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Full text of "Description géographique, historique, chronologique, politique, et physique de l'empire de la Chine et de la Tartarie chinoise, enrichie des cartes générales et particulieres de ces pays, de la carte générale et des cartes particulieres du Thibet, & de la Corée; & ornée d'un grand nombre de figures & de vignettes gravées en tailledouce"

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C  ONF  UCIUS 


DESCRIPTION 

GÉOGRAPHIQUE,  HISTORIQUE, 

CHRONOLOGICIUE,  POLITIQ.UE,  ET  PHYSIQUE 

DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE 

ET    DE    LA 

TARTARIE    CHINOISE, 

ENRICHIE  DES  CARTES    GÉNÉRALES  ET  PARTICULIERES 

de  ces  Pays,  de  la  Carte  générale  &c  des  Cartes  particulières  du  Thibet, 
&  de  la  Corée;  &  ornée  d'un  grand  nombre  de  Figures  &c  de  Vignet^ 
tes  gravées  en  Taille -douce. 

Far  le  F.  J.  B.  DU  HALDE,  de  ïa  Compagnie  de  Jésus. 

Avec  un  AvertilTement  préliminaire ,  où  l'on  rend  compte  des  principales  améliora- 
tions qui  ont  été  faites  dans  cette  Nouvelle  Edition. 


CheSi 


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TABLE 

DES    ARTICLES 

CONTENUS  DANS   CE   SECOND  VOLUME. 


DE  l'ancienneté  6?  de  retendue  de  la  Monarchie  Chinoife ,  Page  ï 

De  l'autorité  de  l'Empereur  ,  des  fceaux  de  l'Empire  y  de  fes  revenus ,  de 
fes  dépenfes  ordinaires  y  de  fon  palais  y  de  fes  équipages ,  ^  de  fa  marche  lorj- 
qu  il  fort  de  fon  palais,  lo 

De  la  forme  du  gouvernement  de  la  Chine ,  des  différens  Tribunaux  ,  des 
Mandarins ,  des  honneurs  qu'on  leur  rend ,  de  leur  pouvoir  ,  S  de  leurs 
fonàions ,  z6 

Du  gouvernement  militaire^  des  forces  de  l'Empire,  des  fùrterejjes ,  des  gens  de 
guerre ,  de  leurs  armes ,  Êf  de  leur  artillerie ,  5 1 

De  la  police  de  la  Chine ,  foit  dans  les  villes  pour  y  maintenir  le  bon  ordre  ,  foit 
dans  les  grands  chemins  ,  pour  la  fureté  des  Voyageurs  ;  des  doiianes ,  des 
poftes,  j-f) 

De  la  Noblefje,  6g 

De  la  fertilité  des  terres,  de  V  agriculture,  6f  de  l'ejlime  qu'on  fait  de  ceux  qui 
s'y  appliquent ,  ^5 

De  l'adrejfe  des  artifans ,  ^  de  Tindujlrie  du  menu  peuple  ,  85 

Du  génie  S  du  caraâère  de  la  Nation  Chinoife ,  88 

De  l'air  Êf  de  la  phyfionomie  des  Chinois,  de  leurs  modes,  de  leurs  maifons ,  Ê? 
des  meubles  dont  elles  font  ornées,  04 

Delà  magnificence  des  Chinois  dans  les  voyages,  dans  les  ouvrages  publics,  tels 
que  font  les  ponts,  les  arcs  de  triomphe,  les  portes,  les  tours  ,  êf  les  murs 
de  ville,  dans  leurs  fêtes ,  Se.  lo-^ 

Des  cérémonies  qu'ils  obfervent  dans  leurs  devoirs  de  civilitez ,  dans  leurs  vifites , 
&  les  préfens  qu'ils  fe font  les  uns  aux  autres,  dans  les  lettres  qu'ils  s'écrivent, 
dans  leurs  feflins ,  leurs  mariages ,  S  leurs  funérailles  ,  115 

Des  prifons  ou  l'on  renferme  les  criminels,  ^  des  chutimens  dont  on  les  pu. 
«'■^  iH 

De  l'abondance  qui  régne  à  la  Chine,  163 

Tome  IL  *  Des 


TABLE     D-ES     ARTICLES. 

Des  hcs  ,  des  canaux,  t?  des  rivières  dont  T Empire  de  la  Chine  eft  arrofé,  des 
barques,  des  vaijjeaux ,  ou  fommes  Chimifes y  i86 

De  la  Monnaye  qui  en  différens  tems  a  eu  cours  à  la  Chine  ^  iç)6 

Du  commerce  des  Chinois ,  204 

Du  vernis  de  la  Chine,  209 

De  la  porcelaine,  .  213 

Desfoyeries,  z^6 

Extrait  d'un  ancien  livre  Chinois ,  qui  enfeigne  la  manière  d'élever  £3*  de  mûrir 
les  vers  à  foye ,  pour  l'avoir  ^  ineilleure  (ji  plus  abondante,  zfo 

De  la  langue  Chinoife,  2^8 

De  la  prononciation  Chinoife ,  âf  de  l'orthographe  des  mots  Chinois  en  caractères 
d'Europe,  2js 

Abrégé  de  la  grammaire  Chinoife,  279 

Du  papier,  de  l'encre,  des  pinceaux,  de  F  imprimerie,  £?  de  la  reliure  des  livres 
de  la  Chine ,  286 

De  quelle  manière  on  fait  étudier  les  jeunes  Chinois,  des  divers  dégrez  par  ou  ils 
,  pajfent ,  ^  combien  ils  ont  d'éxatnens  à  fubir  pour  parvenir  au  DoSîo- 
rat,  301 

Extrait  d'un  livre  Chinois,  intitulé:  l'Art  de  rendre  le  Peuple  heureux  en 
établiflant  des  Ecoles  publiques,  310 

Extrait  d'un  Traité  fur  le  même  fujet ,  fait  par  Tchu  hi,  Pun  des  plus  célè- 
bres Dateurs  de  la,  Chine,  qui  floriffûit  fous  la  dix-neuvieme  Dynafiie,  no7n- 
mée  Song,  31P 

Traduction  du  Chapitre   Kiang    hio  ,   ou    Modèle  que  donne    F  Auteur  d'un 
-  difcours ,   tel  qu'il  peut  fe  faire  dans  le   Hio  ,  ou  Salle   des  affemblées  de 
Lettrez,  333 

Traduction  du  chapitre  Chinois,  où  font  propofez  le  projet  â?  les  règlemens  d'une 
Académie,  ou  Société  de  Sçavans,  335 

De  la  littérature  Chinoife,  540 

Des  King  Chinois,  ou  des  Livres  Canoniques  du  premier  ordre ,  343 

L'Y  king  ;  premier  Livre  Canonique  du  premier  ordre,  344 

Le  Chu  king;  fécond  Livre  Canonique  du  premier  ordre,  35-3 

Divers  Extraits  du  Chu  king.  Maximes  des  anciens  Rois,  dialogue,  gjry 
Harangue  qu'on  dit  que  Tchong  hoeï  fit  à  l'Empereur  Tching  tang,  362 
InflruStion  qu'Y  yun  donna  au  jeune  Tai  kia,  364 

Hifloire  de  ï Empereur  Kao  tfong ,  &f  de  Fou  yue ,  fon  Minijlre  ,  ^66 

Le  Chi  king;  troifieme  Livre  Canonique  du  premier  ordre,  369 

Odes  clwifies  du  Chi  king;  première  Ode;  un  jeune  Roi  prie  fes  Miniflres  de 
l'injlruire,  _  _  37° 

Seconde  &  treifteme  Ode;  à  la  louange  de  Yen  vang,  ibid.  &  fuiv. 

Qua- 


TABLE     DES     ARTICLES. 

Quatrième  Ode-,  confeils  donnez  à  un  Roi,  ^^2 

Cinquième  Ode;  fur  la  perte  du  genre  humain,  27f 

Sixième  ^  feptieme  Ode;  lamentations  fur  les  tniferes  du  genre  humain,  375 

£f  378 
Huitième  Ode;  avis  à  un  Roi,  27^ 
Le  Tchun  tfiou;  quatrième  Livre  Canonique  du  premier  ordre  ^  380 
Le  Li  ki;  cinquième  Livre  Canonique  du  premier  ordre  y  38 1 
Des  Livres  Claffiques  ou  Canoniques  du  fécond  ordre  ,  382 
Vie  de  Cong  fou  tfeë,  ou  Confucius ,  385 
Le  Ta  hio  ;  ou  l'Ecole  des  adultes  ;  premier  Livre  Clafjique  ou  Canonique  du  fe. 
cond  ordre,  -  38^ 
Tchong  yong;  ou  le  Milieu  immuable;  fécond  Livre  Claffique  ou  Canonique  du 
fécond  ordre,  3pi 
Lun  yu;  ou  Livre  des  fentences  ;  troijieme  Livre  Claffique  ou  Canonique  du  fe- 
cond  ordre,  35,4 
Meng  tfeë  ;  ou  le  Livre  de  Mencius  ;  quatrième  Livre  Claffique  ou  Canonique 
du  fécond  ordre ,  divifé  en  deux  parties  ^  pliifieurs  chapitres ,  400 
Hiao  king  ,•  ou  du  Refpeà  filial  ;  cinquième  Livre  Claffique,  ou  Canonique  du 
fécond  ordre ,  4,24 
Siao  hio;  ou  V Ecole  des  enfans ;  fixieme  Livre  Claffique  ou  Canonique  du  fé- 
cond ordre,  divifé  en  phifieurs  chapitres  âf  paragraphes ,  Ar^y 
De  l'éducation  de  la  Jeunefle ,  f/,/^. 
Des  cinq  devoirs:  des  devoirs  du  Père  &  du  Fils,  430 
Des  devoirs  du  Roi  &  de  fon  Miniftre,  440 
Des  devoirs  du  Mari  &  de  la  Femme,  f^/^. 
Du  devoir  des  jeunes  gens  à  l'égard  des  perfonnes  âge'es,  441 
Du  devoir  des  Amis,  442 
Delà  vigilance  qu'on  doit  avoir  fur  foi-même  ;  44» 
Règles  pour  bien  gouverner  fon  cœur  ,  //,/j. 
Régies  pour  apprendre  à  compofer  fon  extérieur,  44^ 
Règles  pour  le  vêtement ,  j/,/j 
Règles  po  ur  le  repas ,  ^^  j 
Exemples  par  rapport  à  ces  jnaximes,  tirez  de  l'antiquité,  44(î 
Exemples  des  Anciens  llir  la  bonne  éducation ,  2/,/^, 
Exemples  des  Anciens  fur  les  cinq  devoirs  ,  4  ,-, 
Maximes  des  Auteurs  modernes,  .  ,0 
Maximes  fur  l'éducation  de  la  jeunefle,  //,/^, 
Maximes  fur  les  cinq  devoirs  ,  4j-o 
Maximes  fur  le  foin  avec  lequel  on  doit  veiller  fur  foi-même,  4^1 
*  i  Exem- 


TABLE     DES     ARTICLES. 

Exemples  tirez  des  Auteurs  modernes  y  453 

Exemples  fur  l'éducation  de  la  jeunefle,  ibid. 

Exemples  fur  les  cinq  devoirs ,  4^4 

Exemples  fur  le  foin  avec  lequel  on  doit  veiller  fur  foi-même ,  457 

Recueil  Impérial,  contenant  les  Edits,  les  Déclarations,  les  Ordonnances,  ^ 
les  InJlrutTwns  des  Empereurs  des  différentes  Dynafiies  ;  les  Remontrances  (S 
les  Difcours  des  plus  habiles  Miniftres  fur  le  bon  ^  le  mauvais  gouvernement, 
Êf  diverfes  autres  Pièces  recueillies  par  F  Empereur  Cang  hi ,  fcf  terminées 
far  de  courtes  réflexions,  écrites  du  pinceau  rouge;  c'ejl-à-dire,  de  fa  propre 
main,  459 

Extrait  d'une  compilation  faîte  fous  la  Dynaflie  Ming ,  par  un  Lettré  célèbre  de 
cette  Dynajîie,  739 

Lié  niu,  ou  femmes  illujlres,  804 


Fin  de  la  Table  des  Articles  de  ce  fécond  Volimie, 


DESCRIP. 


DESCRIPTION 

DE    LA   CHINE 

E    T 

DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 

*De  lUmckmeté  &  de  l'étendue  de  la  monarchie 
Chinoife. 

A  Chine  a  cet  avantage  fur  toutes  les  autres  nations  du  monde,  Avantages 
que  durant  plus  de  4000.  ans  elle  a  été  gouvernée  prefquc   ''^'.^'*^' 
toujours  par  les  princes  naturels  du  pays,  avec  la  même  for- 
me d'habit,   de  moeurs,   de  loix,   de  coutumes  6c  de  ma- 
nières ,    fans  avoir  jamais  rien  changé  à  ce  que  fes  anciens 
legiflateursavoientfagement  établi  dès  la  naiflance  de  l'empire. 
Comme  fes  habitans  trouvent  chez  eux  tout  ce  qui  eft  néceflaire  aux 
commoditez  &  aux  délices  de  la  vie,  ils  ont  cru  fe  fuffire  à  eux-mêmes, 
&  ont  affedé  de  n'avoir  aucun  commerce  avec  le  refte  des  hommes.     L'i- 
gnorance dans  laquelle  ils  ont  vécu  des  pays  éloignez  ,    les  a  entretenus 
T$ine  IL  A  dans 


z    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

dans  k  perlutifion  ridicule ,    qu'ils  étoient  les  maîtres  du  monde  ,    qu'ils 
en  occupoient  la  plus  confidérable  partie ,  £c  que  tout  ce  qui  n'étoit  pas  la 
Chine    n'ctoit  habité  que  par  des  nations  barbares.     Cet  éloignemcnt  de 
tout  commerce  avec  les  étrangers,  joint  au  génie  ferme  ôc  folide  de  ces 
peuples,  n'a  pas  peu  contribué  à  conferver  parmi  eux  cette  confiante  uni- 
formité de  leurs  ulages. 
Deux  opi-       Il  y  a  parmi  les  fçavans  de  la  Chine  deux  opinions  fur  l'origine  £c  le  com- 
nions  fur     ^encement  de  leur  empire  j    car  ils  ne  s'arrêtent    pas  aux  rêveries  d'un 
de"la'"*^      peuple  ignorant  èc  crédule,  qui  fur  la  foi  de  quelques  livres  apocrifes  & 
Chine.        fabuleux  ,    cherchent  la  fource  de  leur  monarchie  dans  des  fiêcles  imagi-- 
naires,  qui  précédent  la  création  du  monde.     Les  hilloriens  les  plus  célè- 
bres diltinguent  dans  la  chronologie  Chinoife ,   ce  qui  eft  manifeftement 
fabuleux ,  ce  qui  ell  douteux  &  incertain ,  &  ce  qui  eft  fur  &  indubitable. 
Ainiî  ne  voulant  s'attacher  qu'à  ce  qui  leur  paroît  avoir  (quelque  fonde- 
ment de  vérité,   ils  marquent  d'abord  comme  une  chofe  fure,   qu'on  ne 
doit  faire  nulle  attention  aux  tems  qui  ont  précédé  Fo  hi,  lefquels  font 
incertains ,   c'eft-à-dire ,  qu'on  ne  peut  les  ranger  fuivant  une  exafte  & 
vraye  chronologie,  £c  que  ce  qui  précède  Fo  hi^  doit  paffer  pour  mytho- 
logique. 
lo  lit  fon-       Qç^  auteurs  regardent  donc  Fo  hi  comme  le  fondateur  de  leur  monarchie,, 
ti^mlritl  Ifqufl  environ  200.  ans  après  le  déluge,  fuivant  la  verfion  des  féptante, 
chic  Chi-    régna  d'abord  vers  les  confins  de  la  province  de  Chen  fi^  6c  enfuite  dans 
Doife.  la  province  de  Ho  nan  ^    qui  eft  fituée  prefque  au  milieu   de  l'empire  5 

après  quoi  il  défricha  toutes  les  terres  qui  s'étendent  jufqu'à  la  mer 
orientale. 

"  C'eft  là  le  fentiment  de  prefque  tous  les  lettrez,  &  cette  chronologie 
fondée  fur  une  tradition  conftante  ,  &  établie  dans  leurs  plus  anciennes 
hiftoires,  qui  n'ont  pu  être  altérées  par  les  étrangers,  eft  regardée  de  la 
plû-part  des  fçavans  comme  inconteftable. 

D'autres  auteurs  Chinois  ne  font  remonter  leur  monarchie  qu'au  régne 
d'J«3,  qui  félon  l'opinion  des  premiers,  n'eft  que  leur  cinquième  Empe=- 
reur:  mais  fi  quelqu'un  s'avifoit  de  la  borner  à  des  tems  poftèrieurs,  non»- 
feulement  il  fe  rendroit  ridicule,  mais  il  s'expoferoit  encore  à  être  châtié 
fêvérement,  6c  même  à  être  puni  de  mort.  Il  fuffiroit  aux  miflionnaires 
de  donner  un  fimple  foupçon  en  cette  matière  dont  enfuite  on  eût  connoif- 
fance,  pour  les  faire  châfler  de  l'empire. 

Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'eft  que  la  Chine  a  été  peuplée  plus  de  iiff. 
ans  avant  la  naiflance  de  Jefus-Chriit,  Se  c'eft  ce  qui  le  démontre  par  une 
Gclypfe  de  foleil  arrivée  cette  année  là,  comme  on  le  peut  voir  par  les  ob- 
fervations  agronomiques  tirées  de  l'hiftoirc  8c  d'autres  livres  Chinois,  lef- 
qucUes  ont  été  données  au  public  en  l'année  171p. 

On  a  vu  finir  les  plus  anciens  empires  -,.  il  y  a  long-tems  que  ceux  des 
Aflyricns ,.  des  Médcs  ,  des  Perfans ,  des  Grecs,  6c  des  Romains  ne 
fubfiftcnt  pluSi  au  lieu  que  la  Chine  fcmblable  à  ces  .grands  fleuves,,  dont 
on  a  de  la  peine  àdécouvrir  la  fource  y  ^  qui  roulent  conftamment  leurs  eaux 

avec. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  ^ 

avec  une  majefté  toujours  égale,  n'a  rien  perdu  pendant  une  fi  longue  l'uitc 
de  fiécles ,  ni  de  fon  éclat ,  ni  de  fa  Iplendeur.  ^ 

Si  cette  monarchie  a  été  quelquefois  troublée  par  des  guerres  inteftines, 
par  la  foiblefle  Se  la  mauvaife  conduite  des  Empereurs,  ou  par  une  domina- 
tion étrangère,  ces  intervales  de  troubles  ôc  de  divillons  ont  été  courts,  6c 
elle  s'en  eil  prefque  auffi-tôt  relevée,  trouvant  dans  la  fagefle  de  fes  loix 
fondamentales,  ce  dans  les  heureufes  difpofitions  des  peuples,  une  relîburce 
«ux  malheurs  dont  elle  fortoit. 

Ainli  pendant  4000.  ans  ôc  d'avantage  le  trône  impérial  a  été  occupé  Nombre 
fans  interruption  par  vingt-deux  différentes  familles ,  Se  l'on  compte  deux  pp^g^^^" 
cens  trente-quatre  Empereurs  Chinois,  qui  ont  régné  fucceffivement  juf-  chinois. 
qu'à  l'invafion  du  Roy  Tartare,  qui  s'empara  de  la  couronne  il  y  a  environ  iny^fion 
8f.  ans,  &;  qui  a  donné  jufqu'ici  à  la  Chine  trois  Empereurs  de  la  famille,  du  Roy 
fçavoir  Chun  tcbi  qui  a  régné  17.  ans,  Cang  hi  qui  en  a  régné  61 .  6c  l'ong  Tartirc. 
Hhing  qui  eft  fur  le  trône  depuis  l'année  ijtz. 

Cette  conquête  qui  fe  fit  avec  une  facilité  furprenantc,  fut  le  fruit  de  la 
méfintelligence  des  Chinois ,  6c  des  diverfes  faftions  qui  partageoicnt  la 
cour  6c  l'empire.  La  plus  grande  partie  des  troupes  impériales  étoient 
alors  vers  la  grande  muraille,  occupée  à  repouffer  les  efforts  d'un  Roy  des 
Tartares  orientaux ,  appeliez  Mantcheoux. 

Ce  prince  pour  fe  vanger  de  l'injuftice  faite  à  fes  fujets  dans  leur  com- 
merce avec  les  marchands  Chinois,  6c  du  peu  de  cas  que  la  cour  avoit  fuit  de 
fes  plaintes,  étoit  entré  dans  le  Leao  tong^  à  la  tête  d'une  puiffante  armée; 
La  guerre  dura  quelques  années:  il  y  eut  différens  combats  donnez,  des  vil- 
les affiégées,  des  courfes  ôc  des  irruptions  faites  fur  les  terres  de  la  Chine, 
fans  qu'on  pût  dire  de  quel  côté  panchoit  la  viéloire,  parce  qu'elle  favori- 
foit  tour  à  tour  l'un  6c  l'autre  parti 

L'Empereur  Tfong  tching  demcuroit  tranquile  dans  fa  capitale  6c  il  n'a- 
voit  guercs  fujet  de  l'être.  Le  fupplice  injufte  auquel  il  avoit  condamné 
un  miniftre  accrédité  ôc  lié  avec  les  principaux  de  la  cour,  fa  févérité  cxceffi- 
ve,  6c  fon  extrême  avarice,  qui  l'empêchèrent  de  rien  relâcher  des  tributs 
ordinaires  qu'il  exigcoit  du  peuple,  6c  cela  dans  le  tems  de  la  plus  grande 
difette,  aigrirent  extrêmement  les  efprits  6c  les  portèrent  à  la  révolte:  les 
mécontens  fe  multipliêrciit  dans  la  capitale  6c  dans  Ls  provinces. 

Un  Chinois  de  la  province  de  Se  tchuen  nommé  Li  cong  tfe^  homme  har-    Li  ccn^  tfe 
di  6c  entreprenant,  profita  de  ces  conjonftures,  6c  fe  mit  à  la  tète  d'un   s'empare 
grand  nombre  de  féditieux.     Son  armée  groffiffoit  tous  les  jours  par  la  mul-    (^^,,{5'^'' 
titude  des  mécontens  qui  s'y  joignoient.     En  peu  de  tems  il  fe  rendit  mai-   villes.       ' 
tre  de  plufieurs  villes  confidérables,   il  conquit  des  provinces  entières,  6c 
gagna  les  peuples  en  les  exemptant  des  tributs  dont  ils  étoient  furchart^cz , 
en  deftituant  les  magiftrats,  6c  en  les  remplaçant  par  d'autres,  fur  la  fitîcli- 
té  defquels  il  comptoit,  6c  à  qui  il  commandoit  de  traiter  fes  fujets  avec 
douceur.     D'un  autre  côté  il  saccageoit  les  villes  où  il  trouvoit  la  moindre 
réfiftance,  6c  les  abandonnoit  au  pillage  de  it^  foldats. 

Enfin  après  s'être  enrichi  des  dépoiiilles  de  la  délicieufc  pro\'ince  de  Ho-   Se  dcchre 
mri^  il  pénétra  d^ns  la  province  de  Chenfi^  où  il  crut  qu'il  étoit  tems  de   Empereur. 
Ai  fe 


4    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

fe  déclarer  Empereur.  Il  prit  le  nom  de  "tien  chim  qii  fignifie  celui  qui  obéit 
au  cici,  afin  de  perluader  aux  peuples  qu'il  croit  rinihument  dont  le  ciel  fe 
fervoit,  pour  les  délivrer  de  la  cruelle  tyrannie  des  minillres  qui  les  oppri- 
moicnt. 

Quand  le  rebelle  fe  vit  dans  le  voifinage  de  Peking^  où  la  divifion  qui  ré- 
gnoit  parmi  les  grands,  lui  avoit  donné  lieu  de  ménager  par  fes  émiflai- 
les  des  intelligences  lécrctes,  il  ne  perdit  point  de  tems,  &  longea  iericufe- 
ment  à  le  rendre  maître  de  cette  capitale:  elle  le  trouvoit  délarmée  d'une 
grande  partie  des  troupes,  qu'on  avoit  envoyées  fur  la  frontiéi'e  de  Tarta- 
rie:  plufieurs  des  chefs  de  celles  qui  y  reiloient,  étoient  gagnez,  6c  prêts 
à  féconder  le  delTein  du  tyran:  de  plus,  il  avoit  fait  gliffer  dans  la  ville 
grand  nombre  de  fes  plus  braves  foldats  déguifez  en  marchands,  aufquels  il 
avoit  donné  de  quoi  lever  des  boutiques,  &  faire  le  commerce,  afin  que 
difperléz  dans  tous  les  quartiers,  ils  puflent  y  répandre  la  terreur,  6c  favo- 
riler  fon  irniption,  lorlqu'il  fe  préfenteroit  avec  fon  armée  devant  les  mu- 
rai] les. 

Des  mefures  fï  bien  prifes  lui  réiiflîrcnt:  à  peine  parut-il,  qu'une  des 
portes  de  la  ville  lui  fut  ouverte  avant  le  lever  du  foleil  :  la  réfiftan- 
cc  que  firent  quelques  foldats  fidèles,  ne  fut  pas  longue.  Li  cong  tfe 
travcrfa  toute  la  ville  en  conquérant ,  &  alla  droit  au  palais.  Il  avoit 
déjà  forcé  la  première  enceinte,  fans  que  l'Empereur  en  eût  connoif- 
fancc,  6c  ce  malheureux  prmce  n'apprit  fa  trifte  deftinée,  que  lorfqu'il 
ne  lui  étoit  plus  libre  déchaper  à  la  fureur  de  fon  ennemi.  Trahi, 
abandonnédefes  courtifans,  6c  craignant  plus  que  la  mort  de  tomber  vif 
entre  les  manis  d'un  fujet  rebelle,  il  fit  un  coup  de  défefpcré,  il  def- 
cendit  dans  un  de  fes  jardins  avec  fa  fille,  6c  après  l'avou*  abbatue  à 
fes  pieds  d'un  coup  de  labre,  il  fe  pendit  à  un  arbre. 

Après  cette  mort,  tout  fe  foumit  à  cette  nouvelle  puiflance.  Le  ty- 
ran pour  s'affermir  fur  le  trône,  commença  par  fxire  mourir  plufieurs, 
grands  mandarins,  6c  tira  des  autres  de  grofies  fommes  d'argent.  Il 
'^Ou'fan  "'y  <^^"^  qu'0«  fan  giicy  général  des  troupes  portées  fur  les  frontières  de 
IHty.  la  Tartarie,  qui   refula  de  le  reconnoître   pour  fouverain.     Ce  général 

avoit  fon  père  à  Peking  nommé  Ou.  C'étoit  un  vieillard  vénérable  par 
fon  âge  &  par  fes  dignitez.  Le  nouvel  Empereur  le  fit  venir,  6c  lui 
ordonna  de  le  fuivre  dans  l'expédition  qu'il  alloit  faire. 

Auffi  tôt  il  part  à  la  tête  de  fon  armée,  pour  aller  réduire  le  géné- 
ral des  troupes  Chinoilés,  qui  s'étoit  renfermé  dans  une  ville  de  Leao 
tûng.  Après  en  avoir  formé  le  fiége,  il  fit  approcher  des  murailles  le 
vieillard  chargé  de  fers,  6c  menaça  le  général  de  faire  égorger  fon  père 
à  fes  yeux,  s'il  ne  fe  foumettoit  de  bonne  grâce. 

Ou  fan  guey  fentit  à  ce  moment  les  divers  combats,  que  d'un  côté 
l'amour  de  la  patrie,  6c  de  l'autre  la  tendrcflc  filiale  livroient  tour  a 
tour  à  la  bonté  de  fon  cœur:  dans  des  agitations  fi  violentes,  il  ne  prit 
confeil  que  de  fa  vertu:  l'amour  de  la  patrie  l'emporta,  6c  il  lui  facri- 
fia  ce  qu'il  devoit  à  fon  père.    Le  vieillard  lui-même  loua  la  généreufe 


Héroïrne 


ET    DE    LA    TARTARIE   CHINOISE. 


f 

rage  Se 


fidélité  de  fon  fils,  &  avec  une  fermeté  héroïque,  fe  livra  à  1 
à  la  cruauté  du  tyran.  ' 

Un  fang  fi  cher  que  le  général  vit  couler  ne  fervit  qu'à  allumer  dans  fon 
cœur  un  plus  grand  défir  de  vengeance.  Mais  comme  il  étoit  dificile  qu'il 
pût  rélider  lo  g-tems  aux  efforts  de  l'ufurpateur,  il  crut  qu'en  picquant  la 
générofité  du  Roy  Tartarc,  il  pourroit  non  feulement  fau-e  la  paix  avec 
Jui,  mais  encore  l'engager  à  le  iecourir  de  toutes  fes  forces,  Tfong  te  (  c'eft 
le  nom  de  ce  Roy)  moins  flatté  des  richeflcs  qui  lui  étoient  offertes  par 
le  général  Chinois,  que  picqué  d'une  ambition  fecrétc  ,  goûta  fi  fort  cet- 
te propofition,  que  dès  le  jour  même  il  parut  à  la  tête  de  quatre-vingt 
mille  hommes.  L'ufurpateur  informé  de  la  réiinion  des  armées  Chinoiies 
&  Tartares,  n'ôfa  en  venir  aux  mains  avec  deux  fi  grands  capitaines j  il  fe 
retira  en  hâte  à  Peking,  &  après  avoir  fait  charger  plufieurs  chariots  de  ce 
qu'il  y  avoir  de  plus  précieux  dans  le  palais,  il  y  mit  le  feu  &  s'enfuit  dans 
la  province  de  Chenji,  où  il  eut  tant  de  foin  de  fe  cacher,  qu'on  ne  put 
jamais  découvrir  le  lieu  de  fa  retraite.  Quelque  dihgence  qu'il  fît,  une  par- 
tie du  butin  tomba  entre  les  mains  de  la  cavalerie  Tartare,  qui  le  pourfui- 
voit. 

Cependant  T/ong  te  qui  pouvoir  aifément  diflîpcr  fon  armée,  aima  mieux 
fe  rendre  à  Peking^  où  il  tut  reçu  aux  acclamutions  des  grands  &  du  peu- 
ple, &  regardé  comme  leur  libérateur.  Il  içut  fi  bien  tourner  les  efprits, 
qu'on  le  pria  de  gouverner  l'empire  :  les  vœux  des  Chinois  s'accordèrent 
avec  fes  vues:  mais  une  mort  précipitée  l'empêcha  de  joiiir  du  fruit  de  fa 
conquête.  Il  eut  le  tems  de  déclarer  pour  lucccffeur  fon  fils  Chun  tchi^  qui  chun  tchi 
n'avoit  que  fix  ans,  6c  il  confia  fon  éducation  Sc  le  gouvernement  de  l'é- 
tat, à  un  de  fes  frères  nommé  ji  ma  van. 

Ce  prince  eut  le  courage  6c  l'adreflede  foumettre  la  plû-part  des  provin- 
ces, qui  avoientde  la  peine  à  fubir  le  jougTartare,  &  pouvant  retenir  l'em- 
pire pour  lui-même,  il  fut  afl'ez  défintérefie  pour  le  remettre  entre  les  mains 
de  fon  neveu,  aufli  tôt  qu'il  eut  atteint  l'âge  de  gouverner. 

Le  jeune  Empereur  parut  tout-à-coup  fi  habile  en  l'art  de  régner,  qu'il 
gagna  en  peu  de  tems  le  cœur  de  fes  fujets.  Rien  n'échapoit  à  fa  vigilan- 
ce êc  à  fes  lumières ,  &  il  trouva  le  moyen  d'unir  tellement  les  Chinois  ôc 
les  Tartares,  qu'ils  fembloient  ne  plus  faire  qu'une  même  nation.  Il  foutint 
pendant  fon  régne  la  majefté  de  l'empire,  avec  une  fupériorité  de  génie, 
qui  lui  attira  pendant  fa  vie  l'admiration,  6c  à  fa  mort  les  regrets  de  tout 
le  peuple.  Lorfqu'il  fut  prêt  de  mourir,  n'ayant  encore  que  14.  ans,  il  ap- 
pella  les  quatre  premiers  miniilres.  Après  leur  avoir  témoigné  le  déplaîfir 
qu'il  avoir  de  n'avoir  pu  récompenfcr  le  mérite  de  tant  de  fidèles  fujets  q»i 
av oient  fervi  fon  père,  il  leur  déclara  que  parmi  fes  enfans,  celui  qui  lui  pa- 
roiflbit  le  plus  propre  à  lui  fuccéder,  étoit  Canghi^  qui  n'avoit  alors  que 
huit  ans  :  qu'il  le  recommandoit  à  leurs  foins  }  ôc  qu'il  attendoit  d;  leur 
probité  6c  de  leur  fidèle  attachement,  qu'ils  le  rendroient  digne  de  l'empi- 
re, (ju'il  lui  laiffbit  fous  leur  tutelle. 

Des  le  lendemain  de  la  mort  de  l'Empereur  Chun  tchi, (on  corps  ayant  été 

mis  dans  le  cercueil ,  on  proclajna  Cang  hi  Empereur.    Il  monta  lur  le  trô- 

A  5  ■  ne, 


monte  lur 
le  trône. 


Eftfléclaré 
Empereur, 


Cérémo- 
nies des 


a    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

ne  êc  tous  les  princes,  les  feigneurs,  les  premiers  officiers  de  l'armée  8c  de 
la  couronne,  Se  les  mandarins  de  tous  les  tribunaux,  allèrent  le  proilernerà 
fes  pied.s  jui'qu'à  trois  fois,  6c  à  chaque  génufleétion  frappèrent  la  terre  du 
front,  &  firent  les  neuf  révérences  accoutumées. 

Rien  n'étoit  fi  magnifique  que  la  grande  cour  où  {e  fit  cette  cérémonie. 
Tous  les  mandarins  occupoient  les  deux  cotez  ,  vêtus  d'habits  de  foye  à 
fleurs  d'or  en  forme  de  rôles  :  cinquante  portoient  de  grands  parafols  de  bro- 
hom-nagcs  ^jj^d  d'or  6c  de  foye  avec  leurs  bâtons  dorez,  ôc  s'étant  rangez  2f  d'un  cô-^ 
peuples.  té,  ècif.  de  l'autre  fur  les  ailes  du  trône,  ils  avoient  à  leurs  cotez  trente 
autres  officiers,  avec  de  grands  évantails  en  broderie  d'orîkdefoyc.  Près 
de  ceux-ci  étoient  z8  grands  étendards.,  femez  d'étoiles  d'or  en  bro- 
derie, avec  de  grands  dragons  6c  la  figure  de  la  nouvelle  lune  ,  de  la 
pleine  lune,  6c  de  la  lune  en  décours,  6c  félon  toutes  les  phâfcs  6c  apparen- 
ces difl:crentes,  pour  marquer  les  i8  manfions  qu'elle  a  dans  le  ciel,  6c  ies 
conionélions  6c  oppofitions  diverfcs  avec  le  ibleil,  qui  fe  font  dans  des  in- 
terférions de  cercles,  que  les  aftronomes  nomment  noeuds,  ou  tête  6c  queue 
de  dragons.  Cent  autres  étendards  fuivoient  ceux  des  manfions  de  la  lune, 
&  tous  les  autres  portoient  des  mafles  d'armes ,  des  haches ,  des  marteaux 
d'armes,  6c  d'autres  femblables  inllrumens  de  guerre  ou  de  cérémonie,  avec 
des  têtes  bizarres  de  monltres  6c  d'animaux. 

L'autorité  n'a  jamais  été  fi -ablbluc  que  fous  ce  monarque  :  pendant  un 
des  plus  longs  régnes  qu'on  ait  vu ,  il  ne  fut  pas  feulement  pour  les  peuples 
de  l'Afie  un  objet  de  vénération  >  fon  mérite  6c  la  gloire  de  fon  régne  péné- 
trèrent encore  au-delà  de  ces  vaftes  mers  qui  nous  féparent  de  fon  empire, 
6c  lui  attirèrent  l'attention  6c  l'eftime  de  toute  l'Europe.  C'eft  lui  qui  vint 
•à  bout  de  réiinir  la  Chine  6c  les  deux  Tartaries  en  un  ieul  état,  èc  de  ran- 
ger fous  fa  domination  une  étendue  immcnfe  de  pays,  qui  n'eft  coupé  nulle 
part  par  les  terres  d'aucun  prince  étranger. 

Les  Tartares  occidentaux  étoient  les  feuls  qui  pouvoient  troubler  la  tran- 
quilité  de  fon  régne:  mais  partie  par  force,  partie  paradrefle,  il  les  obli- 
gea d'aller  demeurer  à  trois  cens  mille  au-delà  de  la  grande  muraille,  oii 
leur  ayant  dillribué  des  terres  6c  des  pâturages,  il  établit  à  leur  place  les 
Tartares  fes  lujcts.  Enfin  il  divifa  cette  vàfte  étendue  de  pays  en  pluficurs 
provinces  qui  lui  furent  fouinifes  6c  tributaires.  Il  les  retint  encore  dans  le 
devoir  par  le  moyen  des  Lamas  qui  ont  tout  pouvoir  fur  l'efprit  des  Tarta- 
res, 6c  que  les  peuples  adorent  prefque  comme  des  divinitez. 

A  cette  adrefie  politique  ce  prince  en  joignit  une  autre,  ce  fut  qu'au  lieu 
que  fes  prcdécefleurs  dcmcuroicnt  dans  leur  palais,  où  ils  étoient,  comme 
dans  un  i'anâ:uaire,invifible  à  leurs  peuples  >  lui  au  contraire  en  fortoit  trois 
fois  l'année  pour  des  voyages,  ou  pour  dès  parties  de  chafie  femblables  àdes 
expéditions  militaires. 

Dès  qu'il  eut  établi  une  paix  fol ide  dans  fes  vaftes  états;  il  rappcllalcs 
meilleures  troupes  des  diveriés  provinces  où  elles  étoient  difpcriécs ,  de  de 
tcms  en  tcms  pour  empocher  que  le  luxe  6c  le  repos  n'amollît  leur  courage, 
il  partoit  pour  la  Tartaric,  6c  leur  faifoit  faire  de  longues  6c  pénibles  mar» 
chcsj  elles  étoient  armées  de  flèches  6c  de  cimeterres ,  dont  elles  ne  fefer- 

voicnr 


Rciinit  la 
Chine  & 
les  deux 
Tartaries 
en  un  feul 
.état. 


Sa  politi- 
que. 


Exerce  fes 
troupes    à 

1»  chane. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  7 

voient  que  pour  faire  la  guerre  aux  cerfs,  aux  fanglicrs,  aux  ours,  aux  ty- 
gres ,  6c  aux  autres  bêtes  féroces. 

Ce  grand  corps  d'armée  qui  accompagnoit  l'Empereur  dans  fes  longs  vo-  DiviCon 
yages,  étoit  divifé  par  compagnies,  6c  marchoiten  ordre  de  bataille  aubmit  de  fou 
des  tambours  6c  des  trompettes.  Il  y  avoit avant-garde,  arriere-garde, corps  ^^^^^'. 
de  bataille,  aile  droite,  6c  aile  gauche,  que  commandoient  autant  de  prin- 
ces 6c  de  grands  feigneurs.     On  conduifoit  pour  ce  grand  nombre  de  per-. 
fonncs  toutes  les  provifîons  6c  munirions  nécelTaires  fur  des  chariots,  iur 
des  chevaux,  fur  des  chameaux  6c  des  mulets.     Il  falloit  camper  toutes  les 
nuits,  car  il  n'y  a  dans  la  Tartarie  occidentale  ni  villes,  ni  bourgs,  ni  vil- 
lages,.   Les  peuples  n'ont  pour  maîfons  que  des  tentes  drcffccs  de  tous  cotez 
dans  les  campagnes,  où  ils  font  paître  leurs  bœufs,  leurs  chevaux,  6c  leurs 
chamaux.     Ils  ne  fçavent  ce  que  c'efl  que  de  femer  des  grains,  6c  de  culti- 
ver la  terre  :    ils  fe"  contentent  de  ce  que  la  terre  produit  d'elle-même  pour 
l'entretien  de  leurs  troupeaux  ,   ils  tranfportent  leurs  tentes  dans  les  divers 
endroits  où  les  pâturages  font  plus  abondans  6c  plus  commodes,  ne  vivans 
que  de  lait ,  de  fromages,  6c  du  gibier  que  la  chafle  leur  fournit. 

En  tenant  ainli  les  troupes  en  haleine,  6c  les  Tartares  dans  l'obéïnance  , 
Cang  hi  ne  relâchoit  rien  de  fon  application  ordinaire  aux  affaires  de  l'état, 
fes  confeils  étoient  réglez  ,  il  écoutoit  fes  miniftres  fous  une  tente  comme 
dans  fon  palais ,  6c  leur  donnoit  fes  ordres.  Se  faifant  inflruire  de  tout, gou- 
vernant fon  Empire  par  lui-même,  il  étoit  l'ame  qui  donnoit  le  mouve- 
ment à  tous  les  membres  d'un  fl  grand  corps  j  aufll  ne  fe  repofa-t-il  jamais 
du  foin  de  l'état,  ni  fur  les  Colaos,  ni  fur  aucun  des  grands  de  fx  cour, 
comme  il  ne  fouffrit  jamais  que  les  eunuques  du  palais,  qui  avoient  tant  de 
pouvoir  fous  les  régnes  précédens,  euffent  la  moindre  autorité. 

Un  autre  trait  de  fa  politique  fut  de  remplir  les  tribunaux,  partie  de  Chi-  ^*  poîi'àî 
nois,  6c  partie  de  Tartares  :  ce  font  comme  autant  d'infpecteurs  les  uns  des  '^"^- 
autres,  6c  par  ce  moyen  il  y  a  moins  à  craindre  qu'ils  tentent  quelque 
entreprife  contre  le  bien  commun  des  deux  nations. 

D'un  autre  côté,  les  Tartares  furent  obligez  de  s'appliquer  de  bonne- 
heure  à  l'étude,  afin  de  pouvoir  entrer  dans  les  charges,  car  ils  ne  font  pro- 
mus aux  derniers  dégrez,  de  même  que  les  Chinois  ,  qu'après  avoir  don- 
né des  preuves  de  leur  capacité  dans  les  lettres ,  félon  l'ancien  ufage  de 
l'empire. 

Depuis  la  iîaix  que  ce  prince  â  conclu  avec  les  Mofcovites,  par  le  moyen  Fa'f  "" 
des  plénipotentiaires  qui  fe  rendirent  de  part  6c  d'autre  à  Nipchoa,  6c  qui  pj^jx^^vec 
convinrent  des  limites,  on  connoît  au  jufte  l'étendue  de  ce  grand  empire:   .ej  Mof- 
depuis  la  pointe  la  plus  méridionale  de  Hainan^  jufqu'à  l'extrémité  de  la  covitcs.;.' 
Tartarie  founiife  à  l'Empereur,   on  trouve  que  les  états  ont  plus  de  900 
lieues  communes  de  France 

C'eil  ce  floriflant  Empire  que  Cang  hi  laiffà  vers  la  fin, de  l'année  lyii.  à 
fon  quatrième  fils  ,  qu'il  nomrna  fon  fuccefieur  quelques  heures   avant  fa: 
mort.  \   Ce  prir.cc  montant  fur  le  trône  prit  le  titre  ôCTong  tchirig,  qui  figni-  Tonruhlng 
Ee,.  paix  ferma-,,  concorde  indijffblubk.  Il  paroît  avoir  de  l'eipnt ,  il  parle  bien,  mo-.iie  fur- 
mais  quelquefois  vite,  ôc  iàns  donner  le  tems  de  lui  répondre.    Il  y  en  a  qui   ^  '^*^^^-'  • 

cro- 


Son  cj- 

raiftete. 


Royaumes 
tributaire* 
de  la 
Chine. 


Divifion 
de  la 
Chine. 


Etendue 
de  Peking. 


9    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

croyent  que  c'eft  une  affeftation  de  fa  part,  pour  ne  pas  écouter  des  rai- 
fons  qui  pourroient  lui  faire  changer  des  réfolutions  déjà  prifcs. 

Du  relce  il  eft  appliqué  aux  affaires  de  fon  état  ,  ferme  èc  décifîf,  infa- 
tigable dans  le  travail ,  toujours  prêt  à  recevoir  des  mémoriaux  6c  à  y  ré- 
pondre, ne  fongeant  qu'à  ce  qui  peut  procurer  le  bonheur  des  peuples.  C'eft 
même  lui  fiùre  fa  cour  que  de  lui  propofer  quelque  deflein  qui  tende  à  l'uti- 
lité publique  6c  au  foulagement  des  peuples}  il  y  entre  avec  plaifîr,  ôc  l'ex- 
écute fans  nul  cg.ird  à  la  dépenfe.  Enfin  il  eft  aufli  abfolu,  Se  auffi  redou- 
té que  l'Empereur  fon  père:  mais  par  la  conduite  qu'il  a  tenu  à  l'égard  des 
ouvriers  évangéliques,il  eit  bien  différent  de  ce  grand  prince  qui  les  a  conf- 
tamment  favonfé,  £c  qui  s'eft  toujours  déclaré  le  protedeur  de  notre  fainte 
religion. 

Outre  l'étendue  prodigieufe  de  cet  empire  ,  qui  tout  grand  qu'il  étoit 
déjà,  s'eft  fi  fort  accru  par  l'union  des  Tartares  avec  les  Chinois,  il  y  a  en- 
core d'autres  royaumes  qui  font  tributaires  de  l'Empereur  :  la  Corée  ,  le 
Tongking,  la  Cochinchine,  Siam,  &c.  lui  doivent  un  tribut  réglé  :  c'eft 
lui  qui  en  quelques  occafions  nomme  les  Rois  ,  du  moins  il  faut  toiijours 
<ju'il  les  confirme.  ISI  éanmoins  ces  états  ont  leur  gouvernement  particu- 
lier, 6c  n'ont  gueres  de  reffemblance  avec  la  Chine,  foit  qu'on  faffe  atten- 
tion à  la  fertilité  des  terres,  au  nombre,  à  la  beauté,  ôc  à  la  grandeur  des 
villes}  foit  qu'on  ait  égard  à  la  religion,  à  l'efprit,  aux  mœurs,  &  à  la 
politeffe  des  habitans.  Aufli  les  Chinois  en  font-ils  très-peu  de  cas}  ils  les 
regardent  comme  des  barbares,  &  évitent  avec  foin  leur  alliance. 

On  a  déjà  dit  que  la  Chine  eftdivilée  en  if  provinces  :  mais  ces  provinces 
ne  font  pas  toutes  également  peuplées.  Depuis  Peking  juCqu'àNafJUhang^  qui 
eft  la  capitale  de  la  province  àcKiangfi,  il  s'en  faut  bien  que  le  peuple  y 
fourmille  comme  dans  les  provinces  de  Tche  kiang ,  de  Kiang  nan ,  de  ^lang  tong 
àeFo  kien^  Scquelques  autres  :  c'eftce  qui  fait  que  les  miffionnaires  qui  n'ont 
parcouni  que  ces  belles  Se  nombreufes  provinces,  où  les  villes  &  les  grands 
chemins  font  remplis  de  peuples  jufqu'à  embaraffer  le  paflage,  ont  pu  aug- 
menter le  nombre  des  habitans  de  cet  empire.  A  tout  prendre,  il  paroît  ce- 
pendant qu'il  yaàlaChinebeaucoup  plus  de  monde  que  dans  toute  l'Europe, 

Quoique  Peking  foit  plus  grand  que  Paris  pour  l'étendue  du  terrain, je  ne 
crois  pas  que  le  nombre  des  habitans  puifle  monter  à  plus  de  trois  millions, 
La  fupputation  en  eft  d'autant  plus  fûre,  que  tous  les  chefs  de  famille  font 
obligez  de  rendre  compte  aux  magiftrats  du  nombre  de  perfonnes  qui  les 
compofent,  de  leur  âge,  6c  de  leur  fexc. 

Plufieurs  chofes  contribuent  à  cette  multitude  prodigieufe  d'habitans,  la 
multiplicité  des  femmes  qui  eft  permife  aux  Chinois ,  la  bonté  du  climat 
qu'on  a  vu  jufqu'à  préfent  exempt  de  pefte,  leur  fobriété,  &  la  force  de 
leur  tempérament,  le  mépris  qu'ils  font  des  autres  nations, qui  les  empêche 
de  s'aller  établir  ailleurs  ,  Sc  même  de  voyager  ;  mais  ce  qui  y  contri- 
bue plus  que  toute  autre  chofe,  c'eft  la  paix  prefque  perpétuelle  dont  ï]s 
joiiiflent. 

11  y  a  dans  chaque  province  un  grand  nombre  de  villes  du  premier,  du 
fécond,  6c  du  troiliéme  ordres  la  plû-pait  font  bâties  fur  des  rivières  navi- 

ga« 


ET   DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  ^ 

gables,  Se  ont  de  chaque  côté  de  fort  grands  fauxbourgs.  Les  capitales 
de  chaque  province  font  très-grandes  ,  Se  mériteroient  d'être  le  fiégc  de 
l'Empire. 

Outre  ces  villes,  il  y  a  quantité  de  places  de  guerre, une  infinité  de  forts 
de  châteaux,  de  bourgs,  6c  de  villages.     On  voit  de  ces  bourgs,  fur  tout 
ceux  qu'on  appelle  Tching  ,  qui  vont  de  pair  avec  les  villes  pour  leur  gran- 
deur, le  nombre  des  habitans ,  Scie  grand  commerce  qui  s'y  tait:  on  ne  les 
appelle  que  bourgs,  parce  qu'ils  ne  font  ni  entourez  de  murailles ,   ni  gou- 
vernez par  desMagiftrats  particuliers ,  mais  par  ceux  des  villes  voifines:  tel 
eft  ,    par  exemple,  Kin  te  ching^  où  fe  travaille  la  belle  porcelaine,  &  qui   Fabrique 
eilde  la  dépendance  d'une  ville,  laquelle  ell  dans  le  dillriét  de  lao  tcbecu;  de  porce- 
Fo    chan  qui  dépend  de   Canton  ,    dont  il  n'ell  éloigné  que  de  quatre  '*'"^' 
lieues,  &c. 

La  plû-part  des   villes  de  la  Chine  fe  renemblcntj  ce  font  autant  de  Situation 
quarrez   oblongs ,    formez   par   quatre   longs  pans  de  murailles  tirez  au   '^^^   villes 
cordeau,  &  unis  à  angles  droits.     Il  ne  faut  pas  croire  néanmoins   que  ^l''' 
toutes  foient  de  forme  quarrée,  ceux  qui  l'ont  afluré,  ont  fait  la  régie       '"^'' 
trop  générale.     Il  eft  vrai  qu'ils  obfcrvent  cette  régie  le  plus  qu'ils  peu- 
vent,    6c  alors   les   murailles   regardent   les  quatre  points  cardinaux,  ou 
peu  s'en  faut:  il  en  eft  de  même  de  leurs  maîfons,  qui  de  quelque  ma-   Leur 
niêre  que  les  rues  foient   difpofces ,    doivent  toujours  regarder  le  fud ,   «'pe*^- 
qui  eft  l'efpeét  favorable  de  ce  pays,  la  partie  oppofée   n'étant    pas   te- 
nable  contre  les  vents  de  nord.     C'eft  par    cette   raifon   que  pour  l'or- 
dinaire, la  porte  par  oti  l'on  entre,  eft  de  biais  dans   un   des   cotez  de 
la  cour. 

Les  murailles  qui  forment  l'enceinte  de  la  plû-part  des  villes  font 
larges  ôc  hautes,  bâties  de  briques  ou  de  pierres  quarrécs.  Derrière  eft 
un  rempart  de  terre ,  6c  tout  autour  un  large  foHc ,  avec  des  tours  hau- 
tes ôc  quarrées  à  une  certaine  diftance  les  unes  des  autres.  Chaque  por- 
te eft  double  6c  a  doubles  battans  :  entre  ces  portes  eft  une  place  d'ar- 
mes pour  l'exercice  des  ioldats  :  quand  on  entre  par  la  première ,  on 
ne  voit  pas  la  féconde,  parce  qu'elle  eft  de  côté:  au-dcffus  des  portes, 
il  y  a  de  belles  tours:  ce  font  comme  de  petits  arfenaux  ,  6c  le  corps 
de  garde  des  foldats.  Hors  des  portes  font  fouvent  de  grands  faux- 
bourgs,  qui  renferment  preique  autant  d'habitans  que  la  ville. 

On  voit  dans  les  endroits  les  plus  fréquentés  de  chaque  ville,  une  ou 
même  plufieurs  tours,  dont  la  hauteur  6c  l'architeéture  font  très-belles. 
Ces  tours  font  de  neuf  étages,  ou  du  moins  de  fept.  Communément 
les  rues  principales  font  droites,  mais  fouvent  affez  étroites:  en  quoi 
elles  font  bien  difterentes  des  rués  de  la  ville  impériale.  Ses  rués,  fur- 
tout- les  grandes,  font  également  longues  6c  larges,  6c  les  plus  commo- 
des qui  foient  peut-être  dans  aucune  ville  du  monde,  fur-tout  pour  la 
cavalerie  6c  les  chariots.  Tous  les  édifices,  à  la  réferve  des  tours  ôc 
de  quelques  bâtimens  à  divers  étages  qui  s'élèvent  fort  haut  au  deffus 
des  toits  des  maîfons,  font  extrêmement  bas,  ?îc  tellement  couvertes  des 
murailles  de  la  ville,  que  fans  un  grand  nombre  de  tours  quarrées,  qui 

'ïome  IL  B  en 


Ordres  des 
Chinois. 


10    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE. 

en  intenompenc  la  continuité,  on  diroit  à  la  voir  de  loin  dans  la  cam- 
pagne   que  ce  ne  feroit  que  l'enceinte  d'un  vafte  parc  quarrc. 

On  Voit  encore  quelques  villes,  dont  une  partie  du  terrain  eft  défert  6c 
vuide  de  maîfons,  parce  qu'elles  n'ont  point  été  rétablies  ,  depuis  qu'elles 
ont  été  ruinées  par  les  l'artares  qui  conquirent  la  Chine.  Mais  ce  qu'il  y 
a  de  particulier,  c'eft  qu'auprès  des  grandes  villes,  fur-tout  dans  les  pro- 
vinces méridionales,  on  voit  des  elpeces  de  villes  flottantes j  c'eft  une  mul- 
titude prodigieuie  de  barques  rangées  des  deux  cotez  de  la  rivière,  où  lo- 
gent une  infinité  de  familles  qui  n'ont  point  d'autres  maîfons.  Ainfi  l'eau 
eft  prefque  aulli  peuplée  que  la  terre  ferme. 

Il  n'y  a  proprement  que  deiLX  Ordres  dans  l'Empire:  celui  des  nobles,  Se 
celui  du  peuple:  ce  premier  comprend  les  Princes  du-fang,  les  Ducs,  les 
Comtes,  les  Mandarins,  foit  de  lettres,  foit  d'armes:  ceux  qui  ont  été 
Mandarins  Se  qui  ne  le  font  plus  :  les  Lettrez,.  qui  par  leur  étude  Se  par  les 
premiers  dégrez  de  littérature,  aufquels  ils  font  parvenus ,  afpirent  à  la 
magilbature  5c  aux  dignitcz  de  l'Empire.  Dans  le  fécond,  qui  eft  celui 
du  peuple,  font  compris  les  laboureurs,  les  marchands,  êc  les  artifans.  II 
faut  donner  la  connoilîance  de  ces  difïérens  états  >  6c  c'ell  ce  que  je  ferai  en 
fuivantla  méthode  que  je  me  fuis  prefcritc. 


De  V\n- 
torité  de 
l'Empe- 
reur. 


De  P autorité  de  l'Empereur ,  des  Sceaux  de  V Empire  ^  de 
fes  dépertfts  ordinaires ,   de  foyi  Palan  ,   de  fes  équi- 
pages y  ^  de  fa  mat  che  lorfqu'ilfort  du  palais. 

IL  n'y  a  jamais  eu  d'Etat  plus  monarchique  que  celui  de  la  Chine: 
l'Empereur  a  une  autorité  abfolucj  6v  à  en  juger  par  les  apparences, 
c'ell  une  efpèce  de  divinité.  Le  rclpect  qu'on  a  pour  lui,  va  jufqu'à 
l'adoration  i  ies  paroles  font  comme  autant  d'oracles,.  6c  fes  moindres 
volontez  exécutées  comme  s'il  étoit  defcendu  du  ciel)  perfonne  ne  peut 
lui  parler  qu'à  genoux,  non  pas  même  fon  frère  quoi  que  fonaîné,  8c 
l'on  n'ôfcroit  paroitre  devant  lui  en  cérémonie  que  dans  cette  pofture, 
à  moins  qu'il  n'en  ordonne  autrement.  Il  n'ell  permis  qu'aux  Seigneurs 
qui  l'accompagnent  de  fe  tenir  debout,  6c  de  ne  fléchir  qu'un  genouil 
quand  ils  lui  parlent. 

La  même  chofe  fe  pratique  envers  les  Officiers  ,  lorfqu'ils  repré- 
fentent  la  perfonne  de  l'Empereur  ,  6c  qu'ils  intiment  fes  ordres ,  ou 
comme  Envoyé?, ,  ou  comme  Mandarins  de  la  préfence.  On  a  prefque 
les  mêmes  égards  pour  les  Gouverneurs,  lorfquils  rendent  la  juiHcej  de 
forte  qu'on  peut  dire  que,  quant  a  la  vénération  6c  au  refpeét  qu'on  ?. 
pour  eux,  ils  font  Empereurs  à  l'égard  du  peuple,  6c  qu'ils  font  peu- 
ple à  l'égard  de  ceux  qui  font  au-dcflus  d'eux.  Ordre  adminible  qui. 
contribue  plus  que  toute  autre  chofe ,    au  repos  cc  à   la  tranquilité  dfe 

l'Em- 


ET   DE   LA    TARTARIE   CHINOISE.  u 

r Empire.     On  ne   regarde  point  qui  vous   êtes,   mais  la  perfonne  que 
vous  repréfentez. 

Non  feulement  les  Mandarins,  les  Grands  de  la  Cour,  &  même  les  pre- 
miers Princes  du  fangfeproilernent  en  pri-fence  de  l'Empereur,  mais  encore 
ils  portent  fouvent  le  même  reipecl  à  fon  fauteuil,  à  fon  trône,  &  à  tout 
ce  qui  fert  à  fon  ufage,  6c  quelque  fois  ils  vont  jufqu'à  fe  mettre  à  genoux 
à  la  vue  de  fon  habit,  6c  de  fa  ceinture.  Ce  n'eil  pas  qu'ils  s'aveuglent  fur 
fes  défauts,  ou  qu'ils  les  approuvent:  au  fond  du  cœur  ils  blâment  lès  vices  j 
Se  ils  le  condamnent,  loriqu'il  fe  livre  à  la  colère,  à  l'avarice,  ou  à  d'autres 
pafTions  honteufes ,  mais  ils  croyent  devoir  donner  publiquement  ces  marques 
d'une  profonde  vénération  pour  leur  Prince,  afin  de  mamtcnir  la  fubordina- 
tion  fi  efTenticlle  à  tout  bon  gouvernement,  6c  d'infpirer  parleur  exemple 
aux  peuples,  la  foumiffion  6c  l'obéifTance  qu'ils  doivent  à  lès  ordres. 

C'eft  ce  profond  refpe<5t  qui  les  porte  à  donner  à  leur  Empereur  les  titres  Ses  Titres; 
les  plus  fuperbes:  ils  le  nomment  T'ien  tjee,  fils  du  ciel:  Hoangti^  augufte 
6c  fouverain  Empereur:  Chinghoang^  laint  Empereur:  Chao  ting^  Palais 
royal:  Vanfoui^  dix  mille  années  :  ces  noms  6c  plufieurs  autres  femblables, 
ne  font  pas  feulement  connoître  le  refpeét  que  fes  fujets  ont  pour  fa  per- 
fonne ,  mais  ils  marquent  encore  les  vœux  qu'ils  font  pour  fa  confer- 
vation. 

Il  n'y  a  perfonne  de  quelque  qualité  8c  de  quelque  rang  qu'il  foit,  qui 
ôfe  paffer  à  cheval  ou  en  chaife  devant  la  grande  porte  de  fon  palais  j  dès 
qu'il  en  approche,  il  doit  mettre  pied  à  terre,  6c  ne  remonter  à  cheval  qu'à 
l'endroit  marqué  :  car  on  a  déterminé  le  lieu  oii  l'on  doit  defcendre,  6c  ce- 
lui  où  l'on  peut  remonter. 

Chaque  femaine  ou  chaque  mois  il  y  a  des  jours  fixez ,  où  tous  les  Grands 
doivent  s'aflemblcr  en  habits  de  cérémonie  dans  une  des  cours  du  Palais , 
pour  lui  rendre  leurs  hommages,  quoi  qu'il  ne  paroifle  pas  en  perfonne,  6c 
le  courber  jufqu'à  terre  devant  fon  trône.     S'il  tombe  malade,  6c  qu'il  y    Ufagesdes 
ait  à  craindre  pour  fa  vie,  l'allarme  eft  générale:  on  a  vu  alors  les  Man-    Chinois 
darins  de  tous  les  Ordres,  s'aflémbler  dans  une  vafte  cour  du  Palais,  y  paiïer   P^'j'l'j'if  ja 
le  jour  6c  la  nuit  à  genoux,  pour  donner  des  marques  de  leur  douleur,  6c   rEmpe-  '' 
pour  obtenir  du  ciel  le  rétabliflement  de  fa  lanté,  fans  craindre  ni  les  in-    reur. 
jures  de  l'air,  ni  la  rigueur  de  la  faîfon.     L'Empereur  foulFre,  celafuffitj 
tout  l'Etat  fouffre  dans  fa  perfonne,  6c  fa  perte  ell  l'unique  malheur  que  fes 
fujets  doivent  craindre. 

Au  milieu  des  cours  du  Palais  impérial,  il  y  a  un  chemin  pavé  de  grandes    Quan<3 
pierres,  fur  lequel  l'Empereur  marche  quand  il  fort:  fi  l'on  paflc  parce   ''  P"'^.*^. 
chemin,  il  faut  fe  prefler  ?^  courir  allez  vîtC}  c'eft  une  marque  de  refpecl    '^"  ^"  "^' 
qui  s'obferve,  lorfqu'on  paflc  devant  une  perfonne  d'un  caraélere  diftinguc. 
Mais  il  y  a  manière  de  courir,  6c  en  cela  les  Chinois  trouvent  de  la  bonne 
^race ,  comme  on  en  trouve  en  Europe  à  bien  faire  la  révérence.     C'eft 
a  quoi  nos  premiers  Mifîîonnaircs  durent  s'exercer,  lorfqu'ils  allèrent  fa- 
luer  le  feu  Empereur  à  leur  arrivée  à  Peking.     Après  avoir  paflé  huit  gran- 
des cours,  ils  arrivèrent  à  fon  appartement:  il  étoit  dans  un  Cong  (c'eft 
B  2.  ainfi 


Defcrip- 
tion  d'un 
Cong  OU 
falon. 


Ufages  des 
Chinois 
quand  i^^ 
foni  admis 
à  l'Au 
élance  de 
l'Empe- 
reur, 


Couleur 
impériale. 


Manière 
de  dater 
les  Aftet 
publics. 


Des  Prii 
ces  du 
San". 


li    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

ainfi    qu'on  nomme  de  grands  falons  ifolez  ou  l'Empereur  habice  ,  qui, 
font  portez  Tur  des  mafTift  de  marbre  blanc.) 

Ce  Co//g  étoit  compolé  d'une  laie  où  il  y  avoit  un  trône,  &  d'une  cham- 
bre où  il  étoit  allis  fur  un  Cati  ou  cftrade  élevé  de  trois  pieds,  qui  prcnoit 
toute  la  longueur  de  la  chambre.  Le  Can  étoit  couvert  d'un  limple  feutre 
blanc:  peut-être  afftctoit-il  cette  fimplicité,  parce  qu'il  portoit  le  deuil 
de  fon  ayeuie:  fon  vêtement  étoit  fimplemcnt  de  fatin  noir,  doublé  de 
fourures  de  zibeline,  tel  que  le  portent  la  plû-part  des  Officiers  un  peu 
confîdérablcb  :  il  étoit  aflis  à  la'  Tartare  les  jambes  croifécs.  Il  fallut 
faire  le  falut  impérial  tel  qu'il  fe  pratique  ,  lorfqu'on  a  audience  de  ce 
Prince. 

Auffitôt  qu'on  eft  a  la  porte,  on  fe  met  à  courir  avec  grâce  jufqu'à  ce 
qu'on  foit  arrivé  au  fond  de  la  chambre,  qui  eft  vis-à-vis  de  l'Empereur- 
Pour  lors  étant  de  front  fur  une  même  ligne,  on  demeure  un  moment  de- 
bout,, tenant  les  bras  étendus  fiu-  les  cotes:  cnfuite  ayant  fléchi  les  ge- 
noux, on  fe  courbe  jufqu'à  terre  à  trois  différentes  reprifes.  Après  quoi 
on  fe  relevé,  &  un  momeiit  après  on  fait  une  féconde  fois  les  mêmes  céré- 
monies, puis  encore  une  troiuéme,  jufqu'à  ce  qu'on  avertiffe  d'avancer,  6c 
de  fc  tenir  à  genoux  aux  pieds  de  l'Empereur. 

La  couleur  jaune  ell  la  couleur  impériale  qui  eft  interdite  à  tout  autre 
qu'à  lui:  fa  veilc  eft  paifemce  de  dragons:  c'eft  là  fa  devife,  5c  il  n'y  a 
que  lui  qui  les  puiile  porter  à  cinq  ongles  :  fî  quelqu'un  s'avifoit  fans  fa 
permiffion  de  s'attribuer  cette  marque  de  dignité  impériale,  il  fe  rendroit 
coupable,  &  s'expofcroit  au  châtiment.  Il  datte  les  Lettres,  fcs  Edits, 
8c  tous  les  Aéfes  publics ,  des  années  de  fon  régne  &  du  jour  de  la  lune  :  par 
exemple:  De  mon  régne  le  i6.  le  6.  de  la  quatrième  lune. 

Les  fentimens  de  la  plus  profonde  vénération  à  l'égard  de  l'Empereur, 
dans  lefquels  on  élevé  les  Chinois  dès  leur  enfance,  font  bien  fortifiez 
par  le  pouvoir  abfolu  &  fans  bornes  que  les  loix  lui  donnent.  Lui  feul 
eft.  l'arbitre  fouverain  de  la  vie  6c  de  la  fortune  de  fes  fujets,  ni  les  Vi- 
cerois  ,  ni  les  Tribunaux,  ni  aucune  Cour  fouveraine,  ne  peuvent  faire 
exécuter  à  mort  un  criminel,  fi  la  fentence  qui  le  condamne,  n'a  été  con- 
firmée par  l'Empereur. 

Les  Princes  du  fmg  impérial ,  quelque  élevez  qu'ils  foient  au-deflus 
des  autres.,  n'ont  ni  puiflance  ni  crédit.  On  leur  donne  le  titre  de  Re- 
gulo,  on  leur  afiigne  un  Palais,  une  Cour, des  Officiers  avec  des  revenus 
conibrmcs  à  leur  rang  ;  mais  ils  n'ont  pas  la  moindre  autorité  fiu-  le  peu- 
ple, qui  cependant  conferve  pour  eux  le  plus  grand  refpeft.  Autrefois 
lorlqu'ils  éto:cnt  difperfcz  dans  les  Provinces ,  les  Officiers  de  la  Cou- 
ronne leur  envoyoient  leurs  revenus  tous  les  trois  mois,  afin  que  le  dc- 
penfmt  à  meiure  qu'ils  le  rccevoicnt,  ils  n'euffcnt  \x\s  la  penfée  d'aniaffi;r, 
ni  de  faire  des  épargnes,  dont  ils  auroient  pu  fe  lervir  pour  remuer  6c 
femrr  la  divifion.  11  leur  étoit.  même  défencJu  fous  peine  de  la  vie,  de 
fortir  du  lieu  qu'on  avoit  fi.xc  pour  leur  féjour.  Mais  depuis  que  les 
Tartares  font  maîtres  de  là  Chine  ,  les  chofes  ont  changé.  L'Empe- 
reur a  cru  qu'il  étoit  plus   à  propos  que  tous  les  Princes  demcuraflent  à 

la 


ET  DE  LA  TARTARÏE   CHINOISE.  ij 

la  Cour  Se  fous  fes  yeux.  Outre  les  dcpenies  de  leur  maîlbn  que  fa  Ma- 
jcfté  leur  fournie,  ils  ont  des  terres,  des  maîfons,  des  revenus;  ils  font 
valoir  leur  argent  par  l'indullrie  de  leurs  domeftiques,  6c  il  y  en  a  qui 
font  extraordinairement  riches. 

Ainfi   tout  TEmpu-c  cil  gouverné  par  un   fcul  maître.    C'eft  lui  feul 

2ui  difpofe  de  toutes  les  charges  de  l'Etat,  qui  établit  lesVicerois  &  les 
Gouverneurs,  qui  les  élevé  6c  les  abaifle  ielon  qu'ils  ont  plus  ou  moins  de 
capacité  &  de  mérite,  (car  généralement  parlant,  aucune  charge  ne  fe 
vend  dans  l'Empire)  qui  les  prive  de  leurs  gouvernemens ,  6c  les  deftitue 
de  tout  employ,  dès  qu'il  ell  tant  foit  peu  mécontent  de  leur  conduite. 
Les  Princes  même  de  fon  fang  n'en  peuvent  porter  le  nom  fans  fa  per- 
miffion  exprelî'e,  6c  ils  ne  l'obtiendroient  pas,  s'ils  s'en  rendoient  indignes 
pai-  leur  mauvaife  conduite^  ou  par  le  peu  d'attention  qu'ils  apporte- 
roient  à  leurs  devoirs. 

C'eft  l'Empereur  qui  ohoifit  parmi  fes  enfans,  celui  qu'il  juge  le  plus  ^'Empe- 
propre  à  lui  fuccéder:  &:  même,  lorfqu'il  ne  trouve  point  dans  la  famille   fi^t'fon'';ucI 
des  Princes  capables  de  bien  gouverner,  il  lui  cil  libre  de  fixer  fon  choix  à  ceffeur!    * 
celui  de  fes  fujets  qu'il  en  croit  le  plus  digne  :    on  en  a  vu  des  exemples 
dans  les  tcms  les  plus  reculez,  6c  ces  Princes  font  encore  aujourd'hui  l'objet 
de  la  vénération  des  peuples,  pour  avoir  préféré  le  bien  public  de  l'Etat,  à 
la  gloire  6c  à  la  fpiendeur  de  leur  famille. 

Cependant  depuis  plufieurs  fiécles,  l'Empereur  a  toujours  nommé  un 
Prince  de  fon  fang  pour  être  héritier  de  fa  Couronne.  Ce  choix  tombe 
fur  qui  il  lui  plaît,  pourvu  qu'il  ait  un  vrai  mérite,  6c  les  talens  pro- 
pres pour  gouverner:  fans  quoi  il  perdroit  fi  réputation,  6c  cauferoit- 
infailliblement  du  trouble;  au  contraire  fi  au  lieu  de  jetter  les  yeux  fur 
l'aîné,  il  en  choifit  un  autre  qui  ait  plus  de  mérite,  fon  nom  devient 
immoitel.  Si  celui  qui  a  été  déclaré  fon  iiiccellcur  avec  les  folemnitez 
ordinaires,  s'écarte  de  la  foumiflion  qu'il  lui  doit,  ou  tombe  dans  quel- 
que faute  d'éclat,  il  cft  le  maître  de  l'exclure  de  l'héritage,  6c  d'en 
nommer  un  autre  à  fa  place. 

Le  feu  Empereur  Cang  bi  ufa  de  ce  droit  en  dépofant  d'une  manière  Cai?g  hi 
éclatante  un  de  fes  fils,  le  feul  qu'il  eut  de  la  femme  légi'ime,  qu'il  j^P,^*^^."" 
avoit  nommé  Prince  héritier ,  6c  dont  la  fidélité  lui  étoit  devenue  llif- 
peélc.  On  vit  avec  étonncmcnt  chargé  de  fers ,  celui  qui  peu  aupara- 
vant marchoit  prefque  de  pan  avec  l'Empereur:  fes  enfans  6c  fes  prin- 
cipaux Officiers  furent  enveloppez  dans  la  difgrace,  6c  les  gazettes  pu^ 
bliques  furent  aullitôt  remplies  de  manifeur^,  par  leiquels  l'Empereur 
informoit  les  fujets  des  raifons  qu'il  avoit  eu  d'en  venir  à  ce  coup  d'éclat. 

Les  Arrêts  de  quelque  tribunal  que  ce  foit,  ne  peuvent  avoir  de  force 
qu'ils  ne  Ibieni  ratifiez  p.ir  l'Empereur:  mais  pour  ceux  qui  émanent  im- 
médiatement de  l'autorité  impériale,  ils  font  perpétuels  6c  irrévocabl  s:  les- 
VicCT-ois6clts  trijjunaux  des  provinces  n'ôléroient  différer  d'un  moment  de 
les  enregillrer,  6c  d'en  faire  la  publication  dans  tous  les  lieux  de  leur  jurif- 
diélion. 

L'autorité  du  Prince  ne  fe  borne  pas  aux  vivans,  elle  s'étend  encore  fur 
B  5  -  les 


s4    DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

les  morts.  L'Empereur  pour  rccompenfer  ou  leur  r.  érite  perfonnel,  ou 
celui  de  leurs  delcendans,  leur  donne  des  titres  d'honneur,  qui  rejailliflent 
fur  toute  leur  famille. 

Ce  pouvoir  attaché  à  la  dignité  impériale,  tout  abfoki  qu'il  eft,  trouve 
un  frein  qui  le  modère,  dans  les  mêmes  Joix  qui  l'ont  établi.  C'eft  un 
principe  qui  eft  né  avec  la  Monarchie,  que  UEtatelt  une  grande  famille,  qu'un 
Prince  doit  être  à  l'égard  de  (es  iujcts,  ce  qu'un  père  de  famille  eft  à 
l'égard  de  fes  enfans ,  qu'il  doit  les  gouverner  avec  la  mêm-C  bonté  & 
la  même  afteélion  ;  cette  id^e  eft  gravée  naturellement  dans  l'efprit  de 
tous  les  Chinois.  Ils  ne  jugent  du  mérite  du  Prince  &  de  fes  talens , 
que  par  cette  affeftion  paternelle  envers  fes  peuples ,  6c  par  le  foin  qu'il 
prend  de  leur  en  faire  fentir  les  effets ,  en  procurant  leur  bonheur.  C'efl 
pourquoi  il  doit  être ,  félon  la  manière  dont  ils  s'expriment  ,  le  perc 
èc  la  mère  du  peuple:  il  ne  doit  le  foire  craindre,  qu'à  proportion  qu'il  fc 
fait  aimer  par  la  bonté  &  par  fes  vertus  :  ce  font  de  ces  ti-aits  qu'ils  pei- 
gnent leurs  grands  Empereurs ,  6c  leurs  livres  font  tous  remplis  de  cette 
maxime. 

Ainfi  félon  l'idée  générale  de  la  Nation,  un  Empereur  eft  obligé  d'en- 
trer dans  le  plus  grand  détail  de  tout  ce  qui  regarde  fon  peuple)  ce  n'eft  pa.s 
pour  fe  divertir  qu'il  eft  placé  dans  ce  rang  luprême  :  il  faut  qu'il  mette 
fon  divertiflement  à  remphr  les  devoirs  d'Empereur,  6c  à  faire  enforte  par 
fon  application,  par  fa  vigilance,  par  fa  tendrcfle  pour  fes  fujets,  qu'on 
puifle  dire  dé  lui  avec  vérité,  qu'il  eft  le  père  Se  la  mère  du  peuple.  Si  fa 
conduite  n'cft  pas  conforme  à  cette  idée,  il  tombe  dans  un  louverain  mé- 
pris. Pourquoi ,  difent  les  Chinois,  le  'tien  *  l'a-t-il  mis  fur  le  trône?  n'eft- 
ce  pas  pour  nous  fervir  de  pcre  6c  de  mère  ? 

C'eft  auffi  à  fe  conferver  cette  réputation,  qu'un  Empereur  de  la  Chine 
s'étudie  continuellement:  fi  quelque  Province  eft  affligée  de  calamitez,  il 
s'enferme  dans  fon  Palais,  il  jeûne,  il  s'interdit  tout  plaifir,  il  porte  des 
édits  par  lefquels  il  l'exempte  du  tribut  ordinaire,  6c  il  procure  desfecours 
abondans)  6c  dans  fes  édits  il  affefte  de  faire  connoître,  jufqu'à  quel  point  il 
eft  touché  des  miferes  de  fon  peuple:  je  le  porte  dans  mon  cœur,  dit-il,  je 
gémis  nuit  6c  jour  fur  fes  malheurs,  je  penfe  fans  ceflé  aux  moyens  de  le 
rendre  heureux.  Enfin  il  fe  fert  d'une  infinité  d'expreflîons  femblables, 
pour  donner  des  preuves  à  fes  fujets  de  la  tendre  affeétion  qu'il  a  pour  eu3f. 
L'Empereur  régnant  a  porté  fon  zèle  pour  le  peuple,  jufqu'à  ordonner 
dans  tout  l'empire,  que  fi  quelque  endroit  étoit  menace  de  calamitez  on 
l'en  informât  fur  le  champ  par  un  Courier  extraordinaire,  parce  qu'il  fe  croit 
refponfablc  des  malheurs  de  l'Empire,  &C  qu'il  veut  par  fa  conduite  prendre 
des  mefures  pour  uppaifcr  la  colère  du  T'ic/i. 

Un  autre  frein  que  les  loix  ont  mis  à  l'autorité  fouvci-aine,  pour  contenir 

un  Prince,  qui  fcroit  tenté  d'abufer  de  fon  pouvoir,  c'eft  la  liberté  qu'elle 

donne    aux   Mandarins   de     rcpréfenter    à    l'Empereur    dans    de    trcs- 

luimblcs   6c  de  trcs-rcfpcftueufes  Requêtes,  les  fautes   qu'il  feroit  dans 

.  Tadminiftration  de  fon  Etat ,   6c  qui  pourroient  renvcrler  le  bon  ordre 

d'un 
•  Le  Ciel. 


ET   DE    LA    TARTARIE  CHINOISE.  îr 

d'un  fage  gouverne|ient.  S'il  n'y  avoit  aucun  c3gaid,  ou  s'il  faifoit  refîen- 
tirles  effets  de  fon  indignation  au  Mandarin  qui  a  eu  le  zcle  &  le  courage  de 
l'avertir,  ilfe  décrieroit  abfolument  dans  refprit  de  les  peuples,  &:  ktermc- 
té  héroïque  du  Mandarin  qui  fe  feroit  ainfi  facrifié  au  bien  public,  deviea- 
droit  le  iujet  des  plus  grands  éloges,  6c  immortalileroit  à  jamais  fa  mémoi- 
re. On  a  vu  à  la  Chine  plus  d'un  exemple  de  ces  martyrs  du  bien  public, 
que  ni  les  fupplices,  ni  la  mort  n'ont  pu  retenir  dans  le  fîlence  lorique  le 
Prince  s'écartoit  des  régies  d'une  fage  adminiftration. 

D'ailleurs  la  tranquilité  de  l'Empire  ,  dépend  entièrement  de  l'applica- 
tion du  Prince  à  faire  obierver  les  loix.  Tel  cil  le  gcnic  des  Chinois,  que 
fi  lui  6c  fon  confeil  étoient  peu  fermes,  6c  moins  attentifs  à  la  conduite  de 
ceux  qui  ont  autorité  fur  les  peuples,  les  Vicerois,  6c  les  Mandarins  éloi- 
gnez gouverneroient  les  fujets  lelon  leur  caprice,  ils  deviendroicnt  autant 
de  petits  tyrans  dans  les  provinces,  6c  l'équité  feroit  bientôt  bannie  des  tri- 
bunaux. Alors  le  peuple,  qui  efb  infini  à  la  Chine,  fe  voyant  foulé  6c  op- 
primé s'attrouperoit ,  6c  de  femblables  attroupemens  feroient  bientôt  fuivis 
d'une  révolte  générale  dans  la  province.  Le  foulevement  d'une  provin- 
ce fe  communiqueroit  en  peu  de  tems  aux  provinces  voifines,  l'Empire  le- 
roit  tout-à-coup  en  feu,  car  c'ell  le  caraûere  de  cette  Nation,  que  les 
premières  femcnces  de  rébellion,  fi  l'autorité  ne  les  étouffe  d'abord ,  produi- 
fent  en  peu  de  tems  les  plus  dangereufes  révolutions.  La  Chine  en  fournit 
divers  exemples,  qui  ont  appris  aux  Empereurs,  que  leur  autorité  n'efb 
hors  de  toute  atteinte,  qu'autant  qu'ils  y  veillent  infatigablement,  6c  qu'ils 
marchent  fur  les  traces  des  grands  Princes  qui  les  ont  précédez. 
,  Entre  les  marques  de  l'autorité  impériale,  l'une  des  plus  confidérables  , 
eft  celle  des  Sceaux  qu'on  employé  à  autorifer  les  Aétes  publics,  6c  toutes  Sceaux  de 
les  décifions  des  tribunaux  de  l'Empire.  Le  Sceau  de  l'Empereur  eft  quarré  1  Emp''^. 
6cxi'environ  huit  doigts.  Il  eft  d'un  jaspe  fin,  qui  eft  une  pierre  précieufe, 
fort  eftimée  à  la  Chine:  il  n'y  a  que  lui  qui  puiflé  en  avoir  de  cette  matiè- 
re. Cette  pierre  dont  on  fait  le  fçcau  de  l'Empereur,  6c  qui  s'appelle  Tu 
che^  fe  tire  de  la  montagne  Tn  yti  cban,  c'eft-à-dire,  montagne  du  fçeau 
d'agathe. 

Les  Chinois  content  diverfes  fables  de  cette  montagne:  il  difent  entre    Montagne 
autres  chofes,  qu'autrefois  le  Fo>ig  hoang  a.yznt  puni  iur  cette  montagne  ^  fe   ''j^'  ''^'^^" 
repofa  fur  une  pierre  brute,    6c  qu'un  habile  lapidaire  l'ayant  .caifée,    y      ^^^'  ^" 
trouva  cette  pierre  fameufe,  dont  on  fit  le  içeau  de  l'Empire.     Cet  oi-    Phœnix  de 
feau   appelle    jFb^ç   boang  eft  le  phcenix  de  de  la  Chine j  c'eft  félon  eux    '*  Chine. 
un   oifeau   de  profpérité  6c  le  prccurfeur  du  fiécle  d'or:  mais  il  n'cxii- 
ta  jamais  que  dans  leurs  livres,    6c  dans  les  peintures  chimériques  qu'ils 
en  font. 

Les   Sceaux   qu'on  donne  par  honneur  aux  Princes,  font  d'or;  ceux    Sceau  des 
des  Vicerois,    des  grands  Mandarins,  ou  Magiftrats  du  premier  Ordre,    ^'"l^^!' 
font  d'argent  :  ils  ne  peuvent  être  que  de  cuivre  ou  de  plomb  pour  lea  ^J^   ^^^^ 
Mandarins  ou  Magiftnits  des  Ovcies  inférieurs.     Quand  ils  l'ufent  à  for-    Manda- 
ce  de  s'en   fervir,   ils  doivent   en   avertir  le   tribunal,   qui  leur  en  en-   rins,&c. 
voyc    un  autre  avec   obligation   de  rendre  l'ancien.     La  forme  en  eft 

plU3 


Des 


Mandarin 
qui  perd 


SiMtagê- 
ine  p  )iir 
les  recou- 
vVier. 


1x5    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

plus  grande  ou  plus  petite  félon  les  dégrez  des  Mandarins  &  le  rang 
qu'ils  tiennent  dans  les  tribunaux.  Depuis  l'établifTcment  des  Tartares 
à  la  Chine,  les  fçeaux  font  de  caractères  Chinois  6c  Tartares,  de  mê- 
me que  les  tribunaux  font  compofez  d'Officiers  ôc  de  Magiftrats  de  ces 
deux  Nations.      - 

Quand  l'Empereur  envoyé  dans  les  provinces  des  Vifiteurs  pour  exa- 
miner la  conduite  des  Gouverneurs,  des  Magiftrats,  &  des  particuliers, 
il  leur  donne  à  chacun  des  içeaux  pour  les  fondions  de  leur  charge. 

Un  de  ces  Vifiteurs  après  avoir  exercé  pendant  quelque  tems  fon  em- 
ploi dam  la  province  qui  lui  avoit  été  affignée,  dnbarut  tout  d'un 
les  Sceaux,  ^oup,  èc  quand  on  s'adreflbit  à  les  domeftiques,  ils  repondoient  qu'u- 
ne maladie  dangereule  ne  permettoit  pas  à  leur  nîaître,  de  recevoir  les 
plaintes  ni  les  requêtes  de  ceux  qui  venoient  '  lui  demander  jullice. 
Un  Mandarin  de  Tes  amis  fe  douta  que  c'étoit  là  une  maladie  feinte,  & 
craignant  qu'une  pareille  négligence  ne  lui  nuifît  à  la  Cour,  il  va  le 
trouver.  Apres  avoir  été  plufieurs  fois  rebuté  par  les  domeiliques,  il 
trouve  enfin  le  fécret  de  pénétrer  dans  le  cabinet  de  fon  ami,  6c  lui 
demande  par  quelle  raifon  il  fe  tenoit  ainfi  caché.  Le  vifîtcur  ne  man- 
qua pas  de  prétexter  fa  maladie. 

Mais  le  Mandarin  peu  crédule  le  preflli  fi  fort,  en  lui  proteflant  qu'il 
le  ferviroit  au  péril  même  de  fa  vie,  s'il  étoit  néceffaire,  que  le  Magif- 
trat  fe  détermina  à  lui  faire  confidence  de  fa  peine.  „  On  m'a  volé, 
„  dit-il,  les  Sceaux  que  j'avois  reçu  de  l'Empereur,  &  ne  pouvant  plus 
„  fceller  les  expéditions,  j'ai  pris  le  parti  de  me  rendre  invifible.  „ 
Le  Mandarin  qui  voyoit  les  triftes  fuites  d'une  affaire,  où  il  ne  s'agif-, 
foit  de  rien  moins  que  de  perdre  fa  charge,  fa  fortune,  5c  celle  de  fa 
famille,  lui  demanda  s'il  n'avoit  point  d'ennemis.  „  Hélas!  répondit  le 
„  Vifiteur  en  foupirant,  c'cfl  ce  qui  m'accable  &  me  défefpere.  Le  pre- 
„  inier  Magilhat  de  la  ville  s'eft  déclaré  contre  moi  dans  toutes  les  oc- 
5,  cafions  où  il  a  fallu  exercer  les  fonétions  de  ma  Charge  j  il  me  défé- 
„  rera  infailliblement  à  la  Cour,  auffi-tôt  qu'il  fçaura  que  je  n'ai  plus 
„  les  Sceaux,  &  je  fuis  un  homme  perdu.  Suivez  mon  confeil  reprit 
5,  le  Mandarin  qui  étoit  un  homme  d'efprit,  faites  tranfporter  dans  l'apparte- 
5,  ment  le  plus  reculé  de  votre  Palais  tout  ce  que  vous  avez  déplus  précieux, 
'„  6c  fur  le  commencement  de  la  nuit,  mettez  vous-même  le  feu  à  cet  ap- 
5,  partement,  6c  faites  donner  l'allarrae  à  tout  le  quartier.  Cet  Officier  ne 
„  manquera  pas ,  fclon  le  devoir  de  fa  Charge,  de  venir  donner  fes  ordres. 
5,  Alors  en  préfence  de  tout  le  monde,  portez-lui  le  petit  coffre  ou  étoient 
5,  les  fçeaux,  6c  dites  lui  que  n'ayant  rien  de  plus  précieux  que  ce  dépôt  de 
„  l'Empereur,  vous  le  mettez  entre  fes  mains,  pour  le  retirer  quand  vous 
j,  en  aurez  befoin.  Si  c'eft  lui.  Seigneur,  ajouta-t-il,  qui  vous  ait  fait 
,,  enlever  nos  fçeaux  pour  vous  rendre  un  mauvais  office,  il  les  remettra 
fl,  dans  le  coffre  pour  vous  les  rendre,  ou  vous  pourrez  l'accufer  de  les  a- 
„  voir  perdus.  „  L'affaire  réufiit,  comme  le  Mandarin  l'avoit  prévu.  Se 
les  Sceaux  furent  rendue! au  vifiteur. 

Les 


ET  DE  LA   TARTARIE   CHINOISE. 


17 


Les  Magiftrats  qui  ont  reçu  les  Sceaux  de  l'Empereur,  les  font  por- 
ter devant  eux  dans  les  grandes  cérémonies,  ou  lorfqu'ils  rendent  vilîte 
à  une  perfonne  à  qui  ils  veulent  témoigner  du  refpeét.  Ils  font  ren- 
fermez dans  un  cofïre  doré,  &  portez  par  deux  hommes  fur  un  bran- 
card qui  précède  la  chaife  du  Mandarin.  Quand  il  arrive  dans  le  lieu 
011  il  va  rendre  vifite,  on  drefle  un  buffet  qu'on  couvre  d'un  tapis,  fur 
lequel  on  pofe  le  coffre  où  les  Sceaux  font  renfermez. 

Si   l'Empereur  'de   la  Chine  elt   fl   puilfant   par  la  vafle  étendue  des   Revenus 
Etats   qu'il  pofTédc,  il   ne  l'efl  pas  moins  par  les  revenus  qu'il  en  tire,   de  rEm- 
Il  n'eft  pas  facile  de  déterminer  au  jufte  à  quelles  fommes  ils  montent,    pereur. 
car  le  tribut  annuel  fe  paye   partie  en  argent,  partie  en  denrées.     On 
le  tire  de  toutes  les   terres,    même  des   montagnes,  du  fel,  des  foyes, 
des   étoffes  de   chanvre  &  de  coton,  ôc  de  diverfes  autres  denrées,  des 
porcs,  des  doiianes,   des  barques,  de  la  marine,  des  forêts,  des  jardins 
royaux,  des  confifcations,  &c. 

Le  tribut  perfonnel  de  tous  ceux  qui  ont  vingt  ans  jufqu'à  foixante,  mon- 
te à  des  fommes  immenles,  à  caufe  du  grand  nombre  des  habitans  de  l'Em- 
pire: on  tient  communément  qu'autre  fois  il  y  avoit  plus  de  f8.  millions 
de  perfonnes  qui  payoient  ce  tribut.  Dans  le  dénombrement  qui  fe  fit  fous 
le  feu  Empereur  Cang  hi,  au  commencement  de  fon  régne ,  on  trouva  onze  / 

millions  cinquante-deux  mille  huit  cens  foixante-douze  familles}  &  d'hom-  / 

mes  capables  de  porter  les  armes ,  cinquante  neuf  millions  fept  cens  quatre-  / 

vingt-huit  mille,  trois  cens  foixante-quatre.  On  ne  compte  ici  ni  les  Prin- 
ces, ni  les  Officiers  de  la  Cour,  ni  les  Mandarins,  ni  les  Soldats  qui  ont 
fervi  6c  obtenu  leur  congé,  ni  les  Lettrés,  les  Licentiés,  les  Doéleurs,  ni 
IcsBonzes,  ni  les  Enfans  qui  n'ont  pas  encore  atteint  l^âge  de  zo.  ans,  ni  la 
multitude  de  ceux  qui  demeurent  lur  les  rivières,  ou  fur  mer,  dans  des  bar- 
ques. Le  nombre  des  Bonzes  monte  à  beaucoup  plus  d'un  million.  Il  y  en 
a  dnns  Peking  au  moins  deux  mille  qui  ne  font  pas  mariez,  &  dans  les  temples 
des  Idoles  en  divers  endroits ,  on  en  compte  trois  cens  cinquante  mille  établis 
avec  des  Patentes  de  l'Empereur.  Le  nombre  des  feuls  Bacheliers  eft  d'en- 
viron quatre-vingt-dix  mille.  Mais  depuis  ce  tems-là  où  les  guerres  civiles 
&  l'établiifement  des  Tartares  avoient  fait  périr  un  peuple  fans  nombre}  la 
Chine  s'eft  extrêmement  peuplée  pendant  la  longue  iliite  des  années  qu'elle 
a  joui  d'une  paix  profonde. 

De  plus,  on  entretient  dix-mille  barques  aux  frais  de  l'Empereur,  qui 
font  deftinées  à  porter  tous  les  ans  à  la  Cour  le  tribut  qui  fe  paye  en  ris,  en 
étoffes,  en  foyes,  6cc.  L'Empereur  reçoit  chaque  année  quarante  millions 
cent  cinquante-cinq  mille  quatre  cens  quatre-vingt-dix  facs  de  flx  vingt  li- 
vres chacun,  de  ris,  de  froment  &  de  mil  ;  un  million  trois  cens  quinze 
mille  neuf  cens  trente-lcpt  pains  de  fel  de  fo.  livres  chacun.  Deux  cens 
dix  mille  quatre  cens  foixante-dix  facs  de  fève,  6c  vingt-deux  millions  cinq 
cens  quatre-vingt-dix-huit  mille  cinq  cens  quatre-vingt-dix-fept  bottes  de 
paille  pour  la  nourriture  de  fes  chevaux. 

En  étoffes  ou  en  foye.  les  provinces  lui  fourniflent  cent  quatre-vingt-on- 
ze mille  cinq  cens  trente  livres  de  foye  travaillée,  6c  la  livre  eft  de  zo.  on- 

Tcm  II.  C  ccsi 


i8    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

ces  j  quatre  cens  neuf  mille  huit  cens  quatre-vingt-feize  livres  de  foyc 
non  travaillée  ;  trois  cens  quatre  vingt-leize  mille  quatre  cens  qua- 
tre-vinet  pièces  de  toile  de  coron ,  cinq  cens  ioixante  mille  deux  cens 
quatre- vingt  pièces  de  toile  de  chanvre,  fans  compter  la  quantité  d'étotïes 
de  velours,  de  fatin,  de  damas,  &  autres  femblables ,  le  vernis,  les  bccufs, 
les  moutons,  les  cochons,  lesoyes,  les  canards,  le  gibier,  les  poiflbns,les 
fruits,  les  légumes,  les  épiceries,  les  différentes  fortes  devins,  qui  s'ap- 
Valeiir  du  portent  continuellement  au  Palais  impérial.  En  fupputant  tout  ce  que 
t»ë!.  l'Empereur  perçoit,  &  le  réduifint  a  nos  livres  de  France,  tous  fes  revenus 

ordinaires  font  eilimez  d'environ  deux  cens  millions  de  taëls.  Un  taël 
eftune  onced'argent  qui  vaut  cent  fols  de  notre  monnoye  valeur  intrinféque. 
L'Empereur  peut  encore  impofer  de  nouveaux  tributs  fur  fes  peuples,  lorf- 
que  les  beloins  preffans  de  l'Etat  le  demandent:  mais  c'eft  un  pouvoir  dont 
il  n'ufe  prefque  jamais,  les  tributs  réglez  étant  fuffiians  pour  les  dépenfes 
qu'il  eft  obligé  de  faire >  Se  bien  loin  d'avoir  recours  aux  fubfides  extraor- 
dinaires, il  n'y  a  guère  d'années  qu'il  n'exempte  quelque  province  de 
tout  tribut,  lorfqu'elle  a  été  affligée  de  la  difette,  ou  de  quelque  autre  ca- 

M  niére       l^ri^''^'^- 

dont  le  Comme  les  terres  font  mefurées,  &  qu'on  fçait  le  nombre  des  familles  , 

paymi  Sc  ce  qui  ell  dû  à  l'Empereur,  on  n'a  nulle  peine  à  déterminer  ce  que  châ- 
les tributs,  que  ville  doit  payer  chaque  année.  Ce  font  les  Officiers  des  villes  qui  lèvent 
ces  contributions  :  on  ne  confilque  point  les  biens  de  ceux  qui  font  lents  à 
payer,  ou  qui  par  des  délais  continuels  chercheroient  à  éluder  le  payement; 
ce  feroit  ruiner  les  familles  j  c'eil  pourquoi  depuis  qu'on  commence  à  la- 
bourer les  terres,  ce  qui  fe  fait  vers  le  milieu  du  printems,  jufqu'au  tems  de 
la  récolte,  il  n'eil  pas  permis  aux  Mandarins  d'inquiéter  les  pay  fans:  la  pri- 
fon  ou  la  bailonnade  ell  le  moyen  dont  on  le  fert  pour  les  réduire. 

On  employé  encore  un  autre  expédient:  comme  il  y  a  dans  chaque 
ville  un  nombre  de  pauvres  ôc  de  vieillards  qui  font  nourris  des  charitez 
de  l'Empereur,  les  Officiers  leur  donnent  des  billets  pour  fe  faire  payer. 
Ils  vont  auffi-tot  dans  les  maifons  de  ceux  qui  doivent  le  tribut,  6c  fi 
l'on  refufe  de  iatisfàire,  ils  y  demeurent,  Sc  s'y  font  nourrir  autant  de 
tems  qu'il  ell  néceflaire  ,  pour  confommer  ce  qui  étoit  dû  à  l'Em- 
pereur. 

Ces  Officiers  rendent  compte  de  leur  recette  au  Pou  tchingfs'écy  c'eft 
le  Tréforier  général  de  la  province.  Se  le  premier  Officier  après  le  Viceroy. 
Ils  font  obUgez  à  certains  tems  de  lui  faire  tenir  les  deniers  de  leur  recette  : 
ils  les  envoyent  fur  des  mulets  :  chaque  mulet  porte  deux  mille  tacls  dans 
deux  efpcces  de  barils  de  bois  fort  longs,  qui  font  fermez  avec  des  cram- 
pons de  fer.  Le  Pou  tchingfs'ée  rend  fes  comptes  au  Hou  pou  y  qui  eft  le  fé- 
cond des  tribunaux  fouverains  de  la  Cour:  c'eft  ce  tribunal  qui  eft  chargé 
de  tout  ce  qui  concerne  l'adminiftration  des  finances.  Se  qui  à  fon  tour  en 
rend  compte  à  l'Empereur.  Rien  n'eft  mieux  ordonné  que  l'impofition  Sc 
la  levée  des  tributs,  fi  l'on  en  excepte  quelques  fraudes  inévitables ,  dont 
ks  petits  Officiers  ufent  à  l'égard  du  peuple. 
La  Chine  a  cela  de  fingulier,  que  l'Empereur  eft  dans  fes  Etats,  comme 

un 


ET  DE  LA   TARTARIE    CHINOISE.  ip 

un  grand  chef  de  famille  qui  pourvoit  à  tous  les  befoins  de  fes  Officiers:  cet 
ufagc  qui  n'a  point  varié  parmi  les  Chinois,  eft  ailez  conforme  à  ce  qui  fe 
pratiquoit  anciennement  dans  la  Cour  de  nos  Rois,  où  il  fe  faifoit  des  diilri- 
butions  de  pain,  de  vin,  de  viandes,  de  chandelles, &  d'autres  chofes  fem- 
blables,  qu'on  nommoit  Uvraifons,  d'où  ert  venu  le  nom  délivrée,  pour  O^S'ued» 
les  gens  de  fervice  qui  étoient  d'une  même  livrée  ou  d'une  même  diùribu-  Uv^ée'^ 
tien,  c'ell-à-dire,  qui  appartcnoicnt  au  même  maître. 

Une  grande  partie  des  deniers  impériaux  fe  confomme  dans  les  provinces, 
par  les  pcnlions,  l'entretien  des  pauvres,  &  fur  tout  des  vieillards  &  des  in- 
valides ,  qui  font  en  grand  nombre ,  les  appointemens  des  Mandarins ,  le 
payement  des  troupes ,  les  ouvrages  publics  ,  Sec.  Le  lurplus  ell  porté  à 
Peking^  &c  eft  employé  aux  dépenfes  ordinaires  du  Palais,  &  de  la  Capita- 
le où  le  Prince  relîde,5c  où  il  nourrit  plus  de  cent  foixante  mille  hommes 
de  troupes  réglées,  ians  compter  leur  lolde  qui  fe  paye  en  argent. 

De  plus,  on  diftribue  tous  les  jours  dans  Pekitig  à  près  de  cinq  mille  Man- 
darins, une  certaine  quantité  de  viande,  de  poillon,  de  fel,  de  légumes, 
Sec.  &  tous  les  mois  du  ris,  des  fèves,  du  bois,  du  charbon,  6c  de  la  pail- 
le j  tout  cela  fe  livre  avec  la  dernière  exactitude. 

•  La  même  chofe  s'obferve  à  l'égard  de  ceux  qui  font  appeliez  des  pro- 
vinces à  la  Cour,  ou  que  la  Cour  envoyé  dans  les  provinces:  ils  font 
fervis  &  défrayez  fur  toute  la  route  eux  &  leur  fuite  :  on  leur  fournit  des 
barques,  des  chevaux,  des  voitures,  &C  des  hôtelleries  entretenues  aux 
dépens  de  l'Empereur. 

Voici  comme  la  chofe  fe  pratique,  lors  qu'un  Mandarin  eft  envoyé  de 
la  Cour,  on  lui  donne  un  C««^  ho  ^  c'eft-à-dire,  un  ordre  dépêché  delà 
Cour  parle  Ping  pu  ou  tribunal  de  la  milice,  fcellé  du  Sceau  de  ce 
tribunal,  en  vertu  duquel  les  Officiers  des  poftes  6c  des  villes  fournif- 
fent  .fans  délai  ce  qui  eft  porté  dans  cet  ordre,  6c  pour  faire  foi  qu'ils 
l'ont  exécuté,  ils  y  appoient  leur  Sceau.  On  fournit  des  hommes  pour 
tirer  les  barques,  d'autres  pour  porter  les  bagages,  6c  c'eft  l'Officier  gé- 
néral des  poftes  qui  fait  peler  ces  bagages,  6c  qui  donne  autant  d'hom- 
mes qu'il  en  faut  pour  les  porter,  d  raifon  de  fo  livres  Chinoifes  par 
homme. 

Les  troupes  que  l'Empereur  nourrit  8c  entretient,  foit  le  long  de  la 
grande  muraille,  foit  dans  toutes  les  villes  6c  les  places  murées  montoient 
autrefois  au  nombre  de  fept  cens  foixante  6c  dix  mille  foldats:  ce  nom- 
bre dans  la  fuite  a  été  encore  augmenté,  6c  fubfifte  toujours,  car  on  ne  fait 
point  de  réforme. Ils  doivent  fcrvir  de  gardes,  6c  faire  efcorte  aux  grands  Man- 
darins, aux  Gouverneurs,  aux  Officiers  6c  Magiftrats:  ils  les  accompagnent 
même  dans  leurs  voyages,  ^  pendant  la  nuit  ils  font  la  garde  autour  de 
leur  barque  ou  de  leur  hôtel.  Ils  ne  font  qu'un  jour  en  exercice,  parce 
que  les  foldats  de  chaque  lieu  où  arrive  le  Mandarin,  fe  fuccédent  les  uns 
aux  autres,  6c  ils  retournent  à  leur  pofte  après  leur  jour  de  fervice.  L'Empe- 
reur nourrit  pareillement  environ  cinq  cens  foixante-cinq  mille  chevaux 
pour  monter  la  cavalerie,  6c  pour  le  fervice  des  poftes  6c  des  Courriers , qui 
portent  fes  ordres  6c  ceux  des  tribunaux  dans  les  provinces. 

Ci  Las 


20    DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Les  Ainballadcui's  des  Puiflanccs  étrangères  font  auffi  défrayez  aux  dé- 
pens de  l'Empereur  ,  depuis  le  premier  ]our  qu'ils  entrent  fur  les  terres 
de  l'Enipue,  jufqu'à  ce  qu'ils  en  loicnt  fortis.  Il  leur  fournit  des  che- 
vaux, des  barques,  èc  toutes  les  voitures  neceflaires  pour  le  voyage:  il 
fait  toute  la  dépenfe  de  leur  table,  6c  quand  ils  font  arrivez  à  la  Cour, 
il  les  loge  dans  un  Palais,  ou  pour  marque  d'amitié  il  leur  envoyé  tous 
les  deux  jours  des  mets  de  fa  table  ;  6c  qumd  il  veut  donner  des  mar- 
ques particulières  de  fon  affection,  il  envoyé  de  tems  en  tems  des  mets 
extraordinaires. 

Je  ne  parle  point  des  autres  dépcnfes  que  fait  l'Empereur  pour  tous 
les  ouvrages  publics,  qui  peuvent  fcrvir  ou  à  l'ornement  des  villes,  ou 
à  la  commodité  des  peuples  ,  ni  de  celles  que  demande  l'entretien 
de  fon  Palais,  qui,  quoique  d'un  goût  bien  différent  de  celui  que  nous 
avons  de  l'Architecture,  ne  laille  pas  d'avoir  quelque  chofe  d'augufle  6c 
de  convenable  à  la  majellé  d'un  fi  puifiant  Prince.  L'idée  qu'on  en  a 
déjà  donnée  aucommencement  de  cet  ouvrage  femblcroit  fliffire:  cepen- 
dant fans  répéter  ce  qui  a  été  dit,  je  fuppléerai  à  ce  qui  y  manque 
par  une  defcription  plus  détaillée  qu'en  a  fait  un  des  MifTionnaires,  qui 
curent  l'honneur  d'être  admis  en  fa  préfence  6c  de  le  faluer  jufques  dans 
fon  appartement. 
Palais  de  C'eft,   dit-il,  un  amas  étonnant  de  bâtimens,  6c  une  longue  fuite  de 

l'Empe-      cours,   de  gallerics,  6c  de  jardins,   qui  forment  un  tout  véritablement 
""'^'  magnifique. 

Comme  la  porte  du  Midi  ne  s'ouvre  que  pour  l'Empereur,  nous  en- 
trâmes par  celle  qui  regarde  l'Occident,  6c  qui  conduit  à  une  vafte  cour, 
qui  elt  au  Midi  par  rapport  au  Palais.  Cette  cour  a  la  figure  d'une 
aouble  équerre,  à  chaque  extrémité  de  laquelle  on  voit  un  gros  édifi- 
ce oblong  à  double  toit,  dont  l'étage  d'en  bas  ell  percé  en.  trois  en- 
droits en  forme  de  porte  d;  ville.  Cette  cour  a  Nord-Sud  plus  de  deux 
cens  pas  géométriques  de  long  6c  la  croifée  environ  autant,  elle  efl  pavée 
•  de  groffes  briques  pofées  de  champ  ,  avec  des  ailées  de  pierres  plattes  6c 
larges}  avant  que  d'entrer  dans  une  autre  cour,  il  faut  pafîer  un  canal  à  demi 
fcc  qui  court  Eft-Oueilj&qui  eft  parallèle  aux  murs  de  cette  féconde  cour. 
Nous  paflTimes  ce  canal  fur  un  des  fîx  ponts  de  marbre  blanc, qui  font  vers 
le  milieu,  vis-à-vis  de  cinq  portes  voûtées  6c  ouveitcs,fur  lefquelles  ell  un 
gros  édifice  avec  une  platte  forme  ou  donjon  à  double  toit,  qui  a  plus  de 
vingt  pas  géométriques  d'épaiflcur.  A  l'entrée  6c  à  la  fortie  du  pont  qui 
conduit  à  la  porte  du  milieu, il  y  a  deux  grandes  colomncs  rondes  de  mar- 
bre blanc ,  drclTées  fur  un  large  piédettal  entouré  d'une  baluilrade  de  mê- 
me, avec  deux  gros  lions  qui  ont  fcpt  à  huit  pieds  de  haut  fur  leur  bafe, 
lefqucls  fbmblcnt  avoir  été  faits  d'un  même  bloc. 

Les  portes  conduiicnt  vers  le  Nord  dans  la  féconde  cour  dont  je  par- 
le, qui  n'a  gueres  que  cent  pas  géométriques  de  longueur,  6c  envi- 
ron la  moitié  de  largeur.  A  l'entrée  de  cette  cour,  on  trouve  deux  au-^ 
très  colomncs  de  marbre  blanc  ornées  de  dragons  en  relief,  avec  deux 
petites  aîles  un  peu  au-defloHs  d'un  chapiteau  plat  6c  fort  large. 

De 


ET    DE    LA    TARTARIE    CHINOISE.  zr 

De  là  on  pafTe  dans  une  troificmc  deux  fois  plus  longue  que  la  féconde ,  Sa  def- 
6c  un  peu  plus  large.  On  y  entre  par  cinq  portes  lemblables  aux  pré-  "^'iptioD- 
cédcntes,  fur  Icfquelles  porte  un  gros  édifice  de  même  ftruûure.  Ces 
portes  font  épaifics  &  couvertes  de  lames  de  fer ,  qui  y  font  attachées  par 
pluficurs  rangs  de  clouds  de  cuivre,  dont  la  tête  eft  plus  grofle  que  le 
poing.  Tous  les  édifices  du  Palais  font  pofez  ilir  unfocleà  hauteur  d'hom- 
me, bâti  de  grofles  pierres  de  marbre  d'un  gris  rouflatre,  mal  polies,- 
&  ornées  de  moulures. 

Toutes  ces  cours  font  entourées  d'édifices  fort  bas,  &  couverts  de  tuiles 
jaunâtres.  Au  fond  de  cette  troifiéme  cour  on  voit  un  alTez  long  édifice  flan- 
qué de  deux  pavillons  qui  touche  à  deux  aîles,  Icfquelles  font  terminées  par 
deux  autres  pavillons  femblablcs  aux  premiers,  c'eft-à-dire,  qui  font  à 
double  toit,  èc  environnées  de  leurs  galleries,  de  même  que  les  aîles,  &:  ' 
le  fond  de  cet  édifice,  qui  eft  élevé  fur  une  platte  forme  de  brique  avec 
fon  parapet  &  fes  petites  embrafures,  laquelle  a  environ  trente-cinq  pieds 
de  haut.  Le  bas  de  la  platte  forme,  jufqu'à  fix  pieds  hors  du  rcz  du  chauf- 
fée, eft  bâti  de  marbre.  Le  fond  eft  percé  de  trois  ouvertures  voûtées,  & 
qui  fe  ferment  par  trois  portes  femblables  aux  précédentes ,  avec  cette  dif- 
férence, que  les  clouds  6c  les  ferrures  en  font  dorez. 

Il  y  avoit  plufieurs  Gardes  à  cetre  porte,  6c  entre  autres  un  CoJao^ 
ou  Miniftre  d'Etat,  qui  ayant  été  accufé  d'avoir  reçu  fous  main  de  l'ar- 
gent dans  l'adminiftration  de  fa  charge,  fut  condamné  à  garder  cette 
porte  du  Palais,  avec  une  Compagnie  de  Soldats  dans  laquelle  on  l'a- 
voit  enrôlé.  Ceux  qui  pafibient  devant  lui  ne  laiflbient  pas  de  le  fa-  " 
luer  6c  de  fléchir  le  genouil,  refpeftant  encore,  nonobftant  l'état  hu- 
miliant où  il  fc  trouvoit,  cette  haute  fortune  dont  il  venoit  de  dé-- 
cheoir. 

Après  avoir  pafle  ces  trois  cours  qui  n'ont  rien  de  bien  remarqua- 
ble que  leur  étendue,  nous  entrâmes  dans  une  quatrième,  qui  a  environ 
quatre-vingts  pas  géométriques  en  quarré.  Cette  cour  eft  tout-à-faic 
riante,  elle  eft  cjivironnée  de  galleries  interrompues  d'efpâce  en  efpàcc 
par  des  petits  ialons  tout  ouverts  6c  plus  exhaufiez,  vis-à-vis  defquels 
il  y  a  des  efcaliers  avec  leurs  rampes  de  marbre  blanc,  qui  régnent 
prefque  tout  au  tour.  Cette  cour  eft  coupe e  dans  fa  largeur  par  un 
petit  canal  revêtu  de  marbre  blanc }  les  bords  font  ornez  de  baluftrades 
de  la  même  forme.  On  pafle  ce  canal  fur  quatre  ou  cinq  ponts  d'une 
feule  arcade.  Ces  ponts  font  de  marbre  blanc,  embellis  de  moulures  Se 
de  bas  reliefs.  Dans  le  fond  de  la  cour  eft  un  grand  6c  magnifique  falon 
fort  propre,  où  l'on  monte  par  trois  grands  efcaliers,  avec  leurs  rampes 
ornées  des  mêmes  baluftrades.  * 

Suit  une  cinquième  cour  à  peu  près  de  la  même  forme  6c  de  la  même  gran- 
deur: elle  a  néanmoins  quelque  chofe  qui  frappe  davantage:  on  y  voit  un 
grand  perron  quarré  à  triple  étage,  6c  bordé  à  chaque  étage  de  baluftrades' 
de  marbre  blanc  -,  ce  perron  occupe  près  de  la  moitié  de  la  longueur  de  la  • 
cour,  6c  près  des  deux  tiers  de  fa  largeur.  Il  a  environ  dix-huit  pieds  de 
haut,. 6c  eft  bâti  fiu-  un  focle  Siamois  de  marbre  plus  groflier,   qui  eft- 

C  i  hau£ 


is    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA   CHINE, 

Suite  de  la  haut  de  plus  de  fix  pieds.  On  monte  fur  ce  peiTon  par  trois  efcaliers:  cc- 
defcription  lui  du  milieu  eft  le  plus  conlîdcrablc.  Huit  gros  vafes  ou  caffblcttes  de 
du  l'alâis.  jjj.Qjj2.e  d'environ  fept  pieds,  ornent  le  haut  du  perron,  au  bas  duquel, 
proche  du  maître  efcalier,  il  y  a  deux  grofies  figures  de  lion  de  bronze. 
Ce  perron  eft  vis-à-vis  une  grande  Se  magnifique  ialle  où  l'Empereur  reçoit 
les  Mémoriaux,  les  Requêtes, ou  Placets  que  les  Mandarins  de»  tribunaux 
fouverains  viennent  lui  préfentcr  chaque  jour,  après  avoir  fait  leurs  proltcr- 
nemens  accoutumez  au  bas  de  Tefcalier. 

On  pafie  enfuite  deux  autres  cours  aflez  peu  différentes  de  cette  der- 
nière: elles  ont  des  perrons  de  la  même  forme  6c  de  la  même  grandeur, 
6c  font  entourées  d'édifices  femblablcs,  avec  les  efcaliers  &  les  baluftra- 
des  qui  régnent  autour. 

.  Lori'que  nous  eûmes  traverfé  la  féconde  de  ces  cours,  on  nous  con- 
duifit  par  une  porte  qui  eft  à  côté  fur  la  droite  dans  une  autre  cour 
longue  d'environ  deux  cens  pas:  c'eft  une  efpèce  d'hippodrome,  au  bouc 
duquel  on  entre  à  main  gauche  dans  une  grande  falle  ouverte.  Nous 
y  trouvâmes  des  gardes,  &  nous  y  attendîmes  quelque  teras  le  Man- 
darin qui  devoit  venir  nous  prendre,  pour  nous  introduire  dans  l'appar- 
tement de  l'Empereur. 

Enfin  on  vint  nous  chercher,  &  l'on  nous  fit  entrer  dans  une  neu- 
vième cour  un  peu  plus  petite,  mais  du  moins  auffi  magnifique.  Au 
fond  fe  voit  un  grand  édifice  de  figure  oblongue ,  à  double  toit  de 
même  que  les  précédens,  &  couvert  pareillement  de  tuiles  verniffees 
de  jaune.  Une  efpèce  de  chemin  ou  de  levée  haute  de  fix  ou  fept  pieds, 
bordée  de  baluftres  de  marbre  blanc,  êc  pavée  de  même,  conduit  à  ce 
Palais  où  eft  l'appartement  de  l'Empereur.  Il  n'y  a  que  lui  qui  puifie  paf- 
fer  par  cet  endroit,  ainfi  que  par  le  milieu  des  autres  cours. 

Tout  brille  dans  ce  Palais,  par  l'éclat  que  donnent  les  ornemens  de 
fculpture,  le  vernis,  les  dorures,  Sc  les  peintures.  Au  fond  de  ce  grand 
édifice  régne  une  efpèce  de  platte  forme,  pavée  de  grands  carreaux  d'un 
très  beau  marbre  jafpé,  poli  comme  une  glace,  8c  dont  les  morceaux 
font  tellement  unis ,  qu'a  peine  peut-on  diftinguer  l'endroit  où  ils  fe 
joignent. 

A  l'entrée  de  la  grande  falle,  fe  trouve  une  porte  qui  conduit  dans 
une  grande  chambre  quarrée ,  où  l'Empereur  étoit  afiîs  fur  une  eftradc 
à  la  manière  Tartare.  Cette  chambre  étoit  pavée  de  marbre,  les  pou- 
tres ctoient  portées  par  des  colomnes  de  bois  verniflées  de  rouge,  6c 
engagées  de  telle  forte  dans  le  mur,  qu'elles  étoient  de  niveau  avec  fa 
fin-face.  Nous  fîmes  les  cérémonies  ordinaires,  c'eft-à-dire,  que  nous 
nous  rangeâmes  fur  une  même  ligne  vis-à-vis  de  l'Empereurj  que  nous 
nous  mîmes  à  genoux  à  trois  reprifes,  6c  qu'à  chacune  nous  nous  cour- 
bâmes trois  fois  julqu'à  terre.  C'étoit  une  grande  fiiveur  qu'il  nous 
faifoit ,  de  recevoir  en  perfonne  ces  marques  de  notre  reipeét  :  quand 
les  Mandarins  des  fix  Cours  fouveraines  ,  ae  cinq  en  cinq  jours,  au  pre- 
mier jour  de  l'an,  6c  au  jour  de  la  naifiance  de  l'Empereur,  viennent 
faire  la  même  cérémonie,  ce  Prince  n'eft  prefque  jamais  préfent,  6c  eft 

quel- 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  25 

quelquefois  bien  éloigné  de  l'endroit  du  Palais  où  ils  rendent  leurs  hom- 
mages. 

Après  avoir  fatistait  à  ce  devoir,  nous  approchâmes  de  fa  perfonne,  6c 
nous  étant  mis  à  genoux  de  côté  &  fur  une  même  ligne,  il  s'informa  de 
notre  nom,  de  notre  âge,  de  notre  patrie,  &  nous  entretint  avec  une  dou- 
ceur &  une  affabilité,  qu'on  admireroit  dans  tout  autre  Prince  que  dans  un 
Empereur  de  la  Chine. 

On  ne  peut  nier  que  cette  fuite  de  cours  de  plein  pied  ôc  fur  une  même 
ligne,  que  cet  affemblage  ,  quoique  confus  6c  informe,  de  corps  de  logis, 
de  pavillons,  degalleries,  de  colonnades,  de  baluftrades ,  8c  de  dégrez  de 
marbre,  que  cette  multitude  de  toits  couverts  de  tuiles  d'un  vernis  jaune  fi 
luifant  6c  fi  beau,  que  quand  le  foleil  y  donne,  ils  paroiflent  dorez,  on  ne 
peut  nier,  dis-Jc,  que  tout  cela  ne  préiente  â  la  vue  je  ne  fçai  quoi  de  ma- 

fnifique,  qui  frappe  6c  qui  donne  à  connoître  que  c'cll  le  Palais  d'un  grand 
«mpereur. 

Si  l'on  y  ajoute  les  cours,  qu'on  y  a  pratiquécsfur  les  aîles  pour  les  offi- 
ces 6c  les  écuries,  les  Palais  des  Princes  du  iang,  ceux  de  l'Impératrice  6c 
des  femmes,  les  jardins,  les  étangs,  les  lacs,  les  bois  où  l'on  nourrit  tou- 
tes fortes  d'animaux  ,  tout  cela  paroîtra  avoir  quelque  chofe  de  fingulier. 
Ce  n'eft  pourtant  là  que  le  Palais  intérieur  du  Prince,  qui  cil  féparé  par  une 
grande  muraille  du  Palais  extérieur,  lequel  elt  fermé  d'un  mur  élevé  6c  fort 
épais,  6c  qui  a  environ  deux  lieues  de  circuit.  C'eil;  comme  une  petite  vil- 
le où  logent  les  différens  Officiers  de  la  Cour,  6c  un  grand  nombre  d'ouvriers 
de  toutes  les  fortes,  qui  y  font  entretenus  pour  le  fervice  de  l'Empereur. 

Fort  près  de  Pekingic  voit  la  maifon  de  plaifance  des  anciens  Empereurs:   Maifonsd» 
elle  ell  d'une  étendue  prodigieufe:  car  elle  a  bien  de  tour  dix  lieues  commu-  P^'^'i-'oce 
nés  de  France  :   mais  elle  eil  bien  différente  des  mailbns  royales  d'Europe,  tfl  ^"ô 
11  n  y  a  ni  marbre,  m  jets  d  eau,  m  murailles  de  pierre  :  quatre  petites  ri-  pareurs  da 
viéres  d'une  belle  eau  l'arrofent  :   leurs  bords  font  plantez  d'arbes.     On  y  la  Chine, 
voit  trois  édifices  fort  propres  6c  bien  entendus.     Il  y  a  plufieurs  étangs, 
des  pâturages  pour  les  cerfs,  les  chevreuils,  les  mules  fauvages,  6c  autres 
bêtes  fauves }  des  étables  pour  les  troupeaux  >  des  jardins  potagers ,  des  ga- 
zons ,  des  vergers,  6c  même  quelques  pièces  de  terre  enicmencéesj  en  un 
mot  tout  ce  que  la  vie  champêtre  a  d'agrément  s'y  trouve.     C'eil  là  qu'au- 
trefois les  Empereurs  fe  déchargeant  du  poids  des  afïiiires,  6c  quittans  pour 
un  tems  cet  air  de  majefté  qui  gêne,  alloient  goûter  les  douceurs  d'une  vie 
privée. 

Cependant  ces  Empereurs  ne  fortoient  que  rarement  de  leur  Palais  ,  6c 
moins  ils  fe  montroient  à  leurs  peuples,  plus  ils  croyoient  fe  concilier  de  ref- 
pcét.  Les  Tartares  qui  occupent  maintenant,  le  Trône  ,  fe  font  huma- 
nifez,  6c  fans  trop  s'écarter  du  génie  de  la  Nation,  ils  font  devenus  beau- 
coup plus  populaires. 

Lorfque  l'Empereur  fort  de  fon Palais,  la  coutume  eft  qu'il  foit  accom-  Cérémo- 


pagne  d'une  grande  partie  des  Seigneurs  de  fa  Cour.  Tout  brille  dans  ce  nies  lorf. 
cortège,  les  armes,  les  harnois  des  chevaux,  les  banderoles,  les  parafols  ,  '!"'"  '"'' 
ks  évantails,  6c  toutes  les  autres  marques  de  la  dignité  impériale.    Ce  font  jg  (q^. 


pereurfor? 
de  fon 
ks  falaiî. 


.Lorrque 
Cang 


Z4    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

les  Princes  Se  les  Seigneurs  qui  ouvrent  la  marche  ,  Se  qui  forcent  les  pre- 
miers à  cheval}  ils  font  fuivis  des  Colao  ,  ou  principaux  Miniflres,  &  des 
grands  Mandarins:  ils  marchent  fur  deux  ailes  6c  aflez  prés  des  maiibns,  de 
forte  qu'ils  laiflènt  toute  la  rue  libre.  On  porte  après  eux  .24.  bannières  de 
foyc  jaune,  qui  ell  la  livrée  de  l'Empereur ,  brodées  de  dragons  d'or,  qui 
font  comme  fes  armoiries.  Ces  bannières  font  fuivies  de  24.  parafols  de 
même  couleur,  6c  d'autant  de  grands  évantails  fort  riches  6c  fort  précieux. 
Les  Gardes  du  corps  font  tous  vêtus  de  jaune  ,  avec  des  efpèces  de  cafque 
en  tête,  6c  une  forte  de  javelot  ou  demie  pique  dorée,  terminée  en  haut 
par  la  figure  d'un  foleil  où  d'un  croiflant,  ou  de  la  tête  de  quelque  animal. 
Douze Ellafiers  vêtus  des  mêmes  couleurs,  portent  fur  leurs  épaules  la  chaî- 
fe  de  l'Empereur  qui  ell  iupcrbc.  11  y  a  en  divers  endroits  lur  la  route  un 
grand  nombre  de  ces  Eftafiers,  pour  iè  relever  dans  la  marche.  Une  troupe 
de  Muficiens ,  de  Trompettes,  6c  de  Joueurs  d'inllrumens  accompagnent 
l'Empereur  ,  6c  font  grand  bruit.  Enfin  un  grand  nombre  de  Pages  6c  de 
Valets  de  pieds  ferment  la  marche. 

Mais  comme  les  Empereurs  maintenant  fortent  plus  fouvent  de  leur  Pa- 

_ lais,  ils  fe  délivrent  volontiers  de  l'embarras  que  caufe  un  fi  grand  cortège. 

vifitoit  f.s  Qiiand  l'Empereur  Cang  /;i  vifitoit  les  Provinces  méridionales,  il  montoit 
ttats.  une  barque  neuve  6c  faite  exprés  pour  fon  voyage,  accompagné  de  fes  en- 

fans,  de  grands  Seigneurs,  6c  d'une  infinité  d'Officiers  de  confiance; 
il  y  avoit  tant  de  troupes  fur  fa  route ,  qu'il  fembloit  marcha-  au 
milieu  d'une  armée.  Alors  il  alloit  à  petites  journées ,  s'arrètant  de 
tems  en  tems  pour  examiner  par  lui-même,  6c  fe  faire  rendre  un  compte 
exaét  de  tout:  mais  en  retournant  à  Pekhig^  fa  barque  marchoit  jour  6c 
nuit. 

Je  ne  dis  rien  de  fes  voyages  en  Tartarie,  lorfqu'il  y  alloit  prendre  le  di- 
vcrtiffement  de  la  chafle  :  c'eft  alors  qu'il  marchoit  véritablement  à  la  tête 
d'une  armée ,  6c  l'on  eût  dit  qu'il  alloit  à  la  conquête  d'un  Empire, 
Je  décris  ailleurs  la  magnificence  qui  éclatoit  dans  le  train  ,  dans  les 
"habits ,  dans  les  tentes  6c  les  équipages  de  ce  Prince  ,  6c  de  tous  les 
Grands  de  fa  fuite  :  ainfi  fans  m'y  arrêter  à  préfent ,  je  ne  parlerai  que 
de  l'éclat  6c  de  la  pompe,  avec  laquelle  il  alloit  offrir  folemnellement  des 
facrifices  dans  le  temple  du  Tien.  Le  détail  que  j'en  tire  de  la  relation 
qu'in  a  fait  le  P.  Magalhaens  eft  d'autant  plus  fur,  que  l'Ordre  de  ces 
fortes  de  cérémonies,  eil  réglé  de  tous  les  tems,  6c  s'obferve  invariable- 
ment. 

Cette  mai-che  coinmence  par  24.  Tambours  rangez  en  deux  files,  6c  24. 
Trompettes.  Ces  Trompettes  font  faites  d'un  bois  fort  eilimé  des  Chinois, 
qu'ils  nomment  Ou  long  chu:  elles  ont  plus  de  trois  pieds_ de  longueur,  ôc 
environ  huit  pouces  de  diamètre  à  l'embouchure:  elles  font  en  forme  de 
cloches  ornées  de  cercles  d'or,  6c  s'accordent  parfaitement  avec  les  Tam- 
bours. 

Suivent  fur  la  même  ligne  24.  hommes,  armez  de  bâtons  longs  de  fept 
i  huit  pieds,  verniflez  de  rouge,  6c  ornez  de  feuillages  dorez:  puis  cent 
Soldats  portant  des  hallebardes,  don:  le  fer  fe  termine  en  croiflant,   cent 

Maf- 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  2,- 

Mafflcrs  dont  les  lances  font  peintes  d'-un  vernis  rouge  mêlé  de  fleurs,  & 
dorées  à  l'extrémité,  quatre  cens  grandes  lanternes  fort  ornées  6c  travaillées 
avec  beaucoup  d'art ,  quatre  cens  flambeaux  faits  d'un  bois  qui  brûle  long- 
tems,  &  qui  répand  une  grande  lumière  :  deux  cens  lances  enrichies  les 
unes  de  floccons  de  foye  de  diverfes  couleurs,  les  autres  de  queiies  de  pan- 
thères, de  renards,  ôc  d'autres  animaux:  ^4.  bannières  fur  lefquelles  on  a 
peint  les  fignes  du  Zodiaque,  que  les  Chinois  divifent  en  Z4.  parties  j  cin- 
quante-fix  autres  bannières  ,  oii  font  repréfentées  les  f6.  conllellations, 
aui-quelles  les  Chinois  réduilent  toutes  les  étoiles  :  deux  cens  évantails,  fou- 
tenus  par  de  longs  bâtons  dorez ,  où  font  peintes  diverfes  figures  de  dra- 
gons, d'oifeaux,  &  d'autres  animaux:  14.  parafols  richement  ornez.  Se 
un  buffet  porté  par  les  Officiers  de  la  bouche,  6c  garni  de  divers  utenciles 
d'or,  comme  de  bailîns,  d'éguiéres,  6cc. 

Après  qu'on  a  vu  marcher  tout  ce  cortège  en  bon  ordre,  l'Empereur    ^^^r 
paroît  à  cheval  fuperbement  vêtu,  avec  un  air  grave  6c  majelhieuxj  on   tége.  °^' 
foutient  à  les  cotez  un  riche  parafol  qui  ell  affez  grand  pour  donner  de 
l'ombre  6c  à  lui  6c  à  fon  cheval  :  il  eit  environné  de  dix  chevaux  de  main 
de  couleur  blanche,  dont  les  felles  6c  les  brides  fon  em'ichies  d'or  6c  de 
pierreries,  de  cent  lanciers ,  S<:  des  Pages  de  la  Chambre. 

Après  quoi  l'on  voit  venir  dans  le  même  ordre  ôc  à  fa  fuite  tous  les  Prin- 
ces du  Sang,  les  Regulos,  les  premiers  Mandarins,  6c  les  Seigneurs  de  fa 
Cour,  tous  en  hahits  de  cérémonie,  cinq  cens  jeunes  Gentilshommes  du 
Palais  richement  vêtus  ,  mille  Valets  de  pied  en  robbes  rouges,  brodées 
de  fleurs  6c  d'étoiles  d'or  6c  d'argent.  Immédiatement  après  trente-fix 
hommes  portent  une  chaiie  découverte,  qui  eft  fuivie  d'une  autre  fermée 
6c  beaucoup  plus  grande,  laquelle  eHjfoutenue  par  fîx  vingts  porteurs;  en- 
fin quatre  grands  chariots,  dont  deux  font  traînez  par  des  élephans,  6c  les 
deux  autres  par  des  chevaux  couverts  de  houfles  en  broderie  :  chaque  chaifc 
èc  chaque  chariot  eft  fuivi  d'une  Compagnie  de  fo.  hommes  pour  fa 
garde. 

Cette  marche  eft  fermée  par  deux  mille  Mandarins  de  Lettres ,  Se  par 
deux  autres  mille  Mandarins  d'armes  ou  Officiers  de  guerre,  vêtus  magni- 
fiquement de  leurs  habits  de  cérémonie. 

Telle  eft  la  gtandeur  6c  la  puilîance  du  Maître  qui  gouverne  un  fi  vaftc 
Empire.  C'eft  à  lui  feul  que  tout  fe  rapporte:  il  eft  l'ame  qui  donne  le 
nriouvement  à  un  fi  grand  cprps  ,  6c  qui  en  maintient  toutes  les  par- 
ties dans  la  plus  parfaite  lubordination ,  ainfi  qu'on  le  verra  dans 
la  fuite. 


Tûffie  II.  D  De 


46    DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

De  la  forme  du  Gouvernement  de  la  Chine  ^  des  différent 

Tribunaux  ,  des  Mandarins ,   des  honneurs  qu'on  leur 

rend  j    de  leur  pouvoir   ^  de  leurs  fonctions. 


Couver- 
nement  de 
U  Chine. 


DesTribu- 
saux. 


Trilmnal 
des  Coiae, 


LE  Gouvernement  politique  de  la  Chine  roule  tout  entier  fur  les  devoirs 
des  pères  à  l'égard  de  leurs  entans,  Sc  des  cnfans  envers  leurs  pères.  . 
L'Empereur  cft  appelle  le  père  de  tout  l'Empire,  le  Viceroy  eft  le  pcre 
de  la  Province  qui  lui  eftfoumite,  &:  le  Mandarin  cft  de  même  le  père  de 
la  Ville  qu'il  gouverne.  C'eft  fur  ce  principe  général  qui  eil  trcs-limple, 
qu'eft  fonde  ce  grand  rcfpeét  &  cette  prompte  obéifiance,  que  les  Chi- 
nois rendent  aux  Officiers ,  qui  aident  l'Empereur  à  foutcnir  le  poids  du 
Gouvernement. 

On  ne  peut  s'empêcher  d'être  furpris  lorfqu'on  voit  qu'un  Peuple  infini , 
naturellement  inquiet,  intcrerefle  jufqu'à  l'excès,  Sc  toujours  en  mouve- 
ment pour  s'enrichir,  ell  néanmoins  gouverné  6c  retenu  dans  les  règles  du 
devoir  par  un  petit  nombre  de  Mandarins,  qui  font  à  la  tête  de  chaque 
province.  Tant  il  cft  vrai  que  l'ombre  feule  de  l'autorité  Impériale 
qui  paroit  dans  leurs  perfonnes,  a  tout  pouvoir  lur  l'efprit  de  ces  Peuples. 
Dés  les  premiers  tems  de  la  Monarchie,  les  Mandarins  ont  été  pai-tagez 
en  neuf  ordres  différens:  la  fubordination  de  ces  ordres  eii:  fi  grande  &  fi 
pariaire,  que  rien  ne  iz  peut  comp.*:r  au  refpcél:  6c  à  la  foumiftion,  que 
les  Mandarins  d'un  ordre  inférieur  ont  pour  ceux  qui  font  d'un  ordre 
fupérieur. 

Le  premier  ordre  des  Mandarins  eft  celui  des  Colao  ou  Miniftres  d'Etat, 
des  premiers Préi'idcns  des  Cours  Souveraines,  6c  autres  premiers  Officiers  de 
la  Milice;  c'eft  le  plus  haut  degré  auquel  les  Gens  de  Lettres  puilfent  par- 
venir, ù  moins  que  pour  des  ferviccs  importans  rendus  à  l'Empire,  l'Em- 
pereur ne  jugeât  à  propos  de  leur  donner  des  titres  encore  plus  honorables, 
comme  ceux  de  Comtes,  de  Ducs,  ^c. 

Le  nombre  des  Colao  n'eft  pas  fixé ,  mais  il  dépend  de  la  volonté  du 
Prince,  qui  les  choifit  comme  il  veut,  6c  qui  les  tire  des  autres  Tribunaux. 
Cependant  ils  ne  ibnt  gucrcs  que  cinq  ou  fix.  Il  y  en  a,  un  d'ordinaire 
parmi  eux  qui  eft  plus  diftingué  que  les  autres ,  Sc  qu'on  nomme  Cheau 
fiang  :  c'eft  lui  qui  eft  le  chef  du  Confeil ,  6c  qui  a  furtout  la  confiance  de 
l'Empereur. 

Le  Tribunal  de  ces  Colao  fe  tient  dans  le  Palais,  à  main  gauche  de  la 
falle  Impériale,  qui  eft  le  côté  le  plus  honorable.  C'eft  dans  cette  falle  que 
l'Empereur  donne  audience  quand  il  paroît  en  public,  6c  qu'il  reçoit  les 
refpeAs  cc  les  hommages  que  les  Mandarins  viennent  lui  rendre.  Comme 
il  a  dans  fon  Palais  plufieurs  autres  fftles  magnifiques  6c  fuperbement  or- 
E*:es,  on  attribue  une  de  ces  falles  .1,  chacun  d'eux ,  pour  examiner  lesdif- 

fé- 


ET    DE   LA    TARTARIE   CHINOISE,  27 

fcrcntes  affaires  qui  lui  font  adreflccs  en  particulier  j  &  on  lui  donne  le 
nom  de  cette  falle ,  comme  un  titre  d'honneur  qu'on  ajoute  à  fon  nom 
ordinaire,  par  exemple,  un  tel,  Colao^  fuprême  falle  du  milieu. 

Ce  Tribunal  qii'on  nomme  Nui  yncn,  c'eft-à-dire  ,  la  Cour  du  dedans  ,  Différence 
parce  qu'il  eil:  au  dedans  du  Palais,  elî:  compoie  de  trois  Ordres  de  Manda-  ^^^  m'^'^'^'^ 
rins.  Les  premiers  font  à  proprement  parler  les  Minillres  d'Etat  >  ce  datins.^"" 
font  eux  qui  voyent  &c  qui  examinent  prefque  toutes  les  Requêtes  que  les  * 

Tribunaux  ibuverains  doivent  préièntcr  à  l'Empereur,  foit  pour  les  affaires 
d'Etat,  &  qui  concernent  la  guerre,  ou  la  paix,  fbit  pour  les  affaires  ci- 
viles ou  criminelles.  Ils  lilent  ces  Requêtes,  8c  après  les  avoir  lues,  ils  per- 
mettent qu'on  les  donne  à  l'Empereur,  à  moins  qu'ils  ne  trouvaffent  quel- 
que oblfacle,  dont  ils  avertiroient  Sa  Majellé  ,  qui  reçoit  ou  qui  rejette 
leurs  avis,  comme  il  lui  plait,  le  rcfervant  quelque  fois  à  lui  feul  la  con- 
noiflance  des  affaires,  6c  l'examen  des  Mcniou'es  qu'on  lui  a  préfentez. 

Les  Mandarins  qui  compofent  le  fécond  ordre  de  ce  Tribunal,  font  corn-» 
me  les  Aflclfeurs  des  premiers:  c'eff  de  leur  corps  que  fe  tirent  les  Viçerois 
des  provinces,  6c  les.Préfidens  des  autres  Tribunaux  j  on  leur  donne  le  ti- 
tre de  T'a  hio  fe^  c'ell-à-dire,  Lettrez,  ou  Magiftrats  d'une  capacité  re- 
connue, ôc  on  les  prend  dans  le  fécond  ou  le  troifiérae  ordre  des  Manda- 
rins. 

Les  Mandarins  du  troifiéme  ordre  s'appellent  Tchong  chu  co^  c'efl-à-dire, 
école  des  Mandarins.  Ils  font  les  Secrétaires  de  l'Empereur,  6c  ont  foin  ' 
de  faire  écrire  toutes   les  affaires  dont  on  délibère  dans  le  Tribunal.     On  '* 

les  prend  dans  le  quatrième  ,  le  cinquième  ,  ou  le  fixicme  ordre  des  Man- 
darins. 

Ce  font  là  les  Ofîiciers  qui  compofent  le  Confcil  de  l'Empereur,  &  c'efl:   Confeil  dj; 
à  ce  Tribunal  que  s'ex<iminent  6c  fe  décident  la  plû-part  des  grandes  affai-    ^'^"npe- 
res,  à  moins  que  l'Empereur  ne  faffe  affcmbler  le  Grand  Confeil  pour  en    '^^"'' 
décider.     Ce  Grand  Confeil  elt  compofé  de  tous«lcs  Minillres  d'Etat,  des 
premiers  Préiidens  6c  Affeffeurs  des  fix   Cours  Souveraines,  &  de  ceux  de 
trois  autres  Tribunaux  confîdérables.     Car  outre  ce  Confeil  du  dedans,  il 
y  a  dans  Pcking  fix  Cours  Souveraines  qu'on  appelle  Leou  pou^  dont  le  pou- 
voir 6c  l'autorité  s'étendent  fur  toutes  les  provinces  de  l'Empire.     De  tout 
tems  il  y  a  eu  dans  chacune  un  Préfident,  qui  eff  d'ordinaire  Mandarin  du 
premier  ordre,  6c  deux  AfTefîèurs  qui  font  dti  fécond  ordre:  fans  compter 
les  Tribunaux  fubalternes,  au  nombre  de  quarante-quatre,  qui  ont  chacun 
un  Préfident,  6c  au  moins  douze  Conicillers. 

C'efl  ainfi  que  ces  Tribunaux  ont  été  compofez  fous  les  Empereurs  Chi- 
nois: mais  depuis  que  les  Tartares  fe  font  rendus  maîtres  de  la  Chine,  on 
a  doublé  les  Officiers,  tant  dans  les  Cours  fupéricurcs  que  dans  les  fubalter- 
nes j  6c  l'on  y  a  mis  autant  de  Tartares  que  de  Chinois.  Trait  de  politique 
dans  le  Conquérant  qui  a  trouvé  le  moyen  de  faire  entrer  les  Tartares  dans 
l'adminiflration  de  l'Etat,  fans  mécontenter  les  Chinois  qui  auroient  eu 
lieu  de  fe  plaindre,  fi  on  les  eût  exclus  des  Charges  de  l'Empire. 

La  fonàion  de  la  première  de  ces  Cours  Souveraines  qui  s'appelle  Lij pou,  DelaCouî 
cil  de  fournir  de  Mandarins  toutes  les  provinces  de  l'Empire,  de  veiller  fur  appeiiée 
D  z  leur  ^'i  /""«t 


jppcllée 
Hvu  pou. 


18    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

leur  conduite,  d'examiner  leurs  bonnes  ou  mauvaifes  qualitez,  d'en  ren- 
dre compte  à  l'Empereur,  afin  qu'il  rccompenfe  la  vertu  8c  le  mérite  des 
uns,  en  les  élevant  à  de  plus  grands  emplois,  £c  qu'il  puniflé  les  autres  en 
les  dégradant,  lorfque  par  quelque  endroit,  ils  le  l'ont  rendus  indignes 
du  polie,  où  on  les  avoit  placez:  ce  font  à  proprement  parler  des  Inquifi- 
teurs  d'Etat. 

Cette  Cour  a  quatre  Tribunaux  fubalterncs.  Le  premier  qui  a  foin  de 
choîfir  ceux  qui  par  leur-  fcicnce  &  leurs  autres  qualitez  méritent  de  pof- 
féder  des  Charges  dans  l'Empire.  Le  fécond  qui  examine  la  bonne  ou  la 
mauvaife  conduite  des  Mandarins.  Le  troifiéme  qui  doit  fceller  tous  les 
Aétes  juridiques,  donner  aux  difFérens  Mandarins  les  Sceaux  convenables  à 
leurs  dignitez  &:  à  leurs  emplois,  &;  examiner  fi.  les  Sceaux  des  dépéchçg 
qu'on  envoyé  à  la  Cour  font  véritables  ou  fuppofcz.  Enfin  le  quatrième 
qui  ell  chargé  d'examiner  le  mérite  des  Grands  de  l'Empire,  c'clt-à-dire, 
des  Princes  du  Sang  Impérial,  des  Régnlos^  de  ceux  qu'on  a  honoré  de  ti- 
tres à  peu  près  femblables  à  ceux  de  nos  Ducs,  de  nos  Marquis,  &  de  nos 
Comtes,  6c  généralement  de  toutes  les  perforuies  d'un  rang  Se  d'une  quali- 
lité  diftinguée. 
OclaCour  La  féconde  Cour  Souveraine ,appellée  iïoa/)oz<,  c'eft-à-dire  ,  grand  Tré- 
forier  du  Roy,  a  la  Surintendance  des  Finances,  &  a  le  foin  du  domaine, 
des  tréfors,  de  la  dépenfe,  8c  des  revenus  de  l'Empereur;  elle  expédie  les 
ordres  pour  les  appointemens  ôc  les  penfions  >  elle  ordonne  les  livraîfons 
de  ris,  de  pièces  de  foye,  &  d'argent  qui  le  diftribuent  aux  Grands  Sei- 
gneurs &  à  tous  les  Mandarins  de  l'Empire j  elle  tient  un  rôle  exact  dé 
toutes  les  familles ,  de  tous  les  droits  qui  doivent  fe  payer,  des  douanes, 
&  des  magazins  publics.  Pour  l'aider  dans  ce  prodigieux  détail,  elle  a 
quatorze  Tribunaux  fubalterncs  pour  les  affaires  <les  quatorze  provinces 
dont  eft  compofé  l'Empire;  car  la  province  de  Pc  tche  li  étant  la  province 
de  la  Cour,  6c  par  conséquent  fupéricure  aux  autres,  joiiit  en  beaucoup 
de  chofes  des  prérogatives  de  la  Cour  6c  de  la  Maifon  de  l'Empereur.  La. 
province  de  Kiang  nan^  donc  Nan  king  cil:  caf^itale,  avoit  autrefois  les  mê» 
mes  privilèges,  à  caufe  de  la  réfidence  qu'y  fiiifoient  les  Empereurs:  mais 
elle  a  été  réduite  en  province  comme  les  autres  par  les  Tartai'es,  qui  ont 
changé  le  nom  de  Nan  king^  en  celui  Kiang  nan. 
Ddaronr  Li  fou  eft  le  nom  de  la  troifiéme  Cour  Souveraine,  c'eft-à-dire.  Tribunal 
arpellée  ^^^^  VCVi^.  Qiioique  le  nom  de  cette  Cour  paroiflé  le  même  que  celui  de 
^'^'''■*-  la  première  Cour,  dont  nous  venons  de  parler,  il  y  a  cependant  une  grande 
différence  dans  la  langue  Chinoifc,  6c  c'eft  la  prononciation  qui  le  déter- 
mine. Lij  fignifie  Mandarin,  6c  Pou.  Tribunal,  c'eft  ce  qui  exprime  le 
Tribunal  des  Mandarins:  au  lieu  qu'ici  Li  fignifie.  Rit,  6c  joint  avec  Pou 
exprime  te  Tribunal  dcsRits.  C'eft  à  cette  Cour  qu'il  appartient  de  veiller 
fur  l'obfervation  des  Rits  8c  des  cérémonies,  fur  les  fcicnccs  8c  les  arts j- 
c'eft  elle  qui  a  foin  de  la  Mufique Impériale,  quiexammc  ceux  qui  afpircnt 
■lUx  dégrcz,  8c  qui  permet  qu'on  les  admette  aux  examens:  c'eft  elle  qui 
donne  fon  avis  fin-  les  ticres  d'honneur,  8c  fur  les  diftinétions  dont  l'Empe- 
reur veut  gratifier  ceux  qui  Le  méritent:     De  plus  elle  a  foin  des  Temples. 


Pins  l" 


ET    DE   LA    TARTARIE  CHINOISE.  2^ 

5c  des  Sacrifices  que  l'Empereur  a  coutume  d'offrir:  ce  foin  s'étend  aux  • 
feftins  que  le  Prince  donne  à  fes  Sujets  ou  aux  Etrangers:  c'eft  à  elle. à  re- 
cevoir, à  régaler,  à  congédier  les  Ambafladeurs:  elle  a  la  direftion  des 
arts  libéraux,  6c  enfin  des  trois  Loix  ou  Religions  qui  ont  cours,  ou  qui 
font  tolérées  dans  l'Empire,  içavo!r,des  Lettrcz,des  TaoJ/'ce^èc  des  Difci- 
ples  de  Fo.  Enfin  c'elb  une  efpcce  de  Tribunal  Eccléfiaftique,  devant  lequel 
les  Prédicateurs  de  l'Evangile  ont  été  obligez  de  comparoîtrc  dans  le  tems 
des  perfécutions. 

Quatre  Tribunaux  fubalterncs  aident  cette  Cour  dans  fes  fonélions.  Le 
premier  a  foin  de  délibérer  fur  les  affaires  les  plus  importantes ,  comme 
lorfqu'il  s'agit  d'expédier  les  Brevets  pour  les  plus  grandes  Charges  de  l'Em- 
pire, telles  que  font  celles  des  Tj'ong  tou  ou  des  Vicerois.  Le  lecond  a  foin 
des  faciifices  que  fait  l'Empereur,  des  Temples,  des  Mathématiques ,  Se 
des  Religions  approuvées  ou  tolérées.  Le  Troifiéme  eft  chargé  de  rece- 
voir ceux  qui  iont  envoyez  à  la  Cour.  Le  quatrième  a  la  direélion  de  la 
table  de  l'Empereur,  &  des  feftins  que  donne  Sa  Majertéj  foit  aux  Grands 
de  l'Empire,  ioit  aux  Ambaffadcurs. 

La  quatrième  Cour  Souveraine  fc  nomme  Pi»^/)0«,  c'eft-à-dire,  le  Tri-  Del.iCour 
bunal  des  armes.  La  milice  de  tout  l'Empire  eft  de  fon  reffort.  C'eft  de  ■'PP^'iée 
ce  Tribunl  que  dépendent  les  Officiers  de  guerre  généraux  &  particuliers; 
c'eft  lui  qui  les  examine  en  leur  faifant  fan-e  l'exercice ,  qui  entretient  les 
fortereffes,  qui  remplit  les  arfenaux,  &  les  magazins  d'armes  offenfives  îic 
dcffcnfives,  6c  de  munitions  de  guerre  ôc  de  bouche, qui  fait  fabriquer  tou- 
tes fortes  d'armes,  6c  qui  a  foin  généralement  de  tout  ce  qui  eft  néceflairc 
pour  la  défenfe  &  la  fureté  de  l'Empire.. 

Elle  a  quatre  Tribunaux  inférieurs.  Le  premier  difpofe  de  toutes  les 
Charges  militaires,  &  veille  à  ce  que  les  troupes  foient  bien  difciplinées.  Le 
fécond  diftribue  les  Officiers  Se  les  Soldats  dans  les  divers  poites,  pour  y 
maintenir  la  tranquilité  ,  &  a  foin  de  purger  les  villes  6c  les  grands  che- 
mins de  voleurs.  Le  troifiéme  a  la  fur-intendance  de  tous  les  chevaux  de 
l'Empire,  despoftes,  des  relais,  des  hôtelleries  Impériales,  6c  des  barques 
deftinées  à  porter  les  vivres  6c  les  autres  provifions  aux  Soldats.  Le  quatriè- 
me a  foin  de  faire  fabriquer  toutes  fortes  d'armes  ,  6c  à  en  remplir  les  ar- 
fenaux. 

On  a  donné  le  nom  de  Hingpou  à  la  cinquième  Cour  Souveraine.  Elle 
eft  comme  la  Tournelle  ou  la  Chambre  Criminelle  de,  l'Empire.  Il  lui  ap-  Toûniellc. 
partient  d'examiner  ceux  qui  ibnt  coupables  de  quelque  crime,  de  les  juger, 
6c  de  les  punir  d'une  manière  conforme  à  ce  que  les  Loix  ont  fagement  éta- 
bli. Elle  a  quatorze  Tribunaux  fubalternes,  félon  le  nombre  des  quatorze 
provinces  de  l'Empire. 

La  fixiéme  6c  dernière  Cour  Souveraine  appellée  Co?^  pouy  c'eft-à-dire  ,   Delà  Coin- 
Tribunal  des  ouvrages  publics,  a  foin  d'entretenir  les  Palais,  tant  de  l'Em-   nppel!ée 
pereur,  que  des  Tribunaux,  des  Princes  du  Sang ,  6c  des  Vicerois,  les  fé-   Cc»i  r»». 
pulcres  des  Empereurs,  les  Temples,  6cc.      l^llc  a  l'intendance  des  tours  , 
des  arcs  de  triomphes,  des  ponts,  des  chauffées,  des  digues,  des  rivières, 
&  des  lacs,  6c  de  tous  les  ouvrages  néceffaires  pour  les  rendre  navigables^ 

D  3  des. 


De  la 


Bornes  cl( 
l'autorité 
des  Tri- 
bunaux. 


Ccnreurs 
piiblics. 


^0    DESCRIPTION    DE  L'EMPIRE    DE  LA  CHINE, 

des  i-ucs,  drs  gnmds  chemins,  des  barques,  Se  de  tous  les  bâtimcns  néceflai- 
res  pour  h  navigation. 

Cette  Cour  a  pareillement  quatre  Tribunaux  fubalterncs.  Le  premier 
drefTc  les  plans  6c  les  deflcins  des  ouvrages  publics.  Le  fécond  a  la  di- 
rcclion  de  tous  les  atteliers,  qui  font  dans  toutes  les  villes  du  Royau- 
me. Le  troifiéme  a  foin  d'entretenir  les  canaux,  les  ponts,  les  chauf- 
fées, les  chemins ,  èzc.  &  de  rendre  les  rivières  navigables,  Le  quatriè- 
me a  foin  des  mailons  Royales,  des  jardins,  6c  des  vergers;  il  les  fait  cul- 
tiver 6c  en  perçoit  les  revenus. 

Chacun  de  ces  Tribunaux  inférieurs,  a  fon  Palais  particulier  avec  fes 
filles,  6c  eft  compofé  de  deux  Préfidens,  6c  de  24.  Confeillers,  partie 
Tartares,  6c  partie  Chinois.  On  ne  parle  point  d'une  infinité  de  pe- 
tits Officiers  qui  font  attachez  à  chaque  Tribunal,  tels  que  font  les  jE- 
crivains,  les  Greffiers,  les  Huiffiers,  les  Courriers,  les  Prévôts,  les  Ser- 
gens,  6c  le  rcftç. 

Comme  il  fcroit  à  craindre  que  des  corps  en  qui  réiîde  tant  de  puiflance, 
ne  vinfTent  à  affoiblir  peu  à  peu  l'autorité  Impériale  ,  les  loix  ont  prévenu 
cet  inconvénient  en  deux  manières. 

Premièrement,  il  n'y  a  aucun  de  ces  Tribunaux  qui  ait  un  pouvoir  abfo- 
lu  dans  les  affaires  qui  font  de  fon  reffort,  6c  qui  n'ait  befoin  pour  l'exécu- 
tion de  fes  jugeniens,  du  fecours  d'un  autre  Tribunal,  6c  quelquefois  de 
tous  enfemble.  Par  exemple,  toutes  les  troupes  font  foumifes  au  quatriè- 
me Tribunal  Souverain,  qui  eft  celui  de  la  guerre  :  mais  le  payement  des 
troupes,  ert  du  rellbrt  du  deuxième  ;  les  barques ,  les  chariots,  les  tentes, 
les  armes,  6cc.  dépendent  du  fixicme.  Ainii  nulle  entreprife  militaire  ne 
peut  s'exécuter  fans  le  concert  de  ces  différens  Tribunaux.  Il  en  eft  de 
même  de  toutes  les  affaires  importantes  de  l'Etat. 

Secondement,' rien  n'eft  plus  capable  de  tenir  en  bride  la  puiflance  des 
Magiftrats ,  dont  les  Tribunaux  fuprêmes  font  compofez,  que  la  précau- 
tion qu'on  a  prife  de  nommer  un  Officier,  qui  veille  a  ce  qui  fe  pafle  dans 
chaque  Tribunal.  Son  office  eft  d-affifter  à  toutes  les  affemblèes,  d'en  re- 
voir tous  les  aftes  qui  lui  font  communiquez  :  il  ne  peut  rien  décider  par  lui- 
même,  il  eft  fimplc  infpcèteur  pour  obierver  toutes  chofes,  6c  en  rendre 
compte  à  la  Cour:  fa  charge  l'oblige  d'informer  fécrettement  l'Empereur, 
des  fautes  que  les  Mandarins  commettent ,  non  feulement  dans  l'admi- 
niftration  publique  des  affaires  de  l'Etat,  mais  encore  dans  leur  conduite 
particulière:  rien  n'échappe  à  leur  vigilance,  ils  n'épargnent  pas  même  la 
perfonne  de  l'Empereur,  lorfqu'ileft  reprèhenfiblcj  6c  afin  qu'on  ne  puif- 
fe  les  gagner  en  leur  faifant  eCpcrer  une  fortune  plus  grande,  ni  les  intimi- 
der par  des  menaces,  on  les  retient  conftamment  dans  leur  emploi,  6c  on 
ne  les  en  tire  que  pour  les  élever  à  une  charge  plus  confidérable. 

Ces  fortes  d'Infpeèleurs  ou  de  Cenfeurs  publics,  qu'on  appelle  Co  tao,  fe 
font  extrêmement  redouter ,  6c  il  y  a  des  traits  étonnans  de  leur  hardiefte  ôc 
de  leur  fermeté.  On  en  a  vu  accufcr  des  Princes,  des  Grands  Seigneurs, 
des  Vicerois  Tartares,  quoi  qu'ils  fuffent  fous  la  proteètion  de  l'Empereur j 
il  eft  même  aftcz  ordinaire ,   que  foit  par  entêtement,  foit  par  vanité  ,  ils 

aiment 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  jr 

aiment  mieux  tomber  dans  la  difgracc  du  Prince,  6c  même  être  mis  ù  mort, 
que  de  le  défifter  de  leurs  pourfuites,  quand  ils  croyent  qu'elles  font  confor- 
mes à  l'équité,  &  aux  régies  d'un  iagc  gouvernement. 

L'un  d'eux  ayant  accufé  au  feu  Empereur  Gang  hi^  quatre  Colao  ôc  quatre 
grands  Officiers,  6c  les  ayant  convaincus  de  s'être  laiiFez  corrompre  par  ar- 
gent, pour  la  nomination  des  Charges,  ils  furent  caflez  fur  le  champ,  6c 
réduits  a  la  condition  de  Gardes,  qui  ibnt  de  petits  Officiers  du  menu  Peu- 
ple^ ainfi  l'on  peut  bien  due  des  Officiers  de  cette  Cour,  ce  qu'un  Courti- 
fan  de  Pcrfc  difoit  de  ceux  de  fon  Prince:  Ils  font  entre  les  mains  du  Roy 
mon  maître  comme  des  jettons,  qui  ne  valent  que  ce  qu'il  veut  les  taire 
valoir. 

Lorfque  l'Empereur  renvoyé  félon  la  coiâcumc ,  les  Requêtes  de  ces 
Cenfeurs  aux  Tribunaux  pour  en  délibérer  ,  il  ell  rare  que  les  Mandarins 
donnent  le  tort  aux  Cenfeurs,  par  la  crainte  où  ils  ibnt  d'être  acculez  eux- 
mêmes.  C'elt  ce  qui  donne  à  ces  Officiers  un  grand  crédit  dans  l'Empire; 
mais  aufîî  c'ell  ce  qui  tient  tout  dans  le  devoir,  i^  dans  la  lubordination  lî 
Déceflaire,  pour  maintenir  l'autorité  Impériale. 

Cependant  quelque  déférence  qu'ayent  tous  les  Mandarins ,  non  feule- 
ment pour  les  ordres,  mais  pour  les  moindres  inclinations  de  l'Empereur,  ils 
ne  laiflent  pas  dans  l'occalîon  de  faire  paroître  beaucoup  de  fermeté.  Lorfque 
l'Empereur  interroge  les  Tribunaux,  6c  qu'ils  répondent  félon  les  loix,, 
on  ne  peut  ni  les  blâmer,  ni  leur  fùre  aucun  reproche;  au  lieu  que  s'ils  ré- 
pondent d'une  autre  manière,  les  Cenfeurs  de  l'Empire  ont  droit  de  les  ac- 
cjfer,  6c  l'Empereur  de  les  faire  punir,  pour  n'avoir  pas  fuivi  les  loix. 

Il  y  a  encore  à  Pekhig  un  autre  Tribunal ,    uniquement  établi  pour  y    Tribunal 
traiter  les  affiiires  des  Princes:   on  ne  veut  pas  qu'ils  foicnt  confondus  avec    des  Princes 
le  commun  du  Peuple.     Les  Préfidens  6c  les  Officiers  de  ce  Tribunal  font   *  ^'«'-'«s. 
des  Princes  titrez:  on  choîfit  les  Officiers  fubalterncs  parmi  les  Mandarins 
ordinaires;  c'ell  à  ceux-ci  de  drefler  les  aélcs  de  procédure,  6c  de  faire  les 
autres  écritures  néeeffiiires.     C'ell:  auffi  dans  les  Regillres  de  ce  Tribunal, 
qu'on  infcrit  tous  les  Enfans  de  la  famille  Impérialeà  mefure  qu'ils  naiflent, 
qu'on  marque  les  titres  6c  les  dignitez  dont  on  les  honore,  qu'on  les  juge  , 
6c  qu'on  les  punit  s'ils  le  méritent.     Les  Regulos,  outre  leurs  femmes  lé- 
gitimes, en  ont  ordinairement  trois  autres ,  aufquelles  l'Empereur  donne 
des  titres,  6c  dont  les  noms  s'infcrivent  dans  ce  Tribunal.     Les  enfans  qui 
en  naiffi^nr,  ont  rang  après  les  enfans  légitimes,  6c  font  plus  confiderez  que 
ceux  qui  nailfent  de  fimples  concubines,  que  les  Princes  peuvent  avoir  en 
aufli  grand  nombre  qu'ils  le  fouhaittent. 

Je  n'entrerai  point  dans  un  plus  grand  détail  des  divers  Tribunaux  établis 
dans  la  ville  Impériale,  il  fuffit  d'avoir  parlé  un  peu  au  long  des  fix  prin- 
cipaux aufquels  ils  font  fubordonnez;  mais  je  n'en  puis  omettre  un  qui  elt 
fingulier  en  fon  genre,  6c  qui  fait  connoître  le  cas  qu'on  fait  à  la  Chine  des 
gens  de  Lettres. 

Tous  les  trois  ans  tout  ce  qu'il 'y  a  de  ii/«5/«,c'eft-à-dire,deLicentiez   d^s  lç^,. 
dans  l'Empire,  fe  rendent  à  Pcktng  pour  parvenir  au  degré  de  Doéteurj  on  ués. 
ks  examine  rigoureufement  durant  13.  jours,  &  il  n'y  en  a  qu'environ  trois 

cens 


DerGou- 

nerneius 


51    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

cens  qui  foicnt  élevez  à  ce  degré.  On  choifit.  parmi  ces  nouveaux  Doc- 
teurs ceux  qui  ont  fait  paroîtrc  le  plus  d'ciprit  &  de  capacité,  pour  com- 
pofcr  le  Tribunal  dont  je  parle,  &  qui  le  nomme //^k //«j.Vtv/j  c'clt  une 
efpccc  d'Académie  ,  qui  ne  compte  parmi  les  membres,  que  les  plus  fça- 
vans  Se  les  plus  beaux  génies  de  l'Empire. 

Ce  font  ces  Dcftcurs  qui  ont  l'intendance  de  l'éducation  du  Prince  hé- 
ritier, 8c  qui  doivent  lui  enibigner  la  vertu,  les  fçiences  ,  les  règles  de 
la  civilité,  ôc  le  grand  art  de  bien  gouverner.  Ils  font  chargez  d'écrire  les 
cvenemens  confidérables,  qui  méritent  d'être  tranfmis  aux  races  futures, 
&  l'hiitoire  générale  de  l'Empire.  Leur  profcflîon  cil  de  continuellement 
étudier,  Se  de  faire  des  livres  utiles.  Ce  font  proprement  les  gens  de  Let- 
tres de  l'Empereur  j  il  s'entretient  avec  eux  des  fcienccs,  &  c'eft  fouvent 
de  leur  corps  qu'il  choifit  des  Colao,  6c  les  Prélidens  des  Tribunaux  fuprê- 
mes.  Les  membres  de  ce  Tribunal  font  dans  une  grande  eltime,  &  en  mê- 
me tems  fort  crauits  8c  fort  refpcftez. 

C'eft  l'Empereur  qui  nomme  pareillement  les  Mandarins ,  aufquels  il 
donne  toute  autorité  dans  les  provinces.  Elles  font  gouvernées  par  deux 
«ie'Pru'vi'ii-  Officiers  généraux,  dont  dépendent  tous  les  autres;  l'un  qui  s'appelle  Fo» 
juen;  c'ell  ce  que  nous  nommons  en  Europe  Viceroy,  ou  Gouverneur  de 
province:  un  autre,  dont  la  jurifdiétion  cft  bien  plus  étendue,  puifque 
deux  8c  quelquefois  trois  provinces  lui  font  foumifes.  Celui-ci  le  nomme 
Tjbng  ton. 

L'un  6c  l'autre  font  à  la  tête  d'un  Tribunal  fuprêmede  la  province,  où 
toutes  les  affaires  importantes,  foit  civiles,  loit  criminelles,  fe  décident: 
c'eft  à  eux  que  l'Empereur  envoyé  immédiatement  fcs  ordres,  8c  ils  ont 
foin  de  les  fignifïer  auifi-tôt  dans  toutes  les  villes  de  leur  reflbrt. 

Qi'.elque  grande  que  foit  l'autorité  du  Tfong  tou^  elle  ne  diminue  en  rien 
celle  des  Vicerois  particuliers,  tout  y  eft  réglé  de  telle  forte,  qu'il  n'y  a 
■jamais  parmi  eux  aucun  conflit  de  jurildiélion.  Ce  Tribunal  fuprême  de 
chaque  province,  a  dans  fon  département  plufieurs  autres  Tribunaux ,  qui 
lui  lont  fubordonnez  ,  6c  un  certain  nombre  de  Mandarins  inférieurs , 
«jui  aident  le  Viceroy  à  expédier  les  aftaires. 

Dans  toutes  les  villes  capitales  des  provinces,  on  a  établi  deux  Tribu- 
naux ,  l'un  pour  les  aftaires  civiles,  6c  l'autre  pour  les  affaires  criminelles: 
le  premier  s'appelle  Pou  tchïngjjh:  il  a  un  Préfident  6c  deux  AflcfTcurs:  ils 
font  tous  trois  Mandarins  du  lecond  ordre.  Le  Préfident  l'elt  du  premier 
degré,  6c  les  Aflcflcurs  du  fécond  degré.  Le  Tribunal  criminel,  qu'on 
nomme  h!gan  tcha  JJ'ée^  a  un  Préfident  du  troifiémc  ordre,  6c  au  lieu  d'Af- 
ieffeurs  il  a  deux  claflés  de  Mandarins ,  qu'on  appelle  Ta,  oli. 

Ces  Mandarins  font  les  Vifiteurs  des  différens  diftriéls  qui  partagent  cha- 
que province,  8c  ils  y  ont  leurs  Tribunaux.  Leur  Charge  eft  d'en  rendre 
compte  à  l'Empereur,  fur-tout  quand  dans  la  province,  il  n'y  a  point  de 
Vifîteur  envové  de  la  Cour. 

Les  uns  appeliez  2" /tiww /^o  ont  foin  de  l'entretien  des  Poftes,  des  Hô- 
telleries royales,    8c  des  Barques  de  leur  département,  qui  appartiennent  à 
l'Empereur.  D'autres  qu'on  nomme  Ping  pi  tao^  ont  infpedion  fur  les  trou- 
pes. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


?5 


pcs.  D'autres  veillent  à  la  réparation  des  grands  chemins,  on  les  nomme 
l'un  tien  tao:  il  y  en  a  qui  ont  loin  des  rivières,  &  qu'on  appelle  Hu  tao; 
6c  d'auttcs,  dont  l'emploi  ell  de  viliter  les  côtes  de  la  mer,  ils  s'appellent 
Hai  tao.  Ils  ont  tout  pouvoir  de  faire  châtier  les  criminels,  &  ils  font  com- 
me les  Subllituts  des  lix  Tribunaux  fuprêmes  de  la  Cour. 

Pour  ce  qui  eil  des  villes  particulières,  comme  elles  font  de  trois  ordres 
différens,  elles  ont  aufli  leurs  Gouverneurs,  ôc  plufieurs  Mandarins  qui  ren- 
dent lajuilice. 

Le  Mandarin  des  villes  du  premier  ordre  s'appelle  Y'J^/'/oa.  Il  eft  Man- 
darin du  quatrième  ordre:  fes  trois  Aflcflcurs  iont  Mandarins  du  lîxiémc 
€ç  du  feptiéme  ordre:  il  a  encore  fous  lui  un  certain  nombre  de  Mandarins 
inférieurs,  qui  fe  multiplient  à  proportion  de  l'étendue  de  fon  territoire, 
&  du  nombre  des  villes  qui  font  de  la  dépendance. 

Le  Mandarin  des  villes  du  fécond  ordre  fe  nomme  Tchi  tcbeou  :  il  eft  du 
fécond  degré  du  cinquième  ordre:  fes  deux  AflefTeurs  font  du  fécond  degré 
du  fixiéme  &  du  feptiéme  ordre. 

Enfin  toutes  les  autres  villes  de  l'Empire  ont  un  Tribunal,  dont  le  Pré- 
fident  s'appelle  l'cbi  bien.  C'eft  un  Mandarin  du  feptiéme  ordre  qui  a  deux 
Aflefleurs,  l'un  du  huitième,  &  l'autre  du  neuvième  ordre. 

Outre  ces  Tribunaux  qui  font  communs  à  toutes  les  provinces,   il  y  en  a  Des  M.ia- 
encore d'autres,  qui  fontpropres  de  certains  lieux,  ou  qui  ont  des  fon£i:ions   darinspai- 
particulieres,  tels  que  font,  par  exemple,  les  Mandarins  du  fel  qui  ont  foin   '''^"''^"* 
de  le  faire  diftribuer  dans  toutes  les  provinces  par  des  perfonnes  fûres ,  Se 
d'empêcher  que  des  Marchands  particuliers  n'en  débitent ,  &  ne  fadent 
tort  aux  droits  du  Prince;     Le  Préfident  de  ce  Tribunal  s'appelle  Yen  fa. 
tao;  IcMandarin  général  du  tribut  du  ris,  o^n' on  nomme  Leang  tao;  un  au- 
tre Mandarin  général ,  lequel  préiide  aux  examens  des  Etudians  de  la  pro- 
vince, &  de  tous  ceux  qui  afpirent  aux  dégrez  de  littérature,  qui  fc  nom- 
me Hio  tao  &  plufieurs  autres  qui  ont  des  Oiïiccs  particuliers,  &  dont  le  dé- 
tail feroit  trop  long. 

Le  nombre  de  ces  Mandarins  de  Lettres  répandus  dans  tout  l'EmpirCj 
monte  à  plus  de  treize  mille  fix  cens:  on  en  imprime  quatre  fois  l'année 
un  catalogue  exact,  où  l'on  marque  leur  nom,  leurs  titres,  leur  pays,  8c 
le  tems  auquel  ils  ont  été  graduez.  Je  parlerai  ailleurs  des  Mandarins 
d'armes  ou  Officiers  de  guerre. 

Les  Gouverneurs  des  villes,  qui  font  des  Mandarins  inférieurs,  ne  rè- 
glent pas  ordinairement  par  eux-mêmes  les  affaires  importantes  :  mais  ils  font 
obligez,  d'en  fixire  leur  rapport  aux  Mandarins  fupérieurs,  c'eil-à-dire,  au 
Pou  tchingfsëe  que  les  Européans  appellent  le  Tréforier  général  de  la  pro- 
vince, ôc  au  Fou  yiien^  à  qui  nous  donnons  le  nom  de  Viceroy. 

Ces  deux  grands  Mandarins  ne  rcconnoiffent  au-dcfflis  deux  que  les 
Tribunaux  de  Peking.  Pour  ce  qui  eft  du  Tfongton^  qui  elt  au-deflus  des 
Vicerois,  &  qui  a  le  gouvernement  de  deux  oii  trois  provinces,  il  eft  dé- 
pendant des  mêmes  Tribunaux  :  mais  fa  Charge  eft  fi  confidèrable,  qu'on 
ne  peut  l'élever  qu'en  le  faifant  Miniftrc  d'Etat,  ou  Préfident  d'une  des 
Cours  Souveraines. 

Towe  IL  E  Tous 


34    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

Tous  les  iMandarins  font  infiniment  jaloux  des  marques  de  leur  dignité, 
qui  les  dillinguent  non  leulement  du  commun  du  peuple  ;  mais  encore  des 
autres  Lettrcz,  &  de  tous  ceux  qui  iont  d'un  ning  inférieur. 
Lçurs  Cette  marque  confillc  dans  une  pièce  d'étofïe  quarréc  qu'ils  portent  fur 

marques      ]^  poitrine  j  elle  eft  richement  travaillée,  &  au  milieu  le  voit  la  deviic  pro- 
de  dillinc-  j^  |çjjj.j  emplois:  aux  uns  c'cll  un  dragon  à  quatre  ongles,  aux  autres 

un  aigle,  ou  un  ibleil,  &:  ainfi  du  reftc.  Pour  ce  qui  cil  des  Mandarins  d'ar- 
mes, ils  portent  des  panthères,  des  tygres,  des  lions,  &c.  11  y  a  pareil- 
lement de  la  diftindtion  affectée  aux  ceintures  qu'ils  portent  :  autrefois  avant 
que  les  Chinois  cuflcnt  pris  l'habit  Tartarc, elles  étoient  divii'ccs  m  petits 
carreaux ,  6c  s'attachoient  par  devant  avec  de  grandes  agraffes  faites  de  cor-» 
nesdebuiîle,  de  rhinocéros,  d'y  voire  ,d'écaillcs  de  tortue, de  bois  d'aigle, 
d'argent,  d'or,  Se  de  pierreries:  cette  matière  des  agraires étoit  différente 
félon  la  diverfité  des  emplois:  il  n'y  avoit  que  les  Colao  qui  puflent  porter 
celle  qui  eft  de  pierres  précicufc^,  éc  c'eil  l'Empereur  qui  la  leur  donnoit, 
lorfqu'il  les  mcttoit  en  poffeffion  de  leur  Charge.  Maintenant  c'ell  la  ceintu- 
re de  foyc  qui  ell  toujovirs  en  ufage. 

Il  y  a  une  dépendance  abfoluë  entre  ces  diverfcs  puiflances  qui  gouvernent 
l'Etat.  Le  plus  petit  des  Mandarins  a  tout  pouvoir  dans  l'étendue  de  fon 
Gouvernement  :  mais  il  relevé  d'autres  Mandarins,  dont  le  pouvoir  eft  plus 
grandi  ceux-ci  dépendent  des  Oftîciers  généraux  de  chaque  province^  ces 
derniers,  des  Tribunaux  de  la  ville  Impériale  j  &  les  Préfidcns  des  Cours 
Souveraines  ,  devant  qui  tremblent  tous  les  Mandarins ,  tremblent  eux- 
mêmes  devant  l'Empereur,  en  qui  réfide  la  fouveraine  puiflancc. 
Dfftribu-  Voici  comment  le  diftribuent  les  Charges  des  Mandarins,  c'eft-à-dire, 

lion  de       des  Officiers:  quand  des  trois  dégrez  de  littérature,  on  en  a  pafle  au  moins 
'H""^         deux,  on  eft  en  état  de  polTéder  des  Charges >  les  noms  de  ces  trois  fortes 
'"^=""      de  fçavans ,  c"eft.-à-dire ,   des   Si  eou  tfai  ou  Bacheliers ,   des  Kiu  gin  ou- 
Licentiez,  &  des  T'fing  [sée  ou  Docteurs,  s'écrivent  dans  les  Regiilres  du 
Tribunal,  appelle  Lji poti^  qui  diftribuë  les  Officiers  chacun  dans  ion  rang 
£c  félon  fon  mérite. 

Lorfque  leur  tems  eft  venu,  Sc  qu'il  vaque  des  Charges,  ils  fe  rendent 
à  la  Cour:  on  ne  les  élevé  ordinairement,  même  les  Tjing  fs'ce  ^  qu'aux 
Charges  de  Gouverneurs  de  villes  du  fécond  Se  du  troifiéme  ordre.  Sup- 
pofé  que  quatre  de  ces  Charges  viennent  à  vaquer,  on  commence  par  en 
informer  l'Empereur,  &C  on  appelle  les  quatre  Lettrez  qui  font  les  premiers 
lin-  la  lifte;  puis  dans  une  boëte  élevée,  oià  l'on  ne  peut  atteindre  qu'à 
peine  avec  la  main,  on  met  quatre  bidletins,  oii  font  écrits  les  noms  des 
quatre  Gouvcrnemens,  enlliitc  chacun  tire  en  fori  rang,  8c  eft  fait  Gouver- 
neur de  la  ville  dont  le  nom  lui  eil  échu. 

Outre  les  examens  ordinaires,  on  en  fait  encore  un  autre,  pours'aflurer 

de  quelle  forte  de  Gouvernement  un  Lettré  eft  capable;  Se  l'on  dit  que 

quand  on  a  des  amis,  ou  de  l'argent  à  donner,  les  Chinois  ne  manquent 

pasdediverfes  adrciles,  pour  faire  tomber  les  meilleurs  Gouvernemens,  à 

p.   a;..,       eeux  qu'ils  ont  deficin  de  favorifer. 

d"ciîûs"         La  facilité  avec  laquelle  un  fcul  Mandarin,  un  Tdn  fou  par  exemple,, 

gou- 


CORTEGE      D'UN    VICEROY,    TOUTES      LES      EOIS       qU'IL     SORT      DE       SON      PALAIS. 


ET    DE   LA   TARTARIE    CHINOISE. 


l)' 


gouverne  un  fi  grand  peuple,  eft  admirable.  Qu'il  publie  fes  Ordres  fur 
un  fimple  quarre  de  papier,  fcellé  de  Ion  Sceau,  6c  affiché  aux  Carrefours 
des  villes  6c  des  villages,  il  cil  auffitôc  obéi. 

Une  fi  prompte  obéiflance  a  pour  bàic  cette  profonde  vénération,  & 
cette  IbumifTion  fans  réferve  à  l'égard  des  parens,  dans  laquelle  les  Chinois 
font  élevez  dés  leur  enfance:  elle  vient  auffi  du  reipect  que  ce  Mandarin 
s'attire,  par  la  manière  dont  il  conduit  un  peuple  accoiltumé  à  le  regarder 
comme  l'Empereur ,  dont  il  repréfente  la  perfonne.  Le  peuple  ne  lui 
parle  qu'à  genoux  ,  lorfqu'il  rend  la  jullice  dans  fon  Tribunal.  Il  ne 
paroît  jamais  en  public  qu'avec  un  grand  appareil,  ôc  fon  trù-in  eft  ma- 
jeftueux.  11  ell  iupcrbement  vêtu ,  fon  viiage  ell  grave  6c  lévere;  quatre 
hommes  le  portent  alîîs  fur  une  chaife  fort  propre,  découverte  ^  dorée  lî 
c'eil;  en  Eté, 6c  fermée  d'un  tour  de  foye  fi  c'elt  en  Hyver:  il  eft  précédé 
de  tous  les  gens  de  fon  Tribunal,  dont  les  bonnets  6c  les  habits  font  d'une 
forme  extraordinaire 

Ces  Officiers  marchent  en  ordre  des  deux  cotez  de  la  rue:  les  uns  tien- 
nent devant  lui  un  parafol  de  foye,  les  autres  frappent  de  tems  en  tcms  fin- 
un  baffin  de  cuivre,  6c  d'efpâce  en  clpâce  ils  avertifient  à  haute  voix  le 
peuple,  de  lé  tenir  en  rcfpcct  à  ion  paffage.  Quelques-uns  portent  de 
grands  fouets,  d'autres  traînent  de  longs  bâtons,  ou  des  chaînes  deferj  le 
fracas  de  tous  ces  inftrumens  fait  trembler  un  peuple  naturellement  timide, 
6c  qui  fçait  qu'il  n'échiipperoit  pas  aux  châtimens  que  lui  feroit  fouftnr  le 
Mandarin,  s'il  contrevenoit  publfquement  à  fes  ordres. 

Ainfi  dès  qu'il  paroîr,  tout  le  peuple,  qui  eft  dans  les  rues,  lui  témoi- 
gne fon  refpcét,  non  pas  en  le  faluant,  de  quelque  manière  que  ce  foit,  ce 
ieroit  une  familiarité  puniflable  :  mais  en  le  retu-ant  à  l'écart  ,  fe  tenant 
debout,  les  pieds  joints  l'un  auprès  de  l'autre,  les  bras  pendans  6c  ferrez  le 
long  des  cotez,  6c  il  demeure  dans  cette  pofture  la  plus  refpeftucufe ,  juf- 
qu'à  ce  que  le  Mandarin  foit  paflè. 

Si  un  Mandarin  du  cinquième  ordre  ,  tel  que  le  T'ihi  fou,  marche  avec 
cette  Pompe,  on  peut  juger  quelle  eft  la  magnificence  de  la  marche  du 
l'fong  tou,  ou  du  Viceroy.  Il  a  toujours  pour  le  moins  une  centaine  d'hom- 
mes qui  l'accompagnent,  8c  cette  longue  fuite  qui  n'a  rien  d'embarralîant, 
parce  que  chacun  fçait  ion  poite  ,  occupe  quelquefois  toute  une  rue. 
C'cft  au  milieu  de  ce  cortège  qu'il  paroît  revêtu  de  i'es  habits  de  cérémonie, 
6c  élevé  fur  une  chaife  fort  grande  6c  bien  dorée,  que  huit  hommes  portent 
fur  leurs  épaules. 

D'abord  paroifient  deux  timballicrs  ,  qui  frappent  fur  des  baifins  de 
cuivre  pour  avertit  de  la  marche  :  viennent  eniuite  huit  Porte-Eniei- 
gncs  de  bois  vernifé,  oii  ibnt  écrits  en  gros  caraderes  les  titres  d'honneur 
du  Viceroy}  quatorze  Drapeaux  où  l'on  voit  les  Symboles  propres  de  ia 
charge,  tels  que  ibnt  le  Dragon,  le  Tygrc,  le  Phénix,  la  Tortue  vo- 
lante, 6c  d'autres  animaux  allez:  fix  Officiers  qui  portent  une  planche, 
faite  en  forme  de  pelle  fort  large ,  élevée ,  6c  iufpcndue  ,  oii  l'on  lit  en 
gros  caracfcrcs  d'or  les  qualitez  particulières  de  ce  Mandarin.  Deux  autres 
portent, l'un  un  parafol  de  foye  jaune  à  triple  étage,  6c  l'autre  l'étui  où  fc 
E  i  coa- 


l'éxécu- 
tion  de 
leurs  Or- 
dres, 


Cércmo- 
nies  à  la 
Marche 
d'un  M,u 
darin. 


D'an  Vi- 

ceroi. 


3<S 


DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 


Appareil 
tie  cette 
Marche. 


De  fa  Mar- 
che pen- 
dant 1» 
nuit. 


DefesAu. 
'iicnces. 


confervc  ce  parafol  ;  deux  Archers  à  cheval  qui  font  à  la  tête  des  premiers 
Gardes  :  des  Gardes  armez  "de  faux  redreflees  6c  ornées  de  floccons  de  foye 
à  quatre  étages >  deux  autres  files  de  gens  armez,  les  uns  de  mafles  à  long 
tnunchc,  les  autres  de  mafles  en  forme  de  poignet  au  ferpent  de  fer: 
èc  d'autres  armez  de  grands  marteaux  ,  &  de  longues  haches  en  croif- 
fanti  de  nouveaux  Gardes  portant  les  uns  des  haches  d'armes  au  tran- 
chant redreflé  :  &  les  autres  armez  de  faux  droites  comme  les  premiè- 
res }  quelques  Soldats  portant  ou  des  hallebardes  à  triple  pointe ,  ou 
des  flèches ,  ou  des  haches  ;  deux  porteurs  chargez  d'une  efpèce  de 
coffre  très  propre,  dans  lequel  efl;  enfermé  le  Sceau  de  la  dignité.  Deux 
nouveaux  timballiers  qui  avertiflent  que  le  Mandarin  approche}  deux  Ofii- 
ciers  armez  de  cannes  pour  tenir  le  monde  en  refpeâ ,  qui  font  couverts 
d'un  feutre  ombragé  de  deux  plumes  d'oye.  On  voit  enfuite  deux  Porte- 
maflcs  à  Dragons  de  grofle  fculpturc  dorez,  6c  un  grand  nombre  d'Of- 
ficiers de  Jufl:icc,  les  uns  armez  de  foiiets  ou  de  bâtons  plats  pour'don"- 
ner  la  baftonnade,  les  autres  armez  de  chaînes,  de  foiiets,  de  coutelas, 
&:  d'écharpes  de  foye.  Deux  Guidons ,  ôc  un  Capitaine  commandant 
cette  efcouade:  tout  cet  appareil  précède  le  Viceroy  porté  dans  fa  chaife, 
ôc  environné  de  fes  Pages  &  de  lés  Valets  de  pied,  ayant  prés  de  fd  perfonne 
un  Ofilcier  qui  porte  un  grand  évantail  en  forme  d'écran.  11  eit  fuivi 
de  plufieurs  Gardes  ,  dont  les  uns  font  armez  de  mafl'es  polyèdres ,  6c 
les  autres  de  fabres  à  long  manche  i  après  quoi  viennent  plufieurs  Enfeignes 
&  Cornettes,  avec  un  grand  nombre  de  Domeftiques  achevai,  qui  por- 
tent chacun  ce  qui  ell  à  l'ufage  du  Mandarin,  comme  un  fécond  bonnet 
renfermé  dans  fon  étui,  en  cas  que  le  tems  l'obhge  d'en  changer,  6cc. 

Quand  il  marche  pendant  la  nuit ,  on  porte,  non  pas  des  flambeaux  com- 
me en  Europe  :  mais  plufieurs  grofles  lanternes  très  propres ,  fur  lef- 
quelles  on  a  écrit  en'  lettres  cubitales,  les  titres  6c  les  qualitez  du  Manda- 
rin, avec  l'ordre-  de  fon  Mandarinat,  pour  imprimer  à  chacun  le  refpeâ: 
qui  lui  eft  dû ,  6c  afijr  que  les  paflâns  s'arrêtent ,  6c  que  ceux  qui  font  aflîs 
le  lèvent  refpcélueulément. 

C'cib  le  Gouverneur  de  chaque  Hien  ou  de  chaque  Tchcm^  qui  efl;  char- 
gé d'admmillrer  la  Juftice,  de  recevoir  le  tribut  que  chaque  famille  doit  à 
l'Empereur,  de  viiiter  en  perfonne  les  corps  de  ceux  qui  ont  été  tuez 
dans  quelques  démêlez,  ou  que  le  défefpoir  a  porté  a  fe  donner  la  mort. 

Deux  fois  le  mois  il  doit  donner  audience  à  tous  les  Chefs  de  quartier,, 
6c  s'informer  exaélement  de  tout  ce  qui  fc  pafle  dans  fon  reflbrt  :  c'eft  à 
lui  de  dillribuer  les  pafle-porcs  aux  barques  £c  aux  vaifléaux,  d'écouter  les 
plaintes  6c  les  accufations ,  qui  ibnt  preique  continuelles  parmi  un  grand 
peuple:  tous  les  Procès  viennent  à  fon  Tribunal ,  il  fait  punir  à  grands 
coups  de  bâtons  celui  des  plaideurs  qu'il  juge  coupable:  enfin  c'eil  lui  qui 
condamne  à  mort  les  criminels;  mais  fa  Sentence,  de  même  que  celle  des 
autres  Mandarins  qui  font  au-defl"us  de  lui ,  ne  peut  être  exécutée,  quelle 
ne  (bit  ratifiée  par  l'Empereur.  Les  caufes  de  peu  d'importance  fe  jugent 
en  premier  reflbrt  par  les  trois  Mandarins  fubalternes,  dont  les  charges 
rciiembl-cnt  à  celles  de  Licutenans  particuliers  de  nos  Préfîdiaux. 

Quel- 


ET  DE  LA   TARTARIE   CHINOISE.  37 

Quelque  redoutable  que  foit  l'autorité  de  ces  Mandarins ,  ils  ne  peuvent 
guercs  le  maintenir  dans  leurs  emplois  qu'en  fe  faifant  la  réputation  d'être 
les  Pères  du  peuple,  Se  de  n'avon-  d'autre  attention  que  celle  de  procurer 
leur  bonheur. 

Auffi  c'ell  à  rendre  le  peuple  heureux ,  qu'un  bon  Mandarin  doit  mettre   Son  but 
toute  fa  gloire.     Tel  d'entre  eux  a  fait  venu- de  fon  pays  plu fieurs  ouvriers,    iJ-ins  l'Ad- 
pour  apprendre  à  élever  des  vers  à  foye,  6c  à  faire  des  étoffes  dans  tout  fon   I"'"''d''r 
diftriét,  &  par  ce  moyen  là  a  enrichi  fa  ville,  6c  s'ell  attiré  les  plus  grands    Char-e. 
éloges. 

On  eh  a  vu  un  autre  qui  dans  un  tcms  d'orage,  ne  fe  contenta  pas  de 
deffendre  qu'on  traversât  la  rivière,  mais  encore  fe  tranfporta  fur  le  rivage, 
ôc  y  demeura  tçut  le  jour,  pour  empêcher  par  fa  prélènce,  que  quelque 
téméraire  fe  laiflant  emporter  pai*  l'avidité  du  gain,  ne  s'exposât  au  danger 
de  périr  miférablement. 

Un  Mandarin  qui  feroit  trop  févére  &  en  qui  on  ne  verroit  point  cette 
affcftion  pour  le  peuple  qui  lui  eft  fournis,  ne  manqueroit  pas  d'être  noté 
dans  les  informations ,  que  les  Vicerois  envoyent  de  trois  en  trois  ans  à  la 
Cour,  êc  cette  note  fuffiroit  pour  le  dépouiller  de  fa  Charge;  fi  un  prifon- 
nier  vient  à  mourir  dans  la  priibn,  il  faut  une  infinité  d'atteftations,  qui 
prouvent  que  le  Mandarin  n'a  pas  été  fuborné  pour  lui  procurer  la  mort  > 
qu'il  eft  venu  le  vifiter  lui-même >  qu'il  a  fait  venir  le  Medecinj- &  qu'il 
lui  a  fait  fournir  tous  les  remèdes  convenables,  &c.  car  on  doit  avertir 
l'Empereur,  Se  lui  rendre  compte  de  tous  ceux  qui  meuj-cnt  dans  les  prifons, 
&  de  la  manière  dont  ils  font  mortsj  6c  fur  l'avis  que  l'Empereur  enreçoit, 
il  fait  faire  fouvent  des  informations  extraordinaires. 

Il  y  a  fur  tout  certaines  occafions,  oii  les  Mandarins  affectent  le  plus  de 
marquer  leur  fenfibilité  pour  le  peuple  j  6c  c'ell  lorfqu'on  craint  que  la  ré- 
colte ne  manque,  ou  par  la  féchcrefle ,  ou  par  l'abondance  des  pluyes,  ou 
par  quelque  autre  accident  ,  comme  par  la  multitude  des  iautcrelles  qui 
inondent  quelquefois  certaines  provinces.  Alors  le  Mandarin  foit  par  a£- 
fcétion  ,  foit  par  intérêt,  ou  par  grimace,  n'oublie  rien  pour  fe  rendre 
populaire. 

La  plû-part,,bien  qu'ils  foient  Lettrcz,  6c  qu'ils  déteftent  les  Idoles  de 
Fo  6c  du  Tao^nt  laiffent  pas  de  parcourir ,folemnellemcnt  tous  les  Temples, 
6c  cela  à  pied  contre  leur  coutume,  pour  demander  à  ces  Idoles  de  la  pluyc 
ou  du  beau  tems. 

Ainfi  lorlc|u'il  arrive  de  ces  fortes  de  calamitez,  auffi-tôt  le  Mandarin  fait  Foncaion, 
afficher  par  tout  des  Ordonnances, .  qui  preicrivent  un  jeûne  général  :  il  eft  îles  Man- 
défendu  aux  Bouchers  6c  aux  Traiteurs  de  vendre  de  la  viande,  fous  des  'iarinsdans 
peines  griéves,  cependant  quoi  qu'ils  n'étalent  pas  la  viande  fUr  leurs  bouti-  îes'^ilubll" 
ques,  ils  ne  laiffent  pas  d'en  vendre  en  cachette,  moyennant  quelque  argent  ques. 
qu'ils  donnent  fous  main  aux  gens  du  Tribunal  ,  qui  veillent  à  l'obfervauon 
de  l'Ordonnance. 

Le  Mandarin  va  au  Temple  de  l'Idole,  à  pied,  vêtu  négligemment: 
quelquefois  même  avec  des  ibuliers  de  paille,  6c  accompagne  de  fcs  Man- 
darins fubalternes ;  il  eft  pareillement  fuivi  des  principaux  de  la  villcj   il 

E  2  allu- 


5?    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

allume  fur  l'Autel  deux  ou  trois  petites  baguettes  de  parfums,  après  quoi 
tous  s'afleycnt:  pour  pafler  le  tcms,  ils  prennent  du  thé,  ils  fument,  ils 
caufent  une  ou  deux  heures  enfcmblc,  6c  enfin  ils  fe  retirent. 

Telle  eft  la  cérémonie  qu'ils  obfcrv  ent  pour  demander  de  la  pluye  ou  du 
beau  tcms.  C'cft,  comme  l'on  voit,  traiter  alTez  cavalièrement  l'Idole. 
Si  elle  fc  fait  trop  prier  pour  accorder  cette  faveur,  on  la  met  quelque- 
fois à  la  raifoii  à  grands  coups  de  bâton,  ce  qui  néanmois  arrive  ra- 
rement. 

On  dit  que  cela  fe  fit  à  Kiang  tcheott^  dans  la  province  de  Chanfi.  l'I- 
dolc ,  pour  avoir  refufé  de  la  pluye  trop  opiniâtrement  diu-ant  laTéchercf- 
refle,  fut  mis  en  pièces  à  force  de  coups,  6c  cela  par  l'ordre  des  Officiers. 
On  juge  bien  que  pendant  cette  exécution,  il  fc  chantoit  de  beaux  canti- 
tiques  à  fa  loiiangc. 

Qiiand  enfuitc  la  pluye  vint  à  tomber,  on  lui  refit  une  autre  ftatue,  ce 
qui  n'étoit  pas  difficile,  car  laplû-part  de  ces  flatuës  ne  font  que  de  terre 
oti  d'une  efpèce  de  plâtre  :  on  la  promena  en  triomphe  dans  la  ville,  on 
lui  fit  des  lacrifices  ,  en  un  mot  elle  rentra  dans  tous  les  droits  de  fa 
Divinité. 

Le  Viceroy  d'une  province  en  agit  de  la  même  forte  avec  une  autre  Ido- 
le, qui  ne  fc  laiffbit  point  fléchir  par  fes  demandes  réitérées  :  il  ne  put 
contenir  fou  impatience  :  il  envoya  un  petit  Mandarin  dire  de  fa  part  à 
l'Idole, que  s'il  n'y  avoir  pas  de  pluye  à  tel  jour  qu'il défignoit,  il  la  chalTc- 
roit  de  la  ville,  &  fcroit  rafer  fon  Temple.  Apparemment  que  l'Idole  ne 
comprit  pas  ce  langage,  ou  qu'elle  s'enraya  peu  de  ces  menaces,  car  le 
jour  marque  arriva  ians  qu'il  y  eût  de  pluye. 

Le  Viceroy  offenlc  de  ce  refus,  ibngca  à  tenir  fa  parole:  il  défendit  au 
peuple  de  porter  fon  offrande  à  l'Idole,  il  ordonna  qu'on  fermât  fon  Tem- 
ple, Se  qu'on  en  fcellàt  les  portes,  ce  qui  fut  exécuté  fur  le  champ.  Mais 
la  pluye  étant  venue  quelques  jours  après,  la  colère  du  Viceroy  s'app.iîfa, 
&  il  fut  permis  de  l'honorer  comme  auparavant. 

Dans  ces  fortes  de  calamitez  publiques,  c'ell  principalement  à  l'Efprit 

tutélaire  proteéleur  de  la  ville,  que  le  Mandarin  s'adrefle  félon  l'ancien  ufa- 

gc,  6c  voici  la  formule  ,   dont  il  a  accoutumé  de  ié  fervir,  pour  implorer 

fon  fecours. 

Prière  „  Efprit  tutélaire,  fi  je  fuis  le  Pafteur  6c  le  Gouverneur  de  cette  ville  , 

pour  les      ^^  vous  l'êtes  encore  plus  que  moi,  tout  invifible  que  vous  êtes.    Cette  qua- 

teiDs  An  j|j^  jç  Pallcur  m'oblige  à  procurer  au  peuple  ce  qui  lui  elt  avantageux, 

publicuc.     «  ^  ^  écarter  ce  qui  pourroit  lui  nuire;  mais  c  elt  de  vous  proprement  que 

„  le  peuple  reçoit  fou  bonheur;   c'eft  vous  qui  le  préfcrvez  des  malheurs 

„  dont  ilcit  menacé.  Au  refte  quoique  vous  foyez  invifible  à  nos  yeux,  ce- 

„  pendant  lors  que  vous  agréez  nos  offrandes  6c  que  vous  exaucez  nos  vœux, 

„  vous  vous  manifcilc-^,  6c  vous  vous  rendez  en  quelque  forte  vifible.    Q|_ie 

„  fi  l'on  vous  prioit  en  vain,  le  cœur  n'auroit  point  de  part  aux  honneurs 

„  qu'on  vous  rend.     Vous  feriez  à  la  vérité  ce  que  vous  êtes:  mais  vous  fe- 

„  riez  peu  connu  :  de  même  que  moi  qui  fuis  charge  par  état  de  protéger  6c 

„  de  détendre  le  peuple,  je  ferois douter  de  mon  Mandarinat,  (i  je  n'agiflbis 


ET    DE    LA    TARTARIE    CHINOISE. 


39 


datins. 


„  jamais  en  Mandarin.  Dans  les  cakmitez  publiques  aufquelles  on  ne  voit 
„  point  de  remède,  nous  devons  implorer  votre  iecours,  &  vous  expofer 
„  nos  befoins.  Voyez  donc  k  déiolation  oii  eft  le  peuple.  Depuis  le 
„  fixicme  mois  jufqu'au  huitième  il  n'ell  point  tombé  de  pluye,  on  n'a 
„  encore  recueilli  aucun  grain j  fi  tout  périt,  comment  pourra-t'on  enfe- 
„  mencer  les  terres?  C'eit  ce  que  je  dois  vous  rcpréièntcr.  J'ai  ordonné 
„  pluficurs  jours  déjeune,  les  bouchers  ont  dcfenle  d'ouvrir  leurs  bouti- 
„  ques,  on  s'interdit  l'ufage  de  la  viande,  du  poiflbn  ,  &  même  du 
„  vin  j  on  longe  férieufcmcnt  à  fe  purifier  le  cœur,  à  examiner  les  défauts, 
„  &  à  s'en  repentir.  Mais  nos  vertus  6c  nos  mérites  ne  font  gucres 
„  capables  de  fléchir  le  ?/>«.*  Pour  vous ,  ô  Efprit  gouverneur  invifible 
„  de  cette  ville,  vous  approchez  de  lui,  vous  pouvez  demander  des  gra- 
„  ces  pour  nous  autres  mortels,  &  le  fiipplier  de  mettre  fin  à  nos  maux, 
„  Une  telle  faveur  obtenue  par  votre  entremife,  mettra  le  peuple  au  com- 
„  ble  de  fes  vceux}  je  verrai  accompli  ce  que  mon  employ  m'oblige  de 
„  fouhaiter  avec  ardeur  j  votre  culte  croîtra  de  plus  en  plus  dans  cette 
„  ville,  lors  qu'on  \'erra  que  ce  n'eil  point  en  vain  que  vous  y  préfidez. 

Comme  le  Mandarin  n'eft  établi  que  pour  foutenir  &  protéger  le  peu-  Suite  des 
pie,  il  doit  être  toujours  prêt  à  écouter  les  plaintes  qu'on  a  à  lui  porter,  fon<^ions 
non-feulement  quand  il  tient  fon  Audience  :  mais  encore  à  toutes  les  heu-  ^*"* 
res  du  jour.  Si  c'eft  une  affaire  prefiee,  alors  on  va  à  fon  Hôtel,  6c  on 
frappe  à  grands  coups  fur  une  cfpcce  de  tiniballe,  qui  eft  quelquefois  à 
côte  de  la  ialle  oij  l'on  rend  juftice:  mais  prefque  toujours  hors  de  l'Hôtel 
même  ,  afin  que  nuit  8c  jour  le  peuple  puific  y  frapper. 

A  ce  fignal,qui  ne  fe  donne  que  dans  quelque  accident  extraordinaire, le 
Mandarin,  quelque  occupé  qu'il  foit ,  doit  tout  quittter  fur  l'heure,  pour 
accorder  l'Audience  qu'on  lui  demande.  Il  eft  \rai  qu'il  en  coûte  la  baf- 
tonnade  à  celui  qui  donne  l'allai-me,  à  moins  qu'il  ne  s'agiflé  de  quelque 
injuftice  criante,  qui  demande  un  prompt  remède. 

Une  de  fcs  principales  fondions  eft  encore  d'inftruirc  fon  peuple:  il  tient 
la  place  de  l'Empereur,  lequel,  difcnt  les  Chinois,  n'eft  pas  fcilement  Em- 
pereur pour  gouverner,  &  Pontife  pour  kcrifier,  mais  qui  eft  encore  maî- 
tre pour  enfcigner;  8c  c'eft  pourquoi  de  tems  en  tems  il  aflemble  à  Peking 
tous  les  Cîrands  de  la  Cour,  8c  tous  les  premiers  Mandarins  des  Tribunaux , 
pour  leur  f.iire  un  inftruâion,  dont  le  fujet  eft  toujours  tiré  des  Livres  Ca- 
noniques. 

De  même  le  premier  8c  le  quinzième  de  chaque  mois,  les  Mandarins  s'af- 
fcmblent  en  cérémonie  dans  un  lieu,  où  l'on  fait  une  ample  inftruclion  au 
peuple.  Cette  pratique  eft  ordonnée  par  un  Statut  de  l'Empire:  le  Gou- 
verneur fait  en  cela  l'office  d'un  père  qui  inftruit  fa  fiimille.  C'eft  l'Empe- 
reur lui-même  qui  a  aftîgnc  les  matières  qu'on  doit  traitter  dans  ces  fortes 
de  difcours:  elles  font  comprifes  en  feize  Ordonnances  Impériales,  que  je 
vais  rapporter. 

Première  Ordonnance.  Qj^i'on  pratique  avec  un  grand  foin  les  devoirs  que 
prefcrit  la  piété  filiale,  bf.  la  déférence  que  le  cSiet  doit  à  fon  frère  aînéj 


Le  Ciel. 


impeiu- 
on  Ici. 


40    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

on  apprendra  par  là  à  clliraer  les  obligations  elTentielles ,  que  la  nature  im- 
pofe  à  tous  les  hommes. 

Deuxième  Ordonnance.  Qu'on  conferve  toujours  un  fouvenir  refpeétueux 
des  ancêtres  de  fa  famille i  on  y  verra  conitamment  régner  l'union,  la  con- 
corde, 6c  la  paix. 

l'roifiéme  Ordonnance.  Que  l'union  régne  dans  les  villages  :  c'eft  le  moyen 
d'en  bannir  les  querelles  &  les  proccz. 

^latriéme  Ordonnance.  Qii'on  ellime  beaucoup  la  profefllon  des  Labou- 
reurs, Se  de  ceux  qui  cultivent  les  meuriers  dont  on  nourrit  les  vers  à  loye; 
on  ne  manquera  jamais  de  grains  pour  le  nourrir,  ni  de  vêcemens  pour  fe 
couvrir. 

Cinquième  Ordonnance.  Qu'on  s'accoiitume  à  une  prudente  œconomic 
par  la  frugalité ,  la  tempérance,  6c  la  modeftici  6c  ce  fera  le  moyen  d'évi- 
ter beaucoup  de  folles  dépcnfes. 

Sixième  Ordonnance.  Qii'on  ait  grand  foin  de  faire  fleurir  les  Ecoles  pu- 
bliques, afin  d'inftruire  les  jeunes  étudians  aux  bonnes  mœurs. 

Septié/ue  Ordonnance.  Qu'on  s'applique  aux  fonctions  propres  de  fon  état  j 
c'eft  un  moyen  infaillible  d'avoir  l'efprit  6c  le  cœur  en  repos. 

Huitième  Ordonnance.  Qu'on  extirpe  les  feéles  6c  les  erreurs  dans  leur 
naiflance ,  afin  de  conferver  dans  fa  pureté  la  véritable  ôc  folide  Doc- 
trine. 

Neuvième  Ordonnance.  Qu'on  inculque  fouvcnt  au  peuble  les  Loix  péna- 
les établies  par  l'autorité  fouveraine  j  la  crainte  retiendra  dans  le  devoir  les 
efprits  grofliers  6c  indociles. 

Dixième  Ordonnance.  Qii'on  s'inftruife  parfaitement  des  Loix  de  la  civi- 
lité 6c  de  l'honnêteté)  les  bonnes  coiitumes  que  la bienféance  a  établies, 
feront  toujours  exaftement  pratiquées. 

Onzième  Ordonnance.  QLi'on  s'applique  de  toutes  fes  forces  à  donner  une 
bonne  éducation  aux  Enfans  6c  aux  frères  cadets  j  on  empêchera  par  ce 
moyen  là  qu'ils  ne  fe  livrent  au  vice  6c  au  dérèglement  de  leurs  paillons. 

Douzième  Ordonnance.  Qu'on  s'abilienne  de  toute  accufationcalomnieu- 
fcj  l'innocence  6c  la  fimplicité  n'auront  rien  à  craindre. 

Treizième  Ordonnance.     Qii'on  fe  garde  bien  de  receler  les  coupables,  que 
'  leurs  crimes  obligent  à  mener  un  vie  errante  6c  vagabonde  j  on  évitera  par 
ce  moyen  là  d'être  enveloppé  dans  leur  malheur. 

Quatorzième  Ordonnance.  Qu'on  foit  exact  à  payer  les  contributions  éta- 
blies' par  le  Prince  ;  on  fera  à  couvert  des  recherches  6c  des  vexations  de 
ceux  qui  les  exigent. 

Quinzième  Ordonnance.     Qu'on  agifie  de  concert  avec  les  chefs  de  quar-  ' 
tier  établis  dans  chaque  ville;  c'eft  le  moyen  de  prévenir  les  larcins,  6c  de 
ne  pas  laifler  échapper  ceux  qui  en  font  coupables. 

Seizième  Ordonnance.  Qu'on  réprime  les  laillies  de  la  colère  ;  on  fera  à 
couvert  de  tout  péril. 

Ce  font  CCS  Ordonnances  qui  fervent  de  texte  aux  difcours  des  Mandarins. 
Le  difcourss  de  l'un  d'eux  fur  k  troifiéme  Ordonnance,  fera  connoître  la 
nianiére  dont  ils  s'y  prennent  pour  inftruire  le  peuple:  le  voici. 


ET  DE  LA   TARTARIE    CHINOISE.  41 

„  L'Empereur  vous  ordonne  de  conferver  l'union  dans  les  villages,  afin  Innniaiou 
„  d'en  bannir  les  querelles  &C  les  procès:  écoutez  attentivement  l'explica-  «J'"!^  Man- 
„  tion  que  je  vais  faire  de  cette  Ordonnance.  dannfurU 

„  Lors  que  vous  demeurez  dans  un  même  lieu,  parcnsounon,  peu  im-  o"dc)n"-^ 
„  porte,  vous  paflez  pour  habitans  de  ce  lieu  ou  de  cette  bourgade.  Vous  nance. 
„  y  vivez  avec  des  parens  ou  des  alliez ,  avec  des  perlonnes  avancées  en  â- 
„  ge,  Se  avec  vos  condiiciplcs  :  Vous  ne  fçauriez  ibrtir  fans  vous  voir  :  le 
„  matin  6c  le  foir,  en  tout  tems  vous  vous  rencontrez  les  uns  les  autres.  Or 
„  cet  aflcmblage  de  quelques  familles  réunies  dans  un  même  lieu,  c'eftce 
„  que  j'appelle  un  village  :  Dans  ce  village  il  y  a  des  riches  £c  des  pauvres  : 
„  il  y  en  a  qui  font  au  dedus  de  vous,  il  y  en  a  qui  font  au  defîbus,  enfin 
„  vous  y  avez  des  égaux. 

„  A3^ez  dabord  pour  maxime,  que  votre  crédit  ne  doit  point  être  cm-   p^e   ; 
„  ployé  à  vous  faire  redouter,  qu'il  ne  vous  cil  jamais  permis  d'ufer  de   Ahrilnc! 
„  rufes,  &  de  drefl'er  des  pièges  à  vos  voifins.     Parler  du  prochain  avec 
„  mépris,  étaler  avec  pompe  vos  belles  qualitcz,  chercher  à  vous  enrichir 
„  au  dépens  des  autres,  ce  font  de  ces^oles  que  vous  devez  abfolument 
„  vous  interdire. 

„  Un  ancien  a  fagement  remarqué  que  ^ians  un  lieu  où  il  y  a  des 
„  vieillards  6c  des  jeunes  gens,  ceux-ci  doivent  refpcéler  les  premiers, 
„  6c  que  fans  examiner  s'ils  font  riches  ou  pauvres  ,  fçavans  ou  igno- 
„  rans,  ils  ne  doivent  avoir  égard  qu'au  nombre  des  années. 

„  Si  étant  à  votre  aife  vous  méprifez  les  pauvres ,  fi  étant  dans  l'indi- 
„  ^ence  vous  regardez  les  riches  avec  des  yeux  d'envie,  les  divifions  feront   ^^'^°"'^'= 
,,  éternelles.     Quoi,  dira  ce  riche  orgueilleux,  vous  ne  voulez  pas  me     '^'"'"^' 
„  céder,  &  moi  je  vais  vous  écrafer. 

„  En  effet  fi  vous  avez  des  Terres  ou  des  Maifons ,  il  tâchera  de  vous 
„  les  enlever,  il  employera  la  force  pour  empiéter  fur  votre  fond j  ni  vos 
„  femmes  ni  vos  filles  ne  pourront  être  à  l'abri  d'un  pareil  créancier  ; 
„  comme  vous  êtes  infolvable,  il  vous  les  ravira  fous  le  titre  fpécieux  d'une 
„  équitable  compenfation  :  tantôt  dans  un  mouvement  de  colère ,  il  là- 
„  chera  fes  bœufs  6c  fes  chevaux  dans  vos  campagnes,  qui  dévoreront  vos 
„  terres  nouvellement  enfemcncées:  Tantôt  dans  la  chaleur  du  vin  il  fe 
,,  livrera  aux  plus  grands  excez:  les  gens  de  bien  ne  feront  point  à  couvert 
„  de  fes  infultes;  les  voifins  pouflez  à  bout,  éclateront,  ils  s'adrefleront 
„  aux  gens  de  chicane,  pour  intenter  un  procès  dans  les  formes:  cescfprits 
„  malins  èc  artificieux  ne  manqueront  pas  de  grolfir  les  objets,  afin  de  les 
„  engager  dans  une  afl:aire  d'éclat:  d'un  étang  ils  feront  une  mer  irritée, 
„  dont  les  flots  écumans  s'élèveront  jufqu'aux  nues:  une  bagatelle  devicn- 
„  dra  une  affaire  fèrieufe.  Cependant  l'accufation  fera  portée  dans  tous  les 
„  Tribimaux,  &  les  dépenfes  qu'on  fera  obligé  de  faire,  auront  des  fuites 
„  dont  on  fe  reflentira  le  refte  de  fes  jours. 

„  Etes  vous  en  voyage?  Si  le  hafiird  vous  fait  rencontrer  un  homme  de 
„  votre  village,  à  peine  l'avez-vous  reconnu  à  fon  langage,  que  rien 
„  n'eft  comparable  au  plaifir  fécret  que  vous  reirentez  :  vous  logez  en- 
„  femblc,  vous  vous  aimez  comme  fi  vous  étiez  véritablement  frères:  & 

ftom  IL  F  „  com^ 


41    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DELA  CHINE, 

5,  comment  le  fait-il  que  lors  que  vous  demeurez  dans  le  même  endroit,  au 
„  lieu  de  maintenir  la  paix  Se  le  bon  ordre,  vous  y  excitez  des  querelles,, 
„  vous  y  lemez  la  divifion. 
Troifiéme  ^,  Ne  paviez  jamais  mal  des  autres,  on  vous  lailTera  en  repos  :  ne  vous 
Maxime.  ^^  broiiillez  avec  perionnci  cédez  volontiers  aux  autres  j  ayez  une  patience 
„  à  l'épreuve  des  contradiârions ,  &  vous  n'aurez  point  à  craindre  qu'on 
,)  vous  outrage,  ou  qu'on  vous  iniultc. 

„  Qiiand  il  s'clévc  un  différend  entre  deux  perfonnes,  fi  des  gens  cha- 
„  ritables  s'approchoient  pour  les  mettre  d'accord  ;  quand  le  feu  de  la  di- 
„  vifion  s'allume  dans  une  famille,  fi  les  voifins  accouroient  pour  l'étcin- 
„  dre>  fi  lors  qu'un  homme  s'échauffe,  quelqu'un  le  tiroic  à  l'écart,  ÔC 
„  lui  parlant  avec  douceur,  tâchoit  de  modérer  fa  colère,  ce  grand  feu 
„  qui  fembloit  menacer  le  Ciel,  s'évanoUiroit  dans  le  moment.  Se  cette 
„  affaire  importante  qu'on  vouloit  porter  au  Tribunal  des  Grands,  fe  ter- 
„  mineroit  avec  autant  de  facilité ,  qu'on  fond  un  morceau  de  glace ,  ou 
„  qu'on  détache  une  tuile  du  toit.  Mais  fi  un  boute-feu  s'en  meile  ,  fem- 
„  blable  à  une  groffe  pien-e ,  ««i  tombant  avec  roideur  brife  tout  ce 
„  quelle  rencontre ,  il  vous  engagera  par  fes  pernicieux  confeils  dans 
„  des  chicanes  qui  vous  coi-rduiront  au  précipice. 

„  Mais  puifque  je  parle  des  fuites  funefbes  où  engagent  les  querel- 
„  les  Se  les  procès,  écoutez  attentivement  ce  que  j'ai  encore  a  vous 
„  dire. 

„  Dès  que  le  Mandarin  a  pris  connoiflance  de  l'affaire ,  il  faut  que 
„  l'un  ou  l'autre  fuccombe,  ou  vous,  ou  votre  partie  adverfe:  fi  vous 
„  avez  du  dcflbus,  comme  vous  n'êtes  pas  d'humeur  à  céder,  vous  chcr- 
„  cherez  par  tout  de  l'appui  Se  de  la  proteélion  j  vous  tâcherez  de  gagner 
„  les  bonnes  grâces  de  ceux  qui  ont  la  confiance  du  Mandarin,  Se  il  fau- 
„  dra  bien  payer  leurs  démarches  :  vous  voudrez  mettre  dans  votre  parti , 
„  Se  vous  rendre  favorables  les  gens  de  l'Audience}  Se  combien  de  feftins 
„  faudra-t-il  leur  donner!  Aurez- vous  dequoi  fournir  à  tous  ces  frais  ? 

„  Mais  fi  vous  tombez  entre  les  mains  d'un  mauvais  Juge,  qui  pour 
„  vous  perdre,  emprunte  les  couleurs  Se  les  apparences  de  la  droiture  Se 
„  de  l'équité ,  en  vain  avcz-vous  intérefle  ceux  qui  ont  de  l'accès  auprès 
„  de  lui,  Se  pour  qui  il  a  de  la  confidérationj  en  vain  les  gens  de  l'Au- 
„  dience  ,  ces  âmes  vénales ,  ces  îfangfuës  du  peuple ,  fe  déclareront- 
„  ils  en  votre  faveur:  après  bien  des  dépenfcs  que  vous  aurez  faites,  vous 
„  pour  opprimer  votre  ennemi.  Se  votre  ennemi  pour  le  dérober  a  votre 
„  fureur ,  vous  ferez  forcez  d'en  venir  enfin  tous  les  deux  à  un  accommo~ 
„  dément. 

„  Si  vous  rcfufez  d'y  entrer ,  fi  ayant  été  condamné  dans  un  Tribunal 
„  fubalterne,  vous  en  appeliez  à  une  Cour  fupérieure,  on  verra  tous  les 
„  jours  des  Requêtes  courir  tous  les  Tribunaux  :  le  procès  traînera  en 
,,  longueur  bien  des  années  p^r  les  artifices  de  la  chicane,  les  témoins  en 
„  fouffriront ,  une  infinité  de  perfonnes  feront  enveloppées  dan^  votre 
„  affaire,  les  uns  feront  mis  en  prifon,  les  autres  feront  punis  par  la  Jufti- 

M  ce». 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


4> 


5,  CC}  enfin  la  Sentence  ne  fera  pas  encore  portée,  qu'une  infinité  de  fa- 
„  milles  feront  réduites  à  une  honteufe  mendicité. 

„  Concluez  de  tout  ce  que  je  viens  de  dire,  que  quand  vous  auriez  une 
„  montagne  de  cuivre  &C  des  mines  d'or ,  à  peine  pourroient-elles  four- 
„  nir  à  de  pareilles  dépcnfes  i  6c  que  quand  vous  auriez  un  corps  de  fer,  à 
„  peine  pourriez-vous  fuffire  aux  fatigues  qu'il  vous  faudra  efîuyer. 

„  L'Empereur  dont  la  compaflîon  pour  fon  peuple  n'a  point  de  bor- 
„  nés,  vous  défend  les  procès,  6c  a  la  bonté  de  vous  donner  lui-même 
„  des  inftruélions,  pour  appaîiér  les  troubles,  qui  pourroient  s'élever  par- 
„  mi  vous  :  il  veut  que  vous  viviez  dans  une  parfaite  union. 

,,  Pour  y  parvenir,  refpeftez  la  vieillefle,  honorez  la  vertu ,  ayez  pour  I^efp<?<'ï 
„  les  riches  de  la  déférence.  Se  de  la  compaflîon  pour  les  pauvres  i  ne  vous  '!'|!|[|çj. 
„  mêlez  point  de    relever  ce  qui  ne  vous   paroît  pas  dans  l'ordre  ;  il  rcrom- 
„  vous  vient  des. foupçons  qu'on  a  voulu  vous  décrier  >  ne  cherchez  point  mande. 
„  à  en  tirer  vengeance:  vous  avez  parmi  vous  des  libertins,  exhortez  les 
„  avec  politefle  6c  avec  douceur  à  changer  de  vie  :  dans  les  corvées  publi- 
„  ques,  qu'on s'appercoive  de  votre  union,  par  l'empreflement  que  vous 
„  témoignerez  à  vous  aider  les  uns  les  autres. 

„  Voici  un  autre  avis  qui  n'eft  pas  moins  intéreiïant  :   vous  êtes  dans   lj  Sobrié- 
„  l'opulence  ;    ne  mettez  pas  votre  gloire  à  faire  bonne  chère,  ni  à  por-  té  recom- 
„  ter  des  habits  fomptueux:  vous  avez  de  l'autorité  6c  du  crédit}  ne  vous  manriée. 
„  en  fervez  jamais  pour  opprimer  des  hommes  foibles  6c  fans  appui.    Ce  que 
„  je  vous  demande,  c'eft  que  vousfoyez  modellcs  dans  laprofpérité,  6c  éga- 
„  lement  aétifs  6c  vigilans  à  remplir  vos  devoirs:  ce  que  je  fouhaite,  c'ell 
„  qu'éloignez  de  toute  ambition,  vous  fçachiez  vous  contenter  de  peu, 
„  c'eft  qu'on  vous  diftingue  par  votre  douceur,  par  votre  modération,  6c 
„  fur  tout  par  votre  ceconomie. 

„  Faites  attention  à  ces  années  qui  viennent  de  tems  tems,  où  les  mala^ 
„  dies  populaires,  jointes  à  la  cherté  des  grains ,  portent  par  tout  la  défo- 
„  lation  j  votre  devoir  ell  alors,  d'avoir  pitié  de  vos  chers  concitoyens,  Sc 
„  de  les  foulager  de  votre  fuperflu. 

„  Ce  point  mérite  toute  votre  attention:  il  y  va  de  votre  intérêt,  car 
„  par  ce  moyen  vos  laboureurs  vous  demeureront  fidèles,  vos  campagnes 
„  ne  feront  point  abandonnées,  vos  voifins  veilleront  à  votre confervation , 
„  vos  intérêts  feront  ceux  du  public.  D'un  autre  coté ,  le  Ciel  par  des 
„  voyes  qui  vous  font  inconnues,  vous  protégera,  6c  vous  comblera  de 
„  biens. 

„  Parlons  maintenant  aux  Artifans,  6c  à  tous  ceux  qui  font  employez 
5,  aux  ouvrages  méchaniques.  Quoique  par  les  loix  immuables  d'une  caufe 
„  fupéricure ,  ils  foient  nez  dans  la  pauvreté  6c  dans  l'humiliation  ,  leur 
„  bonheur  confille  à  vivre  félon  leur  état ,  à  ne  point  fe  chagriner  de  leur 
„  pauvreté,  6c  à  ne  point  envier  aux  riches  leurs  riche/Tes. 

„  Cette  morale  fera  pour  eux  une  fource  de  paix  6c  de  confolation.     Un 

„  homme  de  bien  ne  manque  jamais  de  profpérer  j  la  vertu  quand  elle  eft 

„  fohdc,  ne  peut  être  long-tems  dans  l'obfcurité. 

„  Vous  fçavez  maintenant  les  intentions  de  l'Empereur,  c'efl  à  vous  à 

Fi  „  vous 


44    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

„  vous  y  conformer.  Si  vous  le  faites,  comme  je  n'en  doute  point,  vous 
„  en  retirerez  les  plus  grands  avantages ,  vous  contenterez  le  cœur  pateniei 
„  de  Sa  Majefté,  on  ne  verra  plus  de  divifions  parmi  vous,  vous  cpargne- 
„  rez  aux  Mandarins  la  peine  de  multiplier  les  Arrêts  ôc  les  lupplices ,  vous 
„  procurerez  à  l'Empire  le  calme  6c  la  tranquilité.  Quand  vous  ierez  de 
„  retour  chacun  chez  vous,  appliquez-vous  férieufement  à  la  pratique  d'u- 
„  ne  doftrine  fi  utile.  „ 

Telle  eft  la  manière ,  dont  chaque  Mandarin  inftruit  deux  fois  chaque 
mois  le  peuple  aux  bonnes  mœurs:  c'eft  une  partie  fi  eflentielle  à  fon  minif- 
tére  ,  que  il  l'on  commettoit  dans  ion  département  des  crimes  d'une  cer- 
taine efpèce,  on  l'en  rend  refponfable. 

Qiiand  dans  une  ville  il  s'tlt  commis  un  vol  ou  un'afffiflînat,  il  faut  qu'il 

des'Nlan-"  ^^'^«"vre   les  voleurs  ou  les  aflaiîîns ,   autrement  il  eil  deilitué  de  fa  Char- 

dirins  de     gc-     S'il  fe  commettoit  Un  Crime  énorme ,  comme  par  exemple,  fi  un  fils 

découvrir    étoit  aflez  dénaturé  pour  tuer  ion  père, le  crime  n'eil  pas  plutôt  déféré  aux 

ksvoleurf.  Tribunaux  de  la  Cour  ,  qu'on  dépoiiille  de  leurs  emplois  tous  les  Manda? 

rins  du  département.     C'eft  leur  fiiute,  dit-on:  ce  malheur  ne  feroit  pas 

arrivé,  s'ils  avoient  veillé  avec  plus  de  foin  aux  bonnes  mœurs.     Il  y  a  pa? 

reillement  des  cas  extraordinaires,  où  par.  la  même  raifon  ,  on  punit  de 

mort  les  parens  avec  les  enfans  coupables. 

lîloge  des       Rien  ne  ieroit  comparable  au  bel  ordre,  que  les  loix  Chinoifes  ont  étar 

L'ùx  Chi-  blies  pour  le  gouvernement  de  l'Empire,  fi  tons  les  Mandarins,  au  lieu  de 

ooiies.        fuivre  leurs  paillons  ,   fe  conforrnoient  à  des  loix  fi  fagesj  Se  l'on  peut  dire 

qu'il  n'y  auroit  point  d'Etat  plus  heureux:  mais  comme  parmi  un  fi  grand 

nombre,  il  s'en  trouve  toujours,  qui  bornent  leur  félicité  aux  biens  de 

la  vie  prél'ente  ,  £c  à  tout  ce  qui  peut  la  rendre  commode  èc  agréable,  ils 

font  quelquefois  peu  de  fcrupule  de  ne  pas  fuivre  les  loix  les  plus  facrées  de  . 

la  railbn  èc  de  la  juftice.  Se  de  les  iacriner  à  leur  propre  intérêt. 

Il  n'y  a  point  de  rufes,  ni  d'artifices,  aufquels  quelques  Officiers  infé- 
rieurs n'ayent  recours,  pour  tromper  les  Mandarins  fupérieurs>  &  parmi 
ceux-ci  il  ne  laific  pas  de  s'en  trouver,  qui  tachent  d'en  impofer  aux  Tri- 
bimaux  fuprêmes  de  la  Cour,  &;  même  de  furprendre  l'Empereur.  Ils  fçn- 
vent  fi  bien  couvrir  leurs  pallions,  fous  les  exprefijons  les  plus  humbles  fie 
les  plus  flatteufes}  8c  ils  affectent,  dans  les  Mémoires  qu'ils  préientent,  un 
tel  air  de  défintéreflémcnt,  qu'il  eft  difficile  que  le  Prince  ne  prenne  fou- 
vent  le  menfonge  pour  la  vérité. 

D'ailleurs  comme  leurs  appointemens,  ne  fuffifent  pas  toujours  pom* 
entretenir  leur  fiifte  Se  leur  luxe,  les  injuftices,  pourvu  qu'elles  foient  fé- 
crettes,  ne  leur  coûtent  gueres:  on  a  vu  des  Miniftres  d'Etat,  &  les  pre- 
miers Préfidens  des  Cours  Souveraines ,  rançonner  fous  main  les  Vicerois 
des  provinces:  6c  ceux-ci,  forcez  de  fe  dédommager  de  la  même  manière 
fur  leurs  fubalternes,  ne  manquent  pas  de  tirer  lin-  les  peuples  ,  de  quoi 
fournir  à  ces  frais, 
îtijuflices  Les  loix  ont  prévu  ce  défordre,  en  y  remédiant  par  diverfes  précautions,, 
d-îs  .vhn  çj^^j  retiennent  les  Mandarins  dans  le  devoir,  6c  qui  mettent  le  peuple  à 
l'abri  des  vexations.    L'Empereur  régn.ant  y  a  encore  remédié  plus  affica- 

CC-- 


On 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  4/ 

cernent,  car  il  a  augmenté  leurs  appointemens,  il  a  déclaré  qu'il  ne  vouloit 
recevoir  aucun  prélent ,   &ç  leur  a  défendu  de  rien  recevoir  au-delà  de  ce 
qui  leur  ell  dû,ious  les  peines  portées  par  la  loi,  laquelle  ordonne^  qu'un    i-^moe-"^ 
Mandarin  qui  auroit  reçu,  ou  exigé  injuftement  80.  onces  d'argent,   fera   reur  y^â 
puni  de  mort.  "  remédié. 

Outre  celaj  r.  Il  efb  difficile  qu'il  n'y  ait  du  mouvement  parmi  le  peu-  '  ■ 
pie,  quand  il  gémit  fous  l'opprelîlon:  &  le  moindre  foulevement  qui  arrive 
dans  une  province,  eft  imputé  au  Viceroy  :  s'il  n'eft  promptcment  appaîle, 
il  eft  preique  fur  de  perdre  la  Charge.  Il  elt,  diient  les  loix ,  comme  le 
chef  d'une  grande  famille>  il  la  paix  ell  troublse,  c'efl;  fa  faute:  c'ellà  lui 
de  gouverner  les  Officiers  lubalterncs,  &  d'empêcher  qu'ils  n'oppriment  le 
peuple  ;  quand  le  joug  eft  doux,  on  ne  le  porte  point  à  regret ,  encore  moins 
cherche- t-on  à  le  fecoiier. 

•  2'.  Les  loix  prefcrivent ,  qu'on  ne  donne  à  perfonne  aucune  Charge  de 
Mandarin  du  peuple  ,  non-feulement  dans  fi  propre  ville,  mais  même  dans 
la  province  ou  demeure  fa  famille  j  fie  d'ordinaire  il  ne  polféde  pas  la  même  Mandarir 
Charge  un  grand  nombre  d'années  dans  le  même  lieu,  mais  on  l'avance i    dans  h 
d'où  il  arrive  qu'il  ne  contraéte  point  de  liaifons  avec  les  gens  du  pays  ,    propre 
qu'il  n'a  point  l'occafion  de  fe  partlalifer;  &  que  prefque  tous  les  JVlandat    ^''■^' 
rins  qui  gouvernent  avec  lui  dans  la  même  province,  lui  étant  inconnus , 
il  eft  rare  qu'il  ait  des  raifons  de  les  favorifer. 

Si  on  lui  donne  un  emploi  dans  une  province  qui  confine  avec  la  fien- 
ne,  il  doit  être  placé  dans  un  lieu,  qui  en  loi t  au  moins  éloigné  de  cin- 
quante lieues.  La  raifcn  eft  ,  qu'un  Mandarin  ne  doit  penler  qu'au  bien 
public.  S'il  exerçoit  une  Charge  dans  fon  pays,  il  ne  manqucroit  pas  d'ê- 
tre troublé  par  les  follicitations  de  les  proches,  &  de  fes  amis,  6c  il  feroit 
dangereux  qu'en  leur  faveur,  ou  pour  leur  complaire,  il  ne  commît  quel- 
que injuftice  dans  fcs  jugemens,  ou  qu'il  n'abufât  de  fon  autorité  pour  per- 
dre, ou  pour  opprimer  par  efprit  de  vengea.ice,  ceux  dont  il  auroit  autre- 
fois reçu  quelque  outrage,  ou  dans  fa  propre  perfonne,  ou  dans  celle  de 
fes  parens. 

On  porte  même  cette  délicatefTe,  jufqu'à  ne  pas  permettre,  qu'un  fil? ^   Un  pareni 
qu'un  frère,  qu'un  neveu,  &c.  foit  Mandarin  lubaltcrne ,   où  ion  frcre, 
fon   oncle  ,    &c.  feroient  Mandarins  fupérieurs.    Par  exemple  un  tel  e(t 
Mandarin  dans  une  ville  du  troifiéme  ordre,  8c  l'Empereur  vient  d'envoyer 
fon  frère  aîné,  pour  Viceroy  de  la  même  province,  le  cadet  doit  auffi-tot   fipéLw. . 
avertir  la  Cour,  &  la  Cour  lui  donne  dans  une  autre  province,  un  Manda-    de  foà  " 
rinat  de  même  degré,  que  celui  qu'il  avoit  dans  la  province,  dont  fon  frerc   partnr, 
a  été  nommé  Viceroy. 

La  raifon  de  ce  règlement  eft,  qu'on  doit  craindre  que  le  frère  aîné  Cn- 
périeur,  ne  foit  favorable  à  fon  cadet  inférieur,  qu'il  ne  tolère,  qu'il  ne   Rsifonsde- 
diffimule  fes  fuites  ;  ou  que  le  cadet  ne  fc  prévale  dé  la  dignité  Se  de  la  pro^    ce  Reg!e- 
teétion  de  fon  frère,  pour  exercer  fon  emploi  avec  moins  d'équité  6c  d'ex-    mcnr. 
aâiitude.     D'une  autre  part,  il  iéroit  bien  dur  pour  ua  frère,  d'être  obli- 
gé de  porter  accufation  contre  fon  propre  frère. 

Pour  éviter  ces  inconvéniens,  on  ne  permet  point  qu'ils  ioient  dans  dea 
F  5,  em^. 


ne  peut 
e(t    êire  M.ir 
il.uin  iiifd 
ieiir  ou 


46    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

emplois ,  qui  mettent  entre  eux  quelque  relation  de  dépendance  :  &  ce  que 
je  dis  d'un  père,  d'un  fVcrcaîné,  d'un  oncle. Mandarins  iupéricurs,  doit 
s'entendre  également  d'un  fils,  d'un  frère,  d'un  neveu  Mandarins  fupé- 
rieurs,  à  l'égard  d'un  père,  d'un  frère  aîné  ou  d'un  oncle  inférieur,  en  un 
mot  de  tous  les  proches  parens. 
Revue  des  j».  De  trois  en  trois  ans  on  fait  une  revue  générale  de  tous  les  Mandarins 
^rintcr-  ^^  l'Empire,  &  l'on  examine  les  bonnes  ou  les  mauvaifes  qualitcz  qu'ils  ont 
yaHes."  '^'  pour  le  Gouvernement.  Chaque  Mandarin  fupérieur  examine  la  condui- 
te que  fes  fubalternes  ont  tenue,  depuis  les  dernières  informations  qui  ont  été 
faites,  ou  depuis  qu'ils  font  en  charge  ,  S<:  il  leur  donne  à  chacun  des  no- 
tes, qui  contiennent  des  éloges  ou  des  réprimandes.  Par  exemple,  le  pre- 
mier Mandarin  d'une  ville  du  troifiéme  ordre  a  fous  lui  trois  ou  quatre  pe- 
tits Mandarins:  il  leurdonne  fes  notes,  &  les  envoyé  au  Mandarin  delà 
ville  du  fécond  ordre,  duquel  il  dépend.  Celui-ci  qui  a  fous  lui  plu  fleurs 
Mandarins ,  qui  gouvernent  les  villes  du  troifiéme  ordre,  examine  ces 
notes,  2c  s'y  conforme,  ou  en  ajoute  d'autres,  félon  les  connoiflances 
qu'il  a. 

Quand  ce  Mandarin  de  la  ville  du  fécond  ordre,  a  reçu  les  notes  de  tous 
les  Mandarins  des  villes  du  troifiéme  ordre,  il  leur  donne  à  eux-mêmes  fa 
note,  puis  il  envoyé  le  catalogue  de  tous  les  Mandarins  de  fon  départe- 
ment aux  Mandarins  généraux  de  la  province,  qui  demeurent  à  la  Capita- 
le. Ce  catalogue  paffe  de  leurs  mains  en  celles  du  Viceroy ,  qui  après  l'a- 
voir examiné  d'abord  en  particulier,  6c  enfuite  avec  les  quatre  Mandarins 
généraux,  l'envoyé  en  Cour  avec  fes  notes  particulières,  afin  que  le  pre- 
mier Tribunal  ait  une  connoiffance  cxafte  de  tous  les  Mandarins  de  l'Em- 
pire, 6c  qu'il  récompenfe  ou  punifle  ceux  qui  méritent  ou  récompenic,  ou 
châtiment.'  On  récompenfe  un  Mandarin  en  l'élevant  de  quelques  dé- 
grez,  ou  en  le  mettant  dans  une  plus  grande  place:  on  le  châtie  en  l'abaif- 
lant  de  quelques  dégrez  ,  ou  en  le  deilituant  de  fon  emploi. 

Pendant  deux  mois  que  dure  cet  examen,   le  Viceroy  ne  voit  perfon- 

ne,  il  n'admet  aucune  vifite,  6c  ne  reçoit  aucune  lettre  de  ceux  de  fon 

Gouvernement.     Il  doit  tenir  cette  conduite,   afin  de  paroître  intégre,  6c 

de  montrer  qu'il  n'a  égard  qu'au  feul  mérite.     Voici  à  peu  près  qu'elles 

font  CCS  notes,  qu'on  donne  aux  Mandarins 

Acufatic  ns        Au-defibus  de  leur  nom ,  6c  du  titre  de  leur  Mandarinat,  on  écrit  :  c'efl: 

contre  les    un  homme  avide  d'argent,  il  cil  trop  févere  dans  fes  châtimens,  il  traite  le 

Manda-       peuple   avec  dureté:  ou  bien,  il  eft  d'un  âge  trop  avancé ,  il  n'eft  plus  en 

^'^^^-  état  de  faire  fes  fonétions.     Celui-ci  eft  fier,^  bifarre,  capricieux,  d'une 

humeur  inégale:  celui-là  eil  brufque,  emporté,  il  ne  fçait  pas  fe  poffcder: 

cet  autre  ell  foiblc  dans  ia  manière  de  gouverner,    il  ne  fçait  pas  fe  faire 

obéir:  ou  bien  il  eil  lenr,  il  n'expédie  pas  les  affaires,  il  eft  peu  inftruit  des 

loix  6c  des  coutumes,  6cc. 

Les  notes  favorables  font,  par  exemple  :  c'eft  un  homme  intégre,  qui  ne 
vexe  pas  le  peuple,  qui  eft  attentif  à  tous  fes  devoirs:  ou  bien,  c'eft  un 
homme  d'cEcpéricnce,  il  eft  ferme  fans  dureté,  6c  fe  fait  aimer  du  peuple, 
il  fçait  l'art  de  gouverner,  6cc. 

Quand 


ET    DE    LA    TARTARIE  CHINOISE.  ^j 

Quand  ce  catalogue  des  notes  ell  arrivé  à  Peking,  le  Tribunal  fuprémc 
auquel  il  ell  adrefle  ,  les  examine  Se  le  renvoyé  au  Viccroi,  après  avoir 
marqué  la  récompcnfe,  ou  la  punition,  qu'il  ordonne  pour  chaque  Manda- 
rin de  la  province.  .  . 

On  calle  de  leurs  emplois  ceux  qui  ont  de  mauvaifes  notes,  pour  peu   g-"»-'""^. 
qu'elles  intéreflent  le  bon  Gouvernement:    on  élève  ceux  qui  font  nbtez   penfes 
avec  éloge,    à  un  Mandarinat  fupérieur.     Tel,    par  exemple,   qui  étoit  P^^ur  les 
Mandarin  d'une  ville  du  troifiéme  ordre,  6c  qui  a  donné  des  preuves  de  fa  ^^*n^'^- 
capacitc,  cft  élevé  au  Gouvernement  d'une  ville  du  fécond  ordre,  pour  le-  ""'' 
quel  il  paroit  avoir  les  talens  nécelîaircs. 

Il  y  en  a  d'autres  qu'on  fe  contente  d'élever  ou  d'abaifler  de  quelque*  dé- 
grez.  Les  Mandarins  font  alors  obligez  de  mettre  à  la  tête  de  leurs  Or- 
donnances, le  nombre  de  dégrez  qui  les  élèvent  ou  qui  Icsabaiflcnt:  Par 
exemple,  Moi,  un  tel  Mandarin  en  cette  ville,  élevé  de  trois  dégrez  Kia 
fan  kie  :  ou  bien  abaifle  de  trois  dégrez  ^iangfan  kie,  fais  fçavoir  &:  Ordon- 
ne &c.  Par  ce  moyen  le  peuple  efl  inftruit  de  la  récompenfe  ou  de  la  pu- 
nition que  le  Mandarin  a  mérité.  Qiiand  il  eft  élevé  de  dix  dégrez,  il  a 
lieu  de  fc  flatter  qu'il  montera  bien-tôt  à  un  autre  Mandarinat  fupérieur;  fi 
aucontraire  il  vient  à  être  abaifle  de  dix  dégrez ,  il  court  rifque  de  perdre 
fan  emploi. 

4°..  Comme  les  Officiers  généraux  pourroient  fe  laifler  corrompre  par   EtaMiflc- 
l' argent,  que  leur  donneroient  les  Gouverneurs  particuliers  des  villes,  ôc   ment  de 
fe  rcndroient  faciles  à  conniver  aux  injuftices  des  Mandarins  qui  vexeroient   Commif- 
le  peuple}  de  tems  en  tems  l'Empereur  envoyé  fécrétement  des  Infpeèteurs  p"^"  !"!". 
dans  les  provinces,  qui  parcourent  les  villes,  qui  fe  glifl^ent  dans  les  Tribu-    (je'i°"M"n- 
naux,  pendant  que  le  Mandarin  tient  l'Audience,  qui  s'informent  adroi-   darins. 
tement  des  Artifans,  6c  du  peuple,    de  quelle  manière  il  fe  conduit  dans 
l'adminiftration  de  fa  Charge,  èc  lorfqu'après  des  informations  fècrettes, 
il  s'eft  convaincu  de  quelque  défordre,  alors  il  découvre  les  marques  de  fa 
dignité,  6c  fe  déclare  Envoyé  de  l'Empereur. 

Comme  fon  autorité  eflabfoluc,  il  fait  àl'inftant  le  procès  aux  Mandarins 
coupables,  ôc  les  punit  félon  toutes  la  févérité  des  loix;  ou  bien,  fi  les  in- 
jurtiçcs  nefont  pas  ficriantcs,il  envoyé  fcs  informations  à  la  Cour  afin  qu'el- 
le en  décide. 

Il  y  a  quelques  années,  que  l'Empereur  nomma  de  ces  fortes  de  Commif- 
faires,  pour  la  province  de  Canton:  il  s'agiflbit  d'une  aftuire  qui  concernoit 
le  Viceroy  6c  le  Contrôleur  Général  du  iel,  lefquels  avoient  envoyé  à  Pe- 
king  des  accufations  l'un  contre  l'autre.  Le  peuple  de  la  province,  qui 
fouflProit  de  la  cherté  du  fel,  dont  le  prix  étoit  augmenté  confidérablement 
prenoit  le  parti  du  Viceroy  contre  le  Contrôleur}  6c  la  pi  û-part  des  Manda- 
rins Généraux  parloient  en  faveur  du  dernier  contre  le  premier. 

La  Cour  attentive  à  ce  démêlé,  6-C  voulant  connoître  le  coupable,  en- 
voya à  Canton  en  qualité  de  Commiflaires ,  le  'Tfong  tou  des  provinces  de  7V/^ 
kiang  ,  8c  de  /o  kien^  6c  le  Tfong  ton  des  provinces  de  Kiang  nan  6c  de 
Kiangfi. 

A  leur  arrivée  à  Canton,    ils  refuferent  les^rosaçurs,  que  la  coutume 

prefr 


Infpec- 
teurs  dfs 
Provinces. 


vilitc 

qudques 

Provinces. 


Sa  récep- 
tion dans 
quelques 
Villes. 


43    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

prcfcrivoit  pour  leur  réception,  afin  de  ne  donner  aucun  lieu  de  ioupçon- 
ner,  qu'ils  le  fuflent  laiflez  gagner  par  des  préibns:  ils  n'eurent  même  avec 
les  Mandarins  aucune  communication,  qu'a  mefure  qu'ils  les  citoient  les 
uns  après  les  autres,  pour  prendre  les  informations  fur  l'affaire  qu'ils  étoienc 
venus  examiner.  C'elt  pourquoi  lans  recevoir  ni  faire  de  vifite,  ils  allèrent 
droit  à  l'Hôtel  qui  leur  avoit  été  préparé,  &c  ils  s'y  tim-ent  renfermez, 
jufqu'à  ce  qu'ayant  cité  le  Viceroy  &  le  Contrôleur  Général,  ils  commen- 
cèrent le  Procès  par  des  interrogatoires  réitérez  de  ces  deux  Mandarins, 
qui  comparurent  plufieurs  fois  devant  leurs  Juges  en  pollure  de  criminels. 

Le  Viceroy  pendant  tout  le  tems  que  durèrent  les  informations,  étoit 
obligé  de  quitter  tous  les  matins  fon  palais;,  pour  fe  rendre  dans  un  lieu 
près  de  l'Audience,  &C  y  demeurer  jufqu'à  la  nuit.  En  cela  il  étoit  traité 
avec  plus  de  diilinétion  que  le  Contrôleur  Général,  qui  fut  obligé  pendant 
tout  ce  tems-là,  de  s'abfenter  de  fon  Tribunal,  &  d'être  continuellement 
à  la  porte  de  l'Audience.  • 

Toutes  les  boutiques  furent  fermées  dans  la  vilk ,  &  le  peuple  par  Ces 
députez  porta  fes  accufations  contre  le  Contrôleur  j  elles  furent  reçues  des 
CommifFaires ,  auffi  bien  que  celles  qui  furent  produites  par  les  Mandarins. 
Les  informations  étant  finies,"  les  Commiflaires  les  envoyèrent  à  Peking  par 
un  courrier  extraordinaire  j  après  quoi  ils  reçurent  les  viûtes  de  tous  les 
Mandarins,  excepté  du  Contrôleur  Général. 

^o.  Quoi  qu'on  ne  choififfc  pour  infpeéteur  des  provinces,  que  des  Offi- 
ciers confidérables,  &  d'une  probité  connue,  il  fc  pourroit  faire  néanmoins, 
que  quelques-uns  abuferoient  de  leur  pouvoir,  ôc  feroient  tentez  de  s'enri- 
chir aux  dépens  des  coupables,  dont  ils  dilîimulcroient  les  injuftices:  c'elt 
pour  les  tenir  fur  leur  garde,  que  lorfqu'on  s'y  attend  le  moins , l'Empereur 
prend  cjuclqucfois  le  parti  de  vifiter  en  perfonne  quelques  provinces,  pour 
écouter  lui-même  les  juftes  plaintes,  que  le  peuple  auroit  à  faire  de  ceux 
qui  le  gouvernent.  Ces  fortes  de  vifites,  oti  le  Prince  affecte  de  fe  rendre 
populaire,  font  trembler  les  Mandarins,  dont  la  conduite  eft  tant  foit  peu 
repréhenfible. 

En  l'année  i68p.  feu  l'Empereur  Cang  hi  fit  un  de  ces  voyages  dans  les 
provinces  du  Midi  :  il  paffa  par  les  villes  de  Sou  tcbeou,de  Tang  tcheou,  &  de 
Nan  king.  Il  étoit  à  cheval,  fuivi  de  fes  Gardes  du  Corps,  &  d'envi- 
ron trois  mille  Cavaliers  :  ce  fut  ainfi  qu'il  fit  fon  entrée  dans  Nan 
king. 

On  vint  le  recevoir  avec  des  étendards,  des  drapeaux  de  foye,  des  dais, 
des  parafols,  Se  d'autres:  orncmers  fans  nombre  :  de  vingt  en  vingt  pas,  on 
avoit  élevé  dans  les  rues  des  arcs  de  triomphe,  revêtus  des  plus  belles  étof- 
fes, &  ornez  de  fcftons,  de  rubans,  de  houpes  de  foye,  fous  lefquels  il  paf- 
foit.  Les  rues  étoicnt  bordées  d'un  peuple  infini,  mais  dans  un  fi  grand 
refpecl,  dans  un  filcnce  fi  profond,  qu'on  n'entendoit  pas  le  moindre 
bruit.  ^    ^ 

Il  coucha  dans  fa  barque  à  Tang  tchmi^  6c  le  lendemain  il  fit  fon  entrée  a 
cheval:  les  rues  étoient  tapifl'écsril  demanda  fi  les  Mandarins  leur  en  avoienc 
donné  l'oi-drc;  les  habitans  répondirent  que  non,   &;;  que  c'étoit  de  leur 

pro- 


ET   DE  LA    TARTARIE   CHINOISE. 


4!> 


f>ropre  mouvement,  qu'ils  avoient  voulu  donner  ce  témoignage  public  de 
leur  refpeft  envers  S;i,  Majellé.  Il  leur  en  témoigna  la  ktisfadion.  Les 
rues  étoient  fi  pleines  d'hommes  &  a'entans  ,  qui  s'échappoicnt  au  mi- 
lieu des  chevaux,  que  l'Empereur  s'arrêtoit  à  tout  moment,  &  paroiflbit 
y  prendre  plaiilr. 

A  Sou  tcheou  on  avoit  étendu  des  tapis  fur  le  pavé  des  rues:  l'Empereur 
deicendit  de  cheval  à  l'entrce  de  la  ville,  ôc  commanda  à  fa  cavalerie  de  s'ar- 
rêter, pour  ne  point  gâter  tant  de  belles  pièces  de  ibye  qui  appartcnoient 
au  peuple.  Il  marcha  à  pied  jufqu'au  palais  qu'on  lui  avoit  préparé,  6c 
honora  pendant  deux  jours  cette  ville  de  la  préicnce. 

C'eft  dans  ces  fortes  de  voyages,  où  l'Empereur  fe  déclare  le  proteéleur 
Se  le  perc  du  peuple,  que  la  juitice  ell  prompte  6c  fcvére  à  l'égard  des 
Mandarins,  dont  on  a  de  julles  fujets  de  pUiinte.  Le  Père  le  Comte  rap- 
porte un  de  ces  exemples  dejufticeôc  dcfévérité,  par  lefqucls  feu  l'Em- 
pereur Cangbi  fe  rendit  redoutable  aux  Mandarins ,  &  également  aimable  à 
Ion  peuple. 

„  Ce  grand  Prince  s'étant  un  jour  éloigné  de  fa  fuite,  dit  ce  Père,  ap- 
„  perçut  un  vieillard  qui  pleuroit  amèrement  :  il  lui  demanda  le  fujet  de 
5,  l'es  larmes:  Seigneur, lui  répondit  cet  homme  qui  ne  le  connoilîbit  pas, 
„  je  n'avois  qu'un  enfant  qui  faifoit  toute  ma  joie,  fur  lequel  je  me  repo- 
„  fois  du  foin  de  ma  famille  j  un  Mandarin  Tartare  me  l'a  enlevé,  je  fuis  à 
5,  préfent  privé  de  tout  fecours ,  &  apparemment  je  le  ferai  toute  ma  vie  j 
5,  car  comment  eft-ce  qu'un  homme  foible  &  pauvre  comme  moi ,  peut 
„  obliger  le  Gouverneur  à  me  rendre  juftice?  Cela  n'eil  pas  fi  dilScile  que 
„  vous  peniéz,  lui  dit  l'Empereur,  montez  en  croupe  derrière  moi.  Se 
5,  conduifez  moi  à  la  maifon  de  cet  injulte  ravifléur.  Ce  bon  homme  obéit 
„  fans  façon  ,  &  ils  arrivèrent  ainfi  tous  deux  aprcs  deux  heures  de  che- 
„  min  chez  le  Mandarin  ,  qui  ne  s'attendoit  pas  à  une  vifite  fi  extraor- 
5,  dinaire. 

„  Cependant  les  Gardes ,  Se  une  foule  de  Seigneurs  ,  après  avoir  long- 
55  tems  couru,  s'y  rendirent,  &  fans  fçavoir  encore  dequoi  il  étoit  quelti- 
„  on,  entourèrent  la  maifon,  bu  y.  entrèrent  avec  l'Empereur  >  alors  ce 
5,  Prince  ayant  convaincu  le  Mandarin  de  la  violence  dont  on  l'accufoit ,  il 
„  le  condamna  fur  le  champ  à  perdre  la  tète.  Après  quoi  fe  retournant  du 
„  coté  du  pcre  affligé,  qui  avoit  perdu  ion  fils:  pour  vous  dédommager 
5,  entièrement,  lui  dit-il  d'un  ton  férieux  ,  je  vous  donne  la  Charge  du 
„  coupable  qui  vient  de  mourir,  ayez  foin  de  la  remplir  avec  plus  de  mo- 
„  dèration  que  lui }  6c  profitez  de  fa  faute  &  de  fa  punition,  de  crainte  qu'à 
„  votre  tour  vous  ne  ferviez  d'exemple  aux  autres.. 

6'.  Enfin  rien  n'ell  plus  inftruftif  &  plus  capable  de  maintenir  les  Man- 
darins dans  l'ordre,  &  de  prévenir  les  fautes  dans  lesquelles  ils  pourroient 
tomber,  que  la  Gazette  qui  s'imprime  chaque  jour  à  Peking^  6c  qui  fe  ré- 
pand de  là  dans  toutes  les  provinces.  On  n'y  infère  que  ce  qui  a  raport  au 
Gouvernement,  6c  comme  le  Gouvernement  Chinois  eft  parfaitement  Mo- 
narchique, 6c  que  toutes  les  affaires  tant  foit  peu  confidèrablcs  fe  raportent 
à  l'Empereur ,  elle  ne  contient  rien  qui  ne  puifl"e  beaucoup  fervir  à  diri- 

Tome  H.  G  ger 


Exemple 
de  juftice 
qu'il  rendi 


Excelle»: 
ce  de  la 
Gazette 
Chinoife. 


Siute  de 
l'excellen- 
ce de  la 
'Gazette 
ChiDoile. 


«les  Lois 
de  la 
Chine. 


fo    DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

ger  les  Mandarins  dans  l'exercice  de  leur  Charge,  £c  à  inftniire  les  Lettrez 
i<c  le  Peuple. 

On  y  lit ,  par  exemple,  le  nom  des  Mandarins  qui  ont  été  deftituez  de 
leurs  emplois  Se  pour  quelle  raifon  :  l'un,  parce  qu'il  a  été  négligent  à  exiger 
le  tribut  Impérial,  ou  qu'ill'a  diffipéj  l'autre  parce  qu'il  eft  trop  indulgent, 
ou  trop  févére  dans  les  châtimens :  celui-ci,  à  cauie  de  fes  concuiîîons  j  ce- 
lui là,  parce  qu'il  a  peu  de  talcns  pour  bien  gouverner.  Si  quelqu'un  des 
Mandarins  a  été  élevé  à  quelque  Charge  confidérable,  ou  s'il  a  été  abaiflc  ^ 
ou  bien  il  on  l'a  privé  pour  quelque  faute  de  la  pcnfion  annuelle  qu'il  de- 
voit  recevoir  de  l'Empereur,  la  Gazette  en  fait  auffi-tôt  mention. 

Elle  parle  aufll  de  toutes  les  affaires  criminelles,  qui  vont  à  punir  de  mort 
le  coupable j  on  voit  les  noms  des  Officiers  qui  remplacent  les  Mandarins 
caflcz  de  leurs  emplois j  les  calamitez  arrivées  dans  telle,  ou  telle  province, 
6c  les  fecours  qu'ont  donnez  les  Mandarins  du  lieu  par  l'ordre  de  l'Empe- 
reur >  l'extrait  des  dépeniés  faites  pour  la  iubfiftance  des  foldats,  pour  les 
befoins  du  peuple,  pour  les  ouvrages  publics,  fie  pour  les  bienfaits  du  Prin- 
ce j  les  remontrances  que  les  Tribunaux  fùpérieurs  prennent  la  liberté  de 
faire  à  Sa  Majefté  furfa  propre  conduite,  ou  iur  fes  décifîons. 

On  y  marque  le  jour  que  l'Empereur  a  labouré  la  terre,  afin  de  réveiller 
par  Ion  exemple  dans  rciprit  des  peuples,  6c  d'infpirer  à  ceux  qui  les  gou- 
vernent, l'amour  du  travail,  6c  l'application  à  la  culture  des  campagnes  j. 
le  jour  qu'il  doit  affembler  à  Pek'mg  tous  les  Grands  de  la  Cour,  6c  tous  les 
premiers  Mandarins  des  Tribunaux,  pour  leur  faire  une  inflruélion  fur  leurs 
devoirs.  On  y  apprend  les  Loix  &  les  Coutumes  nouvelles  qu'on  établit  > 
on  y  lit  les  Icïianges  que  l'Empereur  adonnées  à  un  Mandarin,  ouïes  ré- 
primandes qu'il  lui  a  faites:  par  exemple,  un  tel  Mandarin  n'a  pas  une  ré- 
putation faine}  s'il  ne  fe  corrige,  je  le  punirai. 

Enfin  la  Gazette  Chinoife  k  fait  de  telle  forte,  qu'elle  eft  très  utile, pour 
apprendre  aux  Mandarins  à  bien  gouverner  les  peuples:  auflî  la  lifent-ils  ex- 
actement >  6c  comme  elle  fait  connoître  toutes  les  affaires  publiques  qui  le 
paffent  dans  ce  vafte  Empire,  la  plû-part  mettent  pai-  écrit  des  obfervations 
lur  les  chofes  qu'elle  contient,  6c  qui  peuvent  diriger  leur  conduite. 

On  n'imprime  rien  dans  cette  Gazette  qui  n'ait  été  préfenté  à  l'Empe- 
reur, ou  qui  ne  vienne  de  l'Empereur  même:  ceux  qui  en  prennent  foin, 
n'oieroient  y  rien  ajouter,  pas  même  leurs  propres  réflexions,  fous  peine 
de  punition  corporelle. 

En  I7Z6.  l'Ecrivain  d'un  Tribunal,  6c  un  autre  Ecrivain  qui  étoit  em- 
ployé dans  le  bureau  de  la  pofte,  furent  condamnez  à  mort,  pour  avoir 
inléré  dans  la  G.izctte  quelques  circonftanccs  qui  fe  trouvoient  fauffcs}  la 
raifon  fur  laquelle  le  Tribunal  des  affiires  criminelles,  fonda  fon  Jugement, 
c'eft  qu'en  cela  ils  avoient  manqué  de  refpcél  à  Sa  Majefté,  6c  que  la  Loy 
porte  ,  que  quiconque  manque  au  refpeéî  qu'il  doit  à  l'Empereur,  mérite 
la  mort. 

Aurefte  les  Loix  interdifcnt  aux  Mandarins  la  plû-part  des  plaifirs  ordi- 
naires. Il  ne  leur  eft  permis  que  de  régaler  quelquefois  leurs  amis,6c  de  leur 
donner  h  Comédie.    Ils  rilqueroient  leur  fortune,  s'il  fc  permettoient  le 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  fi 

jeu,  la  promenade,  les  vifires  particulières,  ou  s'ib  apitoient  à  des  aflcn-i- 
blées  publiques.  Ils  n'onc  de  divertilîemens,  que  ceux  qu'ils  peuvent  pren- 
dre dans  l'intérieur  de  leur  palais.- 

Du  GouveynemeMt  milttatre ,  de$  forces  de  l'Empire , 

des  Forterejjes  ,  des  Gens  de  guerre  ,    de  leurs 

Armes  ,   ^S  de  leur  Arùlkr'îe, 

f'^  Omme  il  y  avoit  autrefois  en  France  des  Chevaliers  d'Armes,  2c  des   Du  Gcu- 
\^  Chevaliers  es  loix,  il  y  a  à  la  Chine  des  Doéteurs  Lettrez,  6c  des    vcrntment 
Docteurs  Militaires  :    nous  avons  parlé  des  premiers ,  fur  qui  roule  tout  le    Militaire. 
gouvernement  de  l'Etat:  il  faut  maintenant  taire  connoître  les  féconds,  qui  " 
lont  deftinez  à  maintenir  la  tranquilité  de  l'Empire,  à  tenir  les  voifins  dans 
le  refpeft,  ôc  à  étouffer  ou  prévenir  les  révoltes. 

Les  Mandarins  d'Armes  ou  Officiers  de  guerre,  doivent  palTer  par  divers 
examens,  de  même  que  les  Mandarins  de  Lettres,  &  donner  des  preuves 
de  leur  force,  de  leur  adrefle,  6c  de  leur  expérience  dans  l'Art  militaire. 
Ainfi  il  y  a  parmi  eux  trois  dégrez  où  ils  doivent  parvenir,  celui  de  Bache- 
lier, celui  de  Licencié,  &  celui  de  Doéteur  aux  Armes.  C'eft  dans  la 
Capitale  de  chaque  province  ,  que  fe  fait  l'examen  des  Bacheliers ,  pour 
être  Licentiez  de  la  manière  que  je  l'ai  expliqué  ailleurs. 

Il  y  a  à  Peking  cinq  Tribunaux  des  Mandarins  d'Armes,   qui  s'appellent   Tribaniux 
Ou  fou,  c'eft-à-dire,  les  cinq  clafles  ou  troupes  de  Mandarins  de  guerre.    Militaires 

La  première  clafle  ,  eft  celle  des  Mandarins  de  l'arriere-garde,  appellée    ^  P'^^H' 
Heou  fou. 

La  féconde ,  cft  des  Mandarins  de  l'aîle  gauche ,  qui  fe  nomme 
7'fo  fou. 

La  troifiéme,  des  Mandarins  de  l'aîle  droite,  nommée  Teeu  fou. 

La  quatrième,  des  Mandarins  de  l'avant-garde  du  corps  de  bataille, 
qu'on  nomme  'Tcbongfou. 

La  cinquième,  des  Mandarins  de  l'avant-garde,  appellée  7/?c« /<?«. 

Ces  cinq  clafles  ont  à  leur  tête  un  Chef  6c  deux  Aflefleurs,  ils  font  du 
premier  ordre  des  Mandarins.  On  choifit  ordinairement  pour  ces  pofles, 
de  Grands  Seigneurs  de  l'Empire,  Se  ce  font  eux  qui  commandent  les  Offi- 
ciers de  la  Cour  ,  6c  tous  les  Soldats. 

Ces  cinq  Tribunaux  dépendent  d'un  Tribunal  fuprême  de  la  guerre,  ap-    Leur  fub- 
pelle  Jong  tching  fou.     Le  Chfef  efl:  un  des  plus  Grands  Seigneurs  de  l'Em-    orJina- 
pire.  Son  autorité  s'étend  fur  ces  cinq  Tribunaux,   6c  fur  tous  les  Officiers   tion, 
6c.  les  Soldats  de  la  Cour:   mais  pour  prévenir  l'abus  qu'il  pourroit  fiire 
d'un  pouvoir  fi  étendu ,  6c  qui  le  rend  le  maître  de  tant  de  troupes,  on 
lui  a  donné  pour  AfTefleur  un  Mandarin  de  Lettres,  qui  a  le  titre  de  Surin- 
tendant des  Armes,  avec  deux  Infpefteurs  nommez  par  l'Empereur,  qui 

G  2-  pren- 


fi    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

prennent  part  à  toutes  les  affaires  ;  &  de  plus  lorfqu'il  s'agit  de  l'exécution 
de  quelque  projet  militaire,  ils  dépendent  abfolumcnt  de  la  quatrième  des 
fix  Cours  Souveraines,  appellée  Ping  pou.,  dont  nous  avons  parlé  ,*ôc  qui  a 
dans  Ion  reflbrt.toute  la  milice  de  l'Empire. 

Quoiqu'il  y  ait  des  Grands  Seigneurs,  qui  tenant  dans  l'Empire  le  rang 
de  Princes,  de  Ducs,  &  de  Comtes,  font  au-deflus  de  tous  les  ordres  des 
Mandarins  par  leur  rang,  par  leur  mérite.  Se  par  leur  fervice ;  cependant 
il  n'y  a  aucun  d'eux,  qui  ne  fe  tienne  honoré  du  titre  que  leur  donne  leur 
Mandaiinat,  &  la  qualité  de  Chef  des  cinq  Tribunaux  des  Mandarins  d'Ar- 
mes. On  ne  peut  avoir  plus  de  paffion  qu'en  ont  les  Chinois  pour  com- 
mander, Se  ils  font  coniilter  toute  leur  gloire  Se  leur  bonheur,  à  avoir  de 
l'autorité  dans  l'Etat. 

Le  premier  des  Mandarins  d'Armes,  a  le  même  rang  que  les  Généraux 
en  Europe,  6c  l'es  fonctions  font  à  peu  près  les  mêmes:  il  a  fous  lui  dans 
quelques  endroits,  quatre  Mandarins,  &  dans  d'autres  deux  feulement, 
dont  l'emploi  répond  aflez  à  celui  de  nos  Lieutenans  Généraux,  lefquels 
ont  pareillement  quatre  Mandarins  fubalternes,  qui  font  comme  les  Colo- 
nels: ceux-ci  en  ont  encore  d'autres  au  deflbus  d'eux,  qu'on  peut  regar- 
der comme  Capitaines,  qui  ont  pareillement  d'autres  Officiers  fubalter- 
nes ,  comme  nos  Capitaines  en  Europe  ont  leurs  Lieutenans,  &  Sous- 
Lieutenans. 

Chacun  de  ces  Mandarins  a  un  train  conforme  à  fa  dignité:  quand  il 
paroît  en  public,  il  eft  toujours  efcorté  d'une  troupe  d'Officiers  de  fon  Tri- 
bunal.    Tousenfemble  commandent  un  grand  nombre  de  troupes,  partie 
Cavalerie,  partie  Infanterie. 
Eiercice  Ces  Officiers  font  faire  régulièrement  l'exercice  à  leurs  Soldats  :    cet 

exercice  confifte  ,.  ou.  en  des  marches  afléz  tumultueufcs  &  (ans  ordre  , 

3u'ils  font  à  la  fuite  des  Mandarins  ,  ou  à  former  des_  efcadrons ,  ou  à 
cfiler  en  ordre,  ou  à  fc  choquer  les  uns  les  autres,  ou  à  fe  rallier  au  fon  du 
cor  &  des  trompettes  >  du  relie  ils  ont  beaucoup  d'adreffe  à  tirer  de  l'arc. 
Se  à  bien  manier  la  fabre. 

Ils  font  auflà  de  tems  en  teras  la  revue  de  leurs  troupes.  Aloi-s  on  vifite 
attentivement  leurs  chevaux ,  leurs  fufils,  leurs  fibres,  leurs  flèches,  leurs 
cuiralTes,  &:  leurs  cafques:  pour  peu  qu'il  y  ait  de  rouille  fur  leurs  Armes, 
leur  négligence  eil  punie  a  l'heure  même  de  trente  ou  quarante  coups  de 
bâton,  s'ils  font  Chinois}  Se  de  foiiet,  s'ils  font  Tartares.  Hors  de  là  il 
leur  eft  libre  de  faire  tel  commerce  qu'il  leur  plaît,  à  moins  qu'ils  ne  foient 
fixez  à  un  pofte  oui  les  occupe  entièrement,  comme  feroit  de  garder  une 
porte  de  ville,  ou  de  demeurer  dans  un  corps  de  garde  fur  les  grands 
chemins. 

Comme  le  métier  de  la  guerre  ne  les  occupe  pas  beaucoup  dans  un  pays, 
où  la  paix  règne  depuis  tant  d'années,  bien  loin  qu'on  foit  obligé  d'enrôler 
les  Soldats  par  force,  ou  par  argent,  comme  il  fe  pratique  en  Europe, 
cette  profeffion  eft  regardée  de  la  plû-part,  comme  une  fortune,  qu'ils 
tâchent  de  fe  procurer  pur  la  protedion  de  leurs  amis,. ou  parles  préfens. 

qu'ils- 
*  Cy  devant  page  xp.  .    ^^ 


Militaire. 


0es  Enrô 
Icmon?. 


ET  DE  LA  TARTx\RÏE  CHINOISE. 


Ti 


la  Sol- 


qu'ils  font  aux  Mandarins.  Ils  font  la  plû-part  du  pays  même  où  ils  fervent, 
oc  y  ont  leur  famille. 

Les  trois  provinces  Septentrionales  donnent  beaucoup  de  Soldats  pour  le 
fervice  de  l'Empereur:  on  leur  paye  de  trois  en  trois  mois  leurfolde,  qui  ''^■ 
eft  de  cinq  fols  d'argent  fin  ,  6c  d'une  mefure  de  ris  par  jour ,  ce  qui 
fjuffit  pour  l'entretien  d'un  homme.  Il  y  en  a  qui  ont  double  paye  : 
les  Cavaliers  ont  cinq  iols  de  plus,  êc  deux  meiures  de  petites  fèves, 
pour  nourrir  les  chevaux  qui  leur  font  fournis  par  l'Empereur. 

On  compte  plus  de  dix-huit  mille  Mandarins  de  guerre,  6c  plus  de  fept 
cens  mille  Soldats  répandus  dans  toutes  les  provinces,  dans  les  Fortereflcs, 
dans  les  villes  6c  les  Places  de  guerre,  èc  le  long  de  la  grande  muraille. 

Ces  troupes  font  bien  vêtues  6c  bien  armées,  6c  ont  quelque  chofe  de  Entretien 
brillant  dans  une  marche,  on  dans  une  revue:  mais  il  s'en  faut  bien  qu'el-  desTrou- 
les  foient  comparables  à  nos  troupes  d'Europe,  foit  pour  le  courage,  foit   P^'* 
pour  la  difciplinei  le  moindre  effort  ell  capable  de  les  déconcerter,  6c  de 
les  mettre  en  déroute. 

Outre  que  les  Chinois  font  naturellement  mous,  ôc  que  les  Tartares  font 
prefque  devenus  Chinois  5  la  paix  profonde  dont  ils  jouiflent  depuis  tant 
d'années,  ne  leur  donne  pas  lieu  de  s'aguerrir:  d'ailleurs  l'ellime  qu'ils  font 
des  Lettres,  préférablement  à  toute  autre  profeffion  ,  la  dépendance  où 
les  gens  de  guerre  font  des  Lcttrez ,  l'éducation  qu'on  donne-à  la  jeunelTe, 
où  l'on  ne  met  devant  les  yeux  que  des  livres  6c  des  caraéteres,  où  l'on  ne 
l'inftruit  qu'à  un  air  grave  6c  férieux ,  ou  l'on  ne  lui  parle  que  de  loix  6c  de 
politique i  cettte  éducation,  dis-je,  n'efl  gueies  capable  de  former  des 
guerriers. 

Ces  troupes  ne  fervent  guerés,  fur  tout  depuis  que  la  Tartane  eft  foumi- 
fe,  qu'à  prévenir  les  révoltes  des  peuples,  ou  à  appaifer  les  premiers  mou- 
vemens  qui  s'élevoient  dans  une  ville,  ou  dans  une  province.  Vingt- 
quatre  Officiers  ont  dans  le  Palais  la  dignité  de  Capitaines  Généraux,  il  y 
a  autant  de  Meftres  de  Camp.  Ce  ibnt  les  Tartares  qui  les  ont  infti- 
tuez. 

Outre  ces  Officiers  Tartares,  il  y  a  auffi  des  Officiers  du  P/>;^/!o«,  ou 
Tribunal  de  la  guerre,  qui  ont  intendance  fur  les  troupes  Chinoifcs  de  tout 
l'Empire.  Ceux-ci  ont  des  Courriers  toujours  prêts  à  partir,  pour  porter  en 
diligence  dans  les  provinces  les  ordres  néceflaires,  6c  cela  le  fait  dans  un 
grand  fécret.  Leur  foin  principal  ell  de  purger  la  campagne  des  voleurs, 
qu'ils  font  fuivre  6c  obferver  avec  tant  d'exaétitude,  qu'on  ne  manque  pref- 
que jamais  de  les  faîfir.  Lorfqu'il  s'agit  de  pareilles  exécutions,  les  ordres 
s'envoyent  à  la  ville  la  plus  proche  du  lieu  où  le  trouvent  les  voleurs,  6c  s'il 
eft  néceflaire,  on  employé  les  forces  de  plufieurs  villes.  En  cas  de  guerre,. 
on  en  fait  défiler  quelques  Bataillons  de  chaque  province,  pour  compofer 
un  corps  d'Armée. 

Avant  l'union  des  Tartares  avec  les  Chinois,  il  y  avoit  le  long  de  la  gran- 
de muraille,  une  quantité  prodigieufe  de  troupes  dcftinées  à  la  garder,  6c  à: 
couvrir  l'Empire,  contre  les  entreprifes  d'ennemis  fi  redoutables:  il  n'y. 
en  a  maintenant  que  dans  les  Places  les  plus  importantes, 

G  i  La 


Leur  dcf. 
tination. 


5-4    DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

La  nature  à  pris  foin  de  fortifier  la  Chine  dans  tous  les  autres  endroits 
par  oii  clic  pourroit  être  attaquée.  La  mer  qui  environne  fix  provinces, 
cit  fi  baife  vers  les  côtes ,  qu'il  n'y  a  point  de  grand  Vaiffeau  qui  puifie  en 
approcher  fans  fe  briierj  &  les  tempêtes  y  iont  il  fréquentes,  qu'il  n'efl: 
point  d'Armée  navale  qui  puifie  s'y  tenir  en  fureté.  Il  y  a  à  l'Occident 
des  montagnes  inacceflibles,  qui  ne  couvrent  pas  moins  la  Chine  de  ce  cô- 
té-là, qu'elle  ell  couverte  des  autres  côtcz  par  la  mer  ,  &  par  fa  valle  mu- 
raille. 
De  la  Ce  fut  zif.  ans  avant  la  naiflance  de  Jcfus-Chrift,    que  ce  prodigieux 

grande        ouvrage,  fut  conftruit  par  les  ordres  du  premier  Empereur  de  la  famille 
Muraille,     Tfm^  afin  de  renfermer  trois  grandes  provinces,  &;  de  les  couvrir  contre  les 
irruptions  des  Tartares. 

Aufiitôt  qu'il  eut  pris  ce  deflein,  il  fit  venir  de  toutes  les  provinces  de 
fon  Empire,  le  tiers  des  hommes  capables  d'y  travailler.  Pour  en  jetter 
les  fondemens  du  côté  de  la  nier,  il  fit  couler  a  fond  plufieurs  Vaifieaux 
pleins  de  fer,  &  de  grands  quartiers  de  pierre  ,  fur  lefquels  il  fit  élever 
l'ouvrage  avec  tant  d'exactitude,  qu'il  y  alloit  de  la  vie  pour  les  ouvriers, 
de  laiflcr  entre  les  afliettes  de  pierre,  la  moindre  fenie  où  le  fer  pût  en- 
trer. 

C'eft  ce  qui  a  fait  durer  cet  ouvrage  jufqu'à  maintenant ,  prefque  aufll 
entier  que  s'il  ne  venoit  que  d'être  conftruit.  Sa  longueur  ell  d'environ 
cinq  cens  lieues,  8c  fa  largeur  ell  telle,  que  fix  Cavaliers  y  peuvent  mar- 
cher de  front. 

Deux  chofes  font  particulièrement  admii'er  cette  (fntreprife  :  la  premiè- 
re, que  dans  fa  valle  étendue  de  l'Orient  à  l'Occident,  elle  pafle  en  plu- 
fieurs endroits  par  defllis  des  montagnes  très-hautes ,  fur  lefquelles  elle  s'élè- 
ve peu  à  peu,  étant  fortifiée  à  certaines  diftances  de  grofies  Tours,  qui  ne  ' 
font  éloignées  les  unes  des  autres,  que  de  deux  traits  d'arbalète,  pour  ne 
point  laifl^er  d'endroits  hors  de  défenfe. 

On  ne  comprend  pas,  comment  on  a  pu  élever  cet  énorme  Boulevart, 
jufqu'à  la  hauteur  où  on  le  voit  dans  des  lieux  fecs  &  arides, où  l'on  a  été 
obligé  de  porter  de  fort  loin,  &  avec  des  travaux  incroyables,  l'eau,  la  bri- 
que, le  ciment,  ôc  tous  les  matériaux  néceflaires,  pour  la  conftruèlion  d'un 
pareil  ouvrage. 

La  féconde ,  eft  que  cette  muraille  n'eft  pas  continuée  fur  une  même  li- 
gne, ainfi  qu'on  le  peut  voir  dans  la  Carte,  mais  qu'elle  eft  recourbée  en 
divers  endroits,  félon  la  difpofition  des  montagnes, de  telle  manière  qu'au 
lieu  d'un  mur,  on  pourroit  dire,  qu'il  y  en  a  prelque  trois ,  qui  entourent 
cette  grande  partie  de  la  Chine  vers  le  Septentrion,  où  elle  regarde  la  Tar- 
tarie. 
Des  Villes  P°"''  ^^  ^"*  ^^  ^^^  v<}C:t%  de  guerre,  il  n'y  a  que  leur  fituation  qui  les 
de  guerre,  rend  d'un  accès  difficile,  6c  par  où  elles  paroiflent  mieux  fortifiées  que  les 
villes  communes.  Toute  l'invention  des  Ingénieurs  Chinois  pour  fortifier 
les  Places,  fe  borne  à  un  excellent  rempart,  à  des  murailles  de  brique,  à 
des  tours  ,  6c  à  un  large  foftë  plein  d'eau  j  6c  dans  le  fond  cette  forte 
de  fortification  fuffit,  pour  les  mettre  à  couvert  de  toute  infulte  j  6c  elle 

eft 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


rr 


eft  proportionnée  aux  cfForts  d'ennemis  aufîî  peu  habiles  à  attaquer,  qu'à 
fe  défendre. 

Les  ForterefTcs,  les  Places  d'Armes,  les  Citadelles  font  en  grand  nom- 
bre: elles  font  diftinguées  en  fept  ordres  difFérens,  que  les  Chinois  nom- 
ment ^lafi ,  Guci ,  So,  'tchin,  Pao^  Pou,  Tcb.v.  Il  y  en  a  environ  fix 
cens  du  premier  ordres  cinq  cens  ôc  d'avantage  du  fécond  j  trois  cens  onze 
du  troifiémej  trois  cens  du  quatriémc>  cent  cinquante  du  cinquième,  6c 
trois  cens  du  dernier:  ce  qui  fait  plus  de  deux  mille  Places  d'Armes,  fans 
compter  les  Tours,  les  Châteaux,  Scies  Redoutes  de  la  fameufe  Muraille, 
qui  ont  chacune  leur  nom,  6c  leur  garnifon. 

Parmi  les  dernières ,  il  y  a  des  lieux  de  refuge  au  milieu  des  champs,  où 
les  laboureurs  6c  les  habitans  des  campagnes ,  fe  retirent  avec  leurs  trou- 
peaux 6c  leurs  meubles,  en  cas  de  troubles ,  ce  qui  arrive  rarement ,  ou  de 
courfes  fubites  de  voleurs.  C'eft  là.  qu'ils  fe  mettent  à  couvert  de  toute  in- 
fulte.  Il  y  en  a  d'autres  qui  font  bâties  fur  la  cime  des  rochers,  ou  fur  des 
montagnes  efcarpées,  où  l'on  ne  peut  grimper  que  par  des  efcaliers  taillez 
dans  le  roc,  ou  par  des  échelles. 

Ces  Places  qui  ne  font  que  des  retraites  depayfans,  ne  font  point  environ- 
nées de  murailles}  elles  ne  font  défendues  que  par  leur  fituation,  qui  les 
rend  inacceflîbles ;  ou  par  quelques  fofléz  laj-ges  6c profonds ,  capables  d'ariê- 
ter  des  révoltés,  qui  ne  font  que  pafler. 

On  compte  outre  cela  plus  de  trois  mille  Tours  ou  Châteaux,  qu'ils  ap- 
pellent Tai,  où  il  y  a  en  tout  tems  des  Sentinelles  6c  des  Soldats  en  faétion 
6c  qui  dès  qu'ils  découvrent  quelques  défordres,  donnent  le  fignal;  fi  c'eft 
durant  le  jour,  avec  une  bannière  qu'ils  arborent  fur  le  haut  de  la  Tourj  6c 
avec  une  torche  allumée,  fi  c'el:  pendant  la  nuit,  afin  d'avertir  les  gar- 
nifons  voifines  :  car  dans  tout  l'Empji^  il  n'y  a  ni  province  ,  ni  vil- 
le, ni  Place  murée,  qui  n'ait  des  Soldats  pour  fa  défenfe,  6c  pour  fa  fu- 
reté. 

Quoique  l'ufage  de  la  poudre  foit  encien  à  la  Chine, l'artillerie  y  eft  aiïëz  Del'Artil- 
moderne,  6c l'on  ne  s'ell  gueres  fei-vi  de  la  poudre  depuis  Ion  invention, que  lerie.  . 
pour  les  ieux  d'artifice,  en  quoi  les  Chinois  excellent.  Il  y  avoit  cependant 
trois  ou  quatre  bombardes  courtes  6c  renforcées  aux  portes  de  Nan  king^ 
•aflez  anciennes  pour  faire  juger,  qu'ils  ont  eu  quelque  connoiffance  de  l'ar- 
tillerie;  ils  paroifTent  cependant  en  ignorer  l'ufage,  6c  elles  ne  fervoient  là 
qu'à  être  montrées  comme  des  pièces  curieufes.  Ils  avoient  auflî  quelques 
pierriers  fur  leurs  bâtimens  de  Marine  ,  mais  ils  manquoient  d'adi-efie  pour 
s'en  fervir. 

Ce  fut  en  l'année  itîii.  que  la  ville  de  Macao  fit  préfent  à  l'Empereur  de  introduc- 
trois  pièces  de  canon,  avec  des  hommes  pour  les  fervir  j   on  en  fit  l'eflai  tion  des. 
dans  Peking  en  préibnce  des  Mandarins,  qui  furent  d'abord  furpris,  6c  en-  p^h"^  * 
fuite  coniternez,  quand  ils  virent  qu'après  avoir  tiré  une  de  ces  pièces,  elle 
tua  en  reculant  un  Portugais  6c  trois  Chinois,  qui  ne  fe  retirèrent  pas  afiez 
promptement. 

Ces  pièces  furent  menées  fur  les  frontières  de  l'Empire  du  côté  des 
Tartares,  qui  étant  venus  en  troupes  auprès  delà  grande  muraille,  furent 

eei- 


Fonte  de 
Ca-r.ons  à 
la  Chine. 


f<5    DESCRIPTION    DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

tellement  épouvantez  du  ravnge  qu'elles  firent,  quand  on  les  eut  tiré  lur 
eux,  qu'ils  {Mirent  la  fuite  &  n'olerent  plus  en  approcher. 

En  l'année  i6^(5.  que  la  perlecution  ctoit  allumée  contre  les  Prédicateurs 
de  l'Evangile ,  &  que  depuis  environ  dix  ans,  ils  le  tenoient  cachez  lans  ofer 
paroitrc ,  les  Tartares  firent  une  nouvelle  irruption  dans  l'Empire.  Les 
Mandarins  de  guerre  délibérèrent  des  moyens  de  s'oppofer  aux  coudes  de 
ces  barbares ,  &  parlèrent  de  fortifier  les  Places ,  ôc  de  les  garnir  d'artil- 
lerie. 

On  fe  fou  vint  qu'on  avoit  fouvent  oiii  dire  au  Doâreur  Paul  Siu,  ce  Co- 
lao  fi  zclc  pour  le  Chriitianifme ,  que  les  Mifiionnaires  fçavoient  l'art  de 
fondre  du  canon:  ils  fupplierent  aufli-tôt  l'Empereur,  d'ordonner  au  Perc 
yîdam  Schal  Prcfident  du  Tribunal  des  Mathématiques  d'en  faire  fondre. 
Sa  Majeilé  voulut  fçavoir  auparavant  fi  ce  Père  en  avoit  la  pratique:  mais 
les  Mandarins  s'étant  chargez  de  le  fçavoir  adroitement  de  lui-même,  fans 
qu'il  s'apperçût  de  leur  deflèin,  fiippliérent  l'Empereur  d'en  faire  expédier 
l'ordre,  dont  ils  ne  fe  ferviroient  qu'à  propos. 

Ils  obtinrent  ce  qu'ils  fouhaitoient,  6c  étant  allez  vifîter  le  Père  fous  pré- 
texte de  lui  propofer  quelques  difficulrez  d'aftronomie,  ils  l'interrogèrent 
fur  divcries parties  des  Mathématiques, 6clui  demandèrent  comme  par  occa- 
fion,  s'il  fçavoit  les  règles  qu'il  falloit  obferver  pour  fondre  du  canon.  Le 
Père  ayant  répondu  qu'il  en  içavoit  les  principes,  ils  lui  préfenterent  à  l'inf- 
tant  l'ordre  de  l'Empereur. 

Le  Miffionnaire  eut  beau  s'en  défendre ,  en  répétant  fans  cefle  que  la  pra- 
tique étoit  bien  différente  de  la  théorie,  il  lui  fallut  obéir,  &  inftruire  des 
ouvriers.  On  lui  afiigna  un  lieu  propre  attenant  du  Palais,  afin  qu'il  pût 
être  aidé  des  Eunuques  de  la  Cour. 

Dans  la  (uite  les  divers  ouvrages  d'optique,  defi:atique,  d'architeéturc 
tant  militaire  que  civile,  6c  divers  inllrumens  de  bois  Se  de  cuivre,  que  le 
Père  Ferdinand  Verbicft avoit  fait  faire  pour  l'Obfervatoire  de  Pcking^  per- 
fuaderent  aux  Mandarins,  qu'il  ne  feroit  pas  moins  habile  à  fondre  des  ca- 
nons pour  défendre  l'Empire  des  infultes  de  fee  ennemis,  &  en  particulier 
de  certains  voleurs,  qui  infelfoicnt  les  côtes  de  la  Chine  &  les  provinces 
frontières,  dont  on  avoit  beaucoup  de  peine  à  les  chafler. 

C'cft  pourquoi  ils  préfenterent  à  l'Empereur  un  Mémoire,  par  lequel  ils 
le  fupplioicnt  d'ordonner  au  Père  Verbiell,  pour  la  confervation  de  l'Etat, 
d'inliruire  des  ouvriers  de  la  manière  de  fondre  8c  de  fabriquer  du  canon. 
Le  Miflîonnaire  qui  avoit  lu  dans  les  archives  de  l'Eglife  de  Peking  ,  que 
fous  la  dernière  Famille  des  Empereurs  Chinois, on  s'étoit  fervi  de  ce  moyen 
pour  introduire  dans  l'Empire  un  grand  nombre  d'ouvriers  Evangeliques , 
cmt  que  ce  fcrvice,  qu'il  rcndioit  à  un  fi  grand  Prince,  ne  manqueroit  pas 
de  le  rendre  favorable  à  la  Religion  Chrétienne.  Il  fit  fondre  t  30.  canons 
avec  un  fuccès  admirable. 

Quelque  tems  après,  le  Confeil  des  premiers  Mandarins  de  guerre,  pré- 
fcnta  un  Mémoire  à  l'Empereur,  pour  lui  faire  connoître  la  néceflité  où 
ils  étoient,  d'avoir  pour  la  défcnfc  de  leurs  places  510.  pièces  de  canon  de 
calibres  différens,  à  la  façon  de  ceux  d'Europe.     L'Empereur  répondit  à 

cette 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  f7 

cette  Requête,  en  ordonnant  qu'on  travaillât  à  la  fonte  de  ces  canons,  &c 
que  Nan  hoai  gin ^  (c'étoit  le  nom  Chinois  du  Père  Verbieft  )  préfidât  à  ce 
travail:  mais  qu'auparavant  il  luipréientât  un  mémorial,  où  fuffent  peintes 
les  figures,  &  les  modèles  des  canons  qu'il  feroit  fondre. 

Le  Père  obéit  à  l'ordre  de  l'Empereur, &  le  1 1'.  Février  de  l'année  i68i. 
il  préfenta  ces  modèles:  ils  furent  agréez,  ficl'ordrefut  donné  au  Tribu- 
nal, qui  a  l'intendance  des  bâtimens  Se  des  ouvrages  publics,  d'y  taire  tra- 
vailler incelTamment,  6c  de  fournir  pour  cet  effet  toutes  les  choies  nécef- 
iàires. 

On  employa  phis  d'un  an  à  la  fabrique  de  ces  canons.     La  plus  grande  obftacks 
difficulté  qu'eut  le  Père,  vint  de  la  part  des  Eunuques  du  palais  :  ils  fouffVi-  à  cette 
rent  impatiemment  qu'un  étranger  fût  fi  avant  dans  les  bonnes  grâces  de  Fo"tc. 
l'Empereur:  il  n'y  a  point  d'efforts  qu'ils  ne  firent ,  pour  empêcher  le  fuc- 
cès  de  l'ouvrage.     Ils  fe  plaignoient  à  tout  moment  de  la  lenteur  des  ou- 
vriers, tandis  qu'ils  faifoient  voler  le  métal  par  de  bas  Officiers  de  la  Cour. 
Auffitôt  qu'un  des  plus  gros  canons  fut  achevé,  avant  même  qu'on  eût  pu 
le  polir  en  dedans,  ils  y  firent  inférer  avec  violence  un  boulet  de  fer,  pour 
en  rendre  l'ufage  inutile.     Mais  le  Père  après  l'avoir  fait  charger  de  poudre 
par  l'embrafure,  y  fit  mettre  le  feu,  &  le  boulet  fortit  avec  tant  de  fracas, 
que  l'Empereur  ayant  oiii  le  coup  de  fon  palais,  en  voulut  voir  V effet  fur  le 
champ. 

Quand  tous  ces  canons  furent  achevez,  on  les  conduifit,  pour  cn  faire    Onréuffit. 
l'eflai,  au  pied  des  montagnes  qui  font  vers  l'Occident,  à  une  demie  jour- 
née de  la  ville  de  Peking.     Plulîeurs  Mandarins  s'y  rendirent  pour  les  voir 
tirerj  &  l'Empereur  ayant  apris  le  fuccès  de  cette  épreuve,  y  alla  lui-mê-  i^"^^^"  ^*'' 
me  avec  quelques  Gouverneurs  de  la  Tartarie  Occidentale,  qui  fe  trouvèrent         ^^* 
à  Peking:  il  y  conduifit  toute  fa  Cour,  &  les  principaux  Officiers  de  fes 
milices;  on  les  chargea  en  fa  préfence,  6c  on  les  tira  plufieurs  fois  contre 
certains  endroits  qu'il  avoir  délîgnez. 

Ayant  vu  que  les  boulets  ne  manquoient  jamais  d'y  porter,  par  le  foin 
que  prenoit  le  Père  de  les  drellcr  avec  les  inllrumens,  il  en  eut  tant  de  joye, 
qu'il  fit  fous  des  tentes  Se  au  milieu  delà  campagne,  un  feftin  folemnel 
aux  Gouverneurs  Tartares,  ôc  à  les  principaux  Officiers  de  guère:  il  but 
dans  fa  coupe  d'or  à  la  fanté  de  fon  Beau-Pere,  de  fes  Officiers,  6c  même 
de  ceux  qui  avoient  pointé  le  canon  d'une  manière  fi  jufte. 

Enfin  s'adrefilmt  au  Père  Verbiclt,  qu'il  avoitfait  loger  auprès  de  fa  tente, 
6c  Qu'il  fit  appeller  en  fa  préfence,  il  lui  dit:  „  Les  canons  que  vous  nous 
„  fîtes  faire  l'an  pafle,  nous  ont  fort  bien  fervi- contre  les  rebelles,  dans 
„  les  provinces  de  Chenfi^  de  Hou  quang  6c  de  Kiangfi:  je  fuis  fort  content 
„  de  vos  lervices,,  6c  alors  fc  dépouillant  de  fa  vefte  fourrée  de  Martres 
d'un  grand  prix ,  ÔC  de  fa  robbe  de  deflbus ,  il  les  lui  donna  comme  un  té- 
moignage de  fon  amitié. 

On  continua  durant  plufieurs  jours  l'efiai  des  canons,  6c  l'on  tira  vingt- 
trois  mille  boulets,  avec  une  grande  fatisfaètion  des  Mandarins,  qui  les  fai- 
foient fervir  par  leurs  Officiers.     Ce  fut  en  ce  tems-là,  que  le  Père  compo- 

i:ome  IL  H  fa 


j-8    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

fa  un  traitté  de  la  fonte  des  canons,  &  de  leur  ufage,  ôc  le  préfenta  à  l'Em- 
pereur, avec  44.  tables  des  figures  néceflaire's  à  l'uitclligencc  de  cet  art,  &c 
des  inlhumens  propres  à  pointer  les  canons,  pour  les  tirer  où  l'on  veut. 
Qiiclqvies  mois  après,  le  Tribunal  qui  examine  le  mérite  des  perfonnes 
Suiffes  &     qui  ont;  bien  fcrvi  l'Etat,  préfenta  un  mémorial  à  l'Empereur,  par  lequel  il 
que'^res       ^^  upplioit  d'avoir  égard  au  fervice,  que  le  Père Verbieil  avoit  rendu,  par 
de  cette      la  fonte  dc  tant  de  pièces  d'artillerie.    SaMajefté  agréa  laRequête,  &c  l'ho- 
Fonte.         nora  d'un  titre  d'honneur,  femblable  à  celui  que  Ton  donne  aux  Vicerois, 
qui  lé  font  fait  un  mérite  fingulier  dans  le  Gouvernement  des  provinces,  par 
la  fageffe  de  leur  conduite. 

Pour  prévenir  la  fuperftition  des  Chinois ,  qui  facrifient  aux  efprits  de 
l'air, des  montagnes,  êc  des  rivières,  félon  les  divers  événemens  de  la  nature, 
6c  la  diverfité  des  ouvrages  qu'ils  commencent,  ou  qu'ils  achèvent  j  le  Perc 
Verbicil  fixa  un  jour  pour  faire  une  bénédiétion  folemnelle  de  ces  canons: 
il  fit  drefier  pour  cela  un  Autel  dans  la  fonderie,  fur  lequel  il«plaça  l'ima- 
ge de  Jel'us  crucifié  :  puis  revêtu  du  iurplis  8c  de  l'étoile,  il  adora  le  vrai 
Dieu,  le  profternant  neuf  fois,  &  frappant  de  la  tête  contre  terre  j  &  com- 
me c'eft  l'ufage  de  la  Chine,  de  donner  folcmnellement  un  nom  à  de  pareils 
ouvrages ,  le  Père  donna  à  chaque  pièce  le  nom  d'un  Saint  ou  d'une 
Sainte  que  l'Eglife  révère,  &  le  traça  lui-même  fur  la  culaffe  pour  y  être 
gravé. 

Quelques  perfonnes  dont  le  zèle  ell  très- ardent,  quand  ils  croyent  pou- 
voir rendre  odieux  les  Jéfuites,  publièrent  en  Efpagne,  èc  en  Italie,  des  li- 
belles contre  le  Père  Verbieil,  où  ils  difoient  qu'il  étoit  indigne  d'un  Prê- 
tre &  d'un  Religieux, de  porter  des  armes  aux  infidèles,  6c  que  ce  Pcre  avoit 
encouru  les  excommunications  des  Papes,  qui  l'ont  défendu. 

Le  Père  répondit  fagement,  que  l'intention  de  l'Eglife  en  faifant  cette 
défenfe,  avoit  été  d'empêcher  que  les  infidèles  ne  fe  ferviflcnt  de  ces  armes 
contre  les  Chrétiens:  que  rien  de  femblable  ne  pouvoit  arriver  à  la  Chi- 
ne, puilque  les  Chinois  6c  les  Tartares  ne  pouvoient  pas  faire  la  guerre  aux 
Chrétiens >  qu'au  contraire,  c'étoit  par  ce  moyen  là  que  la  Religion  s'éta- 
bliflbit  dans  la  Chine  ,  puifqu'en  effet  l'Empereur ,  en  reconnoiiïimce  dc 
ces  fervices,  laiiïbit  la  liberté  aux  Prêtres  6c  aux  Religieux  Em-opéans ,  de 
prêcher  l'Evangile  dans  toute  l'étendue  de  fcs  Etats. 

Mais  le  Perc  Verbieft  fut  bien  mieux  dédommagé  de  ces  inveélives,  par 
le  Bref  honorable  que  le  Papeinnocent  XI.  lui  adrclï-i,  où  il  le  loùoit  d'em- 
ployer fi  fagement  les  fciences  profanes  pour  le  falut  des  Chinois,  6c  où  il 
f'exhortoit  de  continuer  fes  foins,  afin  d'avancer  par  les  induftries  de  fou 
zèle  6c  de  fon  fçavoir  ,  les  avant.iges  de  la  Religion,  lui  promettant  tous 
les  fecours  du  Saint  Siège,  6c  de  fon  autorité  Pontificale. 


De 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  fp 

De  la  Police  de  la  Chme^foit  dans  les  Filles  pour  y  ma'm- 
tenir  le  bon  ordre  ,   foit  dans  les  grands  chemins  , 
pour  la  fureté  &  la  commodité  des  voyageurs  ^ 
des  Douanes^    des  Pojîesy  &'c. 


D 


villes. 


Ans  un  aufTi  vafte  Etat  que  la  Chine,  où  il  y  a  un  fi  grand  nombre  de   De  la  Po- 

villes,  &une  multitude  prodigieufe  d'habitans ,   tout  feroit  rempli   ^^^,  Je  1» 

de  confufion  6c  de  trouble,  fi  les  réglemens  de  Police  qu'on  y  fait  exacte-   ^'^'"^• 
ment  obferver,  ne  pi^évenoient  pas  les  moindres  défordres.    La  tranquilité 
qui  y  régne,  eft  rcffct  des  fages  loix  qu'on  y  a  établies. 

Chaque  ville  eft  divifée  en  quartiers  :  chaque  quartier  a  un  Chef  qui  veil-   Police  des 
le  fur  un  certain  nombre  de  maifons  :  il  répond  de  tout  ce  qui  s'y  pafle }  6c 
s'il  y  arrivoit  quelque  tumulte ,  dont  il  n'avertît  pas  auffitot  le  Mandarin, 
il  feroit  puni  très-févérement. 

Les  pères  de  famille  font  également  refponfables  de  la  conduite  de  leurs 
enfans,  6c  de  leurs  domeftiques.  On  s'en  prend  à  celui  qui  a  toute  l'autori- 
té, lorfquc  les  inférieurs  qui  lui  doivent  l'obéiffance  6c  le  refpe6t,ont  com- 
mis quelque  aétion  punifTable. 

Il  n'y  a  pas  jufqu'aux  voifins,qui  dans  un  accident  qui  furviendroit,  com- 
me feroit,  par  exemple,  un  vol  noélurne,  ne  foient  obligez  de  fe  prêter 
mutuellement  fecours,  6c  dans  de  pareils  événemens,  une  maifon  répond 
de  la  maifon  voifine. 

Il  y  a  aux  portes  de  chaque  ville  une  bonne  Garde,  qui  examine  tous   Df^ribu; 
ceux  qui  y  entrent:  pour  peu  que  quelque  chofe  de   fingulier    rende  un   rion  des 
homme  fufpeét  j  ou  que  fa  phyfionomie,  fonair,  ou  fon  accent  fa  fie  juger    Ofîiciers 
qu'il  efl;  étranger,  on  l'arrête  fur  l'heure,  6c  l'on  en  donne  avis  au  Man-    ^l- Police, 
darin. 

C'efl:  une  de  leurs  principales  maximes,  6c  qu'ils  croyent  contribuer  le   De  leurs 
plus  au  bon  Gouvernement,  de  ne  pas  foufrir  que  des  étrangers  s'établif-    Fondions 
lent  dans  l'Empire}  outre  leur  ancienne  fierté,  6c  le  mépris  qu'ils  font  des   pendant k 
autres  Nations,  qu'ils  regardent  comme  des  barbares j  ils  font  pcrfundcz  ■'°"'^* 
que  cette  diff"érence  de  Peuples,  introduiroit  parmi  eux  une  diverfité,  de 
mœurs,  de  coiîtumes,  ôc  d'ufages,  qui  peu  à  peu  aboutiroient  à  des  que- 
relles perfonnelles ,  enfuite  à  des  partis  qui  fe  formeroient , 6c  enfin  ;i  des  ré- 
voltes qui  troubleroient  la  tranquilité  de  l'Etat. 

Au  commencement  de  la  nuit,  les  portes  de  la  ville  fe  ferment  exacte-    Penchant 
ment;  on  ferme  aufii  les  barrières  qui  font  dans  chaque  rue:  d'efpâce  en  ef-    la  nuit. 
pâce,  il  y  a  des  Sentinelles  qui  arrêtent  ceux  qui  ne  feroient  pas  retirez 
dans  leurs  maifons  :    il  y  a  de  même  dans  quelques  endroits,  une  patroiiille 
à  cheval  fur  les  remparts,  qui  fiiit  continuellement  la  ronde:   la  nuit,   di- 
fent-ils ,  eft  faite  pour  te  repos^  6c  le  jour  pour  le  travail. 

H  2.  Cette 


Veilles  de 
la  nuit. 


Du  Port 
desArmes. 


Manière 
de  termi- 
ner les 

Querelles. 


Des  Fem- 
mes publi- 
ques. 


<So  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

Cette  loy  efl;  fi  bien  obfcrvce,  qu'il  n'y  a  point  d'honnêtes  gens,  qui  le 
trouvent  pendant  la  nuit  dans  les  rues:  fi  par  hazard  on  trouve  quelqu'un, 
on  le  regarde,  ou  comme  un  homme  de  la  plus  vile  populace}  ou  comme 
un  voleur,  qui  à  la  faveur  des  ténèbres,  cherche  à  faire  un  mauvais  coup, 
&  on  l'arrête.  C'eft  pourquoi  il  ell  très-dangereux  d'être  alors  hors  de  chez 
foi,  6c  il  cil  difficile  d'échapper  à  la  fé vérité  de  la  Jullice,  quand  on  feroic 
même  innocent. 

Il  y  a  dans  chaque  ville  de  grofles  cloches,  ou  un  tambour  d'une  gran- 
deur extraordinaire  j  qui  fervent  à  marquer  les  veilles  de  la  nuit.  Chaque 
veille  eft  de  deux  heures  :  la  première  commence  vers  les  huit  heures 
du  foir.  Pendant  les  deux  heures  que  dure  cette  première  veille  ,  on 
frappe  de  tems  en  tems  un  coup  ,  ou  fur  la  cloche,  ou  fur  le  tambour. 
Quand  elle  eft  finie,  &  que  la  lèconde  veille  commence,  on  frappe  deux 
coups  tant  qu'elle  dure:  on  en  frappe  trois  à  la  troifiéme,  6c  ainfi  de  toutes 
les  autres:  de  forte  qu'à  tous  les  momens  de  la  nuit,  on  peut  fçavoir  à  peu 
près  quelle  heure  il  eft} les  cloches  n'ont  pas  un  fonfort  harmonieux,  parce 
que  le  inarteau  dont  on  les  frappe ,  n'efl  ni  de  fer,  ni  de  métal,  mais  fim- 
plement  de  bois. 

Le  Port  des  Armes  n'eft  permis  qu'aux  gens  de  guerre,  encore  ne  font- 
ils  ordinairement  armez  que  quand  ils  doivent  faire  leurs  fondions , 
comme  par  exemple ,  en  tems  de  guerre,  lorfqu'ils  font  en  fentinelle , 
qu'ils  paflent  en  revue,  ou  qu'ils  accompagnent  des  Mandarins  :  hors  de 
la  ils  vacquent,  ou  à  leur  négoce,  ou  a  leur  profeflîon  particulière. 

S'il  s'élève  quelque  démêlé  parmi  les  gens  du  peuple,  6c  qu'après  les 
querelles  6c  les  injures,  ils  en  viennent  aux  voyes  de  fait,  ils  ont  une  extrême 
attention  qu'il  n'y  ait  point  de  fang  répandu}  c'eft  pourquoi,  fi  par  hazard 
ils  avoient  entre  les  mains  un  bâton, ou  quelque  inftrument  de  fer,  ils  le 
quittent  auflî-tôt,  6c  fe  battent  à  coups  de  poing. 

Le  plus  fouvent  ils  terminent  leurs  querelles,  en  allant  porter  leurs  plain- 
tes au  Mandarin.  Ce  Magiftrat  alîîs  gravement  dans  fon  fautciiil ,  6c  en- 
vironné de  fes  Officiers  de  juftice,  écoute  d'un  grand  froid  les  deux  Par- 
ties ,  qui  plaident  chacune  leur  caufe  }  après  quoi  il  fait  donner  en  fa 
prèfcnce  la  baftonnade  au  coupable,  6c  quelquefois  à  tous  les  deux 
enfemble. 

Il  y  a  des  femmes  publiques  6c  proftituées  à  la  ChinR  comme  ailleurs  : 
mais  comme  ces  fortes  de  perfonnes  font  ordinairement  la  caufe  de  quelques 
défordres,  il  ne  leur  eftpas  permis  de  demeurer  dans  l'enceinte  des  villes  :  leur 
logement  doit  être  hors  des  murs}  encore  ne  peuvent-elles  pas  avoir  des 
maifons  particulières}  elles  logent  plufieurs  enfemble,  6c  fouvent  fous  la 
conduite  d'un  homme,  qui  eft  refponlable  du  défordre,  s'il  en  arrivoitj 
au  refte  ces  femmes  libertines  ne  font  que  tolérées,  6c  on  les  regarde  comme 
infâmes:  c'ed  pourquoi  il  y  a  des  Gouverneurs  de  ville,  qui  n'en  fouffrent 
point  dans  leur  diftriél. 

Enfin  l'éducation  qu'on  donne  à  la  jeunefle,  contribue  beaucoup  à  la 
paix,  6c  à  la  tranquilité  qui  règne  dans  les  villes.  Comme  on  ne  parvient 
aux  Charges  ôc  aux  dignitez  de  l'Empire,  qu'à  proportion  du  progrez 

qu'on 


ET  DE  LA   TARTARIE    CHINOISE.  6i 

qu'on  a  fait  dans  les  fcicnces,  on  occupe  continuellement  les  jeunes  gens  à 
l'étude:  le  jeu,  &  tout  divertifl'ement  propre  à  entretenir  l'oiliveté,  leur 
cft  ablblument  interdit  >  à  peine  leur  laifie-t-on  le  tems  de  reipirer  ;  6c  par 
cette  application  affiduë  à  cultiver  leur  efprit  ôc  à  exercer  leur  mémoire, 
ils  s'acoutument  à  modérer  le  feu  des  pallions,  &c  fe  trouvent  dégagez 
de  la  plû-part  des  vices,  qu'une  vie  oilive  &  fainéante  ne  manque  jamais 
de  produire. 

En  veillant  ainfi  à  la  tranquilité  des  villes  le  Gouvernenient  Chinois  n'a  DesC»-^ 
pas  oublié  de  pourvoir  à  la  fureté,  à  rembelliflcment,  &  à  la  commodité 
des  grands  chemins:  les  canaux  dont  la  Chine  eil  toute  traverfée ,  &c  qui 
font  fi  utiles  pour  le  tranfport  des  marchandifes,  font  bordez  en^luficurs 
provinces  de  quais  de  pierre  de  taille  j  &C  dans  les  lieux  bas,  marécageux, 
&  aquatiques,  on  a  élevé  de  très-longues  digues,  pour  la  commodité  des 
voyageurs. 

On  a  grand  foin  d'unir  8c  d'égaler  les  chemins,  8c  on  les  pave,  fur  tout    DesChe- 
dans  les  provinces  Méridionales,  oii  l'on  ne  fe  fcrt,  ni  de  chevaux,  ni  de    "li"^  P"- 
chariots.     Ces  chemins  font  d'ordinaire  fort  larges  ;  &  comme  en  bien  des   P'^"" 
endroits  la  terre  eft  légère,  elle  fe  féche  aifément,  auffi-tot  que  la  pluye  a 
cefle.     On  a  pratiqué  des  pafiages  fur  les  plus  hautes  montagnes ,   en  cou- 
pant les  rochers,  en  applaniffant  le  fommet  de  ces  montagnes,  &c  en  com- 
blant les  vallées. 

Il  y  a  de  certaines  provinces ,  où  les  grands  chemins  font  comme  autant 
de  grandes  allées,  bordées  d'arbres  fort  hauts,  8c  quelquefois  renfermées 
entre  deux  murs,  de  la  hauteur  de  huit  à  dix  pieds,  pour  empêcher  les 
voyageurs  d'entrer  dans  les  campagnes.  Ces  murs  ont  des  ouvertures  dans 
les  chemins  de  traverlé,  qui  aboutiflént  à  difterens  villages. 

Dans  les  grands  chemins  on  trouve  d'efpâce  en  efpâce  des  repofoirs  qui 
font  propres,  8c  commodes,  foit  pendant  les  rigueurs  de  l'Hyver,  foit  pen-   qu'on  y 
dant  les' grandes  chaleurs  de  l'Eté  :  il  n'y  a  guercs  de  Mandarin,  qui  étant  trouve, 
hors  de  Charge,  8c  obligé  de  retourner  dans  ia  patrie,  ne  cherche  à  fe  ren- 
dre recommandable  par  ces  fortes  d'ouvrages. 

On  y  trouve  auflî  des  Temples  8c  des  Pagodes,  oii  l'on  peut  fe  retirer 
pendant  le  jour:  mais  quelque  bon  accueil  qu'on  fafle,  il  n'eit  pas  toujours 
lûr  d'y  palier  la  nuit  :  il  n'y  a  que  les  Mandai'ins  qui  foient  privilégiez  :  les 
Bonzes  les  fervent  avec  beaucoup  d'affeétion:  ils  les  reçoivent  au  fonde  leurs 
inftrumens,  8c  leur  cèdent  leurs  appartemens.  Ils  y  placent  le  bagage,  8c 
logent  même  les  domeftiques  8c  les  portefaix. 

Ces  Meilleurs  qui  en  ufent  fort  librement  avec  leurs  Dieux ,  employent 
les  Temples  à  tous  les  ufages  qui  leur  conviennent,  ne  faifant  point  de  dif- 
ficulté de  croire,  que  cette  familiarité  peut  s'accorder  avec  le  refpeét  qui 
leur  eft  du. 

En  Eté  des  perfonnes  charitables  ont  des  gens  à  leurs  gages ,  qui  donnent 
gratuitement  du  thé  aux  pauvres  voyageurs:  8c  l'Hyver,  de  l'eau  où  l'on 
a  fait  infufer  du  gingembre:  tout  ce  qu'on  leur  demande,  c'eft  de  ne  pas 
oublier  le  nom  de  leur  bienfaiteur. 

On  ne  manque  point  d'hôtelleries  dans  les  chemins,  on  en  voit  un  aflêz    DeîHù- 
H  5  grand  telkric». 


Des  com~ 

modités 


ôz    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DELA  CHINE, 

En  général  grand  nombre  :  mais  rien  n'eft  plus  miférable,  ni  plus  mal  propre,  fî  vous 
font  très  en  exceptez  les  grandes  routes,  où  vous  en  trouvez  qui  font  fort  vaftcs  6c 
mAuvaifes.  f^j-j  bdies  :  mais  il  faut  "toujours  porter  ion  lit  avec  foi  ou  bien  fe  ré-  • 
foudre  à  coucher  fur  unefimple  natte.  Il  eft  vrai  que  les  Chinois,  fur  tout  le 
petit  peuple,  ne  fe  fervent  gucres  de  draps,  Sc  qu'ils  fe  contentent  de  s'en- 
velopper, quelques  fois  même  tout  nuds,  dans  une  coverture, dont  la  dou- 
blure ert  de  toile;  ainfi  leur  lit  n'eft  pas  difficile  a  porter. 

La  manière  dont  on  eit  traitté,  s'accorde  parfaitement  avec  la  manière 

dont  on  y  eft  logé:  c'eft  un  grand  bonheur  quand  on  y  trouve  ou  du  poif- 

fon,  ou  quelque  morceau  de  viande.     Il  y  a  cependant  des  endroits  ou  les 

faifans  font  à  meilleur  marché  que  la  volaille  :  on  en  a  quelquefois  quatre 

pour  dix  fols. 

Leur  Qiielques-unes  de  ces  hôtelleries  paroiflent  mieux  accommodées  que  les 

conftiuc-     autres  :  mais  elles  ne  laiflént  pas  d'être  très-pauvres  :  ce  font  pour  la  plû- 

tioD.  pjjj.^  quatre  murailles  de  terre  battue,  6c  fans  enduit,   qui  portent  un  toit, 

dont  on  compte  les  chevrons,  encore  eft-on  heureux  quand  on  ne  voit  pas 

le  jour  à  travers  :  fouvent  les  falles  ne  font  point  pavées,  6c  font  remplies 

de  trous. 

Il  y  a  des  provinces ,  où  ces  fortes  d'auberges  ne  font  bâties  que  de  terre 
6c  de  rofeaux.     Dans  les  villes  ,    les  hôtelleries  font  de  briques,  6c  afTez 
raifonnables.     Dans  les  provinces  du  Nord  on  y  trouve  ce  qu'ils  appellent 
des  Can:  c'eft  une  grande  eftrade  de  briques,  qui  occupe  la  largeur  de  la 
falle,  6c  fous  laquelle  il  y  a  un  fourneau  :  on  étend  deflus  une  natte  de  ro- 
feaux, 6c  rien  plus.     Si  vous  avez  un  lit,  vous  l'ctendez  fur  la  natte. 
Itinéraire         Qn  a  foin  d'imprimer  un  Itinéraire  public,  qui  contient  tous  les  chc- 
piiblic.        niins,   6c  la  route  qu'on  doit  tenir,   foit  par  terre,   ou  par  eau,   depuis 
Peking^  jufqu'aux  extrémitez  de  l'Empire.     Les  Mandarins  qui  partent  de 
Manière      la  Cour ,    pour  aller   remplir  quelques  Charges  dans  les  provinces  ,    fe 
dont  les       fervent  de  ce  livre  ,     qui  leur  marque  leur  route  ,     8c  la   diftance  d'un 
Mandarins   jj^^^j^  ^  ^^  autre.     A  la  fin  de  chaque  journée  fe  trouve  une  maifon  deftinée 
de  h"cour   ^  recevoir  les  Mandarins,  6c  tous  ceux  qui  voyagent  par  l'ordre  de  l'Empe- 
dans  leur     reur,  où  .ils  font  logez  6c  défrayez  aux  dépens  de  Sa  Majefté.     Ces  fortes 
Maiidari-     de  maifons  lé  nomment  Cong  quan. 

Un  jour  avant  que  le  Mandarin  fe  mette  en  route,  on  f^ùt  partir  un  Cou- 
rier, qui  porte  une  Tablette, où  l'on  écrit  le  nom  6c  la  Charge  de  cet  Offi- 
cier. On  prépare  auffi-tot  le  logis,  où  il  doit  paflér  la  nuit.  Les  prépa- 
ratifs font  proportionnez  à  fa  dignité:  on  lui  fournit  tout  ce  qui  lui  eft  né- 
cefîaire,  comme  les  viandes,  les  portefaix,  les  chevaux,  les  chaifes  ,  ou 
les  barques,  s'il  fait  le  voyage  par  eau.  Les  Courriers  qui  annoncent  l'arri- 
vée du  Mandarin,  trouvent  toujours  des  chevaux  prêts,  6c  afin  qu'on  n'y 
manque  pas,  un  ou  deux  lys,  *  avant  que  d'arriver,  il  frappe  fortement 
6c  à  diverfes  reprifes  furunballin,  afin  d'avertir  qu'on  felle  promptemenc 
le  cheval,  s'il  ne  l'étoit  pas  encore. 

Ces  maifons  deftinées  à  loger  les  Mandarins,  ne  font  pas  auffi  belles  que 
leur  deftination  pourroit  le  taire  imaginer:    c'eft  pourquoi,  lorfqu'on  lit 

dans 
•  Dix  lys  font  une  lieue  commune  de  Fiance. 


nat 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  (Tj 

dans  les  relations  des  pays  cçrangers,  des  difcriptions  de  chofes  femblables, 
on  doit  d'ordinaire  les  entendre  avec  modification  :  ce  n'ell  pas  toujours 
que  ceux  qui  les  écrivent ,  exaggerent  :  mais  ils  empruntent  quelquefois 
ces  deicriptions  des  gens  du  pays, à  qui  des  chofes  très-  médiocres  feniblent 
être  magnifiques:  d'ailleurs  on  ell  obligé  de  feiervir  de  termes,  lelquels 
en  Europe  forment  de  grandes  idées. 

Quand  on  dit,  par  exemple,  que  ces  Co«j^  f«««  fe  préparent  pour  loger  rj 
les  Mandarins,  &  ceux  qui  font  entretenus  aux  frais  de  l'Empereur,  on  s'i-  a^a».  ""^ 
maginc  auflitôt  que  ce  font  des  maiibns  fuperbes  :  quand  on  ajoute,  ce  qui 
elt  encore  vrai,  qu'on  envoyé  au-devant  un  Officier,  afin  que  tout  fe  trou- 
ve prêt  à  l'arrivée  du  Mandarin,  il  eil  naturel  de  croire,  qu'on  s'empreffe 
à  tendre  des  tapifferies,  Se  à  orner  un  appartement  des  plus  beaux  meubles:    Leurs 
la  frugalité  Chmoife,  Se  le  grand  nombre  d'Envoyez  qu'on  dépêche  de  la   Ameuble.; 
Cour,  exemptent  de  tout  cet  embarras:  les  préparatifs  confillcnt  en  quel-    mens. 
ques   feutres,   quelques    nattes,   deux  ou  trois  chaiies,  une  table,  &:  un 
bois  de  lit  couvert  d'une  natte,  quand  il  n'y  a  point  de  Can.     Que  fi  c'elt 
un  Mandarin  confidérable  envoyé  de  la  Cour,  &  que  le  Cong  quan  ordinaire 
ne  ibit  pas  convenable  à  fa  dignité,  on  le  loge  dans  une  des  plus  riches 
mailons  de  la  ville,  dont  on  emprunte  un  appartement. 

Ces  Cong  quan  font  plus  ou  moins  grands  :    il  y  en  a  d'alTez  propres  8c   Cong  quan 
d'affez  commodes.     Par  celui  de  Canton^  qui  n'elt  que  du  commun  ,  on   deCanton. 
pourra  juger  des  autres:  il  eft  de  médiocre  grandeur:  il  y  a  deux  cours.  Se 
deux  principaux  édifices,  dont  l'un  qui  ell  au  fond  de  la  première  cour, 
eft  un  7ing;  c'efl-à-dire,  une  grande  falle  toute  ouverte,  deftinée  à  rece- 
voir les  vifites:  l'autre  qui  termine  la  féconde  cour,  eft  partagé  en  trois  :    -''"''^fcrip- 
le  milieu  fert  de  falon  ou  d'antichambre,  à  deux  grandes  chambres,  qui     '""' 
font  des  deux  cotez.  Se  qui  ont  chacune  un  cabinet  derrière.     Cette  difpo- 
fition  eft  ordinaire  à  la  Chine,  dans  la  plû-part  des  maifons  des  pcrfonnes  de 
quelque  confidération.   La  iallc  5c  le  falon  font  ornez  chacun  de  deux  grof- 
fes  lanternes  de  foye  claire  Se  peintes,  fufpendues  en  forme  de  luftres:  la 
porte  de  la  rue,  &  celle  des  deux  cours,    font  éclairées  chacune  de  deux 
autres  grofies  lanternes  de  papier  ornées  de  gios  caraâeres. 

On  trouve  dans  les  grands  chemins  d'efpâce  en  eipâce  des  tours,  fur 
lefquelles  il  y  a  des  guérites  pour  des  fentinelles,  8c  des  bâtons  de  pavillon 
pour  les  fignaux  en  cas  d'allarmes  :  ces  tours  font  faites  de  gazon  ou  de 
terre  battue:  leur  hauteur  eft  de  douze  pieds, la  forme  en  eft  quarrée,  elles 
ont  des  créneaux,  Se  on  les  élève  en  talut. 

Dans  quelques  provinces  il  y  a  fur  ces  tours  des  cloches  de  fer  fondu  af- 
fez  grofles.  La  plû-part  de  celles  qui  ne  font  point  fur  les  chemins  qui  con- 
duifent  à  la  Cour,  n'ont  ni  guérites,  ni  créneaux. 

Les  loix  ordonnent  que  dans  les  routes  fréquentées ,  elles  foient  difpofécs   Ssntinelies 
dételle  manière,   que  de  cinq  en  cinq  lys  il  s'en  trouve  une,  c'cft-à-dire,  'j"'  '" 
qu'à  cinq  lys,  il  y  en  ait  une  petite >  à  dix  lys  une  grande:  à  quinze  lys  une   chcm'inî, 
petite.  Se  toujours  de  même  alternativement.     Chacune  doit  avoir  des  Sol- 
dats qui  y  foient  continuellement  en  faûion,  pour  veiller  fui'  ce  qui  fepafle,, 
ÔC  empêcher  toute  infulte. 

Ces 


Voleurs  de 
grand  che- 
min, rares 
à  la  Chine. 


Çluan  kiao 
ou  Cbaifcs 
à  la  Man- 
darine. 


<Î4    DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Ces  Soldats  fortent  tous  de  leur  corps  de  garde,  ôc  fe  mettent  en  rang , 
quand  il  doit  palier  quelque  Officier  confiderable :  on  y  ell  très-régulier, 
fur  tout  dans  le  Pe  tcbe  li,  qui  eft  la  province  de  la  Cour ,  &  il  y  a  toujours 
une  i'entinclle  dans  la  guérite. 

Dans  quelques  autres  provinces,  on  voit  de  ces  tours  qui  font  tombées: 
de  tems  en  tems  on  donne  ordre  de  les  rétablir  &  d'y  faire  la  garde,  fur  tout 
quand  on  entend  parler  de  voleurs,  ou  qu'il  y  a  à  craindre  quelques  troubles; 
alors  le  nombre  des  Soldats  ne  fuffifant  pas,  on  détermine  des  villages  pour 
prêter  main  forte  tour  à  tour.  Les  Mandarins  en  dreflcnt  un  catalogue,  Se 
c'ell  aux  habitans  de  chaque  village  à  s'accommoder  entre  eux ,  pour  par- 
tager cette  corvée. 

Si  cette  loy  s'obfervoit  à  la  rigueur,  il  n'y  auroit  jamais  de  voleurs  ;  car 
de  demie  lieuë  en  demie  lieuë  on  trouveroit  des  gardes ,  pour  arrêter  ceux 
qui  fcroient  foupçonnez  de  larcin  j  Se  cela  non-feulement  fur  le  chemin  des 
Capitales,  mais  encore  fur  ceux  qui  conduifent  de;chaque  ville  à  une  autre: 
6c  comme  il  y  en  a  un  grand  nombre.  Se  que  toute  la  campagne  ell  cou- 
pée de  grands  chemins,  à  tous  momens  on  trouve  de  ces  tours. 

Aufli  les  voleurs  de  grand  chemin  font-ils  très-rares  à  la  Chine  j  il  s'en 
trouve  quelquefois  dans  les  provinces  voifmes  de  Peking^  mais  ils  n'ôtent 
preique  jamais  la  vie  à  ceux  dont  ils  prennent  la  bourfe:  quand  ils  ont  fait 
leur  coup,  ils  fe  fauvent  lertement.  Dans  les  autres  provmces  ,  on  parle 
très-peu  de  voleurs  de  grand  chemin. 

Ces  tours  ont  encore  un  autre  ufage  ,  c'ell  de  marquer  les  diftances 
d'un  lieu  à  un  autre,  à  peu  près  comme  les  Romains  le  faifoient  par  des 
pierres. 

Quand  les  chemins  font  trop  rudes  pour  aller  à  cheval ,  on  fe  fert  de  chai- 
fes  que  les  Chinois  nomment  ^mn  kiao,  c'eft-à-dire,  chaifes  à  la  Mandari- 
ne, parce  que  les  chaifes  dont  fe  fervent  les  Mandarins  font  à  peu  près  de  la 
même  forme. 

Le  corps  de  la  chaife  approche  aflez  pour  la  figure,  de  celles  où  l'on  fe 
fait  porter  dans  les  rues  de  Paris,  mais  il  ell  plus  large,  plus  élevé,  6c 
plus  léger.  Il  eft  conilruit  de  bambous,  c'cft-à-dire,  d'une  efpèce  de  can- 
ne ,  également  fortes  6c  légères,  croifées  à  jour  en  forme  de  treillis  ,  6c 
liées  forcement  enlemble  avec  du  rotin,  (c'eiïune  autre  efpèce  de  carme 
forte  Se  déliée,  qui  croît  en  rampant  jufqu'ii  huit  cens  ou  mille  pieds  de 
longueur.  ) 

Ce  treillis  eft  entièrement  couvert,  depuis  le  haut  jufqu'enbas,  d'une 

tarniture  ou  ornement  de  toile  de  couleur,  ou  bien  d'étoffe  de  laine,  ou 
e  foye,  félon  que  le  demande  la  faîfon,  avec  une  féconde  garniture  de  taf- 
fetas huilé,  qu'on  met  par  defliis  en  tems  de  pluyc. 

Cette  chaife  qui  a  les  dimenfions  néceffaires  pour  y  être  affis  fort  à  l'aîfe, 
eft  foutenuë  par  deux  bras,  femblables  à  ceux  de  nos  chaifes  portatives  j  fî 
elle  n'eft  portée  que  par  deux  hommes:  les  deux  bâtons  font  appuyez  fur 
leurs  épaules:  fi  c'eft  une  chaife  à  quatre  porteurs,  les  extrémitcz  tant  de- 
vant que  derrière,  font  pafiëes  dans  deux  nœuds  coulans  d'une  grofle  corde 
forte  Se  lâche,  pendue  par  le  milieu  à  un  gros  bâton,  dont  les  porteurs  de 

chai- 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  e?f 

cTiaifcs  foutiennent  chacun  un  bout  fur  une  épaule,  &  alors  on  a  d'ordinaire 
huit  porteurs,  afin  qu'ils  puiflent  fe  relever  les  uns  les  autres. 

Lorfque  pour  éviter  la  chaleur,  on  voyage  pendant  la  nuit ,  fur  tout  le  '^«sVoitu- 
long  des  montagnes,  qui  font  infeilées  de  tygres ,  on  prend  des  guides  iîir  q"es ''j^''''" 
les  lieux,  qui  portent  des  torches  allumées  :  ces  torches  fervent  à  éclairer,  paniculic- 
tc  empêchent  les  tygres  d'approcher  ;  parce  que  le  feu  leur  caufe  naturel-  fcs. 
lement  de  la  frayeur.  Elles  font  faites  de  branches  de  pin  féchées  au  feu ,  Se 
préparées  de  telle  forte,  que  le  vent  &  la  pluye  ne  font  que  les  allumer  da- 
vantage. 

Avec  ce  fecours,  on  marche  toute  la  nuit  à  travers  les  montagnes,  avec 
autant  d'aflurance  8c  de  facilité,  qu'on  marcheroit  en  plein  jour,  Se  en  ra- 
fe  campagne:  quatre  ou  cinq  de  ces  guides  avec  des  torches,  fuffifent  pour 
conduire  furement  :  on  en  change  de  lieuë  en  lieuë  :  chaque  torche  qui  a 
ilx  à  iept  pieds  de  long,  dure  près  d'une  heure. 

Dans  les  pays  de  montagnes,  on  trouve  communément  de  diftance  en 
diftance  ces  fortes  de  commoditez ,  pour  la  fureté  des  perfonnes  qui  voya- 
gent. Cependant  il  n'y  a  gueres  que  les  Envoyez  de  la  Cour,  les  Manda- 
rins ,  Se  autres  grands  Seigneurs,  qui  faflent  ces  fortes  de  voyages  pendant 
la  nuit  :  car  ayant  un  grand  cortège  à  leur  fuite, .ils  n'ont  rien  à  craindre,  ni 
des  tygres  ni  des  voleurs. 

Ce  n'eft  pas  un  petit  agrément  pour  les  voyageurs,  que  la  quantité  de 
villages  qu'ils  trouvent  fur  leur  route.  Se  le  grand  nombre  de  pagodes  qui 
font  dans  ces  villages:  vis-à-vis  de  ces  pagodes,  Se  fur  le  grand  chemin, 
on  voit  quantité  de  monumens  de  pierres  appeliez  Che  pei,  fur  lefquels  il  y 
a  des  infcriptions. 

Ces  Cbe pei  font  de  grandes  pierres  pofées  de  bout,  fur  des  bâfes  qui  font    ^9^  ^"' 
auiïï  de  pierre:   la  plu-part  font  de  marbre.     Les  Chinois  ouvrent   une  ■^"""Mo- 
mortoife  dans  cette  bâfe  ,   Se  ils  taillent  un  tenon  dans  la  pierre  :  puis  ils  de"pi«res; 
les  aflemblcnt  fans  autre  façon.     On  voit  de  ces  pierres  qui  ont  bien  huit 
pieds  de  haut  ibr  deux  de  large.  Se  prefque  un  pied  d'épaifléur.    Les  com- 
munes ne  pallent  pas  quatre  à  cinq  pieds.  Se  le  refte  à  proportion. 

Les  grandes  font  portées  le  plus  fouvent  fur  destortués  de  pierre:  en  quoi 
les  Architeéles  Chinois,  fi  cependant  ils  méritent  ce  nom,  ont  eu  plus  d'é- 
gard à  la  vrai-femblance  que  les  Architcétes  Grecs  qui  ont  introduit  les 
caryatides  Scies  termes  :  Se  pour  rendre  encore  cette  invention  plus  bizarre, 
quelques-uns  lé  font  aviiéz  de  mettre  des  coulîîns  fur  la  tête  de  ces  caryati- 
des, de  crainte  apparemment ,  que  de  fi  lourds  fardeaux  les  incommodaflent. 

Il  y  a  de  ces  Che  pci  qui  font  enfermez  dans  de  grands  falons  :  mais  ils 
font  en  petit  nombre.  Les  autres,  pour  éviter  la  dépenfe,  font  enchafléz 
dans  un  petit  édifice  de  brique,  couvert  d'un  toit  fort  propre.  Ils  font 
parfaitement  quarrcz,  excepté  le  haut  qui  va  un  peu  en  s'arrondlilmt,  ou 
pour  couronnement,  on  grave  quelque  grotefque.  Ce  couronnement  cil 
fouvent  d'un  autre  morceau  de  pierre. 

Qiiand  on  l'cléve  pour  des  grâces  qu'on  a  obtenues  de  l'Emper 


cur. 


pour  des  honneurs  qu'il  a  fait,  on  grave  deux  dragons  diverlément  entor-  pourquoi 
tilles.     Les  peuples  des  villes  en  élèvent  à  leurs  Mandarins  après  leur  dé-  élevés. 
Tome  11.  I  part, 


DesPorte» 
faix  ou 

Voituricrs. 


Ils  dépen- 
dent d'un 
.Chef. 


Leur  ma- 
nière de 
charger  les 
fardeaux. 


Chariots  à 
une   roue. 


66    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

part ,  quand  ils  Tont  facisfaits  de  l'équité  de  leur  gouvernement  :  les  Offi- 
ciers en  élèvent  pour  éternifer  la  mémoire  des  honneurs  extraordinaires, 
qu'ils  ont  reçus  de  l'Empereur,  ou  pour  diverles  autres  raifons. 

Une  grande  commodité  pour  ceux  qui  voyagent  par  terre  à  la  Chine,  c'eft 
la  facilité  &  la  fûrcté  avec  laquelle  leurs  ballots  le  tranfportent.  Il  y  a  danj; 
chaque  ville  un  grand  nombre  de  porte-faix,  qui  ont  leur  Chef,  hc  à.qui 
l'on  s'adrefie  :  quand  vous  êtes  convenu  avec  lui  du  prix ,  il  vous  donne  au- 
tant de  marques  que  vous  avez  arrêté  de  porteurs,  moyennant  quoi,  il 
vous  les  fournit  à  l'inftant,  Se  répond  de  tout  ce  que  contiennent  vos  bal- 
lots. Lorfque  les  porte-faix  ont  rendu  leur  charge  au  lieu  arrêté,  vous  leur 
donnez  à  chacun  ime  marque  :  ils  la  portent  à  leur  Chef,  qui  les  fatisfait 
fur  l'argent  que  vous  lui  avez  payé  d'avance. 

Dans  les  lieux  de  grand  palîage,  comme  feroit,  par  exemple,  la  monta- 
gne de  Meiliff,  qui  lépare  la  province  de  Kiangfi  de  celle  de  ^lang  tong.,  il 
y  a  dans  la  ville  qu'on  quitte,  un  grand  nombre  de  bureaux,  qui  ont  leurs 
correfpondans  dans  la  ville,  où  l'on  doit  fe  rendre  après  avoir  paflé  la  mon- 
tagne} tous  ceux,  foi t  de  la  ville,  foit  de  la  campagne,  qui  le  font  porte- 
faix, donnent  à  ces  bureaux  leurs  noms,  avec  une  bonne  fie  fûre  caution.  Si 
l'on  a  befoin  de  roo.  ;oo.  ou  400.. porteurs,  on  les  fournit.  Alors  le  Chef 
du  bureau  drefle  en  très-peu  de  tems,  une  lifte  exade  de  tout  ce  que  vous 
portez ,  foit  de  coffres ,  ou  de  chofes  découvertes  :  il  convient  du  prix  par 
livre,  tout  fe  péfe,  &  vous  lui  donnez  l'argent  dont  vous  êtes  convenu, 
qui  eit  d'ordinaire  d'environ  dix  fols  par  cent  livres,  pour  le  tranfport  de  la 
journée.  Vous  ne  vous  embarraffez  de  rien,  le  Chefdonne  à  chaque  porte- 
faix fa  charge ,  avec  un  billet  de  tout  ce  qu'il  porte  :  quand  vous  êtes  arrivé 
au  terme,  vous  recevez  du  correfpondant  tout  ce  qui  vous  appartient,  avec 
une  grande  fidélité. 

Ces  porte-faix  fe  fervent  de  perches  àeBamboux^  au  milieu  defquelles  ils 
fufpendent  le  fardeau  avec  des  cordes:  à  chaque  perche,  il  y  a  deux  hom- 
mes qui  portent  les  deux  bouts  fur  leurs  épaules.  Si  le  fardeau  eft  trop  pé- 
fant,  on  y  met  quatre  hommes  avec  deux  perches:  on  en  change  tous  les 
jours,  &  ils  font  obligez  de  faire  les  mêmes  journées  que  ceux  qui  les  em- 
ployeur. 

Quand  un  homme  porte  feul  un  fardeau ,  il  trouve  le  fécret  de  rendre  fâ 
charge  bien  moins  pefante:  il  le  partage  en  deux  parties  égales,  ôc  il  les 
attache  avec  des  cordes,  ou  avec  des  crochets,  aux  deux  bouts  d'une  lon- 
gue perche  platte  de  Bamhoux:  enfuite  il  pofe  cette  perche  par  le  milieu 
lur  fon  cpaule,enforte  qu'elle  fc  tient  en  équilibre  à  la  façon  d'une  balance, 
elle  plie  &  fe  relevé  alternativement,  à  melurc  qu'il  avance.  L'orfqu'il  eft 
las  de  porter  le  fardeau  fur  une  épaule,  il  fait  faire  adroitement  un  tour  à  la 
perche  par  defl'us  le  col,  &  la  fait  pafler  fur  l'autre  épaule.  Il  y  en  a  qui  de 
cette  manière  portent  de  très-lourds  fardeaux  :  car  comme  ils  font  payez  à 
la  livre,  ils  portent  le  plus  qu'ils  peuvent,  &  l'on  en  voit  qui  font  dix 
lieu.ès  par  jour,  portant  160.  de  nos  livres. 

Dans  certaines  provinces ,  on  fc  fert  pour  tranfporter  les  ballots  &;  les 
marchandifes,  de  mulets,  6c  encore  plus  fouvent  de  chariots  à  une  roue. 

Ces 


ET    DE    LA   TARTARIE  CHINOISE.  67 

Ces  chariots  font  de  véritables  brouettes,  fi  ce  n'eft  que  la  roue  en  eft  fort 
grande,  £c  placée  au  milieu  j  reiîleu  s'avance  des  deux  cotez,  ôc  fou  tient 
de  chaque  côté  un  treillis,  fur  lequel  on  place  des  tardeaux  avec  un  poids 
égal  i  l'ufage  en  eft  fort  commun  en  pluiieurs  endroits  de  la  Chine,  un 
homme  feul  poulie  ce  chariot:  ou  fi  la  charge  eft  forte,  on  en  ajoute  un 
fécond  qui  tire  par  devant,  ou  bien  un  âne,  &, quelquefois  l'un  &  l'autre. 
Ils  ont  auffi  des  brouettes  femblables  aux  nôtres,  ôc  dont  la  roue  eil  par  de- 
vant ;  mais  ils  ne  s'en  fervent  gteres  pour  les  voyages. 

Quand  on  fait  porter  fon  bagage  fur  des  mulets,  le  prix  ordinaire  eft,  par  Prix  des 
exemple,  pour  ij-.  jours,  de  quatre  taëls  6c  demi,* ou  tout  au  plus  de  cmq   Voitures; 
taëls.     Cela  dépend  des  faifons  différentes,  ôc  du  prix  des  vivres:  fi  c'eft 
pour  le  retour,  on  donne  beaucoup  moins. 

Les  Muletiers  font  obligez  de  nourrir  leurs,mulets,  8c  font  chargez  des 
frais  du  retour ,  en  cas  qu'ils  ne  trouvent  pas  à  fe  Iqiier  Ces  mulets  font  fort 
petits,  fi  on  les  compare  à  ceux  d'Europe,  ils  ne  laiflént  pas  d'être  forts,  6c 
leur  charge  ordinaire  eft  de  180.  ou  190.  livres  Chinoifesj  à  zoo.  la  charge 
feroit  trop  forte.  La  livre  Chinoife  eft  de  quatre  onces  plus  forte  que  la  nôtre. 
Il  y  a  des  Douanes  à  la  Chine,  mais  elles  font  bien  plus  douces  que  cel- 
les des  Indes,  où  les  vifites  fe  font  fans  égard,  ni  à  l'humanité,  ni  à  ^*^^'^o''î-- 
la  pudeur.  On  n'y  fait  point  ces  recherches  rigoureufes  ,  qui  fe  pra- 
tiquent ailleurs  j  on  ne  s'avife  pas  même  de  fouiller  un  homme.  Quoique 
les  Commis  ayenr  le  droit  d'ouvrir  les  ballots,  il  eft  rare  qu'ils  le  taflént; 
6c  quand  c'eft  un  homme  qui  a  quelque  apparence,  non  feulement  ils  n'ou- 
vrent point  fes  coffi-es,  mais  même  ils  n'exigent  rien:  Nous  voyons  bien, 
difent-ils,  que  Monficur  n'eft  pas  Marchand. 

Il  y  a  des  Douanes  où  l'on  paye  par  pièce, 6c  alors  le  Marchand  en  eft 
cm  fur  fon  livre.     Il  y  en  a  d'autres  011  l'on  paye  par  charge,  6c  cela  ne 
fouffre  nulle  difficulté.     Qiioiqu'on  aye  un  Cang  ho  de  l'Empereur,  il  ne   ^^ 
donne  aucune  exemption  de  payer  le  droit  des  Douanes;    cependant  le    niéré'ir'*" 
Mandarin  de  la  Douane  par  honneur,  le  lailTe  pafler  fans  rien  exiger,  fi    percevoir 
l'on  en  exeptc  la  Douane  de  Peking  ,   où  communément  on  eft  un  peu  les  Droits. 
plus  exa6t. 

Lorique  les  grands  Officiers  de  la  Cour  reçoivent,  ou  envoyent  quel- 
ques ballots  ,  on  colle  fur  chaque  ballot  une  grande  bande  de  papier , 
fur  laquelle  on  écrit  le  tems  auquel  le  ballot  a  été  fermé,  leur  nom, 
êc  leur  dignité;  6c  fi  ces  Officiers  font  confidérables,  on  ne  fe  hazarde 
gucres  de  les  ouvrir.     Ce  papier  qui  fe  colle,  s'appelle  Fong  tiao. 

Autrefois  les  Douanes  s'aftermoient,  6c  le  Mandarin  de  chaque  Douane 
fe  changeoit  tous  les  ans.  Ce  Mandarin  par  fonemploi  étoit  un  Officier  con- 
fidérabfe,  qui  avoit  droit  de  mémorial,  c'eft-à-dire,  d'avertir  immédiate- 
ment l'Empereur.  Depuis  environ  douze  ans,  l'Empereur  a  chargé  du 
foin  des  Douanes  le  Viceroy  de  chaque  province,  qui  nomme  un  Mandarin 
de  confiance  pour  parcevoir  les  droits.  11  n'y  a  que  pour  les  Douanes  des 
ports  à.cCanton  6c  de  Fo  kien^  qu'on  a  été  obligé  depuis  peu  d'y  remettre  un 

Man- 
*  Un  taël  vaut  une  once  d'argent,  &  celte  once  à  la  Chine  répond  à  fept  livres  dix  fols 
de  notre  Monnoyc  prêJente. 

I   2. 


68    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE^ 

Mandarin  particulier,  à  caufe  des  embarras  que  le  commerce  de  la  mer  leur 
attire. 
Des  Portes.  Dans  tous  les  lieux  où  il  y  des  Pofles,  il  fe  trouve  un  Mandarin  qui  en  a 
foin:  les  chevaux  de  Pofte  ibnt  tous  à  l'Empereur,  Se  perlbnne  ne  peut 
s'en  fervir  que  les  courriers  de  l'Empire,  les  Officiers,  Se  ceux  qui  Ibnt 
envoyez  de  la  Cour.  Ceux  qui  font  chargez  des  ordres  de  l'Empereur, 
ont  ces  ordres  renfermez  dans  un  grand  rouleau,  couvert  d'une  pièce  de 
foye  de  couleur  jaune,  qu'ils  portent  en  écharpc  derrière  le  dos  :  ce  font 
ordinairement  des  gens  de  quelque  coniîdération,  &  ils  font  efcortez  par 
pluiîeurs  Cavaliers.  Leurs  chevaux  n'ont  pas  beaucoup  d'apparence , 
mais  ils  n'en  font  pas  moins  bons,  ni  moins  capables  de  ibutenir  les  lon- 
gues couri'es  qu'on  leur  fait  faire:  on  leur  fait  courir  pour  l'ordinaire  60. 
èc  yo.  lys*  fans  en  changer.  Une  Polie  le  nomme  Tchan:  deux  Poftes  font 
deux  Tchan. 
De  leur  Ces  Portes  où  l'on  change  les  chevaux,  ne  font  pas  toujours  en  égale 

diftance,      diftance  les  unes  des  autres  i  les  plus  proches  font  de  fo.  lys,  il  y  en  a  rare- 
ment de  40.     Les  courriers  ordinaires  portent  leur  valife  attachée  fur  le 
dos  j  6c  dans  les  mouvements  du  cheval,  la  valife  porte  fur  un  couffin  ap- 
puyé fur  la  croupe  du  cheval.   Leurs  valifes  ne  font  pas  pelantes,  car  ils  ne 
portent  que  les  dépêches  de  l'Empereur,  ou  celles  des  Cours  Souveraines, 
ou  les  avis  des  Officiers  des  provinces.  Ils  ne  laiflent  pas  déporter  auffi ,  quoi- 
qu'un peu  à  la  dérobée,  des  letffes  de  particuliers ,, 6c  c'eft  en  cela  que  con- 
fiilent  leurs  menus  profits. 
Incommo-       La  plus  grande  6c  prefque  l'unique  incommodité  qui  fe  trouve  lorfqu'on 
dites  d.ins    voyage,  principalement  durant  l'Hyver,  6c  dans  la  partie  Septentrionale 
les  voya-     de  la  Chine,  c'ell  la  pouffierej  car  il  n'y  pleut  prefque  jamais  durant  l'Hy- 
S^'*  ver,   6c  il  y  tombe  quantité  de  neiges ,   fur  tout  en  certaines  provinces, 

mais  moins  à  Peking. 

Lorfque  le  vent  fouffle  avec  violence,  il  s'élève  des  tourbillons  de  pouf- 
fiere  ii  épais, 6c  fi  fréquents , que  le  ciel  en  eft  obicurci,6c  qu'à  peine  peut- 
on  refpirer:  on ell  fouvent  obligé  de  fe  couvrir  le  vifage  d'un  voile,  ou  de 
lunettes  qui  s'appliquent  immédiatement  iur  les  yeux,  6c  qui  étant  enchaf- 
fées,  dans  de  la  peau  ou  dans  de  la  foye,  s'attachent  par  derrière  la  tête,  de 
forte  qu'on  voit  fort  clair,  fins  être  incommodé  de  la  pouffiere.  Comme 
les  terres  font  très  légères,  elles  fe  détachent  aifément,  6c  feréduifent  en 
pouffiere,  quand  la  pluye  leur  manque  durant  un  tems  confidérable. 

La  même  chofe  arrive  dans  les  autres  chemins  de  l'Empire,  qui  font  fort 
fréquentez  6c  battus  par  une  infinité  de  gens  qui  voyagent  à  pied  ou  à  che- 
val, ou  fur  des  chariots.  Ce  mouvement  continuel  élève  un  nuage  épais, 
d'une  pouffiere  très-fine,  qui  feroit  capable  d'aveugler,  fi  l'on  ne  prênoit 
fes  précautions. 

Cette  incommodité  ne  fe  fait  pas  fentir  dans  les  provinces  du  Sud,  mais 
ce  qu'on  y  auroit  à  craindre,  ce  feroit  le  regorgement  des  eaux,  'îi  l'on  n'y 
avoit  pas  pourvu,  par  la  quantité  de  ponts  de  bois  6c  de  pierre  qu'on  y  a 
conftruits. 

De 
•  On  peut  voir  la  valeur  des  Lys.  Tome  I.  page  79.  à  h  marge. 


ET  DE  LA  TARTARIE    CHINOISE.  69 

De  la  Nobleffe, 


L 


La  No- 


A  Noblefle  n'eft  point  héréditaire  à  la  Chine ,   quoicju'il  y  ait  des 

dignitez  qui  relient  dans  quelques  familles  ,    6c  qui  fe  donnent  par   bifiTe  n'eiî 

l'Empereur,  à  ceux  de  la  famille  qu'il  juge  avoir  le  plus  de  talens.     L'on   point  hé- 
n'y  a  de  rang  qu'autant  qu'on  a  de  capacité  6c  de  mérite.     Quelque  illullre   réditaire  à 
qu'ait  été  un  homme ,  fut-il  même  pcrvenu  à  la  première  dignité  de  l'Em-   '*  Chine. 
pire,  les  enfans  qu'il  laiile  après  lui,  ont  leur  fortune  à  faire j  6c  s'ils  font 
dépourvus  d'efprit  ,    ou  amateurs  de  leur  repos ,    ils  ramperont  avec  le 
peuple ,    6c  feront  fouvcnt  obligez  d'embrafler  les  plus  viles  profelTions. 
Il  eft  vrai  qu'on  peut  fuccéder  aux  biens  de  fon  père, mais  on  ne  fuccéde 
ni  à  fes  dignitez,  ni  à  fa  réputation}  il  faut  s'y  élever  parles  mêmes  dégrez 
que  lui  :  c'ell  pourquoi  ils  font  leur  capital  de  l'étude  la  plus  confiante ,  6c 
ils  ne  manquent  gueres  de  s'avancer  de  quelque  condition  qu'ils  foicnt, 
quand  ils  ont  de  la  difpofition  aux  Lettres.     AufTi  voit-on  tous  les  jours  à 
la  Chine  des  élévations  de  fortune  non  moins  furprcnantes ,  que  celles  qui 
fe  font  quelquefois  en  Italie  pour  les  Eccléliailiques,  oii  des  gens  de  la  plus 
baffe   extraftion ,    peuvent    afpirer  à    la    première  dignité    du   Monde 
Chrétien. 

Tout  eft  Peuple,  ou  Lettré,  ou  Mandarin  à  la  Chine.     Il  n'y  a  que   ^^ '^ 
ceux  de  la  famille  régnante  qui  foient  dillinguez  :  ils  ont  le  rang  de  Prin-      ^^^  '' 
ces,  6c  c'eil  en  leur  fiveur  qu'on  a  établi  cinq  dégrez  de  noblelîé  titulaire., 
à  peu  prés  fembkbles  aux  titres  qu'on  donne  en  Europe,   de  Ducs,   de 
Marquis,  de  Comtes,  de  Barons,  6t  de  Seigneurs. 

On  accorde  ces  titres  aux  defcendans  de  la  famille  Impériale,  tels  que  De  fesTv 
font  les  enfans  de  l'Empereur,  6c  ceux  que  l'Empereur  fait  entrer  dans  '^''^'• 
fon  alliance,  en  leur  donnant  les  filles  en  mariage.  On  leur  afligne  des 
revenus  propres  à  foutenir  leurs  dignitez  ,  mais  on  ne  leur  donne  au- 
cun pouvoir:  il  y  a  cependant  d'autres  Princes  qui  ne  font  point  alliez 
à  la  famille  Impériale,  foit  qu'ils  viennent  des  Dynafties  précédentes,  foit 
que  leurs  ancêtres  ayent  acquis  ce  titre  ,  par  les  fervices  rendus  à  l'Empire. 
Les  provinces  ne  font  gouvernées  que  par  les  Mandarins  envoyez  par 
l'Empereur,  qui  nomme  immédiatement  aux  principaux  emplois  ,^  6c  qui 
confirme  ceux  qui  les  font  tirer  au  fort ,  comme  nous  l'avons  dit  ailleurs  , 
après  les  avoir  fait  venir  en.  fa  préfence,  6c  les  avoir  examinez  par  lui- 
même. 

L'Empereur  qui  régne  aujourd'hui  n'efl  que  le  troifiéme  de  ceux  qui  ont 
régné  depuis  99.  ans  fur  toute  la  Chine  6c  la  Tartarie:  mais  il  elt  le  cin- 
quième, fi  l'on  remonte  jufqu'à  fon  bifayeul,  6c  fon  trifayeul. 

Celui-ci  après  avoir  fubjugué  fon  propre  pays,  conquit  encore  toute  Ik 

Tartarie  Orientale,  le  Royaume  de  Corée,  6c  la  province  de  I.Ciîo /(?«^^,, 

au-delà  de  la  grande  muraille,  6c  établit  fa  Cour  dans  la  Capitale  appcllée- 

I  j  Chirt 


70    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA   CHINE, 

Chin  yaiig  par  les  Chinois  ,  &  Moukeden^  par  les  Tartares  Mantcheoux.  On 
lui  donna  dès  lors  le  nom  de  Tai  tsou  :  c'eft  un  nom  commun  à  tous  les 
conquérans ,  qui  font  les  premiers  auteurs  d'une  Dynaftie  ;  &  com- 
me l'es  frères  qui  étoient  en  grand  nombre  avoient  beaucoup  contribué  par 
leur  valeur  à  la  conquête  de  tant  de  pays ,  il  leur  donna  des  titres  d'hon- 
neur :  il  fit  les  uns  T/m  l'ang^  les  autres  Kiun  vang^  6c  Pei  lé:  il  a  plu  aux 
Degrés  de  Européaus  d'appeller  ces  fortes  de  dignitez,  du  nom  de  Régulos,  ou  Prin- 
ics  digni-  ^gg  j^j  premier,  du  fécond,  6c  du  troifiéme  Ordre.  Il  fut  réglé  alors  que 
panni  les  cnfans  de  ces  Régulos,  on  en  choifiroit  toujours  un,  pourfuccé- 
der  à  fon  pcrc  dans  la  même  dignité. 

Outre  ces  trois  dignitez,  ce  même  Empereur  en  établit  encore  quelques 
autres  qui  leur  font  inférieures ,  fie  qui  fe  donnent  aux  autres  enfans  qui  s'en 
rendent  le  plus  dignes.     Ceux  du  quatrième  degré  s'appellent  Pei  tse,  ceux 
du  cinquième  Cong  beou,  &  ainfi  des  autres. 
-^    p  .  Ce  cinquième  degré  ell  au-deffiis  des  plus  grands  Mandarins  de  l'Empire. 

c€s  du    '    Les  autresjqui  fui  vent,  n'ont  pas  comme  les  précédens,  des  marques  exté- 
Saiig.  rieures  qui  les  dillinguent  des  Mandarins,   foit  dans  leurs  équipages ,  foit 

dans  leurs  habits:  ils  ne  portent  que  la  ceinture  jaune,  qui  eil  commune  à 
tous  les  Princes  du  Sang  ,  tant  à  ceux  qui  pofledent  des  dignitez,  qu'à 
ceux  qui  n'en  ont  pas:  mais  ceux-ci  ont  honte  de  la  faire  paroître ,  6c  ils 
ont  coutume  de  la  cacher,  lorfque  leur  indigence  les  met  hors  d'état  d'a- 
voir un  équipage  convenable  à  leur  rang  6c  à  leur  naiffànce. 

C'ell  pourquoi  ce  feroit  fe^faire  une  faulTe  idée  des  Princes  du  Sang  de  la 
Chine,  fi  on  les  comparoit  à  ceux  d'Europe,  6c  fur  tout  de  la  France,  où 
^^"d'h''*i'  ^^  ^"^'-^  glorieufe  de  tant  de  Rois  leurs  ancêtres,  les  élève  beaucoup  au  def- 
neiir.  fus  des  perfonnes  mêmes  les  plus  diftinguées  de  l'Etat.     Leur  petit  nom- 

bre leur  attire  encore  plus  d'attention  6c  de  refpect,fic  ce  refpect  s'augmen- 
te dans  l'efprit  des  peuples,  à  proportion  qu'ils  approchent  de  plus  près  du 
Trône. 
^^"^,  Il  n'en  eft  pas  ainfi  à  la  Chine  :  les  Princes  du  Sang  touchent  prefque  à 

Bombie.  ^<^'-"'  oi'igiiic  :  ils  ne  comptent  c|ue  cinq  générations  :  6c  cependant  leur 
nombre  s'cil  tellement  multiplie  en  fi  peu  de  tems,  qu'on  en  compte  au- 
jourd'hui plus  de  deux  mille:  cette  multitude  en  les  éloignant  du  Trône, 
les  avilit,  fur  tout  ceux,  qui  d'ailleurs  étant  dépourvus  de  titres  6c  d'em- 
plois, ne  peuvent  figurer  d'une  raïuiière  conforme  à  leur  naillance:  c'eft 
ce  qui  met  une  grande  dilFérence  entre  les  Princes  du  même  Sang. 

La  pluralité  des  femmes,  fait  que  ces  Princes  fe  multiplient  extrême- 
ment j  mais  à  force  de  fe  multiplier,  ils  fe  nuifent  les  uns  aux  autres:  com- 
me ils  n'ont  point  de  fonds  de  terre,  6c  que  l'Empereur  ne  peut  p;is  donner 
des  penfions  à  tous,  il  y  en  a  qui  vivent  dans  une  extrême  pauvreté,  quoi- 
qu'ils portent  la  ceinture  jaune. 

Sur  la  fin  de  la  Dynaftie  des  Ming^  il  y  en  avoit  plus  de  trois  mille  famil- 
les dans  la  ville  de  Kiaiig  tcheoii^  dont  pluficurs  étoient  réduits  à  raumône. 
Le  bandit  qui  s'empara  de  Pcking,  6c  qui  pafla  par  cette  ville,  fe  défit  de 
tous  ces  Princes,  en  les  fixilant  prefque  tous  paficr  par  le  fil  de  l'épée:  c'eft 
ce  qui  rendit  déferte  une  partie  de  la  ville. 

^  Quel- 


ET    DE   LA    TARTARIE    CHINOISE.  jt 

Quelques-uns  qui  échapérent  à  fa  cruauté,  quittèrent  la  ceinture  jaune, 
&  changeant  de  nom  le  mirent  au  rang  du  peuple.  Ils  font  encore  connus 
pour  être  du  Sang  Impérial  des  Mmg  :  l'un  d'eux  a  été  domcftique  de 
nos  Millionnaires  dans  une  mailbn  que  notre  Compagnie  a  dans  cette  ville, 
6c  cette  maifon  a  été  bâtie  par  un  de  ces  Princes,  qui  fçachant  que  IcsTar- 
tares  le  cherchoient,  prit  la  fuite  &  difparut. 

Ces  Princes,  outre  leur  femme  légitime,  en  ont  ordinairement  trois  au- 
tres, aufquelles  l'Empereur  donne  des  titres,  6c  dont  les  noms  s'infcrivent 
dans  le  Tribunal  des  Princes:  les  enfans  qui  en  nailTentjont  leur  rang  après 
les  enfans  légitimes,  6c  font  plus  coniîdérez  que  ceux  qui  naiflent  de  {im- 
pies concubines,  qu'ils  peuvent  avoir  en  aulli  grand  nombre  qu'ils  fou- 
haitent. 

Ils  ont  pareillement  deux  fortes  de  domelliques  :  les  uns  qui  font  pro-    Suite  de  !à 
preraent  efclaves  ;  les  autres  qui  font  des  Tartarcs  ou  des  Chinois  Tartan-    Noblefle. 
lez,  que  l'Empereur  donne  en  grand  ou  petit  nombre,  à  proportion  de  la 
dignité  dont  il  honore  les  Princes  de  fon  Sang. 

Ces  derniers  font  l'équipage  du  Régulo,  6c  on  les  appelle  communément 
les  gens  de  fa  porte  :  il  y  a  parmi  eux  des  Mandarins  confidérables ,  des  Vi- 
cerois,  6c  même  des  ?7o«g /w/:  quoiqu'ils  ne  foient  pas  efclaves  comme  les 
premiers,  ils  font  prefquc  également  foumis  aux  volontez  du  Régulo,  tant 
qu'il  conlerve  fa  dignité.  Ils  paflent  après  fa  mort  au  fervice  de  Tes  enfiinSj, 
s'ils  font  honorez  de  la  même  dignité. 

Si  le  Prince  pendant  fa  vie  vient  à  décheoir  de  fon  rang,  ou  fi  le  confer- 
vant  jufqu'à  la  mort,  fa  dignité  ne  pafle  pas  à  d'autres  de  fes  enfans,  cette 
efpèce  de  domertiques  efl  mile  enréferve,  6c  on  les  donne  à  quelques  au- 
tres Princs  du  Sang,  lorfqu'on  fait  fa  maifon,  6c  qu'on  l'élève  à  la  même 
dignité. 

L'occupation  de  ces  Princes  ,  en  remontant  du  cinquième  Ordre  juf-    Occupa.: 
qu'au  premier,  eft  pour  l'ordinaire  d'affifter  aux  cérémonies  publiques,  de   tiondes 
fe  montrer  tous  les  matins  au  palais  de  l'Empereur,  puis  de  lé  retirer  dans   Pinces  da 
leur  Hôtel,  où  ils  n'ont  d'autre  foin  que  celui  de  gouverner  leur  famille,     ''"^' 
les  Mandarins,  6c  les  autres  Officiers  dont  l'Empereur  a  compofé  leur  Mai- 
fon.    Il  ne  leur  eft  pas  permis  de  fe  vifîter  les  uns  les  autres,  ni  de  coucher 
hors  de  la  ville,  fans  une  pcrmilTion  expreflé. 

Il  eft  aile  de  voir  pour  quelle  raifon  on  les  afluiettit  à  des  loix  lî  gênantes  ; 
il  fuffit  de  dire  quelles  leur  donnent  un  grand  loilir,  6c  que  la  plû-part  ne 
l'employent  pas  trop  utilement.  Il  y  en  a  cependant  que  l'Empereur  oc- 
cupe dans  les  affiiires  publiques,  6c  qui  rendent  de  grands  fervices  à  l'Em- 
pire.    Tel  a  été  le  treizième  frère  de  l'Empereur  régnant. 

On  met  encore  au  rang  des  Nobles. 

En  premier  lieu ,  ceux  qui  ont  été  autrefois  Mandarins  dans  d'autres  pro-  De  cîirs 
vinces  :  car  comme  je  l'ai  dit ,  nul  ne  peut  l'être  dans  fon  propre  pays,  foit  ^"^^^  ^  jjjj 
qu'ils  ayent  été  cafléz  de  leurs  emplois,  6c  prefque  tous  font  de  ce  nombre 3   NoblelTe.^ 
foit  que  d'eux-mêmes  ils  le  foient  retirez  avec  l'agrément  du  Prince,  ou  qu'ils, 
y  ayent  été  forcez  parla  mort  de  leur  père,  ou  de  leur  mère  j  car  un  Mandaria 

qui 


Famille  la 
plus  noble 
du  Monde. 


Des.Mjr- 
qncs  de 
Noblefle. 


La  No- 

ble(Tep,iire 
des  eiifans 
aux    pcres 
&  aux 
ayeux. 


7i    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

qui  a  fliit  une  femblable  perte,  doit  auffitôt  fe  dépoiiiller  de  fa  Charge;  &C 
donner  par  là  une  marque  publique  de  fa  douleur. 

En  fécond  lieu ,  ceux  qui  n'ayant  pas  eu  aflez  de  capacité  pour  par- 
venir aux  dégrez  littéraires  ,  le  font  procurés  par  la  faveur  ou  par  des 
préfens,  certains  titres  d'honneur,  à  l'aide  defquels  ils  entretiennent  avec 
les  Mandarins  un  commerce  de  vifites  qui  les  fait  craindre  6c  refpefter  du 
peuple. 

En  troificme  lieu,  une  infinité  de  gens  d'étude,  qui  depuis  l'âge  de  rj-. 
à  ï6.  ans,  jufqu'à  celui  de  40.  viennent  tous  les  trois  ans  pour  les  examens 
au  Tribunal  du  Gouverneur,  qui  leur  donne  le  fujet  de  leur  compofition. 
C'eft  bien  plus  l'ambition,  que  le  defir  de  fe  relidre  habiles,  qui  les  fou- 
tient  dans  une  fi  longue  étude.  Outre  que  le  degré  de  Bachelier,  quand 
ils  y  font  une  fois  parvenus,  les  met  à  couvert  des  chàtimens  du  Manda- 
rin public,  il  leur  donne  le  privilège  d'être  admis  à  fon  Audience,  de  s'af- 
feoir  en  fi  préfence ,  6c  de  manger  avec  lui  :  honneur  qui  eil  infiniment 
eftimé  à  la  Chine,  6c  qui  ne  s'accorde  prefque  jamais  à  aucune  perfonnc  du 
peuple. 

La  Famille  qui  pafle  aujourd'hui  pour  la  plus  noble  de  la  Chine  6c  qu'on 
peut  regarder  comme  la  plus  noble  du  monde,  fi  l'on  a  égard  à  ion  ancien- 
neté, eil  la  Famille  des  defcendans  de  Confucius,  ce  célèbre  Philolbphe 
que  les  Chinois  ont  en  fi  grande  vénération.  Il  n'y  a  proprement  que  la 
nobleffe  de  cette  Famille  qui  ibit  héréditaire,  6c  qui  fe  conferve  en  ligne 
directe  depuis  plus  de  deux  mille  ans,  dans  la  perfonne  d'unde  les  neveux, 
qu'on  ^^pe\\e  fom  cda.  Chifîg  gin  ti  cbi  eil ^  c'eil-à-dire,  le  neveu  du  grand 
homme,  ou  du  fage  par  excellence:  car  c'ell  ainfi  que  les  Chinois  appel- 
lent le  rcftaurateur  de  leur  Philofophie  morale  j  6c en  confidération  de  cette 
origine,  tous  les  Empereurs  ont  conllamment  honoré  un  des  defcendans  du 
Philofophe,  de  la  dignité  de  Cong,  qui  répond  affez  à  celle  de  nos  Ducs 
ou  de  nos  anciens  Comtes. 

C'eft  avec  les  honneurs  dûs  à  ce  rang,  que  celui  qui  vit  encore  aujour- 
d'hui, marche  dans  les  rues  de  Peking,  lorfqu'il  s'y  rend  tous  les  ans  de  Kio 
feoti^  ville  de  la  province  de  Cban  Zo«_^,qui  eil  le  lieu  de  la  nailTlmce  de  fon 
illuilre  uyeul',  de  plus  c'eft  toujours  un  Lettré  de  cette  Famille  que  l'Em- 
reur  nomme  Gouverneur  de  la  fufdite  ville  de  Kio  feoti. 

