)anquer de réagir à la longue sur toutes 
les œuvres de l'esprit, de contribuer à faire dominer 
! la raison, la déduction, l'amour des idées générales 
et de la beauté abstraite. Les habitudes de réflexion, 
de méditation intérieure, d'analyse métaphysique et 
psychologique, étaient d'ailleurs en harmonie avec 
les tendances du siècle. « L'essence universelle de 
la personne humaine », voilà l'objet principal de 
cette littérature comme de cette philosophie. La 
clarté, signe de vérité, devient aussi un signe de 
beauté : le mystérieux et l'obscur sont bannis. Au 
xviii® siècle, du précepte de Descartes sur les idées 
claires on ne devait trop souvent retenir que le sens 
superficiel, et c'est ce qui fait qu'on a pu définir la 
philosophie de Voltaire, en particulier, un chaos 
d'idées claires. Ce n'est point cette clarté de surface 
que voulait désigner Descartes, mais au contraire 
celle des éléments les plus profonds et les plus irré- 
ductibles, seuls « évidents » par eux-mêmes. Voltaire 
regarde l'eau couler et miroiter, Descartes y plonge. 
Les vues de Descaries sur la nature, réduite à un 
simple mécanisme, ont favorisé le détachement de 



INFLUENCE DE DESCARTES DANS LA PHILOSOPHIE. 173 

Tépoque (qui datait déjà du siècle précédent) à 
l'égard des spectacles pittoresques. La vie se rame- 
nant à un machinisme, l'extrême complexité qui 
constitue un individu concret tend à être remplacée 
par un théorème développant ses corollaires. Spi- 
noza ne fut pas le seul à étudier les passions et les 
caractères more geometrico. Dans l'homme même, 
ce n'est pas la société ou l'Etat, mais l'individu que 
Ton considère au xvii® siècle : les questions poli- 
tiques sont mises à l'écart. Descartes avait donné 
l'exemple, et ce n'est pas sous le régime de Louis XIV 
qu'on pouvait s'en départir. L'homme intérieur et 
presque abstrait, en dehors des temps et des lieux, 
devenait donc de plus en plus l'objet exclusif d'un 
idéalisme un peu sec, d'une littérature dont onr a? 
justement opposé la tendance étroitement subjective' 
à l'objectivité large de la littérature antique. Celle-ci,' 
n'était pas ainsi bornée à l'homme, étrangère à la 
nature extérieure, ennemie de l'obscur et de l'infini, 
par cela même du vivant, tout absorbée dans le 
domaine de la pensée pure, sous l'inflexible disci- 
pline de règles trop rationnelles. L'habitude de la 
déduction exacte, favorisée par l'esprit mathématique 
de Descartes, devait s'étendre plus tard jusqu'aux 
questions de la vie morale et politique; de là, dans 
notre littérature, l'abus du raisonnement simple et 
rectiligne, jusqu'en des questions qui, enveloppant 
un nombre incalculable de données, débordent dej 
toutes parts notre étroite logique. ' 

' Est-ce à dire qu'on doive aujourd'hui, par une 



174 DESGARTES. 

réaction exagérée, prétendre que, plus les Idées 
nous paraissent rigoureuses et rationnelles, plus 
aussi elles sont humaines, artificielles et non pas 
naturelles dans le sens strict du mot ; que s'attacher 
à ces idées, c'est encore faire revivre, quoique 
sous une forme plus noble, l'antique anthropomor- 
phisme ? Descartes répondrait que la rigueur logique 
et même mathématique ne consiste pas à négliger, 
dans un problème, les données essentielles et à le 
simplifier artificiellement, mais bien à tenir compte 
de toutes les données réelles et, si on ne peut les 
embrasser entièrement, à ne conclure qu'avec des 
réserves précises* Le tireur qui vise le mieux est 
celui qui tient compte de toutes les circonstances, 
et c'est aussi le plus logique. Le rationnel, loin de 
s'opposer au naturel, l'embrasse progressivement. 
Et notre science, après tout, ne peut rien faire de 
plus. Si la logique est valable pour la nature comme 
pour l'homme, produit de la nature même, raison* 
ner n'est plus seulement humain, mais universel. 
Si a dans toute pensée il y a de l'être » , dans tout 
être il y a quelque chose de saisissable à la pensée. 
IL — L'influence de Descartes a pu être contestée 
en ce qui regarde la morale et la littérature, mais il 
est bien difficile de la contester dans le domaine de 
la science et de la philosophie. On a essayé pour- 
tant de la réduire à des proportions assez étroites^ 
en ce qui concerne du moins le xvii° siècle. Selon 
M. Brunetière, le cartésianisme aurait d'abord « peu 
réussi » avec des disciple^ « rares », et fait « pen- 



INFLUENCE DE DESGARTES DANS LA PHILOSOPHIE. 175 

dant plus de cinquante ans des conquêtes modestes » . 
— Si grande, répondrons-nous, était devenue la 
réputation de Descartes que son dernier voyage en 
France lui fut « commandé comme de la part du 
roi ». Pour le convier à le faire, on lui avait envoyé 
« des lettres en parchemin et fort bien scellées, 
dit-il, qui contenaient des éloges plus grands que 
je n'en méritais, et le don d'une pension assez hon- 
nête ». Seulement, ajoute-t-il, aucun de ces hommes 
de cour « n'a témoigné vouloir connaître autre chose 
de moi que mon visage; en sorte que j'ai sujet de 
croire qu'ils me voulaient seulement avoir en France 
comme un éléphant ou une panthère, à cause de la 
rareté, et non point pour y être utile à quelque 
chose ». Si la reine Christine appela Descartes près 
d'elle, c'est sans doute que la réputation du philo- 
sophe était européenne. 

A peine Descartes est-il mort qu'il n'est plus 
possible, dit un de ses biographes, de compter le 
nombre de ses disciples. De son. vivant même, on 
sait quel avait été le succès de sa doctrine en Hol- 
lande, et à quelles luttes elle donna lieu. On y publia 
des ouvrages innombrables, thèses, commentaires, 
expositions, apologies, poésies, en faveur de Des- 
cartes. En France, il eut tout de suite de nombreux 
disciples dans les congrégations religieuses et dans \ 
le clergé; les jésuites mêmes lui furent d'abord 
favorables. Mais c'est surtout dans le nouvel Ora- 
toire, à Port-Royal et parmi les bénédictins qu'il 
trouva des partisans enthousiastes, tels qu^Ârnauld, 



176 0£SCART£S. 

Nicole et Malebranche. Le prince de Condé et 
d'autres .grands seigneurs se font les protecteurs 
du cartésianisme. Mme de Sévigné nous montre 
l'agitation produite dans les salons et chez les beaux 
esprits par la doctrine nouvelle. Mme de Grignan, 
la duchesse du Maine, la marquise de Sablé et 
) autres grandes dames sont célèbres pour leur con- 
naissance de cette philosophie que La Fontaine 
appelait a engageante et hardie ». Dans Molière — 
un admirateur de Gassendi, — les femmes savantes 
dissertent sur les tourbillons, sur la substance 
t pensante, et leur idéalisme outré traite le corps de 
1 a guenille », comme Descartes disait à Gassendi : 
a ô chair! » Des réunions scientifiques particulières, 
auxquelles Descartes lui-même avait pris part, sont 
les avant-courrières de l'Académie des Sciences. 
Fondée en 1666, celle-ci fit triompher les nouvelles 
méthodes de Descartes, et l'on put la considérer 
comme l'établissement régulier des principes carté- 
siens en France. La réaction devait, comme en 
Hollande, venir des théologiens. Les jésuites, les 
premiers, sentirent le danger : on leur doit la con- 
damnation et la mise à l'index de tous les ouvrages 
philosophiques de Descartes. En vain Arnauld relève 
avec ironie les ignorances de la sacrée congrégation, 
qui permet la lecture de Gassendi et prohibe celle 
de Descartes. La cour, au moment de la cérémonie 
funèbre de Sainte-Geneviève, interdit de prononcer 
l'éloge du philosophe. On oblige tous les candidats 
aux chaires de philosophie à renier les théories* 



f ' 



INFLUENCE DE DESGARTES DANS LA PHILOSOPHIE. l7^ 

cartésiennes. L*Université veut faire renouveler par 
le parlement l'arrêt de 1625 et interdire, sous les 
peines les plus graves, les opinions de Descartes* 
C'est alors que Boileau compose son arrêt burlesque ^ 
<( qui bannit à perpétuité la Raison des écoles de 
l'Université, lui fait défense d'y entrer troubler et 
inquiéter Aristote ». Par crainte du ridicule, l'Uni- 
versité supprime sa requête au parlement. Mais les 
jésuites avaient trop de puissance. Voyant que l'Ora- 
toire et Port-Royal étaient infestés à la fois de jan- 
sénisme et de cartésianisme, ils dirigent de ce côté 
tous leurs efforts. Arnauld se réfugie en Belgique^ 
Malebranche est obligé de publier ses oeuvres au 
dehors. Le roi écrit au recteur de l^Université 
d'Angers pour lui défendre de laisser enseigner 
« les opinions et sentiments de Descartes ». A Caen^ 
on suspend, on exile les professeurs cartésiens. La 
persécution ne finit qu'en 1690. Elle n'empêcha pas 
la rapide et universelle propagation du cartésianisme, 
confessée par ses ennemis mêmes. 

Ce qui est bien plus important que l'histoire 
extérieure du cartésianisme, c'est ce qu'on pourrait 
appeler son histoire intérieure. Toute la philosophie 
qui a suivi Descartes relève de lui, soit comme 
application de sa méthode, soit comme déduction -et 
extension de ses principes, soit comme opposition^ 
critique, correction, réfutation de ses idées sur les 
rapports de la pensée à la réalité, sur le monde, 
sur l'homme et sur Dieu. Un seul penseur, depuis 
Descartes jusqu'à nos jours, a pu introduire dand 

12 



178 OESCARTES. 

la philosophie un nouveau point de vue, — qui 
encore avait été pressenti par Descartes même 
et auquel on ne pouvait parvenir qu'en le con- 
tinuant : c'est Kant. En métaphysique, Descartes 
a une triple lignée : tous les naturalistes, tous les 
idéalistes, enfin tous ceux qui professent la « pri- 
mordialité de la volonté ». Son système, en effet, 
nous a offert trois « ordres » superposés dans leur 
hiérarchie : le mécanisme, la pensée, enfin la vo- 
lonté, où Pascal verra le principe de la charité, 
Kant, celui de la justice, Schopenhauer, celui du 
renoncement à la vie et de la suprême abnégation. 
Après avoir été d'abord cartésien, Pascal a beau se 
fl retourner contre Descartes, jusque dans sa fameuse 
(c Apologie » il conserve les principes fondamentaux 
du cartésianisme : essence de l'homme mise en la 
pensée, irréductibilité des deux mondes de la pensée 
et de l'étendue, mécanisme essentiel au monde phy- 
sique; a tout se fait par figure et mouvement », 
avoue Pascal, au moment même où il reproche à 
Descartes de vouloir pénétrer dans le détail des 
phénomènes et faire ainsi avancer les sciences. Enfin, 
chez Pascal comme chez Descartes, il y a les « trois 
ordres » ; et le troisième, supérieur à la pensée et à 
l'étendue, c'est le domaine de la volonté infinie, 
insondable, incompréhensible, où Descartes avait 
placé la dernière raison de toutes choses. 

Mais Pascal entrevoit avec inquiétude la révolution 
qui se prépare dans les esprits; il jette sur un carré 
de papier les lignes auxquelles nous faisions tout à 



INFLUENCE OE DESCÂRTES DANS LA PHILOSOPHIE. 179 

rheure allusion : « Descartes, Il faut dire en gros : 
cela se fait par figure et mouvement; car cela est 
vrai. Mais de dire quels et composer la matière, 
cela est ridicule; car cela est inutile, et incertain, et 
pénible. » Ridicule! Pourquoi donc Pascal avait-il 
fait lui-même ses fameuses expériences, auxquelles 
il tenait tant, sur Tascension des liquides? « Et 
quand cela serait vrai, dit-il encore, nous n'estimons 
pas que toute la philosophie vaille une heure de 
peine. » Toute la philosophie, ici, remarquons-le, 
c*est aussi toute la science! Pascal éprouve cepen- 
dant une hésitation, un regret peut-être, — et il 
barre cette pensée; mais, plus loin, il y revient : 
« Ecrire contre ceux qui approfondissent trop les 
sciences. Descartes. » Et enfin, dans une autre note : 
« Descartes inutile et incertain ». — Non, mais dan- 
gereux peut-être pour Torthodoxie catholique. 

Le danger n'était pas immédiat ; aussi voyons-nous 
Bossuet et Fénelon, qui, en philosophie, ont plus 
de sagesse que d'originalité, combiner Descartes 
avec saint Augustin et saint Thomas. Bossuet, il est {| 
vrai, dans .sa fameuse lettre à un disciple de Male- 
branche, parle du « grand combat qui se prépare 
contre l'Eglise sous le nom de philosophie carté- 
sienne », mais il ajoute, à deux .reprises, que les 
principes de Descartes sont, « à son avis, mal 
entendus ». Et les doctrines cartésiennes dont 
Bossuet parle ainsi étaient alors proscrites par les 
arrêts du Conseil du roi, et Bossuet occupait une 
position ofQcielle. Pour directeur ordinaire du dau^ 



/ 



180 . DESGARTES. 

phîn, c'est un cartésien que Bossuet choisit : Cor- 
deraoy. Il retient le cartésien Pourchot dans rensei- 
gnement public a à cause du bien qu'il en espère ». 
Huet lui-même, appelé pour venir en aide à l'éduca- 
tion du dauphin, était alors cartésien. Des poésies 
du temps relèvent ironiquement cette contradiction : 
le cartésianisme proscrit par le roi et cependant 
chargé par ce même roi de l'éducation du dauphin. 
Le versificateur fait prédire par Descartes lui-même 
Je triomphe final dé sa doctrine : 
Louis 

M'en donne aujourd'hui sa parole, 
Puisqu'il yeut, grâce à Bossuet, 
Grâce à l'incomparable Huet, 
Que ce soit moi qui, par leur bouche. 
Donne tous les jours quelque touche, 
Pour de son fils faire un portrait 
Qui nous montre un prince parfait. 

Bossuet et Fénelon admettent toutes les preuves 
cartésiennes de l'existence de Dieu, qu'ils prétendent 
retrouver dans saint Augustin et dans saint Thomas, 
et dont ils ne saisissent pas toujours le côté ori- 
ginal; mais ils y joignent la preuve populaire et 
éminemment religieuse par les causes finales. Le 
cartésianisme perd ainsi, chez eux, sa puissance 
métaphysique. Ils n'en insistent pas moins, avec 
Descartes, sur l'idée du parfait et de l'infini; eux 
aussi voient dans la perfection « non l'obstacle à 
l'être », mais la a raison d'être ». A Descartes, d'ail- 
leurs, remonte l'influence exercée en métaphysique 
par ridée de l'infini. 