L'une  des  principales  marques  de  noblelTe,  eft  d'avoir  reçu  de  l'Empe- 
reur des  titres  d'honneur  qu'on  ne  donne  qu'aux  perlbnnes  d'un  mérite 
éclatant.  Le  Prince  les  donne  quelquefois  pour  cinq,  fix,  huit  ou  dix  gé- 
nérations, félon  les  fervices  plus  ou  moins  grands  qu'on  a  rendu  à  l'Etat. 
C'eft  de  ces  titres  honorables,  que  les  Mandarins  fe  quaUfient  dans  leurs 
Lettres,  6c  fur  le  frontifpice  de  leurs  maifons. 

En  Europe  la  noblelfe  pafle  des  pères  aux  enfms  6c  à  leur  poftérité: 
mais  quelquefois  à  la  Chine  elle  pafle  des  enfans  au  père  6c  aux  ayeux. 
Qiiand  quelqu'un  s'eil  diftingué  par  un  mérite  extraordinaire,  l'Empereur 
ne  fe  contente  pas  de  l'élever  aux  honneurs  dont  je  viens  de  parler  :  mais  paj: 
autant  de  patentes,  il  étend  ces  titres  ay  père  6c  à  la  mère,  à  l'aycul  6c  à 
l'aycule  de  celui  qu'il  a  honoré i  ou  pour  mieux  dire,  il  donne  à  chacun 

un 


ET   DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  75 

un  titre  d'honneur  particulier ,  en  rcconnoiffhnce  de  ce  qu'ils  ont  mis  au 
monde,  6c  élevé  avec  foin,  un  homme  d'un  mente  fi  diftingué,  6c  iî  utile 
à  l'Etat. 

Je  n'en  fçaurois  donner  un  exemple  plus  folemnel  que  celui  du  Père  Fer- 
dinand Verbiell  J éluite  Flamand,  Preiident  du  Tribunal  des  Mathémati- 
ques à  la  Cour  de  Peking.  Ce  Perc  qui  y  avoit  été  appelle  pour  aider  le  Pè- 
re Adam  Schal  en  la  réformation  du  Calendrier ,  eut  ordre  de  dreflcr  des 
Tables  des  mouvemens  célelles  &:  des  éclypfes  pour  deux  mille  ans;  il  y 
travailla  avec  foin ,  6c  il  appliqua  tous  les  Mar.darms  de  la  première  clafTe 
du  Tribunal  de  l'Allronomie,  à  calculer  les  mouvemens  des  planettes,  fé- 
lon les  régies  qu'il  leur  donna.  Enfin  ayant  achevé  cet  Ouvrage,  il  en  fie 
trente-deux  volumes  de  Cartes,  avec  leurs  explications,  6c  les  préfenta  à. 
l'Empereur  l'an  1678.  fous  ce  titre  :  V  Jjironomie  perpétucle  de  F  Empereur 
Cang  hi. 

Il  le  fit  alors  une  afiemblée  générale  des  Mandarins  de  tous  les  Ordres,         „ 
des  Princes ,  des  Vicerois,  6c  des  Gouverneurs  des  provinces,  qui  étoient  al-    Verbicft^ 
lez  falucr  l'Empereur,  6c  fe  réjouir  avec  lui  de  la  déclaration  qu'il  avoit  fait    [éinite  eft 
de  fon  fils  pour  fon  fuccefîéur  à  l'Empire.     Ce  Prince  reçut  agréablement   ^^lée  Noble 
le  préfcnt  du  Père  Verbieft,    6c  fit  mettre  cet  Ouvrage  dans  les  archives  du   ^"Pf^ni'" 
palais:    en  même  tcms  il  voulut  reconnoître  le  travail  infatigable  du  Père,      '  '^' 
6c  pour  cela  il  le  fit  Préfident  du  Tribunal  du  premier  ordre ,  6c  lui  donna 
le  titre  de  cette  dignité. 

Le  Père  lui  préiénta  une  Requête,  oii  il  remontroit  que  la  profeffion  Rc- 
ligieufe  qu'il  avoit  embrairée,nelui  permettoit  pas  d'accepter  cet  honneur: 
il  ne  fut  pas  écouté,  6c  de  crainte  d'off^enfcr  l'Empereur,  6c  de  nuire  aux 
progrès  de  la  Religion  dans  l'Empire,  il  lui  falut  obéir.  Voici  la  teneur 
des  Patentes ,  par  lefquelles  il  lui  conféroit  cette  dignité. 

„  Nous  Empereur  par  ordre  du  Ciel,  ordonnons:  la  forme  d'un  Etat    Ses  Lé;res 
„  bien  réglé,   demande  que  les  belles  adions  foient  connues,  èc  que  les    deNobld- 
„  fervices  rendus  à  l'Etat  avec  une  prompte  volonté,  foient  récompenfez,   ^^• 
„  6c  reçoivent  les  éloges  qu'ils  méritent.     Il  eft  aufii  du  devoir  d'un  Prin- 
„  ce^  qui  gouverne  fagement  félon  les  loix,  de  loiicr  la  vertu,  6c  d'éxal- 
„  ter  le  mérite.     C'ell  ce  que  nous  faifons  par  ces  Lettres  Patentes ,  que 
,j  nous  voulons  être  publiées  partout  notre  Empire,  pour  faire  connoîtrc 
„  à  tous  nos  Sujets,  quel  égard  nous  avons  à  des  fervices ,  qui  nous  font 
„  i"endus  avec  tant  d'application  6c  de  diligence. 

„  C'eft  pourquoi,  Ferdinand  Verbieil,  à  qui  j'ai  commis  le  foin  de  mon 
„  Calendrier  Impérial, le  naturel  droit  6c  lincére,  6c  la  vigilance  ique  vous 
„  avez  fait  paroître  à  mon  fervice,  aulîi  bien  que  le  profond  fçavoir,  que 
3,  vous  avez  acquis  par  l'application  continuelle  de  votre  efprit  en  toutes 
„  fortes  de  fciences ,  m'ont  obligé  de  vous  établir  à  la  tête  de  mon  Acadé- 
„  mie  Aftronomique:  vous  avez  répondu  par  vos  foins  à  notre  attente,  6c 
„  travaillant  jour  6c nuit,  vous  avez  rempli  les  devoirs  de  cette  charge:  en- 
5,  fin  vous  êtes  heureufement  venu  à  bout  de  tous  vos  defleins,  avec  un 
„  travail  infatigable, dont  nous  avons  nous  mêmes  été  témoins. 

„  II  eft  convenable  que  dans  la  conjonâure  d'une  li  grande  fête ,  où  tout 

T'orne  IL  K  "  „  mon 


74    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

„  mon  Empire  eft  venu  me  donner  des  marques  de  fajoye,  je  vous  faflc 
„  rellcncir  les  effets  de  ma  faveur  Impériale,  &  de  l'eilime  que  je  fais  de 
„  votre  perfonne.  C'cft  pourquoi  par  une  grâce  finguliére  ,  ôc  de  notre 
„  propre  mouvement,  nous  vous  accordons  le  titre  de  grand  homme,  qui 
„  doit  être  par  tout  rendu  célèbre  èc  nous  ordonnons  que  ce  titre  foit  en- 
„  voyé  dans  tous  les  lieux  de  notre  Empire,  pour  y  être  publié. 

„  Prenez  de  nouvelles  forces  à  notre  fervice.  Ce  titre  d'honneur  qui 
„  commence  en  votre  perfonne,  s'étend  à  tous  vos  parens  &  à  tous  ceux  de 
„  votre  fang;  vous  avez  mérité  par  vos  foins  &  par  votre  application  fin- 
„  guliére,  ces  éloges  6c  cette  dignité,  &  vos  mérites  font  fi  grands,  qu'ils 
„  répondent  entièrement  à  l'honneur  que  nous  vous  faifons.  Recevez  donc 
„  cette  grâce  avec  le  refpeft  qui  lui  eft  dû.  Vous  êtes  l'unique  à  qui  je  l'aye 
„  conféré  :  que  ce  foit  un  nouveau  motif  d'employer  pour  notre  fervice 
„  tous  vos  talcns,  &  toutes  les  forces  de  votre  efprit. 

De  femblables  titres  d'honneur  remontent,  comme  je  l'ai  dit,  jufqu'aux 
ancêtres  de  celui  qui  les  reçoit:  tous  les  parens  s'en  glorifient:  ils  les  font 
écrire  en  divers  lieux  de  leurs  maifons,6c  jufques  fur  les  lanternes  qu'ils  font 
porter  devant  eux,  lorfqu'ils  marchent  pendant  la  nuit:  ce  qui  leur  attire  de 
grands  reipeéls. 

Comme  le  P.  'Verbieft  étoit  Européan,  il  n'avoit  pas  de  parens  a  la  Chine 
qui  puflent  partager  cet  honneur  avec  lui  :  mais  par  un  bonheur  fingulier 
pour  la  Religion,  tous  les  Miflionnaires,Jéfuites  8c  autres,  paflbient  pour  fes 
frères,  8c  étoient  confidérez  fous  ce  titre  par  les  Mandarins.  Ce  fut  cette 
qualité  qui  facilita  à  Montcigncur  l'Evêque  d'Héliopolis,fon  entrée  à  la 
Chine,  8c  la  plû-part  des  Religieux  failbient  mettre  ce  titre,  fur  la  porte 
de  leur  maifon. 

Après  avoir  ainfi  honoré  le  P.   'Verbieft,  l'Empereur  communiqua  les 
N  Meiïe      mêmes  titres  à  fcs  ancêtres,  par  autant  de  Patentes  qu'il  fit  drelîer:  l'une,, 
accordées    pour  fon  ayeul  nommé  Pierre  Verbieft  :  l'autre,  pour  Pafchafie  de  Wolff 
aux  An-     Ion  ayeule  :  la  troifiéme,  pour  Louis  Verbieft  Ion  père,  8c  la  quatrième,  . 
cètres  du     pour  Anne  Vanherke  fa  merc.    Je  ne  rapporterai  que  celles   qui  concer- 
l'ae^         nent  l'ayeul  8c  l'ayeule  du  Mirtionnaire,  elles  fuffiront  pour  faire  connoître  ■ 
le  caractère  d'cfprit  de  cette  Nation. 

Les  Patentes  accordées  îi  l'ayeul  du  P.  Verbieft ,  étoient  ainfi  expn- 
mces. 

„  Nous  Empereur  8cc.  Les  honneurs  que  nous  accordons  à  ceux,  qui 
Aveu"  5»  P^''  ^^^^  mérite  fe  font  élevez  aux  dignitez  de  Mandarins,  8c  de  premiers 
„  Magiftrats,lé  doivent  rapporter  aux  ioins  de  leurs  ancêtres  comme  à  leur 
„  fource,  puifque  c'cft  par  l'inftruftion,  par  l'éducation,  8c  par  les  bons 
„  exemples  qu'ils  ont  reçu  d'eux,  qu'ils  ont  pratiqué  la  veitu,  8c  fe  font 
„  rendus  dignes  de  ces  honneui-s. 

„  C'eft  pourquoi  voulant  remonter  jufqu'à  la  première  fource  du  mé- 
„  rite,  j'éicnds  jufqu'à  vous  mes  bienfaits,  Pierre  Verbieft,  qui  êtes  l'a- 
„  y eul  du  Père  Ferdinand,  que  j'ai  honoré ;'du  titre  dc,8cc.  votre  .vertu,  , 
„  comme  un  arbre  bien  planté,"  a  jette  de  profondes  racines,  8c  ne  tom- 
„  bcra  jamais:  elle  foutient  encore  votre  poftérité,  8c  perfévérc  dans  vo- 
tre 


Létres 


ET  DE  LA   TARTARIE  CHINOISE.  y^ 

-„  trc  petit  fils,  qui  par  un  mérite  fi  diftingué,  nous  fait  connoîrre  quel  a 
-„  été  le  votre.  C'eft  pourquoi  vous  confidérant  comme  l'origine  de  fa  gran- 
„  deur,  par  une  faveur  finguliére,  je  vous  confère  les  mêmes  titres  d'hon- 
„  neur,  Sec. 

L'ayeule  du  P.  Verbiefl:  fut  pareillement  Iionorée  des  mêmes  titres,  par  a  fon 
des  Patentes,  dont  voici  le  fens.  Ayeulc. 

„  Nous  Empereur  Sec.  Lorfque  félon  les  louables  coutumes  de  nofe 
„  Empire,  nous  voulons  récompenfer  le  mérite  de  ceux  qui  nous  ont  fi- 
„  dèlement  fervi:  &  par  ces  récompenfes,  les  exciter  à  nous  continuer 
„  leurs  fervices,  il  eft  jufte  qu'une  partie  de  la  gloire  qu'ils  acquièrent 
„  pour  ces  fervices,  pafle  jufqu'à  leurs  ancêtres. 

„  C'eft  pourquoi  confidérant  les  foins  que  vous  avez  pris  de  l'éducation 
j,  du  P.  Ferdinand,  qui  s'acquitte  fi  dignement  des  charges  8c  des  emplois 
„  que  je  lui  ai  confiez,  je  vous  confère  par  ces  préfentes,  le  titre  que  l'on 
5,  donne  à  la  femme  de  celui  qui  efl  Mandarin  du  premier  Ordre,  fous  le 
„  titre  de,  £cc.  JouifTez  de  ce  titre  d'honneur,  qui  relève  les  foins  que 
„  vous  avez  pris  de  l'éducation  de  vos  enfans,  6c  qui  excitera  les  Ibins  des 
„  autres  ,  lorfqu'ils  verront  que  nos  faveurs  Impériales  s'étendent  jufqu'à 
„  ceux  qui  ont  contribué  en  quelque  chofe  à  la  vertu,  &  au  mérite  des 
„  perfonnes  que  nous  honorons.  Votre  poftérité  en. fera  plus  glorieufe,  ^ 
„  6c  aura  pour  vous  plus  de  refpe£t  :  c'efl  pour  cela  que  nous  voulons 
„  par  ces  Patentes  relever  la  gloire  de  votre  nom. 

On  voit  qu'à  la  réfei-ve  de  la  famille  de  Confucius,   8c  des  Princes  ifTus    Le  mériw 
de  la  fimille  régnante,  on  n'eft  noble  à  la  Chine,  qu'autant  qu'on  a  im    faitlavra- 
méritc  reconnu  par  l'Empereur,   8c  qu'on  y  occupe  un  rang  où  lui  feul    y^N'jt''='- 
éléve  ceux  qu'il  en  juge  dignes:  tout  ce  qui  n'efl  point  gradué,   efl  de   chine* 
condition  roturière  ;  8c  par  là,    il  n'y  a  point  à  craindre  que  des  familles 
fe  perpétuant  dans  un  certain  éclat,  que  donne  l'ancienneté  de  la  No- 
blefTe ,   s'avifent  d'établir  dans  les  provinces ,  une  autorité  dangereufe  à 
celle  du  Souverain. 

De  la  fertilité  des  terres ,  de  l'agriculture ,   &'  de  l'eflime 
qu'on  fait  de  ceux  qui  s'y  appliquent, 

DAns  un  Empire  qui  eft,  comme  nous  l'avons  remarqué,  fi  vafle  8c  fî   DchFem- 
étendu,  la  nature  des  terres  ne  peut  pas  être  par  tout  la  même:  elle   I:té  des 
■cfl  différente,  félon  qu'elles  s'approchent  ou  s'éloignent  le  plus  du  midi.    t<^"<^s. 
Mais  telle  efl  l'indultrie  des  Laboureurs,  8c  ils  font  fi  durs  au  travail  8c  fi 
infatigables,  qu'il  n'y  a  point  de  province  qui  ne  foit  très  fertile,   8c  qu'il 
n'y  en  a  gueres,  qui  ne  puifle  faire  fubfîfler  la  multitude  inconcevable  de 
les  habitans. 

Outre  ta  bonté  des  terres,  la  quantité  prodigieufe  de  canaux  dont  elles 
font  coupées, ne  contribuent  pas  peu  à  cette  fertilité,  8c  l'on  recueille  tant 
de  difFcrens  grains,  qu'on  en  employé  beaucoup  à  faire  du  vin  8c  de  l'eau 

K  i  de. 


-6    DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

de  vie:  mais  lorrque  l'on  craint  la  ftérilité  dans  un  endroit,  les  Mandarins 
qui  ont  de  l'expérience,  ne  manquent  pas  d'empêcher  pendant  un  tems, 
qu'on  ne  fafle  de  ces  fortes  de  boitions.  L'Agriculture  y  ell  fort  eftimée, 
&  les  Laboureurs,  dont  la  profelîion  eft  regardée  comme  la  plus  néccfTairc 
ù  un  Etat,  y  tiennent  un  rang  conlîdérable  :  on  leur  accorde  de  grands  pri- 
vilèges, &  on  les  préfère  aux  Marchands  6c  aux  Artifans. 
Culture  La  plus  grande  attention  des  Laboureurs,  eft  pour  la  culture  du  ris: 

ttu  Kis.  -^j  fument  extrêmement  les  terres,  &  il  n'y  a  point  d'ordures  qu'ils  ne 
ramafTent  pour  cela,  avec  un  foin  extraordinaire,  même  les  excrémens 
des  hommes,  des  chiens, des  cochons,  6c  des  autres  animaux,  qu'ils  chan- 
gent avec  du  bois,  des  herbes,  ou  avec  de  l'huile  de  lin. 

C'eft  à  deflcin  de  faire  ce  trafic,  que  lorfqu'ils  ne  font  point  occupez 
dans  les  campagnes,  ils  vont  fur  les  montagnes  pour  y  couper  du  bois,  ou 
bien  ils  cultivent  les  jardins  potagers  :  car  les  Chinois  font  bien  éloignez 
de  préférer  l'agréable  à  l'utile,  6c  d'occuper  la  terre  de  chofes  iuperflues, 
ou  infrudueules,  comme  à  former  des  parterres,  à  cultiver  des  Heurs,  à 
dreffer  des  allées  :  ils  croyent  qu'il  eft  du  bien  public,  6c  ce  qui  les  touche 
encore  plus,  de  leur  intérêt  particulier,  que  tout  foit  fémé,  6c  produife  des 
chofes  utiles. 

Cette  efpcce  de  fumier,  qui  ailleurs  feroit  capable  de  brûler  les  plantes, 
eft  excellent  pour  les  terres  de  la  Chine:  aufti  ont-ils  l'art  de  le  tempérer 
avec  de  l'eau  ordinaire,  avant  que  de  s'en  fervir:  ils  portent  des  fçeaux  qui 
font  ordinairement  couverts,  dans  lefquels  ils  ramaflent  ce  fumier,  6c  le 
chargent  fur  leurs  épaules  :  c'eft  ce  qui  contribue  beaucoup  à  la  netteté  des 
villes,  dont  on  enlevé  tous  les  jours  les  ordures. 
Four  le  ^  Pour  mieux  faire  croitre  le  ris,  ils  ont  foin  dans  certains  endroits,  com- 
j*e_  *■'  '  me  dans  la  province  de  Tchc  kiang,  quand  ils  le  fément ,  d'enterrer  des  pe- 
lotons de  poil  de  cochon, ou  même  de  cheveux,  qui , félon  eux,  donnent  de 
la  force  à  la  terre  6c  de  la  vigueur  au  ris  :  ceux  dont  le  métier  eft  de  rafer 
la  tête,  les  ramaflent  foigneulément  ,  jufqu'à  ce  que  les  habitans  de  ces 
lieux  là  viennent  les  acheter:  on  les  vend  environ  un  fol  la  livre,  on  les 
met  dans  des  facs,  6c  on  en  voit  quelquesfois  des  barques  toutes  remplies. 

Quand  la  plante  commence  à  grcner,  fi  leurs  champs  font  arrofez  d'eau 
de  fontaine,  ils  y  mêlent  de  la  chaux  vive:  ils  prétendent  que  cette  chaux 
tuë  les  vers  6c  les  infeétes  :  qu'elle  détruit  les  mauvaifes  herbes  6c  donne 
à  la  terre  une  chaleur,  qui  fert  beaucoup  à  la  rendre  féconde. 

Cepays  a,comme  tous  les  autres,  fes  plaines, 6c  fes  montagnes:  toutes  les 
plaines  lont  cultivées  :  on  n'apperçoit  ni  hayes,  ni  fofléz,ni  prefquc  aucun 
arbre,  tant  ils  craignent  de  perdre  im  pouce  de  terre:  en  pluficurs  provin- 
ces elles  portent  deux  fois  l'an:  6c  même  entre  les  deux  récoltes,  on  y  féme 
de  petits  grains  6c  des  légumes. 
Propric-c         Les  provinces  qui  font  au  Nord  6c  à  l'Occident,  comme  celles  de  Pe 
vînccs°du     ^'^^^  ^'■>  '^^  Chanfi^  de  Cbenfi^  de  Se  tchuen ^yoncwl  du  froment,  de  l'orge, 
Nord  &       diverfes  fortes  de  millet,  du  tabac,  des  poix  toujours  verds,des  poix  noirs 
<lc  l'Occi-   6c  jaunes,  dont  on  fe  fert  au  lieu  d'avoine,  pour  engraifler  les  chevaux  :  el- 
rient.  les  portent  aufli  du  ris,  mais  en  moindre  quantité ,  6c  en  pluficurs  endroits 

dans 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  -jj 

dans  des  terres  fcches:  il  efl  vrai  que  le  ris  eft  plus  dur,  6c  qu'il  a  befoin  de 
ciure  plus  long-tems:  celles  du  Midi,  Sc  i\\x-x.o\xx.  Ac  Hou  quang^  <\c  Kiang 
mu,  de  Tcbe  kiang  portent  du  ris, parce  que  les  terres  fout  balles,  6c  le  pays 
aquatique. 

Les  Laboureurs  jettent  d'abord  les  grains  fans  ordre  :  enfuite  quand  l'her-    "^,  ''!"*" 
be  a  cru  environ  d'un  pied  ou  d'un  pied  èc  demi,  ils  l'arrachent  avec  fa  ra-   "émeucer 
cine,  &  ils  en  font  des  bouquets  ou  de  petites  gerbes,  qu'ils  plantent  au 
cordeau  &  en  échiquier,  afin  que  les  épis  appuyez  les  uns  fur  les  autres,  fe 
foutiennent  aifément  en  l'air,  û.  foient  plus  en  état  de  réfifter  à  la  violence 
des  vents. 

Mais  avant  que  de  tranfplanter  le  ris,  ils  ont  foin  d'unir  les  terres  8c  de  Prépara- 
les  mettre  toutes  de  niveau.  C'eft  ainfi  qu'ils  s'y  prennent  :  après  avoir  |'^°"  j*^" 
donné  à  la  terre  trois  ou  quatre  labours  confécutifs ,  toujours  le  pied  dans 
l'eau,  ils  en  rompent  les  mottes  avec  la  tête  de  leur  hoyau:  enfuite  parle 
moyen  d'une  machine  de  bois,  fur  laquelle  un  homme  fe  tient  debout.  Se 
eft  tiré  par  un  buffle  qu'il  conduit,  ils  applaniflent  le  terroir,  afin  que  l'eau 
fi  néceflaire  au  ris,  fe  diitribue  par  tout  à  une  égale  hauteur.  De  manière 
que  ces  plaines  reflemblent  plutôt  à  de  vaftes  jardins  ,  qu'à  une  fimple 
campagne. 

Dans  les  provinces,  où  les  plaines  font  mêlées  de  collines  6c  de  montag- 
nes, il  y  en  a  de  ftériles  en  quelques  endroits  :  mais  la  plû-part  font  de  bon- 
ne terre,  6c  on  les  cultive  jufques  fur  les  bords  des  précipices. 

C'eft  un  fpeétable  très  agréable,  de  voir  quelquefois  des  plaines  de  trois 
ou  quatre  lieues,  environnées  de  collines  6c  de  montagnes,  coupées  en  ter- 
rafles  depuis  le  bas  jufqu'au  fommet.  Ces  terrafles  ie  furmontcnt  les  unes 
les  autres  au  nombre  de  vingt  ou  trente,  à  la  hauteur  chacune  de  trois  ou 
quatre  pieds. 

Ces  montagnes  ne  font  pas  d'ordinaire  pierreufes  comme  celles  d'Europe: 
la  terre  en  eft  légère,  poreufe,  6c  facile  a  couper,  6c  même  iî  profonde  en 
plufieurs  provinces ,  qu'on  y  peut  creufer  trois  6c  quatre  cens  pieds  fans 
trouver  le  roc. 

Qiiand  les  montagnes  font  pierreufes  ,  les  Chinois  en  détachent  les 
pierres,  6c  en  font  de  petites  murailles  pour  foutcnir  les  teiTafles:  ils  appla- 
niflent enfuite  la  bonne  terre,  6c  y  fément  le  grain.  Une  entreprife  fi  pé- 
nible fait  aflèz  voir  combien  le  peuple  de  la  Chine  eft  laborieux  ;  mais  on  le 
verra  encore  mieux  par  ce  que  je  vais  dire. 

QLioiqu'il  y  ait  dans  quelques  provinces  des  montagnes  défcrtes  6c  incul- 
tes, les  vallons  6c  les  campagnes  qui  les  féparent  en  mille  endroits,  font 
très  fertiles  6c  très  bien  cultivées;  on  n'y  voit  pas  un  feul  pouce  de  terre 
labourable  ,  qui  ne  foit  couvert  du  plus  beau  ris.  L'induftrie  Chinoife  a 
fçu  applanir  entre  ces  montagnes ,  tout  le  terrain  inégal  qui  eft  capable  de 
culture. 

Les  Laboureurs  divifent  comme  en  parterres  ,  celui  qui  eft  de  même  ni-   Suite  delà 
veau,  6c  par  étages  en  forme  d'amphithéâtre,  celui  qui  fuivant  le  penchant  culture  des 
des  vallons,  a  des  hauts  6c  des  bas  :  6c  comme  le  ris  ne  peut  ie  paflcr  d'eau,    *^""' 
ils  pratiquent  par  tout  de  diftance  en  diftance,  6c  ù  différentes  élévations, 

K  3  de 


78    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

de  friands  réfervoirs  pour  ramafler  l'eau  de  pluye,  ôc  celle  qui  coule  des 
niomagncs,  afin  de  la  dillribuer  également  dans  tous  leurs  parteires  de  ris: 
c'eft  à  quoi  ils  ne  plaignent  ni  foins,  ni  fatigues,  foit  en  laiilant  couler  l'eau 
par  fa  pente  naturelle,  des  réfervoirs  fupéneurs  dans  les  parterres  les  plus 
bas:  foit  en  la  faifant  monter  des  réiervous  inférieui-s ,  ôc  d'étage  en  étage, 
jufqu'aux  parterres  les  plus  élevez, 
^".^  ^'^'  Ils  fc  fervent  pour  cela  de  certains  chapelets,  ou  engins  hydrauliques,  af- 
dradiquej.  ^^z  fimples  pour  faire  circuler  l'eau.  Se  en  arrofer  continuellement  leurs  ter- 
res: de  forte  que  d'un  côté,  quelque  tems  qu'il  Eific ,  le  Laboureur  ell 
comme  afliiré  de  voir  chaque  année  la  terre  qu'il  cultive,  lui  rapporter  une 
moiflbn  proportionnée  à  fon  induitrie  6c  à  fon  travail:  &  d'un  autre  côté, 
le  voyageur  goûte  un  plailir  toujours  nouveau,  en  promenant  fucceiîivc- 
ment'la  vue  dans  ces  vallons  &  ces  campagnes  charmantes,  qui,  quoiqu'aP- 
fez  iémblables  pour  la  verdure  dont  elles  font  également  couvertes ,  ne  laif- 
fent  pas  de  préiénter  autant  de  fcénes  admirablement  diverfifiées  ,  par  la  dif- 
férente difpofition  ou  figure  de  montagnes  qui  les  environnent:  6c  il  fe  trou- 
ve, à  toute  heure  agréablement  furpris,  par  le  nouveau  fpeâacle  qu'offrent 
continuellement  à  fa  vue,  une  fuite  perpétuelle  d'amphithéâtres  verdoyans, 
qu'il  découvre  les  uns  après  les  autres  dans  fa  route. 
Du  Cha-  Cette  efpéce  de  chapelet  dont  ils  fe  fervent  cil  très-fîmple  ,  foit  par  fa 
pclet.Sc  fa  ftruélure,  foit  par  la  manière  dont  on  le  fait  joiier.  Il  eft  compofé  d'une 
defcnp-  chaîne  fans  fin  de  bois,  6c  d'un  grand  nombre  de  petites  planches  de  fix  ou 
fept  pouces  en  quarré,  enfilées  parallèlement  à  égales' dillances  6c  à  angles 
droits  par  le  .milieu  dans  la  chaîne  de  bois:  ce  chapelet  eft  étendu  le  long 
-d'un  canal  de  bois  fait  de  trois  planches  unies,  en  forme  d'eauge,  de  telle 
forte  que  la  moitié  inférieure  du  chapelet  porte  fur  le  fond  de  cet  auge,  6c 
en  occupe  toute  la  capacité  ;  6c  la  fupérieure  qui  lui  eft  parallèle ,  porte 
fur  une  planche  pofée  le  long  de  l'ouverture  du  canal.  Une  des  extrémitez 
du  chapelet,  je  veux  dire  celle  d'en  bas,  eft  pafiee  autour  d'un  cylindre 
mobile,  dont  l'axe  eft  pofé  fur  les  deux  cotez  de  l'extrémité  inférieure  du 
canal:  6c  l'autre  extrémité  du  chapelet,  fçavoir  celle  d'enhaut,  eft  montée 
fur  une  manière  de  tambour  garni  de  petites  planches,  fituées  de  telle  forte, 
qu'elles  cngrainent  exaélement  avec  les  planches  du  chapelet ,  ôc  que  ce 
tambour  venant  à  tourner  par  le  moyen  de  la  puiflance  qui  eft  appliquée  à 
fon  efiîcu,  fait  tourner  le  chapelet:  Se  comme  l'extrémité  fupérieure  du  ca- 
nal, oii  porte  ce  tambour, eft  appuyée  à  la  hauteur  oij  l'on  veut  faire  mon- 
ter l'eau,  6c  que  l'extrémité  intérieure  eft  plongée  dans  l'eau  qu'on  veut 
élever,  il  eft  ncceflaire  que  la  partie  inférieure  du.  chapelet ,  qui  occupe 
exaûement,  comme  nous  l'avons  dit,  la  capacité  du  canal  de  bois:  monte 
le  long  de  ce  canal  :  6c  que  toutes  les  petites  planches,  en  levant  avec  elles 
autant  d'eau  qu'elles  en  rencontrent,  c'eft;à-dire,  autant  que  le  canal  en 
peut  contenir:  ilie  forme  un  ruiflcau  d'eau,  qui  monte  fans  interruption  à 
la  hauteur  qu'on  fouhaitte,  tant  que  la  machine  eft  en  mouvement:  6c  ce- 
pendant la  partie  fupérieure  du  chapelet  defcendant  uniformément  le  long 
de  la  planche  ,  fur  laquelle  elle  porte,  ces  deux  mouvemens  joints  enfem- 
blc ,  font  tout  le  jeu  de  la  machine  qui  eft  mife  en  mouvement  dans  les 
v.ois  nianicres  fuivantes.  Prc- 


tion 


ET    DE   LA    TARTARIE    CHINOISE. 


7P 


Pi'emiérement ,  avec  la  main  par  le  moyen  d'une  ou  de  deux  mani- 
velles ,  attachées  immédiatement  aux  extrémitez  de  l'elîieu  du  tambour. 

Secondement,  avec  les  pieds,  par  le  moyen  de  certaines  chevilles  de 
bois  fort  groflés,  plantées  avec  faillie  de  plus  d'un  demi  pied  autour  de  l'ar- 
bre ou  cllicu  da  tambour  allongé  tout  exprès.  Ces  chevilles  ont  de  grofles 
têtes  oblongues  6c  arrondies  en  dehors,  c'ell-à-dire,  de  figure  propre  à 
apphquer  la  plante  du  pied  nud,  de  forte  qu'un  ou  plufieurs  hommes,  fui- 
vant  le  nombre  des  rangs  des  chevilles,  ou  debout,  ou  afîis,  peuvent  en  fe 
joiiant  6c  en  remuant  feulement  les  jambes  fuis  aucun  effort,  tenant  d'une 
main  un  parafol,  6c  de  l'autre  un  éventail,  faire  monter  un  ruifleau  per- 
pétuel dans  leurs  terres  arides. 

Troifiémement,  par  le  moyen  d'un  buffle  ou  de  quelque  autre  animal, 
qu'on  attache  à  une  grande  roué ,  d'environ  deux  toifes  de  diamètre,  fituée 
horizontalement,  à  la  circonférence  de  laquelle  on  a  planté  un  grand  nom- 
bre de  chevilles  ou  de  dents,  qui  engrainant  exaétement  avec  des  dents  fem- 
blables,  plantées  autour  de  l'efTieu  du  tambour,  font  tourner  la  machine, 
quoique  plus  grande,  avec  beaucoup  de  facihté. 

Lorfqu'on  nettoyé  un  Canal,  ce  qui  arrive  de  tems  en  tcms,  on  le  coupe 
de  diftance  en  diftance,  par  des  digues,  6c  l'on  en  aflîgne  une  partie  à  cha- 
cun des  villages  circonvoifins  :  on  voit  aulîltôt  différentes  troupes  de  pay- 
fans,  qui  apportent  une  efpèce  de  chapelet  compofé  de  petites  planches 
quarrées,  dont  ils  lé  fervent  pour  élever  l'eau  du  Canal  dans  la  campagne  : 
£c  comme  les  rives  font  fort  hautes,  ils  dreflent  leurs  chapelets  à  triple  éta- 
ge, 6c  fe  portent  ainfi  l'eau  les  uns  aux  autres.  Ce  travail  quoique  long 
6c  pénible  eft  auffi-tôt achevé  par  kmultitude  de  ceux  qui  y  font  occupez. 
Il  y  a  des  endroits  où  les  montagnes  qui  ne  font  pas  fort  hautes,  fe  tou- 
chent les  unes  les  autres,  &c  ibnt  prefque  fans  vallées;  on  en  voit  de  fcmbla- 
bles  dans  la  province  de  Fo  kien:  cependant  elles  font  toutes  cultivées,  par 
le  fécret  qu'ont  les  Laboureurs,  d'y  faire  couler  de  l'eau  autant  qu'ils  veu- 
lent, en  la  conduilant  d'une  montagne  à  l'autre  par  des  Canaux  de  bambou. 
La  peine  Se  les  travaux  continuels  de  ces  pauvres  gens,  devient  quelque- 
fois inutile,  fur  tout  en  certaines  provinces,  par  la  multitude  de  ftuterelles 
qui  ravagent  leurs  campagnes:  c'eil  un  fléau  terrible,  à  en  juger,  parce 
que  rapporte  un  auteur  Chinois:  on  en  voit,  dit-il,  une  multitude  éton- 
nante, qui  couvre  tout  le  ciel:  elles  font  fi  preffées,  que  leurs  ailes  paroif- 
fent  le  tenir  les  unes  aux  autres:  elles  font  en  fi  grand  nombre  qu'en  élevant 
les  yeux ,  on  croit  voir  fur  fa  tête  de  hautes  6c  vertes  montagnes,  c'eft  fon 
cxpreflion:  le  bmit  qu'elles  font  en  volant, approche  du  bruit  que  fait  un 
tambour. 

Le  même  auteur  a  remarqué  qu'on  ne  voit  d'ordinaire  cette  quantité  in- 
croyable de  fauterelles,  que  lorlque  les  inondations  font  fuivies  d'une  année 
de  grande  fécherefle  :  6c  philofophant  à  fa  manière,  il  prétend  que  les  œufs 
des  poiffons  qui  fe  font  répandus  fur  la  terre,  venant  à  éclore  par  la  cha- 
leur, produii'ent  cette  multitude  prodigieUfe  d'infeftes,  qui  ruinent  en  peu 
de  tcms  l'efpérance  des  plus  abondantes  récoltes. 

C'eft 


De  Ton 

Mouve- 
ment, & 
de  fon 
Aftion. 


Du  Netto. 
ycmeiu 
des  Ca- 
naux. 


Incoramo- 

dué  d.-s 
Siucerel- 


P rédige  de 
ce  fleatt. 


8o    DESCRIPTION    DE  L'EMPIRE    DE  LA  CHINE, 

Moyens  C'eft  alors  qu'on  voit  les  Laboureurs  délolez,  fuer  toute  la  journée  fous 

<iéb\"irer    ""  *'''^'  brûlant,    pour  écarter  ces  inlcétcs  ,   avec  des  drapeaux  qu'ils  pro- 
mènent fur  la  cime  de  leurs  moiflbns.     Cette  funelte  playe  ell  allez  ordinai- 
re dans  la  province  de  Chan  tong^  au  tems  d'une  grande  lé':herefle;  quelque- 
fois elle  ne  ié  répand  qu'à  une  lieuë  au  loin,  6c  les  moilions  iont  très-belles 
,    dans  le  relie  de  la  province, 
eft  FAgri^-       ^^  ^î"'  foutient  dans  leurs  travaux ,  ceux  qui  cultivent  la  terre  avec  tant 
culture.       de  foins  &  de  fatigues,  ce  n'eil  pas  feulement  leur  propre  intérêt,  c'eil:  en- 
.  .     cote  plus  la  vénération  oià  ell  l'Agriculture,  ôc  i'eilirne  que  ks  Empereurs 
ne\°li°'"  ^"  °"'-  ^°'^.io'-"'s  ^^i'^  depuis  la  nailFance  de  l'Empire.  C'eft  Uiie  opinion  com- 
Chine.        mune  qu'elle  leur  a  été  enfeignée  par  un  de  leurs  premiers  Empereurs  nonï- 
mé  Chin  nong^  6c  ils  le  révèrent  encore  aujourd'hui  comme  l'inventeur  d'un 
Art  il  utile  aux  peuples. 

L'Agriculture  fut  encore  plus  accréditée  par  un  autre  de  leurs  premiers 
Empereurs,  qui  fut  tiré  de  la  charuë,  pour  monter  fur  le  Trône:  l'hiftoi- 
re  en  ell  rapportée  dans  les  livres  de  leurs  cnciens  Philofophes. 

L'Lmpereur  Tan^  à  ce  qu'ils  racontent,  qui  commença  à  régner  zjyj. 
ans  avant  Jefus-Chrift,  6c'  dont  le  régne  fut  ii  long,  après  avoir  reftitué 
Laboureur  j^g  divers  Tribunaux  des  Magillrats ,  qui  fubfiilent  encore  aujourd'hui  , 
fe^'Fiône  P^nfa  à  fe  décharger  fur  un  autre  du  poids  du  Gouvernement:  il  en  conféra 
de  la  Chi-  avec  fes  principaux  Miniftres:  ils  répondirent  qu'il  ne  pouvoit  mieux  faire, 
ne.  que  de  remettre  le  foin  de  fes  Etats  à  l'aîné  de  fes  enfans,  qui  étoit  un  Prin- 

ce fage,  d'un  beau  naturel,  ôc  d'une  grande  efpérance.  Yao  connoiflant 
mieux  que  fes  Miniilres  le  génie  de  fonfils,  qui  étoit  diflimulé  6c  artifi- 
cieux, regarda  ce  confeil  comme  l'effet  d'une  vaine  complaifance,  c'eft 
pourquoi,  fans  rien  conclure, il  rompit  l'aflemblée,  êv  remit  l'affaire  à  un 
autre  jour. 

Q^ielque  tems  après,  ayant  déjà  régné  70.  ans,  il  fît  appeller  l'un  de  fes 
plus  fidèles  Miniftres,  Scluidit:  „  Vous  avez  de  la  probité,  de  la  fagef- 
„  fe,  6c  de  l'expérience:  je  crois  que  vous  remplirez  bien  ma  place,  6c  je 
„  vous  la  deftine.  Grand  Empereur,  répondit  le  Miniftie,  je  fuis  tout-à- 
„  fait  indigne  de  l'honnem-  que  vous  me  faites,  6c  je  n'ai  pas  les  qualitez 
„  que  demande  un  emploi  fi  éclatant  6c  fi  diificile  à  remplir  ;  mais  puif- 
„  que  vous  cherchez  quelqu'un  qui  mérite  de  vous  fuccéder ,  6c  qui  puif- 
nesQuâli-  "  ^^  conferver  la  paix,  la  juftice,  6c  le  bon  ordre  que  vous  avez  mis  dans 
lés.  »  vos  Etats,  je  vous  dirai  fincércment  que  je  n'en  connois  point  de  plus  ca- 

,,  pable,  qu'un  jeune  Laboureur  qui  n'cft  pas  encore  marié.  Il  n'cil  pas 
„  moins  l'amour  que  l'admiration  de  tous  ceux  qui  le  connoiflent,  par  fa 
„  probité,  par  la  lageflé,  6c  par  l'égalité  defonefprit,  dans  une  fortune 
„  fi  baflé,  6c  au  milieu  d'une  famille  où  il  a  infiniment  à  fouft'rir  de  la  mau- 
„  vaife  humeur  d'un  père  chagrin,  6c  des  emportemens  d'une  mcre  qui  ne 
j,  garde  point  de  mcfure.  Il  a  des  frères  fiers,  violens,6c  querelleurs,  avec 
„  qui  perfonne  n'a  pu  vivre  jufqu'à  préfent.  Lui  feul  a  fçu  trouver  la  paix, 
5,  ou  plutôt  a  fçu  la  mettre  dans  une  maifon  compofée  d'efprits  fi  bizarres 
„  êc  fi  dérailbnnablcs.  Je  juge ,  Seigneur  ,  qu'un  homme  qui  fe  con- 
5,  duit  avec  tant  de  lagefle  dans  une  fortune  privée,  6c  qui  joint  à  cet- 
te 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE,  Si 

„  te  douceur  de  naturel,  un  travail,  une  adrefle,  &  une  application  infa- 
„  tigable,  eft  le  plus  capable  de  gouverner  votre  Empire,  d'y  maintenir 
„  les  fages  loix  qui  y  font  établies.,, 

Tae  également  touché,  &  de  la  modeftie  de  fon  Miniftre  qui  refufoit  le 
Trône,  &  du  récit  qu'il  lui  faifoit  de  ce  jeune  Laboureur,  lui  ordonna  de 
le  faire  venir,  &  l'obligea  de  demeurer  à  fa  Cour.  Il  obferva  fes  démar-  ?'  i"^^  * 
ches  durant  plufieurs  années ,  &  de  quelle  manière  il  s'acquittoit  des  em-  *  °"'^' 
plois  qu'il  lui  confia:  enfin  fe  fcntant  accablé  de  vieillefTe ,  lU'appella,  6c 
lui  dit,  „  Churiy  (c'étoit  le  nom  du  jeune  homme)  j'ai  aflez  long-tems 
„  éprouvé  votre  fidélité,  pour  m'aflurer  que  vous  ne  tromperez  pas  mon 
„  attente  &  que  vous  gouvernerez  mes  peuples  avec  fagefle;  je  vous  remets 
„  toute  mon  autorité,  foyez  leur  père  plutôt  que  leur  maître,  5c  fouve- 
„  nez- vous  que  je  vous  fais  Empereur,  non  pour  vous  faire  fervir  par  vos 
j,  peuples,  mais  pour  les  protéger,  pour  les  aimer,  &  pour  les  fecourir 
„  dans  leurs  befoins.  Régnez  avec  équité,  6c  rendez  leur  la  juftice  qu'ils 
j,  attendent  de  vous.  „ 

Ce  choix  d'un  Empereur  tiré  de  la  campagne,  a  infpiré  aux  Chinois  une  ^^^^^  L*^ 
grande  eftime  pour  l'Agriculture.  2»  qui  fuccéda  à  C^««, parvint  au  Trône  gppç]^^"^- 
par  la  même  voye.  *  régner. 

Au  commencement  de  la  fondation  de  l'Empire,  plufieurs  bafles  Con- 
trées fe  trouvèrent  encore  couvertes  d'eaux  :  ce  fut  lui  qui  trouva  le  féci-et  Libres  fw 
d'ouvrir  divers  canaux,  pour  les  faire  écouler  dans  la  Mer:  il  s'en  fervit  en-  l'Agricul- 
fuite  pour  fertilifer  les  campagnes:  il  écrivit  plufieurs  Livres  fur  la  manié-  ture. 
rc  de  cultiver  la  terre  en  la  fumant,  en  la  labourant,  6c  en  l'arrofant  pour 
la  rendre  plus  féconde  :   ce  fut-là  ce  qui  porta  Chun  à  le  nommer  fon  fuc- 
cefleur. 

Tant  de  Livres  fur  une  matière  fi  utile,  qui  font  les  Ouvrages  d'un  Empe- 
reur, ont  augmenté  le  crédit  de  l'Agriculture,  que  l'on  voit  n'avoir  pas 
été  indigne  des  foins,  6c  de  l'application  d'un  grand  Prince. 

Plufieurs  autres  Empereurs  ont  donné  des  marques  de  leur  zèle,  pour  la  Zèle  de 
culture   des  terres  :  Kang  'vang  qui  fut  troifiéme  Empereur  de  la  famille  ^'^rapc- 
Tcheou,   fit  mefurer  6c  arpenter  les  terres,  par  T'chao  kong  l'un  de  fes  Minif-  ^^ng  pour 
très  :  il  vifita  lui-même  toutes  les  provinces  de  fes  Etats,    6c  fit  planter  des  l'Agricul- 
bornes  pour  prévenir  les  difputes  oC  les  conteftations  des  Laboureurs.  Tchao  '"f^- 
kong  écoutoit  leurs  plaintes ,    6c  leur  rendoit  la  juftice  fous  un  Saule,  qui 
fut  long-tems  en  vénération  parmi  ces  peuples. 

King  vang  qui  fut  le  vingt-quatrième  Empereur  de  la  même  famille,  5c  qui  ^'"^  '"""^ 
régnoit  au  tems  que  naquit Confucius,  5-4 i.  ans  avant  la  nailTance  de  Jefus-  |es"Loi'x  * 
Chrift,  fit  un  nouveau  partage  des  terres,  6c  renouvella  les  loix  qui  avoient  lurTAgri- 
été  faites  pour  la  culture  des  champs.  culture. 

Enfin  il  n'y  a  point  d'Empereur  qui  ait  tant  contribué  à  l'eftime  de  l'A- 
griculture que  Fen  ti^  qui  regnoit  17p.  ans  avant  la  venue  de  Jefus-Chriftj    ^.^"  ''  '^"'- 
car  ce  Prince  voyant  que  les  guerres  avoient  ruiné  fon  pays,  aflembla  fon   in^i^n^î^ie" 
Confeil  pour  délibérer  fur  les  moyens  de  le  rétablir,  6c  pour  engager  fes   tires  de 
Sujets  à  la  culture  des  terres,  il  leur  en  donna  l'exemple  lui-même,  en  cul-   fon  Palais. 
l'orne  II.  L  ti- 


Fête  en 
l'honneir 
de   l'Atri- 
culturcr 


Si  Def- 

cription. 


L'Empe- 
reur la- 
boure la 
teire. 

rang 
uhing  fe 
conforme 
à  cette  an- 
ci  etMie 
Coutume, 


8i  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

tivant  de  les  mains  Royales  les  terres  de  fon  palais ,  ce  qui  obligea  les  Minif- 
tres ,  &  tous  les  Seigneurs  de  fa  Cour  à  en  taire  de  même. 

On  croit  que  c'ell  là  ce  qui  a  donné  heu  à  une  grande  Fête,  qui  fe  cé- 
lèbre tous  les  ans  dans  toutes  les  villes  de  la  Chine,  le  jour  que  le  Soleil 
entre  au  quinzième  degré  du  figne  du  Verfeau  ,  qu'ils  regardent  comme  le 
commencement  de  leur  Printems. 

Ce  jour  là  le  Gouverneur  ou  le  premier  Mandarin  fort  de  fon  palais,  por- 
té dans  fa  chaife,  précédé  d'étendards  6c  de  flambeaux  allumez,  avec  di- 
vers iaflrumens.  Il  ell:  couronné  de  fleurs,  6c  marche  en  cet  équipage  vers 
la  porte  de  la  ville,  qui  regarde  l'Orient,  comme  pour  aller  au-devant 
du  Printems.  Il  eft  accompagné  de  plufieurs  Brancarts  peints  6c  ornez  de 
divers  tapis  de  foye,  fur  lefquels  font  des  figures,  &  des  repréfentations  des 
perfonnes  iliuftres,  qui  ont  exercé  l'Agriculture, Sc  quelques  hiftoires  fur  le 
même  [fujet.  Les  rués  font  tapiflees  :  on  élève  d'cfpâce  en  efpâce  ,  des 
Arcs  de  triomphe  :  on  fufpend  des  lanternes ,  6c  l'on  fait  des  illumi- 
nations. 

Entre  les  Figures,  eft  une  grande  vache  de  terre  cuite,  d'une  fi  énorme 
grandeur,  que  quelquefois  40.  hommes  ont  de  la  peine  à  la  porter:  derrière 
cette  vache  dont  les  cornes  font  dorées ,  eft  un  jeune  enfant  qui  a  un  pied 
nud,  6c l'autre  chauffé:  ils  l'appellent  l'efprit  du  travail  Se  de  h  diligence. 
Cet  enfant  frappe  fans  ceffe  d'une  verge  la  vache  de  terre,  comme  pour  la 
faire  avancer.  Elle  eft  fuivie  de  tous  les  Laboureurs  avec  leurs  inftrumens; 
des  compagnies  de  Mafques  6c  de  Comédiens  fuivent ,  en  faifant  diverfes  re- 
préfentations. 

C'cft  ainfî  qu'on  fe  rend  devant  le  palais  du  Gouverneur  :  èc  là  on  dé- 
poiiille  la  vache  de  tous  fes  ornemens,  on  tire  de  fon  ventre  un  nombre 
prodigieux  de  petites  vaches  d'argile,  6c  on  les  diftribue  à  toute  la  troupe: 
on  met  en  même  tems  la  vache  en  pièces,  6c  l'on  en  diftribue  pareillement 
les  morceaux.  Après  quoi  le  Gouverneur  fait  un  petit  difcours ,  par  lequel 
il  recommande  le  foin  de  l'Agriculture  comme  l'une  des  choies  les  plus  nc- 
ccffaires  à  un  Etat. 

L'attention  des  Empereurs  6c  des  Mandarins  pour  la  culture  des  terres, 
eft  fi  grande ,  que  lorfqu'il  vient  à  la  Cour  des  députez  de  la  part  des  Vice- 
rois,  l'Empereur  ne  manque  jamais  de  leur  demander  en  quel  état  ils  ont 
vu  les  campagnes.  Une  pluye  tombée  à  propos  .eft  un  fujet  de  rendre 
vifite  au  Mandarin  ,   6c  de  le  complimenter. 

Tous  les  ans  au  Printems,  à  l'exemple  des  anciens  Fondateurs  de  cette 
belle  Monarchie,  l'Empereur  va  Iblemnellement  lui-même  labourer  quel- 
ques filions,  pour  animer  par  fon  éxemp.le  les  Laboureurs  à  la  culture  des 
terres.     Les  Mandarins  de  chaque  ville  font  la  même  cérémonie. 

Tong  tching  qui  eft  aujourd'hui  fur  le  Trône, déclara,  auflîtôt  que  le  tems 
de  fondciiilfut  expiré,  qu'il  vouloit  fe  conformer  tous  les  ans  à  cette 
ancienne  6c  loiiable  coutume.  Il  avoit  déjà  pubUé  quelques  mois  auparavant 
une  inftrudion  fignée  du  pinceau  rouge,  c'eft-à-dire  ,  de  fa  propre  main, 

pour 


ET   DE   LA   TARTARIE   CHINOISE. 


85 


pour  exhorter  le  peuple  à  s'adonner  fans  relâche  à  TAgriculture.  Tel  efl 
l'ordre  qui  s'obfei-ve  dans  cette  cérémonie. 

Au  commencement  du  Printems  Chinois,  c'eft-à-dire ,  dans  le  mois  de 
Février,  le  Tribunal  des  Mathématiques  ayant  eu  ordre  d'examiner  quel 
étoit  le  jour  convenable  à  la  cérémonie  du  labourage,  détermina  le  z^.  de 
la  deuxième  Lune,  &  ce  par  le  Ti'ibunal  des  Rits  ,  que  ce  jour  fût  an- 
noncé à  l'Empereur  par  un  Mémorial,  où  l'on  avoit  marqué  ce  que  ce 
Prince  devoit  taire  pour  fe  préparer  à  cette  Fête. 

Selon  ce  Mémorial,  premièrement,  l'Empereur  doit  nommer  les  douze 
perfonnes  illuftres  qu'il  choîfit  pour  l'accompagner,  6c  labourer  après  luij 
fçavoir  trois  Princes ,  Se  neuf  Préfidens  des  Cours  fouveraincs.  Si  quelques- 
uns  des  Préfidens  étoient  trop  vieux  ou  infirmes,  l'Empereur  nomme  leurs 
Aflcfleurs  pour  tenir  leur  place. 

Secondement,  cette  cérémonie  ne  confifte  pas  feulement  à  labourer  la 
terre,  pour  exciter  l'émulation  par  fon  exemple,  mais  elle  renferme  encore  un 
facrifice  que  l'Empereur ,  comme  grand  [Pontife,  offre  au  Changti^^ow  lui 
demander  l'abondance  en  faveur  de  fon  peuple.  Or  pour  fe  préparer  à  ce 
Sacrifice,  il  doit  jeûner,  &  garder  la  continence  les  trois  jours  précédens. 
La  même  préparation  doit  être  obfervée  par  tous  ceux  qui  font  nommez 
pour  accompagner  Sa  Majefté,  foit  Princes,  foit  Mandarins  de  Lettres  ou 
de  Guerre. 

Troifiémement,  la  veille  de  la  cérémonie.  Sa  Majefté  choîfit  quelques 
Seigneurs  de  la  première  qualité ,  &  les  envoyé  à  la  Salle  de  fes  ancêtres  fe 
profterner  devant  la  tablette,  6cles  avertir,  comme  s'ils  étoient  encore  en 
vie,  que  le  jour  fuivant  il  offrira  le  grand  Sacrifice. 

Voilà  en  peu  de  mots  ce  que  le  Tribunal  des  Rits  marquoit  pour  la  per- 
fonne  de  l'Empereur:  11  dèclaroit  auflî  les  préparatifs  que  les  différens  Tri- 
bunaux étoient  chargez  de  faire  :  l'un  doit  préparer  ce  qui  doit  fervir  au 
facrifice  :  un  autre  doit  compofer  les  paroles  que  l'Empereur  recite  en  fai- 
fantle  Sacrifice:  un  troifiéme  doit  faire  porter  6c  drefler  les  Tentes,  fous 
lefquelles  l'Empereur  doit  dîner,  au  cas  qu'il  ait  ordonné  d'y  porter  un  re- 

f)as.  Un  quatrième  doit  afiembler  quarante  ou  cinquante  vénérables  vieil- 
ards  Laboureurs  de  profefiion  ,  qui  foient  préfens,  lorfque  l'Empereur  la- 
boure la  terre.  On  fait  venir  aufîi  une  quarantaine  de  Laboureurs  plus  jeu- 
nes, pour  difpofer  la  charuë,  atteler  les  bœufs,  &  préparer  les  grains  qui 
doivent  être  lèmcz.  L'Empereur  féme  cinq  fortes  de  grains,  qui  font  ceniez 
les  plus  néceflaires.  Se  fous  lefquels  font  compris  tous  les  autres,  le  froment, 
le  ris,  le  millet,  la  fève,  &  une  autre  efpèce  de  mil ,  qu'on  appelle  Cao  Icnng. 
Ce  furent  là  les  préparatifs  :  le  vingt-quatriérae  jour  de  la  Lune,  l'Em- 
pereur fe  rendit  avec  toute  fa  Cour  en  habit  de  cérémonie  au  lieu  deftiné  à 
offrir  au  C/.;««_^// le  Sacrifice  du  Printems,  par  lequel  on  le  prie  de  faire  croître 
5c  de  conferver  les  biens  de  la  terre:  c'eft  pour  cela  qu'il  l'offre,  avant  que 
de  mettre  la  main  à  la  charue  :  ce  lieu  eft  une  élévation  de  terre  à  quelques 
ftades  de  la  ville  du  côté  du  Midi.     Il  doit  avoir  cinquante  pieds  quatre 

!7ouccs  de  hauteur.     A  côté  de  cette  élévation  cft  le  champ ,  qui  doit  être 
abouré  par  les  mains  Impériales. 

L  z  L'Em- 


Coutumcs 
à  ce  (ujct. 


Perfonnei 
qui  ac- 
compa- 
gnent 
i' Empe- 
reur dans 
cette 
occafion. 
En  quoi 
conlille 
cette  Cé- 
rémonie. 


Règle- 
ment du 
Tribunal 
des  Rus. 


Suitte  de 
cette  Cé- 
rémonie. 


L'Empe- 
reur féme. 


De  la  Ré- 
colte des 
grains. 


Recora- 
•penfes 
pour  les 
Labou- 
reurs. 


En  quoi 
elles  con- 
Ment. 


84    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

L'Empereur  facrifia ,  6c  après  le  facrifice  ,  il  defcendit  avec  les  trois 
Princes  &  les  neuf  Préfîdens  qui  dévoient  labourer  avec  lui.  Plufieurs 
grands  Seigneurs  portoient  les  coffres  précieux,  qui  renfermoient  les  grains 
qu'on  devoit  fémcr.  Toute  la  Cour  y  affilia  en  grand  filence :  l'Empereur 
prit  la  charuë,  5c  fit  en  labourant  plufieurs  allées  6c  venues  :  lorfqu'il 
quitta  la  charuë,  un  Prince  du  Sang  la  conduilît  ôc  laboura  à  fon  tour: 
ainfi  du  refte.  Après  avoir  labouré  en  divers  endroits,  l'Empereur  féma 
les  différens  grains:  on  ne  laboure  pas  alors  tout  le  champ  entier,  mais 
les  jours  fuivans  les  Laboureurs  de  profeffion  achèvent  de  le  labourer. 

Il  y  avoit  cette  année  là  44. anciens  Laboureurs,  6c  41. plus  jeunes.  La 
cérémonie  fe  termina  par  une  récompcnfe  que  l'Empereur  leur  fit  donner: 
elle  eft  réglée,  &  elle  confîfte  en  quatre  pièces  de  coton  teintes  en  cou- 
leur, qu'on  donne  à  chacun  d'eux,  pour  fe  faire  des  habits. 

Le  Gouverneur  de  la  ville  de  Peking ,  va  fouvent  vifiter  ce  champ 
qu'on  cultive  avec  grand  foin:  il  parcourt  les  filions,  il  examine  s'il  n'y 
a  point  d'épis  extraordinaires  6c  de  bon  augure.  Par  exemple,  il  avertit 
dans  cette  occafion  qu'il  y  avoit  tel  tuyau  ,  qui  portoit  jufqu'à  treize 
épis. 

Dans  l'Automme,  c'eft  ce  même  Gouverneur  qui  doit  fiiirc  amafler  les 
grains:  on  les  met  dans  des  facs  de  couleur  jaune,  qui  eft  la  couleur  Im- 
périale, 6c  ces  facs  fe  gardent  dans  un  magazin  conftruit  exprès,  qui  s'ap- 
pelle le  magazin  Impérial.  Ces  grains  fe  réfervent  pour  les  cérémonies  les 
plus  folemnelles  :  lorfque  l'Empereur  facrifie  au  Tien  ou  au  Changti^  il  en 
offre  comme  étant  le  fniit  de  fes  mains  :  &  à  certains  jours  de  l'année,  il 
en  fert  à  fes  ancêtres  comme  il  leur  en  ferviroit ,  s'ils  étoient  encore 
vivans. 

Parmi  plufieurs  beaux  Réglemens,  que  le  même  Empereur  a  fait  depuis 
fon  avènement  à  la  Couronne,  pour  le  gouvernement  de  fon  Empire,  il 
a  eu  une  attention  finguliére  pour  les  Laboureurs  :  afin  de  les  exciter  au 
travail,  il  a  ordonné  aux  Gouverneurs  de  toutes  les  villes ,,  de  l'informer 
chaque  année  de  celui,  qui  parmi  les  gens  de  cette  profeffion,  fe  fera  le 
plus  diftingué  dans  leur  diftriét,  par  fon  application  à  la  culture  des  ter- 
res, par  l'intégrité  de  fa  réputation,  par  le  foin  d'entretenir  l'union  dans 
fa  famille,  6c  la  paix  avec  fes  voifîns:  enfin  par-  fon  ceconomic,  ôc  fon 
éloignement  de  toute  dépenfe  inutile. 

Sur  le  rapport  du  Gouverneur,  Sa  Majefté  élèvera  ce  fage  Scaétif  La- 
boureur, au  degré  de  Mandarin  du  huitième  Ordre,  6c  lui  envoycra  des 
Patentes  de  Mandarin  honoraire.  Cette  diftinction  lui  donnera  droit  de 
porter  l'habit  de  Mandarin,  de  vifiter  le  Gouverneur  de  la  ville,  de  s'af- 
feoir  en  fa  préfence,  6c  de  prendre  du  thé  avec  lui  :  il  fera  refpefté  le  refte 
de  fes  jours,  6c  après  fa  mort,  on  lui  fera  des  obféques  convenables  à  fon 
degré,  &  fon  titre  d'honneur  fera  écrit  dans  la  falle  des  ancêtres..  Quelle 
joie  pour  ce  vénérable  vieillard  6c  pour  toute  fa  famille  !  outre  l'émula- 
tion qu'une  telle  récompenfe  excite  parmi  les  Laboureurs ,  l'Empereur 
donne  encore  un  nouveau  luftrc  à  une  profeffion  fi  importante  à  l'Etat,  & 
qui  de  tout  'tems  a  été  cftimée  dans  l'Empire. 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  8f 

De  l'adreffe  des  Art'tfans  ,     ^  de  V'mduftr'te  du 
menu  Peuple. 

ON  diftingue  parmi  le  peuple,  comme  je  lai  dit,  trois  fortes  de  pro-  Des  Artf^ 
feflions;  celle  des  Laboureurs,  qui  eft  la  plus  eftiméc}  celle  des  Mar-  f^ns. 
chands,dont  je  parlerai , lorfqu'il  s'agira  du  commerce  qui  fe  fait  à  la  Chine; 
&  enfin  celle  des  Artifans  qui  vivent  du  travail  de  leurs  mains,  ôc  qui  étant 
continuellement  occupez  aux  Arts  méchaniques ,  fournirent  aux  nécefîîtez 
&  aux  commoditez  de  la  vie. 

Le  menu  peimle  ne  peut  guerds  fatisfeire,  ni  pourvoir  à  fon  entretien,' 
que  par  un  pénible  &  continuel  travail  :  auffi  ne  voit-on  gueres  de  Nation 
plus  lobre  Se  plus  laborieufe.  Un  Chinois  paifera  les  jours  entiers  à  re- 
muer la  terre  à  force  de  bras;  fouvent  il  fera  dans  l'eau  jufqu'aux  genoux, 
&  le  foir  il  fe  croira  heureux  de  trouver  du  ris,  des  herbes  cuites  avec  un 
peu  de  thé. 

II  eft  à  obferver  qu'à  la  Chine,  le  ris  fe  cuit  toujours  à  l'eau,  &  il  eft  à 
l'égard  des  Chinois,  ce  que  le  pain  eft  à  l'égard  des  Européans,  fans  jamais 
caufer  de  dégoût;  ces  peuples  s'accoutument  de  bonne  heure  à  foufFrit: 
&  les  travaux  dans  lefquels  on  les  élève  dès  leur  enfance,  contribuent  beau- 
coup à  çonferver  l'innocence  de  leurs  mœurs. 

Les  ouvrages  de  vernis,  les  belles  porcelaines,  &  ces  différentes  étoffes  ^f  '5"* 
de  foye  fi  bien  travaillées ,  qui  nous  viennent  de  la  Chine,  prouvent  affez  *' 

l'adreflc  ^  l'habileté  des  ouvriers  Chinois  ;  ils  ne  travaillent  pas  moins  déli- 
catement toutes  fortes  d'ouvrages  d'ébéne,  d'écaillé,  d'yvoire,  d'ambre, 
&  de  corail:  leurs  pièces  de  fculpture,  de  même  que  les  ouvrages  publics, 
tels  que  font  les  portes  des  grandes  villes,  les  arcs  de'  triomphe,  leurs 
ponts  6c  leurs  tours  ,  ont  quelque  chofe  de  grand  &  de  noble  :  enfin  ils 
réuflîflént  également  dans  tous  les  Arts  ,  qui  font  nécelfaires  aux  ufages 
ordinaires  de  la  vie ,  ou  qui  peuvent  contribuer  à  une  certaine  propreté  : 
8c  s'ils  n'ont  pas  atteint  le  degré  de  pcrfeélion ,  que  nous  voyons  dans  plu- 
fîeurs  ouvrages  d'Europe,  c'eft  qu'ils  font  arrêtez  par  la  frugalité Chinoife, 
qui  a  mis  des  bornes  aux  dépenfes  des  particuliers. 

Il  eft  vrai  qu'ils  ne  font  pas  auffi  inventifs  que  nos  Artifans, mais  les  outils  Leurs  Ma-^ 
dont  ils  fe  fervent  font  plus  fimples,  &  ils  imitent  affez  bien  tous  les  ouvra-  nufaâures, 
ges  qui  leur  ont  été  apportez,  &  qui  leur  étoient  inconnus.  Ainfi  on  leur 
voit  faire  maintenant ,  auffi  bien  qu'en  Europe,  des  montres,  des  horlo- 
ges, du  verre,  des  fulils  ,  des  piftolets,  &  plufieurs  autres  chofes,  dont 
ils  n'avoient  pas  même  l'idée  ,  ou  qu'ils  ne  faifoient  que  fort  impar- 
faitement. 

Il  y  a  dans  toutes  les  villes  des  Artifans  de  toute  forte,  dont  les  uns  tra-  Leurs  Mai 
vaillent  dans  leurs  boutiques  à  leurs  atteliers ,  Scies  autres  vont  de  rue  en  rue  niéres  fi^ 
offrir  leurs  fervices,  à  ceux  qui  en  ont  befoin:  la  plû-part  travaillent  dans  guiiéresde 
L   5  les  "^vaiUsr, 


Particuliè- 
rement 
celle  des 
Barbiers. 


Voitures 
pour  les 

villes. 


Moulins 
à  bras 
d'un  grand 
ufagc  à  la 
Chine. 


Moulins  a 
eau  en 
petit  nom- 
bre. 

Leur  conf- 
truftion. 


Indiiftrie 
extraordi- 
naire des 
Clvinois. 


8ô    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DELA  CHINE, 

les  maifons  des  paiciculiers  :  Ti,  par  exemple,  vous  voulez  vous  faire  faire 
un  habit,  le  Tailleur  vient  de  giand  matm  dans  votre  maifon,  8c  s'en  re- 
tourne le  foir  chez  lui  ;  il  en  clt  de  même  des  autres  ouvriers  :  il  n'y  a  pas 
iufqu'aux  Forgerons,  qui  portent  avec  eux  leurs  outils,  leur  enclume.  Se 
leurs  fourneaux  pour  les  ouvrages  ordinaires. 

Grand  nombre  de  Barbiers  parcourent  la  ville  avec  une  efpèce  de 
fonnette,  pour  avertir  ceux  qui  ont  befoin  de  leur  fervice  :  ils  portent 
fur  leurs  épaules  un  fiége ,  leur  baffin ,  leur  cocquemart ,  &  du  feu  , 
avec  le  linge  èc  leur  troulTe:  &  fur  le  champ,  oii  l'on  veut, dans  la  rue,  au 
milieu  d'une  place,  fur  la  porte  des  maifons,  ils  rafent  fort  proprement 
la  tête,  n'y  laiflant  qu'une  longue  treffe  de  cheveux  furie  derrière,  à  la 
manière  des  Tartares  qui  ont  introduit  cet  ufage  :  ils  ajuftent  les  fourcils, 
nettoyent  les  oreilles  avec  des  inftrumens  propres  à  cet  uiage, tirent  les  bras, 
frottent  les  épaules,  &  font  cela  pour  i8.  deniers,  qu'il* reçoivent  avec 
beaucoup  de  reconnoiffance.  Puis  ils  recommencent  avec  leur  fonnette  à 
chercher  d'autres  pratiques. 

Plufieurs  gagnent  leur  vie  à  fournir  des  voitures  pour  aller  par  la  ville, 
particulièrement  dans  Peking.  On  trouve  dans  toutes  les  places  &  les  carre- 
fours, des  chevaux  fêliez  Se  tout  prêts  à  être  montez,  des  mulets, des  chai- 
fes:  &  l'on  peut  à  toute  heure  avoir  en  chaque  endroit,  cinquante  ou  cent 
de  ces  voitures,  à  un  prix  fort  modique. 

Il  n'y  a  point  d'inventions  aufquelles  ils  n'ayent  recours,  pour  trouver  le 
moyen  de  fubfifter  :  comme  il  n'y  a  pas  dans  tout  l'Empire  un  pouce  de 
terre  inutile,  aufîi  n'y  a-t'il  perfonne,  ni  homme,  ni  femme,  quelque  a- 
vancè  qu'il  foit  en  âge,  quelque  incommodité  qu'il  ait,  fût-il  fourd  6c  aveu- 
gle ,  qui  ne  gagne  aifémcnt  fa  vie.  On  ne  fe  fert  gueres  à  la  Chine 
pour  moudre  le  grain,  que  de  moulins  à  bras:  une  infinité  de  ces  pauvres 
gens  s'occupent  à  ce  travail,  qui  ne  demande  que  le  mouvement  des  mains. 
Cen'eft  pas  qu'il  n'y  ait  auffi  des  moulins  à  eau  :  on  en  voit  fur  les  rivières 
qui  fervent  à  broyer  lès  écorces,  dont  enfuite  on  tait  des  paftilles.  La  roue 
de  ces  moulins  cil  poiee  horizontalement:  elle  a  une  double  jante  à  un  pied 
ou  un  pied  &  demi  l'une  de  l'autre:  ces  jantes  font  unies  par  de  petites  plan- 
ches pofées  obliquement,  de  forte  que  par  le  haut  elles  laiflent  une  ouverture 
aflez  grand,  &  par  le  bas  une  fente  peu  large:  l'eau  qui  tombe  en  nappe  de 
deux  pieds  de  haut  fur  ces  petites  planches,  fait  tourner  la  roue  aflez  vite. 

Les  chofes  qui  paroiffent  les  plus  inutiles,  un  Chinois  fcait  les  mettre  à 
profit:  quantité  de  familles  à  Peking  ne  fubfiftent  qu'en  vendant  de  la  mè- 
che Se  des  allumettes  :  d'autres  n'ont  point  d'autre  métier  que  de  ramafler 
dans  les  rues  des  chifons  d'étoffes  de  foye,  de  toile,  de  coton,  8c  de  chan- 
vre: des  plumes  de  poule,  des  os  de  chien,  des  morceaux  de  papier  qu'ils 
lavent  8c  ;vendent  enfuite  à  d'autres.  On  y  fait  même  trafic  de  chofes, 
qu'on  jette  bien  loin  en  Europe  pendant  l'obfcurité  de  la  nuit.  On  voit 
dans  toutes  les  provinces  un  infinité  de  gens  qui  portent  des  fceaux  pour 
cet  ufigc  :  en  quelques  endroits  ils  vont  avec  leurs  barques  dans  des  canaux 
qui  régnent  fur  le  derrière  des  maifons ,  Se  rempliffeut  ces  bai-ques  prefques 
à  toutes  les  heures  du  jour. 

Ce 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  87 

Ce  fpcctacle,  dans  des  villes  auffi  policées  que  celles  de  la  Chine,  fur-   Avidité 
prend  tort  un  Européan:  mais  c'ctl  proprement  à  la  Chine  qu'on  peut  dire    ^esChi- 
lucri  bonus  oder  ex  re  qualibet .hts  Chmois  n'en  font  pas  plus  étonnez,  qu'on   \°'^  ■^'^"'^ 
l'eft  en  Europe  de  voir  pafler  des  porteurs  d'eau.     Les  payi'ans  viennent  l'a-    ^  ^*'"' 
cheter  dans  les  maifons ,  ils  cherchent  à  fe  prévenir  les  uns  les  autres,  6c 
donnent  en  échange  du  bois,  de  l'huile,  ôc  des  légumes.     Il  y  a  dans  tou- 
tes les  rues  des  commoditez  pour  les  paffans ,  dont  les  maîtres  tirent  avan- 
tage pai"  ces  échanges. 

Cependant  quelque  fobre  6c  quelque  indultrieux  que  foit  le  peuple  de  la  Mifére 
Chine,  le  grand  nombre  de  les  habitans  y  caufe  beaucoup  de  miiere.     On  «J'"". grand 
en  voit  de  fi  pauvres,  que  ne    pouvais  fournir  à  leurs  enfans  les  alimens  "°'^^''.^'ifi 
néceflaires,  ils  les  expofent  dans  les  rues,  iur  tout  lorfque  les  mères  tom-       '°°"* 
bent  malades,  ou  qu'elles  manquent  de  lait  pour  les  nourrir.  Ces  petits  in- 
nocens  font  condamnez  en  quelque  manière  à  la  mort,  prefque  au  même 
inftant  qu'ils  ont  commencé  de  vivre:  cela  frappe  dans  les  grandes  villes, 
comme  Peking ,    Canton  ;    car  dans  les  autres  villes ,    à  peine  s'en  apper- 
çoit-on. 

C'ell  ce  qui  a  porté  les  Miflîonnaires  à  entretenir  dans  ces  endroits  très-  Conduite 
peuplez,  un  nombre  de  Cathéchiftes,  qui  en  partagent  entre  eux  tous  les  quar-  des  Miffi- 
tiers,6c  les  parcourent  tous  les  matins,  pour  procurer  la  grâce  du  baptême ,  °aire!  en 
à  une  multitude  d'enfans  moribonds.  ""^      , 

Dans  la  même  vue  on  a  quelquefois  gagné  des  fage-femmes  infidèles,  a-  "'^^  °^' 
fin  qu'elles  permiflent  à  des  filles  Chrétiennes,  de  les  fuivredans  les  diffé- 
rentes maifons  où  elles  font  appellées:  car  il  arrive  quelquefois  que  les  Chi- 
nois fe  trouvant  hors  d'état  de  nourrir  une  nombreu.e  famille, engagent  ces 
fage-femmes  à  étouffer  dans  un  bafîin  plein  d'eau,  les  petites  filles  auflî-tôt 
qu'elles  font  nées:  ces  Chrétiennes  ont  foin  de  les  baptiier,  6c  par  ce  moyen 
ces  trifles  viftimes  de  l'indigence  de  leurs  parens,  trouvent  la  vie  éternelle 
dans  ces  mêmes  eaux ,  qui  leur  ravifTent  une  vie  courte  6c  périfTable. 

C'efl:  cette  même  mifére  qui  produit  une  multitude  prodigieufe  d'EfcIa- 
ves,  ou  plutôt  de  gens  qui  s'engagent  à  condition  de  pouvoir  fe  racheter, 
ce  qui  eft  plus  ordinaire  parmi  les  Chinois}  car  parmi  les  Tartares,  ils  font 
véritablement  Efclaves  :  un  grand  nombre  de  valets  ,  6c  de  filles  de  fervice 
d'une  maifon  font  ainfi  engagées  :  il  y  en  a  aufli  à  qui  on  donne  des  gages 
comme  en  Europe. 

Un  homme  vend  quelquefois  fon  fils,  6c  fe  vend  lui-même  avec  fa  fem-   L'Efdava- 
me,  pour  un  prix  rrès  modique:  mais  s'il  le  peut,  il  fe  contente  d'enga-  ge  n'eft 
ger  fa  famille.     Souvent  un  grand  Mandarin  Tartare,  ou  Chinois  Tartari-   P"'"*^  '^"^ 
fé,  c'eft-à-dire,  rangé  fous  la  bannière  Tartare,   qui  a  pour  domeftiques    àla  Chine, 
une  foule  d'Efclaves,  eft  lui-même  l'Efclave  d'un  Seigneur  de  la  Cour, 
auquel  il  donne  de  tems  en  tems  des  fommes  confidérables.     Un  Chinois 
pauvre,  mais  qui  a  du  mérite,  dès  qu'il  fe  donne  à  un  Prince  Tartare,  peut 
compter  d'être  bien-tôt  grand  Mandarin:  c'efl  ce  qui  devient  plus  rare  fous 
l'Empereur  régnant.     Si  on  le  deftitue  de  fon  emploi,  il  retourne  auprès 
de  fon  maître,  pour  exécuter  fes  ordres  dans  certaines  fondions  honora- 
bfes. 


88    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Délia  Dot  Les  riches  en  mariant  leurs  filles,  leur  donnent  plufieurs  familles  d'Ef- 
des  filles,  claves,  à  proportion  de  leurs  richefles.  Il  arrive  ailez  fouvent  qu'on  leur 
rend  la  liberté:  il  y  en  a  d'autres  qu'on  laifle  à  demi  libres,  à  condition 
qu'ils  payeront  tous  les  ans  une  certaine  fomme;  fi  quelques-uns  s'enrichif- 
lent  parleur  iridullrie  ou  dans  le  négoce, leur  maître  ne  les  dépouille  pas  de 
leurs  biens,  il  fe  contente  d'en  tirer  de  gros  préfens,  &  les  laifle  vivre  avec 
honneur,  l'ans  néanmoins  confentir  qu'ils  fe  rachètent. 

Ces  Efckves  font  d'une  fidélité  à  toute  épreuve,  6c  d'un  attachement  in- 
violable pour  leurs  maîtres:  auflî  le  maître  les  traitte-t"il  comme  fes  propres 
enfans,&  fouvent  if  leur  confie  les  affaires  les  plus  importantes.  Du  refle  fon 
autorité  fur  fes  Efclaves ,  fe  borne  aux  chofes  qui  font  de  fon  fervice  :  &  fi 
l'on  pouvoit  prouver  en  juftice  qu'un  maître  eîit  abufé  de  cette  autorité, 
pour  prendre  des  libertés  criminelles  avec  la  femme  de  fon  Efclave,il  feroit 
perdu  fans  ixfource. 

Du  génie  &'  du  caraBere  de  la  Nation  Chinoife, 

des  Chil*      A  ^^'■''^*'  ^"  général  les  Chinois  font  d'un  efprit  doux,  traitable,  &  hu- 
nois.     '      Xa  ™**"  •  i^  régne  beaucoup  d'affabilité  dans  leur  air  &:  dans  leurs  maniè- 
res, &  l'on  n'y  voit  rien  de  dur,  d'aigre,  ni  d'emporté. 

Cette  modération  fe  remarque  même  parmi  les  gens  du  peuple.  Je  me 
trouvai  un  jour,  dit  le  Père  de  Fontaney  ,  dans  un  chemin  étroit  &  pro- 
fond, où  il  fe  fit  en  peu  de  tems,  un  grand  embarras  de  charettes.  Je  crus 
qu'onalloit  s'emporter, fe  dire  des  injures  ,8c  peut-être  fe  battre, comme  on 
fait  fouvent  en  Europe  :  mais  je  fus  fort  furpris  de  voir  des  gens  qui  fe  fa- 
luoient,  &  qui  fe  parloient  avec  douceur,  comme  s'ils  fe  fuflent  connus 
&  aimez  depuis  long-tems ,  &  qui  s'aidoient  mutuellement  à  fe  dé- 
baralTer. 
R^r  a  C'eft  fur  tout  à  l'égard  des  vieillards  qu'on  doit  marquer  toute  forte  de 

cifvers  les  refpeâ:  &  de  déférence.  L'Empereur  en  donne  lui-même  l'exemple  à 
yieillards.  fes  peuples.  Un  petit  Mandai'in  du  Tribunal  des  Mathématiques  âgé  de 
cent  ans,  fé  rendit  au  palais  le  premier  jour  de  l'année  Chinoife,  pour  fa- 
luer  feu  l'Empereur  Cang  ht.  Ce  Prince  qui  ne  voyoit  peifonne  ce  jour  là, 
ordonna  néanmoins  qu'on  le  fît  entrer  dans  la  falle  :  comme  ce  bon  vieil- 
lard étoit  affez  mal  vêtu,  chacun  s'emprefla  de  lui  prêter  des  habits.  On  le 
condui fit  dans  l'apartement  de  l'Empereur:  Sa  Majefté  qui  étoit  afîife  fur 
une  eftrade  à  la  manière  Tartare,  fe  leva,  alla  au-devant  de  lui,  &  le  reçut 
avec  de  grands  témoignages  d'affeélion.  Il  voulut  fe  mettre  à  genoux ,  mais 
l'Empereur  le  releva  aullftot,  &  lui  prenant  les  deux  mains  avec  bonté  :  Vé- 
nérable vieillai-d , lui  dit-il,  „  je  vous  admettrai  déformais  en  m^  préfence: 
„  toutes  les  fois  que  vous  vicndrés  me  faluer  :  mais  je  vous  avertis  pour  toû- 
„  jours,  que  je  vous  difpenfe  de  toutes  fortes  de  cérémonies.  Pour  moi  je 
„  me  lèverai  à  votre  arrivée ,  fie  j'irai  au-devant  de  votts.    Ce  n'eft  piis  à 

„  votre 


ET   DE  LA   TARTARIE    CHINOISE.  89 

„  votre  pcrfonne  que  je  rends  cet  honneur  ,  c'eft  à  votre  âge  :  Se  pour  vous 
„  donner  des  marques  réelles  de  mon  afFedion,  je  vous  fais  dès  maintenant 
„  premier  Préfident  du  Tribunal  des  Mathématiques.  „  Ce  fut  pour  ce 
vieillard  le  comble  du  bonheur  :  jamais  de  fa  vie  il  ne  goûta  une  joye  fi  pure. 

Loriqu'on  a  à  traitter  avec  les  Chinois,  il  faut  bien  fe  donner  de  garde  de 
fe  laiflér  dominer  à  un  naturel  trop  vif  ou  trop  ardent:  le  génie  du  pays  de- 
mande qu'on  foit  maître  de  fes  partions,  &  fur  tout  d'une  certaine  adivité 
turbulente  qui  veut  tout  faire  ,  &  tout  emporter.  Les  Chinois  ne  font 
pas  capables  d'écouter  en  un  mois,  ce  qu'un  François  pourroit  leur  dire  en 
une  heure:  il  faut  fouffrir,  fans  prendre  feu,  ce  flegme  qui  femble  leur  être 
plus  naturel  qu'à  aucune  autre  nation  :  car  ils  ne  manquent  pas  de  feu  6c 
de  vivacité,  mais  ils  apprennent  de  bonne  heure  à  fe  rendre  maîtres  d'eux- 
mêmes.  Auffi  fe  piquent-ils  d'être  plus  polis,  &  plus  civililez,  qu'on  ne 
l'ell  ailleurs. 

Il-en  coûte  à  un  Etranger  pour  fe  rendre  civil  8c  poli,  félon  leur  goût. 
Leur  cérémonial  en  plulieurs  occafions  eÛ  gênant  £c  embarraflant  :  c'eil  une 
affaire  que  de  l'apprendre,  6c c'en  eft  une  autre  que  de  l'oblerver:  mais  cet 
embarras  ne  regarde  gueres  que  la  manière  de  traitter  avec  les  perfonnes  à 
qui  on  doit  un  grand  relpeél ,  ou  certains  cas  particuliers,  comme  les  pre- 
mières vifites,  les  jours  de  la  naiflance  d'un  Mandarin,  6vc.  Car  quand  0(1 
s'eft  vu  pluiîeurs  fois,  on  agit  enfemble  avec  la  même  familiarité  6c  la  même 
aifance  qu'on  peut  faire  en  Europe.  Et  fi  l'on  veut  ufer  de  cérémonies,  ils 
font  les  premiers  à  vous  dire  :  pou  iao  tso  he  ^  ne  faites  pas  avec  moi  l'Etran- 
ger, fans  façon,  fans  façon. 

Si  les  Chinois  font  doux  6c  paifibles  dans  le  commerce  de  la  vie,  Se 
quand  on  ne  les  irrite  pas,  ils  font  violens  6c  vindicatifs  à  l'excès, lorf- 
qu'on  les  a  offenfez.  En  voici  un  exemple  :  on  s'apperçut  dans  une 
province  maritime ,  que  le  Mandarin  avoit  détourné  à  fon  profit  une 
grande  partie  du  ris,  que  l'Empereur,  dans  un  tems  de  ftérilité,  envoyoit 
pour  être  diltribué  à  chaque  fltmillc  de  la  campagne:  les  peuples  l'accu- 
ferent  à  un  Tribunal  fupéricur,  6c  prouvèrent  que  de  quatre  cens  charges 
de  ris  qu'il  avoit  reçues,  il  n'en  avoir  donné  que  quutrevingt-dix.  "Le 
Mandarin  fut  cafie  fur  l'heure  de  fon  emploi. 

Quand  il  fut  forti  de  la  ville  pour  prendre  le  chemin  de  la  mer  ,  il  fut 
bien  lurpris  qu'au  lieu  de  trouver  à  fon  partage  des  tables  chargées  de  par- 
fums, de  nouvelles  bottes  à  changer,  comme  on  ufe  à  l'égard  de  ceux  qui 
fe  font  fait  eilimer  6c  aimer  du  peuple:  il  fe  vit  environné  d'une  foule  pro- 
digieufe  de  peuples,  non  pas  pour  lui  faire  honneur  :  mais  pour  l'inlblter, 
6c  lui  reprocher  fon  avarice.  Les  uns  l'invitèrent  par  dérifion  à  demeurer 
dans  le  pays,  jufqu'à  ce  qu'il  eût  achevé  de  manger  le  ris,  que  l'Empe- 
reur lui  avoit  confié  pour  le  foulagement  des  peuples  ;  d'à' itrcs  le  tirèrent 
hors  de  fa  chaife  6c  la  briferent  :  plufieurs  fe  jetterent  fur  lui,  déchirèrent 
fes  habits,  6C  mirent  en  pièces  fon  parafol  de  foye  :  tous  le  fuivirent  jufqu'au 
vaiflcau  ,  en  le  chargeant  d'injures  6c  de  malédiftions. 

Quoique  les  Chinois,  pour  leurs  intérêts  particuliers,  foient  naturelle- 
ment vindicatifs,  ils  ne  fe  vangent  jamais  qu'avec  méthode:  ils  difilmulent 

Tronic  IL  M  leur 


La  vivaci- 
té fllnui- 
fible  à  la 
Ghiuc. 


Le  Céré- 

Chinois  c(t 
d'yrie  étu- 
de dificilc. 


Les  Chi- 
nois ai- 
ment la 
vengean- 
ce. 


Lfur  ma- 
nière fin- 
guliére  de 
le   vr.nge.r. 


Par  !e3 
Pfocèi, 


Par  les 

Incendies. 


Modeflie 
dans  les 
Hommes. 

Pudeur 
dans  les 
Femmes. 


L'intérêt  , 
cft  le   foi- 
b'e  des 
ChJDois. 


90    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

leur  mécontentement,  &  comme  ils  n'en  viennent  jamais  aux  voycs  de  fait , 
fur  tout  les  perfonnes  d'une  certaine  dillin<Stion,  ils  gardent  avec  leurs  en- 
nemis les  dehors  Ôc  les  bienféances  :  on  diroit  qu'ils  iont  infenlibles.  Mais 
l'occafion  de  détruire  leur  ennemi  le  préfente-t-elle  ?  ils  la  faififfent  fur  le 
champ  :  6c  s'ils  ont  paru  fi  patiens,  ce  n'a  été  que  pour  trouver  le  moment 
favorable  de  porter  plus  feurement  leur  coup. 

Il  y  a  des  cantons,  où  les  peuples  aiment  de  telle  forte  le  procès ,  qu'ils 
engagent  leurs  terres,  leurs  maifons,  leurs  meubles,  &  tout  ce  qu'ils  ont, 
pour  avoir  le  plaifir  de  plaider,  &  de  faire  donner  une  quarantaine  de  coups 
de  bâtons  à  leur  ennemi:  6c  il  arrive  quelquefois  que  celui-ci,  moyennant 
une  plus  greffe  fomme,  qu'il  donne  fous  main  au  Mandarin,  a  l'adrefle  d'é- 
luder le  châtiment,  6c  de  faire  tomber  les  coups  de  bâton  fur  le  dos  de  ce- 
lui qui  l'avoit  appelle  en  juftice.  De  là  naiffent  entre  eux  les  haines  mor- 
telles, qu'ils  conl'ervent  toujours  dans  le  cœur,  jufqu'à  ce  qu'ils  ayent  trou- 
vé l'occafion  de  tirer  une  vengeance  qui  les  fxtisfaïïe. 

Une  des  voyes  qu'ils  employent  pour  fe  vanger,  quoique  rarement,  c'eft 
de  mettre  le  feu  pendant  la  nuit  à  la  maifon  de  leur  ennemi  :  les  pailles  allu- 
mées qui  le  réveillent  en  tombant  fur  lui,  le  font  reilbuvenir  des  coups  de 
bâton  qu'il  a  fait  donner.  Ce  crime  eil  un  des  capitaux  de  l'Empire  :  fé- 
lon les  loix,  ceux  qui  en  font  convaincus,  doivent  être  punis  de  mort,  6c 
les  Mandarins  font  très-adroits  pour  découvrir  le  coupable. 

Il  n'eft  pas  furprenant  de  trouver  de  pareils  excès  chez  un  peuple  qui 
n'eft  pas  éclairé  des  lumières  de  l'Evangile.  On  en  voit  pourtant ,  à  qui 
les  feules  lumières  de  la  raifon  infpirent  de  l'horreur  pour  ces  fortes  de  cri- 
mes, 6c  qui  fe  reconcilient  de  bonne  foi  avec  leurs  ennemis. 

Leur  modelHe  eil  furprenante  :  les  Lettrez  ont  to.ujours  un  air  compo- 
fé ,  6c  ils  ne  feroient  pas  le  moindre  gefte ,  qui  ne  fût  entièrement  confor- 
me aux  régies  de  la  bienféance. 

La  pudeur  iemble  être  née  avec  les  perfonnes  du  fexe  :  elles  vivent  dans 
une  continuelle  retraite:  elles  font  décemment  couvertes,  jufqu'à  leurs 
mains  qui  ne  paroiflent  jamais ,  6c  qu'elles  tiennent  toujours  cachées  fous 
de  longues  6c  larges  manches.  Si  elles  ont  quelque  chofe  à  donner,  même 
à  leurs  frères  6c  à  leurs  parens, elles  le  prennent  de  la  main  toujours  couver- 
te de  leur  manche ,  6c  le  mettent  fur  la  table  ,  où  les  parens  peuvent  le 
prendre. 

L'intérêt  eil  le  grand  foible  de  cette  nation:  il  fait  jouer  aux  Chinois 
toute  forte  de  perfonnages,  même  celui  de  défîntérefle.  Qu'il  y  ait  quel- 
que gain  à  faire,  ils  y  employèrent  toute  la  fubtilité  de  leur  efprit,  on  les 
voit  s'infinuer  avec  adreffe  auprès  des  perfonnes  qui  peuvent  favorifer  leurs 
prétentions,  ménager  de  longue  main  leur  amitié  par  de  fréquens  fervi- 
ces,  s'ajufter  à  tous  les  caraéteres  avec  une  foupleflé  étonnante,  6c  tirer  a- 
vantage  des  moindres  ouvertures  qu'on  leur  donne,  pour  parvenir  à  leurs 
fins  :  l'intérêt  eft  comme  le  mobile  de  toutes  leurs  actions  :  dès  qu'il  fe  pré- 
fente  le  moindre  profit,  rien  ne  leur  coûte,  6c  ils  entreprendront  les  voya- 
ges les  plus  pénibles  :  enfin  c'ell  là  ce  qui  les  met  dans  un  mouvement  con- 
tinuel. 


ET    DE   LA    TARTARIE   CHINOISE. 


pi 


tinuel,  &  ce  qui  remplit  les  rues,  les  rivières,  les  grands  chemins  d'un 
peuple  infini ,  qui  va  6c  qui  vient,  Sc  qui  eft  toujours  en  aftion. 

Quoique  généralement  parlant ,  ils  ne  foient  pas  auffi  fourbes  6c  aufli 
trompeurs  que  le  P.  le  Comte  les  dépeint,  il  eft  néanmoins  vrai  que  la  bon- 
ne foi  n'eft  pas  leur  vertu  favorite,  fur  tout  lorfqu'ils  ont  ii  traiter  avec  les 
étrangers  :  ils  ne  manquent  guercs  de  les  tromper  s'ils  le  peuvent ,  &  ils 
s'en  font  un  mérite,  il  y  en  a  même  qui  étant  iurpris  en  faute,  font  aflez 
impudens  pour  s'excufer  fur  leur  peu  d'habileté.  „  Je  ne  fuis  qu'une  béte, 
5,  comme  vous  voyez,  diient-ils,  vous  êtes  beaucoup  plus  habile  que  moi, 
„  une  autre  fois  je  ne  mejouerai  pas  à  un  Européan.  „  Et  en  effet,  on  dit 
que  quelques  Européans  n'ont  pas  laifle  de  leur  en  apprendre. 

Rien  n'eft  plus  rilible  que  ce  qui  ai-riva  au  Capitaine  d'un  vaifleau  x^n- 
glois:  il  avoir  fait  marché  avec  un  Négociant  Chinois  de  Canton^  d'un 
grand  nombre  de  balles  de  foye,  qu'il  devoit  lui  fournir:  quand  elles  furent 
prêtes,  le  Capitaine  va  avec  fon  interprète  chez  le  Chinois,  pour  exami- 
ner par  lui-même,  fî  cette  foye  étoit  bien  conditionnée.  On  ouvre  le  pre- 
mier ballot ,  &  il  la  trouva  telle  qu'il  l'a  fouhaitoit  :  mais  les  ballots  fuivans 
qu'il  fit  ouvrir,  ne  contenoicnt  que  des  foyes  pourries:  fur  quoi  le  Capitaine 
s'échauffa  fort,  6c  reprocha  au  Chinois  dans  les  termes  les  plus  durs,  fa 
méchanceté  6c  fa  fripponnerie;  le  Chinois  l'écouta  de  fang  froid,  6c  pour 
toute  réponfe,  ,,  prenez  vous-en,  Monfieur,  lui  dit-il ,  à  votre  fripon 
„  d'interprète,  il  m'avoit  protefté  que  vous  ne  feriez  pas  la  vifite  des  bal- 
„  lots.  „ 

Cette  adrefle  à  tromper,  fe  remarque  principalement  parmi  les  gens  du 
peuple,  qui  ont  recours  à  mille  rufes,  pour  falfifier  tout  ce  qu'ils  vendent: 
il  y  en  a  qui  ont  le  fécret  d'ouvrir  l'eftommac  d'un  chapon,  6c  d'en  tirer 
toute  la  chair,  de  remplir  enfuite  le  vuide,6c  de  fermer  l'ouverture  fi  adroi- 
tement, qu'on  ne  s'en  appeçoit  que  dans  le  tems  que  l'on  veut  le  man- 
ger. 

D'autres  contrefont  fi  bien  les  vrais  jambons,  en  couvrant  une  pièce  de 
bois  d'une  terre  qui  tient  lieu  de  la  chair,  6c  d'une  peau  de  cochon,  que  ce 
n'eft  qu'après  l'avoir  fervi  6c  ouvert  avec  le  couteau ,  qu'on  découvre  la  fu- 
percherie.  Il  fiiut  avoiier  néanmoins  qu'ils  n'ufent  gueres  de  ces  fortes  de 
rufes  qu'avec  les  étrangers:  6c  dans  les  autres  endroits,  les  Chinois  ont  pei- 
ne à  la  croire. 

Les  voleurs  n'ufent  prcfque  jamais  de  violence,  ce  n'eft  que  par  fubtili- 
té  6c  par  adrelTe  qu'ils  cherchent  à  dérober.  Il  s'en  trouve  qui  iuivcnt  les 
barques ,  6c  fe  coulent  parmi  ceux  qui  les  tirent  fur  le  canal  Impérial,  dans 
la  province  de  Chan  tong^  où  l'on  en  change  tous  les  jours  :  ce  qui  fait 
qu'ils  font  moins  connus:  ils  le  gliflènt  alors  dans  les  barques  pendant  la 
nuit  :  6c  on  dit  même  que  par  le  moyen  de  la  fumée  d'une  certaine  drogue 
qu'ils  brûlent,  ils  endorment  tellement  tout  le  monde,  qu'ils  ont  toute  li- 
berté de  foiiiller^de  tous  cotez,  èc  d'emporter  ce  qu'ils  veulent,  ians  qu'on 
s'en  apperçoive.  Il  y  a  de  ces  voleurs  qui  fiiivent  quelquefois  un  Marchand 
delix  ou  trois  jours,  jufqu'à  ce  qu'il  ait  trouvé  le  moment  favorable  de  faire 
Ton  coup. 

ISI  1  La 


Mauvaife 
foi  des 
Chinois 
envers  les 
Etrangers. 


Divers 
tours  de 
leurfuper- 
cherie. 


Dans  ].i 

fa  1  fi  (i  ca- 
tion (i'ur 
chipon. 


D'un  Jain^ 
bon. 


Coniitiite 
des  Vo- 

kur>. 


Ce  qaeles 
Chinois 
penfent 
des  Mif- 
fionnaires. 


Dangers 
où  font 
expofés 
les  Mif- 
fionn.ures. 


Les  Chi- 
nois ont 
un  amour 
estrême 
pour  la  vie. 


Leur  Va 
Rite. 


92    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA   CHINÉ, 

La  plû-part  des  Chinois  font  tellement  attachez  à  leur  intérêt,  qu'ils  ont 
de  la  peine  à  s'imaginer  qu'on  puifTe  rien  entreprendre  que  par  des  vues  in- 
tcrcHces.  Ce  qu'on  leur  dit  des  motifs  qui  portent  les  hommes  Apoftoli- 
ques  à  quitter  leurs  pays,  leurs  parens,  &  tout  ce  qu'ils  ont  de  plus  cher 
au  monde,  dans  la  feule  vue  de  glorifier  Dieu  8c  de  fauvcr  les  âmes,  les  fur- 
prend  étrangement,  &  leur  paroît  prefque  incroyable.  Ils  les  voyent  traver- 
fer  les  plus  vailes  mers  avec  des  dangers  &  des  fatigues  immenfes  :  ils  fra- 
yent que  ce  n'ell  ni  le  befoin  qui  les  attire  à  la  Chine,  puifqu'ils  y  fublîf- 
tent  lans  leur  rien  demander,  8c  fans  attendre  d'eux  le  momdre  fecours: 
ni  l'envie  d'amalTer  des  richefles  puilqu'ils  iont  témoins  du  mépris  qu'en 
font  les  ouvriers  Evangélif[ues  :  ils  ont  recours  à  des  deiîéins  politiques,  8c 
quelques-uns  font  affez  fimples ,  pour  fe  pcrfuader  qu'ils  viennent  tramer 
des  changemens  dans  l'Etat,  8c  par  des  intrigues  fécrettes,  fe  rendre  maî- 
tres de  l'Empire. 

Quelque  extravagant  que  foit  ce  foupçon,  il  y  a  des  gens  capables  de  le 
concevoir;  Tang  quang  fieri  ce  redoutable  ennemi  du  nom  Chrétien,  qui  fit 
fouiTrir  au  Père  Adam  Schal  une  fi  cruelle  perfécution,  8c  qui  vouloit  en- 
velopper tous  les  Miflionaires  dans-la  rume  de  ce  grand  homme,  leur  impo- 
fa  ce  crime  affreux. 

Une  accufation  fi  déraifonnable  trouva  créance  dans  des  cfprits  naturelle- 
ment défians  8c  foupçonneux:  8c  fi  la  main  de  Dieu  par  des  prodiges  inef- 
pérez,  n'eût  déconcerté  le  projet  de  cet  ennemi  du  Chriftianilme,  c'étoit 
fait  de  la  fainte  Loi,  8c  des  Prédicateurs  qui  l'annonçoient.  Il  y  en  a  ce- 
pendant 8c  en  grand 4iombre,  qui  connoillant  de  plus  près  les  Miflîonnaires, 
font  fi  frappez  de  leur  extrême  défintércfiément,  que  c'eft  là  un  des  plus 
prcflans  motiis,  qui  les  portent  à  fe  faire  Chrétiens. 

L'extrême  attachement  à  la  vie  ell  un  autre  foible  de  la  nation  Chinoifê. 
Il  n'y  a  gueres  de  peuples  qui  aiment  tant  à  vivre,  quoique  pourtant  il  s'en 
trouve  phifieurs ,  fur-tout  parmi  les  perfonnes  du  fexe,  qui  fe  procurent  la 
mort,  ou  par  colère,  ou  par  déiéfpoir.  Mais  il  femble,à  voir  ce  qui  fe  pafle, 
fur  tout  parmi  le  pauvre  peuple, qu'ils  craignent  encore  plus  de  manquer  de 
cercueil  après  leur  mort.  Il  ell  étonnant  de  voir  jufqu'oii  va  leur  prévoyan- 
ce fur  cet  article:  tel  qui  n'auraque  neuf  ou  dixpiH:oles,lesemployera  à  fe 
faire  conftruire  un  cerciieil  plus  de  vingt  ans,  avant  qu'il  en  ait  befoin,  8c 
il  le  regarde  comme  le  meuble  le  plus  précieux  de  fa  maiion. 

On  ne  peut  nier  pourtant  que  le  commun  des  Chinois,  lorfqu'ils  font 
dangereufement  malades,  n'attendent  la  mort  aflez  tranquilement :  &c  il 
n'eft  pas  néceflaire  de  prendre  beaucoup  de  précautions  pour  la  leur  annon- 
cer. 

Pour  ne  rien  omettre  du  carafterc  de  l'efprit  Chinois,  je  dois  ajouter 
qu'il  n'y  a  point  de  nation  plus  fiere  de  fa  prétendue  grandeur,  8c  de  la 
prééminence  qu'elle  fe  donne  fur  tous  les  autres  peuples.  Cet  orgueil  qui 
eft  né  avec  eux,  infpire,  même  à  la  plus  vile  populace,, un  mépris  fouve- 
rain  pour  toutes  les  autres  nations.  Entêtez  de  leurs  pays,  de  leurs  mœurs, 
de  leurs  coutumes,  8c  de  leurs  maximes ,  ils  ne  peuvent  fe  pcrfuader  qu'il  y 
ait  rien  de  bon  hors  de  la  Chine,  ni  rien  de  vrai  que  leurs  Sçavans  ayent 

ign&- 


ET    DE    LA   TARTARIE  CHINOISE.  pj 

ignoré:  ils  ne  fe  font  un  peu  défabuiez,  que  depuis  que  les  Européans  font  « 

entrez  dans  leur  Empire.      Au  commencement  qu'ils  les  virent ,  ils  leur 
demandoient  s'ilyavoit  des  villes,  des  villages,  6c  des  maifons  en  Europe. 

Nos  Miflionnaires  ont  eu  Ibuvent  le  plaifir  d'être  témoins  de  leur  fur-   ^''"P''<^"é 
prife,  &  de  leur  embarras  à  la  vue  d'une  Mappemonde.     Qiielqnes  Lettrez   nois      ' 
prièrent  un  jour  l'un  d'eux  *  de  leur  en  faire  voir  une:  ils  y  cherchèrent         "    ' 
long-tems  la  Chine: enfin  ils  prirent  pour  leur  pays, un  des  deux  Hcmifphe- 
res,    qui  contient  l'Europe,   l'Afrique,   6c  l'Ane.     L'Amérique  leur  pa- 
roiiîbit  trop  grande  pour  le  refte  de  l'Univers.     Le  Père  les  laiffa  quelque 
tems  dans  l'erreur,  jufqu'à  ce  qu'enfin  il  y  en  eut  un  qui  lui  demanda  l'ex- 
plication des   lettres  &  des  noms  qui  étoient  fur  la  Carte.     Vous  voyez 
l'Europe,  lui  dit  le  Père,  l'Afrique,  ScTAfie:  Dans  l'A  fie  voici  la  Perfe, 
les  Indes,  la  Tartarie.     Oii  eft  donc  la  Chine,  s'écriérent-ils,  c'ell  dans 
ce  petit  coin  de  terre,   répondit  le  Père,  &;  en  voici  les  limites.      Saifis 
d'étonnement,  ils  fe  regardoient  les  uns  les  autres,  &  fe  difoient  ces  mots 
Chinois:  Siaotekin^  c'eft-à-dire,  elle  eft  bien  petite. 

Quelque  éloignez  qu'ils  foient  d'atteindre  à  la  perfeétion  où  l'on  a  porté   ^^"•"^^'er- 
les  Arts  &  les  Sciences  en  Europe,  on  ne  gagnera  jamais  fur  eux  de  rien  ié°"maniil 
faire  à  la  manière  Européane:  on  eut  de  la  peine  à  obliger  les  Architeélcs  res  des 
Chinois,  à  bâtir  l'Egliié,  qui  efl  dans  le  palais ,  fur  le  modèle  venu  d'Eu-   ^'""o- 
rope.     Leurs  vaifleaux  font  affez  mal  conflruits  :  ils  admirent  la  bâtifle  de   ''^^"'° 
ceux  d'Europe  :  quand  on  les  exhorte  à  l'imiter,  ils  font  furpris  qu'on  leur 
en  falîé  même  la  propofition:    c'eft  la  conftruélion  de  la  Chine,   répon- 
dent-ils: mais  elle  ne  vaut  rien,  leur  dit- on:  n'importe,  dès  que  c'ell  celle 
de  l'Empire,  ellefuffit,  &  ce  feroit  un  crime  d'y  rien  changer. 

Mais  fi  les  ouvriers  répondent  de  la  forte ,  cela  ne  vient  pas  feulement  de    Leur  atta- 
l'attachement  qu'ils  ont  à  leurs  ufages ,    mais  encore  de  la  crainte  où  ils   '^^^"'^"ï 
font,  qu'en  s'écartant  de  leur  méthode,  ils  ne  contentent  pas  l'Européan  leitrs.  ^^ 
qui  les  employé:  car  les  bons   ouvriers  entreprennent  Se  exécutent  aifé- 
ment  tous  les  modèles  qu'on  leur  propofe,  dès  qu'il  y  a  de  l'argent  à  ga- 
gaer,  &  qu'on  a  la  patience  de  les  diriger. 

Enfin  pour  donner  le  dernier  trait  qui  caraéterife  les  Chinois ,  il  me  ^^"''  ^' 
fufiît  de  dire  que,  quoiqu'ils  foient  vicieux,  ils  aiment  naturellement  la  iT°ygJ'°" 
vertu  &  ceux  qui  la  pratiquent.  La  chaileté  qu'ils  n'obfervent  pas,  ils 
l'admirent  dans  les  autres  :  &  fur  tout  dans  les  veuves  :  &  lorfqu'il  s'en 
trouve  qui  ont  vécu  dans  la  continence, ils  en  confervent  le  fouvenir  par 
des  Arcs  de  triomphe,  qu'ils  élèvent  à  leur  gloire ^  Se  ils  honorent  leur  vertu 
par  des  infcriptions  durables.  Il  n'eft  pas  de  la  bienféance  pour  une  hon- 
nête femme  de  fe  marier  après  la  mort  de  fon  mari. 

Comme  ils  font  fins  6c  rufez,  ils  fçavent  garder  les  dehors,  6c  ils  cou-    Les  Cui- 
vrent leurs  vices  avec  tant  d'adrellé ,  quils  trouvent  le  moyen  de  les  dérober  ||°j^  1""^ 
à  la  connoiflancc  du  public.     Ils  portent  le  plus  grand  refpeél  à  leurs  pa-   rufés, 
rens,  6c  à  ceux  qui  ont  été  leurs  maîtres  :  ils  détellent  toute  aftion,  toute 
parole,    6c  même  les  geftes,    où  il  paroît  de  la  colère  ou  de  l'émotion  : 
mais  auffi  ils  fçavent  parfaitement  diflimuler  leur  haine.     On  ne  leur  permet 
M  I  point 

*  Le  Père  Chavagnac. 


94    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

point  de  porter  des  armes,  même  dans  les  voyages:  l'ufage  en  eft  aban- 
donné aux  Teuls  gens  de  guerre. 

Ils  n'ont  d'eltime  &  d'ardeur  que  pour  les  fciences,  qui  font  le  feul 
principe  de  la  noblefle  :  parce  que,  comme  je  l'ai  dit,  on  n'a  d'hon- 
neurs 6c  de  prérogatives ,  que  félon  le  rang  qu'elles  donnent  dans 
l'Empire. 

De  l'air    &'  de   la  phyfionomie    des  Chinois  ,     de 
leurs  modes  ^  de  leurs  maifons  y   Êf  des  meu- 
bles dont  elles  font  ornées. 


Phyfiono- 
iiiie  des 
Chinois. 


De  leur 
beauté. 


De  leur 

taille. 


De  h  cou- 
leur de 
leur  teint. 


ON  ne  doit  pas  juger  de  l'air  6c  de  la  phyfionomie  des  Chinois,  par 
les  portraits  qu'on  voit  lur  leurs  cabinets  de  vernis ,  6c  fur  leurs  por- 
celaines: s'ils  réuflîlîent  à  peindre  des  fleurs,  des  arbres,  des  animaux,  6c 
des  payfagesj  ils  font  très  ignorans,  lorfqu'il  s'agit  de  fe  peindre  eux-mê- 
mes: ils  s'eftropient,  6c  fe  défigurent  de  telle  forte,  qu'ils  font  méconnoif- 
fables,  6c  qu'on  les  prendroit  pour  de  vrais  groreiques. 

Il  ell  vrai  néanmoins  que  comme  la  beauté  dépend  du  goût,  6c  qu'elle 
confille  plus  dans  l'imagination  que  dans  la  réalité,  ils  en  ont  une  idée  un 
peu  différente  de  celle  qu'on  fe  forme  en  Europe:  car  généralement  par- 
lant, ce  qui  nous  paroît  beau ,  ell  de  leur  goiît,  6c  ce  qui  eft  de  leur  goût 
en  fait  de  véritable  beauté,  nous  paroîtroit  également  beau.  Ce  qui  leur 
agrée  principalement,  6c  en  quoi  ils  font  confiltcr  la  beauté,  c'cit  à  avoir 
le  front  large,  le  nez  court,  la  barbe  claire,  les  yeux  petits  à  fleur  de  tête 
6c  bien  fendus,  la  face  large  6c  quarrée,  les  oreilles  larges  6c  grandes,  la 
bouche  médiocre,  6c  les  cheveux  noirs:  ils  ne  fcauroient  fouffrir  ceux  qui 
les  ont  blonds  ou  roux  :  il  fiut  cependant  que  toute  ces  parties  entre  elles 
ayent  une  certaine  proportion,  qui  rende  le  tout  agréable. 

Pour  ce  qui  ell  de  la  taille,  l'avoir  fine  6c  dégagée,  ce  n'eft  pas  chez  eux 
un  agrément,  parce  que  leurs  vêtemens  font  larges,  6c  ne  iont  point  ajuftez 
à  la  taille  comme  en  Europe:  ils  trouvent  un  homme  bien  lait,  quand  il 
eft  grand,  gros  6c  gras,  5c  qu'il  remplit  bien  fon  fauteuil. 

La  couleur  de  leur  vilage  n'eft  pas  telle  que  nous  le  diient  ceux  qui  n'ont 
vu  de  Chinois,  que  fur  les  côtes  des  provinces  Méridionales.  A  la  vérité, 
les  grandes  chaleurs  qui  régnent  dans  ces  provinces ,  fur  tout  dans  celles  de 
^ang  tong^  de  Fo  kien  ^  S: Inn  nan  ,  donnent  aux  artifans  6c  aux  gens  de  la 
campagne,  un  teint  bazané  6c  olivâtre:  mais  dans  les  autres  provinces,  ils 
font  naturellement  auftî  blancs  qu'en  Europe,  6c  généralement  parlant,  leur 
phyfionomie  n'a  rien  de  rebutant. 

Les  Lettrez  6c  les  Dofteurs  dans  certaines  provinces^  les  jeunes  gens 
pour  l'ordinaire  jufques  vers  l'âge  de  ^b.  ans,  ont  la  peau  du  vifage  très^ 
fine  ,  6c  le  coloris  fort  beau.    Les  Lettrez  6c  les  Doûcurs,  fur  tout  s'ils 

font 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  pj- 

font  iortis  d'une  bafle  flxmillc,  affeûent  de  laiflcr  croître  leurs  ongles  au 
petit  doigt:  ils  ne  les  rognent  point,  ils  ie  contentent  de  les  tailler,  &.ils 
les  ont  ordinairement  longs  d'un  pouce  ou  d'avantage  :  ils  prétendent 
faire  voir  par  là,  que  la  néceffité  ne  les  affujettit  point  à  un  travail  mer- 
cenaire. 

Pour  ce  qui  eft  des  femmes,  elles  font  d'ordinaire  d'une  taille  médiocre:   ^eautédes 
elles  ont  le  nez.  court,  les  yeux  petits,  la  bouche  bien  faite  ,  les  lèvres    *^^"^'"^^' 
vermeilles,  les  cheveux  noirs,  les  oreilles  longues  6c  pendantes:  leur  teint 
eft  fleuri,  il  y  a  de  la  gaycté  dans  leur  vifage,  èc  les  traits  en  font  aflez 
réguliers. 

On  afllire  qu'elles  fe  frottent  tous  les  matins  d'une  efpèce  de  fard,  qui 
relevé  la  blancheur  de  leur  teint,  èc  leur  donne  du  coloris,  mais  qui  de 
bonne  heure  iillonne  la  peau ,  Se  la  couvre  de  rides. 

Parmi  les  agrémens  de  ce  fexe,  ce  n'en  eft  pas  un  médiocre  que  la  peti-   f/^^Jj^^'p^s 
tefledes  pieds  :  dès  qu'une  fille  vient  au  monde,  les  nourrices  font  très-atten-  cftiméc   à 
tives  à  lui  lier  étroitement  les  pieds,  de  peur  qu'ils  ne  croiiTent,  les  Dames  la  Chine, 
Chinoifcs  le  reflentent  toute  leur  vie  de  cette  gêne,  à  laquelle  on  les  affli- 
jettit  dès  leur  enfance:  &  leur  démarche  en  eft  lente,  mal  affiirée ,  &c  défa- 
gréable  à  nos  yeux  Européans=     Cependant  telle  eft  la  force  de  l'ufage, 
non  feulement  elles  foufti-ent  volontiers  cette  incommodité,  mais  encore 
elles  l'augmentent ,  &  fe  les  rendent  les  plus  petits  qu'il  eft  poffible  :  elles 
s'en  font  un  mérite,  &  elles  affectent  de  les  montrer  lorfqu'elles  marchent. 

On  ne  peut  dire  certainement  quelle  eft  la  raifon  d'une  mode  fî  bizarre  :    ConjedQ- 
les  Chinois  eux-mêmes  n'en  font  pas  lûrs  :  il  y  en  a  qui  traittent  de  fable   IP^  ^  '•^ 
l'idée  qu'on  a  eue,  que  c'étoit  une  invention  des  anciens  Chinois,  qui  pour     "•''^  ' 
obliger  les  femmes  à  garder  la  maifon,  avoient  mis   les  petits  pieds  à  la  mo- 
de.    Le  plus  grand  nombre  au  contraire,  croit  que  c'eft  un  trait  de  politi- 
que, &  qu'on  a  eu  en  vue  de  tenir  les  femmes  dans  une  continuelle  dépen- 
dance.    Il  eft  certain  qu'elles  font  extrêmement  reflèrrées ,  &c  qu'elles  ne 
fortent  prefque  jamais  de  leur  appartement,  qui  eft  dans  le  lieu  le  plus  inté- 
rieur de  la  maifon,"  &  oii  elles  n'ont  de  communication  qu'avec  les  femmes 
qui  les  fervent.  „  ....  . 

Cependant  elles  ont  pour  la  plû-part  l'entêtement  ordinaire  de  leur  fexe  ,    mens  &: 
&  quoi  qu'elles  ne  doivent  être  vues  que  de  leurs  domeftiques,  elles  paflent    Coeffures 
tousles  matins  plufieurs  heures  à  s'ajufter  6c  à  fe  parer.    Leur  coëff'ure  con-    '^^^   Fem- 
fifte  d'ordinaire  en  plufieurs  boucles  de  cheveux  ,  mêlez  de  tous  cotez  de   ""^*' 
petits  bouquets  de  fleurs  d'or  6c  d'argent. 

Il  y  en  a  qui  ornent  leur  tête  de  la  figure  d'un  oyfeau  appelle  Fong  hoangy  Omemens 
oyfeau  fabuleux,  dont  l'antiquité  dit  beaucoup  de  chofes  myftérieutes.  Cet  de  tête, 
oyfeau  eft  fait  de  cuivre  ou  de  vermeil  doré,  félon  la  qualité  des  perfonnes. 
Ses  ailes  déployées  tombent  doucement  fur  le  devant  de  leur  coèffure.  Se 
embraftent  le  haut  des  temples  :  fa  queue  longue  6c  ouverte  fait  comme  une 
aigrette  fur  le  milieu  de  la  tête  :  le  corps  eft  au-deflljs  du  front:  le  col  8c 
le  bec  tombent  au-deflus  du  nez,  mais  le  col  eft  attaché  au  corps  de  l'ani- 
mal, avec  une  charnière  qui  ne  paroît  point,  afin  qu'il  ait  du  jeu,  6c  qu'il 
branle  au  moindre  mouvement  de  tête.    L'oyfeau  entier  tient  fur  la  tête 

par 


Suite  des 
ornemens 
des  Fcni- 
iiieî. 


Leur  Mo- 
Heflie  ex- 
trême. 


Habille- 
ment des 
Hommes. 


96    DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

par  les  pieds,  qui  font  fichez  dans  les  cheveux.  Les  femmes  de  la  premiè- 
re qualité  portent  quelquefois  un  ornement  entier  de  plufieurs  de  ces  cy- 
fcaux  entrelacez  enfemble,qui  font  comme  une  couronne  fur  la  tête:  le  feul 
travail  de  cet  ornement  ell  d'un  grand  prix. 

Pour  l'ordinaire,  les  jeunes  Demoifelles  portent  une  efpèce  de  couronne 
faite  de  carton,  Se  couverte  d'une  belle  foye:  le  devant  de  cette  couronne 
s'élève  en  pointe  au-delTus  du  front,  Se  ell  couvert  de  perles,  de  diamans, 
&  d'autres  ornemens.  Le  defîus  de  la  tête  eft  couvert  de  fleurs,  ou  natu- 
relles, ou  artificielles,  entre-mêlées  d'aiguilles,  au  bout  defquelles  on  voit 
briller  des  pierreries. 

Les  femmes  un  peu  âgées,  fur  tout  celles  du  commun,  fe  contentent  de 
fe  fervir  d'un  morceau  de  foye.fort  fine,  dont  elles  font  plufieurs  tours  à  la 
tête,  ce  qui  s'appelle  Pao  ieou ^  c'ell-à-dire,  enveloppe  de  tête. 

Mais  ce  qui  relevé  beaucoup  les  grâces  naturelles  de  Dames  Chinoifes, 
c'ell  la  pudeur  6c  l'extrême  modeftie  qui  éclate  dans  leurs  regards ,  dans 
leur  contenance,  &  dans  leurs  vêtemens.  Leurs  robbes  font  fort  longues: 
èc  leur  prennent  depuis  le  col  jufqu'aux  talons,  en  forte  qu'elles  n'ont  de 
découvert  que  le  vifage.  Leurs  mains  font  toujours  cachées  fous  des  man- 
ches fort  larges,  &  fi  longues,  qu'elles  traîneroient  prefque  jufqu'à  terre, 
fi  elles  ne  prenoient  pas  le  foin  de  les  relever.  La  couleur  de  leurs  habits  eft 
indifférente,  elle  peut-être  ou  rouge,  ou  bleue,  ou  verte,  félon  leur  goût: 
il  n'y  a  gucres  que  les  Dames  avancées  en  âge,  qui  s'habillent  de  noir  ou  de 
violet. 

Au  refie  ce  que  j'appelle  ici  mode,  n'eft  gueres  conforme  à  l'idée  qu'on 
s'en  fait  en  Europe,  où  la  manière  de  fe  vêtir  ell  fujette  â  tant  de  change- 
mens.  Il  n'en  eft  pas  de  même  à  la  Chine,  &  ce  qui  marque  le  bon  ordre 
qui  s'y  obferve,  6c  l'uniformité  du  gouvernement,  jufques  dans  les  chofes 
les  moins  importantes,  c'eft  que  cette  forme  de  vêtement  a  toujours  été  la 
même,  6c  n'a  point  varié  depuis  la  naiflîuice  de  l'Empire,  jufqu'à  l'entrée 
des  Tartares,  qui,  fins  rien  changer  à  la  forme  de  l'ancien  gouvernement 
des  Chinois,  les  ont  feulement  obligez  de  fe  conforme^  à  celle  de  leurs 
vêtemens. 

L'habillement  diss  hommes  fe  relTent  de  la  gravité  qu'ils  affectent:  il  con- 
fifte  dans  une  longue  vefte  qui  defcend  jufqu'à  terre  ,  dont  un  pan  fe  rcj)lie 
fur  l'autre,  en  telle  forte  que  celui  de  deflus,  s'étend  jufqu'au  côté  droit, 
où  on  l'attache  avec  quatre  ou  cinq  boutons  d'or  ou  d'argent,  un  peu  é- 
loignez  les  uns  des  autres.  Les  manches  qui  font  larges  auprès  de  l'épaule, 
vont  peu  à  peu  fe  retrèciflantjufqu'au  poignet,  6c  fe  terminent  en  forme 
de  fer  â  cheval,  qui  leur  couvre  les  mains,  6c  ne  laiflé  paroître  tout  au  plus 
que  le  bout  des  doigts:  car  elles  font  toujours  plus  longues  que  la  main.  Ils 
fe  ceignent  d'une  large  ceinture  de  foye ,  dont  les  bouts  pendent  jufqu'aux 
genoux,  6c  à  laquelle  ils  attachent  un  étui  qui  contient  un  couteau ,  5c  les 
deux  bâtonnets  qui  leur  fervent  de  fourchettes,  unebourfe,  6cc.  Les  Chi- 
nois autrefois  ne  portoient  point  de  couteau,  ce  encore  à  préfcnt  les  Let- 
trez  le  portent  aflez  rarement. 

Sous  la  yefte,  ils  portent  en  Eté  un  caleçon  de  lin,  qu'ils  couvrent  quel- 
que-. 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  ^y 

3uefois  d'un  autre  caleçon  de  taffetas  blanc  :  &  durant  l'Hyver ,  des  haut- 
e-chaufles de fatin  fourré  de  coton,  ou  de  foye  crue:  ou  fi  c'efl  dans  les 
pays  Septentrionaux  ,  de  peaux  qui  font  fort  chaudes.  Leur  chemife  qui 
eft  de  différente  toile  félon  les  faifons,  efl  fort  ample  Se  fort  courte  :&  pour 
conferver  la  propreté  de  leurs  habits  durant  les  fueurs  de  l'Eté,  plufieurs 
portent  immédiatement  fur  la  chair,  une  efpcce  de  retz  de  foye,  qui  empê- 
che que  leur  chemife  ne  s'applique  à  la  peau. 

En  Eté  ils  ont  le  col  tout  nud ,  ce  qui  nous  paroît  défagréable  :  mais  en 
Hyver  ils  le  couvrent  d'un  collet  qui  eft,  ou  de  fatin,  ou  de  zibeline,  ou 
de  peau  de  renard ,  ôc  qui  tient  à  la  vefte.  En  Hyver ,  leur  verte  eft  four- 
rée de  peaux  de  moutons  :  d'autres  la  portent  piquée  feulement  de  foye  £c 
de  coton.  Les  gens  de  qualité  la  doublent  entièrement  de  ces  belles  peaux 
de  zibeline  ,  qui  leur  viennent  de  Tartaric:  ou  bien  de  belles  peaux  de  re- 
nard, avec  un  bord  de  zibeline:  fi  c'eft  au  Printems  ils  les  portent  doublés 
d'hermine.  Au  dedus  de  la  vefte,  ils  portent  un  fur-tout  à  manches  larges 
êc  courtes,  qui  eft  doublé  ou  bordé  de  la  même  manière. 

Toutes  les  couleurs  ne  font  pas  permifes  également  à  tout  le  monde  :  il  l^  cou-" 
n'y  a  que  l'Empereur  ôc  les  Princes  du  Sang,  qui  puifFent  porter  des  ha-  leur  dans 
bits  de  couleur  jaune.  Le  fatin  à  fond  rouge  eft  affeété  à  certains  Manda-  '^.^  habits 
rins,  dans  les  jours  de  cérémonie.  On  s'habille  communément  en  noir  ,  "'^^  P^' 
en  bleu,  ou  en  violet.  Le  peuple  eft  vêtu  pour  l'ordinaire  de  toile  de  coton  kuîifc'ra- 
teinte  en  bleu  ou  en  noir.  ment. 

Autrefois  ils  oignoient  fort  leurs  cheveux ,  8c  ils  étoicnt  fi  jaloux  de  cet 
ornement,  que  lorfque  les  Tartares  après  la  conquête  de  leur  pays,  les  o- 
bligcrcnt  de  fc  rafer  la  tête  à  la  manière  Tartare,  pluiîeurs  aimèrent  mieux 
perdre  la  vie,  que  d'obéir  en  ce  point  aux  ordres  de  leurs  Conquérans  , 
quoique  ces  nouveaux  maîtres  ne  touchaflent  point  aux  autres  ufages  de  la 
nation.  Ils  ont  donc  maintenant  la  tête  raiéc,  excepté  par  derrière,  ou 
au  milieu,  ils  laifTent  croître  autant  de  cheveux  qu'il  en  faut,  pour  faire 
une  longue  queue  cordonnée  en  fornje  de  trcfTc. 

Ils  fe  couvrent  la  tête  en  Eté  d'une  efpcce  de  petit  chapeau  ou  bonnet,  Leur  cou- 
fait  en  forme  d'entonnoir:  le  dedans  eft  doublé  de  fatin,  6c  le  deffus  eft  verture  de 
couvert  d'un  rotin  travaillé  très-finement:  à  la  pointe  de  ce  bonnet  eft  un 
gros  flocon  de  crin  rouge  qui  le  couvre ,  6c  qui  fe  répand  jufques  fur  les 
bords.  Ce  crin  eft  une  efpèce  de  poil  très-fin  6c  très-léger  qui  croît  aux 
jambes  de  certaines  vaches  ,  6c  qui  fe  teint  en  un  rouge  vif  6c  éclatant: 
c'eft  celui  qui  eft  le  plus  en  ufage,  6c  dont  tout  le  monde  peut  fe  fervir. 

Il  y  en  a  un  autre  que  le  peuple  n'ofc  porter,  6c  qui  n'eft  propre  qu'aux 
Mandarins  6c  aux  gens  de  Lettres, 

Il  éft  de  la  même  forme  que  l'autre:  mais  fait  de  carton,  entre  deux  fa- 
tins,  dont  le  deflbus  eft  d'ordinaire,  ou  rouge,  ou  bleu:  6c  le  deffus  d'un 
fatin  blanc,  couvert  d'un  gros  flocon  de  la  plus  belle  foye  rouge,  qui  fîotte 
irrégulièrement.  Les  gens  de  diftindion  fe  fervent  aufli  du  premier,  quand 
il  leur  plaît  :  mais  fur  tout  lorfqu'ils  vont  à  cheval ,  ou  que  le  tems  eft  mau- 
vais, parce  qu'il  réfifte  à  la  pluye,ôc  qu'il  défend  fuffifamment  du  foleil,par 
devant  6c  par  derrière  la  tête. 

tome  IL  N  En 


tête. 


De  l'ufage 
des  Bottes. 


De  TA- 

juilemcnt 
dans  les 
Tiutes. 


Leurs 
M  IH 


De  !eur$ 
manières 
de  bâtir 
dans  les 

Villes. 


3)8    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

En  Hyver,  ils  portent  un  bonnet  fort  chaud  bordé  de  zibeline ,  ou 
d'hermine,  ou  de  peau  de  renard,  dont  le  defîus  eft  couvert  d'un  flocon  de 
foye  rouge.  Ce  bord  de  fourrures  eft  large  de  deux  à  trois  pouces,  &  a 
fort  bel  air,  fur  tout  quand  il  eft  fait  de  ces  belles  zibclines^  noires  8c  lui- 
fantes,qui  fe  vendent  jufqu'à  40.  &  fo.  taèls. 

Les  Chinois,  fur  tout  ceux  qui  font  qualifiez ,  n'oferoient  paroîtrc  en  pu- 
blic, fans  être  bottez;  ces  bottes  font  ordinairement  de  fatin,  de  foye,  on 
de  toile  de  coton,  teinte  en  couleur,  6c  aflez  juftes  au  pied:  elles  n'ont  ni 
talon,  ni  genoiiilliere:  s'ils  font  un  long  voyage  à  cheval,  ces  bottes  font 
de  cuir  de  vache  ou  de  cheval ,  fi  bien  apprêté  que  rien  n'eft  plus  fou- 
pie:  leurs  bas  à  bottes  font  d'une  étoffe  piquée  &  doublée  de  coton,  ils 
montent  plus  haut  que  la  botte,  8c  à  cet  endroit  là  ils  ont  un  gros  bord  de 
velours  ou  de  panne. 

Si  cette  chauffiire  eft  commode  en  Hyver  pour  défendre  les  jambes  du 
froid,  elle  n'eft  gueres  tolérable  dans  le  tcms  des  grandes  chaleurs;  c'eft 
pourquoi  ils  en  ont  d'autres  qui  font  plus  fraîches  :  elle  n'eft  pas  fort  en 
ufage  parmi  le  peuple ,  qui  fouvent  pour  épargner,  fe  contente  d'une  efpè- 
ce  de  patins  de  toile  noire  :  les  gens  de  qualité  en  portent  dans  leurs  mai- 
fons ,  qui  font  faits  d'une  étoffe  de  foye ,  8c  qui  font  très-propres  8c  très- 
commodes. 

Enfin  voici  come  l'on  doit  être  ajufté  toutes  les  fois  qu'on  fort  de  lamai- 
fon,  ou  que  l'on  rend  une  vifite  de  conféquence  :  fans  parler  des  habits  inté- 
rieurs qui  font, ou  de  toile  ou  de  fatin, on  porte  par-deflus  une  longue  robbe 
d'une  étoffe  de  foye,  aflez  fouvent  bleue,  avec  une  ceinture  :  fur  le  tout  un 
petit  habit  noir  ou  violet,  qui  defccnd  aux  genoux,  fort  ample.  Se  à  man- 
ches larges  8c  courtes:  un  petit  bonnet  fait  en  forme  de  cône  racourci, 
chargé  tout  autour  de  foycs  flottantes,  ou  de  crin  rouge  :  des  bottes  d'étof- 
fe aux  pieds,  8c  un  éventail  à  la  main. 

Les  Chinois  aiment  la  propreté  dans  leurs  maifons:  mais  il  ne  faut  pas 
efpérer  d'y  rien  trouver  de  bien  magnifique  :  leur  architefture  n'eft  pas 
fort  élégante,  8c  ils  n'ont  gueres  de  bâtimens  réguliers  que  les  palais  des 
Empereurs,  quelques  édifices  publics  ,  les  tours,  les  arcs  de  triomphe, 
les  portes,  6c  lesmurailles  des  grandes  villes, les  digues,  les  levées,  les  ponts, 
8c  les  pagodes.  Les  maifons  des  particuliers  font  très- fimples,  8c  l'on  n'y 
a  égard  qu'à  la  commodité.  Les  perfonnes  riches  y  ajoutent  des  ornemens 
de  vernis,  de  fculpture,  8c  de  dorure,  qui  rendent  leurs  maifons  riantes, 
8c  agréables. 

Ils  commencent  d'ordinaire  à  élever  les  colomnes  8c  à  y  placer  le  toît, 
parce  que  le  gros  de  leurs  édifices  ne  devant  être  que  de  bois,  ils  n'ont  pas 
befoin  de  creufer  des  fondemens  bien  avant  en  terre  :  ils  ne  vont  gueres  que 
jufqu'à  deux  pieds:  ils  font  leurs  murailles  de  briques  ou  de  terres  battues,  8c 
en  certains  endroits  elles  font  toutes  de  bois.  Ces  maifons  n'ont  pour  l'or- 
dinaire que  le  rez  de  chauffée;  celles  des  marchands  le  plus  fouvent  ont  un 
étage,  qu'on  appelle  Leou:  c'eft  dans  cet  étage  qu'ils  mettent  leurs  mar- 
chand ifes. 

Dans  les  villes,  prefque  toutes  les  maifons  font  couvertes  de  tuiles:  ces 

tui- 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


99 


tuiles  font  toutes  en  demi  canal,  &  fort  épaifles  :  on  couche  ces  tuiles  fur 
la  partie  convexe,  5c  pour  couvrir  les  fentes  dans  les  endroits,  où  les  coter 
fe  couchent ,  on  en  met  de  nouvelles  :  mais  renverfées.  Les  chevrons  8c  les 
pannes  font  rondes  ou  quarrées:  fur  les  chevrons  on  couche  des  briques  min- 
ces, &  de  la  forme  de  nos  grands  carreaux,  Se  de  petites  planches  de  bois  , 
ou  des  nattes  de  rofeaux,  furquoi  on  met  un  enduit  de  mortier  :  quand  il 
cft  un  peu  fec  on  couche  les  tuiles  :  ceux  qui  font  en  état  de  faire  de  la  dé- 
pcnfe,  lient  les  tuiles  avec  de  la  chaux.    Le  commun  fe  fert  de  mortier, 

Dans  la  plû-part  des  maifons,  après  la  première  entrée  il  y  a  une  falle  ex- 
pofée  au  Midi, de  la  longueur  d'environ  ?o.  à  35'.  pieds:  derrière  cette  fallc 
lônt  trois  ou: cinq  chambres, qui  vont  d'Orient  en  Occident.  Le  milieu  fert 
de  falon  intérieur  :  le  toît  delà  raaifon  eft  porté  fur  des  colomnes  ;  par  exem- 
ple, fi  lafalle  a  jo.pieds  de  long,elle  en  aura  au  moins  if .  de  large,  ôc  le  plus 
louvent  Z4.  colomnes  portent  le  toît  fur  le  devant,  un  pareil  nombre  fur  le 
derrière,  &  une  de  chaque  côté;  chaque  colomne  eft  élevée  fur  des  bâfçs 
de  pierre  :  ces  colomnes  portent  des  poitrails  de  long  6c  entre  deux  colom- 
nes ils  mettent  une  pièce  de  bois  en  travers.  Sur  ces  grandes  poutres,  ^ 
fur  les  deux  colomnes  qui  font  aux  cotez ,  ils  pofent  d'autres  pièces  de  bois 
qui  portent  le  comble  du  toît  :  après  quoi  ils  commencent  à  bâtir  les  murail- 
les.    Les  colomnes  ont  ordinairement  dix  pieds  de  haut. 

La  magnificence  des  maifons,  félon  le  goût  Chinois,  confifte  d'ordinai- 
re dans  la  grofleur  des  poutres,  &  des  colomnes,  dans  le  choix  du  bois  le 
plus  précieux,  6c  dans  la  belle  fculpture  des  portes.  Ils  n'ont  point  d'au- 
tres dégrez,  que  ceux  qui  fervent  à  élever  un  peu  les  maifons  au-deflus  du 
rez  de  chauffée.  Mais  le  long  du  corps  de  logis  règne  une  gallerie  cou- 
verte, de  la  largeur  de  fix  à  fept  pieds,  &;  revêtue  de  belles  pierres  de 
taille. 

On  voit  plufîeurs  maifons,  où  les  portes  du  milieu  de  chaque  corps  de 
logis  fe  répondent:  ainfi  l'on  découvre  d'abord  en  y  entrant  une  longue 
fuite  de  corps  de  logis.  Chez  les  gens  du  commun  les  murailles  font  faites 
de  brique  qui  n'eft  pas  cuite  :  mais  par  le  devant  elles  font  incruftées  de  bri- 
ques cuites  :  en  certains  endroits  elles  font  de  terre  battue  entre  deux  ais  :  il 
y  en  a  d'autres,  ou  l'on  ne  fefert  point  de  muraille  :  ils  ferment  leurs  maifons 
avec  des  clayes,  qu'ils  enduifent  de  terre  8c  de  chaux.  Mais  chez  les  per- 
fonnes  de  diflinétion  les  murailles  font  toutes  de  briques  polies ,  &  fouvent 
cizelées  avec  art. 

pans  les  villages ,  fur  tout  en  quelques  provinces,  les  maifons  font  la 
plû-part  de  terre  &  fort  baffes:  le  toît  fait  un  angle  fi  obtus,  ou  bien  eft 
tellement  arrondi  peu  à  peu,  qu'il  paroît  plat:  il  eft  de  rofeaux  couverts 
de  terre,  ^  fou  tenu  par  des  nattes  de  petits  rofeaux  qui  portent  fur  des 
pannes,  8c  fur  des  folives.  Il  y  a  des  provinces,  où  au  lieu  de  bois  de 
chaulFage  on  fe  fert  de  charbon  de  terre  ,  ou  bien  de  rofeaux,  ou  de  paille. 
Comme  ils  fe  fervent  de  fourneaux  dont  la  cheminée  eft  fort  étroite,  8c 
que  quelquefois  il  n'y  en  a  point  qui  donne  ifTuë  à  la  fumée,  fi  outre  la 
cuilîne,  on  s'en  fert  dans  la  chambre,  elle  eft  bientôt  empeftée  de  cette 
N  z  odeur 


Détail  dcî 
Aparte- 
meos.  _  , 


De  îeus' 
magnifi- 
cence. 


Manière 
de  bâtir 
dans  les 
Villages. 


Incommo* 
dite  du 
chauffage. 


■Maifons 
des  Grands 
Seigneurs. 


Les  Dé- 

penfes   fu- 
perflues 
font  défen- 
dues à  la 
Chine. 


Des  Hô- 
tels des 
Manda- 
Tins, 


Leur  Dcf 
cription. 


Des  Offi 
ciers  des 
Manda- 
rins. 


100  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

odeur  de  charbon  de  terre,  Se  de  rofeaux  brûlez,  qui  eft  infuportable  à 
ceux  qui  n'y  ionl  pas  accoutumez. 

Les  mailons  des  grands  Seigneurs ,  6c  des  perfonnes  riches  comparées  aux 
nôtres,  ne  méritent  pas  beaucoup  d'attention:  ce  feroit  abufer  des  termes 
que  de  leur  donner  le  nom  de  palais  :  elles  n'ont  que  le  rez  de  chauffée  : 
mais  elles  l'ont  plus  élevées  que  les  mailons  ordinaires:  la  couverture  eft 
propre ,  6c  le  haut  du  toit  a  divers  orncmens  :  le  grand  nombre  des  cours  6c 
des  appartemens  propres  a  loger  leurs  domeiliques,  iupplée  à  leur  beauté, 
&  à  leur  magnificence. 

Ce  n'eft  pas  que  les  Chinois  n'aiment  le  fafte  6c  la  dépenfe  :  mais  la 
coutume  du  pays,  èc  le  danger  qu'il  y  a  de  faire  des  dépcnies  fuperflues  6c 
contraires  à  l'ulage,  les  arrêtent  malgré  eux:  les  Tribunaux  où  fe  rend  la 
juftice,  ne  font  gueres  plus  fupei-bes  :  les  cours  en  font  grandes,  les  portes 
élevées,  on  y  voit  même  quelquefois  des  ornemens  de  fculpture  d'affcz  bon 
goût:  mais  les  falles  intérieures,  6c  les  chambres  d'audience,  n'ont  ni 
magnificence,  ni  grande  propreté. 

Il  faut  avoiier  néanmoins  que  les  Hôtels  des  principaux  Mandarins  ,  des 
Princes,  6c  des  perfonnes  riches  6c  puiffantes,  furprennent  par  leur  vafte 
étendue:  ils  ont  quatre  ou  cinq  avant-cours,  avec  autant  de  corps  de  logis 
dans  chacune  des  cours.  A  chaque  frontifpice  il  y  a  trois  portes  :  celle  du 
milieu  cft  plus  grande,  6c  les  deux  côtcz  font  ornez  de  lions  de  marbre. 
Proche  de  la  grande  porte  eft  une  place  environnée  de  barrières  couvertes 
d'un  beau  vernis  rouge  ou  noir.  Aux  cotez  font  deux  petites  tours  où  il  y  a 
des  tambours ,  6c  d'autres  mihumcns  de  mufique,  dont  on  joue  à  différent 
tes  heures  du  jour,  6c  fur  tout  lorfque  le  Mandarin  fort,  ou  qu'il  entre,  ou 
qu'il  monte  à  fon  Tribunal. 

Au-dedans  on  voit  d'abord  une  grande  place,  où  s'arrêtent  ceux  qui  ont 
des  procès, ou  desRequêtesàprélénter:  des  deux  côtcz  font  de  petites  mai- 
fons  qui  fervent  d'étude  aux  Officiers  du  Tribunal.  Puis  on  voit  trois  autres 
portes,  qui  ne  s'ouvrent  que  quand  le  Mandarin  monte  au  Tribunal  :  celle  du 
milieu  eft  fort  grande,  6c  il  n'y  a  que  les  perfonnes  de  diftinftion  qui  y 
paffent  :  les  autres  entrent  par  celles  qui  font  à  côté  :  après  quoi  on  apper- 
çoit  une  autre  grande  cour,  au  bout  de  laquelle  eft  une  grande  falleoù  le 
A'Iandarin  rend  la  juftice:  fuivent  l'une  après  l'autre  deux  falles  deftinécs  à 
recevoir  les  vifiîes  :  elles  font  propres,  garnies  de  fiéges,  &c  de  divers 
meubles.  Tels  font  dans  la  plû-part  des  endroits,  les  Tribunaux  des  grands 
Mandarins. 

Les  Officiers  dont  je  viens  de  parler  font  des  Ecrivains,  desefpèccs  dé 
Notaires,  6cc.  Il  y  en  a  de  fix  fortes  ,  qui  font  chargez,  chacun  dans 
leur  étude  ,  de  fix  différentes  affaires ,  qui  ont  rappport  aux  fix  Cours 
Souveraines  de  Peking:  de  forte  qu'un  Mandarin  particulier  fait  en  petit 
dans  fon  Tribunal ,  ce  qu'il  fera  un  jour  dans  une  des  Cours  Souveraines, 
à  l'égard  de  tout  l'Empire.  Ils  font  entretenus  des  deniers  publics,  6c  ils 
font  llables:  c'eft  pourquoi  les  affiùres  vont  toujours  leur  chemin,  quoique 
les  Mandarins  changent  Ibuvent ,  ou  parce  qu'on  les  caffe,  ou  parce  qu'ils 
font  envoyez  en  d'autres  provinces. 

On 


ET   DE  LA    TARTARIE   CHINOISE.  loi 

On  palTeenluite  une  autre  cour,  &:  l'on  entre  dans  une  autre  falle,  beau-  Ornemens 
coup  plus  belle  que  la  première  ,   où  l'on  n'admet  que  les  amis  particuliers  :  "^^  ^^*^* 
tout  autour  ell  le  logement  des  domeftiques  du  Mandarin.  Apres  cette  falle  darinsf  *'^* 
eft  une  autre  cour  :  on  trouve  une  grande  porte  qui  ferme  l'appartement 
des  femmes  ôc  des  enfans  :  oia  aucun  homme  n'oferoit  entrer  :   tout  y  eft 
propre  6c  commode.     On  y  voit  des  jardins,  des  bois,  des  lacs,  6c  tout 
ce  qui  peut  récréer  la  vue:  il  y  en  a  qui  y  forment  des  rochers  6c  des 
montagnes  artificielles,  percées  de  tous  cotez,  avec  divers  détours  ,  en 
forme  de  labyrinthes,  pour  y  prendre  le  frais  :   quelques-uns  y  nourriflent 
des  cerfs  ôcdesdains,  quand  ils  ont  aflez  d'efpâce  pour  faire  uneefpèce 
de  parc  :  ils  y  ont  pareillement  des  viviers ,  pour  des  poiflbns  6c  pour  des 
oifeaux  de  rivière. 

L'Hôtel  du  T^fang  kun  ,    ou  Général  des  troupes  Tartares  qui  font  à  Hôtel  le 
Canton^  pafle  pour  un  des  plus  beaux  qui  foit  dans  toute  la  Chine;  il  avoit  P'"^   ^^^^ 
été  bâti  par  le  fils  de  ce  riche  6c  puiflant  Prince,  appelle  Ping  nan  vang,   ^^  '^  ^^■' 
c'eft-à-dire ,    pacificateur  du  Midi.     L'Empereur  Cang  hi  l'avoit  fait  en  "^" 
quelque  forte  Roy  de  Canton^   en  reconnoillance  des  fervices  qu'il  avoit 
rendus  à  l'Etat,  en  achevant  d'aflujettir  aux  Tartares  quelques-unes  des 
provinces  Auftrales  de  In  Chine:  mais  comme  il  oublia  bientôt  fon  devoir, 
il  attira  peu  d'années  après  la  difgrace  de  l'Empereur  fur  fa  perfonnc  6c  fur 
toute  fa  maifon,  6c  finit  fa  vie  à  Canton^  en  s'étranglant  lui-même  avec 
une  écharpe  de  foye  rouge,  que  l'Empereur  lui  envoya  de  Peking  en  poflc 
par  un  des  Gentilshommes  de  fa  Chambi-e. 

Ce  qui  fait  la  beauté  6c  la  magnificence  des  palais  chez  les  Chinois ,  eft 
bien  différent  de  ce  qu'on  admire  dans  ceux  d'Europe.*  Quoi  qu'en  y  en- 
trant, l'œil  juge  à  la  grandeur  des  cours  6c  des  édifices,  que  ce  doit  être  - 
la  demeure  d'un  grand  Seigneur:  néanmoins  le  goût  d'un  Européan  eft 
peu  frappé  de  cette  forte  de  magnificence ,  qui  ne  confifte  que  dans  le 
nombre  6c  l'étendue  des  cours  ,■  dans  la  largeur  6c  la  capacité  de  quelques 
grandes  falles,  dans  la  groflèur  descolomnes,  6c  dans  quelques  morceaux 
de  marbre  groffiérement  travaillé. 

Le  marbre  eft  très-commun  dans  les  provinces  de  Chan  tong^  Se  de  J^iafig 
tuin  :  mais  les  Chinois  ne  fçavent  gueres  profiter  de  cet  avantage  :  car 
ils  ne  s'en  fervent  pour  l'ordinaire  qu'à  revêtir  quelque  canal ,  ou  à 
conftruire  des  ponts,  des  arcs  de  triomphe,  des  infcriptions,  leur  pavé, 
le  feuil  de  leurs  portes,  6c  les  fondemens  de  quelques  pagodes. 

Les  Chinois  ne  font  pas  curieux,  comme  en  Europe,  d'orner  5c  d'em-  Les  Orne- 
bellir  l'intérieur  de  leurs  maifons:  on  n'y  voit  ni  tapifferiers ,  ni  miroirs,   m^ns  dans 
ni  dorures:  comme  les  Hôtels  que  les  Mandarins  habitent,  appartiennent  font'pi:u"eu 
à  l'Empereur  qui  les  loge,  6c  que  leurs  Charges  ne  font  proprement  que   ufage. 
des  Commiflîons,  dont  on  les  dépoiiille,   quand  ils  ont  fait  des  fautes, 
que,  quand  même  on  eft  content  de  leur  conduite,  ils  ne  font  f>as  ftables 
dans  le  lieu  oii  on  les  a  placez,  6c  que  lorfqu'ils  y  penfent  le  moins,  on 
leur  donne  un  Gouvernement  dans  une  autre  province,  ils  n'ont  garde  de 
faire  de  grandes  dépenfes,  pour  meubler  richement  une  maifon,  qu'ils  font 
à  tout  moment  en  danger  d'abandonner. 

N  5  D'ail- 


lOi  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

D'ailleurs  comme  les  vifites  ne  fe  reçoivent  jamais  dans  les  appartement 
intérieurs,  mais  feulement  dans  une  grande  falle  qui  eft  fur  le  devant  de  la 
maifon,  il  n'eft  pas  étonnant  qu'ils  en  retranchent  des  ornemens  aflèz  inu» 
tilesj  puifqu'ils  ne  feroient  \  ûs  de  perfonne. 
En  quoi  j^gj  principaux  ornemens  dont  leurs  falles  &  leurs  appartemens  font  cm- 

ce"orne-  bellis,  étant  bien  ménagez,  ne  laiflent  pas  d'avoir  un  grand  air  de  pro- 
msuts.  prêté ,  &  de  plaire  à  la  vûë  :  on  y  voit  de  groflès  lanternes  de  foye  peintes 
&  fufpenduës  au  plancher  :  des  tables,  des  cabinets,  de  paravents,  des 
chaifes  de  ce  beau  vernis  noir  &  rouge ,  qui  eft  fi  tranfparent  qu'au  travers 
on  apperçoit  les  veines  du  bois,  6c  fi  clair  qu'il  paroît  comme  une  glace 
de  miroir;  diverfes  figures  d'or  fie  d'argent,  ou  d'autres  couleurs  peintes 
fur  ce  vernis  lui  donnent  un  nouvel  éclat.  De  plus  les  tables,  les  buf^ 
fets ,  les  cabinets  font  ornez  de  ces  beaux  vafes  de  porcelaine  que  nous  ad- 
mirons, fie  qu'on  n'a  jamais  pu  imiter  en  Europe. 

Outre  cela  ils  fufpendent  en  divers  endroits  des  pièces  de  fatin  blanc,  fur 
lefquelles  on  a  peint  des  fleurs,  des  oyfeaux,  des  montagnes,  fie  des  payfa- 
ges  :  fur  quelques  autres  ils  écrivent  en  gros  caractères  des  fentences  mora- 
les, où  il  y  a  prefque  toujours  quelque  obfcurité  :  elles  font  tirées  des  hif- 
toires ,  8c  ont  fouvent  un  autre  fens  que  le  fens  naturel  des  paroles.  Ces 
fentences  font  d'ordinaire  deux  à  deux,8c  font  conçues  dans  un  pareil  nom- 
bre de  lettres.  Il  y  en  a  qui  fe  contentent  de  blanchir  les  chambres,  ou  d'y 
coller  fort  proprement  du  papier ,  en  quoi  les  ouvriers  Chinois  excellent. 
Des  Lits.  Quoiqu'on  ne  paroifle  jamais  dans  les  chambres  où  ils  couchent,  fie  que 
ce  feroit  une  impoUtefle  d'y  conduire  un  Etranger ,  leurs  lits ,  fur  tout 
parmi  les  grands  Seigneurs,  ne  laiflent  pas  d'avoir  leur  beauté  fie  leur  agré- 
ment: le  bois  efl:  peint,  doré,  fie  orné  de  fculpture:  les  rideaux  font  difFé- 
rens  félon  les  faîfons  :  en  Hyver  ôc  dans  le  Nord,  ils  font  d'un  double  fatin: 
&  en  Eté, ou  d'un  fimple  taffetas  blanc  femé  de  fleurs,  d' oyfeaux,  fie  d'ar- 
bres :  ou  d'une  gaze  très-fine,  qui  n'empêche  pas  l'air  de  pafler,  fie  qui  eft 
aiTez  ferrée  pour  garantir  des  moucherons ,  lefquels  font  extrêmement  in- 
commodes dans  les  provinces  du  Midi.  Les  gens  du  commun  en  ont  de  toile 
d'une  cfpèce  de  chanvre  fort  claire.  Les  matelats  dont  ils  fe  fervent,  font 
bouiTcz  de  coton  fort  épais. 

Dans  les  provinces  Séptentriondes  on  drefle  des  briques  crues  en  forme 
de  lit,  qui  eft  plus  ou  moins  large,  félon  que  la  famille  eft  plus  ou  moins 
rombreufe.  A  côté  eft  un  petit  fourneau,  où  l'on  met  le  charbon  dont  k 
flamme  fie  la  chaleur  fe  répandent  de  tous  cotez  par  des  tuyaux  faits  exprès, 

2ui  aboutiflent  à  un  conduit,  lequel  porte  la  fumée  jufqu'au  deflus  du  toît. 
îhcz  les  perfonnes  de  diftinftion  le  fourneau  eft  percé  dans  la  muraille,  Sc 
c'eft  par  dehors  qu'on  l'allume.  Par  ce  moyen  le  lit  s'échauffe,  Se  même 
toute  la  maifon.  Ils  n'ont  pas  befoin  de  lits  de  plumes  comme  en  Europe; 
ceux  qui  craignent  de  coucher  immédiatement  fur  la  brique  chaude  ,  fe 
contentent  de  fufpendre  fur  ces  lits  de  briques  une  efpèce  d'eftrapontin  :  il 
eft  fait  de  cordes  ou  de  rotin,  qui  a  le  même  effet  que  les  fangles  dont  on 
fe  fert  pour  les  lits  d'Europe. 
Le  matin  tout  cela  fe  levé,  Se  on  met  à  la  place  des  tapis  ou  des  nattes 

fur 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  toj 

for  lerquclles  on  s'aflîed.  Comme  ils  n'ont  point  de  cheminées,  rien  ne 
leur  elb  plus  commode  :  toute  la  famille  y  travaille  fans  refîèntir  le  moin- 
dre froid ,  6c  fans  qu'il  foit  néceflaire  de  prendre  des  habits  fouiTez  de 
peaux  :  c'eft  à  l'ouverture  du  fourneau  que  le  menu  peuple  fait  cuire  fà 
viande:  &  comme  les  Chinois  boivent  toujours  chaud,  il  y  fait  chauffer 
Ton  vin,  6c  il  y  prépare  fon  thé.  Les  lits  foqt  plus  grands  dans  les  hôtel- 
leries, afin  que  plufieurs  voyageurs  y  trouvent  leur  place. 

De  la  magnificence  des  Ch'moh  dam  leurs  voyages  y  dans 

les  Ouvrages  publics ,    tels  que  font  les  Ponts ,    les 

Arcs  de  triomphe ,  les  Portes ,  les  Tours ,  8f  les 

Murs  des  villes:  dans  leurs  Fêtes,  &c. 


L 


A  magnificence  de  l'Empereur  6c  de  fa  Cour  ,   6c  les  richefles  des  Magnifi- 

Mandarins,  furpafTent  ce  que  l'on  en  peut  dire:  on  eft  frappé  d'abord  ceucedes 

de  ne  voir  que  foye ,  que  porcelaines,  que  meubles  6c  cabinets,  qui  n'étant  jjjj|°°ç*, 
pas  plus  riches  ,  ont  quelque  chofe  de  plus  brillant  que  le  commun  des  voyages, 
ouvrages  d'Europe.  Mais  ce  n'eft  pas  en  cela  principalement  que  con- 
fifte  la  magnificence  des  Seigneurs  de  la  Chine:  ils  fe  négligent  d'ordinaire 
dans  le  domeftique  ,  6c  les  loix  en  banniffent  le  luxe  6c  le  fafte;  elles  ne 
le  leur  permettent,  6c  ne  l'approuvent,  que  lorfqu'ils  paroiflent  en  public, 
lorfqu'ils  font  ou  reçoivent  des  vifites,  ou  quand  ils  font  leur  cour  a  l'Em- 
pereur, 6c  qu'ils  font  admis  en  fa  préfence. 

J'ai  déjà  parlé  du  train  fupcrbe  des  Mandarins,  8c  de  la  fuite  nombreufe 
de  leurs  Officiers  :  les  gens  de  guerre  qui  vont  d'ordinaire  à  cheval  n'affec- 
tent pas  moins  un  air  de  grandeur  qui  furprend.  A  la  vérité  leurs  chevaux 
ne  font  pas  fort  beaux,  mais  le  harnois  en  eft  magnifique  :  le  mords  6c  les 
étriers  font  dorez ,  ou  d'argent  :  la  iélle  eft  très-riche  :  la  bride  eft  de  trois 
lefTes  de  gros  fatin  piqué,  large  de  deux  doigts  ;  à  la  naiffance  du  poitrail 

Eendent  deux  gros  flocons  de1;e  beau  crin  rouge,  dont  ils  couvrent  leurs 
onnets:  ces  flocons  font  fufpendus  par  des  anneaux  de  fer  doré  ou  argenté  : 
ils  font  toujours  précédez  8c  fuivis  d'un  grand  nombre  de  cavaliers,  qui 
leur  font  cortège:  fans  compter  leurs  domeftiques,  qui  félon  la  qualité  de 
leur  Maître ,  font  vêtus  ou  de  fatin  noir ,  ou  de  toile  de  coton  teinte  en 
couleur. 

Mais  oii  la  magnificence  Chinoife  éclate  d'avantage,  c'eft  lorfque  l'Era-   Dans  le» 
pereur  donne  audience  aux  AmbafTadeurs,  6c  qu'aflis  fur  fon  Trône,  il  voit   J^j  Anif 
à  fes  pieds  les  principaux  Seigneurs  de  fa  Cour,  6c  tous  les  grands  Manda-   baffadcurs. 
rins  en  habits  de  cérémonie ,  qui  lui  rendent  leurs  hommages. 

C'eft  un  fpeftacle  véritablement  augufte,  que  ce  nombre  prodigieux  de 
foldats  fous  les  armes, cette  multitude  inconcevable  de  Mandarins  avec  tou-     • 
tes  les  marques  de  leur  dignité ,  &  pliicez  chacun  félon  fon  rang  dans  un 

très- 


X04  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

très-grand  ordre:  les  Miniftres  d'Etat,  les  Chefs  des  Cours  Souveraines, 
les  Regulos,  &  les  Princes  du  Sang,  tout  cela  a  un  air  de  grandeur  ex- 
traordinaire, &  qui  donne  une  haute  idée  du  Souverain,  auquel  on  rend  de 
fi  profonds  refpeas.  On  n'y  difpute  jamais  du  rang,  chacun  fçait  diftinc- 
tement  fa  place;  le  riom  de  chaque  Charge  eft  gravé  fur  des  lames  de  cui- 
vre enclavées  dans  le  pavé  de  marbre. 
Voyages  Qq  ^'gf^  ^.^  ^jans  les  voyages  qu'on  cherche  en  Europe  à  paroître  magni- 
darinf  ^'^'  fique  :  on  y  eft  au  contraire  fort  négligé  6c  aflez  mal  en  ordre.  On  a  une 
autre  méthode  à  la  Chine  :  un  grand  Mandarin  ne  voyage  qu'avec  pompe 
&  avec  appareil.  Si  c'eft  en  barque,  il  monte  lui-même  une  barque  fuper- 
be,  6c  il  a  à  fa  fuite  un  grand  nombre  d'autres  barques  qui  portent  tout  fon 
train.  S'il  fait  fon  voyage  parterre,  outre  les  domeftiques  6c  les  foldats 
qui  le  précédent  6c  qui  le  fuivent  avec  des  lances  6c  des  étendards ,  il  a  pour 
la  perlbnne,  une  litière,  une  chaife  portée  par  des  mulets  ,  ou  par  huit 
hommes,  6c  plufieurs  chevaux  en  lefle.  Il  fe  fert  de  ces  voitures  tour  à 
tour,  félon  fa  commodité  6c  les  divers  changemens  de  tems. 

J'ai  déjà  dit  que  la  Chine  eft  toute  coupée  de  canaux  larges  6c  profonds. 
Se  fouvent  tirez  au  cordeau  :  il  y  a  ordinairement  dans  chaque  province  une 
grande  rivière  ,  ou  un  large  canal  renfermé  entre  deux  levées  revêtues  de 
pierres  plattes  ou  de  marbre,  qui  tient  lieu  de  grand  chemin  :  celui  qu'on 
appelle  le  grand  canal ,  traverié  tout  l'Empire  depuis  Canton  jufqu'à  Pe- 
kifigy  &:  rien  n'eft  plus  commode  que  de  faire  i]x  cens  lieues  depuis  la  capi- 
tale jufqu'à  Macao,  comme  fi  l'on  étoit  dans  fa  propre  maifon,  fans  aller 
par  terre  qu'une  feule  journée,  pour  traverfer  la  montagne  de  Met  lin ^  qui 
fépare  la  province  de  Kiang  fi  de  celle  de  ^uang  long.  On  peut  même  éviter 
cette  journée,  6c  continuer  fa  route  en  barque,  fur-tout  lorfque  les  eaux 
font  grandes. 

C'eft  pourquoi  les  Mandarins  qui  vont  prendre  poflefîîon  de  leur  Gou- 
vernement 5  6c  les  Envoyez  de  la  Cour  font  le  plus  fouvent  leur  voyage  par 
eau.     On  leur  fournit  une  de  ces  barques  qui  font  entretenues  par  l'Em- 
pereur ,  6c  dont  la  grandeur  égale  celle  de  nos  vaifléaux  du  troifîéme  rang. 
Ces  barques  Impériales  font  de  trois  ordres  diff"érens,  6c  rien  n'eft  plus 
Des  Bar-     propre:  elles  font  peintes,  dorées,  hiftoriées  de  dragons,   6c  enduites  de 
qucs.  vernis  en  dedans  6c  par  dehors.     Les  médiocres  dont  on  fe  fert  plus  com- 

munément ,  ont  plus  de  feize  pieds  de  large  fur  environ  quatre-vingt  de 
long,  6c  neuf  de  hauteur  de  bord.  La  forme  en  eft  quarrée  6c  platte,  ex- 
cepté la  proiie  qui  va  en  s'arrondiflant. 

Outre  l'appartement  du  Patron  de  la  barque  qui  a  fa  famille,  fa  cuifine, 
deux  grandes  places ,  une  à  l'avant ,  èc  l'autre  à  l'arriére,  il  y  a  une  fallc 
haute  de  fix  à  lept  pieds,  6c  qui  en  a  onze  de  largeur,  enfui  te  une  anticham- 
bre 6c  deux  ou  trois  chambres  avec  un  réduit  fans  ornemens ,  tout  cela  de 
plein  pied:  c'eft  ce  qui  fait  l'appartement  du  Mandarin.  Tout  eft  vernifle 
de  ce  beau  vernis  de  la  Chine  blanc  6c  rouge,  avec  quantité  de  fculptures, 
de  peintures  ,  6c  de  dorures  au  platfond  6c  fur  les  cotez.  Les  tables  6c  les 
chaifcs  font  verniflecs  de  rouge  ou  de  noir.  La  falle  a  des  deux  côtés  des  fe- 
nêtres ,  qui  peuvent  s'ôter  quand  on  le  juge  à  propos.    Au  lieu  de  vitres,  on 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  lof 

fe  fert  d'écaillés  d'huitres  fort  minces,  .ou  d'étoffes  fines  enduites  d'une  cire  Leur  Dcf. 
luifante,  6c  enrichies  de  fleurs,  d'arbres,  &c  de  diverfes  figures:  le  tillac  eil-  cr;ptiûn. 
environné  de  galeries ,    où  les  matelots  peuvent  aller  6c  venir  ,  fans  in- 
commoder ceux  qui  y  font  logez. 

Cet  appartement  ell  couvert  d'une  platte  forme,  ou  d'une  efpëcc  de  bel- 
védère, ouverte  de  tous  cotez,  deftince  pour  la  mufique,  qui  confillc  en 
quatre  ou  cinq  joueurs  d'inftrumens,  dont  l'harmonie  ne  peut  flatter  que 
des  oreilles  Chinoifes.  Le  deflbus,  qui  efl  comme  le  fond  de  cale,  ell  par- 
tagé en  plufieurs  foutes  qui  contiennent  le  bagage.  Les  voiles  font  fiiitcs 
da  nattes,  qui  fe  replient  de  même  que  les  feiiiUes  de  foufflets  :  chaque  voi- 
le efl  divifée  en  plufieurs  quarrez  oblongs,  lefquels  étant  étendus,  forment 
la  voile.  Lorfqu'on  la  plie  ,  elle  n'occupe  prefque  point  de  place.  Ces 
voiles  font  commodes, en  ce  qu'elles  tiennent  plus  près  du  vent  que  d'autres, 
6c  que  fi  un  grand  vent  fait  manquer  l'écoute,  il  n'en  arrive  aucun  incon- 
vénient à  la  barque  ou  au  vaifleau. 

Pour  poufler  ces  grandes  barques  ,  ils  fe  fervent  de  longues  êc  grofles 
perches  faites  en  forme  de  potence,  ou  de  T.  dont  un  bout  v.i  juf-  Manœu- 
qu'au  fond  de  l'eau,  6c  l'autre  eft  appuyé  contre  le  devant  de  l'épaule,  vrc. 
pour  faire  plus  d'effort,  6c  faire  avancer  la  barque  plus  vite:  ou  bien 
ils  fe  fervent  de  rames,  qui  font  de  diverfes  figures:  c'eil  d'ordinaire  un 
bois  long,  qui  fe  termine  en  forme  de  pelle:  il  y  a  un  trou  au  milieu , 
pour  recevoir  des  chevilles  qui  font  fichées  fur  le  bord  de  la  barque. 
Ils  en  ont  d'autres  qui  ne  fortent  jamais  de  l'eau:  ils  gouvernent  de 
telle  forte  l'extrémité  de  la  rame,  à  la  droite  6c  à  la  gauche,  qu'elle 
imite  le  mouvement  de  la  queue  d'un  poiflbn,  6c  coupe  toujours  le 
haut  obliquement,  comme  font  les  oifeaux  de  rapine,  en  volant  fans 
remuer  les  ailes,  6c  fe  fervant  pour  rames  de  leurs  queues. 

La  commodité  qu'on  y  trouve ,  c'eft  que  les  rameurs  n'occupent  prefque 
point  de  place  fur  la  barque  :  ils  font  rangez  au  bord  fur  des  aix ,  6c  leurs 
rames  font  l'effort  du  timon:  elles  rompent  rarement,  6c  quoiqu'elles  ne 
fortent  jamais  de  l'eau,  elles  pouffent  toujours  la  barque. 

Il  y  a  de  ces  barques  qui  fe  tirent  à  la  corde ,  lorfque  le  vent  eft  contrai- 
re, ou  qu'on  eft  obligé  d'aller  contre  le  courant  :  cette  corde  fe  fait  en  plu- 
fieurs endroits  d'éclifes  de  caimes  :  on  coupe  ces  cannes  en  parties  minces 
&C  longues ,  6c  l'on  en  fait  un  tiffu  comme  de  la  corde  :  l'eau  ne  les  pour- 
rit jamais,  6c  elles  font  d'une  force  furprenante:  il  y  a  d'autres  endroits 
où  l'on  fe  fert  de  corde  de  chanvre. 

La  barque  qui  porte  un  grand  Mandarin ,  eft  toujours  fuivie  de  plufieurs  n>es  Bar- 
autres  ,  comme  nous  avons  dit ,   parmi  lefquelles  il  y  en  a  toujours  du  ques  des 
moins  une  appellée  Ho  che  tchouen^  ou  barque  des  provifions:  elle  porte  la   Man'a- 
cuifîne,  les  provifions  de  bouche,  6c  les  Officiers  qui  préparent  à  manger  :    '^'"^" 
une  autre  qui  eft  pour  l'efcorte,  où  il  y  a  des  foldats  :  une  troificme  beau- 
coup plus  petite  6c  plus  légère  ,  qu'on  pourroit  appeller  barque  de  Four- 
riers, parce  qu'elle  eft  deftince  à  courir  devant  en  diligence,  pour  donner  ^ 
avis  6c  faire  préparer  les  chofes  néceffaires  fur  la  route  ,   afin  que  tout  fe 
trouve  prêt  au  paffage,  6c  qu'on  ne  foit  pas  obligé  d'attendre. 

Itomc  IL  ^  O  Ces 


Corps  de 
Gardes 
fur  les 
Ckemins. 


Leur  Ser- 
vice. 


Sûreté  des 
Barques 
pendant  la 
nuit. 


\o6  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Ces  barques  ont  leurs  rameurs,  &  en  cas  de  bcfoin  fontaufli  tirées  à  la  cor- 
de le  long  du  rivage,  par  un  certain  nombre  d'hommes,  que  les  Manda- 
rins de  chaque  ville  tburniflent,  &  qui  fe  changent  tous  les  jours..  Le 
nombre  de  ces  hommes  le  détermine  fuivanî  le  nombre  des  chevaux 
marquez  fur  le  Catig  ho,  ou  Patente  de  l'Empereiu-jfçavoir,  trois  hommes  . 
par  cheval:  en  forte  que  li  l'on  a  marqué  huit  chevaux  pour  un  Envoyé,, 
on  lui  fournira  vingt-quatre  hommes  pour  tirer  fa  barque. 

Sur  la  route  d'eau,  il  y  a  de  lieuë  en  lieue  des  Tang  ,  ou  corps  de  gar- 
de pofcz  à  une  certaine  diftance  les  uns  des  autres,  afin  que  dans  le  bcfoin- 
ils'puiflent  fe  donner  réciproquement  les  avis  néceOliires  par  des  fignaux. 
Ils  donnent  ces  fignaux  le  jour,  par  le  moyen  d'une  épaiflé  fumée,  qu'ils 
font  élever  en  l'air  en  brillant  des  feiiillcs  &  des  branches  de  pin,  dans  trois 
petits  fournaux  de  figure  pyramidale,,  &  percez  en  haut.  La  nuit  ces  fi- 
gnaux le  donnent  par  le  bruit  d'une  petite  pièce  d'artillerie.  Les  foldats  de 
chaque  Tang^.  qui  font  au  nombre  tantôt  de  dix,  tantôt  de  cinq,  ou  quel- 
quefois moins  félon  les  lieux ,  fe  rangent  d'ordinaire  en  haye  le  lonp  du  ri- 
vage^ par  refpeci:  pour  le  M.andarin  :  l'un  deux  tient  l'enfeigne  déployée,, 
les  autres  font  dans  la  pcfture  que  demandent  les  armes  qu'ils  portent. 

Si  c'ell  un  Envoyé,  on  met  à  la  proue  6c  à  la  pouppe  de  ces  barques  qua-  ■ 
tre  fanaux,  où  l'on  lit  en  grands  caraéleres  d'or  ces  paroles,  À'iw  ichai  ta  gin ^ . 
c'eft-à-dire.  Grand  Envoyé  de  la  Cour:  ces  infcriptions  font  accompag- 
nées de  bandcroUes  6c  d'étendards  de.  foye  de  diverfes  couleurs ,  qui  vol- 
tigent au  gré  du  vent.. 

Toutes  les  fois  qu'on  jette  Tancre,  comme  il  arrive  fur  le  foir,  ou  qu'on 
la  levé  le  matin  pour  partir,  le  corps  de  garde  falue  le  Mandarin  d'une  dé- 
charge de  boctes',  à  laquelle  les  trompettes  répondent  par  plufieurs  fanfares, 
Lorfque  la  nuit  approche,  on  allume  les  fanaux  à  la  pouppe  &  à  la  proiie, 
de  même  que  treize  autres  lanternes  plus  petites,  qui  font  iufpendues  en 
forme  de  chapelet  le  long  du  mât,  fçavoir,  dix  en  bas  en  ligne  perpendi- 
culaire. Se  trois  autres  en  haut  en  ligne  horifontale. 

Dès  que  les  lanternes  font  allumées,  le  Capitaine  du  lieu  fe  préfente  vis- 
à-vis  des  barques  avec  la  troupe, ôc  il  compte  à  haute  voix  les  hommes  qu'il 
a  amenez,  pour  veiller  &  ftire  la  ientinelle  toute  la  nuit:  alors  le  patron  de 
la  barque  prononce  une  longue  formule,  par  laquelle  il  explique  en  détail 
tous  les  accidcns  qui  font  à  craindre,  comme  le  feu,  les  voleurs,  &c.  & 
avertit  les  foldats,  que  fi  quelqu'un  de  ces  accidens  arrivoit,  ils  en  feront 
refponfablcs. 

Les  foldats  répondent  à  chaque  article  par  un  grand  cri  :  après  quoi  ils  fe 
retirent  comme  pour  former  un  corps  de  garde,  Sclaiflént  l'un  d'eux  qui  fait 
la  fentinelle,  fie  qui  le  promenant  lur  le  quay  ,  frappe  continuellement 
deux  bâtons  de  bambou  l'un  contre  l'autre,  afin  qu'on  ne  doute  point  de 
fa  vigilance,  &  qu'on  foit  fur  qu'il  ne  s'eft  pas  endormi.  Ces  fcnrincUes  fe 
relèvent  d'iieure  en  heure,  6c  font  le  même  bruit  6c  le  même  manège  pen- 
dant toute  la  nuit  chacune  à  ion  tour.  Si  c'ell:  un  grand  Mandarin,  ou  un 
grand  Seigneur  de  h  Cour,  on  lui  rend  les  mêmes  honneurs. 

La. 


ET   DE   LA   TARTARIE   CHINOISE,  ïof 

La  quantité  de  canaux  qu'on  voit  à  la  Chine,  a  quelque  chofc  de  fingu-    Canaut 
ïier,  ils  font  fouvent  revêtus  de  côté  ôc  d'autre,  même  julqu'à  dix  ou  dou-    ^''^  ^û^"'** 
ze  pieds  de  haut ,  de  belles  pierres    de  taille  quarrées ,  qui  paroiflent  en  j»°ch[nc. 
plulieurs  endroits,  être  d'un  marbre  gris  couleur  d'ardoiic. 

11  y  a  de  CCS  canaux  dont  les  rives  font  de  vingt  à  vingt-cinq  pieds  de  haut, 
de  niveau  de  part  &  d'autre,  de  forte  qu'il  f\iut  un  grand  nombre  de  cha- 
pelets, pour  en  faire  couler  l'eau  dans  la  campagne.  On  en  voit  qui  vont 
plus  de  dix  lieues  en  ligne  droite,  tel  que  celui  qui  va  depuis  Sou  tcbeou, 
jusqu'à.  Fou  fi  bien. 

Le  canal  qui  eft  au  Nord-Ouëft  de  la  ville  de  Hang  tchcon ,  s'étend  de  mê-   Defcrip- 
me  fort  loin  en  ligne  droite:  il  a  partout  plus  de  quinze  toizes  de  largeur:    ^'°"  J^" 
il  ert  revêtu  de  part  &  d'autre  de  pierres  de  taille,  &  bordé  de  maifons  auf-    ^^"^     * 
fi  ferrées  que  dans  les  rues  de  la  ville,  6c  aullî  remplies  de  monde.  Les  deux   tcheou, 
bords  du  canal  font  tout  couverts  de  barques  :  dans  les  endroits  où  le  rivage 
efl  bas  6c  inondé,  on  a  bâti  des  ponts  plats  faits  de  grandes  pierres,  pofees 
trois  à  trois,  de  fept  à  huit  pieds  de  longueur  chacune,  en  forme  de  le- 
vée. 

Les  grands  canaux  qui  fe  trouvent  en  chaque  province  ,   déchargent 
leurs  eaux  à  droit  6c  à  gauche  dans  plufieurs  autres  plus  petits,  qui  forment 
enfuite  un  grand  nombre  de  ruifléaux,  lefquels  fe  diftribuent  dans  les  plai- 
nes, &  vont  aboutir  aux  villages:  &  fouvent  à  de  grandes  villes.     D'ef- 
çâce  en  efpâce  ils  font  couverts  d'une  infinité  de  ponts,  pour  commu-     °"^^  "* 
niquer  avec  les  terres:  ces  ponts  font  de  trois,  de  cinq,  ou  de  fept  arches  :    nombre  à 
celle  du  milieu  a  quelquefois  ^(5.  6c  même  4f.  pieds  de  largeur,  &  ell  fort   la  Chine. 
élevée,  afin  que  les  barques  y  puilTent  paflcr  fans  abaiffer  leurs  mats  :  celles 
des  cotez  n'en  ont  gueres  moins  de  trente,  6c  vont  en  diminuant  félon  les 
deux  taluts  du  pont. 

On  en  voit  qui  n'ont  qu'une  feule  arche:  les  uns  ont  la  voûte  ronde  6c  en   Leur  Def, 
demi  cercle:  ces  voûtes  font  condruites  de  pierres  arcuccs:  longues  des  cinq   tiiption, 
à  fix  pieds,  6c  épaiflés  de  cinq  à  iix  pouces  feulement.     Il  y  en  a  qui  font 
auguleufes  ou  poligones. 

Comme  ces  arches  ont  peu  dépaifleur  par  le  haut,  elles  en  font  plus  foi- 
bles:  mais  auiîl  n'y  pafle-t'il  point  de  chavettcs  :  car  les  Chinois,  ne  fe  fer- 
vent gueres  que  de  porte-faix  pour  porter  leurs  ballots.  On  pafié  ces  ponts 
en  montant  6c  defcendant  des  efcalicrs  plats  6c  doi.x,  dont  les  dégrez  ou 
marches,  n'ont  pas  trois  pouces  d'épaifleur, 

On  trouve  de  ces  ponts,  qui  au  lieu  d'arches  ou  de  voûtes,  ont  trois  ou 
quatre  grandes  pierres  pofées  fur  des  piles  en  forme  de  planches  :  il  y  en  a 
dont  les  pierres  ont  dix,  douze,  quinze,  6c  dix-huit  pieds  de  longueur: 
on  en  trouve  un  grand  nombre  qui  font  bâtis  très-proprement  fur  le  grand 
canal,  6c  dont  les  piles  font  fi  étroites,  que  les  arcTies  paroiflent  fufpenduës 
en  i'air. 

On  nc^  fera  pas  fâché  de  Tçavoir  de  quelle  manière  les  ouvriers  Chinois    Leuf 
conftruifent  leurs  ponts.     Après  avoir  maçonné  des  culées,  quand  le  pont   ^°^_^''"'^* 
doit  être  d'une  feule  arche,  ou  levé  des  piles,  quand  il  en  doit  avoir  plu-         ' 
fieursjils  choififfent  des  pierres  de  quatre  à  cinq  pieds  de  long,  fur  un  demi 
O  i  pied 


Particula- 
rités du 
Pont  ap- 
pelle Lou 
ko  Ida», 


rreiiis  à  la 
gloire  des 
JPerfonnes 
'  ■Jliajlres 
dts  tletix 
fcxes. 


En  qtiûi. 
ite  con- 

iiileut. 


io8  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

pied  de  large, qu'ils  polent  alternativement  debout  dans  toute  leur  hauteur, 
&:  de  plat  ou  couchées  de  long,  en  forte  que  celles  qui  doivent  faire  la  clef, 
foient  pofées  de  plat.  Le  haut  de  l'arche  n-'a  d'ordinaire  que  l'épaifleur 
d'une  de  ces  pierres  :  &c  parce  que  ces  ponts,  fur  tout  quand  ils  font  d'une 
feule  arche,  ont  quelquefois  quarante  ou  cinquante  pieds  entre  piles,  &  que 
par  conféquent  ils  font  très  exhauilez,  &  fort  au-deflus  de  la  levée,  on  y 
mante  des  deux  côtcz  par  desdégrez,  qui  d'aflez  loin  s'élèvent  peu  à  peu 
fur  des  t^ts.  Il  y  en  a  où  les  chevaux  auroient  de  la  peine  à  paflcr.  Tout 
l'ouvrage  eft  aflcz  bien  entendu. 

Parmi  la  quantité  de  ces  ponts,  on  en  voit  plufîeurs  d'une  ftructure  très- 
belle.  Celui  qui  s'af^cWc  Lou-  ko  kiao,  lequel  eft  à  deux  lieues  6c  demie  de 
Peking  vers  l'Oueft,  &  qui  fut  renverfé  en  partie  par  une  fubite  inondation, 
étoit  un  des  plus  beaux  qu'on  pût  voir.  Il  étpit  tout  de  marbre  blanc, bien 
travaillé,  8c  d'une  très  belle  architedure;  des  colomnes  régnoient  lur  les 
bords:  il  y  en  avoit  foixante-dix  de  chaque  côté.  Ces  colomnes  étoient  fé- 
parées  par  des  cartouches  d'une  belle  pierre  de  marbre,  où  l'on  avoit  cifelé 
délicatement  des  fleurs,  des  feuillages,  desoifeaux,  &  diverfes  fortes  d'a- 
nimaux :  à  l'entrée  du  pont  du  côté  de  l'Orient,  on  voyoit  de  part  6c  d'au- 
tre deux  piédellaux  de  marbre,  fur  lefquels  étoient  poièz  deux  lions  d'une 
grandeur  extraordinaire  :  on  avoit  aufli  taillé  dans  les  pierres  plulleurs  lion- 
ceaux qui  montoientfm-les  lions,  ou  qui  deicendoient,  &  d'autres  qui  fe  glif- 
foient  entre  leurs  jambes.  A  l'autre  bout  du  côté  de  l'Occident,  on  voyoit 
deux  autres  piédeilaux  aufli  de  marbre,  qui  foutenoient  deux  figures  d'en- 
fans  travaillés  avec  le  même  art, . 

On  doit  mettre  au  rang  des  ouvrages  publics,  les  monunemens  que  les 
Chinois  ont  élevés  prefque  dans  toutes  leurs  villes  ,  pour  éternifer  la  mé- 
moire de  leurs  Héros,  c'eft- à-dire,  des  Capitaines,  des  Généraux  d'armée, 
des  Princes,  des  Philofophcs,  des  Mandarins,  qui  ont  rendu fervice  au  pu- 
blic, 6c  qui  fe  font  fignalez  par  de  grandes  aérions. 

On  voit  par  exemple,  auprès  de  {■a.vWlc  àe.  Nan  hiong^  dans  la  province 
àc  ^imng  tong^  une  haute  montagne,  d'où  lortent  deux  rivières,  6c  qui 
autrefois  étoit  inacceffible:  un  Colao  né  dans  province,  entreprit  de  cou- 
per cette  montagne,  6c  d'y  faire  un  paflage  libre  aux  voyageurs.  Pour  con- 
lerver  la, mémoire, d'un  bienfait  fi  infigne,on  éleva  un  monument  au  haut  de 
la  montagne,  6c  on  y  plaça  fa  ftatuc  ,  devant  laquelle  on  brûle  des  par- 
fums, à  deficin  de  perpétuer  la  mémoire  de  ce  grand  homme ,  qui  a  exécu- 
té un  fi  bel  ouvrage  6c  fi  utile  à  fes  concitoyens. . 

On  compte  plus  d'onze  cens  monumens  élevez  à  la  gloire  de  leurs  Prin- 
cçs.  Se  de  leurs  hommes  illuftres  en  fcience  ou  en  vertu.  Les  femmes  ont 
part  à  cette  gloire,  6c  ils  en  diftinguent.plufieurs  qui  ont  mérité  6c  obte- 
nu de  femblables  titres  d'honneur,  oc  dont  les  vertus  héroïques  font  célé- 
brées cous  les  jours  par  les  vers  6c  par  les  chanfons  de  leurs  plus  fameux  Poètes. 

Ces  monumens  conliftcnt  particulièrement  en  des  Arcs  de  triomphe, 
qu'ils  nomment  Pai  fang,  ou  Pai  kon:  on  en  voit  quantité  dans  toutes  les 
villes  :  il  y  en  a  plufieurs  dont  le  travail  eft  aflez  groilîer,  6c  qui  ne  méri- 
tent pas  d'attention;  mais  il  y  en  a  d'autres  qui  font  eftimables:  quel- 
ques» 


ET   D^  LA   TARTARIE   CHINOISE.  109 

ques-uns  font  de  bois,   à  la  réferve  des  piédeftaux  qui  font  de  marbre. 
Ceux  qu'on  voit  à  Nmg  po,  ont  ordiAairemcnt  trois  portes,  une  grande 
au  milieu,  6c  deux  petites  aux  cotez  :  des  colomnes  à  pans,  ou  poteaux  de  De  ceux 
pierre  d'une  pièce,   font  le  jambage  de  ces  portes  :  l'entablement  cft  com-   '^^  i^'^sp». 
pofé  de  trois  ou  quatre  faces,  le  plus  fouvent  fans  faillie  Se  fans  moulure ,  culier'"' 
excepté  la  dernière,  ou  la  pénultième,  qui  tient  lieu  de  frife,  Se  fur  la- 
quelle on  grave  quelque  infcription. 

Au  lieu  de  corniche,  il  y  a  un  toit  qui  fert  de  couronnement  à  la  porte j 
êc  qui  appuyé  fur  fes  jambages.  Il  n'y  a  que  le  crayon  qui  puifle  bien 
repréfenter  cette  efpèce  de  toît  :  notre  architefture  même  gothique  n'a 
rien  de  fi  bizarre.  Chaque  porte  ell  compofèe  des  mêmes  pièces,  mais 
plus  baffes  6c  plus  petites  à  proportion.  Toutes  ces  pièces  qui  font  de 
pierre,  font  aflemblées  fur  des  poteaux  à  tenons  6c  à  mortoifes,  comme  fi 
elles  étoient  de  charpente. 

Les  appuys  des  ponts,  qui  font  en  grand  nombre  furies  canaux,  font 
du  même  goût:  ce  font  de  grands  paneaux  de  pierre,  coulez  dans  des  rai- 
nures taillées  dans  les  poteaux  à  cet  effet. 

Sur  ces  Arcs  de  triomphe,  qui  ne  paflent  gucrcs  vingt  à  vingt-cinq  pieds    .     ^^  ^ 
de  haut,   on  voit  des  figures  humaines,   des  grotefques,   des  fleurs,   des   nemens.  " 
oyfeaux  hors  d'oeuvre,   qui  s'élancent  avec  diverfes  attitudes,   5c  d'autres 
ornemens  aflez  bien  travaillez.     Ils  ont  beaucoup  de  faillie,  plulieurs  font 
prefque  détachez.     On  voit  entre  autres  plufieurs  cordelières  ou  lacis  fort 
relevez,  6c  vuidez  avec  beaucoup  d'art. 

Ces  fortes  d'ouvrages,  quoiqu'affez  minces,  ne  laiflent  pas  d'avoir  leur 
beauté:  6c  quand  on  en  voit  plufieurs,  placez  de  diftance  en  diftance^ 
dans  une  rue,  fur  tout  fi  elle  elt  étroite,  cet  ornement  a 'de  la  grandeur, 
6c  forme  une  agréable  perlpeftive. 

En  parlant  des  murs,  6c  des  port€S  delà  ville  de  Pi-feV/^,*  j'ai  déjà  fait 
connoître  une  partie  de  la  magnificence  Chinoife  dans  les  ouvrages  publics'.  Ç^y^j^g""^' 
La  plû-part  des  villes  en  ont  de  femblables:  j'ajouterai  feulement  que  ces 
murs  font  tellement  élevez,  qu'ils  dérobent  à  la  vue  tous  les  bâtimens:  3c 
qu'ils  font  fi  larges,  qu'on  peut  y  aller  à  cheval  :  les  murs  de  Peking  qui 
font  de  brique,  ont  quarante  pieds  de  hauteur  :  ils  font  flanquez,  de  vingt 
en  vingt  toifes  ,  de  petites  tours  quarrées  en  égale  dillance,  6c  très-bien 
entretenues.  Il  y  a  de  grandes  rampes  en  quelques  endroits,  afin  que  li 
cavalerie  y  puifle  monter. 

Pour  ce  qui  ell  des  portes,  fi  elles  ne  font  pas  ornées  de  figures  8c  de  bas    De  leui-s 
reliefs  ,   comme  les  autres  ouvrages  publics ,   elles  frappent  extrêmement    ^"i^"- 
par  la  prodigieufe  hauteur  de  deux  pavillons  qui  les  forment ,    par  leurs 
voûtes  qui  font  de  marbre  en  quelques  endroits  ,   par  leur  épaiflTeury  6c  par 
la  foliditè  de  leur  maçonnerie. 

Les  tours  élevées  dans  prefque  toutes  les  villes,  fur  tout  dans   certaines    De  leurs 
provinces ,    ne  font  pas  un  des  moindres  ornemens  qui  les  embellidcnr.    Touis. 
Elles  s'appellent  en  Chinois  Pao  ta.     Elles  font  de  plufieurs  étages ,  èc  vont 
en  diminuant,    à  mefure  qu'elles  s'élèvent,   avec  des  fenêtres  de  tous  ks 
O  3  cotez 

■  *  Tome  I,  page  136, 


uo  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

cotez  de  chaque  étage.     Celle  de  la  ville  de  Nm  king^  dans  la  province  de 
Kiang  nan  clt  la  plus  célèbre.     On  l'appelle  communément  la  grande  tour, 
ou  la  tour  de  porcelaine.    J'en  ai  déjà  parlé  au  commencement  de  cet  ou- 
vrage, mais  la  defcription  beaucoup  plus  détaillée,  qu'en  a  fait  le  Père  le 
Comte,  mérite  d'être  rapportée. 
Delà  Tour       II  y  a ,   dit  ce  Père,   hors  de  la  ville,   êc  non  pas  en  dedans,   comme 
de  porcc-     quelques-uns  l'ont  écrit ,    un  temple  que  les  Chinois  nomment  le  temple 
'*'°^'  de  la  reconnoiilance  5    bâti  par  l'Empereur  Tong  le.     il  ell  élevé  lur  un 

mallit"  de  brique,  qui  forme  un  grand  perron,  entouré  d'une  balultrade  de 
marbre  brut  :  on  y  monte  par  un  elcalier  de  dix  à  douze  marches,  qui 
régne  tout  le  long.  La  fille  qui  fert  de  temple  ,  a  cent  pieds  de  profon- 
deur, ^  porte  fur  une  petite  bâfe  de  marbre,  haute  d'un  pied,  laquelle  en 
débordant,  laifle  tout  autour  une  banquette  large  de  deux.  La  façade  efl 
ornée  d'une  galerie  6c  de  quelques  piliers.  Les  toîts  (car  félon  la  coutume  de 
la  Chine,  fouvent  il  y  en  a  deux,  l'un  qui  naît  de  la  muraille,  l'autre  qui 
la  couvre)  les  toîts,  dis-je,  font  de  tuiles  vertes,  luifantes,  &  verniflees: 
la  charpente  qui  paroît  en  dedans  efl:  peinte  6c  chargée  d'une  infinité  de 
pièces  différemment  engagées  les  unes  dans  les  autres ,  ce  qui  n'eft  pas  un 
petit  ornement  pour  les  Chinois.  Il  efl  vrai  que  cette  foreft  de  poutres, 
de  tirans,  de  pignons,  de  folives  ,  qui  régnent  de  toutes  parts,' a  je  ne 
fçai  quoi  de  fîngulier,  6c  de  furprcnant:  parce  qu'on  conçoit  qu'il  y  a  dans 
ces  fortes  d'ouvrages  du  travail,  &  de  la  dépenfe,  quoiqu'au  fond,  cet 
embarras  ne  vient  que  de  l'ignorance  des  ouvriers,  qui  n'ont  encore  pu 
trouver  cette  belle  fimplicité,  qu'on  remarque  dans  nos  bâtimens,  &  qui 
en  fait  la  fulidité  &  la  beauté. 
Sa  Dcf-  x.a  fallc  ne  prend  le  jour  que  par  fes  portes:  il  y  en  a  trois  à  l'Orient  cx- 

cripnon.  trémement  grandes,  par  lefquelles  on  entre  dans  la  fameufe  tour,  dont  je 
veux  parler,  &C  qui  fait  paitie  de  ce  temple.  Cette  tour  ell  de  figure 
oétogone,  large  d'environ  40.  pieds,  de  forte  que  chaque  face  en  a  quinze. 
Elle  elf  entourée  par  dehors  d'un  mur  de  même  figure,  éloigné  de  deux 
toifcs  6c  demie ,  6c  portant  à  une  médiocre  hauteur  un  toît  couvert  de 
tuiles  vernilîecs,  qui  paroît  naître  du  corps  de  la  tour,  6c  qui  forme  au- 
dcflous  une  galerie  allez  propre.  La  tour  a  neuf  étages  ,  dont  chacun 
ell  orné  d'une  corniche  de  trois  pieds  à  la  naifTancc  des  fenêtres,  èc  diftin- 
gué  par  des  toîts  femblables,  6c  celui  de  la  galerie:  à  cela  près  qu'ils  ont 
beaucoup  moins  de  faillie,  parce  qu'ils  ne  font  pas  foutenus  d'un  fécond 
mur:  ils  deviennent  même  beaucoup  plus  petits,  à  mefure  que  la  tour 
s'élève  6c  fe  rétrécit. 

Le  mur  a  du  moins  fur  le  rez  de  chauflee  douze  pieds  d'épaiffcur  6c  plus 
de  huit  6c  demi  par  le  haut.  Il  eft  incrufté  de  porcelaines  pofées  de  champ  : 
la  pluye  6c  la  pouiliere  en  ont  diminué  la  beauté,  cependant  il  en  relie  en- 
core aflez  pour  lairc  juger  que  c'eft  en  effet  de  la  porcelaine ,  quoique 
groflîere  :  car  il  y  a  apparence  que  la  brique  depuis  trois  cens  ans  que  cet  ou- 
vrage dure,  n'auroit  pas  confervé  le  même  éclat. 
Incommo-  L'efcalier  qu'on  a  pratiqué  en  dedans,  efl  petit  6c  incommode,  parce 
efcther'^""  que  les  dégrez  en  font  extrêmement  hauts  :   chaque  étage  eil  formé  par  de 

grof- 


ET  DE  LA   TARTARIE  CHINOISE.  m- 

groflcs  poutres  mifes.  en  travers,  qui  portent  un  plancher,  &  qui  forment 
une  chambre  dont  le  lambris  eft  enrichi  de  diverles  peintures,  fi  néanmoins 
les  peintures  de  la  Chine  font  capables  d'enrichir  un  appartement.  Les 
murailles  des  étages  fupérieurs  font  percées  d'une  infinité  de  petites  niches 
qu'on  a  remplis  d'idoles  en  bas  reliefs,  ce  qui  fiiit  une  efpèce  de  marquetaee 
très-propre.  Tout  l'ouvrage  eft  doré,  &  paroît  de  marbre  ou  de  pierre 
cizelée:  mais  je  crofS  que  ce  n'eft  en  effet  qu'une  brique  moulée  £c  pofée 
de  Cliamp  :  car  les  Chinois  ont  une  adrefie  merveilkufe  pour  imprimer 
toute  forte  d'ornemens  dans  leurs  briques,  dont  la  terre  extrêmement  fine  Se 
bien  faflee,  efl  plus  propre  que  la  nôtre  à  prendre  les  figures  du  moule. 

Le  premier  étage  eil  le  plus  élevé,  mais  les  autres  font  entre  eux  d'une   SaHaui 
égale  diftance.      J'y  ai  compté  cent  quatre-vingt-dix   marches   prefquc  ^^"'■• 
toutes  de  dix  bons  pouces,    que  je  mefurai  exaétément:    ce  qui  fait  cent 
cinquante   huit   pieds.      Si  l'on  y  joint  la  hauteiu-  du  mafiîf ,.   celle  du 
neuvième  étage  qui  n'a  point  de  dégrez,  èc  le  couronnement,  on  trouvera 
que  la  tour  ell  élevée  fur  le  rez  de  chauffée  de  plus  de  deux  cens  pieds. 

Le  comble  n'elf  pas  une  des  moindres  beautez  de  cette  tour  :   c'eft  un  Particula; 
gros  mât  qui  prend  au  plancher  du  huitième  étage,  &  qui  s'élève  plus  de  rite  defon 
ti-ente  pieds  en  dehors.     Il  paroît  engagé  dans  une  large  bande  de  fer  de  la   Comble, 
même  hauteur,  tournée  en  volute,  6c  éloignée  de  plufieurs  pieds  de    l'ar- 
bre :  de  forte  qu'elle  forme  en  l'air  une  eipèce  de  cofne  vuidé  Se  percé  à 
jour,  fur  la  pointe  duquel  on  a  pofé  un  globe  doré  d'une  groffcur  extraor- 
dinaire.    Voilà  ce  que  les  Chinois  appellent  la  tour  de  porcelaine,  Se  que 
quelques  Européans  nommeroient  peut-être  la  tour  de  brique.     Quoi  qu'il 
en  foit  de  fa  matière,  c'eft  affurément  l'ouvrage  le  mieux  entendu ,,  le  plus 
folide,  èc  le  plus  magnifique  qui  foit  dans  l'Orient. 

Parmi  les  édifices  publics  où  les  Chinois  font  paroître  le  plus  de  fomp- 
tuofité,  on  ne  doit  pas  omettre  les  temples  ou  les  pagodes ,  que  la  fuperf- 
tition  des  Princes  &  des  peuples  a  élevez  à  de  fabuleufcs  Divinitez  :  on  en 
voit  une  multitude  prodigieufe  à  la  Chine  ;  les  plus  célèbres  font  bâtis  dans 
les  montagnes. 

Quelque  arides  que  foient  ces  montagnes ,  l'induflrie  Chinoife  a  fupléé 
aux  embelliffemens  &aux  commoditez  que  rcfufoit  la  nature.  Des  canaux 
travaillez  à  grands  frais  conduifent  l'eau  des  monta^gnes  dans  des  baffins  & 
des  réfervoirs  deftinez  à  la  recevoir  :  des  jardins,  des  bofquets ,  des  grot- 
tes pratiquées  dans  les  rochers,  pour  fe  mettre  à  l'abri  des  chaleurs  cxcefîl- 
ves  d'un  climat  briîlant,  rendent  ces  folitudes  charmantes. 

^  Les  bâtimens  confiflent  en  des  portiques  pavez  de  grandes  pierres  quar-   Les  Pago- 
rées  ôc  polies,   en  des  falles  ,   en  des  pavillons  qui  terminent  les  angles  des   des,  ou 
cours  ,   Se  qui  communiquent  par  de  longues  galeries  ornées  de  Itatuës  de  Temples^ 
pierre,  èc  quelquefois  de  bronze.  Les  toîts  de  ces  édifices  brillent  par  la  beau- 
té de  leurs  briques,  couvertes  de  vernis  jaune  &  verd,  Sclont  enrichis  aux 
extrémités  de  dragons  en  faillie  de  même  couleur. 

Il  n'y  a  gucres  de  ces  pagodes  X)ù  l'on  ne  voye  une  grande  tour  ifoléc  ,    Leur  Dcf- 
qui  fe  termine  en  dôme  :   on  y  monte  par  un  bel  efcalier  qui  régne  tout   ^ription^ 
autour:  au  milieu  du  dôme  eft   d'ordinaire  un  temple  de  figure  quarrée: 

1* 


Ufage 
qu'en  font 
les  Bonzes. 


Fêtes  des 

Chinois. 


Vacations 
dcsAfFii- 
res  publi- 
ques. 


Defcrip- 
tien  des 
Fêtes. 


ïii'DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  ETE  LA  CHINE, 

la  voûte  eft  fouvent  ornée  de  Mofaïque ,  Se  les  murailles  font  revé- 
tpës  de  figures ,  de  pierre  en  relief,  qui  repréfentent  des  animaux  6c  des 
monftres. 

Telle  eft  la  forme  de  la  plû-part  des  pagodes ,  qui  font  plus  ou  moins 
grands ,  félon  la  dévotion  &  les  moyens  de  ceux  qui  ont  contribué  à  les  conf- 
truire.  C'eft  la  demeure  des  Bonzes  ou  des  Prêtres  des  idoles,  qui  met- 
tent en  œuvre  mille  fupercheries,  pour  furprendre  la  cfédulité  des  peuples, 
qu'on  voit  venir  de  fort  loin  en  pèlerinage  à  ces  temples  confacrez  au  Démon. 
Mais  comme  les  Chinois,  dans  le  culte  qu'ils  rendent  à  leurs  idoles,  n'ont 
pas  une  conduite  bien  fuivic  ,  il  arrive  fouvent  qu'ils  refpeftent  peu  6c  la 
Divinité  èc  fes  Minillres. 

Généralement  parlant,  les  Bonzes  font  dans  un  grand  mépris,  6c  il  n'y  a 
point  d'honnête  Chinois  qui  voulût  embrafler  leur  éjat;  de  forte  qu'étant 
prefque  tous  tirez  de  la  lie  du  peuple,  ils  font  fouvent  obligez. pour  fc  mul- 
tiplier, d'acheter  de  jeunes  enfans  qu'ils  forment  à  leur  manière  de  vie,  afin 
de  les  faire  fuccéder  à  leur  diabolique  miniftére. 

Mais  en  parlant  de  la  magnificdïice  des  Chinois,  je  manquerois  à  un  point 
eiïcntiel,  fi  je  ne  difois  rien  de  leurs  Fêtes.  Il  y  en  a  deux  principales  qu'ils 
célèbrent  avec  beaucoup  de  dépenfes.  L'une  eft  le  commencement  de  leur 
année:  l'autre  qui  arrive  le  if.  du  premier  mois,  eft  celle  qu'ils  nomment 
h  Fête  des  Lanternes.  J'entends  par  le  commencement  de  l'année  la  fia 
de  la  douzième  lune,  6c  environ  vingt  jours  de  la  première  lune  de  l'an- 
née fuivante.     C'eft  proprement  le  tems  de  leurs  vacations. 

Alors  toutes  les  affaires  ceflént ,  on  fe  fait  des  préfens  :  les  poftes  font  ar- 
r-ctécs,  6c  les  Tribunaux  font  fermez  dans  tout  l'Empire  :  c'eft  ce  qu'ils 
appellent  Fermer  les  Sceaux^  parce  qu'en  effet  on  ferme  en  ce  tems-là  avec 
beaucoup  de  cérémonie  ,1e  petit  coffre  oii  l'on  garde  les  Sceaux  de  cha- 
que Tribunal. 

•Ces  vacations  durent  un  mois,  ^  c'eft  un  tems  de  grande  réjouiffance. 
Ce  font  fur- tout  l'es  derniers  jours  de  l'année  qui  expire,  qu'on  célèbre  avec 
beaucoup  de  folemnité.  Les  Mandarins  inférieurs  vont  faluer  leurs  Supé- 
rieurs, les  enfms  leurs  pères,  les  domcftiques  leurs  maîtres ,  6cc,  c'eft  ce  qu'ils 
appellent  congédier  l'année.  Le  foir  toute  la  famille  s'aflcmble,  6c  on  fait 
un  grand  repas. 

Dans  quelques  endroits  il  s'eft  glifte  une  fuperftition  aflcz  bizarre,  c'eft: 
de  nc.fouftVir  chez  eux  aucun  Etranger  ,  pas  même  un  fcul  de  leurs  plus 
proches  parcns  ,de  crainte  qu'au  moment  que  commence  la  nouvelle  année, 
il  n'enlevé  le  bonheur  qui  doit  defcendi-e  fur  lamaifon,  6c  ne  le  détourne 
chez  lui,  au  préjudice  de  fon  hôte. 

Ce  jour-là  chacun  le  renferme  dans  fqn  domeftiquc,  5c  fc  réjoiiit  unique- 
ment avec  fa  famille.  Mais  le  lendemain  6c  les  jours  fuivans,  ce  font  des 
démonftrations  de  joye  extraordinaires:  toutes  les  boutiques  de  la  ville  font 
fermées,  6c  on  n'eli  par  toiit  occupé  que  de  jeux,  de  feirins,  de  comédies: 
il  n'y  a  perfonne,  quelque  pauvre  qu'il  foit,  qui  ne  prenne  ces  jours-là  l'ha- 
bit le  plus  propre  qu'il  ait  :  ceux  qui  font  à  leur  aife,  s'habillent  magnifi- 
quement: onvavifiter  fes  amis,  fcsparens,  fes  frères  aînez,  fes  protec- 
teurs. 


ET   DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  uj 

teurs,  Se  tous  ceux  dont  on  a  intérêt  de  ménager  les  bonnes  grâces.  On 
repréicnte  des  comédies,  on  lé  régale, on  fe  fouhaitte  réciproquement  tou- 
tes fortes  de  profpéritez  :  enfin  tout  l'Empire  cil  en  mouvement,  ôc  l'on 
n'y  refpirc  que  la  joye  &  le  plailîr. 

Le  quinzième  du  premier  mois  eft  encore  très-folemnel:  toute  la  Chine  efl  Fête  du 
illuminée,  &  fi  l'on  pouvoit  la  contempler  de  quelque  lieu  élevé,  on  la  ver-  premier 
roit  toute  en  feu.  mois. 

La  fête  commence  dès  le  treizième  au  foir  jufqu'au  fcize  ou  dix-feptié- 
me.  Il  n'y  a  pcrfonne  dans  les  villes  6c  à  la  campagne,  fur  les  côtes  ou 
fur  les  rivières,  qui  n'allume  des  lanternes  peintes ,  &  djverfement  façon- 
nées: point  de  maifon,  quelque  pauvre  qu'elle  foit,  qui  n'en  ait  de  fufpen- 
duës  dans  les  cours,  &  aux  fenêtres  :  chacun  veut  fe  dillinguer  :  les  pau- 
vres en  ont  à  allez  bon  compte:  celles  des  pcrfpnnes  riches  vont  quelque- 
fois jufqu'à  deux  cens  francs  :  les  grands  Mandarins, les  Vicerois,  6c  l'Em- 
pereur en  font  faire  qui  coûtent  trois  à  quatre  mille  livres. 

C'ell  un  fpeftacle  pour  toute  la  ville:  on  y  accourt  de  toutes  parts,  &:  Si  Def- 
pour  contenter  le  peuple ,  on  lailFe  tous  ces  foirs  là  les  portes  de  la  ville  ou-  <^"?ï'°"- 
vertes:  il  lui  eft  permis  d'aller  jufques  dans  les  Tribunaux  des  Mandarins, 
qui  le  font  honneur  de  les  bien  orner,  pour  donner  idée  de  leur  magnifi- 
cence. 

Ces  lanternes  font  très-grandes:  il  yen  a  qui  font  compofées  de  fix  pi- 
neaux ,  dont  le  cadre  cil  de  bois  vernilîé  &c  orné  de  dorures  :  on  tend  à  cha- 
que paneau  une  toille  de  foye  fine  6c  tranfparente,  fur  laquelle  on  a  eu  foin 
de  peindre  des  fleurs,  des  arbres,  des  animaux,  6c  des  figures  humaines:  il 
y  en  a  d'autres  qui  font  rondes,  6c  faites  d'une  corne  tranfparente,  6c  de 
couleur  bleue  d'une  grande  beauté  :  on  met  dans  ces  lanternes  beaucoup 
de  lampes,  6c  un  grand  nombre  de  bougies ,  dont  la  lumière  anime  ces  fi- 
gures rangées  avec  art.  Le  haut  de  cette  machine  ell  couronné  par  divers 
ouvrages  de  fculpture,  d'où  pendent  à  chaque  angle,  des  banderolles  de 
fiitin  6c  de  foye  de  diverfes  couleurs. 

Il  y  en  a  plufieurs  oii  l'on  repréfente  des  fpcftacles  propres  à  amufer,  6c 
à  divertir  le  peuple  :  on  y  voit  des  chevaux  qui  galopent,  des  vailTeaux  qui 
voguent,  des  armées  en  marche  ,  des  danfcs,  6c  diverfes  autres  chofes  de 
cette  nature.  Des  gens  cachez,  par  le  moyen  de  quelques  fils  impercepti- 
bles, font  mouvoir  toutes  ces  figures. 

D'autres  fois  ils  font  paroître  des  ombres  qui  repréfentent  des  Princes  6c 
des  PrincelTes,  des  foldats,  des  bouffons,  6c  d'autres  perfonnages,  dont  les 
gelles  font  fi  conformes  aux  paroles  de  ceux  qui  les  remuent  avec  tant  d'ar- 
tifice, qu'on  croiroit  les  entendre  parler  véritablement.  Il  y  en  a  d'autres 
qui  portent  un  dragon  plein  de  lumières,  depuis  la  tête  jufqu'à  la  queue,  6c 
long  de  6o.  à  8o.  pieds,  auquel  ils  font  faire  les  mêmes  évolutions  que  fe- 
roit  un  ferpent. 

Mais  ce  qui  donne  un  nouvel  éclat  à  cette  fête,  ce  font  les  feux  d'artifi-  ^.^J^^  d'sr- 
ce  qui  fe  font  prefque  dans  tous  les  quartiers  de  la  ville.     C'ell  à  quoi  l'on  "      •     ^ 
prétend  que  les  Chinois  excellent.     Le  Père  Magaillaens  rapporte  qu'il  fut 
cxtraordinairemcnt  frappé  d'un  de  ces  feux  qui  fe  fit  en  fa  préfcnce  :  une 
■  ^em  IL  P  treille 


'AdrelTe 
des  Chi- 
nois (.hns 
ces  occa- 
lions. 


Dercrip- 
tion  d'un 
Artifice 
fînguljer. 


L'Empc- 
reir  met 
lui-même 
Je  feu  à  cet 
vittifice. 


Cérémo- 
nie  parti- 
cu'iére  à 
cette  occa- 
fion. 


114  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

treille  de  raifins  rouges  étoit  repréfentée:  la  treille  brûloit  fans  fe  confu- 
mer.  Le  fcp  de  la  vigne,  les  branches,  les  feiiilles,  &  les  grains  ne  fe  con- 
fumoient  que  très-lentement.  On  voyoit  les  grappes  rouges,  les  feuilles 
vertes,  8c  la  couleur  du  bois  de  la  vigne  y  étoit  auffi  repréfentée  Ci  naturel- 
lement qu'on  y  étoit  trompé. 

On  en  jugera  encore  mieux  par  la  difcription  de  celui  que  le  feu  Empe- 
reur Ca/ig  Âi"fir  tirer  pour  le  divertiflcment  de  fa  Cour  :  ceux  de  nos  Mifïïon- 
naires  qui  étoicnt  à  fi  fuite,  en  furent  témoins. 

L'artifice  commença  par  une  demie  douzaine  de  gros  cylindres  plantez 
en  terre,  qui  formoient  en  l'air  comme  autant  de  jets  de  flammes,  à  la 
hauteur  de  douze  pieds,  6c  retomboient  enfuite  en  pluye  d'or  ou  de 
feu. 

Ce  fpeftaclc  fut  fuivi  d'un  grand  caiffbn  d'artifice  guindé  à  deux  grands 
pieux,  ou  colomnes  ,  d'où  il  fortit  une  pluye  de  feu  ,  avec  plufieurs 
lanternes,  des  écritaux  en  gros  caraéleres  de  couleur  de  flamme  de  fouffre, 
8c  enfin  une  demie  douzaine  de  lurtres,  en  forme  de  colomnes,  à  divers 
étages  de  lumières,  rangées  en  cercle,  blanches,  8c  argentines,  qui  é- 
toient  trcs-agréabks  à  la  vue ,  8c  qui  tout-à-coup  firent  de  la  nuit  un 
jour  très-clair. 

Enfin  l'Empereur  mit  de  fa  propre  main  le  feu  au  corps  de  l'artifice,  &c 
en  peu  de  tems  le  feu  pafla  dans  tous  les  quartiers  de  la  place,  qui  avoit 
quatre-vingt  pieds  de  long ,  fur  quarante  ou  cinquante  de  large.  Le  feu 
s'étant  attaché  à  diverfes  perches,  8c  à  des  figures  de  papier  plantées  de 
tous  côcezjonvit  une  multitude  prodigieufe  de  fufécs  faire  leur  jeu  en  l'air, 
avec  un  grand  nombre  de  lanternes  ôc  de  luftres ,  qui  s'allumèrent  par  toute 
la  place. 

Ce  jeu  dura  plus  d'ime  demie  heure,  8c  de  tems  en  tems  il  poroifToit  en 
quelques  endroits  des  flammes  violettes  8c  bleuâtres,  en  forme  de  grappes 
de  raifins  attachées  à  une  treille,  ce  qui  joint  à  la  clarté  des  lumières,  qui 
brilloient  comme  autant  d'étoiles,  faifoient  un  rpeélaclc  très-agréable. 

Entre  les  cérémonies  qu'ils  obfervent,  il  y  en  a  une  remarquable.  Dans 
la  plû-part  des  maifons  les  chefs  de  farnille  écrivent  en  gros  caraéleres  fur 
une  feuille  de  papier  rouge,  ou  fur  une  planche  vcrniiree,  les  lettres  fui- 
vantes  Tienti^  San  Kiai,  Chefan,  Fanlin^  'Tcbia  /f^ri,.  dont  voici  lefens: 
au  véritable  Gouverneur  du  Ciel,  de  la  Terre,  des  trois  Bornes ,  *  des 
dix  rrtillcs  intelligences,  **  les  hommes  font  compris  dans  ce  terme  de  Lin. 
Ce  papier  efl;  tendu  fur  un  chaflîs,  ou  appliqué  fur  une  planche:  ils  Télé- 
vent  dans  la  cour  fur  une  table,  où  ils  rangent  du  bled,  du  pain,  de  la 
viande,  ou  autre  chofe  de  cette  nature,  puis  fe  prollernans  à  terre  ils  offrent: 
des  bâtons  de  paftille. 

*  (3'efl-à-dire  du  Monde  iiniveife!. 

**  C'dt  à  (lire  d'une  multitude  innombrable. 


Des 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  nf 

T)es  cérémonies  qu'ds  ohfervent  dans  leurs  devoirs  de  cwt" 
litezy  dam  leurs  vifitesy  ^  les  préfens  qu'Us  Je  font 
les  uns   aux  autres ,  dans  les  Lettres  qu'ils  s'é- 
crivent y  dans  leurs  fejlins ,  leurs  maria- 
ges y  &  leurs  funérailles. 

IL  n'y  a  rien  ou  la  nation  Chinoife  paroifle  plus  fcrupuleufc,  qu'aux  ce-  Les  Cérd^ 
rémonies  ôc  aux  civilitci  dont  elle  ufe  :  elle  ell  peduadée  qu'une  grande  monies. 
attention  à  s'acquitter  de  tous  les  devoirs  de  la  vie  civile,  ell  capable  plus 
que  toute  autre  chofe,  d'ôtcr  aux  efprits  une  certaine  rudcïïe,  avec  laquel» 
le  on  naît,  d'infpirer  de  la  douceur,  ôc  de  maintenir  la  paix,  le  bon  or- 
dre, &  la  fubordination  dans  un  Etat  :  c'eft,  difent  les  Chinois,  par  la  mo- 
deftie  &  la  politefle  dans  la  focicté  civile,  que  les  hommes  fe  diilinguent 
des  bêtes  féroces. 

Parmi  leurs  livres ,  qui  contiennent  ces  régies  de  civilité,  il  y  en  a  un,    ^°^^  ^^ 
où  l'on  en  compte  plus  de  trois  mille  différentes:     Tout  y  eil  prefcrit  dans   ^'^^"^      i 
le  détail:  les  laluts  ordinaires,  lesvifitcs,  les  préfens  ,   les  feftins,  tout  ce   la  Chine. 
qui  fe  pratique  en  public  ou  dans  le  particulier,  font  plû-tôt  des  loix,  que 
des  uftges  introduits  peu  à  peu  par  la  coutume. 

Cette  police  des  civilitez  publiques  fe  réduit  prefque  toute,  à  régler  la 
manière  dont  on  doit  s'incliner,  fc  mettre  à  genoux,  fe  prollcrner  une  ou   En  quoi 
plufieurs  fois,  félon  le  tems  ou  le  lieu,  félon  l'âge  6c  la  qualité  des  perlon'-    ^J'^s  con- 
nes,  fur  tout  quand  on  fe  vifite,  quand  on  fait  des  prélcns,  ou  qu'on  don-    *'^^"'^' 
ne  à  manger  à  ies  amis. 

Les  Etrangers  qui  font  obligez  de  fe  conformer  à  cesufages,  font  d'à*    LesEtran- 
bord  étonnez  de  ces  fatigantes  cérémonies.     Les  Chinois  qui  y  font  élevés   ^^r/°"\ 
dès  l'enfance,  loin  de  s'en  rebuter,  s'en  font  un  mérite,  Se  croyent  que   s'y  "con- 
c'eft  faute  d'une  fcmblablc  éducation,  que  les  autres  nations  font  devenues   former. 
barbares. 

Et  afin  qu'avec  le  tems  on  ne  fe  relâche  point  dans  l'obfervation  de  ces  Etablitre- 
ufages,  il  y  a  un  Tribunal  à  Pekingy  dont  la  principale  fonétion  eft  de  con-  Tnbunal'à 
ferver  les  cérémoniaux  de  l'Empire.      .  ce  fuj'et. 

Ce  Tribunal  eil  fi  rigoureux,  qu'il  ne  veut  pas  même  que  les  Etrangers 
y  manquent.  C'eft  pour  cela  qu'avant  que  d'introduire  les  Ambafladeurs  à 
la  Cour,  la  coutume  eft  de  les  inftruirc  en  particulier  pendant  quarante 
jours,  ôc  de  les  exercer  aux  cérémonies  du  pays,  à  peu  prés  comme  on 
exerce  nos  Comédiens  ,  quand  ils  doivent  repréfenter  une  pièce  fur  le 
théâtre. 

On  raconte  que  dans  une  lettre  que  le  Grand-Duc  de  Mofcovie  ècrivoit 

autrefois  à  l'Empereur  de  la  Chine  ^  il  prioit  Sa  Majefté  de  pardonner  à 

P  i  fon 


liée  qu'on 
doit  avoir 
des  Céré- 
monies. 


115  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA   CHINE, 

fon  Ambafladeur  fi ,  faute  de  bien  fçavoir  les  coutumes  de  l'Empire,  il  fai- 
foit  quelque  incongruité:  \cLipou,  qui  eft  le  Tribunal  dont  je  parle,  lui 
répondit  galamment  en  ces  termes,  que  le  Pères  de  Peking  traduifirent  fidè- 
lement par  ordre  de  l'Empereur.  Legaîus  tuus  multa  fecit  rujiicè.  Votre 
Ambafladeur  a  fait  paroître  en  beaucoup  de  chofes  de  la  grofliéreté. 

Cette  afFeftation  de  gravité  ôc  de  politefle  paroît  d'abord  ridicule  à  un 
Européan  :  mais  il  faut  bien  qu'il  s'y  faflc ,  à  moins  qu'il  ne  veuille  pafler 
pour  incivil  &  grofllcr.  Après  tour,  chaque  nation  à  fon  génie  &  fes  ma- 
nières, ôc  il  n'en  faut  pas  juger  par  les  préventions  de  l'enfance,  pour  ap- 
prouver, ou  pour  condamner  fes  mœurs  &  fes  ufages.  Si  en  comparant  les 
coutumes  de  la  Chine,  avec  les  nôtres,  nous  fom mes  tentez  de  regarder 
une  nation  fi  fage,  comme  une  nation  bizarre:  les  Chinois  à  leur  tour,  fé- 
lon les  idées  particulières  qu'ils  fe  iont  foiTnées,nous  regardent  auflî  comme 
des  barbares;  on  fe  trompe  de  part  &  d'autre:  la  plû-part  des  aftions  hu- 
maines font  indifférentes  d'elles-mêmes,  6c  ne  fignifient  que  ce  qu'il  a  plu 
aux  peuples  d'y  attacher  dès  leur  première  inftitution. 

C'eft  ce  qui  fait  que  fouvent  ce  qu'on  regarde  dans'fin  pays  comme  une 
marque  d'honneur,  ell  regardé  dans  un  autre  comme  un  figne  de  mépris. 
En  bien  des  endroits,  c'ell  faire  un  affront  à  un  honnête  homme  que  de 
lui  prendre  la  barbe:  en  d'autres,  c'eft  témoigner  qu'on  a  de  la  vénéra- 
tion pour  lui,  &  qu'on  veut  lui  demander  quelque  grâce.  Les  Européans 
fe  lèvent  6c  fe  découvrent  pour  recevoir  ceux  qui  les  vifitent  :  les  Japonois 
au  contraire  ne  fe  remuent  point,  6c  ne  fe  découvrent  point,  mais  fe  dé- 
chauffent feulement,  6c  à  la  Chine  c'eft  une  incivilité  groflîére  de  parler  tête 
nue  à  une  perlonnc.  La  Comédie  6c  les  inftrumens  de  mufique  Ibnt  prefquc 
par  tout  une  marque  de  joyc,  cependant  on  s'en  iert  à  la  Chine  dans  les  fu- 
nérailles. 

Sans  donc  ni  louer,  ni  blàmei-  des  ufagcs  qui  choquent  nos  préjugez,  il 
fuffit  de  dire  que  ces  cérémonies,  toutes  gênantes  qu'elles  nous  paroiflént, 
font  regardées  des  Chinois  comme  très-importantes  au  bon  ordre  èc  au 
repos  de  l'Etat  :  c'^eft  une  étude  que  de  les  apprendre,  6c  une  fcience  que 
des  les  pofféJer:  on  les  y  forme  dès  leur  plus  tendre  jeuneffe,  6c  quelque 
embarraffantes  qu'elles  foient ,  elles  leur  deviennent  dans  la  fuite  comme 
naturelles. 

Mais  auflî  tout  étant  réglé  fur  cet  article,  chacun  eft  fur  de  ne  njan- 
qucr  à  aucun  devoir  de  h  vie  civile.  Les  Grands  fçavcnt  ce  qu'ils  doivent 
à  l'Empereur  6c  aux  Princes,  6c  la  manière  dont  il  faut  qu'ils  fe  traittent 
les  uns  les  autres:  il  n'y  a  pas  julqu'aux  artifans  ,  aux  villageois,  6c  aux 
gens  de  la  lie  du  peuple,  qui  n'obfervent  les  formalitez  que  prefcrit  la  po- 
liteffe  Chinoife,  6c  qui  n'ayent  enfemble  des  manières  douces  6c  honnête?. 
On  le  connoîtra  par  ledétail  où  je  vais  entrer  de  ces  cérémonies. 
Cérémo-  Il  y  a  certains  jours  où  les  Mandarins  viennent  en  habit  de  cérémonie 

me  quand  faluer  l'Empereur,  6c  quand  même  il  ne  paroîtroit  pas  en  public,  ils  fa- 
\in Manda-  i^,ep,j-  Çq^  Trône,  6c  c'eft  de  même  que  s'ils  faluoient  fa  pcrfonne.  En 
fâ?uer  "  attendant  le  fignal  pour  entrer  dans  la  cour  du  1'(hao,  *  ils  font  aftis  chacun 
l'J'.mpe-  fui 

*  Ç'cft  1»  cour  qui  cil  devant  la  falle  de  Trône, 


>>on?  re- 
gardées 
îitiles 
l'Eut. 


Les  Chi- 
nois ont 
tous  des 

pricipesdc 
ciïlité. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  117 

fur  fon  couffin  dans  la  cour  qui  eft  devant  la  porte  Méridionale  du  palais  : 
cette  cour  eft  pavée  de  briques,  Se  propre  comme  une  falle:  les  couffins 
font  diftërens,  fuivant  le  rang  des  Mandarins. 

Ceux  qui  ont  droit  de  couffin,  car  tous  ne  l'ont  pas,  le  portent  en  Eté 
de  foye  qui  fe  dirtingue  par  les  couleurs:  &  c'eft  fur-tout  le  milieu  du 
couffin  qui  fait  la  différence  du  rang:  &  en  Hyver,  de  peaux  qui  fe  diftin- 
gucnt  par  le  prix.  Dans  cette  grande  multitude,  où  il  femble  que  devroit 
régner  la  confufion  &  le  tumulte,  tout  eft  admirablement  l'églé,  ôc  fe  paflc 
dans  le  plus  grand  ordre  :  chacun  connoît  fa  place  6c  à  qui  il  doit  céder  : 
on  ne  fcait  ce  que  c'eft  que  de  fe  difputer  le  pas. 

Lorlqu'on  tranfporta  le  corps  de  la  feue  Impératrice,  un  des  premiers 
Princes  du  Sang  ayant  apperçu  un  des  Colao,  l'appella  pour  lui  parler.  Le 
Colao  s'approcha  &  lui  répondit  à  genoux,  ^  le  Prince  le  laiffii  dans  cette 
pofture,  fans  lui  dire  de  fe  relever.  Le  lendemain  un  Coli  accufa  le  Prince  * 
&  tous  les  Coko  devant  l'Empereur:  le  Prince,  pour  avoir  fouftert  qu'un 
Officier  fi  confidérablc  fe  tînt  devant  lui  dans  une  pofture  fi  humiliante: 
les  Colao^  &C  principalement  celui  qui  avoit  fléchi  les  genoux,  pour  avoir 
deshonoré  la  plus  haute  Charge  de  l'Empire:  6c  les  autres,  pour  ne  s'y 
être  pas  oppofez,ou  du  moins  pour  n'en'avoir  pas  donné  avis  à  l'Empereur. 
Le  Prince  s'excufa  fur  ce  qu'il  ne  fçavoit  pas  que  la  coutume  ou  la  loi 
eût  rien  réglé  fur  cet  article,  &  que  d'ailleurs  il  n'avoit  pas  exigé  cette  foU' 
miffion.  Le  Coli  répliqua  en  alléguant  une  loi  d'une  ancienne  Dynaftie  : 
furquoi  l'Empereur  donna  ordre  au  Li  pou,  auquel  la  connoiflance  de  cette 
affaire  appartenoit ,  de  chercher  cette  loi  dans  les  archives  ,  &  en  cas 
qu'elle  ne  fe  trouvât  pas,  de  faire  fur  cela  un  règlement  pour  l'avenir. 

Le  cérémonial  eft  pareillement  réglé  dans  toutes  les  autres  occafions ,  où 
quelque  événement  demande  que  les  Grands  viennent  complimenter  l'Em- 
pereur: tel  fut,  par  exemple,  6c  c'eft  le  feul  que  je  citerai,  l'occafion  oij 
l'Empereur  régnant  déclara  le  choix  qu'il  avoit  fait  d'une  de  fes  femmes, 
pour  être  Impératrice.   D'abord  deux  Dofteurs  des  plus  diftinguez,  6c  qui   Eleaioa 
lont  membres  du  Grand-Confeil, furent  chargez  de  faire  le  compliment,  6c  d'une  Im- 
de  le  remettre  au  Tribunal  des  Rits:  car  c'eft  à  ces  Dofteurs  qu'appartient   P<^"'"cc. 
le  droit  6c  l'honneur  de  faire  ces  pièces  d'éloquence.     Auffi-tôt  qu'il  eût 
été  accepté  par  le  Tribunal  des  Rits,  on  fe  prépara  à  la  cérémonie. 

Le  jour  marqué,  dès  le  matin  on  porta  à  la  première  porte  du  palais, 
qui  eft  à  l'Orient*  une  efpece  de  table,  fur  laquelle  fe  pofent  quatre  colom- 
nes  aux  quatre  coins,  6c  par  deffijs  ces  colomnes  un  efpècc  de  dôme.  Ce 
petit  cabinet  portatif  étoit  garni  de  foye  jaune  ,  6c  d'autres  ornemens. 
A  l'heure  qu'on  avoit  déterminée,  on  mit  fur  cette  table  un  petit  hvrc 
fort  propre,  où  étoit  écrit  le  compliment  qu'on  avoit  compofé  pour  l'Em- 
pereur:* on  y  avoit  auffi  écrit  les  noms  des  Princes,  des  Grands,  6c  des  Détail  de 
Cours-Souveraines,  qui  vcnoient  en  corps  faire  la  cérémonie.  cetteCéré- 

Quelques  Mandarins  revêtus  de  l'habit  convenable  à  leur  Charge,  le-  mo\w. 

ve- 

*  La  grande  porte  qui  resarde  le  Midi,  ne  s'ouvre  que  pour  l'Empereur,  ou  pour  dcj 
cércinonies  qui  ont  rappcrt  a  fes  ancêtres. 

P3 


Suite  de 
cette  Cé- 
rémonie. 


Leftiire 
du  Com- 
pliment. 


Foncflions 
<ie':  Prin- 
cefTes  du 
S'.ng,  &' 
des  Dames 


ii8  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

vcrent  cette  table  couronnée,  6c  marchèrent.  Tous  les  Princes  du  Sang, 
les  autres  Princes,  &  les  Seigneurs  de  la  première  Noblelle,  avoicnt  déjà 
précédé  félon  leur  rang,  &  attendoient  près  d'une  des  portes  intérieures  du 
palais. 

Les  autres  grands  Officiers,  comme  les  premiers  Miniftres  de  l'Empire, 
les  Dofteurs  du  premier  Ordre,  les  Prélidens  des  Cours-Souveraines,  ÔC 
les  autres  Mandarins  Tartarcs  &:  Chinois,  foit  de  lettres,  Ibit  de  guerre, 
tous  revêtus  des  plus  beaux  habits  de  cérémonie,  chacun  félon  leur  degré, 
fuivoient  à  pied  la  même  table. 

Plufieurs  inftrumens  de  nmfique  formoient  un  concert  très  agréable,  lur 
tout  aux  oreilles  Chinoifes.  Les  tambours  Se  les  trompettes  fe  faifoient 
auffi  entendre  en  ditFérens  endroits  du  palais.  On  commença  la  marche, 
te  lorfqu'on  fut  près  de  la  porte  appellée  Ou  mimi,  les  Princes  fe  joignirent 
aux  autres  qui  accompagnoient  le  compliment ,  &  fe  mirent  à  leur  tête. 
Alors  ils  marchèrent  tous   enlemble  julqu'à  la  grande  fille  d'audience.* 

Lorfqu'ils  furent  entrez  dans  cette  falle,  on  tira  de  dcfTus  la  table  por- 
tative, le  compliment  relié  en  forme  de  petit  livre  ,  Se  on  le  plaça  fur  une 
autre  table,  préparée  exprès  au  milieu  de  la  grande  falle  d'audience. 

Tous  s'é^ant  rangez  dans  un  bel  ordre, -firent  les  révérences  ordinaires 
devant  le  Trône  Impérial,  comme  fi  Sa  Majellé  y  ciit  été  placée:  c'eft- 
à-dire,  que  tous  étant  debout,  chacun  à  la  place  qu'il  doit  occuper  félon 
fon  rang  Se  fa  charge,  ils  fe  mirent  à  genoux,  frappèrent  trois  fois  du 
front  contre  terre  avec  un  grand  refpeét ,  Se  fe  relevèrent.  Enfuite  ils  fe  mi- 
rent à  genoux,  Se  frappèrent  encore  trois  fois  du  front  contre  terre.  Se  fe 
relevèrent:  enfin  ils  fe  mirent  une  troifîéme  fois  à  genoux  avec  la  même 
cérémonie. 

Alors  chacun  fe  tenant  à  la  même  place  dans  un  grand  filence,  Jes  inf- 
trumens de  mufique  recommencèrent  à  jouer,  Se  les  Préfidens  du  Tribu- 
nal des  Rits,  avertirent  le  premier  Eunuque  de  la  préfence,  que  tous  les 
Grands  de  l'Empire  fupplioient  Sa  Majefté  de  venir  s'afleoir  fur  fon  pré- 
cieux Trône. 

Ces  paroles  ayant  été  portées  à  l'Empereur,  il  parut.  Se  monta  fur  fon 
Trône.  Auflîtôt  deux  Doéteurs  du  premier  Ordre  qui  avoient  été  nom- 
mez, s'avancèrent  prés  de  la  table,  firent  quelques  révérences  à  genoux. 
Se  fe  relevèrent.  Un'd'eux  ayant  pris  le  petit  livre ,  lut  d'une  voix  haute 
Se  dillinâc  ,  le  compliment  que  cette  augufte  Compagnie  faifoit  à  Sa  Ma- 
jefté. La  lefture  du  compliment  qui  ne  doit  pas  être  fort  long,  étant  a- 
chevée,  Se  les  Doéleurs  s'étant  retirez  à  leur  place,  l'Empereur  defcendit 
de  fon  Trône ,  Se  rentra  dans  l'intérieur  de  fon  palais. 

L'après  midi  les  Princefles  du  Sang,  les  autres  PrincefTcs,  Se  les  Dames 
de  la  première  qualité,  fe  rendirent  au  palais  avec  les  femmes  de  tous  les 
grands  Mandarins ,  dont  je  viens  de  parler  :  chacune  en  fon  rang  Se  félon  fa 
dignité,  s'avança  vers  le  palais  de  l'Impératrice:  elles  furent  conduites  par 

une 

*  C'eft  la  falle  dans  laquelle  l'Empereur  admet  les  Ambaffadeurs ,  oii  il  fait  les  inflrudions 
publ'que?  deux  eu  trois  fois  Vannée,  &  où  il  reçoit  le  premier  jour  de  l'jn  Chinois,  les 
rcipedi  de  tous  les  Officiers  qui  font  à  Pekin^. 


ET  DE  LA    TARTARIE    CHINOISE.  np 

une  Dame  de  diftinilion,  qui  dans  cette  forte  d'occafion,  fait  la  fondtion 
de  préfider  aux  cérémonies,  8c  ell  à  l'égard  des  femmes,  ce  que  les  Préfi- 
dens  du  Tribunal  des  Rits  ont  été  à  l'égard  des  hommes.  Nul  Seigneur, 
nul  Mandurin  n'oleroit  paroître. 

Lorfque  toutes  ces  Dames  furent  arrivées  près  du  palais  de  l'Impératri- 
ce, fon  premier  Eunuque  fe  préfenta.  Celle  qui  préfidoit  à  la  cérémonie  , 
s'adreflant  à  lui:  „  Je  prie,  dit-elle,  très-humblement  l'Impératrice  delà 
„  part  de  cette  Âflémblée ,  de  daigner  fortir  de  fon  palais ,  6c  de  venir  fe 
„  placer  fur  ion  Trône.  „  Les  femmes  ne  portent  point  leur  compliment 
dans  un  petit  livre,  comme  on  avoit  fait  pour  l'Empereur:  mais  elles  pré- 
fentent  une  feiiille  d'un  papier  particulier  ,  fur  lequel  le  compliment 
eft  écrit  avec  différens  ornemens.  L'Impératrice  fortit,  6c  s'alîlc  fur  fon 
Trône,  élevé  dans  une  des  falles  de  fon  palais. 

Après  que  le  papier  eilt  été  offert,  les  Dames  étant  debout,  firent  da- 
bord  deux  révérences.  Les  femmes  Chinoifes  font  la  révérence  comme  les 
femmes  la  font  en  Europe.  Cette  vévérence  s'appelle /^<^«/(?:  Fan  Çignï- 
fie  dix  mille, /(?  fignifie  bonheur:  Fan  fo^  toute  forte  de  bonheur. 

Au  commencement  de  la  Monarchie  que  la  fimplicité  régnoit,  on  per- 
mettoit  aux  femmes,  même  en  faiiant  la  révérence  à  un  homme,  dédire 
ces  deux  mots  Fanfo^  mais  dans  la  fuite  l'innocence  des  moeurs  s'étant  un 
peu  altérée,  on  a  jugé  qu'il  n'étoit  pas  de  la  décence  qu'une  femme  dît  ces 
mots  à  un  homme,  Se  on  n'a  accordé  aux  femmes  qu'une  révérence  muet- 
te: &  pour  leur  en  ôter  tout  à  fait  l'habitude,  on  ne  leur  a  plus  permis  de 
le  dire  même  aux  femmes. 

Après  ces  deux  révérences,  les  Dames  fe  mirent  à  genoux,  &  frappè- 
rent feulement  une  fois  du  front  contre  terre  :  c  'eft  ainil  que  le  Tribunal 
des  Rits  l'avoit  prefcrit.  Alors  elles  fe  levèrent,  6c  fe  tinrent  debout  avec 
rcfpeét,  tou),ours  avec  le  même  ordre  6c  dans  un  grand  filence,  pendant 
que  l'Impératrice  delcendoit  de  fon  Trône,  6c  fe  retiroit. 

Il  n'efb  pas  étonnant  qu'il  y  ait  un  cérémonial  réglé  pour  la  Cour:  mais 
cz  qui  furprend,  c'eft  qu'on  ait  établi  dans  le  plus  grand  détail,  des  régies 
pour  la  manière  dont  les  particuliers  doivent  en  agir  les  uns  avec  les  autres, 
quand  ils  ont  à  traitter,  foit  avec  leurs  égaux,  foit  avec  ceux  qui  font  d'un 
rang  fupérieur.  Nul  état  ne  le  difpenfe  de  ces  régies:  6c  depuis  les  Man- 
darins, jufqu'aux  plus  vils  artifans, chacun  gai'de  admirablement  la  fubordi- 
nation  que  le  rang,  le  mérite   ou  l'âge  exigent. 

Le  falut  ordinaire  confiile  à  joindre  les  mains  fermées  devant  la  poitrine, 
en  les  remuant  d'une  manière  affcétuéufe ,  '6c  à  courber  tant  foit  peu  la  tête, 
en  fe  difant  réciproquement  Tj^w //7«:  c'eit  un  mot  de  compliment  qui  fi- 
gnifie tout  ce  qu'on  veut: quand  ils  rencontrent  une  perfonne,pour  qui  l'on 
doit  avoir  plus  de  déférence,  ils  joignent  les  ma,ins,  les  élèvent  6c  les  abaif- 
fent  jufqu'à  terre,  en  inclinant  profondément  tout  le  corps. 

Lorfqu'après  une  longue  abrence  deux  perfonnnes  de  connoiflance  fe  ren- 
contrent, ils  fe  mettent  l'un  6c  l'autre  à  genoux,  6c  fe  baiflent  jufqu'à  ter- 
jc:  ils  fe  relèvent  6c  recommencent  la  même  cérémonie  jufqu'à  deux  6c 

tioi§ 


de  qualité 
en  cette 
occalloB. 


Des  Révé- 
rences des 
FemmçSi 


De  la  ma- 
nière de 
faluer. 


Après  «ne 
longue  ab- 
fence. 


Au  retour 
d'un  voya- 
ge- 


Bienféan- 
ce  obler- 
vée  d.in{ 
les  VitUzis 
de  même 
que  dms 
les  Vjlles. 


Da  Salut 
entre  Man- 


Du  Ref- 
peâ  des 
En  fins 
pour  leurs 
Ptres. 

Des  Difà- 
pUs  pour 
leurs  Mui- 
irts. 


120  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA    CHINE, 

trois  fois,    /is  qui  fignifie  bonheur,  cil  un  mot  dont  ils  fe  fervent   commu- 
nément dans  les  honnctetez  qu'ils  le  font  les  uns  les  autres. 

Si  quelqu'un  cil  nouvellement  arrivé  ,  ils  lui  demandent  d'abord  Nafoy 
fi  toutes  chofes  ont  bien  été  pendant  fon  voyage.  Quand  on  leur  demande 
comment  ils  fe  portent  :  fort  bien,  répondent- ils,  grâce  à  votre  abondan- 
te félicité  :  Cao  lao  yc  hiing  fo:  Lorfqu'ils  voycnt  un  homme  qui  fe  porte 
bien,  ils  lui  difent  yimg  fo,  comme  qui  diroit,  la  profpcrité  eil  peinte  fur 
votre  vifage,  vous  avez  un  vifage  heureux. 

Dans  les  villages  comme  dans  les  villes,  on  garde  pareillement  toutes  les 
bienféances  qui  conviennent  au  rang  d'un  chacun  :  loit  qu'ils  marchent  en- 
femble,  foit  qu'ils  le  falucnt,  les  termes  dont  ils  fe  fervent  font  toujours 
pleins  de  relpeft  &  de  civilité. 

Quand,  par  exemple,  on  fe  donne  quelque  peine  pour  leur  faire  p'iaifir, 
/>//«,  difent  ils,  vous  prodiguez  votre  cœur.  Si  on  leur  a  rendu  quelque 
fervice.  Sic  pou  tjin:  mes  remercimens  ne  peuvent  avoir  de  fin.  Pour  peu 
qu'ils  détournent  une  pcrfonne  occupée.  Fan  lao,  je  vous  fuis  bien  impor- 
tun: Te  (foui,  c'ell  avoir  fait  une  grande  faute,  que  d'avoir  pris  cette  liber- 
té. Quand  on  les  prévient  de  quelque  honnêteté , /*<?«  can^pou  can,pou  catty 
je  n'olc,  je  n'ofe,  je  n'ofe:  c'eft-à-dire ,  fouffrn-  que  vous  preniez  cette 
peine  pour  moi.  Si  l'on  dit  quelque  parole  tant  foit  peu  à  leur  louange, 
Ki  can,  comment  ofcrois-je:  c'elt-à-dire,  croire  de  telles  chofes  de  moi. 
Lorfqu'ils  conduifent  un  ami  à  qui  ils  ont  donné  à  manger,  l'eau  man,  ou 
bien  Tai  man^  nous  vous  avons  bien  mal  rcceu,  nous  vous  avons  bien  mal 
traitté. 

Les  Chinois  ont  toujours  à  la  bouche  de  femblablcs  paroles ,  qu''ils  pro- 
noncent d'un  ton  affeétueux  :  mais  il  ne  s'enfuit  pas  delà  que  le  cœur  y  ait 
beaucoup  de  part.  Parmi  les  gens  même  du  commun,  ils  donnent  toujours 
le  premier  rang  aux  perfonncs  les  plus  âgées:  fi  ce  font  des  Etrangers,  ils 
le  donnent  à  celui  qui  vient  de  plus  loin,  &  à  moins  que  le  rang  ou  la  qualité 
de  la  perfonne ,  n'exigeât  le  contraire  :  dans  les  provinces  où  la  main 
droite  elf  la  plus  honorable,  *ils  ne  manquent  pas  de  la  donner. 

Quand  deux  Mandarins  fe  rencontrent  dans  la  rue,  ce  qu'ils  évitent  le 
plus  qu'ils  peuvent,  s'ils  font  d'un  rang  fort  différent  :  mais  s'ils  font  d'un 
rang  égal  ,  ils  fe  ialuent  mutuellement  fans  fortir  de  leur  chaifc,  &  fans 
même  le  lever,  en  baiflant  les  mains  jointes,  &  les  relevant  jufqu'à  la  tête, 
ce  qu^ils  recommencent  pluficurs  fois,  jufqu'à  ce  qu'ils  ayent  cefle  de  fe 
voir.  Si  l'un  d'eux  cft  d'un  rang  inférieur,  il  fait  arrêter  fa  chaife  :  ou 
s'il  eft  à  cheval,  il  met  pied  à  terre,  &  fait  une  profonde  révérence  au 
Mandarin  fon  fupérieur. 

Rien  n'eft  comparable  au  refpeft  que  les  enfans  ont  pour  leurs  pères, 
6c  les  difciplcs  envers  leurs  maîtres  :  ils  parlent  peu ,  6c  fe  tiennent  debout 
en  leur  prefence:  leur  coutume  eft,  fur  tout  en  certains  jours  ,  comme  au 
commeuccment  de  l'année,  au  jour  de  leurnaiflance,  &  en  divcrfes  autres 
occafions,  de  les  faluer  en  fe  mettant  à  genoux,  &  battant  pluficurs  fois  la 
terre  du  front. 

Lorf- 

•  Il  y  en  a  (Tautres  où  c'cf?  îa  gauche. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  m 

Lorfque  les  Chinois  s'entretiennent  enfemble,  ils  s'expriment  en  des  ter-   Humiliré 
'mes  les  plus  humbles  ôc  les  plus  relpeétueux,  &  à  moins  qu'ils  ne  parlent  fa-   ^'  Modef- 
miliérement,    &  entre  amis-,  ou  a  des  pcrlonnes  d^un  rang  fort  inférieur     "^'^  *^" 
ils  ne  difent  jamais yV  &  vous,  à  la  première  ôc  à  la  féconde  perl'onne:  ce  fe-  ^'^'"°'* 
roit  une  incivilité  grofliére  :  ainfi  au  lieu  de  dire,jc  fuis  três-fenflble  au  fervicé   Di'fcourr' 
que  vous  m'avez  rendu ,  ils  diront  :    le  fervicc  que  le  Seigneur,  ou  bien  le 
Pocteur  a  rendu  à  fon  petit  ferviteur,  ou  bien  à  fon  dilciple ,  m'a  été  ex- 
trêmement  fenfible.     De  même  un   fils  parlant  à  fon  perc,    s'appellera 
fon  petit   fils,   quoiqu'il   foit  l'aîné  de  fa  famille,   &  qu'il  ait  lui-même 
des  enfans. 

Souvent  même  ils  fe  fervent  de  leur  nom  propre  pour  s'exprimer  d'une  Des  noms 
manière  plus  refpeftueufe  :  car  il  ell  à  remarquer  qu'on  donne  aux  Chinois   que  les 
plufîeurs  noms  conformes  à  leur  âge  6c  à  leur  rang.    D'abord  on  leur  don-   ^^'".'"« 
ne  à  leur  naiflance  le  nom  de  famille,  qui  eil  commun  à  tous  ceux  qui  def-   en'dWe^rres 
cendent  du  même  ayeul:  environ  un  mois  après  qu'ils  font  nez,  le  père  Se    occafions. 
la  mère  donnent  un  petit  nom  à  leur  fils,  un  nom  de  lait,  comme  ils  l'ap- 
pellent, ôc  c'eil  d'ordinaire  le  nom  d'une  fleur, d'un  animal,   ou  de  quelque 
autre  chofe  femblabie.  Qiumd  il  commence  à  s'appliquer  à  l'étude,  il  reçoit 
un  nouveau  nom  de  fon  maure,  qui  ié  joint  au  nom  de  famille,  ôc  c'cll  de  ce 
nom  compolé  qu'on  l'^ippeile  dans  l'école.     Lorfqu'il  a  atteint  l'âge  vi- 
ril, il  prend  parmi  fes  amis  un  autre  nom,  ôc  c'eil:  celui  qu'il  conferve,  ôc 
qu'il  figne  d'ordinaire  à  la  fin  de  les  lettres  ou  d'autres  écrits.  Enfin  quand  ri 
parvient  à  quelque  charge  confidérable,  on  l'appelle  d'un  nom  particulier 
convenable  a  fon  rang  ôc  à  fon  mérite,  èc  c'eit  de  ce  nom  là  que  la  politef- 
ie  veut  qu'on  le  ferve  en   lui  parlant  :    ce  feroit  une  incivilité  de  l'appeller 
de  fon  nom  de  famille,  à  moins  qu'on  ne  fût  d'un  rang  foit  iupérieur  au 
fien. 

Ces  manières  polies  ôc  modeftcs  aufquelles  ou  forme  de  bonne  heure  les 
Chinois  ,  infpirent  au  peuple  le  pius  profond  rcfpeèb  pour  ceux  qui  les  gou- 
vernent, ôc  qu'ils  regardent  comme  leurs  pcres.  Mais  les  marques  qu'ils 
donnent  de  leur  vénération,  ne  nous  paroiflent  pas  moins  extraordinai- 
res. 

Lorfqu'un  Gouverneur  de  ville  fe  retire  dans  une  autre  province,  après  Cérémo- 
avoir  exercé  fa  charge  avec  l'approbation  du  public,  le  peuple  lui  rend  à  "'^.'  '°'''' 
l'envi  les  plus  grands  honneurs.  Des  qu'il  commence  fon  voyage,  il  trouve  Couver- 
fur  le  grand  chemin  durant  deux  ou  trois  lieues,  des  tables  rangées  d'cfpâce  neur  fe 
en  efpâce:  elles  font  entourées  d'une  longue  pièce  de  foye  qui  pend  juiqu'à 
terre:  on  y  brûle  des  parfums:  on  y  voit  des  chandeliers,  des  bougies ,  des 
viandes,  des  légumes,  ôc  des  fruits:  à  côté  fin*  d'autres  tables  on  trouve 
préparez  le  tbé  ôc  le  vin  qu'on  doit  lui  offrir. 

,  Affitôt  que  le  Mandarin  paroit,  le  peuple  fè  met  à  genoux,  6c  coui-be  la 
tête  jufqu'à  terre:  les  uns  pleurent,  ou  plû-tôt  font  femblant  de  pleurer: 
les  autres  le  prient  de  defceridre  pour  recevoir  les  derniers  témoignages  de 
leur  reconnoilTancc  :  on  lui  préfente  ic  vin  ôc  les  viandes  préparées ,  ôc  on 
l'arrête  continuellement  à  mciure  qu'il  avance. 

Ce  qu'il  y  a  de  plaifant,  c'clt  qu'il  trouve  des  gens  qui  lui  tirent  à  plufîeurs 

Tmt  IL  a  re-  ^^  '■'<  '^*^- 


retire  de 
fon  Gou- 

verne- 
iiieivt. 


On  le  hot- 


botte  à 

plufieurs 
reprifes. 


Géremo- 
nics  au 
jour  de  la 
Naiffance 
d'un  Gou- 
verneur. 


Habille- 
ment  fiu- 
gulier 
à    cet'e 
ticcafion. 


Origine  de 
cet  Habil- 
Ifment. 


121  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE;; 

reprifes  fes  bottes,  pour  lui  en  donner  de  nouvelles.  Toutes  ces  bottes  qui. 
ont  touché  au  Mandarin,  l'ont  révérées  par  fes  amis.  Se  ils  les  confervent  pré- 
cieufement  dans  leurs  mailbns.  Les  premières  qu'on  lui  a  tirées,  fe  mettent 
par  reconnoiflance  dans  une  efpéce  de  cage,  au-deflus  de  la  porte  de  la  vil-- 
le,  par  laquelle  il  elUorti. 

De  même,  quand  les  Chinois  veulent  honorer  le  Gouverneur  de  leur  vil- 
le le  jour  de  fa  naillance,  les  plus  diftinguez  de  la  ville  s'aflemblent ,  &  vont 
en  corps  le  ialuer  dans  fon  palais.  Outre  les  préfens  ordinaires,  dont  ils  ac- 
compagnent la  vilîte,  ils  portent  fouvent  avec  eux  une  longue  boette  de 
vernis,  ornce  de  fleurs  d'or,6<:  divifée  dans  le  fonds  par  huit  ou  douze  petits, 
compartimens,  qu'on  a  remplis  de  diverfes  fortes  de  confitures. 

Dès  qu'ils  iont  arrivés  dans  la  falle  où  doit  fe  faire  la  cérémonie,  ils  fe 
rangent  tous  fur  une  même  ligne,  ils  s'inclinent  profondément ,  ils  fe  met- 
tent à  genoux,  6c  courbent  la  tête  jufqu'à  terre,,  à  moins  que  le  Gouver- 
iieur-nc  les  relevé,,  ce  qu'il  fait  ordinairement.  Souvent  le  plus  confidérable 
d'entre  eux  prend  du  vin  dans  une  coupe,  l'élève  en  l'air  avec  les  deux 
mains,  l'offre  à  ce  Mandarin,  6c  dit  tout  haut,  par  forme  de  fouhait:  Fo 
tftou^  voilà  le  vin  qui  porte  bonheur.  C/;w«  tfiou,  voilà  le  vin  qui  donne  une 
longue  vie:  un  moment  après  un  autre  s'avance,  6c  élevant  en  l'air  des  con- 
fitures qu'il  préfente  avec  refpeél,  voilà,  dit-il,  du  fucre  de  longue  vie: 
d'autres  répètent  jufqu'à  trois  fois  ces  mêmes  cérémonies,  6c  font  toujours  . 
les  mêmes  fouhaits. 

Mais  quand  c'eft  un  Mandarin  qui  s'eft  extraordinairement  diftingué  par 
fon  équité,  par  fon  zèle,  6c  par  la  bonté  pour  le  peuple,  6c  qu'ils  veulent,, 
lui  témoigner  avec  éclat  leur  reconnoiflance,  ils  ont  un  autre  mo^en  aflez 
particulier  de  lui  faire  connoître  l'ellime  que  tout  le  peuple  fait  de  fon  heu- 
reux gouvernement.  Les  Lettrcz  font  faire  un  habit  compofe  de  petits 
carreaux  de  fatin ,  de  diverfes  couleurs,  rouges,  bleues,  vertes,  noires, 
jaunes,  6cc.  6c  le  jour  de  fa  naififance  ils  le  portent  tous  enfCmble  en  grande 
cérémonie,  avec  des  inftrumens  de  mufique.  Quand  ils  font  arrivez  dans  la 
falle  extérieure  qui  lui  fert  de  Tribunal,  ils  le  font  prier  de  fortir  de  la  falle 
intérieure,  pour  palîér  dans  cette  lalle  publique:  alors  ils  lui  prcfentent  cet 
habit.  Se  ils  le  prient  de  s'en  vêtir.  Le  Mandarin  ne  manque  pas  de  fiiire  ■ 
quelque  difliculté,  en  fe  difant  indigne  d'un  tel  honneur:  enfin  il  fe  rend 
aux  inftances  des  Lcttrez,  6c  de  tout  le  peuple,  qui  a  accouru,  6c  qui  rem- 
plit la  cour:  on  le  dépouille  de  fon  habit  extérieur  ,  6c  on  le  revêt  de 
l'habit  qu'ils  ont  apporté. 

Ils  prétendent  par  ces  diverfes  couleurs  repréfenter  toutes  les  nations  qui  : 
ont  des  habits  différens ,  6c  déclarer  que  tous  les  peuples  le  regardent  com- 
me leur  père,  6c  qu'il  mérite  de  les  gouverner  :  c'ell  pourquoi  ces  habits  s'ap- 
pellent Ouanginy^.  c'ell-à-dire,  habits  de  toutes  les  nations..  A  la  vérité  le 
Mandarin  ne  s'en  fert  que  dans  ce  moment  là  :  mais  on  le  conferve  précieu- 
fement  dans  fa  famille,  comme  un  titre  d'honneur  6c  de  diftinftion  :  on  ne 
manque  pas  d'en  inftruire  le  Viceroy,  6c  fouvent  cela  palTe  jufqu'aux  Cours 
Souveraines,    Le  Perc  Contancin  fe  trouva  une  fois  à  cette  ccrémo- 

nie^. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


li? 


-nie,  lorfqu'il  alla  faire  fcs  complimens  à  un  Gouverneur  le  jour  de  la 
naiflance. 

Toutes  les  fois  qu'on  va  vifiter  un  Gouverneur,  ou  quelque  autre  pcrfon- 
ne  de  confidération,il  faut  y  aller  avant  le  dîner:  ou  s'il  arrive  qu'on  déjeû- 
nç,  il  faut  du  moins  s'abltenir  de  vin:  ce  feroit  manquer  au  refpect  dû  à  un 
hcSmme  de  qualité,  que  de  paroître  devant  lui,  avec  un  vifagc  qui  faflc  ju- 
ger qu'on  ait  bû,  &  le  Mandarin  fe  tiendroit  offenfé,  fi  celui  qui  lui  rend 
vifite,  fentoit  tant  foit  peu  le  vin.  Quand  cependant  c'eft  une  vifitc  qu'on 
rend  le  même  jour  qu'on  l'a  reçuii,  on  peut  la  faire  l'après-dîner,  c^r  a- 
lors  c'eft  une  marque  de  l'emprelfement  que  vous  avez  d'honorer  la  pcrfon- 
ne  qui  vous  a  vifité. 

C'eft  auflî  un  devoir  indifpenfable  pour  les  Lettrez,  qui  feuls  doivent 
avoir  part  au  gouvernement,  de  rendre  des  honneurs  extraordinaires  à  leurs 
anciens  Légiflateurs,  &  aux  plus  célèbres  Philofophes  de  l'Empire  ,  fur 
tout  à  Confucius,  qui  pendant  fa  vie  a  beaucoup  contribué  à  la  forme  par- 
faite du  gouvernement,  èc  qui  en  a  laifle  après  lui  les  principales  maximes. 
Tout  ce  qu'ils  doivent  faire  dans  une  pareille  occafîon,  eft  réglé  par  le  cé- 
rémonial de  l'Empire. 

En  chaque  ville  on  a  élevé  un  palais  qui  fert  aux  aftemblées  des  Sçavans  : 
les  Lettrez  lui  ont  donné  divers  noms  :  ils  l'appellent  d'ordinaire  Pouan  cong, 
falle  Royale,  ou  bien  Ta  cbing  tien^  falle  de  fageffe  ou  de  perfection  j  Ta  hyo, 
le  grand  collège  :  ^uoe  byo  ,  le  collège  de  l'Empire.  On  y  voit  diverfes 
petites  planches  dorées  &  vernies ,  fufpenduës  à  la  muraille  ,  oii  l'on  a 
écrit  les  noms  de  ceux  qui  fe  font  diftinguez  dans  les  Sciences  :  Confucius 
tient  le  premier  rang,  ce  tous  les  Lettrez  font  obligez  d'honorer  ce  Prince 
de  leurs  Philofophes.     Voici  les  cérémonies  qu'ils  pratiquent. 

Ceux  qui  après  de  rigoureux  examens  ont  été  jugez  capables  d'être  mis 
au  nombre  des  Sieou  tsai^  ou  Bacheliers,  fe  rendent  dans  la  maiibn  du 
Ti  hio  iao  y  ou  Mandarin,  avec  des  veftes  de  toile  noire,  Se  un  bonnet 
ordinaire. 

Dès  qu'ils  font  en  fa  préfence,  ils  s'inclinent,  ils  fe  mettent  à  genoux, 
êc  fe  profternent  enfuite  plufieurs  fois  :  après  quoi  ils  fe  relèvent,  Se  fe  ran- 
gent à  droite  8c  à  gauche  fur  deux  lignes,  jufqu'à  ce  que  le  Mandarin  ait 
donné  ordre  de  leur  prcfcntcr  des  habits  propres  des  Bacheliers.  On  leur 
apporte  des  veftès,  des  furtouts,  6c  des  bonnets  de  foye :  chacun  prend  Ion 
habit,  &  retourne  fe  mettre  en  ordie,  pour  fe  profterner  de  nouveau  de- 
vant le  Tribunal  du  Mandarin. 

De  là  ils  marchent  avec  gravité  jufqu'au  palais  de  Confucius ,  ils  s'incli- 
nent profondément,  Sc  courbent  la  tête  quatre  fois  jufqu'à  terre  devant  fon 
nom ,  ôc  devant  ceux  des  plus  célèbres  Philofophes,  comme  ils  avoient  fait 
auparavant  dans  la  maifon  du  Mandarin.  Cette  première  fonébion  des  Ba- 
cheliers fe  fait  dans  une  ville  du  premier  ordre,  6c  perfonne  ne  peut  en  être 
difpenfé,  à  moins  qu'il  n'ait  des  raifons  ou  de  deiiil,  ou  de  maladie  bien 
avérées. 

Quand  les  Sieou  tsai  font  de  retour  en  leur  patrie,  ceux  du  même  terri- 
toire vont  enfemble  fe  profterner  devant  le  Gouverneur  qui  les  attend, 
CL*  ^ 


DcsVifi" 


Des  Af- 

femblées 
des  Sça- 
vans. 


De  s  Hon- 
neurs 
qu'ils  ren- 
dent à 
Confucius. 


Cérémo- 
nies à  cette 
occafion. 


Fedin  à  h 
même  oc- 


L'Emrc- 
reur  Kia 
Tfing  offre 
des  pré- 
lens  à 
Confuciu: 


XZ4  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

&  qui  reçoit  fur  fon  TriDunal.ces  nouvelles  marques  d'honneur.  Il  fe  lévc^ 
eniuite,  illeur  otfre  du  vin  dans  des  coupes  qu'il  clcve  auparavant  en  l'air.-. 
Dans  plufieurs  endroits, on  leur  diltribue  des  pièces  defoye  rou-e,  dont  cha- 
cun le  fait  une  efpèce  de  baudrier:  ils  reçoivent  auflî  deux  baguettes  entou- 
rées de  fleurs  d'argent,  qu'ils  attachant  a  droite  ëc  à  gauche  iur  leurs  bon- 
nets en  forme  de  caducée.  Puis  le  Gouverneur  à  la  tétc  ,  ils  marchent  juf- 
qu'au  palais  de  Confucius.pour  achever  la  cérémonie  par  cefalut  ordinaire,,, 
dont  nous  venons  de  parler.  Q'elt  là  comme  le  fceau  qui  les  établit  &  qui 
les  met  en  poiléiTion  de  leur  nouvelle  dignité,  parce  qu'alors  ils  reconnoif- 
fent*  Confucius  pour  leur  maître.  Se  que  par  cette  action  ils  témoignent 
qu'ils  veulent  fuivre  ics  maximes  dans  le  gouvernement  de  l'Etat. 

Outre  cela  y  les  Empere'jas  ont  vouTu,  que  les  Docteurs  ôc  les  gens  de 
Lettres  fiflent  comme  au  nom  de  l'Empire,  un  fellin  à  ce  grand  homme.' 
La  veille  deiHnée  à  cette  fête,  on  a  foin  de  tout  préparer:  un  maître  bou- 
cher vient  tuer  le  cochon,  des  valets  du  Tribunal  apportent  du  vin,  des 
fruits,  des  fleurs.  Se  des  légumes  qu'on  range  fur  une  table,  parmi  des  , 
bougies  Se  des  caûblettes. 

Le  lendemain  les  Gouverneurs,  les  Dofteurs,8c  les  Bacheliers  fe  rendent 
au  fon  des  tambours ,    Sc  des  haut-bois  dans  la  falle  du  feftin.     Le  maître 
des  cérémonies  qui  doit  régler  toute  l'aétion,  ordonne  tantôt  de  s'incliner,  , 
tantôt  de  fe  mettre  à  genqux ,  tantôt  de  fe  courber  jufqu'i  terre,  tantôt  de  ■ 
fe  relever. 

Qiiand  le  tems  de  la  cérémonie  efl:  venu,  le  premier  Maindarin  prend  fuc- 
ceffivement  les  viandes,  le  vin,  les  légumes,  ôc  les  préfente  devant  la  ta- 
blette de  Confucius,  au  ion  des  inlhumens  de  mufique,  qui  chantent  quel- 
ques vers  en  l'honneur  de  ce  grand  Philofophe.  On  fait  enfuite  fon^  élo- 
ge, qui  n'ert  gueres  que  de  huit  ou  dix  lignes,  &  qui  eft  le  même  dans  tou- 
tes les  villes  de  l'Empire  :  on  loue  fa  fcience,fa  fagelTe,  fes  bonnes  mœurs.  . 
Ces  honneurs  qu'on  rend  en  la  peribnne  de  Confucius  à  tous  les  Sçavans, 
piquent  extrêmement  les  Doftturs  d'émulation. 

L'aftion  finit  par  des  inclinations  ,  8c  des  révérences  réitérées ,  par  le 
fon  des  filâtes  ^  des  hauts-bois,  Se  par  les  civilitez  réciproques  que  les  Man-' 
darins  fe  rendent  les  uns  aux  autres.  Enfin  on  enterre  le  fang  Se  le  poil  de 
l'animal  qui  ont  été  oft^erts,  Se  on  brûle  en  figne  de  joye  une  grande  pièce 
de  foyc,  qui  eft  attachée  au  bout.d'.une  pique,  6c  qui  flotte  jufqu'à  terre  à 
là  manière  des  drapeaux. 

On  va  enfuite  dans  une  féconde  falle  rendre  quelques  honneurs  aux  an-- 
ciens  Gouverneurs  des  villes, Se  des  provinces,  qui  le  font  autrefois  rendus 
célèbres  dans  l'adminilhation  .de  leurs  charges.  Enfin  l'on  fe  rend  danS' 
une  troifiéme  falle,  où  font  les  noms  des  citoyens,  qui  font  devenus  il-! 
luftres  par  leur  vertu  ,  Se  parleurs  talçns  ,  Sc  l'on  y  fait  encore  quelques- 
cérémonies. 

On  raconte  d'un  Empereur  Chinois  ,.  nommé  Kia  tfmg^  qu'avant  que  ■ 
de  commencer  fes  études,  il  alla  au  palais  de  Confucius  pour  lui  offrir  fcs^ 
préfens.  Ce  Prince  éti\nt  devant  le  tableau  du  fameux  Doélcur  ,  lui  parla  , 
dç  la  forte. 

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{  Tom.  2.  Page  124.  ) 


Explication  des  Marques  fur  le  Pla.  duTu  Explication  des  Marines  fur^  le  ^';"  f '/i'„"^^:;^^^„^^'=^;, 
vANG-MiAO ,  oh  Sale  de  Cérémonie ,  oii  l'on  où  Suite  de  Ceremome ,  ou  l  on  rend  a  Confucius  ,  au 
vANGMiAO,oi«.>s«ïae    tr,  ,  ^  ^^^^^^^^  ^^^^  l' Empire,   des  Honneurs  Jolemnels  pour 

honorer  la  Vertu  é?  la.  Mémoire   de  ce   grand  Fbilo- 
fophe. 


rend  des  Honneurs  folemnels  aux  Empe- 
)cfs  de  toutes  les  Famil- 


,  surs  qui  ont  été  Chcj 

les  Impériales  de  la  Monarchie  ,  ET  aux 
grands  Perjomiages  qui  ont  le  plus  contri- 
bué à  les  établir  fur  le  Trône. 

a.  a.  Enceinte  de  tout  l'efpace  ,  parla 


en  de 


ux  Cours. 
d'Orient  en    Occi 


0|    b.  b.  b.  Grande  ru 

d  àent. 

g)j  c.  Cour  antérieure. 

À  d.  Cour  intérieure. 

d  e.   Tien,    ou    Salle    Impériale,  ou 

^  font  placées  les   Tablettes  & 

^  les  Noms  des  21.  Monarques 

^  qui  ont  été  Chefs  des  21.  fa- 

^  milles  Impériales  qui   fe   font 

H  fuccedé  les  unes  aux  autres , 

H  jufqu'a    celle     d'aujourd'hui  , 

ra  dont  Chun-cbi  eft  fondateur , 

Q  &   qui  n'y    fera    placé  ,    que 

ra  quand  une  autre  Famille  aura 

H  fuccedé  a  celle  ci 

M  f.  f.  Deux   Salles   latérales    où    l'on 

i.^  voit  les  Tablettes  de  39  Hom-] 

pi  mes   Illuftres  par  leur    vertu 

^  &  par  leur  valeur. 

g.  g.  Terraffe  où  Perron  de  la    Salle 
1*^  "^         Impériale  ,    où    l'on    monte 

1^  par  trois  Efcaliers. 

N    h.  h.  h.   Grandes  Urnes  où  Caffolettes  de 
pi  bronze     pour     les      parfums 

M  qu'on  brufle  en    honneur  de 

toi  tous  les  Héros  qu'on  honno- 

10|  re  dans  les  trois  Salles. 

Portes ,  Terraffe  &  Efcaliers ,  de 

la  Cour  intérieure. 
Portes,    Terraile    &  Efcaliers, 
de  la  Cour  antérieure  qui  efl 
faj  fur  la  rue. 

loi  m.  Mur  de  refpeft  ,  vis  à  vis  de  la 

|0]  Porte  ,    derrière    lequel   font 

Iq  obligez  de  paffer  ceux  qui 

j^  veulent    pas     mettre    pied 

|0|  terre. 

|0|        n.  n.  Deux  grands  Arcs  de  Triomphe 
[0j  de  bois  peint  &  doré,  qui  flan- 

|0j  quent  l'entrée  de  ce  lieu. 

Laj  o.  Tour  de  la  Cloche  qui  fert  are- 

[i^J  glcr  le  temps  &  les    Adions 

Ujl  de  la  Cérémonie. 

Cours  latérales   dans    l'une  de 

quelles  le  Mandarin  qui  garde 
ce  lieu  ,  fait  fa  demeure  ;  l'au- 
tre fert  à  préparer  les  Vian- 
des &  autres  chofes  ,  qu'on  à 
coutume  d'offrir  aux  Héros  de 
l'Empire,  pour  honorer  leur 
Vertu  &  leur  Mémoire. 


1,  font 
)  ou  de 


1.1.1. 


P.P. 


g 


a.  a.  Enceinte  de  tout  l'efpace ,  partagé  en  deux 

Cours. 
b.  Entrée  avec  un  Mur  dercfpeft  vis  à  vis  de 

la  Porte:   ceux    qui    ibnt   a   cht 

obligez  de  paffer  derrière  ce  M 

mettre  pied  a  terre. 
c.  c.  La  Rué. 
d.  d.   Deux  Arcs  de  Trio^mphe. 

e.  Cour  antérieure. 

f.  Cour  intérieure. 
■.  g.  g.  g.  Grande  Salle   de  Cérémonie. 

h.  Principal  endroit  de  la  Salle ,  où  eft  placée  la 
Tablette  de  Confucius,  avec  cette  infcrip 
tion,  Tc/jf  ching  fieu  tfe  cv^!g  tje  chinguei; 
c'cft-à-dire,  Lieu  oii  l'on  hvnnore  l'Ancien 
&f  très  jage  Maître  Conficms. 
i.  i.  Places  des  Tablettes  des  quatre  principaux 
Difciples  de  Confucius  ,  qu'on  honore 
comme  Sages  du  fécond  ordre.  _    _ 

1. 1.  Places  des  Tablettes  de  dix  autres  Dilci- 
ples  de  Confucius ,  qu'on  honore  comme 
Sages  du  troifieme  ordre.  ^^^ 

m  m.m.m.  Edifices  ou  Salles  qui  régnent  autour  de  ^ 
cette  Cour  avec  une  Galerie.  Dans  ces 
Salles  font  placées  les  Tablettes  de  97. 
Hommes  de  divers  âges  ;  illuftres  par 
leur  Sageffe  &  par  leur  fjavoir  ,  qu  on 
honore  auffi   dans  ce  lieu.  _ 

n.   Table  ou   l'on  brufte  des  Parfums    a  1  hon- 

iicur  de  Confucius. 
o.  Terraffe  où  Perron  de  la  Salle  de  Cérémo- 
nie, bordée  d'une  baluftrade  de  marbre. 
On  y  monte  par  trois  Efcaliers. 
p.  p.  p.  P.  Qi'atre  petits  Salons    (^narrez  :    percez  des 
quatre  côtés ,  ou  font  dreffez  quatre  Mo- 
numens  de  marbre  avec    des   Infcriptions 
de   divers  Empereurs  ,    à   la  louange   de    F 
Confucius.     On    monte   dans   ces   Salons 
par  quatre  Efcaliers. 
q.  Petite    cavité    ou   l'on   jette    le    fang^  des 
Animaux  qu'on  égorge  pour  être  oUerts 
dans  ce  lieu. 
r.  Salle  &   entrée    de    la    Cour   interie  re  a- 
vec  fes    Efealiers    &  fon  Perron   en  de- 
dans. ,,1. 
f.  f.  Double  file    de  Monumens    de    Marbre   a- 
vec  autant  d'Infcriptions  de    divers  Doc- 
teurs à   la  louange  de  Confucius. 
1. 1.  Vieux      Cyprès     qui     rempl:ffent    les     vui- 
des  des  deux  Cours  principales. 
u.   Cour  poftericure.' 

X.    Salle  particulière  où  l'on  honore  le  Père  de 
Confucius ,  comme  Sage  du  troifieme  ordre. 


10|_ 


SSSSSSSmS^SMïSSSMëïliâSSMSSlSôSIIlgSSSe&SSSoia 


ET    DE    LA   TARTARIE  CHINOISE.  izf 

„  Moi,  Empereur,  je  viens  -aujourd'hui  offrir  ces  loiiangcs  8c  ces  pré- 
„  lens,  comme  des  marques  de  mon  rclpeft,  pour  tous  les  anciens  Doc- 
„  teurs  de  notre  nation  ,  Se  nommément  pour  le  Prince  T'cheou  kong.  Se 
„  pour  Confucius.  Moi  donc  qui  ne  l'urpafle  point  en  elprit  le  dernier  de 
„  leurs  dilciples,  je  fuis  obligé  de  m'attacher  aux  ouvrages,  c'cll-à-dire 
„  aux  livres  que  ces  grands  hommes  Se  ces  Gigcs  maîtres  de  l'antiquité 
„  nous  ont  Liiiez,  Se  au  recueil  de  leurs  maximes,  fur  lelquellcs  la  poitdri- 
„  té  doit  régler  les  mœurs.  C'eil  pourquoi  ayant  rélblu  de  me  mettre  des 
„  demam  à  les  étudier, j  appliquerai  férieufement  toute  l'étendue  Se  la  por- 
5,  téc  de  mon  efprit  à  les  lire,  Se  à  les  relire  fans  celle,  comme  le  moindre 
„  des  difciples  de  ces  incomparables  Dofteurs,  pour  m'en  inftruire  à  fonds, 
„  Se  pour  achever  heureufement  le  cours  de  mes  études.  ,jr 

Un  des  devoirs  de  la  politelîe  Chinoilè,  eft  de  fe  vifiter  les  uns  les  autres  :    t 
il  y  a  des  jours  durant  •  le  cours  de  l'annce.  Se  il  arrive  des  événcmens,  où    ticuUcrr'" 
ces  vifues  font    indifpenlabies ,   fur  tout  pour  les    difciples    à  l'égard  de   confacrés 
leurs  rnaitrcs,  Se  les  Mandarins  par  rapport  à  ceux  de  qui  ils  dépendent.        ^'•^^  Viû- 

Ces  jom\s,  ioiit  celui  de  la  naiffimcc,  le  commencement  d'une  nouvelle    '"' 
année,  certaines  r êtes  qui  le  célèbrent  ,  lorfqu'il  naît  un  fils,  qifand  il  fc 
fait  un  mariage,    qu'on  eil:  élevé  àquelquc  charge,  que  quelqu'un  de  la 
famille  vient  a  mourir,  qu'on  entreprend  un  long  voyage.  Sec, 

Dans  toutes  ces  occafions  on  ne  peut  le  dilpenfer,  fans  une  grande  raifon^" 
de  faire  des  vifitcs.  Se  elles  doivent  ordinairement  être  accompagnées  de 
quelques  préfens,  lefquels  conliltent  aflez  fouvent  en  des  choies  qui  ne  font 
pas  de  grande  valeur,  qui  peu  cnt  être  utiles!  ce'ui  auquel  on  les  offre.  Se 
qui  dans  la  vie  civile  ne  contribuent  pas  peu  à  entretenir  les  liaifoiîs  d'amitié, 
ou  de  dépendance. 

Pour  ce  qui  clt  des  vifitcs  ordinaires  ^  il  n'y  a  point  de  tems  fixé,  & 
quoiqu'elles  le  fafient  fans  façon  entre  amis  intimes  Se  familiers,  la  cou- 
tume Se  les  loix  prelcrivent  pour  les  autres  beaucoup  de  cérémonies,  qui 
font  d'abord  très-gênantes  à  tout  autre  qu'à  des  Chinois, 

Lorlqu'on  fait  une  vifite,  il  faut  commencer  d'abord  par  faire  préfenter'  Cérémo- 
au  portier  delà  perfonne  qu'on  vient  voir,  un  billet  de  vifite,  qui  s'appelle  "'^'  -^^^^ 
Tie  tsce :  c'efl;  un  cahier  de  papier  rouge, femé  légèrement  de  fleurs  d'or,  Sc  ^^^  ^'^'^ 
plié  en  forme  de  paravent. 

Sur  un  des  plis  on  écrit  (on  nom  ,  Se  l'on  fe  fert  de  tei-mes  refpeétueux 
Se  proportionnez  au  rang  de  la  perfonne  que  l'on  vient  vifiter.  On  dira,- 
par  exemple,  l'ami  tendre  Se  fincèrc  de  votre  Seigneurie,  Se  le  difciple  per- 
pétuel de  fa  doétrine  ,  fe  préfènte  en  cette  qualité  pour  vous  rendre  fes  de- 
voirs. Se  vous  faire  la  révérence  jufqu'à  terre:  ce  qu'ils  expriment  par  ces 
mots:  Tm  cheou  pai.  .  Qyand  c'efl  un  ami  familier  qu'on  vifite,  ou  une 
perfonne  du  commun,  .il  fufîît  d'y  donner  un  billet  d'un  fimple  feuillet. 
Que  fi  l'on  eft  en  deuil,  il  doit  être  de  papier  blanc. 

Le  Mandarin  qu'on  va  voir,  fe  contente  quelquefois  de  recevoir  le  7z>  ' 
is'ee  <\\ic  le  portier  lui  met  entre  les  mains.  Se  alors,  fuivant  le  fty le  Chi- 
nois, c'eft  la  même  chofe  que  s'il  recevoit  perfonnellement  la  vifite.    Il 
d?  lui . 


Suit»  des 

Cérémo- 
nies dans 
icsVifites. 


Ouvertu- 
re de  la 
Converfa- 
ticn. 


Du  Dé- 
part. 


115  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

lui  fait  dire  que  pour  ne  point  l'incommoder,  il  le  prie  de  ne  point  def- 
ccndre  defachaiiè:  enfuite,  ou  le  jour  même,  ou  l'un  des. troii  jours  fui- 
vans,  il  va  rendre  la  vifitc,  èc  préfenter  un  7/V  fsèe  Icmblable  à  celui  qu'il 
a  reçu. 

S'il  reçoit  la  vifite,  Se  que  ce  foit  d'une  perfonne  confidérable:  on  fait 
paffer  la  chaife  au  travers  des  deux  premières  cours  du  Tribunal ,  qui  font 
fort  vaftes,  jufqu'à  l'entrée  d'une  falle  oii  le  maître  de  la  maifon  vient  re- 
cevoir celui  qui  arrive. 

Dès  que  vous  entrez  dans  la  deuxième  cour,  vous  appcrcevez  fur  le  de- 
vant de  la  falle  deux  domeftiques  ,  qui  tiennent  quelquefois  le  parafol  6c 
le  grand  éventail  du  Mandarin,  inclinez  l'un  vers  l'autre,  *  de  forte  que 
vous  ne  pouvez  ni  appefcevoir  le  Mandarin  qui  s'avance  pour  vous  recevoir, 
ni  en  être  apperçu. 

Lorfquc  vous  êtes  defcendu  de  chaife  ,  votre  domeftique  retire  le 
grand  éventail,  qui  vous  cachoit  pareillement,  &  alors  vous  vous  trou- 
vez à  une  juftc  diftance  du  Mandarin,  pour  lui  faire  la  révérence. 

C'eft  en  ce  moment  là  que  commencent  les  cérémonies  qui. font  mar- 
quées tolites  en  détail  dans  le  cérémonial  Chinois  :  on  y  trouve  le  nombre 
d'inclinations  qu'il  faut  faire,  les  termes  dont  il  faut  fefervir,  &  les  titres 
honorables  qu'on  doit  fe  donner,  les  génuflexions  réciproques,  les  détours 
qu'on  doit  prendre  pour  être  tantôt  adroite,  tantôt  à  gauche:  car  cette 
place  d'honneur  varie  iclon  les  provinces  :  les  civilitez  muettes  par  lef- 
quelles  le  maître  de  la  maifon  vous  invite  de  la  main  à  entrer,  en  ne  difant 
que  ce  fcul  mot  T/in  tfin  :  le  refus  honnête  que  vous  faites  de  pafler  le  pre- 
mier, en  répondant  Po«  can,  je  n'ofe:  le  falut  que  le  maître  de  la  maifon 
doit  faire  à  la  chaife  qu'il  vous  deftine,  car  il  doit  fe  courber  devant  elle 
avec  refpeéV,  &  l'cpouHeter  légèrement  avec  un  pan  de  fa  vefte,  pour  en 
ôcer  la  pouffiere. 

Eft-on  aflis?  il  vous  faut  expofer  d'un  air  grave  êc  férieux  le  motif  de 
votre  vifite,  &  l'on  vous  répond  avec  la  même  gravité  par  diverfes  incli- 
nations: du  réfte  vous  devez  vous  tenir  droit  fur  votre  chaife,  fans  vous 
açpuyer  contre  le  doflier,  avoir  les  yeux  un  peu  baiflèz,  fans  regarder  de 
côté  &;  d'autre,  les  mains  étendues  fur  les  genoux,  &:  les  pieds  également 
avancez. 

Après  un  moment  de  converfation  de  part  ^  d'autre  ,  un  doracftiquc 
revêtu  d'un  habit  propre,  apporte  fur  un  bandcge  autant  de  taffes  de  thé 

3u'il  y  a  de  pcrfonnes;  autre  attention  à  obferver  pour  la  manière  de  pren- 
re  la  tafle,  de  la  porter  à  la  bouche,  Sc  de  la  rendre  au  domeftique. 
Enfin  la  vifitc  étant  finie,  vous  vous  retirer  avec  d'autres  cérémonies  : 
le  maître  du  logis  vous  conduit  jufqu'à  votre  chaife:  quand  vous  y  êtes  en- 
tré, il  s'avance  un  peu,  atteiidant  que  les  porteurs  ayent  élevé  la  chaife, & 
alors  prêt  de  partir,  vous  lui  dites  encore  adieu,  5c  il  répond  de  la  même 
manière  à  votre  honnêteté. 

C'cft 

*  Cette  forte  de  vifite  en  cérémonie  regarde  les  perrooi^es  d'égale  difiiniflion,  comme 
«Je  Maadaria  à  un  aune  Mandarin ,  à  i^eu  près  de  mcrae  ordre. 


ET    DE   LA    TARTARIE    CHINOISE,  127 

C'eft  fur  tout  lorfqu'un  Kin  tchai  ou  Envoyé  de  la  Cour,  rend  vifite  aux  Vifites  des 
grands  Mandarins  des  lieux  par  oii  il  pafle,  qu'on  obfervc  religieufement  ?'7°r"'- 
toutes  les  formalitez  prefcrites  ,  Ibit  pour  la  manière  de  le  recevoir,  foit  ^  °"'' 
pour  le  cortège  qui  doit  l'accompagner. 

Lorfqu'il  fort  pour  aller  £iire  les  vifites,  la  chaife  fur  laquelle  il  eft  porté, 
eft  précédée  d'environ  trente  peribnnes  rangées  deux  à  deux,  dont  les  uns 
portent  à  la  main  des  baffins  de  cuivre,  qu'ils  frappent  de  tems  en  tenns  en 
forme  de  tambour,  les  autres  portent  des  drapeaux,  ceux-ci  de  petites 
planches  de  bois  veraifiees,  où  l'on  voit  en  gros  caractère  d'or,  Kin  tchai 
ta  gin  y  c'eft-à-dire.  Seigneur  Envoyé  de  la  Cour.  11  y  en  a  qui  ont  le  foiiet 
à  la  main,  d'autres  portent  des  chaînes:  plufieurs  portent  fur  l'épaule  cer- 
tains inllrumens  peints  de  diverfes  figures  &  dorez,  les  uns  en  forme  de 
grofles  croflcs  terminées  par  des  tètes  de  dragon,  6c  les  autres  en  forme  de 
bâtons  de  Chantre:  quelques  uns  ne  font  diiUnguez  que  par  un  haut  bon- 
net de  feutre,  de  figure  cylindrique  6c  de  couleur  rouge,  duquel  pendent 
deux  grofles  plumes  d'or,  6c  qui  font  gagez  léulement  pour  crier  par  les 
naes,  6c  avertir  le  peuple  de  faire  place. 

A  la  tête  de  cette  marche  elt  un  portier  ou  petit  Officier  du  Tribunal  ,■ 
qui  porte  dans  un  porte-feiiille  les  Tie  tsée,  ou  billets  de  vifite,  qu'il  a  fait 
préparer  auparavant,  pour  tous  les  Mandarins  6c  autres  perfonnes  diftin- 
guées  qu'il  veut  vifiter.  Aux  deux  cotez  de  la  chaife,  marchent  deux  012 
quatre  domelliques  proprement  vêtus.  Enfin  cette  marche  efi:  fermée  par 
plufieurs  autres  domeftiques  du  Kin  tchai;  car  tout  le  relie  de  ceux  qui  ac- 
compagnent, font  des  gens  gagez  ^  entretenus  exprès ,  pour  efcorter  l'En- 
voyé tout  le  tems  qu'il  doit  iéjourner  dans  une  ville. 

Il  y  a  encore  quinze  perfonnes  qui  ne  fortent  point  de  fa  maifon.  Six  (e 
tiennent  à  la  porte  avec  des  hauts-bois,  des  fifres  6c  des  tambours,  qui  fem- 
blent  gagez  pour  étourdir  à  tout  moment  le  voifinage  du  biiiit  de  leurs  inf- 
trumens  :  ce  qu'ils  font  particulièrement,  toutes  les  fois  que  quelques  per- 
fonnes de  confidéralion  entrent  ou  fortent  de  la  maifon.  Le  relie  ell  occu- 
pé aux  offices  du  dedans. 

La  manière   dont  les  Mandarins    doivent  recevoir   un   Envoyé  de  la  Cérémo-' 
Cour,  eft  également  accompagnée  de  cérémonies ,  auxquelles  ils  n'oferoient   nies  lors- 
manqucr.     On  les  connoîtra  par  la  réception  qui  fe  fit  à  Nan  tchang  fou  ^"''•'"    . 
au  Père  Bouvet  ,^  lorfqu'accompagné  d'un  grand  Mundarin  nommé  'fong  ^^.^"1/  yn 
laoye^  il  fut  envoyé  en  cette  qualité  par  l'Empereur  en  Europe.     Il  avoit    Fnvoyé 
fait  le  voyage  jufqu'à  cette  ville,  partie  à  cheval,  partie  en  chaife,  6c  ce  delaCoui, 
ne  fut  que  là  qu'il  prit  des  barques. 

Dès  qu'ils  furent  arrivez,  ils  trouvèrent  une  de  ces  barques  grofles  com-    Réception 
me  des   navires  de  médiocre  grandeur,   toutes  peintes  6c  dorées,    qu'on   ''^  ''^''^ 
avoit  préparées  pour  leur  voyage.     Avant  que  de  s'embarquer,   les  fous-   ^°"jg"  ^"^ 
Secrétaires  du  Viceroi  6c  des  grands  Mandarins,  qui  avoient  été  envoyez  qualité. 
au  devant  d'eux,,  préfentcrent  félon  l'ufage  des  Tic  tsëc  ou  billets  de  com- 
plimens  de  la  part  de  leurs  maîtres.     Ils  paflerent  enfuite  la  rivière. 

La  barque  n'eut  pas  plutôt  touché  l'autre  rivage,  qu'ils  trouvèrent  le 
yiceroi  ôc  les  grands  Mandarins  de  la  ville,  qui  venoient  les  recevoir,  qui 


liH  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

les. invitèrent  à   mettre  pied  à   terre,   &   les   conduifîrent  dans  un  Cong 
pan  ou  grand  Hôtel  fore  propre,  lequel  eil  fur  le  bord  de  la  rivière. 

Qiiand  ils  furent  arrivez  au  milieu  de  la  féconde  cour  ,    le  Viceroi  avec 
tous  les  Mandarins  qui  l'accompagnoient,  s'étant  mis  à  genoux  vis-à-vis 
de  la  grande  falle  au  bas  du  grand  efcalier,  fe  tourna  vers  eux,  &c  deman- 
da en  cérémonie  au  nom  de  la  compagnie  ,  des  nouvelles  de  la  fanté  de 
l'Empereur,  * (urquoi  T'ong  kw  y e  les  ayant  fatisfait,  le  Viceroi  6c  les  Man- 
darins fc  levèrent. 
ileflintro.       On  fît  entrer  les  Envoyez  dans  la  falle,  où  l'on  avoit  préparé  deux  rangs 
duit  dans     de  fauteiiils,  fur  lesquels  on  s'alfit  dans  l'ordre  qu'on  y  étoit  entre.     Aullî- 
h  Me.       j.^j.  Qj^  ij^yj.  pi-éfenta  du  thé  à  la  Tartare  &  à  la  Chinoifc,  qu'on  but  en  cé- 
rémonie, c'eft- à-dire,  que  chacun  de  la  compagnie  tenant  de  la  main  droite 
la  coupe  de  thé  Tartare,  fit  une  inclination  profonde  au  Viceroi  qui  faifoit  ce 
régal,  avant  que  de  boire,  6c  après  avoir  bu.     Pour  ce  qui  clï  du  thé  Chi- 
nois, la  coutume  efl  de  prendre  la  talîe  des  deux  mains,  ôc  de  la  porter 
iufqu'a  terre  en  faifant  une  inclination  profonde,  après  quoi  on  boit  peu  à 
peu  à  diverfes  repriles,  tenant  la  talfe  de  la  main  gauche. 

Après  ce  premier  régal,  le  Viceroi  &  le  Général  des  armes  fe  levant  avec 
toute  la  compagnie ,  préfenterent  aux  Envoyez  des  Tie  tsëe  ou  billets  des 
préfcns,  qu'ils  devoiear  leur  faire  de  provifions  pour  mettre  fur  leurs  bar- 
ques: enfuite  ils  les  convièrent  à  le  mettre  à  table.  Le  dîner  étoit  prépa- 
ré au  fond  de  la  lalle,  où  il  y  avoit  deux  rangs  de  tables  qui  fe  répondoient 
ko  unes  aux  autres.  Le  fei'tin  fe  fit  partie  à  la  Tartare,  partie  à  la  Chinoi- 
fe  :  ainfî  l'on  fe  uifpcnfa  d'une  grande  partie  des  cérémonies  gênantes,  qu'on 
obferve  dans  les  feftins  Chinois.  Le  feilin  étant  fini,  les  Envoyez  fe  rem- 
barquèrent. 

Peu  après  les  grands  Mandarins  leur  envoyèrent  des  billets  de  vifite,  5c 
ils  vinrent  enfuite  en  pcrfonnc  les  uns  après  les  autres.  Le  Tchifou  Gouver- 
neur de  la  ville,  accompagné  des  deux  Tcbi  bien  ou  Préfidcns  des  deux  Tri- 
bunaux fubalterncs,  imitèrent  l'exemple  des  grands  Mandarins.  Ces  vifi- 
tes  étoient  accompagnées  d'autant  de  ïï'ie  ts'ee  ou  billets  de  préfcns  ,  qu'ils 
dévoient  leur  faire  en  provifions  &  en  rafraîchiflèmcns. 
_  ,ç  Sur  la  route  d'eau,  au  Heu  de  tables  couvertes   de  mets,  que  les  Man- 

qu^ifr«-      darins  des  lieux  tiennent  prêtes,  pour  régaler  le  À'i«? /c/.'^i,  la  coutume  eft 
çoit  à         d'envoyer   de  ftmblables  provifions  fur  la  barque  qui  l'accompagne.     On 
cette  oc-     peut  juger  de  la  nature  de  ces  préfcns  par  celui  que  fit  le  Viceroi,  dont 
caaon.        voici  la  lifte:  deux  mcfures  ou  boifleaux  de  ris  blanc  6c  fin: deux  mefures 
de  farine,   un  cochon,    deux  oyes,  quatre  poules,  quatre  canards,  deux 
paquets  d'herbages  de  mer,  deux  paquets  de  nerfs  de  cerfs,  **   deux  pa- 
quets des  entrailles  de  certain  poillbn  de  mer,  deux  paquets  de  feche  ou 
Àtmeyu^   c'eft-à-dirc ,  poillbn   à  l'encre,  &  deux  jarres  de  vin.    Les 
préfens  des  autres  Mandarins  étoient  à  peu  près  les  mêmes  pour  la  qualité. 

Com- 

*  II  n'y  a  que  les  Officiers  de  ce  rang  qui  ayent  droit  de  s'informer  ainfi  en  cérémonie; 
4e  la  fanté  d-  rEniperctir. 
•»  Ces  nerfs  décharnez  &  deffechez ,  paiTent  à  la  Chine  pour  un  mets  exqais. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


lin 


Comme  c'eft  l'ufage  par  toutes  les  villes  où  l'on  pafle,  de  recevoir  de  ces 
fortes  de  préfens  de  la  part  des  Mandarins,  il  n'elt  pas  néceflaire  de 
faire  d'autres  provifions  fur  les  barques,  parce  qu'elles  fuffifent  6c 
de  refte  pour  la  table  du  Kin  uhai,  6c  pour  l'entreùen  de  tout  fon 
monde. 

Quand  on  offre  un  préfcnt,  outre  le  T7e  îs'ée  ou  billet  de  vifitc,  on  joint  Cérémo^ 
,  nn  Ly  tan,  c'cft  un  morceau  de  papier  rouge,  femblable  au  Tie  ts'ée,  fur  le-   nies  quand 
quel  on  écrit  le  nom  de  celui  qui  le  fait,  &  le  nombre  des  chofes  qui  le  °".  ^^'^  °^ 
compofent.  Lorfque  celui  qui  fait  le  préfent  vient  lui-même  en  perfonne,  coi°d '*" 
après  les  civilitez  ordinaires,  il  vous  offre  le  billet  que  vous  prenez  de  fa  Piéfens.    j 
main,  6c  que  Vous  donnez  à  garder  à  un  de  vos  domeftiques  :  enfuite  vous 
faites  une  profonde  révérence  pour  remerciment.     Quand  k  vifite  eft  fi- 
nie, vous  lifez  le  billet,   6c  vous  recevez  ce  que  vous  jugez  à  propos.  Si 
vous  recevez  tout  ce  qui  eft  marqué ,  vous  gardez  le  billet ,  6c  vous  en  don- 
nez un  autre  fur  le  champ,  pour-  remercier,  6c  pour  faire  connoître  que 
vous  avez  tout  reçu.     Si  vous  n'en  recevez  qu'une  partie,  vous  marquez 
fur  le  billet  de  remerciment  ce  que  vous  recevez.    Si  vous  ne  recevez  rien 
du  tout,  vous  renvoyez  le  billet  6c  le  préfent  qui  l'accompagne,   avec 
iin  billet  de  remerciment,  fur  lequel  vous  écrivez  Pi /e,  c'eil-à-dire,  ce 
font  des  perles  précieufes,  je  n'oferois  y  toucher. 

Mais  fi  la  perfonne  qui  fait  le  préfent,  fe  contente  de  vous  l'envoyer  par 
des  valets,  ou  bien  il  envoyé  les  chofes  marquées  dans  le  billet,  avec  le  bil- 
let même,  6c  alors  vous  gardez  les  mêmes  cérémonies,  que  lorfqu'ill'offre 
en  perfonne  :  ou  bien  il  vous  envoyé  le  billet ,  fe  réfervant  à  acheter  les  cho- 
fes marquées,  en  cas  que  vous  les  receviez:  alors  fi  vous  voulez  recevoir 
quelque  chofe,  vous  prenez  un  pinceau,  ôc  vous  marquez  des  cercles  fur 
les  chofes  que  vous  acceptez:  on  va  les  acheter  fur  le  champ,  6c  on  vous 
les  apporte:  enfuite  vous  écrivez  un  billet  de  remerciment,  oii  vous  mar- 
quez ce  que  vous  avez  reçu,  6c  vous  ajoutez  Tu  pi,  pour  le  refte  ce  lont  des 
perles  précieufes:  mais  quand  il  y  a  du  vin,  les  valets  ne  manquent  gueres 
de  fe  décharger  d'une  partie  du  poids,  fans  qu'on  s'ai  apperçoive,  que 
quand  on  vient  à  l'ouverture  des  pots  ou  des  jarres. 

Il  y  a  plufieurs  occafions  oii  quand  vous  avez  reçu  un  préfent,  la  po-  Tems  des 
litcffe  demande  que  vous  en  faffiez  un  à  votre  tour:  cela  fe  pratique  fur  tout  Préfens. 
vers  le  commencement  de  l'année,  à  la  cinquième  lune,  6cc.     Quand  c'cft 
une  perfonne  confidérable,  ou  par  fa  naiffance,  ou  par  fon  emploi,  qui 
fait  un  préfent,  celui  qui  le. reçoit ,  doit  s'incliner  profondément  devant; le 
préfent. 

Il  n'y  a  pas  jufqu'aux  lettres  que  les  particuliers  écrivent ,  qui  ne  foient  Formalités 
fujettes  à  un  grand  nombre  de  formalitez,  dont  plufieurs  Lcttrcz  font  me-  ^^  '^^J^' 
me  quelquefois  embaraffez.     Si  l'on  écrit  à  une  perfonne  de  confidération,  tres.'"^^' 
il  faut  fe  fervir  d'un  papier  blanc  ,  qui  ait  dix  ou  douze  replis  à  la  ma- 
nière des  paravents:  on  en  vend  exprès  avec   de  petits  facs ,  6c  de  petites 
bandes  de  papier  rouge,  qui  doivent  accompagner  la  lettre:  c'eft  fur  le 
fécond  repli  qu'on  commence  la  lettre,  6c  à  la  fin  on  met  fon  nom. 

Tome  IL  R.  II 


130  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

De  leur  II  faut  avoir  grande  attention  au  ftile,  lequel  doit  être  différent  de  celui 

^"'^'  qui  cil  en  ufage  dans  les  entretiens  ordinau-es  :  le  caractère  qu'on  employé, 

demande  une  nouvelle  attention;  plus  il  ell  petit,  plus  il -eil  reipeftueux : 
il  y  a  des  diftances  à  garder  entre  les  lignes ,  tic  des  termes  d'honneur  à  em- 
ployer, félon  le  rang  &c  la  qualité  des  perfonnes  à  qui  l'on  écrit.  Le  ca- 
chet, lî  on  l'applique,  fe  met  en  deux  endroits,  fur  le  nom  propre  de  ce- 
lui qui  écrit,  &  fur  les  premiers  caractères  de  la  lettre:  mais  pour  l'or- 
dinaire ,  on  fe  contente  de  l'appliquer  fur  le  fachet  qui  fert  d'enve- 
loppe. 
En  tems  Si  la  perfonne  qui  écrit  eft  en  deiiil,  elle  met  un  petit  papier  bleu  fur  le 

de  Deuil,     nom  propre.     La  lettre  une  fois  écrite ,  on  la  met  dans  un  petit  fac  de  pa- 
pier, lur  le  milieu  duquel  on  colle  une  bande  rouge  de  la  longueur  delà 
lettre, 6c  large  d'environ  deux  doigts,  &on  écrit  ces  deux  mots  Nay  ban, 
c'eft-à-dire  ,    la  lettre  eil  dedans  :    on  la  met  enfuite  dans  un  fécond  fac 
de  papier  plus  fort,  qui  a  une  bande  de  papier  rouge  fcmblable  à  la  premiè- 
re, ilir  laquelle  fe  mettent  en  gros  caractères,  le  nom  &  la  qualité  de  celui  à 
qui  on  écrit,  Se  à  coté  on  écrit  en  plus -petits  caraéteres  la  province,  la  vil- 
le, 8c  le  lieu  de  fa  demeure.     Ce  fécond  fac  fe  colle  en  haut  Se  au  bas,  & 
le  cachet  s'imprime  fur  les  deux  ouvertures,  avec  ces  lettres  //o«/o»g,c'eft- 
à-dire,  gardé  Se  Icellé  :    S<.  du  haut  en  bas  d'une  ouverture  à  l'autre,  on 
écrit  l'année  8c  le  jour  qu'on  a  livré  la  lettre. 
Des  Dépê-       Lorfqu'il  s'agit  des  dépêches  q  .e  les  Mandarins  envoyent  en  Cour  pour 
ches  pour     ^^^  affiaire  fort  preflce,  on  attache  une  plume  au  paquet,  ôc  alors  il  faut 
*    """^'       que  le  courrier  qui  le  porte,  marche  nuit  &  jour,  8c  falle  une  extrême  di- 
ligence. 
DesFef-  Les  Chinois,  de  même  que  les  autres  nations,   s'invitent  fouvent  à  des 

tins.  feil:ins,où  ils  fe  donnent  des  marques  réciproques  d'eftime  Se  d'amitié: mais 

c'eft  principalement  dans  ces  fellins  que  régnent,  pour  un  Européan,  la 
gêne  8c  la  contrainte  d'une  politeflé,  qui  ell  naturelle  aux  Chinois  :  tout  y 
eft  compafTé,  tout  s'y  paflé  en  formalitez  Sc  en  cérémonies.  Ils  font  deux 
fortes  de  feftins  :  les  ims  ordinaires ,  qui  font  de  douze  ou  de  feize  mets  :  ÔC 
d'autres  plus  folemncls,  où  l'on  lert  jufqu'à  24.  plats  fur  chaque  table,  8c 
oià  l'on  affeéle  encore  plus  de  façons. 

Qiiand  on  veut  obferver  éxaétemeht  toutes  les  cérémonies,  un  feftin  doit 
11  eft  be-      être  toujours  précédé  de  trois  invitations,  qui  fe  font  par  autant  de  T'ie  ts'ée 
foin  de        ou  de  billets,  qu'on  écrit  à  ceux  qu'on  veut  régaler.     La  première  invita- 
fDvit'^"''      tion  fe  fait  la  veille,  ou  tout  au  plus  l'avant  veille,  ce  qui  eft  rare.     Lafe- 
uonf!'     ■    conde  fe  fait  le  matin,  le  jour  même  deftiné  au  repas,  pour  faire  reflbuve- 
nir  les  convives  de  la  prière  qu'on  leur  a  firite  ,    Se  les  prier  de  nouveau 
de  n'y  pas  manquer.     Enfin  la  troifiéme  fefait,  lorlque  tout  eft  prêt,  8c 
que  le  maître  du  fcftin  eft  libre,  par  un  troifiéme  billet  qu'il  leur  fait  por- 
ter par  un  de  fes  gens,  pour  leur  dire  l'impatience  extrême  qu'il  a  de  les 
voir. 
Ornemens        La  falle  où  doit  fe  donner  le  feftin  ,    eft  d'ordinaire  parée  de  vafes  de 
du'pfftin'   fleurs,  de  peintures,  de  porcelaines  8c  d'autres  ornemens  lemblables:  il  y  a 

au- 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  ijr 

autant  de  tables  que  de  peilbnnes  invitées  ,  à  moins  que  le  grand  nombre 
des  convives  n'oblige  d'en  mettre  deux  à  chaque  table  :  car  dans  ces  grands 
fertins  il  eft  rare  qu'on  en  mette  trois. 

Ces  tables  ibnt  toutes  iur  la  même  ligne  le  long  des  deux  cotez  de  la  fal-  Des  Ta- 
ie, &  répondent  les  unes  aux  autres,  en  forte  que  les  convives  foient  affis  ''''=^' 
fur  des  fauteiiils,  &  placez  vis-à-vis  l'un  de  l'autre:  le  devant  des  tables  a 
des  ornemens  de  foyc,  faits  à  l'éguille,  qui  reflemblent  aflez  à  nos  paremcns 
d'autel:  quoiqu'on  n'y  mette  ni  nappes,    ni  ierviettes ,  le  vernis  admirable 
de  la  Chine  les  rend  très-propres. 

Les  bords  de  chaque  table  font  fouvent  couverts  de  pluficurs  grands  plats    Des  Servi- 
chargez  de  viandes  coupées  &  arrangées  en  pyramides,  avec  des  fleurs,  Se  ces. 
de  gros  citrons  au-deflus  fur  les  cotez  de  la  table.  On  ne  touche  point  à  ces 
viandes,  qui   ne  fervent  qu'à   l'ornement,    à  peu    près  comme  on   fait 
à  l'égard  des  figures  de  fucre  ,    qu'on  met  fur  la  table   dans    les   feftins 
d'Italie. 

Quand  celui  qui  donne  le  repas,  introduit  fes    hôtes   dans  la  falle  du  i„troduc- 
feftin,  il  les  falue  tous  les  uns  après  les  autres,  après  quoi  il  fe  fait  donner  tion  des 
du  vin  dans  une  petite  coupe,  qui  ell  ou  d'argent,  ou  de  bois  précieux, ou   Convives, 
de  porcelaine,  pofée  fur  une  petite  foucoupe  de  vernis:  il  la  tient  des  deux 
mains,  &  faifant  la  révérence  à  tous  les  conviez  qui  l'accompagnent,  il  fe 
tourne  vers  la  grande  cour  du  logis,  6c  s'avance  fur  le  devant  de  la  falle,  où 
il  lève  les  yeux  Scies  mains  vers  le  Ciel  avec  la  coupe,  dont  il  répand  aufïï- 
tôt  après  le  vin  à  terre,  comme  pour  reconnoître  que  les  biens  qu'il  a  ,  il 
les  a  reçu  du  Ciel. 

Il  fait  enfuite  verfer  du  vin  dans  une  taffe  de  porcelaine  ou  d'argent,  Sc 
après  avoir  fait  la  révérence  au  plus  confîdérable  des  convives,  il  va  la  pofer 
fur  la  table  qui  lui  ell  deflinée.  Celui-ci  répond  à  cette  civilité ,  par  les 
mouvemens  qu'il  fe  donne,  pour  l'empêcher  de  prendre  ce  foin  :  6c  en  mê- 
me tems  il  lé  fait  apporter  du  vin  dans  une  talTe  ,  6c  f^iit  quelques  pas 
pour  la  porter  vers  la  place  du  maître  du  feilin  ,  qui  eft  toujours  la  der- 
nière, 6c  qui  à  fon  tour  l'en  empêche  avec  certains  termes  ordinaires  de 
civilité. 

AufTitôt  après  le  Maître  d'Hôtel  apporte  les  deux  petits  bâtons  d'y- 
voire,  ornez  d'or  ou  d'argent,  dont  fe  fervent  les  Chinois  au  lieu  de  four- 
chettes, &  il  les  pofe  fur  la  table  en  ligne  parallèle  devant  le  fautetiil  ,  s'ils 
n'y  avoient  pas  été  pofez  auparavant,  comme  c'ell  allez  l'ordinaire. 

Après  cette  cérémonie,  il  conduit  le  premier  convive  à  fon  fauteuil,  qui 
cft  couvert  d'un  riche  tapis  de  foye  à  fleurs,  6c  il  lui  fait  de  nouveau  une 
profonde  révérence,  6c  l'invite  à  s'afleoir.  Celui-ci  ne  l'accepte  qu'après 
bien  des  formalitez ,  par  lefquelles  il  s'excufc  de  prendre  une  place  li  hono- 
rable. Il  fe  met  en  devoir  de  faire  le  même  honneur  aux  autres  convives, 
mais  ils  ne  lui  permettent  pas  de  prendre  cette  peine. 

Il  efl  à  remarquer  que  fuivant  les  anciens  ufages  de  la  Chine,  la  place 
d'honneur  fe  donne  aux  étrangers  préférablement  aux  autres  :  6c  parmi  les 
étrangers,  à  celui  qui  vient  de  plus  loin,  ou  bien  à  celui  qui  elb  le  plus 
avancé  en  âge  à  moins  qu'un  autre  ne  fût  revêtu  de  quelque  dignité  con- 
fîdérable. R  z  Après 


De  h  Vh. 
ce  d'hon- 
neur. 


Comédies 
aux  Fef- 
tixf. 


Sympho- 
nie lingU' 
liére  des 
Chinois. 


v.ommen- 
cernent 
du  Fdlin, 


i^i  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Après  toutes  ces  cérémonies ,  on  Te  met  à  table.  Oeft  alors  qu'on  voit 
entrer  dans  la  falle  quatre  ou  cinq  des  principaux  Comédiens  richement  vê- 
tus :  ils  s'inclinent  profondement  tous  enfemble,  6c  frappent  quatre  fois  la 
terre  du  front, au  milieu  des  deux  rangs  de  tables,  le  vifage  tourné  vers  une 
longue  table  drelTée  en  forme  de  buffet ,  6c  chargée  de  lumières  6c  de  caflTo- 
lettes  remplies  de  parfums.  Ils  fe  relèvent,  6c  l'un  d'eux  s'adreflant  au  pi-e- 
mier  des  convives,  lui  préfente  un  livre,  en.  forme  de  longues  tablettes, 
fur  lefquelles  font  écrits  en  carafteres  d'or  les  noms  de  cinquante  ou  foixan- 
te  Comédies  qu'ils  Içavent  par  cœur,  8c  qu'ils  font  prêts  à  repréfenter  fur  le 
champ,  comme  pour  le  piier  d'en  choilu"  une. 

Ce  premier  convive  s'en  excufe,  ôc  le  renvoyé  poliment  au  fécond ,  avec 
un  figne  d'invitation:  le  fécond  au  troifîéme,  ôcc.  Tous  s'excufent,  ôc 
lui  font  reporter  le  livre  :  il  fe,  rçnd  enfin  ,  il  ouvre  le  livre ,  le  par- 
court des  yeux  en  un  inftant ,  &  ^iétermine  la  Comédie  qu'il  croit  de- 
voir le  plus  agréer  à  la  compagnie:  s'il  y  a  quelque  inconvénient  à  la  repré- 
fenter, le  Comédien  doit  l'en  avertir.  Un  des  inconvéniens  feroit ,  par 
exemple,  qu'un  des  principaux  çerfonnages  de  la  Comédie  portât  le  nom 
de  quelqu'un  de  ceux  qui  font  préfens.  Après  quoi  le  Comédien  montre  à 
tous  les  conviez  le  nom  de  la  Comédie  dont  on  a  fait  choix,  6c  chacun  par 
un  figne  de  tête  témoigne  qu'il  l'approuve. 

La  repréfentation  commence  au  bruit  des  infi:rumens  propres  de  cette  na- 
tion.: ce  font  des  bafiîns  d'airain  ou  d'acier, dont  le  fon  eft  aigre  6c  perçant, 
des  tambours  de  peaux  de  buffle,  des  flûtes,  des  fifres ,  6c  des  trompettes, 
dont  l'harmonie  ne  peut  gueres  charmer  que  les  Chinois. 

Il  n'y  a  nulle  déconition  pour  ces  Comédies,  qui  fe  repréfentent  pendant 
un  feftin:  on  fe  contente  de  couvrir  le  pavé  de  la  falle  d'un  tapis,  6c  c'eft 
de  quelques  chambres  voifines  du  balcon  que  fortent  les  Acteurs  ,  pour 
joiier  leur  rôle,  en  préfencc  des  conviez,  6c  d'un  grand  nombi^  de  perfon- 
ncs  connues,  que  la  curiofité  y  attire,  que  les  domeftiques  laiffent  entrer, 
£c  qui  de  la  cour  vayent  ces  fortes  de  fpc£tacles.  Les  Dames  qui  veulent  y 
allilter,  font  hors  de  la  falle,  placées  vis-à-vis  les  Comédiens,  où  a  travers 
une  jaloufie  faite  de  bambous  entrelaflcz,  &  de  fils  de  foye  à  rczeau,  elles 
voyenî  6c  entendent  tout  ce  qui  s'y  pafle  fans  être  appcrçuës.  Les  meurtres 
apparens,  les  pleurs ,  les  foupirs ,  6c  quelquefois  les  hurlemens  de  ces  Co- 
médiens, font  juger  à  un  Européan  qui  ne  fçait  pas  encore  la  langue,  que 
leurs  pièces  font  remplies  d'événcmcns  tragiques. . 

On  commence  toujours  le  feftin  par  boire  du  vin  pur:  le  Maître  d'Hôtel 
un  genou  en  terre,  y  exhorte  à  haute  voix  tous  les  convives  :  Tftnglaoye- 
men  kiu  poi,  dit-il  j.  ce  qui  lignifie;  on  vous  invite ,  Meilleurs,  à  prendre 
la  tafle. 

A  CCS  mots  chacun  prend  fa  taflc  des  deux  mains,  6c  l'élève  jufqu'au 
front,  puis  la  baiflant  plus  bas  que  la  table,  6c  la  portant  tous  enfuite  prèa 
de  la  bouche,  ils  boivent  lentement  à  trois  ou  quatre  reprifes,  6c  le  maître 
ne  manque  pas  de  les  inviter  à  tout  boire:  c'eft  ce  qu'il  fait  le  premier, puis- 
montrant  le  fonds  de  fa  taftc,  il  leur  fait  voir  qu'il  l'a  entièrement  vidèe„ 
&  que  chîvcua  doit  faire  de  même. 


~     ET  DE  LA  TARTARIE    CHINOISE.  1^5 

On  leit  du  vin  deux  ou  trois  fois,  6c  tandis  qu'ils  boivent,  on  met  au  Suite  d» 
milieu  de  chaque  table  une  grande  porcelaine  de  viande ,  où  tout  cft  en  ra-  t'^ftins. 
goût ,  ce  qui  lait  qu'ils  n'ont  pas  befoin  de  couteaux.  Le  Maître  d'Hôtel 
les  invite  à  manger,  de  même  qu'il  les  a  invitez  à  boire  ;  auffi-tôt  chacun 
prend  adroitement  un  morceau  de  viande  dans  la  porcelaine  :  on  iert  vingt 
ou  vingt-quatre  de  ces  plats ,  avec  les  mêmes  cérémonies  à  chaque  plat 
qu'on  apporte  :  ce  qui  engage  à  boire  autant  de  fois  :  mais  on  ne  boit  qu'au- 
tant qu'on  veut,  Se  d'ailleurs  les  tafles  font  alors  très-petites. 

Après  qu'on  a  celle  de  mapger  du  premier  plart ,  on  ne  le  levé  pas  de  def- 
fus  la  table,  non  plus  que  tous  ceux  qu'on  fert  jufqu'à  la  fin  du  repas.  En- 
tre fix  ou  huit  mets  on  apporte  du  bouillon  de  viande  ou  de  poiflbn  dans 
une  porcelaine,  &  dans  un  plat  une  efpèce  de  petits  pains  ou  de  petits  pa- 
tez,  que  l'on  prend  avec  les  petits  bâtons,  pour  les  tremper  dans  le  bouil- 
lon, &  les  manger  fans  aucune  cérémonie  :  jufqualors  on  n'a  mangé  que  de 
la  viande. 

En  même  tems  on  fert  du  thé,  qui  eft  l'une  de  leurs  boiflbns  k  plus  or- 
dinaire, laquelle  fe  prend  chaude,  auffi  bien  que  le  vin,  car  les  Chinois 
n'ont  jamais  eu  l'ufage  de  boire  frais.  Ainfi  il  y  a  toujours  des  ferviteurs, 
avec  des  vafes  pleins  de  vin  fort  chaud,  pour  en  verfer  dans  les  tafles,  ôc 
pour  mettre  dans  d'autres  vafes  de  porcelaine,  celui  qui  refte  ôc  qui  s' eft 
refroidi. 

Quand  les  convives- ont  quitté  leurs  petits  bâtons,  &  ceflent  de  manger^ 
on  fert  à  boire,  6c  on  apporte  un  autre  plat:  le  maître  du  logis  les  invite 
encore  à  manger  ou  à  boire,  ce  qu'il  pratique  à  chaque  nouveau  plat  qu'on 
apporte:  en  lervant  les  plats  l'un  après  l'autre,  les  domeftiques  ménagent 
le  tems  de  telle  forte,  que  les  vingt  ou  vingt-quatre  plats  de  fervice  fe  trou*- 
vent  rangez  fur  la  table,  dans  l'endroit  où  la  Comédie  doit  être  interrom- 
pue. On  fert  du  vin,  on  préfente  du  ris,  on  offre  du  thé.  Puis  on  fe 
lève  de  table,  on  va  au  bas  de  la  falle  faire  des  complimens  au  maître  du  fef- 
tin,  lequel  alors  les  conduit,  ou  dans  le  jardin,  ou  dans  une  falle  pour  s'y 
entretenir,  6c  prendre  un  peu  de  relâche  avant  qu'on  ferve  le  fruit. 

Pendant  ce  tems-là,  les  Comédiens  prennent  leur  repas ,  6c  les  domefti-  l^D;-. 
ques  font  occupez  ,  les  tms  à  vous  apporter  danS' le  falon  où  vous  êtes  des  ii-rt. 
baflîns  d'eau  tiède,  pour  vous  laver  les  mains,  6c  même  le  vifage,  fi  vous 
le  jugez  à  propos:  d'autres  à  deflervir  les  tables,  6c  à  y  préparer  le  deflert 
qui  efl  pareillement  de  vingt  ou  vingt-quatre  plats  de  fucrerie,de  fruits,  de 
compotes,  de  jambons,  de  canards  falez  fechés  au-  foleil,  d'un  goût  ex- 
quis, 6c  de  petits  entremets  de  chofes  qui  leur  viennent  de  la  mer. 

Qiiand  tout  eft  prêt ,  un  domeftique  s'approche  de  fon  maître ,  un 
genou  en  terre,  6c  l'en  avertit  tout  bas.  Le  maître  prenant  le  tems  que 
rentretien  cefle,  fe  levé  6c  invite  avec  politeffe  les  conviez  à  retourner  dans 
la  falle  du  feftin.  Alors  on  fe  rend  au  bas  de  la  falle,  on  fait  encore  quel- 
ques cérémonies  pour  les  places ,  6c  enfin  chacun  fe  remet  dans  celle  où  il 
étoit  pendant  le  repas  :  on  change  les  tafles,  6c  l'on  en  apporte  de  plus  gi-an- 
des:  c'eft  pendant  ce.  fervice  qu'on  vous  prefTe  ,  6c  qu'on  voua  engage, -û 
R  3  l'on 


Tcms  & 
durée  des 
Feftins. 


Defcrip- 
tion  d'un 
Repas 
donné  au 
Père  Bon 
ver. 


154  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

l'on  peut,  à  boire  à  longs  traits.  On  continue  la  Comédie,  ou  bien  quel- 
quefois pour  le  divertir  d'avantage ,  on  le  fait  apporter  le  livre  de  farces. 
£c  chacun  choifit  la  llennc;  il  s'en  repiclente  de  fort  agréables. 

Il  y  a  pour  ce  lérvice,  de  même  que  pour  le  premier,  cinq  grands  plate 
de  parade  fur  les  cotez  de  la  table.  Durant  ce  tems-là  on  donne  à  manger 
aux  domeftiques  des  conviez  dans  une  des  chambres  voifines:  on  les  traite 
très-bien ,  nuis  fans  aucune  cérémonie. 

Au  commencement  du  fécond  fervice,  chaque  convié  fait  apporter  par 
un  de  fes  valets  un  baadegc,  oii  font  divers  petits  facs  de  papier  rouge,  qui 
contiennent  un  pçu  d'argent ,  pour  le  Cuifinier,  pour  les  Maîtres  d'Hôtel, 
pour  les  Comédiens,  èc  pour  cewx  qui  fervent  à  table.  On  donne  plus  ou 
moins,  félon  la  qualité  de  la  perlonne  qui  vous  a  régalé  :  mais  l'on  ne  fait  ce 
petit  préfent,  que  lorfque  le  felfin  eft  accompagné  de  la  Comédie.  Cha- 
que domcftique  porte  fon  bandege  devant  celui  qui  a  donné  le  feftin,  le- 
quel après  avoir  fait  quelques  difficultez,  y  confent  enfin,  &  fait  figne  a 
un  de  fes  domeiliques  de  le  prendre,  pour  en  faire  la  diftribution. 

Ces  fellins  durent  quatre  ou  cinq  heures  ;  c'eil;  prefque  toujours  la  nuit 
ou  vers  la  nuit  qu'ils  ié  font,  &  ils  ne  finifîent  guercs  qu'à  minuit:  on  fe 
fépare  avec  les  mêmes  cérémonies  que  nous  avons  décrites  en  parlant  des 
vilîtes.  Les  domeftiques  qui  attendent  leurs  maîtres,  marchent  devant 
leurs  chaifes ,  portant  de  grandes  lanternes  de  papier  huilé,  où  les  qualitez 
de  leius  maîtres  font  écrites  en  gros  caraûeres ,  &  quelquesfois  leurs  noms. 
Le  lendemain  matin  chacun  des  conviez  envoyé  par  un  de  fes  domeftiques 
un  'tie  tsëe,  ou  billet,  pour  remercier  celui  qui  les  a  fi  bien  régalez. 

L'un  de  ces  repas  folemnels  fut  celui  auquel  le  Père  Bouvet  aflifta  à  Canton^ 
lorfque,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  *  il  fut  envoyé  par  l'Empereur  en  Europe, 
Il  fut  invité  à  ce  régal  avec  Tong  îao  je  grand  Mandarin  de  la  Cour  qui 
l'accompagnoit,  6c  deux  autres  Mifllonnaires,  par  leTjong  /o«  de  la  pro- 
vince: &  comme  ce  Mandarin  réfide  d'ordinaire  à  la  ville  de  Tcbao  king^ 
qui  eft  à  vingt-deux  lieues  de  Canton^  il  avoit  emprunté  l'Hôtel  du  Tfiang 
kiun  pour  cette  fête. 

Bien  que  les  cérémonies  foient  à  peu  près  les  mêmes  ,  cependant  la  def- 
cription  qu'en  fait  le  Père  Bouvet  dans  une  lettre  qu'il  écrivit  en  ce  tems-là 
en  Europe,  mérite  d'être  rapportée,  à  caufe  des  particularitez  qu'elle  con- 
tient. 

Le  lieu  oii  fe  fit  le  régal,  eft  un  grand  6c  vafte  édifice,  au  fond  de  deux 
grandes  cours  quarrées,  compofé  de  trois  grandes  fallcs,  bâties  fur  trois  lig- 
nes parallèles,  une  fur  le  devant,  une  autre  fur  le  derrière,  Scia  troifiémc 
au  milieu ,  en  forte  que  la  falle  antérieure  6c  la  poftérieure  communiquent 
à  celle  du  milieu,  par  le  moyen  de  deux  longues  6c  larges  galeries,  qui  ont 
chacune  leur  cour  de  part  ôc  d'autre. 

La  falle  du  milieu  qui  eft  la  plus  grande  Sc  la  plus  belle  des  trois,  6c  ou 
fe  fit  le  feftin,  étoit  remarquable  par  la  longueur  6c  la  groflcur  extraordi- 
naire, tant  des  colomnes  que  des  poutres  ,  6c  des  autres  pièces  de  char- 
pente, dont  les  Chinois  aftcftent  de  chai-ger  leurs  toits  par  magnificence. 

La 
*  Tome  L  page  113.  6c  fuivantes. 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  13^ 

Là  falle  antérieure  ell  le  lieu  où  les  conviez  furent  reçus  à  leur  arrivée,  le 
Tfong  ton  prenant  la  peine  d'aller  au-devant  des  principaux  jufqu'à  l'efca- 
lier ,  pour  leur  faire  honnear.  Les  premiers  des  conviez  failoient  aulïï 
quelques  pas  au-devant  de  ceux  qui  arrivoient.  Ceux-ci  pour  répondre 
à  leur  civilité,  après  avoir  falué  en  particulier  le  maître  du  leftin,  Se  en 
général  toute  la  compagnie,  alloient  enfuite  faluer  de  nouveau  chacun  en 
particulier  à  k  Tartarc  ,  &  à  la  Chinoiié,  lélon  des  différentes  perfonnes, 
&  en  recevoient  un  pareil  nombre  de  révérences ,  avec  une  extrême 
politefTc. 

Apres  toutes  ces  révérences,  chacun  prit  fa  place  dans  des  fauteiiils  ran-   Suiredu  . 
gez  fur  deux   lignes,  vis-à-vis  les  uns  des  autres ,   en  attendant  que  tous   ^J,fr?!  gu 
les  conviez  fuffent  arrivez:   cependant  on  fervit  du  thé  Tartare  Se  Chi-  p^Bouvet. 
nois. 

Parmi  ceux  qui  affifterent  à  ce  feftin,  outre  tong  lao  ye  o^xi  me  coçdui- 
foit,  dit  le  Père  Bouvet,  Se  deux  autres  Miflîonnaires  qui  m'accompa- 
gnoient,  on  y  avoit  encore  invité  tous  les  Officiers  Généraux  delà  pro- 
vince, fçavoir,  1°.  Le  Viceroi,  le  T/îang  kiun^  les  deux  Ton  tong^  Lyea 
y  lien  y  qui  étoient  les  plus  dillinguez.  z'.  Les  Mandarins  en  chef  de  k 
doiiane  :  comme  ils  changent  tous  les  ans,  ils  portent  le  tittre  de  Kin  tchai^ 
c'eft-à-dire,  d'Envoyez  de  la  Cour,  Se  par  cette  raifon  les  Mandarins  qui 
fui  vent,  leur  cèdent  le  pas.  3°.  Le  Poti  tching/see,  ou  Tréforier  général . • 
\e  Ngantcha  fsee:  les  Tao,  qui  bien  qu'Officiers  Généraux  Se  de  confidé- 
ration.  Se  néanmoins  d'un  rang  inférieur  aux  premiers ,  étoient  aifis  fur 
u'ne  ligne  différente,  c'efl-à-dire,  que  leurs  chaifes  étoient  un  peu  reti- 
rées en  arrière,  différence  qui  s  obierve  auffi  arable. 

Lorfque  tous  les  conviez  furent  arrivez  ,  on  palfa  de  la  première  falle  Arrivée 
dans  celle  du  milieu,  où  étoient  difpofez  deux  rangs  de  tables,  vis-à-vis  les  vWes."'^' 
unes  des  autres,  fuivant  le  nombre  des  conviez.  Dans  ce  moment,  de  mê- 
me que  quand  il  fut  queftion  de  s'affeoir  à  table,  il  fallut  taire  Se  recevoir 
beaucoup  de  révérences  à  la  Chinoife  :  après  Iciquelles  il  n'y  eut  pas 
moyen  de  fe  défendre  de  l'honneur  que  le  Tfong  tou.  Se  à  fon  exemple 
tous  ces  Grands  Mandarins,  firent  aux  Kin  tchai  de  s'affeoir  aux  premières 
tables. 

Enfuite,  félon  ce  qui  fe  pratique  dans  les  feflins  qui  fe  font  avec  les  céré- 
monies Chinoifes,  tel  qu'étoit  celui-ci,  il  prit  des  deux  mains  une  petite 
taffe  d'argent,  remplie  de  vin,  avec  lafoucoupc.  Se  mcTayant  adreifèe  il 
fe  mit  en  devoir  de  la  porter  lui-même  fur  la  table  qui  m'étoit  dcllinee,  a- 
vec  une  paire  de  ^ai  ts'ée  :  *  j'allai  au-devant  de  lui,  pour  l'arrêter  Se 
l'empêcher  de  prendre  ce;  te  peine.  Puis  ayant  voulu  faire  le  même  hon- 
neur aux  autres  conviez,  ils  s'excufercnt  de  la  même  manière,  après  quoi 
chacun  prit  fa  place.  Se  fe  mit  à  la  table  qui  lui  avoit  été  marquée. 

Ces  tables  étoient  toutes  de  la  même  forme  :  de  figure  quarrée  Se  vei-nif- 
fées  au  nombre  de  16.  ou  18.  autant  qu'il  y  avoit  de  conviez;  elles  étoient 

ran- 

"  Ce  font  les  petits  bâtons  dont  les  Chinois  fe  lervent  à  table,  au  lieu  de  fourchette. 


156  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

rangées  fur  deux  lignes  vis-à-vis  les  unes  des  autres,  de  telle  forte  que  les 
tables  d'en  haut  èc  des  principaux  conviez,  étoient  un  peu  avancées  fur  le 
devant,  8c  celles  d'en  bas  un  peu  retirées  en  arriére. 
Ornemcns  Toutes  les  tables  d'en  haut  étoient  ornées  par  devant  d'un  parement  de 
dciTablcs.  fatin  violet,  relevé  d'un  dragon  à  quatre  ongles  en  broderie  d'or:  Scies 
fauteuils,  dont  les  bras  6cle  doflier  formoient  un  demi  cercle  obliquement 
iuclinç,  étoient  couverts  d'une  garniture  femblalile. 

.  La  garniture  des  tables  &  de?  chaifes  d'en  bas  n'étoient  différentes  de  cel- 
les d'en  haut,  que  par  la  figure  de  la  broderie,  qui  étoit  une  efpèce  de  ci- 
gogne. 
DvHion  Comme  ce,  feftin  fut  interrompu  Se  divife,  pour  ainfi-dire,  en  deux  rc- 

xisce  Fef-  Ç^^,  que  celui  du  matin  fe  fit  plus  cavahérement ,   6c  que .  celui  du  foir 
tin.  tut  accompagné  de  toutes  les  cérémonies  Chinoifes  :  pour  donner  une  julle 

idée  de  ces  cérémonies,  je  ne  parlerai  que  de  celui  du  foir. 

.Lprfque  les  conviez  allèrent  pour  fe  mettre  à  table  fur  le  foir,  ils  trouvè- 
rent toutes  les  tables  doublées,  c'eft-à-dire,  qu'au  devant  de  chaque  table 
du  matin  ,  il  y  en  avoit  une  féconde,  chargée  d'un  banquet  de  parade,  qui 
confiftoit  en  feize  pyramides  de  viandes,  d'autres  fortes  de  mets,  de  fruits, 
Sec.  chaque  pyramide  étoit  haute  d'un  pied  Se  demi,  Se  toutcsétoient  pein- 
tes Se  ornées  de  fleurs. 

J'ai  dit  d'un  banquet  de  parade,  parce  que  ces  fortes  de  tables  n'étant 
dieflees  que  pour  la  montre ,  Se  pour  régaler  les  yeux  des  conviez  :  à  peine 
font-ils  aflîs ,  qu'on  les  retire  toutes ,  Se  on  les  diftribue  à  la  fin  du  repas  aux 
domelliquec  des  conviez,  ou  plutôt  à  leurs  porteurs  de  chaife,  Se  aux  pe- 
tits valets  du  Tribunal. 

L'autre  table  portoit  fur  fon  bord  antérieur  un  petit  piédeftal,  fur  lequel 
étoient  une  petite  caflblette  de  cuivre,  une  boëte  de  parfums,  une  phiole 
d'eau  odoriférante,  avec  un  tube  ou  cornet  façon  d'agathe,  qui  contenoit 
les  petits  inftrumens  propres  à  mettre  les  parfums  dans  la  carfbktte.  Se  à 
remuer  la  cendre. 

Sur  les  deux  coins  antérieurs  de  la  table,  étoient  di-eflees  deux  petites 
.planches  verniffees,  qu'ils  nomment  Ouei,  ornées  d'une  emblème  d'un  cô- 
té. Se  de  l'autre  de  quelques  petites  pièces  de  poëfies. 

Les  deux  autres  coins  de  la  table  étoient  garnis  chacun  de  trois  petites 
affiettes  de  porcelaine,  qui  contenoient  chacune  de  petites  herbes  Se  des  lé- 
gumes confits  au  fel  Se  au  vinaigre,  pour  exiter  l'appétit  :  entre  deux  il  y 
avoit  une  petite  tafie  d'argent  avec  fa  ioucoupe. 

Ces  fortes  de  felHns  font  ordinairement  accompagnez  de  la  Comédie.  Au 
commencement  du  repas,  les  Comédiens  déjà  revêtus  de  leurs  habits,  fe 
/difpofoient  à  jouer  leur  pefonnage.  Le  chef  de  la  troupe  s'étant  avancé  au 
haut  de  la  falle,  me  vint  préfenter  le  livre  qui  contenoit  la  lifte  de  toutes 
fes  Comédies,,  Se  me  pria  de  marquer  celle  que  je  voulois  qu'ils  jouaf- 
fcnt ,  car  ils  en  fçavent  ordinairement  cinquante  ou  foixantc  par  cœur^ 
qn'ûs  font  également  prêts  de  repréfcnter  félon  le  choix  des  conviez. 

Comme 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  i?/ 

Comme  j'étois  nouveau  pour  ces  fortes  de  cérémonies,  &  que  je  fcavois 
peu  la  langue,  je  craignis,  faute  d'expérience,  qu'il  n'y  eût  dans  les  Co- 
médies Chinoifes,  quelque  cholé  capable  de  choquer  les  oreilles  Chrétien- 
nes :  c'eil  pourquoi  je  fis  entendre  à  Tong  lao  ye  notre  condufteur,  que  la 
Comédie  n'étoit  pas  un  divertiflément  convenable  à  des  gens  de  notre  pro- 
fefîion.  Surquoi  le  Tjong  tou  &  les  autres  Mandarins,  eurent  la  complai- 
fance  de  fe  priver  de  ce  divertiflément,  d'ailleurs  afléz  innocent  parmi  eux 
comme  je  l'ai  appris  dans  la  fuite.  Ils  fe  contentèrent  de  la  fymphonie  de 
diverfes  fortes  d'inftrumens,  qui  jouant  régulièrement  5c  tous  enlemble  par 
intervalle,  réglèrent  le  tems  de  chaque  fervice. 

Pendant  tout  le  feilin,  toutes  les  paroles  6c  les  mouvemens,  tant  des  con- 
viez que  de  ceux  qui  fervoient,  furent  tellement  compairez ,  que  fans  le  fé- 
rieux  6c  la  gravité  de  ceux  qui  y  firent  perfonnage,  un  Européan  en  le 
voyant  pour  la  première  fois ,  eût  pu  dire  que  c'étoit  plutôt  une  Comédie 
qu'un  feftin.  Nous  autres  Éuropéans  nous  avions  bien  de  la  peine  à  nous 
empêcher  de  rire. 

Ce  feftin  fut  partagé  comme  en  plufieurs  fcénes  ou  différens  fervices,   Des  Serv^- 
tous  diftinguez  par  la  fymphonie.     Les  préludes  du  feftin  furent  deux  pe-   ces  de  ce 
tites  coupes  de  vin  coni'écutives ,  environ  d'une  bonne  cuillerée  chacune,    f^^'^^*"* 
que  deux  maîtres  de  cérémonie  nous  invitèrent  à  boire  de  la  part  du  Tfong 
tou.   Ils  étoient  à  genoux  6c  au  milieu  de  la  falle,diiant  fort  gravement  6c  à 
haute  voix ,  Ta  lao  ye  tfing  tftou  :  c'eft-à-dire ,  JVIonfeigneur  vous  invite  à  boi- 
re :  après  que  chacun  eût  bu  une  partie  de  fa  taflé ,    il  cria  une  féconde 
fois  TJlng  tchao  c^«,  c'eft-à-dire,  vuidez,  s'il  vous  plaît ,  jufqu'à  la  dernière 
goutte. 

Cette  cérémonie  s'obferve  6cfe  réitère  durant  tout  le  feftin,  non  feule- 
ment à  chaque  fois  qu'il  eft  queftion  de  boire,  mais  encore  autant  de  fois 
qu'on  fert  des  plats  fur  la  table  ,  ou  que  l'on  touche  à  quelque  mets  nou- 
veau. 

Dès  qu'on  a  pofé  un  nouveau  plat  fur  la  table,  les  deux  maîtres  de  céré- 
monies fe  mettant  à  genoux,  invitent  à  prendre  le^ai  ts'ée^  ou  les  petits 
bâtons  *,  6c  à  goûter  les  mets  nouvellement  fervis.  Le  Tfong  tou  les  invite  en 
même  tems  par  fignes,  6c  tous  les  conviez  obéillèiit. 

Les  mets  principaux  du  feftin  confiftoient  en  ragoûts  de  viandes  hachées 
8c  bouillies  avec  diverfes  fortes  d'herbes  ou  de  légumes,  6c  fervies  avec  le 
bouillon,  qui  fe  met  dans  des  vafcs  de  porcelaines  fines,  prcfque  auflî  pro- 
fondes que  larges. 

On  fervit  fur  chaque  table  vingt  de  ces  fortes  de  plats,  tous  de  même   Leur 
forme  6c  de  même  grandeur.   Ceux  qui  les  fervoient,  alloient  les  prendre    Nombre. 
au  bas  de  la  falle,  ou  autant  de  valets  de  cuifine  qu'il  y  avoit  de  tables  S<.  de 
conviez  ,  les  apportoient  un  à  un  fur  des  bandeges  verniirez ,   6c  les  pré- 
fentoient  à  genoux. 

Les  domeiliques  qui  les  recevoient,  avant  que  de  les  porter  fur  la  table, 
rangcoient  quatre  à  quatre  fur  diverfes  lignes  les  premiers  aufquels  on  avoit 

tou- 

*  Voyés  cy  devant  la  Note  de  la  page  13;. 

T'orne  IL  S 


Des  Entre- 
Mets. 


138  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

touché  ,  de  forte  qu'à  la  fin  du  repas ,  tous  les  plats  qu'on  n'enlevoit  pas 
•après  les  avoir  fcrvis,  formoient  une  efpèce  de  quarré  de  vingt  plats,  ce 
qui  f-iifoit  le  corps  du  felHn. 

C'efl:  à  la  fin  de  chaque  afte  de  ce  feilin  comique,  c'eft-à-dire,  à  chaque 
quatrième  plat  qui  paroifToit  fur  la  table,  que  pour  fiire  quelque  dillincli- 
on,  onfervoit  un  bouillon  particulier,  6c  une  affiette  de  pâtifferie,  fem- 
blable  aux  pâtez  à  la  Mazarinc  pour  la  figure,  hiais  d'un  goût  bien  diffé- 
rent.    Enfin  tout  fe  conclut  par  une  tafie  de  thé. 

Il  fallut  goûter  de  tout  6c  avec  les  mêmes  cérémonies,  qui  nous  paru- 
rent fort  importunes:  car  c'étoit  la  première  fois  que  j'avois  affilié  à  un 
repas  femblable;  j'y  avois  été  cependant  invité  plufieurs  fois,  mais  je  m'en 
étois  excufé  pour  des  raifons,  qui  ne  déplurent  pas  à  ceux  qui  me  iaifoient 
cet  honneur. 

Qiiand  il  y  a  Comédie,  c'eft  l'ufage  à  la  fin  du  repas,  comme  je  l'ai 
déjà  dit,  que  chacun  des  conviez  fafle  un  petit  prélént  aux  Officiers  qui 
ont  fervi  :  un  valet  de  chacun  porte  à  la  main  quatre  ou  cinq  petits  facs  de 
papier  rouge  avec  un  peu  d'argent  dans  chacun ,  6c  après  avoir  pris  l'ordre 
de  fon  maître,  il  va  ranger  fes  facs  fur  une  table,  qu'on  apporte  quelque- 
fois au  bas  de  la  falle,  à  la  vue  de  tous  les  conviez,  tandis  que  le  maître 
fait  voir  par  divers  fignes,  la  répugnance  qu'il  a  d'accepter  cette  gratifi- 
cation pour  fes  gens. 
Levée  de  Enfin  la  cérémonie  du  feflin  fe  termine  par  de  grands  remercimens  re- 
Table.  ciproques,  6c  après  un  quart  d'heure  de  converfation ,  chacun  fe  retire. 
Le  lendemain  matin ,  fuivant  la  coutume  ,  j'envoyai  au  Tfong  îou  un 
Tie  tsëe  ou  billet  de  remerciment  ,  fur  les  honneurs  qu'il  m'avoit  fait 
la  veille. 

Telles  font  les  cérémonies  que  la  politefle  Chinoife  exige,  bc  qui  s'ob- 
fervent  prefque  toujours  dans  les  fellins  folemnels:  il  eft  vrai  cependant  que 
les  Tartares  qui  n'aiment  gueres  à  fe  gêner,  en  ont  retranché  une  bonne 
partie.  Quoique  leurs  viandes  6c  leurs  poiffons  fe  fervent  coupez  en  mor- 
ceaux ou  bouillis,  leui-s  cuifiniers  ont  l'art  d'affaifonner  leurs  mets  de  telle 
forte,  qu'ils  font  très  agréables  au  goût. 
Cniline  Vom  faire  leurs  bouillons  qui  font  exquis,  ils  fe  fervent  ou  de  la  graifie 

de  cochon,  qui  eft  excellente  à  la  Chine,  ou  du  fuc  de  différences  vian- 
des, telles  que  font  le  cochon,  la  poule,  le  canard,  6cc.  6c  même  pour 
apprêter  les  viandes  qui  fe  fervent  coupées  par  morceaux  dans  des  vafes  de 
porcelaine,  ils  achèvent  de  les  cuire  dans  ce  jus. 

Dans  toutes  les  fiifons  de  l'année ,  il  croît  toute  forte  d'herbes  6c  de 
légumes  qu'on  ne  connoît  point  en  Europe:  de  la  graine  de  ces  herbes, 
on  fait  une  huile  qui  eft  auflî  d'un  bon  ufage  pour  les  fiuces.  Les  cuifi- 
niers de  France  qui  ont  le  plus  rafiné  fur  ce  qui  peut  réveiller  l'appétit, 
feroient  furpris  de  voir  que  les  Chinois  ont  porte  l'invention  en  matière  de 
ragoût,  encore  plus  loin  qu'eux,  6c  à  bien  moins  de  frais. 

On  aura  de  la  peine  à  fe  perfuadcr  qu'avec  de  fimples  fèves  qui  croifient 
dans  leur  pays  ,  ou  qui  leur  viennent  de  la  province  de  Chan  tong^  6c  avec 
la  farine  qu'ils  tirent  de  leur  ris  6c  de  leur  bled ,  ils  préparent  une  infinité 

de 


^es  Cni 
xois, 


ET    DE  LA   TARTARIE   CHINOISE.  ijp 

de  mets  tous  difFérens  les  uns  des  autres  à  la  vue.  Se  au  goût.    Ils  diver- 
sifient leurs  ragoûts,  en  y  mêlant  diverfes  épiceries  Se  des  herbes  fortes. 

Leur  mets  le  plus  délicieux  Se  le  plus  en  ufage  dans  les  fellins  des  Nerfs  de 
Grands,  font  les  nerfs  de  cerf.  Se  les  nids  d'oifeau  qu'ils  préparent  ^vec  Cerfefti- 
foin.  Ils  expofent  ces  nerfs  au  foleil  pendant  l'Eté,  Se  pour  les  conferver,  j^s^Ve*'^ 
ils  les  renferment  avec  de  la  fleur  de  poivre  Se  de  muicade.  Quand  ils  veu-  des  Chi-' 
lent  les  apprêter  pour  les  fervir  à  table,  ils  les  amoUiflent  en  les  trempant  nois. 
dans  de  l'eau  de  ris:  Se  les  ayant  fait  cuire  dans  du  jus  de  chevreau,  ils 
les  aflailbnnent  de  plufieurs  épiceries. 

Pour  ce  qui  eft  des  nids  d'oifeau,  ils  fe  prennent  le  long  des  côtes  du   De  même 
Tong  king^  de  Java.^  de  la  Cochinchine^  Sec.     Ces  oifeaux  qui  reflémblent  ^"^  '^?.  . 
par  le  plumée  aux  hirondelles ,  font  leurs  nids ,  Se  les  attachent  aux  ro-    feàu.    "'" 
chers  qui  font  fur  le  bord  de  la  mer  :    on  ne  fçait  pas  de  quelle  matière  ils 
compoiént  ces  nids,  on  croit  que  c'eft  de  petits  poiflbns  qu'ils  tirent  de 
la  mer. 

Ce  qu'on  fçait  certainement,  c'eft  qu'ils  jettent  par  le  bec  une  humeur 
gluante,  dont  ils  fe  fervent  comme  de  gomme,  pour  attacher  leur  nid  au 
rocher.  On  les  voit  auffi  prendre  de  l'écume  de  mer  ,  en  volant  à  fleur 
d'eau,  dont  ils  lient  enlémble  toutes  les  parties  du  nid,  de  même  que  les 
hirondelles  les  lient  avec  de  la  boue.  Cette  matière  étant  déflechée,  de- 
vient folide,  tranfparente,  6e  d'une  couleur  qui  tire  quelquefois  un  peu  fur 
le  verd,  mais  qui  eft  toujours  blanche,  lorfqu'ik  font  frais. 

Auffitôt  que  les  petits  ont  quitté  leurs  nids,  les  gens  du  lieu  s'empref- 
fent  de  les  détacher ,  6c  en  rempliiïent  des  barques  entières.  Ils  font  de 
la  grandeur  Se  de  la  forme  de  la  moitié  d'une  écorce  de  gros  citron  confit  : 
on  les  mêle  avec  d'autres  viandes.  Se  ils  en  relèvent  le  goût. 

Qiioiqu'il  cioifle  du  bled  dans  toute  la  Chine,  Se  abondamment  dans    Du  Bled 
certaines  provinces  ,   on  fe  nourrit  plus  communément  de  ris ,    fur  tout   '^^  Chi. 
dans  les  contrées  Méridionales.     On  ne  lailTe  pas  d'y  faire  de  petits  pains   "°'^" 
qui  fe  cuifent  au  bain-marie  en  moins  d'un  quart  d'heure,  Se  qui  font  très- 
tendres.    Les  Européans  les  font  un  peu  rôtir  enfuite  :  ils  font  bien  levez  8c 
très  délicats.     On  fait  aufll  dans  la  province  de  Chan  tong  une  efpèce  de  ga- 
lette de  bled  qui  n'eft  pas  mauvaiic ,  fur  tout  quand  elle  fe  mêle  avec  de 
certaines  herbes  appétiffantcs. 

Pour  moudre  le  bled  Se  le  réduire  en  farine  ,  ils  fe  fervent  d'une 
efpèce  de  moulin  fort  fimple.  Il  confîfte  en  une  table  de  pierre  ron- 
de, pofée  hoiifontalement  comme  une  meule,  fur  laquelle  ils  font  rouler 
circulairement  un  cylindre  de  pierre,  qui  de  fon  poids  écrafe  le  bled. 

Le  thé  eft  leur  boiflbn  la  plus  ordinaire,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  mais    Dj  leur 
ils  ne  laiflcnt  pas  de  boire  fouvent  du  vin:  ils  le  font  d'une  efpèce  parti-    ^''"• 
culicre  de  ris  diff'érent  de  celui  dont  ils  fe  nourriflent  :    le  débit  en  eft 
grand  parmi   le   peuple.      Il  y  en  a  diff^érentes  fortes ,    Se  diverfes   fa- 
çons  de  le  faire  :    en  voici  une  :   ils  laifTent   tremper  le  ris   dans  l'eau  , 
avec  quelques   ingrédiens  qu'ils  y  jettent  pendant   vingt  Se   quelquefois   Manière 
trente  jours  :   ils  le  font  cuire  enfuite:   quand  il  s'eftliquefié  au  feu,   de  le  faire. 

Si  U 


D'où  vient 
le  meil- 
leur. 


Eau  dévie 
des  Chi- 
nois. 


Du  Caû 

yang  tçieoti 
ou  Vm 
d'jigneau. 


Mariages 
des  Chi- 
nois. 


Les  maria- 
ges des 
hnfam  dé- 


140  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

il  fermente  auflitôt ,  8c  fe  couvre  d'une  écume  vaporeufe,  aflez  fem- 
blablc  à  celle  dt  nos  vins  nouveaux;  fous  cette  écume  fe  trouve  un  vin 
très-pur,  on  le  tire  au  clair,  6c  on  le  verfe  dans  des  vafes  de  terre  bien  ver- 
niffez.  De  la  lie  qui  refte,on  fait  une  eau-de-vie  qui  n'eft  gueres  moins  for- 
te, que  celle  d'Europe:  il  s'en  fait  même  de  plus  forte  6c  qui  s'allume  plus 
aifément. 

Les  Mandarins  font  venir  du  vin  pour  leur  table,  de  certaines  villes  où 
il  pafle  pour  être-très  délicat.  Celui  de  Vouftc^  ville  du  troifléme  ordre  , 
eft  fort  ellimé  ,  &  c'ell:  la  bonté  de  l'eau  qu'on  y  trouve,  qui  le  rend  ex- 
cellent :  on  fait  encore  plus  de  cas  de  celui  de  Chao  hlng  ,  parce  qu'il  ell 
meilleur  pour  la  fanté.  On  porte  de  ces  vins  par  toute  la  Chine,  même  à 
Peking. 

Ils  ont  une  efpèce  d'eau-de-vie,  ou  d'eau  diflillce,  qu'oil'dit  être  tirée 
de  la  chair  de  mouton,  6c  dont  l'Empereur  Cang  ht  ufoit  quelquefois,  mais 
qui  n'eft  gueres  en  ufage  que  parmi  les  Tartares  :  elle  n'eft  pas  agréable  au 
goût ,  6c  donne  aifément  dans  la  tête  :  on  aflure  qu'elle  elt  fort  fubftan- 
tielle. 

Ils  ont  de  même  un  vin  extraordinaire  qui  fe  fait  dans  la  province  de  Chen 
fi^  6c  qui  fe  nomme  Cao  yang  tçieou:  *  il  a  beaucoup  de  force,  6c  l'odeur 
en  eft  défagréable ,  mais  'au  goût  Chinois,  ou  plutôt  au  goût  Tartare,  il 
paflc  pour  un  vin  exquis.  Ce  n'eft  point  un  vin  qu'on  tranfporte  ailleurs  , 
on  le  confomme  dans  le  pays. 

Venons  maintenant  à  leurs  mariages:  les  loix  que  la  police  Chinoife  a  é- 
tablies,  6c  qui  font  exaélement  marquées  dans  le  cérémonial  de  l'Empire, 
fuivent: 

Premièrement ,  du  grand  principe  qui'  eft  comme  la  bàfe  de  leur  gou- 
vernement politique,  je  veux  dire  le  refpeét  6c  la  ifoumiffion  des  enfans  en- 
vers leurs  parens:  6c  ce  fentiment  de  pieté  filiale,  ils  retendent  jufqu'après 
la  mort  de  leurs  pères  ,  à  qui  ils  continuent  de  rendre  les  mêmes  devoirs  j 
que  pendant  leur  vie. 

Secondement,  de  l'autorité  obfolue  que  les  percs  ont  fur  leurs  enfans:  car 
c'eft  une  maxime  de  leur  Philofophe,que  les  Rois  doivent  avoir  dans  l'Em- 
pire toute  la  tendrefle  d'un  père, 6c  que  les  pères  dans  leurs  familles  doivent 
avoir  toute  l'autorité  des  Rois. 

C'eil  en  coniéquence  de  ces  maximes  qu'un  père  vit  en  quelque  manière 
fans  honneur,  6c  n'a  pas  le  cœur  content ,  s'il  ne  marie  pas  tous  fes  enfans  ; 
qu'un  fils  manque  au  premier  devoir  de  fils,  s'il  ne  laiflé  pas  une  poftérité 
qui  perpétue  fafiimille:  qu'un  frère  aîné ,  n'eût-il  rien  hérité  de  fon  père, 
doit  élever  fes  cadets,  6c  les  marier,  parce  que  fi  la  famille  venoit  à  s'étein- 
dre par  leur  fuite,  les  ancêtres  feroient  privez  des  honneurs  6c  des  devoirs 
que  leurs  dcfccndans  doivent  leur  rendre  :  6c  parce  qu'en  l'abfence  du 
père,  le  fils  aîné  doit  fervir  de  père  à  fes  cadets. 

De  même  on  ne  confulte  point  les  inclinations  des  enfans,  quand  il  s'agît 
de  les  unir  par  les  liens  du  mariage  :   le  choix  d'une  époufe  eft  rcfervé  au 


C'eft-à  dire  vin  d'agneau. 


P^- 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  14! 

père,  ou  au  plus  proche  parent  de  celui  qu'on  veut  marier:  &c  c'efl  avec  le   pen^'enï 
père,  ou  avec  les  parens  de  la  fille  qu'on  convient  du  mariage,  Se  qu'on   ■»''''o'u- 
pafle  le  contrat  :  car  il  n'y  a  pomtde  dot  pour  les  filles  à  la  Chine,  6c  la   p^^l  *^*' 
coutume  ell  que  les  parens  de  l'époux  futur  conviennent  avec  les  parens  de 
l'épouie,  dune  certaine  ibmme  qu'ils  donneront  pour  arrêter  le  mariage, 
laquelle  s'employe  à  acheter  les  habits  6c  autres   utenciles  que  la  mariée 
emporte  le  jour  de  les  noces:    c'eil  ce  qui  lé  pratique  fur  tout  parmi  les 
perlbnnes  de  baiîe  condition,  car  pour  ce  qui  elt  des  Grands,  des  Manda- 
rins, des  Lettrcz,  6c  des  perfonnes  riches,  ils  dépenlent  beaucoup  plus  que 
ne  valent  les  prélens  qu'Us  ont  reçu. 

C'ell  par  la  même  railbn  qu'un  Chinois  qui  a  peu  de  bien,  va  fouvent  à 
l'hôpital  des  en£;ns  trouvez,  demander  une  fille,  afin  de  l'élever,  &  de  la   Mariages 
donner  pour  é poule  à  ioa  fils.     Il  y  trouve  trois  avantages  :    il  épargne   ^"  P^'i; 
l'argent  qu'il  lui  faudroit  fournir  pour  l'achat  d'une  femme:  elle  ell  élevée   ^^"f^^- 
comme  la  fille  de  la  maifon:  elle  s'accoutume  par  là  à  avoir  beaucoup  de 
refpeél  pour  la  belle  mère  :  &  il  y  a  lieu  de  croire  qu'une  fille  ainfi  tirée  de 
l'hôpital,  fera  plus  foumife  à  fon  mari. 

Il  ell  rare  qu'avant  le  tems  des  noces,  il  fe  pafle  rien  contre  la  décence  Sc 
l'honnêteté.  La  mère  qui  ne  fort  pas  de  la  maifon,  a  continuellement  fa  pe- 
tite bru  fous  fes  yeux  :  outre  que  la  pudeur  qui  régne  à  la  Chine  parmi  les 
Serfonnes  du  féxe ,  feroit  feule  un  rempart  afluré  contre  un  ièmblable 
éfordre. 
On  dit  que  les  riches  qui  n'ont  point  d'enfans,  feignent  quelquefois  que 
leur  femme  eft  enceinte,  puis  ils  vont  la  nuit,  fans  fe  faire  connoître,  cher- 
cher un  enfant  dans  l'hôpital ,  qu'ils  font  palTér  pour  leur  propre  fils.  Ces 
enfans  étant  crus  légitimes,  lorfqu'ils  étudient,  lé  font  éxammer,  Se  par- 
viennent aux  dégrés  de  Bachelier  &  de  Dofteur:  c'eft  un  droit  qui  ne  s'ac- 
corderoit  pas  aux  enfans  adoptifs  tirés  de  l'hôpital. 

Il  eft  à  remarquer  que  dans  la  même  vûé  de  fe  procurer  une  pofléritc, 
les  Chinois  qui  n'ont  point  d'enfans  mâles,  adoptent  le  fils  de  leur  frère,    L'Adop- 
ou  de  quelqu'un  de  leurs  parens.      Ils   peuvent  adopter  auflî  le  fils  d'un   commune 
étranger,  6c  ils  donnent  quelquefois  de  l'argent  aux  parens:    mais  gêné-    chés  les 
ralement  parlant,  ces  adoptions  font  fort  recherchées,  6c  on  employé  fou-    Chinois, 
vent  le  crédit  de  fes  amis,  pour  les  obtenir,  6c  les  conclure. 

L'enfant  adopté  entre  dans  tous  les  droits  d'un  véritable  fils:  il  prend  le 
nom  de  celui  qui  l'a  adopté:  il  en  porte  le  deiiil  après  fa  mort,  il  devient 
fon  héritier,  6c  s'il  arnvoit  qu'après  cette  adoption,  le  père  eût  des  entans 
dont  il  fût  véritablement  le  père,  le  fils  qui  ne  l'eil:  que  par  adoption,  par- 
tageroit  également  l'héritage  avec  les  autres  enfans,  à  moins  que  le  père  ne 
fît  quelque  avantage  à  fon  propre  fils. 

C'elt  encore  dans  le  defTein  de  iie  pas  manquer  de  poftérité  qu'il  eft  per- 
mis, félon  les  loix ,  de  prendre  dos  concubines,  outre  la  femme  légitime.   ^'"''''''^ 
Le  nom  de   concubine  ,  on  plutôt  de  féconde  femme  ,    n'a  rien  d'infa-   ^^^  ^'^^__ 
mant  à  la  Chine,  ces  fortes  de  femmes  étant  fubalterncs,  6c  fubordonnées  à  mifc  à  la 
la  première.  Chine. 

S  3  Mais 


Prélimi- 
;i  .-lires  des 
Maria  ses. 


Célébra- 
tion des 

Noces. 


Préfens 

ijiie  le 
liane  é 
fait  à  fa 
li.tncée. 


chés,  fon 
Fiancé, 


,41  DLSCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Mais  ce  qui  a  fcrvi  de  prétexte  à  une  pareille  loi ,  n'eft  pas  toujours  le 
motif  qui  engage  maintenant  les  Chinois  à  prendre  plufieurs  femmes  :  il 
leur  fuffit  d'être  riches,  6c  en  état  de  les  entretenir,  pourfe  les  procurer. 
11  y  a  néanmoins  une  loi^  qui  défend  au  peuple  de  prendre  une  féconde 
femme  ,  à  moins  que  la  femme  légitime  n'ait  atteint  l'âge  de  quarante  ans , 
fans  avoir  eu  d'enfans. 

Comme  les  perfonnes  du  féxe  font  toujours  enfermées  dans  leurs  apparte- 
mens,  6c  qu'il  n'cft  pas  permis  aux  hommes  de  les  voir,  ni  de  les  entrete- 
nir, les  mariages  ne  fc  contraétent  que  fur  le  témoignage  des  parens  de  la 
iiilc  qu'on  recherche,  ou  fur  le  portrait  qu'en  font  de  vieilles  femmes, dont 
k  métier  eft  de  s'entremettre  de  ces  fortes  d'affaires.  Les  parens  ont  foin  , 
par  des  prélens  qu'ils  leur  font,  de  les  engager  à  faire  une  peinture  flattée 
de  la  beauté,  de  l'efprit,  6c  des  talens  de  leur  fille  :  mais  on  ne  s'y  fie  gue- 
res,  6c  fi  elles  portoient  la  mauvaife  foi  jufqu'à  un  certain  point,  elles  ea 
feroient  févérement  punies. 

Quand  par  le  moyen  de  ces  entremetteufes  on  eft  convenu  de  tout,  on 
pafle  le  contrat,  on  délivre  la  fomme  arrêtée,  6c  l'on  fe  prépare  à  la  célé- 
bration des  noces  :  elles  font  précédées  de  quelques  cérémonies  :  les  prin- 
cipales confiftent  à  envoyer  de  part  6c  d'autre  demander  le  nom  de  la  fille, 
6c  le  nom  de  l'époux  qui  doivent  s'époufer,  6c  à  faire  aux  parens  des  préfens 
d'étoffes  de  foye,  de  toiles  de  coton,  de  viandes,  de  vin,  6c  de  fruits: 
il  y  en  a  plufieurs  qui  confultent  les  jours  heureux  marqués  dans  le  ca- 
lendrier pour  déterminer  le  jour  des  noces,  6c  c'eff  l'affaire  des  parens  de 
la  fille.  On  envoyé  à  la  future-éfôufe  des  bagues,  des  pendans  d'oreilles, 
6c  d'autres  bijoux  de  cette  nature.  Tout  cela  fe  fait  par  des  médiateurs ,  6c 
par  des  efpèces  de  lettres  qu'on  s'écrit  des  deux  côtés.  C'eft-là  ce  qui  fe 
pratique  parmi  les  gens  du  commun  :  car  pour  les  gens  de  qualité ,  ces  ma- 
riages fe  ménagent,  6c  fe  conduifent  d'une  manière  plus  noble,  6c  avec  une 
véritable  magnificence. 

Lorfque  le  jour  des  noces  eft  venu ,  on  enferme  la  fiancée  dans  une  chaifc 
magnifiquement  ornée:  toute  la  dot  qu'elle  porte  l'accompagne,  6c  la 
fuit.  Parmi  le  menu  peuple,  elle  confifte  en  des  habits  de  noces,  enfermés 
dans  des  coffres,  en  quelques  nippes,  6c  en  d'autres  meubles,  que  le  père 
donne.  Un  cortège  de  gens  qui  fe  loiient ,  l'accompagne  avec  des  torches 
6c  des  flambeaux,  même  en  plein  midi.  Sa  chaife  cit  précédée  de  fifres, 
de  hauts-bois  6c  de  tambours,  6c  fuivie  de  fcs  parens,  6c  des  amis  particu- 
liers de  la  fiimille  Un  domellique  affidé  garde  la  clef  de  la  porte  qui  ferme 
la  chaifc,  pour  ne  la  donner  qu'au  mari:  celui-ci  magnifiquement  vêtu  at- 
tend à  la  porte  l'époufe  qu'on  lui  a  choifie. 

Auifi-tôt  qu'elle  eft  arrivée,  il  reçoit  la  clef  que  lui  remet  le  domeftique, 
6c  il  ouvre  avec  empreffement  la  chaife.  C'eff  alors  que  s'il  la  voit  pour  la 
première  fois,  il  juge  de  la  bonne  ou  de  fa  mauvaife  fortune.  Il  s'en  trou- 
ve, qui  mécontens  de  leur  fort,  referment  auffi-tôt  la  chaife,  6c  rcnvoyent 
la  fille  avec  fes  parens,  aimant  mieux  perdre  l'argent  qu'ils  ont  donné,  que 
de  faire  une  fi  mauvaife  acquifition.  C'eff  néamoins  ce  qui  arrive  rarement 
par  les  précautions  qu'on  a  eu  foin  de  prendre. 

Dès 


NOCE        CHINOISE  . 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


Uî 


Dès  que  l'époufe  eftfortic  de  la  chaifc, l'époux  fcmetàcôtc  d'elle:  ils  paf- 
fcnt  tous  deux  enfemble  dans  une  fallc ,  &  là  ils  font  quatre  révérences  au 
fie?i  *,  6c  après  en  avoir  fait  quelques  autres  aux  parens  de  l'époux,  on  la 
remet  entre  les  mains  des  Dames  qu'on  a  invitées  à  la  cérémonie:  elles  paf- 
fent  ce  jour-là  toutes  enfemble  en  divertilîemens  6c  en  feftins,  tandis  que  le 
nouveau  marie  régale  fes  amis  dans  un  autre  appartement. 

Qiioique  félon  les  loix  on  ne  puiflb  avoir  qu'une  femme  légitime,  &  que 
dans  le  choix  qu'on  en  fait  ,  on  ait  égard  à  l'égalité  de  l'âge  &  du  rang, 
il  eft  permis  néanmoins,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  d'avoir  pluheurs  concubi- 
nes. On  les  reçoit  dans  la  maifon  lans  prefque  aucune  formalité:  on  fe  con- 
tente de  pafler  un  écrit  avec  leurs  parens,  par  lequel  en  donnant  la  fomme 
dont  on  eiï  convenu,  on  promet  de  bien  traitter  leur  fille. 

Ces  fécondes  femmes  vivent  dans  une  entière  dépendance  de  la  femme  lé- 
gitime :  elles  la  fervent,  èz  la  refpedent  comme  la  feule  maitreire  de  la  mai- 
Ion.  Les  enfans  qui  naiflent  d'une  concubine,  font  cenfez,  appartenir  auffi 
à  la  véritable  femme,  &  parmi  les  Chinois  ont  également  part  à  la  fuccef- 
fîon:  ce  n'eft  qu'à  celle-ci  qu'ils  donnent  le  nom  de  mère, 6c  iî  celle  dont  ils 
ont  reçu  le  jour,  vient  à  mourir ,  ils  ne  font  pas  abfolument  obligez  de  porter 
le  deiiil  durant  trois  ans ,  ni  de  s'abfenter  des  examens,  ni  de  quitter  leurs 
Charges  6c  leurs  Gouvernemens ,  comme  c'eft  l'ufage  à  la  mort  de  leur  pcre, 
&  de  la  femme  légitime,  bien  qu'elle  ne  foit  pas  leur  mère.  Ou  en  voit 
cependant  très-peu  qui  i'e  difpenfent  de  donner  à  leur  propre  mère,  cette 
marque  de  tendrefle  6c  de  refpeét. 