INFLUENCE DE DESCARTES DANS LA PHILOSOPHIE. 181 

Le vrai successeur du maître, c'est Malebranché. ^^ 
Chez lui, la théorie des idées « naturelles » aboutit à 
un franc idéalisme. On se souvient que, pour Des- 
cartes, rien ne peut venir à l'âme « des objets exté-» 
rieurs par l'entremise des sens ; que quelques mouve-» 
ments corporels », c'est-à-dire la sensation actuelle de 
ces mouvements, résultant de l'unité fondamentale du 
corps et de l'esprit; « mais ni ces mouvements même, 
ni les figures qui en proviennent, ne sont conçus par 
nous tels qu'ils sont dans les organes des sens »; 
c'est notre conscience qui se met à produire, sous 
l'excitation extérieure, certaines modifications ou 
idées correspondant aux mouvements des organes 
sensoriels, mais non semblables à ces mouvements. 
« D'où il suit que môme les idées du mouvement et 
des figures sont naturellement en nous », c'est-à- 
dire formées par nous selon les lois de notre nature 
pensante ou de notre esprit. . 

Aussi n'y a-t-il « point de chose, dit Descartes à 
Gassendi, dont on connaisse tant d'attributs que de 
notre esprit », car « autant on en connaît dans les 
autres choses, autant on en peut comporter dans 
l'esprit, de ce qu'il les connaît ». Je connais l'étendue, 
donc c'est un des attributs de ma pensée que de pou- 
voir la connaître, et je porte ainsi en moi cette 
étendue intelligible dont parlera Malebranché. Je 
connais le mouvement, la figure, le nombre, la durée, 
donc j'ai autant d'attributs, qui répondent à ces objets 
intelligibles. Je ne connais les choses, après tout, ^ 
qu'en moi-même ; il faut donc que toutes les 



I8à DESCARTES. 

richesses qui me paraissent extérieures soient, d'une 
certaine manière, dans ma conscience : c'est le 
monde des idées, que Platon avait déjà contemplé, 
que Malebranche retrouve à son tour par l'intermé- 
diaire de Descartes. 

Ce n'est pas tout. Descartes avait dit : nous ne 
sommes certains de l'existence des objets finis que 
par notre idée de l'infini. Faisant un pas de plus, 
Malebranche arrive à sa doctrine bien connue : nous 
voyons toutes choses en Dieu, et nous voyons Dieu 
ou l'infini en lui-même, par une vision intuitive, sans 
l'intermédiaire d'aucune idée. Platon et Descartes 
sont ainsi conciliés. « Le néant n'est point intelligible 
ou visible; ne rien voir, c'est ne point voir; ne rien 
penser, c'est ne point penser. » D'où il suit que 
« tout ce que l'on voit clairement, directement, im- 
médiatement, existe nécessairement ». C'est le prin- 
cipe de Descartes poussé à l'extrême, jusqu'à la 
complète identité du sujet et de l'objet. Première 
conséquence : nous n'avons plus seulement, comme 
Descartes le pensait, une « idée de Dieu », mais une 
vision immédiate et intuitive de Dieu même. « Rien 
ne peut représenter Dieu ; si donc on y pense, il faut 

qu'il soit L'infini est à lui-même son idée. » Les 

preuves tirées de l'infini a sont preuves de simple 
vue ». De là dérive encore une conséquence impor- 
tante. Si nous voyons toutes les choses dans leur 
idée et en Dieu, à quoi bon une matière réelle? 
L'existence de la matière devient donc — pour la 
raison, et indépendamment de la foi — ce qu'il y a 



INFLUENCE DE DESCARTES DANS LA PHILOSOPHIE. 183 

de plus inutile. Descartes n'a-t-il pas lui-même 
montré que nous ne connaissons point les choses 
extérieures en elles-mêmes, mais en nous, témoin le 
manchot qui souffre du bras quMl n'a plus. L'idée du 
bras peut donc remplacer le bras ! « Il y a donc un 
bras idéal qui fait mal au manchot, un bras qui l'af- 
fecte seul d'une perception désagréable, un bras effi- 
cace et représentatif de son bras inefficace, un bras 
par conséquent auquel il est uni plus immédiatement 
qu'à son propre bras, supposé même qu'il l'eût 
encore! » Et ce bras, c'est une idée. Pourquoi tout 
le reste ne serait-il pas de même une idée ? — Mais 
la terre me résiste^ objecte-t-on. — Et Malebranche 
de répondre : « Et mes idées ne me résistent-elles 
point? Trouvez-moi dans un cercle deux diamètres 
inégaux ! » — Mais alors nous voilà sceptiques et 
pyrrhoniens. — Au contraire , réplique encore 
Malebranche, non sans profondeur; c'est vous, avec 
votre sens commun, qui ne pouvez être assuré qu'un 
objet réponde à votre idée, puisque celle-ci n'est, à 
vous en croire, qu' « une modification de votre âme ». 
Vous ne pouvez être certain « que la chose soit con- 
forme à votre idée, mais seulement que vous la 
pensez. Donc votre sentiment établit le pyrrhonisme, 
mais le mien le détruit. » Voilà qui est rétorqué 
de main de maître. Arnauld se moque pourtant : 
« Quoique, à la levée du siège de Vienne, écrit-il, 
les chrétiens n'aperçussent que des Turcs intelligi- 
bles, quand les Polonais et les Allemands les per- 
çaient de leurs épées, les Turcs réels n'en étaient 



184 DESCARTES. 

pas moins bien tués. » — Sans doute; mais dans le 
système de Malebranche il y a parfaite harmonie 
entre les ngiodifications des divers esprits ou, comme 
nous dirions aujourd'hui, entre les diverses séries de 
phénomènes psychiques, et cette harmonie a pour 
unique cause la cause suprême du monde entier. Les 
Turcs tombaient donc au bon moment, a tempo^ 
comme des acteurs sur un théâtre, sans qu'on soit 
obligé de croire pour cela que l'idée de frapper, 
comme telle, pût mouvoir les bras des Allemands, et 
que les épées, comme telles, pussent réellement 
introduire la douleur dans la conscience des Turcs. 
« Il n'y a qu'une seule cause qui soit vraiment cause, 
conclut Malebranche, et l'on ne doit pas s'imaginer 
que ce qui précède un effet en soit la véritable 
cause. » Cette cause unique, c'est Dieu. Mais, si 
Dieu peut tout et fait tout, il n'y a plus qu'à dire : il 
est tout. C'est ce que va dire Spinoza. 

On sait que Leibniz appelait le spinozisme un 
cartésianisme immodéré; c'est plutôt un cartésia- 
nisme rétréci d'une part, approfondi de l'autre. Ce 
qui est approfondi, c'est le côté intellectualiste; ce 
qui est rétréci et même supprimé, c'est la part de 
la volonté. 

Comme Descartes, Spinoza admet un monde de la 
pensée et un monde de l'étendue, mais il n'a pas de 
peine à montrer que la distinction de substance, 
établie par Descartes, n'a pas de sens ni de valeur. 
Il faut donc ramener à l'unité les modes de la pensée 
et les modes de l'étendue, qui ne sont que les deux 



INFLUENCE DE DESCARTES DANS LA PHILOSOPHIE. 185 

développements parallèles d'une même réalité, 
chaque pensée correspond à un mouvement, chaque 
mouvement correspond à une pensée : ce sont 
deux faces inséparables de l'existence, que notre 
conscience à nous-mêmes nous révèle. « L'ordre et 
la connexion des idées sont les mêmes que Tordre et 
la connexion des choses. » 

ce Comme les pensées et idées des choses sont 
enchaînées dans l'esprit, de la même façon les 
affections du corps ou les images des choses 
sont enchaînées dans le corps. » Maintenant, quelle 
est cette réalité fondamentale qui se manifeste 
par deux développements parallèles? Il ne peut y 
avoir qu'un seul être qui existe par. soi, selon la 
définition même de Descartes, et conséquemment 
qu'une seule substance. Cette substance est l'être 
nécessaire ou Dieu. Comme Descartes, Spinoza 
démontre Dieu par sa seule idée : puisque ce dans 
toute idée il y a de l'être », comme disait Descartes, 
et que notre pensée ne saurait vraiment concevoir plus 
que la réalité ne fournit, dans l'idée de l'être néces- 
saire est la nécessité même de l'être. Si Dieu n'exis- 
tait pas, il y aurait dans l'entendement humain quel- 
que chose de plus que dans la nature des choses, ce 
qui est pour Spinoza une monstrueuse absurdité* 
L'être parfait existe donc, et sa perfection consiste 
en une plénitude d'existence qui réalise l'infinité des 
possibles. Il n'y a donc rien de possible en dehors de 
lui, et c'est en lui qu'est la réalité de toutes choses. 

La « création continuée » n'est que le symbole de 



18G ÛESCARTES. 

notre perpétuelle inhérence à Dieu même comme 
soutien et substance dont nous sommes les modes 
sous la double forme de Tétendue et de la pensée. 
Au reste il y a une infinité d'autres attributs divins 
et de faces de la nature qui nous échappent; Des- 
cartes avait donc raison de dire que le premier prin- 
cipe est infini et nous dépasse. Il avait raison aussi 
de dire que l'idée de Dieu est le principe de toute 
connaissance et de toute certitude. Pour Spinoza, la 
volonté en Dieu n'est pas autre chose que la néces- 
sité même de son essence; la volonté en l'homme 
n'est que la nécessité de son entendement. Dès lors, 
nous n'avons plus un monde « comme volonté et 
représentation », mais seulement comme représen- 
tation : le réel et l'intellectuel sont identifiés, le car- 
tésianisme est ainsi privé de son troisième « ordre ». 
Quant aux deux autres, pensée et étendue, il n'était 
pas difficile de les ramener à un seul : qu'est-ce que 
l'étendue, sinon un mode de représentation appli- 
cable à un des aspects universels de la réalité? et 
qu'est-ce que la pensée, sinon la représentation 
même? Nous sommes donc bien enfermés par Spi- 
noza dans le monde de la représentation. 

Le spinozisme est un long développement de l'ar- 
gument ontologique, qui non seulement trouve dans 
r « essence » de Dieu 1' « existence » divine, mais y 
trouve encore toutes les autres existences. Le rêve 
de Descartes est réalisé : le monde sort tout entier, 
par déduction, d'un seul principe, comme un théo- 
rème qui déploie la série infinie de ses consé- 



INFLUENCE DE DESCARTËS DANS LA l>HlLOSOt>HIE. 1S7 

quences. Le mécanisme universel, indépendant de 
toute finalité, produit tout ce qui peut être produit, 
détruit tout ce qui peut être détruit. « Cet être éternel 
et infini que nous nommons Dieu ou Nature, agit 
comme il existe, avec une égale nécessité. Or, 
comme il n'existe pas à cause d'une certaine fin, ce 
n'est pas non plus pour une fin qu'il agit. Cette 
espèce de cause qu'on appelle finale n'est rien autre 
chose que l'appétit humain. » Descartes a donc eu 
raison d'exclure du monde la cause finale : elle 
n'existe qu'en nous. Elle est notre désir même du 
bonheur, que la morale doit satisfaire en nous mon- 
trant la vraie béatitude dans l'amour intellectuel de 

A 

l'Etre parfait. La morale, c'est l'élévation de l'âme du 
pessimisme des passions à l'optimisme de la raison. 

Dans son Traité t/iéologico-politique, Spinoza sou- 
tient, comme Descartes, que c'est peine perdue de 
chercher dans les Ecritures la vérité métaphysique, 
les (c idées claires et adéquates ». 

L'Ecriture ne parle jamais qu'une langue « appro- 
priée aux hommes » et même au vulgaire. Elle a 
pour but non la science, mais la conduite. La seule 
chose qu'elle enseigne claire et distincte, et qui par 
cela même est vraie, c'est que pour obéir à Dieu, il 
faut l'aimer et aimer tous les hommes. Voilà la reli- 
gion rationnelle et universelle ; Spinoza la résume en 
sept articles de foi, qui ne sont que des articles de 
raison. Ce que Descartes avait projeté pour les 
miracles, Spinoza commence à le faire, il montre 
qu'on pourrait donner des explications naturelles 



188 DESCARTES. 

des faits les plus merveilleux. Un miracle, étant con- 
traire à l'universel mécanisme, serait une absurdité. 
L'ouvrage de Spinoza contient des chapitres d'un 
haut intérêt, non seulement sur l'interprétation 
mais aussi sur l'authenticité de l'Ecriture, a Spinoza, 
a dit Strauss, est le père de l'exégèse biblique », qui 
n'est que la méthode cartésienne transportée dans 
le domaine de la théologie et de l'histoire. 

Rien n'existe dans le monde, disait Descartes, qu'à 
la condition d'être intelligible, au moins en puis- 
sance. Leibniz ajoute : à moins d'être intelligible en 
acte. Rien n'est qui ne goit actuellement perçu et 
pensé. Il faut donc qu'à toute condition d'existence 
réponde une condition de perception, et que l'univers 
vienne se réfléchir dans des consciences, comme une 
pluralité se condensant dans l'unité d'un centre de 
perspective. Tout être véritable est, par la perception 
et par la pensée, un miroir de l'univers. Chez les 
êtres imparfaits, chez les monades obscures, la per- 
ception demeure elle-même obscure et confuse, 
sans se. rendre compte d'elle-même à elle-même ; 
mais, à mesure qu'on monte, l'univers est de mieux 
en mieux perçu et compris ; au sommet il y a une 
pensée qui est l'acte même par lequel l'univers réa- 
lise sa propre intelligibilité dans une intelligence : 
Dieu pense, raisonne, calcule, et l'univers se fait. 

Leibniz admet le mécanisme cartésien, il le recon- 
naît suffisant dans la physique, mais non plus dans la 
métaphysique, et il s'efibrce de rétablir la finalité au 
fond même des êtres. Exister, ce n'est pas seule- 



INFLUENCE DE DESGARTES DANS LA PHILOSOPHIE. 189 

ment être pensé ou penser, c'est agir, faire efiTort, 
.désirer, tendre à une fin. Partant de ce principe, 
Leibniz rend la vie à la machine du monde. Mais il 
n'a pas toujours assez soin de séparer le point de 
vue de la science et le point de viie de la métaphy- 
sique. De là, chez lui, certaines doctrines scienti- 
fiques qui, par rapport à Descartes, rétrogradent. 
Leibniz se perd dans une analyse de la force qui 
nous ramène à la scolastique; au lieu de réserver 
absolument et constamment toute notion de force à la 
spéculation métaphysique, il veut introduire cette 
notion dans les formules de l'algèbre en lui attribuant 
xm sens autre que celui de pur symbole. Il veut 
même trouver dans les lois mécaniques du mouve- 
ment des lois de convenance et de sagesse ; il veut, 
jusque dans le monde visible, restaurer les causes 
finales. Scientifiquement, malgré ses grandes décou- 
vertes mathématiques, Leibniz revient en arrière. 