Il  y  en  a  plufieurs,  qui  fe  picquant  de  probité ,  6c  voulant  fe  foire  la  répu- 
tation de  bons  maris,  ne  prennent  des  concubines,  qu'avec  l'agrément  6c 
la  permiffion  de  leurs  époufes,  aufquelles  ils  perfuadent  qu'ils  n'ont  d'autres 
intention,  que  de  leur  fournir  un  plus  grand  nombre  de  femmes  pour  les 
fervir. 

Il  y  en  a  d'autres  qui  ne  prennent  une  concubine,  que  pour  avoir  un  en- 
fant mâle,  6c  au  moment  qu'il  eft  né,  fi  elle  déplait  à  leurs  femmes,  ils  la 
congédient,  lui  donnent  la  liberté  defe  marier  à  qui  il  lui  plait,ou  lui  cher- 
chent eux-mêmes  un  époux,  ce  qui  eft  le  phis  ordinaire. 

Les  villes  d'Tang  tcheon,  6c  de  Sou  tcheon  ont  la  réputation  de  fournir  un 
grand  nombre  de  ces  fortes  de  concubines:  on  y  élève  de  jeunes  filles  bien 
faites  ,  qu'on  a  achetées  ailleurs  :  on  leur  fait  apprendre  à  chanter  ,  à 
joUer  des  inftrumens,  6c  on  les  forme  à  tous  les  exercices  propres  des 
filles  de  qualité,  pour  les  vendre  enfuite  bien  chèrement  à  quelque  ri- 
che Mandarin. 

Les  hommes  de  même  que  les  femmes,  peuvent  contraéter  un  nouveau 
mariage,  lorfque  la  mort  a  brifé  les  premiers  liens  qui  les  engageoient. 
Ceux-là,  qui  dans  la  première  alliance  qu'ils  avoient  contrariée,  dévoient 
avoir  égard  au  rang  de  la  perfonneavec  laquelle  ilss'allioienr,ne  font  plus  dans 
la  même  obligation,  lorfqu'ils  paffent  à  de  fécondes  noces:  il  leur  eft  libre 
d'époufer  folemnellement  qui  ils  veulent,  6c  de  choifir  même  parmi  leurs 
concubines,  celle  qui  leur  plait  d'avantage,  pour  l'élever  au  rang  Seaux 

hon- 

•  Le  Ciel. 


Le  F?^;:-- 

ce  reçoit 


Secondes 
Femmes 
ou  Concu- 
bines font 
permifes  à 
la  Chine. 

Leur  Su-i. 
bordina.. 
tion  à  la 
Femme 
légitime. 


Urages  fin-- 
guliers  à 
leur  fujet. 


D'où   Ion 
tire  ces 
Concubi- 
nes. 


Des  f£- 

conds 

Mariage^ 


144  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

honneurs  de  femme  légitime.     Mais  pour  ces  féconds  mariages,  il  y  a  peu 

de  formalitez  a  obferver. 

Les  Vcu-        Pour  ce  qui  cil  des  veuves ,  quand  elles  ont  des  enfans,  elles  deviennent; 

y^  '^^^^       abfolument  maitrefles  d'elles-mêmes:  &  leurs  parens  ne  peuvent  les  contrain- 

cônuac-""    ^'^^  i^i  à  demeurer  dans  la  viduité,  ni  à  s'engager  par  un  nouveau  m -iriage. 

icnt  rare-    On  fçauroit  même  mauvais  gré  à  une  veuve,  qui  ayant  des  enfans ,  palferoic 

ment  de      fans  grande  néceffité  à  de  fécondes  noces,  iur-tout  fi  c'eft  une  femme  de 

^/""'ics      condition  :    quand  elle  n'auroit  été  mariée  que  quelques  heures,  ou  même 

"^'^^   '    fimplement  arrêtée  ,  ellefe  croit  obligée  de  paffer  le  relie  de  les  jours  dans 

le  veuvage ,    &  de  témoigner  par-là  le  refpe6t  qu'elle  conferve  pour  la 

mémoire  de  Ion  mari  défunt ,   ou  de  celui  avec  qui  elle  étoit  engagée. 

Les  Veu-         Il  n'en  cil  pas  de  même  des  pcrfonnes  d'une  condirion  médiocre  :  les  parens 

ves  d'una     qyj  cherchent  ;\  lé  dédomager  d'une  partie  de  la  fomme  qu'elle  a  coûté  au 

rnédiocre     pi'cmier  mari,  peuvent  h  remarier,  fi  elle  n'a  point  d'enfans  mâles ,  &  fou- 

agiiFent       vent  la  forcent  à  le  faire:  il  arrive  même  quelquefois  que  le  mari  eft  arrêté, 

autitiuent,  &  l'argent  livré,  fans  qu'elle  en  ait  la  moindre  connoilTance.     Si  elle  a  une 

fille  qui  loit  encore  à  la  mammelle,  elle  entre  dans  le  marché  de  la  mère. 

Elle  n'a  qu'un  moyen  de  fe  délivrer  de  cette  opprellion,  c'ell  qu'elle  ait  de 

quoi  fubfiller  de  la  part  de  les  parens ,    qu'elle  dédomage  ceux  du  mari 

défunt,  ou  bien  qu'elle  fe  faïîé  Bonzefle  :    mais  c'eft  un  état  fi  décrié, 

qu'elle  ne  peut  guercs  l'embralTer,   fans  le  déshonorer.     Cette  violence  eft 

plus  rare  parmi  les  Tartares. 

AulTi-tot  qu'une  pauvre  veuve  a  été  vendue  de  la  forte  ,on  voit  arriver  u- 
ne  chaife  à  porteur,  avec  bon  nonjbre  de  gens  affi  lés ,  qui  la  tranfportent 
dans  la  maifon  de  l'on  nouveau  mari.  La  loi  qui  défend  de  vendre  une  fem- 
me ,  avant  que  le  tems  de  Ion  deiiil  Ibit  expiré,  eft  quelquefois  négli- 
gée ,  tant  on  le  prclTe  de  s'en  défaire.  Néanmoins  lorfqu'on  fe  plaint 
de  fon  infraétion,  on  embaralTe  le  Mandarin,  pour  peu  qu'il  ait  ufé  de  con- 
nivence.; 
Les  Ma-  ^^^  mariages  que  les  Chinois  contractent  avec  les  folemnités  prefcritcs, 

liages  iient  les  lient  indilfolublement.     Il  y  des  peines    févéres  décernées  par  les  loix 
ind^l^)lu.     contre  ceux  qui  proftitueroient  leurs  femmes,  ou  qui  les  vendroient  fécrct- 
blenisnt      tement  à  d'autres  :  fi  une  femme  s'enfuyoit  de  la  maifon  de  fon  mari ,  ce- 
tra(5laas'     ^^^''^^  ?^^^  '^'  vendre,  après  qu'elle  a  fubi  le  châtiment  ordonné  par  la  loi. 
Si  le  mari  abandonnoit  fa  maifon   &  fi  femme,  après  trois  ans  d'abfence, 
elle  peut  préfenter  une  une  Requête  aux  Mandarins,  6c  leur  expofer  fa  fitua- 
tion,  lelquels ,   après  avoir  mûrement    examiné    toutes  chofes,  peuvent 
lui  donner  la  liberté  de  prendre  un  autre  époux.  Elle  iéroit  rigoureuLment 
châtiée,  fi  elle  fe  marioit  fans  obferver  cette  formalité. 
DuDjvor-       Il  fe  trouve  néanmoins  des  cas  particuliers,  où  un  mari  peut  répudier  fa 
«•  femme,  tels  que  font  l'adultère,  qui  eft  très-rare  par  les  précautions  qui  fe 

prennent  à  l'égard  duféxe:  l'antipathie,  ou  l'incompatibilité  des  humeurs, 
la  jaloufie,  l'indifcrétion  ,  la  défobéilTance  portées  aux  plus  grands  excès, 
laftérilité,  Scies  maladies  contagieufes.  D.ins  ces  occafions  la  loi  auto- 
rile  le  divorce  :   mais  c'eft  ce  qui  arrive  très-nuement  parmi  les  gens  de 

qua« 


ET  DE  LA   TARTARIE   CHINOISE.  145- 

qualité ,  &  dont  on  ne  trouve  des  exemples  que  parmi  le  peuple  :  fî  un 
homme  fans  être  autorifé  par  la  loi  ,  s'avifoit  de  vendre  fa  femme:  Se  lui, 
&  celui  qui  l'auroit  achetée,  de  même  que  ceux  qui  y  auroicnt  coopéré  par 
leur  entremife,  feroient  très-févércment  punis. 

Ilyad'autres  occafions  oii  l'on  ne  peut  contraétcr  un  mariage.  Se  où    ^"'P^^''*^" 
s'il  avoit  été  contraété ,  il  devient  abfolument  nul.  MTriage. 

lo.  Si  une  fille  a  été  promife  à  un  jeune  homme  ,   de  telle  forte  que  les    Pourcaufe 
préfens  ayent  été  envoyés  Se  acceptés  par  les  parens  des  deux  familles,  elle    de  Prô- 
ne peut  plus  fe  marier  à  un  autre.  _  niefTes  an- 

z\  Si  l'on  a  ulé  de  fupercherie,  comme  par  exemple,  fi  à  la  place  d'une  '^-'^^'^'^"'^^''• 
belle  perionne,  qu'on  avoit  fait  voira  l'entremetteufe  ,   on  en  fubftituoit    ^^  Super- 
une  autre  d'une  figure  défagréable  :    ou  fi  l'on  marioit  la  fille  d'un  homme    '^  ^"^' 
libre  avec  Ion  efclave  :    ou  bien  fi  celui  qui  donneroit  ion  elclave  à  une  fille 
libre,  perfuadoit  aux  parens  de  la  fille,  qu'il  eft  fon  fils,  ou  ion  parent:  le 
mariage  ell  déclaré  nul,    &  tous  ceux  qui  ont  trempé  dans  cette  fraude, 
font  ngoureufement  châtiez. 

y.  Il  n'ell  pas  permis  à  un  Mandarin  de  Lettres  de  s'allier  à  aucune  fa-   a  l'égard 
mille  de  la  province,  ou  de  la  ville  dont  il  ell  Gouverneur,  Se  s'il  lui  arri-    «l'un 
voit  de  tranlgrelTer  cette  loi ,   non  i'eulement  le  mariage  feroit  nul  :  mais  il   ^I^ndaiin. 
feroit  condamné  à  une  rude  baftonnade. 

4°.  Dans  le  tems  du  dciiil  de  la  mort  d'un  père  Se  d'une  mère,  tout  ma-  Pourcai/e 
riage  eft  interdit  à  leurs  enfans.  Si  les  promeiFcs  s'etoient  faites  avant  cette  '^^  t)eûil. 
mort  ,  l'engagement  ceflé ,  Se  le  jeune  homme  qui  a  fait  une  femblable 
perte,  doit  en  avertir  par  un  billet  les  parens  de  la  fille  qui  lui  étoit  pro- 
mife :  ceux-ci  ne  fe  tiennent  point  dégagez  pour  cette  i-aiibn  :  ils  attendent 
que  le  tems  du  deuil  foit  expiré.  Se  ils  écrivent  à  leur  tour  au  jeune  hom- 
me, pour  le  faire  reflbuvenir  de  ion  engagement  :  s'il  n'écoute  pas  la  pro- 
pofition,  la  fille  eft  libre,  Se  peut  être  mariée  à  un  autre. 

Il  en  ell  de  même,   s'il  arrivoit  quelque  affliétion  extraordinaire  dans  la    PourMn'c 
famille,  comme  fi,  par  exemple,  le  père  ou  un  proche  parent  étoit  empri-   d'Accident 
fonné  :  le  mariage  n'cft  pas  permis,  à  moins  que  le  prifonnier  n'y  donne  fon    r^^"^]/* 
agrément.  Se  alors  on  ne  fait  point  le  feftin  des  noces.  Se  l'on  s'abftient  de 
tous  les  témoignages  de  joye,  qui  fe  donnent  en  de  pareilles  occafions. 

f.  Enfin  les  perfonnes  qui  font  d'une  même  famille,  ou  qui  portent  le    Entre  Fer- 
même  nom,  quelque  cloif^né  que  foit  leur  degré  d'affinité,  ne  peuvent  fe    '"^""de 
1-      1  1       ^  A  •    r   1       1    •  °  ^    j  ?•         '1,'         r        même  fj- 

marier  eniemble.     Ainu  les  loix  ne  permettent  pas  a  deux  treres  d  epouler    nulle  ou 

les  deux  fceurs  ,   ni  à  un  homme  veuf  de  marier  Ion  fils  avec  la  fille  de  la   de  nicmc 
veuve  qu'il  époufe.  "o"!- 

Si  la  police  Chinoife  a  eu  tant  de  foin  de  régler.lcs  cérémonies,  qui  doi- 
vent accompagner  les  fondions  publiques  Se  particulières ,  de  même  que 
tous  les  devoirs  de  la  vie  civile:  Se  fi  le  cérémonial  entre  fur  cela  dans  les 
plus  grands  détails,  il  n'a  eu  garde  d'oublier  les  devoirs  de  la  piété  filiale,  D  laPie'té 
fur  laquelle  ,  comme  je  l'ai  dit  plus  d'une  fois,  toute  la  forme  du  Gouver-  fi''*'^. 
nement  Chinois  eft  appuyée.  Les  jeunes  gens  témoins  du  refpeél  Se  de  la 
vénération  à  l'égard  des  parens  défunts,  par  les  honneurs  qu'on  ne  ccflcpus 

l'orne  IL  T  de 


146  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

de  leur  rendre  ,   comme  s'ils  vivoicnt  encore  ,   apprennent  de  bonne  heure 
ce  qu'ils  doivent  de  ioumilîîon  8c  d'obéiflancc,  à  leurs  pères  encore  vivans. 
Ses  Effets.       Leurs  anciens  fages  ont  été  convaincus  ,    que  ce  profond  relpect  qu'on 
infpire  aux  enfans  pour  leurs  parens,   les  rend  parfaitement  fournis:    que 
cette  foumiffion  entretient  la  paix  dans  les  familles  :    que  cette  paix  qui  ré- 
gne dans  les  familles  particulières  ,    produit  le  calme  &  la  tranquilite  dans 
les  villes:    que  ce  calme  empêche  les  révoltes  dans  les  provinces,  &  met 
l'ordre  dans  tout  l'Empire:    c'eft  pourquoi  ils  ont  prelcrit  tout  ce  qu'on 
doit  obfcrver  dans  le  tems  du  deuil:   dans  les  funérailles,  Sc  dans  les  hon- 
neurs qu'on  doit  rendre  aux  parens  défunts. 
Du  Deiiil       Le  deiiil  ordinaire  doit  durer  trois  ans,  qu'on  réduit  communément  à 27. 
&  du  tems  mois  :  &  pendant  ce  tems  là,  on  ne  peut  exercer  aucune  charge  publique  :  un 
de^ia  du-     ]y[an(3m.in  ell  obligé  de  quitter  fon  Gouvernement  :  &  un  Miniftre  d'Etat , 
le  foin  des  affaires  de  l'Empire,  pour  vivre  dans  la  retraite,  6c  ne  s'y  occu- 
per que  de  fa  douleur  6c  de  la  perte  qu'il  a  faite,  à  moins  que  l'Empereur 
pour  de  grandes  raifons  ne  l'en  difpenfe ,   ce  qu'il  fait  très-rarement  :  ce 
n'eft  qu'après  les  trois  ans  expirez ,   qu'il  lui  ell  permis  de  reprendre  fon 
emploi. 

Ces  trois  années  paflees  dans  la  triftefle ,   marquent  la  reconnoiflance 
qu'ils  ont  des  foins  que  leurs  parens  ont  pris  d'eux,  pendant  les  trois  pre- 
mières années  de  leur  enfance,  où  ils  avoient  befoin  d'un  fecours  continuel. 
Le  deiiil  des  autres  parens  ell  plus  ou  moins  long,  félon  le  degré  de  pa- 
renté. 
Exemple         Cette  pratique  s'obferve  fi  inviolablement,  que  leurs  annales  confeiTcnt 
de  piété      precieufement  le  fouvenir  de  la  piété  de  Fen  kong  Roi  de  Cin.  Ce  Prince 
filiale  à  ce  avoit  été  chafîè  des  Etats  de  fon  père  Hien  kong^  par  les  adrefTes  Se  les  vio- 
liijet.  lences  de  Li  ki  fa  maraftrc  :    il  voyageoit  en  divers  pays  pour  dillipcrfon 

chagrin  ,  6c  pour  éviter  les  pièges  que  cette  femme  ambitieufè  ne  celToit 
de  lui  tendre  :  lorfqu'il  fut  averti  de  la  mort  de  fon  père,  6c  appelle  par 
Mo  kong  ,  qui  lui  offroit  des  foldats ,  des  armes,  6c  de  l'argent,  pour  fe 
mettre  en  poflèllion  de  fes  Etats:  fa  réponfe  fut,  qu'étant  un  homme  mort 
depuis  fa  retraite  6c  fon  exil ,  il  n'ellimoit  plus  rien  que  la  vertu  6c  la  piéré 
envers  fes  parens  :  que  c'étoit  là  fon  tréfor:  6c  qu'il  aimoit  mieux  perdre 
fon  Royaume  dont  il  étoit  déjà  dépoiiillé  ,  que  de  manquer  aux  derniers 
devoirs  de  piété  ,  qui  ne  lui  permettoient  pas  de  prendre  les  armes  en  un 
t'ems  deflinè  à  la  douleur,  Se  aux  honneurs  funèbres  qu'il  devoit  à  la  mé- 
moire de  fon  perc. 
Couleur 8c  Le  blanc  cft  la  couleur  des  habits  de  deuil,  6c  parmi  les  Princes  6c  par- 
hab't  "^"^r  mi  les  plus  vils  artifans  :  ceux  qui  portent  le  deiiil  complet,  ont  leur  bon- 
Daii!.  "^  net,  leur  vefle  ,  leur  furtout,  leurs  bas,  leurs  bottes  de  couleur  blanche. 
Dans  les  premiers  mois  du  deiiil  qu'ils  portent  de  leur  père  ou  de  leur  mè- 
re, leur  habit  eil  une  efpèce  de  f^ic  de  toile  de  chanvre,  roulfe  6c  fort  clai- 
re ,  à  peu  près  fcmblable  à  nos  toiles  d'emballage  :  une  efpèce  de  corde 
'  )arpillèc  leur  lèrt  de  ceinture:  leur  bonnet  dont  la  figure  eft  aflcz  bizarre, 
"  aufTi  de  toile  de  chanvre.  C'eft  par  cet  air  lugubre,  6c  par  cet  exté- 
rieur 


épar] 
cil  ai 


ET    DE    LA   TARTARIE  CHINOISE. 


14- 


rieur  négligé  ,   qu'ils  affedent  de  témoignei-  la  douleur  qu'ils  reflencent, 
d'avoir  perdu  ce  qu'ils  avoient  de  plus  cher. 

Ils  lavent  rarement  les  corps  morts ,  mais  ils  revêtent  le  défunt  de  fes 
plus  beaux  habits,  êc  le  couvrent  des  marques  de  la  dignité:  enfuite  ils  le 
mettent  dans  le  cercueil  qu'on  lui  a  acheté,  ou  qu'il  s'etoit  fait  conih'uire 
pendant  fa  vie:  car  il  elt  étonnant  de  voir  jufqu'où  va  la  prévoyance  des 
Chinois,  pour  ne  point  manquer  de  cercueil  après  leur  mort  :  tel  qui  n'au- 
ra pour  tout  bien  que  neuf  ou  dix  pilloles,  en  employera  une  partie  à  fe 
préparer  un  cerciieil ,  quelquefois  plus  de  vingt  ans  avant  qu'il  en  ait 
befoin  :  il  le  garde  comme  le  meuble  le  plus  précieux  de  fi  mai- 
fon,  &C  il  le  confidére  avec  complaifiince  :  quelquefois  même  le  fils  fc 
vend  ou  s'engage,  pour  avoir  dequoi  procurer  un  cerciieil  à  fon  père. 

Les  cerciieils  des  peribnnes  aifées,  Ibnt  faits  de  grofles  planches  épaidcs 
d'un  demi  pied  &  davantage  ,  &  fe  coniervent  long-tems:  ils  ibnt  fi  bien 
enduits  en  dedans  de  poix  &  de  bitume,  6c  fi  bien  verniflez  en  dehors, 
qu'ils  n'exhalent  aucune  mauvaife  odeur.  On  en  voit  qui  font  ciselez  dé- 
licatement ,  8c  tout  couverts  de  dorures:  il  y  a  des  gens  riches  qui  em- 
ployent  juiqu'à  trois  cens,  cinq  cens,  £c  même  mille  écus,  pour  avoir  un 
cercueil  de  bois  précieux ,  orne  de  quantité  de  figures. 

Avant  que  de  placer  le  corps  dans  la  bière,  on  répand  au  fond  un  peu  de 
chaux:  8c  quand  le  corps  y  efl;  {^lacé,  on  y  met  ou  un  coufi^n,  ou  beau- 
coup de  coton,  afin  que  la  tête  foit  folidement  appuyée,  8c  ne  remue  pas 
aiiement  :  le  coton  &C  la  chaux  fervent  à  recevoir  l'humeur  qui  pourroit  for- 
tir  du  cadavre  :on  met  auflî  du  coton  ou  autr'^s  choies  femblables,  dans  tous 
les  endroits  vuides,  pour  le  maintenir  dans  la  fituation  oii  il  a  été  mis.  Ce 
feroit  félon  leur  manière  de  penfer,  une  cruauté  inouie  d'ouvrir  un  cadavre, 
êc  d'en  tirer  le  cœur  8c  les  entrailles  pour  les  enterrer  féparèment  :  de  même 
que  ce  feroit  une  chofe  monilrueufe  de  voir,  comme  en  Europe,  des  olTe- 
mens  de  morts,  entafiez  les  uns  fur  les  autres. 

Il  eft  défendu  aux  Chinois  d'enterrer  leurs  morts  dans  l'enceinte  des  vil- 
les ,  8c  dans  les  lieux  qu'on  habite  :  mais  il  leur  ell  permis  de  les  conferver 
dans  leurs  maifons, enfermez  dans  des  cerciieils  tels  que  je  les  ai  dépeints:  ils 
les  gardent  plufieurs  mois,  &c  même  plufieurs  années  comme  en  dépôt, fans 
qu'aucun  Magillrat  puiflè  les  obliger  de  les  inhumer. 

On  peut  même  les  tranfporter  dans  d'autres  provinces,  èc  c'efb  ce  qui  fe 
pratique,  non  feulement  parmi  les  perfonnes  de  qualité,  lefquels  meurent 
hors  de  leur  patrie  dans  les  charges  8c  dans  les  emplois  qui  leur  ont  été  con- 
fiez :  mais  encore  parmi  le  peuple  qui  ell  à  fon  aife,  8c  qui  meurt  dans  une 
province  éloignée,  comme  il  arrive  fouvent  aux  gens  de  commerce.  Un 
fils  vivroit  fans  honneur,  fur  tout  dans  fi  famille,  s'il  ne  faifoit  pas  condui- 
ce  le  corp^  de  Ion  père  au  tombeau  de  fes  ancêtres,  &c  on  refuferoit  de  pla- 
cer fon  nom  dans  la  falle  où  on  les  honore.  Quand  on  les  tranfporte  d'une 
province  à  une  autre,  il  n'efl  pas  permis  fans  un  ordre  de  l'Empereur,  de 
les  faire  entrer  dans  les  villes,  ou  de  les  faire  pafler  au  travers,  mais  on  les 
conduit  autour  des  murailles. 

T  z  On 


De  ia  ma- 
nière d'en- 
fevelir  les 
Morts. 


Des  Cer- 
cueils. 


Comment 
les  Cada- 
vres y  lont 
placés. 


De  h   Sé- 
pulture. 


Les  Cada- 
vres qu'on 
tranfporte 
d'un  lieu  à 
un  autre , 
n'entrent 
point  dans 
les  Villes. 


Refpea 
des  Chi- 
nois pour 
les  Sépul- 
cres, 


Dulieu  or- 
dinaire des 
Sépul- 
chres. 


De  leur 
Forme. 


DesSépul- 
chres  des 
Grands. 


Coutume 
de  garder 
tes  Cada- 
•vres  pen- 
dant plu- 
fieurs  an- 
Bées. 


Ï48  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

On  n'enterre  point  plufieurs  perfonncs ,  même  les  parcns ,  dans  une 
même  fofle,  tant  que  le  fépulchre  garde  la  figure.  On  vient  quelquefois 
de  fort  loin  vifiter  les  Icpulchres  pour  examiner  à  la  couleur  des  oflemens, 
fi  un  étranger  a  fini  fa  vie  par  une  mort  naturelle  ,  ou  par  une  mort  vio- 
lente: mais  il  faut  que  ce  (oit  le  Mandarin  qui  préfide  à  l'ouverture  du  cer- 
cueil, &  il  y  a  dans  les  Tribunaux  de  petits  Officiers,  dont  l'emploi  eft  de 
faire  ce  difcernement  :  ils  y  font  très-habiles.  Il  s'en  trouve  qui  ouvrent 
les  fépulchres  pour  dérober  des  joyaux,  ou  des  habits  précieux:  c'eft  un 
crime  à  la  Chine  qui  e(l  puni  tres-févérement: 

Les  fépultures  font  donc  hors  des  villes,  ôc  autant  qu'on  le  peut,  fur 
des  hauteurs:  fouvent  on  y  plante  des  pins  &  des  cyprès.  Jufqu'à  environ 
une  lieuë  de  chaque  ville,  on  trouve  des  villages,  des  hameaux,  des  mai- 
fons  dii'pcrlees  ça  &  là ,  &  diverfifiéesde  bofqucts,  &  d'un  grand  nombre 
de  petites  collines  couvertes  d'arbres,  £c  fermées  de  murailles:  ce  font  au- 
tant de  fépultures  différentes,  lefquelles  forment  un  point  de  vue  qui  n'efl: 
pas  défagréable. 

La  forme  des  fépulchres  eft  différente  félon  les  difféi-entes  provinces  :  la. 
plû-part  font  bien  blanchis, faits  en  forme  de  fer  à  cheval,  £c  d'une  conf- 
truétion  afléz  jolie.  On  écrit  le  nom  de  la  famille  fur  la  principale  pierre. 
Les  pauvres  fe  contentent  de  couvrir  le  cerciieil  de  chaume, ou  de  terre  é- 
levée  de  cinq  à  fix  pieds,  en  efpèce  de  pyramide.  Plufieurs  enferment  le 
cerciieil  dans  une  petite  loge  de  brique,  en  forme  de  tombeau. 

Pour  ce  qui  eft  des  Grands  &  des  Mandarins ,  leurs  fépulchres  font  d'une 
fi:rufture  magnifique:  ils  conibuiiènt  une  voûte,  dans  laquelle  ils  renfer- 
ment le  cercueil:  ils  forment  au-deflus  une  élévation  de  terre  battue,  hau- 
te d'environ  douze  pieds,  &  de  huit  ou  dix  pieds  de  diamètre,  qui  a  à  peu 
près  la  figure  d'un  chapeau  :  ils  couvrent  cette  terre  de  chaux  8c  de  fable  , 
dont  ils  font  un  maltic,  afin  que  l'eau  n'y  puiffe  point  pénétrer.  Autour 
ils  plantent  avec  ordre  8c  fymmétrie,  des  arbres  de  différentes  efpèccs.  Vis- 
à-vis  eil  une  grande  ,Sc  longue  table  de  marbre  blanc  8c  poli,  fur  laquelle 
eft  une  caflblette,  deux  vaiès.  Se  deux  candélabres  auffi  de  marbre,  8<:  très- 
bien  travaillez  :  de  part  8c  d'autre  on  range  en  plufieurs  files  quantité  de  fi- 
gures d'Officiers,  d'Eunuques  ,  de  foldats,  de  lions,  de  chevaux  fêliez, 
de  chameaux,  de  tortues,  &c  d'autres  animaux  en  différentes  attitudes,  qui 
marquent  du  rcfpeét  8c  de  la  douleur  :  car  les  Chinois  font  habiles  à  don- 
ner de  l'ame  aux  ouvrages  de  fculpture,  8c  à  y  exprimer  toutes  les 
paflîons. 

On  voit  beaucoup  de  Chinois,  qui  pour  donner  de  plus  grands  témoi- 
gnages de  leur  rcfpcct  £c  de  leur  tendrefie  pour  leur?  pères  décédez, gardent 
trois  ou  quatre  ans  leurs  cadavres:  tout  le  tems  que  dure  le  deiiil,_ils  n'ont 
point  d'autre  chaiic  pour  s'affeoir  pendant  le  jour,  qu'un  éicabeau  couvert 
d'une  fcrge  blanche,  &:  la  nuit  ils  le  coucheni:  auprès  du  cerciieil ,  fur  une 
fimple  natte  faite  de  rofeaux.  Ils  s'intcrdifcnt  tout  ufage  de  viande  8c  de 
vin:  ils  ne  peuvent  affilier  à  aucun  repas  de  cérémonie,  ni  fc  trouver  dans 
aucune  aflemblée  publique.     S'ils  fout  obligez  de  fortir  en  ville,  ce  qu'ils 

ne 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  145, 


ne  font  d'ordinaire  qu'après  un  certain  tems,  la  chaife  même  dans  laquelle 

ils  le  font  porter,   ell  quelquefois  coum-te  d'une  toile  blanche.     Le  Tiao  Du  Ttao-, 

ou  la  cérémonie  iolemnclle  qu'on  rend  au  défunt,  dure  ordinairement  fept  °"  ^'^•^'• 

jours  ,    à  moms  que  quelque  railon   n'oblige   a    le    contenter  de  trois  knindlf" 

jours.  qu'   nrcBci 

Pendant  qu'il  eft  ouvert  ,  tous  les  parens ,  &:  les  amis  qu'on  a  eu  foin  =>"  Uéfuut. 
d'inviter,  viennent  rendre  leurs  devoirs  au  défunt  :  les  pius  proches  parens 
relient  même  dans  la  mailon:  le  cercueil  elf  expofc  dans  la  principale  falle, 
qu'on  a  parée  d'étoffes  blanches,  qui  font  fouvcnt  entre- mêlées  de  pièces 
de  foye  noire  &:  violette,  &  d'autres  orncmens  de  deiiil:  on  met  une  table 
devant  le  cerciieil  :  l'on  place  iiir  cette  table,  ou  l'image  du  défunt,  ou 
bien  un  cartouche  où  fon  nom  ell  écrit,  &  qui  ell  accompagné  de  chaque 
côté  de  fleurs,  de  parfums,  &  de  bougies  allumées. 

Ceux  qui  viennent  faire  leurs  complimens  de  condoléance,  Hiluent  le  dé-  ^?^  ^o™" 
funt  à  la  manière  du  pays,    c'eft-à-dire,  qu'ils  fe  prollernent  6c  frappent   oondo-'^* 
plufieurs  fois  la  terre  du  front  devant  la  table,  fur  laquelle  ils  mettent  en-   léancc. 
fuite  quelques  bougies  &  quelques  parfums,  qu'ils  apportent  félon  la  coutu- 
me.    Ceux  qui  étoient  amis  particuliers ,    accom;>agnent  ces  cérémonies 
de  gémiflemens ,    Se  de  pleurs  ,   qui  fe  font  entendre  quelquefois  de  fort 
loin. 

Tandis  qu'ils  s'acquittent  de  ces  devoirs ,  le  fils  aîné  accompagné  de  fes 
frères,  fort  de  derrière  le  rideau  qui  ell  à  côté  du  cercueil,  le  traînant  à 
terre  avec  un  vilage,  fur  lequel  eil  peinte  fa  douleur,  &  fondant  en  larmes, 
dans  un  morne  &  profond  filence  :  ils  rendent  les  faluts  avec  la  même  céré- 
monie qu'on  a  pratiquée  devant  le  cerciieil.  Le  même  rideau  cache  les  fem- 
mes ,  qui  pouffent  à  diverfes  reprifes  les  cris  les  plus  lugubres. 

Quand  on  a  achevé  la  cérémonie,  on  fe  lève,  &  un  parent  éloigné  du 
défunt,  ou  un  ami  étant  en  deiiil,  fait  les  honneurs:  &  comme  il  a  été 
vous  recevoir  à  la  porte,  il  vous  conduit  dans  un  autre  appartement,  où 
l'on  vous  préfente  du  thé,  &  quelquefois  des  fruits  fecs,  &  d'autres 
femblables  rafraichifTements ,  après  quoi  il  vous  accompagne  jufqu'à  vo- 
tre chaife. 

Ceux  qui  font  peu  éloignés  de  la  ville,  y  ^^cnnent  exprès,  pour  rendre 
ces  devoirs  en  perfonne  :  ou  fi  la  di  fiance  des  lieux  ne  leur  permettoit  pas,  ou 
qu'ils  fufTent  indifpofés,  ils  envoyent  un  domeflique  avec  un  billet  de  vifi- 
te,  &  leurs  préfens,  pour  faire  leurs  excufes.  Les  enfans  du  défunt,  ou  du 
moins  le  fils  aîné  font  enfuite  obligez  de  rendre  la  vifite  à  tous  ceux  qui  font 
venus  s'acquiter  de  ce  devoir  d'amitié  :  mais  on  les  exempte  de  la  peine 
qu'ils  auroient  à  voir  tant  de  perfonnes:,  if  fufîit  qu'ils  fe  préfcntent  à  la 
porte  de  chaque  maifon,  ôc  qu'ils  y  faflent  donner  un  billet  de  yifite  par  un 
domeflique. 

Lorfqu'on  a  fixé  le  jour  des  obféques,  on  en  dcnne  avis  à  tous  les  parens   Des  ObfiH 
êc  anris  du  défunt,  qui  ne  manquent  pas  de  fe  rendre  au  jour  marqué:  la  ^"^^* 
marche  du  convoi  commence  par  ceux  qui  poitent  différentes  fl.itii.es  de 
carton,  lefquelles  repréfcntent  des  efclaves ,    des   tygres  ,  des   lions,   des 


cfee-^ 


ifo  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

chevaux,  8cc.  DiverCes  troupes  fui  vent,  &c  marchent  deux  à  deux:  les 
uns  portent  des  étendarts ,  des  bandeioUc ?  ,  ou  des  caflblettcs  remplies 
de  parfums  :  plufieurs  jouent  des  airs  lugubres  lur  divers  inftrumens  de 
mufique. 

Il  y  a  des  endrois  où  le  tableau  du  défunt  cft  élevé  au-deflus  de  tout  le 
Obféquïs  ^'<^^*^  •  ^^  y  ^'°^^  écrits  en  gros  caraéteres  d'or  fon  nom  &  la  dignité  :  pa- 
roît  cnfuite  le  cercueil  couvert  d'un  dais  en  forme  de  dôme,  qui  elt  entiè- 
rement d'étoffe  de  foye  violette, avec  des  houpes  de  Ibye  blanche  aux  quatre 
coins,  qui  font  brodées,  cc  très-proprement  entrelaflécs  de  cordons.  La  ma- 
chine dont  nous  parlons,  &;  fur  laquelle  on  a  pofé  le  cercueil,  eft  portée 
parfoixante-quatre  hommes.  Ceux  qui  nefont  point  en  état  d'en  faire  la  dé- 
penfe,  fe  fervent  d'une  machine,  qui  n'exige  p.is  un  fi  grand  nombre  de 
porteurs.  Le  fils  aîné  à  la  tête  des  autres  enfaas,  6c  des  petits  fils,  fuit  à 
pied,  couvert  d'un  fac  de  chanvre,  appuyé  fur  un  bâton  le  corps  tout  cour- 
•  bé  &  comme  accablé  fous  le  poids  de  fa  douleur. 

On  voit  enfuite  les  parens  5c  les  amis  tous  vêtus  de  deiiil,  &  un  grand 
nombre  de  chaifes  couvertes  d'étoffe  blanche,  où  font  les  filles,  les  fem- 
mes &  les  efclaves  du  défunt,  qui  font  retentir  l'air  de  leurs  cris. 

Rien  n'eil  plus  furprenant  que  les  pleurs  que  verfent  les  Chinois,  Scies 
cris  qu'ils  font  à  ces  fortes  d'obléqucs  :  mais  comme  tout  paroît  à  un  Euro» 
péan  y  être  réglé,  &  fe  faire  par  mefure,  l'afFeélation  avec  laquelle  ils  fem- 
blent  témoigner  leurs  regrets,  n'eft  pas  capable  d'exciter  dans  lui  les  mê- 
mes fentimens  de  douleur  dont  il  efl  témoin. 

Quand  on  eft  arrivé  au  lieu  de  la  fépulture,  on  voit  à  quelques  pas  de  la 
tombe,  des  tables  rangées  dans  des  falles  qu'on  a  fait  élever  exprès:  &  tan- 
dis que  les  cérémonies  accoutumées  fe  pratiquent,  les  domefliques  prépa- 
rent un  repas,  qui  fert  enfuite  à  régaler  toute  la  compagnie. 

Quelquefois  après  le  repas,  les  parens  &  les  amis  ic  profternent  de  nou- 
veau en  frapant  la  terre  du  front  devant  le  tombeau.     Ordinairement  on  fe 
contente  de  fiiire  des  remercimens.     Le  fils  aîné  5c  les  autres  enfans  répon- 
dent à  leurs  honnêtetcz  par  quelques  fignes  extérieurs  :  mais  dans  un  pro- 
fond filence.     S'il  s'agit  d'un  grand  Seigneur,  il  y  a  plufieurs  appartemens 
à  fa  fépulture,  6c  après  qu'on  y  a  porté  le  cercueil,  un  grand  nombre  de 
parens  y  demeurent  un  ou  même  deux  mois,  pour  y  renouveller  tous  les 
jours,  avec  les  enfans  du  défunt,  les  marques  de  leur  douleur. 
Des  Funé-        '^"^  funérailles  des  Chrétiens ,  on  porte  la  croix  fur  une  grande  machi- 
railles  des    ne  fort  parée,  6c  foutenuc  de  plufieurs  perlbnnes,  avec  les  images  de  la 
Chrétiens     fainte  Vierge,  6c  de  fiiintMichel,  Archange. On  verra  le  détail  des  autres 
de  la  Chi-    cérémonies,  dans  la  defcription  que  je  fais  plus  bas,  de  celles  qu'on  obier- 
"^^  va  à  la  mort  du  P.  Verbielt. 

l'articula-  Celles  qui  fe  firent  à  l'enterrement  du  P.  Broglio  parurent  fi  magnifiques 
"'u* '^j  aux  Chinois,  qu'ils  en  firent  imprimer  la  defcription.  L'Empereur  hono- 
^'^  ^'  "  ra  fon  tombeau  d'une  épitaphe,  6c  pour  en  faire  les  frais,  il  envoya  dix  piè- 
ces de  toile  blanche  pour  le  deuil,  deux  cens  onces  d'argent ,  avec  un  Man- 
darin ,  6c  d'autres  Officiers  pour  afllfter  de  fa  part  aux  obféques. 

Le 


P.  Broglio. 


ET    DE   LA    TARTARIE    CHINOISE.  ifi 

Le  deiiil  devient  général  dans  tout  l'Empire,  quand  la  mort  attaque  le    Détail  des 
Trône.     Lorique  l'Impératrice  mère  fut  enlevée  au  feu  Empereur  Canght^   Obféques 
le  grand  deiiil  dura  cinquante  jours.  Pendant  tout  ce  tems-la  les  Tribunaux   ^,""^.''"' 
furent  fermez,  6c  l'on  ne  parla  d'aucune  aftaire  à  l'Empereur:  les  Manda-    ^^"^^  "'^^' 
rins  paflbient  tout  le  jour  au  palais, uniquement  occupez  à  pleurer, ou  à  en 
faire  femblant.-plufieurs  y  pallbient  la  nuit  affis  à  l'air  pendant  le  plus  grand 
froid  :  les  fils  mêmes  de  l'Empereur  dormoient  au  palais ,  lans  quitter  leurs 
vêtements.     Tous  les  Mandarins  à  cheval,  vêtus  de  blanc,  &  fans  grande 
fuite,  allèrent  pendant  trois  jours  faire  les  cérémonies  ordinaires  devant  le 
tableau  de  l'Impératrice  défunte.     La  couleur  rouge  étoit  profcritc  :  ain- 
iî  ils  portoient  le  bonnet  fans  foye  rouge,  &  fans  aucun  ornement. 

Quand  on  porta  le  corps  de  l'Impératrice  au  lieu  de  fon  dépôt,  l'Empe-    CoûtHmc 
reur  voulut  qu'on  le  fît  pafler  par  les  portes  ordinaires  du  palais ,  affeftant   a'bolîedanî 
de  montrer  par-là  combien  il  meprifoit  les  idées  fuperftitieuiés  des  Chinois:    cette  oc- 
car  c'eft  parmi  eux  un  ufage  de  faire  de  nouvelles  ouvertures  à  leurs  mai-   cafion. 
fons,  quand  on  doit  tranfporter  le  corps  de  leurs  parens  décédez  au  lieu  de 
leur  fépulture,  &:  de  les  refermer  auflî-tôt,  afin  de  s'épargner  la  douleur  que 
leur  cauferoit  le  fréquent  fouvenir  du  défunt  qui  fe  renouvelleroit  toutes  les 
fois  qu'ils  pafTeroient  par  la  même  porte  où  eit  pafle  le  cercueil.   Hors  delà 
ville  on  bâtit  un  vafte  ôc  grand  palais  tout  de  nattes  neuves,  avec  les  cours, 
les  falles ,  ôc  les  corps  de  logis ,  pour  y  placer  le  corps ,  jufqu'à  ce  qu'on  le 
portât  au  lieu  de  la  fépulture  Impériale. 

Quatre  jeunes  Demoifelles  qui  la  fervoient  avec  affeûion  pendant  fa  vie,   Demoifcl- 
vouloient  l'accompagner  à  la  mort,  pour  lui  rendre  les  mêmes  fervices  dans  '^^  *3"' 
l'autre  monde:  elles  avoient  pris  leurs  atours, dans  le  deflein,  félon  l'ancien-    J-f^mJ], 
ne  coutume  des  Tartares,  d'aller  s'immoler  devant  le  corps  de  leur  mai-    devant  ion 
trèfle:  mais  l'Empereur,  qui  défapprouvoit  une  coutume  fi  barbare  les  em-    Corps, 
pécha  d'en  venir  à  l'exécution.  Ce  Prince  à  défendu  d'obferver  déformais  dans  Coutume 
Ion  Empire,  cette  coiitume  extravagante  qu' avoient  les  Tartares,  de  brû-   abolie  à 
1er  les  richefles,  &  même  quelquefois  des  domeftiques  des  grands  Seigneurs,   '^'^"^  °'^' 
lorfqu'on  faifoit  leurs  funérailles  en  brûlant  leurs  corps.  *^'  °°* 

Les  cérémonies  qu'on  obferve  aux  obféques  des  Grands,    ont  quelque   obféques 
chofe  de  magnifique.     On  en  pourra  juger  par  celles  qui  fe  firent  à  la  mort   des 
de  Tavangye^  frère  aîné  du  feu  Empereur  C^w^ /;/,  aufquelles  quelques  uns    Grands, 
de  nos  Miffionnaires  furent  obligez  d'ailiiler. 

Le  convoi  commença  par  une  troupe  de  trompettes  &  de  joueurs  d'inf-   De  Ta- 
trumens:  après  quoi  venoient  deux  à  deux  dans  l'ordre  fuivant:  i"»»!  ï'.^" 

Dix  porteurs  de  mafles,  qui  étoient  de  cuivre  doré.  particulier. 

Quatre  parafibls,  &  quatre  dais  de  drap  d'or. 

Six  chameaux  à  vuide,  avec  une  peau  de  zibeline  pendue  au  col. 

Six  chameaux   chargez  de  tentes  8c  d'équipages  de  chafle,  couverts  de 
grarides  houfles  rouges ,  qui  traînoient  jufqu'à  terre. 

Six  chiens  de  chaffe  menez  en  lefle. 

Qiiatorze  chevaux  de  main  fans  felle,  ayant  feulement  la  bride  jaune  ôc 
la  zibeline  pendante. 

Six 


ifi  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  des        S^^  autres  chevaux  ,    portans  de  magnifiques  valifes  pleines  des  habits 
Obiéques     qu'on  doit  brûler. 

de  Tuvan^       Six  autres  chevaux,  avec  des  Celles  brodées,  des  étriers  dorez,  6cc. 
y-'  Quinze  cavaliers  portant  des  flèches,  des  arcs,  des  carquois,  6cc. 

Huit  hommes  portans  cliacun  à  la  main  une  ceinture  à  la  Tartare  toute 
complette,  d'où  pendoient  des  bourfes,  chargées  de  perles. 
Dix  hommes  portans  à  la  main  des  bonnets  de  toutes  les  faifons. 
Une  chaile  découverte,  lemblable  à  celle  oîi  l'on  porte  l'Empereur  dans 
le  palais. 

Une  autre  chaife  avec  des  couffins  jaunes. 

Les  deux  fils  du  Prince  défunt,  appuyez  fur  des  Eunuques,  Sc  s'efFor- 
^         çans  de  pleurer. 

Le  cercueil  avec  fa  grande  impériale  jaune,  porté  par  foixantc  ou  qua- 
tre-vingts hommes,  habillez  de  verd,  avec  des  aigrettes  rouges  fur  leurs 
bonnets. 

Les  yfgo  en  pelotons ,  entourez  de  leurs  gens. 
Les  Regnios^  &  autres  Princes. 

Deux  autres  cercueils  où  étoient  renfermées  deux  concubines  qui  s'é- 
toient  pendues,   pour  fervir  le  Prince  dans  l'autre  monde,   comme  elles 
l'avoient  fervi  dans  celui-ci. 
Les  Grands  de  l'Empire. 

Les  chaifes  de  la  femme  du  Prince  défunt ,  &  des  PrincefTes  fes 
parentes. 

Une  foule  de  peuples,  de  Lamas,  de  Bonzes  fermoient  la  marche. 
Toutes  les  huit  bannières,  avec  tous  les  Mandarins,  grands  &  petits, 
étoient  allées  devant,  6c  étoient  rangées  comme  en  bataille,  pour  recevoir 
le  corps  à  l'entrée  du  jardin  où  il  devoit  être  dépofé,  jufqu'à  ce  qu'on  eût 
conftruit  le  tombeau  du  Prince. 

Enfin  l'on  comptoit  à  cette  cérémonie  plus  de  feize  mille  perfonnes. 
Devoirs  8c       Les  devoirs  &  les  honneurs  qu'on  rend  dans  chaque  famille  aux  ancêtres 
Honneur^    défunts,  ne  fe  bornent  pas  au  tems  du  deuil  &  de  leur  iepulture.     Il  y  a 
aux^AïKê-  '^^"^  autres  fortes  de  cérémonies  qui  doivent  s'obferver  chaque  année  à 
très  de-    '   leur  égard. 

funts.  Les  premières  fe  pratiquent  dans  la  falle  des  ancêtres  ,  à  certains  mois 

Sont  de       de  l'année:  car  il  n'y  a  point  de  famille  qui   n'ait  un  bâtiment  fait  exprès  , 

deux  efpè-  pour  cette  cérémonie.     Ce  bâtiment  fe  nomme  tfe  tang,   c'cil-à-dire,  la 

*^^'"  ialle  des  ancêtres.     Là  fe  rendent  toutes  les  branches  d'une  même  famille. 

Première      compoféc  quelquefois  de  fept  à  huit  mille  perfonnes:   car  on  a  vu  de  ces 

'  ^^'^^'        aficmbléos  qui  étoient  compoices  de  87.   branches  de  la  même  famille. 

Alors  il  n'y  a  point  de  dillinétion  de  rang  :   l'artifan,    le  laboureur,   le 

Mandarin,  le  Lettré,  font  confondus  enfemble,    &  ne  fe  méconnoiflent 

point.     C'ell  l'âge  qui  régie  tout,  6c  le  plus  âgé,  quoique  le  plus  pauvre, 

aura  le  premier  rang. 

Il  y  a  dans  cette  falle  une  longue  table  placée  contre  la  muraille,  & 
chargée  de  gradins.     On  voit  lur  cette  table  allez   fouvent  l'image  du 

plus 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  i 


fî 


plus  confidérable  des  ancêtres,  ou  du  moins  fôn  nom  avec  les  noms  des 
hommes,  des  femmes,  6c  des  enfans  de  la  famille,  rangez  des  deux  co- 
tez, ôc  écrits  fur  des  tablettes,  ou  petites  planches  de  bois,  de  la  hauteur 
d'environ  un  pied,  avec  l'âge,  la  qualité,  l'emploi  Qc  le  jour  que  chacun 
d'eux  eft  décédé. 

Tous  les  parens  s'aflemblent  dans  cette  falle  au  Printems  ,    &  quelque-  Détail  de 
fois  dans  l'Automne:    les  plus  riches  font  préparer  un  fcltin:   on  charge  ces  Céré- 
plufieurs  tables  d'une  quantité  de  plats  de  viandes ,  de  ris,  de  fruits,  de  "loii'"- 
parfums,  devin,  &  de  bougies,  à  peu-près  avec  les  mêmes  cérémonies, 
que  leurs  enfans  pratiquoicnt  a  leur  égard,  lorfqu'ils  étoient  vivans,  &  qui 
fe  pratiquent  à  l'égard  des  Mandarins  le  jour  de  leur  naiflance,  ou  quand 
ils  prennent  poflelhon  de  leurs  Gouvernemcns.     Pour  ce  qui  ell  de  ceux  du 
petit  peuple,  qui  n'ont  pas  le  moyen  d'avoir  un  bâtiment  delliné  à  ces 
ufages,  ils  fe  contentent  de  placer  le  nom  des  ancêtres  les  plus  proches, 
dans  l'endroit  le  plus  apparent  de  leur  maifon. 

Les  autres  cérémonies  fe  pratiquent  au  moins  une  fois  l'année,  au  lieu  Seconde 
même  de  la  fépulture  des  ancêtres.  Comme  les  tombeaux  font  hors  de  la  ^fpète. 
ville,  6c  fouvent  dans  les  montagnes,  les  enfans  s'y  rendent  avec  leurs 
parens  chaque  année,  à  un  certain  tems  qui  fe  trouve  depuis  le  commen- 
cement d'Avril  jufqu'au  commencement  de  May  :  ils  commencent  par 
arracher  les  herbes  6c  les  broflailles  qui  environnent  le  fépulchre  :  après 
quoi  ils  leur  donnent  des  marques  de  refpeét,  de  reconnoillance ,  6c  de 
douleur,  avec  les  mêmes  cérémonies  qu'ils  ont  obfervées  à  leur  mort: 
puis  ils  mettent  fur  le  tombeau  du  vin  6c  des  viandes,  qui  leur  fervent  en- 
fuite  à  fe  régaler  tous  enfemble. 

On  ne  peut  difconvenir  que  les  Chinois,  qui  font  excelîîfs  dans  toutes 
leurs  cérémonies,  ne  le  foient  encore  plus  dans  la  manière  dont  ils  hono- 
rent les  défunts  :  mais  c'eft  une  maxime  établie  par  leurs  loix  Se  par  l'u- 
fage,  qu'il  faut  rendre  à  ceux  qui  font  décédez,  les  mêmes  honneurs  qu'on 
leur  rcndoit  quand  ils  étoient  vivans. 

Dans  le   livre  Lu  nyn  Confucius   dit  ,    qiCil  faut  rendre  les  devoirs  aux   Sentiment 
morts ^  comme  s'ils  étoient  pré fens  13  pleins  de  vie:  un  de  fes  difciples  expli-   °.^*^^"/''- 
quant  ces  paroles,  dit  que  quand  fon  maître  offroit  aux  morts  ce  qu'on  a   Devoirs 
coiâtume  de  leur  prcfenter  ,    il  le  faifoit  avec  beaucoup  d'affcftion  :    6c  dûs  aux 
pour  s'y  porter  d'avantage,  il  s'imaginoit  qu'il  les  voyoit,  6c  qu'il  les  en-   Morts. 
tendoit  :  6c  parce  qu'il  y  avoit  long-tems  qu'ils  étoient  morts,  il  fe  les  rap- 
pelloit  de  tems  en  tems  dans  l'efprit. 


Dans  le  livre  du  Li  ki ,  le  fameux  Pe  hu  tung  qui  vivoit  fous  l'Emp 


ire 


Répréfen- 
tatioii  du 
Défunt 
dans  un 


de  Han  chao^  dit  que  la  raifon  pour  laquelle  on  fait  ce  petit  tableau,  ell  que 

l'ame  ou  l'efprit  du  mort  étant  invifible,   il  faut  un  objet  fenfible,   qui 

porte  un  enfant  à  fe  reflouvenir  de  fes  parens,  qui  puifle  arrêter  fon  cceiu-  tableau 

ôc  fa  vue,  6c  lui  donner  de  la  confolation.     Un  pcrc  étant  enterré,  il  ne 

refte  plus  rien  aux  enfans  qui  puifle  fixer  leurs  cœurs  :  c'eft  ce  qui  les  porte 

à  faire  un  tableau,  pour  lui  faire  honneur. 

Les  anciens  Chinois  fe  fervoient  d'un  petit  enfant,  comme  d'une  image  U'age 

Tome  IL  V  vi-  ^''"  ^ 

fuj  et. 


Superche- 
rie des 
Bonzes  au 
fujet  de 
ces  Céré- 
monies. 


if4  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

vivante, pour  repréfenter  le  défunt:  ceux  qui  font  venus  depuis,  ont  fub- 
flitué  l'image  ou  la  tablette, pour  tenir  en  quelque  forte  fii  place,  èc  ils  ren- 
dent à  cette  repréfentation  les  mcines  devoirs  qu'ils  rendroient  à  leurs  ancê- 
tres, s'ils  étoienten  vie:  parce  qu'il  leur  eft  plus  aifé  d'avoir  cette  tablet- 
te, que  de  trouver  un  entant  ,  toutes  les  fois  qu'ils  veulent  témoigner  à 
leurs  parens  morts,  la  reconnoilfance  qu'ils  leur  doivent  de  la  vie, des  biens,, 
ôc  de  la  bonne  éducation  qu'ils  ont  reçue  d'eux. 

Il  eft  vrai  que  l'idolâtrie  ayant  été  introduite  dans  l'Empire,  les  Bonzes 
ou  Taofsce,  que  des  vues  intéreffëes  engageoient  à  tromper  le  peuple,  ont 
mêlé  dans  ces  cérémonies  pluficurs  pratiques  fuperlHtieules,  telles  que  font 
celles  de  brûler  du  papier  doré  en  forme  de  monnoye,  &  même  des  étoffes 
de  foye  blanche,  comme  fi  ces  chofes  pouvoient  leur  fervir  dans  l'autre 
monde:  de  prêcher  que  les  âmes  fe  trouvent  fur  les  tablettes  où  leurs  noms 
font  écrits,  6c  qu'elles  fe  repaiffentdcla  fumée  des  viandes  &  des  parfums 
qu'on  brûle.  , 

Ces  coutumes  ridicules  font  très-éloignées<le  la  véritable  doétrine  Chi- 
noife,  6c  n'ont  de  force  que  parmi  une  troupe  ignorante  qui  fuit  ces  fortes 
de  fedes:  6c  même  quoique  ces  Bonzes  ayent  introduit  leurs  fuperflitions 
particulières,  ils  ne  laiflent  p.as  de  regarder  toujours  les  anciennes  cérémo- 
nies, comme  autant  de  marques  du  refpedt  filial,  que  les  enfans  doivent  à 
leurs  parens  défunts. 


•*'»&**4&€>'^^^*4&'3t:i&**^*>*^&*:î&^*>******-*&******-^»& 


Des    Pit/om   ou   l'on   renferme    les   Criminels 
châîtmens  dont  on  les  punit. 


Êf    des 


Des  Pri- 
ions. 


Des  Pro- 
cédures 
Criminel* 
les. 


Quoique  la  Juftice  de  la  Chine  nous  paroiffe  lente, par  les  longues  pro- 
cédures qu'elle  obferve,  pour  ne  pas  priver  mal-à-propos  les  hom- 
mes d'un  bien  auffi  confidérable  que  la  vie  6c  l'honneur,  elle  ne  laif- 
fe  pas  de  punir  févérement  les  criminels ,  6c  de  proportionner  la  peine  à 
rénormité  des  crimes. 

Les  aflfiiircs  criminelles  paffent  le  plus  fouvent  par  cinq  ou  fix  Tribu- 
naux, avant  qu'on  en  vienne  à  une  fentence  décifîve:  ces  Tribunaux  font 
fubordonnez  les  uns  aux  autres,  6c  ont  droit  de  revoir  tous  les  procès,  6c 
de  faire  des  informations  exaftes  fur  la  vie  6c  les  mceui-s  des  accuiateurs 
ôc  des  témoins ,  aufli  bien  que  fur  les  crimes  des  perfonnes  qu'ils  doivent 
juger. 

Cette  lenteur  dans  les  procédures  efb  favorable  aux  accufez  ,  en  ce  qu'il 
eft  rare  que  l'innocence  l'oit  opprimée  ,  mais  auffi  elle  les  fait  refter  long- 
tems  dans  les  prifons.  Ces  pril'ons  n'ont  ni  l'horreur,  ni  la  falleté  des  pri- 
fons  d'Europe,  6c  elles  font  beaucoup  plus  commodes  6c  plus  fpacieulés: 
elles  font  bâties  de  la  même  force  prefque  dans  tout  l'Empire,  6c  fîtuées 
dans  des  lieux  peu  éloignez  de  leurs  Tribunaux. 

Quand 


ET    DE    LA   TARTARIE   CHINOISE, 


iff 


Qiiand  on  eft  entré  par  la  première  porte  qui  donne  fur  la  rue,  on  mar- 
che dans  une  allée  qui  conduit  à  une  féconde  porte,  par  oii  l'on  entre  dans 
une  bailé  cour  ,  qu'on  traverfe  pour  arriver  à  une  troifiéme  porte,  qui  efl 
le  logement  des  Geôliers.  Dc-là  on  entre  dans  une  grande  cour  quarrée. 
Aux  quatre  côtés  de  cette  cour  font  les  chambres  des  prifonniers,  élevées 
fur  degrofles  colomnes  de  bois,  qui  forment  une  efpéce  de  galerie.  Aux 
quatre  coins  font  des  prifons  fécrettes ,  oii  l'on  renferme  les  fcélérats  :  il  ne 
leur  eft  pas  libre  de  Ibrtir  pendant  le  jour,  ni  de  s'entretenir  dans  la  cour, 
comme  on  le  permet  quelquefois  aux  autres  prifonniers.  Cependant  avec  de 
l'argent,  ils  peuvent  obtenir  pour  quelques  heures  cet  adouciflement  :  mais 
on  a  la  précaution  de  les  retenir  pendant  la  nuit  arrêtez  par  de  groflcs  chaî- 
nes, dont  on  leur  lie  les  mains,  les  pieds,  &  le  milieu  du  corps:  ces  chaî- 
nes leur  preflent  les  flancs,  &  les  ferrent  de  telle  forte,  qu'à  peine  peuvent- 
ils  fe  remuer.  Quelque  argent  donné  encore  à  propos,  peut  être  auflî  un 
moyen  d'adoucir  la  févérité  des  Geôliers,  6c  de  rendre  leurs  fers  plus  fup- 
por  tables. 

Pour  ce  qui  eft  de  ceux  dont  les  fautes  ne  font  pas  confidérables ,  Se  qui 
ont  la  liberté  pendant  le  jour  de  fe  promener,  6c  de  prendre  l'air  dans  les 
cours  de  la  prifon,  on  les  alTemble  tous  les  foirs,  on  les  appelle  l'un  après 
l'autre,  6c  on  les  enferme  dans  une  grande  falle  obfcure:  ou  bien  dans  leurs 
petites  chambres ,  quand  ils  en  ont  loué  pour  être  logez  plus  commo- 
dément. 

Une  Sentinelle  veille  toute  la  nuit,  pour  tenir  tous  les  prifonniers  dans  un 
profond  filence  ,  Se  fi  l'on  entendoit  le  moindre  bruit,  ou  fi  lu  lampe  qui 
doit  être  allumée,  venoit  à  s'éteindre,  onavertiroit  auflitôt  les  Geôliers 
pour  remédier  au  défordre. 

D'autres  font  chargés  de  faire  continuellement  la  ronde,  6c  il  eft  difficile 
qu'aucun  des  prifonniers  s'expofe  à  tenter  des  moyens  de  s'évader,  par- 
ce qu'aulîîtôc  il  feroit  découvert,  Se  ne  manqueroit  pas  d'être  févérement 
puni  par  le  Mandarin  ,  qui  vifite  très-iouvent  les  prifons,  6c  qui  doit  être 
toujours  en  état  d'en  rendre  compte:  car  s'il  y  a  des  malades,  il  en  doit  ré- 
pondre: c'eft  à  lui  de  faire  venir  les  Médecins ,  de  faire  fournir  les  remèdes 
aux  frais  de  l'Empereur,  6c  d'apporter  tous  fes foins  pour  rétablir  leur  fanté. 
On  eft  obligé  d'avertir  l'Empereur  de  tous  ceux  qui  y  meurent,  6c  fou- 
vent  Sa  Majefté  ordonne  aux  Mandarins  fupérieurs,  d'examiner  fi  le  Man- 
daiùn  de  la  Juftice  Subalterne  a  fixit  fon  devoir. 

C'eft  dans  ces  tems  de  vifite  que  ceux  qui  font  coupables  de  quelque  cri- 
me qui  mérite  la  mort,  paroiflent  avec  un  air  trifte,  un  vifage  hâve  èc  dé- 
figuré, la  tête  panchée  ,  Se  les  pieds  chancellans:  ils  tâchent  par-là  d'ex- 
citer la  compaffion ,  mais  fort  inutilement  :  car  ce  n'eft  pas  feulement  pour 
s'alTûrer  de  leurs  perfonnes  qu'on  les  retient  en  prifon,  mais  en  partie 
pour  les  mattcr,  Se  leur  faire  fubir  un  commencement  de  la  peine  qu'ils 
méritent. 

Il  y  a  de  grandes  prifons  comme  celles  de  la  Cour  Souveraine  de  Peti.[^, 

où  l'on  permet  aux  marchands  6c  aux  ouvriers,  tels  que  font  les  tailleurs, 

V  z  les 


Detrip- 
tion  des 
Prifons. 


Des  Pri- 
fonniers. 


Police  d.ins 
les  rdlbns. 


Delà  Vi?i- 
lance  né- 
celîflire  au 
Mandarin 
de  Juftice. 


DiverHté 
ikPnfons. 


Prifon  des 
Femmes. 


Coutume 

denepoint 

fortir  un 

Prifonnier 

mort  par  la 

porte  delà 

prifon. 

Urage  des 

Perionnes 

de  rang  à 

cette  occa- 

flon. 

De  la  Pu. 

mition. 

Partiliérc- 

ment  de 

la  Bafton- 

iiade. 


Du  Pan 
>i«ou  Inf- 
irument 
ëe  correc- 
tion. 


De  la  ma 

niera  de 
donner  la 
Baftonna- 


xj-d  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DELA  CHINE, 

les  bouchers,  les  marchands  de  ris  8c  d'herbes,  8cc.  d'entrer  dans  les  pri- 
ions pour  le  iervice  ik  la  commodiré  de  ceux  qui  y  font  détenus.  Il  y  a 
même  des  cuifiniers  qui  apprêtent  a  manger,  Se  tout  s'y  fait  avec  un  grand 
ordre  par  la  vigilance  des  Officiers. 

La  prifon  des  femmes  ell  fcparée  de  celle  des  hommes  :  on  ne  leur  peuc 
parler  que  par  une  grille, ou  par  le  tour  qui  fert  à  leur  fournir  leurs  befoins  : 
mais  il  ell  très-rare  qu'aucun  homme  en  approche. 

Il  y  a  encore  quelques  endroits,  oii,  loriqu'un  prifonnier  vient  à  mou- 
rir, on  ne  permet  pas  de  faire  palier  ion  cadavre  par  la  porte  ordinaire  de  la 
prifon,  mais  par  une  ouverture  qu'on  a  foin  de  pratiquer  au  mur  de  la  pre- 
mière cour,  &  qui  ne  fert  qu'au  palTlige  des  morts. 

Les  pcrfonnes  d'un  certain  rang,  qui  fe  trouvent  dans  la  prifon  en  dan- 
ger de  mort,  demandent  en  grâce  d'en  fortir  avant  qu'elles  expirent,  pour 
que  leurs  corps  ne  partent  pas  par  cette  ouverture  ,  ce  qu'elles  regardent 
comme  une  tache  infamante:  aufli  la  plus  affreufe  imprécation  qu'un  Chi- 
nois puille  faire  contre  celui  à  qui  il  fouhaite  du  mal ,  c'ell  de  lui  dire  :  Puif-» 
fes-tu  être  traîné  par  le  trou  de  la  prifon. 

Il  n'y  a  point  de  fautes  impunies  à  la  Chine:  tout  efl  déterminé  :  la  baf- 
tonnadc  ell  le  châtiment  ordinaire  pour  les  fautes  les  plus  légères.  Le  nom- 
bre des  coups  eil;  plus  ou  moins  grand  ,  félon  la  qualité  de  la  faute:  c'elt  la 
peine  dont  les  Officiers  de  guerre  puniflent  quelquefois  fur  le  champ  les- 
Ibldats  Chinois,  mis  en  fentinelle  toutes  les  nuits  dans  les  rues  £c  les  pla- 
ces publiques  des  grandes  villes ,  quand  on  les  trouve  endormis. 

Quand  le  nombre  des  coups  ne  pafle  pas  vingt,  c'ell  une  corre£tion  pa- 
ternelle, qui  n'a  rien  d'infamant,  &  l'Empereur  la  fait  quelquefois  donner 
à  des  perfonnes  de  grande  confidération  ,  8c  enfuite  les  voit ,.  6c  les  traitte 
ce-mme  à  l'ordinaire. 

Il  faut  très-peu  de  chofe  pour  être  ainfi  paternellement  châtié:  ^voir 
volé  une  bagatelle,  s'être  emporté  de  paroles,  avoir  donné  quelques  coups 
de  poing:  ii  cela  va  jufqu'au  Mandarin,  il  faitjoiier  auffi-tôt  le  Pan  tsèe: 
c'elt  ainfi  que  s'appelle  l'inllrument  dont  on  bat  les  coupables.  Après  avoir 
fubi  le  châtiment,  ils  doivent  fe  mettre  à  genoux  devant  le  Juge,  fe  cour- 
ber trois  fois  jufqu'à  terre,  &  le  remercier  du  loin  qu'il  prend  de  leur  édu- 
cation. 

Ce  Pan  tsée  efi:  une  grofle  canne  fendue ,  à  demi  platte  ,  de  quel- 
ques pieds  de  longueur  :  elle  a  par  le  bas  la  largeur  de  la  main,  &  par  le 
haut  elle  ell  polie  &  déliée,  afin  qu'elle  foit  plus  ailëe  à  empoigner: elle  eft 
de  bambou,  qui  eft  un  bois  dur,  maffif,  &  pcfant. 

Lorfque  le  Mandarin  tient  fon  audience  ,  il  ell  afiîs  gravement  devant 
une  table, fur  laquelle  eft  un  étui  rempli  de  petits  bâtons  longs  de  plus  d'un 
demi-pied  ,  8c  larges  de  deux  doigts  :  plufieurs  Eftafiers  armez  de 
Pan  tsee  l'environnent  :  au  figne  qu'il  donne  en  tirant  8c  jettant  ces  bâtons, 
on  faifit  le  coupable,  on  l'étend  ventre  contre  terre,  on  lui  abaifle  le  haut 
de  chaudes  jufqu'aux  talons ,  8c  autant  de  petits  oJtons  que  le  Mandarin 
îire  de  fon  étui ,  8c  qu'il  a  jette  parterre,  autant  d"Eftafi.ers  fe  fuccédent^ 

qui 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  if7 

qui  appliquent  les  uns  après  les  autres  chacun  cinq  coups  du  Pan  tsce  fur  la 
chair  nue  du  coupable.  On  change  d'Exécuteur  de  cinq  coups  en  cinq 
coups, ou  plutôt  deux  Exécuteurs  frappent  alternativement  chacun  cinq 
coups,   afin  qu'ils  foicnt  plus  pci'ans,  &:  que  le  châtiment  foit  plus  rude. 

Il  ell  néanmoins  à  remarquer  que  quatre  Coups  font  toujours  réputez 
pour  cinq,   &  c'eft  ce  qui  s'appelle  la  grâce  de  l'Empereur,  qui  comme 
père,  par  compaffion  pour  fon  peuple,  diminue  toujours  quelque  choie  de 
la  peine.     Il  y  a  un  moyen  de  l'adoucir  ,   c'ell  de  gagner  par  argent  ceux 
qui  frappent  :   ils  ont  l'art  de  fe  ménager  de  telle  lorte,  que  les  coups  ne    Exemple 
portent  que  légèrement ,   Se  que  le  châtiment  devient  prefque  infenfible.   y'"^"^^"^' 
Un  jeune  Chinois  ayant  vu  ion  pcre  condamné  à  cette  peine,  &  prêt  à  la    Piété  fi- 
fouffrir  ,   fe  jetta  fur  lui  pour  recevoir  les  coups,  &  toucha  il  fort  le  Juge   liak. 
par  cette  aélion  de  piété,  qu'il  fit  grâce  au  père,  en  confidérarion  du  fils. 

Ce  n'ell  pas  feulement  dans  fon  Tribunal,  qu'un  Mandarin  a  le  pouvoir 
de  faire  donner  la  bailonnade:  il  a  le  même  droit  en  quelque  endroit  qu'il 
fe  trouve ,  même  hors  de  fon  dilbift  :  c'eit  pourquoi  quand  il  fort ,  il  a 
toujours  dans  fon  cortège  des  Officiers  de  Juftice ,  qui  portent  des  Pan 
îs'ée. 

Pour  un  homme  du  peuple,  il  fuffit  de  n'avoir  pas  mis  pied  à  terre  à  fon 
paflage  ,  fi  l'on  eft  à  cheval  :  ou  d'avoir  traverlé  la  rué  en  fa  préfence, 
pour  recevoir  cinq  ou  dix  coups  de  bâtons  par  fon  ordre  :  l'exécution  elt 
fi  prompte  ,  qu'elle  eft  fouvent  faite  avant  que  ceux  qui  font  préfens  s'en 
foient  prefque  apperçus.  Les  maîtres  ufent  du  même  châtiment  à  l'égard 
de  leurs  difciples,  les  percs  à  l'égard  de  leurs  enfans,  6c  les  Seigneurs  pour 
punir  leurs  domeftiques ,  avec  cette  différence  que  le  Pan  ts'ée  eft  moins 
long  &  moins  large. 

Un  autre  châtiment  moins  douloureux,  mais  plus  infamant,  eft  une  J^elaC<j)> 
efpèce  de  carcan  auquel  on  attache  le  coupable,  &  que  les  Portugais  ont  ^clr'ca». 
appelle  la  Gangue.  Cette  Cangue  eft  compofée  de  deux  morceaux  de  bois 
échancrez  au  milieu  ,  pour  y  iniércr  le  col  du  coupable:  dés  qu'il  y  a  été 
condamné  par  le  Mandarin  ,  on  prend  ces  deux  morceaux  de  bois,  on  les 
pofe  fur  fes  épaules ,  6c  on  les  unit  enfemble ,  de  manière  qu'il  n'y  a  de 
place  vuide  que  pour  le  col.  Alors  le  patient  ne  peut  ni  voir  les  pieds,  ni 
porter  la  fnain  à  la  bouche,  6c  il  a  belbin  du  fecours  de  quelqu'un  pour  lui 
donner  à  manger.  Il  porte  nuit  Se  jour  ce  défagréable  fiirdeau,  qui  eft  ou 
plus  péfant,  ou  plus  léger,  félon  la  griéveté  ou  la  légèreté  de  la  faute  que 
l'on  punit. 

Il  y  a  de  ces  Cangues  qui  péfent  jufqu'à  deux  cens  livres,  ^  qui  de  leur   Sa  Péfenh 
poids  accablent  le  criminel,  de  forte  que  quelquefois  le  chagrin ,  la  confu-    '^"'■• 
lion,   la  douleur,   le  défaut  de  nourriture  6c  defommeil,  lui  caufent  la 
mort.     On  en  voit  de  trois  pieds  en  quarré,  6c  d'un  bois  épais  de  cinq  ou 
Cx  pouces.     Les  ordinaires  pèlent  cinquante  à  foixante  hvres. 

Les  patients  ne  laifient  pas  de  trouver  diff"érens  moyens  d'adoucir  ce  fup-   Moyen» 

plice  :les  uns  marchent  accompagnez  de  leurs  parens  ou  de  leurs  amis  ,.qur  ^^^''§""'5.^ 

ioulévent  la  Cangue  par  les  quatre  coins,  afin  qu'elle  ne  porte  pas  fur  les     ••      ^" 

V  5  cpaa- 


plicc 


Du  Lieu 
où  on  ex- 
pofe  le 
Patient. 

De  l-Ebr- 
tiffsmenc 
du  Patient. 


Bonzeffe 
punie  de  la 
Cangue. 


Four  quel 
tojet. 


EU  déli- 
vrée de  Ton 
Supplice, 
&  à  quel 
prix. 


ij-8  DESCRIPTION    DE  L'EMPIRE    DE  LA  CHINE, 

épaules  :  d'autres  l'appuyent  fur  une  table,  ou  fur  un  banc  :  d'autres  fonc 
£iire  une  chaife  où  ils  font  allîs  entre  quatre  colomnes  d'une  égale  hauteur 
qui  lupportent  la  Cangue.  Il  y  en  a  qui  fe  couchent  fur  le  ventre,  5c  qui 
fe  fervent  du  trou  où  leur  tête  elt  paflée,  comme  d'une  fenêtre,  par  laquel- 
le ils  regardent  effrontément  tout  ce  qui  fe  fait  dans  la  rué. 

Lorlqu'en  préiénce  du  Mandarin  on  a  réuni  les  deux  pièces  de  bois  au 
col  du  coupable  ,  on  colle  dcflus  à  droite  &  à  gauche  deux  longues  bandes 
de  papier  larges  de  quatre  doigts ,  aulquelles  on  applique  une  efpéce  de 
fçeau,  afin  que  les  deux  pièces  qui  forment  la  Cangue ,  ne  puifTent  pas  fe 
feparer  fans  qu'on  s'en  appercoive.  Puis  on  y  écrit  en  gros  caraéteres  le 
crime  pour  lequel  le  coupable  ell  puni,  &  le  tems  que  doit  durer  le  châti- 
ment: par  exemple,  c'ell:  un  voleur,  c'eft  un  brouillon  6c  un  féditieux, 
c'eft  un  perturbateur  du  repos  des  familles,  c'ell  un  joueur,  6cc.  il  portera 
la  Cangue  durant  trois  mois  en  tel  endroit. 

Le  lieu  où  on  les  expofe,  ell:  d'ordinaire,  ou  la  porte  d'un  temple  cé- 
lèbre par  le  concours  des  peuples,  ou  un  carrefour  fort  fréquente,  ou  la 
porte  de  la  ville,  ou  une  place  publique,  ou  même  la  première  porte  du 
Tribunal  du  Mandarin. 

Quand  le  tems  de  la  punition  eft  écoulé,  les  Officiers  du  Tribunal  repré- 
fentent  le  coupable  au  Mandarin,  qui  après  l'avoir  exhorté  à  fe  corriger, 
le  délivre  de  la  Cangue,  &  pour  le  congédier,  lui  fait  donner  une  vingtaine 
de  coups  de  bâtons:  car  c'eil  l'ufage  aifez  ordinaire  de  la  Juftice  Chinoife, 
de  ne  point  impoiér  de  peine,  à  la  réferve  des  amendes  pécuniaires,  qui  ne 
foit  précédée  &  fuivie  de  la  ballonnade:  de  iorte  qu'on  peut  dire  que  le 
Gouverncnient  Chinois  ne  fubfirte  gueres  que  par  l'exercice  du  bâton. 

Ce  châtiment  eft  plus  commun  pour  les  hommes  que  pour  les  femmes; 
cependant  un  ancien  MiiTionnaire  *  qui  vifîtoit  un  Mandarin  d'une  ville 
du  premier  ordre,  trouva  près  de  fon  Tribunal  une  femme  portant  la 
Cangue:  c'étoit  une  BonzelTe,  c'elt-à-dire  ,  une  de  ces  filles  qui  vivent 
en  communauté  dans  une  efpéce  de  Monallerc ,  dont  l'entrée  ell  interdite 
à  tout  le  monde:  qui  s'y  occupent  du  culte  des  idoles  6c  du  travail  :  qui 
ne  gardent  point  de  clôture,  mais  qui  néanmoins  ibnt  obligées  de  vivre 
dans  la  continence,  tandis  qu'elle  demeurent  dans  le  monallere. 

Cette-  Bonzefle  ayant  été  acculée  d'avoir  eu  un  enfant  d'un  commerce 
illégitime,  le  Mandarin  fur  la  plainte  qu'on  lui  porta, la  fit  comparoître  à 
fon  Tribunal,  8c  après  lui  avoir  fait  une  févére  réprimande,  il  lui  dit  que 
puifqu'cllc  avoit  de  la  peine  à  garder  la  continence,  il  falloit  qu'elle  quittât 
le  monallere,  6c  qu'elle  fe  mariât:  cependant  pour  la  châtier,  il  la  con- 
damna à  porter  la  Cangue:  on  y  écrivit  fi  faute,  6c  on  ajouta  que  fi  quel- 
qu'un vouloir  fe  marier  avec  elle,  le  Mandarin  lalivreroit,  6c  donneroit 
une  once  6c  demie  d'argent  pour  les  frais  du  mariage.  Cette  ibmme  vaut 
à  peuprès  fept  livres  dix  fols  de  notre  monnoye:  cinquante  lois  dévoient 
être  employez  à  louer  une  chaife,  6c  à  payer  les  Joueurs  d'inllrumens:  les 
cinq  livres  de  furplus  étoient  deilinées  aux  frais  du  feftin  qu'on  feroit  avec 

les 

*  Le  P.  Contancin. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  jfç 

les  voifins  le  jour  des  noces.     Elle  ne  fut  pas  longtems  fans  trouver  un  mari 
qui  la  demanda  au  Mandarin,  èc  à  qui  elle  fut  accordée. 

Outre  le  châtiment  de  hi  Gangue^  il  y  a  encore  d'autres  peines  qu'on  im-   Des  autres 
pofe  pour  des  fautes  légères.     Le  même  Millionnaire  entrant  dans  la  fecon-   'ortes  de 
de  cour  du  même  Tribunal,  y  trouva  de  jeunes  gens  à  genoux:  les  uns   P"nit"jns. 
portoient  fur  la  tête  une  pierre  qui  pefoit  bien  fept  à  huit  livres:  d'autres 
tenoient  un  livre  à  la  main ,  &  le  lifoient  avec  application. 

Parmi  ceux-ci  étoit  un  jeune  homme  marié  d'environ  trente  ans,  qui  ai-   Pour  le 
moit  le  jeu  à  l'excès  :  il  y  avoit  perdu  une  partie  de  l'argent  que  fon  pcre  J^"* 
lui  avoit  fourni  pour  ibn  petit  commerce:  exhortations, réprimandes,  me- 
naces, rien  n'avoit  pu  le  guérir  de  la  paffion  du  jeu.     Son  père  qui  vouloic 
le  coriger  d'une  inclination  II  pernicieufe  à  fes  intérêts,   le  conduifit  au 
Tribunal  du  Mandarin. 

Le  Mandarin  homme  d'honneur  oc  de  probité,  admit  la  plainte  du  pè- 
re :  il  fit  approcher  le  jeune  homme,  &  après  l'avoir  réprimandé  d'un  ton 
févére,  £c  lui  avoir  fait  une  indruftion  pathétique  fur  la  foumlflîon  Se  la  do- 
cilité, il  étoit  fur  le  point  de  lui  fuie  donner  la  ballonnade,  lorfque  fa  mcre 
entrant  tout-à-coup, fe  jetta  aux  pieds  du  Mandarin, &  lui  demanda  les  lar- 
mes aux  yeux  la  grâce  de  fon  fils. 

Le  Mandarin  fe  laiffii  attendrir,  6c  s'étant  fait  apporter  un  livre  compo- 
fé  par  l'Empereur,  pour  l'inllrudion  de  l'Empire,  il  l'ouvrit  6c  choîfit 
l'article  qui  concernoit  l'obéifTance  filiale.  „  Vous  me  promettez ,  djt-il 
^  au  jeune  homme,  de  renoncer  au  jeu,  6c  de  vous  rendre  docile  aux'vo- 
„  lontez  de  votre  père:  je  vous  pardonne  pour  cette  fois:  allez  vous  met- 
„  tre  à  genoux  dans  la  gallerie  à  côté  de  la  falle  d'audience,  apprenez  par 
„  cœur  cet  article  de  l'obéiflance  filiale  :  vous  ne  fortirez  point  du  Tribu- 
„  nal que  vous  ne  l'ayez  recité, &  que  vous  n'ayez  promis  de  l'obferver  le 
„  relie  de  votre  vie.  „  Cet  ordre  fut  exécuté  à  la  lettre  :  le  jeune  hom- 
me relia  trois  jours  dans  la  galerie ,  apprit  l'article ,  Se  fut  congé- 
dié. 

Il  y  a  certains  crimes  pour  lefquels  on  condamne  les  coupables  à   être  DelaMar- 
marquez  fur  les  deux  joues, 6c  la  marque  qu'on  leur  imprime, eft  un  cai-ac-   que  Jurles 
tere  Chinois  qui  indique  leur  crime.  Il  y  en  a  d'autres  pour  lefquels  on  con-  J°"^^* 
damne,  ou  au  banniflement,  ou  à  tirer  des  barques  Royales  :  cette  fervitu- 
de  ne  dure  gueres  plus  de  trois  ans. 

Pour  ce  qui  eft  du  banniflement,  il  eft  fouvent  perpétuel,  fur  tout  11   du  Ban- 
c'eft  en  Tartarie  qu'on  exile:  mais  avant  le  départ,  on  ne  manque  jamais  niffement; 
de  donner  la  baftonnadc  :  le  nombre  des  coups  eft  proportionné  à  la  faute 
qui  a  mérité  cette  peine. 

Ils  ont  trois  manières  différentes  d'exécuter  à  mort,  ceux  dont  les  cri-   Des  diffé- 
mes  ont  mérité  ce  fupplice.  rentes  ma- 

La  première  qui  eft  la  plus  douce,  eft  de  les  étrangler,  cc  c'eft  le  fup- 
plice dont  on  punit  les  crimes  moins  griefs  qui  méritent  la  mort.  C'eft 
ainfi  qu'on  punit  un  homme ,  qui  en  fe  battant  auroit  tué  fon  adver- 
faire. 

La 


nieres 
d'éxécutej 
à  moitv 


Du  Déco- 

Icment. 


Des  diver- 
fes  maDié- 
res  dé- 
trangler. 


Prélimi- 
naires de 
l'exécu- 
tion. 


De  In  ma 

n'é  e  de 


tivcs  des 
Criminels. 


Haché   en 
dix  mille 
pièces  : 
Supplice 
ancien  des 
Chinois. 


Delà  Sen- 
rcnce  Je 
mort. 


160  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

La  féconde  efl  de  trancher  la  tête,  6c  c'eft  par  ce  fupplice  qu'on  punit 
les  crimes  qui  ont  quelque  chofe  d'énorme,  tel  que  feroit  un  aflailinat:  cet- 
te mort  el^  regardée  comme  plus  honteulé  ,  parce  que  la  tête  qui  eft  la 
principale  partie  de  l'homme,  clt  féparée  du  corps,  Se  qu'en  mourant  il 
ne  conlerve  pas  l'on  corps  aufll  entier  qu'il  l'a  reçu  de  lés  parens. 

Dans  quelques  endroits  on  étrangle  avec  une  efpèce  d'arc, dont  on  pafle 
la  corde  au  col  du  criminel  qui  eil  à  genoux  :  on  tire  l'arc,  6c  par  ce  moyen 
on  lui  ferre  le  gôfier,  ôc  en  lui  ôtant  la  refpiration,  on  l'étouffé:  en  d'au- 
tres endroits  on  met  une  corde  longue  de  fept  à  huit  pieds  au  col  du  cou- 
pable, en  y  faifant  un  nœud  coulant.  Deux  valets  du  Tribunal  la  tirent 
fortement  chacun  de  leur  côté  :  un  moment  après  ils  la  lâchent  tout-à-coup, 
puis  ils  la  tirent  encore  comme  ils  avoient  fait  d'abord  ,  6c  à  ce  fécond 
coup,  ils  font  iurs  que  le  criminel  eft  mort. 

Les  peribnnes  d'un  rang  un  peu  diftingué  qui  font  condamnez  à  mort, 
font  toujours  portez  au  lieu  du  fupplice,  dans  des  chaifes,  ou  dans  des  cha- 
rettes  couvertes.  Lorfqu'un  criminel  doit  être  condamné  à  mort,  le  Man- 
darin le  fait  tirer  de  prifon  6c  conduire  à  fon  Tribunal,  où  ordinairement 
on  a  préparé  un  petit  repas.  Au  moins  avant  que  de  lui  lire  fa  lentence,  on 
ne  manque  gueres  à  lui  préfenter  du  vin,  ce  qui  s'appelle  Tçi  feng.  Ce  mot 
de  Tçi  eft  le  même,  que  celui  dont  on  fe  fert,  lorqu'on  offre  quelque  cho- 
fe aux  ancêtres.     Enfuite  on  lui  lit  fi  fentence. 

Le  criminel  qui  fe  voit  condamné  à  mort,  éclate  quelquefois  en  injures 
6c  en  reproches  contre  ceux  qui  l'ont  condamné.  Quand  cela  arrive,  le 
Mandarin  écoute  à  la  vérité  ces  inventives  avec  patience  6c  compaftîon*: 
mais  on  lui  met  un  bâillon  dans  la  bouche,  6c  on  le  conduit  au  fupplice: 
on  en  voit  quelquefois  qui  font  conduits  à  pied  ,  qui  vont  en  chantant  au 
lieu  de  l'exécution,  £c  boivent  gayement  le  vin  que  leur  préfentent  leurs 
amis,  qui  les  attendent  au  paifage,  pour  leur  donner  cette  dernière  mar- 
que d'amitié. 

Il  y  a  un  autre  genre  de'  mort  très-cruelle ,  dont  on  a  puni  autrefois  les 
révoltez  6c  les  criminels  de  lèze  Majefté:  c'eft  ce  qu'ils  appelloient  être 
haché  en  dix  mille  pièces.  L'Exécuteur  attachoit  le  criminel  à  un  poteau, 
il  lui  cernoit  la  tête,  6c  en  arrachant  la  peau  de  force,  il  l'abbattpit  fur  fes 
yeux  :  eniuite  il  lui  déchiquetoit  toutes  les  parties  du  corps  qu'il  coupoit  en 
plufieurs  morceaux ,  6c  après  s'être  laffé  dans  ce  barbare  exercice,  il  l'aban- 
qonnoit  à  l.i  cruauté  de  la  populace  6c  des  ipéèlateurs. 

C'eft  ce  qui  s'eft  pratiqué  en  certaines  occafions  fous  Je  régne  de  quelques 
Empereurs,  qui  font  regardez  comme  barbares.  Car  ielon  les  loix,  ce 
troifième  fupplice  confifte  à  couper  le  corps  du  criminel  en  plufieurs  mor- 
ceaux, à  lui  ouvrir  le  ventre,  6c  à  jetter  le  corps  ou  dans  la  rivière,  ou 
dans  une  foffe  commune  pour  les  grands  criminels. 

A  la  rcferve  de  certains  cas  extraordinaires,  qui  font  marquez  dans  le 
corps  des  loix  Chinoifes,  ou  pour  lefquels  l'Empereur  permet  d'exécuter 
fur  le  champ,  nul  Mandarin, nul  Tribunal  fupérieur  ne  peut  prononcer  dé- 
finitivement un  arrêt  de  mort.     Tous  les  jugemens   de  crimes  dignes  de 

mort 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  t6t  ■ 

mort  doivent  être  examinez,  décidez,  &  foufcrits  par  l'Empereur,  Les 
Mandarins  envoycnt  en  Cour  l'inih-udion  du  procès,  ôc  leur  decifion,  mar- 
quant l'article  de  la  loi  qui  les  a  déterminez  à  prononcer  de  la  forte  :  par 
exemple,  un  tel  eft  coupable  de  crime:  la  loi  porte  qu'on  étranglera  ceux 
qui  en  font  convaincus  :  ainfi  je  condamne  un  tel  à  être  étranglé. 

Ces  informations  étant  arrivées  à  la  Cour,  le  Tribunal  fupérieur  des  af-   '^o'^,^"'= 
faires  criminelles  examine  le  fait, les  circonllances ,  6c  la  décilion  :  fi  le  fait   lEmpe-" 
n'eft  pas  clairement  expofé,  ou  que  le  Tribunal  ait  befoia  de  nouvelles  in-    reur. 
formations,    il  préfente  un   mémorial  à  l'Empereur,  qui  contient  l'expofé 
du  crime  6c  la  decifion  du  Mandarin  inférieur,  6c  il  ajoute:  „pour  juger  Formule  i 

fainement,  il  paroît  qu'il  faut  être  inftruit  de  telle  circonllance:  ainfi  '^^  f^j^t» 
„  nous  opinons  à  renvoyer  l'affaire  à  tel  Mandarin,  afin  qu'il  nous  donne 
les  éclairciflemens  que  nous  fouhaitons. 

L'Empereur  ordonne  ce  qu'il  lui  plait  :  mais  fa  clémence  le  porte  tou-   pes  Pro- 
jours à  renvoyer  l'affaire,  afin  que  quand  il  s'agit  de  la  vie  d'un  homme,   cédures 
on  ne  décide  point  légèrement,  6c  fans  avoir  les  preuves  les  plus  couvain-  çrimind- 
cantes.     Lorfque  le  Tribunal  fupérieur  à  reçu  les  informations  qu'il  deman- 
doit,  il  préfente  de  nouveau  fa  délibération  à  l'Empereur. 

Alors  l'Empereur  foufcrit  à  la  délibération  du  Tribunal,  ou  bien  il  di- 
minue la  rigueur  du  châtiment:  quelquefois  même  il  renvoyé  le  mémorial 
en  écrivant  ces  paroles  de  fa  main  :  „  Que  le  Tribunal  délibère  encore  fur 
j,  cette  affaire,  6c  me  fafTe  fon  rapport.  ,,  On  apporte  à  la  Chine  l'at- 
tention la  plus  fcrupulcufe,  quand  il  s'agit  de  condamner  un  homme  à  la 
mort. 

L'Empereur  régnant  ordonna  en  lyif .  que  dans  la  fuite  on  ne  puniroit 
perfonne  du  fupplice  de  mort ,  que  fon  procès  ne  lui  fût  préfenté  trois  fois. 
Conformément  à  cet  ordre ,  le  Tribunal  des  crimes  tint  la  conduite  fuivan- 
te.  Quelque  tems  avant  le  jour  déterminé,  il  fit  tranfcrire  dans  un  livre 
toutes  les  informations ,  qui  pendant  le  cours  de  l'année  lui  avoient  été  en- 
voyées desjuftices  fubalternes:  on  y  joignit  le  jugement  que  chaque  Jufli- 
ce  avoit  porté ,  6c  celui  du  Tribunal  de  la  Cour. 

Ce  Tribunal  s'afiembla  enfuite  pour  lire,  revoir,  corriger,  ajouter,  re- 
trancher, ce  qu'il  jngeroit  à  propos.  Après  quoi  il  en  fit  tirer  deux  copies 
au  net:  l'une  qu'il  préfenta  à  l'Empereur,  afin  que  ce  Prince  pût  la  lire  6c 
l'examiner  en  particulier  :  l'autre  qu'il  garda  pour  la  lire  en  préfence  de 
tous  les  principaux  Officiers  des  Tribunaux  fouverains,  èc  la  réformer  fé- 
lon leurs  avis. 

Ainfi  à  la  Chine  on  accorde  à  l'homme  le  plus  vil  8c  le  plus  mifé-  Réflexions 
rable,  ce  qui  ne  s'accorde  en  Europe  comme  un  grand  privilège,  qu'aux  .*  '^""^  ^"" 
perfonnes  les  plus  diftinguées  ,   c'ell  -  à  -  dire ,  le   droit  de   n'être  jugé  ^^^' 
&  condamné  que  par  toutes  les  Chambres  du  Parlement  afTemblées  en 
corçs. 

Cette  féconde  copie  ayant  été  examinée  6c  corrigée  ,  on  la  préfenta  à 
l'Empereur, puis  l'on  en  tira  quatre- vingt  dix-huit  copies  en  langue  Tarta- 
re,  ôc  quatre-vingt  dix-fept  en  langue  Chinoife.    Toutes  ces  copies  fe  re- 

Tome  IL  X  nji- 


Formu'e 
de  Senten- 
ce de 
mort. 


Delà 

Queliion 
des  crimi- 
nels. 

De  rOr- 

dinaire. 


Remèdes 
contre  la 
douleur  de 
la  Quei"- 
tion. 
De  l'Ex- 
traordinii- 
re. 


Supplice 
ancien 
nomnaé 
Pao  io. 


152  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

mirent  entre  les  mains  de  Sa  Majcfté ,  qui  les  donna  encore  à  examiner 
aux  plus  habiles  Officiers  ,  foit  Tartares ,  foit  Chinois  qui  étoient  .à 
Peking.  ■ 

Lorfque  le  crime  efl  fort  énorme  ,  l'Empereur  en  foufcrivant  à  la  mort 
du  criminel,  ajoute:  Aujfitôt  qu'on  aura  reçu  cet  ordre .^  qu'on  V exécute  fans 
aucun  délai.  Pour  ce  qui  eft  des  crimes  de  mort  qui  n'ont  rien  d'extraordi- 
naire, l'Empereur  écrit  au  bas  de  la  fcntence  ;  ^ifon  retienne  le  criminel  en 
p-ifon ,  y  qu'on  l'exécute  au  îems  de  l'Automne.  11  y  a  un  jour  fixé  dans 
l'Automne,  pour  exécuter  à  mort  tous  les  criminels. 

La  queftion  ordinaire  qui  ell  en  ufage  à  la  Chine,  pour  tirer  la  vérité  de 
la  bouche  des  criminels,  cft  douloureule  Se  très-fenfible:  elle  fe  donne  aux 
pieds  ou  aux  mains  :  on  le  fert  pour  les  pieds  d'un  inftrument  qui  confille 
en  trois  bois  croifez  ,  dont  celui  du  milieu  eil  fixe  ,  &  les  deux  autres  fe 
tournent  6c  fe  remuent:  on  met  les  pieds  du  patient  dans  cette  machine, ôc 
on  les  y  ferre  avec  tant  de  violence ,  que  la  cheville  du  pied  s'applatit. 
Qiiand  on  la  donne  aux  mains ,  c'eit  par  le  moyen  de  petits  bois ,  qu'on 
inlére  entre  les  doigts  du  coupable ,  on  les  lie  très-étroitement  avec 
des  cordes ,   &  on   les   laifTe  pendant  quelque  teras  dans  cette  torture. 

Les  Chinois  ont  des  remèdes  pour  diminuer,  ôc  même  pour  amortir  le 
fenSment  de  la  douleur:  après  la  queftion  ils  en  ont  d'autres,  qu'ils  emplo- 
yent  pour  guérir  le  patient,  lequel  en  effet  par  leur  moyen  recouvre,  quel- 
quefois même  en  peu  de  jours ,  le  premier  ufage  de  fes  jambes. 

De  la  queftion  ordinaire  on  pafle  à  l'extraordinaire,  qui  fe  donne  pour  les 
grands  crimes,  &  fur  tout  pour  ceux  de  lèze  Majefté,  afin  de  découvrir  les 
complices,  quand  le  crime  eft  avéré.  Elle  confifte  à  faire  de  légères  tailla- 
des fur  le  corps  du  criminel ,  6c  à  lui  enlever  la  peau  par  bandes  en  forme 
d'aiguillctes. 

Voilà  toutes  les  efpèces  de  châtimens  ,  que  les  loix  Chinoifes  pref- 
crivent  pour  la  punition  des  crimes.  Il  y  a,  comme  je  l'ai  dit,  quelques 
Empereurs  qui  en  ont  fait  fouffrir  de  beaucoup  plus  cruels:  mais  ils  font 
dcteftez  de  la  nation  ,  6c  regardez  comme  des  tyrans.  Tel  fut  l'Em- 
pereur Tcheou.,  dont  on  lit  les  horribles  cruautez  dans  les  annales  de 
l'Empire. 

Ce  Prince,  à  l'inftigation  de  T'a  kia  l'une  de  fes  concubines ,  dont  il  étoit 
éperduëment  amoureux,  inventa  un  nouveau  genre  de  fupplice  nommé  Pao 
lo:  c'étoit  une  colomne  de  bronze  haute  de  vingt  coudées  6c  large  de  huit, 
creufée  en  dedans  comme  le  taureau  de  Phalaris,  6c  ouverte  en  trois  en- 
droits pour  y  mettre  du  feu:  on  y  attachoit  les  criminels ,  6c  on  la  leur  fai- 
foit  embrafler  des  bras  6;:  des  jambes:  enfuite  on  alhimoit  un  grand  feu  en 
dedans,  6c  on  les  fixifoit  ainfî  rôtir  jufqu'à  ce  qu'ils  fuflent  réduits  en  cen- 
dre en  préfence  de  cette  femme  impudique, qui  fe  faifoit  un  fpedacle  agréa- 
ble d'un  fi  épouvcntable  fupplice. 


A 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


16} 


De  l'Abondance  qui  régne  à  la  Chine» 


N  peut  dire  fans  craindre  de  trop  s'avancer  ,  que  la  Chine  eft  une 
des  plus  fertiles  portions  de  l'univers,  comme  elle  en  eft  une  des  plus 
vaîïes  5c  des  plus  belles  :  une  feule  de  ces  provinces  pourroit  faire  un  Etat 
confidérable,  &  flatter  l'ambition  d'un  Prince.  Il  n'y  a  prefque  rien  dans 
les  autres  pays  qui  ne  fe  trouve  à  la  Chine,  6c  il  y  a  une  infinité  de  chofes 
qu'on  chercheroit  vainement  ailleurs. 

Cette  abondance  doit  être  attribuée,  8c  à  la  profondeur  des  terres,  ôc  à 
l'induftrie  laborieufe  de  ces  peuples,  8c  à  la  quantité  de  lacs ,  de  fleuves, 
de  rivières,  8c  de  canaux  ,  dont  tout  le  pays  eil  arroie.  Il  n'y  a  gueres 
de  villes  dans  les  provinces  du  Midi,  ni  même  de  Bourgs,  où  l'on  ne  puif- 
fe  aller  en  bateau,  parce  que  par-tout  il  y  a  des  rivières  ou  des  canaux. 
Le  ris  fe  féme  en  quelques  provinces  deux  fois  l'année  :  il  eft  bien  meilleur 

3ue  celui  qui  croît  en  Europe  :  la  terre  y  produit  plufieurs  autres  efpèces 
e  grains,  telles  que  font  le  froment,  l'orge,  diverfes  fortes  de  millets  ,%es 
fèves,  les  pois  toujours  verds,les  pois  noirs  8c  jaunes, dont  on  fe  fert,au  lieu 
d'avoine,  pour  engraifler  les  chevaux:  mais  dans  les  parties  Méridionales, 
on  fait  moins  de  cas  de  tous  ces  grains  que  du  ris ,  qui  y  eft  la  nourri- 
ture ordinaire:  car  dans  les  parties  Septentrionales  on  fe  nourrit  fur-tout  de 
froment. 

Parmi  les  animaux  que  l'on  mange  en  Europe,  8c  dont  les  Chinois  tous 
les  jours  font  ufage,  fur-tout  les  gens  riches,  qui  ont  loin  de  le  bien  réga- 
ler, la  chair  de  cochon  eft,  félon  leur  goût,  la  viande  la  plus  délicieulc  : 
ils  la  préfèrent  à  toute  autre,  8c  elle  fait  comme  la  bâfe  de  leurs  repas.  Il 
y  a  peu  de  maifons  où  l'on  n'en  nourrifte,  8c  où  on  ne  les  engraifle:  aufîî 
en  mangent-ils  toute  l'année.  Il  faut  avouer  qu'elle  a  bien  meilleur  goût 
qu'en  Europe  ,  8c  d'ailleurs  fa  chair  eft  faine  8c  n'eft  nullement  indigefte  : 
c'eft  un  excellent  manger  qu'un  jambon  de  la  Chine. 

La  chair  des  Jumens  fauvages  eft  auffi  fort  eftimée :  outre  le  gibier,  les 
volatiles,  8c  autres  animaux  que  nous  avons  en  quantité,  les  nerfs  de  cerfs, 
8c  les  nids  d'oyfeaux  ,  dont  j'ai  déjà  parlé*,  les  pattes  d'ours,  8c  les  pieds  de 
divers  animaux  fauvages ,  qui  leur  viennent  falez  de  Siam  ,  de  Cam- 
boye,  ^  de  la  Tartarie  ,  font  les  délices  de  la  table  des  grands  Sei- 
gneurs. 

Le  peuple  s'accommode  fort  de  la  chair  des  chevaux,  8c  des  chiens, 
quoique  morts  de  vieilleflé,  ou  de  maladie  :  il  n'a  pas  même  de  répug- 
nance à  manger  celle  des  chats,  des  rats,  8c  d'autres  pareils  animaux, 
qui  fc  vend  dans  les  rues.     C'eft   un  divertiflement  allez  agréable,  de 

voir 
•  Voyés  cy  devant  page  ii8. 

X  z- 


Abondan- 
ce de  k 
Chine. 


A  quoi 
attibuée. 


Des  Ani- 
maux. 


Eftime 
qu'on  y 
fait  du 
Cochon. 


Des  Ju- 
ments. 


Des  Nids 
d'Oifeaur. 
Des  Pattes 
d'Ours. 


Des  Rits. 
Des  Che- 
vaux. 


154  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

voir   les  bouchers  ,   lorfqu'ils    portent   de   la   chair  de  chien  en  quelque 
Mufique      Heu,  ou  quand  ils  vont  chargez  de  cinq  ou  fix  chiens  pour  les  tuer.     Tous 
de  Ch'.ens.  j^^  chiens  attirez  par  les  cris  de  ceux  qu'on  va  tuer,  ou  par  l'odeur  de  ceux 
qu'on  a  déjà  tuez,  fe  jettent  en  troupes  fur  les  bouchers ,  qui  font  obligez 
de  marcher  toujours  armez  d'un  long  bâton,  ou  d'un  long  fouet  pour  fe  dé- 
fendre de  leurs  infultes  :  êc  de  fe  tenir  en  des  lieux   fermez  ,   pour  exercer 
paifiblement  leur  métier. 
Des  Oi-         Outre  les  oifeaux  domeftiques ,   ils  trouvent  encore  fur  leui-s  rivières 
féaux.  ^   j-^jj.    jgyj.^  |,^çj   quantité   d'oyfeaux   de  rivière  ,   èc  principalement  de 

Manière      canards  fauvages.     La  manière  dont  ils  les  prennent,  mérite  d'être  rap- 
de  prendre   portée:  ils  fe  mettent  la  tête  dans  de  grofles  citrouilles  féches,  où  il  y  a 
les  Canars   ^ug^que^  j-j-qus  pourvoir  6c  pour  refpirer,puis  ils  marchent  nudsdans  l'eau, 
fauvages.     ^^  j^.^^  .^^  nagent  fans  rien  faire  paroitre  au  dehors,  que  la  tête  couverte 
de  la  cicroiiille.     Les  canards  accoutumez  à  voir  de  ces  cicroiiilles  flottan- 
tes, autour  defquelles  ils  fe  jouent,   s'en  approchent  f;;ns  crainte,    6c  le 
chafleur  les  tirant  par  les  pieds  dans  l'eau  pour  les  empêcher  de  crier,  leur. 
tord  le  col ,    6c  les  attache  à  fa  ceinture.     Il  ne  quitte  point  cet  exercice  , 
qu'il  n'en  ait  pris  un  grand  nombre. 
Du  Gibier.       Le  gibier  y  foifonne  :    on  voit  à  Pek'tng  pendant  l'Hyver  dans  diverfês 
places,  plufieurs  monceaux  de  diverfês  fortes  d'animaux ,  volatiles,  terref- 
tres.   Se  aquatiques  ,   durcis  par  le  froid ,  &  exempts  de  toute  corruption  ; 
on  y  voit  une  quantité  prodigieufe  de  cerfs ,    de  dains ,   de  fangliers,  de 
chèvres ,   d'élans  ,    de  lièvres  ,    de  lapins  ,    d'écureuils ,  de  chats    ôc  de 
rats  fauvages',   d'oyes ,   de  canards ,  de  poules  de  bois,  de  perdrix  ,    de 
faifans,  de  cailles,  ôc  plufieurs  autres  animaux  qui  ne  fe  trouvent  point  en 
Europe,  6c  qui  fe  vendent  à  très-grand  marché. 
Des  Pûif-        Les  rivières,  les  lacs,  les  étangs,  &  même  les  canaux  dont  toute' la 
fon:.  Chine  eft  arrofée  ,  font  remplis  de  toute  forte  de  poiffons.     On  en  trouve 

un  grand  nombre  jufques  dans  les  foflez  ,   qu'ils  ont  foin  de  pratiquer  au 
milieu  des  campagnes,  pour  y  conferver  de  l'eau,  dont  le  ris  a  un  continuel 
befoin. 
^  Des  bateaux  pleins  de  l'eau  où  fe  trouve  de  la  fémence  de  poifTons,  com- 

—  me  nous  l'avons  expliqué  ,  parcourent  la  Chine.  On  achète  de  cette  eau, 
£c  l'on  en  remplit  les  foiïbz:  les  poifibns  qui  s'y  trouvent  étant  fort  petits 
£c  prefque  imperceptibles,  on  les  nourrit  avec  des  lentilles  de  marais,  ou 
avec  des  jaunes  d'œuf,  à  peu-près  comme  on  nourrit  les  animaux  domefti- 
ques en  Europe.  Les  grands  poiffons  fe  confervent  par  le  moyen  de  la  gla- 
ce: on  en  remplit  de  grands  bateaux  qu'on  tranfportc  jufqu'à  Peking. 

Il  n'y  agueres  de  poilîbns  en  Europe  qui  ne  fe  trouvent  à  la  Chine:  on 
y  voit  des  lamproyes .,  des  carpes ,  des  folles ,  des  fiumons ,  des  trui- 
tes ,  des  alofes  ,  des  efturgeons ,  6cc.  mais  il  y  en  a  beaucoup  d'autres 
d'un  goût  excellent,  qui  nous  font  tout-à- fait  inconnus.  Il  n'eft  pas  poG- 
fible  d'en  rapporter  toutes  les  efpèces  :  je  ne  m'attacherai  qu'à  quelquei- 
unes  qui  feront  juger  des  autres. 
Ion  Tch'o         ^"  '^^  *^^"^  ^^  ^'°"  eftime  le  plus,  6c  qui  péfe  environ  quarante  livres , 


'X^r?2  IIF 204- 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  i6f 

cft  celui  qu'ils  appellent  Tcho  kiayu,^  c'eft-à-dire ,  rencuirafle.    Ils  le  nom-    kja  y«;  on 
ment  ainli ,   parce  qu'en  effet  il  a  fur  le  dos,  fous  le  ventre,  6c  aux  deux   ^' ^»"*'''''f- 
côtez  une  fuite  d'écaillés  tranchantes,  rangées  en  lignes  droites,  &  pofées 
les  unes  fur  les  autres,  à  peu-près  comme  font  les  tuiles  fur  nos  toîts.    C'eft 
un  poiflbn  admirable,  dont  la  chair  ell  fort  blanche,  ôc  qui  reflemble  aflez 
à  celle  du  veau  pour  le  goiit. 

Quand  le  tems  ell  doux,  on  pêche  une  autre  forte  de  poiflbn  fort  délicat,    Du  Poif- 
que  les  gens  du  pays  appellent  poiflbn  de  farine ,   à  caufe  de  fon  extrême   ^°^  de  Fai 
blancheur  ,    6c  parce  que  fcs  prunelles  noires  femblent  être  enchaflees  dans   '^'"'' 
deux  cercles  d'argent  fort  brillant  ;    il  y  en  a  dans  les  mers  du  côté  de  la 
province  de  Kiang  nan  une  quantité  fi  prodigieufe  ,  qu'on  en  tire  jufqu'à 
quatre  cens  livres  pefant  d'un  iéul  coup  de  filet. 

Un  des  meilleurs  poiflons  qui  foit  dans  toute  la  Chine,  efl:  celui  qu'on    D'une  ^ 
pêche  à  la  quatrième  6c  cinquième  lune  :    il  approche  aflez  de  nos  brames   |'P"°  *^ 
de  mer,   6c  il  péfe  cinq  à  fix  livres:  il  fe  vend  d'ordinaire  huit  deniers  la      "'°^' 
livre,  6c  tout  au  plus  le  double  à  vingt  lieues  dans  les  terres  où  on  le  tranf- 
porte. 

Quand  cette  pêche  efl:  finie,  il  arrive  des  côtes  de  la  province  de  î"f;&5   Efpèce  de 
kiang,  de  grandes  barques  chargées  d'une  autre  efpèce  de  poiflbn  frais,  qui    Morue, 
reflemble  aflez  aux  morues  de  Terre-neuve.  Il  n'eft  pas  croyable  combien 
il  s'en  confomme  dans  la  iaifon  depuis  les  côtes  de  Fo  kien  jufqu'à  celles  de 
Chan  tong ,   outre  la  quantité  prodigieufe,  qu'on  file  dans  le  pays  même  où 
fe  fait  la  pêche. 

On  le  vend  à  très-vil  prix  ,  quoique  les  marchands  ne  puiflent  l'aller 
chercher  fans  beaucoup  de  frais:  car  il  leur  faut  d'abord  acheter  du  Man- 
darin la  permiflion  de  faire  ce  commerce,  louer  enfuite  une  barque,  ache- 
ter le  poiflbn  à  mefure  qu'on  le  tire  du  filet,  6c  l'arranger  dans  le  fond  de 
calle  fur  des  couches  de  fel,  de  la  môme  manière  qu'à  Dieppe  on  arrange 
les  harengs  dans  des  tonnes.  C'ell  par  ce  moyen  que  malgré  les  plus  gran- 
des chaleurs  ce  poiflbn  fe  tranfporte  dans  les  provinces  les  plus  éloignées. 
Il  eft  aifé  de  juger  combien  cette  pèche  doit  être  abondante,  puiique  le 
poiflbn  fe  vend  à  fi  bon  compte  ,  nonobftant  la  dépenfe  que  font  les  mar- 
chands qui  l'apportent. 

Outre  cette  efpèce  de  morue  dont  nous  venons  de  parler  :  depuis  la 
fixiéme  jufqu'à  la  neuvième  lune,  on  fait  venir  une  quantité  furprenantc 
d'autre  poilîon  falé  des  côtes  de  la  mer.  Dans  la  province  de  Kiang  ncm  on 
voit  fur-tout  de  gros  poiflbns  venant  de  la  mer  ou  du  fleuve  jaune,  qui  fe 
jettent  dans  de  vaftes  plaines  toutes  couvertes  d'eau  :  tout  y  efl:  difpofé  de 
telle  forte,  que  les  eaux  s'écoulent  aufli-tôt  qu'ils  y  font  entrez.  Ces  poif- 
fons  demeurans  à  fec,  on  les  prend  fans  peine:  on  les  fale,  on  les  vend  aux 
marchands  qui  en  chargent  leurs  barques  à  peu  de  frais. 

Dans  le  grand  fleuve  l^ang  tse  kiang  ^  vis-à-vis  de  la  ville  de /ù>(?«  ^/Vi!«g,    Du  Poif- 
où  il  a  plus  d'une  demie-lieuë  de  largeur,  on  pêche  toute  forte  d'cxccUens  1°^^"*'*''^ 
poiflbns ,  6c  entre  lutres  une  efpèce  nommée  Hoang  yu ,  c'cft-à-dire ,  poiflbn   ';}Mnt, 
jaune.    Il  eft:  d'une  groffeur  extraordinaire,  6c  d'un  goût  admirable.     On 
X  3  €o 


166  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

en  prend  quelquefois  qui  péfent  plus  de  huit  cens  livres  ;  on  ne  voit  guercs 

de  poiiïbn  qui  ait  la  chair  plus  ferme.  On  ne  le  pêche  qu'en  certain  tems, 

fçavoir  lorfqu'il  pafie  du  lac  T'ong  ting  hou  dans  cette  rivière. 

"*  Ce  lac  elt  le  plus  grand  qui  ioit  a  la  Chine,  ôc  c'eft  beaucoup  dire:  car 

il  n'y  a  gueres  de  provinces,  oii  il  ne  fe  trouve  des  lacs  d'une  étendue  pro- 

digieufe,  tels  que  font  le  lac  Hong  se  hou  ,  le  lac  Ta  hou  ,  le  lac  Po  yang 

hou  .^  &c.     Celui-ci  ,   par  exemple,  qu'on  appelle  encore  le   lac  de  laa 

tcheou  eit  formé  par  le  confluent  de  quatre   rivières  aufTi  grandes  que  la 

Loire,   qui  fortent  de  la  province  de  isT/^w^/;  il  a  trente  lieues  de  circuit, 

&  on  y  eflliye  des  typhons,  comme  fur  les  mers  de  la  Chine. 

Du  Poi  -         Nous  avons  déjà  parle  dans  l'idée  générale  que  nous  avons  donné  de  cet 

fon  d'Or.     Empire  * ,  d'un  certain  poiiron  extraordinaire,  appelle  poiflbn  d'or,  ou  poif- 

fon  d'argent ,  que  les  grands  Seigneurs  confervent  ou  dans  leurs  cours ,  ou 

^*  P^'^      dans  leurs  jardins,  comme  un  ornement  particulier  de  leurs  palais.     Le  P. 

cnption.      jg  Comte  qui  en  a  fait  la  defcription  ,    ajoute  à  ce  que  nous  en  avons  dit, 

des  particularitez  que  je  ne  dois  pas  omettre.     „  Ces  poiflbns,  dit  ce  Père, 

DuATâ/f.     „  font  d'ordinaire  de  la  longueur  du  doigt  &  gros  à  proportion.  Le  mâle 

;  „  cft  d'un  beau  rouge  depuis  la  tête  jufqu'à  la  moitié  du  corps,  6c  même 

„  davantage,  le  refte  avec  toute  la  queue  en  ell  doré,  mais  d'un  or  fi  luf- 

„  tré  &  Il  éclatant,  que  nos  véritables  dorures  n'en  approchent  pas.     La 

De  la  Te-  „  femelle  eft  blanche,  elle  a  la  queue,  &  même  une  partie  du  corps  parfai- 

tn'ek.  „  tcment  argentée.     La  queue  de  l'un  6c  de  l'autre  n'eft  pas  unie  6c  platte 

„  comme  celle  des  autres  poiflbns, mais  formée  en  bouquet,  grofle,  lon- 

„  gue,  6c  qui  donne  un  agrément  particulier  à  ce  petit  animal ,  dont  le 

„  corps  elt  d'ailleurs  parfaitement  bien  proportionné. 

De  la  ma-       „  Ceux  qui  les  veulent  nourrir,  doivent  en  prendre  un  grand  foin,  parce 

tiiére  de  qu'ils  font  extraordinaircment  délicats  6c  fenfibles  aux  moindres  injures 

les  entre.         ^^  Vùr.     On  les  met  dans  un  baflin  fort  profond  6c  fort  large,  au  fond 

"""^'  „  duquel  on  a  accoutumé  de  renverfer  un  pot  de  terre  troiié  par  les  cotez, 

„  afin  qu'ils  puiflcnt  durant  les  grandes  chaleurs  s'y  retirer,  6c  fe  mettre 

,-,  ainfl  à  couvert  du  foleil.     On  jette  aufll  fur  la  furface  de  l'eau  certaines 

„  herbes  particulières,   qui  s'y  confervent  toujours  vertes,   6c  qui  y  en- 

„  tretiennent  la  fraîcheur.      Cette  eau  fe  change   deux  ou  trois  fois  la 

„  femaine,  de  manière  néanmoins  qu'on  en  met  de  nouvelle,   à  mefure 

De  la  ma-   ^^  qu'on  vuidc  le  balfln,  qu'il  ne  faut  jamais  laiflér  à  fcc.  Si  l'on  eft  obligé 

d'e^Tes         )5  "^^  tranfporter  le  poiflbn  d'un  vafe  a  un  autre,  il  fe  faut  bien  donner  de 

tranfporter  „  garde  de  le  prendre  avec  la  main:    tous  ceux  qu'on  touche,   meurent 

"' •''■"        bien  tôt  après,  ou  lé  flètriflent:  il  faut  pour  cela  fe  fcrvir  d'une  petite 

ciiilliere  de  fil  attachée  par  le  haut  à  un  cercle  de  bois,  dans  laquelle  on 
les  engage  infenfiblement.  Quand  ils  y  font  entrez  d'eux-mêmes,  on 
a  foin  de  ne  les  pas  heurter,  mais  de  les  tenir  toujours  dans  la  première 
eau,  qui  ne  fe  vuidc  que  lentement,  6c  qui  donne  le  tems  de  les  tranfporter 
dans  l'eau  nouvelle.  Le  grand  bruit,  comme  celui  de  l'artillerie  ,  ou 
du  tonnerre,  une  odeur  trop  forte,  un  mouvement  violent,  tout  cela 

„  leur 
*  Tome  I.  page  ^i. 


«1  un  vaiea 
un  auuc 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  x6j 

„  leur  eft  nuifible  ,  Se  quelquefois  même  les  fait  mourir,  comme  je  l'ai 
„  fouvent  remarqué  fur  mer  où  nous  en  portions  ,  toutes  les  fois  qu'on 
„  tiroit  le  canon,  ou  qu'on  faifoit  fondre  du  gaudron.  D'ailleurs  ils  vivent 
„  prelbuedenen:  les  vers  infenfibles  qui  fe forment  dans  l'eau, ou  les  parties 
„  les  plus  terrertres  qui  y  font  mêlées,  fuffifent  prefque  pour  les  empêcher 
„  de  mourir.  On  y  jette  néanmoins  de  tems  en  tcms  de  petites  boules  de 
„  pâte:  mais  il  n'y  a  rien  de  meilleur  que  du  pain  à  chanter,  qui  étant 
„  détrempé,  fait  une  efpèce  de  bouillie  dont  ils  font  extrêmement  avides, 
„  Se  qui  eft  en  effet  trés-proportionnée  à  leur  délicatefle  naturelle. 

„  Dans  les  pays  chauds,   ils  multiplient  beaucoup,    pourvu  qu'on  ait   De  leur 
„  foin  de  retirer  les  œufs  qui  furnagent,  &  qu'ils  mangent  prefque  tous.   Fécondi- 
„  On  les  place  dans  un  vafe  particulier  expofé  au  foleil,  6c  on  les  y  con-   ^^' 
„  ferve  juiqu'à  ce  que  la  chaleur  les  ait  fait  éclorre.     Les  poiflbns  en  for- 
„  cent  avec  une  couleur  noire ,   que  quelques-uns  d'eux  coniérvent  tou- 
„  jours,  mais  qui  fe  change  peu  à  peu  dans  les  autres  en  rouge,  en  blanc, 
^,  en  or,  en  argent,  félon  leur  différente  efpêce.     L'or  ôc  l'argent  com- 
„  mencent  à  fe  former  à  l'extrémité  de  la  queue ,  &  s'étendent  un  peu  plus 
„  ou  un  peu  moins,  félon  leur  difpofition  particulière.  „ 

De  nouvelles  connoiffances  qu'on  a  tirées  des  Chinois ,  qui  font  trafic  de  Observa- 
ces  petits  poiflbns,  6c  qui  gagnent  leur  vie  à  les  élever,  &  à  les  vendre,  fù°et(fe" 
me  donnent  lieu  de  faire  ici  quelques  obfcrvations.  ces  Poif- 

I'.  Quoiqu'aflez  communément  ils  n'ayent  gueres  que  la  longueur  d'un   fons. 
doigt,  il  y  en  a  néanmoins  qui  font  auflî  longs  Se  auflî  gros  que  les  plus  grands  Sur  leur 
harengs.  Longueur. 

z°.  Ce  n'eft  pas  la  couleur  rouge  ou  blanche  qui  diftingue  le  mâle  de  la   Sur  la  dif- 
femelle.     On  reconnoît  les  femelles  à  divers  points  blancs  qu'elles  ont  vers   ''"«^'on  «i" 
les  oiiies,  6c  vers  les  petites  nageoires  qui  en  font  proches  :  6c  les  mâles, en     ^^^' 
ce  qu'ils  ont  ces  endroits  brillans  6c  éclatans. 

3°.  Qiioiqu'aflez  ordinairement  ils  ayent  la  queue  en  forme  de  bouquet,    Sur  la  fi- 
plufieurs  néanmoins  ne  l'ont  point  différente  de  celles  des  poiffons  ordi-    ^^^ 
naires.  '  queue. 

4°.  Outre  les  petites  boules  de  pâte,  dont  on  les  nourrit,  on  leur  donne  sur  leur 
le  jaune  d'un  œuf  de  poule  durci,  de  la  chair  maigre  de  cochon  féchée  au  nouritursj 
foleil  ,  6c  réduite  en  pouffiére  très-fine.  On  jette  quelquefois  des  efcar- 
gots  dans  le  vafe  oii  on  les  conferve  :  leur  bave  attachée  aux  parois 
du  vafe,  eft  un  ragoût  exquis  pour  ces  petits  poiffons  qui  s'y  jettent  à 
l'envi  les  uns  des  autres  pour  la  fucer.  De  petits  vers  rougeâtres  qu'on 
trouve  dans  l'eau  en  certains   réfervoirs,    eft  encore  pour  eux  un  mets 

friand. 

f.  Il  eft  rare  qu'ils  multiplient  lorfqu'ils  font  renfermez  dans  des  vafes,   ^"Ji^fp^f. 

parce  qu'ils  y  font  à  l'étroit  :  fi  l'on  veut  qu'ils  deviennent  féconds,  il  faut    catioa. 

les  mettre  dans  des  réfervoirs,  où  l'eau  foit  vive  &  profonde  en  quelques 

endroits. 

6°.  Quand  on  a  tiré  l'eau  du  puits  pour  en  remplir  le  vafe  où  font  les   ^^^Jn^l"^ 

poiffons,  il  faut  auparavant  la  laiffer  repofer  cinq  ou  fix  heures,  fans  quoi   fouj^it, 

elle  feroit  trop  crue,  6c  leur  deviendroit  nuifible. 

r.si 


Surletems 
de  leur 


De  la  Pê- 
che. 


Première 
Manière 
de  pêcher 
avec  des 
Cormo<. 
rans. 


Seconde 
Manière. 


Troîfiéme 
Manière  à 
l'Arc. 


168  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

7".  Si  l'on  s'apperçoit  que  les  poiflbns  frayent  &;  donnerit  des  œufs,  ce 
qui  arrive  vers  le  commencement  de  May,  on  doit  répandre  des  herbes  fur 
la  iurface  de  l'eau:  les  œufs  s'y  attachent,  6c  lorlqu'on  voit  que  le  fray  elt 
fini,  c'ell-à-dire  ,  que  les  màks  ne  cherchent  plus  les  femelles  :  il  faut 
retirer  les  poiffbns  du  vafe  pour  les  tranfporter  dans  un  autre:  expofer  pen- 
dant trois  ou  quatre  jours  au  grand  foleil  le  vafe  plein  d'œufs,  6c  en  chan- 
ger l'eau  au  bout  de  40.  ou  fo.  jours,  parce  que  les  petits  poiilbns  ont  alors 
une  forme  fenlible. 

Ces  obfervations  ne  feroient  pas  inutiles,  fi  l'on  s'avifoit  quelque  jour  de 
tranfporter  de  ces  petits  poiflbns  dorez  en  Europe,  de  même  que  les  Hol- 
landois  en  ont  tranfportez  à  Batavia. 

Outre  les  filets,  dont  les  Chinois  fe  fervent  pour  prendre  le  poiflbn  dans 
les  grandes  pêches,  Se  la  ligne  dont  ils  ufent  dans  les  pêches  particulières, 
ils  ont  une  autre  manière  dépêcher,  qui  elt  aflez  finguliére,  6c très-diver- 
tilfante.  En  diverfes  provinces  ils  élèvent, un  certain  oifeau  ,  qui  reflem- 
ble  allez  au  corbeau  ,  mais  dont  le  col  eft  fort  long,  6c  le  bec  long,  cro- 
chu 6c  pointu  :  c'eil  une  efpèce  de  cormorans  qu'ils  dreflent  à  la  pêche 
du  poiflbn,  à  peu  près  comme  on  drefle  les  chiens  à  prendre  des  lièvres. 

Le  matin  au  lever  du  foleil  on  voit  fur  les  rivières  un  bon  nombre  de 
bateaux ,  6c  plufieurs  de  ces  oifeaux  qui  font  perchez  fur  la  proue.  Les  pê- 
cheurs font  caracoUer  leurs  bateaux  fur  la  rivière,  6c  au  fîgnal  qu'ils  donnent 
en  battant  l'eau  d'une  de  leurs  rames,  les  cormorans  volent  dans  la  rivière, 
qu'ils  partagent  encre  eux:  ils  font  le  plongeon,  6c  cherchant  les  poiflbns 
au  fond  de  l'eau,  il  faififlent  ceux  qu'ils  trouvent  par  le  milieu  du  corps, 
puis  revenant  fur  l'eau,  ils  les  portent  à  leur  bec  chacun  vers  fa  barque,  où 
le  pêcheur  ayant  reçu  le  poiffon,  prend  l'oifeau  ,  lui  renverfe  la  tête  en 
bas,  6c  lui  paflant  la  main  fur  le  col,  lui  fait  jetter  les  petits  poilfons  qu'il 
avoit  avalez ,  S^  qui  font  retenus  par  un  anneau  qu'on  leur  met  au  bas  du 
col,  6c  qui  leur  ferre  le  gôfier.  Ce  n'eft  qu'à  la  fin  de  la  pêche  qu'on  leur 
ôte  cet  anneau,  ôc  qu'on  leur  donne  à  manger.  Quand  le  poiflbn  efl: 
trop  gros,  ils  fe  prêtent  fccours  mutuellement,  l'un  le  prend  par  la  queue, 
l'autre  par  la  tête,  6c  de  compagnie  ils  l'apportent  au  bateau  de  leur 
maître. 

Ils  ont  une  autre  manière  de  prendre  le  poiflbn  qui  efl;  fort  fîmple,  6c  qui 
ne  leur  donne  aucune  peine.  Ils  fe  fervent  de  longs  bateaux  fort  étroits 
ils  clouent  d'un  bout  à  l'autre  fur  les  bords  une  planche  large  de  deux  pieds 
&  enduite  d'un  vernis  blanc  6c  très-lullré.  Cette  planche  s'incline  en  de- 
hors d'une  manière  imperceptible,  jufqu'à  ce  qu'elle  foit  prefque  à  fleur 
d'eau.  On  s'en  ièrt  pendant  la  nuit,  6c  on  la  tourne  du  côté  de  la  lune, 
afin  que  la  réflexion  de  la  lumière  en  augmente  l'éclat.  Les  poiflbns  qui 
jouent,  confondent  aifèment  la  couleur  de  la  planche  vcrnifl'èe  avec  celle  de 
l'eau,  ils  s'élancent  fouvent  de  ce  côté  là,  6c  tombent  ou  fur  la  planche, 
ou  dans  le  bateau. 

Il  y  a  des  endroits  où  les  foldats  tirent  le  poiflbn  à  l'arc  avec  beaucoup 
d'adrefTe.    La  fléehe  eft  attachée  à  l'arc  avec  une  ficelle,  afin  de  ne  pas 

per- 


M'rn.II.J'.ioS. 


J.C.MOi/ii/a^.Ji^. 


Tcmi.IIT.iSS.l. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


i5s> 


perdre  la  flèche,  &  de  tirer  le  poiflbn  lorfqu'il  a  été  percé:  dans  d'autres 
endroits  il  y  en  a  en  fi  grande  quantité  dans  la  bourbe,  que  des  hom- 
mes dans  l'eau  juiqu'à  la  ceinture,  les  percent  avec  un  trident,  &  les 
tirent. 

Si  les  rivières  &  les  lacs  font  fi  fertiles  en  toutes  fortes  de  poUTons  ,1a  ter- 
re ne  l'eft  pas  moins  par  la  multitude  ôc  la  diveriité  des  fruits  qu'elle  porte. 
On  y  mange  des  poires,  des  pommes,  des  pêches,  des  abricots,  des  coins, 
des  figues,  des  raifins,  6c  principalement  uneefpèce  de  fort  bons  mufcats: 
on  y  voit  des  noix,  des  prunes,  des  cerifes,  des  châtaignes ,  des  grenades, 
&  prelque  tous  les  autres  fruits  qui  fe  trouvent  en  Europe,  fans  parler  de 
plufieurs  autres  qui  ne  s'y  trouvent  pas. 

Cependant  il  faut  avouer  que  tous  ces  fruits,  à  la  réferve  de  ces  mufcats, 
6c  des  grenades,  ne  peuvent  le  comparer  aux  nôtres,  parce  que  les  Chinois 
n'ont  pas  comme  en  Europe,  l'art  6c  le  foin  de  cultiver  les  arbres,  pour  en 
corriger  ou  perfedtionner  le  goût.  Ils  ont  trop  befoin  de  leurs  terres  pour 
le  ris  6c  le  froment  ;  leurs  pêches  néanmoins  ne  font  gueres  moins  bonnes 
que  les  nôtres  :  il  y  en  a  même  une  efpèce  qui  eft  meilleure.  En  quelques 
endroits  elles  ne  font  pas  faines.  Il  faut  en  manger  fobrement  ,  parce 
qu'elles  caufent  une  dyiênterie  qui  eft  très-dangereufe  à  la  Chine.  Leurs 
abricots  ne  feroient  pas  mauvais,  fi  on  leur  laiflbit  le  tems  de  mûrir  fur 
l'arbre. 

C'eft  de  la  Chine  que  nous  font  venus  les  oranges,  mais  nous  n'en  a- 
vons  eu  que  d'une  feule  efpèce,  6c  il  y  en  a  plufiturs  fortes  qui  font  excel- 
lentes: il  y  en  a  une  efpèce  qu'on  eftime  :  elles  ibnt  petites,  6c  ont  la  peau 
fine,  unie,  6c  très-douce:  il  vient  de  la  province  de  Fo  kien  une  forte  d'o- 
ranges qui  font  d'un  goût  admirable.  Elles  font  grpfles,  6c  la  peau  eft  d'un 
beau  rouge  ries  Européans  diiènt  communément,  qu'un  plat  de  ces  oranges, 
figureroit  à  merveille  fur  les  premières  tables  de  l'Europe.  On  en  mange  à 
Canton  de  plus  greffes,  qui  font  jaunes,  fort  agréables  au  goût,  6c  fort 
faines:  on  en  donne  même  aux  malades,  aprcs-les  avoir  ramoUis  fous  la  cen- 
dre chaude,  les  avoir  coupées  en  deux,  6c  les  avoir  remplies  de  fucre  qui 
s'y  incorpore:  on  tient  que  l'eau  qui  en  fort,  eft  très-filutaire  à  la  poitrine. 
Il  y  en  a  d'autres  qui  ont  un  goût  aigre,  6c  dont  les  Européans  fe  fervent 
pour  afiaiflbnncr  les  viandes. 

Les  limons  6c  les  citrons  font  très-communs  :  dans  quelques  provinces 
Méridionales, il  y  en  vient  de  gros  aufquels  on  ne  touche  gueres:  ils  ne  fer- 
vent que  d'ornemens  dans  les  maifons  :  on  en  met  fept  ou  huit  iur  un  plat 
de  porcelaine,  6c  c'eft  uniquement  pour  divertir  la  vue  6c  flatter  l'odorat  : 
ils  font  cependant  excellens  en  confiture. 

Une  autre  efpèce  de  limon,  qui  n'eft  pas  plus  gros  qu'une  noix,  6c  qui 
eft  rond,  verd,  6c  aigre,  eft  aulîi  très-eftimé,  6c  paife  pour  admirable  dans 
les  ragoûts:  l'arbre  qui  les  porte,  fe  met  quelquefois  dans  des  caiflès,  ic 
fertdans  les  maifons  à  orner  les  cours  ou  les  falles. 

Outre  les  melons  femblables  à  ceux  que  nous  avons  en  Europe,  la  Chine 
en  a  encore  deux  efpèces  différentes  :  les  uns  qui  font  fort  petits,  jaunes  au 

Tome  II.  Y  de- 


Des  Pê- 
ches. 


Des  Abri- 
cots. 

Des  Oran- 
ges & 
de  leurs 
différentes 
efpèces. 


Des  Li-  ; 

mous. 

Des  Ci-    : 

irons. 

De  leurs 

différentet 

elpeces. 

Des  Me- 
lons &  de 
leurs  diffé- 
rences 
ef['èces. 


■Melons 
d'ea'j. 


De;  Fru'ts 
particu- 
liers à  la 
Chine. 


Des  Ar- 
bres. 

Sont  peu 
communs 
dans  les 
Campa- 
gnes. 


Des  Mi- 
lies, 


Du  Ch-.r 
bon  t'e 
terre. 


Son  Ufage 
e(l  dange- 
reux. 


170  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

dedans,  6c  d'un  goût  fucrc,  qui  peuvent  fc  manger  avec  la  peau,  de  mê- 
me que  nous  mangeons  quclquetbis  les  pommes. 

On  nomme  les  autres ,  melons  d'eau  :  ils  ibnt  gros  &  longs,  la  chair  en 
cfk  blanche  Se  quelquefois  rouge,  &C  ils  font  plcms  d'une  eau  iucrce  £c  ra- 
fraichifîlxnte ,  qui  dcialtere,Scne  tait  jamais  de  mal,  même  dans  les  plus  gran- 
des chaleurs.  On  peut  y  ajoii ter  d'autres  melons  encore  meilleurs,  qui  vien- 
nent d'un  endroit  de  Tartarie  nommé  Z^^»/;,  fort  éloigné  de  Peking.  Ces 
melons  ont  cela  de  particulier,  qu'ils  lé  conlervent  cinq  ou  lîx  mois  dans 
leur  fraicheiu-.  L'on  en  fait  chaque  année  une  grande  provifion  pour 
l'Empereur.     Nous  en  avons  déjà  parlé  ailleurs. 

A  tous  ces  fruits  que  nous  connoiilbns,  on  doit  en  ajoiîtcr  d'autres  qui 
ne  font  connus  que  par  nos  relations,  cC  qui  paroiflént  avoir  été  tranfportez 
à  la  Chine  des  llles  voiilnes,où  ils  fe  trouvent  en  très-grande  abondance.  Je 
parle  des  ananas,  des  goyaves,  des  bananes,  des  cocos,  6cc.  mais  outre 
toutes  ces  diveifes  fortes  de  fruits,  qui  lui  lont  communs  avec  les  autres 
pays,  elle  en  a  encore  plulicurs  autres  d'une  efpcce  particulière  Se  d'un  bon 
goût,  qui  ne  fe  trouvent  nulle  part  ailleurs.  Tels  que  ibnt  le  Tse  tse,  le  Li 
tchi^  \e  Long  y  a  en.,   dont  j'ai  fait  la  deicription*. 

Le  terrain  cil  tellement  ménagé  dans  les  campagnes  pour  la  culture  du 
ris,  qu'on  n'y  voit  prelque  aucun  arbre:  mais  les  montagnes,  fur  tout  cel- 
les de  Chen  fi^  de  Honan,  de^uang  tong^  &  de  Fo  kien  font  couvertes  de  fo- 
rêts, où  l'on  trouve  des  arbres  de  toute  efpèce,  grands,  droits,  &  pro- 
pres pour  tiuis  les  ouvrages  publics,  8c  fur  tout  pour  la  conftruétion  des 
vaiiïcaux. 

11  y  a  des  pins ,  des  frênes  ,  des  ormes  ,  des  chênes ,  des  efpèces  de 
palmiers ,  des  cèdres  ,  6c  beaucoup  d'autres  qui  font  peu  connus  en 
Europe. 

Les  autres  montagnes  font  célèbres  parleurs  mines  qui  contiennent  toutes 
fortes  de  méteaux,  par  leurs  fontaines  médicinales,  leurs  fimples  èc  leurs 
minéraux.  On  y  trouve  des  mines  d'or,  d'argent,  de  fer,  d'airain,  d'é- 
tain  ,  de  cuivre  blanc ,  de  cuivre  rouge ,  de  mercure  :  de  la  pierre  d'â- 
zur,  du  vermillon,  du  vitriol,  de  l'alum,  du  jafpe,  des  rubis,  du  criilal 
de  roche  ,  des  pierres  d'aimant,  du  porphire,  ôc  des  carrières  de  diffèrens 
marbres. 

On  trouve  encore  dans  les  montagnes,  fur  tout  des  provinces  du  Nord, 
des  mi-nes  très-abondantes  de  charbon  de  pierre ,  6c  il  s'en  fait  un  grand 
•  débit.  Ces  pierres  font  noires,  elles  iont  entre  les  roches  dans  des  veines 
fort  profondes,  on  les  caflé  en  pluiîeurs  morceaux,  6c  on  les  allume  dans 
le  fourneau  de  la  cuifine.  Il  y  en  a  qui  les  pilent,  6c  qui  les  ayant  détrem- 
pées avec  de  l'e.au,  en  font  des  mafles  :  c'elt  fur  tout  ce  qui  eft  en  ufage  par- 
mi le  menu  peuple. 

On  a  d'abord  de  la  peine  à  allumer  ce  charbon  :  mais  quand  il  eft  une 
fois  enflammé,  le  feu  cil  fort  ardent  6c  dure  long-tems.  Il  rend  quelque- 
fois une  mauvaife  odeur ,  6c  pourroit  caufer  la  mort  à  ceux  qui  dormiroient 

au- 

•  Tome  I.  pages  19.  171.  &  i7z. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  171 

auprès,  fi  l'on  n'avoit  la  précaution  de  tenir  tout  proche  un  vafe  plein 
d'eau.  La  fumée  s'y  attache  de  telle  forte,  que  l'eau  à  la  longue  prend  une 
odeur  auiîl  défagréable  que  celle  de  la  fumée  même. 

Les  cuifiniers  des  Grands  &  des  Mandarins  s'en  fervent  d'ordinaire  de 
même  que  les  artifans  ,  comme  font  les  forgerons  ,  les  traitteurs,  les  tein- 
turiers, les  ferrurierSj&c. Ceux-ci  néanmoins  trouvent  qu'il  rend  le  fer  cru: 
il  ell  encore  d'un  grand  uhigc  pour  ces  fours  qu'on  nomme  en  Italie  fours 
à  vent,  &  où  on  fond  le  cuivre.  Il  y  a  de  ces  mines  de  charbon  dans  de  hautes 
montagnes  peu  éloignées  de  Peking:  on  diroit  qu'elles  font  inépuifables: 
depuis  le  tems  qu'on  s'en  fert  dans  une  iî  grande  ville,  Se  dans  toute  la 
province,  on  n'en  a  jamais  manqué:  cependant  il  n'y  a  point  de  famille, 
quelque  pauvre  qu'elle  fou,  qui  n'ait  un  fourneau  échauftc  par  ce  char- 
bon, lequel  entretient  le  feu  beaucoup  plus  long-tems  que  ne  feroit  le 
charbon  de  bois. 

Leurs  jardins  potagers  font  fournis  d'herbes,  de  racines,  6c  de  légumes  Des  Jat- 
de  toutes  les  fortes:  outre  les  cfpèces  que  nous  avons,  ils  en  ont  beaucoup  dins. 
d'autres  que  nous  ne  connoiffons  point ,  &  qui  font  encore  plus  eftimables 
que  les  nôtres:  ils  les  cultivent  avec  grand  foin,  &  c'eft  avec  le  risprefque 
tout  ce  qui  fait  la  nourriture  du  peuple.  Il  y  a  une  infinité  de  chariots  6c 
de  bétes  de  charge,  qui  entrent  tous  les  matins  à  Peking^  poiu*  y  porter 
des  herbes  &  des  légumes. 

Comme  il  leroii  difficile  de  tranfporter  du  fel  des  côtes  de  la  mer,  dans  Du  Se!. 
les  parties  Occidentales  qui  joignent  la  Tartarie,  la  providence  a  pourvu  ad- 
mirablement à  ce  befoin.  Outre  les  puits  d'eau  laîée  qu'on  trouve  en  cer- 
taines provinces,  il  y  a  d'autres  endroits  où  l'on  voit  une  terre  grife,  ré* 
pandue  par  arpens  dans  divers  cantons, qui  fournit  une  prodigieulc  quanti- 
té de  fel. 

La  manière  dont  ce  fel  fc  tire  de  la  terre  eft  remarquable.     On  unit  d'à-    Efpèce  de 
bord  cette  terre  comme  une  glace,    6c  l'on  l'élève  un  peu  en  talut,  afin  tre  ^^"^'* 
d'empêcher  que  les  eaux  ne  s'y  arrêtent.     Qiiand  le  folcil  en  a  féché  la  fur- 
face,  6c  qu'elle  paroît  toute  bla>^che  des  particules  de  fel  qui  y  font  atta-   ^*  P'épa- 
chées ,  on  l'enlève,  6c  on  la  met  en  divers  monceaux ,  qu'on  a  foin  de  bien  ''*"°"* 
battre  de  tous  cotez,  afin  que  la  pluie  puifle  s'y  infinuer:  cnfuite  on  étend 
cette  terre  fur  de  grandes  tables  un  peu  panchces,  6c  qui  ont  des  bords  de 
quatre  ou  cinq  doigts  de  hauteur:  puis  on  verfe  deffus  une  certaine  quanti- 
té d'eau  douce,  laquelle  pénétrant  par  tout,  entraîne  en  s'écoulant  toutes 
les  particules  de  fel  dans  un  grand  vafe  de  terre,  où  elle  tombe  goutte  à 
goutte  par  un  petit  canal  fait  exprès. 

Cette  terre  ainfi  épurée,  ne  devient  pas  pour  cela  inutile,  on  la  met  à 
quartier:  au  bout  de  quelques  jours,  quand  elle  eft  ieche,  on  la  réduit  en 
poufilére,  après  quoi  on  la  répand  fur  le  terrain  d'où  elle  a  été  tirée:  elle 
n'y  a  pas  demeuré  fept  à  huit  jours,  qu'il  s'y  mêle  comme  auparavant, 
*ne  infinité  de  particules  de  fel ,  qu'on  tire  encore  une  fois  de  la  manière 
que  je  viens  d'expliquer. 

Tandis  que  les  hommes  travaillent  ainfi  à  la  campagne ,  les  femmes  avec 
Y  z  leurs 


Les  Epice- 
ries ne 
croilTent 
point  à  la 
Chine. 


Abondan- 
ce particu- 
lière de  la 
Tartarie. 


La  Chine 
eft  pauvre 
malgré  Ion 
«bondan- 


I7Z  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE^ 

leurs  enfans  s'occupent  dans  des  cabanes  bâties  lur  le  lieu  même,  à  faire 
boiiillir  les  eaux  Talées.  Elles  en  remplifient  de  grands  baffins  de  fer  fort 
profonds,  qui  fe  pofent  fur  un  fourneau  de  terre,  percé  de  telle  forte,  que 
la  flâme  fe  partage  également  ious  les  baiïïns  ,  6c  s'exhale  en  fumée  par 
un  long  tuyau  en  forme  de  cheminée  à  l'extrémité  du  fournean. 

Quand  ces  eaux  falées  ont  boiiilli  quelque  tems,  elles  s'épaiffifTent  6c  fe 
changent  peu  à  peu  en  un  fel  tics-blanc ,  qu'on  remue  fans  ceffc  avec  une 
large  efpatule  de  fer,  julqu'à  ce  qu'il  foit  entièrement  (ce.  Des  forêts  en- 
tières fufîiroient  à  peine,  pour  entretenir  le  feu  néceflaire  au  iél,  qui  fe 
fait  pendant  toute  l'année;  mais  comme  fouvent  il  n'y  a  point  d'arbres  en 
ces  lieux  là,  la  Providence  y  a  fuppléé,  en  faiiant  croître  tous  les  ans  des 
forêts  de  roleaux  aux  environs  de  ces  falines. 

A  la  vérité,  les  terres  de  la  Chine  ne  produifcnt  point  d'épiceries,  à  la 
réfcrve  d'une  eipèce  de  poivre,  qui  elt  bien  différent  de  celui  des  Indes: 
mais  les  Chinois  en  trouvent  chez  des  nations  fi  voifines  de  leur  Empire, 
6c  ils  ont  fi  peu  de  peine  à  fe  les  procurer  par  le  commerce  ,  qu'ils 
n'en  font  pas  moins  fournis  ,  que  fi  leurs  terres  étoient  capabks  de  les 
produire. 

Quoique  la  plû-part  des  chofes  nécefiaires  à  la  vie  ,fc  trouvent  dans  tout 
l'Empire ,  chaque  province  a  quelque  chofe  de  plus  particulier  ou  en  plus 
grande  abondance,  comme  on  le  peut  voir  dans  la  defcription  que  j'ai  fai- 
te des  provinces  de  cet  Empire. 

La  Tartarie,  quoique  pleine  de  forêts  &  de  fable,  n'cft  pas  tout  à  fait 
ftérile:  elle  fournit  de  belles  peaux  de  zibelines,  de  renards, de  tigres  qui 
fervent  aux  fourrures:  beaucoup  de  racines  6c, de  iimples  très-utiles  pour 
la  médecine,  6c  une  infinité  de  chevaux  pour  la  remonte  des  troupes  ,  6c 
des  troupeaux  de  beftiaux  en  quantité,  qui  fervent  à  nourrir  les  parties 
Septentrionales  de  la  Chine. 

Nonobilant  cette  abondance  ,  il  efl  pourtant  vrai  de  dire,  ce  qui  fem- 
blo  un  paradoxe  ,  que  le  plus  riche  6c  le  plus  floriflant  Empire  du 
monde,  efl  dans  un  lens  aflez  pauvre:  la  terre,  quelque  étendue  6c  quel- 
que fertile  qu'elle  foit ,  fuffit  à  peine  pour  nourrir  fcs  habitans  :  on  oie  di- 
re qu'il  fiiudroit  deux  fois  autant  de  terres  pour  les  mettre  à  leur  aife.  Dans 
la  leule  ville  de  Canton^  où  tant  d'Européans  abordent  chaque  année,  il  y 
a  plus  d'un  million  d'amcs,  ôc  dans  une  grande  bourgade  qui  n'en  eft  é- 
loignée  que  de  trois  ou  quatre  lieues,  il  y  a  encore  plus  de  monde  qu'à 
Canton  même. 

Une  milcre  extrême  porte  à  de  terribles  excès:  ainfi  quand  on  voit  à 
Canton  les  chofes  de  près,^  on  efl:  moins  furpris  que  les  parens  expofent  plu- 
ficurs  de  leurs  enlans ,  qii' ils  donnent  leurs  filles  pou.r  efclaves,  ôc  que  l'ef- 
prit  d'intérêt  anime  un  li  grand  peuple:  on  s'étonne  plutôt  qu'il  n'arrive 
pas  quelque  choie  de  plus  funcile,  6c  que  dans  les  tems  de  difette,  tant  de 
peuples  fe  voyent  en  danger  de  périr  par  la  faim,{;tns  avoir  recours  aux  vio- 
lences, dont  on  lit  tant  d'exemples  dans  les  hift:oires  de  l'Europe. 

Qiioiquc  j'aye  parlé  aflez  au  long  des  arbres  6c  des  animaux  qui  fe  trou- 
vent 


ET   DE  LA   TARTARIE    CHINOISE.  173 

vent  à  la  Chine,  il  y  en  a  quelques-uns  plus  extraordinaires  que  je  vais  dé- 
crire plus  en  détail:  fi  je  ne  dis  rien  de  tous  les  autres,  c'efl:  que  mon  dcf- 
lein  n'elt  pas  de  donner  une  hiltoire  naturelle  de  cet  Empire  :  cet- 
te entreprile  me  meneroit  trop  loin  Sc  doit  être  la  matière  d'un 
ouvrage. 

Un  des  arbres   le  plus  fingulier,  6c  qui  ne  fe  voit  nulle  part  ailleurs,  efl   Dcl'Arhrc 
celui  qui  porte  un  fruit  dont  on  tire  du  i'uif ,  &  que  les  Chinois  nomment   °"  ^'"'* 
Ott  kieou  mou  :   il  eil  fort  commun  dans  les  provinces   de  Tche  kiang^  de   '"""'  °"' 
Kiang  nan,  6c  de  Kiangfi:  le  P.  Martini  en  a  donné  une  affcz  jufte  idée,    duit'^dij 
lorfqu'il  a  parlé  de  la  ville  de  Kin  hoa  dans  la  province  de  Tche  kiang.     Cet  Suif. 
arbre  que  ce  Père  compare  à  nos  poiriers,  a  auffi  beaucoup  de  rapport  au 
tremble  &  au  bouleau  ,   du  moins  pour  ce  qui  regarde  fes  feiiillcs  &  leur 
long  pédicule:  la  plû-part  font  de  la  grandeur  6c  de  la  forme  de  nos  ceri- 
fiers  par  le  tronc  6c  les  branches  :  il  y  en  a  quelques  uns  auflî  hauts  que  nos 
grands  poiriers. 

L'écorce  en  eft  d'un  gris  blancheâtre  un  peu  douce  au  toucher:  les  peti-  ^\  ^.^^- 
tes  branches  font  longues,  déliées,  flexibles,  6c  garnies  defeiiilles,  feule-  ^"P"°*^' 
ment  depuis  le  milieu  jufqu'à  l'extrémité,  oii  elles  font  comme  en  tauffe, 
mais  plus  petites,  6c  fouvent  recoquillées  6c  creufes  en  forme  de  gondole: 
elles  font  d'un  verd  obfcur,  liflees  par  dellus,  6c  blanc heâtrcs  par  deflbus, 
fort  minces,  féches,  médiocrement  grandes,  6c  de  figure  de  lozangc,dont 
les  angles  latéraux  font  arrondis  ,  6c  l'extrémité  allongée  en  pointe:  elles 
font  attachées  aux  branches  par  des  pédicules  longs,  fecs  6c  déliez,  la  cô- 
te de  la  feiiille  6c  fes  fibres  font  aufîî  rondes,  féches,  6c  déliées  :  fes  feiiilles 
fur  l'arriére  faifon ,  c'eft-à-dire,  vers  le  mois  de  Novembre  6c  de  Décem- 
bre, deviennent  rouges  avant  que  de  tomber,  comme  il  arrive  aux  feuilles 
de  vigne  6c  de  poirier, 

Le  fruit  croît  à  l'extrémité  des,  branches  par  bouquets  :  il  y  efl  attaché  Son  Fruit, 
par  des  pédicules  ligneux  fort  courts,  6c  qui  ne  femblent  être  qu'une  con- 
tinuation de  la  branche  même  :  ce  fruit  eil  renfermé  dans  une  capfule 
dure  6c  ligneufe,  brune,  un  peu  raboteufe  6c  de  figure  triangulaire,  dont 
les  angles  font  arrondis  à  peu  près  de  la  façon  que  le  font  ces  petits  fruits  ou 
grains  rouges  ,  que  porte  le  troéfne  ,  nommez  vulgairement  bonnets  de 
Prêtre. 

Ces  capfules  ou  étuis, renferment  ordinairement  trois  petits  noyaux, cha- 
cun de  la  grofleur  d'un  petit  pois,  ronds  en  dehors,  6c  un  peu  applatis 
par  les  côtcz  qdi  fc  touchent  :  chacun  de  fes  noyaux  eft  couvert  d'une  légè- 
re couche  de  fuif  très-blanc  6c  aiTez  dur,  le  pédicule  fe  partage  comme  en 
trjis  autres  plus  petits,  qui  ne  font  que  des  filets,  6c  pénettre  par  le  milieu 
du  fruit  entre  ces  trois  noyaux  ,  de  forte  que  les  extrémité/,  de  ces  filets 
vont  s'inférer  à  la  pointe  fupérieurc  de  chacun  des  noyaux,  aufquels  ils  pa- 
poifTent  attachez  6c  pendans. 

Lorfque  la  capfule,  qui  effc  compofée  de  fix  petits  feiiillages  creux  &C,  de- 
forme  ovale,  vient  à  s'entrouvrir,  6c  à  tomber  d'elle  même  peu  à  peu,  le 
frujt  paroît  hors  de  fes  enveloppes,  ce  qui  fait  un  très -bel  efict  à  la 
viîc,  fur  tout  pendant  l'Hyver:  ces  arbres  paroiflent  alors  tout  couverts 


de 


174  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  de  'a  de  petits  bouquets  blancs  ,   qu'on  prendioit  de  loin  pour  autant  de  bou- 
befcrip-      quets    de  fleurs.     Le  luif  dont  ce  fruit  eft  couvert,   étant  écrafé  dans  la 


tio.i  de 
l'Arbre  Ou 
kkcH   mou. 


main  ,  le  tond  ,   ôc  rend  une  odeur  de  graifl'e  qui  approche  de  celle  du  fuif 
ordinaire. 

Avant  que  ce  fruit  foit  parvenu  à  fa  maturité ,  il  paroît  rond  ;  &;  c'cfl 
apparemment  ce  qui  a  fait  dire  au  Pcre  Martini  qu'il  étoit  de  figure  ronde, 
•i  moins  que  ce  Pcre  n'en  ayant  peut-être  éxammé  que  quelques-uns,  qui 
n'ctoient  pas  parfaits  dans  leur  eipèce,  &  qui  n'avoient  qu'un  feul  noyau, 
ait  cru  que  c'étoit  là  leur  figure  naturelle  :  car  effectivement  on  en  trouve 
qui  étant  défeftueux ,  &  n'ayant  qu'un  ou  deux  noyaux  ,  n'ont  pas  la 
figure  naturelle  qu'ils  devroient  avoir. 
SonUfage.  Le  noyau  dont  la  coque  cil:  aflez  dure  ,  contient  une  efpèce  de  petite 
noifette  de  la  grollcur  d'un  gros  grain  de  chenevi,  laquelle  ell  fort  huiîeuie: 
elle  eil  enveloppée  d'une  tunique  brune.  Les  Chinois  en  font  de  l'huile  à 
brûler  dans  la  lampe,  de  même  qu'ils  font  des  chandelles  de  ce  fuif,  dont 
les  noyaux  font  couverts. 

Les  chandelles  qu'ils  en  font  ,  font  comme  le  tronçon  d'un  cône  qu'ils 
commencent  à  brûler  par  la  bâze  ,  &  dont  la  mèche  eft  un  petit  rofeau 
creux ,  ou  un  petit  bâton  ,  autour  duquel  on  a  roulé  un  fil  de  coton ,  ou 
bien  de  la  moélc  d'un  petit  jonc  de  la  même  grofleur  *  :  l'un  des  bouts  de 
ce  rofeau  ou  de  ce  petit  bâton  fert  à  allumer  la  chandelle  ,  6c  l'autre  à  la 
mettre  fur  le  chandelier  ,  dont  on  doit  faire  entrer  une  pointe  dans  le  bas 
du  rofeau. 

Cette  forte  de  chandelle  eft  denfe  &  pefante,  6c  fe  fond  aifément  dans  la 
main  quand  on  la  touche  :  elle  rend  une  flamme  aflez  claire,  mais  un  peu 
jaunâtre,  Se  comme  cette  mèche  eft  iblide,  &  qu'en  brûlant  elle  fe  chan- 
ge en  charbon  dur  ,  elle  n'eft  pas  focile  à  moucher  :  on  fe  fert  de  cizeaux 
faits  exprès  pour  cet  ufage. 
Prépara-  On  tire  le  fuif  de  ce  fruit  en  cette  manière  :    on  le  pile  tout  entier, 

tiondefon  c'eft-à-dire,  la  coque  avec  la  noifette,  6c  on  le  foit  bouillir  dans  de  l'eau, 
puis  on  ramaffe  toute  la  graifle ,  ou  l'huile  qui  fumage;  cette  graifl"e  le 
fige  comme  du  fuif  en  fe  refroidiflant.  Sur  dix  livres,  on  en  met  quelque- 
fois trois  d'huile  de  lin  ou  de  gergelin,  6c  un  peu  de  cire  pour  donner  du 
corps  à  cette  maflc,  dont  on  fait  de  la  chandelle  qui  eft  très-blanche:  on 
en  fait  auflî  de  rouge,  en  y  mêlant  du  vermillon. 
Du  Coton  L'arbrifléau  qui  produit  le  coton,  eft  un  des  plus  utiles  qui  fe  trouvent 
ôcdeTAr-  a  la  Chine  :  le  jour  même  que  les  laboureurs  Chinois  ont  moiflbnné  leurs 
grains,  ils  fèment  le  coton  dans  le  même  champ,  6c  fe  contentent  de  re- 
muer avec  un  râteau  la  furface  de  la  terre. 

Qiiand  cette  terre  a  été  humeètée  par  la  pluie  ,  ou  par  la  rofèe ,  il  fe 
forme  peu  à  peu  un  arbrifleau,  de  la  hauteur  de  deux  pieds  :  les  fleurs  pa- 
roiflént  au  commencement  ou  vers  le  milieu  du  mois  d'Août  :  d'ordinaire 
elles  font  jaunes,  6c  quelquefois  rouges.  A  cette  fleur  fuccède  un  petit  bou- 
ton, qui  croît  en  forme  de  gouflé,  de  la  grofleur  d'une  noix. 

Le 

*  Ce  jonc  fert  auffi  de  mèche  dans  la  lampe. 


briffeau 
qui  le 

produit. 


ET    DE    LA    TARTARIE  CHINOISE. 


'7  S 


Le  quarantième  jour  depuis  la  fleur,  cette  goulle  s'ouvre  d'elle-même, 
&  fe  tendant  en  trois  endroits,  elle  montre  trois  ou  quatre  petites  envelop- 
pes de  coton,  d'une  blancheur  extrême,  6c  de  la  figure  des  coques  de  vers 
à  foye;  elles  font  attachées  au  fond  de  la  goufle  ouverte,  6c  contiennent 
les  lemences  de  l'année  fuivante.  Alors  il  efl:  tems  de  faire  la  récolte  :  néan- 
moins, quand  il  fait  beau  tems,  on  laifl'e  le  fruit  encore  deux  ou  trois  jours 
expoié  au  Ibleil,  la  chaleur  l'enfle,  6c le  profit  en  ell:  plus  grand. 

Comme  tous  les  fibres  du  coton  font  fortement  attachées  aux  femences 
qu'elles  renferment ,  on  Je  fert  d'un  roiiet  pour  les  en  féparer  :  ce  roiiet  a 
deux  rouleaux  fort  polis,  l'un  de  bois  6c  l'autre  de  fer ,  de  la  longueur  d'un 
pied,  6c  de  la  groflèur  d'un  pouce:  ils  font  tellement  appliquez  l'un  à  l'au- 
u;e,  qu'il  n'y  paroît  aucun  vuide:  tandis  qu'une  main  donne  le  mouvement 
au  premier  de  ces  rouleaux  ,  6c  que  le  pied  le  donne  au  fécond,  l'autre 
main  leur  applique  le  coton,  qui  le  détache  parle  mouvement,  6c  pafle 
d'un  côté,  pendant  que  la  femeace  refte  nuë  6c  dépoiiillée  de  l'autre.  On 
carde  enfuitc  le  coton,  on  le  file,  6c  l'on  en  fait  des  toiles. 

Il  y  a  un  autre  arbre  appelle  Kou  chu  y  qui  reflemble  aflcz  à  nos  figuiers, 
foit  par  le  bois  de  fes  branches,  foit  par  les  feiiilles:  fa  racine  poufle  ordi- 
nairement plufieurs  tiges  ou  petits  troncs  en  forme  de  buiflbn,  quelquefois 
un  feul  :  on  en  voit  dont  le  tronc  elt  droit ,  rond ,  6c  dont  la  groflèur  a  plus 
de  neuf  ou  dix  pouces  de  diamettre.  Les  branches  font  d'un  bois  léger, 
moëleùx,  6c. couvert  d'une  écorce  femblable  à  celle  du  figuier.  Les  feiiil- 
les font  profondément  découpées;  deux  découpures  principales  les  refen- 
dent chacune  en  trois  feiiillages  artifl:ement  échancrez  de  part  6c  d'autre. 
La  couleur,  foit  en  defliis,  ioit  en  deflbus  6c  la  contexture  des  fibres,  eft 
la  même  que  d.ans  les  feiiilles  de  figuier,  mais  elles  font  plus  grandes,  plus 
épaifles  6c  plus  rudes  à  toucher  par  le  deflus,  au  lieu  que  par  le  deflbus  el- 
les font  fort  douces,  à  caufe  d'un  coton  court  ^  fin,  dont  elles  fout  cou- 
vertes. Il  y  en  a  quelques-unes,  qui  n'étant  nullement  échancrées,  font  de 
la  figure  d'un  cœur  allongé. 

Cet  arbre  rend  un  lait,  dont  les  Chinois  fe  fervent  pour  appliquer  l'or 
en  teiiiUe  :  ils  tirent  ce  lait  en  cette  manière  :  ils  font  une  ou  plufieurs  inci- 
fîons  horifontales  6c  de  bas  en  haut  au  tronc  de  cet  arbre,  6c  dans  la  fente 
ils  iniérent  le  bord  d'une  coquifle  de  mer,  ou  quelque  autre  femblable  réci- 
pient, dans  lequel  le  lait  ayant  diftillé,  ils  le  ramaflbnt,  6c  s'en  fervent  avec 
le  pinceau  ,  dont  ils  font  la  figure  qu'il  leur  plaît  fur  le  bois,  ou  fur  quel- 
que autre  matière  que  ce  foit  :  ils  appliquent  aufll-tôt  des  feiiilles 
d'or  fur  ces  figures  qui  les  attirent  fi  fortement,  que  jamais  l'or  ne  s'en 
détache. 

L'arbre  que  les  Chinois  appellent  Lungju  çUf  a  le  tronc  gros  comme  nos 
■grands  pruniers  :  il  fe  partage  de  bonne  heure  en  deux  ou  trois  grofles  bran- 
ches ,  éc  celles-ci  en  de  plus  petites  ;  fon  écorce  eft  d'un  gris  tirant  fur  le 
roux,  6c  moucheté  comme  le  coudrier  :  l'extrémité  des  branches  eft  noùeu- 
fe,  tortue,  inégale,  6c  pleine  de  moële,  comme  dans  le  noyer. 

Le  fruit  qui  pend  à  de  longs  pédicules  verds  &  fibreux ,  comme  ceux  des 

ceri- 


Si  Def- 
cription. 


Sa   Prépa- 
ration. 


De  l'Arbre 
Kou  chu. 


SonUfage. 


De  l'Arbre 
Lung  j»  (li. 


Sa  Def- 
cription. 


Son  Fruit. 


ij6  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

cciifes,  ell  rond  6c  un  peu  oblong,  de  la  couleur  6c  de  la  figure  des  ceri- 
fes ,  quand  elles  font  verte»  :  le  pédicule  auquel  ce  truit  ell  attaché  ,  cil 
extrêmement  long,  ôc  partagé  en  diffcrens  rameaux,  au  bout  de  chacun 
dclquels  elt  un  de  ces  petits  fruits  :  la  peau  de  ce  fruit  elf  parfemée  en  quel- 
ques endroits  de  petits  points  roux:  elle  ell  allez  dure,  6c  renferme  une 
fubllance  ou  parenchyme  verdâtre,  qui  fe  met  enboiiillie,  quand  il  efl 
meur.  On  s'en  1ère  en  Hyver  pour  fe  frotter  les  mains  ôc  les  prélerver  des 
engelures. 

Ce  fruit  a  un  noyau  fort  dur,  auflî-bieii  que  nos  cerifcs,  mais  rond  & 
un  peu  oblong,  &  canelé:  il  y  a  cinq,  fix,  ou  (ept  canelures  à  chacun  de 
ces  noyaux.  Ce  noyau  reçoit  la  nourriture  par  une  ouverture  ronde  &c  aflez 
large,  laquelle  va  fe  retrecifîant  en  cône  poie  obliquement  à  côté  de  l'a- 
mande qu'il  renferme,  &  qui  a  fon  ifluë  à  l'autre  extrémité  du  noyau.  Cet- 
te amande  efl  petite,  recouverte  d'une  tunique  noirâtre,  Sc  m.oins  dure 
que  celle  qui  r-enferme  les  pépins  de  nos  pommes.  Du  tronc  de  cet  arbre 
on  fait  des  planches  pour  les  ufages  ordinaires. 
SonUfagc.  Si  les  Chinois  le  plaifoicnt,  comme  on  fait  en  Europe,  à  orner  des  jar- 
dins, ôc  à  dielTer  de  belles  allées,  ils  pourroient  en  cultivant  les  fleurs  que 
la  terre  porte,  &  employant  certains  arbres  qui  leur  font  particuliers,  fe 
faire  des  promenades  très-agréables  :  mais  comme  il  leur  paroît  que  rien 
n'efl  plus  rifible,  que  d'aller  6c  de  venir,  fans  autre  deflein  que  de  fe  pro- 
mener, ijs  apportent  peu  de  foin  à  profiter  des  avantages  que  la  nature  leur 
donne. 

Parmi  les  arbres  dont  je  parle,  il  y  en  a  un  qu'ils  appellent  Malien,  qui  eft 
gros  comme  le  bas  de  la  jambe.  Ses  branches  font  rares,  déliées,  rem- 
plies de  moéle,  6c  couvertes  d'une  peau  rouffe,  marquetée  de  petits  points 
blancheâtres,  comme  nos  coudriers.  Elles  font  peu  chargées  de  feiiilles: 
mais  en  récompenfe  les  fciiiUes  font  fort  grandes,  plus  larges  par  le  haut 
que  parle  milieu  6c  par  le  bas,  peu  épaiffès  ôc  aflez  féches.  Leurs  côtes 
&  les  maîtrelTes  fibres  qui  en  partent  ,  font  couvertes  d'un  petit  duvet 
blancheâtre  :  elles  font  attachées  par  des  pédicules  qui  s'élargiflent  par 
le  bas  d'une  telle  manière,  qu'on  diroit  qu'ils  embraflent  la  branche, 
ôc  que  la  branche  en  fort  comme  d'un  petit  tube,  faifant  un  coude  en 
cet  endroit. 

De  raiflèlle  des  pédicules  il  fort  de  petits  boutons  de  figure  ovale ,  ôc 
couverts  de  duvet ,  qui  s'ouvrant  au  mois  de  Décembre  ou  au  cœur  de 
l'Hyver,  forment  des  fleurs  grandes  à  peu-près  comme  celles  des  martagons, 
compofécs  de  fepr  ou  huit  feuilles  de  figure  ovale,  oblongucs  èc  pointues 
par  les  extrémitcz  remplies  de  longs  filets.  Il  y  a  de  ces  arbres  qui  ont  la 
fleur  jaune,  d'autres  l'ont  rouge,  6c  d'autres  l'ont  blanche.  Les  feiiil- 
les tombent  en  même  tems  ,  ôc  fouvent  aufli  avant  que  les  fleurs  s'ou- 
vrent. 

Un  autre  arbre  qu'on  nomme  La  nioë,  a  quelque  rapport  à  notre  laurier 
pour  fa  grandeur,  fa  figure,  ôc  le  contour  de  fes  branches,  qui  font  néan- 
moins plus  évafées ,    ôc  garnies  de  feiiilles  oppofées  ôc  attachées  deux  à 

deux 


De  l'Arbre 
lîolieH. 


S.1  Def- 
cripiion. 


De  l'Arbre 
Ls  mii. 


ET    DE   LA    TARTARIE   CHINOISE.  177 

deux  par  des  pédicules  courts.    Les  plus  grandes  feuilles  égalent  prefque 

la  grandeur  de  celles  du  laurier  ordinaire  :    elles  ne  font  pas  û  épaifîes  m 

fi  lèches:  elles  vont  en  diminuant,  à  mefure  qu'elles  s'éloignent  de  l'extré-  • 

mité  de  la  branche.     Au  cœur  de  l'Hyver  il  fort  de  l'aiflélle  de  les  feuilles 

de  petites  fleurs  jaunes,  dont  l'odeur  eft  agréable,   Se  approche  afTez  de 

l'odeur  de  la  rôle. 

Rien  ne  fcroit  plus  propre  à  embellir  un  jardin,    que  l'arbre  qu'ils  nom-   Del'Arbrc 
ment  Ou  tong  chu  :  il  ell  très-grand ,  &C  relîémble  au  ficomore.     Ses  feiiillcs  ou  tons 
font  longues,   larges,   &  attachées  à  une  queue  d'un  pied  de  long.     Cet- '^*''' 
arbre  eft  li  touffu  &  charge  de  bouquets  fi  preflez,   que  les  rayons  du  fo- 
leil  ne  peuvent  les  pénétrer.     La  manière  dont  il  porte  fon  fruit  eft  ex- 
traordinaire :  vers  le  mois  d'Août  il  fe  forme  fur  la  pointe  des  branches  de 
petits  bouquets  de  feuilles  différentes  des  autres:  elles  font  plus  blanches, 
plus  molles,  moins  larges,  &  tiennent  lieu  de  fleurs.     Sur  le  bord  de  cha- 
cune de  fes  feiiilles  naiffcnt  trois  ou  quatre  petits  grains  gros  comme  nos 
pois,  qui  renferment  une  lubftance  blanche,  d'un  goût  femblable  à  celui 
d'une  noifette ,  qui  n'eft  pas  encore  mûre. 

L'arbre  nommé  'tcha  hoa  feroit  aulTi  d'un  grand  ornement  dans  les  jar-   Del'Atbre 
dins:  il  y  en  a  quatre  efpéces  qui  portent  toutes  des  fleurs,  &  qui  ont  du   ^'^^  *""" 
rapport  à  notre  laurier  d'Efpagne  par  le  bois  &  par  le  feuillage.     Les  feiiil- 
les ne  meurent  point  pendant  l'Hyver.     D'ordinaire  il  eft  gros  comme  la 
jambe  par  le  tronc.     Son  fommet  a  la  forme  du  laurier  d'Efpagne,  fon 
bois  eft  d'un  gris  bkncheâtre  Se  liffè.     Ses  feiiilles  font  rangées  alternati- 
vement de  part  &  d'autre  à  côté  des  branches  :  elles  font  grandes  comme 
celles  du  laurier  d'Efpagne-,  mais  de  figure  ovale.  Se  terminées  en  pointe  criptî^^n' 
àfes  extrémitez,  crénelées  en  forme  de  fcie  par  les  bords,   plus   épaifTes     "^P"^"" 
Se  plus  fermes,  d'un  verd  obfcur  par  deffus  comme  la  feiiille  d'oranger. 
Se  jaunâtre  en  deflbus,   attachées  aux   branches  par  des  pédicules  aftez 
gros. 

De  l'aifTelIe  des  pédicules  il  fort  des  boutons  de  la  grolTeur,  de  la  figure, 
6c  de  la  couleur  d'une  noifette  :  ils  font  couverts  d'un  petit  poil  blanc  8c 
couché  comme  il  fe  voit  au  latin.  De  ces  boutons  il  fe  forme  des  fleurs 
au  mois  de  Décembre  de  la  grandeur  d'une  pièce  de  Z4.  fols:  ces  fleurs 
font  doubles  Se  rougeâtres,  comme  de  petites  rofes ,  Se  foûtenues  d'un 
calice  :  elles  font  attachées  à  la  branche  immédiatement ,  Se  fans  pé- 
dicules. 

Les  arbres  de  la  féconde  efpèce  font  fort  hauts:  la  feiiille  en  eft  arrondie   Autres 
par  l'extrémité,  Se  fes  fleurs  qui  font  grandes  Se  rouges,  mêlées  avec  les   i-Tpècesde 
feiiilles  vertes,  font  un  fort  bel  effet.  '^'''^  *»"• 

Les  deux  autres  efpéces  en  portent  auflî,  mais  plus  petites  Se  blancheâ- 
tres:  le  milieu  de  cette  fleur  eft  rempli  de  quantité  de  petits  filets,  qui 
portent  chacun  un  fommet  jaune  Se  plat,  à  peu-près  comme  dans  les  ro- 
fes fimples,  avec  un  petit  piftille  rond  au  milieu,  au  bas  duquel  eft  une 
petite  boule  verte,  laquelle  en  grofliflant  forme  le  péricarpe  qui  renferme 
la  graine. 

Tome  II.  Z  H 


Del'Arbre 
Tfe  fong  , 
qi4  tient 
du  Genié' 
prt. 


Sa  Def- 
cription. 


17S  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Il  y  a  une  autre  efpèce  d'arbre  aflez  (ingulier ,  qui  tient  du  genièvre,  & 
du  cyprès,  &  que  les  Chinois  nomment  pour  cette  raifon  Tse  fong^  qui 
veut  dire  genièvre  ,  &  Tuen  fe ,  qui  fignifie  cyprès.  Le  tronc  qui 
a  environ  un  pied  éc  demi  de  circuit ,  poUfTe  prefque  dès  le  bas  des 
branches  de  tous  cotez,  qui  le  partagent  en  une  infinité  d'autres ,  lefquellcs 
s'éloignant  aflez  du  tronc,  forment  comme  un  buiflxin  verd,  épais,  6c 
touffu  :  car  cet  arbre  ell  couvert  d'une  multitude  de  feiiilles  lèmbla- 
bles,  partie  à  celles  de  cyprès,  &  partie  à  celles  de  genièvre:  c'eft-à-dire, 
que  ces  dernières  font  longues,  étroites,  6c  piquantes,  ayant  cela  de  par- 
ticulier, qu'elles  font  difpofces  le  long  des  rameaux  par  files,  qui  tantôt 
font  au  nombre  de  quatre  ou  de  cinq,  &  tantôt  au  nombre  de  fix:  ce  qui 
fait  que  regardant  ces  rameaux  par  l'extrémité ,  on  voit  comme  des  étoiles 
de  quatre,  de  cinq,  6c  de  fix  rayons,  chacune  de  celles  du  premier  rang, 
couvrant  exaétement  celles  qui  leur  répondent  en  deffous ,  de  forte  que 
les  intervalles  paroiffent  vuides,  6c  fort  diftincls  jufqu'au  bas.  Les  ra- 
meaux ou  fcions  qui  font  couverts  de  ces  feuilles  longues,  fe  trouvent  prin- 
cipalement en  deflbus,  6c  au  bas  des  branches,  tout  le  haut  6c  le  deffus 
n'étant  que  cyprès. 

Au  relie  la  nature  a  tellement  pris  plaifir  à  fe  joiier  dans  le  mélange  de 
ces  deux  fortes  de  feuilles  ,  qu'il  fe  trouve  des  branches  entières  qui  ne 
tiennent  que  du  cyprès  ,  Se  celles-ci  font  plus  grandes  6c  en  plus  grand 
nombre  :  d'autres  qui  font  purement  genièvre:  quelques-unes  moitié  l'un, 
moitié  l'autre  :  6c  quelques  autres  enfin ,  où  il  ne  fe  trouve  que  quelques 
feiiilles  de  cyprès  entées  à  l'extrémité  d'un  rameau  de  genièvre,  ou  quel- 
que petit  rameau  de  genièvre,  qui  fort  de  l'aiffelle  d'une  branche  de  cy- 
près. 

L'ècorce  de  cet  arbre  cfl  un  peu  raboteufe,  d'un  gris  brun ,  tirant  fur 
le  rouge  en  certains  endroits:  le  bois  eft  d'un  blanc  rougeâtre,  femblable 
à  celui  de  genièvre,  ayant  quelque  chofe  de  réfineux  :  les  feuilles  outre 
f  odeuj-  du  cyprès,  ont  je  ne  fçais  quoi  d'aromatique:  elles  font  d'un  goût 
fort  amer  mêlé  de  quelque  âcretè. 
Son  Fiuit.  Cet  arbre  porte  de  petits  fruits  verds,  ronds,  6c  un  peu  plus  gros  que 
les  gr.ains  de  genièvre  :  le  parenchyme  eft  d'un  verd  olivâtre ,  6c  d'une 
odeur  forte  :  le  fruit  eft  attaché  aux  branches  par  des  pédicules  longs  6c  de 
même  nature  que  les  feiiilles  :  il  contient  deux  grains  rouflatres  en  forme 
de  petits  cœurs ,  6c  durs  comme  les  grains  de  raifin. 

Il  y  a  de  ces  arbres  dont  le  tronc  eft  haut  6c  grêle  ,  n'ayant  de  branches 
qu'à  leur  fommet,  6c  le  terminant  prefque  en  pointe  comme  les  cyprès. 
Il  y  en  a  d'autres  qui  font  nains ,  8c  qui  ne  croiflént  jamais  plus  hauts  que 
fept  à  huit  pieds  :  leur  tronc  6c  leurs  branches  tortues  6c  frifées  font  juger 
que  les  Chinois  les  empêchent  de  croître  en  les  tondant.  Qiiand  cet  arbre 
eft  jeune  ,  il  a  toutes  les  feiiilles  longues  comme  le  genièvre:  quand  il  eft 
vieux,  il  les  a  comme  le  cyprès. 

Je  ferois  infini  fi  je  voulois  décrire  tant  d'autres  arbres  ou  arbrilTeaux  fîn- 
guliers  qu'on  trouve  à  la  Chine  :   il  n'eft  pas  pofTiblc  néanmoins  de  ne  rien 

dire 


Différen- 
ces dans 
Kt  Arbre 


Des  Plan 
its. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  179 

dire  de  la  fameufe  plante  de  Ginfeng  dont  on  fait  tant  de  cas  dans  tout  l'Em-   Du  Gin 
pire,  quiyeft  d'un  très-grand  prix,  Se  que  les  Médecins  Chinois  regardent  /^"f  > 
comme  le  plus  excellent  cordial.     Elle  ne  croît  que  dans  la  Tartane  :  car   ^cerdiaL 
celle  qui  croît  dans  la  province  de  Se  tcbuen  ne  mérite  pas  qu'on  en  parle  : 
c'elten  dreflantla  carte  de  ce  pays-là  par  ordre  de  l'Empereur  que  le  P.Jar- 
toux  eue  l'occafion  6c  le  loifirde  bien  examiner  cette  plante  qu'on  lui  appor- 
ta fraîchement  cueillie,  de  la  defTmer  dans  toutes  les  dimenfions ,  &  d'en 
expliquer  les  propriétez  &  l'ufage. 

Les  plus  habiles  Médecins  de  la  Chine,  dit  ce  Père,  la  font  entrer  dans   Eft  d'un 
tous  les  remèdes  qu'ils  donnent  aux  grands  Seigneurs:  car- elle  eft  d'un  g"nJ  uC^- 
trop  grand  prix  pour  le  commun  du  peuple.     Ils  prétendent  que  c'eft  un   Médedne! 
remède  fouvcrain  pour  les  épuifcmcns  caufez  par  des  travaux  exceflîfs  de 
corps  6c  d'efprit,   qu'elle  dilloud  les  flegmes,  qu'elles  guérit   la  foiblcflc 
des  poulmons  6c  la  pleuréiie,  qu'elle  arrête  les  vomiflemens,  qu'elle  forti- 
fie l'orifice  de  l'eftomach,  6c  ouvre  l'appétit,  qu'elle  dilTipe  les  vapeurs, 
qu'elle  remédie  à  la  rcfpiration  foible  6c  précipitée  en  fortifiant  la  poitrine, 
qu'elle  fortifie  les  efprits  vitaux,  6c  produit  de  la  lymphe  dans  le  ung,  en- 
fin qu'elle  eft  bonne  pour  les  vertiges  6c  les  éblouiflemens,  6c  qu'elle  pro- 
longe la  vie  aux  vieillards. 

On  ne  peut  gueres  s'imaginer  que  les  Chinois  6c  les  Tartares  filTent  un  fi 
grand  cas  de  cette  racine,  fi  elle  ne  produifoit  conftamment  de  bons  effets. 
Ceux  mêmes  qui  fe  portent  bien ,  en  ufent  fouvent  pour  le  rendre  robuf- 
tes.  Pour  moi  je  fuis  perfuadé  qu'entre  les  mains  des  Européans  qui  en- 
tendent la  pharmacie,  ce  ieroit  un  excellent  remède,  s'ils  en  avoieni  aflez 
pour  faire  les  épreuves  néceflaires,  pour  en  examiner  la  nature  par  la  voye 
de  la  Chimie,  &c  pour  l'appliquer  dans  la  quantité  convenable,  fuivant  la 
nature  du  mal  auquel  elle  peut  être  falutaire. 

Ce^qui  eft  certain ,  c'eft  qu'elle  fubtilife  le  fang ,  qu'elle  le  met  en  mouve-  Ses  Pro* 
ment,  qu'elle  l'échauffé,  qu'elle  aide  à  k  digeftion, 6c qu'elle  fortifie  d'une  Pf'étés. 
manière  fenfible.  Après  avoir  defliné  celle  que  je  décrirai  dans  la  fuite, je  me 
tâtai  le  poux,  pour  fçavoir  dans  qu'elle  fituation  il  étoit  :  je  pris  enfuite  la 
moitié  de  cette  racine  toute  crue  fans  aucune  préparation  :  6c  une  heure 
après  je  me  trouvai  le  poux  beaucoup  plus  plein  6c  plus  vif:  j'eus  de  l'ap- 
pétit ,  je  me  fentis  beaucoup  plus  de  vigueur ,  6c  une  facilité  pour  le  tra- 
vail que  je  n'avois  pas  aupai-avant. 

Cependant  je  ne  fis  pas  grand  fond  fur  cette  épreuve,  perfuadé  que  ce 
changement  pouvoit  venir  du  repos  que  nous  prîmes  ce  jour-là:  mais  qua- 
tre jours  après,  me  trouvant  fi  fitiguè  6c  fi  épuifé  de  travail,  qu'à  peine 
pouvois-je  me  tenir  à  cheval,  un  Mandarin  de  notre  troupe  qui  s'en  apper- 
çut,  me  donna  une  de  ces  racines  :  j'en  prit  fur  le  champ  la  moitié ,  6c  u- 
ne  heure  après  je  ne  reiïcntis  plus  de  foil^leffè.  J'en  ai  i^fé  ainfi  plufieurs  fois 
depuis  ce  tcms-là,  6c  toujours  avec  le  fçême  fyccès.  J'ai  remarqué  encore 
que  la  ^feuille  toute  fraîche,  6c  fur-tout  les  fibres  que  je  m àchois,  produi- 
foient  à  peu-près  le  même  effet. 

Nous  nous  fommes  fouvent  lèrvis  de  feuilles  de  Ginfeng  à  la  place  de  thé,   "^f^^^  ^^P" 
Z  i  ainfi   \^._ 


i8o  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

ainfi  que  font  les  Tmtares  :  Se  je  m'en  trouvois  fi  hkn  que  je  prcférois  fans 
difficulté  cette  feuille  à  celle  du  meilleur  thc  :  la  couleur  en  eft  auffi  agréa- 
ble ,  &  quand  on  en  a  pris  deux  ou  trois  fois ,  on  lui  trouve  une  odeur  6c 
un  goût  qui  font  plaifir. 

Pour  ce  qui  elt  de  la  racine,  il  faut  la  faire  bouillir  un  peu  plus  que 
le  thé  ,  afin  de  donner  le  tems  aux  efprits  defortu-  :  c'eft  la  pratique  des 
Chinois  quand  ils  en  donnent  aux  malades ,  &  alors  ils  ne  pafTent  guercs  la 
cinquième  partie  d'une  once  de  racine  féche.  A  l'égard  de  ceux  qui  font 
en  lanté,  &  qui  n'en  ufent  que  par  précaution,  ou  pour  quelque  légère 
incommodité,  je  ne  voudrois  pas  que  d'une  once,  ils  en  fi  fient  moins  de 
dix  prifes,  &  je  ne  leur  conleillerois  pas  d'en  prendre  tous  les  jours. 
SaPrépa-  Voici  de  qu'elle  manière  on  la  prépare:  on  coupe  la  racine  en  petites 
lation.  tranches,  qu'on  met  dans  un  pot  de  terre  bien  vernifle,  où  l'on  a  verfé 
un  dcmi-feptier  d'eau.  Il  faut  avoir  foin  que  le  pot  foit  bien  fermé  :  on 
fait  cuire  le  tout  à  petit  feu,  6c  quand  de  l'eau  qu'on  y  a  mis,  il  ne  relie  que 
la  valeur  d'un  gobelet,  il  faut  la  boire  fur  le  champ.  On  remet  enfuite  au- 
tant d'eau  fur  le  marc,  on  le  fait  cuire  de  la  même  manière,  pour  achever 
de  tirer  tout  le  fuc ,  6c  ce  qui  refte  des  parties  fpiritueufes  de  la  racine. 
Ces  deux  dofes  le  prennent,  l'une  le  matin,  6c  l'autre  le  foir. 
Où  croît  A  l'égard  des  lieux  où  croît  cette  racine,  on  peut  dire  en  général,  que 

cette  Plan-  c'eft  entre  le  trente-neuvième    6c  le  quarante-fepticmc  degré  de  latitu- 
'^'  de  Boréale  ,   6c  le  dixième  6c  le  vingtième  degré  de  longitude  Orien- 

tale, en  comptant  depuis  le  méridien  de  Peking.  Là  fe  découvre  une  lon- 
gue fuite  de  montagnes,  que  d'épaifles  forêts,  dont  elles  font  couvertes  6c 
environnées,  rendent  comme  impénétrables. 

C'efl:  fur  le  penchant  de  ces  montagnes,  6c  dans  ces  forêts  épaifies ,  fur 
le  bord  des  ravines,  ou  autour  des  rochers,  au  pied  des  arbres  6c  au  milieu 
de  toutes  fortes  d'herbes,  que  fe  trouve  la  plante  de  G/«  feng.  On  ne  la  trou- 
ve point  dans  les  plaines,  dans  les  vallées,  dans  les  marécages,  dans  le  fond 
des  ravines,  ni  dans  les  lieux  trop  découverts. 
Elit  enne-         Si  le  feu  prend  à  la  forêt,  6c  la  confume,  cette  plante  n'y  reparoît  que 
rh\  '^^  '^   ^^°'^  °"  quatre  ans  après  l'incendie,  ce  qui  prouve  qu'elle  eft  ennemie  de  la 
2«"''«      chaleur:  aufiî  fe  cache-t'elle  du  foleil  le  plus  qu'elle  peut.    Tout  cela  feroit 
croire  que  s'il  s'en  trouve  en  quelque  autre  pays  du  monde,  ce  doit  être 
principalement  en  Canada,  dont  les  forêts  èc  les  montagnes,  au  rapport 
de  ceux  qui  y  ont  demeuré,  reflemblent  afi'ez  à  celles-ci. 

Les  endroits  où  croît  le  Gin  feng^  font  tout-à-fait  féparés  de  la  province 
de  ^tang  îong^  appellée  Leao  iong  dans  nos  anciennes  cartes,  par  une  bar- 
rière de  pieux  de  bois  qui  renferme  toute  cette  province,  6c  aux  environs 
de  laquelle  des  gardes  rodent  continuellement,  pour  empêcher  les  Chinois 
d'en  lortir,  6c  d'aller  chercher  cette  racine. 

Cependant  quelque  vigilance  qu'on  y  apporte,  l'avidité  du  gain  inlpire 
aux  Chinois  le  fècret  de  fe  glifier  dans  ces  deferts ,  quelquefois  jufqu'au 
nombre  de  deux  ou  trois  mille,  au  rifque  de  perdre  leur  liberté  ,  6c  le 
fruit  de  leurs  peines,  s'ils  font  furpris  en  fortant  de  la  province,  ou  en  y 
rentrant. 

L'Em- 


Mrmt  Jl  3'j8û. 


-Baminnix 


\y^T'^ ^  ,, 


ET   DE   LA   TARTARIE   CHINOISE. 


i8r 


L'Empereur  fouhaittant  que  les  Tartares  profitadent  de  ce  gain  préféra- 
blement  aux  Chinois,  avoit  donné  ordre  en  170p.  à  dix  mille  Tartares  d'al- 
ler ramaiïër  eux-mêmes  tout  ce  qu'ils  pourroient  de  Gin  feng^  à  condition 
que  chacun  d'eux  en  donncroit  à  Sa  Majeilc  deux  onces  du  meilleur,  &  que 
le  relie  feroit  payé  au  poids  d'argent  fin. 

Par  ce  moyen  on  comptoit  que  l'Empereur  en  aurott  cette  anncc-là  en- 
viron vingt  mille  livres  Chinoifes,  qui  ne  lui  couteroient  guercs  que  la  qua- 
trième partie  de  ce  qu'elles  valent.  Nous  rencontrâmes  par  hazard  quel- 
ques-uns de  ces  Tartares  au  milieu  de  ces  affreux  déjerts.  Leurs  Manda- 
rins qui  n'étoient  pas  éloignez  de  notre  route,  vinrent  les  uns  après  les  au- 
autres  nous  offrir  des  bœufs  pour  notre  nourriture,  félon  le  commandement 
qu'ils  en  avoient  reçu  de  l'Empereur. 

Voici  l'ordre  que  garde  cette  armée  d'herboriftes.  Après  s'être  partagé 
le  terrain  félon  leurs  étendarts,  chaque  troupe  au  nombre  de  cent  s'étend 
fur  une  même  ligne  jufqu'à  un  terme  marqué,  en  gardant  de  dix  en  dix  une 
certaine  diftance,  ils  cherchent  enluite  avec  foin  la  plante  dont  il  s'agir, 
en  avançant  infenfiblement  fur  un  même  rumb,  ôc  de  cette  manière  ils 
parcourent  durant  un  certain  nombre  de  jours  l'efpâce  qu'on  leur  a  mar- 
qué. 

Dès  que  le  terme  eft  expiré  ,  les  Mandarins  placez  avec  leurs  tentes  dans 
des  lieux  propres  à  faire  païtrc  les  chevaux ,  envoyent  vifitcr  chaque  troupe, 
pour  lui  intimer  leurs  ordres  ,  &  pour  s'informer  fi  le  nombre  ell  com- 
plet. En  cas  que  quelqu'un  manque,  comme  il  arrive  affez  fouvent, 
ou  pour  s'être  égaré,  ou  pour  avoir  été  dévoré  par  les  bêtes,  on  le 
cherche  un  jour  ou  deux,  après  quoi  on  recommence  de  même  qu'aupa- 
ravant. 

Ces  pauvres  gens  ont  beaucoup  à  fouffrir  dans  cette  expédition,  ils  ne 
portent  ni  tentes,  ftilit,  chacun  d'eux  étant  affez  chargé  de  h  provifion 
de  millet  rôti  au  four,  dont  il  fc  doit  nourrir  tout  le  tems  de  fon  voyage. 
Ainfi  ils  font  contraints  de  prendre  leur  fommeil  fous  quelque  arbre, ""fe 
couvrant  de  branches,  ou  de  quelques  écorces  qu'ils  trouvent.  Les  Man- 
darins leur  envoyent  de  tems  en  tems  quelques  pièces  de  bœuf  ou  de  gi- 
bier, qu'ils  dévorent  après  les  avoir  montrées  au  feu. 

C'eft  ainfi  que  ces  dix  mille  hommes  ont  paffé  fix  mois  de  l'année  :  ils 
ne  laiffoient  pas ,  malgré  ces  fatigues,  d'être  robull:es,&  de  paroître  bons 
foldats.  Les  Tartares  qui  nous  efcortoient,  n'étoient  gueres  mieux  trait- 
iez, n'ayant  que  les  reftes  d'un  bœuf  qu'on  tuoit  chaque  jour,  &  qui  de- 
voit  fervir  auparavant  à  la  nourriture  de  cinquante  perfonnes. 

Pour  vous  donner  maintenant  quelque  idée  de  cette  plante ,  dont  les 
Tartares  Se  les  Chinois  font  un  grand  cas,  je  vais  en  expliquer  la  figure 
que  j'envoye,  6c  que  j'ai  deffinée  avec  le  plus  d'éxaditude  qu'il  m'a  été 
poffible. 

A^  rep réfente  la  racine  dans  fa  groffeur  naturelle.  Quand  je  l'eus  lavée, 
elle  étoit  blanche.  Se  un  peu  raboteufe,  comme  le  font  d'ordinaire  les  raci- 
nes des  autres  plantes. 


Récolte 
finguliére 
de  cette 
Plante  fai- 
te' par  dis 
mille 
hommes. 

Manière 

delà 

cueillir. 


Difficultés 
dans  cette 
Expédi- 
tion. 


Defcrip- 
tion  de 
cette 
Fiante. 


i8a  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  delà  B.  G.  C.  D.  repréfentent  la  tige  dans  toute  fa  longueur  6c  fon  épaifTeur  ; 
Defcrip-  elle  cil  toute  unie,  &C  aflez  ronde:  fa  couleur  eft  d'un  rouge  un  peu  foncé, 
lion  Ju  excepté  vers  le  commencement  B.  où  elle  ell  plus  blanche,  à  caufe  du  voi- 
^''*^"'^-      finage  de  la  terre. 

Le  point  D.  eft  une  efpèce  de  nœud  forme  par  la  naiflance  des  (juatrc 
branches  qui  en  fortent  comme  d'un  centre,  &  qui  s'écartent  enfuite  égale- 
ment l'une  de  l'autre,  fans  fortir  d'un  même  plan.  Le  deflbus  de  la  branche 
eft  d'un  verd  tempéré  de  blanc  :  le  deftus  eft  aflez  femblable  à  la  tige,  c'eft- 
à-dire,  d'un  rouge  foncé,  tirant  fur  la  couleur  de  mure.  Les  deux  cou- 
leurs s'unifient  enfuite  par  les  cotez  avec  leur  dégradation  naturelle.  Chaque 
branche  a  cinq  feuilles ,  de  la  grandeur  èc  de  la  figure  qui  fe  voit  dans  la 
planche.  Il  eft  à  remarquer  que  ces  branches  s'écartent  également  l'une 
de  l'autre,  auffi  bien  que  del'horifon,  pour  remplir  avec  leurs  feuilles  ua 
efpâce  rond ,  à  peu  près  parallèle  au  plan  du  fol. 

Quoique  je  n'a)  e  deflmé  exademcnt  que  la  moitié  d'une  de  ces  feuilles 
F.  on  peut  aifément  concevoir  ôc  achever  toutes  les  autres  fur  le  plan  de 
cette  partie.    Je  ne  fçache  point  avoir  jamais  vil  de  feiiilles  de  cette  gran- 
deur fi  minces  &  fi  fines;  les  fibres  en  font  très-bien  diftinguées:  elles  ont 
par  deflus  quelques  petits  poils  un  peu  blancs.     La  pellicule  qui  eft  entre 
les  fibres,  s'élève  un  peu  vers  le  milieu  au-deflus  du  plan  des  mêmes  fibres. 
La  couleur  de  la  feiiille  eft  d'un    verd  obfcur  par  deflus ,  6c  par  deflbus 
d'un  verd  blancheâtre  ,   6c  un  peu  luifant.    Toutes  les  feiiilles  font  dente- 
lées ,  6c  les  denticules  en  font  aflez  fines. 
Son  Frmt.       £)^  centre  D.  des  branches  de  cette  plante  ,  s'élévoit  une  féconde  tige 
D.  E.  fort  droite  6c  fort  unie  ,   tirant  Ibr  le  blanc  depuis  le  bas  jufqu'en 
haut,  dont  l'extrémité  portoit  un  bouquet  de  fruit  fort  rond  6c  d'un  beau 
rouge.     Ce  bouquet  étoit  compofé  de  vingt-quatre  fruits:  j'en  ai  iéulemeut 
deflinè  deux  dans  leur  grandeur  naturelle ,  que  j'ai  marqué  dans  ces  deux 
chiftVcs  p.p.  La  peau  rouge  qui  enveloppe  ce  fruit,  eft  fort  mince,  6c  très- 
unie  :  elle  couvre  une  chair  blanche  6c  un  peu  molle.  Comme  ces  fruits 
étoient  doubles*, ils avoient  chacun  deux  noyaux  mal  polis, de  lagrofleur  6c 
de  la  figure  de  nos  lentilles  ordinaires  ,  féparez  néanmoins  l'un  de  l'autre, 
quoique  pofcz  fur  le  même  plan.  Ce  noyau  n'a  pas  le  bord  tranchant  comme 
nos  lentilles,  il  eft  prefque  par  tout  également   épais.     Chaque  fruit  eft 
porté  par  un  filet  uni ,  égal  de  tous  cotez ,  afl'ez  fin ,  6c  de  la  couleur  de 
celui  de  nos  petites  cerilés  rouges.     Tous  ces  filets  fortoient  d'un  même 
-centre,  6c  s'ecartant  en  tous  iens  comme  les  rayons  d'une  iphére,  ils  for- 
moient  le  bouquet  rond-<des^fiuits  qu'ils  portoient.     Ce  fruit  n'eft  pas  bon  à 
manger:  le  noyau  reifemblc  aux  noyaux  ordinaires:  il  eft  dur,  6c  renferme 
le  germe.     Il  eft  toujours  pofé  dans  le  même  plan  que  le  filet  qui  porte  le 
fruit.     Dc-là  vient  que  ce  fruit  n'eft  pas  rond,  6c  qu'il  eft  un  peu  applati 
des  deux  cotez.     S'il  eft  double,  il  a  une  efpèce  d'enfoncement  au  milieu, 
dans  l'union  des  deux  parties  qui  le  compofent  :  il  a  aufli  une  petite  barbe 
diamétralement  oppofée  au  filet,  auquel  il  eJl  fufpendu.     Quand  le  fruit 

eft 
•  11  s'en  trouve  de  fiinples. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  185 

cft  fec,  il  n'y  refte  que  la  peau  toute  ridée  qui  fe  colle  fur  les  noyaux;  elle 
devient  alors  d'un  rouge  obfcur  &  prelque  noir. 

Au  refte  cette  plante  tombe  &  renaît  tous  les  ans.  On  connoît  le 
nombre  de  Tes  années  par  le  nombre  de  tiges  qu'elle  a  déjà  pouffées, 
dont  il  refte  toujours  quelque  trace  :  comme  on  le  voit  marqué  dans  la 
figure,  par  les  petits  caradteres  b.  b.  b.  par  là  on  voit  que  la  racine 
A.  étoit  dans  fa  léptiéme  année,  &;  que  la  racine  H.étoit  dans  fa  quin- 
zième. 

Au  regard  de  la  fleur,  comme  je  ne  l'ai  pas  vûë,  je  ne  puis  pas  en  fai-  Sa  Fleur,' 
rela  dei'cription:  quelques-uns  m'ont  dit  qu'elle  étoit  blanche  &  fort  pe- 
tite. D'autres  m'ont  aflliré  que  cette  plante  n'en  avoit  point,  &  que  per- 
fonne  n'en  avoit  jamais  vu.  Je  croirois  plutôt  qu'elle  eft  ii  petite  &  li  peu 
remarquable,  qu'on  n'y  fait  pas  d'attention:  &  ce  qui  me  confirme  dans 
cette  penfée,  c'eft  que  ceux  qui  cherchent  le  Gin  fengy  n'ayant  en  vue  que 
la  racine,  méprifent  &  rejettent  d'ordinaire  tout  le  reile  comme  inutile. 
'  Il  y  a  des  plantes,  qui  outre  le  bouquet  des  fruits  que  j'ai  décrit  ci-def- 
fus,  ont  encore  un  ou  deux  fruits  tout-à-fait  femblables  aux  premiers,  fi- 
tuez  à  un  pouce  ou  à  un  pouce  6c  demi  au  deflbus  du  bouquet  :  &  alors  on 
<iit  iqu'il  faut  bien  remarquer  l'aire  de  vent  que  ces  fruits  indiquent ,  parce 
qu'on  ne  manque  gueres  de  trouver  encore  cette  plante  à  quelques  pas  de-là 
fur  ce  même  rump,  ou  aux  environs.  La  couleur  du  fruit ,  quand  il  y  en 
a,  diftingue  cette  plante  de  toutes  les  autres,  &  la  fait  remarquer  d'abord: 
mais  il  arrive  fouvent  qu'elle  n'en  a  point,  quoique  la  racine  foit  fort  an- 
cienne. Telle  étoit  celle  que  j'ai  marquée  dans  la  figure  par  la  lettre 
H.  qui  ne  portoit  aucun  fruit,  bien  qu'elle  fût  dans  ia  quinzième 
année. 

Comme  on  a  eu  beau  fémer  la  graine,  fans  que  jamais  on  l'ait  vu  pouf-    De  la  ma- 
fèr,  il  eft  probable  que  c'eft  ce  qui  a  donné  lieu  à  cette  fable  qui  a  cours    niére  de  la 
parmi  les  Tartares.     ils  difent  qu'un  oyléau  la  mange  dès  qu'elle  eft  en  ter-    ^^^nicr. 
re,  que  ne  la  pouvant  digérer,   il  la  purifie  dans  Ibn  eftomac,  &  qu'elle    paWe  à  ce 
poufle  enfuite  dans  l'endroit  ou  l'oyfeau  la  laiiïe  avec  fa  fiente.  J'aime  mieux    fiijet. 
croire  que  ce  noyau  demeure  fort  long-tems  en  terre  avant  que  de  pdufter 
aucune  racine  :  6c  ce  fentiment  me  paroît  fondé  fur  ce  qu'on  trouve  de  ces 
racines  qui  ne  font  pas  plus  longues,  6c  qui  ibnt  moins  grofles  que  le  petit 
doigt,  quoiqu'elles  ayent  poufte.  fucceffivcment  plus  de  dix  tiges  en  autant 
de  différentes  années. 

Qiioique  la  plante  que  j'ai  décrite  ,   eût  quatre  branches,  on  en  trouve    Variation 
néanmoins  qui  n'en  ont  .que  deux,  d'autres  qui  n'en  ont  que  trois:  quel-   t^"^  *," 
ques-unes  en  ont  cinq,    ou  même  fept  :    6c  celles-ci  font  les  plus  belles.      ""'^'"' 
Cependant  chaque  branche  a  toujours  cinq  feiiilles  ,   de  même  que  celle 
■que  j'ai  deflinée,  à  moins  que  le  nombre  n'en  ait  été  diminué  par  quelque 
accident.     La  hauteur  des  plantes  eft  proportionnée  à  leur  grofîcur  6c  au 
nombre  de  leurs  branches:  celles  qui  n'ont  point  de  fruits,  lont  d'ordingi- 
"re  petites  ôc  fort  bafles. 

La  racine  la  plus  grofle,  la  plus  uniforme,  6c  qui  a  moins  de  petits  liens.   Du  Choix 

eft    qu'on  en 


do'i  f.r're 
pourTUfa- 


M.iniére 
de  la 
cueillir. 


Bêtes  Fau- 
ves de  tou- 
tes ks 
efpèces  à 
la  Chme. 


Des   Cha- 
meaux. 


184  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

eft  toujours  la  meilleure.  C'eft  pourquoi  celle  qui  eft  marquée  par  la  lettre 
H.  remporte  fur  l'autre.  Je  ne  fçai  pourquoi  les  Chinois  l'ont  nommée 
Gin  fcng  ,  qui  veut  dire  ,  repréfentation  de  r homme:  je  n'en  ai  point  vu  qui 
en  approchât  tant  foit  peu,  &  ceux  qui  la  cherchent  de  profelHon,  m'ont 
afîuré  qu'on  n'en  trouvoit  pas  plus  qui  eufîént  de  la  reflembknce  avec 
l'homme,  qu'on  en  trouve  parmi  les  autres  racines,  qui  ont  quelquefois 
par  hazard  des  figures  affez  bizarres.  Les  Tartares  l'appellent  avec  plus  de 
raifon  Or/;o/^ ,  c'elt- à-dire,  la  première  des  plantes. 

Au  relie  ,  il  n'ell  p.is  vrai  que  cette  plante  croifle  dans  la  province  de 
Pe  tche  /;',  fur  les  montagnes  de  l'ungpin  fou,  comme  le  dit  le  Père  Martini 
fur  le  témoignage  de  quelques  livres  Chinois.  On  a  pu  ailement  s'y 
tromper,  parce  que  c'eft  là  qu'elle  arrive  quand  on  l'apporte  de  Tartaric  à  la 
Chine. 

Ceux  qui  vont  chercher  cette  plante,  n'en  confervent  que  la  racine,  & 
ils  enterrent  dans  un  même  endroit  tout  ce  qu'ils  en  peuvent  amafler  durant 
dix  ou  quinze  jours.  Ils  ont  foin  de  bien  laver  la  racine,  &  de  la  nettoyer 
en  ôtant  avec  une  broflé  tout  ce  qu'elle  a  de  matière  étrangère.  Ils  la  trem- 
pent enfuite  un  inftant  dans  de  l'eau  prefque  boiiillante,  éc  la  font  féchcr  à 
la  fumée  d'une  efpèce  de  millet  jaune  ,  qui  lui  communique  un  peu  de  fa 
couleur. 

Le  millet  renfermé  dans  un  vafe  avec  un  peu  d'eau ,  fe  cuit  à  un  petit 
feu;  les  racines  couchées  fur  de  petites  traveries  de  bois  au-deflus  du  vafe, 
fe  féchent  peu  à  peu  fous  un  linge,  ou  fous  un  autre  vafe  qui  les  couvre. 
On  peut  aulH  les  fccher  au  foleil  ,  ou  même  au  feu;  mais  bien  qu'elles  con- 
fervent leur  vertu  ,  elles  n'ont  pas  alors  cette  couleur,  que  les  Chinois  ai- 
ment. Quand  ces  racines  font  féches,  il  faut  les  tenir  renfermées  dans  un 
lieu  qui  foit  aulîi  bien  fec,  autrement  elles  feroient  en  danger  de  fe  pourrir, 
ou  d'être  rongées  des  vers. 

Pour  ce  qui  eft  des  animaux,  outre  ceux  dont  j'ai  déjà  parlé  *,  il  y  a  à 
la  Chine  quantité  de  bêtes  fauves  de  toutes  les  fortes  ;  on  y  voit  des  fan- 
gliers ,  des  tigres,  des  buffles,  des  ours,  des  chameaux,  des  cerfs,  des 
rhinocéros,  6cc.  mais  on  n'y  voit  point  de  lions.  Comme  ces  fortes  de 
bétes  font  affez  connues  ,  je  ne  parlerai  que  de  deux  autres  qui  font  plus 
particulières  à  la  Chine,  8c  qu'on  ne  voit  guercs  en  d'autres  pays. 

La  première  efpèce  d'animaux  finguliers  bien  differens  de  ceux  qu'on 
connoit  en  Europe,  font  des  chameaux  extraordinaires,  qui  ne  font  pas 
plus  hauts  que  le  font  nos  chevaux.  Ils  ont  deux  bofles  fur  le  dos  couver- 
Ks  de  longs  poils ,  qui  forment  comme  une  felle.  La  bofie  de  devant  fem- 
ble  être  formée  par  l'épine  du  dos,  &;;  par  la  p.-irtie  (upèricure  des  omoplat- 
tes;  elle  eft  recourbée  en  arriére,  6c  reffemble  allez  à  cette  bofle  que  les 
boeufs  des  Indes  ont  fur  les  épaules  ;  l'autre  bofle  eft  placée  au-devant  de  la 
crouppe:  cet  animal  n'cft  pas  fi  haut  en  jambes  à  proportion  que  les  cha- 
meaux ordinaires ,  il  a  aufli  le  col  plus  court ,  beaucoup  plus  gros ,  6c 
couvert  d'un  poil  épais,   ÔC  long  comme  celui  des  chèvres:  il  y  en  a  qui 

font 

*  Tome  I.  page  31. 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  iSf 

foni  d'une  couleur  ifabelle  ,  &  d'autres  d'une  couleur  tirant  un  peu  fur  le 
roux,  6c  noirâtre  en  quelques  endroits:  le»  jambes  ne  font  pas  non  plus  il 
déliées  que  celles  des  chameaux  ordinaires:  de  forte  que  cette  efpèce  de 
chameau  ou  de  dromadaire  ,  paroît  à  proportion  plus  propre  à  porter  des 
fardeaux. 

L'autre  animal  eft  une  efpèce  de  chevreiiil  que  les  Chinois  nomment  Hiang  De  l'Ani,' 
tchang  tfe  ^   c'ell-à-dire  ,    chevreiiil  odoriférant,  chevreuil  muiqué  ou  qui  ""1  «'««s 
porte  le  mufc.    Tchang  tfe  fignifie  chevreiiil,  &  Hiang  fignifie  proprement  "^^"\i  '/'■> 
odeur:  mais  il  fignifie  odoriférant  quand  il  cil  joint  à  un  lubllantif,  parce  vreuif ^' 
qu'alors  il  devient  adjeélif    Un  Miffionnaire  Jéfuite  qui  en  a  fait  la  def-   muiqué, 
cription  fuivante  ,   ne  dit  rien  fur  cet  animal  qu'il  n'ait  vu  lui-même.  Je 
l'achetai,  dit-il,  comme  on  venoit  de  le  tuer  à  defiein  de  me  le  vendre,  ôc 
je  confcrvai  la  partie  qu'on  coupa  félon  la  coutume  pour  avoir  fon  mufc, 
qui  eft  plus  cher  que  l'animal  même.  Voici  comme  la  chofe  fe  pafîa. 

A  l'Occident  de  la  ville  de  Pcking  fe  voit  une  chaîne  de  montagnes,  au  Sa  Def- 
milieu  defquelles  nous  avons  une  Chrétienté  Se  une  petite  Eglile.  On  trou-  *^"P^'°3î 
ve  dans  ces  montagnes  des  chevreuils  odoriférans.  Pendant  que  j'étois 
occupé  aux  exercices  de  ma  mifîîon,  de  pauvres  habitans  du  village  allè- 
rent à  la  chalTe ,  dans  l'efpérance  que  j'acheterois  leur  gibier,  pour  le  por- 
ter à  Peking:  ils  tuèrent  deux  de  ces  animaux,  un  mâle  &  une  femelle, 
qu'ils  me  préfentcrent  encore  chauds  &  faiiglans. 

Avant  que  de  convenir  du  prix ,  ils  me  demandèrent  fi  je  voulois  prendre 
aufli  le  mufc,  êc  ils  me  firent  cette  quelbon,  parce  qu'il  y  en  a  qui  fe  con- 
tentent de  la  chair  de  l'animal,  lailfint  le  mufc  aux  chafléurs,  qui  le  ven- 
dent à  ceux  qui  en  font  commerce.  Comme  c'étoit  principalement  le  mufc 
que  je  fouhaitrois,  je  leur  répondis  que  j'acheterois  l'animal  entier.  Ils  pri- 
rent aufiîî-tôt  le  mâle  ,  ils  lui  coupèrent  la  veffie,  de  peur  que  le  mufc  ne 
s'évaporât,  ils  la  lièrent  en  haut  avec  une  ficelle.  Quand  on  veut  la  con- 
ferver  par  curiofité,on  la  fliit  fécher:  l'animal  &  fon  mufc  ne  me  coûtèrent 
qu'un  écu. 

Le  mufc  fe  forme  dans  l'intérieur  de  la  veifie,  &  s'y  attache  autour  com-   I^e  fon 
me  une  efpèce  de  fel.  Il  s'y  en  forme  de  deux  fortes  :  celui  qui  cfl  en  grain   ^"'^• 
eft  le  plus  précieux  :  il  s'appelle  Tcoti  pan  hiang.     L'autre  qui  eft  moins  efti- 
mé,  6c  qu'on  nomme  Mibang^  eft  fort  menu,  ^  fort  délié.  La  femelle  ne 
porte  point  de  mufc,  ou  du  moins  ce  qu'elle  porte  qui  en  a  quelque  appa- 
aence,  n'a  nulle  odeur. 

La  chair  de  ferpent  eft,  à  ce  qu'on  me  dit,  la  nourriture  la  phis  ordi-   Se  nourrit 
naire  de  cet  animal.  Bien  que  ces  ferpens  foient  d'une  grandeur  énorme,  le  ^^  ^'^^* 
chevreiiil  n'a  nulle  peine  a  les  tuer  ,   parce  que  dès  qu'un  ferpent  eft  à  une    ^^"^' 
certaine  diftance  du  chevreuil ,   il  eft  tout  à  coup  arrêté  par  l'odeur  du 
mufc  :  fcs  fens  s'affoibliflent ,  6c  il  ne  peut  plus  ie  mouvoir. 

Cela  eft  fi  conftant ,  que  les  payfans  qui  vont  chercher  du  bois,  ou  faire 
du  charbon  fur  ces  montagnes  ,  n'ont  point  de  meilleur  fécret  pour  fe  ga- 
rantir de  ces  ferpens,  dont  la  morfure  eft  trés-dangereulé,  que  de  porter 
fur  eux  quelques  grains  de  mufc.     Alors  ils  dorment  tranquilement  après 

Tome  IL  A  a  leur 


Preuve 

tirée  des 
effets  de 
l'antipa- 
thie. 


186  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

leur  dîner.     Si  quelque  ferpent  s'approche  d'eux  ,    il  eft  tout  d'un  coup 
afToupi  par  l'odeur  du  mufc,  &  il  ne  va  pas  plus  loin. 

Ce  qui  fe  pafla  quand  je  fus  de  retour  à  Peking  ,  confirme  en  quelque 
forte  ce  que  j'ai  dit,  que  la  chair  de  ferpent  eft  la  principale  nourriture  de 
l'animal  mufqué.  On  fervit  à  fouper  une  partie  du  chevreuil:  un  de  ceux 
qui  étoient  à  table,  aune  horreur  extrême  du  ferpent.  Cette  horreur  eft 
fi  grande,  qu'on  ne  peut  même  en  prononcer  le  nom  en  fa  préfence,  qu'il 
ne  lui  prenne  auflî-tôt  de  violentes  naufces.  Il  ne  favoit  rien  de  ce  qui  fe 
dit  de  cet  animal  ôc  du  ferpent  ,  6c  je  me  donnai  bien  de  garde  de  lui  en 
parler ,  mais  j'ctois  fort  attentif  à  fa  contenance.  Il  prit  du  chevreuil 
comme  les  autres,  avec  intention  d'en  manger:  mais  à  peine  en  eut-il  por- 
té un  morceau  à  la  bouche,  qu'il  fentit  un  foulevement  de  cœur  extraor- 
dinaire ,  6c  qu'il  refufa  d'y  toucher  davantage.  Les  autres  en  mangeoient 
volontiers,  6c  il  fut  le  feul  qui  témoigna  de  la  répugnance  pour  cette  forte 
de  mets. 


Des  Lacs  y  des  Canaux  j  des  Rivières  dont  l'Empire 

de  la  Chine  efi  arrofé  :  des  Barques^  des  Vai[feauXy 

on  Sommes  Chinoifes. 


A  quoi  la 
Chine  eft 
redevable 
de  fou 
abondan- 


Des  Lac5 
de  la  Chi- 
ne. 


■Cérémo- 
nie que  les 
Matelots 
obfervent 


SI  la  Chine  joUit  d'une  fi  heureufe  abondance,  elle  en  eft  redevable  noa 
ieulement  à  la  profondeur  6c  à  la  bonté  de  fes  terres  :  mais  encore  plus 
à  la  quantité  des  rivières,  des  lacs,  6c  des  canaux  dont  elle  eft  arrofée.  Il 
n'y  a  point  de  ville,  ni  même  de  bourgade,  fur-tout  dans  les  provinces 
Méridionales,  qui  ne  foit  fur  les  bords  ou  d'une  rivière,  ou  d'un  lac,  ou 
de  quelque  canal.  J'ai  eu  occafion  d'en  parler  alTez  au  long  dans  plufieurs 
endroits  de  cet  ouvrage*  :  ainfi  pour  ne  point  tomber  dans  des  redites,  je 
me  bornerai  à  en  rappeller  fimplement  le  fouvenir. 

Parmi  les  lacs  qu'on  voit  dans  la  plù-part  de  fes  provinces,  les  plus  célè- 
bres font  celui  de  'fong  ting  boa  dans  la  province  de  Hou  quang^  qui  a  80. 
lieues  6c  davantage  de  circuit:  celui  de  Hong  se  hou,  qui  eft  partie  dans  la 
province  de  Kiang  nan,  6c  partie  dans  celle  de  'fche  kiang,  6c  enfin  celui  de 
Po  yang  hou,  dans  la  province  de  Kiang  fi  qu'on  appelle  autrement  le  lac  de 
lao  tcheou.  Ce  dernier  a  trente  lieues  de  circuit,  6c  eft  formé  par  le  con- 
fluent de  quatre  rivières  aufli  grandes  que  la  Loire, qui  fortent  de  la  provin- 
ce d'î  Kiang fi.  On  y  efluie  des  typhons,  comme  fur  les  mers  de  la  Chine, 
c'eft-à-dire,  qu'en  moins  d'un  quart-d'heure,  le  vent  tourne  aux  quatre  co- 
tez oppofez,  6c  fubmerge  quelquefois  les  meilleures  barques. 

Quand  on  approche  de  l'endroit  le  plus  périlleux  du  lac,  on  voit  un  tem- 
ple placé  fur  un  rocher  efcarpé.Les  matelots  Chinois  battent  alors  d'une  ef- 

pèce 

'  Tome  I.  page  44. 


ET    DE  LA  TARTARIE   CHINOISE. 


187 


fur  le  Lac 
de  lao 

tcbeou. 


pèce  de  tambour  de  cuivre,  pour  avertir  l'idole  de  leur  pafTage:  ils  allu- 
ment en  fon  honneur  des  bougies  fur  le  devant  de  la  barque  :  ils  brûlent  des 
parfums,  &  facrifient  un  coq.  On  tâche  de  prévenir  ces  dangers  par  des 
barques  qu'on  y  entretient,  pour  aller  au  fecours  de  ceux  qui  courent  rif- 
que  de  naufrage.  Mais  il  arrive  quelquefois  que  ceux  qui  iont  établis  dans 
CCS  barques  pour  prêter  du  fecours,  font  les  premiers  à  faire  périt  les  mar- 
chands ,  afin  de  s'enrichir  de  leurs  dépoiiilles,  fur- tout  s'ils  efpérent  de 
n'être  pas  découverts. 

Cependant  la  diligence  des  Magiflrats  de  la  Chine  eft  très-grande  :  un 
Mandarin  fait  confiiler  fa  gloire  à  affifter  le  peuple,  ôc  à  montrer  qu'il  a 
pour  lui  un  cœur  de  père.  Dans  un  tems  d'orage  on  a  vu  le  Mandarin  de 
lao  tcheouy  après  avoir  défend^i  de  traverfer  le  lac,  fe  tranfporter  lui  même 
fur  le  rivage,  5c  y  demeurer  tout  le  jour,  pour  empêcher  par  Gi  prêfence 
que  quelque  téméraire  fe  laiflant  emporter  a  l'avidité  du  gain,  ne  s'expo- 
fât  au  danger  de  périr. 

Outre  ces  principaux  lacs  il  y  en  a  un  grand  nombre  d'autres  dans  les  di-  Des  Ca- 
verfes  provinces,  lefquels  joints  à  la  quantité  de  iources,  deruifleaux,  &  "^"''• 
de  ton-ens  qui  fe  précipitent  des  montagnes,  ont  donné  lieu  à  l'indullric 
Chinoife  de  conilruire  une  infinité  de  canaux,  dont  toutes  les  terres  font 
coupées.  Il  n'y  a  gueres  de  provinces,  où  l'on  ne  trouve  un  large  canal 
d'une  eau  claire  îk  profonde,  renfermé  entre  deux  petites  levées  revêtues 
de  pierres  plattes,  ou  de  tables  de  marbre,  pofées  de  champ,  6c  engagées 
par  des  rainures  dans  de  gros  poteaux  de  même  matière. 

Les  canaux  font|JGouvcrts  d'efpâce  en  efpâce  de  ponts,  qui  ont  ou  trois, 
ou  cinq,  ou  fept  arches, afin  de  donner  la  communication  libre  des  terres. 
L'arche  du  milieu  ell  extrêmement  haute,  afin  que  les  barques  puiflent  y 
pafler  avec  leurs  mats.  Les  voûtes  font  bien  ceintrées,  ôc  les  piles  Ci  é- 
étroites ,  qu'on  diroit  de  loin  que  toutes  les  arches  ibnt  fufpenduès  en 
l'air. 

Ce  principal  canal  fe  décharge  à  droit  &  à  gauche  dans  plufieurs  autres 

Îîlus  petits  canaux ,  qui  fe  partagent  enfuite  en  un  grand  nombre  de  ruif- 
eaux,  lefquels  vont  aboutir  à  différentes' bourgades,  6c  mê«ie  à  des  villes 
aflez  confidérables.  Souvent  ils  forment  des  étangs,  Sc  de  petits  lacs,  dont 
les  plaines  voifines  font  arrofées. 

Les  Chinois  ne  fe  contentent  pas  de  ces  canaux  qui  font  d'une  commodi- 
té infinie  pour  les  voyageurs  6c  pour  les  gens  de  commerce,  ils  en  creufent 
plufieurs  autres,  où  ils  ramafient  les  pluycs  avec  une  adrefle  6c  un  fixn  ad- 
mirable, pour  arroferles  campagnes  couvertes  de  ris:  car  le  ris  demande  à 
être  prefque  toujours  dans  l'eau. 

Mais  rien  n'eft  comparable  au  grand  canal  appelle  Tun  leang,  ou  canal  Du  Canal 
Roïal,  qui  a  trois  cens  lieues  de  longueur.     C'ell  l'Empereur  Chi  tfou  chef  ^^^'q""\ 
des  Tartares  Occidentaux,    6c  fondateur  de  la  ving-tiéme  Dynailie  des   Royal. 
2ae»,  lequel  entreprit  6c  fit  exécuter  ce  grand  ouvrage,  qui  eft  une  des 
merveilles  de  l'Empire.     Ce  Prince  ayant  conquis  toute  la  Chine,  6c  étant 
déjà  maître  de  la  Tartarie  Occidentale,  qui  s'étend  depuis  la  province  de 
Aa  i  Pe 


Sont  Cou." 
verts  (le 
Ponts. 


Sa  Conf- 
truâion. 


Son  im- 

nienfe 

Etendue. 


Sa  Profon- 
deur. 


Des  Fleu 


Du  Fleuve 
Teang  tfe  '■ 
Kan^  ,  ou 
Fit,  dtla 
Mer. 


i88  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Pe  tche  U  iufqu'au  Mogol,  à  la  Perfe,  &  à  la  mer  Cafpienne,  réfolut  de 
fixer  fon  lëjour  à  Peking^  afin  d'être  comme  au  centre  de  les  vaftes  Etats, 
pour  les  gouverner  avec  plus  de  facilité.  Comme  les  provinces  Septentrio- 
nales ne  pouvoient  pas  fournir  les  provifions,  que  demandoit  la  fubfiftance 
d'une  fi  grande  ville,  il  fit  conftruire  un  grand  nombre  de  vaiiTeaux  &  de 
longues  barques,  pour  faire  venir  des  provinces  voifines  de  la  mer,  du  ris, 
des  toiles  de  coton,  des  foyes,  des  marchandifes,  fie  les  autres  denrées 
nécefîaires  pour  l'entretien  de  la  nombreufe  Cour,  Se  de  fes  troupes. 

Mais  ayant  éprouvé  que  cette  voye  étoit  périlleufe  ;  que  les  calmes  arrê- 
toient  trop long-tems  les  provifions:  &  que  les  tempêtes  caufoient  beaucoup 
de  naufrages  :  il  employa  des  ouvriers  fans  nombre,  qui  avec  des  frais  immen- 
fes,  6c  avec  une  indultrie  qu'on  admire  encore  aujourd'hui,  ouvrirent  au 
travers  de  plufieurs  provinces  ce  prodigieux  canal,  fur  lequel  on  tranfporte 
toutes  les  richefles  du  Midi  au  Septentrion. 

Il  traverfe  la  province  de  Pe  tche  li  Se  celle  de  Cba?i  tong.  Il  entre  enfuite 
dans  la  province  de  Kiang  nan^  Se  le  décharge  dans  ce  grand  6c  rapide  fleu- 
ve, que  les  Chinois  nomment  Hoang  ho  y  ou  fleuve  jaune.  On  navigue  fur' 
ce  fleuve  pendant  environ  deux  jours.  Se  l'on  entre  dans  une  autre  rivière, 
ou  peu  après  on  trouve  de  nouveau  le  canal  qui  conduit  à  la  ville  de  Hoai 
ngan:  il  pafle  enfuite  par  plufieurs  villes  Se  bourgades.  Se  arrive  à  la  ville 
de  2'ang  tcheou,  l'un  des  plus  célèbres  ports  de  l'Empire.  Peu  après  il  en- 
tre dans  le  grand  fleuve  7'ang  tse  Ktaiig,  à  une  journée  de  Nan  king. 

On  continue  fa  route  fur  ce  fleuve  jufqu'au  lac  Po  yàng  de  la  province  de 
Kiang  fi  qu'on  traverfe,  après  quoi  l'on  entre  dans  h\  ï\\\cxc  à&  Kan  kiang 
qui  divife  en  deux  parties  prefque  égales  cette  province  de  Kiang  fi  ^  Se  qui 
remonte  jufqu'à  Nan  ngan.  Là  on  fait  une  join-nèe  par  terre  jusqu'à  Nan 
hiong  première  ville  de  la  province  de  ^uangtong^  ou  l'on  s'embarque  fur 
une  rivière  qui  conduit  à  Canton:  en  forte  qu'on  peut  voyager  très-com- 
modément ou  fur  des  rivières,  ou  fin-  des  canaux,  depuis  la  capitale  juf- 
qu'à l'extrémité  de  la  Chine,  c'ell-à-dire  ,  qu'on  peut  faire  par  eau  envi- 
ron fix  cens  lieues. 

On  donne  ordinairement  une  braffe  Se  demie  d'eau  à  ce  canal ,  pour 
faciliter  la  navigation.  Quand  les  eaux  font  grandes.  Se  qu'il  eft  à  crain- 
dre que  les  campagnes  voifines  n'en  foicnt  inondées,  on  a  loin  de  pratiquer 
des  rigoles  en  divers  endroits,  pour  confervcr  l'eau  à  une  certaine  hauteur; 
Se  l'on  entretient  des  Infpcéteurs  qui  vifitent  continuellement  le  canal  avec 
des  ouvriers,  pour  en  rèpiu-er  les  ruines. 

Les  rivières  navigables  font  pareillement  en  très-grand  nombre ,  ainfl 
qu'on  l'a  pu  voir  dans  la  defcription  des  provinces  que  j'ai  faite  *:  Se  c'eft 
pourquoi  il  me  fuffit  de  parler  ici  de  deux  grands  fleuves  qui  traverfcnt  ce 
vafte  Empire. 

Le  premier  qui  fe  nomme  Yang  tfe  kiang,  qu'on  traduit  ordinairement, 
le  fils  de  la  mer  :    ou  Ta  kiang,  c'efl;-à-dire,  grand  fleuve:  ou  fimplement 
Kiang,  qui  veut  dire  le  fleuve  par  excellence,  coule  de  l'Occident  à  l'O- 
rient, 
»  Tome  I.  page  44, 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  189 

rient,  ^  prend  fa  fourcc  dans  les  montagnes  du  pays  des  Toiifan  ^  yen  le 
55?.  degré  de  latitude.  Il  a  difFérens  noms  félon  la  diverfitc  des  endroits 
par  oià  il  pafle,  £c  fe  divifant  en  plufieurs  bras,  il  forme  quantité  d'Ifles 
qui  font  couvertes  de  joncs,  leiquels  fervent  au  chauffage  des  villes  d'alen- 
tour. Il  traverfe  une  partie  de  la  province  de  Yun  na?i^  les  provinces  de 
Se  tchuen,  de  Hou  quang,  6c  de  Kiang  nan.  Son  cours  eft  très-rapide, 
mais  après  plulieurs  détours  qu'il  fait  dans  ces  provinces,  où  il  perd  &  re- 
prend fon  nom  de  'ta  kiang  jufqu'à  la  ville  de  Kin  tcheou^  il  commence  à 
être  retenu  par  le  reflux  de  la  mer,  qui  va  jufqu'à  lalville  de  Kieou  kiang^  &  il 
coule  avec  plus  de  lenteur.  En  tout  tems ,  mais  fur  tout  à  la  nouvelle  &  à 
la  pleine  lune,  il  eft  fî  tranquile  ,  que  l'on  y  peut  aller  à  voile:  il  pasfe  en- 
fuite  par  Nati  king^  6c  va  fe  jetter  dans  la  mer  Orientale,  vis-à-vis  l'IUe 
de  Tfong  m'mg. 

Ce  fleuve  eft  large,  profond,  6c  extrêmement  poiflbnneux.  Les  Chi-  Sa  Def- 
nois  difent  communément  que  la  mer  eft  fans  rivage,  i^  le  Kiang  iims  fond:  "'Ption. 
Hai  '•cou  pin,  Kiang  vou  îi.  Ils  prétendent  que  dans  plufieurs  endroits  ils 
ne  trouvent  point  le  fond  avec  la  fonde,  6c  que  dans  d'autres  il  y  a  deux  6c 
trois  cens  brafles  d'eau.  Mais  il  y  a  de  l'apparence  qu'ils  exaggerent,  ôc 
que  leurs  Pilotes  ne  portant  que  cinquante  ou  foixante  brafles  de  corde,  en 
ont  jugé  ainfi  ,  parce  qu'ils  ne  trouvoient  pas  le  fond  avec  leurs  fondes 
ordinaires. 

Il  paroît  qu'ils  fe  trompent  pareillement  lorfqu'ils  traduifent  Yang  tfe  par 
le  fils  de  la  mer  :  car  le  caraétere  dont  on  fe  fert  pour  écrire  Yang^  eft  dif- 
férent de  celui  qui  fignifie  la  mer,  quoique  le  fon  6c  l'accent  Ibient  les 
mêmes.  Parmi  plufieurs  fignifications  qu'il  a,  celle  qu'on  lui  donnoit  au- 
trefois, appuyé  cette  conjeéture:  du  tems  de  l'Empereur  Yu,  il  figni- 
fioit  une  province  de  la  Chine,  que  ce  fleuve  borne  au  Sud,  6c  il  eft  croya- 
ble qu'on  lui  adonné  ce  nom,  parce  que  cet  Empereur  détourna  dans  ce 
.fleuve,  les  eaux  qui  inondoient  cette  province. 

Le  fécond  fleuve  s'appelle  Hoang  ho  ou  fleuve  jaune.     On  lui  a  donné    Du  Fleuve 
ce  nom,  à  caufe  de  la  couleur  de  fes  eaux  mêlées  de  terre  jaunâtre,  qu'il    tJoani  ho: 
détache  de  fon  lit  par  la  rapidité  de  fon  cours.  Il  prend  fa  fource  dans  les    ~"  ^'"'^* 
montagnes  du  pays  des  Tartares  de  Ko  ko  nor,  vers  le  ^f.  degré  de  lati-   ■^'*""^' 
tude.     Après  avoir  arrofé  ce  pays  ,  il  coule  durant  quelque  tems  le  long  de 
la  grande  muraille  ,  il  fe  jette  cnfuite  fur  les  terres  des  Tartares  Ortos,  6c 
rentre  dans  la  Chine  entre  les  provinces  de  Chanfiyècde  Chenji:  puis  il  tra- 
verfe la  province  de  Ho  nan,  une  partie  de  celle  de  Kiang  nan,  &  après  un 
cours  d'environ  fix  cens  lieues, il  fe  décharge  dans  la  mer  Orientale,  aflez 
près  de  l'embouchure  du  fleuve  Yang  tfe  kiang. 

Quoique  ce  fleuve  foit  fort  large,  6c  qu'il  traverfe  une  grande  étendue  Eft  peu 
<ie  pays, il  n'eft  pas  trop  navigable,  parce  qu'il  eft  prefque  impoflîble  de  le   narigabla. 
remonter,  à  moins  qu'on  n'ait  un  vent  favorable  6c  forcé.     Il  fait  quelque- 
fois de  grands  ravages  dans  les  lieux  par  oii  il  pafle,  6c  il  eft  fouvent  arrivé 
3ue ruinant  fes  rives,  il  a  inondé  tout-à-coup  les  campagnes,  6c  fubmergé 
es  villages  6c  des  villes  entières.    Aufll  eft-on  obligé  d'en  faiie  foutenir 
Aa  3  les 


ipo 


DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 


Des  Bar- 
ques, 


Première 

cfpèce  ap 

pcllée 

Leang 

tchouen. 

Seconde 

efpèce 

qu'on 

nomme 

Long  y 

tchouen. 


les  eaux  en  certains  endroits,  par  de  longues  ôc  de  fortes  digues.  Comnac 
les  terres  de  la  province  de  Ho  nan  ibnt  baiTes,  &  que  les  digues  peuvent 
fe  rompre,  ainfi  qu'il  arriva  autrefois,  comme  je  l'ai  explique  ailleurs,  on 
y  ufe  de  la  précaution  fuivante:  on  fait  à  la  plû-part  des  villes,  à  la  dillan- 
ce  d'un  demi  quart  de  lieue  des  murs,  une  forte  enceinte ,  Se  comme  une 
levée  de  terre  revêtue  de  gazon. 

Les  canaux,  de  même  que  les  rivières,  font  tout  couverts  de  barques 
grandes ,  moyennes ,  ou  plus  petites  :  on  en  voit  quelquefois  plus  d'un 
quart  de  lieuë  de  fuite:  elles  font  fî  ferrées,  qu'il  n'eil  pas  poffible  d'y  en 
inférer  aucune.  On  en  compte  environ  dix  mille  qui  font  entretenues  par 
l'Empereur,  &  uniquement  deftinées  à  porter  des  provinces  à  la  Cour,  le 
tribut  &:  toutes  fortes  de  provifions  :  ces  barques  Impériales  fe  nomment 
Leangîcbouen^  barques  des  vivres.  Elles  font  toutes  à  varangue  platte,  & 
le  corps  du  bâtiment  eft  également  large  de  la  poupe  à  la  prouë. 

Il  y  en  a  d'autres  qui  ibnt  dellinées  à  porter  les  étoffes,  les  brocards, 
les  pièces  de  foye,-  ôcc.  qu'on  nomme  Long  y  tchouen,  c'elt-àdirc  ,  bar- 
ques des  habits  à  dragon,  parce  que  la  devife  6c  les  armoiries  de  l'Empe- 
reur font  des  dragons  à  cinq  ongles,  6c  que  fes  habits  Se  fes  meubles  font 
toujours  ornez  de  figures  de  dragons  en  broderie  ou  en  peinture. 

Chaque  barque  ne  fait  qu'un  voyage  par  an,  Sc  ne  porte  que  le  quart  de 
fa  charge.  On  tire  du  tréfor  Royal  une  certaine  fomme  qu'on  donne  au 
Patron  de  la  barque,  à  propoition  de  la  diftance  qu'il  y  a  jufqu'à  la  Cour. 
Par  exemple  de  la  provmce  de  Kiangfi,  qui  eft  à  plus  de  trois  cens  lieues 
de  Peking,  on  donne  cent  taëls  *.  Cette  fomme  paroît  n'être  pas  fuffi- 
fante  pour  les  dépenfes  qu'il  doit  faire  :  mais  il  s'en  dédommage  Se  de 
refte,  par  les  places  qu'il  donne  aux  paflagers.  Se  par  les  marchandifcs 
qu'il  tranfporte,  Se  qui  palîent  les  doiianes  fans  rien  payer. 

On  voit  une  troifiéme  forte  de  barques  appellées  Tfo  tchouen  ,  qui 
font  deftinées  à  tranfporter  les  Mandarins  dans  les  provinces  où  ils  vont 
exercer  leurs  charges ,  Se  les  perfonnes  coniidérables  qui  font  envoyées 
de  la  Cour,  ou  qui  y  font  appellées  :  elles  font  plus  légères  Se  plus 
petites  que  les  autres  :  elles  ont  deux  ponts  :  fur  le  premier  ou  fur  le 
tillac,  il  y  a  d'un  bouta  l'autre  un  appartement  complet.  Se  qui  s'élève 
au-defllis  des  bords  d'environ  fept  à  huit  pieds  :  les  chambres  en  font  pein- 
tes en  dedans  Se  en  dehors,  verniffées,  dorées.  Se  d'une  grande  propreté. 
J'en  ai  fait  ailleurs  une  defcription  fort  détaillée  t-  On  y  peut  prendre 
fon  fommeil  Se  fes  repas,  y  étudier,  y  écrire,  y  recevoir  des  vifitcs.  Sec. 
enfin  un  Mandarin  s'y  trouve  auffi  commodément  Se  auflî  proprement  que 
dans  fon  propre  palais.  11  eft  impoffible  de  voyager  plus  agréablement  que 
dans  ces  barques. 
Quatrième  II  y  a  encore  une  infinité  des  barques  qui  appartiennent  à  des  particu^ 
clpèce.  jjgj-s^  içs  unes  très-propres,  qui  fe  louent  à  bon  compte  aux  Lettrez  Sc 
aux  perfonnes  riches  qui  voyagent:  les  autres  bien  plus  grandes.  Se  dont 

les 

*  On  peut  voir  la  valeur  du  Tacl,  cy  devant  page  i8. 

t  Tome  I.  pages  43.  76.  m,  191.  &  133.  Tome  II.  page  17.  &  104. 


Troifiéme 
efpèce  ap- 
pellée  T> 
tchouen. 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  ipr 

les  marchands  fe  fervent  pour  leur  comnnierce:  enfin  une  multitude  prodi- 
gicufe  d'autres  barques  ou  logent  des  familles  entières,  qui  n'ont  que  cette 
ieule  habitation,  &  où  ils  font  plus  commodément  que  dans  des  maifons. 
Dans  les  plus  petites  oti  il  n'y  a  point  de  chambre  ,  ils  ont  quantité 
de  nattes  fort  minces,  d'environ  cinq  pieds  en  quru-ré,  &  qu'ils  dref- 
fent  en  forme  de  voûte,  pour  fe  deffendre  de  la  pluye  ôc  des  ardeurs 
du  foleil. 

On  en  voit  encore  qu'on  pourroit  nommer  des  efpèces  de  galères ,  Se  qui 
font  propres  à  naviguer  fur  les  rivières,  fur  les  côtes  de  la  mer,  &  entre 
les  Ifles.  Ces  barques  font  auffi  longues  que  des  navires  du  port  de  ^fo. 
tonneaux, ""mais  comme  elles  font  peu  profondes,  qu'elles  ne  tirent  qu'envi- 
ron deux  pieds  d'eau,  &  que  d'ailleurs  les  rames  font  longues  êc  appuyées, 
non  de  travers  fur  les  bords  de  la  barque,  comme  celles  d'Europe,  mais 
hors  des  bords ,  &  prefquc  en  ligne  parallèle  au  corps  de  la  barque,  cha- 
que rame  eft  aifément  agitée  par  un  petit  nombre  de  rameurs ,  6c  elles 
vont  fort  vite.  Je  ne  parle  point  de  certaines  petites  barques  faites  en 
forme  de  dragon,  &  fort  ornées,  qui  leur  fervent  chaque  année  dans  un 
jour  de  fête,  dont  j'explique  ailleurs  l'origine. 

Ceux  qui  font  commerce  de  bois  6c  de  fel,  &C  qui  font  les  plus  riches 
marchands  delà  Chine,  ne  fe  fervent  point  de  barques  pour  voiturer  leurs 
marchandifes  ;  ils  y  .employant  une  forte  de  radeau  conftruit  de  la  manière 
fuivante. 

Après  avoir  tranfporté  fur  les  bords  du  fleuve  Kiang^  le  bois  qu'ils  ont 
•coupé  fur  les  montagnes,  Se  dans  les  forêts  voifines  de  la  province  de  ij^ 
tchuen^  ils  en  prennent  autant  qu'il  eft  néceflaire,  pour  donner  au  radeau 
quatre  ou  cinq  pieds  de  hauteur,  fur  dix  de  largeur.  Ils  font  des  trous  aux 
deux  extrémitez  du  bois,  oîi  ils  paflent  des  cordes  faites  d'une  efpèce  d'ô- 
fier  tortu  ,  ils  enfilent  d'autres  bois  à  ces  cordes  ,  lailEint  dériver  le 
radeau  fur  la  rivière,  jufqu'à  ce  qu'il  foit  de  la  longueur  qu'ils  fou- 
haitent. 

Ces  radeaux  font  longs  à  proportion  que  le  marchand  eft  riche  :  il  y  en 
a  qui  ont  une;demie  lieue  de  longueur.  Toutes  les  parties  du  radeau  ainfî 
formées  font  très- flexibles  ,  &  'fe  remuent  auffi  aiiément  que  les  anneaux 
d'une  chaîne.  Quatre  ou  cinq  hommes  le  gouvernent  fur  le  devant  avec 
des  perches  6c  des  rames  :  d'autres  font  le  long  du  radeau  à  une  diftance  éga- 
le, qui  aident  à  le  conduire.  Ils  bâtiflent  au-deffus  d'efpâce  en  efpâce,  des 
maifons  de  bois  couvertes  de  planches  ou  de  nattes,  oii  ils  enferment  leurs 
meubles  ,  oii  ils  font  leur  cuifine,  8c  où  ils  prennent  leur  fommeil.  Dans 
les  différentes  villes  où  ils  abordent,  6c  où  l'on  acheté  leur  bois, ils  vendent 
leurs  maifons  toutes  entières.  Ils  font  ainfi  plus  de  fix  cens  lieues  fur  l'eau, 
quand  ils  tranfportent  leur  bois  jufqu'à  Peking. 

Les  Chinois  naviguent  fur  la  mer  de  même  que  fur  les  rivières.  De 
tout  tems  ils  ont  eu  d'afTez  bons  vaifleaux  :  on  prétend  même  que 
plufieurs  années  avant  la  naiflance  du  Sauveur,  ils  ont  parcouru  les 
mers   des  Indes,     Cependant   quelque  connoiflance  qu'ils  ayent  eu  de 

la 


Cinquiè- 
me efpèce 
en  forme 
de  Galères; 

LeurConf- 
trudlion. 


Des  Ra- 
deaux & 
de  la  ma- 
nière de 
les  former. 


Des  Vaif. 
féaux  des 

Chmois, 


Première 
efpèce  ap- 
pellée 


LeurConf- 
trudiion. 


Leurs 
Voiles. 


De  leur 
Calfjs. 


Leurs 
Ancres. 


De  la  Ma, 

nocuvrcuc 
leurs  Vai;- 
feaux. 


ipz  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

la  navigation,  ils  ne  l'ont  pas  plus  perfeftionnée  que  leurs  autres  fcien- 
ces. 

Leurs  vaifleaux  qu'ils  nomment  l'chouen ,  d'un  nom  commun  aux  ba- 
teaux ik.  aux  barques  ,  font  appeliez 56»?^  ou  Sommes  par  les  Portugais,  fans 
qu'on  lâche  la  railon  qui  les  a  portez  à  les  nommer  de  la  Ibrte.  Ces  vaif- 
feaux  ne  peuvent  pas  le  comparer  aux  nôtres  ;  les  plus  gros  ne  font  que  de 
2fo.  à  300.  tonneaux  de  port  :  ce  ne  font,  à  proprement  parler,  que  des 
barques  plattes  à  deux  mats:  ils  n'ont  gueres  que  80.  à  90.  pieds  de  lon- 
gueur. La  prouë  coupée  6c  fans  éperon,  efl  relevée  en  haut  de  deux  efpè- 
ces  d'aîlerons  en  forme  de  corne ,  qui  font  une  figure  aflez  bizarre  :  la 
pouppe  eft  ouverte  en  dehors  par  le  milieu,  afin  que  le  gouvernail  y  foit  à 
couvert  des  coups  de  mer.  Ce  gouvernail  qui  eft  large  de  f .  à  6.  pieds, 
peut  aifément  s'élever  ôc  s'abaifler  par  le  moyen  d'un  cable  qui  le  foutient 
fur  la  pouppe. 

Ces  vaifleaux  n'ont  ni  artimon,  ni  beaupré,  ni  mâts  de  hune.  Toute 
leur  mâture  confifte  dans  le  grand  mâts  6c  le  mâts  de  mifaine ,  aufquels  ils 
ajoutent  quelquefois  un  fort  petit  mâts  de  perroquet ,  qui  n'eft  pas  d'un 
grand  fecours.  Le  grand  mâts  eft  placé  afl^ez  près  du  mâts  de  mifaine,  qui 
eft  fort  fur  l'avant.  La  proportion  de  l'une  à  l'autre  eft  communément 
comme  2.  à  3.  6c  celle  du  grand  mâts  au  vaifl'eau  ne  va  jamais  au-deflbus, 
étant  ordinairement  plus  des  deux  tiers  de  toute  la  longueur  du  vaif- 
feau. 

Leurs  voiles  lont  faites  de  nattes  de  bambou ,  ou  d'une  efpèce  de  cannes 
communes  à  la  Chine,  lefquelles  fe  divifent  par  feiiilles  en  forme  de  tablet-  • 
tes,  arrêtées  dans  chaque  jointure  par  des  perches  qui  font  aufli  de  bam- 
bou. En  haut  6c  en  bas  font  deux  pièces  de  bois  :  celle  d'en  haut  fert  de 
vergue:  celle  d'en  bas  faite  en  forme  de  planche  6c  large  d'un  pied  8c 
davantage,  fur  f.  à  6.  pouces  d'épaifleur,  retient  la  voile  lorfqu'on  veut 
la  hifler,  ou  qu'on  veut  la  i-amafler. 

Ces  fortes  de  bâtimens  ne  font  nullement  bons  voiliers  :  ils  tiennent  ce- 
pendant beaucoup  mieux  le  vent  que  les  nôtres,  ce  qui  vient  de  la  roideur 
de  leurs  voiles  qui  ne  cèdent  point  au  vent:  mais  aufli  comme  la  conftruc- 
tion  n'en  eft  pas  avantageuie,  ils  perdent"  à  la  dérive  l'avantage  qu'ils  ont 
ftir  nous  en  ce  point. 

Ils  ne  calfatent  point  leurs  vaifleaux  avec  du  gaudron,  comme  on  fait  en 
Europe.  Leur  calfas  eft  fait  d'une  efpèce  de  gomme  particulière,  6c  il 
eft  fi  bon,  qu'un  feul  puits  ou  deux  à  fond  de  cale  du  vaifleau  ,  fuflît  pour 
le  tenir  fcc.    Jufqu'ici  ils  n'ont  eu  aucune  connoifllmce  de  la  pompe. 

Leurs  ancres  ne  font  point  de  fer  comme  les  nôtres  :  ils  lont  d'un  bois 
dur6cpefant,  qu'ils  appellent  pour  cela /;>  mou^  c'eft-à-dire,  bois  de  fer. 
Ils  prétendent  que  ces  ancres  vallent  beaucoup  mieux  que  celles  de  fer, par- 
ce que,  difent-ils,  celles  ci  font  fujettes  à  fe  faufl'er,  ce  qui  n'arrive  pas  à 
celles  de  bois  qu'ils  employent.  Cependant  pour  l'ordinaire  ils  font  armez 
de  fer  aux  deux  extrémitez. 
Les  Chinois  n'ont  fur  leur  bord  ai  Pilote,  ni  maître  de  manœuvre,  ce 

font 


^  Scntiim^    et  T>ar<pus     CAùwises .    J.  espèce    cU    &âlere .  C.  ZBirratte,     ew  ^rrtie     de   ODraatm.    vûicr-    taie^  Jè^e  fzti  -se   celeh-e    ckuijiu-   année  .    H .  J>i^èrerUes    scrtes    <à  JSaffe^iujr .  H .  Jia 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  ipj 

font  les  feuls  Timoniers  qui  conduifent  le  vaifleau  &  qui  commandent  la 
manœuvre.  Il  faut  avouer  néanmoins  qu'ils  font  aflez  bons  manœuvriers 
Se  bons  Pilotes  côtiers ,  mais  afles  mauvais  Pilotes  en  haute  mer.  Ils  met- 
tent le  cap  fur  le  rumb  qu'ils  croycnt  devoir  faire,  6c  fans  fe  mettre  en  peine 
des  élans  du  vaifleau,  ils  courent  ainfi  Comme  ils  le  jugent  à  propos.  Cette 
négligence  vient  fans  doute  de  ce  qu'ils  ne  font  pas  de  voyages  de  long 
cours.     Cependant  quand  ils  veulent,  ils  naviguent  allez  bien. 

Les  cinq  Miflîonnaires  Jéfuites  qui  partirent  de  Siam  pour  fe  rendre  à  la  Dsktip- 
Chine,  6c  qui  s'embarquèrent  le  17,  de  Juin  de  l'année  1687.  fur  une  fom-   tion  pani- 
me  Chinoife,  dont  le  Capitaine  étoit  de  la  ville  de  C^«/o«,  eurent  tout  le  ^"'^''^ 
tems  pendant  cette  traverfée,   d'examiner  la  Ilruélure  de  ces  fortes  de  bâti-   sZme. 
mens:  la  defcription  détaillée  qu'ils  en  ont  faite,  donnera  une  plus  parfaite 
connoiffance  de  la  marine  Chinoife. 

Cette  fomme  qu'ils  montèrent,  fuivant  la  manière  de  compter,  qui  a  r  -w» 
cours  parmi  les  Portugais  des  Indes ,  étoit  du  port  de  1900.  pics:  ce  qui  à  ^'  ^'"^^' 
raifon  de  loo.catis  ou  iif .  livres  par  pic,  revient  à  près  de  tzo.  tonneaux: 
lapefanteur  d'un  tonneau  efl;  évaluée  à  deux  mille  livres.  Le  gabarit  en 
étoit  aflez  beau ,  à  la  réferve  de  la  proue  qui  étoit  coupée,  platte,  6c  fans 
éperon.  Sa  mâture  étoit  diflFérente  de  celle  de  nos  vaifl'eaux  ,  par  la  dif- 
pofition,  par  le  nombre  8c  par.  la  force  des  mâts.  Son  grand  mût  étoit 
placé,  ou  peu  s'en  falloit ,  au  lieu  où  nous  plaçons  notre  mât  de  miiaine, 
de  forte  que  ces  deux  mâts  étoient  aflez  proches  l'un  de  l'autre.  Ils  avoient 
pour  étay  6c  pour  haubans  un  fimple  cordage ,  qui  fe  tranfportoit  de  b.as 
bord  à  llribord  ,  pour  être  toujours  amarré  au-defllis  du  vent.  Elle  avoit 
un  beaupré,  6c  un  artimon  qui  étoit  rangé  à  bas  bord.  Au  relie  ces  trois 
derniers  mâts  étoient  fort  petits,  6c  mentoient  à  peine  ce  nom.  Mais  en 
récompenfe  le  grand  mât  étoit  extrêmement  gros  par  rapport  à  la  fommc 
&  pour  le  fortifier  encore  davantage,  il  étoit  faili  par  deux  jumelles,  qui 
le  prenoient  depuis  la  carlingue  jufqu'au-defliis  du  fécond  pont.  Deux  piè- 
ces de  bois  plattes ,  fortement  chevillées  à  la  tête  du  grand  mât ,  6c  dont 
les  extrémitez  alloient  fe  réunir  fept  ou  huit  pieds  au-deflus  de  cette  tête 
tenoient  lieu  de  mât  de  hune. 

Pour  ce  qui  efl:  de  la  voilure,  elle  confîflioit  en  deux  voiles  quarrèes  fai-  „  ^  ., 
tes  de  nattes,  à  fçavoir  la  grande  voile  6c  la  mifaine.  La  première  avoit  ^^^'"^'""* 
plus  de  4f .  pieds  de  hauteur  fur  z8.  ou  50.  de  largeur:  la  féconde  étoit  pro- 
portionnée au  mât  qui  la  portoit.  Elles  étoient  garnies  des  deux  cotez 
de  plufieurs  rangs  de  bambous,  couchez  fiir  la  largeur  de  la  voile,  à  un 
pied  près  les  uns  des  autres  en  dehors,  6c  beaucoup  moins  ferrez  du  côté 
des  mâts  dans  lefquels  elles  étoient  enfilées  par  le  moyen  de  plufieurs  cha- 
pelets, qui  prenoient  environ  le  quart  de  la  largeur  de  la  voile,  en  com- 
mençant au  côté  qui  étoit  fans  écoute  :  de  forte  que  les  mâts  les  coupoient 
en  deux  parties  fort  inégales,  laiflant  plus  des  trois  quarts  de  la  voile  du  cô- 
te de  l'écoute,  ce  qui  lui  donnoit  le  moyen  de  tourner  fur  fon  mât  comme 
fur  un  pivot,  fur  lequel  elle  pouvoit  parcourir  fans  obfliacle  du  coté  de  la 
pouppe  au  moins  26.  rumbs,  quand  il  falloit  revirer  de  bord,  portant  ainfi 

rme  IL  Bb  tan- 


Sa  Ma- 
nœuvre. 


Inconvé- 
nient de 
cette  Ma- 
nœuvre. 


Difroli  ■ 
tior.de  h 
Pouppe. 


Du  Go; 

vcrnail. 


i94  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

tantôt  fur  le  mât ,  &  tantôt  y  étant  feulement  attachée  par  les  chapelets. 
Les  vergues  \  fervoient  de  ralingue  par  le  haut  :  un  gros  rouleau  de  bois  é- 
gal  en  grolTéur  à  la  vergue,  faifoit  le  même  office  par  le  bas.  Ce  rouleau 
iervoit  à  tenir  la  voile  tendue:  6c  afin  qu'il  ne  la  déchirât  pas,  il  étoit  fou- 
tenu  en  deux  endroits  par  deux  ais,  qui  étoient  fufpcndus  chacun  par  deux 
amarres, lefquels  defcendoient  du  haut  du  mât  à  cet  effet.  Chacune  de  ces 
voiles  n'avoit  qu'une  écoute,  un  couet,&,ce  que  les  Portugais  nomment 
aragnée,qui  cil  une  longue  fuite  de  petites  manœuvres  qui  prennent  le  bord 
de  la  voile  depuis  le  haut  jufqu'au  bas  ,  à  un  ou  deux  pieds  de  diftance  les 
unes  des  autres,  &  dont  toutes  les  extrémitez  s'amarroient  fur  l'écoute,  où 
elles  faifoient  un  gros  nœud. 

Ces  fortes  de  voiles  fe  plient  &  fe  déplient  comme  des  paravents.  Quand 
on  vouloit  hiflcr  la  grande  voile,  on  fe  fervoit  dé  deux  vh'evaux  &c  de  trois 
drifles ,  qui  pafîbient  fur  trois  roiiets  de  poulies  enchaffées  dans  la  tête  du 
grand  mât.  Qiiand  il  étoit  queftion  de  l'amener,  ils  y  enfonçoient  deux 
crocs  de  ter  6c  après  avoir  largué  les  drifles, ils  en  ferroient  les  différens  pans 
à  diverfes  reprifes,  en  halant  avec  force  iur  les  crocs. 

Ces  manœuvres  font  rudes,  6c  emportent  beaucoup  de  tems.  Auffiles 
Chinois,  pour  s'en  épargner  la  peine,  laiflbient  battre  leur  voile  durant  le 
calme.  Il  ell  aifé  de  voir  que  le  poids  énorme  de  cette  voile,  joint  à  celui  du 
vent  qui  agiflbit  fur  le  mât,  comme  fur  un  levier,  eût  dià  faire  plonger  dans 
la  mer  toute  la  prouë,  fi  les  Chinois  n'avoient  prévenu  dans  l'arrimage  cet 
inconvénient,  en  chargeant  beaucoup  plus  l'arriére  que  l'avant,  pour  con- 
trebalancer la  force  du  vent.  De  là  vient  que  quand  on  étoit  à  l'ancre,  la 
prouë  étoit  toute  hors  de  l'eau,  tandis  que  la  pouppe  y  paroiflbit  fort  en- 
foncée. Ils  tirent  cet  avantage  de  la  grandeur  de  cette  voile,  6c  de  la  fitua- 
tion  fur  l'avant,  qu'ils  font  un  grand  chemin  de  vent  aixi  ère,  6c  peu- 
vent, fi  on  veut  les  en  croire,  le  difputer  à  nos  meilleurs  voiliers,  6c  mê- 
me les  laiflcr  de  l'arriére  :  mais  en  échange,  de  vent  largue  6c  de  bouline 
ils  ne  peuvent  tenir  6c  ne  font  que  dériver:  fans  parler  du  danger  où  ils  font 
de  virer,  quand  ils  fe  laiflent  furprendre  d'un  coup  de  vent. 

Dans  le  beau  tems  on  portoit  outre  cela  une  civadiére,  un  hunier,  un 
grand  coutelas  qui  fe  mettoit  au  côté  de  la  voile  laquelle  étoit  fans  écoute, 
des  bonnettes,  ôc  une  voile  quarrée  à  l'artimon.  Toutes  ces  voiles  étoient 
de  toiles  de  coton. 

La  pouppe  étoit  fendue  par  le  milieu,  -.pour  faire  place  au  gouvernail 
dans  une  cl'pèce  de  chambre,  qui  le  mettoit  à  couvert  des  coups  de  mei* 
dans  le  gros  tems.  Cette  chambre  étoit  foraiée  par  les  deux  cotez  de  la 
pouppe,  qui  laiflant  une  large  ouverture  en  dehors,  fe  rapprochoient  peu 
à  peu  en  dedans,  où  ils  taifoient  un  angle  rentrant,  dont  la  pointe  étoit 
coupée,  pour  donner  au  jeu  du  gouvernail  toute  la  liberté. 

Ce  gouvernail  étoit  fufpendu  per  deux  cables,  dont  les  extrémitez  é- 
toient  roulées  fur  un  vircvcau  placé  fur  la  dunete,  afin  de  le  baifler  èc  de  le 
lever  à  propos.  Deux  autre  cables,  qui  après  avoir  paffé  par  deflbus  le  vaif- 
feau,  venoient  remonter  pai-  la  prouë  à  l'avant,  ou  on  les  bandoit  à  l'aide 

d'un 


ET  DE  LA   TARTARIE    CHINOISE. 


iPf 


d'un  vireveau ,  quand  ils  étoient  relâchez  ,  tenoient  la  place  des  gonds 
qui  attachent  les  nôtres  à  l'ellambort.  Il  y  avoit  une  barre  de  fept  à  huit 
pieds  de  long  fans  manivelle  &  Tans  poulie,  pour  augmenter  la  force  du  Ti- 
monier. Quatre  manœuvres  attachées  deux  à  chaque  bord  du  vaiflèau,  £c 
dont  une  de  chaque  côté  failoit  quelques  tours  Ibr  le  bout  de  la  barre,  lér- 
voient  au  Timonier  à  le  tenir  en  état. 

Un  gouvei'nail  de  cette  manière  ne  fe  peut  faire  fentir  que  foiblement  à 


il   "' 


Inconvé. 

nient  de  ce 

Cjoiaver- 

nail. 


De  h 
Bouffole. 


un  vaiflcau  ,  non  feulement  parce  que  les  cables,  par  le  moyen  defquel 
lui  communique  fon  mouvement,  prêtent  beaucoup,  6c  s'allongent  aifc- 
ment,  mais  principalement  à  caufe  des  élans  continuels  qu'ils  lui  donnent 
par  le  tremouITement  oii  il  ert  fans  cefle :  d'oii  naît  un  autre  inconvénient, 
qui  cft  qu'on  a  toutes  les  peines  du  monde  à  tenir  conftamment  le  même 
rumb  dans  cette  agitation  continuelle.  On  a  commencé  à  Biire  des  fom- 
mes,  que  les  Portugais  nomment  Mefiifas,  ou  Meftifles,  parce  que,  fans 
rien  changer  à  la  conftruârion  Chinoile  ,  on  leur  donne  le  gouvernail  a 
l'Européane.Le  Roi  deSiam  en  avoit  fait  faire  de  cette  forte,  qui  étoient 
du  port  de  fept  à  huit  cens  tonneaux.  C'ell  fans comparaifon  les  plus  gran- 
des qu'on  voye. 

Le  Pilote  ne  fe  fervoit  point  de  compas  de  marine.  Il  régloit  fa  route 
avec  de  (Impies  boulToles ,  dont  le  limbe  extérieur  de  la  boette  étoit  parta- 
gé en  14.  parties  égales,  qui  marquoient  les  rumbs  de  vent  :  elles  étoient 
placées  fur  une  couche  de  fable,  qui  fervoit  bien  moins  à  les  afléoir  molle- 
ment ,  £c  à  les  garantir  des  fecoufles  du  vaifîéau  ,  dont  l'agitation  ne 
laiffbit  pas  de  faire  perdre  à  tout  moment  l'équilibre  aux  égûilles ,  qu'à 
porter  les  bâtons  de  paftilles  dont  on  les  parfumoit  fans  cciïc.  Ce  n'ctoit 
pas  le  feul  régal  que  la  fuperflition  Chinoife  faifoit  à  ces  boufloles,  qu'ils 
regardoient  comme  les  guides  aflurez  de  leur  voyage  :  ils  en  venoient  juf- 
qu'à  ce  point  d'aveuglement  ,  que  de  leur  ofïrir  des  viandes  en  facri- 
hce. 

Le  Pilote  avoit  grand  foin  fur-tout  de  bien  garnir  fon  habitacle  de  clouds  : 
ce  qui  fait  connoître  combien  cette  nation  ell:  peu  entendue  en  fait  de  ma- 
rine. Les  Chinois,  dit-on,  ont  été  les  premiers  inventeurs  de  la  bouffo- 
le: mais  fi  cela  eft,  comme  on  l'affiu-e ,  il  faut  qu'ils  ayent  bien  peu  pro- 
fité de  leur  invention.  Ils  mcttoient  le  cap  au  ruml)  où  ils  vouloient  por- 
ter, par  le  moyen  d'un  filet  defoye,  qui  coupoit  la  furface  extérieure 
de  la  bouffole  en  deux  parties  égales  du  Nord  au  Sud  :  ce  qu'ils  prati- 
quoient  en  deux  manières  différentes:  par  exemple,  pour  porter  au  Nord- 
Eft,  ils  mettoient  ce  rumb  parallèle  à  la  quille  du  vaiffcau,  &  détournoient 
enfuite  le  vaiffeau  jufqu'à  ce  que  l'égûille  fût  parallèle  au  filet.  Ou  bien, 
ce  qui  revient  au  même,  mettant  le  filet  parallèle  à  la  quille,  ils  fiifoicnt 
porter  l'égûille  iur  le  Nord-Oucll.  L'égûille  de  la  plus  grande  de  ces 
boufloles  n'avoit  pas  plus  de  trois  pouces  de  longueur.  Elles  avoier.t  tou- 
tes été  faites  à  Nangazaqui:  un  bout  étoit  terminé  par  une  efpèce  de  fleur 
de  lys.  Se  l'autre  par  un  trident. 

Le  fond  de  cale  étoit  partagé  en  cinq  ou  fix  grandes  foutes  féparées  les    Le  fond 
Bb  i  imes   de  Cale. 


196  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

unes  des  autres  par  de  fortes  cloifons  de  bois.     Pour  toute  pompe  il  y  avoit 

un  puits  au  pied  du  grand  mât ,  dont  fans  autre  artifice  on  tiroit  l'eau  avec 

des  Içeaux. Quoique  les  mers  fuiîent  extrêmement  hautes,   ôc  la  fomme  ex- 

ceflîvement  chargée ,  cependant  par  la  force  de  fes  membrures  Sc  la  bonté 

de  fon  calfat,  elle  ne  fit  prefque  point  d'eau. 

roinpofi-        Ce  calfat  eft    une  efpècc  de   compofition   de   chaux  ,    d'une  efpèca 

tjon  du       d'huile,  ou  plutôt  de  réfine,  qui  découle  d'un  arbre  nommé  Thig  yeoii^  & 

Calfat.        jg  filafle  de  bambous,     La  chaux  en  eft  la  bâte,  &  quand  tout  eft  fec,  on 

diroit  que  ce  n'eft  que  de  la  chaux  pure  6c  lans  aucun  mélange.   Outre  que 

le  bâtiment  en  eft  beaucoup  plus  propre,  on  ne  fent  point,  comme  dans 

nos  vaifleaux  ,  cette  odeur  de  gaudron  infupportable  à  quiconque  n'y  eft 

point  accoutume:  mais  il  y  a  encore  en  cela  un  avantage  plus  confidéra- 

ble,  c'eft  que  par-là  ils  fe  garantiflent  des  accidens  du  feu,  auquel  notre 

bray  de  gaudron  expofe  nos  vaiifeaux. 

Les  ancres  étoient  de  bois  :  il  n'y  a  que  celles  de  referve  qui  avoient  le 
bout  des  pattes  armé  de  lames  de  fer. 

Toutes  les  manœvres  aulîi-bien  que  les  cables  étoient  de  rotin  :  c'cft  unC' 
efpèce  de  petite  canne,  ou  de  filafle  de  coco,  que  les  Portugais  nomment' 
Caho. 
Deî'Equi-       L'Equipage  étoit   compofé   de  47.    p^fonnes  en   y   comprenant  les 
paae  &       Officiers.      Le  Pilote  n'avoit   d'autre  fom   que  celui  de  placer  la  bouf- 
F^  'aons    ^°^^ ,    Se  de  donner  le   rumb.      Le  Timonier  commandoit  la  manœu- 
vre ,    &  le  Capitaine   nourriflbit  l'Equipage.      Du  refte   il  n'ordonnoit 
rien:  cependant  tout  s'exécutoit  avec  une  ponftualité  furprenante. 

La  raifon  de  cette  bonne  intelligence,  vient  de  l'intérêt  que  tous  ceux 
qui  compofent  l'Equipage,  ont  à  la  confervation  du  vaifleau  :  tous  ont 
part  à  la  charge:  au  lieu  de  payer  les  Officiers  &  les  Matelots,  on  leur  laiflc 
la  liberté  de  mettre  une  certaine  quantité  de  marchandifes  fur  le  vaifleau , 
dans  lequel  chacun  a  fon  petit  appartement  particulier  dans  l'entre  deux» 
des  ponts,  qui  eft  partagé  en  différentes  loges.  Du  refte  l'on  peut  dire 
en  général  que  les  Chinois  font  vigilans,  attentifs  ,  &  laborieux:  il  ne^ 
leur  manque  qu'un  peu  plus  d'expérience,  pour  être  d'habiles  gens- 
de  mer. 


De  la  Monnaye  qui  en    d'tffèrens  tems  a  eu  cours 
à  la   Chine, 

De  la  TL  n'y  a  que  deux  fortes  des  métaux  ,  fçavoir  l'argent  êc  le  cuivre,  qui 

Monnoye.     J^  ayent  cours  à  la  Chine,  pour  le  prix  des  achats,  &  pour  la  fiicilité  du 

commerce.  L'or  n'y  a  de  cours  que  comme  les  pierres  précieufes  l'ont  en 

Europe:  on  l'acheté  de  même  que  les  autres  marchandifes  ,  Se  les  Euro-^ 

péans  qui  y  trafiquent,  retirent  de  ce  commerce  un  gain  confidérable. 

PoUfr 


Des  Figu- 
res dont 
certaines 
Monnoyes 
font  char- 
gées. 


Ces  Mon- 
noyes à 

qui  atri- 
buées. 


Du  Prix 
des  MoH' 
Doyes. 


Divifion 
du  Poids. 


ioo  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

défigne  un  nouvel  Empereur:  c'eft  ce  qui  a  trompé  quelques  Européans , 
qui  connoiflbient  peu  les  ul'ages  de  cet  Empire,  &  ce  qui  leur  a  fait  aug- 
menter le  nombre  des  Empereurs  L'Empereur  Cang  hi  eft  peut  être  le 
fcul ,  qui  fous  un  des  plus  longs  régnes  qu'on  ait  vu ,  n'ait  point  afFeclé  de 
fe  donner  de  femblables  titres. 

On  voit  marqué  fur  d'autres  monnoyes  ,  les  noms  ou  de  k  famille  rég- 
nante ,  ou  du  tribunal  qui  a  préfidé  à  la  fabrique  de  la  monnoye,  ou  bien 
de  la  ville  où  elle  a  été  fabriquée.  Quelques-unes  marquent  le  prix  auquel 
le  Prince  les  a  taxées  :  il  y  aura,  par  exemple,  pour  infcripcion  ces  mots 
Pouan  leangy  qui  lignifient,  demi  taël.  On  en  voit  une  où  l'ini'cription  elt 
aflez  finguliére  :  on  y  lit  ces  quatre  caraéteres  :  Kouei  yii  tchingti:  c'eil-à- 
dire,  la  monnoye  a  cours,  &  enfin  elle  revient  au  Prince. 

A  l'égard  des  monnoyes  anciennes,  telles  que  font  les  P(?«  ,  les  Tao,  ÔC 
d'autres  femblables,  on  a  de  la  peine  à  en  déchiffrer  les  caractères  :  les  plus 
habiles  Chinois  avouent  ingénuement,  que  non  feulement  ils  ne  les  connoif- 
fent  pas,  mais  qu'ils  ignorent  même  en  quel  iens  il  doivent  être  fituez. 

Il  y  a  de  ces  monnoyes  qui  font  couvertes  de  figures,  fie  l'on  juge  qu'el- 
les font  des  tems  les  plus  reculez,  &  que  pour  éviter  la  peine  £<:  la  dépenfe, 
on  s'eft  borné  dans  la  fuite  à  des  infcriptions  plus  fimples,  telles  que  font 
les  carafteres.  On  en  trouvera  trois  gravées,  dont  le  métal  ell  mélangé 
d'argent  &  du  bel  étain.de  la  Chine.  L'une  qui  eil  ronde  6c  qui  pefoit 
huit  taëls,  repréfente  un  dragon  au  milieu  des  nuages  :  l'autre  d'une  forme 
quarrée  ,  où  l'on  voit  un  cheval  qui  galope  :  elle  étoit  du  poids  de  fix 
taëls.  La  troifiémc  eft  oblongue,  6c  a  la  forme  du  dos  d'une  tortue  :  on 
y  lit  fur  chaque  compartiment  la  lettre  Fang,  qui  veut  dire  Roy:  celle-ci 
ne  pefoit  que  quatre  taëls. 

Un  certain  auteur  attribue  l'invention  de  cette  monnoye  à  Tching  tang, 
fondateur  de  la  Dynaftie  Chang.  Les  caraétercs  qui  étoient  fur  le  revers 
font  effacez.  Les  Chinois  donnent  des  fens  myflérieux  à  ces  repréfenta- 
tions.  La  tortue,  difent-ils,  marque  ceux  qui  rampent  à  terre.  Le  che- 
val défigne  ceux  qui  y  tiennent  moins,  &  qui  s'élèvent  de  tems  en  tems: 
&  le  dragon  volant,  eil  une  image  de  ceux  qui  font  tout-à-fait  détachez 
de  toutes  les  chofes  terreftres.  On  voit  d'autres  monnoyes  anciennes  avec  des 
dragons  ;  c'ell  ians  doute  parce  que  le  dragon  eft  le  fymbole  de  la  nation 
Chinoife,  de  même  que  l'aigle  étoit  le  lyrabole  des  Romains. 

Il  n'ell  pas  aifé  d'éclaircir  quel  étoit  le  iuft:e  prix  de  ces  monnoyes  an- 
ciennes :  il  devoit  dépendre,  ce  me  femble,  &  de  la  qualité  du  métal,  6c 
de  fon  poids  :  mais  c'eft  à  quoi  on  n'a  pas  toujours  eu  égard  :  les  Princes 
qui  les  taxoient ,  les  ont  fouvent  haufle  ou  baifle  félon  les  conjonftures  où 
ils  fe  trouvoicnt,  £c  félon  que  les  efpèces  devenoient  plus  rares. 

Mais  pour  mieux  connoître  le  prix  des  monnoyes  ,  foit  anciennes, 
foit  nouvelles,  il  faut  fcavoir  que  la  livre  Chinoife  eft  de  feize  onces ,  que 
les  Chinois  appellent  ùang  ,  6c  les  Vonwgp^xsl'a'éls  :  le  Leang  fe  divife  en 
dix  parties  nommées  T/îen,  que  les  Portugais  appellent  Maz.  Le  7/?c»  ou 
Je  Maz  fe  divife  en  dix  Fucfi  qui  font  dix  fols  :  le  Fuê»  ou  le  fol  fe  divife  en 

dbt 


oceau    Jnw, 


Impaial. 


Zi:-Aao  ^ 


Jt.'r€7-6. 


Tua 

TuTUT 


^-aauct 

ù&a  Jui  lis 


J<vu  7-e^:tynipfnii 
.1:     Jiur   cent 
iirupiante  Xiels . 
Dtplu  m  lut 
J^'nmrj  bs  Imns 
infttvLs  ettmimu  - 
!■&.'  Ju  ù-uf^Ue. 
ÏM  a  telle     an 
.cei.fl  me,s. 
t^l f'imf  au  Jie*fm 
.le  3?,u/    vJu  . 


i 
II 


'f 


■Une  semlLtleJuine  yjeù  nville  Jemers 
c'est  ce  fiu  sijniÀe .  v  l^emtzn .  <pti  Jvur  £7; 
me  eit^LÂ-  ^  rniffj  Je,ue7-s.  JliBe  Jmiers 
'yalettt  u?i  ttrei  , 


an! 

mi 


^     ^y^     ^^-     ^  ^^-s  ^J^y.,.    ^ 

4e         ^        ^  i/  ^e       ^' 

^'^  /c'  %^'  ièi-  #" 

1+.,.  y^..  ^''  i^., 

^^'''••^>'  4l|j^""  4^'^';/ 


ïl 


2?/5. 


La  C-ur  Jes  Tre 
se,-ier^  ^moTrerjn-. 
sente  'eette  Heipu/àe, 
il  est  eriumne  '  fite 
la  numn^ye  2e 
jfiZfner    ainsi 


fia   ^n  ^OTTt- 
2e  fausse  . 
azrrant  la  teste 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  aoi 

cix  li  d'argent.    Le  bras  de  la  balance  Chinoife  ne  poufle  pas  plus  loin  fes 

divifions. 

Cependant  quand  il  s'agit  d'un  poids  d'or  ou  d'argent  confidérable,  les  Jufqu'où 
divifions  vont  bien  plus  loin,  &  les  Chinois  les  pouffent  jufqu'aux  parties  '«Chinois 
les  plus  imperceptibles  :  c'elt  dcquoi  l'on  ne  peut  pas  donner  l'idée  en  notre   ?j°"^^"'  '* 
langue.     Ils  divifent  le  /:'  en  dix  hoa,  le  h oa  en  dix  Je  ^  le  fe  en  dix  fou ,  le      '^"°"* 
fou  en  dix  tchitij  le  tcbin  qui  veut  dire  grain  de  poufîiére,  en  dix  yai,  le  y  ai 
en  dix  miao,  le  miao  en  dix  moy  le  mo  en  dix  tftun,  &c  le  t/iun  en   dix  fun. 

Cela  luppofé,  on  ne  peut  point  encore  affurer  quelle  étoit  la  julle  valeur  Difficulté 
des  anciennes  monnoy es  :  car  bien  que  le  poids  y  loit  marqué,  on  en  trou-   de  fixer  k 
ve  qui  valoient  beaucoup  plus  que  ne  comportoit  le  poids.     Il  y  a  eu  un   f'^  des 
tems  où  la  rareté  des  efpèccs  obligeoit  les  Empereurs  à  taxer  à  un  haut  prix  ?"*^"="''" 
des  pièces  très-légères ,   en  forte  que  le  denier  courant  valoit  dix  deniers   noyés. 
lemblables  des  tems  antérieurs:  c'eil  ce  qui  a  fouvent  cauie  des  émotions 
populaires,  parce  que  les  marchands  hauffoient  à  proportion  le  prix  des 
marchandifes. 

Cette  rareté  d'efpèces  arrivoit ,   ou  par  des  irruptions  fubites  des  étran-   I^'z^'^e  de 
gers,  qui  chargeoient  des  barques  entières  de  ces  monnoyes  qu'ils  empor-   ^°"°.°y^ 
toient  avec  eux:  ou  par  la  précaution  des  peuples,  qui  dans  des  tems  de 
guerre,  avoicnt  foin  de  les  enfouir,  6c  qui  mouroient  enfuite  fans  découvrir 
l'endroit  où  elles  étoicnt  cachées. 

Il  y  eut  un  tems  oii  le  cuivre  manqua  de  telle  forte,  que  l'Empereur  fit  Occafion- 
détruire  près  de  1400.  temples  de  Fo ,  &c  fit  fondre  toutes  les  idoles  de  "^  •?.  '^^'- 
cuivrc  pour  en  faire  de  la  monnoye.  D'autres  fois  il  y  eut  de  févéres  défen-  ^^'"^  '°"j, j 
fes  à  tous  les  particuliers,  de  garder  chez  foi  des  vafes  ou  d'autres  utenciles  nombre  de 
de  cuivre,  Se  on  les  obligeoit  de  les  livrer  au  lieu  oii  l'on  fabriquoit  la  Temples. 
monnoye. 

On  porta  les  chofes  bien  plus  loin  les  premières  années  du  régne  de  Hong  Monnoye 
<i^o«,  fondateur  de  la  vingt -unième  Dynaftie  appelléeA//«^:  la  monnoye  étant  ja^cWrfc 
devenue  très-rare,  on  payoit  les  Mandarins  &  les  foldats  partie  en  argent.  Se 
partie  en  papier  :   on  leur  donnoit  une  feiiille  de  papier  fcellèe  du  fçeau 
Impérial ,  qui  étoit  ellimée  mille  deniers  ,  &  qui  valoit  un  taël  d'argent  *. 
Ces  feuilles  font  encore  aujourd'huy  fort  recherchées  de  ceux  qui  bâtiffent: 
ils  les  fufpendent  par  rareté  à  la  maîtreffe  poutre  de   leur  maifon.     Dans   ^t  c1e"su- 
l'idée  du  peuple,  Se  parmi  les  perfonnes  de  qualité  combien  de  Chinois  font   perdition. 
peuples  !  cette  feiiille  prélerye  une  maifon  de  tout  malheur. 

Une  pareille  monnoye  ne  fit  pas  fortune.  Les  marchands  ne  pouvoicnt  fe    O'^^'io"' 
refondre  à  donner  leurs  marchandilès  Se  leurs  denrées  pour  un  morceau  de   Defo^dres. 
papier.     Les  querelles ,  les  procès,  Se  beaucoup  d'autres  inconvéniens  qui 
arrivoient  chaque  iour,  obligèrent  l'Empereur  à  lafupprimer. 

On  l'avoit  employé  avec  auffi  peu  de  fuccès  fous  la  Dynaltie  des  Tue»:  Erreur  de 
Marc  Paul  gentilhomme  Vénitien  ,  qui  en  parle  au  18.  chapitre  de  fon  '"''"''  Ve. 
fécond  livre,  s'eft  trompé  lorfqu'il  a  dit,  que  pour  faire  le  papier  qui  é-  "ùj!n"j|'ç^" 

toit    cette 
•  On  peut  voir  !a  valeur  du  Taël ,  cy  devant  page  18.  Monnoye, 

Tom  IL  Ce 


Fabrique 

delà 
Monnoye 
de  cuivre. 


DesFaux- 

Monno- 

yeurs. 


^o^  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

toit  le  corps  de  cette  monnoye,  on  fe  fervoit  de  Técorce  de  meurier.  Ley 
Chinois  n'ont  garde  de  détruire  des  arbres  qui  leur  ibnt  fi  précieux:  c'ell 
de  l'écorce  de  l'arbre  nommé  Cou  tchii  qui  elt  a(îc«,  inutile  ,  Se  qui  reffem- 
ble  au  furcau  par  l'abondance  de  ia  fève,  qu'on  fait  une  forte  de  papier  plus 
li  qui  fe  fait  de  bambou ,  ÔC  c'élt  de  cette  écorce  que  fe  faifoit 
le  papier  dont  il  s'agit. 


Des  Frau- 
des dans  la 
Monnoye. 


Incertitu- 
de fur  l'o^ 
rigine  de 
quelques 
Ivlon- 
noyes. 


fort  que  celui  qi 


La  monnoye  de  cuivre  ne  fe  bat  point  comme  en  Europe,  mais  elle  fc 
jette  en  fonte,  Se  ne  le  labrique  maintenant  qu'à  la  Cour.  Il  y  avoit  autre 
fois  dans  l'E'npire  jufqu'à  2i.  eridroits  oii  l'on  faifoit  de  la  monnoye,  mais 
il  falloit  pour  cela  un  ordre  de  l'Empereur  ;  Sc  dans  le  tems  même  qu'il  y 
avoit  des  Princes  Ci  puillms,  que  ne  fe  contentant  point  du  titre  de  Duc, 
ils  prirent  la  qualité  de  Roy,  aucun  d'eux  n'ofa  jamais  s'attribuer  le  droit 
de  fabriquer  de  la  monnoye  pour  fes  Etats:  elle  avoit  toujours  la  marque 
qui  défignoit  l'Empereur  régnant,  quelque  foible  que  fût  fon  autorité. 

On  peut  juger  combien  il  y  auroit  de  faux  monnoyeurs  à  la  Chine,  fi 
l'argent  étoit  monnoye  de  mê.Tie  que  le  cuivre,  puifque  les  deniers  de  cui- 
vre ont  fouvent  été  altérez  par  les  Chinois.  Ceux  qui  font  ce  métier, 
marquent  la  faulFe  monnoye  des  mêmes  caractères  qui  fe  trouvent  fur  la  vé- 
ritable, mais  le  métal  qu'ils  employant  eft  moins  pur,  6c  le  poids  bien  plus 
léger.  S'ils  font  découverts,  ils  doivent  être  punis  de  mort  félon  les  loix. 
Il  y  a  eu  cependant  des  Princes  qui  fe  font  contentez  de  leur  faire  couper 
le  poing,  6c  d'autres  qui  Iss  ont  Amplement  condamnez  à  l'exil. 

Quelques-uns  même ,  dans  les  tems  où  cette  petite  monnoye  étoit  ex- 
trêmement rare,  ont  fermé  les  yeux  fur  cedéfordre,  jufqu'à  ce  que  ces 
monnoyes  contre  faites  fuflent  répandues  dans  tout  l'Empire.  Alors  ils  les 
confifquoient  pour  les  mettre  fur  le  pied  de  la  vraye  monnoye  Impériale. 

Comme  les  petits  deniers  ne  font  plus  maintenant  d'ufage,  ceux  qui  en 
ont ,  les  battent  avec  le  marteau ,  6c  les  élargiflent  julqu'à  ce  qu'ils  foient 
de  la  grandeur  des  deniers  courans.  Ils  les  mettent  dans  une  enfilade  de  ces 
deniers,  qui  étant  prelTez  les  uns  contre  les  autres,  ne  font  point  apperçus 
des  marchands.  Il  y  en  a  qui  poufient  la  fraude  jufqu'à  couper  du  carton 
en  forme  de  deniers ,  qu'ils  mettent  de  côté  6c  d'autre  dans  l'enfilade,  6c 
l'on  ne  s'apperçoit  de  la  fupercherie,  que  quand  on  donne  les  pièces  en 
détail. 

Parmi  les  monnoyes  anciennes  qui  ont  eu  cours  à  la  Chine,  j'en  ai  fait 
graver  plufieurs  dont  on  ne  peut  pas  dormer  des  connoiffances  certaines.  Les 
unes  font  des  pays  étrangers,  fans  qu'on  puifle  fçavoir  quels  étoient  ces  pays, 
parce  que  les  Chinois  défigurent  tellement  les  noms,  qu'ils  font  tout-à-fait 
méconnoilTixbles.  Par  exemple  ils  appellent  la  Hollande  le  Royaume  des 
Roufleaux  'Hung-mao  koue^  6c  cela,  parce  qu'ils  ont  via  des  Hollandois  qui 
avoicnt  les  cheveux  blonds  6c  la  barbe  un  peu  roufle.  Lorfqu'ils  défignent 
de  la  forte  un  pays,  il  n'ell  pas  poflible  de  le  rcconnoîtrc. 

Il  y  a  d'autres  monnoyes  dont  l'origine  eft  très-incertaine,  on  conjeéture 
feulement  qu'elles  font,  ou  des  Tartares  de  Leao  tong^  qui  pendant  un  tems 
ont  été  les  maîtres  de  la  province  de  Pc  tche  li  :  ou  bien  de  quelques  grands 

Seig- 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  205 

Seigneurs  ou  de  petits  Rois,  qui  s'étant  révoltez,   avoient  pris  le  titre 
d'Empereur. 

Enfin  il  y  a  des  monnoycs ,  aufquelles  le  peuple  attache  maintenant  des  °"  ^°"" 
idées  luperftitieufes ,  qu'elles  n'avoient  pas  dans  le  tems  qu'on  les  a  fabri-  lf°Lv/w"/ 
quées.  Les  carafteres  ou  les  figures  qui  y  font  empreintes,  marquoient  des 
époques  de  tems,  ou  des  faits  hilloriques  dont  on  a  perdu  le  Ibuvenir.  Tel- 
le elt,  par  exemple,  la  monnoye  lur  laquelle  on  voit  le  Fong  hoang  6c 
le  Kilin^  deux  animaux  fabuleux  dont  les  Chinois  racontent  cent  mer- 
veilles. 

Ce  Fong  hoang  eft  un  oyfeau  dont  nous  avons  eu  fouvent  occafîon  de  par- 
ler *.  Le  Kilin  ell  un  animal,  félon  eux ,  qui  eft  compofé  de  différentes  par- 
ties de  plufieurs  animaux.  Il  efl:  de  la  hauteur  d'un  bœuf  6c  en  a  l'encolu- 
re :  fon  corps  eft  couvert  de  larges  6c  de  dures  écailles  :  il  a  une  corne  au 
milieu  du  front ,  des  yeux  6c  des  mouftaches  femblables  aux  yeux  6c  aux 
mouftaches  du  dragon  Chinois.  Cet  animal  eft  le  fymbole  des  Mandarins 
d'armes  du  premier  ordre. 

Le  feu  Empereur  Cang  hi  s'étoit  fait  un  cabinet,  où  il  avoit  rafTemblé   Cabinet  de 
toutes  les  pièces  de  monnoyes  anciennes  ÔC  modernes,  rangées  félon  l'or-   jg  """J^" 
dredesDynafties.  Ce  fut  un  Mandarin  nommé 'tsiang^  Préfident  de  l'Acadé-   percur 
mie  des  premiers  Dofteurs  de  l'Empire,  qui  fut  chargé  de  les  mettre  chacune   Cang  ht, 
félon  fon  rang.     Dans  ce  curieux  aflemblage  de  monnoyes  on  remonte  juf- 
qu'aux  premiers  tems.  Lés  plus  anciennes  qu'on  ait,  font  du  tems  de  Tao.  Il 
y  en  a  du  tems  de  T'ching  tang,  fondateur  de  la  deuxième  Dynaftie,  6c  aflez 
grand  nombre  des  trois  célèbres  Dynafties ,  dont  il  eft  parlé  dans  le  livre 
Canonique  appelle  Chu  king^  6c  qu'on  nomme  Hia  ^  Change  6c  Tcheou: 
mais  fur- tout  de  cete  dernière. 

Si  ces  pièces  de  monnoye  étoient  fuppofées,  6c  faites  à  plaifir  dans  les  Réflexions 
tems  poftérieurs,  on  en  ain-oit  également  fuppofé  de  tous  les  Empereurs  de  *  ''^  ^"'^'■' 
ces  premières  Dynafties  :  mais  comme  il  en  manque  de  ces  tems  fi  reculez , 
il  ne  s'en  eft  pas  confervé  non  plus  des  régnes  moins  anciens.  On  a  fuppléé 
à  celles  qui  manquent,  par  des  monnoyes  de  carton  qu'on  a  faites,  lelon 
l'idée  qu'en  donnent  d'anciens  livres.  Les  proportions  lont  fi  bien  gardées, 
êcles  couleurs  du  métal  fi  bien  imitées, que  ces  monnoyes  contrefaites  paroff- 
fent  de  véritables  antiques.  Cette  fuite  de  monnoyes  ajoute  un  nouveau  de- 
gré de  certitude  à  la  connoiflance  qu'on  a  d'ailleurs  de  l'hiftoire  Chinoife: 
car  peut-on  douter  qu'il  y  ait  eu  une  telle  Dynaftie,  6c  tel  Empereur,  lorf- 
que  les  monnoyes  fabriquées  de  leurs  tems ,  ont  été  confervées  depuis  tant 
de  fiécles  entre  les  mains  des  Chinois  ? 


Voyés  Tome  I.  page  173.  &  Tome  II.  pages  15.  &  çj. 


Ce  i  Du 


404  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 
Du  Commerce  des  Ch'moh. 


Du  Com- 
{nerce. 


Diftlnc- 
tion  du 
Commcr- 


Du  Com- 
merce du 
dedans  de 
l'Empire. 


Où  fe 
trouve  le 
meilleur 

Xa  meil- 
leure S(J)f. 
!_.' Encre  , 
le  Fer,  le 
Cuivri. 
Les  cht- 
vaux,  les 
AfM/(r;,  les 
Tourruris, 

le  Sucrt  ,\e 
Jhi,  &c. 


Célérité 
du  Débit 
de  ces 
Marchan- 
diies. 

Succès  de 
leur  Tra- 
fic. 


TES  richeflês  particulières  de  chaque  province  de  l'Empire,  6c  la  faci^ 
I  j  lité  du  tranfport  des  marchandiles,  que  procure  la  quantité  de  rivières 
&  de  canaux  dont  il  eft  arrofé,  y  ont  rendu  de  toat  tems  le  commerce  très- 
floriflant.  Celui  qui  fe  /ait  au  dehors,  ne  mérite  prefque  pas  d'attention  : 
les  Chinois  qui  trouve  chez  eux ,  tout  ce  qui  eft  néccflaire  à  l'entretien  éc 
aux  délices  même  de  la  vie,  ne  vont  gucres  que  dans  quelques  Royaumes 
peu  éloignez  de  leur  pays. 

Leurs  ports,  fous  les  Empereurs  de  leurnation,  furent  toujours  fermez 
aux  étrangers  :  mais  depuis  que  les  Tartares  font  devenus  les  maîtres  de  la 
Chine,  ils  les  ont  ouverts  à  toutes  les  nations.  Ainfi  pour  donner  une  con- 
noiflance  entière  du  commerce  des  Chinois,  il  faut  parler  de  celui  qui  fe 
fait  au  dedans  de  leur  Empire,  de  celui  qu'ils  font  au  dehors.  Se  enfin  de 
celui  que  les  Européans  vont  faire  chez  eux. 

Le  commerce  qui  fe  fait  dans  l'intérieur  de  la  Chine  eft  fi  grand,  que  ce- 
lui de  l'Europe  entière  ne  doit  pas  lui  être  comparé.  Les  provinces  font 
comme  autant  de  Royaumes  ,  qui  fe  communiquent  les  uns  aux  autres  ce 
qu'elles  ont  de  propre:  £c  c'eft  ce  qui  unit  entr'eus  tous  ces  peuples,  6c 
qui  porte  l'abondance  dans  toutes  les  villes. 

Les  provinces  de  Hou,  quang  &  de  Kiangfi  fourniflent  le  ris  aux  provinces 
qui  en  font  le  moins  pourvues.  La  province  de  Tc^e /(;;<î«^  fournit  la  plus 
belle  foye:  celle;dc  Kiang  nan  le  vernis,  l'encre, 8c  les  plus  beaux  ouvrages 
en  toutes  fortes  de  matières.  Celles  de  Tun  mn,  de  Chenfty  de  Chc^n  fi ^ 
le  fer,  le  cuivre,  &  plu fiem-s  autres  métaux,  les  chevaux,  les  mulets,  les 
chameaux,  les  fourmres  8cc,  Celles  de  Fo  kien  le  fucre,  &  le  meilleur  thé: 
celle  de  Se  tchuen  les  plantes,  les  herbes  médicinales,  la  rhubarbe.  Sec.  ôc 
ainfi  de  toutes  les  autres  :  car  il  n'eft  pas  poflîble  de  rapporter  en  détail  les 
richeffcs  particulières  de  chaque  province. 

Toutes  ces  marchandifes  qui  fe  tranfportent  aifémcnt  fur  les  rivières,  fe 
débitent  en  très-peu  de  tems.  On  voit  par  exemple  des  marchands,  qui 
trois  ou  quatre  jours  après  leur  arrivée  dans  une  ville,  ont  vendu  jufqu'à  fix 
mille  bonnets  propres  de  la  faifon.  Le  commerce  n'eft  interrompu  qu'aux 
deux  premiers  jours  de  leur  première  lune  ,  qu'ils  employent  aux  divcrtif- 
fcmens,  ÔC  aux  vifîtes  ordinaires  de  leur  nouvelle  année.  Hors  de-là  tout 
eft  en  mouvement  dans  toutes  les  villes  Scàla  campagne.  Les  Mandarins  mê- 
me ont  leur  part  au  négoce,  8c  il  y  en  a  plufîeurs  d'cntr'eux  qui  donnent 
leur  argent  à  des  marchands  affidcz  ,  pour  le  faire  valoir  par  la  voye  du 
commerce. 

Enfin  il  n'y  a  pas  jufqu'aux  familles  les  plus  pauvres,  qui  avec  un  peu 
d'économie  trouvent  le  moyen  de  fubfifter  aiiement  de  leur  trafic.  On  voit 

quan» 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  zof 

quantité  de  ces  familles,  qui  n'ont  pour  tout  fond  que  cinquante  fols  ou  un 
écu,  &  cependant  le  père  fie  la  merc  avec  deux  ou  trois  enfans  vivent  de 
leur  petit  négoce,  fe  donnent  des  habits  de  foye  aux  jours  de  cérémonie, 
&  amafTent  en  peu  d'années  de  quoi  fiire  un  commerce  bien  plus  confidé- 
rable. 

C'eft  ce  qu'on  a  peine  à  comprendre,  6c  pourtant  ce  qui  arrive  tous  les  Dégrés  di^ 
jours.  Un  de  ces  petits  marchands,  par  exemple,  qui  le  voit  cinquante  ^*'"' 
fols,  achette  du  fucre,  delà  farine  éc  du  ris:  il  en  fait  de  petits  gâteaux, 
qu'il  fait  cuire  une  ou  deux  heures  avant  le  jour,  pour  allumer,  comme  ils 
parlent,  le  cœur  des  voyageurs.  A  peine  fa  boutique  eft-elle  ouverte,  que 
toute  fa  marchandife  lui  elt  enlevée  par  les  villageois,  qui  dès  le  matin  vien- 
nent en  foule  dans  chaque  ville,  par  les  ouvriers,  par  les  portefaix,  par  les 
plaideurs,  8c  les  enfans  du  quartier.  Ce  petit  négoce  lui  produit  au  bouc 
de  quelques  heures  vingt  fols  au-delà  de  la  fomme  principale,  dont  la  moi- 
tié fuffit  pour  l'entretien  de  la  petite  famille. 

En  un  mot  les  foires  les  plus  fréquentées,  ne  font  qu'une  foiblc  image  de    ri'duftrie 
cette  foule  incroyable  de  peuples,  qu'on  voit  dans  la  plû-part  des  villes,   ^"  ^^\ 
occupez  à  vendre,  ou  à  acheter  toutes  fortes  de marchandifes.  Ce  qui  feroit  à   rc°Com-' 
fouhaitter  dans  les  marchands  Chinois,  ce  feroit  un  peu  plus  de  bonne  foi  dans   mcrce„ 
kur  négoce,  fur-tout  lorfqu'ils  ont  à  traiter  avec  les  étrangers.   Ils  tâchent 
toujours  de  vendre  le  plus   cher  qu'ils  peuvent  ,   Se  fouvent  ils  ne  fe  font 
nul  fcrupule  de  falfificr  leurs  marchandifes. 

Leur  maxime  eil  que  celui  qui  achette  donne  le  moins  qu'il  lui  efl  pof^   Leurs 
fîble,  6c  même  ne  donneroit  rien,  fi  l'on  y  confcntoit:  Se  pofc  ce  princi-   ^1»'''™"  , 
pe,  ils  croyent  être  endroit  de  leur  côté  d'exiger  les  plus  groifes  fommes,    ^"  "'*'" 
&  de  les  recevoir,  fi  celui  qui  achette, elt  affez  fimple,  ou  affez  peu  intelli- 
gent pour  les  donner.  Cen'ell  pas  le  marchand  qui  trompe  ,  difent-ils,  c'eft 
celui  qui  achette  qui  fe  trompe  lui-même.  L'on  ne  fait  nulle  violence  à  l'a- 
cheteur,  Se  le  gain  que  retire  le  marchand,   eft  le  fruit  de  fon  induftrie. 
Cependant  ceux  des  Chinois  qui  fe  conduifent  par  ces  détellables  principes, 
font  les  premiers  à  loiier  la  bonne  foi  8c  le  défintéreflement  dans  les  autres; 
en  quoi  ils  fe  condamnent  eux-mêmes. 

Le  commerce  étant  auffi  abondant,  que  je  viens  de  le  dire,  dans  toutes  Du  Corn- 
les  provinces  de  la  Chine,  il  n'eft  pas  furprenant  que  fes  habitans  fe  mettent   Tf^^^^  ^^ 
fi  peu  en  peine  de  commercer  au  dehors ,  fur-tout  quand  on  fait  attention 
au  mépris  natiu-el  qu'ils  ont  pour  toutes  les  nations  étrangères.     Auiîî  dans 
leurs  voyages  fur  mer,  ne  paffent-ils  jamais  le  détroit  de  la  Smde.     Leurs   Son  Etent 
plus  grandes  navigations  ne  s'étendent  du  côté  de  Malaque  que  jufqu'à  ^4-   '^"'^• 
cben:  du  côté  du  détroit  de  la  iS'c'wif ,  que  jufqu'à  .Saf<aw« ,  qui  appartient 
aux  Hollandois,  &  du  côté  du  Nord  que  jufqu'au  Japon.  Je  vais  donc  ex- 
pliquer le  plus  brièvement  qu'il  me  fera  poflîble,  quels  font  les  endroits- 
fur  ces  mers  oii  ils  vont  faire  leur  commerce,  8c  qu'elle  eft  la  nature  des 
marchandifes  qu'ils  y  portent,  ou  qu'ils  en  rapportent. 

I.  Le  Japon  eft  un  des  Royaumes  qu'ils  fréquentent  le  plus.     Ordinaire-  ^"  ^°'f' 
ment  ils  mettent  à  la  voile  dans  le  mois  de  Juin  ou  de  Juillet  au  plus  tard,  chinois  a^<! 

Ce    3  Ils    5*)»«n, 


zoù  DESCRIPTION    DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Ils  vont  à  Camboye  ou  à  Siam  ,  où  ils  portent  des  marchandifes  propres  de 

CCS  pays-là,  &  en  prennent  d'autres  qui  font  d'un  grand  débit  au  Japon. 

Quand  ils  font  de  retour  en  leur  pays,  ils  trouvent  qu'ils  ont  t'ait  un  profit 

de  dcitx  cens  pour  cent. 

Des  Mar-        Si  des  ports  de  la  Chine,  c'eft-à-dire,  de  Canton.^  à'Emouy^  ou  de  Ning 

chandifes    p  ^  ils  vont  en  droiture  au  Japon,  voici  les  marchandifes  qu'ils  y  portent  : 

qu'ils  y        jo_  Yics  drogues,  comme  ginfeng,  ariftoloche,  rhubarbe,  elqui'ne,  miro- 

porrent.       boi^ns,  ôc  autres  drogues  femblables.  z°.  De  l'écorce  d'arecque,  du  lucre 

blanc,  des  cuirs  de  bufle  Se  de  bœuf:  ils  gagnent  beaucoup  fur  le  fucre,  le 

gain  va  quelquefois  à  mille  pour  cent.  1,°.  Toutes  fortes  de  pièces  de  foye, 

£c  principalement  des  latins, des  taffetas , 8c  des  damas  de  diverfes  couleurs, 

mais  fur-tout  de  couleur  noire.     Il  y  a  de  ces  pièces  qui  ne  leur  ont  coûté 

que  fix  ta'els  à  la  Chine,    &  qu'ils   vendent  au  Japon  jufqu'à  if.   taëîs. 

4^    Des    cordes    de  foye   pour   les  inlhumens  ,    du  bois  d'aigle  6c  de 

fandal  qui  ell  très-recherché  des  Japonnois  pour  les  parfums  ,  parce  que 

fans  ceflè  ils  parfument  leurs  idoles,  f.  Enfin  des  draps  d'Europe ,  &  des 

camelots  dont  l'on  a  un  prompt  débit:  mais  comme  les  Hollandois  y  en 

portent,  les  Chinois  ne  s'en  chargent  gueres,  à  moins  qu'ils  ne  puiflent  les 

vendre  au  même  prix ,  &  ils  aflurent  qu'ils  y  gagnent  cinquante  pour  cent, 

De  celles     c^  ^l-'i  f^it  voir  combien  le  profit  des  Hollandois  doit  être  confidérable. 

qu'ils  en  Les  marchandifes  que  les  négocians  Chinois  chargent  fur  leurs  vaifleaux 

raporteiit,    pour  le  retour,  font , 

1°  Des  perles  fines  qui  leur  coûtent  plus  ou  moins,  à  proportion  de  leur 
beauté,  &  de  leur  groHeur  :  il- y  a  des  occafions ,  où  ils  gagnent  mille 
pour  cent. 

z".  Le  cuivre  rouge  en  barre, qu'ils  achettent  depuis  trois  jufqu'à  quatre 
taéh  Se  demi,  &  qu'ils  vendent  à  la  Chine  dix  &  douze  taels:  du  cuivre  en 
œuvre,  comme  balances,  rèchaux,  caflblettes,  baffins,  6cc.  qu'ils  reven- 
dent bien  cher  dans  leur  pays  :  ce  cuivre  ell  beau ,  &  agréable  à  la  vue. 

y.  Des  lames  de  fabre  qui  font  fort  ellimées  des  Chinois  :  elles  ne  s'achet- 
tcnt  qu'une  piartre  au  Japon,  6c  fe  vendent  quelquefois  jufqu'à  dix  piailres 
à  la  Chine. 

4'.  Du  papier  à  fleurs  5c  uni,  dont  les  Chinois  font  des  éventails, 
f .  Des  porcelaines  qui  font  très-belles ,  mais  qui  ne  font  pas  du  même 
ufage  que  celles  de  la  Chine,  parce  qu'elles  fouffrent  difficilement  l'eau 
bouillante.     Elles  fe  vendent  au  Japon  au  même  prix  à  peu  près,  qu'on 
vend  à  Can'on  celles  de  la  Chine. 

6'.  Des  ouvrages  de  vernis.  Il  ne  s'en  fait  point  de  pareils  au  refte  du 
monde.  Le  X'/ix  n'en  eft  pas  réglé,  mais  les  Chinois  ne  s'en  chargent 
gueres,  dans  la  crainte  où  ils  font  de  ne  pouvoir  s'en  défaire:  &  quand  ils 
en  apportent,  ils  le  vendent  extrêmement  cher.  Un  cabinet  qui  n'avoit  que 
deux  pieds  de  hauteur.  Se  un  peu  plus  Je  largeur,  a  été  vendu  à  la  Chine 
jufqu'à  cent  piailres.  Les  marchands  à'Emouy  Sc  à.c  N'ragpo^  font  ceux 
qui  s'en  chargent  le  plus  volontiers,  parce  qu'ils  les  portent  à  Afanilky  & 
à  Batavia  ,  &  qu'ils  y  gagnent  confidérablement  avec  les  Européans ,  qui 
font  avides  de  ces  fortes  d'ouvrages. 

7'.  De 


ET    DE   LA    TARTARIE   CHINOISE. 


zoj 


"f.  De  l'or  qui  efl:  très-pur ,  &  un  certain  métal  appelle  tombac  fur 
lequel  ils  gagnent  fo  .ou  60.  pour  cent  à  Batavia.  Si  l'on  pouvoit  compter  liir 
la  fidélité  des  Chinois,  il  ieroit  ailé  aux  Européans  d'avoir  commerce  pur 
leur  moyen  avec  le  Japon:  mais  cela  ell  comme  impoflible,  à  moins  qu'on 
ne  les  accompagne,  qu'on  ne  foit  maître  de  fes  effets,  ôc  qu'on  n'ait  la  for- 
ce en  main,  pour  prévenir  leurs  infultes. 

II.  Les  Chinois  font  auflî  commerce  à  Alanille:  mais  il  n'y  a  gueres  que 
les  marchands  à'Enwiiy  qui  s'en  mêlent.  Ils  portent  quantité  de  foye,  de 
fatins  rayez  &  à  fleurs  de  différentes  fortes  de  couleurs,  des  broderies,  des 
tapis,  des  couffins,  des  robbes  de  chambre,  des  bas  de  foye,  du  thé,  des 

.  porcelaines ,   des  ouvrages  de  vernis ,   des  drogues  ,   &c.  où  ils  gagnent 
d'ordinaire  cinquante  pour  cent.     Ils  n'en  rapportent  que  des  piaftrcs.' 

III.  Le  commerce  que  les  Chinois  font  le  plus  régulièrement,  c'eft  à 
Batavia:  ils  le  trouvent  8c  plus  aifé  6c  plus  lucratif.  Il  n'y  a  point  d'an- 
née qu'il  ne  parte  pour  cette  ville  des  vaiflcaux  de  Canton,  à'Emony ,  6c  de 
Ning  po.  C'eft  vers  la  onzième  lune  ,  c'eft-à-dire  ,  au  mois  de  Décem- 
bre ,  qu'ils  fe  mettent  en  mer.  Lès  marchandifes  dont  ils  fe  chargent , 
font  : 

i'.  Une  efpèce  de  thé  verd  ,  qui  cft  très-fin  &  de  bonne  odpin-.-  le 
thé  qu'on  appelle  fong  lo,  ôcle  thé  boui  ne  font  pas  fi  fort  recherchez  des 
Hollandois. 

f.  Des  porcelaines  qui  s'y  vendent  à  auffi  bon  marché  qu'à  Canton. 

y.  De  l'or  en  feuille ,  Se  du  fil  d'or  qui  n'eft  que  du  papier  doré.  Il  y 
en  a  qui  ne s'achette  pas  au  poids,  mais  par  petits  échevaux,  &  celui-ci 
eft  cher,  parce  qu'il  ell  couvert  du  plus  bel  or:  celui  que  les  Chinois  por- 
tent à  Batavia,  ne  le  vend  qu'au  poids  :  il  eft  par  paquets  avec  de  grandes 
queues  de  foye  rouge  ,  qu'ils  mettent  exprès  pour  rehauffer  la  couleur  de- 
l'or,  ^  pour  rendre  les  paquets  plus  pefans.  Les  Hollandois  n'en  font  pas 
ufage,  mais  ils  le  portent  fur  les  terres  des  Malais,  où  ils  font  un  gain  con- 
fidérable. 

4°.  De  la  toutenaque  *  qui  produit  aux  marchands  cent ,  6c  quelquesfois 
cent  cinquante,  pour  cent. 

f°.  Des  drogues,  8c  fur- tout  de  la  rhubarbe. 

6".  Quantité  d'utenciles  de  cuivre  jaune ,  comme  baffins ,  chaudiéreSj, 
réchaux ,  8cc. 

Ils  emportent  de  Batavia,  i^  De  l'argent  en  piaftres :  20.  Des  épiceries, 
êc  en  particulier  du  poivre  :  des  clouds  de  girofle,  des  noix  mufcades,  6cc. 
y.  des  écailles  de  tortue  ,  dont  les  Chinois  font  de  très-jolis  ouvrages,  8c 
entre  autres  des  peignes,  desboctes,  destafles,  des  manches  de  couteaux,, 
des  pipes ,  ^  des  tabatières  prifes  fur  le  modèle  de  celles  d'Europe  ,  8c 
qu'ils  ne  vendent  que  dix  fols.  4°.  Du  bois  de  fandal ,  du  bois  rouge  ^ 
noir,  propre  à  être  mis  en  œuvre  :  d'autre  bois  rouge,  dont  on  fe  fcrc 
pour  les  teintures,  8c  qu'x)n  appelle  communément  bois  de  Brefîl.  f.  Des 
picn-es  d'agathe  taillées,,  dont  les  Chinois  font  les  ornemcns  de  leur  ccintu- 

*  C'sft  un  inéul  qui  tient  de  U  nature  du  fer  &  de  l'étain. 


Du  Com-" 
merce  des 
Chinois   à 

Alanille. 


A  Batavia^ 


Des  Mar» 
chandifes 
qu'ils  y 
portenî. 


De  cenc& 
qu'ils  en , 
empor- 
tent. 


Du  Com- 
merce des 
Chinois  à 


Du  Com- 
merce que 
jes  Euro- 
péans  font 
à  la  Chine. 


On  en  tire 
plus  de 
Marchan- 
difes  qu'en 
n'y  en 
porte. 


Du  Com- 
merce de 
l'Or. 


iog  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

re,  les  boutons  qu'ils  attachent  ù  leurs  bonnets,  6c  des  efpèces  de  chape- 
lets qu'ils  portent  au  col.  6\  De  l'ambre  jaune  en  mafle  qu'ils  ont  à  grand 
marché.  y\  Enfin  des  draperies  d'Europe,  qu'ils  ont  de  même  à  bon  comp- 
te, 8c  qu'ils  vendent  au  Japon. 

C'ell  là  le  plus  grand  commerce  que  les  Chinois  faflent  hors  de  chez  eux. 
Ils  vont  encore,  mais  plus  rarement,  à  Achen,  à  Malaque,  à  Ihor,  à 
Patane,  à  Ligor,  qui  dépend  du  Royaume  de  Siam,  à  la  Cochinchine, 
&c.  le  commerce  qu'ils  font  à  Ihor  ell  le  plus  aifé  8c  le  plus  lucratif.  Ils 
netireroient  pas  même  les  frais  de  leur  voyage,  lorfqu'ils  v^nt  à  Achen, 
s'ils  manquoient  de  s'y  rendre  dans  le  mois  de  Novembre,  8c  de  Décem- 
bre, qui  ell  le  tems  oij  les  bâtimens  de  Surate, 8c  de  Bengale  font  à  la  côte. 

Ils  ne  rapportent  gueres  de  ces  pays-là -que  des  épiceries,  comme  du 
poivre,  de  la  canelic,  8cc.  des  nids  d'oyfeaux  qui  font  les  délices  des  repas 
Chinois ,  du  ris ,  du  camphre ,  du  rotin  *  ,  des  torches  faites  de  certaines 
feiiilles  d'arbres  qui  briâlent  comme  de  la  poix  réfine,  8c  qui  fervent  de 
flambeaux,  quand  on  marche  pendant  la  nuit:  de  l'or,  de  l'étain,  8cc. 

Il  ne  relie  plus  à  parler  que  du  conimerce  que  les  Européans  vont  faire 
chez  les  Chinois.  Il  n'y  a  gueres  que  le  poit  de  Canton  qui  leur  foit  ou- 
vert mjiintcnant  en  certains  tems  de  l'année  :  non  pas  que  les  vaifleaux 
Européans  viennent  jufqu'à  Canton  même  ,  car  ils  jettent  l'ancre  dans  la 
rivière  ,  environ  quatre  lieues  au-deflbus,  en  un  lieu  qu'on  nomme  Uoang 
pou.  La  rivière  paroît  comme  une  grande  forêt,  par  la  multitude  des  vaif- 
feaux  qui  s'y  trouvent.  On  y  portoit  autrefois  des  draps ,  des  criftaux, 
desfabres,  des  horloges,  des  montres  fonnantes,  des  pendules  à  répétition, 
des  lunettes  d'approche,  des  miroirs,  des  glaces,  8cc.  mais  depuis  que  les 
Anglois  y  vont  régulièrement  chaque  année  ,  toutes  ces  marchandifes  y 
font  à  aufli  bon  marché  qu'en  Europe  :  le  corail  même  ne  peut  plus  gueres 
s'y  vendre  qu'avec  perte. 

Ainfi  à  parler  en  général,  ce  n'eft  plus  qu'avec  de  l'argent  qu'on  peut 
trafiquer  utilement  à  la  Chine.  On  trouve  un  gain  confidérable  à  achetter 
de  l'or  qui  y  eft  marchandife.  L'or  qui  le  vend  à  Canton^  fe  tire  en  partie 
des  provinces  de  la  Chine  ,  8c  en  partie  des  pays  étrangers,  comme  d'A- 
chen, de  la  Cochinchine,  du  Japon,  8cc.  Les  Chinois  de  C««/o«  refondent 
tout  l'or  qu'ils  reçoivent  d'ailleurs ,  hormis  celui  de  la  Cochinchine  ,  qui 
d'ordinaire  eft  le  plus  beau  8c  le  plus  pur  qu'on  voye  ,  lorfque  c'eft  du 
Roy  de  ces  pays-là  qu'on  Tachette  :  car  le  peuple  en  vend  fous  main ,  qui 
n'eft  pas  fi  pur ,  8c  qu'on  a  foin  de  rafiner  à  Canton. 

Les  Chinois  diviient  leur  or  par  dégrez,  comme  on  fait  en  Europe: 
celui  qui  le  débite  ordinairement  eft  depuis  po. carats  jufqu'à  loo.  Il  eft  plus 
ou  moins  cher  félon  le  tems  oii  on  Tachette.  On  Ta  à  bien  meilleur  compte 
dans  les  mois  de  Mars,  d'Avril  3c  de  May:  Il  devient  beaucoup  plus  cher 
depuis  le  mois  de  Juillet,  jufqu'au  mois  de  Décembre  8c  de  Janvier,  parce 
que  c'eft  la  faifon  où  les  vaifleaux  font  en  grand  nombre  dans  le  port 
ou  à  la  rade  de  Canton. 

On 

*  C'eft  une  efpèce  de  cannes  fort  longues  qu'on  trcffe  cnfcmble  comme  de  petites 
cordes. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  Z09 

•On  peut  encore  achetter  à  la  Chine  d'excellentes  drogues ,   difFérentcs  Détail 

fortes  de  thé,  de  l'or  filé,  du  mufc,  des  pierres  précieufcs,  des  perles,  du  '^'autres 

vif  argent,  &c.     Mais  le  plus  grand  commerce  qu'y  fanent  les  Européans,  JJfes'^'^''"' 
confîile  principalement  dans  les  ouvrages  de  vernis ,  dans  la  porcelaine ,  &:         * 
dans  toutes  fortes  d'étoffes  de  foye.     C'eft  fur  quoi  auiîi  je  vais  m'étendre 
•un  peu  plus  au  long. 

Du  Verms  de  la  Chine, 

IL  s'en  faut  bien  que  les  ouvrages  de  vernis    qui    fc    font  à    Canton^  DuVemis; 
foient  auflî  beaux ,  &  d'un  auflî  bon  ufage  que  ceux  qu'on  travaillé  au 
Japon,  au  long  king,  èc  à  Narig  king  capitale  de  la  province  de  Kimg  nan: 
ce  n'ell  pas  que  les  ouvriers  n'y  employent  le  même  vernis  8c  la  même  *^^  ^^ 
dorure,    mais  c'eft  qu'ils  travaillent   ces  fortes  d'ouvrages  avec  trop  de   menioir^ 
précipitation,  Sc  que  dés  là  qu'ils  plaiiént  à  l'oeil  des  Européans,  ils  s'en 
contentent. 

Un  ouvrage  d'un  bon  vei-nis  doit  être  fait  à  loifir,  &  un  Eté  fuffit  à  Diffiaihé 
peine  pour  lui  donner  fa  perfeâ:ion.     Il  eft  rare  que  les  Chinois  en  tiennent  ^^  ^'"'^'^  de 


àe  prêts  &  qui  foient  faits  de  longue  main:  ils  attendent  prefque  toujours  vra'^P^d 
l'arrivé  des  vaifîcaux  pour  y  travailler,   6c  pour  fe  conformer  au  goût  des   Vernis. 
Européans. 

Ce  vernis  qui  donne  un  li  beau  luftre  aux  ouvrages,  6c  qui  les  fait  fi    Le  Vernis 
fort  rechercher  en  Europe,  n'eft  point  une  compofition,  ni  un  fecret  par-   n'eft  point 
ticulier  ,    comme  quelques-uns  fe  le  font  imaginé.  Pour  les  détromper,  il  ""^  Com^ 
fuffit  de  faire  contioître  d'où  les  Chinois  tirent  leur  vernis,  6c  cnfuite  la  ma-  ^°  "'""' 
niére  dont  les  ouvriers  l'appliquent. 

Le  vernis  que  les  Chinois  nomment  Tfi ,   eft  une  gomme  roufiatre  qui   Ce  que 
découle  de  certains  arbres ,   par  des  incifions  qu'on  fait  à  l'écorce  jufqu'au  *^^^' 
bois,  fans  cependant  l'entamer.     Ces  arbres  fe  trouvent  dans  les  provinces 
de  Kiangfi  ,   6c  de  5"^  tchucn.     Ceux  du  territoire  de  Kan  tcheou  ,   ville  des 
plus  méridionales  de  la  province  de  Kiang  fi  ,   donnent  le  vernis  le  plus 
ellimé. 

Pour  tirer  du  vernis  de  ces  arbres  ,  il  faut  attendre  qu'ils  ayent  fept  ou  oe  fou 
huit  ans.  Celui  qu'on  en  tircroit  avant  ce  tems-là  ,  ne  feroit  pas  d'un  bon  Choix, 
ufage.  Le  tronc  des  arbres  les  plus  jeunes,  dont  on  commence  à  tirer  le 
vernis  ,  ont  un  pied  Chinois  de  circuit  :  6c  ce  pied  Chinois  eft  beaucoup 
plus  grand  que  le  pied  de  Roy  ne  l'eft  en  France.  On  dit  que  le  vernis  qui 
découle  de  ces  arbres ,  vaut  mieux  que  celui  qui  coule  des  arbres  plus  vieux , 
mais  qu'ils  en  donnent  beaucoup  moins  :  On  ne  fçait  pas  fur  quel  fonde- 
ment cela  fe  dit ,  car  dans  la  pratique  les  marchands  ne  font  point  de  diffi- 
culté de  mêler  l'un  6c  l'autre  enfemblc. 

Ces  arbres  dont  la  feuille  6c  l'écorce  relTemblent  aflez  à  la  feuille  6c  à  J^^-,' 'J,f  "■' 
l'écorce  du  frêne,  n'ont  jamais  gueres  plus  de  quinze  pieds  de  hauteur:  la  cJuîe'le" 

'J^ome  IL  Dd  fiiof-   Vein's. 


zto  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DELA  CHINE, 

grofleur  de  leur  tronc  eft  alors  d'environ  deux  pieds  8c  demi  de  circuit.  On 
aïïlire  qu'ils  ne  portent  ni  fleurs,  ni  fruits,  8<  qu'ils  multiplient  de  la  naa- 
niére  luivante. 
S     Cultu-       -^^  Printems  quand  l'arbre  pouflc,  on  choîfit  le  rejetton  le  plus  vigoa- 
je.  '  reux  qui  forte  du  tronc  ,   &  non  pas  des  branches:  quand  ce  rejetton  eft 

long  d'environ  un  pied,  on  l'enduit  par  le  bas  de  mortier  fait  de  terre  jau- 
ne. Cet  enduit  commence  environ  deux  pouces  au-deflus  du  lieu  où  il  fort 
du  tronc,  6c  dcfcend  au-deflbus  quatre  ou  cirq  pouces:  fon  épaifleur  eli 
au  moins  de  trois  pouces.  On  couvre  bien  cette  terre,  &  on  l'enveloppe 
d'une  natte  qu'on  lie  avec  foin,  pour  la  défendre  des  pluyes  &  des  injures 
de  l'air.  On  laifle  le  tout  en  cet  état  depuis  l'cquinoxe  du  Printems,  juf- 
qu'à  celui  d'Automne.  Alors  on  ouvre  tant  foit  peu  la  terre,  pour  exami- 
ner en  quel  état  font  les  racines,  que  le  rejetton  a  coutume  d'y  pouffer,  & 
qui  fe  divifent  en  pluficurs  filets  :  fi  ces  filets  font  de  couleur  jaunâtre  ou 
roufl'âtre,  on  juge  qu'il  cil  tems  de  féparer  le  rejetton  de  l'arbre:  on  le 
coupe  adroitement  fans  l'endommager.  Se  on  le  plante.  Si  ces  filets 
étoient  encore  blancs,  c'ell  figne  qu'ils  font  trop  tendres:  ainfi  on  refer- 
me l'enduit  de  terre,  comme  il  étoit  auparavant,  &  on  diffère  au  Prin- 
tems fuivant  à  couper  le  rejetton  pour  le  planter.  Mais  foit  qu'on  le  plante 
au  Printems,  ou  en  Automne, il  faut  mettre  beaucoup  de  cendres  dans  le 
trou  qu'on  a  préparé,  fans  quoi  les  fourmis,  à  ce  qu'on  aflure  ,  dévore- 
roient  les  racines  encore  tendres,  ou  du  moins  en  tireroient  tout  le  fuc,  6c 
les  feroicnt  fécher. 
De  la  fai-  L'Eté  ell  la  feule  fiifdn  oîi  l'on  puifTe  tirer  le  vernis  des  arbres:  il  n'en 
fon  du  fort  pomt  pendant  l'Hyver:  &c  celui  qui  fort  au  Printems  ou  en  Automne, 
.Vernis.        eft  toujours  mêlé  d'eau:  d'ailleurs  ce  n'eft  que  pendant  la  nuit  que  le  ver* 

nis  coule  des  arbres  :  il  n'en  coule  jamais  pendant  le  jour. 
De  fa  Ré-       Pour  tirer  le  vernis,  on  fait  pluiieurs  incifions  de  ni*eau  à  l'écorce  de 
coltc.  l'arbre  autour  du  tronc,  qui,  félon  qu'il  eft  plus  ou  moins  gros,  peut  en 

fouffrir  plus  ou  moins.  Le  premier  rang  de  ces  incilions  n'eit  éloigné  de 
terre  que  de  fcpt  pouces.  A  la  même  diltance  plus  haut,  fe  fut  un  fécond 
rang  d'incifions ,  6c  ainfi  de  fept  en  fept  pouces,  non  feulement  julqu'au 
haut  du  tronc,  mais  encore  jusqu'aux  branches  qui  ont  une  groffeur  fuf>- 
iifante. 

On  fe  fcrt  pour  faire  ces  incifions,  d'un  petit  couteau  fait  en  demi  cer- 
cle. Chaque  incifion  doit  être  un  peu  oblique  de  bas  en  haut,  aufîi  pro- 
fonde que  l'écorce  eft  épaiffe,  6c  non  pas  d'avantage.  Celui  qui  la  fait 
d'une  main, a  dans  l'autre  une  coquille,  dont  il  infère  aufîitôt  les  bords  dans 
l'incifion  autant  qu'elle  peut  y  entrer:  c'efV  environ  un  demi  pouce  Chinois. 
Cela  Tufifit  pour  que  la  coquille  s'y  foutienne  fans  autre  appuy.  Ces  coquil- 
les fort  communes  à  la  Chine,  font  plus  grandes  que  les  plus  grandes  co- 
quilles d'huitrc  qu'on  voye  en  EuropC:  On  fait  ces  incifions  le  foir,  6c  le 
lendemiin  on  va  recueillir  ce  qui  a  coulé  dans  les  coquilles.  Le  foir  on  les 
infère  de  nouveau  dans  les  mêmes  incifions,  6c  l'on  continue  de  la. mémo 
iiianiére  jufqu'à  la  fin  de  l'Eté. 


ET    DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  ui 

Ce  ne  font  point  d'ordinaire  les  propriétaires  de  ces  arbres,  qui  en  font  D«  Mai/- 
tirer  le  vernis:  ce  font  des  marchands  qui  dans  la  luifon  traittent  avec  ces  /"""'"'''  . 
propriétaires,  moyennant  cinq  fols  par  pied.      Ces  marchands  louent  des     ^     """* 
ouvriers, aufquels  ils  donnent  pai-  mois  une  once  d'argent,  tant  pour  leur 
travail,  que  pour  leur  nourriture  :  ou  s'ils  fe  déchargent  de  les  nourrir,  ce 
qui  eft  rare^  ils  donnent  trois  fols  par  jour.     Un  de  c>es  ouvriers  liiffit  pour 
cinquante  pieds  d'arbre. 

Il  y  a  des  précautions  à  prendre,  peur  garantir  les  ouvriers  des  impref-  Des  Pré- 
fions malignes  du  vernis:  ainfi,  foit  que  le  marchand  les  nourrifle  ou  non,  nécdrâires 
il  ell  obligé  d'avoir  chez  lui  un  grand  vaie  d'huile  de  rabette,oij  l'on  a  fait  autemsdc 
bien  bouillir  certaine  quantité  de  ces  filamcns  charnus ,  qui  fe  trouvent  '»  Récolte, 
cntrc-mêlez  dans  la  graifle  des  cochons,  6c  qui  ne  fe  fondent  point  quand  ^g  j-ç^çj 
on  fait  fondre  le  fain  doux.  La  proportion  ell  d'une  once  fur  une  livre  qui  précé- 
d'huile.  dent. 

Qsand  les  ouvriers  vont  placer  les  coquilles  aux  arbres,  il  portent  avec  De  celles 
eux  un  peu  de  cette  huile,  dont  ils  fe  frottent  le  vifage  8c  les  mains.     Le   qui  ac- 
matin  lorfqu'aprés  avoir  recueilli  le  vernis ,    ils  reviennent  chez  le  mar-  compa- 
chand ,  ils  le  frottent  encore  plus  exactement  de  cette  huile.  gncnt. 

Après  le  repas,  ils  fe  lavent  tout  le  corps  avec  de  l'eau  chaude ,  que  le 
marchand  doit  tenir  prête,  dans  laquelle  on  a  fait  bouillir  certaine  quanti- 
té des  drogues  fuivantes:  fçavoir,de  l'écorce  extérieure  &  herifTéc  des  châ- 
taignes, de  l'écorce  de  bois  de  fapin,  du  falpctre  cnftallifé,  &  d'une  her- 
be qu'on  mange  à  la  Chine  8c  aux  Indes,  qui  eft  une  efpèce  de  blette, 
laquelle  a  du  rapport  au  tricolor  :  toutes  ces  drogues  paffent  pour  être  froi- 
des. 

Chaque  ouvrier  emplit  de  cette  eau  un  petit  baflîn,  8c  s'en  lave  en  parti- 
culier. Mais  au  lieu  que  les  baflins  ordinaires  oîi  les  Chinois  mettent  de 
l'eau  pour  fe  laver  le  vifage  tous  les  matins,  font  affez  communément  de 
cuivre,  les  ouvriers  qui  travaillent  au  vernis,  rejettent  ce  métal,  8c  ne  fe 
fervent  que  de  vafes  d'étain. 

Dans  les  tems  qu'ils  travaillent  auprès  des  arbres,  ils  s'envelopent  la  tête 
d'un  fac  de  toile  qu'ils  lient  autour  du  col ,  où  il  n'y  a  que  deux  trous  vis- 
à-vis  les  yeux.  Ils  fe  couvrent  le  devant  du  corps  d'une  cfpcce  de  tablier 
fîîit  de  peau  de  daim  paiïce,  qu'ils  fufpendent  au  col  par  des  cordons,  8c 
qu'ils  aiTctent  par  une  ceinture.  Ils  ont  aufTi  des  bottines  de  la  même  ma- 
tière, 8c  aux  bras  des  gands  de  peau  fort  longs. 

Quand  il  s'agit  de  recueillir  le  vernis,  ils  ont  un  vafc  fxit  de  peau  de  bœuf  Des  Vafes 
attaché  à  leur  ceintm-e  :  d'une  main  ils  dégagent  les  coquilles,  8c  de  l'autre  p^^^ùç 
ils  les  raclent  avec  un  petit  inftrument  de  fer,jufqu'à  ce  qu'ils  enayent  tiré  ' 

tout  le  vernis.  Au  bas  de  l'arbre  eft  un  panier  où  on  laiflcles  coquilles  jufqu'au 
foir.  Pour  faciliter  la  récolte  du  vernis,  les  propriétaires  des  arbres  ont 
foin  de  les  planter  à  peu  de  diftance  les  uns  des  autres.  Quand  le  tems  de 
la  récolte  eft  venu,  ils  attachent  avec  des  cordes  un  grand  nombre  de  tra- 
verlîers  d'un  arbre  à  l'autre,  qui  fervent  comme  d'échelles  pour  y  mon- 
ter. 

Dd  i  Le 


Des  Vafes 
pour  fa 


nis  occ 
lionne 


212   DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHÎNE, 

De  l'Atc-  Le  marchand  a  foin  de  tenir  prêt  chez  lui  un  grand  vafe  de  terre,  fur  le- 
lier  du  quel  eit  un  chaflis  de  bois  foutcnu  par  quatre  pieds,  à  peu  près  comme  une 
Vernis.  ^.^j^j^  quarrée,  dont  le  milieu  leroit  vuide.  Sur  le  challis  ell  une  toile  clai- 
re, arrêtée  par  les  quatre  coins  avec  des  anneaux.  On  tient  cette  toile  un 
peu  lâche  Se  on  y  verfe  le  vernis.  Le  plus  liquide  s'étant  écoulé  de  lui- 
même,  on  tord  la  toile  pour  faire  couler  le  refte.  Le  peu  qui  demeure  dans 
la  toile  fe  met  à  part:  on  le  vend  aux  droguiltes,  parce  qu'il  ell  de  quelque 
ufage  dans  la  Médecine,  On  eft  content  de  la  récolte,  lorfque  dans  une 
nuit  mille  arbres  donnent  vingt  livres  de  vernis. 

La  récolte  étant  faite,  le  marchand  met  fon  vernis  dans  des  fceaux  de 
bois  bien  calfatez  au  dehors,  Scdont  le  couvercle  ell  atuché  avec  de  bons 
conferva-    clouds.     La  livre  de  vernis  tous  frais  faits,  revient  à  environ  quarante  fols,  , 
^'^""  Le  marchand  en  tire  le  double  &  d'avantage,  félon  que  les  endi-oits  où  il  le 

tranfporte  font  plus  éloignez. 
Ma'adies         H  en  coûte  cher  aux  ouvriers  qui  recueillent  le  vernis,quand  ils  ne  pren- 
queleVer-  nent  pas  les  précautions  dont  je  viens  de  parler.  Le  mal  commence  par  des 
""  efpéces  de  dartres,  qui  leur  couvrent  en  un  jour  6c  le  vifage  6c  le  relie  du 

corps  :  car  elles  s'étendent  en  peu  d'heures,  6c  deviennent  trës-rouges  :  bien- 
tôt le  vifage  du  malade  fe  bouffit,  6c  fon  corps  qui  s'enfle  extraordinaire- 
ment,  paroit  tout  couvert  de  lèpre. 
De  la  gué-       Pour  guérir  un  homme  attaqué  de  ce  mal,  on  lui  fait  boire  d'abord  quel- 
rifon  de      ques  écuellées  de  l'eau  droguée,  dont  j'ai  dit  que  les  ouvriers  fe  lavent  pour 
ces  Mala-  p^-^ygnir  ces  accidens.     Cette  eau  le  purge  violemment  :  on  lui  fait  enfuite 
recevoir  une  forte  fumigation  de  la  même  eau,  en  le  tenant  bien  enveloppé 
de  couvertures:   moyennant  quoi,   l'enrlure  6c  la  bouffiflure  difparoilîènt : 
mais  la  peau  n'eft  pas  litot  faine.     Elle  fe  déchire  en  divers  endroits,  & 
rend  beaucoup  d'eau.     Pour  y  remédier,  on  prend  de  cette  herbe  que  j'ai 
nommée  efpèce  de  blette,  onlaféche,  6c  on  la  brûle:  puis  on  applique  la 
cendre  fur  les  parties  du  corps  les  plus  maltraitées  :  cette  cendre  s'imbibe  de 
l'humeur  acre  qui  fort  de  ces  parties  déchirées,  la  peaufe  féche,  tombe, 
6c  fe  renouvelle. 
Pîopr'ctésl       Le  vernis  de  la  Chine,  outre  l'éclat  qu'il  donne  aux  moindres  ouvrages 
Uu  Vernis,  aufquels  on  l'applique,  a  encore  la  propriété  de  conferver  le  bois,  6c  d'em- 
pêcher que  l'humidité  n'y  pénétre. On  peut  y  répandre  tout  ce  qu'on  veut 
de  liquide  :  en  pallant  un  linge  mouillé  fur  l'endroit, il  n'y  refte  aucun  vefti- 
ge,  pas  même  l'odeur  de  ce  qui  a  été  répandu.     Mais  il  y  a  de  l'art  à  l'ap- 
pliquer, 6c  quelque  bon  qu'il  foit  de  fa  nature,  on  a  encore  befoin  d'une 
main  'habile  6c  indullrieufe  pour  le  mettre  en  œuvre.     Il  faut  fur  tout  de 
l'adrcfle  6c  de  la  patience  dans  l'ouvrier,  pour  trouver  ce  jufte  tempéra- 
ment que  demande  le  vernis,  afin  qu'il  ne  foit  ni  trop  liquide  ni  trop  épais, 
fans  quoi  il  ne  réulîîroit  que  médiocrement  dans  ce  travail. 
Première         Le  vernis  s^applique  en  deux  manières,  l'une  qui  eft  plus  fimple  fe  fait 
l?*"!^"'^*      immédiatement  fur  le  bois.     Après  l'avoir  bien  poli,  on  parte  deux  ou  trois 
tiuer.^         fois  de  cette  efpèce  d'huile  que  les  Chinois  appellent  l'ong  yeou:  quand  elle  eft 
bien  féche,  on  applique  deux  ou  trois  couches  de  vernis.  Il  eft  fl  tranfparent, 

qu'au 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE. 


21} 


qu'au  travers  on  voit  toutes  les  veines  du  bois.  Si  l'on  veut  cacher  toute  la 
matière  fur  laquelle  on  travaille,  on  multiplie  le  nombre  des  couches 
de  vernis,  .Se  il  devient  alors  fi  éclatant,  qu'il  relîemble  à  une  glace  de  mi- 
roir. Quand  l'ouvrage  eil  fcc ,  on  y  peint  en  or  ou  en  argent  diverfes  fortes 
défigures,  comme  des  fleurs ,  des  hommes,  des  oifeaux ,  des  arbres ,  des 
montagnes,  des  palais,  8cc.  fur  lefquels  on  palîe  encore  une  légère  cqu- 
che  de  vernis,  qui  leur  donne  de  l'éclat  &  qui  les  conferve. 

L'autre  manière  qui  cil  moins  fimple,  demande  plus  de  préparationj  car  Seconde 
elle  fe  fait  fur  une  eipèce  de  petit  maltic,  qu'on  a  auparavant  appliqué  fur  manière. 
le  bois.  On  compoiè  de  papier,  de  filalle,  de  chaux,  &  de  quelques  au- 
tres matières  bien  battues, une  efpèce  de  carton  qu'on  cole  fur  le  bois,  6c  qui 
forme  un  fond  très-uni  oc  très-folide ,  fur  lequel  on  pailè  deux  -ou  trois  fois 
de  l'huile  dont  j'ai  parlé,  après  quoi  l'on  applique  le  vernis  à  différentes 
couches  5  qu'on  lailîè  lécher  l'une  après  l'autre.  Chaque  ouvrier  à  fon 
fécret  particulier ,  qui  rend  l'ouvrage  plus  ou  moins  parfait ,  félon  qu'il  eil 
plus  ou  moins  habile. 

Il  arrive  fouvent  qu'à  force  de  répandre  du  thé  ou  des  liquem-s  chaudes   Moyens 
fur  des  utenciles  de  vernis,  leluftres'en  efface,  parce  que  le  vernis  fe  ter-    de  rétablir 
nit  ôc  devient  jaune.     Le  moyen,  dit  un  auteur  Chinois,  de  lui  rendre  le    ^  Vernu, 
noir  éclatant  qu'il  avoit,  c'elt  de  l'expoièr  une  nuit  à  la  gelée  blanche,  ôc 
encore  mieux ,  de  le  tenir  quelque  tems  dans  la  neige. 

De  la  Porcelaine. 

LA  porcelaine  qui  eft  un  des  meubles  les  plus  ordinaires  des  Chinois  ôc  Erreurs  ds 
qui  fait  l'ornement  de  leurs  maifonS,  a  été  fi  recherchée  en  Europe,   quelques 
Se  il  s'y  en  fait  encore  un  fi  grand  commerce,  qu'il  eft  à  propos  de  faire  con-    au  "uTet"!' 
noître  la  manière  dont  elle  fe  travaille.     Quelques  auteurs  ont  écrit  qu'elle   in  Force-' 
fe  faifoit  de  coques  d'ceufs,  ou  de  coquilles  de  certains  poiffons  enfouies  en   laine. 
terre  durant  vingt,  trente,  3c  même  cent  ans-  c'ell  une  pure  imagination 
d'écrivains,  qui  ont  hazardé  fur  cela  leurs  conjeârures,  comme  ils  ont  fait 
fur  beaucoup  de  chofes  qui  concernent  ce  vaitc  Empire,   dont  en  divers 
tems  ils  ont  donné  les  idées  les  plus  fauffes,  6c  fouvent  les  plus  ridicules. 

On  ne  travaille  à  la  porcelaine  que  dans  une  ièule  bourgade  de  la  pro-  Du  Lieu 
vince  de  Kianv  fi.  Cette  bourgade  nommée  Kinv  te  îchin'j  qui  a  une  licuë  de  ^.\  .^"^  ^^ 
longueur,  ce  plus  d  un  milion  dames,  n  eft  éloignée  que  dune  lieue  de 
Feou  leang^  ville  du  troifième  ordre  dont  elle  dépend.  Feou  leang  eft  de  la 
dépendance  de  lao  tcheou^  l'une  des  villes  du  premier  ordre  de  la  province. 
Le  Père  Dentrecolles  avoit  une  èglife  dans  King  te  tching ,  6c  parmi  fes 
Chrétiens  il  en  comptoit  plufieurs  qui  travailloient  à  la  porcelaine,  ou  qui 
en  faifoient  un  grand  commerce:  c'eft  d'eux  qu'il  a  tiré  des  connoiffances 
cxa-5tes  de  toutes  les  parties  de  ce  bel  art. 

Dd  5  Ou- 


fabrique. 


înrcrti- 
tude  de 
rtpoque 
àc  la  Por- 
celaine, 

Ce  qu'en 
difent   des 
Ecrivains 
anciens. 


Delà  Mar- 
que Carjc- 
térilliq'ie 
de  quelque 
Porcelai- 
ne. 


D'où  fe 
tire  la 
jjieilkare. 


A  quoi  fe 
réduit  ce 
qu'il  y  a  à 
fivoir    (ur 
la  Poice- 
ia.ne. 


214  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Outre  cela  il  s'eft  inftruit  par  fes  propres  yeux ,  &  a  confuké  les  livres 
•Chinois  qui  traittent  de  cette  matière,  fur  tout  l'hiiloire  ou  les  annales  de 
Feott  kang:  car  c'ell  un  ulage  à  la  Chine,  que  chaque  ville  imprime  l'hif- 
toire  de  ion  dillrift,  laquelle  comprend  la  iituation,  l'étendue,  &  la  na- 
ture du  pays,  les  mœurs  de  fes  habuans,  les  perionnes  qui  s'y  font  diftin- 
guées  par  les  armes,  par  les  lettres,  ou  par  la  probité:  les  événemens  ex- 
traordinaires, &  lur  tout  les  marchandifes  Se  les  denrées  qui  en  fortenc  ou 
qui  s'y  débitent. 

Ce  Perc  y  a  cherché  inutilement  quel  eft  celui  qui  a  inventé  la  porce- 
laine: ces  annales  n'en  parlent  point,,  6c  ne  difent  pas  même  à  quelle  ten- 
tative ni  à  quel  hazard  on  eil  redevable  de  cette  invention.  Elles  difent 
feulement  que  la  porcelaine  étoit  anciennement  d'un  blanc  exquis  6c  n'avoic 
nul  défaut:  que  les  ouvrages  qu'on  en  faifoit,  6c  qui  le  tranfportoient  dans 
les  autres  Royaumes,  ne  s'appelloient  pas  autrement  que  les  bijoux  pré- 
cieux de  lao  tchcou.  Plus  bas  on  ajoute  :  la  belle  porcelaine  qui  eft  d'un  blanc 
vif  6c  éclatant,  6c  d'un  beau  bleu  célefte,  fort  toute  de  Kmg  te  tcbing.  l\ 
s'en  fait  dans  d'autres  endroits,  mais  elle  ell  bien  différente  ibit  pour  la 
couleur,  foit  pour  la  fineflé. 

En  effet  fans  parler  des  ouvrages  de  poterie  qu'on  fait  par  toute  la  Chrine, 
aufquels  on  ne  donne  jamais  le  nom  de  porcelaine,  il  y  a  quelques  provin- 
ces, comme  celle  de  Canton  6c  de  Fo  kien^  où  l'on  travaille  en  porcelaine, 
mais  les  étrangers  ne  peuvent  s'y  méprendre:  celle  de  Fo  kien  eft  d'un  blanc 
de  neige  qui  n'a  nul  éclat ,  6c  qui  n'eft  point  mélangé  de  couleurs.  Des 
ouvriers  ue  King  te  tchingy  portèrent  autrefois  tous  leurs  matériaux,  dans 
l'efpérance  d'y  faire  un  gain  confidérable ,  à  caufe  du  grand  commerce  que 
les  Européans  faifoient  alors  à  Emouy  :  mais  ce  ftit  inutilement,  ils  ne  pu- 
rent jamais  y  réuftîr. 

L'Empereur  Canghic\\xi  ne  vouloic  rien  ignorer,  fil  conà\i\reï  Peking 
des  ouvriers  en  porcelaine,  6c  tout  ce  qui  s'employe  à  ce  travail.  Ils  n'ou- 
blièrent rien  pour  réuflir  fous  les  yeux  du  Prince  :  cependant  on  afllire  que 
leur  ouvrage  manqua.  11  fe  peut  faire  que  des  raifons  d'intérêt  ^  de  politi- 
que curent  part  à  ce  peu  de  fuccès  :  quoiqu'il  en  foit,  c'eft  uniquement 
King  te  tching  qui  a  l'honneur  de  donner  de  la  porcelaine  à  toutes  les  parties 
du  monde.     Le  Japon  même  vient  en  achettcr  à  la  Chine. 

Tout  ce  qu'il  y  a  à  fçavoir  fur  la  porcelaine  ,  dit  le  P.  DcntrecoUes  *■, 
fe  réduit  à  ce  qui  entre  dans  fa  compofition  ,  6c  aux  préparatifs  qu'on  y 
apporte  :  aux  dift'ercntes  efpèces  de  porcelaine,  6c  à  la  manière  de  les  for- 
mer: à  l'huile  qui  lui  donne  de  l'éclat,  6c  à  fes  qualitez:  aux  couleurs  qui 
en  font  l'ornement,  6c  à  l'art  de  les  appliquer:  alacuiflbn,  6c  aux  mefu- 
res  qui  fe  prennent,  pour  lui  donner  le  degré  de  chaleur  qui  convient.  En- 
fin on  finira  par  quelques  réflexions  fur  la  porcelaine  ancienne  6c  fur  la  mo- 
derne, 6c  fur  certaines  chofes  qui  rendent  nnpraticables  aux  Chinois  des 
ouvrages,  dont  on  a  envoyé,  6c  aont  on  pourroit  envoyer  des  dellèins.  Ces 
ouvrages  où  il  cil  impoflible  de  réuffir  à  la  Chine,  fe  feroient  peut-être  faci- 
lement en  Europe,  fi  l'on  y  trouvoit  les  mêmes  matériaux. 

Mai.s 

'  C'tft  !ui  qui  parlera  dans  la  fuite  de  cet  article. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


IXf 


Mais  avant  que  de  commencer,  il  eft  à  propos  de  détromper  ceux,  qui 
croiroient  peut-être  que  le  nom  de  porcelaine  vient  d'un  mot  Chinois.  A  la 
vérité  il  y  a  des  mots,  quoi  qu'en  petit  nombre,  qui  font  François  &  Chi- 
nois tout  enfemble.  Ce  que  nous  appelions  thé,  par  exemple,  a  pareille- 
ment le  nom  de  thé  dans  la  province  de  Fo  kicn  quoi  qu'il  s'appelle  tcha, 
dans  la  langue  Mandarine  :  papa  ôc  marna  ibnt  aufli  des  noms,  qui  en  cer- 
taines provinces,  6c  à  King  te  tching  en  particulier  ,  font  dans  la  bouche  des 
cnfans ,  pour  fignifier  père,  mère,  &  grand-mcre:  mais  pour  ce  qui  eft 
du  nom  de  porcelaine,  c'eft  fi  peu  un  mot  Chinois,  qu'aucune  des  fyllables 
qui  le  compofent,  ne  peut  ni  être  prononcée,  ni  être  écrite  par  des  Chi- 
nois, ces  Ions  ne  fe  trouvant  point  dans  leur  langue.  Il  y  a  apparence  que 
c'eft  des  Portugais  qu'on  a  pris  ce  nom ,  quoique  parmi  eux  Porcellana  fi- 

fnifie  proprement  une  tafle,  ou  une  écuelle,  &  que  Loça  foit  le  nom  qu'ils 
onnent  généralement  à  tous  les  ouvrages  que  nous  nommons  porcelaine. 
Les  Chinois  l'appellent  communément  Tsc  ki. 

La  matière  de  la  porcelaine  fe  compofe  de  deux  fortes  de  terre ,  l'une 
appellée  Pe  tun  ise,  &  l'autre  qu'on  nomme  /<ao  lin.  Celle-ci  eft  parfeméc 
de  corpufcules,  qui  ont  quelque  éclat:  l'autre  eft  fimpkment  blanche  6c 
très-fine  au  toucher.  En  même  tems  qu'un  grand  nombre  de  groftes  bar- 
ques remontent  la  rivière  de  lao  tcheoii  à  King  te  tching^  pour  fe  charger  de 
porcelaines,  il  en  defceiid  de  Ki  muen  prefquc  autant  de  petites,  qui  ibnt 
chargées  <icPe  tun  tse,  6c  de  Kao  Un  réduits  en  forme  de  briques;  car  King 
te  tching  ne  produit  aucun  des  matériaux  propres  à  la  porcelaine. 

Les  Pc  tun  tse  dont  le  grain  eft  fi  fin  ,.  ne  font  autre  choie  que  des  quar- 
tiers de  rochei-s,  qu'on  tire  des  carrières,  &  auiquels  on  donne  cette  for- 
me. Toute  forte  de  pierre  n'eft  pas  propre  à  former  le  Pe  tun.  tse ,.  autrer 
ment  il    feroit   inutile  d'en  aller  chercher  à  vingt  ou  trente  lieues  dans  la 

Î)rovince  voifine,     La  bonne  pierre.,  difent  les  Chinois^,  doit  tirer  un  peu 
iir  le  verd.. 

Voici  quelle  eft  la  première  préparation:  on  fe  fert  d'une  mafluë  de  fer 
pour  brifer  ces  quartiers  de  pierre  :  après  quoi  on  met  les  morceaux  brifez 
dans  des  mortiers,  èc  par  le  moyen  de  certains  leviers,  qui  ont  une  tête 
de  pierre  armée  de  fer,  on  achevé  de  les  réduire  en  une  poudre  très- fine. 
Ces  leviers  joiient  fans  ccfle ,  ou  par  le  travail  des  hommes ,  ou  par  le 
moyen  de  l'eau  ,.  de  la  même  manière  que  font  les  martinets  dans  les  mou- 
lins à  papier. 

On  jette  enfnite  cette  poufficre  dans  une  grande  urne  remplie  d'eau,  St 
on  la  remué  fortement  avec  une  pelle  de,  fer.  Quand  on  la  laiftb  repofer 
quelques  momens,  il  furnagc  une  efpèce  de  crème  épaifle  de  quatre  à  cinq 
doigts:  on  la  levé,  &  on  la  vcrfe  dans  un  autre  vafe  plein  d'eau.  On  agite 
ainfi  pluficurs  fois  l'eau  de  la  première  urne,  recueillant  à  chaque  fois  le 
nuage  qui  s'cft  formé  ,  jufqu'à  ce  qu'il  ne  refte  plus  que  le  gros  marc  que 
fon  poids  précipite  d'abord.     On  le  tire,  êc  on  le  pile  de  nouveau. 

Au  rcgaid  de  la  féconde  urne  oià  a  été  jette  ce  que  l'on  a  recueilli  de  la 
première,  on  attend  qu'il  fe  foit  formé  au  fond  une  elpcce  de  pâte:  lorf- 

quc 


D'où  vient 

le  nom  de 
Porcelai- 


Ce  nom 

n'dt  ras 
Chinois. 


Dé  la  M». 
tiére  de  U 
Po  celai- 


Etpremiéi. 
rement  Du 
Pt  tua  //a, 


De  la  pré- 
paration 
de  la  Por» 
celaiiie. 


ii6  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

que  l'eau  paroît  au-deflus  fort  claire  on  la  verfe  par  inclination ,  pour  ne 
pas  troubler  le  fediment,  Sc  l'on  jette  cette  pàtc  dans  de  grands  moules 
propres  à  la  fécher.  Avant  qu'elle  foit  tout-à-fait  durcie,  on  la  partage 
en  petits  carreaux ,  qu'on  achette  par  centaines.  Cette  figure  6c  fa  couleur 
lui  ont  fait  donner  le  nom  de  Pe  tun  tse. 

Les  moules  où  fe  jette  cette  pâte,  font  des  efpcces  de  caifles  fort  gran- 
des &  fort  larges.     Le  fond  eft  rempli  de  briques  placées  félon  leur  hau- 
teur, de  telle  forte  que  la  fuperficie  foit  égale.     Sur  le  lit  de  briques  ainfî 
rangées ,  on  étend  une  grofle  toile  qui  remplit  la  capacité  de  la  caille  :  alors 
on  y  verfe  la  matière,   qu'on  couvre  peu  après  d'une  autre  toile,  fur  la- 
quelle on  met  un  lit  de  briques  couchées  de  plat  les  unes  auprès  des  autres. 
Tout  cela  fert  à  exprimer  l'eau  plus  promptement,  fans  que  rien  fe  per- 
de de  la  matière  de  la  porcelaine,  qui  en  fe  durciffant ,  reçoit  aifément  la 
figure  des  briques. 
Altération        jj  ri'y  auroit  rien  ù  ajouter  à  ce  travail,  fî  les  Chinois  n'étoient  pas  ac- 
ou  falfifi-     coûtumez  à  altérer  lein-s  marchandifes:  mais  des  gens  qui  roulent  de  petits 
cation  de  .         .         ^         ,  ,     ,  n-  '        j  •  °      i  •        o     i 

laPorce-      grains  de  pâte  dans  de  la  pouihere  de  poivre  pour  les  en  couvrir,  cc  les 
laine.  mêler  avec  du  poivre  véritable,  n'ont  garde  de  vendre  les  Pc  tun  tse,  fans  y 

mêler  du  marc.      C'eft  pourquoi  on  ell  obligé  de  les  purifier  encore  à 
JCifig  te  tchlng,  avant  que  de  les  mettre  en  œuvre. 
...         Le  Kao  lin  qui  entre  dans  la  compofition  de  la  porcelaine,  demande  un 
féconde  '"   P^"  moins  de  travail  que  les  Pe  tun  tse  :  la  nature  y  a  plus  de  part.     On  en 
matière  de  trouve  des  mines  dans  le  fein  des  montagns,  qui  font  couvertes  au  dehors 
la  Force-     d'une  terre  rougeâtie.     Ces  mines  font  allez  profondes:    on  y  trouve  par 
grumeaux  la  matière  en  quelHon,  dont  on  fait  des  quartiers  en  forme  de 
carreaux ,    en  obfervant  la  même  méthode  que  j'ai  marquée  par  rapport 
au  Pe  tun  tse.    Je  ne  ferois  pas  difficulté  de  croire  que  la  terre  blanche  de 
Malthe,   qu'on' appelle  de  S.  Paul,   auroit  dans  fa  matrice  beaucoup  de 
rapport  avec  le  Kao  Un  dont  je  parle,   quoiqu'on  n'y  remarque  pas  les  pe- 
tites parties  argentées,  dont  elt  iemé  le  Kao  lin. 
D'où  la  C'eit  du  Kao  lin.,   que  la  porcelaine  fine  tire  toute  fa  fermeté  :  il  en  efl 

Porcelaine   comme  les  nerfs.  -  Ainfi  c'ell  le  mélange  d'une  terre  molle  qui  donne  de  la 
ïcmeté       force  aux  Pe  tun  tse.,    lefquels  fe  tirent  des  plus  durs  rochers.     Un  riche 
marchand  m'a  conté  que  des  Anglois  ou  des  Hollandois*  firent  achetter  il 
y   a  quelques    années  des  Pe  tun  tse.,    qu'ils  emportèrent  dans  leur  pays, 
pour  y    faire   de  la  porcelaine  :    mais  que  n'ayant  point  pris  àc  Kao  lin, 
leur  entreprifc  échoua,    comme  \\s  l'ont  iivoiié  depuis.     Sur  quoi  le  mar- 
chand Chinois  difoit  en  riant:  ils  vouloient  avoir  un  corps,  dont  les  chairs 
fe  foûtinflènt  fans  oHèmens. 
Dccûuver        On  a  trouvé  depuis  peu  de  tems  une  nouvelle  matière  propre  à  entrer 
te  récente   j^^s  j-^  compofition  de  la  porcelaine:  c'ell  une  pierre,  ouuneefpcce  de 
fie"me'Mà-   craye  qui  s'appclle //o«  r/;c',  dont  les  Médecins  Chinois  fontunc  efpcce  de 
tiére  à     '   tifanne,  qu'ils  dilcnt  être  détcrfive,  apéritive,  &  rafruichiflante.  Ils  pren- 
Porcdai-     ncnt  iîx  parts  de  cette  pierre  ,  £c  une  part  de  réglifiè,  qu'ils  pulv.èri- 
.  .  fcnt^ 

*  Le  nom  Chinois  eil  commun  aux  deux  nat/ons. 


laine. 


ne, 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


217 


lent:  ils  mettent  une  demie  cuillerée  de  cette  poudre  dans  une  talTc  d'eau 
fraîche  ,  qu'ils  font  boire  au  malade ,  &  ils  prétendent  que  cette  tiianne 
rafraîchit  le  fang,  &  tempère  les  chaleurs  internes. 

Les  ouvriers  en  porcelaine  fe  font  avifez  d'employer  cette  même  pierre  à 
la  place  du  Kao  lin.  Peut-être  que  tel  endroit  de  l'Europe,  où  l'on  ne 
trouvera  point  de  Kao  lin,  fournira  la  pierre  Boa  ché.  Elle  ie  nomme  Hoa, 
çarce  qu'elle  elt  glutineufe ,  Se  qu'elle  approche  en  quelque  forte  du 
lavon. 

La  porcelaine  faite  avec  le  Hoa  ché ,  eft  rare ,  ôc  beaucoup  plus  chère 
que  l'autre:  elle  a  un  grain  extrêmement  fin  ,  6c  pour  ce  qui  regarde  l'ou- 
vrage du  pinceau,  fi  on  la  compare  à  la  porcelaine  ordinaire,  elle  e 11  à 
peu-près  ce  qu'ert  le  vélin  au  papier.  De  plus,  cette  porcelaine  elt  d'une 
légèreté  qui  furprend  une  main  accoutumée  à  manier  d'autres  porcelaines  : 
auffi  eft-clle  beaucoup  plus  fragile  que  la  commune,  6c  il  efl  difficile  d'at- 
traper le  véritable  degré  de  fa  cuite.  Il  y  en  a  qui  ne  fe  fervent  pas  du  Hoa, 
ché,  pour  faire  le  corps  de  l'ouvrage  :  ils  fe  contentent  d'en  faire  une  colle 
aflez  déhée,  oii  ils  plongent  la  porcelaine,  quand  elle  ert  féche,  afin  qu'el- 
le en  prenne  une  couche  ,  avant  que  de  recevoir  les  couleurs  6c  le  vernis. 
Par-là  elle  acquiert  quelques  dégrez  de  beauté. 

Mais  de  quelle  manière  met-on  en  œuvre  le  Hoa  ché?  C'eft  ce  qu'il  faut 
expliquer.  1°.  Lorfqu'on  l'a  tiré  de  la  mine,  on  le  lave  avec  de  l'eau  de  ri- 
vière, ou  de  pluye,  pour  en  féparer  lin  relie  de  terre  jaunâtre,  qui  y  eft 
attachée.  z\  On  le  brife,  on  le  met  dans  une  cuve  d'eau,  pour  le  diflbu- 
dre  6c  on  le  prépare  ,  en  lui  donnant  les  mêmes  façons  qu'au  Kao  lin.  On 
aflure  qu'on  peut  faire  de  la  porcelaine  avec  le  feul  Hoa  ché  préparé  de  la 
forte,  6c  fans  aucun  mélange  :  cependant  un  de  mes  néophytes,  quia  fait 
de  femblables  porcelaines,  m'a  dit  que  fur  huit  parts  de  Hoa  ché,  il  mettoit 
deux  parts  de  Pe  tun  tse  :  6c  que  pour  le  refte  on  procédoit  félon  la  métho- 
de qui  s'obferve,  quand  on  fait  la  porcelaine  ordinaire  avec  le  Pe  tun  tse. 
Se  le  Kao  lin.  Dans  cette  nouvelle  efpèce  de  porcelaine ,  le  Hoa  ché  tient 
la  place  du  Kao  lin  :  mais  l'un  eft  beaucoup  plus  cher  que  l'autre.  La  charge 
de  Kao  lin  ne  coiite  que  10.  fols,  au  lieu  que  celle  de  Hoa  ché  revient  à  un 
écu.  Ainfi  il  n'eft  pas  furprenant  que  cette  forte  de  porcelaine  coûte  plus 
que  la  commune. 

Je  ferai  encore  une  obfervation  fur  le  Hoa  ché.  Lorfqu'on  l'a  préparé,  & 
qu'on  l'a  difpofé  en  petits  carreaux ,  femblables  à  ceux  de  Pe  tun  tse,  on  dé- 
laye dans  l'eau  une  certaine  quantité  de  ces  petits  carreaux,  6c  l'on  en  for- 
me une  colle  bien  claire  :  enfuite  on  y  trempe  le  pinceau ,  puis  on  trace  liir 
la  porcelaine  divers  defleins  :  après  quoi ,  lori'qu'elle  eft  féche  ,  on  lui 
donne  le  vernis.  Quand  la  porcelaine  eft  cuite,  on  apperçoit  ces  dcITeins, 
qui  Ibnt  d'une  blancheur  différente,  de  celle  qui  eft  fur  le  corps  de  la  por- 
celaine. Il  femble  que  ce  foit  une  vapeur  déliée  répandue  fur  la  furface.  Le 
blanc  de  Hoa  ché  s'appelle  blanc  d'y  voire  Siangyapé. 

On  peint  des  figures  fur  la  porcelaine  avec  le  Che  kao,  qui  eft  une  efpèce 

de  pierre  ou  de  minéral  femblable  à  l'alun,  de  même  qu'avec  le  Hoa  ché: 

ce  qui  lui  donne  une  autre  efpèce  de  couleur  blanche  ;  mais  le  Che  kao,  a  ce- 

Tomc  IL  Ee  la 


SonUragé.; 


Son  Utili- 


Premiéra 

Manière 
de  la 

mettre  e« 
oeuvre. 


Seconde 

Manière 
de  la 
meure  ea 
oeuvre. 


Du  cht 

kao  ou 

quatrième 

Maiiére 


Sa  Prépa- 
ci.tion. 


Efpèce  de 
Vernis  qui 
lui  donne 
la  blan- 
cheur. 


Defon 
Choix, 


De  fa  Pré- 
paration. 


Première 
ce  m  poli - 
tion  de  ce 
.Vernis. 


ii8  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

la  de  particulier,  qu'avant  que  de  le  préparer  comme  le  Hoa  ché,  il  faut  le 
rôtir  dans  le  foyer:  après  quoi  on  le  bnfe,  &  on  lui  donne  les  mêmes  fa- 
çons qu'au  Hoa  ché:  on  le  jette  dans  un  vafe  plein  d'eau  :  on  l'y  agite,  on 
ramafle  à  diverles  repril'es  ïa  crème  qui  fumage,  ôc  quand  tout  cela  eft 
fait,  on  trouve  une  mafle  pure,  qu'on  employé  de  même  que  le  Hoa  cbf 
purifié. 

Le  Che  kao  ne  fçauroit  fervir  à  former  le  corps  de  la  porcelaine:  on  n'a 
trouvé  jufqu'ici  que  le  Hoa  ché^  qui  pût  tenir  la  place  du  Kao  lin,  6c  don- 
ner de  la  folidité  à  la  porcelaine.  Si,  à  ce  qu'on  m'a  dit,  l'on  mettoit  plus 
de  deux  parts  de  Pe  tun  tse  fur  huit  parts  de  Hoa  ché,  la  porcelaine  s'affaifTe- 
roit  en  la  cuifant  ,  parce  qu'elle  manqueroit  de  fermeté ,  ou  plutôt  que  fes 
parties  ne  feroient  pas  fuffifammcnt  liées  enfemble. 