Même au point de vue philosophique, il y a 
encore plus d'un recul. Cette unité fondamentale de 
l'être, que le monisme de Spinoza avait si admi- 
rablement établie, Leibniz la brise de nouveau, 
comme un miroir, en une pluralité de morceaux 
infiniment petits, d'atomes qui sont en même temps, 
chose incompréhensible, des points mathématiques 
et des âmes ! La prétendue activité de ces monades 
est d'ailleurs tellement déterminée par les lois d'un 
développement tout interne et par celles d'une har- 
monie éternellement préétablie, que leur « spon- 
tanéité » ressemble fort à la nécessité. 



190 DESGARTES. 

Le Dieu de Descartes, qui était avant tout une 
volonté infinie, par conséquent une puissance incom- 
préhensible et impénétrable, pouvait encore se faire 
adorer en refusant de se laisser comprendre; mais 
le Dieu de Leibniz, lui, qui est avant tout une intel- 
ligence, veut se faire comprendre pour se faire 
admirer dans son œuvre : il veut, l'imprudent, que 
nous disions comme lui : cela est bien. Par malheur, 
toutes les explications ne font que rendre le mal, 
sous toutes ses formes, de plus en plus inexplicable : 
le plaidoyer, loin d'absoudre, devient une con- 
damnation : damnavitque deos. Si Toptimisme de 
Spinoza était déjà monstrueux, encore ne repré- 
sentait-il point le monde comme moralement bon, 
mais simplement comme infini, complet et méta- 
physiquement parfait; Spinoza ajoutait même que 
nos idées du bien et du mal, du beau et du laid, 
appliquées au tout, n'ont plus de sens, qu'il n'y a 
donc pas de fin morale à chercher pour l'Être en 
dehors duquel rien n'existe. A celui qui est tout le 
possible et qui fait l'être de tous les êtres, que 
demander de plus ? Il est ce qu'il est, et en dehors 
de lui il n'y a rien. Devant un optimisme de ce 
genre, on peut à la rigueur se résigner — l'opti- 
misme demande toujours une plus ou moins forte 
dose de résignation; — mais quand Leibniz vient 
nous dévoiler les plans divins et les voies divines, 
quand il veut moraliser le mal même; quand il 
explique la damnation par la nécessité de ne pas 
compromettre la symétrie du monde et ses lois 



INFLUENCE DE DESCAIITES DANS LA PHILOSOPHIE. 191 

générales; quand il nous dit que, « pouf sauver 
d'autres hommes ou autrement, il aurait fallu choisir 
une tout autre suite générale ^> ; que « Dieu choisit 
le meilleur absolument », et que, « si quelqu'un est 
méchant et malheureux avec cela, il lui appartenait 
de Têtre »; en entendant ce panégyrique blasphé- 
matoire on trouve que, devant le principe incon- 
naissable d*où tout dérive, il est une attitude plus 
digne que les cantiques de l'optimisme : le silence. 
Pour vouloir changer Tadoration en admiration, on 
la change en indignation. 

La théodicée de Leibniz nous ramène à la vieille 
théologie. Elle est, elle aussi, un retour en arrière. 

La vraie supériorité de Leibniz, c'est sa doctrine 
de l'animation universelle, qui aboutit à placer en 
toutes choses des perceptions plus ou moins ob- 
scures et des appétitions plus ou moins sourdes; 
c'est l'infinité de l'étendue devenant une infinité de 
vie, de sensation et de désir; c'est, enfin, l'évolution 
mécanique se changeant partout en une évolution 
psychique. Par là le cartésianisme n'est pas détruit, 
il est complété. 

On s'imagine généralement que la philosophie du 
XVIII® siècle n'est pas cartésienne ; elle l'est au con- 
traire d'esprit et même de doctrine, du moins pour 
tout ce qui concerne la connaissance de l'homme et 
celle de la nature. La théologie de Descartes a 
sombré, sa méthode subsiste, avec sa foi à la raison, 
à la science, à la puissance que la science confère, 
k la perfectibilité indéfinie de la science et de ses 



192 DESCARTES. 

applications pratiques. Voltaire met à la mode la 
philosophie de Locke et la physique de Newton; 
mais qu'est-ce que la philosophie de Locke, sinon 
une combinaison de Gassendi et de Descartes ? Locke 
reconnaît lui-même que les ouvrages de Descartes 
ont fait « briller à ses yeux une lumière nouvelle »* 
Il professe avec Descartes la réduction au méca- 
nisme des qualités secondaires de la matière — 
comme la couleur, — simples dérivés des qualités 
primordiales. En combattant les idées innées, c'est 
la doctrine même de Descartes qu'il soutient sans 
la reconnaître, car il admet avec Descartes que l'es- 
prit humain « peut infailliblement atteindre certaines 
vérités universelles par le seul exercice de ses 
facultés natives ». Il adopte la théorie cartésienne 
des esprits animaux. Il emprunte à Descartes toute 
sa démonstration de l'existence de Dieu. C'est 
parce que Locke s'inspire en même temps de Gas- 
sendi et de Hobbes qu'il deviendra l'origine d'un 
courant anticartésien. En psychologie, il reste infé- 
rieur à Descartes par l'absence du point de vue 
physiologique. Avec Locke, le divorce de la philo- 
sophie et de la science débute : voici venir les écos- 
sais et les éclectiques. 

Descartes et Malebranche n'en triomphent pas 
moins de plus en plus avec les idéalistes anglais : 
Norris, l'auteur de la « théorie, du monde idéal et 
intelligible », Collier et surtout Berkeley, qui avait 
déjà médité et approfondi Malebranche à Trinity- 
College, Berkeley sent si bien la parenté de son 



INFLUENCE DE DESGARTES DANS LA PHILOSOPHIE. 19S 

système avec celui de M alebranche, qu'il n'a rien tant 
à cœur que d'établir des oppositions entre les deux. 
Pourtant n'admet-il pas, lui aussi, que ce monde exté- 
rieur, avec ses couleurs et ses formes , est un 
ensemble de perceptions et d'idées qui n'existent que 
dans des esprits ? « Exister, c'est être perçu ou per- 
cevoir » , ou encore « vouloir » . Descartes disait : 
exister, c'est être pensé ou penser, ou vouloir. La 
substance, que Descartes conservait pour la pensée, 
et qu'il avait si grand'peine à distinguer de la pensée 
même , Berkeley la supprime. Ce quelque chose 
d'inconnu et d'inintelligible, s'il existait, ne pourrait 
être que la substance unique de Spinoza. Or, à quoi 
bon une substance dont nous ne connaissons rien 
et ne pouvons rien connaître ? — Pour donner à nos 
sensations une cause. — Soit; mais la cause, dit 
Berkeley, c'est ce qui agit) les vraies causes de 
nos sensations ne peuvent donc être réellement 
inertes, c'est-à-dire réellement matérielles : elles sont 
actives et spirituelles; elles sont des esprits plus 
ou moins analogues aux nôtres. « S'il y avait des 
corps extérieurs, il serait impossible que nous 
vinssions jamais à les connaître; supposez qu'il n'y 
en ait pas, nous pourrions avoir exactement les 
mêmes raisons de croire qu'ils existent. » Ce sont 
les hypothèses mêmes de Descartes dans ses Médita- 
tions. Ce qui perçoit, conclut Berkeley, c'est l'esprit 
actif; ce qui est perçu, c'est l'idée; des idées et des 
esprits, voilà toute la réalité. — a Ne changez-vous 
pas toutes choses en idées? — Non, mais bien plutôt 

13 



194 DESCARTES, 

les idées en choses. » Qu'on supprime tous les 
esprits, il n'y aura plus rien. La matière est un 
simple rapport entre les esprits, c'est l'apparence 
sous laquelle ils se manifestent les uns aux autres : 
vouloir et percevoir, c'est donc bien tout l'être. Le 
monde, c'est ma perception, ma représentation; et 
s'il y a en dehors de moi quelque chose de supérieur 
qui fonde la réalité de l'univers , c'est la pensée 
divine, avec laquelle ma pensée est d'accord. 