Outre  les  barques  chargées  de  Pe  tun  tse,  &de  Kao  lin,  dont  le  rivage  de 
King  te  tching  eit  bordé ,  on  en  trouve  d'autres  remplies  d'une  lubftance  blan- 
cheâtre  &  liquide.  Je  fçavois  depuis  long-tems  que  cette  fubftance  étoic 
l'huile,  qui  donne  à  la  porcelaincfa  blancheur  6c  fon  éclat  :  mais  j'en  igno- 
rois  la  compofition  que  j'ai  enfin  apprife.  Il  femble  que  le  nom  Chmois 
Yeou,  qui  le  donne  aux  différentes  fortes  d'huile,  convient  moins  à  la  li- 
queur dont  je  parle,  que  celui  de  Tù,  qui  fignifie  vernis,  6c  je  crois  que 
c'eft  ainfi  qu'on  l'appelleroit  en  Europe.  Cette  huile  ou  ce  vernis,  fe  tire 
de  la  pierre  la  plus  dure,  ce  qui  n'cft  pas  furprenant,  puifqu'on  prétend  que 
les  pierres  fe  forment  principalement  des  fels  ôc  des  huiles  de  la  terre,  qui  fe 
mêlent,  6c  qui  s'unifient  étroitement  enfemble. 

Quoique  l'elpèce  de  pierre  ,  dont  fe  font  les  Pe  tun  tse,  puifle  être  em- 
ployée indifféremment  pour  en  tirer  de  l'huile,  on  fait  choix  pourtant  de 
celle  qui  eft  la  plus  blanche,  6c  dont  les  taches  font  les  plus  vertes.  L'hif- 
toire  de  Feou  Leang,  bien  qu'elle  ne  defcende  pas  dans  le  détail,  dit  que  la 
bonne  pierre  pour  l'huile,  eil  celle  qui  a  des  taches  femblables  à  la  couleur 
de  feuilles  de  cyprès  Pe  chu  ye pan,  ou  qui  a  des  marques  rouiFes  fur  un  fond 
un  peu  brun,  à  peu-près  comme  le  linaire,  lu  tchi  ma  tang. 

Il  faut  d'abord  bien  laver  cette  pierre,  après  quoi  on  y  apporte  les  mêmes 
préparations,  que  pour  le  Pe  tun  tse:  quand  on  a  dans  la  féconde  urne,  ce 
qui  a  été  tiré  de  plus  pur  de  la  première,  après  toutes  les  façons  ordinaires, 
fur  cent  livres  ou  environ  de  cette  crêine,on  jette  une  livre  de  Che  kao,qu''on 
a  fait  rougir  au  feu,  6c  qu'on  a  pilé.  C'eft  comme  la  prefure  qui  lui  don- 
ne de  la  confiftcnce,  quoiqu'on  ait  foin  de  l'entretenir  toujours  liquide. 
Cette  huile  de  pierre  ne  s'employe  jamais  feule  :  on  y  en  mêle  une  autre,, 
qui  en  eft  comme  l'ame:  en  voici  la  compofition:  on  prend  de  gros  quar- 
tiers de  chaux  vive,  fur  lefquels  on  jette  avec  la  main  un  peu  d'^eau  pour  les 
diflbudre,  6c  les  réduire  en  poudre.  Enfuite  on  fait  une  couche  de  fougè- 
re féchc,  fur  laquelle  on  met  une  autre  couche  de  chaux  amortie.  On  en 
met  ainfi  plufieurs  alternativement  les  unes  fur  les  autres,  après  quoi  l'on 
met  le  feu  à  la  fougère.  Lorfque  tout  eft  confumé,  l'on  partage  ces  cen- 
dres fur  de  nouvelles  couches  de  fougère  féche ,  cela  fe  fiiit  cinq  ou 
fix  fois  de  fuite:  on  peut  le  faire  plus  fouyent,  2c  l'huile  en  eft  meil- 
leure. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


IIP 


Autrefois , dit  l'hiftoire  de  Feoti  Leang  , outre  la  fougère,  on  y  employoit 
le  bois  d'un  arbre  dont  le  fruit  s'appelle  Se  tse:  à  en  juger  par  l'âcreté  du 
fruit ,  quand  il  n'eft  pas  mûr  ,  ôc  par  fon  petit  couronnement,  il  femble 
que  c'eit  une  efpèce  de  neffle.  On  ne  s'en  fert  plus  maintenant,  appa- 
remment parce  qu'il  eft  devenu  fort  rare.  Peut-être  ç.i\-ce  faute  de  ce  bois 
que  la  porcelaine  qui  fe  fait  maintenant,  n'eft  pas  fi  belle,  que  celle  des 
premiers  tems.  La  nature  de  la  chaux  &  de  la  fougère  contribue  auffi  à 
la  bonté  de  l'huile,  &  j'ai  remarqué  que  celle  qui  vient  de  certains  endroits 
•cil  bien  plus  eftimée,  que  celle  qui  vient  d'ailleurs. 

Quand  on  a  des  cendres  de  chaux  &  de  fougère  jufqu'à  une  certaine 
•quantité,  on  les  jette  dans  une  urne  remplie  d'eau.  Sur  cent  livres  ,  fl 
faut  y  difloudre  une  livre  de  Che  kao ^h'icn  agiter  cette  mixtion,  enfuite  la 
laifler  repofer,  jufqu'à  ce  qu'il  paroifle  fur  la  furface  un  nuage  ou  unecroiitc 
qu'on  ramafle,  Sc  qu'on  jette  dans  une  féconde  urne  ;  6c  cela  à  plufieurs  re- 
prifes:  quand  il  s'eft  formé  une  efpèce  de  pâte  au  fond  de  la  féconde  urne, 
on  en  verfe  l'eau  par  inclination,  on  conferve  ce  fonds  liquide,  &  c'eft  la  fé- 
conde huile  qui  doit  fe  mêler  avec  la  précédente.  Par  un  jufte  mélange, 
il  faut  que  ces  deux  efpcces  de  purée  foient  également  épaiffes.  Afin  d'en 
juger,  on  plonge  à  diverfes  reprifes  dans  l'une  &  dans  l'autre  de  petits  car- 
reaux de  Pe  tiin  tse:  en  les  retirant  on  voit  fur  leur  fuperficie,  fi  l'épaiflif- 
fement  eft  égal  de  part  £c  d'autre.  Voilà  ce  qui  regarde  la  qualité  de  ces 
deux  fortes  d'huiles. 

Pour  ce  qui  eft  de  la  quantité,  le  mieux  qu'on  puifTe  faire,  c'eft  de  mê- 
ler dix  mefures  d'huile  de  pierre,  avec  une  mefure  d'huile  faite  de  cendre 
de  chaux  &  de  fougère  :  ceux  qui  l'épargnent,  n'en  mettent  jamais  moins 
de  trois  mefures.  Les  marchands  qui  vendent  cette  huile,  pour  peu  qu'ils 
ayent  d'inclination  à  tromper,  ne  font  pas  fort  embarraflez  à  en  augmen- 
ter le  volume;  ils  n'ont  qu'à  jetter  de  l'eau  dans  cette  huile,  8c  pour  cou- 
vrir leur  fraude  ,  y  ajouter  du  Che  kao  à  proportion,  qui  empêche  la  ma- 
tière d'être  trop  liquide. 

Il  y  a  une  autre  efpèce  de  vernis ,  qui  s'appelle  l'ft  ^^^  yeou^  c'eft-à-dire , 
vernis  d'or  bruni.  Je  le  nommerois  plutôt  vernis  de  couleur  de  bronze,  de 
couleur  de  cafFé,  ou  de  couleur  de  feuille  morte.  Ce  vernis  eft  d'une  in- 
vention nouvelle:  pour  le  faire,  on  prend  de  la  terre  jaune  commune,  on 
lui  donne  les'' mêmes  façons  qu'au  Pe  trin  tfe,  &  quand  cette  terre  eft  pré- 
paré-e,  on  n'en  employé  que  la  matière  la  plus  déliée  qu'on  jette  dans  l'eau 
èc  dont  on  forme  une  efpèce  de  colle  aufii  liquide  que  le  vernis  ordinaire 
appelle  Pe  yeou^  qui  fe  fait  de  quartiers  de  roche.  Ces  deux  vernis  le  Tfi 
khy  &c  le  Pe  yeoti  fe  mêlent  enfemble,  &  pour  cela  ils  doivent  être  égale- 
ment liquides.  On  en  fait  l'épreuve  en  plongeant  un  Pe  tun  tfe  dans  l'un  & 
dans  l'autre  vernis.  Si  chacun  de  ces  vernis  pénètre  ion  Pc  tun  tfe,  on  les 
juge  également  liquides,  6c  propres  à  s'incorporer  enfemble. 

On  fxit  auffi   entrer  dans  le  Tfi  kin  du  vernis ,  ou  de  l'huile  de  chaux  8c 

de  cendres  de  fougère  préparée,  comme  nous  l'avons  dit  ailleurs,  6c  de  la 

même  liquidité  que  le  Pe  yeou  :  mais  on  mêle  plus  ou  moins  de  ces  deux 

Ec  i  ver- 


Autre." 
Tirée 
de  l'Hif- 
toire  de 


Delà 
Dofc, 


Autre 
efpèce  de 

Vernis 
appelle  Tjï 
kin  ycm. 


Sa  Pre'pa- 
ration. 


Découver- 
te récente 
pour  la 
Peinture 
de  la  Por- 
celaine. 

Des  diffé- 
rentes Ma- 
nières 
d'appli- 
quer le 
Vernis. 


Des  diSë- 
pentes  Ela- 
borations 
fur  la  Por- 
celaine. 


Première 
Elabora- 
lion. 


Seconde 
Elabora- 
tion, 


Z20  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

vernis,  avec  le  Tfe  kin,  félon  qu'on  veut  que  le  f/i  kin  foit  plus  foncé  ou 
plus  clair.  C'ell  ce  qu'on  peut  connoitrc  par  divers  eflais  :  par  exemple 
on  meO.ire  deux  tafles  de  la  liqueur  Tft  kin,  avec  huit  taffes  de  Peyeuu,  puis 
fur  quatre  tafles  de  cette  mixtion  dfe  7/î /èw,  ôc  de  Pfjw»,  on  mettra  une 
tafle  de  vernis  fait  de  chaux  6c  de  fougère. 

11  y  a  peu  d'années  qu'on  a  trouvé  le  fécret  de  peindre  avec  le  Tfoui,  ou 
en  violet,  &  de  dorer  la  porcelaine  :  on  a  eflayé  de  faire  une  mixtion  de 
feuilles  d'or,  avec  le  vernis  ôcla  poudre  de  caillou,  qu'on  appliquoit  de 
même  qu'on  applique  le  rouge  à  l'huile  :  mais  cette  tentative  n'a  pas  réiif- 
fi,  6c  on  a  trouvé  que  le  vernis  Tyî  kin  avoit  plus  de  grâce  6c  plus  d'é- 
clat. 

,11  a  été  un  tems  qu'on  faifoit  des  tafles,  aufquelles  on  donnoit  par  dehors 
le  vernis  doré ,  6c  par  dedans  le  pur  vernis  blanc.  On  a  varié  dans  la 
fuite,  6c  fur  une  tafl'e  ou  fur  un  vale  qu'on  vouloit  vernifler  de  Tfi  kin,  on. 
appliquoit  en  un  ou  deux  endroits  ,  un  rond ,  ou  un  quarré  de  papier 
mouillé,  6c  après  avoir  donné  le  vernis,  on  levoit  le  papier,  6c  avec  le 
pinceau  on  peignoit  en  rouge,  ou  en  azur  cet  efpâce  non  verniflë.  Lorf- 
que  la  porcelaine  étoit  féchc,  on  lui  donnoit  le  vernis  accoutumé,  foit 
en  le  fouflant ,  foit  d'une  autre  manière.  Qiielques-uns  rempliflent  ces 
efpâces  vuides  d'un  fond  tout  d'àzur,  ou  tout  noir,  pour  y  appliquer  la 
dorure  après  la  première  cuite.  C'efl:  fur  quoi  on  peut  imaginer  diverfes 
combinaîfbns. 

Avant  que  d'expliquer  la  manière  dont  cette  huile,  ou  plutôt  ce  vernis 
s'applique,  il  eft  à  propos  de  décrire  comment  fe  forme  la  porcelaine.  Je 
commence  d'abord  par  le  travail  qui  fe  fait  dans  les  endroits  les  moins  fré- 
quentez de  King  te  tcbing.  Là  dans  une  enceinte  de  murailles,  on  bâtit  de  vaf- 
tes  apentis,  où  l'on  voit  étage  fur  étage  un  grand  nombre  d'urnes  de  terre. 
C'eit  dans  cette  enceinte  que  demeurent  6c  travaillent  une  infinité  d'ou- 
vriers, qui  ont  chacun  leur  tâche  marquée.  Une  pièce  de  porcelaine ,  avant 
que  d'en  fortir  pour  être  portée  au  fourneau  ,  pafle  par  les  mains  de  plus  de 
vingt  perfonnes  ,  6c  cela  fans  confufion.  On  a  fans  doute  éprouvé  que 
l'ouvrage  le  fait  ainfi  beaucoup  plus  vite. 

Le  premier  travail  confîfte  à  purifier  de  nouveau  le  Pe  tun  tfe,  ^  le  Kas 
lin,  du  marc  qui  y  refte  quand  on  le  vend. On  brife  les  Pe  tun  tfe,  6c  on  les 
jette  dans  une  urne  pleine  d'eau;  enfuite  avec  une  large  efpatule,  on  ache- 
vé en  remuant  de  les  diflbudre:  on  les  laifle  repofer  quelques  momens, après 
quoi  on  ram.afle  ce  qui  furnage,  6c  ainfi  du  relte,  de  la  manière  qu'il  a  été 
expliqué  ci-dcflus. 

Pour  ce  qui  eft  des  pièces  de  Kao  Un,  il  n'efi:  pas  néceflaire  de  les  brifcr: 
on  les  met  tout  fimplcmcnt  dans  un  panier  fort  clair  ,  qu'on  enfonce  dans 
une  urne  remplie  d'eau:  le  Kao  Un  s'y  fond  aifément  de  lui-même.  Il  refte 
d'^ordinairc  un  marc  qu'il  faut  jetter.  Au  bout  d'un  an  ces  rebuts  s'accu- 
mulent, 6c  font  de  grands  monceaux  d'un  fable  blanc,  6c  fpongieux,  dont 
il  faut  vuider  le  lieu  où  l'on  travaille. 

Ces  deux  matières  de  Pe  tim  //ê  6i  de  .X^(îo//«  ainfi.  préparées,  il  en  faut 

faire 


ET  DE  LA  TARTARIE    CHINOISE.  zzj 

faire  un  jufte  mélange:  on  mec  autant  de  Kao  Un  que  de  Pc  tim  tfe  pour  les 
porcelaines  fines  :  pour  les  moyennes,  on  employé  quatre  ^uns  de.  Kao  lin^ 
fur  fix  de  Pe  tun  tfe.  Le  moins  qu'on  en  mette ,  c'elt  une  part  de  Kao  lin  fur 
trois  de  Pe  tun  tfe. 

Après  ce  premier   travail   on  jette  cette  malTe  dans  un  grand  creux   Troiliétnt 
bien  pavé   6c    cimenté   de  toutes  parts:  puis  on  la  foule,  &  on  la  pé^    Elabora- 
trit  jufqu'à    ce  qu'elle  fe  durcifie  :  ce  travail  ell   fort   rude:  ceux  des   *'°°' 
Chrétiens  qui  y  font  employez,    ont  de  la  peine  à  fe  rendre  à  l'Eglife: 
ils  ne  peuvent  en  obtenir  la  permifîion,  qu'en  fubftituant  quelques  autres  à 
leur  place  ,  parce  que  dès  que  ce  travail  manque,  tous  les  autres  ouvriers 
font  arrêtez. 

De  cette  mafTe  ainfî  préparée  on  tire  différens  morceaux,  qu'on  étend   Quatrième 
fur  de  larges  ardoifes.     Là  on  les  pétrit ,   6c  on  les  roule  en  tous  les  fens,    tl.ibor»- 
obfervant  foigneufement  qu'il  ne  s'y  trouve  aucun  vuide,  ou  qu'il  ne  s'y   *"^"' 
mêle  aucun  corps  étranger.     Un  cheveu  ,  un  grain  de  fable  pcrdroit  tout 
l'ouvrage.     Faute  de  bien  façonner  cette  mafle,  la  porcelaine  fe  fêle,  écla- 
te, coule,  6c  fe  déjette.     C'eft  de  ces  premiers  élémens  que  forcent  tant 
de  beaux  ouvrages  de  porcelaine,  dont  les  uns  fe  font  à  la  roue,  les  autres 
fe  font  uniquement  fur  des  moules ,  6c  fe  perfeûionnent  enfuice  avec  le 
cifeau. 

Tous  les  ouvrages  unis  fe  font  de  la  première  façon.     Une  tafîe,  par  ex- 
emple, quand  elle  fort  de  deflbus  la  roue,  n'ell  qu'une  elpèce  de  calotte 
imparfaite,  à  peu  près  comme  le  defllis  d'un  chapeau,  qui  n'a  pas  encore 
été  appliqué  fur  la  forme.     L'ouvrier  lui  donne  d'abord  le  diamètre  6c  la   DesMiffér 
hauteur  qu'on  fouhaitte,  6c  elle  fort  de  les  mains  prefque  aulTi-côc  qu'il  l'a   [^"'"    ' 
commencée:  car  il  n'a  que  trois  deniers  de  gain  par  planche,  6c  chaque   oùpàfie  1» 
planche  eft  garnie  de  26.  pièces.     Le  pied  de  la  taflè  n'eft  alors  qu'un  mor-    Porcdai- 
ceau  de  terre  de  la  groffeur  du  diamètre  qu'il  doit  avoir,  6c  qui  fc  creufe   ""• 
avec  le  cifeau,  lorfque  la  taflè  eft  féche,  6c  qu'elle  a  de  la  confiftence, 
c'eft-à-dire,après  qu'elle  a  reçu  tous  les  ornemens  qu'on  veut  lui  donner. 

Effectivement  cette  talfe  au  fortir  de  la  roue,  eft  d'abord  reçue  par  un 
fécond  ouvrier,  qui  l'afleoit  fur  la  bâfe.  Peu  après  elle  eft  Livrée  à  un  troi- 
fîéme  qui  l'applique  fur  fon  moule,  6c  lui  imprime  la  figure.  Ce  moule  eft 
fur  une  efpèce  de  tour.  Un  quatrième  ouvrier  polit  cette  tafll;  avec  le  ci- 
feau, fur  tout  vers  les  bords,  6c  la  rend  déliée,  autant  qu'il  eft  néceflTaire,, 
pour  lui  donner  de  la  tranfparence  :  il  la  racle  à  plufîeurs  reprifes,  la  moûil» 
lant  chaque  fois  tant  foit  peu,  fi  elle  eft  trop  lèche,  de  peur  qu'elle  ne  fe 
brife.  Quand  on  retire  la  taflè  de  deflus  le  moule,  il  faut  la  rouler  douce- 
ment fur  ce  même  moule,  fans  k  prefler  plus  d'un  côté  que  de  l'autre, fans, 
quoi  il  s'y  fait  des  cavitez,  ou  bien  elle  fe  déjette. 

11  eft  furprenant  de  voir  avec  qu'elle  vîteffe  ces  vafcs  paflent  par  tant  de   '"^l<^"'  ^^ 

d'cc'  -  r-\      1-  •,  •  '        1  1  •     '       .        '         /..-'  mains 

itterentes  mains.     Un  dit  qu  une  pièce  de  porcelaine  cuite,  a  paflc  par    par  où 

les  mains  de  foixante-dix  ouvriers.    Je  n'ai  pas  de  peine  à  le  croire,  api  es  pafle  chs- 

ce  que  j'en  ai  vu  moi-même.     Car  ces  grands  laboratoires  onc  été  louvent  que  Pièce 

pour  moi  comme  une  efpèce  d'aréopage,  où  j'ai  annoncé  celui  qui  a  formé  uî„e'^^'^*^ 

Ee  5  k 


T>iî  çun- 
des  Pièces 
éc  l'or- 
cckiiic. 


DesOrne- 
itiens  de  la 
Porcelai- 
ne. 


De  Vaf- 
femblage 
des  diflé- 
rens  mor- 
ceaux de 
Po:cclai- 


Dcl'arpli- 
catirn  des 
couleurs. 


;ii  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

le  premier  homme  du  limon,  ôc  des   mains  duquel  nous  fortons,  pour 
devenir  des  vales  de  gloire,  ou  d'ignominie. 

Les  grandes  pièces  de  porcelaine  fe  font  à  deux  fois:  une  moitié  eft 
élevée  iur  la  roue,  par  trois  ou  quatre  hommes  qui  la  foutiennent  cha- 
cun de  fon  côté,  pour  lui  donner  fa  figure:  l'autre  moitié  étant  prcf- 
que  féche  s'y  applique;  on  l'y  unit  avec  la  matière  même  de  la  porcelaine 
délayée  dans  l'eau  ,  qui  fert  comme  de  mortier  ou  de  colle.  Quand  ces 
pièces  ainfi  collées  font  tout  à  fait  féches,  on  polit  avec  le  couteau  en  de- 
dans, Scan  dehors,  l'endroit  de  la  réunion,  qui  par  le  moyen  du  vernis, 
dont  on  le  couvre,  s'égale  avec  tout  le  relie.  C'eft  ainlî  qu'on  applique 
aux  vafes,  des  anfes,  des  oreilles,  &  d'autres  pièces  rapportées. 

Ceci  regarde  principalement  la  porcelaine  qu'on  forme  fur  les  moules, ou 
entre  les  mains,  telles  que  font  les  pièces  canelées  ,  ou  celles  qui  font  d'une 
iigure  bifarre  ,  comme  les  animaux,  les  grotefques,  les  idoles,  les  bulles 
que  les  Européans  ordonnent,  6c  d'autres  iemblables.  Ces  fortes  d'ouvra- 
ges moulez  fe  font  en  trois  ou  quatre  pièces,  qu'on  ajoute  les  unes  aux  au- 
tres, &  que  l'on  perfeftionne  enfuite  avec  des  inltrumens  propres  à  creufer, 
a  polir,  ôc  :\  rechercher  différens  traits  qui  échappent  au  moule. 

Pour  ce  qui  eft  des  fleurs,  &  des  autres  ornemens  qui  ne  font  point  en  re- 
lief, mais  qui  Ibnt  comme  gravés,  on  les  applique  fur  la  porcelaine  avec 
des  cachets  èc  des  moules  :  on  y  applique  aufll  des  reliefs  tout  préparez , 
de  la  même  manière  à  peu  près  qu'on  applique  des  galons  d'or  lur  un 
habit. 

Voici  ce  que  j'ai  vu  depuis  peu  touchant  ces  fortes  de  moules.  Quand 
on  a  le  modèle  de  la  porcelaine  qu'on  défire  6c  qui  ne  peut  s'imiter  fur  la 
roue  entre  les  mains  du  potier,  on  aplique  fur  ce  modèle  de  la  terre  propre 
pour  les  moules:  cette  terre  s'y  imprime  6c  le  moule  fe  fliit  de  plufieurs 
pièces,  dont  chacune  eft  d'un  aflèz  gros  volume:  on  le  laiffe  durcir  quand 
la  figure  y  eft  imprimée. 

Lorfqu'on  veut  s'en  fervir^  on  l'approche  du  feu  pendant  quelque  tcms, 

orcclaine,  à  proportion  de  l'é- 
;ivec  la  main  dans  tous  les  en- 
droits, puis  on  préfente  un  moment  le  moûlc  au  feu.  Auflî-tôt  la  figure 
empreinte  fe  détache  du  moule  par  l'aélion  du  feu ,  laquelle  confume  un  peu 
de  l'humidité  qui  colloit  cette  matière  au  moule. 

Lesdiftércntes  pièces  d'un  tout  tirées  féparèment,  fe  réunifient  enfuite 
avec  de  la  matière  de  porcelaine  un  peu  liquide.  J'ai  vu  faire  ainfi  des  fi- 
gures d'animaux  qui  étoient  toutes  maflîves  :  on  avoit  laifiè  durcir  cette 
madè,  &  on  lui  avoit  donné  enfuite  la  figure  qu'on  fe  propofoit,  après 
quoi  on  la  perfcètionnoit  avec  le  cifcau,  où  l'on  y  ajoûtoit  des  parties  tra- 
vaillées iéparément.  Ces  fortes  d'ouvrages  fe  font  avec  grand  foin,  tout  y 
eft  recherche. 

Quand  l'ouvrage  eft  fini,  on  lui  donne  le  vernis,  &  on  le  cuit:  on  le 
peint  enfuite,  fi  l'on  veut,  de  diverfes  couleurs,  &  on  y  applique  l'or, 
puis  on  le  cuit  une  féconde  fois.     Des  pièces  de  porcelaine  ainfi  travaillées 

fe 


après  quoi  on  le  remplit  de  la  matière  de  por 
paificur  qu'on  veut  lui  donner:    on  prefie  a- 


ET    DE    LA   TARTARIE  CHINOISE.  125 

fc  vendent  extrêmement  cher.  Tous  ces  ouvrages  doivent  être  rais  à  cou- 
vert du  froid  :  leur  humidité  les  fait  éclater,  quand  ils  ne  fée hent  pas  éga- 
lement. C'eil:  pour  parer  a  cet  inconvénient,  qu'on  fait  quelquefois  du  feu 
dans  ces  laboratoires. 

Ces  moules  fe  font  d'une  terre  jaune,  grafle,  ôc  qui  eft  comme  en  gru-  Bcs  Moû- 
meaux:  je  la  crois  alTez  commune,  on  la  tire  d'un  endroit  qui  n'ell  pas   '«deU 
éloigné  de  King  te  tching.     Cette  terre  fc  paîtrit,  ÔC  quand  elle  elt  bien  liée  *'°'^'^^]^'j 
6c  un  peu  durcie,  on  en  prend  la  quantité  néceflaire  pour  faire  un  moule, 8c  îèVr  mj.^ 
on  la  bat  fortement.     Qiiand  on  lui  a  donné  la  figure  qu'on  fouhaitte,  on   ti,ére. 
la  lailfe  fécher  :  après  quoi  on  la  façonne  fur  le  tour.     Ce  travail  fe  paye 
chèrement.  -  Pour  expédier  un  ouvrage  de  commande,  on  fait  un  grand 
nombre  de  moiiles,  afin  que  plufieurs  troupes  d'ouvriers  travaillent  à  la  fois.. 

Quand  on  a  foin  de  ces  moules,  ils  durent  très  long-tems.  Un  marchand 
qui  en  a  de  tout  prêts,  pour  les  ouvrages  de  porcelaine  qu'un  Européan 
demande,  peut  donner  la  marchandife  bien  plutôt,  &  à  meilleur  marché. 
Se  faire  un  gain  plus  confiderable  que  ne  feroit  un  autre  marchand,  qui 
auroit  à  faire  ces  moules.  S'il  arrive  que  ces  moules  s'écorc hent,  ou  qu'il 
s'y  fafle  la  moindre  brèche,  il  ne  font  plus  en  état  de  fervir,  fi  ce  n'ell  pour 
des  porcelaines  de  la  même  figure,  mais  d'un  plus  petit  volume.  On  les 
met  alors  fur  le  tour,  ôc  on  les  rabotte ,  afin  qu'ils  puifTent  fervir  une  fécon- 
de fois. 

Il  eft  tems  d'ennoblir  la  porcelaine,  en  la  faiflmt  pafler  entrer  les  mains   Des  Pcin- 
des  peintres.     Ces  Ho  a  pet  ou  peintres  de  porcelaine,  ne  font  guercs  moins  p'-'^'"''.  '* 
gueux  que  les  autres  ouvriers:  il  n'y  a  pas  dequoi  s'en  étonner,  puifqu'à  la     '"''''^  *'" 
réferve  de  quelques-uns  d'eux,  ils  ne  pourroient  pafler  en  Europe  que  pour 
des  apprentifs  de  quelques  mois.     Toute  la  fcience  de  ces  peintres  Chinois 
n'ell  fondée  fur  aucun  principe,  &  ne  confiile  que  dans  une  certaine  rou- 
tine, aidé  d'un  tour  d'imagination  aflez  bornée.     Ils  ignorent  toutes  les 
belles  régies  de  cet  art.     Il  faut  avoiier  pourtant  qu'ils  ont  le  talent  de 
peindre  fur  la  porcelaine,  aufll  bien  que  fur  les  éventails,  &  lur  les  lanter- 
nes d'une  gaze  très-fine,  des  fleurs,   des  animaux,    ôc  des  payfagcs  qui  fe 
font  jullement  admirer. 

Le  travail  de  la  peinture  eft  partagé  dans  un  même  laboratoire,  entre  un  Pjrtage  dt 
grand  nombre  d'ouvriers.  L'un  a  foin  uniquement  de  former  le  premier  '^""^^o"'-' 
cercle  coloré,  qu'on  voit  près  des  bords  de  la  porcelaine  :  l'autre  trace 
des  fleurs  que  peint  un  troifiéme:  celui-ci  ell  pour  les  eaux  &:  les  monta- 
gucs,  celui-là  pour  les  oiièaux  &  pour  les  autres  animaux.  Les  figures 
humaines  font  d'ordinaire  les  plus  maltraittces  :  certair.s  payfages  6c  certains 
plans  de  ville  enluminez,  qu'on  apporte  d'Europe  à  la  Chine,  ne  nous  per- 
mettent pas  de  railler  les  Chinois,  fur  la  manière  dont  ils  fe  repréfentent 
dans  leurs  peintures. 

Pour  ce  qui  e(l  des  couleurs  de  la  porcelaine,   il  y  en  a  de  toutes  les  for-   p*^'  Con- 
tes.    On  n'en  voit  gUeres  en  Europe  que  de  celle  qui  eft  d'un  bleu  vif,  fiir  porceUi-^ 
un  fond  blanc.     Je  crois  pourtant  que  nos  marchands  y  en  ont  apporté   ne. 
d'autres.    Il  s'en  trouve  dont  le  fond  eft  femblabk  à  celui  de  nos  miroirs  ^^  giç^, 

ar-  vif. 


i24  DESCRIPTION   DE  L'EiMPIRE  DE  LA  CHINE, 

pu  Ronge  ardcns:  il  y  en  a  d'cnticrcmeiit  rouges,  êc  parmi  celles  là,  les  unes  font 
d'un  rouge  à  l'huile,  l'eou  H  bong:  les  autres  l'ont  d'un  rouge  loufflc,  Tcbeotti 
hong.f  &  lont  fcmées  de  petits  points,  à  peu  près  comme  nos  miniatures. 
Qiiand  ces  deux  l'ortcs  d'ou\'rages  réiiiliflent  dans  leur  perfeftion  ,  ce  qui 
elt  aflez  difficile,  ils  font  infiniment  clHmez  &  extrêmement  chers. 

Enfin  il  y  a  des  porcelaines  où  les  payfages  qui  y  font  peints,  fe  forment 
'me'*  du  mélange  de  preique  toutes  les  couleurs, relevées  par  l'éclat  de  la  dorure. 

'"'^'  Elles  font  fort  belles ,  fi  l'on  y  fait  de  la  dépcnfc  :  mais  autrement  la  porce- 

laine ordinaire  de  cette  eipèce,  n'ell  pas  comparable  à  celle  qui  eft  peinte 
avec  le  feul  azur.  Les  annales  de  Kiug  te  tchhig  dilent  qu'anciennement  le 
kur^cTA-  peuple  ne  fe  fervoit  que  de  porcelaine  blanche  :  c'ell  apparemment  parce 
lur  eft  la  qu'on  n'avoit  pas  trouvé  aux  environs  de  lao  tcheoti ,  un  azur  moins  pré- 
plus eHi-  cieux ,  que  celui  qu'on  employé  pour  la  belle  porcelaine ,  lequel  vient  de 
™"-  loin,  &:  fe  vend  allez  cher. 

.,.  ,  On  raconte  qu'un  marchand  de  porcelaine ,  ayant  fait  naufrage  fur 
zur"dé'-  '  une  côte  défcrte,  y  trouva  beaucoup  plus  de  richefles  qu'il  n'en  avoit  per- 
couverte  du.  Comme  il  erroit  fur  la  côte,  tandis  que  l'équipage  fe  faifoit  un  petit 
&  perdue,  bâtiment  des  débris  du  vaifTeau  ,  il  apperçut  que  les  pierres  propres  à  faire 
le  plus  bel  azur  y  étoient  très-communes  :  il  en  apporta  avec  lui  une  grofle 
u  charge:  8c  jamais,  dit-on,  onne  vit  i  King  te  iching  défi  bel  azur.     Ce 

'  fut  vainement  que  le  marchand  Chinois,  s'efforça  dans  la  fuite  de  retrou- 

ver cette  côte,  oii  le  hazard  l'avoit  conduit. 
De  l'Azur        T^He  eft  la  manière  dont  l'azur  fe  prépare:  on  l'enfevelit  dans  le  gra- 
vier, qui  eft  de  la  hauteur  d'un  demi  pied  dans  le  fourneau:  il  s'y  rôtit 
durant  14.  heures,  enfuite  on  le  réduit  en  une  poudre  impalpable,  ainfi 
DefaPié-   que  les  autres  couleurs ,  non  fur  le  marbre,  mais  dans  de  grands  moirtiers 
paraiion.     de  porcelaine,  dont  le  fond  eft  fans  vernis,  de  même  que  la  tête  du  pilon 

qui  fert  à  broyer. 
Obfcrva-         Sur  quoi  il  y  a   quelques  obfervations  à  faire:  1°.  Avant  que  de  l'cnfe- 
tions  à  Te   velir  dans  le  gravier  du  fourneau  oii  il  doit  être  rôti,   il  faut  le  bien  laver, 
^"J^'-  afin  d'en  retirer  la  terre  qui  y  eft  attachée.     1'.  Il  faut  l'enfermer  dans  une 

caific  à  porcelaine  bien  luttée.     5°.   Lorfqu'il   eft  rôti,  on  le  brife,  on  le 
paflcparle  tamis, on  le  met  dansunvâfe  vernifle,on  y  répand  de  l'eau  bouil- 
lante après  l'avoir  un  peu  agité,  on  en  ôtc  l'écume  qui  fumage,  enfuite 
on  verie  l'eau  per  inclination.     Cette  préparation  de  l'âzur  avec  de  l'eau 
boiiillantc,  doit  fe  renouveller  jufqu'à  deux  fois.     Après  quoi  on  prend  l'â- 
zur ainfi  humide,  &  réduit  en  une  efpèce  de  pâte  fort  déliée,  pour  le  jet- 
tcr  dans  un  mortier,  où  on  le  broyé  pendant  un  tems  confidérable. 
n,-i;^,>v        On  m'a  aflùrè  que  râ7,ur  fe  trouvoit  dans  les  minières  de  charbon  de 
où  il  fe        pierre,  ou  dans  des  terres  rouges  voifines  de  ces  minières.     11  en  paroit 
trouve.        fur  la  fiipcrficie  de  la  terre,  Sc  c'eft  un  indice  allez  certain,  qu'en  crcufmt 
un  peu  avant  dans  un  même  lieu,  on  en  trouvera  infailliblement.     Il  fe 
préfente  dans  la  mine  par  petites  pièces ,   grofles  à  peu  près  comme  le 
gros  doigt  de  la  main,  mais  plattes,  6c  non  pas  rondes.     L'âzur  grof- 
iier  eft  aflez  commun,  mais  le  fin  eft  très-rare,    &  il  n'cft  pas  aile  de 

le 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  zij- 

le  difcerner   à  l'œil.     H  faut  en  faire  l'épreuve,   fi  l'on  ne  veut  pas  y 
être  trompé. 

Cette  épreuve  confîfte  à  peindre  une  porcelaine  &  à  la  cuire.  Si  l'Europe   De  TE- 
fourniflbit  du  beau  Leao  ou  del'âzur,  6c  du  beau  ?y?« ,  qui  cft  une  efpéce   Pfeuvè  de 
de  violet ,  ce  feroit  pour  King  te  tching  une  marchandife  de  prix,  Se  d'un   '■'^^"'■• 
petit  volume  pour  le  tranfport ,   ôc  on  rapporteroit  en  échange  la  plus  belle 
porcelaine.    J'ai  déjà  dit   que  le  Tfiu  le  vendoit  un  ta'él  huit  mas  la  livre, 
c'eft-à-dire ,    neuf  francs.    On  vend  deux  taels  laboëte  du  beau  Lcao^  qui 
n'eft  que  de  dix  onces,  c'ell-à-dire,  vingt  fols  l'oftce. 

On  a  effayé  de  peindre  en  noir  quelques  vafes  de  porcelaine,  avec  l'encre  Tentative 
la  plus  fine  de  la  Chine:  mais  cette  tentative  n'a  eu  aucun  fuccès.     Qiiand   ^'^  peindre 
la  porcelaine  a  été  cuite  ,   elle  s'eft  trouvée  très  blanche.     Comme  les  par-  \^  Poîce"^ 
ties  de  ce  noir  n'ont  pas  aflez  de  corps,  elles  s'étoient  difllpées  par  l'aftion   laine. 
du  feu  :    ou  plutôt  elles  n'avoient  pas  eu  la  force  de  pénétrer  la  couche  de 
'Vernis,  ni  de  produire  une  couleur  différente  du  fimplc  vernis. 

Le  rouge  le  fait  avec  de  la  couperofe,  Tfao  fan:  peut  être  les  Chinois   P"  Rou^e 
ont  ils  en  cela  quelque  chofe  de  particulier,  c'eft  pourquoi  je  vais  rapporter  ^  .^^  ^* 
leur  méthode.    On  met  une  livre  de  couperofe  dans  un  creufet,  qu'on  lutte  tion!*"" 
bien  avec  un  fécond  creufet  :   au-deflus  de  celui-ci  efl:  une  petite  ouverture, 
qui  fe  couvre  de  telle  forte,  qu'on  puifle  aifément  la  découvrir  s'il  en  eft 
befoin.     On  environne  le  tout  de  charbon  à  grand  feu,  6c  pour  avoir  un 
plus  fort  réverbère ,   on  fait  un  circuit  de  briques.    Tandis  que  la  fumée 
s'élève  fort  noire  ,   la  matière  n'efl  pas  encore  en  état  :  mais  elle  l'eft  auffi- 
tôt  qu'il  fort  une  eipèce  de  petit  nuage  fin  6c  délié.     Alors  on  prend  un  peu     • 
de  cette  matière,  on  la  délaye  avec  de  l'eau,  &  on  en  fait  l'épreuve  fiir  du 
fapin.     S'il  en  fort  un  beau  rouge ,    on  retire  le  brafier  qui  environne  ôc 
couvre  en  partie  le  creufet.     Quand  tout  eft  refroidi,  on  trouve  un  petit 
pain  de  ce  rouge  qui  s'efb  formé  au  bas  du  creufet.     Le  rouge  le  plus  fin  eit 
attaché  au  creufet  d'en  haut.    Une  livre  de  couperofe  donne  quatre  onces 
du  rouge,  dont  on  peint  la  porcelaine. 

Bien  que  la  porcelaine  foit" blanche  de  fa  nature,  8c  que  l'huile  qu'on  lui   ^^.^'"J" 
donne,  ferve  encore  à  augmenter  fa  blancheur,  cependant  il  y  a  de  certai-  prépara- 
nes  figures ,  en  faveur  defquelles  on  applique  un  blanc  particulier  fur  la  tion. 
porcelaine  ,   qui  eft  peinte  de  différentes  couleurs.     Ce  blanc  fe  fait  d'une 
poudre  de  caillou  tranfparent ,   qui  fe  calcine  au  fourneau,  de  même  que 
l'âzur.     Sur  demie  once  de  cette  poudre,  on  met  une  once  de  cerufe  pul- 
verifée:  c'eft  aufTi  ce  qui  entre  dans  le  mélange  des  couleurs:  par  exemple, 
pour  fiiire  le  verd ,  à  une  once  de  cerufe  &  a  une  demie  once  de  poudre  de 
caillou  ,   on  ajoute  trois  onces  de  ce  qu'on  nomme  Tong  hea  pien.    Je  croi- 
rois  fur  les  indices  que  j'en  ai ,    que  ce  font  les  fcories  les  plus  pures  du  cui- 
vre qu'on  a  battu.  ^ 

Le  verd  préparé  devient  la  matrice  du  violet,  cjui  fe  fait  en  y  ajoutant   °|J  ^fX*' 
une  dofe  de  blanc.    On  met  plus  de  verd  préparé,  à  proportion  qu'on  veut   jj^  ^g  f^ 
le  violet  plus  foncé.  Le  jaune  fe  fait  en  prenant  fept  dragmes  de  blanc  pré-  l'répara- 
paré,  comme  je  l'ai  dit,  aufquelles  on  ajoute  trois  dragmes  de  rouge  cou-  tion. 
perofé. 

Tome  IL  Ff  Tou- 


Du  Rou^e  à 
Ihuile  ^ 
■de  fa    Pré- 
paration. 


Attention 
néceffaire 
dans  l'apli- 
cation  de 
la  couleur 
rouge. 


Particula- 
rités au 
fujet  de  fa 
Prépara- 


Du  Rou^e 
loufîé. 


126  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Toutes  ces  couleurs  appliquées  fur  la  porcelaia;  déjà  cuite  après  avoir  été 
huilée,  ne  paroiflent  vertes,  violettes,  jaunes,  ou  rouges,  qu'après  la  fé- 
conde cuiffbn  qu'on  leur  donne.  Ces  diverfes  couleurs  s'appliquent,  dit  le 
livre  Chinois,  avec  la  cerufe,  lefalpétre,  8cla  coimerole.  Les  Chrétiens 
qui  font  du  métier  ,  ne  m'ont  parlé  que  delà  cerufe,  qui  fe  mêle  avec  la 
couleur,  quand  on  la  diflbud  dans  l'eau  gommée. 

Le  rouge  à  l'huile  appelle  Teou  H  hong^  fe  fait  de  la  grenaille  de  cuivre 
rouge,  êc  de  la  poudre  d'une  certaine  pierre  ou  caillou,  qui  tire  un  peu  fur 
le  rouge.  Un  Médecin  chrétien  m'a  dit  que  cette  pierre  étoit  une  efpèce 
d'alun  qu'on  employé  dans  la  médecine.  On  broyé  le  tout  dans  un  mortier^ 
en  y  mêlant  de  l'urine  d'un  jeune  homme,  6c  de  l'huile  Pe  yeon:  mais  je 
n'ai  pu  découvrir  la  quantité  de  ces  ingrédiens  :  ceux  qui  ont  le  fécrct, 
font  attentifs  à  ne  le  pas  divulguer. 

On  applique  cette  mixtion  fur  la  porcelaine ,  lorfqu'elle  n'efl:  pas  encore^ 
cuite ,  &  on  ne  lui  donne  point  d'autre  vernis.  Il  faut  feulement  prendre 
garde  que  durant  la  cuite,  la  couleur  rouge  ne  coule  point  au  bas  du  vafe. 
On  m'a  aiTuré  que  quand  on  veut  donner  ce  rouge  à  la  porcelaine,  on  ne 
fc  fert  point  de  Pe  tim  tse  pour  la  former,  mais  qu'en  fa  place  on  employé 
avec  le  Kao  Un  de  la  terre  jaune  ,  préparée  de  X-x  même  manière  que  le  Pe 
tiin  tse.  Il  eft  vrai-iemblable  qu'une  pareille  terre  eft  plus  propre  à  recevoir 
cette  forte  de  couleuf . 

Peut  être  fera-t'on  bien  aife  d'apprendre  comment  cette  grenaille  de  cui- 
vre fe  prépare.  On  fçait ,  ôc  je  l'ai  dit  ailleurs  *,  qu'à  la  Chine  il  n'y  a 
point  d!argent  monnoyé  :  on  fe  fert  d'argent  en  maffe  dans  le  commerce, 
&  il  s'y  trouve  beaucoup  de  pièces  de  bas  aloy.  Il  y  a  cependant  des  occafî- 
ons.  Oïl  il  faut  les  réduire  en  argent  fin,  comme,  par  exemple,  quand  il 
s'agit  de  payer  la  taille  ,  ou  de  femblables  contributions.  Alors  on  a  re- 
cours à  des  ouvriers ,  dont  l'unique  métier  eil  d'affiner  l'argent  dans  des 
fourneaux  fiits  à  ce  deflcin  ,  6c  d'en  féparer  le  cuivre  6c  le  plomb.  Ils 
forment  la  grenaille  de  ce  cuivre ,  qui  vrai-femblablement  conferve  quel- 
ques parcelles  imperceptibles  d'argent  ou  de  plomb. 

Avant  que  le  cuivre  liquéfié  fe  durcifle  6c  te  congelé,  on  prend  un  petit 
balay,  qu'on  trempe  légèrement  dans  l'eau,  puis  en  frappant  fur  le  man- 
che du  balay  ,  on  afperge  d'eau  le  cuivre  fondu:  une  pellicule  fe  forme  fur 
la  fuperficie  ,  qu'on  levé  avec  de  petites  pincettes  de  fer,  6c  on  la  plonge 
dans  de  l'eau  froide,  oùfc  forme  la  grenaille,  qui  fe  multiplie  autant  qu'on 
réitère  l'opération.  Je  crois  que  fi  l'on  employoit  de  l'eau  forte,  pour  dif- 
foudre  le  cuivre  ,  cette  poudre  de  cuivre  en  feroit  plus  propre,  pour  faire 
le  rouge  dont  je  parle.  Mais  les  Chinois  n'ont  point  le  feeret  des  eaux  for- 
tes 6c  régales:  leurs  inventions  font  toutes  d'une  extrême  fimplicité. 

L'autre  cfpèce  de  rouge  foufflé ,  fe  fait  de  la  manière  fuivante.  On  a  du 
rouge  tout  préparé  ,  on  prend  un  tuyau,  dont  une  des  ouvertures  eft  cou- 
verte d'une  gaze  fort  ièrrèc  :  on  applique  doucement  le  bas  du  tuyau  fur  la 
couleur  dont  la  gaze  fe  charge:  après  quoi  on' fouille  dans  le  tuyau  contre 


Cy  devanv  page  197, 


ET   DE   LA   TARTARIE   CHINOISE. 


ii7 


la  porcelaine  ,  qui  fe  trouve  enfuite  toute  femée  de  petits  points  rouges. 
Cette  forte  de  porcelaine  ,  eft  encore  plus  chère  &  plus  rare  que  la  précé- 
dente, parce  que  l'exécution  en  ell  plus  difficile,  fi  l'on  veut  garder  toutes 
les  proportions  requiiés. 

On  Ibufflc  le  bleu  de  même  que  le  rouge  contre  la  porcelaine,  6c  il  eft 
beaucoup  plus  aifé  d'y  réuflir.  Les  ouvriers  conviennent,  que  (i  l'on  ne 
plaignoit  pas  la  dépenlé  ,  on  pourroit  de  même  Ibuffler  de  l'or  &  de  l'ar- 
gent fur  de  la  porcelaine,  dont  le  fond  feroit  noir  ou  bleu:  c'ell-à-diie,  y 
répandre  par  tout  également  une  efpèce  de  pluye  d'or,  ou  d'argent.  Cette 
forte  de  porcelaine  qui  feroit  d'un  goût  nouveau,  ne  laifl'eroit  pas  de  plaire. 
On  fouffle  aufli  quelquefois  le  vernis  :  il  y  a  quelque  tems  qu'on  fit  pour 
l'Empereur  des  ouvrages  fi  fins  &  fi  déliez,  qu'on  les  mettoit  fur  du  co- 
ton, parce  qu'on  ne  pouvoir  manier  des  pièces  fi  délicates,  fans  s'expofcr 
à  les  rompre:  Sc  comme  il  n'étoit  pas  poffible  de  les  plonger  dans  le  ver- 
nis, parce  qu'il  eût  fallu  les  toucher  de  la  main,  on  fouffloit  le  vernis,  & 
on  en  couvroit  entièrement  la  porcelaine. 

J'ai  remarqué  qu'en  foufflant  le  bleu ,  les  ouvriers  prennent  une  précau- 
tion, pour  conferver  la  couleur,  qui  ne  tombe  pas  fur  la  porcelaine,  & 
n'en  perdre  que  le  moins  qu'il  cil  poffible.  Cette  précaution  eft  de  placer 
le  vale  fur  un  piédcftal, d'étendre  fous  le  piédeftal  une  grande  feuille  de  pa- 
pier, qui  feat  durant  quelque  tems.  Quand  l'azur  eft  fec,  ils  le  retirent , 
en  frottant  le  papier  avec  une  petite  brofle. 

Mais  pour  mieux  entrer  dans  le  détail  de  la  manière  dont  les  peintres 
Chinois  mélangent  leurs  couleurs  ,  &  en  forment  de  nouvelles ,  il  eft 
bon  d'expliquer  qu'elle  eft  la  proportion  èc  la  mefure  des  poids  de  la 
Chine. 

Le  À7«,  ou  la  livre  Chinoife  eft  de  feize  onces ,  qui  s'appellent  Leangs^ 
ou  Taels. 

Le  Leang,  ou  Taël,  eft  une  once  Chinoife. 

Le  Tsien.,  ou  le  Mas,  eft  la  dixième  partie  du  Leang  ou  Tael. 

Le  Fuen  eft  la  dixième  partie  du  Tsien ,  ou  du  Mas. 

Le  Ly  eft  la  dixième  partie  du  Fuen. 

Le  Hao  eft  la  dixième  partie  du  Ly. 

Cela  fup^ofé,  voici  comment  fe  compofe  le  rouge  qui  i'e  fait  avec  de  la 
couperofe,  appel lée  Tfoa  fan^&c  qui  s'employe  fur  les  porcelaines  recuites: 
fur  un  tael  y  ou  leang  de  cerufc ,  on  met  deux  mas  de  ce  rouge  :  on  paflé 
la  cerufe  8c  le  rouge  par  un  tamis  ,  S<.  on  les  mêle  enfemble  a  fec  :  enfui- 
te on  les  lie  l'un  avec  l'autre  avec  de  l'eau  empreinte  d'un  peu  de  col- 
le de  vache,  qui  fe  vend  réduite  à  la  confiftence  de  la  colle  de  poiflbn.  Cette 
colle  fait  qu'en  peignant  la  porcelaine,  le  rouge  s'y  attache,  &  ne  coule  pas. 
Comme  les  couleurs,  fi  on  les  appliquoit  trop  épaiffes,  ne  manqueroient 
pas  de  produire  des  inégalitez  fur  la  porcelaine,  on  a  foin  de  tems  en  tems 
de  tremper  d'une  main  légère  le  pinceau  dans  l'eau,  6c  enfuite  dans  la  cou- 
leur dont  on  veut  peindre. 

Pour  faire  de  la  couleur  blanche  ,  fur  un  ïeang  de  cerufe ,  on  met  trois 
F  f  a  ffias 


Manière 
d'appli- 
quer le 
Bîea  fur  la 
Porcelai- 
ne. 


Précaution 

néceir^ire 
en  fouflant 
le  Bleu  fur 
la  Porce- 
laine. 


Delà 

Compofi- 
tion  des 
couleurs. 


Et  Premiè- 
rement du 

Ko%e. 


Du  B/,! 


Du  Verd 
foncé. 


ii8  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

tms  èc  trois  fueit  de  poudre  de  cailloux  des  plus  tranfparcns,  qu'on  a  calci- 
nez, après  les  avoir  luttez  dans  une  caifTe  de  porcelaine  enfouie  dans  le  gra- 
vier du  fourneau,  avant  que  de  le  chauffer. Cette  poudre  doit  être  impalpa- 
ble. On  fefert  d'eau  fîmple,  fans  y  mêler  de  la  colle,  pour  l'incorporer 
avec  la  cerufe. 

On  fait  le  verd  foncé,  en  mettant  fur  un  ta'él  de  cerufe,  trois  mas  6c 
trois  fucK  de  poudre  de  caillou  ,  avec  huit  fuen,  ou  près  d'un  jnas  de 
2^ong  hoafien,  qui  n'eft  autre  chofe,  que  la  crafîe  qui  fort  du  cuivre,  lorf- 
qu'on  le  fond.  Je  viens  d'apprendre  qu'en  employant  de  Tong  hoapien  pour 
faire  le  verd,  il  faut  le  laver,  6c  en  féparer  avec  foin  la  grenaille  de  cuivre 
qui  s'y  trouveroit  mêlée,  6c  qui  n'cll  pas  propre  pour  le  verd.  ^  Il  ne  faut 
y  employer  que  les  écailles ,  c'ell-à-diic ,  les  parties  de  ce  métal ,  qui  fe 
réparent,  lorlqu'on  les  met  en  œuvre. 
Hvi^aurte.  Pour  ce  qui  eit  de  la  couleur  jaune,  on  la  Eiit  en  mettant  fur  un  ta'él  de 
cerufe  trois  m.is  6c  trois  fiien  de  poudre  de  caillou  ,  6c  un  fuen  huit  ly  de 
rouge  pur,  qui  n'ait  point  été  mêlé  avec  la  cerufe.  Un  autre  ouvrier  m'a 
dit ,  que  pour  faire  un  beau  jaune ,  il  mettoit  deux  fuen  6c  demi  de  ce 
rouge  primitif. 

Un  ta'él  de  cerufe,  trois  mas^  Se  trois  fuen  de  poudre  de  caillou,  6c 
deux  /;'  d'âzur  ,   forment  un  bleu  foncé,  qui  tire  fur  le  violet.     Un  des 
ouvriers  que  j'ay  confulté,  penfe  qu'il  faut  huit  ly  de  cet  azur. 
Daverd         Le  mélange  de  verd  6c  de  blanc,    par  exemple  ,   d'une  part  de  verd 
d'eau.         f-yj.  jgyj^  p^j-i-j  ^Q  blanc ,  fait  le  verd  d'eau  qui  ell  très-clair. 

Le  mélange  du  verd  6c  du  jaune,  par  exemple,  de  deux  tafles  de  verd 
Du  Verd  foncé ,  fur  une  tafle  de  jaune,  fait  le  verd  coulou ,  qui  reflemblc  à  une  feuil- 
Cautoit.       le  un  peu  fanée. 

Du  Koir.         Pour  faire  le  noir,  on  délaye  l'azur  dans  de  l'eau  :  il  faut  qu'il  foit  tant 
foit  peu  épais  :  on  y  mêle  un  peu  de  colle  de  vache  ,    macérée  dans  la 
chaux ,  èc  cuite  jufqu'à  confiflence  de  colle  de  poiflbn.     Quand  on  a  peint 
de  ce  noir  la  porcelaine  qu'on  veut  recuire,  on  couvre  de  blanc  les  endroits 
noirs.  Durant  la  cuite ^  ce  blanc  s'incorpore  dans  le  noir,  de  même  que  le 
vernis  ordinaire  s'incorpore  dans  le  bleu  de  la  porcelaine  commune. 
De  la  cou-       11  y  a  une  autre  couleur,  appellée  T/iu  :  ce  T/iu  ell  une  pierre  ou  minéral, 
leur  apel-    qui  reflemblc  aflez  au  vitriol  Romain.  Selon  la  réponfe  qu'on  a  faite  à  mes 
Ice  Tjin..      qucftions,  ']c  n'aurois  pas  de  peine  à  croire  que  ce  minéral  fe  nre  de  quel- 
que mine  de  plomb,  6c  que  portant  avec  foi  des  efprits  ,    ou  pliîtôt  des 
parcelles  imperceptibles  de  plomb,  il  s'infinue  de  lui-même  dans  la  porce- 
laine, fans  le  fecours  de  la  cerufe,  qui  eft  le  véhicule  des  autres  couleurs, 
qu'on  donne  à  la  porcelaine  recuite. 
Du  riolct         Ocù.  de  ce  Tjiu  qu'on  fait  le  violet  foncé.  On  en  trouve  à  Canton,  Se  il  en 
foncé.         vient  de  Pek'mg.     Mais  ce  dernier  ell  bien  meilleur.   Aufll  fe  vend-il  un  taél 
huit  tnas  la  livre:  c'cft-à-dire,  p.  livres. 

Le  J//«  fe  fond,  6c  quand  il  eft  fondu,  ou  ramolli,  les  orfèvres  l'appli- 
quent en  forme  démail  fur  des  ouvrages  d'argent.     Ils  mettront  par  exem- 
ple, un  petit  cercle  de  Tfiu  dans  le  tour  d'une  bague, ou  bien  ils  en  rempli- 
ront 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  7.19 

ront.k  haut  d'une  aiguille  de  têce,  êc  l'y  enchafleront  en  forme  de  pierre- 
rie.  Cette  efpèce  démail  fe  détache  à  la  longue:  mais  on  tâche  d'obvier  à 
cet  inconvénient,  en  le  mettant  lur  une  légère  couche  de  colle  de  poiflbn, 
ou  de  vache. 

Le  ?y??/-,de  même  que  les  autres  couleurs  dont  je  viens  de  parler,  ne  s'em-  Del'UfagÊ 
ployc  que  fur  la  porcelaine  qu'on  recuit.  Telle  eft  la  préparation  du  Tfm:  du  x/a. 
on  ne  le  rôtit  point  comme  l'âzur  :  mais  on  le  brife,  ôc  on  le  réduit  en  une 
poudre  très-fine,  on  le  jette  dans  im  vafe  plein  d'eau,  on  l'y  agite  un  peu , 
enfuite  on  jette  cette  eau  où  il  fe  trouve  quelques  faletez,  &  l'on  garde  le 
criftal  qui  eft  tombé  au  fond  dii  vafe.  Cette  mafîe  ainii  délayée  perd  fa 
belle  couleur,  &  paroît  en  dehors  un  peu  cendrée  Mais  le  Tfiu  recouvre 
fa  couleur  violette,  dès  que  la  porcelaine  eft  cuite.  .  On  confcrve  le  7/î« 
aufli  long-tems  qu'on  le  fouhaite.  Quand  on  veut  peindre  en  cette  couleur 
quelques  vafes  de  porcelaine,  il  fuffit  de  la  délayer  avec  de  l'eau,  en  y  mê- 
lant, fi  l'on  veut  un  peu  de  colle  de  vache,  ce  que  quelques-uns  ne  jugent 
pas  nécefi^aire.     C'eft  de  quoi  l'on  peut  s'inftruire  par  l'eiray. 

Pour  dorer,  ou  argenter  la  porcelaine,  on  met  deux  fuen  de  cerufe  fur  deux 
mas  de  feuille  d'or  ou  d'argent ,  qu'on  a  eu  foin  de  diQbudre.  L'argent 
fur  le  vernis  Tfi  kin  a  beaucoup  d'éclat.  Si  l'on  peint  les  unes  en  or,  &  les 
autres  en  argent ,  les  pièces  argentées  ne  doivent  pas  dexneurer  dans  le  petit 
fourneau  autant  de  tems  que  les  pièces  dorées  :  autrement  l'argent  difparoî- 
troit,  avant  que  l'or  eiât  pil  atteindre  le  degré  de  cuite  qui  lui  donne  fon 
éclat. 

Il  y  a  ici  une  efpèce  de  porcelaine  colorée  ,  qui  fe  vend  à  meilleur  comp-   De  la 
te,  que  celle  qui  eft  peinte  avec  les  couleurs  dont  je  viens  de  parler.  Peut-   Porcelaine 
être  que  les  connoiflances  que  j'en  vais  donner,  feront  de  quelque  utilité  en    '^o'"'^^' 
Europe,  par  rapport  à  la  fayence,  fuppofé  qu'on  ne  puifiè  pas  atteindre 
à  la  perfecbion  de  la  porcelaine  de  la  Chine. 

Pour  faire  ces  fortes  d'ouvrages,  il  n'eft  pas  nécefiaire  que  la  matière  De  fa. 
qui  doit  y  être  employée,  foit  fi  fine:  on  prend  des  taiTes  qui  ont  déjà  été  Fabrique; 
cuites  dans  le  grand  fourneau,  fans  qu'elles  y  ayent  été  verniflees  ,  Se  par 
conféquent  qui  font  toutes  blanches ,  Sc  qui  n'ont  aucun  luftre  :  on  les  co- 
lore en  les  plongeant  dans  le  vafe  où  eft  la  couleur  préparée,  quand  on  veut 
qu'elles  foient  d'une  même  couleur:  mais  fi  on  les  fouhaitte  de  différentes 
couleurs ,  tels  que  font  les  ouvrages  appeliez  Hoang  lou  ouan^  qui  font  parta- 
gez en  efpèces  de  panneaux,  dont  l'un  eft  verd  6c  l'autre  jaune  &;c.  on 
applique  ces  couleurs  avec  un  gros  pinceau.  C'eft  toute  la  façon  qu'on 
donne  à  cette  porcelaine,  fi  ce  n'eft  qu'après  la  cuite,  on  met  en  certains 
endroits  un  peu  de  vermillon,  comme,  par  exemple,  fur. le  bec  de  certains 
animaux  :  mais  cette  couleur  ne  fe  cuit  pas,  parce  qu'elle  difparoîtroit  au 
feu  :  auflî  eft-elle  de  peu  de  durée. 

Quand  on  applique  les  autres  couleurs  ,  on  recuit  la  porcelaine  dans  le    Des  cou- 
grand  fourneatu,  avec  d'autres  porcelaines  qui  n'ont  pas  encore  été  cuites:   !«"«  par- 
il  faut  avoir  foin  de  la  placer  au  fond  du  fourneau,  &  au-deftbus  du  foupi-   ^^à     " 
rail ,  où  le  feu  a  moins  d'adivité ,  par':e  qu'un  grand  feu  anéantiroit  les  PorceIain«^ 
couleurs.  colotce, 

Ff3  'Les 


150  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Du  Verd.  Les  couleurs  propres  de  cette  forte  de  porcelaine  fe  préparent  de  la  forte: 
pour  faire  la  couleur  verte,  on  prend  du  Tonghoa  pien^  du  falpctre,  6c  de 
la  poudre  de  caillou  :  on  n'a  pas  pu  me  dire  la  quantité  de  chacun  de  ces 
ingredicns:  quand  on  les  a  réduits  féparément  en  poudre  impalpable,  on 
les  délaye,  ù  on  les  unit  enfemble  avec  de  l'eau. 
DcWi«r.  L'âzur  le  plus  commun,  avec  le  falpétre  6c  la  poudre  de  caillou  ,  for- 
ment le  violet. 
D    'iaum        L^  i^""'^  ^^  fiit.en  mettant,  par  exemple,  trois  mas  de  rouge  de  coupe- 

u  jaune.  ^^^^  ^^^  ^^^.^  onces  de  poudre  de  caillou,  &  fur  trois  onces  de  cerufe. 
Du  bLwc.        Pour  faire  le  blanc,  on  met  fur  quatre  mas  de  poudre  de  caillou,  un  taël 
de  cerufe.     Tous  ces  ingrédiens  fe  délayent  avec  "de  l'eau.   C'eft  là  tout  ce 
que  j'ai  pu  apprendre  touchant  les  couleurs  de  cette  forte  de  porcelaine , 
n'ayant  point  parmi  mes  néophytes  d'ouvriers  qui  y  travaillent. 
De  la  La  porcelaine  noire  a  auiîi  fon  prix ,  6c  fa  beauté  :  on  l'appelle  Ou  mien  : 

Porcelaine  ce  noir  eft  plombé,  &  femblable  à  celui  de  nos  miroirs  ardens:  l'of  qu'on 
noire.  y  j^gj.  j^j  donne  un  nouvel  agrément.     On  donne  la  couleur  noire  à  la  por- 

celaine, lorfqu'cUe  eft  féchc,  &  pour  cela  on  mêle  trois  onces  d'âzur  avec 
fept  onces  d'huile  ordinaire  de  pierre.  Les  épreuves  apprennent  aujuftc 
quel  doit  être  ce  mélange  félon  la  couleur  plus  ou  moins  foncée,  qu'on  veut 
lui  donner.  Lorfque  cette  couleur  eft  féche,  on  cuit  la  porcelaine:  après 
quoi  on  y  applique  l'or,  Sc  on  la  recuit  de  nouveau  dans  un  fourneau  par- 
ticulier. 

Le  noir  éclatant,  ou  le  noir  de  miroir,  appelle  Ou  king^  fe  donne  à  la 
porcelaine,  en  la  plongeant  dans  une  mixtion  liquide,  compofée  d'âzur 
préparé.  Il  n'eft  pas  néceffaire  d'y  employer  le  bel  azur,  mais  il  faut  qu'il 
îoit  un  peu  épais,  6c  mêlé  avec  du  vernis  Pe  yeoiiyBc  du  Tsi  kin:  en  y  ajoiâ- 
tont  un  peu  d'huile  de  chaux,  6c  de  cendres  de  fougère  :  par  exemple,  fur 
dix  onces  d'âzur  pilé  dans  le  mortier,  on  mêlera  une  tafle  de  Tsi  kin,  fept 
taflés  de  Pe ycou,  £c  deux  taflés  d'huile  de  cendres  de  fougère  brûlée  avec 
la  chaux.  Cette  mixtion  porte  fon  vernis  avec  elle,  6c  il  n'eft  pas  nécef- 
faire d'en  donner  de  nouveau.  Quand  on  cuit  cette  forte  de  porcelaine  noire, 
on  doit  la  placer  vers  le  milieu  du  fourneau,  6c  non  pas  prés  de  la  voûte, 
où  le  feu  a  le  plus  d'aétivité. 
De  la  II  fe  fait  à  la  Chine  une  autre  efpèce  de  porcelaine  que  je  n'avois  pas  en- 

Porcehine  corc-vûë:  elle  eft  toute  percée  à  jour  en  forme  de  découpure:  au  milieu  eft 
en  decou-  ^,,^g  coupe  propre  à  contenir  la  liqueur:  la  coupe  ne  fait  qu'un  corps  avec 
^"'^^'  la  découpure.    J'ai  vu  d'autres  porcelaines  où  des  Dames  Chinoifes  6cTar- 

tares  étoient  peintes  au  naturel  :  la  draperie,  le  teint,  6c  les  traits  du  vifa- 
getout  y  étoit  recherché:  de  loin  on  eût  pris  ces  ouvrages  pour  de  l'émail. 
Il  eft  à  remarquer  que  quand  on  ne  donne  point  d'autre  huile  à  la  por- 
celaine que  celle  qui  fc  iaic  de  cailloux  blancs,  cette  porcelaine  devient 
d'une  efpèce  particulière,  qu'on  appelle  Tsoui  ki:  elle  eft  toute  marbrée, 
Se  coupée  en  tous  les  fens  d'une  infinité  de  veines:  de  loin  on  la  prendroit 
pour  de  la  porcelaine  brifée,dont  toutes  les  pièces  demeurent  en  leur  place: 
c'eft  comme  un  ouvrage  à  la  Molaïque.  La  couleur  que  donne  cette  huile 
eft  d'un  blanc  un  peu  cendré.    Si  la  porcelaine  eft  toute  azurée,  6c  qu'on 

lui 


ET    DE   LA    TARTARIE   CHINOISE. 


252 


lui  donne  cette  huile,  elle  paroîtra  également  coupée  &  marbrée,  lorfque 
la  couleur  fera  féche. 

On  m'a  montré  une  efpèce  de  porcelaine,  que  j'ai  vu  pour  la  première 
fois,  &  qui  eit  maintenant  à  la  mode.  Sa  couleur  tire  iur  l'olive,  on  lui 
donne  le  nom  de  Long  tùmn:  J'en  ai  vu  qu'on  nommoit  Tsingko:  c'eft  le 
nom  d'un  fruit  qui  rcflémble  aflez  aux  olives.  On  donne  cette  couleur  à 
la  porcelaine,  en  mêlant  lept  taffes  de  vernis  Tsi  kin  avec  quatre  taflés  de 
Pe  ycou^  deux  tafles  ou  environ  d'huile  de  chaux  &  de  cendres  de  fougère 
6c  une  taffe  de  Tsom  yeou,  qui  eil  une  huile  faite  de  caillou.  Le  Tson 
yeoii  fait  appercevoir  quantité  de  petites  veines  fur  la  porcelaine:  quand  on 
l'applique  tout  feul  la  porcelaine  eft  fragile,  Scn'a  point  de  fon  lorfqu'on  la 
frappe:  mais  quand  on  la  mêle  avec  les  autres  vernis,  elle  eft  coupée  de 
veines,  elle  réfonne,  6c  n'eft  pas  plus  fragile  que  la  porcelaine  oidnaire. 

On  m'a  apporté  une  autre  pièce  de  porcelaine,  qu'on  nomme  Yao  pien. 
ou  tranfmutation.  Cette  tranfmutation  fe  fait  dans  le  fourneau, &  eft  eau- 
fée  ou  par  le  défaut,  ou  par  l'excès  de  chaleur,  ou  bien  par  d'autres  cau- 
fes,  qu'il  n'eft  pas  facile  de  conjeélurer.  Cette  pièce  qui  n'a  pas  réufli  fé- 
lon l'idée  de  l'ouvrier,  &  qui  eft  l'effet  du  pur  hazard,  n'en  eft  pas  moins 
belle ,  ni  moins  eftimée.  L'ouvrier  avoit  deflein  de  faire  des  vaiès  de  rouge 
foufflé  :  cent  pièces  furent  entièrement  perdues:  celle  dont  je  parle,  for- 
tit  du  fourneau ,  fcmblable  à  une  efpèce  d'agathe.  Si  l'on  vouloit  courir 
les  rifques  6c  les  frais  de  différentes  épreuves,  on  découvriroit  à  la  fin  l'art 
de  faire  ce  que  le  hazard  a  produit  une  feule  fois.  C'eft  ainfi  qu'on  s'eft 
avifé  de  faire  de  la  'porcelaine  d'un  noir  éclatant ,  qu'on  appelle  On  king. 
Le  caprice  du  fourneau  a  déterminé  à  cette  recherche  ,  ôc  on  y  a 
réufîi. 

Quand  on  veut  appliquer  l'or,  on  le  broyé,  &  on  le  diftbud  au  fond  d'u- 
ne porcelaine,  julqu'à  ce  qu'on  voye  au  defibus  de  l'eau  un  petit  ciel  d'or. 
On  le  laifté  lécher  ,  &  lorfqu'on  doit  l'employer  on  le  diObud  par  parties 
dans  une  quantité  fuffifante  d'eau  gommée.  Avec  trente  parties  d'or,  on 
incorpore  trois  parties  de  ceruiè,  6c  on  l'applique  fur  la  porcelaine,  de  mê- 
me que  les  couleurs. 

Comme  l'or  appliqué  fur  la  porcelaine  ,  s'efface  à  la  longue  ,  &  perd 
beaucoup  de  fon  éclat,  on  lui  rend  fon  luftre  en  mouillant  d'abord  la  por- 
celaine avec  de  l'eau  nette,  &  en  frottant  enfuitc  la  dorure  avec  une  pierre 
d'agathe.  Mais  on  doit  avoir  foin  de  frotter  le  vafe  dans  un  mêmefenSy 
par  exemple,  de  droit  à  gauche. 

Ce  font  principalement  les  bords  de  la  porcelaine,  qui  font  fujcts  à  s'é- 
cailler :  pour  obvier  à  cet  inconvénient,  on  les  fortifie  avec  une  certaine 
quantité  de  charbon  de  bambou  pilé  qu'on  mêle  avec  le  vernis  qui  ié  donne 
à  la  porcelaine,  &  qui  rend  le  vernis  d'une  couleur  de  gris  cendré.  Enfui- 
te  avec  le  pinceau  on  fait  de  cette  mixtion  une  bordure  à  la  porcelaine  déjà 
féche,  en  la  mettant  fur  la  roue,  ou  fur  le  tour.  Quand  il  eft  tems,  or» 
applique  le  vernis  à  la  bordure  comme  au  refte  de  la  porcelaine,  6c  lorf- 
qu'elle  eft  Cuite  ,   fes  bords  'ii'en  font  pas  moins  d'une  extrême  bla^icheur. 

Conx- 


Dela 

Porcelïiné 
appelles 
Long  tjîiis!}. 


PorceLiine 
faite  par 
tranfmu- 
tation. 


De  la 
Manière 
d'apliquer 
l'Or  fur  la 
Porcelai- 
ne. 


Pour  rérai 
blir  l'Or 
éteint  fur 
la  Porce- 
laine. 

Pour  re- 
médier 
aux  Gï'ji^ 

cures. 


Opération 

avantd'ap- 

pliquer  le 

Vernis. 

Obferva- 

tiens  à  ce 

ftijet. 

Vernis 


Porcelaine 
klauche. 


Degré  de 
Cha'eiir 
aéceffaire 
à  certaine 
Porcelai- 
ne. 


De  r  appli- 
cation du 
BIm. 


Efpèce  de 
Peinture 
en  .wnia- 
ture. 


2ît  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Comme  il  n'y  a  point  de  bambou  en  Europe, je  crois  qu'on  y  pounoit  fup- 
plccr  par  le  charbon  de  fauie,  ou  encore  mieux  par  celui  de  lureau,  qui  a 
quelque  chofe  d'approchant  du  bambou. 

Il  cil  à  obfcrver  i'.  Qii'avant  que  de  réduire  le  bambou,  il  faut  en  déta- 
cher la  peau  verte,  parce  qu'on  allure  que  la  cendre  de  cette  peau  fait  écla- 
ter la  porcelaine  dans  le  fourneau,  2,-.  Que  l'ouvrier  doit  prendre  garde  de 
toucher  la  porcelaine  avec  les  mauis  tachées  de  graiffe  ou  d'huile  :  l'endroit 
touché  éclateroit  infailliblement  durant  la  cuite. 

Je  dois  ajouter  une  particularité  que  j'ai  remarqué  tout  récemment:  c'eft 
qu'avant  qu'on  donne  le  vernis  à  la  porcelaine,  on  achevé  de  la  polir,  6c 
d'en  retrancher  les  plus  petites  inégalitez:  ce  qui  s'exécute  par  le  moyen 
d'un  pinceau  fait  de  petites  plumes  fort  fines.  On  humefte  ce  pinceau 
fimplement  avec  de  l'eau,  &  on  le  pafle  par  tout  d'une  main  légère:  mais 
c'elt  principalement  pour  la  porcelaine  fine  qu'on  fe  donne  ce  foin. 

Quand  on  veut  donner  un  vernis  qui  rende  la  porcelaine  extrêmement 
blanche  ,  on  met  fur  treize  tafles  de  Pe  yeotiy  une  tafle  de  cendres  de  fou- 
gère auffi  liquides  que  le  Pe  yeoii.  Ce  vernis  cft  fort,  &  ne  doit  point  fe 
donner  à  la  porcelaine  qu'on  veut  peindre  en  bleu,  parce  qu'après  la  cuite, 
la  couleur  ne  paroîtroit  pas  à  travers  le  vernis.  La  porcelaine  à  laquelle  on 
a  donné  le  fort  vernis,  peut  être  expoiee  fans  crainte  au  grand  feu  du  four- 
neau. On  la  cuit  ainfi  toute  blanche ,  ou  pour  la  conferver  dans  cette  cou- 
leur, ou  bien  pour  la  dorer  ou  la  peindre  de  difi-erentes  couleurs,  Se  énfui- 
te  la  recuire.  Mais  quand  on  veut  peindre  la  porcelaine  en  bleu,  6c  que  la 
couleur  paroiflc  après  la  cuite  ,  il  ne  faut  mêler  que  fept  tafles  de  Pe  y  cou 
avec  une  tafle  de  vernis ,  ou  de  la  mixtion  de  chaux  6c  de  cendres  de  fou- 
gère. 

Il  efl:  bon  d'obferver  encore  en  général,  que  la  porcelaine,  dont  le  ver- 
nis porte  beaucoup  de  cendres  de  fougère  ,  doit  être  cuite  à  l'endroit  tem- 
péré du  fourneau  ,  c'ell- à-dire  ,  ou  après  trois  premiers  rangs,  ou  dans  le 
bas  à  k  hauteur  d'un  pied  ou  d'un  pied  6c  demi.  Si  elle  étoit  cuite  au  haut 
du  fourneau  ,  la  cendre  fe  fondroit  avec  précipitation,  6c  couleroit  au  bas 
de  la  porcelaine.  Il  en  eil  de  même  du  rouge  à  l'huile,  du  rouge  foufflé, 
&  du  Long  tfiiien,  à  caufe  de  la  grenaille  de  cuivre  qui,  entre  dans  la  com- 
pofition  de  ce  vernis.  Au  contraire  on  doit  cuire  au  haut  du  fourneau  la 
porcelaine,  à  laquelle  on  a  donné  fimplement  le //èai  j.w«.  C'efl:,  comme 
jel'aidit,  ce  vernis  qui  produit  une  multitude  de  veines,  enforte  que  h 
porcelaine  Icmblc  être  de  pièces  rapportées. 

Quand  on  veut  que  le  bleu  couvre  entièrement  le  vafe,  on  fe  fert  de  Leae 
ou  d' azur  préparé  6c  délayé  dans.de  l'eau,  à  une  juflie  confifl:encc,  6c  on 
y  plonge  k  vafe.  Pour  ce  qui  efl:  du  bleu  foufilé,  appelle  ^fouitftngy  on 
y  employé  le  plus  bel  azur  préparé  de  la  manière  que  je  l'ai  expliqué  :  on 
le  fouflic  furie  vafe,  6c  quand  il  efl:iec,  on  donne  le  vernis  ordinaire,  ou 
fcul,  ou  mêlé  de  'Tjoui  ycou,  fi  l'on  veut  que  la  porcelaine  ait  des  veines. 

Il  y  a  des  ouvriers,  Icfquels  fur  cet  azur,  foit  qu'il  foit  fouffîc  ou  non, 
tracent  des  figures  avec  la  pointe  d'une  longue  aigiiille  :  l'aiguille  levé  au- 

'  tanç 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  23? 

tant  de  petits  points  de  l'âzur  fcc  qu'il  eft  néceflaire  pour  repréfenter  la  fi- 
gure ,  puis  ils  donnent  le  vernis  :  quand  la  porcelaine  cil  cuite,  les  figures 
paroiflent  peintes  en  miniature. 

Il  n'y  a  point  tant  de  travail  qu'on  pourroit  fe  l'imaginer  aux  porcelai-  Des  Figa- 
nés,  fur  leiquelles  on  voit  en  bofle  des  fleurs,  des  dragons,  &  de  iembla-  "■"  ^n 
blés  figures:  on  les  trace  d'abord  avec  le  burin  fur  le  corps  du  valc,  enfuite    ^°^^' 
on  fait  aux  environs  de  légères  entaillures  qui  leur  donnent  du  relief,  après 
quoi  on  donne  le  vernis. 

Il  y  a  une  efpèce  de  porcelaine  qui  fe  fait  de  la  manière  fuivante:  on  lui  Porcelaine 
donne  le  vernis  ordinaire  ,   on  la  fait  cuire,  enfuite  on  la  peint  de  diverfes  paniculic- 
couleurs ,   &:  on  la  cuit  de  nouveau.     C'eft  quelquefois  à  delîein  qu'on  rc-  '"'•■• 
ferve  la  peinture  après  la  première  cuiflbn:  quelquefois  auifi  on  n'a  recours 
à  cette  féconde  cuiflbn  ,   que  pour  cacher  les  défauts  de  la  porcelaine,  en 
appliquant  des  couleurs  dans  les  endroits  défcètueux.  Cette  porcelaine  qui 
elt  chargée  des  couleurs,  ne  laifle  pas  d'être  au  goût  de  bien  des  gens. 

Il  arrive  d'ordinaire  qu'on  fcnt  des  inègalitez  fur  ces  fortes  de  porcelaine, 
foit  que  cela  vienne  du  peu  d'habileté  de  l'ouvrier,  foit  que  cela  ait  été  né- 
ceflaire pour  fuppléer  aux  ombres  de  la  peinture,  ou  bien  qu'on  ait  voulu 
couvrir  les  défauts  du  corps  de  la  porcelaine.  Qiiand  la  peinture  eft  féche 
aufli  bien  que  la  dorure,  s'il  y  en  a  ,  on  fait  des  piles  de  ces  porcelaines.  Se 
mettant  les  petites  dans  les  grandes,  on  les  range  dans  le  fourneau. 

Ces  fortes  de  fourneaux  peuvent  être  de  fer,  quand  ils  font  petits  :  mais   Des  Four- 
d'ordinaire  ils  font  de  terre.     Celui  que  j'ai  vu,  étoit  de  la  hauteur  d'un   """^^ 
homme,   6c  prefque  auflî  large  que  nos  plus  grands  tonneaux  de  vin:   il   Po"'' «^"'-^ 
étoit  fait  de  plufieurs  pièces,  de  la  matière  même  dont  on  fiit  les  caiflés  de   hineT*^*^" 
la  porcelaine  :    c'étoit  de  grands  quartiers  ,   épais  d'un  travers  de  doigt , 
hauts  d'un  pied  ,   6c  longs  d'un  pied  6c  demi.     Avant  que  de  les  cuire,  on 
leur  avoit  donné  une  figure  propre  à  s'arrondir:  ils  étoient  placez  les  uns 
fur  les  autres ,    6c  bien  cimentez  :    le  fond  du  fourneau  étoit  élevé  de  terre 
d'un  demi  pied  :    il  étoit  placé  fur  deux  ou  trois  rangs  de  briques  épaifles, 
mais  peu  larges  :   autour  du  fourneau  étoit  une  enceinte  de  briques  bien 
maçonnée,  laquelle  avoit  en  bas  trois  ou  quatre  foupiraux,  qui  font  comme 
les  foufflets  du  foyer. 

Cette  enceinte  laiiïbit  jufqu'au  fourneau  un  vuide  d'un  demi  pied,  ex- 
cepté en  trois  ou  quatre  endroits  qui  étoient  remplis,  6c  qui  faifoient  com- 
me les  éperons  du  fourneau.  Je  crois  qu'on  élevé  en  même  tems  6c  le  four- 
neau ,  6c  l'enceinte',  fans  quoi  le  fourneau  ne  fçauroit  fe  foutenir.  On  em- 
plit le  fourneau  de  la  porcelaine  qu'on  veut  cuire  une  féconde  fois,  en  met- 
tant en  pile  les  petites  pièces  dans  les  grandes,  ainfi  que  je  l'ai  dit. 

Surquoi  il  faut  remarquer  qu'on  doit  prendre  garde,   que  les  pièces  de   Del'Ar- 
porcelaine  ne  fe  touchent  les  unes  les  autres  par  les  endroits  qui  font  peints  :   rin^-emei-t 
car  ce  feroit  autant  de  pièces  perdues.  On  peut  bien  appuyer  le  bas  d'une   ^^^   '^"'' 
tafle  fur  le  fond  d'une  autre  ,   quoiqu'il  foit  peint,  parce  que  les  bords  du 
fond  de  la  tafle  emboêtée  n'ont  point  de  peinture:  mais  il  ne  faut  pas  que  le 
côté  d'une  tafle  touche-  le  côté  de  l'autre.  Ainfi  quand  on  a  des  porcelaines 

Tome  If.  G  g  qui 


2^4  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Sui-e  de      qui  ne  peuvent  pas  aifément  s'emboêter  les  unes  dans  les  autres,,  les  ouvriers 
lAr:.iiige-    les  rangent  de  k  manière  fuivantc. 

nienr^iics  g^^^.  ^^^^  y^^  j^  ^^^  porcelaines  qui  garnit  le  fond  du  fourneau,  on  met  une 
couverture  ou  de  plaques  faites  de  la  terre  dont  on  conilruit  les  fourneaux, 
ou  même  des  pièces  des  caifles  de  porcelaines  ;  cai-  à  la  Chine  tout  fe  met  à 
profit.  Sur  cette  couverture  on  difpofe  un  autre  lit  de  ces  porcelaines,  & 
on  continue  de  les  placer  de  la  forte  jufqu'au  haut  du  fourneau. 

Qiiand  tout  cela  eft  fait,  on  couvre  le  haut  du  fourneau  des  pièces  de  po- 
terie fcmblables  a  celles  du  côte  du  fourneau:  ces  pièces  qui  enjambent  les 
unes  dans  les  autres  ,  s'unifient  étroitement  avec  du  mortier  ou  de  la  terre 
détrempée.   On  laiflé  feulement  au  milieu  une  ouverture  ,   pour  obfei-ver 
quand  la  porcelaine  el\  cuite.  On  allume  eniuite  quantité  de  charbon  fous  le 
fourneau,   &  on  en  allume  pareillement  iur  la  couverture,    d'où  l'on  en 
jette  des  monceaux  dans  l'elpàce  qui  elt  entre  l'enceinte  de  brique  6c  le 
fourneau.     L'ouverture  qui  eil  au-deiîus  du  fourneau,  fe  couvre  d'une  pié- 
Indice  de    ce  de  pot  caflé.  Quand  le  feu  ell  ardent,  on  regarde  de  tems  en  tems  par 
h  perMc-     cette  ouverture,  èc  lorlque  la  porcelaine  paroit  éclatante  &c  peinte  de  cou- 
tion  de  la    leurs  vives  ^  animées,  on  retire  le  brafier,  6c  eniuite  la  porcelaine. 

Il  me  vient  une  penfée  au  fujet  de  ces  couleurs,  qui  s' mcorporent  dans 
une  porcelaine  déjà  cuite  6c  verniflée,  par  le  moyen  de  la  ceruié,  à  laquelle 
fuiet."  ^''  félon  les  annales  de  Feoii  kang ,  on  joignoit  autre-fois  du  falpêtrc  6c  de  la 
couperofe  :  li  l'on  employoit  pareillement  de  la  cerufe  dans  les  couleurs 
dont  on  peint  des  panneaux  de  verre,,  6c  qu'enfuite  on  leur  donnât  une  ef« 
pèce  de  féconde  cuiflbn:  cette  cerufe  ainlx  employée,  ne  pourroit-elle  pas 
nous  rendre  le  fécret  qu'on  avoit  autrefois  de  peindre  le  verre,  fans  lui  rien 
ôter  de  fa  trani'parence  ?  C'eil  dequoi  on  pourra  juger  par  l'épreuve. 

Ce  fécret  que  nous  avons  perdu  ,  me  fait  fouvenir  d'im  autre  fécret  que 
Purcciùine  les  Chinois  fe  plaignent  de  n'avoir  plus:  ils  avoient  l'art  de  peindre  fur  les 
appellee  cotez  d'une  porcelaine,  des  poiflbns  ou  d'autres  animaux,  qu'on  n'apper- 
MAtpng.  j.£^,Q^j  q^^  lorfque  la  porcelaine  étoit  remplie  de  quelque  liqueur.  Ils  appel- 
lent cette  efpcce  de  porcelaine  Kia  tfing^  c'ell-à-dire,  azur  mis  en  prefTc, 
à  caufe  de  la  manière  dont  l'âzur  eit  placé.  Voici  ce  qu'on  a  retenu  de 
ce  fécret,  peut-être  imaginera-t'on  en  Europe  ce  qui  elt  ignoré  des 
Chinois. 

Là  porcelaine  qu'on  veut  peindre  ainfi ,  doit  être  fort  mince  :  quand  el« 

le  ell  féche,  on  applique  la  couleur  un  peu  forte, non  en  dehors  félon  la  cou* 

peindre,  "  tume  :  mais  en  dedans  fur  les  cotez  :  on  y  peint  communément  des  poif- 
fons,  comme  s'ils  étoient  plus  propres  à  le  produire,  lorfqu'on  remplit  la 
tafic  d'eau.  La  couleur  une  fois  léchée,  on  donne  une  légère  couche  d'une 
efpèce  de  colle  fort  déliée,  faite  de  la  terre  même  de  la-porcelaine.  Cette 
couche  ferre  l'âzur  entre  ces  deux  efpêces  de  lames  de  terre.  Quand  la  cou- 
che eft  féche,  on  jette  de  l'huile  en  dedans  de  la  porcelaine;  quelque  tems 
après,  on  la  met  fur  le  raoûle  6c  autour.  Comme  elle  a  reçu  du  corps -par 
le  dedans,  on  la  rend  par  dehors  la  plus  mince  qui  fe  peut,  fans  percer  juf- 
qu'à  la  couleur:  enfuitc  on  plonge  dans  l'huile  le  dehors  de  la  porcelaine;. 
Lorfque  tout  eft  fec,  on  la  cuit  dans  le  fourneau  ordinaire. 

Ce 


Obfe 
tion  a  ce 


(s  !.i 


De  1 

niérc  vie  la 


ET  DE  LA   TARTARIE   CHINOISE. 


^5f 


Ce  travail  eft  extrêmement  délicat,  &  demande  une  adrefle  que  les  Chi-  DefaDéii. 
nois  apparemment  n'ont  plus.     Ils  tâchent  néanmoins  de  tems  en  tems  de  ^^■'''^fl^' 
retrouver  l'art  de  cette  peinture  magique:  mais  c'eil  en  vain.     L'un  d'eux 
m'a  afluré  depuis  peu  qu'il  avoir  fait  une  nouvelle  tentative,  6c  qu'elle  lui 
avoit  prefque  réuffi. 

Quoiqu'il  en  foit,  on  peut  dire  qu'encore  aujourd'hui  le  bel  azur  renaît 
fur  la  porcelaine,  après  en  avoir  dilparu.  Quand  on  l'a  appliqué,  la  cou- 
leur eft  d'un  noir  pâle:  lorfqu'il  eft  lec,  èc  qu'on  lui  a  donné  l'huile,  il 
s'éclipfe  tout-à-fiit,  ôc  la  porcelaine  paroît  toute  blanche:  les  couleurs  iont 
alors  enfevelies  fous  le  vernis  :  le  feu  les  en  fait  éclore  avec  toutes  leurs  bcau- 
tez,  de  même  à  peu  près  que  la  chaleur  naturelle  fait  fortir  de  la  coque  les 
plus  beaux  papillons,  avec  toutes  leurs  nuances. 

Au  relie,  il  y  a  beaucoup  d'art  dans  la  manière  dont  l'huile  fe  donne  à  la  P/*^""- 
porcelaine,  foit  pour  n'en  pas  mettre  plus  qu'il  ne  faut,  foit  pour  la  ré-    ['ap^jica"^ 
pandre  également  de  tous  cotez.     A  la  porcelaine  qui  ell  fort  mmce  &  fort   tion  de 
déliée,  on  donne  à  deux  fois  deux  couches  légères  d'huile,  fi  ces  couches   l'hu'le. 
étoienttrop  épaiffes,  les  foibles  parois  de  la  tafle  ne  pourroient  les  porter, 6c 
ils  plieroient  fur  le  champ.    Ces  deux  couches  valent  autant  qu'une  couche 
ordinaire  d'huile,  telle  qu'on  la  donne  à  la  porcelaine  fine  qui  eilplus  robuf- 
te.     Elles  fe  mettent,  l'une  par  afperfion,  ôcl'autre  par  immerlion.     Da- 
bord  on  prend  d'une  main  la  tafle  par  le  dehors,  6c  la  tenant  de  biais  fur 
l'urne  où  eft  le  vernis,  de  l'autre  main  on  jette  dedans  autant  qu'il  faut  de 
vernis,  pour  l'arrofer  par  tout.     Cela  fe  fait  de  fuite  à  un  grand  nombre  de 
taffes  :  les  premières  fe  trouvant  féches  en  dedans,  on  leur  donne  l'huile 
dehors  de  la  manière  fuivante:  on  tient  une  main  dans  la  tafle ,  6c  la  fou- 
tenant  avec  un  petit  bâton  fous  le  milieu  de  fon  pied,  on  la  plonge  dans  le 
vafe  plein  de  vernis ,  d'oij  on  la  retire  auflitôt. 

J'ai  dit  plus  haut  que  le  pied  de  la  porcelaine  demeuroit  maflif  ;  en  efirt 
ce  n'eft  qu'après  qu'elle  à  reçu  l'huile,  6c  qu'elle  eft  féche,  qu'on  la  met 
fur  le  tour  pour  creufcr  le  pied,  après  quoi  on  y  peint  un  petit  cercle,  6c 
fouvent  un  lettre  Chinoife.  Quand  cette  peinture  eft  lèche,  on  verniflè  le 
creux  qu'on  vient  de  faire  fous  la  taflTe,  6c  c'eil  la  dernière  mam  qu'on  lui 
donne:  car  auflitôt  après  elle  fe  porte  du  laboratoire  au  fourneau  pour  y 
être  cuite. 

J'ai  été  furpris  de  voir  qu'un  homme  tienne  en  équilibre  fur  fcs  épaules, 
deux  planches  longues  6c  étroites,  fur  lefquelles  font  rangées  les  porcelai- 
nes, 6c  qu'il  pafle  ainfi  par  plufieurs  rues  fort  peuplées,  fans  brifer  fa  mar- 
chandilè.  A  la  vérité  on  évite  avec  foin  de  les  homter  tant  foit  peu,  car 
on  feroit  obligé  de  réparer  le  tort  qu'on  lui  auroit  fait;  mais  il  eft  étonnant 
que  le  porteur  lui-même  règle  fi  bien  fes  pas,  6c  tous  les  mou\'emens  de 
fon  corps,  qu'il  ne  perde  rien  de  fon  équilibre. 

L'endroit  où  font  les  fourneaux,  préfente  une  autre  fcéne.     Dans  une   ^'^P 


efpèce  de  veftibule  qui  précède  le  fourneau,  on  voit  des  tas  de  caifles  6c 

d'étuis  faits  de  terre,  èc  deftinez  à  renfermer  la  porcelaine.     Chaque  pièce 

de  porcelaine,  pour  peu  qu'elle  foit  confîdèrable,a  fon  étui,  les  porcelaines 

Gg  z  qui 


pour  la 
Cmdon. 


Suite  des 
Fréparatifi 
pour  la 
Cuiflou. 


Manière 
dont  la 
Porce- 
laine fe 
met  dans 
ks  Fout- 
aeaui. 


1^6  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE,, 

qui  ont  des  couvercles,  comme  celles  qui  n'en  ont  pas.  Ces  couvercles 
qui  ne  s'attachent  que  foiblement  à  la  partie  d'en  bas  durant  la  cuiflbn,  s'en 
détachent  aifément  par  un  petit  coup  qu'on  leur  donne.  Pour  ce  qui  eil  des 
petites  porcelaines,  comme  font  les  talFes  à  prendre  du  thé  ou  du  choco- 
lat ,  elles  ont  ime  caiffe  commune  à  plufieurs.  L'ouvrier  imite  ici  la  natu- 
re, qui  pour  cuire  les  fruits,  èc  les  conduire  à  une  parfaite  maturité,  les 
renferme  fous  une  enveloppe,  afin  que  la  chaleur  du  foleil  ne  les  pénètre  que 
peu  à  peu.  Se  que  fon  action  au-dedans  ne  foit  pas  trop  interrompue  par 
l'air  qui  vient  de  dehors,  durant  les  fraîcheurs  de  la  nuit. 

Ces  étuis  ont  au-dedans  une  efpéce  de  petit  duvet  de  fable  r  on  le  couvre 
de  pouiTiere  de  Kao  lin,  afin  que  le  fable  ne  s'attache  pas  trop  au  pied  de  la 
coupe  qui  fe  place  fur  ce  lit  de  fable,  après  l'avoir  preffe,  en  lui  donnant 
la  figure  du  fond  de  la  porcelaine,  laquelle  ne  touche  point  aux  parois  de 
fon  ctui.  Le  haut  de  cet  étui  n'a  point  de  couvercle:  un  fécond  étui  de  la 
figure  du  premier,  garni  pareillement  de  fa  porcelaine,  s'enchafle  dedans  de 
telle  forte,  qu'il  le  couvre  tout- à -fait,  fans  toucher  à  la  porcelaine  d'en  bas: 
&  c'ell:  ainli  qu'on  remplit  le  fourneau  de  grandes  piles  de  caifles  de  terre 
toutes  garnies  de  porcelaine.  A  la  faveur  de  ces  voiles  épais ,1a  beauté,  &  fi 
j'ôfe  m'exprimer  ainfi ,  le  teint  de  la  porcelaine  n'eft  point  hâlé  par  l'ardeur 
du  feu. 

Au  regard  des  petites  pièces  de  porcelaine  qui  font  renfermées  dans  de 
grandes  caifles  rondes,  chacune  eft  pofée  fur  une  foucoupe  de  terre,  de 
répaifleur  de  deux  écus,  6c  de  la  largeur  de  fon  pied,  ces  bâfes  font  auflî 
femées  de  poufliere  de  Kao  Un.  Quand  ces  caifles  font  un  peu  larges,  on  ne 
met  point  de  porcelaine  au  milieu ,  parce  qu'elle  y  feroit  trop  éloignée  des 
cotez,  que  pai- là  elle  pourroit  manquer  de  force,  s'ouvrir,  &  s'enfoncer, 
ce  qui  feroit  du  ravage  dans  toute  la  colomne.  Il  efl:  bon  de  fçavoir  que  ces 
caifles  ont  le  tiers  d'un  pied  en  hauteur,  8c  qu'en  partie  elles  ne  font  pas 
cuites,  non  plus  que  la  porcelaine.  Néanmoins  on  remplit  entièrement 
celles  qui  ont  déjà  été  cuites ,  &:  qui  peuvent  encore  fervir. 

Il  ne  faut  pas  oublier  la  manière  dont  la  porcelaine  fe  met  dans  ces  caif- 
fes  :  l'ouvrier  ne  la  touche  pas  immédiatement  de  la  main  :  il  pourroit  ou  la 
cafler,  car  rien  n'efl:  plus  fragile,  ou  la  faner,  ou  lui  faire  des  inégalitez. 
C'eft  par  le  moyen  d'un  petit  cordon  qu'il  la  tire  de  deflus  la  planche.  Ce- 
cordon  tient  d'un  côté  -à  deux  branches  un  peu  courbées  d'une  fourchette 
de  bois,  qu'il  prend  d'une  main,  tandis  que  de  l'autre  il  tient  les  deux  bouts 
du  cordon  croîfez  &  ouverts,  félon  la  largeur  de  la  porcelaine  :  c'eft:  ainfi 
qu'il  l'environne,  qu'il  l'élève  doucement ,  Sc  qu'il  la  pôfe  dans  la  caifle  fur 
la  petite  ioucoupe.  •   Tout  cela  fe  fait  avec  une  vitefl'e  incroyable. 

J'ai  dit  que  le  bas  du  fourneau  a  un  demi  pied  de  gros  gravier:  ce  gravier 
fert  à  aflcoir  plus  fûrement  les  colomnes  de  porcelaine,  dont  les  rangs,  qui 
font  au  milieu  du  fourneau ,  ont  au  moins  fept  pieds  de  hauteur.  Les  deux 
eaifles  qui  font  au  bas  de  chaque  colomne,  font  vuides,  parce  que  le  feu 
n'agit  pas  aflez  en  bas,  &  que  le  gravier  les  couvre  en  partie.  C'eft:  par  la 
même  raifon  que  la  caifle  qui  eft;  placée  au  haut  de  la  pile ,  demeure  vuide-- 

On 


ET    DE   LA   TARTARÏE   CHINOISE.  ^57 

On  emplit  ainfi  tout  le  fourneau ,  ne  laifTant  de  vuide  qu'à  l'endroit,  qui  Difpofi- 
eit  immédiatement  fous  le  fciipirail.  non  des 

On  a  foin  de  placer  au  milieu  du  fourneau  les  piles  de  la  plus  fine  porce-   *^"^"L, 
laine:  dans  les  fonds ,  celles  qui  le  font  moins;  &  à  l'entrée,  on  met  celles  Polir- 
qui  font  un  peu  fortes  en  couleur,  qui  font  compofées  d'une  matière  où  il  neaux. 
entre  autant  de  Pe  tun  tse  que  de  Kao  lin^  6c  aufquelles  on  a  donné  une  huile 
faite  de  la  pierre  qui  a  des  taches  un  peu  noires  ou  roufles,  parce  que  cette 
huile  a  plus  de  corps  que  l'autre.    Toutes  ces  piles  font  placées  fort  prés  les 
unes  des  autres,  Se  liées  en  haut,  en  bas,  6c  au  milieu  avec  quelques  mor- 
ceaux de   terre  qu'on  leur  applique,  de  telle  forte  pourtant  que  la  flamme 
ait  un  pafTage  libre  pour  s'mlinuer  de  tous  cotez  ;  &  peut-être  ell-ce-là  à 
quoi  l'œil  §c  l'habileté  de  l'ouvrier  fervent  le  plus,  pour  réufllr  dans  fon  en- 
treprife,  afin  d'éviter  de  certains  accidens  à  peu-près  femblables,  à  ceux 
que  caufent  les  obAruélions  dans  le  corps  de  l'animal. 

Toute  terre  n'eft  pas  propre  à  conlbuire  les  caifTes  qui  renferment  la  por-   DcsTer 
celaine:  il  y  en  a  de  trois  fortes  qu'on  met  en  ufage  :  l'une  qui  eft  jaune  ôc  propres  à 
aflez  commune:  elle  domine  par  la  quantité ,  &  fait  la  bafe.     L'autre  s'ap-  conftruire 
pelle  Lao  tou^  c'ell  une  terre  forte.     La  troifiéme,  qui  ell  une  terre  huileu-  '^*  Caiffes, 
le,  fe  nomme  Teou  tou.   Ces. deux  fortes  de  terres  fe  tirent  en  Hyvcr  de  cer- 
taines mines  fort  profondes  ,   où  il  n'eft  pas  poflïble  de  travailler  pendant 
l'Eté.     Si  on  les  mêloit  parties  égales ,    ce  qui  coûteroit  un  peu  plus,  les 
caifies  dureroient  long-tems.     On  les  apporte  toutes  préparées  d'un  gros 
village,  qui  eft  au.bas  de  la  rivière  à  une  lieuë  de  Ktng  te  tcbing. 

Avant  qu'elles  foint  cuites,  elles  font  jaunâtres  :  quand  elles  font  cuites, 
elles  font  d'un  rouge  fort  obfcur.  Comme  on  va  à  l'épargne,  la  terre  jau- 
ne y  domine,  &  c'eft  ce  qui  fait  que  les  caifles  ne  durent  gueres  que  deux 
ou  trois  fournées,  après  quoi  elles  éclatent  tout-à-fxit.  Si  elles  ne  font  que 
légèrement  fêlées,  ou  fendues,  on  les  entoure  d'un  cercle  d'ôzier:  le  cer- 
cle fe  brûle,  6c  la  caiffe  fert  encore  cette  fois-là,  fans  que  la  porcelaine  en 
fouffre. 

Il  faut  prendre  garde  de  ne  pas  remplir  une  fournée  de  caifles  neuves ,  lef-  ^^mére 
quelles  n'ayent  pas  encore  fervi:  il  y  en  faut  mettre  la  moitié  qui  ayent  dé-  cerkV 
ja  été  cuites.     Celles-ci  fe  placent  en  haut  6c  en  bas,  au  milieu  des  piles  fe  Caiffes 
mettent  celles  qui  font  nouvellement  faites.     Autrefois,  félon  l'hiftoire  de  dam  le? 
Feou  leang,  toutes  les  caifles  fe  cuifoient  à  part  dans  un  fourneau,  avant  fouf- 
qu'on  s'en  fervjt  pour  y  faire  cuire  la  porcelaine  :  fans  doute,  parce  qu'a-   ""'*'^* 
lors  on  avoit  moins  d'égard  àladépenfe,  qu'à  la  perfeûion  de  l'ouvrage. 
Il   n'en  eft  pas  tout-à-fait   de  même  à  préfent ,   6c  cela  vient  apparem- 
ment de  ce  que  le  nombre  des  ouvriers  eu  porcelaine  s'eft  multiplié  à 
l'infini. 

Venons  maintenant  à  la  conftruétion  des  fourneaux.     On  les  place  au  De  la 
fond  d'un  aflez  long  veftibule,  qui  fert  comme  defouffîets,  6c  qui  en  eft  la  Conflruo: 
décharge.     Il  a  le  même  ufage  que  l'arche  des  verreries.     Les  fourneaux  p^Jj^!'*^ 
font  préfentement  plus  grands  qu'ils  n'ctoient  autrefois.     Alors,  fclon  le  neaua 
livre  Chinois  ,  ils  n'avoient  que  fix  pieds  de  hauteur  6c  de  largeur  :  main- 
Gg  I  cenanç 


Suite  de  la 
Conftruc- 
tion  des 
Four- 
neaux. 


De  leur 
Echaufle- 
ment  mo- 
deine. 


De  VE- 

chaufte- 
nient  an- 
cien. 


Pratique 
ancienne 
à  ce  fujet 


DelaCui 
»e  des  Pot 
cekiaes. 


ijS  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

tenant  ils  font  hauts  de  deux  brafles ,  6c  ont  près  de  quatre  brafles  de  pro- 
fondeur. La  voûte  auflî-bien  que  le  corps  du  fourneau  eft  afTez  épaifle, 
pour  pouvoir  marcher  defliis  fxns  être  incommodç  du  feu  ;  cette  voûte 
n'eft  en  dedans  ni  platte,  ni  formée  en  pointe:  elle  va  en  s'allongeant,  ôc 
elle  fe  rétrécit,  à  mefure  qu'elle  approche  du  grand  foûpirail  qui  ell  à; l'ex- 
trémité, &  par  où  fortent  les  tourbillons  de  flamme  6c  de  fumée. 

Outre  cette  gorge,  le  fourneau  a  fur  fa  tête  cinq  petites  ouvertures,  qui 
en  font  comme  les  yeux,  6c  on  les  couvre  de  quelques  pots  caflez:  de  telle 
forte  pourtant  qu'ils  foulagent  l'air  6c  le  feu  du  fourneau.  C'eft  par  ces 
yeux  qu'on  juge  fi  la  porcelaine  eft  cuite:  on  découvre  l'œil  qui  eft  un 
peu  devant  le  grand  foûpirail,  6c  avec  une  pincette  de  fer  l'on  ouvre  une 
des  caidés. 

Quand  la  porcelaine  eft  en  état,  on  difcontinue  le  feu,  6c  l'on  achevé  de 
mmxr  pour  quelque  tems  la  porte  du  fourneau.  Ce  fourneau  a  dans  toute 
fa  largeur  un  foyer  profond  6c  large  d'un  ou  de  deux  pieds:  on  le  pafle  fur 
une  planche  pour  entrer  dans  la  capacité  du  fourneau,  6c  y  ranger  la  por- 
celaine. Quand  on  a  allumé  le  feu  du  foyer,  on  mure  aulîl-tôt  la  porte, 
n'y  laiflant  que  l'ouverture  néceflairc,  pour  yjetter  des  quartiers  de  gros 
bois  longs  d'un  pied,  mais  aflez  étroits.  On  chaufte  d'abord  le  fourneau 
pendant  un  jour  6c  une  nuit,  cnfuite  deux  hommes  qui  fc  relèvent,  ne  cef- 
lênt  d'y  jetter  du  bois:  on  en  brûle  communément  pour  une  fournée  juf- 
qu'à  cent  quatre-vingt  charges. 

■  A  en  juger  par  ce  qu'en  dit  le  livre  Chinois,  cette  quantité  ne  devroit 
pas  être  fuffifante  :  il  aflïïre  qu'anciennement  on  brûloit  deux  cens  quarante 
charges  de  bois,  6c  vingt  de  plus,  li  le  tems  étoit  pluvieux,  bien  qu'alors 
les  fourneaux  fuflent  moins  grands  de  la  moitié  que  ceux-ci.  On  y  entre- 
tenoit  d'abord  un  petit  feu  pendant  fept  jours  6c  fept  nuits  :  le  huitième 
jour  on  faifoit  un  feu  très-ardent  :  6c  il  eft  "à  remarquer  que  les  caifTes  de  la 
petite  porcelaine  étoient  déjà  cuites  à  part, avant  que  d'entrer  dans  le  four- 
neau. Auffi  faut-il  avouer  que  l'ancienne  porcelaine  avoit  bien  plus  de 
corps  que  la  moderne.    . 

On  obfervoit  encore  une  chofe  qui  fe  néglige  aujourd'hui:  quand  il  n'y 
avoit  plus  de  feu  dans  le  fourneau,  on  ne  démuroit  la  porte  qu'après  dix 
jours  pour  les  grandes  porcelaines,  6c  après  cinq  jours,  pour  les  petites: 
maintenant  on  diffère  à  la  vérité  de  quelques  jours  à  ouvrir  le  fourneau ,  6c 
à  en  retirer  les  grandes  pièces  de  porcelaine  :  car  fans  cette  précaution  él- 
it s  éclateroient  :  mais  pour  ce  qui  eft  des  petites,  file  feu  a  été  éteint  à 
l'entrée  de  la  nuit ,  on  le  retire  dès  le  lendemain.  Le  deflein  apparemment 
eft  d'épargner  le  bois  pour  une  féconde  fournée.  Comme  la  porcelaine  eft 
brûlante,  l'ouvrier  qui  la  retire,  s'aide,  pour  la  prendre, de  longues  écha:'- 
pes  pendues  à  fon  col. 

On  juge  que  la  porcelaine  qu'on  a  ftxit  cuire  dans  un'  petit  fourneau ,  eft 

■  en  éta.t  d'être  retirée,  lorfque  regardant  par  l'ouverture  d'enhaut ,  on  voit 

jufqu'au  fond  toutes  les  porcelaines  rouges  par  le  feu  qui  les  embrafe  :  qu'on 

"ùiftingue  les  unes  des  autres  les  porcelaines  placées  en  pile:  que  la  porcelai- 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE: 


^ÎP 


ne  peinte  n'a  plus  les  inégalitez  que  formoient  les  couleurs  :  &  que  ces  cou- 
leurs le  font  incorporées  dans  le  corps  de  la  porcelaine,  de  même  que  le  ver- 
nis donné,  iur  le  bel  azur ,  s'y  incorpore  par  la  chaleur  des  grands  four- 
neaux. 

Pour  ce' qui  eft  de  k  porcelaine  qu'on  recuit  dans  de  grands  fourneaux, 
onjuge  que  la  cuite  eft  parfaite,  i'.  Lorfque  la  flamme  qui  fort  n'eft  plus 
Il  rouge,  mais  qu'elle  eft  un  peu  blancheâtre.  2'. Lorfque  regardant  par  une 
des  ouvertures,  on  apperçoit  que  les  cailfes  font  toutes  rouges,  y.  Lorf- 
qu'après  avoir  ouvert  une  caille  d'enhaut,  8c  en  avoir  tiré  une  porcelaine, 
on  voit  quand  elle  ell  refroidie,  que  le  vernis  ^  les  couleurs  font  dans  l'état 
où  on  les  fouhaitte.  4^  Enfin  lorfque  regardant  par  .le  haut  du  four- 
neau on  voit  que  le  gravier  du  fond  eft  luifant.  C'eft  par  tous  ces  in- 
dices qu'un  ouvrier  juge  que  la  porcelaine  eft  arrivée  à  la  perfection  de  Li 
cuite. 

J'ai  été  furpris  d'apprendre,  qu'après  avoir  brûlé  dans  un  jour  à  l'entrée 
du  fourneau  jufqu'à  cent-quatre-vingt  charges  de  bois,  cependant  le  lende- 
main on  ne  trouvoit  point  de  cendres  dans  le  foyer.  Il  faut  que  ceux  qui 
fervent  ces  fourneaux ,  foientbien  accoutumez  au  feu:  on  dit  qu'ils  met- 
tent du  fel  dans  leur  thé,  afin  d'en  boire  tant  qu'ils  veulent,  fans  en  être 
incommodez  :  j'ai  peine  à  comprendre  comment  il  fe  peut  faire  que  cette 
liqueur  falée  les  défaltere. 

Après  ce  que  ie  viens  de  rapporter,  on  ne  doit  point  être  furpris  que  la  por- 
celaine foit  fi  chère  en  Europe:  on  le  fera  encore  moins  quand  on  fçaura, 
qu'outre  le  gros  gain  des  marchands  Européans,&  celui  que  font  fur  eux  leurs 
commifiîonnaires  Chinois ,  il  eft  rare  qu'une  fournée  réuffifle  entièrement  : 
il  arrive  fouvent  qu'elle  eft  toute  perdue,  Se  qu'en  ouvrant  le  fourneau, 
on  trouve  les  porcelaines  6c  les  caifles  réduites  à  une  maflc  dure  comme  un 
rocher:  un  trop  grand  feu,  ou  des  caiffes  mal  conditionnées  peuvent  tout 
ruiner:  il  n'eft  pas  aifé  de  régler  le  feu  qu'on  leur  doit  donner  :  la  nature 
du  tems  change  en  un  inftant  l'aélion  du  feu,  la  qualité  du  fujet  fur  lequel 
il  agit,  &  celle  du  bois  qui  l'entretien.  Ainfî  pour  un  ouvrier  qui  s'en- 
richit, il  y  en  a  cent  autres  qui  fe  ruinent,  6c  qui  ne  laiflent  pas  cle  tenter 
fortune,  dans  l'efpérance  dont  ils  fè  flattent ,  de  pouvoir  amafler  de  quoi 
lever  une  boutique  de  marchand. 

D'ailleurs  la  porcelaine  qu'on  tranfporte  en  Europe,  fe  fait  prelque  tou- 
jours fur  des  modèles  nouveaux,  fouvent  bizarres,  &  où  il  eii:  difficile  de 
réuffir  :  pour  peu  qu'elle  ait  de  défaut,  elle  eft  rebutée  des  Européans,  qui 
ne  veulent  rien  que  d'achevé,  &  dès-là  elle  demeure  entre  les  mains  dc3 
ouvriers  qui  ne  peuvent  la  vendre  aux  Chinois,  parce  qu'elle  n'eft  pas  de 
leur  goût.  Il  faut  par  conféquent  que  les  pièces  qu'on  prend,  pottent  les 
frais  de  celles  qu'on  rebute. 

Selon  l'hiftoire  de  KiMg  te  tching  le  gain  qu'on  faifoit  autrefois ,  étoît 
beaucoup  plus  confîdérable ,  que  celui  qui  fe  fait  maintenant  r  c'eft  ce 
qu'on  "a  de  la  peine  à  croire  :  car  il  s'en  faut  bien  qu'il  fe  fît  alors  un 
Il  grand  débit  de  porcelaine  en  Europe.  Je  crois  pour  moi  que  cela  vient  de 

ce 


Quantiîé 
de  bois 
nécelTaire 
pour  une 
Tournée  de 
Porcelai- 


Difficultés 
dans  la 
Cuiiron  de 
la  Porce; 
laine. 


Du  gain 
que  les 
Chinois 
font  fur  la 
Porcelai- 
ne. 


Des  divers 
Ouvrages 
de  Porce- 
laine, 

Des  Lan- 
ternes. 

Deslnftru- 
mens  de 
Muliquc. 


Le   Met 
lie  peut 
s'allier 
avec  la 
Porcelai- 
ne. 


Urnes  de 
Pprcelai- 
ne. 


Z40  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

ce  que  les  vivres  l'ont  maintenant  bien  plus  chers  :  de  ce  que  le  bois  ne  (b 
tirant  plus  des  montagnes  voifines  qu'on  a  épuilees,  on  eft  obligé  de  le 
feire  venir  de  fort  loin,  èc  à  grands  frais:  de  ce  que  le  gain  eft  partage 
maintenant  entre  trop  de  perlonnes  :  &  qu'enfin  les  ouvriers  font  moins 
habiles  qu'ils  ne  l'étoient  dans  ces  tems  reculez, ôc  que  par-là  ils  font  moins 
fûrs  de  réulïïr.  Cela  peut  venir  encore  de  l'avarice  des  JVIandai-ins,  qui 
occupant  beaucoup  d'ouvriers  à  ces  fortes  d'ouvrages ,  dont  ils  font  des 
préfens  à  leurs  protecteurs  de  la  Cour,  paient  mal  les  ouvriers,  ce  qui 
caufe  le  renchénlTement  des  marchandifcs,  &  la  pauvreté  des  marchands. 

J'ai  dit  que  la  difficulté  qu'il  y  a  d'exécuter  certains  modèles  venus 
d'Europe,  eft  une  des  chofes  qui  augmente  le  prix  de  la  porcelaine:  car  il 
ne  faut  pas  croire  que  les  ouvriers  puiflént  travailler  fur  tous  les  modèles 
qui  leur  viennent  des  pays  étrangers.  Il  y  en  a  d'impraticables  à  la  Chine, 
de  même  qu'il  s'y  fiit  des  ouvrages ,  qui  furprennent  les  étrangers ,  èc 
qu'ils  ne  croyent  pas  poflîbles. 

En  voici  quelques  exemples.  J'ai  vu  ici  un  fanal ,  ou  une  grofte  lanter- 
ne de  porcelaine,  qui  étoit  d'une  feule  pièce,  au  travers  de  laquelle  un 
flambeau  éclairoit  toute  une  chambre  :  cet  ouvrage  fut  commandé  il  y  a  fept 
ou  huit  ans  par  le  Prince  héritier.  Ce  même  Prince  commanda  aulîi  divers 
inftmmens  de  mufique,  entre  autres  une  elpèce  de  petite  orgue,  appellée 
Tfeng^  qui  a  près  d'un  pied  de  hauteur,  8c  qui  eil  compoféc  de  quatorze 
tuyaux ,  dont  l'harmome  eft  aflez  agréable  :  mais  ce  fut  inutilement  qu'on 
y  travailla. 

On  réuffit  mieux  aux  flûtes  douces ,  aux  flageoUets ,  &  à  un  autre 
inftrument  qu'on  nomme  Tun  lo,  qui  eft  compolé  de  diverfes  petites  pla- 
ques :  indcs  un  peu  concaves,  dont  chacune  rend  un  fon  particulier:  on  en 
fufpend  neuf  dans  un  quadre  à  divers  étages,  qu'on  touche  avec  des  ba- 
guettes comme  le  tympanon  :  il  fe  fait  un  petit  carillon  qui  s'accorde  avec  le 
ion  des  autres  inftrùmens,6c  avecla  voix  des  Muficiens.  li^i  fallu,  dit-on, 
taire  beaucoup  d'épreuves ,  afin  de  trouver  l'épaiflèur  &  le  degré  de 
tuillon  convenables,  pour  avoir  tous  les  tons  néceffaires  à  un  accord. 

Je  m'imaginois  qu'on  avoit  le  fécret  d'inférer  un  peu  de  métal  dans 
le  corps  de  ces  porcelaines,  pour  varier  les  fons:  mais  on  m'a  détrompé: 
le  métal  eft  fi  peu  capable  de  s'allier  avec  la  porcelaine,  que  fi  l'on  mettoit 
un  denier  de  cuivre  au  haut  d'une  pile  de  porcelaine  placée  dans  le  four, 
CE  denier  venant  :i  fe  fondre,  perceroit  toutes  les  caifles  &  toutes  les  por- 
celaines de  la  coîomne,  qui  fe  trouveroient  toutes  avoir  un  trou  au  milieu. 
Rien  ne  fait  mieux  voir  quel  mouvement  le  feu  donne  à  tout  ce  qui  eft 
renfermé  dans  le  fourneau;  aulTi  afliire-t-on  que  tout  y  eft  comme  fluide  8c 
flottant. 

J'ai  vu  cependant  exécuter  des  defleins  d'ouvrages  qu'on  aflliroit  être 
impraticables:  c'étoientdes  urnes  hautes  de  trois  pieds  6c  davantage , fans  le 
couvercle  qui  s'élevoit  en  pyramide  à  la  hauteur  d'un  pied.  Ces  urnes 
ctoient  de  trois  pièces  raportées ,  mais  réunies  enfemble  avec  tant  d'art  8c 
de  propreté,  qu'elles  11e  faifoient  qu'un  feul  corps,  fans  qu'on  pût  décou- 
vrir 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


241 


vvir  l'endroit  de  la  réunion.  On  me  dit  en  me  les  montrant,  que  de  qua- 
tre vingt  urnes  qu'on  avoit  faites,  on  n'avoit  pu  réuflir  qu'à  huit  leule- 
ment,  &  que  toutes  les  autres  avoient  été  perdues.  Ces  ouvrages  étoient 
commandez  par  des  marchands  de  Canton,  qui  commercent  avec  les  Euro- 
péans  :  car  à  la  Chine  on  n'ell  point  curieux  de  porcelaines  qui  ibient  d'un 
il  grand  prix. 

Pour  revenir  aux  ouvrages  des  Chinois  un  peu  rares,  ils  réuffiffent  prin- 
cipalement dans  les  grotel'ques  6c  dans  la  repréfentation  des  animaux  :  les 
ouvriers  font  des  canards  ôc  des  tortues  qui  flottent  iur  l'eau.  J'ai  vu  un 
chat  peint  au  naturel:  on  avoit  mis  dans  fa  tête  une  petite  lampe,  dont  la 
flamme  formoit  les  deux  yeux ,  6c  l'on  m'aflura  que  pendant  la  nuit  les  rats 
en  étoient  épouvantez. 

On  fait  encore  ici  beaucoup  de  ftatucs  de  Kouan  in  *,  on  la  repréfente 
tenant  un  enfant  entre  fes  bras,  &  elle  eft  invoquée  par  les  femmes  itériles, 
qui  veulent  avoir  des  enfans.  Elle  peut  être  comparée  aux  ilatues  anti- 
ques que  nous  avons  de  Venus,  6c  de  Diane,  avec  cette  différence  que  les 
ftatues  de  Kouan  in  font  très-modeftes. 

Il  y  a  une  autre  efpèce  de  porcelaine,  dont  l'exécution  eft  très-difficile, 
6c  qui  par  là  devient  fort  rare.  Le  corps  de  cette  porcelaine  eft  extrême- 
ment délié,  6c  la  furfice  en  eft  très-unie  au  dedans,  6c  au  dehors:  cepen- 
dant on  y  voit  des  moulures  gravées,  un  tour  de  fleurs,  par  exemple,  8c 
d'autres  ornemens  (emblables.  Voici  de  quelle  manière  on  la  travaille  :  au 
fortir  de  deflus  la  roue  on  l'applique  fur  un  moiile,  où  font  des  gravures 
oui  s'y  impriment  eu  dedans:  en  dehors  on  la  rend  la  plus  fine,  6c  la  plus 
déliée  qu'il  eft  poflîblc  en  la  travaillant  au  tour  avec  le  cifeau  :  après  quoi 
on  lui  donne  l'huile,  6c  on  la  cuit  dans  le  fourneau  ordinaire. 

Les  marchands  Européans  demandent  quelquefois  aux  ouvriers  Chinois 
des  plaques  de  porcelaine,  dont  une  pièce  faffe  le  defflis  d'une  table  6c  d'une 
chaife,  ou  des  quadres  de  tableaux  :  ces  ouvrages  font  impollibles  :  les 
plaques  les  plus  larges  ^  les  plus  longues  font  d'un  pied  ou  environ  :  fi  on 
va  au-delà,  quelque  épaifleur  qu'on  leur  donne,  elles  fe  déjettent,  l'épaif- 
feur  même  ne  rendroit  pas  plus  facile  l'exécution  de  ces  fortes  d'ouvrao-es 
6c  c'eft  pourquoi  au  lieu  de  rendre. ces  plaques  épaifics,  on  les  fait  de-deux 
fuperficies  qu'on  wnit  en  lailîlxnt  le  dedans  vuide  :  on  y  met  feulement  une 
"  traverfe,  6c  l'on  fait  aux  deux  cotez  deux  overtures  pour  les  enchafler  dans 
des  ouvrages  de  menuiferie,  ou  dans  le  dofiîer  d'une  chaife,  ce  qui  a  fon 
agrément. 

L''hiftoire  de  King  te  tching  parle  de  divers  ouvrages  ordonnez  par  des  Em- 
pereurs, qu'on  s'efforça  vainement  d'exécuter.  Le  père  de  l'Empereur  ré- 
gnant, commanda  des  urnes  à  peu  près  de  la  figure  des  caifles  où  nous  rnet- 
tons.  des  orangers  :  c'étoit  apparemment  pour  y  nourrir  de  petits  poiilbns 
rouges,  dorez,  6cargentcz:  ce  qui  fxit  un  ornement  des  mailbns:  peut-ê- 
tre auffi  vouloit-il  s'en  fervir  pour  y  prendre  les  bains:  car  eïles  dévoient  a- 

,  -,  .  voir 

<-  elt  une  DéefTe  célèbre  dans  toute  U  Chine. 

Tome  IL  fjl. 


Ouvrages 
dans  lef- 
quels  on 
téuffit  le 
mieuic. 


Statue  de 
la  DéelTe 
Kouan  in. 


Bornes  des 
P.éces 
dj  Force-; 
laine. 


Epreuves 
eu   Force.» 
laine. 


Lîur 
mauvais 

futccs. 


Recherche 
de  Modè- 
les Huro- 

Dcans. 


De  ridole 
confâcrée 
il  la  l'orce- 
laine. 


Son  Ori- 


Parallèle 
.le  la 

Porcelaine 
Ancienne 
avec  la 
■mtdtrne. 


142  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

voir  trois  pieds  6c  demi  de  diamètre,  ôc  deux  pieds  8c  demi  de  hauteur:  le 
fond  devok  ctre  épais  d'un  demi  pied,  &  les  parois  d'un  tiers  de  pied.  On 
travailla  trois  ans  de  iuite  à  ces  ouvrages,  6c  on  fit  julqu'à  deux  cens  urnes 
fans  qu'une  iéule  pût  réuflir. 

Le  même  Empereur  ordonna  des  plaques  pour  des  devants  de  galerie  ou- 
verte: chaque  plaque  dcvoit  être  haute  de  trois  pieds,  large  de  deux  pieds 
6c  demi,  épaifle  d'un  demi  pied:  tout  cela,  difent  les  annales  de  Kingte 
îching,  ne  put  s'exécuter,  6c  les  Mandarins  de  cette  province  prélénterent 
une  requête  à  l'Empereur,  pour  le  fupplier  de  faire  cefler  ce  travail. 

Cependant  les  Mandarins, qui  içavent  quel  eft  le  génie  des  Européans  en 
fait  d'invention,  m'ont  quelquefois  prié  de  faire  venu-  d'Europe  des  dcfTeins 
nouveaux  &  curieux  ,  afin  de  pouvoir  préfenter  à  l'Empereur  quelque 
chofe  de  fingulicr.  D'un  autre  côté,  les  Chrétiens  me  preflbient  fort  de 
ne  point  fournir  de  fem.bkblcs  modèles  :  car  les  Mandarins  ne  font  pas 
tout-à-fait  fi  faciles  à  fe  rendre  que  nos  marchands ,  lorfque  les  ouvriers 
leur  difent  qu'un  ouvrage  ell  impraticable,,  6c  il  y  a  fouvent  bien  des  baf-- 
tonnades  données,  avant  que  le  iVlandarin  abandonne  un  deflein,  dont  il  fe 
promet  toit  de  grands  a.vantages. 

Comme  chaque  profeiTion  a  fon  idole  particulière,  6c  que  la  Divinité  {ê 
communique  ici  aulfi  facilement,  que  la  qualitéde  Comte  6c  de  Marquis  fe 
donne  en  certains  pays  d'Europe ,  il  n'eft  pas  lurprçnant  qu'il  y  ait  un  Dieu 
de  la  porcelaine.  Le  Pou  fa  *  doit  fon  origine  à  ces'fortes  de  defleins,  qu'il 
elt  impofllble  aux  ouvriers  d'exécuter. 

On  dit  qu'autrefois  un  Empereur  voulut  abfolument  qu'on  lui  fit  des 
porcelaines  fur  un  modèle  qu'il  donna:  on  lui  repréfenta  diverfes  fois  que 
la  chofe  étoit  impoflible:  mais  toutes  ces  remontrances  ne  fervirent  qu'à 
exciter  de  plus  eh  plus  fon  envie.  Les  Empereurs  font  durant  leur  vie  les 
Divinitez  les  plus  redoutées  à  la  Chine,  6c  ils  croyent  fouvent  que  rien 
ne  doit  s'oppofer  à  leurs  defirs.  Les  Officiers  redoublèrent  donc  leurs  foin?,  . 
6c  ils  uferent  de  toutes  fortes  de  rigueurs  à  l'égard  des  ouvriers.  Ces  mal- 
heureux dèpenlbient  leur  argent ,  le  donnoient  bien  de  la  peine ,  6c  ne  re- 
cevoient  que  des  coups.  L'un  d'eux  dans  un  mouvement  dedèlèfpoir,  fc 
lança  dans  le  fourneau  allumé,  6c  il  y  fut  confumé  à  l'inftant.  La  porce- 
laine qui  s'y  cuifoit,  en  fortit,  dit-on,  parfaitement  belle,  6c  au  gré  de 
l'Empereur ,  lequel  n'en  demanda  pas  d'avantage.  Depuis  ce  tems  là ,  cet 
infortimè  pafià  poiu"  un  héros,  6c  il  devint  dans  la  fuite  l'idole  qui  préfide 
aux  travaux  de  la  porcelaine.  Je  ne  fçache  pas  que  fon  élévation  ait 
porté  d'autres  Chinois  à  prendre  la  même  route,  en  viie  d'un  femblable 
honneur. 

La  porcelaine  étant  dans  une  grande  eftirae  depuis  tant  de  fiécles,  peut- 
être  fouhaitteroit-on  fçavoir  en  quoi  celle  des  premiers  tems  diffère  de  cel- 
le de  nos  jours,  6c  quel  eil  le  jugement  qu'en  portent  les  Chinois.  Il  ne 
faut  pas  douter  que  la  Chine  n'ait  fes  antiquaires  ,  qui  le  préviennent 
en  faveur  des  anciens  ouvrages.  Le  Chinois  même  eft  naturellement  por- 
té à  refpe3:er  l'antiquité  :  on  trouve  pourtant  des  deffcnfeurs  du  travail  mo- 

der- 
*  Cc!l  le  nom  de  cette  Idole.. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


M5 


Réfutation 
dune    Er- 
leur popu- 
laire à  ce 
(ujet. 


pcnTer  de 
la  Porce- 
laine dé- 
terrée. 


'^crne:  mais  il  n'en  eft  pas  de  la  porcelaine  comme  des  médailles  antiques, 
-qui  donnent  la  Icience  des  tems  reculez.  La  vieille  porcelaine  peut'  être 
ornce  de  quelques  carafteres  Chinois,  mais  qui  ne  marquent  aucun  point 
d'hilloire  :  ainll  les  curieux  n'y  peuvent  trouver  qu'un  goût  6c  des  couleurs, 
qui  la  leur  font  préférer  à  celle  de  nos  jours. 

Je  crois  avoir  oiii  dire ,  lôrfque  j'étois  en  Europe,  que  la  porcelaine,  pour 
avoir  fa  perfection ,  devoit  avoir  été  long-tems  enfevelie  en  terre  :  c'ell  u- 
ne  fauffe  opinion  dont  les  Chinois  fe  moquent.  L'hilloire  de  Kiiig  te  tchinv 
parlant  de  la  plus  belle  porcelaine  des  premiers  tems,  dit  qu'elle  étoit  fi  re- 
cherchée, qu'à  peine  le  fourneau  étoit-il  ouvert,  que  les  marchands  fe  dif- 
putoient  à  qui  feroit  le  premier  partagé.  Ce  n'ell  p.as  là  fUppofer  qu'elle 
dijt  être  enterrée. 

Il  eft  vrai  qu'en  creufant  dans  les  ruines  des  vieux  bâtimens,  &  fur  tout 
en  nettoyant  de  vieux  puits  abandonnez,  on  y  trouve  quelquefois  de  belles  ro^n^doit 
pièces  de  porcelaine,  qui  ont  été  cachées  dans  des  tems  de  révolution:  cet-  '  " 
te  porcelaine  eft  belle,  parce  qu'alors  on  ne  s'avifoit  gueres  d'enfoiiir  que 
celle  qui  étoit  précieufe,  afin  de  la  retrouver  après  la  fin  des  troubles.  Si 
elle  eft  cftimée,  ce  n'eft  pas  parce  qu'elle  a  aquis  dans  le  fein  de  la  terre  de 
nouveaux  dégrés  de  beauté  :  mais  c'eft  parce  que  fon  ancienne  beauté  s'eft 
confervée.  Se  celafeul  a  fon  prix  à  la  Chine,  où  l'on  donne  de  groffes  fom- 
mes  pour  les  moindres  utenciles  de  fîmple  poterie,  dont  fe  fcrvoient  les 
Empereurs  Tao  Se  Chiin^  qui  ont  régne  plufieurs  fiécles  avant  la  Dynaftie 
des  Tangy  auquel  tems  la  porcelaine  commença  d'être  à  l'ufage  des  Empe- 
reurs. 

Tout  ce  que  la  porcelaine  aquiert  en  vîeillifTant  dans  la  terre,  c'eft  quel- 
que changement  qui  fe  fait  dans  fon  coloris ,  ou  fi  l'on  veut  dans  fon  teint , 
qui  fait  voir  qu'elle  eft  vieille.  La  même  chofe  arrive  au  marbre  &  à  l'y- 
voire,  mais  plus  pVomptcment,  parce  que  le  vernis  empêche  l'humidité  de 
s'infinuer  fi  aifément  dans  la  porcelaine.  Ce  que  je  puis  dire,  c'eft  que  j'ai 
trouvé  dans  de  vieilles  mafures  des  pièces  de  porcelaine,  qui  ctoient  proba- 
blement fort  anciennes,  &  je  n'y  ai  rien  remarqué  de  particulier  :  s'il  eft 
vrai  qu'en  vieillifiant  elles  fe  foient  perfeétiônnées,  il  faut  qu'au  fortir  des 
mains  de  l'ouvrier,  elles  n'égalaflent  pas  la  porcelaine  qui  fe  fait  maintenant. 
Mais,  ce  que  je  crois,  c'eft  qu'alors ,  comme  à  prcfent,  il  y  avoit  de  la 
porcelaine  de  tout  prix. 

Selon  les  annales  de  King  te  tching^  il  y  a  eu  autrefois  des  urnes  dont  cha- 
que pièce  ie  vcndoit  jufqu'à  f8.  6c  fp.  taëls  :  c'eft-à-dire,  plus  de  80. 
écus.  Combien  fe  feroicnt-ellcs  vendues  en  Europe!  Aufiî,  dit  ie  livre, 
y  avoit-il  un  fourneau  fait  exprès  pour  chaque  urne  de  cette  valeur,  6c  lîi 
dépenfe  n'y  étoit  pas  épargnée. 

Le  Mandarin  de  King  te  tching  qui  m'honbre  de  fon  amitié,  fait  à  fespro- 
tefteurs  de  Cour  des  préfcns  de  vieille  porcelaine,  qu'il  a  le  talent  défaire 
lui-même,  je  veux  dire  qu'il  a  trouvé  l'art  d'imiter  l'ancienne  porcelaine, 


Contre-" 
faction 
de  la 
Ponehinc 


ou  du  moins  celle  de  la  bafie  antiquité  :  il  employé  à  cet  efi'et  quantité  d'où-   ancienne. 

vriers.     La  matière  de  ces  faux  Koti  tong^  c'eft-à-dire  de  ces  antiques  con- 

îfefaitef,  çft  une  terre  jaunâtre  qui  fe  tire  d'un  endroit  afiez  près  de  King  te 

Hh  i  îchiug^ 


De  fa  Fa- 
gon. 


Affietteoù 
ie  trouve 


i44  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

tchi^g ,  nommé  Ma  ngan  chan.  Elles  font  fort  épaifles.  Le  Mandarin 
m'a  donné  une  aiEette  de  fa  façon  ,  qui  pplè  autant  que  dix  des  ordi- 
naircs. 

Il  n'y  a  rien  de  particulier  dans  le  travail  de  ces  fortes  de  porcelaines ,  fî- 
non  qu'on  leur  donne  une  huile  faite  de  pierre  jaune  qu'on  mêle  avec  l'hui- 
le ordinaire,  en  forte  que  cette  dernière  domine:  ce  mélange  donne  à  la 
porcelaine  la  couleur  d'un  verd  de  mer.  Quand  elle  a  été  cuite,  on  la  jet- 
te dans  un  boiiillon  trés-gras  fait  de  chapon,  Se  d'autres  viandes:  el- 
le s'y  cuit  une  féconde  fois ,  après  quoi  on  la  met  dans  un  égout  le  plus 
bourbeux  qui  le  puilfe  trouver,  où  on  la  laifle  un  mois  &  d'avantage.  Au 
fortir  de  cet  égoat  elle  pafle  pour  être  de  trois  ou  quatre  cens  ans  ,  ou  du 
moins  de  la  Dvnaftie  précédente  des  Mhtg,  fous  laquelle  les  porcelaines  ds 
cette  couleur  &  de  cette  épaifleur  étoient  eftiraées  à  la  Cour.  Ces  fauffes 
antiques  lont  encore  femblables  aux  véritables  ,en  ce  que  lorfqu'on  les  frap- 
pe, elles  ne  rélbnncnt  point,  ôc  que  fi  on  les  applique  auprès  de  l'oreille, 
il  ne  s'y  fait  aucun  bourdonnement. 

On  m'a  apporté  des  débris  d'une  groiïe  boutique,  une  petite  affiette, 
que  j'eftime  beaucoup  plus  que  les  plus  fines  porcelaines,  faites  depuis  mille 
'r""f,"  ans.  On  voit  peint  au  fond  de  l'aifiette  un  Crucifix  entre  la  Sainte  Vier- 
ge &  Saint  Jean:  on  m'a  dit  qu'on  portoit  autrefois  au  Japon  de  ces  porce- 
laines, mais  qu'on  n'en  fait  plus  depuis  feize  à  dix-fept  ans.  Apparemment 
que  les  Chrétiens  dii  Japon  lé  fervoientde  cette  induftrie  durant  la  perfécu- 
tion,  pour  avoir  des  images  de  nos  myfteres:  ces  porcelaines  confondues 
dans  les  caillés  avec  les  autres,  échappoient  à  la  recherche  des  ennemis  de 
la  religion  :  ce  pieux  artifice  aura  été  découvert  dans  la  fuite,  &:  rendu  inu- 
tile par  des  recherches  plus  exactes  :  6c  c'eft  ce  qui  fait  fans  doute  qu'on  a. 
difcontinué  à  King  te  tching  ces  fortes  d'ouvrages. 
Parallèle  On  ell  prefque  auili  curieux  à  la  Chine  des  verres  5c  des  criftaux  qui 

àehPorci-  viennent  d'Europe,  qu'on  l'eil:  en  Europe  des  porcelaines  de  la  Chine: 
cependant,  quelque  eftime  qu'en  faflent  les  Chmois,  ils  n'en  font  pas  ve- 
nus encore  jufqu'à  traverfer  les  mers,  pour  chercher  du  verre  en  Europe: 
ils  trouvent  que  leur  porcelaine  eft  plus  d'ufagc  :  elle  fouffre  les  liqueurs 
chaudes:  on  peut  tenir  une  tafle  de  thé  bouillant  fans  fe  brûler,  fi  on  la 
fçait  prendre  à  la  Chinoife ,  ce  qu'on  rie  peut  pas  faire,  même  avec  une 
talTe  d'argent  de  la  même  épaifleur,  6c  de  la  même  figure:  la  porcelai- 
ne a  fon  éclat  aiufi  que  le  verre:  6c  fi  elle  eft  moms  tranfparente,  elle  eft 
aufli  moins  fragile.  Ce  qui  arrive  au  verre  qui  eil  fiit  tout  récemment ,  ar- 
rive pareillement  à  la  porcelaine  :  rien  ne  marque  mieux  une  confticution^- 
de  parties  à  peu-près  fembkbles:  la  bonne  porcelaine  a  un  fon  clair  comme 
le  verre:  fi  le  verre  fe  taille  avec  le  diamant, on  fe  fcrt  auili  du  diamant  pour 
réunir  enicmble,6c  coudre  en  quelque  forte  des  pièces  de  porcelaine  cafrée|: 
c'eft  même  un  métier  à  la  Chine  :  on  y  voit  des  ouvriers  uniquement  occu- 
pez à  remettre  dans  leurs  places  des  pièces  hrifées  :  ils  fc  fervent  du  diamant,, 
comme  d'une  aiguille,  pour  fxire  de  petits  trous  au  corps  de  la  porcelaine,, 
où  ils  entrelaffent  un  fil  de  Icton  très-délié,  6c  par  là  ils  mettent  la  por- 

ce:^ 


laine    avec 
le  l'crre. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  24/ 

cekine  en  état  de  fervir,  fans  qu'on  s'apperçoive  prefque  de  l'endroit  où  el- 
le a  été  caflee. 

J'aurai  fans  doute  fait    naître  un  doute  que  je  dois  éclaircir  :    j'ai  dit    Ufages  des 
qu'il  vient  fans  cefTe  à  King  te  tching  des  barques  chargées  de  Pe  tim  tse  &  de   f  ^^"^  ^^ 
Kaolin:  &  qu'après  les  avoir  puririez,  le  marc  qui  en  relie,  s'accumule  i\  la    lajne"'^'^*" 
longue,  &  forme  de  fort  grands  monceaux.    J'ai  ajouté  qu'il  y  a  trois  mil- 
le fourneaux  â  Kmg  te  tching^  que  ces  fourneaux  fe  remplilîent  de  caifles  6c 
de  porcelaines  :  que  ces  caifles  ne  peuvent  fervir  au  plus  que  trois  ou  quatre 
fournées,  Se  que  fouvent  toute  une  fournée  eft  perdue.   Il  cft  naturel  qu'on 
me  demande  après  cela,  quel  eft  l'abyfme,  où  depuis  près  de  treize  cens  ans 
on  jette  tous  ces  débris  de  porcelaines,  6c  de  fourneaux  ,  fans  qu'il  ait  en- 
core été  comblé. 

La  fituation  même  de  King  te  tching,  6c  k manière  dont  on  l'a  conftruit,.  Premier 
donneront  l'éclaii-ciflèment  qu'on  fouhaitte.  King  te  tching  qui  n'étoit  pas  Ufage. 
fort  étendu  dans  fes  commencemens  ,  s'eft  extrêmement  accru  par  le 
grand  nombre  des  édifices  qu'on  y  a  bâti  ,  6c  qu^on  y  bâtit  enco- 
re tous  les  jours  :  chaque  édifice  eft  environné  de  murailles:  les  briques 
dont  ces  murailles  font  conftruites ,  ne  font  pas  couchées  de  plat  les  unes 
fm-  les  autres,  ni  cimentées  comme  les  ouvrages  de  maçonnerie  d'Europe: 
les  murailles  de  la  Chine  ont  plus  de  grâce  6c  moins  de  folidité.  De  lon- 
gues 6c  de  larges  briques  incruifent,  pourainfi  dire,  la  muraille:  chacune 
de  ces  briques  en  a  une  à  Ça  cotez  :  il  n'en  paroît  que  IJextrémiré  à  fleur  de 
la  brique  du  milieu,  6c  l'une  6c  l'autre  font  comme  les  deux  éperons  de  cet- 
te brique.  Une  petite  couche  de  chaux  mile  autour  de  la  brique  du  mi- 
lieu, lie  toutes  ces  briques  enfemble:  les  briques  font  difpoiées  de  la  même 
manière  au  revers  de  la  muraille:  ces  murailles  vont  en  s'étreciflaiit,  à  me- 
fure  qu'elles  s'élèvent  :  de  forte  qu'elles  n'ont  gueres  au  haut  que  la  longueur 
ôc.  la  largeur  d'une  brique:  les  éperons,  ou  les  briques  qui  ibnt  en  travers,' 
ue  répondent  nulle  part  à  celles  du  côté  oppofé.  Par-là  le  corps  de  la  mu- 
raille eft  comme  une  efpèce  de  coffre  vuide.  Qiiand  on  a  fait  deux  ou  trois 
rangs  de  briques  placées  fur  des  fondemens  peu  profonds ,  on  comble  le 
corps  de  la  muraille  de  pots  caliez,  fur  lefquels  on  verfe  de  la  terre  délayée* 
en  forme  de  mortier  un  peu  liquide.  Ce  mortier  lie  le  tout,  6c  n'en  fait 
qu'une  mafTe,  qui  ferre  de  toutes  parts  les  briques  de  traverfe,  6c  cel- 
les-ci ferrent  celles  du  milieu,  lefquelles  ne  portent  que  fur  l'épaifleur  des 
briques  qui  font  au-defTous. 

De  loin  ces  murailles  me  parurent  d'abord  faites  de  belles  pierres  grifes, 
quarrées,  6c  polies  avec  le  cifeau.  Ce  qui  eft  furprenant,  c'eft  que  lî  l'on 
a  foin  de  bien  couvrir  le  haut  de  bonnes  tuiles,,  elles  durent  jufqu'à  cent  ans. 
A  la  vérité  elles  ne  portent  point  le  poids  de  la  charpente,  qui  eft  foûtenuc 
par  des  colomnes  de  gros  bois:  elles  ne  fervent  qu'à  environner  les  bâtimens 
6c  les  jardins.  Si  l'on  elTliyoït  en  Europe  de  faire  de  ces  fortes  de  murailles 
à  la  Chinoifc,  on  ne  laiflèroit  pas  d'épai-gner  beaucoup ,  fur-tout  en  cer- 
tains endroits. 

On  voit  déjà  ce  que  deviennent  en  partie  les  débris  de  la  porcelaine  6c  Sf  rond 
H  h   2,  des    Ufage. 


.^4(5  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

des  fourneaux.  Il  faut  ajouter  qu'on  les  jette  d'ordinaire  fur  les  bords  de  la 
rivière  qui  palîe  au  bas  de  King  :e  tcbing  :  il  arrive  par-là  qu'à  la  longue  on 
ga^^nc  du  terrain  fur  la  rivière  :  ces  décombres  humectés  par  la  pluye,  ôc 
battus  par  les  paffiins,  deviennent  d'abord  des  places  propres  à  tenir  le  mar- 
ché :  enfuite  on  en  fait  des  rués.  Outre  cela  dans  les  grandes  cniës  d'eau , 
la  rivière  entraîne  beaucoup  de  ces  porcelaines  brifées  :  on  diroit  que  fon  lit 
en  ell  tout  pavé,  ce  qui  ne  laifle  pas  de  rèjoiiir  la  vûë.  De  tout  ce  que  je 
viens  de  dire,  il  eft  aiiè  déjuger  quel  eft  l'abyfme:  où  depuis  tant  de  fie- 
clés  on  jette  tous  ces  débris  de  fourneaux  5c  de  porcelaines. 

Des  Soyeries, 

Des  Goyc-    f^^  "EST  de  la  Grèce  que  l'Italie  reçut  autrefois  le  riche  préfent  de  la 
cics.  \j  foye  ,   laquelle  fous  les  Empereurs  Romains  fe  vendoit  au  poids  de 

l'or.  La  Grèce  en  étoit  redevable  aux  Perfans,  6c  ceux-ci,  félon  les  au- 
teurs qui  ont  écrit  avec  le  plus  de  fincérité,  ainfi  que  le  marque  M.  d'Her- 
belot,  avouent  que  c'ell:  originairement  de  la  Chine,  qu'ils  ont  eu  la  con- 
noiflance  des  vers  à  foye,  &  qu'ils  ont  appris  l'art  de  les  élever. 

Il  feroit  difficile  de  trouver  des  mémoires  d'un  tems  aufli  reculé  que  ceux 
LaDécou-  de  la  Chine ,  où  il  foit  fait  mention  des  vers  à  foye.  Les  plus  anciens  ecri- 
vertc  de  ^ains  de  cet  Empire ,  en  attribuent  la  découverte  à  une  des  femmes  de 
Q\Àlnn-^  l'Empereur  Hoang  ti ,  nommée  Si  ling ,  &  furnommèe  par  honneur  Tuefi 
bucc.  fei.  ■ 

Jufqu'au  tems  de  cette  Reine,  quand  le  pays  écoit  encore  nouvellement 
défriché,   les  peuples  employoient  les  peaux  des  animaux  pour  fe  vêtir: 
mais  ces  peaux  n'étant  plus  iùiïifantes  pour  la  multitude  des  habitans,  qui 
fc  multiplièrent  extraordinairement  dans  la  fuite,  la  néceffité  les  rendit  in- 
duftrieux  :    ils  s'appliquèrent  à  faire  des  toiles  pour  fe  couvrir:  mais  ce  fut 
à  la  Princefle  dont  je  viens  de  parler,  qu'ils  eurent  l'obligation  de  l'utile  in- 
vention des  foyeries.    ' 
DesiTipé-       Enfuite  les  Impératrices,  que  les  auteurs  Chinois  nomment  félon  l'ordre 
ratrices  de   (}cs  Dynafties ,  fe  firent  une  agréable  occupation  de  faire  éclore  les  vers  a 
élevcn'/*     ^"^y*^  »   ^^  ^^^  élever  ,   de  les  nourrir,  d'en  tirer  la  foye,  6c  de  la  mettre  en 
des  vers  à    ccuvre.  Il  y  avoit  même  un  verger  dans  le  palais,  delliné  à  la  culture  des 
S&ye.  mûriers.     L'Impératrice  accompagnée  des  Reines,   6c  des  plus  grandes 

Dames  de  la  Cour,  fc  rendoit  en  cérémonie  dans  ce  verger,  Se  cueilloit  de 
i'à  main  les  feuilles  de  trois  branches,  que  fes  fuivantes  abbaiflbient  à  fa  por- 
tée. Les  plus  belles  pièces  de  ibye  qu'elle  faifoit  elle-même,  ou  qui  fc  fai- 
foient  par  fes  ordres  6c  fous  fes  yeux ,  ètoient  deftinées  à  la  cérémonie  du 
grand  facrifice  qu'on  ofFroit  au  Chang  ti. 
Leurs  II  eft  à  croire  que  la  poHtique  eut  plus  de  part  que  toute  autre  raifon, 

^"riKiié""^   aux  foins  que  fc  donnoicnt  les  Impératrices.    L'intention  étoit  d'engager 
à  la  Poliii-  P'^ 

que. 


Jcm.j-ll'.  i.A 


ET   DE   LA   TARTARIE  CHINOISE.  247 

par  ces  grands  exemples,  les  Princefles,  les  Dames  de  qualité,  6c  généra- 
lement  tout  le  peuple  ,  à  élever  des  vers  à  ibye:  de  même  que  les  Empe- 
reurs,, pour  ennoblir  en  quelque  forte  l'agriculture,  &  exciter  les  peuples 
à  des  travaux  fi  pénibles,  ne  manquent  point  au  commencement  de  chaque 
Printems ,  de  conduire  en  pcrfonne  la  charuc  ,  &  d'ouvrir  en  cérémonie 
quelques  filions,  6c  d'y  iémcr  des  grains.  L'Empereur  régnant  obferve  en- 
core cet  ufage. 

Pour  ce  qui  eft  des  Impératrices,  il  y  a  du  tems  qu'elles  ont  cefle  de  s'ap- 
pliquer au  travail  de  la  ibye.  On  voit  néanmoins  dans' l'enceinte  du  palais  de 
l'Empereur, un  grand  quartier  rempli  de  maiibns,  oii  eft  l'Eglife  des  Jéfui- 
tes  François ,  dont  l'avenue  porte  encore  le  nom  de  chemin  qui  conduit  an  lieu 
dejliné  à  élever  des  vers  à  foye ,  pour  le  divertijfement  des  Impératrices  tsf  dei 
Reines..  Dans  les  livres  de  l'ancien  Philofophe  Mencius ,  on  trouve  un 
fage  règlement  de  police  fait  fous  les  premiers  régnes,  qui  détermine  l'efpâ- 
ce  deftiné  à  la  culture  des  mûriers  ,  félon  l'étendue  du  terrain  que  chaque 
particulier  pollcde. 

Ainfi  l'on  peut  dire  que  la  Chine  eft  le  pays  de  la  foye:  il  femble  qu'elle  La  Chine 
foit  inépuifable  :  outre  qu'elle  en  fournit  à  quantité  de  nations  de  l'Afie  ôc  eft  vérita- 
d'Europe,   l'Empereur,  les  Princes,  les  Domeftiques,  les  Mandarins,  les   blementle 
gens  de  lettres  ,    les  femmes ,  6c  généralement  tous  ceux  qui  font  tant  foit  soye,  ^ 
peu  à  leur  aife,  portent  des  habits  de  ibye,    6c  font  vêtus  de  fatin  ou  de  da- 
mas. Il  n'y  a  guercs  que  le  petit  peuple,  ou  les  payfans,  6c  les  gens  de  la 
campagne,  qui  s'habillent  de  toiles  de  coton  teintes  en  couleur  bleue. 

Qaoique  plufieurs  provinces  de  cet  Empire  fourniflént  de  parfaitement   D'oùvien- 
belles  foyes  ,   celle  qui  vient  àc  \'x  ^xovïncç.  àt  Tche  kiang^  eft  fans  compa-    Y"^b"l  ' 
raifon  la  meilleure  6c  la  plus  fine.  Les  Chinois  jugent  de  la  bonne  foye  par   soycs. 
fa  blancheur,  par  fa  douceur,  6c  par  fa  fineflc.  Si  en  la  maniant  elle  eft  ru- 
de au  toucher  ,    c'cft  un  mauvais  figne.  Souvent  pour  lui  donner  un  bel 
œil,  ils  l'apprêtent  avec  une  certaine  eau  de  ris  mêlée  de  chaux  qui  la  brû- 
le, 6c  qui  fiit  que  l'ayant  tranfportée  en  Europe,  on  ne  peut  la  mouiller. 
Il  n'en  eft  pas  de  même  de  celle  qUi  eft  pure,  car  rien  n'eft  plus  aîfé  à 
mouliner.   Un  ouvrier  Chinois  moulinera  cette  foye  pendant  plus  d'une 
heure,   fans  s'arrêter,  "c'eft-à-diie,  fans  qu'aucun  fil  fe  caflé.  Aufli  l'on  ne 
peut  rien  voir  ni  de  plus  beau,,  ni  de  plus  net. 

Les  moulins  dont  ils  fe  fervent ,   (ont  bien  difterens  de  ceux  d'Europe,   Des  Mou- 
8c  beaucoup  moins  embarrafians.    Deux  ou  trois  méchans  dévidoirs  de  bam-   Uns  à 
hou  avec  un  roiiet  leur  fuffifent.  Il  eft  furprenant  de  voir  quelle  eft  la  fîin-   ^"i"'^' 
plicité  des  inftrumens,  avec  lefqucls  ils  font  les  plus  belles  étoffes. 

On  trouve  à  Canton  une  aàitre  efpèce  de  foye  qui  vient  du  T'ong  king^   Falcifîci- 
mais  elle  n'eft  pas  comparable  a  celle  que  fournit  la  province  de  T'che  kiang,   tion  au 
pourvu  néanmoins  que  celle-ci  ne  foit  pas  trop  humide,  6c  c'eil  ii  quoi  il  ^^i^^  'l'-"  '^ 
faut  prendre  garde ,  en  fe  donnant  le  foin  d'ouvrir  les  paquets  :   car  les  Chi-     °'^^" 
nois,,qui  d'ordinaire  cherchent  à  tromper,   mettent  quelquefois  dans  le 
Gœur  du  paquet  un  ou  deux  échcveaux  de  groflc  foj^e,  bien  diftercnte  de 
celle  qui  paroît  au-defllis, 

G'eft 


Du  Lieu 
où  le  fabri- 
quent les 
plus  belles 
étoffes   de 
Soye. 


Etoffes  de 
Soye  lei 
plus  ordi- 
saires. 


Autres 
inconnues 
en  Euro- 
pe. 


248  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

C'eft  de  cette  foye  que  les  plus  belles  étoffes  fc  travaillent  dans  la  provin- 
ce de  Kiang  nan:  car  c'eft  dans  cette  province  que  la  plû-part  des  bons  ou- 
vriers fe  rendent ,  &  c'eft  elle  qui  fournit  à  l'Empereur  toutes  celles  qui 
font  à  Ton  uiagc,  6c  dont  il  fait.préfent  aux  Grands  8c  aux  Seigneurs  de  la 
Cour.  Le  grand  commerce  qui  fe  fait  à  Canton,  où  tous  les  Etrangers  abor- 
ilcnt,  ne  laifle  pas  d'y  attirer  auflî  un  grand  nombre  des  meilleurs  ouvriers. 
Ils  feroicnc  des  étoffes  auffi  riches  qu'en  Europe,  s'ils  étoient  fûrs  d'en 
avoir  le  débit  :  ils  fe  bornent  d'ordinaire  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  fimple,  parce 
que  les  Chinois  s'attachent  plus  volontiers  à  ce  qui  cft  utile,  qu'a  ce  qui  eft 
agréable. 

Ils  font  à  la  vérité  des  étoffes  d'or  :  mais  ils  ne  paffent  pas  leur  or  par  la 
£liére ,  afin  de  le  retordre  avec  le  fil  ,  comme  on  fait  en  Europe:  ils  fe 
contentent  de  dorer  une  longue  feuille  de  papier,  qu'ils  coupent  en  très-pe- 
tites bandes,  dont  ils  enveloppent  la  foye  avec  beaucoup  d'adreffe. 

Ces  étoffes  font  très-belles  en  fortant  des  mains  de  l'ouvrier,  mais  elles 
ne  font  point  de  ii  longue  durée,  &  ne  peuvent  gueres  fervir  aux  vêtemens, 
parce  que  l'air  6c  l'humidité  terniffent  bientôt  l'éclat  de  l'or  :  elles  ne  font 
gueres  propres  qu'à  faire  des  meubles  &  des  ornemens  d'Eglife.  Il  n'y  a  que 
les  Mandarins  ou  leurs  femmes  qui  s'habillent  de  ces  fortes  d'étoffes,  ce  qui 
eft  même  très-rare. 

Les  pièces  de  foye  dont  les  Chinois  fe  fervent  davantage,  font  les  gazes 
unies  Se  à  fleurs,  dont  ils  fe  font  des  habits  d'Eté;  des  damas  de  toutes 
les  fortes  £c  de  toutes  les  couleurs  :  des  latins  rayez  :  des  fatins  noirs  de 
Nan  king:  des  taffetas  à  gros  grains  ,  ou  petites  moheres,  qui  font  d'un 
très-bon  ufage:  diverfes  autres  fortes  de  taffetas,  les  uns  a  fleurs  qui 
reffemblent  a  du  gros  de  Tours ,  d'autres  dont  les  fleurs  font  à  jour,  com- 
me de  la  gaze:,  quelques  autres  qui  font  ou  rayez  6c  de  fort  bon  goût, "ou 
iafpez,ou  piquez  à  rofettes,  6c'c.  du  crépon,  des  brocarts,  des  pannes,  Se 
iiifterentes  fortes  de  velours.  Celui  qui  cft  teint  en  cramoify  fe  vend  plus 
cher.,  mais  il  eft  aifé  d'y  être  trompe.  Un  moyen  de  découvrir  la  frau- 
de, c'eft  de  prendre  du  jus  de  limon  mêlé  avec  de  la  chaux,  8c  d'en  répan- 
dre quelques  gouttes  en  "diff'érens  endroits  :  fi  la  couleur  change,  c'eft  fignc 
qu'elle  eft  lauffe. 

Enfin  les  (Chinois  font  une  infinité  d'autres  étoffes  dont  les  noms  font  in- 
connus en  Europe.  Mais  il  y  en  a  de  deux  fortes,  qui  font  parmi  eux  d'un 
ufage  plus  ordinaire. 

le.  Une  forte  de  iatin  plus  fort  &  moins  luftré  que  celui  qui  le  fait  en 
Europe,  Se  qu'ils  nomment  touan  t[e.  Il  eft  quelquefois  uni,  Sc d'autres 
fois  on  le  diverfifie  par  des  fleurs,, "des  arbres,  des  oyfeaux,  des  papil- 
lons, Sec. 

-  1°.  Un  taffetas  particulier  qu'ils  appellent  T'chcou  tse  ,  dont  ils  fe  font 
des  caleçons  Se  des  doublures.  Il  cft  ferré.  Se  pourtant  fi  pliant,  qu'on 
peut  le  doubler  Se  le  preffcr  de  la  main,  fans  lui  fiire  pVendre  de  pli  :  on  le 
lave  même  comme  de  la  toile,  lans  que  pour  cela  il  perde  beaucoup  de  ion 
luûre. 

Le.'s 


Jbrn  ir.P.j.48. 


ET  DE  LA  TARTARIE    CHINOISE.  24$ 

î.es  ouvriers  Chinois  donnent  le  lullre  au  Tcbeou  tfe  ou  taffetas,  avec  de  Du  Lurtre 
•la  graille  de  marlbuin  de  rivière,  qu'ils  nomment  Ktmg  tchu^  c'ell-à-dirc,   des  étoffes 
cochon  du  fleuve  Tang  tfc  kiang.     Car  on  voit  dans  ce  grand  fleuve,  à  plus  '■^^  ^°y^'. 
de  60.  lieues  de  la  mer,  des  maribuins,  moins  gros  à  la  vérité  que  ceux  de 
l'océan,  mais  qui  dans  l'eau  douce  vont  par  troupes,  &  à  la  file,  ôc  qui  font 
les  mêmes  lauts  &  les  mêmes  évolutions  qu'en  pleine  mer. 

On  purifie  cette  graifle  en  la  lavant,  &c  en  la  faifant  cuire:  enfuite  avec 
une  brofle  fine,  on  en  donne  au  taffetas  des  couches  de  haut  en  bas  en  un 
même  iens  5c  du  leul  côte  qu'on  veut  lulbcr.  Qiiand  les  ouvriers  travail- 
lent la  nuit,  ils  ufent  à  leurs  lampes  de  cette  graifle  fondue,  au  lieu  d'huile. 
Son  odeur  délivre  de  mouches  le  lieu  où  ils  travaillent,  ce  qu'on  regarde 
comme  un  grand  avantage,  car  ces  inléétes,  en  fe  plaçant  fur  l'ouvrage, 
lui  font  fort  dommageables. 

La  province  de  Cha»  long  fournit  une  foye  particulière,  qui  fe  trouve  en  ^elaSoyç 
quantité  fur  les  arbres  &  dans  les  campagnes:  elle  fe  file,  &;  l'on  en  fait  u-  ^/„,^  "" 
ne  étoffe,  nommée  Kien  tcbeou.  Cette  foye  ell  produite  par  de  petits  in- 
feéles  qui  refîemblent  affez  aux  chenilles  :  ils  ne  la  tirent  pas  en  rond ,  ni 
en  ovale, comme  font  les  vers  à  foye  :  mais  en  fils  très- longs:  ces  fils  s'atta- 
chent aux  arbriffeaux  6c  aux  buiffons,  félon  que  le  vent  les  pouffe  d'un  côté 
ou  d'autre.  On  amaffe  ces  fils, 6c  on  en  fait  des  étofics  de  loye  qui  font  plus 
groffiéres ,  que  celles  qui  fe  font  de  la  foye  filée  dans  les  maifbns  :  mais  auf- 
fi  ces  vers  font  iauvages  ,  6c  ils  mangent  indifféremment  les  mûriers  6c 
les  feuilles  des  autres  arbres.  Ceux  qui  ne  s'y  connoiffent  pas,  pren- 
droient  ces  étoftes  pour  de  la  toile  roufîé,  ou  pour  un  droguet  des  plus 
grofilers. 

Les  vers  qui  filent  cette  foye,  font  de  deux  efpèces:  la  première  qui  efl  Des  Vers 
beaucoup  plus  groffe  èc  plus  noire,  que  nos  vers  à  foye,  ie  nomme  Tfouen  P'"'*;"' 
kien:  la  féconde  qui  efl  plus  petite,  fe  nommt  Tiao  kien.     Le  cocon  de  la   t'eSoye"" 
première  eff  d'un  gris  roufleâtre:   celui  de  l'autre  efl  plus  noir.     L'étoffe 
qu'on  en  fait ,  tient  de  ces  deux  couleurs  :  elle  efl  fort  iérrée ,  ne  fe  coupe 
point,  dure  beaucoup,  fe  lave  comme  de  la  toile:  6c  quand  elle  efl  bonne 
les  taches  ne  lagâtent  point,  pas  même  celles  de  l'huile  qui  tombe  deffus. 
Cette  étofl'e  efl  fort  eflimée  des  Chinois,  6c  efl  quelquefois  aulTi  chère  que 
le  fatin,  6c  les  étoffes  de  foye  les  mieux  faites.     Comme  les  Chinois  font 
très-habiles  à  contrefaire,  ils  font  de  f;ux  Kien  tcbeou  avec  le  rebut  de  la 
foye   de   l'che   kiang  ,   6c  il  efl  aifé  d'y  être  trompé ,    fi  l'on  n'y  prend 
garde. 

Depuis  quelques  années  les  ouvriers  de  Canton  fe  font  mis  à  faire  des  ru- 
bans ,  des  bas,  6c  des  boutons  de  foye:  6c  ils  y  réuffîifent  parfaitement  bien 
Les  bas  de  foye,  ne  fe  vendent  qu'un  taèl,  6c  les  plus  gros  boutons  ne  coû- 
tent que<iix  fols  la  douzaine. 

Comme  l'abondance  6c  la  bonté  de  la  foye,  dépendent  beaucoup  de  la  D'où  dé- 
manière  dont  on  élevé  les  vers  qui  la  produifent ,  6c  des  foins  qu'on  fe  don-  penc^enr 
ne  pour  les  nourrir  depuis  le  tems  qu'ils  font  éclos,  jufqu'au  tems  de  leur   'a'^ondan- 
îravail  :  la  méthode  qu'on  obferve  à  la  Chine ,   pourra  devenir  auffi  utile  ho^t^  jj 

^o>»e  II  I  i  qu'elle  la  Soye,  ' 


ip  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 


qu'elle  eft  curieufe.  Un  auteur  de  réputation  qui  vivoit  fous  la  Dynaftie 
des  M!>!g ,  &;  qui  eft  d'une  province,  laquelle  abonde  en  ibyeries,  a  fait  ur» 
aflez.  gros  livre  iur  cette  matière.  Le  Père  Dentrecolles  m'en  a  envoyé 
l'extrait,  dont  j'ai  tiré  ce  qui  m'a  paru  le  plus  propre  à  perfeétionncr  un 
fi  beau  travail ,  &  à  en  aflurer  le  fuccès. 

Comme  la  îbye  n'eft  pas  chère  à  la  Chine,  il  faut  que  les  dépenfes  né- 
ceflaires  pour  la  mettre  en  œuvre,  foient  peu  confidérables.  D'ailleurs 
l'eftime  qu'on  en  fait  en  Europe,  d'où  chaque  année  on  voit  partir  tant  de 
vaifleaux  pour  y  aller  s'en  fournir,  fait  juger  que  de  nouvelles  connoiffan- 
ces  données  par  les  Chinois  fur  un  travail  fi  intéreflant  ,ne  feront  pas  tout- 
à-fait  inutiles. 

Rxtratt  d'un  ancien  Livre  Chinois  ^  qui  en  feigne  la 

manière    d'élever  ^  de  nourrir  les  Vers  à 

fo'ye ,    pour    l'avoir    &'  meilleure  ,    &* 

plus  abondante. 


DesVers  à 
Soyc, 


L 


'Auteur  Chinois  commence  d'abord  par  traitter  de  quelle  manière  on 

doit  cultiver  les  mûriers,  dont  les  feuilles  fervent  de  nourriture  aux 

De  leur  vers  à  foye,  parce  que  ces  inlédes,  dit-il,  de  même  que  les  autres  ani- 
iiourritu-  maux,  ne  font  capables  d'un  travail  utile, qu'autant  que  les  alimens  qu'on 
^^'  leur  donne  ,  font  proportionnez  à  leurs  organes  &  à  leurs  fondtions=     Il 

Des  Mû-  diftingue  deux  fortes  de  mûriers  ,  les  uns  qui  font  véritables ,  8c  qui  le 
riers.  nomment  Sang^  ou  "Ti  fang:  mais  il  ne  faut  pas  s'imaginer  qu'ils  donnent 

de  groffes  mûres,  comlne  en  Europe:  on  n'a  befoin  que  de  leurs  feuilles, 
£c  c'eft  en  vûë  de  faire  pouffer  les  feuilles  en  quantité,  qu'on  s'applique  à 
la  culture  de  ces  arbres. 
Il  y  en  a       II  y  a  d'autres  mûriers  fauvages  qu'on  nomme  'Tche,  ou  Te  fang.   Ce  font 
de  deux      de  petits  arbres  qui  n'ont  ni  la  feuille,  ni  le  fruit  du  mûrier.  Leurs  feuilles 
fortes.        font  petites,  âpres  au  toucher ,  Se  de  figure  ronde,  qui  fe  termine  en  poin- 
te.    Elles  ont  dans  le  contour  des  portions  de  cercle  rentrant.     Le  fruit 
du  Tche  reflemble  au  poivre  ,  il  en  fort  un  au  pied  de  chaque  feuille.     Les 
branches  épineufes  &  épaiffes  viennent  naturellement  en  forme  de  buif- 
fon.     Ces  arbres  veulent  être  fur  des  coteaux,  &  y  former  une  efpèce  de 
forêt. 
Vers  à  II  y  a  des  vers  à  foye  qui  ne  font  pas  plutôt  éclos  dans  la  maifon,  qu'on 

Soye  cam-  les  porte  fur  ces  arbres,  où  ils  fe  nourriffent,  6c  font  leurs  coques.     Ces 
pagaards.     ^^^.^  campagnards  &  moins  délicats,  deviennent  plus  gros  &  plus  longs  que 
les  vers  domclliques;  6c  quoique  leur  travail  n'égale  pas  celui  de  ces  der- 
niers, il  a  pourtant  Ion  prix  Sc  ion  utilité,  comme  on  le  peut  juger  de  ce 
que  j'ai  dit  de  Vétoffc  nommée  Kien  tcbeon.  C'cft  de  la  foye  produite  par  ces 

vers 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  ip 

vers,  qu'on  fait  les  cordes  des  inflrumens  de  mufîque,  parce  qu'elle  eft  for- 
te &  railbnnante. 

Au  refte,  il  ne  faut  pas  croire  que  ces  arbres  l^che,  ou  mûriers  fauvages    Des  Mû- 
ne  demandent  aucun  foin,  6c  qu'il  fuffife  de  les  charger  de  vers  à  foye.     Il    f'^"  *"»*•- 
faut  ménager  dans  ces  petites  forêts  quantité  de  fentiers  en  forme  d'allées,    ^'^*^'' 
afin  de  pouvoir  arracher  les  mauvailës  herbes  qui  croiiTent  fous  les  arbres. 
Ces  herbes  font  nuifibles,  en  ce  qu'elles  cachent  des  infeftes,  &  fur-tout 
des  ferpens,  qui  font  friands  de  ces  gros  vers.    Ces  fentiers  font  encore  né- 
ceflaires,  afin  que  les  gardes  parcourent  fans  ccflé  le  bois, ayant  le  jour  une 
perche  à  la  main, ou  un  fufil,pour  écarter  les  oyfeaux  ennemis  de  ces  vers: 
ÔC  battant  la  nuit  un  large  baflm  de  cuivre ,  pour  éloigner  les  oyfeaux  noc- 
turnes.    On  doit  prendre  cette  précaution  chaque  jour  ,  jufqu'au  tems  où 
l'on  recueille  les  coques  travaillées  par  les  vers. 

Ileftàobferver  que  les  feuilles,  aufquelles  les  vers  n'ont  point  touché 
auPrintems,  doivent  être  arrachées  pendant  l'Eté.     Si  on  les  laiflbit  fur  cuUure! 
l'arbre ,  les  feuilles  qui  renaîtroient  le  Printems  fuivant ,  auroient  des  quali-  '  ' 

tez  veneneufes  6c  malfaifantes.  On  trouve  dans  un  livre  Chinois  lur  les  plan- 
tes, la  circulation  de  leur  fuc  clairement  exprimée.  On  juge  fans  doute 
que  ce  fuc  qui  circule,  6c  qui  des  vieilles  feuilles  couleroit  dans  la  matrice, 
nuiroit  par  fa  groflléreté  à  la  fève,  qui  monte  de  la  racine  de  l'arbre  juf- 
qu'à  l'extrémité  de  fes  branches. 

Pour  rendre  les  arbres  'tche  plus  propres  à  nourrir  des  vers  domeftiques ,  il 
eft  bon  de  les  cultiver  à  peu-près  de  même  que  les  mûriers  véritables.  Il 
eft  fur-tout  à  propos  de  lèmcr  du  mil  dans  le  terroir,  où  on  les  aura  plan- 
té un  peu  au  large.  Le  mil  corrige  l'âpreté  des  petites  feuilles  de  l'arbre 
de  T^che,  qui  deviennent  plus  épaillès  6c  plus  abondantes:  les  vers  qui  s'en 
nourriffent,  travaillent  les  premiers  à  leurs  coques,  6c  leur  foye  en  eft  plus 
forte. 

Peut-être  feroit-on  quelques  découvertes  femblab les  en  Europe,  fi  l'on 
obfervoit  fur  les  arbres  les  coques  de  vers  qui  y  font  attachées.  Il  faudroit 
les  prendre  avant  que  les  vers  fuflent  changez  en  papillons  :  car  quand  ils 
fortent  de  leurs  coques,  ils  n'y  lailTent  pas  leurs  œufs,  que  divers  incidens 
font  périr  en  grande  partie.  Il  fiuidroit  aufïï  ramafler  plufieurs  de  ces  co- 
ques animées  afin  d'avoir  des  papillons  mâles  6c  femelles  :  6c  les  oeufs  étant 
eclos  l'année  fuivante,  on  les  répandroit  fur  les  arbres  d'où  on  les  auroit  ti- 
rez, 6c  ils  s'y  nourriroient  fans  peine.  Il  y  a  apparence  que  c'cft  ainfi  qu'on 
a  fait  à  la  Chine  la  découverte  des  vers  à  foye. 

On  a  fait  une  obfervation  ,  dont  l'auteur  Chinois  ne  parle  point,  6c  qui   Les  FeuiU 
peut  néanmoins  avoir  fon  utilité:  c'cft  qu'au  lieu  de  l'arbre  Ti'^?,  dont  les  |"  ''^ 
feuilles  nourrilTent  les  vers  qui  travaillent  à  la  foye  propre  à  faire  des  Kkn  ^^^^^^^^ 
tcheouy  on  peut  employer  les  feuilles  de  chêne.     Le  feu  Empereur  Cmig  hi   fuppiéer  à 
en  a  fait  l'expérience.     Une  année  qu'il  pafla  l'Eté   6c  l'Automme  à  Gcbo^  cc;i«  du 
en  Tartarie  ,    il  fit  nourrir  des   vers  h  foye  fur  des  chênes  :   fans  doute  Mûncr 
que  c'étoit  des  premières  feuilles  encore  tendres,  que  ces  vers  fe  nourrif-    -"""Sc 
foient. 

Mais  enfin  l'épreuve  en  a  été  fuite,  6c  peut-être  que  fi  on  hazardoit  de 
li  i  met- 


ip  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

mettre  des  vers  à  foye  domeftiques  fur  un  jeune  chêne,  quelques-uns  d'eux 
s'accoûtumeroient  à  ce  genre  de  vie  ruiliquc:  de  même  qu'on  voit  des  en- 
fi;ns  de  famille,  qui  ont  été  élevez  délicatement  ,  s'endurcir  aux  fatigues 
£cà  la  nourriture  du  fimple  foldat.  Des  œufs  qu'ils  produiroient,  on  verroit 
fortir  fans  doute  des  vers  campagnards,  tels  que  ceux  dont  on  tire  la  foye, 
qui  fert  à  feire  le  Kien  tcbeou.     Du  moins  on  pourroit  effayer  fi  ces  premiè- 
res feuilles  de  chêne  feroient  du  goût  des  vers  à  foye  domeftiques:  ôc  fi  ce- 
la étoit,  elles  pourroicnt  fuppléer  a  celles  des  mûriers,  qui  en  certaines  an- 
nées font  plus  tardives. 
Des  Mû-         On  vient  enfuite  aux  mûriers  véritables  :  tout  ce  qu'en  dit  l'auteur  Chi- 
riers  dits      nois,  peut  feréduire  aux. articles  fuivans  :  quelle  eft  la  bonne  ou  la  mauvaife 
véritablts.    gfp^ce  ^q  mûricrs  :  de  quelle  manière  on  peut  les  rendre  meilleurs  par  le 
choix  Se  la  culture  du  terroir,  par  l'adrefle  qu'on  apporte  à  les  effeuiller ,  à 
les  enter,  ôc  fur-tout  à  les  tailler:  enfin  comment  il  faut  s'y  prendre  pour 
multiplier  la  bonne  elpèce. 
Du  Choix       On  doit  rejetter  les  mûriers  qui  commencent  par  poufler  des  fruits,  6c 
des  Mû-      enfuice  des  feuilles,  parce  que  ces  feuilles  font  d'ordinaire  très-petites  6c 
riers.  maliaines,  &  que  d'ailleurs  cette  efpèce  de  mûriers  n'eft  pas  de  longue  du- 

rée, &  périt  en  peu  d'années. 

Dans  le  choix  des  jeunes  plans  ,  il  faut  laifler  ceux  qui  ont  la  peau  ri- 
dée ,  parce  qu'ils  ne  produiront  que  des  feuilles  petites  6c  minces.  Au 
contraire  on  doit  fe  fournir  de  ceux  dont  l'écorce  eft  blanche ,  qui  ont  peu 
de  noeuds,  6c  de  grands  bourgeons.  Les  feuilles  en  fortiront  larges  6c  é- 
paiiîès,  6c  les  vers  qui  s'en  nourriront,  produiront  en  leur  tems  des  coques 
ferrées  6c  abondantes  en  foye. 
Qui  font  Les  meilleurs  mûriers  font  ceux  qui  donnent  peu  de  mûres ,  parce  que  le 

les  meil-      fy^  gf]-  nioins  partagé.     Il  y  a  un  moyen,  à  ce  qu'on  afilire  ,   de  les  rendre 
kurs-  ftériles  en  fruits,  6c  féconds  en  feuilles  :  c'eft  de  faire  manger  aux  poules 

des  mûres,  foit  qu'elles  foient  fraîchement  cueillies,  foit  qu'elles  ayent  été 
féchéesau  foleil:  on  raraaflé  la  fiente  de  cette  volaille,  on  la  délaye  dans 
l'eau,  on  met  dans  cette  eau  la  graine  de  mûriers  pom- la  macérer,  après 
quoi  on  la  féme. 
'Des  Mû-         On  diftingue  en  général  deux  bonnes  efpèces  de  mûriers,  qui  ont  pris 
ricrsappcl-    leurs  noms  de  la  province,  d'où  ils  font  fortis  originairement.     Les  uns  fe 
Jés  Kmi       nomment  King  fang  :  king  eft  le  nom  d'une  contrée  de  la  province  de  Hou 
''"*^'  quang.     Ses  feuilles  font  minces  6c  peu  pointues,  6c  reflemblent  en  petit 

dans  leurs  contours  aux  feuilles  de  courge.  La  racine  eft  durable,  6c  le  cœur 
du  tronc  folide.     Les  vers  nourris  de  ces  feuilles  filent  une  foye  forte,  6c 
très-propre  à  fiire  le  cha  6c  le  lo  cba  *.  Les  feuilles  du  King  conviennent  fur 
tout  aux  vers  nouvellement  cclos  :  car  chaque  âge  a  une  nourriture  qui  lui 
eft  proportionnée,  6c  dont  il  s'accommode  mieux. 
DesMù-         Les  mûriers  de  Lou^  ancien  nom  de  la  province  de  Chan  tong.,  ne  font 
iiers  de       pas  chargez  de  mûres:  leur  tronc  s'allonge, leurs  feuilles  font  grandes,  for- 
■^"''  tes,  fermes,  rondes,  épaifles,  pleines  de  fuc  :  les  branches  font  faines  6c 

*"  C'eft  une  e''pècc  de  gâïe  &  de  ctefpe  qui  a  du  corps. 


ET    DE   LA    TARTARIE    CHINOISE.  25-3 

vigoureufes,  mais  la  racine  6c  le  cœur  ne  font  pas  folides  ôc  de  durée  .-quoi- 
que leurs  feuilles  ibicnt  bonnes  pour  tout  âge  ,  elles  iont  néanmoins  plus 
propres  à  nourrir  les  vers  qui  l'ont  déjà  un  peu  grands. 

Parmi  ces  fortes  de  mûriers,  il  yen  a  qui  pouilent  des  feuilles  de  très- 
bonne  heure  :  ce  font  ceux-là  qu'il  faut  choiiir  pour  les  avoir  près  de  fa  mai- 
fon,  afin  de  pouvoir  plus  aifcmcnt  en  préfcrver  le  pied  des  méchantes  her- 
bes,  le  fumer,  l'arrofer  dans  les  tems  de  fécherelîb,  &  avoir  comme  à  fa 
main  les  premières  provifions  de  vivres  pour  ces  précieux  infeâcs. 

Les  jeunes  arbriflcaux  qu'on  a  trop  effeiiillez  avant  qu'ils  euflent  trois  ans, 
fe  reffentent  dans  la  fuite  de  cet  cpuifement  :  ils  deviennent  foiblcs  &  tardifs. 
Il  en  arrive  de  même  à  ceux  dont  on  ne  coupe  pas  bien  net  les  feuilles  6c 
les  branches,  qu'on  emporte  tout  effeuillées.  Qiiand  ils  ont  atteint  trois 
ans,  ils  font  dans  leur  grande  vigueur, mais  ils  commencent  à  la  perdre  vers 
l'âge  de  cinq  ans,  lorfque  leurs  racines  s'entrelaflent.  Le  remède  qu'on  y 
apporte,  c'ell  de  déchaulTer  ces  arbres  vers  le  Printems,  de  couper  les  raci- 
nes trop  entrelaflées,  6c  de  les  couvrir  enfuite  d'une  terre  préparée,  qui  fe 
lie  aifément  par  le  foin  qu'on  prend  de  l'arrofer. 

Quand  ils  vieilliflent,  il  y  a  un  art  de  les  rajeunir:  c'efl:  découper  tou-  -Art  de 
tes  les  branches  épuifées ,  6c  d'y  enter  des  jets  bien  fains  :  il  fe  glifle  parla  rajeunir  les 
dans  tout  le  corps  de  l'arbre  un  ferment  qui  fe  vivifie:  c'ell  au  commence-   ^lûricrs. 
ment  de  la  féconde  lune  qu'il  faut  enter,  c'eft-à-dire,  au  mois  de  Mars. 

Pour  empêcher  que  ces  arbres  ne  languiflènt,  il  faut  examiner  de  tems 
en  tems  fi  de  certains  vers  ne  les  ont  pas  percez,  pour  y  dépofer  leurs  fe- 
mences.  On  fait  mourir  ces  vers,  en  y  infinuant  un  peu  d'huile  du  fruit 
de  l'arbre  Tong.  Toute  autre  huile  forte  produiroit  fans  doute  le  même 
effet. 

Le  terroir  convenable  aux  mûriers  ne  doit  être  ni  fort  ni  trop  dur.  Un  ^"  '^^''' 
champ  qui  a  demeuré  long-tems  en  friche,  6c  qu'on  a  nouvellement  la-  venable"' 
bouré,  y  eft  très- propre.  aux  Mù- 

Dans  les  provinces  de  Tche  kiang^  6c  de  K'iang  nan^à'oix  vient  la  meilleu-  "«'s. 
re  foye,  on  a  foin  d'engraiffer  la  terre  de  la  boue  qu'on  tire  des  canaux, 
dont  le  pays  eft  coupé,  6c  qu'on  nettoyé  tous  les  ans.  On  peut  y  employer 
les  cendres  ^  la  fiente  des  animaux  ,  fans  oublier  celle  des  vers  à  foye. 
Les  petits  légumes  qu'on  féme  entre  ces  arbres,  ne  leur  font  aucun  tort, 
pourvu  néamoins  qu'on  foit  attentif  à  ne  pas  labourer  la  terre  près  de  l'ar* 
bre,  car  le  foc  endommageroit  les  racines. 
^  Mais  voici  ce  qu'il  y  a  de  principal,  6c  ce  qui  apporte  le  plus  de  profit; 
c'cft  d'avoir  l'œil  à  ce  que  les  mûriers  foient  taillez  à  propos,  6c  par  une 
main  habile:  l'arbre  en  eft,  6c  plutôt,  6c  plus  chargé  de  feuilles:  ces  feuil- 
les font  mieux  nourries,  6c  d'un  goût  plus  propre  à  réveiller  l'appétit  des 
vers.  On  ne  doit  pas  craindre  d'éclaircir  les  branches,  6c  fur  tout  celles 
du  cœur  de  l'arbre:  afin  d'y  laifier  une  place  vuide  6c  libre.  Celui  qui  elt 
chargé  de  faire  la  provifion  des  feuilles,  étant  placé  dans  le  centre  de  l'ar- 
bre, les  cueille  bien  plus  commandement.  Il  ramaffe  plus  de  feuilles  en  un' 
jour,  qu'un  autre  qui  n'auroit  pas  pris  cette  précaution,  n'en  ramafferoit. 
an  plufieurs  jours.     Ce  qui  n'eft  pas  une  petite  épargne, 

li  i,  D'ail- 


ij-4  DESCRIPTION    DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

D'ailleurs  quand  les  vers  font  affamez,  on  ne  court  point  le  rifque  de  les 
faire  louiVrir  de  h  faim  :  leur  repas  eil:  bien  plutôt  préparé  ,  que  s'il  falloit 
faire  la  provilîon  de  feuilles  fraîches,  fur  un  mûrier  épais  comme  un  buif- 
fon.  Pour  faciliter  la  cueillette  autour  de  l'arbre ,  on  fe  fert  d'une  échelle 
fourchce,  qui  fe  foutient  elle-même  fass  appuyer  fur  le  mûrier,  de  crainte 
de  lui  nuire.  Notre  auteur  prétend  qu'un  mûrier  bien  taillé  en  vaut  deux 
autres,  6c  rend  un  double  profit. 
Du  tems  C'ell  au  commencement  de  Janvier,  ou  dans  tout  ce  mois  là  qu'on  taille 

de  les  tail-    les  mûriers:  on  les  taille  de  même  façon  qu'on  taille  les  vignes,  ôc  en  par- 
'«'■•  ticulier  les  treilles.      Il  Tuffit  que  les  branches   qu'on  laifle  ayent  quatre 

yeux.     Le  furplus  doit  être  rejette..    On  coupe  entièrement  quatre  fortes 
débranches;  i°.  Celles  qui  font  pendantes  6c  qui  penchent  vers  la  racine, 
z*.  Celles  qui  fe  jettent  en  dedans,  6c  qui  tendent  vers  le  tronc.     5°.  Celles 
qui  font  fourchues ,  6c  qui  fortent  deux  à  deux  du  tronc  de  l'arbre  :  l'une 
de  ces  branches  doit  être  néceffairement  retranchée.  4'.    Celles  qui  d'ail- 
leurs viennent  bien,  mais  qui  font  trop  épaiffes  6c  trop  garnies. 
De  la  ma-        On  ne  laifiera  donc  que  les  branches  qui  fe  jettent  en  dehors  de  l'arbre  :  au 
niéredeles   Printems  fuivant  elles  auront  un  air  vif  6c  brillant,  6c  les  feuilles  qui  auront 
tailler.         jg  ^j^j^  poufle,  avanceront  la  vieilleffe  des  vers,  6c  augmenteront  le  profit 
de  la  foye. 

Notre  auteur  qui  compte  beaucoup  fur  l'art  de  tailler  les  mûriers ,  ainfi 
qu'il  fe  pratique  dans  fon  pays  de  Nan  king,  6c  au  voifinage  de  "tche  kiang, 
dit  hardiment  que  ceux  de  lu  province  de  Chan  tong  qui  en  ufent  autrement, 
devroient  éprouver  cette  méthode,  6c  ne  pas  s'en  tenir  opiniâtrement  à 
leurs  anciennes  pratiques. 
De  la  Sur  la  fin  de  l'Automne,  6c  avant  que  les  fueilles  des  mûriers  jauniflent,il 

Cueillette  f^^-  \q^  cueillir,  les  faire  fécher  au  foleil ,  puis  les  battre  6c  les  brifer  en 
des  Feuil-  p^j-j^^^^  parties,  les  conferver  dans  un  lieu  non  fumé,  6c  même  les  enfer- 
mer dans  de  grands  vafes  de  terre,  dont  on  bouchera  l'ouverture  avec  de 
la  terre  graffe.  Au  Printems  ces  feuilles  brifées  feront  réduites  en  une 
efpèce  de  fiirine.  On  la  donne  aux  ver.s  après  qu'ils  ont  mué.  J'expli- 
querai en  fon  lieu  la  manière  de  la  donner ,  2c  les  bons  effets  qu'elle 
produit. 
Ufage  de  Dans  les  provinces  de  "Tche  kiang  8c  de  Kiang  nan  qui  produifent  la  meil- 
leur°Bois.  leure  foye,  on  eft  attentif  à  empêcher  les  mûriers  de  croître:  on  les  taille 
pour  qu'ils  ne  viennent  qu'à  une  certaine  hauteur.  Les  branchages  qu'on 
ramaffc  avec  foin  ,  font  de  plus  d'un  ulàge:  car  les  Chinois  fçavent  mettre 
tout  à  profit,  i".  Dans  les.  endroits  où  le  bois  eft  rare,  ils  fervent  à  Eiire  du 
feu  pour  chauffer  l'eau,  où  l'on  met  les  bonnes  coques  de  foye,  afin  de  les 
dévider  plus  aifément.  2.\  De  la  cendre  de  ces  branches,  on  en  fait  une  lef- 
fîve,  où  l'on  jette  les  coques  percées  par  les  papillons,  6c  celles  qui  font 
défeclucufcs.  Avec  le  l'ccours  de  cette  Icfîive  où  elles  cuilént,  elles  s'élar- 
giffent  extraordinairement,  6c  deviennent  propres  à  être  filées  pour  faire 
de  la  filofelle ,  ou  être  préparées  pour  la  ouate  qui  tient  lieu  de  coton. 
y.  Enfin  avant  que  de  dcitincr  au  feu  ces  branchages ,  il  y  en  a  qiù  les  dé- 

pouil- 


ET    DE    LA    TARTARIE   CHINOISE.  i^f 

pouillent  de  leur  peau, dont  ils  font  du  papier  qui  eft  aficz  fort  pour  cou- 
vrir les  parafols  ordinaires,  fur-tout  quand  il  cil  huilé  Se  coloré. 

Comme  les  mûriers  vieilliflent,  &  qu'en  vieilliflant  leurs  feuilles  devicn-   Manières 
nent  moins  appetiflantes,  on  doit  avoir  foin  de  les  rcnouveller  :  outre  la   de  renou- 
maniére  de  les  rajeunir  par  Tenture,  comme  je  l'ai  expliqué,  on  le  pro-   ^ellerles 
cure  de  nouveaux  plans,  foit  en  entrelaiîlmt  des  branches  vives  5c  faines   Ma'rkfs'^^ 
dans  de  petites  tonnes  faites  de  deux  pièces  d'un  gros  bambou,  qu'on  rem- 
plit de  bonne  terre:    foit  en  recourbant  au  Printems  de  longues  branches  ^'^''  ^"' 
qu'on  a  laiffées  au  tems  de  la  taille,  £c  qu'on  plonge  par  la  pointe  dans  une   ^''"' 
terre  préparée:  au  mois  de  Décembre  fuivant,   ces  branches  auront  pris 
racine  de  bouture.     Alors  on  les  retranche  du  corps  de  l'arbre  en  les  cou- 
pant adroitement,  6c  on  les  tranfplante  dans  la  faifon. 

On  fémc  auffi  des  graines  de  mûrier:  il  faut  les  choifir  des  meilleurs  ar-   Par   séi 
bres ,  &  du  fruit  qui  vient  au  milieu  des  branches.     Cette  graine  doit  fe    '"'''"' 
mêler  avec  la  cendre  des  branches  qu'on  a  brûlé  :  le  lendemain  on  agite  le 
tout  dans  de  l'eau:  lorfque  l'eau  vient  à  fe  rafleoir,  la  graine  inutile  furna- 

fe  :  celle  qui  va  au  fond  doit  être  féchée  au  foleil ,  puis  on  la  féme  avec 
u  mil  à  parties  égales  6c  mêlées  enfemble.  Le  mil  eft  ami  du  mûrier, 
ôc  en  croilfant  il  le  défend  des  ardeurs  du  foleil  :  car  dans  ces  commcnce- 
mens  il  veut  de  l'ombre.  Lorfque  le  mil  eft  meur,  on  attend  qu'il  fafle  du 
vent ,  6c  alors  on  y  met  le  feu.  Au  Printems  fuivant,  les  mûriers  pouflent 
avec  beaucoup  plus  de  force. 

Quand  les  jets  font  montez  à  une  jufte  hauteur ,  il  faut  en  couper  la  De  l'ff- 
pointe,afin  qu'ils  fe  fournilfent  pai-  les  cotez,  de  même  qu'on  a  foin  de  cou-  Lounire, 
pcr  les  branches  qui  naiflent,  jufqu'à  ce  que  l'arbre  parvienne  à  la  hauteur 
qu'on  fouhaitte.  Enfin  on  tranfplante  ces  jeunes  mûriers  en  différentes 
lignes,  à  la  diftance  de  huit  à  dix  pas.  Chaque  plan  d'une  ligne  fera  éloi- 
gné de  quatre  pas  de  fon  voifin.  Il  faut  éviter  que  les  arbres  d'une  ligne 
ne  répondent  direûement  à  ceux  de  la  ligne  oppofée  :  apparemment  qu'on 
affeftc  ce  défaut  de  fyramétrie,  afin  que  ces  arbres  ne  faflent  pas  de  Tombrc 
les  uns  aux  autres. 

Ce  n'cft  pas  àflez  d'avoir  cultivé  .des  mûriers,    propres   à  fournir  la    Du  Lo-^e- 
nourriture  convenable  aux   vei's  à  foye  ,    il  faut  encore   préparer  à  ces    ment  des' 
précieux  infedes ,    un  logement   qui  foit   conforme  aux   djverfes   fitua-    '^^rs  à 
tions  oii  ils  fe  trouvent,   6c  au  tems   où    ils   font   occupez  de  leur  ou-    ^^'^^' 
vrage.     Ces  habiles  ouvriers  qui  contribuent  de  leur  fubftance,  au  luxe 
êc  à  la  délicatefle  de  nos  habits  6c  de   nos  meubles,  méritent  qu'on  les 
traitte  avec  diftinftion.     Les  richefles  qu'ils  fournifient,  fe  raefurent  fur 
les  foins  qu'on  prend  d'eux:  s'ils  fouffrent,  s'ils  languiflent,  leur  ouvra- 
ge fouffrira  6c  languira  à  proportion. 

Il  y  a  quelques  auteurs  Chinois,  qui  ont  parlé  du  logement  propre  pour  Auteurs 
les  vers  à  foye  :    mais  ils  n'ont  écrit  que  pour  ceux  qui  fuivenr  une  certaine    cjui  ont 
routine,  par  rapport  à  une  petite  quantité  de  foye  proportionnée  à  leur  loi-   écritfur  c« 
fir,  à  leurs  f;cultez  ,   6c  à  leur  étroite  habitation:  car  il  y  a  ccitaines  pro-    ^"J"* 
vinccs,  où  prefque  dans  toutes  les  maifons  on  élève  des  vers  à  Ibye.  L'au- 
teur 


ifô  DESCRIPTION   DE  -L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

leur  qu'on  fuit  ici,  ôcqui  parvint  à  être  un  des  premiers  Miniftres  de  l'Em- 
piie  ,  a  traitté  la  matière  à  fond  ,  &  n'a  écrit  que  pour  les  grands  labora- 
toires, où  l'on  fait  de  la  dépenfe 


Détail  par- 
ticulier à 
cette  occa- 
iluu. 


Conftruc- 
tion  de  la 

Chambre. 


Piécau- 


pour  cette 
Chambre. 


Pour  la 

Chaleur 
qui  lui  cft 
néceflTairc. 


mais  dont  on  elt  dédommagé  dans  la  fui- 
te avec  uiure. 

11  faut ,  dit  notre  auteur,  choîfir  un  lieu  agréable  pour  le  logement  des 
vers  à  foye,  &  avoir  foin  que  ce  logement  foit  un  peu  élevé,  fur  un  terrain 
fec ,  ôc  dans  le  voifinagc  d'un  ruifleau  :  car  comme  il  eft  nécellairc  de  baig- 
ner &  de  laver  plufieurs  fois  les  œufs,  l'eau  vive  eft  celle  qui  convient  da- 
vantage. Le  quartier  où  l'on  bâtira  ce  logement,  doit  être  retiré,  ôc  fur- 
totit  éloigné  des  fumiers,  des  égouts,  des  troupeaux,  &  de  tout  fracas.  La 
mauvaife  odeur,  &C  les  moindres  furprifes  de  frayeur,  font  d'étranges  im- 
preflîons  fur  une  engeance  il  délicate:  l'abboyement  même  des  chiens,  6c 
le  cri  perçant  du  coq,  font  capables  de  les  déranger,  quand  ils  font  nouvel- 
lement éclos. 

On  bâtira  donc  une  chambre  quarrée,  qui  peut  avoir  d'autres  ufages  hors 
de  la  faifon  des  vers  à  foye.  Comme  l'air  y  doit  être  chaud,  on  aura  foin 
que  les  murailles  foient  bien  conditionnées.  L'entrée  fera  tournée  au  Midi, 
du  moins  au  Sud-Elt,  &  jamais  au  Nord.  Il  y  aura  quatre  fenêtres,  une  à 
chaque  coté  de  la  chambre,  pour  admettre  l'air  de  dehors  félon  le  befoin, 
ôc  lui  donner  un  libre  palîage  ;  ces  fenêtres  qu'on  tient  prefque  toujours 
fermées,  feront  d'un  papier  blanc,  &  tranfparent,  parce  qu'il  y  a  des  heu- 
res où  la  clarté  eft  néceflaire ,  &  d'autres  où  il  faut  de  l'obfcurité:  c'eft 
pourquoi  il  eft  à  propos  qu'il  y  ait  des  nattes  mobiles  derrière  les  chaffis. 

Ces  nattes  ferviront  encore  à  défendre  le  lieu  des  vents  contraires,  tels 
que  font  les  vents  du  Sud  Se  de  Sud-Oueft,qui  n'y  doivent  jamais  pénétrer: 
6c  comme  on  a  befoin  quelquefois  d'un  zéphir  rafraîchifTant,  &  que  pour 
cela  il  eft  néceflaire  d'ouvrir  une  des  fenêtres,  fi  c'étoit  dans  un  tcms  ou 
l'air  fût  rempli  de  moucherons  Se  de  couiins,  ce  feroit  autant  de  vers  per- 
dus: s'ils  fe  jettent  fur  les  coques  de  foye,  ils  y  caufent  des  tares,  qui  ren- 
dent la  foye'd'une  diftîcuké  extrême  à  dévider:  le  mieux,  Se  ce  qui  fe  pra- 
tique ordinairement ,  c'eft  de  hâter  l'ouvrage  avant  la  faifon  des  mouche- 
rons. On  ne  doit  pas  être  moins  foigneux  à  défendre  l'entrée  de  la  chambre 
aux  petits  lézards,  6c  aux  rats,  qui  font  friands  des  vers  à  foye,  Sc  pour 
cela  il  faut  fe  pourvoir  de  chats  actifs  &C  vigilans. 

Il  eft  important  ,  comme  on  le  verra  dans  la  fuite,  que  les  œufs  s'éclo- 
fent  en  même  tems,  Se  que  les  vers  dorment,  fe  reveillent,  mangent, 
ôc  muent  tous  enfemble  :  6c  pour  cela  il  faut  que  dans  leur  logement  il 
régne  une  chaleur  toujours  égale  6c  conftante.  Le  moyen  que  notre 
auteur  ftiggcre  pour  l'y  conferver,  c'eft  de  bâtir  aux  quatre  angles  de  la 
chambre,  quatre  efpcccs  de  petits  poêles,  c'eft-à-dire,  des  creux  maçon- 
nez chacun  de  tous  les  cotez,  où  l'on  allume  du  feu:  ou  bien  d'avoir  un 
bon  br.ilîer  portatif  qu'on  promènera  dans  la  chambre  ,  6c  qu'on  retirera, 
lorfqu'on  le  jugera  à  propos.  Mais  ce  brâiler  doit  être  allumé  au  dehors  de 
la  chambre,  &  enfeveli  fous  un  tas  de  cendres:  car  une  fliunme  rouge,  ou 
bleuâtre,  nuit  beaucoup  aux  vers. 

No- 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE»  zf; 

Notre  auteur  voudroit  même  autant  qu'il  eft  poffible,  que  le  feu  qui  é-   Feu  parti- 
chauffe  la  chambre ,  le  fît  de  fiente  de  vache.     Il  confeille  d'en  ramaffer   '^"''^'' 
-pendant  l'Hyver,  de  la  détremper,  de  la  mettre  en  briques,  &  de  la  faire   b°e"aul^' 
lécher  au  foleil.  On  rangera  ces  briques  fur  des  couches  de  bois  dur,  qu'on    Versa 
aura  mis  dans  les  cavitez  maçonnées,  on  y  mettra  le  feu,  lequel  produira  Soye. 
une  chaleur  douce,  ôc  convenable  aux  vers,  qui  fe  plaifent  à  l'odeur  de 
cette  fiente ,  mais  en  prenant  bien  garde  que  la  fumée  ne  pénétre  dans  le  lo- 
gement :  car  ils  neS  peuvent  la  Ibuffrir.     Ce  feu  fe  conferve  long-tems  fous 
les  cendres ,  ce  qui  n'ell  pas  un  petit  avantage.     Enfin ,  pour  préferver  le 
lieu  de  toute  humidité,  fans  quoi  il  y  auroit  peu  de  profit  à  efperer,  il  faut 
que  la  porte  ait  par  dehors  un  pailUflbn  piqué,  qui  empêche  que  la  fraîcheur 
de  l'air  ne  s'y  infînuë. 

Il  s'agit  maintenant  de  meubler  le  logement,  8c  d'y  tenir  prêts  les  inftru-   ^-^  M«u-. 
mens  néccflaires  ,  pour  fournir  aux  befoins  8c  à  l'entretien  des  vers  à  foye.   ^^^  ^-^^ 
On  difpofera  par  étage  neuf  ou  dix  rangs  de  planches,  plus  ou  moins,  à  la  So^ye.* 
diftance  de  neuf  pouces  les  unes  des  autres.  Là  feront  placées  des  clayes  fai- 
tes de  joncs  à  claires  voyes,  en  forte  que  le  petit  doigt  puifle  pafler  dans 
chaque  trou,  afin  que  la  chaleur  du  lieu  y  pénétre  plus  aiiément,  8c  que  la 
fraîcheur  y  fuccéde  de  même.     Ces  divers  étages  feront  rangez  de  telle  ma- 
nière, qu'ils  formeront  une  enceinte  dans  la  chambre  au  milieu,  èc  autour 
de  laquelle  on  puifle  agir.     C'eft  fur  ces  clayes  qu'on  fait  éclore  les  vers,8c 
qu'on  les  nourrit  jufqu'à  ce  qu'ils  foient  prêts  à  faire  leur  foye  :  car  pour 
lors  la  fcéne  change. 

Au  refte,  ces  clayes  étant  comme  le  berceau  de  ces  vermifleaux  extrê- 
mement tendres,  on  y  met  une  cfpèce  de  matelas, dit  le  Chnois,  c'eft-à-di- 
re,  qu'on  y  répand  une  couche  de  paille  féche,  8c  hachée  en  petites  par- 
ties, fur  laquelle  on  étend  une  longue  feuille  de  papier,  qu'on  adoucit  en 
la  maniant  délicatement.  Quand  la  feuille  eil  falie  par  leurs  crottes,  ou 
par  les  relies  de  leur  repas  ,  c'eft- à-dire,  par  les  fibres  des  feuilles  auf- 
quelles  ils  ne  touchent  point,  on  la  couvre  d'un  filet,  dont  les  mailles  don- 
nent un  libre  paflagc  :  on  jette  fur  ce  filet  des  feuilles  de  mûrier ,  dont  l'o- 
deur fait  monter  aufli- tôt  ce  peuple  affamé:  enfuite  on  levé  doucement  le 
filet,  qu'on  place  fur  une  claye  nouvelle,  tandis  qu'on  nettoyé  l'ancienne 
pour  s'en  fervir  une  autre  fois. 

Voilà  bien  des  précautions  à  garder  pour  le  logement  des  vers.  No- 
tre auteur  les  pouflé  encore  plus  loin.  11  veut  qu'autour  du  bâtiment, 
8c  a  peu  de  diftance,  on  élève  une  muraille,  ou  une  épaifle  paliflàde, 
fur-tout  du  côté  de  l'Oueft,  afin  que  fi  l'on  eft  obligé  de  faire  entrer  de 
l'air  de  ce  côté-là,  le  foleil  couchant  ne  donne  pas  fur  les  vers  à  foye. 

Quand  il  s'agit  de  ramaffer  les  feuilles  de  mûrier  ,  il  confeille  de  fe  fer-   Cueil'etfe 
vir  d'un  large  rezeau  ,  qui  s'ouvre,  8c  fe  ferme  à  peu-près  comme  une   des  Fueil. 
bourfe,  afin  que  les  feuilles  ne  foient  pas  étouffées',  8c  que  dans  le  tranfport   '^'' 
leur  humidité  fe  defféchc ,  fans  qu'elle  foit  en  danger  de  le  faner. 

Comme  dans  les  premiers  jours,  après  que  les  vers  font  éclos,  ils  ont  bc-   Mmit^re 
loin  d'une  nourriture  plus  délicate  8c  préparée,   il' veut  qu'on  coupe  les   de  'es 
feuilles  en  petits  filamens  très- déliez  ,  8c  que  pour  cela  on  y  employé  un   P"-'i''irei'- 

rme  n.  Kk  ^  cou- 


Manière 
de  diftin- 
giier  les 
bonsPapil- 
Jons  d'avec 
les  mau- 
vais. 


De  leur 
Multipli- 
cation. 


Des  foin? 
au  tems  de 
la  Ponte 
des  Fcmel- 


25-8  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

couteau  très-affilé,  qui  ne  prefle  pas  les  feuilles  en  les  coupant,  6c  qui  leur 
laifle  toute  la  fincfle  de  leur  goût. 

On  voit  afleî  fouvent  que  les  plantes  dégénèrent ,  &  que  la  fcmence  ne 
répond  pas  à  la  bonté  de  i'a  première  origine:  il  en  arrive  de  même  aux  pa- 
pillons :  il  y  en  a  de  foibles  &  de  languilTans  :  on  ne  doit  pas  en  attendre 
une  poftérité  vigoureufe.  Il  eft  donc  important  de  les  choifîr  :  ce  triage  le 
fait  a  deux  repnies. 

1°.  Avant  qu'ils  foicnt  fortis  de  leurs  coques  ,  6c  c'eft  alors  qu'on  doit 
diflinguer  celles  des  nulles,  6c  celles  des  femelles.  Voici  la  manière  de  les 
connoitrc:  les  coques  un  peu  pointues,  qui  font  ferrées,  fines,  moins 
grandes  que  les  autres,  contiennent  les  papillons  mâles.  Les  coques  plus 
arrondies,  plus  grandes,  plus  cpailfes,  6c  plus  négligées  renferment  les 
femelles.  A  parler  en  général ,  les  coques  qui  font  claires,  un  peu  tranf- 
parentes,  nettes,  6c  folides,  font  les  meilleures. 

r.  Ce  choix  fe  fait  encore  plus  fûrement,  lorfque  les  papillons  en  font 
fortis,  ce  qui  arrive  peu  après  le  quatorzième  jour  de  leur  folitude.  Ceux 
qui  fortent  les  premiers,  6c  qui  devancent  les  autres  d'un  jour,  ne  doivent 
point  être  employez  à  multiplier  refpèce  :  attachez-vous  à  caix  qui  for- 
tent en  foule  le  jom- fuivant:  les  plus  tardifs  doivent  être  rerjettez.  Voici 
un  autre  indice  pour  ne  pas  fe  tromper  dans  ce  triage:  les  papillons,  dont 
les  aîles  font  recourbées,  qui  ont  les  fourcils  chauves,  la  queue  lèche,  k 
ventre  rougeâtre  6c  nullement  velu  ,  ne  doivent  pas  être  gardez  pour  la. 
multiplication  de  l'elpècc. 

Lorfque  ce  triage  cil  fait,  on  approche  les  mâles  des  femelles  qu'on  pla- 
ce fur  diverfes  feuilles  de  papier,  ahn  qu'ils  s'accoiiplent.  Ce  papia-  doit  être 
fait, non  de  toile  de  chanvre, mais  d'écorce  de  mûriers.  Il  faut  les  fonificr 
par  des  fils  de  foye  ou  de  coton  collez  par  derrière, parce  que  qnand  elles  fe- 
ront chargées  d'ceufs,  elles  doivent  être  plongées  iufqu'à  trois  ibis  dans  l'eau 
pour  donner  aux  œufs  un  bain  filutaire.  On  étendra  ces  feuilles  de  p.apicr 
iir  des  nattes  chargées  de  paille  épaiife.  Après  que  les  papillons  amont  été 
unis  enfemblc  environ  douze  heures,  il  faut  féparer  les  mâles.  S'ils  demeu- 
roient  plus  long-tems  unis,  les  œufs  qui  viendroient,  étant  plus  tardifs,  ne 
pourroient  éclore  avec  les  autres  6c  cet  inconvénient  doit  s'éviter.  Les 
papillons  mâles  feront  mis  à  quartier  avec  ceux  qu'on  aura  rejettes  dès  le 
commencement. 

Afin  que  les  femelles  pondent  plus  avantageufcment ,  on  avertit  de  les 
mettre  au  large,  &c  de  les  couvrir:  l'cibfcurité  les  empêche  de  trop  épar- 
piller leurs  œufs.  Qiiand  elles  en 'feront  entièrement  délivrées,  il  faut  les 
tenir  encore  cou\ertes  durant  quatre  ou  cinq  jours.  Après  quoi  tous  ces 
papillons  joints  à  ceux  qu'on  aura  mis  à  l'écart,  ou  qu'on  tirera  morts  des 
coques,  feront  mis  profondément  en  terré,  car  ce  feroit  une  peftc  pour  les 
animaux  qui  y  toucheroient.  Il  y  en  a  qui  afliirent  que  fi  on  les  cnfoiiit 
en  divers  endroits  dans  un  champ,  ce  champ  pendant  quelques  années  rre 
produira  ni  ronces ,  ni  aucuns  autres  arbrifleaux  épineux.  11  y  en  a  d'autres 
qui  les  jettent  dans  des  étangs  domeftiques,  6c  ils  prétendent  qu'il  n'y  a 
rica  de  meilleur  pour  engraillcr  les  poiflbns.. 

^ant 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  tf^ 

Quanta  cette  riche  fémence  qui  refte  attachée  fur  les  feuilles  de  papier,   Des  foins 
il  peut  y  en  avoir  encore  de  rebut;  les  œufs,  par  exemple,  qui  étant  collez  'î"""  '^°^^ 
enfemble  forment  des  efpèces  de  grumeaux,  doivent  être  rcjettez  :  l'efpe-  des  Oeufs 
rancc  de  la  foye  eft  dans  les  autres,  &  c'cll  de  ceux-ci  qu'on  doit  prendre 
un  très  grand  foin.     Sur  quoi  notre  auteur  s'étonne,  que  les  vers  étant  fi 
fenfibles  aux  impreflions  de  l'air  tant  foit  peu  froid  ou  humide,  leurs  œufs 
au  contraire  fe  trouvent  fort  bien  de  l'eau  6c  de  la  neige.   Ne  femble-t-il 
pas,  dit-il,  qu'ils  foient  de  deux  natures  différentes.''  11  compare  les  chan- 
gemens  qui  arrivent  aux  vers,  qu'on  voit  devenir  fuccefllvcment  fourmis, 
chenilles,  6c  enfin  papillons,  aux  changemens  qui  arrivent  par  ordre  aux 
plantes,  par  le  développement  de  leurs  parties  qui  font  compaétesdans  une 
lituation,  6c  qui  fe  dilatent  dans  une  autre,  dont  les  unes  féchent  6c  tom- 
bent ,  au  moment  que  d'autres   paroiffent  6c  font   dans  toute  leur  vi- 
gueur. 

Le  premier  foin  qu'on  doit  prendre,  c'eft  de  fufpendre  ces  feuilles  char- 
gées d'œufs  à  la  poutre  de  la  chambre  qui  fera  ouverte  pardevant ,  afin  que  le 
vent  pafie,  {ans  pourtant  que  les  rayons  du  loleil  donnent  defl'us  :  il  ne  faut 
pas  que  le  côté  de  la  feuille  oii  font  les  œufs,  foit  tourné  en  dehors.  Le  feu 
dont  on  échauffe  la  chambre  nedoitjetter  ni  fiamme,ni  fumée:  on  doitaufli 
prendre  garde  qu'aucune  corde  de  chanvre  n'approche  ni  des  vers,  ni  des 
œufs:  ces  avertiffemens  ne  fe  répètent  pas  fans  raifon.  Quand  on  a  laiffé 
durant  quelques  jours  les  feuilles  ainfi  fufpcndues,  on  les  roule  d'une  ma- 
nière lâche,  enfortc  que  les  œufs  foient  en  dedans  de  la  feuille,  &:  on  les 
fufpend  encore  de  la  même  manière  durant  l'Eté  2c  l'Automne. 

Le  huitième  de  la  douzième  lune,  c'ell-à-dirc,  à  la  fin  de  Décembre,   Du  Bain 
ou  dans  le  mois  de  Janvier,  lorfqu'il  y  a  un  mois  intercalaire,  on  donne  le  ncccffaire 
bain  aux  œufs  dans  de  l'eau  froide  de  rivière,  s'il  ell  pollible,  ou  bien  dans   ^u» Oeufs, 
de  l'eau  où  l'on  aura  diffous  un  peu  de  fel ,  ayant  l'œil  que  cette  eau  ne  fe  Première 
glace.     Les  feuilles  y  relieront  deux  jours ,  6c  de  peur  qu'elles  ne  fuj-nâ-   Manières 
gent,  on  les  arrête  au  fond  du  vafe,  en  mettant  deilus  uiic  alliette  de  por- 
celaine.    Après  les  avoir  retirées  de  l'eau,  on  les  fufpend  de  nouveau  ,   6c 
lorfqu'elles  ibnt  fèches,  on  les  roule  d'une  manière  un  peu  ferrée,  6c  on  les 
enferme  féparément  6c  debout  dans  un  vafe  de  .terre.  Dans  la  fuite,  environ 
tous  les  dix  jours  une  fois,  lorfque  le  foleil  après  un  tenis  pluvieux. fe  mon- 
tre avec  force ,   on  expofc  les  feuilles  à  les  rayons  dans  un  lieu  couvert 
où  il  n'y  ait  point  de  rofée:  on  les  y  laiiîè  ainfi  expofées  environ  une  demie 
heure,  &c  puis  on  les  enferme,  comme  on  a  fuit  auparavant. 

Il  y  en  a  dont  la  pratique  ell  différente:  ils  plongent  les  feuilles  dans  de  Seconde 
l'eau,  où  ils  ont  jette  des  cendres  de  branches  de  mûrier,  6c  après  les  y  ManictCj 
avoir  laiflees  un  jour  entier,  ils  les  en  retirent  pour  les  enfoncer  quelques 
momens  dans  de  l'eau  de  neige, ou  bien  ils  les  fufpendcnt  durant  trois  nuits 
à  un  mûrier,  pour  y  recevoir  la  neige  ou  la  çluye ,  pourvu  qu'elle  ne  loic 
pas  .trop  forte. 

Ces  bains  ou  d'une  efpèce  de  Icflîve •&  d'£au  de  neige,  ou  d'eau  de  rivié-   Effets  de 
rc,  ou  d'eau  empreinte  derfel,  procuvent  dans  fon  tcms  une  foye  facile  à  ces  Bains| 
Kk  i  dé- 


160  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

dévider,  &  contribuent  à  la  rendre  plus  liée,  plus  forte,  6c  moins  poreufe 
dans  fa  fubllance.  Ils  fervent  principalement  à-conferver  dans  les  œufs  tou- 
te leur  chaleur  interne,  en  quoi  conlille  leur  vertu  prolifique. 
Du  foin  Lorfqu'on  voit  fur  les  mûriers  des  feuilles  naiiluntes,  il  eft  tems  de  fon^ 

des  Oeiifs  g^^.  ^  j-^^j.g  cclore  les  œufs:  car  on  les  hâte,  ou  on  les  retarde,  félon  les  di- 
h'nauran-  vers  dégrez  de  chaleur  ou  de  fraîcheur  qu'on  leur  donne:  on  les  hâte,  fi 
cèdes  l'on  déployé  fouvent  les  feuilles  de  papier,  &  fi  en  les  fermant,  on  les 
ycfs.  roule  d'une  manière   fort   lâche.     En  failant   tout  le  contrau-e,  on  les- 

Betarde. 

Voici  quelle  doit  être  l'occupation  dés  trois  derniers  jours  ,    qui  précé- 
dent la  naiflancc  des  vers.     Il  importe  beaucoup  qu'ils  viennent  à  éclore 
tous  enfemble.     Quand  ils  font  prêts  de  naître,  on  voit  les  œufs  fe  gonfler, . 
ôc  dans  leur  rondeur  devenir  un  peu  pointus  :  le  premier  de  ces  trois  jours 
fur  les  dix  à  onze  heures,  lorfque  le  ciel  eft  ferain  &  qu'il  fait  un  petit  vent 
tel  qu'il  y  en  a  pour  lors,  on  tu'e  du  vafe  ces  précieux  rouleaux  de  papier, 
on  les  étend  en  long  ,   on  les  fufpend,  en  forte  que  le  dos  foit  tourné  au- 
foleil,  on  les  y  tient  jufqu'à  ce  qu'ils  ayent  une  chaleur  douce  ôc  tempérée. 
Gn  les  roule  enfuite  d'une  manière  ferrée,  6c  on  les  remet  de  leur  hauteur-, 
dans  le  vafe  en  un  lieu  chaud,  jufqu'au  lendemain  qu'on  les  retire-de  la  mê- 
me façon,  &  qu'on  fait  la  même  manœuvre. 
Aptèî  U  On  remarquera  ce  jour-là  que  les  œufs  changent  dé  couleur,  êc  devien- 

iwifTance,  nent  d'un  gris  cendre.  Alors  on  joint  les  feuilles  de  papier  deux  à  deux, 
on  les  roule  plus  ferrées,  on  lie  même  les  deux  extrêmitez.  Le  troifiéme 
jour  fur  le  foir  on  déplie  les  feuilles,  &  on  les  étend  fur  une  natte  fine  :  les  œufs' 
paroifient  alors  noirâtres; s'il  y  avoit  quelques  vers  d'éclos,  il  doivent  être 
réprouvez  :  la  raifon  eil  qu'ils  ne  feroient  jamais  vei-s  de  communauté:  l'cx-. 
pcrience  a  appris  que  ces  fortes  de  vers,  qui  ne  font  pas  éclos  en  même  tems 
que  les  autres,  ne  s'accordent  jamais  avec  eux  pour  le  tems  de  la  mue, 
du  réveil,  des  repas,  ni,  ce  qui  eii  de  principal,  pour  le  tems  où  fe  fait- 
le  travail  des  coques:  ces  vers  bizarres  multiplieroient  les  foins  ôc  les  embar- 
ras, &  par  ce  dérangement  cauleroient  de  la  perte:  c'eil  pourquoi  on  les 
bannit  de  bonne  heure.  Cette  féparation  étant  fvite,  on  roule  trois  feuil- 
les enfemble  d'une  manière  fort  lâche,  qu'on  tranfporte  dans  un  lieu  bien  . 
chaud,  Se  qui  foit  à  l'abri  du  vent  du  Midi. 

Le  le:idemain  fur  les  dix  à  onze  heures  on  tire  les  roulaux ,  on  les  déplie, 
&  on  les  trouve  pleins  de  vers  qui  font  comme  autant  de  petites  fourmis 
noires,  6c  c'eft  en  effet  le  nom  qu'on  leur  donne,  He  y:  les  œufs  qui^  envi- 
ron une  heure  après , ne  feront  point  éclos,  doivent  être  abandonnez.  Si 
parmi  ces  vers  nouvellement  nez,  on  en  diilingue  qui  ayent  la  tête  plattej 
qui  foient  fecs  6c  comme  brûlez,  qui  foient -d'un  bleu  célefte,  ou  jaunes, 
ou  de  couleur  de  chair,  ne  longez  point  à  les  élever:  les  bons  font  ceux 
qui  paroident  de  la  couleur  d'une  montagne  qu'on-  voit-  de  loin. 

Ce  qu'on  confeille  d'abord  de  faire,  c'eft  de  peler  dans  une  balance  la 
feuille  qui  contient  les  vers  nouvellement  éclos.  Enfuite  on  préfentera  cet- 
te feuille  inclinée,  &  à  demi  renverféejfur  une  longue  feuille  de  papier  fe- 

méc 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE;  z5î 

mée  de  feuilles  <ie  mûrier,. 6c  préparée  de  la  manière  que  j'ai  dit  ci-devant: 
l'odeur  de  ces  feuilles  attirera  ces  petits  vers  affamez:  on  aidera  les  plus  pa- 
refleux  à  defcendre  avec  une  plume  de  poule,  ou  en  frappant  doucement  fur 
le  dos  de  la  feuille  rcnverfée.  Aulîl-tôt  après  on  pèlera  fcparément  cette 
feuille  vuide,  pour  fçavoir  précilément  le  poids  des  vers  qu'on  a  eu.  Sur 
quoi  on  réglera  à  peu  près  la  quantité  de  livres  de  feuilles  qu'il  faudra  pour 
leur  nourriture,  6c  le  poids  des  coques  qu'on  en  doit  retirer,  s'il  n'arrive 
point  d'accident. 

Il  s'agit  maintenant  de  faire  garder  à  ces  vers  un  bon  régime,  Se  de  tem-  ^^  ^^^'" 
pérer  à  propos  la  chaleur  de  leur  logement.  Pour  cela  on  donne  aux  vers  à  doit  faire" 
foye  une  mère  affeftionnée  Se  attentive  à  leurs  beloins  :  6cc'ell  ainfî  que  no-  g'rder  aux 
tre  auteur  l'appelle,  T/an  mon ,  mère  des  vers.  '^^''S' 

Elle  prend  donc  polTeffion  du  logement,,  mais  ce  n'eft  qu'après  s'être 
bien  lavée,  &  avoir  pris  des  habits  propres,  6c  qui  n'ayent  aucune  mauvai-    Jain^^ 
fe  odeur.     Il  ne  faut  pas  qu'elle  ait  mangé  depuis  peu  de  tems,  ni  qu'elle   d'Hitel, 
ait  manié  de  la  chicorée  lauvage:  cette  odeur  ell  très-préjudiciable  à  ces    ou  de  17». 
tendres  élevés.     Elle  doit  être  vêtue  d'un  habit  fimple  &  fins  doublure,    ''"'^'""'^dî 
afin  qu'ellejuge  mieiLX  par  le  fentiment,  des  dégrez  de  chaleur  du  lieu,  ôc   fon'.  "^^' 
qu'elle  puifîe  augmenter  ou  diminuer  le  feu  qui  l'échauffé:  mais  elle  évitera 
avec  foin  de  caufer  de  la  fumée,  ou  d'exciter  de  la  poulîîére,  ce  qui  leroit 
très  contraire  à  la  délicatelfe  de  ces  petits  infeétcs  ,  qui  veut  être  extrême^ 
ment  ménagée  avant  les  premières  mues.    Chaque  jour,  dit  un  auteur,  efl 
pour  eux  comme  une  année,  &  en  a,  pour  ainh  dire,  les  quatre  faifôns:  le 
matin.,  c'efl  le  Printems  :  le  milieu  du  jour,  c'eft  l'Eté  :  le  foir,  c'cfl  l'Au- 
tomne:  ôclanuit,  c'efl  l'Hy ver. 

En  général  voici  des  régies  pratiques  qui  font  fondées  fur  l'expérience,   '^^  ^^~, 
&  aufquelles  il  eft  bon  de  le  conformer,     i'.  L'orfqu'on  conferve  les  œufs    qi)e\'au"' 
jufqu'au  tems  qu'ils  doivent  éclorc,  ils  veulent  un  grand  froid,     i".  Lorf-    fujer  des 
qu'ils  font  éclos  ôc  qu'ils  reffemblent  à  des  fourmis,  ils  demandent  beau-    Y'^'s  à 
coup  de  chaleur.     5  .  Quand  ils  font  devenus  chenilles,  &  vers  le  tems  de  la   ^°^^' 
mue,  ils  ont  befoin  d'une  chaleur  modérée.     4°,  Après  la  grande  mue, 
il  leur  faut  de  la  fraîcheur.     f\  Lorfqu'ils  font  fur  le  déclin  &  prêts  ic 
vieillir,  on  doit  les  échauffer  peu  à  peu.     6\   Enfin  une  grande  chaleur 
leur  devient  néceflaire,  lorfqu'ils  travaillent  aux  coques. 

La  délicat-cfle  de  ces  petits  infcéfcs,  demande  aufli  qu'on  ait  grand  foin-  Des  Ds- 
d'écarter  tout  ce  qui  peut  les  incommoder.  Car  ils  ont  leurs  dégoûts  &  leurs  /"«'f  ^^'^fs 
antipathies:  ils  ont  fur  tout  averfion  du  chanvre:  des  feuilles  humides  ou    àet'vexst 
échauffées  par  le  foleil:  de  la  poufliére,.fi  l'on  balaye  lorfqu'ils  font  nou-    Soye. 
vellement  éclos:  de  l'humidité  de  la  terre:  des  moucherons  6c  des  coufins: 
de  l'odeur  du  poiffon  grillé  ôc  des  cheveux  brûlez,  du  nuifc,  de  la  fumée, 
de  l'haleine  qui  fent  le  vin,  du  gingembre,,  de  la  laitue  ou  de  la  chicorée 
fauvage,de  tout  grand  bruit, de  k  malpropreté,  des  rayons  du  (bleil:  de  la 
lueur  de  k  lampe,  dont  la  flamme  tremblante  ne  doit  pas  durant  la  nuit  leur 
frapper  les  yeux  :  des  vents  coulis,  du  grand  vent, du  froid,  du  chaud,  6c. 
principalement  du  pafTage  fubit  d'un  grand  froid  à  une  grande  chaleur: tout 
cela  cH  contraire  à  ces  tendres  vcrmifîeaux. 

Kk  I  M 


x6^  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Au  regard  des  alimens,  les  feuilles  chargées  de  rofée,  celles  qui  ont  été 
féchces  au  Ibleil,  ou  à  un  grand  vent,  ou  bien  qui  font  empreintes  de  quel- 
que mauvaife  odeur,  font  la  caufe  la  plus  ordinaire  de  leurs  maladies.  11  ell 
:i  propos  de  cueillir  les  feuilles  deux  ou  trois  jours  d'avance,  Se  de  les  tenir 
au  large  dans  un  lieu  bien  net  &  bien  aéré  :  fans  oublier  de  ne  donner 
dans  les  premiers  jours  que  des  feuilles  tendres  ôc  coupées  en  petits  fi- 
lanficns. 

Au  bout  de  trois  ou  quatre  jours,  quand  ils  commencent  à  devenir  blancs 
on  doit  augmenter  la  nourriture  &  la  donner  moins  fine.  Ils  tirent  enfuite 
un  peu  fur  le  noir,  il  faut  alors  leur  donner  des  feuilles  en  plus  grande  quan- 
tité ,  Se  telles  qu'on  les  a  cueillies.  Ils  redeviennent  blancs ,  &  mangent 
avec  moins  d'avidité,  diminuez  un  peu  les  mets:  ils  jaunirent,  diminuez 
les  davantage  :  ils  deviennent  tout-à-fait  jaunes,  Refont,  félon  le  langage 
Chinois,  à  la  veille  d'un  des  trois  fommcils,  c'ell-à-dire,  qu'ils  font  prêts 
à  muer:  retranchez  tout  repas.  Toutes  les  fois  qu'ils  muent,  il  faut  les 
iraitter  de  même  à  proportion  de  leur  grandeur. 

Entrons  dans  un  plus  grand  détail  :  ces  vers  mangent  également  le  jour 
6c  la  nuit:  dès  qu'ils  font  éclos,  il  leur  faut  quarante-huit  repas  par  jour  , 
deux  par  heure.  Le  fécond  jour  on  leur  donne  trente  fois  des  feuilles,  mais 
qui  font  coupées  moins  menues.  On  leur  en  diftribue  encore  moins  le 
troificme  jour.  Ces  petits  infeéles  reflemblent  alors  aux  enfans  nouvellement 
nez,  qui  veulent  toujours  être  à  la  mamelle,  fans  quoi  ils  languiflent.  Si  la 
nourriture  n'étoit  pas  proportionnée  à  leur  appétit,  il  leur  viendroit  des 
échauffaifons  qui  ruineroicnt  les  plus  belles  efpérances.  On  confeille  dans 
ces  premiers  jours  de  leur  donner  des  feuilles,  que  des  perfonnes  faines  ayent 
confervées  quelque  tems  dans  leur  fein.  Les  petits  vers  s'accommodent  fort 
de  la  tranfpiration  du  corps  humain. 

Aux  tems  des  repas,  il  faut  répandre  également  par  tout  les  mets  qu'on 
leur  donne.  Un  ciel  fombrc  &  pluvieux  affoiblit  d'ordinaire  leur  appétit  : 
le  remède  efl:  d'allumer  immédiatement  avant  le  repas,  un  brandon  de  pail- 
le bien  fcche,  &  dont  la  flamme  foit  égale,  &  de  le  pafler  par  deffus  les  vers 
pour  les  délivrer  du  froid  Se  de  l'humidité  qui  les  engourdit.  Ce  petit  fe- 
cours  les  met  en  appétit  &  prévient  les  maladies.  Le  grand  jour  y  con- 
tribue pareillement,  auffi  leve-t'on  pour  lors  les  paillaflbns  des  fenê- 
tres. 

Mais  à  quoi  bon  fc  donner  tant  de  foins ,  pour  faire  manger  fouvent  ce 
petit  troupeau  ?  C'ell  afin  de  hâter  fa  vieillefle ,  6c  de  le  mettre  plutôt  en  état 
de  travailler  aux  coques  :  c'eft  en  ces  foins  que  confillc  le  grand  profit  qu'on 
en  efperc.  S'ils  vieilliflent  dans  l'efpâce  de  i^.  ou  de  if.  jours,  une  claye 
couverte  de  vers,  dont  le  poids,  l'orfqu'on  les  a  pefez  d'abord,  aura  été 
d'un  mns,  c'ell-à-dire,  d'un  peu  plus  d'une  dragme, produira  if.  onces  de 
foyc  :  au  lieu  que  fi  faute  de  foins  6c  de  nourriture,  ils  ne  vieillifient  que  dans 
28.  jours,  on  n'aura  que  zo  onces  de  foye,  8c  s'ils  ne  vieilliffent  que  dans 
un  mors  ou  40.  jours ,  on  n'en  retirera  qu'environ  dix  onces. 
Du  foin  Qiiand  ils  approchent  de  la  vieillefle ,  donnez  leur  une  nourriture  facile, 

qu'on  doir  en 


Des  Mâli^ 
dies  des 
Vers  à 
Soye. 


De  leur 
Mue 


Les  Vers  à 
Soye  man- 
gent pe/i- 
liant  le 
jour  & 
pendant  la 
nuit. 

Du  nom- 
bre de 
leurs  re- 
pas. 


La  v'ieil- 
leiTc  des 
vers  à 
foye  èft 
avanta- 
geuft  à 
ceux  qui 
les  élèvent. 


ET   DE  LA  TARTARIE    CHINOISE. 


ttf| 


en  petite  quantité  ,  ôc  louvent ,  à  peu  près  comme  dans  leur  enfance.  S'ils 
avoient  des  indigeilions  dans  le  tems  qu'ils  commencent  a  faire  leurs  co- 
ques, CCS  coques  feroient  humides  5c  imbibées  d'une  eau  falée,  qui  rendroit 
la  foye  trcs-difficile  à  dévider.  En  un  mot  quand  ils  ont  vécu  14.  ou  if. 
jours  depuis  qu'ils  font  éclos,  plus  ils  différent  leur  travail,  plus  ils  dépcn- 
fent  de  feiiilles  ,  moins  ils  donnent  de  foye,  &  les  mûriers  pour  avoir  été 
efteiiillez  trop  avant  dans  la  faifon  ,  pouflèront  plus  tard  leurs  bourgeons 
l'année  fuivante. 

Après  leurs  mues,  &  loriqu'ils  ont  quitté  leurs  dépoiiilles,  il  faut  leur 
donner  peu  à  peu  ,  mais  fouvent ,  des  feiiilles  menues  :  c'eft  comme  une 
féconde  naiflance  ,  ou  félon  d'autres  auteurs,  une  efpèce  de  convalefcence. 
Lorfque  les  vers  ,  dit-il ,  ibnt  fur  le  point  de  muer,  ils  reflémblent  à  un 
homme  malade,  on  diroit  qu'il  va  fe  fane  de  grands  changemcns  dans  tout 
fon  corps  ,  &  que  tout  cil  prêt  à  fe  diilbudre  :  mais  s'il  peut  dormir  une 
feule  nuit,  il  devient  tout  autre,  il  ne  s'agit  plus  que  de  réparer  fes  premiè- 
res forces  par  un  fage  régime. 

Mais  il  y  a  d'autres  maladies  qu'il  faut  prévenir  ou  guérir;  elles  viennent 
ou  du  froid  ,  ou  de  trop  de  chaleur.  C'ell  pour  prévenir  les  premiçrs  acci- 
dens ,  qu'on  recommande  de  donner  au  logement  des  vers,  un  juilc  tem- 
pérament de  chaleur.  Si  cependant  le  froid  avoit  furpris  ces  petits  ouvriers, 
ou  faute  d'avoir  bien  fermé  les  fenêtres,  ou  parce  que  les  feuilles  de  mûrier 
n'étoieut  pas  bien  Icches,  ce  qui  leur  caufe  un  dégoût  total,  6c  une  efpèce 
de  dévoyement  :  car  au  lieu  de  crottes,  ils  ne  rendent  que  des  eaux  &  des 
glaires;  alors  faites  brûler  des  quartiers  de  fiente  de  vache  auprès  des  mala- 
des, fans  pourtant  qu'il  y  ait  de  fumée.  On  ne  fçauroit  croire  combienl'o- 
deur  de  cette  fiente  brûlée  leur  eft  falutairc. 

Les  maladies  qui  leur  viennent  de  chaleur,  font  caufces  ou  par  la  faim 
foufferte  à  contre-tcms ,  ou  par  la  qualité  &  la  quantité  des  alimens,  ou 
par  une  fituation  incommode ,  ou  par  l'air  de  dehors  devenu  tout-à-coup 
brûlant.  En  ce  dernier  cas ,  on  ouvre  une  ou  plufieurs  fenêtres,  mais  ja- 
mais du  côté  que  foufflc  le  vent  :  il  ne  faut  pas  qu'il  entre  direftement  dans 
la  chambre  ,  mais  par  circuit ,  afin  qu'il  foit  tempéré;  par  exemple,  s'il 
fait  un  vent  de  Midi,  il  faut  ouvrir  la  fenêtre  qui  eft  au  Nord.  Et  même  fl 
le  vent  étoit  trop  chaud  ,  il  fuidroit  mettre  devant  la  porte,  ou  devant  la 
fenêtre  un  vafe  plein  d'eau  fraîche,,  afin  que  l'air  puifle  fe  rafraîchir  au  paf- 
fage.  On  peut  même  jctter  çà  &  là  en  l'air  dans  la  chambre  une  rofée. d'eau 
fraîche  ,  en  prenant  bien  garde  qu'il  n'en  tombe  aucune  goutte  fur  les  vers 
à  foye. 

Quant  à  l'excès  de  chaleur  interne,  on  les  guérit  en  leur  donnant  de  la 
fanne  de  feuilles  de  mûrier  ,  qu'on  aura  recueillies  durant  l'Automne,  Se 
qu'on  aura  réduites  en  une  poudre  très-fine,  ainfi  que  je  l'ai  expliqué  au 
commencement  de  cet  extrait.  On  humefte  tant  foit  peu  les  feiiilles  defti- 
nécs  à  leurs  repas,  &c  l'on  fémc  defius  cette  farine  qui  s'y  attache:  mais  on 
diminue  la  quantité  des  feiiilles  à  proportion  de  la  farine  qu'on  y  ajoute: 
par  exemple  ,   fi  l'on  y  mêle  quatre  onces  de  farine,  on  diminuera  quatre 

onces 


prendre 
des  Vers  à 
Soyc  au 
tems  de 
leur  vidl- 
Icfle. 


De  leurs 
Maladies 
cau'éespar 
le  froid. 


Par  la 

chaleur. 


Des  Ë- 

chaufai- 
fons  des 
Vers  à 
Soye. 


Moyens 
de  les  pré- 
venir ou 
de  les  gué- 
lir. 


Machine 
rarticulié- 
re  pour  la 
commo- 
dité des 
Vers. 


z64  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

onces  de  feuilles.  Il  y  en  a  qui  difent  que  la  farine  de  certains  petits  pois 
verds,  que  les  hommes  mangent  pour  fe  rafraîchir,  peut  fuppléer  à  la  fari- 
ne des  feuilles  :  il  ell:  certain  qu'elle  eft  rafraichilfantc  pour  les  vers  qui  la 
prennent  volontiers,  &  qu'ils  en  deviennent  plus  vigoureux. 

Une  fituation  incommode  ell  fouvcnt ,  comme  je  l'ai  dit,  la  caufe  des 
échaufaifons  qui  rendent  les  vers  malidcs,  6c  cette  maladie  eft  la  plus  ordi- 
naire 6c  la  plus  dangereul'e.  Ils  ne  demandent  à  être  preflez  que  quand  ils 
font  enfermez  dans  les  œufs.  Dès  qu'ils  lont  éclos,  ils  veulent  être  au  lai-ge, 
fur  tout  lorfqu'ils  font  devenus  chenilles,  à  caufe  de  l'humidité  dont  iu 
abondent.  Ces  infectes  ,  bien  que  mal-propres  d'eux-mêmes.,  foufFrent 
beaucoup  delà  malpropreté.  Leurs  crottes  qu'ils  jettent  en  quantité,  fer- 
mentent bien-tôt ,  6c  les  échauffent  considérablement ,  fi  l'on  n'eil  pas 
cxaét  à  les  en  délivrer  ,  foit  en  les  balayant  avec  des  plumes,  foit,  ce  qui 
eft  encore  mieux ,  en  les  tranfportant  fouvent  d'une  claye  fur  une  autre. 

Ces  changemens  de  clayes  font  fur  tout  néceffaires  lorfqu'ils  font  devenus 
grands  ,  6c  qu'ils  approchent  de  la  mue.  Mais  alors  il  faut  y  employer 
plufieurs  perfonnes,  afin  qu'ils  foient  tranfportcz  dans  le  même  tems:  il 
faut  les. manier  d'une  main  légère,  ne  les  pas  lailfer  tomber  de  haut,  ne  les 
pas  placer  rudement.  Ils  en  deviendroient  plus  foibles ,  6c  plus  parefleux 
au  tems  du  travail.  Le  finiplc  changement  de  claye  eft  capable  de  les  guérir 
de  leurs  indifpofitions.  Pour  donner  un  prompt  foulagemcnt  aux  infirmes, 
on  jette  fur  eux  des  joncs  fecs.,  ou  de  la  paille  coupée  un  peu  menue,  fur- 
quoi  l'on  féme  des  feuilles  de  mûrier  :  ils  montent  pour  manger,  6c  par  là 
ils  fortent  du  milieu  des  crottes  qui  les  échauftent. 

Toute  la  perfeétion  de  ce  tranfport  confifte  à  le  faire  fouvent,  en  parta- 
geant lès  fervices  également  à  tous:  à  le  faire  doucement,  en  mettant  cha- 
que fois  les  vers  plus  au  large.  Dès  qu'ils  deviennent  un  peu  grands,  il 
faut  partager  les  vers  contenus  iur  un  claye,  en  trois  autres  clayes  nouvelles, 
comme  en  autant  de  colonies,  puis  en  fix,  6c  l'on  augmente  jufqu'au  nom- 
bre de  vingt  6c  davantage.  Ces  inleétes  étant  pleins  .d'humeurs,  on  doit  les 
tenir  à  une  jufte  diftance  les  uns  des  autres. 

Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  important,  c'eft  de  les  tranfportcr  à  point  nom- 
mé, lorfqu'ils  font  d'un  jaune  luifant,  &c  prêts  à  travailler  leurs  coques.  Il 
faut  avoir  diipofé  auparavant  le  logement  propre  à  leur  travail.  Notre  au- 
teur propofe  une  eipèce  de  charpente  négligée,  ou  de  toit  allongé  6c  tant 
foit  peu  incliné,  dont  le  dedans  fera  vuide,  &  dont  la  pente  fera  divifce 
dans  fon  circuit  en  plufieurs  comparcimens,  qui  auront  chacun  un  petit  re- 
bord, où  l'on  placera  les  vers  à  foye,  lefquels  s'arrangeront  enfuite  d'eux- 
mêmes  chacun  dans  leur  diftrift.  On  veut  que  cette  machine  foit  creufe, 
afin  qu'un  homme  puiflè  y  entrer  commodément  fans  rien  déranger,  6c  en- 
tretenir au  milieu  un  petit  feu  qui  préferve  nos  ouvriers  de  l'humidité  6c  du 
froid  fi  fort  à  ci-aindre  pour  lors:  j'ai  dit,  un  petit  feu,  parce  qu'il  n'en 
faut  qu'autant  qu'il  eft  néceftaire,  pour  procurer  une  chaleur  douce,  qui 
rende  les  vers  plus  ardens  au  travail ,  6c  la  foye  plus  tranfparentc.  Cette 
nombreufc  armée  de  vers  étant  ainfi  rangée  dans  fon  logement,  il  faut  l'en- 

vi- 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  i5f 

vironner  de  fort  près  d'une  anceinte  de  nattes ,  qui  couvrent  même  le  haut 
-de  la  mpxhine,  Ibit  pour  les  défendre  de  l'air  extérieur,  foit  parce  qu'ils 
aiment  à  travailler  en  fécret,  ôc  dans  l'obfcurité. 

Cependant  après  la  troifiéme  journée  du  travail,  on  ôte  les  nattes  depuis  Pouf  Ict 
une  heure jufqu'à  trois,  ScTon  donne  uneUbre  entrée  au  loleil  dans  la  cham-  Pféfervcï 
bre,  fans  néanmoins  que  les  rayons  donnent  fur  le  logement  de  ces  petits  frayeur  du 
ouvriers:  &  après  ce  tems  là  on  les  couvre  comme  auparavant.     S'il  venoit  tonnerre 
à  faire  du  tonnerre ,  on  les  prélérve  de  la  frayeur  que  caufent  le  bruit  &  les  ^  ^.'^^ 
éclairs,  en  les  couvrant  des  feuilles  de  papier,  qui  leur  ont  déjà  fervi,  lorf-  ^<^'*'"° 
qu'ils  étoient  fur  les  clayes^ 

Au  bout  de  fept  jours  l'ouvrage  des  coques  eft  achevé,  &  après  fept  au- 
tres jours,  ou  environ  les  vers  quittent  leur  appartement  de  foye  ,  Scparoif- 
fent  en  fortant  fous  la  forme  de  papillons.  Quand  on  ramalîe  ces  coques, 
c'eft  aflez  l'ordinaire  de  les  mettre  en  monceaux,  parce  qu'il  n'ell  pas  pol- 
fiblededévider  d'abord  toute  la  foye,  ôc  que  pour  lors  on  eft  diftrait  par 
d'autres  occupations.  Cependant  cela  afes  inconvéniens  :  car  fi  l'on  diffère 
à  choîfir  dans  le  monceau  les  coques,  dont  l'on  veut  laifTer  Ibrtir  les  pa- 
pillons pour  la  multiplication  del'efpèce,  ces  papillons  de  coques  emmon- 
celées  ayant  été  prelTez  &  échauffez ,  ne  réufliflcnt  pas  fi  bien  :  les  femelles 
fur  tout  qui  en  auront  été  incommodées,  ne  donneront  que  des  œufs  in- 
firmes. Il  faut  donc  mettre  à  part  les  coques  des  papillons  deflinez  à  la 
multiplication  de  l'efpèce,  en  les  plaçant 'fur  une  claye  bien  au  large,  6c 
dans  un  endroit  où  l'air  ibit  libre  ôc  frais. 

Pour  ce  qui  eft  de  la  multitude  des  autres  coques,  qu'on  ne  veut  pas  laif-  Minié- 
fer  percer,  il  s'agit  de  les  faire  mourir,  fans  que  l'ouvrage  en  foit  endom-  res  de 
mage.     Elles  ne  doivent  être  mifes  dans  la  chaudière,  qu'à  mefure  qu'on  j^i'immer 
eft  en  état  de  les  dévider,  car  fi  elles  y  trempoient  trop  long-tems ,  la  foye  (fes°Ve'rs'^° 
en  fouffriroit.    Le  mieux  fcroit  de  les  dévider  toutes  enfemble,  fi  l'on  pou-  fans  en- 
voit  y  employer  le  nombre  fuffifant  d'ouvriers  :  notre  auteur  afTure,  que  (iommaget 
cinq  hommes  peuvent  dévider  en  un  jour  trente  livres  de  coques,  &  fournir  '^  ^'°^' 
à  deux  autres  autant  de  ibye  qu'ils  en  peuvent  mettre  en  échevaux  fur  un  ''^*"" 
rouet,  c'eft-à-dirc,  environ  dix  livres.     Mais  enfin  comme  cela  n'eft  pas 
toujours  poflible ,   on  donne  trois  moyens  de  conferver  les  coques  ,  fans 
qu'elles  fbient  en  danger  d'être  percées. 

Le  premier  moyen  eft  de  les  expofer  au  grand  foleil  durant  une  journée 
entière:  les  papillons  ne  manquent  pas  de  mourir,  mais  l'ardeur  du  foleil  eft  Macère! 
nuillbie  aux  coques. 

Le  fécond  eft  de  les  mettre  au  bain-marie  :  on  recommande  de  jetter  dans  cecont^e 
là  chaudière  une  once  de  fcl ,  6c  une  demie  once  d'huile  de  navette  :  on  Manière 
prétend  que  les  exhalaiibns  empreintes  des  efprits  acides  du  fel,  Sc  des  par- 
ties fulphureufés  de  l'huile,  rendent  les  coques  meilleures,  6c  la  foye  plus 
fiicile  à  dévider:  c'eit  pourquoi  on  veut  que  la  machine  où  font  les  coques, 
entre  fort  jufte  dans  la  chaudière,  6c  qu'on  lutte  à  l'entour  les  ouvertures, 
par  où  la  fumée  pourroit  s'échapper.  Mais  fi  ce  bain  n'a  pas  été  donne 
comme  il  convient,  en  quoi  il  y  en  a  plufieurs  qui  fe  trompent, il. fe  trouve 
un  grand  nombre  de  papillons  qui  percent  leurs  coques.     Sur  quoi  l'on  a- 

ToweJI.  Li  vertit 


Troifiéme 
Manière, 


t66  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

vertit  1°.  Que  les  coques  fermes  &  dures  ont  d'ordinaire  le  contour  de 
leur  foye  beaucoup  plus  gros,  &  par  conléquent  plus  aiie  à  dévider,  6c 
que  par  la  même  raifon  on  peut  les  laiffer  plus  long-tcms  au  bain-marie.  Il 
n'en  eft  pas<le  même  des  coques  minces  &  déliées.  z'.Qiie  quand  on  a 
fait  mourir  les  papillons  au  bain-marie, il  fmt  mettre  les  coques  fur  des  nat- 
tes, fans  les  y  accumuler:  6c  que  lorfqu'ellcs  font  un  peu  refroidies,  on 
doit  les  couvrir  de  petites  branches  de  faules,  ou  de  mûriers. 

Le  troiiléme  moyen  de  faire  mourir  les  papillons,  &  qu'on  préfère  aux 
autres,  c'eft  de  faire  ce  qui  fuit.  On  enferme  les  coques  en  de  grands  vafes 
de  terre  :  on  jette  dans  chacun  de  ces  vafes  quatre  onces  de  fel  iur  dix  livres 
de  coques,  èc  on  les  couvre  de  feuilles  larges  &  féches,  telles  que  font  cel- 
les de  nénuphar.  Sur  ces  feuilles  on  met  encore  dix  livres  de  coques,  & 
quatre  onces  de  fel:  on  fait  ainfi  diverles  couches,  puis  on  lutte  l'ouvertu- 
re du  vafe,  fans  qu'en  aucune  forte  l'air  y  puifle  pénétrer.  Dès  le  feptiémc 
jour  les  papillons  font  étouffez.  Si  au-contraire  l'air  s'y  infinuoit  tant  foit 
peu,  par  quelque  fente,  ils  vivroicnt  aflèz  de  tems  pour  percer  leurs  co- 
ques :  comme  ils  font  d'une  fubllance  baveuie  &  propre  à  le  remplir  d'air,: 
le  peu  qui  y  en  entrcroit  leur  conferveroit  la  vie.  " 

Il  ell;  bon  d'avertir  qu'en  mettant  les  coques  dans  les  vafes,  il  faut  fépa- 
rer  celles  qui  font  excellentes,  de  celles  qui  font  moins  bonnes.  Les  co- 
ques longues,  brillantes,  èc  blanches,  donnent  une  foye  très- fine  :  celles 
qui  font  grofles,  obfcures,  6c  d'un  bleu  de  couleur  de  peau  d'oignon,  ne 
lourniflent  qu'une  foye  groflîére. 

Julqu'ici  on  n'a  parlé  que  de  la  manière  d'élever  les  vers  au  Printems,  6c 
c'eft  en  effet  dans  cette  faifon  que  le  commun  des  Chinois  s'occi*pe  de  ce  tra- 
vail. On  en  voit  cependant  qui  font  èclore  des  œufs  en  Eté,  en  Automne, 
8c  prefque  tous  les  mois  depuis  la  première  récolte  faite  au  Printems.  Il 
faut  pour  cela  trouver  des  ouvriers  qui  puiffent  foutenir  un  travail  fi  conti- 
nu,  6c  des  miiriers  capables  de  fournir  dans  toutes  ces  faifons  la  nourriture 
convenable.  Mais  il  eft  difficile  que  les  mûriers  y  fuffifcnt ,  6c  fi  on  les 
épuife  une  année,  ils  .dépériflent ,  6c  manquent  tout-à-fait  au  Printems 
fuivant. 

Ainfi,  félon  notre  auteur,  il  ne  faut  fiiire  èclore  que  peu  de  vers  pendant 
l'Eté,  6c  feulement  pour  avoir  des  œufs  dans  l'Automne:  il  cite  même  un 
autre  auteur,  qui  confeille  d'en  élever  dans  cette  faifon,  laquelle  commence 
i'Âutomne  vers  le  if.  d'Août  :  mais  il  veut  que  pour  leurs  alimens,  on  ne  prenne  que 
fur  l'Eté,  les  feuilles  de  certaines  branches  moins  nécefiaires  à  l'arbre.  Les  raifons" 
qui  lui  font  préférer  l'Automne  au  Printems  pour  élever  les  vers ,  font.  i°. 
Que  le  Printems  étant  d'ordinaire  une  faifon  pluvieufe  6c  venteufe  dans  les 
parties  mèridioimalcs,  le  profit  qu'on  attend  du  travail  de  ces  vers,  eft  plus 
incertain:  au  lieu  qu'en  Automne  le  tems  étant  prefque  toujours  pur  6c  fe- 
rain,  on  eft  plus  fur  de  rèuilir.  2=.  Qii'à  la  vérité  on  ne  peut  pas  donner 
aux  vers  poiu-  leur  nourriture, des  feuilles  aufll  tendres  qu'au  Printems  :  mais 
qu'ils  en  font  bien  dédommagez,  en  ce  qu'ils  n'ont  rien  à  craindre  des  mou- 
cherons 6c  des  coufinsjdont  la  piqueure  les  fiit  languir,  6c  leur  eft  mortelle. 


Du  Choix 
des  failons 
les  plus 
propres 
aux  Vers. 


De  la  Pré- 
férence 
ou'on  doit 
donner  à 


•      ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  i^j 

Si  l'on  élevé  des  vers  à  foye  en  Eté,  ils  ont  bcibin  de  la  fraîcheur,  Se  il    Raifons  de 
faut  mettre  des  gazes  aux  fenêtres,  qui  les  préfcrvcnt  des  moucherons.    Si    cette  Pre- 
on  en  élevé  dans  l'Automne,  il  faut  d'abord  les  tenir  fraîchement,  mais  a-    ^^i'="'^*=' 
près  qu'ils  ont  mué,   £c  loriqu'ils  font  leurs  coques,  on  doit  leur  procurcr 
plus  de  chaleur  qu'on  ne  fiit  au  Printems  dans  les  mêmes  circonllances ,  par- 
ce que  l'air  de  la  nuit  eft  plus  froid.     Ces  vers  d'Automne  devenus  papil- 
lons, peuvent  donner  des  œufs  pour  l'année  fuivante  ;  néanmoins  on  croit 
qu'il  cft  plus  fur  de  s'en  pourvoir  durant  le  Printems,  parce  que  quelque- 
fois ceux  d'Automne  manquent  à  réufîîr. 

Si  l'on  garde  des  œufs  d'Eté  pour  l'Automne  Se  qu'il  s'agifle  de  les  faire   Du  foia 
éclore,  il  faut  les  mettre  dans  un  vafe  de  terre  qu'on  aura  foin  de  bien  cou-   ^^\  <^"f' 
vrir ,  afin  que  rien  n'y  puifle  pénétrer.     On  placera  ce  vafe  dans  un  grand   ^\l  d'un"' 
baflîn  d'eau  de  fource  bien  fraîche,  à  la  hauteur  des  œufs  renfermez  dans  le   faifon  à 
vafe:  car  fi  l'eau  étoit  plus  haute,  les  œufs  mouiToient,  6c  fi  elle  étoit   "ne  autre, 
plus  bafle,  plufieurs  n'auroient  pas  la  force  d'éclore  avec  les  autres.     S'ils 
venoient  à  eclorc  plus  tard,  ou  les  vers  ne  vivront  pas,  ou  bien  s'ils  vivent, 
leurs  coques  feront  très-mal  conditionnées.    Si  tout  cft  bien  obfervé  comme 
OTi  le  prefcrit,  les  œufs  écloront  au  bout  de  zr.  jours.     Il  y  en  a  qui,  au 
lieu  de  les  mettre  dans  de  l'eau  fraîche,  confeillent  de  les  placer  à  l'ombre 
fous  quelque  arbre  bien  touffu,  dans  un  vaie  de  terre  fraîche  6c  non  cuite. 
Ils  prétendent  qu'après  y  avoir  été  laifl'ez  2.1 .  jours,  on  les  verra  éclore. 

Lorfque  les  vers  à  ibye  font  prêts  de  travailler ,  on  peut  les  placer  de  tel-    Du  fo'n 
le  manière,  qu'au  lieu  de  faire  des  coques,  félon  leur  coutume,  lorsqu'ils    ^^^  Vers 
font  abandonnez  à  eux-mêmes  :  ils  font  une  pièce  de  foye  platte,  mince,  /open- 
6c  ronde,  qui  reflemble  parfaitement  au  pain  à  chanter,  fait  en  forme  de   tion  de  la 
grande  hoitie.     Il  ne  faut  pour  cela  que  couvrir  d'un  papier  bien  jufte,  6c    i>oy=« 
lans  que  rien  déborde,  un  vafe  de  cette  figure,  6c  y  placer  le  vers  prêt  à 
filer  fa  foye. 

On  retireroit  plufieurs  avantages  d'un  travail  ainfi  dirigé.     1°.  Ces  pièces   ATantages 
rondes  6c  plattes  ie  dévident, aufiî  aifément  que  les  coques,     z".  La  foye  en   ^^  ces 
eft  pure,  cc  l'on  n'y  trouve  point  cette  humeur  vifqueufe,  que  le  vers  rcn-    '^°'"^* 
fermé  long-tems  jette  dans  fa  coque,  ?i^  que  les  Chinois  appellent  fon  uri- 
ne: dès  qu'il  a  achevé  fon  ouvrage,  on  le  retire  fins  lui  donner  le  loifir  de 
falir  ion  travail.     3'.  Il  n'eft  pas  néceflaire  de  fe  preflbr  d'en  dévider  la  foye, 
comme  on  eft  obligé  de  le  faire  par  rapport  aux  coques,  6c  l'on  peut  dif- 
férer tant  qu'on  veut  ce  travail,  fans  courir  aucun  rilque. 

Qiiand  on  a  retiré  la  foye  des  coques,  on  ne  fonge  plus  qu'à  la  mettre  en    Des  opé- 
ceuvre:  les  Chinois  comme  je  l'ai  dit ,  ont  des  inftrumens  très-fimples  pour   rations  des 
ce  travail,  il  în'eft  gueres  pofilble   d'en  donner  une  explication  qui  for-    t^u^je^]" 
me  des  idées  nettes  &  précités.  Ce  font  là  de  ces  chofes  dont  on  juge  mieux    Soye. 
par  les  yeux ,  que  par  tout  ce  qu'on  en  pourroit  dire  :  c'eft  pourquoi  on 
verra  repréfenté  dans  les  diverfes  figures  fuivantes,  6c  les  diffèrens  meubles 
dont  ils  fc  fervent  dans  le  tems  qu'ils  élèvent  les  vers,  6c  les  divers  inftru- 
mens qu'ils  employent,  pour  réufîîr  dans  ces  beaux  ouvrages  de  foyeries 
qu'ils  fournilTent  à  l'Europe, 

Ll  2  DE 


458  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE. 

DE  LA  LANGUE  CHINOISE. 


A    FIN  de  donner  une  vraie  idée  de  la  Langue  de  la  Chine,  je  ferai 


Introduc- 

y?Pn^^        J^   connoître  d'abord  quel  eft  le  génie  de  ceue  Langue  :  enfuitié  coni- 
Ticn»°'        ment  on  doit  prononcer  &  écrire  les  mots  Chinois  en  caraéteres  d'Europe, 
Enfin  je  finirai  par  un  abrégé  de  Grammaire  Chinoife. 


L» Langue 
Chinoile 
eft  fans 
Alphabet. 


l'nique 
Conformi- 
té qu'elle  a 
avec  les 
Langues 
ii'b.uiope. 


Du  Génie  da  la  Langue  Ch'moife. 

LA  Langue  de  la  Chine  n'a  rien  de  commun  avec  les  Langues  mortes  oa 
vivantes  que  nous  connoiflbns  :  elle  n'en  a  ni  les  figures  ni  la  conflruc- 
tion.  Toutes  les  autres  Langues  ont  un  alphabet  d'un  certain  nombre  de- 
lettres  ,  qui  par  leurs  combinaifons  différentes ,  forment  des  iyllabcs  &  des 
mots  :  celle-ci  eft  fans  alphabet  :  elle  a  autant  de  carafteres  6c  de  figures  dif- 
férentes, qu'il  y  a  de  mots. 

La  feule  conformité  qu'elle  peut  avoir  avec  nos  Langues  d'Europe,  eft: 
que  comme  l'alphabet  eft  de  vingt-quatre  lettres  ,  qui  fc  forment  de  ces 
fix  ou  fept  traits. 

y  V'"~'wC/  V  ,  Sçavoir  l'A.  des  trois  premiers:  le  B.  du  fixié- 
me  &  quatrième  doublé  :  le  C.  du  cinquième  fimple:le  D.du  fixiéme  &  du 
quatrième:  l'E.  du  fixiéme  8c  du  troifiémc  triplé:  l'O.  du  quatrième  6c 
cinquième  joints  enfemble:  le  (^  de  l'O  8c  du  feptiéme  trait,  8cc.  De 
même  toiis  les  caraéteres  Chinois  fe  forment  à  proprement  parler  des  fix. 
feuls  t.raits  fui  vans. 


1— «^^ 


Deux  fer- 
res de 
Langues  à 
la  Chine. 
LaVulgai- 
re  U  U 
Mandari- 
ire., 

Ln  quoi 
confirtela 
Mandari- 


Les  Chinois  ont  deux  fortes  de  Langues:  l'une  vulgaire  8c  propre  du 
peuple,  qui  ell  différente  félon  les  diverlés  provinces  :  l'autre  qu'ils  appel- 
lent, la  Langue  Mandarine,  qui  eil  à  peu  près  ce  qu'eft  parmi  nous  la 
Langue  Latine  pour  les  Eccléfialliques  8c  les  Sçavans. 

Cependant  le  peu  d'analogie  de  la  Langue  Chinoife  avec  toutes  les  au- 
tres Langues  mortes  ou  vivantes,  fait  que  cette  comparaifon  n'eft  pas  juf- 
•ce:  la  Langue  Mandarine  eft  proprement  celle  qu'on  parloit  autrefois  à 
la.  Cour  dans  la  province  de  Kiang  natty&c  qui  s'cft  répandue  dans  les  autres 
provinces  parmi  les  perfonncs  polies:  8c  de  là. vient  que  dans  les  provinces 
Yoifines  de  celle  de  Kiafig  mn,  on  la  parle  beaucoup  mieux  que  par  tout 

ail- 


ET   DE   LA  TARTARIE  CHINOISE. 


2<5i? 


ailleurs.  Peu  à  peu  elle  s'efl:  ainfi  introduite  partout:  ce  qui  efl:  très-utile 
pour  le  Gouvernement.  Elle  paroît  pauvre:  car  elle  n'a  gueres  qu'envi- 
ron 9Î0.  mots,  qui  font  tous  monoiyllabes  6c  indéclinables,  &  qui  fc 
terminent  prefque  tous  par  des  vpycUes  ,   ou  par  cette  confonne  A^.  ou  Ng. 

Cependant  ce  peu  de  mots  fuffit  ppur  s'expliquer  fur  toutes  fortes  de  ma- 
tières: parce  que,  fans  multiplier  les  paroles,  le  fens  fe  multiplie  prefque  à 
l'infini  par  la  diverfitè  des  accens  ,  des  inflexions,  des  tons,  des  afpirati- 
ons  ,  &  d'autres  changemens  de  la  voix  :  &  c'eft  cette  variété  de  pronon- 
ciation qui  cft  une  occallon  fréquente  d'équivoque,  à  ceux  qui  ne  font  pas 
bien  verlez  dans  la  Langue. 

Un  exemple  le  fera  comprendre  :  ce  mot  tchu  prononcé  en  traînant  & 
allongeant  r«,  6c  èclairciflant  la  voix ,  fignifie  Seigneur,  ou  Maître.  S'il 
eft  prononcé  d'un  ton  uniforme  avec  Vu  prolongé  ,  il  fignifie  pourceau. 
Qiiand  on  le  prononce  légèrement  6c  avec  vîtefle,  il  veut  dire  cul/me.  Si 
on  le  prononce  d'une  voix  forte  ôc  d'un  ton  mâle,  mais  qui  s'afFoibliflè  fur 
la  fin,  il  fignifie  colomne. 

De  même  cette  fyllabc  po,  félon  les  différcns  accens,  6c  les  diverfes  in- 
flexions de  voix  ,  dont  on  la  prononce,  a  onze  fignifications  différentes. 
Elle  fignifie  verre.,  iouillir,  vanner  du  ris  ^  fage  o\\  libéral  y  préparer  ^  vieille 
femme ,  rompre  ou  fendre  ,  incliné ,  tant  feit  peu  ,  arrofer  ,  efclave  ou  captif. 
D'où  il  efl:  aifè  de  conclure  que  cette  Langue  qui  paroît  fi  pauvre  6c  fi  refler- 
réc  par  le  petit  nombre  de  monofyllabes  qui  la  compofent,  ne  laifle  pas 
d'être  en  effet  riche,  al)ondante,  6c  expreflive. 

D'ailleurs  le  même  mot,  quand  on  lui  joint  d'autres  mots  diffèrens  ,  fi- 
gnifie une  infinité  de  chofes  différentes.  Mou  ^  par  exemple,  quand  il  efl: 
leul ,  fignifie  arbre  ,  bois.  Mais  s'il  eft  compofé ,  il  a  beaucoup  d'autres 
fignifications.  mou  /c^o,  fignifie  du  bois  préparé  pour  un  édifice,  moulan.^ 
fignifie  des  barreaux,  ou  des  grilles  de  bois  :  moubia,  uneboète:  mouft- 
angy  une  armoire  :  mou  tfiang^  charpentier:  moueul.,  champignon:  mou 
««,  une  efpèce  de  petite  orange  :  mou.  fmg.,  la  planettc  de  Jupiter,  mou 
mien,  le  coton,  6cc.  Ce  mot  fc  peut  joindre  de  diverfes  autres  manières,  6c 
a  autant  de  fignifications  qu'il  elt  joint  avec  des  mots  diffèrens. 

C'eft  ainfi  que  les  Chinois  en  affemblant  différemment  leurs  monofylla- 
bes ,  forment  des  difcours  fuivis,  6ç  s'expliquent  avec  beaucoup  de  netteté 
6c  de  grâce  :  de  même  à  peu  près  que  nous  formons  tous  nos  mots,  par  les 
diverfes  manières  dont  nous  joignons  enfemble  les  24.  lettres  de  notre  al- 
phabet. 

Au  reftcles  Chinois  diftinguent  fi  naturellement  les  diff'èrens  tons,  atta- 
chez au  même  monofyllabe,  qu'ils  en  comprennent  le  fciis,ians  faire  la  moin- 
dre réflexion  aux  divers  accens  qui  le  déterminent.  Et  il  ne  faut  pas  s'ima- 
giner, comme  quelques  auteurs  l'ont  avancé,  qu'ils  chantent  en  parlant, 
oc  qu'ils  forment  une  efpèce  de  mufique,  qui  ne  manqueroit  pas  de  choquer 
l'oreille  ,  6c  d'être  très-dèfagréable.  Ces  diffèrens  tons  fe  prononcent  fi  fi- 
nement ,  que  les  étrangers  mêmes  ont  de  la  peine  à  s'en  appcrccvoir,  fur 
tout  dans  la  province  de  Kiang  nan,  où  l'accent  eft  meilleur  qu'en  nulk 

Ll  5  au^ 


Un  même 
niot  à  di- 
verfes 
fignifica-' 
tions. 


De  l'Af. 
femblage 
desMono- 
filUbes.. 


a/o  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

autre  province.    Il  en  faut  juger  par  la  prononciation  gutturale ,   qui  fc 

U-ouvc  dans  la  Langue  Efpagnole  ,   6c  par  les  différons  tons  dont  on  le  fert 

dans  la  Langue Françoifc  6c  la  Langue  Italienne:  ces  tons  font  prefque  ini- 

perccptibles  ,    6c  ne  laiflent  pas  de  fignifier  différemment  :  ce  qui  a  donné 

lieu  au  proverbe  qui  dit ,  que  le  ton  fait  tout. 

Les  Chi-         L'art  de  joindre  enfemble  ces  monoiyllabes ,  fur  tout  en  écrivant,  efl: 

noisfefct-  très-difficile,    6c  demande  beaucoup  d'étude.     Comme  les  Chinois  n'ont 

Rgures       que  des  figures  pour  exprimer  leurs  penfées,  6c  qu'ils  manquent  d'accens 

pour  ex-     qui  varient  fur  le  papier  la  prononciation,  ils  ont  befoin  d'autant  de  figu- 

primer        res  OU  de  caractères  différens ,   qu'il  y  a  de  dlfférens  tons,  qui  donnent  au 

leurs  Pen-  jj^^^ne  mot  des  lignifications  fi  diverlès. 

Il  y  a  d'ailleui-s  des  caraderes  qui  fignifient  deux  ou  trois  paroles  ,   8c 
derfisnes  quelquefois  des  périodes  entières:    par  exemple,  pour  écrire  ces  paroles: 
de  quel-      bonjour^  Monfieur  :  au  lieu  de  joindre  le  caraélere  qui  fignifie,  hon^  6c  éc- 
hues ca-      lui  qui  fignifie  ;(?«r,  avec  celui  qui  fignifie  Monfieur:  on  doit  fe  fervir  d'un 
laâeres.       caraélere  différent,  qui  feul  exprime  ces  trois  paroles:  6c  c'ell  ce  qui  mul- 
tiplie fi  fort  les  caractères  Chinois.  Il  n'en  efl  pas  comme  de  nos  Langues 
d'Europe,  où  l'on  connoît  les  diveifcs  fignifications  d'un  même  mot,  par 
les  divers  accens  qui  en  fixent  la  prononciation ,  ou  bien  par  l'endroit  oii  le 
mot  eft  placé ,  6c  par  la  fuite  du  difcours. 

Il  eft  vrai  qu'on  ne  laifléroit  pas  de  fe  faire  entendre,  enjoignant  eniem- 
ble  les  caractères  de  chaque  monofyllabe  :  mais  cette  manière  de  s'expri- 
mer en  écrivant  eft  triviale,  ^  n'eft  en  ufage  que  parmi  le  peuple.  Le  ftile 
dont  on  écrit,  lorfqu'on  veut  briller  dans  les  compofitions,  n'a  nul  rap- 
port avec  celui  dont  on  parle,  quoique  les  paroles  foient  les  mêmes;  6c  un 
homme  de  Lettres  lé  rendroit  ridicule  ,  s'il  écrivoit  de  la  manière  dont  on 
a  coutume  de  s'exprimer  dans  la  converfation. 
Rapport  II  faut  en  écrivant  fe  fervir  de  termes  plus  choifis,  d'expreffions  plus  no- 

des  Car;c-  bles,  6c  de  cei-taines  métaphores  qui  ne  font  pas  de  l'ufage  ordinaire  :  mais 
teres  Chi-   ^^jj  f-Q^,.  pj-opigs  à  la  matière  qu'on  traitte  ,    6c  aux  livres  qu'on  compofe, 
ceux  du^*^  Les  caraderes  de  la  Cocbincinne,  du  T'ong  king,  du  Japon^^  font  les  mêmes 
Japon.         que  ceux  de  la  Chine,  6c  fignifient  les  mêmes  choies,  fans  toutefois  que 
ces  peuples  en  parlant,  s'expriment  de  la  même  forte.     Ainfi,  quoique  les 
Langues  foient  très-differentes,  6c  qu'ils  ne  puiffent  pas  s'entendre  les  uns 
les  autres  en  parlant  :  ils  s'entendent  fort  bien  en  s' écrivant,  6c  tous  leurs 
livres  font  communs.     Ces  caraéteres  font  en  cela  comme  des  chiffres  d'a- 


rithmétique: pkificurs  nations  s'en  fervent;  on  leur  donne  différens  noms  : 
fignifient  par- 
Devoir  des       C'eft  pourquoi  les  Lettrez  ne  doivent  pas  feulement  connoître  les  carac- 


mais  ils  fignifient  par-tout  la  même  chofe. 


Lettrez  à   teres,  qui  font  eii  ufage  dans  le  commerce  ordinaire  de  la  vie  :  ils  doivent 

ce  lujet.      fçavoir  encore  leurs  diverfcs  combinaifons,  6c  les  divers  arrangemens,  qui 

de  plufieurs  traits  limplcs,  font  des  caraétcres  compofez  :   6c  comme  l'on 

compte  jufqu'à  quatre-vingt  mille  de  ces  caraéteres  ,  celui  qui  en  fçait  le 

Elus,  eft  aulîi  le  plus  fçavant,  6c  peut  lire  6c  entendre  un  plus  grand  nom- 
re  de  livres  ;  d'où  l'on  peut  juger  combien  il  faut  d'années,  pour  con- 
noître 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  171 

noîtrc  une  multitude  fi  prodigieufc  de  caraftercs,  pour  les  démêler  quand 
ils  font  réunis,  &  pour  en  retenir  la  figure,  6c  la  {ignification. 

Il  faut  avouer  néanmoins  que  pourvu  qu'on  fçache  environ  dix  mille  ca- 
raélcres,  on  eft  en  état  de  s'expliquer  en  cette  Langue,  ôc  d'entendre  un 
grand  nombre  de  livres.  Le  commun  des  Lettrez  n'en  fçait  guercs  plus 
de  quinze  ou  vingt  mille:  &  il  y  a  peu  de  Dofteurs  qui  ibienr parvenus 
jufqu'à  en  connoître  quarante  mille. 

Ce  nombre  prodigieux  de  carafteres  eft  recueilli  dans  leur  grand  vocabu-  De  leurs 
laire,  qu'ils  nomment //«/'//>».     Et  de  même  que  parmi  les  Hébreux,  il  Vocabu- 
y  a  des  lettres  radicales,  qui  marquent  l'origine  des  mots,  &  font  connoître  '*""• 
ceux  qui  en  font  dérivez,  lorfqu'on  les  cherche  dans  leur  DivStionnaire,  fe-   p^j  pj.g_ 
Ion  l'ordre  de  ces  lettres  radicales;  il  y  a  auflî  parmi  les  Chinois  des  figures  mier, 
radicales,   qui  font,   par  exemple,   les   lettres'  de  montagnes,  d'arbres, 
d'homme,  de  terre,  de  cheval,  6cc.  fous  lefquelles  il  faut  chercher  tout 
ce  qui  appartient  aux  montagnes,  aux  arbres,  à  l'homme,  à  la  terre,  ôc 
au  cheval.     De  plus,  il  faut  fçavoir  diftinguer  dans  chaque  mot  ces  traits 
ou  figures,   qui  font  aurdeflus,  au-delTous,  à  l'un  des  cotez,  ou  dans  le 
corps  de  la  figure  radicale. 

Outre  ce  grand  vocabulaire,  ils  en  ont  un  autre  plus  court,  qui  ne  contient  Du  Se- 
que  huit  ou  dix  mille  caraûercs,  qui  leur  fert  pour  lire,  écrire,  entendre,  cond, 
ou  compofer  des  livres.  Que  s'ils  n'y  trouvent  pas  certaines  lettres, 
dont  ils  ontbeioin,  ils  ont  recours  à  leyr  grand  Diétionnaire.  Nos  Mif- 
•fionnaires  ont  recueilli  de  la  même  façon  tous  les  termes  qui  peuvent  leur 
fervir  à  inftruire  Ifes  peuples  des  myfteres  de  la  foi ,  &  qui  font  en  ufa- 
ge  dans  les  entretiens  &:  livres  ordinaires  ,  .même  dans  les  livres  claf- 
fiques. 

Comme  Clément  d'Alexandrie  attribue  aux  Egyptiens  trois  fortes  de  ca-   Manière 
raéteres,  les  premiers  qu'il  nomme  Epiftolographiqucs,  c'eft-à-dire,  pro-   ancienne 
près  à  écrire  des  lettres,  comme  font  ceux  de  notre  alphabet  :  les  autres  Sa-   j^^^  jîg'j,_ 
cerdotcaux ,  propres  feulement  à  des  Prêtres,  pour  écrire  les  chofes  facrées,  primer 
de  même  qu'il  y  a  des  notes  pour  la  mufique  :  Se  les  derniers  Hiérogliphi-    leurs  pen- 
ques,  propres  à  être  gravez  fur  les  monumens  publics  :  ce  qui  fe  faiibit  en  ^^^^' 
deux  manières:   l'une,  par  des  images  propres,  ou  qui  approchoient  des 
chofes  que  l'on  vouloit  repréfenter:  comme  quand  ils  exprimoient  la  lune 
par  un  croiflant  :     l'autre,,  par  des  images  énigmatiques  &  fymboliques,, 
comme  fcroit  un  ferpent  qui  fe  mord  la  queue ,  6c  qui  eit  plié  en  rond ,  pour 
fignificr  l'année  ou  l'éternité:  les  Chinois  ont  eu  de  tout  temsune  fembla- 
ble  diverfité  de  caraéleres.     Dès  le  commencement  de  leur  Monarchie  , 
ils  communiquoient  leurs  idées,  en  formant  fur  le  papier  les  images  naturel- 
les des  chofes  qu'ils  vouloient  exprimer  :  ils  peignoient,  par  exemple,  un 
oyfeau,  des  montagnes,- des  arbres,  des  lignes  ondoyantes,  pour  exprimer 
des  oifeaux,  des  montagnes,,  une  forêt,  6c  des  rivières. 

Cette  manière  d'expliquer  fa  penfée,  étoit  fort  imparfaite,  6c  demandoic  Inconvé. 
plufieurs  volumes  pour  exprimer  aflcz  peu  de  chofes.  D'ailleurs  il  y  avoit  "^^^"J  ^ 
une  infinité  d'objets, qui  ne  pouvoient  être  repréfentez.  par  la  peinture, tels  j^anihs^, 

que 


&yt  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

que  font  Tame,  les  fentimens ,  lespafîlons,  la  beauté,  les  vertus ,  les  vices , 
les  aftions  des  hommes  &  des  animaux  ,  6c  tant  d'autres,  qui  n'ont  ni  corps, 
ni  figures.  C'elt  pourquoi  infcnfiblcment  ils  changèrent  leur  ancienne  ma- 
nière d'écrire;  ils  compoferent  des  figures  plus  fimples,  6c  en  inventèrent 
plufieure  autres,  pour  exprimer  les  objets  qui  ne  tombent  point  fous 
les  fens. 
"^^  ^^^'  Mais  ces  caraéteres  plus  modernes  ne  kiiïent  pas  d'être  encore  de  vrais 
noKes  ont  Hiéroglifes:  premièrement,  parce  qu'ils  font  compoiez  de  lettres  fimples, 
chacune       qui  retiennent  la  même  fignification  des  caraéteres  primitifs.     Autrefois, 


leur  figni- 


Du  Stile 
des  Chi- 
nois, 


par  exemple,  ils  repréfentoient  ainfî  le  foleil  par  un  cercle  t),  6c  l'appel- 
loient  Gé:  ils  le  repréfentent  maintenant  par  cette  figure  Q  ,  qu'ils  nom- 
ment pareillement  G/.  Secondement,  parce  que  l'inllitution  des  hommes 
a  attaché  à  ces  figures  la  même  idée,  que  ces  premiers  fîmboles  préfcntoient 
naturellement,  6c  qu'il  n'y  a  aucune  lettre  Chinoife  qui  n'ait  ia  propre  fi- 
gnification, 6c  qui  ne  la  conferve,  lorfqu'on  la  joint  avec  d'autres.  Tfai, 
par  exemple,  qui  veut  dire,  malheur,  calamité,  eft  compote  de  la  lettre 
?/?/>«,  qui  fignific  maifon,  &  de  la  lettre  âô,  qui  fignifie/e«:  parce  que  le 

!)lus  grand  malheur,  cil  de  voir  fa  maifon  en  feu.  On  peut  juger  par  ce 
èul  exemple,  que  les  Cûraâieres  Chinois  n'étant  pas  des  lettres  fimples, 
comme  les  nôtres,  qui  féparément  ne  fignifient  rien,  6c  n'ont  de  fens  que 
quand  elles  font  jointes  enfemble:^ce  iont  autant  de  Hiéroglifes,  qui  for- 
ment des  images,  ôc  qui  expriment  les  penfées.  . 
Le  ftile  des  Chinois  dans  leurs  compofitions,  eft  myftérieux,  concis, 
allégorique,  6c  quelquefois  obfcur  à  l'égard  de  ceux  qui  n'ont  pas  une  par- 
faite connoifTance  des  caraélercs.  Il  faut  être  habile,  pour  ne  pas  fe  mé- 
prendre dans  la  leélure  d'un  ouvrage:  ils  difent  beaucoup  de  chofes  en  peu 
de  paroles:  leurs  expreilions  font  vives,  animées, 6c  femées  de  comparailons 
hardies,  6c  de  métaphores  nobles.  S'ils  veulent  marquer,  par  exemple, 
qu'on  ne  doit  point  fonger  à  détruire  la  Religion  Chrétienne,  que  l'Em- 
pereur a  approuvée  par  un  Edit,  ils  diront:  l'encre  qui  a  écrit  l'Edit  de 
l'Empereur  en  faveur  de  la  Religion  Chrétienne,  n'elt  pas  encore  féche , 
6c  vous  entreprenez  de  la  détruire. 
rttr!i!;"l  Sur-tout  ils  affeétent  de  mêler  dans  leurs  écrits  beaucoup  de  fentences  &; 
départages,  qu'ils  tirent  des  cinq  Livres  Canoniques;  6c  comme  ils  compa- 
rent leurs  compofitions  à  un  tableau,  ils  comparent  de  même  les  fentences 
qu'ils  tirent  de  leurs  livres ,  aux  cinq  principales  couleurs  qui  entrent  dans 
la  peinture.  C'eft  en  cela  principalement  que  confille  leur  éloquence.  Du 
reltc  ils  fe  piquent  tous  décrire  proprement ,  6c  de  peindre  éxaftement 
leurs  caraftcres:  6c  c'cft  à  quoi  l'on  a  de  grands  égards,  lorfqu'on  examine 
les  compofitions  de  ceux  qui  afpirent  aux  dégrez. 
Ils  préfèrent  même  un  beau  caraétere  à  la  plus  admirable  peinture  ,  & 
nonnent  l'o^^  c"  voit  fouvent  qui  achettent  bien  cher  une  page  de  vieux  caractères,, 
au  byau  quand  ils  font  bien  formez.  Ils  honorent  leu;|s  caraéteres  jufques  dans  les 
caraftere     livres  Ics  plus  ordinaires:   6c  fi  par  hazard  quelques  feuilles  étoient  tom- 

iarlal-em-  ^  ^  ^      ^         .  ^^^^^ 


Manière 

c  écrire. 


Préférence 
qu'iis 


u.re, 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE. 


m 


bées,  ils  les  ramaflent  avec  refpeft:  celeroit,  félon  eux,  une  groflîéretc , 
&  une  impolitefle,  d'en  ftire  un  uiage  profane,  de  les  fouler  aux  pieds  en 
marchant ,  ou  de  les  jetcer  même  avec  indifférence.  Souvent  il  arrive 
que  les  menuifiers  6c  les  maçons  n'ofent  pas  déchirer  une  feuille  im- 
primée, ^ui  fe  trouve  collée  iur  le  mur  ou  fur  le  bois.  Ils  craignent  de 
faire  une  faute. 

Ainfi  on  peut  diftinguer  trois  fortes  de  langage  chez  les  Chinois:  celui 
du  peuple,  celui  des  honnêtes  gens,  6c  celui  des  livres.  Bien  que  le  pre- 
mier ne  foit  pas  fi  peigné  que  les  deux  autres,  il  ne  faut  pas  croire  qu'il  foit 
fi  fort  au-dellous  de  nos  Langues  d'Europe,  puifqu'il  n'a  certainement  au- 
cun des  défauts  qu'on  lui  a  quelquefois  prêtez  en  Europe.  Les  Européans 
qui  viennent  à  la  Chine,  6c  qui  ne  font  pas  encore  verfez  dans  la  Langue, 
trouvent  des  équivoques,  où  il  n'y  en  a  pas  feulement  l'ombre.  Comme  ils 
ne  fe  font  point  gênez  d'abord  à  bien  prononcer  les  mots  Chinois  avec  leurs 
afpirations  6c  leurs  accens  :  il  arrive  qu'ils  n'entendent  qu'à  [demi  ce  que  di- 
fent  les  Chinois,  6c  qu'ils  ont  de  la  peine  à  ic  faire  entendre.  C'eft  une 
faute  dans  eux,  6c  non  pas  un  défaut  de  la  Langue.  On  trouve  dans  quel- 
ques mémoires,  que  les  Lettrez  tracent  fouvent  avec  le  doigt,  ou  avec  l'é- 
ventail, des  lettres  fur  leurs  genoux,  ou  en  l'air:  s'ils  le  font,  c'eft  par  va- 
nité ou  pa,r  coutume,  plutôt  que  par  néceffitê  :  ou  parce  que  ce  fera  un 
terme  6c  un  caractère  peu  ufité,  comme  nos  termes  de  marine,  de  mufique, 
de  chirurgie,  6cc. 

Au-defl"us  de  ce  langage  bas  8c  grofiler,  qui  quant  à  la  prononciation,  fe 
varie  en  cent  manières, 6c  dont  on  fe  fert  pour  les  livres,  il  y  en  a  un  autre 
plus  poli  6c  plus  châtié,  qui  s'employe  dans  vme  infinité  d'hiftoircs  vrayes 
ou  femtes,  d'un  goiît  trés-fin  6c  très-délicat.  L'efprit,  les  mceurs,  les 
peintures  vives,  les  caraéteres,  les  contralles,  rien  n'y  manque.  Ces  petits 
ouvrages  fe  lifent  6c  s'entendent  fans  beaucoup  de  peine  :  on  y  trouve  par 
tout  une  netteté,  une  politeflè,  qui  ne  cède  point  aux  livres  d'Europe  les 
mieux  écrits. 

Après  ces  deux  manières  de  s'exprimer,  l'une  pour  le  petit  peuple,  qui 
a  moins  de  loin  de  l'arrangement  de  fes  paroles ,  &  l'autre  qui  devroit  être 
celle  des  Mandarins  6c  des  Lettrez;  vient  le  langage  des  livres  qui  ne  font 
point  écrits  en  ilile  familier  ,  6c  il  y  a  dans  ce  genre-ci  bien  des  dégrez  où 
il  fiiut  s'élever,  jufqu'à  ce  qu'on  parvienne  à  la  brièveté  majcftueufe  6c  fu- 
blime  des  Kings. 

Ce  n'ell  plus  ici  une  Langue  qui  fe  parle  dans  le  difcours  ordinaire,  mais 
feulement  qui  s'écrit,  6c  qu'on  n'entendroit  pas  aifément  fans  le  fecours  des 
lettres  qu'on  a  fous  les  yeux  ,  6c  qu'on  lit  avec  plaifir.  Car  on  trouve  un 
ftile  net  6c  coulant  :  chaque  penlèe  eft  ordinairement  ejiprimèe  en  quatre 
ou  en  fix  carafteres  :  on  ne  fent  rien  qui  choque  une  oreille  délicate,  6c  la 
variété  des  accens  ménagez  avec  art,  rend  toujours  un  fon  harmonieux  £c 
doux. 

La  différence  qui  fe  trouve  entre  ces  livres  6c  les  King,  confifle  dans  la 
matière  dont  ils  parlent,  qui  n'ell  ni  fi  augufte,  ni  fi  haute  :  6c  dans  le  ftile 

Tome  If.  Mm  qu'ils 


Des  diveti 

fes  Efpè- 
ces  de 
Langage 

Chinois. 

Première 
Erpccc. 


Seconde 
Efpècc. 


Troifiémï 

Etpècc. 


De  la  Ri- 

chelTe  de 
la  Langue 
Chinoïk. 


Parallèle 
de  cette 
Langue 
avec  celles 
(l'Europe. 


274  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE,. 

qu'ils  employent,  qui  eft,  Se  moins  laconique,  6c  moins  grand.  Dans  lc5 
matières  ilibUmcs  on  ne  le  Icrt  ni  de  points  ni  de  virgules  :  comme  ces  com- 
polîtions  ne  font  que  pour  les  Lettixz,  c'ell  à  eux  a  juger  ou  le  lens  finit. 
2c  les  gens  habiles  ne  s'y  trompent  jamais. 

Voflîus  avoit  raifon  de  dn-e  que  l'abondance  de  la  Langue  Chinoife  vient 
de  la  multitude  des  caraftercs:  il  faut  ajouter  qu'elle  vient  aufli  desfens  di- 
vers qu'on  leur  donne,  £c  de  rallcmblage  qu'on  en  fait,  en  les  joignant  le 
plus  ordinairement  deux  à  deux,  allez  fouvent  trois  à  trois,  &  même  quel- 
quefois quatre  à  quatre.  On  a  un  Diétionnaire  fait  par  les  ordres  du  feu 
Empereur  :  il  ne  comprenoit  pas  toute  la  Langue,  puifqu'on  a  été  obligé 
d'y  ajouter  un  iupplément  en  vingt-quatre  volumes,  ik  cependant  il  y 
avoit  déjà  quatre-vingt-quinze  volumes  de  compte  fait  :  la  plû-part  fo^t 
épais,  éc  d'une  écriture  menue.  Il  n'y  a  pas  de  Langue  au  monde  qu'on  ne 
piit  épuifer  en  beaucoup  moins  de  tomes.  Il  n'y  a  donc  point  de  Langue,  . 
ni  qui  foit  plus  riche  que  la  Langue  Chinoiic,  ni  qui  puilîe  fe  vanter  d'a- 
voir régné  trois  à  quatre  mille  ;ms  ,  comme  elle  régne  encore  aujour- 
d'hui. 

Tout  ce  que  nous  venons  de  dire,  paroîtrafans  doute  étrange  à  des  Eii- 
ropéans,  accoutumez  aux  vingt-quatre  lettres  qui  compofent  notre  alpha- 
bet :  mais  peut-être  ferat'on  moins  furpris  ,  quand  on  fera  réflexion  que 
notre  Langue  6c  toutes  les  autres  ont  une  infinité  de  figures  pour  s'expri- 
mer ,  quoiqu'elles  le  puilîent  faire  par  ces  vingt-quatre  lettres  :  chaque , 
art  èc  chaque  profeffion  a  des  caractères  qui  lui  font  propres. 

Outre  nos  vingt-quatre  lettres  que  nous  diverfifions  en  plufieurs  maniè- 
res, en  majufcules  ou  capitales,  qui  font  différentes  des  communes  Se  ordi- 
naires, en  Italiques  &  Romaines,  &c.  Nous  en  avons  pour  écrire  des  let- 
tres rondes  ,  quarrées,  bâtardes,  financières,  &  Italiennes.  Nous  avons 
de  plus  les  figures  des  nombres  ou  les  chiffres,  les  interponcVions  qui  font 
le  point,  la  virgule,  l'apollrophe,  les  accens,  la  çedile,  le  tiret,  les  pa- 
renthèfes ,  le  point  interrogatif  &  l'admiratif,  les  abbréviations  qui  font 
autant  de  caraéteres  dont  nous  nous  fervons,  pour  marquer  le  repos  du  dif- 
cours  ,  la  prononciation  ,  la  continuation  ,  &c.  Les  Allronomes  ont  des 
caraéteres  pour  les  douze  fignes ,  pour  les  divers  afpects  de  la  lune  &  des 
allrcs.  Les  Géomètres  ont  leurs  figures  ;  les  Muficiens  ont  leurs  notes 
blanfches ,  noires,  crochues,  doubles  crochues,  Sec.  Enfin  il  y  a  peu 
d'arts  8c  de  fciences  qui  n'ayent  des  figiu-cs  propres ,  qui  leur  tiennent  lieu 
de  caraèteres,  pour  exprimer  leurs  penlées. 

Les  Chinois  ont  encore  aujourd'hui  une  ancienne  efpèce  de  Langue,  &c 
de  caractères ,  qui  ne  font  plus  en  ufage  que  pour  les  titres,  les  intcripti- 
ons,  les  cachets  &  lesdevifcs,  6c  dont  ils  ont  d'anciens. livres  qu'il  faut 
aue  les  Sçavans  entendent.  Ils  ont  auifi  des  lettres  courantes  Se  ufuelles, 
aont  ils  ié  fervent  pour  les  actes  publics,  les  contrats,  les  obligations, 
&  autres  aétes  de  Jullice  ,  comme  il  y  a  parmi  noiis  une  efpèce  de  lettre 
qu'on  nomme  financière.  Enfin  ils  ont  une  lettre  qui  demande  une  étu- 
de particulière  ,  pour  la  divcrfité  des  traits  6c  de  fes  abbréviations,  ou  en- 
lace- 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  i-rç 

•  kcemens,  qui  la  rendent  difficile.  On  s'en  feit  fur-tout,   lorfqu'on  veut 
écrire  promptement. 

Ce  qui  concerne  la  manière  de  prononcer  les  mots  Chinois,  6c  de  les  or-  r)c  h  Pro^ 
tographier  en  carafteres  d'Europe,  donnera  un  nouveau  jour  à  ce  qui  vient  "onc'a""» 
d'être  dit  fur  le  génie  de  cette  Langue.  tograph^!* 

De  la  Prononctatîon  Chmo'tfe  ,    ^  de  POrtographe  des 
mots  Chmois  j   en  caracleres  d'Europe, 


1 


L  n'cft  pas  poflible  aux  Chinois  d'écrire  les  Langues  d'Europe,    avec    Les  Ch 


no;s  ne 


_^  leurs  carafteres ,   Sc  même  de  bien  prononcer  aucune  de  ces  Langues, 
parce  que  d'un  côté  ces  caraéteres ,   bien  qu'en  fi  grand  nombre  n'expri-    écrire  les 
ment  qu'environ  trois  ou  quatre  cens  fyllabes  ,   &  n'en  peuvent  exprimer    Langues 
d'autres  :  6c  que  d'un  autre  coté  on  ne  trouve  point  dans  le  fon  de  ces  fylla-   d'Europe, 
bes  les  cinq  lettres  fuivantes:    ^,  d,  r,  *•,  z:  de  forte  qu'un  Chinois  qui 
voudroit  les  prononcer,   ne  pourroit  le  faire,  qu'en  y  changeant  quelque 
chofe,  6c  fe  fervant  des  fons  qui  en  approchent  le  plus  dans  ia  Langue.  Il 
femble  pourtant  que  d  èc  z  ibient  dans  ce  mot  y-tseë ,    que  quelques-uns 
prononcent  j-i^j"^?;   mais  le  même  Chinois  qui  dira  hïcn y -dse'é,  ne  pourra 
dire,  da,  de,  di,  do,  du:  ni  za,  ze,  zi,  zo,  zu. 

De  même  c'eft  vainement  qu'on  voudroit  écrire  les  mots  Chinois  en  ca- 
rafteres  d'Europe:    outre  qu'on  ne  réuflïroit  pas  dans  plu  (leurs,  au  bout  , 

d'une  page ,  on  ne  pourroit  plus  rien  comprendre  à  ce  qu'on  auroit  écrit. 
C'eft  une  ncccfiité  d'appcndrc  à  connoître  les  lettres  Chinoiles,  6c  il  fe- 
roit  bon  de  s'accoutumer  d'abord  à  ne  voir  aucun  mot  Chinois  écrit  en  ca- 
rafteres  Européans,  que  la  lettre  Chinoife  ne  fût  à  côté. 

Pour  la  prononciation,   elle  eft  trcs-difficilc,  non-iéulement  à  caulè  des   Nilespro-; 
accens,  qui  ne  s'apprennent  que  par  l'ufage;  mais  bien  plus,  parce  qu'il  y    "«""f- 
a  plufieurs  mots  ,    que  nous  ne  pouvons  ni  prononcer,  ni  écrire.  Les  dents    Pour  caufc 
des  Chinois  font  difpofécs  autrement  que  les  nôtres:  le  rang  d'en  haut,  par    de  h  dif- 
éxemple ,   fort,    6c  avance  prcfque  à  tous  en  dehors,  6c  le  rang  d'en  bas    PC'''"""^^'= 
rentre  6c  fe  retire  en  dedans  ;   au  lieu  que  les  dents  des  Européans  fe  cho- 
quent toutes  par  l'extrémité  ,   celles  des  Chinois  tombent  quelquefois  fur 
la  lèvre  inférieure,  ou  du  moins  fur  les  gencives,  Se  ne  fe  rencontrent  prcf- 
•que  jamais  afléz  juftes. 

Tous  les  mots  Chinois  écrits  à  l'Européane  ,  fe  terminent  par  une  des   ^^  ''  "*""" 
cmq  voicllcs«,  e,  ?,  o,  //,  cc  par  une  A' tantôt  ieule,  ce  qui  produit  ^«,   des  raocs. 
c»,  /'»,  OK,  un,  ôc  tantôt  fuivie  d'une  autre  confonne,  ce  qui  fait  ang,  cng, 
ing  ,   ong ,  ung.   Les  lettres  initiales  qui  commencent  les  mots,  tiennent  de 
plufieurs  Langues  d'Europe  pour  la  prononciation.  Il  faut  parler  de  tout 
cela  le  plus  brièvement  6c  le  plus  clr.irement  qu'il  fera  poffible.  ^^  j,^ 

h'J  final  n'a  d'autre  difficulté  que  celle  de  divers  accens.  Anal. 

Mm  z  L'£ 


i-(S  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

De  VE.  L'£  final  eft  de  trois  ou  quatre  fortes. 

i»n*l>  i\  C'eft  un  e  fermé  :  Co/zi?  Royaume.  G^'jour. 

2'.  C'ell  quelquefois  un  E  fort  ouvert ,  6c  qui  fe  prononce  comme  ces 
mots  François,  apès,  exprès.  iTi?  Etranger,  Hofte.  A/c' de  l'encre. 

y.  C'eil  aullî  d'autrefois  un  <>  muet.  Par  exemple,  6'fi°  Homme  de  Let- 
tres. La  prononciation  du  mot  François /ê-,  comme  fe  porter  bien.,  n'eft  pas 
tout-à-fiùt  celle  de  Se'é.  Ici  1'^"  ell  plus  forte  6c  fiffle  d'avantage,  6c  YE  fi- 
nal eft  plus  long.  C'eft  pourquoi  quelques-uns  l'écrivent  par  deux  //,  6c 
par  deux  c  é  muets.  On  ne  voit  pas  pourquoi  les  Portugais  écrivent  ce  mot 
avec  un  h  François,/»:  car  il  elt  certain  que  ce  n'eft  nullement  la  première 
fyllabe  de  ces  mots  Sujet,  Supérieur. 

4".  Cet  e  muet  fouvent  ne  s'écrit  pas,  6c  quelquefois  on  a  de  la  peine  de 
le  diftinguer  d'un  /'.  En  voici  des  exemples. 

Premier  Exemple.  SU,  l'Occident, pourroit  s'écrire  ainfi ,  Scie, 
puifqu'on  le  prononce,  comme  en  François  nous  prononçons  le  mot  Scie, 
inftrument  pour  fcier  du  bois. 

Second  Exemple.  Le  mot  Clïé ,  eft,  s'écrit  quelquefois  Chi.  La 
prononciation  doit  être  entre  celle  de  YE,  6c  de  1'/.  c/j^e, fur-tout  quand  il 
eft  final:  car  dans  la  fuite  du  difcours  on  appuyé  plus  fur  1'^,  que  fur  1'/, 
6c  on  dit  che. 

Troisième  Exemple.  Dans  ces  mots  Couéi ,  les  mânes  des  morts  : 
hoéi ,  fçavoir  :  o/;«  ,  perfonne  :  ntiéi,  dedans:  luéi,  tonnere:  moéi,  beau: 
la  terniinaifon  n'eft  pas  tout-à-fiiit  femblable  à  la  terminaifon  Françoife 
de  ces  mots,  armée,  épée  ,  penféc.  C'eft  encore  moins  Coui,  nui,  lui, 
moui  : 
Del';.  L'/final  dans  ces  mots  ?»^/,  acheter:  laï,  venir,  paï,  vifiter,  6cc.  doi- 

vent fe  prononcer  en- la  manière  que  les  Italiens  prononcent  mai,  jamais: 
bi,  cris,  fanglqts,  en  faifant  fentir  l'^ï  6c  l'i.  Il  faut  excepter  jv-î/,  le  port: 
/.;..'/,  dcsfoulicrs:  Kiai,  tous:  qu'il  faut  prononcer  comme  ces  mots  Fran- 
çois, mais,  jamais. 
De  Vo.  L'O  final  eft  quelquefois  tout-à-fait  obfcur,  6c  approche  un  peu  de  la 

diphtongue  o:i ,  lorfqu'il  eft  précède  d'un  a.  Souvent  on  le  prononce  à 
peu-près  comme  ce  mot,  haut,  en  fuivant  la  prononciation  Normande  : 
c'eft-à-dirc,  ouvrant  fort  Ja  bouche,  6c  faifant  fentir  la  diphtongue  au: 
c'eft  ainfi  que  l'on  prononce  boa,  bon  :  lao,  travailler,  fatiguer,  kao, 
marque  d'une  aftion  paflee  :  miaa,  un  chat. 
De  \'u.  L'f/  final  fe  prononce  comme  en  François  dans  cts  mots  chu  ,  livre:  Un 

ou  lu,  unafnc:  mu,  femme,  6cc.  Souvent  on  le  prononce  comme  la  moi- 
tic  de  k  diphtongue,  ou,  fou,  père:  muu,  merc:  pou,  non. 
De  r.v,  L'A''  finale  doit  fe  prononcer  d'un  ton  fec,  6c  comme  s'il  y  avoit  un  e- 

muet  au  bout  du  mot.  Ainfi /(î«,  du  ris  cuit,  fe  prononce  comme  les 
deux  dernières  fyllabes  de  ce  mot,  profane,,  rendant  le  fon  de  Ya  très-clair, 
6c  n'appuyant  guercs  iur  Yc  muer.  Il  faut  prononcer  chin,  efprit ,  comme 
nous  prononçons  la  Chine,  fans  appuyer  fur  YE  ,  6c  comme  on  prononce- 
sn  Latin  la  prèpofition  in.    Men  le  prononce  de  même  comme  en  Latin, 

ou. 


ET   DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  277 

ou  comme  on  prononce  en  Grec  Ti;V-&ojufv.  Ce  nicji  eft  la  marque  du  pluriel 
dans  plufieurs  mots  Chinois ,  comme  nous  le  verrons  dans  la  fuite.  Enfin 
il  y  a  quelques  mots ,  qui  iemblent  le  terminer  en  o«,  comme  touon^poiion: 
mais  c'eft  un  O  fi  obfcur,  qu'un  François  ne  le  peut  fentir:  il  entend  touen^ 
pouen,  ou  toiian^  -pouan. 

LW  finale  à  laquelle  on  doit  joindre  encore  une  confonne,  s'écrit  par 
les  Portugais  avec  w,  &  par  les  Eipagnols  avec  une  n  &  un  g.  Peu  impor- 
te ,  pourvu  qu'on  Içache  que  ce  ion  cft  un  peu  mou,  Se  un  peu  traînant, 
comme  le  fon  qu'on  entend, quand  on  a  donné  un  grand  coup  iur  une  grof- 
fe  cloche.  Les  Chinois  appuycnt  fur  la  voyelle,  ce  qui  varie  le  fon.  Tang^ 
temple:,  n'eil  pas  î^«^,  une  lampe:  /f«g  n'elt  pas  i/w^,  un  clou:  /i«_g  n'elt 
pas  ro»2, l'Orient:  mais  ils  conviennent  en  cette  impreffion  ,  qui  i-efte  en 
l'air,  après  qu'on  lésa  prononcez,  Ôc  que  je  compare  à  l'impreffion  qui 
refte  après  le  coup  donné  à  une  cloche.  Le  g  ne  doit  nullement  fe  faire 
fentir.  Il  faut,  par  exemple,  prononcer /««g,  une  chambre,  comme  nous 
prononçons/mw«,  mille  francs:  à  Tr  prés  qui  n'eft  point  dans  la  Langue 
Chinoile,  c'cll  la  même  chofe. 

Pour  ce  qui  ell  des  lettres  qui  font^iu  commencement ,  ou  dans  le  corps 
des  monofyllabes:  voici  ce  qu'il  y  a  à  obferver. 

I'.  Les  Chinois  prononcent  le  ch^  comme  nous  prononçons  en   Fran-  De  0/5-, 
qph^chagrin^  chofe  ^  chiche^  Par  exemple,  chao  ^  peu:  che^   dix:.c^/,   un 
corps  mort:  cbu^  une  lettre.  Les  Eipagnols  Sc  les  Portugais  écrivent  czch 
par  un  ;«•  ;  xe  ^  xi. 

1°.  Ils  ont  le  ce  6c  le  ci  des  Italiens ,  comme  dans  ce  mot  cïtta.  Nous  é- 
crivons  ces  mots  avec /tZ;,  par  exemple,  tcha.^  du  thé:  /c/.??  manger:  tchi^ 
fçavoir:  tchii.^  Seigneur. 

3'.  Ils  prononcent  le   ts  comme  les  Italiens  prononcent  ce  mot  gratia  :    Ds  Tsi 
c'eit  pourquoi   nous   écrivons  tsien ,   qui  eft  une  forte  de  monnoye  de 
cuivre. 

4°.  Ils  ont  Vx  Scie  X,  '^^^  Grecs.     Ce  mot  Kouan,  Ofiîcier  j   Mandarin,   De  vx.  5e: 
pourroit  s'écrire  par  CoHan,   Coan  èc  ^oan.     Mais  il  vaut  mieux  écrire  du  a-. 
Koan,  pour  éviter  la  confufion. 

Ils  ont  une  H  fi  forte  ,  qu'elle  eft  tout-à-fait  gutturale ,  hoan  , 
changer.  De  Y  ni 

f\  Il  fe  trouve  un  /dans  certains  mots  qui  eft  prefque  infenfible,  com- 
me Jîue,  ou  file,  tçiuen,  ou  tçiien.  Il  faut  bien  fe  donner  de  garde  de  pro- 
noncer/-l'?,  de  la  neige,  comme  la  particule  Latine,  five. 

6'.  Les  Chinois  ont  un  v  confone,  comme  van,  dix  mille  taëls:  ven  ,    ^    j.^, 
interroger:  l'ang,  en  vain.     Plufieurs  cependant  confondent  cet -y  avec  ou, 
ou  un  double //^,  6c  difcnt,  ouen,  demander,  6cc. 

7\  Ils  ont  auffi  un  J  confonne:  ju,  comme:  ju,  lait:  jang,  pardonner,    d^  j  j;. 
Il  eft  bon  d'écrire  1'/ voyelle  par  un  jy,  quand  il  eft  au  commencement  :_>", 
un:  yu,  de  la  pluie:  yong,  fefervir:  yang,  mouton. 

Ces  mots  «^èc,  le  front:  nghen,  un  bienfait:  nghecuvomxr:  ngai,  ^xmerz 

ngaoy  fuperbc:  ngan,  fanté,  font  un  peu  difficiles  à  prononcer,  parce  qu'il 

M  m  3  faut 


DiveiiVé 
dans  la 
pronon- 
ciation de 
quelques 
mots. 


178  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

fàutquel'»,  êc  le 5  entrent,  pour  ain(i  dire,  l'un  dans  l'autre,  Se  fe  con- 
Tondent  enfemble.  Il  vaut  mieux  écrire  »gi?e,  à  l'Italienne,  que  ngué  à  la 
Françoife. 

p  .  Ce  mot  ell ,  deux,  s'écrit  par  les  Portugais  avec  Vh.  Cet  E  que  nous 
mettons  à  la  tête,  eft  féminin  &  fort  lourd,  comme  s'il  y  avoit  encore  là-de- 
dans un  «.  Les  deux  //  qui  fuivent,  font  replier  la  langue,  comme  un  arc, 
&  après  bien  de  la  peine,  on  ne  fçauroit  réuiïïr  à  prononcer  ce  mot  comme 
les  Chinois. 

10=.  Il  y  a  certains  mots  qui  fe  difent  en  deux  façons;  par  exemple,  /««, 
èc  fo'uen,  un  fol  Chinois,  qui  contient  dix  deniers  de  cuivre  :  Moiien^  ôc 
Men^  pne  porte,  &c.  Mais  ce  n'eft  qu'en  certaines  lignifications:  car  on 
ne  dit  jamais,  par  exemple,  ngomouen^  mais  toujours  h^o  »;m,  nous. 


Difficulié 
deparlerle 


Diverfité 
de  Patois 
ju'que 
dans  les 

Villaâes. 


iio.  Chaque  province  prononce  à  fa  façon  tous  ces  mots  Chinois,  qui 
ne  font,  comme  j'ai  dit,  qu'au  nombre  de  trois  à  quatre  cens  :  ce  qui  fait 
qu'un  Chinois  de  Peklng^  par  exemple,  a  beaucoup  de  peine  à  entendre  un 
homme  de  la  province  de  ^(ing  tong^  ou  de  Fo  kicn.  La  Langue  mandari- 
ne, qu'ils  appellent  Coiian  hoa^  6c  qui  a  cours,  comme  nous  l'avons  dit, 
dans  tout  l'Empire,  n'elt  pas  tellement  fixe,  qu'on  puiflc  fe  promettre, 
qnand  on  la  fçait,  d'entendre  tout  le  monde  ,  6c  d'être  entendu  par- tout. 
Chaque  province  parle  à  fa  façon  cette  Langue.  On  dit  dans  un  endroit 
]mg\  dans  autre  c'efty'tfw^g:  à:ii\\s,\t  Kiangfi  c't'iS.yiin.  Cet  autre  mot  y«  eft 
dans  une  autre  province  /«  :  &  dans  k  ktang  fi ,  c'eft  «///,  Sec. 

La  plus  grande  partie  des  mots  étant  ainiî  corrompus  6c  déguifez,  bien 
qu'on  fçache  parler  la  Langue  Mandarine  dans  une  province,  fi  l'on  pafle 
dans  une  autre,  il  femble  qu'on  foit  tombé  dans  un  nouveau  Royaume:  6c  il 
£iut  démonter  fon  imagination,  pour  donner  aux  mêmes  mots  une  eflencc 
toute  nouvelle.  Cela  s'étend  même  jufqu'au.x  divcrfes  perfonnes  à  qui  l'on 
parle.  Un  Miflîonnairc  après  trois  ou  quatre  ans  de  fatigues,  entend  une 
bonne  partie  de  ce  qu'on  lui  dit:  &  bien  qu'il  parle  très-mal,  ceux  qui 
font  rompus  à  fon  jargon,  conçoivent  à  peu  près  les  penfées  :  mais  s'il  fe 
trouve  avec  des  gens  qa'il  n'ait  jamais  vus,  il  lui  faut  nécelTairement  un 
Interprète,  pour  lui  faire  entendre  ce  qu'on  dit,  6c  pour  expliquer  ce  qu'il 
veut  dire  lui-même. 

Outre  cela  chaque  province,  chaque  grande  ville,  chaque  Hicn^  ic  mê- 
me chaque  gros  village  à  fon  patois  particulier  :  c'cft  la  Langue  domi- 
nante ,  tout  le  monde  k  parle,  les  Lctcrcz,  comme  le  peuple  6c  les 
fem.mcs:  mais  les  femmes  6c  le  peuple  n'en  fçavcnt  point  parler  d'autre. 
Dans  laLangueMandariue,  pourvu  qu'on  parle  lentement,  on  dilHngue  u- 
ne  bonne  partie  des  voyelles  6c  des  confonnes  qui  compofent  les  mots,  6c 
l'on  peut  les  écrire  ou  les  retenir  à  quelques-uns  près;  mais  dans  le  patois, 
outre  qu'il  feniblc  qu'on  le  parle  avec  une  rapidité  extrême:  outre  qu'il  y  a 
une  infinité  de  mots  qu'on  y  mêle  par  habitude,  6c  qui  ne  fignifient  rien, 
•ou  plutôt  qui  paroiflènt  ne  fignifier  rien:  outre  cela,  dis-je,  la  plû-part 
des  mots  ne  laificnt  aucune  trace  dans  la  mémoire,  parce  qu'ils  n'ont  au- 
cun rapport  avec  les  fyllabcs  Grecques,   Latines,   Françoiies,   Italiennes, 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  ^7^ 

èc  Efpagnoks,  6c  ne  peuvent  fe  concevoir  comme  il  faut,  par  un  étranger 
qui  ne  içait  que  ces  fortes  de  Langues.  ° 

Si  Ton  ajoute  les  combinaifons  de  ces  mots,   6c  les  phrafes  différentes   Difficultés 
dont  on  fe  fert  dans  chaque  province,  oui  jugera  aifcment  quelle  doit  être  à  un  Euro- 
la  peine  d'un  Européan,  qui  parcourt  plufieurs  de  ces  provmces,  pour  y  P"^*"  ^'^' 
annoncer  Jcfus-Chrilh     11  n'y  a  certainement  qu'un  motif  auflî  rele'vé     que  P.î^"''''^ '^ 
celui  de  faire  connoître  le  vrai  Dieu  à  tant  de  peuples  qui  l'ignorent'   qui  ■ 

puifle  foutenir  un  Millionnaire  dans  le  travail  pénible  £c  ingrat,  que  deman- 
de l'étude  d'une  Langue  li  difficile  :  6c  ce  ne  peut  être  que  par  une  bénédic- 
tion particulière  de  Dieu ,  que  nous  en  avons  vu  un  fi  grand  nombre  depuis 
le  P.  Ricci ,  qui  y  ont  fait  des  progrez  étonnans,  juiqu'à  s'attirer  par  leurs 
écrits,  l'admiration  des  plus  habiles  Doèteurs  de  l'Empire.  On  a  vu  même 
quelques-uns  de  ces  Doéteurs ,  s'incliner  profondément  au  feul  nom  dc« 
ouvrages  de  ces  étrangers. 

Abrégé  de  Grammaire  Chmoije, 

CE  petit  abrégé  de  grammaire  Chinoife  n'aidera  pas  peu  à  faire  con-  La  Lan- 
noître  le  génie  de  cette  Langue,,  qui  n'étant  compolëe  que  de  mots  gue  Chi- 
d'une  feule  fyllabe,  6c  indéclinables,  femble  ne  pouvoir  être  aflujettie  à   "°''^  *'î 
aucune  rcele.      Il  y  en  a  cependant  par  rapport  aux  noms ,  aux  pronoms.   '\°^^^^^^ 
■  ^     -r  i  I  •      j-  •  j       1  '    cie  noms 

aux  conjugaiions  des  verbes,  aux  prepolitions,  aux  adverbes,  aux  nom-  d'une SH- 

bres  6c  à  leurs  particules,  dont  je  vais  parler.  labe. 

Des  noms  Pofitifsj   Comparatifs,  ^  Superlaùfi. 

CE  n'eft  pas  dans  la  Langue  Chinoife  qu'il  faut  chercher  la  diverfité  des  Les  Nomi 
genres,   des  cas,  6c  des  déclinailons.     Très-fouvent  le  nom  ne  fe  peuvcnr 
diitingue  pas  du  verbe:  6c  le  même  mot,  qui,  félon  l'endroit  où  on  le  pla-   verul^  & 
ce,  eît  un  fubftantif,  peut  devenir  adjedif,  6c  même  un  verbe.  les    Verba 

Par  exemple  5  ces  deux  mots  Ngai^  j'aime:  Siang^  je  penfe,  peuvent  peuvent 
être  6c  des  noms  6c  des  verbes.  S'ils  font  placez  avant  un  autre  mot,  en  ^f^*^""' 
forte  qu'ils  fignifient  quelque  aâion,  ce  font  des  verbes:  exemple,  Ngo 
■ngai  ni^  je  vous  aime.  Ngo  fiang  ta,  je  penfe  à  lui.  Si  au  contraire  ils 
font  placez  après  un  autre  mot ,  fans  lignifier  d'aâion ,  ils  devien- 
nent des  noms:  exemple,  Ngo  ii  ngai  ^  mon  amour:  Ngo  ii  fiang  ^  nu 
penfée. 

L'adjectif  va  toujours  devant  le  fubftantif:  comme  Hao  gin,  bonhomme;  Del'jié' 
■nais  fi  ce  même  mot  eft  à  la  fuite  d'un  autre,  il  devient  fubftantif,  comme  /f-^'/par 

Gin    rapport  au 


z8o  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Gi?i  ti  bao,  bonté  de  l'homme.  Oii  voit  que  ce  mot  Hao,  qui  étoit  adjcftif, 
parce  qu'il  prcccdoit  le  mot  G/«,  devient  fubllantif,  lorlqu'il  elt  précédé 
du  même  mot  Gi». 

On  ajoute  Ibuvent  aux  fubftantifs  la  particule  J'sëe  Se  elle  eft  propre  de 
plufieurs  fubftantifs:  par  exemple,  Fang  tsëe,  maifon  :  Cotsce^  fruit.     Il 
eit  néanmoins  à  obferver  qu'elle  ne  s'ajoute  qu'aux  fubftantifs,  qui  ne  peu- 
vent jamais  être  adjecbifs. 
Des  Cas  S:       ^^^  ''"^^  ^  ^^^  nombres  ne  fe  reconnoiflent  que  par  la  compofition:  le 
des  Nom-   nombre  pluriel  lé  fait  par  la   particule  Men^  qui  eft  commune  à  tous  les 
bies,  noms.     En  voici  des  exemples:  G/«,  homme;  Ginmen,  les  hommes:  Ta 

lui:  Ta  men,  eux. 

Mais  quand  le  nom  eft  précédé  de  quelque  mot  qui  fignifie  multitude, 
alors  on  s'abftient  de  mettre  la  particule  Men^  après  le  nom. 

La  particule  Ti  fait  fouvent  le  génitif,  tant  fîngulier  que  pluriel,  quand 
elle  efi  après  les  noms  :  exemple,  Gintibao,  bonté  de  l'homme:  Gin  mcn 
ii  hao^  bonté  des  hommes.  Du  refte  il  n'y  a  aucun  cas  dans  la  Langue  Chi- 
noife. 

Il  arrive  aufli  que  la  particule  tï  mife  après  les  pronoms,  en  fait  des  déri- 
vez: exemple,  ngoti  keou^  mon  chien  :  tatikeoii^  fon  chien. 
Des  Corn-       Les   Comparatifs  fe  forment  aufli  par  des  particules  qu'on  ajoiite  :    par 
psratifs.      exemple,  on  fe  fert  de  cette  particule  keng  qui  fe  met  toujours  avant  les 
noms,  ôc  qui  fignifie  Z'f^Kco»/):  ken^bao,  meilleur.    Souvent  on  y  employé 
la  particule  to^  qui  fignifie  auffi  beaucoup.     Mais  elle  fe  met  ordinairement 
après  le  nom:  haoto^  meilleur:  yuento^  plus  éloigné. 
DesSupcr-       ^a  particule  qui  marque  le  fuperlatif,  peut  fe  mettre,  ou  avant,  ou  après 
latifs.       '  les  noms.  Ainfi  l'on  dira  fort  bien  tfiue  hao, ou hao  tfiue,  très-bon  :  tfiue  fiao^ 
ou  ftao  tfttie^  très- petit. 

La  particule  te  kin,  marque  auffi  le  fuperlatif:  1:ao  te  kin^  très-bon  :  ta  te 
kin,  très-gvand:  fiao  te  kin y  très-petit. 

Des  Pronoms, 

ON  ne  connoît  gucres  de  pronoms  parmi  les  Chinois  que  ces  trois-ci , 
K^o,   moi:    «/,   toi:    w,   lui:    qui  font  perfonnels.     Ils  deviennent 
pluriels,  quand  on  y  ajoijte  la  particule  men. 

Ils  deviennent  pofleffifs  en  ajoutant  la  particule  /z,  ngo  ti,mïcn:m  ti  tien: 
ta  ti,  fien.  Ajoutez  la  particule  men,  6c  ces  mêmes  mots  fignifieront  rwtjTy 
•votre y  &:c.  ngo  men  ti ,  notre,  ni  men  ti,  votre. 

Les  pronoms  podéflifs,  de  même  que  ceux  de  nation  Se  de  fimiille  ,  ne 
fe  diftinguent  des  dérivez,  qu'en  ce  qu'après  le  p'ronom  on  met  le  nom  de 
la  patrie,  du  Royaume,  de  la  ville, Sec.  ngutikoue,  mon  Royaume:  ngoti 
fou ,  ma  ville. 

Cheui 


ET    DE   LA    TARTARIE   CHINOISE.  281 

Chouf  eft  la  particule  qui  marque  le  pronom  relatif  lequel  &  laquelle.    A 
cette  particule  on  ne  joint  jamais  celle  qui  marque  le  pluriel. 

DES      F  E  R  B  E  s. 

LE  S   verbes  Chinois  n'ont  proprement  d'autre  tems  que  le  préfent ,  Des  t«w 
le  prétérit,  Se  le  futur.     La  fignification  paflive  s'exprime  par  la  par-   des  Ver: 
ticule  fi.  bes. 

Quand  on  n'ajoute  aucune  particule  au  verbe,  &  qu'on  n'y  joint  que  les 
pronoms  perfonnels  «^0,  «/,  /«,  c'eft  une  marque  que  le  tems  eil  préfent. 
La  particule  teao  ajoutée  ,  défigne  le  prétérit  ou  le  tems  pafTé. 
Pour  marquer  le  futur,  on  fe  fert  de  la  particule  Tftang  ou  Hoei.    Tout 
ceci  fc  comprendra  mieux  par  des  exemples. 

PRESENT. 

Singulier. 


Ngo  ngai. 
Ni  ngai. 
ta  ngai. 

j'aime, 
tu  aimes, 
il  aime. 

P   L   U   R 

I    E    L. 

Ngo  men  ngai. 
Ni  men  ngai, 
fa  men  ngai. 

nous  aimons, 
vous  aimés, 
ils  aiment. 

PRÉTÉRIT. 

Singulier. 

Ngo  ngai  leao. 
Ni  ngai  leao. 
Ta  ngai  leao. 

j'ai  aimé, 
tu  as  aimé, 
il  a  aimé. 

P    L   u    R   I 

E    L. 

Ngo  men  ngai  leao. 
Ni  men  ngai  leao. 
Ta  men  ngai  leao. 

nous  avons  aimé, 
vous  avez  aimé, 
ils  ont  aimé. 

FUTUR. 

S  I  N  G  u  L 

I  E  R. 

Ngo  hoei  ngai. 
Ni  hoei  ngai. 
Ta  hoei  ngai, 

N 

j'aimerai, 
tu  aimeras, 
il  aimera. 
n 

Tom  IL  Nn  Plu- 


tSt  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE,. 

Pluriel. 

Ngo  men  hoei  ngai.     nous  aimerons. 
Ni  men  hoei  ngai.       vous  aimerez. 
ta,  men  hoei  ngai,       ils  aimeront.. 

Fo-mation  L'O  p  T  A  T I  F  fe  forme  par  ces  mots  pa  pou  /p,  qui  fignifient ,  ô  que!  • 
dcl'opu'  plût  à  Dieu.,  par  exemple,  pa^pou  té  ngo  ngai.  Plût  à  Dieu  que  j'aime.  Pa 
"/•  pou  té  ni  ngai.     Plût  à  Dieu  que  tu  aimes,  ÔCc. 

La  plû-part  des  verbes  qui  fignifient  aftion,  peuvent  avoir  une  fignifica- 
tion  paffive  :  mais  dans  la  fignification  aftive  les  verbes  ic  mettent  toujours 
Avant  les  noms,  fur  lefquels  tombent  l'aftion. 
Exemple. 
Ngo  ngé  ni.  je  vous  aime. 

Ngo  ta  ni.  je  vous  .frappe. 

Ce  feroit  parler  d'une  manière  abfurde,  &  qui  n'auroit  pas  de  fens,  que 
de  dire. 

Ngo  ni  ngai^ 
Ngo  ni  ta. 

Au  contraire  dans  la  fignification  pafiive,  le  verbe  eft  toujours  après  le. 
nom,  en  y  mêlant  la  particule  pi  qui  marque  le  paffif 

Ngo  pi  ta  ngai.  je  fuis  aimé  de  lui. 

Ngo  pi  ta  ta.  je  fuis  frappé  par  lui. 

Du  Priti-       Le  prétérit  Se  le  futur  fe  forment . avec  les  mêmes  particules,  dont  on  fc 
r«  &  du       fej-t  dans  les  verbes  aélifs. 

Ttttur. 

T>  E  S      TRÉTOSITIONS. 

Quoique  la  Langue  Chinoife  foit  compofée  d'un  fi  petit  nombre  de 
mots,  elle  ne  laifle  pas  d'être  très-abondante,  non  feulement  parce  que  le 
même  mot  peut  être  &  nom  6c  verbe ,  mais  encore  paixe  qu'il  eil  fouvent 
prépofition,  adverbe,  &c. 

Les  Chinois  ont  donc  quelques  prépofitions  qui  ne  font  pas  telles  de  leur 
Lfs  Pr;-  nature,  mais  qui  le  deviennent  par  l'ulage:  comme  font  ces  mots  tfien^ 
vcvvcnt  devant:  ^cw/, après;  Jj««|; ,  au-deflus :  /j/'^î ,  en  bas ,  ôc  autres  femblables.  . 
devfiiir  Cc  font  des  prépofitions,  i\  elles  font  liées  à  un  verbe,  Sc  qu'elles  le  pré- 
Poftpof,.  cèdent.  Ce  font  de  poftpofitions,  fi  elles  font  liées  à  un  nom,  6c  qu'elles 
iuns.  le  fuivcnt,  par  exemple,  fien  tfo,.  je  fais  avant  :   heou  lai ,  je  viens  après: 

chang  tfeou.,  je  vais  en  haut  :  hui  tfcou.,  je  viens  en  bas.  .  Ce  font  des  prépo- 
fitions, parce  qu'elles  précédent  le  verbe,     Mais  ces  mots  fuivans,  fang 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE. 


z85 


tften  devant  la  maifon:  tnuen  heou  derrière  la  porte;,  tcho  chang  fur  la  table, 
/;■  hia^  au  bas  de  la  terre,  font  des  pollpofîtions ,  parce  qu'elles  fuivent 
le  nom. 

Il  faut  dire  la  même  chofe  de  »«/,  dedans:   v^/  au-dehors,  6c  d'autres 
mots  femblables. 

DES      ADVERBES. 


La  Langue  Chinoife  n'a  point  de  mots,  qui  foient  proprement  adverbes:  Les  Gii- 

ils  ne  le  deviennent  que  par  î'ufage,  ou  par  l'endroit  du  difcours,  où  ils  font  "°."  "'°"' 

placez.     Souvent  il  faut  plufieurs  mots  pour  exprimer  les  adverbes  des  au-  d'Adver- 

tres  Langues.     Ils  n'en  ont  aucun  de  démonftratif,  ni  de  propre  à  appel-  bes  propre. 

1er,  &  à  exhorter:  il  faut  alors  fc  fervir  des  noms  ou  des  verbes.     Voici  ii>=n'  «^'ts. 
ceux  qui  font  en  ufage.    Pour 


Pa  pou  tt 

{Juho 
<  Ho  ja 

\  Xfetig  m» 

Chi  oui  tfe  gen 

(  Tching  tie 
■l^    Co  gen 
\  Ching  tching  tie 


f  Pou  ou  bien  fno 

Nier  êc  défendre    -(   Pou  jo 
y.  Pou  gen 


Douter 
Choîfir 


Défirer 
Interroger 
Répondre 
Confirmer 


plût  à  Dieu. 

de  quelle  façon, 
de  quelle  manière, 
comment. 


ccrtamement. 

véritablement. 

très-certainement. 

très-véritablement. 

non. 

cela  ne  convient  pas. 

non  certes. 


Comparer 

Ramafler 
Séparer 

Augmenter 


Hoe^  ou  bien  Hoe  îche     peut-être. 

ying  mieux ,  plutôt  ceci  que  cela. 

\  Keng^  o\xh\cn  Kengîo  beaucoup  plus 


"<    Keng  chao 
\  Keng  hao 


beaucoup  moins, 
mieux. 


Teng,  ovibicn  T io%        enfemble. 


<^'!1 


r  Kin 

\  Kiang 


de  plus, 
féparément. 

diligemment, 
fortement. 


Nn* 


Le 


4«4  DE^SCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE^ 


Le  tcms 


Le  lieu 


Le  nombre 


L'ordre, 


L'événement 
La  fimilitude 


L'adverflté 


La  qualité 


Exclure 

Une  chofe  qui 
n'eft  pas  encore 

faite 


f  Kifi  ge 

Mittg  ge 
i  r/oge 

i  Heoii  ge 


Tche  U 
Tsëe 


f  Y  Tsée 

tEul  tsëe 
"Tchang  tchang 

f  Ti  jy,  ou  bien  teouy 
<   Heou  mien 
\  Tchong  ou  tong 

Hoe  gen 

/  Pou  ju 
\  Pou  2o»g 

f  Cbao 
^   7-0 
\  Keou 

Tan 


Ttha  pou  ta 


aujourd'hui, 
demain, 
hier. 

avant- hier, 
après-demain. 

ici. 

delà,  ou,  par-là. 

une  fois, 
deux  fois, 
fouvent. 

premièrement. 

enfuite. 

enfin. 

peut-être, 
comme. 


non  pas  comme. 
difTemblablementr. 


peu. 

oeaucoup. 

aflez. 

feulement. 


prefque. 


De  rUfa. 
ge  des 

Nombres 
&  des  Par- 
ticules. 


Des  Nombres  Êf  de  leurs  Particules. 

IL  y  a  grand  nombre  de  particules  propres  des  nombres  dans  la  Langue 
Chinoile  :  l'ufage  en  cft  fort  fréquent ,  &  on  s'en  fert  d'une  manière 
qui  ne  convient  qu'à  cette  Langue:  car  chaque  chofe  a  une  particule  fi- 
gnifiant  le  nombre  qui  cft  propre  de  cette  chofe.  Au  lieu  que  dans  notre 
Langue,  un,  deux,  trois,  s'appliquent  à  différentes  chofes,  8c  que  nous 
difons  un  homme,  une  femme,  deux  hommes,  deux  femmes:  ce  feroit 
pour  un  Chinois  une  manière  de  s'exprimer  grofliére  Se  barbare.    Il  faut 

que 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


z8f 


que  chaque  nombre  s'exprime  par  une  particule  propre  de  chaque  chofe. 
C'eft  ce  que  de^  exemples  feront  mieux  comprendre.  Commençons  d'a- 
bord par  rapporter  les  nombres  Chinois  ,  ôc  nous  viendrons  enfuite  aux 
particules  de  nombre,  dont  il  faut  fe  fervir  pour  chaque  chofe. 

Nombres  Chinois, 


y, 

eul, 
fan, 

ou, 

lou, 

tfi, 

fa. 


un. 

deux. 

trois. 

quatre. 

cinq. 

fix. 

fept. 

huit. 


kieou,    neuf. 
the,       dix. 


chéy, 
eul  ché, 
fan  ché. 

onze, 
vingt, 
trente,  &:c 

pé, 
eulpé, 
y  tfien, 
y  oiian, 
eul  ouan. 

cent. 

deux  cens, 
mille, 
dix  mille, 
vingt  mille 

che  ouan. 

cent  mille. 

y  pé  ouan. 

un  million. 

Particules  de  Nombre. 


CO  fe  dit  des  hommes  :  y  co  gin  ,  un  homme  ,  y  co  fougin  ,  une 
femme. 

Hoei,  fe  dit  des  hommes  illuftres  :  y  hoeigin,  une  perfonne  illuftre. 

^che  ou  tchi  fe  dit  des  vaifîeaux ,  des  chiens ,  des  poules ,  6c  de  toute  au- 
tre chofe,  qui,  bien  que  feule,  doit  avoir  un  pareil,  comme  font  les  fou- 
liers,  les  bas  ,  ôcc.  C'eft  pourquoi  l'on  dit  y  tchi  tchuen,  un  navire  ;  y 
tchikeou:  un  chien:  ytchihiai,  unfoulier:  y  tcbiki,  une  poule. 

Tiao  fe  dit  des  chofes  qui  font  longues,  qu'on  fufpend  :  y  tiao  lou,  un  en- 
cenfoir  &  y  tiao  ching ,  une  corde. 

Ouei  fe  dit  proprement  des  poiflbns:  y  ouei  yu  un  poiflbn. 

Ken  fc  dit  des  courroyes,  lanières:  _;'  ken  tai,  une  courroye. 

Tchang  fe  dit  du  papier,  de  la  table,  du  fiége  :  y  tchang  tchi,  une  feuille 
de  papier:  T  tchang  tcho,  une  table,  y  tchang  y,  un  flége. 

Pa,  fe  dit  des  couteaux,  cpées,  éventails:  y pa  tao,  un  fabrc  ou  épée: 
y  pa  chen,  un  éventail. 

Choangk  dit  des  chofes  pareilles,  qui  fe  joignent  ordinairement  enfem- 
ble  :  y  choang  hiai,  une  paire  de  fouliers:  y  choang  ou%  une  paire  de  bas. 

Kien  fe  dit  des  chambres  ou  maifons:  y  kien  fang,  une  maifon,  ou  une 


chambre. 


Nn  3 


F» 


2.U  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Fo  fe  dit  des  morceaux  entiers  de  drap,  ou  d'étoffe  de  foye:  yfo  pou,  un 
drap,j/o  cheou,  pièce  d'une  certaine  eipèce  de  foye.  Il  fe  dit  aufli  des 
peintures. 

Mey  fe  dit  des  perlesôc  des  chofes  précieufcs:  y  mei  chin,  une  perle. 

■l'cbu ,  fe  dit  des  odeurs  :  2"  tchu  biang ,  une  paltille. 

Pi,  fe  dit  encore  des  habits  de  drap  ou  de  foye,  mais  plus  proprement 
du  cheval  :   Y  pi  ma,  un  cheval. 

Pen,  fe  dit  des  livres  :  Tpen  chu,  un  livre. 

Ting,  fe  dit  des  bonnets  ou  chapeaux  :  Tting  kin,  un  bonnet. 

"Tfo,  fe  dit  des  grandes  maifons  &  des  murailles:  T tfo  fang,  un  maifon  ; 
Ytfo  tching,  un  mur. 

l'cng,  fe  dit  proprement  des  bœufs  ou  des  vaches:  2'  tefig  nieeu,  uo 
bœuf. 

Mouen,  fe  dit  des  moufquets  :  Tmoumtçiang,  un  canon  de  fufil. 

To,  fe  dit  propremcntdes  fleurs:  Ttohoa,  une  fleur. 

Ling,  fe  dit  des  vêtemens  :  TUngpao,  une  robbe. 

T'ai  ou  pen,  fe  dit  des  comédies  :  Ttai,  oxxTpinhi,  une  comédie. 

Co,  fe  dit  des  arbres:  T co  chu,  un  arbre. 

Mien,  fe  dit  des  étendarts  :  Tmien  ki,  un  ctendart. 

fao,  fe  dit  des  lettres.,  &  des  paquets  de  papier  :  Ytao  cheo»  chi,  un  li- 
vre de  vers. 

Tchin  ,  fe  dit  des  chaifes  à  porteur.,  Se  des  chariots:  Y tchin  kiao^  une 
.chaife  à  porteur.  .» 

^an,  fe  dit  des  plumes  &  des  pinceaux:  Y quan pi , une  plume. 

Co,  fc  dit  des  bleds  5c  des  légumes  :  Yco  mi,  un  grain  de  ris,  Sec, 

DU   PAPIER, 

DE  L'ENCRE,  DES  PINCEAUX, 

DE       L'  ï  M  P  R  I  M  E  R  I  E, 

E    T 

DE  LA  RELIEURE  DES  LIVRES 
DE      LA      CHINE. 

îhes  di'"'  A  NciENNEMENT,  Sc  dans  les  tems  les  plus  reculez,  les  Chinois 
bois  ont  l\  n'avoientpoint  de  papier:  ils  écrivoient  fur  des  planches  de  bois,  Se 
tenu  heu    fur  des  tablettes  de  bambou, 

de  Papier.  AU 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  iSj 

Au  lieu  de  plume  ou  de  pinceau,  ils  fe  fervoient  d'un  ftilc  ou  d'un 
[poinçon  de  fer.  Ils  écrivoient  auffi  fur  le  métal ,  Se  les  curieux  de  cette 
nation  confervent  encore  aujourd'hui  des  plaques,  où  l'on  voit  des  ca-  ^^^5'"^"- 
raéteres  tracez  fort  proprement  :  mais  il  y  a  très-longtems  qu'ils  ont  in-  ^^""°"* 
venté  l'ufage  du  papier.  Il  elt  il  fin ,  que  plufieurs  ont  crû  en  France  ,  qu'il 
fe  failbit  de  foye  :  mais  ils  ne  foifoicnt  pas  attention  qu'on  ne  peut ,  en  fou- 
lant la  foye,  la  brifer  ,  autant  qu'il  elt  néceflaire  ,  pour  en  comppler  une 
pâte  uniforme. 

Le  papier  de  la  Chine  fe  fût  de  l'écorce  de  bambou,  &  d'autres  arbres.   Re  fa 
Le  bambou  efl  un  arbre  aflez  femblable  à  un  long  rofeau,  en  ce  qu'il  eft  ^latiére.' 
creux  en  dedans,  &  a  des  nœuds d'efpâce  en  efpâce  :  mais  bien  différent, en 
ce  qu'il  eft  beaucoup  plus  gros ,  plus  uni ,  plus  dur,  8c  plus  fort.  On  ne  met  en 
ulâge  que  la  féconde  peau  de  l'écorce  ,    qui  eft  molle  6c  blanche  :   on  la 
broyé  avec  de  l'eau  claire.  Les  formes  dont  on  fe  fert  pour  élever  cette  ma- 
tière y  ,  font  longues  &  larges  :    en  forte  qu'on  voit  des  feuilles  longues  de 
dix  ,   de  douze  pieds  ,    £c  davantage.  On  trempe  chaque  feuille  de  papier 
dans  l'eau  d'alun,   qui  tient  lieu  de  colle:  6c  c'eft  ce  qu'on  appelle  papier 
fané,  parce  que  fan  en  Chinois,  fignifie  alun.  Cet  alun  empêche  le  papier 
de  boire,   6c  lui  donne  un  tel  éclat,  qu'on  croiroit  qu'il  eft  argenté,  ou- 
vemifle.  Ce  papier  eit  blanc,  doux,  6c  uni,  fans  qu'il  y  ait  rien  de  rabo- 
teux ,    qui  puiflé  arrêter  le  pinceau,  6c  en  féparer  les  filets.     Comme  il  eil   Moyens 
d'écorce  d'arbre ,  il  fe  coupe  plus  aifément  que  celui  d'Europe:  il  eft  fuf-  de  le  pré- 
ceptible  d'humidité  :  la  poufliere  s'y  attache ,  6c  infenfiblement  les  vers  s'y  l^'^'^''  ^^^ 
mettent ,    fi  l'on  manque  d'attention  à  les  en  préferver.     Pour  prévenir  ces      "*' 
inconvéniens  ,   c'eft  une  néceffité  de  battre  fouvent  les  livres,  6c  de  les  ex- 
pofer  au  foleil. 

Outre  le  papier  qui  fe  fait  d'écorce  d'arbre,  on  en  fait  auffi  de  coton  :  6c 
c'eft  le  plus  blanc  ,  ,  le  plus  beau,  6c  le  plus  d'ufage.  Il  n'eft  pas  fujet  aux 
inconvéniens  dont  je  viens  déparier;  car  il  fe  conferve  auffi-bien ,  ôc  dure 
autant  que  le  papier  d'Europe. 

Le  peu  que  je  viens  de  dire  en  général  du  papier  de  la  Chine,  fe  confir- 
mera encore  mieux  par  le  détail  où  je  vais  entrer,  6c  oii  je  ne  dirai  rien.   Extrait 
qui  ne  foit  tiré  d'un  ouvrage  Chinois,  qui  a  paru  (bus  la  préfente  Dynaf-    d'un  Ou^- 
tie.     C'eft  un'  recueil  curieux,    6c  qui  eft  eftimé  des  fçavans.  On  y  parle  vrageChi- 
de  l'invention  du  tchi,  c'eft-à-dire,  du  papier,  de  fa  matière,  de  fes  quali-  flIjeVdu 
tez,  de  fa  forme,  6c  des  différentes  fortes  qui  s'en  fabriquent.  Papier. 

L'auteur  Chinois   dit  d'abord   que  cette  invention  eft  fort  ancienne  :  .  . 

mais  il  avoue  qu'on  ne  fçait  pas  précifémeht,  en  quel  fiécle  on  en  doit  pla-    ,)e",ncer^-' 
cer  l'origine.     Dans  les  premiers  tems,  les  caractères  X/>«  6c /^e  qu'on  em-   taine. 
ployoit  au  lieu  de  tchi ,  .  pour  fignifier  la  matière  fur  laquelle  on  écrivoit ,    .     . 
confirment  par  leur  figure,  ce  que  cet  auteur  rapporte ,  Içavoir,  qu'alors  „"njércs^ 
après  avoir  comme  bruni  6c  rendu  plus  fouples  de  petites  planches  lic  "oam-   d'écrire 
bou,  en  les  faifant  paffer  par  le  feu ,  fans  cependant  en  enlever  la  p<  uu  :  l'on  des  Chi- 
traçoit  dcflus  des  lettres  avec  un  fin  burin:  de  ces  petites  planche  enfilées  "o'^. 
l'une  après  l'autre,  fe  formoit  un  volume.  11  étoit  de  durée,  6c  capable  par  Sur  da 

fa°°^' 


i8S  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

fa  folidité  de  réfifter  aux  injures  de  l'air:  mais  ion  ufage  étoit  incommode 
&c  embarraffant. 
Sur  des  On  eut  donc  recours  à  une  autre  méthode.  Il  eft  certain  que  dès  la  Dy- 

picces  de     nr.llie  des  Tsm  avant  J.  C.  &  par  conféquent  fous  la  Dynaftie  fuivante  des 
âP^-f  •  '^^     Ban  ,    on  écrivoit  lur  des  pièces  de  foye  &  de  toile.     C'eit  pour  cela  que 
la  lettre  tchi  eft  compofée  tantôt  du  caraftere /è ,  qui  veut  dn-e,  foye,  & 
tantôt  du  cardéterc  Kin,  qui  fignifie  toile.  On  coupoit  la  pièce  de  foye  ou 
de  toile  ,  félon  la  forme  plus  ou  moins  grande ,   qu'on  vouloit  donner  au 
livre. 
Epoque  du       Enfin  en  l'année  cf.  de  l'Ere  chrétienne  fous  les  Tong-hang,  c'eft-à-dire , 
Papier  i  la   fous  les  Han,  qui  avoient  tranfporté  leur  Cour  dans  une  province  plus  à  l;0- 
Chme.        rient,  que  les  Han  leurs *prèdéceireurs,  un  grand  Mandarin  du  palais  nom- 
mé Tsai  Inn  ,    inventa  fous  le  règne  de  Ho  ti  une  meilleure  forme  de  papier, 
qui  porta  fon  nom  :  T'sai  heou  tchi,  papier  du  Seigneur  Tsai. 
S    M  té        ^^  Mandarin  mit  en  œuvre  l'écorce  de  diffèrens  arbres,  6c  de  vieux  mor- 
rc,     ^  '  '   ceaux  de  pièces  de  foye  &  de  chanvre  déjà  ulè  ,    à  force  de  faire  boiiillir 
cette  matière  ,   il  lui  donna  une  confiftence  liquide.  Se  la  réduiiit  à  une  ef- 
péce  de  bouillie  ,   dont  il  forma  différentes  fortes  de  papier.  Il  en  fit  même 
de  la  bourre  de  ibye  ,   qu'on  nomma  papier  de  filaflè.  Peu  après  l'indufh-ie 
Chinoife  perfectionna  ces  découvertes  ,    6c  trouva  le  fécret  de  polir  le  pa- 
pier, &C  de  lui  donner  de  l'éclat. 

Un  autre  livre  intitulé  Sou  y  kien  tchi  pou ,  qui  traite  le  même  fujet ,  dit  que 
dans  la  province  de  Se  tchuen  le  papier  fe  fait  de  chanvre  :  que  Kao  tsong, 
troifiéme  Empereur  de  la  grande  Dynaftie  àtsTang,  fit  faire  un  excellent 
papier  de  chanvre,  oii  il  faifoit  écrire  fcs  ordres  fècrets  :  que  dans  la  provin- 
ce de  Fo  kien,  il  fe  fait  de  tendres  bambous  :  que  dans  les  provinces  du  Nord, 
on  y  employé  l'écorce  des  mûriers:  que  dans  la  province  de  Tche  kiang,  on 
fe  fert  de  la  paille  de  bled  ou  de  ris  :  que  dans  la  province  de  Kiang  nan  il  fe 
tire  du  parchemin  des  cocons  à  foye:  on  le  nomme  Lo  ouen  tchi.  Il  eft  fin, 
uni,  Se  propre  pour  des  infcriptions  Se  des  cartouches.     Enfin,  que  dans 
la  province  de  Hoii  quang,  c'eft  l'arbre  Tchu  ou  Ko  tchu,  qui  fournit  la  ma- 
tière du  papier. 
De  la  for-       E"  parlant  des  différentes  fortes  de  papier,  il  en  nomme  une  efpèce  dont 
me  (iu         les  feuilles  font  longues  de  trois,  Se  même  de  cinq  îchang  Chinois  f,  il  in- 
Papier  de    dique  ceux  qui  ont  trouvé  le  fécret  de  le  teindre  en  différentes  couleurs,  Sc 
la  Chiue.     g,^  particulier  il  parle  de  la  manière  de  l'argenter,  fans  y  employer  d'ar- 
gent: c'eft  une  invention  dont  on  fait  honneur  à  l'Empereur  Kao  ti,  de- la 
Dynaftie  de  Tsi.    Je  l'expliquerai  plus  bas.     Il  n'a  pas  oublié  le  papier  de 
la  Corée,  qui  fe  fait,  dit-il,  de  cocons  de  foye  :  Sc  il  rapporte  que  c'eft  de 
ce  papier ,  que  les  Coréens  payoient  leur  tribut  à  l'Empereur,  dés  k  fcp- 
tiéme  ficelé,  fous  le  régne  àtsYang. 

Ce 

•  Les  Si  han  tinrent  leur  cour  à  Si  n^an  fou,  capitale  de  la  province  de  Chen  p.    Le» 
Tong  han  la  tranfporterent  à  Lo  yang,  ou  Ho  nan  fou ,  ville  de  la  province  de  Hontn, 
t  Un  ichang  a  dix  pieds  de  longueur. 


ET  DE  LA   TARTARIE   CHINOISE. 


289 


Ce  que  je  viens  de  dire,  fait  aflez  voir  que  l'invention  du  papier  eft  fort 
ancienne  a  la  Chine.  Cboue  ouen  y  auteur  Chinois,  qui  écrivoit  Ibus  le 
régne  des  Han,  prétend  que  dès  les  premiers  tems  ,  on  a  eu  le  fécret  de 
railembler  la  bourre  de  foye  ou  de  coton,  c'ell-à-du-e,  les  parties  qu'on  ne 
pouvoit  ni  filer,  ni  dévider,  &C  d'en  faire  un  corps  fur  lequel  on  traçoit 
aiiément  des  caraéleres.  Ce  lécrct  lé  fera  perdu  en  partie  pendant  les  révo- 
lutions de  l'Etat, &  apparemment  n'aura-t-jl  été  recouvre,  que  fous  la  Dy- 
naltie  de  l'îin. 

Il  eft  certain  que  le  papier  Chinois  a  un  avantage  fur  celui  d'Europe,  en 
ce  qu'on  en  fait  des  feuilles  d'une  longueur  extraordinaire,  &  que  d'ailleurs 
étant  également  blanc ,  il  eft  beaucoup  plus  doux,  &  plus  uni:  le  pinceau 
dont  les  Chinois  fe  fervent  pour  écrire  ,  ne  s'accommodcroit  pomt  d'un 
fond  tant  foit  peu  raboteux,  Se  auroit  de  la  peine  à  bien  finir  certains  traits 
délicats. 

Qiiand  on  a  dit  que  le  papier  de  la  Chine  li'eft  pas  de  durée,  8c  qu'il  fe 
coupe  aifément ,  on  a  voulu  fans  doute  parler  du  papier  fait  de  bambou: 
cela  eft  vrai  dans  un  fens  :  car  il  eft  lujet  à  ié  couper,  lorlqu'on  lui  a  donné 
une  teinture  d'alun ,  comme  on  a  accoutumé  défaire,  pour  le  rendre  pro- 
pre à  notre  ufage,  parce  que  fans  cette  teinture  il  boiroit  notre  encre.  Mais 
hors  de-là  ,  quelque  mince  qu'il  foit,  on  le  manie,  8c  on  le  plie  de  toutes 
les  façons,  fans  craindre  de  le  déchirer. 

La  confommation  de  papier  eft  fi  grande  à  la  Chine,  qu'il  n'eft  pas  é- 
tonnant  qu'on  en  fabrique  de  toutes  fortes  de  matières.  Outre  la  quantité 
furprenante  dont  il  faut  pourvoir  les  Lettrez  8c  les  Etudians ,  qui  .font  pref- 
que  fans  nombre,  8c  fournir  les  boutiques  des  marchands  :  il  n'eft  pas  con- 
cevable combien  il  s'en  coniomme  dans  les  maifons  des  particuliers.  Un 
côté  des  chambres  n'eft  que  fenêtres  avec  des  chaffis  de  papier:  fur  le  refte 
des  murailles,  qui  font  enduites  de  chaux,  on  colle  du  papier  blanc,  8c 
par-là  on  les  conferve  blanches  8c  unies:  le  platfond  confilte  en  un  chaf- 
fis garni  de  papier,  fur  lequel  on  trace  divers  ornemens.  Si  l'on  a  dit  avec 
railon,  qu'on  voit  briller  les  appartemens  Chinois  de  ce  beau  vernis,  que 
nous  admirons  en  Europe,  il  cil  également  vrai  que  dans  la  plû-part  des 
maifons  on  n'apperçoit  que  du  p.apier.  Les  ouvriers  Chinois  ont  le  talent 
de  le  coller  très- proprement  ,  8c  l'on  a  foin  de  le  renouveller  tous  les 
ans. 

Ce  n'eft  que  la  pellicule  intérieure  de  différens  arbres,  qu'on  employé 
pour  faire  le  papier;  le  bambou  a  cela  de  particulier,  de  même  que  l'arbrif- 
feau  qui  porte  le  coton,  qu'on  ié  fert,  non  de  fon  écorce,  mais  de  fa  fubf- 
tance  ligneufe,  moyennant  les  préparations  fuivantes. 

Dans  une  forêt  des  plus  gros  bamboux,  on  fait  choix  des  jets  d'un  an 
qui  ont  acquis  la  grofleur  du  gras  de  la  jambe  d'un  homme  puilîant.  On 
les  dépouille  de  leur  première  pellicule  verte,  puis  on  les  fend ,  8c  on  les 
diviie  en  plufieurs  bandes  étroites  de  fix  à  fept  pieds  de  longueur-  Il  eft  à 
remarquer  que  le  tronc  du  bambou  étant  compofé  de  fibres  longues  8c  droi- 
tes, il  eft  très-aile  de  le  fendre  de  haut  en  bas,  au  lieu  qu'en  travers  il  rèfif- 

tonte  IL  Oo  te 


Sentiment 
de  Chaut 
ouen  à  ce 
fujct. 


Avantage 
tiu  Papier 
Chinois 
fur  celui 
d'Europe, 


Sa  grande 
c  nfom- 
mationàla 

Chine. 

A  quels 
ufages  em- 
ployé. 


Prépara- 


Arh-e5 
qu'on  em- 
ployé à  fa 

f„tnigue. 
Du  ham- 
beu. 


zpo  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

'  te  extrêmement  à  la  coupe.  On  enfevelit  dans  une  mare  d'eau  bourbeule , 
ces  bandes  étroites  qu'on  a  fendues,  afin  qu'elles  y  pouriflent  en  quelque 
forte ,  &  que  cette  macération  produife  la  folution  des  parties  compaftes  6c 
tenaces.  Au  bout  d'environ  quinze  jours  on  retire  les  bamboux  de  la  mare: 
on  les  lave  dans  une  .eau  pure ,  on  les  étend  dans  un  large  fofic ,  êc  on  les 
couvre  abondamment  de  chaux.  Après  quelques  jours  on  les  en  retire,  èc 
les  ayant  lavez  une  féconde  fois,  on  les  réduit  en  une  efpèce  de  filamens,  6c 
on  les  expofe  au  foleil,  afin  qu'ils  fe  féchent ,  &  qu'il  blanchiflent.  Puis 
on  les  jette  dans  de  grandes  chaudières,  où  on  les  fait  bien  bouillir,  6c  ea- 
fuite  on  achevé  avec  les  pilons  de  les  réduire  en  une  pâte  fluide. 
Du  Hao  L'auteur  Chinois  ajoute,  que  fur  les  montagnes  &:  dans  les  lieux  rncul- 

teng  ou  Ko  tes,  on  trouve  une  plante  farmcnteufe  d'une  peau  liffce,  &  gliflante  au  tou- 
«»I.  ci^ei-      C'eft  ce  qu'exprime  fon  nom  hao  teng:    on  l'appelle  auiïî  ko  teng; 

parce  qu'elle  produit  de  petites  poires  aigrelettes ,    d'un  verd  blancheâtre, 
&  bonnes  à  manger.     Ses  tiges  grofles  comme  des  feps  de  vigne  ,  rampent 
à  terre,  ou  s'entortillent  autour  des  arbres.  Voici,  félon  notre  auteur, quel 
eft  fon  ufagc. 
Sa  Prépa-        On  coupe  différentes  tiges  de  cette  plante  firmenteufe  ,  qu'on  laifle 
ration.        tremper  quatte  à  cinq  jours  dans  l'eau  :  alors  il  en  fort   un  fuc  onétueux  & 
gluant ,  qui  reflemble  à  une  efpèce  de  colle  ou  de  gomme  :  on  mêle  cet- 
te eau  gommée  avec  la  matière  du  papier  :  il  faut  la  mélanger  à  peu  près 
de  la  même  forte,  que  les  Peintres  tempèrent  leurs  couleurs,  &  éviter  d'en 
mettre  trop,  ou  trop  peu.     L'expérience  apprend  le  jufte  milieu  qu'on 
doit  garder.  Peut-être  au  défaut  du  ko  teng  pourroit-on  y  employer  le  fruit 
duguy,  qui  eft  naturellement  vifqueux,  ou  l'écorce  intérieure  du  houx, 
laquelle  étant  pourrie  6c  pilée  dans  des  mortiers,  fe  réduit  en  une  pâte 
gluante. 
SonUfage.       Qiiand  on  a  mêlé  le  fuc  du  ko  teng  avec  les  parties  du  bambou ,  délayées 
de  telle  forte,  qu'elles  reflemblent  à  de  l'eau  trouble  &  pâteufc,  on  verfe 
cette  eau  dans  de  larges  6c  profonds  réfervoirs  qu'on  a  préparez,  Se  qui  doi- 
vent être  compofez  de  quatre  murailles  à  hauteur  d'appui ,   tellement  maf- 
tiquées  au  fond  6c  aux  parois,  que  la  liqueur  ne  puiflè  ni  couler,  ni  péné- 
trer :  alors  des  ouvriers  placez  aux  cotez  du  réfervoir  ,   enlèvent  avec  des 
moules  la  furface  de  la  liqueur,  qui  devient  prefque  auffitôt  papier.     Sans 
doute  que  le  lue  mucilagineux  6c  gluant  du  ko  teng  ,  en  lie  les  parties,  6c 
contribue  beaucoup  à  rendre  le  papier  fi  uni,  ii  doux,  6c  fi  poli;  ce  que 
n'a  point  le  papier  d'Europe,  au  moment  qu'il  fe  forme. 
Le  Chaffis        Le  challis  deftiné  à  lever  les  feuilles  de  papier,  dont  le  cadre  eft  aifé  à 
rént^de'      démonter,  à  hauffcr,  6c  à  baificr,   n'eft  point  garni  de  fil  de  fer  comme  en 
celui  Europe,  mais  de  fil  de  bambou.     Ce  font  de  petites  baguettes ,  qu'on  tire 

d'Europe,  plufieurs  fois  par  une  filière  faite  de  plaques  d'acier,  6c  qu'on  rend  auffi  fi- 
nes 6c  auffi  déliées  que  le  fil  de  fer.  On  les  cuit  au  feu  dans  de  l'huile, 
pour  les  en  pénétrer,,  afin  que  le  claffis  entre  légèrement  dans  l'eau,  6c 
qu'il  n'y  enfonce  qu'autant  qu'il  eft  néceflaire,  pour  lever  les  feuilles  de 

•Quand 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  zpi 

Quand  on  veut  avoir  des  feuilles  d'une  grandeur  extraordinaire ,  on  a 
foin  que  le  réfcrvoir  £c  le  chaflls  ,  foient  grands  à  proportion.  On  fufpcnd 
une  poulie,  &  on  y  pafle  des  cordons,  dont  le  mouvement  doit  être  extrê- 
mement libre.  Ces  cordons  foutiennent  le  cadre,  Se  au  moment  qu'on  l'é- 
leve,  des  ouvriers  placez  à  côté  du  réfervoir,  aident  à  lever  la  feuille,  en 
maneuvrant  d'une  manière  égale  èc  uniforme. 

L'auteur  Chinois  rapporte  un  moyen  de  faire  fccher  ces  feuilles  nouvel- 
lement levées.  Il  faut,  dit-il,  bâtir  une  muraille  qui  foit  creufe  en  dedans, 
6c  qui  dans  fa  largeur  loit  bien  blanchie.  On  ménage  une  ouverture  a  un 
côté  de  cette  muraille,  èc  par  un  tuyau  on  y  introduit  la  chaleur  d'un  four- 
neau voifm:  le  côté  oppofé  doit  avoir  une  petite  iflue,  afin  que  la  fumée 
s'exhale.  Avec  le  fccours  de  cette  efpèce  de  poêle  ,  on  féche  les  nouvel- 
les feuilles  de  papier,  prel'que  à  mefurc  qu'on  les  a  levées. 

Le  papier  qui  fe  fait  de  bambou,  n'eit  ni  le  feul,  ni  le  meilleur,  ni  le 
plus  commun  qui  le  faife  à  la  Chine.  On  y  employé  beauconp  d'autres  ar- 
bres ,  iur  tout  ceux  qui  abondent  le  plus  en  fève:  les  mûriers:  par  exem- 
ple, les  ormes,  le  corps  de  l'arbrifléau  qui  produit  le  coton,  le  chanvre, 
&  plufieurs  autres  efpèces  d'arbres ,  dont  les  noms  font  inconnus  en  Euro- 
pe. D'abord  on  ratifié  légèrement  la  mince  fuperficie  de  l'arbre  qui  eft 
verdâtre;  enfuite  on  détache  l'écorce  intérieure  en  forme  de  longue  aiguil- 
lettes três-déliées,  qu'on  blanchit  à  l'eau  ÔC  au  folcil;  apiès  quoi  on  les  pré- 
pare de  la  même  manière  que  le  bambou. 

Mais  le  papier  qui  ell  le  plus  en  ufage ,  8c  dont  on  fe  fert  communément, 
c'ell  celui  qui  fe  fait  de  l'écorce  intérieure  de  l'arbre  nommé  tchu  koa^  au- 
trement koii  tchu:  6c  c'eft  pourquoi  ce  papier  s'appelle  Kon  tchi.  Qiiand  on 
rompt  fes  branches,  l'écorce  fe  détache  en  forme  de  longs  rubans:  à  en 
juger  par  fes  feuilles,  on  croiroit  que  c'eft  un  mûrier  fauvage,  mais  par 
fon  fruit  il  reffemble  plus  au  figuier.  Ce  fruit  tient  aux  branches,  fans 
qu'on  y  apperçoive  de  queue:  quand  on  l'arrache  avant  fa  parfaite  matu- 
rité, il  rend  du  lait  de  même  que  les  figues,  par  l'endroit  qui  le  tenoit  at- 
taché aux  branches.  Cent  traits  de  reflemblance  avec  le  figuier  6c  le  mû- 
rier, feroient  croire  que  c'eft  une  efpèce  de  fycomore.  Il  femble  néanmoins 
avoir  plus  de  rapport  avec  l'efpèce  d'arbou fier,  nommé  adrachne,  qui  eft 
d'une  grandeur  médiocre,  dont  l'écorce  unie,  blanche, 6c  luifante,  fe  fend 
en  Eté  par  la  fèchereflé.  L'arbre  tchu  kou  de  même  que  l'arboufier,  croît 
fur  les  montagnes,  6c  dans  des  endroits  pierreux. 

L'herbier  Chinois  nous  apprend  la  manière  dont  on  doit  élever  l'arbre 
tchu  kou  ^  afin  d'avoir  une  écorce  fi  utile  en  abondance,  6c  dans  le  dé- 
gré  de  maturité  néceflaire,pour  en  fabriquer  du  papier.  Il  faut,  dit-il,  à 
l'équinoxe  du  Printems  prendre  la  graine  de  cet  arbre,  6c  après  l'avoir  lavée, 
la  mêler  avec  de  la  fémence  de  féfame,  que  les  Portugais  nomment  gerge- 
lin,  8c  la  jetter  en  terre  pèle  mêle.  Le  gergelin  pouiTera  avec  les  pre- 
miers jets  de  l'arbre  tchu  kou  ,  mais  il  faut  bien  fe  donner  de  garde  de  le 
couper  ni  en  Automne,  ni  en  Hyver.  Il  faut  attendre  le  Printems  fuivant: 
alors  on  met  le  feu  dans  le  champ,  6c  des  cette  année  là  même,  on  verra 
Oo  1  '  croî- 


Moyens 
d  ..vu  des 
fucilles 

gnndeiir 
extraordi- 
naire. 

Manière 

Je  fane 

réclvrlei 

i'iuilles. 


Des  difFc- 
rentes  for- 
tes de 

i^apier. 


Du  Papier 
le   plus  en 


De  l'Arbre 
Tchti  kou. 


Sa    Prépa- 
ration. 


Sa    Cuîtii. 
re. 


ipz  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

croître  confidcrablement  les  plans  tchu  kou-.     Au  bout  de  trois  ans  il  ell  en 
état  d'être  coupé,  pour  en  fabriquer  le  papier. 
Manière  Quand  il  s'agit  d'aflférmir  le  papier,  ôc  de  l'empêcher  de  boire,  les  Chi- 

k^ Papier  "°'^  ^"^  donnent  une  teinture  d'alun:  pour  exprimer  cette  opération,  les 
Européans  ont  inventé  le  terme  de  faner,  parce  que  le  mot  Chinois  Fan 
Recette  fignihe  alun.  Voici  quelle  cil  leur  méthode.  On  prend  fix  onces  de  colle 
des  Ingré-  de  poiffon  bien  blanche  ôc  bien  nette:  on  la  hache  fort  menu,&  on  la  jette 
diens  à  ce  £jai-,s  douze  écuellées  d'eau  pure,  qu'on  fait  enfuite  bouillir:  il  faut  fans 
^"^'^^"  cefle  la  délayer,  en  forte  qu'il  n'y  relte  aucun  grumeau  de  la  colle.    Quand 

le  tout  a  été  réduit  en  une  forme  liquide, on  y  jette  trois  quarterons  d'alun 
blanc  &  calciné  qu'on  y  fait  fondre  èc  incorporer.  Cette  mixtion  fe  verfe 
dans  un  grand  &  large  baffin,  fur  lequel  on  met  en  travers  une  baguette 
ronde  &  bien  polie.  Enfuite  on  pafle  l'extrémité  de  chaque  feuille  dans 
toute  fa  largeur,  entre  une  autre  baguette  fendue  d'un  bout  a  l'autre,  dont 
on  ferre  bien  deux  parties  :  puis  en  plongeant  doucement  la  feuille  de  papier 
on  en  tire  aulîitôt  ce  qui  y  eil  entré,  en  le  failant  gliller  iur  la  baguette 
ronde.  Quand  toute  la  feuille  a  paflc  leftcment  par  ce  bain,  où  elle  s'eft 
blanchie  &  affermie,  la  longue  baguette  qui  embraffe  la  feuille  à  fon  extré- 
mité, fe  fiche  dans  un  trou  de  muraille  où  la  feuille  relie  fufpcndue  pour  fe 
lécher.  C'ell  là  tout  le  léciet  qu'ont  les  Chinois  de  donner  au  papier  du 
corps,  &  de  la  blancheur,  &  même  de  l'éclat.  Un  auteur  Chinois  prétend 
que  ce  fécret  leur  eft  venu  du  Japon. 

C'eft  le  lieu  de  parler  ici  d'un  autre  fécret  qu'ont  les  Chinois  d'argenter 
dVgenter  ^^  papier  à  peu  de  frais  &  fans  y  employer  de  feuilles  d'argent.  11  faut 
le  Papier,  prendre  fept  Fuc»,  ou  deux  fcrupules  de  la  colle  de  peau  de  bœuf,  trois 
Recette  Fucn,  d'alun  blanc,  &  demie  livre  de  belle  eau,  faire  cuire  le  tout  à  petit 
des  Ingré-  feu  iufqu'à  la  confomption  de  reau,c'eft-à-dire,  jufqu'à  ce  qu'il  ne  s'élève 
diens  a  ce  pi^^  ^^  fumées  ni  de  vapeur.  On  doit  avoir  foin  que  cette  mixtion  foit  très 
"J^^'  pureSc  très-nette.  Alors  on  étend  fur  une  table  bien  unie,les  feuilles  de  papier 

fait  de  l'arbre  qui  porte  le  coton.  Ce  ^ZTpïer  (e  nomme  Se  lien  tcbi:  on  met 
fur  ces  feuilles  avec  le  pinceau,  deux  ou  trois  couches  de  la  colle  d'une  ma- 
nière égale  &  uniforme.  Il  eft  aile  de  s'appercevoir  quand  cette  liqueur 
appliquée  a  de  la  confiftcncc  8c  ne  coule  point:  fi  elle  paroît  encore  s'éten- 
dre, il  faut  revenir  à  une  nouvelle  couche.  Enfin  on  prend  de  la  poudre  de 
talc,  préparée  de  la  manière  que  je  l'expliquerai  plus  bas:  on  la  paflè  par 
un  tamis  tres-fin  ,ou  par  une  pièce  de  gaze  bien  ferrée, &  l'on  répand  uni- 
formément cette  pouffiére,  fur  les  feuilles  difpofèes  à  la  recevoir:  après 
quoi  on  fuipend  ces  feuilles  à  l'ombre  pour  fe  lécher:  quand  elles  font  fé- 
ches,  on  les  remet  fur  la  table,  Sc  avec  du  coton  neuf,  on  les  frotte  douce- 
ment pour  en  faire  tomber  le  iuperflu  du  talc, qui  peut  fervir  pour  une  au- 
tre occafion.  On  pouroit  même  employer  Amplement  cette  poullîére,  en 
la  détrempant  dans  l'eau  mêlée  de  colle  &  d'alun,  &  tracer  à  Ion  gré  des 
figures  fur  le  papier. 
Prépara-  Qiioique  je  n'aye  parlé  que  de  l'efpèce  de  papier  fiùt  de  l'arbrifleau  qui 

Ta"c  pour  porte  le  coton,  ce  n'eft  pas  à  dire  qu'on  ne  puiflé  argenter  toute  forte  de 
argenterie  pa- 


Papier. 


ET    DE    LA   TARTARIE    CHINOISE.  293 

papier,  s'il  eft  bien  uni,  &  fi  l'on  y  employé  le  talc  préparé  de  la  ma- 
nière luivante. 

Il  faut  faire  choix  du  talc  qui  cft  fin,  d'un  blanc  de  neige,  &  tranfparent  :   De  Ton 
le  talc  vient  de  la  province  de  Se  tcbucn:  celui  qu'apportent  les  Mbfcovites,  Choix, 
efl:  le  meilleur.     Les  Chinois  nomment  ce  minerai  l'un  mou  che ,  c'eft-à- 
dire,  pierre  matrice  des  nuages,  parce  que  chaque  feuille  qu'on  en  féparc, 
eft  une  efpèce  de  nuée  tranfparente. 

Quand  on  a  bien  choîfi  la  pierre  de  talc,  il  faut  la  faire  bouillir  dans  de  l'eau 
environ  quatre  heures.  Après  l'avoir  retiré  du  feu,  on  la  laiiFe  encore  dans 
l'eau  un  ou  deux  jours  :  enfuite  on  la  lave  bien,  &  on  la  met  dans  un  fac  de 
toile, oti  on  la  bniè  à  grandscoups  de  maillet.  A  dix  livres  de  talc  brifé,on 
ajoute  trois  livres  d'alun  blanc  :  on  moud  le  tout  dans  un  petit  moulin,  qui 
fe  tourne  à  la  main  avec  une  efpèce  de  manivelle,  puis  on  le  pafle  par  un 
tamis  de  foye,  &  après  avoir  recueilli  ce  qui  a  pitlfé,  on  le  jette  dans  l'eau 
qu'on  fait  tant  foit  peu  bouillir.  Qiiand  la  matière  cft  tout-à-fait  repofée, 
6c que  l'eau  eft  devenue  pure, on  la  fait  écouler  par  inclination. Ce  qui  refte 
au  fond  ayant  été  expofé  au  foleil,  fait  une  maflé  qu'on  porte  dans  le  mor- 
tier, pour  le  réduire  en  poudre  impalpable.  On  paile  encore  cette  pouf- 
fiére  par  le  tamis,  6c  on  l'employé  de  la  manière  que  je  l'ai  expliqué  ci- 
d  efl  us. 

Je  ne  dois  point  oublier  en  finifTant  cet  article,  une  manufafture  aflez  R'habilla- 
finguliére,  qui  eft  a  l'extrémité  d'un  fauxbourg  de  Peking,  où  il  fe  fait  un   ge  fingu- 
r'habillage  de  papier,  dont  le  débit  eft  fort  grand:  c'eft-à-dire,  que  ces  'l-^''^ 
ouvriers  ramaflent  tour  ce  qu'ils  peuvent  trouver  de  vieux  papier  ufé,  pour     ^*"^'^* 
en  faire  de  nouveau,  qu'ils  ont  l'art  en   quelque  forte  de  rajeunir  :    peu 
importe  que  ce  papier  foit  écrit ,  qu'il  ait  été  collé  ilir  des  chaffis  ou  fur 
des  murailles,  ou  qu'il  ait  fervi  à  d'autres  ufages,  tout  leur  cft  bon,  &  on 
leur  en  apporte  des  provinces,    qu'ils  achètent   à  un  prix  très- modi- 
que. 

Ces  ouvriers  occupent  un  aflez  long  village,  dont  les  maifons  font  adof- 
féés  contre  les  fépultures:  chaque  maifon  a  une  enceinte  de  murailles  bien 
blanches  avec  de  la  chaux.  Là  on  voit  dans  chaque  maifon  de  grands  mon- 
ceaux de  vieux  papiers  qu'ils  ont  ramaflez  :  s'il  s'en  trouve  beaucoup 
de  fin,  ils  en  font  le  triage.  Ils  jettent  ces  morceaux  de  vieux  papiers  dans 
de  grands  paniers  plats  &  aflez  ferrez  :  ils  vont  enfuite  près  d'un  puits  Se  fur 
une  petite  pente  pavée,  ils  lavent  de  toute  leur  force  ce  vieux  papier,  ils 
le  manient  avec  la  main,  &  le  foulent  avec  les  pieds  pour  le  décrafler,  en 
ôter  les  Ibuillurcs  ,  fie  le  réduire  en  une  mafle  informe:  puis  ils  font  cuire 
cette  maflc,  &  après  l'avoir  bien  battue  jufqu'à  ce  que  la  matière  fe  trouve 
au  point  qu'il  f;iut  pour  en  lever  des  feuilles,  ils  la  verfent  dans  un  réiérvoir. 
Ces  feuilles  ne  font  que  d'une  grandeur  médiocre:  quand  ils  en  ont  levé  une 
aflez  bonne  pile,  ils  la  porteur  dans  l'enclos  voifin,  où  féparant  chaque  feuil- 
le avec  la  pointe  d'une  égùille  ,  ils  l'appliquent  encore  toute  humide  con- 
tre la  muraille  qui  eft  très- unie  &  très-bl.anche.  Dès  que  l'ardeur  du  foleil  a 
féché  toutes  ces  feuilles,  ce  qui  fe  f;iit  en  peu  de  tems,  ils  les  détachent  6c 
les  raflcmblent. 

Oo  5  L'in- 


De  l'En- 
cre de  la 
Chine. 

De  fa 

Compofi- 
tion. 

Figure 
qu'on  im- 
prime   fur 
cetre    En- 
cre. 


La  plus 
cftimée. 


i94  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

L'invention  du  papier  eût  été  peu  utile  aux  Chinois,  fi  en  mémC  tems 
ils  n'cuflent  inventé  une  elpéce  d'encre  propre  à  y  tracer  leurs  caractères. 
L'encre  dont  ils  fe  fervent ,  iê  fait  du  noir  de  fumée,  qu'ils  tirent  de  diver- 
fes  matières,  &  principalement  des  pins,  ou  de  l'huile  qu'ils  brûlent.  Ils  y 
mêlent  des  parfums,  qui  corrigent  l'odeur  forte  &  délagi  cable  de  l'huile. 
Ils  lient  enicmble  ces  n.grédiens ,  julqu'à  ce  qu'ils  prennent  confillence, 
&c  qu'ils  forment  une  pâte,  qui  fe  met  dans  differens  petits  moules  de  bois. 
Ces  moules  (ont  fort  bien  tra^•alllez,  Se  impriment  fur  la  pâte  toutes  les  fi- 
gures qu'ils  veulent:  ce  l'ont  d'ordinaire  des  figures  d'hommes,  de  dragons, 
d'oifeaux,  d'arbrilîcaux ,  de  fleurs.  Se  d'autres  choies  femblables:  l'un  des 
côtet  eil  prefque  toujours  lemé  de  caraéteres  Chinois.  On  lui  donne  la  for- 
me de  bâton  ,  ou  de  tablettes.  L'encre  la  plus  ellimée  elf  celle  qui  fe  tra- 
vaille à  Hoei  tcheou ,  ville  de  la  province  de  Kiang  nan.  La  manière  de  la 
faire  demande  bien  des  façons,  &  elle  a  bien  des  dcgrez  de  bonté,  fuivant 
lefquels  elle  ell  plus  ou  moins  chère.  On  a  efiayé  de  la  contrefaire  en  Eu- 
rope ,  fans  qu'on  ait  pu  y  réufiir.  Les  Peintres  &  ceux  qui  fe  plaifent  au 
deflein  ,  fçavent  de  quelle  utilité  elle  eft  pour  faire  leurs  efquiflés,  parce 
qu'elle  prend  toutes  les  diminutions  qu'on  veut  lui  donner.  On  fe  fert  aufîî 
à  la  Chine  d'encre  rouge  :  mais  ce  n'eit  gueres  qu'aux  titres  ôc  aux  infcrip- 
tions  des  livres.  Au  relie  tout  ce  qui  a  rapport  à  l'écriture,  eft  fi  noble  ôcli 
eftimé  des  Chinois,  que  les  ouvriers  occupez  à  frire  de  l'encre,  ne  font 
point  regardez  comme  exerçans  un  art  fervile  6c  mécanique. 

Le  même  auteur  Chinois  que  je  viens  de  citer  fiir  ce  que  j'ai  dit  du  papier 
de"  la  Chine,  6c  qui  me  fournit  ce  que  je  vais  dire,  allure  que  l'invention 
de  l'encre  eft  d'un  tems  prefque  immémorial ,  mais  qu'il  a  fallu  bien  des 
années  pour  la  porter  au  degré  de  perfection  où  elle  eft  maintenant. 

D'abord  on  fe  fervoit  pour  écrire  d'un  noir  de  terre  :  6c  en  effet  la  lettre 
w/ff,  qui  fignifie  encre,  préfente  en  bas  dans  fa  compofition  le  caraéfere  /o«, 
qui  veut  dire  terre ,  6c  en  haut  le  caraélere  he ,  qui  fignifie  noir.  Selon 
quelques-uns  on  tiroit  un  fuc  noir  de  cette  pierre:  félon  d'autres  après  l'a- 
voir mouillée,  on  la  fi-ottoit  fur  le  marbre,  6c  on  en  exprimoit  une  liqueur 
noire.  Il  y  en  a  qui  prétendent  qu'on  la  calcinoit  au  feu ,  6c  qu'après  l'avoir 
réduite  en  une  poudre  très-fine,  on  en  formoit  l'encre. 

Au  refte,  félon  notre  auteur,  cet  ufage  eft  fi  ancien,  que  le  célèbre 
Empereur  Vou  vang^  qui,  comme  on  Içait,  fleurilToit  i  iio.  ans  avant 
l'Ere  Chrétienne,  en  tiroit  cette  moralité:  „  Comme  la  pierre  »;?,  dont 
on  fe  fort  pour  noircir  les  lettres  gravées,  ne  peut  jamais  devenir  blanche: 
de  même  un  cœur  noirci  d'impudicitez,  retiendra  toujours  (x  noirceur. 

Sous  les  premiers  Empereurs  de  la  Dynaftie  des  l'ang,  c'eft-à-dire,  en- 
viron vers  l'année  62.0.  de  l'Ere  Chrétienne,  le  Roy  de  Corée  envoyant 
fon  tribut  annuel  à  l'Empereur  de  la  Chine,  lui  offrit  des  pièces  d'encre, 
qui  étoient  faites  d'un  noir  de  fumée,  qu'on  avoir  recueilli  de  vieux  pins 
brûlez,  6c  où  l'on  avoit  incorporé  de  la  colle  de  corne  de  cerf  pour  lui  don- 
ner de  la  confillence.  Cette  encre  avoit  un  éclat ,  qu'il  fembloit  qu'on  y 
Epoque  de   eût  appliqué  une  couche  de  vernis. 

TEncrc  L'induftiie  Chinoife  fut  piquée  d'émulation:  on  tâcha  d'imiter  l'artifice 

inoderne,  dcs 


Epoque  de 
l'inven 
lion  de 
l'Encre  de 
la  Chine. 

Son  pre- 
mier A^e, 


Pièces 

d'Encre 
envoyées 
en  tribut. 


ET    DE    LA   TARTARIE  CHINOISE. 


t9T 


des  Coréens,  &  après  divers  cflais  on  y  réufllt:  mais  on  ne  fut  bien  con- 
tent que  iur  la  fin  de  la  même  Dynaftie,  vers  l'an  900.  de  J.  C.  car  ce  ne 
fut  qu'en  ce  tems-là  qu'on  vint  à  bout  de  faire  la  belle  encre,  telle  qu'elle 
cft  maintenant  en  ufage. 

En  l'année  1070.  de  l'Ere  Chrétienne,  fous  le  régne  de  Ching  tfong,  on 
rafina  encore  fur  la  matière  de  l'encre  qu'on  nomma  Impériale ,  yu  me, 
parce  qu'on  s'en  fervoit  dans  le  palais.  Le  noir  de  fumée  qui  y  entroit, 
coûtoit  plus  à  ramafler,  &  étoit  beaucoup  plus  fin:  on  ne  brûloit  plus  de 
fimples  pins,  comme  auparavant  :  mais  on  brûloit  de  l'huile  dans  des  lam- 
pes à  plufieurs  mèches:  la  fumée  fe  raflembloit  fous  un  petit  ciel  d'airain, 
&  en  le  condenfant,  elle  formoit  la  fuye  qu'on  defiroit.  En  la  malaxant, 
on  y  ajoûtoit  du  mufc,  pour  hii  donner  une  bonne  odeur. 

Notre  auteur  ne  dit  point  quelle  forte  d'huile  on  y  employoit ,  ni  de 
quelle  façon  on  ménageoit  la  matière,  pour  avoir  plus  de  noir,  &  mieux 
conditionné:  car  il  y  a  des  règles  à  obferver  pour  tout  cela:  félon  les  appa- 
rences on  fe  fervoit  de  l'huile  de  gergelin.  L'huile  d'olive  ou  de  noix , 
qui  n'eft  point  en  ufage  à  la  Chine,  feroit  fans  doute  meilleure. 

Un  autre  livre  Chinois,  intitulé,  la  manière  de  faire  de  l'encre,  donne 
une  recette  pour  en  faire  de  boime,  où  il  fait  entrer  des  drogues,  qu'il 
n'eft  pas  aifé  de  faire  connoître  en  Europe. 

On  prend,  dit-il,  i".  dix  onces  de  noir  de  fumée,  ou  de  fuye  tirée  des 
pins.  z\  Des  plantes  Ho  biang^  6c  Kan  fung.  3°.  On  y  joint  du  fuc  de 
gingembre.  4°.  Des  goulTes  ou  filiques ,  nommées  tcbii  hia\  tfao  ko. 
On  tait  d'abord  bouillir  dans  de  l'eau  ces  quatre  derniers  ingrèdiens  :  lorf- 
que  par  la  cuilfon  la  vertu  des  végétaux  en  aura  été  tirée,  on  jette  le  marc. 
Cette  liqueur  déjà  épaiffie,  étant  raflife  &  clarifiée,  fe  remet  fur  le  feu 
pour  lui  donner  la  confiltence  d'une  pâte,  &  fur  le  poids  de  dix  onces  de 
cette  mixtion,  on  diflbud  quatre  onces  de  la  colle  nommée  O  kiao^  ou  l'on 
aura  incorporé  trois  feuilles  d'or  &  d'eux  d'argent.  Quand  tout  eft  ainfî 
préparé,  on  y  mêle  les  dix  onces  de  noir  de  fumée,  afin  d'en  former  un 
corps.  Cette  compofition  doit  être  long-tems  battue  avec  l'efpatule. 
Enfin  on  h  jette  dans  des  moules,  pour  en  former  des  tablettes.  Peu  après 
il  faut  enterrer  l'encre  dans  un  long  efpûce  plein  de  cendres  froides,  où 
elle  rcftcra  enfevelie  cinq  jours  durant  lePrintems:  trois  jours,  fi  c'cft  en 
Eté:  fept  jours  en  Automne, &  dix  en  Hyver:  £c  c'efl:  la  dernière  façon 
qu'on  lui  donne. 

Ces  connoiflances  font  aflez  imparfùtes ,  parce  qu'il  n'eft  pas  aifé  de 
fçavoir  quelles  font  ces  plantes  défignées  par  des  noms  Chinois.  Un  de  nos 
Mifilonnaires  m'a  envoyé  fes  conjeétures,  qui  peuvent  aider  â  les  décou- 
vrir, s'il  y  en  a  de  femblables  en  Europe,  ou  du  moins  à  leur  en  fubfti- 
tuer  d'autres,  capables  de  donner  à  l'encre  du  corps,  de  l'odeur,  6c  du 
luftre. 

1°.  Selon  les  Diétionnaires  Chinois  Ho  hiang  eft  une  plante  médicinale  aro- 
matique. Elle  a  les  qualitez  intrinféques  à\xSoii  ho^  autre  plante  dont  on  tire 
une  efpèce  d'huile  qui  fe  vend  à  Peking ,  &  que  les  marchands  mêlent  fou- 
vent 


De  l'Encre 
Impériale, 


Drogues 
propres  à 
l'Encre  de 
h  Chine. 
Première 
Recette^ 


Du  He 

hiang. 

Ses  ?\&^ 

priétés» 


Du  K,a; 
fung. 


Du  Tfu  y  a 


Seconde 
Recette. 


Troifiéme 
Recette. 


2P6  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

vent  au  beaumc  du  Pérou,  pour  en  augmenter  la  quantité.  Cette  huile  tirée 
du  Son  bo,  paroit  être  le  llorax  liquide ,  qui  efl  une  matière  vifqueufe,  de 
couleur  gnle, d'une  odeur  forte  6c  aromatique,  Se  qui  a  la  confillence  d'un 
beaume  épais. 

i°.  Le  Kan  fiing  cft  une  plante  qui  entre  dans  différentes  compofitions  de 
parfums.  Elle  elt  d'une  nature  tempérée  8c  douce  au  goût,  ainfi  que  le 
marque  le  terme  Knn:  fes  feuilles  font  très-fines  6c  preffees.  On  ajoute  que 
cette  plante  elt  très-falutaire  dans  les  douleurs  de  ventre. 

y.  'Tfti  ya  tù.  ainfi  nommé,  parce  que  le  fruit  deTarbriffeau  a  la  figure, 
la  longueur,  fie  la  grofleur  d'une  défcnic  de  fanglier  qui  fort  de  la  mâchoire 
d'en  bas:  on  y  ajoute  les  deux  termes  Tfao  ko^  qui  hgnificnt  une  efpèce  de 
corne  noire,  ce  qui  feroit  croire  que  ce  pourroit  bien  être  le  fruit  carouge 
ou  filique,dont  la  figure  approche  de  celle  d'une  corne,  6c  qui  cft  d'une  cou- 
leur rouge  6c  obfcurc.  11  eil  feulement  à  obferver  que  la  fiiique  Chinoife 
n'eft  pas  fi  longue  que  celle  du  carouge  6c  qii'au  lieu  d'être  platte,  elle  eft 
prefque  ronde,  "pleine  de  cellules,  contenant  une  fubftance  moëleuiè,  d'un 
goût  ingrat,  6c  âpre. 

4=.  Au  lieu  de  la  colle  o  kiao  qui  fe  fait  de  la  peau  d'un  âne  noir,  avec  une 
«au  particulière,  qui  ne  fe  trouve  que  dans  un  endroit  de  la  province  de 
Chan  tong^  on  peut  y  employer  la  colle  forte  d'une  autre  efpèce,  par  exem- 
ple, celle  que  nous  nommons  l'aurina. 

f  \  Le  lit  de  cendres  froides,  ou  l'on  enfevelit  l'encre  nouvellement  faite, 
fert  à  attirer  ce  que  la  colle  auroit  laifle  de  trop  fort  6c  de  trop  tenace  dans 
l'encre. 

Je  joints  à  cette  première  recette,  une  autre  plus  courte,  6c  plus  aifée 
qu'on  tient  des  Chinois ,  6c  qui  fuffira  peut-être  pour  faire  de  l'encre  d'un 
beau  noir,  ce  qu'on  regarde  comme  une  chofc  eflentielle.  Brûlez,  di- 
fent-ils,  du  noir  de  fumée  dans  un  creufet,  6c  tenez  le  fur  le  feu,  jufqu'à 
ce  qu'il  ne  fume  plus,  brûlez  pareillement  de  l'inde  dans  un  creufet,  juf- 
qu'à ce  qu'il  ne  s'en  élevé  aucun  fouffle  de  fumée  *  :  faites  difibudre  de  la 
gomme  adragant,6c  lorfque  l'eau  employée  à  la  diftblution  fera  afiez  épaif- 
fe  ,  ajoutez- y  le  noir  de  fumée  ,  6c  l'inde,  6c  remuez  bien  le  tout  avec  l'cf- 
patule:  cnfuite  jettez  cette  pâte  dans  des  moules.  Il  faut  prendre  garde  de 
ne  pas  mettre  trop  d'inde,  qui  donneroit  un  noir  violet. 

Une  troifiéme  recette  beaucoup  plus  fimple,  6c  d'une  exécution  plus  fa- 
cile m'a  été  communiquée  par  le  Père  Contancin,  qui  l'a  eu  de  Chinois 
auflî  bien  inftruits  qu'on  peut  l'être:  car  on  ne  doit  p:;s  s'attendre  que  les 
habiles  ouvriers  fiiffcnt  part  de  leur  fécret  :  ils  fe  donnent  bien  de  garde  de 
le  divulguer,  6c  ils  en  font  myftere  à  ceux-mêmesde  leur  nation. 

On  met  cinq  ou  fix  mèches  allumées  dans  un  vafe  plein  d'huile:  on  pofc 
fur  ce  vafe  un  couvercle  de  fer,  fait  en  forme  d'entonnoir:  il  le  faut  met- 
tre à  une  certaine  diftance,  en  forte  qu'il  reçoive  toute  la  fumée.  Quand  il 


•  Sans  doute  qu'ils  entendent  l'inde  en  maron 
vient  de  Zmp  tcjg. 


ou  le  fuc  d'inde  mis  en  pain  ,    qu! 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  xr^j 

en  a  reçu  fuffifamment,  on  le  levé,  6c  avec  une  plume  d'oye  on  en  balaye 
doucement  le  fond,  &  l'on  fait  tomber  le  noir  fur  une  feuille  de  papier  bien 
fec  Se  bien  ferme.     C'efl  ce  qui  fert  à  foire  l'encre  fine  &:  luifante.  La  meil-    Ce  qui  la 
leure  huile  fait  le  noir  plus  luifant,  &  par  conféquent  l'encre  la  plus  eftimée   f^!"^  ""^  ^ 
Se  la  plus  chère.   Le  noir  qui  ne  tombe  point  avec  la  plume,  &  qui  cil;  for-   '"''^*'^^^« 
tement  attaché  au  couvercle  eft  plus  groflîer,  ôc  on  l'employé  à  faire. l'en- 
cre médiocre.     On  le  détache  en  le  raclant,  &  on  le  fait  tomber  dans  un 
plat. 

Apres  avoir  ainfi  levé  le  noir,  on  le  broyé  dans  un  moitier,  en  y  mêlant 
du  mufc,  ou  de  l'eau  odoriférante  avec  de  bonne  colle  liquide,  pour  unir 
les  parties.  Les  Chinois  fe  fervent  ordinairement  de  la  colle  qu'ils  appellent 
Nieou  kiao^  colle  de  bœuf.  Quand  ce  noir  a  pris  un  peu  de  confillence, 
&  qu'il  commence  à  être  réduit  en  pâte,  on  le  jette  dans  des  moules  qu'on 
a  fait  faire,  félon  la  forme  qu'on  veut  donner  aux  bâtons  d'encre:  on  y 
imprime  avec  un  cachet  fait  exprès,  les  caraétéres ,  &  les  figures  qu'on  veut, 
en  bleu,  en  rouge  ,  ou  en  or,  6c  on  les  fait  fccher  au  foleil,  ou  à  un  vent  fec. 

On  aflure  qu'à  la  ville  de  Hoei  tchcou,  où  fe  fait  l'encre  qui  a  le  plus  de   Où  fe  h\% 
réputation,  les  marchands  ont  grand  nombre  de  petites  chambres,  où  ils   }*  '"^'': 
tiennent  des  lampes  allumées  depuis  le  matin  jufqu'au  foir  :  chaque  cham-    ^"'^^' 
bre  eft  diftinguée  par  l'huile  qu'on  y  brûle,  &  par  conféquent  par  l'encre 
qu'on  y  fait. 

Cependant  bien  des  Chinois  font  perfuadez  que  le  noir  de  fumée ,  qui  fc 
recueille  des  lampes  où  l'on  brûle  de  l'huile  de  gergelin,n'eft  employé  qu'à 
faire  une  efpèce  d'encre  particuhére  qui  eft  de  prix,  &  que  vu  la  quantité 
étonnante,  qui  s'en  débite  à  bon  marché,  on  doit  y  employer  des  matières 
combuftibles  plus  communes,  6c  moins  chères. 

Ils  prétendent  que  le  noir  de  fumée  fe  tire  immédiatement  de  vieux  pins,    Sentiment 
6c  que  dans  le  diftriâ;  de  Hoei  tcheoti^  où  fc  fait  la  meilleure  encre,  on  a  des    ^^^  9^h 
fourneaux  d'une  ftruélure  particulière  pour  y  brûler  ces  pins,  6c  pour  con-   "ofr  de  *" 
duire  la  fumée  par  de  longs  canaux,  dans  de  petites  loges  bien  fermées,  6c    fumée, 
dont  les  dedans  ibnt  tapiflez  de  feuilles  de  papier.   La  fumée  introduite  dans 
ces  loges,  s'attache  de  tous  cotez  aux  murs  6c  au  lambris,  6c  s'y  condenfe. 
Après  un  certain  tems  on  ouvre  la  porte,  ^  l'on  fait  une  abondante  récolte 
de  noir  de  fumée.    En  même  tems  que  la  fumée  de  ces  pins  qu'on  brûle,  fe 
répand  dans  les  loges,  la  réfine  qui  en  fort,  coule  par  d'autres  canaux  qui 
font  à  fleur  de  terre. 

11  eft  certain  que  la  bonne  encre,  dont  il  fe  fait  un  fi  grand  débit  à  Nan 
king^  vient  du  diftriâ:  de  Hoei  tcheoii^  6c  que  celle  qu'on  fait  ailleurs,  ne 
lui  eft  pas  comparable.  Peut-être  les  habitans  de  ce  canton-là  ont-ils  un  fé- 
cret  qu'il  eftdifticile  d'attraper:  peut-être  auflî  que  le  terroir  6c  les  montagnes 
de  Hoei  tcheou  fourniffent  des  matériaux  plus  propres  à  donner  de  bonne 
fuye,  qu'il  ne  s'^n  trouve  ailleurs.  Il  y  a  quantité  de  pins  :  6c  dans  quel- 
ques endroits  de  la  Chine,  ces  arbres  fournilfent  une  réfine  bien  plus- pure 
6c  plus  abondante  que  nos  pins  d'Europe.  On  voit  à  Peking  des  pièces  de 
bois  de  pin  venues  de Tartarie,  qu'on  a  mis  en  œuvre  depuis  foixante  ans.  Se 

Tome  H.  Pd  da- 


zpS  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE. 

davantage,  lefquelles  dans  les  chaleurs  jettent  quantité  de  grofles  larmes  de 
réfine,  "qui  paroît  prefque  de  l'ambre  jaune.  La  nature  du  bois  qui  fc  brû- 
le, contribue  beaucoup  à  la  bonté  de  l'encre:  l'eipèce  de  iuye  qui  fe  tire 


réfine,  qui  paroît  prefque  de  l'ambre  jaune.  La  nature  du  bois  qui  fe  brû- 
le, contribue  beaucoup  à  la  bonté  de  l'encre:  l'eipèce  de  iuye  qui  fe  tire 
des  fourneaux  de  verreries,  &  dont  les  Peintres  fe  fervent,  pourroit  bien  être 


la  plus  propre  pour  lacompofition  de  l'encre  Chinoife. 

Comme  l'odeur  de  la  fuye  fcroit  très-défagréable,  fi  l'on  veut  tpargnei- 
la  dépenfe  du  mufc  qu'on  a  coutume  d'y  mêler,  on  peut  embaumer  les  pe- 
tites loges  de  parfums:  leur  odeur  qui  s'exhale  dans  ces  loges,  s'incorpore 
avec  la  fuye  attachée  aux  murailles  en  forme  de  moufle  ôc  de  petits  flocons, 
Se  l'encre  qu'on  en  fait  n'a  point  de  mauvaife  odeur. 

Le  même  auteur  Chinois  que  j'ai  cité,  fait  diverfes  abfervations  que  je 
ne  dois  pas  omettre, 
î^jniére  !'•  Si  vous  voulez  diftingucr  les  divers  dégrez   de  bonté  de  l'encre 

deconnoî*  nouvellement  faite,  prenez  un  vafe  couvert  du  vernis  le  plus  fin,  appelle 
tre  la  bon-   'j'souan  kouang  tsi:  après  avoir  mouillé  par  le  bout  les  dffércntcs  pièces  d'en- 
Ve'^c  e        ''"^'  frottez- les  fur  le  vafe  vernifle:  les  épreuves  étant  féches,  expofez  le 
vafe  au  foleil:  fi  vous  voyez  que  la  couleur  de  l'encre  eil  tout-à- fait  fem- 
blable  à  celle  du  vernis, cette  encre  eft-du  premier  ordre:  elle  ell  bien  infé- 
rieure ,  fi  le  noir  eft  tant  foit  peu  bleuâtre  :  s'il  ell  comme  cendré ,  c'elt 
l'encre  du  plus  bas  prix,  &  la  moins  eftimée. 
Moyens  2,'.  Le  moyen  de  bien  conferver  l'encre.  Se  d'empêcher  qu'elle  ne  fc  gâte 

de  la  con-  c'eft  de  la  tenir  bien  enfermée  dans  une  boëte,  où  l'on  ait  mis  de  l'armoife 
ferver.        parfaitement  meure.     Sur-tout  ne  l'expofez  jamais  aux  rayons  du  foleil:  car 

elle  fe  fendroit,  &  s'en  iroit  en  pièces. 
Eft  d'un  3".     On  conferve  quelquefois  dans  un  cabinet  par  curiofité  des  bâtons 

ornement  d'encre  chargez  d'ornemens  &  de  dorures  :  fi  quelqu'un  de  ces  bâtons  ve- 
dans  les      ^^^    %  ^^  bj-ifer    le  moyen  de  réunir  enfemble  les  deux  pièces,  enforte  qu'il 

Cabinets  ._  '  ni  -,    rL    i-,  i    ■•         J      n  A^ 

des  Cu-      ne  paroiflc  aucun  veftige  de  rupture,  c  eft  d  y  emploier  de  1  encre  même, 
rieux.         de  la  réduire  en  pâte  fur  le  marbre,  6c  d'en  frotter  les  morceaux  caflcz,  en 
les  preflant  l'un  contre  l'autre.     Laiflez  alors  le  bâton  d'encre  une  journée 
entière  ians  y  toucher  ,   Sc  vous  le  trouverez  aufli  fain  6c  auffi  ferme,  que 
s'il  n'eût  pas  été  cafie. 
Del'afage       4°-  Quand   on  veut  écrire,    &  finir  délicatement  les  traits  de  pinceau , 
de  l'Encre,  avant  que  de  broyer  l'encre  fur  le  marbre,  il  faut  avoir  foin  de  le  bien  la- 
ver, afin  d'en  ôter  tout  ce  qui  y  feroit  relié  d'encre  du  jour  précédent. 
Pour  peu  qu'il  en  reftât,  elle  nuiroit  à  la  nature  du  marbre  dont  on  fe  fert, 
&  à  la  nouvelle  préparation  de  l'encre.     Du  relie,  pour  laver  le  marbre  ,  il 
ne  faut  point  fe  fervir  d'eau  chaude,  ni  d'eau  fraîchement  tirée  du  puits  : 
■mais  d'une  eau  qu'on  ait  fait  bouillir,  6c  qui  fe  foit  refroidie.    Les  meilleu- 
res pierres  &  les  plus  propres  à  préparer  l'encre,  s'appellent  Touan  cbe. 
L'Encre  f  °-  Qi^^n^  on  a  conlervé  long-tems  de  l'encre  6c  qu'elle  ell  fort  ancien- 

.le  la  Chi-  ne,,  on  ne  s'en  fert  plus  pour  écrire,  elle  devient,  félon  les  Chinois,  un 
ne  devient  excellent  remède  ,  qui  cil  rafraîchiflknt ,  qui  arrête  les  hémorragies  de 
dan's^^la  ^'^"S  ^  ^^^  convulfions  des  petits  cnfans.  Ils  prétendent  que  par  les  alkalis 
■Médecine,  propres  à  abforber  les  acides  morbifiques ,  elle  adoucit  l'acreté  du  fang.  La 

dofc 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  zç>s> 

dofe  pour  les  pcrfonnes  qui  ont  de  l'âge, eft  de  deux  dragmes  dans  de  l'eau, 
ou  dans  du  vin. 

Les  Chinois  ne  fe  fervent  pour  écrire,  ni  de  plumes  comme  nous,  ni  de  Les  Chi- 
cannes  ou  de  roibaux,  comme  les  Arabes ,  ni  de  craïon  ,   comme  les  Sia-  ""^'^  ""=  ^'^ 
mois,  mais  d'un  pinceau  rait  du  poil  de  quelque  animal,  ôc  particulière-  p"n^"£ie 
ment  de  lapin,  qui  ell  plus  doux.     Quand  ils  veulent  écrire,  ils  ont  fur  la  Plume^j 
table  un  petit  marbre  poli,  creuic  à  l'une  des  extrémités,  pour  y  contenir   pour  çcri^ 
l'eau:  ils  y  trempent  leur  encre  en  malTe  ,    &  la  frottent  fur  la  partie  du  '^^-     • 
marbre  qui  elt  unie.     Selon  qu'ils  appuyent  plus  ou  moins, en  frottant  leur    ^'ais  ce 
encre  fin-  le  marbre,  elle  devient  plus  ou  moins  noire.  Pinceau. 

Lorfqu'ils  écrivent,  ils  ne  tiennent  pas  obliquement  le  pinceau,  comme  Maniéré 
foiu  les  Peintres;  mais  perpendiculan-ement,  comme  s'ils  vouloient  piquer  defefervir 
le  papier.     Ils  écrivent  de  haut  en  bas,Ô<;  commencent  com.me  les  Hébreux  '^^^^^  1''"- 
de  droit  ^  gauche.     De  même  ils  commencent  leurs  livres  où  nous  finif- 
fons  les  nôtres,  &c  notre  dernière  page  elt  chez  eux  la  première. 

Les  Lettrez  &  les  gens  d'étude  ont  une  attention  extrême  à  tenir  leur  ^o'^^  V^'~- 
marbre,  leurs  pinceaux,  &  leur  encre  bien  propres  Se  bien  rangez  •  à  peu-   jes"  uten- 
près  comme  nos  Guerriers  ont  foin  de  conferver  leurs  armes  bien  polies  6c   ciles  pro- 
bien nettes.     Ils  donnent  au  pinceau,   au  papier,  à  l'encre,  6c  au   petit  près  à  l'é- 
marbre  pour  le  broyer  le  nom  des  quatre  chofes  prccicufes,  Sse'e  Pao.  cnture. 

On  voit  un  grand  nombre  de  livres  à  la  Chine,  parce  que  de  tems  im-    L'Impn- 
méinorial  on  y  a  eu  l'art  de  l'Imprimerie,  qui  ne  fait  preique  que  de  naître  ™"ç^„^g 
en  Europe.     Elle  eft  néanmoins  bien  différente  de  celle  d'Europe.   Comme  j  ]j  chine. 
notre  alphabet  confifte  en  un  très-petit  nombre  de  lettres ,  qui  par  leur 
différent  aflcm.blagc,  peuvent  former  les  plus  gros  volumes:  on  n'a  pas  be- 
foin  de  fondre  un  grand  nombre  de  caraétéres ,    puilqu'on  peut  employer 
pour  une  féconde  feuille,  ceux  qui  ont  fervi  pour  la  première.     Au  con- 
traire le  nombre  de  carnétéres  c  tant  preique  infini  à  la  Chine,   il  n'y  a  pas 
moyen  d'en  fondre  une  li  prodigieuie  multitude,  &  quand  on  en  viendroit 
à  bout,  la  plû-part  feroient  de  très- peu  d'ulage. 

Voici  donc  en  quoi  confille  leur  manière  d'imprimer.     Ils  font  tranfcri-   Manière 
re  leur  ouvrage  par  un  excellent  Ecrivain ,  fur  un  papier  mince ,  délicat ,  6c   ^g^  ^'  ^^ 
tranfparent.    Le  Graveur  colle  chacune  des  feuilles  lur  une  planche  de  bois    chine 
de  pommier,  de  poirier,  ou  de  quelque  autre  bois  dur  6c  bien  poli,  6c  avec   avec  des 
un  burin  il  luit  les  traits,  &c  taille  en  épargne  les  caractères,  abbattant  tout   j^^'jfj'^"^ 
le  relie  du  bois,  fur  lequel  il  n'y  a  rien  de  tracé.     Ainfi  il  fait  autant  de 
planches  différentes,  qu'il  y  a  de  pages  à  imprimer:  il  en  tire  le  nombre 
qu'on  lui  prefcrit ,    6c  on  eft  toiijours  en  état  d'en  tirer  d'autres  exem- 
plaires,    fins  qu'il  foit  befoin  de  compofer  de  nouveau:  6c  l'on  ne  perd 
pas  beaucoup  de  tems  à  corriger  les  épreuves,  puifque  travaillant  fur  les 
traits  de  la  copie  même,  ou  de  l'original  de  l'auteur  ,    il  ne  lui  eft  pas  pof- 
fible  de  faire  des  fautes,  fi  cette  copie  eft  écrite  avec  exaftitude. 

Cette  façon  d'imprimer  eft  commode,  en  ce  qu'on  n'imprime  des  feuilles  En  quoi 
qu'à  mefure  qu'on  les  débite  ,   6c  qu'on  ne  court  point  le  rifque,  comme  commode. 
Pp  z  en 


Propre  aux 
Livres  de 
toute  forte 
tîe  Lan- 
gues, 


'Avec  des 
Caraflcres 
mobiles. 


Leur  ma- 
nière d'im- 
primer 
dans  les 
occa  fions 
preffantes. 
L'ufage 
des  Prcffes 
eft   incon- 
nu aux 
Chinois. 


DelaPofi- 
tion  de  la 
Planche. 


500  DESCRIPTION  DE  L^EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

en  Europe,  de  ne  vendre  que  la  moitié  des  exemplaires ,  8c  de  fe  ruiner  en 
frais  inutiles.  D'ailleurs  après  avoir  tiré  trente  ou  quarante  mrlle  exem- 
plaires, on  peut  aiiement  retoucher  les  planches,  qui  fervent  encore  à  plu- 
lîeurs  autres  impreflions. 

Des  livres  de  toutes  fortes  de  Langues  peuvent  s'imprimer  de  même  que 
les  livres  Chinois.  Alors  la  beauté  du  caraétére  dépend  de  la  main  du  co- 
pirte:  l'adrefle  des  Graveurs  eft  fi  grande,  qu'il  n'eft  pas  facile  de  dilHn- 
guer  ce  qui  eil  imprimé  ,  d'avec  ce  qui  a  été  écrit  à  la  main:  ainfi  l'im- 
preffion  eit  bonne  ou  mauvaife, félon  qu'on  a  employé  un  habile  ou  un  mé- 
diocre Ecrivain.  Cela  doit  s'entendre  fur  tout  de  nos  curaétéres  Européans, 
qu'on  frit  graver  6c  imprimer  par  les  Chinois:  car  pour  ce  qui  eil  des  ca- 
raétéres  Chinois  qu'on  fait  graver, l'habileté  du  Graveur  corrige  fouvent  le 
défaut  de  l'Ecrivain. 

Cependant  les  Chinois  n'ignorent  pas  la  manière  dont  on  imprime  en 
Europe  :  ils  ont  des  caraétércs  mobiles  comme  nous.  La  léulc  différence 
eil  que  les  nôtres  font  de  métal,  &  les  leurs  iéulement  de  bois.  C'ell  ainfi 
que  fe  corrige  tous  les  trois  mois  l'Etat  de  la  Chine  qui  fc  fait  à  Pcking.  On 
dit  qu'à  Nan  king  &.  à  Sou  îcheou,  on  imprime  de  la  forte  quelques  livres  de 
petit  volume ,.  auffi  proprement  ^  aufli  bien  que  ceux  qui  iont  le  mieux 
gravez.  On  n'a  pas  de  peine  à  le  croire,  puifque  cela  ne  demande  qu'un 
peu  plus  de  travail  6c  de  foin. 

Dans  les  affaires  prcflees,  comme  lorfqu'il  vient  un  ordre  de  la  Cour  qui 
contient  plufieurs  articles,  6c  qui  doit  s'imprimer  en  une  nuit,  ils  ont  une 
autre  manière  de  graver.  Ils  couvrent  une  planche  de  cire  jaune,  6c  tra- 
cent les  caraéleres  avec  une  rapidité  furprenante. 

On  ne  fe  fert  point  de  preflé  comme  en  Europe  :  les  planches  qui  font 
de  bois.  Se  le- papier  qui  n'a  point  été  trempé  dans  de  l'eau  d'alun, ne  pour- 
roient  pas  la  fouffrir.  Mais  quand  une  fois  les  planches  Ibnt  gravées,  que 
le  papier  eil  coupé  ,,  8c  l'encre  toute  prête,  un  feul  homme  avec  la  brof- 
fe,  6c  fans  fe  fatiguer ,  peut  tirer  chaque  jour  près  de  dix  mille  feuil- 
les. 

La  planche  qui  fert  aûuellementjdoit  être  pofée  de  niveau  8c  d'une  ma- 
nière itable.  11  faut  avoir  deux  brolfes,  l'une  plus  dure  qu'on  prend  avec 
la  main,  6c  qui  peut  fervir  par  les  deux  bouts:  on  la  trempe  un  peu  dans 
l'encre,  6c  on  en  frotte  la  planche,  en  forte  qu'elle  ne  ibit  ni  trop ,  ni  trop 
peu  humeélée:  fi  elle  l'étoit  trop,  les  lettres  en  feroient  toutes  pochées:  fi 
elle  l'étoit  trop  peu  ,  les  caraèlercs  ne  s'imprimeroient  pas.  Quand  la 
planche  eil  une  fois  bien  en  train,  on  peut  imprimer  jufqu'à  trois  ou  qua- 
tre feuilles  de  fuite,  fans  tremper  de  nouveau  la  brofle  dans  l'encre. 

La  léconde  broffe  doit  couler  iur  le  papier  enlepreflant  un  peu, afin  qu'il 
prenne  l'encrf  :  il  le-  fait  aifèment ,  parce  que  n'ayant  point  été  trempé 
dans  l'eau  d'alun  ,  il  s'en  imbibe  dabord.  Il  faut  feulement  prefier  plus  ou 
moins,  S>C  pafler  la  brofle  fur  toute  la  feuille ,  8c  à  plufieurs  fois,  plus  ou 
moins  félon  qu'on  lent  qu'il  y  a  plus  ou,  moins  d'encre  fur  la  planche.  Cette 
broffe  doit  être  oblongue  8c  douce. 

L'en-? 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  501 

L'encre  dont  on  le  fert  pour  imprimer,  eft  liquide,  6c  eft  bien  plutôt 
prête,  que  celle  qui  fe  vend  en  bâtons.  Pour  la  fliire,  il  fout  prendre  de  la 
luie,  la  bien  broyer,  l'expolcr  au  Ibleil,  6cla  pafler  par  un  tamis:  plus  elle 
ell  fine,  6c  meilleure  elle  eih  II  faut  la  détremper  avec  de  l'eau^de-vie  y 
julqu'à  ce  qu'elle  devienne  comme  de  la  colle,  ou  comme  de  la  bouillie  é- 
pailTe,  prenant  garde  que  la  fuie  ne  fe  mette  en  grumeaux. 

Après  cette  façon,  on  y  ajoute  de  l'eau  autant  qu'il  faut,  pour  qu'elle 
ne  foit  ni  trop  épaillè,  ni  aulll  trop  claire,  6c  par  conféquent  trop  blanche. 
Enfin  pour  empêcher  qu'elle  ne  s'attache  aux  doigts,  on  y  ajoute  un  peu 
de  colle  de  bœuf  Je  crois  que  c'ell  celle  dont  fe  fervent  les  menufiers:  on 
la  fait  diflbudre  auparavant  fur  le  feu,  6c  enfuite  fur  dix  onces  d'encre,  on 
fait  couler  à  peu  près  une  once  dé  colle  qu'on  mêle  bien  avec  la  fuie  6c 
l'eau-de-vie,  avant  que  d'y  ajouter  l'eau. 

Ils  n'impriment  que  d'un  côté  ,  parce  que  leur  papier  eft  mince  6c  tranf- 
parent  ,  &;  ne  pourroit  fouffrir  une  double  imprelTion,  fans  confondre  les 
caraûeres  les  uns  avec  les  autres:  c'eft  ce  qui  fvit  que  les  livres  ont  une  dou- 
ble feuille,  qui  a  fon  replis  au  dehors,  6c  fon  ouverture  du  côté  du  dos  du 
livre, oii  elle  eft  couiiie.  Ainfi  leurs  livres  fe  rognent  du  côté  dudos,au  lieu 
que  les  nôtres  fe  rognent  fur  la  tranche  :  6c  pour  les  aflembler,il  y  a  un  trait 
noir  fur  le  replis  de  la  feuille,  qui  fert  à  la  jurtifier:  comme  les  trous  que 
font  les  pointes  aux  feuilles  que  nous  imprimons,  fervent  aux  relieurs  à  les 
plier  également,  afin  que  les  pages  fe  répondent. 

Ils  couvrent  leurs  livres  d'un  carcon  gris  aficz  propre,  ou  bien  d'un  fatin 
fin,  ou  d'un  petit  taffetas  à  fleurs,  qui  ne  coûte  pas  beaucoup.  Il  y  en  a 
aufli  que  les  relieurs  couvrent  d'un  brocard  rouge,  femé  de  fleurs  d'or  6c 
d'argent.  Qiioique  cette  manière  de  relier  foit  fort  inférieure  à  la  nôtre,, 
elle  ne  laifle  pas  d'avoir  fon  agrément  6c  fa  propreté. 


De  l'En. 
cre  pour 
l'Impri- 
merie. 


De  leur 
manière 
d'impri- 
mer. 

De  la  Re- 

Heure  des 
Livres. 


DelaCoii- 
verture 
des  Li- 
vres.   '     . 


De  (juelle   mafiiêre  on  fait    étudier   les  jeunes  Chinois  : 
des  divers   dégrez  par  où   ils  paffent ,    ^  com^ 
bien  ils  ont  d'examens  à  fubir  pour  par- 
venir au  DoBorat, 


DÈS  l'âge  de  cinq  à  fix  ans,  félon  que  l'efprit  des  enfans  eft  ouvert, 
6c  que  les  parens  ont  foin  de  leur  éducation,  les  petits  Chinois  com- 
mencent à  étudier  les  lettres:  mais  comme  le  nombre  des  lettres  eft  fi  fort 
multiplié  ,  6c  qu'ils  n'ont  point  de  méthode  comme  en  Europe ,  cette 
étude  feroit  fort  dégoûtante,  fi  l'on  n'avoit  pas  trouvé  le  moyen  d'en  faire 
une  efpèce  de  jeu  6c  de  divertiflement.. 

On  a  donc  choîfi  quelques  centaines  de  caraftéres  ,  qui  expriment  les 

chofes  les  plus  communes,  6c  qui  tombent  le  plus  fous  les  fens:  comme  le 

Pp  5  ciel> 


De  rEûQw 
cation  des 
Chinois, 


De  leur 
manière 
d'appren-  • 
dre  l'A,' 


;oi  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

ciel,  letoleil,  la  lune,  l'homme,  quelques  plantes,  quelques  animaux,  la 
mailon,  ôc  les  utenciles  ks  plus  ordinaires.  On  a  grave  groflicrement  toutes 
ces  choies,  &  mettant  après  le  caractère  Chmois,  ces  figures,  bien  que 
groteiques,  réveillent  l'ciprit  des  cnhms,  fixent  leur  imagination,  &  aident 
A.B.C.dei  leur  mémoire.  C'ell  ce  qu'on  peut  appcller  l'A.  B.  C.  des  Chinois. 
Chinois.  L'inconvénient  qui  s'y  trouve ,  c'cft  que  dès  leur  plus  tendre  jeu- 
nefle,  leur  ciprit  eft  imbû  d'une  infinité  de  chimères:  car  pour  peindi'e  le 
foleil,  ils  mettent  un  coq  dans  un  cercle:  un  lapin  qui  pile  du  ris  dans  un 
mortier,  c'ell:  la  lune:  une  manière  de  diable  qui  tient  en  main  la  fou- 
dre ,  à  peu  près  comme  les  anciens  peignoient  leur  Jupiter ,  c'ell  le 
tonnerre.  Viennent  en  leur  rang  les  Bonzes  &  leurs  jWao  ou  Pagodes:  de 
forte  que  les  pauvres  enlans  lucent,  pour  ainfi  dire,  avec  le  lait  toutes  ces 
rêveries.  On  m'a  afiurc  depuis  peu  que  cette  méthode  n'elt  plus  gueres  en 
ufage. 

Le  livre  qu'on  leur  met  enfuite  entre  les  mains ,  s'appelle  San  tfe'é  king. 
C'eft  un  abrégé  qui  contient  ce  qu'un  enfant  doit  apprendre,  &  la  manière 
de  l'eniéigner.     Il  confilte  en  plufieurs  petites  lèntentes  de  trois  caraélcres 
arrangées  en  rimes,  pour  faciliter  la  mémoire  des  enfans.     Il  y^  en  a  aulfi  un 
autre  dont  les  Sentences  font  de  quatre  caraétéres.     On  a  fut  de  même 
pour  les  enfans  Chrétiens  un   catéchifme  ,  dont  toutes  les  phrafes  n'ont 
que  quatre  lettres,  &  qui  s'appelle  pour  cette  raifon   Ss'ée  tsce  king  -jen. 
Car.iftcres       Au  refte  il  faut  que  les  enfans  apprennent  peu  à  peu  tous  ces  caraâéres, 
de  l'Ai-      de  même  qu'on  leur  fait  apprendre  en  Europe  notre  alphabet,  avec  cette 
phabet  en   différence,  que  nous  n'avons  que  vingt-quatre  lettres,  &  qu'il  y  en  a  plu- 
nombre  à    fieurs  mille  à  la  Cliine.     On  oblige  un  jeune  Chinois  à  en  aiiprendre  da- 
la  Chine,     bord  quatre,  cinq,  ou  fix  en  un  jour,"  &  il  faut  qu'il  les  répète  ians  cefTe 
depuis  le  matin  jufqu'au  foir:  car  il  en  doit  rendre  compte  régulièrement 
deux  fois  le  jour:  6c  s'il  manque  fouvent  à  fa  leçon ,  on  le  punit.     Le  châ- 
timent fe  fait  ordinairement  de  la  forte:  on  le  fait  monter  fur  un  petit  banc 
fort  étroit,  où  il  lé  couche  tout  de  fon  long  fur  le  ventre,  &  là  il  reçoit 
fur  fon  caleçon  huit  ou  dix  coups  d'un  bâton  plat  comme  nos  lattes.     Pen- 
dant le  tems  de  leurs  études,  on  les  applique  avec  tant  de  foin,  &  Us  appor- 
tent tant  d'afiîduité,  qu'ils  ont  rarement  des  jours  de  relâche,    fi  ce  n'eft 
environ  un  mois  au  nouvel  an  ,    Sc  cinq  ou   fix  jours  vers  le  milieu  de 
l'année. 
Du  Châti-       Du  moment  qu'ils  font  capables  de  lire  les  Ssee  chu  *,  on  ne  leur  en 
ment  des     lailTe  plus  lire  d'autres,  qu'ils  ne  les  fçachent  par  cœur, fans  broncher  d'une 
tnfins,        {-gyig  lettre,  &  ce  qu'il  y  a  de  plus  épineux  6c  de  plus  rebutant  ,    c'eif  qu'il 
faut  qu'ils  les  apprennent,  fans  qu'ils  y  entendent  prefque  rien  :   la  coutu- 
me étant  de  ne  leur  expliquer  le  fens  des  caraétéres ,   que  quand  ils  les 
fçavent  parfaitement. 
ComTient        En  même  tems  qu'ils  apprennent  ces  lettres,  on  leur  montre  à  les  former 
on  leur    ^  j^  pinceau.  On  leur  donne  dabord  de  grandes  feuilles  écrites  ou  im- 

apprenl   a  t'  °  •_ 

former  les  r*^ 

l.eitres.  #  Çç  font  les  quatre  livres  qni  renferment  la  doârinc  de  Congftu  tsée  ou  Confucius,  8e 

d;  M'mg  tsës  ou  Mencius, 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  3-5 

primées  en  caraâ:cres  rouges  affez  gi-os  :  les  enfans  ne  font  que  couvrir  les 
traits  rouges  de  couleur  noire  avec  leurs  pinceaux,  pour  s'accoutumer  à 
former  les  traits. 

Qiiand  ils  ont  appris  ainfi  aies  former,  on  leur  en  donne  d'autres,  qui 
font  noirs  6c  plus  petits:  cc  appliquant  fur  ces  feuilles  une  autre  feuille  blan- 
che de  leur  papier,  qui  eft  tranlparent,  ils  calquent,  6c  tracent  les  lettres 
fur  ce  papier,  félon  la  forme  de  celles  qui  font  deflbus.  Mais  ils  fe  fervent 
plus  fouvent  d'une  planche  couverte  d'un  vernis  blanc,  6c  partagée  en  pe- 
tits quarrez  ,  qui  font  les  différentes  lignes ,  fur  laquelle  ils  écrivent  leurs 
caradéres ,  6c  qu'on  efface  avec  de  l'eau,  quand  l'exemple  ell  finie:  cela 
épargne  le  papier. 

Enfin  ils  prennent  grand  foin  de  fe  former  la  main:  car  c'eft  un  grand  Soin  des 
avantage  aux  gens  de  lettres  de  bien  peindre  leurs  caraétéres  :  on  y  a  beau-  Chinois  à 
coup  dégard ,  6c  dans  l'examen  qui  le  fait  de  trois  en  trois  ans  pour  les  dé-  Le™res  '^^ 
grez ,  on  renvoyé  d'ordinaire  ceux  qui  peignent  mal  ,  fur-tout ,  fî  leur 
écriture  ell:  peu  éxaéte ,  à  moins  que  d'ailleurs  ils  ne  donnent  de  grandes 
preuves  de  leur  habileté,  foit  dans  la  langue,  ibit  à  compofer  de  beaux 
difcours. 

On  rapporte  qu'un  afpirant  aux  dégrez  s' étant  fervi ,  contre  l'ordre  , 
d'une  abbréviation ,  en  écrivant  le  caraélere  Ma,  qui  fignifie  che^oal,  eut 
le  chagrin  de  voir  fa  compofition ,  quoiqu'excellente,  mife  pour  cela  feul 
au  rebut,  6c  effuya  de  la  part  du  Mandarin  ce  trait  de  raillerie,  qu'un  che- 
val ne  pouvoit  marcher,  s'il  n'avoit  fes  quatre  pieds. 

Quand  on  connoit  aflez  de  caraétéres  pour  pouvoir  compofer,  il  faut  ap- 
prendre les  régies  du  Ven  îchang.  C'eft  une  compofition  allez  femblable  à 
ces  efpèces  d'amplifications,  qu'on  fiiit  faire  en  Europe  aux  écoliers,  qui 
font  prêts  d'entrer  en  Rhétorique  :  à  cela  près  que  le  Vm  tchang  doit  être 
plus  difficile ,  parce  que  l'efprit  eft  plus  gêné ,  &  que  le  flile  en  eft  parti- 
culier. On  ne  donne  pour  toute  matière  qu'une  fentence  tirée  des  livres 
clafîlques:  c'eft  ce  qu'on  appelle  7;' »-/o«,  le  fiijet,  6c  ce  fujet ,  n'eft  quel- 
quefois qu'une  feule  lettre. 

Pour  juger  fi  les  enfans  profitent,  voilà  ce  qui  fe  pratique  en  plufieurs  en-   f'ompofi- 
droits.     Vingt  ou  trente  familles,   qui  portent  toutes  le  même  nom,  6c   ''°"5. '^o- . 
qui  ont  par  conféquent  la  même  lalle  de  leurs  ancêtres  ,   s'uniffent  enfem-  '"^  '^"^' 
ble,  6c  conviennent  d'envoyer  deux  fois  chaque  mois  leurs  enfans  dans  cet- 
te falle,  pour  y  compofer.     Chaque  chef  de  famille  donne  tour  à  tour  le 
fujet,  6c fournit  ce  jour- là  aux  frais  du  dîner,  qu'il  a  foin  de  faire  porter 
dans  la  falle.     C'eft  encore  lui  qui  porte  le  jugement  des  compofitions,  6c 
qui  déclare  ceux  qui  ont  le  mieux  réulfi.     Si  le  jour  qu'on  compofe,  quel- 
qu'un de  cette  petite  fociété  s'abfente  fans  raifon ,   fes  parens  font  obli- 
gez de  payer  environ  vingt  fols  :    c'eft  un  moyen  fur  qu'aucun  ne  s'ab- 
fente. 

Outre  cette  induftrie,qui  eft  particulière  6c  libre,  il  faut  que  tous  ces  jeu-  CompoG- 
nés  gens  compofent  tous  enfemble  devant  le  petit  Mandarin  des  Lettrez,  ""ns  pu, 
qu'on  appelle  Uiq  koùan^Qùà.  fe  fait  au  moins  deux  fois  l'an ,  une  fois  au  Prin-  °''^"«»- 

temps^ 


compenler  ceux  qui  ont 
leurs  frais. 


Des  Pcr- 
lonnes 
prépolées 
a  l'fcduca- 
/ion  des 
Jinfâiis. 


304  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

temps, Se  une  fois  en  Hyvcr,&  c'eft  une  chofe  générale  par  tout  l'Empire, 
Je  dis  au  moins,  parce  qu'outre  ces  deux  examens  généraux,  les  Mandarins 
des  Lettrez  les  font  venir  aflez  fouvent  pour  examiner  le  progrès  qu'ils  font 
dans  leurs  études,  èc  les  tenir  en  haleine.  Il  y  a  même  des  Gouverneurs  de 
ville  qui  fe  donnent  ce  foin,  ôc  qui  font  venir  chaque  mois  à  leur  tribunal  les 
Lettrez  qui  n'en  font  pas  éloignez ,  pour  les  faire  compofer  ,  Se  pour  ré- 
it  le  mieux  réuffi  ,   les  traittant  même  ce  jour-là  à 

Il  n'eft  pas  fu  rprcnant  qu'on  fe  donne  tant  de  peine  à  élever  les  jeunes 
gens  dans  un  Etat,  où  l'on  fait  profeffion  des  lettres  depuis  tant  de  fiécles. 
Se  où  on  les  préfère  à  tous  les  avantages  de  la  nature  ;  il  n'y  a  ni  ville  ,  ni 
bourg  ,  ni  prefque  aucun  petit  village,  où  il  n'y  ait  des  maîtres  qui  tien- 
nent école,  pour  y  inllruire  la  jeuneiîé  dans  les  fciences;  les  parens  qui  font 
plus  à  leur  aife,  donnent  à  leurs  enfans  des  Précepteurs,  qui  les  enfeignent, 
qui  les  accompagnent,  qui  forment  leurs  mœurs,  qui  leur  apprennent  les 
cérémonies,  les  révérences,  les  complimens ,  les  civilitcz  ordinaires,  les 
vifites.  Se  félon  leur  âge ,  l'hiftoire  Se  les  loix.  On  trouve  une  infinité  de 
ces  Précepteurs ,  parce  que  parmi  ceux  qui  afpirent  en  grand  nombre  aux 
dégrez,  il  y  en  a  trcs-peu  qui  y  parviennent. 

Dans  les  maifons  de  qualité,  ceux  à  qui  on  confie  cet  emploi,  ont  fou- 
vent  le  degré  de  Docteur,  ou  du  moins  celui  de  Licentié.  Dans  les  mai- 
fons ordinaires,  on  prend  des  Bacheliers,  qui  ne  laiflent  pas  de  continuer  le 
cours  de  leurs  études ,  Se  d'aller  aux  examens,  pour  parvenir  au  degré  de 
Doéteur.  Au  refte,  l'emploi  des  maîtres  d'école  eft  honorable,  les  parens 
des  enfans  les  nourniTent,  leur  font  des  préfens,  les  traittant  avec  beaucoup 
d'honneur,  leur  donnent  par  tout  le  premier  pas:  Sienfin^^  notre  maître, 
notre  Dofteur  ,  elt  le  nom  qu'on  leur  donne,  Sc  leurs  difciples  confervent 
toute  leur  vie  pour  eux  les  plus  grandes  égards. 

Qiioiqu'il  n'y  ait  point  à  la  Chine  d'Univerfité ,  comme  en  Europe ,  il  n'y 
a  point  de  ville  du  premier  ordre,  qui  n'ait  un  grand  palais  deftiné  aux'éxa- 
mcns  des  graduez  ,  Se  dans  les  capitales  il  eft  beaucoup  plus  vafte.  C'eft 
ainfi  qu'un  Mifllonnaire  décrit  l'édifice  de  la  ville  où  il  étoit.  Se  autant  que 
le  lieu  le  comporte,  ils  font  prefque  tous  femblables.  Il  eft  fermé,  dit-il, 
de  hautes  murailles,  la  porte  en  eft  magnifique:  Se  au  devant  fe  voit  une 

trande  place  large  de  cent  cinquante  pas.  Se  garnie  d'arbres,  avec  des  bancs 
:  des  fiéges  pour  les  capitaines  Se  les  foldats,  qui  font  en  fentinelle  dans  le 
tems  des  examens. 
Leur  Def-  On  entre  dabord  dans  une  grande  cour,  où  fe  placent  des  Mandarins  avec 
cription.  un  corps  de  garde  ,  au  bout  de  laquelle  eft  une  autre  muraille,  avec  une 
porte  à  deux  battans.  Dès  qu'on  y  eft  entré  ,  on  trouve  un  fofle  plein 
d'eau,  qu'on  paffc  fur  un  pont  de  pierre  ,  pour  fe  rendre  à  une  troifiéme 
porte  où  font  des  gardes,  qui  ne  kiflent  entrer  perfonne  fins  un  ordre  ex- 
près des  officiers. 

De-là  on  découvre  une  grande  place,  où  l'on  n'entre  que  par  un  che- 
min très-étroit.     Des  deux  cotez  de  cette  place,  font  tout  de  fuite  une  in- 
finité 


Ce  qui 
•fiipplée 
aux  Uni- 
yerfués. 


ET   DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  ^of 

finitc  de  petites  chambres,  longues  de  quatre  pieds  &  demi,  fur  trois  pieds  Quitte  de 
êc  demi  de  largeur  ,  pour  loger  ceux  qui  doivent  compoler.  Il  y  a  quel-  '^  Defcri- 
quefois  jufqu'à  fix  mille  de  ces  chambres.  ■  côïéae" 

Avant  que  d'entrer  dans  le  palais  pour  travailler  à  leur  compofition ,  on  °   ' 

les  vifite  à  la  porte,  &  on  examine  avec  la  plus  fcrupuieufe  cxaftitude, s'ils 
ne  portent  point  fur  eux  quelques  livres,  ou  quelque  écrit:  on  ne  leur  per- 
met d'apporter  que  des  puiceaux  &  de  l'encre.  Si  l'on  découvroit  quelque 
fuperchcrie ,  le^  coupables  feroient  non  feulement  chaflcz  ,  mais  encore 
punis  très-févérement,  &  exclus  des  dégrez  de  littérature.  Quand  tout  le 
monde  eft  entré,  on  ferme  les  portes ,& on  y  appofe  le  fceau  public.  Il  y  a 
des  Officiers  du  tribunal  qui  veillent  à  tout  ce  qui  fe  pafle,  &c  qui  ne  per- 
mettent pas  qu'on  forte  des  chamt)res  ,  ou  qu'on  fe  parle  les  uns  aux 
autres. 

Au  bout  du  chemin  étroit,  dont  j'ai  parlé,  s'élève  une  tour  pofée  fur 
quatre  arcades ,  6c  flanquée  de  quatre  tourelles ,  ou  efpéces  de  lanternes  ron- 
des, où,  fi  l'on  appcrçoit  quelque  mouvement,  l'on  bat  auflî- tôt  le  tam- 
bour, pour  avertir  de  remédier  au  défordre.  Près  de  cette  tour  fc  trouvent 
divers  logemens,  6c  une  grande  fille  bien  meublée,  où  s'aflémblent  ceux 
qui  préfident  au  premier  examen. 

Au  fortir  de  cette  falle  on  entre  dans  une  autre  cour,  où  l'on  trouve  une 
autre  falle  femblable  à  la  première,  mais  plus  magnifiquement  meublée, 
avec  divers  appartcmens  pour  le  Préfident  Se  les  principaux  Officiers.  On 
y  voit  encore  des  galeries,  un  jardin,  &  plufieurs  petits  logemens  pour  les 
Mandarins, les  Secrétaires,  ôclesOfficiers  les  moins  confidérables:  enfin, 
tout  ce  qui  ell  néceflaire,  pour  loger  commodément  tous  ceux  qui  font  à  la 
fuite  des  Examinateurs. 

Quand  on  croit  que  les  jeunes  étudians  font  aflcz  capables  pour  fe  préfen-  Examens 
tel-  à  l'examen  des  Mandarins  fubalternes,  on  les  y  envoyé  au  jour  marqué. 
Pour  mieux  entendre  ce  qui  fuit,  il  faut  fe  rappeller  ce  qui  a  déjà  été  dit, 
que  la  Chine  contient  quinze  grandes  provinces:  que  chaque  province  ren- 
ferme plufieurs  grandes  villes,  qui  ont  le  titre  de  Fou  :  &  que  ces  villes  en 
ont  plufieurs  autres  du  fécond  &  du  troifiéme  ordre  qui  relèvent  d'elles,  6c 
qu'on  appelle  les  unes  Tcheou^  &  les  autres  Him\  il  n'y  a  point  de  ces  villes 
du  premier  ordre  qui  n'ait  dans  ion  enceinte  un  Hien^  Se  quelquefois  deux: 
car  ce  mot  Hien  eft  à  peu  près  ce  que  nous  appelions  Bailliage.  C'eil  par 
les  Hïen  qu'on  recueille  les  tailles,  &  qu'on  diftingue  même  jufqu'auxLet- 
trez:  on  dira,  par  exemple,  Bachelier  d'un  tel  M(?». 

Il  ne  faut  pas  croire  néanmoins,  que  les  lettres  fleurilFent  également  dans 
toutes  les  provinces  :  il  y  a  beaucoup  plus  d'étudians  dans  les  unes  que 
dans  les  autres.  Le  Mandarin  qui  ejt  à  la  tête  de  toute  une  provin- 
ce, s'appelle  Fou  yucn:  celui  qui  gouverne  un  Fou  ^  fe  nomme  Tchi  fofi: 
on  l'appelle  encore  Fou  tfun  ,  c'eft-à-dire ,  la  perfonne  illuftre  du  /o«, 
ou  de  la  ville  du  premier  ordre.  Celui  qui  ne  gouverne  qu'un  Him^  a  le 
titre,  de  Tchi  hien^  on  de  llien  tfun.  C'ell  fuivant  cet  ordre  qu'il  y  a  dans 
KicH  tcbang  fou,  un  Tchifou,  6c  deux  Tcbi  hien,  èc  dans  les  Foh  qui  font  ca- 

T'em  II.  Q^q  pi-i 


des  Etuù 
ans. 


Des  Exa- 


aux  Dé 
de 
littéra- 
ture. 


Lit 


^06  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE    LA  CHINE, 

pitales,  il  y  Aun  Fou yuen,  c'ell-à-dire,  Viceroy.  Ainfi  l'Etat  monarchi- 
que n'eft  pas  feulement  pour  tout  l'Empire,  mais  dans  chaque  province, 
dans  chaque  Fou,  Sc  dans  chaque  petit  Hien. 

Pour  revenir  aux  examens,  auiïï-tôt  que  les  jeunes  ctudians  font  jugez; 
mens  pour  capables  de  fubir  l'examen  dçs  Mandarins ,  il  faut  qu'ils  commencent  par 
parvenir  ^^j^j  j^  ç^^j^-  ^^^^^^^  ^^^^  j^  dépendance  duquel  ils  font  nez.  Par  exemple, 
dans  le  diftriét  de  Nan  tching  bien,  qui  eft  dans  l'enceinte  de  Kien  tchang 
fou,  il  y  en  a  plus  de  huit  cens  qui  vont  compofer  chez  le  T'chï  bien  de  cet- 
te ville.  C'eft  ce  Mandarin  qui  leur  donne  le  fujet,  qui  examine  ou  fait 
examiner  dans  fon  tribunal  leurs  compofîtions,  &  qui  porte  fon  jugement 
fur  les  meilleures.  De  800.  il  y  en  a  bien  6oo.  de  nommez:  on  dit  alors 
qu'ils  ont  Hicn  ming,  c'eil-à-dire,  qu'ils  font  infcrits  au  Hien.  Il  y  a  tel 
Hien,  o\i  le  nombre  des  étudians  monte  jufqu'à  lîx  mille. 

Il  faut  enfuite  que  ces  600.  aillent  fe  préfenter  à  l'éxamcn  du  Tchi  fou  de 
Kien  tchang,  c^\  fait  un  nouveau  triage  :  &  de  ces  600.  il  n'y  en  a  gueres  que 
400.  qui  ayent/û«  ming,  c'eft-à-dire,  qui  foicnt  nommez  au  fécond  examen. 
Jufqu'ici  ils  n'ont  encore  aucun  degré  dans  les  lettres,  c'ell  pourquoi  on  les 
appelle  Tongfeng. 

Dans  chaque  province  il  y  a  un  Mandarin  qui  vient  de  Peking,  &  qui 
n'eft  que  trois  ans  dans  fa  charge  :  il  s'appelle  Hio  tao,  ou  dans  les  plus  bel- 
les provinces  Hio  yuen.  C'eft  pour  l'ordinaire  un  homme  qui  a  rapport 
avec  les  grands  tribunaux  de  l'Empire:  il  donnoit  quelquefois  des  prcfens- 
fous  main,  &  même  allez  confidérables ,  pour  être  propofé:  mais  l'Empe- 
reur régnant  a  remédié  à  cet  abus  par  des  ordres  très-févéres.  Il  doit  faire 
deux  examens  pendant  fes  trois  ans.  Le  premier  examen  s'appelle  Soui  caoi 
le  fécond  fe  nomme  Co  cao.  Il  faut  donc  qu'il  fafle  fa  ronde  dans  tous  les. 
Fou  de  la  province. 

Dès  que  le  Hio  tao  eft  arrivé  dans  un  Fou,  il  va  rendre  les  repe£ts  à  Con- 
fucius,  que  tous  les  Lettrez  regardent  comme  le  Doéteur  de  l'Empire. 
Enfuite  il  fait  lui-même  une  explication  de  quelques  endroits  des  livres  claf- 
fiqucs,  Se  les  jours  fui  vans  il  examine. 

Les  400.  Tong  feng  de  Nan  tcbing  hien  * ,  qui  ont  ce  qui  s'appelle  Fou 
ming,  vont  compoi'er  dans  le  tribunal  du ///o /flo,  avec  les  autres  étudians 
qui  viennent  de  tous  les  Hicn  dépendans  du  même  Fou  :  ôc  lî  le  nom- 
bre en  eft  trop  grand  ,   on  les  partage  en  deux  bandes. 

On  garde  ici  de  grandes  précautions ,  pour  que  ce  Mandarin  ne  puifle 
connoitrc  les  auteurs  des  compofîtions.  Mais  on  ne  manque  pas  quelque- 
fois d'intrigue  pour  rendre  inutiles  ces  précautions.  Le  Hio  tao  ne  nomme 
que  quinze  perfonnes  fur  environ  400.  par  exemple,  qui  fe  trouveroient  dans 
un  Hien.  Ceux  qui  font  ainfi  nommez,  ont  fait  le  premier  pas  dans  les 
grade».  C'eft  pourquoi  l'on  dit  qu'ils  font  entrez  dans  l'étude,  Tfmkao- 
hio,  8c  on  les  appelle  Sieou  tfai.  Ils  ont  des  habits  de  cérémonie,  qui  con- 
iiftent  dans  une  robe  bleue,  avec  une  bordure  noire  tout  autour,  6c  un  oi- 

feau 

*  Ce  que  je  dis  de  ce  ttitn ,  doit  s'entendje  à  proportion  de  tout  les  autres. 


H:)nncurs 
qu'on  rend 
à  ConJ'u. 


ET   DE   LA   TARTARIE   CHINOISE,  307 

fcau  d'argent  ou  d'étain  fur  le  haut  de  leur  bonnet.  Ils  ne  font  plu?  fujets  à 
recevoir  la  baftonnade  par  l'ordre  des  Mandarins  publics:  ils  en  ont  un  à 
part  <]ui  les  gouverne,  Se  qui  la  leur  fait  donner  en  qualité  de  leur  maître, 
quand  ils  font  quelque  faute. 

Au  refïe  de  ces  quinze  qui  font  nommez,  il  n'y  en  a  gueres  qui  ne  le  mé- 
ritent, &  à  qui  on  ne  faite  juftice:  ce  n'cilpas  qu'il  n'y  en  ait  quelquefois 
qui  ne  foient  favorifez  :  mais  quelque  proieûion  qu'ils  ayent ,  il  ne 
faut  pas  qu'ils  foient  ignorans  :  car  fi  on  pouvdft  prouver  qu'il  y  eût 
eu  de  la  faveur,  l'Envoyé  de  la  Cour  fcroit  perdu  d'honneur  'ôc  de 
fortune. 

On  peut  dire,  à  peu  près  la  même  chofe  des  Totig feng  àc  gncn-t:  c'eft   Des  Exa- 
aux  mêmes  Mandarins ,  qui  examinent  pour  les  lettres ,  qu'appartient  le  |"e^s^Pour 
droit  d'examiner  pour  la  guerre.  Ceux  qui  s'y  deftinent,  doivent  lur-tout    *     ^^"'^ 
montrer  leur  habileté  à  tirer  de  l'arc,  &  à  monter  à  cheval,  &  s'ils  fe  font 
auparavant  appliquez  à  des  exercices  du  corps  qui  demandent  de  la  force  6c 
de  la  vigueur,  on  leur  en  fait  donner  quelque  fois  des  preuves,  en  levant 
par  exemple,  une  groflc  pierre,  ou  quelque  lourd  fardeau:  ce  qui  peut 
leur  être  utile,  mais  qui  n'eft  pas  efléntiel  :  6c  à  ceux  qui  ont  fait  quelque 
progrès  dans  les  lettres,  on  leur  donne  à  refondre  certains  problèmes,  qui 
regardent  les  campemens,  6c  les  ftratagêmes  de  guerre  :  ce  qui  contribue  à 
leur  avancement.     Il  elt  bon  de  fçavoir  que  les  gens  de  guerre  ont,    de 
même  que  les  Lettrez,  leurs  livres  claflîqucs,  qu'on  appelle  aufil  du  nom 
de  King.     Ils  ont  été  compofez  exprès  pour  leur  apprendre  les  fonélions 
militaires. 

Le  Hio  tao  eft  obligé  par  fa  charge  de  parcourir  la  province,  6c  d'alTem-  Obiiga- 
bler  dans  chaque  ville  du  premier  ordre,  tous  les  Sieou  tfai  qui  en  dépendent,  """*  ^^'•^ 
Q\x  après  s'être  informé  de  leur  conduite,  il  examine  leurs  compoiîtions  :  il 
récompenfe  ceux  qui  fe  font  perfeétionnez  dans  l'étude,  &  châtie  les  autres 
en  qui  il  trouve  de  la  négligence  6c  de  l'inapplication.  Il  entre  quelquefois 
dans  le  détaié,  6c  les  partage  en  fix  claflés:  la  première  eft  d'un  petit  nom- 
bre de  ceux  qui  fe  font  diftinguez,  auxquels  il  donne  un  taèl  de  récompenfe, 
6c  une  écharpc  de  foie.  Ceux  de  la  féconde  claflé  reçoivent  aufli  une  échar- 
pe  de  foye  6c  quelque  peu  d'argent.  La  troificme  clané  n'a  ni  prix  ni  châ- 
timent. Le  Mandarin  fait  donner  la  baftonnade  à  ceux  de  la  quatrième 
claflé.  Dans  la  cinquième  on  perd  l'oifeau,  dont  le  bonnet  eft  décoré,  & 
l'on  n'eft  plus  qu'une  moitié  de  Sieou  tfai.  Ceux  qui  ont  le  malheur  d'être 
dans  la  fixièmeclaflc,  font  tout-à-fait  dégradez:  mais  il  y  en  a  peu  à  qui 
cela  arrive.  Dans  cet  examen  on  verra  quelquefois  un  homme  de  fo.  ou  60, 
ans  recevoir  la  baftonnade,  tandis  que  fon  fils  qui  commpofe  avec  lui,  re- 
çoit des  récompenfes  6c  les  éloges  :  mais  à  l'égard  des  Sieou  tfai  ou  Bache- 
liers, on  n'en  vient  point  à  la  baftonnade  pour  les  feules  compofitions.  Il 
faut  qu'il  y  ait  eu  des  plaintes  fur  leurs  mœurs,  ou  fur  leur  conduite.  Cas  où  les 

Tout  Gradué  qui  ne  fe  préfente  pas  à  cet  examen  triennal,  court  rifque   Gradués 
d'être  privé  de  fon  titre,  6c  d'être  mis  au  rang  du  fimplc  peuple.     Il  n'y  a   '^^'"^^ 
que  deux  cas,  oîi  il  puifle  s'en difpeniér  légitimement:  fçavoir  quand  il  eft  depTroître 
Q^q  Z  ma-    à  r  Exa- 

men. 


t)bliga 
tion  &or 


308  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

malade  ,'ou  bien  quand  il  porte  le  deiiil  de  fon  père  ou  de  fa  naere.  Les 
vieux  Graduez ,  après  avoir  donné  dans  un  dernier  examen  des  preuves  de 
leur  vieilleflc,  l'ont  difpenfez  pour  toujours  de  ces  ibrtes  d'examens,  &  ils 
conlervent  néanmoins  l'habit,  le  bonnet,  Se  les  prérogatives  d'honneur 
attachées  à  l'état  de  Gradué. 

Pour  monter  au  fécond  -degré,  qui  eft  celui  des  Kiu  gin,  il  faut  fubir  un 
u«..  --  nouvel  examen  ,  qui  s'appelle  T'chu  cao,  &  qui  ne  lé  fait  qu'une  fois  tous 
dre  de  "'  les  trois  ans  dans  la  capitale  de  chaque  province  de  l'Empire.  Ainfî  tous  les 
quelques      ^^-^^^  ^yÇj^^  doivent  s'y  rendre. 

txamenj,  jj  ^-^^^^  exprès  deux  Mandarins  de  la  Cour,  pour  préfider  à  l'examen  y 
qui  fe  fait  parles  grands  Officiers  de  la  province,  ôc  par  quelques  autres 
Mandarins,  qui  font,  comme  leurs  aflefleurs.  Le  premier  des  deux  Manda- 
rins envoyez  de  la  Cour  s'appelle  Tcbing  tchii  cao  ,  &  doit  être  Ha»  lin  , 
c'ell-à-dire  ,  du  collège  des  premiers  Dofteurs  de  l'Empire.  Le  fécond  fe 
nomme  Feu  tchu.  Dans  la  province  de  Kiangfi,  par  exemple,  il  y  a  bien 
dix  mille  Sieoii  tfai ,  qui  font  obligez  d'aller  à  cet  examen,  Se  qui  n'ont 
garde  d'y  manquer. 

Entre  ces  dix  mille,  le  nombre  de  ceux  qui  font  nommez,  c'elt-ii-dire, 
qui  obtiennent  le  degré  de  Kiu  gin  ,  ne  pane  gueres  foixante.  Leur  robe 
cil  de  couleur  tirant  fur  le  brun,  avec  une  bordure  bleue,  large  de  quatre 
doigts.  L'oifeau  du  bonnet  ell  d'or  ou  de  cuivre  doré.  Le  premier  de  tous 
a  le  titre  de  Kiai  yuen.  Il  n'elt  pas  fi  aile  de  corrompre  les  Juges  pour  obte- 
nir ce  degré  :  &  fi  dans  ce  delièin  on  a  recours  à  quelque  intrigue ,  il  faut 
qu'elle  foit  bien  fécrette,  Se  qu'elle  le  ménage  dès  Pékin. 

Quand  ils  ont  obtenu  ce  degré,  ils  n'ont  plus  qu'un  pas  à  faire  pour  être 
Doûeurs.  Ils  doivent  aller  l'année  fuivante  fe  faire  examiner  pour  le  doc- 
torat à  Pcking:  Sc  ce  premier  voyage  le  fait  aux  frais  de  l'Empereur.  Ceux 
qui  après  avoir  fubi  une  fois  cet  examen,  fe  contentent  d'être  Kiu  gin,  ou 
parce  qu'ils  font  trop  avancez  en  âge,  ou  parce  que  leur  fortune  elt  médi- 
ocre ,   peuvent  fe  difpenfer  d'aller  à  Pekinginh'ii:  le  même  éxa«ien,  qui  fe 
fait  de  trois  en  trois  ans.    Tout  Kiu  gin,  peut  être  pourvu  de  quelque  char- 
ge: quelquefois  même  c'ellle  rang  que  leur  donne  l'antiquité  dans  les  gra- 
des, qui  la  leur  fait  obtenir,  Se  l'on  en  a  vu  devenir  Vicerois  de  province; 
Se  comme  c'eft  au  mérite  feul  que  fe  donnent  les  charges,  un  Lettré  filsd'un 
Payfan  a  autant  d'efpérance  de  parvenir  à  la  dignité  de  Viceroi  Se  même  de 
Minillre,  que  les  enfans  des  perfonnes  de  la  première  qualité. 
De  l'Exa-        ^^^  ''''^^^  ^^^  Kiu  gin,  dês-là  qu'ils  ont  obtenu  une  charge.  Se  qu'ils  font 
ineti'lra-      chargez  des  affaires  publiques,  renoncent  au  degré  de  Dodeur.  Mais  tous 
pénal.         les  Kiu  gin,  c'ell:-à-dire,Licentiez,  qui  ne  font  point  en  charge,  ont  cou- 
tume de  le  rendre  à  Pekmg  tous  les  trois  ans,  comme  je  l'ai  dit.  Se  de  fe 
trouver  à  l'examen ,    qui  s'appelle  l'examen  impérial  :  car  c'ell  l'Empereur 
lui-même  qui  donne  le  lujet  des  compofitions ,   Se  qui  «ft  cenfé  faire  cet 
examen  par  l'attention  qu'il  y  prête.  Se  par  le  compte  qu'il  fe  fait  rendre. 
Ceux  desLicentiez  qui  veulent  faire  ce  voyage,  montent  allez  fouvent  juf- 
qu'à  cinq  ou  fix  mille  :  2e  de  ce  nombre  on  en  élève  au  degré  de  Dofteur 

en- 


ET  DE  LA  TARTARIE    CHINOISE. 


pi- 


Le  nom- 
bre &  la    : 
bonté  des  ' 
Livres  fors 
diminuée 
fous  l'Em-' 
pereur 
Cang  ht. 


environ  trois  cens ,  dont  les  compofitions  font  jugées  les  meilleures-.  Il  y  a 
^  eu  des  tems  où  l'on  ne  donnoit  ce  grade  qu'à  cent  cinquante. 

Les  trois  premiers  s'appellent  Tien  tsce  meri  fcng,  c'elt-à-dire^  les  difciples 
du  fils  du  ciel.  Le  premier  le  nomme  Tcboang  yuen ^  le  fécond  Pangynen,  Se 
le  troifîéme  Tafi  boa.  Parmi  les  autres,  l'Empereur  en  choîfit  un  certain 
nombre,  aufquels  ils  donnent  le  titre  de  Han  lin^  c'eft-à-dire,  Dodeur  du 
premier  Ordre.     Les  autres  Doûeurs  s'appellent  Tfm  feë. 

Quiconque  peut  parvenir  à  ce  titre  glorieux  de  Tjlnfeë,  foit  dans  les  let- 
tres, foi  t  même  dans  la  guerre,  doit  le  regarder  comme  un  homme  folide- 
ment  établi  :il  ne  craint  plus  l'indigence:  car  outre  qu'il  reçoit  une  infinité 
de  préléns  de  fes  proches  &  de  les  amis,  il  elt  à  portée  des  plus  importans 
emplois  de  l'Empire,  ÔC  tout  le  monde  brigue  fa  protection.  Ses  amis  ôc 
fes  païens  ne  manquent  gueres  d'élever  dans  leur  ville  de  magnifiques  Arcs 
de  triomphe  en  fou  honneur,  fur  lefquels  ils  gravent  fon  nom,  le  lieu,  & 
l'année  qu'il  a  reçu  fon  grade. 

Le  feu  Empereur  G-î«^^  Z^/,  dans  les  dernières  années  de  fon  régne,  s'ap- 
perçût  qu'il  ne  paioiflbit  plus  un  aufli  grand  nombre  de  livres  qu'autrefois, 
ôc  que  ceux  qu'on  mettoit  au  jour,  n'avoient  pas  le  degré  de  perfeétion 
qu'il  fouhaittoit  pour  la  gloire  de  fon  régne,  &  pour  mériter  d'être  tranf- 
mis  à  la  poftérité.  Il  jugea  que  ces  premiers  Doéleurs  de  l'Empire,  joiiif- 
fant  tranquilement  du  rang  où  ils  avoient  été  élevez,  &  de  la  réputation 
de  fçavans  qu'ils  s'étoient  acquife,,  négligeoient  l'étude  dans  l'attente  des 
emplois  lucratifs. 

Pour  remédier  à  cette  négligence,  auffitôt  que  l'examen  des  Doéteurs  !'  remédie- 
fut  fini,  il  voulut,  contre  la  coutume,  examiner  lui-même  ces  premiers  gii^gnccf' 
Doélcurs,  fi  fiers  de  leur  qualité  de  Juges  &:  d'Examiteurs  des  autres.  Cet 
examen  qui  furprit  fort,  fut  fuivi  d'un  jugement  qui  furprit  encore  davan- 
tage. Plufieurs  de  ces  premiers  I)o£leurs  furent  honteufcmcnt  dégradez, 
6c  renvoyez  dans  leurs  provinces.  La  crainte  d'un  examen  femblable  tient 
en  haleine  ces  premiers  fçavans  de  l'Empire. 

Dans  cet  examen  extraordinaire,  l'Empereur  s'applaudit,  de  ce  qu'un- 
des  plus  habiles  de  la  Cour,  qu'il  chargea  du  foin  d'examiner  les  compofi- 
tions, fe  trouva  de  Ion  même  fenriment,  6c  qu'il  avoit  condamné  toutes 
celles  que  Sa  Majellé  avoit  réprouvées,  à  une  feule  près,  que  ce  Mandarin 
jugea  d'un  mérite  douteux. 

On  peut  voir  par  ce  que  je  viens  dédire,  que  la  comparaifon  n'eft  pas   Paiallèle- 
tout-à-fait  jufte,  de  ces  trois  divers  dégrez,  qui  diftinguent  à  la  Chine    desGradef 
les  gens  de  lettres  :   avec  les  Bacheliers ,   les  Licentiez  ,   &  les  Doéleurs   ^  "^  ^^'^"j 
d'Europe,  i".  Parce  que  ces  noms  en  Europe  ne  font  connus  prefque  nulle   Chine 
part  que  dans  les  Univerfitez  &  les  collèges  :  8c  que, pour  être  Licentié,on 
n'en  a  pas  un  plus  grand  accès  chez  le  monde  poli  :  au  lieu  qu'ici  ces  trois 
dégrez  font  toute  la  noblefle  6c  la  politeflé  de  la  Chine,  6c  fournifient  pref- 
que tous  les  Mandarins,  à  l'exception  de  quelques  Tartares.    x°.  Parce  qu'il 
hiut  en  Europe  une  grande  ouverture  dans  les  fciences  fpéculatives  ,  6c 
une  connoiflunce  nette  de  la  Philofophie  6c  de  la  Théologie ,  pour  de- 


avec  ceiir. 
des  Savacs- 
d'Europe.. 


Recher- 
ches du  P. 
Dentre- 
^olles  fur 
ce  fujet. 


510  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

venir  Do6teur:  au  lieu  qu'il  ne  faut  à  la  Chine  que  de  l'éloquence,  &  la 
connoiflance  des  loix  6c  de  l'hiftoire. 

Pour  mieux  faire  connoîtrc  encore,  quelle  eft  l'attention  des  Chinois  à 
former  la  jeunefle ,  &  à  faire  fleurir  les  fciences  dans  l'Empire  ,  je  rap- 
poitei-ai  ici  divers  extraits  des  livres  Chinois,  qui  traittent  de  l'ccablinement 
de  ces  écoles  publiques.  C'ell:  le  père  DentrecoUcs  qui  a  fait  cette  recher- 
che, ôc  qui  m'en  a  fait  part.  Il  n'y  a  pas  de  meilleur  moyen  de  s'mltruire 
de  la  Chine,  que  par  la  Chine  même;  car  par  là  on  eft  fur  de  ne  fe  point 
tromper,  dans  la  connoiflance  du  génie,  ôc  des  ufages  de  cette  nation. 

Extrait   d'un  Livre  Chinois  intitulé  :  l'Art  de  rendre  le 
Peuple  heureux ,  en  établiffant  des  Ecoles  publiques. 

Y     H  10. 


Des  Lieux 

deftiiiés  à 
inftruire  la 
Je  une  (Te 
dans  les 
Sciences. 


Etabli  (Te- 
ment  des 
Ecoles. 


Ordre  de 
l'Empe- 
reur Hen^ 
•vou  à  ce 
fujet. 


Des    Fco- 
Ics  de  la 
Campa- 
gne. 


A  Nciennement  il  y  avoit  à  la  Chine  pour  un  certain  nombre  de  famil- 
/^  les,  un  lieu  nommé  Choti^  èc  pour  une  étendue  de  pays  un  peu  con- 
fidérable,  un  autre  appelle  l'jlang:  ces  deux  endroits  étoient  deftlnez  à  éle- 
ver Se  à  former  dans  les  fciences  la  jeunefle  de  l'Empire.  Dans  l'Académie 
de  Tfiang  fc  perfeftionnoient  les  Lettrez  d'un  mérite  extraordinaire.  C'étoit 
les  écoles  de  la  campagne,  qui  fourniflbient  ces  rares  talens  propres  à  être 
perfeâionnez  :  encore  aujourd'hui,  ceux  qui  par  leur  fçavoir,  font  admis 
à  la  falle  de  Confucius,  ont  commencé  par  les  excercices  des  jeunes  é- 
tudians. 

L'Empereur  Hong  •voit  fondateur  de  la  précédente  Dynaftie  desAf/»g,per- 
fuadc  combien  il  écoit  important  à  l'Etat,  d'animer  5c d'aider  la  jeuneite  à 
s'appliquer  à  l'étude,  ordonna  dès  la  féconde  année  de  fon  régne,  que  dans 
toutes  les  villes  du  premier,  du  iécond,  &  du  troifiéme  ordre,  on  eût  à 
bâtir  des  écoles  publiques  :  fix  ans  après  pour  étendre  davantage  ce  bien- 
fait, il  fonda  des  écoles  pour  la  campagne.  Son  ordre  adrefll:  aux  pre- 
miers Mandarins  de  chaque  province,  etoit  conçu  en  ces  termes. 

„  On  voit  à  prélent  à  la  Cour  6c  dans  toutes  les  villes,  des  édifices  oii 
5,  l'on  enfeigne  les  fciences.  Mon  intention  eft  que  les  gens  de  la  campa- 
„  gne  ayeiit  part  aux  grands  avantages,  &  au  changement  merveilleux ,  que 
„  Pétude  produira  fans  doute  parmi  mon  peuple.  C'eft  pourquoi ,  vous 
„  Mandarins,  faites  au  plutôt  bâtir  des  écoles  a  la  campagne,  6c  ayez  foin 
„  de  les  fournir  de  maîtres  habiles:  ces  maîtres  étant  autorifcz  ^  gens  de 
„  mérite,  chacun  dans  tout  l'Empire  voudra  que  l'étude  foit  la  pre- 
„  miére  6c  la  principale  occupation  des  enfans,  6c  qu'ils  s'éfix)rcent  d'y 
„  exceller.  „ 

Ainfi  après  le  régne  des  Tartares  Occidentaux  ,  les  lettres  commencè- 
rent à  refleurir  fous  la  dernière  Dynaftie.    Je  vais  dabord  parler  des  écoles 

de 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE. 


51Î 


de  la  campagne.  S'il  en  faut  une  pour  une  habitation  d'environ  vingt-cinq 
maifons,  on  trouvera  dans  le  diftriét  d'une  ville  du  troifiéme  ordre,  cent 
quartiers  de  cette  nature  :  cependant  les  appointcmens  royaux  pour  l'entre- 
tien des  Profefleurs  ,  ne  fuffilent  que  pour  deux  villages:  comment  donc 
pourvoir  à  tout  ?  voici  mes  vues  iur  cela. 

Nos  écoles  d'aujourd'hui,  je  parle  de  celles  .qui  font  hors  des  villes,  font   Des  prc 
bien  différentes  de  ce  qu'étoient  autrefois  celles  qu'on  noramoit,  ainfi  que   "'i^"  Li- 
j'ai  dit.  Chou  ou  Tjiang.  Nos  pères  avoicnt  la  matière  de  leur  étude  réglée;    ^^^"  1^"°** 
les  maîtres  convenoient  tous  dans  une  même  méthode  d'cnfeigner:  les  en-  à  la  Jeu- 
fans  à  l'âge  de  huit  ans  commençoient  à  étudier;  on  leur  faifoit  dabord  lire  nelTe, 
le  Kin  tfe  *,  pour  connoître  le  tems  :  ils  étudioient  le  livre  des  cinq  parties 
de  l'Empire  pour  s'inftruire  des  différens  pays. 

Enfuite  on  leur  apprenoit  l'arithmétique:  on  leur  faifoit  lire  la  manière 
dont  on  fe  comportoit  chez,  foi  à  l'égard  d'un  père,  d'une  mère,  des  pa- 
rens,  6c  des  domeftiques:  Se  pour  le  dehors,  à  l'égard  des  Magiftrats,  des 
perfonnes  âgées  ,  &:  de  leurs  égaux  :  voilà  les  livres  qu'on  mettoit  dabord 
entre  les  mains  de  la  jeunelTe  dans  les  baflés  clafles,  ou  Siao  hio. 

A  quinze  ans  ils  paffbient  aux  hautes  fciences.  Ta  hio:  ils  apprenoient  pesLivres 
dans  les  livres  de  nos  anciens  fages,  les  endroits  par  oii  ils  fe  font  rendus  fi  qu'on  leur 
recommandables,  lesrits,  6c  les  cérémonies  de  l'Empire,  ce  qui  concerne  faifoit  étu- 
les  Princes,  les  Magistrats:  ce  qui  fait  l'honnête  homme,  le  politique,  ôc  dieràl'âge 
généralement  tout  ce  qui  a  rapport  au  bon  gouvernement.  ans,^^'°^^ 

On  s'appliquoit  donc  dabord  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  aifé.  Quand  on  a- 
voit  acquis  ces  premières  connoiifances  ,  on  s'élevoit  à  de  plus  fublimes  : 
ce  progrès  fe  faifoit  infenfiblement.  Mais  enfin  au  bout  d'un  certain  nom- 
bre d'années ,  on  avoit  des  gens  très-habiles.  C'étoit  dans  les  écoles  de 
chaque  quartier,  qu'on  fe  formoit  peu  à  peu.  Enfuite  les  écoliers  de  dif- 
férens endrois,  ou  de  différens  Chou ,  fe  réuniffoient  dans  le  Tfiang^  ou  éco- 
le commune  de  tout  le  pays  :  6c  là  ils  achevoient  de  fe  perfeétionner  pîU"  les 
conférences,  par  les  leçons  des  premiers  maîtres,  par  l'émulation  qui  s'ex- 
citoit  entre  les  étudians. 

Ces  excellens  moyens  donnoient  à  l'efprit,  au  cœur,  à  l'homme  entier,  Negligen- 
une  nouvelle  forme.  La  vertu  qui  s'acquéroit  comme  par  profeffion,  ren-.  ce  dans  les 
doit  heureux  une  foule  de  gens  :  6c  fans  que  l'on  y  eût  bien  pris  garde,  l'on  Exercices 
voyoit  tout  à  coup  ce  grand  renouvellement  tant  dcfiré  dans  tous  les  mem-  '^^  J*  J^"' 
brcs  de  l'Etat,  qui  en  faifoit  un  Empire  parfait. 

Préfentement  les  enfans  des  gens  riches  6c  de  qualité,  ont  les  moyens 
d'étudier ,  6c  ils  ne  le  font  pas  :  les  pauvres  n'ont  pas  dcquoi  y  fournir  ,, 
quand  ils  le  voudroient.  S'il  fe  trouve  des  parens  nobles  6c  aifez,  qui  don- 
nent une  belle  éducation  à  leurs  enfans ,  ils  prennent  un  maître  en  leur  par- 
ticulier, à  qui  ils  afiîgnent  un  appartement,  fans  permettre,  de  peur  de 
s'avilir,  que  les  petits  voifins  de  baffe  condition  viennent  chez  eux  profiter 

des 

*  C'eJl-à-dire,  le  calcul  des  années  par  cycle  coropofc  de  60.  ans. 


^li  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

des  leçons.  Voilà  ce  qui  fait  que  les  fages  réglemens  pour  les  établifle- 
mens  des  écoles  publiques,  (bit  à  h  ville,  ibit  à  la  campagne,  Ibnt  fort  né- 
gligez. 

Les  Mandarins  voyent  aflez  combien  les  mœurs  de  notre  fîécle  auroient 
beibin  d'être  réformées  :  mais  on  diroit  qu'on  ne  regarde  pas  cette  affaire 
comme  la  plus  preflante.  A  la  vérité,  ce  qui  arrête,  c'cft  qu'on  manque 
des  fecours  néccflaires  pour  bâtir,  &  pour  entretenir  ces  écoles  à  la  cam- 
pagne. Ainfi  on  renonce  à  un  defléin  li  utile  &  iî  néceflaire:  d'oij  il  arri- 
ve que  la  doélrinc  de  nos  livres  claffiques  ne  fe  met  pas  en  pratique:  que  les 
bonnes  coutumes  de  nos  pères  s'aftoibliffent  Je  plus  en  plus,  &  le  perdront 
infenfiblement.  Prévenons  ce  malheur. 
Moyens  Ce  que  je  vais  dire  me  paroît  de  conféquence,  pour  remettre  en  vigueur 

de  les  rei  les  établilîémens  dont  je  parle:  que  les  Lewrez  aifez,  que  les  gens  riches 
mettre  en  qui  ont  été  en  charge,  fe  falîcnt  un  plaifir  de  s'unir,  pour  contribuer  à  une 
vigueur.  ^  belle  entreprilé,  chacun  dans  fon  pays.  Le  Mandarin  du  lieu  le  mettra 
à  leur  tête  :  après  cela,  quelle  difficulté  y  aura-t-il  à  élever  des  bâtimens 
publics  deftinez  à  l'étude?  Au  relie  on  doit  penlér  que  ces  écoles  s'ouvrent 
principalement  pour  les  enfans  du  pauvre  peuple  ,  qui  lans  ce  fecours,  ne 
fçauroient  s'avancer  dans  les  lettres. 

Par  ce  moyen  les  jeunes  gens,  à  quelque  indigence  qu'ils  ibient  réduits, 
s'ils  font  nez  avec  du  génie  pour  les  Sciences,  pourront  s'y  appliquer  entiè- 
rement. Or,  c'elt  particulièrement  à  la  campagne,  que  la  miière  ell:  gran- 
de: le  gros  des  villes  ell  de  marchands,  d'artilans,  de  Graduez ,  &  de  gens 
qui  ont  été  dans  les  emplois ,  ou  qui  vivent  noblement.  Hors  des  villes 
communément,  plus  de  la  moitié  des  habitans ,  ou  labourent  6c  cultivent 
les  terres ,  ou  gardent  des  troupeaux  ,  &  s'occupent  des  foins  de  la  vie 
champêtre. 

Il  faut  dabord  fupputer  combien  dans  le  dillriél  d'une  ville,  par  exem- 
ple ,   du  troifiéme  ordre  ,    il  fe  trouve  de  gens  pauvres,  &c  de  gens  à  leur 
aife,  de  fur  cela  former  le  deflein  d'une  école.     Quand  au  dehors  de  la  ville 
on  verra  combien  il  y  a  dans  le  diftriél;  de  gros  bourgs,  de  lieux  fréquen- 
tez par  le  commerce  ,    parles  foires  qui  s'y  tiennent:  combien  d'habitati- 
ons où  les  maifons  font  un  peu  réunies ,  on  jugera  fur  ce  plan,  combien  il 
faut  d'écoles  :   car  pour  ce  qui  ell  des  maifons  éparfes  çà  &:  là,  11  ceux  qui 
les  habitent ,   ont  envie  que  leurs  enfans  étudient,  ils  fçauront  bien  fe  rap- 
pi'ocher,  &  y  pourvoir. 
Trojetd'u-       Voici  la  forme  6c  l'ordre  que  je  voudrois  donner  à  une  pareille  école.  Le 
ne    Ecole  bâtiment  auroit  dabord  un  grand  portail:  au-deffus  de  la  porte,  feroit  pla- 
publique.     ç^g  g,^  gj.ç,5  caractères  cette  infcription  Y  -  H  lO,  Collège  de  piété.     Enfuite 
DeflTeindii   il  fiiudroit  enfermer  tout  le  terrain  nèceffiiire  d'une  bonne  muraille,  pour 
Bâtiment,    ôter  aux  étudians  8c  aux  gens  de  dehors,  la  liberté  d'entrer  fie  de  lortir. 

Après  la  porte  6c  la  première  cour,  fuivroit  la  falle  des  aflcmblées  *,  ou 
des  leçons  ,  qui  feroit  à  trois  rangs  de  colomncs.  Elnfuite  viendroit  à  une 
julk  diitance  une  féconde  fille  :   c'ell  là  où  l'on  placcroit  la  Tablette  de 

notre 
*  Teng. 


ET   DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  315 

notre  très-fage  &  ancien  maître:  les  étudians  foir  Se  matin  fe  rendroient  là, 
pour  l'honorer  en  cette  qualité. 

A  côté  de  cette  falle,  on  bàtiroit  deux  logemens.  Dans  l'un  feroit  celui 
du  ProfefTeur  ;  dans  l'autre  un  fallon  pour  recevoir  les  vifites.  On  ménaee- 
roit  de  plus  une  décharge  ,  où  l'on  garderoit  les  différens  meubles  de  l;i 
maifon.  Plus  à  quartier,  du  côté  de  l'Orient  iéroit  la  cuiline.  On  réiérve- 
roit  une  efpâce  vuide  en  forme  de  jardin. 

Le  bâtiment  une  fois  achevé, on  le  meubleroit  de  tabourets, de  tables, de 
chaifes  àbras,de  bandegcs,  de  porcelaines:  en  un  mot,  de  tous  les  utenci- 
les  de  cuiline  &  des  autres  choies  nécelîiiires.Voilà,  comme  l'on  voit,  bien 
de  la  ijcpenlé:  les  gens  de  qualité,  les  riches  y  fourniroient  chacun  félon  la 
bonne  volonté.  Celui  qui  auroit  la  princip;ile  Intendance  de  l'école,  choî- 
firoit  pour  économe  de  la  maifon,  un  homme  d'âge,  fage  &c  vertueux. 

Pour  ce  qui  ell  du  Profefieur,  on  choifira  un  homme  d'une  réputation   Des  Pro-^ 
faine,  plein  de  probité,  qui  a-it  le  talent  d'initruire,  &  de  former  la  jeunef-   feflems, 
fe.    Pourvu  qu'il  ait  ces  qualitez  ,  il  importe  peu  qu'il  foit  pauvre.  On  le 
préientera  au  Mandarin  du  lieu,  qui  examinera  lui-même,  s'il  eft  capable 
d'un  tel  emploi.     Al-^rs  l'ouverture  de  l'école  fe  fera  avec  folemnité,  ôcla 
jcunefTe  iera  avertie  de  s'y  rendre,  &  de  lui  être  bien  foumife. 

Les  écoliers  reconnoîtront  leur  maître  par  les  révérences  dues  à  cette 
qualité.  Il  leur  fera  libre  de  lui  faire  quelque  préfent,  mais  l'on  ne  pourra 
pas  les  y  obliger:  c'cft  néanmoins  une  coutume  fort  ancienne:  Ouen  Hong^ 
fameux  dans  la  province  de  Se  tchuen  ,  en  railcmblant  la  jeuneflé  du  pays 
pour  être  inftruite,  introduifit  l'uiage  d'offrir  quelque  choie  au  maître. 

Il  me  paroît  que  cette  pratique  doit  être  conlervée  :  Sc  il  ne  faut  pas 
avoir  regret  à  une  petite  dépenfe,  lorfqu'elle  ell  li  bien  placée:  elle  aide  un 
Profeffeur  pauvre,  tels  que  lont  la  plû-part  de  ces  maîtres,  à  paffer  douce- 
ment la  vie,  &  à  affilier  la  famille,  dont  il  ell  quelquefois  éloigné. 


A  la  vérité,  l'on  doit  plutôt  compter  fur  des  appointcmcns  réglez.  C'cfl;  Difln'bu; 
pourquoi,  en  fondant  l'école,  on  achètera  une  certaine  étendue  de  terres,  "o"  des 
dont  le  revenu  fera  employé  à  payer  le  maître  &  les  gages  des  Officiers  de  la  rétude.°"^ 


mailon. 

Il  diflribuera  avec  ordre  les  exercices  ordinaires  de  l'étude.     Le  matin  il    Des  Exer- 
fera  réciter  par  cœur  l'endroit  du  livre,  qu'il  aura  donné  pour  leçon  le  "^'<^"  du 
foir  précédent,  puis  il  en  donnera  une  nouvelle  ,  6c  il  la  proportionnera  à   '"*""• 
la  portée  de  l'écolier.    Il  cft  important  qu'il  prononce  le  fon  des  lettres  d'u- 
ne manière  claire  &  nette,  donnant  dillinétement  l'accent  qui  leur  convient: 
de  même  en  lifimt,  il  doit  marquer  les  différentes  paules,  que  demande  un 
fens  plus  ou  moins  fini. 

Les  écoliers,  après  avoir  déjeuné,  fe  mettront  à  écrire.     Le  maître,  en  occupa- 
leur  donnant  des  exemples,  doit  s'appliquer  à  tracer  chaque  lettre,  félon  le   nous  des 
nombre  des  traits  &  le  modèle  de  la  dernière  réforme  T'chiang  yun.  Il  con-   lii^olic". 
duira  le  pinceau,  de  manière  que  le  caraétére  ait  jullement  la  figure  &  la 
beauté  qui  lui  ck  propre.  C'eil  fur  ces  exemples  que  les  écolia-s  doivent 
travailler. 

Tome  IL  Rr  Au 


514  DESCRIPTION  DE   L'EMPIRE  DELA  CHINE, 

Au  rcfte,  quoiqu'il s'agiffe  ici  de  fçavoir  manier  un  pinceau  ,  il  ne  fout 
pas -s'imaginer  que  cet  arc  s'apprenne  à  la  hâre,  &  en  courant,  8c  qu'on 
parvienne  aifémcnt  à  former  des  caractères  bien  nourris.  Il  eil  néceflaire 
dans  les  commcnccmens  de  s'accoutumer  à  ê:re  cxaft,  &  de  s'efforcer  d'at- 
teindre à  ce  qu'il  y  a  de  plus  parlait  en  ce  genre. 

Quand  l'écriture  eft  finie,  chacun  apporte  au  maître  fon  ouvrage:  il  le 
parcourt,  &  marque  d'un  petit  cercle  les  plus  belles  lettres:  il  barre  celles 
qui  font  mal  faites,  afin  qu'on  fçache  ce  qu'on  doit  corriger. 

Quand  il  s'agira  d'expliquer  les  livres,  il  commencera  par  propofer  fom- 
mairemcnt  le  lujet  du  chapitre  qu'il  veut  expliquer.  Enfuite  le  prenant 
par  partie,  il  donnera  :  r.  La  fignification  propre  de  chaque  caraétére:  z^. 
Le  fens  de  toute  la  période.  Il  importe  fur-tout  de  donner  des  idées  nettes 
Se  précifes,  qui  entrent  aifément ,  Se  qui  relknt  ians  confufion  dans  la  mé- 
moire des  enfans. 

L'explication  étant  achevée,  il  renverra  le."?  étudians  chacun  à  fa  table, 
pour  la  repallèr  en  filence,  &  fe  les  mieux  imprimer  dans  la  mémoire.   Le 
jour  fuivant,  avant  que  de  paflér  à  une  nouvelle  explication,  il  le  fera  ren- 
dre compte  de  la  précédente.     Les  paraphrafes  du  Içavant  Tchang  ko  lao^ 
font  l'ouvrage,  qui  peut  mieux  aider  les  étudians  à  attrapper  le  vrai  fens 
des  livres  clafilques  :    ils  y  font  expliquez  fort  clairement,    Scjufqu'àla 
moindre  lettre. 
De;  Exer-       Après  l'heure  des  explications,  il  eft  ordinairement  midi:  alors  on  va  dî- 
cices  de      ner.     L'après-midi,  comme  le  matin,  les  exercices  commencent  par  réci- 
^  *'7"         ^'^''  ^'^  leçon  afTignée,  8c  l'on  en  détermine  une  nouvelle.    Enfuite  on  fe  met 
™"^''  à  la  compofition  T'so  toui  *:  on  propofe  le  fujet  des  -Toni  tse^  qui  doit  ê- 

trc  plus  ou  moins  étendu,  félon  que  les  jeunes  difciples  font  plus  ou  moins 
avancez. 

Mais  avant  ce  travail,  on  adonne  à  lire  le  livre,  qui  contient  plufieurs 

modèles  de  ces  fortes  de  compofitions ,  afin  qu'on  fçache  comment  il  s'y 

faut  prendre,  6c  comment  l'on  doit  placer  les  mots  ou  les  caractères,  félon 

les  differens  accens,  pour  avoir  la  cadence  qui  eft  nécelTitire.    En  s'exerçant 

à  ces  ouvrages,  on  fe  forme  le  ftile  pour  les  placets,  pour  les  ordonnances, 

pour  des  lettres  ,   6c  d'autres  compofitions,  oîi  le  ftyle  familier  n'eft  pas 

d'ufage. 

Des  de-  Ees  écoliers,  foit  le  matin  lorfqu'ils  arrivent,  foit  le  foir  en  fc  retirant , 

voirs  de       doivent  s'aller  préfenter  devant  la  tablette  de  l'ancien  Maître  Sien  Ssée  -f, 

Civiliié.       gc  lui  faire  la  révérence.     Etant  de  retour  chez  eux ,  ils  iront  faire  la  même 

révérence  à  leurs  parens,  &  aux  perfonnes  âgées  de  la  famille  f .     Ce  font- 

là  des  devoirs  de  civilité  ,   aufquels  les  jeunes  gens  doivent  fe  former,  afin 

que  dans  la  maifon  8c  au  dehors,  on  remarque  toujours  en  eux  un  air  de  po- 

litefle,  qui  eft  fi  propre  des  Lettrez. 

Ce 

*  Ces  T#«j  font  des  rapports  de  mots  &  de  phrafes ,  des  antithèles ,  une  vcriification 
imparfaite,  ou  profc  nicfurée,  mais  fans  rimes. 

•f  Confucius.  ^ 

%  C'elt  ce  c^uç  les  Chinois  appellent  Tço  yé. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  ^ry- 

Ce  qu'ils  auront  appris  par  cœur  durant  cinq  jours,  ils  feront  obligez  de 
le  réciter  tout  de  luite  le  lîxiéme  jour:  Se  ce  jour-là  ils  n'auront  rien  de 
nouveau  à  apprendre:  ils  méditeront  toutes  ces  leçons:  &  fans  le  fccours 
du  livre,  ils  les  mettront  par  écrit.  Ceux  qui  Icront  en  faute,  feront  punis. 
Ces  jours  de  répétition  générale  fonc  pour  les  étudians,  ce  que  font  les 
grands  examens  pour  les  Lettrez. 

Mais  ce  qu'il  importe  le  plus  d'apprendre  à  la  jeunefTe,  c'eft  la  vertu  :    ^-^  ^'^>'"' 
Qu'ils  fçachent  l'eitimer,  l'aimer,  la  pratiquer:  connoitre  leurs  défauts,    !'^  ""^  ,, 
les  combattre,  les  vaincre:    refondre  leur  naturel,    &  le  changer  entière-    c'ffifreàû 
ment  :  voilà  leur  grande  étude.     Et  afin  qu'on  ne  s'y  ti"ompe  pas,   voici  ce  jeuneffe. 
que  veulent  dire  ces  termes  généraux  :  11  taut  qu'un  jeune  homme  foit  dans 
le  domeltique  p;u-faitement  obéilFant,  6c  au  dehors  trésîcompofé  :  rencon- 
tre-t-il  un  fupérieur,  ou  des  perfonnes  âgées?  qu'il  leur  mai-que  beaucoup 
de  refpect:  fe  trouve-t-il  avec  fes  compagnons  ou  fes  égaux?     Qu'il  les 
gagne  par  fa  modeitie,  &C  par  une  honnête  complailânce:  qu'on  ne  voye 
en  lui,  ni  aucun  air  de  fierté,  ni  des  manières  trop  négligées,  qu'aucun 
trait  de  médifance  ne  fe  mêle  dans  fesdifcours:  que  ion  vifage  ne  s'altère 
jamais  par   la    colère  :    que   dans    le    commerce  du  monde ,   &  dans  les 
affaires  qu'il   a  à  traitter  ,   il  agiflé  toujours  avec  fincérité  ,  avec  fidéli- 
té, ôc  avec  droiture.     C'eft-ià  effeétivement  fe  réformer  ,  fe  perfeétion- 
ner. 

Notre  T  king  *  dit:  travailler  à  redreflér  ceux  qui  ignorent  les  voyes  de    ^^  même 
la  jullice,  6c  qui  s'en  écartent:    c'eft  l'occupation   d'un  fage.     Ce  texte    ^^^ .^^ 
nous  avertit  que  comme  h  jeuneflé  elt  ITige  de  l'ignorance:  auflî  la  grande    du  CœJr^ 
fcience,  dont  on  doit,  pour  ainfi  dire,  nourrir  les  jeunes  étudians ,  c'eit  la   derE//>r/>. 
fcicncc  d'un  cœur  6c  d'un  cfprit  droit,  qui  s'éloigne  du  travers  des  fauflés 
fentes  6c  des  maximes  d;nigereufcs.     Une  telle  éducation,  digne  exercice 
de  nos  fages,  quels  excellens  iujcts  ne  formcroit-elle  point  ?     Qiie  penfer 
donc  d'un  maître,  qui  négligeant  de  redreflcr  fes  difciples  iiir  les  erreurs  6c 
la   corruption  du  fiécle,  donne  toute  fon  application  à  les  furcharger  de 
différentes  leçons,  dont  il  remplit  leur  mémoire  fans  aucun  fruit  ?     Etran- 
ge détordre! 

Au  relie  on  l'empêcheroit  ce  défordre,  fi  les  Mandarins  qui  font  les  Pafteui"**  Moyens 
■f  auflî  bien  que  les  Gouverneurs  du  peuple,   qui  leur  ell  confié,  vouloient    ^^  ''^"'^" 
y  donner  quelque  attention  :   par  exemple  ,    lorique  pour  quelque  affaire,    Eiureprî-* 
comme  il  arrive  fouvent,  ils  font  obligez  d'aller  à  la  campagne ,  6c  de  fe    fe. 
tranfporter  en  différens  endroits  de  leur  diftriét,  s'ils  prenoient  la  peine  de 
vifiter  en  perfonne  les  écoles,  d'examiner  par  eux-mênes  les  progrès  qu'on  y 
fait,   6c  la  méthode  qu'on  obferve  :    de  louer  avec  quelques  marques  de 
diftinûion  la  capacité  des  écoliers,  6c  de  reconnoître  par  quelque  libéra- 
lité les  foins  6c  l'application  du  maître:    quel  fruit  cela  ne  produiroit-il 

pas: 

•  C'cft  le  plus  ancien  livre  canonique  de  la  Chine. 

t  Le  mot  Chinois  eft  Mou  tfa'r.  Mo»,  fianfie  Pafteur.    Tfai,  fignifie  Gouverneur. 
Rr  i 


Rareté  des 

Ecoles 

fondées. 


L'occupa- 
tion d'en 
feigner  ell 
celle  des 
pauvres 
Lettrés. 


Refpea 
des  Chi- 
nois  pour 
ceux   dont 
ils  ont  reçu 
l'Educa- 
tion. 


516  DESCRIPTION    DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

pas:  Les  pères  &c  les  mères,  ou  les  frères  aînez,  apprenant  la  vifite  du 
Mandarin ,  poufieroient  bien  autrement  leurs  enfans  ,  ou  leurs  cadets 
à  l'étude.  Le  maître  de  fon  coté,  après  un  tel  honneur:  auroit  beaucoup 
plus  de  zèle  &  d"autoritè  pour  le  Faire  écouter,  fe  faire  obéir,  6c  par  là  for- 
mer d'excellens  difciplcs  pour  les  lettres  6c  pour  la  vertu. 

R  E  M  A  R  Qjj  E  fur  le  mcmc  fujet. 

Les  Thio^  ou  écoles  fondées,  6c  entretenues  des  libéralitez  du  Prince, 
des  Mandarins,  ou  des  gens  riches,  qui  ont  du  zèle  pour  le  bien  public, 
font  aflez  rares  à  la  Chine,  autant  que  j'en  puis  juger:  quoique  les  iîmples 
hio,  ou  écoles,  foient  fi  communes  ,  qu'il  n'y  a  peut-être  point  de  vil- 
lage, 011  l'on  n'en  trouve  plutôt  deux  qu'une.  Ici  un  jeune  homme 
qui  n'a  point  étudié ,  ell  une  preuve  vivante  de  l'extrême  pauvreté  de 
fes  parens. 

C'eft  un  proverbe  Chinois:  qu'il  y  a  plus  de  maîtres  que  d'écoliers,  & 
plus  de  Médecins  que  de  malades. 

Enleigner  cil  l'emploi  de  tous  les  pauvres  Lettrez,  qui  font  fans  nom- 
bre: car  comme  on  s'avance  par  les  lettres,  juiqu'à  devenir  grand  Man- 
darin: il  n'y  a  gueres  de  familles  ,  qui  ne  fafTent  étudier  quelques-uns  de 
leurs  enfans,  dans  l'eipérance  qu'ils  parviendront  coinme  d'autres:  ôc  parce 
que  le  plus  fouvent  leurs  efforts  font  inutiles,  ils  le  trouvent  réduits  à  en- 
icigner  la  ieunelTe. 

Ailèz  fouvent  les  maîtres  d'école,  pour  mieux  afllirer  leur  fubfillance,  fc 
font  un  petit  recueil  de  recettes  propres  à  guérir  les  maladies:  6c  ils  ajou- 
tent à  la  qualité  de  maître,  celle  de  Médecin  :  ou  du  moins  ils  fe  refervent 
à  prendre  celle-ci  ,  quand  l'autre,  en  avançant  fur  l'âge,  vient  à  leur 
manquer:  ainfi  tout-à-coup  ils  fe  trouvent  vieux  Médecins. 

Les  Lettrez  qui  enfeignent, s'ils  fe  fentent  du  mérite,  étudient  en  inême 
tems  pour  monter  à  un  nouveau  grade.  Si  une  fois  ils  parviennent  dans  les 
examens  à  être  Sieoii  tfai  ou  Doét:curs  ,  dès-lors  quelque  pauvres  qu'ils 
foient,  ils  font  tout- à-coup  tirez  de  mifere:  toute  la  parenté  contribue  à 
'»leur  entetien.:  ils  peuvent  deinander  des  grâces  aux  Mandarins  :  ils  ont  ef- 
pérance  de  le  devenir  après  un  certain  nombre  d'années  :  6c  s'ils  fe  rendent 
à  la  Cour,  pour  y  être  Précepteurs  des  fils  de  quelque  grand-feigneur  ,  ou 
d'un  grand  Mandarin  ,  ils  avancent  plus  vite  6c  plus  fûrement  :  auflî  y  en 
a-t-il  pluficurs  qui  prennent  ce  parti. 

La  qualité  de  maître,  ou  de  Sien  feng^  ne  fe  perd  point  à  l'égard  de  ceux 
qui  ont  été  difciplcs. Celui,  dit  le  proverbe,  qu'on  a  une  fois  reconnu  pour 
maître , doit  être  regardé  durant  toute  fa  vie  comme  père.  C'eft  fans  doute, 
félon  ce  principe  Chinois,  que  le  fameux  Miniftre  d'Etat  Paul  Sin^  grand 
proteûeur  de  nôtre  fainte  religion,  ayant  appris  la  mort  duMifllonnaire, 
qui  l'avoit  inifruit  6c  baptifé,  prit  le  deuil ,  ôc  le  fit  prendre  à  toute  fa  fa- 
mille, comme  il  avoit  fait  pour  Ton  propre  père. 
C'eft  aufli  fur  ce  principe,  que  les  difciples  étant  devenus  Mandarins, 


ET    DE    LA    TARTARIE    CHINOISE. 


317 


le  maître,  ou  à  fon  défaut  fcs  enfans,  ont  droit  d'aller  rendre  vifite,  &:  de 
demander  une  marque  de  reconnoiflance,  qui  ne  le  reRife  point,  yn  Viceroi 
même,cnprcicnce  des  grands  Mandarins  de  fa  province,  cedsra  fans  façon 
la  première  place  à  fon  Sioi  feng^  dont  il  a  reçu  les  premières  leçons  dans 
fa  jeunefle,  &  qui  eft  refté  pauvre  au  village,  pendant  que  le  dilciple  ell 
parvenu  aux  plus  hautes  dignitez.  Voilà  le  fondement  des  grands  honneurs, 
que  les  Empereurs  mêmes  rendent  à  Confucius;  c'eft  le  premier  Sien  jeng  de 
l'Empire. 

Les  auteurs  Chinois  dans  leurs  livres  relèvent  fort  l'emploi  de  maître  qui 
enfeigne  la  jeunefle.  C'elllà,  dit  un  fçavant,  roccupation*la  plus  parfaite 
êc  la  plus  importante.  Le  bonheur  ou  ie  malheur  d'une  famille  dépend  de 
l'éducation  des  enfans  :  les  fautes  des  difciplcs  deviennent  communes  au 
maître. 

Voici  ce  qu'on  trouve  dans  un  livre  afTez  récent,  approuvé  par  deux  des 
premiers  Doéleurs  de  la  Cour:  s'appliquer  à  inftruire  la  jeunefle,  c'eft  un 
très-haut  point  de  vertu  Te  kii  ta:  le  Crcateur  de  l'Univers  manqueroit-il  à 
la  récompenfer  un  jour,  Tfao  oue  ngan  te  fou  me  yeou?  Ce  même  auteur  fait 
diverfes  obfervations  fur  ce  fujet,  je  vais  les  rapporter. 

Première  Obfer-vation  de  l'Auteur. 

On  a  tort  d'avoir  quelquefois  peu  d'égard  pour  ceux  qui  enfeignent 
les  premiers  élémens:  la  peine  qu'ils  prennent  eft  très-ioide,  &  fans  com- 
paraifon  plus  rebutante,  que  les  foins  qu'on  prend  pour  diriger  des  étu- 
dians  déjà  avancés. 


Fonde- 
ment des 
grands 
honneurs 
qu'on  rend 
à  Confis- 
chu. 


Maximes  à 
ce  fujet. 


R 


E    M    A    R    Q^U    E. 


.  En  effet,  on  voit  un  grand  nombre  de  ces  maîtres  d'école,  qui  devien-  infirmités 
nent  pulmoniques  &  éthiques ,.  à  force  d'enfeigner  &  d'étudier  eux-mé-  ordinaires 
mes,  quoiqu'ils  foient  beaucoup  mieux  entretenus  qu'ils  ne  feroient  dans  ^"'^  ^"'f' 
leurs  mvxifons,  6c  que  les  parens  de  leurs  écoliers  pourvoyent  à  tous  leurs  '["  "' 
befoins. 

Au  refte  les  crieries  continuelles,  foit  du  maître,  foit  des  difciples,  font 
très-incommodes.  Les  Chinois  n'apprennent  les  livres  qu'en  les  recitant  à 
haute  voix  :  ils  font  furpris  de  nous  voir  étudier  fans  remuer  les  lèvres ,  ôc 
fans  faire  le  moindre  mouvement  du  corps.  Ils  ont  coutume  d'accompagner 
le  fon  de  la  voix  d'un  léger  balancement,  du  moins  de  la  tétc. 

Seconde  Obfervation  de  routeur. 

Peu  de  gens  s'unifl"ent  pour  avoir  au  voifinage  un  maître  ,  qui  enfeigne 
leurs  enfans  :  Se  parce  qu'ils  ne  font  pas  en  état  de  faire  de  la  dépenfe 
tout  Lettré  leur  eft  bon  pour  cet  emploi:  ainfi  1;    '  " 

eft  de  gens  ignorans. 

Rr  5  Re 


D'où  pro. 
cède  le 

foule  de  ces  maîtres   nnauvais 
choix  des 


;i8  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

R    E    M    A    R    Q^U    E. 

Pratique  Us  font  pourtant  bons  à  quelque  chofe:  car  ils  ont  leur  routine  qu'ils 

particuiié-    fuiveiit  en  enlèignant  certains  livres.     D'ailleurs  ils  montrent  à  faire  une  ré- 

redun       vérence  de  bonne  grâce  &  à  propos  :  à  offrir  6c  à  recevoir   civilement  une 

""^^*       taflc  de  thé:  à  fe  donner  dans  la  démarche,  dans  le  tour  du  bonnet,  6c 

dans  le  manège  de  l'éventail,   un  petit  air  de  politefle  Chinoife,   auquel 

on  diftingue  les  étudians. 

l'roiftéme   Obfervation  de  V Auteur. 


Il  loue  la  pratique  d'un  certain  ProfefTeur,  lequel  en  recevant  des  difci- 
ples,  s'informoïc  des  parens,  s'ils  vouloient  poufler  leurs  enfans  dans  les 
lettres,  ou  en  faire  des  marchands  8c  des  artifins  comme  eux:  enfuite  il 
proportionnoit  fcs  leçons  à  un  tel  deflein,  afin  que  fes  dii'ciples  ne  perdiffent 
pas  leur  tems.  Se  que  lui  ne  perdît  pas  fes  foins. 

R   E    M    A    R    (i_U   E. 

On  aide  les  enfans  des  pauvres  gens  à  faire  vite  leur  petite  provifion  de 
caractères,  pour  écrire  leurs  comptes  par  le  moyen  d'un  livre,  où  les  cho- 
fes  les  plus  ordinaires  de  la  vie,  du  ménage,  &  du  commerce-,  font  peintes 
grofllérement  :  au  bas  de  chaque  figure,  eft  le  caraûére  ou  le  nom  de  cha- 
que chofe. 

Les  Chinois,  pour  fe  divertir,  fondent  pour  laplû-part  les  inclinations 
des  leurs  enfans  dès  leur  plus  tendre  enfance,  lorlqu'iis  peuvent  mouvoir 
les  mains.  Ils  mettent  devant  eux  un  livre,  une  balance,  ou  des  armes: 
ôc  félon  le  choix  que  fait  l'enfant,  ils  jugent  qu'il  eft  né  pour  l'étude,  ou 
pour  le  commerce ,  ou  pour  la  guerre. 

^atriéme  Obfervation  de  V  Auteur, 

Examen  On  doit  examiner  la  portée  des  écoliers,  6c  ne  les  pas  furcharger  de  tra- 

dela  Por»  Yjj|_  5'ji5  peuvent  dans  un  jour  apprendre  deux  cens  caraâéres,  ne  leur 
Ecoliers.      ^"  enfeignez  que  cent  :  autrement  vous  les  rebutez.     Ne  les  pouflèz  pas 

non  plus  avant  le  tems  à  des  compofîtions  trop  difficiles  :  c'ell  vouloir  qu'ils 

s'accoutument  à  mal  faire. 


Education 
des  En- 
fans des 
pauvres. 


Les  Chi- 
nois Ion- 
dent  l'in- 
clination 
dtf  leurs 
Enfans. 


Sentiment 
duP.  Mcn- 
trcci<iks 
lur  la 
grande 
mémoire 
des  Chi- 
nois. 


R   E    M    A    R    Q^U   E. 

Quant  à  la  mémoire  des  Chinois,  dit  le  Père  Dentrecolles ,  j'ai  été  plus 
d'une  fois  furpris  d'entendre  réciter  d'un  bout  à  l'autre,  à  de  petits  Chré- 
tiens de  lept  à  huit  ans,  des  livres  entiers  aflez  longs.  La  fcience  à  la  Chi- 
ne confifte  principalement  à  exercer  fa  mcmaii-e ,   ôc  à  retenir  plufieurs 


ET    DE    LA    TARTARIE  CHINOISE.  31^ 

Hvies.  Un  Mandarin  voyant  un  jour  ma  petite  bibliothèque  Européane 
dit  tout  bas  à  un  autre  Mandarin:  Croyez-vous  qu'il  puifTe  nous  réciter 
une  partie  de  ces  livres?  Ces  Meffieurs  nous  demandent  fouvent  des  fécrets, 
pour  avoir  une  mémoire  heureufe  :  je  crois  que  plufieurs  la  ruinent  par  les 
excès  de  leurs  premières  études. 

Cinquième  Obfervaîion  de  V Auteur. 

Il  importe  ftir-tout  d'interdire  aux  jeunes  gens  la  lecture  des  romans,  des  . . 
comédies,  defe  pièces  de  vers,  6c  des  chanfons  peu  honnêtes:  ces  fortes  de  te'd'i^aux 
livres  amoliflcnt,  6c  corrompent  infenfiblement  le  cœur:  c'eft  la  pe'te  des  Jeunes- 
bonnes  mœurs:  on  fait  fans  honte  ce  qu'on  a  lu  avec  plaifir.     Tel  mauvais  Gens, 
difcours  qui  efl  entré  dans  l'oreille  d'un  jeune  écolier,  lui  relie  toute  la  vie 
dans  le  cœur. 

R   E    M   A    R    Q^U   E. 

L'Empereur  Cang  hi  a  défendu  de  vendre  des  livres  contraires  aux  bon-  Regle- 
nes  mœurs ,    comme  certains  romans  capables  de  corrompre  la  jeunciTe.   nient  de 
Les  Mandarins  font  des  vifites  dans  les  boutiques  des  Libraires  :    ceux-ci    ''Ei^f^- 
ne  laiffent  pourtant  pas  d'en  vendre  eu  fécret,  fans  les  expofcr  à  la  vûë.   /,'-^a„  fu^f 

des  Li. 
■*'i&*-i&'#***^<3«-****^^-5&^:*^*di.^^  »&*^.^i&-}&**^*^**    vres. 

Extrait  d'un  Traité  fur  le  même  fujet  fait  par  Tchu 

hi,    l'un  des  plus  célèbres    Doreurs  de  la  Chine  y 

qui  florïljon  fous    la    dïx-neuv'téme  D'ynaflie 

nommée  Song. 

TCHU   HI  marque  dabord  la  vraye  fin  de  l'étude,  qui  efl:  la  vertu  :   s^ite  de 
c'eft  à  quoi,  dit-il,  un  écoHerdoit  tendre  de  toutes  fes  forces,  de  l'Educa- 
même  que  celui  qui  tire  de  l'arc  vife  droit  au  but ,  6c  ne  craint  rien  tant   tion  de  la 
que  de  s'en  écarter.     Apprendre  aux  cnfans  des  caraélércs ,    faire  qu'ils  Jcuneffe. 
récitent  des  livres  entiers,  6c  qu'ils  ayent  au-dehors  quelque  au-  de  po- 
litefle,  fins  les  gêner  pour  k  léforme  des  mœurs:  on  appelle  cela  avoir 
pour  eux  de  l'affeétioi^..    Dans  le  '^nd,  c'eft  les  haïr:  les  parens  feront 
peut-être  contens  d'uit  tel  maîtn-  .    mais   les  cfprits  ne  tiennent-ils  pas, 
fans  qu'on  s'en  apperçoive ,   un  compte  éxaft   d'une  négligence  11  cri- 
minelle, pour  là  punir  en  fon  tems.? 

Le  fameux  Hiu  étant  petit  écolier ,    demanda  un  jour  à  fon   maître  g^^j.  ^^^ 
quelle  étoit  la  fin  des  études:  celui-ci  lui  répondit,  que  par-là  on  parve-    Etudes, 
noit  au  degré  honorable  de  Sieou  tsai ,  6c  de  Dofteur.     Hé!  quoi?  reprit 
le  jeune  ffiu,  ne  fe  propofe-t-on  rien  davantage?  Le  maître  comprit  les 

vues 


Maxime 
de  la  bon- 
ne Educa- 
tion. 


Maximes 
furie  Gou- 
veriie- 
meni. 

Maxime 
d'enfei- 
gner  la 
Jcunefle. 


Forme  an- 
cienne des 
Leçons  & 
des  Pré- 
téptts. 


De  la  ma- 
nière dont 
les  tnfans 
doivent 
reciter 
leurs  Le- 
çons. 


Des  Va- 


jio  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

vues  relevées  de  cet  enfant.  Il  alla  fur  l'heure  trouver  fes  parens  :  Votre 
fils  y  leur  dit-il,  a  de  Pefprit  au  dejfus  du  commun:  un  écolier  de  fi  grande  efipé- 
rance  demande  un  maître  plus  habile  que  je  ne  le  fuis  :  ayez  foin  de  le  lui  pro- 
curer. 

Aujourd'hui,  quand  nous  difons  qu'on  peut,  fi  on  le  veut,  devenir  auflî 
vertueux  que  nos  premiers  Empereurs  Tao  Se  Chun,  on  regarde  cela  comme 
un  paradoxe  :  le  travail  rebute.  Cependant  renonce-t-on  aux  biens  de  la 
fortune,  pour  la  peine  qu  on  a  à  les  acquérir? 

Si  l'on  entrctenoit  ordinairement  les  jeunes  gens  des  exemples  de  nos  an- 
ciens Sages,  &  qu'on  les  y  fît  fouvent  penier,  ils  parviendroient  à  être  ce 
que  ces  grands  hommes  ont  été.  C'eft  en  vertu  d'une  femblable  éducation, 
qu'on  dit  qu'un  maître  eft  un  fécond  père  :  mais  un  maître  doit  fonger 
qu'on  employé  un  ouvrier ,  parce  qu'on  le  croit  habile  :  au  lieu  qu'ont 
reçoit  un  difciple  poiu- le  former,  ce  qui  demande  des  foins  Se  de  l'appli- 
cation. 

Ce  feroit  une  belle  leçon  à  donner ,  que  celle  que  fît  en  mourant  un 
Empereur,  au  jeune  Prince  qu'il  laiflbit  héritier  de  la  Couronne  :  Ne  di- 
tes jamais  :  cette  faute  elï  légère ,  je  puis  me  la  permettre  :  cet  aéte  de  ver- 
tu eu  peu  confidérabie,  omettons-le. 

La  jeunefie  elt  ennemie  de  la  contrainte  :  il  faut  donc  l'inftruire  d'une 
manière  qui  ne  la  rebute  pas.  Si  un  faifceau  d'épines,  dont  on  entoure  un 
jeune  arbre  pour  le  défendre  des  belliaux  ,  ell  trop  épais ,  5c  le  terre  de 
trop  prés ,  il  l'étouffé.  Il  f-iut  que  les  initruétions  &  les  réprimandes  vien- 
nent comme  les  pluyes  Se  les  vents  du  Printems,  qui  étant  proportionnez 
aux  befoins  des  plantes ,  les  font  pouffer  à  l'aîfe. 

Autrefois  les  leçons  8c  les  préceptes  étoient  en  vers ,  Se  en  forme  de 
chanfons,  afin  qu'i's  entralTcnt  plus  agréablement  dans  l'efprit  des  enfans, 
Se  qu'ils  leur  tinflént  lieu  de  jeux  propres  de  leur  âge:  par-là  ils  ne  fentoient 
pas  la  difficulté  de  l'étude.  Nos  anciens  Rois  avoient  introduit  cette  mé- 
thode d'enfeigner  :  il  nous  femble  que  cette  adrcffe  n'eft  rien  :  cependant 
ce  rien  a  de  grandes  luîtes.  On  a  changé  de  méthode:  les  chofes  en  vont- 
elles  mieux? 

TcIju  hi  defcend  dans  différens  petits  détails.  „  Qiiand  les  enfms,  dit-il 
„  récitent  leurs  leçons,  fixités  que  ce  foit  de  telle  manière,  qu'ils  penfent 
„  dans  l'urne  à  ce  qu'ils  prononcent  des  lèvres:  ne  leur  dites  rien  qui  ait 
„  rapport  aux  faudes  *  Seétes;  ayez  foin  de  les  prémunir  contre  un  tel 
„  poilon.  „  Il  exhorte  à  donner  des  récompenfes  :  c'efl  ce  qui  le  fiiit  le  i . 
Se  le  If.  de  chaque  mois:  ces  prix  confiflent  en  des  pinceaux  pour  écrire, 
ôc  du  papier. 

Tchu  hi  parle  cnfuite  des  grandes  vacances,  qui  commencent  vers  le  ving- 
tième du  dernier  mois  de  l'année  Chinoife,  jufqu'au  vingtième  ou  environ 

du 


•  Tchu  hi  fous  le  régne  des  Songt  a  été  le  grasd  ennemi  des  feflcs  idolâtres,  contraiies 
À  la  première  fe^te  Littéraire. 


ET  DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  ^zt 

du  premier  *  mois.  Ces  grandes  vacances  font  immédiatement  précédées 
du  grand  examen  des  écoliers.    Outre  les  grandes  vacances,  il  y  en  a,  mais 
peu  dans  le  cours  de  l'année,  aux  fêtes,  ou  aux  réjouilTances  Chinoifes  en 
dilférens  mois.  Le  jour  de  la  naiflance  du  Sien  Seng,  ou  Profefleur,  eft  en- 
core une  fête  pour  les  écoliers,  qui  doivent  ce  jour-là  lui  faire  leurs  préfens 
de  conjouiflance.  La  clafle  du  loir  finit  tous  les  Jours  par  une  courte  hiltoi-  p, 
re:  cette  pratique  eft  fort  recommandée.     Enfin,  avant  que  d'envoyer  les  nléredont 
écoliers,   on  expofe  une  petite  planche  vernifTée,  fur  laquelle  lont  quatre  fi;  termine 
petits  vers  ,    qui  renferment  une  inftruftion  d'ufage  dans  le  commerce  de  la  l'Ecole  de 
vie.     Chacun  tranfcrit  ces  vers,  èc  tous  les  lifent  à  h.nute  voix  jufqu'à  trois  'r^'l^^ 
fois.     Ainfîfe  termine  l'école  de  chaque  jour.  "  J°'"^* 

T'chu  hi  a  un  chapitre  entier,  où  il  montre  avec  quel  foin  les  jeunes  étu-  ^^  "que 
dians  doivent  éviter,  r.  Le  trop  de  liaifons,  z'.  Le  jeu,  y.  Le  vin,  4".  La  Geni'^dm- 
galanterie,  f°.  Enfin  une  vie  molle  6c  oifive.  ventcvi-' 

II  pafleenfuite  à  plufieurs  Co/,  c'eft-à-dire,  à  plufîeurs  fujets  de  gémir  *"• 
fur  la  négligence  qu'on  apporte  à  l'étude.  Plainte? 

1°.  L'hiitoire  nous  apprend  qu'autrefois  la  paflion  pour  l'étude  étoit  fi  ^^^^^  ^'^" 
grande  ,  qu'un  pauvre  homme  réduit  à  foiiir  la  terre  pour  vivre ,  portoit  qù^on  "^^ 
fon  livre  ,  afin  d'étudier  par  intervalle  ,    ôc  au  milieu  d'un  fi  rude  travail,  aportc  i 
Quel  fujet  de  honte  pour  ceux,  qui  étant  à  leur  aile,  ôc  ayant  la  comme-  l'étude, 
dite  d'étudier,  vivent  fans  ardeur  pour  l'étude! 

z\  Autrefois  il  falloit  aller  bien  loin  chercher  un  maître,  &:  l'on  ne  plaig- 
noit  point  fes  pas:  aujourd'hui  on  a  des  maîtres  à  fa  porte,  6c  l'on  néglige 
d'en  profiter. 

3^  Autrefois  il  falloit  tranfcrire  les  livres  pour  s'en  fournir:  quel  travail! 
On  le  dévoroit  pourtant  ce  travail.  Aujourd'hui  qu'on  a  trouvé  le  bel  art 
de  l'Imprimerie,  que  les  boutiques  6c  les  bibliothèques  regorgent  de  livres, 
on  néglige  de  s'en  fervir. 

4°.  Faute  d'Interprètes  ,  il  falloit  autrefois  palTer  trois  ans  à  lire ,  6c  à 
entendre  un  feul  de  nos  livres  :  trente  ans  fe  palfoient  à  apprendre  les  feuls 
livres  canoniques  :  aujourd'hui  avec  le  fecours  6c  les  lumières  de  tant  de 
fçavans ,  on  peut  à  la  fleur  de  l'âge  acquérir  toutes  ces  connoiflances ,  6c 
l'on  paflc  les  beaux  jours  dans  l'indolence  ôc  l'oifiveté  ! 

f  °.  Combien  de  malheureux  naiflent  fourds  6c  aveugles  !  On  plaint  leur 
difgrace,6c  l'on  a  raifon  :  6c  de  jeunes  gens,  qui  ont  avec  le  libre  ufage  des 
fens  un  efprit  vif  6c  pénétrant,  abufent  de  ces  précieux  dons,  en  négligeant 
de  s'inftruire  dans  les  livres  :  s'ils  étoient  fans  yeux ,  6c  fans  oreilles ,  que 
leur  arriveroit-il  de  pis? 

6".  Dans  la  vie  ,   quel  efl:  l'âge  6c  l'état  qui  n'ait  fes  peines?  Et  un  jeune 
homme  ,    qui  fc  voit  exempt  de  tout  foin,  6c  de  tout  embarras,,  fuit  une 
peine  légère ,  telle  que  celle  de  lire  des  livres  :  tandis  peut-être  que  fon  pè- 
re. 


*  Le  commencement  de  l'an  efl  le  tems  des  grandes  réioui(rances  qui  finiffert  quequss 
1rs  après  la  fêle  des  Lanternes  ,  laciuelk  le  cclél 
ère  lune. 

Tome  IL  Sf 


jours  après  la  fêle  des  Lanternes  ,  laquelle  le  célèbre  fur- tout  le  quiniiéme  de  ;a  pre 
miére  lune 


Suitte  des 
Plaintes 
fur  la  né- 
gligence 
qu'on  ap- 
porte à 
l'étude. 


Piété  de 
Chxn  en 
vers  fes 
Parens. 


512  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

re,  pour  le  foire  fubfiiterj  s'occupe  d'un  travail  pénible,  Scpancla  vie  à 
labourer  des  champs  ! 

y\  Combien  de  gens  nez  pour  les  conditions  laborieufes  Se  humiliantes, 
ont  le  malheur  d'ignorer  jufqu'aux  noms  de  nos  livres  canoniques,  Chi  û 
Li!  Et  vous  jeunes  gens,  fils  de  Lettrez ,  ôc  de  Dofteurs,  vous  mettez  la 
gloire  d'un  homme  de  lettres,  non  à  (çavoir  les  livres  en  marchant  fur  les 
traces  de  vos  pères,  mais  à  être  vêtus  de  foyc,  6c  à  vous  donner  de  grands 
airs  :  fans  fonger  que  vous  ferez  tomber  votre  famille  en  roture  par  votre 
ignorance  ! 

8°.  Dans  les  premiers  tems  on  manquoit  de  lieux,  où  l'on  pût  à  l'écart, 
loin  du  bruit  &  du  tuniulte,  lire  &  compofer  :  aujourd'hui  il  y  a  des  édifi- 
ces bâtis  exprès,  foit  dans  les  villes,  foit  à  la  campagne  ,  où  des  maîtres 
invitent  6c  attendent  des  difciples  :  6c  l'on  fait  peu  de  cas  de  ces  moyens  ; 
l'on  s'occupe  de  bagatelles  :  on  s'entête  comme  des  femmes,  de  parures, 
d'un  habit ,  d'un  bonnet  !  on  Veut  néanmoins  avoir  le  nom  de  Lettré:  6c 
peut-être  fe  laifle-t-on  donner  fans  roug;ir,  le  nom  de  Docteur. 

p'.  On  a  tous  les  devoirs  de  la  vie  civile,  fi  bien  circonftanciez  dans  les 
livres  :  la  jeunefle  néglige  de  les  apprendre:  elle  n'a  de  goût  S<.  dîardeur, 
que  pour  de  vains  amufcmens  :  6c  par  là  ces  belles  leçons  de  morale  tom- 
bent 6c  fe  perdent.  Au  refte  l'homme  ignorant ,  quoiqu'il  ne  s'inquiète 
point  de  fon  ignorance  ,  n'en  ell  pas  moins  au  rang  des  bêtes  les  plus  ftu- 
pides» 

R    E    M    A   R    Q^U    E. 

On  a  dit  qu'on  devroit  chaque  jour  lire  6c  expliquer  aux  enfans  qui  com- 
mencent à  étudier,  une  hiftoire  propre  à  les  porter  à  l'étude,  à  leur  ouvrir 
l'efprit ,  6c  à  les  animer  à  la  vertu.  Je  vais  rapporter  quelques-unes  de  ces 
hiftoires,  qui  feront  connoître  quel  ell  le  goût,  le  génie,  6c  l'induflrie  des 
Chinois,  pour  former  la  jeunefle. 

Ces  dift-erens  traits  d'hiftoire  font  recueillis  dans  un  livre  fait  exprès: 
quelques-uns  font  des  premiers  tems  de  l'Empire:  le  grand  nombre  eft  des 
anciennes  Dynafties:  il  n'y  en  a  point  des  trois  derniers  fiécles.  Au  haut  de 
chaque  page  du  livre,  on  trouve  une  efpèce  d'eftampe,  où  eft  repréfentée 
l'hiftoire,  fans  doute  afin  de  fixer  l'imagination  des  enfans,  6c  d'aider  leur 
mémoire.  On  a  foin  d'écrire  le  nom  6c  le  furnom  de  celui  dont  on  parle, 
le  lieu  de  fa  naiffance,-  6c  fous  quel  régne  il  a  vécu. 

Extrait  d'un  Livre  contenant  un  recueil  d' hiftoires  y  qtfon 
a  foin  de  lire  aux  Enfans, 
1. 

L'Auteur  commence  par  raconter  la  piété  de  Chun:  il  ne  pouvpit  gue- 
res  remonter  plus  haut  dans  l'hiftoire  Chinoife,  toute  ancienne  qu'elle 
cil.    Ce  Chu'H  fe  rendit  recommandable  par  (x  parfaite  foumiiîlon  envei-s  fes 


ET   DE  LA   TARTARIE   CHINOIE.    .  325 

parens,  dont  il  eut  beaucoup  à  fouffrir.  L'Empereur  7ao  fut  inftruit  de 
fon  mérite  ,  &  de  fîmple  laboureur  qu'il  étoit ,  il  le  fit  Ion  fucceflcur  à 
l'Empire,  à  l'exclufion  de  les  propres  enfans ,  en  qui  il  ne  trouvoit  pas  al- 
lez de  vertu. 

I  L 

Un  bon  vieillard ,  fous  la  Dynaftie  des  tcheou  ^^voix  un  fils  âgé  de  foixan-   De  la  Piété 
te  &  dix  ans:  celui-ci,  pour  divertir  Ion  père,  &  lui  ôter  l'idée  de  il*  dé-   '^'""^  ^'"'^ 
crépitude  ,   contrefaifoit  devant  lui  le  petit  enfant ,  prenant  des  habits  de   p",^"  ^^^ 
diflrérentes  couleurs  ,  imitant  les  jeux  ÔC  les  cris  des  enfans,  lautant  autour 
de  lui,  fe  laiflant  tomber  à  deflein,  6c  le  roulant  à  terre ,  content  s'il  pou- 
voit  par-là  faire  rire  le  bon  vieillard ,  à  qui  d'ailleurs  il  fournilîbit  avec  loin 
toutes  les  chofes  dont  il  avoit  befoin. 

I  I  I. 

Sous  le  fécond  régne  des  Hm,  un  jeune  enfant  nommé  Hoang  hiang.   D'un  F.n- 
ayant  perdu  fa  mère  à  l'âge  de  neuf  ans,  penfa  en  lécher  de  douleur.     Il  /!»' envers 
redoubla  d'afFedion  pour  fon  père.     L'Ete'il  éventoit  long  tems  le  chevet,  ^^  ^"'''' 
Se  la  natte  fur  laquelle  fon  père  devoit  repofer:  6c  l'Hyver  il  fe  couchoit  a- 
vant  lui  pour  échauffer  la  place ,  qu'il  lui  cedoit  enluite.     Le  Mandarin 
du  liçu,  qui  apprit  l'attention  pleine  de  tendrefle  du  jeune  enfant,  en  fut  fi 
charmé,  qu'il  fit  ériger  un  monument  public  5c  durable  de  cette  piété  fi- 
liale, afin  d'exciter  la  jcuneffe  à  y  exceller. 

Du  tems  des  Empereurs  7/î»,  un  autre  enfant  de  huit  ans,  appelle.  Ou   Trôifiémc 
f»«^» ,  donna  une  marque  encore  plus  grande  de  fa  tendrefîè  pour  lés  parens  :    exemple 
ceux-ci  étoient  fi  pauvres,  qu'ils  n'avoient  point  de  tour  de  lit  pour  fe  dé-    p^,.^/^^^ 
fendre  en  Eté  des  moucherons,  qui  infeftent  pour  lors  les  maifons  :  le  petit    '^'^'^'^•- 
Ou  muenfetenoit^iprèsàii  lit:  &  là  fe  mettant  nud  jufqu'à  la  ceinture,  il 
cxpofoit  fa  chair  délicate  à  la  difcrétion  des  moucherons  fans  les  chaflér  : 
Quand  ils  fe  feront  raffafiez  demonfang,  difoit-il,  ils  laifléront  en  repos 
mes  parens.     C'eft  ainfî  qu'il  les  aimoit. 
V. 

Minfun  perdit  fa  mère  étant  fort  jeune.     Son  père  fe  remaria:  il  eut  deux   Quarriéme 
enfans  de  fa  ieconde  femme:  celle-ci  maltraitoit  lans  celTe  A/i^/y?/»;  il  ne   ^^"'^i^^P'^» 
s'en  plaignoit  point:  un  jour  il  tomba  évanoui  aux  pieds  de  ion  père  :  alors     ' -f]  p'j.g,' 
il  en  connut  la  caufe ,  "6c  vouloit  renvoyer  la  cruelle  marâtre.     Min  [un   duific.     ' 
l'en  empêcha.     Mon  père  ,  lui  dit-il,  nous  fommes  trois  enfans  dahs  la 
maifon:  je  fuis  le  feul  qui  fouflfre:  ôc  fi  vous  renvoyez  notre  mère  ,   nous 
fouffrirons  tous  trois.     Le  père  fut  attendri  de  ce  difcours:  6c  la  marâtre 
qui  en  eut  connoiflance,  devint  une  vraie  mère  à  l'égard  de  Minfun. 

Voici  un  autre  trait  où  l'on  voit,  pour  parler  le  flile  Chinois,  que  la  Autre 

vertu  force  les  cœurs  les  plus  féroces  à  l'admirer  6c  à  l'aimer;  il  a  quelque  Exemple 

rapport  à  l'Hilloire  de  Pilade  6c  d'Orerte.  Je  f 'été 

Deux  frères  nommez,  WmTchanghiao,  &c  Vautre  Tchangli,  noublioient      '*^' 
rien  pour  fournir  à  l'entretien  de  leur  mère.     Le  pays  fut  alHigé  d'une  é- 

Sf  i  tran- 


Marque 
finguliérc 
d'autorité 
Maternel- 
le, 


Répon'e 
d'un  Fils  à 


314  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA^CHINE; 

trange  famine,  par  la  difctte  des  grains.  L'aîné  Hiao  revenant  un  jour  de 
la  campigne,  oii  il  avoit  recueilli  quelques  racines,  tomba  malheurcule- 
ment  entre  les  inains  de  certains  brigands  affamez,  &  h  barbares,  qu'ils  é- 
gorgeoient,  &  mangeoient  ceux  qu'ils  attrappoient.  Comme  ils  fe  pré- 
paroient  à  donner  le  coup  de  la  mort  à  Hiao  :  Meffieurs ,  leur  dit-il ,  en 
pleurant ,  j'ai  laiffé  à  la  maifon  ma  mère  fort  âgée ,  elle  meurt  de  faim  :  per-  ' 
mettez-moi  de  lui  aller  porter  ces  racines  que  j'ai  ramalTées,  6c  je  vous  ju- 
re que  je  reviendrai  aulFi-tôt:  alors  je  n'aurai  point  de  peine  à  quitter  la  vie. 
Ces  barbares  fe  laifferent  toucher  ,  ôc  lui  permirent  d'aller  chez  lui,  à  la 
condition  qu'il  propofoit.  ///^o  arrive  au  logis,  èc  raconte  ce  qui  s'étoit 
paffé.  Son  cadet  Li  part  aulli-tôt  à  la  dérobée,  &  va  fe  livrer  aux  voleurs. 
Celui-ci, dit-il, à  qui  vous  avez  permis  d'aller  fecourir  fa  mère,  c'eft  mon 
frère:  il  me  paffe  de  beaucoup  en  mérite  :  6c  moi,  comme  vous  voyez,  je 
fuis  d'une  autre  corpulence  que  lui  :  tuez-moi  à  fa  place.  L'aîné  Hiao  s'é- 
tant  apperçu  de  la  fuite  de  fon  frère,  6c  fe  doutant  de  fon  delTein,  accourut 
vite  au  rendez-vous:  C'ell  moi,  difoit-il,  qui  ai  engagé  ma  parole  :  je 
viens  la  dégager:  n'écoutez  point,  je  vous  prie,  ce  que  dit  mon  frère.  Ces 
hommes  altérez  de  fang  ,  frappez  de  cet  attachement  filial ,  8c  de  cet  a- 
mour  réciproque  des  deux  frères ,  les  renvoyèrent  fans  leur  faire  aucun 
mal. 

y  I  ï. 

La  dame  Ly  apprit  que  fon  fils  féant  dans  fon  Tribunal,  s'étoit  emporté 
jufqu'à  faire  mourir  fous  le  bâton  un  foldat,  6c  que  le  murmure  des  troupes 
fur  cette,  aélion  violente  croifibit  de  moment  à  autre  :  elle  fort  auffi-tôt  de 
fon  appartement  intérieur,  fe  rend  au  lieu  de  l'audience,  où  le  jugement 
àvoit  été  porté  6c  exécuté.  Le  Mandarin  s'étant  auffi-tôt  levé  par  refpeél, 
elle  s'avance  ,  fe  place  dans  fon  fiége  ,  6c  lui  ordonne  de  fe  mettre  à  ge- 
noux: 6c  lui  reprochant  fa  cruauté:  Quoi,  mon  fils,  lui  dit-elle,  l'Em- 
pei-cur  vous  a-t'il  confié  l'autorité  que  vous  avez,  pour  en  abufer,  comme 
vous  venez  de  faire? puis :fe  tournant  vers  les  exécuteurs  de  la  juftice:  Qu'on 
dépoiiille  mon  fils,  ajoûta-t-elle,  6c  qu'on  le  frappe  fur  les  épaules:  je  fuis 
fa  mcre ,  je  lui  impofe  ce  châtiment.  Les  Officiers  fubalternes  fe  jetterent 
à  terre,  Se  demandèrent  grâce.  C'eft  ainfi  que  l'autorité  maternelle  appai- 
fi  une  émotion  qui  s'élevoit ,  corrigea  l'humeur  fiere  6c  emportée  de  fon 
fils ,  6c  conferva  dans  fa  maifon  un  emploi  diilingué ,  qu'il  étoit  fur  le  point 
de  pferdre. 

VIII. 

La  mère  d'un  nommé  Ousi  pe  yu  ne  fe  contentoit  pas  des  menaces.  Si 
fon  fils  déjà  âgé  commcttoit  quelque  faute,  elle  prenoit  la  verge  6c  le  frap- 
poit  elle  même.  Ce  fils  obéiffimt  plioit  les  épaules ,  6c  fouffroit  humble- 
ment le  châtiment ,  fans  fe  plaindre.  Un  jour  recevant  des  coups ,  il  fe 
mit  à  pleurer,  6c  àjettcr  un  grand  cri.  Eh!  quoi,  mon  fils,  dit  la  mère, 
vous  commencez  donc  à  vous  plaindre,  6c  à  fupporter  impatiemment  ma 
correftion?  Non,  ma  mère,  répondit-il  :  ce  n'eft  pas  là  ce  qui  me  fait  jet- 
tcr  ce  cri  :  c'eft  que  la  dernière  fois  que  vous  me  fîtes  une  réprimande ,  com- 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


3^T 


me  je  le  méritois,  les  coups  que  vous  me  donniez,  me  caulbient  de  la  dou- 
leur: aujourd'hui  que  je  n'en  fens  point,  je  m'apperçois  que  vos  forces  ont 
beaucoup  diminué  :  voilà  ce  qui  m'afflige.  Cette  rcponle  fi  pleine  de  foumif- 
fion  6c  de  tendreffe  ,  étant  devenue  publique  ,  fit  beaucoup  d'honneur  à 
Oueipeyu. 

R   E    M   A    R    Q^U    E. 

Au  refte,  ce  n'eft  point  l'efpérance  de  recueillir  un  riche  héritage,  qui 
rend  les  Chinois  fi  fournis  à  leurs  parens  :  les  mères  en  particulier  n'ont  point 
de  teftamcnt  à  faire.  D'ailleurs  une  bonne  preuve  que  ce  refpeft  filial  a 
dans  le  Cœur  un  autre  principe:  c'ell  que  cette  tendreffe  pour  un  père  & 
pour  une  mère,  dure  à  la  Chine  après  leur  mort,  au  lieu  qu'en  Europe  ils 
Ibnt  fouvent  bientôt  oubliez. 

I  X. 

Sous  le  régne  des  Song,  un  nommé  Keou  bai  kang  dont  le  père  avoit  été 
grand  Mandarin,  aimoit  dans  fa  jeuneffe  le  plaifir  &  les  divertiffemens  ;  il 
perdoit  beaucoup  de  tems  à  fe  promener  à  cheval,  ou  à  la  chaffe  du  faucon 
6c  de  l'épervier.  Sa  mère  fe  fachoit  fouvent  contre  lui  à  ce  fujet.  Un  jour 
perdant  patience  ,  elle  lui  jetta  le  premier  meuble  qui  lui  tomba  fous  la 
main  :  il  en  fut  bleffé  au  pied  :  il  comprit  alors  combien  fa  conduite  dé- 
plaifoit  à  fa  mcre.  Il  changea,  &  devint  très-appliqué  à  l'étude  des  livres: 
ce  qui  l'éleva  à  de  grandes  charges.  Après  la  mort  de  fa  mère ,  il  ne  voyoit, 
ni  ne  touchoit  jamais  la  cicatrice  de  fa  playe,  qu'il  ne  fût  attendri,  6c  qu'il 
n'éclatât  en  foupirs  &  en  fanglots ,  regrettant  une  fi  bonne  mère,  qui 
avoit  eu  fi  fore  à  cœur  la  réforme  de  h  vie ,  &  l'amandcment  de  fcs 
mœurs. 

X. 

La  repartie  de  Sie  tchang^  qui  n'étoit  âgé  que  de  huit  ans,  fut  applau- 
die dans  une  compagnie  de  fçavans.  Son  père  le  menoit  par  la  main  dans 
les  affemblées  de  Lettrez,  où  il  aflifloit.  Ce  jeune  enfant  avoit  un  air  gra- 
ve ,  férieux ,  6c  mpdefte ,  beaucoup  au-deffus  de  fon  î\gç.  Un  jour  dans 
un  cercle  de  fçavans,  où  il  étoit,  on  s'avifa  de  dire  àfonperc:  en  vérité 
votre  fils  eft  un  autre  Ten  hoei.  C'étoit  un  des  élèves  de  Confucius  le  plus 
refpe<5tc, dit-on,  pour  fa  vertu,  6c  digne  difciple  d'un  tel  Maître.  Sie  tchang 
répliqua  auffi-tôt  :  on  ne  voit  pas  de  nos  jours  un  fécond  Confucius  :  com- 
ment fe  trouveroit-il  un  autre  Ten  hoei? 
X  I. 

Le  fameux  Tangfieou  eft  venu  de  la  plus  balîe  extraftion:  on  le  voit  dans 
une  des  eftampes  du  livre  en  queilion ,  repréfenté  fi  pauvre ,  que  n'ayant 
pas  dequoi  aller  à  l'école,  ni  dequoi  acheter  des  plumes  6c  du  papier,  pour 
apprendre  à  écrire,  fa  mère  avec  une  baguette  lui  formoit  fin- le  fable  les 
caraftéres,  6c  les  lui  faifoit  enfuite  lire  6c  imiter. 
XII. 

Fan  chun  gin  paffoit  les  nuits  à  étudier ,   6c  devint  par  fon  travail  grand 
Sf  ^  "Man- 


Principe 
du  refpeâ 
filial 
dans  les 
Chinois. 


Recoii- 

noiirance 
de  Kieon 
hai  kang 
envers  fa 
mère. 


Répartie 
d'un  En- 
fant de 
huit  atu. 


Manière 
finguliére 
denrci- 
gner  à  lire 
Hi  à  écrire. 

Manière 
iinguliérc- 
d'exciter  i 
l'étude. 


516  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Mnndaiin.  Sa  femme  après  fa  mort ,  pour  animer  fes  enfans  à  l'étude,  leur 
monrroit  fouvent  le  tour  de  lit,  dont  leur  père  s'étoit  fervi  avant  que  d'ê- 
tre Doâreur.  Remarquez,  difoit-elle ,  comment  le  ciel  de  ce  lit  eft  tout 
noir  de  la  fumée  de  la  lampe  :  votre  père  ne  pouvoit  quitter  les  livres, 
pour  prendre  un  peu  de  repos  :  c'eil  ce  qui  l'a  élevé  jufqu'à  être  Mi- 
nillré  d'Etat. 

R   E    M    A    R    <i_U    E. 

Il  arrive  fouvent  que  les  enfans  ou  les  petits-fils  de  Mandarins,  retom- 
bent par  leur  indolence  dans  l'état  de  roture  6c  de  pauvreté,  dont  leurs  pa- 
rens  s'étoient  tirez,  pendant  que  d'autres  par  une  étude  opiniâtre  font  de 
grandes  fortunes. 

XIII. 
Manière  '^^  ma  yung  fi  connu  des  fçavans,  dès  l'âge  de  fept  ans,  oublioit  de  boire 

linguliére     6c  de  manger,  Se  fembloit  être  infcnfible  au  froid  &  au  chaud:  tant  il  étoit 
dcs^exci-     attaché  à  fes  livres.     A  quinze  ans  il  y  avoit  peu  délivres  qu'il  nepoflc- 
dât  *.     Afin  de  s'empêcher  de  dormir,  il  fe  fervoit  pour  chevet  d'un  bil- 
lot extrêmement  rond  :  lorfqu'accablé  de  fommeil ,  le  Uvre  lui  tomboit  des 
mains,  fa  tête  penchoit  fur  le  chevet:  il  étoit  bien-tôt  réveillé  par  le  moin- 
dre mouvement  qu'il  donnoit  à  ce  chevet  dur  6c  gliflant. 
X  I  V. 
Autres  Un  autre  nommé  ïï'fun  king^  qu'on  appella  le  Doéteur  à  huis  clos.  Pi 

manières      /^^^ .  p^ice  qu'il  fortoit  rarement ,  pour  réfifler  au  fommeil  en  étudiant, 
goût!^'"^     avoit  fufpendu  une  corde  au  haut  du  plancher,  à  laquelle  fes  cheveux  é- 
toient  nouez:  c'étoit  lace  qui  le  défendoit  des  furpriles  du  fommeil. 

Un  autre  qui  étoit  très-pauvre,  au  fort  de  l'Hyver,  lifoit  fes  livres  à  la 
clarté  de  la  lune.  Un  autre  appelle  Tche  ing  ayant  en  fermé  dans  une  gaze  fort 
déliée  des  vers  luifans,  appliquant  fa  gaze  aux  lignes  de  fon  livre,  étudioit 
une  partie  de  la  nuit. 

R  E   M    A    R    Q^U   E. 

Au  refte,  ce  n'eft  point  pour  avoir  paffe  un  petit  nombre,  d'années  fur 
les  livres,  qu'un  pauvre  Lettré  parvient  à  une  meilleure  fortune:  il  lui  faut 
une  conltance  à  toute  épreuve  :  elle  cilaflez  bien  exprimée  par*  le  trait  fui- 
vant. 

X  V. 
Exemple  Li  -pc  ^  qui  devint  un  des  premiers  Doéleurs  de  la  Cour  fous  le  régne  des 

linguliér      Hati,  s'étoit  adonné  à  l'étude   dès  f.i  plus' tendre  jeu  nèfle:  il  revenoit  une 
fôvérance"   année  de  l'examen  général  de  toute  la  province:  ôc  chagrin  de  n'avoir  pas 
à  Ictude,    l'éufli,  il  défefpéra  d'obtenir  jamais  le  degré  de  Sieou  tfai.     Ainfi  il  refolut 
de  renoncer  aux  lettres  6c  de  tourner  fes  vues  d'un  autre  côté.     Comme  il 
rouloit  cette  penfée  dans  fa  tête,  il  rencontra  une  vieille  femme,  qui  paf- 

foit 
*  C'cft-X-dire,  qu'il  pouvoit  réciter  plufieurs  volumes. 


ter  à  l'étU' 
de, 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


^vj 


foit  Se  repaflbit  fur  une  pierre  à  aigùifer  un  pifton  de  fer  :  il  s'arrêta  un  mo- 
ment. Que  prétendez- vous  faire  de  ce  pi  lion,  lui  dit-il?  Je  veux,  repli- 
qua-t-elle,  à  force  de  le  frotter  en  tout  fens,  en  faire  une  aiguille  pour  de 
la  broderie.  Life  rentrant  en  lui-même,  conçiit  ce  millcre  :  &  au  lieu  de 
continuer  fon  chemin  vers  fa  maifon,  il  retourna  à  l'ancien  lieu  de  fon  étu- 
de, pour  s'y  appliquer  avec  une  nouvelle  ardeur,  6c il  parvint  dans  la  fuite 
à  de  grands  emplois. 

R    E    M    A    R    {i_U    E. 

L'auteur  dont  on  tire  ces  exemples  fur  l'amour  filial,  &  fur  l'application  à 
l'étude,  ô^t  ion  livre,  en  rapportant  des  tfaits  d'hiftoire  fur  différentes 
vertus  propre  de  l'honnête  homme.     En  voici  quelques-uns. 

Sous  le  régne  à&%  Song^  un  Philofophe  nommé  Fan  tchimg  fiuenàÀ^oità.   Sentimenï 
fes  difciples  :     Toute  ma  fcience  s'eft  rapportée  à  (entendre  &  à  mettre  en   f^^^^**" 
pratique  ces  deux  points  :  (^rozV^ri?,  <^o«(rrar,  6c  je  vois  qu'il  me  refte  fur  cela  JueTfav  h 
encore  beaucoup  à  apprendre  6c  à  pratiquer.    Il  n'eft  gueres  de  perfonnes  ,    Droiture 
ajoiitoit-il,  quelque  grofliéres  qu'elles  ioient,  qui  en  reprenant  les  autres,    ^-1»  ^'"^ 
ne  marquent  avoir  de  l'eiprit.  De  même  les  plus  éclairez,  lorfqu^ils  veulent   ""''• 
excufer  leurs  fautes,  font  paroître  leur  peu  de  lumières      Ilfaudroit,  pour 
bien  faire ,    fe  reprocher  fes  défauts  avec  la  même  diipofition  de  cœur, 
qu'on  fe  fent  en  faifant  une  réprimande  à  autrui,  6c  pardonner  les  manque- 
mens  des  autres,    comme  l'on  fe  pardonne  les  liens  propres.     En  tenant 
conftamment  cette  conduite,  on  arriveroit  à  un  haut  degré  de  lagefle  £c  de 
vertu. 

X  V  I  I. 

Voici  encore  un  fage  Mandarin  du  tems  des  Song  nommé  Fan,  mais  dont  Eloge  du 
le  furnom  eft  Tchmig  yen.  Il  n'avoit  nulle  attache  à  fes  richefles  :  fon  plai-  Mandaria 
fir  étoit  d'en  faire  part  aux  pauvres,  6c  fur-tout  à  ceux  de  fa  parenté,  qui  ""- 
étoit  très-nombreuic.  Pour  rendre  cette  bonne  œuvre  durable ,  il  ht  a- 
cheterde  grandes  terres ,  dont  le  revenu  devoit  être  employé  à  perpétuité 
pour  la  fubfiftance  des  pauvres,  6c  fur-tout  de  ceux  de  la  famille,  qui  n'a- 
voient  pas  de  quoi  fournir  aux  vêtemens,  aux  mariages,  6c  aux  obiéques. 
Au  relie  il  ne  vouloit  point  que  fon  Econome  examinât  fi  fes  parens  étoient 
proches  ou  éloignez.  Tout  ce  que  nous  fommes  de  Fan,  diioit-il,  dans 
les  provinces  de  Àiang  nan  6c  de  Kiang  fi ,  nous  fonons  tous  d'une  même 
tige  ,  6c  de  ce  premier  Fan  qui  s'eft  établi  en  ce  pays:  nous  fommes  tous 
fes  fils  6c  fes  petits-fils:  nous  ne  faifons  tous  qu'une  même  famille:  depuis 
plus  de  cent  ans  ie  fuis  le  feul  de  la  famille  qui  ait  fait  fortune  :  c'êft- à-di- 
re ,  que  durant  plus  de  cent  ans  nos  Pères  ont  amaflé  des  vertus  :  le  fruit 
des  vertus  de  tant  de  particuliers  a  commencé  à  fe  faire  fcntirenmoi,  6c 
j'ai  été  élevé  aux  charges:  fi  je  prétendois  feul,  moi  6c  mes  enfans,  jouir 
de  mes  richefles ,  fans  en  faire  part  indifféremment  à  nos  pauvres  parens: 
avec  quel  front  après  ma  mort,  oferois-je  paroître  devant  nos  ancêtres?  Se 


Elo?^e  de 
la  Paticu- 


Source  des 
Divifions 
dans  es 
Familles. 


5z8  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

à  prélent  n'aurois-je  pas  honte  d'entrer  dans  le  Tsc  tang  de  la  famille,  c'efl:- 
à-dire,  lafalle,  ou  le  lieu  qui  conferve  les  tablettes  des  ancêtres? 
.  XVIII. 

Sous  la  Dynaftie  des  Tang  qui  régnoicnt  au  tems  de  la  venue  de  Jefus- 
Chrift.  Kung  y  fut  fameux  par  un  endroit.  Il  vit  fes  defcendans  jufqu'à  la 
neuvième  génération,  qui  ne  faifoient  tous  qu'une  même  famille,'  parfaite- 
ment unie  6c  paifible.  L'Empereur  Kao  tsong  voulut  voir  cette  merveille. 
Comme  il  paflbit  pour  le  rendre  à  Trti  chan^  il  honora  la  maifon  de /^««g;/ 
de  fa  préfence  :  il  fit  venir  le  bon  vieillard ,  &  lui  demanda  par  quel  moïen 
il  maintcnoit  l'union  8c  la  paix  parmi  tant  d'enfans  &  de  petits-hls.  Kung  y 
fe  fit  apporter  du  papier,  une  plume,  ôc  de  l'encre:  &  il  écrivit  plus  de 
cent  fois  la  lettre  G/'«,  c^uï  Çrgni^e  patience.  Enfuite  il  préfenta  ^  papier  à 
l'Empereur  :  il  vouloit  dire  par-là  que  les  divifions  dans  les  familles  vien- 
nent du  chagrin,  qu'on  a  de  voir  les  uns  mieux  partagez  que  les  autres, 
mieux  vêtus,  mieux  traittez ,  plus  cai-eflez,  plus  ménagez,  plus  honorez, 
plus  heureux.  Or  la  patience  ,  quand  on  a  Içû  l'infpirer  8c  la  ménager, 
prévient  ces  déibrdres ,  8c  maintient  les  efprits  dans  l'union ,  8c  dans  k 
concorde. 

XIX. 
On  vit  de  même  du  ttras^  àts  SongX^i'xm.iWtà.ts  Li-ouen-îching^  compo- 
fée  de  plus  de  trois  cens  bouches,  tant  fils,  que  petits-fils,  èc  arriere-pe- 
tits-fils ,  vivans  tous  enfemble  ,   mangeans  en  commun,  fans  avoir  fait  le 
partage  des  terres  8c  des  biens.   Ceux  de  fa  famille,  qui  étoient  Mandarins, 
cnvoyoient  leur  fuperflu,  pour  être  mis  dans  la  malle  commune,  d'où  l'on 
tiroit  ce  qui  étoit  nécefl^aire  pour  les  belbins  de  toute  la  famille. 
XX. 
Omng  Ouen  fut  élevé  aux  premières  charges  dans  un  âge  avancé.     Tou- 
tes les  fois  qu'il  touchoit  fes  appointemens,  il  foûpiroit  en  baifiant  la  vue: 
puis  fe  tournant  vers  fes  domeitiques:  cet  argent,  que  je  reçois,  leurdi- 
'   foit-il,  c'eil  la  fubftance,  8c  le  fang  du  pauvre  peuple,  j'ai  regret  de  rem- 
ployer à  mon  entretien. 

XXI. 
Tchang  tchl  pe  étant  devenu  grand  Mandarin,  ne  changea  rien,  ni  à  fa 
Médiocrité,  table  ,  ni  à  fes  habits ,  ni  aux  ameublemens  de  fon  hôtel ,  8c  il  tenoit  fes 
domeitiques  dans  la  plus  grande  modeftie.  Vous  vous  trompez  ,  lui  di- 
foient  fes  amis:  en  évitant  la  dépenfe,  vous  croyez  vous  faire  la  réputation 
d'un  Magiilrat  intégre  :  mais  votre  frugalité  paflera  pour  une  épargne  Ibr- 
dide.  Croyez-moi,  mes  amis,  leur  répondit-il:  la  fortune  e 11  changean- 
te :  aujourd'hui  je  luis  emploie,  demain  mon  emploi  me  fera  enlevé  :  on 
pafle  aifément  de  la  difette  à  l'abondance:  mais  s'ell-on  accoiiturné  au  luxe 
8c  à  la  bonne  chère?  Qii'il  en  coûte,  s'il  faut  revenir  à  fa  première  médio- 
crité! Notre  vie  n'eft,  pour  ainfi  dire,  qu'un  jour:  faifons  en  forte  qu'elle 
foit  unie  8c  égale. 

XXII. 
Siti  moei  8c  Tangyii  étoient  unis  très-étroitement  ; 


Maxime 
pour  les 
Gens- 

d'Aff .lires. 


Eloge  de  la 


Amitié 
conlb.iUe 
récom.- 
penfée. 


avant  même  qu'ils  fuf- 
fent 


ET    DE   LA   TARTARIE    CHINOISE. 


3zp 


trances 
une  A/:"» 


fent  parvenus  aux  grands  emplois.  Siu  devoit  à  Tang  le  commencement  de 
fa  fortune,  l^ang  perdit  Hi  charge  :  il  defcendit  d'un  dégrc,  &  fut  oblige 
d'aller  fort  loin  ,  &  dans  un  très-méchant  poik-,  être  Mandarin  d'un  rang 
inférieur.  On  comprit  cju'il  étoit  mal  en  Cour  :  ainfi  il  iè  vit  tout-à- 
coup  abandonné  de  tous  fes  amis:  on  craignoit  de  paroître  avoir  eu  quelque 
liaiion  avec  lui.  Siu  moci  lui  marqua  la  même  affection  qu'auparavant.  Au 
départ  à'Taug  perfonne  ne  parut  pour  le  faluer.  Siu  moei  l'accompagna 
aflez  loin  de  la  ville  jufqu'au  premier  repoibir  qui  étoit  furie  chemin,  à 
une  lieuë  des  murailles:  &  là,  après  de  grandes  démonllrations  d'amitié, 
ils  fe  fcparérent.  Cet  attachement  fidèle  &  intrépide,  qui  devoit,  difoit-on, 
le  perdre,  vint  aux  oreilles  du  Miniltre.  Peu  de  jours  après  il  l'avança 
confidérablement  :  celui-ci  ne  fçavoit  quelle  pouvoit  être  la  caufe  d'une 
élévation  fi  fubite.  En  remerciant  le  Miniftre:  Seigneur,  lui-dit-il,  je 
a'ai  jamais  eu  l'honneur  de  paroître  en  votre  préfence,  6c  vous  me  comblez 
de  bien-faits.  Le  Miniftre  répliqua  ce  peu  de  mots:  je  vous  ai  donné  de 
l'emploi ,  parce  que  je  fuis  perfuadé  que  celui  qui  répond  fi  bien  aux  fer- 
vices  &  à  l'amitié  à'Tang^  ne  fçauroit  manquer  de  répondre  aux  faveurs  de 
fon  Prince. 

XXIII. 
Ly  ouen  p  étoit  paivenu  par  fon  mérite  &  par  fa  fcience,  aux  premières  Remon 
dignitez  delà  Cour:  il  y  conduifit  fa  mère.     Un  jour  revenant  du  palais  à  ^^nT' ^ 
fon  hôtel,   il  entra  avec  fes  habits  de  cérémonie  dans  l'appartement  de  fa  rc  à  fon 
mère,  pour  s'informer  de  l'état  de  fa  fanté  :  6c  l'ayant  trouvée  (ainfi  que  la    f''f- 
répréfente  l'eftampe  du  livre)  alîlfe  fur  un  tabouret,  occupée  à  filer.  Eh  ! 
quoi  Madame,  lui  dit-il,  devenue  maîtreflè  dans  la  famille  d'un  Grand  de 
la  Cour,  vous  filez.?  Elle  jettant  à  cesmots  un  profond  foupir,    s'écria: 
Le  Royaume  eft-il  donc  fur  fon  déclin  ?    Je  vois  qu'on  confie  le  gouverne- 
ment à  des  Mandarins  qui  parlent  comme  de  jeunes  gens  fans  expérience: 
ils  veulent  infpirer  une  vie  molle  &  oifive:rertez-là  un  moment,  &  écou- 
tez-moi.     Qiiand  le  corps  travaille,    l'efprit  eft  occupé  &  recueilli:    6c 
l'efprit  étant  appliqué  à  fon  devoir,  la  vertu  lé  forme  dans  le  cœur.     Mais 
vit-on  dans  l'oifiveté.''     Elle  conduit  au  libertinage:  le  libertinage  étouffe 
entièrement   la  vertu  :    6c  un  cœur  fans  vertu  fe  livre  bien-tôt  aux  plus 
grands  défordres.     Ne  voyons-nous  pas  qu'un  peuple  qui  habite  un  pays 
gras,  n'cft  nullement  induftrieux:  au  lieu  que  les  habitans  d'une  terre  mai- 
gre 6c  ftérilc,  Ibntaélifs,  adroits,  laborieux?  Avez-vous  oublié,  en  m'a- 
dreffant  la  parole  qui  vous  a  échappé,  que  nos  anciennes  Impératrices  tra- 
vailloicnt  de  leurs  mains  pour  l'uiage  des  Princes  6c  de  l'Empereur,  foit  à 
des  couronnes,  ibit  à  des  ceintures,  6c  que  les  femmes  des  Mandarins  a- 
voient  leur  occupation  manuelle  marquée  par  la  coutume?    Je  m'atten- 
dois  que  vous  feriez  le  premier  à  me  rappeller  le  fouvcnir  de  czi  anciens 
exemples:  6c  vous  me  dites  pourquoi  travaillez-vous?  Goûtez  plutôt  tran- 
quilement  les  plaifirs  de  la  vie,  à  prcfent  que  je  fuis  Grand  à  la  Cour.  Mon 
fils,  ce  langage  me  fait  craindre  que  notre  famille,    6c  le  nom  de  votre 
père,  ne  s'éteignent  avec  vous  :  penfez  y. 
"Xome  IL  Tt  On 


53=  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 
XXIV. 

TufUipi-  On  raconte,  en  plaifantant  fur  les  tireurs  d'horofcope,  (\\x&  Hong  vou  , 
nadeau  chef  de  la  précédente  Dynaftie  ,  qui  d'une  bafîé  naiffiince,  s'étoit  élevé 
Tireu«^  jufqu'au  Trône,  fit  chercher  avec  foin  dans  fon  vafte  Empire,  s'il  y  avoit 
d'Horof.  quelqu'un  qui  fût  né  précifément  au  même  moment  ,  ôc  fous  le  même  af- 
cope.  pect  des  aftres  que  lui.  Ce  parfait  rapport  fe  rencontra  dans  un  villageois  : 

il  fut  conduit  à  la  Cour.  L'Empereur  fut  furpris  de  le  von-  fi  pauvre;  & 
après  l'avoir  bien  queftionné,  il  apprit  que  ce  bon-homme  fubfilloit  par  le 
moyen  de  quinze  ruches  d'abeilles  qu'il  avoit.  Après  tout,  dit-il,  il  y  a 
de  la  reflemblance  entre  fon  fort  £c  le  mien.  Je  fuis  Empereur  de  quinze 
provinces,  &  je  n'ai  pas  plus  de  Rois  qui  relèvent  de  moi, que  cet  homme- 
ci  en  a  qui  dépendent  de  lui:  car  chaque  ruche  d'abeilles  a  fon  Roi,  6c 
ces  quinze  Rois  lui  paient  le  tribut  annuel  dont  il  fubfille.  La  conclufion 
fut  pourtant  que  les  tireurs  d'horofcope,  étoient  des  impofteurs. 

R    E    M    A    R    Q^U    E. 

C'eft  par  de  femblables  railleries ,  que  les  Lettrez  modérez  tournent  en 
ridicule  les  faulFes  feéles  :  le  commun  des  Lettrez  fc  contente  d'en  parler 
avec  mépris  ,  fans  leur  épargner  les  injures.  Revenons  à  l'auteur,  dont 
j'ai  tiré  ce  qui  regarde  la  manière  d'étudier. 

Extrait  du  Chapitre  des  Examens  particuliers  des  jeunes 
Etîidians  y   qui /ont  Sieou  ts cil  y   ou  qui  préten- 
dent à  ce  Grade. 

De  la  Né-    T     E  Gouverneur  de  la  ville  afiemblera  de  tems  en  tems  les  Lettrez  de  fa 
ceffiié  des    J[_^  juridi£tion  pour  les  examiner,  en  leur  donnant  lui-même  des  fujets  de 
Examens     compohtion.  Ces  aflemblées  ôc  ces  examens  ont  deux  fins. La  première,  eft 
tré's.  "'      de  faire  fleurir  les  lettres,  par  l'eftime  qu'on  témoigne  en  avoir  :  la  féconde 
eft  de  conduire  les  Lettrez  à  ce  point  de  droiture  &  de  perfedion,  qui  doit 
De  leur       êtro  le  fruit  principal  de  leur  étude.     Car  enfin,  par  ces  examens  réitérez, 
ils  s'affeétionnent  à  leur  devoir,  fur  tout,  lorfqu'ils  voient  que  les  Manda- 
rins du  lieu,  celui  qu'ils  honorent  comme  leur  père,  fe  fait  un  plaifir  de 
juger  de  leurs  pièces  d'efprit:  qu'il  marque  de  l'amitié  à  ceux  qui  fe  diftin- 
guent  par  la  capacité,  Se  plus  encore  par  les  bonnes  mœurs. 
Leurs  Quant  à  ceux  qui  n'ont  que  le  nom  de  Lettrez,  parce  qu'au  lieu  d'étu- 

Av.inta-  dier,  ils  paflent  les  jours  entiers  à  parcourir  les  audiences,  pour  un  gain 
S^^-  fordide  ÔC  fouvent  injufte  :   dans  ces  examens  ils  auront  de  quoi  rougir  du 

peu  de  progrès  qu'ils  ont  fait,  8c  cette  honte  les  fera  renoncer  à  ces  indi- 
gnes diUradions.  Voilà  les  avantages  de  ces  examens  de  tous  les  mois.  Mais 

au- 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  531 

aujour-d'hui  dans  la  fe6be  littéraire,  cette  ancienne  pratique  eft  prefque  a- 
néantie:  il  importe  de  la  remettre  en  vigueur. 

Pour  cela  il  faut  que  le  Gouverneur  de  la  ville  ordonne  aux  Mandarins 
des  Lettrez,  de  déterminer  chaque  mois  un  jour,  oii  l'on  s'aiîemblera  dans 
la  lalledes  leçons,  nommée M«  lun  tang  *.  Là  on  donnera  le  fujet  des  com- 
politions,  &  on  y  travaillera  tout  le  jour  fous  les  yeux  du  Mandarin.  Si  le 
Collège  de  la  ville  a  des  terres  qui  lui  foient  attachées,  on  prendra  fur  les 
revenus  dequoi  fournir  aux  repas ,  qu'on  y  donnera  aux  Lettrez  le  jour  de 
l'examen.  A  chaque  table  il  y  aura  quatre  plats ,  deux  de  viandes ,  &  deux 
de  légumes:  ils  mangeront  quatre  à  une  table  ;  à  la  collation  du  foir,  on 
donnera  deux  petits  pots  de^  vin  pour  chaque  table.  Je  fais  réflexion  que 
les  ctudians,  dans  un  de  ces  examens  de  la  ville, ne  feront  gueres  que  quel- 
ques  douzaines  :  ainfî  la  dépenfe  pour  une  aflemblée  montera  à  peu  prés  à 
deux  taëls,  6c  comme  au  fixiéme  mois  à  caufc  des  grandes  chaleurs,  &:  au 
douzième  à  caufe  des  grands  froids ,  il  n'y  aura  point  d'Académie:  tous  les 
frais  d'une  année,  pour  ces  repas  n'iront  gueres  qu'à  vingt  taëls.  La  fom- 
me  n'ell  pas  fi  confîdérable,  qu'un  Gouverneur  de  la  ville  ne  la  puifle  tirer 
de  fes  épargnes.  C'ell  à  lui  à  faire  publier  d'avance  le  jour  qu'il  y  aura  af- 
femblée  &  examen  :  il  en  donnera  avis  au  Mandarin  des  Lettrez  ,  &  l'invi- 
tera à  s'y  trouver.  Tous  les  jeunes  étudians  capables  de  faire  une  pièce  d'é- 
loquence, feront  admis  à  cet  examen. 

La  compofition  finie,  &  les  pièces  ayant  été  lues  6c  examinées  ,  on 
réglera  les  différens  dégrez  de  bonté  :  on  placera  hors  de  rang  celles  qui  fe- 
ront jugées  parfaites:  ôc  pour  entretenir  l'émulation,  on  choîfira  les  belles 
compofitions  du  premier  rang:  on  en  fera  graver  la  planche,  &on  les  im- 
primera: afin  que  le  travail  loiiable,  -inênle  d'un  jour,  ne  demeure  point 
lans  fruit  &  fans  récompenfe. 

De  plus  le  Mandarm  ne  manquera  pas  de  loiier  avec  diftinftion ,  ceux 
qui  à  la  capacité,  joignent  le  mérite  d'une  vie  polie  &  réglée.  Si  ce  font 
des  riches,  il  leur  donnera  quelque  témoignage  honorable  écrit  de  fa  main. 
Si  ce  font  des  gens  pauvres,  il  joindra  aux  louanges  quelque  préfent  d'ar- 
gent, afin  qu'ils  puiflent  fe  régaler.  Cette  conduite  fera  que  les  moins  ca- 
pables ié  reprocheront  leur  négligence,  dont  ils  fentiront  mieux  la  honte. 
Ils  s'animeront,  ils  s'efforceront  d'atteindre  à  la  perfeftion  des  autres:  & 
par  ce  moyen  ils  parviendront  à  être  d'excellens  Lettrez.  Je  ne  vois  gueres 
de  voye  plus  efiîcace  pour  faire  fleurir  les  lettres:  les  Gouverneurs  des  villes 
en  auront  la  gloire.  C'eft  ainfi  qu'ils  frayeront  le  chemin,  qu'ils  l'appla- 
niront,  &  qu'ils  y  conduiront  comme  par  la  main,  les  étudians  de  leur 
diftria. 


Leur  Di- 
redion. 


Du  Juge- 
ment des 
Compofi- 
tions. 


Des  Re'- 
co m  peu  Tes 
pour  les 
Compofi- 
tions. 


R  E  M  A  R  Q^u  E    fur  le  précédent  Chapitre. 

Ces  examens  font  appeliez  particuliers,  pour  les  diftinguer  des  examens 

gé- 
*  Elle  fait  partie  de  l'édifice  de  Confucius, 
Tt  2 


Suite  des 

Récom- 

penies 

pour  les 

Coropofi- 

tions. 


plaintes 
contre  les 
iieoii  tf'ti. 


Régie-, 
mens  à 
leur  fujet, 


35t  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

géncniux , que  fait  une  fois  chaque  année  le  Mindarin  d'une  ville  du  fécond  . 
2c  du  troifiéme  ordre  :  Se  enfuite  le  Mandarin  de  la  ville  du  premier  ordre , 
dont  ces  villes  dépendent.  Ce  double  examen  annuel  fe  fliit  dans  un  dif- 
trict,  pour  choîfir  les  jeunes  étudians,  qui  feront  admis  à  compofer  cette 
année-là,  devant  le  Mandarin  de  lettres  envoyé  exprès  de  la  Cour,  avec 
pouvoir  de  donner  le  grade  de  Sieou  tfûi,  c'eft-à-dire  de  Bachelier,  à  un  cer- 
tain nombre  pour  chaque  ville,  plus  ou  moins,  félon  l'étendue  du  dillricl, 
ou  plutôt  félon  la  multitude  des  étudians. 

Le  l^ao  de  la  ville  de  lao  tcheoii,  qui  eft  en  même  tems  Gouverneur,  ou 
plutôt  Intendant  de  deux  autres  villes  du  premier  ordre,  n'ayant  à  juger 
que  des  affaires  confidérables ,  a  plus  de  loifir  :  aulîi  fait-il  régulièrement 
ces  fortes  d'examens  particuliers.  C'eft  par-là  qu'il  fe  picque  d'imiter  les 
Cages  des  fiéclcs  paffèz. 

De  plus  ces  Tao  ,  ou  furveillans  de  trois  villes,  qui  feroient  une  grande 
province  de  France,  n'ont  pas  communément  occafion  d'amafTer  beaucoup 
d'argent:  ainfî  s'ils  n'ont  pas  à  la  Cour  un  puiflant  appui,  c'ell  par  leur 
feule  probité,  qu'ils  peuvent  monter  à  un  rang  fupcrieur.  Grand  motif 
pour  un  Chinois  de  faire  parade  de  fa  vertu,  &  de  fon  zèle  pour  le  bien 
public. 

On  fe  plaint  avec  raifon  dans  le  chapitre  précédent ,  que  les  Sieou  tfai  ne 
fongent  qu'à  parcourir  les  audiences,  6c  à  folliciter  des  procès  dans  les  Tri- 
bunaux :  plufieurs  ne  vivent  que  de  ce  métier  ,  6c  des  grâces  qu'ils  demaixlent 
aux  Mandarins,  dont  ils  peuvent  approcher  librement  à  caufe  de  leur  dé- 
gré  :  6c  de  ces  grâces  qu'ils  demandent,  ils  en  font  un  trafic  auprès  du  pe- 
tit peuple.  Certains  même  ne  vifent  au  degré  de  Lettrez,  que  pour  pou- 
voir faire  ce  commerce.  Les  Mandarins  intégres,  ou  fort  autorifez,  fe 
mettent  au-defliis  des  follicitations  des  Graduez  ,  refufent  leurs  vifites  6c 
leurs  requêtes.  Les  autres  Mandarins,  ou  par  foiblefle,  ou  par  crainte, 
les  ménagent ,  de  peur  qu'ils  ne  révèlent  leurs  injuffices  fécretes  aux 
Mandarins  fupérieurs.     Ainfi  leur  langue  6c  leur  plume  font  redoutées. 

L'Empereur  régnant  bien  inftruit  qu'il  y  avoit  en  effet  du  dcfordre  fur  ce 
point,  y  a  apporté  le  remède  le  plus  efficace,  pour  les  empêcher  de  fe  mê- 
ler d'aucune  affaire,  6c  de  paroître  dans  les  Tribunaux  fans  de  grandes  rai- 
fons  perfonnelles.  V.  Ils  cloivent  avoir  quatre  performes  qui  répondent  de 
leurs  mœurs  6c  de  leur  conduite.  z\  Ils  ne  peuvent  préfenter  au  Gouver- 
neiu"  des  lieux  aucune  requête,  même  pour  leurs  propres  affaires,  qu'elle- 
n'ait  été  vue  6c  approuvée  par  le  Mandarin  des  Lettrez,  lequel  s'il  ufoitde- 
(jpnnivçnçe ,  feroit  inf<iillibleraent  çaffé  de  fon  emploi. 


TfA' 


ET  DE  LA- TARTARIE    CHINOISE.  535 


TraduB'ion  du  Chapitre  Kiang  hio ,   on  modèle  que 
donne  l'Auteur  d'un  dtfcours  tel  qu'il  fe  peut 
faire  dans  le  Hio,    ou  Salle  des  AjJ em- 
blée s  des  Lettrez. 

LE  parfait  gouvernement  eft  fondé  fur  les  louables  coutumes ,  qu'on  fait   Sur  quoi 
régner  dans  un  Etat.     Pour  y  réuffir,  il  faut  travailler  à  rectifier  le   e(l  fondé, 
cœur  de  l'homme.     Veut-on  le  reétifier.?     Qu'on  lui  donne  l'intelligence   ^  ''°" 
de  la  doétrine  des  fages.     Il  ne  faut  pas  croire  qu'il  faille  la  chercher  bien   nen^ent" 
loin,  ni  qu'elle  foit  impoffible  ou  difficile  à  acquérir.   On  ne  propofe  point  cVun  Etat 
des  roules  écartées,  ou  extraordinaires,  où  l'on  ne  puifle  entrer  6c  marcher 
qu'avec  beaucoup  de  peine.     Cette  doélrinefe  réduit  aux  devoirs  du  Prince 
5c  du  fujet  :  des  pères  &  des  enfans  :  des  frères  aînez ,  h.  des  cadets  :  du  ma- 
ri 6c  de  la  femme  :  enfin  d'un  ami  à  l'égard  de  fon  ami.     Qu'on  remplifTe 
toutes  ces  obligations  parfaitement:  dés-la  nul  défaut,  nul  excès:  que  vou- 
droit-on  davantage?     Mais  fans  étude  on  ne  pénétre  point  la  raifon  qui  ré- 
gie &  qui  autorife  ces  maximes  :  &  fi  on  ne  la  pénétre  pas ,  on  ne  la  met- 
tra pas  en  pratique.     Au  refte  ce  qu'on  entend  par  la  raifon ,  eft  propre- 
ment l'attribut  du  'tien  *  :   les  talens  6c  les  lumières  qu'il  communique  à 
l'homme,  en  font  une  participation:   dans  le  Ticn^  cela  s'appelle  raifon: 
dans  l'homme,  on  le  nomme  vertu  ou  talens:  5c  mis  en  pratique  par  l'ac- 
tion on  lui  donne  le  nom  de  juftiee. 

Les  lumières  de  cette  raiibn  en  plufieurs,  c'eft  leur  volonté  6c  la  corrup- 
tion de  leur  cœur  qui  l'obfcurcit:  la  raifon  une  fois  obfcurcie  par  l'amour 
propre,  dès-là  la  vertu  du  cœur  de  l'homme  eft  mélangée,  6c  ne  fçau- 
roit  être  pure:  la  vertu  intérieure  n'étant  pas  pure  infailliblement  dans  la 
pratique,  on  ne  remplira  pas  tous  les  devoirs.  Ainfi  s'écartera-t-on  de  la 
jultice,  c'eft  pour  cela  que  Ly  king  j" ,  dit  fort  bien  :  l'étude  du  fage  eft  de 
croître  en  fagcfte,  5c  d'ajoiâter  connoiff.inces  à  connoifîances,  il  cherche  a 
s'inftruire,  5c  il  s'applique  à  examiner  ce  qu'il  a  appris:  il  aime  à  commu- 
niquer fes  lumières  aux  autres:  mais  il  s'y  tient  comme  dans  un  apparte- 
ment, dont  il  ne  fort  jamais  ;  fi  fcience  n'eft  point  ftérile:  la  piété  régie 
fa  conduite. 

EfFeftivement  le  défaut  d'inftruftions  fiit  qu'on  n'avance  point    dans 
la  vertu  :    6c  fi  l'on  n'eft  pieux  ,   on  ne  fera  jamais  parfait.     C'eft  donc   Ncceiîlj^j 
avec  raifon  que  le   texte  dit  ,    qu'il   fout  commencer    par    prendre  des  ti-^i^j",'-^ 
leçons,  8c  les  approfondir:  enfuite  viennent  comme    de  fource    les  ac- 
tions d'une  vie  réglée  par  la  piété.     Voilà  l'ordre  qu'il  fuit  néceffiiiremenc 

tenir  ; 
•*  Du  Ciel,  \  Livre  Canonique. 


Maximes 
pour  le 
Gouver- 
nement, 


Leçon 
que  fait  à 
fon  fils 
rao  en  lui 
remetant 
l'Empire, 


Néceffité 
de  tenir  le 
milieu  de 
toutes 
chufts. 


554  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

tenir;  exceller  d'abord  dans  la  théorie  de  la  lagefle,  en  forte  qu'on  n'ignoie 
rien:  enfuite  rentrer  dans  le  fond  du  cœur,  ôc  faire  que  toutes  les  vertus  y 
foient  pures  Se  fans  mélange  :  enfin  régler  tout  l'extérieur,  enforte 
qu'il  n'y  ait  aucune  aftion,  aucune  fonétion  de  nos  fens  qui  ne  foit 
dans  l'ordre. 

Mais  enfin  avec  des  inclinations ,  telles  que  les  ont  eues  nos  fages , 
cette  fagcflé  &  cet  état  de  perfeétion,  dont  je  viens  de  parler  ,  ne  s'ac- 
qucrera  jamais ,  qu'on  n'y  apporte  beaucoup  d'application  &  de  tra- 
vail. 

Le  même  T  king  dit  encore  :  fidélité  dans  les  vertus  communes  :  éxa£fci- 
tude  dans  les  difcours  ordinaires  :  droiture  parfaite  préfervée  de  la  vanité  6c 
de  la  corruption.  Qu'entendons-nous  par  ces  vertus  communes?  Si  ce 
n'cft  celles  qui  regardent  le  Prince  &  le  fujet  :  les  parens  &  les  enfans  : 
les  aînez,  &  les  cadets;  le  mari  Se  la  femme:  Se  enfin  les  amis  entre  eux. 
De  quels  difceurs  ordinaires  veut  parler  Ly  king?  Si  non  des  leçons  tou- 
chant les  devoirs  du  Prince  6c  du  fujet,  Sec.  Mettez  à  part  ces  obliga- 
tions Se  cette  dodtrine  ,  que  refte-t-il  dans  la  vie  civile ,  Se  dans  un  é- 
tat  qu'on  doive  pratiquer,  Se  qui  mérite  le  nom  de  fciencc:  Quant  à  ces 
mots  du  texte,  vanité^  corruption:  en  voici  le  vrai  fens:  voulez- vous  que 
la  raifon  Tien  ly^  qui  nous  vient  du  Tien  *,  nous  éclaire  par  des  lumières  tou- 
jours pures?  Prenez  garde  que  l'amour  ne  l'obfcurcifTe:  de  même  feconfer- 
ver  dans  une  parfaite  droiture,  ce  n'eft  autre  chofe  que  d'avoir  une  vertu 
pure;  ïiiais  pour  l'avoir  telle,  il  fluit  la  préierver  du  mélange,  que  la  propre 
volonté  féduite  par  les  paffions,  y  fait  entrer  imperceptiblement;  toute  au- 
tre explication  de  cet  endroit  du  texte,  n'en  rend  pas  le  véritable  fens. 

Parcourons  les  maximes  Se  la  doélrine  de  nos  grands  hommes  2^o,  Chun, 
Tu^  Tang,  Ven  'vang^  Tcheou  kong^  Kong  ifé'é  "f"  Se  nous  verrons  qu'ils  font 
tous  d'accord  fur  le  point  que  je  traite. 

Yao  ,  en  remettant  l'Empire  à  Cbun,  fur-tout,  lui  dit-il,  gardez  tou- 
jours un  jufte  milieu;  ce  jufte  milieu  confiftc  à  ne  donner  dans  aucune  ex- 
trémité ,  à  n'excéder  en  rien ,  à  ne  manquer  en  rien:  C/j««  à  fon  tour ,  en 
lailTant  le  gouvernement  à  Tu,  lui  fit  cette  belle  leçon.  Le  cœur  de  l'hom- 
me eft  de  fon  fonds  fujet  à  mille  périls  Se  à  mille  égaremens  ;  le  centre  de 
la  vérité  eft  comme  un  point  prefque  imperceptible  :  donnez  donc  toute 
votre  attention  à  cette  grande  maxime.  Gardez  en  tout  unjufie  milieu.  Par  le 
cœur  de  l'homme  on  entend  fes  penchans  Se  fes  affeârions  pour  les  chofes 
fenfibles.  Le  centre  de  la  vérité  ,  c'elt  la  droiture  de  fon  ame  :  l'attention 
que  demande  Chun  ,  c'eft  l'examen  rigoureux  des  inclinations  les  plus  fé- 
crettes  :  en  être  le  maître,  c'eft  avoir  acquis  la  droiture;  Se  quand  on  la 
poflcdc  ,  on  ne  lui  donne  jamais  la  moindre  atteinte  par  des  vues  intérefTées 
touchant  les  chofes  fenfibles  qui  réveillent  les  paflions. 

C'eft  pourquoi  le  texte  dit  :  le  centre  de  la  raifon  qui  doit  nous  guider 
par  le  rayon  qui  en  part,  eft  infiniment  délié  Se  fubtil.  Si  l'homme  a  apr)ris 
à  fur  monter  les  périls  de  fon  cœur,  de  fon  amour  propre:  il  fera  en  état 

de 

*  Du  Ciel.  t  Confuciu?. 


I 


ET    DE    LA    TARTARIE    CHINOISE.  355- 

de  tenir  en  tout  un  jufte  nailieu  :  il  ne  panchcra  pas  plus  d'un  côté  que  d'un 
autre:  il  fera  lans  défaut  ôcaccoinpli:  Chtin^  en  rapportant  cette  grande 
leçon  qu'il  avoit  reçue  à'Tao,  tene^  le  milieu,  apprend  de  plus  commcat 
on  arrivera  à  ce  haut  point  de  perfeftion. 

R   E    M   A    R   (i.U   E. 

L'auteur  continue  à  expliquer  les  maximes  des  autres  grands  hommes  : 
fur-tout  il  montre  que  c'eft  dans  le  fonds  la  même  doélrine,  6c  qu'elle  fe 
réduit  à  ce  qu'il  a  avancé  dès  le  commencement  de  fon  difcours  académique. 
Il  eft  trop  long  pour  le  rapporter  tout  entier  :  ce  qui  en  eft  traduit,  fuffit 
pour  faire  connoîtrele  rapport  des Philofophes Chinois,  avec  lesPhilofophes 
Grecs  ôc  Romains.  Il  auroit  fallu ,  pour  mieux  alfûrer  ce  jugement , 
qu'on  eût  pu  rendre  les  beautez  du  iliie  Chinois,  vif,  ferré,  Ôclublimc, 
dans  ces  fortes  de  compofîtions.  Tout  ce  qu'on  a  traduit,  eft  contenu  en 
vingt-trois  lignes ,  dont  chacune  a  feulement  vingt-deux  caraétéres ,  êc 
dont  plufieurs  pris  chacun  en  particulier,  prél::utent  aux  yeux  Chinois  une 
métaphore  très-vive,  mais  trop  outrée  pour  la  Langue  Françoife. 

Tradu^'ion  du  Chapitre  où  ejî propofé  le  Projet^    &"  les 
Régleme^s  d'une  Académie ,  ou  Société  de  Sçavans, 

CE  qu'on  fe  propofe  par  le  deflein  d'une  Académie,  c'cft  de  rendre  les   But  des 
gens  habiles  dans  la  fcience  de  leur  propre  nature  ,    &  faire  en  forte  Acadé- 
qu'ils  deviennent  les  imitateurs  de  nos  anciens  fages.     Pour  en  venir  là,  il   ^nies. 
faut  s'appliquer  entièrement,  conftamment  &  méthodiquement  &  vouloir 
approfondir  les  chofes  dans  le  recueillement,  fans  fonger  à  fe  faire  au-de- 
hors  un  vain  nom,  pour  joiiir  au  plutôt  de  la  réputation  &  des  honneurs 
de  fçavant. 

J'ai  recherché  dans  leur  fource  les  réglemens  de  ces  fortes  d'Académies 
des  fiécles  paflcz:  j'en  remarque  trois  qui  ont  eu  de  la  réputation,  aufquel- 
les  on  peut  joindre  une  autre  plus  récente,  qui  a  aufli  des  pratiques  utiles. 
Je  vais  ramaflèr  les  réglemens  qui  m'ont  paru  les  plus  beaux.      Ce  foin 
épargnera  la  peine  de  les  débrouiller  dans  des  livres  entiers,  où  ils  font  ré- 
pandus.   Les  Mandarins,  mes  Collègues,  profitant  de  mon  recueil,  pour- 
ront dans  leurs  diih'iéts  avoir  la  gloire  de  former  ces  admirables  établiffe- 
mens:    ils  engageront  les  perfonnes  vertueufes  6c  fçavantes,  à  contribuer  Projet 
à  un  fi  beau  projet.     Un  jour  ces  Académies  donneront  des  gens  du  pre-   d'une  Aca- 
mier  mérite.  Malgré  mon  infuffifance,  je  me  flatte  déjà  d'y  avoir  contri-   °^""^- 
bué:  6c  je  penfe  avec  plaifir,  que  les  fages  élèves  de  ces  fociétez  pourront 

:_r„_/:i-, ,r  ,     ^  &  faire  rcvivrc  Ics  plus  belles  coû- 

tumes. 


Régk- 
mcns  pour 

cet  Etablii- 
fcment. 


Qualités 
nécelTaires 
pour  y 
être  ad- 
mis. 

Première 
Qualité. 


?55  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

tûmes.  Que  cette  penfée  me  donne  de  joie!  C'cll  avec  la  plus  profonde 
vénération,  que  je  vais  rapporter  les  difFérens  réglemens,  tels  que  je  les  ai 
tirez  dos  écrits  de  nos  iages  maîtres  :  chacun  pourra  choîfir  dans  ce  reciieil , 
ce  qu'il  jugera  le  plus  convenable  au  defîein  que  je  propofe.  Je  réduis  ces 
réglemens  au  nombre  de  douze. 

Les  qualitez  néceflaires  pour  être  admis  dans  l'Académie, font  l'eftime  & 
l'attachement  qu'on  doit  avoir  pour  la  vraie  doftrine  *.  Pour  parvenir  à 
être  fçavant  6c  vertueux ,  il  £xut  avoir  une  haute  idée  de  la  do6trme  de  nos 
fages,  6c  rapporter  Ion  étude  à  marcher  fur  leurs  traces,  leurs  ouvrages 
ont  pour  but  la  pratique:  la  vertu  des  Académiciens  doit  faire  honneur  au 
lieu  où  ils  s'afTemblent.  Ainfi  les  Chefs  de  l'Académie  n'y  admettront 
que  des  gens  qui  auront  du  zèle  &  de  l'ardeur ,  pour  devenir  des  Let- 
trez  confommez,  de  fidèles  &  de  nobles  copies  de  nos  anciens  maîtres,  ôc 
de  dignes  modèles  pour  les  étudians,  qui  viendront  après  eux.  Quiconque 
fera  convaincu  de  parler  avantageuicment  des  deux  iCLles  de  Fo  Se  de  Lao , 
&  d'avancer  témérairement,  que  leur  doctrine  convient  pour  le  fond  avec 
le  lu  kiaOf  ou  la  fede  littéraire  :  quoique  de  telles  gens  loiient  d'ailleurs 
en  public  la  doftrine  de  l'Empire,  on  doit  les  regarder  comme  de  fécrets 
partifans  de  ces  hérélles,  &  juger  qu'ils  en  font  infeftez  :  ainfî  ils  ne  doi- 
vent point  être  admis  au  nombre  des  Académiciens. 


Princires 
lies  Sedes 
de  F»  &  de 
Lao. 


Seconde 
Qualité. 


R   E    M    A    R    (i.U    E. 

Les  deux  feftes  de  Fo  Se  de  Lao  donnent  pour  principe,  êc  pour  fin  de 
toutes  fortes  de  chofes ,  le  vuide  &  le  néant.  Ainfi  leur  idolâtrie  en  vers 
Fo  6c  Lao  conduit  à  l'athéifme  ceux  qui  approfondirent  les  myftéres. 
Ceux  qui  difent  à  la  Chine,  que  la  fefte  littéraire,  6c  la  feftc  de  Fo  6c  de 
Lao  ne  font  qu'un,  San  kiao  y  kiio,  font  de  Confucius  une  idole,  qu'ils 
placent  avec  les  idoles  de  Fo  6c  de  Lao  :  cela  eft  rare  6c  en  horreur  parmi 
les  Lettrez:  les  Mandarins  y  mettent  ordre,  fi  on  les  en  avertit,  6c  punif- 
lênt  les  auteurs. 

II. 

Seconde  qualité  pour  être  admis:  une  réputation  faine,  6c  une  fincére 
application  à  tous  fesdevoirs.  Les  gens  de  lettres,  qui  dans  leur  domeftique 
font  parfaitement  obéiiïans  à  leurs  parens,  refpeêtueux  pour  leurs  aînez, 
qu'on  voit  au  dehors  réièrvez  dans  leurs  paroles,  fincéres  dans  leurs  maniè- 
res, intégres  6c  réglez  dans  leur  conduite,  attachez  fcrupuleufement  à 
Tancienne  doébrine:  enfin  loiiez  généralement  des  parens,  amis,  6c  voi- 
iins  :  voilà  les  pcrfonnes  qu'on  doit  aggreger. 

Troi- 


♦  Par  oppofition  aux  héréfies  Ytouan,  nommément  dcî  feéles  idolîtres  des  Bonzes, 
des  r«»  sfe,  qui  depuis  long  tems  ont  inondé  la  Chine. 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE,  337 

III. 

Troifiéme  qualité  pour  le  choix  des  fujets.  Que  ce  foit  des  Lettrez 
retirez  6c  défintéreflez  :  tous  ces  efprits  broiiillons,  intngans,  6c  tumul- 
tueux, peu  jaloux  de  la  réputation  d'un  homme  d'honneur,  qui  pour  un 
intérêt  lordide  courent  fans  cefle  les  Tribunaux,  le  mêlent  de  cent  affaires 
{bavent  injuftes,  employent  ou  fuggerent  mille  fourberies,  £c  qui  à  peine 
fçavent  dire  une  parole  de  vérité:  ces  grands  parleurs ,  gens  fans  retenue, 
6c  dont  la  conduite  déréglée  fait  un  fi  grand  tort  à  la  réputation  de  la  fccte 
littéraire,  qui  cherchent  à  entrer  dans  l'Académie,  pour  fe  faire  un  nom,  6c 
qui  enflez  d'une  vaine  éloquence,  fe  propoi^ent  d'y  dominer  iur  tous  les  au- 
tres :  tous  ces  gens-là  en  feront  exclus  ,  6c  l'on  ne  fouftrira  point  qu'ils 
prennent  place  parmi  les  Académiciens. 

IV.. 

On  doit  examiner  rigoureufement  ceux  que  l'on^  y  aggrege.  Qiiand 
t^uelqu'unfouhaittera  d'entrer  dans  cette  focieté,  il  faut  qu'un  des  anciens 
le  préicnte.  Dabord  il  le  fera  connoître  au  iyndic  :  celui-ci  en  parlera  au 
prefident  de  l'Académie,  qui  fera  les  perquifîtions  nécelfaires  fur  la  vérité 
des  informations  données  par  l'introdufteur  :  s'il  les  trouve  favorables  6c 
fûres,  il  confentira  qu'il  Ibit  aggrcgé.  Alors  il  offre  un  billet  de  vifite  où 
eft  fon  nom  6c  ion  i'urnom  au  prefident,  qui  lui  marque  le  jour  qu'il  doit 
venir,  6c  auquel  il  aura  rang  dans  l'aflembléc. 

Comment  on  doit  retrancher  du  corps  les  membres  gâtez,  pour  préve- 
nir ce  qui  pourroit  nuire  au  bon  ordre  de  l'Académie.  Il  peut  arriver  qu'il 
y  en  ait  dont  la  vertu  ne  foit  pas  de  durée,  qui  viennent  à  fe  déshonorer , 
en  manquant  aux  devoirs  les  plus  eflcntiels,  6c  qui  par  contre-coup  flétris- 
fent  le  corps  dont  ils  ibnt  membres  :  qui  dans  les  aflemblées  ne  faflent  que 
peu  de  cas  des  ftatuts  :  6c  qui  hors  des  aflemblées  foient  vains,  orgiieilleux , 
diflblus,  railleurs,  fourbes:  en  un  mot,  qui  ne  fe  règlent  que  par  les  fauflcs 
maximes  du  fiécle.  Les  Académiciens  tiendront  confeil  fur  de  tels  aggre- 
gez  :  ils  effaceront  leurs  noms ,  6c  ne  leur  permettront  plus  d'entrer  dans  les 
aflemblées.  Déplus,  on  examinera  tous  ceux  de  la  compagnie,  qui  au- 
ront été  leurs  introdufteurs,  6c qui  fe  feront  faits  leurs  cautions:  6c  on  ver- 
ra par-là  de  quel  poids  doit  être  leur  témoignage. 

Sur  la  confl:ruction  de  l'édifice  où  fe  tiendra  l'aflemblée.  Le  Mandarin 
de  la  ville  choîfira  un  vafte  terrain,  dont  la  fituation  foit  fiine  6c  agréable. 
Enfuite  on  amaflera  dequoi  conftruire  le  bâtiment  :  félon  les  fonds  qu'on 
aura,  on  en  tracera  le  plan  plus  ou  moins  magnifique:  dans  la  falle  du  mi- 
lieu 'Tchong  tang^  qui  efl  après  celle  des  aflemblées,  on  mettra  la  tablette  de 
Confucius  :  après  quoi  fuivra  une  cour,  6c  une  troifiéme  falle  Hmi  tang^ 
où  les  Académiciens  iront  fe  délalTer  ,  6c  prendre  enfemble  leurs  repas. 
Qiiant  à  la  dépenfe  pour  la  nourriture, ou  ce  feront  les  Académiciens  riches 
6c  diftinguez,  qui  y  fourniront  généreufement:  ou  chacun  à  fon  tour  fera 
les  frais:  ou  plutôt  ils  s'uniront  enfemble,  pour  faire  un  fonds  d'argent  un 
peu  confidérable,  dont  on  achètera  des  teiTes  affeétces  à  l'Académie;  c'eft 

Tome  II.  •  Vv       ■    '^  le 


Troifiéme 
Qualité 
pour  être 
admis  dans 
l'Acadé-, 
raie. 


Quatrième 
Qualité. 

Examen 
de  ceux 
qui  de- 
mandent 
d'y  être 
admis. 


Comment 
on  doit  en 
retrancher 
les  Mem- 
bres gâtéî. 


Conflruc- 
tion  du  bâ- 
timent 
pour  les 
AfFem- 
blées. 


^58  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

le  moyen  que  rien  ne  manque  à  cet  ctabliircmcnt,  6c  qu'il  fe  maintienne 
lone-teras. 

VIL 
Du  Cou-  Sur  le  gouvernement  de  l'Académie.  Voici  ce  qui  me  paroît  de  plus 
vernement  propre  à  lui  donner  du  luftre.  Lorfque  tout  le  corps  des  Académiciens 
déinie*^^'  s'afîémblera  pour  la  première  fois,  le  Mandarin  de  la  ville  fe  rendra  en  per- 
forîne  &  en  cérémonie  au  lieu  deftiné  aux  Académiciens,  avec  un  billet  de 
vifîte,  6c  des  préfens  de  foyeries.  Etant  fur  le  feiiil  de  la  porte,  il  invitera 
d'une  manière  civile  les  Académiciens  à^  entrer ,  on  choîfira  le  plus  diftin- 
gué  par  fon  mérite ,  6c  on  l'établira  préfident,  6c  chef  de  cette  fociété  de 
lettres  Hoei  tfun  :  fous  lui  tiendra  le  fécond  rang  un  Hoei  tchang  ou  fyndic. 
Ce  doit  être  un  homme  d'âge,  6c  qui  ait  de  la  politeffe.  Le  préfident  au- 
ra pour  l'aider  dans  fon  emploi  deux  afleffeurs  un  peu  moins  âgez  que  le 
fyndic,  gens  également  aftifs  6c  habiles  :  ils  s'appelleront  Hoei  tcbing.  Le 
fyndic  aura  de  même  deux  affiftans  d'un  âge  mûr  6c  d'une  force  fanté  :  fur- 
tout  d'une  capacité  proportionnée  à  leur  emploi  :  leur  titre  fera  Hoei  tfan. 
Ce  fera  à  eux  à  recevoir  avec  honnêteté  les  étrangers  ,  qui  viendront  à 
l'Académie.  Les  afleflcurs  du  préfident  6c  du  fyndic  doivent  traitter  de 
concert  les  affaires  du  corps  :  enfin  on  choîfira  deux  jeunes  gens  intelligens^, 
actifs,  fages,  6c  appliquez:  leur  titre  fera  Hoei  tang  *.  Ce  font  eux  qui 
porteront  les  paroles,  6c  les  ordres,  6c  qui  exécuteront  au-dehors  les  diffé- 
rentes commifllons  de  l'aiTemblée. 

VIII. 
jour  ces         Arrêter  les  jours  d'aflemblée:  chaque  mois  il  fe  tiendra  deux  aflemblées: 
Affem-       il  faudra  fixer  ce  jour  d'avance.     Alors  tous  fe  rendront  au  lieu  ordinaire  ,. 
blees.  pour  y  entendre  les  difcours  qu'on  y  prononcera.    Cet  exercice  commence- 

ra vers  les  dix  heures  du  matin,  6c  fera  continué  jufqu'à  quatre  du  foir  qu'on 
fe  retirera. 

IX. 
Rang  des         Règlement  fur  le  rang  des  affiftans.     Les  Académiciens  qui  affilieront 
Affiftans.     aux  aflémblées,  prendront  place  dans  la  falle,  félon  leur  âge.     Quant  aux 
étrangers,  qui  les  honoreront  de  leur  préfence,   on  leur  cédera  en  cette 
qualité  les  premiers  fiéges.     Pour  ce  qui  eft  des  membres  de  l'Académie, 
c'eft  la  fupériorité  des  années,  qui  réglera  leur  rang,  6c  l'on  n'aura  égard 
ni  à  la  nobleflé,    ni  aux  rtchefles,  ni  aux  autres  prérogatives  des  Acadé- 
miciens.    De-là  il  arrivera  un  bien  confidérable:    c'eft  qu'on  ne  fongera 
pas  a  préfcntcr,  pour  être  aggregez  à  cette  fociété,  des  gens  fiers,  orgiieil- 
leux,  entêtez  de  leur  mérite,  pleins  d'eux-mêmes,  6c  par  conféquent  bien 
éloignez  de  vouloir  avec  un  cœur  docile  s'appliquer  fortement  à  la  recher- 
che de  la  vérité. 
Matières  X. 

qu'on  y  On  déterminera  les  matières,  qui  fe  traitteront  dans  la  prochaine  afiera- 

^„;.  ►„;_    ^^^^      C'eft  le  préfident  qui  propofera  trois  différens  fujets,  fur  lefquels  on 

travaillera:  le  premier  concernera  les  livres  claiTiques  ;  le  fécond  fera  fur  la 

aa- 
.*  C'efl  à  peu-près  comme  bedsat!. 


doit  trai- 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


3?î> 


nature  6c  le  cœur  de  l'homme  6c  fur  l'hiftoire  :  enfin  le  dernier  fujet  fera 
desrits,  de  l'éloquence,  Se  du  bon  gouvernement.  Ces  fujers  étant  arrê- 
tez par  le  préfident,  il  en  conférera  avec  le  fyndic  6c  les  autres  qui  font  en 
charge,  afin  d'établir  en  général  le  fond  de  doétrine  de  chaque  iujet.  En- 
fuite  cinq  jours  immédiatement  avant  celui  de  l'aflemblée,  il  communique- 
ra à  tous  les  Académiciens  les  matières  déterminées.  Cette  précaution 
mettra  chacun  des  Académiciens  en  état  d'aprofondir  le  fujet  6c  de  le  trait- 
ter  fçavamment  6c  clairement:  lorfqu'ils  feront  arrivez  dans  la  falle,ils  con- 
féreront enfemble  ,  6c  fe  propoiéront  leurs  difïicultez  les  uns  aux  autres  : 
c'ell-là  le  moyen  de  croître  6c  de  profiter  dans  les  fciences, 
X  I. 

Remarquer  avec  foin ,  6c  communiquer  avec  fidélité  fes  différentes  viiés. 
Grande  ouverture  de  cœur.  C'eft  dans  les  cœurs  des  hommes  qu'il  faut 
chercher  la  fagefle  :  c'ell  là  qu'elle  réfide:  6c  c'efl  par  les  aétions  qu'elle  fe 
prouve  6c  fe  manifefte.  Il  leroit  bon  que  les  Académiciens  fe  communi- 
quaflent  avec  candeur  les  uns  aux  autres,  ce  qu'à  chaque  jour  ils  ont  fait 
d'une  affemblée  à  l'autre,  6c  même  leurs  vues  6c  leurs  fentimens  intérieurs. 
A  cette  fin  il  faudroit  être  exaét;  à  mettre  tout  cela  fur  le  papier;  ce  cahier 
s'appelleroit  journal  de  ce  qu'on  a  appris  ou  fait  tel  6c  tel  jour.  Quant  aux 
allions,  on  écriroit  fidèlement  fur  fon  livre  les  bonnes,  Hoe  chen  ^  6c  les 
màuvaifes,  Hoei  km.  Enfuitc  le  jour  de  l'affemblée,  l'entretien  étant  fini, 
chacun  tireroit  fes  mémoires,  6c  en  feroit  part  aux  autres:  ce  feroit  la  ma- 
tière d'une  différtation  utile.  Cet  examen  étant  continué  durant  quelque 
tetns,  on  verroit  augmenter  confidérablement  6c  fes  lumières  6c  fes  forces 
pour  le  bien  :  les  défauts  de  l'efprit  6c  du  cœur  peu  à  peu  fe  réduiroient 
prefque  à  rien.  Ce  point-ci  ell  pour  vous  autres  Lettrez  d'une  conféquen- 
ce  infinie,  foit  par  rapport  à  la  perfcélion  des  Iciences,  foit  pour  l'acquifi- 
tion  de  la  vertu, qui  demande  tous  nos  foins  6c  toute  notre  application.  Que 
fi  dans  cette  pratique  on  ne  fonge  qu'à  exaggerer  le  peu  de  bien  qu'on  aura 
fait, 8c  à  déguiferjou  même  cacher  le  mal:  ii  l'on  ufe  de  paroles  artificieu- 
fes,  qu'avance-t-on.'  On  apprend  à  devenir  un  trompeur  d'habitude.  De 
tels  gens  ne  parviendront  jamais  ,  6c  l'on  peut  conclure  de  leur  procédé , 
qu'ils  demeureront  toujours  dans  leur  ignorance  6c  dans  leurs  imperfeélions. 
A.  1  I . 

Diverfes  régies  de  mœurs  pour  les  Académiciens,  v.  Qii'ils  refpeétent 
ceux  qui  leur  font  inférieurs,  6c  par  la  condition  6c  par  le  mérite,  c'eft 
pourquoi  ils  s'appliqueront  à  déraciner  l'orgiieil  du  cœur.  V.  Qii'ils  efti- 
ment  la  vraie  apathie  *  6s:  ainfi  qu'ils  travaillent  à  détacher  6c  à  vuider  leur 
cœur  de  toute  mauvaife  aftéftion.  3°.  C'eft  la  conftance  qui  fait  le  vrai 
mérite  de  la  vertu  :  banniflbns  donc  du  cœur  la  parefTe.  4°.  Le  propre  de 
l'homme  eft  d'être  libre  dans  fes  choix  :  par  conféquent  réprimons  les  fail- 
lies ,  les  impétuofitez  ,  les  trop  grands  empreficmens.  f '.  La  paix  6c  la 
tranquilité  de  l'ame  eft  d'un  grand  prix.  Ne  permettons  point  à  notre  cf- 

prit 

*  L'apathie  des  Bonzes  qui  eft  généralement  pour  tout,  eft  condamnée. 
Vv  Z 


Néceflué 
d'y  com- 
muniquer 
fes  Projets, 


Régies  de 
Morale 
pour  les 
Académi- 
ciens. 


Néceffité 
d'indiquer 
ks   matiè- 
res qu'où 
devra  y 
tiiiitter. 


540  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

prit  d'être  errant  6c  vagabond.  6".  L'ame  de  la  converfation  &  du  com- 
merce, c'cft  la  droiture  :  pour  y  ari-iver ,  foyons  en  garde  contre  la  rule  & 
l'artifice.  7".  On  doit  avou-  l'ame  grande  :  ainli  point  de  partialité.  8".  Il 
faut  modérer  les  délhs  du  cœur  :  combattons  la  concupitcence  du  nôtre. 
p'.Qii'on  foit  réglé  dans  fa  dépenfe  :  c'eft  pourquoi  nul  talle.  10'.  La  beauté 
du  naturel ,  c'elt  une  humeur  paifible:  le  vice  oppofé  qui  eft  à  retrancher, 
c'eft  la  colère.  11°.  L'homme  eft  principalement  tait  pour  la  Ibciété  :  qu'il 
ait  foin  de  fermer  toute  entrée  à  l'envie.  12.  Enfin  le  propre  de  la  fcicnce 
eft  de  vouloir  toujours  s'élever  ;  ainfi  regardons  comme  un  mal,  un  cœur 
qui  le  borne  fie  fe  limite  aifément. 

Voilà  douze  régies  de  mœurs,  qui  renferment  la  perfection.  J'ajoute 
que  quand  on  propofera  cinq  jours  avant  l'aflemblée,  les  iujets  qu'on  y  doit 
traitter  :  cela  fe  doit  faire  fur  une  tablette  verniflée,  qu'on  fufpendra  dans 
un  endroit  de  la  lalle  des  conférences.  Au  même  tems  il  faut  en  donner  avis 
aux  Lettrez,aux  graduez  du  dehors.  Se  même  à  ceux  qui  font  un  peu  plus 
éloignez:  afin  qu'étant  inftruits  des  matières,  ils  puiflent  s'y  préparer,  s'ils 
fouhaittcnt  affilier  à  l'afiemblée  ,  &  par-là  être  plus  en  ctat  de  juger  de  ce 
qu'on  dira ,  èc  de  propofer  eux-mêmes  leurs  vues  iur  les  fujcts  en  queftion . 


DE   LA   LITTERATURE    CHINOISE. 


Préfcreiice 
desLettres 
fur  les  Ar- 
mes A  la 
Chi.ne. 


A  quoi  fe 
reduifent 
les   Scien- 
ces des 
Chinois. 


CO  M  M  E  les  lettres  font  plus  eftimées  que  les  armes  dans  tout  l'Empi- 
re ,  6c  que  les  premières  dignitcz  du  gouvernement  politique  ne  fc 
donnent  qu'à  des  perionnes  lettrées  :  les  icienccs  y  ont  toujours  été  culti- 
vées. On  n'oferoit  dire  que  c'eft  avec  beaucoup  de  fuccès,  du  moins  fi  l'on 
en  juge  par  leurs  livres ,  &:  par  les  connoiflànces  de  leurs  fçavans  :  ce  qui 
peut  venir,  8c  du  peu  d'attention  qu'on  a  toujours  eu,  de  récompenier 
ceux  qui  excelloient  dans  les  fciences  abftraites,  &  peut-être  du  tems  con- 
fidéraole  qu'ils  font  obligez  de  donner  à  l'intelligence  de  leur  Langue,  dont 
les  figures  6c  les  caraétéres  font  prefque  infinis  :  puifqu'il  y  en  a  autant  de 
différens  qu'il  y  a  de  termes  6c  de  noms  diffcrens  des  chofes  qu'ils  veulent 
exprimer. 

Leurs  fciences  fe  réduifent  à  fix  principales:  fçavoir  la  connoiflince  de 
leur  Langue,  dont  nous  avons  déjà  parlé  ;  la  Philoiophie  foit  naturelle, 
foit  morale  :  les  Mathématiques ,  6c  fur- tout  l'Aftronomie  :  la  Médecine , 
l'Hiftoire,  6c  la  Poéfie. 

La  profonde  paix,  dont  ils  ont  prefque  toujours  joiii,  cc  le  peu  de  com- 
merce qu'ils  ont  eu  avec  les  autres  nations,  dont  ils  ont  voulu  être  féparez 
par  des  défei,ifes  exprcflés  de  ibwir  de  l'Empire,  6c  d'y  admettre  aucun  é- 
tranger,  les  ont  attachez  à  l'étude  6c  aux  arts,  qui  peuvent  contribuer  aux 
comnaoditez  de  la  vie. 

Les 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  ^4r 

Les  fcicnces  les  plus  recherchées  parmi  ces  peuples,  Ibnt  la  parf-iite  con-   QusUis 
noiilance  de  leur  Langue-, des  Loix,de  rHill:oire,&  la  Philofophie  morale:    '«"f  les  • 
parce  que  ce  ibnr  les  voyes,  par  lefquelles  ils  peuvent  parvenir  aux  prcmié-   Sciences  le 
res  charges.  Nul  ne  peut  être  reçu  au  nombre  des  Docteurs,  s'il  n'entend   ctochéei 
bien  la  Langue,  s'i]  n'en  forme  partaitement  bien  les  caraftéres,  &  s'il  n'eft  des  Clu- 
capable  de  compoler  un  difcours  élégant  fur  les  principales  maximes  de  leur  "^'^^ 
Morale,  &  du  gouvernement,  qui  le  tirent  toujours  des  livres  qu'ils  appel- 
lent canoniques. 

Il  s'eft  fiiit  une  infinité  de  commentaires  fur  ces  livres.  Ce  font  ces  com- 
mentaires qui  les  occupent  durant  plufieurs  années,  pour  fe  rendre  fçavans 
6c  habiles  dans  la  politique  èc  dans  la  fcience  des  moeurs ,  qui  ell  en  effet  la 
fcience  la  plus  propre  de  l'homme,  puifqu'elle  regarde  direélement  fa  con- 
duite, &  les  moyens  de  le  rendre  parfait  félon  fon  état  6c  fa  condition-. 

On  voit  que  dès  la  fondation  de  l'Empire  les  Chinois  s'appliquoient  à    Les  Mx^ 
l'étude  des  Mathématiques,  6c  particulièrement  de  l'Allronomic.  11  y  avoit   '^^™''"- 
dès  ce  tems-ià  des  gens  habiles,  entretenus  par  l'Empereur,  qui  faifoient   falueuT 
des  obfervations,  qui  calculoient  les  éclyplés,  6c  qui  étoienc  récompenfez,,  ocupation 
ou  punis  à  proportion  qu'ils  avoient  réuiîi.     Dans  la  fuite  la  fuperllition  a  ''"J''  f"^"* 
encore  augmenté  l'application  à  cette  étude,  parce  que  plufieurs  font  per-   [!p'°"  '^'^ 
fuadez  que  les  événemcns  dépendent  de  la  difpofition  du  ciel  :  qu'il  y  a  des 
tems  heureux ,  6c  des  tems  malheureux  :  6c  qu'il  ell  important  à  chacun 
de  bien  obferver  la  diverfité  6c  la  différence  de  ces  tems,  pour  les  entrepri- 
fes  des  voyages ,  des  traitez,  des  négociations,  6c  des  mariages ,  pour  s'al- 
ler préfenter  au  Gouverneur  6c  à  l'Empereur,  afin  d'en  obtenir  des  grâces.    Calendrier 
6c  pour  autres  chofes  fcmblables.     Tous  les  ans  on  publie  un  calandrier  aux    '"^"'^^'• 
frais  de  l'Empereur,  dans  lequel  les  Officiers  fubalternes  du  Tribunal  des 
Mathématiques,  afin  de  le  vendre  plus  cher,  ne  manquent  pas  d'inférer 
ces  jours  heureux  6c  malheureux,  qu'ils  dilHnguent,  félon  les  principes  de 
leur/Affrologie  judiciaire.  j      „.. 

La  nécefîité  a  introduit  parmi  eux  la  Médecine,  comme  parmi  les  au-  nois  font 
très  nations.  Ils  ont  grand  nombre  de  traittez  fur  cette  matière  ;  maïs  en  nches  en^ 
quoi  ils  fe  diftinguent  davantage ,  c'ert  dans  la  connoiflance  particulière  ^raittés 
qu'ils  ont  du  pouls,  pour  diftingucr  les  maladies^  6c  les  remèdes  qui  leur  cfn^^'^* 
lont  propres. 

Pour  ce  qui  eft  de  l'Hiftoire  6c  de  la  Poëfie:  comme  l'une  ne  fert  gueres  dVnT'ir^ 
qu'à  fitisfaire  la  curiofitè,  6cque  l'autre  n'eil:  propre  qu'au  divcrtiffement  :  il  connoif- 
y  a  moins  de  perfonnes  qui  s'y  appliquent,  parce  que  ce  n'eff  gueres  par  fance  du 
ces  connoiffances  que  l'on  peut  s'avancer  6c  faire  fortune.  Cependant  leur  ''°"''' 
Hifloire  èc  leurs  annales  font  prefque  aufli  anciennes,  que  le  tems  qui  fuivit  p.^  '^"''■''' 
d'affcz  près  le  déluge,  ocelles  ont  été  continuées  jufqu'-à  ces  derniers  tems  d'HUtoire, 
par  divers -auteurs ,  &  prelque  tous  contemporains. 

Au  regard  de  leur  Poéfie,  outre  les  anciens  livres,. dont  une  partie  efl;  en  P "./.^"^ 
vers:  les  poèmes  de  Kiii  y  tien  font  d'une  délicateffc  ^  d'une  douceur  cxtrê-  '^"'^■"^' 
me.     Sous  la  Dynaftie  des  îT^^g,  Litsaofé,  6c  l'on  te  moci^  ne  le  cèdent 
gueres  aux  Anacréoas  6c  aux  Horaces.     Enfin  à  la  Chine,  comme  autre- 
Vv  5  foicî 


De  la- 
moiir    des 
Chinois 
pour  la 

I^ittéracu- 


Nombrc 
extraordi- 
naire des 
étudians. 
Les  Chi- 
nois Ib.it 
peu  verfés 
dans  h 
Cofino- 
gtaphie. 


Livres 
Chinois 
fur  toutes 
fortes  de 
matières. 


VénérA- 
tion  où  eft 
Confucius 
à  la  Chine. 


541  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DELA  CHINE, 

fois  en  Euiope,  les  Philofophes  font  Poiites,  6c  parmi  tous  les  écrivains 
qui  ont  un  nom  célèbre,  le  feul  T'serig  nanfong  n'a  point  fait  de  vers,  c'ell 
pourquoi  on  le  compare  à  une  belle  fleur  nommée  Hai  tang ,  qui  feroit  par- 
faite ,  fi  elle  avoit  de  l'odeur. 

Comme  les  Chinois  ont  de  l'efprit  ix.  de  la  difpofition  pour  les  fcien- 
ces,  Se  que  la  Philofophie  morale  eft  une  des  connoifllinces  par  oii  ils  peu- 
vent s'avancer  :  ils  s'y  appliquent  plus  qu'à  toute  autre  fçience.  Il  y  a 
dans  toutes  les  provinces  de  l'Empire  un  grand  nombre  de  Licentiez  6c  de 
Bacheliers.  Ce  nombre  palle  quelque-fois  dix  mille  dans  une  province. 
Le  nombre  des  étudians  qui  al'pirent  aux  dégrez,  fans  rien  exaggerer,  va  à 
plus  de  deux  millions.  Dans  les  provinces  Méridionales,  à  peine  y  a-t-il  un 
Chinois,  qui  ne  fçache  lire  6c  écrire. 

Ils  ont  encore  plufieurs  livres  qui  traittent  de  la  Philofophie  naturelle, 
où  l'on  trouve  des  raifonnemens  fort  fpirituels  fur  la  nature,  les  propriétez , 
6c  les  effets  de  diverfes  choies.  Les  erreurs  qui  fe  trouvent  dans  ces  ouvra- 
ges, viennent  plutôt  du  peu  de  commerce  qu'ils  ont  avec  les  autres  nation?, 
que  du  défaut  de  leur  pénétration.  C'ell  ce  peu  de  commerce  qui  les  a  ren- 
dus fort  ignorans  dans  la  Cofmographie  :  car  à  peine  connoiflent-ils  d'au- 
tre pays  que  le  leur.  De-là  font  venues  les  extravagantes  rêveries,  qui  ré- 
gnoicnt  parmi  eux,  avant  que  les  Européans  les  enflent  inftruits  de  l'état 
du  monde.  A  la  vérité  dans  leurs  cartes  ils  donnoient  à  leurs  quinze  pro- 
vinces l'étendue  qu'elles  ont.  Mais  pour  ce  qui  ell  des  autres  Royaumes, 
ils  les  plaçoient  à  l'avanture  autour  de  leur  Empire,  en  de  fort  pe- 
tits efpâces,  fans  les  dillingucr  par  aucune  différence  de  longitude  8c  de 
latitude. 

Enfin,  fi  l'on  en  excepte  l'Europe,  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  aucune 
nation,  qui  ait  publié  tant  de  livres, que  la  nation  Chinoife:  elle  en  fournit 
fur  toutes  fortes  de  matières.  Il  y  en  a  qui  parlent  de  l'Agriculture,  des 
Plantes, de  l'Art  militaire,  des  Arts  libéraux  6c  mécaniques,  des  Hilfoires 
particulières, de  la  Philofophie,  de  ry\ftronomie,6cc.  On  trouve  des  Tra- 
gédies, des  Comédies,  des  Romans,  des  livres  de  chevalerie,  des  difcours 
éloquens,  6c  beaucoup  d'autres  traittez  fur  une  infinité  de  lujcts.  Leurs 
fçavans  ont  beaucoup  de  facilité  6c  d'inclination  à  compofer  des  livres,  8c 
on  en  voit  un  grand  nombre  qui  fortent  de  leurs  mains.  Les  Bonzes  ont 
aufli  leurs  livres  compofez  fur  le  culte  de  leurs  faufles  Divinitcz,  qu'ils  ont 
foin  de  répandre,  loriqu'ils  le  jugent  nécefTiiire,  pour  abufer  de  la  créduli- 
té des  peuples ,  6c  pour  augmenter  leurs  revenus. 

Mais  rien  n'eft  plus  refpeélé  des  Chinois,  que  les  cinq  livres  qu'ils  appe- 
lant Ou  k'ing^  ^  qu'ils  révèrent  tant  pour  leur  antiquité,  que  pour  l'excel- 
lence de  la  dodlrine ,  qu'ils  difent  y  être  enfeignée  :  ce  font  pour  eux 
des  livres  facrez,  6c  pour  lesquels  ils  ont  la  plus  profonde  vénération.  Les 
autres  livres  les  plus  autorifez  dans  l'Empire,  n'en  font  que  des  interpréta- 
tions. 

Parnai  les  auteurs  qui  ont  le  mieux  travaillé  fur  ces  anciens  originaux , 
Confucius  s'cft  rendu  le  plus  célèbre  :  aufli  les  Chinois  le  regardent-ils  com- 
me 


ET    DE    LA    TARTARIE  CHINOISE. 


34$ 


me  le  premier  de  leurs  fages,  comme  leur*'Dofteur,  comme  leur  légUlri- 
teur,  comme  leur  oracle,  comme  celui  qui  a  enfeigné  les  Empereurs  &  les 
Rois.  Ils  s'appliquent  continuellement  à  l'étude  des  principes  &:  des  maxi- 
mes, que  ce  Philofophe  a  donne  ,  &  qu'on  a  ramaflé  en  quatre  livres 
lur  les  loix  anciennes,  qu'ils  regardent  comme  la  fource  Se  la  règle  du  par- 
fait gouvernement. 

Il  faut  donner  une  légère  idée  de  ces  ouvrages.  Je  commencerai  dubord 
par  les  cinq  livres  anciens,  que  les  Chinois  appellent  par  excellence  les  cinq 
volumes.  Je  viendrai  enfuite  à  l'ouvrage  de  Confucius  èc  de  Mcncius  fon 
difciple,  Se  j'en  donnerai  le  précis. 

Des  King  Chniols ,  ou  des  Livres  Canoniques  du 
premier  Ordre. 

LA  lettre  King  fignifieune  dodlrine  fublime,folide,  &  qui  étant  fondée 
fur  des  principes  inébranlables,  n'ell  point  fujette  à  changer.  Les  li- 
vres qui  contiennent  cette  doélrine  font  d'un  ordre  fupérieur,  6c  admirez 
dans  tous  les  tems,6c  de  tous  les  Chinois ,  fans  diltinélion  de  feéles  6c  d'opi- 
nions particulières.  Comme  ils  font  de  la  première  clafle,  6c  de  la  plus 
grande  autorité ,  ils  font  auffi  la  fource  de  toute  la  fcience  6c  de  la  Morale 
des  Chinois, 

Mais  ces  monumens  précieux  de  l'antiquité  Chinoife ,  furent  prefque 
fur  le  point  d'être  anéantis  en  un  inftant  par  les  ordres  d'un  Empereur  nom- 
mé îj7«  chi  hoang.  Ce  fut  environ  ^oo.  ans  après  la  mort  de  Confucius ,  & 
200.  ans  avant  la  naiflance  de  J.  C.  que  ce  Prince  célèbre  par  fa  valeur,  ôc 
encore  plus  par  la  grande  muraille  qu'il  avoit  fait  conftruire,  pour  garantir 
fes  Etats  des  irruptions  des  Tartares ,  prit  la  rèiblution  d'éteindre  les 
fciences,  6c  de  ne  permettre  dans  tout  l'Empire,  que  certains  livres  qu'il 
jugeoit  néceflaires,  tels  que  font  ceux  qui  traitent  de  l'Agriculture,  de  k 
Médecine,  ^c.  Tous  les  autres,  il  ordonna  fous  peine  de  la  vie  de  les 
brûler ,  £c  il  porta  l'inhumanité  jufqu'à  faire  mourir  pluficurs  Doc- 
teurs. 

Il  y  en  a  qui  prétendent  que  ce  Prince  n'étoit  pas  pour  cela  ennemi  àc% 
fciences  6c  des  livres  qu'il  fit  brûler.  Ils  fe  fondent  fur  ce  que  Liu  pou  omi 
qui  avoit  été  fon- Précepteur  ,  6c  dont  il  refte  un  excellent  ouvrage,  étoit 
trop  amateur  de  l'antiquité,  pour  lui  en  avoir  infpirè  du  mépris:  6c  que 
d'ailleurs  Li  fsc'é  fon  Minifire  d'Etat,  homme  fçavant  6c  poli,  n'avoit  gar- 
de de  lui  donner  un  confeil  fi  pernicieux,  qui  tendoit  à  ruiner  le  gouver- 
nement, 6c  à  introduire  l'ignorance  6c  la  barbarie  dans  l'Empire. 

Ils  jugent  que  ce  Prince  fe  porta  à  une  exécution  Ci  barbare  pf  r  un  trait 
de  politique  ,  6c  pour  fe  maintenir  tranquile  fur  le  Trône.  Les  étudians 
de  ce  teras-là  foufrant  impatiemment  un  Prince  ,   qui  vouloit  être  maître 


Des  Livres 
Canoni- 
ques du 
premier 
Ordre. 


Sont  far  le 
point  d'ê- 
tre anéaBî 

tis. 


Prétextf.i 


Exception 
de  l'r 
King. 

Stratagè- 
mes 1  our 
les  confer- 

ver. 


Domma- 
ges qu'ils 
cffuycnt. 


Remèdes 
qu'on  y 
apporte. 


Inconvé- 
nient 
de  cesRe- 
lUédes. 


544  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  ClilNE, 

abfolu ,  abufoient  des  faits  rapportez  dans  le  Chu  king ,  6c  ne  parloient  fans 
cefîe  que  d'un  T'ching  tang^  qui  chafla  l'infaine  Kié^  &  d'un  Vou  vang ,  qui 
détrôna  le  Tyran  Tcbcou.  Par  ces  dilcours,  ils  fouffloient  de  tous  cotez  le 
feu  de  la  révolte.  Le  nouveau  Monarque  réfolut  de  châtier  leur  infolence; 
6c  jugeant  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  précieux  dans  un  valte  Empire,  que  la 
paix  :  il  ôta  aux  Lettrez  des  livres ,  qui ,  entre  leurs  mains ,  ne  caufoient 
que  du  trouble.  L'y  king  ne  fut  point  brûlé  comme  les  autres,  parce  qu'é- 
tant moins  intelligible,  on  le  jugeoit  moins, dangereux. 

C'en  étoit  fait  des  fciences  ,  £c  elles  eulîent  été  entièrement  éteintes.  Ci 
pluficurs  I>ettrcz  n'eulTent  hazardé  leur  propre  vie,  pour  fauvcr  de  l'incen- 
die général  des  monumens  qui  leur  étoient  li  chers.  Les  uns  ouvrirent  les 
murs  de  leurs  maifons,  &  les  y  enfevelirent,  pour  les  retirer  cnfuite  quand 
l'orage  feroit  pafîe.  Les  autres  les  cachèrent  dans  les  tombeaux,  où  ils  les 
crurent  plus  en  fûretc.     Enfin  l'Empereur  vint  à  mourir. 

Aufïïtôt  après  la  mort  de  ce  Prince,  l'amour  des  lettres  fe  réveilla  dans  les 
efprits,  £c  l'on  fongea  aux  inoyens  de  réparer  une  perte  fi  confidérable.  On 
retira  ces  livres  des  tombeaux  fie  des  troux  de  murailles,  où  ils  avoient  été 
cachez.  L'humidité  6c  les  vers  les  avoient  fort  endommagez  :  mais  comme 
les  Lettrez  d'un  âge  avancé  les  avoient  appris  par  cœur  dans  leur  jeunefle, 
6c  qu'en  comparant  enfemble  les  exemplaires,  on  pouvoit  fuppléer  ce  qui 
étoit  effacé  dans  les  uns ,  par  ce  qui  fc  trouvoic  en  entier  dans  les  au- 
tres ,  on  s'appliqua  avec  grand  foin  à  rétablir  ces  livres  dans  leur  premier 
état. 

On  y  réufik  en  partie  :  mais  quelque  foin  que  l'on  fe  donnât,  on  ne  pût 
venir  à  bout  de  réparer  entièrement  les  défe£t:uofitez  de  cet  ouvrage.  Ain- 
fi  il  y  refta  toujours  quelques  lacunes,  aufquelles  on  croit  qu'on  a  fuppléé, 
en  y  inférant  des  pièces  étrangères,  qui  ne  le  trou  voient  point  dans  les  ori- 
ginaux. Les  Lettrez  conviennent  de  quelques-uns  de  ces  défauts,  6c  dif- 
putent  entr'eux  fur  les  autres:  leur  critique  confille  à  démêler  le  fonds  de 
la  doétrine  des  anciens,  d'avec  ce  qui  a  pu  y  être  ajouté  de  nouveau. 


L'  Y     K  I  N  G 

Premier  Livre  Canonique  du  premier  Ordre. 


Le  r r  T  'Ouvrage,  dont  il  eft  ici  quertion  ,  eft  purement  fymboliquc  :  ce 
King  eft  JL>  "'^ft  qu'un  tiflu  d'images  de  ce  monde  vifible,qui  expiùmcnt  les  pro- 
purement  priétez  des  créatures,  6c  la  matière  dont  tous  les  êtres  ont  été  formez.  Fo 
Symboli-  ;^^-  ^^j  ^^  ^(t  l'inventeur,  eil  regardé  comme  le  fondateur  de  la  Monarchie: 
^"*'  mais  le  tems  auquel  il  a  commencé  de  régner,  eft  fort  incertain  parmi  les 

Chinois.    Il  fe  fit  une  méthode  particulière  des  hiéroglifes ,  qui  n'ont  nul 


•fnt«»jr. 


rap- 


ET   DE   LA    TARTARIE   CHINOISE.  54f 

rapport  à  la  parole,  mais  qui  font  des  images  immédiates  des  chofes-Sc  des 
peni'ées,  ou  du  moins  des  fymboles  arbitraires  6c  d'inllitution  humaine, 
qu'on  iubftituë  à  la  place  de  ces  images:  Sc  ce  fut-là  le  commencement 
6c  la  primitive  inftitution  des  caractères  Chinois.  Son  delîein  fut  donc  de 
marquer  par  des  lignes  fcnfibles  les  principes  de  tous  les  êtres,  de  même 
qu'on  marque  les  tons  6c  les  diflPérences  de  la  voix  dans  la  mufîque,  par  des 
lignes  &  par  des  notes. 

Cet  ouvrage  eft  une  pure  énigme:  il  ne  confîfte  qu'en  quelques  lignes, 
lefquelles,  félon  la  variété  de  leur  lituation  Sc  de  leur  arrangement,  forment 
des  figures,  qui  par  la  divcrlité  de  leurs  combinaifons,  fignifient  des  chofcs 
différentes.  Fo  ht  femble  avoir  voulu  apprendre  à  les  defcendans  les  chofes 
qui  concernent  principalement  le  ciel  ,  la  terre,  6c  l'homme.  En  con- 
templant les  rapports  6c  l'affinité  admirable,  qui  fe  trouvent  entre  ces  trois 
êtres,  il  les  a  décrites  par  huit  figures,  compofées  chacune  de  trois  lignes, 
partie  entières,  partie  brifées ,  d'où  il  fort  huit  différentes  combinaiibns. 
Puis  multipliant  ces  huit  combinaifons  en  huit  manières  différentes,  il  ea 
réfulte  64.  figures,  qu'on  a  enfuite  difpofées  de  différente  façon,  afin  de 

Eouvoir  exprimer  d'une  manière  grofiiére ,  par  ces  diverfes  combinaifons, 
mature  6c  les  propriétez  de  chaque  être,  leur  mouvement  6c  leur  repos, 
leur  oppofition  réciproque,  de  même  que  l'ordre  6c  l'union  qu'ils  ont  en- 
tr'eux.  C'eft  ce  qui  fc  comprendra  mieux,  par  l'exemple  que  je  vais  tra- 
cer ici  de  ce  fyftême  fymbolique. 

Les  deux  premiers  principes, 

le  parfait.  •  l'imparfait 


Son  Bit. 


Premieis 
Piincipes, 


yang  yn 

-     ^tatre  images  qui  ?îai[jent  de  ces  deux  principes,       imaees  de 

Plus  parfait.        moins  imparfait.       moins  parfait.        plus  imparfait. 


ces  Princi- 
pes. 


Tai  yang.  chao  yn.  chao  yang.  îai  yn. 

T'ume  II  Xx  Haït 


Figures 
qui  reful- 
tent  de 
ces  Ima- 


54<J  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 
Huit  figures  réfuhent  de  ces  quatre  images» 


Kien. 

Tui. 

Li. 

Chin. 

Ciel. 

Eaux  des  mon. 

Feu. 

Tounerre. 

— 

- 

Sluen. 

Can. 

Ken. 

§!«««. 

Vents. 

Eaux. 

Montagnes. 

Terre. 

;;; 

, 





Ces  huit  figures,  dont  quatre  appartiennent  au  parfeit ,  &  quati-e'à. 
l'imparfait  ,  fe  difpofent  ainfî  en  forme  de  cercle  :  enforte  qu'elles  fe 
regardent  entre  elles,  &  qu'elles  regardent  aufïï  les  quatre  points  cardia 
naux  du  monde= 


i    / 

ciel 

1 
5'eptentrion 

! ..  il  1 

^ 

mil 

.5^ 

3JJ3X 

/     1 

1 

[•AELE 

ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  347 

TABLE 

DES     SOIXANTE-dUATRE     FIGURES 

ou  Livre  des  tranfmutaûons ^  appelle  Y    King. 
I.  2.  3.  4.  f.  6.  7.  8. 

ciel.  terre.  eau.         montagnes.  eau,  ciel.  terre.  eau. 


terre.         tonnerre.  eau.  ciel.  eau.  eau.  terre. 


9.  10.  II.  12.  15.  14.  If.  \6. 

vents.  ciel.  terre.  ciel.  ciel.  feu.  terre.  tonnerre. 


ciel.         eaux  des  m.        ciel.  terre.  feu.  ciel.  montagnes.        terre. 


Ï7.  18.  ip.  20.  2Ï,  22,  2J.  24. 

eaux  des  ra.    montagnes.        terre.  vents.  feu.  montagnes,     montagnes.        terre. 


tonnerre.         vents.         eaux  des  m,         terre.  tonnerre.  feu.  terre,  tonnerre. 


2f.  2(5.  27.  28.  2p.  30.  31.  32. 

ciel.         montagnes,    montagnes,  eaux  des  m.        eau.  teu.         eaux  des  m.      tonnerre.' 


tonnerre.  ciel.  tonnerre.         -rents.  eau.     ~  feu;  montagnes.        vents.' 


Xx  2  3Jj 


^48      DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

55.        34.         3r-         i^-        57-        ?8.        39.        40. 

ciel.  touucrre,  ku.  terre.  vcnis.  tcu.  cm.  tonnerre. 


montagnes; 


ciel.  terre.  feu.  feu.  eaux  des  m.    montagnes.        eau. 


41.  4i-  45-  44-  .  4f-  45.  47' 


montagnes.        vents. 


eaux  ues  m.         cicI.         eaux  Jes  m.        teire.        eaux  des  m.  eau. 


:desm.     tonnerre.  ciel.  vents.  terre.  vents,  eau. 


49.         fo.         fi.         f2.         f?.         r4-         rr-         f^- 

eaux  des  m.  feu.  tonnerre,      montagnes.        veuis.         tonnerres.       tonnerres,  leu. 


feu,  vents.  tonnerres,     montagnes,    montagnes,     eaux  des  m,        feu.  montagnes. 


y-y.  f8.  f9.  60.  61.  61.  <îj.  64. 

vents.         eaux  des  m.       vents.  eau.  vents.         tonnerres.  eau.  feu. 


%ents.       cauxdesra.         eau.  eauxdesm.    eauxdesm.    montagnes.         feu.  eau. 


Telle 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  349 

Telle  eft  la  Table  des  figures  inventées  par  Fo  hi.   C'eft  un  labyrinthe,   Confucias 
qui  a  donné  bien  de  l'exercice  aux  fçavans  de  la  Chine  :  mais  il  n'y  a  gue-   Çft  prelque 
res  eu  que  Confucius ,   qui  ait  fçû  les  démêler.  Les  64.  figures  étant  com-    g^j^  p^  ^^- 
poiëes ,   chacune  de  fix  lignes,  toute  leur  fuite  contient  autant  de  lignes,   mêler  ces 
qu'il  y  a  de  jours  dans  l'année,  que  les  Chinois  appellent  intercalaire,  c'eft-   Caraâé- 
à-dire,   584.  Ce  ne  fut  que  1800.  ans  après  Fo  hi,  qu'il  parut  un  Edipe,   '^"* 
qui  entreprit  d'expliquer  cette  énigme  ,    6c  d'en  dévoiler  le  myftcre.  Par 
les  divers  changemens  qu'il  donna  à  ces  lignes,  il  prétendit  faire  connoître 
les  tranfmutations  réciproques  des  huit  premiers  principes.  Son  fils  l'cbeon 
kong  eut  le  même  dcflein,  6c  fit  un  ouvrage  beaucoup  plus  étendu  quen'a- 
voit  fait  fon  perc.  Il  confidéra  ces  lignes  lelon  la  liailon  6c  les  rapports  que 
les  premières  ont  avec  celles  du  milieu  &  les  dernières,  &  félon  qu'elles  par- 
ticipent le  plus  au  Parfait  ôc  à  l'Imparfait  :  il  en  tira  des  confèquences,  & 
y  trouva  des  allufions ,   qui  ne  donnent  pas  un  plus  grand  èclairciflement  : 
ainfî  l'un  &  l'autre  ne  firent  qu'embarraflér  cette  énigme,   par  de  nouvelles 
énigmes  également  obfcures.     Enfin  400.  ans  après,  Confucius  fe  fit  l'In- 
terprète,  &  des  lignes  myftérieufes  de  Fo  hi ,   &  des  interprétations  des 
deux  Princes.  Il  en  rapporta  toute  la  doètrine,  partie  à  la  nature  des  êtres, 
Se  fur-tout  des  élémens ,   &  aux  qualitez  de  chaque  élément  :  partie  aux 
mœurs,   6c  à  la  manière  de  bien  gouverner  les  hommes.  Il  fit  donc  fervir  suMéthodg 
ces  figures ,   non  feulement  à  la  Philofophie  naturelle  ,   mais  encore  à  la   à  ce  fujet, 
Philoiophie  morale:    fe  perfuadant  qu'il  y  avoit  de  grands  myftéres  pour  la 
conduite  des  Etats,  cachez  fous  ces  lignes  fymboliques.    Dès  que  le  ciel  6c 
la  terre  furent  produits,  dit  Confucius,  tous  les  autres  êtres  matériels  exif- 
terent.      Quand  les  autres  êtres  cxifterent,  il  y  eut  enfuite  le  mâle  6c  la  fe- 
melle.    Quand  il  y  eut  le  mâle  6c  la  femelle,  il  y  eut  le  mari  6c  la  femme. 
Quand  il  y  eut  le  mari  6c  la  femme  ,    il  y  eut  le  père  6c  le  fils.  Dès  qu'il  y 
eut  le  père  6c  le  fils,  il  y  eut  le  Prince  6c  le  fujet  :  il  y  eut  de  la  lubordina- 
tion  6c  des  devoirs  réciproques.    Le  ciel  ,   félon  lui ,   eft  l'emblème  6c  le 
fymbole  du  Roi  6c  des  vertus  royales:   la  terre  eft  l'image  6c  le  lymbole 
des  iujets.  Il  fuffira  de  donner  ici  un  exemple  de  l'explication  d'une  de  ces 
64.  figures,  pour  connoître  comment  les  interprêtes  Chinois  en  tirent  des 
principes  de  morale.  Plus  on  eft  élevé  au-defllis  des  autres,  difent-ils,  plus 
on  doit  être  en  garde  contre  la  fierté,  l'arrogance,  6c  l'orgueil:  plus  on 
doit  s'étudier  à  la  modération  ,  6c  à  la  modeftie.    C'eft  ce  que  nous  enfei-  Quinzié- 
^nc  la  quinzième  figure  que  voici.  ^^^  6Î!"^de 

fo  ht,' 
(5      Terre 

3    Montagnes 


Elle  contient  deux  figures:  la  figure  inférieure  eft  compofée  d'une  ligne  ^^^  j^   j._^ 
Xx  3  non.  cation.     ^ 


^j-o  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

non  interrompue  ,  èc  de  deux  lignes  coupées  &  interrompues,  6c  défigne 
les  montagnes.  La  montagne  eil  le  iymbole  de  l'élévation,  mais  qui  a  la 
racine  dans  la  terre,  c'elt-à-dhe,  dans  Tiiumilité.  De  même  la  -^crre  défig- 
née  pai-  les  trois  lignes  llipérieures  qui  font  briiees,  ell  l'image  &  ie  fymbole 
d'une  haute  vertu  jointe  avec  l'humilité  ,  qui  cache  dans  Ion  fein  des  ri- 
chefles  immenles ,  5c  qui  ne  produit  au-dehors  la  puilTance  ,  que  par 
des  fruits  admirables  «:  par  des  effets  falutaires  ôc  utiles  au  bien  des 
hommes. 
■Fehiea  Ainfi  ,  comme  l'on  voit,   Fo  hi,  eft  l'auteur  des  figures.  Fenvang^ 

Ameur  de  {^^  fils  ^cheoi{  kong  font  auteurs  des  textes,  &  ces  textes  ont  été  commen- 
■ccsFigu-  j.g2;  par  Confucius.  Il  appelle  ces  commentaires  Toen  &  Siang.  Ce  font  les 
^"'  feuls  que  les  critiques  ôc  les  habiles  interprètes  attribuent  à  Confucius.  Les 

difciplcs  de  ce  Philofophe  afllûrent  que  quand  leur  maître  eut  achevé  fes 
commentaires,  il  n'en  fut  que  médiocrement  content:  &  que  fe  voyant 
dans  un  âge  avancé  ,  il  eût  ibuhaité  de  pouvoir  vivre  encore  quelques  an- 
nées, afin  d'y  mettre  la  dernière  main ,  ôc  de  donner  un  nouveau  jour  à  fon 
ouvrage. 

Quoique  ce  monument  foit  le  plus  ancien  de  tous  les  livres  canoniques, 
il  l'on  n'a  égard  qu'à  fa  fource  ôc  à  fon  origine,  je  veux  dire,  aux  figures 
,dc  Fo  hi:  cependant  les  explications  qui  en  ont  été  faites,  font  venues  fort 
long-tems  après  ,  ôc  ceux  qui  les  ont  expliquées,  méritent  plutôt  le  nom 
d'  auteurs  que  d'interprètes  :  car  ce  livre  eft  femé  d'obfcuritez ,  ôc  con- 
tient beaucoup  de  choies  difficiles  à  comprendre. 

Dans  la  fuite  des  tems,  cette  obfcurité  a  donné  lieu  à  une  infinité  d'er- 
reurs ôc  de  fuperftitions  ;  moins  on  pénétroit  le  fens  de  VTking^  plus  on 
s'imaginoit  qu'il  renfcrmoit  de  myftercs.  La  vraie  doélrine  contenue  dans 
les  textes  ,  ôc  qui  renferme  d'excellens  principes  de  morale  ôc  de  politique, 
fut  altérée  ,  falfifiée,  ôc  mélangée  d'interprétations  abfurdes  ÔC  pleines  de 
contradiélions  ôc  d'impiétez  :  ces  monumens  de  l'antiquité  Chinoife  tom- 
bant entre  les  mains  de  Dofteurs  aveugles ,  ôc  dont  l'elprit  étoit  déjà  gâté 
{)ar  l'infidélité  ôc  l'idolâtrie  qui  régnoit  dans  l'Empire,  en  détournèrent 
e  fens  ù  de  vains  pronoftics ,  aux  divinations  ,  ôc  à  la  magie  :  ce  qui  l'a 
fait  appellcr  le  livre  des  forts. 

On  attribue  ces  altérations  Se  ces  changemens  au  Doâ:eur  Kingfang^  ôc 
à  un  autre  Lettré  célèbre  nommé  'Tchin  huen.  On  peut  y  ajouter  un  autre 
Doéteur  d'un  mérite  également  diftingué,  qu'on  appelle  'tfiao  chin^  lequel, 
comme  dit  un  excellent  Critique ,  enfeignoit  à  les  difciples  une  doétrine 
qu'il  vouloit  leurperfuaderfauflement  avoir  été  tirée  de  VTking.  L'école  de 
Confucius  n  toujours  eu  horreur  de  ces  vaines  explications,  par  lefquelles 
on  abufoit  des  textes ,  pour  en  former  des  prédiâ:ions  frivoles,  ôc  pour  don- 
ner cours  à  la  magie  ôc  au  fortilége. 
Rerpeft  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'eft  que  tous  les  Chinois,  ôc  fur-tout  les  Let- 

des  Chi-     ^rez  ont  un  refpect   ôc  une  eftime  infinie  pour  ce  livre.     Plufieurs  au- 
nms  pour    ^^^^^  anciens  ôc  trcs-habiles,  ont  marqué  dans  leurs  écrits  le  regret  qu'ils 
'"'^'      avoient,  de  ce  qu'on  a  perdu  le  fens  intérieur  que  ce  livre  renferme,  &  que 

ce 


ET  DE  LA   TARTARIE   CHINOISE. 


m 


ce  qu'on  en  connoit,  n'efl  proprement  que  l'écorce.  Qui  fçauroit  VTking, 
dilent-ils,  fçauroit  tout. 

Avant  le  tems  de  la  fondation  de  l'Empire  par  Fo  ^i, félon  ce  que  rappor- 
te la  grande  chronique,  il  n'y  avoir  point  de  caradtéres  avec  lefquels  ce 
Prince  pût  compofer  un  T king,  comme  firent  long  tems  après  Venvang^ 
Icheou  kong  fon  fils,  6c  Confucius:  ainfi  quand  on  veut  étudier  VT  king  de  Fo 
hi,  il  fuffit  de  méditer  lés  tables  feules,  prifes  à  part,  &  dépouillées  de  tou- 
tes fortes  de  caraftéres,  6c  de  glofes  phyliques  Se  morales, le  contentant  des 
axiomes  de  mathématique,  qui  fe  tirent  eflcntiellement  de  la  combinaifon  ré- 
gulière de  fes  lignes  :  fi  l'on  veut  fçavoir  la  doftrinc  du  Jivre  claffique  com- 
pofé  par  Fen  vang,  Tcheou  kong  ,6c  Confucius^  alors  il  faut  moins  avoir  égard 
a  la  do6trine  naturelle  des  tables ,  qu'aux  allufions  énigmatiques ,  que  cha- 
cun d'eux  a  attachées  à  chacun  de  ces  fymboles,  &  juger  de  la  doétrine  de 
ces  quatre  Philofophes,  par  ce  que  chacun  y  a  mis  de  lui-même,  6c  non 
pas  par  ce  que  d'autres  y  ont  inféré  dans  la  fuite. 

Comme  donc  avant  Fo  ht,  on  n'avoit  pas  connu  l'ufage  des  caraétéres: 
on  ne  fe  fervoit  dans  le  commerce  6c  dans  les  affaires,  que  de  petites  cordes 
à  nœuds  coulans,  dont  chacune  avoit  fon  idée  6c  fa  lignification  particuliè- 
re. Elles  font  repréfentées  dans  deux  tables  que  les  Chinois  appellent  Ho 
tou,  6c  Lo  chu.  Ce  fut  d'abord  Fo  hi,  6c  enfuiteles  Empereurs  Chin  nong 
Se  Fioang  ti ,  qui  inventèrent  peu  à  peu  les  caradércs  :  6c  quand  il  y 
en  eut  un  bon  nombre  d'inventez,  on  eflaya  alors  de  faire  des. livres. 

Les  premières  Colonies  qui  vinrent  habiter  le  Se  tchuen^y  n'avoient  pour 
toute  littérature  que  quelques  abaques  aritmétiques  ,  faits  avec  de  petites 
cordes  nouées,  à  l'imitation  des  chapelets  à  globules  enfilez,  avec  quoi  ils 
calculoicnt  6c  faifoient  leur  compte  dans  le  commerce.  Ils  les  portoient  fur 
eux,  6c elles  lei-v oient  quclquesfois  à  agrapher  leurs  habits. Du  refte  n'ayant 
point  de  caraftércs ,  ils  ne  fçavoient  ni  lire,  ni  éciire.  Tout  ce  qui 
lé  paflbit  alors ,  retloit  fans  annales  ,  6c  fans  aucune  tradition  par  les 
livres. 

Le  Roi  Fo  hi  fut  donp  le  premier,  félon  cette  opinion,  qui  par  le  moyen 
de  fes  lignes,  donna  l'invention  ^  l'idée  de  cette  ei'péce  de  caraétércs  hiéro- 
glyphiques particuliei-s  aux  Chinois.  Les  deux  anciennes  tvibles  de  Ho  ton, 
Se  de  Lo  chu  lui  apprirent  l'art  des  combinaifons,  dont  le  premier  efiai  fut 
de  drefler  fes  tables  linéaires.  Il  ne  s'étoit  aftreint  qu'aux  régies  que  pref- 
crit  l'art  des  combinaifons  aritmétiques,  6c  les  tables  étoicnt  rcftées  droites, 
£c  félon  l'ordre  naturel.  Ce  fut  Fen  vang  qui  les  renverfa  le  premier,  pour 
exprimer  énigmatiquement  les  terribles  deibrdres  du  monde  renverfé  fous  le 
tyran  Tcheou. 

C'eft  une  tradition  ancienne,  confiante,  6c  univerfellement  reçue,  que 
Fo  hi  par  fon  ouvrage, a  été  le  premier  père  des  fciences  6cdu  bon  gouverne- 
ment :  6c  que  c'eft  fur  l'idée  du  Ho  tnu  8c  du  Lo  chuj  qu'iha  dreflé  Çx  table 
linéaire.  Je  vais  en  donner  ici  la  difcription,  poiu"  faciliter^  s'il  fe  peut, 
l'intelligence  d'un  monument  fi  ancien  £c  fi  obicur. 

La  tradition  porte,  que  deux  antiques  figures,,  appellces  Ho  tou  6c  La 

chu. 


Méthode 
pour  con- 
noître  fa 
Doârinsi 


Invention 
des  Carac- 
tères chéJ 
les  Chi- 


Fo  ht  en  cfï  ■> 
l'Inven- 
teur. 


r.ible  LU 

chés  les 
Chinoic, 
Sa  Def- 
cription;- 


3fi  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

chu^  d'où  l'on  aflure  que  VT  king  eft  forci,  font  les  paroles  de  l'efprit  du 
ciel  adrefTées  aux  Rois:  que  les  premiers  Rois  les  ayant  reçus  du  ciel,  les 
répandirent  dans  l'univers,  afin  que  les  Mandarins  appriflènt  à  bien  gouver- 
ner les  peuples,  6c  les  peuples  à  réfléchir  fur  leurs  devou-s.  Les  notes  blan- 
ches marquent  l'impair,  qui  elt  chez  les  Chinois  le  iymbole  de  ce  qui  eft 
Quelle  fi-  parfait,  de  même  que  la  ligne  ---.  Les  notes  noires  marquent  le  pair, 
gure  défi-  qui  eft  le  fymbole  de  ce  qui  eft  imparfait  ,  de  même  que  la  ligne  bnfée 

eft^  parfak    ^  interrompue .     Le  Ho  tou  fiiyt  par  dix ,  &  le  Z,o  cbu  ne  va  que 

Qu  inipar-  jufqu'à  neuf.  Les  Chinois  attribuent  ce  qui  eft  parfait  au  jour,  à  la  cha- 
faitchésles  leur,  au  foleil,  au  feu,  au  ciel,  ôcc.  Et  ce  qui  eft  imparfait,  ils  Tattri- 
Chinois,      buent  à  la  nuit,  ail  froid,  à  la  lune,  à  l'eau,  à  la  terre,  &:c. 


înfinua- 
tions  de  To 
hi  fur  l'O- 
rigine de 
ces  ligures. 


D"où 

pro- 

ccde 

l'au- 

tonte 

qu'on 

don- 

ne  à 

l'r 

kin^^. 

Quoique  ce  foit  une  tradition  conftante  à  la  Chine  que  Fo  ht  a  tracé  ces 
tables  linéaires  fur  l'idée  du  Ho  tou  &  du  Lo  chu:  cependant,  pour  donner 
plus  de  crédit  à  fes  figures,  il  afturoit  les  avoir  vues  fur  le  dos  d'un  dragon 
forti  d'un  lac.  C'eft  ce  dragon  fi  célèbre  qui  eft  devenu  la  devife  de  la  Chi- 
ne, l'ornement  des  habits  de  l'Empereur  6c  des  principaux  Chinois,  avec 
cette  différence  qu'il  n'y  a  que  l'Empereur  qui  puifle  le  porter  à  cinq 
griffes  ,  6c  ceux  à  qui  l'Empereur  eft  cenfé  avoir  donné  le  droit  de  le  por- 
ter, comme  lorfqu'il  fait  préfent  d'une  pièce  de  foye  Impériale.  Les 
autres  n'en  peuvent  avoir  au  plus  que  quatre:  s'ils  en  mettoient  cinq,  ils  fe 
rendroient  coupables,  agiffant  contre  les  loix  de  l'Empiïê,  6c  n'éviteroicnt 
pas  le  châtiment. 

Mais  ce  qui  donne  fur-tout  une  grande  autorié  à  VT  king,  c'eft  en  pre- 
mier lieu  l'opinion  commune  oii  l'on  eft>  que  ce  monument  n'a  pas  été  en- 
veloppé 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


sn 


veloppé  dans  l'incendie  général  des  anciens  livres  ordonné  par  7/?»  tchi 
hoang:  ce  Prince  n'ayant  eu  en  vue,  que  d'éteindre  la  mémoire  des  trois 
premières  familles  Impériales ,  donc  les  grandes  aétions  condamnoient  fa 
conduite.  C'ell:  la  remarqne  que  fait  Cong  in  ta  dans  les  prolégomènes  de 
VT  king:  c'eft  ce  que  rapporte  Li  cbi  dans  la  vie  des  hommes  illuilres  :  c'ell 
aufll  ce  qui  eft  obfcrvé  par  les  commentateurs  de  l'hiftoire  ancienne,  6c  ce 
qui  eft  appuyé  d'une  tradition  conftante. 

En  fécond  lieu,  ce  qui  lui  attire  une  fi  grande  vénéi-ation  dans  l'cfprit 
de  tous  les  Chinois ,  ce  font  les  grands  éloges  qu'en  ont  fait  dans  tous  les 
tems  les  meilleurs  6c  les  plus  habiles  écrivains  de  l'Empire.     Ils  le  louent 
comme  étant  le  plus  ancien  des  livres,    puifqu'il  a  eu  Fo  hi  pour  auteur; 
mais  ils  ne  lui  attribuent  que  les  figures. 

D'autres  prétendent  qu'il  eft  rempli  d'excellens  préceptes,  6c  des  plus   Divers 
fages  maximes  pour  bien  gouverner  les  peuples,  ce  qui  doit  s'entendre  des    Sen-imens 
explications   que  Ven  vang  6c  'Tcheou  kong  ont  données  à  chaque  figure:    "*'on''>yet. 
mais  parce  que  Fo  hi  par  la  combinaifon  de  fes  lignes,  a  appris  la  manière  de 
compofer  les  caraétéres  Chinois,  ils  difent  que  ion  livre  eft  comme  le  tronc 
dont  les  caraétéres  font  nez,  6c  qu'il  eft  le  principe  6c  la  fource  de  toutes 
les  fciences:  6c  comme  ces  figures,  félon  leur  première  inftitution,  figni- 
fioient  le  ciel,,  la  terre,  l'eau,  les  montagnes,  6cc.  ils  foutiennent  que  VT 
king  contient  le  ciel  6c  la  terre  :  qu'il  n'eft  pas  feulement  la  fource  6c  l'ori- 
gine des  autres  King  :  mais  qu'il  donne  encore  la  connoiflance  de  toutes  les 
chofes  vifibles  6c  invifîbles  :  enfin,  que  d'étudier  les  autres  livres,  6c  ne  pas 
s'appliquer  à  la  connoiflance  de  VT  king,  c'eft  courir  après  des  ruifleaux, 
ÊC  négliger  la  fource. 

LE     CHU     KING, 
Second  Livre  Canonique  du  premier  Ordre. 


CE  monument  s'appelle  auflî  Chang  chu,  c'cft-à-dire ,  livre  qui  parle 
des  anciens  rems.  Il  eft  divifé  en  fix  parties  :  les  deux  premières 
contiennent  ce  qui  s'eft  palfè  de  plus  mémorable  fous  les  régnes  d'2àe[,  de 
Chim,  6c  à: Tu.  Ces  premiers  Princes  font  regardez  comme  les  légiilateurs 
de  la  nation  Chinoife.  Tao  qui  a  régné  près  de  cent  ans,  s'eft  rendu  célè- 
bre par  la  grande  piété,  par  fa  juftice,  par  fa  clémence,  par  fa  fagefle,  ^ 
par  le  foin  qu'il  a  pris  d'établir  dans  l'Etat  la  forme  d'un  bon  gouverne- 
ment. 

Comme  alors,  difent  les  Chinois,  on  faifoit  plus  de  cas  de  la  vertu,  que 
des  autres  qualitez:  ce  Prince  ne  trouvant  point  dans  fon  fils  les  talcns  nc- 
ceflaires,  pour  bien  gouverner  les  peuples,  déclai-a  en  mourant  qu'il  choî- 

tome  IL  Y  y  fiiToit 


Le  Chti 

k-im;  s'ap- 
pelle auffi 
chang  chu 
Pourquoi? 

Sa  Divi- 
lion. 


Confenu 
des  deux 
pieniiéres 
Parties. 


3f4  DESCPvIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

fiffbit  un  de  fes  fujets,  nommé  Cbtm  pour  lui  fuccéder  à  l'Empire,  £c  il  lui 

donna  fa  féconde  fille  en  mariage. 
Eloge  de         On  loue  CZ)««  de  la  patience,  durefpeâ:,  8c  de  la  foumiflion  qu'il  avoit 
chun.         pour  fes  parens,  6c  de  l'amour  qu'il  portoic  à  fon  frère,  tout  vicieux  qu'il 
Prcféreun  étoit.     Il  imita  Tao  dans  le  choix  d'un  fucceflcur.     Prêt  de  mourir,  il 


lUtîCa    UUC  iUll     lil3     llltlliULlUiL     u*.o     Vj«CViH.VZi     ll^.\-cild.ll  l.^     p^JUl      U'JLt  V  CI  llti      lilHC" 

ment  l'Empire  :  il  jetta  les  yeux  fur  un  de  fes  iVIinillres  nommé  2"«,  qui  lui 
avoit  rendu  d'importans  fcrvices  pendant  fa  vie,  ôc  qui  l' avoit  fort  aidé  de 


de  fiF  Mi-  jugea  que  fon  fils  manquoit  des  qualitez  néceflaires  pour  gouverner  fage- 

fon  fih 

dans  le  -  i  .     i  t' 

choix  fes  confeils  dans  l'adminiitration  de  l'Ltat. 

d'un  Suc-         Ces  deux  Princes  réglèrent  les  cérémonies  qu'on  devoit  obferver  dans  les 

celle"-  ■  —        ..... 

Fait  divers 


l'Empire. 


facrifices ,   partagèrent  l'Empire  en  diverfes  provinces ,   marquèrent  leur 
,  ,  diflTérente  fituation  par  rapport  aux  conftellations  cèleftes ,   réglèrent  le 

pour^le'"^  tribut  que  le  peuple  devoit  payer  au  Prince,  6c  firent  quantité  d'autres  Or- 
Gouver-  donnances  trés-utilcs  à  l'inrtruétion  des  Grands  de  l'Empire,  au  foulage- 
rementde  ment  des  peuples,  à  la  réformation  des  mœurs  ,  6c  à  la  tranquilité  pu- 
blique. 

Ce  fut  2»,  qui  durant  la  vie  de  fon  prédécefleur,  prit  le  foin  de  faire 
écouler  dans  la  mer  les  eaux,  qui  couvroient  une  partie  des  campagnes  de 
l'Empire.  Enfin  ces  trois  Rois  font  les  héros  de  la  nation  :  la  doctrine 
qu'ils  ont  enfeignée  6c  pratiquée,  les  a  placez  fur  le  trône:  leurs  exemples 
6c  les  enfeignemens  qu'ils  ont  laiflez  à  la  poitérité ,  font  pour  les  Chinois 
autant  d'oracles,  qu'Us  écoutent  avec  refpect,  6c  autant  de  loix  aufquelles 
ils  font  obligez  de  lé  conformer. 

Cet  Empereur  voulut  imiter  fes  prédécefleurs ,  6c  laifTcr  l'Empire  à  un 
de  fes  fujets  nommé  Té ^  qui  l'avoit  aidé  à  porter  le  poids  du  gouverne- 
ment: mais  les  peuples  s'y  oppofercnt,  en  lui  rcpréfentant  qu'il  ne  devoit 
pas  faire  cette  injuitice  à  ion  fils,  qui  étoit  fi  digne  du  trône.  Ce  fils  lui 
fuccèda,  6c  la  couronne  palla  fuccefiivement  à  les  defcendans  jufqu'à  l'Em- 
pereur Kié.  Les  vices  6c  la  cruauté  de  ce  dernier  Prince,  le  rendirent  un 
objet  d'horreur  ,  6c  il  fut  le  dernier  de  cette  première  famille,  qui  donna 
dix-lépt  Empereurs,  6c  régna  4f 8.  ans. 

La  troifiéme  partie  du  Chu  king  contient  ce  qui  s'eft  pafie  fous  la  féconde 
de"irm'i-  famille  Impériale,  dont  Tchifigtang  eft  le  chef.  Ce  Prince  prit  pofleffion 
fiéme  Par-  de  l'Empire  1776.  ans  avant  l'Ere  Chrétienne.  L'Empereur  Kié  s'étant 
ne.  rendu  infiniment  odieux  aux  peuples  &  aux  Grands, par  (es  vices,  6c  par  fa 

cruauté,  6c  l'Empire  étant  menacé  d'une  ruine  prochaine,  les  Princes  êc 
les  Miniftres  prièrent  f^ching  tang  de  les  délivrer  d'un  joug  fi  tyrannique. 
Tching  tang  foUicité  continuellement  par  les  remontrances  des  peuples,  fe 
rendit  enfin  à  leurs  prières  ,  malgré  fes  répugnances.  Il  déclara  la  guerre 
au  tyran  Kié:  il  le  défit  entièrement  dans  un  combat,  8c  l'obligea  de  s'exi- 
ler lui-même  à  Nan  cho^  où  il  mourut  trois  ans  après  fa  défaite. 

Ce  nouvel  Empereur  fe  diftingua  par  fi  piété,  6c  par  fon  amour  pour  les 
peuples.  Ce  fut  lui,  qui  après  fept  années  confécutives  d'une  llérilité  gé- 
nérale, qui  avoit  taj-i  jufqu' aux  rivières  ôc  aux  fontaines,  6c  qui  fut  fuivie 

de 


Contenu 


ET  DE   LA   TARTARIE   CHINOISE. 


m 


de  la  pefte  6c  de  la  famine,  s'ofFrit  en  facrifice  pour  fon  peuple,  £c  pria 
le  Ciel  de  détourner  fur  lui  fa  colère ,  Se  de  faire  ceflcr  la  milere  pu- 
blique. 

Après  avoir  jeûné  trois  jours,  6c  s'être  rafé  la  barbe  en  figne  de  douleur, 
il  monta  dans  une  chaiie  traîné  par  des  chevaux  blancs ,  parce  que  cette 
couleur  ell  celle  qui ,  à  la  Chine,  marque  le  deiiil  :  ôc  iuivi  de  toute  la  Cour, 
il  fe  rendit  fur  une  colline  appellee  Sang  lin.  Là,fe  dépoiiillant  de  fon  man- 
teau royal,  6c  fe  revêtant  d'une  peau  d'agneau,  les  pieds  ôc  la  tête  nuds,  il 
fe  regarda  comme  l'imique  cauie  des  calamitez  qui  aiiligeoient  fon  peuple  : 
6c  failant  un  humble  aveu  de  fes  fautes  ,  il  éleva  fcs  mains  au  ciel,  ëc  le 
conjura  de  l'agréer  pour  vi6time,s'ofFrant  de  tout  ion  cœur  à  mourir,  pour- 
vu que  fon  peuple  fût  épargné. 

A  peine  eut-il  fini  la  pnére,  que  le  ciel  fe  couvrit  de 'nuages,  qu'une 
pluie  générale  arrofa  toutes  les  campagnes  de  l'Empire,  6c  fut  luivie  d'une 
abondante  récolte.  En  mémoire  de  ce  bienfait,  il  inftitua  une  efpèce  de 
mufique  appellee  l'a  hoc,  qui  Hgm^e.  grâce  ftgnalée  obtenue  du  ciel. 

Quand  les  Idolâtres  ont  des  difficultez  iur  le  myfhere  de  l'Incarnation,  ^ 
fur  la  paflion  de  J.  C.  on  leur  remet  devant  les  yeux  ce  trait  de  leur  hifloi- 
re.  „  Vous  admirez,  leur  dit-on,  6c  vous  propofez  pour  modèle  à  tous 
„  les  Princes,  celui  de  vos  Empereurs,  qui  iè  dépoiiillant  de  fa  dignité,  fe 
„  fit  la  vidtime  publique,  6c  s'oflfrit  en  facrifice  pour  fes  fujets;  combien 
„  plus  devez-vous  admirer  la  iageflè  6c  la  charité  infinie  de  J.  C.  qui  s'é- 
.,,  tant  revêtu  de  notre  chair, fe  fait  réellement  une  viélime  de  propitiation, 
„  pour  fatisfaire  à  la  juftice  divine,  6c  pour  procurer  par  l'efFufion  de  fon 
„  îang,  le  falut  de  tous  les  hommes?  „  Cette  raifon  tirée  de  leur  hiftoire 
leur  paroît  convaincante,  6c  fait  plus  d'impreiîîon  fur  leurs  efprits,  que  les 
raifonnemcns  les  plus  folides. 

On  trouve  dans  cette  troificme  partie  du  Chu  king,  les  fages  ordonnances 
de  cet  Empereur,  les  belles  inftruclions  que  le  Cohw  tfonghoci  lui  donna, 
8c  à  fon  fils  J'ai  Kia  :  les  conleils  6c  les  aveitidcmens  qu'il  reçut  d'un  autre 
Colao  nommé  Tin:  d'autres  beaux  rcglcmens  d'un  Colao  nommé  Fou  yue, 
que  l'Empereur  Cao  tfong  qui  avoit  vu  fa  figure  en  fonge,  fit  chercher  de 
tous  cotez,  6c  qu'on  trouva  enfin  parmi  des  maçons.  Ce  Prince  l'établit 
fon  premier  Miniftre,  6c  fit  de  grands  progrès  dans  la  vertu,  en  fuivant  les 
conieils  pleins  de  fageffe  d'un  homme  fi  rare, qu'il  regardoit  comme  un  pré- 
fent  venu  du  ciel. 

Les  defcendans  de  Tching  tang  régnèrent  environ  6oo.  ans,  jufqu'à  tcheou^ 
qui  fit  revivre  par  fi  tirannie  6c  par  fa  cruauté  le  régne  barbare  de  l'infa- 
me  Kié.  Auffi  les  Chinois,  quand  ils  parlent  d'un  méchant  homme,  di- 
fent  que  c'cft  un  A'z'p,  ou  un  l'cbeou:  à  peu  près  de  même  qu'en  Europe,  on 
dit,  en  parlant  d'un  mauvais  Prince  6c  d'un  tyran,  que  c'efl:  un  Néron  ou 
un  Dioclétien. 

Les  trois  dernières  parties  renfèi-ment  ce  qui  s'eft  pafle  fous  la  troifiéme 

race,  dont  Fou  vang  ell  le  fondateur  :  ôc  on  y  lit  les  fages  maximes  èc  les 

belles  aûions  des  cinq  prcmia-s  Princes  de  cette  race.     Il  n'y  a  eu  aucune 

Yy  z  fa- 


Maniére 
d'inftruirc 
les  Idolâ- 
tres fur 
quelques 
Myltéres 
de  la  Reli- 
gion Chré- 
nennc. 


Contenu 
des  trois 
derniéies 
P  a  nies. 


^f6  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

famille  Impériale  plus  floriflante:  elle  compte  875.  années  de  régne,  &  }f. 
Empereurs. 
Particula-        ^-^^^  vafig,  qui  en  eft  le  chef,  écoit  Roi  d'une  partie  de  la  province  de 
vk  dc^  *    Chen  fi:  il  prit  les  armes  contre  le  tyran  'tcheou,  le  vainquit,  6c  fut  procla- 
r*»  vang.     mé  Empereur  par  le  fuffrage  unanime  des  Grands  de  l'Empire,  Se  de  tous 
les  peuples.     Son  premier  foin  fut  de  rendre  fes  hommages  à  l'Etre  fuprê- 
me,  de  rétablir  la  paix  &  la  tranquilité  dans  l'Empire,  Se  de  procurer  l'a- 
bondance à  fes  fujets,  qui  gémiflbient  depuis  long-tems  fous  la  tyrannie  de 
fon  prédécefleur.  Il  fit  ouvrir  les  prifons,  Se  rendit  la  liberté  à  ceux  qui  yé- 
toient   détenus  :    il   fit  chercher  foigneufement  les  gens  de  mérite ,    qui 
avoient  renoncé  à  leurs  emplois  Se  à  leurs  dignitez,  dans  les  derniers  trou- 
bles, pour  fe  faire  un  azile  dans  la  retraite ,  6c  dans  une  condition  privée:' 
il  les  combla  d'honneurs,  6c  leur  donna  fa  confiance. 
Son  A-  Sa  libéralité  royale  s'étendit  principalement  à  ceux  qui  s'étoient  toiijours 

mourpour  diUinguez  par  leur  fagede,  leur  bonne  foi,  6c  leur  probité;  ic  l'on  vit 
la  Vertu.  j.(;ri;^îj,-e  ces  heureux  tems,  où  il  fuffifoit  d'être  vertueux  pour  être  riche 
6c  honoré  :  il  les  fit  entrer  dans  fes  confeils,  6c  les  prit  pour  les  Miniftres.  Il 
rétablit  les  poids  8c  les  mefures,'il  perfeétionna  les  loix  Se  les  conllitutions 
de  l'Empire: il  rendit  le  premier  éclat  à  de  nobles  familles, qui  defcendoient 
de  Hoang  ti^  l'un  des  fondateurs  de  la.  Monarchie  Chinoife,  6e  d'l"ao,  de 
Chun^  &cd:Tui  premiers  légiflateurs  de  l'Empire,  que  Tf^fow  s'étoit  effor^ 
ce  d'éteindre,  en  les  tenant  dans  l'obfcurité. 

Ces  familles  illuftres  ie  virent  tout-à-coup,  par  la  proteftion  du  nouvel- 
Empereur  ,   revêtues  de  leurs  premières  dignitez,  6c  de  nouveaux  titres 
d'honneur  qu'il  y  ajouta.     Enfin  il  fut  très-attentif  à  augmenter  la  piété 
filiale,  6c  à  perpétuer  la  mémoire  des  parens  défunts,  en  enjoignant  aux 
enfans  de  leur  rendre  après  leur  mort,  les  mêmes  honneurs  6c  les  mêmes  de- 
voirs, qu'ils  leur  rendoient  pendant  leur  vie. 
Particula-         On  décrit  encore  les  fages  enfeignemens  de  Tcheott  kong,  frère  de  l'Empe- 
rité<  delà   j-g^j.  ^^^  vang,  qui  fe  rendit  à  jamais  recommandable  par  fa  bonne  foi,  par 
Tdieou         ^^  fagefle,  6c  par  fes  autres  vertus.     L'Empereur  en  mourant  lui  confia  fon 
lisn^,  fils  aîné,  6e  le  gouvernement  de  l'Empire  durant  la  minorité.     On  lui  at- 

.  .  ^    tribuë  l'invention  de  l'aiguille  aimantée  ou  de  la  bouflole.Les  Ambafladeurs 
trib'ie  r-n-   '^^  "^""g  ^'"'g  ^  ^^  1^  Cochinchbiej  étant  venus  apporter  leur  tribut  au  nou- 
vention  ^c   vcl  Empereur,  avoient  effliyé  beaucoup  de  fatigues  dans  la  traverfée,  par 
la  Souple.   Jes  diifércns  détours  qu'ils  avoient  faits,  fiute  de  fçavoir  fe  conduire,  fcheow 
kong  leur  donna  une  bouflblle,  qui  les  guida  dans  leur  retour,  ôc  leur  pro- 
cura une  navigation  heureufe. 

Enfin,  on  trouve  dans  le  Cha  king,  qui  eft  parmi  les  Chinois  de  la  plus 
grande  autorité,  le  vice  puni,  6c  la  vertu  récompenfée:  plufieurs  belles 
inftruétions,  qui  apprennent  à  bien  gouverner  un  Etat  :  de  fages  rcglemens 
pour  l'utilité  publique:  les  principes,  les  rét^les,  dz  les  modèles  des  mœurs 
dans  les  premiers  héros  qui  ont  gouverné  l'Empire,  Se  pour  la  ir^é moire 
defqucls  la  nation  a  toujours  conlervé  un  refp.ét  extraordinaire.  On  veiTa 
volontiers  quelques  extraits  de  ce  livre.    Le  P.  de  Premare,  ancien  Mif- 

fion- 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  j^ 

fîonnaire  de  la  Chine,  qui  a  pris  foin  de  les  faire,  affure  qu'il  les  a  traduits 
avec  toute  la  fidélité  &  l'exadtitude  polîible. 

DIVERS  EXTRAITS  DU  CHU  KING. 

MAXIMES    DES   ANCIENS   ROIS. 
Dialogue. 

QU  A  ND  un  Roi,  dit  Tu,   peut  connoître   combien  il  eft  difficile  Maxime? 
d'être  bon  Roi  :  Se  un  fujet  combien  il  en  coûte  pour  remplir  tous   Î^,a"t7"s 
les  devoirs  d'un  fujet  fidèle:  le  gouvernement  ell  parfait,  6c  les  peu-   souverfini 
pies  avancent  à  grand  pas  dans  le  chemm  de  la  vertu.  &  les  5» 

Cela  eft  fur,  dit  l'Empereur,  Se  j'aime  qu'on  me  parle  de  la  forte.  Des  ■/*"• 
véritez  fi  folides  ne  doivent  point  fe  cacher.  QLi'on  diftingue  tous  les  fa- 
ges,  fans  en  laifTer  un  feul  dans  l'oubli,  6c  tous  les  Royaumes  de  l'univers 
jouiront  d'une  profonde  paix.  JVIaisfe  repofer  entièrement  fur  les  fages,  pré- 
férer leurs  fentimens  au  fien  propre,  traitter  avec  bonté  les  orphelins,  &  • 
ne  rebuter  jamais  les  pauvres:  c'eft  une  perfeétion,  qui  ne  fe  trouve  que 
dans  le  très-fage  Roi.  (a) 

En  effet,  dit  Pey,  les  vertus  du  très-fage  Roi  font  d'une  étendue  im- 
menfe,  &  d'une  aftivité  infatigable,  il  fait  tout,  il  convertit  tout,  il  pé- 
nétre tout:  dans  la  paix,  il  embellit  tout:  dans  la  guerre,  il  triomphe  de 
tout.  L'augufte  ciel  l'aime  tendrement,  &  le  fait  l'exécuteur  de  fes  arrêts  : 
il  lui  donne  tout  ce  que  les  quatre  mers  renfei-ment  :  Se  il  veut  qu'il  foit  le 
maitre  de  ce  bas  monde. 

Ajoutez,  dit  Tu,  que  ceux  qui  lui  obéiffent  font  heureux,  6c  que  c'efl 
un  grand  malheur  que  de  lui  déplaire,  car  comme  l'ombre  luit  le  corps,  &c 
que  l'écho  fuit  la  voix  :  de  même  la  récompenfe  fuit  la  vertu,  6c  le  châti- 
ment fuit  le  crime. 

Vous  avez  raifon ,  reprit  Pe  y.  Il  faut  donc  veiller  fans  cefTe  ,  6c  crain- 
dre dans  ce  qu'il  y  a  de  plusfécret  6c  de  moins  grofTier:  fuir  avec  foin  la 
volupté  des  fens,  &c  fe  défier  même  des  plaifirs  qui  font  moins  criminels.' 
élever  conftamment  les  vrais  fages,  chaffer  fans  ménagement  les  méchans  r 
ne  rien  faire  dans  le  doute  ,  6c  ne  former  aucun  deflein  qui  ne  puifle  paroî- 
tre  au  grand  jour  :  ne  point  abandonner  la  jullice  par  complaifancc  pour  le 

peu- 

(<t)  Les  Interprètes  en  devinant,  croyent  qu'on  parle  ici  du  vieux  Empereur  rat.  Ce- 
pendant le  texte  n'a  rien  qui  force  d'admettre  cecte  opinion  -.car  on  y  lit  feulement  Xî,qui- 
fignific  maître,  8c  feigneur  louyeram. 

Yy| 


3f8  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  des  peuple ,.&  ne  pas  abandonner  le  peuple  pour  ne  fuivre  que  fes  propres  vues: 
Maximes  £.„  un  mot  examiner  avec  ioin  ies  moindres  délîrs,  &  peler  mûrement  les 
nah"les  avions  les  plus  légères.  C'eft  le  moyen  de  s'attirer  l'amour  &  les  homma- 
souvtrxins    gcs  dc  tous  les  peuples  de  l'univers. 

&lesiv<-  Ah!  Prince,  dit  Tu,  en  adreflant  la  parole  à  l'Empereur:  ah!  Prince, 
^"''  que  tout  cela  mérite  qu'on  y  penle!     Le  parfait  gouvernement  lort  comme 

un  arbre  dc  la  racine  :  &  la  première  régie  du  parfait  gouvernement  confif- 
te  à  fournir  abondamment  au  peuple  de  quoi  fubfifter:  l'eau,  le  feu  ,  les 
métaux,  le  bois,  la  terre.  Se  les  grains.  Voilà,  pour  ainfi  dire,  les  lîx 
grands  magafins,  d'où  fort  l'abondance.  Régler  les  défirs  du  cœur  hu- 
main, faciliter  le  commerce,  faire  grand  cas  de  tout  ce  qui  fert  à  la  vie:  voilà 
trois  points  nécelTaires  pour  unir  enferable  les  peuples,  &  pour  les  mettre  à 
leur  aife.  Il  réfulte  de  tout  ceci  neuf  articles  très  importans ,  &  qui  ont 
entr'cux  un  ordre  admirable:  faites-les  mettre  en  vers,  &  que  le  peuple  ne 
chante  autre  chofe.  Rendez  vos  fujets  meilleurs,  en  récompeiifant  la  ver- 
tu: empêchez-les  de  tomber,  en  punifFant  févérement  le  crime:  excitez- 
les  par  de  beaux  cantiques  fur  ces  neuf  articles  principaux,  6c  rien  ne  fera 
capable  d'ébranler  les  fondemens  de  votre  Empire. 

Approchez,  Tu^  dit  l'Empereur:  Vous  êtes  un  homme  tel  que  je  le  dé- 
{Ire,  6c  i'ai  deflein  de  vous  faire  régner  en  ma  place. 
Eloee  du         Hélas!  répondit  27i!,  le  peu  de  vertu  que  j'ai,  fuccomberoit  fous  un  tel 
Sage  Cas     fai'deau:  6c  le  peuple  qui  me  connoît  bien  n'approuveroit  pas  un  fcmblable 
j"!".  choix.     Mais  vous  avez  Cao  yao:  c'eft:  un  vrai  fage  ,   qui  a  tout  ce  qu'il 

faut.  Il  a  infpiré  l'amour  de  la  fagefle  à  tout  le  peuple:  6c  ce  peuple  qui 
en  reflent  les  effets,  le  porte  au  rsilieu  de  fon  cœur.  Faites-y  un  peu  d'at- 
tention, penfez  à  ce  qu'il  mérite,  6c  au  peu  que  je  vaux:  élevez-le,  puif- 
qu'il  en  elt  digne,  6c  laiflez-moi-là  comme  un  homme  inutile.  Dans  une 
affaire  de  cette  conféquence,  c'ell  la  vertu  feule  qu'il  faut  confïdérer. 

Jefçai,  dit  l'Empereur,  que  C'zojito  eft  très-propre  pour  maintenir  mes 
loix:  6c  je  veux  dès-à-préfent  qu'il  foit  le  dcpofitaire  de  ma  juftice.  Ap- 
prenez donc  bien  les  cinq  genres  de  fupplices,  afin  de  foutenir  les  princi- 
paux articles  de  ma  loi.  Commencez  toujours  par  inftruire  pour  n'être 
point  obligé  de, punir  :  propofez-vous  pour  but  d'attacher  fortement  mon 
peuple  à  ce  vrai  milieu, oij  réfîde  la  vertu, 6c  rempliffez  en  cela  toute  mon- 
attente. 

11  faudroitdonc,  dit  C^o^'^o,  que  je  fufle  auffi  parfait  que  vous  Têtes  :  ne 
donner  jamais  dans  le  moindre  excès, être  civil  à  l'égard  des  Grands, 6c  bon 
envers  le  peuple  :  ne  faire  pafler  aux  enfans  que  les  grâces ,  6c  nulle- 
ment les  peines  :  excufer  les  fautes  que  l'on  commet  par  furprife  ,  6c  quel- 
que grandes  qu'elles  paroiflent,  ne  les  juger  pas  telles:  punir  févérement  les 
fautes  de  malice,  6c  quelque  légères  qu'elles  paroiffent,  ne  les  regarder  p.as 
comme  petites:  ne  châtier  que  légèrement  un  crime  qui  n'eft  pas  bien  avéré; 
récompenfcr  toujours  plus  que  moins  un  fervice  douteux  :  6c  ie  m  ttre  plu- 
tôt en  danger  de  ne  pas  rendre  la  juffice  dans  toute  fa  rigueur,  que  de  faire 
mourir  l'innocent.    Voilà,  Grand  Empereur,  une  partie  des  vertus  que 

nous 


ET   DELA  TARTARIE    CHINOISE.  ^j-p 

nous  admirons  en  vous.  Tous  vos  foins  ne  tendent  qu'à  confcrver  la  vie  de 
vos  fujets:  6c  vous  répondez  en  cela  parfaitement  à  leurs  vœux  :  cela  fuf- 
fit:  vous  n'avez  pas  befoin  d'un  juge  criminel,  pour  faire  garder  les  loix 
d'un  Cl  bon  Roy. 

Faites,  répartit  l'Empereur  ,  que  je  fois  tel  que  vous  dites:  apprenez- 
moi  à  fuivre  fl  bien  vos  leçons,  que  mon  exemple  foit  comme  un  vent 
impétueux  6c  doux,  qui  entraîne  tous  les  cœurs  :  enforte  que  le  véritable 
bonheur  fe  répande  dans  toutes  les  parties  de  mon  Empire,  (a) 

Lorfqu'un  Roi  eft  folidement  vertueux ,  dit  Caoyao,  il  entre  ainfî  dans 
tous  les  bons  confeils  qu'on  lui  donne  :  £c  il  agit  toujours  de  concert  avec 
les  fages  Miniftres  qu'il  a  fçu  choîfir. 

Rien  n'eft  fi  vrai,  dit  l'Empereur:  mais  expliquez-vous  un  peu  plus  en 

Un  bon  Roi,  reprit  Cao  yao^  n'a  point  de  plus  ardent  défir,  que  d'avan-    ^■^^^  \^^ 
cer  de  plus  en  plus  dans  l'étude  Se  dans  la  pratique  de  lafagefle:  de  manié-    Roi. 
re  qu'il  ne  met  aucunes  bornes  à  un  fî  utile  exercice.     Par  ce  bel  exemple 
il  inrtmit  d'abord  toute  fa  famille  Royale:  cela  fe  commimique  enfuite  à 
tout  le  peuple,  5c  fe  répand  enfin  dans  les  Royaumes  les  plus  éloignez ,  tant 
il  importe  qu'un  Roy  foit  vertueux  ! 

2"«  applaudit  &  reçut  avec  refpe£i:  des  paroles  fî  pleines  de  fagefle.  _ 

Tout  fe  réduit  à  deux  points  ,  pourfuivit  Cao  yao  :  connoître  bien  les 
gens  6c  rendre  le  peuple  heureux. 

N'ell-ce  rien  que  cela,  interrompit  Tu  ?  Notre  bon  Roy,  quelque  par-   ^(j^""|g'^ 
fait  qu'il  foit,  y  trouveroit  de  la  difficulté.     Connoître  bien  les  gens,  c'efl:   ton  Gou. 
pour  n'errer  jamais  dans  le  choix  qu'on  fait  de  ceux  dont  on  fe  fert.     Ren-    veme- 
dre  le  peuple  heureux,  c'eft  lecombler  de  bienfaits ,  &  gagner  entièrement   ment, 
fon  amour.     Qiiand  on  a  de  fi  grandes  qualitez ,  quelle  crainte  peut  donner 
un  fcélérat  tel  que  Hoen  teou'i  Qiielle  peine  y  a-t-il  à  dompter  un  rebelle , 
comme  Miao?  Et  quel  mal  peut  faire  un  hypocrite,  6c  un  flateur  tel  que 
Cong  kong} 

Ajoutez  cependant,  ait  Cao  yao,  qu'il  y  a  neuf  vertus  qu'il  faut  tâcher  [^'5"!,^"^^ 
de  bien  connoître  pour  fe  les  rendre  familières.     Il  ne  fuffit  pas  de  fçavoir   ç.^^^^^  ^  ^^ 
en  général ,   qu'un  tel  a  une  telle  vertu  :  il  faut  de  plus  fçavoir  en  quoi   Souvevain. 
il  a  montré  qu'il  l'avoit  en  effet.  •  Tu  demande  quelles  étoient  ces  neuf 
vertus? 

Je  veux  ,  continua  Cao  yao,  je  veux.'(^)  une  grandeur  qui  ne  foit  ni  fie- 
ra, 

(a)  On  a  pafle  ici  ce  qui  regarde  l'élévation  d'r«  fur  le  trône:  mais  on  convient  que 
le  Chu  king  a  foufferr  bien  des  changemens:  qu'on  en  a  perdu  plus  de  la  moirié:  &  qu'on 
a  coufu  ,  comme  on  a  pu,  ce  qui  ell  échappé  aux  flammes  &  aux  vers.  On  a  donc  crû 
plus  naturel  de  mettre  l'élévation  d'r«,  après  qu'il  aura  dit  lui-même  comment  il  fit  écou- 
ler les  e.iux. 

(*)  C'eft  dans  des  endroits  comme  celui-ci  ,  qu'on  fent  la  fublime  brièveté  du  ftile  de 
ces  anciens  livres.  Dix-huit  leures  renferment  clairement  l'idée  de  ces  neuf  vertus,  avec 
h  qualité  que  chacune  doit  avoir,  pour  ne  pas  dégénérer  en  vice:  8c  cela,  d'une  manière 
fi  vive  &  fi-bellc ,  que  toutes  nos  Langues  ne  peuvent  y  atteindre. 


5<îo  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Vertus  iK?-  re,  ni  infenfible:  une  noble  indifférence,  qui  n'empêche  pas  l'adion:  une 
ceff^ires  a  bonté  charmante,  qui  ne  foit  ni  pareffeuie  ,  ni  ruftique  :  une  intelligence 
rain  °"^^  déliée,  qui  ne  décharge  point  de  l'application  6c  du  travail  :  une  urbanité 
&  une  politefTe,  qui  ibit  ioutenue  de  réfolution  6c  de  courage:  une  droitu- 
re d'ame  qui  fçache  quand  il  faut  ufer  d'épikie:  une  étendue  de  génie,  <ïui 
ne  fafle  point  négliger  les  petites  chofes  :  une  fermeté  ,  qui  n'ait  rien  de 
dur  ni  de  farouche,  enfin  une  magnanimité  6c  une  force,  qui  ne  cède  qu'à 
la  juftice.  C'cft  iur  ces  neuf  vertus  qu'on  doit  fe  régler,  pour  dillinguer 
les  hommes  entr'eux;car  c'eil  le  plus  grand  bonheur  qu'un  Roy  puiffe  fou- 
haitter,  que  de  récompenfer  la  vertu. 

Il  faut  qu'un  Grand  de  la  Cour  en  ait  au  moins  trois  ,pour  bien  gouver- 
ner fa  famille,  6c  qu'un  Roi  tributaire  en  ait  au  moins  fix  pour  rendre  heu- 
reux l'Etat  qu'on  lui  a  confié.     Mais  c'eft  l'Empereur  qui  doit  les  mettre 
toutes  neuf  en  pratique,  afin  de  fe  fervir  à  propos  des  gens,  félon  les  talens 
6c  le  mérite  d'un  chacun.    Que  les  grands  6c  les  petits  ne  fe  mêlent  que  de 
ce  qui  les  regarde,  6c  qu'on  n'employé  jamais  les  ouvriers  à  contre-tems. 
Pourvu  qu'on  ne  penfe  qu'aux  cinq  chofcs  les  plus  néceffaires,  il  ne  fera  pas 
difficile  d'en  venir  à  bout. 
Préjudice         Un  Roi  doit  bien  appréhender  d'inftruire  fes  fujets  à  fuivre  les  plaifirs  à 
du  mau-      fg^  exemple:  il  eft  donc  obligé  de  veiller  incefiamment  fur  lui-même, dans 
Jç  deY""'  ^^  craintede  manquer  en  quelque  point  dans  cette  multitude  d'afflxires qui  lui 
Souve-        furviennent  chaque  jour.     Les  officiers  fubalternes  ne  doivent  point  non 
rains.  plus  fe  donner  de  relâche:  dans  la  penfée  que  le  ciel  fe  repofe  fur  le  Roi,6c 

que  le  Roy  fe  repofe  fur  eux  :  qu'ils  tiennent  par  conféquent  la  place  du 
ciel ,    6c  que  ce  qu'ils  font,  c'eil  fon  ouvrage  (a). 

C'eft  le  ciel  qui  a  mis  l'ordre  entre  les  loix  immuables  de  la  fociété, 
Dreffez-moi  les  cinq  loix  ,  6c  qu'on  les  garde  inviolablement.  C'eft  le  ciel 
qui  a  déterminé  les  cultes  divers, que  les  hommes  doivent  obferver.  Reglez- 
moi  les  cinq  devoirs  ,  6c  que  chacun  s'y  conforme  félon  fon  rang  6c  félon  fon 
état:  mais  qu'on  y  apporte  un  refpeft  fincére,  qui  parte  du  cœur,  en  évitant 
également  l'hypocrifie  6c  l'orgueil.  C'eft  le  ciel  qui  élevé  les  gens  vertu- 
eux :  auftî  les  places  font  différentes  dans  les  cinq  enceintes  de  l'Empire. 
C'cft  le  ciel  qui  punit  les  coupables:  auflî  les  cinq  fupplices  ont  des  ufages 
divers.  O  !  que  le  bon  gouvernement  exige  de  loins  !  Le  ciel  voit  6c  en- 
tend tout  :  mais  c'eft  par  la  voix  du  peuple,  qu'il  juge  les  Rois.  Le  ciel 
eft  redoutable:  mais  c'eft  le  peuple  maltraitté  qui  arme  fa  colère.  Il  châtie 
grands  6c  petits  fans  diftinétion  :  mais  les  Rois  ont  mille  fois  plus,  à  crain- 
dre que  le  refte  des  hommes.  Ce  que  je  vous  dis.  Prince,  c'eil  la  vérité  la 
plus  pure:  mais  le  point  effentiel,  c'eft  de  réduire  en  pratique  tout  ce  que 
je  vous  dis. 

L'Em- 

(a)  Les  anciens  commentaires  Tching  y,  parlant  Tur  cet  endroit,  difcnt  :  Le>  loix  les 
rits,  les  récompenfcs  &  les  ch„tirrens  ,  tout  vient  du  ciel.  Sa  volonté  ell  de  récompenler 
les  bons,  &  de  châtier  les  coupables:  car  il  n'y  a  que  le  ^ien  ou  le  mal,  qui  loir  récorn- 
penfé  ou  puni  du  ciel.  Et  quand  il  punit,  qu  qu'il  lécompcnfe ,  il  n'y  a  ni  grands,  ni 
petits  qui  puiffent  lui  échapcr. 


ET    DE    LA    TARTARIE   CHINOISE.  361 

L'Empereur  dit  hautement  qu'on  ne  pouvoit  fouhaitter  rien  de  plus  vrai , 
ni  de  plus  jufte ,  que  tout  ce  qu'il  venoit  d'entendre.  C'cft  pourquoi  Cao 
yao  reprit  la  parole  :  Je  fens  bien  ,  dit-il  modeilement ,  que  mes  lumières 
font  fort  bornées  :  mais  il  me  lemble  aufli  fentir  que  je  n'ai  point  d'autre 
penlée  ,  ni  d'autre  dcfir ,  que  de  vous  aider  de  toutes  mes  forces  à  bien 
gouverner  vos  fujets. 

Alors  l'Empereur  revenant  à  77< .•  Approchez-vous,  lui-dit-il,  &  venez 
me  donner  aufli  quelques  fages  conlbils. 

Que  dirai-je,   répondit  2«,  ôc  que  peut-on  ajouter  aux  difcours  de  Cao   Bons  OfE- 
yao?  Pour  moi,  je  n'ai  auflî  qu'une  choie  à  cœur:  c'eft  de  m'occuper  conf-   ces  qu'r« 
tamment,rans  me  donner  un  moment  de  relâche.  Comment  cela  le  peut-il,   •'''">'  ^  '* 
demanda  C«o  jyao ?  Les  eaux,  reprit  2«,  étoient,  pour  ainfi  dire,  arrivées   ^"'"^* 
jufqu'au  ciel,  &  elles  s'élevoient  au-deflus  des  plus  hautes  montagnes  :   les 
peuples  périlToient  ainfi  miierablement.     Au  milieu  de  cet  affreux  déluge, 
monté  iur  quatre  diverfes  {a)  montures,  je  commençai   par   couper  les 
bois  ,  en  fuivant  les  chaînes  des  montagnes:  après  quoi  Pc  y  &  moi,  nous 
apprîmes  aux  hommes  à  manger  de  la  chair  :  je  fis  de  plus   écouler  les 
grands  fleuves  dans  les  quatre  mers,  &  décharger  les  ruifleaux  dans  les  fleu- 
ves: après  quoi  Heou  tsi  &  moi  nous  apprîmes  aux  hommes  l'ufage  des 
grains,  &  l'art  de  cultiver  la  terre:  je  leur  fis  enfiiite  connoître  les  avanta- 
ges du  commerce  :  par  ce  moyen  tous  les  peuples  eurent  de  quoi  vivre,  Se 
l'univers'joùit  de  la  paix. 

Vous  avez  grande  raifon  ,  interrompit  Cao  yao ,  de  dire  que  vous  ne 
vous  donnez  point  de  relâche  ;  mais  continuez  à  parler  fur  un  fi  beau 
fujet. 

Tout    dépend 5  pourfuit  2«,  du  foin  que   le  Souverain  prend  de  veiller  Le  Bon- 
fur  fa  perfonne.    J'en  conviens,  dit  l'Empereur:    ne  mettez  donc  votre  j'Homme 
bonheur  que  dans  la  vertu,  dit  Tu.  Prenez  garde  aux  moindres  chofes  qui   ne  confifte 
feroint  capables  de  troubler  un  bonheur  de  ce  prix  ,  &  fur-tout ,  n'ayez    que  dans 
•point  auprès  de  vous  de  M  i ni  lires  ,   qui  ne  foient  d'une  droiture  &  d'une   ^-^  Vertu, 
fincérité  à  l'épreuve.     Alors,  dès  que  vous  commanderez,  on  obéira  fur 
le  champ  avecjoye,  parce  que  vous  ne  commanderez  rien  que  ce  que  le 
peuple  défire  avec  le  plus  d'ardeur.     C'eft  par-là  que  vous  vous   verrez 
comblé  des  plus  éclatantes  fiivcurs  du  Changtl,  (h)   &  que  vous  aurez  la 
gloire  d'exécuter  fes  volontez  dans  le  nouvel  ordre  qu'il  étabhra. 

Voilà,  dit  l'Empereur,  un  Miniftre  qui  m'aime  :  6c  moi  j'aime  un  Mi- 
ni ftre 

{a)  Les  Chinois  tâchent  de  deviner  quelles  étoient  ces  montures.  Le  texte  dit  Sseë 
tsai:  la  lettre  Sseë  veut  dire  en  effet  quatre:  mais  l'autre  eft  fort  difficile  à  bien  expliquer 
ce  qu'elle  préfente  aux  yeux  ,  c'ell  Ktu  un  char ,  tsai  de  douleurs  &  de  fouffrances  :  on  laifle 
à  penfcr  comment  cela  put  lervir  à  r«,  pour  remédier  à  l'inondation. 

(b)  Ce  n'ell  pas  leulement  les  hommes,  dit  l'ancien  commentaire  Tching  y ,  qui  par  leur 
obéidance  paient  en  quelque  f.içon  ce  bon  Roi  de  toutes  fes  peines:  mais  le  Chung  ti  le 
comble  encore  de  ici  faveurs,  pour  récompenfer  fa  vertu. 

Tome  IL  Zz 


5^2  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

niftre  fi  digne  d'être  aimé.     Approchez  donc  Tu^  6c  écoutez-moi  attenti- 
vement {a). 
Elce  Vos  travaux  pour  remédierai!  déluge,  m'ont  touché.     Vous  êtes  fidèle, 

d'î«.  ÔC  vos  mérites  lont  grands:  Vous  êtes  lagc  à  mes  yeux  :  infatigable,  quand 

il  s'agit  du  bien  public:  Vous  êtes  modefte  chez  vous:  après  tout  ce  que 
vous  avez  fait ,  vous  n'aviez  que  de  bas  fentimens  de  vous-même.  Encore 
un  coup ,  vous  êtes  fage,  vous  ne  vous  vantez  point  de  vos  talens:  il  n'y  a 
perfonne  qui  vous  difpute  l'habileté  :  vous  n'élevez  point  vos  belles  aétions: 
&  tout  le  monde  vous  cède  le  premier  rang:  ce  que  je  cherche,  c'eft  la 
vertu:  ce  que  je  loué,  ce  font  les  bonnes  œuvres.  Je  remets  entre  vos 
mains  l'Empire  du  monde  :  montez  fur  mon  trône  ,  6c  régnez.  Songez 
qu'il  n'y  a  rien  plus  à  craindre  qu'une  paflîon  (Z-),  6c  la  droite  raifon  (c) 
eft  d'une  délicatcffe  infinie.  Il  faut  être  pur  ,  il  faut  être  fimple  ,  il  faut 
tenir  en  tout  le  juftc  milieu:  ne  vous  araufez  point  à  ce  qu'on  vous  dira 
fans  fondement  :  6c  ne  prenez  jamais  de  deflein,  que  vous  ne  l'ayez  bien 
examiné. 
Néreflné  Qu'y  a-t-il  de  plus  aimable  qu'un  bon  Roi  ?  Qu'y  a-t-il  de  plus  à  crain- 
il'un  dre  que- le  peuple  ?   Qu'honoreront  les  peuples ,   s'ils  n'honorent  pas  leur 

c^ro^ie^"  ■^"'^  Mais  comment  fe  maintiendra-t-il  fans  le  fecours  des  peuples?  Appli- 
cntreVn      quez-vous  donc  de  toutes  vos  forces:  veillez  nuit  6c  jour  fur  les  devoirs  de 
Rot  Si  fon  votre  charge  :   furpaflez  ,   s'il  fe  peut,  les  défirs  6c  l'attente  de  vos  fujets, 
Peuple.        prenez  un  ioin  particulier  des  pauvres  6c  des  miférables ,  6c  votre  régne  fe- 
ra un  régne  éternel.     L'ordre  que  je  vous  donne,  fera  la  paix  du  monde; 
6c  je  dompterai  par  vous  tous  mes  ennemis.     ObéifTez  donc,  6c  ne  vous  le 
faites  pas  ordonner  davantage. 

Harmigne  qu'on  dit  que  Tchong  \\ot\fit  à  l'Empereur 
Tching  tang   (^). 


O 


lom- 


!  Prince,  que  dites-vous  ?  C'eft  le  Tien  *  qui  a  donné  la  vie  aux  hc 
mes(^):   fujets,  comme  ils  font ,   à  cent  paffions  différentes,  s'ils 

n'ont 


(<!)  C'en-ln  le  morceau  omis,  dont  on  a  parle,  &  qu'on  a  renvoyé  en  cet  cnJroit.  Ce 
difcours  de  riinipereur  eft  en  vers  libres  &  mêlei:  lihres,  parce  qu'il  y  en  a  plufieurs  fans 
rimes  :  mêlez  ,  parce  qu'ils  ne  font  pas  tous  égaux.  Si  tout  le  Chu  king  n'eit  pas  en  vers, 
il  y  en  a  en  plufieurs  endroits,  comme  en  celui-ci,  fcinei  de  côté  &  d'autre. 

\h)  Le  texte  dit  :  Gin  fin ,  cœur  de  l'homme:  ce  n'cft  pas  proprement  paflîon  ,  mais 
c'eft  le  penchant  qui  nous  y  conduit:  c'eft  comme  la  partie  inférieure  de  l'ame. 

(c)  Le  texte  dit:  lao  fin ,  cœur  de  la  raifon:  ce  n'cft  pas  proprement  la  railon  :  c'eft  la 
partie  fupérieure  de  l'ame,  qui  fe  porte  vers  la  raifon  la  plus  droite,  &  la  plus  pure. 

( d)  Ce  Tchin  tang  détrôna  le  tyran  Kié ,  avec  lequel  h  famille  Hia  fut  éteinte. 
*  Le  Ciel. 

(e)  Voici  comment  parle  l'ancien  commentaire  Tching  y:  le  Tien  produit  l'homme,  & 
lui  donne  un  corps  &  une  ame.    Chacun  de  nous  a  donc  un  corps  vilible  &i  matériel:  il  a 

aufli 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


3^5 


n'ont  pas  un  maître  qui  les  retienne  dans  le  devoir,  ils  ne  peuvent  vivre  en 
paix  :  mais  le  ciel  leur  envoyé  un  trés-fage  Roi,  6c  c'ell  par  fon  moyen 
qu'il  peut  les  rendre  bons  èc  heureux. 

L'infame  Z^zVavoit  éteint  toutes  les  lumières  de  la  raifon  ,  8c  le  pauvre  Conduite 
peuple  étoit  tombé  comme  dans  un  étang  de  feu,  mais  le  ciel  vous  a  don-  tf  ^" 
né  toute  la  prudence  Se  toute  la  force  néceflaire  pour  délivrer  l'univers  de 
tous  lés  maux.  Achevez  ce  que  le  grand  Tu  a  li  bien  commencé:  fuivcz 
fes  traces,  6c  obéilîéz  avec  relpeét  aux  ordres  du  ciel.  Le  Roi  de  Hia  eil 
coupable:  fon  crime  elt  d'avoir  employé,  comme  ilfaifoit,  le  nom  du 
très-haut, pour  faire  garder  fes  commandement  iniques.  Le  ciel  l'a  châtié, 
Se  il  vous  a  chargé  de  l'Empire:  pour  rendre  au  monde  fon  premier  bon- 
heur. 

Vous  fçavez  que  le  cruel  Kié  avoit  encore  quelques  fages  auprès  de  fàper- 
fonne  :  mais  le  plus  grand  nombre  de  fes  gens  ne  valoient  pas  mieux  que 
lui.  Nous  nous  trouvâmes  dans  ce  tems  funelle  mêlez  avec  tous  ces  fcélé- 
rats  ,  comme  un  peu  de  bon  grain  iemé  dans  un  champ  rempli  d'yvraie. 
Comment  pouvoir  éviter  les  dangers  qui  nous  environnoient  de  toutes 
parts?  Il  n'y  avoit  pcrfonne  qui  ne  tremblât  pour  foi  :  6c  c'étoit  allez  pour 
devenir  fulpeél,  que  de  n'avoir  point  de  crime.  Combien  plus  deviez-vous 
craindre,  vous  Prince,  qui  êtes  orné  de  tant  de  vertus?  La  renommée  les 
répandoit  par-tout  :  on  vous  regardoit  comme  un  fage  Prince  très-éloigné 
de  tous  les  fales  plailirs,  6c  nullement  attaché  à  fon  intérêt,  ne  diftribuant 
les  charges  qu'aux  plus  vertueux,  6c  mefurant  toujours  la  récompenfe  au 
mérite.  On  içavoit  que  vous  préfériez  avec  plailîr  le  fentiment  d'autrui  au 
vôtre  :  que  vous  attribuyez  aux  autres  tout  le  bien  que  vous  faifiez  ;  que  vous 
ne  vous  excufiez  jamais,  6c  que  vous  étiez  toujours  prêt  de  vous  corri- 
ger. Enfin  on  voyoit  dans  vous  une  grandeur  d'ame  digne  de  l'Empire  de 
l'univers  jointe  aune  bonté  6c  à  une  tendrefle  de  pcre  pour  vos  fujets.  Tant 
de  vertus  vous  avoient  gagné  tous  les  cœurs.  C'efl;  pourquoi  le  petit  Roi 
Ko  ayant  rejette  brutalement  vos  préfens,  vous  fûtes  obligé  de  marcher 
contre  lui,  6c  ce  fut  par-là  que  vous  commençâtes  vos  julles  conquêtes. 
Etiez-vous  à  l'Orient?  les  peuples  de  l'Occident  vous  attendoient  avec  im- 
patience. Mettiez-vous  la  paix  dans  le  Nord  ?  les  Barbares  du  Midi  foupi- 
roient  après  vous  6c  chacun  s'écrioit,  comme  en  fe  plaignant:  pourquoi 
n'eft-il  pas  venu  d'abord  à  notre  fecours.     On  n'entendoit  que  des  gens  qui 

fc 

auTi  une  ame  fpirituelîe  &  intelligente.  L'homme  ét.mt  produit  de  la  forte ,  le  Tien  l'af- 
Me:  je  ne  veux  pas  dife  fimpkment  que  le  lien,  après  iui  avoir  donné  un  corps  &  une 
ame,  lui  fait  diverfes  loix  :  mais  je  dis  qu'il  l'affilié  encore  d'une  manière  plus  particulière. 
Car  l'honime  penfe,  a^it,  parle,  diflingue  le  vrai  du  faux,  &  le  bien  du  mal:  il  a  befoin 
de  nourriture  &  d'habits:  il  fe  trouve  tantôt  dans  l'abondance  ,  &  tantôt  dans  la  difette  : 
il  eft  tour  à  tour  en  mouvement  6c  en  repos.  Or,  pour  garder  en  tout  cela  une  cxadle 
juflicc,  il  faut  certainement  un  fecours  du  Tien:  car  il  jr  a  là-dedans  un  droit  chemin:  fl 
on  le  fuit,  on  eft  heureux:  fi  cm  s'ea  écarte,  on  n'a  point  de  bien.  C'efl  pourquoi  le 
ciel  s'unit  à  l'homme,  &  l'aide  à  marcher  couftammtnt  dans  cette  route  qui  conduit. \ 
l'immortalité. 

Zz  z 


veriie- 
menr. 


î64  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

fe  difoicnt  les  uns  aux  autres  :     Attendons  notre  bon  Roi  :  dès  qu'il  paroî- 
tra,  nous  reprendrons  une  vie  nouvelle.     Voilà,   Prince,  quel  étoit  pour 
vous  l'Empreflement  de  tous  les  peuples. 
Ma\-imes         II  ne  faut  (a)  pas  avoir  fcrupule  d'être  Roi  :  mais  il  faut  travailler  à  fe 
de  Gou-      rendre  un  bon  Roi.  Dans  cette  vûë  diitinguez  les  fages,  6c  aiîîllez  les  gens 
^"'''"^"         de  bien:  comblez  de  gloire  ceux  qui  ibnt  d'une  fidélité  reconnue,  6c  fé- 
condez ceux  qui  n'ont  que  des  intentions  droites: donnez  desfurveilhins  aux 
petits  Rois    qui  l'ont  foibles  :  diminuez  le  pouvoir  de  ceux  qui  en  abufent: 
privez   de  leur  couronne  ceux  qui  troublent  le  bon  ordre  ,    6c  punilTez 
de   mort   ceux    que  leurs   crimes   rendent   indignes   de   régner.     Par- là 
vous  arrêterez  les  méchans,  vous  fortifierez  les  bons:  6c  tous  ces  Rois  fai- 
fant  leur  devoir,  vous  ferez  régner  la  vertu  6c  la  paix  dans  tout  le  monde. 
Fxcellence        Lorfqu'un  Souverain  tâche  de  le  rendre  chaque  jour  meilleur  qu'il  n'eft, 
tie  h  bon-    tous  les  peuples  n'ont  des  cœurs  que  pour  l'aimer:  mais  s'il  s'imagine  en 
'î^.'^°"',       avoir  allez  tait,  il  elb  méprilé  6c  abandonne  de  fes  parens  les  plus  proches. 
Souverain!    Appliquez-vous  de  tout  votre  cœur  à  l'exercice  des  plus  grandes  vertus, 
afin  que  vos  fujets  trouvent  dans  vous  un  modèle  achevé.     Qiie  la  jultice 
foit  la  régie  de  toutes  vos  actions,  6c  que  la  plus  pure  railbn  lerve  de  bride 
à  vos  défirs.     Un  bon  Roi  laille  aflez  de  rie  belles  aux  Princes  fes  enfans, 
en  leur  laifl'ant  l'exemple  de  les  vertus  pour  héritage.  J'ai  toujours  entendu 
dire  que  c'elt  être  Roi,  que  de  regarder  les  autres  comme  capables  de  nous 
apprendre  quelque  chofe:  car  celui  qui  aime  à  s'inlbuire,  s'enrichit.  Au 
contraire  le  vrai  moyen  de  fe  perdre,  c'eft  de  croire  que  les  autres  ne  nous 
valent   pas:  car  on  eil  fort  à  l'étroit,  quand  on  fe  croit  fuffire  à  foi-mê- 
me.    T-ichez   de   finir  aulli-bien   que  vous  avez  commencé  :    fouvenez- 
vous  que  le   ciel   eil   julte  ,   qu'il    élève   les   bons  ,    6c   qu'il   châtie  les 
méchans  :   fuivez   exaétemcnt   les   loix ,   pour  vous   allurer  un   bonheur 
éternel. 

InflruB'ion  qu'Y  yun  (^h)  donna  au  jeune  Tai  kia. 

Eloge  de  la   T  T  E  rit  1ER  de  Tching  tang  ,^  ne  vous  repofez  pas  trop  fur  la  protec- 
VerLu.         JlJL  '^^"'''  ptéfente  du  ciel  :  il  dépend  en  quelque  façon  de  vous ,  que  la 

fa- 
{a)  Cette  penfée  n'eft  pas  formellement  dans  le  texte:  mais  c'eft  le  fens  de  toute  cette 
h.iiangue  ,  &  les  Interprètes  s'en  fervent  pour  lier  ce  qui  prccéde,  avic  ce  qui  fuit. 

{h)  On  prétend  qu'ryw»  aida  Tching  tang  à  détrôner  Kié.  On  fiippofe  que  lai  kia  eft 
fils  de  Tching  tang,  6i  c^w'Xym  l'enferma  pend.int  trois  ans  entiers  dans  le  tombeau  de  fou 
p  ère:  mais  il  cft  fur  que  dans  le  corps  dn  texte,  on  ne  trouve  nulle  part  Tai  kia.  On  n'y 
li'  que  Sse'é  zang ,  qui  fignifie  un  jeune  Prince  encore  mineur.  Pour  ce  qui  eft  du  fait 
hardi  ,  qu'on  prête  à  Y  yun,  on  ne  voudroit  pas  en  répondre.  Le  texte  veut  peut-être 
dire  feulement  qu'r  yun  l'envoya  s'inllruire  à  la  (épultuve ,  &  fur  le  tombeau  de  Tching  tang. 
Quoi  qu'il  en  foit,  on  ajoute  que  cette  pièce  contient  les  derniers  confeih  qu'r  y««  lui 
donna,  en  fe  retirant  de  la  Cour,  pour  aller  mener  une  vie  privée  dans  le  repos  de  la 
fcliîude. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  ^ôf 

faveur  continue.     Vous  ne  devez  donc  pas  trop  compter  fur  elle,  comme  Suite  de 
li  ce  bonheur  devoit  toujours  durer.  Si  vous  pratiquez  conilamment  la  ver-''''^!^8^  '^^ 
tu,  vous  conlerverez  votre  couronne:  mais  lî  vous  abandonnez  la  fagefle,    *     "^"' 
lovez  fur  que  vous  perdrez  tout  ce  que  le  ciel  vous  a  donné. 

Vous  en  avez  un  bel  exemple  dans  le  Roi  Kié:  il  ne  perfcvera  point  dans 
le  chemin  de  la  vertu  :  il  devint  impie  6c  cruel  :  le  fuprême  Tien  *  le  rejetta  : 
&  regardant  enfuite  toute  la  terre,  il  chercha  quelqu'un  qui  fût  digne  de 
régner  à  la  place  de  ce  malheureux  Prince:  li-tôt  qu'il  l'aura  trouvé,  il 
veut  lui-même  l'éclairer  &le  conduire.  Mais  ce  qu'il  aime  &ce  qu'il  cher- 
che, c'cft  une  vertu  pure  6c  conftante.  Voilà  ce  qu'il  fouhaite  dans  le  nou- 
veau Roi,  qu'il  a  deflèin  de  donner  au  monde. 

Il  ne  trouva  que  Tching  tang  6c  moi  de  ce  caraftére.  Tous  deux  égale- 
ment dévouez  à  la  vertu,  le  ciel  nous  aimoit  6c  nous  portoit  dans  fon  cœur. 
C'eft  pourquoi  il  nous  donna  l'univers  entier  à  gouverner.  Ayant  ainfi  pour 
nous  le  ciel  6c  le  peuple  nous  renverfâmes  fans  peine  l'Empire  de  Hia. 
Ce  n'efl  pas  que  le  ciel  ait  eu  pour  nous  une  affeélion  déréglée  :  c'elt  que  le 
ciel  eft  toujours  pour  cette  vertu  pure  6c  folide.  Ce  n'eft  pas  que  nous 
ayons  brigué  les  iuffrages  du  peuple  :  c'efb  que  le  peuple  ne  peut  réfifler  à 
une  telle  vertu.  Qiiand  on  s'eft  confacré  tout  entier  à  la  figelTe,  tout  réuffit ,  ^ 
on  eil  toujours  content,  toujours  heureux:  mais  quand  on  ne  le  donne  à  la 
vertu  qu'à  demi  6c  pour  un  tems,  on  éprouve  à  coup  fur  tout  le  contrai- 
re. Le  bonheur  ou  le  malheur  dépend  donc  de  l'homme  :  car  les  récom- 
penfes  ou  les  châtimcns  du  ciel  dépendent  de  nos  œuvres  bonnes  ou  mau- 
vaifes. 

Héritier  de  Tching  tang^  l'Empire  que  vous  pofledez,  eft  nouveau:  que 
votre  vertu  foit  donc  auffi  nouvelle.  Faites,  en  vous  renouvellant  fans  ceflc 
qu'il  n'y  ait  point  de  différence  entre  le  dernier  pur  de  votre  régne  6c  le  ; 

premier.  Ne  donnez  les  charges  qu'à  ceux  qui  ont  de  la  fagefle  6c  du  talent  : 
mais  pour  votre  premier  Minillre,    il  vous  faut  un  homme  accompli  en  '  j 

tout  point:  parce  qu'il  doit  vous  rendre  folidement  vertueux,  6c  faire 
paflér  vos  vertus  dans  tout  votre  peuple.  Un  homme  fi  parfait  eft  difficile 
à  trouver:  cherchez  le  donc  avec  un  foin  extrême:  afin  que  le  Minirtre6c 
le  Roi  ayant  les  mêmes  défirs,  6c  le  même  zèle,  ils  ne  faflent  tous  deux 
qu'un  feul  tout,  {a)  par  leur  étroite  6c  intime  union. 

La  vraie  vertu  ne  s'aftreint  point  aux  opinions  d'aucun  maître  étranger  : 
le  bien  folide  eft  le  feul  maître  qu'elle  fe  propofe  d'écouter.  Un  tel  maître 
n'exige  pas  toujours  la  même  chofe:  mais  encore  que  fuivant  fes  leçons, on 
agiflé  direélement  félon  les  diverfes  circonftances  :  on  eft  cependant  tou- 
jours étroitement  attaché  à  l'unité,  hors  de  laquelle  il  n'y  arien  de  bon, 
C'eft  pour  lors  que  tous  les  peuples  s'écrient  :  O  !  que  fon  cœur  eft  pur  6c 

par- 

*  Le  Ciel. 

(a)  Cette  idée  d'un  tout  compofé  d'un  bon  Roi,  &  d'un  parfait  Miniftre  d'Etat,  étoit 
fortement  imprimée  dans  le  cœur  de  celui  ou  de  ceîx  qui  ont  fait  ces  anciens  livres  ci. 
lis  en  apportent  pour  exemple  Tao  &z  Chun  :  Chun  &  r»;  Voii  vang  ÔC  Tcheoit  Kenf,.  Mais 
cela  ne  paffe  pas  plus  loin. 


^66  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  Lx\  CHINE, 

parfaitement  un!  Il  efl  digne  de  l'Empire  qu'il  a  reçu  :  il  rendra  fes  fujets 
éternellement  heureux. 

Hiftoire  ^  Entretien  de  l'Empereur  Kao  tfong ,  Êf  de 
Fou  yue ,  fou  Mimftre. 

Entretien  T  'Empereur  répondit  aux  Grands  par  un  court  écrit  de  Hi  main, 
del'EiTipe-  |  ^  dans  lequel  il  dilbit:  Depuis  que  j'ai  hérité  de  l'Empire  du  monde, 
reur  Kao  y^^  toujours  appréhendé  de  n'avoir  pas  toute  la  vertu  dont  j'ai  belbin  pour 
ïon^Mitûf-  le  bien  gouverner.  C'eil  pourquoi  julqu'ici  je  n'ai  olc  donner  aucun  ordre. 
tre.  Mais  n'étant  occupé  dans  le  filence  de  la  nuit,  que  des  moyens  de  remplir 

comme  il  faut  mes  devoirs,  il  m'a  fembl-é  que  le  feigueur  me  donnoit  lui- 
même  de  fa  main  unMiniftre  fidèle.-  ce  fera  cet  homme  extraordinaire  qui 
vous  parlera  en  ma  place. 

L'Empereur  fit  donc  auffi-tôt  tirer  le  portrait  de  ce  Miniftre  promis ,  tel 
qu'on  le  lui  avoit  montré,    &  n'omit  rien  pour  le  faire  déterrer  par  ce 
moyen,  s'il  étoit  caché  dans  quelque  coin  de  l'Empire.     On  trouva  dans  le 
défert  un  homme  qui  s'étoit  bâti  une  petite  grotte  au  pied  du  mont  Ten, 
8c  il  parut  à  ceux  qui  le  cherchoient ,  parfaitement  femblable  à  la  peinture 
qu'ils  avoient  en  main.   Du  moment  que  l'Empereur  le  vit,  il  le  reconnut: 
ôc  en  préfence  de  toute  fa  cour ,   il  le  fit  fon  premier  Miniilre ,   &  lui 
dit  : 
Son  Defir       Ne  cefTez  point  de  m'avertir  chaque  jour,  6c  de  me  reprendre  très-fou- 
cxtiême      vent,  afin  de  m'aider  à  acquérir  la  vraie  fagefle.     Songez  que  je  fuis  com- 
*'  ^"h  "^^r'     "^^  '^"  morceau  de  fer  brut  :  c'eft  vous  qui  devez  me  façonner  &  me  polir, 
défaut!  ^^   Songez  que  j'ai  à  pafler  un  torrent  large  6c  dangereux  :  c'eft  vous  qui  de- 
vez me  lèrvir  de  barque  8c  d'aviron.     Songez  que  je  fuis  comme  une  terre 
féche  8c  aride:  il  faut  que  vous  foyez  comme  une  douce  pluye  qui  la  nifraî- 
chiflc,  8c  qui  la  rende  féconde.     Ouvrez  donc  votre  cœur  ,  8c  verfez  dans 
le  mien  toutes  les  richefles  qu'il  renferme:  mais  n'allez  pas  m'épargner:  car 
fi  la  Médecine  n'eft  un  peu  forte ,   le  malade  ne  guérir  point.     Aflbciez- 
vous  tous  ceux  qui  m'approchent ,    8c  uniflez-vous  tous  pour  me  corriger 
de  concert:  afin  que  femblable  aux  anciens  Rois,  8c  digne  héritier  des  ver- 
tus de  Tching  tang^  je  puifle  comme  lui  i-endre  mes  peuples  heureux.     Ac- 
quittez-vous fidèlement  de  cette  obligation  que  je  vous  impofe:  8c  nedéfif- 
tez  point,    que  vous  ne  m'ayez  rendu  tel  que  je  dois  être. 
Reponfe  Fou  yue  répondit  à  l'Empereur:  comme  une  pièce  de  bois  devient  droite, 

du  Minif-     CD  fuivant  éxaétement  le  cordeau  :  de  même  les  Rois  deviennent  vertueux , 
trt.  en  fe  conformant  aux  fages  confeils  qu'on  leur  donne.     Qiiand  un  Roi  elt 

vertueux ,  le  premier  Miniftre  eft  porté  de  lui-même  à  faire  Ibii  devoir. 
Mais  fi  ce  bon  Roi  veut  de  plus  qu'on  ne  manque  point  de  l'avertir,  qui 
oferoit  ne  pas  obéir  à  un  commandement  fi  beau? 

Un 


ET    DE    LA    TATvTARIE  CHINOISE.  357 

Un  bon  Roy  fcit  le  ciel,&:  marche  dans  lavoye  qui  lui  eft  marquée.  C'eft   Suite  de 
en  obéinant  à  cette  iuprême  volonté,  qu'il  partage  l'Empire  en  divers  Ro-  l'entretien 
yaumcs:  qu'il  y  établit  des  Rois,  fur  Icfquels  il  le  repofe  ,  ôc  qu'il  met  au-   ^^  ^'^'"f- 
près  d'eux  des  gens  habiles ,  pour  les  aider  dans  le  gouvernement  de  leurs  lo'n  Mil^f- 
Etats;  bien  éloigné  de  ne  penier  qu'à  fesplaifirs,  il  croit  n'être  né  que  pour  ire. 
faire  le  bonheur  du  monde.     Il  n'y  a  que  (a)  le  ciel  feul,  duquel  on  puiiTe 
dire  qu'il  voit,  &  qu'il  entend  tout  par  lui-même,  &  il  n'y  a  que  les  bons 
Rois,  qui  s'efforcent  d'imiter  en  cela  le  ciel,  autant  qu'ils  peuvent.     C'efl 
pourquoi  les  grands  officiers  font  toujours   pleins  de  foumiffion  &  de  ref- 
pe£t;  6c  leurs  peuples  joiiiffent  en  fureté  des  douceurs  de  la  paix. 

La  honte  des  Rois  ne  vient  que  des  ordres  injuftes  qu'ils  donnent  :  6c 
les  révoltes  des  peuples  ne  naiffent  que  des  guerres  que  les  Rois  font  trop 
légèrement.  Ne  récompeniéz  jamais  qu'à  propos.  Il  vaut  mieux  que  les 
habits  demeurent  dans  le  coffre,  que  de  les  donner  fans  raifon.  Enfin  exa- 
minez-vous bien  vous-même,  avant  que  de  punir  perfonne.  Un  Roi  qui 
remplit  parfaitement  ces  quatre  points,  eil:  vraiment  éclairé,  6c  tout  conf- 
pire  à -le  rendre  heureux:  La  paix  ou  le  trouble  de  votre  Empire  dépend 
de  ceux  que  vous  avez  mis  en  charge.  Ne  donnez  donc  jamais  le  plus 
petit  employ  par  faveur ,  à  un  fujet  que  vous  fçavez  n'en  être  pas  ca- 
pable :  £c  n'en  confiez  jamais  aucun  important  à  un  méchant  homme,  quel- 
ques talens  qu'il  puiffe  avoir.  Examinez  férieufement  avant  que  d'agir,  fl 
ce  que  vous  allez  faire  ell  bon,  6c  quelque  bon  qu'il  foit,  voyez  s'il  cff  à 
propos  de  le  fiire  dans  un  tel  tems  6c  en  telles  circonllances.  S'imaginer 
qu'on  a  de  la  vertu ,  c'eft  n'en  avoir  que  bien  peu  :  6c  fe  vanter  de  fon  ha- 
bileté, c'eft  perdre  tout  fon  mérite. 

Il  fiiut  en  toutes  chofes  avoir  une  grande  prévoyance  ,  c'eft  le  moyen  de   Néceffité 
détourner  bien  des  malheurs.     Qui  prodigue  fes   grâces,   s'attire  du  mé-   delà  Pré- 
pris: 6c  qui  ne  rougir  point  d'être  averti  des  moindres  fautes ,  n'en  com-    voyance, 
mettra  point  de  confidérables.     Tout  confilte  à  bien  régler  votre  cœur: 

car 

(a)  Il  y  â  deux  commentaires  fur  cet  endroit,  dont  les  parcdes  font  remarquables:  le  pre- 
mier qui  s'appelle  Ge  ki  ,  s'explique  ainfi.  Le  ciel,  ditil,  ne  parle  point,  &  il  fe  fait 
croire  :  l'Efprit  fouvcrain  ne  fe  fâche  point,  &  il  fe  fait  craindre.  Il  eft  fouverainemcnt 
vérace;  c'elt  pourquoi  il  fe  fait  croire.  Il  n'a  aucune  paffion:  c'ell  pourquoi  il  fe  faitcraiiv 
dre.  Le  ciel,  en  tant  qu'incompréhenfible,  s'appelle  efprit:  l'efprit,  en  tant  qu'immuable 
&  éternel,  s'appelle  ciel.  Quand  on  dit  qu'il  le  fait  croire,  parce  qu'il  ell  très-vérace, 
c'elt-à-dire,  qu'il  a  une  trcs-nécefl'aite  &  très-certaine  raifon  ,  qui  ne  Te  trompe  j.imais. 
Quand  on  dit  qu'il  fe  fait  craindre,  parce  qu'il  n'eft  point  partiil,  c'cll  à  dire,  qu'il  eft  la 
juffice  même  ,  &  qu'ainfi  l'on  ne  fe  mocque  pas  impunément  de  lui.  Enfin  ,  c'eft  parce 
qu'il  eft  érernel,  immuable,  &  incomprchenfible,  qu'tm  dit  ici  qu'il  fçiit  tout. 

Le  fécond  commentaire  s'appelle  Ge  kiang.  C'eft  celui  du  feu  Empereur  Cang  hi.  "Voici 
comment  il  s'explique:  Le  ciel  eft  au-delTus  de  tout:  rien  n'eft  plus  agréable  :  rien  n'eft 
plus  jufte.  Il  eft  très-fpirituel,  &c  très-intelligent:  il  ne  fe  fert  point  d'oreille  ,  8c  il  entend 
tout:  non-feulement  rien  ne  lui  échape  dans  l'Empire  du  monde,  mais  dans  les  lieux  les 
plus  fécrets  &  les  plus  cachez,  il  voit  tout  ce  qui  s'y  paffe  :  il  pénétre  dans  tout:  il  éxa- 
niine  tout.  Voilà  le  modèle  qu'un  bon  Roi  fe  propofe;  '1  n'aime,  ni  ne  hait  par  caprice  : 
il  ne  fuit  que  la  droite  raifon  dans  les  récompenfes  :  &  ainli  on  peut  dire  en  quelque  façon, 
que  femblable  au  ciel ,  il  voit  ik  il  entend  tout. 


5<58  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  de  car  s'il  eft  droit,  votre  gouvernement  fera  parfait.  Dans  ce  qui  concerne 
l'Entretien  )es  cérémonies,  on  ne  doit  pas  négliger  k  pompe  extérieure:  mais  il  ne 
del'Empe-  £^^j.  ^^^  demeurer-là.  C'ell  du  tonds  du  cœur  que  doit  procéder  tout 
ung3vec  ce  qui  paroit  au-dehors.  Trop  peu  d  extérieur  marqueroit  du  mépris  :  ôc 
fon  Miaif-  trop  de  façons  cauferoit  du>trouble.  Ce  font  deux  excès  qu'on  doit  égale- 
''*•  ment  éviter. 

Je  fuis  charmé,  s'écria  l'Empereur,  de  tout  ce  que  je  viens  d'apprendre. 
Mon  unique  foin  déformais  fera  d'y  conformer  ma  vie.  Si  je  ne  vous  avois  pas 
pour  me  donner  des  confeils  falutaires,  je  ne  fçaurois  comment  m'y  pren- 
dre pour  acquérir  la  vertu 

Fou  yue  battoit  la  terre  du  front  par  refped  :  6c  reprenant  enfuite  la  pa- 
role :  il  n'cll  pas  difficile,  dit-il,  de  connoîtrc  le  bien:  la  difficulté  eft  de 
le  faire.  Aimez  la  vertu,  Prince,  vous  ne  trouverez  dès-lors  rien  de  plus 
doux,  6c  vous  ferez  femblable  aux  anciens  Rois  vos  ancêtres.  Si  je  ne  vous 
parlois  pas  librement  ,  comme  je  viens  de  faire,  je  ferois  coupable,  5c  in- 
digne du  rang  oii  vous  m'avez  élevé. 

Il  n'y  a  que  vous ,  dit  l'Empereur,  qui  puiffiez  me  donner  des  Lettrez, 
tels  que  je  les  fouhaitte.  Vous  fçavez  que  quand  on  veut  faire  du  vin ,  {a) 
on  y  jette  des  drogues  qui  le  font  fermenter,  &  qui  lui  donnent  de  la  force. 
Vos  confeils  ont  fur  moi  le  même  cftet:  ils  m'élévcnt,  &  me  communi- 
quent un  courage  ,  que  je  n'aurois  point  lans  vous.  Qi^iand  on  prépare  un 
bouillon,  vous  fçavez  qu'on  a  foin  d'y  mettre  des  ingrédiens,  {b)  qui  em- 
pêchent qu'il  ne^foit  flide.  Vos  leçons  font  fur  moi  la  même  chofe:  elles 
afîaifonnent  ma  vertu.  Travaillez  donc  avec  moi  fur  moi-même:  &  foyez 
fur  que  rien  au  monde  ne  m'eft  plus  à  cœur,  que  de  faire  tout  ce  que  vous 
me  direz. 

Vouloir  être  inftruit ,  répondit  Fou  yue,  c'eft  une  très-bonne  marque, 
car  cela  montre  qu'on  a  un  vrai  défir  de  bien  Elire  :  mais  on  ne  viendra  ja- 
mais à  bout  de  ce  qu'on  fouhaitte  tant ,  qu'en  fuivant  les  maximes  des  an- 
ciens Rois.  Qu'on  puifTes'immortalifcr,  en  fuivant  une  autre  route,  c'^eft 
ce  que  jufqu'ici  je  n'ai  pas  encore  appris. 
En  quoi  L'étude  de  la  fageiïè  confifte  à  être  bien  {c)  humble,   comme  iî  l'on 

confille        étoit  incapable  de  tout:  mais  il  fliut  en  même-tems  être  auffi  ardent,  que 
1  étude  de     ^  y^^  n'avoit  rien  iait ,   &  qu'on  piît  tout  faire:  c'ell  le  moyen  d'éviter 
^S^  ^'   deux  grands  défauts ,    qui  font  la  parelTe  &  l'orgiieil.  Dès  qu'on  en  eft  dé- 
livré, on  avance  aifément  &  promptement  dans  les  voyes  de  la  véritable  la- 
geffic.     Croyez-moi ,   Prince,  6c  mettez-le  en  pratique,  vous  en  éprouve- 
rez 

{a)  Le  vin,  ou  p'.ù'ôt  la  hierre  Chinoife  fe  fait  avec  une  eTpèce  de  ris  particulier.  II 
faut,  quand  il  eft  prcfque  cuit,  y  ajouter  certaines  drogues,  pour  le  faire  lever. 

(è)  Le  texte  dit  Xen  vmi.  Icn ,  c'ell;  du  fel,  &  moti,  une  forte  de  fruit,  qui  donne 
du  goût. 

(c)  Ce.n'eft  pas  feulement  en  cet  endroit  qu'on  recommande  l'humilité:  cette  vertu  fon- 
damentale eft  exaltée  en  plufieurs  endroits  de  ces  anciens  livres,  &  il  eft  aiifîi  ordinaire 
de  rencontrer  chez  les  Chinois  des  leçons  d'humilité,  qu'il  étoit  rare  d'en  trouver  parmi  les 
pliilofuphes  Grecs  &  les  Latins. 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.-         ^69 

rez  bientôt  les  effets.  Inftruire  les  ignorans,  c'eft  en  même  tems  s'inftiuire 
foi-même;  &  quand  on  s'exerce  conllamment  dans  l'un  &  dans  l'autre, 
étant  maître  &  difciple  tout  enlemble  ,  on  croît  en  fagefle ,  fans  prefque 
s'en  appercevoir.  Mais  pour  ne  point  fe  tromper,  il  faut  toujours  prendre 
les  anciens  Rois  pour  votre  modèle. 

LE       C    H    I       K   I   N    G, 

Tro'tfiéme  Livre  Canonique  du  premier  Ordre. 

LE  cara6tere  Chi ,   fîgnifie  vers,  parce  qu'en  effet  tout  ce  livre  ne  con-  Sujet  de 
tient  que  des  odes ,  des  cantiques  ,   6c  des  poëfies  compofées  fous  les  cet  Oa- 
régnes   de  la  troifiéme  race  ,   où  l'on  voit  décrites  les  mœurs ,  les  coûtu-  ''^"S"^' 
mes  ,   les  maximes  des  petits  Rois ,  qui  gouvernoient  les  provinces  tous  la 
dépendance  de  l'Empereur.     Les  unes  n'ont  que  trois  ilrophes  ou  ftances  , 
qui  préfentent  la  même  penfée,  comme  fous  trois  jours  affez  peu  différens, 
excepté  que  chaque  fiance  femble  enchérir  fur  la  précédente:  les  autres  pa-     ' 
roilTent  écrites  d'un  flile  plus  noble  Se  plus  gi-and.  Le  nombre  des  ftances 
n'eft  pas  borné ,  6c  chaque  fiance  efl  le  plus  fouvent  de  dix  vers. 

Les  interprètes  Chinois  ne  font  pas  trop  heureux  à  déchiffrer  ces  poëfies: 
ils  fe  font  fait  un  fyftême  qui  a  fes  contradiélions,  6c  qui  n'eil  pas  d'ailleurs 
fort  honorable  à  ces  précieux  relies  d'une  antiquité  fi  reculée:  on  y  donne 
de  grandes  loiianges  à  la  vertu  ,  Se  on  y  trouve  grand  nombre  de  maximes 
très-fages  :  aufïï  Confucius  en  fait-il  un  grand  éloge,  6c  aflTire  que  la  doc- 
trine efl  très-pure  Se  très-fainte  :  c'efl  ce  qui  a  fait  juger  à  quelques  inter- 
prètes, que  cet  ouvrage  a  été  corrompu  par  le  mélange  de  pluficurs  pièces 
mauvaifes  :  car  il  s'y  en  trouve  d'extravagantes  ôc  d'impies ,  qui  les  font 
regarder  comme  apocryphes.  Cependant  ces  poëfies  font  d'une  grande 
autorité  dans  l'Empire.  Le  ftile  en  efl  très-obfcur,  6c  cette  obfcurite  vient  ' 
fans  doute  du  laconifme,  des  métaphores,  6c  de  la  quantité  d'anciens  pro- 
verbes, dont  l'ouvrage  efl  femé.  Mais  c'efl  cette  obfcurité-là  même,  qui 
lui  concilie  l'cftime,  6c  la  vénération  des  fçavans. 

On  peut  partager  ces  poëfies  en  cinq  efpèces  différentes.  Sa  Divi- 

La  première  comprend  les  éloges  des  hommes,  qui  lé  font  rendus  illuf-  fio"- 
très  par  leurs  talens  Se  par  leurs  vertus:  avec  plufieurs  inllruélions,  qu'on  pr;miérc 
avoir  coutume  de  chanter  dans  les  folemnitez,  dans  les  facrifices,  aux  ob- 
fèques  6c  aux  cérémonies  qui  fe  font  en  mémoire  des  ancêtres.  ^ 

La  féconde  contient  les  coutumes  établies  dans  le  royaume:  ce  font  com-  Seconde 
me  des  romans,  qui  étoient  compofez  par  des  particuliers,  qui  ne  fc  chan-     *"'^' 
toient  pas  ,   mais  qui  fe  récitoicnt  en  préfence  de  l'Empereur  Se  de  Tes  Mi- 
nillres.  On  y  fait  naïvement  la  peinture  des  mœurs,  6c  l'on  y  ccnfurelcs 
défauts  des  peuples,  6c  des  Princes  qui  les  gouvernent. 

l'orne  IL  Aux  .La 


Quatrième 


Cinquié- 
ine  Partie, 


^70  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Lu  troiliéme  s'appelle  compai-aifon  :  parce  que  tout  ce  qui  y  cft  contenu 
s'explique  par  des  limilitudes  &  des  comparaiions. 

La  quatrième  contient  des  choies  élevées  jufqu'au  fublime:  parce  qu'el- 
les commencent  d'ordinaire  par  certains  traits  hardis,  qui  caulent  de  l'ad- 
miration, Se  qui  préparent  l'ciprit  à  le  rendre  attentif  à  ce  qui  fuit. 

Enfin  la  cinquième  renferme  les  poëlîes  fufpeétes,  8c  que  Confucius  a 
rejettées  comme  apocryphes.  Pour  donner  quelque  idée  de  cet  ouvragcy  je 
vais  en  rapporter  quelques  odes,  qui  ont  été  fidèlement  traduites  parle  Pè- 
re de  Premare. 


ODES  CHOISIES  DU  CHI  "KING. 


J 


PREMIERE     ODE. 

Un  jetme  Roi  prie  fes  Minilires  de  Vlnfinàre. 