Voilà donc éliminée la substance, cette idée 
(( obscure » au plus haut point, cette entité scolas- 
tique conservée par Descartes contrairement à ses 
propres principes. Si la substance, pourrait-on dire 
à Descartes, est une chose au delà de votre pensée, 
par conséquent un inconnaissable, comment, des 
distinctions qui sont dans votre pensée, pourAz- 
vous conclure à des distinctions réelles dans la 
substance inconnue? Vous qui avez mis en doute 
le monde extérieur lui-même parce qu'il n'est pas 
immédiatement compris dans votre pensée, comment 
allez-vous conclure de votre pensée à des substances 
qui lui sont encore plus étrangères ? 

Reste la « cause efficiente », que Descartes avait 
déjà si fort compromise en la chassant du monde des 
corps tout entier, où elle se réduisait à de simples 
rapports mathématiques entre les mouvements. Hume 
se demande si la cause n'est point, comme la sub- 
stance, une de ces idées obscures et inintelligibles 
qu'on admet par une impulsion aveugle. Puisque les 
cartésiens ont déjà supprimé et la causalité réciproque 



INFLUENCE DE DESCAOTES DANS LA PHILOSOPHIE. 195 

des corps et la causalité réciproque de l'esprit et du 
corps, il n'y a plus qu'à se demander ce que peut 
bien être la causalité intérieure de l'esprit lui-même. 
Hume n'y voit qu'une succession de pensées devenue 
si habituelle qu'elle fait l'office d'une nécessité interne. 
C'est l'analyse et la critique cartésiennes poussées 
à l'extrême et aboutissant à la dissolution même de 
la science. 

Berkeley et Hume n'ont fait, on le voit, que 
poursuivre jusqu'à outrance la guerre cartésienne 
aux idées obscures. Quant à la physique de New^ 
ton, elle n'est qu'une application du cartésianisme, 
mal interprétée d'ailleurs et mal présentée par les 
disciples mêmes de Newton. Montesquieu, lui, ne 
s'y trompe pas : il célèbre le système de Des- 
cartes dans ses Lettres persanes, et il transporte 
dans le domaine des lois civiles la conception carté- 
sienne des lois comme rapports dérivés uniquement 
de la nature des choses. Bufibn, un des précur- 
seurs de l'évolutionnisme, par beaucoup de côtés, 
est cartésien. D'Alembert rend pleine justice- à 
Descartes ; il reconnaît que, par l'intermédiaire de 
Locke, de Berkeley, de Hume, de Newton, c'est la 
philosophie de Descartes qui nous est revenue, à 
nous, Français : « L'Angleterre nous doit la nais- 
sance de cette philosophie que nous avons reçue 
d'elle ». Diderot commente éloquemment Descartes, y 
il annonce Lamarck et Darwin quand il dit : a La 
nature n'a peut-être jamais produit qu'un seul acte 
et semble s'être plu à varier le même mécanisme 



V 



196 DESCARTES. 

d'une infinité de manières difiPérentes. Ne croirait- 
on pas qu'il n'y a jamais eu qu'un premier animal, 
prototype de tous les animaux, dont la nature n*a 
fait qu'allonger, raccourcir, transformer, multiplier, 
oblitérer certains organes? » Les êtres particuliers 
ne sont jamais, ni dans leur génération, ni dans 
leur conformation, ni dans leurs usages, ce que ce 
que les résistances, les lois du mouvement et l'ordre 
universel les déterminent à être ». Si les êtres s'al- 
tèrent successivement en passant par les nuances 
les plus imperceptibles, le temps, qui ne s'arrête 
point, a doit mettre à la longue entre les formes 
qui ont existé anciennement, celles qui existent 
aujourd'hui, celles qui existeront dans les siècles 
reculés, la différence la plus grande ». De même que, 
dans les règnes animal et végétal, « un individu 
commence, pour ainsi dire, s'accroît, dure, dépérit 
et passe, n'en serait-il pas de même pour des espèces 
entières ? » Ce que nous prenons pour l'histoire de 
la nature « n'est que l'histoire d'un instant ». 

Lamettrie étend à l'homme la conception du pur 
automatisme; aussi se prétend-il plus cartésien que 
Descartes même. Condillac emprunte à l'auteur des 
Méditations la distinction de l'esprit et du corps, 
l'occasionalisme, la théorie de la liaison des idées, la 
méthode analytique, la fréquente substitution des 
hypothèses ou des conceptions à l'observation des 
faits. Turgot est si enthousiaste de Descartes qu'il 
se plaint, très justement, de le voir sacrifié à Newton 
dans la physique. Quant à Rousseau, il raconte lui* 



INFLUENCE DE DESCAUTES DANS LA PtltLO^OPHIE. 19^ 

même comment il fut initié à la philosophie par des 
maîtres et des auteurs cartésiens, pendant son 
séjour aux Gharmettes. Enfin Condorcet attribue à 
Descartes tout le grand mouvement du xvii® siècle, 
et il continue pour son compte le cartésianisme 
en célébrant la perfectibilité indéfinie de l'homme. 
Victor Cousin, on le voit, n'avait pas besoin de 
« renouer la tradition cartésienne », qui ne fut 
jamais interrompue, sinon quelque peu par lui- 
même ; car Descartes aurait refusé de se reconnaître 
dans une doctrine si étrangère aux sciences, d'un 
spiritualisme si timoré, si rétréci, si intolérant, dans 
une méthode enfin qui tendait à remplacer l'invention 
personnelle par l'histoire des anciens systèmes et 
par cette érudition stérile que l'auteur du Discours 
de la méthode avait particulièrement en horreur. 

Le grand continuateur et rénovateur du carté- 
sianisme au XVIII® siècle, ce fut Kant. Celui-ci 
n'admet-il pas le mécanisme universel, le déter- 
minisme universel dans la nature et dans les actions 
humaines, l'idéalité du monde extérieur, l'analyse 
et la critique des idées comme tâche fondamentale 
de la philosophie, l'existence de formes a priori 
que l'esprit trouve dans sa propre constitution et 
qui lui sont « naturelles », enfin la volonté et la 
liberté comme fond dernier, mais impénétrable, du 
réel? Schelling et Hegel se rattachent eux-mêmes 
tout ensemble à Descartes, à Spinoza et à Kant; ils 
rétablissent au sommet de leur philosophie l'identité 
suprême de l'être et de la pensée, de l'existence et 