E  fçai  qu'il  faut  veiller  fans  cefle  fur  foi-même:  que  le  ciel  a  une  in- 
telligence à  qui  rien  n'échappe  :  que  fes  arrêts  font  fans  appel.  Qu'on 
ne  dife  donc  pas  qu'il  eft  tellement  élevé  6c  fi  loin  de  nous,  qu'il  ne 
penfe  gueres  aux  chofes  d'ici-bas.  Je  fçai  qu'il  confidére  tout:  qu'il  entre 
dans  tout,  &  qu'il  eft  fans  cefle  préîent  à  tout.  Mais  hélas!  je  fuis  encore 
bien  jeune:  je  luis  peu  éclairé,  6c  je  n'ai  pas  aflez  d'attention  fur  mes  de- 
voirs :  je  m'applique  cependant  de  toutes  mes  forces  ,  6c  je  tâche  de  ne 
point  perdre  de  tems  ,  ne  défîrant  rien  avec  plus  d'ardeur ,  que  d'arriver 
à  la  perfection.  J'efpcre  que  vous  m'aiderez  à  porter  un  fardeau  fi 
pefant  :  ?^  que  les  bons  conléils  que  vous  voudrez  bien  me  donner ,  ne 
Serviront  pas  peu  à  me  rendre  folidement  vatueux ,  ainfi  que  je  le  dé- 
firc. 


SECONDE     ODE. 

A  la  louange  de  Ven  vang  (^). 

C'EST  le  ciel  qui  a  fiiit  cette  haute  montagne,  6c  c'eft  Tai  vang  qui 
l'a  rendue  un  defert  :  cette  perte  vient  uniquement  de  fa  faute  :  mais 
Vcn  'vang  lui  a  rendu   fon  premier  éclat.    Le  chemin  où  celui-hi  s'é- 

toit: 


(«)  Vin  vang,  félon  les  Interprètes  &  les  Hiftoriens,  étoit  pçre  de  Vdu  vang,  fondateur 
«ic  la  troifiénie  race.    Vm  -vang  lignifie  proprement  Roi  de  p»ix. 


^T  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


?7r 


roit  engagé,  eft  rempli  de  dangers:  mais  la  voie  àt  Ven  vang  zik.  àroxic  Suite  du 
&  fecile.  Poftérité  d'un  fi  fage  Roi  jConfervez.  chèrement  le  bcMihcur  qu'il  c/;;  kmi 
vous  a  procuré.  'f"'*" 


TROISIÈME     ODE. 

A  la  louange  du  même, 

CEluï  qui  feul  eft  Roi  &  fuprcme  feigneur,  abaifleû  Majellc  juf- 
qti'à  prendre  foin  des  chofes  d'ici-bas.  Toujours  attentif  au  vrai 
bonheur  du  monde,  il  promené  fes  regards  fur  la  face  de  la  terre.  Il  voit 
deux  peuples  qui  ont  abandonné  fes  loix.  Se  le  Très-haut  ne  les  abandonne 
pas  encore:  il  les  examine,  il  les  attend-:  il  cherche  par  tout  un  homme  fé- 
lon fon  cœur,  &:  il  veut  étendre  lui-même  fon  Empire.  Dans  ce  deffein, 
il  arrête  avec  amour  fes  yeux  vers  l'Occident.  C'elt-là  qu'il  doit  habiter, 
&  régner  avec  ce  nouveau  Roi,. 

Il  (a)  commence  donc  par  en  ôter  toutes  les  mauvaifes  herbes,  6c  il  nourrit 
avec  foin'les  bonnes:  il  émonde  ce  que  les  arbres  ont  de  trop,  &  il  met  en- 
tre eux  un  bel  ordre:  il  arrache  les  rofeaux,  6c  il  cultive  les  rnuricrs.  Le 
iéigncur  va  rendre  aux  hommes  leur  première  vertu  :  tous  leurs  ennemis 
s'enfuiront  devant  eux  :  le  ciel  veut  fe  donner  urt  [b)  égal.  Jamais  volonté 
ne  fut  plus  abfoluë. 

Le  feigneur  regarde  cette  fainte  montagne  :  c'eft  un  féjour  de  paix:  auf- 
fi  n'y  croît-il  aucun  des  bois  dont  on  fait  les  armes.  C'ell:  un  régne  éter- 
nel: auffi  n'y  voit-on  que  des  arbres  dont  les  feuilles  ne  tombent  point. 
C'eft  l'ouvrage  du  Très-haut  :  il  a  mis  le  cadet  à  la  place  de  l'ainé  :  il  n'y  a 
qtie  Ven  vang^  dont  le  cœur  fçache  aimer  fes  frères  :  il  fait  tout  leur  bon- 
heur 6c  toute  leur  gloire;  le  feigneur  Ta  comblé  de  fes  biens,  6c  lui  a  don- 
né tout  l'univers  pour  récompenie. 

Le  feigneur  pénétre  dans  le  cœur  àt'Fen  vang  (c)  6c  il  y  ti'ouve  une  ver- 
tu fécrette  6c  inexplicable,  dont  l'odeur  fe  répand  par  tout.  C'ell  un  mer- 
veilleux affemblage  de  fes  dons  les  plus  précieux  ?  l'intelligence  pour  régler 
tout:  la  fagefTe  pour  éclairer  tout  :  lal'cience,  pour  enfeigner:  le  conleil, 
pour  gouverner:  la  piété  6c  la  douceur,  pour  fe  fliire  aimer  :  la  force  &  h 
majefté,  pour  fe  fiiirc  craindre  :  une  grâce  enfin  6c  un  charme  qui  lui  attira 
tous  les  cœurs  :  vertus  toujours  les  mêmes,  6c  incapables  de  changer.  C'eft 

corn- 
er") Tout  ceci  doit  s'entendre  allégoriquement ,   félon  le  flilc  de  îa  poëfie  antique.    Le 
Cbi  kiiii  eft  pkin  d'endroits  femblables. 

(p)  Le  caraélere  Poii  veut  dire  comragnon,  égal.  On  le  prend  quelquefois  pour  époi:x 
^  époufe.  Les  Interprètes  ont  crû  qu'on  parloit  ici  de  l'époux  que  le  ciel  deftinoit  à  Veu 
T;.i»tei  8f  que  le  Chi  kitig  appelle  ailleurs  Tkn  foei,  fceur  du  ciel. 

(£)  On  lit  dans  le  texte  Vang  ti:  mais  les  meilleurs  Interpréres  conviennent  que  c'eft 
«ne  faute,  &  qu'il  fdut  lire  Ven  vang,  parce  que  tout  ce  qu'on  dit  eu  eut  endroit,  ne 
peut  convenir  à  un  autre  qu'à  Ven  -uang. 

Aaa  z 


eme 
Livre  Ca- 
nonique 
du  pre- 
mier Or- 
dre. 


572  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  de  la   comme  un  appanage  gu'il  a  reçu  du  Très-haut:  c'ell  un  bonheur  qu'il 


troifiérae 
Ode  du 

Cm  kiiig. 


répandu  fur  fa  poftéritc. 

Le  feigncur  a  dit  à  f^envang:  Quand  le  cœur  n'eft  pas  droit,  les  defirj 
ne  font  pas  réglez,  &  on  n'ell  pas  propre  pour  fauver  l'univers.  \'"ous  êtes 
parfaitement  incapable  de  ces  défauts.  Montez  donc  le  premier  fur  la 
montagne,  afin  d'attirer  tout  le  monde  après  vous.  Voilà  des  rebelles  qui 
n'obéiflent  pas  à  leur  fouverain:  fc  croïant  au-deflus  des  hommes,  ils  les  ty- 
ranniflent:  armez- vous  de  ma  colère,  déployez  vos  étendarts,  rangez  vos 
troupes,  remettez  par  tout  la  paix,  &  fixez  le  bonheur  de  votre  Empire. 
&  répondez  à  ce  que  l'univers  attend  de  vous. 

Auffi-tôt  Fen  vang,  fans  quitter  fa  cour,  monte  fur  le  haut  de  la  monta- 
gne. Rentrez  dans  vos  cavernes,  efprits  rebelles:  c'cfl;  ici  la  montagne 
du  Seigneur:  vous  ne  pouvez  y  être  admis.  Ces  vives  fources  font  les  eaux 
pures ,  oii  les  fujets  de  Feu  vang  fe  défaltérent  :  ces  plaifirs  ne  font  pas  pour 
vous.  Fen  vang  a  choîfi  cette  montagne:  il  a  ouvert  lui-même  ces  clairs 
ruifleaux:  c'eft-là  que  tous  les  peuples  fidèles  doivent  venir:  c'eft-là  que 
tous  les  Rois  doivent  fe  rendre. 

Le  feigneur  a  dit  à  Fen  vang  (a)  :  j'aime  une  vertu  pure  8c  fimple  com- 
me la  vôtre:  elle  ne  fait  pas  grand  bruit:  elle  n'a  pas  grand  éclat  au-dc- 
hors:  elle  n'eft  point  empreflee,  elle  n'eft  point  fiére:  on  diroit  que  vous 
n'avez  d'efprit  &  de  lumières ,  que  pour  vous  conformer  à  mes  ordres  :  vous 
connoiflez  votre  ennemi,  unifiez  contre  lui  toutes  vos  forces,  préparez  vos 
machines  de  guerre:  attelez  vos  chars,  allez  détruire  le  tyran:  chafllsz- 
le  du  trône  qu'il  ufurpe  :  chariots  armez  ,  ne  vous  pi'eflez  pas  :  murs  éle- 
vez, ne  craignezrien:  Fenvangn'eit  pas  précipité  dans  fa  marche  :  fa  colère 
ne  refpire  que  la  paix  :  il  prend  le  ciel  à  témoin  de  la  bonté  de  fon  cœur  :  il 
voudroit  qu'on  fe  rendît  fans  combat ,  &  il  eft  prêt  de  pardonner  aux  plus 
coupables.  Bien  loin  qu'aune  fi  grande  douceur  lui  attire  aucun  mépris,  ja- 
mais il  ne  parut  plus  digne  d'être  aimé.  Mais  fi  l'on  ne  fe  rend  pas  à  tant 
de  charmes,  fes  chariots  arrivent  avec  grand  bruit:  le  tyran  fe  confie  vai- 
nement dans  la  hauteur  6c  la  force  de  fes  murailles  :  Fen  vang  l'attaque  :  il 
ïe  combat:  il  en  triomphe:  il  détruit  fon  cruel  Empire,  &  bien  loin  qu'u- 
ne telle  juftice  le  rende  odieux ,  jamais  l'univers  ne  fut  plus  difpofé  à  fe 
î'anger  fous  fes  loix. 


QUA- 


{a)  Voici  de  belles  paroles  d'un  difdple  &  d'un  Commentateur  de  Tch»  hi.  Cet  homme 
admirable,  dit-il,  tft  cumplaifant,  &  doux:  il  eft  humble  &  toujours  prêr  à  céder:  on 
diroit  à  l'entendre ,  quM  ne  fçait  rien  ,  &  qu'il  n'eft  capable  de  rien.  Quand  un  cœur  eft 
ainfi  difpolé,  de  quelles  nchelFes  ne  peut-il  pas  le  remplir!  C'eft'pourqiioi  la  vertu  ia  plus 
élevée  K  la  plus  eclat.mte  efl  fondée  fur  ce  fondement  foiide  8«  inébranlable  de  l'humilté; 
&  il  n'y  a  point  d'homme  plus  écclairé,  que  celui  qui  fc  croit  fmcérçment  le  plus  borné 
dans  fes  lumières. 


ET   DE   LA    TARTARIE  CHINOISE. 


Pi 


Suite  cîe 
'extrait 


(QUATRIEME      ODE  "^l^L, 

troifiéme 

Confeth  donnes  a  un  Rot,  nonique 


UN  extérieur  grave  6c  majeftueux  eft  comme  le  palais  oîi  réfide  la 
vertu:  mais  on  le  dit,  &  il  ell:  vrai:  aujourd'hui  les  plus  ignorans 
en  Içavent  afle2;  pour  voir  les  défauts  d'autrui,  Scies  plus  éclairez  ne  font 
aveugles  que  fur  leurs  défauts  propres. 

Celui  qui  n'exige  rien  de  perlonne  au-deflus  de  fes  forces ,  peut  enfeigner 
l'univers,  &  le  vrai  fage  fait  ce  qu'il  veut  du  cœur  des  hommes.  Ne  for- 
mez point  de  deflein  oii  il  entre  le  moindre  intérêt  :  donnez  de  fi  bons  or- 
dres, que  vous  ne  foyez  pas  obligé  de  les  changer;  ayez  un  certain  air  de 
probité  6c  de  vertu ,  qui  réponde  de  ces  deux  points ,  afin  de  fervir  de  mo- 
dèle à  tout  le  peuple. 

Mais  hélas  !  ces  fages  leçons  ne  font  plus  d'ufage  :  tout  eft  renverfé ,  oiî 
eft  comme  enfeveli  dans  une  yvrefle  honteufe,  &  parce  que  l'yvrefle  plaît, 
on  ne  penfe  plus  au  bon  ordre  ,  on  n'étudie  plus  les  maximes  des  anciens 
Rois;  pour  faire  revivre  leurs  fages  ioix. 

L'augufte  ciel  ,  dites-vous ,  ne  vous  protège  plus  :  mais  il  n'aime  que 
ceux  qui  font  déclarez  pour  la  vertu  :  vous  êtes  au  milieu  du  courant , 
craignez  qu'il  ne  vous  entraîne.  Veillez  fans  ceffe  fur  les  moindres  chofes, 
en  obfervant  exaftement  l'heure  du  lever  6c  du  coucher,  6c  en  prenant  foin 
que  votre  maifon  foit  toujours  propre:  vous  rendrez  le  peuple  diligent  à 
votre  exemple  en  tenant  vos  chars  6c  vos  chevaux  ,  vos  foldats,  6c  vos 
armes  en  bon  état,  vous  éviterez  la  guerre,  6c  écarterez  les  Barbares. 

Perfeftionnez  votre  peuple,  6c  obfervez  le  premier  les  Ioix  que  vous  lui 
donnez:  vous  vous  épargnerez  par-là  bien  des  chagrins.  Sur-tout  pefez 
meurement  vos  ordres ,  6c  ayez  un  foin  extrême  de  votre  extérieur:  alor§ 
tout  fera  paifible,  tout  fera  bien.  On  peut  ôter  une  tache  d'un  diamant , 
à  force  de  le  polir:  mais  fi  vos  paroles  ont  le  moindre  défaut,  il  n'y  a  pas 
moïen  de  l'effacer. 

Ne  parlez  donc  jamais  qu'avec  grande  réferve ,  6c  ne  dites  pas:  ccn'eft 
qu'un  mot.  Songez  qu'on  ne  peut  retenir  votre  langue  :  6c  que  fi  vous  ne 
la  retenez  vous-même,  vous  ferez  mille  fautes.  Les  paroles  pleines  de  fa- 
geiïc  font  comme  la  vertu  ,  cela  ne  demeure  point  fans  récompenfe:  par 
elle  vous  afliftez  vos  amis,  &  tous  les  peuples  qui  font  vos  enfans,  devien- 
nent vertueux,  en  fuivant  d'âge  en  âge  vos  maximes. 

Lorfque  vous  êtes  avec  de  fages  amis ,  compoiez-vous  tellement,  qu'on 
ne  voye  rien  dans  toute  votre  perfonne  que  de  doux  6c  d'aimable  :  dans  vo- 
tre domeftique  ,  qu'il  ne  vous  échappe  rien  de  déréglé.  Enfin  ,  quand 
vous  êtes  feul  dans  le  lieu  le  plus  fécret  de  votre  logis ,  ne  vous  permettez 
Aaa  %  rien 


du  pre- 
mier Or- 
dre. 


^74  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

«uite  des      rien  de  honteux  :    ne  dites  pas:  perfonne  ne  me  voit  {a)  :  car  il  y  a  un  Ef- 
.Confeils       prit  intelligent  qui  voit  tout  :  il  vient  loriqu'on  y  penfe  le  moins ,    5c 
■  donnés  à      ^.'^(j-   ^e   qui   doit  nous   tenir    dans   une   attention  continuelle  fur  nous- 
"^'^^°'-       mêmes. 

Votre  vertu  ne  doit  pas  être  commune, il  faut  arriver  à  la  plus  haute  per- 
feâion.  Réglez  fi  bien  tous  vos  mouvemens,  que  vous  ne  vous  détourniez 
jamais  du  chemin  le  plus  droit  :  ne  padcz  point  les  bornes  que  la  vertu  vous 
prefcrit,  6c  tuiez  tout  ce  qui  pourroit  la  blelîer.  Propofez-vous  à  tout  le 
monde  comme  un  modèle,  qu'il  puilîe  imiter  fans  crainte.  On  rend,  dit 
le  proverbe,  une  poire  pour  une  pèche.  Vous  ne  recueillerez  que  ce  que 
vous  aurez  fcmé.  Vous  dire  le  contraire,  c'ell  vous  tromper:  c'clt,  com- 
me on  dit,  chercher  des  cornes  au  front  d'un  agneau  naiffant. 

Une  branche  d'arbre,  qui  eil  fimple  Se  pliante,  prend  toutes  les  formes 
qu'on  lui  donne  :  un  homme  fage  polTede  l'humilité  ,  fondement  folide  de 
toutes  les  vertus.  Parlez  lui  des  belles  maximes  de  l'antiquité,  il  s'y  fou- 
met  incontinent ,  6c  tâche  de  les  mettre  en  pratique.  Au  contraire  l'infen- 
fé  s'imagine  qu'on  le  trompe  ,  ôc  ne  veut  rien  croire.  Chacun  fuit  ainiî 
fon  penchant. 

O!  mon  fils,  vous  ignorez,  dites- vous  le  bien  &c  le  mal:  cen'eft  pas  en 
vous  tirant  par  force  ,  que  je  veux  vous  conduire  à  la  vraie  vertu  :  mais 
c'eft  en  vous  donnant  des  preuves  fenfibles  de  tout  ce  que  je  vous  dis:  ce 
n'eft  pas  en  écoutant  fimplement  mes  leçons,  que  vous  deviendrez  fage; 
c'eft  en  les  pratiquant  de  tout  votre  cœur.  Reconnoître,  comme  vous  fai- 
tes, votre  incapacité,  c'cll  une  excellente  difpolîtion  pour  être  bien-tôt 
en  état  d'inlbuire  les  autres  :  car  du  moment  qu'on  n'cffc  plus  rempli  de  foi- 
même,  ni  enflé  d'un  vain  orgiieil,  ce  qu'on  apprend  le  matin,  on  le  met 
en  exécution  avant  la  fin  du  jour. 

Le  'Tien  *  fuprême  difiingue  clairenaent  le  bien  &  le  mal:  il  hait  les  fu- 
perbes,  &  chérit  les  humbles  :  il  n'y  a  pas  un  feul  inftant  où  je  ne  puifle 
offenfer  le  Tien  :  le  moyen  donc  d'avoir  un  moment  de  joie  dans  cette  tni- 
férable  vie?  Elle  pafié  comme  un  fonge,  6c  la  mort  vient  avant  qu'on  foit 
défenchanté.  Voilà  ce  qui  fait  ma  douleur.  Je  n'oublie  rien  pour  vous 
inllruire,  6c  vous  m'écoutez  à  peine.  Bien  loin  d'aimer  mes  levons,  elles 
vous  paroiflent  peut-être  trop  rudes.  Vous  dites  que  vous  n'êtes  pas  dans 
la  faifon  d'être  fi  fage:  mais  fi  vous  n'embraflez  maintenant  la  vertu,  com- 
ment y  arriverez-vous  dans  une  caduque  vieilleflé?. 

O!  mon  fils,  je  ne  vous  prêche  que  les  grandes  m'aximes  des  anciens 
Rois.     Si  vous  écoutez  mes  conlêils ,   vous  n'aui^ez  jamais  aucun  fujet  de 

vous 

{a]  Voici  comme  parle  Tchu  hi:  Il  faut  bien  fe  perfuader,  dit  il,  qpe  le  Seigneur  des 
Efprits  Scde  toutes  les  chofes  mvifibles  elt  intiniement  répandu  par  tout.  I!  vient  !ans  qu'on 
s'apperçoive  de  fa  préfence,  &  quelque  attention  qu'on  ait  ,  il  faut  toujours  crajn.lre. 
Que  ne  doit-on  donc  point  appréhender  ,  quan;l  on  n'y  penfe  feukmcnt  pa';  !  Tout 
cela  veut  dire  qu'il  ne  fuffit  point  de  régler  feulement  tout  ce  qui  paroit  au-dehors:  m»is 
qu'il  faut  fur-tout  veiller  continuellement  fur  les  moindres  mouvemens  de  ion  miérieur. 

*  Le  Ciel. 


ET  DE  LA  TARTARÎE  CHINOISE.  575- 

vous  repentir.     Le  ciel  eft  en  colère,  vous  craignez  qu'il  n'éclate  contre  Suite  du 

vous  Se  votre  peuple  :  vous  avez  dans  les  ficelés  paffez  de  fameux  exemples  ^'''  '''."S 

de  la  conduite.     Le  leigneur  ne  s'écarte  jamais  dans  fcs  voies.     Soyez  bien  ]^°f^'^c  , 

perfuadé  que  de  ne  pas  entrer  inceflamment  dans  le  chemin  de  la  vertu,  que  nonique^' 

je  viens  de  vous  ouvrir,  c'cll  attirer  fur  vous  &  fur  votre  Empire  les  plus  du  pre- 

"grands  malheurs.  mier  Or* 

^  dre, 

CINQUIÈME      ODE. 

Sur  la  perte  du  genre  humain. 

JE  levé  les  yeux  vers  le  ciel ,  il  paroît  comme  de  bronze.     Nos  mal- 
heurs durent  depuis  long-tems:  le  monde  eft  perdu:  le  ciimc  fe  ré- 
pand comme  un  poifon  fatal:  les  filets  du  péché  font  tendus  de  toutes- 
parts:  6c  l'on  ne  voit  point  d'apparence  de  gucnfon. 

Nous  avions  d'heureux  champs,  la  femme  nous  les  a  ravis.     Tout  nous   Caradére 
étoit  fournis,  la  femme  nous  à  jette  dans  l'efclavage.  Ce  qu'elle  hait,  c'elt   de  la  r«*s- 
l'innocence:  8c  ce  qu'elle  aime,  c'eft  le  crime.  me. 

Le  mari  fage  élevé  l'enceinte  des  mius:  mais  la  femme  qui  veut  tout  fça- 
voir,  les  renverfe.  O!  qu'elle  eft  éclairée  !  c'eft  un  oifeau,  dont  le  cri  eft- 
funefte:  elle  a  eu  trop  de  langue,  c'eft  l'échelle  par  où  font  defcendus  tous 
nos  maux.  Notre  perte  ne  vient  point  du  ciel  c'eft  la  femme  qui  en  eftcaufe. 
Tous  ceux  qui  n'écoutent  point  les  leçons  de  la  fageflé,  font  femblables  i 
cette  malheureufe. 

Elle  a  perdu  le  genre  humain  :  ce  fut  d'abord  une  erreur,  8c  puis  un  cri- 
me: elle  ne  fe  reconnoit  feulement  pas,  &  qu'ai-je  fait?  l'homme  fage  ne- 
doit  point  s'expofer  (a)  au  péril  du  commerce:  ni  la  femme  fe  mêler  d'au- 
tre choie ,  que  de  coudre  &  de  filer. 

D'où  vient  que  le  ciel  vous  afflige  ?  Pourquoi  les  efprits  céleftes  ne  vous 
aûlftent-ils  plus?  C'eft  que  vous  vous  êtes  livré  à  celui  que  vous  deviez 
fiiïr  ,  6c  que  vous  m'avez  quitté,  moi  que  vous  deviez  uniquement  aimer: 
toutes  fortes  de  maux  vous  accablent  :  il  n'y  a  plus  aucun  veftige  de  gra- 
vité 6c  de  pudeur.  L'homme  s'eft perdu,,  6c  l'imivers  eft  fur  le  point  de  fa,: 
ruine. 

Le  ciel  jette  fes  filets,  ils  font  répandus  par  tout:  l'homme  eft  pei-du: 
voilà  ce  qui  m'afflige.  Le  ciel  tend  fes  filets,,  ils  ne  font  pas  loin  :  c'en  eft 
feit ,  l'homme  eft  perdu:  voila  ce  qui  fait  toute  ma  trifteflc. 

Ce  ruiffeau  fi  profond  a  une  fource,  d'où  il  eft  forti  :  ma  douleur  lui  ref- 
femble:  elle  eft  profonde,  6c  elle  vient  de  bien  loin.     Il  n'a  plus  ce  qu'il; 

pof- 

(<î)  Le  texte  eft  prefque  inintelligible  en  cet  endroit,  de  l'aveu  même  deS' Interpré-e.C 
.'Vinfi  on  ne  voudjoit  pas  garantir  cette  traduftion.  Pe.utêtre  que  le  teste  eft  coi  rompu. s; 
peut-ître  cache-t-il  quelqu'autre,  fens  qu'on  n'a  rû  découvrir. 


Suite  du 
Chi  k'mg 
rroifiéme 
Livre  Ca- 
nonique 
du  pre- 
mier Or- 
arc. 


576  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

pofTedoit  (a)  avant  fa  chute,  Se  il  a  enveloppé  tous  fes  enfansdans  fon  mal- 
heur. O  ciel  !  vous  pouvez  fcul  y  apporter  remède  :  effacez  la  tache  du 
père,  5c  fauvez  lapollérité. 

SIXIÉMEODE. 

Lamentations  fur  les  miferes  du  genre  humain. 

QU'IL  {b)  tombe  tant  de  grêle  dans  cette  faifon,  c'eft  un  prodige, 
La  douleur  blefle  mon  ame  ,  quand  je  vois  les  défordres  des  pé- 
.  c heurs.  Peuvent-ils  aller  plus  loin?  Regardez  le  trifte  état  où  je 
fuis  réduit  :  ma  douleur  croît  à  chaque  inftant.  Ayez  quelque  égard 
aux  foins  que  je  me  donne;  la  trifteffe  me  tue,  &  je  fuis  obligé  de  la 
cacher. 

J'ai  reçu  la  vie  de  mes  parens:  ne  me  l'ont-ils  donnée,  que  pour  que  je 
fufle  accablé  de  tant  de  maux?  Je  ne  puis  ni  avancer  ni  reculer.  Les 
hommes  exercent  leurs  langues  à  fe  flatter,  ou  à  fe  détruire:  6c  quand  j'en 
parois  affligé,  je  fuis  l'objet  de  leurs  railleries. 

J'ai  le  cœur  rempli  d'amertume,  en  voyant  une  telle  mifere  :  les  plus  inno- 
cens  font  le  plus  à  plaindre:  d'où  peuvent -ils  cfpércr  du  fecours?  Où 
vont  s'arrêter  ces  corbeaux?  Qui  font  ceux  qui  doivent  leur  fervir  de 
proye  ? 

Voyez  cette  grande  forêt  :  elle  n'eft  pleine  que  de  bois  propre  à  être  jet- 
té  au  feu.     Le  peuple  accablé  de  tant  de  maux  regarde  le  ciel,  {c)  Se  fem- 

ble 

{a)  Bien  que  le  ciel,  dit  Ichu  ht,  foit  tellement  élevé  au  deffus  de  nous,  qu'il  feroble 
que  ce  bas  monde  foit  indigne  de  fes  foins:  cependant  fes  voies  &  fes  deiïeins  font  impéné- 
trables: il  peut  fortifier  la  foibleffe  même,  &  rétablir  l'ordre,  lors  même  que  tout  paroît 
perdu.  Si  Yeou  vang  vouloir  changer,  &  devenir  un  homme  nouveau,  le  ciel  fufpendroit 
fon  arrêt,  &  I.1  pollerité  de  ce  malheureux  n'auroit  pas  été  tout-à-fait  perdue. 

{b)  Il  y  a  dans  la  poéfie  ancienne  mille  endroirs,  comme  le  début  de  cette  ode,  &  com- 
me le  commencement  de  la  quatrième  &  de  U  feptiéme  ftance.  Le  ftile  en  eft  plus  noble 
&  plus  poétique  :  c'eft  le  goût  dans  lequel  tout  le  Chi  hing  a  été  fait  :  &  ce  goût  dure 
même  encore  aujourd'hui. 

(c)  Tchu  fong  tching,  un  des  defcendans  AtTchu  hi  parle  en  cet  endroit  d'une  manière 
très  claire.  Rendre  heureux  les  bons,  dit-il,  ik  punir  iévérement  les  méchans  ,  c'eft  la 
légle  confiante  que  le  ciel  obfcrve.  Que  fi  l'on  ne  voit  pas  toujours  en  ce  inonde  les  gens 
de  bien  ré;  mpenfez,  <<£  les  méchans  punis,  c'clt  que  l'heure  décifive  de  leur  fort  n'eft 
pas  venue.  Av-mt  ce  dernier  moment  l'homme  peut  ,  pour  ainfi  dire  ,  vaincre  le  ciel. 
Mais  quavd  l'.irrèt  fera  une  fois  porté,  le  ciel  certainement  triomphera  de  tout.  Tel  qui 
eft  aujourd'hui  puni,  peut  demain  être  récompenfé,  &  tel  qui  aujourd'hui  reçoit  des  ré- 
compenf-.-s,  peut  dès  demain  recevoir  des  chàtimens.  Quand  le  ciel  châtie,  on  diroit  qu'il 
eft  en  colère:  mais  il  eft  de  la  juftice  de  punir  le  crime:  ii  la  juftice  ne  vient  point  de 
colère  &  «ie  haine  :  Que  s'il  ne  punit  pas  fur  le  champ  des  gens  qu'il  doit  punir  un  jour, 
ce  n'eft  point  non  plus  par  une  molle  complaifance  pour  eux:  c'ell  que  le  dernier  arrêt 
n'eft  pâ!  encçre  porté  :  &  le  ciel  ne  veut  pas  que  nous  fçachions  quand  ce  moment 
fatal  d«it  arriver ,  afin  de  nous  obliger  à  veiller  fans  cefle.  * 


ET  DE  LA   TARTARIE   CHINOISE.  377 

ble  douter  de  la  providence.  Mais  quand  l'heure  d'exécuter  fes  arrêts  fera  Suite  des  ■ 
venue,  nul  ne  pourra  s'y  oppofer.  C'eftl'Etre  fuprême,  c'eft  le  feul  fou-  Lamenta- 
verain:  quand  il  punit,   il  eft  jufte ,  &  on  ne  peut  l'accufer  d'agir  par  ie°M,Tc'i-es 

haine.  ,  .    n  *^"  *^^"'■^- 

Mais  les  impies  regardent  comme  bas  ce  qui  eft  haut,  6c  comme  haut  humain.  ] 
ce  qui  eft  bas.  Quand  donc  finiront  leurs  excès?     Ils  appellent  les  fagcs 
vieillards,  Sc  ils  leur  difent  en  riant:  expliquez-nous  vos  longes.     Ils  (ont 
couverts  de  péchez,  êc  ils  fe  croyent  être  lans  reproche.  Parmi  les  corbeaux 
comment  diftinguer  le  mâle  de  la  femelle? 

Quand  je  penfe  au  maître  de  l'univers,  à  fa  grandeur  Sc  à  fa  juftice  ,  je 
m'abaifle  devant  lui,  Se  je  tremble  qu'il  ne  me  reprenne.  Cependant  tou- 
tes mes  paroles  partent  du  fond  de  mon  cœur,  &  font  conformes  à  la  rai- 
fon.  Les  méchans  ont  des  langues  de  ferpent  pour  déchirer  les  gens  de  bien, 
&  ils  font  tranquiles. 

Voyez  cette  vafte  campagne  :  elle  n'eft  remplie  que  de  mauvaifes  her- 
bes qui  fortent  de  fon  fein.  Le  ciel  paroît  fe  joiier  de  moi ,  comme'fi  je 
n'étois  rien  :  6c  il  exige  un  compte  exa£t ,  comme  fi  j'avois  encore 
quelque  chofe  expofée  à  la  rage  de  mes  ennemis.  Ai-je  la  force  de  m'en 
délivrer? 

Mon  cœur  eft  plongé  dans  la  trifteiïe  ;  il  eft  étroitement  ferré  par  la  dou- 
leur. D'où  viennent  donc  tous  les  défordrés  qui  naiflent  aujourd'hui  ?  L'in- 
cendie va  toujours  croiflant,  &C  il  eft  impoflible  de  l'éteindre.  Ah!  mal- 
heureufe  Paofseë,  (a)  c'eft  toi  qui- as  allumé  le  feu  qui  nous  confume. 

Songez  fans  cefle  à  votre  dernière  heure.  Le  chemin  où  vous  marchez  eft 
obfcur  ,  il  eft  gliflant,  il  eft  dangereux.  Vous  traînez  un  char  richement 
chargé:  que  faites-vous?  Hélas!  vous  brifez  les  deux  cotez  de  ce  chariot, 
vous  laifTez  périr  toutes  vos  richeflcs  :  ôc  quand  tout  eft  perdu ,  vous  criez 
au  fecours. 

Ne  brifez  point  les  cotez  du  char:  ayez  grand  foin  de  fes  roués.-  veillez 
lûr  vos  gens  :  ne  laiflez  pas  périr  un  fî  précieux  tréfor  :  ne  vous  expofez 
point  dans  les  endroits  où  il  y  a  du  péril.  Mais  hélas!  Je  parle  en  vain!  on 
ne  penfe  pas  feulement  à  ce  que  je  dis. 

Les  méchans  croyent  être  bien  cachez  :  mais  c'eft  comme  les  poiflbns 
qu'on  tient  en  prifon  dans  un  étang:  ils  ont  beau  s'enfoncer  dans  l'eau,  on 
les  voit  tels  qu'ils  font  de  deflus  le  rivage:  mon  affliction  eft  extrême  à  la 
vue  de  leur  mifcre. 

Ils 

(a)  Les  Chinois  qui  regardent  depuis  long-tems  ces  livres-ci,  comme  autant  de  monu- 
mens  de  ce  qui  s'eft  paflié  thi  commencement  de  cet  Empire,  veulent  que  cette  malheurcufe 
Pao  (fe'é ,  foir  la  femme  à'Yeou  vang,  c'eft  a-dire,  Roy  plongé  dans  les  ténèbres.  Voici  ce 
qu'en  dit  Tchu  fon%  tching,  ce  n'ed  pas  Tch'mg  tang ,  dit  il,  qui  a  perdu  le  tyian  Kié ,  c'eft 
Aftey  fon  indigne  époule,  qui  fut  la  véritable  caufe  de  fa  perce.  Ce  n'eft  point  Vou  vang 
qui  a  détrôné  le  cruel  Tcheou  :  c'eft  Ta  kia  fa  femme  qui  a  caufé  fa  ruine.  Ce  n'cft  point 
le  petit  Rov  de  Chin,  ni  les  Barbares  d'Occident,  qui  ont  fait  périr  l'aveugle  Yeou  vang'. 
c'eft  Pao  ffe'é ,  qui  l'a  précipité  dans  un  fi  grand  malheur.  Mais  hélas  !  s'il  eut  une  Pa7  Jfc'i 
pour  le  perdre,  il  n'^ut  point  ni  de  Tch'mg  tang-,  ni  de  Vm  vang,  pour  lui  fuccéJer.  Ce 
peu  de  mots  renferme  tout  ce  qu'on  fçait  en  lubftance  dej  trois  fameufes  familles. 

Tme  IL  Bbb 


^78  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  des'  Ils  partent  leurs  jours  dans  la  joye:  ils  fe  font  fcrvir  des  vins  exquis  8c  des 
Lamenta-  j^gj-g  délicats:  leurs  feilins  ne  finiffent  point:  ils  afTemb  lent  des  compag- 
ks  Miferes  "0"S  de  leurs  débauches  :  ils  ne  parlent  que  de  uôccs  &c  de  plailîrs.  Conu- 
du  Genre-  dcrez  que  je  fuis  demeuré  feul ,  &c  que  je  fuis  contraint  de  cacher  jufqu'l 
{luraain.      mes  larmes. 

Les  plus  petits  vers  ont  leurs  troux  :   les  plus  vils  infe£l:cs  trouvent  leur 

nourriture  :    6c  le  peuple  meurt  aujourd'hui  de  faim  6c  de  miiere.  O  ciel! 

qui  nous  envoyez  julkment  tous  ces  maux,  voyez  comme  les  méchans  Ibnt 

dans  l'abondance,  ôc  prenez  pitié  des  julles,  qui  font  dans  une  néceflîtc 

extrême. 

SEPTIÈME     ODE. 

SUR      LE      M  E  S  M  E      SUJET. 
Exhortation, 

tion  à  l'A-  T    E  Très-haut  femble  avoir  changé  fa  clémence  en  fureur  :  le  peuple  eft 

men  e-        I   ^  réduit  au  dernier  malheur.  Il  n'y  a  plus  de  bonne  foi  dans  les  paroles. 

ment  de      On  ne  penfe  plus  à  ce  qui  ne  palTe  point.  Les  moins  méchans,  avec  des 

vues  tres-bornées ,  manquent  encore  de  fincérité  &  de  droiture.  Voilà  ce 

qui  attire  la  colère  du  feigneur ,  6c  ce  qui  m'oblige  de  vous  en  avertir. 

Le  ciel  paroît  fourd  à  nos  prières:  il  faut  "donc  être  faifi  de  crainte  &  de 
douleur.  Le  ciel  efl  en  courroux:  il  faut  donc  s'examiner  ôc  s'amender  fans 
délai.  Que  vos  paroles  foient  pleines  de  douceur,  afin  de  gagner  le  cœur 
des  peuples  :  mais  qu'elles  foient  animées  de  force,  afin  d'arrêter  la  caufe 
de  ces  maux. 

Bien  que  mon  emploi  foit  différent  du  vôtre,  je  fuis  cependant  homme 
comme  vous  :  je  ne  cherche  qu'à  répondre  à  vos  plus  juiles  défirs.  Ecou- 
tez-moi donc  attentivement  :  je  ne  vous  dirai  rien  que  d'important ,  ne  le 
méprifez  pas.  Vous  fçavez  l'ancien  proverbe,  qui  veut  qu'on  recueille  avec 
foin  les  herbes  les  plus  viles,  6c  qu'on  ramaffe  le  bois ,  qui  ne  paroît  bon 
qu'à  brûler. 

Le  ciel  eft  en  courroux  :  ce  feroit  le  comble  de  la  folie  que  de  n'en  faire 
aucun  cas.  Je  vous  parle  dans  toute  la  fincérité  de  mon  cœur,  6c  vous  vous 
en  mocquez.  Vous  dites  que  je  fuis  un  vieillard  trop  timide,  6c  vous  de- 
meurez tranquile  au  milieu  du  péril:  mais  à  la  fin  le  mal  iera  fans  remède. 

Le  ciel  elt  en  courroux  ,  8c  votre  palais  n'eft  rempli  que  de  flateurs.  Il 
n'y  a  plus  aucune  gravité  dans  les  mœurs, 6c  les  gens  de  bien  font  contraints 
de  fe  taire:  le  peuple  fe  porte  aux  dernières  banefles:  6c  l'on  n'ofe  dé- 
couvrir la  caufe  de  tant  de  maux.  Hélas  !  tout  fe  perd,  6c  l'on  n''écoutc 
point  les  fages. 

Le  ciel  pénètre  dans  le  fond  des  cœurs,  comme  le  jour  dans  une  cham- 

fere 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


Î7P 


brc  obfcure.  Il  faut  tâcher  de  répondre  à  fes  lumières ,  comme  deux  inftru-  S"ite  d« 
mens  de  mufique  parfaitement  d'accord.  Il  faut  s'unir  à  lui  comme  deux  [jon'à'rA"- 
tablettes  qui  paroilî'ent  n'en  faire  qu'une.  Il  faut  recevoir  ce  qu'il  donne,  mande- 
du  moment  qu'il  ouvre  la  main  pour  donner.  Ne  dites  pas  que  je  vous  parle   ment  de 
en  vain:  rien  n'ell  plus  ailé  au  ciel  que  de  nous  éclairer:  mais  par  nos  paf-   'V'e. 
fions  déréglées  nous  lui  fermons  l'entrée  de  nos  âmes. 

Les  fkges  du  premier  ordre,  c'eft  comme  l'enceinte  qui  nous  environne. 
Les  fages  du  fécond  rang  ,  c'eft  comme  les  murs  qui  nous  défendent,  vos 
voifins  lont  comme  une  garde  devant  votre  porte  :  vos  alliez  font  comme 
le  tronci^ui  vous  fcrt  d'appui:  &  vos  parens  font  comme  une  fortercfle, 
qui  vous  met  en  afllirance.  Mais  il  faut  que  votre  cœur  foit  à  la  vertu  ians 
réferve ,  fi  vous  voulez  conferver  tous  ces  biens  :  car  fi  vous  négligés  la 
fagefîe  ,  tous  ces  fecours  étrangers  vous  abandonneront,  &  vous  demeure- 
rez feul:  Y  a-t-il  un  état  plus  terrible? 

Soyez  donc  laifi  de  crainte ,  en  voyant  la  colère  du  ciel  toute  prête  à 
tomber  fur  vous.  Ne  vous  laiflez  pas  vaincre  à  la  moUcfle  6c  aux  plaifirs: 
tremblez  que  le  ciel  ne  vous  abandonne,  &  ne  vous  échappez  en  rien.  On 
dit.  Se  il  eft  vrai  que  le  ciel  eft  intelligent:  foit  que  vous  entriez  ou  que 
vous  fortiez,  il  confidere  tous  vos  pas.  On  compare  fa  vûë  à  la  clarté  du 
matin;  c'eft  qu'il  éclaire  jufqu'à  vos  plus  petites  démarches. 

HUITIEME       ODE. 

Avis  au  Roy, 

O Grand  tiC  fuprême  feigncur  !  vous  êtes  le  fouverain  maître  du  monde: 
mais  que  votre  Majefté  eft  févere,  6c  que  vos  ordres  font  rigoureux! 
Le  ciel  donne,  il  eft  vrai,  la  vie  êc  l'être  à  tous  les  peuples  de  la  terre: 
mais  il  ne  faut  pas  entièrement  compter  fur  ia  libéralité  6c  fur  fa  clémence. 
Je  fçai  qu'il  commence  toujours  en  père,  mais  je  ne  fçai  pas  s'il  ne  finira 
point  en  juge. 

Fen  vang  s'écrie  :  hélas  !  Rois  de  ce  monde,  vous  êtes  cruels,  £c  vos 
Miniftres  font  des  tygrcs  6c  des  loiips  :  vous  êtes  avares,  6c  vos  Minirtres 
font  autant  de  fang-fuës.  Vous  foufrrez  de  telles  gens  auprès  de  vous.  Vous 
les  élevez  aux  premières  charges  :  6c  parce  que  vous  avez  obligé  le  ciel  à 
faire  tomber  fur  vous  vm  efprit  de  vertige,  vous  mettez  ces  fcélérats  fur 
la  tête  de  vos  fujcts. 

Fe'ri  vang  s'écrie  :  hélas  !  Rois  de  ce  monde ,  fitôt  que  vous  voulez 
approcher  de  vous  quelque  homme  fage,  incontinent  les  mèchans  jurent  fa 
peite,  6c  ils  répandent  mille  faux  bruits,  pour  couvrir  leur  haine  de  pré- 
textes fpécieux.  Vous  les  écoutez,  vous  les  aimez:  c'eft  loger  dans  votre 
palais  une  troupe  de  brigands  :  6c  voilà  pourquoi  les  imprécations  du  peuple 
n'ont  point  de  bornes. 

Bbb  2  t^en 


;8o  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  de  j/cn  vmg  s'écrie;  hcLis!  Rois  de  ce  monde,  vous  êtes  à  Tégard  de  vo-' 
rAyis  au  ^^^  p.iuvre  peuple,  comme  des  bêces  féroces  éc  aftimées:  &  v'ous  mettes 
toute  votre  habileté  à  trouver  des  Confeillers  encore  plus  méchans  que  vous: 
ne  vous  appliquant  nullement  à  la  vertu,  vous  êtes  l'ans  appui  véritable  :  ôc 
toute  votre  vie  n'étant  que  menfonge ,  vous  n'avez  pour  favoris  que  des 
trompeurs. 

Feu  vang  s'écrie  :  hélas  !  Rois  de  ce  monde ,  les  murmures  de  votre  peu- 
ple font  comme  les  cris  des  cygales,  6c  la  colère  bouillonne  dans  le  milieu 
de  fon  cœur.  Vous  touchez  au  dernier  malheur,  6c  vous  ne  changez  point. 
La  pefte  eft  dans  le  fein.de  l'Empire,  6c  gagne  julqu'aux  barbare  les  plus 
éloignez. 

Ven  vang  s'écrie:  hélas!  Rois  de  ce  monde,  ce  n'eft  pas  le  Seigneur  que 
vous  devez  accufer  de  tant  de  maux:  ne  vous  "en  prenez  qu'à  vous  mêmes. 
Vous  n'avez  point  voulu  écouter  les  fages  vieillards  :  vous  les  avez  touî 
écartez:  mais  bien  que  vous  n'ayez  plus  auprès  de  vous  de  ces  hommes  ref- 
peétables  vous  avez  encore  lesloix:  que  ne  les  fuivez-vous,  pour  détour- 
ner les  fléaux  qui  font  prêts  de  vous  accabler. 

Fen  vang  s'écrie  :  hélas  !  Rois  de  ce  monde,  on  le  dit ,  &  il  n'eft  que 
trop  vrai:  ce  qui  a  fait  m.ourir  ce  bel  arbre,  ce  n'eft  point  qu'on  en  ait 
rompu  les  branches  ,  ou  qu'on  en  ait  abbattu  les  feuilles  :  c'eft  que  la  raci- 
ne étoit  gâtée  6c  pourrie.  Comme  vous  devez  vous  régarder  dans  les  Rois 
qui  vous  ont  précédé, 6c qui  vous  reflembloient:  de  même  vous  fervirez  un 
jour  d'exemple 'à  ceux  qui  viendront  après  vous.  Plus  le  monde  vieil- 
lit :  6c  plus  il  a  d'exemples  fameux  pour  s'inftruire ,.  6c  iJ  n'en  devient 
pas  meilleur. 

Voilà  ce  qui  concerne  ces  trois  premiers  livres  claftiques,  fur  lefquels 
je  me  fuis  un  peu  plus  étendu,  que  je  ne  ferai  fur  les  deux  autres: 
parce  qu'il  s'en  faut  bien  que  ceux  -  ci  ne  foient  dans  une  égale  confîdéra- 
tion ,,  quoiqu'ils  ne  laiflent  pas  d'être  regardez  commme  des  monumens 
très-refpeétables. 

LE     TCHUN     TSIOU. 

^latnéme  Livre  Canonique  du  premier  Ordre. 


IE  Tchun  tftou  n'a  été  mis  au  rang  des  King^  que  fous  la  famille  des  Hati. 
_,  C'eft  un  livre  compilé  du  tems  de  Confucius.     Il  eft  par  confcquent 


Sentimens 
divers  fur 

l'Au'eur        . —  .    --,  .  .     <  .    ,  ,   ,  - 

du  ce  Li-      ïO''ï  intérieur  aux  trois  autres ,   qui  de  tout  tems  ont  ete  reconnus  pouî 

wre..  King  véritables,  fans  qu'il  y  ait  jamais  eu  fur  cela  deux  fentimcns  :  au  lieu 

qu'il  y  a  de  grandes  difputcs  touchant  le  Tchun  tfion.     Les  uns,  6c  c'eft  le 

plus  grand  nombre,  diient  que  c'eft  l'ouvrage  de  Confucius:  les  autres  fou- 

lieanent  que  ce  Philofophe  n'en  eft  pas  l'auteur  :   plufieurs  veulent  que 

ce 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


381 


ce  foit  l'hiftoire  du  Royaume  de  Lou^  qui  ccoit  la  patrie  de  Confucius,  & 
qui  elt  prélentement  la  province  de  Cban  tong  :  d'autres  prétendent  que 
c'efl  un  abrégé  de  ce  qui  s'ell:  pafle  dans  les  divers  Royaumes  qui  parta- 
geoicnt  la  Chine,  avant  que  Tjîn  tcbi  hoang  les  eût  tous  réunis  fous  une  mê- 
me Monarchie.  C'eft  pourquoi  Fang  ngan  che  homme  fçavant,  grand  poli- 
tique, &  Miniftre  d'Etat  vouloit  dégrader  le  l'chim  tfiou,  &c  le  réduire  aux 
Kiitg  de  la  féconde  clafle.  Cependant  les  Chinois  ont  un  goût  particulier 
pour  cet  ouvrage,  ôc  ils  en  font  un  cas  extraordinaire. 

On  y  déci'it  les  actions  de  pludeurs  Princes,  6c  on  expofe  comme  dans 
un  miroir  leurs  vices  &c  leurs  vertus,  la  punition  des  uns  ôc  les  récompenfes 
des  autres.  Il  commence  à  l'année  49.  de  l'Empereur  Ping  vang,  qui  étoit 
le  treizième  de  la  race  des  Tcheou^  6c  comprend  tout  ce  qui  s'elt  palFé  pen- 
dant 241.  ans  fous  dix  Rois.  On  parle  d'abord  d'Tn  cong,  qui  occupoit  le 
Royaume  de  Lou  :  6c  l'on  finit  par  Ngai  cong  douzième  Roy,  avec  lequel  fe 
termine  ce  morceau  d'hiltoire. 

Ce  livre  eft  intitulé  le  Printems  &  \ Automne ,  pour  donner  à  entendre 
qu'un  Empire  fe  renouvelle  &  devient  floriflant,  lorfqu'il  eft  gouverné  par 
un  Prince  fage  6c  vertueux  :  de  même  qu'au  Printems  la  nature  renaît  en 
quelque  forte  6c  fe  ranime  par  l'agréable  verdure ,  dont  la  terre  £c  les  arbres 
commencent  à  fe  revêtir:  au  lieu  que  fous  un  Prince  vicieux  &  cruel, 
l'Empire  languit,  6c  paroît  être  fur  fon  déclin,  ainfî  qu'en  Automne  les 
arbres  fe  dépouillent  de  leurs  ornemens,  les  feuilles  6c  les  fleurs  fe  fannent, 
ôc  la  nature  femble  être  mourante.  Un  difcif>le  de  Confucius,  nommé  Co 
ehi  a  fait  un  fçavant  commentaire  fur  cet  ouvrage  qu'il  a  intitulé  :  Kouc  p, 
c'eft-à-dire,  les  maximes  du  gouvernement. 


Et  fur  foffl 
contenu. 


Co  M  fais 
un  Com- 
mentaire 
fur  cet  Ou.» 
vrage. 


LE     L  I     KL 


Cinquième  Livre  Canonique  du  premier  Ordre, 


CE  cinquième  livre  intitulé,  Li  ki ,  comme  qui  diroit  mémorial  des   înterpréta^ 
loix,  des  cérémonies,  6c  des  devoirs  de  la  vie  civile,  contient  dix   ^^P^'^^^'^ 
livres  que  Confucius  avoit  compilez  de  difFérens  ouvrages  des  Anciens.  On 
croit  que  le  principal  auteur  eft  le  frère  de  l'Emperenr  F'ou  vang  ,  appelle 
Tcheou  kong.  Prince,  que  fes  vertus,  fa  prudence  6c  fa  capacité  rendoient  é- 
galement  recommandable. 

Ce  livre  comprend  encore  les  ouvrages  de  divers  autres  auteurs,  des  dif-  Son  co»; 
ciples  de  Confucius,  6c  d'autres  interprètes  plus  modernes  6c  fufpeéts.  On   '■"»"• 
y  parle  des  coutumes  ôc  des  cérémonies  tant  facrées  que  profanes,  des  ufages 
de  toute  efpèce,  que  l'on  pratiquoit,  fur  tout  au  tems  des  trois  principales 
Dynafties  de  Hia,  de  Change  6c  de  7'cheoti:  des  devoirs  des  enfans  à  l'égard 


Bbb  i 


d£ 


}8i  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

de  leurs  pères,  &  des  femmes  à  l'égard  de  leurs  maris  :  des  régies  de  la  vé- 
ritable amitié,  des  civilités  dans  les  feftins,  de  l'hofpitalité,  des  honneurs 
funèbres,  de  la  guerre,  de  la  mufique,  ôc  de  plufieurs  autres  chofcs  pro- 
pres à  lier  &  à  entretenir  la  foeiété. 
Imperfec-        Mais  comme  trois  cens  ans  après  que  cette  compilation  fut  faite  parCon- 
tiondecet  fucius,  tous  les  exemplaires  en  furent  brûlez  par  l'ordre  barbare  de  l'Em- 
Et"d'ot^'     pei'*^"r  ?>^«  ^'^^^^  hoang^  6c  .qu'on  ne  put  rétablir  ce  livre,  que  fur  un  petit 
die  pio-     nombre  de  feuilles  qui  avoient  été  fauvées  de  l'incendie  général,  &  fur  ce 
cède.  que  les  vieillards  en  avoient  pu  conferver  dans  leur  mémoire  :  il  n'y  a  pas 

de  doute,  &  c'eft  le  fentiment  des  commentateurs  &  des  intei-prétes,  que 
cet  ouvrage  ne  foit  imparfait,  ôc  que  par  l'infidélité  de  la  mémoire  peu  furc 
de  perfonnes  avancées  en  âge,  &  par  la  mauvaife  intention  de  quelques- 
.    „        uns ,  il  ne  s'y  foit  glifle  beaucoup  de  chofes  étrangères  &  apocryphes  :  auf- 
lù°àvec'^     fi  y  trouve-t-on  beaucoup  d'ufagcs ,  qu'on  ne  pratique  point  aujourd'hui: 
beaucoup    &  c'ell  un  livre,  qui,  félon  les  Chinois  mêmes ,  doit  être  lu  avec  beau- 
dc  circonf.  coup  de  circonfpedtion. 
pétition. 


Des  Livres  ClaJJiques  ou  Canoniques  du  fécond  Ordre  , 
nommez  Sfeè  chu. 

LES  cinq  livres,   dont  je  viens  de  donner  l'idée,  font  d'une  antiquité 
très-reculée,  &  tous  les  autres  qui  ont  été  compofez  dans  la  fuite  par 
les  plus  grands  hommes  ,   n'en  font  que  des  copies  ou  des  interprétations. 
De  ce  grand  nombre  d'auteurs  qui  ont  travaillé  fur  ces  anciens  monumens, 
Ccnùic]us     ^  "'y  ^"  ^  point  eu  de  plus  illuftre  que  Confucius  :  aufii  ell-il  regardé  de- 
puis tant   de  fiécles  dans  tout  l'Empire,  comme  le  maître  par  excellen- 
ce ,   comme  l'ornement  de  fa  nation,  fie  le  parfait  modèle  des  fages. 
Sa  Vie  &       Qtioiqu'il  n'ait  jamais  eu  le  titre  de  Roi,  il  a  gouverné  une  partie  de  la 
fes  Ecrits     Chine  pendant  fa  vie,  par  fes  excellentes  maximes,  8c  par  fes  grands  éx- 
fervent  de   emples  :  8c  après  fa  mort,  la  doctrine  qu'il  a  reciieillie  dans  fes  livres  fur 
[eG"u've'r-   ^^*  ^°'^  anciennes,  a  été  fie  ell  encore  regardée  comme  la  régie  parfaite  du 
nement.      gouvernement.     Comme  il  n'a  eu  d'autre  vûë  dans  fes  entreprifes,  dans  ic% 
voyages,  fie  dans  fes  entretiens,  que  de  faire  revivre  la  morale  des  premiers 
tems,  fie  de  procurer  le  bonheur  des  peuples,  en  inftruifant  les  Rois,  fie  en 
faifant  régner  dans  l'Empire  l'amour  de  la  fagefle,   de  l'équité,  fie  de  la 
vertu:  fa  mémoire  cil  dans  la  plus  grande  vénération,  fie  a  répandu  fur  fa 
La  No-       poftérité  un  éclat  ,   qui  dure  toujours  de  puis  tant  de  fiécles.      Il   n'y  a 
bk'de  n'cft  proprement  de  Nobleflé  héréditaire  à  la  Chine  que  dans  cette  famille,  qui 
héréditaire  fubfifte  encore,  fie  qui  y  cft  extrêmement  révérée.     Plufieurs  auteurs  ont 
a  \x  (  iiinc  ^^jjç  jjj  yjg  jg  ^.g  phiiofope  :    je  vais  en  rapporter  ce  qui  s'en  dit  plus 
h  Famille  Communément. 

de  Coiit'u-  Vif 

cius. 


ET    DE  LA  TARTARIE   CHINOISE. 


i^i 


/^/(?  ^e  Cong  fou  tseë  ou  Confnc'ins. 


CO  N  F  u  c  I  u  s  naquit  dans  une  bourgade  du  Royaume  de  Lou^  qui  cft 
maintenant  la  province  de  Chan  tong^  l'année  zi^.  de  l'Empire  ûcLing 
'varigzy-  Empereur  de  la  race  des  îf/:??»/^ ,  ffi.  ans  avant  l'Ere  chrétienne, 
deux  ans  avant  la  mort  de  Thaïes,  l'un  des  lêpt  lages  de  la  Grèce.  Il  étoit 
contemporain  du  fameux  Pythagore,  ôc  Socrate  parut  peu  de  tems  après  la 
perte  que  la  Chine  fit  de  IbnPhilolophe.  Mais  Confucius  eut  £et  avantage 
fur  ces  trois  fages,  que  fa  gloire  s'elt  accrue  de  plus  en  plus  avec  la  fuite  des 
années,  6c  qu'elle  eit  parvenue  au  plus  haut  point ,  où  la  fageffe  humaine 
puifle  prétendre.  Elle  lé  maintient  encore  dans  ce  haut  degré  d'élévation, 
au  milieu  du  plus  valle  Empire  du  monde ,  qui  le  croit  redevable  aux  lu- 
mières de  ce  Philofophe,  de  fa  durée  &  de  fa  fplendeur. 

Si  Thaïes  6c  Pythagore  s'étoient  contentez,  comme  fit  Confucius,  de 
donner  des  leçons  de  morale:  fi  le  premier  n'eût  point  voulu  approfondir 
des  qucilions  de  pure  phyfique  fur  l'origine  du  monde  :  &  fi  le  iecond  n'eût 
point  dogmatifé  fur  la  nature  des  récompenfes  attachées  à  la  vertu,  &c  des 
ciâtimens  dettinez  au  vice  après  cette  vie:  ces  deux  fages  de  l'antiquité  au- 
roient  eu  une  réputation  de  doétrine  moins  expofée  à  la  cenfure. 

Confucius  ,  fans  fe  mettre  en  peine  de  fonder  les  fécrets  impénétra- 
bles de  la  nature,  6c  fans  trop  fubtilifer  fur  les  points  de  la  créance  commu- 
ne, écûeil  dangereux  à  la  curiofité,  fe  borna  à  parler  du  principe  de  tous 
les  Etres:  d'infpirer  pour  lui  du  refpeét,  de  la  crainte,  6c  delà  reconnoif- 
fancc:  de  publier  que  rien  ne  lui  ell  caché,  pas  même  les  penfées  les  plus 
fécrettes  :  qu'il  ne  laifle  jamais  la  vertu  fans  récompenfe,  ni  le  vice  fans 
châtiment ,  dans  quelque  condition  que  fe  trouve  l'un  ou  l'autre.  Ce 
font  là  les  maximes  répandues  dans  fes  ouvrages:  6c  c'eil  fur  ces  principes 
qu'il  fe  régloit ,  8c  qu'il  tâchoit  de  réformer  les  mœurs. 

Confucius  n'avoit  que  trois  ans ,  lorfqu'il  perdit  fon  père  nommé  Cho 
leang  he^  qui  mourut  à  l'âge  d'environ  7^.  ans.  Ce  vieillard  rempliflbit  les 
premiers  emplois  du  Royaume  de  Song^  6c  ne  laifla  gueres  d'autre  bien  à 
fon  fils,  que  la  gloire  de  defcendre  de  Ti yé^  17.-.  Empereur  de  la  féconde 
race  des  Chang.  Sa  mère  qui  s'appclloit  Ching,  6c  qui  tiroit  fon  ori- 
gine de  l'illuftre  famille  des  Ten ,  vécut  2,1.  ans  après  la  mort  de  fon 
mari. 

Dans  l'âge  le  plus  tendre,  on  remarqua  en  lui  toute  la  fagefle  d'un  hom- 
me meur.  Le  ieu  6c  les  amufemens  enfantins  propres  de  cet  âge,  ne  furent 
point  de  fon  goût.  Un  air  grave,  modefte,  6c  férieux  qui  lui  concilioit 
déjà  le  refpeét  de  tous  ceux  qui  le  connoiflbient,  6c  donna  dès-lors  l'idée  de 
ce  qu'il  devoit  être  un  jour. 

A  peine  avoit- il  atteint  fa  quinzième  année,  qu'il  fit  une  étude  férieufe 

de5 


De  Cw/«*î 
cins. 


Sa  naiflan* 


Avantages 
q'i'il  a  fut 
quelques 
Philofo- 

Grecs. 


DelaDoc= 
trine  ré- 
pandue 
dans  fes 
Ouvrages." 


Quel  étoil 
fon  père. 


Du  terne 

de   'a  ieS'* 
neffe. 


Son  maria'i 


584  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

des  anciens  livres  :  il  s'en  remplit  l'efprit ,  en  faifant  le  choix  des  maximes 

les  plus  propres  à  former  fon  cœur ,  &  a  infpirer  aux  peuples  l'amour  de  la 

vertu.     On  le  maria  a  tp.  ans:  il  n'eut  qu'une  feule  femme,  qui  lui  donna 

un  fils  nommé  Peyu,  qui  moumt  âgé  de  fo.  ans.     Celui-ci  ne  laifTa  qu'un 

feul  héritier,  qu'on  appella  Tfou  fsee,  qui  marchant  fur  les  traces  de  Confu- 

cius  fon  grand  père,  s'adonna  tout  entier  à  l'étude  de  la  fagefTe,  èc  parvint 

par  fon  mérite  aux  premières  charges  de  l'Empire. 

Se  propofe       Quand  Confucius  fut  plus  avancé  en  âge,  Se  qu'il  crut  avoir  fait  des  progrés 

la  Réfor-     confidérables  dans  la  connoiflance  de  l'antiquité,  il  fe  propofa  de  rétablir 

œationdes  j^  forme  d'un  fage  gouvernement  dans  tous  ces  petits  Royaumes  qui  com- 

dar^sl'Em-  po^oi^"'^  l'Empire  ,&  de  procurer  par  ce  moyen  la  réforma,tion  des  mœurs: 

pire.       *  car  alors  chaque  province  de  l'Empire  étoit  un  Royaume  diftingué,  qui  a- 

voit  fes  loix  particulières,  6c  qui  etoit  gouverné  par  un  Prince. 

A  la  vérité  tous  ces  petits  Rois  dépendoient  de  l'Empereur  :  mais  fou- 
vent  l'autorité  impériale  n'étoit  pas  afTez,  forte  pour  les  contenir  dans  le  de- 
voir. Chacun  de  ces  Rois  étoit  maître  dans  fes  Etats:  il  levoit  les  tailles, 
impofoit  des  tributs ,  difpofoit  des  dignitez  &  des  emplois ,  déclaroit  la 
guerre  à  fes  voifins,  quand  il  le  jugeoit  à  propos,  ÔC  fc  rendoit  quelquefois 
redoutable  à  l'Empereur  même. 
Moyens  L'intérêt,   l'avarice,  l'ambition,  le  déguifement,  la  faufTe  politique, 

pour  par-    l'amour  du  plaifir  6c  de  la  bonne  chère  domino ient  dans  toutes  ces  petites 
venir  à.f^on   cours.     Confucius  entreprit  d'en  bannir  tous  ces  vices,  &  d'y  faire  régner 
les  vertus  oppofées.     Il  prêcha  par  tout,  autant  par  fes  exemples  que  par 
fes  inflruftions,  la  modeftie,  le  défintéreflement,  lafincérité,  l'équité, la 
tempérance,  le  mépris  des  richeffes  6c  des  plaifirs. 
Entvedans       Sa  probité,   l'étendue  de  fes  connoiffances,  ic  l'éclat |dc  fes  vertus,  le 
la  Magif-     firent  bien-tôt  connoître.  On  lui  offrit  plufîeurs  magiftratures ,  qu'il  n'ac- 
traturc.       cepta   que  pour  avoir  lieu   de  répandre  fa  doftrine ,   6c  de  réformer  les 
mœurs.  Pour  peu  que  le  fuccès  ne  répondît  point  à  fes  travaux  ,   moins 
touché  des  honneurs  dont  il  fe  trouvoit  revêtu  ,   que  de  l'amour  du  bien 
public,   il  renonçoit  auflî-tôt  à  fes  charges,  quelque  confidérables  qu'elles 
fuflcnt ,   pour  chercher  ailleurs  un  peuple  docile,  6c  plus  capable  de  profi- 
ter de  fes  leçons. 

C'eft  dequoi  il  a  donné  plufieurs  preuves  en  diverfes  occafions  :  mais 
fur-tout  lorfqu'à  la  ff ^  année  de  fon  âge,  il  fvt  élevé  à  une  des  premières 
charges  du  Royaume  àcLou  fa  patrie.  En  moins  de  trois  mois  le  Royaume 
changea  de  face.  Le  Prince  ,  qui  avoit  mis  en  lui  toute  fa  confiance ,  les 
Grands  du  Royaume ,  6c  le  Peuple  ne  fe  reconnoiflbient  plus.  Ce  change- 
ment fut  fi  prompt  6c  fi  heureux  ,  qu'il  caufa  de  la  jaloufie  aux  Princes 
voifins.  Ils  jugèrent  que  rien  n'étant  plus  capable  de  faire  fleurir  un  Etat, 
que  le  bon  ordre,  6c  l'éxaéte  obfervation  des  loix,  le  Roi  de  Loti  ne  man- 
queroit  pas  de  fe  rendre  trop  puiflant,  s'il  continuoit  à  fuivre  les  confeils 
d'un  hom.me  fi  fage  6c  fi  éclairé. 

Parmi  tous  ces  Princes ,   le  Roi  de  ffi  fut  celui  qui  s'allarma  davantage. 
Il  tint  plufieurs  confeils  avec  fes  principaux  Miniftres  :  6c  après  de  fréquen- 
tes 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  58^ 

tei  dclibérations ,  il  fut  conclu  que,  fous  prétexte  d'une  ambafladc,  on 
feroitpréfcnt  au  Roi  de  Lou  &  aux  grands  fcigneurs  de  fa  cour,  d'un  grand 
nombre  de  jeunes  filles  d'une  beauté  extraordinaire,  qui  avoicnt  été  inf- 
truites  dès  leur  enfance  au  chant  Sc  à  la  danfe,  &  qui  avoient  tous  les  a- 
grémens  capables  de  plaire  6c  de  gagner  le  cœur. 

Le  ilratagème  réuffit.  Le  Roi  d&Leu,  Se  tous  les  feigneurs  rcçiirent  ce 
préient  avec  beaucoup  de  joie  ôc  de  reconnoilfance  :  ils  ne  purentlc  défen- 
dre des  charmes  de  ces  étrangères  :  5c  l'on  ne  penfa  plus  qu'à  inventer  tous 
les  jours  de  nouvelles  fêtes  capables  de  les  divertir.  Ce  n'étoit  que  felHns, 
que  danfes,  que  comédies.  Le  Prince  tout  occupe  de  lés  plaifirs,  abandon- 
na les  affiiires  de  fon  Etat,  6c  devint  inacceflîble  à  fes  plus  zélez  Minières. 

Confucius  clTaya  par  fes  remontrances  de  les  ramener  à  la  raifon  Se  au  de-   Qijnte  fes 
voir.  Dès  qu'il  vit  que  fes  efforts  étoient  inutiles,  6c  que  le  Prince  devenoit  Charges 
fourd  à  les  confeils ,   il  prit  le  delfein  de  fe  dépoiiiller  d'umniniftére,  qui   pour  l'e 
ne  pouvoit  être  d'aucune  utilité  au  peuple  fous  un  Prince  fi  voluptueux  :  il    ^f^^p.^"^  . 

1-     /'     -      j      r       I  -1        ■         1  o      '      •:      j     r  ^  i  a  1  Inltruc- 

ie  deniit  de  fa  charge,  il  quitta  la  cour,  6c  s  exila  de  la  terre  natale,  pour   tion  des  ' 
chercher  dans  d'autres  Royaumes, des  efprits  plus  propres  à  goûter  Se  à  fui-  Peuples. 
vre  fes  maximes. 

Il  parcourut  inutilement  les  Royaumes  deîy^jde  G««,8c  de  Tfou.  L'auf-   Ses  Voya- 
térite  de  fa  morale  le  fit  redouter  des  politiques  :  6c  les  Miniftres  des  Princes   S"^'* 
ne  virent  pas  volontiers  un  concurrent  habile,  6c  capable  de  les  faire  bien- 
tôt décheoir  de  leur  crédit  6c  de  leur  autorité.  Errant  de  province  en  pro- 
vince ,   il  fe  vit  dans  le  Royaume  de  Ching,  réduit  à  la  dernière  indigence, 
fans  rien  perdre  de  fa  grandeur  d'ame,  6c  de  fi  confiance  ordinaire. 

C'étoit  un  fpeétacle  alfez  nouveau  de  voir  un  Philofophe ,  qui,  après 
s'être  attiré  l'admiration  publique  dans  les  minillcrcs  les  plus  honorables  de 
l'Etat, retournoit  de  fon  plein  gré  aux  fonébions  privées  d'un  fage,  unique- 
ment dévoilé  à  l'infliuârion  des  peuples ,  6c  qui  entreprenoit  pour  cela  de 
continuels  6c  de  pénibles  voyages.  Son  zèle  s'étendoit  aux  pcrfonnes  de 
tout  état,  aux  gens  de  lettres,  au  peuple  ignorant,  aux  hommes  de  cour, 
aux  Princes.  Enfin  fes  leçons  étoient  communes  à  toutes  les  conditions,  6c 
propres  de  chacune  en  particulier. 

Il  avoit  fi'fouvent  à  la  bouche  les  maximes  8c  les  exemples  des  héros  de 
l'antiquité,  Tao^  Chm,  2«,  T'clnngîang^  Fenvang,  qu'on  croyoit  voir  re- 
vivre en  lui  ces  grands  hommes,  (refl  pourquoi  il  n'efl  pas  furprenant  qu'il   g^  r  .>  „„ 
fît  un  fi  grand  nombre  de  difciples,  qui  étoient  inviolablement  attachez  à   grand 
fa  perfonne.  On  en  compte  trois  mille  ,    parmi  lefquels  il  y  en  a  eu  cinq    nombre  de 
cens,  qui  ont  occupé  avec  dillinélion  les  premières  charges  dans  divers  Ro-   l^'^ciples, 
yaumcs  :    6c  dans  ce  nombre,  on  en  compte  yz.qui  fefont  encore  plus  dif- 
tinguez   que  les  autres  par  la  pratique  de  la  vertu.    Son  zèle  lui  infpira 
même  le  défir  de  palier  les  mers ,  pour  aller  répandre  fa  doctrine  dans  les 
climats  les  plus  reculez. 

Il  partagea  fes  difciples  en  quatre  clafTes  différentes  :  la  première  étoit  de   Les  parta- 
ceux  qui  dévoient  cultiver  leur  efprit  par  la  méditation,   6c  purifier  leur  geçndi- 
cccur  par  le  foin  d'acquérir  les  vertus.  Les  plus  célèbres  de  cette  clafic  fu-  Qaffb'! 

l'orne  IL  Ccc  rent 


A  quoi 


586  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

rent,  Mentfeë  kien^  Gen  pe  mlcoti  .^  Chnngkong^  ^Tcnymn.  Une  mort  pré- 
maturée enleva  ce  dernier  à  l'âge  de  31.  ans.  Comme  il  étoit  le  difcipic 
chéri  de  fon  maître,  il  fut  long-tems  le  fujct  de  fes  larmes  6c  de  les  regrets. 

Dans  la  féconde  clafle  étoient  ceux  qui  dévoient  s'appliquer  à  raifonner 
jufte,  6c  à  travailler  des  difcours  perfuafifs,  6c  éloquens.  On  admira  parmi 
eux  Tfai  ngo ^  Sx  Tfoti  kong. 

L'étude  de  ceux  de  la  troifiéme  clafTe ,  étoit  d'apprendre  les  régies  du 
bon  gouvernement,  d'en  donner  l'idée  aux -Mandarins,  6c  de  leur  enfeigner 
à  remplir  dignement  les  charges  publiques  :  Gen  yen  6c  Ki  loii  y  excellèrent. 

Enfin  l'occupation  des  difciples  de  la  dernière  clafTe,  étoit  d'écrire  d'un 
ftile  concis  6c  poli  des  principes  de  morale.  Parmi  ceux-ci,  Tfou yeu  6c  Tfoa 
hia  méritèrent  de  grands  éloges.  Ces  dix  difciples  choifis  étoient  comme 
la  fleur  6c  l'élite  de  l'école  de  Confucius. 

Toute  la  doétrine  de  ce  Philofophe  tendoit  à  redonner  à  la  nature  humai- 


tendoit        ne  ce  premier  luftre  ,   6c  cette  première  beauté  qu'elle  avoit  reçue  du  ciel, 
toute  fa       g^  qui  avoit  été  obfcurcie  par  les  ténèbres  de  l'ignorance,  6c  par  la  conta- 
Duanne.    g^gn  je^  vices.  Il  conlèilloit,  pour  pouvoir  y  parvenir,  d'obéir  au  fcigneur 
du  ciel  ,    de  l'honorer  6c  de  le  craindre,  d'aimer  fon  prochain  comme  foi- 
même,  de  vaincre  fes  penchans,  de  ne  prendre  jamais  fes  pallions  pour  ré- 
gie de  fa  conduite  ,   de  les  Ibumettre  à  la  raifon  ,  de  l'écouter  en  toutes 
chofes ,   de  ne  rien  faire  ,  de  ne  rien  dire,  de  ne  rien  penfer  même  qui  lui 
fût  contraire. 
Toujours        Comme  fes  aârions  ne  démentirent  jamais  fes  maximes,  &  que  par  fa  gra- 
nféme    ''    ^ité  ,    fa  modellie ,   la -douceur,   fa  frugaUté ,    le  mépris  qu'il  faifoit  des 
biens  de  la  terre,  6c  l'attention  continuelle  qu'il  avoit  fur  fes  aétions,  il  ex- 
primoit  en  toute  fi  perfonne  les  préceptes  qu'il  enfeignoit  par  fes  écrits  6c 
par  fes  difcours  :    les  Rois  tâchèrent  à  l'envi  l'un  de  l'autre  de  l'attirer  dans 
leurs  Etats.  Les  fruits  opérez  dans  une  contrée,  étoient  pour  une  autre  le 
motif  de  le  défirer  avec  empreffement. 
Sa  Couf.         Mais  un  zèle  toujours  heureux  6c  fans  contradiction  auroit  manqué  de 
tance  &  fa  fon  plus  bel  éclat.     On  vit  Confucius  toujours  égal  à  lui-même   dans  les 
Fermeté.     ^\y^^  grandes  difgraces,  6c  dans  des  traveriès  qui  étoient  d'autant  plus  capa- 
bles de  le  déconcerter ,  qu'elles  lui  étoient  iufcitées  par  la  jalouhc  de  per- 
fonnes  mal  intentionnées ,  6c  dans  un  lieu  où  il  avoit  été  généralement  ap- 
plaudi.    Ce  Philofophe  après  la  mort  du  Prince  de  Tchou  fon  admirateur, 
devint  tout-à-coup  par   l'envie  des  courcifans ,  la  fable  d'une  populace  in- 
fenfèe,  6c  l'objet  de  les  chanfons  6c  de  fes  fatyres.  Au  milieu  de  traittemens 
fi  indignes  il  ne  perdit  rien  de  fa  tranquilité  ordinaire. 

Mais  ce  qu'on  admira  le  plus,  ce  fut  la  confiance  6c  la  fermeté  qu'il  fitpa- 
roître,  lorlque  fa  vie  courut  un  danger  évident,  par  la  brutalité  d'un  grand 
Officier  de  guerre,  nommé  Huan  tài.  Ce  Mandarin  avoit  en  horreur  le 
Philofophe,  quoiqu'il  n'eût  reçu  de  lui  aucune  ofïenfe.  C'efl  que  les  mé- 
chans  ont  une  antipathie  naturèle  pour  ceux,  dont  la  vie  réglée  ell  un  repro- 
che fécret  de  leurs  défordres.  Confucius  vit  le  fabre  levé,  prêt  à  lui  porter 
un  coup  mortel ,  dont  il  fut  heureufement  préfervé  ;  Se  dans  un  péril  h  pro- 
chain 


ne. 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.   .        387 

chain  il  ne  fit  pas  paroître  le  moindre  trouble,  ni  la  moindre  émotion.  Ses 
difciples  en  Furent  effrayez  Se  difperièz. 

Comme  quelques-uns  de  ceux  qui  lui  écoient  le  plus  afedionnez ,  le  pref- 
foient  de  hâter  le  pas  ,  pour  fe  dérober  à  la  fureur  du  Mandarin  :  fi  le 
Tien  *,  répondit-il,  nous  protège  comme  il  vient  d'en  donner  une  preuve 
fenfible,  que  peut  contre  nous  la  fureur  de  Hmn  tai,  tout  Préiident  qu'il  eft 
du  Tribunal  des  troupes? 

Confucius  paroît  ici  foutenir  plus  dignement  le  caraftére  de  fage,  que 
ne  fit  ce  Stoïcien,  lorfque  ion  maître  lui  porta  le  coup  dont  il  fut  èftropic. 
Son  infenfibilité  naturèle  ,  fondée  fur  ce  que  la  douleur  du  corps  ne  par- 
vient pas  juiqu'à  l'ame  qui  y  réfidc,  n'a  rien  qui  approche  du  fentiment  de 
Confucius,  qui  compte  fur  la  proteélion  que  donne  le  ciel  à  ceux  qui  le 
fervent.  Ce  n'eft  pas  mettre  fon  bonheur  dans  fa  propre  vertu,  ce  qui  eft 
un  orgueil  infuportable  :  mais  c'eft  s'être  fait  une  longue  habitude  de  rap- 
porter tout  au  Tien  :  enforte  qu'on  y  penfe  aufli-tôt  dans  un  premier  mo- 
ment de  furprife  6c  de  frayeur. 

Une  modeitie  charmante  relevoit  encore  plus  les  vertus  du  Philofophe  Sa  Modcf: 
Chinois.  On  ne  l'entendit  jamais  fe  loiier  lui-même  êc  il  avoit  peine  à 
fouffrir  les  éloges  qu'on  lui  donnoit.  11  n'y  répondoit  qu'en  fe  reprochant  à 
lui-même  le  peu  de  foin  qu'il  avoit  de  veiller  fur  fes  aétions,  &  fa  négli- 
gence à  pratiquer  la  vertu.  Qiiand  on  admiroit  fa  doétrine  &  les  grands 
principes  de  morale  qu'il  débitoit,  loin  de  s'en  faire  honneur,  il  avoiioit 
ingénument  que  cette  doélrine  ne  venoit  point  de  lui ,  qu'elle  étoit  beau- 
coup plus  ancienne,  6c  qu'il  l'avoit  tirée  de  ces  fages  Icgiflateurs  Tao  6c 
Chun,  qui  l'avoient  précédé  de  plus  de  quinze  cens  ans. 

Selon  une  tradition  univerfellement  reçue  parmi  les  Chinois,  on  lui  en-   Paroles 
tendoit  répéter  Ibuvent  ces  paroles:  Si  fangyeou  chinggin^  qui  veulent  dire,    'î'i. '•  fÉpc: 
c'eft  dans  rOccident  qu'on  trouve  le  véritable  Saint.     On  ignore  de  qui  il  vou-    ye^, 
loit  parler.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'ell  que  6^.  ans  après  la  naiflance  de 
Jefus-Chrift,  Ming  ti  quinzième  Empereur  de  la  f.imille  àcsHan.,  également 
frappé  des  paroles  de  ce  Philofophe,  6c  de  l'image  d'un  homme  qui  fc  prè- 
fenta  à  lui  durant  le  fommeil  venant  d'Occident ,  envoya  de  ce  côté-là  deux 
Grands  de  l'Empire  nommez  Tfai  tfmg^  6c  Tfin  king.^  avec  ordre  de  ne  point 
revenir  qu'ils  n'eufTent  trouvé  le  faint  que  le  ciel  lui  avoit  fait  connoîti"e, 
6c  qu'ils  n'euflent  appris  la  loi  qu'il  enfeignoit. 

Mais  les  Envoyez  effrayez  des  périls  6c  des  fatigues  du  voyage,  s'arrêtèrent 
dans  un  canton  des  Indes,'  fur  lequel  on  n'a  rien  de  certain,  où  ils  trouvè- 
rent l'idole  d'un  homme  appelle  Foé^  qui  avoit  infedé  les  Indes  de  fli  monf- 
trueufc  doètrine  environ  cinq  cens  ans  avant  la  nailîance  de  Confu<àus.  Ils 
s'inftrui firent  des  fuperftitions  de  ce  pays,  ôc  quand  ils  furent  de  retour  à 
la  Chine,  ils  y  répandirent  l'idole. 

Confucius  ayant  fini  fes  travaux  philofophiqucs,    6c  en  particulier  l'on-   Sn  Mort, 
vrage  hillorique  du  Tchun  tfiou^  mourut  dans  le  Royaume  de  Lou  fa  patrie, 
à  l'âge  de  7^.  ans ,    à  la  quarante-unième  année  de  l'Empire  de  Kingvang, 
vingt-cinquième  Empereur  de  la  race  de  Tcheou. 

Ccc  z  Peu 

*  Le  Ciel. 


Ce  qu'il  dit 
à  fes  Di'.ci- 

ples   quel- 
que tems 
avant  ft 
mort. 


On  lui  ir,i 
lit  un  Se 
pulchrc. 


Ses  Oa- 

vrages. 


Du  Hiao 
Kin^  ou 
Refpeil   ri- 


;88  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Peu  de  iours  avant  fia  dernière  maladie ,  il  témoigna  les  larmes  aux  yeux 
à  fes  difcipies,  qu'il  étoit  pénétre  de  douleur,  à  la  vue  des  dclbrdres  qui  ré- 
gnoient  dans  l'Empire.  La  montagne  eft  tombée^  leur  dit-il,  la  haute  machi- 
m  eft  détruite^  on  ne  'voit plus  de  fages.  11  vouloit  leur  faire  'entendre  que  l'é- 
difice -de  la  perfeftioa,  qu'il  s'etoit  efforcé  d'élever,  ctoit  prefque  renver- 
fé.  Il  commença  dès-lors  à  languir,  ôc  le  feptiéme  jour  avant  fa  mort,  fe 
tournant  du  côté  de  lès  difcipies  :  Les  Rois,  dit-il,  refufent  de  fui'vre  mes 
maximes:  je  ne  fuis  plus  utile  fur  la  terre,  il  faut  fueje  la  quitte. 

Après  ces  paroles,  il  tomba  dans  une  létargie,  qui  dura  fept  jours ,  au 
bou^  defquels  il  expira  entre  les  bras  de  fes  difcipies.  A  la  première  nou- 
vèle;  de  la  mort  du  Philofophe  ,  Ngai  cong,  qui  régnoit  pour  lors  dans  le 
Royaume  de  Lo«,  ne  put  retenir  fes  larmes.  Le  Tienn'cfi  pas  content  de 
7noi,  s'ècria-t-il,  puifqti'il  'm'enlève  Confucius.  En  effet,  les  fages  font  des 
dons  précieux  que  le  ciel  fait  à  la  terre,  Si  c'ell  en  les  perdant  qu'on  en 
connoit  mieux  le  prix. 

On  lui  bâtit  un  fépulcre  proche  de  la  ville  de  Kio  feu,  fur  les  bords  de  la 
rivière  Su,  dans  le  lieu  même  où  il  avoit  accoutumé  d'afTembler  fes  difci- 
pies. On  a  depuis  fermé  cet  endroit  de  murailles,  &  il  reflèmble  mainte- 
nant à  une  ville.  Il  fut  pleuré  de  tout  l'Empire,  &  fur-tout  de  fes  difci- 
pies, qui  prirent  le  deiiil,6c  qui  le  regrettèrent,  comme  ils  auroient  fait 
leur  propre  père.  Ces  lèntimens  pleins  de  vénération  qu'on  avoit  pour  lui , 
n'ont  f^iit  qu'augmenter  dans  la  fuite,  &  on  le  regarde  encore  aujourd'hui 
comme  le  grand  maître,  £c  le  premier  doâreur  de  l'Empire. 

Il  etoit  d'une  taille  haute  &  bien  proportionnée:  il  avoit  la  poitrine  6c 
les  épaules  larges,  l'air  grave  cc  majeftueux,  le  teint  olivâtre,  les  yeux 
grands,  la  barbe  longue  6c  noire,  le  nez  un  peu  applati,  la  voix  forte ;&; 
éclatante.  Il  lui  ètoit  venu  au  milieu  du  front  une  tumeur,  ou  une  efpèce 
de  bofTc,  qui  le  rendoit  un  peu  difforme,  ce  qui  avoit  porté  fon  père  à  le 
nommer  Kieou  qui  figniûe  petite  colline.  C'eil  aufîî  le  nom  qu'il  fe  donnoit 
quelquefois  lui-même  par  modeftie,  &c  pour  s'humilier. 

Mais  c'eit  fur-tout  par  fes  ouvrages  qu'on  peut  bien  le  connoître.  Il  y 
en  a  principalement  quatre  qui  font  dans  la  plus  grande  eftime,  parce  qu'ils 
renferment  ce  qu'il  a  ramafîé  fur  les  loix  anciennes,  qu'on  regarde  comme 
la  régie  du  parfait  gouvernement,  quoique  pourtant  le  dernier  fait  plutôt 
l'ouvrage  de  Mencius  fon  difciple.  Le  premier  de  ces  livres  S'appelle  Ta  hio, 
qui  veut  dire  la  grande  fcience,  ou  l'école  des  adultes.  On  nomme  le  fé- 
cond Tchong  yong,  qui  fignifie  le  milieu  immuable,  ce  juftc  milieu  qui  fe 
trouve  entre  deux  chofes  extrêmes ,  &  en  quoi  conlîlle  la  vertu.  Le 
troifiéme  fe  r\omvs\ç  Lunyu:  c'efl-à-dire,  dilcours  moraux  Se  fententieux. 
Enfin  le  quatrième  cfh  intitulé  Mengtseë,  ou  livïc  de  Mencius  :  l'auteur  y 
donne  l'idée  d'un  parfait  gouvernement. 

A  ces  quatre  livres  on  en  ajoute  deux  autres,  qui  font  dans  une  réputa- 
tion prefque  égale.  Le  premier  qu'on  nomme  Hiao  king,  c'eil-à-dire,  du 
refpeft  filial,  contient  les  rèponfes  que  Confucius  fit  à  fon  difciple  Tj^^, 
fuir  le  reiped  qui  eft  dû  aux  parens.    Le  fécond  s'appelle  Siao  hio,  c'eft-à- 

dire 


ET   DE  LA  TARTARIE  CHINOISE,  389 

dire,  la  fcience  ou  l'école  des  en  fans.  C'eft  une  compilation  de  fentences 
&  d'exemples,  tirez  des  auteurs  anciens  ôc  modernes.  Je  vais  faire  un  pré- 
cis de  chacun  de  ces  livres,  afin  de  donner,  autant  qu'il  eft  en  moi,  une 
légère  idée  de  la  fcience  Chinoife.  Ceux  qui  voudront  avoir  une  connoif- 
fance  plus  parfaite  de  ces  ouvrages,  la  trouveront  dans  la  traduélion  latine 
qu'en  a  fait  le  P.  Noël,  l'un  des  plus  anciens  JVIillIormaires  de  la  Chine, 
qui  fot  imprimé  à  Prague  en  l'année  171 1 .  C'eiide  fa  tradudion ,  que  j'ai 
tiré  les  connoiflances  que  je  donne  des  livres  fuivans. 

LE    TA     H  I  O, 

o  u 

L' ÉCOLE    DES    ADULTES, 

Premier  Livre  Clajfique ,  ou  Canonique  du  premier 
Ordre, 

COnfucius  eft  l'auteur  de  cet  ouvrage, &  'ïseng  se'é  foA  difciple  en   ^   _. 
eft  le  commentateur.     C'eft  celui  que  les  commençans  doivent  étu-  ^"■'*'^'*' 
dier  dabord,  parce  qu'il  eft  comme  la  première  entrée  du  temple  de  la  fa- 
gefle  6c  de  la  vertu.     On  y  traitte  du  foin  qu'on  doit  prendre  de  bien  fe  Pourquoi" 
gouverner  foi- même,  afin  de  pouvoir  enfuite  gouverner  les  autres,  &  de  la  ainfi  ap- 
pcrfévérance  dans  le  fouverain  bien ,  qui  n'eft,  félon  lui,  autre  chofe,  que  peUé. 
la  conformité  de  fes  aftions  avec  la  droite  raifon.     L'auteur  appelle  fon  li- 
vre T'a  hîo,  ou  la  grande  fcience,  parce  qu'il  eft  fait  principalement  pour 
les  Princes  &  pour  les  Grands ,  qui  doivent  apprendre  à  bien  gouverner  les 
peuples. 

Toute  la  fcience  des  Princes  8c  des  Grands  d'un  Royaume,  dit  Confu- 
cius,  confifte  à  cultiver  &  à  pcrfeftionncr  la  nature  raitonnable  qu'ils  ont  f" t^°°'.- 
reçue  du  Tien  *,  Se  à  lui  rendre  cette  lumière  6c  cette  clarté  primitive,  qui  fiftèr'la"' 
a  été  affbibhe  ou  obfcurcie  par  les  diverfes  pafiîons,  afin  de  fe  mettre  en  é-   Science 
tat  de  travailler  enfuite  à  la  perfeétion  des  autres.     Pour  y  réuftir,  il  faut  '^^  ^'",', 
donc  commencer  par  foi-même,  6c  pour  cela  il  eft  important  de  bien  pé-  Grands 
nétrer  la  nature  des  chofes,  6c  s'efforcer  d'acquérir  la  connoiflance  du  vrai 
bien  6c  du  vrai  mal,  de  fixer  la  volonté  dans  l'amour  de  ce  bien,  6c  dans  la 
haine  de  ce  mal ,   de  conferver  la  droiture  du  cœur,  6c  de  bien  régler  ks 
mœurs.     Qiiani  on  s'eft  ainfi  renouvelle  foi-même,  on  n'a  pas  de  peine  à 
renouveller  les  autres,  6c  par  ce  moïen  on  voit  aufli-tôt  régner  la  concorde, 
ôc  l'union  dans  les  familles  :  les  Royaumes  font  gouvernez  félon  les  loix,  6c 
tout  l'Empire  joiiit  d'une  paix  6c  d'une  tranquilité  parfaite. 

Ccc  3  Le 

*  Le  Cid.  ' 


^po  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Sommaire        Le  doéteur  Tseng,  pour  donner  plus  d'étendue  à  la  doûrine  de  fon  maî- 

du  I.  Cha-   tre,  l'explique  en  dix  chapitres.     Dans  le  premier  il  fait  voir  par  des  tex- 

P'"'^'  tes  des  livres  canoniques ,   Se  par  les  exemples  de  quelques  anciens  Empe- 

reurs, en  quoi  confifte  le  renouvèlement  de  foi-même,  &  ce  qu'il  faut  fai- 
re, pour  rendre  à  la  nature  raifonnable  cette  clarté  primitive  qu'elle  a  re- 
çue du  ciel. 

Du  II.  '  Dans  le  fécond,  il  apprend  de  quelle  manière  on  doit  renouveller  l'efprit 
6c  le  cœur  des  peuples. 

Du  III.  Dans  le  troifiéme,  il  montre  comment  on  doit  s'y  prendre,  pour  parve- 
nir à  la  perireétion.  Il  préfente  pour  modèle  l'application  d'un  habile  arti- 
fan,  qui  veut  perfeâ:ionner  fon  ouvrage,  ÔC  il  rapporte  l'exemple  de  quel- 
ques Princes ,  qui  apportoient  une  attention  continuelle  à  régler  leurs  ac- 
tions 6c  leur  conduite. 

Du  IV,  Dans  le  quatrième,  il  prouve  qu'avant  toutes  chofes  il  faut  avoir  en  vue 

fa  propre  perfedion  ,  6c  qu'enfuite  on  vient  aifément  à  bout  de  perfection- 
ner les|  autres. 

Du  V.  Dans  le  cinquième,  il  explique  ce  que  c'eft  que  de  pénétrer  6c  d'appro- 

fondir la  nature  des  chofes,  afin  d'avoir  une  parfaite  connoilTance  du  bien 
ÔC  du  mal. 

pu  VI.  Dans  lefixiéme,  il  enfeigne  qu'on  ne  doit  point  fe  tromper  foi-même, 

mais  qu'il  faut  s'appliquer  d'un  cœur  fincére  d  l'étude  6c  à  la  pratique  de  la 
vertu,  à  fixer  fa  volonté  dans  l'amour  du  bien,  6c  dans  la  haine  du  mal,  6c 
fe  mettre  à  l'égard  de  l'un  6c  de  l'autre  dans  la  même  difpofition  où  l'oneft 
à  l'égard  de  la  beauté,  qu'on  ell  porté  à  aimer,  6c  de  la  laideur,  qu'on  eft 
porte  naturèlement  à  haïr. 

Do  VII.  Dans  le  feptiéme,  il  fait  voir  que  pour  régler  fes  mœurs,  il  faut  fçavoir 
gouverner  fon  cœur,  6c  fur- tout  fe  rendre  maître  de  quatre  principales  paf- 
fions  capables  d'y  jetter  le  trouble  6c  la  confufion:  fçavoir  la  joye,  la  trif- 
tefle,  la  colère,  6c  la  crainte:  qu'à  la  vérité  ces  pallions  font  inféparables 
de  la  nature  humaine, mais  qu'elles  ne  peuvent  jamais  nuire  à  celui  qui  fçait 
les  dorriiner:  6c  que  fon  cœur  eft  comme  un  clair  miroir,  que  les  objets 
qu'on  lui  préfente  ne  font  pas  capables  de  falir. 

Du  VIII.  Dans  le  huitième  il  montre  que,  pour  établir  l'union  6c  la  paix  dans  une 
mailon,  il  faut  que  le  père  de  famille  fçache  régler  fes  affcftions,  afin  qu'il 
ne  fe  conduife  point  par  un  amour  aveugle,  mais  qu'il  fuive  en  tout  les  lu- 
mières de  la  droite  raifon  :  fans  quoi  il  ne  verra  jamais  les  défauts  de  ceux 
qu'il  aime,  ni  les  belles  qualitez  de  ceux  qu'il  a  pris  en  averfion. 

pu  I X.  Dans  le  neuvième,  il  prouve  que  la  manière  fage  6c  prudente  dont  les  fa- 

milles font  gouvernées  eft  la  bàzc  6c  le  fondement  du  fage  gouverne- 
ment d'un  Royaume  :  que  c'eft  le  même  principe  qui  fait  agir,  6c  qui 
donne  le  mouvement  dans  l'un  6c  dans  l'autre  :  que ,  fi  l'on  refpeéte 
fes  parens,  fi  on  leur  obéit,  on  rcfpeétera  de  même  le  Roi,  6c  on  lui  obéi- 
ra, que  fi  dans  les  ordres  qu'on  donne,  on  traitteavec  bonté  fes  enfans  6c 
fes  domeftiques,  on  ufcra  de  la  même  douceur  envers  fes  fujcts  :  que  c'eft 
là  le  fage  confeil  que  l'Empereur  Fou  vang  donnoit  au  Roy  fon  frère,  en 

lui 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  3^1 

lui  difant  :  aimez  votre  peuple,  comme  une  tendre  mère  chérit  fon  petit 
enfant  :  que  cet  amour  eft  inipiré  par  la  nature,  &  qu'il  ne  demande  point 
d'étude:  qu'on  n'a  jamais  vu  qu'une  fille,  avant  que  de  fe  marier,  étu- 
diât comment  elle  doit  s'y  prendre,  lorfqu'il  s'agira  d'allaiter  fon  fils  :  qu'un 
fage  Prince  reçoit  la  même  inclination  de  la  nature,  &  que  fon  exemple  eft 
la  régie  fur  laquelle  fa  famille  fe  gouverne  :  le  gouvernement  de  la  famille 
eft  le  modèle  du  gouvernement  de  fon  Etat. 

Dans  le  dixième,  il  fait  voir  que  pour  bien  gouverner  un  Etat,  unPrin-  Du  X; 
ce  doit  juger  des  autres  par  lui-même  :  que  ce  qui  lui  déplaît  dans  les  or-  Chapitre^ 
dres  que  lui  donne  celui  qui  a  droit  de  lui  commander,  il  doit  le  donner  de 
garde  de  le  commander,  à  ceux  qui  lui  font  fournis  ;  qu'il  doit  gagner  le 
cœur  de  fes  fujets  par  fa  vertu,  6c  leur  en  infpirer  l'amour  par  fes  exem- 
ples :  que  le  bonheur  d'un  Etat  n'eftpas  d'avoir  de  l'or  6c  de  l'argent,  mais 
d'avoir  grand  nombre  d'hommes  vertueux  :  qu'un  fage  Prince  doit  être  fur- 
tout  très-attentif  au  choix  qu'il  fait  de  fesMiniftres  :  qu'il  ne  doit  jetter  les 
yeux  que  fur  des  hommes  juftes,  figes,  équitables,  6c  defintéreflèz:  que 
le  cœur  de  fes  fujets  eft  pour  lui  un  tréfor  inépuifable  :  qu'il  perdra  fes  ri- 
chefles,  s'il  cherche  à  en  amafler:  6c'  que  s'il  les  répand  libéralement  au 
milieu  de  fon  peuple,  il  ne  ceflera  jamais  d'être  riche:  qu'enfin  il  ne  goû- 
tera de  bonheur,  qu'autant  qu'il  rendra  fes  peuples  heureux,  6c  qu'il  pré- 
férera le  bien  public  à  fes  intérêts  paiticuliers. 

TCHONG      YONG, 

LE     MILIEU    IMMUABLE. 

Second  Livre  ClaJJique  ,   on  Canonique  du  fécond  Ordre. 

C"^  ET  ouvrage  qui  eft  de  Confucius  ,  a  été  rendu  public  par  fon  petit  Contenu 
^  fils  Tfe  fseë:  il  y  parle  du  milieu  qu'on  doit  tenir  en  toutes  choies.  ''" '""^' 
Tchong  fignifie  milieu:  ôc  par  Tong  on  entend  ce  qui  eft  conftant,  éternel, 
immuable.  11  prétend  prouver  que  tout  homme  fage,  8c  principalement 
ceux  qui  font  chargez  du  gouvernement  des  peuples,  doivent  fuivre  ce  mi- 
lieu, en  quoi  confifte  la  vertu.  Il  commence  d'abord  par  définir  la  nature 
humaine,  6c  fes  paffions:  puis  il  apporte  divers  exemples  de  vertus,  6c  cn- 
tr' autres  de  la  piété,  de  la  force,  de  la  prudence,  du  refpeft  filial ,  qui  font 
comme  autant  de  modèles  du  milieu  qu'on  do  :  tenir.  Il  montre  enfuitc 
que  ce  milieu  6c  fa  pratique  eft  la  voye  droite  6c  éritable,  que  l'honime  fi- 
ge doit  fuivre,  pour  acquérir  la  plus  haute  vertu.  Ce  livre  eft  partagé  en 
trente-trois  articles. 
Dans  le  premier,  il  dit  que  la  loi  du  ciel  eft  gravée  dans  la  n.iture  même  Ju"'™^]^^. 

^^  ticft." 


de  cet  Ou- 
vrage, 


59i  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

de  l'homme:  que  la  conduite  de  cette  nature,  ou  plutôt  la  lumière  fécret- 
te  qui  éclaire  fa  railbn,  ell  la  voye  droite  qu'il  doit  fuivre  dans  fes  aftions, 
&  qu'elle  devient  la  régie  d'une  vie  iage  Se  vertueulé:  qu'il  ne  faut  jamais 
s'écarter  de  cette  voye  :  que  pour  cela  l'homme  fage  doit  Hins  ceffe  veiller 
fur  les  mouvemens.de  ion  cœur  Se  fur  fes  paillons  :  que  ces  paiTions  tiennent 
le  milieu,  &  ne  tendent  ni  adroite,  ni  à  gauche,lorfqu'elles  font  tranqui- 
les  :  que  quand  elles  s'élèvent,  fi  on  fçait  les  retenir  8c  les  modérer,  alors 
elles  s'accordent  avec  la  droite  raifon:  Se  par  cet  accord  l'homme  tient  cet- 
te voye  droite,  ce  milieu  qui  cil  la  fource  Sc  le  principe  des  actions  vcr- 
tueufes. 
ArtiV'  Dans  le  fécond  article  jufqu'au  douzième,  il  déplore  le  trifte  état  de  la 

jurqq'au      plû-part  des  hommes,  dont  il  y  en  a  II  peu  qui  s'attachent  à  fuivre  ce  milieu 

XII.  en  quoi  confifte  la  vertu.  Il  entre  enfuite  dans  le  détail  de  quelques  'cr- 
tus,  5c  il  explique  quel  eft  le  milieu  de  la  prudence,  de  la  piété,  &,  de  la 
force.  Il  confirme  fa  dodtrine  par  des  exemples  d'anciens  Empereurs ,  &  de 
quelques' difciples  de  Confucius. 

Du  XII.        Dans  le  douzième  Se  treizième  ajrticle,  il  fait  voir  que  cette  fcience  du  mi- 
se du         lieu  eft  fublime ,  diiBcile  ,  fubtile  dans  la  fpéculation:    mais  que  dans  la 

XIII.  pratique  elle  eft  aifée  Se  commune  :  qu'elle  s'étend  aux  adions  les  plus  or- 
dinaires de  la  vie,  au  refped:  qu'un  enfant  doit  à  fesparens,  à  la  fidélité 
d'un  fujet  envers  fon  Prince,  à  la  déférence  d'un  cadet  pour  fon  aïné,  à  la 
fincéritè  dont  ufe  un  ami  avec  fon  ami. 

Du  XIV        Dans  le  quatorzième,  il  montre  qu'en  tenant  ce  milieu ,  un  homme  fa- 
ge fe  borne  aux  devoirs  de  fon  emploi.  Se  ne  fc  mêle  point  d'autres  affaires; 
que  dans  quelque  état,   dans  quelque  condition,   dans  quelque  lieu  qu'il 
foit,  il  eft  toujours  égal,  touiours  maître  de  lui-même,  (e  pofTédant  égale- 
ment dans  l'agitation  des  affaires  ,  Se  dans  le  repos  d'une  vie  privée:  qu'il 
n'eft  jamais  fier,  ni  orgueilleux  dans  une  haute  fortune,  comme  il  n'a  rien 
de  bas  ni  de  rampant  dans  une  condition  vile  Se  abjcéte. 
Du  XV.         Dans  le  quinzième  article  jufqu'au  vingt-unième  il  rapporte  des  éxem- 
'y'v'r^'^      pics  de  Princes,  qui  poffcdoient  la  fcience  du  milieu.  Se  qui  la  mettoicnt 
•         en  pratique:  il  cite  cntr'autres  les  Empereurs  CÂa«,  Fenvdng^  Fowvang, 
&  affure  que  le  ciel  a  récompenfé  le  refpeèt  qu'ils  portoient  à  leurs  parens, 
en  les  élevant  à  l'Empire,  Se  en  les  comblant  de  richeffes  Se  d'honneurs. 
Il  rapporte  eniuite  les  cérémonies  que  ces  Princes  ont  inftituées  ,    tant 
pour  honorer  le  feigneur  du  ciel ,   que  potu-  donner  des  marques  publi- 
ques de  leur  fouvenjr  Se  de  leur  reipeét ,  pour  la  mémoire  de  leurs  parens 
défunts. 
Du  XXI.       Dans  lé  vingt-unième,  il  montre,-  que,  pour    bien  gouverner  les  au- 
jufqu'au       très,  il  raut  içavoir  fe  gouverner  foi-même:  que  le  règlement  des  mœurs 
'XX XI II.   conllfte  principalement  en  trois  vertus:    fçavoir,   la  prudence,    la  droi- 
ture de  cœur.  Se    la    force:  que  la  prudence   eft  neceffaire  pour    con- 
DesQuali    "oîtrc    ce  jufte  milieu   ,     dont    il  eft  queftion  ,    la  droiture   du  cœur 
tés  nécef-     pour  le  fuivre:  la  force  pour  y  perfévèrer.  Il  rapporte  eniiiite  neuf  vertus 
Ciires  pour  que  doit  avoir  un  Empereur  pour  gouverner  fagcmcnt  l'Empire.    i°.  Il 


ET   DE   LA   TARTARIE  CHINOISE.  39} 

faut  qu'il  régie  fa  vie  Sc  toute  fa  conduite,  z".  Qu'il  honore  pafticu- 
liércment  les  perfonnes  fages.  5°.  Qu'il  aime  tendrement  fcs  parens. 
4°.  Qu'il  traitte  avec  diftinftion  les  premiers  Minilhes  de  l'Empire,  f . 
Qu'il  traitte  les  Mandarins ,  6c  ceux  qui  afpirent  aux  charges  com- 
me il  fe  traitte  lui-même.  6\  Qu'il  prenne  fom  de  fes  fujets,  comme  de 
fes  propres  enfans.  7  .  Qu'il  attire  dans  fon  Etat  ceux  qui  excellent  dans 
quelque  art ,  ou  dans  quelque  profelîion  utile.  8\  Qu'il  reçoive  avec  bon- 
té les  étrangers  6c  les  Ambafliideurs  des  autres  Princes.  p\  Qii'il  contien- 
ne dans  les  régies  du  devoir  tous  les  Rois  de  l'Empire,  &  les  Princes  tri- 
butan-es.  Après  quoi  il  explique  l'avantage  que  le  Prince  retirera  de  la  pra- 
tique de  ces  neuf  vertus.  Si  i"a  vie  ell  bien  réglée,  elle  fervira  de  modèle  à 
fes  fujets,  qui  formeront  leurs  mœurs  fur  fon  exemple.  S'il  honore  les 
perfonnes  fages,  il  trouvera  dans  leurs  inllruftions  oc  dans  leurs  avis  un 
grand  fecours,  pour  fe  conduire  lui-même,  ôc  pour  conduire  fagement 
les  autres.  S'il  aime  fcs  parens  &  fcs  proches,  ceux-ci  ne  regarderont  point 
d'un  œil  jaloux  fa  grandeur  Sc  fon  élévation;  mais  ils  feront  de  communs 
efforts,  pour  maintenir  fa  dignité  6c  fa  puiflance.  S'il  traitte  avec  honneur 
les  premiers  Miniftres  de  l'Empire,  quand  il  furviendra  quelque  affaire  épi- 
neufe  &  difficile,  il  fera  aidé  de  leurs  confeils  6c  de  leur  crédit,  6c  il  fçaura 
à  quoi  s'en  tenir  dans  les  réi'olutions  qu'il  faudra  prendre.  S'il  traitte  les 
autres  Mandarins  comme  lui-même,  la  reconnoiffance  qu'ils  auront  pour 
un  fi  bon  Prince,  les  rendra  plus  exafts  6c  plus  zèléz  dans  l'exercice  de 
leurs  charges.  S'il  prend  foin  de  fes  fujets,  comme  de  fes  enfans,  fes  fu- 
jets l'aimeront  comme  leur  père.  S'il  attire  dans  fon  Empire. des  gens  ha- 
biles en  toutes  fortes  d'arts,  ils  y  amèneront  les  richelîés  6c  l'abondance. 
S'il  reçoit  avec  bonté  lés  étrangers, fi  réputation  remplira  les  quatre  parties 
du  monde  ,  6c  l'on  viendra  de  toutes  parts  ,  augmenter  le  nombre  de  fes, 
fujets  pour  goiîter  les  douceurs  d'un  fi  fage  governemcnt.  Enfin,  s'il  con- 
tient dans  le  devoir  les  Princes  tributaires ,  Ion  autorité  fera  rcfpcéléc ,  6c 
la  paix  régnera  dans  l'Empire. 

Dans  les  douze  articles  fuivans,  il  fait  voir  que  ces  vertus  ne  méritent 
point  un  fi  beau  nom  ,  fi  elles  ne  font  véritables  6c  exemptes  de  tout  dégui- 
fement:  que  la  vérité  eil  l'efiencc  de  toute  vertu  :  que  l'homme  fige  qui 
veut  fuivre  ce  milieu  ,  en  quoi  confifte  la  vertu,  doit  s'attacher  à  l'étude 
de  la  vérité:  qu'elle  réfide  dans  le  cœur  par  l'affeéiion  ,  6c  qu'elle  lé  pro- 
duit au-dehors  par  l'cxécuyon  :  que  quand  on  l'a  une  fois  acquife,  on  étend 
fes  vues  6c  (es  foins  à  toutes  chofes:  on  prévoit  les  chofes  a  venir,  comme 
fi  elles  étoient  préfentes  :  qu'enfin  celui  qui  a  acquis  la  perfeétion  de  la 
vraye  vertu,  s'il  a  en  main  l'autorité  fouverainc:  ne  peut  établir  que  des 
loix  fages  6c  utiles  au  bien  des  peuples. 

Enfin  dans  le  trente-trnifiéme  6c  dernier  article,  il  prouve  que  pour  ac- 
quérir cette  perfeélion,  dans  laquelle  confifte  le  milieu  de  la  vertu ,  il  n'efl   ^.^.^  '  ^^' 
pas  nécefflùre  de  faire  des  chofes  difficiles,  pénibles,  extraordinaires:  il  fuf-      '^"^ 
fit  de  s'appliquer  particulièrement  à  une  vertu,  qui  toute  intérieure,  toute 
cachée,  toute  imperceptible  qu'elle  eft  aux  yeux  des  hommes,  ne  lailîé  pas 

Tome  IL  Ddd  de 


Du 


394  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

de  fe  produire  au-dehors,  de  fe  faire  connoitrjs  6c  admirer  :  de  même  que  le 
poiflbn  qui  fe  cache  au  fond  d'une  eau  claire  ,  eft  toujours  apperçû  au-de- 
horsr  &C  il  appuyé  cette  doiStrine  de  quelques  exemples  des  anciens  Empe- 
reurs Fen  vang ,  &  Fou  vmg ,  dont  il  elt  parlé  dans  les  livres  canoniques 
intitulez  T/tz»^,  Chu  king  èc  Chi  king. 

L  U  N     Y  U  , 

o  u 

LIVRE    DES    SENTENCES. 

Tro'ifième  Livre  ClaJJique  ou  Canonique  du  fécond 
Ordre. 


Contenu 
de  ce  Li- 
vre, 


Sommaire 
de  r  Arti- 
cl:  I. 


Du  II. 


CE  livre  qui  eff-  un  recueil  de  difcours  fententieux  8c  moraux,  eft  divifé 
en  vingt  articles,  ^  ne  contient  que  des  demandes,  des  réponfes,  & 
des  Icntences  prononcées  tantôt  par  Confucius  ,  tantôt  par  fes  difciples  , 
fur  les  vertus,  les  bonnes  œuvres ,  6c  l'art  de  bien  gouverner:  à  la  referve 
du  dixième  article  ,  où  les  dilciples  de  Confucius  d'écrivent  en  détail  la 
conduite  extérieure  de  leur  maître.  On  trouve  dans  ce  recueil  des  maximes 
&  des  fentences  de  morale  aufîî  belles  que  celles  des  fept  fages  de  la  Grèce 
qu'on  a  tant  vanté.  Comme  il  n'eft  pas  poffible  de  faire  le  précis  de  t.ant  de 
maximes  détachées,  je  me  contenterai  de  marquer  en  peu  de  mots  les  cho- 
fes  principales,  dont  on  traitte  dans  chaque  article. 

Dans  le  premier  il  fait  le  caraélére  d'un  homme  fage  ,  &  fait  connoître 
qu'elles  font  fes  vertus  &  fes  devoirs,  en  quelque  état  qu'il  fe  trouve,  foit 
qu'il  mené  une  vie  privée ,  foit  qu'il  Ibit  à  la  tête  des  affaires.  Il  dit 
entr'autres  chofes  ,  qu'il  n'ell  pas  pofîible  qu'un  flateur  foit  vertueux;  à 
quoi  le  difciple  de  Confucius  ajoute,  qu'il  s'examine  tous  les  jours  fur  trois 
chofes:  V.  Si  quand  il  rend  fervice  à  quelqu'un,  il  s'y  employé  tout  entier 
&  lans  réferve.  z°.  Si  dans  le  commerce  qu'il  a  avec  fes  amis,  il  y  procède 
avec  candeur  &  avec  franchifc.  3=.  Si  après  avoir  écouté  la  doèlrine  de 
fon  maître,  il  a  foin  d'en  profiter,  &  de  la  mettre  en  pratique.  Il  dit  en- 
core que  celui  qui  étudie  la  ftgefle,  ne  s'afflige  pas  de  ce  qu'il  eft  peu 
connu  des  hommes  ;  mais  que  fa  douleur  eft  de  ne  les  pas  aflez  con- 
noître. 

Dans  le  fécond,  il  parle  des  devoirs  d'un  Prince  qui  veut  bien  gouverner 
fes  peuples,  du  refpeâ:  que  les  enfans  doivent  avoir  pour  leurs  parens.  Il 
enfeigne  à  quels  indices  on  peut  connoître  qu'un  homme  eil  fage:  avec  quel 
foin  on  doit  rejetter  les  mauvaifes  feètes,  &c.  Voulez-vous  connoître,  dit- 
il,  fi  un  homme  eft  fage,  ou  non?  Examinez  bien  fes  aétions;  fi  elles  fonc 
raauvaifcs,  il  n'eft  que  trop  connu:  fi  elles  font  bonnes,  tâchez  de  décou- 
vrir 


ET  DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  îPf 

vrir  quel  eft  le  motif  qui  le  fait  agir.  Portez  votre  curiofité  encore  plus 
loin:  examinez  qu'elles  font  fcs  inclinations,  &  à  quoi  il  prend  le  plus  de 
plaifu-.  Après  cela  il  aura  beau  fe  contrefaire,  vous  le  connoîtrez  tel  qu'il 
eft.  Celui  qui  approuve  les  mauvaifes  fe£les,  dit-il  encore,  telles  queiont 
celles  des  bonzes  Ho  chang  6c  Taofseë,  fe  fait  un  grand  tort  à  lui-même,  & 
caufe  un  grand  préjudice  à  l'Empire.  Il  n'y  a  de  vraye  doftrine  que  celle 
que  nous  avons  reçue  des  anciens  i'agcs,  qui  nous  enfeigne  à  fuivre  la  droite 
raifon,  à  conferver  la  droiture  du  cœur,  à  garder  la  bienféance,  à  corri- 
ger nos  défauts,  &  à  réformer  nos  mœurs. 

Dans' le  troifiéme  il  entre  dans  le  détail  des  cérémonies  prefcrites,  pour   Du  îlî 
honorer  les  parens  défunts,  &  il  reprend  ceux  qui  les  négligent,  ou  qui  les 
tranfgreflent.    Il  parle  du  culte  dû  aux  efprits,  des  loix  impériales,  de  la 
raufique,  &  de  la  manière  de  s'exercer  à  tirer  de  l'arc  {a). 

Dans  le  quatrième  il  parle  des  devoirs  des  enfans  envers  leurs  parens.  Il  Du  IV, 
montre  la  différence  qu'il  y  a  entre  un  homme  droit,  6c  un  fourbe  :  entre 
un  homme  fage,  Sc  un  infenfé.  Voici  quelques-unes  de  fes  maximes.  Par 
les  fautes  mêmes  des  hommes  ,  on  peut  juger  s'ils  font  vertueux  ou  non  : 
un  homme  vertueux  ne  pèche  gueres  qud  par  excès  d'affeftion  ôc  de  re- 
connoiflance  :  un  homme  vicieux  pèche  d'ordinaire  par  excès  de  haine  &: 
d'ingratitude.  Le  lage  n'a  en  vue  que  la  beauté  de  la  vertu,  6c  l'infcnfé  ne 
fongc  qu'aux  commoditez  6c  aux  délices  de  la  vie  :  Le  fage  ne  s'afflige 
point  de  ce  qu'on  manque  à  l'élever  aux  grandes  charges,  mais  de  ce  qu'il 
manque  lui-même  des  qualitez  néceflaires,  pour  les  remplir  dignement.  En 
voïant  les  vertus  des  fages,c'eft  être  fage  que  de  les  imiter.  En  voïant  les 
vices  des  méchans ,  c'eft  être  vertueux  que  de  fe  fonder  foi-même,  6c 
d'examiner  fi  l'onn'eft  pas  fujet  aux  mêmes  vices. 

Dans  le  cinquième,  Confucius  porte  fon  jugement  fur  les  qualitez,  le   Du  V,' 
naturel ,  les  vertus ,  6c  les  défauts  de  quelques-uns  de  fes  difciples.    Il  loiie, 
par  exemple,  un  nommé  Tfu  uen,  qui  ayant  été  élevé  trois  fois  à  la  char- 
ge de  premier  Miniftre  dans  le  Royaume  du  'Tsou  *,  ne  donna  aucun  figne  de 
joye:  6c  qui  ayant  été  autant  de  fois  dépoiiillé  de  fa  dignité,  ne  donna. au- 
cun ligne  de  trifteiîè.  A  quoi  il  ajoute  :  je  juge  de-là  que  c'eft  un  excellent 
Miniftre.-  mais  qu'il  fût  vertueux,  ie  n'oferois  rafiurer:  car  pour  en  être   De  la  ma- 
certain,  il  faudroit  pouvoir  pénétrer  dans  Ion  intérieur,  ce  connoitfe  s  il  a   connoitie 
la  droiture  du  cœur.     Il  enfeigne  enfuite  qu'on  ne  doit  point  juger  de  la  l'homme. 
vertu  d'un  homme  par  quelques  actions  extérieures,  qui  n'ont  fou  vent  que 
l'apparence  de  la  vertu  .-que  c'eft  dans  le  cœur  6c  dans  fa  droiture  naturèîe, 
que  réfide  la  vraie  vertu. 

Dans 

(a)  Dans  cet  exprcice  où  l'on  appreiioit  à  tirer  de  l'arc,  on  mettoit  pour  but  une  peau 
de  bête.  Pour  l'Empereur  c'étoit  une  peau  d'ours  :  pour  un  Roi ,  une  peau  de  cerf:  pour 
un  Mandarin,  une  peau  rfe  tvçre:  &  pour  un  Lettré,  une  pe^iu  de  fanglier.  L'tmpereur 
tiroir  à  \io.  pas  du  but:  le  Roi,  à  8c\  le  Mandarin  à  70.  &  le  Lettré,  à  5c,  Ces  dif- 
férentes .liftances  marquoicnt  les  divers  dégrez  d'autorité  &  de  juridiâion. 

"  C'eft  la  province  de  Hott  quang. 

Ddd  2 


596  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

Du  VI.  Dans  le  fixiéme,  Confucius  fait  connoitre  quelques-uns  de  fes  difciples 
qu'il  juge  être  propres  au  gouvernement  ;  &C  il  loue  l'extrême  ardeur 
qu'ils  ont  d'apprendre  &  de  le  pertcÛionner.  Il  parle  eniuire  de  la  ma- 
nière, dont  on  doit  donner  &  recevoir:  puis  il  explique  les  qualitez  ie  la 
vraie  vertu.  Mon  difcipie  l'en  hoei  ic  vit  réduit  à  une  extrême  pauvre- 
té :  il  n'avoit  que  du  ris  &  de  l'eau  pour  la  fubfiilance.  Cependant,  dans 
cet  état  d'indigence,  il  ne  perdit  jamais  la  tranquilité  &  fa  joie  or- 
dinaire.    C'elf  là  ce  que  j'appelle  un  vrai  fage J'appelle  un 

homme  vertueux,  celui  qui  commence  d'abord  par  lupporter  cond.-mment 
toutes  les  peines  qui  ié  preientent,  pour  acquérir  la  vertu  :  &  qui  enfuitc 
penfe  à  goûter  la  douceur,  qui  le  trouve  à  la  pofleder Un  hom- 
me vertueux  peut  fe  laiflér  tromper  jufqu'à  croire  des  chofes  faulTes,  mais  il 
ne  le  fera  jamais  julqu'à  faire  des  chofes  mauvaifes. 

Du  VI  I.  Dans  le  feptiéme  ,  il  rapporte  les  bas  lentimens  que  Confucius  avoit  de 
lui-même,  6c  les  éloges  que  les  difciples  lui  donnoient.  Ce  n'eft  pas  moi, 
difoit  ce  philolophe,  qui  ai  inventé  la  doétrine  que  je  vous  eniéigne:  je  la 

tiens  des  anciens,  de  qui  je  l'ai  apprife Il  difoit  une  autre  fois  que^, 

quatre  chofes  lui  faifoient  continuellement  de  la  peine;  la  première,  de  ce 
qu'il  avoit  fait  iî  peu  de  progrès  dans  la  vertu  :  la  féconde,  de  ce  qu'il  n'étoit 
pas  allez  ardent  pour  l'étude  :  la  troilîéme ,  de  ce  qu'il  ne  fe  livroit  pas  tout 
entier  aux  devoirs  que  prefcrit  la  juftice:  la  quatrième  enfin,  de  ce  qu'il 

n'étoit  pas  aflez  attentif  fur  lui-même,  ôc  fur  la  réforme  de  fes  mœurs 

Il  difoit  encore:  je  me  vois  dans  une  indigence  extrême,  un  peu  de  ris  8c 
d'eau,  c'ell:  tout  ce  que  fai  pour  vivre:  avec  cela  je  fuis  gai  6c  content: 
c'eft  que  je  regarde  les  dignitezoùl'on  s'élève,  6c  les  richeffes  qu'on  acquiert 
par  des  voies  iniques,  comme  des  nuées  que  le  vent  pouffe  de  côté  6c  d'au- 
tre dans  les  airs Que  je  fuis  heureux!    s'ecrioit-il  encore:  fi  je 

fais  une  faute,  elle  eil  aufli-tôt   connue  de  tout  le  monde 

Un  jour  qu'il  apprit  qu'on  lui  donnoit  le  nom  de  A'/>;^,c'eil-à-dire,de  très- 
fage:  cet  éloge  ne  me  convient  point,  dit-il,  6c  je  ne  puis  le  fupporter. 
Tout  ce  qu'il  y  a  de  bien  à  dire  de  moi,  c'ell  que  je  m'efforce  d'acquérir 
la  fagelfe  ôc  la  vertu,  6c  que  je  ne  me  rebute  point  de  la  peine  qu'il  y  a  de 
l'enieigner  aux  autres.  .  .  Ses  difciples  dilbient  de  lui  qu'il  allioit  trois  clio- 
fes  qui  ne  paroiffoient  gueres  compatibles,  tous  les  agrèmensde  la  politelfe 
avec  beaucoup  de  gravité,  un  air  févére  avec  beaucoup  de  bonté  6c  de  dou- 
ceur, une  grandeur  d'ame  extraordinaire  avec  beaucoup  de  modeftie. 

Du  VIII.       Dans  le  huitième,   il  fiit  l'éloge  des' anciens  Empereurs  Fon  vang.  Tu, 

Chun,  Tao.     Il  rapporte  quelques  maximes  du  dofteur  77^»_g,  6c  il  enfeigne 

quels  font  les  devoirs  d'un  homme  fige.     Où  trouve-t-on,  dit  Confucius, 

^'°2e  de     ^^g  grandeur  d'ame  pareille  à  celle  des  Empereurs  Cbun,  6c  Tu?  Ils  furent 

tl'j;"'  tirez  d'une  condition  très-abjeéte,  pour  être  élevez  à  l'Empire:  6c  fur  le 

trône,  ils  furent  fi  peu  fufcéptibles  d'ambition  6c  de  vaine  gloire,  qu'ils 

pofledoient  l'Empire  ,  comme  s'ils  ne  le  pofledoient  pas Oii 

trouver  un  homme  habile,  qui  écoute  avec  docilité  les  inftruftions  que  lui 
donne  un  ignorant  ?  Où  trouver  un  homme  traitté  avec  mépris  6c  outra- 
ge: 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  597 

ge:  qui  ne  penfe  point  à  en  tirer  vengeance?  Pour  moi,  je  n'ai  connu  que 

mon  condilciplc  leMyuen,    qui  fut  de  ce  caraârere Un  fage  doit 

tou;r>urs  ;ippiendre,  comme  s'il  ne  lavoit  rien,  êc  il  doit  toujours  craindre 
d'oublier  ce  qu'il  a  appris. 

Dans  le  neuvième,  le  trouvent  divers  éloges  de  Confucius,  de  fa  doftri-  Du  IX. 
ne, de  fa  modelHe,  lorlqu'il  parloit  de  lui-même, avec  divers  préceptes  pour 
acquérir  la  iagefle.  Nous  ne  devons  pas  feulement  refpeéler  les  vieillards, 
diioit  Coniucius  :  nous  devons  encore  relpefter  les  jeunes  gens  :  car  que 
fçai-je  fi  ce  jeune  homme  ne  deviendra  pas  un  jour  plus  fage  6c  plus  ver- 
tueux que  moi?  Je  n'ai  encore  vu  perfonne  ,    qui  eût   autant 

de  paflion  pour  la  vertu  ,  que  j'en  ai  vu  d'autres  qui  en  av oient  pour  le 
plaifir. 

Dans  le  dixième,  les  difciples  de  Confucius  décrivent  l'air  &C  l'extérieur  q^  x, 
de  leur  maître;  de  qu'elle  manière  il  le  comportoit,  foit  dans  l'intérieur  de 
fa  maifon,  foit  au  dehors  avec  les  perfonnes  de  tout  âge  Se  de  tout  état,  fa 
façon  de  vivre,  déparier,  démarcher,  defevéth',  déboire,  démanger, 
de  dormir,  &cc. 

Dans  le  onzième,  Confucius  s'entretient  de  fes  difciples:  il  loue  les  uns  Du  XL 
6c  reprend  les  autres.     L'un  d'eux  le  priant  de  lui  apprendre  à  bien  mourir: 
vous  n'avez  pas  encore  appris  à  bien  vivre,  lui  répondit-il:  apprenez-le, ÔC 
vous  fçaurez  bien  mourir. 

Dans  le  douzième,  Confucius  enfeigne  à  rendre  fes  actions  conformes  à  Du  XIÏ. 
la  droite  raifon  ;  puis  il  prefcht  le  moyen  de  bien  gouverner  le  peuple,  d'exi- 
ger le  tribut,  ÔC  d'acquérir  la  vertu.  Quelqu'un  lui  demandant  ce  qu'il 
falloit  faire  pour  bien  vivre:  quand  vous  paroiflez  au  dehors,  lui  répondit- 
il,  foyez  aulîî  grave  ôc  auflîmodeite,que  lî  vous  vifitiez  un  grand  ieigneur: 
traittez  les  autres  comme  vous  voulez  qu'on  vous  traitte  vous-même  :  ne 

dites  &  ne  faites  rien  qui  puiffe,  ou  les  chagriner,  ou  les  irriter 

Il  dit  à  un  autre  de  les  diiciples:  la  vie  6c  la  mort  dépendent  de  la  loi  du 
Tien  *,  on  ne  peut  pas  la  changer:  la  pauvreté  &  les  richeifes  viennent  de 
la  difpofition  du  île»,  on  ne  peut  pas  le  contraindre:  le  lage  révère  cette 
loi  6c  cette  difpoiition  du  Tien:  6c  c'elt  là  la  fource  de  la  paix  6c  de  la  tran- 
quilité  dont  il  joiiit. 

Dans  le  treizième,  il  cnfeigue  les  qualitez  6c  les  vertus  que  doit  avoir  un 
homme  fage  6c  prudent.    Je  crois  qu'un  homme  eft  fage,  dit-il,  quand  je  ^"^^'ï- 
vois  qu'il  lé  fait  aimer  de  tous  les  gens  de  bien  6c  qu'il  n'eft  hai  que  des  mé- 

chans Je  penfe  qu'un  homme  veut  être  vertueux,  quand  je  lui 

vois  de  la  modeilie  dans  l'intérieur  de  fa  maifon,  de  l'aétivité  dans  les  affai- 
res, 6c  de  la  candeur  dans  le  commerce  qu'il  a  avec  les  autres  hommes. 

Dans  le  quatorzième,  il  parle  du  devoir  d'un  homme  fige,  du  foin  que   £)u  XIV, 
le  ciel  prend  des  Royaumes,  des  qualitez  d'un  Miniftre  du  Prince  ,  &c  du 
zèle  qu'il  doit  avoir  p  ur  le  bon  gouvernement.     Celui  qui  n'a  pas  de  peine 

a  promettre,  dit  Confucius,  en  a  toujours  à  tenir  fi  promeffc 

Les  anciens,  dit-il  encore,  étudioient  la  fagefle  pour  elle-même, c'eft-à-di- 

rc,  pour  connoître  la  vérité  6c  acquérir  la  vertu.    Les  modernes  s'appli- 

Ddd  5  qucnt 

*  Du  Ciel. 


5^8  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

quent  à  l'étude  des  vertus  à  caufe  des  autres,  c'eft-à-dire  ,  pour  fe  faire  un 
nom  6c  acquérir  des  honneurs  &  des  richelTes Un  père  qui  ai- 
me ibn  fils,  n'a-t-il  pas  foin  de  le  corriger  lorfqu'il  fait  quelque  faute?  De 
même  un  Miniftre  fidèle  à  ion  Prince,  ne  doit-il  pas  l'avertir,  lorfqu'il 
manque  à  quelqu'un  de  fcs  devoirs  ? 
Du  XV.  Le  quinzième,  contient  diverfes  maximes  touchant  les  vertus  d'un  hom- 
me fage,  &  le  grand  art  de  régner.  En  voici  quelques-unes.  Quand  un 
homme  ell  haï  de  tout  le  monde,  avant  que  de  le  haïr,  examinez  ce  qu'il 
y  a  en  lui  de  haïffable.  Quand  un  homme  eit  aimé  de  tout  le  monde,  avant 
que  de  l'aimer,  examinez  ce  qu'il  y  a  en  lui  d'aimable.  Ne  fe  point  corri- 
ger de  les  fautes  ,   c'eft  en  commettre  de  nouvelles Soyez  févère 

pour  vous,  Se  doux  pour  les  autres,  vous  n'aurez  jamais  d'ennemis 

Le  iagc  aime  à  demeurer  avec  lui-même,  l'infenfè  cherche  les  autres. 
Du  XVI.  Dans  le  ieiziéme,  il  s'élève  contre  un  premier  Minillre,  qui  ne  détour- 
noit  pas  fon  Prince  de  faire  une  guerre  injufte,  6c  il  fait  voir  les  malheu- 
reufes  fuites  d'un  mauvais  gouvernement.  Il  parle  enfuite  des  perfonnes  ôc 
des  chofes  qu'on  doit  aimer,  de  ce  que  doit  éviter  l'homme  fage  ,  &  de  la 
manière  dont  Confucius  inilruifoit  fon  fils.  Voici  quelques-unes  de  fes 
maximes.  Si  un  léopard  ou  un  tygre  s'échappe  du  parc  royal,  à  qui  doit- 
on  s'en  prendre?  Si  le  trouble  ôc  ladiflénfion  bouleverfent  un  Etat:  qui  en 

elt  coupable? J'ai  vu  un  grand  Prince  qui  s'ailligeoit ,  non  pas 

du  petit  nombre  de  fes  fujets ,  mais  de  leur  ambition  :  non  pas  de  la  pau- 
vreté de  fon  Royaume,  mais  de  la  difcorde  qui  y  régnoit.     En  effet,  que 
l'ambition  ibit  bannie  d'un  Etat,  il  fera  bien-tôt  riche  :  que  la  tranquilité 
êc  la  fubordination  y  régnent,  il  fourmillera  bien-tôt  de  peuples.  ...... 

Trois  fortes  d'amis  utiles  :  ceux  qui  font  vertueux  :  ceux  qui  font  Francs 

&  fincéres,  ceux  qui  font  fçavans Un  jeune  homme  qui  eil  en 

préfence  d'une  perfonne  vénérable  par  fon  âge  ,  ou  par  fa  dignité ,  peut 
commettre  trois  fautes  :  la  première  ,  s'il  parle  fans  qu'on  l'interroge,  il 
paflera  pour  un  étourdi  :  la  féconde,  fi  lorfqu'on  l'interroge,  ilneditmot, 
on  croira  .que  c'eft  un  homme  fourbe  6c  difîimulé:  la  troifiéme  ,  s'il  parle 
Du  XVII.   fm-js  çj-op  î-éfléchir  à  ce  qu'il  dit,  il  lera  regardé  comme  un  infenfé. 

Le dix-feptiéme,  contient  le  icntiment  de  Confucius,  touchant  les  Man- 
darins qui  abandonnent  le  parti  de  leurs  Princes  :  les  vertus  nécellaires  à  un 
Prince  :  ceux  qu'un  homme  fage  doit  haïr  ,  6c  l'obligation  de  trois  ans  de 
deiiil,  à  la  mort  d'un  père  ou  d'une  mère.  Je  veux,  dit  Confucius,  qu'un 
Prince  foit  grave,  bon,  vrai  dans  les  paroles,  apiliqué,  6c  libéral.  S'il 
a  de  la  gravité,  il  le  fera  rcfpeéler  de  fes  fujets.  S'il  a  de  la  bonté,  il  fe 
rendra  maître  de  tous  les  coeurs.  S'il  aime  la  vérité ,  il  gagnera  la  confian- 
ce, 6c  ne  cauiera  nul  ombrage.  S'il  eft  appliqué,  les  peuples  travailleront 
à  fe  perfedionner.     S'il  cil  libéral  ,  on  fe  fera  un  pluifîr  de  lui  obéir.  .  . 

ï^y  ^  quatre  ibrtes  de  perfonnes  qu'un  homme  fage  doit  haïr,  dit 

encore  Confucius.  r.  Ces  efprits  malins  qui  aiment  à  publier  les  défauts 
des  autres.     l\  Ces  âmes  viles,  qui  parlent  mal  de  leurs  Princes,     y.  Ces 
hommes  puiffans,  qui  n'ont  nul  fentiment  d'humanité.    4*.  Ces  gens  har- 
dis 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


îiJp 


dis  Se  précipitez,  qui  agiffent  fans  nulL-  reflexion.  Tjlt  kimg  l'un  de  fes  dif- 
ciples  prenant  la  parole  :  il  y  en  a  encore  trois,  dit-il ,  que  je  ne  puis  fouf- 
frir.  i\  Ces  efprits  ignorans  6c  greffiers,  qui  cherchent  à  paroître  habiles 
6c  éclairez.  t\  Ces  âmes  hautauies  6c  prélomptueulés,  qui  affectent  de  la 
bravoure  &  du  courage.  5'.  Enfin  ces  elprits  latyriques  8c  mordans,  qui 
veulent  poroître  droits  &  fincéres.  ...  Il  y  a  une  choie  qui  me  paroît  très- 
difficile,  dit  encore  Conmcius,  c'eft  d'avoir  à  gouverner  des  femmes  6c  des 
domelliqucs  :  lî  vous  les  traittez  avec  douceur  6c  avec  familiarité^  ils  per- 
dent le  refpeiSt:  fî  vous  uibz  deievérité,  ce  font  des  cmportemens  6c  des 
plaintes  coi.tinuëles. 

Dans  le  dix-huitiéme,  il  fait  l'éloge  de  quelques  anciens  Princes  ou  Em-  Du 
pereurs,  6c  de  leurs  ivliniihes:  il  fait  voir  combien  l'amour  qu'un  Prince  ^Vlîl; 
a  pour  les  femmes,  eft  nuifible  au  bon  gouvernement  :  il  rapporte  les  ac- 
tions de  quelques  fages,  qui  ont  mené  une  vie  cachée  6c  oblcure;  il  parle 
enfuite  de  divers  Muliciens,  dont  on  avoit  coutume  autrefois  de  le  fervirdans 
les  feftins  :  6c  enfin  il  donne  les  régies  d'un  bon  gouvernement,  en  rappor- 
tant l'inftruftion  que  fait  un  Prince  à  ion  fils. 

Dans  le  dix-neuviéme,  il  fait  voir  quels  font  les  devoirs  de  celui  qui  veut   n    y\y:- 
acquérir  la  fagelfe:  &c  après  avoir  décrit  la  manière  d'enieigner  fes  difciples,      "  ' 

il  jullifie  fon  inuitre  Confucius  de- quelque  reproches  mal  fondez,  6c  fait 
fon  éloge.  Voici  quelques-unes  de  lès  maximes.  Celui  qui  fe  porte  non- 
chalamment à  l'étude  de  la  fageffie,  6c  dont  l'eiprit  eft  léger  6c  inconfiant, 
n'augmentera  pas  pendant  fa  vie  le  nombre  des  iages,  6c  ne  le  diminuera  pas 

à  fa  mort Lorfqu'on  a  à  entretenir  un  vrai  fage,  on  le  trouve  en  trois 

fituations  différentes  :  quand  on  l'apperçoit  de  loin ,  il  a  un  maintien  grave 
6c  fevére:  quand  on  approche  de  lui,  6c  qu'on  l'entretient,  il  a  un  air  & 
des  manières  pleines  d'affabilité  6c  de  douceur:  quand  on  l'écoute,  on  eft: 

charmé  de  li;  fermeté  6c  de  fa  droiture Un  fage  Mini ibe  doit 

d'abord  perfuader  au  peuple  qu'il  l'aime,  6c  qu'il  a  à  cœur  fes  intérêts, 
quand  il  en  ell  venu  là,  il  peut  fans  crainte  exiger  des  tributs,  le  peuple 
ne  fe  croira  pas  vexé  :  enfuite  il  doit  bien  convaincre  le  Prince  de  fa  fidéli- 
té, 6c  de  fon  dévouement  à  fa  perfonne,  fans  quoi  les  avis  qu'il  lui  donne- 
ra ,    feront  regardez  comme  des  outrages Quoique  l'Empereur 

Tcheou  ne  fût  pas  auffi  méchant  qu'on  l'a  publié  :  cependant  comme  il  a 
laiffc  après  lui  une  mauvaife  réputation,  on  lui  attribue  communément  tou- 
tes fortes  de  crimes,  c'ell  par  cette  raifon  qu'un  fage  ne  fouffre  pas  en  lui 
l'apparence  même  du  vice,  de  crainte  qu'on  ne  lui  attribue  beaucoup  de 
vices  réels  qu'il  n'a  pas. 

Le  ving-tiéme  contient  les  commencemens  6c  les  fuccès  du  fage  gou-   d^  xjc 
vernement  des  Empereurs  2«o,C/.'««,  2'«,  Tchingtang^  Se  Fou  vang,  avec 
les   quilitez  d'un    bon   gouvcrnernement  ,    6c  les  défauts  d'un  mauvais  : 
tout   ce  qu'ils   recommandoient  à  leurs    Minilfres  6c  à  leurs  fujets,  c'elt 
4e  fuivre  ce  julle  milieu ,  enquoi  confiile  la  droite  raifon  6c  la  vertu. 

MENG 


400  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

MENG     TSÉE. 

o  u 

^LE    LIVRE    DE    MENCIUS. 

Quatrième  Livre  Clajfique ,    ou  Canonique  du  fé- 
cond Ordre. 

D«  l'Au^     Ti  /T  E  N  G  eft  le  nom  de  l'auteur  ,  ^  Tf'ée  indique  la  qualité  de  Doéteur  : 
tenrdecct   _1_VX  c'eft-à-dire,  que  ce  livre  a  été  compofepar  le  D odeur  iV/i?«^.     Il 
Ouvrage,     ^^qj^  parent  des  Rois  ou  Princes  du  Royaume  de  Lo«,  qui  eft  maintenant 
la  province  àe.  Chan  tong,  £c  difciple  de  Ty^/y^è  petit-fils  de  Confucius.   Su 
ma  auteur  des  annales  de  l'Empire,  qui  a  ramaffe  les  enfcignemens  &  les  ac- 
tions des  grands  hommes,  depuis  l'Empereur  2âo,  jufqu'à  l'Empire  de  la 
Dynaftie  des  Han^  fait  les  plus  grands  éloges  de  l'ouvrage  de  Mcncitis.  Nul 
des  difciples  de  Confucius,  dit-il,  n'a  fi  bien  rendu  le  lens  6c  la  force  de  la 
doébrine  de  ce  Philofophe,  &  quiconque  veut  en  avoir  l'intelligence,  doit 
commencer  fes  études  par  l'ouvrage  de  Mencius. 
Sa  Divi-  Son  livre  eft  divifé  en  deux  parties:  la  première  contient  fix  chapitres, 

lion.  Se  la  féconde  huit.     Il  traitte  prefque  dans  tout  l'ouvrage  du  bon  gouver- 

nement: 6c  comme  tout  l'Empire  étoit  rempli  de  troubles  6c  de  guerres 
intcftines,  il  recommande  fur  toutes  chofes  la  droiture  de  cœur  6c  l'équité. 
C'eft  pourquoi  il  prouve  que  ce  n'eft  pas  par  la  force  des  armes ,  mais  par 
l'exemple  des  vertus ,  qu'on  peut  rétablir  la  paix  ^  la  tranquilité  dans 
l'Empire.  Ce  font  des  diicours  fuivis  en  forme  de  dialogues  ou  d'entretiens, 
qu'il  a,  foit  avec  fes  difciples, Toit  avec  des  Princes:  6c  pour  mieux  éclaircir 
ce  qu'il  veut  prouver,  il  fe  fert  fouvent  de  fimilitudes  6c  de  comparaiibns 
familières ,  félon  la  méthode  des  anciens. 
Son  But.  Le  but  qu'il  fe  propofe,  fe  réduit  à  ces  quatre  principaux  points.  iMI 
eftime  6c  loué  beaucoup  la  manière,  dont  l'Empire  a  été  gouverné  par  les 
premiers  Empereurs  des  trois  familles  Impériales:  fçavoir,  Hia^  Change  6c 
l'chcou.  V.  Il  méprife  6c  défaprouve  la  conduite  cle  quelques  Souverains, 
qui  ont  cru  pouvoir  rétablir  la  paix  par  la  voye  des  armes.  3'.  Il  fait  voir 
en  quoi  confifte  la  bonté  6c  la  droiture  de  la  nature  humaine.  4°.  Il  réfute 
les  danjrereufes  erreurs  de  quelques  Seélaires. 

Après  cette  idée  générale,  je  vais  entrer  dans  le  détail ,  6c  donner  le  pré- 
cis de  chaque  chapitre. 


PRE' 


ET  DE  LA  TARTARIE    CHINOISE,  401 

PREMIERE      PARTIE. 
PREMIER     CHAPITRE. 

LE  premier  chapitre  contient  un  dialogue  de  Afewm  avec  le  Prince  du  Analife  du 
Royaume  de  G««.  Ce  Prince  fut  nommé  après  fa  mort  i/o«  "j^»^.  Hoel  Chapitre  L 
^  ifie  bien  faifant ,   &  Fang  fignifie  Prince,  Roi:  c'eft  pourquoi  on  l'ap-   '*".. -"jj^"^. 
peile  Leang,   Hoei,  Fang,  qui  veut  dire  le  Roi  bien- faifant  de  Zf««g ,  ou  î,   '  "'"^ 
de  Guei.  Le  Royaume  de  Guei  eft  maintenant  la  province  de  Ho  nan  ;  ôc  la 
ville  de  'ïa  Leang,  qui  s'appelle  maintenant  Caifong  en  eft  la  métropole. 

Le  Prince  de  Leang  avoit  invité  les  fages   de  l'Empire  à  venir  dans  fon  Maiiraet 
Royaume  :  Mencius  s'y  rendit.  La  première  inftruftion  qu'il  donna  au  Prince,  verne-"* 
fut  de  n'avoir  en  vue  dans  l'adminiftration  de  fon  Etat,  que  la  piété  ôc  l'é-  ment./  ' 
quité  ;   un  Prince ,   lui  dit-il ,  eft  le  modèle  de  fes  fujets  :  s'il  ne  recherche 
que  fes  avantages  particuliers,  fes  Miniftres  à  fon  exemple,  les  Mandarins, 
les  Lettrez  ,   le  peuple  même  ,    n'envifageront  que  leurs  propres  intérêts  : 
c'eft  ce  qui  ne  fc  peut  faire  qu'aux  dépens  du  bien  public  qui  fera  négligé  ; 
&  alors  le  Royaume  fe  trouvera  fur  le  penchant  de  fa  ruine. 

Mencius  i-endit  une  féconde  vilite  au  Prince,  lorfqu'il  fe  promenoit  dans 
fon  parc ,  6c  qu'il  fe  divertiflbit  à  voir  nager  des  cygnes  dans  ion  étang ,  ôc 
à  voir  courir  les  cerfs  dans  fa  forêt.  Un  Roi  ,  dit  le  Prince,  qui  ne  doit 
s'occuper  que  du  gouvernement  de  fes  peuples,  peut-il  s'arrêter  à  ces  fortes 
d'amufemens  ? 

Les  Princes ,  comme  les  autres  hommes ,  répondit  Mencius ,  peuvent 
prendre  des  divertiflèmens  honnêtes  :  on  lit  dans  le  Chi  king  que  le  fage 
Empereur  Fen  vang  ayant  dreffé  le  plan  d'une  tour  pour  obferver  les  aftres 
d'un'  parc  ,  &  d'un  étang ,  le  peuple  accourut  à  l'envi  pour  travailler  à  ces 
ouvrages  ,  6c  s'y  employa  avec  tant  de  zèle  Se  d'ardeur,  qu'ils  furent  ache- 
vez en  très-peu  de  jours. 

Ce  bon  Prince  iè  plaiibit  de  tems  en  tems  à  fe  promener  dans  (es  allées, 
avoir  courir  fes  cerfs  apprivoifez,  à  confidérer  fes  poiflbns  dans  l'eau,  6c 
à  voir  voler  fes  cicognes.  D'où  vcnoit  dans  ce  peuple  tant  de  zèle  à  procu- 
rer des  plaifu-s  à  fon  Prince  ?  C'eft  qu'il  en  étoit  gouverné  avec  piété  ôc 
avec  équité  :  c'eft  que  ce  fage  Empereur  étoit  très -attentif  à  ne  point  laif- 
fer  manquer  fon  peuple  des  chofes  néceflaires  à  la  vie. 

Au  contraire  l'Empereur  Kté,  qui  avoit  coutume  de  dire  qu'il  étoit  dans 
l'Empire  ce  que  le  Iblcil  eft  dans  le  ciel ,  6c  qu'il  ne  périroit  qu'avec  cet 
aftre  ,  ne  goûtoit  aucun  plaifir  au  milieu  de  fes  délices,  6c  vivoit  dans  une 
inquiétude  continuèle  ,  parce  qu'il  étoit  devenu  pour  fon  peuple  un  objet 
d'exécration  ôc  d'horreur. 

T'orne  IL  Eee  En- 


402  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

vA^^iT^  Enfuite  il  fait  voir  au  Prince, que  quand  un  Royaume  eft  bien  gouverné, 

du"cha'pi-  '^  ^^  manque  jamais  de  peuples  :  que  te  principe  d'un  bon  gouvernement, 
tre  I.  Par-  c'eft  d'apporter  tous  les  (oins  à  ce  que  le  Royaume  abonde  des  chofes  nécef- 
fee  L  faires  à  la  vie  :    c'eft  de  veiller  ;i  ce  que  les  terres  foient  cultivées,  la  pêche 

abondante,  les  arbres  plantez  &  taillez  dans  la  failbn:  c'ell  de  fe  rendre  at- 
tentif au  partage  des  champs,  à  la  nouriture  des  animaux  domeftiques,  des 
vers  à  foye:  c'eft  d'être  modéré  dans  les  châtimens  6c  dans  l'impolition  des 
tributs  ;  c'eft  d'avoir  foin  que  la  jeunefle  foit  inftruite  dans  les  bonnes 
mœurs  :  c'eft  par-là  que  le  Prince  gagne  l'affeélion  de  Ton  peuple  :  quand 
il  s'eft  rendu  maître  de  leur  cœiU",  il  lui  eft  aiié  d'établir  des  loix,  de  don- 
ner des  inftruftions  utiles,  d'ériger  des  écoles. 

Mais  c'eft  principalement  dans  un  tems  de  famine ,  que  le  Prince  doit  fe- 
courir  fon  peuple  :  il  fe  rend  très-coupable  ,  &  peu  digne  du  trône,  s'il 
entretient  alors  pour  fon  feul  plaifir  quantité  de  bêtes  inutiles,  qui  confom- 
ment  bien  des  provifions  neceflaires  à  la  vie  de  l'homme,  tandis  que  fon 
peuple  meurt  de  faim. 

Dircz-vous  ,  ajoûte-t-il  au  Prince ,  que  vous  n'êtes  pas  la  caufe  de  la 
mort  de  ce  peuple  :  que  c'eft  à  la  ftérilité  qu'il  faut  l'attribuer  ?  C'eft  com- 
me fi ,  après  avoir  tué  un  homme  d'un  coup  d'épée,  vous  me  difîez:  ce 
n'eft-  pas  moi,  c'eft  l'épée  qui  l'a  tué.  Qu'importe  qu'un  homme  périfle 
par  le  glaive  ,  ou  par  le  mauvais  gouvernement  de  fon  Prince?  Il  eft  natu- 
rel de  haïr  ces  bêtes  féroces,  qui  fe  tuent  &  fe  dévorent  les  unes  les  autres, 
Qu'eft-ce  qu'un  Prince  qui  devant  être  le  Pcre  de  fon  peuple  ,  préfère  la 
confervation  de  vils  animaux  ,  qui  font  fon  plaifir  Se  fon  amufement,  à  la 
vie  de  ceux  qu'il  doit  regarder  comme  fes  enfans. 

Mencim  voyant  qu'on  ne  profitoit  gueres  de  fes  inftniftions  dans  le  Royau- 
me de  G/zé"/ ,  tourna  fes  pas  vers  le  Royaume  de  Tyî,  qui  étoit  gouverné  par 
un  Prince  nommé  Siuen  vang.  Ce  Prince  étoit  avide  de  la  gloire  qui  s'ac- 
quiert par  les  armes.  Nous  avons  cinq  Princes,  dit-il  au  Philofophe,  dont 
les  aftions  héroïques  ont  fait  grand  bruit  dans  l'Empire.  On  parle  fur-tout 
de  dveux ,  qui  fe  font  fait  un  grand  nom  par  leurs  conquêtes  :  racontez-moi 
leurs  belles  aûions. 

Confucius  ^  fes  difciples  ,  répondit  le  Philofophe  ,  auroient  rougi  de 
loiier  ces  cinq  Princes,  &  de  tranfmettre  leurs  vertus  guerrières  à  la  pofté- 
rité.  Eux  &  moi  qui  fuis  leur  difciple,  nous  ne  nous  fommes  attachez  qu'à 
l'étude  de  la  fagefîe  &:  aux  régies  d'un  bon  gouvernement,  que  les  anciens 
Empereurs  nous  ont  laiflées  par  leurs  écrits ,  &  par  leurs  exemples.  Hé  ! 
quelles  font  CCS  régies,  dit  le  Prince?  L'équité  Se  la  piété,  répondit  Men- 
cius:  fi  vous  poftedez  ces  deux  vertus,  vous  établirez  la  paix  8c  la  tranqui- 
lité  dans  votre  Etat:  vous  protégerez , vous  aimerez  vos  peuples  comme  vos 
propres  enfans. 

Mais  eft-ce  une  chofc  qui  foit  en  mon  pouvoir ,  répliqua  le  Prince  ? 
Doutez-vous  que  vous  ne  le  puiflîcz,  dit  Mencius?  //e« /:)^  votre  premier 
Miniftre  m'a  raconté  qu'un  jour  que  vous  fortiez  de  votre  palais,  vous  ap- 
perçûtes  un  bœuf  qu'on  avoit  garotté  ,   ôc  qu'on  traînoit  hors  des  murs 

pour 


ET    DE   LA    TARTARIE    CHINOISE.  40} 

pour  l'égorger  :    que  vous  fûtes  attendri  à  ce  fpedacle,  &  que  vous  ordon-  Suite  de 
nâtes  qu'on  ramenât  le  bœuf  dans  fon  étable.  Si  la  mort  prochaine  d'un  vil  ''Analife 
animal  a  été  capable  ^d'exciter  votre  compaffion,  eft-il  poflible  que  votre  ^re  int 
cœur  ne  foit  pas  émû  à  la  vue  des   mileres  de  votre  peuple?  Mais  vous  tie  I.       * 
aimez  le  fracas  des  armes,  vous  vous  faites  un  plaifir  de  lever  des  troupes; 
vous  voulez  voir  des  fujets  affronter  les  périls  Se  la  mort. 

Non  ,  dit  le  Prince,  ce  n'efl  point  là  mon  plaifir:  ce  font  des  remèdes 
violens ,  dont  j'ufe  malgré  moi,  pour  parvenir  à  ce  que  je  fouhaitte.  Hé! 
Que  pouvez-vous  fouhaitter  ,  reprit  Mencius  ?  Votre  table  n'cil-elle  pas 
couverte  de  mets  exquis?  Peut-on  rien  ajouter  à  la  magnificence  de  vos 
habits?  N'avez  vous  pas  à  fouhait  tout  ce  qui  peut  flatter  vos  fens?  Un 
nombre  prodigieux  de  domeftiques  n'efl-il  pas  attentif  au  moindre  fignal, 
pour  vous  fervir  &  exécuter  vos  ordres?  Que  pouvez-vous  fouhaiter  da- 
vantage ? 

Ce  font  là  des  bagatelles,  répondit  le  Prince:  j'ai  des  vues  bien  plus  re- 
levées. A  quoi  afpirez-vous  donc  ,  répliqua  Mencius  ?  A  étendre  vo- 
tre Royaume  ?  à  iiibjuguer  les  nations  voifînes  ?  à  envahir  l'Empire  ? 
C'efl  comme  fi  vous  vouliez  monter  fur  cet  arbre ,  pour  y  trouver  des  poif- 
fons. 

Vous  êtes  outré  dans  vos  réflexions,  dit  le  Prince.  Non  non,  répon- 
dit Mencius:  loin  d'exagérer,  je  n'en  dis  pas  encore  alfez  :  car  enfin  ce- 
lui qui  grimpe  fur  un  arbre  pour  y  chercher  des  poiffons,  fe  donne  à  la  vé- 
rité une  peine  inutile,  mais  il  n'y  a  que  lui  qui  en  fouffre  :  fon  entreprife, 
toute  vaine  qu'elle  eft  n'apporte  aucun  dommage  à  l'Etat,  £c  n'entraîne  au- 
cune calamité  après  elle.  Au  lieu  que  par  les  guerres  que  vous  faites ,  vous 
vous  confumez  en  vain  de  chagrins  &  d'inquiétudes,  vous  épuifez  votre 
Royaume,  ôc  vous  le  plongez  dans  la  plus  affreufe  mifére.  Croyez-moi, 
Prince,  ne  portez  vos  vues  qu'au  gouvernement  de  votre  Etat:  efforcez- 
vous  de  rendre  vos  peuples  heureux  :  ayez  foin  qu'ils  ayent  dequoi  raifon- 
nablement  fournir  à  leurs  befbins  :  faites  cultiver  les  terres  &  régner  l'abon- 
dance: veillez  à  la  réformation  des  mœurs,  &  à  l'éducation  de  la  jcunefTeï 
alors  tous  les  peuples  déferreront  les  terres,  où  les  Princes  les  tyrannifent: 
ils  s'emprefieront  de  venir  goûter  les  douceurs  de  votre  Empire  :  &  enfin 
ils  fe  feront  un  bonheur  de  couler  6c  de  terminer  leurs  jours,  fous  le  paifi- 
ble  gouvernement  d'un  Prince  fi  vertueux  &  fi  jufte. 

SECOND     CHAPITRE. 

LE  Roy  Siuen  vang  avoue  à  Mencius  qu'il  fe  plaît  fort  à  la  mufiquc:  le  Analife  du 
Philofophe  ne  défapprouve  pas  cette  inclination,  au  contraire  il  dit  ['j''^^'"^ 
qu'elle  peut  être  utile  au  bon  gouvernement,  à  caufe  du  rapport  qu'il  y  a   ^^j^^  "^^^ 
entre  l'accord  des  fons  6c  des  cœurs:  6c  parce  que  l'harmonie,  6c  cette  fui-  Partfe  I. 
te  bien  rangée  de  plufieurs  accords,  eft  une  image  fenfible  de  l'union  6c  de 
la  parfaite  intelligence,  qui  doit  régner  dans  un  corps  politique  entre  le 
Eee  z.  chef 


Suite  de 
l'Analile 
du  Chapi- 
tre 1 1. 
Partie  I. 


404  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

chef  Se  les  membres:  mais  que  cet  accord  &cctte-iatelligence  ne  peuvent 
fubfifter,  fi  le  Prince  ne  fongeanc  qu'à  fes  divertiilemens,  &  loin  de  les  par- 
tager avec  ion  peuple,  le  laifle  plongé  dans  la  triilefle  &  la  milére,  ôc  que 
c'ell  là  la  fource  de  les  murmures. 

Le  Prince  changeant  de  difcours:  on  rapporte,  dit-il,  que  le  parc  du 
Prince  Ven  -vang  avoit  70.  llades  de  circuit,  6c  le  peuple  le  trouvoit  trop 
petit:  le  mien  n'a  que  quarante  ftades,  6c  le  peuple  le  trouve  trop  grand.  A 
quoi  attribuer  ces  différens  jugemens  du  peuple? 

Je  vais  vous  l'apprendre,  répondit  Mencius.  Il  étoit  permis  à  quiconque 
d'entrer  dans  le  parc  du  Prmce  Fen  vang^  d'y  prendre  du  bois  &  des  légu- 
mes, d'y  chafler  les  faifans  6c  les  lièvres:  l'entrée  n'en  étoit  fermée  à  per- 
fonne:  voilà  pourquoi  le  peuple  le  trouvoit  trop  petit.  Quand  je  fuis  en- 
tré fur  vos  terres,  je  me  luis  informé  des  udagcs  de  votre  Royaume,  afin  de 
les  obferver:  de  même  que  des  inhibitions,  6c  des  défenfcs  faites  par  vos 
loix,afin  de  ne  les  point  enfreindre:  on  m'a  répondu  que  vous  aviez  un  parc 
de  quarante  ftades  de  circuit:  que  l'entrée  en  étoit  interdite  à  tous  vos  fu- 
jets;  6c  que  fi  quelqu'un  avoit  été  afiez  hardi  que  d'y  mettre  le  pied,  6c  d'y 
tuer  ou  bleffer  un  de  vos  cerfs,  il  étoit  puni  auffi  iévérement,  que  s'il  avoit 
tué  ou  blefle  un  homme.  Vous  étonnez-vous  après  cela  que  le  peuple  le 
trouve  trop  grand  ? 

Le  Prince  à  qui  ces  avis  ne  plaifoient  gueres,  pafla  à  une  autre  queftion. 
Apprenez-moi,  dit-il,  ce  que  je  dois  faire,  pour  conferver  la  paix  dans 
mon  Etat,  6c  gagner  l'amitié  des  Princes  mes  voifins.  Deux  chofes,  ré- 
pondit le  Philofophe  :  être  obligeant,  officieux,  toujours  prêt  à  faire 
plaifir  à  ceux  qui  font  plusfoibles  que  vous  :  être  refpeéiaieux  âc  fournis  en- 
vers ceux  qui  font  plus  puiflans  que  vous.  Il  l'exhorte  eniuite  à  ne  le  pas 
livrer  aux  faillies  d'un  naturel  fougueux  6c  bouillant,  en  lui  faifant  voir  que 
la  vraye  force  confifte  à  modérer  fa  colère,  6c  à  maîtriier  fes  pallions,  6c 
que  la.vraye  fagcfle  n'envifage  que  la  pure  équité. 

Une  autrefois  le  Prince  ayant  admis  Mencius  dans  fa  maifon  de  plaifance: 
ce  lieu  fi  délicieux,  lui  dit-il,  n'a-t-il  rien  d'incompatible  avec  la  fagefTe 
dont  un  Roy  doit  faire  profefllon?  Non,  répondit  Mencius^  pourvu  qu'un 
Roy  fe  faflé  un  fujet  de  joye  de  ce  qui  réjouit  fes  fujets,  6c  qu'il  s'afflige  de 
ce  qui  les  attrifbe.  S'il  partage  avec  fes  peuples  leur  joye  &  leur  triftefie, 
fes  peuples  à  leur  tour  partageront  avec  lui  les  chagrins  6c  fes  plaifirs. 
C'eit  par-là  qu'un  Royaume  eil  bien  gouverné. 

Les  anciens  Empereurs,  pourfuivit  A/i?«««^,  faifoient  tous  les  douze  ans 
k  vifite  des  Royaumes  6c  des  Rois  leurs  tributaires:  6c  cette  vifite  s'appel- 
loit  InfpeSlion.  Tous  les  fix  ans  ces  Rois  fe  rendoient  à  la  Cour  de  l'Epereur, 
pour  y  rendre  compte  de  leur  conduite,  6c  de  la  manière  dont  ils  adminif- 
troient  leur  Etat. 

De  même  les  Empereurs  dans  leur  diftriâr,  6c  les  Rois  dans  leur  Royau- 
me, faifoient  deux  fois  chaque  année  la  vifite:  la  première  au  Printems, 
pour  examiner  fi  l'on  avoit  foin  de  lemcr  6c  de  labourer  les  terres  :  6c  lors- 
qu'en  quelque  endroit  on  manquoit  de  grains  pour  les  enlémencer,  ils  en 

four- 


ET   DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


40f 


fourniflbient  des  greniers  publics.     La  féconde  fe  faifoit  en  Automne,  Se   Suire  de 
dans  le  tcnis  de  la  récolte:  «k  (i  die  n'étoit  pas  aflcz,  abondante  ,  pour  fournir   l'Analife 
à  la  fubliltance  de  tout  le  peuple,  ils  y  fuppléoient  en  ouvrant  les  greniers    '^^  Chapi- 
publics.  Pjj.(jç  'j^ 

On  tient  maintenant  une  conduite  bien  différente.  A  la  vérité  les  Prin- 
ces font  la  vifite  de  leurs  Royaumes:  mais  comment  la  font-ils?  Ils  mar^ 
chent  efcortez  de  près  de  trois  mille  foldats,  qui  confomment  la  plus  gran- 
de partie  des  provifions  néceflaires  à  la  fubliftanccdu  pauvre  peuple.  On 
voit  ce  peuple  fins  force  &  languiflant  de  faim.  Faut-il  s'étonner  s'il  a  la 
rage  dans  le  cœur,  6c  fi  dans  l'oppreffion  oiiil  eft,  il  cherche  à  s'en  confo- 
1er  par  fes  murmures,  &c  par  les  inveélives  perpétuelles  dont  il  déchire  la 
réputation  de  fon  Prince?  Je  vous  remets  devant  les  yeux  la  conduite  des 
anciens  Rois,  Se  celle  que  tiennent  les  Princes  d'aujourd'hui:  c'ell  à  vous 
de  voir  aufquels  vous  aime?,  mieux  reiïembler. 

Enfuite  il  lui  propose  l'Empereur  Feu  vang  pour  modèle.  Ce  Prince 
n'impofoit  pour  tribut  aux  laboureurs,  que  la  neuvième  partie  de  leur  ré- 
colte: il  amgnoit  des  penlions  aux  fils  &  aux  petits-fils  des  Mandarins  dé- 
cédez: on  ne  connoiflbit  point  de  douanes  dans  fes  Etats:  les  marchandifes 
y  entroient,  6c  en  fortoient  iuns  être  taxées:  la  pêche  n'étoit  interdite  à 
perfonne  dans  les  lacs  6c  les  rivières  publiques  :  s'il  talloit  punir  un  crimi- 
nel, comme  le  crime  eft  perfonnel ,  le  châtiment  l'étoit  aufiî,  6c  on  ne 
l'étcndoit  pas  comme  à  prêtent ,  jafqu'à  fa  femme  6c  à  fes  enfans.  Enfin 
ce  Prince,  qui  fignaloit  chaque  inlfant  de  fon  régne  par  fa  bonté  6c  fa  clé- 
mence, en  faifoit  refientir  les  effets  principalement  à  quatre  fortes  de  per- 
fonnes,  aux  vieillards  qui  n'avoient  plus  de  femmes  :  aux  femmes  veuves 
qui  avoient  perdu  leurs  maris  :  aux  vieillards  qui  le  trouvoientfans  enfans,  6c 
aux  jeunes  orphelins  qui  avoient  perdu  leur  père.  Ces  quatre  efpèces  de  mal- 
heureux lui  paroifibient  les  plus  dignes  de  compafîïon,  parce  qu'étant  def^ 
tituez  de  tout  fccours  humain,  ils  n'avoient  de  reflburce  que  dans  la  bonté 
du  Prince,  qui,  quoiqu'il  foit  le  père  de  tous  fes  fujets ,  l'eil  encore  plus 
particulièrement  de  ceux  qui  font  le  plus  abandonnez. 

Que  diriez  vous.  Prince,  continua  Mencius,^  fi  celui  qui  efl  à  la  tête  dn. 
tribunal  fuprême  de  la  juflicc,  ne  veiUoit  pas  fur  la  conduite  de  fes  fiibal- 
ternes:  s'il  ne  s'informoit  pas  de  la  manière  dont  les  Magillrats  adminiitrent 
la  jullice:  s'il  permettoit  qu'on  châtiât  des  innocens,  6c  qu'on  renvoyât 
des  criminels  abfous?  Je  le  dépoferois,  répondit  le  Prince.  Mais,  pour- 
luivit  le  Philofophe  :  Si  un  Roi  néglige  le  foin  de  fon  Royaume:  s'il  ne 
fonge  point  à  inClruire  fes  peuples;  s'il  n'a  pas  compafTion  de  leur  mifere; 
s'il  ne  protège  point  les  malheureux, 6c  ceux  qui  font  fans  appui;  qu'en  pen- 
fez-vous?  A  ces  mots  le  Prince  rougit  ,  6c  parut  embarafle  :  il  jetta  les 
yeux  de  côte  6c  d'autre,  comme  s'il  eijt  été  diftrait:  6c  fans  répondre  à 
Mencius^  il  le  congédia. 

Dans  un  autre  entretien,  Mencias^  enfeigne  au  Prince  à  bien  choîfir  fes 
Miniilires  :  il  l'exhorte  à  np  pas  s'en  rapporter  au  témoignage  des  particu- 
liers, qui  peuvent  le  iurprendre  ,   ni  même  à  la  voix  publique  du  peuple,, 
Eee  3  qui 


Suite  de 
l'Analil'e 
du   Chapi- 
tre I  I. 
Partie.  I. 


Analife  du 
Chapitre 
111.  du 
Men^  tfe'é, 
Partie  I. 


Qualités 

nécefl'aires 

à  celui  qui 

gouverne. 

Première 

qualité,  la 

Fermeté. 

II  y  a  de 

deux 
fortes  de 
Fermeté. 


406  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

qui  eft  aifé  à  Te  tromper:  mais  il  lui  confeillede  s'aflïïrer  par  lui-même  de 
leur  probité,  de  leur  défintcreflement ,  de  leur  zèle,  &  de  leurs  lumières  : 
il  lui  propole  le  choix  de  ceux ,  qui  depuis  leur  tendre  jeunefle  n'ont  pas 
cefle  de  s'appliquer  à  l'étude  de  la  lagefle,  &:  qui  dans  un  âge  mûr,  ont 
acquis  parleur  travail  6c  leur  application,  les  connoifTances  néceflaires  pour 
bien  gouverner  les  peuples. 

TROISIEME    CHAPITRE. 

CE  chapitre  contient  le  dialogue  de  Menclus  avec  fon  difciple  Kungfmg 
tiheoti,  Tur  l'art  de  gouverner.  Il  fait  voir  qu'au  milieu  des  troubles 
dont  l'Empire  ell:  agité,  ôc  vu  la  milere  des  peuples  ,  qu'on  opprime  dans 
les  divers  Royaumes  :  rien  n'eil  plus  ailé  à  un  Prince  qui  gouverne  fes  fu- 
jets  avec  équité  6c  avec  douceur,  que  de  le  concilier  tous  les  cœurs,  &  de 
parvenir  à  la  Monarchie.  Mais  où  trouver  aujourd'hui,  dit-il,  un  Prince 
qui  ait  ces  qualitez?  Ces  heureux  tems,  où  l'Empn-e  étoit  gouverné  par 
de  lages  Princes,  font  paflez,  &  à  peine  en  relte-t-il  le  fou  venir. 

Il  demande  encore  dans  celui  qurgouverne,  un  cœur  ferme  ôc  inébran- 
lable, foit  quand  il  faut  prendre  Ion  parti  dans  des  affaires  douteufes,  foit 
lorfqu'il  s'agit  de  s'expoler  aux  dangers.  Il  cite  plufieurs  exemple  de  ces 
grands  hommes,  que  rien  ne  pouvoit  ébranler,  Se  aufqucls  on  pouvoit  ar- 
racher la  vie,  mais  non  pas  l'intrépidité  5c  le  courage. 

Il  difl-ingue  deux  fortes  de  fermeté:  celle  des  petits  efprits,  6c  celle  des 
grandes  âmes.  Ceux-là  ne  fuivent  que  la  première  impétuofité  d'une  ar- 
deur bouillante:  celles-ci  ne  lé  dirigent  que  par  la  droite  raifon.  Je  me 
fouviens,  dit  y\/(?«cm,que  notre  maître  Confucius  me  donna  autrefois  deux 
régies,  aufquelles  je  pouvois  dilcerner  lavraye  grandeur  d'ame  &  le  vrai 
courage.  Si  l'occafion  fe  préfente  de  combattre,  me  diibit-il,  &  qu'après 
de  mûres  rèflèxioïis,  j'apperçoive  qu'il  n'eft  pas  jufte  d'attaquer  mon  enne- 
mi, fût-il  beaucoup  plus  foible  que  moi,  6c  incapable  de  me  tenir  tête,  6c 
de  balancer  un  moment  la  viftoire,  je  me  donnerai  bien  de  garde  de  l'atta- 
quer. Vous  voyez  bien  que  ce  ne  iéroit  pas  alors  la  crainte  qui  me  feroit  re- 
culer. Mais  d'un  autre  côté,  fi,  après  y  avoir  bien  réfléchi,  il  me  paroit 
qu'il  ell  jufte  de  livrer  le  combat:  quand  on  m'oppoferoit  un  million  d'hom- 
mes, rien  ne  pourra  m'arrètcr,  &  je  m'élancerai  fans  crainte  dans  les  plus 
épais  efcadrons. 

Mencius  vient  enfuite  à  la  manière  de  bien  gouverner.  Il  y  a  bien  de  la 
différence,  dit-il,  entre  la  conduite  des  anciens  Empereurs ,  ôc  celles  de 
nos  Princes:  ceux-là  aimoient  la  paix,  6c  ceux-ci  aiment  la  guerre;  ceux- 
là  par  leur  piété  6c  par  l'exemple  de  leurs  vertus ,  foumettoient  les  hom- 
mes 6c  les  cœurs:  ceux-ci  foumettent  véritablemet  les  hommes,  mais  non 
pas  les  cœurs. 

Quel  eft  le  Prince  qui  ne  foit  pas  paffionné  pour  la  gloire,  6c  qui  n'ait 
pas  horreur  de  tout  ce  qui  peut  ternir  fa  réputation  ?  Il  n'y  a  que  la  vertu 
qui  donne  de  la  gloire  :   6c  il  n'y  a  que  le  vice  qui  caufe  du  deshonneur. 

Com- 


ET    DE    LA   TARTARIE   CHINOISE.  407 

Comment  donc  le  peut-il  faire  que  des  Princes,  qui  craignent  tant  les  hom-   Sui>e  de 
mes  Se  l'infamie,  le  livrent  à  leurs  paffions  &;  aux  vices?  C'ell  comme  s'ils   l'^"/.!''"^  ■ 
ne  pouvoient  fouffrir  l'humidité,  &  qu'ils  voulullent  loger  dans  un  apparte-   p^  j  j'j["' 
ment  bas  ôc  humide.  S'ils  ont  tant  de  foin  de  leur  réputation,  que  ne  pren-   Partie  I." 
nent-ils  le  moyen  unique  de  l'établir,  &  de  la  conferver  ?  Il  n'y  en  a  point 
d'autre,  que  de  vaincre  tes  miauvailcs  inclinations,  que  d'ellimer  la  vertu, 
que  de  faire  la  guerre  aux  vices,  que  d'honorer  lesfçavans,  que  d'élever 
aux  premières  dignitez  les  perfonnes  i'ages  &  vertueufes  :  que  de  profiter  de 
la  tranquilité  publique  ,  pour  établir  des  loix  fages  êc  utiles.     Un  Prince 
de  ce  caractère  fe  rendra  toujours  rtdoutable  à  fes  ennemis  ,  &  s'attirera 
Teftime  &  la  vénération  des  autres  Princes. 

Mais  qu'arrive- t'il?  Maintenant  que  l'Empire  eft  tranquile  ,  &  qu'on 
commence  à  y  goûter  les  douceurs  de  la  paix ,  ils  ne  fongent  qu'à  fe  livrer 
aux  plaifirs ,  &  à  s'amollir  de  plus  en  plus  par  le  luxe  ôc  l'oifiveté.  Faut- 
il  s'étonner  fi  un  Royaume  gouverné  par  un  tel  Prince  paroît  chancelant: 
fi  les  peuples  murmurent:  6c  11  l'on  ell:  a  la  veille  d'avoir  de  nouveaux  enne- 
mis fur  les  bras  ? 

11  n'y  a  perfonne,  continue  Mencius^  qui  n'ait  reçu  de  la  nature  une  cer- 
taine tendrefle  de  cœur  ,  qui  le  rend  fenfible  aux  miféres  d'autrui.  Un 
Prince,  dont  les  paflions  n'ont  point  étouffé  ce  penchant  naturel,  6c  qui 
compatit  aux  affligions  de  fes  peuples,  n'a  pas  plus  de  peine  à  gouverner 
fon  Royaume,  que  s'il  le  tenoit  entre  fes  mains. 

Mais  comment  dilcerner  ce  penchant  fecret  de  la  nature  :  cette  fenfl- 
bilité  naturèle  qui  naît  avec  nous  ?  Un  exemple  vous  le  fera  connoître. 
Vous  voyez  tout-à-coup  un  enfant  prêt  à  tomber  dans  un  puits ,  aufîî-tôt 
votre  cœur  eft  touché  :  vous  volez  à  fon  fecours.  Ce  n'eft  pas  alors  la  ré- 
flexion qui  vous  détermine:  vous  ne  penfez  pas  à  mériter  la  reconnoillan- 
ce  de  fon  père  6c  de  fa  mère,  ni  à  vous  procurer  un  vain  honneur  :  vous 
agiffez  par  un  mouvement  purement  naturel.  Dans  les  événemens  impré- 
vus, 6c  lorfqu'on  n'a  point  le  tems  de  réfléchir,  ni  de  délibérer,  c'eft  la 
fimple  nature  qui  agit.  11  n'en  eft  pas  de  même  dans  d'autres  conjonétu- 
res,  oîi  avant  que  d'agir,  on  a  le  tems  de  fe  confulter  :  il  peut  y  entrer  du 
déguifement  6c  de  la  diffimulation. 

Ce  que  je  dis  de  la  compalTion,  dit  encore Mencius^  je  le  dis  des  autres 
vertus:  de  la  piété,  de  l'équité,  de  l'honnêteté,  de  la  prudence  :  nous  en 
avons  les  fémences  6c  les  principes  dans  notre  cœur  :  fî  nous  avions  foin  de 
les  illivre,  nous  ferions  continuèlement  en  garde  contre  les  paflions,  qui 
feules  peuvent  les  détruire,  6c  chaque  jour  nous  nous  perfeftionnerions  de 
plus  en  plus. 

Un  difciple  de  Confucius  nommé  T^fee  lou,  nvoit  un  fl  grand  défit  de  fa 
perfeftion,  qu'on  lui  faifoit  le  plus  fenfible  plaifir,  quand  on  l'avertifibit 
de  quelque  défaut.  L'Empereur  2'u  donnoit  fur  le  champ  des  marques  de 
fon  refpcdt  6c  de  fa  reconnoifl'ance ,  à  celui  qui  lui  donnoit  un  fage  confeil. 
Chun ,  ce  grand  homme  regardoit  la  vertu ,  non  pas  comme  le  bien  d'un  ^l^^^^^ 
particulier,  mais  comme  un  bien  commun,  6c  qui  appartenoit  à  tous  les  iathverm', 

hom- 


Suite  de 
l'Analife 
<lu  Chapi- 
tre m; 

Paitie  I. 


40S  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

hommes.  Tout  ce  qu'il  voyoit  de  perfeftions  6c  de  vertus  dans  les  autres, 
il  en  failbit  Ion  profit,  6c  s'efForçoit  de  les  acquérir.  C'eft  ce  qu'il  a  mis 
en  pratique  dans  tous  les  états  de  la  vie,  nort-Ièulement  lorfqu'il  cultivoit 
les  campagnes  de  Lie  chan^  ou  qu'il  exerçoit  le  métier  de  potier  de  terre 
dans  la  ville  de  Ho  pin^  ou  qu'il  gagnoit  là  vie  à  pêcher  dans  le  lac  Lou  y 
ffe,  mais  encore  lorfqu'il  fut  Empereur. 

Tâcher  ainfi  d'exprimer  en  foi-même  les  vertus  qu'on  a  remarquées  dans 
les  autres,  c'ell  rendre  la  vertu  commune  à  tout  le  monde:  car  après  avoir 
profité  de  l'exemple  d'autrui,  on  donne  le  même  exemple  aux  autres,  afin 
-qu'ils  en  profitent  à  leur  tour. 


Q.UATRIEME  CHAPITRE. 


Analife  du 
Chapitre 
IV.  du 
Meng  tfe'é , 
Partie  I. 


Des  Cho- 
fes  nécef- 
faircs  pour 
réuiTudans 
la  guerre. 


ME  N  c  I  u  S  continue  l'entretien  qu'il  avoit  commencé  dans  le  chapi- 
tre précédent  avec  fon  dilciple.  Il  parle  d'abord  -de  trois  chofes  né- 
ceflaires  pour  réuffir  dans  la  guerre  i  fçavoir,  le  choix  du  tems,  l'avanta- 
ge du  terrain,  la  concorde  6c  l'union  de  ceux  qui  attaquent  ou  qui  défen* 
dent  une  place.  Mais  c'eft  fur-tout  cette  dernière  condition  qu'il  juge  ê- 
tre  ablblument  nécelTaire. 

Je  veux  ,  dit-il ,  qu'une  ville  foit  dans  le  meilleur  état  de  défenfe  ,  foit 
par  la  hauteur  de  fes  murs  ,  foit  par  la  profondeur  de  fes  folTez,  foit  par  le 
nombre  &  la  valeur  de  lès  foldats ,  foit  enfin  par  l'abondance  de  fes  provi- 
fions.  Avec  tout  cela,  fi  la  difcorde  fe  mêle  dans  les  troupes,  fi  la  mé- 
fintelligence  met  la  divifion  entre  les  chefs  6c  les  foldats  ,  quelque  bien 
fortifiée  d'ailleurs  que  foit  la  ville,  elle  fuccombera  bientôt ,  ôc  ne  fera 
pas  une  longue  réfiftance. 

Un  des  difciples  de  Mencius  lui  fit  peu  après  une  queftion,  qui  fembloit 
devoir  l'embarafler  :  je  me  fuis  apperçû,  dit-il  à  fon  maître,  que  dans  les 
difFérens  Royaumes  où  vous  vous  trouvez  quelquefois ,  vous  recevez  les 
prélèns  que  les  Rois  vous  font,  &  quelquefois  vous  les  refufez.  Vous  avez 
refufé  deux  mille  quatre  cens  taëls  d'argent  fin ,  que  le  Roi  de  Tji  vous 
offroit  :  &C  vous  n'avez  fait  nulle  difficulté  d'en  recevoir  1680.  qui  vous 
ont  été  offerts  par  le  Roi  de  Song  ,  6c  izoo.  que  le  Roi  de  Sic  vous  a  pré- 
fentez.  Je  ne  trouve  point  d'uniformité  dans  cette  conduite  :  la  même 
raifon  qui  vous  avoit  fait  refufcr  les  préfens  de  l'un,  devoit  aufii  vous  por- 
tera refufer  le  préfent  des  autres. 

Vous  vous  trompez  ,  répondit  Mencius  :  je  n'ai  rien  fiiit  que  félon  les 
lumières  de  la  raifon  6c  de  l'équité.  Me  trouvant  dans  le  Royaume  deSong^ 
&  étant  prêt  de  faire  un  long  voyage,  il  étoit  de  la  politefiè  6c  de  l'équité 
du  Prince, de  fournir  aux  frais  que  j'étois  obligé  de  faire  :j'avois  par  confé- 
qucnt  une  bonne  raifon  d'accepter  fon  préfent.  Le  Royaurne  de  .S/e  lorl^ 
que  j'y  étois,  retentillbit  du  fi-acus  des  armes,  Se  étoit  menace  d'une  irrup- 
tion prochaine  des  ennemis  :  au  milieu  de  ce  tumulte  ,  je  courois  rilque  de 
n'avoir  pas  de  quoi  vivre  :  £c  il  étoit  laifonnable  que  le  Prince  qui  m'avoit 

ap- 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  405, 

appelle  dans  fes  Etats  ,  pourvût  à  ma  fubfiftance.    Mais  pour  ce  qui  eft  du  Suite  de 
Roi  de  tfi ,   comme  il  n'avoit  aucune  raifon  de  me  donner,  je  n'en  avois  'Analifc 
point  de  recevoir  :  &  fi  j'euflè  accepté  fes  offres,  c'eût  été  en  moi  une  eu-  ^"^^  ^^  P^' 
pidité  honteuie,  6c  indigne  d'un  homme,  qui  a  pafle  fa  vie  dans  l'étude  de  Partie  î, 
ia  fagefle. 

Mencius  étant  allé  dans  la  ville  de  Ping  lo^  qui  étoit  du  Royaume  de  7/?, 
trouva  le  pays  défolé  par  une  ftérilité  générale  :  de  ce  grand  nombre  d'ha- 
bitans ,  les  uns  périflbient  par  la  faim  ,  les  autres  abandonnoient  une  terre 
ingrate ,  pour  aller  chercher  des  alimens  dans  les  Royaumes  les  plus  éloi- 
gnez. Mencius  adreflant  la  parole  à  A7oa /»,  Gouverneur  de  la  ville:  fi 
quelqu'un  de  vos  foldats,  lorlqu'ils  font  fous  les  armes,  lui  dit-il,  quittoit 
fon  rang  jufqu'à  trois  fois  de  l'uite,  ne  le  puniriez-vous  pas  ?  Je  n'atten- 
drois  pas,  répondit  le  Gouverneur,  qu'il  fit  trois  fois  la  même  faute:  dès 
la  première  fois  il  feroit  châtié.  Vous  auriez  raifon  ,  répliqua  Mencius  : 
mais  vous  vous  condamnez  vous-même  ,en  négligeant  ce  qu'il  y  a  de  plus 
important  dans  votre  charge.  Pendant  ces  trilles  années  de  ftérilité ,  les 
peuples  périffent  de  faim  &  de  mifére  :  j'en  vois  un  grand  nombre ,  qui 
courbez  fous  le  poids  des  années ,  tombent  de  langueur  dans  les  foflez  ,  & 
y  finiflent  leur  malheureufe  vie  :  j'en  vois  d'autres,  6c  en  plus  grand  nom- 
bre ,  qui  étant  plus  jeunes  &  ayant  plus  de  vigueur ,  errent  de  côté  Se 
d'autre  dans  tout  l'Empire,  pour  y  chercher  dequoi  vivre.  Hélas!  répon- 
dit Kiou  fm^  je  gémis  de  tant  de  calamitez,  &  je  voudrois  bien  pouvoir  y 
apporter  quelque  remède  :  mais  je  ne  fuis  pas  le  maître  de  faire  ouvrir  les 
greniers,  Se  d'exempter  le  peuple  des  tributs.  Mais  ,  reprit  Mencius  ,  li 
un  homme  riche  vous  avoit  confié  le  foin  de  fes  troupeaux,  6c  qu'il  ne  vou- 
lût point  vous  affigner  les  pâturages  convenables  à  leur  nouriture  ,  que  fe- 
riez-vous  ?  Vous  êtes  le  palleur  de  ce  grand  peuple:  c'eil:  au  Roi  que  vous 
devez  vous  adredèr  pour  ibulager  fa  miiére,  6c  fub venir  à  fes  befoins:  fi  le 
Roi  ne  vous  écoute  pas ,  verrez-vous  tranquilement  ce  peuple  mourir  de 
faim ,  6c  ne  devez-vous  pas  plutôt  renoncer  à  votre  gouvernement  'i 

Mencius  voyant  que  les  fages  confeils  qu'il  donnoit  au  Roi  de  7/z  6c  i 
fes  Miniftres ,  n'étoient  d'aucune  utilité  ,  prit  le  parti  de  le  retirer  dans  fa 
patrie.  Un  de  fes  difciples  nommé  l'u  ,  qui  l'accompagnoit  dans  le  voya- 
ge ,  appercevant  un  certain  nuage  de  triileffe  6c  de  mélancolie ,  qui  lui 
couvroit  le  vifage,  lui  parla  ainn  :  je  vous  ai  fouvent  entendu  dire  que  le 
fage  ne  fe  fâche  point,  ÎI  le  ciel  celle  de  favorifer  fes  entreprifes,  6c  qu'il 
ne  fe  plaint  point  lorfque  les  hommes  refufent  de  fe  conformer  à  lés  maxi- 
mes. Cependant  je  vous  vois  un  air  trille  :  cette  mélancolie  qui  ne  vous 
eft  pas  naturèle  ,  eft  fans  doute  la  marque  de  quelque  fécret  mécontente- 
ment ? 

Non,  répondit  Mencius,  je  ne  me  plains  ni  du  ciel,  ni  des  hommes  : 
ce  font  les  différentes  conjonctures, quijme  rendent  ou  gai, ou  trifte. Quand 
je  menois  une  vie  privée,  6c  que  dans  ma  folitude ,  je  m'occupois  unique- 
ment de  l'étude  de  la  fageffe,  c'étoit  le  tems  de  la  joie.  Maintenant  que 
j'enieigne  ma  doftrine  aux  Rois  6c  aux  peuples,  6c  que  j'ai  en  vue  le  bien 
public ,  c'eft  le  tems  de  la  triftefle. 

^ome  IL  Fff  CIN- 


410  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 
C  I  N  QJJ  lÉME    CHAPITRE. 

Analife  du  f^^  ^  chapitre  contient  le  dialogue  qu'eut  Mencius  avec  le  Prince  Fe/t 
Chapitre  V_J  ^^^Kt  héritier  de  la  principauté  de  Teng.  Il  lui  fait  voir  qu'il  n'y  a 
V.  du  perlonne  qui  ne  puifle  pratiquer  la  vertu,  ôc  imiter  les  fages,  parce  que  la 
P^nfe'"! "  '  ^°"'^^  '^^  ^*  nature  que  nous  recevons  du  tien  *,  eft  la  même  dans  tous  les 
-  *  '  ■  hommes ,  &  que  cette  bonté  n'ell  autre  chofe  qu'une  inchaation  naturèlc 
à  la  piété,  &  à  i'cquité. 

Lorfque  les  pafïïons  s'élèvent  avec  l'âge,  dit-il,  fi  la  raifon  les  modère, 
la  nature  fe  perleétionne ,  6c  l'on  devient  vertueux.  Il  lui  propofe  enfuite 
pour  modèles,  les  Empereurs  Tao  Sc  Chu».  Et  ne  croyez  pas  ajouta  Men- 
cius qu'on  ne  puifle  atteindre  à  la  vertu  de  ces  héros.  Ils  étoicnt  hommes 
comme  vous:  6c  avec  les  e'fForts  que  vous  ferez,  èc  l'application  que  vous 
apporterez,  vous  pouvez  devenir  fage  comme  eux.  Tout  ce  que  je  crains, 
c'eft  que  vous  ne  vous  rebutiez  par  les  difficultez  qui  fe  rencontrent,  lorf- 
qu'on  veut  travailler  à  vaincre  ies  paflions ,  à  pratiquer  la  vertu ,  ôc  à  ap- 
prendre l'art  de  bien  gouverner.  Une  médecine,  dit  le  livre  Chu  king^  n'o- 
père point  la  guérifon,  fi  elle  ne  travaille  le  malade:  de  même  un  Prince 
ne  tirera  aucun  profit  des  enfeignemens  des  fages,  s'il  ne  s'efforce  à  fe  vain- 
cre lui-même. 

Le  Prince  Fen  kung  à  la  mort  de  fon  peve,  qui  arriva  dans  ce  tems-là, 
confulte  Mencius  de  quelle  manière  il  doit  lui  rendre  les  derniers  devoirs, 
pour  mieux  marquer  fon  refpeét  filial.  Il  faut  obferver,  répondit  Mencius  ^ 
ce  que  les  rits  prefcrivent  auxenfans,  qui  font  véritablement  refpeftucux 
envers  leurs  pères.  Le  deiiil  doit  durer  trois  ans.  Pendant  ce  tems-là  ,  ils 
doivent  s'abftenir  de  toute  fonction  publique,  pour  ne  s'occuper  que  de  leur 
iulle  douleur:  ils  ne  doivent  fe  vêtir  que  d'un  habit  de  toile ,  ôc  ite  vivre 
que  du  ris  le  plus  commun. 

J'ai  appris  de  Confucius,  pourfuivit-il,  qu'autrefois  lorfque  l'Empereur 
venoit  à  mourir,  fon  fils  l'héritier  de  l'Empire, fe  faifoit  conitruire  une  mé- 
chante hutte  hors  de  la  féconde  porte  du  palais,  où  il  paflbit  trois  ans  à 
pleurer  fon  père,  à  fe  profterner  matin  êc  foir  devant  fon  cerciiil  j",  ôc  à  ne 
vivre  que  du  ris  le  plus  grofiier.  C'étoit  le  premier  Miniftre,  qui  pendant 
ce  tems-là  gouvernoit  l'Empire.  Les  Mardarins  Se  les  Grands  de  l'Empi- 
re, à  l'exemple  de  leurs  Princes,  s'empreflbient  de  donner  des  marques  pu- 
bliques de  leur  douleur,  ôc  le  deiiil  devenoit  univerfel  dans  tout  l'Empire. 

Le  Prince  Fcn  kung  rcfolut  de  mettre  en  pratique  l'enfeignement,  que 
.  Mencius  venoit  de  lui  donner.     Et  comme  les  rits  ne  prefcrivoient  dans  la 

pro- 

♦  Du  Ciel. 

\  Il  n'cfl  pas  rare  cle  voir  des  Chinois  qui  confervent  plufieurs  mois,  &  quelquefois 
plufî-urs  années ,  le  cerceuil  de  leur  père  dans  leur  maifon,  avant  que  de  le  porter  à  la 
Sépulture. 


ET  DE  LA   TARTARIE   CHINOISE.  411 

province  de  l'érigé  que  cinq  mois  de  deiiil  pour  un  Roi,  il  palTa  ce  tems-là  Suite  da 
à  pleurer  fon  père.     Quand  le  jour  tut  marqué  pour  conduire  le  corps  à  la  l'Analife 
fépulture,  la  curiofité  du  ipeftacle  attira  une  multitude  innombrable  de  peu-   "^'^  Chapi- 
ples,  de  toutes  les  parties  de  l'Empire:  on  voyoit  le  Prince  iiiivre  la  pompe  partie"  I, 
funèbre,  avec  un  viiage  hâve  &  exténué,  &  pouiTant  des  l'anglots,  qui  par- 
toient  véritablement  du  cœur,  Se  qui  attendriflbient  juiqu'aux  larmes  ce 
grand  nombre  de  fpeftateurs. 

Ces  étrangers  s'en  retournèrent  dans  leur  patrie  après  la  folemnité  des  ob- 
féques  :  &  ce  furent  autant  de  bouches,  qui  vantèrent  par-tout  la  pié- 
té de  Fen  kmg,  &  qui  rcflufciterent  la  pratique  des  anciennes  cérémo- 
nies ,  inftituées  pour  honorer  les  défunts  ,  qii'on  avoir  alors  beaucoup 
négligées. 

Fen  kung  fe  difpofant  à  gouverner  fon  Royaume  par  lui-même,  demande 
à  Mencius  des  régies  de  conduite,  pour  le  gouverner  fagement.  Le  pre- 
mier objet,  dit  Mencius,  qui  doit  fraper  un  Roi ,  c'eit  le  peuple  :  ce  qui 
touche  davantage  le  peuple,  c'ell  la  fubfiftance:  ce  qui  le  fait  fubfiiter,  ce 
font  les  terres,  quand  elles  font  cultivées  foigneufemcnt,  &  qu'elles  produi- 
fent  abondamment  les  chofes  néceflaires  à  la  vie.  Il  faut  donc  principale- 
ment veiller  à  la  culture  des  terres,  6c  avoir  un  extrême  foin  qu'elles  ne 
foient  pas  en  friche;  alors  le  peuple  aura  dequoi  vivre,  &  n'ayant  point 
d'inquiétude  fur  fes  beibins,  il  travaillera  à  régler  fes  mœurs,  &:  à  acqué- 
rir la  vertu. 

Au  contraire  s'il  fe  trouve  dans  la  difette,  la  bride  fe  lâchera  bien-tôt  a 
toutes  les  pafîîons  :  car  il  n'y  a  point  de  crime  que  la  néceflîté  &  l'indigen- 
ce ne  lui  faflént  commettre:  la  rigueur  des  loix,  &:  la  févérité  des  peines, 
font  un  frein  trop  foible  pour  le  contenir,  lorfque  fes  befoins  font  extrêmes. 
C'eft  pour  cette  raifon  qu'autrefois  les  fages  Princes  vivoient  avec  beau- 
coup de  modeftie  6c  de  frugalité.  La  modellie  les  engagcoit  à  trait  ter  leurs 
peuples  avec  douceur,  6c  la  frugalité  les  empêchoit  d'excéder  dans  l'impo- 
fîtion  des  tributs.  Ce  qui  a  fait  dire  à  un  Alandarin  habile,  qu'un  Prince 
qui  veut  être  riche  ,  ne  peut  pas  devenir  vertueux ,  ou  que  s'il  veut  être 
vertueux,  il  ne  peut  pas  devenir  riche. 

Mencius  exhorte  enfuite  le  Prince  à  établir  des  écoles  publiques ,  oii  l'on 
enfeigne  à  pratiquer  la  vertu.  Puis  il  lui  apprend  la  manière,  dont  on  doit 
faire  le  partage  6c  la  divifion  des  terres:  enforte  que  ,  ni  les  laboureurs,  ni 
les  Officiers  du  Roi ,  ne  puiflent  fe  faire  aucun  tort  les  uns  aux  au- 
tres. Enfin,  conclut  Mencius^  fl  vous  pratiquez  exaétement  tout  ce  que 
je  viens  de  vous  dire,  je  n'oferois  pas  vous  promettre  de  parvenir  un  jour 
à  l'Empire:  mais  je  puis  bien  alfurer  que  les  Empereurs  fe  formeront  fur 
vous,  6c  vous  prendront  pour  modèle. 

Le  Prince  profita  des  inftruûions  du  Philofophe  :  6c  par  la  fage  diftribu- 
tion  qu'il  fit  des  terres,  6c  fon  attention  à  les  faire  cultiver,  il  vit  bien-tôt 
régner  l'abondance  dans  fon  Etat.  La  réputation  qu'il  fe  fit,  engagea  plu- 
fieurs  étrangers  à  venir  fixer  leur  demeure  dans  fon  Royaume,  6c  a  lui  de- 
mander des  terres  à  cultiver. 

Fff2  Par- 


Suite  de 
l'Analife 
du  Chapi- 
t'C  V. 
Partie  I. 


4x1  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Parmi  ces  nouveaux  venus,  il  fe  trouva  quelques  féûaires,  qui  répan- 
doientune  opinion  dangereule,  ôc  très-contraire  au  bon  gouvernement.  Ils 
prétendoient  qu'un  Cage  Prince  devoit  vivre  de  Ion  propre  travail  comme  le 
peuple:  qu'il  devoit  labourer  lui-même  fes  terres,  6c  ne  manger  que  les 
fruits  d'une  terre  cultivée  par  fes  mains  royales  :  Mencius  réfute  ces  féftai- 
res  de  la  manière  fuivante. 

Mencius  s'adrelTant  à  Cbinfiang^^  qui  s'étoit  fait  leur  difciple  :  pourquoi 
lui  dit-il,  les  gens  de  votre  le6te  fe  bornent- ils  à  la  culture  de  la  terre  ?  Que 
ne  font-ils  les  habits  dont  ils  font  revêtus?  Que  ne  travaillent-ils  les  boyaux 
&  les  autres  outils ,  dont  ils  fe  fervent  pour  le  labour ,  les  marmites  où  ils 
font  cuire  leur  ris,  Se  toutes  les  autres  chofes  qui  font  nèceflaires  à  leur  mé- 
nage? Cela  ne  vaudroit-il  pas  mieux  que  de  parcourir  les  boutiques 
des  marchands  6c  des  ouvriers  ,  pour  y  acheter  ces  differens  utcnci- 
les? 

Cela  n'eft  pas  poflible,  répondit  Chinfiang:  la  culture  des  terres  deman- 
de un  homme  tout  entier:  fi  les  laboureurs  entreprenoient  de  faire  eux-mê- 
mes tous  les  ouvrages  que  vous  venez  de  détailler,  ils  négligeroient  le  foin 
des  campagnes,  6c  les  campagnes  négligées  deviendroient  ftériles. 

Vous  parlez  fagement,  répondit  Mencius:  mais  à  votre  avis,  c'efl  donc 
peu  de  chofe  que  de  gouverner  un  Royaume? Ce  travail  n'efl;  donc  pas  capa- 
ble d'occuper  tous  les  momens  d'un  Prince?  Il  en  a  de  refte  fans  doute, 
pour  partager  avec  fon  peuple  le  travail  de  la  terre. 

Cette  comparaifon  ferma  la  bouche  à  Chin  fimig ,  £c  il  n'eut  rien  à  répli- 
quer. Mencius  lui  fait  voir  qu'il  faut  néceflaircment  qu'il  y  ait  dans  un 
Royaume  divers  emplois  6c  différentes  profeffions  :  qu'un  feul  homme  ne 
peut  pas  vacquer  à  tout:  que  l'Empereur  Tao  partageoit  avec  fesMiniftres 
les  foins  du  gouvernement,  qu'avec  leur  fecours  le  peuple  étoit  foulage  6c 
inftruit  :  6c  que  c'eft  là  ce  qu'on  appelle  dans  un  Prince  la  piété  univer- 
felle,  qui  s'étend  généralement  à  tous  fes  fujets. 

Il  combat  encore  les  mêmes  fe£taires,  qui  vouloicnt  établir  l'égalité  dans 
le  prix  des  différentes  marchandifes  :  enforte  qu'une  étoffe  grofliére  fût 
vendue  au  même  prix  que  l'étoffe  la  plus  précieufe. 

Enfin  il  conclut  ce  chapitre,  en  réfutant  la  doftrine  d'une  autre  feéte  , 
qui  prétendoit  qu'on  devoit  aimer  également  tous  les  hommes  fans  diftinc- 
tion  de  parens  8c  d'étrangers  j  6c  il  montre  le  ridicule  6c  l'abfurdité  de  cette 
opinion.  Puis  il  fait  voir  que  la  coutume  établie  de  tout  tems  de  procurer  à 
fes  parens  une  fèpulture  plus  honorable  qu'aux  autres ,  tire  fon  origine  du 
plus  grand  amour  que  la  nature  infpire  aux  enfans. 


SIXIEME     CHAPITRE. 


Analife  du 
Chapitre 


lÀtng  tfee, 
Piltie  I, 


1^  Te  n  c  I  u  s  inftruit  Chin  îai  fon  difciple  ,  6c  lui  apprend  la  manière , 
iVl  dont  fe  doit  comporter  un  fage,  qui  fait  profeflion  d'enfeigner  l'arc 


de  bien  vivre  6c  de  bien  gouverner. 


Il  lui  dit  entr'autres  chofes,  qu'il  doit 
bien 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  413 

bien  fe  donner  de  girde  de  s'introduire  lui-même  d'une  manière  indécente  Suite  de 

dans  le  palais  des  Princes,    6c  qu'il  doit  attendre  qu'on  l'invite  &  qu'on  l'''^"a''''e . 

le  preflc  d'y  aller:  que  le  plus  vil  artiian  rougiroit  de  ne  pas  lliivre  les  régies  f^^  ^^^P'' 

de  ion  art  :  que  de  même  un  fage  doit  montrer  dans  toute  fa  conduite  la  partie  L 
droiture  de  ion  cœur,  .l'honnêteté  de  fes  mœurs ,  Se  l'équité  de  les  aftions  : 


..,,,,,,,  ,.      .  ri-  •  '     •  Conduite 

que  s  il  cherche  a  s  élever  aux  dignitez  ,  ahn  de  pouvoir  mieux  répandre  fa  d'un  hjin- 
doftrine,  il  ne  doit  uiér  que  des  moyens  que  l'équité  prefcrit  :  que  s'il  de-   "^^  1"' 
meure  dans  une  condition  privée,  il  doit  être  tranquile  ,    puifqu'il  mérite   '^^"'^nfei'; 
également  d'être  honoré  à  caufe  de  l'excellence  de  fa  doétrine.  autTcç" 

Le  premier  Miniftre  du  Royaume  de  Song  étant  venu  trouver  Mencius  ^ 
lui  fit  connoître  le  deflcin  qu'il  avoit  d'abolir  la  coutume  odieufe  qui  s'é- 
toit  introduite ,  de  charger  le  peuple  d'impôts  :  qu'il  fouhaittoit  de  faire 
revivre  les  anciennes  loix  qui  n'exigeoient  pour  tribut  que  la  dixième  par- 
tie de  la  récolte  ,  &  qui  défendoient  de.  taxer  les  marchandifes  étrangères 
qui  entroient  dans  le  Royaume  :  mais  ,  ajoûta-t-il ,  comme  il  y  a  long- 
tems  que  ces  fages  loix  ne  font  plus  en  vigueur, Se  qu'elles  paroiffent  tout- 
à-fait  oubliées ,  je  ne  crois  pas  devoir  les  rétablir  tout  d'un  coup  :  il  vaut 
mieux  ce  me  femble,  le  faire  peu-à  peu,  afin  d'y  parvenir  infenfiblement  , 
&  par  des  progrès  imperceptibles.     Qu'en  penfez-vous  ? 

Je  ne  répondrai  à  votre  queflion,  dit  Mencius,  que  par  une  comparaifon 
familière.  Un  certain  homme  avoit  pris  l'habitude  de  dérober  tous  les 
jours  quelques  poules  de  fes  voifins  :  un  de  fes  amis  qui  s'en  apperçut,  eut 
le  courage  de  lui  repréfenter  que  cette  aftion  étoit  honteufe  Se  indigne  d'un 
homme  d'honneur  Se  de  probité.  Je  l'avoue  ,  répondit  le  doâreur  ;  mais 
c'eft  un  vice  qui  a  pris  en  moi  de  trop  fortes  racines,  pour  pouvoir  m'en 
corriger  tout  d'un  coup.  Voici  ce  que  je  ferai  :  je  ne  déroberai  plus  qu'une 
feule  poule  par  mois  :  Se  enfin  le  tems  viendra  que  je  m'abftiendrai  tout- 
à-fait  de  ce  larcin.  Qu'en  penfez-vous ,  pourfuivit  Mencius  ?  Croyez- 
vous  que  cet  homme  qui  reconnoît  Se  détefte  fon  vice  ,  ne  doive  pas  s'en 
corriger  fur  l'heure  ? 

Environ  ce  tems-là  ,  deux  feâres  infe£toient  l'Empire  de  leur  mauvaife 
dodtrine.  l'ang  étoit  l'auteur  de  la  première,  Se  iVf/de  la  féconde.  Men- 
cius zèle  défenfeur  de  l'ancienne  doftrine  réfutoit  continuclement  leurs  er- 
reurs: c'eft  ce  qui  d'abord  le  fit  pafier  pour  un  homme  hargneux,  de  mau- 


vaife hum  eu 


ce  qui  d'abord  le  fit  pafier  pour  un  homme  hargneux,  de 
r,  oc  qui  n'aimoit  qu'à  difputer.     Un  de  fes  difciples  , 


quia- 


voit  à  cœur  la  gloire  de  fon  maître ,  lui  rapporta  que  ces  étrangers ,  dont 
il  combattoit  les  opinions,  le  décrioient  de  tous  cotez.  Se  le  faifoient  palTer 
pour  un  difputeur  éternel. 

Que  ne  puis-je  me  condamner  au  filence  pour  le  refte  de  mes  jours  ,  ré-  Eloges  des 
pondit  Mencius  ?  Mais  c'eft  ce  qui  ne  ra'eft  pas  permis ,  Se  mon  devoir 
m'oblige  de  forcer  mon  inclination  Se  de  m'oppolèr  à  ce  torrent  d'opinions 
dangereufes,  dont  on  voudroit  inonder  l'Empire.  Depuis  le  fage  gouver- 
nement des  Empereurs  Tao  Se  Chun  ,  où  le  peuple  vivoit  tranquile  a  l'om- 
bre de  leur  autorité ,  on  a  vu  une  viciflitude  continuèle  de  bon  Se  de  mau- 
vais gouvernement.  Les  Empereurs  qui  fuccéderent  à  ces  fages  Princes  , 
Fff  5  ne 


Régnes  de 

Chnn  ôî 
d'rwo. 


414  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  de      ne  s'occupèrent  que  de  leurs  plaifirs  :  8c  abufant  de  leur  pouvoir,  opprime- 

l'Analife      i-ent  le  pauvre  peuple  par  leurs  exaftions  ôc  leurs  violences  :  on  vit  les  uns 

du  Chapi-    ^ij^^j-g  ig3  maiions  d'un  grand   nombre  de  leurs  liijets ,  pour  y  creufer  la 

Pirtie  I.      terre,  Sc  y  faire  des  étangs ,  des  lacs ,  èc  des  rélbrvoirs  :  on  en  vit  d'autres  - 

chafTer  les  peuples  de  leurs  villages  èc  de  leurs  campagnes,  pour  le  faire  des 

parcs,  des  jardins,  &  des  lieux  de  délices.     Les  bourgades  entières  furent 

bien-tôt  changées  en  forêts,  qui  iervoient  de  retraite  aux  tygres,  aux  cerfs, 

aux  fangliers,  Se  aux  léopards.     Tels  étoient  les  amufemens  de  ces  Princes, 

qui  réduifoient  leurs  peuples  à  la  plus  afFreufe  indigence.     Tcheou  qui  leur 

fuccéda  au  trône  ,  mit  le  comble  à  la  tyrannie  par  lés  cruautez.     Les  cris 

ÔC  les  gémidcmens  des  peuples  touchèrent  alors  le  cœur  de  Fou  vang  :  il 

déclara  la  guerre  au  tyran,  &  le  détrôna. 

Maître  de  l'Empire  ,  ce  Prince  s'appliqua  à  lui  rendre  fa  première  fplen- 
deur,  &  à  procurer  le  bonheur  de  fesfujets:  il  détruifit  ces  jardins,  ces 
parcs ,  ces  forêts  ,  ces  maifons  de  plaifance,  &  rendit  au  peuple  les  terres 
qui  lui  appartenoient.  L'Empire  changea  bien- tôt  de  face  :  ôc  après  tant 
de  miferes,  &:  de  calamitez,  le  peuple  commença  enfin  à  refpirer.  Mais 
cet  heureux  tems  ne  fut  pas  de  durée.  Les  Princes  qui  fuivirent,  perdirent 
infenfiblement  le  goût  de  la  vertu  :  les  loix  s'afFoiblirent  :  on  négligea  de 
s'inftruire  des  fages  maximes,  qui  apprennent  l'art  de  régner  :  l'Empire  fe 
vit  replongé  dans  fa  première  barbarie  :  jufques-là  que  ces  vertus  fi  propres 
de  l'homme  raiibnnable,  je  veux  dire  ;,  l'amour  filial  Sc  le  refpeft  pour  fon 
Prince,  furent  prefque  anéanties. 

Confucius  parut  alors:  &  touché  d'un  aveuglement  fi  général,  il  tâcha 
de  prévenir  la  ruine  de  l'Empire  ,  en  réformant  les  mœurs,  en  rappellant 
les  loix  anciennes,  6c  jen  remettant  devant  les  yeux  des  Princes,  ôc  des  peu- 
ples, les  grandes aét ions  des  Empereurs  6c  des  Rois,  qui  régnèrent  glorieu- 
fement  pendant  plus  de  deux  cens  ans  :  c'ell  ce  qu'il  fit  dans  le  livre  qu'il 
intitula  le  Printems  ^  r Automne.  Ses  inftruétions  6c  fes  maximes  furent 
écoutées  èc  applaudies:  on  ne  put  s'en  défendre,  6c  chacun  travailla  à  y 
conformer  fes  mœurs. 

Mais  nous  refte-t-il  maintenant  quelque  trace  de  cette  réforme.^  Où  font 
les  Empereurs  qui  fe  rendent  rcfpeétables  aux  peuples  par  leur  fagefle  8c 
leur  vertu?  De  quoi  s'occupent  les  Rois?  Ne  les  voit-on  pas  fouler  aux 
pieds  les  loix  de  l'équité,  pour  s'entre-déchirer,  6c  fe  détruire  les  uns  les 
autres  par  les  plus  cruelles  guerres:  Combien  de  maîtres  ignorans  ÔC  impies 
profitent  de  ces  troubles,  pour  répandre  leur  pernicieuie  dodrine,  6c  éta- 
blir leurs  dangéreufes  'feéles  ?  Telle  eft  celle  à'Yang  cbu,^  qui  fans  avoir 
égard  au  bien  public ,  veut  que  chacun  ne  fonge  qu'à  lui-même  6c  à  fes 
popres  intérêts ,  8c  qui  fe  déclare  l'ennemie  de  tous  ceux  qui  gouvernent. 
Telle  ert  celle  àcMe  tie ,  qui  ne  connoît  pas  l'étroire  liaifon  du  iang,  6c  qui 
polant  pour  principe  qu'on  doit  aimer  également  tous  les  hommes,  détmit 
l'amour  filial,  6c  ne  met  point  de  différence  entre  un  père  6c  un  étranger. 
Ces  feftaires  fe  font  déjà  fait  des  difciples  parmi  les  Lettrez ,  qu'on  voit 
rejetter  l'ancienne  dodrine  qu'ils  ont  reçue  de  nos  fages,  pour  fuivre  des 

doc- 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  415- 

doftcurs  aveugles ,    &C  embrafler  leurs  pernicieux  dogmes.     Que  devien-  Suite  de 
dra  le  bon  ordre,    la  paix  ,    &  la  tranquilité  de  l'Empire,    fi  on  ne  ré-  '.'^"Au'^  ■ 
prime  au  plutôt  ces  fcftaires  ?    on  a  vu  dans  tous  les  tems  de  grands  f^g  vi '"" 
perfonnages,   qui  font  venus  au  lecours  de  l'Empire,   loriqu'il  étoit  fur  Partie  L 
le  penchant  de  fa  ruine.      Le  célèbre  Ta  ,  arrêta   le  débordement  des 
eaux  ,    ôc  rétablit  l'abondance.      Le  Prince  Tcheoti  kong  dompta  &  mit 
en  fuite   des   uaiions   barbares  ,    qui  étoient   venues  du    Septentrion  6c 
du   Midi  ,     6c  rendit  aux   peuoles   leur  première    tranquilité.      Confu- 
cius  remit  en  vigueur  les  loix  anciennes,  ôc  s'oppofa  aux  pernicieux  def- 
feins  de  quelques  rebelles.     Maintenant  que  des  pelles  publiques  fe  répan- 
dent de  tous  cotez,  pour  corrompre  les   eiprits  ,  6c  anéantir  les  bonnes 
mœurs,  ne  dois-je  pus,  à  l'exemple  de  ces  grands  hommes,  faire  tous  mes 
efforts,  pour  les  exterminer,  6c  en  prélerver  l'Empire. 

Mencius  finit  ce  difcours  en  donnant  des  régies  de  la  vraye  tempérance. 
Se  il  fait  voir  le  ridicule  des  fauflcs  louanges  qu'on  dormoit  à  un  homme, 
qui  affeéloit  vainement  de  paroîtrc  fobre. 

SECONDE    PARTIE. 
CHAPITRE   PREMIER, 

A  la  vue  de  la  conduite  de  quelques  Princes,  qui  dans  le  gouvernement  Analife  dà 
de  leurs  Etats,  ne  fuivoient  que  leurs  caprices,  6c  négligeoient  les  an-  Chapitre 
ciennes  loix,  Mencius  fait  les  réflexions  fuivantes.  '^^" 

Un  artilan,  quelque  habile  qu'il  foit,  ne  réuffira  jamais  dans  fon  ouvra-  Partie  IL 

ee,  s'il  ne  fe  fert  du  compas  6c  de  la  régie.     Celui   qui  préfide  à  un  con-  -k,,-,^^^  ' 
°  r         11111,  ^         °   ,  i'r       '  ui  L      •         1-1    Maximes 

cert,  ne  fera  de  la  plus  belle  muiique  qu  une  ûeiagreable  cacophonie,  s  il   jg  Gou- 

n' employé  les  douze  flûtes,  les  unes  longues,  6c  les  autres  courtes  pour  ac-   vernc- 
corder  enfemble  les  voix  6c  les  inftrumens.     Il  en  eft  de  même  d'un  Prince:    ^^'^'^ 
fon  Etat  fera  dans  le  dcfordre  6c  la  confufion,  s'il  ne  dirige  fa  conduite  fur 
les  loix  d'un  bon  gouvernement,  que  les  anciens  nous  ont  laiflëes. 

Ce  lont  les  anciens  qui  ont  inventé  les  divers  outils,  les  compas,  la  ré- 
gie, la  manière  de  niveler,  les  poids,  les  meiurcs,  6c  tous  les  autres  inftru- 
mens dont  on  fe  fert  maintenant  avec  tant  de  fuccès,  pour  perfeétionner  les 
édifices,  6c  les  différens  ouvrages  fi  utiles  au  bien  public.  Ce  font  eux 
pareillement  qui,  par  une  application  conftante,  ont  tâché  de  tranfmettre 
a  leur  poftérité  l'art  de  bien  gouverner  les  hommes,  en  établiflant  les  plus 
fagçs  loix,  qui  nous  ont  enfeigné  celles  de  l'équité,  de  la  civilité,  de  la 
politcfTc:  qui  nous  ont  appris  à  taire  le  partage  des  terres,  à  planter  des  ar- 
bres, à  nourir  des  animaux  propres  à  l'entretien  de  la  vie,  6c  à  établir  les 
écoles,  pour  iaftruire  les  peuples  dans  les  bonnes  mœurs.    Le  Prince  qui 

TB£: 


4i6  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  de      ne  fe  met  pas  en  peine  d'obferver  ces  loix ,  pourra-t-il  jamais  gouverner  fa- 

l'Aiialife      gement  ion  Royaume. 

trc  I.     ''        Un  Prince ,  pourfuit-il,  qui  ne  Ce  conduira  pas  félon  les  loix  de  l'équité, 

raitiell,  n'aura  pour  Miniftre  que  des  âmes  bafics,  qui  flatteront  fes  inclinations,  6c 
qui  n'auront  nulle  attention  à  faire  obièrver  les  loix.  Enfuite  ce  grand 
nombre  de  Mandarins,  qui  fuivent  d'ordinaire  le  llile  de  la  cour,  ne  cher- 
cheront que  les  honneurs  èc  les  commoditez  de  leurs  charges ,  &  en  négli- 
geront les  devoirs:  le  peuple  qui  verra  cette  tranfgreflîon  générale  des  loix 
&  de  la  juftice,  n'aura  plus  rien  qui  le  retienne  :  il  ne  craindra  plus  d'en- 
freindre les  loix  de  l'Empire,  il  vivra  fans  frein,  6c  lâchera  la  bride 
à  fes  paflions.  Je  le  demande  :  un  Royaume  fubilflera-t-il  long-tems  dans- 
cet  état  ? 

Il  faut  donc  qu'un  Prince  foit  amateur  de  la  fagefle  Se  de  l'équité  :  il  faut 
qu'un  Miniftre  Ibit  fidèle  à  fon  Prince,  &  prompt  à  exécuter  fes  ordres. 
Lui  fera-t-il  fidèle ,  s'il  ne  fonge  qu'à  lui  complaire,  Sc  à  flatter  fes  paf- 
fions  ?  Sil  ne  lui  met  pas  devant  les  yeux  les  vertus  héroïques  des  an- 
ciens Empereurs,  ces  grands  modèles,  que  tout  fage  Prince  doit  imiter, 
Mencius  fait  voir  enfuite  ,  que  rien  ne  contribue  davantage  au  renverfc- 
ment  d'un  Royaume,  que  l'exercice  injufte  de  l'autorité  royale. 

Il  y  a  un  art,  dit- il,  de  maintenir  fon  autorité  :  c'eft  d'entretenir  les  peu- 
ples dans  la  fidélité  qu'ils  doivent  à  leur  Prince.  Le  moyen  de  les  rendre 
fidèles,  c'eft  de  gagner  leurs  cœurs  :  le  cœur  des  peuples  fe  gagne  aifément, 
quand  l'autorité  eft  dirigée  par  l'amour  de  la  juftice,  &  par  le  défir  de  pro- 
curer le  bien  public.  Un  loutre  ,  continue-t-il ,  qui  tend  fans  cefle  des 
pièges  aux  poiflbns,  les  oblige  de  fe  cacher  au  fond  des  eaux.  Un  milan 
qui  voltige  en  l'air  à  l'entour  des  petits  oifeaux,  les  fait  trembler ,  5c  les 
contraint  de  fe  retirer  dans  le  î  creux  des  arbres  :  c'eft  ainfi  qu'autrefois  ces 
Princes  barbares  Kié  ?)C  'Tcheou ']Ctx.o\cnX.  reff"roi  &  la  terreur  parmi  les  peu- 
ples ,  6c  les  forçoient  de  chercher  un  azile  auprès  des  fages  Princes  Tcloing 
tang  &c  Vou  vang ,  dont  on  vantoit  par-tout  la  douceur  ,  l'équité  ,  &  la 
clémence- 

L'on  fçait  ce  que  produifit  la  tyrannie  que  tcheoii  excerçoit  fur  -fes  peu- 
ples. Le  Prince  Pe y  d'une  part,  8c  le  fage  Tay  kong  de  l'autre,  fe  dérobè- 
rent à  fes  cruautez ,  en  cherchant  une  retraite  iur  les  bords  de  la  mer.  La 
rendtamée  faifoit  retentir  de  toutes  parts  les  grandes  vertus  du  Prince  Fen 
vang:  fa  piété,  fa  clémence,  fa  juftice,  la  bonté  de  fon  cœur  tendre  6c 
compatifTant  :  le  foin  qu'il  prenoit  des  vieillards,  des  pupilles,  des  veuves, 
&  des  orphelins.  Que  faifons-nous  ici,  dirent  ces  deux  fages?  Allons  trou- 
ver ce  fage  Roi,  8c  attachons-nous  pour  toujours  à  fon  fervice.  Ils  le  fi- 
rent: mais  de  quelle  impreflîon  le  peuple  ne  fut-il  pas  frappé,  quand  il  vit 
la  démache  de  ces  deux  hommes  fi  illuftres  par  leur  naiflance  ôc  par  leurs 
emplois,  fi  vénérables  par  leur  âge  6c  par  leurs  vertus:  ôc  qui  étoient  re- 
gardez comme  les  pères  de  la  patrie?  Cet  exemple  entraîna  tout  l'Empire. 
Tcbeou  fut  abandonné  de  fes  fujets,  &  contraint  de  defcendrc  malgré  lui  de 
fon  trône,  ôcde  le  céder  à  Fen  vang. 

On 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  417 

On  voit  des  Princes,  dit  encore  Mencius ^  qui  affeftent  de  paroitredoux  Suite  de 
Se  affables,  Tobrcs  &  modérez  :  mais  ce  ibnt-là  des  vertus  Feintes  &;  appa-   'Anaiitc 
rentes  ,  loriqu'elles  ne   réfidcnt  pas  dans  le  cœur,  &  qu'ils  les  démentent  f "  ph^pj- 
par  leurs  aûions.     Sont-ils  véritablement  affables ,  lorlqu'ils  n'ont  que  du  partie  II, 
mépris  pour  leurs  fujets  ?  Sont-ils  fobres  &  tempérons,  lorfque    rien   ne 
peut  contenter  leur  avarice,  &  qu'ils  oppriment  les  peuples  par  de  continuel- 
les exactions  ?   C'eft  dans  l'afFeétion  du  cœur  que  confîltc  la  vraye  clé- 
mence ,   ôc  non  pas  dans  les  grimaces  extérieures ,   dans  un  ton  de  voix 
afïêété,  dans  un  fous- ris  obligeant  ,  ni  dans  les  dehors  d'une  douceur  em- 
pruntée. 

Les  yeux  de  l'homme  font  fouvent  connoître  ce  qui  fe  paOe  dans  fon 
cœur  :  la  candeur  de  l'ame  ,  fa  droitiux  ,  fa  bonté  ,  fe  manifeftent  par  une 
douce  lumière  qui  y  éclate:  le  vice  au  contraire,  la  feinte,  la  diffimulation 
fe  découvrent  par  certains  nuages  qui  les  obfcurciffent.  Enfin  les  bonnes 
ou  mauvaifes  affeftions  du  cœur  viennent  à  la  connoiflance  du  public,  par 
une  fuite  d'aârions  ou  vertueufes  ou  vicieufes,  qui  y  font  conformes. 

Un  des  difciples  de  Mencius  lui  demanda  comment  il  fe  peut  faire  que  . 
tant  de  perfonnes  fages  ,  qui  aiment  tendrement  leurs  enfans,  ne  prennent 
pas  le  foin  de  les  infïruire  eux-mêmes  ,  &  qu'au  contraire  ils  confient  à 
d'autres  leur  éducation.  C'eft  un  effet  de  leur  fageffe,  répondit  Mencius. 
N'efl-il  pas  vrai  que  fî  un  fils  ne  profite  pas  des  inflruélions  de  fon  père, 
s'il  n'écoute  fes  préceptes  qu'avec  un  air  chagrin,  le  père  ne  manquera  pas 
de  fe  fâcher  contre  ce  fils  indocile:  qu'arrivera-t-il  alors?  Le  naturel  de  cet 
enfant  s'aigrira:  il  en  viendra  mémejufqti'à  faire  ces  reproches  à  fon  père: 
Vous  me  drcffez  un  plan  de  vie,  lui  dira-t-il,  bien  contraire  à  ce  que  vous 
faites  :  vos  aftions  ne  me  paroifîént  gueres  conformes  à  vos  maximes.  Alors 
les  efprits  s'aliéneront  de  part  &  d'autre:  l'amour  du  père  fe  refroidira:  le 
fils  perdra  infenfiblement  la  foumiffion  6c  la  tendreffe  qu'il  doit  à  fon  père; 
ladivifion  fe  mettra  dans  la  famille:  quoi  de  plus  contraire  au  bon  ordre? 

Il  conclut  ce  chapitre  par  trois  défauts  qui  fe  gliffcnt  fouvent  dans  le    Défauts 
refpeét  filial:  le  premier,  quand  un  fils  apperçoit  quelques  défauts  dans  fon   q"i  ^e  glif- 
pcre,  &  que,  fans  manquer  au  refpetSt,  il  n'a  pas  recours  à  quelque  adreffe    '^^"^  °'^'''" 
ingénieufc,    pour  le  ramener  à  la  vertu,  ainfi  que  fiifoit  le  Prince  Chun,    dan^io*^" 
qui  ayant  un  père  très-vicieux,  redoubloit  chaque  jour  fes  attentions  &  fes    reipedl 
complaifances,  inventoit  des  moyens  de  le  réjoiiir,  afin  de  gagner  fes  bon-   *'''^'- 
nés  grâces,  8c  de  lui  infpirer  l'amour  6c  la  pratique  de  la  vertu.  Le  fécond,   Confeils 
quand  un  fils  qui  a  des  parens  pauvres,  n'a  pas  foin  de  foulager  leur  mifere,    ^'^^EnfiiKi 


6c  de  fournir  à  leur  fubfiflance.  La  troifiéme  enfin,  quand  un  fils  néglige    dre  k's'dé- 
de  fe  marier,   6c  de  laiffer  une       •">'■■'       ■  '■       <       ,-   ^     •,.    . 

peét   filial ,    en  pratiquant  plu 
pour  honorer  les  parens  défunts 


defe  marier,   6c  de  laiffer  une  poflérité  qui  perpétue  dans  la  funille  le  ref-    fauts  de 
peét  filial,    en  pratiquant  plufieurs  fois  l'année  les  cérémonies  prefcrites   leurs /'ew.' 


tome  IL  Ggg  CHA- 


4i8  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 
CHAPITRE       SECOND. 

MEncius  fait  voir  dans  ce  chapitre,   que  les  fages  Empereurs ,  qui 
fe  l'ont  fuccédez  les  uns  aux  autres,  ont  tous  tenu  la  même  conduite 
n  ^'dlî''      '^^"^  ^^"'"  façon  de  vivre  6c  de  gouverner,  &  que  leur  bonté  ne  fe  bornoit 
jwé»g  tfec,   pas  à  quelques  particuliers,  mais  qu'elle  étoit  univerfelle,  ôc  s'étendoit  gé- 
Fartie  H.    néralement  à  tous  leurs  fujets.    On  lui  dit  fur  cela,  qu'on  vantoit  par  tout 
l'aftion  généreufe  de  Tsc'é  chan  premier  Miniftre  du  Royaume  de  Chin:  ce 
-     Mandarin  ctoit  fur  le  point  de  traverfer  une  rivière  dans  l'endroit  oià  elle' 
étoit  guéable  ,    il  apperçut  un  pauvre  homme,  qui  étant  à  pied,  n'ofoit 
tenter  le  gué.  Touché  de  compaflîon  ,  il  le  fit  monter  fur  fon  char,  &  le 
conduifît  à  l'autre  bord. 

On  ne  peut  pas  nier,  répondit  Af^wm  ,  que  ce  Mandarin  n'eût  l'incli- 
nation bien  faifmte  :  mais  qu'il  fût  habile  à  gouverner  un  Etat,  c'eft  ce  que 
je  n'avouerai  jamais.  Les  fages  Princes  ont  toujours  eu  foin  de  faire  conf- 
truire  des  ponts  pour  la  commodité  du  public,  6c  on  n'a  jamais  oiii  dire 
que  pendant  leur  régne  le  commerce  des  peuples  fût  interrompu  par  la  dif- 
ficulté de  pafler  une  rivière. 

Menciui  établit  cnfuite  plufieurs  régies  de  prudence.  Il  veut  qu'on  foit 
extrêmement  réfervé  fur  les  défauts  des  autres,  pour  ne  pas  les  publier  in- 
difcrettement.  II  avertit  que  tout  ce  qui  ell  exceffif  eft  vicieux,  jufqu'àla 
vertu  même,  qui  cefie  d'être  vertu,  lorfqu'elle  eit  portée  à  l'excès;  que 
tout  étoit  naturel  dans  Confucius,  &:  qu'on  voyoit  toujours,  foit  dans  {ç.% 
difcours ,  foit  dans  fes  actions  un  caraèlere  modelle  6c  éloigné  de  tout  falle 
6c  de  toute  oftentation:  que  ce  ne  feroit  pas  un  grand  malheur,  fi  les  lan- 
gues médifantes  ne  nuifoient  qu'à  elles-mêmes  :  mais  que  le  comble  du 
malheur  ell  de  voir  le  tort  qu'elles  caufent  au  public,  en  écartant  par  leur 
malignité  des  dignitez  6c  des  charges,  ceux  qui  par  leur  vertu  font  les  plus 
capables  de  les  remplir. 

Un  de  fes  difciples  nommé  S'iu ,  lui  demanda  pourquoi  Confucius  s'arrê- 
toit  fi  fouvent  au  bord  d'un  ruifieau:  cePhilofophe,  dit-il,  rapportoit  tout 
à  l'infiruftion  des  peuples:  mais  je  ne  vois  pas  ce  qu'il  pouvoit  y  avoir  dans 
cette  eau  courante,  6c  fon  doux  murmure,  qui  pût  lèrvir  de  matière  à  la 
réformation  des  moeurs. 

Il  faut  vous  l'apprendre,  répondit  i1/i?»c/w.  Il  confidéroit  attentivement 
cette  eau  ,  qui  fortoit  nuit  6c  jour  de  la  fource,  6c  qui  continuoit  paifible- 
ment  fon  cours  jufqu'à  la  mer,  fans  être  arrêtée,  ni  par  l'inégalité  du  ter- 
rain ,  ni  par  les  goufi-Ves  qui  fe  trouvoient  fur  fa  route,  6c  c'étoit  pour  lui 
un  fonds  inépuilable  de  réflexions.  Voilà  ,  difoit-il,  une  image  naturelle 
d'un  homme  qui  puife  dans  la  vérité  comme  dans  fa  fource  les  régies  de 
fa  conduire,  6c  que  nul  obftacle  ne  peut  empêcher  d'arriver  à  la  perfeiElion 
de  k  vertu. 
Après  quoi  il  paffe  à  l'ufage  que  l'homme  doit  faire  de  la  raifon,  qui  eft 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


41P 


la  feule  chofe  qui  le  diftingue  des  bêtes ,  &  il  propofe  pour  modèles  quel- 
ques-uns des  anciens  Empereurs,  qui  luivoicnt  en  tout  la  droite  raifon. 

Le  Prince  Chun^  dit-il,  s'étoit  fait  une  fi  douce  habitude  d'agir  félon  les 
lumières  de  la  raiion  ,  que  même,  fans  y  réfléchir,  il  ne  s'en  écartoit  ja- 
mais. 

Le  Prince  Tu  étoit  continuellement  attentif  à  ne  rien  faire  de  contraire  à 
la  droite  raifon.  Son  Echanfon  ayant  fervi  un  jour  à  fa  table  un  vin  exquis, 
il  s'apperçut  qu'il  goûtoit  trop  de  plaifir  à  le  boire.  Je  crains,  dit- il,  que 
les  Pruices  qui  me  luccéderont,  ne  fe  laiffent  amollir  le  cœur  par  une  boif- 
fon  Cl  délicieufe.  Il  congédia  aufli-tôt  l'Echanfon,  Se  renonça  à  l'ufage  du 
vin. 

Le  Prince  Tcbing  tang  veilloit  toujours  fur  lui-même ,  poitr  ne  point  don- 
ner dans  l'une  des  deux  extrémitez  fi  contraires  à  la  vertu.  Dans  le  choix 
de  fes  Miniftres  il  n'cnvifageoit  que  leur  vertu.  Le  villageois  étoit  préféré 
au  noble:  l'étranger  l'emportoit  llir  fes  proches,  lorfqu'il  leur  reconnoilîbit 
plus  de  talent  6c  de  mérite. 

Depuis  que  l'Empereur  Pw^  vang  transféra  le  fîége  de  l'Empire  en  Occi- 
dent, on  vit  un  affoibliflement  fenfible  ,  dans  toutes  les  parties  de  l'Etat: 
les  fages  maximes ,  6c  les  belles  aétions  des  anciens  Empereurs  tombèrent 
infenfiblement  dans  l'oubli.  C'eft  ce  qui  porta  Confucius  à  écrire  les  anna- 
les des  Princes  illullres  du  Royaume  de  Lou  la  patrie.  Il  en  trouva  la  matière 
dans  les  annales  des  Mandarins,  prépofez  à  écrire  l'hiftoire  de  leur  nation  : 
mais  il  leur  donna  un  nouveau  jour  par  les  réflexions  qu'il  y  mêla,  6c  par 
les  orneniens  d'un  ftile  poli  6c  châtié:  6c  comme  ce  Philofophe  penfoit  6c 
parloit  toujours  modcilement  de  lui-même,  il  avoit  accoutumé  de  dire  que 
ce  qui  fe  trouvoit  de  bon  danslbn  livre,  n'étoit  point  de  lui,  6c  qu'il  l'avoit 
emprunté  d'ailleurs  :  que  tout  ce  qu'on  pouvoit  lui  attribuer,  étoit  d'avoir 
donné  à  cette  fuite  de  faits  un  meilleur  ordre  ,  6c  les  agrémens  de  la  dic- 
tion. 

Mencius  donne  enfuite  des  régies  de  tempérance,  de  libéralité,  6c  de 
force  ,  qu'il  dit  lui  avoir  été  enfcignées  par  les  difciples  de  Confucius.  Il 
veut  fur-tout  que  dans  l'exercice  de  ces  vertus,  on  ne  s'attache  pas  à  la  pre- 
mière vue  qui  lé  préfente,  mais  qu'on  réflèchifle  mûrement,  avant  que  de 
fe  déterminer  à  quelque  aélion  propre  de  ces  vertus.  Puis  il  ajoute  que  le 
moyen  de  s'attirer  l'amitié  6c  l'eftime  des  hommes ,  c'eft  de  pratiquer  la 
piété  6c  l'honnêteté  ,  qui  confifte  à  avoir  des  manières  d'agir  fincéres , 
obligeantes,  6c  civiles. 

Si  en  rempliflant  ces  deux  devoirs,  dit-il,  je  ne  laifle  pas  d'être  en  but- 
te au  mépris  6c  aux  inveèlives  d'un  efprit  dur  &:  groffiei-,  je  commence  paV 
me  fonder  moi-même,  6c  par  examiner  fi  je  n'ai  rien  fait  de  contraire  à  ces 
vertus:  je  redouble  les  témoignage,?  d'amitié,  de  politefle,  6c  dercomplai- 
fance,  pour  tâcher  de  l'adoucir:  mais  fi  je  vois  que  je  ne  gagne  rien,  s'il 
ne  répond  à  mes  carefles  que  par  des  paroles  rudes  &:  choquantes  :  je  me  dis 
alors  à  moi-même:  voilà  un  caraétére  d'homme  bien  intraittable,  je  n'y 
vois  nul  fentiment  d'humanité,  8c  il  ne  paroît  différer  en  rien  des  bêtes  fe- 
Ggg  z  roces, 


Suite  de 
l'Aiialife 
du  Chapi- 
tre II. 
Partie  II. 
Habitude 
de  Chun 
dans  la 
pratique 
de  h  Ver-: 
tu. 


Confucius 
écrit  les 
Annales  de 
la  Patrie. 


420  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  de  roces:  lainbns-le  tel  qu'il  eft,  ce  feroit  me  tourmenter  vainement,  que  de 
rAna'ii'e  vouloir  l'apprivoifcr.  C'ell  ain(i  que  rien  ne  peut  inquiéter  le  fage  ,  6c 
du  Chapi-  q^jg  ^^^  injures  les  plus  groiricrcs  ne  font  pas  capables  de  troubler  fa  tran- 
Partic  II.    quilité. 

Enfin  il  finit  ce  chapitre.  i°.  Par  montrer  que  quoique  les  fages  agif- 
fent, différemment  félon  les  conjonctures  oh  ils  fe  trouvent,  c'eft  cependant 
le  même  elprit  ,  la  même  équité,  &  la  même  droiture  de  cœur,  qui  eft 
le  principe  de  leurs  aélions.  2.°.  Par  des  inveélives  contre  ceux  qui  met- 
tent en  œuvre  les  plus  indigiies  baflefles,  Se  les  flateries  les  plus  ferviles,. 
pour  parvenir  aux  charges  ôc  aux  dignités,  mais  que  la  bonne  fortune, 
aveugle,  Se  qui  deviennent  mfolens  dans  l'élévation,  j 

CHAPITRE     TROISIEME. 

Analife  du   Tk  yT  E N  ci  u s  fait  voir  jufqu'où  le  Prince  Chun  porta  fon  amour ,  fon  ref- 
pJ^^P'"^       iXd.  P^*^  ^  ^°"  obéiffance  envers  fon  père  6c  fa  mère.     L'Empereur  Tao 
Mem  tfié     f^  voyant  accablé  du  poids  des  années,  &  des  infirmitez,  compagnes  ordi- 
Fartis  1 1.'   naires  de  la  vieillefle,  lui  confia  le  gouvernement  de  l'Empire.    Dans  le  fein 
de  la  grandeur,  au  milieu  des  honneurs,  desrichefles,  de  l'opulence,  Sc 
des  applaudiiîemens  d'un  grand  peuple,  il  ne  pouvoit  goûter  aucun  plaifir,. 
parce  qu'il  voyoit  fon  père  6c  fa  mère  livrez  à  des  pallions  honteufes:  Se  tou- 
te fon  attention  alloit  à  chercher  les  moyens  de  les  faire  rentrer  dans  les 
voies  de  la  vertu.     C'ell:  ce  qui  lui  faifoit  fouvent  pouffer  des  foupirs  vers  le 
ciel  :  &  quoiqu'il  fût  âgé  de  fo.  ans,  6c  le  maître  de  l'Empire,  il  perfévé- 
ra  iufqu'à  la  mort  dans  la  pratique  de  tous  les  devoirs  que  prefcrit  la  piété 
filiale. 

Il  fait  voir  enfuite  les  égards  extraordinaires  qu'il  eut  pour  fon  frère  nom- 
mé Siang^  Prince  dénaturé, qui  avoit  plufieurs  fois  attenté  à  la  vie  de  l'Em- 
pereur fon  frère.     Loin  de  punir  fon  crime,  lorfqu'il  en  eut  le  pouvoir,  il 
le  combla  d'honneurs,  de  bienfaits,  6c  de  richeffes. 
T.W  laiiïe         L'Empereur  Yao  étant  prêt  de  mourir  ,   laiffa  l'Empire  à  fon  Miniftre 
j-'^^'^P'^^  ^   Chitn^  préférablement  à  fon  fils,  en  qui  il  ne  trouvoit  aucune  des  qualitez 
ue  chun     néccffahes  pour  bien  gouverner:  furquoi  un  des  difciples  de  Mencius  lui 
préférable-  demande  ,  s'il  eft  au  pouvoir  d'un  Empereur  de  priver  ainfi  fon  fils  de  l'hé- 
jneatàfou   ritage  paternel. 

^■^*  Non,  répondit  Mencius,  c'eft  le  ciel  qui  en  difpofc,  c'eft  le  ciel  qui  a 

Seutiment  donné  l'Empire  au  Prince  Cbm:  l'Empereur  Tao  n'a  fait  que  le  propofer 
f;«/a'"ce  ^"  ciel,  le  ciel  l'a  agréé  :  les  peuples  frappez  de  l'éclat  de  fes  vertus ,  fe  font 
ftijet.  fournis  fans  peine  à  cet  ordre  du  ciel,  6c  font  venus  en  foule  reconnoître  le 

nouvel  Empereur.  Ce  concours  des  fuSi^iges,  ce  mouvement  unanime  de 
toutes  les  parties  de  l'Etat  n'a  rien  de  naturel,  6c  ne  peut  être  que  l'effet 
d'une  volonté  fupérieure,  qui  préfide  aux  événemens.  C'eft  une  choie  cer- 
taine, ajoûte-t-il,  qu'on  ne  doit  attribuer  qu'aux  ordres  du  ciel,  les  évé- 
nemens dont  on  ne  voit  point  la  caufe.     Du  relie,   le  ciel  ne  rejette  du 

tronc 


■    ET    DE    LA    TARTARIE  CHINOISE.  41s 

trône  de  leurs  pores  ,  que  les  enfans  indignes  de  le  pofieder:  tels  que  fu-  Suite  de 
renc  les  Empereurs  Kié  ÔC  T'cheou,  que  leur  tyrannie  av oient  rendu  des  ob-  1  An'lifc 
jets  d'horreur,  ^       ^  ^^^  f^^P''- 

Il  loue  encore  la  modeftie  &  le  dcfintéreflement  d'un  fage  nommé  Tyn.  pattie  II. 
C'étoit  un  fimple  laboureur ,  mais  qui  étoit  en  grande  réputation  dans 
l'Empire,  à  caufe  de  fa  fagefle  Sc  de  Hi  vertu.  Le  Prince  Tthing  tang,  qui 
en  avoit  fouvent  entendu  parler  avec  de  grands  éloges,  voulut  profiter  des 
confeils  d'un  homme  fi  éclairé,  cc  l'attirer  à  fa  cour.  Il  lui  envoya  des 
AmbafFadcurs  avec  de  magnifiques  préfens,pour  l'inviter  à  venir  fixer  la  de- 
meure dans  fon  palais.  Tyn  ne  parut  nullement  touché  ni  des  préfens  qu'il 
refufa,  ni  d'une  AmbafTade  fi  honorable.  Il  y  a,  dit-il,  dans  les  ofiùes  6c 
la  propofition  que  vous  me  faites,  dequoi  flatter  un  homme  qui  auroit  des 
viies  ambitieufes':  mais  pour  moi  qui  ne  défire  rien  en  ce  monde,  pourrois- 
je  renoncer  au  repos  de  ma  folitude ,  8c  au  plaifir  de  chanter  les  vers  des  an- 
ciens fages,  de  lire  leur  Hvre,  &  de  me  former  fur  leurs  exemples,  pour 
me  jettcr  dans  le  tumulte  d'une  cour  ,  6c  efluyer  les  peines  6c  les  chagrins 
inféparables  du  maniment  des  affaires  publiques. 

Le  Prince  fut  fort  furpris,  quand  on  lui  rendit  la  réponfe  du  laboureur. 
Un  tel  mépris  des  honneurs  ôc  des  richefles,  lui  fit  fouhaitter  avec  encore 
plus  d'ardeur,  d'avoir  auprès  de  fa  perfonne  un  homme  de  ce  caraftére  :  il 
lui  envoya  jufqu'à  trois  fois  d'autres  AmbafTadeurs ,  pour  lui  faire  de  nou- 
velles inllances.  Alors  le  fage  Yyn  conçut  qu'un  Prince  qui  le  recherchoit 
avec  tant  d'empreflement,  ne  pouvoit  manquer  d'avoir  des  vues  très-droi- 
tes 6c  très-utiles  au  bien  defes  peuples:  fans  doutç:,  dit-il,  que  le  ciel  m'a 
donné  plus  d'intelligence  qu'au  commun  des  hommes,  afin  que  je  répande 
ma  doctrine,  6c  que  le  Prince  aidé  de  mes  confeils,  fafle  revivre  par  l'é- 
quité de  fa  conduite,  les  vertus  prefqu'éteintes  de  nos  anciens  Empe- 
reurs. 

Ce  motif  fit  plus  d'impreffion  fur  lui,  que  l'es  honneui-s  6c  les  préfens 
qu'il  dédaigna:  il  fe  rendit  à  la  cour  du  Prince  T'ching  tang:  6c  ce  furent 
fes  avis  qui  déterminèrent  ce  Prince  à  déclarer  la  guerre  au  tyran  Â/V,  èc  à 
délivrer  les  peuples  de  la  cruelle  opprefîion,  qui  les  faifoit  gémir  depuis  li 
long-tems. 

Mencius  fait  enfuite  cette  réflexion  :  les  fages  ,  dit-il ,  tiennent  fou- 
vent  des  routes  différentes  :  les  uns  s'infinuent  dans  le  palais  des  Princes ,  le^ 
autres  s'en  éloignent:  les  uns  ne  refufcnt  point  les  honneurs  6c  les  dignitez, 
les  autres  les  craignent  ôc  les  méprifent.  JVIais  dans  cette  divcrfîté  de  con- 
duite, ils  n'ont  tous  qu'un  même biat,  qui  eft  de  pratiquer  la  vertu,  £c  de 
mener  une  vie  irréprochable. 

H  finit  ce  chapitre  par  détromper  un  de  fes  difciples,  qui  ajoutant  foi  à 
des  bruits  populaires,  croyoit  que  quelques  fages  s'etoient  abbaiffez  jufqu'à 
prendre  des  emplois  vils  6c  méprifables  chez  les  Princes,  afin  de  fe  faire 
connoître,  6c  de  fe  frayer  un  chemin  aux  dignitez:  il  lui  fait  voir  que  ce 
font  autant  de  fables  inventées  par  des  gens,  qui  cherchoient  des  exemples 
pour  juftifier  les  lâchetez  6c  les  baffeffeSjpar  lefquclles  ils  s'efforçoient  de 


mériter  la  proteaion  des  Grands. 


Ggg  ?        ,  CHA^ 


4ii  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

CHAPITRE     (QUATRIÈME. 

Analife  du   T^  ^^^  d'abord  que  les  anciens  fages  n'avoient  en  vue  dans  leur  conduite 
Chapitre       X  ^"^  l'honaéteté  6c  l'équité:  que  cependant  leurs  manières  de  penfer, 
IV.  eu        d'agir,  &ds  vivre,  étoienc  différentes.     Le  Prince  Pe^  par  exemple,  ne 
Meng  tfee,    pouvoit  jetter  les  yeux  fur  un  objet  tant  ibit  peu  indécent,  ni  prêter  l'o- 
P*«'=  1^-    j-ejiie  à  une  parole  malfeante:    qu'un  Prince  eût  peu  de  vertu,  il  refufoit 
d'être  à  fon  fcrvice:  que  le  peuple  manquât  de  docilité,  il  l'abandonnoit  : 
lorfqu'un  Etat  étoit  paifible  &   tranquile,    il  exerçoit  volontiers  les  char- 
ges auiquelles  on  l'élevoit  :    mais  pour  peu  qu'il  y  eût  d'agitation  &  de 
trouble,  il  fe  démettoit  de  fon  emploi. 

Le  fage  2' y»  penfoit  autrement:  y  a-t-il  un  Roi  fi  vicieux,  difoit-il, 
auquel  on  ne  puifle  rendre  fervice?  Y  a-t-il  un  peuple  li  indocile,  qu'on 
ne  puifle  gouverner?  On  ne  doit  point  refufer  les  Magiftratures ,  ajoûtoit- 
il,  ni  quand  l'Etat  efl:  tranquile,  ni  quand  il  efl:  agité  de  troubles.  Pen- 
dant la  paix,  le  fagea  le  loilir  d'enfeigner  la  vertu:  durant  les  troubles,  il 
s'applique  à  les  appaifer. 

Après  avoir  dit  qu'un  Miniftre  doit  fe  former  fur  les  anciens  fages,  qui 
ont  donné  des  exemples  d'intégrité,  de  générofité,  de  force,  6c  de  pru- 
dence :  il  rapporte  en  détail  les  charges  Se  les  dignitez ,  qui  étoient  autre- 
fois dans  l'Empire  &  dans  chaque  principauté,  &  les  revenus  qu'on  aflî- 
gnoit  à  ceux  qui  pofledoient  ces  dignitez. 

Il  enièigne  enfuite  à  un  de  fes  difciples  la  manière  dont  il  doit  fe  compor- 
ter avec  fes  amis:  quelque  fupériorité  que  vous  ayez  fur  eux,  lui  dit-il, 
foit  par  votre  âge,  fait  par  vos  dignitez,  foit  par  votre  naiiïance  &  vos 
alliances  illullres:  ne  les  traittez  jamais  avec  des  manières  fières  &  hautai- 
nes: mais  traittez-les  comme  vous  feriez  des  égaux.  Il  lui  cite  fur  cela 
des  exemples  de  grands  Mandarins,  de  Rois,  &  d'Empereurs-mêmes,  qui 
recherchoient  l'amitié  des  fages,  6c  qui  delcendant  du  haut  rang  ,  auquel 
ils  étoient  élevez  ,  les  traittoient  avec  honneur  6c  avec  difl:inâ:ion.  Tel 
étoit  le  Roi  de  jT/?»,  qui  rendant  vifite  au  Doéleur  Hai  tang  n'ofoit  entrer 
dans  fa  maifon,  ni  s'y  afleoir,  ni  manger  avec  lui,  qu'il  n'en  eût  obtenu 
auparavant  la  permiflîon.  Tel  étoit  l'Empereur  Yao  qui  vivoit  familière- 
ment avec  fon  premier  Miniftre  Chun,  jufqu'à  le  faire  mander  à  fa  table. 
Ouelle  ^^  même  difciple  lui  demandant  quelle  devoit  être  la  vue  d'un  homme 

doit  être      fagc  qui  afpire  aux  dignitez?  C'eft,  répond  Mcncius,  decoopér'^r  au  bon 
la  vue  d'un    gouvernement  d'un  Etat:  que  s'il  eft  pauvre,    6c  qu'il  ne  cherche  qu'à 
hommefa.    {^i^yenir  à  fes  befoins,   il  doit  fe 'contenter Ides  portes,  les  moins  relevez, 
p^re^a'iix^  '   ^^^^  porter  fes  vues  aux  dignitez  les  plus  confidérables.      Il  a  dequoi  vi- 
Dignités.      vre,  6c  cela  doit  fuffire.     Il  rapporte  à  ce  fujet  l'exemple  de  Confucius, 
qui  fe  trouvant  dans  une  pauvreté  extrême,    ne  rougit  point  d'accepter 
l'Intendance  du  parc  royal.     Plus  mon  emploi  eft  vil  6c  mc-prifable,  difoit- 
il  ,  plus  il  eft  aifé  à  faire.    Pourvu  que  les  troupeaux  du  Roy  foient  en  bon 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  425 

état,  j'ai  rempli  tous  mes  devoirs,  ôc  l'on  n'a  rien  davantage  à  me  de-  Suite  Je 
mander.  _  l'Analile 

Il  pofc  pour  principe  qu'un  flige  qui  n'a  point  d'emploi  à  la  cour,  ne  ^^  Cha-i- 
doit  point  y  aller,    quand  même  le  Roi  l'envoyeroit  chercher:    fur  quoi    Partie^fr 
Ion  dilciple  lui  objefta,  qu'un  Roi  qui  ordonneroit  à  un  de  les  iujets  d'al- 
ler à  la  guerre,   ieroit  obligé  d'obéir:    &c  que  de  même  un  homme  fage  , 
que  fon  Prince  veut  entretenir,  doit  aller  le  trouver,  quand  il  lui  fait  l'hon- 
neur de  l'appeller. 

Il  y  a  de  la  diflFcrence,  répond  Mencius,  car  pour  quelle  raifon  croyez- 
vous  qu'un  Roy  fouhaitte  de  voir  6c  d'entretenir  un  fage  ?  C'ell  pour  pro- 
fiter de  fes  lumières,  pour  le  confulter  dans  des  affaires  épineulés,  pour 
écouter  &  fuivre  fes  avis:  il  le  regarde  donc  comme  fon  maure,  èc  il  fe  re- 
garde lui-même  comme  fon  difciple.  Les  loix  de  l'honnêteté  &  de  la  bien- 
léance  permettent-elles  qu'un  difciple  envoyé  chercher  fon  maitre?  Et  par 
la  même  raifon,  le  maître  ne  pécheroit-il  pas  contre  ces  loix,  s'il  exécutoit 
un  pareil  ordre?  Un  Prince  ne  fe  dégrade  point  quand  il  rend  vifite  au  maî- 
tre de  la  fagefle ,  parce  qu'il  obferve  les  cérémonies  prefcrites ,  qui  veu- 
lent qu'un  difciple  fe  comporte  de  la  forte  à  l'égard  de  fon  maître.  Un 
Prince  qui  veut  profiter  des  entretiens  d'un  fage,  s'il  manque  à  obferver 
cette  loi  de  politefle  6c  de  déférence,  c'eft  comme  s'il  l'invitoit  à  entrer 
dans  fa  maifon,  6c  qu'il  lui  fermât  la  porte. 

Mais,  reprit  le  difciple,  j'ai  lu  que  Confucius  ayant  été  appelle  par  le 
Roy  de  Louy  vola  aufli-tôt  au  palais,  fans  attendre  qu'on  apprêtât  fon  char  : 
ce  modèle  des  fages  fit-il  en  cela  un  action  indécente? 

Encetems-la,  répondit  Mencius,  Confucius  ctoit  premier  Miniftre 
du  Royaume:  le  Roy  avoit  droit  de  faire  venir  fon  Minillie:  6c  le  devoir 
du,  Miniftre  étoit  d'obéir  le  plus  promptement  qu'il  étoit  pofïible.  Il  n'en 
eft  pas  de  même  d'un  fage,  qui  n'étant  revêtu  d'aucune  dignité,  n'eft  pas 
fujet  à  la  même  loi. 

Enfin  Mencius  finit  ce  chapitre,  en  difant  que  quand  le  Prince  tombe  Obligation 
dans  quelque  faute,  foit  dans  le  mauvais  choix  qu'il  fait  des  Mandarins,  ^"  ^"J.^" 
foit  dans  les  ordres  qu'il  donne  pour  le  gouvernement  de  fon  Etat:  un  Mi-  So^u""")'^ 
niftrc  eft  obligé  de  l'avertir  avec  tous  les  ménagemens  qui  conviennent  à  fa  de  fes  tau- 
dignité:  que  fi  fon  premier  avis  n'a  aucun  fuccès,  il  doit  le  réitérer  juf-  tes. 
qu'à  trois  fois:  6c  que  fi  le  Prince  perfifte  à  n'en  vouloir  pas  profiter,  il 
doit  renoncer  à  fon  emploi,  6c  fe  retirer  de  la  cour. 

CHAPITRE     CINQ.UIÉME. 

TL  T'Encius  ayant  dit  que  la  nature  eft  droite  d'elle-même,  6c  qu'elle  Analife  du 


porte  à  la  vertu  :   fon  difciple  Kao  tseë  lui  propofe  diverfes  diiîicul-   Chapitr 


tez.  J'ai  toujours  crû,  dit-il,  que  la  nature  n'étoit  pasmauvaife:  mais  il  ^- '^"  . 
me  femble  qu'elle  eft  comme  indifférente,  ^  également  portée  vers  le  bien  p^'jfg '("' 
ou  vers  le  mal.    Je  la  compare,  ajoute- t-il,  à  l'eau  qui  tombe  du  ciel  dans 

un 


414  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE; 

??uite  de  un  large  fofic ,  fi  elle  n'y  trouve  point  d'ifliic,  elle  y  demeure  fans  mouvc- 
l'Analile  vemcnt  :  fi  elleen  trouve,  ou  du  côté  de  l'Orient  ou  du  côté  del'Occident, 
f  "e  V  ''^"  c'eft-là  que  ie  porte  Ion  cours.  De  mêmp  la  nature  de  l'homme  ne  me  paroît 
l'Aide  II.  "i  bonne  ni  mauvaife:  elle  cft  dans  un  état  d'indifférence,  ôc  ce  font  les 
bonnes  ou  les  mauvaifes  mœurs  qui  la  déterminent  au  bien  ou  au  mal. 

Je  le  veux  ,  répondit  Mencias ,  que  l'eau  foit  également  difpofée  à  cou- 
ler, foit  vers  l'Orient, foit  vers  l'Occident  :  mais  l'eft-elle  de  même,  pour 
s'élever  en  l'air,  ou  pour  tendre  en  bas?  Sa  gravité  naturelle  ne  l'entraîne- 
t'elle  pas  vers  les  lieux  bas?  La  nature  humaine  a  un  égal  penchant  pour  la 
vertu.  Mais  comme  on  voit  que  l'eau  né  fuit  plus  fa  pente  naturelle,  lorf- 
qu'une  digue  s'oppofe  à  fon  cours ,  6c  la  fait  remonter  vers  fa  fource  :  de 
même  les  paillons  qui  s'élèvent  dans  le  cœur  de  l'homme,  &  qui  l'agitent 
fins  ceffe,  lorfqu'il  ne  fçait  pas  les  gouverner  ,  arrêtent  tout-à-fait  ce  pen- 
chant de  fa  nature  qui  le  porte  vers  le  bien. 

Il  réfute  enfuite  l'opinion  de  fon  difciple',  qui  faifoit  confifter  la  nature 
de  l'homme  dans  la  vie,  &  dans  la  faculté  qu'il  a  de  connoître,  de  fentir, 
&  de  fe  mouvoir.  Si  cela  étoit,  dit-il,  en  quoi  la  nature  de  l'homme  dif- 
féreroit-elle  delà  nature  de  la  bête  ?  Puis  il  montre  que  c'ell  dans  la  raifon 
qu'elle  confifte:  que  la  raifon  eft  le  principe  de  la  piété  ôc  de  l'équité,  ôc 
que  ces  deux  vertus  font  comme  deux  propriétez  inléparables  de  la  nature 
humaine.  Il  le  prouve  par  le  refpedt  qu'on  doit  aux  perfonnes  âgées  :  c'eft- 
là  un  genre  d'équité ,  qui  ne  confifte  point  dans  le  grand  âge  :  qui  a  droit 
d'être  rel'peété  :  car  ce  droit  eft  extrinféque  à  la  perfonne  qui  rend  le  ref- 
peét  :  mais  qui  confifte  dans  la  connoiflîince  qu'il  a  de  ce  droit ,  ôc 
dans  l'afteûion  du  cœur;  l'une  ôc  l'autre  font  intrinféques  à  la  nature  hu- 
maine. 

J'avoiie,  pourfuit-il,  qu'il  n'eft  pas  aifé  de  connoître  la  nature  de 
l'homme  en  elle-même,  mais  pour  juger  qu'elle  eft  bonne  ôc  droite,  il  ne 
faut  qu'examiner  le  penchant  ôc  l'inclination  qui  y  rcfide.  Tout  homme 
a  naturellement  de  la  compafllon  pour  les  malheureux  ,  de  la  pudeur  qui 
l'éloigné  des  aétions  honteufes,  du  refped  pour  ceux  qui  font  au-deffus  de 
lui  :  du  difcerncment  pour  diftinguer  la  vérité  de  la  faufleté ,  l'honnêteté 
de  l'infamie.  Ce  fentiment  de  compafllon  s'appelle  piété:  ce  fentiment  de 
pudeur  s'appelle  équité  :  ce  fentiment  de  refpeél  fe  nomme  honnêteté  :  en- 
fin ce  difcernement  naturel  eft  ce  que  nous  appelions  prudence.  D'où 
viennent  ces  quatre  fentimens  à  l'homme  ?  Ce  n'eft  pas  des  caufes  extérieu- 
res. Ils  font  donc  infiniment  unis  â  fa  nature.  Mais  le  malheur  eft  que  la 
plû-part  des  hommes  négligent  cette  droiture  naturelle  qu'ils  ont  reçue  du 
T'iefiy'èc  n'y  font  pas  même  attention  :  c'eft  pourquoi  ils  la  perdent  infenfî- 
blemcnt,  ôc  fe  plongent  enfuite  dans  toutes  fortes  de  vices. 

Ceux  au  contraire  qui  la  cultivent  la  perfeélionnent  de  jour  en  jour,  Sc 
fe  rendent  célèbres  par  leur  vertu  ôc  leur  fageffe.  .  Vous  femez  le  mê- 
me bled  dans  une  même  terre  ôc  dans  la  même  fuifon  :  cependant  au  tenis 
de  la  moiffon  ,  la  récolte  fe  trouve  diftercnte  ;  c'eft  pourtant  la  mê- 
me nature  de  bled  :  mais  c'eft  que  la  culture  n'a  pas  été  égale  de  la  part  du 

labou- 


ET  DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  41^ 

laboureur.     On  voit  dans  chaque  membre  de  l'homme  la  même  inclination  Suite  de 
naturelle  pour  fon  objet:  tous  les  yeux,  par  exemple,  font  également  tou-   ''Analife 
chez  de  la  beauté:  toutes  les  oreilles  font  également  frappées  d'une  excel-   jre  V ''" 
lente  mufique:  tous  les  organes  du  goût  favourent  également  un  mets  ex-    Partie  H. 
quis,  d'oii  l'on  juge  qu'il  y  a  une  partaite  conformité  dans  les  fenfations  de 
l'homme  :    feroit-il  poflible  qu'il  n'y  auroit  parmi  eux  que  le  cœur  qui  fût 
différent?  C'eft  ce  qu'on  ne  peut  pas  dire. 

Mais  en  quoi  conlifte  cette  reffemblance  du  cceur  dans  tous  les  hommes  ? 
C'eft  dans  la  droite  raifon  qui  eft  par-tout  la  même.  Que  fî  l'on  néglige 
d'entretenir  ces  lumières  de  la  droite  raiibn  :  fi  on  celle  de  cultiver  ce 
penchant  naturel ,  qui  nous  porte  à  la  vertu,  il  en  fera  de  même  que 
d'une  jeune  plante  qui  fe  defleche,  ôc  qui  meurt,  fi  l'on  n'a  pas  foin  de 
l'arrofer. 

Quand  je  demeurois  dans  le  Roïaume  de  7/î«,  j'allois  voir  de  tems  en 
tems  le  Roi  Sucnvang,  &  je  n'étois  nullement  furpris  de  l'aveuglement  ex- 
trême où  il  étoit  :  car  il  ne  fe  donnoit  pas  la  moindre  peine  pour  perfeélion- 
ner  la  droiture  naturelle  de  fon  cceur.  Vous  plantez  un  arbre  :  li  après  un 
jour  de  chaleur,  qui  le  fait  poufler ,  il  furvient  dix  jours  de  gelée,  il  n'ell 
pas  polTible  qu'il  croille,  ou  qu'il  porte  des  fruits:  mes  confeils,  mes  inf- 
truclions  étoient  à  l'égard  de  ce  Prince,  ce  qu'un  jour  de  chaleur  efl  à  un 
jeune  arbre.  A  peine  avois-je  le  pied  hors  du  palais ,  qu'il  étoit  environné 
d'une  fouie  de  flateurs,  qui  faifoient  la  même  impreflion  fur  fon  efprit,que 
les  dix  jours  de  gelée  font  fur  cet  arbre.  Aulîi  dès  que  je  m'apperçus  de 
l'inutilité  de  mes  foins,  &  du  peu  de  profit  que  ce  Prince  retiroit  de  mes 
enfeignemens,  je  l'abandonnai  à  lui-même. 

C'eil  ainfi  que  la  plû-part  des  hommes  renverfent  l'ordre  de  la  nature,  & 
s'aveuglent  eux-mêmes,  en  éteignant  les  lumières  de  leur  raifon,  8c  en  fc 
livrant  aiÎK  plaifirs.  C'eft  ainfi  qu'ils  négligent  la  droiture  naturelle,  qui 
eft  néanmoins  quelque  chofe  de  plus  précieux  que  la  vie,puirqu'un  homme 
raifonnable  choîfira  plutôt  la  mort,  que  de  commettre  une  aélion  injufte  fie 
contraire  à  la  raifon. 

N'eft-il  pas  étrange,  pourfuit  iV/(?w//«,  que  l'homme  étant  compofé  de 
deux  parties,  l'une  très-noble,  qui  eft  l'efprit  ,  l'autre  très- vile,  qui  eft 
le  corps,  il  donne  toute  fon  attention  à  cette  partie  de  lui-même,  qui  eft 
fi  méprifable  ,  tandis  qu'il  néglige  la  plus  noble,  qui  devroit  l'occuper 
tout  entier,  puifque  c'eit  elle  qui  le  diitingue  des  bêtes.'  Que  penferoit-on 
d'un  jardinier,  qui  laifTeroit  fans  culture  ces  arbres  admirables  nommez  Nga 
&  Kia.y  qui  font  fi  utiles  aux  hommes,  tandis  qu'il  donneroit  tous  fes  foins 
À  de  vils  Se  inutiles  arbuftes? 

CHAPITRE     SIXIÈME. 

MEncius  établit  ce  principe,  qu'il  y  a  des  ufages  communs  ù  tous  Analife  da 
les  hommes,  qui  fe  doivent  oblerver  :  mais  que  cependant  il  y  a  des   v'|'''jj* 

Tome   IL  H  h  h  cas    Meng  tfec  , 

partie  li. 


41(5  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  de  cas  particuliers,  où  l'on  peut  s'en  difpenfer:  qu'il  y  a  de  même  des  loix  gé- 
l'AnaUfe  nérales:  mais  que  ces  loix  générales:  ne  lailfent  pas  d'avoir  leurs  excep- 
tre  v/^''  tions.  Je  ne  puis,  lui  difoit-on  ,  avoir  les  alimens  néceiraires  pour  me 
Partie  il.  conferver  la  vie,  fi  je  garde  les  loix  de  l'honnêteté  &de  la  civilité,  établies 
dans  le  commerce  des  hommes  :  puis-je  violer  ces  loix ,  pour  ne  pas  mourir 
de  faim  ? 

Sans  doute,  répond  Mencius.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  important  dans  la  re- 
cherche des  alimens,  c'efl  de  conferver  fa  vie,  ôc  de  prévenir  la  mort  :  ce 
qu'il  y  a  de  moins  important  dans  les  régies  de  la  civilité  8c  de  la  politefle, 
c'efb  de  ne  rien  faire  contre  ces  régies,  lorfqu'il  s'agit  de  fe  procurer  des 
alimens  néceflliires.  Or  la  néceflîté  de  fe  conferver  la  vie  ,  l'emporte  fur 
ce  qu'il  y  a  de  moins  important  dans  les  devoirs  de  l'honnêteté.  C'cft 
un  cas  particulier  ,  qui  ne  détruit  point  l'ufage  commun:  c'cft  une  excep- 
tion de  la  loi,  qui  ne  fert  qu'à  en  confirmer  davantage  la  généralité  Se  l'é- 
tendue. 

Kiao  frère  cadet  du  Roi  de  l'fao  *,  vint  un  jour  trouver  Mencius,  &  lui 
parla  ainfi  :  je  ne  puis  pas  comprendre  ce  quej'entens  dire  tous  les  jours  : 
que  tout  homme  peut  fe  rendre  femblable  à  ces  fameux  Empereurs  Tao  8c 
Chu»;  dont  la  fagefle  ôc  la  vertu  m'ont  toujours  paru  inimitables  :  qu'en 
penfez-vous? 

Je  penfe,  répondit  Mencius,  qu'il  ne  tient  qu'à  vous  de  vous  rendre  fem- 
blable à  ces  héros  :  le  pouvoir  de  les  imiter  ne  vous  manquera  jamais  :  ce 
ne  peut  être  que  la  volonté.  Pourvu  que  vous  le  vouliez ,  vous  y  réufîl- 
rez.  J'ai  befoin  pour  cela  de  vos  leçons,  reprit  Kiao:  ainfi  j'ai  envie  de 
fixer  ici  pendant  quelque  tems  ma  demeure,  afin  d'être  auprès  de  vous,  8c 
d'entendre  les  inftruélions  d'un  fi  grand  maître. 

Mencius  entrevit  peu  de  fincérite  dans  ce  difcours  flateur:  le  chemin  de 
la  vertu,  lui  répondit-il  ,  eil  femblable  à  vn  chemin  public  :  il  n'y  a  per- 
fonne  qui  l'ignore,  &  il  n'eft  difficile  à  tenir  qu'à  ceux  qui  font  efclaves 
de  leurs  pafiions,  &;  qui  fe  plaifent  dans  leur  efclavage.  Comme  ce  ne 
font  point  les  lumières  qui  vous  manquent ,  vous  pouvez  retourner  chez 
vous,  6c  les  réflexions  que  vous  ferez,  vous  conduiront  bientôt  à  la  prati- 
que de  la  vertu. 

Mencius  rapporte  l'entretien  qu'il  avoit  eu  avec  le  doéteur  Sufig  keng:  ce- 
lui-ci lui  ayant  dit  que  la  guerre  étant  fur  le  point  de  s'allumer  entre  les 
Rois  de  T/m-f  &  de  Tjon  4,  il  fongeoit  au  moyen  de  pacifier  ces  deux 
Royaum.s  :  qu'il  alloit  dabord  trouver  le  Roi  de  T/bu,  èc  qu'il  tâcheroit 
de  le  détourner  de  cette  guerre,  &  de  lui  infpirer  des  fentimens  de  paix: 
que  s'il  ne  gagnoit  rien  fur  foo  efprit ,  il  tourneroit  fes  pas  du  côté  du  Roi 
de  T/in  ,  6c  qu'enfin  il  efperoit  de  gagner  les  bonnes  grâces  de  l'un  ou  de 
l'autre  ,  6c  de  les  faire  entrer  dans  des  voies  de  conciliation  6c  d'accommo- 
dement. 

Mais 

*  C'eft  maintenant  une  ville  murée ,  qui  eft  de  la  dépendance  de  Tea  tchiou  dans  la  province 
de  Chan  tenz. 

t  Maintenant  la  province  de  Chanji.  %  Maintenant  la  province  de  1*>»  (^uang. 


ne  VI. 
Pariie  II 


ET  DE  LA    TARTARIE  CHINOISE.  417 

Mais  quelle  raifon  lui  apporterez-vous,  dk  Mendus^  pour  les  perfuader,  Suite  de 
Si.  les  amener  à  votre  fentiment?  Je  leur  l-'eraivoir,  répondit  Sun  keng^  que  l'Anjiife 
cette  guerre  ne  peut  être  d'aucune  utilité  à  leurs  Etats,  ôc  qu'au  contraire  ^^  ?■"'" 
elle  leur  fera  très-pernicieufe. 

Je  crains  bien  ,  reprit  Mencius,  que  vous  ne  perdiez  vos  peines ,  fi  vous 
n'avez  point  d'autre  raifon  à  leur  alléguer  que  leur  propre  intérêt,  6c  que 
vous  ne  parveniez  point  au  but  que  vous  vous  propoiéz,  qui  ell  de  tranqui- 
lifer  ces  deux  Royaumes.  Je  veux  que  ce  motif  les  porte  ii  licentier  leurs 
troupes,  &;  à  mettre  bas  les  armes.  Mais  qu'arrivera-t-il ?  On  ne  verra  plus 
de  fincérité  6c  de  candeur  :  les  Capitaines  6c  les  Magiitrats  dans  leur  obéif- 
fance  au  Prince  ,  les  enfans  dans  leur  refpcél  envers  leurs  parcns,  n'auront 
plus  en  vue  que  leur  avantage  particulier:  le  propre  intérêt  fera  l'ame  de 
la  fubordination  ,  fi  nécelfaire  dans  tout  bon  gouvernement  :  la  piété, 
l'honnêteté,  l'équité,  feront  des  vertus  inconnues:  à  la  moindre  aparen- 
ce  de  gain,  ce  ne  fera  que  querelles  6c  difputcs,  chacun  voulant  l'emporter 
fur  l'autre:  de-là  naîtront  les  diflcnfions,  les  haines,  les  fureurs,  les  meur- 
tres, 6c  le  carnage:  le  propre  intérêt  ell  la  pefte  de  la  fociété  humaine:  & 
un  Royaume  où  il  fe  gliflé,  ne  peut  pas  fubfiiter  long-tems. 

Si  vous  voulez  donc  procurer  la  tranquilité  de  ces  deux  Royaumes,  il 
faut  faire  goûter  aux  Princes  qui  les  gouvernent,  la  beauté  de  la  vertu,  6c 
fur- tout  de  la  piété  6c  de  l'équité  :  s'ils  prennent  cc^i  deux  vertus  pour  la 
régie  de  leur  conduite ,  ils  perdront  bien-tôt  l'envie  de  le  faire  la  guerre. 
Les  Mandarins  6c  le  peuple  le  conduiront  par  les  mêmes  régies,  6c  dans  le 
refpeéi:  6c  l'obéiflance  qu'ils  doivent ,  foit  à  leur  Prince,  Ibit  à  leurs  pa- 
rens,  ils  ne  confulteront  que  la  piété  6c  l'équité.  Dès-lors  on  verra  régner 
la  fincérité,  la  candeur,  la  paix,  la  concorde,  la  vérité,  lafidéhté,  6c 
l'obéifTance.  Ce  font  ces  vertus  qui  coupent  la  racine  aux  divilions,  6c  qui 
ctabliflent  ou  entretieiment'la  paix  dans  un  Etat. 

Il  raconte  enfuite  le  foin  qu'avoicnt  les  anciens  Empereurs,  de  vifiter  les 
divers  Royaumes  de  l'Empire  ,  6c  la  peine  qu'ils  impofoicnt  aux  Princes, 
lorfqu'ils  trouvoient  que  l'agriculture  étoit  négligée,  que  les  fages  étoient 
méprifez  ,  que  les  vieillards  n'étoient  pas  foulagcz  dans  leurs  mil'eres ,  ou 
qu'on  élevoit  aux  charges  6c  aux  dignitez  des  hommes  fans  piété',  qui  vé- 
Xoient  le  peuple. 

Puis  il  rapporte  les  ordonnances  qui  concernoient  ces  Princes  feudatai- 
res.  S'ils  manquoient  à  venir  au  tcms  marqué  à  la  cour  Impériale,  pour  y 
rendre  compte  de  leur  adminillration  ,  on  les  punilîbit  pour  la  première 
fois,  en  les  abbaiffant  d'un  degré  de  leur  noblefie.  La  féconde  fois,  on  re- 
tranchoit  de  leurs  revenus ,  6c  on  diminuoit  l'étendue  de  leur  domination. 
Enfin  la  troifiéme  fois ,  l'Empereur  envoyoit  une  armée,  pour  punir  ce 
Roi  rebelle  ,  6c  le  dépofer  de  fa  dignité.  Souvent  même  il  chargcoit  de 
cette  commiffion  les  Rois  voifins ,  qui  de  concert  faifoient  marcher  leurs 
troupes,  6c  exécutoient  les  ordres  de  l'Empereur. 

Il  rapporte  les  fages  réglemens  que  fit  le  Prince  Fen  kmg^  dans  une  oc- 

cafion  ferablable.  Il  tint  une  alTemblée  d'Etats  ,   où  fe  trouvèrent  tous  les 

Hhh  2  Prin- 


Suite  de 

lAn^life 
du  Chapi- 
tre VI. 
Panie  II. 


Artirans 
élevés  à  de 
hautes  di- 
gnuéi. 


4i8  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Princes  fcudataires  :  8c  montant  fur  une  efpèce  de  tribune,  il  lut  publique- 
ment l'ordonnance  luivante,  qui  contenoit  douze  principaux  articles,  qu'oii 
devoit  inviolablement  obferver.  Le  premier,  portoit  peine  de  mort  contre 
les  enfans  qui  ne  rcndroient  pas  a  leurs  parens,  le  reipeft  qui  leur  eft  dû.  Le 
fécond,  défendoit  de  fubllituer  une  concubine  à  la  place  de  la  femme  légi- 
time, 6c  pareillement  de  préférer  le  fils  d'une  concubine  au  fils  de  la  femme 
légitime,  pour  le  conftituer  héritier  du  Royaume.  Le  troifiéme,  ordon- 
noit  d'honorer  fingulicrement  les  pcrfonnes  dilHnguées  par  leur  lageilc  6c 
leur  mérite,  &  de  leur  afligner  des  penfions  honnêtes  pour  leur  fubhllance. 
Le  quatrième,  de  refpeéler  les  vieillards.  Le  cinquième,  de  bien  élever  les 
enfans.  Le  fixiéme  ,  de  ne  point  méprifer  les  étrangers,  mais  de  les  rece- 
voir avec  bonté  ,  fie  de  les  traitter  avec  honneur.  Le  feptiéme,  de  récom- 
penfer  d'une  penfion  héréditaire  ,  ceux  qui  ont  rendu  quelque  fervice  à 
l'Etat.  Le  huitième,  de  ne  point  conférer  à  un  feul  homme  plufieurs  em- 
plois ou  dignitcz.  Le  neuvième,  de  n'élever  aux  charges  du  gouvernement, 
que  ceux  qui  le  méritent ,  8c  qui  ont  donné  des  preuves  de  leur  capacité. 
Le  dixième,  fi  un  premier  Miniifre  fe  trouvoit  coupable  d'un  crime  digne 
de  mort,  de  ne  lui  point  faire  fubir  cette  peine,  fans  en  avoir  donné  avis  à 
l'Empereur.  Le  onzième,  de  ne  point  faire  de  digues,  6c  de  chauiTées  dans 
un  tems  de  fécherefie  ,  pour  retenir  les  eaux  fur  fes  terres,  &  empêcher 
qu'elles  ne  coulent  dans  les  Royaumes  voifins.  Le  douzième,  de  ne  point 
tranfporter  à  un  autre  ion  Royaume,  ni  en  entier,  ni  en  partie,  fans  un  ex- 
près confentement  de  l'Empereur. 

Que  la  conduite  du  ciel  iur  les  fages  8c  les  héros  eft  admirable,  pourfuit 
Mencius!  Chun^  cet  illuftre  Empereur  a  été  tiré  de  la  charrue,  pour  mon- 
ter fur  le  trône  ;  Kao  tfong  alla  chercher  parmi  des  maçons  le  fage  Fouyue^ 
&  lui  fit  quitter  la  truelle  £c  le  mortier,  pour  l'élever  à  la  première  dignité 
de  fa  cour.  Kiao  ke  de  cabaretier  qu'il  étoit,  devint  le  chef  de  tous  les  con- 
feils  du  Prince  Fen  vang.  Fen  kung  en  tira  un  autre  de  prifon ,  pour  le  faire 
fon  premier  Miniftre.  Pe  li  hi  n'étoit  qu'un  petit  marchand  :  le  Roy  de 
^m  *  lui  donna  le  premier  rang  dans  fa  cour  :  8c  il  profita  fî  bien  de  fes 
confeils ,  ■  que  nul  Prince  ne  s'eft  acquis  dans  TErapire  une  autorité  8c  une 
réputation  égale  à  la  fienne. 

Ainfi  quand  le  ciel  defline  un  homme  aux  plus  grands  emplois,  qui  de- 
mandent une  vertu  extraordinaire ,  il  ne  manque  pas  de  l'y  difpofer  par  une 
fuite  d'adverfitez  8c  de  dilgraces,  par  la  faim,  par  la  pauvreté,  par  les  fa- 
tigues, 8c  par  divers  fâcheux  événemens.  C'eft  dans  le  malheur  que  la  veitu 
a  coutume  de  fe  reciieillir,  8c  de  réunir  toutes  fes  forces,  pour  lutter  con- 
tre la  muuvaife  fortune.  Un  fage  ne  connoîtroit  pas  jufqu'où  peut  aller  fa 
fermeté  8c  fa  conftance,  s'il  n'étoit  pas  mis  à  ces  Ibrtes  d'épreuves. 

C'eft  aufiî  ce  qu'on  voit  arriver  dans  le  gouvernement  des  Royaumes.  Un 
Prince  qui  manque  de  fages  IVImiftres  propres  à  maintenir  la  vigueur  des 
8c  à  le  rcdrefler  lui-même,  s'il  s'égare  ,  tombe  bientôt  dans  les  piè- 
ges 


loix 


Maitenant  !a  province  de  Chjia  fi. 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  429 

ges  que  lui  tendent  fes  courtifans,  &  cette  foule  de  flateurs,  dont  les  cours   Suite  de 
tourmillent.   Il  abandonne  le  loin  de  fon  Etat,  pour  le  livrer  tout  entier  aux   l'Analife 
vains  amuièmens ,   à  l'oiliveté,  à  la  moUelFe,  &  aux  plus  criminelles  déli-  .j.^  ^Y'''* 
ces:  &  de-là  naiflent  les  plaintes,  les  murmures,  les  émotions  populaires.   Partie  il, 
les  révoltes  contre  l'autorité  ,   &  enfin  le  rcnverfement  des  Rois  Se  des  Ro- 
yaumes. D'oij  l'on  peut  juger  que  les  chagrins,   les  peines,  les  dilgraces 
conduii'ent  fouvent  à  une  vie  heureuié;  &  que  la  profpérité,  la  molleire,  6c 
les  délices  conduilént  encore  plus  fouvent  à  une  mort  malheureufe. 

CHAPITRE     SEPTIEME. 

M Enc lus  dit  dans  ce  chapitre  que  pour  bien  fervir  le  ciel, il  faut.  i".    . 
garder  fon  cœur,  6c  ne  pas  fouflfrir  qu'il  s'épanche  trop  au  dehors,   cha,!ine" 
v^  qu  il  fe  répande  fur  des  chofes  vaines  6c  frivoles.  VII.  du 

z  .  Suivre  la  droite  raifon  dans  toute  fa  conduite,  n'aimer  que  ce  qui  lui  ^'"S  '/". 
j)aroît  aimable,  6c  ne  rien  faire  que  ce  qu'elle  prelcrit:  qu'un  fage  ne  pen-  "^  ^^' 
fe  point  aux  bornes  plus  ou  moins  étroites  de  fa  vie,  qu'il  Içait  que  le  nom- 
bre de  fes  jours  eft  fixé  par  le  T'ien,  6c  qu'il  n'a  d'atention  qu'à  bien  régler 
fes  mœurs  :  qu'on  cherche  avec  beaucoup  de  peine  les  honneurs  6c  les  ri- 
chefles,  6c  que  cette  peine  eft  prefque  toujours  inutile,  parce  que  ce  qui  eft 
l'objet  de  nos  défirs  6c  de  nos  recherches,  eil  hors  de  nous  :  mais  qu'il  n'en 
eft  pas  de  même  de  la  vertu,  que  le  principe  qui  la  produit  eft  au-dedans. 
de  nous-mêmes,  6c  que  nous  l'obtenons  ,  dès  que  nous  la  cherchons  avec 
un  cœur  droit  6c  fincere. 

Après  quoi  il  donne  quelques  inftniftions  à  un  de  fes  difciples,  qui  fiiifoit 
profelîîon  d'enfeigner  la  fagefle.  Vous  aimez,  lui  dit-il,  à  vous  infinuer 
dans  les  palais  des  Princes,  pour  y  répandre  votre  doftrine:  mais  pour 
vous  y  comporter  en  homme  véritablement  fage,  il  ne  faut  pas  que  le  bon 
on  le  mauvais  fuccès  des  foins  que  vous  prendrez,  trouble  tant  foit  peu  la 
paix  intérieure  de  votre  ame:  qu'on  foit  docile  à  vos  inftructions  ,ou  qu'on 
les  méprife,  votre  conduite  doit  toujours  être  égale  6c  uniforme. 

Parmi  le  grand  nombre  de  perfonnes  qui  cherchent  à  s'établir  dans  les 
cours  des  Princes,  j'en  diftingue  de  quatre  fortes:  les  uns  qui  y  font  parve- 
nus par  toutes  fortes  d'intrigues,  n'ont  en  vue  que  de  leur  complaire,  6c  de 
fe  rendre  agréables  par  des  airs  enjoiiez,  6c  par  de  bafîes  flateries:  les  au- 
tres fe  propofent  uniquement  de  maintaiir  le  Royaume  en  paix,  6c  d'eu 
écarter  toutes  les  fources  de  divifions.  Il  y  en  a  quelques-uns  qu'on  peut 
appeller  des  hommes  du  ciel ,  parce  qu'ils  font  tout  occupez  de  fuivre  les 
loix  du  ciel.  S'ils  prévoyent  que  leur  doctrine  fur  le  règlement  des  mœurs 
6c  le  bon  gouvernement  fera  profitable  aux  Rois  6c  aux  peuples,  ils  accep- 
tent volontiers  les  charges  6c  les  dignitez.  Si  au  contraire  ils  ont  lieu  de 
croire  que  leur  doftrine  fera  peu  fuivie ,  ils  s'éloignent  des  palais  des  Prin- 
ces, pour  mener  une  vie  obfcure  6c  retirée.  Enfin  il  y  çn  a  quelques  au- 
tres, qu'on  peut  regarder  comme  des  héros.  Ce  font  ceux  dont  la  vie  eft 
Hhh  z  fî 


4Î0  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

Suite  de      fi  bien  réglée,  qu'ils  entraînent  les  Princes  par  leur  exemple,  6c  les  for- 
l'Analiie      cent  en  quelque  iorte  de  les  imiter. 

tre  vi'i"'  Trois  choies,  pouriuit  Memius,  caufent  de  la  joie  à  l'homme  véritable- 
Partie  li.  ment  fage.  i°.La  bonne  fantc  de  Ion  père  êc  de  la  mère,  &  l'union  qui  ré- 
gne dans  fa  famille:  ^^  Loriqu'il  élevé  les  yeux  vers  le  ciel,  de  ne  trou- 
ver rien  dans  fon  cœur  qui  foit  répréhenfible:  &  lorfqu'il  les  baille  vers  les 
hommes  ,  de  ne  voir  rien  dans  fes  aélions  dont  il  puilTe  rougir,  y.  De 
pouvoir  infpirer  aux  peuples  par  fes  entretiens  &  par  fes  exemples  le  défir 
de  fe  perfeétionner  dans  la  vertu.  Il  ne  fait  pas  conliller  fon  bonheur,  com- 
me vous  yoyez,  dans  la  pofleflion  des  honneurs  6c  des  richeffcs.  Fût-il  le 
maître  de  s'étabhr  un  floriflant  Royaume  dans  le  cœur  de  l'Empire,  6c  de 
fe  foumettre  tous  les  peuples  qui  font  entre  les  quatre  mers,  ce  n'eil  point 
là  ce  qui  feroit  fa  béatitude.  Tout  ce  qui  lui  elf  extérieur  ,  honneurs 
ou  mépris,  richefles  ou  pauvreté,  n'cft  pas  capable  de  lui  donner  de  la  joie 
ou  du  chagrin.  Son  plaifir  cft  de  cultiver  6c  de  perfeélrionner  les  vertus 
qu'il  a  reçues  de  la  nature,  la  piété  ,  l'équité,  l'honnêteté,  6c  la  pruden- 
ce. Ces  vertus,  quand  elles  ont  pris  de  fortes  racines  dans  fon  cœur,  (è 
produifent  au-dehors  par  la  férénité  de  fon  vifage,  par  la  modeftie  delà 
contenance,  de  fes  geltes ,  de  fa  démarche,  6c  de  toutes  fes  aétions  :  toutes 
les  parties  de  fon  corps  fuivent  l'imprcffion  que  leur  donne  la  vertu  qui  ré- 
fide  en  fon  cœur. 

La  mémoire  du  Prince  Venvang,  continue-t-il ,  fera  toujours  en  vénéra- 
tion; on  ne  cefle  de  louer  fa  piété,  fa  clémence,  6c  le  foin  qu'il  prenoic 
des  pupilles,  des  veuves,  des  orphelins,  6c  des  vieillards.  Eft-ce  à  dire 
qu'il  étoit  attentif  à  envoyer  tous  les  jours  les  alimens  néceffaircs  à  chaque 
famille  ?     Il  n'auroit  pu  y  fuffire. 

Voici  donc  le  moyen  qu'il  prit  pour  foulager  la  pauvreté  de  fes  peuples, 
&  fur-tout  de  ceux  qui  n'étoient  pas  en  état  de  fournir  à  leurs  befoins,  par 
leur  foibleflc,  ou  par  leur  grand  âge.  Il  afligna  cinq  petits  arpens  de  terre 
:1  chaque  père  de  famille,  pour  s'y  conftruire  une  maifon,  6c  former  des 
jardins  :  il  ordonna  qu'on  y  plantât  des  mûriers ,  afin  que  les  femmes 
puffent  de  leurs  feuilles  nourir  des  versa  foye:  par-là  les  vieillards  avoient  des 
ctoffes  pour  fe  Nfêtir,  6c  fe  garantir  du  froid.  De  plus  il  voulut  que  cha- 
que maiibn  eût  des  poules  6c  des  cochons.  Enfin  il  lui  donna  une  certaine 
quantité  d'arpens  de  terre,  que  les  enfans  qui  étoient  forts  6c  robuiles,  dé- 
voient labourer.  Et  par  ce  fage  règlement  le  bon  vieillard  avoit  de  quoi  fe 
nourir  lui  8c  toute  fa  famille.  Quand  le  Prince  eut  ainfi  pourvu  aux  be- 
foins de  fon  peuple,  il  le  trouva  6c  plus  docile  à  écouter  fes  préceptes,  8c 
plus  attentif  a  les  fuivre. 

Qu'on  connoit  mal  la  vraye  vertu,  s'écrie-t-il  encore?  Ce  qui  aveugle 
la  plû-part  des  hommes,  c'efl:  l'horreur  qu'ils  ont  du  mépris  6c  de  la  pau- 
vreté 6c  l'ardeur  avec  laquelle  ils  fe  portent  vers  les  honneurs  6c  les  richefles. 
Qu'un  homme  foit  affiuné ,  les  viandes  les  plus  infîpidcs  feront  de  fon 
goût  :  il  femble  que  fi  langue  &  fon  palais  ne  puifrcnt  plus  juger  des 
faveurs.  La  faim  6c  lafoif  des  richefles  produit  le  même  effet  fur  le  cœur 
de  l'homme. 

Vous 


ET    DE   LA    TARTARIE   CHINOISE.  451 

Vous  avez  entendu  parler  du  célèbre  Lien  hiaboei,  qui  étoit  un  modèle  Suite  île 
de  douceur  6c  d'affabilité  :  ni  la  plus  affreulé  indigence  dont  on  l'eût  me-  •'Aiuluc 
nacé,  m  la  première  dignité  de  l'Empire  dont  on  l'eût  flatte,  n'auroient  [;"  v^n'" 
jamais  pu  le  faire  pancher  tant  Ibit  peu  du  côté  du  vice,  ni  le  détourner  Partie  II, 
d'un  leul  pas  du  chemin  de  la  vertu.     C'eft  un  grand  ouvrage  que  l'étude  Perfévé-  ' 
de  la  vertu:  il  ne  faut  pas  le  commencer  ,  fî  l'on  manque  de  confiance,  rance  né- 
pour  travailler  toujours  jufqu'à  ce  qu'on  ait  achevé.     Celui  qui  s'applique  cefTaire 
à  cette  étude,  eftfemblable  à  un  homme  qui  veut  creufer  un  puits.  Après  ''f"^  '^  "T* 
avoir  foiii  la  terre  jufqu'à  la  profondeur  de  neuf  perches,  s'il  fe  lafle  ,  s'il  (^  vertu.' 
abandonne  fon  travail,  il  ne  découvrira  pas  la  fource  qu'il  cherche,  6c  fes  pei- 
nes précédentes  feront  perdues  :  il  en  elt  de  même  de  la  recherche  de  la  ver- 
tu»: fî  l'on  perd  courage  au  milieu  du  travail,  ôc  fî  l'on  ne  continue  pas  fcs 
foins  jufqu'à  ce  que  l'on  ait  acquis  la  perfeftion,  non-feulement  on  n'y  par- 
viendra jamais:    mais  on  rendra  vaines  6c  infruclueufes  toutes  les  peines 
qu'on  aura  prifes. 

Quand,  T  yn  ce  fameux  Miniftre  de  l'Empire,  vit  que  l'Empereur  Tai 
kia  dégénèroit  des  vertus  du  Prince  Tching  tang  fon  grand-pere,  il  le  fît  def- 
cendre  du  trône,  dont  il  fe  rcndoit  indigne,  6c  le  renferma  dans  un  palais 
fécret ,  où  étoit  le  maufolée  de  fon  grand-pere.  Cette  aélion  lui  attira  un 
applaudiffement  général.  Ce  Prince  à  la  vue  des  cendres  de  ce  héros  dont 
il  étoit  iflu,  rentra  dans  lui-même,  fe  reprocha  le  dérèglement  de  fa  vie, 
dètefta  fes  vices,  6c  s'appliqua  férieufement  à  l'étude  de  la  fageflé.  Dès  que 
le  Miniftre  fe  fut  afllirc  de  fon  changement,  il  le  tira  du  palais,  6c  le  réta- 
blit fur  le  trône.  Ce  fut  un  nouveau  fujet  de  joie  pour  le  peuple,  qui 
applaudit  également,  6c  à  la  fagefTe  du  Miniftre,  ôc  à  la  docilité  du  jeune 
Empereur. 

Mais  quoi,  dit  un  de  fes  difciples,  cet  exemple  eft-il  à  imitei-?  Si  un  fa- 
ge  Miniftre  fervoit  un  Prince  déréglé  ,  lui  feroit-il  permis  de  le  fufpendre 
de  fes  fondions  royales:  Sans  doute,  répondit  Mcncius,  s'il  avoit  la  même 
autorité,  6c  des  intentions  aufti  pures  que  le  Miniftre  T yn.  Dans  tout  au- 
tre cas  il  feroit  regardé  comme  un  brigand  6c  un  rebelle,  6c  il  n'y  auroit 
point  de  lojx  affez  fcvères,  pour  punir  fon  crin:ie. 

J'ai  lu  dans  le  Hvre  Chi  kingy  reprit  le  même  difciple,  que  celui  qui  ne 
travaille  point,  ne  doit  pas  manger.  Aufîîn'y  a-t-il  perfonne  qui  n'ait  une 
occupation  :  les  Princes,  les  Magiftrats,  les  laboureurs,  les  artifans,  les  mar* 
chands,  tout  le  monde  travaille.  Mais  que  fait  un  fagc,  qui  n'entre  point 
dans  le  gouvernement .''  Sa  vie  me  paroît  aflcz  inutile,  6c  cependant  il  reçoit 
des  appointemens  du  Prince,  qui  ne  fervent  qu'à  l'entretenir  dans  une  vie 
oifîve. 

Comptez-vous  pour  rien,  répondit  Af^mw ,  les  inftruétions,  les  enfeig- 
nemens,6c  les  exemples  qu'il  donne.  Si  un  Roi  en  profite,  tout  le  Royau- 
me s'en  reflent  ?  On  y  voit  régner  la  tranquilité ,  l'opulence ,  k  rcfpe£t  fi- 
lial ,  la  candeur  6c  la  fincèritè  :  peut-on  regarder  comme  inutile  un  homme 
qui  procure  un  fî  grand  bien  à  l'Etat? 

Enfin  le  même  difciple,  qui  trouvoit  la  morale  de  Mencîus  trop  auftere, 

lui 


45i  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE,' 

Suiic  de  lui  parla  ainfi  :  la  route  que  vous  nous  tracez  pour  parvenir  à  la 
l'Analife  pcrfettion ,  cil  belle':  mais  elle  eft  trop  élevée,  6c  il  en  cil  peu  qui  ofent  fe 
tre  vil'  flâner  d'y  atteindre.  Que  ne  la  rendez-vous  plustacile?  Vous  auriez  un 
T'artic  1 1.    plus  grand  nombre  de  dilciples. 

Il  n'y  a  point  d'artifan  ,  répondit  Mencius  ,  qui  enfeignant  fon  art,  ne 
luive  une  méthode  fixe,  Se  certaines  régies  immuables,  aufquelles  il  ne 
lui  eft  pas  permis  de  toucher,  &  vous  voulez  qu'un  maitre  de  la  fagefTe, 
qui  cniéigne  la  voie  de  la  perfection,  ait  une  doftrine  variable, qu'il  la  ren- 
de conforme  au  gré  8c  au  caprice  de  ceux  qui  l' écoutent  ?  Il  trahiroit  fa 
profclTion,  s'il  en  étoit capable,  6cil  cclTeroit  d'être  le  maître  de  la  fagefTe, 

CHAPITRE     HUITIEME. 


Analife  du 
Chaoïtre 
VIII.  du 


T^  T  E  N  CI  u  S  s'entretenant  avec  fon  difciple  Kung  fun  cheoti  fur  le  Roi  de 
J VJL  Ga«',  appelle  Hoci  vang^  dit  que  ce  Prince  n'avoit  point  de  vraie 
Men/'tfié',  piété:  qu'il  avoit  de  la  compafllon  pour  les  bétes ,  £c  qu'il  étoit  cruel  eA- 
Partie  II.'  vers  les  hommes.  En  voulez-vous  la  preuve,  ajoûte-t-il?  Ce  Prince  tranf- 
Dialogue  porté  d'u  défir  d'aggrandir  fcs  Etats,  ôc  de  s'enrichir  des  troupeaux  de  fcs 
àe  Mencius  voifins,  livroit  de  fanglantes  guerres,  6c  fes  peuples  devenoient  la  viftimc 
avec  fon  ^^  ^-^j^  ambition  :  bien  qu'il  vît  la  terre  rougie  de  fang  ,  êc  couverte  des 
Kungfun  corps  morts  de  fes  foldats,  cet  affreux  fpeétacle  ne  le  touchoit  pas.  Bien 
.'*««,  plus,   après  avoir  vu  une  partie  de  fon  armée  taillée  en  pièces:  loin  d'en 

fauver  les  débris,  il  rallioit  le  relie  de  fes  foldats,  les  menoit  de  nouveau  au 
combat,  6c  plaçoit  à  la  tête  de  l'armée  fon  fils,  fes  parens,  6c  ceux  en  qui 
il  avoit  le  plus  de  confiance.  Il  préféroit  donc  quelques  acquifitions  à  la  vie 
des  perlbnnes  qui  dévoient  lui  être  les  plus  chères.  Appellcz-vous  cela  une 
vraie  piété?  Ne  me  dites  pas  que  Confucius,  dans  fon  livre  intitulé  le  P?7«- 
tems  6c  Y  Automne^  fait  Thifloire  des  guerres  que  les  Princes  le  faifoient  les 
uns  aux  autres.  Ce  Philofophe  n'approuve  la  guerre  que  lorfqu'elle  efl  juf- 
te,  telle  qu'efl  celle  que  l'Empereur  entreprend  pour  punir  un  Prince  re- 
belle :  mais  il  blâme  6c  défapprouve  les  guerres  injulles,  telles  que  font  cel- 
les que  les  Piùnces  fe  font,  fans  en  avoir  permiffion  de  l'Empereur. 

Si  quelqu'un,  pourluit  Mencius  ,  va  trouver  un  Prince  6c  lui  dit:  je 
fuis  habile  dans  le  métier  de  la  guerre,  je  fçai  ranger  une  armée  en  bataille: 
Se  que  par  ce  difcoiirs  il  engage  le  Prince  à  prendre  les  armes ,  6c  à  porter 
la  guerre  chez  fes  voifins:  ne  doit-on  pas  le  regarder  comme  un  homme  al- 
téré de  fang,  ic  un  vrai  perturbateur  de  la  tranquilité  publique?  Un  Prin- 
ce véritablement  vertueux  n'a  pas  befoin  d'armes  pour  vaincre  :  fa  vertu  ^ 
la  douceur  de  fon  gouvernement ,  font  plus  propres  à  fubjuguer  les  Royau- 
mes, que  les  plus  éclatantes  viétoires. 

Il  n'en  faut  point  d'autre  exemple  que  celui  du  Prince  'tchin  tang  :  tan- 
dis qu'il  parcouroit  les  provinces  du  Midi,  les  provinces  féptentrionales  fe 
plaignoient  de  fa  lenteur.  N'y  a-t-il  pas  allez  long-tems,  difoient-elles  , 
que  nous  gémiflbns  fous  l'oppreflioii  tyrannique  d'un  maître  impitoyable  ? 

Pour- 


ET  DE  LA  TARTARIE    CHINOISE. 


45i 


Pourquoi  notre  libérateur  tarde-t-il  à  venir  à  notre  lecours  ?  Tous  ies  peu-  suire  de 
pies  de  l'Empire  lui  tendoient  les  mains,  &  n'attendoient  que  fa  préience  lAnalite 


poi; 


ir  fe  Ibumettre  à  ks  loix.  au  Chapi 


Vin. 

Partie  1 1. 


Ce  que  j'appelle  vertu  dans  un  Prince,  c'eft  celle  qui  éclatoit  dans  ce  fa- 
ge  héros  le  Prince  Chun.  Dans  les  premiers  tems  de  fa  vie  privée,  quoi- 
qu'il fût  fi  pauvre,  qu'à  peine  avoit-il  un  peu  de  ris,  6c  quelques  légumes  ç^°f^ 
pour  vivre,  il  étoit  content  de  fon  fort.  Quand  il  fut  Empereur,  cette 
dignité  fuprême  ne  lui  enfla  pas  le  cœur:  ni  la  pourpre,  ni  les  délices  de 
la  cour,  ni  tous  les  autres  enchantemens  du  trône  ne  purent  le  féduire.  Il 
polTedoit  tous  ces  biens,  comme  s'il  ne  les  eiit  pas  pollédcz  :  6c  ce  fut  cette 
làgeflcjôc  cette  intégrité  d'une  vie  toujours  uniforme, qui  lui  gagna  abfolu- 
ment  tous  les  cœurs. 

Mais,  me  direz-vous,  nous  ne  fommes  plus  dans  les  mêmes  tems,  ils 
ont  bien  changé,  la  corruption  des  mœurs  eft  devenue  prefque  générale: 
comment  réfiller  au  torrent  ?  Vains  prétextes  !  une  grande  fténlité  fcra-t-el- 
le  mourir  de  faim  un  homme  riche? De  même  un  liécle  corrompu  ne  chan- 
gera jamais  le  cœur  d'un  homme  folidement  vertueux. 

Enfuite  venant  à  la  piété ,  qui  doit  guider  un  Prince  dans  le  gouverne- 
ment de  (es  peuples,  il  établit  l'ordre  qu'il  doit  garder  dans  la  levée  des  tri- 
buts: le  tribut  de  la  foye  ne  fe  doit  lever  que  dans  l'Eté:  celui  du  mil  6c 
du  ris,  dans  l'Automne:  6c  les  corvées  publiques  ne  doivent  s'exiger  que 
pendant  l'Hyver.  Si  un  Prince  confond  cet  ordre,  s'il  demande  deux  lor- 
tes  de  tributs  dans  la  même  failon,  il  réduira  fon  peuple  à  la  mifere,  il  le  fera 

Sérirde  faim:  les  peuples  fe  difperferont ,  6c  iront  chercher  à  vivre  dans 
'autres  provinces,  6c  fonRoyaume  dépeuplé  périra  par  l'avarice  du  Prince 
qui  le  gouverne. 

Il  y  a  trois  chofes,ajoûte-t-il,  qui  doivent  êcre  plus  chères  6c  plus  prc- 
cieuies  à  un  Prince,  que  l'or  6c  les  pierreries,  i".  Le  Royaume  qu'il  a  re- 
çu de  fes  ancêtres,  z".  Les  peuples  qui  font  confiez  à  fes  foins.  5'.  La  fcien- 
ce  de  les  bien  gouverner.  Il  poilcdcra  cette  fcicnce  de  bien  gouverner  les 
autres,  s'il  a  appris  à  fe  gouverner  lui-même  ,  6c  à  veiller  lur  les  mouvc- 
mens  de  fon  cœur ,  pour  s'en  rendre  le  maître.  Il  en  fera  bien-tôt  le 
maître,  s'il  en  fçait  diminuer  les  défirs. 

Puis  il  vient  au  choix  que  Confucius  faifoit  de  fes  difciples  :  il  vouloit, 
dit-il,  qu'ils  enflent  de  grands  fentimens,  un  grand  courage, 6c  de  la  conf- 
tance  dans  les  bonnes  rélolutions  qu'ils  avoient  prifes:  il  avoit  horreur  de 
ces  faux  fages  ,  qui  n'étoient  habiles  que  dans  l'art  de  feindre  6c  de  difll- 
muler,  6c  qui  par  de  fimples  dehors,  6c  de  vaines  apparences  de  vertu,  ne 
fongeoient  qu'à  s'attirer  les  éloges  6c  l'approbation  de  leurs  concitoyens, 
fans  fc  mettre  en  peine  de  les  mériter  par  des  allions  véritablement  ver- 
tueufes. 

Enfin,  il  finit  ce  chapitre  6c  fon  livre,  en  faifant  voir  que  ce  grand  art 
de  bien  gouverner  6c  de  bien  vivre,  ne  fubfifteroit  plus  il  y  a  long-tems, 
s'il  n'y  avoit  eu  par  intervalle  de  grands  perfonnages,  qui  ont  eu  foin  de  le 

Tme  IL  lii  trans- 


434  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  i^e      tranfmettre  à  la  poftcrité.     Les  Empereurs  Tao  Se  Chun  en  ont  été  les  pre- 
lAnalife      miers  maîtres  ôcles  premiers  modcles,de  même  que  leurs  Minifbres  Tti^Kao 
t'te  vm'  y^"  '■  ^°°"  ^"s^P^'^s  cil  venu  l'Empereur  767;/«^/a«g,  lequel  avec  le  fecours 
i'artie  il!  ^^  ^^s  Miniflres  T yn  6c  Lay  chu^  a  fait  revivre  ces  grandes  maximes  qu'on 
avoit  prefque  oubliées.    On  compte  encore  environ  foo.  ans  jufqu'au  Prince 
yen  vangj  qui  les   remit  de  même  en  vigueur.     Enfin,  il  s'eft  écoulé  en- 
core foo.  ansjufqu'à  Confucius,  qui  a  comme  reflufcité  l'ancienne  doftri- 
ne,  6c  qui  lui  a  donné  un  nouveau  jour  par  la  fagefTe  de  fes  réflexions  5c  de 
fes  maximes. 

H  I  A   O      K  ï  N  G. 

o  u 
DU     RESPECT     FILIAL. 

Cinquième  Livre  ClaJJîque. 

Idcogcné-  f^  E  petit  livre  ne  contient  que  des  réponfes  que  Confucius  fit  à  fon  dif-r 
raie  de  \^  ciple  l'feng  touchant  le  devoir  des  enfans  envers  leurs  parens.  Il  prê- 
ta Ouvra-  ^.gjjjj  prouver  que  ce  refpeéb  filial,  eft  le  fondement  du  fage  gouvernement 
^^'  de  l'Empire:  Se  pour  cela  il  entre  dans  le  détail  de  ce  que  doit  à  fes  parens 

un   fils  de   quelque   condition  qu'il  foit,   loit  Empereur  ou  Roy,   foit 
premier  Miniftre  ou   Lettré  ,    Ibit  enfin  qu'il  foit  dans  le  rang  du  fim- 
ple  peuple.    Ce  livre  ell  fort  court,  Se  il  ne  confîfte  qu'en  i8.  très-petits 
articles. 
,  <       ,■        Dans  le  premier  article,    il  dit  à  ibn  difciple  que  la  haute  vertu  des  ari- 
culiér^e^de    ciens  Empereurs,  qui  avoient  fait  régner  de  leur  tems  la  paix, la  concorde, 
l'Ariiclc  I.  6c  la  fubordination  dans  tout  l'Empire,  tiroit  fa  fource  de  leur  refpeél  fi- 
lial ,  qui  eft  la  baie  8c  le  fondement  de  toutes  les  vertus. 
_  Dans  le  z^  3^  \' ■  f'.  6-.  il  fait  voir  que  quelque  rang  qu'on  tienne,  5c  à 

jur^i'aii  quelque  dignité  qu'on  foit  élevé,  on  eft  obligé  à  ce  refpeét  filial:  que 
vil.  l'Empereur  6c  les  Grands  donnant  aux  peuples  l'exemple  de  leur  amour  5c 

de  leur  vénération  pour  leurs  parens,  il  n'y  a  perfonne  parmi  le  peuple  qui 
ofe  avoir  du  mépris  Sc  de  l'averfion  pour  eux:  que  par  ce  moyen  la  fubor- 
dinatiwneft  gardée  dan?  un  Royaume  8c  que  cette  fubordination  produit 
néceflairemcnt  la  paix  6c  la  tranquilité. 
Du  VII.  Dans  le  feptiéme,  il  dit  que  le  refpeâ:  filial  eft  d'une  étendue  très-vafte: 
que  cette  vertu  s'élève  jufqu'au  ciel,  dont  elle  imite  les  mouvemens  régu- 
liers: qu'elle  embrafle  toute  la  terre,  dont  elle  imite  la  fécondité  :  qu'elle 
trouve  fon  objet  dans  les  aftions  communes  des  hommes,  puifque  c'eft  par 

les 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  43^ 

les  aftions  ordinaires  qu'elle  s'exerce  :  que  quand  elle  efl  bien  établie  dans 
un  Royaume,  on  n'y  voit  ni  troubles,  ni  procès,  ni  querèles:  ÔC  que, 
quand  la  paix  régne  dans  chaque  famille ,  tous  les  ibjets  d'un  Prin- 
ce font  doux,  équitables,  ennemis  de  tout  différend,  &  de  toute  in- 
juftice. 

Dans  le  huitième  il  fait  voir  que  l'exemple  du  refpeél  filial,  donné  par  Du  VI  II 
l'Empereur,  ne  manque  jamais  d'être  imité,  par  les  Seigneurs  &  les  Grands 
de  l'Empire  :  que  les  Mandarins  fe  forment  fur  la  cour  &  que  les  peuples 
imitent  de  même  les  Mandarins  :  &  qu'ainfi  la  conduite  de  l'Empereur  in- 
fluant fur  tous  les  membres  de  l'Etat,  tout  y  efl  fournis,  les  loix  font  ob- 
fervées,  &  les  mœurs  font  réglées. 

Dans  le  neuvième,  Tfeng  demande  à  Confucius  s'il  n'y  a  pas  quelqu'autre  Du  îX. 
vertu  plus  grande  que  le  refpeél  filial.  Confucius  lui  répond,  que  comme 
de  toutes  les  chofes  produites  rien  n'efl  plus  noble  que  l'homme  :  de  même 
la  plus  excellente  de  toutes  les  aétions  de  l'homme,  c'eft  celle  par  laquelle 
il  honore  Se  refpeéle  fes  parens:  que  le  père  efl  par  rapport  à  ion  fils,  ce 
que  le  ciel  efl  par  rapport  aux  chofes  produites,  &  que  le  fils  efl  à  l'égard 
de  fon  père,  ce  que  le  fujet  efl  à  l'égard  de  fon  Roy  :  que  celui  qui  n'aime 
point  fes  parens,  pèche  contre  la  raifon  ,  6c  que  celui  qui  manque  à  les 
honorer,  pèche  contre  l'honnêteté:  qu'un  Roy  qui  veut  trouver  de  la  fou- 
mifîîon  ôc  de  l'obéiflance  dans  fes  peuples,  ne  doit  rien  faire  de  contraire 
à  la  raifon  ni  à  l'honnêteté ,  parce  que  fes  aélions  fervent  de  régie  &  de 
modèle  à  fes  fujets,  qui  ne  lui  feront  foumis  5c  obéifî^xns,  qu'autant  qu'ils 
auront  de  foumiflion  &  d'obéillance  à  leurs  parens. 

Dans  le  dixième,  il  rapporte  cinq  devoirs  de  ce  reCpeék  filial.  Celui  qui  Du  X^ 
honore  véritablement  fes  parens,  dit-il,  doit.  i".  Les  honorer  dans  Tinté- 
rieur  de  la  maifbn.  z".  Se  faire  un  plaifir  de  leur  procurer  tout  ce  qui  eii 
nécefTaire  à  leur  fubfîflance.  3'.  Faire  paroître  dans  fon  air  Se  fur  fon  vifage, 
la  triflefle  qu'il  refTent  dans  le  cœur,  lorfqu'ils  font  malades.  4.  Prendre  des 
habits  de  deiiil  à  leur  mort.  Se  obferver  toutes  les  cérémonies  prefcrites 
pour  le  tems  que  dure  le! deiiil.  f.  Leur  rendre  avec  la  plus  fcrupuleufe 
exaftitude  tous  les  devoirs  funèbres. 

Dans  le  onzième,  il  rapporte  les  cinq  fortes  de  fupplices,  dont  on  punit  Du  X  I, 
les  différcns  crimes:  Se  il  prétend  qu'il  n'y  en  a  point  de  plus  énorme  que 
la  dèfobéiflance  d'un  fils  envers  fon  père.  Attaquer  le  Prince,  pourfuit-il, 
c'ed  ne  vouloir  point  de  fupérieurs:  éloigner  les  fages,  c'efl  ne  vouloir 
pas  de  maîtres  :  méprifer  l'obéiflance  filiale  ,  c'efl  ne  vouloir  pas  de 
parens ,  &  voilà  le  comble  de  l'iniquité  ,  Se  la  fource  de  tous  les  dé- 
ibrdres. 

Dans  le  douzième,  il  fiiit  voir  qu'un  Roy  qui  aime  fes  parens,  n'a  pas  Du  XIL 
de  meilleur  moyen  pour  enfeigner  aux  peuples  l'amour  qu'ils  doivent  à  leur 
iouverain  :  qu'un  Roy  qui  refpeèle  fes  frères  aînez,  ;n'a  pas  de  meilleur 
moyen  pour  enfeigner  aux  peuples  le  refpeèl  qu'ils  doiyent  aux  Magiflrats: 
.qu'un  Roy  qui  obferve  exaètement  les  cérémonies  prefcrites,  c'efl-à-dire, 
qui  fe  comporte  à  l'égard  de  chaque  perfonne  de  la  manière  qu'il  efl  mar- 
lii  z  que 


4j(5  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

que   dans  le  livre  des  rits ,   n'a  pas   de  meilleur   moyen  de  faire  fleurir 
les  coutumes  de  l'Empire,  &   d'y   maintenir   la   paix  &  la  tranquilité. 
„„j        Dans  le  treizième,  il  dit  qu'un  Prince  eil  parvenu  à  la  perfcdion  de  la 

*^^"  ■  vertu,  lorique  par  Ion  exemple  il  a  établi  dans  tout  Ion  Empire  ce  refpcâr 

èc  cet  amour  filial  :  6c  il  cite  les  vers  du  Chi  king,  qui  s'exprime  ainfi:  on 
ne  doit  appeller  père  du  peuple,  qu'un  Prince  qui  fçait  fe  l'afFeftionner  en 
réglant  les  moeurs. 

Pu  XIV.  Dans  le  quatorzième,  il  fait  voir  qu'il  n'y  a  point  de  voye  plus  courte  & 
plus  fûre  pour  fe  faire  une  grande  réputation,  que  d'être  exaét  à  tous  les 
devoirs  de  la  piété  filiale.  '   ■ 

Du  XV.  Dans  le  quinzième,  Tfeng  fait  cette  queftion  à  Confucius  :  Je  comprens 
la  néceflîté  &  les  avantages  du  refpeft  filial:  mais  oblige-t-il  à  obéir  aveu- 
glément à  toutes  les  volontez  d'un  père  .'  Confucius  répond  ,  que  li  un 
père  de  même  qu'un  Prince,  vouloit  quelque  chofe  de  contraire  à  l'équité 
êc  à  l'honnêteté:  que  s'ils  tomboient  l'un  &  l'autre  dans  quelque  faute  con- 
fidérable:  non  feulement  le  fils  ne  devroit  pas  obéir  à  fon  père,  ni  le  Mi- 
niftre  au  Prince:  mais  qu'ils  manqueroient  à  leur  principal  devoir,  s'ils  ne 
donnoient  rcrpcéiueufement  les  avis  convenables  à  la  faute  que  le  père  ou 
le  Prince  commettroient.  Il  dit  enfuite  qu'autrefois  l'Empereur  avoit  à  la 
cour  fept  Admoniîeui-s,qui  étoient  chargez  de  lui  faire  des  remontrances,  6c 
de  l'avertir  de  fes  fautes  :  qu'un  Roy  en  avoit  cinq  :  un  premier  Miniftre  en 
avoit  trois:  un  Lettré  avoit  un  ami,  êc  un  père  avoit  fon  fils  qui  remplif- 
foient  l'un  6c  l'autre  ce  devoir. 

Pu  XVI  ^^"^  ^^  feiziéme,  il  dit  que  quoique  l'Empereur  foit  élevé  à  la  fuprèmc 
dignité,  6c  que  tous  les  peuples  foient  fournis  à  fon  aiitorité,  il  a  cependant 
au-deflus  de  lui  des  parens ,  à  qui  il  doit  de  l'honneur  Se  de  la  vénération; 
que  c'eil:  pour  cette  raifon  qu'il  paroît  deux  fois  l'année  dans  la  lalle  de  fes 
ancêtres ,  dans  une  pofture  fi  refpeétueufe  ,  afin  que  tout  le  monde  con- 
noiffe  combien  il  les  honore. 

Dn  XVII.  ^^^^  le  dix-feptiéme,  il  fait  voir  que  le  Prince  &  le  Miniftre  doivent  a- 
voir  l'un  pour  l'autre  une  bienveillance  réciproque.  „  , 

Dans  le  dix-huitiémc  &  le  dernier  article,  il  enfeigne  ce  que  doit  obfer^ 
XV  ni  ^^'"  ""  ^'^  obéiffant,  lorfqu'il  rend  les  devoirs  funèbres  à  fes  parens:  fon  air, 
fes  entretiens,  fes  vêtemcns,  fes  repas,  en  un  mot  toute  fa  perfonne  doit 
montrer  au-dchors,  quelle  eft  la  douleur  dont  fon  cœur  eft  pénétré.  Les 
loix  établies  par  les  anciens  y  mettent  cependant  des  bornes.  Elles  veulent 
que  le  fils  ne  foit  pas  plus  de  trois  jours  l'ans  manger:  qu'il  ne  poufle  pas  le 
ûeiiil  au-delà  des  trois  années  :  qu'on  fafie  un  cercueil  8c  qu'il  ibit  orné  fé- 
lon l'ufage:  qu'on  y  renferme  le  corps  du  défunt  :  qu'on  icrve  des  viandes 
auprès  du  cercueil  :  qu'on  y  pleure,  qu'on  y  gémifle:  qu'on  hârifle  un  fé- 
pulchre  décent,  6c  qu'il  foit  fermé  de  murailles:  qu'on  y  porte  le  cercueil 
avec  les  cérémonies  accoutumées:  qu'on  y  conilruifc  un  édifice,  où  l'on 
s'aiïemblera  deux  fois  l'année  ,  au  Printern*  6c  à  l'Automne  pour  y  venir 
renouveller  le  fouvcnir  du  défunt,  6c  lui  rendre  les  mêmes  devoirs  qu'on  lui 
/endoit  pendant  la  vie.. 

SIAO 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE. 


437 


S  I  A  O  H  I  O 

o  u 
L'ECOLE  DES  ENFANS. 

Sixième  Livre  ClaJJtque. 

CE  livre  a  été  compofé  par  le  do£teur  Tchti  Â/,qui  vivoit  au  tems  que    De  l'Au- 
régnoit  la  famille  des  ^'ow^,  vers  l'an  de  N.  S.  iifo.   C'ell  une  com-    f^uf  &  du 
pilation  des  maximes  &  des  exemples ,  tant  des  anciens  que  des  modernes,    jg  ce'u- 
Comme  il  ne  fait  autre  choie  que  citer  ces  diverfes  maximes  ôc  ces  divers    vre. 
exemples,  il  n'y  a  point  d'autre  ordre  dans  fon  ouvrage,  que  celui  des  cha- 
pitres ôc  des  paragraphes  qui  le  partagent.     Il  parle  mr-tout  de  l'établilTe- 
ment  des  écoles  publiques:  de  l'honneur  qu'on  doit  rendre  aux  parcns,  aux 
Rois  ,   aux  magiftrats  ,    &  aux  perfonnes  âgées  :  des  devoirs  du  mari  6c  de 
la  femme:  de  la  manière  de  régler  fon  cœur,    les  mouvemens  du  corps, 
fon  vivre,  &  fes  vêtemens.     Le  but  de  l'auteur  eft  d'inttruire  la  jeunelie, 
&  de  la  former  aux  bonnes  mœurs. 

Cet  ouvrage  eft  divifé  en  deux  parties  :  l'une  qu'il  appelle  intrinféque  ou   Sa  Divi. 
cflentielle  :  l'autre  qu'il  nomme  extrinféque  ou  accidentelle.  Comme  la  plû-    ^'o°> 
part  de  ces  maximes  fe  trouvent  dans  les  livres  précédens  dont  j'ai  déjà  par- 
lé ,je  n'en  rapporterai  que  quelques-unes  de  celles  que  l'auteur  y  a  ajoutées 
d'ailleurs,  6c  je  fuivrai  le  même  ordre  des  ch:^pitres  6c  des  paragraphes. 

PREMIERE      PARTIE, 
CHAPITRE     PREMIER, 


De  l'Education  de  la  'Jeuneffe^ 

IL  cite  le  livre  des  rits,  qui  prefcrit  les  régies  fuivantes,  qu'on  doit  ob»  De  l'Edu- 

fcrver,  pour  bien  élever  les  enfans.    Une  nierc  dans  le  choix  qu'elle  fait  nation  de 

d'une  femme  pour  alaitter  8c  inrtruire  fon  enfant ,   ne  doit  jetter  les  yeux  |* .  e""*^ 

que  fur  une  perfoonc  qui  foit  modefte,  d'un  efprit  paifible,  vertueufe,  af-  premiére- 

fable,  reipeclueufe,  exaéle,  prudente,  6c  difcrette  dans  fes  paroles.  ment  des 

Dès  qu'un  enfant  peut  porter  la  main  à  la  bouche,    qu'on  le  févre,  6c  Garçons, 

qu'on  lui  apprenne  à  fe  fervir  de  la  main  droite.     A  l'âge  de  fix  ans,  qu'on  A  l'âge  «Jr 

lii  5  lui  fi«an«i 


4î8  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LÀ  CHINE, 

lui  enfeigne  les  nombres  les  pluj  communs,  6c  le  nom  des  parties  les  plus 
De  iepr.      confidérables  du  monde  :    à  l'âge  de  fept  ans ,  .qu'on  le  fépare  d'avec  fes 
fceurs,  6c  qu'on  ne  lui  permette  pas  de  s'afîeoir  ,  ni  de  manger  avec  elles. 
De  huit.      A  l'âge  de  huit  ans,    qu'on. le  forme  aux  régies  de  h  civilité  6c  de  la  po- 
De  neuf,     liteffe  qu'il  doit  garder ,    lorlqu'il  entre  ou    qu'il  fort  de  la  maifon ,    6c 
De  dix.       lorfqu'il  fe  trouve  avec  des  perfonnes  âgées.      A   neuf  ans ,    on  lui  ap- 
prendra le  calendrier.      A   dix    ans ,    qu'on  l'envoyé  aux   écoles   publi- 
ques ,    6c  qu'on  ne  lui  donne  point  d'habits  gonflez  de  coton  :    ils   fe- 
De  treize,    roient  trop  chauds  pour  foa  âge.     Le  maître  lui  donnera  la  coiinoifTance 
des  livres,  6c  lui  apprendra  à  écrire  6c  à  compter.     A  15.  ans,  on  lui  fera 
Dequinie.  étudier  la  mulîque,   afin  que  chantant  des  vers,  les  fages  maximes  qui  y 
De  vingt,    font  renfermées,  fe  gravent  mieux  dans  fa  mémoire.    A  if .  ans,  il  appren- 
dra à  tirer  de  l'arc  6c  à  monter  à  cheval.     A  2.0.  ans,  on  Uii  donnera  le 
De  trente,  premier  bonnet  avec  les  cérémonies  accoutumées,  il  pourra  porter  des  ha- 
bits de  foye  6c  de  fourrure,  6c  il  le  donnera  tout  entier  à  l'étude  jufqu'à  ^o. 
De  qua-      ans ,   qu'on  le  maiiera  *:  il  s'appliquera  alors  à  bien  gouverner  fa  maifon, 
lante,         g^  jf  continuera  à  fe  perfeétionncr  dans  les  lettres.     A  40.  ans,  il  pourra 
être  élevé  aux  charges  6c  aux  dignitez,  mais  on  ne  le  fera  point  premier 
Minillre  qu'il  n'ait  fo.ans.  Qii'il  fc  démette  de  fon  emploi,  dès  qu'il  fera 
Des  Filles,  feptuagénaire. 

A  l'âge  de       Pour  ce  qui  eft  des  filles,  quand  elles  auront  atteint  l'âge  de  dix  ans:  on 

dix  ans.      ne  les  laiiîera  plus   fortir  de  la  maifon.     On  leur  apprendra  à  avoir  un  aie 

affiible,  à  parler  avec  douceur ,  à  filer,  à  dévider  de  la  foye,  ou  en  éche- 

vaux ,  ou  en  pelotons ,  à  coudre ,  à  faire  des  tillus  de  foye  ou  de  chanvre  : 

De  vingt,    enfin,  on  les  appliquera  à  tous  les  autres  ouvrages  propres  du  fexe.-  6c  on 

les  mariera  à  20.  ans. 

Le  premier  Préfident  du  tribunal  fuprême  des  rits  doit  établir  dans  cha.- 
que  dillriél  des  Officiers,  qui  veillent  â  ce  qu'on  enfeigne  principalement 
trois  chofes  aux  peuples.  V.  Les  Cx  vertus:  fçavoir ,  la  prudence,  la 
piété,  la  fagefle,  l'équité,  la  fidélité,  la  concorde,  r.  Les  fix  aftions 
louables:  fçavoir,  l'obéifiance  envers  les  parens ,  l'amour  envers  l'es  frères, 
la  concorde"  entre  les  proches  ,  l'aflFeétion  pour  fes  voifins  ,  la  finccrité 
entre  les  amis  ,  6c  laj  miféricorde  à  l'égard  des  pauvres  6c  des  malheu- 
reux. 5'.  Les  fix  fortes  de  connoiflances  dont  on  doit  s'inftruire,  6c  qui 
confiftent  à  apprendre  les  rits, la  mufique,à  tirer  de  l'arc, à  monter  à  che- 
val, à  écrire,  6c  à  compter, 

La  doctrine  du  maître,  dit  an  autre  livre,  c'eft  la  régie  du  difciple. 
Quand  je  vois  un  jeune  homme  qui  s'y  rend  attentif,  6c  qui  s'efforce  de  la 
mettre  en  pratique:  qui  écoute  le  matin  les  leçons  de  fon  maître ,  6c  qui 
les  lui  répète  le  loir:  qui  fe  foVme  fiîTîkv-conduite  des  fages,  6c  qui  tâche 
de  les  imiter:  qui  ne  donne  aucun  figne  d'orgueil,  6c  dont  tout  l'extérieur 
eft  compofé:  qui  veille  fur  fes  regards,  ôc  qui  ne  jette  jamuis  les  yeux  Im- 

aucun 
*  La  coutume  a  changé:  :\  préfent  on  les  marie  de  bonne  heure,  &  même  des  l'âge  de 
'.  ij.  ans  ù  Zih  fe  peut  commodément. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  459 

aucun  objet  tant  foit  peu  deshonnête  :  qui  parmi  ceux  de  fon  âge  ne  fré- 
quente que  les  plus  fagcs  &  les  plus  vertueux  :  qui  ne  parle  qu'à  propos,  6c 
toujours  d'une  manière  refpeftueufc:  je  juge  alors  qu'infailliblement  il  fera 
de  grands  progrès  dans  la  fageflc  6c  la  vertu. 

CHAPITRE      SECOND. 

Des  ànq  Devoirs. 

PARAGRAPHE  I. 

T>es  Devoirs  du  Tere  ^  du  Fils. 

IL  cite  le  livre  des  rits,  qui  entre  dans  le  plus  grand  détail  de  tout  ce  Analife  du 
que  doit  faire  un   fils ,    pour  marquer  fa  foumiffion  Sc  fon  amour  à  Chapitre 
1- égard  de  fon  père  &  de  fa  mère.     Il  doit  fe  lever  de  grand  matin ,  fe  laver  ^  I- 
les  mains  &  le  vifage,  s'habiller  proprement,  afin  de  ne  paroître  devant 
fon  père  que  dans  la  décence  convenable,  entrer  dans  fa  chambre  avec  une 
grande  modeflie,  demander  comment  il  fe  porte,  lui  donner  de  l'eau  pour 
le  laver  les  mains,  &  lui  préfentcr  la  ferviette  pour  les  efiuyer,  enfin  lui 
rendre  tous  les  petits  fervices  qui  marquent  fon  attention  ^  fa  tendrefle.^ 

Quand  un  aîné  eft  parvenu  par  fon  mérite  à  quelque  dignité  confidéra- 
ble.  Se  qu'il  va  rendre  vifite  au  chef  de  fa  famille,  qui  eft  d'une  condition 
médiocre,  qu'il  n'entre  point  dans  fa  maifon  avec  le  fafte  Se  la  magnificen- 
ce convenable  à  fon  rang  :  mais  qu'il  laiffe  fes  chevaux  &  fes  domeftiques 
à  la  porte,  &  qu'il  affecte  un  air  très-modefte,  afin  de  ne  point  faire  croire 
à  cette  famille  qu'il  veut  lui  infulter,  en  faifant  parade  de  fes  honneurs  Se 
de  fon  opulence. 

Tfeng^  difciple  de  Confucius,  parle  ainfi:  fi  votre  père  Se  votre' mère 
vous  amient,  réjoiiiflèz-vous.  Se  ne  les  oubliez  pas:  s'ils  vous  haïfient, 
craignez,  Se  ne  les  fâchez  pas:  s'ils  font  quelque  faute,  avertiffez-lcs ,  Sc 
ne  leur  refiliez  pas. 

On  lit  dans  le  livre  des  rits  :  fi  votre  père  ou  votre  mère  fait  quel- 
que faute  ,  employez  les  paroles  les  plus  douces  Se  les  plus  refpeélucufes 
pour  les  en  avertir.  S'ils  rejettent  vos  avis,  ne  ceflcz  pas  de  les  rcfpeéter 
comme  auparavant.  Cherchez  enfuite  quelque  moment  favorable  pour  les 
avertir  de  nouveau:  car  il  vaut  mieux  être  importun,  que  de  les  voir  dé- 
crier dans  toute  une  ville.  Que  fi  ce  nouvel  avis  urite,  Se  qu'ils  en  vien- 
nent jufqu'à  vous  frapper,  ne  vous  fâchez  point  contre  eux,  Sc  continuez 
de  leur  rendre  le  même  refpeâ:  Se  la  même  obéillance. 

Un  fils,  à  quelque  état  d'indigence  qu'il  foit  réduit,  ne  doit  jamais  vendre 
les  vafes  dont  il  s'eft  fervi  aux  obféques  de  fon  père:  quoiqu'il  foit  tout 

tranfi 


443  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

tranfi  de  froid, il  ne  doit  point  fe vêtir  des  habits  qu'il  portoit  à  cette  céré- 
nionie,  ni  abatte  les  arbres  plantez  fur  la  colline  où  eit  le  fépulche  de  fon 
père. 

PARAGRAPHE     II. 
IDes  Devoirs  du  Roi  y  &  de  fon  Minijîre. 

Manière      T     T  N  Roy  doit  donner  fes  ordres  à  fon  Miniftre  avec  douceur  &  avec 
dont  Con-    ^  J    bo^jt^  ;  un  Miniftre  doit  les  exécuter  avec  promptitude  6c  fidélité. 
uoiTdans'       Les  difciples  de  Confucius  rapportent  de  leur  maître,  que  quand  il  en- 
le  Palais      troic  dans  le  palais,   il  fe  courboit  jufqu'à  terre,  qu'il  ne  s'arrêtoit  jamais 
Impérial,     fur  le  fcùil  de  la  porte:  que  quand  il  paflbit  devant  le  tronc  du  Roy,  on 
voyoit  dans  fon  air  &  fur  fon  vifage  le  refpe6t  ÔC  la  vénération  dont  il  étoit 
frappé:    qu'il  marchoit  fi  lentement,  qu'à  peine  levoit-il  les  pieds:   que 
lorfqu'il  alloit  à  l'audience  dii  Prince,  auflitôt  qu'il  entroit  dans  la  falle  in- 
térieure, il  levoit  modeftement  fa  robbe  ,   s'inclinoit  profondément,   8c 
retenoit  fon  haleine  de  telle  forte,  qu'on  eût  dit  qu'il  avoit  perdu  la  .refpi- 
ration  :  qu'en  fortant  d'auprès  du  Prince ,  il  précipitoit  fes  pas ,  pour  être 
au  plutôt  hors  de  fa  préfence  :  qu'enfuite  il  reprenoit  fon  air  grave,  &  alloit 
modeftement  prendre  fa  place  parmi  les  Grands. 

Si  le  Prince  fait  préfent  à  fon  Miniftre  d'un  cheval,  il  doit  auflitôt  le 
monter;  s'il  lui  fait  préfent  d'un  habit,  il  doit  s'en  revêtir ^fur  l'heure,  ôc 
aller  au  palais  faire  fes  remercimens  de  l'honneur  qu'il  a  reçu. 

Un  premier  Miniftre  trompe  fon  Prince,  s'il  connive  à  fes  vices,  ôc  s'il 
cft  aflez  foible ,  pour  ne  pas  l'avertir  du  tort  qu'il  fait  à  fa  réputation.  Un 
homme  qui  afpire  aux  premières  charges  de  la  cour,  ^  qui  n'y  envifage  que 
fon  propre  avantage,  n'eft  d'aucune  utilité  au  Prince.  Il  eft  dans  une  agita- 
tion continuelle,  jufqu'à  ce  qu'il  y  foit  parvenu:  Sc  quand  il  a  obtenu  cette 
dignité  qu'il  fouhaittoit  fi  pafllonnémcnt ,  il  craint  à  tout  moment  de  la 
perdre.  Il  n'y  a  point  de  crime  dont  un  homme  de  ce  caraûére  ne  foit  ca- 
pable, pour  ne  pas  décheoir  de  fon  rang. 

Comme  une  femme  chafte  n'époufe  point  deux  maris,  de  même  un  Mi- 
niftre fidèle  fe  gardera  bien  de  fervir  deux  Rois. 

PARAGRAPHE  III. 

Des  devoirs  du  mari  le  de  la  femme. 


Du  choix 
d'une 


L 


E  livre  des  rits  parle  ainfi  :  il  faut  chercher  une  époufe  dans  une  famille 
Femme       JL/  ^^  "<^  PO'"'^^  P^^  ^^  même  nom  que  l'époux.  Il  faut  agir  avec  fincérité 
dans  les  préléns  qui  fe  donnent  alors,  &  avoir  foin  que  les  promeflés  réci- 
proques foient  conçues  en  termes  honnêtes,  afin  que  la  future  époufe  foit 
avertie  Se  de  la  fincérité  avec  laquelle  elle  doit  obéir  à  fon  mari.  Se  de  la 

pudeur 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE:  ^t 

pudeur  qui  doivent  être  l'ame  de  fa  conduite.  Quand  elle  eft  une  fois  liée  à 
un  époux  ,  cette  union  ne  doit  finir  qu'à  fa  mort,  Se  elle  n'en  doit  point 
époufer  d'autre.  L'époux  ira  recevoir  fa  future  époufe  dans  la  maifon  pater- 
nelle ,  Se  la  conduira  chez  lui:  il  lui  offre  un  oifeau  aprivoifé,  foit  pour 
lui  marquer  fon  amour,  foit  pour  l'inftruire  de  la  docilité  avec  laquelle  elle 
doit  fe  laifler  gouverner. 

Il  doit  y  avoir  deux  appartemens  dans  la  maifon  ;  l'un  extérieur  pour  le 
mari,  l'autre  intérieur  pour  la  femme.  Un  mur  ou  une  bonne  cloifon  fépa- 
reront  ces  deux  appartemens ,  ôc  la  porte  en  fera  foigneufement  gardée. 
Que  le  mari  n'entre  point  dans  l'appartement  intérieur,  ôc  que  la  femme 
n'en  forte  point  fans  quelque  bonne  raifon.  Une  femme  n'eft  point  maîirefle 
d'elle-même  :  elle  n'a  rien  en  fa  difpofition.  Elle  n'a  d'ordre  à  donner  que 
dans  l'enceinte  de  fon  appartement:  c'cft-là  que  fe  borne  fon  autorité. 

Cinq  fortes  de  filles  aufquelles  on  ne  doit  point  penfer  pour  le  mariage.  ^'''"  ^"x- 
V.  Quand  elle  eft  d'une  famille  oti  l'on  néglige  les  devoirs  de  la  piété  filiale.  ne*j|"t°° 
Z".  Quand  fa  maifon  n'eft  pas  réglée,  ôc  que  les  mœurs  de  ceux  qui  la  com-  point°pen. 
pofent  font  fufpeétes.  }°.  Quand  il  y  a  quelque  tache,  ou  quelque  note  d 'in-  fer  pour  le 
famie  dans  fa  famille.  4°.  Quand  il  y  a  quelque  maladie  héréditaire,  ôc  qui  Mariage. 
peut  fe  communiquer.  f\  Enfin  fi  c'eft  une  fille  aînée  qui  ait  perdu  Ion 
perc. 

Sept  fortes  de  femmes  que  les  maris  peuvent  répudier,  i".  Celles  qui  Femmei 
manquent  à  l'obéifTance  qu'elles  doivent  à  leurs  père  &  mère.  i'.  Celles  qui  ^^^  .'*=*    , 
font  rtériles.  5°.  Celles  qui  font  infidèles  à  leurs  maris.  4°.  Celles  qui  font  ^6^": epu^ 
jaloufes.  f.  Celles  qui  font  infectées  de  quelque  mal  contagieux.  6'.  Celles    dier.       ' 
dont  on  ne  peut  arrêter  le  babil,  ôc  qui  étourdiflent  par  leur  caquet  conti- 
nuel. 7°.  Celles  qui  font  fujettes  à  voler,  ôc  capables  de  ruiner  leurs  maris. 
Il  y  a  cependant  des  conjonélures  où  il  n'eft  pas  permis  à  un  mari  de  répu- 
dier fa  femme.  Par -exemple,  fi  au  tems  que  le  mariage  s'eft  contraébé  ,  elle 
avoit  des  parens ,   ôc  que  les  ayant  perdus  dans  la  fuite,  il  ne  lui  refte  plus 
aucune  reffource  :  ou  bien  fi  conjointement  avec  fon  époux ,  elle  a  porté  le 
deiiil  triennal  pour  le  père,  ou  pour  la  mère  de  fon  mari. 

PARAGRAPHE  IV. 

Tiu  Devoir  des  jeunes  gens  à  l'égard  des  perjonnes  âgées. 

LE  livre  des  rits  ordonne  ce  qui  fuit.  Quand  vous  allez  voir  un  ami  de  Préceprçi 
votre  père,  n'entrez  point  chez  lui,  ôc  n'en  fortez  point  qu'il  ne  vous   °|^'^"'- 
en  ait  donné  la  permiffion,  ôc  ne  parlez  point  qu'il  ne  vous  interroge. 

Quand  vous  vous  trouverez  avec  un  homme  qui  a  vingt  ans  plus  que  vous, 
refpectez-le  ,  comme  vous  feriez  votre  père:  s'il  a  dix  ans  plus  que  vous, 
refpeftez-le  comme  votre  frère  aîné. 

Lorfqu'un  difciple  marche  dans  la  rue  avec  fon  maître,  qu'il  ne  le  quitte 

point  ,   pour  parler  à  une  autre  perfonne  qu'il  rencontre,  ôc  qu'il  ne  mar- 

'ÏQme  IL  Kkk  chc 


4+i  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE , 

che  p.is  fur  la  même  ligne  que  lui,  mais  qu'il  fe  tienne  un  peu  derrière.  Si 
le  maitre  s'appuie  iur  ion  épaule  ,  pour  lui  dire  quelque  choie  à  l'oreille  , 
que  de  la  main  il  fe  couvre  la  bouche,  pour  ne  point  Tmcommoder  par  fon 
haleine. 

Si  vous  êtes  aflls  auprès  de  votre  maître ,  8c  qu'il  vous  fafle  quelque  quef- 
tion,  ne  prévenez  point  par  votre  réponfe  ce  qu'il  a  à  vous  dire,  &  ne  lui 
répondez  que  quand  il  aura  fini  de  parler.  S'ib  vous  interroge  fur  le  progrès 
que  vous  avez  fait  dans  votre  étude,  levez-vous  aufli-tôt,  ôc  tenez-vous 
debout  tout  le  tems  que  vous  lui  répondrez. 

Quand  vous  êtes  à  la  table  de  votre  maître,  ou  d'une  perfonne  âgée.  Se 
qu'il  vous  préfente  une  tafle  de  vin,  tenez-vous  debout  pour  la  boire  :  ne 
l'efufez  rien  de  ce  qu'il  vous  donnera  :  &C.  s'il  vous  ordonne  de  demeurer 
affis,  obéïirez.  Si  vous  êtes  affis  à  côté  d'une  perfonne  confidérable,  8c  que 
V0U5  apperceviez  en  lui  quelque  inquiétude:  par  exemple,  qu'il  fe  tourne 
de  côté  ôc  d'autre  dans  fon  fauteuil  ,  qu'il  remue  les  pieds,  qu'il  exami- 
ne l'ombre  du  foleil ,  pour  voir  quelle  heure  il  eft ,  prenez  auffi-tôt  con- 
gé de  lui ,  en  demandant  la  permilTion  de  vous  retirer.  Toutes  les  fois  qu'il 
vous  interroge,  levez-vous  pour  lui  répondre. 

Si  vous  entretenez  quelqu'un  qui  foit  au-defTus  de  vous,  ou  par  fa  digni* 
té,  ou  par  fes  grandes  alliances,  ne  lui  demandez  point  quel  àgc  il  a;  lî 
vous  le  rencontrez  dans  la  rue ,  ne  lui  demandez  point  où  il  va  :  fi  vous 
êtes  affis  auprès  de  lui,  foiez  modefte,  ne  regardez  point  de  côté  6c  d',au- 
tre,  ne  gefticulcz  point ,  ne  remuez  point  votre  éventail. 

Les  diiciples  de  Confucius  rapportent  que  quand  leur  maître  affiftoit  à 
quelque  grand  feftin  ,  il  ne  quittoit  la  table  ,  qu'après  les  perfonnes  qui 
étoicnt  plus  âgées  que  lui. 

PARAGRAPHE  V. 

'Du  devoir  des  Amis. 

Du  Choix  T  T^  homme  qui  veut  férieufement  acquérir  la  fagefTe,  ne  choîfic  pour 
d'an  Ami.    v_J    ^^^^  t  ^^^  ^^"'^  ^'^^^  ^^^  difcours  Se  les  exemples  peuvent  le  faire 

avancer  dans  la  vertu  8c  dans  les  lettres. 
Le  devoir  de  deux  amis  confîfte  à  fc  donner  réciproquement  de  bons  con> 

feils,  8c  à  s'animer  l'un  l'autre  à  la  pratique  de  la  vertu. 
Perfonnes        II  Y'  ^  ^'"'^'^  fortes  d'amis,  dont  la  liaiibn  8c  la  Ibciété  ne  peuvent  manquer 
à  ijui  on     d'être  pernicieufes  :   des  amis  vicieux,  des  amis  diffimulez,  des  amis  eau- 
doit   rcfu-  feurs  8c  indifcrets. 

fiance^""  Qiiand  vous  recevez  une  perfonne  dans  votre  maifon ,  ne  manquez  pas  à 
P  "'l  ■  ^  chaque  porte  de  l'inviter  à  paffier  le  premier.  Quand  vous  êtes  arrive  à  la 
Biérc^dT'  po''îs  ^e  1'^  ^'^^^^  intérieure,  demandez-lui  la  permiffion  d'entrer  dabord, 
recevoir  pour  arranger  les  chaifes  :  eiifuite  venez  le  prendre,  ôc  conduifez-le  avec 
une  per-  hooncur  à  ia  place ,  qui  fera  touiouis  à  votre  gauche.  L'hôto  ne  doit  pas 
lonaechés  r         »  o  ^^^^ 


ÎOU 


de  Morale; 


ET   DE   LA   TARTARIE   CHINOISE,  445 

commencer  l'entretien  le  premier  :    les  loix  de  la  politefle  veulent  que  ce 
foit  le  maître  du  logis  qui  entame  le  dilcours. 

CHAPITRE     CIN  QJJ  I  É  M  E. 

De  la  vigilance  qu'on  doit  avoir  fur  fol-même. 

PARAGRAPHE  I. 

Régies  pour  bien  gouverner  Jbti  cœur. 

LORSQUE  la  raifon  prend  l'Empire  fur  les  paffions,  tout  va  bien  :  mais   ^''^^^j^",; 
lorfque  les  paflîons  maîtrifent  la  raifon ,  tout  va  mal. 

Un  Prince  qui  veut  être  heureux,  6c  procurer  le  bonheur  de  fes  peuples, 
doit  obferver  les  chofes  fuivantes:  prendre  garde  que  la  haute  élévation  où 
il  fe  trouve,  ne  lui  infpire  des  manières  fiéres  6c  méprifantes  ;  réfifter  à  tou- 
te paffion  déréglée  :  ne  point  s'entêter  d'une  opinion  dont  il  s'eft  laifle  pré- 
venir :  ne  prendre  que  des  plaifirs  honnêtes  :  s'étudier  à  être  populaire  6c 
férieux:  c'eft  ce  qui  le  fera  aimer  des  peuples:  s'il  aime  quelqu'un,  ne  pas 
s'aveugler  fur  fes  défauts  :  s'il  hait  quelqu'autre,  ne  pas  fermer  les  yeux  à 
fes  bonnes  qualitez  :  s'il  amafle  des  richefîes,  que  ce  foit  pour  les  répandre  : 
enfin  qu'il  ne  décide  jamais  dans  le  doute,  6c  qu'en  difant  kn  avis,  il  ne 
prenne  point  le  ton  affirmatif. 

Quand  vous  fortez  hors  de  votre  maifon,  aïez  un  air  modefte  ,  6c  fem- 
blable  à  celui  que  vous  prenez,  quand  vous  rendez  vifite  à  un  grand  fei^- 
neur.  Quand  vous  déclarez  vos  ordres  au  peuple,  aïez  autant  de  gravité, 
que  fi  vous  aflîftiez  à  quelque  grande  folemnité.  Mefurez  les  autres  fur 
vous-même,  6c  ne  faites  â  qui  que  ce  foit  ce  que  vous  ne  voudriez  pas  qu'on 
vous  fît. 

Quand  vous  êtes  feul,  ne  ceflcz  pas  d'être  modefte:  lorfque  vous  traittez 
de  quelque  affaire,  donnez-y  toute  votre  attention.  Dans  le  commerce  oi-- 
dinaire  de  la  vie  civile,  faites  paroître  beaucoup  de  candeur.  Ce  font-là 
des  vertus  que  vous  ne  devez  jamais  négliger,  fulîiez  vous  relégué  chez  les 
nations  les  plus  barbares. 

On  peut  dire  qu'un  homme  mérite  la  réputation  de  fige,  quand  il  n'ai- 
me point  à  remplir  fon  eftomach  de  viandes  :  quand  il  ne  cherche  point 
fes  aifes  :  quand  il  a  de  la  d'extérité  dans  les  affaires  ,  de  la  diicrétion  dans 
fes  paroles,  6c  qu'il  ne  veut  avoir  d€  fociété  qu'avec  des  perfonnes  fages  6c 
vertueufcs. 


Kkk  2  PA- 


444  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE^ 
PARAGRAPHE    II.' 

Régies  four  afp'eudrc  à  compofer  fou  extérieur. 

,  ^  T  ^  ^'^'■^  '^^  ^''■^  ^^^^^  ^^"^  ■  ''^  °^^  diftingue  l'homme  fage  de  tous  les 
deCmli!  i_>  autres,  c'eft  l'honnètetc  6c  l'équité: ces  deux  vertus  ont  leur  principe 
té.  dans  le  parfait  règlement  des  mouvemens  du  corps  ,   dans  la  douceur  ôc  la 

férénité  du  vifage,  6c  dans  la  bienféance  des  paroles. 

Qiiand  quelqu'un  vous  parle  n'avancez  pas  l'oreille  pour  l'entendre  :  ne 
lui  répondez  pas  en  hauiïant  la  voix  ,  comme  fi  vous  criyez  après  quel- 
qu'un, ne  le  regardez  point  du  coin  de  l'œil ,  ne  foïez  point  dillrait,  va.. 
forte  qu'il  s'apperçoive  que  vous  penfez  à  autre  chofe  :  quand  vous  mar- 
chez, que  ce  ne  foit  point  d'un  pas  altier,  6c  avec  une  contenance  fiére  8c 
orgueilleufe  :  quand  vous  êtes  debout ,  ne  levez  pas  un  pied  en  l'air  : 
quand  vous  êtes  affis  ,  ne  croifés  point  les  jambes  :  quand  vous  travail- 
lez, n'ayez  jamais  les  bras  nuds  :  quand  vous  avez  chaud,  n'ouvrez  point 
votre  habit  pour  prendre  le  frais  :  avec  qui  que  ce  foit  que  vous  vous 
trouviez,  ayez  toujours  la  tête  couverte  :  quand  vous  êtes  au  lit  ,  tenez- 
vous-y  dans  une  pofture  décente ,  quand  vous  vous  entretenez  avec 
quelqu'un,  gardez-vous  bien  d'un  certain  air  ou  dédaigneux  ou  railleur:  ne 
parlez  point  avec  précipitation,  6c  que  les  défauts  des  autres  ne  fervent  jar 
mais  de  matière  à  vos  difcours:  n'avancez  rien  lur  de  légères  conjectures , 
êc  ne  foutenez  jamais  votre  fentiment  avec  opini:itreté. 

Les  difciples  de  Confiicius  rapportent  que  quand  leur  maître  étoit  dans  fà 
maifon  ,  il  parloit  fort  peu:  de  forte  qu'à  le  voir,  on  eût  cru  qu'il  ne  fça- 
voit  pas  parler:  qu'au  contraire  quand  il  fe  trouvoit  à  la  cour,  il  faifoit  ad* 
mirer  fon  éloquence:  que  perfonne  ne  fçavoit  mieux  que  lui  fe  proportionT 
lier  au  génie  &  à  la  qualité  des  différentes  pcrfonnes  à  qui  il  parloit:  qu'a- 
vec les  Mandarins  inférieurs,  il  leur  imprimoit  du  refpeft  par  une  certaine 
noblerte,  qui  fe  répandoit  dans  fes  difcours:  qu'avec  les  Mandarins  fupé- 
lieurs,  il  s'infinuoit  agréablement  dans  leur  efprit,  par  une  éloquence  dou- 
ce 6c  aifée  :  enfin ^  qu'il  ne  jparloit  jamais  qu'à  propos,  6c  lorfqu'il  étoit 
ïîéceflaire:  que  quand  il  prenoit  fes  repas,  ou  qu'il  allcùt  fe  coucher, il  garr- 
doit  toujours  un  profond  filence. 

PAP.  AGRAPHEIII. 

Régies  pour  le  Vêtement. 

Lorfqu'on  T  E  livre  î^/i  parlant  de  la  cérémonie  qui  fe  pratique  ,  lorfqu'on  donne 
donne  ]e  |  ^  le  premier  bonnet  aux  jeunes  gens  ,  s'exprime  ainfi.  Le  maître  des 
premier  cérémonies  en  lui  mettant  le  bonnet  fur  la  tête,  lui  dira  ces  paroles:  fon- 
aux Jeunes  g^^  9"*^  vous  prenez  l'habit  des  adultes,  6c  que  vous  fortez  de  l'enfance: 
Gens.         a'ea  ayez  donc  plus  les  fentimens  Se  les  iaclinations  :  prenez  des  manières 

gra». 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  ^^f 

graves  &c  fcrieufes  :  appliquez-vous  tout  de  bon  à  l'étude  de  la  iageflc  6c  de 
la  vertu:  6c  méritez  par-là  une  longue  6c  heureufe  vie. 

Selon  ce  qui  eft  prefcrit  dans  le  livre  des  rits ,  il  n'efl.  pas  permis  à  uft 
fils,  dont  le  père  6c  la  mère  vivent  encore,  de  s'habiller  de  blanc  *.  Il  ell 
pareillement  défendu  au  chef  de  la  famille,  dont  les  parens  font  morts,  de 
porter  des  habits  de  différentes  couleurs ,  même  lorique  le  deiiil  triennal 
ell  expiré. 

Qu'on  ne  donne  point  aux  enfans  des  habits  de  foye,  ou  qui  foient  dou- 
blez de  fourrures. 

Celui,  dit  Confucius,  qui  travaillant  à  réformer  fes  mœurs,  rougit  de 
fe  voir  vêtu  fimplement ,  6c  de  n'avoir  pour  vivre  que  des  alimcns 
grolîîers  ,  montre  bien  qu'il  a  fait  peu  de  progrès  dans  le  chemin  de 
k  vertu. 

PARAGRAPHE  IV. 

Régies  pour  les  Repas. 


Uand  vous  régalez  quelqu'un,    ou  que  vous  mangez  à  fa  table,   Suite  des. 
foyez  attentif  à  toutes  les  bien-féances  :    donnez  vous  de  garde  de   Préceptes 


^^ manger  avec  avidité,  de  boire  à  longs  traits,  de  faire  du  bruit  de  ^^5' 
la  bouche,  de  ronger  les  os,  6c  de  les  jetter  aux  chiens,  de  humer  le  bouil-  ^' 
Ion  qui  refte,  de  témoigner  l'envie  que  vous  avez  d'un  mets  ou  d'un  vin 
particulier,  de  nettoyer  vos  dents,  de  fouflBer  le  ris  qui  eft  trop  chaud,  de 
faire  une  nouvèle  fauce  aux  mets  qu'on  vous  à  fervis.  Ne  prenez  que  de  pe- 
tites bouchées  :  mâchez  bien  les  viandes  entre  vos  dents,  6c  que  votre  bou^- 
che  n'en  foit  point  trop  remplie. 

Quoique  la  table  de  Confucius  ne  fût  rien  moins  que  délicate,  &  qu'il 
ne  recherchât-  pas  les  mets  exquis,  il  vouloit  que  le  ris  qu'on  lui  fcrvoit, 
fiât  bien  cuit ,  6c  il  ne  mangeoit  gueres  de  poifTons  ou  de  viandes  qu'en  ha^- 
chis.  Si  l'humidité  ou  la  chaleur  avoit  fermenté  le  ris,  ou  fî  la  viande 
commençoit  tant  foit  peu  à  fe  gâter ,  ou  qu'elle  fût  mal  cuite,  il  s\x\  ap- 
perçevoit  aufîl-tôt ,  &:  n'y  touchoit  pas.  Il  étoit  d'ailleurs  très-modéré 
dans  l'ufage  du  vin. 

Les  anciens  Empereurs  ont  eu  eti  vue  de  prévenir  Tes  excès  qu'on  pour- 
roit  faire  du  vin  lorfqu'ils  ont  ordonné  à  ceux  qui  fe  régalent ,  de  fai- 
re plufîeurs  inclinations  les  uns  aux  autres ,  à  chaque  coup  qu'ils  boi- 
vent. 

Ces  gens  de  bonne  chère,  dit  M'encius ,  font  dans  le  dernier  mépris,' 
parce  que  n'ayant  d'autre  foin  que  de  contenter  leurs  appétits  fenfuels,  Û. 
de  bien  traitter  la  plus  vile  partie  d'eux  -  mêmes ,  ils  nuifent  infini- 
ment à  celle  qui  eft  la  plus  noble  ,  Se  qui  mérite  toute  leur  atten^ 
tion. 

CHA- 

*  Le  blanc  eft  la  couleur  de  deiiil  parmi  les  Chinois. 
Kkk  i 


446  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 


Maximes 
pour  l'E- 
ducation 
de  la  Jeu- 
nefle. 


CHAPITRE     QUATRIEME. 

Exemples  par  rapport  à   ces  Maximes,    tirez   de 
V  Antiquité, 

PARAGRAPHE    L 

Exemples  des  Anciens  fur  la  bonne  Education. 

LA  mère  de  Mencius  avoit  fa  maifon  proche  d'un  lieu  où  étoient  grand 
nombre  de  fépulchres.  Le  jeune  Mencius  fe  plaifoit  à  confîdérer  tou- 
tes les  cérémonies  qui  fe  pratiquoient ,  6c  dans  fes  jeux  enfantins,  il  fc  plai- 
foit à  les  imiter.  Sa  mère  qui  s'en  apperçut,  jugea  que  cet  endroit  n'étoit 
pas  propre  à  l'éducation  de  fon  fils  :  elle  changea  aulTi-tôt  de  demeure,  Se 
alla  loger  proche  d'un  marché  public.  Le  jeune  Mencius  à  la  vue  des 
marchands  ,  des  boutiques  ,  &  des  mouvemens  que  fe  donnoit  un  grand 
peuple  qui  s'y  aflembloit,  le  faifoit  un  jeu  ordinaire  de  repréfenter  les  mê- 
mes mouvemens.  Se  les  différentes  poftures  qu'il  avoit  remarquées.  Ce 
n'eft  pas  encore  ici,  dit  fa  mère,  un  endroit  propre  à  donner  à  mon  fils  l'é- 
ducation qui  lui  convient.  Elle  quitta  ce  logement ,  Se  choîfit  une  maifon 
auprès  d'une  école  publique.  Le  petit  Mencius  examinant  ce  qui  s'y  paf- 
foitjvit  un  grand  nombre  déjeunes  gens  qui  s'exerçoient  à  l'honnêteté  Se  à 
la  politeffe,  qui  fe  faifoient  des  préfens  les  uns  aux  autres,  qui  fe  traittoient 
avec  honneur, qui  fe  cédoient  le  pas, qui  faifoient  les  cérémonies  ordonnées 
lorfqu'on  reçoit  une  vifite,  Sc  fon  plus  grand  divertiffement  fut  de  les  imi- 
ter. C'eft  maintenant,  dit  fa  mère,  que  je  fuis  à  portée  de  bien  élever 
mon  fils. 

Le  jeune  Mencius  voyant  un  de  fes  voifins  qui  tuoit  un  cochon,  deman- 
da à  fi  mcre  pour  qu'elle  raifon  il  tuoit  cet  animal.  C'eft  pour  vous ,  lui 
répondit- elle  en  riant, il  veut  vous  en  régaler:  mais  faifant  enfuite  réflexion 
que  fon  fils  commençoit  à  avoir  l'ufage  de  la  raifon,  Sc  craignant  que  s'il 
s'appcrçevoit  qu'on  eût  voulu  le  tromper ,  il  ne  s'accoutumât  à  men- 
tir Sc  a  tromper  les  autres  :  elle  acheta  quelques  livres  de  ce  cochon,  5c 
lui  en  fit  fervir  à  fon  dîner. 


PARA- 


ET  DE  LA  TARTARÎE  CHINOISE.  4^7 

PARAGRAPHE  II. 

Exemples  des  And  eus  fur  les  cinq  devoir  s. _ 

LE  Prince  de  Ki^  qui  avoit  le  titre  de  tfu^  c'eft-à-dire,  de  Marquis  Maximes 
ou  de  Baron ,  voyant  que  l'Empereur  'ïchmi  fon  neveu,'  le  livroit  tout  de  Morale; 
entier  au  luxe,  à  la  moUefle,  &  aux  plus  lliles  débauches,  lui  donna  des 
avis  fcrieux  fur  fa  conduite:  mais  l'Empereur,  loin  de  déférer  à  fes  confeilsy 
le  fit  mettre  en  prifon.  On  confeilloit  à  ce  Prince  de  s'évader,  Ôc  on  lui 
en  fournilToit  les  moyens:  je  n'ai  garde,  répondit-il,  par-tout  oiij'iroisy 
ma  préfence  inftruiroit  le  peuple  des  vices  6c  de  la  cruauté  de  mon  neveu. 
Le  parti  qu'il  prit ,  fut  de  contrefaire  l'imbécile,  6c  de  faire  des  aétions 
de  démence  :  on  ne  le  traitta  plus  que  comme  un  vil  efclave,  ôc  on  lui  laifTa 
la  liberté  de  fe  dérober  aux  yeux  du  public. 

Le  Prince  Pi  kan  ,  qui  étoit  pareillement  oncle  de  l'Empereur,  voyant 
que  les  fages  confeils  du  Prince  Ki  avoient  été  inutiles,  que  deviendra  le 
peuple,  dit-il,  fi  on  laifle  croupir  l'Empereur  dans  fes  défordres?  Je  ne 
puis  pas  me  taire,  &  fallût-il  perdre  la  vie,  je  lui  repréfenterai  le  tort  qu'il 
iait  à  fa  réputation,  &  le  danger  où  il  met  l'Empire.  Il  alla  auffi-tôt  le 
trouver,  6c  lui  reprocha  le  dérèglement  de  fi  vie.  L'Empereur  l'écouta 
d'un  air  d'indignation  mêlé  de  fureur.  On  prétend,  dit-il,  que  le  cœur 
des  fages  eft  différent  de  celui  des  autres  hommes:  je  veux  m'en  inftruire, 
êc  à  l'inflant  il  fit  couper  fon  oncle  par  le  milieu  du  corps  ,  avec  ordre  de 
bien  examiner  qu'elle  étoit  la  forme  de  fon  cœur. 

Cette  cruelle  exécution  étant  venue  aux  oreilles  du  Prince  de  Ouei  frère 
de  l'Empereur  :  lorsqu'un  fils,  dit-il,  a  averti  fon. père  jufqu'à  trois  fois, 
fans  aucun  fuccès,  il  n'en  demeure  pas  là:  mais  il  tâche  d'attendrir  fon 
cœur  par  fes  cris,  fes  larmes,  6c  fes  gémifTemens.  Quand  un  Miniflre  a 
donné  jufqu'à  trois  fois  des  confeils  falutaires  à  fon  Prince,  6c  qu'ils  n'ont 
eu  nul  effet,  il  eft  cenfé  avoir  rempli  tous  fes  devoirs,  6c  il  lui  eft  permis 
de  fe  retirer.  C'eft  ce  que  je  vais  faire.  Et  en  effet,  ils'éxila  lui-même  de 
fa  patrie,  emportant  avec  lui  les  vafes  qui  fervent  aux  devoirs  funèbres,, 
afin  que  du  moins  il  reftât  quelqu'un  de  la  famille  Impériale-,  qui  pût  ren- 
dre deux  fois  l'année  les  honneurs  acccoutumcz  aux  ancêtres  défunts.  Con- 
fucius  Vente  fort  ces  trois  Princes,  6c  il  en  parle  comme  de  vrais  héros  qui 
ont  fîgnalé  leur  zèle  pour  la  patrie. 