\^ 



198 DESCARTES. 

de l'essence, sur laquelle reposait la démonstration 
ontologique de Descartes. Quant à Schopénhauer, il 
reconnaît ouvertement chez le philosophe français le 
fond même de sa propre doctrine : « En y regardant 
bien, dit-il, la fameuse proposition de Descartes (le 
Cogito] est l'équivalent de celle qui m'a servi de pre- 
mier principe : le monde est ma représentation, » La 
seule différence c'est que le cogito, ergo sum fait res- 
sortir le caractère immédiat et immédiatement donné 
du moi pensant, tandis que l'autre proposition fait 
ressortir le caractère médiat de l'objet pensé. « Toutes 
deux expriment la même idée, mais par deux côtés 
différents , l'une en est l'endroit et l'autre l'en - 
vers. » Quant au second principe de Schopénhauer, 
la volonté , c'est encore , nous l'avons vu , celui 
même de Descartes. La volonté supra-intelligible et 
irrationnelle que Schopénhauer place à l'origine du 
monde intelligible et rationnel, qu'est-ce autre chose 
que la volonté absolue de Descartes, supérieure 
même aux lois de notre logique et de notre morale ? 
Seulement Descartes, lui, consentait à croire que 
cette volonté est bonne, parfaite, sage j Schopénhauer 
ne trouve point d'identité entre absolu et bon. Il dit 
d'abord, comme l'avait fait Deseartes lui-même : « La 
Volonté absolue est absolument incompréhensible 
et insondable », puis, contrairement à Descartes, 
à Spinoza, à Leibniz, il ajoute : « La manifestation 
de la Volonté, le monde, ne lui fait pas honneur ». 
L'optimisme cartésien s'est changé en pessimisme. 
III. — Si maintenant, pour conclure, nous essayons 



oBiai 



. J 



INFLUENCE DE DESCARTES DANS LA PHILOSOPHIE. 199 

de marquer les lacunes du cartésianisme, nous obser- 
vons d'abord que Descartes, préoccupé de retirer au 
monde matériel tout ce que la philosophie ancienne 
y avait mis de l'homme, de nos sensations, de nos 
qualités propres, de nos fins, en un mot des formes 
de notre sensibilité et des aspirations de notre 
volonté, a laissé la nature entièrement déshuma- ! 

nisée, et lui a même, comme aux animaux, retiré 
toute vie. L'automatisme des bêtes n'est, chez Des- 
cartes, que l'extension de l'automatisme des corps. 
Cette grande soustraction au monde extérieur de 
tout élément psychique, ce grand vide creusé autour 
de nous était alors nécessaire : Descartes montrait 
par là le légitime point de vue auquel doivent se 
placer les sciences de la nature. Mais autre est la 
science proprement dite, qui se contente des rap- 
ports extérieurs, autre la philosophie, qui cherche à 
se représenter l'intérieur des êtres. 

Pour le philosophe, deux choses restent à expli- 
quer dont le mécanisme cartésien ne rend pas 
compte. La première est la cause du mouvement. 
Descartes se tire d'affaire par le Deus ex machina, 
qui n'est pas une explication. Ce n'est point en 
dehors du monde, dans quelque chose d'inconnais- 
sable, qu'il faut chercher la cause du mouvement; 
c'est dans le monde même. En nous, nous saisissons 
à la fois le mouvement dans l'espace et l'appétition 
dans le temps; il est donc naturel de se demander 
si les deux ne sont point la révélation d'une seule 
et même réalité, et s'il ne faut pas dire : le mouve- 



200 bËâCAHtËâ. 

ment, c'est Tappétition ou volonté représentée sous 
les formes de l'espace, et exerçant son action sur 
d'autres appétitions ou volontés ; l'origine et le fond 
du mouvement, c'est le vouloir. 

La seconde chose dont Descartes ne rend pas 
compte, c'est l'apparence sensible. Il a beau dire 
que l'herbe n'est point verte, que le ciel n'est pas 
bleu, que le tonnerre n'est pas sonore, que le feu 
n'est pas chaud et que la glace n'est pas froide ": 
encore faut-il expliquer comment ces apparences 
sensibles se produisent, comment de simples chan- 
gements de formes géométriques peuvent nous 
donner tantôt l'impression du chaud, tantôt celle 
du froid. Descartes n'a vu dans les choses que la 
grandeur extensive, c'est-à-dire leur forme; il n'a 
pas vu la grandeur intensive, qui est au fond de 
toute qualité. Nos sensations ne supposent pas seu- 
lement des cadres géométriques où elles puissent se 
ranger, elles offrent un certain degré d'intensité, 
qui implique une intensité corrélative dans leurs 
causes. La lumière du soleil est pour nous plus 
intense que la lumière d'une bougie ; le son du ton- 
nerre est pour nous plus intense que celui d'un ruis- 
seau ; une eau à cinquante degrés donne une sensa- 
tion de chaleur plus intense qu'une eau à cinq 
degrés. On peut discuter, on discute encore de nos 
jours pour savoir si l'intensité est autre chose qu'une 
certaine qualité ou combinaison de qualités; si, par 
exemple, la sensation de lumière plus intense n'est 
pas simplement une autre qualité de sensation, une 



INI^LUENCE DE DËSCARTËâ DANS LA PHILOSOPHIE. 201 

autre nuance dans notre manière de sentir, tout 
comme le bleu est une sensation différente du jaune 
en qualité. L'intensité, selon certains philosophes, 
se réduirait donc à la qualité. Selon d'autres, il y a 
au-dessous de la qualité quelque chose qui n'est pas 
vraiment la qualité même et qui se retrouve identique 
sous les diverses sensations : c'est le degré d'inten- 
sité, que nous mesurons par notre effort de volonté 
et par la résistance qu'il rencontre. L'intensité serait 
alors la conscience d'un déploiement d'activité, de 
volonté, plus ou moins facile selon que les activités 
extérieures le favorisent ou le contrarient. Elle cor- 
respondrait à la volonté même, comme la qualité 
correspond à la sensibilité. C'est l'opinioji la plus 
plausible; mais quelque parti qu'on prenne en 
cette discussion, ce qui est certain, c'est que la 
qualité et l'intensité ne peuvent se ramener à la 
quantité pure, au nombre, à l'étendue, au temps 
et à leurs combinaisons mathématiques. Ce serait 
vouloir expliquer les choses par leurs contours, 
par leur nombre, leur place et leur durée, qui nous 
disent combien elles sont, où elles sont, quand 
elles sont, mais ne nous disent pas ce qu'elles sont. 
Savoir selon quel ordre des livres sont rangés dans 
une bibliothèque, combien il y a de volumes, de 
quelles dimensions et depuis combien de temps, ce 
n'est pas connaître le contenu de ces livres. Au 
monde étendu de Descartes manque un intérieur, 
quelque chose qui le vivifie. S'il n'y avait qu'étendue 
au dehors de nous, il n'y aurait rien que d'abstrait. 



202 DESCARTES. 

et la nature ne se distinguerait point de notre 
pensée. La science peut se contenter, à la rigueur, 
d'un objet i^rai, la philosophie demande un objet réet. 
Or le réel, tel qu'il est et avec tout ce qu'il est, c'est 
indivisiblement le physique et le mental, dont Des- 
cartes n'a pas assez fait voir la radicale unité; c'est 
le contenu entier de l'expérience (par lui trop dédai- 
gnée), où on ne distingue le mécanique du psychique 
que par un artifice analogue à la distinction entre la 
géométrie des surfaces et la géométrie des solides. 
Nous tranchons des morceaux dans la réalité, ou 
plutôt, ne pouvant entamer la réalité même, nous 
traçons par la pensée des lignes de division sur la 
réalité, et nous essayons ensuite d'établir des rap- 
ports entre les divers points de vue d'où nous envi- 
sageons les choses. Nous convenons, par exemple, 
de considérer le mouvement, abstraction faite de 
tout le reste, ou la conscience et la « pensée », 
abstraction faite de tout le reste; puis, ayant oublié 
à la fin cette abstraction initiale, nous nous écrions, 
au bout de nos raisonnements : « Le monde pourrait 
s'expliquer mécaniquement et être complet sans la 
pensée »; ou, au contraire : « Le monde pourrait 
s'expliquer par la pensée et être complet sans le 
mouvement ». Mais la réalité ne connaît point ces 
abstractions : il faut l'accepter en bloc. Les lois du 
mécanisme ne sont qu'un filet où nous pouvons 
prendre telle et telle chose dans l'océan universel; 
il reste toujours à savoir ce qu'est la chose prise. 
C'est beaucoup, il est vrai, que d'avoir la certitude 