La  jeune  Princeffe  Kung  kiang  avoit  été  promife  en  mariage  au  Prince  Princeffe 
Kungpé:  celui-ci  mourut  avant  que  de  l'avoir  époufée.  La  Princefîe  réfolut   ?"r^;"[ft 
de  lui  garder  la  fidélité  promife  ,  6c  de  ne  jamais  prendre  d'autre  mari.    Ses   ^  q^j 
parens  eurent  beau  la  prefTer  de  paffer  à  de  nouvelles  noces  ,   elle  ne  voulut   cuiip-re 
jamais  y  confèntir  :  elle  compofa  une  Ode,  oh.  elle  faifoit  ferment  de  mou-   u"eOde  » 
rir,  plutôt  que  de  fe  marier.  *^^  ^^J^^» 

Deux  Princes  de  deux  Royaumes  voifîns  avoient  quelques  conteftarions" 
fm-  une  terre,  dont  chacun  d'eux  prétendoit  être  le  feigneur  :   ils  convin- 
rent 


44»  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

rent  l'un  fie  l'autre  de  prendre  le  Prince  Fen  -vang  pour  arbitre  :  c'eft  un 
Prince  vertueux  6c  équitable,  dirent-ils:  il  aura  bientôt  terminé  ce  diffé- 
rend. Ils  partent  enlemble  ,  &  à  peine  furent-ils  entrez  dans  fon  Royau- 
me, qu'ils  virent  des  laboureurs,  qui  fe  cédoient  les  uns  aux  autres  certai- 
ne portion  de  terre,  qui  pouvoit  être  litigieufe:  des  voyageurs,  qui  fe  cé- 
doient par  honneur  le  milieu  du  chemin.  Quand  ils  entrèrent  dans  les  vil- 
les, ils  apperçûrent  que  les  jeunes  gens  déchargeoient  les  vieillards  de  leurs 
fardeaux,  pour  s'en  chaiger  eux-mêmes ,  ôc  les  foukger.  Mais  lorfqu'ils 
furent  arrivez  dans  la  ville  Royale,  6c  qu'ils  virent  les  manières  civiles  6c 
refpeétueufes  de  ces  peuples ,  les  témoignages  d'honneur  ôc  de  déféren- 
ce qu'ils  fe  donnoient  les  uns  aux  autres  :  Que  nous  fommes  peu  fenfez , 
dirent-ils  ?  Nous  ne  méritons  point  de  marcher  fur  les  terres  d'un  fi  fagc 
Prince  :  6c  aufli-tôt  ils  fe  cédèrent  l'un  à  l'autre  la  terre  qui  fervoit  de  ma- 
tière à  leur  conteftation  :  6c  comme  chacun  d'eux  refufa  toujours  de  l'ac- 
cepter, cette  terre  eft  demeurée  indépendante  ,  ôc  exempte  de  tout  droit 
feigneurial. 

Je  ne  dirai  rien  du  paragraphe  troifîéme  qui  eft  fur  le  règlement  des 
mœurs  :  ni  du  paragraphe  quatrième  qui  eft  fur  l'honnêteté  6c  la  modeftie  ; 
parce  que  les  exemples  qu'ils  contiennent ,  font  tirés  des  livres  précédens , 
èc  que  je  les  ai  déjà  rapportez. 


SECONDE     PARTIE, 
CHAPITRE   PREMIER. 

Maximes   des    Auteurs    Modernes, 
PARAGRAPHE    I. 

Maximes  fur  r  Education  de  la  Jennejfe. 

L'Empereur  C/i'^îo  //V  de  la  famille  des  Han  étant  prêt  de  mourir,  donna 
_^  cet  avis  au  Prince  fon  fils  qui  devoit  lui  fuccéder  au  gouvernement  de 

reur  cAi-D     l'Empire.     S'il  fe  préfente  une  bonne  ou  une  mauvaife'aétion  à  faire,  ne 

lié  à  fon       dites-pas  :  c'cll  peu  de  chofe.     On  doit  faire  cas  des  chofes  les  plus  légères. 

Il  n'y  a  point  de  bien,  quelque  léger  qu'il  foit,  qu'il  ne  faille  pratiquer: 

il  n'y  a  point  de  mal,  quelque  petit  qu'il  paroiflc,  qu'on  ne  doive  éviter. 

Voici  l'inftruftion  ■  que  le  premier  Miniftre  Lieu  pié  àonnoit  à  fes  enfans: 

ne  pas  avoir  foin  de  fa  propre  réputation,  difoit-il,  c'eft  deshonorer  fes  an- 

à'fes'ltn-"    cêtres,  c'eft  fe  précipiter  dans  cinq  fortes  de  vices,  contre  lefquels,  on  ne 

fani,  peut  affez  fe  précautionner.    Je  vais  vous  les  rapporter,  afin  de  vous  en 

infpirer  l'horreur  qu'ils  méritent. 

Le 


Confeil  de 


Fils. 


Inflriiâion 
de  Lieu  pié 


ET   DE   LA   TARTARIE  CHINOISE.  44» 

Le  premier,  eft  de  ces  perfonnes  qui  ne  s'occupent  que  du  pkifir  &  de 
la  bonne  chère:  qui  n'ont  en  vue  que  leurs  commoditez  &  leur  propre  in- 
térêt :  qui  s'étudient  à  étouffer  dans  leur  cœur  ce  fentiment  de  compaffion , 
que  la  nature  infpire  pour  les  malheureux. 

Le  fécond, eft  de  ceux  qui  n'ont  aucun  goût  pour  la  doûrine  des  anciens 
fages  :  qui  ne  rougiflent  point  de  honte  Sc  de  confufîon ,  lorfqu'ils  compa- 
rent leur  conduite  avec  les  grands  exemples  que  nous  ont  laiffez  les  héros 
des  fiécles  paflez. 

Le  troiliéme,  eft  de  certaines  gens  qui  dédaignent  ceux  qui  font  au-def- 
fous  d'eux  :  qui  n'aiment  que  les  fla:tteurs  :  qui  ne  fe  plaifent  qu'aux  bouf- 
fonneries &  aux  entretiens  frivoles  :  qui  regardent  d'un  œil  jaloux  les  ver- 
tus des  autres,  ôc  qui  n'apprennent  leurs  défauts  que  pour  les  publier:  qui 
font  confifter  tout  leur  mérite  dans  le  fafte  6c  la  vanité. 

Le  quatrième,  eft  de  ceux  qui  n'aiment  que  les  comédies  8c  les  feftins,6c 
qui  négligent  leurs  devoits  le*  plus  importans. 

Le  cinquième ,  eft  de  quelques  autres  qui  cherchent  à  s'élever  aux 
charges  &  aux  dignitez,  êc  qui  pour  y  parvenir,  ont  recours  aux  plus  in- 
dignes balTefles,  &  fe  font  les  cfclaves  de  quiconque  a  du  crédit. 

N'oubliez  jamais,  mon  cher  enfant,  ajoûte-t-il  ,  que  les  plus  illuftres 
familles  ont  été  établies  lentement  par  la  piété  filiale,  par  la  fidélité,  par  la. 
tempérance  6c  l'application  de  ceux  qui  les  gouvernoient  :  6c  qu'elles  ont 
été  détruites  avec  une  rapidité  étonnante  par  le  luxe,  l'orgiieil,  l'ignoran- 
ce, la  fainéantife,  6c  la  prodigalité  des  enfans,qui  ont  dégénéré  de  la  ver- 
tu de  leurs  ancêtres. 

Fan  che  premier  Min'iûre  y   6c  confident  de  l'Empereur  avoit  un  neveu,   Inftru(Sioii 
qui  le  preflbit  continuellement  d'employer  fon  crédit  pour  ion  élévation.   ^^"^  f**' 
Comme  il  étoit  encore  jeune  6c  fans  expérience.  Fan  che  lui  envoya  l'inf-    '^flt^,  ' 
truétion  fuivante.      Si  vous  voulez  mériter  ma  protcétion ,  mon  cher  ne- 
veu, commencez  par  mettre  en  pratique  les  confeils  que  je  vous  donne. 

1°.  Diftinguez-vous  par  la  piété  filiale,  6c  par  une  grande  modeftie  : 
foyez  fournis  à  vos  parens,  6c  à  ceux  qui  ont  fur  vous  quelque  autorité:  ^ 
que  dans  toute  votre  conduite  ,  il  ne  vous  échappe  jamais  aucun  trait  de 
fierté,  ni  d'orgiiei!. 

z°.  Mettez- vous  bien  dans  l'efprit,que  pour  remplir  de  grandes  charges, 
il  faut  y  apporter  une  application  extraordinaire,  6c  beaucoup  de  connoif- 
fances.  Ainfi  ne  perdez  pas  un  moment  de  tems,  6c  rcmpliffez-vous  l'ef- 
prit  des  maximes  que  nous  ont  laiflees  les  anciens  fages. 

y.  Ayez  de  bas  fentimens  de  vous  même ,  reconnoiftez  le  mérite  des 
autres  ,  6c  faites-vous  un  plaifirde  rendre  à  chacun  l'honneur  qui  lui  eft  dû. 

4°.  Ayez  foin  de  ne  point  diftraire  votre  efprit  des  occupations  férieufes, 
&  de  ne  le  pas  dillîper  par  des  amufemens  peu  féans  à  un  fage. 

f  °.  Soyez  en  garde  contre  l'amour  du  vin  :  c'eft  le  poiibn  de  la  vertu  ; 
l'homme  du  plus  beau  naturel,  qui  fe  livre  à  une  paffion  fi  bafle,  devient 
bien-tôt  intraitable  6c  féroce. 

6'.  Soyez  difcret  dans  vos  paroles:  tout  grand  parleur  fe  fait  méprifer  , 
&  s'attire  fouvent  de  triftes  affaires. 

7\  Rien  de  plus  cohfolaQt  que  de  fe  faire  des  amis:  mais  pour  les  confer- 

Jme  II,  LU  ver. 


4fo  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

ver,  n'ayez  point  trop  de  fenfîbilité;  ôc  ne  foycz  point  du  nombre  de  ces 
gens,  que  le  moindre  mot  qui  aura  échappé  ,  8c  qui  leur  déplaît, tranfpor- 
te  de  rage  èz  de  colère. 

8'.  On  en  voit  peu  qui  ne  prêtent  l'oreille  aux  difcours  flatteiH's,  Se  qui 
après  avoir  favouré  des  louanges  gliflees  à  propos,  n'en  conçoivent  une  haute 
idée  d'eux-mêmes:  ne  tombez  jamais  dans  ce  défaut  :  6c  loin  de  vous  laifler 
dupper  par  les  feintes  douceurs  de  ceux  qui  vous  flattent ,  regardez  les 
comme  des  féduiSteurs  qui  vous  trompent. 

p°.  C'eft  le  propre  d'une  populace  ignorante ,  d'admirer  ces  hommes 
vains ,  qui  font  parade  d'un  train  fuperbe,  d'une  longue  fuite  de  domefti- 
ques  ,  de  la  magnificence  des  habits  ,  6c  de  tout  ce  que  le  luxe  a  inventé 
pour  donner  une  prééminence,  qui  eft  rarement  foutenue  du  mérite:  mais  les 
lages  les  regardent  avec  un  œil  de  pitié:  ils  ne  fçavent  cftimer  que  la  vertu. 

lo,.  Vous  me  voyez  au  comble  de  la  profpérité  6c  de  la  grandeur:  plaig- 
nez-moi, mon  neveu  ,  6c  n'enviez  pas  mon  fort.  Je  me  regarde  comme  un 
homme  ,  dont  les  pieds  chancellent  fur  les  bords  d'un  précipice,  ou  qui 
marche  fur  une  glace  fragile.  Croyez-moi,,  ce  ne  font  pas  les  grandes  pla- 
ces, qui  rendent  l'homme  hem*eux,  6c  il  n'eft  pas  aifé  d'y  conferver  fa  ver- 
tu. Suivez  donc  un  confeil,  qui  eft  le  fruit  de  ma  longue  expérience:  ren- 
fermez-vous dans  votre  maifon,  vivez  y  dans  la  retraite,  étudiez  la  fagefTe, 
craignez  de  vous  montrer  trop  tôt  au-dehors,  Se  méritez  les  honneurs  en 
les  fuyant  :  celui  qui  marche  trop  vite,  eft  fujet  à  broncher  ou  à  tomber. 
La  providence  eft  la  difpenfatrice  des  grandeurs  6c  des  richeffes  :  il  faut  at» 
tendre  fes  momens. 

PARAGRAPHE    II. 

Maximes  fur  les  cinq  'Devoirs. 
EUR  entre  dans  le  détail  des  devoirs  des  domeftiques:  des 


I   .  eere 


Maximes        ■  ,    ,         ■  ,         /  i  •       i  - 

deCivili-      Ji^  cérémonies  ordonnées,  pour   mettre  le  premier   bonnet  aux  jeunes 
ïé.  gens  :  des  honneurs  funèbres  qu'on  doit  rendre  aux  parens  défunts  :  du  dciiil 

triennal  :  du  foin  qu'on  doit  avoir  d'éviter  les  cérémonies  introduites  par- 
les feâaires  :  du  devoir  des  magiftrats:  de  la  précaution  qu'on  doit  appor- 
ter aux  mariages  :  de  l'amour  qui  doit  être  entre  les  frères ,  6c  des  régies  de 
l'amitié.  Comme  la  plû-part  de  ces  réflexions  fe  trouvent  dans  les  livres  pré- 
cédens  ,  je  n'en  rapporterai  que  quelques-unes  ,  dont  je  n'ai  point  parlé 
jul'qu'ici. 

Autrefois  c'eût  été  un  fcandale,  6c  une  faute  puniflable,  que  de  manger 
de  la  viande  6c  de  boire  du  vin  ,  lorfqu'on  portoit  le  dciiil  de  fes  parens  dé- 
cédez :  que  les  tems  font  changez  !  Maintenant  on  voit  même  des  Manda- 
rins dansuntems,  comme  celui-là,  confacré  à  la  douleur  6c  à  la  triftcfle,. 
fe  vifiter  ,  6c  le  régaler  les  uns  les  autres  :  on  ne  fait  pas  difficulté  de  con- 
traéter  des  mariages  :  parmi  le  peuple  on  invite  les  parens,  les  amis,  les  voi- 
iîns  à  des  repas  qui  durent  tout  le  jour ,  6c  oii  Ibuvent  on  s'enivre.  O- 
mœurs!  qu'éres-vous  devenues? 

Les  rits  de  l'Empire  ordonnent  qu'on  s'abftiennc  de  viande  6c  de  vin  tout 
le  tems  que  le  deiiil  dure  :  on  n'excepte  de  cette  loi  que  les  malades,  6c 
ceux  qui  ont  .itteint  l'âge  de  cinquante  ans,  aulquels  on  permet  de  prendre 

des 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE. 


4fi 


des  bouillons,  6c  de  manger  de  la  viande  falée  :  mais  il  leur  eft  abfolument 
défendu  de  le  nourrir  de  viandes  délicates,  &  d'aflifter  à  des  feftins.  A  plus- 
forte  raifon  leur  interdit-on  toutes  fortes  de  plaifns,  èc  de divertiflemens ; 
c'eil;  de  quoi  je  ne  parle  point,  car  il  y  a  des  loix  établies  dans  l'Empire, 
pour  réprimer  ceux  qui  fe  rendroient  coupables  de  cet  excès. 

Ces  hommes  fuperltitieux  qui  ajoutent  foi  aux  menfonges  de  la  fcfte  de 
Foj  croyent  avoir  fatisfait  à  un  devoir  eflentiel  à  l'égard  de  leurs  parens  dé- 
funts, lorfqu'ils  ont  chargé  l'idole  de  préfens,  &  offert  des  viandes  à  leurs 
Miniilres.  A  entendre  ces  impofteurs  ,  ce  font  ces  offrandes,  qui  effacent 
les  péchez  des  défunts,  6c  qui  leur  facilitent  l'entrée  dans  le  ciel.  Ecoutez 
l'inilruftion  que  le  célèbre  Ten  donnoit  à  fcsenfans:  Notre  famille,  leur 
difoit-il ,  a  toujours  réfuté  par  de  fçavans  écrits  les  artifices  de  cette  fcéle  : 
prenez  bien  garde ,  mes  enfans ,  de  ne  jamais  donner  dans  ces  vaines  & 
monftrueufes  inventions. 

Quand  vous  avez  deffein  de  marier  votre  fils  ou  votre  fille ,  ne  cherchez 
dans  l'époux  ou  dans  l'époufe  que  le  beau  naturel,  la  vertu,  ôc  la  fage  édu- 
cation qu'ils  ont  reçue  de  leurs  parens  :  préférez  ces  avantages  à  tous  les 
honneurs  &  à  toutes  les  richeffes.  Un  mari  iage  6c  vertueux ,  fût-il  pauvre, 
&  d'une  condition  abjeébe ,  peut  devenir  un  jour  confidérable  par  fes  digni- 
tez,  6c  par  fes  richeffes:  au  contraire  il  eft  vrai-femblable  qu'un  mari  vici- 
eux ,  quelque  riche,  ôc  quelque  noble  qu'il  foit,  tombera  bien-tôt  dans  le 
mépris  6c  dans  l'indigence. 

La  grandeur  ou  la  ruine  des  familles  vient  fouvent  des  femmes  :  fi  celle 
que  vous  époufez  a  de  grandes  richeffes  ,  elle  ne  manquera  pas  de  vous  mé- 
prifer,  6c  ion  orgueil  jettera  le  trouble  dans  votre  maifon.  je  veux  que  cet- 
te riche  alliance  vous  élève  6c  vous  enrichiffe  :  mais  fi  vous  avez  un  peu  de 
cœur  ,  ne  rougirez-vous  pas  d'être  redevable  à  votre  femme  de  ces  hon- 
neurs 6c  de  ces  richeffes? 

Le  doéteur  Hou  avoit  coutume  de  dire  :  lorfque  vous  mariez  votre  fille, 
choisiffez-lui  un  mari  dans  une  famille  plus  illuftrc  que  la  votre;  elle  vivra 
toujours  dans  l'obéiffance  6c  le  rcfpecl  qu'elle  lui  doit,  6c  la  j^aix  régnera 
dans  la  famille.  De  même  lorfque  vous  mariez  votre  fils,  choififfez-lui  une 
femme  dans  une  fimille  plus  oblcure  que  la  votre:  vous  pouvez  vous  affûrer 
par-là  que  votre  fils  fera  tranquile  dans  fa  maifon,  6c  que  fa  femme  ne  s'é- 
cartera jamais  du  refpcct  qu'elle  lui  doit. 

Le  docteur  Ching  avoit  raifon  de  dire,  qu'afin  que  l'amitié  foit  durable, 
il  faut  que  les  amis  fe  refpeftent  l'un  l'autre,  6c  qu'ils  s'avertilîent  mutuel- 
lement de  leurs  défauts.  Si  vous  ne  choififfez  pour  amis  que  ceux  qui  vous 
flattent ,  6c  qui  vous  divertiffent  par  leurs  bons  mots,  par  leurs  plaifante- 
ïies,  6c par  leur  badinage,  vous  verrez  bien-tôt  la  fin  d'une  amitié  fi  frivole. 

P  A  R  A  G  R  A  P  H  E    I  I  I. 

Maximes  des  Auteurs  Modernes  y/urîe  Jbm  avec  lequel  on  doit  veiller 
fhr  foi-mcme. 

UN  ancien  proverbe  dit  que  celui  qui  veut  fe  rendre  vertueux,  reflem- 
blc  à  un  homme  qui  grimpe  une  montagne  fort  efcarpée:  6c  que  ce- 
Lll  i  lui 


Qualités 
requifes 
p  nir  le 
Mariage, 


D'où  pro- 
cède la 
Grandeur 
ou  la  Kmm 
des  'Eam'iU 
les. 


Maximes 
du  Doc- 
teur Hoti 

fur  le  MU' 
riage. 


Sentiment 
du  Doc- 
teur Chhii 
Air  l'Ami- 


4ri  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

lui  qui  fe  livre  au  vice  ,  eft  femblable  à  un  homme  qui  delcend  une  pente 

fort  roide. 

Inftruaion       Le  doéleur  Fan  tchungfiuen  faifoit  cette  inftruftion  à  fes  enfans  êc  à  fcs 

du  Doc-      frères  :    faut-il  cenfurer  le  prochain  ?   Les  plus  Itupides  font  clairs-voïans. 

teur  Ffl«      S'agit-il  de  fe  cenfurer  foi-même?  les  plus  clairs-voïans  deviennent  ftupi- 

^CmlnK  fes  '^^^-  Tournez  contre  vous-même  cette  fubtilité  à  critiquer  le  prochain  ,  & 

Enfin? ,  &  ayez  à  fon  égard  l'indulgence  que  vous  avez  pour  vous. 

à  fes  Fre-       Le  cœur  de  l'homme  ell  femblable  à  une  terre  excellente.  La  femencc 

^"-'  qu'on  y  jette,   ce  font  les  vertus,   la  douceur,   kjufticc,  la  fidélité,  la 

clémence  ,   ^c.  Les  livres  des  fages,  Se  les  exemples  des  hommes  illullres 

Ibnt  les  inllrumens  propres  à  cultiver  cette  terre.  Les  embarras  du  fiécle  Sc 

les  paflions  font  les  méchantes  herbes,    les  épines  qui  y  croiflent,  les  vers 

qui  rongent,   qui  dévorent  la  femcnce.  Le  loin,    la  vigilance,  l'attention 

lur  foi-même  ,   l'examen  de  fa  conduite,  c'cfl  la  peine  qu'on  prend  à  arro- 

fer  6c  à  cultiver  cette  terre.  Enfin  quand  on  a  le  bonheur  d'acquérir  la  per- 

fcftion,  c'eft  le  tems  de  la  moilfon ,  c'ctt  la  récolte. 

yemiment        Voici  comment  s'explique  le   doétcur  Hou  ven  ting:  Un  homme  qui  af- 

du  Doc-      pire  à  la  fagefle,  doit  faire  peu  de  cas  des  délices  du  fiécle,  &  ne  pas  fe 

leur  Mou      laiffer  ébloiiir  par  le  vain  éclat  des  honneurs  6c  des  richefles.     Les  Princes 

■vtn  nn^iw  enivrez  de  leur  grandeur,  ne  fe  dillinguent  que  par  leur  fafte  Scieur  or- 

Sa^effe!  ^  guéil  :    ils  ont  de  grandes  falles  fuperbement  ornées  ,    des  tables  fervies 

avec  toute  la  délicatelTe  8cla  magnificence  imaginable,   un  grand  nombre 

de   feigneurs  6c  de  domeftiques  qui  les  environnent ,  6c  leur  font  la  cour. 

Certainement  fi  j'étois  à  leur  place,  je  me  garderois  bien  de  les  imiter. 

Celui  qui  veut  être  véritablement  fage,  doit  détefler  le  luxe,  6c  fans  avi- 
lir fon  efprit,  en  l'occupant  de  ces  bagatelles,  l'élever  aux  connoifiances 
les  plus  fublimes  :  il  doit  fe  rappellcr  fouvent  l'exemple  du  célèbre  T'chu  k<y 
Kang  ming^  qui  fleuriflbit  fous  la  fin  de  l'Empire  des  Han.  Il  vivoit  tran- 
quile  dans  la  bourgade  de  Nan  yang  fans  défirs  6c  fins  ambition ,  ne  s'occu- 
pant  qu'à  cultiver  fes  terres,  6c  à  acquérir  la  fagefle.  Lieou  pi  Général  des 
troupes  Impériales,  fit  tant  par  fes  prières,  qu'il  l'engagea  à  prendre  le 
parti  de  la  guerre.  Il  s'acquit  dans  l'armée  une  fi  grande  autorité,  qu'après 
avoir  partagé  les  champs  6c  les  provinces,  il  diviia  tout  l'Empire  en  trais 
parties.  Dans  ce  haut  point  de  crédit,  6c  d'autorité  où  il  fe  trouvoit,  que 
de  richcnes  ne  pouvoit-il  pas  accumuler!  Cependant  écoutez  le  difcours 
qu'il  tint  à  l'héritier  de  l'Empire.  J'ai,  dit-il,  dans  ma  terre  natale  8oo. 
mûriers  pour  nourrir  des  vers  à  foye:  j'ai  ifoo.  arpens  de  terre  qu'on  cul- 
tive avec  foin,  ainfi  mes  fils  6c  mes  petits-fils  auront  abondamment  de  quoi 
vivre.  Cela  leur  fuffit,  6c  je  me  garderai  bien  d'accroître  mes  richcflesr: 
je  n'ai  donc  d'autre  vue  que  de  procurer  le  bien  de  l'Empire  :  6c  pour 
prouver  à  votre  Majellé  la  vérité  6c  lafincéritè  de  mes  p.uolcs,  je  vous  pro- 
mets qu'à  ma  mort  on  ne  trouvera  ni  ris  dans  mes  greniers,  ni  argent  dans 
mes  coffres.    Et  en  efïet  la  chofcVriva  comme  il  l'avoit  promis. 


CHA- 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  4f? 

CHAPITRE     SECOND. 

Exemples   tirez   des    auteurs    Modernes, 

PARAGRAPHE  I. 

Exemples  fur  r Education  de  la  Jemejfe. 

UN  Lettré  nommé  Z,/«,  né  dans  la  ville  de  L/V»  ^<z«^,  avoit  fait  avec   Société 
pluiieuis  de  l'es  concitoyens   une  efpèce   de  Ibciété  pour  travailler   "^^"M*    . 
de  concert  à  leur  perfection  :  ils  étoient  convenus  des  loix  fuivantes  qui  de-   de\'hom- 
voient  êtreinviolablcment  obfervécs.  i".  Tous  les  membres  de  cette  locic té    me. 
dévoient  s'aflembler  fouvent  pourfc  porteries  uns  les  autres,  6c  s'exciter  à  la 
vertu.    2'.  Ils  dévoient  s'avertir  de  leurs  défauts.     3°.  Ils  dévoient  fe  réunir 
dans  les  fêtes  6c  les  iblemnitez ,  6c  les  pafler  enlemble.  4'.  Ils  dévoient  s'alîîftcr 
dans  leurs  befoins,  6c  fe  prêter  un  mutuel  fecours.dans  leurs  peines  6c  leurs 
affligions,     f .  Si  quelqu'un  de  la  fociété  faifoit  quelque  aélion  digne  d'é- 
loge, on  l'écrivoit  dans  le  regiftre  pour  en  conlérver  la  mémoire.     6°.  De 
même  fi  quelqu'un  tomboit  dans  quelque  faute  confîdérable .  elle  étoit  aufli- 
tôt  écrite  dans  le  même  regiftre.     7^  Enfin  tout  membre  de  la  fociété  qui 
avoit  été  averti  julqu'à  trois  fois  de  fes  fautes,   6c  qui  y  retomboit,   étoit 
pour  toujours  exclus  de  la  fociété,  6c  fon  nom  biffé  du  regiftre. 

Le  Mandarin  Hou  yuen  fe  plaignoit  fouvent  de  ce  que  les  jeunes  gens,  qui  ^'^'"^".'^'^ 
s'aprliquoient  aux  fciences  ,    &  afpiroient  à  la  magiftrature ,    ne  s'atta-   ^eu  yuèn 
choient  qu'à  une  vaine  éloquence,  fans  fe  mettre  en  peine  d'approfondiv  la  du  la  vaine 
doétrine  des  anciens  fages,  6c  de  fe  former  fur  leurs  exemples.     C'cft  pour-   Eloquen- 
quoi  il  n'expliquoit  à  fes  diiciples  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  important  dans   *^^' 
les  anciens  livres  fur  le  règlement  des  mœurs,  6c  fur  les  vertus  qu'on  doit 
acquérir  pour  bien  gouverner  :    dans  fes  dilcours  ,    il  ne   chcrchoit  qu'à 
développer  le  fens  des  anciens  livres,  6c  méprifint  les  fleurs  de  l'éloquence, 
il  n'avançoit  rien  qui  ne  fût  appuyé  fur  des  raifonnemens  folides.     Sa  répu- 
tation fe  répandit  bientôt  de  toutes  parts  :    6c  en  très-peu  de  tems  on 
compta  plus  de  mille  difciples  qui  firent  de  grands  progrès  fous  un  maître 
fi  habile. 

Lorfqu'il  étoit  Mandarin  des  Lettrez  dans  la  ville  de  Hou  tcheou^  il  éri- 
gea deux  écoles  :  dans  l'une  on  ne  recevoit  que  ceux  qui  avoient  un  efprit 
eminent,  6c  on  s'y  appliquoit  à  pénétrer  bien  avant  dans  la  doftrine  des 
anciens,-  6c  à  approfondir  ce  qu'elle  renferme  de  plus  fublime.  On  admet- 
toit  dans  l'autre  ceux  qui  fe  diftinguoient  par  leur  prudence:  on  leur  en- 
feignoit  l'arithmétique,  les  exercices  de  guei-re,  les  régies  du  gouverne- 
ment, 6cc.  Ce  grand  nombre  de  difciples  fe  difpcrferent  par  tout  l'Em- 
pire. Et  comme  ils  fe  diftinguoient  du  commun  par  legrt-  fageffe,  leur 
modeftie,  6c  l'intégrité  de  leurs  mœurs,  feulement  à  les  voir,on  jugeoit 
qu'ils  étoient  les  difciples  du  Mandarin  Hm  yuen. 

LU  5  PA^ 


4f4  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

PARAGRAPHE   II. 

Exemples  fur  les  cinq  ^Devoirs. 
Suite  (ks     T    E  jeune  Sis  pao  n'avoit  d'autre  foin  que  de  fe  rendre  habile,  ^  d'ac- 


L 


JU-»  «^i^érir  la  vertu  :  Ton  père  qui  avoit  paflé  à  de  fécondes  noces ,  le  prit 
\"i[ité!  ''  tellement  en  averfion  qu'il  le  chafla  de  la  maifon.  Le  jeune  homme  qui 
ne  pouvoit  le  féparer  de  ion  père,  pleuroit  nuit  ôcjour,  6c  y  demeuroit 
toujours.  Le  père  en  vint  aux  menaces  &  aux  coups  :  Scie  fils  obligé  de  fe 
retirer,  fe  bàrit  une  petite  hutte  auprès  de  la  maifon  paternelle,  &  alloit 
tous  les  matins  la  nettoyer,  6c  balayer  les  fallcs,  comme  il  avoit  accou- 
tumé de  faire  auparavant.  Le  père  n'en  fut  que  plus  irrité  :  ôc  dans  la  co- 
lère où  il  étoit,  il  fit  abattre  la  hutte, Se  éloigna  tout-à-fait  fon  fils  de  fa 
préfence.  Sie pao  ne  ié  rebuta  point:  il  chercha  un  logement  dans  le  voi- 
finage,  6c  matin  6c  foir  il  venoit  le  préfenter  à  fon  père  pour  lui  rendre  its 
devoirs.  Une  année  fc  pafla  ainfi,l'ans  que  les  manières  dures  avec  lefquelles 
on  le  recevoit ,  puffent  diminuer  là  tendreflè  6c  là  piété.  Enfin  fon  père  fit 
des  réflexions  fur  l'injulHce  de  fa  haine:  6c  après  avoir  comparé  la  dureté 
de  fa  conduite  avec  le  tendre  amour  que  lui  portoit  fon  fils,  il  fe  rendit 
aux  fentimens  naturels,  6c  rappella  fon  fils  auprès  de  fa  perfonne.  Dans 
la  fuite  Sie  pao  perdit  fes  parens:  après  avoir  fatisfait  au  deiiil  triennal, 
fes  frères  cadets  lui  propoièrent  de  partager  l'héritage  ,  il  y  conlèntit  : 
mais  quelle  fut  fa  conduite?  Voilà,  leur  dit-il,  un  nombre  de  domefti- 
ques  qui  font  dans  un  âge  décrépit,  6c  hors  d'état  de  l'ervir  :  je  les  connois 
depuis  long-tems ,  6c  ils  font  faits  à  mes  manières  :  pour  vous ,  vous  auriez  de 
la.peine  à  les  gouverner:  ainfi  ils  demeureront  avec  moi.  Voilà  des  maifons 
:  à  demi  ruinées  6c  des  terres  ftériles:  je  les  cultive  depuis  ma  plus  tendre 

ieuneiTe,  ainfi  je  me  les  réferve.  Il  ne  refte  plus  à  partager  que  les  meubles, 
je  prens  pour  moi  ces  vafes  à  demi  brifez ,  S>c  ces  anciens  meubles  qui  tom- 
bent en  morceaux ,  je  m'en  fuis  toujours  fervi,  6c  ils  entreront  dans  mon 
lot.  C'ell  ainfi  que  quoiqu'il  fût  l'aîné  de  la  famille,  il  prit  pour  fon  par- 
tage tout  ce  qui  étoit  de  rebut  dans  la  maifon  paternelle.  Bien  plus,  fes 
frères  ayant  bientôt  diflipé  tous  leurs  biens,  il  partagea  encore  avec  eux 
ce  qui  lui  refloit. 

Hnen  )«,  qui  s'eft. rendu  fi  célèbre  dans  l'Empire,  rapporte  que  c'efl 
aux  fages  confeils  de  fi  mère,  qu'il  ell  redevable  de  toute  la  l'plendeur  de  la 
maifon.  Un  jour,  dit-il,  elle  me  prit  en  particulier,  6c  me  parla  ainfi: 
étant  allé  voir  un  de  mes  parens  premier  MiniiliT,  après  les  civilitez  ordi- 
naires, vous  avez  un  fils,  me  dit-il,  s'il  parvient  jamais  à  quelque  dignité, 
^  que  vous  entendiez  dire  qu'il  eft  dans  le  beibin,  6c  qu'à  peine  a-t-il  de- 
quoi  fubfilter,  tirez-en  un  bon  augure  pour  la  fuite  de  là  vie.  Si  au  con- 
traire on  vous  dit  qu'il  a  des  richefles  immenfes,quc  fon  écurie  ert  remplie 
des  plus  beaux  chevaux,  qu'il  eft  magnifique  dans  fes  habits:  regardez  ce 
luxe  6c  ces  richefles,  comme  le  préfage  certain  de  f.i  ruine  prochaine.  Je 
n'ai  jamais  oublié,  ajoûra-t-cUc,  une  rétlcxion  fi  fenfée.  Car  comment  fe 
pcur-il  faire,  que  des  perfonncs  conrtituècs  en  dignitcz,  envoyeut  tous  les 
ans  à  leurs  parens  des  foiv.mcs  confidérables  6c  àc  riches  prcftiii.''  Si  c'eft 
'là  un  eltet  de  leur  épargne,  6c  le  luperflu  de  kurs  appointcmens,  je  n'ai 


ET    DE   LA    TARTARIE    CHINOISE. 


4rf 


garde  de  les  blâmer:  mais  fî  c'efb  le  fruit  dcleurs  injuftices,  qu'elle  diffé- 
rence V  a-t-il,  entre  ces  JVIandarins  &  les  voleurs  publics?  Et  s'ils  font  af- 
fez  habiles  pour  le  dérober  à  la  lévérité  des  loix,  comment  peuvent-ils  fe 
fouffrir  eux-mêmes,  &  ne  pas  rougir  de  confulion-? 

Du  lems  que  régnoit  la  dynailie  des  /fo»,  une  jeune  fille  nommée  Chin^  Aâion  gé^ 


tiéreufe 
une  jeu- 
e  fille  en- 


époufa  à  l'âge  de  feize  ans  un  homme,  qui  auflîtôt  après  fon  mariage  fut  ": 
obligé  de  partir  pour  la  guerre.  Comme  il  étoit  fur  fon  départ.  Je  ne  j 
fçai,  dit-il  à  la  femme,  ii  je  reviendrai  de  cette  expédition:  je  laifle  une  vers  fa  ' 
mère  fort  âgée,  &  je  n'ai  point  de  frères  qui  puiiTent  prendre  foin  d'elle:  belle  mcr; 
puis-je  compter  fur  vous,  fi  je  venois  à  mourir:  &  voudricz-vous  bien  vous  '^^• 
charger  de  ce  fom?  La  jeune  dame  y  conientit  de  tout  fon  cœur,  £c  fon 
mari  partit  fans  inquiétude.  Peu  de  tems  après  on  apprit  fa  mort  :  la  jeu- 
ne veuve  tint  fa  parole,  Se  prit  un  loin  particulier  de  la  belle  mère:  elle  fi- 
loit  tout  le  jour,  Scifaifoit  des  étoffes,  pour  avoir  dequoi  fournir  à  fa  fub- 
flftance.  Enfin,  après  les  trois  années  de  deiiil,  les  parens  prirent  le  def- 
fein  de  lui  donner  un  nouveau  mari  :  mais  elle  rejetta  bien  loin  cette  propo- 
fition,  alléguant  la  prômcffe  qu'elle  avait  faite  à  fon  mari  ,  8c  alfurant 
qu'elle  fe  donneroit  plutôt  la  mort,  que  de  confentirà  de  fécondes  noces. 
Une  réponfe  fî  précife  ferma  la  bouche  à  fes  parens:  &  devenue  par-là  maî- 
treffe  de  fon  fort,  elle  paffa  28.  ans  auprès  de  fa  belle  mère,  &  lui  procura 
tous  les  fecours  qu'elle  auroit  pu  attendre  du  meilleur  fils  :  cette  belle-mere 
étant  morte  âgée  de  plus  de  80.  ans, elle  vendit  fes  terres,  fes  maifoni',&  tout 
ce  qu'elle  poffédoit,  pour  lui  faire  des  obféques  magnifiques,  &  lui  procurer 
une  honorable  fépulture.  Une  aélion  fi  genéreufe  frappa  tellement  l'efprit 
du  Gouverneur  des  villes  de  Hoai  ngan  èc  de  Tang  tchcou,  qu'il  en  fit  le  récit 
à  l'Empereur  dans  une  requête  qu'il  lui  prélénta  à  ce  fujet  :  &  la  Majellé 
pour  récompenfer  la  piété  de  cette  genéreufe  dame  ,  lui  fit  donner  4240. 
onces  d'argent ,  &  l'exempta  pendant  fa  vie  de  tout  tribut. 

Du  tems  que  régnoit  ladynaftie  des  Tang,  le  premier  Minillre  de  l'Em-  Exemple 
pire  nommé  A"/ p>' avoir  une  fœur  qui  étoit  dangéreufement  malade:  com-   d'amitié 
me  il  lui  faifoit  chauffer  un  bouillon,  le  feu  prit  a  fa  barbe:  fa  fœur  touchée  ff^'£tn«l''3.' 
de  cet  accident  :  hé!  monfrerc,  lui  dit-elle,  nous  avons  un  fi  grand  nom- 
bre de  domeftiques,  pourquoi  vous  donner  vous-même  cette  peine  .^    Je  le 
fçai  bien,   répondit -il,   mais  nous  fommes  vieux  l'un  8c  l'autre,    8c  il 
ne  fe  préfentera  peut-être  plus  d'occafion  de  vous  rendre  ces  petits  fervices. 

Pao  hiao-fo  étant  Gouverneur  de  la  ville  de  Kingfao,  qui  s'appelle  main- 
tenant Si  ngan^  un  homme  de  la  lie  du  peuple  vint  le  trouver.  J'ai  eu  au- 
trefois un  ami,  lui  dit-il,  qui  m'envoya  cent  onces  d'argent  :  ilellmort, 
êc  j'ai  voulu  rendre  cette  fomme  à  fon  fils,  mais  il  ne  veut  pas  abfolument 
k  recevoir:  faites-le  venir,  je  vous  prie,  8c  ordonnez-lui  qu'il  prenne  ce  qui 
lui  appartient:  en  même  tems  il  dépofe  l'aigent  entre  les  mains  du  Gouver- 
neur. Celui  ci  fait  venir  l'homme  en  queftion,  qui  protefte  que  fon  père 
n'a  jamais  envoyé  à  perfonne  cent  onces  d'argent.  Le  Mandarin  ne  pouvant 
éclaircir  la  vérité,  vouloit  rendre  l'argent  tantôt  à  l'un  ,  tantôt  à  l'au- 
tre, êc  aucun  d'eux  ne  vouloit  le  recevoir,  dilant  qu'il  ne  lui  appartenoiu 
pas.  Sur  quoi  le  dofteur  L/^^jy^w^  s'écrie:  qu'on  dife  maintenant,  qu'on 
dife  qu'il  n'y  a  plus  de  gens  de  probité':  qu'on  di]e  qu'il  n'elt  paspolfibie 

d'i" 


Jugement 
fur  les  Ri- 
chefles. 


Amour  de 
«ieux  Filles 
pour  la  Pu- 
«iicitd 


45-6  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

d'imiter  les  Empereurs  2"^  &  Chun.  Si  quelqu'un  avançoit  ce  paradoxe  , 
je  ne  veux  que  cet  exemple  pour  le  confondre. 

Sou  qiiangy  qui  avoic  été  précepteur  du  Prince  héritier,  préfenta  une  re- 
quête -à' VEmpcrem  Siuen  tiy  où  après  avoir  expofé  qu'il  étoitd'un  âge  fort 
avancé ,  il  lui  demandoit  la  permilTion  de  fe  retirer  dans  fa  maifon  :  l'Empe- 
reur le  lui  accorda,  &  lui  fit  préfent  d'une  grofle  fomme  d'argent:  le  Prin- 
ce héritier  lui  fit  aulîl  un  préfent  confidérable.  Ce  bon  vieillard  fe  trou- 
vant dans  fa  patrie,  ordonna  que  fa  table  fût  toujours  bien  fervie,  afin  de 
pouvoir  régaler  fes  proches  6c  fes  anciens  amis.  Il  demandoit  de  tems  en 
tcms  à  fon  intendant,  combien  il  lui  reftoit  encore  d'argent,  6c  il  lui  or- 
donnoit  d'acheter  ce  qu'il  trouveroit  de  meilleur. 

Cette  dcpenfe  allarma  fes  enfans:  ils  allèrent  trouver  les  amis  de  fon  père, 
pour  les  engager  à  lui  faire  fur  cela  des  repréfentations.  Nous  cfpérions, 
leur  dirent-ils,  que  notre  pcre  comblé  d'honneurs  &  de  biens  ne  penferoit 
qu'à  établir  iblidement  fa  famille,  &  à  nous  laifler  un  riche  héritage.  Ce- 
pendant vous  voyez  quelle  dépenfe  il  fait  en  feftins  6c  en  réjoi.iifranccs: 
n'employeroit-il  pas  bien  mieux  fon  argent  à  achctter  des  terres  6c  des  mai- 
fons?  Ces  amis  promirent  de  parler  au  vieillard:  6c  en  effet  ayant  trouvé 
un  moment  favorable,  ils  lui  infinuerent  le  fujet  de  plainte  qu'il  donnoit  à 
fes  enfans. 

J'admire  mes  enfans,  leur  répondit-il:  ils  penfent,  je  crois,  que  je  ra- 
dotte,  6c  que  j'ai  perdu  le  fouvenir  de  ce  que  je  dois  à  mapollérite.  Qu'ils 
fçachent  que  je  leur  laifferai  en  terres  6c  en  maifons  ce  qui  fuffit  6c  au-delà 
pour  leur  entretien,  s'ils  fçavent  les  faire  valoir:  mais  qu'ils  nefepcrfua- 
dent  pas  qu'en  augmentant  leurs  biens,  je  contribue  à  fomenter  leur  pa- 
refle.  J'ai  toujours  entendu  dire  que  de  donner  de  grandes  richeflcs  à  un 
homme  fage,  c'cil  énerver  6c  affoiblir  fa  vertu:  6c  que  d'en  donner  à  un 
infenfé,  c'eft  augmenter  fes  vices.  En  un  mot  cet  argent  que  je  dépenfe, 
l'Empereur  me  l'a  donné  pour  foulager  ÔC  récréer  ma  vieilleflc:  n'ell-il  pas 
jufte  que  j'en  profite,  félon  fes  intentions:  6c  que  pour  paflcr  plus  gaye- 
ment  le  peu  de  tems  qui  me  refte  à  vivre,  je  m'en  divertilTe  avec  mes  pa- 
rens  6c  mes  amis  ? 

Tang  teoH  avoit  deux  filles  fort  jeunes,  l'une  de  ip.  ans  6c  l'autre  de  i5. 
toutes  deux  d'une  rare  beauté,  6c  d'une  vertu  encore  plus  grande,  quoi 
qu'elles  n'euflént  eu  d'autre  éducation  que  celle  qu'on  donne  communément 
à  la  campagne.  Dans  le  tems  qu'une  troupe  de  brigands  infelloit  l'Empi- 
re, ils  firent  une  irruption  foudaine  dans  le  village  de  ces  jeunes  filles:  'elles 
fe  cachèrent  dans  des  trous  de  montagnes,  pour  le  dérober  à  leurs  infultes 
6c  à  leurs  cruautcz.  Les  brigands  les  eurent  bientôt  déterrées,  6c  les  em- 
menèrent avec  eux  comme  des  viétimes  dellinées  à  aflbuvir  leur  brutale  paf- 
fion.  Après  avoir  marché  quelque  tems,  ils  fe  trouvèrent  fur  les  bords  d'un 
précipice:  alors  l'aînée  de  ces  deux  filles  s'adreflant  à  fa  fœur  :  il  vaut  beau- 
coup mieux  ,  dit-elle  ,  perdre  la  vie  que  la  pudicité,  6c  à  l'inflant  elle  fê 
jetta  dans  l'abîme  :  la  cadette  imita  auffi-tôt  fon  exemple  :  mais  elle  ne 
mourut  pas  de  cette  chute  comme  fa  fœur:  elle  en  fut  quitte  pour  avoir  les 
jambes  caffées.  Les  brigands  effrayés  à  ce  fpeélacle  continuèrent  leur  rou- 
te, fans  examiner  ce  qu'elles  étoient  devenues.    Le  Gouverneur  de  la  ville 

voifîne, 


ET   DE  LA  TARTARIE  CHINOISE:  4^-7 

voifine,  inftruifit  l'Empereur  de  ce  qui  venoit  d'arriver  :  &  fa  Majefté , 
pour  éternifer  la  mémoire  d'une  fi  belle  aftion,  fit  un  éloge  magnifique  de 
la  vertu  de  ces  jeunes  filles,  2c  exempta  à  perpétuité  de  tout  tribut  leur  fa- 
mille 6c  leur  village. 

Leao  yung  étoit  fort  jeune  quand  il  perdit  fes  parens:  il  avoit  quatre  frc-   Union  fin- 
ies, avec  qui  il  étoit  très-uni  :  ils  vivoient  enfemble  dans  la  même  maifon,    guliéreen- 
Sc  leurs  biens  étoient  communs.     Il  arriva  que  ces  quatre  frères  fe  marie-  V^  ''''U 
rent:  leurs  femmes  troublèrent  bientôt  la  concorde  :  elles  ne  pouvoient  fc  r'eT'^    "^ 
fupporter  l'une  l'autre,  c'étoit  à  tout  moment  des  difputcs  &  des  querelles. 
Enfin  elles  demandèrent  qu'on  fît  le  partage  des  biens,  &  qu'on  fe  féparât 
d'habitation. 

Leao  yung  fut  fenfîblement  affligé  de  cette  demande  :  &  pour  mieux  faire 
connoître  jufqu'à  quel  point  fon  cœur  étoit  touché  :  il  afiemble  fes  frères 
Scieurs  femmes  dans  fon  appartement  :  il  ferme  la  porte:  il  prend  un  bâ- 
ton, 6c  s'en  frappant  rudement  la  tête:  ah!  malheureux  Leao  yung,  s'écria- 
t- il,  que  te  fert-il  de  veiller  continuellement  fur  toutes  tes  a6tions,dct'appli- 
quer  a  l'étude  de  la  vertu,  de  méditer  fans  cefle  la  doétrine  des  anciens  fa- 
ges.  Tu  te  flattes  de  réformer  un  jour  par  ton  exemple  les  mœurs  de  l'Em- 
pire, 6c  tu  n'es  pas  encore  venu  à  bout  de  mettre  la  paix  dans  ta  maifon  ? 

Ce  fpé£tacle  frappa  vivement  fes  frères ,  ôc  leurs  femmes:  ils  fe  jetterent  Concorde 
tous  à  les  pieds  :  6c  fondant  en  larmes  ils  lui  promirent  de  changer  de  con-   ^^^^^^>^ 
duite.  En  effet  on  n'entendit  plus  de  bruit  commei  auparavant:   la  bonne   Familk^ 
intelligence  fe  rétablit  dans  la  maifon,  6c  on  y  vit  régner  une  parfaite  u-   dune  ma- 
nion  des  cœurs.  "iére  fia- 

PARAGRAPHE    III. 

Exemples  fur  le  foin  avec  lequel  on  doit  veiller  fitr  foi-même. 


guliére. 


Quelqu'un  demandoit  un  jour  au  'Mandarin  ti  ou  lu»,  fi  depuis  qu'il   Sentimens 
travailloit  à  acquérir  la  vertu,  il  étoit  venu  à  bout  de  fe  dépoiiiller   deT/o«/»» 
.  de  toute  affeétion  particulière.     Je  m'apperçois  que  je  n'en  fuis  pas   feaioBs!"^' 
encore  là ,    répondit-il  ,   6c  voici  à  quoi  je  le  reconnois.     Une  perfonne 
m'offrit  il  y  a  du  tems  un  cheval  fi  léger  6c  fi  vif,  qu'il  taifoit  mille  ftades 
en  un  jour:  quoique  j'aye  refufé  ce  préfent  d'un  homme  qui  pouvoit  avoir 
des  vues  intércffées, cependant  dès  qu'il  s'agit  de  propofer  quelqu'un  pour 
remplir  une  dignité  vacante,  fon  nom  me  vient  toujours  à  l'efprit.     D'ail- 
leurs, que  mon  fils  ait  quelque  légère  incommodité,   quoique  je  fçache 
bien  que  fa  vie  n'efl  nullement  en  danger,  je  ne  laiffe  pas  de  palfer  toute  la 
nuit  fans  dormir,  6c  dans  je  ne    fçai  quelle  agitation  qui   me  fait  bien 
connoître  que  mon  cœur  n'eft  pas  encore  dépris  de  toute  affeétion  peu 
réglée. 

Le  Mandarin  Z-i^«  ^«o«  étoit  devenu  fi  maître  de  lui-même,  que  les  évé-    Empire 
nemens  les  plus  extraordinaires  6c  les  plus  imprévus ,  n'étoient  pas  capables    que  Lieu 
de  troubler  tant  foit  peu  la  paix,  6c  la  tranquilité  de  fon  ame.     S;t  femme   1'^""^^^°^^ 
entreprit  un  jour  de  le  mettre  en  colère:  6c  pour  y  réuffir,  elle  donna  des    même." 
ordres  à  fa  fervante,  qui  furent  ponftuellement  exécutez.     Un  jour  que  le 

To/fic  IL  M  mm  Man- 


Exemple 

lingulier 
de  la  Ux 
lice  des 
Femmes. 


Particula- 
riié.  de 
IHiitoire 
de  Tchung 
vn. 


45-8  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DELÀ  CHINE, 

Mandarin fe  préparoit  à  aller  à  la  cour,  Se  qu'il  avoit  pris  fes  plus  magni- 
fiques habits,  la  iervantc  renverfa  la  marmite  à  ies  pieds,  en  forte  que  les 
habits  du  Mandarin  étant  tout  gâtez,  il  fut  hors  d'état  de  paroître  ce  jour- 
là  devant  le  Roi.  Le  Mandarin  ne  changea  pas  même  de  vilage  :  il  le  con- 
tenta de  dire  à  la  fervante  avec  fa  tranquilité  ordinaire  :  Eil-ce  que  vous 
vous  êtes  brûlée  la  main?  Puis  il  ié  retira  dans  fon  appartement. 

Le  Mandarin  Tang  chin  avoit  fait  de  grands  éloges  d'un  Lettré  nommé 
Vang  mie,  8c  ce  témoignage  porta  l'Empereur  à  confier  au  Lettré  le  gou= 
verneinent  de  la  ville  de  Chang.  Un  jour  c^rCYang  chin  palToit  par  cette  vil- 
le, le  Gouverneur  qui  lui  devoit  fa  fortune,  vint  aulTi-tôt  lui  rendre  fes  de- 
voirs, Se  lui  oflFrit  en  même  tems  160.  onces  d'argent.  7'ang  chin  jettant 
fur  lui  un  regard  févére:  Je  vous  ai  connu  autrefois,  lui  dit-il:  je  vous  ai 
pris  pour  un  homme  fage,  6c  je  vous  ai  recommandé  à  l'Empereiu*:'  com- 
ment fe  peut-il  faire  que  vous  ne  me  connoiffiez  pas?  Croïez-moi ,  reprit 
le  Gouverneur,  recevez  cette  légère  marque  de  reconnoiflance  :  il  eft  nuit 
clofe,  perfonnc  n'en  fçaura  jamais  rien.  Comment,  reprit  le  Mandarin? 
Perfonne  n'en  fçaura  rien: Eli-ce  que  le  'Tien  ne  le  fçaura  pas?  Eft-ce  que 
les  Efprits  ne  le  fçauront  pas? Ne  le  fçaurai-je  pas  moi?  Ne  le  fçaurez-vous 
pas  vous-même?  Comment  dites-vous  donc  que  perfonne  ne  le  fçaura?  Ces 
paroles  couvrirent  de  honte  le  Gouverneur,  &  il  fe  retira  tout  confus. 

Tchungyn  eut  jufqu'à  trois  fois  la  charge  de  Général  des  troupes  de  l'Em- 
pire. Dans  cette  élévation  il  ne  fe  picqua  jamais  d'avoir  de  beaux  chevaux, 
ni  de  porter  fur  lui  des  parfums:  quand  il  avoit  quelques  momens  de  plaifir, 
il  l'emploioit  à  laleéture:  il  ne  faifoit  nul  cas  de  ces  vains  préfages  qui  fe 
répandent  quelquefois ,  &  il  fe  donnoit  bien  de  garde  d'en  informer  l'Em- 
pereur. Il  avoit  en  horreur  les  feétaires,  fur- tout  ceux  qui  fuivent  les  fec- 
tes  de  Foë  Se  de  Tao:  il  étoit  rigide,  lorfque  fes  fubalternes  tomboient  en 
quelque  faute  :  6c  libéral,  lorfqu'il  falloit  fecourir  les  pauvres  Se  les  orphe- 
lins. Ses  greniers  étoient  toujours  pleins  de  ris,  afin  de  pouvoir  foulager  le 
peuple  dans  un  tems  de  famine:  il  entretenoit  avec  foin  les  hôtelleries  pu- 
bliques: il  étoit  magnifique  dans  les  feftins  qu'il  donnoit.  Enfin  dès  qu'il 
apprenoit  qu'il  fe  trouvoit  dans  fon  reflbrt  quelques  filles  d'honnête  famille, 
mais  pauvres,  ou  deftituées  de  parens ,  il  fe  chargeoit  de  les  pourvoir  :  il 
leur  trouvoit  des  maris  de  même  condition.  Se  il  leur  fourniflbit  libérale- 
ment les  habits  de  noces. 

Dans  les  vifites  que  le  doéteur  Lieott  rendoit  à  fes  amis ,  il  paflbit  quel- 
quefois plus  d'une  heure  à  les  entretenir ,  fans  courber  tant  foit  peu  le 
corps  ,  &c  ayant  la  poitrine  Sc  les  épaules  comme  immobiles  :  on  ne  lui 
voyoit  pas  même  remuer  les  mains  ni  les  pieds:  il  étoit  comme  une  Aatuc 
parlante,  tant  il  étoit  modefte. 

Li  uen  tcing  fe  faifoit  bâtir  une  maifon  proche  la  porte  du  palais  Impérial  : 
quelqu'un  de  fes  amis  l'ayant  averti  que  le  vcftibule  n'en  étoit  pas  aflez  vaf- 
tc,  6c  qu'à  peine  un  cavalier  pourroit-il  s'y  tourner  commodément:  il  lui 
répondit  en  foûriant:  Cette  maifon  appartiendra  un  jour  à  mes  enfans:  le 
vcrtibule  ell  afTez  vafte  pour  les  cérémonies  qui  fe  pratiqueront  à  ma  pompe 
funèbre, 

RE' 


RECUEIL 
IMPÉRIAL, 

C  0  N  T  E  N  Â  N  r 

LES  ÉDITS,  LES  DÉCLARATIONS, 

les  Ordonnances  &  les  Inftrudions  des 
Empereurs  des  dijfFérentes  Dynafties , 
les  Remontrances  &  les  Difcours  des 
plus  habiles  Miniftres  fur  le  bon  ou  le 
mauvais  Gouvernement,  &:c.  &  diverfes 
autres  Pièces  recueillies  par  l'Empereur 
Cang  ht ,  &  terminées  par  de  courtes 
Réflexions  écrites  du  pinceau  rouge  : 
c'eft-à-dire ,  de  fa  propre  main. 


Mm  m 


451 

AVIS. 

'EST  félon  les  principes  renfermez  dans  ces 
livres  fi  anciens  &  fi  refpedez  ,  dont  je 
viens  de  donner  le  précis ,  que  fe  gouverne 
l'Empire  de  la  Chine  ,  &  qu'on  y  voit  rég- 
ner ce  bel  ordre  ,  qui  maintient  toutes  les  parties  de 
l'Etat,  Se  qui  en  aifûre  la  tranquilité. 

On  demandera  peut-être  fi  ce  gouvernement  ne  s'eft 
pas  enfin  afFoibli  ,  &  fi  dans  une  fi  longue  fuite  de 
îîécles ,  fous  tant  de  différens  régnes ,  &  parmi  les  ré- 
volutions qui  y  font  arrivées,  on  ne  s'eft  pas  relâché  de 
la  fageffe  &  de  la  févérité  de  ces  maximes.  Ceft  ce  que 
nous  apprendrons  des  Chinois  mêmes ,  en  parcourant 
les  diverfes  dynafties  dans  le  recueil  qui  a  été  fait  par 
les  ordres  ,  &  fous  les  yeux  du  feu  Empereur  Cang  ht  y 
dont  je  donne  la  traduction  faite  avec  beaucoup  de  foin 
par  le  P.  Hervieu,  ancien  Miffionnaire  .dans  cet  Em- 
pire. 

Ce  recueil  contient  ,  i**.  Les  édits ,  les  ordonnan- 
ces ,  les  déclarations,  &  les  inftruétions  de  différens 
Empereurs  ,  envoyés  aux  Rois,  ou  aux  Princes  tribu- 
taires ,  foit  fiir  le  bon  ou  fur  le  mauvais  gouvernement , 
&  fiir  le  foin  de  fe  procurer  pour  Miniftres  des  gens  de 
mérite  :  foit  pour  recommander  aux  peuples  le  refpeét 
filial ,  &:  l'application  à  l'agriculture  ,  &  aux  Magif- 
trats  le  défintéreflement  &  l'amour  des  peuples  :  foit 
contre  le  luxe  ,  &  les  abus  qui  commençoient  à  s'in- 
troduire, &c.  2".  Des  difcours  des  plus  habiles  Minif- 
tres ,  tantôt  au  fujet  des  calamitez  publiques  ^  &  des 
Mm  m  3  moyens 


^6z  AVIS, 

moyens  de  foulager  les  peuples ,  &  de  fournir  à  leurs 
befoins:  tantôt  fur  l'art  &  la  difficulté  de  régner,  fur 
la  guerre,  fur  l'avancement  des  lettres^  fur  les  quali- 
tez  propres  d'un  Miniflre,  ou  bien  contre  les  fedtesqui 
corrompoient  l'ancienne  doctrine  ,  &  fur-tout  contre 
la  fede  de  l'idole  Foë  :  fur  la  faufîeté  des  augures ,  8c 
contre  ceux  qui  les  faifoient  valoir,  &c.  A  la  fin  de 
prefque  toutes  ces  pièces  ,  on  y  lit  de  courtes  réflexi- 
ons qu'a  fait  le  feu  Empereur  Cafîg  hi ,  8c  qu'il  a  écri- 
tes du  pinceau  rouge,   c'eft-à-dire,   de  fa  propre  main. 

J'y  joindrai  des  extraits  d'une  compilation  faite  fous 
la  dynaftie  des  Mingy  qui  a  précédé  immédiatement  la 
dynaftie  régnante  :  où  l'on  traitte  des  devoirs  des  fou- 
verains  ,  des  Miniftres  d'Etat,  des  Généraux  d'armée, 
&  du  choix  qu'on  en  doit  faire,  de  la  politique,  des 
Princes  héritiers  ,  des  remontrances  faites  aux  Empe- 
reurs par  leurs  Miniftres ,  du  bon  gouvernement ,  des 
filles  des  Empereurs,  de  ceux  qui  abufent  de  la  faveur 
du  Prince,  avec  différens  difcours  des  Miniftres  les  plus 
diftinguez,  fur  divers  fujets  concernant  le  bien  deTEtat. 

J'ajouterai  un  autre  extrait  d'un  Hvre  Chinois  intitu- 
lé les  Femmes  tlluftres  ,  où  l'on  verra  que  fous  difFérens 
régnes,  les  dames  de  cet  Empire  fe  font  conduites,  8c 
ont  gouverné  leurs  familles  félon  ces  mêmes  maximes. 

Cette  efpèce  de  tradition  fera  aifément  connoîtreque 
les  principes  fondamentaux  du  gouvernement  Chinois, 
établis  par  les  premiers  Légiflateurs,  fefont  toujours 
maintenus  par  une  obfervation  confiante,  &  qu'ainfî 
il  n'eftpas  furprenant  qu'un  Etat  fi  vafte  8c  fi  étendu,  ait 
fubfifté  depuis  tant  de  fiécles ,  &  fubfifte  encore  dans 
tout  fon  éclat. 

RE- 


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R    I 

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LES   ÉDITS,    LES   DECLARATIONS, 

les  Ordonnances  &  les  Inftrudions  des  Empereurs 
des  différentes  Dynafties ,  les  Remontrances  &  les 
Difcours  des  plus  habiles  Miniftres ,  fîir  le  bon  ou 
le  mauvais  Gouvernement,  &c.  &  diverfes  autres 
Pièces  recueillies  par  le  feu  Empereur  Cang  ht ,  8c  . 
terminées  par  de  courtes  Réflexions  ,  écrites  do 
pinceau  rouge  :   c'eft-à-dire ,  de  fa  propre  main. 

^elque  tems  après  que  Tsin  chi  hoang  Rot  de  Tsin  fe 
fut  fait  Empereur  y  on  voulut  éloigner  des  Emplois  tous 
ceux  qui  rCètoient  pas  deTûw.  Li  Ifeë,  originaire  du 
Royaume  de  Tfou ,  qui  avoit  aidé  à  Tsin  chi  hoang 
à  devenir  Maître  de  V  Empire  y  fit  à  ce  Prince  en  fa- 
veur des  Etrangers ,  la  Remontrance  qui  fuit. 

Rand    Prince:    J'ai  oiii  dire  qu'aux  tribunaux  ^f^?f\ 
fuprêmcs  on  a  minuté  un  arrêt ,  pour  éloigner  des  em-  j.g^'pg.^ 
plois  tous  les  étrangers  :    Qu'il  me  foit  permis  de  vous  rc  ur  en 
faire  fur  cela  une  très-humble  remontrance:  Un  de  vos  faveur  deâ 
ancêtres  en  ufa  tout  autrement  :    attentif  à  chercher  des  Etrause:-s, 
gens  capables,  il  reçut  tous  ceux  qu'il  put  trouver,  de 
quelque  côté  qu'ils  vinflent.  Cette  partie  de  l'Occident 
qu'on  appelle  Tb/i'^  *  lui  fournit  ■\-ïeou'ju:  de  l'Orient 
lui  vint  Pc  n  kl.  originaire  de  Omn.  Il  fçut  attirer  à  fa  cour  Tfon  chon.  Pi 

f  Nom  de  pays.  \  Nom  d'homme. 


4<54  DESCRIPTION    DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE; 

hoti^  Kong  fan  tchi^  tous  étrangers.  Il  leur  donna  à  tous  de  l'emploi,  &  ils 
le  Tervirent  fi  bien  ,  que  ce  Prince  s'étant  fournis  vingt  petits  Etats,  ter- 
mina fon  glorieux  règne  pr  la  conquête  de  Si  yong. 
Obligation  Hiao  kong  vit  ibus  fon  régne  un  changement  prodigieux  dans  le  Royaume 
que  {'Em-  àcT/m.  Les  mœurs  s'y  réformèrent,  le  Royaume  fe  peupla  :  il  devint  liche 
HiaTlonz  ^  puiflant  :  fes  peuples  furent  heureux  &  contens  :  les  Princes  fes  voifins 
a  aax  l'aimèrent  &  le  reipedérent  :    il  défit  les  troupes  de  Tfou  ôc  de  Hoei^  qui 

Etrangers,   avoient  ofé  l'attaquer ,  &c  aggrandit  fon  Etat  de  cent  lieues  de  pays.  A  qui 
Hiao  kong  dût-il  ces  fuccês.'  Ne  fût-ce  pas  aux  fages  confcils  de  Cbangyang 
fon  premier  Miniftre  ?  Chang  yang  cependant  étoit  étranger. 
Eloge  de         ^^^^-  ^,^^^  ^g  (g  fervit  pas  moins  avantageufement  de  l'habileté  de  Tchangy. 
j  ang  y.     Q'q{\  p-j,.  le  fecours  de  cet  habile  homme  ,   qu'il  fit  les  conquêtes  que  vous 
fçavcz,  &  dont  vous  recueillez  aujourd'hui  les  doux  fruits. 

Tchao  -va-rig  fans  le  fecours  de  Tan  hi  auroit-il  pu  détruire  Tang  heou^  chaf- 
fer  Hou  yang  ,  affermir  ,  comme  il  fit,  fa  maifon  fur  le  trône,  fermer  la 
porte  aux  cabales ,  réduire  les  Princes  fes  voifins  à  dépendre  de  lui  pour  les 
chofes  les  plus  néceflaires  à  la  vie:  en  un  mot  faire  dès-lors  de  Tfm  un  véri- 
table Empire,  au  feul  nom  près?  Ce  qu'ont  fait  ces  quatre  Princes  vos  an- 
cêtres, ils  l'ont  fait,  en  fe  fer vant  d'étrangers. 

Qu'il  me  ioit  permis  après  cela  de  demander ,  quel  tort  a  jamais  reçu 
votre  Etat,  des  étrangers  dont  il  s'eft  fervi?  l'î'eft-il  pas  évident  au  contrai- 
re, que  fi  les  Princes,  dont  j'ai  parlé  avoient  exclus  les  étrangers,  comme 
on  veut  les  exclure  aujourd'hui, ni  leur  Etat  ne  feroit  devenu  fi  puiflant,  ni 
le  nom  des  Tfin  fi  fameux  ?  De  plus  quand  je  confidere  tout  ce  qui  efl:  à 
l'ufagc  de  votre  Majefté  ,  j'y  vois  des  pierres  précieufes  du  mont  Kouen, 
des  bijoux  de  Soui  ^  de  Ho ^  &  des  diamans  venus  de  Lung.  Les  armes  que 
vous  portez,  les  chevaux  que  vous  montez,  vos  enfeignes-mêmes  &  vos 
tambours ,  ont  pour  ornement  ou  pour  matière  des  choies  qui  viennent  de 
dehors.  Pourquoi  vous  en  fervir? 

S'il  fuffit  de  n'être  pas  né  dans  l'Etat  de  Tftn,  pour  en  êti-e  exclus,  quel- 
que mérite  &  quelque  fidélité  qu'on  ait ,  il  foudroit,  ce  femble,  pour  agir 
conféquemment ,  jetter  hors  de  votre  palais  ce  qu'il  y  a  de  diamans,  de 
meubles  d'yvoire  ,  &  d'autres  bijoux.  Il  faudroit  éloigner  de  votre  palais 
les  bcautcz  de  îl7.;/«  êc  de  Om.  Si  l'on  admet  cette  conlequence,  6c  fi  l'on 
prétend  qu'abfolument  rien  d'étranger  ne  doit  trouver  place  à  votre  cour, 
à  quoi  bon  vous  offre-t  on  chaque  jour  ces  ornemens  de  perles  Sc  d'autres 
fcmblablcs ,  qui  parent  la  tête  des  Reines  ?  Pourquoi  ces  gens  fi  ennemis  de 
tout  ce  qui  cil:  étranger,  ne  commencent-ils  pas  leur  réforme,  par  bannir 
de  votre  cour  tout  ce  qui  en  fait  l'ornement,  £c  par  vous  impofer  la  loi  de 
renvoyer  à  Tcbao  la  Reine  même  votre  époufe  ?  Enfin  la  mufique  de  T/m 
confille  en  deux  ou  trois  inftrumens,  dont  un  efi:  de  poterie,  un  autre  d'os, 
6c  dont  l'union  ne  produit  qu'un  ton  aflez  trifte:  voudroit-on  vous  y  ré- 
duire ,  Se  vous  engager  à  préférer  ce  fon  lugubre,  aux  agréables  concerts 
des  muficiens  de  Tchin  &  de  Ouei?  Non,  fans  doute.  Quoi  donc,  Prince, 
quand  il  s'agit  de  votre  pur  plaifir,  ce  qui  fe  préiente  de  meilleur  en  cha- 
que 


ET  DE  LA  TARTARIE    CHINOISE.  46^ 

.que  genre,  il  vous  eft  libre  d'en  ufcr,  de  quelque  pnys  qu'il  vous  vienne:  &c 
vous  n'aurez  pas  cette  liberté  ,  quand  il  s'agira  du  choix  des  hommes?  11 
faudra  que  lans  examen,  &  lans  dillinftion,  quiconque  n'ell  pas  naturel  du 
pays  ,  vous  le  rejettiez?  c'ell  vouloir  que  vos  fimples  divertiflcmens  l'em- 
portent lur  le  bonheur  de  vos  peuples. 

Ce  n'eft  pas  par  cette  voie  que  T/in  a  fournis  tant  d'autres  Etats.  Les 
grandes  rivières  Ôc  même  les  vaftes  mers,  reçoivent  fans  dillinftion  tous  les 
ruiffeaux  qui  leur  viennent  :  aufli  leur  profondeur  eft  extrême.  Un  Prince 
qui  penfe  lërieufement  à  perfectionner  fes  lumières  Se  fes  vertus,  doit  en 
ufer  de  la  forte.  Tels  furent  anciennement  nos  cinq  (a)  Ti  ôc  nos  trois 
Fang.  Ils  firent  cas  uniquement  de  la  fagefTe  ôc  de  la  vertu  ,  fans  dif- 
tinétion  de  pays  &  de  Royaumes.  C'eft  par-là  6c  par  le  fecours  des 
Kouei  chiii  (^),  qu'ils  parvinrent  à  n'avoir  aucun  ennemi.  Aujourd'hui  vou- 
loir par  un  arrêt,  congédier  plufieurs  Officiers  diftinguez  par  leur  mérite, 
dont  les  Etats  voifins  profiteront  :  éloigner  pour  toujours  des  emplois,  qui- 
conque n'eft  pas  naturel  de  Tftn  {c):  c'eft,  comme  dit  le  proverbe,  fournir 
des  armes  aux  voleurs,  c'eft  favorifer  vos  ennemis  au  défavantage  de  vos  peu- 
ples, c'eft  vous  affoiblir  au  dedans.  Se  vous  fufciter  au  dehors  une  infinité 
d'ennemis:  fe  perfuader  que  l'arrêt  minuté  foit  néceflaire  ou  utile,  c'eft  à 
mon  avis  vouloir  fe  tromper  foi-même. 

Voici  ce  que  le  feu  Empereur  Cang  hi^  dit  fur  cette  pièce.     Dans  l'anti-    Sentfiwent 
quité,  quiconque  avoit  de  la  fagefle  Se  de  beaux  talens,  étoit  eftimé.     Les   'll^f'^J^ 
Princes  prévenoient  ces  fortes  de  gens  par  des  préfens,  6c  leur  donnoient    ^i  fur  cette 
toujours  de  l'emploi ,  s'ils  en  vouloient  prendre.     Ils  ctoient  fort  éloignez    Pièce. 
de  les  chafler,  ou  de  les  rejetter  précifément  pour  n'être  pas  naturels  du 
pays.     Profiter  des  talens  qu'on  trouve,  eft  une  maxime  du  (:igQ.     Lijfe'é   ^  ^^"^  ^''" 
auteur  de  cette  pièce  étoit  dans  le  fond  un  méchant  homme  :  mais  il  ne  faut    ^^'^"'■' 
pas  pour  cela  méprifer  ce  qu'il  dit  de  bon 

A  l'occafion  d'une  Eclyp/e  de  Soleil  du  tems  des  Han ,  VEm" 
pereur  Ven  t\  fit  publier  la  Déclaration  fuïvante. 

J'AI  toujours  oiii  dire  que  Tien  *  donne  aux  peuples  qu'il  produit,  des 
Princes  pour  les  nourrir  6c  les  gouverner.  Quand  ces  Princes  maî- 
tres des  autres  hommes  ,  font  fans  vertu  8c  gouvernent  mal ,  Tten^ 
pour  les  faire  rentrer  en  leur  devoir,  leur  envoyé  des  difgraces  ou  les  en 
menace. 

Il 
(<«)  Ti,   Empereur,   Teigneur,    maître,   fouverain.    Vani,   Roi.     Cependant  ces  trois 
ytini,  tels  qu'on  les  détermine  ordinairement ,  ont  été  du  nombre  des  Empereurs,    Pour 
les  cinq  Ti,  on  ne  s'accorde  pas  à  déterminer  ceux  que  cette  expreffion  défigne. 
(h)  Des  Kouû  chin.     Rien  dans  le  texte  ne  marque  pluralité. 

(c)  On  dit  que  c'clt  Eus,  qui  confeilla  à  Tjin  chi  hoang,  de  faire  brûler  les  livres  de 
la  Chine.  »  Le  ciel  ou  le  i'eigneut  du  ciel. 

Tom  IL  Nnn 


4*55  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Il  y  a  *  cette  onzième  lune  une  éclypfe  de  foleil:  quel  avertiflemenî- 
n'eft-ce  pas  pour  moi  ?  D'un  côté,  je  confidérc  que  iur  ma  foible  perion- 
ne  roule  le  loin  de  foutenir  ma  maiibn,  de  maintenir  dans  le  devoir,  peu- 
ples, Officiers,  Princes,  &  Rois:  enfin  de  rendre  heureux  tout  l'Empire. 
De  l'autre,  je  fiiis  attention  que  chargé  d'un  fi  grand  poids,  je  n'ai  que 
deux  ou  trois  peribnnes,  qui  m'aident  à  le  foutenir:  je  fens  mon  inluffifan- 
ce.  En  haut  les  aftres  perdent  la  lumière  :  en  bas  mes  fujets  font  dans  l'in- 
digence.   Je  reconnois  en  tout  cela  mon  peu  de  vertu. 

Auffitôt  que  cette  déclaration  fera  publiée,    qu'on  examine  dans  tout 
l'Empire  avec  toute  l'attention  poflîble,  quelles  lont  mes  fautes,   afin  de 
m'en  avertir.     Qii'on  cherche,  &  qu'on  me  préiente  pour  cet  emploi,  les 
perfonnes  qui  ont  le  plus  de  lumière,  de  droiture,  &  de  fermeté.     De  mon 
côté,  je  recommande  à  tous  ceux  qui  font  en  charge,  de  s'appliquer  plus 
que  jamais  à  bien  remplir  leurs  devoirs,  6c  fur-tout  à  retrancher  au  profit 
du  peuple  toute  dcpenfe  inutile.    Je  veux  en  donner  l'exemple,  &  ne  pou- 
vant lailTer  mes  frontières  entièrement  dépourvues  de  troupes, je  donne  or- 
dre qu'on  n'y  en  laifle  que  ce  qui  ell  ncceffaire. 
Sentiment        Sur  cette  [déclaration  ,   l'Empei-eur  dit  :    nous  lifons  dans  le  Chi  king 
àeCan^  ht  (a):  tout  invifible  qu'il  eft,  il  eft  proche.     Il  n'eft  donc  point  de  tems  où 
r.  .^  ^^^^  permis  de  fe  relâcher  dans  le  fervice  du  Changtl:  mais  à  l'occafion 

des  éclypfes  de  foleil,  qui  font  comme  des  avis  de  lien  (ù)y  on  redouble 
fon  attention  8c  fon  refpeâ:. 
Epoque  Une  glofe  dit  :  c'cft  ici  la  pr^iére  fois  que  nos  Empereurs,  à  l'occafion 

des  calamitez  publiques ,  ou  des  phénomènes  extraordinaires,. ayent  deman- 
de qu'on  les  avertifle  de  leurs  fautes.     Depuis  cette  déclaration  de  Feu  ti. 
Empereurs  il  s'en  ell  fait  beaucoup  de  lémblables. 
dans  les 

Calamités     qi^-^^^..^^^,^:jt<^^^qh^^^.qi^/'^1^.'»^^y-^^=»^i^^'è^^^^.'è^<^^* 
publiques. 

/^utie  Déclaration  du  même  Empereur  Ven  i\  ^ por- 
tant abrogation  d'une  Loi  qui  défendoit  de  cri- 
tiquer la  forme  du  Gouvernement, 

DU  tems  de  nos  anciens  Empereurs ,  on  expofoit  à  la  cour,  d'un  cô- 
té une  bannière,  oii  chacun  pouvoit  écrire  6c  propofer  librement 
le  bien  qu'il  jugeoit  qu'on  devoit  faire:  de  l'autre   côté  une  planche,  oh. 
chacun  pouvoit  marquer  les  défauts  du  Gouvernement,  8c  ce  qu'il  y  trou- 
voie 

*  On  peut  aufli  traduire  il  y  a  eu.     Ce  texte  ne  détermine  point  le  tems. 

(4)  Chï,  fignifie  Vers,  Odes.  Xi»?  figoitic  régie.  Ce  livre  eft  un  des  anciens,  qui 
font  la  grande  régie  dans  l'eltime  des  Chinois.  Chang,  fuprcme:  Xi,  Empereur,  maître,- 
fcigneur. 

{h)  On  ne  traduit  point  cette  expreflion:  on  laiiïe  au  leâeur  à  juger  par  la  fuite  des 
endroits  où  il  la  trouvera ,  du  fens  qu'il  convient  de  lui  donner. 


fur  cette 
Déclara- 
tion. 


des  Coii' 
feils  don 
nés  aux 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  4^7 

voit  à  redire.  C'étoit  pour  faciliter  les  remontrances,  &  fe  procurer  de 
•bon  avis.  Aujourd'hui  parmi  nos  loix ,  j'en  trouve  une  qui  fait  un  crime 
de  parler  mal  du  gouvernement.  C'efl  le  moyen  non-feulement  de  nous 
priver  des  lumières  que  nous  pouvons  recevoir  des  fages  qui  font  éloignez  ; 
■mais  encore  de  fermer  la  bouche  aux  Officiers  de  notre  cour.  Comment 
donc  déformais  le  Prince  fera-t-il  inftruit  de  fes  fautes  &  de  fes  défauts? 
Cette  loi  eft  encore  iiijctte  à  un  autre  inconvénient.  Sous  prétexte  que  les 
peuples  ont  fait  des  protertations  publiques  &  folemnelles  de  fidélité  ,  de 
foumiffion,8c  de  reipeft  à  l'égard  du  Prince:  fi  quelqu'un  paroît  fe  démen- 
tir en  la  moindre  chofe,  on  l'accufe  de  rébellion.  Les  difcours  les  plus  in- 
difl-erens  pafl'ent  chez  les  Magiltrats,  quand  il  leur  plaît,  pour  des  murmu- 
res féditieux  contre  le  gouvernement.  Ainfi  le  peuple  fimple  &  fans  lumiè- 
res fe  trouve  fans  y  penfer,  atteint  d'un  crime  capital.  Non,  je  ne  le  puis 
foufiî-ir,  que  cette  loi  foit  abrogée. 

Sur  cette  déclaration,  l'Empereur  Cang  hi  dit  :  7/î»  chi  hoang  avoit  ^^"p"'^"* 
fait  bien  des  loix  femblables.  Kao  tfou  le  Fondateur  de  la  dynaflie  Han  en  reur  Ca»? 
abrogea  quantité.  Celle  dont  il  s'agit  ici ,  ne  fut  abrogée  que  fous  Fen  hi  (ur  cette 
/i*.-  c'efl  avoir  trop  attendu.  Déclara- 


tion. 


y^7itre  Déclaration  du  même  Empereur  Ven  ti ,  portant 

ordre  de  délibérer  fur  l'abrogation  d'une  autre  Lot  ^ 

fuîvant  laquelle  les  parens  des  Criminels  étoient 

enveloppez   dans  leur  cnme^ 

T  ES  loix  étant  les  régies  du  gouvernement,  elles  doivent  être  parfaite- 
\_  ^  ment  droites.  Leur  fin  eft  non-feulement  de  réprimer  le  vice,  mais 
aufll  de  protéger  l'innocence.  Maintenant  parmi  nos  loix,  j'en  trouve  une 
fuivant  laquelle,  quand  un  homine  efl  criminel,  fon  père,  fa  mère,  fa  fem- 
me 6c  fes  enfans  font  enveloppez  dans  fon  malheur  :  &  le  moins  qu'ils  ayent 
à  craindre,  c'efl  d'être  réduits  à  l'étatd'efclaves.  Cette  loi  n'efl  point  de 
mon  goût.  On  le  dit,  6c  il  efl  vrai,  quand  les  loix  font  tout-à-fait  droi- 
tes &  parfaitement  équitables,  c'efl  alors  qu'elles  retiennent  mieux  les  peuples 
dans  le  devoir.  Quand  on  ne  punit  que  ceux  qui  le  méritent  :  tout  le  mon- 
de approuve  le  châtiment.  Le  principal  devoir  d'un  Magiftrat  efl  de  con- 
duire le  peuple  comme  un  bon  Paftcur,  &:  de  prévenir  lés  égaremens.  Si 
nos  Magifti^ats  n'y  réufîifTent  point, Sc  ont  encore  à  juger  félon  des  loix  qui 
ne  feroient  pas  de  la  plus  exafte  équité,  dès  lors  les  loix  établies  pour  le 
bien  des  peuples,  tournent  à  leur  perte,  6c  tiennent  de  la  cruauté.  Telle 
me  paroit  être  la  loi  en  queflion  :  je  n'en  vois  point  les  avantages.  Qu'on 
délibère  mûrement,  s'il  ne  convient  pas  de  l'abroger. 

Sur 
*  II  n'y  a  eu  entre  les  deux  qu'un  régne  aiïez  court. 
Nnn  X 


non. 


468  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Sentiment  Sur  cette  déclaration  ,  l'Empereur  Cang  ht  dit:  nos  anciens  Empe- 
del'Empe-  reurs,  ces  Princes  fi  iages,  defcendoient  quelquefois  de  la  Majefté  du  trône 
I1"urcet"e  P°"''  pl^^rcr  &  génin'  lur  un  coupable.  Combien  a  plus  ibrte  railon  étoient- 
Déclara-      ils  plus  éloignés  d'envelopper  dans  Ion  malheur,  père,  mère,  femme,  & 

enfans?  /^^«/j  voulut  abroger  une  telle  loi.     On  voit  par-là  que  c'étoit  un 

bon  Prince. 

Autre  Déclaration  du  même  Empereur  Ven  ti  ,  portant 

rém'ijfion  de  la  moitié  de  /es  Droits  en  grain ,  pour 

animer  les  Peuples  à  P  Apiculture. 

CEUX  qui  font  chargez  du  gouvernement  des  peuples  ,  doivent  leur 
inipirer  tout  l'attachement  pollible,  pour  ce  qu'il  Y  a  de  néceflaire 
dans  un  Etat.  Telle  ell  fins  contredit  l'agriculture.  Auffi  je  ne  cefle  de- 
puis dix  ans  d'inculquer  ce  point  important.  Je  ne  remarque  pas  néan- 
moins qu'on  ait  défriché  de  nouvelles  terres  ,  ni  qu?  l'abondance  augmen- 
te; au  contraire  j'ai  la  douleur  de  voir  la  faim  peinte  fur  le  vifage  du  pauvre 
peuple.  Sans-doute  que  les  Magillrats  6c  les  Officiers  fubalternes  ,  ou- 
n'ont  pas  fait  le  cas  qu'Us  dévoient  de  mes  ordonnances,  ou  font  peu  pro- 
pres à  remplir  leur  emploi.  Hélas!  Si  les  Magiftrats  témoins  de  la  miiere 
des  peuples,  n'y  font  nulle  attention  ,  comment  m'y  puis-je.  prendre  pour 
y  remédier  efficacement  ?  Ccft  à  quoi  il  faut  penfer.  En  attendant,  je  re- 
mets la  moitié  de  mes  droits  en  grain  pour  l'année  courante. 

^^^  cette  déclaration,  l'Empereur  C««^  Z:'/ dit  :  rien  de  plus  fenfé  pour 
fur 'cène'"  le  fonds.  Elle  eft  auffi  exprimée  en  très- bons  termes.  Encore  aujour- 
Déelara-  d'hui  elle  a  de  quoi  toucher.  Quel  effet  ne  dût-elle  pas  avoir  en  fon  tems? 
non.  Il  y  a  encore  dans  le  même  livre, d'oià  Ton  a  tiré  ces  pièces,  d'autres  dé- 

Et  fur  fon  clarations  du  même  Empereur  Ven  ti  pour  de  femblables  remifes  :  tur  quoi 
rEmpe-  ^^^l  ^^^  *^i'^  •■  ^^^  ^'  ^^'^^'^  '^  Prince  d'une  grande  ceconomie.  Tant  de  kc- 
ïiut  Vtn  ti.  mifes  le  prouvent  bien. 

Autre  Déclaration  du  même  Empereur  Ven  ti,  portant 

ordre  de    délibérer  fur  le   changement   des 
Mutilations  en  d'autres  peines. 

J'Ai  oiii  dire  que  du  tems  de  Chun,  *  il  fuffilbit  d'exécuter  une  apparen- 
ce de  fupplice  fur  une  fimple  figure,  pour  retenir  le  peuple  dans  le  de- 
voir.    O  le  beau  gouvernement!  Aujourd'hui  pour  les  crimes  qui  ne 
font  pas  capitaux,  nous  avons  julqu'à  trois  fortes  de  mutilations  t  très- réel- 
les 
*  Empereur  fameux  pour  fa  figeffe  f<  fa  vertu. 
\  Marquer  le  vilage  avec  ua  fer  chaude  couper  le  nez,  couper  l'un  ou  l'autre  des  pied? 


sentiment 
de  Cang  hi 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  469 

les  &  très-rigoureufcs  :  cependant  il  fe  fait  tous  les  jours  des  fautes  griéves. 
A  quoi  attribuer  cela?  N'ell-ce  pas  à  mon  peu  de  vertu  ,  &  au  peu  de  ta- 
lent que  j'ai  pour  bien  inllruire  mes  peuples?  Oiii  lans  doute  les  fautes  qu'ils 
font,  Scl'obligation  où  l'on  cil  de  les  en  punir,  font  pour  moi  le  fujet  d'u- 
ne extrême  confufion.  Le  Chi  king  animant  le  Prince  à  bien  gouverner  fes 
peuples,  dit  qu'il  leur  doit  fervir  de  père  &  de  mère.  Cependant  quelqu'un 
de  mes  fujets  fait-il  quelque  faute,  quoique  ce  foit  pour  n'avoir  pas  été  af- 
fez  bien  inltruit,  on  le  punit  aufli-tôt  :  ëc  la  punition  ell  de  nature  à  lui 
ôter  preique  tout  moyen  de  réparer  le  pafle  par  une  meilleure  conduite.  Ce- 
la me  perce  le  cœur.  Mutiler  airifi  ces  pauvres  coupables,  jufqu'à  les  met- 
tre hors  d'état  d'être  guéris,  quelle  douleur  pour  ceux  qui  fouftrent  ce  châ- 
timent !  Mais  qu'elle  dureté  dans  la  loi  du  Prince  !  Ell-ce-là  tenir  lieu  de 
père  6c  de  mère  à  fes  fujets?  Qu'on  délibère  donc  au  plutôt  fur  l'abrogation 
de  cette  loi.  Qu'on  change  ces  fupplices  en  d'autres  peines:  je  l'ordonne, 
Se  je  veux  de  plus ,  que  ceux  qu'on  aura  châtié ,  plus  ou  moins  félon  leur 
faute,  foient  au  bout  d'un  certain  tems  traittcz  comme  le  refte  du  peuple. 

Sur  cette  déclaration,  l'Empereur  Canghi  dit:  On  peut  dire  que  ces  Sentiment 
mutilations  ôtées,  on  en  fera  plus  hardi  à  violer  les  loix  :  qu'ainfi  c'eft  aug-  de  cang  hi 
mentcr  le  nombre  des  coupables:  mais  auffi  faut-il  faire . attention ,  que  ces  ^^da"^ 
mutilations  ôcla  confufion  qui  les  fuit,  ôtent  à  ceux  qui  les  fouffrent,  pref-   tion.     ' 
que  tout  moyen  de  réparer  leurs  fautes  paflees.     Changer  ces  fupplices  («) 
en  d'autres 5  par  exemple,  en  celui  des  verges,  c'eft  fau ver  bien  des  mal- 
heureux. 

•©? 5C¥  «©es^  ^W,5Ci  «^5^  ^>ff ^  '(K5»  SS^»^.^  ^m^»  «0<?^fr  ^5^  ^^£(^  -^^C» 

Autre  Déclaration  du  même  Empereur  Ven  ti ,  à  Voc 

cafion  des  Pi  ter  es  &'  des  Supplications  que  f ai  foient 

faire  pour  lui  plufteurs  Officiers ,    d'ailleurs  a/fez 

'  négligens  dans  l'exercice  de  leurs  Charges. 

VO I  ci  la  quatorzième  année  de  mon  régne.  Plus  il  y  a  de  tems  que  je 
gouverne  l'Empire,  plus  je  fens  mon  peu  de  capacité.  Se  j'en  ai  une 
extrême  confufion.  Quoique  je  n'ayc  point  manqué  jufqu'ici  à  m'acquitter 
chaque  année  des  cérémonies  réglées  tant  à  l'égard  du  Cbang  ti ,  qu'à  l'é- 
gard de  mes  ancêtres:  je  fçai  que  nos  anciens  &  fages  Rois  n'avoient  dans 
ces  cérémonies  aucune  vue  d'intérêt ,  ôc  qu'ils  n'y  deraandoient  point  ce 
qu'on  appelle  félicité.  Ils  étoient  fi  éloignez  de  tout  propre  intérêt,  qu'ils 
laiflbicnt  là  leurs  plus  proches  parens ,  pour  élever  un  homme  qui  ne  leur 

étoit 

(  «>  On  ne  coupe  point  aujourd'hui  le  nez  ni  les  pieds  pour  aucun  crime.  On  appli- 
que encore  quelquefois  ur  ks  joues  un  fer  chaud  pour  certains  vols.  Mais  les  Ckinois 
fçiveut  cfiFacer  affez  pronapcement  ces  marquer 

N  nn  5 


470  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

étoit  rien,  s'ils  lui  trouvoient  une  fagelTe  fxnguliére  &  une  éminente  vertu, 
&  préféroient  les  iages  confeils  d'autiui  à  leurs  plus  naturelles  inclinations. 
Rien  de  plus  lage  &;  de  plus  beau  que  le  défîntereflèment  des  grands  Prin- 
ces. 

Aujourd'hui  j'apprends  que  plufieurs  de  mes  Officiers  font  faire  a  l'envi 
des  prières  ,  pour  demander  du  bonheur,  &  ce  bonheur  ils  le  demandent 
pour  ma  pcrfonne  ,  non  pour  mes  peuples:  ce  que  je  ne  puis  goûter.  Si 
j'approuvois  que  ces  Officiers,  peu  attentifs  à  leurs  devoirs ,  &  peu  zèlez 
pour  le  bien  des  peuples,  s'occupaffent  ainfî  uniquement  du  bonheur  per- 
fonnel  d'un  Prince  aulïï  peu  vertueux  que  je  le  fuis,  ce  feroit  en  moi  un  dé- 
faut déplus,  &  un  défaut  confidérable.  J'ordonne  donc  que  mes  Officiers, 
fans  tant  s'emprefler  à fiiire  pour  moi  ces  fupplications  d'appareil,  donnenj: 
toute  l'application  polfible  à  fe  bien  acquitter  de  leur  emploi. 

Sur  cette  déclaration,  l'Empereur  Cang  loi  dit  :  c'eft  la  vertu  6c  non 
la  matière,  qui  rend  l'offrande  agréable.    Quand  on  s'applique  tout  de  bon 
à  la  vertu  ,    les  dons  de  l'ien  *  viennent  d'eux-mêmes.     Prétendre  que  les 
Officiers  de  l'Empire,  en  failant  réciter  feulement  des  formules  de  prières, 
attirent  du  bonheur  fur  la  perfonne  du  Prince  :  cela  fe  peut- il?  Fenti  cer- 
tainement avoit  raifon  de  blâmer  un  pareil  abus. 
Sentiment        T'ching  tefteoii  fameux  Lettré  de  la  dynaftie  Song^  dit  fur  cette  même  dé- 
AeTch'mgfe  ckration :  s'il  y  avoit  quelque  chofe  de  défeétucux  dans  l'Etat,  Fenti^t 
fiiott  lut-       l'aitribuoit  à  lui  feul.    A  l'égard  du  bonheur  il  n'en  vouloit  point,  qui  ne 
dàration      ^"^  ^"'^  commun  avec  fon  peuple:  en  cela  vrai  imitateur  Sc  digne  fuccelFeur 
de  nos  anciens  Princes. 

j^utre  Déclaration  du  même  Empereur  Ven  ti ,  portant 

ordre  qu'on  Im  cherche ,  ^  qti'on  lut  préfente  des  gens 

d'un  mérite  &  d'une  droiture  à  l'épreuve, 

E  grand  Tu  fît  des  diligences   extraordinaires,  pour  fe  procurer  des 

gens  de  vertu  &  de  mérite ,  qui  l'aidafTent  à  bien  gouverner.  Les  ordres 

qu'il  donna  à  cet  effet,  non  feulement  furent  publiez  dans  tout  l'Empire: 
mais  ils  furent  auffi  connus  bien  loin  au  dehors  8c  l'on  peut  dire  qu'ils  ne 
furent  ingnorcs  que  dans  les  pays  où  il  ne  va  ni  barques,  ni  chariots,  ni 
hommes.     Chacun  de  près  8c  aè  loin  fe  faifbit  un  plaifir  Sc  un  devoir  de 
lui    communiquer  fes   lumières.     Auffi   vit -on   ce  grand   Prince   ne   fe 
démentir  jamais,   Se   fonder  une  dynaflie  ,    qui  fut  long-tems   florif^ 
Cinte. 
Maximes         ^^^  ^'  ^^^"^  "^  derniers  tcms,  s'y  efl:  pris  à  peu  prés  de  même  pour  fon- 
de Kao  ti     der  la  nôtre.     Apres  avoir  délivré  l'Empire  des  maux  qu'il  iouffroit,  fon 
pour  le       premier  foin  fut  de  fe  fournir  autant  qu'il  put,  des  gens  de  mérite.    11  mit 
Gouver.  -_. 

nement.  .  ^e  Ciel. 


L" 


ET  DE  LA   TARTARIE   CHINOISE.  471 

en  place  ceux  qu'il  trouva:  &  il  ne  leur  recommanda  rien  tant,  que  de  l'ai- 
der à  bien  gouverner.  C'eil:  ainfi  que  Ibutenu  du  puiflant  fecours  de  T'ien  *, 
&  de  la  fortune  de  la  maifon,  paifible  pofTefl'eur  de  ce  valle  Etat,  il  fit  ref- 
fentir  les  effets  de  ces  bontez  à  toutes  les  nations  voifines  -\.  De  lui  m'efl 
venu  l'Empire,  vous  les  fçavez.  Vous  n'ignorez  pas  auffi,  (car  je  vous  en 
ai  fouvent  averti  moi-même)  que  je  n'ai,  pour  en  foutenir  le  poids,  ni  af- 
fez  de  vertu,  ni  aflez  de  lumières, 

C'ert  ce  qui  rn'engage  à  publier  aujourd'hui  cette  nouvelle  déclaration, 
pour  enjoindre  à  tous  ceux  qui  font  en  place,  depuis  les  Princes  jufqu'aujf 
lîmples  Magiftrats,  de  me  chercher  avec  foin  des  gens  de  mérite  Les  uns 
qui  ayent,  par  exemple,  un  grand  ufage  du  monde:  les  autres  qui  foient 
éclairez  fur  toutes  les  affaires  de  l'Etat  :  mais  fur-tout,  qui  ayent  la  droitu- 
re &  la  fermeté  néceffaires  pour  m'avertir  librement  de  ce  qu'ils  jugeront 
répréhenfible.  J'en  fouhaitterois  un  bon  nombre  en  chaque  genre  , 
pour  fuppléer  à  mon  peu  de  capacité.  Cepei;dant ,.  vous  autres  qui 
avez  déjà  le  rang  de  Ta  fou  \  ,  aidez -moi  par  vous-mêmes  de  votre 
mieux. 

Voici  à  quoi  fe  peut  réduire  ce  qu'il  y  a  d'effentiel  à  examiner.  1°.  Mes 
fliutes  journalières,  &  mes  défauts  perfonnels.  f.  Les  défauts  du  gouver- 
nement prélent.  5'.  Les  injuilices  des  Magiftrats.  4°.  Les  belbins  des 
peuples.  Expliquez-vous  fur  tous  ces  points  dans  un  mémoire  fait  exprès: 
je  le  lirai:  6c  je  verrai, en  le  lifant,  fî  votre  zèle  à  m'aider  va  jufqu'où  il  doit 
aller.  Je  jugerai  que  ce  zèle  eft  véritable,  fi,  au  commencement,  dans 
toute  la  fuite,  &  jufqu'à  la  fin  de  votre  mémoire,  vous  parlez  avec  liberté, 
fans  épargner  ma  pcrfonne.  Prenez-y  garde.  Ta  fou,  il  ne  s'agit  pas  d'u- 
ne bagatelle.  L'affaire  eft  des  plus  ferieufes.  Donnez  toute  l'attention 
poffible  à  vous  acquitter  comme  il  faut  ,  de  ce  que  je  vous  recom- 
mande. 

'  Sur  cette  déclaration,  l'Empereur  ,C^»^  h  dit:  c'eft  ici  la  première  dé-  Sentiment 
claration  qu'un  Empereur  ait  faite  &  publiée  dans  les  formes,  pour  fe  pro-  «^el'Empe- 
curer  des  gens  de  mérite.  Cette  pièce  conçue  en  termes  précis  ScjufteSj  li'furce'tte 
tient  du  goiit  de  l'antiquité.  Déclara- 

tion. 

^utre  Déclaration  du  même  Empereur  Ven  ti,  fur  la 

Paix  faite  avec  Tan  yu ,    Prince  Tartare  du  Nord 

dé  la  Chine. 

IL  y  a  déjà  bien  des  années  que  mes  peuples  fouffrent  beaucoup,  &  mci 
voifins  Se  alliez  encore  davantage.     Les  irruptions  des  Uiong  non  ont  été 

frc' 
*■  Du  Ciel. 

t  11  adrelTe  fon  difcours  aux  grands  Officiers  de  fa  cour,- 
î  Grande  charge  de  l'Empire.  -       -  ^ 


471  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE; 

fréquentes.  J'ai  fçû  qu'il  en  a  coûté  la  vie  à  bien  du  monde  de  part  6c 
d'autre,  &  j'ai  même  lieu  de  croire  qu'on  m'a  diflimulé  en  partie  le  mal.  Je 
n'ai  pu  voir  fi  long-tems  foufFrir  les  peuples,  fans  en  être  vivement  touché. 
J'ai  été  d'autant  plus  fenfible  à  ces  maux,  que  je  m'en  luis  toujours  recon- 
nu Comme  l'auteur,  en  ce  que,  fi  j'avois  eu  plus  de  iagefle  &  plus  de  ver- 
tUj  ils  ne  feroient  point  arrivez.  Dans  cette  continuelle  amertume,  j'ai 
penfé  jour  &  nuit  aux  moyens  de  procurer  une  heureufe  paix  au  dedans ,  & 
au  dehors.  C'elt  uniquement  pour  cela,  qu'on  a  vu  fi  fouvent  mes  En- 
voyez aller  &  venir.  Je  n'ai  rien  omis  pour  bien  faire  comprendre  à  Tan 
yu,  mes  véritables  intentions,  qui  vont  également  au  bien  de  lés  peuples  ôc 
des  miens,  l'an  y u  les  a  enfin  comprifes,  il  en  a  reconnu  la  droiture  &c  il 
veut  contribuer  de  fon  coté  au  bien  commun.  Nous  fommes  conve- 
nus de  part  6c  d'autre  d'oublier  le  pafle  ,  ôc  de  nous  réunir  pour  le  bien 
de  l'univers.  Etablir  l'union  dans  fa  famille  *,  eft  un  des  premiers  de- 
voirs du  Prince.  C'eft  cette  année  que  je  puis  dire  m'en  être  enfin 
aquitté. 

<ii»jîy  st«j? 'Sk*^  «îiSby  «îdî^ 'Ct?b?  ?çç  *iS#  =^^ 

Déclaration  de  l'Empereur  King  ti ,  /uccejjeur  de  Ven 

ti ,  portant   ordre  d'avoir  de  la  compajjîon  dans  les 

Ju^emens  Criminels. 


r 


L  faut  des  loix  6c  des  châtimens ,  pour  prévenir  ou  arrêter  les  défordres; 

mais  aufli  doit-on  faire  attention  que  ceux  qu'on  a  fait  mourir,  on  ne 

peut  les  refluffiter.  Or  il  arrive  quelquefois  que  de  m échans  Juges  facri- 
fient  un  innocent  à  leur  paflion,  ou  à  celle  d'autrui,  &  font  trafic  de  la  vie 
des  hommes.  Il  arrive  même  que  d'autres  defîntéreffez  en  apparence,  cher- 
chent dans  le  fond  à  acquérir  de  la  réputation  aux  dépens  d'autrui ,  don- 
nent les  beaux  noms  de  vigilance,  d'équité,  à  la  plus  violente  chicane,  & 
à  la  plus  outrée  ievérité,  ôc  font  périr  ainfi  bien  des  gens,  même  des  Offi- 
ciers de  diilinétion.  C'eft  pour  moi  un  grand  fujet  de  triftefle,  d'inquié- 
tude, &  de  compafTion.  Mais  comme  d'ailleurs  les  fupplices  font  néccfTai- 
res,  qu'il  faut  des  loix  qui  les  déterminent:  voici  ce  que  je  crois  devoir 
ordonner,  pour  remédier  en  partie  à  l'abus  qu'on  en  peut  faire.  Quand, 
fuivant  la  lettre  de  la  loi  prife  dans  fa  rigueur,  quelqu'un  eft  jugé  coupable 
de  mort:  fi  le  public  cependant,  pour  des  circonftances  particulières,  pa- 
roît  n'y  point  acquiefcer,  il  faut  y  avoir  égard  &  mitiger  la  fentence. 

Sentiment        L'Empereur    Cang  hi  dit  :    cette  déclaration  eft  très^bien  conçue. 

de  l'Em-     King  ti  paroit  un  Prince  décifîf  ôc  intelligent  :  mais  fa  clémence  2c  fa  bon- 

pereur        té  s'y  font  encorc  plus  feotir. 

Cang  ^ifur 
cette  Dé- 
claration, ^utre 
*  Tan  v>  étoit  allié  à  Ven  ti. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE:  47J 

Autre   déclaration  du  même  Empereur  King  ti ,  pour 

recommander  aux  peuples  V Agriculture ,  aux  Magif- 

trats  la  vigilance  Êf  le  défmtéreffement, 

A  Quoi  bon  toutes  ces  fculptures ,  &  ces  autres  vains  ornemens,  qui  Exhon»- 
_£^  deviennent  fi  fréquens  ?  Non  feulement  Us  ne  font  pas  néceflaires;  tion  à  lA- 
mais  occupant  beaucoup  d'hommes,  ils  nuifent  à  l'agriculture.  A  quoi  bon  |['.'?' y'^' 
aufli  tant  de  broderies  ôc  d'autres  colifichets,  qui  amuiënt  aujourd'hui  les  giijncc. 
femmes  ,  autrefois  bien  plus  utilement  occupées  aux  étoffes  Se  aux  habits 
d'ufage  ?  Les  hommes  laiflant  l'agriculture  pour  d'autres  arts,  les  campag- 
nes deviennent  incultes  :  5c  les  femmes  laiflant  pour  des  bagatelles  les  étof- 
fes nécefi'aires ,  on  manque  dequoi  s'habiller  dans  les  familles.  Or  que  des 
gens  à  qui  le  vivre  &  le  vêtir  manquent ,  ne  s'échappent  à  rien  de  mal, 
c'eft  afiïïrément  une  chofe  aflez  rare.  Je  laboure  la  terre  moi-même  chaque 
année ,  &  l'Impératrice  nourrit  des  vers  à  foye.  C'ell  du  tra\'ail  de  nog 
mains  ,  que  nous  fourniflbns  en  partie  aux  cérémonies  ordinaires  à  l'égard 
de  nos  ancêtres.  Nous  nous  faifons  un  devoir  d'en  ufer  ainfi ,  pour  donner 
l'exemple  à  nos  fujets  ,  pour  les  animer  à  l'agriculture  ,  ôc  procurer  l'a- 
bondance dans  tout  l'Empire.  C'ell  dans  cette  même  vue  que  je  refufeles 
préfens,  que  je  fupprime  les  charges  moins  néceflaires,  6c  que  je  me  re- 
tranche fur  le  rcfte  autant  qu'il  elt  poflîble,  pour  diminuer  à  proportion 
les  fubfides.  Non,  je  n'ai  rien  plus  à  cœur,  que  de  voir  fleurir  l'agricultu- 
re: fi  une  fois  elle  fleuriflbit,  elle  feroit  fuivie  de  l'abondance,  6c  l'on  au- 
roit  de  quoi  faire  des  réferves  pour  les  tems  de  ftérilité  On  ne  craindroit 
plus  tant  ces  famines,  pendant  lefquellcs  on  voit  le  plus  fort  enlever  au  foi- 
ble  le  peu  qu'il  a,  6c  des  troupes  de  brigands  ravir  le  néceflaire  à  de  pauvres 
familles.  Si  l'agriculture  fleuriflbit  on  ne  verroit  plus  tant  de  jeunes  gens 
mourir  de  miferc  ,  ou  de  mort  violente  en  la  fleur  de  l'âge  :  6c  chacun  au- 
roitdu  moins  dequoi  couler  doucement  les  jours  jufqu'à  une  extrême  vieil- 
lefle.  Bien  loin  que  nous  en  foyons  là  ,  voici  uue  année  de  fliéiilité  bien 
fâcheufe  :  qui  nous  attire  cette  calamité  ?  Ne  me  fuis-je  point  laifle  fur- 
prendre  à  l'artifice  6c  à  l'hypocrifie  ,  dans  la  dillribution  des  emplois?  Les 
Magiihats  ne  font-ils  pas  ncgligens  à  rendre  la  jufticc  .?  Les  Officiers  des 
tribunaux,  fous  prétexte  de  reciicillir  mes  droits,  n'oppriment-ils  point  les 
peuples  ?  Enfin  n'y  en  a-t-il  point  qui  foulent  aux  pieds  les  loix  les  plus 
efl'entielles ,  6c  qui  chargez  d'exterminer  les  voleurs,  partagent  fccrette- 
ment  leurs  rapines  ?  Nous  enjoignons  cxpreflement  à  tous  les  principaux 
Officiers  de  nos  provinces ,  de  veiller  plus  que  jamais  lur  chacun  de  leurs 
îubakerncs ,  6c  de  déférer  à  nos  Minières ,  ceux  qu'ils  auront  trouvez  cou- 
Tonie  IL  Ooo  pa- 


474  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

pablc».     Nous  ordonnons  à  cet  effet  ,   que  notre  préfentc  déclaration  foit 

publiée  dans  tout  l'Empire,  &  qu'on  foit  inftruit  de  nos  intentions. 

Sentiment        Sur  cette  pièce,  l'Empereur  Cang  hi  dit:  cette  déclaration  va  droit  à 

icVEmpe-  relTcntiel  :    il  n'y  a  pas  de  parole  qui  ne  porte.  Ce  qu'il  y  a  fur  le  compte 

reur  can^  ^^^  fubaltci-ncs ,  marque  un  Prince  qui  n'ignoroit  rien  des  plus  fécrcttes  mi- 

f7i  lur  cette    /-''Il 
Dédari-      fer«  des  peuples, 
lion. 

Déclaration  de  V Empereur  Vou  ti  par  laquelle  il  recom- 
mande qtion  lut  donne  des  lumières  pour  bien  gouver- 
ner  :  qu'on  l'infiruife  fur  certains  points ,  Sf  qu'on  lui 
parle  avec  liberté. 

Reelierchc   T^Leve'  par  un  bonheur  {a)  fîngulier  fur  le  trône  de  mes  ancêtres, 
de  Gens       f^^  pour  le  tranfmettre  à  ma  poftérité  :   chargé  du  gouvernement  de  ce 
Gouv"-*"  grand  Empire ,  pour  en  augmenter  la fplendeur  :  plein  de  reconnoiflance 
jicment.      pour  l'honneur  qu'on  m'a  fait ,  je  fens  auffi  toute  la  pefanteur  du  fardeau 
dont  on  m'a  chargé.     Depuis  mon  avènement  à  la  couronne,  je  m'appli- 
que jour  &  nuit ,  fans  me  donner  un  moment  de  relâche.     Malgré  cela, 
j'ai  fujet  de  craindre  qu'il  n'échappe  bien  des  chofcs  à  ma  vigilance,  6c  que 
je  ne  fafTe  bien  des  fautes.     C'eft  pourquoi  j'ai  recommandé  chez  tous  les  * 
Tcbu  lieou  ,   6c  dans  tout  l'Empire  ,  qu'on  cherchât  des  gens  capables  de 
m'inflruirc,  ôc  de  m'aider  dans  le  grand  art  de  gouverner. 

Vous  donc,  Ta  fou,  {b)  qui  êtes  à  la  tête  de  ceux  qu'on  m'a  préfcntez, 
(rang  où  je  vous  vois  avec  plaifir ,  &  dont  vous  paroilTez  très-digne,) 
vous,  dis-je,  lifez  ceci  avec  attention.  Voici  dequoi  il  s'agit,  6c  furquoi 
j'attens  de  vous  des  lumières.  J'ai  oiii  dire  que  fous  nos  cinq  Ti  6c  nos  trois 
f^ang,  l'Empire  joiyflbit  d'une  paix  charmante:  que  cependant  ils  n'em- 
ploy oient  pour  la  maintenir,  que  quelques  règlemens  aflez  fîmples,  èc  quel- 
ques pièces  de  mufique.  Apres  la  mort  de  ces  grands  Princes,  la  forme  de 
leurs  cloches,  de  leurs  tambours,  6c  de  femblables  inftrumens,  a  pafTé  juf- 
qu'à  nous.  Mais  pour  leur  gouvernement,  il  n'a  pas  eu  le  même  fort.  Il 
cfl:  tombé  peu  à  peu  en  décadence.  Sous  Kiéf  f  Tcheou^  6c  leurs  fembla- 
bles, il  n'en  reftoit  prefque  aucun  veftige. 

Ce  qui  me  paroît  de  plus  furprenant ,  c'eft  que  dans  l'efpâce  de  cinq  cens 

ans, 

(4)  Ces  expretTions  font  aillufion  à  ce  que  tuing  ù  foD  père,  le  fit  fon  fuccedcur  préfé- 
rablenient  à  fon  aine. 

•  Princes  tributaires. 

(*)  C'eft  un  degré  d'honneur:  il  y  a  voit  élevé  Tchiu»  ti  hmi  chu,  le  plus  ellimc  de) 
figes  qu'on  lui  avoit  prsfentez     C'eft  a  lui  à  qui  il  adrelfc  U  parole. 

I  Noms  de  tiès-mcchans  Ptinees. 


ET  DE  LA  TARTARÎE  CHINOISE.  47^ 

ans,  qui  s'écoulèrent  depuis  Fen  vang  ,  jufqu'aux  derniers  régnes  de  la  dy- 
naftie  Tcheou  ,  il  ic  trouva  divers  bons  Princes,  &  grand  nombre  defages 
Miniftres,  qui  s'oppofcrcnt  à  la  corruption  du  fîéclc ,  6c  qui  pleins  d'eftime 
pour  le  gouvernement  des  anciens ,  tâchèrent  de  le  rétablir.  Cependant 
tous  leurs  efforts  furent  prefque  inutiles.  Les  chofes  allèrent  de  mal  en  pis. 
A  quoi  attribuer  cela  ?  Fut-ce  uniquement  la  faute  des  hommes  ?  ou  ne 
faut-il  pas  plutôt  dire  qu'il  en  arriva  ainfî  par  un  arrêt  defcendu  de  Tien  *? 
Enfin  à  quoi  attribuer  les  profpéritez  de  nos  trois  fameufes  dynallies  ?  Quel 
a  été  le  premier  principe  de  leur  décadence  5c  de  leur  mine  ? 

J'ai  aflez  entendu  faire  la  diftindion  de  longue  vie  6c  de  mort  prématu- 
rée ,  de  gens  nez  fages  ôc  vertueux ,  êc  d'autres  nez  fans  cfprit ,  ou  naturel- 
lement portez  au  vice.  On  dit  en  parlant  des  uns  8c  des  autres  :  c'eft  leur 
naturel ,  c'eft  leur  deftin.  Voilà  le  langage  ordinaire  qu'on  tient  fur  ces 
différences.  Je  l'ai  entendu  mille  fois  :  mais  je  vous  avoue  franchement, 
que  je  ne  vois  point  clair  en  tout  cela.  En  attendant  que  je  reçoive  de  vous 
quelque  éclairciffemcnt ,  voici  ce  que  j'ai  principalement  à  cœur.  Je  vou- 
drois  que  chacun,  de  foi-même,  6c  fans  contrainte,  fît  fon  devoir: 
que  du  moins  les  loix  les  plus  douces ,  &  les  punitions  les  plus  légè- 
res fuffent  fuffifantes,  pour  contenir  Se  redreffer  les  moins  vertueux: 
enfin  que  mes  peuples  bien  unis  fuffent  tous  contens ,  6c  que  le  gou- 
vernement fût  fans  défaut.  Je  voudrois  que  les  rofées  &  les  pluies 
tombant  toujours  à  propos ,  rendiffent  les  champs  fertiles  ,  8c  les  arbres 
abondans  en  fruits  :  qu'il  n'arrivât  point  dans  les  aftres  de  phénomène  ef- 
frayant :  que  les  faifons  fuffent  bien  réglées.  Enfin  je  voudrois ,  aidé  du 
Suiffant  fecours  de  Tien,  èc  de  la  proteélion  conftantc  des  Kouei  chin,  faire 
eurir  de  plus  en  plus  mon  Empire,  rendre  chaque  jour  plus  heureux  mes 
fujcts,  faire  part  de  ce  bonheur  aux  peuples  voifins,  8c,  s'il  fc  pouvoit , 
à  tout  l'univers. 

Voilà,  Ta  fou,  quels  font  mes  fouhaits.  Verfé  comme  vous  êtes  dans 
l'antiquité  la  plus  reculée,  inftruit  à  fonds  du  gouvernement  de  nos  anciens 
fages  Princes,  8c  de  tous  les  refforts  dont  dépend  le  bonheur  ou  le  malheiu- 
des  Empires  :  je  ne  doute  point  que  vous  ne  me  donniez  fur  tout  cela  de 
grandes  lumières.  Mais  ce  que  je  voUs  recommande,  c'eft  que  pour  me 
mieux  inftruire,  vous  y  procédiez  avec  ordre,  fans  embraffer  trop  de  cho- 
fes à  la  fois,  fans  confondre  les  matières,  traittant  d'abord  un  fujet,  enfui- 
te  un  autre  ,  avançant  toujours  pied  à  pied,  8c  faifant  fur-tout  bien  fen- 
tir  fur  chaque  article  ,  ce  qu'il  y  aura  de  plus  cffentiel  Sc  de  plus  d'ufagc. 
Ce  que  vous  aurez  remarqué  dans  tous  les  Officiers  de  l'Empire,  comme  dé- 
faut de  vertu,  défaut  de  droiture,  manque  de  zèle  ou  d'application,  mar- 
quez-le moi  fans  en  rien  omettre,  8c  fur  ce  qui  regarde  ma  perfonne  ,  ex- 
primés vous  librement ,  fans  déguifement ,  fans  détour  ,  8c  ne  craignez 
point  de  fâcheux  revers.  Employez-vous  inccffammcnt  à  me  dreffer  un 
ample  mémoire.    Quand  il  fera  fait ,  je  le  lirai. 

*  Du  Ciel. 

Ooo  z  Tchùcn 


476  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

^•S  S*  «^  ^  «tS  ^«%  ««a  g*  *S  ^  ««a  S*  ««S  S*  ;«a  g*  «i^  ^  «ê^  S*i  »5. 

Tchuen  ti  hong  chu  dre[fa  en  effet  un  Mémoire  pour 
V Empereur  y  ou  plutôt  lui  pré f enta  un  affez  long  Dtf" 
cours  écrit  de  fa  main,  dont  je  donnerai  ci- après  l'Ex- 
trait. Vou  ti  en  parut  fort  fatisfait  ,  ^  pour  s" en 
procurer  encore  quelque  autre ,  il  fit  la  Déclaration 
qui  fuit, 

Excellence  f^  ^  ^^^  ^^  ^^""  *'  'î"'^'^  ^  promenant  tranquilement  les  mains  croi' 
du  G>  u-  V  y  ^^^^  •>  ^  ^'^^^  ^^  donner  aucun  mouvement ,  il  fit  cependant  joiii? 
vernenent  l'Empire  d'une  paix  parfaite.  On  dit  au  contraire  de  Ven  vang  -f,  que 
de  chun.  pQu,.  maintenir  tout  dans  l'ordre,  il  fe  donna  de  très-grands  foins.  Le  gou- 
vernement, dit-on,  l'occupa  fi  fort,  que  fouvent  le  foleil  couché,  il  n'a- 
voit  pas  encore  pris  Ion  repas.  Ell-ce  que  ces  deux  grands  Princes  n'a- 
voient  pas  les  mêmes  principes  .''  Pourquoi  l'un  fatiguer  tant ,  6c  l'au- 
tre fi  peu?  Je  ne  fçai  fi  je  me  trompe:  mais  je  croi  voir  la  raifon  d'u- 
ne fi  grande  différence.  Du  tems  de  Chun  ,  régnoit  encore  dans  toute 
fa  pureté  l'heureufe  fimplicité  des  premiers  fiécles.  Du  tems  de  Fen 
'vang  au  contraire,  la  pompe  6c  le  luxe  avoient  déjà  pris  naiflance.  En 
effet  dès  le  commencement  de  la  dynaflie  Tcbeau ,  nous  trouvons  dans  les 
anciens  livres ,  des  chariots  vafles  8c  richement  ornez,  des  armes  peintes, 
brillantes,  6c  quelquefois  enrichies  de  pierres  précieufes.  Nous  y  trouvons 
établies  des  mufiqucs  d'appareil,  &  des  ballets  magnifiques:  au  lieu  que 
du  tems  de  Chun  on  ne  trouve  rien  de  femblable.  A-t-on  une  belle  pierre 
précieufe  fans  défaut?  On  n'y  grave  point  de  figures:  au  lieu  de  l'em- 
bellir, on  la  gâteroit:  c'étoit  la  maxime  du  tems  de  Chun.  Sous  les  Tcheou 
en  régnoit  une  autre  ,  fiiivant  laquelle  on  prétend  que  la  vertu  a  befoia 
d'aide,  6c  qu'un  peu  d'éclat  la  foutient. 

Dans  des  tems  encore  moins  éloignez  les  uns  des  autres,  il  s'efl  vu  d'auf- 
fi  grandes  différences.  Pour  effrayer  les  méchans,  on  établit  des  loix  fé- 
véres.  Les  mutilations  étoient  fréquentes:  on  les  abolit  fous  les  Tcheou,  Sfi 
fous  \e  régne  de  Kangvung,  le  nombre  des  criminels  fut  fi  petit,  que  pen- 
dant l'efpâce  de  quarante  ans,  les  priions  demeurèrent  vuides.  L'iifage  de 
ces  fuppliees,  recommença  fous  les  Tjln.  Ce  fut  un  carnage  horrible,  qui 
ne  diminua  cependant  point  le  nombre  des  crimes.  Il  périt  par  là  un  mon- 
de infini.  On  n'y  peut  penfcr  fans  horreur  6c  fans  campaffion.  Hcliis  ! 
c'ellainfi  que  rappellant  continuellement,  6c  comparant  ce  qui  s'eft  pafTé 
fous  tant  d'Empereurs  qui  m'ont  précédé  ,.  je  tâche  d'en  profiter  pour 

fou» 
*  Nom  d'un  Empereur  fameux, 
i  Amie  fameux  Prince  qui  étoit  au  commencement  de  la  Dynaftie  Ttktei*.^ 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  477 

foutcnir  comme  il  faut  l'honneur  du  trône,  &  procurer  le  bien  de  l'Em- 
pire. 

J'afpire  fur-tout  à  faire  valoir  l'agriculture,  6c  à  ne  mettre  dans  les  em- 
plois, que  des  perfonnes  qui  en  foient  bien  dignes.  Je  laboure  la  terre  pour 
donner  l'exemple  *.  Je  fais  honneur  à  ceux  qui  fe  diftinguent  dans  ce  tra- 
vail, &  j'ai  louvent  pour  cela  des  Envoyez  en  campagne.  Je  m'informe 
avec  grand  foin  des  pauvres,  des  orphelins,  des  gens  fans  appui.  Enfin  je 
penfe  fans  ceflc  aux  moyens  de  rendre  mon  régne  recommandable ,  en  ren- 
dant mes  fujets  vertueux  ôc  contents.  Malgré  cela,  je  ne  puis  pas  dire  que 
j'y  aye  tant  foit  peu  réulîi.  Les  faifons  font  déréglées  ,  l'air  eft  cor- 
rompu ,  les  maladies  régnent  ,  il  meurt  quantité  de  monde,  mes  peuples 
fouffrent:  &  je  ne  fcai  à  quoi  attribuer  ces  malheurs,  fi  ce  n'cit  peut-éne, 
que  malgré  mes  bonnes  intentions, il  y  a  encore  du  mélange  dans  ceux  que 
j'ai  mis  en  charge.  C'eft  pour  m'aider  à  un  examen  fi  neceffaire  &  fi  dif- 
ficile, que  j'ai  fait  chercher  exprès  de  toutes  parts ,  ôc  appelle  à  ma  cour 
bon  nombre  de  gens  de  réputation. 

C'eft  donc  à  vous.  Grands  de  l'Empire:  à  vous,  dis-je,  en  général,  & 
à  chacun  de  vous  en  particulier,  que  cette  déclaration  s'adrefTe.  Nous  vous 
enjoignons  étroitement  d'éxammer  avec  foin  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  défec- 
tueux dans  le  gouvernement.  Dans  les  points  où  il  s'éloigne  peut-être  de 
la  fage  antiquité,  voyez  fi  c'eft  avec  railon,  ou  par  négligence.  Commu- 
niquez-nous vos  vues.  Expofez  les  moyens  ôc  les  expediens,  que  vous  ju- 
gerez convenables.  Drefl'ez  de  tout  cela  un  mémoire  exaét  :  6c  en  le  dref- 
unt,  prenez  fur- tout  garde  à  deux  chofes,  nous  vous  l'enjoignons  exprcf- 
fément.  1°.  Ne  vous  bornez  pas  à  me  débiter  de  beaux  difcours  :  mais  ap- 
puyez principalement  fur  ce  qui  eft  de  pratique.  z\  Que  ni  le  refpeét,  ni 
la  crainte,  ne  vous  empêchent  pas  de  parler  avec  liberté.  Car  telle  eft  no- 
tre volonté. 

Dans  le  livre  d'où  ces  pièces  font  tirées,  il  y  a  encore  quelques  décla- 
rations de  l'Empereur  Fou  ti,  dont  la  matière  elt  toute  femblable  aux  deux 
précédentes.     Sur  une  de  ces  pièces,  l'Empereur  Catighiàk:  cette  pié-   Sentimens 
ce  feule  fait  aflez  voir  que  fous  Fou  ti  régnoit  la  politeflé  ôc  le  beau  lang;:-  divers  fur 
ge.     Je  ne  fçai ,   fi  l'Empereur  s'exprima  de  la  forte.     Du  moins  on  cite   "^^'"P» 
auflîtôt  après  un  auteur  nommé  Tching  te  lieou,  qui  dit:  les  déclarations  de   rn^r^jj  ^e 
Fou  ti  font  trop  étudiées.     Il  y  a  du  goût  6c  du  ftile ,  mais  bien  du  vuide.   leurs   Au: 
J'aime  beaucoup  mieux  celles  de  Fen  ti-\:  le  langage  en  eft  plus  fimple,mais  te""- 
il  n'en  eft  pas  moins  bon:  6c  pour  le  fonds  elles  vont  beaucoup  plus  droit 
au  bien  réel  6c  folide.    Je  trouve  encore  dans  le  même  livre  d'autres  décla- 
rations 6c  ordonnances  du  même  Empereur  Fou  ti,  foit  pour  des  remifes  de 
fcs  droits, foit  pour  fournir  de  fon  trefor  aux  vieillards  6c autres  néceflîteux. 

Sur  quoi  l'Empereur  Cang  hi  dit  :  Fou  ti  en  tout  ceci  imita  bien  Fen  tifon 

grand 


•  Cette  coutume  venoit  de  l'Antiquité. 
t  J'en  ay  mis  ci-devant  quelques-unes 

Ooo  ^ 


47S  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

grand  père,  &:  Ion  pcve  King  H:  mais  il  n'imita  pas  leur  ceconomic.  Il 
cpuifa  ion  trclbr  par  mille  dcpcnfcs ,  ôc  fur  la  fin  de  fon  régne  il  s'en  trou- 
va mal. 


Tchao  ti  le  plus  jeune  des  enfam  de  Vou  ti  lui  fuc céda, 
"Je  ne  trouve  de  lui  dans  ce  Livre  que  deux  Pièces: 
encore  la  première  efi-elle  bien  courte.  En  voici  l'oc- 
cafion.  On  lui  préfenta  comme  gens  d'un  mérite  fingu- 
lier ,  d'une  vertu  exemplaire ,  ^  d'une  grande  capacité , 
H  an  fou,  ^  quatre  autres:  mais  on  lui  réprefenta 
en  même  tems  qu'ils  fouhaittoient  de  vivre  retirez ,  êf 
de  ne  point  entrer  dans  les  Charges  :  qu'ils  prioient  Sa 
Majejîé  de  le  trouver  hon\  Sur  cela  Tchao  ti  expédia 
un  Ordre  en  ces  termes» 

Amour         T'Aime  autant  iiî«/(3«,  &c.  que  je  les  eilimc  ;  tout  dignes  qu'ils  font  des 
pour  la  I   grands  emplois ,  je  veux  bien  leur  en  épargner  les  peines.    Je  confcns 

Retraite.     ^   à.Ç)WC  que  libres  de  ces  foins,  ils  s'emploient  par  leurs  difcours  Se  par 
leurs  exemples,  à  faire  fleurir  chacun  dans  leur  pays,  toutes  les  vertus,  & 
principalement  la  piété  filiale.     Pour  leur  témoigner  mon  eftime ,  j'or- 
donne qu'au  commencement  de  chaque  année,  les  Officiers  du  lieu,  de  ma 
part.  Se  à  mes  frais,  faflent  un  prcfcnt  ù  chacun  d'eux.     S'il  leur  arrive 
malheur,  {a)  je  veux  qu'on  fournifle  aufli  de  ma  part  {b)  une  couverture 
6c  des  habits  convenables:  &  que  pour  les  cérémonies  accoutumées,  on 
ufe  d'un  animal  du  fécond  ordre. 
Setitiment       Sur  cet  ordre  de  tchao  /i,  l'Empereur  Cang  ht  dit:  Se  priver  ainfi  à 
deTEmpe-  propos  de  quelques  bons  Officiers,  c'cft  y  gagner.     Leurs  difcours  &  leurs 
w"Vuf  cet  exemples  forment  un  grand  nombre  de  gens  capables  ÔC  vertueux. 
Ordre. 


Taa 

(4)  Le  fens  eft,  C  quelqu'un  d'eux  vient  à  mourir:  mais  le  Chinois  évite  cette  ex- 
prcffion. 

(è)  C'eft  que  le  cercueil  à  la  Chine  fe  garnit  à  peu  prcs  comme  un  lit,  Se  qu'on  y  met 
k  corps  mort  bien  habille. 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  47^» 

Tan  ouang  Roi  de  Yen ,  quoique  de  la  Matfon  régnante^ 

entrait  dam  un  parti  qui  fe  formoit.     Tchao  ti  qui 

en  fut  in/îrmt  y  lui  écrivit  la  Lettre  fuivante  ^ 

8f  la  lui  envoya  fcellée  de  fon  Sceau. 

KAO  TI,  dont  nous  avons  tous  deux  l'honneur  de  defcendre ,  devenu  Exhortai 
naaîtrc  de  l'Empire,  donna  des  apanages  aux  Princes  de  fa  maifon,  ''o"  ^1* 
pour  en  multiplier  les  appuis.  Depuis  ce  tems-là  les  Liu  [a)  par  de  fécret-  ^'^' 
tes  intrigues  ayant  eflayé  de  nous  fupplanter,  tous  les  X/>  ou  demeurèrent 
unis  cntr'eux  contre  leurs  ennemis  communs.  Ils  eurent  pour  eux  le 
Prince  de  Kimg  Se  d'autres.  On  extermina  les  Liu  Se  notre  maifon  fut 
maintenue  fur  le  trône  dans  la  perfonne  de  Fen  ti.  Les  Fan,  les  Ki,  les 
Tsao,  les  Koan,  ces  familles  à  qui  Kao  îi  étoit  redevable  pour  leur  atta- 
chement Se  leurs  fervices:  ces  familles,  dis-je,  multipliées  confidéra- 
blement ,  fe  trouvent  depuis  du  tems  comme  confondues  avec  les  au- 
tres, dans  toutes  fortes  de  conditions.  Grand  nombre  de  gens  qui  en., 
font,  labourent  la  terre  ,  6c  foufFrent  beaucoup  fans  murmure.  On  en 
a  élevé  quelques-uns  par  reconnoiÛance  :  mais  aucun  n'a  monté  plus 
haut  qu'au  rang  àt  Hcou:  vous  le  fçavez:  &  vous  n'ignorez  pas  aufli  que 
ceux  de  notre  maifon  ont  été  traittcz  tous  autrement.  Tel,  fans  avoir 
feulement  paru  en  campagne,  ni  rendu  le  moindre  fervice,  entra,  pour 
ainfi  dire ,  en  partage  de  l'Empire.  On  lui  afTigna  un  domaine  :  on  l'ho- 
nora du  titre  de  Fang,  ou  de  Roi:  on  lui  fournit  même  de  groffes  fom- 
mes.  Voilà  comme  en  ufa  Kao  ti  envers  ceux  de  fa  maifon  :  &  ces  bien- 
faits fe  font  tellement  perpétuez  depuis,  que  le  père  venant  à  mourir j  le 
fils  lui  a  fuccedé:  Se  l'aîné  venant  a  manquer,  on  a  fait  pafTer  l'héritage 
aux  cadets:  c'eft  à  votre  fang  que  vous  devez  tout  ce  que  vous  êtes:  vous 
le  fçavez:  6c  c'eft  contre  ce  même  fang,  que  vous  ékvant  aujourd'hui, 
au  lieu  de  l'attachement  6c  du  zèle  qu'il  devroit  vous  infpii'er  pour  le  chef 
de  votre  Maifon ,  vous  vous  uniflez  contre  moi  avec  des  gens  qui  ne  vous 
tiennent  en  rien.  Vous  formez,  ou  du  moins  vous  appuyez  un  parti  re- 
belle. S'il  eft  accordé  aux  morts  d'être  inftruits  de  ce  qui  fe  pafle  ici,  de 
quel  front  oferez-vous  déformais  vous  préfenter  dans  le  Miao  de  vos  an- 
cêtres, pour  y  faire  en  leur  honneur  les  cérémonies  ordinaires? 

L'Empereur  Cang  hi  dit  fur  cette  lettre  de  'Tchao  ti:  le  grave,  le  sentiment 
folide  6c  le  tendre  s'y  fuivent  bien,  Se  s'y  foûtiennent  mutuellement.  Les  tleTEmpe- 
cxpreflions  d'ailleurs  font  bien  liées.    Elle  étoit  très-propre  à  toucher.       ^^^^^  ^^^^| 

^^^   Lettre, 

^  {a)  Nom  d'une  famille  laquelle  profitant  du  crédit  d'une  Impératrice  régente,  qui  en 
«toit,  pcnfoit  à  s'emparer  du  trône. 


48o  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE; 

Eftet  fu-         Une  glofe  dit  que  Ta» ayint  i-eçû  cet  écrit,  l'ouvrit,  Iclut,  &  furie 

ncfle  de  champ  s'étrangla, 
cette  Lct-  '■  ° 

trc. 

Déclaration  ^e  l'Empereur  Suen  ti ,  portant  ordre  qu'on 

lut  prefente  des  gens  qui  fe  foient  dijîinguez 

par  la  piété  filiale, 

d«  PanU^  "C  T  ANT  auffi  perfuadé  que  je  le  fuis  de  mon  infuffifance  &  de  mon  peu 
fans  Je  la  |y  de  lumières,  je  tâche  d'y  fuppléer  par  une  attention  continuelle  fur 
Piété  filu:  les  befoins  de  mon  Empire ,   &  je  m'en  occupe  jour  &  nuit.     La  jufte 


Sentiment 
de  dng  hi 
fur  citte 
Déclara 

«SiOD. 


Exemp- 
tion des 
Cervées  à 
la  mort  de 
Parcus. 


crainte  que  j'ai  de  déshonorer  mes  ancêtres,  m'a  fait  appeller  à  mon  fe- 
cours  des  cens  de  réputation  Se  de  mérite.  Malgré  cela,  &  les  autres  moyens 
que  j'ai  pu  prendre ,  je  n'ai  point  réufll  julqu'à  préfent  à  bien  réformer  les 
mœurs.  Faifant  aujourd'hui  attention  à  ce  que  la  tradition  nous  apprend, 
que  la  piété  filiale  eft  la  bâfe  des  vertus:  j'ordonne  que  de  chaque  Gouver- 
nement on  me  préfente  quelqu'un  qui  fe  diftingue  dans  la  pratique  de  cette 
vertu.    Je  veux  honorer  chacun  d'eux,  &  l'avancer  félon  fa  capacité. 

Sur  cette  déclaration ,  l'Empereur  Ca»g  hi  dit  :  les  Ha»  fucccdoient 
immédiatement  aux  Tfm,  c'eft-à-dire,  à  un  tems  de  troubles  &  de  corrup- 
tion. Rien  pir  conféquent  ne  preflbit  plus  que  de  réformer  les  mœurs, 
&  d'animer  à  la  vertu.  Auffi  voit-on  que  depuis  Feu  //,  Fou  ti,  6c  les  au- 
tres, les  Han  s'y  appliquoicnt  forp. 

^utre  Déclaration  de  l'Empereur  Suen  ti  ^portant  exempt 

tion  des  Corvées  pour  ceux  qui  venotent  de  perdre  leur 

père  ou  leur  mère, 

TT  N  bon  moyen  pour  retenir  doucement  les  peuples  dans  l'obéif- 
/  funce  6c  la  foumiirion,  c'eft  de  leur  infpirer  une  grande  eftimc  pour 
la  piété  filiale.  Or  il  arrive  aujourd'hui  que  fans  avoir  égard  à  ceux  qui  ont 
le  m.ilhcur  de  perdre  leur  père  ou  leur  mère,  on  occupe  indifi"éreniment  les 
peuples  aux  corvées  qui  le  préfentent  :  de  forte  qu'un  pauvre  fils  ne  peut 
renth-e  tranquilement  les  derniers  devoirs  à  fes  parens.  Pour  peu  qu'il  ait 
de  piété,  cette  violence  doit  lui  percer  le  cœur.  J'en  ai  compaifion,  6c 
j'ordonne  que  quiconque  vient  à  perdre  Ion  père  ou  fa  mère,  fon  grand-perc 
ou  fagrand-mere,foit  aiilTi-tôt  exempt  des  corvées,  afin  qu'il  puifle  leur 
procurer  des  funérailles  convenables,  6c  s'acquitter  librement  de  tous  les 
devoirs  d'un  bon  fils. 


ET   DE   LA  TARTARIE  CHINOISE,  4S1 

Le  même  Empereur  Suen  ^i  fit  une  déclaration ,  par  laquelle  il  difpen- 
Coit  à  l'avenir  le  fils  de  déférer  fon  père,  Se  la  femme  fon  marï,  laiirant 

cependant  la  peine  de  mort  pour  les  pères  6c  les  maris  qui  munqueroient  à  senf 

déférer  leurs  enfans  &  leurs  femmes  coupables  de  certains  crimes.     Sur  de" Ém^p"-' 

quoi  l'Empereur  Cang  hi  dit;  la  différence  que  fit  Suen  ti,  efi;  fondée  en  '■^"f  '^^"g 

bonnes  raifons.  *'  fur  cette 


Yu  cadet  de  Yuen  ti  fils  de  Suen  ti  comme  lut ,  mats  d'u- 
ne autre  femme  ^fut  des  fon  bas-âge  ^  fahYzngj  ou  Roi 
4e  Tong  Ping:  quand  il  fut  plus  âgé ,  il  s'émencipa 
un  peu ,  ^  mécontenta  Ja  mère ,  qui  de  fon  côté  aigrit 
encore  le  mal.  Yuen  i\fit  donner  fur  cela  des  avis  au 
fils,   Rnjmte  il  écrivit  à  fa  mère  en  ces  termes. 


Déclara- 
tion. 


M 


01  Empereur,    enjoins   à  tous  les  Eunuques  en  charge,    de  fai-   Lettre  de 
re  paffer  cette  lettre  à  la  Reine ,   mei-e  du  Fang  ou  Roi  de  "Tong  Xuen  ù 
png.  à  la  Reine 

Il  m'eft  revenu  certaines  chofes,  àl'occafion  dcfquellesje  vous  prie,Ma-   ^"'"^'J^'dc 
dame,  de  faire  attention  que  la  concorde  &  l'union  fait  le  bonheur  des  fa-    dé^é^le" 
milles,  6c  que  rien  ne  leur  peut  tant  nuire,  que  la  divifion  entre  les  per-    ireusdu 
fonncs  les  plus  étroitement  unies  par  le  fang.     Le  Roi  de  Tong  ping,  fous   Prince  fon 
prétexte  du  rang  qu'il^tient,  croît,  dit-on,  en  fierté, à  mefure  qu'il  avance  ^'^" 
en  âge.  Il  néglige  l'étude,  il  traitte  mal  fes  Officiers:  il  femble  même  ou- 
blier un  peu  ce  que  vous  lui  êtes,  6c  n'avoir  pas  pour  vous  tous  les  égards 
qu'il  devroit.  Ce  font  des  fautes  en  ce  jeune  Prince  :  mais  ce  font  des  fau- 
tes après  tout,  dont  il  n'y  a  gueres  que  certains  Princes  d'une  éniinente  fa- 
gefle,qui  loient  tout-à-fait  exempts  à  cet  âge.  Une  ancienne  maxime  dit  qu'il 
fied  bien  aux  pères  6c  mères  de  couvrir  les  fautes  de  leurs  enfans.     Pefez-là 
im  peu.  Madame,  cette  maxime,  6c  faites  réflexion  aux  nœds  qui  vous 
unifient,  vous  6c  votre  fils.     Quoique  vous  viviez,  6c  refpiriez  chacun  à 
part,  c'eft  cependant  le  même  fang,  ce  font  les  mêmes  efprits  dans  deux 
corps.     Peut -il  y  avoir  des  nœuds  plus  étroits?     Faut- il  les  rompre  pour 
peu  de  chofe?     Autrefois  Tchcou  kong  donnant  des  avis  à  Pe  khi,  lui  re- 
commanda fort  entre  autres  chofes,  de  ne  jamais  rompre  avec  un  ami,  que 
?)our  des  raiibns  très  confidérables.     Or  fi  la  fimple  amitié  demande  qu'on 
è  pardonne  mutuellement  bien  des  fautes  :  jugez.  Madame,  jugez  fur  cela 
du  cas  préfent  Au  relie  j'ai  dépêché  un  Envoyé  vers  le  Fang  *  votre  fils , 
6c  lui  ai  donné  fur  fa  conduite  quelque  avis.   Il  n'excufe  point  fes  fautes: 
il  les  reconnoit  6c  s'en  répend.     Vous,  Madame,  de  votre  part,  ayez  foin 

de 

'    *  Le  Roi. 

tome  IL  Ppp 


4S2  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

de  faire  enfoite  par  une  conduite  pleine  d'indulgence,  de  tendrefle,  6c  de 

patience,  s'il  le  faut,  que  l'union  régne  entre  vous. 
Sentiment        SuR  cette  lettre  l'Empereur  Cang  ht  dit:  cet  avis  cft  fort  bien  conçu: 
delEmpe-  il  devoit  faire  impreffion.     L'hillonen  Pan  kou  dit  de  Tuenti,  que  tous 
!(>l'riircct"e   ^^^  ordres  qu'il  donnoit  par  écrit,  étoicnt  pleins  d'une  douceur  Se  d'une 
Lettre.        franchife  qui  fe  reflentoit  de  la  première  antiquité.     Pan  kou  a.ri.ï(onj  Se 

ce  qu'il  dit  paroît  admirablement  bien  dans  cette  pièce. 

Déclayaùofi  de  lEmpereur  Tching  ti  ,  fuccejftur  de 
Yuen  ti.  Il  recommande  aux  Heou*(^  autres  Grands, 
dèvîter  toute  dépenje  mutile ^  &^  ordonne  qu'on  veille  à  ce 
que  perfonne  n'ait  des  habïts  ,  âfc.  au- de  (fus  de  fa 
condition. 

Surreffion  'V  1  O  S  anciens  Princes  ,  en  établiflant  les  titres  d'honneur  avec  t^t 
du  Luxe.  ^^  de  fagefTe ,  ont  eu  principalement  en  vue  de  dilUnguer  les  rangs 
de  l'Etat:  mais  ils  ont  en  même-tems  prétendu  que  les  premiers  feroient  oc- 
cupez par  les  gens  vertueux.  C'eft  pour  les  honorer  ,  qu'on  régla  les  dif- 
tinctions  de  chars  8c  d'habits,  qui  fe  lont  fi  bien  obfervées  dans  l'antiquité. 
Suivant  les  maximes  de  ces  grands  hommes,  les  richefles  n'étoient  point 
un  titre  qui  dirpenfât  de  l'obférvation  des  loix.  Cet  ufage  étoit  une  leçon 
continuelle  pour  tout  l'Empire,  qui  enfeignoit  de  préférer  la  vertu  aux  ri- 
chefles: &  les  peuples  avoient  dans  ceux  qu'ils  voy oient  au-deflus  d'eux  y 
autant  de  beaux  exemples  en  ce  genre. 

Aujourd'hui  quelle  différence  !  on  ne  voit  que  luxe ,  que  folles  dépenfes  : 
ce  mal  va  tous  les  jours  en  croiflant.  Les  Kong^  les  King^  les  Heou.^  &  les 
gens  qui  m'approchent  ou  comme  parens  &  alliez,  ou  comme  mes  Offi- 
ciers, au  lieu  d'entrer  avec  moi  dans  des  lentimens  de  zèle  6c  de  compaf- 
fion  fui  ces  defordres,  les  autorifent  par  leurs  exemples  :  au  lieu  qu'ils  de- 
vroientpar  une  attention  continuelle  fur  eux-mêmes,  6c  parleur  attachement 
aux  rits,  fervir  de  modèles  aux  peuples,  ils  font  tous  occupez  de  leur  faf- 
te6c  de  leurs  plaifirs.  Ils  bâtiflènt  des  maifons  fuperbes  :  ils  fe  font  de  valfes 
jardins  6c  de  grands  étangs:  ils  nourriflcnt  dans  l'oifiveté  une  foule  d'elcla- 
vcs  :  ils  rafincnt  tous  les  jours  en  habits:  c'ell  à  qui  aura  le  plus  de  cloches, 
le  plus  de  tambours,  3c  un  plus  grand  nombre  de  chanieules.  Enfin 
dans  leurs  chars,  dans  leurs  habits,  dans  les  mariages,  dans  les  funérail- 
les, 6c  dans  tout  le  relie ,  leur  dépenfc  eil  exccflîve.  Ceux  des  Magilhar» 
&  du  peuple  qui  font  riches,  fuivent  ce  mauvais  exemple  &  cet  abus  paflc 
en  coutume. 

Le 
*  Nom  de  dignité  immédiatement  après  celle  de  Yan^  ou  Roj, 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  48} 

Le  moyen,  qu'avec  ces  defordres,  puifTcnt  régner  dans  l'Empire  la  mo- 
.deftie,  la  tempérence,  Se  la  fage  œconomie?  Si  ces  vertus  n'y  régnent, 
comment  n'y  foufFrira  - 1  -  on  pas  des  mauvais  tems  ?  fera  - 1  -  il  poffible  que 
chacun  ait  toujours  au-delà  du  néceflaire?  O!  que  le  Chi  king* -ihicn 
railbn  de  dire:  vous  qui  êtes  au-deflus  des  peuples  par  votre  rang  Se 
par  vos  emplois,  veillez  avec  attention  fur  vous-mêmes.  Les  peu- 
ples ont  les  yeux  fur  vous ,  prêts  à  fuivre  vos  bons  ou  vos  mauvais 
exemples. 

Par  ces  préfentes ,  nous  enjoignons  à  nos  Miniftres  Se  aux  Magiftrats  , 
de  travailler  à  réformer  tant  d'abus.  Le  noir  6c  le  verd  font  les  couleurs, 
dont  tout  ce  qui  eft  peuple  doit  fe  fervir:  qu'on  ne  lui  en  fouffre  poirrt 
d'autre.  Nous  recommandons  à  tous  les  Hcou  ik  autres  qui  nous  appro- 
chent, qu'ils  s'examinent 'fur  cet  article,  6c  Ibient  les  premiers  à  donner 
l'exemple  d'une  réforme  fi  néceflaire. 

Sur  cette  déclaration,  l'Empereur  C<î«g  j&i  dit:  qu'on  fe  tienne  éxaébe-    Sentiment 
ment  aux  dillinârions  établies.     Que  ceux  qui  font  au-deflus  des  autres,  te-    dcl'Einpe- 
nant  leur  rang  félon  les  loix ,  donnent  à  toute  la  nation  l'éxenîple  de  ce   ^^"7  ^"'l^' 
qu'on  appelle  honnête  épargne  :  c'efl:  aflurément  une  grande  avance  pour    Déclara- 
la  réforme  d'un  Etat  :  car  auflltôt  tombe  le  luxe ,  fource  féconde  de  tant  de   tion. 
maux  :  6c  comme  ceux  qui  font  dans  les  dignitez,  dans  les  grands  emplois, 
6c  dans  l'abondance,  font  plus  fujets  à  s'oublier,  îffo'wg  ti  alloit  droit  au  but, 
en  s'adrcflant  principalement  à  eux. 

Déclaration  de  V Empereur  Ngai  ti,  ^^r  laquelle  il réfor^ 
me  fa  Mnfique. 

Aujourd'hui  régnent  parmi  nous  trois  grands  defordres  :  la  prodi-   Réformé 
galité  dans  les  repas,  dans  les  vêtemens,  6cc:  la  recherche  de  mille  dans  la 
vains  ornemens,  la  pafl^ionpour  les  mufiques  tendres  6c  efféminées  àç.'tchin  -^   Muliquc, 
^  de  Ouei.  '  De  la  prodigalité  fuit  le  défaflre  des  familles  :   elles  tombent 
à  la  troifiéme  génération  ,  6c  tout  l'Empire  en  devient  plus  pauvre.     La 
recherche  des  vains  ornemens  fait  qu'un  grand  nombre  de  gens  s'occupent 
à  des  arts  très-inutiles,  au  lieu  de  vacquer  à  l'agriculture.     Enfin  les  mu- 
fiques tendres  6c  efféminées  infpircnt  le  libertinage.     Vouloir,  malgré  tout 
cela,  faire  régner  dans  un  Etat  l'abondance  6c  l'innocence,    c'eft  vouloir 
qu'une  fource  toujours  bourbeufe,-  forme  un  ruifl"eau  d'eau  pure  6c  claire. 
Confucius  avoit  bien  raifon  de  dire  qu'il  falloit  éviter  la  mulîque  de  Tchin^ 
&  qu'elle  infpiroit  le  dérèglement  des  mœurs. 

Par 

•  Nom  de  Livre. 

■\  Ce  font  dcuK  noms  ^e  psys  autrefois  petits  Royaumes. 
Ppp  i 


Sentiment 
de  l'Empe- 
reur C^mg 
hi  lur  cette 
Déclara- 
tion. 


4S4  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Par  ces  prclentes,  nous  caffons  notre  mufique  ,  &  tous  les  Officiers  qui 
en  avoient  loin.  Qiiant  à  la  mufique  ordinaire  pour  la  cérémonie  Tiao  , 
nous  ne  prétendons  point  y  toucher,  non  plus  qu'aux  initmmens  pour  la 
guerre.  Ce  font  choies  approuvées  dans  nos  King  *,  mais  pomt  d'Officiers 
exprés  pour  cela.  Qu'on  examine ,  ôc  qu'on  m'expo'lé  à  qui  des  autres  Of- 
ficiers il  convient  d'en  donner  le  foin. 

L' Empereur  Gang  /j/',  qui  aime  la  mufique,  8c  qui  s'en  picque,  dit 
fur  cette  déclaration  :  la  mufique  a  la  vertu  de  calmer  le  cœur  :  c'ell  par  cet 
endroit  que  le  fage  l'aime.  Dailleurs,  en  fe  divertiflant ,  il  peut  s'exercer 
à  bien  gouverner,  par  une  application  aflez  julle  8c  affez  facile  du  gouver- 
nement à  la  mufique.  Quant  à  cette  mufique  lafcive,  elle  n'entre. point  ca 
comparailbn.  A  quoi  bon  pour  cela  tant  de  dépenfes  ?  Ngai  tt  eut  raifon 
de  la  cafier. 

Une  glofe  dit  qu'il  épargna  par' là  les  appointemens  8c  l'entretien  de  44CV. 
perfonnes. 


DISCOURS    DE    KIA    CHAN,  {a) 

SUR  LE  BON  OU  LE  MAUVAIS  GOUVERNEMENT, 


Slaximes 
deGou- 
▼erne- 
ment. 


Adrejfé  à  L' Empereur  Ven  tî,  autrement  dit  Hiao  ouen. 


\      nei 


;  N  c  E,  j'ai  oiiidire  {b)  qu'un  bon  Miniftre  eft  celui  qui  ayant  l'hoiv 
neur  de  fervir  un  Prince,  épuifc  pour  ion  lervice  ce  qu'il  peut  avoir 
de  lumières,  8c  lui  témoigne  fur-tout  Ion  zèle  par  des  remontrances  fincé- 
res,  oîi  il  ne  déguife  rien,  dût-il  lui  en  coûter  la  vie.  C'elt  dans  cet  ef- 
prit ,  que  je  vais  dans  ce  difcoui-s  vous  entretenir  du  gouvernement.  Je 
n'irai  point  chercher  fort  loin  dequoi  faire  fentir  la  différence  du  bon  8c  du 
mauvais.  L'hiftoire  des  7/î»,  qui  ont  immédiatement  précédé  les  Han  (c), 
me  fournira  feule  dequoi  le  faire.  Daignez  la  parcourir  avec  moi,  ôc  y 
faire  quelque  attention. 

On  a  fouvent  vu  dans  les  premiers  tems  ,  de  pauvres  Lettrez  fimplement 
vêtus,  parvenir  par  leur  fagefle  8c  leur  vertu  aux  plus  grands  emplois,  immor- 


•  Livres  anciens  ùifant  régie. 

(<»)  TMng  tt  liiots  dit  que  fou?  la  dynaftie  non  le  premier  qui  commença  à  donner  par 
écrit  des  avis  à  l'hmpereur,  fut  Km  chan.  Il  profita  pour  cela  de  la  bonne  difpofition  de 
Hiao  tittn.     Ce  Prince  le  fit  Heou. 

(è)  Le  Chinois  dit  mot  à  mot:  votre  fujet  a  oiii  dire.  C"eft  une  manière  ordinaire  de 
commencer  ces  fortes  de  pièces:  je  X\\  un  peu  rapprochée  de  notre  ufage  par  un  peut  chan» 
gemenr,  qui  nVll  qtie  dans  rc<preffic)n. 

(c  )  Ven  ti,  i  qui  il  pnle ,  étoit  le  troifiénae  Empereur  de  la  dynaftie  nommée  Hj».  Je 
«lis  nommée ,  car  le  nom  de  1%  fomillc  étoit  Lietit, 


ET  DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  48f 

talîfer  leur  nom  par  leurs  importans  fcrvices:  on  n'a  point  vu  cela  du  tcms 
des  7///;.     Cbi  boang  Prince  de  î>'«  devenu  Empereur,  &  par  là  maître  des   Impôts 
revenus  ordinaires  de  tout  l'Empire,  au  lieu  de  le  borner  là,  mit  aufli-tôc  exorbitans 
de  nouveaux  impôts,  chargea  les  peuples  de  corvées,  &  les  rendit  li  mifé-  ^antlVch'i 
râbles,  que  Ion  extrême  rigueur  ne  pouvant  faire  craindre  pis ,  les  montagnes  Im»^  .-  ce 
étoient  pleines  de  brigans  en  troupes  ,   6c  les  chemins  remplis  de  criminels  q'i"''s  oc- 
qu'on  traînoit  aux  priions,  ou  bien  aux  fupplices.  Enfin  il  aliéna  tellement   "''onent^ 
tous  les  efprits,  que  chacun  au  moindre  bruit  levoit  les  yeux.&  prêtoit  l'o- 
reille.    On  n'attendoit  qu'un  lignai,  pour  Ibcoiierun  joug  fi  pelant.     Qui 
que  ce  fixt  qui  le  donnât,  on  ctoit  prêt  à  le  fuivre. 

Tchin  cbin  le  donna  ce  lignai:  vous  le  fçavez,  grand  Prince:  &  vous   p^'»  «*'"» 
n'en  ignorez  pas  les  fuites.     Au  refte,  fi  Cbi  boang  épuila  les  peuples  par  fes  p''"'*^?  ^^^ 
impôts ,    il  s'épuifa  lui-même  par  lés  dépenfes.     Dans  une  marche  qu'il  fit   s'épuife  ^ 
depuis  Kten  yeng  jufqu'à  Tong^  il  changea  de  palais  jufqu'à  trois  cent  fois,   lui-même; 
8c  il  les  trouva  tous  garnis  fans  qu'on  portât  rien  de  l'un   à  l'autre,  pas 
même  les  cloches  ôc  les  tambours  {a).  Plulieurs  des  palais  qu'il  habitoit, 
étoient  fi  fuperbement  élevez,  qu'ils  fembloient  pliàtôt  des  montagnes  que 
des  maifons.     Les  bâtimens   étoient  hauts  de  quelques  dixaincs  de  Gin  *, 
Ils  avoient  du  Nord  au  Sud  mille  pas,  &  de  l'Eil  à  l'Oueft  une  demie  lieue. 
Le  nombre  Se  la  richefie  des  équipages,  répondoit  à  la  magnificence  des 
palais.     A  quoi  aboutit  enfin  tant  de  faite  ?  Ses  defcendans  le  trouvèrent 
n'avoir  pas  la  moindre  maifon  de  paille. 

Cbi  boang  fit  faire  pour  fes  couriers  de  grands  chemins  :  il  leur  donna  en 
largeur  cinquante  pas:  il  éleva  des  deux  cotez  des  murailles  de  terre.  Il  y 
planta  quantité  de  pins,  6c  d'autres  arbres  toujours  verds.  On  ne  pouvoit 
rien  voir  de  plus  beau.  A  quoi  tout  cela  aboutit-il?  Ses  defcendans  à  la  fé- 
conde génération  ne  purent  trouver  un  petit  lentier,  par  où  fuir  en  fureté. 

Cbi  boang  choifit  le  mont  Li  pour  fa  fépulture.  Qiielqucs  cent  mille  ^^'CVl^'^J'^. 
hommes  y  furent  occupez  pendant  dix  ans  On  y  creula  une  valte  folle  f%ire. 
d'une  profondeur  extrême,  {b  )  On  raflembla  au  dedans  pierres  6c  métal  de 
toute  efpèce.  Pour  les  ornemens  du  dehors,  on  employa  le  plus  beau  ver- 
nis ,  les  couleurs  l'es  plus  vives ,  les  perles  mêmes  les  plus  précieufes,  6c 
autres  bijoux.  Dans  un  étage  plus  haut  régnoient  de  valles  galeries:  ù  au 
derrière  de  tout  cela,  s'élevoit  une  montagne  faite  à  plaifir,  plantée  d'a- 
gréables bois.  Voilà  bien  de  la  dépenfe  pour  la  fépulture  d'un  feul  hom- 
me: je  dis  d'un  feul  homme,  car  fes  defcendans ,  pour  leur  propre  fépultu- 
re, furent  obligez  de  mandier  quelques  pieds  de  terre,  6e  n'eurent  pas  mê- 
me pour  La  couvrir,  un  petit  toit  de  rofeaux. 

En- 

(4)  Tang  king  tch»u<tn  fur  cet  endioit,  dit:  K'ta  chan  a  de  l'e'nergie  :  mais  fon  flile  n'eli 
pas  réglé.     Cela  tien:  du  voifinage  des  tems  de  troubles. 

*  Un  lin .  c'eft  80.  pieds. 

{b)  Le  Chinois  dit  :  qui  pénétrOit  jufqu'aux  trois  fources  :  Exagération  qui  fait  allu- 
fion  à-  quelque  fable  approchante  de  celle  des  Poètes  anciens  lur  les  enfers.  Ailleurs  oa 
met  les  neuf  fources, 

Pp  p   3 


Comparii- 
fon  des 
Princes 
avec  les 
Terres, 


4S6  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Enfin,  Cbîhoang^  comme  une  bcte  féroce,  après  avoir  cruellement  dé- 
chire tous  Iç^'Tchu  heou,Gng\o\xi\t,  pour  ainfi  dire,  l'Empire  entier,  foula 
aux  pieds  toutes  les  loix  de  l'humanité  &  de  la  juftice.  Mais  la  vengeance 
de  'tien  *  ne  tarda  pas  à  tomber  fur  lui  &  fur  fa  famille.  Voilà  ce  quej'ofc 
vous  rappeller.  Je  vous  prie  d'y  faire  attention ,  ôc  d'en  profiter. 

Il  eil  vrai  que  communément  un  fujet  fidèle  &  zélé,  parlant  fans  dégui- 
femeni,  n'eil  gueres  écouté  des  Princes:  6c  qu'affez  fouvent,  fans  leur  être 
utile  ,  il  ie  perd  lui-même.  Mais  il  efl  encore  plus  vrai,  que,  fans  un  tel 
fecours,  il  elt  rare  ôc  difficile  qu'un  Prince  gouverne  bien.  Auffi  les  Prin- 
ces les  plus  éclairez  ont-ils  un  véritable  empreflement  d'entendre  des  avis 
fincéres  :  Se  .les  fujets  véritablement  fidèles,  ne  craignent  point  de  s'cxpofcr 
à  la  mort ,  pour  donner  au  Prince  qu'ils  fervent,  ce  témoignage  de  leur 
zèle. 

Mais  il  en  efl:  des  Princes  à  cet  égard  comme  des  terres.  On  a  beau  fémer 
d'excellent  grain  fur  un  fol  qui  n'cll:  que  pierre  ,  bien  loin  de  produire,  il 
ne  germe  pas.  Au  contraire  une  terre  graflè  Scbien  arroféc,  multiplie  abon- 
damment la  femence  la  moins  bonne.  Par  exemple  fous  Kié  8c  7'cheou  -j-, 
les  avis  de  trois  grands  hommes  d'une  éminente  fagefle,  Koan  long^  Kitfe, 
Pi  ^'«« ,  n'eurent  d'autre  efi^et  que  de  les  faire  périr.  Sous  Fen  vang^  tout  au 
contraire:  non  feulement  ce  qu'il  y  avoit  de  gens  éclairez,  lui  communi» 
quoient  volontiers  6c  utilement  leurs  lumières  :  mais  il  n'y  avoit  pas  juf- 
qu'au  moindre  bûcheron,  qui  ne  dît  librement  fa  penfée,  6c  l'on  en  profi- 
toit  fi  elle  étoit  bonne.  AuŒi Kié  ^  èc  T'cheou  (a)  périrent-ils,  6c  la  maifon 
de  Fcn  vang  fleurit. 

Un  bon  Prince  fait  donc ,  par  rapport  aux  gens  qui  font  capables  de  l'ai- 
der ,  ce  que  fait  une  bonne  terre  par  rapport  aux  grains  qu'on  y  féme  :  il 
les  nourrit ,  6c  les  multiplie  autant  qu'il  peut.  Telle  eil;  la  force  de  la  fou- 
dre ,  qu'il  n'y  a  rien  qu'elle  ne  brife.  Qu'un  poids  de  dix  mille  Kiun  §, 
tombe  d'cnhaut,  il  écrafera  infailliblement  ce  qui  fe  trouvera  dcflbus.  Or 
ces  comparaifons  font  encore  trop  foibles ,  pour  exprimer  ce  qu'eft  à 
l'égard  d'un  fujet  ,  l'autorité  du  fouverain.  Lors  même  qu'il  ouvre  le 
chemin  aux  remontrances ,  qu'il  demande  qu'on  lui  en  fafle ,  qu'il 
les  reçoit  bien ,  6c  qu'il  en  profite  :  communément  on  craint  encore  j 
6c  il  efl  rare  qu'en  ce  genre  on  aille  jufqu'oii  l'on  pourroit  aller.  Que 
feroit-ce  fi  le  Prince  aveuglé  par  fes  paflions ,  emporté,  cruel,  enne- 
mi de  tout  avis,  tomboit  de  tout  le  poids  de  ion  autorité  fouveraine  fur 
ceux  qui  lui  en  donneroient?  Quand  ils  auroient  toute  la  fagefTe  de  Yao,  6c 
toute  la  fermeté  de  Mong  puen  ,  ils  ne  pourroient  éviter  d'en  être  écrafez. 
Mais  aufTi  un  Prince  de  ce  caraftere  feroit  bien-tôt  abandonné  à  lui-même.  Il 

feroit 

•  Du  Giel. 

t  Deux  méchans  Empereurs.     . 

%  Celui  de  la  liynaltie.  , 

(a)  Au  refte  le  nom  de  la  dyiiaflie  Tcheou,  tout  ferfiblablc  qu'il  eft,  écnt  &  prononcé 
à  l'Europeane ,  eft  tfès-différent  dans  l'écriture  &  dans  la  prononciation  Chinoife  du  nona 
de  ce  méchant  Prince. 

§  Klun  étûit  30.  livres. 


ET    DE   LA    TARTARIE   CHINOISE.  4^7 

feroit  les  plus  grandes  fautes  qu'on  n'oferoit  l'en  avertir  :  &  par  une  confé- 
quencc  infaillible,  l'Etat  feroit  en  très  grand  danger. 

Dans  la  première  antiquité  ,   nos  fages  Princes  avoient  ordinairement  en   LesPrincee 
leur  prélence  un  homme,  dont  le  devoir  ôcl'emploi  étoit  de  marquer  leurs   «""«£- 
fautes,  6c  d'en  tenir  un  mémoire  exaét.    Ils  avoient  de  plus  deux  Officiers,   "°'/""^  j'"I 
dont  l'un  étoit  chargé  de  lire  au  Prince  ce  qui  le  faifoit  en  proie  dans  tout    Cenfeuri  ' 
l'Empire  touchant  le  gouvernement ,   l'autre   avoit  foin  de  reciieillir  les    de  leur 
vers  &  les  chanfons  qui  couroient.     Non  feulement  les  Minières  &  les  au-   conduite." 
très  gens  en  place,  donnoient  librement,  fuivant  les  occurrences ,  les  avis 
néceflaires  6c  importans  :  mais  chacun  dans  les  grands  chemins  6c  en  plein 
marché,  pouvoit  s'entretenir  fans  crainte  de  ce  qu'il  défaprouvoit.     Par-là  • 

le  Prince  étoit  exaftement  inftruit  de  fes  devoii-s  &c  de  fes  fautes.  Or  qu'y 
a-t-il  de  plus  avantageux  pour  bien  gouverner?  Ils  n'ignoroient  pas  ceS  an- 
ciens y  la  différence  qu'il  y  a  du  fujet  au  Prince,  6c  ce  qu'on  devoit  au  rang 
qu'ils  tenoient.  Mais  ils  n'en  étoient  pas  moins  exa£ts  à  rel'peârer  les  vieil- 
lards *,  à  fe  fournir  de  bons  Miniilres,  en  élevant  les  gens  de  mérite,  6c  à 
fe  procurer,  autant  qu'ils  pouvoient,  des  avis  fînceres.  En  refpedbant  ainfi 
les  vieillards,  jufqu'à  les  fervir  de  leurs  propres  mains,  leur  vue  étoit  de 
faire  fleurir  la  piété  filiale  dans  les  familles.  Ils  s'aflocioient ,  pour  ainfî 
dire,  au  gouvernement  des  gens  de  mérite:  parce  qu'ils  fçavoient  combien 
il  eft  dangereux  qu'un  homme  fi  élevé  au-defTus  des  autres ,  ne  s'enorgiieil- 
lifTe  de  fon  rang  ,  Sc  que  fon  orgueil  ne  l'aveugle.  Enfin  ils  ouvroient  aux 
remontrances  un  fi  grand  chemin,  parce  qu'ils  ne  craignoient  rien  tant  que 
d'ignorer  leurs  propres  fautes  ,  ôc  d'être  par-là  hors  d'état  de  s'en  cor- 
riger. 

Chi  hoang  manquoit-il  de  grands  talens?  Non,  fans  doute.  Après  s'être 
affujetti  tout  l'Empire,  6c  détruit  les  fix  Royaumes  qui  le  partageoient,  il 
en  fit  un  partage  tout  différent  en  Kiun  {a)  ècHkn,  (b)  qu'il  gouverna 
par  des  Officiers  aimables.  Du  côté  qu'il  avoit  le  plus  à  craindre,  il  fe  for- 
tifia d'une  longue  6c  prodigieufe  muraille.  Il  entroit  lui-même  fur  toutes 
chofes  dans  un  aulfi  grand  détail ,  qu'un  chacun  le  puifîe  faire  dans  une 
famille  particulière.  Cependant  7'chin  {c)  défit  les  troupes  àç.  Chi  hoang  y 
6c  l'Empire  pafTa  bien-tôt  aux  Lieou  :  c'efl  que  Chi  hoang  plein  de  lui-même 
n'écouta  que  fa  cupidité  6c  fon  orgueil. 

Sous  la  dynaftie  Tcheou  les  Empereurs  érigèrent  jufqu'à  mille  huit  cens    Bornes  dei 
petits  Etats,  dont  chacun  avoit  fon  Prince,  6c  chaque  Prince  fes  droits.   Cervhs 
Cependant    on    ne   levoit  fur    les   terres   qu'une  firaple  dîme  ,    6c  l'on   ^°"^  '?• 
n  exigeoit  des  peuples  que  trois  jours  de  corvées  par  an.     Le  peuple  a  laife  jcheou^ 
êc  content,  célébroit  par  fes  chanfons  la  douceur  du  gouvernement ,  6c  la 

vertu 

*  Il  y  avoir  une  cérémonie  établie  pour  cela. 

(«")  C'cft  ce  qu'on  «ppellc  aujourd'hui  Fou,  ou  villes  du  premier  ordre,  qui  en  ont  pla- 
neurs autres  en  leur   dépendance. 

(*)  Villes  du  troifiéme  ordre,  donr  plufieurs  enfcmble  font  le  diftriét  d'une  du  premiei 
©u  du  feconi  Ordre 

(«)  C'eft  le  nom  d'un  homme  de  rien,  qui  fc  révolta  contre  Chi  hoan-g. 


C/;i  hoang 
perd  fcs 

Etats. 


Pourquoi. 


De  l'efti- 
mc  qu'on 
avoit  au- 
trefois 
pour  les 
Gens  de 
mérite. 


488  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

vertu  de  fes  Princes,  qui  ctoicnt  de  leur  cote  dans  une  honnête  abondance. 
Chi  hocing  feul  maître  de  ces  mille  huit  cens  Etats,  en  épuife  tous  les  reve- 
nus, accable  tous  les  peuples:  fie  n'ayant  pas  encore  aflez  pour  contenter 
-ton  ambition  fie  pour  fournir  à  Ton  faite,  il  redouble  ies  exaélions  ôcfcs 
ciTiautez.  Il  n'y  a  pas  une  famille,  pas  un  même  homme  dans  l'Empire, 
qui  ne  le  regarde  intérieurement  comme  fon  plus  cruel  ennemi ,  fie  qui  ne 
le  charge  en  iécret  de  mille  malédiélions. 

Enfin  Chi  boang^  dans  un  danger  prochain  de  tout  perdre,  eft  le  feul  qui 
ne  fc  voit  point  content  :  fie  plein  de  foi-méme,  il  rencontre  dans  un  voya- 
ge de  belles  pierres,  il  fiit  graver  deflus  fes  exploits ,  fie  il  fe  met,  fans  hé- 
fiter,  aù-deiïlis  de  Tao  fie  de  Cbim.  La  poilérité  de  nos  plus  heureux  Prin- 
ces n'a  pu  fe  maintenir  fur  le  trône  au-delà  de  vingt  ou  trente  générations: 
Chi  -hoang  s'en  promet  dix  mille.  Il  fe  rit  de  l'ancienne  coutume,  d'atten- 
dre après  la  mort  à  donner  des  titres  de  diltinftion.  Il  détermina  le  fien  lui- 
même  *,  fie  celui  de  fes  defcendans  par  avance.  Il  fe  x\ommç.  Chi  hoang 
ti,  parce  qu'il  eft  le  premier  Empereur  de  fa  maifon.  Il  ordonne  que  fon 
fucceiïeur  foit  défigné  par  Eul  chi  hoang  îi ,  pour  marquer  la  féconde  gé- 
nération ,  fie  ainfî  de  fuite  jufqu'à  dix  mille ,  ou  plutôt  jufqu'à  l'infini. 
Chi  hoang  cependant  mourut  bien-tôt.  Des  quatre  coins  de  l'Empire  on 
fe  fouleva  contre  Eul  chi  fon  fils ,  qui  ne  valoit  pas  mieux  que  lui.  Eul  chi 
perdit  en  même  tems  l'Empire  Se  la  vie.  Se  là, finit  la  dynaftie  Tftn. 

Mais  d'où  vient  encore  une  fois,  que  Chi  hoang  ti  ne  s'apperçut  point  du 
trifte  fie  dangereux  état  où  il  avoit  réduit  les  chofes  ?  C'eft  que  perfonnc 
n'ofoit  parler:  c'eft  qu'aveuglé  p.ar  fon  orgueil,  il  punifToit  avec  rigueur  les 
moindres  murmures  :  c'eft  qu'il  faifoit  mourir  ceux  qui  lui  donnoient  quel- 
que avis  fincére  :  c'eft  qu'il  ne  donnoit  à  fes  Miniftres  ni  autorité  ni  cré- 
dit. 11  éprouva  pour  fon  malheur  ce  que  dit  notre  Chi  king:  Un  Prince 
écoute-t-il?  on  lui  parle:  haït-il  les  avis?  il  n'en  reçoit  point:  mais  rien 
pour  lui  n'eft  plus  a  craindre  qu'un  tel  filence.  Fen  vang  qui  l'avoit  bien 
compris,  en  ufoit  tout  autrement.  Auflî  le  même  Chi  king  dit  à  fa 
louange  :  paroiflez  gens  de  mérite  ,  fie  produifez-vous  fans  crainte  :  vous 
êtes  en  fureté  fous  un  tel  Prince  ;  fon  plaifir  eft  de  vous  voir  en  bon 
nombre. 

En  effet,  pour  tirer  des  gens  de  mérite  tout  l'avantage  qu'on  en  doit  at- 
tendre, il  faut  les  aimer  fie  les  honorer.  Ainfi  en  ufoient  anciennement  les 
plus  fages  Princes  à  l'égard  de  leurs  Miniftres.  Non  feulement  ils  les  ren- 
doient  puiflàns  fie  riches  par  de  gros  appointemens  :  mais  ils  les  diilin- 
guoient  encore  davantage  par  des  marques  finguliéres  de  confidération  fie  de 
bienveillance.  Un  Miniftre  étoit-il  malade?  Le  Prince  alloit  lui-même 
le  vifiter,  fie  ne  comptoir  pas  combien  de  fois.  Le  Miniftre  mouroit- 
11?  Le  Prince  prenoit  le  petit  deiiil ,  alloit  en  perfonne  faire  le  7/'«o,le  voyoit 
vêtir  félon  la  coutume,  fie  mettre  dans  le  cercueil.    Jufqu'à  ce  que  cela 

fût 

*  chi,  fi^nifii  commencer,  commencement.    liul  fijjnifie  Roi  deuxième. 
■}■  Nom  d'une  cérémonie  funèbre. 


ET   DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  485 

fât  fini,  le  Prince  s'abllenoit  de  vin  èc  de  viande.     Pour  la  mufique,  il  Maximes 
ià  l'interdilbit  julqu'après  les  funérailles  :   fie  cela  fi  févérement ,  que  mê-  deGou; 
me    dans  les  cérémonies  folemnelles  à  l'égard  de  lés  propres  ancêtres,   il  ^""^^- 
n'en  uibit  point,  fi  elles  venoient  à  concourir  avec  la  mort  de  ion  Mi-  "^"^' 
ni  lire. 

Si  nos  anciens  Princes  diftinguoient  fi  fort  leur  Miniftre  mort ,  ils  avoient 
auffi  pour  lui,  pendant  qu'il  vivoit,  de  grands  égards.  Se  voy oient-ils? 
C'étoit  toujours  félon  les  rits  ,  en  habit  de  cérémonie  ,  avec  décence  6c 
gravité.  Le  Miniftre  de  fon  côté  s'efforçoit  en  toute  manière  de  remplir 
parfaitement  fes  devoirs ,  6c  craignoit  beaucoup  moins  la  mort ,  que  de  ré- 
pondre mal  aux  bienfaits  du  Prince:  c'eft  alors  que  tout  profpéroit,  6c 
plufieurs  générations  poftérieiu-es  fe  font  encore  relTenties  de  cet  heureux 
régne.  Aujourd'hui  votre  Majefté  aflife  fur  le  trône  de  fes  ancêtres,  fe  rap- 
pellant  leurs  exploits  6c  leurs  vertus,  paroît  tout  de  bon  vouloir  les  imiter. 
Se  par  un  régne  encore  plus  heureux  que  le  leur,  donner  un  nouveau  lultre 
à  votre  maifon,  6c  un  nouvel  éclat  à  l'Empire  que  vous  tenez  d'eux.  C'eft 
fans  doute  dans  cette  vue  que  vous  l'echerchez  6c  honorez  les  gens  de  mé- 
rite 6c  de  vertu.  Tout  l'Empire  vous  en  applaudit,  èc  l'on  entend  dire  par 
tout,  que  l'ancien  gouvernement  va  revivre.  Il  n'y  a  point  d'homme  de 
lettres  dans  tout  l'Empire,  qui  n'afpire  à  fe  rendre  capable  d'y  contribuer. 
Dès  à  préfent  vous  en  avez  a  votre  cour  un  bon  nombre,  dont  vous  pou- 
vez tirer  de  grands  fecours  pour  une  fi  belle  entreprife. 

Mais  pour  moi,  je  ne  vous  le  dilîîmule  point,  voyant  ceux  que  vous  a- 
vez  le  plus  diftinguez  entrer  dans  tous  vos  plaifirs,  où  vous  ne  vous  livrez 
que  trop  (^),je  crains  que  de  tant  de  gens  d'un  fi  grand  mérite,  vous  retiriez 
bien  peu  d'avantage.  Vous-même,  ne  vous  relâcherez  vous  point?  Je 
l'appréhende.     Pour  peu  que  vous  le  faflîez,  les  TcIju  *  hcou  luivront  votre 

éxem- 

{a)  Tchin^  te  Sùo»  dit:  tout  ce  difcoiirs  de  Xia  chan  terni  à  corriger  Ven  ti  de  Ce  qu'il 
chaflToit  trop,  &  de  ce  qu'il  menoit  à  la  chalfe  les  Minillres  &  fes  Confeillers  d'Etat.  Il 
femble  d'abord  que  pour  cela  il  n'étoïc  ni  néceffaire,  ni  convenable,  de  rappeller  i'hift|Dire 
des  Ifin:  mais  dans  le  fond  cela  n'eft  pas  mal  :  car  quoique  Ven  ti  fût  bon  Prince,  il 
<:ommcncoit  à  fe  négliger:  au  lieu  de  tenir  de  ftéquens  confeils  avec  fes  Minillres,  il  fai- 
foit  fans  ceffe  avec  eux  des  parties  de  chaffe.  Une  paffiou  en  attire  une  autre.  Imiter  le 
mal,  c'eit  chofe  facile.  Ven  ti  pouvoir  en  venir  à  fe  perdre  comme  Jfn\  c'eft«e  que 
Kia  chan  appréhende  ,  &  ce  qu'il  veut  prévenir.  En  cela  il  n'eft  que  louable.  Mais 
à  mon  fens  il  finit  mal.  Car  une  de  nos  plus  effentielles  maximes  eft  de  perfedionner 
toujours  la  vertu,  &  fur-tout  de  fermer  au  vice  toute  avenue.  Or  Kia  chan  en  fàniffant, 
ouvre  lui  même  à  fon  Prince  un  chemin  au  rclackemeut.  En  ce  point  il  fe  dément ,  Se 
ne  fuit  pas  la  dodrine  des  ht  (_Lettrez.) 

Ainfi  parloir  Tjing  te  fieou:  ce  Doftcur  a  raifon  de  parler  ainfi:  car  le  vrai  lu,  qu'il  a  pli 
à  quelques  Européans  d'appeller  la  feéle  des  Lettrez,  n'ell  réellement  que  la  doâiine  com- 
mune a  tout  l'Empire.  C'elt  ce  que  contiennent  ies  livres  conftamment  reconnus  pour 
i^ing.  Or,  fuivant  ces  livres,  tout  le  monde,  &  fur-tout  le  Prince  doit  afpirer  à  la  plus 
paifaite  vertu  ,  veiller  fans  ceffe  lur  fes  aftions  &  fur  fes  penfées,  pour  ne  pas  donner  d'en- 
trée au  vice.  Moiennant  cela,  &  avec  le  fecours  de  Tien,  le  Prince  6c  les  fujets  font 
heureux,  difent  ces  livres. 

*  Princes  tributaires. 

Tome  II.  Qçjq 


4Po  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 


verne 
menr 


uitc  des  exemple:  les  Miiiillres  6c  les  Magillrats  en  feront  autant.  Que  deviendront 
Maximes  yoj  bons  delTcins?  Que.  n'avez.- vous  point  fait  depuis  votre  avènement  a  la 
de  Gou-  couronne,  pour  mettre  vos  peuples  a  l'aife?  Vous  avez  fait  des  retranche- 
mens  iur  votre  table,  fur  votre  mufique,  fur  vos  cquip,agcs,-  fur  vos  trou- 
pes. Vous  avez  plus  d'une  fois  relâché  les  droits  Se  les  tributs  annuels. 
Vous  avez  réduit  en  terres  labourables  tous  vos  p.u-cs  Se  vos  jardins.  On  a 
vu  Ibrtir  de  vos  magafins ,  pour  le  Ibulagement  des  pauvres,,  jutqu'à  cent 
mille  pièces  d'étoffe.  Vous  avez  réglé  en  faveur  des  vieillards  des  exemp- 
tions pour  leurs  entans.  Vous  maintenez  les  dignitez  de  Nan^  de  Tze ,  ôc 
autres  iemblables:  chacun  y  peut  monter  par  dcgrez  :  leurs  appointemens 
font  conlidérables  Sc  bien  payez:  fans  compter  les  gratifications  extraordi- 
naires que  vous  faites  fur-tout  à  vos  premiers  Officiers  Se  à  leurs  familles. 
Enfin  vos  bienfaits  le  font  étendus  j ufques  fur  les  criminels:  vous  leur  avez 
procuré  du  foulagement  dans  leur  mil'cre:  vous  leur  avez  accordé  la  con- 
folation  de  voir  leurs  parens:  8c  vous  avez  adouci  en  leur  faveur  la  rigueur 
des  loix.  Par-là  vous  avez  non-iéulement  gagné  le  cœur  de  tous  vos  iujets, 
mais  encore  vo,us  avez  attiré  d'heureufes  pluies,  qui  ont  été  fui  vies  d'une  am- 
ple récolte.  Il  n'y  a  plus  tant  de  miiérables:  on  voit  beaucoup  moins 
de  voleurs -.ècTien  *  fécondant  vos  bonnes  intentions,  a  diminué  le  nombre 
des  criminels ,  à  proportion  que  rous  avez  adouci  la  rigueur  des  châti- 
mens. 

J'ai  appris  que  dans  les  provinces  ,  les  Magiftrats  faifant  publier  vos 
déclarations,  il  n'y  a  point  de  vieillai-d  d'un  âge  fi  décrépit,  qui,  foutenu 
fur  fon  bâton,  ne  s'emprefle  de  les  entendre.  Se  ne  dife  en  les  entendant: 
que  ne  puis-je  encore  vivre  un  peu  de  tems,  pour  voir  dans  fa  perfcftion 
l'heureux  changement,  que  va  produire  la  vertu  d'un  fi  bon  Prince!  Les 
chofes  étant  fur  ce  pied-là  :  votre  réputation  étant  fi  bien  établie  dans  tout 
l'Empire,  Se  votre  cour  fournie  de  tant  de  gens  du  premier  mérite,  au  lieu 
d'en  profiter  pour  achever  heureufement  ce  que  vous  avez  fi  bien  commen- 
cé, Se  pour  foutenir  les  efpérances  qu'on  a  conçues  de  votre  régne:  vous 
les  emploïez  ces  grands  hommes,  à  quoi?  A  de  purs  araufemens.  Non, 
Prince,je  ne  le  puis  voir  fans  une  extrême  douleur.  Se  mon  zèle  ne  me  per- 
met pas  de  vous  le  diffimuler.  Hélas!  que  notre  Chi  king  dit  vrai:  bien 
commencer,  c'eft  chofe  ordinaire:  mais  bien  finir,  c'eft  chofe  rare. 

A#  relie,  ne  croyez  pas  que  je  vous  propofe  rien  défi  difficile  dans 
l'exécution.  Je  fouhaitterois  feulement  que  vous  vous  occupafîlez 
moins  de  la  chaffe  :  que  vous  fiffiez  revivre  à  certains  tems  les  cérémonies 
du  Ming  tang  {a)  Se  que  vous  fiffiez  rétablir  Se  fleurir  le  Tai  hio  :  vous 
en  verriez  avec  plaifir  des    fruits    admirables  ;    mais  quant  à  ces  Lettrez 

de 

■  •  Le  Ciel. 

{a)  Ming  tant,-  Les  Antiquaires  Chinois  ont  bien  du  Rabbinifme  fur  le  Mwg  tang,  & 
•onvien'ient  peu  enlemhle. 

(é)  Le  grand  collège.  En  Chinois  Tai,  fignifie  le  très-grand,  le  premier:  &  fli» 
fignifie  ét\Kle,  école,  collège. 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  4^1 

de  mérite,  dont  vous  avez  fi  bien  fourni  votre  cour,  &;  que  vous  avez  ho- 
noré des  premiers  emplois,  les  amulemens  ne  font  point  pour  eux  :  bien 
loin  de  les  y  engager,  ne  fouftrez  point  qu'ils  vous  y  fuivent.  En  uier 
comme  vous  faites,  c'efl  aller  direâement  contre  les  maximes  les  plus  fai- 
nes, 6c  la  pratique  la  plus  confiante  de  la  fage  antiquité,  pcs  occupations 
plus  férieuies  doivent  emporter  tout  leur  tcms:  ils  n'en  fçauroient  emploïer 
trop  à  perfeâionner  leurs  lumières,  à  s'affermir  dans  le  dcfintércffement  , 
dans  la  droiture,  6c  dans  les  autres  vertus.  Sans  cela  ils  s'amolliront  peu  a 
peu ,  6c  ne  feront  plus  reconnoiffables.  Or,  que  des  gens  d'ailleurs  li  ver- 
tueux, non-feulement  vous  fulfent  inutiles,  mais  encore  fe  corrompiflent  à 
votre  cour,  quel  dommage  6c  quelle  honte  !  J'en  aurois  un  chagrin  mortel. 
Divertifîez-vous,  à  la  bonne  heure,  avec  quelques  Officiers  d'un  plus  bas 
étage.  Traittez  enfuitc  avec  ceux-ci  des  affaires  de  votre  Empire.  Par-là, 
fans  renoncer  à  d'honnêtes  divertiffemens,  vous  pouvez  maintenir  en  leur 
vigueur  les  deux  points  cfTentiels  du  gouvernement ,  les  conleils  6c  les 
lits. 

Sur  ce  difcours,  l'Empereur  Cang  hi  dit:  Pour  la  compofition  elle  n'efl  Sentiment 
pas  réglée  ;  mais  le  fonds  du  difcours  cfl  folide.     Cette  pièce,  6c  les  autres   del'Empc- 
du  même  tems  tiennent  un  peu  du  défordre  qui  avoit  fi  long-tems  régné   îi,^"fui  ce^ 
dans  l'Empire  avant  les  Han:  mais  aufTi  l'on  s'apperçoit  que  des  gens  qui   Difcours. 
voyent  enfin  l'Etat  tiré  de  ces  troubles,  font  leurs  efforts  pour  empêcher 
qu'il  n'y  retombe.    Les  Han  occidentaux  dévoient  beaucoup  aux  deux  Kia 
éc  à  Tong  tchong  chu.     Ce  furent  eux  proprement  qui  furent  le  bon  levain  de 
leur  dynaftie. 

Kl  A  c  H  A  N  auteur  de  la  précédente  pièce ,  laifla  auprès  du  même  Em- 
pereur Fen  ti  un  de  fes  neveux  nommé  Kia  y.  Il  fut  fait  Po  *  fe  à 
l'âge  d'environ  vingt  ans  :  6c  peu  après  il  fut  élevé  jufqu'  au  degré  de  Ta 
fou.  Fen  ti  déféroit  beaucoup  à  fes  confeils.  La  plû-part  des  ordres  qu'il 
donnoit,  6c  des  réglemcns  qu'il  faifoit,  étoient  fuggérez  par  Z;«  jy.  Mais 
la  jaloufie  des  Kiang  6c  des  Koan  -f,  à  qui  la  maifon  régnante  avoit  les  der- 
nières obligations ,  força  Fen  ti  d'éloigner  Kia  y.  Ille  donna  pour  Tai  foin^ 
au  jeune  Fang  de  Tchang  cha.  Il  eut  enfuite  le  même  emploi  auprès  du  Fang 
de  Leang  hoai.  Ce  jeune  Prince  vint  à  mourir.  Kia  y  en  conçut  une  dou- 
leur fi  vive,  qu'il  tomba  malade,  6c  mourut  lui-même  peu  après,  n'ayant 
encore  que  trente-trois  ans.  Il  n'en  avoit  pas  vingt-fix,  quand  il  préfenta 
à  Fen  ti  un  difcours  que  je  vais  traduire.  Tout  long  qu'il  ell:  une  glofe 
avertit  qu'il  ètoit  encore  plus  long  ,  Sc  que  l'hiftorien  des  Han  en  a  retran- 
ché plus  d'un  endroit. 

Dif- 

*  Titre  d'honneur. 

t'Ce  font  deux  noms  de  famille. 

î  C'eft  à  peu-près  comme  Gotivcrneur, 

Qaq  * 


491  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 


Dircours 
•contte  le 
mauvais 
Gouver- 
nement. 


D'ifcotirs  OU  Mémoire  de  Kia  y,  adfejjé  à  l'Empereur 
Ven  ti. 

C"^Rand  Empereur,  lorfqiie  je  confidére  attentivement  l'état  prefenî 
JT  de  votre  Empire ,  j'y  vois  une  cholè  capable  de  faire  jettcr  les  hauts 
cris  :  deux  autres  chofes  me  tirent  les  larmes  des  yeux  :  fix  autres  me  font 
pouffer  de  grands  foupirs  :  lans  compter  mille  défauts  moins  confidérables, 
qui  (ont  cependant  contre  la  raifon,  &  nuifent  au  bon  gouvernement,  mais 
dont  il  me  feroit  impoflible  de  vous  faire  ici  le  détail.  Dans  tous  les  écrits 
qu'on  préfente  à  votre  Majefté  ,  chacun  répète  ces  paroles  :  l'Empire  n'a 
plus  rien  à  craindre,  la  paix  ell  bien  établie,  tout  y  eit  dans  l'ordre.  Pour 
moi ,  je  fuis  bien  éloigné  de  penfer  de  la  ibrte:  quand  on  vous  parle  ainfi,. 
c'eil  ou  par  flaterie,  ou  faute  de  lumières.  Car  enfin  fuppofons  un  amas  de 
bois,  un  homme  endormi  deflus,  le  feu  mis  deffbus.  Cet  homme  ,  quoi- 
que le  feu  nefoit  pas  encore  venu  juiqu' à  lui,  n'a-t-il  rien  à  craindre .^  Or 
n'eft-ce  pas  une  peinture  affez  naturelle  de  l'état  préfent  des  affaires  ?  On 
néglige  ce  qu'il  y  a  de  capital ,  pour  donner  toute  fon  attention  à  ce  qui  cft 
le  moins  important.  Il  y  a  dans  le  gouvernement  une  conduite  fort  irrégu- 
liére,  mal  foutenue,,  fans  aucune  règle  confiante  ,  &  comment  dit-on  que 
tout  ell  dans  l'ordre  ?  Je  n'en  puis  tomber  d'accord,  mais  je  fouhaitterois 
plus  que  perfonne  que  cela  fût  ainfi. 

Pour  le  mettre  ce  bon  ordre  dans  l'Empire,  £c  afTurcr  par  là  fa  tranqui» 
lité,  j'ai  mûrement  penfé  au  moyen  de  l'établir  ,  6c  c'eft  ce  que  j'ofe  vous 
espofer  dans  ce  diicours.  Je  fupplie  V.  M.  de  le  lire  avec  quelque  exafti- 
tude,  pour  en  tirer  ce  qu'elle  y  pourra  trouver  de  bon. 

Je  ne  vous  propoferai  rien  qui  puifTe  vous  fatiguer  trop  l'efprit  6c  le 
corps.  Je  n'exige  point  que  vous  vous  priviez  du  plailir  de  la  mulique,  qui 
vous  charrne.  Mais  ce  qui  efl  plus  important ,  &  ce  qui  n'efl  pas  imcom- 
patiblc,  c'ell:  de  contenir  dans  le  devoir  tous  les  Princes  tributaires,  de  pré- 
venir la  levée  &  les  mouvemens  des  troupes,  d'entretenir  la  paix  avec  les 
Hiong  ma  (n),  de  vous  faire  obéir  par  tous  vos  fujets  ,  devons  attacher 
même  les  plus  éloignez  de  votre  cour,  de  travailler /ur- tout  aies  rendre 
bons,  &  à  diminuer,  autant  qu'il  fe  peut,  les  procès  &  les  crimes. 

Voilà  des  points  eflentiels  &  capitaux.  Si  va\ii  y  rcufîlHez,  ce  que  je 
crois  très- praticable,  vous  rendrez  l'Empire  heureux,  ôc  vous  mériterez; 
des  loiianges  Se  des  honneurs  qui  ne  finiront  jamais.  Votre  poflérité,  en 
admirant  les  exploits  de  votre  père ,  louera  encore  plus  votre  vertu  :  elle 
vous  regardera  toujours  comme  confondateur  de  la  dynaftie  :  &  ce  jMiao 
que  vous  vous  êtes  bâti  par  avance,  auquel  vous  avez  donné  l'infcriptioa 

Ko» 

(a)  C'eft  ainfî  que  les  Chinois  défignoiem  certains  Tartares  de  la  Chine. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  493 

Kou  iching,  (a)  aura  dans  la  fuite  avec  jullice,    le  glorieux  titre  de  Tai  Suite  du 
t/ong:   {!;)  une  longue  pollcrité  vous  joindra  toujours  à  votre  père  dans  les   t)ifcours 
honneurs  qu'on  lui  rendra:  tout  TEmpu-e  avec  elle  célébrera  cette  piété  fi-   mauvais 
iiale,  qui  vous  aura  tait  ibutenir  li  bien  l'honneur  de  votre  maifon.     On   Gouver- 
loucraen  même  tems  votre  bonté,  qui  aura  fi  bien  pourvu  aux  befoins  de  nemem. 
vos  llijets.     On  admirera  fur-tout  votre  fagefle  d'avoir  donné  au  gouverne-' 
ment  une  telle  forme,   que  quand  parmi  vos  fucceffeurs,  il  fe  trouveroit 
quelque  Prince,  ou  encore  jeune,  ou  de  peu  de  capacité,   il  ne  lailTcroit 
pas  de  régner  tranquile. 

Voilà  ce  que  je  vous  propofe.  S'il  vous  paroît  que  e'eft  afpirer  bien 
haut,  j'ofe  cependant  aflurer  qu'avec  les  lumières  &  les  qualitcz  que  vous 
avez,  pour  peu  que  vous  vous  aidiez  de  gens  capables,  vous  pouvez  y  par- 
venir fans  beaucoup  de  peine.  Je  vais  vous  en  expofer  les  moyens  avec 
franchife:  &  ce-que  je  iouhaitte  le  plus,  c'cll  de  voir  que  vous  les  agriez 
&  que  vous  les  mettez  en  pratique.  Au  refte  ,  je  n'entreprens  cette  ex- 
pohtion,  qu'après  un  férieux  examen  de  l'hiftoire  des  fiécles  paflez  :  qu'a- 
prés  avoir  appliqué  avec  attention  ce  que  j'en  ai  pu  tirer  ,  à  l'état  préfent 
des  chofes  :  6c  qu'après  y  avoir  long-tems  penlè  jour  Se  nuit.  Auiîi  ne 
crains-je  point  de  dire  que  fi  Chim  Se  Tu  relTuicitoient ,  pour  vous  aider  de 
leurs  confeils  ,  ils  vous  donncroient  infailliblement  ceux  que  je  vais  vous 
donner. 

Dans  les  premiers  tems  d'une  dynaftie,  fi  on  la  veut  bien  établir,  un  peu   Néceffitê 
de  défiance  eft  de  faifon.     Celui  qui  eft  au-defius  des  autres,  prend  quelque-    de      Dé- 
fois de  faufles  allarmes ,  6c  fe  peut  tromper  dans  fes  foufiçons.     De-là  il  ar-    fiance  dans 
riveaflez  naturellement,  que  quelqu'un  en  foufFre  fans" le  mériter.     Mais    mcnce'"" 
les  chofes  ne  peuvent  gueres  être  autrement  dans  les  commencemens  d'une     lens  de 
dynaftie:  &  ce  n'eft  pas  dans  de  telles  circonftancesy  que  la  fureté  du  pre-    régne. 
mier  maître,  6c  le  bien  commun  de  l'Etat, peuvent  compatir  avec  l'entière 
indemnité  des  puiflances  fubordonnècs,  quand  elles  font  trop  grandes.     Or 
prcnez-y  garde,    6c  faites  attention  que  votre  cadet  pofledc  un  Etat  puif- 
fànt.     La  tentation  peut  lui  venir,  fi  elle  ne  lui  eft  pas  déjà  venue ,  de  fe 
faire  Empereur  d'Orient,.  6c  d'aller  du  paif  avec  vous.    Du  côté  de  l'Occi- 
dent, le  fils  de  feu  votre  frère  aîné  a  des  deffeins  fur  Tong  yang  :  c'eft  une  cho- 
fe  fûre:  6c  quelques  uns  même  prétendent  qu'ils  ne  tarderont  gueres  à  écla= 
ter.     Pour  ce  qui  eft  du  Fang  de  O»,  vous  fçavez  quelles  font  fes  forces: 
c'eft  le  plus  puiflant  des  Tchu  heou  :  ce  Fang,  dis-je,  fait  tout  à  fa  tête  dans 

fes 

(a)  Kou  fignifie  antiquité.    Ching  fignifie  pe'-fe<îl'onner. 

Venu,  dit  une  glofe,  fit  bâ'ir  de  foii  vivant  fon  Miao.  II  y  mit  l'inTcription  Kou  tihin^; 
voulant  indiquer  par-là  qu'il  étoir  appliqué  à  donner  1»  petfeéiion  à  ce  qu'avoit  établr  fon 
père. 

(t)  Tai  fignifie  trè'-grand.  T/ong  fign  fie  chef  de  famille:  mais  les  deux  mots  joints  ici 
enfemhle,  lont  un  titre  d'honneur  dowiéjiliis  d'une  fos  aux  Princes  qu'on  rcgardoit  com- 
me confondateurs  d'une  'lynallie  :  de  êne  qn'.in  a  auffi  donné  Tai  tfou  ,  'po;ir  titre  à 
''i^'l'^T  P''^'"^"'  fondateurs  de  dynafties.     -pfeu  ifon:,  joints ,  fignifient  les  ancêtres  ea 

Qjl<13 


Suite  du 
Difcours 
ccmtre  le 
mauvais 
Gouver- 
nement. 


494  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

fcs  Etats,  &  le  mocque  de  vos  loix:  j'ai  fur  cela  des  avis  certains.  Jugez 
de  ce  que  peut  oicr  un  Prince  qui  en  ule  de  la  forte,  n'ayant  encore  éprou- 
vé que  vos  bontez. 

Telle  elt  la  fituation  où  vous  êtes  :  fîtuation  peu  différente  de  celle  où 
étoient  les  Empereurs  dans  ces  triftes  tems ,  dont  le  Tchun  tfiou  *  fait  l'hif- 
toirc.  Il  cft  vrai  qu'il  n'y  a  pas  aftuellement  de  troubles  confidcrables. 
Voici  pourquoi  :  la  plû-part  des  Fang  font  encore  jeunes  ;  ce  font-  encore 
leurs  Gouverneurs  ou  leurs  Miniftres,  qui  ont  le  maniment  des  affaires.  Ces 
Gouverneurs  &  ces  Miniftres  font  gens  mis  de  votre  main,  ou  du  moins  fîn- 
cérement  attachez  à  votre  maifon.  Mais  encore  quelques  années ,  voilà 
tous  CCS  Fani  devenus  grands.  Ils  fe  fentiront  du  feu  de  l'âge:  ils  ceffe- 
ront  d'êtres  dociles.  Leurs  anciens  Officiers  prétexteront  ou  des  maladies, 
ou  d'autres  railons  pour  fe  retirer.  Alors  ces  jeunes  Princes  comme  éman- 
cipez, ou  feront  tout  à  leur  tête  ,  ou  donneront  leur  confiance  à  gens  qui 
auront  des  intérêts  particulires.  Ce  changement  fait,  (or  il  n'eft  pas  loin) 
fi  votre  frère  ou  votre  neveu  fe  déclarent,  6c  s'écartent  ouvertement  de  leur 
devoir:  quel  moyen  alors  d'y  remédier?  Pour  moi  je  n'en  vois  point:  6c 
je  crois  que  Tao  6c  Chun  f  y  feroient  eux-mêmes  embarraffez.  Qui  veut 
bien  faire  fécher,  n'attend  pas  au  foir ,  mais  profite  du  grand  foleil.  Que 
fait  ce  couteau  en  votre  main,  fi  vous  ne  voulez  pas  vous  en  fervir.''  On  at- 
tribue à  Hoang  \  ti  ces  deux  proverbes  :  l'application  en  eft  affez  claire. 
Profitez,  Prince,  profitez  du  tems  6c  du  pouvoir  que  vous  avez.  Tout 
vous  eft  facile  :  mais  pour  peu  que  vous  différiez  ,  il  fera  trop  tard.  Le 
moins  <]u'il  en  puiffe  arriver,  c'eft  que  ce  délai  nous  mette  dans  la  fâcheufe 
nécellité  de  répandre  un  fang  qui  a  la  même  fource  que  le  vôtre.  Qui  peut 
répondre  des  autres  fuites?  N'eft-cc  pas  ramener  le  tems  des  Tjîn  ?  Hâtez- 
vous,  Prince,  faites  un  coup  de  maître:  vous  avez  l'autorité;  vous  êtes 
Empereur:  le  tems  vous  eft  favorable,  mais  il  preffe.  Soutenu  du  fecours 
de  Tien  §  ,  ne  craignez  que  ce  qui  eft  véritablement  à  craindre.  Procurez 
le  repos  6c  la  fureté  de  l'Empire  en  prévenant  le  danger ,  ^  diffipez 
l'orage  qui  le  menace. 

Pour  vous  mieux  faire  fentir  l^mportance  de  ce  confeil,  rappelions  quel- 
ques traits  d'hiftoire,  6c  faifons  quelques  fuppofitions.  Vous  vous  fouve- 
nez  fans  doute  de  ce  que  l'hiftoire  nous  apprend  d'un  des  Fang  de  7/?,  nom- 
mé Hoen.  Il  s'étoit  rendu  fi  puiffant,  qu'il  ne  s'en  fallut  prefque  rien  que 
les  rettcs  des  Tchu  heou  ne  vinflént  à  s'unir  pour  lui  rendre  hommage.  Ils  le 
refpeéioient  beaucoup  plus  que  l'Empereur.  Si  ,  vous  étant  alors  Empe- 
reur, l'aviez  laiffé  tranquilement  en  venir  à  ce  degré  de  puiffance,qu'euf- 
fiez-vous  fait  cnfuite?  Euffiez-vous  enfin  oie  entreprendre  de  le  réduire  ? 
Je  n'en  fçai  rien.  Mais  je  crois  fçavoir  6c  pouvoir  dire,  que  vous  l'euffiez 
inutilement  tenté. 

Ne 

V 

•  C'etl  k  nom  d'un  livre  attribué  à  Confucius. 
t  Deux  Princes  fameux  par  leur  fageffe. 
%  Nom  d'un  ancien  Empereur. 
$  Du  Ciel. 


ET  DE  LA   TARTARIE    CHINOISE. 


4pr 


contre  le 
mauvais 
Gouver- 
nement. 


Ne  cherchons   point  fi  Loin  des  exemples:  il  fut  un  tems  plus  proche   Suite  da 
du  notre  que  Chaiig  régnoit  en  Tfou  ,   Kin  pou  en  Hoai  nan  ,    Poung  yue  en    I^'icours 
Leang^  Hun  fin  en  Han^  Tcbang  ngao  en  Tcbao^  ayant  Koan  kau  pour  Minif- 
tre:    que  Lou  koanxh^r\o\tz\\Tcn:  6c  'fchin  hi^  fans  être /^<î«ç,  occupoit 
Tai.     Suppofons  que  ces  fix  ou  iept  Princes  vivent  encore  :  qu'ils  font  bien 
établis  chacun  chez  Ibi ,  que  leurs  Etats  font  floriflans  ;  qu'ils  n'ont  rien  à 
craindre  les  uns  des  autres  :  dans  cette  fuppofition ,  vous  qui  êtes  Empereur 
feriez-vous  fins  allarme?  Non  fans  doute. 

Après  la  mort  de  Chi  hoang  Se  d'jEa/  chi  fon  fils,  l'Empire  étant  en  trou- 
ble &  fans  maître,  Km  ti  votre  père  prenant  les  armes,  tous  ceux  que  j'ai 
nommez  ci-deffus  ,  les  prirent  aufli.  Chacun  avoit  fes  efpérances  8c  fon 
parti.  Nul  d'entr'eux  n'avoit  dabord  avec  votre  père  aucun  engagement 
particulier.  Ils  fe  rangèrent  cependant  tous  peu-à-peu  de  fon  coté:  il  y 
eut  en  cela  du  bonheur:  ils  fe  trouvèrent  tous  gens  aflez  modérez  dans  leurs 
prétentions.  Mais  ce  qui  leur  fit  prendre  cette  réfolution,  c'ell  qu'ils  fen- 
tirent  dans  Kao  ti  une  fupériorité  de  mérite  bien  au-deflus  de  l'envie  :  aucun 
n'eut  honte  de  lui  céder.  C'ell  ainfi  que  le  mérite  6c  la  bravoure  de  votre 
pcre,  le  placèrent  fur  le  trône.     Il  n'y  fut  pas  plutôt  monté,   que  parta^ 

feant  fa  conquête  avec  ces  Princes  ,  il  donna  à  chacun  d'eux  un  domaine 
e  trente  ou  quarante  Him  *,  6c  à  quelques-uns  jufqu'à  cent.  Malgré  fa 
libéralité  8c  fon  mérite,  il  ne  fc'paiîa  pas  dix  ans,  qu'il  y  eut  de  divers  co- 
tez d'afTez  fréquentes  révoltes.  Kao  ti  depuis  ce  tems-là  eut  à  peine  un  an 
bien  tranquile.  Cependant  tous  ces  Princes  connoilToient  fon  habileté  6c 
fa  valeur  :  ils  avoient  fenti  fa  fupériorité:  &  c'étoit  de  lui  perfonnellement 
qu'ils  tenoient  leurs  terres.  Si  ces  fix  ou  fept  Princes ,  régnant  chacun  dans 
leurs  Etats,  les  uns  plus,  les  autres  moins  grands,  mais  tous  cependant  con- 
fiderables ,  y  avoient  été  fans  embarras  :  6c  que  vous  eufîiez  été  alors  Em- 
pereur, euffiez-vous  vécu  fans  inquiétude?  Turbulens  comme  ils  étoient, 
euffiez-vous  pu  les  contenir  dans  le  devoir  6c  la  foumifllon  ?  J'ofe  encore 
alTurer  que  vous  ne  l'euffiez  p\i  faire  ,  vous  euflent-ils  appartenus ,  d'aufli 
près  qu'ils  appartenoient  la  plû-part  à  celui  qui  portoit  alors  le  nom  d'Em- 
pereur. 

Or,  je  vous  le  répète  :  bientôt,  fi  vous  ne  vous  prefles  d'y  mettre  or- 
dre, vous  verrez  les  chofes  en  venir  là.  Tous  les  Fang^vos  fujets  de  nom, ne 
le  feront  point  en  effet.  Chacun  fier  de  fa  puifiance  réellement  beaucoup 
trop  grande,  fera  chez  foi  le  petit  Empereur,  difpofera  de  tout  indépen- 
damment de  vous,  s'arrogera  le  droit  d'accorder  à  celui-ci  6c  à  celui-là, 
telle  dignité  qu'il  lui  plaira:  de  remettre  les  peines  aux  criminels:  de  faire 
grâce  même  à  ceux  qui  auront  mérité  la  mort:  6c  peut-être  que  de  ces 
F'angy  quelqu'un  plus  puiffant  ou  plus  hardi,  ira  jufqu'à  faire  couvrir  fon 
char  de  couleur  jaune,  au  grand  mépris  des  loix  de  l'Empire,  6c  de  votre 
autorité  fouveraine.  Si  quelqu'un  s'oublie  de  la  forte,  que  faire?  Lui  en- 
voyer des  ordres  6c  des  réprimandes?  Il  s'en  mocquera.  Quoi  donc?  L'ap- 
pel- 

*  C'eft  ainfi  que  s'appellent  les  villes  du  ttoifiérae  ordre,  &  leurs  diftrifts. 


Suite  du 
Difcours 
contre  le 
mauvais 
Gouver- 
nciEcnr. 


4p6  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

peller  à  votre  cour?  Voudra- t-il  y  venir?  Suppofons  cependant  qu'il  y 
vienne.  Comment  oferez-vous  le  punir  luivant  la  rigueur  des  loix?  Mal- 
traitter  ainfi  un  parent  proche,  ce  fcroit  mettre  contre  vous  les  autres: 
plufieu^'s  le  foulevcroient  infailliblement.  Il  y  a  encore  à  la  vérité  quelques 
Fongkai:  («)  mais  outre  qu'ils  font  bien  rares,  à  quoi  lért  leur  hardief- 
fé?  A  peine  ont-ils  ouvert  k  bouche,  .qu'un  coup  de  poignard,  dont 
quelques  bandits  gagez  leur  percent  le  cœur  ,  la  leur  ferme  pour  tou- 
jours. Si  donc  vous  ne  prenez  au  plutôt  d'auttres  mefures,  les'chofes  en  vont 
venir  à  un  point,  que  vous  ne  pourrés  ni  arrêter  la  révolte  de  vos  parens, 
ni  garantir  de  leurs  violences  ceux  qui  auront  eu  le  courage  de  fe  déclai-er 
pour  vous  contre  eux. 

Votre  dynaltic  Han  n'a  pas  été  plutôt  établie,  que  les!X/'«  (^)'abufant  du 
trop  graiîd  pouvoir  qu'ils  avoient  acquis  à  la  faveur  d'une  alliance,  fe  font 
efforcez  de  la  dctniire.  Mais  ce  qui  caufa  ces  troubles  pafTez,  je  viens  de 
vous  l'indiquer.  Les  Liu  étoient  trop  puiflans.  Par  cette  même  raifon 
n'avez-vous  pas  lieu  de  craindre,  qu'on  ne  tente  aujourd'hui  contre  vous 
en  piUticulicr,  ce  que  ci-devant  les  Liu  ont  tenté  contre  toute  votre  mai- 
fon;  6c  que  l'Empire  ne  retombe  dans  un  état  à  peu-près  femblable  à  celui 
d'alors?  En  ce  cas-là,  qui  peut  répondre  de  l'événement?  Malgré  vos 
grandes  lumières,  vous  y  feriez  pour  le  moins  fort  embaraffé.  Que  feroit- 
ce  fi  ce  malheur  tardoit  affez  pour  tomber  fur  quelqu'un  de  vos  enflms ,  qui 
fe  trouvât  n'en  avoir  pas  tant? Le  boucher  Tan  (c)  diflequoit  dans  une  mati- 
née jufqu'à  douze  bœufs ,  fans  que  fon  couteau  eût  la  m'oindrc  brèche. 
Comment  cela?  C'eft  qu'il  ne  s'en  fervoit  que  pour  diflequer  les  chairs, 
&  féparer  adroitement  les  jointures.  Venoit-il  aux  os,  ou  à  quelqu'autre 
endroit  qui  en  approchât  pour  la  dureté?  Auffi-tôt  il  prenoit  la  hache. 
Ce  qu'clî  au  boucher  le  couteau,  la  clémence,  la  libéralité,  6c  fcmblables 
vertus,  le  font  au  fouverain.  Les  loix  6c  fon  pouvoir  font  fa  hache.  Or 
les  T'chu  heou  d'aujourd'hui  me  paroiflént  être  autant  d'os  ou  de  cartila- 
ges durs.  Cela  eiî  du  moins  tres-ccrtain  de  deux.  C'ell  une  expérience 
aflez  confiante,  que  c'ell  par  les  Princes  fubordonnez  6c  puiflans  que  com- 
mence le  trouble. 

Cela  fe  voit  fenfiblement  dans  l'hiftoire,  particulièrement  dans  un  des  en- 
droits que  j'ai  touchez.  La  révolte  commença  par  Houi  )h:  auflî  étoit-il 
Fang  de  T/bu,  Etat  dont  les  forces  étoient  très-confidérables.  Hanfm  le  fui- 
vit  de  près.  Pourquoi  ?  C'ell  qu'il  étoit  foutenu  des  Hou.  L'habileté  de 
Koan  kao  Minillre  de  Tchao* âvoit  rendu  cet  Etat  riche  6c  puilTant:  auffi  fe 
fouleva-t'il  le  troifième.     Tching  hi,  qui  le  fuivit  de  près,  n'avoit  pas  un 

grand 


(«)  C'eft  le  nom  d'un  homme,  qui  étant  Yi«  fe,  avoit  préfcnté  hautement  à  l'Empereuf 
une  ac:ur.ition  contre  Li  ong,  difant  qu'il  falloit  le  punir  de  mort. 

{b)  Nom  d'une  famille  dont  étoit  l'Impératrice,  époufe  de  Kao  ti  ,  fondateur  de  la  dy» 
nallie  appellée  Han. 

(c)  Cette  citation  eft  tirée  de  Keoii  tfe,  fameux  Miniftre  fous  Hûen  Kon^j  Prince  de  Tji, 

*  Nom  d'une  nation  étrangère  voifine  de  la  Chine. 


V- 


contre  le 
mauvais 
Gouver- 
nement, 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  497 

grand  Etat:  mais  il  avoit  d'excellentes  troupes.  Les  autres  fe  foulevcrent  Suite  du 
plutôt  ou  plus  tard,  à  proportion  qu'ils  étoient  plus  ou  moins  forts.  Li  iJUcours 
l'ang  de  Tchang  cha  fut  le  feul  qui  ne  s'écarta  en  rien  du  relped  &  de  l'obéif- 
fance  qu'il  dcvoit  au  fouverain  :  mais  auffi  fonEtat  ne  le  réduilbit  qu'à  vingt 
cinq  mille  familles.  On  dit  de  lui  avec  vérité,  que  quoi  qu'il  ait  moins 
fait  qu'aucun  des  autres  pour  la  maifon  régnante,  elle  lui  ell  cependant  re- 
devable, parce  qu'il  n'a  jamais  rien  fait  qui  lui  fût  contraire.  En  effet,  quoi 
que  l'éloignement  où  il  étoit  de  la  cour  Impériale,  pût  l'enhardir:  il  de- 
meura toujours  foumis  &  fidèle.  Mais  cette  confiante  fidélité  fut-elle  un 
fui-  effet  de  fa  vertu,  ou  même  de  fon  naturel  différent  de  celui  des  autres  ? 
Je  peut-on  point  dire  fans  témérité,  que  la  différence  de  lés  forces  y  eut 
auffi  quelque  part  ?     Venons  donc  au  fait. 

On  donna  autrefois  kFa»,  iKi,  à  Kiang,  &  à /v't/^«  quelques  dizaines 
de  villes  comme  en  gage ,  avec  le  titre  de  Fang.  On  a  éteint  dans  la  fuite 
CCS  petits  Royaumes ,  &  il  efl:  bon  de  ne  point  les  rétablir.  On  accorda 
aux  defcendans  de  Hanftn  6c  de  Tué  le  titre  ôc  le  rang  de  l'chti  heou  :  ils  l'ont 
encore  aujourd'hui.  On  peut,  fans  grand  inconvénient,  le  leur  laifler, 
mais  fans  conféquence  pour  aucun  autre.  Car  fi  vous  voulez  tenir  fure- 
ment  tous  les  Fang  dans  le  devoir,  6c  couper  pied  aux  intrigues  des  Grands 
d'un  ordre  inférieur  aux  Vang  :  rien  n'efl  mieux  que  de  réduire  les  premiers 
fur  le  pied  de  Fang  de  'Tchangcha ,  £c  d'en  ufer  avec  les  fecond^comme  on  a 
fait  ci-devant  avec  iv?:// ,  Ki^  Kian,  Se  Koan.  Voulez -vous  en  même  tems 
établir  votre  autorité,  &  afTurer  à  l'Empire  une  paix  durable?  multipliez 
les  principautcz,  afin  que  chaque  Prince  foit  moins  puiflant.  La  petitefTe 
de  leurs  Etats  leur  ôtera  la  tentation  de  remuer.  Alors  il  fera  facile,  en  les 
traittant  bien  ,  de  vous  les  tenir  attachez,  6c  auffi  prêts  à  vous  obéir  félon 
les  loix  de  l'Empire,  que  les  doigts  font  prompts  à  fuivre  le  mouvement 
du  poignet.  Mettez  les  chofcs  fur  ce  pied-là,  6c  je  vous  répons  que  cha- 
cun dira:  è  le  grand  trait  de  fagefîe  !  Voilà  l'Empire  en  paix  pour  long- 
tems.  Commencez  par  partager  les  trois  Royaumes  7/?,  Tchao,  6c  Tfou^ 
en  autant  de  principautcz  que  le  porte  leur  étendue:  les  rendant  chacune  à 
peu-près  égale  au  domaine  de  Tchang  cha:  réglez  que  les  trois  Fang  qui  pof- 
fedent  aujourd'hui  ces  trois  Royaumes,  donnent  à  chacun  de  leurs  fils  ou 
petits-fils,  félon  l'ordre  de  leur  naiffance,  une  de  ces  principautez ,  jufqu'à 
ce  que  chacune  ait  fon  Prince.  Faites-en  de  même  de  Leang,  de  Ten  6c  des 
autres  Royaumes.  S'il  arrivoit  que  les  fils  6c  petits-fils  des  Fang  d'aujour- 
d'hui fufl'ent  en  plus  petit  nombre  que  ces  principautez  ainfî  divifécs:  ré- 
glez que  celles  qui  relieront  alors  fans  Princes,  foient  données  aux  enfans 
des  petits-fils. 

Quant  à  certaines  principautez  enclavées  dans  quelqu'un  des  fufdits 
Roïaumes,  6c  poffédées  par  des  familles  qui  ont  titre  de  Tchu  heou:  il  faut 
en  marquer  exaélement  les  limites,  en  faire  des  Etats  diflinguez  comme  les 
autres,  avec  droit  de  facceflion,  fans  qu'ils  puiffent  être  réunis  à  votre  do- 
maine, que  pour  caufe  de  félonie.  Par-là  vous  obligez  plus  de  gens,  fans 
que  vous  preniez  rien  fur  perfonne  à  votre  profit  particulier  :  6c  tout  l'Em- 

Tome  IL  Rrr  pirc 


mauvais 
Gouver 
Dément, 


498  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  du  pire  applaudiflant  à  votre  fagefle,  louera  aufli  votre  défintéreflement.  Le? 
D;fcoais  £tats  ainfi  diftnbuez,  chaque  branche  penlera  à  ie  foatenir  dans  le  rang 
"'!!.''.^;i^  des  P^am.  Cet  intérêt  6c  leur  foiblefle  les  retiendj-a  naturellement  dans  le 
CTOuver-  devoir.  Cela  vous  épargnera  la  peine  a  en  venir  a  des  punitions  éclatan- 
tes. On  ne  verra  plus  de  ces  tragiques  événemens,  6c  l'on  n'admirera  pas 
moins  votre  bonté  &  votre  clémence  ,  que  votre  defintéreflement  6c  votre 
fagefle.  Les  loix  dès-lors  feront  en  vigueur;  vos  ordres  s'exécuteront  ;  au- 
cun Prince,  eût-il  Li  ki  ou  Koan  kao  pour  Miniftre,  n'ofera  rien  entre- 
prendre. Les  defleins  qu'ont  formé  Tchai  ki  &C  Kai  tchong{a)^  ne  pourront 
éclorre.  Les  Princes  6c  ce  qu'il  y  a  de  Grands  dans  l'Empire  étant  fournis^ 
les  peuples  fe  porteront  aifément  au  bien:  6c  tout  l'Empire  charmé,  com- 
me j'ai  dit,  de  votre  fagefle,  de  votre  defintéreflement,  de  votre  clémen- 
ce, reconnoîtra  devoir  encore  plus  à  votre  équitable  fermeté.  En  eflPct, 
les  chofcs  étant  unefois  ainfi  réglées,  un  jeune  Prince,  un  enfant, 
fût-il  pollhume,  viendroit  à  régner,  qu'il  ne  s'enfuivroit  pas  le  moindre 
trouble. 

Enfin  par-là  vous  aflurez  la  tranquilité  6c  la  gloire  de  votre  régne  :  par- 
là  vous  confierez  votre  mémoire  aux  fiécles  futurs.  Oiii  ,  un  feul  coup 
produit  tous  ces  avantages.  Je  crois  que  vous  le  fentez,  6c  moi  je  ne  crains 
point  de  vous  en  répondre.  Qu'y  a-t-il  donc  qui  vous  retienne  .''  Peut-être 
que  le  mal  vous  paroît  encore  léger.  Permettez-moi  de  vous  demander,  fi 
l'on  doit  juger  un  corps  bien  fain,  quand  il  a  une  jambe  (i^)  fi  enflée,  qu'el- 
le égale  le  corps  en  grofl'eur,  6c  un  doigt  (  c)  devenu  gros  comme  le  bras? 
Vous  conviendrez  fans-doute  ,  que  non  ,  6c  vous  m'avoiierez  qu'une  telle 
enflure  doit  être  regardée  comme  dangcreufe.  En  eff^t  c'eft  une  chofe  cer- 
taine, que  même  un  mal  de  doigt  négligé  fait  afl'ez  fouvçnt  échouer  les 
plus  habiles  Médecins,  devient  incurable,  6c  caufe  la  mort.  A  plus  forte 
raifon  doit-on  craindre  une  pareille  enflure,  fur-tout  lorfqu'elle  eît  accom- 
pagnée d'une  douleur  vive  aux  pieds,  (i)  Voilà  juftement  le  mal  que  j'ai 
dit,  capable  de  faire  jetter  les  hauts  cris. 

Mais  en  voici  un  autre  bien  plus  monftrueux.  L'Empereur,  quelqu'il 
foit,  efl:  fans  contredit  la  tête  de  l'Empire,  car  il  eft  au-deflus  du  reftc  de 
la  nation.  Au  contraire  les  barbares  de  nos  confins  en  font  les  extrémités 
inférieures,  6c  fous  ce  regard,  comme  les  pieds.  Or  aujourd'hui  les  Hiong 
mu  nous  font  mille  infultes  :  6c  pour  en  éviter  de  plus  fréquentes  ,  la  mai- 
fon  régnante  leur  fournit  chaque  année  de  grofles  fommcs ,  ioit  en  argent  , 
foit  en  autres  denrées.  Les  exiger,  c'efl:  faire  les  maîtres.  Leur  payer  cet- 
te efpéce  de  tribut,  c'eft  faire  le  fujet  :  les  pieds  font  en  haut,  la  tête  en 

basr 

(a)  C'étoit  ceux  qui  fervoient  de  confeil  au  Van^  de  Htai  nan ,  pour  la  révolte  qu'il 
méditoit. 

(i)  Il  indique  le  Van^  de  mai  nan. 

(c)  11  indique  le  Vajig  de  Tfipi. 

(<i)  il  indique  les  Vang  de  Jfou  &  de  Tfi:  l'un  coufin  germain  de  Ven  ti,  tous  fils  d'un 
de  fes  aînez. 


\: 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


4PP 


bas:  quel  effroyable  renverfenient  !  Pendant  qu'on  le  foufFre,  peut-on  dire  Suite  du 
qu'il  y  ait  dans  l'Empire  des  Officiers  vraiment  zèlez?  Cependant  c'eft  réel-  Difcours 
kment  la  trifte  &  hontcuie  fituution ,   où  ell  aujourd'hui  l'Empire,  fans  ^°""^ 


uvais 


qu'on  tâche  à  l'erî  relever:  il  louflre  encore  des  douleurs  violentes  dans  un  Gouver- 
de  les  cotez:  c'eft  du  Nord-Oiielt  que  je  parle.  Malgré  les  dépenfes  qu'on  nement. 
a  faites  pour  y  entretenir  de  nombreufes  troupes  ,  &  des  Officiers  avec  de 
gros  appointemcns,  les  peuples  y  lont  toujours  dans  l'allarme.Tous  ceux  qui 
ont  tant  foit  peu  de  force,  font  ians  celle  ientinelle:  ils  font  occupez  jour 
&  nuit  à  faire  des  ieux ,  ou  à  donner  des  fignaux  femblablcs.  Les  troupes 
de  leur  côté  font  obligées  de  dormir  la  cuirallé  fur  le  dos,  &  le  cafque  en 
tête.  Ce  lont  là  des  maux  réels,  qui  affligent  votre  Empire.  Un  Méde- 
cin offre  un  remède  pour  l'en  guérir,  on  ne  veut  pas  l'écouter.  Cela  n'eft- 
il  pas  capable  de  tirer  les  larmes  des  yeux  ?  Portant ,  comme  vous  faites ,  le 
glorieux  titre  d'Empereur,  n'efl-ce  pas  une  ignominie  de  vous  rendre  en 
effet  comme  tributaire?  Si  vous  continuez  de  iouifrir  le  dernier  de  tous  les 
opprobres,  Sc  fi  vous  laiffez  invétérer  les  maux  préfens  :  a  quoi  aboutira 
cette  conduite?  Parmi  tous  ceux  dont  votre  Majefté  prend  les  avis,  il  n'en 
eft  point  qui  ne  convienne  de  la  réalité  des  maux  que  je  vous  expofe.  Mais 
s'agit-il  d'y  remédier?  Ils  ne  voyent  pas ,  difent-ils,  comment  s'y  prendre. 
Pour  moi ,  je  fuis  d'un  avis  bien  différent.  Toute  la  nation  des  fJiong  mu 
n'a  pas  tant  de  monde,  qu'un  feul  des  grands  Hien  de  votre  Empire.  Or 
quelle  honte  n'eil-ce  pas  pour  ceux  qui  gouvernent,  de  ne  pouvoir  réfifter 
avec  les  forces  d'un  fi  valle  Etat,  à  une  puiffance  fi  limitée!  Les  maux  que 
nous  fouffrons des /îVo»^  »(3«,  font  fi  peu  irrémédiables,  qu'avec  les  iéules 
forces  d'un  des  Princes  qui  vous  font  ibumis,  pour  peu  qu'on  fuivît  mes 
confeils,  bientôt  ces  barbares  feroient  domptez.  Faites-en  l'épreuve  :  vous 
ferez  dans  peu  maître  ablolu  du  fort  de  Tan yu  *:  &  je  ferai  donner,  fi  vous 
voulez , les- étrivieres  au  traître  Yué  f  qui  elt  à  la  tête  de  fon  conléii.  Souf- 
frez que  je  le  dife  ,  fi  les  Hiong  nou  lont  11  fiers ,  c'eft  votre  manière  d'a- 
gir qui  en  eft  la  caufe:  au  lieu  de  courir  iur  ces  fauvages  qui  vous  inquiè- 
tent, vous  vous  amufcz  à  courir  des  fangliers:  au  lieu  de  donner  comme  il 
faut  la  chafle  à  ces  canailles  qui  fe  révoltent ,  vous  chafléz  des  lièvres:  & 
pour  un  divertiflémcnt  frivole,  vous  négligez  de  pcnferàdc  fi  grands  maux. 
Ce  n'eft  pas  ainfi  que  fe  procurent  le  repos  6c  la  fureté.  Il  ne  tiendroit  qu'à 
vous,  fi  vous  le  vouliez  bien,  de  rendre  votre  autorité  redoutable,  &  de 
faire  aimer  votre  vertu  aux  contrées  les  plus  éloignées,  même  au-delà  des 
bornes  de  votre  Empire.  Et  cependant  aujourd'hui  à  peine  pouvez-vous 
vous  afllirer  d'être  obéi  à  30.  ou  40  lieues  de  votre  Empire.  C'elb  la  fé- 
conde chofe  que  j'ai  dit  devoir  tirer  les  larmes  des  yeux  à  quiconque  fe  fent 
du  zèle. 

(«)  Le  luxe  monte  aujourd'hui  à  un  tel  excès,  que  le  fimple  peuple  or- 
ne 

*  C'eft  le  Prince  des  hionr  nou, 
■f  C'étoit  un  Chinois  f,,:jitif. 

{a)  Ici  commence  l'expofition  des  cho'"e-   capnbles  de  faire  pouITcr  de  grands  foupirs. 
Rrr  z  Sui- 


Saite  du 
Difcours 
contre  le 
mauvais 
Gouver- 
nement, 


foo  DESCRIPTI0]ST  de  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

ne  de  broderies  les  habits,  &C  nicrae  les  fouliers  des  jeunes  garçons  &  des 
jeunes  filles  qu'il  eft  obligé  de  vendre.  L'on  n'en  voit  point  venir  au  lieu 
où  on  les  affetnble  pour  être  vendus,  qui  ne  brillent  de  ces  ornemens.  De 
ce  qui  faifoit  autrefois  la  parure  de  l'Impératrice,  de  ce  qu'elle  ne  portoit 
qu'au  temple,  des  gens  d'une  condition  médiocre  en  font  aujourd'hui  la 
parure  de  leurs  femmes  &  de  leurs  efclaves.  Ces  haches  Se  ces  autres  figu- 
res en  broderie,  autrefois  uniquement  réi'ervées  pour  l'habit  de  cérémonie  - 
de  nos  Empereurs:  aujourd'hui  un  marchand  devenu  riche  en  pare  unlalon, 
où  il  caufe  6c  où  il  mange.  Qui  ne  dira  pas  en  voyant  ce  dcfordre,  que  les 
forces  de  l'Empire  font  épuifees?  Non,  elles  ne  le  font  pas  en  effet,  mais 
elles  vont  l'être. 

Quand  je  vois  des  gens  qui  n'ont  point  de  rang, parer  ainfi  leurs  maifons, 
tandis  que  votre  habit  efl:  d'une  étoffe  alTez  grofliere  ,  6c  de  la  teinture  la 
plus  commune:  quand  je  vois  les  fouliers  d'une  vile  concubine  mieux  bro- 
dez que  le  colet  de  l'Impératrice:  je  crie  principalement  au  dcfordre  :  mais 
je  vois  auiîi  que  ce  defordre  eil  de  nature  à  être  bien-tôt  l'uivi  de  la  mifere. 
En  effet,  je  ne  fçai  combien  d'hommes  étant  occupez  à  faire  des  habits  pour 
un  feul,  le  moyen  qu'il  n'y  ait  pas  bien  des  gens  qui  manquent  d'habits.  II 
y  a  dix  hommes  qui  mangent  fur  ce  que  rendent  les  terres,  pour  un  qui  tra- 
vaille à  les  labourer:  le  moyen  qu'il  n'y  ait  pas  bien  des  gens  qui  manquent 
d'alimens?  Or  prétendre  maintenir  dans  l'ordre  un  peuple  que  la  faim  6c  la 
nudité  preffent,  c'eil  prétendre  l'impoillble.  Voila  ce  qui  épuife  6c  ce  qui 
ruine  l'Empire:  voilà  ce  qui  produit  les  brigandages  6c  les  révoltes,  qui 
commencent  à  s'élever. 

Cependant  il  n'eft  pas  rare  qu'on  vous  dife:  tout  va  bien,laiffons  les  cho- 
fes  comme  elles  font  :  6c  ceux  qui  vous  parlent  ainfi ,  font  les  fortes  têtes. 
On  ne  peut  pas  imaginer  un  plus  grand  renverfement  dans  les  coiitumes: 
tous  les  rangs  font  confondus:  plus  de  diilinétion  entre  les  Grands  6c  le  peu- 
ple. On  entame  jufqu'au  refped  dû  à  votre  Majefté  fouveraine,  6c  on  ne 
fe  laffe  point  de  vous  dire:  ne  remuons  rien,  tout  va  bien.  Qu'y  a-t-il  de 
plus  capable  de  faite  pouffer  de  grands  foupirs  ? 

'Tongyang*,  fans  s'embarraffer  de  la  vertu,  s'occupa  tout  entier  à  fug- 
gérer  à  fon  Prince  des  moyens  de  tirer  de  l'argent  6c  d'en  amaffer.  Auflî  fe 
fit-il  ,  en  deux  ans  qu'il  fut  en  charge,  un  effroyable  changement  dans  les 
mœurs.  Le  fils  d'un  homme  pauvre  ne  penfoit  qu'à  quitter  fon  père,  pour 
s'attacher  en  qualité  de  gendre  à  quelqu'un  qui  fût  plus  à  fon  aife.  Tandis 
qu'un  père  6c  une  mère  rerauoient  la  terre,  6c  manioient  le  crible,  le  fils 
gras  de  leurs  travaux  fiifoit  l'homme  important ,  6c  prenoit  des  airs  de 
fierté  même  à  leur  égard.  On  voyoit  une  jeune  femme,  en  donnant  la  ma- 
melle 


Suivant  l'auteur  il  devroit  y  en  avoir  fis  :  01315  Tmç  kim,  dit  qu'il  n"v  en  a  que  trois  dif- 
tiniflement  touchées  dans  ce  din-ours  tel  qu'il  cit  dans  l'hifloire  approuvée.     On  le  trouve, 
dit-il,  plus  ample  dans  des  recueils  faits  depuis,  qui  méritent  peu  de  créance.    On  a  donc 
lailTé  les  lacunes,  telles  qu'elles  font  dans  le  corps  de  l'hiftoire. 
»  Nom  d'un  Miniftre  de  Tfng. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


fOï 


mcUe  à  fon  enfant,  difputer  infolemment  contre  fon  mari:  les  brus  &  les 
belles-mcres  lans  union,  le  regarder  de  travers  à  chaque  moment,  6c  s'efpi- 
onner  mutuellement.  Il  reftoit  encore  dans  les  hommes  de  la  bonté  pour 
leurs  enfans  ,  &  du  goût  pour  les  richefles  :  mais  ne  diflférer  que  par-là  des 
bêtes,  c'eit  s'en  diilinguer  par  bien  peu  de  chofe. 

Malgré  cela,  Cbi  hoang  fuivant  ion  projet,  &  profitant  des  conjonctures 
favorables,  envahit  fix  Royaumes,  &  fe  fit  Empereur.  Il  ne  s'agiiToit  plus 
que  de  prendre  les  moyens  de  maintenir  fa  famille  fur  le  trône.  Ce  moyen 
etoit  la  tempérance,  la  modeftie,  la  bonté,  la  droiture,  la  bonne  foi,  le 
maintien  des  loix  établies.  Cbi  hoang  ne  fçut  pas  les  prendre:  il  fuivit  aveu- 
glément la  route  que  lui  avoit  frayé  Chang  yang:  il  ne  penfa  qu'à  prendre 
&  à  dépenfer.  Son  exemple  fut  imité  dans  tout  l'Empire  :  chacun  y  prie 
pour  unique  loi  fa  paffion  6c  Ion  pouvoir.  Les  gens  d'efprit  mirent  leur  fa- 

fefie  à  tromper  les  fimples.  On  fit  confiiler  la  bravoure  a  profiter  de  la  foi- 
leïïe  Se  de  la  timidité  d'autrui.  C'étoit  aflez  qu'on  fût  plus  robuile  qu'un 
autre  ,  pour  qu'on  fe  crût  en  droit  de  lui  faire  infultc.  Enfin  le  défordre 
fut  extrême,  6c  devint  infupoitablc. 

Ce  fut  dans  ces  conjonétures  que  parut  un  homme  d'un  mérite  {a)  fupé- 
rieur.  Tout  céda  à  fa  valeur,  tout  le  rendit  à  fa  vertu:  6c  comme  on  di- 
foit  auparavant  la  dynaftie  Tfin^  on  dit  depuis  la  dynaftie  Han.  JMais  quoi- 
que les  Tftn  ioient  paflez  ,  les  vices  de  leur  tems  durent  encore:  le  luxe  cfl 
prefque  toujours  le  même  :  les  rits  tombent  de  plus  en  plus  :  avec  eux  la 
pudeur  6c  la  vertu  s'évanouiflent.  Ce  changement  de  mal  en  pis,  devient 
chaque  mois  plus  fenfible,  6c  bien  plus  [encore  chaque  année.  Tuer  fon 
père  ou  fon  frère,  ce  font  des  crimes,  qui  quoiqu'énormes,  ne  font  pas  fans 
exemple  de  nos  jours.  Pour  ce  qui  ell  des  vols  6c  des  brigandages,  ils  vont 
fî  loin  ,  qu'on  a  bien  ofé  forcer  les  appartemens  les  plus  intérieurs  du  palais 
de  votre  père  6c  de  votre  frère,  pour  en  enlever  les  meubles.  (Z-)  Enfin  la 
licence  eft  devenue  fi  grande,  que  dans  cette  capitale  on  a  vu  de  vos  Offi- 
ciers être  volez  ôc  égorgez  en  plein  jour. 

Pendant  que  d'un  côté  l'on  commet  ces  violences,  on  voit  de  l'autre  un 
riche  fripon  ,  contrefaifant  l'honnête  homme  ,  fournir  aux  greniers  pu- 
blics, quelques  cent  mille  charges  de  grains,  ou  donner  en  argent  de  grof- 
fes  fommes,  S>C  fe  procurer  à  ce  prix  les  plus  grands  emplois:  défordre  plus 
grand  encore  que  tous  les  autres  dont  j'ai  parlé:  défordre  cependant  devenu 
commun,  quoiqu'on  ait  foin  de  vous  le  cacher.  Pendant  qu'on  vous  exa- 
gère certaines  fautes  particulières,  on  voit  le  fiécle  fe  corrompre,  les  plus 
grands  vices  régner,  les  plus  grands  abus  s'établir.  On  lé  voit  fans  émotion 
6c  d'un  air  tranquile.    On  diroit ,  à  voir  l'infenfibilité  de  vos  grands  Officiers 

fur 


Suite  du' 
Difcours 
contre  le 
mauvais 
Gouver- 
nement, 


(4)  Il  indique  Litou  par.g,  furnommé  Kae  ti,  011  Kaa  t/ou,  fondateur  de  la  dynaftie 
Jian.  père  He  Ven  ti ,  à  qui  il  p.ule. 

(A^  Lne  glofe  dit  :  Ven  ti  éroir  un  bon  Prince.  La  ponérité  l'a  fort  loué.  Kia  y  fçajoit 
bien  lui-même  que  tout  n'alloit  pas  fi  mal:  mais  il  vouloit  que  tout  allât  mieux,  &  u 
^xagéte  exprès ,  pour  frapper  &  toucher  fon  Prince. 


Ri 


contre  le 
n^auvais 
Couver- 

ncmcnr. 


pi  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  du  fur  ces  defordres,  qu'ils  jugent  que  les  chofes  doivent  être  ainfi,  ou  que  ce 
Diicours  n'elt  pas  à  eux  d'y  mettre  ordre.  Mais  fur  qui  donc  s'en  repol'er  ?  Sur  les 
-— ""  '*  Magillrats  ordinaires  ôc  leurs  fubalterncs  ?  Hélas  !  aflez  occupez  de  leurs 
écritures  6c  de  leurs  regitres,  ils  ne  portent  gucres  leurs  vues  plus  loin:  Sc 
quand  ils  auroient  allez  de  lumières  &  de  vertu,  pour  apperccvoir  ces  maux 
&  pour  en  être  touchez  :  réformer  tant  d'abus,  remédier  à  tant  de  defor- 
dres ,  infpirer  de  nouveau  à  tout  l'Empire  l'amour  du  devoir  &  de  la  vertu, 
c'eft  certainement  une  entreprii'e  beaucoup  au-dellus  de  leur  portée. 

Il  ne  relie  donc  plus  que  votre  Majellé  qui  doit  prendre  le  foin  de  remé- 
dier à  tous  ces  maux.  Or  je  ne  vois  pas  qu'elle  les  fente,  ou  qu'elle  s'en 
allarme  :   c'eft  dequoi  je  la  plains  le  plus.     Car  enfin  maintenir  l'autorité 
fouveraine  ,  bien  diilinguer  les  conditions  ,  mettre  -l'ordre  dans  les  famil- 
les: ce  font  des  chofes  dont  Tien  *  a  chargé  les  Empereurs,  &  qu'il  ne  fait 
pas  par  lui-même.     C'eft  fur-tout*  dans  ces  fortes  de  matières  ,   qu'il  eft 
très- vrai  de  dire  que  n'avancer  pas,  c'eft  reculer,  &:  que  ne  mettre  pas  les 
chofes  fur  un  bon  pied,  c'eft  abtolument  les  laiflér  tomber.  Koan  tze  ■[  dit; 
l'exaélitude  à  garder  les  rits ,   la  droiture,  le  défintérelfement ,  la  pudeur, 
quatre  grands  arcs-boutans  du  gouvernement ,  s'ils  tombent ,   leur  chute 
eft  fuivie  de  la  ruine  de  l'Etat. 
Maximes^         ^^^^^  ^^e  ,   pounoit  dire  quelqu'un,  eft  un  aflez  pauvre  auteur  :  foit,  je 
fudeGou-  ^^"^  ^^^"  ^^  fuppolér.  Il  eft.  d'autant  plus  honteux  d'être  moins  éclairé  que 
verne-         lui.     Rien  de  plus  vrai  que  ce  que  ]'en  cite.  Tfin  laifTa  tomber  ces  quatre 
ment.         arcs-boutans  :    &  incontinent  après  il  tomba  lui-même.  Au  bout  de  treize 
ans ,   fa  fuperbe  cour  fut  une  colline  déferte.     Pouvons-nous  dire  qu'au- 
jourd'hui ces  quatre  arcs-boutans  foient  en  bon  état?  Non,  ce  feroit  trop 
nous  flatter.     Aufll  voit-on  déjà  s'applaudir  6c  le  licentier  ceux  qui  enfan- 
tent de  pernicieux  dcfléins.    Déjà  naiflent  de  tous  cotez  les  foupçons  6c  les 
défiances.     Pourquoi  donc  ne  pas  travailler  au  plîlcôt  à  régler  ce  qui  doit 
l'être:  à  bien  établir  la  diftinétion  néceflaire  entre  l'autorité  fouveraine  6c 
les  puiflances  fubordonnées  :  la  différence  dans  les  conditions  ,  le  bon  ordre 
dans  les  fimilles?  Par-là  ceux  qui  avoient  formé  de  nuifiblcs  projets,  per- 
dront l'cfpérance  de  nuire:    par-là  cefTeront  les  foupçons  6c  les  défiances: 
par-là  vous  donnez  à  votre  poftérité  une  régie  facile  à  fuivre:  par-là  vous 
aflincz  pour  bien  du  tems  la  paix  6c  le  bonheur  de  tout  l'Empire.     Négli- 
ger des  chofes  de  cette  importance,  c'eft  s'expofer  fur  une  barque  à  pafler 
un  fleu\'C  large  6c  rapide,  fans  avoir  ni  corde  ni  rame.  Le  courant  l'entraî- 
ne: 6c  pour  peu  que  le  vent  fouffle  6c  fuflé  élever  les  flots,  elle  eft  perdue. 
N'eft-ce  pas  où  nous  en  fommes?  Et  n'eft-ce  pas  encore  une  chofe  propre 
à  fiure  poufler  de  grands  foupirs? 

Les  trois  premières  dynalties  comptent  chacune  plufieurs  générations. 
Celle  de  7fin  qui  leur  a  llicccdé  n'en  compte  que  deux  fort  courtes.  Cer- 
tainement à  ne  regarder  que  les  qualitez  5c  les  inclinations  naturelles,  il  n'y 

a 

•  Le  Oel. 

t  Ancien  Miniftie  du  Roïaume  de  7/7. 


ET    DE    LA    TARTARIE   CHINOISE. 


f05 


a  pas  fî  loin  d'homme  à  homme.  D'où  vient  que  les  trois  familles,  Hia^ 
Change  Tchecu^  ont  eu  tant  de  régnes  heureux  Se  longs:  au-lieu  que  la  dy- 
naltie  TJiii  toujours  en  trouble,  a  preique  aulîi-tôt  fini  que  commencé?  En 
voici  une  des  caufes  Se  peut- être  une  des  principales.  Anciennement  nos 
Empereurs  avoient-ils  un  Prince  héritier?  Ils  le  décLiroient  tel  avec  folem- 
nité.  On  nommoit  quelque  homme  de  confidération  ,  qui  le  conduifoic 
aa  Kiao  (a)  du  Midi ,  pour  le  prélenter  à  fien.  Tous  les  grands  OlHciers  delà 
cour  l'y  iuivoient.  Là  en  habit  de  cérémonie,  ils  fe  préfentoient  avec  relpect 
devant  le  jeune  Prince  pour  le  reconnoître  héritier  de  la  couronne.  Qi^ioi- 
qu'il  fût  défigné  fuccelléur,  pafîbit-il  devant  le  palais  de  Ion  père?  Il  defçen- 
doit  de  cheval  ou  de  Ton  char.  Rencontroit-il  en  paffant  le  palais  de  fes 
ancêtres?  Il  hâtoit  le  pas.  Par  toutes  ces  cérémonies  on  lui  apprenoit  l'o- 
béiflance  6c  la  piété  envers  les  parens  :  6c  l'on  fe  hâtoit  ainfi  de  travaille!' 
dès  fon  enfance  à  le  bien  inltruire.  T'ching  vang  *  pouvoit  à  peine  marcher, 
qu'on  mit  auprès  de  lui  Tchao  kong  en  qualité  de  Tai  pao:  Tcheou  kong  en  qua- 
lité de  Tai  fou  :  &c  T'ai  Kong  en  qualité  de  Tai  fe.  Chacun  de  ces  trois  feigneurs 
avoit  un  fécond  qui  ne  quittoit  jamais  le  Prince.  Le  premier  étoit  chargé 
de  la  garde  de  fa  perfonne.  Le  lecond  étoit  fon  Gouverneur,  6c  le  troifiéme 
fon  précepteur.  Ces  hommes  qu'on  choififlbit  pour  former  un  jeune  Prince, 
étoient  rccommandables  par  leur  vertu,  6c  également  capables  d'en  donner 
à  propos  des  leçons.  Ils  lui  en  donnoient  en  eftèt  affez  fréquemment  :  mais 
ils  étoient  fur-tout  attentifs  à  ce  qu'il  ne  parlât  qu'à  des  gens  bien  fûrspour 
les  mœurs,  6c  qu'il  ne  vît  rien  qui  ne  fût  dans  l'ordre.  Enfin  tous  les  Offi- 
ciers .de  fa  fuite  étoient  gens  vertueux  ,  graves,  fçavans  ,  mais  en  même 
tems  ingénieux  à  profiter  de  tout  pour  le  bien  inilruire.Un  homme  qui  naît, 
ÔC  qui  eil:  élevé  dans  le  pays  de  Tji  ou  de  Tfou^yCn  prend  infailliblement  l'ac- 
cent. Un  Prince  élevé,  comme  j'ai  dit  ,  pouvoit-il  manquer  de  prendre 
un  bon  pli?  Confucius  le  dit,  &  il  efl  vrai:  l'éducation  eft  comme  une  fé- 
conde nature:  ôcl'on  fait  comme  naturellement  ce  dont  on  a  l'habitude. 

Le  Prince  héritier  étant  devenu  nubile:  on  le  failoit  alors  pafler  fucceffi- 
vement  par  lix  efpèces  d'appartemens,  qui  étoient  autant  d'écoles  Dans  la 
première  qui  ctoit  à  l'Orient,  on  l'inftruifoit  des  rits  en  détail,  6c  fur-tout 
de  ce  qu'il  dcvoit  obferver  à  l'égard  de  ceux  que  le  fang  ou  l'alliance  met- 
toit  au  nombre  de  fes  proches:  là  on  lui  apprenoit  à  préférer  les  plus  pro- 
ches aux  plus  éloignez,  quand  tout  eft  d'ailleurs  égal  :  à  les  traitter  tous 
avec  bonté:  à  les  tenir  bien  unis,  chacun  dans  leur  rang. -De  là  il  paflbit  à 
l'école  du  Midi  :  il  y  apprenoit  à  faire  à  propos  diftinétion  des  âges  :  à  inf- 
pirer  du  refpcél  aux  plus  jeunes  pour  les  plus  âgez:  à  établir  parmi  les  uns 
Se  les  autres  la  bonne  foi,  6c  à  prévenir  ainli  toute  diflenfion  .6c  tout  procès, 
il  alloit  enfuite  à  l'école  de  l'Occident  :c'eft-là  qu'on  l'entretcnoit  du  choix 
que  doit  faire  un  fouverain  des  Officiers  qu'il  met  en  place.     Les  maximes 

qu'on 

(4)  C'étoit  l'endroit  dediné  pour  les  cérémonies  rdemnelles  en    l'honneur  du  Chang  tu 
Cham,  fuprcme.     Ti ,  Empereur,  ou  feigneur,  maître. 
*  Un  des  Empereurs  de  la  dynaftie  nommée  Tcheou, 


Suite  du 
Difcours 
contre  le 
mauvais 
Gouver- 
nement. 


Maximes 
de  l'Edu- 
cation des 
Princes. 


Suite  du 
Difcours 
contre  le 
inauvais 
Gouver- 
nement. 


f04  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

qu'on  luidonnoit,  étoient  de  préférer  toujours  la  vraye  fagefle  aux  autres 
talens:  d'honorer  particulièrement  ceux  qui  fe  dilHnguent  par  leur  vertu; 
enfin  de  ne  mettre  dans  les  grands  emplois,  que  gens  d'une  habileté  6c  d'u- 
ne vertu  non  commune  ,  gens  capables  de  voir  &  d'exécuter  tout  ce  qui 
peut  faire  fleurir  l'Empire.  De  l'Occident  il  paflbit  au  Nord,  où  on  luiex- 
pofoit  la  différence  des  conditions  :  les  égards  que  doit  avoir  le  fouverain 
pour  ceux  que  de  grands  emplois ,  ou  des  dignitez  éminentes  élèvent  au- 
deffus  des  autres,  afin  d'entretenir  par- là  dans  l'Etat  cette  diftinélion  de 
rangs  fi  néceflaire,  &  d'obliger  chacun  à  tenir  le  fien.  Après  avoir  paffé 
par  ces  quatre  écoles,  il  montoit  à  une  cinquième  fupérieure  aux  autres. 
Là,  fous  les  plus  habiles  maîtres  ,  il  prenolt  des  leçons  .plus  profondes  ôc 
plus  étendues.  Après  chacune  il  fe  retiroitavec  (on  J'ai  fou  *  qui  lui  en 
falloir  rendre  compte.  S'il  avoit  mal  pris  les  chofes ,  le  Tai  fou  le  re- 
dreflbit  ,  Se  l'en  puniffoit  même  quelquefois.  Mais  fur  tout  il  lui  in- 
culquoit  les  points  les  plus  iinportans  ,  &  lui  aidoit  à  les  bien  compren- 
dre. Ainfi  formoit-on  en  même  tems  fie  ion  efprit  Se  fon  cœur:  ainfî  de- 
venoit-il  tout  à  la  fois  &  vertueux  ôc  capable  :  ainfi  fe  racttoit-il  en  état  do 
gouverner. 

Commençoit-il  à  fe  former  ?  Au  lieu  des  Officiers  que  j'ai  nommé,  on 
lui  en  donnoit  d'autres,  lefquels,  avec  moins  d'autorité,  mais  avec  autant 
de  vigilance,  éxaminoient  les  aétions.  Il  avoit  auprès  de  foi  un  hiftorien 
établi  exprès,  pour  faire  un  mémoire  de  fes  aétions  pendant  le  cours  de  la 
iournée  :  un  autre  l'obfervoit  pendant  les  repas,  6c  l'avertiflbit  furie  champ, 
s'il  lui  échappoit  quelque  indécence.  De  plus  il  y  avoit  une  bannière  ex- 
pofée  dans  un  lieu  public,  où  chacun  pouvoit  afficher  ce  qu'il  croyoit  bon 
à  propofer  :  d'un  autre  côté  une  table  rafe  où  chacun  pouvoit  écrire  ce 
qu'il  croyoit  être  à  corriger.  Et  quiconque  avoit  à.  frire  quelque  remon- 
trance preffiinte,  n'avoit  qu'à  battre  certain  tambour:  fur  le  champ  on  l'é- 
coutoit.  Au  relie  tout  cela  ètoit  utile  à  l'Etat,  fans  être  fort  chagrinant 
pour  le  Prince.  Elevé  dès  l'enfance  dans  des  écoles  de  fagefle  6c  de  vertu, 
on  n'avoit  a  reprendre  en  lui  rien  de  honteux  ou  de  grief.  Comme  il  étoit 
imbu  de  longue  main  des  maximes  les  plus  faines  6c  les  plus  fures,  il  pre- 
noit  comme  naturellement  en  toutes  chofes  le  bon  parti. 

D'ailleurs  les  cérémonies  établies  à  certaines  faifons  6c  à  certains  jours  , 
cérémonies  ,  dont  fous  trois  fameufes  dynafties  l'Empereur  ne  fe  difpen- 
foit  jamais,  étoient  pour  lui  6c  pour  tout  l'Empire  d'une  grande  utilité. 
Les  unes  cnfeignoient  6c  infpiroient  le  refpeét  pour  le  fouverain  :  les  autres, 
l'obéiffiince  6c  la  pieté  envers  les  parens  :  d'autres ,  la  gravité  6c  la  bienféan- 
ce.  Il  n'y  avoit  pas  jufqu'aux  moindres  obfervances,  qui  avoient  quelque 
fin  femblable.  C'ctoit  la  coutume ,  par  exemple  ,  que  le  Prince  ne  vît 
point  mort  un  animal,  qu'il  avoit  coutume  de  voir  vif:  qu'il  ne  mangeàc 
point  des  animaux,  qu'il  auroit  entendu  fe  plaindre  fous  le  couteau  :  6c  que 
pour  cela  même  il  évitât  d'approcher  jamais  des  cuifines.  Or  la  fin  de  tout 
cela  écoit  d'entretenir  dans  le  Prince,.  6c  d'infpirer  à  tout  le  monde  la  bon- 
té, la  douceur,  6c  la  clémence.  On  demande  comment  a  tant  duré  chacu- 
ne 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


fOf 


M  de  nos  trois  famcufes  dynaftics  ?  C'eft  en  employant  tous  ces  moyens, 
mais  fur-tout  en  prenant  foin  de  bien  élever  l'héritier  de  la  couronne. 

Le  contraire  arriva  fous  les  7/?«.  La  politefle  &  la  modeflie  étoient  des 
vertus  prefque  inconnues.  Le  plus  refpeébé  étoit  celui  qui  ne  cédoit  à  per- 
fonne,  qui  étoit  le  plus  fécond  en  paroles  injurieufes,  &  qui  en  accabloit  le 
plus  hardiment  les  premiers  venus.  Alors  le  gouvernement  ne  rouloit  ni 
furlesrits,  ni  fur  k  vertu:  c'étoit  uniquement  fur  les  punitions:  jufques 
là  que  Tcbao  kao  donné  pour  Gouverneur  à  Hou  hai  (a)  ne  l'entretenoit  d'au- 
tre chofe.  Aujourd'hui  c'étoit  des  têtes  coupées,  demain  des  familles  é- 
tcintes.  Auffi  qu'en  arriva-t'il?  Hou  hai  monté  aujourd'hui  fur  le  trône, 
demain  il  tue  lui-même  un  de  les  fujets.  Les  remontrances  les  plus  refpec- 
tueufes  &  les  plus  juftes  paflcnt  pour  des  murmures  féditieux.  Les  confeils 
les  plus  importans  font  traittez  de  bagatelles  :  &  le  Prince  regarde  auffi  froi- 
dement couper  des  têtes  que  des  rofcaux.  Faut-il  attribuer  tant  de  cruau- 
té au  feul  naturel  de  ce  Prince?  Non  fans  doute:  ôc  la  mauvaife  éducation 
y  avoit  la  plus  grande  part.  Voici  deux  proverbes  afTez  communs  :  l'un 
dit,  vous  n'avez  pas  d'ufage  dans  certaines  choies:  iuivez  ceux  qui  y  ont 
réuffi.  L'autre  dit:  où  le  pi-emier  chartier  a  vcrfé  ,  celui  qui  le  fuit  elt  fur 
les  gardes. 

Nos  trois  fameufes  dynafties  ont  fleuri  durant  long-tems:  nous  fçavons 
ce  qui  s'yfaifoit:  il  ne  tient  qu'à  nous  de  l'imiter.  Le  faifons-nous.'  La 
dynallie  Tftn  s'ell  perdue  entrés-peu  de  tems.  Les  méchans  chemins  qu'el- 
le a  pris,  &  qui  l'ont  conduite  à  (a  perte,  nous  font  connus  :  fes  traces  font 
bien  marquées.  Les  évitons-nous?  C'eft  vouloir  périr  comme  7/;b,  que 
de  marcher  fur  fes  traces.  Je  l'ai  dit,  &  je  le  répète;  de  l'éducation  du 
Prince  héritier  dépend  le  fort  de  l'Empire:  mais  le  fuccès  de  cette  éduca- 
tion, d'où  dépend-il?  De  deux  chofes  efFentielles.  La  première  eft  qu'il 
faut  s'y  prendre  de  bonne  heure:  la  féconde,  qu'il  faut  faire  un  bon  choix 
dfcs  perfonnes  qu'on  lui  donne  pour  l'inltruire.  Quand  on  s'y  prend  de  bon- 
ne heure,  avant  que  rien  ait  prcocupé  le  cœur  du  Prince,  les  bonnes 
impreffions  ont  toute  leur  force.  Il  ne  refte  plus  qu'à  lui  donner  des  gens 
qui  fe  conduifent  avec  fageflé  &  dextérité:  au  contraire,  fi  l'ondifl^re, 
&  qu'on  lui  laifie  prendre  un  mauvais  pli, on  a  beau  mettre  enfuite  auprès 
de  lui  des  gens  de  mérite,  ils  lefuivent,  l'accompagnent,  font  témoins  de 
fes  défauts  :  mais  rarement  ils  réufliflent  à  le  coriger.  Les  gens  de  Ou  &  de 
Tué  naifTent  avec  les  mêmes  inclinations:  ils  ont  tout  fcmblable  dans  l'en- 
fance jufqu'à  l'accent.  Sont-ils  devenus  hommes  faits?  C'ell  une  antipa- 
thie fi  grande  entre  ces  deux  peuples  d'ailleurs  fi  voifins,  qu'ils  ne  peuvent 
fe  fouflFrir.  Quelle  en  eft  la  caufe?  L'éducation  6c  la  coutume.  J'ai  donc 
eu  raifon  de  dire  que  pour  bien  réuflir  dans  l'éducation  d'un  Prince,  il  faut 
commencer  de  bonne  heure  ôc  faire  un  bon  choix  :  moyennant  quoi  le  fuc- 


Suite  du 
Difcours 
contre  le 
mauvai» 
Couver- 
Bernent, 


Caraaers 
fanguinai- 
re  de  Ho-j 
hai. 


Maximes 
pour  l'E- 
ducation 
d'un  jeune 
Seigneur. 


(4)    C'étoit  le  nom  du  fils  de  Chi  h>Mg  défigné  fon  fuccefleur:  celui-là  même  qu'oa 
fur-nomraa  depuis  Eui  chi, 

T»m  //.  Sff 


Suite  du 
Difcours 
contre  le 
mauvais 
Gouver- 
DcmeDt. 


Comparai- 
l'on  d'un 
Lmpite 
avec  un 
Vi.c. 


fo6  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

ces  en  eft  comme  certain  ,  &c  conféquemment  l'Empire  eft  heureux.  Car, 
comme  dit  le  Chu.  k'mg:  le  bonheur  de  tous  les  peuples  dépend  d'un  hom- 
me. C'ell  à  quoi  il  faudroit  penfer:  c'ell  acbuellement  ce  qu'il  y  a  de  plus 
prelTé.  {a) 

Les  plus  éclairez  des  hommes  voyent  toujours  moins  clair  dans  l'a- 
venir que  dans  le  pafié.  Or  à  quoi  tendent  les  rits?  C'eft  ;i  prévenir  les 
defordres:  au  lieu  que  les  châtimens  font  pour  les  punir.  De- là  vient  qu'il 
n'y  a  perfonne  qui  ne  conçoive  d'abord  l'importance,  la  nccefrué,  &  l'ef- 
fet des- punitions.  Rccompenfer  la  vertu ,  pour  animer  à  la  fuivrc:  punir 
le  vice  pour  en  détourner ,  font  deux  grands  reflbrts  du  gouvernement. 
Nos  anciens  fages  les  ont  employez  avec  une  conftance ,  une  fermeté,  & 
une  équité  incomparable.  Je  fuis  fort  éloigné  de  les  rejetter.  Et  fi  je  m'at- 
tache ici  à  recommander  les  rits,  c'efl;  que  les  rits,  après  tout,  ont  furies 
châtimens  cet  avantage,  qu'ils  tendent  à  exterminer  le  vice  avant  qu'il 
naifle.  Ils  inilruilént  peu  à  peu ,  6c  comme  infenfiblement  les  peuples  :  ils 
les  éloignent  doucement  du  mal,  &  les  dirigent  vers  le  bien,  prelque  fans 
qu'ils  s'en  apperçoivent.  C'eft  ce  qui  faifoit  dire  à  Confucius:  fçavoir  ju- 
ger les  Procès ,  c'elt  une  bonne  chofe  :  on  trouve  des  perfonncs  qui  en 
lont  capables  ,  £c  qui  le  font ,  mais  ce  qui  vaudroit  beaucoup  mieux ,. 
ce  feroit  de  faire  enlbrtc  qu'il  n'y  en  eût  point  du  tout.  Je  cherche  qui  le 
puifle  faire. 

Ceux  qui  veulent  aider  un  Prince  à  bien  gouverner,  ne  fçauroient,  à 
mon  avis,  mieux  s'y  prendre,  qu'en  lui  faifant  d'abord  bien  dillinguer  fes 
véritables  Se  principaux  intérêts,  de  ceux  qui  ne  le  font  qu'en  apparence, 
ou  qu'on  peut  négliger  fans  cojiléquence.  De-là,  plus  que  d'aucune  autre 
choie,  dépendent  fes  fuccès  ou  fes  difgraces.  Ce  qu'il  importe  fur-tout 
qu'un  fouverain  comprenne  bien,  c'elt  que  les  grands  changcmens  en  bien 
eu  en  mal,  ne  fe  font  pas  en  un  joiTr,  fur-tout  dans  les  grands  Empires: 
que  ces  changcmens  viennent  de  loin,  peu  à  peu  :  &  qu'à  la  fin  on  recueît- 
le  en  gros,'  ce  qu'on  a  femé  en  dérail.  Si  le  gouvernement  journalier  n'a 
roulé  que  fur  la  rigueur  des  loix,  6c  fur  la  févérité  du  Prince:  à  cette  mul- 
titude de  loix  dures,  &  de  châtimens  cruels,  répondra  de  la  part  des  peu- 
ples, un  amas  de  malédiclions  &  de  révoltes.  Que  fi  le  Prince  au  contraire 
a  fait  fon  fort  des  rits  &  du  bon  exemple,  il  en  réfultera  de  la  part  des  peu- 
ples une  union  parfaite  entr'eux,  8c  un  fincere  attachement  pour  lui.  C&' 
hoang  ne  louhaittoit  pas  moins  que  Tching  tang  8c  Fou  vang  illuflrer  le  palais 
de  fes  ancêtres,  en  faifant  palier  fon  Empire  à  une  nombreufe  poftérité. 
Cependant  Tang  8c  Fou  foi-ident  chacun  une  dynaftie  qui  dure  fix  à  fept  cens 
ans.  Chi  hoang  en  fonde  une  qui  dure  treize  ans.  Voici  la  caufe  d'une  ff 
énorme  différence. 

L'Empire  le  peut  comparer  à  un  beau  8c  précieux  vafe,  mais  fragile; 

Pk- 


(a)  Peut-être  Kit  y  pour  finir  un  de  fes  fujets  de  gémir  ,  expofoit-il  ici  fur  ce  Prince 
hé'i'ier  dont  on  négligeoit  l'éducation  ,  des  chofes  que  l'hillorien  aura  retranchées.  Quoi^ï 
qu'il  en  foit  il  entame  ud  autre  fujet. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  foy 

Placez-le  toujours  avec  attention  dans  un  lieu  fur  &  bien  uni,  il  fe  confer-  Suite  du  ■ 
ve  long-tems;  fans  cela  il  fera  bien-tôt  rompu.     La  bonté,  lajuftice,  les  l^ifcouw 
rits,  la  mufique  furent  la  bafe  ferme  ôc  unie,  fur  laquelle  Tang  &  Feu  éta-  ^^f^^J^ 
blirent  chacun  leur  Empire:  aufll  leurs  dynafties  durèrent-elles  pendant  plu-  Gouver- 
neurs fiécles ,  6c  furent-elles  fi  floriflantes,  que  la  mémoire  en  efl:  encore  nement 
aujourd'hui  célèbre,  ôc  le  fera  toujours.    Pour-C/;/  hoang^  il  n'établit  fon 
autorité  que  fur  la  terreur  6c  les  fuppliccs  :  la  vertu  ôc  les  bienfaits  n'y  eu- 
rent aucune  part:  bien-tôt  ce  ne  fut  que  murmures  ôc  imprécations,   ôc 
fes  fujets  le  haïrent  comme  leur  plus  grand  ennemi.     Il  s'en  fallut  peu  que 
lui-même  ne  fût  facrifié  perfonnellement  à  une  haine   fi  publique.      Son 
fils  n'y  put  échapper:  il  périt  ôc  perdit  l'Empire.     Cet  événement  ell  fi 
récent,  qu'il  peut  palfer  pour  être  de  nos  jours.    Pour  appuyer  donc  ce 
que  j'ai  dit ,  que  puis-je  apporter  de  plus  fenfible  ? 

Un  fouverain  peut  lé  comparer  à  une  file:  les  Officiers  du  Royaume  aux  ^""cTuIf 
dégrez  de  cette  fale,  ôc  les  peuples  au  fol  qui  eft  au  bas  des  dégrez.     Si  une   Souverain 
fale  eft  tellement  exhauflée  au-deflus  du  fol ,  qu'il  y  air,  par  exemple,  en-  avec  une 
tre-deux  neuf  belles  marches  bien  en  état  :  elle  a  bon  air  ôc  paflé  pour  belle:   Salle. 
on  n'y  monte  qu'avec  reipeél.     Si  au  contraire  elle  eft  pretquc  de  niveau  a- 
vec  le  fol  qui  l'environne,  ôc  n'a  que  quelques  marches  mal  en  ordre:    il 
eft  naturel  qu'on  la  méprife  ,  ôc  qu'on  y  entre  fans  façon.    L'application 
eft  facile  à  faire  :  nos  anciens  Empereurs  l'avoient  bien  conçue.  C'eft  pour- 
quoi ils  établiflént  cette  belle  variété  de  ditïerens  ordres.  ^  Auprès  de  leur 
perfonne  ils  avoient  des  Kong^dcs  King^  des  Ta  fou  (<^);dans  les  différentes 
parties  de  leur  Empire  étoient  aufiî  répandus  des  Kong^  des  Heoti^  des  Pé, 
des  Tze^  des  Nan^^  fans  compter  les  Onîciers  ordinaires  de  chaque  ville,  ôc 
grand  nombre  de  fubalternes. 

Le  Prince  élevé  au-deflus  de  tous  ces  ordres ,  paroifloit  Ç\  grand  ôc  fi  ref- 
pevStable,  qu'à  l'abri  de  fa  Majefté,  les  Officiers  qui  l'approchoicnt,  étoient 
■  hors  d'infulte.  Les  villageoisont  un  proverbe  qui  dit  :  j'aurois  bien  tué  le  rat, 
mais  j'ai  refpeété  le  vafe.  Cette  comparaifon,  quoique  grofllére,  peut  ce- 
pendant s'appliquer  ici.  C'eft  le  refpeét  qu'on  doit  au  Prince,  qui  fait  ref- 
peéter  tout  ce  qui  l'approche,  fans  en  excepter  le  cheval  qu'il  monte,  ni  la 
paille  que  ce  cheval  doit  manger.  Nos  anciens  rituels  défendoient  d'aller 
regarder  aux  dents  du  cheval  :  ôc  il  y  avoit  une  peine  réglée  pour  celui  qui 
fouloit  aux  pieds  cette  paiHe.  Encore  aujourd'hui ,  qumd  la  table  ou  le 
bâton  du  Prince  pafle,  celui  qui  eft  afîîs  fe  levé  auffi-tôt  :  ceux  qui  l'ont  de- 
bout, fe  compolént  :  foit  qu'on  foit  en  chaife  ou  à  cheval,  11  l'on  ren- 
contre par  hazard  la  chaife  du  Prince  à  vuide,  auffi-tôt  l'on  met  pied  à  terre. 
Faut-il  s'étonner  après  cela ,  fi  nos  anciennes  loix  n'affijjétiflbient  aux  pu- 
nitions corporelles  qu'elles  prefcrivoient,  que  des  perfonnnes  d'un  ordre  in- 
férieur aux  Ta  fou  ?   Sans  doute  que  nos  fages  légillateurs  jugeoient  c]u'il 


etoit 


(a)  Peut-être'  rhiflorien  a-t-il  encore  retranché  quelque  chofe:  du  moins  h  matière  qui 
fuir,  ell  difïërente.  Kia  y  dans  le  récit  de  ce  difcours,  parle  des  égards  que  le  Prince  doit 
avoir  pour  fcs  Miniftres ,  &  autres  grands  Officiers. 

Sff  î 


Suite  da 
Difcours 
contre  le 
mauvais 
Gouver- 
«cmeac. 


Précau- 
tions con- 
venables 
dans  la  pu- 
nition  des 
Grands. 


yo8  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

ctoit  en  quelque  façon  contre  le  refped:  dû  au  Prince  ,  d'y  aflujétir  ceux 
que  leur  rang  approchait  de  fa  perfonne ,  Sc  ils  croyoient  que  ,  comme  le 
Prince  ne  doit  élever  à  ces  rangs  diflinguez  que  des  pcrfonncs  d'un  vrai  mé- 
rite, il  convenoit  peu  d'employer  de  tels  moyens  pour  les  contenir  dans  le 
devoir. 

En  effet,  nous  ne  trouvons  point  dans  l'antiquité,  qu'un  Prince  fage  en  ait 
fait  mourir  dans  les  lupplices.  Les  chofes  à  cet  égard  iont  bien  changées. 
On  y  aflujétit  ceux-là  mêmes ,  que  nos  anciens  Empereurs  appelloient  par 
honneur,  en  leur  parlant,  Péfou^  (a)  P(?'^/Vw<:  ceux  à  qui  nos  Empereurs 
encore  aujourd'hui  font  civilité  quand  ils  les  rencontrent.  Les  Ksng,  les 
Heou^  les  Fa>ig  même  fubiffent  comme  le  fimple  peuple,  des  punitions  in- 
famantes. On  leur  marque  le  vifage,  on  leur  coupe  le  nez,  on  leur  rafe  les 
cheveux,  on  les  fouette,  &  on  les  expofe  en  plein  marché:  on  leur  coupe 
le  corps  par  morceaux.  Difons  plus;  il  n'elt  point  trop  rare  qu'on  fafle 
fubir  aux  Officiers  les  plus  dillinguez  par  le  rang  qu'ils  tiennent,  le  plus 
honteux  de  tous  les  fupplices,  en  leur  taiiant  trancher  la  tête.  Pouffer  les 
chofes  à  cet  excès,  avoir  fi  peu  d'égard  pour  les  premiers  rangs:  outre  que 
c'ell  le  moyen  de  faire  que  ceux  là-mêmes  qui  les  occupent,  prennent  des 
inclinations  bafîes:  c'eff  aller  contre  le  proverbe,  &  refpefter  bien  peu  le 
vafe. 

Un  autre  provci-be  dit  encore  :  quelque  propres  que  foient  des  fouliers,  on 
n'en  fait  pas  ion  chevet  :  Ôc  quelque  commun  que  foit  un  bonnet,  on  n'en 
racommode  pas  fes  fouliers.  Autrefois  caffoit-on  un  grand  Officier,  pour 
n'être  pas  affcz  défîntéreffé .-*  On  adouciffoit  fa  faute  au  dehors,  &  l'on  di- 
foit  feulement  qu'il  n'entendoit  pas  les  rits.  Le  caflbit-on  pour  la  dé- 
bauche ?  On  évitoit  d'exprimer  ainfl  fon  crime  :  on  dilbit  :  les  rideaux 
chez  lui  (h)  font  trop  clairs.  Si  on  le  caffoit  comme  un  homme  foi- 
ble,  6c  peu  capable  de  fon  emploi:  on  difoit  que  fes  i'ubaltcrnes  lui  obéif- 
foient  mal.  Un  Officier  étoit-il  déclaré  coupable?  fî  la  faute  étoit  mé- 
diocre, il  quittoit  dabord  fon  emploi,  &  la  chofe  en  demeuroit  là.  Si 
la  faute  étoit  capitale,  aufli-tôt  que  le  Prince  l'avoit  jugée  telle,  l'Officier 
tourné  vers  le  Nord,  faifoit  (c)  les  révérences  ordinaires,  fe  condamnoit 
lui-même  à  mourir,  6c  fe  donnoit  en  effet  la  mort:  tant  l'antiquité  refpec- 
toit  les  Grands,  fuflent-ils  coupables.  Faut-il  donc  laifTer  impunies  leurs 
fautes?  Non:  qu'on  les  caffe,  qu'on  les  puirifTe,  même  de  mort  s'ils  le 
méritent.  Mais  les  faire  faifîr ,  garottcr ,  fufliger  ,  les  mettre  entre  les 
mains  des  plus  vils  Officiers  de  juftice,  comme  le  moindre  particulier;  c'ell 
un  fpcftacle  qui  n'eft  d'aucune  utilité,  ni  aux  petits,  ni  aux  grands. 

11  efl  pernicieux  aux  peuples,  dans  l'efprit  defquels  il  détruit  cette  impor^ 
tante  maxime.  Refpeftez  ceux  qui  font  fur  vos  têtes,  &C  qui  par  leur  rang 
font  refpeélablcs.    Il  eft  pernicieux  pour  les  Grands  dans  lefqucls  il  afFoibljt 

les 

(a)  C'«ft  comme  qi/i  diroit  mon  grand  oncle.  Comme  nos  Rois  difent  à  des  pcrfonncs 
(iun  certain  rang:  mon  coufin. 

(*)  Pour  indiquer  que  les  hommes  &  les  femmes  fe  voyoient  communément,  chofes 
contraires  aux  mœurs  de  la  Chine. 

I,  cj  L'Empereur  cft  ïfUs  le  dos  tourac  vers  le  Nord,  &  le  vifage  vers  le  Midi. 


ET    DE    LA   TARTARIE  CHINOISE.  pj) 

les  grands  fentitnens,.  que  leur  infpire  le  rang  qu'ils  tiennent.     Il  eft  per-  Suite  d» 
nicieux  au  Prince  ,   à  l'égard  duquel  il  diminue  naturellement  le  zèle  de   Difcours 
ceux  dont  dépend  principalement  la  gloire  ôc  fa  lûrctc.     C'eft  pour  cela  '^^"l^yj^ 
que  les  rits  ont  recommandé  au  Prince,  de  traitter  toujours  civilement  (es   Gouvcr- 
Minillres  &  autres  grands  Officiers.     Sans  cela ,  les  peuples  oublient    ce   nemeac. 
qu'ils  doivent  aux  Grands:  &  le  Prince  peut  s'en  reflentir  :  ians  cela  ils  s'ou- 
blient eux-mêmes:  Se  fe  voyant  comme  dégradez,  ils  fe  dégradent,  pour 
ainfi  dire  ,  intérieurement.     Ils  n'agiflent  plus  par  des  léntimens  d'hon- 
neur, ils  fervent  par  manière  d'aquit  :  ils  profitent  des  occalîons  de  pren- 
dre, de  vendre,  de  s'enrichir,  6c  négligent  le  bien  commun.     Si  le  Prin- 
ce a  du  deffbus  en  quelque  occafion  ,  ils  s'en  embarraflent  peu:  peut-être 
même  qu'ils  s'en  réjoiiiflent ,  3c  qu'ils  aident  fécrr ttement  le  parti  qui  lui 
eft  contraire:  &  s'ils  voyent  le  Prince  6c  l'Etat  en  danger  ,  le  premier  foin 
cil  de  pourvoir  chacun  à  fa  propre  fCireté. 

Yuyang  étoit  grand  Officier  auprès  de  Tchong  bin.  Quand  Tchi  pé  eut  dé-  . 
fait  6c  tué  "Tchong  hin,  il  offrit  de  l'emploi  à  luyang:  celui-ci  le  prit.  Tchao 
peu  après  défit  Tchi  fé^  6c  le  fit  mourir,  luyang  en  parut  inconiblable.  Jl 
fit  tout  l'imaginable  pour  rétablir  le  fils  de  Tchi  pé  fur  le  trône  de  fon  pcre: 
il  fit  pour  cela,  dit  l'hiftoire,  jufqu'à  cinq  tentatives:  mais  aucune  ne  put 
rcuffir.  Qiielqu'un  demanda  à  Tu  yang  la  raifon  d'une  conduite  fi  différen- 
te à  l'égard  des  deux  Princes  qu'il  avoit  fervis.  Tchong  hin  ,  répliqua  Tu 
yang,  tout  grand  Officier  que  j'étois.,en  ufoit  à  peu  près  avec  moi  comme 
avec  le  commun  de  fes  fujets:  J'eus  auffi  de  mon  côté  le  commun  de  fcs 
.fujets  quand  il  fut  mort.  Pour  Tchipéy  il  a  toujours  eu  pour  moi  les  égards 
convenables  au  rang  que  je  tenois  dans  foa  Royaume:  je  lui  dois  un  atta- 
chement qui  y  réponde. 

En  effet,  le  moyen  qu'un  Offi^cicr  pour  qui  le  Prince  a  toutes  fortes  d'é- 
gards^,  ne  le  ferve  pas  avec  le  plus  grand  zèle:  ce  feroit  ceffer  d'être  hom- 
me. Quand  les  choies  font  fur  ce  picd-là,  s'agit-il  de  l'intérêt  de  l'Etat? 
l'Officier  oublie  ceux  de  fa  famille?  Se  préfente- t-il  une  occafion  de  faire 
un  gros  gain,  ou  une  perte  confidérable  ?  Il  négligera  tout  avantage  ,  6c 
s'expofera  plutôt  à  tout  perdre  que  de  s'éloigner  de  fon  devoir.  Enfin  faut- 
il  fervir  le  Prince  ?  Il  fe  lacrifie  fans  réferve.  Mais  qu::nd  un  Prince  a  pour 
cous  les  Grands  les  égards  que  les  rits  lui  recommandent,  ces  dangers  de- 
viennent rares.  Dès-lors,  plus  de  devifions  entre  les  Princes  du  fang  :  après 
avoir  vécu  bien  unis,  ils  ont  la  confolation  de  mourir  tranquiles,  6c  d'être 
inhumez  près  de  leurs  ancêtres.  Plus  de  révoltes  ni  de  guerres  entre  les 
Princes  feudataires  :  chacun  d'eux  vit  6c  meurt  en  paix  chez  foi.  Les  bons 
Miniflres  ne  cherchent  point  de  prétextes  pour  fe  retirer:  ils  fc  font  un  de- 
voir 6c  un  plaifir  de  fervir  jufqu'à  la  mort.  Les  Officiers  de  guerre  en  font 
autant:  ils  meurent  volontiers^fur  une  brèche,  ou  fur  les  frontières.  C'cfl 
ce  qu'on  veut  exprimer,  quand  on  dit  d'un  Prince  fage  6c  accompli,  qu'il  eft 
en  fureté  dans  des  remparts  d'or:  comparaifon  qui  fait  fentir  ce  que  font  à  fon 
égard  tous  les  Grands  de  fon  Empire.  Telles  etoient  en  effet  les  hcureufes 
fuites  des  égards  que  nos  anciens  Princes  avoient  pour  les  Grands.  Mais  hé- 
Sff3  1^! 


Sentiment 
de  l'Empe- 
reur  Cang 
l:i  fur  ce 
Dilcours. 


fio  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

las!  depuis  du  tems  cette  maxime  eft  bien  négligée:  ce  bel  ufagc  eit  com- 
me iiboli.     N'eft-ce  pas  une  chofe  déplorable  ? 

Sur  ce  long  diicours  de  Kia,  y  ,  l'Empereur  Cang  hi  dit;  T'en  habile 
homme  vifoit  à  prévenir  les  moindres  troubles,  ôc  fa  vue  étoit  de  réformer 
les  abus,  &  Je  régler  les  mœurs.  Dans  toutes  les  conditions-,  dans  tous  les 
tems  rien  ne  lui  échappe:  £c  comme  un  brillant  flambeau,  il  porte  par-tout 
fa  lumière.  Qu'un  Koan  &  un  Kiang  aycnt  fait  éloigner  un  homme  de  ce 
mérite,  ôc  rendu  inutile  un  talent  fi  rare  ;  quel  malheur! 


Difcours 
pour  oc- 
cafionner 
des  Refer- 
ves. 


«»«'i>«» '©«•s^  «ofi- j^ôi  «oiîs*- «ofi-so»  •!>«'5«»  ss^ff  5fr  ^î5o»  «off  •)<}»  «o^^>fr- «o^i)c»  •(><;  .5^ 

Autre  Difcours  du  même  Kia  y ,  pour  porter  l'Empereur 
Ven  ti  à  faire  des  réferves  en  grain  6f  en  argent, 

KO  AN  TSE  {a)  difoit  en  parlant  des  peuples:  on  peut  les  inftruire, 
&  les  former  aux  bonnes  moeyrs  quand  on  a  de  quoi  les  nourrir  : 
mais  qu'un  peuple  à  qui  le  nécefTaire  manque  demeure  long-tems  dans  le 
devoir  fans  s'échaper  ,  depuis  l'antiquité  la  plus  reculée  jufqu'à  préfent, 
on  n'en  a  pas  vu  d'exemple.  Un  homme  qui  ne  cultive  point  la  terre,  di- 
foit-on  anciennement,  ell  en  danger  de  manquer  de  pain.  Une  femme  qui 
ne  travaille  point  aux  étoffes  ,  eft  en  danger  de  manquer  d'habits.  Les 
chofes  néceflaires  à  la  vie  de  l'homme  ne  croifTent  pas  toutes  en  tout  tems  : 
fi  l'on  n'a  foin  de  les  ménager,  elles  manqueront.  Telles  étoient  les  maxi- 
mes des  anciens  :  maximes  qu'on  fuivoit  dans  la  pratique,  &  dont  l'exade 
obfervation  étoit  la  bafe  du  gouvernement:  aufli  ne  manquoit-on  point  du 
néceflaire. 

Aujourd'hui  on  néglige  l'agriculture.  Une  infinité  de  gens  vivent  du 
rapport  des  terres  :  6c  très-peu  de  gens  les  cultivent  :  c'eft  equivalemment 
une  difette.  D'un  autre  côté  la  débauche  &  le  luxe  augmentent  :  c'eft  la 
même  chofe  que  fi  des  brigands  en  troupes  ravageoient  l'Empire.  Quand 
dans  un  Etat  régnent  en  même  tems  la  difette  &  le  brigandage,  de  quoi  fe 
peut-on  répondre  ?  Il  y  a  quarante  ans  qu'a  commencé  la  dynaftie  Han:  il 
ne  s'eft  pas  fait  la  moindre  réferve ,  ni  particulière,  ni  publique.  Cela  fait 
pitié  quand  on  y  penfe.  La  pluie  vient-elle  à  manquer  aux  tems  ordinai- 
res ?  Les  peuples  aufli-tôt  font  dans  l'allarme.  Y  a-t-il  une  année  mauvai- 
fe?  Les  uns  trafiquent  de  leurs  dégrez,  les  autres  vendent  leurs  enfans.  Ce 
n'eft  point  une  chofe  inouie.  Lorfque  l'Etat  eft  fur  le  penchant  de  fa  rui- 
ne, celui  qui  en  eft  le  père  6c  le  maître,  peut-il  n'en  être  pas  effrayé? 
Qu'il  y  ait  des  années  mauvaifes,  c'eft  à  quoi  il  faut  s'attendre.  Tu  6c  Tang 
ont  paffé  eux-mcmcs  par  ces  rudes  épreuves.     Suppofons  que  par  malheur 

une 


(4)  Une  glofe  dit  que  c'eft  à  ce  difcours  ,  qu'on  doit  l'établilTemcin  des  greniers  que 
rEiiii'eicur  a  ca  chaque  ville  de  la  Chine. 


ET  DE   LA   TARTARIE   CHINOISE,  fir 

une  ftéiilitc  s'étende  fur  deux  ou  trois  cens  lieues  de  pays:  comment  y  re- 
médier? Qu'on  fe  jette  en  même  tems  iur  nos  frontières,  Sc  qu'il  y  faille 
envoyer  de  grofles  armées  :  comment  les  y  entretenir  ?  Guerre  6c  famine 
tout  à  la  fois  ;  l'Empire  épuifé  Se  fans  réfcrvc. 

Ce  qui  arrive  dans  ces  conionftures,  c'eil  que  les  gens  hardis  Se  robuftes 
fe  prévalent  de  l'occallon  ,  s'alfemblent,  courent,  èc  pillent  où  ils  peu- 
vent. Les  autres  vivent  quelque  tems  fur  le  prix  de  leurs  enfans  qu'ils  ont 
vendus,  &  périflent  enfin  de  mifere.  Ce  ne  font  point  ici  de  vaines  ter- 
reurs. Vous  le  fçavez  :  les  cxtrémitcz  de  l'Empire  ne  font  encore  à  vous 
qu'à  demi:  il  ne  faudroit  qu'une  occafion  pour  les  détacher.  Si  tout-à- 
coup  on  vous  apportoit  cette  effrayante  nouvelle,  que  feriez-vous.^  fcroit- 
il  tems  alors  d'y  penfer  ?  Croyez  moi ,  rien  n'eft  plus  important  que  de 
faire  à  tems  de  bonnes  réferves:  c'cll  comme  aflurcr  le  fort  de  l'Empire. 
Quand  le  tréfor  efl  bien  fourni ,  Se  qu'on  a  des  vivres  en  abondance  ,  rien 
ne  remue  :  en  tout  cas  on  efl  en  état  de  fe  bien  défendre,  6c  même  de  faire 
des  conquêtes  fur  l'ennemi. 

Mais  par  où  il  faut  commencer,  c'efl  par  travailler  efficacement  à  réta- 
blir l'agriculture.  Faites  autant  qu'il  fe  pourra  ,  que  vos  peuples  vivent 
tous  de  ce  qu'ils  rccùeilliront  eux-mêmes:  on  voit  un  nombre  infini  de 
gens  oifîfs ,  &  vagabonds  :  combien  d'autres  s'occupent  mal  à  propos  à  di- 
vers métiers  peu  néceflaires:  faites  que  tout  ce  peuple  aille  cultiver  les  ter- 
res du  Midi ,  qui  font  en  friche  :  engagez-le  à  ce  travail ,  c'efl  le  mieux  : 
mais  il  faut  l'y  forcer  s'il  efl  néceffaire:  cet  ordre  étant  obfervé,  il  y  aura 
par-tout  dcquoi  faire  des  réferves.  Vous  pouvez  aifément  afîurer  le  repos 
de  tout  l'Empire,  en  lui  procurant  l'abondance:  &  cependant  vous  le  laif- 
fez  toujours  dans  un  état  fi  trifle  ôc  fi  dangereux:  voilà  ce  qui  m'afflige  : 
c'efl  par  le  zèle  que  j'ai  pour  votre  gloire  êc  pour  le  repos  de  l'Etat  que  Sentiment 
i'ofe  vous  en  avertir.  deTEmpe- 

SuR   cette  pièce  l'Empereur  Cang  hî  dit:  l'efTentiel  du  gouvernement  "^^^  ^""S 
fe  réduit  à  inftruire  6c  à  nourrir  les  peuples.     Qiiand  on  voit  avec  quelle  piéce.'^^"'^ 
aplication  6c  avec  quel  zèle,  Kta  y  s'efforçoit  en  fon  tems  de  procurer  le 
bien  commun:    on  ne  peut  s'empêcher  de  dire:  Voilà  ce  qui  s'appelle  un 
homme  vraiment  propre  à  aider  un  Prince. 

Une  glofe  dit:  en  conféquence  de  ce  difcours,  Fen  ti  fît  publier  des 
déclarations  pour  animer  les  peuples  à  l'agriculture,  6c  fît  revivre  l'ancien 
rit  de  labourer  lui-même  la  terre  pour  donner  l'éxempla 


Tchang 


ni  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 
«^Jby  «M^î?^ 'WbJ' <iS#  «iSj? 'ôtib?  3W  ^t«3*' <^ 

Tchang  furnommé  Li  vang  étoït  le  dernier  des  enfans  de 
Kao  ti  Fondateur  de  la  Dynafiie  nommée  Han.  Ven 
txfon  aîné  devenu  Empereur  ^  le  fit  Roi  de  Hoai  nan. 
Ce  nouveau  Roi  fit  dans  la  fuite  bien  des  fautes,  Ven 
ti  qui  était  naturellement  bon  ^  en  dijfîmula  plufieurs: 
commençant  enfin  à  s'en  laffer^  il  chargea  «;?Tfiang  * 
Kiun  ,  qui  étoit  en  même  tems  Heou  ,  d'écrire  au 
Vang  de  Hoai  Jian  la  réprimande  fuivante.  Ce  Tfiang 
kiun  écrit  en  fon  propre  nom:  mais  de  manière  à  faire 
fentir  qu'il  a  commijfion  de  V Empereur. 

Confeils  f~^  R  AND  Roi,  j'ai  fouvent  oiii  parler  de  votre  fermeté  ,  dé  votre 
donnés  à  ^_|"  droiture,  de  votre  bravoure,  de  votre  continence,  de  votre  bonne 
raln.""^'*  foi,  Sc  de  vos  autres  bonnes  qualitez:  c'eft-à-dire  que  Tien  -f  vous  traittant 
comme  un  de  fcs  favoris ,  vous  a  comblé  de  fes  dons,  Sc  vous  a  donné  de 
quoi  faire  de  votre  perfonne  un  Ching  \  :  c'eft  à  quoi  vous  deviez  bien  faire 
attention.  Il  ne  paroît  pas  cependant  que  vous  y  penfiez,  puifque  par  vo- 
tre conduite  vous  répondez  fi  mal  aux  dons  de  Tien.  Notre  Empereur 
aujourd'hui  régnant  n'a  pas  plutôt  été  fur  le  trône  que  de  Heou  que  vous 
étiez ,  il  vous  a  fait  Fafig  de  Hoai  nan.  Vous  croyiez  fi  peu  mériter  cet 
honneur  que  vous  aviez  de  la  peine  à  l'accepter.  Il  vous  donna  cependant 
l'inveftiture  de  ce  Royaume  :  6c  ce  fut  afllirément  de  fa  part  un  bienfait 
infigne.  Depuis  ce  tems  là  il  ne  vous  a  point  vu  paroître  à  fa  cour.  Vous 
avez  une  feule  fois  fait  la  démarche  de  demander  à  y  venir  :  mais  bien  loin 
de  faire  cette  fuppliquc  dans  la  forme  convenable,  6c  avec  le  rcfpeét  dû  au 
fouverain:  vous  n'y  avez  pas  même  éxaftement  obfervé  ce  qu'un  cadet  doit 
à  fon  aîné. 

De  plus,  vous  avez  ofé  de  votre  propre  autorité,  6c  comme  pour  la  faire 
valoir,  condamner  à  mort  un  homme,  qui  avoit  le  titre  de  Tchu  heou. 
Notre  Empereur  a  bien  voulu  n'en  point  prendre  connoiflancc.  C'eft  une 
indulgence  bien  finguliere.  Les  loix  portent  expredemcnt  que  c'eft  à 
l'Empereur  fcul  de  nommer  aux  grands  emplois  dans  chaque  Royaume, 
Vous  cependant  rejcttant  un  Miniftre,  qui  étoit  entre  en  charge  par  cette 
voye,  vous  avez  oie  demander  la  permilîion  d'en  nommer  vous-même  un 

au- 

*  C'eft  le  plus  haut  degré  des  OfRciers  de  guerre. 

t  Le   Ciel, 

\  C'eft-à-dire,  un  homme  du  premier  ordre. 


donnes  a 
un  Souve- 
rain. 


ET   DE   LA    TARTARIE   CHINOISE.  j-rj 

autre.  Notre  Empereur  malgré  les  loix ,  a  bien  voulu  vous  le  permettre.  Confeils 
peut-on  avoir  plus  de  condefcendance?  Vous  av es  enfuite  entrepris  de  de 
grader,  pour  ainfî  dire,  les  tcbii  beau  qui  font  fur  vos  terres:  vous  avez 
voulu  les  obliger  à  faire  la  garde  en  habit  de  toile  à  Tching  ting  fépulture  de 
votre  mère.  *  L'Empereur  ne  l'a  pas  permis  :  mais  auiîî  c'ctoit  comme 
vous  dégrader  vous-même,  en  vous  privant  mal  à  propos  des  hommages  de 
ces  Heou.  En  cela  il  a  eu  égard  à  votre  propre  dignité.  C'eft  une  nouvelle 
obligation  que  vous  lui  avez. 

La  raifon  demanderoit  que  par  votre  cxaftitude  à  remplir  tous  vos  de- 
voirs, vous  vous  efforçafliez  de  répondre  aux  bontez  de  notre  Empereur. 
Au  contraire,  &  par  la  liberté  de  vos  diicours,  6c  par  la  licence  de  vos 
adions,  vous  ne  ceflez  de  l'ofFenfer,  &  de  vous  décrier  dans  tout  l'Empire. 
C'eft  en  vérité  l'entendre  mal.  Tout  ce  que  poîTéde  aujourd'hui  votre  mai- 
fon,ce  que  vous  pofledez  vous  même  en  particulier,  vient  originairement  de 
Kau  ti  votre  perc.  Il  e/îuya  long-tems  toutes  les  injures  de  l'air  :  il  s'expofa 
ibuvent  aux  plus  grands  dangers  dans  les  batailles  £c  dans  les  fiéges:  il  s'y  vit 
couvert  de  bleflures.  Pourquoi  tout  cela?  Pour  établir  fa  maifon.  Au 
lieu  de  travailler  tout  de  bon  à  vous  rendre  digne  d'un  tel  père:  au  lieu  de 
vous  acquitter  avec  foin  des  Tfi  &  des  autres  cérémonies  pour  vous  rappel- 
1er  le  fouvenir  de  fes  exploits  6c de  fes  vertus:  vous  formez  le  delTein  bizarre 
de  rendre  peuple  les  Hcou  qui  font  de  votre  dépendance.  Dégénérer  ainlî 
par  votre  orgueil  6c  votre  cupidité,  ce  n'ert  pas  être  un  bon  fils.  Ne  pou- 
voir maintenir  les  chofes  fur  le  même  pied,  où  votre  père  les  avoit  mifes, 
c'eft  montrer  peu  de  capacité  6c  de  fagciîc.  Vous  cmprefler  pour  faire 
garder  la  fépulture  de  votre  mère,  6c  ne  pas  témoigner  un  empreflement 
îemblable  pour  celle  de  votre  père:  c'eft  faire  moins  de  cas  de  celui-ci  qoc 

j 11-  1^  ^  g^  renverfer  le  bon  ordre.  Violer,  comme  vous  avez  fait  plus 

s,  les  ordres  de  votre  Empereur:  où  eft  la  foumillion  6c  l'obéif- 


de  celle-1 
d'une  fois 


fance?  Négliger,  comme  vous  faites,  ce  qu'un  cadet  doit  à  (on  aine:  oii 
font  les  rits?  Faire  fouffrir  à  vos  pUis  grands  Officiers  les  fupplices  les  plus 
infâmes  :  où  eft  la  clémence  ?  Tandis  que  vous  témoignez  le  dernier  mépris 
pour  des  Fang  6c  des  Heoti^  confidérer  6c  honorer  un  jeune  libertin  ,  dont 
tout  le  mérite  cftfonépée:  quel  difcernement.^  Enfin  négliger  toute  étu- 
de 6c  tout  confeil,  donner  au  hazard  tête  baiflee  dans  tout  ce  que  votre  ca- 
price ou  votre  pafllon  vous  liiggere  :  quelle  conduite!  Prenez-y  garde, 
grand  Prince:  le  chemin  que  vous  tenez,  eft  un  chemin  très-dangereux  : 
il  pourroit  bien  vous  conduire  à  votre  perte  :  vous  vous  dégradez  vous-mê- 
me, pour  ainfi  dire,  de  votre  dignité  de  Fang. 

Au  lieu  de  vous  tenir  à  votre  cour  pour  y  recevoir  avec  Majefté  les  hon- 
neurs qui  vous  font  dûs,  vous  courez  çà  6c  là:  6c  vous  picquant d'égaler 
Mongpuen^  vous  affcétez  des  bravades  :  quelle  indécence!  Je  vous  le  ré- 
pète, toutes  vos  démarches  font  périlleufcs;  6f  fi  vous  ne  vous  corigez, 

j'ofc 

*  11  étoit  d'une  ïutre  mcre  que  Vtn  fi. 
Terne  IL  Ttt 


P4  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

i'ofc  vous  dire  que  Kao  ti  ne  recevra  {a)  plus  d'offrande  de  votre  main.  Au- 
trefois "tcbcuii  kong  lit  mourir  Koan  chou ,  ô<:  mettre  en  prifon  Tjai  chou  pour 
affiirer  ia  dynailie  Tcheoti.  Hocn  kong  Prince  de  Tfi  fit  mourir  Ion  propre  frè- 
re pour  caui'e  de  rébellion.  27î'«  f^/ /.'t/^/''^  fit  mourir  deux  de  les  frères,  ôc 
relégua  bien  loin  la  mère,  pour  aflurer  la  paix  dans  l'Empire.  Kin  "jang 
que  Kao  ti  votre  père  avoit  fait  Fang  de  Tai  défendit  mal  cet  Etat  contre  les 
Hiong  nou:  Kao  ti  lui-même  le  lui  ôta.  Le  Fang  de  Tfi  pé  s'eit  avifé  de  le- 
ver des  troupes:  notre  Empereur  s'en  ell  fait  juftice.  Voilà  ce  qui  fe  fit 
autrefois  à  la  cour  de  Tfi  &C  de  Tcheou.  Voilà  ce  que  de  nos  jours  ont  fut 
les  Tjin  Se  les  Han.  Et  vous,  fans  faire  attention  à  ces  exemples  anciens 
&  nouveaux,  vous  ofez  vous  mefurer  avec  l'Empereur.  Cela  n'ell  pas  fou- 
tenablc. 

Si  vous  ne  vous  corrigez,  quoique  vous  foyez  fon  frère,  vous  n'en  ferez 
pas  moins  jugé  lelon  les  loix.  Si  la  choie  en  venoit  là,  vous  feriez  perdu; 
vos  Officiers  grands  &  petits,  à  commencer  par  vos  Miniltres,  pçriroient 
avec  vous.  Perdre  ainfi  du  moins  votre  rang  6c  votre  Etat,  devenir  un  ob- 
jet de  compafllon  pour  les  gens  de  la  baffe  condition  :  voir  tous  vos  Offi- 
ciers dans  les  fupplices:  devenir  le  fujet  des  rifées  de  tout  l'Empire:  enfin 
déshonorer  ainfi  votre  illuftre  père:  c'eft  fans  doute  à  quoi  vous  n'avez  gar- 
de de  vous  réioudre.  Hâtez-vous  donc  de  changer.  Ecrivez  refpeétueu- 
fement  à  l'Empereur:  Se  vous  reconnoiffant  coupable,  dites  lui:  {b)  J'ai 
eu  le  malheur  de  perdre  mon  père  dans  ma  plus  tendre  jeunefle.  Vinrent 
enfuite  les  troubles  des  Liu^  qui  ont  duré  quelque  tems.  Depuis  votre  avè- 
nement à  la  couronne, cet  heureux  changement  6c  vos  bienfaits  m'ont  enflé 
le  cœur.  Emporté  par  mon  orgueil,  j'ai  fait  des  fautes  confidérables  & 
en  grand  nombre:  en  les  repaffant  aujourd'hui  dans  mon  efprit,  je  fuis  faifî 
en  même  tems  de  la  plus  vive  douleur  6c  de  la  plus  jufte  crainte.  C'eft  dans 
ces  fentimens,  qu'humblement  profterné  par  terre,  fans  ofer  me  relever, 
j'attends  le  châtiment  que  j'ai  mérité. 

Si  vous  en  ufez  de  la  forte,  l'Empereur ,  comme  Empereur, fe  laiffera  flé- 
chir: ôc  il  aura  une  vraie  joie,  comme  votre  frère,  de  vous  voir  rentrer  en 
vous-même.  Vous  vivrez  contents  l'un  de  l'autre,  chacun  dans  le  haut 
rang  que  vous  tenez.  Ce  que  je  fouhaitte,  6c  ce  qui  vous  importe  extrê- 
mement, c'eft  que  pefant  bien  tout  ce  que  j'ai  dit,  vous  preniez  inceffam- 
mcnt  le  parti  que  je  vous  fuggere:  car  fi  vous  balancez  à  le  faire,  la  flèche 
une  fois  décochée,  le  moyen  de  la  rappeller.' 
Effet  de  L  i   v  A  n  G  ,   dit  une  glofe  ,   fut  fort  mécontent  de  cette  lettre  ,   & 

cette  Let-  n'en  profita  point:  auffi  fut-il  peu  après  jugé  dans  les  formes,  &  envoyé 
lie.  en  exil. 

Ce 

(<i)  On  infinue  ainfi  à  Li  vang,  qu'il  pourroit  bien  perdre  la  vie.  Ce  qui  fuit,  montre 
que  c'ell  le  fens. 

{b)  Le  Chinois  met  l'équivalent  de  cette  expreffion,  difant  mot  à  mot:  votre  fujet  a 
eu  le  malheur.  C'eft  le  terme  dont  fc  fervent  ceux  des  Chinois  qui  parient  à  l'Empereur, 
ôc  les  Vnng  s'en  fervoient  comme  les  autres, 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


fif 


Ce  que  Kia  y  avo'it  propofé  fous  l'Empereur  Ven  ti  de 
diminuer  la  pmffance  des  Princes  feudataires ,  en  par- 
tageant leurs  Etats  j  C\\2io  tÇo  le propofa  fous  l'Empe- 
reur fu'want  ,  quï  fut  King  ti.  La  chofe  pa[fa  au 
Confeil:  mais  Ou  &  Tfou  fe  révoltant  à  cette  occa- 
fion,  King  ti  recula,  &'  facrifla  Chao  tfo  comme 
auteur  de  cet  avis.  Le  D  if  cour  s  de  Chao  tfo  fur  cet- 
te matière  n'a  rien  qu'on  n'ait  déjà  vu  dans  le  dif- 
cours  de  Kia  y.  Amfi  je  n'en  parle  point ,  ^  je  me 
contente  de  traduire  quelques  autres  Difcours  de  ce  Mi- 
nijire. 

DISCOURS    SUR   LA    GUERRE, 

adrelTé  à  l'Empereur  King  ti, 

T'AI  oiii  dire  que  depuis  le  commencement  de  la  dynaflie  préfente,  les 
Hou  Ion  {a)  font  entrez  bien  des  fois  fur  nos  frontières ,  6c  qu'ils  y  ont 
fait  un  butin,  tantôt  plus,  tantôt  moins  confîdcrable.  Du  tems  que 
Kao  heou  *  gouvernoit  l'Empire,  dans  une  irruption  qu'ils  firent,  ils  forcè- 
rent quelques  villes,  ils  rax'agérent  un  grand  pays,  ils  enlevèrent  des 
beftiaux  en  quantité,  il  tuérejit  ou  prirent  beaucoup  de  nos  gens.  Ils  revin- 
rent peu  après  par  le  même  endroit:  on  leur  oppol'a  des  troupes  :  elles  fu- 
rent défaites,  6c  nous  perdîmes  fur-tout  grand  nombre  d'Officiers.  Or 
on  dit  communément  :  la  viétoire  donne  du  courage,  même  au  fîmple  peu- 
ple. Au  contraire,  des  troupes  battues  ont  peine  a  fe  relever.  Depuis  Kao 
heou,  ces  barbares  font  encore  venus  trois  fois  par  Longft,  6c  ont  toujours 
eu  de  l'avantage.  Aujourd'hui  ce  n'eil  plus  de  même:  les  troupes  que  nous 
avons  de  ce  côté-là,  foutenues  de  la  proteélion  du  Che  tfi,  (^)  6c  diri- 
gées par  vos  ordres  pleins  de  lagefle,  ont  relevé  le  courage  aux  peuples 
des   environs.     Non  feulement  nous  fommes  en  état  de  rélifter ,    mais 

au/îî 

(a")  Ce  font  les  mêmes  qu'on  appelle  ailleurs  Hiong  non  par  mépris.    Hiong  fign;fie  mé- 
chant,  cruel,     i^o»  fignific  efcave. 

*  La  Reine  veuve  de  Kao  ti. 

{h)  \\  piroîc  que  c'eft  rEf;irit  tutelaire:  mais  les  Chinois  conviennent  li  peu  à  donner 
un  fens  précis  à  ces  deux  lettres,  qu'on  a  mieux  aimé  ne  les  pas  traduire. 
Ttt  Z 


fi6  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

auiïï  de  vaincre.     ÎI  s'eft  déjà  pafTé  quelques  aftions- ,  où  nous  avons  battu 


;  eit  aeja 
'ils  fufle 


D'où  dé- 
pend le 
fuccès  des 
Combats. 
Du  Choix 
des  Géné- 
raux. 
De  leur 
attennon 
dans  le 
fcrvice. 
De  l'In- 
fanterie. 
De  la  Ca- 
valerie. 
Du  Choix 
des  Mmts. 


Des  ( 

mtrs. 


Des  Sol- 
dats. 


Axiomes 
«le  guerre. 


les  barbares,  quoiqu'ils  fuflent  en  plus  grand  nombre. 

La  différence  de  ces  fucccs  ,  mon  Prince  ,  ne  vient  pas  des  peuples  àc 
Longfi,  qui  d'eux-mêmes  ne  font  aujourd'hui  ni  plus  ni  moins  braves  qu'ils 
étoient  :  elle  vient  des  Généraux  &  des  Officiers.  Le  livre  qui  a  pour  titre, 
VJrt  de  la  Guerre,  dit;  Il  n'cll  point  de  peuple,  quelque  vaillant  qu'il  foit, 
qu'on  puiflè  dire  invincible  :  mais  il  eft  des  Généraux ,  dont  on  peut  dire 
qii'ils  ne  font  jamais  battus.  Rien  n'eft  donc  plus  important,  foit  pour  la 
réputation  de  vos  armes,  foit  pour  la  fureté  de  vos  frontières,  que  le  choix 
des  Généraux. 

Outre  ce  choix ,  il  y  a  encore  trois  chofes  de  la  dernière  importance,, 
dont  le  fuccés  des  combats  dépend ,  £c  à  quoi  un  bon  Général  doit  faire  at- 
tention, r.  Au  terrain,  qu'il  faut  bien  connoître,  pour  s'y  accommodera 
propos,  Z'.  Aux  hommes,  qu'il  faut  aguerrir  par  un  exercice  continuel, 
^j.  Aux  armes ,  dont  il  y  a  bien  des  efpéces,  &  qu'il  faut  toutes  avoir  bon- 
nes. Quant  au  terrain,  fi  le  pays  eft  coupé  de  rochers,  de  bois,  de  riviè- 
res: ouli,  quoiqu'aflcz  uni ,  il  elt  couvert  de  broffaillei  Sc  de  hautes  her- 
bes, il  faut  faire  agir  l'infanterie  :  un  homme  à  pied  vaut  alors  mieux  que 
deux  à  cheval  ou  fur  des  chariots.  Au  contraire  s'il  fe  rencontre  ou  bien 
une  rafe  campagne,  ou  une  file  de  hauteurs,  fans  bois  Se  fans  rochers:  c'eft 
où  la  cavalerie  doit  agir:  alors  un  feul  homme  à  cheval  ou  fur  des  chariots, 
vaut  dix  fantafîins.  S'il  y  a  des  hauteurs  fréquentes,  que  des  vallées  de  peu 
d'étendue,  6c  quantité  de  ruifieaux  féparent,  les  meillenres  armes  font  des 
arcs  :  les  armes  courtes  en  ces  occafions  font  peu  d'ufage  :  &  leur  défavan- 
tage  eft  fi  grand,  que  cent  hommes  ainfi  armez,  valent  à  peine  un  bon  ar- 
cher. S'il  fe  rencontre  des  taillis  ou  bois  épais ,  il  faut  recourir  aux  haches 
d'armes  :  une  vaut  mieux  que  deux  hallebardes.  Dans  les  défilez  &  les  che- 
mins tortus,.  l'épée  Se  l'efponton  ibnt  d'ufage  .•  un  homme  ainfi  armé  vaut 
dix  archers. 

Quant  aux  hommes,  il  faut  que  les  Officiers  fubalternes  foient  bien  choi- 
fis ,  &  les  foldats  bien  exercez.  N'entendre  rien  au  campement  ni  aux  mar- 
ches, fe  débander  facilement,  ne  fçavoir  pas  profiter  promptcment  d'une 
occafion  de  gagner  quelque  avantage:  n'avoir  ni  attention  à  prévoiries  dan- 
gers ordinaires ,  ni  habileté  à  fe  tirer  de  ceux  qu'on  n'a  pas  prévus:  enfin 
n'être  nullement  ftilé  aux  fîgnaux  {a)  du  tambour  &  de  la  timbale  :  voilà 
les  défauts  ordinaires  des  foldats  mal  aguerris.  Cent  hommes  alors  n'en  va- 
lent pas-dix. 

Quant  aux  armes,  il  y  en  a  d'off"enfives  :  ils  les  faut  entières,  nettes, 
bien  tranchantes,  n  y  en  a  de  défenfives  :  il  lès  faut  fortes  6c  ferrées.  Il 
vaudroit  autant  s'expofer  nud  jufqu'à  la  ceinture  ,  que  de  porter  une  mé- 
chante  cuiraffe:  un  arc  qui  n'a  point  de  force,  ne  vaut  pas  une  arme  cour- 
te. Que  fert  une  flèche,  qui  ne  peut  aller  droit?  Autant  vaudroit-il  n'en 
point  avoir.  Que  fort  qu'elle  aille  droit  à  l'ennemi ,  fi  elle  ne  le  peut  per- 
cer? 

(a)  Une  glofedit:  les  fîgnaux  po«r  agir,  fe  don-noient  avec  les  tambours:  les  fignasa 
pour  ccffer,  arec  la  timbale. 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  ^17 

eert  Autant  vaudroit-il  qu'elle  fût  fans  fer,  que  de  l'avoir  obtus  Se  mua- 
vais.  Si  le  Général  ne  veille  à  cela,&  que  fon  armée  ibit  mal  pourvue  d'ar- 
mes: cinq  hommes  n'en  valent  pas  un.  Aulli  le  livre  que  j'ai  cité  ,  dit-il 
encarc;  conduire  une  armée  mal  pourvue  d'armes,  c'eit  mener  des  foldats 
à  la  boucherie.  Un  Prince  qui  donne  à  un  Général  de  méchantes  troupes, 
quand  il  faut  combattre,  livre  ce  Général  à  l'ennemi.  Un  Général  qui  fe 
néglige  en  ce  que  nous  venons  de  dire  ,  trahit  6c  livre  fon  Prince.  Enfin 
un  Prince  qui  choîfit  mal  un  Généi-al,  livre  aux  ennemis  fes  Etats.  Ces 
axiomes  font  très-vrais  ,   6c  méritent  qu'on  les  pefe. 

On  dit  de  plus,  6c  il  eft  vrai  y  que  comme  il  y  a  différence  du-  petit  au 
grand,  du  fort  au  foible,  du  di-ffi-cile  6c  dangereux  au  facile  6c  favorable:  il  Maximes 
faut  être  éclairé  6c  attentif  fur  tout  cela,  pour  prendre  bien  fon  parti.    Se-  ^'ff^fc^tes 
Ion  la  différence  des  Etats,  leurs  manières  doivent  être,  6c  font  commune-  différents 
ment  différentes.    La  maxime  d'un   petit  Royaume  ell  de  plier  fous  un  Etats. 
grand,  pour  avoir  la  paix.  La  maxime  commune  aux  petits  Etats,  eft  de 
s'unir  contre  un  grand,  quand  ils  le  peuvent.    La  maxime  de  notre  Chine, 
eft  d'oppofer  barbares  à  barbares. 

Les  Hou  loiiy  aufquels  nous  avons  maintenant  affaire,  ont  trois  avantages 
que  nous  n'avons  pas.  Leur  pays  eft  entrecoupé  dé  montagnes  6c  de  ra-  Avantages 
vises  t  eux  6c  leurs,  chevaux  y  font  accoutumés,  nos  chevaux  6c  nos  ^«howA»» 
chaiiot^  n'y  peuvent  agir ,  ni  même  entrer.  Ces  peuples  faits  de  jeu-  climis, 
neffe  à  ces  courfes  irregulières ,  en  galopant  par  monts  6c  par  vaux  , 
tirent  cependant  de  l'arc  affez  jufte.  Nos  chariots  6c  nos  chevaux  n'y 
pouvant  aller ,  comment  nos  fantaffins  feuls  pourront-ils  teair  contre  ? 
D'ailleurs  ils  ne  craignent  ni  vent,  ni  pluie,,  ni  faim,  ni  foif.  Ils  font 
faits  à  k  fatigue  ,  6c  durs  au  travail ,  beaucoup  plus  que  ne  font  nos 
gens:  mais  s'il  s'agit  de  fe  battre  en  rafe  campagne,  nous  avons  fur  eux 
de  grands  avantages  :  les  évolutions  de  notre  cavalerie  6c  de  nos  chariots 
les  déconcertent.  Nos  grands  arcs  portant  fort  loin  ,  les  leurs  ne  peuvent 
nous  atteindre.  Dans  la  mêlée  même,  nos  gens  armez,  de  bonnes  cuiraffes, 
marchant  toujours  en  bon  ordre,  l'cpée  ou  la  pique  en  main,  6c  fautenus 
de  nos  archers  :  les  barbares  cèdent  bien-tôt.  Pour  peu  que  nos  gens  foient 
exercez  à  efcarmoucher  8c  à  tirer,  les  armes  défenfives  de  ces  barbares,  qui 
font  de  bois  U  de  peaux ,  font  bientôt  en  pièces.  Que  fi  l'on  met  pied  à 
terre  de  part  6c  d'autre,  6c  qu'on  ne  combatte  qu'avec  armes  blanches:  les 
Hou  Ion  nous  réfiftent  encore  moins.  Accoutumez  qu'ils  font  au  cheval,  ils 
ne  font  point  affez  fermes  pour  combattre  à  pied. 

A  ce  compte  pour  trois  avantages  que  ces  barbares  ont  fur  nos  gens ,  il  Des  c«* 
y  en  a  fept  qu'ont  nos  gens  fur  eux.     Si  nous  ajoutons  à  cela  ,  que  nous  """  '^"f  '=3^ 
pouvons  avoir  aifément  dix  hommes  contre  un,  la  victoire  paroit  certaine,  "'"*  ^*' 
Cependant  il  eft  toujours  vrai  de  dire ,   que  les  armes  font  des  inftrumcns 
funeftes  ,  6c  la  guerre  une  chofe  hazardeufe.    Le  plus  grand  6c  le  plus  fort 
peut  y  devenir  en  un  inftant  le  pltis  petit  6c  le  plus  foible  :  &  il  arrive  quel- 

2ue  foif,  que  pour  s'opiniâtrer  à  vouloir  vaincre,  la  défaite  devient  C\  gran- 
.  ^%  <î}i'on  ne  peut  s'en  releyer.    Alors  on  fe  rcpent  ,  mais  trop  tard.    La 
Ttt  3  bonn& 


fiS  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

bonne  maxime  eft  d'aller  au  plus  fur,  6c  de  ne  rien  hazarder.  Il  y  a  de  ces 
étrangers  qui  le  font  fournis  volontairement  à  nos  loix  :  on  en  peut  faire  un 
corps  de  plufieurs  mille  hommes.  Ce  lont  gens  accoutumez  à  vivre  &  à 
fatiguer  comme  les  Ho::,  loti:  ils  ont  leurs  manières  &  leurs  talens  :  on  pour- 
voit, ce  me  fembie ,  s'en  fervir  utilement  :  il  faudroit  les  bien  pourvoir 
d'armes  offcnfivcs  Se  défenfives,  leur  donner  pour  Commandant  un  de  nos 
Officiers  bien  choifi ,  qui  foit  déjà  un  peu  inltruit  dans  leurs  manières ,  & 
qui  fâche  les  gagner:  recommander  au  Général  défaire  agir  ce  corps  de 
troupes  dans  les  endroits  embarrafléz  ou  efcarpez  ;  &  pour  les  combats  en 
rafe  campagne,  d'employer  les  autres  troupes.  C'ell,  à  mon  fcns,  le 
moyen  de  ne  rien  rifquer.  La  tradition  dit  :  Un  Prince  éclairé  profite  de 
tout,  même  des  difcours  d'un  fol.  Qui  luis-je  moi  qu'un  homme  fans  mé- 
rite écfans  lumières.^  Je  ne  défefpcre  cependant  pas  que  votre  fagefle  ne  vous 
fafle  trouver  en  ce  que  j'ai  dit,  quelque  chofe  de  bon  à  fuivre. 

Antre  Difcours  du  même  Chao  tfo  au  même  Empereur 
King  ti ,  fur  la  manière  d'ajurer  les  Frontières  de  la  Chine. 

Difconrs  "J  E  trouve  que  fous  la  dynaftie  7//«,  Chi  hoang  du  côté  du  Nord,  attaqua 
de  Chao  |  *  Uqh  y,i^ ^  ^  Yangyiié  au  Midi  :  il  leva  des  armées ,  non  à  deflein  de 
*■!''•  *J    garder  fes  frontières,  &  mettre  fes  peuples  enfiàreté,  mais  pour  fatis- 

faire  fon  orgueil  &  fon  infatiable  cupidité:  auffi,  avant  qu'il  pût  venir  à 
bout  de  fes  ambitieux  defTeins,  il  vit  tout  l'Empire  en  trouble.  On  le  dit, 
8c  il  eft  vrai  :  faire  la  guerre  à  des  ennemis  qu'on  ne  connoît  point,  6c  dont 
on  ne  fçait  ni  le  fort  ni  le  foible  :  c'eft  tout  rifquer.  Chi  hoang  l'expéri- 
menta. Le  pays  des  Hou  me  eft  un  climat  très-froid  :  l'ècorce  des  arbres  y 
eft  épaifte  de  trois  pouces.  Les  hommes  n'y  ont  pour  nouriture  que  la 
chair  des  animaux  à  demi  crue,  6c  pour  boiftbn  que  du  laitage  :  les  animaux 
y  ont  le  poil  denfe  6c  ferré,  La  peau  des  hommes  y  eft  dure  à  proportion, 
&  peut  foutenir  ces  grands  froids.  3rt«g>'«e  au  contraire  eft  un  pays,  où 
il  n'y  a  prefque  point  d'Hyver,  6c  oii  les  chaleurs  font  grandes  8c  longues: 
mais  ceux  pui  l'habitent,  y  font  accoutumez.  Les  troupes  àe  Chi  hoang 
ne  pouvoient  foutenir  la  rigueur  de  ces  climats:  les  foldats  y  mouroient  en 
grand  nombre.  Ceux  qui  leur  conduifoient  des  vivres,  périffoicnt  en  che- 
min: 8c  Ton  p.artoit  pour  ces  pays-là,  comme  pour  aller  au  fupplice. 

En  effet,  on  condamnoit  à  ces  corvées,  premièrement  les  Officiers  qui 
ctoicnt  en  faute:  enfuite  ceux  qui  s'étoient  donnez  pour  gendres,  à  condi- 
tion de  quitter  leurs  pères.-  puis  ceux  qui  étoient  gens  nottez,  ou  dont  les 
père  U  mère  l'avoient  été.  On  ne  peut  gueres  compter  fur  des  gens  qu'on 
ne  fait  agir  que  par  violence  8c  malgré  eux.    La  voye  des  récompenl'cs  eft 

bien 
*  Noms  de  pays. 


ET  DE  LA   TARTARIE    CHINOISE.  fip 

bien  meilleure.     QLi'il  y  ait  efpénince  de  s'avancer,  ou  du  butin  ;i  faire  :    Suite  do 
peuples  &  loldats  courent  comme  au  feu  ,  6c  s'expofent  aux  plus  grands   ^''^^"."'^^ 
dangers.     Dans  ces  expéditions  de  Chi  hoaiig,  peuples  ôc  foldats- avoient  à   ,^  ^  ''* 
elluyer  mille  dangers,  Se  nulle  récompcni'e  à  eipcrer.    Auliî  chacun  voyoit- 
il  les  malheurs  prochains  qui  menaçoient  la  dynailie  Tjtn.     TchiH^^^  ch'm  n'eut 
pas  plutôt  donné  le  lignai,  en  le  mettant  en  campagne,  &  ic  laillilant  de 
'Ta  /s^, qu'on  le  fuivit  de  tous  cotez,  comme  l'eau  d'une  rivière  iiiit  fa  pen- 
te naturelle.    C'eil  cù  aboutirent  les  expéditions  que  l'ambition  &  la  cupi- 
dité de  Chi  hoang  lui  firent  entreprendre. 

Il  n'elt  pas  furprenant  que  les  Hou  tentent  fréquemment  des  irruptions 
fur  nos  frontières.  Voici  pourquoi.  Ce  -font  gens  qui  poi;;  le  vivre  6c  le 
vêtir,  n'ont  pas  befoin  de  la  culture  des  terres.  Ils  vivent  de  chair  ôc  de 
lait  ,  6c  ont  pour  vêtement  des  habits  de  peaux.  Ils  n'ont  ni  villes,  ni 
champs,  ni  maifons  fixes,  errant  ç  à  ôclà  comme  les  bêtes.  Trouvent-ils 
des  pâturages  6c  de  l'eau  pour  leurs  troupeaux?  Ils  s'arrêtent.  L'herbe 
manque-t-elle?  Ils  décampent  6c  vont  ailleurs.  Enfin  aller  6c  venir  ne  leur 
coûtent  rien:  c'ell;  leur  occupation  ordinaire.  Suppofons  donc  que  cette 
nation  en  chaflant,  fafie  irruption  fur  nos  frontières  en  divers  endroits  :  les 
Princes  de  Ten,  de  T'ai,  de  Chang  kiun  6c  de  Longfi,  qui  lont  limitrophes 
de  ces  terres,  ont  fi  peu  de  monde  à  leur  oppofer,  que  fi  votre  Majefté  n'y 
envoyé  des  troupes,  les  peuples  de  ces  quartiers-là  font  expofez  :  6c  s'ils  ne 
fe  voycnt  pas  foutenus,  la  crainte  peut  les  obliger  à  fe  fbumettre  aux  enne- 
mis. Y  envoyer  des  troupes,  autre  embarras  :  car  fi  on  y  en  envoyé  peu  , 
on  ne  remédiera  point  efficacement  au  mal.  Si  l'on  veut  y  en  envoyer  beau- 
coup, il  y  a  loin,  il  faut  du  tems  :  6c  quand  ces  troupes  arriveront,  les 
Hou  le- feront  retirez  6c  feront  déjà  bien  loin.  Y  entretenir  continuelle- 
ment de  nombreufes  troupes,  c'elt  une  grofTe  dépenfe.  Les  congédier,  il 
faut  s'attendre  que  les  Hou  ne  feront  pas  long-tems  fans  revenir.  Voila  ce 
qui  depuis  bien  des  années  inquiète  la  Chine  ,  6c  la  fait  foufFrir  de  ce 
côté-là. 

Pour  obvier  à  ces  inconvéniens,  rien  de  meilleur,  ce  mefemble,  que 
d'établir  le  long  de  nos  frontières  ,  de  nouvelles  colonies  ,  d'y  fixer  plu- 
lieurs  familles,  à  qui  l'on  diftribue  des  terres.  Pour  cela  il  faut  y  bâtir  des 
fortereffes  revêtues  de  bonnes  murailles  :  les  bien  munir  de  pierres  6c  d'au- 
tres armes.  («)  Il  faut  donner  à  chacune  une  étendue  raifonnable,  les  pla- 
cer routes  le  plus  près  qu'il  fe  pourra  des  gorges,  ayant  cependant  égard  ^ 
lacommodité  des  habitans  :  déterminer  par  les  rivières  6c  d'autres  marques, 
les  limites  de  leur  diffriâ;  :  6c  bien  établir  dans  chacune  pour  le  moins  mille 
familles.  Pour  cela,  il  faut  commencer  par  y  bâtir  des  maifons,  6c  four- 
nir 

(aVLe  Chinois  dit  Pao.qui  fignifie  machine  à  jetter  des  pierres. Comment  étoit-elle  fai- 
te, 8c  cc;mment  l'OulToi'-elk  ces  pierres  i  C'elt  ce  qu'on  ne  fçait  p  Depuis  qu'en  a  des 
canons  à  la  Chine,  on  les  appe]!?.  auffi  Pao:  mais' il  y  a  cette  différence  ^ntrf:  les  deux 
caraftercs  Chinois,  que  le  premier  eft  Ta  che,  6j  le  fécond  Ho  j>ao.  Or  Che ,  fignifie 
pierre:  Ho,  fignifie  feu.    Pao,  fignifie  enveloppe,  envelopper,  &:c. 


■Suite  du 
Difcours 
de  Chao 

tfo. 


Mémoire 
de  Chat 


j-to  DESCRIPTION    DE  L'EMÏ>IRE  DE  LA  CHINE, 

nir  tout  ce  qui  eft  nécellaiie  pour  l'agnculture  :  puis  y  envoyer  ceux  qui  fe- 
ront convaincus  de  certains  crimes,  ceux  qui  ayant  mérité  l'éxil, l'ont  évité 
par  quelque  araniftie.  Comme  cela  ne  fuffiroit  pas,  on  peut  accorder  à 
certains  coupables  de  fc  racheter ,  en  fourniflant  pour  y  envoyer  tant  d'ef- 
daves,  hommes  6c  femmes:  Se  accorder  certains  honneurs  à  celui  qui  en 
fournira  volontairement  un  certain  nombre.     Enfin,  fi  tout  cela  ne  fuflic 

Eas,  il  faut  propofer  des  honneurs  6c  des  récompenles  à  ceux  qui  voudront 
ien  s'offrir  d'eux-mêmes,  Se  ordonner  aux  Magiltrats  de  leur  fournir  de 
quoi  fe  marier ,  s'ils  ne  le  font  pas  :  fans  cela  il  fcroit  difficile  de  les  y 
fixer. 

Non  feulement  il  faut  pourvoir  à  chaque  famille  de  tout  ce  qui  efl  nécef- 
faire  pour  l'agriculture  :  mais  de  plus  il  convient  d'établir  des  loix  qui  leur 
foient  avantageufes.  Par  exemple,  il  fautrégkr,  que  fi  les  ennemis  font 
des  courfes  fur  nos  terres,  &  qu'on  en  prenne,  ia  moitié  de  ces  efclaves  fera 
jx)ur  ceux  qui  les  auront  pris ,  5c  les  Magiftrats  feront  tenus  de  les  acheter 
d'«ux  iwx  le  champ  à  un  prix  railbnnable  &  fixé.  Ainfi  ces  peuples,  par- 
tie par  l'efpérance  du  gain,  partie  pour  fè  foutenir  les  uns  les  autres,  com- 
me étant  parons  6c  alliez,  feront  alertes  6c  hardis  à  courir  fur  les  Hoh^  s'ils 
s'émancipent.  Faits  au  climat  des  leur  jeunefTe ,  6c  inftruits  de  ce  qui  re- 
garde ces  barbares,  ils  les  craindront  moins,  6c  feront  plus  en  état  de  les 
contenir,  ou  de  les  vaincre,  que  des  troupes  qu'on  y  enverroit  d'ailleurs. 
Par  ce  moyen,  vous  évitez  les  inconvéniens  qui  arrivèrent  fous  Chi  hoang  , 
^  qui  ne  manquent  point  d'arriver,  quand  on  envoyé  fi  loin  des  armées. 
Vous  afTurez  vos  frontières,  en  procurant  des  avantages  réels,  qui  croî- 
tront encore  avec  le  tems:  6c  ces  établilTemens,  fi  vous  les  faites,  font  ca- 
pables feuls  de  rendre  à  jamais  célèbre  la  ménioire  de  votre  régnç. 

IJ Empereur  ayant  déféré  à  cet  avis ,  Chao  tfo  <^reffa  le 
Mémoire  qui  fuit ,  ^  le  pré/enta  à  Sa  Majefié. 


SRand  Prince.    C'eft  avec  bien  de  la  joye,  que  j'ai  appris  que  ■ 
tre  Majeilé  prend  le  parti  d'aflurer  à  l'avenir  fes  frontières ,  e 
fiant  des  colonies.     Ce  feront  de  gros  frais  6c  de  gros  embarras  éi 


vo- 
en  y 
:  gros  trais  CC  <le  gros  embarras  épar- 
gnez pour  l'avenir.  C'eft  prévenir  des  inconvéniens  fâcheux  :  6c  vous  ne 
pouvez  donner  à  vos  peuples  une  marque  plus  folide  de  vosbontez.  Il  ne 
s'agit  plus  d'autre  cholë,  fînon  que  vos  Officiers  fe  conforment  à  vos  bon- 
nes intentions,  qu'intelligens  ôc  défintéreffez  ils  manient  adroitement  les 
efprits,  ÔC  gagnent  fi  bien  le  cœur  des  peuples  qui  auront  été  tranfportez 
d^ns  les  premiers  ctablifTemens,  qu'ils  ne  puiflent  regretter  leur  terre  nata- 
le. A^ii  moyen  dequoi,  j'ofe  afTurer  que  le  monde  ne  manquera  point:  6c 
que  bientôt  de  toutes  parts  les  pauvres  gens  s'exhorteront  les  uns  les  autres, 
6c  s'aflrmbleront  pour  y  aller. 

Au 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  pi 

Au  irfte  ces  colonies  ont  deux  fins:  l'une  eft  de  cultiver  des  pays  de-  Suite  du 
ferts:  l'autre  dalTurer  les  frontières.  Par  rapport  au  premier  point,  voici  '"^'etrioirc 
ce  qui  cil  à  obierver  fuivant  la  méthode  des  anciens.  Avant  que  de  bâtir  ^f  '^^'"' 
une  ville,  &  d'en  régler  le  diitrict,  il  faut  choîfir,  autant  qu'il  fc  peut,  ua 
Heu  fain,  où  il  y  ait  de  bonnes  eaux,  dont  le  terroir,  par  la  beauté  des  ar- 
bres 6c  la  quantité  de  bonnes  herbes,  paroifTe  devoir  être  d'un  bon  rapport. 
Lorlque  vous  trouverez  un  endroit  qui  ait  à  peu  près  tout  cela,  il  faut  y  bâ- 
tir une  ville  &  des  maifons  :  déterminer  les  dépendances  de  cette  ville,"  Eft, 
OUell,  Nord,  6c  Sud:  partager  ce  qu'il  y  aura  de  terres  labourables.  Se 
en  bien  régler  les  bornes  par  des  fentiers  de  communication.  Chaque  mai- 
fon  doit  avoir  au  moins  un  fallon  commun,  ÔC  deux  chambres  raiibnnables, 
le  tout  bien  conditionné,  fermé  de  boi>nes  portes,  &  fuffifamment  meublé; 
afin  que  ces  nouveaux  habitans  trouvant  là  le  ncceflaire,  oublient  plus  fa- 
cilement leurs  anciennes  demeures ,  6c  entreprennent  avec  courage  ce  nou- 
vel établiflément.  Dans  chacune  de  ces  villes, il  faut  faire  enforte  qu'il  y  ait 
d'abord  des  Médecins  &  des  (a)  Ou  :  les  uns  pour  avoir  foin  des  malades,  les 
autres  pour  le»  enterremens  Se  les  autres  cérémonies  funèbres.  11  faut  pro- 
curer les  mariages:  faire  valoir  la  coutume  des  conjouiflances  8c  des-condo-. 
léar.ces  accompagnées  de  fccours  mutuels  :  aflîgner  des  fépultures  :  en- 
fin  pourvoir  à  tout  ce  que  demande  une  habitation  fixe  6c  permanente. 

Par  rapport  au  fécond  point,  qui  eft  d'affurer  les  frontières ,  voici  ce  que 
j'ai  encore  appris  des  anciens,  ôc  ce  qu'il  convient  de  faire.  Que  toutes 
les  familles  d'un  diftriél  foient  partagées  de  cinq  en  cinq.  Que  cinq  famil- 
les ayent  un  chef  Qiie  dix  fois  cinq  familles  foient  réunies  pour  for- 
mer un  IJ  ,  fous  un  chef,  plus  confidérable  que  les  premiers.  Qiie  qua- 
tre Li  réunis  forment  un  Licu^  6c  que  ce  Lien  ait  un  Officier.  Enfin,  que 
dix  Lieu  réunis  forment  un  ï:  6c  que  cet  Tait  un  Commandant,  auquel 
tous  les  autres  Oiïiciers  foient  foubordonnez.  Qu'on  choififFe  pour  Offi- 
ciers les  gens  les  mieux  initruits  du  pays,  6c  les  plus  propres  à  le  faire  ai- 
mer. Que  chaque  Officier  fubalterne  ait  des  tems  réglez  ,  pour  faire  faire 
l'exercice  à  tout  Ion  monde  :  6c  qu'il  ait  foin  que  les  jeunes  gens  s'y  trou- 
vent. S'il  faut  marcher  contre  l'ennemi,  que  l'Officier  foit  à  la  tête  des 
troupes.  Qii'il  ne  foit  point  permis  aux  gens  d'un  diflrièt  d'aller  s'établir 
dans  un  autre:  mais  qu'accoutumez  les  uns  aux  autres,  ils  demeurent  bien 
untf.  La  nuit,  s'il  vient  une  allarme,  ils  lé  reconoîtiont  mieux  à  la  voix. 
Se  fe  fecoureront  plus  à  propos.  Le  jour,  dans  la  chaleur  du  combat,  ils 
fe  diflingueront  plus  facilement:  6c  fe  connoiffant  de  longue  main ,  ils  en 
feront  plus  ardens  à  s'expofer  les  uns  pour  les  autres,  6c  à  fe  fecourir  jul^ 
qu'à  la  mort.  Qu'on  joigne  à  ces  réglcmens  des  récompenfcs  pour  les  bra- 
ves, 6c  des  peines  pour  les  lâches:  dans  peu  l'on  aura  là  des  gens  à  ne  ja- 
mais fuir  devant  l'ennemi. 

Sous 

{a^  Oh,  II  eft  clair  qu'ici  cette  expteCîoii  n'a  point  la  fignification  qu'on  lui  donne 
ailleurs  de  forcier  ou  de  magicien. 

Tome  IL  Vvv 


fit  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

«^  S*»  »a  ^  *S  g«  5»^  3^*  «^  S*>  g:  :§  «^  ^  <«^  •£»»  »S  S*  ^  ^  ^  g^ 

Sous  l'Empire  de  ce  même  King  ti ,  le  Roi  rt'^?  Ou  réfolut 
d'ataquer  le  Roi  de  Leang.  Comme  il  n'avott  pour 
cela  aucune  raifon  légitime ,  Êf  que  l'entrepiife  étoit  in- 
Julie,  Mei  tching  s'efforça  de  l' en  dijfuader y  6f  lui 
adreffa  pour  cela  le  Difcours  qui  fuit. 

Difcours  T)  Rince,  on  le  dit,  6c  il  eft  vilii  :  un  Prince  eft-il  parfait  ?  Tout  lui 
de  Mei  |_  réuffit.  Se  dément-il  par  quelque  endroit?  Une  feule  faute  peut 
tchieg.  aboutir,  &  aboutit  fouvent  à  la  perte  entière.  Chun  n'avoit  pas  un  pouce («) 
de  terre:  cependant  il  fut  Empereur.  Tu,  qui  n'avoit  pas  un  domaine  de 
dix  familles,  fe  vit  maître  de  tout  l'Empire,  ôc  au-deflus  de  je  ne  fçai  com- 
bien de  Princes.  Tching  tang  6c  Fou  vang  étoient  nez  Princes  :  mais  ils  n'a- 
voient  chacun  qu'environ  dix  lieues  de  terres.  Chacun  d'eux  en  fon  tems 
devint  Empereur  ,  6c-  fondateur  d'une  illuftre  dynaftie.  Quel  fut  leur  fé- 
cret.^  Le  voici  en  peu  de  mots.  Attentifs  à  ne  rien  faire  dont  ils  puiTent 
rougir  devant  Tien  *,  ni  qui  pût  blefler  le  cœur  de  leurs  peuples,  ils  fuivi- 
rent  exactement  la  droite  raifon  qu'ils  avoient  reçue  de  Tien,  6c  fe  regardè- 
rent toujours  comme  pères  de  leurs  fujets.  Les  fujets  de  leur  côté  prenoient 
a  leur  égard  des  fentimens  tout  conformes.  L'on  ne  voit  point  de  leur  tems, 
que  ceux  qui  étoient  en  place,  craigniflent  de  fe  perdre  eux-mêmes,  en 
léprefentant  librement  6c  fans  détour ,  ce  qu'ils  jugeoienc  être  du  bien 
commun.  Voilà  ce  qui  a  fait  réuffir  ces  grands  Princes,  6v  ce  qui  a  ren- 
du leur  mémoire  à  jamais  célèbre. 

Je  voudrois  pouvoir  vous  ouvrir  le  fond  de  mon  cœur,  6c  vous  y  faire 
voir  le  zèle  qui  me  fait  parler.  Je  fçai  le  peu  que  je  vaux  ,  6c  par  là  j'ai 
tout  lieu  de  craindre  que  vous  faiïïez  peu  de  cas  de  mes  confeils.  Je  vous 
prie  cependant  d'y  faire  quelque  attention:  ou  plutôt  à  l'occafion  de  mon 
difcours,  de  reveiller  dans  votre  propre  cœur  les  fentimens  qui  y  font  gra- 
vez. Imaginez-vous  une  roche  également  haute  ^  efcarpée,  au  pied 
de  laquelle  il  y  ait  un  abîme  fans  fond.  Suppofons  qu'on  place  un  homme 
charge  d'un  énorme  poids  à  l'extrémité  de  cette  roche:  de  forte  qu'à  demi 
fufpendu,  il  ne  foit  retenu  lui  6c  fon  poids ,  que  par  un  afTez  foible  filet. 
Quel  homme  en  cet  état ,  voyant  d'un  côté  que  fa  chute  dépend  d'un  -f 
rien,  6c  de  l'autre  que  s'il  tombe,  il  eft  perdu  fans  reflburce;  quel  homme, 
dis-je,  nefrémiroit  pas?  C'eft  cependant,  foufFrez  que  je  vous  ledife,c'eft 

à 

(<j)  Le  ChinoKs  dit:  n'avoit  pas  autant  de  terre  qu'il  en  faut  pour  dreffer  un  flile,  ou 
bien  pour  planter  un  piquet. 
»  Le  Ciel, 
t  Le  Chiuois  dit,  d'un  cheveu, 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  fi^ 

à  peu  près  l'état  où  vous  êtes  aftuellement  :  mais  il  ne  tient  qu'à  vous  d'en 
fortir.  L'entrepnfe  où  vous  vous  engagez,  ell  infiniment  difficile(^)  èc 
dangéreufe.  Renoncez-y:  &  en  un  tour  de  main,  vous  vous  aflurez  une 
prolpérité  (Z-)  confiante.  Pouvoir  fans  peine  couler  le  reile  de  vos  jours 
dans  la  paix,  dans  la  joie,  &  dans  la  pofléflîon  d'un  Etat  puiflant,  &  ce- 
pendant vouloir  à  toutes  forces  vous  engagerdans  une  entreprile  également 
pénible  6c  fcabreufe,  c'eft,  permettez  moi  de  le  dire,  ce  que  je  ne  puis  com- 
prendre. 

Il  y  a  des  gens  que  leur  ombre  inquiette:  pour  en  éviter  la  vue,  ils  le 
tournent  &  retournent  inutilement.  Qu'ils  fe  tiennent  e»  repos  6c  en  lieu 
couvert  ,  l'ombre  dilparoîtra  :  ils  feront  tranquiles.  Le  meilleur  fécret , 
quand  on  craint  d'être  oui,  c'eft  de  fe  taire.  Celui  qui  craint  que  ce  qu'il 
médite  ne  foit  fçû  ,  feroit  bien  de  renoncer  à  ce  qu'il  médite.  Une  eau 
bouillante  eft  fur  un  grand  feu:  fouffler  iur  cette  eau  pour  la  refroidir,  ou 
pour  en  appaifer  les  bouillons,  c'eft  fouffler  allez  inutilement  :  il  vaut  bien 
mieux  écarter  le  bois.  En  ufer  autrement,  c'eft  perdre  (f)  fa  peine.  Le 
bonheur  des  Etats  6c  des  Princes  a  les  fondemens  :  il  faut  les  bien  établir. 
Leurs  malheurs  ont  auffi  leurs  principes.  Le  fage  prévient  leur  naiftance. 
Pour  y  réuffir,  il  faut  prendre  garde  aux  plus  petits  commencemens.  Car 
ce  qui  ne  paroiflbit  dabord  que  peu  de  chofe,  devient  peu-à-peu  fenfible  6c 
confidérable.  Cette  eau  qui  dégoutte  du  mont  T^ai ,  fe  fait  à  la  longue  au 
travers  des  pierres,  un  palfage  qu'on  diroit  être  fait  au  cifeau.  Une  corde 
paftee  6c  repaflec  fréquemment  fur  une  planche  au  même  endroit,  en  fait 
à  la  longue  deux  pièces,  comme  l'auroit  fait  en  moins  de  tems  une  fcie. 
Enfin  cet  arbre  de  dix  pieds  de  tour,  eft  venu  d'un  fort  petit  plan  :  quand 
il  étoit  tendre  6c  jeune,  il  étoit  flexible  en  tout  fens,  on  pouvoit  l'aracher 
fans  peine.  Aujourd'hui  quelle  différence!  Il  en  eft  de  même  du  mal.  (d) 
Penfez-y,  je  vous  en  conjure:  mais  penfez-y  férieufement.  Ne  commen- 
cez point  de  vous  éloigner  des  faines  maximes  de  nos  anciens  Princes. 
Gardez-vous  de  les  changer  ces  maximes  ;  on  ne  le  fait  gueres  impuné- 
ment. 

Sur  cette  pièce,   l'Empereur  Cang  ht   dit:   quand  cette  remontrance  Sentiment 
fut  préfentéc,  le  deflein  du  Fang  n'avoit  pas  encore  éclaté  :  il  n'étoit  con-  de  Cang  hi 
nu  que  de  peu  de  gens.     C'eft  pour  cela  que  Mei  tching,  dans  tout  fon  dif-  p''. ""^ 
cours  ,   n'uic  que  d'exhortations  qui  paroiflent  trop  générales  ,   6c   que 
même  quelquefois  il  parle  en  mots  couverts.     Mais  le  Fang  l'cntendoit 
aflez. 

On 


(<«)  Le  Chinois  dit;  Il  y  a  autant  de  danger,    qu'en  court  un  œuf  d'ctre  écrafé  par  im 
gros  poids,  &  autant  de  difficulté  qu'à  efcalader  le  ciel. 

(è)  Le  Chinois  dit:  Ferme  comme  le  mont  Tai. 

(c)  Le  Chinois  dit:    c'^ft  courir  armé  de  fagots ,  pour  appaifer  un  incendie. 

{d)  Une  glofe  dit:  Le  Vang  n'eut  point  d'égard  à  la  remontrance  de  Met  tchin:  il  fit  la 
guerre,  &  y  périt. 

Vvv  2 


P4  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

On  a  vu  ci-dejfus  une  Déclaration  de  l Empereur  Vou  ti  , 
par  laquelle  il  demandait  aux  Sages  qu'on  lui  avoït  pré- 
fenîèz  j  ^^ principalement  à  Tong  tchong  chu,  des 
lumières  fur  le  Gouvernement  ,  Êf  fur  _  certains  autres 
points.  Lres  réponfes  de  Tchong  chu  font  fort  longues. 
Je  me  home  à  en  traduire  quelques  endroits, 

EXTRAIT    DES    RÉPONSES 

de  Tong  tchong  chu  à  l'Empereur  Vou  t'u 

VOtre  Majesté  dans  fa  déclaration,  a  la  bonté  de  demander  qu'on 
lui  donne  des  lumières  fur  ce  qui  s'appelle  l'ordre  de  Tien  *,  &  liir  la- 
nature  {a)  &  les  afFeârions  de  l'homme.  "C'ell  de  quoi  je  me  reconnois  peu 
capable.  Tout  ce  que  je  puis  faire  pour  vous  obéir,  c'ell  de  vous  dire 
qu'après  un  férieux  examen  des  événemens  paflez  6c  particulièrement  de 
ceux,  dont  le  Tchuntfiou  {b)  nous  inftruit  :  rien  ne  me  paroït  plus  capable 
d'infpirer  aux  Princes,  une  crainte  filiale  &  refpeftueufe  ,  que  la  manière 
dont  tien  a  coutume  d'en  ufer  avec  les  hommes.  Qiiand  une  dynaftie  com- 
mence à  s'écarter  des  voies  droites  de  la  fageflc  6c  de  la  vertu,  'Tien  com- 
mence ordinairement  par  lui  envoyer  quelque  difgrace  pour  la  redrefler.  Si 
le  Prince  qui  règne  ne  rentre  point  en  lui-même,  Tien  employé  des  prodiges 
Se  des  phénomènes  effrayans:  pour  lui  infpirer  une  juile  crainte.  Si  tout 
cela  efl:  fans  effet ,  &  que  le  Prince  n'en  profite  point  :  fa  perte  n'eft  pas 
éloignée. 

Par  cette  conduite  de  Tien^  on  voit  aflez  que  fon  cœur  efl  plein  de  bon- 
té pour  les  Princes  ,•  6c  qu'il  ne  veut  que  les  coriger.  En  effet,  l'intention: 
de  Tien  eft  de  les  aider  6c  de  les  foutenir:  £c  il  ne  les  abandonne  point,  que 
leurs  defordres  ne  foient  venus  à  de  grandes  extrémitez.  Le  point  cffenriel 
pour  un  Prince,  eft  donc  qu'il  faffe  lui-même  fes  efforts:  premièrement, 
pour  s'inftruire  6c  devenir  plus  éclairé  fur  fes  devoirs:  en  fécond  lieu,  pour 
s'en  acquitter  en  effet ,  6c  par  là  croître  chaque  jour  en  mérite  6c  en  vertu. 
C'eft  ainfi,  6c  non  autrement,  qu'on  peut  parvenir  à  un  véritable  change- 
ment, 

♦  Le  Chinois  dit  Tun  M'mg,  Ciel. 

(4)  Le  Chino.s  dit:  Smg,  Tfing.  Peut-être  faudroit-il  traduite:  la  raifon  &  les  paf- 
fions.  Ces  expreffions  ont  fouvent  ce  fens.  On  fe  contente  d'en  avertir,  &  l'on  s'arrête 
fin  traduifant,  à  la  fignification  la  plus  générale, 

{b)  Nom  d'un  livre,  dont  on  dit  que  Confucius  eft  l'auteur. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  fif 

ment,  èc  en  efpérer  les  hcureufes  fuites.    Ne  vous  relâchez  ni  jour  ni  nuit,   Réponfes 
dit  le  Chi  king  :  faites  effort ,  dit  le  Chu  king.     Tout  cela  ne  veut-il  pas  dire   ^^  '^""l 
qu'il  faut  en  effet  fe  faire  violence?  tchêng-, 

La  dynaflie  Tcheou  étoit  pitoyablement  déchue  fous  les' régnes  de  Teoti 
•uang  Se  de  Li  vang.  Vint  un  Pnnce  qui  fe  rappcliant  fans  ceife  le  fouvenir 
de  fes  vertueux  ancêtres,  ôc  s'animant  par  leur  exemple  à  foutenir  la  eloire 
de  l'Empire  qu'il  avoit  reçu  de  leurs  mains,  s'efforça  de  remédier  aux  abus 
déjà  introduits,  6c  de  conger  tout  ce  qu'il  appcrçut  de  défeftueux.  Chang 
tien  {a)  le  fecourut,  &  lui  fournit  de  bons  Miniftres.  Moyennant  cela,  îl 
réufîit.  L'on  vit  revivre  fous  lui  le  bon  gouvernement  des  premiers  Tcheou. 
Ce  fut  le  fujet  des  poëfies  du  tems.  Duns les  régnes  qui  le  fuivirent,  on 
rappella  toujours  avec  éloge  la  mémoire  de  celui-là;  Se  encore  aujourd'hui 
elle  eil  célèbre. 

Tel  efh  l'effet  ordinaire  d'un  lîncére  attachement  pour  la  vertu ,  &  de 
cette  application  continuelle  que  le  Chu  king  recommande.  Ce  que  cet  Em- 
pereur obtint  par  là,  un  autre  peut  l'obienir  par  la  même  voie  :  car  qaoi- 
que  l'honneur  iiiive  ordinairement  la  vertu  :  cependant  à  proprement  par- 
ler, ce»  n'eft  point  la  vertu  qui  fait  valoir  l'homme,  dit  Confucius :  c'efl 
l'homme  au  contraire  qui  peut  faire  valoir  la  vertu.  La  paix  ou  le  trouble 
des  Etats,  leur  décadence  ou  leur  gloire,  dépend  des  Princes.  Quand 
quelques-uns  d'eux  perdent  leurs  Empires,  ces  événcmcns  ne  font  point 
l'effet  d'un  ordre  de  Tien^  qui  leur  ait  ôté  le  pouvoir  de  fe  maintenir:  il 
faut  atribuer  cette  difgrace  à  leur  imprudence  6c  à  leurs  defordres.  Je  fçai 
ce  qu'on  dit,  6c  il  eft  vrai,  que  la  fondjition  d'une  Monarchie,  elb  une 
chofe  au-delfus  des  forces  de  l'homme  :  que  c'ell:  un  préfent  de  Tien,  6c  le 
plus  grand  qu'il  fafTe  à  un  mortel:  que  le  confentement  des  peuples  à  s'at- 
tacher à  un  feuj  homme,  à  en  faire  leur  pere-mere:  ^  les  prodiges  heureux 
qui  fouvent  furviennent,  font  comme  le  fceau  de  l'ordre  de  7»«  en  fa  fa- 
veur. Mais  outre  que  cela  même  eil  en  quelque  façon  une  fuite  de  la  ver- 
tu, qui,  comme  dit  Confucius,  ne  demeure  pas  long-tems  feule:  ou- 
tre cela,  dis-je,  on  ne  parle  ainli  que  quand  il  s'agit  de  fonder  une  dy- 
naflie.  .  .  . 

Après  avoir  fait  un  contrafle  des  bons  Princes  2"^o  6c  Chun  ,  de  leur 
gouvernement  6c  de  leurs  vertus  ,  avec  les  mauvais  Princes  'Kié  &c 
Tcheou ,  6c  les  funeiles  fuites  de  leurs  vices ,  Tong  tchong  chu  conclut  par 
ces  mots. 

Tant  il  efl:  vrai  que  les  mœurs  des  peuples  dépendent  de  ceux  qui  les 
gouvernent,  comme  l'argile  fur  le  tour  dépend  du  potier  qui  la  façonne, 
ôc  comme  le  métal  dans  le  creulet  dépend  du  fondeur  qui  le  jette' en  tel 
moule  qu'il  veut. 

Il  expofe  enfliite  comment  la  corruption  des  mœurs  qui  étoit  grande 

avant 

{a)  chang,  fignifie  fuprême.  Tun  ici  comme  ailleurs.  On  iaiffe  au  LetSeur  à  lui  den- 
tier la  fignification  qu'il  jugera  lui  convenir. 

yvv  5 


tchong  ; 


fi6  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

liéponfes     avant  Chi  hoang ,  s'étoit  encore  beaucoup  augmentée  fous  ce  méchant  Prin- 

dero»^       ce,  puis  ilrc^irend  &  dit 

Le  meilleur  iculpccur  du  monde  ne  peut  mettre  en  œuvre  un  bois  poiîr- 
ri,  dit  Confucius  :  6c  c'ell:  auffi  perdre  la  peine,  que  d'enduire  une  murail- 
le de  terre  déjà  vieille,  Se  qui  menace  ruine.  C'ell"  dans  un  état  (cmblable, 
que  Han  fuccedant  à  TJin  a  trouvé  l'Empire.  C'eft  pour  cela  que,  malgré 
les  grandes  qualitez  6c  les  bonnes  intentions  de  nos  Empereurs,  depuis  le 
commencement  de  la  dynaftie,  ils  n'ont  point  eu  le  fuccès  qu'iU  ibuhait- 
toient.  Il  femble  que  plus  ils  prennent  de  moyens,  moins  ils  réuffilTent.  Ils 
font  des  loix:  elles  n'ont  d'autre  effet  que  d'augmenter  le  nombre  des  cri- 
mes. Ils  donnent  des  ordres  :  ce  font  de  nouvèles  occafions  de  fraudes. 
C'eil  comme  fi  l'on  s'effor.çoit  d'arrêter  le  mouvement  d'une  eau  qui  bout, 
en  y  jettant  d'autre  eau  bouillante.  Souffrez,  que  pour  vous  expliquer 
ma  penfée  fur  la  manière  de  remédier  à  un  fi  grand  mal ,  j'employe  la  com- 
paraifon  du  Kin  *.  Les  confonnances  en  font  quelquefois  fi  dérangées  , 
qu'on  tàcheroit  en  vain  de  les  rétablir  en  tâtonnant  çà  8clà.  Le  plus  court 
alors  eft  de  changer  toutes  les  cordes,  &  de  remonter  de  nouveau  l'inftru- 
ment.  Si  l'on  ne  remonte  un  Kin,  quand  il  a  befoin  d'être  remonté,  le 
plus  habile  homme  ne  peut  en  rétablir  les  accords. 

Il  en  eil  ainfi  du  gouvernement.  Pourquoi  le  fuccès  n'a-t-il  point  répon- 
du jufqu'ici  aux  bonnes  intentions  &  aux  foins  des  Han?  C'eil  qu'en  con- 
fervant  pour  le  fond  le  gouvernement  des  27'»  >  i^^  n'ont  vifé  qu'à  en  éviter 
les  excès.  Il  talloit  en  revenir  au  gouvernement  des  anciens.  Sur-tout  il 
falloit  commencer  par  travaillef  efficacement  à  la  conrerfion  des  peuples, 
6c  à  leur  faire  aimer  la  vertu.  Faute  d'avoir  commencé  par-là,  tous  les 
moyens  qu'ils  ont  employé,  depuis  70.  ans  qu'ils  régnent,  n'ont  point  réufîî. 
Eprouvez-le,  grand  Prince,  efforcés  vous  de  procurer  à  vos  peuples  l'inf- 
tru6tion  dont  ils  ont  befoin.  Infpirez-leur  par  vos  réglemens  &  par  vos 
exemples,  de  l'eftime  pour  la  vertu.  Comptez  plus  fur  cela  qirc  fur  les  dé- 
fenfes,  les  arrêts,  6c  les  châtimens.  A  proportion  des  foins  que  vous  pren- 
drez ,  vous  verrez  fe  détruire  les  abus  ôc  le  gouvernement  profpérer.  A  ces 
calamitez  jufqu'ici  fi  fréquentes,  fuccédera  la  profpérité  &  l'abondance. 

Le  Chi  kingà^ït:  procurez  le  véritable  bien  des  peuples:  qu'aucun  parti- 
culier n'échappe  à  vos  foins:  Tien  vous  comblera  de  biens.  Il  parle  à 
ceux  qui  gouvernent,  6c  les  avertit  que  c'eft  ainfi  qu'ils  peuvent  s'attirer 
les  récompenfes  de  Tien.  Mais  encore  que  faut-il  donc  que  les  Princes 
faffent?  Il  faut  qu'ils  mettent  en  crédit,  les  cinq  vertus,  {a)  C'eft  en  les 
faifant  fleurir,  qu'un  Prince  mérite  le  fecours  de  Tien,  la  proteétion  des 
Kouei  chin  ,  6c  qu'il  fe  met  en  état  de  faire  fentir  les  effets  de  fon  heureux 
régne  jufqu'au-delà  des  bornes  de  fon  Empire. 

SECON- 

*  C'eft  le  nom  d'un  inftriiment  de  mufique  eftimé  à  la  Chiue. 

(«)  Gin,  la  charité:  T,  lajuaice:  £»,  l'attachement  aux tits :  T^Ai ,  la  prudence:  Smgl 
h  fidélité. 


ET    DE.  LA    TARTARIE   CHINOISE.  5-27 

SECOND    DISCOURS 

DA  Ns  ce  fécond  difcours  qui  n'cft  qu'une  fuite  du  premier,  il  fuggérc 
à  Fou  ti  de  rétablir  le  grand  {a)  collège,  ou  la  grande  école,  afin  de 
fournir  l'Empire  de  bons  maîtr^^s  capables  d'inftruire  &  de  former  à  la  ver- 
tu. Il  gémit  fur  le  petit  nombre  qui  s'en  trouvoit  alors  dans  l'Empire. 
Non-feulement  il  fuggére  qu'on  rétablifle  le  grand  collège,  pour  en  multi- 
plier le  nombre  :  mais  il  veut  qu'on  rempliflé  les  chai-ges  de  gens  de  méri- 
te, &  non  pas  comme  on  faifoit,  des  fils  de  grands  Officiers,  qui  n'étoient 
recommandables  que  par  les  richefies ,  ou  tout  au  plus  par  les  fervices 
de  leurs  pères.  II  trouve  à  redire  que  le  mérite  des  pères  foit  un  titre 
pour  parvenir  aux  grands  emplois,  2c  il  veut  qu'on  n'y  élevé  que  par 
dégrez. 

Ce  n'eft  point  ainfi,  dit-il,  qu'on  en  ufoit  dans  l'antiquité.  La  différen- 
ce des  talens  régloit  la  différence  des  emplois.  Un  talent  médiocre  démeu- 
roit  toujours  dans  des  emplois  médiocres.  Trouvoit-on  un  homme  d'un 
mérite  rare?  On  ne  faifoit  point  difficulté  de  l'élever  tout  d'un  coup  aux 
plus  grands  emplois.  Par-là,  il  avoit  le  moyen  de  faire  valoir  ion  talent, 
ôc  l'on  en  retiroit  de  grands  avantages.  Au  lieu  qu'aujourd'hui  un  homme 
du  premier  mérite  demeure  long-tems  confondu  avec  le  vulgaire:  fie  un 
autre  d'une  capacité  médiocre,  parvient  à  la  longue  à  des  emplois  qui  font 
beaucoup  au-deffus  de  fa  piortée. 

«•S  ««^  S*  Sft  ^  ^  ¥S  »S  «iS  *S  *^  S«>  «tS  ^  !«S  S*  ««S  ^  î«S '^-ffi  â^ 

TROISIÈME     DISCOURS 

DAns  ce  troifiéme  difcours  Tong  tchong  chu^  après  s'être  excufé  d'a- 
voir affez  mal  digéré  les  matières  qu'il  a  traittées  dans  les  difcours 
précédens,  revient  au  point  capital  qui  regarde  l'inftruètion  6c  la converfion 
des  peuples.     C'eft  ainfi  qu'il  s'exprime. 

Anciennement,  dit-il,  outre  que  tous  les  Officiers  de  l'Empire  en  fai- 
foient  leur  premier  devoir:  il  y  avoit  des  Officiers  établis  exprès,  6c  dont 
tout  l'emploi  étoit  d'y  veiller.  On  en  faifoit  le  fond  du  gouvernement  :  £c 
l'on  n'avoit  rien  de  plus  à  cœur  que d'infpirer  à  tout  le  monde,  par  la  voye 
de  l'inftruélion  6c  de  l'exemple,  un  fincére  amour  pour  la  vertu.  Par-Là 
on  en  venoit  quelquefois  à  ne  pas  trouver  un  criminel  dans  tout  l'Empire. 

De- 

((j)  En  Chinois  Tai  h'xo:  ^ai,  fignific  grand,  très-grand,  le  plus  grand  en  chaque  gfnre. 
Bio,  lignifie  étudier,  étude,  lieu  où  on  étudie,  fcicnce  acquife.  Sec, 


5-iS  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Rcponrcs  Depuis  du  tems  cette  excellente  méthode  n'eft  plus  fuivie.  Auffi  les  peu- 
de  icni  pies  négligez  ont  abandonne  la  jullice,  6c  fuivent  aveuglement  leurs  cupi- 
uhcng:  (jitez,  iaiis  que  la  crainte  des  loix  foit  capable  de  les  retenir.  De-là  un  11 
grand  nombre  de  criminels,  que  chaque  année,  on  les  compte  par  *  Ouan. 
Pour  peu  qu'on  fafTe  attention  à  cette  énorme  différence  ,  on  ne  peut 
manquer  de  conclure,  que  la  méthode  des  anciens  cil:  celle  qu'il  faut  abfo- 
lument  (iiivre:  Se  c'eft  ce  que  le  Tchun  tfiou  \  tait  bien  fentir,  en  cenfuranc 
tout  ce  qui  s'éloigne  de  la  fage  antiquité.  Tout  ce  que  2l>«  prefcrit  S<.  or- 
donne aux  hommes,  cil  compris  fous  cç.vaotMing.  t  R"'"plii' pii'laite- 
■ment  tout  ce  que  fignifie  cette  expreflîon, c'eft  le  propre  des  parfaits.  Les 
puiffanccs  ou  les  lacultés  que  chacun  apporte  en  naiflant ,  font  toutes 
compriles  fous  le  terme  Sing%  :  mais  cette  nature,  pour  acquérir  la  perfection 
dont  elleeft  capable,  a  befoin  du  fecours  de  l'inltruction.  Tous  les  appétits 
naturels  à  l'homme  font  compris  fous  ce  mot  Tfng  _j-  inclinations.  Ces  mcli- 
nationsont  befoin  de  régies,  pour  ne  donner  dans  aucun  excès.  Les  devoirs 
dTenticls  d'un  bonPrince,&fes  premiers  foins  font  donc  d'entrer  a('ec  refpeft 
dans  les  vues  de  'Tien  fon  fupérieur,  pour  le  conformer  lui-même  à  fes  or- 
dres :;de  procurer  aux  peuples  qui  lui  font  fournis,  l'inilruétion  dont  ils  ont 
befoin  pour  acquérir  la  pcrfeftion  dont  leur  nature  eft  capable:  enfin  d'é- 
tablir des  loix,  de  dillinguer  les  rangs,  &  de  faire  d'autres  réglemens  les 
plus  convenables ,  pour  prévenir  ou  arrêter  le  dérèglement  des  pallions. 
Un  Prince  n'omet-il  rien  de  tout  cela?  Le  plus  fort  ell  fait,  &  fon  gouver- 
nement eft  établi  fur  des  fondemens  folides. 