INFLUENCE DE DESCARTES DANS LA PHILOSOPHIE. 203 

qu'elle peut toujours être prise; pourtant elle nous 
échappe par le plus profond de son être. Descartes, 
après avoir retiré à la nature toute ressemblance 
avec la conscience et déterminé ainsi le point de vue 
scientifique, aurait dû aller plus loin : par l'induc- 
tion philosophique, il aurait dû projeter de nouveau 
dans la nature, mais sous une forme plus légitime 
qu'au moyen âge, les éléments de la conscience ou 
de la vie. S'il a nettement séparé la conscience et 
l'étendue, il n'a pas, malgré sa tendance idéaliste, 
achevé de ramener la seconde à la première. Aussi, 
tout en concevant la philosophie comme la connais- 
sance des choses dans leur unité, il n'est pas par- 
venu à un véritable « monisme ». Son système est 
incomplet. 

Dans sa partie positive, ce système n'en est pas 
moins éternellement vrai . Si Descartes revenait 
parmi nous, il verrait toutes ses grandes doctrines 
aujourd'hui triomphantes, sa méthode de critique et 
d'analyse universellement appliquée, étendue même 
aux questions qu'il avait dû laisser en dehors : 
religion et politique; — ses découvertes sur l'al- 
gèbre générale fécondées par le calcul des infinis, 
dont elles étaient la préparation; la mathématique 
universelle dominant toutes les autres sciences; la 
mécanique absorbant de plus en plus en elle la phy- 
sique, la chimie, la physiologie; l'unité des phéno- 
mènes matériels établie, avec la persistance de la 
même somme de mouvement, visible ou invisible, 
et avec l'incessante transformation des mouvements 



204 DEÔCARtËâ. 

les uns dans les autres; les forces ramenées à des 
formules du mouvement même; toutes les entités 
chassées de la science, les causes finales abandon- 
nées dans l'étude de la nature, les genres et les 
espèces réduits à des points de vue tout humains, 
et remplacés au dehors par la continuité mécanique 
des mouvements, par le jeu des formes que ces mou- 
vements engendrent dans Tespace; la vie même se 
résolvant en un automatisme derrière lequel, du 
même pas, se développe la série réglée des « pen- 
sées )) ; r « ondulation réflexe » prise pour type de 
toutes les explications d'ordre purement physiolo- 
gique ; les faits et gestes des êtres animés constituant 
une simple réception et restitution de mouvement, 
sans cesse « réfléchi » des nerfs sur les muscles ; 
le monde entier assimilé par son aspect intérieur à 
une machine immense, dont les orbites sidérales sont 
les grandes roues et dont nos organismes sont les 
petits rouages ; les bornes de l'univers reculant dans 
l'espace comme dans la durée, et tombant enfin pour 
laisser entrevoir dans tous les sens, par toutes les 
perspectives , l'infinité ; la formation des mondes 
expliquée par voie de développement « lent et gra- 
duel », ou, selon l'expression moderne, d'évolution; 
la chaîne des êtres se déduisant, comme une série 
de théorèmes, de quelques lois simples qui dévelop- 
pent l'un après l'autre « tous les possibles »; les 
« tourbillons » eux-mêmes restaurés dans la science 
par la vaste hypothèse de la nébuleuse; les seules 
lois du choc, de la répulsion et du mouvement cen- 



INFLUENCE DE DESCARTES DANS LA PHILOSOPHIE. 205 

trifuge rendant compte de ce que les newtoniens 
avaient pris pour une universelle attraction; la for- 
mation des espèces vivantes ramenée aux lois géné- 
rales du mécanisme; la sélection naturelle rempla- 
çant les créations successives et spéciales ; les types 
des espèces vivantes détrônés par des lois qui ne 
connaissent pas plus les genres que les individus; la 
continuité mathématique rétablie entre les espèces, 
que nos classifications humaines voulaient séparer 
par des barrières infranchissables; — puis, intérieu- 
rement à ce monde visible où tout est « étendue, 
figure et mouvement », un autre monde, celui de la 
« pensée » et de la conscience, plus que jamais 
inexplicable par le mouvement seul, quoique les 
deux soient inséparables; les apparences sensibles 
s'opposant, avec la variété et la complexité de leurs 
qualités propres, au domaine inerte de la quantité 
homogène et du mouvement; le monde extérieur 
devenant « notre représentation », un vaste « phéno- 
mène » dont la science ne saisit que le côté méca- 
nique ; le matériel réduit à un aspect inférieur de la 
réalité, tandis que la pensée ou conscience se révèle 
de plus en plus comme la forme supérieure sous 
laquelle la réalité, existant pour soi, se saisit elle- 
même; — enfin, au delà de tout ce qui est acces- 
sible à la science, de tout ce qui est pensée ou objet 
de pensée, intelligence ou intelligibilité, le mystère 
éternel, aussi impénétré que jamais, changeant de 
nom à travers nos bouches sans cesser de demeurer 
englouti dans la même huit et dans le même silence : 



206 DESCARTES. 

Inconnaissable selon les uns, Force, Cause, Sub- 
stance, enfin Volonté absolue selon les autres, qui 
rappellent ainsi du même nom que Descartes. L'at- 
titude seule des esprits a changé devant Fabîme ; s*ii 
en est qui adorent encore, d'autres trouvent le Dieu 
de Descartes et de Spinoza tellement étranger à nos 
idées humaines du bien et du mal que, devant la pro- 
fonde indifférence de l'Etre d'où sortent les êtres, 
la foi optimiste se change chez eux en une tristesse 
pessimiste. Mais ce pessimisme est, lui aussi, une 
exagération, en sens contraire de l'optimisme. Ne 
comptant plus que le ciel nous aide, nous pouvons 
encore nous aider nous-mêmes ; si nous n'avons plus 
les vastes espoirs de Descartes, toute espérance ne 
nous est pas pour cela interdite; sortis de la nuit, 
nous n'en montons pas moins vers la lumière. Et où 
est notre force d'ascension? Elle est dans cette 
a pensée » où Descartes plaçait avec raison notre 
essence propre, et où nous entrevoyons aujourd'hui 
l'essence universelle. 



FIN 



TABLE DES MATIÈRES 



i>'TRODUCTiON : L'homme 5 

LIVRE I. — Le système du inonde selon Des- 
cartes et selon la science contemporaine ... 25, 

Cha.p. I. — La révolution cartésienne 25 \ 

— II. — La mathématique et la mécanique uni- 

yersellcs 45,. 

— III. — La physique mécanique 60\ 

— IV. — La physiologie mécanique 65-^ 

— V. — Valeur du système scientifique de Des- \ 

cartes 72 \ 

LIVRE II. — L'idéalisme cartésien 81 

Chap. I. — La critique de la connaissance 81 ] 

— II. — La pensée et son rapport avec la matière. 99 

— III. — La théorie des idées 112 

— IV. — L'idée de l'être parfait 117 

— V. — L'existence de la matière 127 

LIVRE III. — La psychologie et la morale de 

Descartes 135 

Cha.p. I. — Psychologie de Descartes 135 

— 11. — Morale de Descartes 145 

LIVRE IV. — L'influence de Descartes dans la 

littérature et dans la philosophie 167 



Coulommier«. — Imp. Paul BRODARD. 



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