L'homme  a  reçu  de  Tien  fon  («?)  Mwg,  mais  bien  différent  des  autres  êtres 
même  vivans.  De  ce  Ming  nailîènt  dans  une  famille  les  devoirs  de  père  à 
fils,  &  de  fils  à  père,  &c.  Dans  un  Etat,  ceux  de  Prince  à  fujct:  de  défé- 
rence ôc  de  refpedt  pour  la  vieillelTe.  De-là  l'union,  l'amitié,  la  politefTc, 
Se  tous  les  autres  liens  de  leur  fociété.  C'eft  par-là  que  Tien  a  mis  l'hom- 
me dans  ce  rang  fupérieur  qu'il  tient  fur  la  terre.  Tien  produit  les  cinq 
grains,  &;  les  fix  efpèces  d'animaux  domeftiques,  pour  le  nourrir  :  lafoye, 
le  chanvre,  Scc.  pour  le  vêtir.  Il  lui  a  donné  le  talent  de  dompter  les 
boeufs  6c  les  chevaux,  afin  qu'il  pût  s'en  fervir.  Il  n'y  a  pns  juiqu'aux 
léopards  &  aux  tigres,  fur  lesquels  il  n'extrce  fon  empire,  &c  qu'il  ne  vien- 
ne à  bout  de  mettre  en  cage.  C'eft  que  véritablement  il  a  une  intelligence 
célefte,  qui  l'élevé  au-deiîus  du  refte.  Celui  qui  connoît  comme  il  faut 
cette  nature  célefte  qu'il  a  reçue,  n'a  garde  de  fç  ravaler  au  rang  des  êtres 

in- 

*  Un  Ouan  e(t  dix  mille. 

\  Livre  de  Confucius. 

%  Min7_,  figiiifie  ordre,  commandement,  volonté  fupérieure. 

§  Sing,  Nature. 

4.  Tfmg,  Inclinations,  afteâions,  paffions. 

(a  Ming.  C'eft  le  même  que  ci-deffus :  mais  il  réunit  ici  Ming,  Si  5;';;;  à  la  même 
chofe:  fçavoir  à  la  droite  raifon  conformément  au  livre  Jchong  l'ong,  qui  com  nence  par 
ces  mots  :  Tien  ming  tchin  oei  fing.  lien  ming  &  fing  c'eft  la  même  chofe.  Ming  ,  dilent 
les  commentaires,  en  tant  que  venant  de  liea;  Sing  en  tant  que  conftituant  l'homme. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  fz^ 

îaférieurs.  Il  tient  le  fien,  &  fe  diftingue  d'eux  par  la  connoiflance  qu'il 
a,  6c  par  l'eftime  qu'il  fçait  faire  de  la  charité,  de  la  jultice,  de  la  tempé- 
rance, de  l'attachement  aux  rits,  &  de  toutes  les  vertus.  L'ellime  qu'il 
en  fait,  le'porte  à  les  pratiquer,  éc  il  s'en  fait  une  û.  douce  habitude,  qu'il 
ne  trouve  plus  que  du  plaiiir  à  faire  le  bien,  6c  à  fuivre  en  tout  la  railon. 
Ceft  à  celui  qui  y  ell  parvenu,  qu'on  donne  avec  railon  le  nom  de  fage: 
Se  c'eft  le  fens  de  ce  que  dit  Confucius,  qu'on  ne  doit  point  appeller  aiuil 
celui  qui  oublie  fon  Mifig,  ou  qui  méconnoît  fa  nature. 

TcHiNG  TE  siEou  ,  auteur  qui  vivoit  fous  la  fin  de  la  dynaftic  Song ^{ur 
les  difcours  dont  on  a  traduit  ces  endroits,  dit:  De  tous  les  Lettrez  qui  ont    d  "nT/w' 
écrit  fous  les  Han  occidentaux  ,  Tchong  chu  me  paroît  être  le  feul  qui  n'ake-    te  si^a  fur 
re  en  rien  la  dodlrine  de  Confucius  6c  de  Mencius.  Auiîi  fouvent  rappelle-   '^'^  D"- 
t-il  fon  Prince  aux  maximes  6c  aux  exemples  des  anciens  Empereurs  Tao  6c 
Chun. 

I^ien  Ngan  dans  un  difcours  adrejfé  au  même  Empereur 
Vou  ti,  touche  deux  points:      \\   Le  Luxe  qui  rég- 
noit.   1",  la  Guerre  qu'on  faifoit. 


Sentiment 


cours. 


Aujourd'hui  on  ne  voit  dans  tout  l'Empire  que  luxe  5c  folles  dé-  '^|.'^|°^"  . 
penfes.  Les  équipages  ,  les  habits,  les  maifons  :  tout  elt  magnifi-  «^  fur  U 
que  6c  recherché .  Jamais  on  ne  pouffa  fi  loin  le  raffinement  pour  le  plaifir  Guerre. 
des  fens.  Il  n'eil  point  d'aflbrtiment  de  couleur  qu'on  n'éprouve.  Ce  n'ell 
tous  les  jours  que  nouveaux  concerts.  La  délicateffe  dans  les  repas  ne  fe 
peut  pouffer  plus  loin.  Vous  diriez  qu'on  s'étudie  à  faire  régner  toutes  les 
paffions  dans  tout  l'Empire.  Le  peuple  ell  fait  de  telle  forte,  que  dés  qu'il 
voit  quelque  choie  de  brillant  6c  de  fingulier  ,  il  fe  porte  à  le  fouhaitter. 
Permettre  donc  ces  folles  dépenfes,  c'eit  apprendre  au  peuple  à  les  aimer  ôc 
à  les  imiter  fuivant  fa  portée.  Ce  qui  ell  beau,  bien  orné,  précieux,  ou 
extraordinaire,  frappe  naturellement  les  fens;  on  s'y  laiffe  aiiement  féduire. 
Ce  n'efl;  plus  pour  fe  nourir  qu'on  fait  un  repas:  c'eil  par  friandife  ou  par 
débauche.  La  mufique  établie  pour  calmer  les  mouvemens  du  cœur,  a  tel- 
lement dégénéré  ,  qu'elle  allume  aujourd'hui  les  plus  honteufes  paffions. 
Au  lieu  d'un  attachement  fincére  aux  rits  ,  ce  n'eil  plus  qu'ollentation  , 
que  grimaces,  6c  que  vaines  parures.  La  diflîmulation,  6c  la  fourberie  tien- 
nent lieu  de  fageflé.  Or  je  demande,  la  fourberie,  l'ollentation,  la  galan- 
terie, l'intempérance,  font-ce  de  bonnes  leçons  à  donner  aux  peuples?  Ell- 
ce  le  moyen  de  les  retenir  dans  le  devoir?  Non,  fans  doute,  £c  il  ne  faut  pas 
s'étonner  fi  tous  les  jours  le  nombre  des  crimes  croît  de  phis  en  plus.  C'eff: 
à  quoi  je  voudrois,  que  par  zèle  pour  vos  peuples,  6c  pour  le  bien  de  votre 
Etat ,  vous  mifliez  ordre  au  plutôt. 

'Tome  IL  X  X  X  Après 


j-jo  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Après  avoir  expofé  vivement  les  malheurs  qui  fuivirent  les  ambitieufes  ex» 
^éditions  de  Chi  hoang,  il  en  fait  l'application,  6c  dit: 

Je  n'cntendj  aujourd'hui  parler  que  d'expéditions  militaires.  Ici  on  bâ- 
tit des  forterelTes  :  là  on  attaque  les  barbares  :  tel  peuple  ,  dit-on,  eft  fou- 
rnis, ou  va  en  foiimettre  un  autre.  La  terreur  eit  chez  les  Hiong  non:  noifs 
leur  avons  brûle  Long  îftng  (a).  Tout  votre  confeil  applaudit  à  ces 
deffeins.  Pour  moi  je  vois  bien  que  certains  de  vos  Officiers  &:  de 
vos  Minillres  y  peuvent  trouver  leur  compte:  mais  eft-ce  le  bien  de  vo- 
tre Empire?  Je  foûtiens  que  non.  Pouvant  joiiir  d'une  paix  profonde,  vous 
engager  liins  raifon  dans  des  guerres  étrangères, pour  des  conquêtes  inutiles, 
épuifer  votre  propre  Etat,  ce  n'eft  pas  être  père  des  peuples.  Par  une  am- 
bition demelurée  ,  ou  préciféraent  pour  vous  contenter  ,  aller  irriter  les 
Hiong  nou  qui  vous  laiflent  en  paix  :  c'eft  mal  pourvoir  pour  l'avenir  au  re- 
pos de  nos  frontières.  Ces  expéditions,  qu'on  peut  regarder,  malgré  leur 
fuccês,  comme  un  véritable  malheur,  cauferont  une  longue  fuite'^de  dif- 
graces.  Le  reflentiment  des  barbares  durera.  Qiie  n'en  foufFriront  point 
ceux  de  vos  fujets  qui  en  font  voifîns?  Que  d'allarmes  pour  les  autres  ?.  Ce 
n'eil  pas  là  le  moyen  de  faire  durer  long-tems  la  dynaftie  Han. 

On  voit  de  tous  cotez  forger  des  cuirafles,  fourbir  des  épées,  dreflcr 
des  flèches,  eflayer  des  arcs.  On  ne  voit  dans  les  chemins  que  troupes  qui 
marchent,  ou  que  chariots  chargez  de  vivres:  mais  on  le  voit  avec  douleur. 
Ce  fentiment ,  quoi  qu'on  vous  dife,  cfl  le  fentiment  de  tous  vos  fujets,  à 
peu  de  gens  près.  Ce  fentiment  me  paroît  d'autant  mieux  fondé,  que  les 
plus  fâcheufes  révolutions  font  communément  les  fruits  de  la  guerre.  Y 
voit-on  le  Prince  embarafle  ?  Les  mauvais  defleins  commencent  à  éclore. 
Tel  au  milieu  de  votre  Empire  a  fous  lui  jufqu'idix  villes,  £c  prés  de  cent 
lieues  de  pays  :  votre  maifon  n'en  eft  pas  plus  en  fureté  :  prenez  y  garde. 
Chi  hoang  s'occupoit  tout  entier  de  fes  ambitieux  projets.  Un  homme  de 
néant  avec  des  troupes,  qui  n'ctoient  prefque  armées  que  de  bâtons,  donna 
le  flgnal  contre  lui,  6c  avança  fa  perte.  Aujourd'hui  les  armes  ne  manquent 
pas  à  des  gens ,  do'nt  le  crédit  6c  le  pouvoir  efl  bien  plus  redoutable.  Pen- 
fez-y.  Prince,  les  plus  grandes  révolutions  dépendent  fouvent  de  peu  de 

chofe. 


(«)  C'étoit,  dit  une  glofe,  le  lieu  où  ces  peuples  faifoient  leur  T[i  à  Tk». 

On 


ET  DE  LA   TARTARIE    CHINOISE.  j-ji 

On  fa'îfo'tt  d'affez  fréquentes  Remontrances  à  V Empereur 
Vou  ti ,  fur  ce  que  le  Luxe  étoit  -grand  fous  fon  Rég- 

•  ne  y  &  que  l'Agriculture  étott  négligée.  Le  Prince 
s' adr  effànt  jdn  jour  à  Tong  fan  g  fo,  lui  dit:  Je  vou- 
drais réformer  mes  Peuples:  Suggerez-m'en  les  moyens-. 
Expofez-rmi  comment  vous  jugez  qu'il  faut  s'<y  prendre, 
Tong  fang  fo  répondit  par  écrit  en  ces  termes. 

PRINCE  ,  je  pourrois  vous  propofer  à  imiter  Tao,  Chun,  Tu,  Tang,  Difcours 
6cc.     Mais  ces  heureux  régnes  font. paffez  il  y  a  long-tems.     A  quoi   pounaRé.» 
bon  remonter  fi  haut?  Je  m'arrête  à  des  tems  plus  proches,  &  à  des  éxeni-   fo"Ti^"o'^ 
pies  domeftiques.     Ce  font  ceux  de  Fen  ti  que  je  vous  propofe.     Son  rég-     " 
ne  eft  fi  voifin  de  nos  jours,  que  quelques-uns  de  nos  vieillards  ont  eu  le 
bonheur  de  le  voir.  Or  Fen  ti  élevé  à  la  haute  dignité  de  (^)  Tien  tfe, com- 
me vous  l'êtes,  pofîédant  ce  vafte  Empire  que  vous  poflédez  aujourd'hui  , 
portoit  des  habits  fimples  fans  ornemens,  6c  même  d'un  tiflu  affez  groflîer. 
Sa  chauflure  étoit  d'un  cuir  mal  paflé.    Une  courroie  ordinaire  lui  fervoit  à 
tenir  fon  épée.     Ses  armes  n'avoient  rien  de  recherché.     Son  fiége  étoit 
une  natte  des  plus  communes.     Ses  appartemens  n'avoient  point  de  meubles 
précieux  èc  brillans.     Des  facs  pleins  d'écrits  utiles  qu'on  lui  préfentoit , 
en  faifoient  l'ornement  &  les  richefles:  Se  ce  qui  ornoit  fa  perlbnne,  c'étoit 
la  fageffe  &  la  vertu.  Les  régies  de  fa  conduite  étoient  la  charité  &  la  juili- 
ce.     Tout  l'Empire  charmé  de  ces  beaux  exemples,  s'étudioit  à  s'y  con- 
former. 

Aujourd'hui  nous  voyons  toute  autre  chofe.  Votre  Majefté  fe  trouve  à 
l'étroit  dans  la  vafte  enceinte  d'un  palais ,  qui  eft  une  grande  ville.  Elle 
entreprend  de  nouveaux  bâtimens  lans  nombre.  Elle  donne  à  chacun  de 
beaux  noms.  A  gauche,  c'eft  le  palais  à\x  Fonghoang:  à  droite  celui  de 
Ching  ming:  en  général  c'eft  le  palais  à  mille  ou  dix  mille  portes.  Dans  les 
appartemens  intérieurs  vos  femmes  font  chargées  de  diamans,  de  perles,  6c 
d'autres  ornemens  précieux.  Vos  chevaux  font  fuperbement  harnachez. 
Vos  chiens  mêmes  ont  des  colliers  de  prix.  F^nfin,  il  n'y  a  pas  jufqu'au 
bois  6c  à  l'argile,  que  vous  fiiites  revêtir  de  broderie:  témoins  ces  chars  de 
comédie,  dont  vous  aimez  les  évolutions  :  tout  y  brille,  tout  y  eft  riche, 
6c  recherché.  Ici  vous  faites  fondre  6c  placer  des  cloches  de  cent  mille  li- 
vres 

{a^  C'ea -à-dire,  d'Empereur.    J'ai  d-devanr  ex;liqué  ce  quefignifie  littéralement  cette 
«xpreffion. 

Xxx  i 


j-ji  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

vrcs  péfant.  Là  vous  faites  des  tambours  qui  le  difputent  au  tonnere.  En- 
fin, ce  ne  font  que  comédies ,  concerts ,  ballets  de  filles  de  l'ching.  Yx-xa- 
chement  en  ufer  ainfi,  porter  à  ce  point  le  luxe,  &  vouloir  en  même-tems 
infpirer  à  vos  fujets  la  frugalité,  k  modeftie,  la  tempérance,  6c  rattache- 
ment à  l'agriculture  :  c'ell  vouloir  l'ipipoflible. 

Si  donc  c'eft  tout  de  bon,  que  V.  M.  me  confulte:  fi  elle  veut  réelle-, 
ment  fuivre  mon  confeil,  ou  du  moins  fçavoir  ma  penfée  :  mon  avis  feroit' 
que  V.  M.  raflemblât  tout  cet  attirail  de  vains  ornemens,  qu'elle  l'exposât 
dans  un  carrefour,  6c  y  fit  mettre  le  feu,  pour  faire  connoître  à  tout  l'Em- 
pire qu'elle  en  eft  défabufée.     Si  vous  commenciez  parla,  vous  pourriez  de- 
venir un  fécond  Tao^  ou  un  autre  Chim.     Il  y  a  certains  points  fi  eflentiels  , 
dit  notre  Y  king  ',  que  quand  on  les  obferve  parfaitement ,   le  refte  s'en- 
fuit. ^ 
Sentiment        Sur  cette  pièce  Tching  te  fie  ou  dit  :  So  étoit  un  peu  goguenard  :  il  lour- 
de Tchmg     j^qJj.  les  choies  à  fa  manière:  du  refte,  il  étoit  droit,  fincere,  6c  homme  de 
cettepléce   '^^'^^-     ^'^'^  ^'  l'employa  long-tems. 
&  fur  fon 

Auteur.  *'â«-'î&«>*^^^^**'5&*^:***'*^:*€>*'î&^*«****'**'****.** 

Sous  le  même  Empereur  Vou  ti,  Kong  fun  Hong  Minif' 
tre  d'Etat ,  propofa  de  défendre  au  Peuple  htfage  de 
VArc.  Vou  ti  ordonna  une  délibération  fur  cette  Re- 
quête. Ou  K.iQou  préfent a  à  l'Empereur  fon  fentïment 
par  écrit ,  concluant  pour  la  négative.  Foici  l'Extrait 
de  fon  Difcours^ 

F'^^le"bon    ^'  C~^  ^^  HOANG  de  fon  tems  fit  cette  défcnfe.     Le  vrai  motif  qu'il 
oule^mau"  v^  ^ut  de  la  faire',  fut  de  prévenir  des  révoltes  qu'il  avoir  fujet  de 

vaisufagc  Craindre.  lien  prétexta- un  autre.  Il  arrivoit  des  querelles,  où  Ton  fe 
de  l'Arc,  tuoit  de  part  6c  d'autre.  Il  dit  que  c'étoit  pour  empêcher  ces  defordres^ 
qu'il  publioit  fa  défenfe.  Elle  fut  obfervée  avec  rigueur:  mais  elle  ne  fit 
pas  cefler  les  querelles.  Toute  la  différence  fut  que  depuis  on  fe  bâtit  de 
plus  prés,  avec  des  marteaux,  par  exemple,  6c  de  femblables  inftrumens 
de  métier  ou  de  labourage.  Qiiant  au  vrai  motif  qu'avoit  Chi  hoang  de  fai- 
re la  défenfe,  elle  n'eut  pas  plus  de  fuccès.  Malgré  cette  défenfe,  il  fe  vit 
batu  par  les  troupes  d'un  homme  de  néant,  armées  plutôt  de  bâtons  que 
d'ai-mes:  6c  peu  après  il  perdit]  l'Empire.  z\  Il  y  a,  dit-on,  maintenant 
bien  des  voleurs.  C'eft  pour  en  diminuer  le  nombre,  ou  pour  faire  qu'ils 
nuifent  moins  :  bien  loin  que  cette  défenfe  foit  utile  au  deflem  qu'on  lé  pro- 
pofe,  elle  y  efl:  nuifible.  Les  méchans  la  violeront,  comme  ils  violent  tant 
d'autres  loix.  Il  n'y  aura  que  les  bons  qui  la  garderont.  Ils  feront  par  là 
tors  d'état  de  donner  d'utiles  confeils  aux  méchans ,  qui  en  deviendront  plus 

hardis. 


ET  DE   LA   TARTARIE   CHINOISE. 


f3l 


hardis.  3'.  La  défenfe  qu'on  projette,  eft  contre  la  pratique  de  nos  an- 
ciens :  bien  loin  d'ôter  l'arc  &  les  flèches  à  leurs  fujets,  ils  en  recomman- 
doient  l'exercice:  il  y  avoit  pour  cela  des  tems  réglez.  Nous  lifons  dans  le 
livre  des  rits:  Quand  dans  une  famille  il  naît  un  fils,  on  pend  devant-la 
porte  un  arc  Se  des  flèches. 

Sous  l' Empereur  Suen  ti ,  on  fa'ifo'it  de  nouveaux  établi/- 
femens ,  Êf  on  ouvrait  des  terres  fur  les  frontières  du 
côté  des  Hiong  nou.  Ceux-ci  dtfputant  le  terrain  il 
y  eut  une  aBion.  ^lelques  Chinois  furent  faits  prifon- 
mers ,  ^  auffî-tôt  élargis.  On  voulut  profiter  de  cette 
occafton  ,  pour  engager  Suen  ti  à  faire  la  guerre^ 
Hoei  fiang,  un  de  fes  Minifres^  s'y  oppofa ,  ^  fit 
le  difcours  fuivant  pour  le  détourner  de  cette  entreprife. 

QU  AND  il  y  a  du  trouble  ou  une  révolte  dans  un  Etat ,    &  qu'on  ne  Difcours^ 
peut  les  faires  cefler  qu'en  y  employant  la  force  des  armes  :  les  preh-  [g^^,|^  jf* 
.dre  alors,  c'eft  guerre  de  julHce.     Quand  un  Royaume  ennemi  at-  h  Paix 
taquc  injuftement,   fait  un  tort  confidérable,   &  ne  veut  point  ei\tendrc  flans  un 
raifon  :    prendre   les  armes  pour  fe  défendre  ,    c'efl:   guerre  de  néceflîté.  ^'*^' 
Quand  il  ne  s'agit  que  de  peu  de  chofe,  qu'il  y  a  plu^  de  jaloufie  &  de 
fierté  que  d'intérêt:  c'eft:  guerre  de  colère  6c  d'emportement..     Quand  on 
fe  propofe  d'envahir  les  terres  d'autrui ,  ou  de  s'enrichir  de  fes  dépouilles  : 
c'eil  guerre  de  cupidité  &:  d'avarice.     Enfin,  quand  c'eft;  précifément  pour 
acquérir  de  la  gloire,  pour  montrer  fi  fupériorité,  pour  humilier  un  rival; 
c'eft  gu;rre  de  vanité  6c  d'ambition.    Dans  les  deux  premiers  cas,  on  réuf- 
fit  prcfque  toujours:  dans  les  trois  autres,  jamais.  Voilà  ce  qu'on  dit  com- 
munément: 6c  cette  commune  opinion  des  hommes  eft  fondée  fur  la  con- 
duite ordinaire  àeTien.  Or  il  eft  vifible  qu'aujourd'hui  \es  Ffiongnoii  n'ont  pas 
intention  de  nous  attaquer: ils  n'ont  point  fait  d'irruption  fur  nos  terres:  ils 
ont  difputé  pour  quelque  terrain  dans  un  nouvel  établiftement  que  nos  gens 
font.    La  difpute  s'eft  échaufl^ée  :  ils  ont  fait  quelques  prifonniers:  mais 
ils  les  ont  aufli-tôt  après  élargis  de  bonne  grâce:  cela  ne  vaut  pas  la  peine 
qu'on  y  penfe  davantage. 

Cependant  j'apprens  que  vos  grands-  Officiers  de  guerre  vous  preflent  de 

leur  donner  des  troupes,  pour  entrer  chez  les  Hiong  ma.  Si  V.M.  y  confen» 

toit,  quel  nom  donner  à  cette  guerre  ?     Elle  ne  feroit ,  à  mon  fens,  ni  né- 

çeflTaire,  ni  jufte.     D'ailleurs  vos  peuples,  fur- tout  de  ces  côtez-là,  font 

4  Xxx  5,  déjà 


P,4  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

déjà  il  miférables,  que  le  perc  ôc  le  fils  font  réduits  à  partager  enfemble  un 
méchant  habit.  Je  ne  fçai  combien  de  gens  vivent  de  graines  d'herbes  fau- 
vages.  Qiie  fera-ce,  s'il  faut  encore  y  faire  pafler  de  nombreufes  troupes? 
Quand  elles  feroient  viûorieuies,  la  guerre,  malgré  la  victoire ,  feroit  beau- 
coup plus  pernicieufe  qu'elle  ne  Icroit  utile.  Les  guerres,  dit-on,  («)  font 
fuivies  d'années  mauvailes  &  lié  ri  les.  Cela  vient,  à  ce  qu'on  prétend ,  de 
l'intempérie  que  caulent  dans  les  fiifons  les  gémiflemens  Ôc  les  malédiûions 
des  peuples,  que  les  malheurs  des  guerres  accablent.  Or  fi  la  famine  fuc- 
céde  à  la  guerre,  en  fuppofant  même  une  conquête  aflez  inutile  faite  au 
dehors:  n'y  aura-t-il  point  de  trouble  au-dedans.^  Pour  moi,  je  le  crois 
d'autant  plus  à  craindre,  que  le  choix  de  ceux  qui  gouvernent  dans  vos  pro.- 
vinces,  èc  même  de  ceux  qui  tiennnent  à  votre  cour  un  aflez  haut  rang,  le 
fait  fort  mal  :  que  la  corruption  &  le  defordre  augmentent  par  là  tous  les 
jours:  qu'il  n'eft  plus  rare  qu'un  fils  tue  fon  pcre,  un  cadet  fon  aîné,  .une 
femme  fon  mari:  6c  que  l'on  compte  cette  année  jufqu*^  deux  cens  vingt- 
deux  crimes  de  cette  efpèce. 

Qiiand  il  n'y  auroit  point  d'autres  troubles,  &  d'autres  defordres  à  crain- 
dre, celui-ci  peut-il  pafler  pour  léger?  Cependant  vos  Officiers,  fans  s'en 
inquietter,  vous  preflent  de  mettre  en  campagne  une  armée  pour  un  fi  pe- 
tit fujet,  contre  des  barbares  étrangers.  Ce  n'eft  pas  là  ce  qui  prefl"e.  Con- 
jfiicius  apprenant  que  certain  Ki  prêt  de  mourir,  témoignoit  craindre  que 
fa  famille  n'eût  à  fouftVir  de  la  mauvaife  volonté  d'un  certain  Tchuen  yu. 
Que  ne  craint-il  plutôt,  dit-il,  pour  fa  famille  les  defordres  qu'il  y  laifle? 
J'en  dirois  volontiers  autant  à  ceux  qui  confcillent  aujourd'hui  la  guerre. 
Je  ne  fuis  point  de  cet  avis:  &  je  vous  conjure,  au  moins  avant  que  de 
prendre  fur  cela  votre  parti,  d'en  délibérer  mûrement  avec  les  Heott  de 
Pingt  chang ,  de  Pingt  nguen ,  de  Lo  tchang  &  avec  d'autres  gens  de 
leur  caraûére.  S'ils  panchent  pour  la  guerre,  à  la  bonne  heure,  qu'on  la 
fefle. 

(^)  Une  glofe  dit  que  c'eft  un  mot  de  Lao  tfe  qui  vivoit  du  tems  de  Confu.ius,  &  dont 
la  fede  nommée  Ta»  à  fait  Ion  chefl 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  f^f 

^  l'occafion  d'une  Eclypfe  de  So/eil&f  d'tm  tremblement 
de  Terre ,  l'Empereur  Yuen  ti  publia  une  Déclara- 
tton  ,  par  laquelle  il  ordonnait  qu'on  lui  expojât  les 
défauts  du  Gouvernement  :  Qiiang  hong  qui  étoit  a- 
lors  Po  fe ,  préfenta  un  Dtfcours  à  l'Empereur ,  ou  il 
lui  difoit  ce  qui  fuit. 

PRi  nce!     Voici  quelle  font  aujourd'hui  les  mœurs  de  votre  Empire.  Remon^ 
On  y  fait  grand  cas  des  richeftes,  mais  fort  peu  de  la  vertu.     Le  dé-  irance  au 
fîntéreflement,  la  pudeur,  la  tempérance  font  très-rares,  principalement  à  '^"j^M'i 
la  cour.    Les  loix  les  plus  naturèles  £c,  les  plus  communes  y  font  renver-  '^'^''^s'e- 
fées.     L'alliance  l'emporte  fur  le  fang.     Vos  plus  proches  ne  font  rien  en  Mœurs. 
eomparaifon  de  certains  alliez  afTez  éloignez  :     Parmi  vos  Miniftres  &  vos 
Officiers,  le  grand  nombre  eft  de  gens  qui  ne  s'étudient  qu'à  une  complai- 
fânce  afFeétée,  6c  qui  ne  penfent  qu'à  profiter  de  vos  faveurs  pour  s'enri- 
chir.    Voilà,  oix  en  font  les  chofes.     Telle  eilla  fource  des  maux  qui  affli- 
gent votre  Etat.     C'ell  à  quoi  il  faut  penfer  pour  y  remédier:  fans  cela  vos 
amnifties  (a)  font  fort  inutiles. 

La  cour  eft  communément  la  régie  des  mœurs  dans  un  Etat.  Qu'on  voye  La  Conr 
les  Grands  non-feulement  vivre  bien  enfemble,  mais  fe  prévenir  mutuelle-  eftlaRc- 
ment,  6c  fe  céder  dans  les  occafions:  bientôt  les  difputes  6c  les  querèles  fè^l" 
feront  rares  parmi  le  peuple.     Que  les  Grands  foient  tous  charitables  6c  li-  l'Etat. 
béraux ,  les  larcins  ôc  les  violences  cefleront.  Enfin  que  la  juflice,  la  tempé- 
rance, la  modeftie,  la  douceur,  régnent  à  la  cour  :  bientôt  l'union  régne- 
ra parmi  les  peuples.     Ils  s'exciteront  mutuèlement  à  fuivre  ces  beaux  é- 
xemples.     C'efl  par  cette  voye  que  nos  plus  fagcs  Princes ,  prefque  fans  u- 
fer  d'aucune  févérité,  ont  fait  fleurir  la  vertu.     Que  fi  les  vices  régnent  à 
la  cour,  de-là  ils  fe  répandent  dans  tout  l'Empire  avec  tant  de  facilité,  que 
s'il  y  a  feulement  parmi  le  peuple  de  la  froideur  {b)  8c  quelque  méfintelli- 
gence ,  ce  ne  fera  plus  que  difputes  6c  querèles.     Si  la  fierté  régne  dans  les 
Grands,  l'infolence  régnera  parmi  les  petits:    fi  on  voit  de  grands  Offi- 
ciers affe£ter  de  fe  rendre  maîtres  ,   abufer  de  leur  faveur ,   6c  trafiquer 
de  l'autorité  du   Prince   à  fon   infçû  :    bien-tôt   ce   ne   fera   parmi   les 
peuples  que  vols,  que  brigandages,  que  faftions.  Or  aujourd'hui,  6cc.  {c). 

Si 

(<)  A  roccafion  de  quelque  événement  fin?ulier  les  Empereurs  pardonnoient  à  certains 
coupables.     Cela  fe  pratique  encore,  &  s'appelle  Td  che ,  grand  pardon. 

[b)  Le  Chinois  dit,  changement  de  couleur. 

(c)  '1  fé-é(e  là  plus  au  long  ce  qu'il  a  dit  au  commencement  des  mœurs  de  îa  cour» 
puis  il  pourluk. 


f^ô  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Si  donc  les  vices  régnent  aujourd'hui  dans  tout  l'Empire,  malgré  les 
amnifties  6c  les  châtimens:  ce  n'ettpas  T'ien  *  qui  en  eft  la  caule.  C'eft  qu'on 
s'y  prend  mal  pour  y  remédier.  En  examinant  l'antiquité  ,  voici  divers 
traits,  que  j'y  ai  trouvez.  Un  Prince  de  J'ching  failoit  grand  cas  de  gens  qui 
fuirent  forts  &  hardis.  Bientôt  il  eut  bon  nombre  de  les  iujets  ,  dont  cha- 
cun par  fa  feule  force  domptoit  un  tigre.  Mou  kong  Prince  de  Tfm,  té- 
moigna ettimer  fur  toutes  chofes,  les  perfonnes  capables  d'un  attachement 
inviolable.  Il  ne  m.inqua  pas  de  gens  qui  pouiferent  leur  attachement  pour 
lui,  julqu'a  fe  tuer,  quand  il  mourut.  Une  Princefle  de  Tfih  aimoit  les 
Ou:  ie  peuple  auffi-tôt  donna  dans  mille  iuperftittons.  \JnHeou  à&Tfin  étoit 
ceconome ,  tout  ion  peuple  le  fut  de  même.  Tai  vang  étoit  la  douceur  & 
la  bonté,  même  :  aufli  parmi  fes  fujets  point  de  vengeance  :  chacun  fe  pardon- 
noit  fins  peine.  A  en  juger  par  tous  ces  traits  ,  n'a-t-on  pas  droit  de 
conclure  que  tel  ell  le  Prince  ôc  fa  cour,  tels  communément  font  fes 
peuples? 

Votre  Majefté,  à  qui  les  avertiflemens  de  Tten  ont  infpiré  une  refpec- 
tueufe  crainte,  6c  un  redoublement  de  compaffion  pour  fes  peuples,  a  bien 
commencé  à  fe  corriger.  Elle  a  fait  ceffer  les  inutiles  6c  fomptueux  tra- 
veaux  commencez  à  Kan  ftien  Elle  a  abandonné  l'expédition  qu'elle  mé- 
ditoit  fur  ichu  yai.  Quelle  joye  n'a  point  caufé  dans  tout  l'Empire  votre 
déclaration  fur  ces  deux  articles!  foutenez  de  fi  beaux  commencemens. 
Voyez  dans  tout  votre  palais  ce  qui  demande  de  la  réforme.  Votre  maifon 
étant  une  fois  bien  réglée,  étendez  vos  ioins  au-dehors.  En  fiiit  de  mufi- 
que  6c  de  poëfie,  attachez-vous  à  celle  qui  elt  du  goût  de  Ta  6c  des  Song-\-y 
grave,  férieufe,  inilruétive.  Fuyez  celles  de  'Tching  6c  de  Ouei.  Ouvrez 
un  chemin  large  aux  remontrances  :  recherchez  les  gens  de  mérité.  Ho- 
norez fur-tout  les  gens  défintéreflez  ,  droits,  &c  fincéres  :  6€  banniflez  de 
votre  cour  tous  les  flatteurs.  Occupez-vous  de  la  le£ture  de  nos  Kmg. 
Examinez  ce  qu'on  pratiquoit  dans  les  fiécles  les  plus  heureux.  Etudiez- 
vous  à  cette  manière  de  gouverner  douce  6c  naturèle,  qui  produit  l'union 
&  la  paix.  Enfin  effbrçez-vous  par  l'exemple  de  vos  vertus ,  de  réfor- 
mer les  idées,  6c  de  coriger  les  vices  qui  régnent.  Qlic  du  moins  tout 
l'Empire  fçache  qu'il  n'y  a  que  la  fagefle  6c  la  vertu,  dont  on  felTe  cas  à 
votre  cour. 
Sentiment  Sur  cette  pièce,  l'Empereur  Cang  M  à\X.:  voilà  ce  qui  s'appelle  un 
del'Empe-   bon  difcours  pour  le  fens  6c  pour  les  paroles,  il  n'y  a  pas  un  mot  qui  ne 

reur    Cang    porte. 
ht  fur  ce 
Difcours. 

»  Le  Ciel. 

t  Noms  de  chapitre;  du  Chi  king. 


ET    DE    LA   TARTARIE  CHINOISE. 


r^7' 


Il  y  a  encore  dans  ce  Lwve  un  autre  Di/cours  dn  mê- 
me auteur  au  même  Empereur  Yuen  ti.     Ce  Prince 

'  avoit  deux  chofes  à  cor'iger.  i°.  //  éto'tt  Indéterminé ^ 
&'  donno/t  toute  fa  faveur  aux  parens  de  la  Pveïne  ^  ^ 
quï  ahufoient  de  leur  crédit.  Oeil  pourquoi  Quang 
heng  dans  ce  difcours  ,  touche  deux  poniîs  effentiels 
pour  toutes  fortes  de  perjonnes ,  mais  encore  plus  pour 
mi  Prince  :  le  premier ,  efi  de  connoître  fon  princi- 
pal défaut  naturel^  &"  de  le  coriger.  Le  fécond  de  ré^ 
gler  fa  maifon, 

AV  ANT  que  d'entrer  en  matière,  il  exhorte  Yucn  ti  à  s'affermir  dans   Conreils 
le  louable   dclir  de  foutenir  dignement  la  gloire  de  fes  ancêtres,  en  ^  u"  ^''^in- 
rendant  de  plus  en  plus  floriflant  l'Empire  qu'il  tient  d'eux,  Se  en  l'alTurant     *' 
à  fes  defcendans.     C'ell  ainfi,  dit-il,  qu'en  ufoit  Tcbing  vang.    Il  avoit  tou- 
jours dans  l'efprit  les  vertus  &  les  exemples  de  Fen  vang  fon  grand  père,  6c 
de  fon  pere/^oa  vang.  Son  propre  régne  étoit  plein  de  bonheur  &  de  gloire: 
mais  quand  on  le  célébroit,  il  en  rejettoit  tout  l'honneur  iur  fes  ancêtres, 
dont  il  ne  faifoit,  difoit-il,  que  fuivre  les  vues,  &  imiter  imparfaitement 
les  exemples.     Auflî  mérita-t-il  d'avoir  toujours  Chang  tien  propice  Se  d'ê- 
tre fecouru  par  Kouei  chin. 

Après  cet  exorde ,  ^lang  heng  explique  ce  qu'il  entend  par  connoître 
fon  {a)  naturel  Se  le  conger,  Se  comment  il  faut  s'y  prendre.  Chacun 
doit,  dit-il,  s'examiner  avec  foin,  pour  voir  ce  qu'il  a  de  trop  ou  de  trop 
peu:  puis  retrancher  d'un  côté  Se  tâcher  d'acquérir  de  l'autre.  '  Par  exem- 
ple ,  les  gens  qui  ont  naturellement  beaucoup  d'efprit ,  ou  qui  ont^acquis 
quantité  de  connoiflances,  font  fujets  à  s'embarrafler  par  la  multitude  de 
leurs  vues.  Ils  y  doivent  prendre  garde.  Ceux  au  contraire  qui  n'ont  que 
peu  d'expérience.  Se  qu'une  médiocre  pénétnition ,  ont  à  craindre  que 
bien  des  chofes  même  importantes  ne  leur  échappent  :  il  faut  qu'ils  y  fup- 
pléent  de  leur  mieux.  Les  gens  braves  Se  robuftes  ont  à  craii.dre  d'être  vio- 
lens:  ils  y  doivent  être  attentifs.  Les  gens  doux,  bons,  compaflifs,  font, 
s'ils  n'y  prennent  bien  garde,  foibles.  Se  indéterminez,  ^c. 

Dans 

.  (")  âi""»5  f^tng  Te  fert  de  l'exprcffion  S'mi  (Nature.)  Mais  Tch'in^  le  fieo»  fur  cet  endroif, 
dit  que  par  ce  terme  on  entend  ici  le  natiuel  ou  tempérament  qui  dépend  des  organes  ?C 
dfi  la  matière.  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  cette  nature,  Sing-,  ou  raifon  naturelle,  que  l'on 
nomme  auffi  l'ordre  ou  la  loi  de  Jicn. 

Tome  IL  Yyy 


fjg  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Dans  le  fécond  point,  il  n'y  a  rien  que  je  n'aye  déjà  indiqué  *.  Seulement 
il  tâche  de  faire  fentir  à  fon  Prince  l'importance  qu'il  y  a  de  mieux  ré- 
gler fcs  faveurs  ,  &  de  ne  pas  trop  donner  à  des  inclinations  particulières,, 
contre  fes  vrais  intérêts,  &  au  préjudice  de  fon  fang. 

^  Jly  a  dans  le  même  Livre  un  troifiéme D'ifcoitrs  ^(?Quang 
heng.  Il  efl  adrejj'è  à  Tcliing  ti  Jih  ^  fucceffeur 
de  Yuen  ti. 


Lcî  Déré- 

glemens 


G 


E  Prince   étoit  récemment  monté  fur  le  trône,     ^lang  heng  ,  dans 
^_^    un  exorde  très-court,  le  loiië  de  ia  piété  filiale  qu'il  fait  paroître. 
lës'soûve-   Après  quoi  il  l'exhorte  à  enrichir  par  fon  application  le  bon  {a)  fond? 
rains  eau-  qu'il  a  déjà:  pour  cela  il  lui  recommande  fur  tout  deux  chofes. 
feni  fou-  La  première,  de  fe  prémunir  avec  foin  contre  la  paffion  pour  les  femmes. 

r^"Vd  ^^^  1'^°^  "^  P^*^^^  ^"^  mariage ,  de  fa  néceffité  pour  l'accompliflément  des 
leurs  fu-  volontez  de  Ticn^  &  de  la  préférence  qu'on  doit  donner  à  la  vertu  d'une 
Jets,  femme,  par-deflus  les  autres  qualitez  qu'elle  peut  avoir.     Il  cite  les  éloges 

que  le  thi  king  donne  à  l'époule  de  Vcn  %\T,ng,  qui  ne  lui  aida  pas  peu  à  faire 
fleurir  la  vertu.  Il  lui  rappelle  par  manière  de  contraile  les  funeftes  fuites 
qu'a  eu  la  paffion  de  quelques  Princes  pour  certaines  concubines.  Il  l'invi- 
te à  fe  convaincre  en  lii'ant  l'hiftoire,  que  la  ruine  des  dynafties  a  le  plus 
fouvent  commencé  par-là. 

La  féconde  chofe  que  ^ang  heng  recommande  au  jeune  Empereur  'tching 
//,  c'eft  la  fréquente  Icélure  des  Â/;/^:  il  lui  en  fait  un  éloge.  C'ell;,  dit-il, 
le  fommaire  ou  l'abrégé  des  paroles  6c  des  actions  des  anciens  fages  :  on  ne 
peut  trop  en  approfondir  le  iens.-  on  y  trouve  marquez  tous  lés  devoirs, 
foit  envers  7/V»,  foit  envers  les  hommes:  enfin  tout  ce  que  doit  faire  un 
Prince  pour  rendre  heureux  fcs  fujets.  Il  finit  par  l'exhorter  à  s'acquitter 
dignement  de  la  grande  cérémonie  {b)  qu'il  doit  bientôt  faire:  6c de  donner 
par  cette  première  aftion  publique,  une  idée  de  ce  qu'on  doit  attendre  de 
lui  dans  la  fuite  de  fon  régne. 


*  C'étoit  là,  dit  une  glofe,  le  caradlére  de  Tuen  il 

(«')  Le  Chinois  dit  mot  à  mot:  quoique  vous  ayez,  un  naturel,  S'tn:  je  foohaite  que 
vous  y  ajoutiez  un  cœur,  Chiag.    sin  ching. 

{b)  C'étoit  celle  dont  Confucius  dit  que  la  fin  ell  d'honorer  le  fcigneur  fuprême,  ou  le 
fuprêine  Empereur  chang  ti. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  j-jp 

J'ai  voulu  mettre  de  fuite  V extrait  des  trois  d'ifcours  de 
Quang  heng ,  dont  les  deux  premiers  s'adrejfoient  à 
l'Empereur  Yuen  ti,  &'  le  troifiéme  à  Tching  nfon 
fucce[feur.  Je  ne  crois  pas  pour  cela  devoir  omettre  mie 
Pièce  d'un  autre  Auteur  faite  fous  Yuen  ti  ;  elle  ejl 
de  Kong  yu,  qui,  a  l'occafion  d'une  mauvaife  an- 
née, l'adreffa  à  cet  Empereur  pour  l'exhorter  à  imi' 
ter  la  tempérance  ^  la  frugalité  ^  &"  l'épargne  des  an- 
ciens. 

DAns  l'antiquité  tout  étoit  déterminé  fur  certaines  régies  :   dans  le    p  . 
palais  de  nos  Empereurs,  les  femmes  ne  paflbient  point  le  nombre  de   tionTfa 
neuf.     Le  nombre  des  chevaux  n'alloit  qu'à  huit.     Les  murailles  étoient   Tempé- 
propres  &  bien  enduites ,  mais  fans  ornemens.     Le  bois  en  étoit  luifant  &C   ^^^^^  ^  ^ 
poli,  mais  fans  fculpture.     La  même  fimplicité  s'obfervoit  dans  leurs  cha-    j*  ,^"^"8*" 
riots  &  dans  tous  leurs  meubles.     Leur  parc  n'avoit  que  quelques  lieues  d'c-    '  ^° 
tendue ,    Se  l'entrée  en  étoit  libre  à  toute  forte  de  perfonnes.     On  leur 
payoit  la  dîme  des  terres  ,   c'ell  tout  ce  qu'ils  en  tiroient.     Chaque  famil- 
le fournidoit  par  an  trois  journées  d'homme  :    il  n'y  avoit  point  d'autre 
corvée.     Cent  lieues  de  pays  faifoient  le  domaine  propre  de  l'Empereur: 
du  refte   il   tiroit  la  dîme.-    Toutes  les  fixmilles  étoient  à  leur  aife;  Sc  par 
de  belles  odes  on  célébroit  à  l'envi  ces  tems  fortunez. 

Dans  des  tems  fort  voifins  du  nôtre ,  on  a  vu  nos  ancêtres  Kao  tfmiy 
Hiao  oiien^  ôc  Hiao  king,  imiter  d'afléz,  prés  l'antiquité.  Le  nombre  de 
leurs  femmes  n'étoit  gueres  que  de  dix.  Les  chevaux  de  leurs  écuries  ne 
paflbient  gueres  cent.  L'Empereur  Hiao  oiicn  eft  celui  qui  a  le  plus  appro- 
ché de  la  fimplicité  antique.  Ses  habits  étoient  d'étoffe  fimple  & 
grofliere,  fa  chauflure  de  cuir  mal  paflé.  Jamais  or,  argent,  ni  gravures 
ne  parurent  iur  fes  meubles.  Les  chofes  ont  bien  changé  depuis.  Non- 
feulement  chaque  Empereur  a  enchéri  en  fait  de  dépenfes  fur  fes  prédécef- 
feurs:  mais  le  luxe  a  enfin  gagné  tous  les  ordres  de  l'Empire.  C'ell:  à  qui 
fera  le  plus  magnifiquement  vêtu,  le  plus  proprement  chauffé,  à  qui  aura 
la  plus  belle  épée  ou  le  plus  beau  fabre.  Enfin  chacun  ufe  fans  façon  de 
ce  qui  n'étoit  autrefois  propre  que  du  Prince:  auffi  l'Empereur  paroit-il 
pour  donner  audience  ,  ou  lort-il  pour  quelque  cérémonie  ?  Si  l'on  ne 
le  connoît  d'ailleurs,  on  a  peine  à  le  diftinguer.  C'eft  en  vérité  un 
grand  dcfordre;  Se  ce  qu'il  y  a  de  pire  encore,  c'eft  qu'on  ne  s'en 
apperçoit  pas. 

Yyy  2.  Au- 


f^  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  de  Autrefois  T'chao  kong  Prince  de  Lou,  quand  onïiii  expofoit  les  droits  de 

l'Exhorta-  l'Empereur,  pour  lui  inlpirer  le  refpect  dû  à  fon  fouverain:  quefais-jede 
tion  à  la  contraire,  dii'oit-il?  Lui  fcul  ctoit  aveugle  fur  fa  conduite.  Aujourd'hui 
r3nce^&  à  quc  de  gens  l'imitent!  Le  T'a  fou  tranche  àuTcha  heoii^  le  Tcbti  heou  fait 
la  Fruga-  le  petit  Empereur,  &  l'Empereur  lui-même  pafle  bien  au-delà  de  ce  que  la 
l:'^'-  railbn  prefcrit.     Le  mal  eft  grand  ,    &  peut  déjà  pafler  pour  invétéré. 

S'il  y  a  du  remède  à  un  fi  grand  mal,  il  n'y  a  que  vous,  Prince,  qui  puif- 
fiez  l'apporter.  Si  l'antiquité  peut  revivre,  ce  doit  être  par  vos  exem- 
ples. Je  dis,  fi  l'antiquité  peut  revivre:  car,  fuivant  le  peu  de  lumiéi'es 
que  j'ai,  il  me  paroît  comme  impofllble  de  rétablir  les  chofes  fur  l'ancien 
pied.     Mais  du  moins  faut-il  s'en  rapprocher. 

Pour  ce  qui  regarde  votre  palais,  tel  qu'il  eft,  c'eft  une  chofe  faite:  vous 
pouvez  n'y  pas  toucher.  Mais  vous  trouverez  ,  fi  vous  voulez  ,  allez 
de  quoi  retrancher  fur  d'autres  choies.  Autrefois  comme  aujourd'hui, c'é- 
toit  dans  le  Royaume  de  Tfi  qu'on  travailloit  aux  étoffes  Se  aux  habits  pour 
la  cour.  Il  y  avoit  pour  cela  précifément  trois  Officiers  députez ,  &  ils 
fuffifoient  de  relie: car  ces  étoffes  &  ces  habits  ne  montoicnt  qu'à  dix  gran- 
des balles.  Aujourd'hui  ces  étoffes  occupent  dans  le  même  Royaume  des 
Officiers  8c  des  Ouvriers  fans  nombre.  Cette  feule  ^épenfe  va  par  an  à  quel- 
ques dizaines  de  Ouan  *.  C'eft  à  Chou ,  &  à  ^tang  ban ,  que  le  travaillent 
pour  la  cour  les  meubles  d'or  6c  d'argent.  If  va  à  cela^  de  compte  fait, 
cinq  cens  Ouan  par  an.  Cinq  mille  Ouan  par  an  voftt  à  entretenir  à  votre 
cour  les  intendans  de  vos  ouvrages,  finies  ouvriers  qu'ils  emploient,  foit 
pool-  vous,  foit  pour  la  Reine:  vous  nouriflez  dans  vos  écuries  près  de  dix 
mille  chevaux  :  ils  confument  bien  du  grain.  Il  fort  fréquemment  de  chez 
la  Reine,  (je  l'ai  vu  moi-même  plus  d'une  fois  )  des  tables  non- feulement 
riches  &  bien  fervies  :  mais  chargées  de  vaiflèlles  d'or  8c  d'argent.  Ce  font 
les  préfens  qu'elle  fait  aux  uns  8c  aux  autres ,  Se  fouvent  à  des  gens  qu'il  ne 
convient  point  de  traitter  avec  tant  d'honneur.  A  quoi  fe  montent  les  dé- 
penfes  que  fait  la  reine  ?  Je  ne  puis  le  dire  au  jufte  :  mais  certainement  elles 
font  très-grandes.  Cependant  le  peuple  eft  dans  la  mifere.  Un  grand  nom- 
bre de  vos  pauvres  fujets  meurent  de  faim.  Plufieurs  demeurans  fans  fépul- 
ture,  fervent  de  curée  aux  chiens:  8c  cela  ,  pendant  que  vos  écuries  font 
pleines  de  chevaux  nouris  de  grains,  fi  gras  Se  fi  fringans  la  plû-part,  que 
foit  pour  diffiper  lem-  graifrc,foit  aufîi  pour  les  dompter,  on  eft  obligé  cha- 
que jour  de  les  fatiguer  un  peu.  Les  choies  doivent-elles  aller  ainfi  fous  un 
Prince  ,  que  Tien  en  le  mettant  fur  le  trône,  a  établi  le  père  8c  la  mère 
des  peuples?  Ce  Tien  eft-il  donc  aveugle? 

C'eft  proprement  fous  Fou  f  ti  qu'ont  commencé  les  dépenfes  exceflives. 
Il  ramafia  de  tout  l'Empire  ce  qu'il  put  de  belles  filles,  dont  il  ramplit  fon 
palais.  L'on  en  compta  jufqu'à  quelques  mille.  Sous  Tchao  ti  jeune  Se  foi- 
ble.  Ho  quang  Avoït  toute  l'autorité.  Ce  Ho  quang  étoit  un  homme  qui  ne 
connoifîbit  ni  la  raifon,  ni  les  rits.    Après  avoir  fait  dans  le  palais  un  araas 

inu^ 

*  Un  Oua» ,  c'eft  dix  mille  onces  d'argent. 
4  Cela  ne  s'entend  que  par  raport  ila  dynaflie  Havi 


ET   DE   LA    TARTARIE   CHINOISE.  f4î 

mutile  d'or,  d'argent,  &  de  bijoux,  il  fit  une  curieufe  recherche  d'oifeaux,  Suite  de 
depoiflbns,  de  tortues  ,  de  boeufs,  &  de  chevaux  extraordinaires,  de  ti-  l'Exhorta- 
cres,  même  de  léopards,  &  de  iembkbles  bêtes  féroces  :  le  tout  pour  des  Tempe- 
étangs  &  pour  une  ménagerie  dans  l'intérieur  du  palais,  propre  à  fervir  de   rance  &  à 
divcrtifiemcns  au  femmes.     Choie  indécente,  s'il  en  fut  jamais,  contraire   la  Fruga- 
à  la  volonté  de  Î/V«,  Se  je  crois  même,  quoiqu'en  dît  alors  Flo  quang^  peu  '''^• 
conforme  aux  ordres  que  Foy.  ti  lui  avoit  laiflez,  en  mourant. 

Depuis  ce  tems-là ,  le  mal  n'a  fait  que  croître.  Sous  Suen  tî,  c'étoit  à 
qui  auroit  le  plus  de  femmes.  Tel  Clni  heoti  en  avoit  des  centaines.  Il  en 
fut  de  même  chés  tous  les  gens  riches.  Au  dedans  c'étoit  nombre  de 
femmes  prefque  uniquement  occupées  à  déplorer  leur  fort,  6c  à  faire  mille 
imprécations.  Au  dehors.  Une  foule  d'hommes  Fort  inutiles.  Un  Offi- 
cier, par  exemple,  d'une  condition  afléz,  médiocre,  entretenoit  pour  fon 
plaifir  quelques  dizaines  de  comédiens.  Le  peuple  cependant  fouffroit. 
Il  mouroit  beaucoup  de  monde  :  &  l'on  eût  dit  qu'on  prenoit  à  tâche  tout 
à  la  fois  de  peupler  les  fépultures,  &  de  dépeupler  l'univers.  Le  mal  a  com- 
mencé par  la  cour,  mais  il  eil  devenu  preique  général.  Chacun  fe  fait 
comme  une  loi  de  fuivre  ce  que  déjà  bien  des  régnes  ont  mis  en  vogue. 
Voilà  oîi  en  font  aujourd'hui  les  choies:  ôcje  ne  puis  y  penier  Huis  la  plus 
vive  douleur. 

Je  conjure  V.  M.  de  remonter  un  peu  plus  haut  que  ces- derniers  régnes," 
d'examiner  avec  attention,  &  d'imiter  la  loiiable  épargne  de  quelques-uns 
de  vos  ancêtres:  de  retrancher  les  deux  tiers  des  dépenfes  de  votre  cour, en. 
meubles,  en  habits,  &  en  équipages.  Le  nombre  des  enfans  que  vous  pou- 
vez efpérer,  ne  dépend  pas  du  gr.ind  nombre  de  vos  femmes.  Vous  pou- 
vez choîiir  fur  ce  nombre  une  vingtaine  des  plus  vertueufcs ,  &  renvoyer 
le  refte  chercher  des  maris.  Qiiarante  chevaux  dans  vos  écuries ,  c'eft 
bien  aflez.  De  tous  ces  parcs,  qui  font  11  valles ,  rélei-vez-en  un ,  fi 
vous  voulez  :  donnez  tous  les  autres  à  cultiver  au  pauvre  peuple.  Dans 
un  tems  de  mafere  &  de  llérilité  comme  celui-ci ,  les  retranchemens 
que  je  propofe,_  ne  font-ils  pas  indifpenlablcs  ?  Pouvez-vous  n'être  pas  fen- 
hble  à  ce  que  fouffrent  vos  peuples ,  Se  ne  pas  penier  efficacement  à  les  ibu- 
lager?  Seroit-ce  répondre  aux  delîeins  de  tien*?  Ce-Tien  ,  quand  il  fait  les 
Rois  "f,  c'ell  pour  le  bonheur  des  peuples.  Son  intention  n'eft  point  fans 
doute  de  mettre  un  homme  en  état  de  le  divertir  à  fon  gré.  Ne  préfumez 
point  trop  ,  dit  le  Chi  king  à  ceux  qui  régnent  ,  de  ce  que  Tien  a  fait  en 
votre  faveur.  Il  peut  y  avoir  des  retours  fâcheux.  Régner  cbmnie  il  faut,, 
n'eft  pas  chofe  fi  îxc'ile,  Chang  ti  §  vous  examine  de.  fort  près.  Ne  partagez, 
point  votre  ccemr. 

Une  glofe  dit  que  Tucnti  prit  fort  bien  cette  remontrance:  qu'en  con-  Effet  ^]^- 
féquence  il  retrancha  de  les  habits,  de  fes  meubles,  &;  de  fes  chevaux: qu'il  cette  M-- 
défendit  qu'on  nourît  de  viandes  aucun  des  animaux  de  la  ménagerie:  qu'il   montiaB* 
renvoya  tous  les  comédiens  6c  qu'il  abandona  aux  peuplesi  une  grande  partie  *■'• 
de  fes  parcs.  Sous 

*  Le  Ciel. 

î  Le  Chinois  dit  les  Chixs  gin.  §  Le  riiptêtne  Ëniperojr, 


f4t  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Sous  l'Empereur  Suen  ti ,  comme  on  dèîïbéro'tt  des  moyens 
de  pourvoir  aux  Armées  fur  les  Frontières  :  Tchang 
t:c\\2ingpropofa  d'accorder  aux  criminels^  dont  néan- 
moins  quelques-uns  étoient  exceptez ,  le  pouvoir  de  fe 
racheter  en  fourni[fant  une  certaine  quantité  de  grain, 
Siao  hoang  tchi  fit  fur  cela  la  remontrance  fui- 
vante. 

Rcraon-  T  ES  peuples  ont  en  même  tems  dans  le  cœur  deux  principes  bien  diffé- 
irance.fur  |  ^  rens,  l'un  de  bien,  l'autre  de  mal.  Ils  ont  un  fonds  de  bonté  6c  de 
les  Grâces  juHice:  mais  ils  ont  auflî  un  fonds  de  cupidité  8c  d'intérêt,  contre  lequel 
auxCmni-  ils  ont  befoin  d'être  foutenus  par  l'inftruaion  6c  par  les  loix.  Tao^  \.OMt  Tao 
nelt,  qu'il  étoit ,  ne  vint  point  à  bout  pendant  fon  régne  d'extirper  du  cœur  de 

les  îujets ,  toute  paffion  &  tout  intérêt  :  mais  il  fçut  faire  enforte  que  la 
paffion  &  l'intérêt  cédaffent  à  la  raifon  6c  à  l'équité.  Sous  le  funefte  régne 
de  Kié^  la  corruption  quoiqu'extrême  n'avoit  point  entièrement  étouffe 
dans  le  cœur  des  peuples, les  principes  de  vertu  6c  d'équité:  mais  la  cupi- 
dité l'emportoit.  Voilà  proprement  la  différence  de  ces  deux  régnes: 
différence  à  laquelle  ceux  qui  font  chargez  du  gouvernement,  ne  fçau- 
roient  faire  trop  d'attention. 

On  propofe  à  V.  M.  de  permettre  aux  coupables  convaincus  de  crimes, 
de  fe  rachetter  par  une  certaine  quantité  de  grains.  C'ell:  ce  que  je  ne  puis 
approuver.  Qiioi!  de  deux  hommes  également  coupables  de  mort,  l'un 
mourra  parce  qu'il  eft  pauvre,  l'autre  aura  la  vie  parce  qu'il  efl  riche?  La 
griéveté  des  crimes  ne  fera  donc  plus  l'unique  régie  des  châtimens?La  pau- 
vreté 6c  les  richefies  en  feront  partie?  Voilà  donc  déformais  comme  deux 
loix  ,  où  il  n'y  en  avoit  qu'une?  C'eil  un  defordre  dont  un  autre  s'en-fuivra 
infailliblement.  Car,  quand  on  fçaura  cette  innovation,  quel  eft  le  fîls , 
quel  ell  le  frère,  qui,  pour  racheter  la  vie  de  fon  père,  de  fon  aîné,  ou  de 
quelque  autre  de  fes  proches,  ne  tentera  pas  toutes  les  voies  imaginables  d'a- 
voir dequoi  les  fiuver?  L'efpérance  d'y  réuffu-  les  aveuglera  fur  leur  propre 
danger.  Dc-là  combien  de  nouveaux  crimes!  Pour  un  homme  à  qui  l'ar- 
gent fauvera  la  vie,  il  y  en  aura  dix  qui  la  perdront  dans  les  ftipplices.  C'eft 
affoiblir  en  même  tems  6c  l'amour  de  la  vertu,  6c  la  force  ne  nos  loix.  Or 
ces  bafés  du  gouvernement  étant  une  fois  ruinées,  je  doute  fort  que  vos 
Miniftrcs,  valuffent-ils  Tcheou  kong^Tcbao  kong^  pufTent  enfuite  les  ré- 
tablir. 

Dans  l'antiquité  ,  les  greniers  du  Prince  étoient  chez  tous  fes  fujets. 
Manquoient-ils?Il  y  trouvoit dequoi  fournir  aux  befoins  prefîans.N'yavoit- 
il  point  de  ces  belbins?    Il  laifFoit  les  peuples  dans  l'abondance.    Nous  li- 

fons 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  f45 

fons  dans  le  Chï  king  ces  paroles  :  a3^ez  pitié  de  ces  pauvres  gens  qui  fouf- 
frent,  preflez-vous  de  les  lecourir  prcférablement  à  nous.  Ce  Ibnt  les  Prin- 
ces qui  s'adreflent  à  Tien  :  6c  c'elt  ainfi  que  le  poëte  exprime  leur  compaf- 
fion  6c  leurs  bontez  pour  leurs  peuples.  Mais  nous  trouvons  en  même  tems 
de  la  part  des  peuples,  un  retour  de  zèle  pour  leur  ibuverain.  Arrofez, 
leur  fait  dire  le  poëte,  arrofez  d'abord  &  rendez  fertile  le  domaine  de  no- 
tre Prince,  puis  étendez  ce  bienfait  jufques  fur  nos  terres.  Quoique  nos 
tems  le  cèdent  aux  anciens,  le  zèle  de  vos  fujets  fe  foutient  encore:  on  les 
charge  de  corvées,  pour  fubvenir  aux  befoins  de  nos  frontières,  on  a  ajou- 
té aux  levées  une  capitation,  les  peuples  en  fouffrent  beaucoup,  6c  ne  font 
pas  infenfibles  à  leurs  miferes  :  cependant  ils  fe  font  un  devoir  de  porter  ces 
charges  néceflaires.  Ce  font  les  moyens  ordinaires  de  pourvoir  à  la  fureté 
des  Etats  :  on  ne  fe  récrie  point  contre.  Mais  pour  ce  qui  eft  du  moyen 
qu'on  propofe,  il  fait  brèche  aux  loix  :  il  aboutiroit  naturèlement  à  faire. 
périr  dix  hommes  pour  un,  il  n'ell  point  à  prendre.  Votre  vertu  ,  Prin- 
ce, 6c  le  foin  que  vous  avez  pris  de  l'inftruftion  de  vos  peuples,  ont  mis 
les  chofes  fur  un  fi  bon  pied,  que  votre  gouvernement,  ne  feroit  point  des- 
honneur à  Tao  6c  à  Chim.  Suivre  le  confeil  qu'on  vous  donne,  ce  feroit 
dégénérer  ? 

Su  EN  Ti  oppofa  ce  difcours  à  Tchang  tchang.     Celui-ci  perfifia  malgré   Effet  de  ce 
cela  dans  l'avis  qu'il  avoit  ouvert.  Siao  hoang  tchi  répliqua  en  expofant  afîèz   ^^'^ours. 
au  long,  les  inconveniens^qui  s'étoient  enluivis  d'ime  tentative  à  peu  près 
femblable.     Sur  la    réplique  de  Siao  hoang  tchi ,    l'Empereur  renonça  au 
moyen  propoiè  par  Tchang  tchang. 

'O^  x^  «»ff  5^  'O^j»  ^6"5fr  ^xy5«»  «oi?5«»  m^oç^  *^s»  «9<?i:o.  <-;^-«»  ^?SO>'-9ÇSC- 

Remontrance  de  Lieou  hiang  à  l'Empereur  Tching  ti, 

fur  les  dépenfes  énormes  qu'd  avoh  déjà  faites  :  6f 

qu'il  contmuo'tt  de  vouloir  faire  ponr  la  fépultu- 

re  des  Princes  de  fa  Maifon. 

P  Rince,  je  trouve  dans  notre  ![  king  cette  maxime,  qui  eft  princi-  Maxime 
paiement  pour  les  Princes.  Vous  vivez  heureux,  n'oubliez  point  que  pour  les" 
ce  bonheur  peut  aifcment  changer.     Vous  vous  trouvez  bien  établi  dans  la  Princes, 
plus  haute  fortune,  penfez  qu'on  en  peut  décheoir.     C'eft  le  moyen  de 
rendre  durable  ce  repos  perfonnel ,  dont  vous  jouiffez,  &  d'afFurer  à  votre 
famille  le  haut  rang  que  vous  tenez.     Un  fage  Prince  ne  peut  donc  mieux 
faire  que  d'examiner  l'hiftoire,  de  pefer  avec  attention  les  divers  événe- 
mens  qui  y  font  marquez,  d'en  rechercher  &  approfonder  les  principes, 
d'y  diftinguer  ce  qu'on  y  loue,  6c  ce  qu'on  y  blâme,  pour  bien  profiter  de 
fes  leftures.     Le  moindre  avantage  qu'il  en  puifle  retirer,  c'eit  de  toucher 
au  doigt  cette  vérité,   fi  propre  à  lui  infpirer  une  refpeélueufe  crainte, 

qu'il 


■Suite  des 
•Maximes 
pour  les 
Princes. 


1-44  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

qu'il  n'y  a  eu  jufqu'à  préfent  aucune  maifon  ,  à  qui  'Tien  ait  affûré  pour 
toujours  l'Empire. 

Confucius  examinant  le  Chi  king,  6c  venant  à  certain  endroit  de  l'ode 
qui  a  pour  titre  Fen  vang:  que  les  jugemcns  de  T'ien  font  terribles,  s'é- 
cria-t-il  en  foupirant  !  &  qu'il  ell  bien  vrai  que  le  premier  foin  de  l'homme 
doit  être  de  laifier  pour  héritage  à  l'es  defcendans  beaucoup  de  vertu  !  qu'il 
cil  vrai  que  fans  tout  cela  tous  les  autres  biens  leur  font  inutiles,  6c  leui" 
échappent!  Si  'Tien  en  avoit  ordonne  autrement,  comment  retenir  les  Prin- 
ces dans  le  devoir  .^  Comment  animer  les  peuples  à  la  vertu?  C^efh  ainfî 
que  parloit  Confucius  en  gémiffant  fur  le  fort  des  Oui  tzc^  6c  fur  les  Ytig 
devenus  fujets  des  Icheou.  Tao  lui-même,  ce  Prince  11  fage  6c  fi  vertueux  ne 
put  rendre  fon  fils  capable  de  l'Empire,  6c  choifir  un  autre  pour  fuccefleur. 
Tu  6c  Tang^  maigre  leurs  foins,  n'ayant  pil  perpétuer  la  vertu  dans  leur 
maifon,  l'Empire  pafla  à  une  autre  famille.  Auill-tot  après  que  de  change- 
mens  de  dynafties  jufqu'à  nos  jours  !  Kao  ti  fondateur  de  la  votre  fe  voyant 
maître  de  l'Empire,  eut  la  penfée  d'aller  établir  fa  cour  à  Zojrt»^.  Lieou 
king  lui  repréfenta  l'inutilité  de  la  dépenfe.  Kao  ti  délîfta  auffi-tôt,  6c  fixa 
fa  cour  à  Koang  tchong.  Là  il  rappelloit  fouvent  en  fa  mémoire  le  fort  des 
dynafties  Tcheoii  6c  T'fin.  Celle-là,  fe  difoit-il,  a  eu  tant  de  grands  Prin- 
ces, aufquels  je  ne  puis  me  comparer.  Elle  a  cependant  à  la  fin  dégéné- 
ré, 6c  s'eft  perdue.  Celle-ci  n'a  eu  que  deux  Princes  tous  deux  fans  vertu; 
aufîl-tôt  elle  a  fini.  Occupé  de  ces  penfécs,  il  évitoit  avec  foin  les  fautes 
des  7yî«,  6c.il  s'efforçoit  d'imiter,  autant  que  les  circonftances  le  permet- 
toient,  les  premiers  tchcoH.  Enfin  tout  le  teras  qu'il  régna,  il  fut  d'une 
attention  ,  d'une  vigilance ,  6c  d'une  circonfpeétion  extrême.  C'eft 
qu'il  avoit  bien  compris ,  ce  fage  Prince ,  ce  que  j'ai  cité  de  Confu- 
cius. 

Hiao  ouin  étant  à  Pa  -flin,  examinant  la  fituation  du  lieu,  6c  trouvant 
que  du  côté  du  Nord  la  montagne  avoit  peu  de  profondeur,  parut  fort  in- 
quiet 6c  rêveur:  puis  s'adrefTant  aux  Grands  qui  l'accompagnoient,  il  leur 
déclara  le  fujet  de  fon  inquiétude.  Jepenfe,  leur  dit- il,  comment  je  pour- 
rois  mettre  hors  d'infulte  le  tombeau  de  Kao  (a)  tfou  :  6c  je  médite  pour  ce- 
la un  maffif  des  plus  grandes  6c  plus  dures  pierres,  6c  du  meilleur  ciment 
qu'il  fe  pourra  faire.     Qiiel  eft  votre  fentiment  ? 

Tchang  tche  chi  prenant  la  parole  :  „  S'il  n'y  a  rien  dans  ce  tombeau  qui 
„  puiiïe  exciter  la  cupidité,  eût-il  toute  l'épaifleur  6c  toute  la  folidité  du 
„  mont  A^(î«:  c'eil  comme  s'il  y  avoit  plufieurs  ouvertures.  Si  l'on  n'y  met 
„  rien  qui  irrite  la  cupidité»  indépendamment  du  mafTif,  il  eft  en  fureté.,. 
En  effet,  qu'à  tant  à  craindre  un  Prince  mort?  Il  n'en  eft  pas  de  même  de 
fa  maifon  6c  de  fon  Etat.     Leur  profpérité  6c  leur  décadence  dépendent  de 

bien 


f  Nom  d'un  lieu  où  ctoit  la  Tépulturc  de  Kao  ti 
[a)  C'eft  le  mc;ne  que  Kao  ti ,  < 
de  Vcn  ti,  autrement  die  Hiao  oucn. 


,   -._ _.. .a  lepuiturc  de  Adu  tt. 

(a)  C'eft  le  même  que  Kao  ti ,  ou  kao  houng  ti,  fondateur  de  la  dynaftie  Hm,  &  père 


ET.  DE  LA   TARTARIE   CHINOISE. 


ri)' 


Suite  des 
Maximes 
pour  les 
Princes, 


bien  dçs-dKrfrs.  C'eft-là  ce  qui  demande  nos  précautions.  Le  petit  mot 
àf^chang  ckc  chi  étoit  plein  de  fens:  il  indiquoit  ce  que  je  viens  dédire, 
Hiao  ouen  le  comprit  bien:  il  renonça  aux  dépcnlcs  qu'il  pi-qjettoit. 

Anciennement,  dilent  nos  livres,  on  revetoit  le  corps  du  défunt  d'habits 
forts  ik  épais  :  on  le  plaçoit  dans  quelque  lieu  à  l'ccart  bien  entouré  de  fa- 
gots, fans  l'enfermer  autrement  DansJa  fuite  quelques  fages  jugèrent  à 
propos  de  changer  cette  coutume,  6c  mirent  en  vogue  un  double  cercueil. 
On  dit  que  c'elt  ious  Hoang  ti  que  fe  fit  ce  changement.  Ce  Hoang  ti  lui- 
mêine  fut  inhumé  fur  le  l^\o\\X.Kiao.  Tao  le  fut  à  Tfi  yn.  Ce  fut  à  fort  peu 
de  frais,  &  leur  fépulture  n'a  rien  de  magnifique.  Cbun  fut  inhumé  ^Tfang 
o«,  fans  que  fesdeux  femmes  l'y  fuiviflcnt.  lu  eut  fa  fépulture  2iHoei  ki:  on 
n'y  planta  pas  même  des  arbres.  Où  ell  la  fépulture  de  T^-^/w^  tang  6c  des  au- 
tres Empereurs  de  fa  dynaltie?  C'ell  ce  que  l'hilloire  ni  la  tradition  ne  nous 
difent  point.  Fen  vang^  Voit,  l'ang  6c  Icbeoti  kong  ont  eu  la  leur  à  Pi. 
Celle  de  Mou  kong  Roi  de  7fmg  eit  à  Tong.  Celle  de  Tcbit  U  tfe  à  Fou 
kou.  Toutes  font  d'une  grande  fimplicité.  Ce  fut  une  lagc  précautioQ 
dans  ces  Princes  de  l'avoir  ainfi  prefcrit.  Au  regard  de  leurs  enfans, 
ou  de  leurs  fujets ,    ce  fut  en  eux  un   trait  de  fagclle  6c  de  piété  de  fe 

''  '    '  '  ■  ""      '^'-        '-  -  étoit  cadet  de  l'Empereur  De  la  ma- 


conformer  à   leurs  intentions.     Tcheou 


Fou  vang.  Il  fut  chargé  de  fes  funérailles  ;  il  les  fit  tout-à-fait  modiques. 
Confucius  enteiTa  fa  mère  à  Fang.  Ce  fut  dans  un  vieux  tombeau ,  qu'il  n'é- 
leva que  de  quatre  pieds:  ce  tombeau  ayant  été  endommagé  par  les  pluies, 
les  difciples  de  Confucius  ne  fe  contentèrent  pas  de  le  réparer  :  ils  l'embel- 
lirent. Confucius  l'ayant  appris:  hélas!  dit-il  en  verfant  des  larmes, 
l'antiquité  n'en  ufoit  pas  de  la  forte. 

Ten  liu  ki  tze  étant  allé  faire  un  voyage  dans  le  Royaume  de  7/?,  fon  fils 
qui  étoit  avec  lui,  mourut  en  chemin  comme  ils  revenoient.  Il  le  fit  en- 
terrer précifément  avec  les  habits  de  la  faifon,  dans  une  foflé  aflez  peu  pro- 
fonde, 6c  ne  mit  de  terre  par-defTus  ,  qu'autant  qu'il  en  falloit  pour  bien 
faire  connoître  qu'un  mort  y  repofoit.  Cela  fiiit ,  il  dit  en  pleurant  fon 
fils  :  c'eft  le  fort  de  notre  corps  de  retourner  en  pouffiere.  C'eft  une  chofe 
arrêtée;  la  pourriture  pénétre  par  tout,  quelque  précaution  qu'on  puilTe 
prendre.  De  l'endroit  où  ce  fils  mourut,  il  n'y  avoit  plus  gueres  que  cent 
lieues  jufqu'au  lieu  de  fa  naiffance.  Son  pcre  le  fit  inhumer  là  même  où  il 
étoit  mort  (^) ,  fans  s'embarrafler  de  le  faire  porter  à  la  fépulture  de  la  fa- 
mille. Confucius faifant  voyage,  apprit  ce  qu'avoit  fitit  6c  dit  Ten  liu:  il 
l'approuva,  6c  loua  T^« //'//,  comme  fçachant  bien  les  rits.  Confucius  af- 
fûrément  étoit  bon  fils:  Ten  liu^  bon  père:  Chiin  èclu  très-attachez  à  leur 
Prince.  Tcheou  kong  aimoit  Fou  vang  comme  fon  aîné,  &l'honoroit comme 
Empereur.  On  voit  cependant  que  tous  ces  grands  hommes,  comme  s'ils 
euflent  agi  de  concert ,  on  évité  la  magnificence  6c  les  frais  dans  les  funé- 
railles 6c les  fépultures.     Etoit-ce  par  une  épargae  fordide  ?  Non, fans  dou- 


niere  doue 
Co/,fucius 
enterre  fa 

mère. 


(-s)  C'eft  la  coutume  de  le  f.ure.    Tous  ceux  qui  ont  quelque  rang  n'y  manquent  point 
encore  aujourd'hui. 
Tome  IL  Zzz 


Suite  des 
Maximes. 
pour  les 
Princes. 


Particula- 
rités du 
Tombeau 
de  Chi 
heatig. 


dant 
ans  après 


f45  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

te ,  êc  qui  oferoit  les  en  foupçonner  ?  Mais  outre  les  aittres  motifs , 
ils  avoient  celui  d'cxpofer  moins  le  corps  des  morts  aux  infultes  des  vi- 
vans. 
Le  Roi  de  Ouen  en  ufa  tout  autrement.  Il  fit  à  fon  père,  fans  cepen- 
obferver  bien  les  rits,  une  Tépulture  également  riche  Se  iuperbe.  Dix 
près  il  la  vit  détruire  &  pillé» par  les  gens  de  Tac.  La  même  chofe  eft 
arrivée  à  cinq  Rois  de  ?//«,  dans  la  fépulture  defquels  onavoit  mis  avec 
leurs  corps,  bien  des  richefTes.  On  les  a  vu  enlever  ces  richelTes ,  &  les 
relies  de  ces  cadavres  demeurer  dans  un  état  fi  pitoyable,  qu'on  n'y  peut 
penfer  fans  horreur.  Enfin  Çbi  hoang  de  Roi  de  yin  devenu  Empereur, 
choîfit  pour  Çz  fépulture  le  mont  Li.  En  bas  il  fit  creuiér,  pour  amfi  di- 
re, jufqu'au  {a)  centre  de  la  terre.  En  haut  il  fit  élever  un  maufolée , 
qui  pouvoit  paficr  pour  une  montagne,  (i^)  Il  étoit  haut  de  cinq  cens 
pieds,  8c  avoit  de  circuit  au  moins  une  demie  lieue.  Au-dedans  étoit  un 
vafte  tombeau  de  pierre,  où  l'on  fe  pouvoit  promener  aulTi  à  l'ailé  que  dans 
les  plus  grandes  ialles.  Au  milieu  étoit  un  riche  cercueil.  Tout  autour 
étoient  des  lampes  &  des  flambeaux  entretenus  de  graille  humaine.  Dans 
la  capacité  de  ce  tombeau  étoit  d'un  côté  un  étang  de  vif  argent,  fur  le- 
quel étoient  répandus  des  oifeaux  d'or  &  d'argent:  de  l'autre  un  appareil 
complet  de  meubles  &  d'armes:  çà&  là  mille  bijoux  les  plus  précieux.  En- 
fin il  n'ell:  pas  poffible  d'exprimer  jufqu'où  alloiî  la  magnificence  6c  la  ri- 
chefle,  foit  du  cercueil  fie  du  tombeau,  foit  des  bâtimens  où  il  étoit  placé. 
Non-feulement  on  y  avoit  dépenfé  des  fommes  immcnfes,  mais  il  en  avoit 
encore  coûté  la  vie  à  bien  des  hommes.  Outre  les  gens  du  palais  qu'on 
y  avoit  fait  mourir,  on  comptoit  par  Ouatt  *  les  ouvriers  qu'on  y  avoit  en- 
terrez tout  vivans.  On  vit  tout-à-coup  les  peuples,  qui  ne  pouvant  plus 
fupporter  le  joug,  coururent  aux  ai-mes  au  premier  fignal  de  révolte.  Et 
ces  ouvrages  du  mont  Li  n'étoient  pas  encore  achevez,  que  Tcheoii  tchang 
vint  camper  au  pied:  ôc  bientôt  après  Hangfi  rafa  ces  vaftes  enceintes,  bril- 
la ces  beaux  édifices,  pénétra  dans  ce  fuperbe  tombeau,  en  enleva  toutes 
les  richellés ,  ôc  fit  de  cette  fépulture  un  lieu  d'horreur:  du  moins  le  cer- 
cueil y  étoit  encore.  Un  berger,  dit-on, cherchant  au  milieu  de  ces  ma- 
zures  une  brebis  égarée,  y  lailfa  tomber  du  feu.  Ce  feu  prit,  gagna  le  cer- 
cueil, 8c  le  confuma.  Jamais  Prince  alfurément  n'a  poulie  plus  loin  que 
Chi  hoang  la  magnificence,  fur-tout  en  matière  de  fépulture.  Voilà  quel- 
les en  ont  été  les  fuites.     Peut- on  rien  entendre  de  plus  funefte.^ 

Reprenons.  Il  ell;  confiant  par  l'examen  de  l'hilloire,  qu'où  il  y  a  eu 
plus  de  vertu,  il  y  a  eu  moins  de  fafte,  même  en  ce  qui  regarde  les  fépul- 
tures:  que  ceux,  qui  de  l'aveu  de  tout  le  monde,  ont  été  les  plus  éclairez 

de 


(4)  Le  Chinois  dit  jurqu'-aux  trois  fources:  ce  qui  fans  doute  fait  allulion  à  quelque 
f.ible,  mais  que  j'ij^nore. 

(i)  Le  texte  n'exprime  pas  diftindtiment  la  forme,  ou  fi  c'ctoit  une  feule  maffe,  oa 
bien  plufieurs  bâtimens  comme  aujourd'hui, 

»  Un  Qum  eft  dix  mille. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  ^47 

de  nos  anciens ,  fe  trouvent  auflî  être  ceux  qui  s'en  font  le  plus  éloignez  :   Suite  des 
que  ceux   qui  i'e  font  piquez  de  magnificence  en  ce  point,  font  gens  qui    ^'^''^'™«s 
n'ont  eu  nulle  réputation  Je  fagcflé  &  de  vertu:    que  les  moins  éclairez   Grinces? 
&  les  moins  vertueux  lont  ceux  qui  ont  porté  le  plus  loin  le  fuile  èc  la  ma- 
gnificence: que  les  tombc.iux  &  les  Miao  les  plus  lomptueux  &  les  plus  ri- 
ches font  bien- tôt  pillez  ik  détruits.     Peut-on  délibérer  après  tout  cela  fur 
le  parti  qui  eil  à  prendre. 

Il  fut  un  tems  que  les  Tcbeoii  commençant  à  dégénérer  ,  donnoient  dans 
le  faflc  &  les  dépeniés.  Lé  relie  du  gouvernement  s'en  fentoit.  Fen  vang. 
Prince  éclairé,  leur  iucceda:  il  apperçut  la  caufe  du  mal:  il  y  apporta  re- 
mède: il  fit  revivre  l'honnête  épargne:  il  en  donna  le  premier  l'exemple. 
Cet  exemple  eut  tant  d'effet,  qu'il  remit  le  gouvernement  fur  un  bon  pied: 
fon  régne  fut  rioriirant,&  il  eut  une  nombreufe  poflérité,  6c  c'ell  lui  dont 
notre  Cbi  king  ,  dans  l'ode  Se  kan  célèbre  la  mémoire.  Au  contraire  Nien 
kong  Roi  de  Lou  ,  fe  piqua  d'élever  de  belles  terrafles,  d'enfermer  de  vaftcs 
parcs,  &  d'orner  magnifiquement  les  falles  de  les  ancêtres.  Il  mourut  fans 
poftérité,  6c  le  Tchun  *  tfiou  ne  l'épargna  pas.  Qu'on  préfère  après  cela 
le  fafte  à  l'économie.  V.  M.  en  montant  fur  le  trône  ,  témoigna  faire  cas 
de  celle-ci  :  elle  en  donna  plus  d'une  preuve.  On  admira  fur-tout  fa  mo- 
dération dans  les  accommodemens  qu'elle  fe  propofa  de  faire  à  l'ancienne  fé- 
pulturc  de  fa  maifon.  Elle  a  bien  changé  de  méthode  dans  la  nouvelle  fé- 
pulture  qu'elle  a  entreprife  à  !rf/j««^ //'/;.  Que  de  terraffes  élevées  !  ou  plu- 
tôt que  de  montagnes  faites  à  la  main  !  Pour  cela  combien  de  cercueils  par- 
ticuliers remuez!  On  les  peut  compter  par  Ouan.  Combien  d'argent  faut- 
il  dépenfer  !  Les  frais  paflént  déjà  cent  Ouan.  Les  morts  vous  en  haiifent, 
les  vivans  fouffrent  6c  murmurent.  La  vapeur  de  ces  gemiflèmens  ôc  de 
ces  imprécations  trouble  les  faifons,  6c  cauie  la  flérilité. 

Je  fuis  un  homme  fans  lumières,  mais  enfin  voici  comme  je  raifonne.  Si  les 
morts  ont  connoiflance  de  ce  qui  fe  pafle  ici,  certainement  en  bouleverfant 
tant  de  cercueils,  vous  vous  êtes  fait  bien  des  ennemis  parmi  eux.  Que  fî 
ce  qui  fe  pafle  parmi  nous  eft  entièrement  ignoré  des  morts,  à  quoi  bon  tant 
de  dépenfcs  pcftjr  la  fépiilture  d'un  homme?  C'ell  donc  uniquement  pour 
attirer  les  yeux  des  vivans.  Or  ce  qu'il  y  a  de  gens  figes  6c  vertueux,  bien 
loin  de  les  approuver  ces  dépenfes,  ne  les  voyent  qu'avec  regret.  Le  peu- 
ple qui  en  eil  vexé,  ne  goûte  point  qu'on  lui  donne  à  fi  grands  frais  des  le- 
çons de  piété  filiale.  Relie  donc  quelques  gens  dépourvus  de  fagefle  6c  de 
vertu,  qui  donnant  eux-mêmes  dans  le  falle  félon  leur  portée,  pourront 
applaudir  à  cette  entreprife.  Leur  approbation  a-t-elle  de  quoi  vous  flat- 
ter? Vous  êtes  né.  Prince,  avec  un  naturel  plein  de  bonté,  de  fincérité  , 
de  droiture,  6c  avec  un  efprit  fupérieur  :  jamais  Prince  ne  fut  plus  capable 
d'illuftrer  fa  dynaflie,  6c  de  fuivre  de  près  nos  anciens  fages  ,  nos  anciens 
Empereurs ,   6c  même  les  plus  fages  d'entre  eux.     Qiic  vous  imitiez  au 

con- 

*  Nom  d'un  ancien  li^re  Chinois, 

Zzz  z 


Effet  de 
ce  Dif- 
■cours. 


1-48  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

contraire  les  fautes  d'un  auflî  méchant  Prince  que  C/;/ âc/^;;^  :  que  çomnre 
lui,  au  préjudice  du  repos  &;  de  la  lûreté  de  votre  Empire,  contre  le  fenti- 
ment  de  ce  qu'il  y  a  de  gens  iages  &  vertueux ,  vous  entrepreniez  ces  fu- 
perbcs  &  inutiles  travaux  :  &  que  vous  achetiez  à  ce  prix  les  vains  applau- 
'""  '  '  '  "  '  ■    ;:    nen  n'ell  plus  trille  8c 


difiemens  de  quelques  fiateurs,  gens  fans 


je  ne  puis  m'empêcher  d'en  rougir  pour  vous.  Vous  avez  bien  d'autres 
modèles  à  vous  propofer.  Dans  l'antiquité  ,  Hoang  ti^  Tao^  Chun^  Tu^ 
Tang,  Fou  vang,  T'cheou  kong.  Dans  des  tems  moins  reculez  Fou  kong^  Yen 
liu^  Confucius,  &c.  Mais  fans  remonter  encore  jufques-là  ,  vous  avez 
dans  l'exemple  de  Hiao  ouen  un  de  vos  ancêtres,  ce  qu'il  convient  de  faire 
en  ce  genre  ;  &  dans  celui  de  Chi  hoang ,  ce  qu'il  eil  à  propos  d'éviter. 
Pour  conclufion,  je  vous  confeille  d'abandonner  les  travaux  de  Tchang  lin:  de 
vous  fixer  à  l'ancienne  fépulture,  &  de  régler  par  une  délibération  de  tous 
vos  Grands  les  accommodemens  qui  doivent  fe  fiire. 

Une  glofe  dit  que  Tching  ti  parut  dabord  touché  du  diicours  de  Lieon. 
hiang,  mais  qu'il  ne  iuivit  cependant  point  fon  confeil. 

.éf^:^  ,Éi^p*  #H^  j*r^j^  jéf^pti  #S^  SûÊ  ^^^  ^fiT* 


Remon- 
Trances  au 
fujei  du 
Gouver- 
«emeat. 


Attre  Remontrance  du  même  Lieou  hiang  au  même  Em- 
pereur Tching  ti ,  fur  ce  qu'il  ahandonnoh  le  Gouver- 
nement aux  parens  de  P Impératrice, 

PRiNCE,  il  n'efl  point  d'Empereur,  qui  ne  fouhaitte  maintenir  dan? 
fon  Etat  le  bon  ordre  &;  la  paix  pendant  fon  régne,  &  qui  ne  fe  pro- 
pofe  de  tranfmettre  fa  couronne  à  fes  dei'ccndans,  cependant  les  grandes  ré- 
volutions ne  font  pas  rares:  &  il  eft  encore  moins  rare  de  voir  dans  les  Etats 
du  moins  de  dangereux  troubles.  On  cite,  Scjele  crois  vrai,  que  la  plus 
ordinaire  &  la  plus  immédiate  caufe  de  ces  malheurs,  eft  la  faute  que  font 
les  Princes  ,  de  donner,  ou  de  laifTer  prendre  trop  d'autorké  à  certains  de 
leurs  fujets.  Cela  paroît  évident  par  un  grand  nombre  d'exemples  que  nous 
en  fournit  l'ancien  livre  {a)  Tchun  tfiou.  Dans  des  tems  plus  voifins  du 
notre,  Tchao'vangR.oide  Tfing,  vit  fon  Etat  dans  le  dernier  defordre,  pour 
avoir  rendu  trop  puiffans  les  frères  de  fa  mère.  Encore  fut- il  heureux  de 
trouver  deux  fujets  fidèles  &  intelligens,  qui  le  foûtinrent.  Eul  chi  fuccef- 
feur  de  Chi  hoang  fe  repofa  de  tout  fur  Tcbao  kao.  Celui-ci  commença  par 
éloigner  tous  ceux  qu'il  jugea  capables  de  lui  fliire  ombrage:  après  quoi  il 
abufa  librement  de  ion  pouvoir.  La  révolte  fuivit  bien-tôt.  £ul  chi  perdit 
l'Empire  Sc  la  vie.  Cet  exemple  n'eft  pas  ancien  ,  puifque  c'ell  à  ce  Prince 
le  dernier  de  ■//?«,  qu'a  fuccedé  la  dynaftic  Han. 

Mais 

<a)  Ce  livre  eu  cite  qu?.ntité:  ce  na  fout  que  noms  d'.homraes  &  de  pays.  Je  les  paffc. 


ET    DE    LA    TARTARIE   CHINOISE. 


f4P 


trances  au 
fujet  du 
Gouver- 
nement. 


Mais  cette  dynaftie  elle-même  nous  fournit  un  exemple  encore  plus  ré-  Suite  des 
cent  :  dès  .la  féconde  génération  elle  fe  vit  prête  à  périr.  Les  Lz«,  que  la  Remon- 
fiiveur  de  l'Impératrice  ifluë  de  cette  maifon,  avoit  rendus  exceffivement 
riches  &  puiflans,  s'étoient  emparez  du  gouvernement.  Il  n'y  avoit  d'hon- 
neurs 6c  d'emplois  que  pour  eux,  ou  bien  pour  lem-s  créatures.  Ils  avoient 
le  commandement  des  troupes ,  tant  du  Nord  que  du  Midi  :  leur  orgueil  Se 
leur  fierté  alloit  encorc  plus  loin  que  leur  pouvoir.  Ils  n'avoient  plus  qu'un 
pas  à  faire,  pour  monter  fur  le  trône  :  ils  fe  difpofoient  à  le  faire,  quand  les 
Heou  de  Kiang  6c  de  Tchti  hi,  foûtenus  de  quelques  autres  de  leur  caradtere, 
avec  un  zèle  &  un  courage  digne  d'eux,  s'oppoferent  auxZ-z«,.  les  exter- 
minèrent, 6c  aflurerent  le  trône  aux  Z./c«>k  (^). 

Les  Ouang  {b)  font  aujourd'hui  ce  que  les  Lm  étoient  alors.  On  en 
compte  jufqu'à  vingt-trois  qui  font  élevez  aux  plus  grands  honneurs.  Un 
d'eux,  géuéralifîîmc  de  vos  troupes,  difpofe  de  tout  en  maître,  6c  comme 
il  lui  plaît.  Cinq  autres  qui  font  de  cette  même  famille  de  Lieou^  portent 
le  fafte  6c  l'infolence  au  plus  haut  point.  Ils  couvrent  fouvent  du  prétexte 
du  bien  public  leur  cupidité,  leurs  violences,  £c  quelquefois  même  les  paf- 
fions  les  plus  bafles  6c  les  plus  honteufes.  Quand  ce  prétexte  ne  peut  avoir 
lieu  ,  leur  reflburce  eft  le  nom  de  l'Impératrice  6c  le  vôtre.  Ils  font  fentir 
ce  qu'ils  lui  font  6c  ce  qu'elle  vous  eft,  6c  fous  ce  titre  ils  ofent  tout.  Il  n'y 
a  dans  les  premières  charges  des  grands  tribunaux  que  des  gens  de  leur  mairK 
Eft-on  de  leur  cabale,  les  applaudit-on?  On  monte  bien-tôt  aux  premiers 
emplois.^  Temoigne-t-on  n'en  vouloir  pas  être?  On  reflent  bien-tot  les  ef- 
fets de  leur  vengeance.  Heureux  celui  auquel  il  n'en  coiâte  pas  la  vie.  Ils 
ont  à  leurs  gages  une  troupe  de  grands  parleurs ,  qui  ne  ceflént  de  les  prô- 
ner par-tout.    Vos  Miniftres  mêmes  font  dans  leurs  intérêts. 

Voilà  dans  la  vérité  ,  grand  Prince  ,  voilà  fur  quel  pied  font  les  Ouang 
tandis  que  les  Princes  de  votre  maifon  font  dans  l'oubli.  On  a  foin  d'éloig- 
ner par  mille  artifices,  ceux  d'entr'eux  en  qui  l'on  fent  du  mérite.  On  vous 
rappelle  fouvent,  pour  vous  infpirer  de  la  défiance  à  leur  égard,  les  éxem^ 
pies  des  Princes  de  len  (c)  6c  de  Kai  tchi:  maison  évite  de  vous  parler 
des  Liu  (d)  6c  des /Jo.  Enfin,  ]^m\\is  le  Hoang  fou  (ous  les  Tcbeou:  jamais 
le  Heou  de  2ang  fous  les  Tjin:  jamais  les  Liu  ,  6c  les  Ho  fous  les  Jîan  vos 
prédécefieurs ,  n'ont  été  à  un  fi  haut  point  de  crédit  6c  de  puifiance,  que 
le  font  les  Ouang  fous  votre  régne.  Un  même  Etat  ne  fouffre  point  deux 
puiflances  fi  extrêmes.  Ou  votre  maiion  eft  dans  le  dernier  danger ,  ou 
celle  des  Ouang  doit  périr.  Souvenez-vous  de  qui  vous  defcendez.  Ne  fe- 
roit-il  pas  honteux  pour  vous  de  laifler  pafTer  l'Empire  à  de  fimples  alliez, 
&  de  réduire  à  la  plus  vile  condition  ceux  qui  font  dt  votre  fang?  Si  vous 

n'êtes 


{a.^  C'eft  le  nom  de  la  famille  dont  la  dynnflie  fut  fartiommce  ha», 
{b)  Nom  d'une  famille  dont  ctoit  l'Impératrice,  époule  de  l'Empereur  rdinz  ti. 
(c)  Deux  Princes  de  la  maifon  régnante,  lelquels  avoient  caufé  quelques  rroubles.  _ 
{d.'j  D>.'ux  familles,  dont  chacune  avoit  eu  une  Impératrice,   6:  qui  avoient  abufé  de- 
leur  trop  grand  pouvoir. 

Zzz  l 


yp  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

n'êres  point  affez  fenfible  à  vos  intérêts  perfonnels ,  fongez  à  foutenir  la 
fplendeur  du  palais  de  vos  ancêtres.  Il  y  va  de  votre  honneur.  Il  y  va  même 
de  l'honneur  de  l'Impératrice.  Car  c'cil  une  régie  établie  dés  l'antiquité  la 
plus  reculée,  qu'une  femme  doit  préférer  la  famille  de  ion  mari, où  eile  eft 
entrée  ,  à  celle  dont  elle  cil  lortie.  Il  faut  s'y  prendre  de  loin  pour  aflurer 
le  bonheur  des  Etats.  Il  faut  prévenir  les  troubles  avant  qu'ils  arrivent.  En 
uler  autrement,  c'eft  tout  niquer. 

Il  eft  encore  tcms,  fi  vous  le  voulez  :  mais  croyez-moi,  ne  tardez  pvis. 
Approchez  de  votre  perfonne  ,  6c  faites  entrer  dans  le  gouvernement,  les 
Princes  de  votre  fang  qui  ont  du  mérite  :  mais  iiir-tout  donnez-y  moins  de 
part  à  vos  alliez.  Hiao  ouen  les  en  exclut,  &  ion  régne  fut  tranquile.  Qiic 
vos  alliez  foient  riches  de  vos  bienfaits  en  confidération  de  l'Impératrice: 
qu'ils  ayent  dequoi  le  foutenir  dans  la  fuite  fur  un  bon  pied  :  mais  que  votre 
maifon  régne  &  gouverne  :  c'eft  l'avantage  réel  des  deux  maifons.  C'eft 
le  moyen  que  toutes  deux,  chacune  en  fon  rang,  durent  £<:  flcuriftent  pen- 
dant plufieurs  fiéclts.  Que  fi  V.  M.  en  ufe  autrement,  il  y  a  tout  fujet  de 
craindre  qu'on  ne  voye  encore  de  nos  jours  les  tragiques  événemens  dont 
j'ai  parlé  ,  ôc  que  vous  ne  laiffiez  à  la  pofténté  un  trilte  fouvenir  de  votre 
régne. 
Eff  t  de  Une  glofe  dit  :  Tching  ti  ayant  lu  cette  remontrance,   fit  venir  Lieou  M' 

ces  Re-  ang  cn  fa  préfence  :  &  témoignant  par  des  foupirs  être  fort  touché  de  fon 
montrai!-  dil'cours,  lui  dit:  foyez  en  repos.  Comptez  que  je  vais  penfer  &  pourvoir 
<^^'-  à  ce  que  vous  m'avez  repréfenté.  De  plus,  il  l'éleva  fur  le  champ  a  un  em- 

ploi fort  confidérable. 

Sur  la  fin  du  régne  de  'tching  tij  on  donnoit  dans  toutes  fortes  defuperP- 
titions  6c  de  prétendus  fécrets ,  particulièrement  dans  la  recherche  d'une 
efpèce  d'immortalité.  Dans  le  recueil  dont  je  tire  ces  pièces,  on  met  un 
difcours  de  Kou  yong  qui  repréfenté  à  l'Empereur  la  vanité  de  ces  recher- 
ches ,  &  qui  conclut  par  l'exhorter  à  ne  point  permettre  qu'aucun  de  ces 
charlatans  paroifle  à  fa  cour.  Toute  fa  preuve  confifte  en  des  exemples  ti- 
rez de  rhiftoire  *.  Ainfi  l'indiquer  comme  je  fais,  c'eft  donner  l'extrait  de 
fon  difcours. 

Placet  de  Mei  fou  préfenté  à  l'Empereur  Tching  ti ,  en 

faveur  de  la  famille  de  Confuàus» 

T)  Rince,  on  dit  communément  qu'il  faut  que  chacun  fe  conforme  au 
favc"  de  JL  ""g  9"''^  '(\tTX:  que  celui  qui' en  ufe  d'une  autre  forte,  s'expofe  à  de- 
là Famille  plaire  au  Prince,  &  à  reflentir  les  effets  de  fon  indignation.  Suivant  cet- 
de  ConfH-  re  maxime,  je  devrois  me  taire,  &  n'étant  qu'un  petit  Officier,  je  ne  de- 
««».  vrois 

*  Fond  ordinaire  de  l'éloqueucc  CUinoifc, 


ET  DE  LA,  TARTARIE  CHINOISE.  ffi 

vroisrien  propoler  de  confidérablc :  mais  j'avoue  que  je  ne  goûte  point 
cette  maxime.  La  crainte  des  fupplices ,  ôc  l'efpérance  d'une  plus  haute 
fortune  ne  font  point  ce  qui  me  touche.  Enmetaifant,  conformément 
au  rang  peu  élevé  que  je  tiens,  je  puis  paflér  tranquilcment  mes  jours,  il 
ell  vrai;  mais  auflî  après  ma  mort,  mon  nom  iera  plutôt  oublié  que  mon 
corps  ne  fera  pouri.  Or  il  n'y  a  ponit  de  repos,  ni  même  de  fortune,  que 
je  veuille  acheter  à  ce  prix:  mon  ambition  ne  fe  borne  point  à  cette  vie. 
"Je  cherche  à  mériter  qu'après  ma  mort  on  grave  mon  nom  fur  des  monu- 
mens  de  pierre,  èc  qu'on  me  voye  gravement  aflis  dans  une  falle  élevée,  de- 
vant laquelle  foit  une  belle  cour.  J'aurois  un  vrai  regret  d'avoir  pafle  ma  vie 
fans  être  (a)  utile  à  ma  patrie,  ôc  d'avoir  mérité  par  là  d'être  aufîi-tôt  ou- 
blié après  ma  mort. 

Voilà  ce  qui  m'occupe  jour  8c  nuit  :  &  c'efl  aufli  ce  qui  m'engage  à 
vous  préfenter  ce  placet.  On  dit  communément,  &  il  eft  vrai,  que  con- 
ferver  les  autres,  c'eft  le  moyen  de  fe  maintenir  foi-même:  6c  que  c'eft  fe 
fermer  à  foi-même  le  chemin,  que  de  le  fermer  aux  autres:  félon  que  chacun 
fait  le  bien  ou  le  mal,  il  en  reçoit  la  récompeniè  ou  la  peine.  Chi  hoang 
éteignit  les  Tcheou^  6c  envahit  les  fix  Royaumes,  Sous  lui  la  venu  fut  fans 
honneur  6c  fans  récompenfe.  Sous  lui  cefTerent  les  cérémonies  en  l'honneur 
des  chefs  de  nos  trois  fimeufes  iiynafties.  Enfin  il  fit  ce  qu'il  put  pour  é- 
teindre  la  vraie  (b)  doélrine.  Aufli  mourut-il  dans  l'allarme  &  dans  le  trou-' 
ble,  fon  fils  fut  tué  &  avec  lui  fa  poftérité  fut  éteinte:  punitions  qui  ré- 
pondent parfiitemeut  à  fa  conduite  à  l'égard  d'autrui. 

Fou  vang  tint  une  autre  conduite.  Avant  que  d'être  defcendu  du  char 
qui  lui  fer\'it  à  remporter  la  victoire,  il  donna  lès  ordres  pour  conferver  les 
defcendans  de  nos  cinq  77.  Il  fit  Prince  de  Ki  un  des  Bia  (c)  èc  Prince  de 
Song  un  des  Tng,  afin  qu'ils  fuflent  en  état  de  continuer  les  cérémonies  à 
l'égard  des  chefs  de  ces  familles,  Se  pour  montrer  en  même  tems  qu'il  ne 
prétendoit  pas  tellement  poflèder  l'Empire  ,  qu'il  n'en  fît  bonne  part  à 
d'autres.  Aufli  fa  famille  en  récompenfe  fe  multiplia  fi  fort,  que  le  nombre 
de  ceux  qui  apportoient  les  tablettes  de  leurs  pères  dans  la  f.Ule  des  ancêtres 
formoit  comme  le  cours  d'un  beau  fleuve.  Aujourd'hui  la  famille  royale 
des  Tng  n'a  point  d'héritiers  dircét  qui  foient  en  place.  Tching  tang^  qui  en 
fut  le  chef,  n'a  perfonne  qui  continue  en  fon  honneur  les  cérémonies 
ordinaires.  Ne  feroit-ce  point  pour  cela  que  vous  n'avez  point  encore 
d'héritier  ? 

Suivant  l'interprétation  que  Kou  leang  donne  à  un  endroit  du  Tchim  tfioUy 
Confucius  &  fa  famille  defcendent  des  Tng.  V.  M.  feroit  fort  bien  de  les 
honorer  du  titre  de  fucceflcurs  en  chef  de  cette  famille  royale,  pour  en 

con- 

(«)  Une  glofe  dit:  c'eft  rendre  un  vrai  fervice  à  l'Etat,  que  de  procurer  des  honneu/s 
aux  grands  hoinmes  du  tems  pallé. 

(*)  Le  Chinois  dit:  Titnh'io,  la  docîlrine  de  Yun  ou  la  dodrine  célefte. 

(cS  Les  nia  régnoient  avant  les  Chang  ou  "rng:  les  Chang  avant  les  Tcheoii,  dont  Yo» 
Wang  fut  le  premier  Empereur.    C'eft  et  qu'on  appelle  les  trois  dynaflies. 


f^i  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CtlINE, 

continuer  les  cérémonies.  Il  eft  vi-ai  qu'ils  n'en  defcendent  qu'en  ligne  col- 
latérale: mais  qu'importe?  Le  premier  d'une  famille  qui  devient  Prince, 
entre  bien  en  pofleffion  de  prélîdent  des  cérémonies,  quoique  ce  l:ut  aupa- 
ravant le  droit  d'un  autre,  (a)  Un  Prince  d'un  mérite  nire  ,  quoique  né  d'u- 
ne fenune  du  fécond  ordre,  ell  bien  quelque  fois  préféré  (è)au  fils  de  l'épou- 
fe.  D'ailleurs  une  ancienne  tradition  dit  :  Les  defcendans  des  gens  de  mé- 
rite 6c  de  vertu,  ne  doivent  point  être  fans  terres.  A  plus  forte  raifon  ceux 
de  Confucius,  cet  homme  fi  fage  èc  fi  vertueux,  cjui  de  plus  a  l'avantage 
de  delcendre  des  Tt^g.  Tcbing  vang  faifant  les  funérailles  du  grand  Tcheoti 
kongïon  oncle,  ne  le  traitta  qu'en  Tcbu  heoii.  Hoang  tien  {c)  trouva,  dit-on, 
que  c'étoit  trop  peu,  &  le  témoigna  par  un  grand  orage. 

Aujourd'hui  la  falle  de  Confucius  ell  peu  honorée  6c  fes  defcendans  font 
au  rang  du  petit  peuple.  Qu'un  fi  grand  homme  ne  foit  refpcélé  dans  les  cé- 
rémonies ordinaires,  que  par  des  gens  d'une  fi  bafle  condition,  ce  n'eft  pas 
l'intention  des  Hoang  tien.  Confucius,  fans  poRéder  aucun  Royaume ,  a  eu 
toutes  les  qualités  d'un  grand  Roi.  C'ell  pour  cette  raifon  que  Kou  leang 
l'appelle  Roi  fans  Royaume.  V.  M.  peut  donc  en  fi  confidération  accor- 
der à  fes  defcendans  ce  que  je  propofe.  Outre  que  je  ne  doute  point  que 
cette  bonne  aétion  ne  contribue  au  bonheur  de  votre  Empire":  c'eft  le 
moyen  d'éternifer  votre  mémoire.  Voici  pourquoi.  Jufqu'ici  ce  n'a  point 
été  l'ufage  qu'on  honorât  les  grands  hommes  dans  leurs  defcendans.  Les  fa- 
ges  Rois  qui  vous  fuccederont ,  fuivront  cet  ufage ,  Sc  l'on  fe  fouviendra 

Sentiment    éternellement  qu'il  aura  commencé  fous  votre  régne.    Efl-ce  une  chofe  à 

del'Erape-   négliger? 

^rfurSite       ^u'^  ^"'^^  pièce,  l'Empereur  Cang  hï  dit:  le  but  de  Met  fou  étoitde 

Pièce.         faire  illuftrer  la  famille  de  Confucius ,  pour  obtenir  plus  fûrement  ce  qu'il 
prétendoit. 

Un  glofe  dit  que  'ïching  îi  accorda  à  la  famille  de  Confucius,  ce  que 
Met  fou  propofoit. 

(.3)  Il  7  a  des  auteurs  fameux  quigémilTcnt  îurcet  ufage,  &  quile  regardent  comme  un 
abus. 

(&)  On  met  de  ce  nombre  le  fameux  Vmvimg.  Cependant  on  crie  toujours  contre^ 
Et  l'on  prétend  que  cela  ne  s'eft  prefque  jamais  fait  fans  de  très-facheufes  fuites. 

(e)  Le  caradere  Hoang  ne  s'applique  qu'à  l'Empereur,  &  Ttm  comme  on  l'a  dit  plu; 
fleurs  fois  veut  dire  ciel. 


Sotii 


ET   DE   LA   TARTARIE   CHINOISE,  j-fj 

Sords  Tcliing  ti ,  à  Voccafion  de  quelques  phéttomenes  ex^ 
traordmatres  ,  un  prétendu  Ajîrologue  propofa  d'en- 
voyer  une  groffe  armée  contre  les  Barbares  du  Nord: 
û  ajouta  que  quand  l'armée  fer  oit  en  état ,  le  premier 
Officier  confidérahle  qui  feroit  quelque  faute  y  il  le 
fallo'tt  fane  mourir  :  que  par-là  on  imprïmeroit  du 
refpeB  aux  autres:  qu'on  répandroh  la  terreur  chez 
les  Barbares  :  qu'on  détourneroit  les  mauvais  augu- 
res ,  ^  que  tout  réuffiroit.  Tching  ti  donnant  à  de^ 
mi  dans  ce  projet ,  demanda  à  Ouang  kia  ce  qu'il 
en  penfoit»  Celui-ci  répondit  ^ar  écrit  en  ces  ter- 
mes, 

CE  n'cfl  point  par  des  paroles,  mais  par  des  aftions  de  vertu,   qu'il  Difcours! 
faut  chercher  à  toucher  6c  à  gagner  le  cœur  des  peuples.     C'eft  par  '^"''  '^w 
une  vertu  réelle  &  folide,^  6c  non  par  de  beaux  dehors,  qu'il  faut  répondre  f,""'^r'^ 
6c  obéir  à  Tien.     Non,  il  n'eft  pas  permis,  6c  il  ell;  encore  moins  facile  d'inMrL 
d'impofer  au  petit  peuple.     Bien  moins  ell-il  permis  ou  poflîble  de  troni-   loguc. 
per  Chang  tien.,   6c  d'échapper  à  fes  pénétrantes  (<?)  lumières.     Quand  il 
fait  paroître  des  phénomènes  extraordinaires ,  c'eft  pour  retenir  les  Princes 
dans  le  devoir,  ou  bien  pour  les  y  rappeller.     S'ils  profitent  de  cet  ^is,  6c 
qu'ils  pratiquent  tout  de  bon  la  vertu,  le  cœur  des  peuples  eft  content ,   6c 
'lien  a  ce  qu'il  prétend. 

Pour  ce  qui  ell  de  ce  que  difent  certains  difcoureurs,  qui  prennent  occa- 
fîonde  tout  pour  fe  faire  valoir,  6c  qui  prétendent  voir  dans  les  aftres,  la 
néccffité  6c  le  fuccès  de  ces  expéditions  contre  nos  voifins,  je  fuis  bien 
éloigne  de  trouver  dans  leurs  difcours  la  vraie  manière  de  répondre  6c  d'o- 
béir à  Tien.  11  me  femble  y  voir  au  contraire  les  trilles  préliminaires  des 
plus  funeftes  révolutions.  Rien  de  plus  effrayant,  il  ell  vrai,  que  de 
voir  un  Officier  confidérable,  traîné  pour  la  moindre  faute  les  mains  liées 
derrière  le  dos,  6c  venir  à  la  porte  du  palais  fubir  le  plus  honteux  fupplice. 
Mais  cet  apareil  de  terreur  empêcheroit-il  qu'on  ne  dît  avec  vérité,  qu'il 

ell 

{a')  L'expreffion  Chinoife  du  fens  e[l  Ch'm  ,  qui  fignifie  efprit,  fpiritud,  excellent  8c 
impénétrable  tout  enfemble. 


Toffie  IL  Aaa 


5-5-4  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

eft  toujours  dangereux  de  remuer  fans  néceffitc:  6c  que  les  avis  decesdif- 
coureurs  n'étoient  point  des  avis  à  fuivre.  Pour  moi  dans  les  confeils 
qu'on  vous  donne,  voici  tout  ce  que  j'y  vois:  ou  flatteries,  pour  vous 
engager  dans  les  entreprifcs  réellement  très-périlleufes  :  ou  raifonnemens 
frivoles  fondez  fur  de  nouvelles  conje£tures,pour  vous  porter  à  une  févérité 
outrée.  Or  y  a-t-il  rien  de  plus  capable  de  gâter  le  Prince  le  plus  ver- 
tueux ,  que  la  flatterie  ?  Y  a-t-il  rien  de  plus  propre  à  attirer  la  haine  ÔC 
les  imprécations  des  fes  fujets,  que  des  expéditions  auflî  périlleufes  que  peu 
néceflaires? 

Pour  ce  qui  eft  de  ces  raifonnemens  frivoles  fondez  fur  de  vaines  conjec- 
tures, ils  donnent  vifiblement  atteinte  à  la  vraie  doftrine  :  6c  la  févérité 
outrée  qu'on  veut  par  cette  voye  vous  infpirer,  eft  diamétralement  oppofée 
à  la  clémence  6c  à  la  bonté  :  vertus  dont  fe  font  toujours  piquez  les  plus 

frands  Princes.  Autrefois  Mou  kong  Roi  de  Tfmg^  préféra  l'avis  de  certain 
ifcoureur,  aux  fages  confeils  du  vieux  Général  Pe  U  lu.  Il  lui  en  coûta  la 
ruine  entière  de  fon  armée.  AIou  kong  alors  reconnut  hautement  fa  faute, 
mais  trop  tard:  fon  armée  étoit  défaite.  Croyez-moi,  ce  qui  eft  le  plus 
capable  de  rendre  un  Prince  fameux  dans  les  fiécles  à  venir ,  c'eft  fon  ha- 
bileté à  difccrner  ceux  qui  cherchent  à  lui  impofer:  6c  fon  attention  à  ne 
pas  donner  aifément  dans  les  avis  de  gens  fins  expérience  6c  fans  fagefl'e. 
V.  M.  peut  s'en  convaincre,  en  lifant  l'hiftoire:  je  l'y  exhorte  autant  que 
je  le  puis  :  6c  je  la  conjure  âir-tout  de  ne  point  s'en  tenir  fans  examen  aux 
premiers  confeils  qu'on  lui  donne. 


L'Empereur  Ngai  ti  avoit  un  favori  nommé  Tong  hien. 

Il  le  comblait  d'honneurs  &  de  biens:  ceft  ce  qui  faifoit  frémir  tout 
le 'inonde.  Ouang  kia //'^/r  f^/^  une  remontrance  à  l Empereur • 
Après  y  avoir  expofé  fort  au  long  les  faveurs  de  l'Empereur  à 
V  égard  de  Tong  hien:  les  riche  (fes.,  forgitcil,  ^  le  fafte  de  ce 
favori  :  il  rapporte  l'exemple  de  deux  perfonnagcs  que  la  faveur 
avait  ainfi  élevés  fous  d'autres  régnes .,  ^  q^  leur  fortune  avait 
tellement  aveuglés,  quils  avaient  enfin  mis  le  trouble  dans  l'Etat, 
©  s' étaient perd.us  eux-mêmes.  Il  conclut  par  prejfer  l'Empereur 
de  bien  pe  fer  ces  deux  exemples  ïê  d'autres  des  fiécles  pa  fez,  C^ 
de  modérer  fes  bienfaits  à  l'égard  de  Tong  hien,  ne  fût-ce  que 
pour  le  bien  même  de  ce  favori,  à  qui  des  faveurs  fi  outrées  11e 
pouvaient  manqiier  de  nuire.  L'hiftoire  dit  que  cette  remontrance 
ne  plut  point  à  Ngai  li ,  (^  qu'il  n'en  aima  pas  moins  Tong 
hien  ;  que  cependant ,  comme  s'il  avait  eu  quelque  honte  d'aller 

ouveX" 


'Tipe- 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  fff 

ouvertement  contre  la  remontrance .,  il  prit  un  détour  pour  augmen- 
ter les  grands  biens  de  fin  favori.  L'Impératrice  régnante  produi fit 
une  ordonnance  vraie  ou  Jupofée ,  par  laquelle  f  Impératrice  doiiai- 
riere  léguait  A  Tong  bien  un  T)omaine  de  deux  mille  familles. 
Cette  ordonnance  fut  remife  à  Ouang  kia  Miniftre  d'Etat^  pour 
en  procurer  rexéeution  :  Ouang  kia  auJ]J-tôt  la  cacheta  ,  '($  la 
remit  à  l Empereur  ainjl  cachetée ,  avec  une  féconde  remontrance  .^ 
où  il  lui  dit  ce  qui  fuit. 

ON  ledit,  Scilefl:  vrai,  c'eft  proprement  7/'ra  qui  eil  le  maître  des  Remo.i= 
dignitcz.  &  des  terres.     Aufli  le  Chi  king  dit-il  en  parlant  des  louve-  tianxs  à 
rains,   î/>«  dtpate  ious  les  ordres  un  homme  capable  &  vertueux.     C'eil; 
donc  la  place  de  l'icn  que  tiennent  à  cet  égard  ceux  qui  régnent.     Qu'y-a-  choix  Je  ^ 
t-il  de  plus  propre  à  leur  inipirer  dans  la  dillribution  des  grâces  Se  des  fa-  lesFavoris» 
veurs ,  une  léneuie  attention  &  une  crainte  relpeftueufe  .^    Quiconque  en 
effet  les  diilribue  mal,   en  eil  prefque  toujours  puni  par  les   murmures  & 

Îiar  les  malédiftions  des  peuples ,  par  le  dérangement  des  faifons  ,  par 
es  maladies,  &  par  d'autres  malheurs  femblables.  On  ne  peut  pas  être  plus 
allarmé  que  je  le  fuis, de  voir  d'un  côté  que  V.  M.  eft  toujours  valétudinai- 
re: &  de  l'autre,  qu'une  bienveillance  exceflîve  pour  un  fiivori,  vous  fait 
prodiguer  en  fa  faveur  les  plus  hauts  titres,  épuifer  vos  tréfors  ,  craindre, 
pour  ainû  dire, qu'ils  ne  fuffii'ent  pas  pour  lui;  enfin  vous  dégrader  en  quel*- 
que  façon,  &  vous  abaiflér  vous-même  pour  l'élever. 

Hiao  ouen  un  de  vos  ancêtres,  eut  envie  d'élever  certaine  tcrrafTe.  Sur  le 
devis  qu'on  lui  fit  de  ce  qu'elle  pourroit  coûter ,  quoique  la  fomme  fût 
modique,  6c  ne  pafsât  pas  cent  [a)  Kin^  il  y  renonça  malgré  Ion  inclina- 
tion. Hien  votre  favori  l'entend  bien  mieux.  Il  n'elt  point  rare  de  le  voir, 
tout  fujet  qu'il  efl;  ,  tirer  d'i  tréfor  royal  jufqu'à  mille  Kin  ,  pour  en 
gratifier  quelque  famille.  C'eft  ce  qui  depuis  l'antiquité  la  plus  re- 
culée ne  s'étoit  point  encore  vu.  Auffi  n'entend-on  dans  tout  l'Empi- 
re que  des  imprécations  contre  lui.  C'ell  un  proverbe  de  village ,  que 
qui  fe  fait  montrer  au  doigt  ,  ne  meurt  point  de  maladie.  Je  trem- 
ble pour  T'ong  bien  :  j'apprends  néanmoins  qu'on  produit  une  ordon- 
nance de  la  feue  Impératrice  ,  fuivant  laquelle  on  prefcrit  aux  Miniilres 
d'Etat  6c  aux  autres,  de  le  mettre  encore  en  pofleffion  de  ce  qui  faifoit  ci- 
devant  le  domaine  de  trois  Heou.  Pour  moi,  je  vous  l'avoue ,  je  panche  à 
croire  que  ces  nouveaux  tremblemens  de  terre,  ces  écroulemens  de  montag- 
nes, CCS  éclypfes  de  folcil,  font  des  avis  qu'on  vous  donne,  de  ne  pas  éle- 
ver le  fujet  au-defilis  du  Prince.  On  voit  depuis  long-tcms  Ilicfi  comblé  de 
vos  bien-faits ,  les  dédaigner  infolemmcnt  :  après  avoir  reçu  de  vous  quel- 
ques terres,   vous  en  demander  l'échange:   après  l'avoir  obtenu,  revenir 

fans 

(^"i  A'ijourd'hui  cent  Kin  font  cent  onces  d'argent.  Etoit-ce  alors  la  même  chofe.-»  je 
n"en  fçai  tien. 

Aaaa  z 


5:f<j  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DELA  CHINE, 

tins  cefle  à  k  cliarge,  6c  vous  fatiguer  par  (k  nouvelles  demandes  :  lui  tou- 
jours importun  &  toujours  infatiable  :  vous  toujours  facile  &  condefcen- 
'dant  à  l'es  délîrs  6c  à  les  caprices.  On  le  voit,  depuis  long-tems.  Mais 
comme  rien  n'efl  plus  contraire  au  rcfpe£t  qui  vouseftdû,  6c  au  bien  de 
votre  Etat:  il  n'eft  pas  un  de  vos  bons  lujcts  qui  ne  le  voye  avec  douleur. 

Vous  avez  une  ianté  foible,  vous  n'avez  point  encore  d'héritier.  Ces  cir- 
conftances  exigent  de  vous  une  fmguliere  application  à  gagner  le  cœur  de 
^ien  ,  à  vous  rendre  aimable  à  vos  lujets,  &  à  mériter  par-là  une  hcurcufc 
proteftion.  Cependant  vous  ne  pcnlez  à  rien  moins.  Tou<.occupé  de  la 
fortune  d'un  homme  vous  négligez  le  relie ,  même  votre  propre  fanté. 
Quoi ,  fe  peut-il  fiire,  que  vous  l'oyez  fi  peu  fcnfible  à  ce  qui  foutint  Kao 
ifou  dans  tant  de  travaux  6c  tant  d'exploits,  je  veux  dire  au  défîr  ccàl'efpé- 
rancc  de  perpétuer  le  trône  dans  votre  race?  Le  Vivre  Hiao  king  *  dit:  s'il 
fe  trouve  à  la  cour  d'un  Prince  fept  Officiers  vraiment  zèlez,  qui  ayent  af- 
lez  de  courage  pour  faire  de  relpeâiueulés  remontrances  dans  l'occafion  , 
quand  ce  Prince  d'ailleurs  Icroit  peu  réglé,  il  ne  perd  pas  pour  cela  l'Em- 
pire. Si  j'ofe  aujourd'hui,  remettre  à  V.  M;  cette  ordonnance  bien  cache- 
tée ,  ce  n'eft  pas  que  je  manque  de  refpeft  pour  les  ordres  de  là  cour,  ce 
n'eft  pas  que  je  cherche  à  périr  en  vous  oftenfant  :  c'cft  que  je  n'ofe  la  pro- 
duire: c'eft  que  pour  l'honneur  de  "V.  M.  6c  pour  le  bien  de  fon  Etat,  je 
crains  infiniment  que  le  public  n'en  ait  connoiflance.  Ce  que  j'en  fais,  6c  ce 
que  j'en  dis,  ce  n'eft  point  pour  me  faire  valoir,  ni  pour  vous  vanter -mon 
zèle.  Daignez  examiner  vous-même,  quel  autre  motif  pourroit  m'êngager 
à  ces  remontrances  réitérées,  malgré  le  danger  auquel  elles  m'expofent. 
Jugcmcns  L'Empereur  Canc^  hi  loué  fort  les  deux  remontrances  de  Otianz  K/a. 
divers    lur    ^  ,,  .,  .^-^      .    .        ^^       .  ,i-  i-  i  ^  ' 

cette  Pié-   fur-tout  celle  quej  ai  traauite.  On  cite  auiii  divers  auteurs,  les  uns  morts, 
ce.  les  autres  vivans,  qui  louent  cette  pièce.     Oitang  Kia  -pénz^  non  pas  préci- 

fément  pour  ces  remontrances  ,  mais  pour  quelque  autre  affaire  que  la  ven- 
geance de  îTo»^  fe«  lui  fulcita:  il  fut  mis  en  prilon,  6c  il  s'y  laifla,  dit-on, 
îTiourir  de  faim.  Son  trifte  fort,  dit  Tûhing  te  fieou,  ferma  la  bouche  à  ce 
qui  reftoit  de  gens  zèlez. 

Sous  le  même  Empereur  Ngai  îi^  Tanyii  PrinceTartare  au  Nord-Oueft 
de  la  Chine,  écrivit  une  lettre  de  foumiffion,  par  laquelle  il  demandoit 
l'agrément  de  ix  Majefté,  pour  venir  en  perfonne  lui  rendi-e  hommage.  La 
plus  grande  partie  des  Miniftres  6c  des  Confeillers  d'Etat, regardèrent  cette 
demande  comme  une  occafion  de  fiiire  de  gros  frais  qu'ils  jugeoient  aflez 
inutiles.  Tang  yong  fut  d'un  avis  contraire,  ^  préfenta  fur  cela  une  remon- 
trance à  rEmpcrcur.  Il  y  déduit  fort  au  long  tous  les  embaras  que  ces  peu- 
ples ont  donné  depuis  les  Jfm.  Il  repréfcnte  que  c'eft  en  même-tems  ur» 
honneur  6c  un  avantage  pour  la  Chine  ,  que  ces  peuples  fe  foumettent.  Il 
ajoute  qu'on  ne  peut  rejetter  la  propofition  de  Tan  yu.iàns  l'irriter:  6c  qu'on 
ne  peut  l'irriter,  fans  que  l'Empire  s'en  refiente  long  tems  :  l'Empereur  fur 
cette  remontrance ,  accepta  la  propofition  de  Tanyu^  6c  lui  envoya  Tagré- 

menî:: 
*  Qcla  piété. filiale  par  Confudus. 


ET  DE  LA   TARTARIE    CHINOISE;        .   f^ 

ment  qu'il  dcmandoit.  Dans  le  livre  dont  ces  pièces  font  tirées,  on  met  en 
marge  quelques  réflexions,  qu'un  ancien  auteur  nommé  Hou  yu  ,  fait  fur 
révcneinent  dont  il  eil  parle  dans  celle-ci. 

Plufieurs  de  nos  Empereurs,  dit  cet  auteur,  voyant  tout  tranquile  au- 
d^dans  ,  ont  été  tentez  de  faire  au- dehors  des  conquêtes  ,  &  fe  font  pi- 
quez de  foumettre  des  peuples,  qui  n'av oient  pu  être  fournis  par  les  dynaf- 
ties  précédentes.  Tel  fut  entre  autres  Fou  //",  un  des  Har.^  qui  pendant  plus 
de  trente  ans  occupa  de  groflés  armées  contre  fcs  voifins  au  Nord-Oucif , 
&  fans  fucccs.  Au  contraire,  fous  les  régnes  de  ^"«f^//,  Tuenti,  Tchmgti 
5c  Ngai  ti ,  Princes  qui  ne  penibient  à  rien  moins  qu'à  faire  des  conque- 
tes  ,  on  vit  de  ces  peuples  le  foumettre ,  particulièrement  du  tems  de 
iS'gai  ti^  fous  le  régne  duquel  la  dynalHe  Hou  ctoit  bien  déchue;  Ou  *  Sun 
rendit  hommage  ielon  les  rits,  6c  plus  de  cinquante  petits  Princes  de  ces 
régions  occidentales  ,  avoient  un  fceau  qu'ils  recevoient  de  notre  Em- 
pereur. 

Qyoique  rien  en  apparence  ne  pût  être  plus  glorieux  &  plus  avantageux 
pour  la  Chine:  pour  moi  quand  je  la  confidere  dans  cette  fituation,  je  la 
compare  à  un  grand  arbre  qui  poufTc  de  longues  branches  &;  un  épais 
feuillage,  mais  dont  les  vers  attaquent  le  tronc  &  la  racine.  L'arbre  tout 
beau  qu'il  paroit ,  efl  en  grand  danger.  Auffi  nos  fages  Rois  de  l'antiquité 
s'occupoient  du  loin  de  bien  régler  le  dedans  de  leur  Empire  :  ils  en  fai- 
foient  leur  capital,  &  ils  étoientbien  éloignés  de  le  négliger  pour  former  des 
defléins  au  loin.    O  qu'ils  l'entendoicnt  bien  ces  grands  hommes  ! 

Kong  cijJANG  Miniftre  fous  Ngai  ti  propofa  à  ce  Prince  de  détruire  les   Sentlmetiï 
palais  de  ceux  de  fcs  ancêtres,  dont  le  tems  &:  le  rang  étoit  pafle.  La  pro-    dcl'Empc-- 
pofition  en  général  parut  railbnnable.     Toute  la  difficulté  fut  fur  le  palais    ^h\Lxzl\à. 
des  Hia%oti-\- y  fur  lequel  les  avis  furent  partagez,     ^mn  le,  Pongfucn,  &   Pigce 
quelques  autres  étoient  du  fentiment  qu'il  fût  détruit,  difant  quequoique 
Hiao  voti  eût  été  un  très-grand  Prince,  &  que  l'Empire  lui  eût  de  grandes 
obligations;   cependant  Ion  tems  étoit  expiré,  ôc  que  fuivant  les  dégrez  de 
fuccefllon  &  de  parenté  ,   fon  palais  fe  devoit  auffi  détruire.     Lieou  hing^ 
Oitang  chtin  ,   êc  quelques  autres  furent  d'un  avis  contraire.  Ils  préfentérent 
fui-  cela  de  concert  un  petit  difcours  à  l'Empereur.  11  efh  employé  tout  en- 
tier à  faire  valoir  le  régr.e  de  Hiao  vou,  qui,  félon  ce  qu'ils  en  difent,  &  ce 
qu'en  dit  l'hiftoire  ,   fut  un  très-grand  Prince,.  &  fur-tout  un  grand  con- 
quérant. Ils  finiflént  par  dire  que  les  King  t  n'ont^  rien  déterminé  claire- 
ment fur  le  nombre  des  dégrés,  dont  ces  palais  peuvent  fubfifter  cnfemble. 
Ils  montrent  par  quelques  exemples  qu'il  y  en  a  eu  pour  fept  générations  en 
même  tems.  Ngai  ti  fuivit  ce  dernier  avis,  Se  le  palais  de  Hiao  vou  fut  con-  ■ 
fervé. 

*  Ceft  celui  qu'on  a  ci-devant  nommé  Tan  y«, 
t  Ceft  celui  qui  e!b  ailleurs  nommé  Vcu  si. 
^  Livres  en  vers  qui  font  régie. 

A.ia  a  5,  'ti? 


f^S  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

yf  Ngai  ti  fficcéda  Ping  ti ,  ^o^^it  le  régne  fut  de  peu  de 
durée  :  Vang  puen  s  empara  du  Trône,  &'  la  Dy- 
najîie  H  an  fut  interrompue  pendant  plus  de  vingt  ans, 
Sieou  autrement  dit  Ouen  chou  ,  petit  fils  de  Kao 
tfou,  la  releva  à  la  neuvième  génération':  ^  les  Han 
remontez  fur  le  Trône  l'occupèrent  encore  près  de  deux 
cens  ans.  Ce  Rejiaurateur  de  la  Dyiafîie  Han  a  été 
furnommé  Quang  vou, 

Dan  27.  de  fon  régne ,  quelqu'un  lui  préfenta  un  Mé- 
moire pour  Vangager  à  faire  la  guerre  aux  Barbares  du 
Nord-Ouefl:  il  répondit  à  cette  propofition  par  la  Dé- 
claration fuivante. 


Projets  de     T  E  me  Ibm'iens  d'avoir  lu  dans  Hoang  che  kong^  que  ce  qui  eft  flexible  5c 
Guerre.  I    en  apparence  foible,  l'emporte  fur  ce  qui  elt  loide  6c  fort.     C'ell  une 

•^  allufion  qui  fait  voir  que  ce  qu'on  appelle  force  8c  puiflance  ,  doit  cé- 
der 8c  cède  en  effet  à  la  douceur  8c  à  la  vertu.  Aufli  a-t-on  coutume  de 
dire  que  quand  un  Prince  eft  vertueux,  ce  qui  fait  fon  plaifir,  fait  auffi  ce- 
lui de  fon  peuple.  Au  lieu  que  quand  le  Prince  eft  fins  vertu  ,  fcs  plaifirs 
font  de  nature  à  ne  pouvoir  être  goûtez  de  fes  fujets.  L'on  ajoute  avec 
raifon  5  que  les  plaifirs  du  premier  font  durables  8c  font  même  la  fûrcté: 
mais  que  ceux  du  fécond  font  courts  8c  caiï/ent  fa  perte.  Celui  qui  cherche 
des  affaires  au-dehors,  fe  fatigue  fans  nul  profit.  Celui  qui  le  borne  à  cel- 
les du  dedans ,  les  conduit  fans  embaras  8c  heureufement  jufqu'à  la  fin. 
Voit-on  le  Prince  tranquilc  ?  On  s'attache  à  lui.  A-t-il  des  affaires  emba- 
rafTantes  ?  Bien  des  broiiillons  en  profitent.  De-là  vient  cette  maxime  : 
celui  qui  cherche  à  étendre  ion  domaine,  le  rend  défert  8c  ftérile.  Celui 
qui.cherche  à  croître  en  vertu,  voit  en  même  tems  croître  fes  forces.  Eft- 
on  content  de  ce  qu'on  a?  On  le  conferve  fans  grand  mouvement.  Veut- 
on  envahir  ce  qui  eft  à  d'autres?  Il  faut  fe  fatiguer  à  nuire  Se  à  d'étruire. 
Des  viétoires  de  cette  nature  font  dans  de  fond  de  vrayes  défaites.  Mon  gou- 
vernement eft  encore  très-imparfait  :  mon  Empire  fouftre  fouvent  des  cala- 
mitez  publiques  :  mon  pauvre  peuple  a  peine  à  vivre  ,  8c  pafTe  aflez  trifte- 
ment  fes  jours.  Qiie  feroit-ce,  fi  par  des  entreprifes  à  contrc-tems,  j'aug- 
mentois  encore  fa  miferc  .^ 

Sur 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  ffsi 

Sur  cette  pièce  l'Empereur  Cang  hi  dit:  ^tangvou  («)  avoit  été  bien  Sentiment 
long-tems  à  la  tête  des  armées.     Il  Içavoit  combien  la  guerre  fait  foufFrir  ^^  Cang  hi 
les  peuples.     Il  n'elt  pas  furprenant  qu'il  prenne  ainli  garde  à  ne  s'y  pas  en-  pîéc""^ 
gager  fans  néceffité. 

Une  glofe  dit  que  depuis  cette  déclaration ,  perfonne  ne  s'avifa  de  propo- 
fer  à  ^ang  "jou  des  projets  de  guerre. 

Ming  ti  quatrième  fils  de  Qiiang  yoixxfut  fon  fucce[feur. 
Etant  Tai  ( b )  tze ,  'd  avo'it  pour  Précepteur  Ouen 
yong,  Ceîm-a  étant  infirme  y  demanda  par  un  P la- 
cet à  fe  retirer  de  la  Cour.  Ming  ti  alori  Empereur 
fit  au  P  lacet  de  Ouen  yong  une  réponjè  par  écrit  y 
telle  que  je  vais  la  traduire, 

J'Ai  eu  le  bonheur  dès  ma  plus  tendre  jeunefle  d'étudier  fous  vous  pen-  ^,'*""^  , 
dant  neuf  ans.  Malgré  vos  foins  je  fuis  encore  un  homme  fans  péné-  XXm\ 
tration  6c  fans  lumière.  Nos  cinq  K'mg  ont  de  l'étendue  :  les  paroles  fonM*;V«, 
de  nos  anciens  fages  dont  ils  font  pleins ,  font  myftérieufes  &  profondes. 
C'eft  tout  ce  que  peuvent  faire  les  génies  du  premier  ordre,  que  de  les  pé- 
nétrer à  fond;  chofe  bien  au-delfus  de  la  portée  d'un  homme  fans  génie,  6c 
fans  talent  y  que  je  fuis.  Votre  fecours  me  feroit  encore  très-utile,  6c  je 
fens  combien  peu  je  mérite  ce  que  vous  me  dites  d'obligeant,  en  deman- 
dant à  vous  retirer.  D'autres  que  vous ,  ont  ufé  de  termes  à  peu-près  fem- 
blables  à  l'égard  de  certains  de  leurs  diiciples:  mais  ces  difciples  étoient  en' 
effet  gens  habiles ,  qui  avoient  parfaitement  pénétré  nos  King.  D'ailleurs 
ils  étoient  obligés  par  des  devoirs  preffiins,  6c  par  des  affaires  de  famille, de 
s'éloigner  de  leur  maître.  Ils  lui  en  témoignoient  leur  chagrin,  6c  le  maître 
leur  répondoit  pur  des  marques  d'eftime  qu'ils  méritoient.  Pour  moi  ,•  je 
ne  mérite  point  celles  que  vous  me  donnez  dans  votre  placet.  Mais  puif- 
qu'abfolument  vous  voulez  vous  retirer,  je  n'ofe  m'y  oppofer  :  je  vous  re- 
commande fpulement  de  ménager  votre  foible  fanté,  de  ne  rien  égargner 
pour  cela  :  enfin  de  faire  le  cas  que  vous  devez  de  votre  précieulè  *  per- 
ibnne. 

Tchang 

(")  ^<»»g  vm  lui-même  dans  une  lettre  à  iih  de  fes  Officiers  dit  :  j'ai  été  dix  an«  à 
l'année:  je  ne  fçai  ce  que  c'ell  que  vains  complimens. 

(i)  lai,  Dgnifie  grand  ,  très-urand.  T« ,  finnifie  fils.  On  joint  communément  à  ces- 
deux  cjrafléres,  le  caradére  Ho  bmg,  &  l'on  die  Hoang  tai  /«,  pouf  exprimer  celui  des- 
;nfans  de  l'tmpereur  qui  elt  défigné  fucceiTeur. 

'  Le  Chinois  dit  de  votre  corps' de  pierres  prccieufes. 


S60  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Tchang  ti  fuccéda  à  Ming  ti  fon  père,  La  fecofide  an- 
née de  /on  régne  tl  'y  eut  une  grande  fée  hère /Je.  Des 
donneurs  d'avis  attribuèrent  cette  calamité  à  ce  qu'on 
ffélevoit  pas  les  parens  de  l'hnpératrice  mère.  AuJJl- 
tôt  on  propofa  à  l'Empereur  de  les  élever.  D Impé- 
ratrice mère  s'y  oppofa ,  ^  fit  publier  la  Déclaration 
fi/ivante. 


Dcchn-      £~^  E  s  difcoureurs  qui  attribuent  la  fccherefTe  à  ce  que  mes  parens  font 
rimpérp. 


V->  '"^"^  dignitez,  parlent  ainfi,  ou  pour  me  flatter,  ou  par  quelque  fé- 
tncé^fur       cret  intérêt  qui  les  anime.     Ce  qu'ils  difent  eil  fans  fondement.     Cinq 
des  repro-   [a)   frères  d'une  Impératrice  furent  fiijts  Heou  en  un  même  jour.     Cela 
ches  qu'on   j-jg   produifit   pas   la   moindre  pluie.     Chacun   fçait   les  troubles  qu'ont 
nc'nlieerlï   ^^'^^^  ^o^s  d'autres  régnes  les   parens  des   Impératrices.     C'efl  pour  pré- 
famille.  '    venir  de  femblables  malheurs  ,  que  le  feu  Empereur  6<:  moi  nous  avons  ju- 
gé, qu'il  ne  convenoit  point  que  mes  parens  enflent  part  au   Gouverne- 
ment. J'en  ai  fouvent  averti  mon  fils  qui  régne  aujourd'hui.   Voici  .ce:pen- 
dant  qu'on  le  prefle  d'élever  les  Ma  {b)  fur  le  pied  des  T«  {c).  Cela  efl:-il 
raifonnablc?    J'ai  l'honneur  d'être  Impératrice,  c'efl-à-dire,  la  mère  {d) 
de  l'Empire.     Les  habits  que  je  porte,  font  de  foye  ,  mais  fimples  6c  fans 
broderies.     Ma  table  n'eft  ni  magnifique  ni  délicate.     Mes  gens  font  vêtus 
des  étoffes  les  plus  communes  :  je  ne  dépenfe  ni  en  parures  ni  en  parfums. 
Ma  vue  en  cela  efl:  de  fervir  d'exemple  principalement  â  mes  parens,  Se  de 
les  porter  à  faire  de  même.     Au  lieu  d'imiter  en  cela  ma  conduite,  je  fçai 
qu'ils  en  font  un  fujet  de  raillerie,  6c  qu'ils  regardent  ma  frugalité  6c  ma 
modeflic  comme  une  épargne  fordide.    Je  paflbis  il  y  a  quelque  teras  par 
la  Ç)orte  nommée  To  long:  j'y  rencontrai  un  de  mes  parens.     M'étant  arrê- 
tée un  moment  pour  demander  de  fes  nouvèles,  je  vis  à  fa  fuite  un  long  fleu- 
ve de  chariots,  une  lefte  6c  nombreulb  troupe  de  gens  à  cheval,  dont  cha- 
cun fembloit  un  dragon  volant.     Les  moindres  de  fes  domeflriques  étoient 
tous  richement  vêtus.     (>omme  fes  gens  6c  les  miens  étoient  trop  proches, 
je  ne  voulus  pas  me  fâcher,    ni  lui  foire  publiquement  une  réprimande. 
Mais,   pour  lui  aider  à  fc  rcconnoitrc,  j'ai  eu  loin,  fans  dire  pourquoi, 
,  qu'on 

(<«)  Elle  indique  les  OH-ing,  contre  lefquels  on  a  vu  ci-delTus  des  remontrances  aflez 
fortes, 
(é)  -Nom  rte  la  famille  dont  croit  l'Impératrice. 

fc)  Nom  d'une  fimille  qui  avoit  contribué  le  plus  à  rétablir  la  dynaûic  ïïan. 
\d)  miné  mou.    Ktué  fi£;uifie  Empire,  Royaume.    Meu,  lignifie  mcre. 


ET  DE   LA   TARTARIE    CHINOISE.  5-51 

qu'on  lui  retranchât  fes  penfîons  d'un  an.  Je  ne  vois  pas  malgré  cela  qu'il 
travaille  à  fe  coriger,  ni  qu'il  témoigne  être  fenfible  aux  calamitez  publi- 
ques. Qui  connoîtra  les  iujets,  dit-on  ordinairement,  fl  ce  n'eille  Prin- 
ce? Je  connois  en  elïet  mes  gens,  6c  mes  parens  mieux  que  les  autres. 
Non,  quoiqu'on  en  puifle  dire,  je  ne  veux  point  m'éloigncr  des  fa- 
ges  vues  du  feu  Empereur ,  ni  dégénérer  de  la  vertu  de  feu  mon  pè- 
re, (a)  Je  n'ai  garde  de  renouveller  ce  qui  a  déjà  une  fois  fait  tomber  la 
dynallie  Han. 

«•^5,-»5  <»as^  5^^  «i^sft  ;«SS9»  ^^^^^i^-m  ^'^  ^ss«^  -m 

V Empereur  Tchang  ti,  aprh  avoir  lu  &'  relu  avec  de 
gra/idsjoup'irs  cette  Déclaration  de  l' Impératrice  fa  mère  ^ 
fit  de  nouvelles  wftances  auprès  d'elle  6f  Im  dit,     ■ 

DEPUIS  long-tems ,  c'eft  une  coutume  de  faire  Fang  ou  Rois  les 
iîls  de  l'Empereur,  £c  Heou  les  frères  de  l'Impératrice.  L'un  n'elfe 
gueres  moins  établi  que  l'autre.  Votre  modeftie  6c  votre  délintérefl'ement 
vous  font  honneur:  il  elt  vrai  :  mais  pourquoi  m'empêcher  d'être  auffi  libé- 
ral, 6c  auffi  bienfailant  que  mes  ancêtres?  De  trois  oncles  maternels  que  je 
voudrois  faire  Heou,  un  eft  déjà  fort  âgé,  un  autre  eft  infirme.  Ainlî  quel- 
les fuites  y  a-t-il  à  craindre?  Si  vous  ne  vous  relâchez,  vous  me  ferez,  je 
vous  l'avoue,  une  peine  extrême.  Ainfi  je  vous  prie  de  confentir  que  fans 
délai  cela  fe  fafle. 

L'Impératrice  répondit  aux  tnjlances  de  f on  fils  par 
la  Déclaration  fuivante . 


QE  n'efl 
précéi 
;  au  pr( 


'eft  pas  à  la  légère,   6c  fans  y  avoir  bien  penfé,  que  j'ai  fait  ma 

__  récédente  déclaration.  Je  ne  cherche  point  à  faire  valoir  ma  mo- 
deftie au  préjudice  de  votre  libéralité.  Ce  que  j'ai  en  vue,  c'eil  l'avan- 
tage réel  6c  folide  des  deux  maiibns.  Autrefois  l'Impératrice  Teoii  * 
propofa  de  iaire  Hcou  le  frère  aîné  de  l'Impératrice  Ouang.  (l;)  Kao  tfoii, 
dit  Ta  fou  ,  en  s'y  oppofant ,  régla  qu'on  n'éleveroic  à  cette  dignité 
que  des  perfonnes  de  la  famille  régnante,  ou  de  quelqu'une  des  fa- 
milles à  qui  elle  auroit   d'extrêmes   obligations.     Or ,    quels  font    les 

grands 

(<»)  Elle  étoit  fille  d'un  homme  de  guerre  fameux  pour  fa  fageffe  &  fa  vertu. 

*  Nom  de  famille. 

(i)  Autre  nom  de  famille.  De  ces  deux  Impératrices,  l'une  étoit  mère,  l'autre  époufe 
Je  l'Emperrur. 

I^ome  II.  Bbbb 


fôi  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

grands  fervices  de  Ah,  pour  le  mettre  aujourd'hui  de  pair  avec  les  Ta? 
D'ailleurs  il  en  efl;  ordinairement  des  tamillcs  qu'on  élevé  &  qu'on  enrichit 
i\  fort  en  fi  peu  de  tems,  comme  de  certains  arbres  aufquels  on  fait  porter 
deux  fois  l'année  :  cela  ne  peut  pas  durer.  Enfin  je  ne  vois  que  deux  rai- 
fons  qui  doivent  faire  fouhaitter  à  une  famille  d'être  riche  Se  dans  l'abon- 
dance: l'une  eft  pour  l'honneur  des  ancêtres,  pour  être  en  état  de  s'aquit- 
ter  des  cérémonies  réglées  à  leur  égard:  l'autre  pour  être  à  fon  aife,  &  vi- 
vre commodément.  Mes  frères  ont  de  vos  bienfaits  plus  qu'il  ne  fiut  pour 
cela:  qu'efl-il beibin  qu'ils  ayent  un  domaine?  Je  le  redis  encore  une  fois, 
i'.y  ai  bien  penfé.  Laiirez-là  vos  foupçons  6c  vos  inquiétudes.  La  plus  foli- 
de  marque  de  piété  que  je  puifle  donner  à  mes  ancêtres,  c'eft  d'afîurer  la 
fortune  de  mes  frères ,  en  l'empêchant  de  trop  croître.  Nous  fommes  dans 
des  tems  fâcheux.  Les  grains  font  à  un  prix  exceffif.  Les  peuples  font 
dans  la  miiére.  Cela  m'occupe  6c  m'afflige  jour  &  nuit.  Dpjis  de  fi  trif- 
tes  conjonélures,  que  je  penfe  à  élever  mes  parens,  &  que  je  leur  facrifie 
ce  que  je  dois  à  l'Empire,  moi  qui  fuis  fa  mère  ?Non,  qu'on  ne  m'en  parle 
plus.  Ônconnoît  mon  naturel:  je  fuis  ferme  dans  mes  réiblutions:  il  ell  inu- 
tile de  m'irriter  par  une  opiniâtre  réfîftance.  Si  nous  voyons  venir  des 
tems  plus  heureux,  où  l'abondance  6c  la  paix  régnent  par  tout:  alors  me 
bornant  au  foin  de  mes  petits-fils,  je  ne  me  mêlerai  plus  du  Gouvernement. 
Mon  fils  fera  ce  qu'il  lui  plaira, 
cciiu.u^..-  L'Empereur  Cang  hi  loue  fort  les  vues ,  lafagefle,  6cla  fermeté  de 
decanghi  cette  Princeffe.  Elle  fe  fentoit,  dit-il,  des  belles  inftruélions  6c  des  bons 
f,.,  .»^^P  ^j^gj^pies  de  fon  père.  Son  attention  6c  fon  zèle  peuvent  fervir  de  régie 
6c  de  miroir  aux  Impératrices  dans  tous  les  fiécles. 


Sentiment 


fur  cette 
Déclara- 
tion &lur 
l'Impéra- 
trice qui 
la  publiée.    ^4&'*^'3{..^ifr*^*'âi-^**^*i**=****^-****&*-Jê"â^*'3**i'â**** 


Tchang  ti  traînant  un  jour  les  grands  Officiers  de  fa 
garde  dans  un  de  fes  apparie  mens  du  Midi,  pajfa  par  ' 
bazar d  en  s'y  rendant  ^  par  devant  une  grande  f aile , 
OH  fe  gardaient  les  habits  Êf  les  meubles ,  qui  avoient 
été  à  l'ufage  de  l'Impératrice  Qiiang  lie  époufe  de 
Quang  vou ,  fon  grand-pere.  A  cette  vue  il  parut 
touché:  ïl  charnue  a  tout- à- coup  de  vif  âge ,  puis  fur  le 
champ  il  donna  ordre  qu'on  réfervât  de  tout  cela  un 
habit  de  cérémonie  propre  àe  chaque  f ai  fon  :  plus  cin- 
quante cadettes  d'habits  ordinaires.  Tout  le  refle  il  le 
difiribua  aux  Vang,  leuv  envoyant  par  un  Exprés  ce 

qu^iî 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  j-(5j 

qu^'il  avoh  deft'mé  à  chacun  d'eux.  Il  fit  plus  pour  le 
Vang  de  Tong  ping  qm  commandoït  les  frontières. 
Il  accompagna  fon préfent  d'une  Lettre,  La  vo'ict en 
notre  Langue, 


L 


E  grand  Officier  venu  de  votre'part,  m'a  inftruit  de  tout  ce  qui 


VOUS    Diflribn- 


tion  d'une 
G.xrderobe 
roiale. 


regarde.     Je  l'ai  écouté  moi-même  immédiatement,    Se  j'approuve 

fort  toutes  vos  démarches.  Tout  éloigné  que  je  fuis  de  vous,  je  m'occupe 
fouvent  de  vos  embaras  &  de  vos  travaux:  vous  ne  fçauriez  croire  avec 
quelle  triftefle  6c  quelle  inquiétude. 

Ces  jours-ci ,  traittant  les  Officiers  de  ma  garde  dans  un  appartement  du 
Midi,  j'ai  pafle  en  y  allant  par  devant  la  falle  ou  fe  garde  ce  qui  a  autrefois 
fervi  à  ^ang  lie.  Confucius  dit  :  Quand  nous  voyons  ce  qui  a  été  à  l'ufage 
d'une  perfonne,  dont  la  mémoire  nous  doit  être  chère,  Sc  que  cette  per- 
fonne  n'eft  plus;  les  fentimens  de  tendrefle  ôc  de  regret  naiflent  naturelle- 
ment dans  notre  cœur.  Je  l'ai  éprouvé  en  cette  occafion.  Vous  êtes  trop 
bon  (^  )  fils  8c  trop  bon  ami ,  pour  ne  pas  fentir  la  même  chofe  en  recevant 
ce  que  je  vous  envoyé.  C'elî  une  caifTe  des  habits  qu'a  laifle  l'Impératrice 
^lang  Ur,  8c  un  defes  ornemens  de  tête.  Cela  pourra  vous  être  de  quelque 
confohition  dans  les  tems  que  le  regiet  de  l'avoir  perdue  vous  affligera  le  plus. 
Et.  vos  defcendans  verront  par-là  quels  étoient  de  nos  jours  les  habits  de 
l'Impératrice  La  famille  de  Confucius  conlérve  encore  aujourd'hui  fon 
chariot,  fachaife,  fon  bonnet,  8c  fes  fouliers.  Telle  eft  la  force  delà  la= 
gefle  ;  quand  elle  a  été  finguliere  ,  elle  rend  recommandable  pour  long- 
tems.  Il  feroit  naturel  de  vous  envoyer  en  même  tems  quelque  chofe  de 
^mng  "OQu.  Mais  dès  la  féconde  des  années  nommées  Tchongyucn  ,  ce  qu'il 
avoit  laifle  fut  départi  à  tous  les  Ouang.  J'augmente  feulement  mon  pré-  Chevaux 
fent  d'un  cheval  du  pays  de  Ouan  *.  Cet  animal  a  cela  de  fingulier,  qu'il  p^Jjod^i"'^ 
rend  du  fang  par  un  petit  trou  qu'il  a  naturellement  fur  l'épaule.  Une  quement 
chanfon  faite  fous  Fou  ti,  célèbre  certain  cheval  qu'on  nommoit  célefte  ,8c  du  San?, 
qui  fuoit,  dit-on,  du  fmg.  Nous  avons  dans  celui-ci  quelque  chofe  d'ap- 
prochant. Hélas!  Pendant  que  je  vous  écris  ceci  ,  peut-être  aétuellemenc 
courez-vous  pour  arrêter  quelque  irruption  ,  ou  pour  foutenir  les  polies 
que  nos  trpupes  occupent.  Je  penfe  fouvent  à  vos  allarmes,  8c  à  vos  fati- 
gues, èc  j'y  fuis  tout-à-fait  fenfible.  Traittez-vous  bien,  je  vous  le  recom- 
mande ,  8c  ménagez  votre  fanté.  (^)  Je  fouhaitte  fort  de  vous  revoir 
bien-tôt. 

Kiang 

(a)  Le  On:!ns  de  Tûni  Ping  étoit  atifll  petit-fils  de  i^.ing  voit. 

1  ays  f.imçux  pour  ks  chevaux, 
(è)  Le  Chinois  dit  comme  un  homme  qui  a  foif,  en  fous-entendant,  fouhaitte  boire, 

Bbbb  z 


Piété  filiale 

rccompen 


04  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Kiang  Ké  onginaire  de  Tfi  étoh  fort  pauvre  ^  man  fort 
vertueux.  Il  fe  dijïingua  fur-tout  par  fa  piété  envers 
fa  mère  qui  étott  veuve.  Tout  fort  quartier  le  loïia  ft 
fort  aux  Magtftrats ,  que  V Empereur  en  fut  înftruit  ^ 
le  fit  Ta  fou  (<3).  Kiang  ké  devenu  infirme ,  obtînt  au 
bout  de  quelque  tems  la  permi/fion  de  fe  reth'er  en  fon 
pays,  il  ne  fut  pas  oublié  dans  fa  retraite,  Tchang 
ti  donna  en  fa  faveur  un  ordre  conçu  en  ces  termes, 

IL  y  a  quelque  tems  qu'un  des  Ta  fou  ^  Kiang  ké  s'eft  retiré  pour  caufe  de 
maladie.  Je  fouhaitte  fort  d'être  inftruit  de  l'état  de  fa  fanré.  La  pié- 
fïc.  "  té  filiale,  principe  6c  fondement  des  autres  vertus,  en  ell  aufll  comme  le 
couronnement.  ATi/eft  celui  qui  fous  mon  régne  s'eft  le  plus  diftingué  par 
cet  endroit.  Cet  ordre  reçu  ,  qu'on  lui  fourn.fle  du  grenier  public  mille 
mefures  de  grain.  Qu'à  la  huitième  lune  de  chaque  année  le  Magiftrat  du 
lieu  lui  donne  du  vin  Sc  un  mouton ,  &  s'informe  de  ma  part  comment  il 
fe  porte.  S'il(^)  lui  arrive  accident,  que  dans  les  cérémonies  ordinaires 
on  employé  un  animal  du  fécond  ordre. 

Ho  ti  quatrième  fils  de  Tcliang  ti  fut  fon  fucceffeur. 
Lorfqu'il  monta  fur  le  Trône  ^  l'Impératrice  fa  mère  y 
conformément  aux  intentions  du  feu  Empereur  ,  publ'ia^ 
la  Déclaration  fuivanîe. 

L'Empereur  Hiao  vou  ayant  à  punir  0«  *  &  2?<f ,  pour  fournir  aux 
frais  de  la  guerre,  mit  en  parti  le  fel  6c  le  fer.     Les  invafîons  fréquen- 
tes des  barbares  ont  été  caufe  que  cela  s'efb  continué  depuis.     Le  feu  Em- 
pereur s'elt  appliqué  à  diminuer  les  corvées  &  les  impôts.     Qiiant  au  paiti 
du  fel  &  du  fer  le  trouvant  établi  depuis  fi  long-tems,  6c  n'étant  pas  d'ail- 
leurs 

(4)  Rang  d'honneur  confidérable  à  la  Cour. 

\b)  C'eft- à-dire ,  s'il  vient  à  mourir:  mais  il  eft.  de  la   politeffe  Chinoife  d'éviter  cette 
cxpreiïion. 
•  Noms  de  Royaumes. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  f6r 

leurs  fans  crainte  de  guerre,  il  ne  crut  pas  dabord  y  devoir  toucher:  mais 
l'expérience  lui  fit  voir  que  par  la  malverlation  des  commis,  le  peuple  en 
'étoic  fort  incommodé  ,  lans  que  l'Etat  en  tirât  grand  avantage.  Cela 
lui  fiifoit  une  vraie  peine.  C'cil  pourquoi  il  a  laifle  ordre  en  mourant,  de 
caflcr  le  parti  du  fel  6c  celui  du  fer  :  d'abandonner  l'un  &  l'autre  au 
peuple  :  moyennant  cependant  certains  droits  payables  aux  Magiftrats 
ordmaires  des  lieux  félon  l'ancienne  pratique  :  en  conléquence  de  cet  or- 
dre, nous  faifons  la  préiente  déclaration.  Se  ordonnons  qu'elle  foit  publiée 
dans  tout  l'Empire,  afin  qu'on  y  fçache  nos  intentions,  6c  qu'on  s'y  con- 
forme. 

A  Ho  ti  fucceda  Cbang  ti  enfant  de  trois  mois.  L'Impératrice  fut  ré- 
gente. Dans  le  livre  d'où  fc  tirent  ces  pièces ,  on  en  met  une  de  cette 
Princeffe.     En  voici  l'extrait. 

Elle  gémit  fur  la  corruption  des  mœurs  :  £c  l'attribue  au  peu  de  foin   Plaintes  fur 
qu'on  prenoit  d'étudier  les  ^/«^.    Elle  appelle  des  perfonnes  de  réputation,    1^  corrup- 
pour  inftruire  les  Princes  6c  les  Princefles  du  fang.     On  en  comptoit  alors   ^''^"  <^^' 
plus  de  quarante  au-defius  de  l'âge  de  cinq  ans.     Diiférentes  écoles  furent    '"*^"'^^' 
pourvues  d'excellens  maîtres,  fur  lefquels  cette  Princefle  ne  dédaignoit  pas 
de  veiller  avec  beaucoup  d'attention.     Elle  en  fit  autant  à  proportion  pour 
les  jeunes  gens  de  fa  propre  famille. 

Vou  ti  premier  Empereur  de  la  feptUme  Dynajiie  nom- 
mée TÇiii.  {a)  y  recommande  qu'on  lui  donne  des 
avis  avec  liberté. 

CE  qu'il  y  a  de  plus  difficile  pour  un  Officier ,  c'cft  de  faire  à  fon  Prin-    ^''«  "'  de-- 
ce  des  remontrances.     Si  le  Prince  fe  rend  difficile,  il  ferme  la  bou-    '"^ndedej 
che  aux  plus  zèlez  6c  aux  plus  fidèles.    Je  ne  puis  y  penfer  ,   fans  poufler    '^"'^  ^'"'' 
de  profonds  ioupirs.     Par  une  déclaration  expreffe  j'ai  ci-devant  recom- 
mandé qu'on  me  donnât  librement  les  avis  qu'on  jugeroit  m'être  utiles. 
Je  fuis  en  effet  réfolu  d'en  profiter  de  mon  mieux.     Pour  augmenter  cette 
liberté,  voici  ce  que  je  déclare:  Pourvu  qu'une  remontrance ^foit  bonne  6c 
utile  pour  le  fond  ,  quand  elle  fcroit  mal  conçue,  quand  même  il  y  feroit 
échappé  quelque  expreffion  peu  mcfurée  :  je  ne  veux  point  qu'on  en  fiilfe 
un  crime  à  l'auteur.     Qu'on  diffimule,  ou  qu'on  pardonne.     Et  pour  bien 
faire  conncître  à  tout  l'Empire  qu'on  peut  aujourd'hui  fans  danger  donner 
des  avis  à  la  cour.    J'ordonne  qu'on  élargiffe  Kong  chao  6c  Ki  mou  fou  ^  qui 
m'ont  fi  fort  perdu  îe  refpeét. 

Kicn 
(«7  J'écris  le  nom  de  h  dynaftieT/;»,  fans  |  à  !a  fin,  quoiqu'il  y  dût  être,  poùrdinin^ 
guer  cette  dynaftic  de  celle  dont  Ch\  hoang  fut  le  fondateur.     Ces  deux  caraifléres  Chincùs 
font  très-diflférens. 

Bbb  b  % 


^66  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINÉ, 

c3œ!SS)œœKraœœœs!œ63œiîœKiKS3:>raœœ(:>3îoraœîîo:Kc^cœss!œ 

Kieii  yuen  ti  autre  Empereur  de  la  mhne  Dynaftie ,  en- 
treprit de  réduire  Ou  ,  (^)  nomma  Kiao  yang  kou 
Général  de  fes  troupes ,  6f  l'honora  de  divers  titres  :  en- 
tf  autres  de  celui  de  K  ai  fou.  Celui-ci  pour  s'excufer , 
préfenta  le  difcours  qui  fuit, 

Difcours     T  7"^  ^  ^  ^  Majefté  par  un  nouvel  excès  de  bonté  ,  veut  me  donner  le 
de  Kiao         y     Commandement  de  fes  armées,  ôc  m'honorer  en  même  tems  du  titre 
■^angkou      ^ç^  Kai  fou  ^  6cc.    J'ai  lu  cet  ordre  avec  relped,  6c  avec  reconnoiflance. 
cufer  d'ac-  Mais  ,   Prince  ,  depuis  dix  ans  que  j'ai  commencé  à  vous  lérvir,  je  n'ai 
cépter  le      déjà  eu  que  trop  d'emplois  honorables  Se  importans.    Je  fçai  le  peu  que  je 
Comman-    vaux,  ôc  combien  je  méritois  peu  les  emplois   dont  V.  M.  m'a   honoré. 
va'^^'^I^^  Je  mérite  encore  bien  moins  ceux  dont  elle  m'honore  aujourd'hui.    Je  fçai 
'^™'^"'     aulîî  quelle  faute  c'eft  d'abufer  trop  long-tems  de  la  faveur  de  fon  Prince. 
Ces  penfées  m'occupent  jour  &  nuit,  m'infpirent  une  jiiilc  crainte  ,   £c 
tournent  en  fujet  de  trillefle  pour  moi  les  honneurs  dont  Elle  me  comble. 
Une  fentence  des  anciens  dit:  Recevoir  les  plus  grands  honneurs ,  Retou- 
cher les  plus  gros  apointemens  fans  avoir  un  mérite  bien  reconnu ,  &  fans 
avoir  rendu  des  fervices  importants,  c'eft  fermer  le  chemin  des  grands  em- 
plois à  ceux  qui  en  Ibnt  capables ,  &  fruftrer  ceux  qui  ont  rendu  de  grands 
'  fervices,  des  récompenfes  qui  leur  font  dues.     A  la  faveur  d'une  alliance 
j'ai  déjà  été    aflez  élevé  ,    6c   peut-éire  trop.    V.   M.    y   doit   prendre 
garde.     Je  vois  cependant  que  par  un  effet  de  les  bontez,  elle  me  deftine  à 
de  nouveaux  emplois,  &  à  de  nouveaux  titres  encore  plus  éclatants.     Com- 
me je  ne  les  ai  point  mérité  par  mes  lervices,  je  n'ofe  les  accepter.     Ce  fe- 
roit  déshonorer  un  fi  haut  rang,  &  m'expofer  en  même  tems  à  une  chute 
funefte.    Je  pcnfe  depuis  du  tems  à  me   retirer ,    pour   garder  le  tom- 
beau de  feu  mon  père.      Le   moyen  de  le  faire  avec  ces  emplois  ?    Je 
crains  de  vous  déplaire,  en  refufant  vos  bienfaits  :   mais  d'autre  p.irt  il  me 
paroît  que  je  ferois  mal  de  les  accepter.     C'eft  une  maxime  de  l'antiquité, 
qu'on  doit  fçavoir  fe  borner,  £c  fur- tout  qu'un  grand  Officier  doit  être  at- 
tentif à  s'arrêter  oii  il  fout.     Cette  maxime  me  paroît  fi  cflentielle,  que 
malgré  mon  peu  de  vertu,  j'ai  fort  à  cœur  de  la  fuivre.     Depuis  huit  ans 
V.  M.  n'omet  rien  de  fon  côté,  ^our  attirer  à  la  cour  les  gens  de  mérite, 
&  pour  n'en  point  laifler  fins  emploi.     Mais  je  ne  vois  pas  qu'on  ait  répon-. 
du  à  vos  bonnes  intentions.     Il  y  a  bien  de  l'apparence  que  plufieurs  gens 
de  mérite  vivent  dans  l'obfcurité  6c  dans  l'oubli;  que  d'autres  ne  font  point 

avan- 
ça) Nom  d'un  Royaume  quifaifoit  partie  de  l'Empire,  mais  qui  s'étoit  fouftrait  à  la  dy- 
naflie  Tfm. 


ET  DELA  TARTARIE    CHINOISE.  ^6j 

avancez  à  proportion  dcieurs  fervices  :  que  cependant  on  m'élève  à  de  nou- 
vciiux  honneurs  6c  à  de  nouveaux  emplois  :  pourrois-je  les  accepter  fans 
rougir? 

Je  iuis  en  place  depuis  du  tems,  malgré  mon  peu  de  mérite:  mais  après 
tour,  je  luis  bien  loin  du  rang  où  votre  exceflivc  bonté  veyt  aujourd'hui 
me  placer.  Trouvez  bon  que  je  vous  propoieides  gens  qui  en  font  bien  plus 
dignes  que  moi.  Li  hi^  Tçeng  tchi  &  Li  yun  font  gens  dignes  de  votre  choix. 
Le  premier  qui  eft  déjà  Ta  fou,  joint  à  un  défintéreflement  parfait  de  gran- 
des vues ,  une  intégrité  à  l'épreuve ,  &  une  gravité  refpeétable.  Le  ÎC' 
cond  xaffi  Ta  fou ,  veille  fur  ces  aftions  avec  une  attention  finguliere,  &c  ne 
(c  permet  pas  la  moindre  liberté  peu  réglée:  c'efl  un  homme  lans  reproche 
pour  fa  perfonne,  &  qui,  fans  flatter  les  paffions,  ou  participer  aux  fautes 
d'autrui,  vit  cependant  bien  avec  tout  le  monde.  Le  troifiéme  qui  eft  pa- 
reillement Ta  fou,  homme  aufli  intelligent  ôc  défintérelfé  que  les  deux  au- 
tres, a  de  plus  un  air  aifé,  &C  des  manières  très-fimples.  Ces  trois  grands 
perfonnages  ont  vieilli  à  la  cour:  ils  y  ont  toujours  vécu  6c  fervi  avec  hon- 
neur: ils  ont  paflë  par  divers  emplois:  mais  leur  maifon  n'en  eft  pas  plus  ri- 
che. Me  préférer  à  ces  grands  hommes,  ce  feroit  tromper  l'attente  de 
tout  l'Empire.  Je  fuis  fi  éloigné  de  vouloir  être  avancé  au-defllis  de  ma 
portée,  que  je  penfe  au  contraire  à  me  retirer:  6c  j'ai  réfolu  de  le  faire  dans 
peu  de  tems.  L'état  préfent  de  vos" affaires  m'oblige  encore  à  différer. 
Mais  fouffrez  ,  je  vous  le  demande  en  grâce,  que  je  n'accepte  point  vos 
nouveaux  bienfaits.  Trouvez  bon  que  me  bornant  à  l'état  oiijefuis,  je 
me  rende  à  mon  pofte  fur  les  frontières  ,  où  ma  trop  longue  abience  peut 
avoir  de  mauvais  effets. 

Une  glofe  dit  que   l'Empereur  ne  fe  rendit  point  aux  excufes  de  r^«^   D^coun*^^ 
Hou,  qui  étoit  en  effet  un  homme  de  grand  mérite,  6c  de  plus,  frère  jumeau 
de  l'Impératrice.     Il  fut  donc  fait  Général ,  &  en  moins  de  deux  ans  il  ré- 
duifit  Ou,  qui  jufqucs  là  s'étoit  fouftrait  à  la  domination  des  Tfm. 

Lieou  che  expofe  à  V  Empereur  les  avantages  de  la  ver" 

tu  Y  an  g.     Elle  confijh  à  déférer  &  à  céder 

volont'îers  aux  autres. 

NOS  figes  Rois  de  l'antiquité  avoient  mis  en  vogue  la  vertu  7'ang  ,  6c  f^YÏvan'î 
témoignoient  en  faire  une  eftime  particulière.  Ils  avoient  en  cela  deux  ^^^g^  jç  ^^ 
vues.      La  première,  de  faire  enforte  qu'on  leur  produisît  les  gens  de  méri-  Vertu 
te.  La  féconde,  de  couper  pied  aux  jaloufles,  aux  intrigues  8c  aux  difputes.  rang. 
Tout  homme  eftime  le  mérite  6c  la  vertu.  Chacun  eft  naturellement  bien  aife 
de  pafler  pour  en  avoir.    Nos  anciens  le  fçavoient  bien  :  6c  quand  ils  recom- 

J-: —  ,_  ^,r, -jg  étoient  fort  éloignez  dcfiétendre,  que  par 

wne 


j-68  DESCRIPTION    DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  de      une  humilité  mal  entendue  ,    les  gens  de  vertu  &  de  mérite  ccdaflent  les 
l'ExpoH-     honneurs  &  les  emplois  à  d'autres  qui  manquoient  de  capacité  Se  de  vertu. 
tion  des  ^   q^  qu'ils  vouloient  c'étoit  que  les  gens  de  mérite  le  déférant  les  uns  aux 
de\Tver-  autres,  &  fe  cédant  volontiers  mutuellement,  il  n'y  en  eût  point  d'inconnus 
tur4«^.       ni  d'oubliez.    .Nommoit-on  quelqu'un  pour  un  grand  emploi?  Il  s'exculbic 
aulli-tot ,   6c  propofoit  en  fa  place  ceux  qu'il  en  jugcoit  les  plus  capables. 
Si  une  fi  louable  coutume  pouvoit  revivre,  qu'il  leroit  aifc  au  Prince  de 
faire  un  jufte  èc  judicieux  difcernement  des  Officiers  qui  le  lérvent  !  L'ufa- 
ge  eit  encore  aujourd'hui,  que  quand  un  Officier  efh  lur  le  point  de  s'avan- 
cer, il  s'excule  au  moins  par  cérémonie  fui"  fon  peu  de  capacité.     Mais  on 
n'en  voit  plus,  qui  propofeun  autre  pour  remplir  la  place  qu'on  lui  defti- 
ne.-    Ain{i ,   à  proprement  parler  ,    plus  de  déférence-véritable  parmi  les 
grands:  &:  dès-lors,  dit  Confucius,  on  ne  peut  attendre  du  peuple  qu'en- 
vie ,  que  querelles  ,   &c  contentions.     Hélas!  cet  efprit  d'énvie  ne  régne 
que  trop  parmi  les  Grands  mêmes,  au  lieu  de  refprit.^de  déférence.     Delà 
deux  grands  maux.     Souvent  le  mérite  eft  dans  l'oubli.     Souvent  quand  il 
a  paru,  il  ell  en  butte  à  la  médiflince. 

Qiiand  l'efprit  de  déférence  régnoit,  ceux  qui  avoient  un  vrai  mérite, 
jouilloient  bien-tôt  de  la  réputation  qui  leur  étoit  due:  car  chacun  d.1ns 
l'occafion  s'empreflbit  de  leur  céder.  Et  comme  on  ne  s'avife  pas  de  céder 
ù  un  homme  qu'on  n'ellime  pas  :  fi  des  gens  fans  vertu  ôc  l'ans  capacité  en- 
troient dans  les  charges,  il  y  en  avoit  du  moins  fort  peu,  &  on  ne  les 
voyoit  gueres  s'élever  plus  haut.  Aujourd'hui  les  grands  talens  èc  les 
médiocres  ,  font  tellement  confondus ,  qu'il  eft  tres-difficile  au  Prince 
d'en  faire  ,  comme  autrefois,  un  jufte  difcernement. 

Un  Roi  de  Tfi  qui  aimoit  fort  l'inftrument  de  mufique  lu,  aflembk  juC- 
qu'à  trois  cens  hommes  qu'il  en  faifoit  jouer  eniemble.  Un  certain  appelle 
Nan  ko  qui  n'y  entendoit  rien,  voyant  qu'on  faifoit  jouer  trois  cens  hom- 
mes enfemble,  jugea  qu'avec  un  peu  de  hardieflé,  il  pounoit  pafiér  dans  la 
foule.  En  effet,  il  reçut  fes  gages  comme  un  autre  pendant  long-tems.  Le 
Roi  étant  mort,  fonîuccefleur  fit  publier  qu'il  aimoit  encore  plus  que  fon 
prédécefieur  l'inftrument  3«,  mais  qu'il  vouloit  entendre  jouer  l'un  après 
l'autre  ces  trois  cens  hommes.  A  cette  nouvèle  Nan  ko  s'enfuit.  O  que 
de  Islan  ko  dans  les  emplois!  depuis  qu'on  ne  voit  plus  régner  la  vertu  2mg, 
ni  la  louable  coutume  qu'on  en  étoit  une  fuite. 

Du  moins  fi  le  mérite  s'étant  fait  jour  au  travers  de  cette  foule,  &  s'é- 
tant  élevé  aux  premiers  emplois-,  y  pouvoit  être  en  fureté.  Mais  que  n'y 
a-t-il  point  à  craindre  aujourd'hui,  que  l'envie  &  l'ambition  ont  malheu- 
reufement  fuccédé  à  l'efprit  de  déférence  !  En  effet,  ne  point  faire  du  tout 
de  fautes,  c'eft  une  choie  qui  n'eft  propre  que  d'une  fagefle  Se  d'une  vertu 
du  premier  ordre.  AullI  Confucius  louant  Teu  ife  qu'il  chériflbit  le  pus  de 
tous  fes  difciplcs,  borne  fon  éloge  à  dire  que  jamais  il  ne  tomba  deux  fois 
dans  la  même  fintte.  Or  fi  cette  foule  d'afpirans  ambitieux,  dont  la  cour 
fourmille  aujourd'hui,  fe  trouve  le  chemin  fermé  par  un  homme  d'un  mé- 
rite iupérieur,  il  eft  ovdinaire  qu'il  s'en  cjiagrine.     Dés-lors  on  eft  difpofé 


ET    DE    LA    TARTARIE  CHINOISE.  f6s, 

"à  en  parler  mal  :  affez  fouvent  on  le  calomnie  :  du  moins  a-t-on  grand  foin  Suite  de 
de  robferver,  de  relever  &  de  groffir  les  moindres  fautes  qui  lui  échappent,  ''t'^poil- 
Quelque  favorablement  prévenu  que  foit  le  Prince  pour  un  de  fes  Officiers,   Av",jfa^  5 
quand  il  lui  en  vient  fouvent  des  plaintes,  il  ne  peut  le  difpenfer  d'en  cxa-   de^h  V^e" 
miner  la  vérité  :  s'il  les  trouve  toutes  fans  fondement ,  c'eit  un  grand  bon-   tu  ran^. 
heur.    Mais  s'il  trouve  qu'on  dife  vrai:  ou  il  difllmule,  6c  fon  autorité  peu- 
à-pcu  en  fouffre:  ou  il  punit  tout  avec  rigueur.  Se  le  nombre  des  criminels 
devient  fi  grand,  qu'on  peut  à  peine  efpérer  de  n'y  être  pas  compris  tôt 
ou  tard.     Alors  non  feulement  les  gens  de  mérite  évitent  de  ic  produire: 
mais  ceux  mêmes  qui  font  en  place,  appréhendent  un  fâcheux  revers,  &  fc 
retirent  dès  qu'ils  le  peuvent.     Or  quels  grands  ferviccs  peut  efpérer  le 
Prince  £c  l'Etat,  de  gens  qui  vivent  dans  de  continuelles  allarmes,  èc  qui 
font  toujours  occupez  du  ibin  de  leur  fureté  ?     Quand  les  chofes  en  font  à 
ce  point ,  le  Prince  eft  bien  à  plaindre. 

Mais  le  moyen  de  remédier  a  ces  maux?  C'eft  de  rétablir  l'ancienne  pra- 
tique: &c  cela  n'eft  pas,  ce  me  femble,  fi  difficile.  Parmi  ceux  qui  font 
aujourd'hui  dans  les  grands  emplois,  ou  fur  les  rangs  pour  y  entrer,  il  y  a 
des  gens  éclairez  6c  vertueux.  S'ils  ne  s'empreflent  pas  d'en  propofer  d'au- 
tres pour  les  emplois  aufquels  on  les  nomme,  ce  n'elt  p.is  qu'ils  ignorent  le 
prix  6c  les  avantages  d'une  telle  déférence:  c'eft  que  la  mode  en  eft  paflee, 
6c  qu'ils  fuivent  le  torrent.  Quand  Chun  donna  à  Tu  l'emploi  de  Se  kong: 
Tu  s'excufa  refpeélueufement,  6c  pria  avec  inftance  qu'on  le  donnât  pliîtôt 
à  Tyî,  à  à7,  ou  à  KieoH  yu  plus  dignes  que  lui.  Quand  J"fut  nommé  lu 
koauy  il  préfenta  comme  plus  dignes  à  fon  avis,  'Tchti^  Hou,  Heong^  6c  Pa, 
Pe  y  en  ufa  de  même,  lorfqu'on  le  chargea  du  foin  des  rits.  Il  voulut  cé- 
der à  Kouei  6c  à  Long.  Enfin,  dans  ces  anciens  teras ,  ceux  qu'on  élevoit 
en  ufoient  ainfi.  L'ufage  qui  fubfifte  encore  aujourd'hui,  quand  on  eft  éle- 
vé à  quelque  charge,  de  préfenter  un  écrit  à  l'Empereur  en  adion  de  grâ- 
ces, eft,  ce  me  femble,  un  petit  refte  de  ce  qui  fe  pratiquoir  anciennement 
avec  tant  de  fruit.  On  en  peut  profiter.  Il  n'y  a  qu'à  régler  une  bonne  fois 
que  ces  écrits  qui  ne  contiendront  que  des  remercimens  en  l'air  6c  des  excu- 
fes  frivoles,  foient  abfolumcnt  rejettez:  6c  qu'on  ne  flide  pafler  au  Prince  , 
que  ceux  où  en  s'excui-cUit,  on  indiquera  de  bons  iujets  capables  de  l'em- 
ploi dont  il  s'agit.  Chacun  le  fera  fans  doute.  Alors  il  ne  tiend.-a  qu'à  l'Em- 
pereur de  comparer  ceux  qu'on  lui  propofe,  6c  de  préférer  en  chaque  rang 
ceux  à  qui  plus  de  gens  déférent.  Alor^  bien  des  gens  capables  qui  vivent 
aujourd'hui  dans  la  retraite,  uniquement  occupez  de  leur  propre  perfec- 
tion, feront  obligés  de  fe  produire,  6c  de  fervir  l'Etat  dans  les  grands  em- 
plois. Ceux-mêmes  qui  ambitionnent  ces  grands  emplois,  s'efforceront 
de  mériter  par  leur  conduite,  que  bien  des  gens  les  propofent.  Le 
choix  des  Officiers  fera  fondé,  pour  ainfi  dire,  fur  le  jugement  de  tout 
l'Empire.  Le  Prince  verra  par  les  yeux  de  prcfquc  tous  fes  Officiers  le  mé- 
rite de  chacun  d'eux.  Dés-lors  cefleront  les  vains  difcours,  èc  les  intrigues 
lécrettes  qui  perdent  tout.  Si  donc,  fans  faire  attention  que  ce  projet  vient 
d'une  pcrlonne,  dont  les  lumières  font  fort  bornées,  ceux  qui  tiennent  au- 

Tume  II.  Ccc  c  jour- 


570  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

iourd'hui  les  premiers  rangs,  l'appuyoient  auprès  du  Prince,  6c  en  procu- 
roient  l'éxecution:  je  crois  qu'ils  rendroicnt  à  l'Etat  le  plus  important  Icr- 
vice  qu'on  puifTe  en  ce  tcms-ci  attendre  d'eux. 

Sous  la  même  Dynajlie ,   Tfin  yu  pou  ouvrit  un  grand 

Collège  à  Pan  yang.      //  le  fit  comiohre  par  un  écrit 

ou  il  en  expofoit  les  régies.     Il  s'y  rendit  plus  de  Jept 

cens  jeunes  étudians.    A  la  première  ouverture  des  claf- 

fes  y   Yu  pou  leur  fit  le  petit  difcours  qui  fuit ^ 

Difcours  à  T7  0US  voici,  jeunes  étudians  aflemblez  en  fort  grand  nombre,  tous 
rouyertu-      Y     deftinez  à  rerpplir  un  jour  les  emplois  les  plus  importans,  tous  dans 
■'^  '^  ""        la  fleur  de  l'âge,  3t  pleins  d'une  ardeur  qui  fait  plaifir.     Aujourd'hui  s'ou- 
"'^^^'      vre  pour  vous  cette  nouvelle   académie.     Qu'y  venez-vous  faire?  Vous  y 
venez  apprendre  fans  doute  à  bien  parler,  à  bien  écrire,  ôc  particulière- 
ment  à  bien  vivre.     Vous  y  venez  jetter  les  fondemens  d'une  éminente 
vertu  ,  vous  rendre  capables  de  ce  qu'il  y  a  déplus  grand  dans  la  république: 
en  un  mot  étudier  férieufcment  la  véritable  fageflc. 

Il  eft  important  de  vous  avertir  que  d'abord  ce  genre  d'étude  n'a  rien  de 
fort  agréable  6c  de  fort  piquant  :  qu'il  arrive  affez  fouvent  que  les  com- 
mencemens  fe  goûtent  peu  :  mais  avec  le  tems,  c'eft  tout  autre  chofe. 
Différcns  exercices  fe  fuccédcnt  les  uns  aux  autres  :  on  s'y  perfeârionne  peu- 
à-peu,  on  acquiert  chaque  jour  par  la  Icélure  de  nouvelles  connoiflances , 
on  fait  foi-même  des  découvertes,  on  s'étudie  à  les  approfondir,  l'efpric 
s'ouvre,  le  coeur  fe  dilate,  on  fent  ce  que  vaut  cette  fagcfle:  on  goûte  dans 
fa  recherche  un  plaifir  qui  pafTe  tout  autre  plaifir  particulier,  &  qui  les 
vaut  tous  enfemble.  Enfin  Ton  eft  hcureufement  furpris  de  fe  trouver  tout 
changé,  fins  qu'on  fc  foit  prefque  ap perçu  comment  s'eft  fait  ce  change- 
ment. Oiii  la  teinture  que  prend  l'efprit  &  le  cœur,  en  étudiant  avec  ar- 
deur &  avec  confiance,  l'emporte  pour  la  durée  ,  fur  les  teintures  les 
plus  eilimées.  Celles-ci  s'effacent  à  la  longue,  ou  perdent  beaucoup  de 
leur  luftre.  L'autre  n'eft  point  fujette  à  cedépériflement,  quand  elle  a  été 
bien  prife. 

Pour  la  bien  prendre  ,  il  faut  imiter  en  quelque  chofe  les  teinturiers. 
Ces  artifans  commencent  par  bien  préparer  l'étoffe  qu'ils  ont  à  teindre  : 
après  quoi  ils  donnent  à  ce  fond  les  couleurs  qu'ils  lui  deftinent.  C'eil  ainfî 
que  tout  homme  fage  en  ufe  dans  la  morale.  Au-dedans  un  cœur  pur  & 
droit,  au-dehors  des  aftions  qui  y  répondent.  Voilà  ce  qui  eft  cflentiel  fie 
indifpenfible:  mais  chacun  peut  y  donner  plus  ou  moins  de  luftre,  félon 
les  difpofitions  plus  ou  moins  hcureufes  qu'il  a,  ôc  félon  fon  application  plus 

ou 


ET    DE   LA    TARTARIE   CHINOISE. 


fyi 


ou  moins  conftante.  Au  relie ,  quoique  les  talcns  ne  foient  pas  égaux , 
quand  on  ne  profite  pas  de  l'étude,  c'ell  bien  moins  faute  de  talent,  que 
manque  de  rélblution.  On  peut  être  bien  monte,  dit  le  proverbe,  fans 
avoir  le  cheval*  /v7:  fans  égaler  tout-à-fait  l'en  tfc  f  on  peut  être  bon  dif- 
ciple.  Le  grand  point  elt  d'être  confiant.  Vous  commencez  à  couper  ou 
à  fcier,  puis  vous  ceflèz  auflî-tôt:  fût-ce  un  arbre  tendre  ou  pourri,  on  ne 
poura  ni  le  couper,  ni  le  Icier  fort  vite.  Au  contraire  en  continuant  le 
travail,  on  taille  &  on  fcie  le  marbre  le  plus  dur. 

Courage  donc,  jeunes  étudians,  vous  voici  dans  ce  collège  uniquement 
occupez  à  vous  inllruire  des  grandes  régies,  qui  nous  ont  été  laiffées  par 
nos  anciens  fages.  Avec  les  lecours  que  vous  avez,  vous  pouvez  efpérer 
d'avancer  beaucoup  dans  peu  d'années,  de  vous  faire  bien-tôt  refpefter  de 
ceux  de  votre  âge,  de  vous  attirer  les  éloges  du  public,  de  vous  faire  mê- 
me eftimer  des  gens  qui  font  en  place  à  la  cour,  &  d'entrer  par  là  de  bonne 
heure  dans  les  emplois.  Il  s'eft  trouvé  quelques  gens,  qui,  fans  fe  retirer 
comme  vous,  fans  avoir  les  fecours  que  vous  avez,  &  même  avec  des  em- 
pêchemens  de  nature,  ou  de  fortune,  n'ont  pas  laifle  de  devenir  d'exellen- 
tes  plumes,  de  fameux  Miniltres,  &  de  très-grands  hommes:  mais  c'é- 
toient  des  gens  extraordinaires,  &  qui  ne  peuvent  fervir  de  régie.  Celui 
qui  n'a  pas  des  talens  fi  rares,  doit  travailler  à  former,  pour  ainfi  dire,  un 
grand  fleuve,  en  ramaflàntpeu  à  peu  de  l'eau  :  ou  à  élever  une  montagne,  en 
unifiant  des  grains  de  fable.  Ce  font  des  entreprifes  de  nature  à  ne  pouvoir 
réuflir  fans  conft:ance.  Telle  eft  la  votre,  jeunes  étudians.  Mais  auflï, 
pourvu  que  renonçant  pour  un  tems  à  tout  autre  foin ,  vous  vous  appliquiez 
tout  de  bon  &  avec  ardeur  :  que  vous  rapportiez  à  un  but  toutes  vos  étu- 
des: vous  avancerez  infailliblement  beaucoup.  Et  quoique  vous  ne  puifliez 
peut-être  pas  marcher  tous  d'un  pas  égal,  il  n'eft  cependant  aucun  de  vous 
qui  ne  puifle  aller  très-loin. 

Dans  le  livre  d'où  ces  pièces  font  tirées,  on  loue  fort  Tu  pou  de 
ce  que  vivant  dans  un  tems,  où  l'éloquence,  la  politefle:  &  la  fagefle 
des  anciens ,  étoient  fort  négligées,  il  travailla  de  toutes  fes  forces  à  y  re- 
médier. 


•  Cheval  fameux. 

t  Celui  que  Confucius  aimoit  le  plus  de  fes  Difcipics. 


Ccc  c  2  Sous 


572  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Sous  la  même  Dynafi'ie  Tfin  ,  l'Empereur  Ming  ti ,  peu 
après  être  monté  fur  le  Trône ,  voulut  donner  un  im- 
portant Emploi  à  Yu  leang ,  qm ,  fous  le  régne  pré- 
cédent ,  avott  été  avancé  dans  la  Guerre  :  Yu 
leang,   pour  s'excufer ,  préfenta  le  Dtfcours  qui  fuit. 

partîci%r     T)^'NCE,  depuis  dix  ans  Scplus,  je  fuis  dans  les  emplois.     Il  eft  rare 
ans  hon-      |_     qu'on  y  avance  fi  promptement  6c  à  fi  peu  de  frais  que  je  l'ai  fait: 
neurs  pu-    j'en  fuis  redevable  aux  bontez  du  feu  Empereur,  Sc  j'en  ai  la  reconnoiflan- • 
blics.  j,g  qyg  jg  JqJj_     Mais  je  n'ignore  pas  auffi  que  les  grâces  doivent  avoir 

quelque  proportion  avec  le  mérite,  6c  qu'une  faveur  excefïïve  en  élevant 
trop  un  homme,  l'expofe  aux  plus  grands  revers..  Sçavoir  s'arrêter  oii  il 
faut ,  eft  une  maxime  de  fagefle  pour  tout  le  monde  :  elle  me  convient  plus 
qu'à  perfonne.  Auffi  fuis-je  très-éloigné  d'ambitionner  de  nouveaux  hon- 
neurs, 6c  je  le  fuis  encore  plus  de  les  vouloir  obtenir  au  préjudice  de  ceux 
qui  en  font  plus  dignes  que  moi.  Je  fuis  monté  fous  le  feu  Emperem-  aux 
premiers  dégrez  de  la  milice.  J'en  fuis  redevable  bien  moins  à  mon  méri- 
te, 6c  à  mes  fervices,  qu'aux  bontez  que  lui  infpiroit  pour  moi  une  allian- 
ce des  plus  proches.  Cependant  comme  il  fe  produifoit  alors  très-peu  de 
gens  qui  fuflènt  de  mife,  cette  difette  à  pu  juftifier  l'honneur  qu'il  m'a 
fait  Aujourd'hui  les  chofes  font  fur  un  autre  pied.  Sous  l'heureux  régne 
de  V.  M.  nous  voyons  à  la  cour  6c  dans  les  provinces  un  grand  nombre  ds 
gtns  du  premier  mérite,  tous  également  attachez  à  votre  fervice.  Me  don- 
ner dans  ces  conjonftures  l'emploi  que  V.  M.  veut  bien  m'oftVir,  6c  réunir 
en  ma  perfonne  ce  qu'il  y  a  de  plus  important  dans  la  robe  6c  dans  les 
armes,  fouffrez  que  je  le  dife  :  c'eft,ce  femble,  vous  éloigner  de  cette  four 
veraine  équité,  qui  a  déjà  rendu  fi  célèbres  les  commencemens  de  votre 
régne.  C'eft  du  moins  donner  occafion  à  ce  qu'on  vous  foupçonne  de 
vous  conduire  par  des  inclinations  particulières. 

Etant  frère  de  l'Impératrice,  je  vous  appartiens  de  près.  Vous  fçavez 
combien  dans  les  fîécles  paflez  l'élévation  de  tels  alliez  a  caufé  de.troubles, 
Se  combien  le  fouvcnir  de  ces  malheurs  rend  odieux  à  tout  l'Empire  le 
choix  qu'on  fait  d'eux,  fur-tout  pour  des  emplois  qui  leur  donnent  part  au 
gouvernement.  Profitez  de  ces  connoifiances.  Quand  j'aurois  des  talens 
plus  grands  que  je  n'ai  :  quand  vous  les  jugeriez  vous  pouvoir  être  très-uti- 
les, il  feroit  toujours  de  la  fagefle  de  vous  en  priver,  pliitôt  que  d'aller  con- 
tre un  préjugé  fi  univerfcl,  6c  fondé  fur  tant  de  trirtes  événemens.  Vouloir  • 
abfolument  pafler  par  deflus,  ce  feroit  nourir  les  foupçons  6c  les  murmu-- 
res  dans  le  cœur  de  vos  fujets,  6c  vous  expofer  aux  plus  grands  malheurs. 

il 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  f^j 

il  ne  fufBroit  pas  même  pour  parer  à  ces  inconveniens,  que  vos  Miniftres 
&  vos  grands  Officiers  penétraflent  la  droiture  de  vos  lintentions,  ôc  ap- 
prouvaflent  votre  choix.  Car  enfin  le  moyen  qu'ils  allaflent  de  porte  en 
porte  le  juftifier  à  tout  l'Empire?  J'aimerois  naturellement  autant  qu'uii 
autre  à  voir  augmenter  mes  richefles  ôc  mes  titres.  Je  fuis  fort  éloigne  d'ê- 
tre infenfible  aux  nouveaux  honneurs  que  V.  M.  veut  bien  m'offrir. 
D'ailleurs  la  manière  dont  elle  l'a  fait,  &:  le  rang  qu'elle  tient,  me  font 
craindre  qu'elle  ne  s'ofïenfc  de  mon  refus,  ôc  que  ce  refus  ne  m'expofe  à 
perdre  mon  rang,  ou  même  la  vie.  Quoique  j'aye  bien  peu  de  lumières,  je 
ne  fuis  pas  aveugle  jufqu'à  ce  point,  que  de  vouloir  fans  raifon  m'expofer  à 
vous  déplaire,  &  à  tout  ce  qui  peut  s'enfuivre.  Mais  inftruit  par  les  événe- 
mens  des  tems  pafTez,  je  crains  d'être  une  occafion  de  troubles,  ôc  le  bien 
de  votre  Etat  m'eft  infiniment  plus  cher  que  ma  fortune  ôc  que  ma  vie.  C'eft 
ce  qui  m'a  fait  fouhaitter  plus  d'une  fois  de  me  retirer:  ôc  c'eft  auffi  ce  qui 
m'engage  à  refufer  le  nouvel  emploi,  dont  V.  M.  m'honore.  Pefez,  je 
vous  en  prie,  le  motif  que  j'ai  de  vous  repréfcnter  librement ,  qu'il  ne  con- 
vient point  que  je  l'accepte.  Si  V.  M.  juge  que  de  lui  réfifter  ainfi,  ce 
foit  un  crime,  jen  fubirai  le  châtiment  fans  regret,  ôc  je  regarderai  le  jour 
de  ma  mort,  comme  le  commencement  de  ma  vie. 

Min  G  Ti  fe  rendit  à  ces  repréfentations,  ôc.  nomma  un  autre.  ]  cette  Ré- 

montraa- 

L'Empereur  Hiao  ven  ti  par  une  Déclaration  publique 
invita  tous  fes  Sujets  à  l'aider  de  leurs  confeih, 
j^prh  avoir  expo/é  dans  fa  Déclaretion  ce  quon  a  déjà 
vu  dam  d'autres  femblahks  ^  l'exemple  des  f âges  &"  fa- 
meux Empereurs  de  l'Antiquité  ,  Ê^  les  inconveniens 
de  la  pratique  contraire  à  la  leur ,  //  conclut  fa  Décla- 
ration en  ces  termes. 


N 


O  T  R  E  intention  eft  donc ,  ôc  nous  fouhaitons  fort  que  tous  nos  fu- 
_  jets,  depuis  nos  plus  grands  Officiers  jufqu'aux  plus  petits,  les  fim- 
ples  Lcttrez  ,  les  marchands, les  artiians  ôc  autres,  nous  expofent  ce  qu'ils 
croiront  être  avantageux  à  l'Etat ,  ôc  capable  de  contribuer  au  bonheur 
des  peuples.  De  même  ce  qu'ils  jugeront  être  défeftueux  dans  le  gouver- 
nement préfent,  ôc  fur-tout  ce  qui  leur  paroîtra  pouvoir  nuire  aux  bonnes 
mœurs  ôc  à  la  vertu.  Je  leur  recommande  à  tous,  non-feulement  de  ne  me 
rien  cacher  en  ce  genre,  mais  encore  de  s'expliquer  librement  ôc  lans  dé- 
tour. Ce  ne  font  point  de  beaux  ôc  de  longs  difcours  que  je  demande, 
mais  de  bons  mémoires  courts  ôc  pleins ,  que  je  puifle  examiner  par  moi- 
même.     11  fera  d'autant  plus  facile  à  ceux  qui  me  les  donneront  ,   d'y  évi- 


y74  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

ter  les  fautes  capables  de  m'offenfer,  ôc  à  moi  d'en  tirer  pour  mon  inûruc- 
tion  l'utilité  que  ]'en  efpcre. 


On  pré/enta  à  l'Empereur  Suen  vou  ti  tm  poulet  qui  avoït 
quatre  atles  6f  quatre  pieds.  Tfoui  quang  avait  alors 
à  la  Cour  l'emploi  de  Tai  tchang.  L'Empereur  qui 
l'eftimoit ,  Im  envoya  ordre  de  dire  ce  qu'il penfoit  fur 
ce  monjhe.  Tfoui  quang  prit  cette  occafion  de  don- 
ner à  l'Empereur  des  avis  fur  fa  conduite,  f^'oici  l'E- 
crit tout  entier ,  tel  qu'il  le  préfenta. 

Confeils  T'Ai  lû  dans  l'hiftoire  des  cinq  élemens ,  livre  fait  du  tems  des  Han^c^t 
donnes  à  1  fous  le  régne  de  Suen  ti,  dans  un  appartement  du  palais ,  une  poule  de- 
un  Empe-  ^1  vint  coq  quant  au  plumage,  fans  changer  du  refte.  Sous  le  régne  de 
""^'  Tuen  ti ,  chez  un  des  Miniitres  d'Etat,  une  poule  qui  couvoit,  changea 

peu  à  peu,  &  devint  coq.  Elle  en  avoit  la  tête,  la  crête,  les  éperons,  le 
chant,  6c  elle  appelloit  à  foi  les  poules.  Dans  une  des  années  nommées 
ToKg  kuang,  on  préfenta  à  l'Empereur  un  coq  auquel  il  étoit  venu  des  cor- 
nes. Lieou  htang  qui  vivoit  alors ,  interpréta  ces  prodiges.  Il  dit  que  les 
poules ,  animaux  domeftiques ,  reprélentoient  ceux  qui  approchoient  le 
Prince:  &  que  ces  changemens  monib-ueux  avertifloient  l'Empereur,  qu'il 
tenoit  près  de  fa  perfonne  des  gens  qui  tramoient  de  mauvais  delTeins,  & 
qui  penfoient  à  troubler  l'Etat.  Il  indiqua  nommément  Che  bien  ,  qui 
etoit  alors  en  faveur.  En  effet  la  première  des  années  nommées  King  ning, 
Che  /j/ew  fut  jugé  coupable,  Sc  vérifia  l'interprétation.  Sous  l'Empereur 
Liug  ti ,  la  première  année  nommée  Kuang  ho,  il  ariva  aulli  qu'une  poule 
changea  entièrement  de  plumage,  êc  devint  femblable  à  un  coq,  à  la  tête 
rrcs.  L'Empereur  ayant  ordonné  aux  grands  Officiers  de  raifonner  fur  ce- 
la. Se  de  lui  rapporter  ce  qu'ils  en  auroient  penlé,  'Tjaiy  répondit  pour 
tous,  &  dit  :  la  tête  eft  ce  qu'il  y  a  de  principaU  c'ell  le  fymbole  du  fou- 
vcrain.  Tout  le  corps  de  la  poule  a  changé,  la  tête  non.  Pour  répondre 
comme  il  faut  à  ce  préfage  ,  il  faut  que  fa  Majeilé  change  fa  manière  de 
gouverner  :  fans  quoi  les  malheiu-s  feront  extrêmes.  En  effet  peu  après 
v;nt  la  révolte  de  Tchang  h,  qui  mit  le  trouble  dans  l'Empire.  L'Empe- 
reur qui  rcgnoit  alors,  ne  changea  en  rien  la  dureté  de  fon  gouvernemenc. 
11  vexa  de  plus  en  plus  ies  fujcts:  il  y  eut  de  tous  cotez  des  révoltes,  &c  le 
trouble  fut  général.  Lieou  kiang  &c  Tjai  y  étoient  deux  hommes  fort  éclai- 
rez :  leurs  interprétations  furent  confirmées  par  l'événement.  Or,  quoi- 
que le  poulet  dont  il  s'agit  aujourd'hui,  foit  différent  pour  la  figure  des  pou- 
les extraordinaires  de  ce  tems-là ,  il  fouffre  les  mêmes  interprétations,  &  le 

pré- 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  f;^ 

prciage  en  eft  fort  à  craindre.  Ces  pieds  Se  ces  aîles  en  plus  grand  nombre 
que  d'ordinaire,  font  les  fymboles  de  gens  qui  cabalent  ,  &  s'unilfent  pour 
troubler.  Ces  aîles  6c  ces  pieds  font  de  différentes  graiidcurs.  Il  y  a  des 
broiiiUons  de  plus  d'une  forte:  mais  ni  ces  quatre  pieds,  ni  ces  quatre  aîles 
n'ont  leur  grandeur  naturelle.-  les  parties  font  encore  foiblcs :  il  cit  aifé  de 
les  diffiper. 

C'eft  une  opinion  commune  que  les  cakmitez  6c  les  monllrcs  font  des 
préfages,  6c  en  même  tems  des  avis  6c  des  inrtruétions  aux  Princes.  Ceux 
qui  font  lages ,  en  les  voyant,  rentrent  en  eux-mêmes,  6c  tout  tourne  heu- 
reufement  à  leur  égard.  Au  contraire  les  Princes  fans  lumières  n'en  devien- 
nent que  plus  aveugles,  8c  cet  aveuglement  aboutir  aux  derniers  malheurs. 
Le  Chi  knig  ,  le  Chu  king  ,  le  Tcbun  tfiou^  l'hiiloiredes  Tfm  6c  des  Han  en 
fourniffent  bien  des  exemples  que  V.  M.  fms  doute  n'ignore  pas.  N'y 
auroit-il  donc  point  de  nos  jours  quelque  nouveau  Che  hienà.  lacourP-Du 
moins  eft-il  certain  que  fur  nos  frontières  au  Midi,  il  a  péri  bien  du  mon- 
de :  qu'on  y  voit  la  campagne  couverte  d'oflemens  fans  fépulture.  Ce  n'eft 
pas  fans  douleur  6c  fans  murmures,  que  les  vivans  le  voyent,  6c  les  âmes  de 
ces  corps  morts  y  font  fans  doute  encore  plus  fenfîbles.  Les  troupes  en- 
voyées vers  Tyang  ont  auffi  beaucoup  fouffert.  Voici  le  fort  des  chaleurs  r 
elles  ne  font  point  encore  de  retour.  Du  côté  de  Tong  tcheun  ,  d'un  grand 
nombre  de  gens  occupez  aux  convois  des  vivres,  il  en  eft  revenu  fort  peu. 
Le  peuple  enfin  eft  acablé  de  travail  6c  de  mifere,  6c  rien  n'eft  aujourd'hui 
plus  commun  que  de  voir  des  gens  qui  fe  pendent  de  défefpoir,  ou  qui  s'é- 
tranglent eux-mêmes.  Jugez  où  en  crt  l'agriculture.  Les  terres  8c  les  mé- 
tiers ne  furent  jamais  en  un  fi  trifte  état.  O  que  Kia y  8c  Koti yang^^''\\s  vi- 
voient,  jetteroient  de  hauts  cris  dans  leurs  remontrances  !  Vous  êtes  éta- 
bli pour  tenir  lieu  de  père  8c  de  mère  à  vos  peuples  :  au  lieu  de  paroître  len- 
fible  à  ce  qu'ils  fouffî-ent,  8c  de  travailler  efficacement  à  les  foulager,  vous 
vous  livrez  tout  entier  à  vos  plaifirs,  8c  vous  expofez  même  votre  Empire. 
Comment  ne  vous  rapellez-vous  point  combien  il  a  coûté  à  Tai  tfott.  Vous 
êtes  né  avec  un  eiprit  fort  pénétrant  :  fervcz-vous  de  les  lumières.  Exami- 
nez avec  une  jufte  crainte  les  vues  àeTicnti.  Traittez  tous  vos  Officiers  (êlon 
les  rits  :  mais  contenez-les  auffi  tous  dans  le  devoir.  Souvenez-vous  de  Teng 
tongy  6c  de  Tong  bien.  Ce  fut  la  faveur  même  de  leur  Prince  ,  qui  ,  pour 
être  exceffive,  les  fit  périr:  Aquittez- vous  aux  tems  ordinaires  des  céré- 
monies réglées.  Honorez  les  vieillards  8c  les  fages.  Appliquez-vous  à  pro- 
curer la  paix  à  vos  peuples  donnés  à  propos  des  ordres  pour  le  foulagenient 
des  pauvres.     Retranchez  pour  cela  de  votre  dépenfe.     Moins  de  repas, 

moins  de  travaux  inutiles  ,   moins  de  concerts,   moins  de  vin.     Donnez 

le  jour  aux  affaires,  la  nuit  au  repos:  ne  laiffez  approcher  de  votre  per- 

fonne  que  gens  éclairez  8c  fincéres.  Eloignez  en  tous  les  flatteurs.     Alors  il 

n'y  aura  plus  que  d'heureux  préfages. 

L'empereur  prit  bien  ces  avis.     Quelques  jours  après  Tu  Kao  &C  £ffet  de 

quelques  autres  qui  cabaloient  fécrettcment ,  furent  découverts,  convaincus,  ceucPitce. 

éc  punis  de  mort.     Cela  fut  caufe  que  l'Empereur  eftima  de  plus  en  plus 

7 foui  fuang,  6c  le  traita  toujours  avec  diftindion. 


fj6  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Sous  la  même  Dynafiie  King  tching  propofa  à  l'Empe- 
reur de  lever  les  défenfes  faites  fur  le  Sel.  Dans  la 
Supplique  il  dit  ce  qui  fuit. 

*"°"/^bor  T  -^  '^'^'^  ^^^  '^^^  ^"  chapitre  Tue  leng ,  dit  nettement  qu'il  ne  faut  point 
des"fubfi."^  I  y  défendre  au  peuple,  de  prendre  dans  les  forêts,  dans  les  montagnes , 
•des.  dans  les  prairies  &  dans  les  lacs,  ce  qui  peut  fervir  à  leur  nouriturc,    com- 

me gibier,  fruits  6c  chofes  femblables.  Il  veut  même  que  les  propriétaires 
foient  les  premiers  à  y  inviter,  6c  y  conduire  ceux  qui  ont  beîbin  de  quel- 
ques-unes de  ces  chofes.  Auffi  veut-il  en  même  tems  que  quicor.quc  ufera 
de  force,  6c  prendra  par  violence,  foit  fans  remiflîon  puni  de  mort.  Cela 
s'appelle  vouloir  qu'on  s'aide  6c  qu'on  fe  communique  ce  qu'on  a.  Il  eft 
vrai  que  dans  le  livre  des  rits  du  tems  àt^Tcheou  on  lit  des  défenfes  de  pêcher, 
6cc.  mais  ce  n'étoit  que  pour  un  certain  tems ,  8c  pour  empêcher. que  la 
pêche  faite  hors  de  fa  faifon  ne  nuisît  à  la  multiplication  des  poifTons,  6c: 
n'épuisât  les  rivières  6c  les  lacs.  Bien  loin  que  ces  défenfes  fuflent  à  charge, 
elles  confcrvoient  6c  mukiplioient  le  poiflbn  au  profit  des  peuples. 

Le  premier  foin  d'un  père  de  famille,  c'eft  de  pourvoir  abondamment  à 
la  nouriture  de  fes  enfans  :  c'eft  de  quoi  il  fe.fait  fur-tout  honneur.  A 
plus  forte  raifon  le  fouverain  qui  eft  le  père  6c  la  mère  de  {çs,  peuples,  en 
doit-il  ufer  de  la  forte.  On  ne  voit  point  un  riche  père  de  famille  difputer 
à  fes  enfans  un  peu  de  vinaigre,  ou  femblable  bagatelle  propre  à  reveiller 
l'appétit.  Convient-il  que  le  fouverain  d'un  riche  6c  puilfant  Empire  foit 
moins  bon  à  fes  fujets,  ^  Icurdifpute  une  chofe  des  plus  communes  que 
Tien  forme  pour  leur  ufage  ?  C'eft  cependant  ce  qui  fe  fait  en  leur  défendant 
le  fel.  Je  fçai  que  le  motif  de  cette  défenfe  bien  plus  ancienne  que  votre 
régne ,  6c  que  votre  dynaftie,  eft  ce  que  le  Prince  en  retire.  Mais  n'eft-ce 
point  imiter  un  homme,  qui  quoique  riche ,  n'auroit  foin  que  de  fa  bou- 
che 6c  de  fes  dents,  6c  négligeroit  le  refte  du  corps?  Tous  les  fujets,  hom- 
mes 6c  femmes ,  ne  travaillent-ils  pas  pour  le  fouverain  ?  Ce  qu'ils  lui  four- 
niflent  par  an  ,  ne  luffit-il  pas  pour  foutenir  fa  dignité,  6c  pour  entretenir 
ce  qu'il  faut  de  troupes?  Un  Prince,  pour  qui  tant  ;dc  gens  travaillent, 
peut-il  raifonnablement  craindre  de  manquer?  Convient-il  qu'une  telle 
.crainte  lui  fafle  interdire  au  peuple  ce  que  lui  offrent  quelques  étangs?  Les 
anciens  Rois  en  ufoicnt  bien  autrement.  Leur  premier  foin  étoit  de  pour- 
voir abondamment  aux  befoins  des  peuples  :  par- là  ils  les  rendaient  attentifs 
6c  dociles  à  l'inftruétion  qui  fuivoit.  Voilà  ce  qui  les  a  rendus  célèbres  : 
voilà  de  quoi  le  Chi  king  les  loue. 

Je  fuis  un  homme  peu  intelligent ,   6c  dont  les  vues  font  fort  courtes  : 
mais  j'aime  à  lire,  6c  je  lis  beaucoup.     Quand  après  avoir  vu  dans  nos  an- 
ciens 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINÔÏÔË.  j-77 

cicns  livres  les  vertiges  qui  nous  reftent  de  la  bonté  des  Rois  pour  leurs  peu- 
ples, je  viens  à  certains  livres  du  moicn  âge,  où  je  trouve  impôts  fur  im- 
pôts ;  je  ne  puis  ni'empccher  de  dire  enibupirant:  Qi-ielle  dilïerence  des 
anciens  tems  à  ceux  qui  ibnt  plus  voifins  des  nôtres  !  Qii'on  étoit  au  large 
dans  ces  premiers  tems  !  Qu'on  eft  à  l'étroit  maintenant  !  Plufieurs  dy- 
nalties  fe  font  luivies  fans  prefque  adoucir  le  joug.  La  votre,  Prince,  a 
l'honneur  d'avoir  déjà  bien  commencé.  Elle  a  prefque  réduit  les  levées 
aux  droits  ordinaires  en  grains  6c  en  étoffes.  Quels  éloges  n'en  a-t-elle 
pas  déjà  reciîs  dans  les  contrées  les  plus  reculées  ?  Les  Rois  que  leur  di- 
gnité élevé  au- deflus  du  commun  des  hommes,  doivent  aufli  porter  la 
vertu  plus  haut.  C'eft  leur  devoir,  c'ell  leur  honneur ,  c'eft  leur  véri- 
table intérêt.  Td  vang  par  le  mépris  qu'il  fit  d'un  bijou,  ié  fournit  &  s'at- 
taclia  un  peuple  entier.  On  nous  repréfente  au  contraire  dans  l'Ode  Kié 
tcbu^  un  Roi  odieux  Se  malheureux,  pour  avoir  fur-chargé  les  peuples. 
Ainil ,  quoique  vos  prédécefléurs  ayent  porté  loin  la  bonté  pour  leurs 
fujets,  je  fouhaitterois  pour  l'honneur  de  votre  régne,  que  V.  JNL  y  ajou- 
tât encore.  , 

Deux  chofes,  dit-on,  font  communément  très-funelles  au  Prince.  La 
trop  grande  libéralité  des  grands  Officiers,  &  fon  avarice  propre.  S'il  elt 
peu  digne  d'un  Prince,  6c  même  dangereux  pour  lui ,  d'ouvrir  ayec  peme 
fes  tréfors;  combien  plus  le  fera-t-il  de  difputer  à  les  peuples  le  profit  d'u- 
ne faline?  On  le  dit ,  6c  il  eft  vrai  :  il  vaut  bien  mieux  pour  le  Prince  fai- 
re des  amas  chez  fes  i'ujets,  que  d'en  faire  dans  fes  greniers  6c  dans  ■  fes  cof- 
fres. Quand  les  amas  le  font  chez  les  peuples,  ils  font  contens,  6c  le  Prin- 
ce eft  riche.  Qiiand  ils  fe  font  uniquement  pour  les  greniers ,  6c  pour  le 
tréfor  royal ,  les  peuples  font  pauvres  6c  mécontens.  Lorfque  les  peuples 
font  mécontens-,  le  moyen  de  les  inftruire  avec  fruit ,  6c  de  leur  infpirer 
avec  fuccés  l'amour  de  la  vertu  ?  Tandis  que  les  peuples  font  pauvres  ,  le 
Prince  peut-il  être  long-tems  riche?  Je  fouhaitterois  donc  que  V.  M.  en- 
chériflant  fur  les  bontez  de  fes  ancêtres,  voulût  bien  lever  les  défenles  fur 
les  falines,  6c  faire  feulement  quelques  réglemens  pour  les  entretenir  Scies  ' 
conferver. 

L'Empereur  ayant  ordonné  qu'on  délibérât  fur  cette  fupplique :  les  Examen 
principaux  du  confeil  furent  d'avis  que  la  défenfe  fubfiftàt.     Elle  eft  très-   ^=  """^ 
ancicmie,  dirent-ils:  6c  dans  les  dynafties  précédentes,  quand  on  a  délibé-   &fa'|i'eat 
ré  fur  cela,  on  a  toujours  conclu  a  la  maintenir.     Il  elt  vrai  que  dans  la  fui-   née. 
te  des  tems  elle  a  occafîonné  des  murmures  6c  quelques  troubles  parmi  le 
peuple.     Mais  ce  n'eft  pas  à  cette  défenfe  qu'il  faut  s'en  prendre;  c'eft  à  h 
négligence,  ou  à  la  malice  des  commis. 


^om  IL  Ddd  d  Non- 


^78  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Nombjîant  l'Avis  du  Confàl^  V Empereur  fit  publier  la 
Déclaration  fuwante. 

IL  eft  vrai  que  la  défenfe  fur  le  fel  eft  fort  ancienne,  8c  qu'elle  a  pafle 
comme  en  régie.  Mais  toutes  les  dynafties  ne  fe  reffemblent  pas.  Dans 
certaines  on  a  plus  cherché  le  bien  des  peuples  que  dans  d'autres.  Pour 
moi,  dcs-là  que  quelque  choie  peut  contribuer  à  rendre  mon  peuple  heu- 
reux, à  lui  faciliter  l'attachement  aux  rits,  ôc  l'amour  de  la  vertu:  il  me 
fuffit  pour  l'embraller,  qu'il  n'y  ait  rien  contre  la  raifon.  C'eft  ce  qui 
paroît  dans  ce  que  m'a  propbfé  King  tching.  Ainfi  dès  qu'on  aura  fait  les 
réglemcns  convenables  pour  la  confervation  des  falines,  que  la  défenfe  cefle, 
Qu'on^ publie  notre  préfente  ordonnance,  ôc  qu'on  l'exécute. 

Après  que  l'Empereur  Ven  ti ,  Fondateur  de  la  Dynaftie 
Souy,  eut  réduit  le  Royaume  Tchin.  *  tous  fes  Officiers 
applaudiffant  à  /a  vtBoire ,  lui  propoferent  de  cbotfir 
quelque  Montagne  pour  y  aller  faire  la  cérémonie  nom- 
mée Fong  tchen.  Ven  ti  rejetta  la  propofttion,  8)' 
pour  qu'on  ne  revînt  pas  à  la  charge ,  il  publia  l'Ordre 
fuivant, 

J' A I  envoyé  un  de  mes  Généraux  ,  pour  ranger  à  la  raifon  un  petit 
Royaume  rebelle.  L'expédition  a  réuflî.  Qu'eft-ce  que  cela  ?  Ce- 
pendant chacun  me  flatte  8c  m'applaudit.  On  me  prefTemême,  tout 
peu  vertueux  que  je  fuis ,  de  faire  la  cérémonie  Fong  tchen  fur  quelque 
montagne  fameufe.  Pour  moi,  je  n'ai  jamais  oiii  dire  que  Chang  ti  puifTc 
être  touché  par  des  difcours  vains  8c  frivoles.  Je  défends  abfolument  que 
déformais  on  m'en  parle. 

•  Du  tems  de  la  Som, 


Lettre 


ET    DE   LA    TARTARIE   CHINOISE.  fjp 

Lettre  du  même  Empereur   Ven  ti  ,    Fondateur   de  la 
Dynajîie  Souy,   â  Tang  Roi  de  la  Corée. 

DE  PUIS  que  T'icn  *  m'a  mis  fur  le  trône,   je  n'ai  rien  eu  de  plus    Répri^ 
à  cœur,  que  le  bonheur  6c  le  repos  des  peuples  qui  me  font  fournis,    mandes 
En  vous  laifTant  la  pofleffion  de  ces  régions  maritimes ,  j'ai  voulu  faire    d'un  Sou-' 
connoître  à  tout  l'univers  ,    combien  je  fuis  éloigné  de  toute  cupidité.:    foTsuiet 
Se  que  je  ne  me  propofc  en  régnant,   que  de  rendre  mes  fujets  vertueux  ôc 
contens.     Mais  j'ai  bien  prétendu  aufîi  que  de  votre  côté  vous  demeureriez 
dans  le  devoir,  que  vous  entreriez  à  proportion  dans  les  mêmes  vues,  6c 
qu'en  bon  fujet  vous  imiteriez  mon  exemple.     Cependant  j'apprens  que 
vous  inquiettez  vos  voifins.     Vous  refTerrez,  dit-on,  àc-çxè%Kitan  (a), 
6c  lui  ôtez  toute  liberté.    Vous  faites  fur  A/«  ho  des  exaftions  de  plus  d'une 
forte.     D'où  vient  cette  envie  de  nuire?  Et  comment  ofez-vous  vexer  des 
Etats  qui  me  font  fournis?  Si  vous  avez  befoin  d'ouvriers,  je  n'en  manque 
pas.  Que  ne  m'en  demandez-vous?  Il  y  a  quelques  années  que  vous  travail- 
lez lourdement  à  faire  des  amas  6c  des  réferves  ;  que  vous  avez  pour  cela  vos 
agens  de  côté  6c  d'autre ,  6c  que  vous  fuccez  ces  petits  Etats.    Pourquoi 
tout  cela?  Si  ce  n'eft  que  vous  avez  formé  de  mauvais  deffeins,  6c  que  crai- 
gnant qu'on  ne  les  découvre,  vous  faites  tout  à  la  dérobée. 

Un  Envoyé  de  ma  cour  eft  allé  vers  vous.  Je  me  propofois  en  l'envoyant, 
de  vous  donner  comme  à  un  étranger  mon  fujet,  une  marque  de  bonté  6c 
de  confidération.  Mais  je  prétendois  bien  aufll  qu'après  s'être  inftruit  de 
ce  qui  regarde  vos  fujets,  il  vous  donnât  de  ma  part  quelques  bons  avis  fur 
la  manière  de  les  gouverner.  Cependant  vous  l'avez,  fait  garder  à  vue,  6c 
vous  l'avez  tenu  comme  en  prifon  dans  fon  hôtel.  Vous  avez  caché  autant 
que  vous  l'avez  p 11,  fon  arivée  à  vos  fujets.  Les  Officiers  de  votre  cour, 
à  qui  vous  ne  l'avez  pu  cacher,  ont  eu  défenfe  de  l'aller  voir.  Enfin  vous 
lui  avez,  pour  ainli  dire  ,  fermé  les  yeux  6c  les  oreilles,  6c  vous  avez  paru 
craindre  qu'il  pût  s'informer  de  l'état  des  chofes.  Je  n'ai  pas  laifle  de  fça- 
voir,  par  une  autre  voie,  toutes  vos  menées.  Elles  ne  font  point  d'un  bon 
fujet.  Je  vous  ai  laifl  e  la  poireffion  d'une  grande  étendue  de  terres  :  je  vous 
ai  donné  le.titre  6c  les  honneurs  de  Roi  f.  Enfin  je  vous  ai  comblé  de  bien- 
faits. Tout  l'Empire  en  eft  inftruit.  Tout  cela  ne  fuffit  point  pour  vous 
alfurer  de  mes  bontez.  Vous  manquez  de  reconnoiflance,  vous  témoignez 
vous  défier  de  moi  :  6c  vous  vous  rendez  fufpecl  vous-même  en  envoyant, 
fous  divers  prétextes  ,   des  gens  qui  examinent  en  fccret  ce  qui  fe  pafte 

à 

*  Le  Ciel. 

(a)  Ki  tan  &  A/«  ho,  noms  de  deux  petits  Etats  voifins  de  la  Corée. 

t  Vans. 

Ddd  d  z 


5-80  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

à  ma  cour.  Eft-cc  ainfi  qu'en  ufe  un  fujct  fidèle  6c  hors  de  tout  re- 
proche? 

Malgré  tout  cela,  comme  j'impute  en  partie  vos  fliutes  au  trop  peu  de 
foin  que  j'ai  eu  de  vous  inlhuiie  de  vos  devoirs:  je  veux  bien  oublier  le  paf- 
fé.  Mais  il  faut  déformais  vous  coriger  ,  répondre  à  mes  bontez  par  une 
foumiflion  réelle  Se  fincerc:  remplir  exaétement  les  devoirs  de  fujct  étran- 
ger :  fuivre  &  imiter  mon  gouvernement  :  au  lieu  de  haïr  &  d'inquietter 
ces  autres  étrangers  vos  voifms,  leur  infpirer  par  votre  exemple  la  ioumif- 
fion  &  la  vertu  :  &  fur  tout  vous  fouvenir  que,  s'ils  font  plus  foibles  que 
vous,  ils  font  comme  vous,  mes  fujets.  Au  relie,  n'efpérez  pas  me  trom.r 
pcr  par  une  vaine  apparence.  C'eil  tout  de  bon  qu'il  faut  changer.  Si 
vous  le  fiiites,  je  vous  traitterai  en  bon  fujet.  Content  de  vous  avoir  con- 
verti, je  ne  penferai  point  à  vous  punir.  La  bonté  6c  la  juftice  eft  ce  qu'el- 
timoient  fur  toutes  choies  nos  fagcs  6c  anciens  Empereurs.  Tout  éloigné 
que  je  fuis  de  la  vertu  de  ces  grands  Princes,  je  me  fais  cependant  un  de- 
voir de  les  imiter.  Tout  mon  Empire  en  eft  inftruit:  6c  cela  feul  doit  vous 
ôter  vos  craintes  6c  vos  défiances. 

Si  après  la  parole  que  je  vous  donne, j'envoyois  contre  vous  des  troupes  ; 
que  dii'oient  de  moi  vos  fujets?  Qiie  diroient  fur-tout  les  étrangers  foumis, 
comme  vous,  à  mon  Empu"e?  Dépofez  donc  vosfoupçons,  changez  de 
conduite,  6c  foyez  tranquile.  J'ai  fubjugué  Tl/j/»,  il  eft  vrai:  mais  fi  vous 
demeurez  dans  le  devoir,  cela  ne  doit  point  vous  allarmer.  Tout  le  mon- 
de fçait  que  c'eft  Tchin  qui  m'a  forcé  à  le  punir.  Il  avoit  à  bien  des  repri- 
fes,  attaque  le  Hcoh  de  Fong  qui  m'eft  fidèle,  6c  lui  avoit  tué  bien  du  mon- 
de. Il  a  pillé  de  côté  6c  d'autre,  6c  a  eu  la  témérité  de  le  faire  même  juf- 
ques  fur  mes  frontières.  Je  lui  avois  plus  d'une  fois  pendant  l'efpacc  de 
dix  ans,  donné  des  avis  fur  fa  conduite.  Tcbin^  au  lieu  d'en  profiter,,  de- 
venu fier  par  mes  bontez ,  6c  comptant  fur  le  Kiang  {a)  qui  couvre  fes  ter- 
res, n'a  fait  cas  ni  de  mes  avis,  ni  de  mes  menaces.  Il  a  même  ramr.lTé  le 
plus  qu'il  a  pu  de  troupes,  6c  a  paru  me  défier  par  fon  infolence.  Forcé 
par  une  révolte  fi  manifefte,  j'ai  envoyé  contre  lui  un  de  mes  Généraux 
avec  affez  peu  de  troupes.  L'expédition  n'a  duré  qu'un  mois.  Une  mati- 
née m'a  fait  juftice  d'une  obftination  de  dix  ans,  6c  la  défaite  de  Tchin  a  été 
fuivic  d'une  paix  univerfelle.  Les  Chm  *  6c  les  hommes  s'en  réjouiflént. 
Vous  feul,  dit-on,  en  gémiflfez  6c  prenez  des  allarmes  :  je  ne  vois  pas  trop 
pourquoi.  Comme  ce  n'a  point  été  la  crainte  de  Tchiti  qui  m'a  engagé  à 
vous  bien  traitter,  fi  défaite  n'eft  point  pour  moi  une  raifon  de  vous  op- 
primer. Mais  fi  j'étois  d'humeur  à  le  vouloir  faire,  qui  vous  mettroit  à 
couvert?  Qiielle  comparaiibn  des  eaux  à\iLia\,  qui  font  vos  frontières, 
avec   le   grand   Kiang   qui    couvroit  Tcbinl     Votre  Royaume  à-t-il  plus 

d'homr 

{a)  Kiang  figniSe  fleuve.  C'eft  auffi  le  nom  propre  du  plus  grand  fleuve  de  c« 
Empire. 

•  cV./«  Efpritf. 
t  Nom  de  fleuve; 


ET    DE   LA   TARTARIE    CHINOISE.  ySt 

d'hommes  que  n'en  avoit  TI/j/w?  Non,  fans  doute.  Et  fi  je  voulois  pu- 
nir vos  fautes  paflees,  comme  elles  le  méritent,  il  me  coûteroit  peu  de  le 
faire:  je  n'aurois  qu'à  envoyer  contre  vous,  comme  contre  lui,  quelqu'un 
de  mes  Officiers  :  mais  je  n'aime  point  à  nuire.  Ainfi  je  prens  le  parti  de 
la  plus  grande  modération  :  je  vous  avertis ,  je  vous  inltruits ,  &  vous 
donne  le  tems  de  vous  coriger.  Répondez  comme  il  faut  à  mes  boutez, 
vous  vivrez  tranquile  6c  heureux. 

Tai  tfong*  le  fécond  Empereur  de  la  Dynafi'ie  Tang, 
que  les  Hifioriem  comparent  aux  plus  fameux  Prm- 
ces  de  Vant^mté ,  fit  un  écrit  fur  la  différence 
du  bon  &"  du  mauvais  Gouvernement  ,  ^  fur  la 
difficulté  de  bien  régner.  Comme  il  le  faifoit  prihci' 
palemoit  pour  fcn  ufage ,.  il  l'intitula  le  Miroir  d'or , 
ou  le  précieux  Miroir. 

A  Près  avoir  donoé  chaque  jour  le  tems  néceflaire  à  expédier  les  afr   Maximes 
faires  de  mon  Empire,  je  me  fais  un  plaifir  de  donner  ce  qu'il  m'en   de  Gou- 
relle,  à  promener  ma  vue  6c  mes  penfées  fur  les  hiftoires  du  tems  pafle.  J'y   ^^fnc- 
éxamine  les  mœurs  de  chaque  dynaftie  ,  les  exemples  bons  6c  mauvais  de   '"^°'' 
tous  les  Princes,  les  révolutions,  6c  leurs  caufes.    Je  le  fiiis  toujours  avec 
fruit,  6c  je  l'ai  tant  fait  que  j'en  puis  parler.     Toutes  les  fois  que  je  lis  ce 
qu'on  dit  de  Fo  hi,  de  Hoang  ti^  6c  de  l'incomparable  gouvernement.de  Tao 
6c  de  Chun^  je  m'y  arrête  toujours.    Je  goûte,  j'admire,  je  loue,  ôc  je  ne 
m'en  lafle  point.     Qiiand  je  viens  à  la  fin  des  Hta  6c  des  7'ng^  aux  Tjîn^  6c 
à  certains  régnes  des  Han,  je  me  fens  faifî  d'une  crainte  inquiette.  lime 
femble  marcher  fur  une  planche  pourrie,  ou  fur  une  eau  profonde  tant  foit 
peu  glacée.  Quand  j'éxamme  d'oii  vient  que  tous  les  Princes  fouhaittant  de 
régner  tranquiles,  6c  de  tranfmettre  leur  Empire  à  une  nombreufe  poftéri- 
té,il  arrive  cependant  tant  de  troubles,  6c  de  fl  fréquentes  révolutions,  je 
trouve  qu'il  n'y  a  point  de  caufe  plus  ordinaire,  que  le  peu  de  foin  qu'ont 
les  Princes  de  réfléchir  fur  eux-mêmes,  6c  l'éloignement  qu'ils  ont  d'en- 
tendre ce  qui  peut  les  chagriner.  Par  là  ils  demeurent  jufqu'à  la  fin  aveugles 
fur  leurs  devoirs  6c  fur  leurs  fautes  :  6c  cet  aveuglement  les  fait  périr.  Que 
cette  vue  m'infpire  de  crainte! 

C'eft  pour  éviter  cet  aveuglement,  qu'après  avoir  vu  par  'la  Icâure  de 
l!hiftoire,  quels  font  les  principes  du  bon  gouvernement ,  6c  quelles  font 

*  Du  tems  de  la  dynaftie  Tang. 

Ddd  d  ^ 


vcriic 
ment, 


5-8i  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  des  les  fources  des  plus  grands  troubles  :  je  me  fais  à  moi-même  de  tout  cek 
Mnximes  comme  un  miroir,  où  je  puifle  voir  mes  défauts  pour  travailler  à  les  cori- 
de  (ïou-  ggj._  Le  caraârére  le  plus  eflentiel  d'un  bon  gouvernement,  c'eft  de  n'éle- 
'"""'^'  ver  aux  grands  emplois  que  des  gens  de  vertu  6c  de  mérite.  Un  Prince  qui 
a  cette  attention  jouit  d'un  régne  heureux  ôc  il  n'y  a  rien  de  plus  d'angé- 
rcux  5c  de  plus  fatal  pour  un  Etat,  que  d'en  ufer  autrement.  Un  Prince 
fe  trouve-t-il  dans  quelque  embaras  ?  Il  ne  manque  point  de  confulter  fes 
Miniftres  Scfcs  autres  grands  Officiers.  S'ils  fe  trouvent  être  tous  gens  éclai- 
rez, fidèles,  zélés:  quelque  grand  que  ibit  l'embaras  ,  il  eft  rare  qu'il  a- 
boutifle  à  tout  perdre.  Et  ce  qu'on  ne  peut  trop  déplorer,  le  mal  eft  que 
fouvent  les  Princes  peu  attentifs  à  ce  choix,  s'occupent  de  vains  plaifirs. 
G  qu'ils  feroient  bien  mieux  de  fe  faire  un  plaifir  de  leur  devoir:  mais  fur- 
tout  d'un  devoir  auih  important  qu'eft  le  choix  de  bons  Officiers,  ôc  fur- 
tout  de  bons  Miniftres  ! 

On  dit  communément  que  Cbun  èc  Tu,  ces  deux%rands  Princes,  n'ai- 
moient  point  le  plaifir  :  6c  qu'au  contraire  les  deux  tyrans  Kié  6c  Tcheou 
l'aimoient  beaucoup.  Pour  moi,  je  dis  tout  le  contraire.  La  mauvaife  con- 
duite de  Kié  6c  de  fcbeou  leur  coûta  mille  inquiétudes,  abrégea  le  cours  de 
leur  vie,  troubla  par  conféquent  leurs  plaifirs,  6c  les  rendit  fort  courts. 
Cela  s'appcUe-t-il  aimer  le  plaifir  ?  Au  contraire  n'eft-ce  pas  l'aimer  véri- 
tablement, que  de  l'aimer  comme  C/.?»«  6c  J«,  qui  durent  à  leur  fagefle  6c 
à  leur  vertu  une  vie  longue  6c  tranquile,  6c  qui  par  là  goûtèrent  à  loifir  les 
plaifirs  inféparables  d'un  régne  heureux  6c  paifible?  Il  faut  avouer  que  les 
tempéramens  6c  les  naturels  font  differens:  qu'il  y  en  a  de  bons.8c  de  mau- 
vais :  6c  que  dans  chacune  de  ces  efpèces  il  y  a  divers  dégrez.  Les  vertus 
£c  les  adions  de  Tao,  de  Cètin^  de  Tu,  6c  de  'Tang,  donnent  lieu  de  croire 
que  Tien  *  les  avoit  bien  partagez.  Il  n'en  étoit  pas  ainfi  de  Kié,  de  Tcheou 
de  Teou,  de  Li  :  les  cruautcz  6c  les  brutalitez  de  ces  méchans  Princes  le 
prouvent  aflez.  Il  cft  cependant  vrai  de  dire  que  le  bonheur  des  Princes  6c 
-de  leurs  Etats,  dépend  moins  de  la  diff'ércnce  des  tempéramens  6c  des  natu- 
rels, que  du  foin  de  tenir  en  tout  le  jufte  milieu,  que  didle  la  raifon  com- 
mune à  tous. 

Nous  lifons  dans  Ou  ki  qu'un  Prince  de  Sang  f  s'occupant  uniquement 
de  certains  exercices  de  vertu,  6c  n'égligeant  d'avoir  des  troupes,  perdit 
fes  Etats:  que  le  Prince  d'2"périt  aufii,  mais  par  une  voye  toute  bppofée, 
en  ne  comptant  que  fur  fes  forces,  6c  négligeant  la  vertu.  Auffi  Confucius 
dit-il,  que  dans  le  gouvernement  d'un  Etat,  il  faut  un  jufte  tampérament 
de  bontc  6c  de  fermeté ,  de  icvcrité  6c  de  clémence.  En  effet  la  bonté  6c  la 
juftice  doi\ent  toujours  aller  enfemble:  donner  trop  à  l'une  au  préjudice  de 
l'-autre,  c'eft  dès-lors  une  faute,  6c  une  faute  confidérable  qui  peut  avoir  de 
fâcheufes  fuites.  Qiie  feroit-cc  donc  de  s'éloigner  de  l'une  6c  de  l'autre?  Et 
que  ièroit-ce  fur-tout  de  manquer  abfolument  de  la  première.''  Un  Empe- 
reur 

*  Le  Ciel 

j  San^  m  Y,  lions  de  pays. 


de  Gou- 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  f8j 

reur  élevé  au  plus  haut  degré  d'honneur,  où  puifTe  monter  un  homme,  eft  Suite  des 
en  même  tems  obligé  d'aimer  tous  l'es  peuples,  6c  de  travailler  à  les  rendre  Ma- ■  - 
heureux.  Pour  cela  il  fout  deux  choies  :  le  bon  ordre  èc  la  fureté.  Pour  le 
bon  ordre,  il  doit  faire  des  rcglcmens,  &  les  foutenir  par  fon  exemple. 
Pour  la  fureté,  il  fiiut  des  troupes,  qui  puilTent  ôter  l'envie  aux  ennemis 
de  rien  entreprendre  fur  les  frontières.  Car  comme  il  ne  convient  point  d'u- 
fer  de  la  terreur  des  armes  pour  contenir  fon  peuple  dans  le  devoir  :  de  mê- 
me il  efl  rare  que  la  bonté  toute  feule,  6cla  vertu  du  Prince  contiennent 
les  barbares  &  aflurent  les  frontières.  Quand  le  grand  poifTon  Kiu  fortant 
du  fond  des  abîmes,  paroît  au-delîus  des  eaux,  les  flots  s'applaniflént. 
Quand  les  Hoang  Se  les  Ho  (a)  plongent  ou  baibottent,  point  de  beau  tems 
à  efpérer  :  c'eft  leur  vol  dans  les  airs  qui  le  pronoftique. 

Un  point  très-important  pour  un  Prince  ,  ell  de  fçavoir  s'acommoder 
aux  différentes  inclinations  des  hommes ,  6c  de  profiter  des  divers  talens. 
C'eft  une  maxime  reçue  de  tout  tems ,  que  comme  celui  qui  médite  un 
grand  édifice,  doit  commencer  par  choîfir  un  bon  architeéle,  pour  ache- 
ter enfuite  fur  fon  devis  les  matériaux  convenables ,  de  même  quiconque 
régne ,  doit  commencer  par  bien  choîfir  fcs  Miniftres ,  pour  s'aider  de  leurs 
vues  Se  de  leurs  confeils  dans  le  gouvernement  des  peuples.  En  repafiant 
avec  attention  fur  les  dynafties  précédentes,  je  remarque  que  quand  le 
Prince  a  folidement  aimé  la  vertu,  il  n'a  point  manqué  de  gens  vertueux: 
que  quand  il  a  témoigné  de  l'inclination  pour  les  bâtimens  Se  autres  ouvra- 
ges de  l'art,  tous  les  gens  habiles  en  ce  genre  fe  font  produits:  que  quand 
la  chafle  a  fait  fon  plaifir,  il  lui  eft  venu  d'exccllens  picqueurs:  que  quand 
la  mufîque  a  été  fa  paffion  ,  on  lui  a  préfenté  en  foule  des  gens  de  Tchifi  èc 
de  Ouei  :  que  fi  quelquefois  le  Ponce  s'eft  abaifle  jufqu'à  aimer  le  fard  Se 
d'autres  ornemens,  *  Ten  Se  Tchao  ont  eu  la  vogue.  Quand  le  chemin  a 
été  fermé  aux  remontrances  finceres ,  on  a  vu  paroître  à  la  cour  peu  de 

fens  2,èlez  6c  fidèles.  Qiiand  le  Prince  aimoit  à  être  applaudi,  il  y  avoit 
es  flateurs  fans  nombre.  Nos  anciens  avoient  en  vérité  bien  raifon,  quand 
ils  comparoient  le  Prince  à  un  vafe,  ôc  les  fujets  à  la  liqueur  qu'on  y  met. 
Comme  la  liqueur  prend  la  figure  du  vafe,  ainfi  les  fujets  communément 
fe  conforment  au  Prince.  Quel  motif  n'eft-ce  point  pour  lui  de  fouhaitter 
d'être  parfait  ?  Mais  comme  la  pierre  la  plus  précieufe  a  befon  d'être  tra- 
vaillée pour  devenir  un  beau  vafe,  ainfi  l'homme,  pour  aquérir  la  vraye 
fagefle,  a  bcfoin  d'étude  Se  d'application. 

(a)  Deux  noms  d'oifeaux  aquatiques.  Ces  allégories  foufïrent  deux  reii«,  où  l'on  in- 
dique par  les  flots  les  irruptions  des  barbares  que  la  puiflance  des  armes  figurée  par  le  po;f- 
fon  Kin  arrête:  ?c  par  les  oifeaux  Hoang  &  Ho  les  peuples  qui__  doivent  être  à  l'aife  &C 
contents,  pour  que  l'Etat  foit  fans  trouble:  ou  bien  par  le  poiffon  Kin,  on  indique  les 
gens  braves  Se  capables  d'être  a  la  tête  des  troupes  :  &  par  les  oifeaux  Hoang  &  Ho  les  gens 
propres  à  "gouverner,  qu'il  faut  tirer  de  l'oMcurité  &  mettre  en  place.  Si  l'on  joint  ces 
alléâories  à  ce  qui  précède,  le  premier  lens  eft  plus  naturel.  Si  on  Us  joint  à  ce  qui  fuit, 
le  iecond,  ce  fembie,  conviendroit  mieux. 

*  Noms  de  pays. 


f84  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

S'.n>e  des  J'en  'vang  6c  Confucius  ont  eu  leurs  maîtres  :  &  fi  ces  grands  hommes  en 
^'■"If,'"^^^  ont  eu  belbin  ,  à  plus  forte  raifon  les  autres.  Aufli  une  des  plus  remar- 
vcrnc^-"''  quables  différences  d'un  bon  Prince  à  un  méchant ,  c'eft  que  le  bon  Prince 
inca:.  ioupire  après  les  gens  de  mérite  &  de  vertu,  comme  le  laboureur  attend  la 
récolte  ;  &  les  reçoit  avec  la  même  joye ,  que  le  laboureur  auparavant 
menacé  d'une  iechcrelTe ,  voit  tomber  fur  fcs  campagnes  une  abondante 
pluie:  au  lieu  que  le  méchant  Prince  n'a  communément  que  de  l'averfion 
pour  quiconque  vaut  mieux  que  lui  :  &  ne  donne  accès  auprès  de  fa  perfon- 
ne  qu'à  des  gens  fans  mérite  6c  fans  vertu.  O  qu'il  eft  difficile  de  fe  bien 
défaire  des  mauvaiiés  inclinations  qu'on  a  trop  long-tems  nourries  !  Vang 
puen  èc  Sun  bao  contrefirent  dabord  les  bons  Princes  :  mais  comme  ils  n'a- 
giflbient  que  par  intérêt,  6c  que  leur  vertu  prétendue  n'étoit  qu'hypocrifie 
&  que  feinte  ,  ils  ne  fe  foutinrent  pas  :  ils  revinrent  à  leur  génie  :  on  les  re- 
connut pour  ce  qu'ils  étoient ,  &  on  les  abandonna  :  une  barque  de  fim- 
ples  planches  unies  précifément  avec  de  la  colle,  ne  peut  tenir  long-tems 
contre  de  grands  flots.  Tel  cheval  qu'on  nourit  exprès,  pour  qu'il  fafie 
dans  l'occafion  cent  lieues  d'une  trailte  ,  quand  il  cil  mis  a  l'épreuve,  cre- 
vé fouvent  fans  l'achever.  C'eft;  ce  qui  arriva  juftiement  à  Vang  puen  &  à 
Sunhao.  On  vit  fe  vérifier  en  leurs  perfonnes,  comme  on  l'a  vu  dans  bien 
d'autres,  ces  proverbes  de  nos  anciens  :  que  comme  le  Chin  (a)  ne  peut 
fervir,  quand  on  veut  mefurer  de  grofles  pierres:  auffi  une  médiocre  habi- 
leté ne  l'uffit  pas  pour  de  grandes  choies,  6cc.  6c  que  la  vertu  la  plus  fim- 
ple,  fi  elle  eft  réelle  6c  conftante,  vaut  mieux  que  la  plus  artificieufe  po- 
litique. 
O  !  qu'il  y  a  de  différence  d'homme  à  homme,  de  Prince  à  Prince  !  Kao 
-  tfou  refpetSta  Li  /ô«^  jufqu'à  foutenir  fes  habits  pour  lui  faire  honneur.  Siu 
hheou  choqué  des  fnges  avis  de  Pi  kan,  lui  fit  cruellement  arracher  le  cœur. 
Tching  tang  eut  toujours  pour  fon  Minillre  Tyun  une  véritable  eftime  6c  une 
amitié  fincere.  Kié  avoit  dans  Longpong  un  Miniftre  fage  6c  zélé:  il  le  fit 
mourir  dans  les  fupplices.  Tchuang'R.o'i  àç.  T'fou  ^  après  avoir  tenu  fes  con- 
feils,  6c  V  avoir  fait  paroître  une  habileté  fupérieure  à  celle  de  tous  fes  Mi- 
nières ,  iortoit  de-là  *  trille  6c  rêveur.  Il  portoit  même  cette  triflefle  juf- 
ques  dans  fes  heures  de  relâche.  Fou  hou  tout  au  contraire  fe  faifoit  un  fu- 
jet  de  joie  ,  d<.  triomphoit ,  pour  ainfi  dire  ,  d'une  fopériorité  fembla- 
ble.  C'cil  que  les  Princes  fans  lumières  veulent  cacher  ou  foutenir  leurs 
défauts ,  6c  que  les  Princes  éclairez  cherchent  à  connoître  ce  qui  leur 
■manque. 

Qiiand  je  jette  les  yeux  fur  Kao  tfou  Se  fur  Tching  tang,  je  compare  les 
régnes  de  ces  grands  Princes  à  ces  années  remarquables  par  un  jufte  tempé- 
rament de  fro'id  6c  de  chaud  ,  6c  par  le  règlement  des  iaifons  qui  met  par 
tout  l'abondance.  On  dit  que  quand  l'Empire  ell  bien  gouverné  ,  paroît 
alors  le  A' /7/;.'^,  animal  de  bon  augure.     Moi  je  dis:  Kao  tfou  èz  Tching  tang 

n'é- 

(ii)  Un   Chin  cft  la  diiicmc  pnnie  d'un  Tenu.    Un  Ttou  eft  h  diîicme  par'.ie  d'un  T.w; 
un  r.tn,  par  exemple,  de  ris,  eft  cent,  on  tout  au  plus  cent  vint  liv. 
•  Il  c;ai^n;)it  q>ie  s'il  venoit  à  fe  tromper,  perfonne  ne  le  rediefl.it. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  j-gf 

n'étoient-ils  pas  eux-mêmes  en  leur  cfpècc  de  vrais  À7//w^.?  Qiiand  je  con-  Suite  des 
{iàere  enHuiie  Kié  &i  l'chcou ,  il  me  iemble  voir  dans  leurs  régnes  ces  années  Maximes 
triftes  6c  malheureulcs ,   que  le  dérèglement  des  faifons  rend  ftériles  Se  fu-  ^:':^^°"' 
nelles.     Ces  années  ont  coutume  de  produire  quantité  d'infeéles  nuifibles,   ment,' 
6c  même  de  monftres  affreux  &  cruels.     Hélas  !  ces  médians  Princes  Kié  Se 
TcheoH  n'étoient-ils  pas  eux-mêmes  des  monllres  ?  Que  je  trouve  d'inftruc- 
tion  pour  moi  dans  la  confidération  de  ces  deux  contrailes.  Je  fçai  ce  qu'on 
dit,  que  "Tien  a  des  tems  plus  ou  moins  favorables  pour  les  Etats.     Cela  ell 
vrai:  mais  leur  bonheur  ou  leur  malheur  ne  laiflé  pas  de  dépendre  auffi  de 
la  conduite  des  hommes.     N'y  eut-il  pas  fous  T.ching  tang  une  lecherefTe  de 
fept-ans  ?   Ce  Prince  fe  coupant  les  ongles,  s'oftVit  lui-mêmepour  viélime. 
Il  plut  aufîi-tôt  cent  lieues  à  la  ronde.     Du  tems  d'un    Empereur,  on  vit 
croître  fubitement  dans  le  palais  des  meuriers.    Ce  Prince  frappé  de  ce  pro- 
dige, qu'on  lui  interpréta  comme  effrayant, s'appliqua  folidement  à  la  ver- 
tu :    au  lieu  des  malheurs  dont  on  l'avoit  menacé,  il  vit  venir  à  fa  cour  les 
Ambafladeurs  de  feize  Princes  pour  lui  rendre  hommage.     Qiii  oferoit  dire 
après  cela  que  ce  n'ell  pas  l'aftaire  des  Princes  de  procurer  le  bien  des 
Etats  ? 

Régner  effc  une  chofe  bien  difficile,  difent  les  uns  :  c'eft  une  chofe  bien 
aifée,  difent  les  autres.  Ceux-ci,  pour  prouver  leur  léntiment,  difent:  la 
dignité  d'Empereur  élevé  un  Prince  au  defllis  du  refte  des  hommes  :  il  a  un 
pouvoir  abfolu:  les  récompenfes  &  les  châtimens  font  en  fx  main  :  non-feu- 
lement il  polTede  les  richeflés  de  tout  l'Empire:  mais  il  fe  fert  à  fon  gré  des 
forces  6c  des  talens  de  tous  fcs  fujets.  Qiie  peut-il  donc  fouhaitter  qu'il 
n'obtienne?  Que  peut-il  entreprendre  qu'il  n'exécute.^ 

Ceux  qui  font  d'un  avis  contraire,  raifonnent  autrement.  Le  Prince, 
difent-ils,  vient-il  à  manquer  de  refpeél  pour  Tim  ti  ?  Viennent  des  prodi- 
ges, naiflént  des  monllres.  Outrage-t-il  les  efprits?  Souvent  une"  mort 
funefle  l'en  punit,  comme  on  le  vit  dans  Fou  y  6c  dans  l'cheou.  S'il  veut 
fe  fatisfaire  en  quelque.chofe  :  par  exemple,  en  failant  venir  de  loin  des  cho- 
fes  rares  6c  de  grand  prix:  en  faifant  de  vaftes  parcs,  de  beaux  étangs,  de 
grands  bâtimens,  de  hautes  terraffes:  il  faut  pour  cela  charger  les  peuples, 
au  moins  de  corvées,  6c  l'agriculture  en  fouffre.  De-Ki  les  dizettes  6c  les 
famines.  Les  peuples  sémifîcnt,  murmurent,  fuccombent.  Si  le  Prin- 
ce y  ell  infenfible,  6c  néglige  d'y  remédier:  il  ell:  regardé  comme  un  tiran 
né  pour  affliger  les  peuples,  6c  non  pour  les  gouverner.  Il  eft  l'objet  de 
l'exécration  publique.  Qu'y  a-t-il  de  plus  à  craindre?  Or  tout  Prince 
qui  a  foin  de  fa  réputation,  doit,  conféquemment  être  attentif  à  diminuer 
autant  qu'il  eft  poffible  les  impots ,  à  éviter  tout  ce  qui  peut  furchar- 
ger  les  peuples,  6c  à  procurer  leur  bonheur  6c  leur  tranquilité.  Mais  il  ne 
peut  faire  tout  cela  qu'en  fe  refufant  beaucoup  à  foi-même,  6c  en  répri- 
mant fes  inclinations  les  plus  naturèles;  c'eft  déjà  une  chof  eaflez  difficile. 

Une  autre  difficulté  encore  plus  grande  eft  de  bien  choîfir  les  gens  qu'il 
met  en  place,  6c  d'employer  chacun  félon  fon  talent.     Tel  que  le  Prince 

Tome  II.  Ece  e  efti- 


verne- 
niciit 


j-86  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  des  cftime  fort ,  Sc  tient  pour  un  homme  également  vertueux  Se  capable ,  peut 
Maximes  bien  avoir  les  déBiuts  èc  même  Tes  vices.  Tel  que  tout  le  monde  éloigne 
de  Gou-  ouj.  des  détauts  réels  &  connus,  a  peut-être  en  même  tems  quelques  bonnes 
''^'"'^'  qualitcz,  dont  on  pouroit  tirer  avantage.  Quand  cela  le  trouve,  à  quoi  fe 
rélbudre?  Rcjetter  ceux  qui  ont  du  talent,  c'eft  fe  priver  d'un  fccours 
utile.  Reconnoîcre  des  gens  pour  vicieux,  6c  ne  pas  les  éloigner:  c'eft  par 
là  que  commencent  les  plus  grands  troubles.  Les  gens  mêmes  ausquels  on 
ne  connoît  point  de  vice ,  n'ont  pas  des  talens  égaux  :  on  ne  doit  pas  les 
employer  indifféremment  à  tout.  Kong  tcbo  fervit  très-utilement  un  grand 
Royaume,  l'ze  tfan  y  auroit  échoué:  il  fut  Miniilre  dans  un  Etat  plus  pe- 
tit; il  y  fît  merveille.  Tcheou  pou  bégayoit  6c  parloit  mal.  Kao  tfou  *  ne 
hiffa  pas  d'en  faire  un  Heoa,  ôc  il  paya  bien  cet  honneur,  en  aflFermifTant 
fur  le  trône  cette  famille  prête  à  fe  perdre.  See  fou  étoit  au  contraire  un 
homme  diiert  Sc  qui  parloit  bien,  tout  beau  parleur  qu'il  étoit,  il  ne  pue 
parvenir:  on  le  vit  folliciter  fous  Fen  ti  un  polie  à  la  ménagerie,  encore  ne 
put- il  pas  l'obtenir. 

Entre  les  divers  talens  faire  toujours  le  meilleur  choix,  le  faire  entre  les 
perfonnes  dont  le  talent  eft  le  même:  ce  font  chofes  difficiles,  ôc  néan- 
moins néceffaires  pour  bien  régner.  Il  y  a  de  la  différence  non-feulement 
dans  les  talens,  mais  encore  dans  les  tempéramens,  dans  les  naturels,dans 
les  conditions,  dans  les  inclinations,  &  même  dans  les  vertus.  Il  y  a  dans 
tous  ces  genres  plus  d'une  efpcce ,  6c  dans  chaque  efpèce  divers  ordres. 
Quelle  différence ,  par  exemple  entre  un  Hiao  ordinaire  ,  £c  un  autre 
Hiao  {a)  du  premier  ordre!  Le  premier  confîife  à  fervir  gayement  ion  père 
6c  fa  mère,  à  ne  leur  jamais  perdre  lerefpe6t,8c  à  pourvoir  à  leurs  befoins. 
Le  fécond  s'étend  à  procurer  le  bien  de  l'Etat, à  rétablir  la  paix  dans  les  fa- 
milles, à  l'exafte  obfervation  de  tous  les  rits.  Chun  avoit  dans  un  éminent 
degré  la  vertu  Hiao  :  il  n'eut  cependant  pas  le  bonheur  d'agréer  à  fes  pa- 
rens.  T'çen  tçan  avoit  dans  un  haut  degré  la  vertu  Gin.  {Ji)  Ce  n'eft  cepen- 
dant pas  celui  de  fes  difciples  que  Confucius  a  loiié.Confucius  dit  qu'un  fils 
n'a  pas  la  véritable  vertu  Hiao^  s'il  fuit  indifféremment  tout  ce  que  lui  pref- 
crit  fon  père:  6c  qu'un  Miniilre  qui  donne  indifféremment  dans  toutes  les 
vues  de  fon  Prince,  n'a  point  la  vertu  qu'on  nomme  'Tch0ng\.  Aufîî  le 
grand  "Tcbeou  kong  craignit-il  moins  de  déplaire  à  fon  Prince,  que  de  man- 
quer à  le  bien  fervir.  Il  affura  le  repos  de  l'Empire  par  la  juite  punition 
d'un  coupable  cher  au  Prince.  Yya  au  contraire,  pour  affurer  fa  fortune, 
eut  toujours   foin  de  s'accommoder  aux  inclinations  de  fon  Roi  :    Koan 

*  Le  premier  Empereur  de  la  dynaflie  Ban, 

(a)  B'tM  refpeâ  &  amour  envers  les  parens.    II  étend  ici  davantage   le  fens  de  cette 
lettre. 

{h')  Gin  bonté,  charité,  clémence.    Quelquefois  ce  mot  fe  met  pour  figniikr  vertu,  ou 
vcrtutux  en  général. 

i  Zèle  &  fidélité  pour  le  Princ*.. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  fSj 

tchong  {a)  étant  mort ,  il  fut  avancé ,  6c  mit  bien-tôt  par  tout  le  trouble.  Ki  Suite  des 
fing^  (ù)  dans  une  occafion  preflante,  s'expoia  courageufement  à  une  mort    M.'!îimcs 
certame,   pour  fauver  la  vie  à  celui   qu'il  reconnoifloit  pour  ion  Prince.   <1^' ^ou- 
Tiicn  yang,  (^)  pour  latisfaire  une  haine  particulière,  mit  l'Empire  à  deux    menf/ 
doigts  de  la  ruine.     On  a  vu  dans  'Tchou  yiien  &  dans  plusieurs  autres,  la  fi- 
délité &  la  droiture  non-feulement  fans  récompenfe,  mais  dans  la  mifere  ôc 
dans  l'opprelîîon.     Dans  Tfai  pi  &  fes  femblables,  on  a  vu  latrahifonfe 
couvrir  des  plus  beaux  dehors. 

Tout  cela  ne  prouve-t-il  pas  la  difficulté  de  bien  régner?  Elle  feroit 
encore  plus  grande,  fi  nous  n'avions  pas  ces  hiftoires,  où  un  Prince  bien 
attentif  apprend  à  dillinguer  les  fujets  vraiment  zélez  &  fidèles,  des  flat- 
teurs intérefiez.  Les  Rois  de  Tfin  dévoient  à  la  biavoure  &  à  l'habileté  de 
Pe  /è/,  le  Royaume  de  Tchao  qu'il  leur  avoit  fournis.  Un  d'eux  ne  laifla  pas 
de  le  faire  mourir.  Ta  fou  ^  fous  l'Empereur  King  ti  fut  celui  qui  arrêta  les 
fàcheufes  fuites  que  devoit  avoir  la  révolte  des  Princes  tributaires.  Ce  fut 
cependant  fous  ce  même  Empereur,  que  Ta  fou  finit  fa  vie  dans  les  fuppli- 
ces.  Oucn  tchong  fut  traitté  de  même  par  le  Roi  de  Tué,  qui  cependant  fans 
les  avis  de  Ouen  tchong,  n'eût  pu  détruire  0«  fon  ennemi.  Enfin  0« y?,  a- 
près  de  longs  6c  très-importans  fervices,  eut  pour  récompenfe  une  épée, 
dont  il  eut  ordre  de  fe  tuer.  Etoicnt-ils  coupables ,  ces  grands  hommes? 
Méritoient-ils  de  périr  ainfi?  Non.  Ce  fut  injuftice  &  paillon  de  la  part 
des  Princes.  Pour  "Tchao kao,  Hanfmg,  Hingpoa,  6c  Tchinhi,  quoiqu'ils 
eufient  tous  leur  mérite,  &  que  quelques-uns  d'eux  enflent  rendu  de  grands 
fervices:  ils  s'oublièrent  ôc  fe  démentirent  :  leur  punition  n'eut  rien  que  de 
juflre.  Mais  il  eût  fallu  prévenir  fagement  leurs  fautes  :  ôc  c'eft  une  tache 
dans  Kao  tfou,  d'ailleurs  fi  grand  Prince,  de  n'avoir  pas  fçû  conferver  des 
gens  d'une  capacité  fi  peu  commune,  6c  qui  l'avoient  fi  bien  fervi.  Le  fon- 
dateur de  la  dynafliie  Han  eft  par  cet  endroit,  bien  au-dcflbus  de  ^lang  voit 
qui  en  fut  le  reftauriiteur.  Celui-ci  fçut  récompenfer  fes  Généraux  comme 
Kao  tfou,  mais  fans  les  expofer  comme  lui  à  s'oublier.  C'eft  ainfi  qu'on  en 
doit  ufer  à  l'égard  de  ceux  à  qui  l'on  doit  en  partie  fon  élévation,  ou  fa 

con- 

(_a)  C'étoit  un  premier  Minidre  de  Jchuang  vang  Roi  de  T/7.  Il  avoit  fort  recommandé 
à  ce  Prinre  de  ne  jam'ais  mettre  en  place  r  y«, 

{b]  Kao  f/o«  fondateur  de  la  dynadie  Han,  difputant  encore  l'Empire  avec  Hian^  yu, 
fut  affiégé  dans  une  vi!!e  :  fon  armée  étant  fort  loin  ,  Ki /îr.^  qui  commanoloit  dans  la  place, 
fortit  avec  appareil,  failant  mine  de  le  rendre,  &  de  livrer  Kao  tfiu:  cette  nouvelle  mit 
la  joye  dans  le  camp.  Les  gardes  fe  négligèrent,  &  Kao  fortit  par  une  autre  port»,  avec 
un  nombre  de  cavaliers,  força  quelques  gardes,  8c  fe  fiuva  Hianjyu  étant  entré  dans  la 
place,  fomraa  Ki  fing  de  lui  l.vrer  Kaj  tfou.  Je  vous  ni  trompé,  repondit  Ki  Jing,  pour 
lui  donner  moyen  de  vous  échapper.  Hiang  yu  en  groffe  colère  ht  fur  le  chtmp  brûler 
Xi  fing. 

(c)  Xuen  yang  étoit  ennemi  de  Çhao  tfo.  Celui  ci  avoit  donné  à  l'Fmpereur  un  avis 
qui  étoit  utile,  &  que  le  confeil  avoit  goùié.  Comme  il  s'agiffoit  d'un  Prince  tributaire, 
luen  yang-,  pour  faire  périr  Chao  tfo ,  mit  l'allarme  par  ies  intrigues  chei  tous  les  Princes 
tributaires:  ils  alloient  lervir  contre  l'Empereur:  on  les  appaifa,  en  facrifiant  Chao  tfo, 
C'eft  ce  que  vouloir  Xusn  yung. 

Eee  e  2 


jnciif. 


5-88  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  des     confervatioii  fur  le  trône:  8c  c'eft  mal  reconnoître  leurs  fcrvices,  que  de 

Maximes     trop  Ics  expofer  à  en  perdre  le  fruit. 

de  Gou-         La  difficulté  de  bien  régner  fe  fent,  ce  me  femble,  aflez  dans  ce  que  j'ai 

verne-  ^j^j  Rendons-la  encore  plus  iénfiblc.  Dans  le  haut  rang  ou  cil  le  Prince 
au-defRis  du  rcfte  des  hommes,  il  ell  en  vue  à  tout  le  monde.  S'il  ordonne 
ou  fait  quelque  chofe  qui  ne  ibit  pas  conforme  à  la  plus  exacte  raiibn ,  non 
feulement  il  fe  fait  à  foi-même  un  tort  confidérable  :  mais  il  efl  auflî-tôt  mé- 
prifé  des  fages.  Lui  échappe-t-il  quelque  adion  ou  quelque  gefte,  qui  ré- 
ponde mal  à  la  dignité  de  fa  perfonne?  Grands  8c  petits  en  font  des  rifées. 
Avance-t-il  quelqu'un  dans  les  charges  ?  Auflî-tôt  mille  jaloux  murmu- 
rent. A-t-il  égard  à  quelque  recommandation?  Tout  les  prétendans  fe 
plaignent  qu'on  donne  tout  à  l'inclination  ou  à  l'intérêt,  rien  au  mérite. 
Voit-on  mettre  dans  les  premiers  emplois  un  homme  d'un  mérite, bien  re- 
connu, on  l'attribue  au  hazard,  &  non  pas  aux  lumières  du  Prince:  heu- 
reufement,  dit-on,  cette  fois-ci,  il  n'a  pas  mal  rencontré.  Voit-on  en 
place  quelqu'un  qui  n'ait  pas  un  grand  mérite?  On  n'héfîte  poiht  à  dire 
que  le  Prince  eft  fans  lumières.  Si  un  Prince  parle  aflez  fouvent,  c'efl  un 
caufeur.  Parle-t-il  peu?  Il  n'a  point  de  fond,  &  ne  fçait  pas  inftruire 
ceux  qui  l'approchent.  Suit-il  les  mouvemens  de  fon  humeur  :  fait-il  pa- 
roître  de  la  colère?  Il  fe  répand  à  la  cour  &  dans  tout  l'Empire  une  terreur 
très-préjudiciable.  Eft-il  modéré,  facile,  indulgent?  Les  loix  &  fes  or- 
dres s'obfervent  mal.  Les  peuples  font-ils  à  l'aife  ?  Les  Officiers  (a)  ont 
beaucoup  de  peine  ôc  fe  rebutent.  Les  Officiers  font-ils  contens?  Le^peu- 
ple  fouffï-e  Se  fe  plaint.  Tout  l'Empire  cft  comn>e  un  grand  arbre,  dont 
la  cour  eft  comme  le  tronc  6c  la  racine.  Le  Prince  peut-il  donc  ne  fe  pas 
fentir  de  tous  les  événemens  fâcheux  qui  affligent  fon  Etat?  Point  de  peau, 
plus  de  poil,  dit  un  vieux  proverbe.  L'elîéntiel  donc  pour  un  Etat,  clique 
la  cour  foit  pourvue  de  bons  Miniflres.  Cela  cft  vrai  mais  les  Tyn  {b)  6c 
les  Fou  yi'J  font  bien  rares. 

La  cour  étant  pourvue  de  bons  Miniftres:  il  feroit  encore  bien  impor- 
tant d'avoir  des  Généraux  fidèles,  habiles  &  infatigables  fur  les  frontières. 
Mais  les  Hoei  chang  {c)  6c  les  Li  mon  ne  font  pas  aujourd'hui  faciles  à  trou- 
ver. D'ailleurs ,  quand  un  Prince  eft  afléz  heureux  que  de  trouver  des  gens 
de  ce  mérite,  il  ne  peut  manquer  d'avoir  pour  eux  de  l'inclination.  Inftruit 
de  ce  qu'il  y  a  à  fouffrir  fur  les  frontières,  il  fe  fait  une  vraie  peine  d'y  en- 
voyer des  gens  qu'il  aime.  11  fçait  d'un  autre  côté,  que  s'il  manque  à  les 
y  envoyer,  il  s'expofe  à  voir  tomber  les  feiiilles,  6c  couper  les  branches  de 
Ibn  grand  arbre  ,.  6c  peut-être  à  voir  périr  l'arbre  entier.     Que  ne  fouffre 

point 

(a)  Il  y  a -en  Chinois  r«/î».  Sous  ce  terme  font  compris  également  Juges,  Magiftrats, 
Officiers  de  guerre,  &c.  Dins  quelques  livres  François  on  a  mis  en  ufage  une  autre  expref- 
lion.  On  y  dit  les  Mandarins.  Qu'on  la  fubflitue  fi  l'on  veut  ici,  &  ailleurs  au  terme 
d'Officiers  dont  je  me  fers.  J'avertis  feulement  que  Mandarin  n'a  nul  rapport  au  fon  Chi* 
rois.     Je  le  crois  inventé  pat  les  Portugais  &  tiré  de  mandar ,  ordonner. 

(è)  Deux  fameux  Minillres,  dont  le  Chi  king  parle. 

(c)  Hoei  chun^  8c  limou  étoient  deux  Généraux  fimeux  en  leur  tems. 


ET   DE  LA  TARTARIE    CHINOISE.  j-Sî> 

point  en  ces  rencontres  un  Prince  également  bon  &  fage?  Pour  moi ,  rou- 
lant jour  &  nuit  dans  mon  efprit  toutes  ces  penlëes ,  je  fens  le  poids  de  la 
royauté  :  mais  encore  plus  fenfible  aux  peines  d'autrui ,  qu'aux  miennes 
propres  ,  je  me  dis  fouvent  à  moi-même:  fi  le  Prince  maître  abfoîu  a  ce- 
pendant tant  à  fouffrir  ,  que  fera- ce  de  ceux  qui  fans  être  maîtres  comme 
lui,  partagent  &C  portent  avec  lui  le  poids  du  gouvernement?  L'Tking  dit  : 
Les  livres  Chinois  n'épuifent  point  les  matières  :  rarement  aufli  les  paroles 
rendent-elles  exaftement  les  penfées  dans  toute  leur  étendue.  Aufli  n'ai-je 
prétendu  dans  ce  difcours  qu'indiquer  en  peu  de  mots  ce  qui  m'occupe  in- 
térieurement. Au  relte  ,  quoique,  fui vant  un  proverbe,  celui  qui  fouffre , 
fe  plaît  à  chanter  fes  peines ,  ce  n'eft  point  ce  qui  m'a  fait  prendre  la  plume. 
Je  fuis  encore  plus  éloigné  de  chercher  à  frapper  les  yeux  par  une  compofi- 
tion  brillante.  Je  penfc  à  m'inlfruire  moi-même.  Voilà  mon  but.  Mais 
auffi  je  ne  rougis  point  d'expofer  dans  cet  écrit,  à  la  vue  de  tous  les  Sages, 
mes  penfées  Se  mes  fentimens. 

Sur  cette  pièce  l'Empereur  Cang  hi  dit  :    Rien  de  mieux  penfé  6c  de   Sentimen.: 
mieux  exprimé  ,    que  ce  que  dit  Tai  tfong  lur  le  gouvernement  en  général,   de  Cang  kt 
&  en  particulier  fur  le  choix  des  Officiers.     C'ell  rappeller  comme  il  faut  {}";  "'^^ 
l'antiquité.  Tai  tfong  fit  plus  :   il  l'imita.    Son  gouvernement  approcha  de  "'^'■^' 
celui  de  nos  trois  fameufes  dynafties. 

Le  même  Empereur  Tai  tfong  la  tro'tfiéme  des  années 
nommées  Tchin  koan ,  fit  l'ordonnance  qui  fuit. 

LE  fondement  de  toutes  les  vertus ,  eft  celle  qu'on  nomme  Hiao  *. 
C'eft  l'inftruétion  la  plus  eflentielle.  J'en  ai  reçu  dans  ma  jeu- 
nefle  de  bonnes  leçons.  Mon  père  ,  6c  ceux  qu'il  m'avoit  donné  pour 
maîtres ,  ne  le  bornoient  pas  à  me  faire  réciter  le  livre  des  vers  ,  le 
livre  des  rits ,  Se  d'autres  :  on  m'y  faifoit  voir  en  même  tems  les  grands 
principes  dont  dépend  le  bien  des  Etats  ,  Se  le  gouvernement  des  peu- 
ples. De-là  eft  venu  l'avantage  que  j'ai  eu  d'exterminer  par  une  feule 
expédition  tous  les  ennemis  de  l'Etat,  6c  d'aflTircr  aux  peuples  qui  fortoient 
de  l'opreffion,  le  repos  Se  la  liberté.  Au  rcfte  j'ai  toujours  eu  le  cceur  plein 
de  bonté,  Se  fi  pendant  quelque  tems  j'ai  fait  paroître  plus  de  juftice  6e  de 
févérité  que  de  clémence  ,  c'cil  que  comme  il  y  a  des  ennemis,  contre  lef- 
quels  il  faut  néceflairement  de  la  force  Se  de  la  bravoure,-  il  y  a  auflî  des  cri- 
minels aufquels  on  ne  peut  abfolument  faire  grâce.  Je  n'ai  eu  en  vue  que  le 
bien  commun  ,  6c  le  repos  de  l'Empire.  La  paffion  n'a  point  eu  de  part  à 
ce  que  j'ai  fait.  L'Empereur  mon  père  en  fe  retirant  à  la  ngan^  m'a  char- 
gé du  "gouvernement.  Il  a  fallu  lui  obéir.  Comme  j'en  fens  tout  le  poids , 
je  m'en  occupe  tout  entier.  Je  fuis  dans  l'intérieur  de  mon  palais.  Se  avea 
Eec  e  X  ks> 

»•  Piété  filiale. 


j-po  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

les  Reines,  comme  dans  un  vallon  glacé.  Je  pafle  fouvent  les  nuits  entières 
fans  dormir.  Je  me  levé  avant  le  jour.  Toutes  mes  penfées  6c  toutes  mes 
paroles  tendent  à  répondre  de  mon  mieux  aux  bontez*de  Tien^  6c  aux  in- 
tentions de  mon  père.  C'eft  pour  y  réufilr,  que  plein  de  compaffion,  mê- 
me pour  ceux  qui  font  des  fiutes,  je  veux  régler  de  nouveau  les  punitions, 
prévenir  6c  ioulagcr  les  miferes  des  peuples  ,  punir  6c  reprimer  ceux  qui  les 
vexent  :  approcher  de  ma  perfonne,  6c  mettre  dans  les  emplois  les  gens  de 
vertu  6c  de  mérite,  ouvrir  le  chemin  large  aux  remontrances,  ôter  toute 
crainte  à  quiconque  m'en  voudra  donner,  afin  d'aquérir,  s'il  fe  peut,  à 
chaque  moment  de  nouvelles  connoiflances. 

Mon  attention  à  tout  cela  ell  lî  continuelle,  que  je  ne  me  permets  pas 
un  jour  de  relâche.  Mon  grand  defir  feroit  que  tout  fût  dans  l'ordre:  que 
tous  mes  fujets  fuivilTent  en  tout  la  raifon  ,  6c  fuflent  folidement  vertueux. 
Aufll  quand  je  vois  quelque  chofe  hors  de  la  place,  6c  quelqu'un  de  mes  fu- 
jets vicieux  ,  je  m'en  prends  dabord  à  moi-même,  6c  au  peu  de  talent  que 
j'ai  pour  le  bien  inltruire ,  6c  pour  le  corigcr  efficacement.  C'eft  avec 
raifon  que  je  le  fais.  Car  enfin  le  Chu  king  dit:  la  vertu,  quand  elle  ell 
tout-à-fait  fincere  6c  folidc,  touche  Cbin  (^) ,  que  ne  pourra-t-elle  point 
fur  les  peuples  ?  On  me  rapporte  de  divers  endroits  ,  que  les  peuples  ren- 
trent dans  le  devoir  ,  que  les  vols  deviennent  rares ,  6c  que  les  prifons  de 
plufieurs  villes  fe  trouvent  vuides.  J'apprends  ces  nouvelles  avec  plaifîr  : 
mais  je  n'ai  garde  de  l'attribuer  à  mes  foins  6c  à  mes  exemples.  Voici  les 
réflexions  que  je  fais  :  on  eft  las,  me  dis-je  à  moi-même,  des  troubles  6c 
des  rapines  :  on  fe  remet  dans  le  chemin  de  la  vertu  :  il  faut  tâcher  de  profi- 
ter de  ces  heureufes  difpofitions  pour  convertir  tout  l'Empire.  Mes  expé- 
ditions militaires  m'ont  fait  parcourir  une  bonne  partie  des  provinces. 
Chaque  village  que  je  trouvois,  je  foupirois  en  me  frappant  la  poitrine,  fur 
la  mifere  des  pauvres  peuples.  Inllruit  par  mes  propres  yeux,  je  ne  per- 
mets pas  qu'on  occupe  même  un  iéul  homme  à  des  corvées  inutiles.  Je  tra- 
vaille de  mon  mieux  à  mettre  à  l'ailé  tous  mes  fujets,  afin  que  les  pai-ens 
foient  plus  en  état  de  bien  élever  leurs  enfms,6c  que  les  enfans  à  leur  tour, 
s'acquittent  mieux  de  tous  leurs  devoirs  à  l'égard  de  leurs  parens,  6c  qu'a- 
vec la  vertu  Hiao  toutes  les  autres  vertus  fleuriflent. 

Pour  faire  connoître  à  tout  l'Empire  que  je  n'ai  rien  de  plus  à  cœur,  en 
publiant  cette  ordonnance,  qu'on  donne  dans  chaque  diftriét  en  mon  nom 
6c  de  ma  part  à  ceux  qui  fe  diftinguent  par  leur  Hiao^  cinq  charges  de  ris  : 
à  quiconque  paflé  quatre-vingts-ans,  deux  charges:  aux  nonagénaires ,  trois  : 
autant  à  ceux  qui  ont  cent  ans,  y  ajoutant  deux  pièces  d'étoffes.  De  plus, 
à  commencer  depuis  la  première  lune, qu'on  donne  une  charge  de  ris  à  cha- 
que femme  qui  enfantera  un  fils.    Pour  ceux  que  les  malheurs  des  tems  ont 

obli- 

*  Le  Chinois  dit,  au  cœur  de  Tien. 

{a)  Chin  fi!;nifie  efprit.  Ailleurs  j'ai  traduit  les  efprits:  qu'on  les  mette  ici  fi  l'on  veut. 
Mois  ici  &  ailleurs  le  texte  ne  détermine  ordinairement  ni  pluriel ,  ni  lingulier. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  j-px 

obligé  de  quitter  leur  pays:  qu'on  ait  foin  qu'ils  y  retournent,  &  qu'à  leur 
retour,  on  leur  fournille  à  mes  frais,  de  quoi  fc  remettre  fur  pied  ,  fuivanc 
leur  ancienne  condition.  J'ordonne  aufli  aux  Officiers  généraux  de  cha- 
que province  d'examiner  avec  foin  quels  font  les  exccUens,  les  bons,  6c  les 
méchans  Officiers  lubalternes,  pour  m'en  envoyer  une  lifte,  6c  qu'elle  foit 
cachetée.  Qu'ils  ayent  auffi  foin  de  s'informer,  chacun  dans  l'étendue  de 
fon  reflbrt,  s'il  y  a  dans  quelque  condition  que  ce  ibit,  des  gens  en  qui  on 
reconnoifle  un  vrai  talent  pour  les  aftaires,  ou  pour  la  guerre,  ou  qui  fe 
diftinguent  par  leur  vertu  :  qu'ils  m'en  dreflent  un  mémoire.  Enfin  s'il  y 
en  a  d'autres ,  qui  après  s'être  licenticz  dans  les  derniers  troubles,  ont  ga- 
gné fur  eux  de  fe  coriger  en  ce  tems  de  paix  :  je  veux  aufli  qu'on  m'en  inf- 
truifc.  Sçavoir  pleurer  fes  fautes  ,  ôc  fe  coriger,  c'eft  une  chofe  que  bien 
des  fages  Rois  ont  eftiraée,  6c  dont  je  fais  cas  a  leur  exemple.  Que  la  pré- 
fente Ordonnance  foit  publiée  fans  délai.  On  le  dit ,  6c  il  eft  vrai.  On  fe 
fent  fouvent  pendant  trois  ans  d'un  jour  perdu  mal-à-propos.  L'Empire 
ne  peut  être  trop  tôt  inftruit  de  mes  intentions. 

La  trotfième  des  années  nommées  Tchin  koan  ,  Li  ta 
\ea.ugfiii  élevé  à  la  dignité  de  Tai  fou,  ^  fut  envoyé 
dans  tout  le  territoire  de  Leang  tclieou.  Quelque  tems 
après  j  un  Député  de  P Empereur  Tai  tfong  pajjant  par 
ce  pays-là  j  vit  un  excellent  oifeau  de  chajfje.  Âuffi- 
tôt  tl propofa  ^Ta  leang  d'en  faire  un  préfent  à  l'Em- 
pereur. Ta  leang  le  donna  au  Député ,  pour  l'envoyer 
stl  le  jugeait  à  propos.     En  même  tems   il  fit  tenir 

.  fécrettement  a  l'Empereur  un  mémoire  conçu  en  ces  ter-* 
mes. 

IL  y  a  long-terns  que  V.  M.  a  renoncé  hautement  au  divertifTement 
de  la  chafle.  Voici  cependant  qu'un  de  vos  députez  a  demandé  pour 
elle  un  oifeau  à  cet  ulage.  Ou  il  l'a  fait,  parce  qu'il  étoit  intlruit  de  vos 
difpofitions  à  cet  égard,  6c  qu'il  croyoit  vous  faire  plaifir  :  ou  il  l'a  fait  de 
fon  chef ,  6c  fans  fçavoir  vos  intentions.  S'il  l'avoit  fait  fans  être  bien  inf- 
tfuit,  ceferoitun  mal-habile  homme,  Sc  peu  digne  de  fon  emploi.  Mais 
s'il  croit  en  cela  vous  faire  plaifir  ,  il  faut  donc  que  V.  M.  fe  foit  relâ- 
chée de  fes  premières  réfolutions,  &  qu'elle  ait  comme  annulé  fes  anciens 
ordres. 


fPi  DESCRIPTION  DE  L'EiMPlRE  DE  LA  CHINE, 

Tai  tfong  ayant  reçu  ce  mémoire,  y  fit  la  rcponfe  fuivantc. 
Rcponfe  Votre  rare  habileté  pour  les  affaires  Se  pour  la  guerre,  jointe  à  une  droi- 

de  Ta't        jiji-c  finguliére,  &;  à  une  fermeté  à  toute  épreuve,  m'ont  porté  à  vous  con- 
''''"^'  fier  la  conduite  ôc  la  fureté  de  ces  peuples  fi  éloignez  &  prelque  étrangers. 

Je  fuis  infiniment  fatisfait  de  la  manière  dont  vous  rempliflez  un  emploi  fi 
important  :  je  me  réjoiiis  de  l'honneur  que  vous  vous  fixités  :  &  j'ai  tou- 
jours préfent  à  Telj^-it  vos  fcrvices  &  votre  zèle.  Je  ne  fais  pas  un  procès 
à  celui  qui  m'a  fut  prélenter  l'oileau"  de  chafle:  mais  j'eftane,  comme  je 
dois,  le  bon  avis,  qu'à  cette  occafion  vous  me  donnez  de  fi  loin ,  6c  le  foin 
que  vous  prenez  de  me  rappeller  le  palIé,  pour  m'infiruire  fur  l'avenir.  J'ai 
reconnu  votre  cœur  en  votre  écrit.  En  lelifant,  je  foupire  6c  vous  loue 
fans  cefle.  Ne  fuis-je pas  heureux,  me  dis-je  à  moi-même  ,  d'avoir  un  tel 
Officier?  Ne  vous  démentez  jamais  de  cette  droiture.  Continuez  jufqu'à 
laiin  à  foutenir  dignement  le  haut  rang  que  vous  tenez.  C'eft  à  cela,  dit 
IcCblki/ig^  qu'eft  attacli.ee  la  faveur  des  CVj/w  *,  Se  h  plus  grande  profpé- 
rité.  Au  jugement  de  nos  anciens,  un  avis  donné  à  propos,  ell  un  très- 
riche  préfent.  Celui  que  vous  me  donnez,  a  certainement  fon  prix.  Pour 
vous  témoigner  que  j'en  fais  cas,  je  vous  envoyé  trois  vafes  d'or.  Ils  ne 
font  pas  d'un  grand  poids ,  mais  ils  étoient  à  mon  uiage.  Un  des  bons 
moyens  pour  bien  foutenir  vos  importans  emplois,  6c  votre  haute  réputa- 
tion ,  c'ell  d'employer  à  quelque  Icélure  utile  ce  qui  vous  peut  relier  de  loi- 
fir.  C'efl:  pour  vous  y  animer  que  je  grofiis  mon  préfent  d'un  exemplaire 
de  l'hiftoire  des  Han,  écrite  par  Sun.  Les  faits  y  font  expofés  en  peu  de 
mots:  mais  ils  font  bien  rangez  :  la  politique  y  eft  profonde:  6c  l'on  peut 
dire  que  ce  livre  contient  en  fubftance  le  grand  art  de  gouverner,  6c  tous 
les  devoirs  mutuels  du  fouverain  6c  des  llijets.  Je  compte  que  recevant  de 
moi  ce  livre,  vous  le  lirez  avec  plus  de  foin. 

îSSivre   ^^^^  ^^  fi^   ^^^  années  nommées  Tchin  Koan  le  même 
intitulé  la        Empereur  Tai  tfong  ^f?,  four  tinjirufiion  du  T  rince  fon  héritier., 
Livre  quilintitula:  la  Régie  des  Souverains.  Ce  Livre avoit 
■ze  Chapitres.     Le  premier  avoit  pour  titre:  de  ce  qui  rçgar- 
de  la  Perfonne  du  Souverain:  le  fécond.,  de  l'élévation  defes 
proches:  le  troifiéme .,  du  foin  de  chercher  les  Sages:  le  quatriè- 
me., du  choix  des  Officiers:  le  cinquième^  de  la  facilité  à  é- 
couter  les  avis  c^'  les  remontrances  :   le  fi&iéme ,   du  foin  de 
bannir  la  médilance  &  la  calomnie:   lefeptiéme.,  recomman- 
4oit  d'éviter  l'orgueil  :  Is  huitième,  d'aimer  une  honnctc  épar- 
gne: 

Ch'm  Efprits. 


Kiglt  des 
Souverains. 


un 


ET  DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  f5»5 

gne:  le  neuvième,  étoit  des  cbâtimens  &  des  récompenfes:  le 
diziéme,  de  l'application  à  faire  fleurir  l'agriculture:  le  onzié- 
vie ,  traittoit  de  l'Art  Militaire  ,  qu'un  Prince  ne  doit  pas 
ignorer:  le  douzième,  traittoit  des  Lettres  qu'un  Prince  doit 
principalement  eltimer  &  cultiver,  Toutes  ces  matières  étaient 
trait tèes  de  manière,  quil y  avoit  ^  dequoi  former  le  Trince  à  la 
vertu,  '^S  dequoi  lui  apprendre  à  bien  gouverner.  Tai  tfong  a- 
drejfant  ce  Livre  à  Jon  fils ,  mit  à  la  tête  une  Trèface.  La 
voici. 

CES  douze  chapitres  quoique  courts,  contiennent  les  grandes  régies  PréfaccJ 
de  nos  anciens  &  fages  Rois,  6cles  devoirs  des  bons  Princes.  C'eft 
du  Prince  que  dépend  le  trouble  ou  le  repos,  la  ruine  ou  la  profpérité  des 
Etats.  Il  ell  aile  de  fçavoir  ces  régies,  &  de  connoître  ces  devoirs.  Le 
point  eft  de  les  fuivre  6c  de  les  remphr:  cela  n'eft  pas  fi  aifé:  6c  ce  qui  l'eft 
moins  encore,  c'eft  de  le  faire  conlbinment  6c  jufqu'à  la  fin,  fans  jamais  ie 
démentir.  Il  ne  faut  pas  s'imaginer  que  ces  mechans  Princes,  dont  le  nom 
eft  en  horreur,  n'ayent  fçu  que  le  chemin  du  vice:  6c  que  nos  fages  6c  ver- 
tueux Empereurs,  dont  on  cclébre  tant  la  mémoire,  n'ayent  connu  que  ce- 
lui de  la  vertu.  Les  uns  6c  les  autres  ont  connu  les  deux  différentes  routes: 
mais  l'une  va  en  pente  6c  eft  facile  à  fuivre:  l'autre  conduit  par  des  hau- 
teurs, qui  paroiffent  fatiguantes.  Les  âmes  baflcs ,  fans  avoir  égard  au  ref- 
te,  fuivent  la  route  la  plus  aifée,  qui  les  conduit  à  leur  perte.  Les  gran- 
des âmes  au  contraire,  fans  s'effrayer  des  difficulté?.,  marchent  courageufe- 
ment  par  l'autre  voye.  Bien-tôt  la  profpérité  qui  les  y  fuit,  récompenle  leur 
courage.  De  forte  que  ce  font  les  hommes,  qui,  par  leur  différente  con- 
duite ,  fe  font  heureux  ou  malheureux.  Et  ce  qu'ont  dit  quelques- 
uns  de  je  ne  fçai  quelles  portes  de  bonheur  6c  de  malheur,  ou  elt  ce 
que  je  viens  de  dire ,  enveloppé  de  figures ,  ou  n'eft  qu'une  pure  fic- 
tion. 

Si  vous  *  voulez  régner  comme  il  faut,  marchez  par  la  voye  des  gran- 
des âmes.  Propofez-vous  pour  modèles,  6c  prenez  pour  maîtres  nos  plus 
fages  Princes.  Ne  vous  bornez  point  à  ce  que  je  fais.  Celui  qui  tâche  d'i- 
miter les  plus  grands  Princes ,  demeure  fouvent  bien  au-deflbus  d'eux. 
N'afpirer  qu'à  quelque  chofe  de  médiocre,  c'eft  le  moyen  de  n'y  pouvoir 
pas  même  parvenir.  Non,  il  n'y  a  qu'une  vertu  du  premier  ordre,  qui 
doive  être  votre  modèle.  Pour  moi,  depuis  que  je  fuis  fur  le  trône,  j'ai 
fait  quantité  de  fautes.  J'ai  été  curieux  de  belles  étoffes,  de  broderies,  de 
perles  mêmes,  6c  de  pierres  précieufes.  Ufer  ordinairement  de  tout  cela 
comme  j'ai  fait,  c'eft  bien  mai  fc  précautionner  contre  les  paillons.  J'ai 
orné  de  fculpture  mes  édifices  ,  j'ai  même  fait  élever  quelques  terraffes. 

Cela 

•  Il  parle  à  fon  fils. 

Tcwf  //,  F  f  f  f 


f94  DESCRIPTION    DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Cela  ne  s'efl  pas  £iit  fans  dépenfe:  6c  c'eft  avoir  faic  trop  peu  de  cis  de  ccr 
qu'on  appelle  louable  épargne.  Je  me  fuis  procuré  des  chiens,  deschfcvaux, 
des  oifeaux  de  chalfe,  même  des  pays  les  plus  éloignez.  C'ell  une  vaine  re- 
cherche qui  fait  brèche  au  défintérelfement  &  à  la  parfaite  tempérance. 
Enfin,  j'ai  fait  quelques  voyages  de  plaifir,  dont  bien  des  gens  ont  ipuf- 
fert:  c'eft  fçavoir  peu  fe  vaincre  foi-même,  6c  faire  aux  autres  peu  a'at- 
tention.  Ne  vous  autorifez  pas  de  mon  exemple.  Je  regarde  tout  cela 
comme  des  fautes,  qui  pouvoient  avoir  de  facheufes  fuites:  elles  n'en  ont 
pas  eu.  Pourquoi?  Parce  que  d'une  autre  part ,  on  m'avoit  vu  rétablir  la 
paix,  6c  le  repos  dans  tout  l'Empire.  Si  j'ai  fait  tort  à  quelques-uns  de  mes 
liijets,  je  les  ai  bien  plus  fouvent  fecouru  dans  leurs  befoins,  6c  communé- 
ment je  les  ai  pourvu  avec  abondance.  Les  avantages  qu'ils  ont  tiré  de 
mes  viâroires,  mes  foins  paternels,  mes  bontez,  leur  ont  fait  oublier  mes 
fautes,  ou  les  fouftrir  fans  murmure.  Ils  me  louent  même,  6c  ni'appku- 
difient.  Mais  quoiqu'on  dilè  de  mon  régne,  j'y  reconnois  bien  des  défauts, 
aufquels  je  ne  puis  penfer  fans  honte  6c  lans  repentir.  Si  vous  les  imitiez  ces 
défauts,  que  n'en  auriez-vous  point  à  craindre?  Vous,  dis-je,  à  qui  l'Em- 
pire ne  doit  encore  rien,  6c  qui  ne  devez  le  trône  qu'au  bonheur  de  votre 
naiflance. 

Mais  fi,  prenant  des  inclinations  conformes  à  votre  rang,  vous  pratiquez 
&  faites  fleurir  la  vertu:  fi  vous  n'entreprenez  rien  qu'elle  n'autorife:  votre 
vie  fera  tranquile,  6c  votre  régne  glorieux.     Au  contraire,   fi  vous  vous 
abandonnez  au  caprice  6c  à  lapafiîon,  vous  périrez,  6c  vous  perdrez  l'E- 
tat.    Il  faut  du  tems  pour  établir  les  Empires:  mais  il  en  fout  peu  pour  les 
détruire.     Il  n'ell:  pas  facile  d'obtenir  par  fon  mérite  l'honneur  du  trône: 
mais  rien  de  plus  aile  que  de  le  perdre.     Un  fouverain  peut-il  donc  avoir 
trop  d'attention  6c  de  vigilance? 
Sentiment        SuR  cette  Préface,  un  auteur  nommé  Houfanfeng^  dit:  Tai tfong  re- 
de  Heu  fan  connoît  ici  fes  fautes  Se  les  confefTe.    Rien  de  plus  louable     Mais  il  pa- 
4"l  f  f'^  ^oî'^  'îu'il  écrivoit  tout  ceci  principalement  pour  fon  fils.     Or  le  gi-and  dé- 
fuT'^ceue     f'i"^  ^^  i^i-i^e  Prince  était  la  paffion  pour  les  femmes.     Tai  tfong  cependant 
l'icce.         n'en  dit'  pas  un  mot.     Rien  de  plus  vraique  ce  qu'on  dit,  que  les  pères  ne 
eonnoiflent  point  les  défauts  de  leurs  enfans. 

Un  autre  auteur  nommé  l'ingfongy  raifonnant  autrement  fur  le  même  fu- 
jet,  dit:  iuivant  les  maximes  de  nos  anciens,  rien  de  plus  recommandé  aux 
Princes,  que  de  ne  point  s'attacher  aux  femmes.  Tai  tfong  qui  dans  cette 
Règle  des  Som-erains ,  inllruit  fi  exaftement  fon  fils  fur  tout  le  relie,  n'y  tou- 
che pas  même  ce  point  efientiel.  Seroit-ce  que  le  fcntant  fur  cela  du  foi- 
ble,  il  craignît  en  le  touchant  de  faire  parler?  Ce  qu'il  y  a  de  certain, 
c'eit  que  Kao  tfong  fon  fuccefieur  eut  une  paflion  aveugle  pour  une  femme 
pendant  qu'il  vécut,  qu'il  lui  remit  en  mourant  le  gouvernement  de  l'Em- 
pire, 6c  que  par  là  il  pcnll;  tout  renverfer.  Le  filence  de  T^^i //ok^  fur  un 
article  il  important,  paroît  confirmer  ce  qui  ne  fe  vérifie  que  trop  d'ailleurs,, 
que  communément  les  Princes  ont  certains  défauts  favoris,  aufquels  ils  n'ai- 
ment pas  qu'on  touche.    Souvent  les  Etats  s'en  relTentent. 

Le 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  ypf 

Le  même  Empereur  7ai  tfong  marchant  en  perfonne  vers  la  Corée,  2c 
étant  arivé  ^Tngtcbeou^  donna  ordre  qu'on  recherchât,  6c  qu'on  recueil- 
lît avec  foin  les  os  des  Officiers  &  des  foldats  qui  étoient  morts  dans  la  guer- 
re de  Leao  tong.  Il  les  fit  tous  mettre  enlemble  auprès  de  la  ville  nommée 
Licou  tcheou.  11  ordonna  aux  Magillrats  du  lieu,  de  préparer  un  animal  du 
premier  ordre.  Il  fit  en  l'honneur  de  ces  morts,  la  cérémonie  qu'on  nom- 
me Tft.  Il  y  ufa  d'un  *  'Tft  oiien  qu'il  avoit  compofé  lui  même:  Se  il  les  pleu- 
ra d'une  manière  qui  attendrit  toute  fon  armée. 

Déclaration  d'un  des  Empereurs  de  la  Dynajîie  Tan  g. 

ON  le  dit,  &  il  efl:  vrai,  les  perles  &  les  pierres  précieulês  ne  peuvent 
fervir  ni  de  nouriture,  ni  d'habits.  Elles  ne  garantirent  par  elles- 
mêmes,  ni  du  froid,  ni  de  la  fiiim.  Il  en  eft  de  même  à  proportion  de 
plufieurs  autres  vains  ornemens.  Vcn  ti  ^  undesHan,  difoit  fort  bien  que 
la  fculpture,  la  gravure,  6c  d'autres  arts  femblables,  faifoient  tort  à  l'agri- 
culture: que  les  broderies  6c  les  autres  ouvrages  de  cette  forte,  détour- 
noient mal  à  propos  les  femmes  de  travailler,  comme  anciennement, aux  é- 
tofFes  néceflaires,  6c  aux  habits  d'un  commun  ulage.  Ce  fage  Prince  at- 
tribuoit  à  ces  dei'ordres,  la  faim  6c  le  froid  que  fouffroient  les  peuples.  Kid 
y  qui  vivoit  fous  f^cfz  ii,  enchériflbit  encore  fur  ces  réflexions.  Un  homme, 
diioit-il,  qui  ne  fait  pas  deux  repas  par  jour,  fouffre  de  la  faim,  6c  s'il  paf- 
fe  une  année  fans  faire  d'habits,  il  Ibuffre  du  froid  en  Hyver.  Or  quand  on 
fouffre  la  faim  6c  le  froid,  il  n'y  a  rien  qui  retienne.  En  pareille  occafion, 
la  plus  tendre  mère  ne  peut  pas  retenir  fon  fils.  Le  Prince  à  plus  forte  rai- 
fon,  pourra- t-il  retenir  fes  peuples? 

Elevé  au-deflus  des  peuples,  des  Grands,  des  Rois:  chargé,  malgré 
ma  foiblefle,  du, foin  de  rendre  l'Empire  heureux,  je  m'en  ocupe  fans  cef- 
fe,  juiqu'à  oublier  mes  repas  6c  mon  fommeil.  Je  voudrois  faire  revivre 
dans  mon  Empire  la  fimplicité  6c  l'innocence.  Comme  cela  ne  fe  peut  efpé- 
rer,  tandis  qu'on  eft  dans  l'indigence:  je  voudrois  que  chaque  famille  fût 
fuffifamment  pourvue.  Hélas!  je  n'en  puis  venir  à  bout.  Mes  greniers 
font  prefque  vuides,  la  dizette  eft  toujours  la  même.  Pour  peu  que  l'on 
foufFre  des  inondations  ou  des  fécherelles,  on  fera  réduit  comme  aupara- 
vant, à  manger  du  fon.  Quand  je  recherche  en  particulier  la  caufe  de  ces 
malheurs  ,  je  trouve  que  ce  font  mes  fautes.  Par  la  délicatefle  de  ma 
table  ,  6c  la  richefle  de  mes  habits,  j'ai  infpiré  à  me$  fujets  le  luxe  6c  la 
bonne  chère. 

Les  peuples  en  effet  fuivent  les  inclinations  des  Princes,  6c  non  pas  leurs 
inftruftions:  l'on  ne  voit  gueres  que  les  exhortations  du  fouverain  faflent 

ren- 
*  Efpèce  d'é'oge  funèbre, 

Fff  f  z 


fpô  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

ventrer  dans  le  devoir,  ceux  qu'il  a  corompus  par  fes  exemples.  Aufli  nos 
anciens  &  fages  Rois  faifoicnt  de  leur  conduite  perlbnnelle  le  principal  rel- 
fort  du  gouvernement.  C'elt  par-là  qu'ils  rcuirilîbient  à  conger  tous  les 
abus,  8c  à  rendre  vertueux  leurs  fujets.  Dans  des  tems  plus  voiiîns  du  no- 
tre, quelques  Princes,  fans  pouvoir  les  égaler,  les  ont  imitez  avecfuccès: 
pourquoi  ne  le  ferois-jc  pas?  Vouloir  inipirer  à  mes  Officiers  l'épargne  6c 
la  frugalité  ,  la  fimplicité  ,  6c  la  candeur  à  mes  peuples  ,  tandis  qu'on 
me  verra  ufer  d'étoffes  recherchées, de  broderies  6c  de  perles  précicufes,c'clt 
prétendre  l'impoiîible  («).  Oiii,  je  le  rcconnois  enfin,  c'eil  une  vérité  cer- 
taine, c'eft  au  Prince  à  donner  l'exemple,  6c  je  le  veux  faire. 

Ce  que  j'ai  de  meubles  d'or  6c  d'argent,  ou  d'autres  ornemens  de  même 
métal,  je  les  fais  fondre  pour  le  payement  de  mes  troupes,  6c  autres  befoins 
femblables:  pour  ce  qui  eft  de  mes  bijoux,  de  mes  perles,  de  mes  diamans, 
&  d'autres  chofes  de  cette  nature,  qui  font  alfez  inutiles,  je  vais  fur  le  champ 
les  jetter  au  feu  devant  mon  appartement ,  pour  marquer  à  tout  mon 
Empire  que  j'ai  le  luxe  en  horreur.  Puifqu'un  cœur  droit  6c  llncere,  a  le 
pouvoir  de  toucher  'Tien,  je  compte  qu'il  pourra,  aufli  toucher  mes  fujets: 
&  qu'on  obéira  du  moins  à  ceux  de  mes  ordres  qu'on  verra  ibutenus  de  mes 
exemples.  Qu'on  commence  par  mon  palais.  Ordre  aux  Reines  6c  aux 
concubines ,   de  porter  déformais  des  habits ,  dont  tout  l'ornement  foit  la 

!)ropreté.  Défenfes  à  elles  d'ufer  de  perles  6c  d'autres  {b)  ornemens  de  prix, 
e  veux  faire  enforte,  s'il  fc  peut,  que  l'or  {c)  ne  foit  pas  plus  eflimé  que 
a  terre:  du  moins  je  veux  bannir  le  luxe.  La  modeftie,  la  frugalité ,  l'é- 
pargne ,  font  les  moyens  de  fubvenir  aux  befoins  des  peuples  :  je  veux 
S|ue  ces  vertus  régnent  dans  mon  Empire.  Que  la  préiénte  déclaration 
oit  incefllimment  publiée ,  6c  que  tout  le  monde  fçache  que  telle  eft 
ma  volonté. 


La    cinquième  des  années  nommées  Hoei    tchang ,    ou 

Tfong,  un  des   Empereurs  de  la  Dynafîie  T^ing^ 

publia  l'Ordonnance  fuivante^ 

SOus  nos  trois  fameufes  dynaftics,  jamais  on  n'entendit  parler  de  Fof. 
{(ï)  C'eft  depuis  les  dynafties  des  Han  6c  des  Hod^  que  cette  feéle  qui 

a 

(<i)  Le  Chinois  dit,  c'eft  vouloir  arrétfr  une  enu  bouillante,  en  augmentant  le  feu  def- 
fous:  il.  vou'oir  ne  le  pas  mouiler,  en  fe  jettant  cependant  dans  l'eau. 

(i")  Le  Chinois  défi^ne  un  genre  partjcu  ier  d'ornement  nomme  37i«,  fait  de  plumes 
d'un  certain  oifeau  d'un  violet  rare  &  trcs-eflimé. 

(«)  Il  fait  allufion  à  ce  que  difoit  Kao  ti ,  premier  Empereur  de  h  dynatlie  Tji:  ûje 
régne  feulement  dix  ans,  je  ferai  que  l'or  6c  la  terre  feront  d'un  égal  prix. 

(d)  C'eft  le  nom  d'un  fedtaire  des  Indes,  dont  la  fefte  paffa  aux  Chinois  peu  après  le 
tems  de  la  naiffance  de  Notre  Seigneur  Jcfus^Chrift. 


ET  DE  LA  TARTÀRIE  CHINOISE.  fp/ 

a  introduit  les  ftatues,  a  commencé  à  fc  répandre  à  la  Chine.  Depuis  ce 
tems-lii  CCS  coutumes  étrangères  s'y  lont  inlcniîblement  établies,  lans  qu'on 
y  ait  aiTez  pris  garde.  Tous  les  jours  elles  gagnent  encore.  Les  peuples 
en  font  malhcureufement  imbus,  &:  l'pAat  en  iouftre.  Dans  les  deux  cours, 
dans  toutes  les  villes,  dans  les  montagnes,  ce  n'ell  que  Bonzes  (a)  des  deux 
lexes.  Le  nombre  &  la  magnificence  des  bonzeries  croît  chaque  jour.  Bien 
des  ouvriers  ibnt  occupez  a  taire  leurs  ftatues  de  toute  matière.  Il  le  con- 
fume  quantité  d'or  à  les  orner.  '  Nombre  de  gens  oublient  leur  Prince  & 
leurs  parens,  pour  fe  ranger  fous  un  maître  Bonze.  Il  y  a  même  des  fcé- 
lérats,  qui  abandonnent  femme  ôc  enlans,  ôc  vont  chercher  parmi  les  Bon- 
zes un  azile  contre  les  loix.  Peut-on  rien  voir  de  plus  pernicieux  ?  Nos  an- 
ciens tenoient  pour  maxime,  que  s'il  y  avoit  un  homme  qui  ne  labourât 
point,  èc  une  lemme  qui  ne  s'occupât  point  aux  foyeries,  quelqu'un  s'en 
relîentoit  dans  l'Etat,  6c  fouffroit  la  faim  ou  le  froid.  Qiie  fera-ce  donc 
aujourd'hui,  qu'un  nombre  infini  de  Bonzes,  hommes  ôc  femmes,  vivent 
Se  s'habillent  des  lueurs  d'autrui  ,  &  occupent  une  infinité  d'ouvriers  à 
bâtir  de  tous  cotez  ,  &  à  orner  à  grands  frais  de  fupcrbes  édifices? 
Faut-il  chercher  d'autre  caufe  de  l'épuifement  oii  étoit  l'Empire  fous 
les  quatre  dynaities  7//»,  Song,  Tft^  Leang^  £c  de  la  fourberie  qui  régnoit 
alors. 

Quant  à  notre  dynaftie  l'ang,  les  Princes  qui  en  ont  été  les  fondateurs, 
après  avoir  employé  heureufcment  la  force  des  armes,  pour  rendre  à  l'Etat 
ion  ancienne  tranquilité  ,  s'occupèrent  à  le  régler  par  de  fages  loix:  ôc 
pour  en  venir  là,  bien  loin  de  rien  emprunter  de  cette  vile  kStc  étrangère, 
des  la  première  des  années  nommées  Tchin  koan^  Tai  tfong  fe  déclara  contre 
elle;  mais  il  y  alla  trop  mollement,  &  le  mal  n'a  fait  qu'augmenter.  Pour 
moi,  après  avoir  lu  6c  pefé  tout  ce  qu'on  m'a  repréfenté  fur  ce  point,  après 
en  avoir  délibéré  mûrement  avec  gens  fages,  ma  réfolution  ell  prife.  C'efl 
un  mal,  il  y  faut  rernédier.  Tout  ce  que  j'ai  d'Ofiicicrs  éclairez  6c  zélez 
dans  les  provinces,  me  preflent  de  mettre  la  main  à  l'œuvre.  Selon  eux, 
c'eft  tarir  la  fource  des  erreurs  qui  inondent  tout  l'Empire,  c'ell  le  moyen 
de  rétablir  le  gouvernement  de  nos  anciens,  c'eft  l'intérêt  commun,  c'eft 
la  vie  des  peuples.  Le  moyen  après  cela  de  m'en  difpenfer? 

Voici  donc  ce  que  j'ordonne  ,  V.  Que  plus  de  quatre  mille  fix  cens 
grandes  bonzeries ,  qui  font  répandues  de  côté  8c  d'autre  dans  tout  l'Em- 
pire, foieiit  abfolument  détruites;  conféquemment  que  les  Bonzes  ib)  hom- 
mes ou  femmfs,  qui  habitoient  ces  bonzeries,  6c  qui  montent,  de  compte 
fait  ,  à  vingt-lix  Ouan  ,  retournent  au  fiécle,  6c  payent  leur  contingent 
des  droits  ordinaires.  En  fécond  lieu,  qu'on  détruife  auflî  plus  de  quatre  (c) 
Oa^»  de  bonzeries,  moins  confidérables,  qui  font  répandues  dans  les  cam- 
pa- 

(a)  Je  me  fers  de  ce  mot,  parce  qa'on  s'en  ell  fervi  dans  d'autres  livres  françois:  il  ne 
vient  point  du  Chinois. 
(è)  C'id  qu'il  y  a  des  bonzeries  d'hommes,  8c  des  bonzeries  de  femir.es. 
(fj  C'eft  quarante  mille. 

Fff  f  3 


fp8  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

pagnes  :  conféquemment  que  les  terres  qui  y  étoient  attachées ,  qui  mon- 
tent à  quelques  mille  Ouan  de  Tjing  (a)  foicnt  réunies  à  notre  domaine,  Se 
que  I  f .  Ouan  d'efclaves  qu'avoient  les  Bonzes ,  foient  mis  fur  le  rôle  des 
Magiltrats,  èc  ibicnt  cenièz  être  du  peuple.  Quant  aux  Bonzes  étrangers 
venus  ici  pour  faire  connoître  la  loi,  qui  a  cours  en  leurs  Royaumes,  ils 
font  environ  trois  mille  tant  du  Ta  tJing  (^)  que  du  Mou  hou pa.  Mon 
ordre  eft  auffi  qu'ils  retournent  au  fiécle ,  afin  que  dans  les  coutumes  de 
notre  Empire,  il  n'y  ait  point  de  mélange.  Hélas!  il  n'y  a  que  trop  long- 
tems  qu'on  diffère  à  remettre  les  choies  lur  l'ancien  pied  :  pourquoi  différer 
encore }  C'elt  chofe  conclue  Se  arrêtée.  Vue  la  prcfente  ordonnance , 
qu'on  procède  à  l'exécution.  Telle  ell  notre  volonté. 
Effet  de  Une  glolé  dit  ,   qu'en  effet  tout  cela  s'exécuta  ,    à  peu  de  chofes  près  : 

cette  Or-     qu'on  laiffadeux  grandes  bonzcries  à  chaque  cour  du  Nord  Se  du  Midi,  Sc 
doQnance.    ^i-ente  Bonzes  pour  chacune:  que  dans  chaque  gouvernement  on  laiffa  une 
bonzerie  :  avec  certain  nombre  de  Bonzes  :  que  ces  bonzeries  furent  dilHn- 
guéçs  en  trois  ordres  :  6c  que  le  nombre  des  Bonzes  ne  fut  pas  égal  en  toutes. 

Remontrance  de  Ouei  tching  à  l'Empereur  Tai  tfong. 

UN  point  bien  eflentiel  pour  un  Prince ,  c'eft  d'aimer  les  gens  de 
bien,  ^  de  haïr  les  méchans:  de  mettre  auprès  de  fa  perfonne  les 
gens  de  vertu  Se  de  mérite  ,  Se  d'éloigner  ceux  qui  en  manquent.  En  ap- 
prochant les  premiers ,  il  fournit  fa  cour  de  gens  d'clite.  En  éloignant  les 
lêconds,  il  évite  d'être  furpris  par  les  artifices,  que  l'intérêt  Se  la  paillon 
leur  fuggere  en  toute  rencontre.  Au  rcfte ,  il  n'eil  point  de  fi  méchant 
homme,  qui  n'ait  quelque  bon  endroit, Se  qui  ne  faffe  quelque  peu  de  bien. 
Il  n'eff  point  auffi  d'homme  fi  fige  Se  fi  vertueux,  qui  n'ait  quelque  foible. 
Se  qui  ne  faffe  quelquefois  de  légères  fautes.  Mais  ce  qu'a  celui-ci  de  dé- 
fectueux, eft  comme  une  petite  tache  d.ins  une  pierre  précicuié:  Se  le  peu 
de  bon  qu'a  celui-là  ,  fe  peut  comparer  au  fil  aigûifé  d'une  lame  qui  n'eft 
que  plomb.  Cette  lame  peut  abiblument  être  d'ufageune  fois:  en  fait-on  cas 
pour  cela?  Au  contraire  un  Joùaillier  habile  ne  rebute  pas  une  belle  pierre, 
pour  une  petite  tache.  Se  laiffcr  gagner  ou  furprendre  par  le  peu  qu'il  y  a 
de  louable  dans  un  homme,  d'ailleurs  plein  de  vices.  Se  fe  rebuter  de  ce 
qu'a  de  defeétueux  im  homme  d'ailleurs  vertueux  Se  capable,  c'eft  confon- 
dre 

(«)  Nom  de  mefiire  en  nrpentase. 

\h)  riufieurs  Européans.  prctcirclent  que  Ta  Tfing  eft  la  Paleftine  :  ce  qui  eft  certain,' 
G'ell  qu'un  monument  qui  fublifte  encore,  iproiive.que  fous  h  dynaftie  lang  ,  il  vint  en 
Chine  des  piêtrei;  chrétiens  qui  curent  des  c'gHfes  en  plus  d'un  endroit  «c  vivoient  en  com- 
munauté. Ou  ne  peut  giwies  juger  par  ce  monument ,  s'ils  étoisnt  Catholiques  ou 
Nelloriens. 


ET    DE    LA   TARTARIE  CHINOISE.  f99 

dre  les  odeurs  les  plus  différentes,  &  ne  pouvoir  pas  diftingucr  d'une  pierre 
des  plus  communes,  un  diamant  du  plus  haut  prix. 

Mais  c'eit  encore  un  bien  plus  grand  mal ,  quand  le  Prince  aflez  éclairé 
pour  fçavoir  démêler  les  gens  d'une  vertu  folide  &  d'un  vrai  mérite,  d'avec 
ceux  qui  n'ont  ni  l'un  ni  l'autre,  néglige  d'éloigner  ceux-ci,  ou  d'avan- 
cer ceux-là.  Vous  avez,  grand  Prince,  un  courage  intrépide,  joint  à  un 
efprit  des  plus  pénétrans.  Vous  joignez  à  un  air  majeftueux  une  habileté* 
non  commune.  Mais  vous  ne  modérez  pas  ,  ce  me  femble,  aflez  votre 
amour  Se  votre  haine  ,  6c  cela  vous  fait  un  grand  tort.  Dc-là  vient  que 
tout  paffionné  que  vous  êtes  en  général  pour  les  gens  de  mérite  6c  de  vertu, 
vous  n'en  faites  pas  trop  bien  le  choix.  De-là  vient  qu'à  votre  cour  il  y  a 
encore  des  flateurs,  quelque  averfîon  que  vous  en  ayez.  Vous  vous  laiflez 
fur-tout  trop  emporter  à  votre  averfîon  pour  le  mal.  Qiiand  on  vous  dit 
du  bien  de  quelqu'un,  vous  femblez  ne  le  pas  croire.  Vous  dit-on  du  mal? 
Vous  le  tenez  dabord  pour  certain.  Toutes  fupérieures  que  font  vos  lumiè- 
res ,  il  vaut  toujours  mieux  vous  en  défier:  &  votre  conduite  en  ce  point 
me  paroît  fujette  à  bien  des  inconvéniens.     Comment  cela?  Le  voici. 

Comme  c'eft  le  propre  des  honnêtes  gens  de  ne  dire  des  autres  que  le 
bien  qu'ils  enfçavent ,  au  contraire  c'eft  la  coutume  des  âmes  baUcs  de 
médire  indifféremment  de  tout  le  monde.  Si  le  Prince  croit  facilement  le 
mal  qu'on  dit ,  &c  fe  rend  difficile  à  croire  le  bien,  c'eft  donner  cours  aux 
médifances  6c  aux  calomnies:  c'eft  conlequcmment  ouvrir  la  porte  aux  mé- 
chans,  6c  la  fermer  aux  gens  de  bien.  Ce  défxut  eft  de  conféquence  :  car  il 
met  comme  un  mur  de  réparation  entre  le  Prince  6c  fes  bons  fujets.  Vient- 
il  enfuite  à  naître  des  troubles?  Le  Prince  èc  l'Etat  font-ils  en  danger?  Une 
fe  trouve  à  la  cour  que  gens  incapables  d'y  remédier.  Il  y  a  deux  fortes  de 
liaifons  qu'il  imj)orte  de  bien  diftinguer.  La  première  eft  des  gens  de  mérite 
entr'eux.  La  vertu  en  eft  le  nœud.  Ils  s'eftiment  mutuellement.  Cette 
eftime  les  engage  à  fe  foutenir  dans  l'occafion  ,  Se  à  fe  poufiér  les  uns  les 
autres  :  mais  c'eft  toujours  par  les  bonnes  voyes.  La  féconde  eft  des  âmes 
baffes  6c  des  méchans  :  fans  s'eiHmer  6c  fans  s'aimer,  ils  ne  laiiïent  pas  de 
s'unir  par  intérêt,  6c  de  s'aider  mutuellement  dans  leurs  intrigues.  La  pre- 
mière de  ces  liaifons  n'a  rien  que  d'honnête  en  elle-même,  6c  ne  peut  être 
qu'utile  au  Prince.  La  féconde  eft  pure  cabale,  6c  rien  n'eit  plus  pernici- 
eux. Le  mal  eft  qu'on  peut  s'y  méprendre,  6c  les  fuites  en  font  terribles; 
Car  fi  le  Prince  prend  pour  cabale  ce  que  difent  ou  font  les  uns  pour  les  au- 
tres des  gens  de  vertu  6c  de  mérite,  il  eft  en  garde,  il  s'en  dénc,  S<.  n'y  a 
aucun  égard.  Si  par  une  féconde  erreur  il  prend  pour  un  zèle  droit  6c  fin- 
cére  la  liberté  avec  laquelle  on  lui  dit  du  mal  de  celui-ci  6c  de  celui-là,  6c 
s'il  croit  ce  qu'on  lui  en  dit:  c'eft  encore  bien  pis:  il  éloignera  fes  meilleurs 
fujets:  du  moins  il  s'en  défiera.  Ils  s'en  appercevront bien-tôt:  mais  en  éloi- 

fnant  la  caufe,ilsne  pourront  donner  au  Prince  les  éclaircinimens  convcna- 
les.  Ceux  des  Officiers  fubalterncs,  qui  font  inftruits  des  intrigues,  n'ofent 
parler  6c  les  découvrir.  Ce  mal  fe  réiiand  de  la  cour  dans  les  provinces ,  6c  fî 
l'on  n'en  coupe  pas  au  plutôt  la  racine,  il  a  toujours  de  funeftcs  fuites:  il 

n'en 


600  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

n'eii  a  point  encore  eu ,  &  il  faut  efpcrer  qu'il  n'en  aura  point  fous  votre 
régne:  les  vues  de  V.  M.  s'étendront  fans  doute  fur  l'avenir.  Elle  pro- 
fitera fagement  des  fautes  quelle  a  pu  commettre  en  ce  genre.  Elle 
f^aïu-a  les  réparer  avec  avantage  :  mais  que  n'en  devroit-on  point  craindre 
fous  quelque  régne  plus  foible  ,  &:  fous  un  Prince  moins  difpole  à  fe  re- 
connoître  6c  à  fe  coriger  promptement.  Vous  ne  le  fçauriez  faire  trop 
tek  :  craignez  de  tranlmettre  à  vos  defcendans  ,  avec  tant  de  beaux 
exemples  ,  le  défaut  que  je  vous  expofe.  Que  votre  promptitude  à  vous 
en  défaire,  leur  apprenne  à  l'éviter. 

Ce  que  je  viens  de  vous  dire,  mon  Prince,  ne  regarde,  à  proprement 
parler,  que  le  choix  de  vos  Officiers.  Voici  un  avis  plus  général,  èc  par-là 
plus  important  pour  bien  gouverner.  C'efl:  de  confulter  fouvent  le  beau 
(a)  miroir  de  l'antiquité.  En  fe  mirant  dans  une  eau  claire  6c  tranquile, 
on  voit  fon  vilage  tel  qu'il  cft.  Un  Prince  en  raprochant  fa  conduite  de 
celle  des  anciens  lages,  peut  en  juger  fainement.  Eclairé  par- là  fur  ce  qui 
lui  manque,  fur  les  fautes  qui  lui  échappent,  6c  fur  fes  principaux  devoirs, 
il  laifle  bien  peu  à  faire  aux  Officiers,  dont  l'emploi  elt  de  remarquer  fes 
fautes,  6c  de  lui  donner  des  avis.  Il  croît  comme  de  lui-même  en  fagefTe 
&  en  vertu.  Son  gouvernement  devient  de  jour  en  jour  plus  parfait,  6c  fa 
réputation  croît  à  proportion.  Qiioi  de  plus  digne  par  conféquent  de 
l'application  d'un  Prince  ? 

Au  relie  le  premier  6c  le  principal  foin  de  nos  plus  grands  Princes  Hoang 
ti,  Tao,  Chun,  6c  27/,  fut  de  faire  régner  la  vertu,  6c  d'en  inipirer  l'amour 
à  tous  leurs  fujets.  En  vain  un  Prince  fe  promettroit-il,  à  la  faveur  d'un 
code  épais  de  trois  pieds,  d'en  venir  à  gouverner,  comme  ils  faifoient,  fans 
mouvement  6c  fans  *  travail."  Dans  cette  heureufe  antiquité,  ce  n'étoit 
point  la  févérité  des  loix,  ni  la  rigueur  des  châcimens ,  qui  régloit  ou  ré- 
formoit  les  moeurs  des  peuples.  C'étoit  la  vertu  de  ces  lages  Princes.  At- 
tentifs à  ne  fe  permettre  rien  qui  ne  fût  dans  l'ordre,  6c  à  exercer  fur  eux- 
mêmes  la  plus  rigoureufe  jurtice ,  ils  traittoient  avec  bonté  leurs  fujets. 
Par-là  leur  gouvernement  ,  fans  avoir  rien  de  rigoureux  ou  de  dur,  étoit 
cependant  trés-efficace.  En  effet  la  bonté,  6c  la  juftice  font  les  grands  ref- 
forts  du  gouvernement.  Ce  font  ces  refforts  qui  dans  un  Etat  doivent  don- 
ner le  mouvement  à  tout  :  6c  fi  l'on  s'aide  des  châtimens ,  c'eft  comme  un 
habile  cocher  s'aide  du  foiiet  par  intervalle:  l'ufage  en  doit  être  rare. 

Le  capital  pour  un  Prince  eil  donc  d'être  vertueux  lui-même  ,  6c  d'inf- 
pirer  à  fes  fujets  la  vertu.  Les  hommes  ont  tous  intérieurement  la  raifon 
&  les  pallions.  C'eft  de-là  que  procèdent  à  l'extérieur  leurs  aélions  bonnes 
ou  mauvaifes.  Par  conféquent,  pour  couper  pied  à  tous  leurs  defordres, 
il  n'y  a  qu'à  régler  leur  cœur.  C'eft  à  quoi  ont  toujours  donné  leurs  foins 
les  figes  du  premier  ordre  :  Juger  bien  les  procès  ,  c'ejî  quelque  chofe  ,   difoit 

Con- 

(,j)  Ce  fut  peut  erre  ce  difcours  qui  porta  Tai  tfong  à  compofer  le  difcours  qu'il  intitula 
le  Miroir  d'or,  &  qu'on  a  vu  tr.nluit  ci-denTus. 
*  Le  Chinois  dit  les  mains  croifées  &  fans  aftion. 


ET    DE   LA    TARTARIE   CHINOISE.-         601 

Confucius  :  Je  connojs  des  gens  qui  le  fçavent  faire.  Ce  que  je  voudrais ,  c'eft 
quelqu'un  qui  fit  en  forte  qu'il  ny  en  eût  plus  à  juger.  Pour  y  réuflir,  que 
thut-il  faire?  Etablir  6c  régler  lagement  les  rits,  inibuire  les  peuples,  les 
ccliircr  fur  leurs  pafîions,  &  les  mettre  en  garde  contre  leur  furprife,  les 
foiitenir&  les  affermir  dans  l'ufage  de  leur  raifon.  Serrer,  pour  ainfi  dire 
les  nœuds  de  la  nature  qui  leur  elt  commune,  &:  leur  infpirer  les  uns  poul- 
ies autres  un  amour  lîncere  :  cet  amour  bannira  l'envie  de  fe  nuire:  chacun 
fe  piquera  de  remplir  tous  fes  devoirs  ;  6c  l'on  verra  par  tout  régner 
l'ordre. 

En  vain  tâcheroit-on  d'en  venir  là  par  la  multitude  ,  ou  par  la  rigueur 
des  loix.  Il  n'y  a  que  l'inftruftion  foutenué  du  bon  exemple,  qui  puillc 
avoir  un  fi  bel  effet.  Auffi  nos  plus  fages  Rois  ont-ils  toujours  mis  les  châ- 
timens  beaucoup  au-defTous  des  rits  6c  de  la  vertu  :  6c  Chun  ,  comme  nous 
l'apprend  le  Chu  king.,  ne  chargea.' Kieou yu  de  préfider  aux  cinq  punitions, 
qu'après  l'avoir  chargé  de  faire  bien  inculquer  à  tout  l'Empire  1^  cinq  ca- 
pitales inflruétions.  Bien  plus.  La  fin  même  des  punitions  n'efl  pas  pré- 
cifément  de  punir  les  fautes ,  6c  de  faire  ibuffrir  les  coupables  :  c'eft  ou  de 
détourner  du  mal,  ou  de  remédier  à  quelque  defordre:  c'eft  de  faciliter  le 
chemin  de  la  vertu,  en  étrécifTant  celui  du  vice.  Du  refte,  c'eft  l'inftruc- 
tion  6c  l'exemple  que  doivent  ordinairement  employer  les  Princes.  Quand 
ils  employent  ces  moyens,  chacun  prend  des  fentimens  nobles ,  6c  fe  con- 
duit par  de  grands  principes:  au  lieu  que  fous  les  méchans  Princes,  quel- 
que rigoureux  qu'ils  foient  à  punir,  chacun  n'ayant  que  des  inclinations  baf- 
fes, on  ne  voit  que  trouble  6c  que  defordre. 

Il  en  eft  de  même  à  proportion,  de  la  conduite  des  Magiftrats  par  rap- 
port aux  peuples  de  leur  reffort,  6c  l'on  peut  dire  avec  raifon  que  la  figure 
du  métal  ne  d'épend  gueres  plus  de  la  figure  du  creufet  oii  on  le  fond ,  6c 
du  moule  où  on  le  jette  ,  que  les  mœurs  des  peuples  dépendent  des  Princes 
6c  des  Magillrats  qui  les  gouvernent  :  de  forte  qu'encore  aujourd'hui  un 
Prince  qui  imiteroit  nos  anciens  Rois,  feroit  revivre  ces  heureux  régnes. 

Il  elf  vrai  que  ces  grands  Princes  ont  eu  bien  peu  de  parfaits  imitateurs. 
Mais  dans  la  décadence  même  de  la  dynaffie  T'cbcou.,  ii  le  gouvernement 
n'avoit  pas  pour  fondement,  comme  autrefois,  l'inftruélion  6c  le  bon  ex- 
emple ,  fî  l'on  comptoit  plus  fur  les  loix  :  du  moins  trouvons-nous  qu'on 
s'y  te.noit  religicufement.  Un  bon  Prince,  difoit  Koang  tchong  (<?)  s'en  tient 
aux  loix ,  non  à  fes  vues.  Il  fut  coder  au  bien  public  6c  au  fentiment  com- 
mun fes  inclinations  6c  fes  idées  particulières,  6c  l'on  ne  peut  réufîîr  autre- 
ment. 

Les  chofes  en  étoient  là  les  premières  années  de  votre  régne.  Les  loix 
étoient  votre  régie  :  vous  les  obierviez  exaélement  dans  la  punition  des  fau- 
tes, dans  le  doute  vous  mettiez  l'aftaire  en  délibération  :  vous  écoutiez  avec 
patience  tous  les  fuftrages,  6c  vous  fuiviez  fans  héfiter  le  parti  le  plus  ap- 

prou- 

(a)  Fameux  T/Iinifire ,  par  le  fecoiirs  diique'.  Hoe  kong  Prince  de  T/j  devint  fi  piiilTant, 
qu'il  éroit  prefque  égal  à  l'Empereur. 

Tmie  H.  Ggg  g 


601  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

prouve.  Vos  peuples  inftruits  &  perfiradez  de  l'équité  de  vos  arrêts,  les 
reçevoient  fans  murmure.  Vos  Officiers  témoins  de  votre  fermeté  dans 
un  parti  pris ,  ne  craignoient  point  de  retour  fâcheux ,  6c  vous  fecondoient 
avec  zèle  :  chacun  avoit  fon  rang  6c  fes  talens.  Depuis  quelques  années  ce 
n'ell  plus  la  même  chofe.  Vous  devenez  peu  à  peu  6c  de  plus  en  plus  dif- 
ficile, 6c  même  un  peu  dur.  Vous  imitez  quelquefois  ces  pécheurs,  dont 
les  filets  n'arrêtent  le  poiflbn  que  par  trois  cotez,  6c  lui  laiflent  {a)  une  if- 
fue  par  le  quatrième.  Mais  d'autrefois,  6c  bien  plus  fouvent,  vous  imitez 
ceux  qui  cherchent  avec  (  Z»)  avidité  le  peu  de  poilfon  qu'il  y  a  dans  les  ruif- 
feaux  les  plus  petits  6c  les  moins  profonds.  S'agit-il  de  faire  un  choix,  6c 
fur-tout  de  juger  d'une  fiiute'?  Votre  inclination  6c  votre  humeur  font  les 
régies  que  vous  fuivez.  Aimez-vous  quelqu'un?  Sa  faute  a  beau  être  griéve, 
bongré  malgré  ,  vous  l'excuièz.  Quelqu'un  a  t-il  le  malheur  de  ne  vous 
pas  plaire  ?  Quelque  légère  que  foit  fa  faute,  vous  trouvez  moyen  de  la 
grofîir  ,  en  pénétrant  jufques  dans  fes  intentions.  Si  quelqu'un  vous  fait 
ïur  cela  des  remontrances,  vous  le  foupçonnez  de  coUufion. 

Que  s'enfuit-il  de  cette  conduite  ?  QLie  les  loix  font  inutiles  :  qu'en  vain 
on  les  implore,  cc  que  les  Magillrats  n'ofent  les  ibutenir.  Vous  leur  fer- 
mez la  bouche:  mais  ne  croyez  pas  que  dans  le  cœur  ils  acquiefcent  à  vos 
arrêts,  6c  que  ces  arrêts  foient  exécutez  ians  de  grands  murmures.  Il  y  a 
une  loi  qui  porte  que  quand  le  coupable  ell  un  Officier  au-deffiis  du  qua- 
trième ordre,  on  aura  foin  que  tous  les  grands  Officiers  faflent  leur  rapport 
fur  fon  crime.  Cette  loi  a  été  faite  en  faveur  du  rang  de  celui  qui  ell  a- 
cufé.  La  vue  qu'on  a  eue  en  la  faifant,  a  été  de  parer  aux  calomnies  6c  à 
l'oppreffion,  6c  de  ne  laiflèr  rien  ignorer  de  ce  qui  pouroit  être  favorable 
à  l'acule.  Aujourd'hui  tout  au  contraire,  on  abufe  de  cette  loi  pour  armer 
contre  l'acufé  tous  ceux  qui.  ont  droit  de  faire  leur  rapport.  Inftruits  de 
vos  intentions,  ils  recherchent  6c  font  valoir  jufqu'aux  plus  menues  cir- 
conllances  qui  peuvent  agravcr  la  faute,  6c  lemblent  appréhender  d'après 
V.  M.  que  l'acufé  ne  fe  trouve  pas  aflez  coupable.  Lors  rtiême  que  le  cas 
cft  de  telle  nature,  qu'on  ne  peut  trouver  en  aucune  loi  de  quoi  le  juger 
grief,  on  l'examine  indépendamment  des  loix ,  6c  l'on  trouve  enfin  moyen 
de  le  grofîir  des  deux  tiers.  On  vous  connoît  fur  cela,  6c  voilà  pourquoi 
depuis  quelques  années  tous  ceux  qu'on  acufe  ,  appréhendent  infiniment 
que  leur  affaire  aille  jufqu'à  vous,  6c  s'eftiment  fort  heureux,  lorfqu'elle 
fe  termine  au  Fa [e  *. 

Au  redc,  ce  que  vous  fiiites  fur  le  trône  6c  à  votre  cour,  vos  Officiers 
le  font  à  votre  exemple,  chacun  dans  leur  tribunal.  Par-là  les  acufluions 
fe  multiplient,  les  procédures  lé  prolongent;  6c  tandis  qu'on  néglige  ,  ou 
qu'on  oublie  le  capital  du  gouvernement ,  on  perd  le  tems  à  examiner 
des  fautes  légères  ,  6c  fouvent  des  minuties.  A  quoi  aboutit  enfin  cette 
prétendue  cxaèlitude?  A  occafionner  plufîeurs  fautes  fouvent  très-griévcs 

par 

(rt)  Simbole  des  Princes  &  des  Magillrats  qui  ufcnt  de  pitié  5î  d'indulgence. 
( b )  Simbole  de  rigueur  &  dexaiftitude, 
*  Nom  de  tribunal. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  605 

par  la  manière  d'en  punir  une  feule  quelquefois  aflez  légère-,  à  ruiner  le 
grand  chemin  de  la  juftice,  à  multiplier  les  mccontens  &  les  malheureux. 
Ce  n'ell  pas  par  cette  voye  qu'on  bannit  les  dinenlîonSjSc  qu'on  tait  régner 
dans  un  Etat  l'union,  la  paix,  &:  le  bon  ordre. 

Voici  ce  que  dit  un  fameux  auteur,  en  faifant  p.irler  un  Prince.  „  Le  com- 
„  mun  des  peuples  a  en  horreur  les  laies  débauches  6c  les  brigandages.  Je 
„  punis  ces  crimes  fins  rémiflîon  :  tout  le  monde  en  eft  ravi  ,  Sc  ma 
„  iévérité  à  les  punir  ne  me  fait  pas  regarder  comme  un  Prince  cruel. 
„  C'eft  que  je  traitte  ces  criminels  conformément  à  l'idée  &  d  l'hor- 
„  reur  que  le  public  a  de  leurs  fautes.  C'eft  avec  le  public  que  je 
„  les  juge.  Les  Peuples  ont  auffi  horreur  de  la  nudité  &  de  la  fiim: 
„  mais  c'eft  une  horreur  bien  différente  :  chacun  la  craignant  pour  foi , 
„  en  a  commpaffion  dans  les  autres.  Quand  donc  je  trouve  quelqu'un 
„  que  l'indigence  a  fait  tomber  en  quelque  faute,  je  fuis  facile  à  lui  pardon- 
„  ner,  &  je  n'ai  point  vu  que  pour  cela  on  m'ait  acufé  de  partialité  ou  de 
5,  foiblefle.  C'eft  que  ma  conduite  à  l'égard  de  ces  derniers  s'accorde  auf- 
„  fi  avec  la  difpofition  des  peuples.  Le  public  en  même  tems  que  moi  leur 
„  pardonne.  Enfin  ceux  que  je  traitte  avec  rigueur,  font  dans  l'idée  gé- 
„  nérale  de  mes  fujets  un  objet  d'abomination.  Ceux  que  je  traitte  avec  in- 
„  dulgence,  font  auffi  dans  l'idée  commune  un  objet  de  compaffion.  Le 
5,  foin  que  j'ai  de  fuivre  ainfi  l'idée  générale  6c  commune,  me  gagne  le 
„  cœur  de  mes  fujets,  6c  fiiit  que  fans  beautoup  de  récompenfes,  ie  les 
„  porte  afiez  aifément  au  bien,  6c  fins  punir  que  rarement,  je  les  éloi- 
„  gne  efficacement  du  mal.  „ 

La  conclufion  de  ceci,  c'eft  qu'en  matière  de  punitions,  un  Prince  qui 
fuit  l'idée  générale  6c  le  fentiment  commun,  ne  rifque  rien,  6c  que  quand 
en  le  fuivant  il  puniroit  un  peu  trop  légèrement  certaines  fautes,  les  incon- 
véniens  n'en  feroient  pas  grands.  Au  contraire,  lorfque  le  Prmce  fuit  fes 
idées  particulières,  s'il  eft  un  peu  trop  indulgent,  on  dit  qu'il  eft  foible, 
êc  qu'il  ouvre  la  porte  au  crime:  s'il  eft  févere,  il  paffie  pour  cruel,  6c  fe 
rcnd  odieux. 

C'eft  à  quoi'nos  anciens  Princes  étoient  attentifs  dans  les  châtimens 
quand  ils  en  ufoient:  mais  ils  comptoient  peu  là-defîus  :  6c  leur  grand  foin 
etoit  de  travailler  par  l'inftruftion  6c  par  le  bon  exemple,  à  maintenir  dans 
la  vertu  le  commun  de  leurs  fujets,  6c  à  ramener  à  leur  devoir  ceux  qui  ve- 
noient  à  s'en  écarter.  Hélas!  qu'on  tient  aujourd'hui  une  conduite  bien 
différente  de  la  leur,  fur-tout  dans  les  jugemens  criminels  !  A  peine  un  Of- 
ficier eft-il  acufé  6c  mis  en  prifon,  que  votre  parti  eft  pris  fur  ion  affaire, 
8c  antécéderament  à  tout  examen.  On  le  fait  enfuite,  cet  examen  , 
pour  la  forme.  Si  celui  qui  en  eft  chargé  fait  quadrer,  bongré  malgré  les 
informations  avec  vos  intentions  ,  qu'il  ne  connoît  que  trop,  dès-lors  c'eft 
un  habile  homme:  ou  fans  rien  d'éterminer  fur  la  nature  de  la  faute,  6c 
fans  éclaircir  l'aftaire  fuivant  les  loix,  fi  les  juges  recourent  à  V.  M.  6c  lui 
demandent  en  fécret  fes  ordres:  dès-lors  ce  font  dans  votre  efprit  des  gens 
zélés  6c  fidèles.  En  ufer  de  la  forte,  ce  n'eft  pas  le  moyen  d'attirer  les 
gens  capables ,  6c  de  les  attacher  à  votre  fcrvice, 

Ggg  g  i  Quand 


604  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Quand  il  s'agit  déjuger  un  homme,  fur-tout  un  ancien  Officier  de  quel- 
que coniidération,  un  bon  Prince  doit  fe  ibuvenir  que  cet  homme,  tout 
acuié  qu'il  eit,  ne  laifle  pas  d'ctre  l'on  fujet,  &  qu'il  doit  toujours  confer- 
ver  pour  lui  une  tendreflè  de  père.  Le  cœur  étant  ainfi  difpolé,  il  doit, 
comme  tenant  la  balance  en  main,  examiner  fans  prévention  la  faute  donc 
on  l'acufe,  en  éclaircir  èc  pefcr  les  preuves:  après  cela,  pour  peu  qu'il 
héfite,  s'en  rapporter  au  jugement  du  gros  de  fes  Officiers:  Se  fi  le  cas  leur 
paroît  douteux,  prendre  le  parti  le  plus  favorable.  Ceux  qui  font  commis 
par  le  Prince,  doivent  auffi  entrer  dans  ces  fentimens,  &  luivre  cette  mé- 
thode ,  comme  celle  qui  de  tout  tems  a  été  la  plus  aprauvée.  Chun  en. 
faifant  Haeon  yu  (on  Lieutenant  criminel,  lui  recommanda expreflement d'ê- 
tre modcrc  ôccompatiflant. 

Sous  la  dynaftie  "Tchcou  on  ne  prononçoit  fur  les  acufitions  de  quelque 
importance,  qu'après  avoir  pris  le  fentiment  des  trois  ordres  («).    .Quand 
Li  fentence  étoit  aprouvée  du  plus  grand  nombre:  alors  on  la  prononçoit 
en  dernier  reflbrt.     C'eit  ce  qu'on  appelloit  accommoder  les  loix  avec  les 
fentimens  des  hommes.     Cette  expreffion  fubfitte  encore:  mais  hélas!  que 
l'on  en  a  perverti  le  fens!  Faii?  entrer  dans  les  jugemens  qu'on  porte,  les' 
préfens,  les  alliances,  les  amitiez,  les  inimitiez,  les  vengcp.nces :  c'eit  ce 
qu'on  appelle  aujourd'hui  accommoder  les  loix  avec  les  fentimens  des  hom- 
mes.    Les  Officiers  fupérieurs  foupçonnent  en  ce  genre  leurs  fubakernes. 
Le  moyen  qu'au  milieu  de  ces  foupçons  &  de  ces  défiances  régne  un  vrai 
Ce  que  dit  zèle  &  un  attachement  fînccre  !  „  Anciennement ,  dit  Confucius ,  dans  les  ju- 
Confuchis     ^^  gemens  criminels,  on  chcrchoit,  autant  que  les  loix  le  pouvoient  per- 
^"^""Îm"^  „  mettre,  à  fmver  la  vie  aux  aculez.,.  Aujourd'hui  on  cherche  de  quoi 
cnmind;.     l^s  condamner  à  mort.  Pour  cela  on  fait  violence  au  texte  du  code.  On 
a  toujours  en  main  quelque  ancien  arrêt ,   pour  autorifer  l'interprétation 
qu'on  donne.     Enfin    on  cherche   à  tort  &  à  travers  de  quoi   agraver 
les  fautes. 

Hoai  nan  tze  dit  :  une  eau  eût-elle  dix'  Gin  de  profondeur,  {h)  on 
diftingue  par  fa  furface  fi  le  fond  eft  or  ou  fer.  Si  l'eau  n'eft  pas 
en  même  tems  profonde  fie  pure,  elle  n'aura  pas  grand  poiflbn.  Pour 
moi  ,  quand  je  vois  un  Prince  tenir  pour  un  juge  intelligent ,  celui 
qui  içait  chicaner  fur  des  minuties, eftimer  fidèle  &  zélé  quiconque  traitte 
mal  fes  fubakernes:  {c)  compter  pour  de  grands  fervices  de  fréquentes  dé- 
lations :  je  le  compare  à  un  homme,  qui,  pour  agrandir  une  peau  ,  la  tire 
Se  l'étend  jufqu'à  la  rompre.  Un  Prince  doit  à  mon  avis  en  ufer  tout 
autrement.  Il  convient  au  rang  qu'il  tient  ,  d'étendre  toujours  les  fa- 
veurs, de  récompenfcr  libéralement,  fie  de  punir  avec  réferve,  fans  cepen- 
dant 

(<t)  1°.  De  tous  les  gnnds  OfEciers.  z".  De  tous  les  Officiers  fubalternes.  3^  Du  peuple^ 
\b)  Par   cette  comparaifon ,    on  indique  à  Tai  tfcng  qu'il  a   beau  diflimukr,  qu'on  le 

perce  à  jour. 

(«)  On  indique  à  Tai  tfon^  que  fa  conduite  n'eft  pns  nette ,  &  que  malgré  la  profondeur 

de  fon  génie,  ou  malgré  fa  profonde  diffimulation,  il  ne  s'auirera  pas  les  gens  de  mériie. 


ET    DE   LA    TARTARIE    CHINOISE.  ôO)- 

dant  donner  la  moindre  atteinte  aux  loix.  Car  enfin,  les  loix  font  par  rap- 
port au  jugement ,  ce  qu'eil  la  balance  en  matière  de  poids ,  ce  qu'eft  la 
corde  &  le  niveau  pour  juger  des  plans.  Faire  donc  dépendre  les  jugcmens 
derafFeftionoudelahaine,  de  l'humeur,  du  caprice,  ou  des  vues  parti- 
culières de  qui  que  ce  ioit  :  c'ell  vouloir  juger  des  poids  lims  balance,  & 
des  plans  fans  corde  ou  niveau.     N'ell-ce  pas  le  voulou-  tromper? 

Tcbii  ko  leang  (a)  étoit  en  Ion  tems  l'équité  même.  Il  déclaroit  haute- 
ment quefon  cœur  étoit  une  balance,  que  ni  l'autorité,  ni  l'affcdion,  ni 
l'intérêt,  ne  pouvoient  faire  pancher  d'aucun  côté.  Il  le  difoit ,  Se  il  di- 
ibit  vrai.  Qu'étoit  donc  ce  Tcbu  ko  leang^  Il  étoit  Miniilre  d'Etat  d'un  af- 
fez  petit  Royaume.  Qiielle  comparailon  de  lui  à  notre  Empereur  !  Com- 
ment donc  le  puifliint  maître  d'un  lî  grand  &:  ii  floriflant  Empire  ,  ne  rou- 
git-il point  de  le  charger  des  malédiétions  de  lesiujets,  en  lubftituant  aux 
loix  établies  j  fes  vues  &  même  les  inclinations  particulières  ? 

Voici  encore  un  autre  point.  Il  arrive  de  tems  en  tems,  que  voulant 
vous  contenter  fur  certaines  chofes ,  quelquefois  même  peu  importantes, 
vous  ne  voulez  cependant  pas  qu'on  y  prenne  garde,  encore  moins  qu'on 
s'en  entretienne.  Alors  on  vous  voit  tout-à-coup  vous  mettre  en  coleré, 
ou  plutôt  en  faire  femblant,  pour  épouvanter  les  gens,  &  empêcher  qu'ils 
ne  parlent.  Si  ce  que  vous  faites  eft  raifonnable,  quel  mal  y  a-t-il  qu'on  le 
fçachc  !  Et  quand  il  ne  le  feroit  pas,  que  fert-il  de  le  vouloir  cacher?  Un 
ancien  proverbe  dit  bien  :  ce  qu'on  ne  veut  pas  qui  foit  içû,  le  plus  iûr 
eft  de  ne  le  point  faire.  Quand  on  craint  d'être  entendu,  le  meilleur  parti 
eft  de  fe  taire.  Prétendre  que  ce  qu'on  dit  &  ce  qu'on  fait,  foit  ignoré  de 
tout  le  monde,  &  que  perlonne  n'en  parle  :  c'eft  une  prétention  {b)  vaine: 
la  peine  qu'on  y  prend ,  eft  fort  inutile:  6c  l'on  n'y  gagne  rien  autre  chofe, 
que  de  faire  rire  à  Tes  dépens. 

7ao  avoit  mis  à  fa  porte  un  tambour:  6c  quiconque  avoit  quelque  avis  à 
donner  pour  le  bien  commun ,  n'avoit  qu'à  battre  ce  tambour.  Le 
Prince  aulîl  tôt  l'écoutoit.  Chun  avoit  drcHe  une  planche  oii  chacun 
pouvoit  écrire  ce  qu'il  trouvoit  à  redire  dans  le  gouvernement. 

Tang  avoit  prés  de  fa  perfonne  un  Officier  chargé  de  marquer  par  écrit 
fès  fautes.  Foz;  i;^»^  avoit  fait  graver  fur  les  meubles  à  fon  ufage,  les  prin- 
cipaux avis  du  fage  Tai  kong.  C'eft  ainfi  que  ces  fages  Princes  ,  dans  leur 
plus  grande  profpérité,  veiUoient  6c  faifoient  veiller  fur  cuxmêmcs.  Tou- 
jours égaux  6c  fans  préjugez,  ils  infpiroient  à  chacun  de  leurs  Officiers  au- 
tant de  confiance  que  de  zèle  :  6c  la  vertu  mettoit  entr'eux  une  union  aufli 
charmante  qu'utile. 

Un  Prince  vraiment  vertueux,  difoit  Fo«  ti,  fe  fait  un  plaifir  de  s'enten- 
dre dire  des  chofes  naturellement  défagréables.     En  effet,  aimer  les  Offi- 


ciers 


(a)  Fameux  Miniftre  &:  Officier  de  guerre  du  tems  que  TEmpire  étoit  partage  entre 
trois  Princes,  qui  fe  le  difputoienr. 

(i^)  Le  Chinois  dit;  c'eft  vouloir  prendre  des  oifeaux  d'une  nwin ,  en  fe  fermaat  le^; 
yeux  de  l'autre. 

Gggg'3 


635  DESCRIPTION  DE  L'EiMPIRE   DE  LA  CHINE, 

ciers  fidèles  &  finceres,  éloigner  les  flatteurs  6c  les  médifans,  c'eft  là  fans 
contre-dit  le  meilleur  moyen  que  puifTe  employer  un  Prince  pour  fa  lureté 
pcrfonnelle,  &  pour  le  bien  de  fon  Etat.  C'ell  une  expérience  de  tous  les 
iiécles,  6c  jamais  on  n'a  vu  périr  une  dynailie,  tandis  que  le  Prince  6c  fes 
Officiers  unis  par  le  puiflant  lien  de  la  vertu,  ont  agi  de  concert  pour  le 
bien  commun.  Mais  il  cit  arrive  fouvent  que  les  Princes  voyant  leur  pou- 
voir bien  établi,  6c  les  affaires  fur  un  bon  pied,  ont  néglige  les  gens  capa- 
bles 6c  zèlez  ,  pour  avancer  ceux  que  la  complaifance  leur  rendoit  plus  a- 
gréables. 

Vous-même,  Prince,  rappellez-yous ,  je  vous  prie,  les  commencemens 
de  votre  régne.  Modelte,  retenu,  appliqué,  vous  embraffiez  avec  plaifir 
tout  le  bien  qu'on  vous  propolbit.  S'il  vous  échappoit  une  faute,  quelque 
légère  qu'elle  pût  être  ,  vous  la  répariez  aufll-tot.  Vous  receviez  avec 
plaifir  les  remontrances  les  plus  fortes;  on  le  voyoit  fur  votre  vifage.  Aulîi 
tout  ce  qu'il  y  avoit  de  gens  capables,  s'emprefloient  à  vous  aider  de  leurs 
lumières.  Maintenant  que  vous  n'avez  plus  aucun  embaras  ,  que  jufqu'aux 
plus  éloignez  barbares  tout  vous  eft  foumis  :  vous  paroiflez  un  autre  hom- 
me: devenu  fier  6c  plein  de  vous-même,  tandis  que  vous  prêchez  contre  la 
flaterie  6c  les  vices  qui  l'accompagnent,  vous  ne  laiflez  pas  d'écouter  avec 
plaifir  les  flateurs  qui  vous  applaudifient.  Vous  faites  de  beaux  dif- 
cours  fur  l'utilité  des  remontrances  droites  6c  finceres,  6c  dans  le  fond  vous 
n'aimez  pas  qu'on  vous  en  fafle.  Vous  ouvrez  peu-à-peu  la  porte  au  vice 
6c  à  l'intérêt.  Le  chemin  de  la  vertu  lé  ferme  de  plus  en  plus:  6c  la  cho- 
fe  eft  fi  fenfible,  que  les  gens  les  moins  (a)  attentifs,  ne  laifîént  pas  de  l'ap- 
percevoir.  Ce  n'eft  pas  là  une  bagatelle.  C'eft  par  votre  ancienne  con- 
duite, que  s'eft  fi  bien  établi  votre  Empire:  par  celle  que  vous  tenez  au- 
jourd'hui, il  ne  peut  que  tomber  en  décadence.  Pouvez- vous  ne  le  point 
voir?  Et  fi  vous  le  voyez  en  effet,  comment  ne  vous  prefiez-vous  pas  d'y 
mettre  ordre?  Depuis  que  j'ai  l'honneur  de  vous  fervir,  ma  crainte  a  tou- 
jours été  qu'on  ceflat  de  vous  parler  avec  une  entière  liberté:  6c  je  vois 
avec  douleur  qu'il  s'enfaut  déjà  beaucoup  qu'on  le  fafle  comme  aupara- 
vant. 

Dans  tous  les  mémoriaux  qu'on  vous  préfente  fur  les  affaires,  on  fe  con- 
tente de  vous  indiquer  brièvement  les  inconvéniens  qui  font  arrivez, ou  tout 
au  plus  ceux  qui  font  à  craindre.  Quant  aux  moyens  d'y  remédier  ou 
d'y  parer  à  l'avenir,  je  ne  .vois  pas  qu'on  y  touche.  Je  ne  m'en  é- 
tonne  pas.  Vous  vous  tenez  par  votre  fierté  ,  dans  une  région  trop 
fupéricure.  Lors  même  que  vous  croyez  en  delcendrc,  vous  reflémblez 
encore  à  un  dragon  (ù)  hériflë  d'écaillés  piquantes:  on  craint  de  vous 
approcher,  6c  plus  encore  de  vous  irriter  en  vous  parlant  avec  franchi- 
fe.    Tel  qui  n'a  ofé  dabord  s'expliquer  entièrement ,  6c  qui  n'a  fait  que 

vous 

(<?)  Le  Chinois  dit:  les  gens  qui  vont  &  qui  viennent  faifant  voyage. 

lu)  Le  dragon  en  Chine  eil  le  fymbole  de  l'Empereur.    11  n'a  rien  d'odieux. 


ET  DE  LA   TARTARIE    CHINOISE.  607 

vous  indiquer  doucement  les  chofes ,  Tentant  que  cela  ne  fuffit  pas , 
cherche  comment  y  revenir.  Mais  n'y  voyant  point  de  jour  ,  il  prend 
le  parti  de  fe  taire.  Il  s'y  rcfout  d'autant  plus  facilement,  que  quand 
il  leroit  afliiré  de  vous  faire  dabord  approuver  fes  propofitions,  com'^ 
me  étant  importantes  6c  raiibnnables  :  il  a  toujours  lieu  de  craindre 
que  vos  favoris  ne  les  goûtant  pas  ,  vous  ne  changiez  d'avis ,  ôc  qu'il 
n'ait  pour  fruit  de  fon  zèle  ,  qu'un  afFront  de  votre  part.  Les  gens  mê- 
mes de  votre  fuite,  vos  Officiers,  vos  .domeftiques,  qui  font  fans  cefle 
auprès  de  votre  perfonne ,  vous  redoutent  tellement ,  que  s'il  s'agit  de 
vous  avertir  de  quelque  chofe  qui  puiiîc  ne  vous  pas  plaire,  ils  le  regar- 
dent les  uns  les  autres,  &  aucun  d'eux n'ofe  parler.  Comment  les  Oflkiers  du 
dehors  oferont-ils  vous  repréfenter  avec  liberté  tout  ce  que  leur  zèle  leur 
infpire?  V.  M.  dans  une  de  fes  déclarations  des  plus  récentes,  dit:  Quand 
mes  Officiers  auront  à  me  repréfenter  quelque  chofe  fur  les  affaires  de  l'E- 
tat ,  ils  peuvent  le  fiùre.  Mais  qu'ils  ne  s'attendent  pas  pour  cela,  que  je 
fuive  en  tout  ce  qu'ils  me  propoferont.  J'ai  peine  à  comprendre  com- 
ment vous  avez  pu  vous  réfoudre  à  vous  exprimer  de  la  forte.  Ce  n'eft 
aÎTurément  pas  exciter  les  gens  à  vous  donner  de  bons  avis:  c'eft  bien  plu- 
tôt les  en  détourner.  Croyez-moi,  il  n'y  a  qu'un  zèle  bien  généreux,  qui 
porte  un  fujet  à  donner  au  Prince  des  avis.  On  .fçait  que  c'eft  une  cholê  dé- 
licate ,  8c  lors  même  que  le  Prince  y  anime  de  fon  mieux ,  c'eft  beaucoup 
fi  dans  l'occafion  les  plus  courageux  n'ont  pas  encore  un  refte  de  crainte  , 
qui  les  empêche  de  tout  dire.  Vous  exprimer  donc  comme  vous  faites, 
c'eft  d'une  main  ouvrir  la  porte  aux  avis,  £c  de  l'autre  h  fermer.  On  ne 
fçait  à  quoi  s'en  tenir,  6c  quel  parti  prendre.  Le  bon  moyen  de  vous  attirer 
d'utiles  avis,  c'eft  de  les  aimer  réellement.  Hoen  Roi  AtTft  aimoit  certaine 
couleur  violette.  Tout  le  Royaume  en  portoit.  Certain  Roi  de  T/ô/i!  mar- 
qua qu'il  aimoit  dans  les  femmes  une  taille  fine.  Toutes  les  femmes  de  fon 
palais  jeûnoient  pour  fe  la  procurer,  &  il  en  mourut  plufieurs  pour  avoir 
trop  icûné.  Si  dans  de  femblables  bagatelles,  le  défir  de  plaire  au  Prince  a 
eu  tant  de  pouvoir  fur  la  populace  même.  Se  fur  des  femmes  :  que  ne  pou- 
ra  point  fur  des  Officiers  iages  &  zèlez  ,  le  défir  de  contenter  le  Prince,  & 
de  l'aider  par  de  bons  avis,  fi  en  effet  il  les  aime?  Mais  fi  le  cœur  n'y  eft 
pas,  les  paroles  font  inutiles,  £c  les  apparences  ne  trompent  point. 

T  A I  .T  s  o  N  G  ayant  lu  ce  difcours ,  y  répondit  de  fa  main  en  ces  termes  :  Réponfc 
J'ai  lu  avec  attention  votre  difcours  d'un  bout  à  l'autre  :  par  tout  il  cft  foli-  rfi-'rËmrc-i 
de  8c  preffant  :  tel  enfin  que  je  l'atcndois  de  vous.  Je  féns  mon  peu  de  ver- 
tu 8c  mon  peu  de  capacité.  Je  ne  puis  penfer,  f^xns  une  extrême  confufion, 
aux  grands  Princes  des  tems  pafléz.  Si  je  n'avois  pas  de  fi  bons  rameurs,  (a) 
comment  pourois-je  paffer  fûrement  un  fi  large  fleuve?  Comment,  fans 
des  Meitze  {b)  fallez  ,  afTortir  les  cinq  goûts  dans  une  fauce  ?  Pour  vous 

mar- 

{a]  Simbole  des  Minières  &  aoti-c;  gr,inds  Officiers. 

(b]  Les  Mtitz.e  font  des  fruits  aigres,  (emblables  à  des  abricots  fauvages,    On  en  cochî 
au  fucre:  ou  en  confit  au  vinaigre,  ë^  on  en  falle.pour  fcrviv  aux  '^mcef. 


rear. 


ôo8  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

marquer  ma  fatisfaûion  ,    je  vous  fais  un  petit  préfent  de  500.  pièces  de 
foye. 
Sentiment       L'Empereur  Cang  bi  loue  fort  le  difcours  de  Oei  tching.    Plufieurs  auteurs 
de  Cang  ht  ancietis  6c  recens  en  parlent  aufli  avec  éloge.  Un  d'eux  compare  Oei  tchin? 
["éc""^     à  Kiay  8c  à  Tong  tcbong  chu,  tous  deux  fimeux  fous  les  Han.     C'ell:  le  mê- 
me Empereur,  dit  cet  auteur  :    6c  il  n'y  a  entr'eux  d'autre  différence,  que 
celle  du  tems  6c  du  ficelé. 

DOnz'téme  des  années  nommées  Tchin  koan ,  Tai  tfong 
entreprenant  de  bâtir  un  grand  palais  <^  Fei  chan, 
le  même  Oei  tching.  l'en  diff^uada  par  une  remon- 
trance faîte  ex  pré  s. 

Remon-      TL  y  rappelle  d'après  l'hiftoire  la  défaftreufe  fin  de  certains  Princes.  Il 


I 


trances  au  j^  l'attribue  à  leurs  folles  dépenfes.  Il  appuie  principalement  fur  la  dynaf- 
entreprifes  tie  Soui  qui  avoit  très-peu  duré,  6c  à  laquelle  tout  récemment  fuccedoic 
de  grands  la  dynaftie  Tang.  Il  fait  entendre  à  Tai  tfong,  qu'il  prend  le  chemin  par  où 
batimens.  fg  font  perdus  les  autres.  Les  peuples,  dit-il,  n'ont  fait  que  changer  une 
domination  tirannique  en  une  autre  à  peu  près  femblable.  En  prenant  le 
même  chemin,  vous  pourés  aboutir  au  même  terme.  Le  moins  qui  en 
puifle  arriver,  c'ell  que  vous  laifliez  vos  defcendans  chargez  d'un  Em- 
pire cpuifé  ,  6c  des  malédiftions  des  peuples.  Or  les  gémiflemcns  ^  les 
imprécations  des  peuples,  attirent  lur  le  Prince  6c  fur  l'Etat  la  colère  des 
Chin.  Cette  colère  ell  fuivie  de  nouvelles  calamitez.  Les  calamités  pu- 
bliques caufent  naturellement  des  troubles.  Il  y  a  peu  de  Princes  qui  n'ai- 
ment ou  la  réputation,  ou  la  vie.     Comment  n'y  peniez-vous  pas.' 

La  même  année  le  même  Oei  tching  préfenta  un  autre 
difcours  Cl  l' Empereur  Tai  tfong, 

IL  lui  dit  dabord ,  -"comme  dans  les  précédens ,  qu'il  n'eft  plus  ce  qu'il 
étoit,  qu'il  eft  devenu  fier,  6cc.  6c  après  l'avoir  averti  que  fi  c'eif  l'eau 
{a)  qui  porte  les  barques,  {b)  c'eft  elle  aufli  qui  les  fubmer^e.  Il  lui  pro- 
poié  dix  points  à  méditer,  félon  dix  fituations  différentes ,  où  fon  cœur  fe 
peut  trouver.  Un  Prince  ,  dit-il ,  fent-il  naître  en  fon  cœur  de  valles  dé- 
firs?  Il  doit  fe  rappeller  cette  maxime  fi  fage  pour  tout  le  monde ,  6c  fi  né- 

c^flaire 

(<t)  Simbole  des  peuples. 
{h)  Simbolc  des  Empereurs. 


ET  DE  LA  TARTARIE    CHINOISE.  609 

ceflaire  aux  fouverains.  Apprenez  à  vous  contenter  de  ce  qui  vous  fuffit. 
La  ncceflité  des  affaires  dcmande-t-elle  quelque  expédition  militaire  ?  Voici 
une  autre  maxime  qu'il  doit  alors  bien  pefer.     Sçachez  vous  arrêter  à  pro-  , 

pos.  Rétablir  l'ordre,  cft  la  fin  6c  le  motif  de  cette  expédition.  Que  l'or- 
dre rétabli,  foit  aufli  l'on  terme. 

Ell-il  tenté  de  chercher  à  fe  diftinguer?  Médite-t-il  pour  cela  quelque 
entreprifc  .''  Qu'il  penfe  que  rien  n'eil  plus  glorieux  à  l'homme,  6c  princi- 
palement au  fouverain ,  que  la  douceur  Se  la  modération,  qui  le  rendent 
maître  de  lui-même.  Sent-il  s'élever  dans  fon  cœur  des  mouvemcns  d'or- 
gueil &  de  fierté,  que  lui  infpire  fa  haute  dignité  ?  Qu'il  confidcrc  que  les 
plus  grands  Hcuves  ,  &  même  la  mer ,  font  au-deflbus  des  moindres  ruif- 
feaux,  ians  perdre  leur  avantage.  Dans  fes  divertiflemens  de  chafie,  qu'il 
n'oublie  jamais  l'ancienne  régie  de  n'enfermer  le  gibier  que  de  trois  {a)  co- 
tez. Si  l'indolence  ou  la  parcfle  l'ataque  ,  qu'il  fe  fouvienne  de  ce  qu'on 
dit:  que  bien  commencer  eft  peu  de  chofe,  fi  l'on  ne  finit  de  même.  S'il 
s'apperçoit  qu'on  lui  cache  des  chofes  importantes ,  oii  s'il  craint  qu'on  ne 
lefalTe:  qu'il  examine  bien  fon  cœur,  qu'il  en  bannifle  les  préjugez,  l'hu- 
meur, les  affections,  &  les  avcrfions  particulières:  en  un  mot  qu'il  le  tien- 
ne vuide  :  il  ne  manquera  point  de  fujets  fidelles  vk  zèlez ,  qui  l'inllruiront 
de  ce  qu'il  importe  qu'il  içache. 

Pour  ce  qui  eft  du  foin  qu'il  doit  avoir  d'empêcher  que  les  méchans  le 
furprennent  par  de  faux  rapports  6c  par  des  calomnies  :  le  moyen  le  plus  ef- 
ficace eit  d'être  lui-même  fi  vertueux  ,  que  les  méchans  n'ofent  l'appro- 
cher. Dans  la  diilribution  des  récompenfes ,  qu'un  mouvement  de  belle 
humeur  ne  l'emporte  pas  trop  loin  :  6c  quand  il  s'agit  de  punir,  qu'il  ne 
donne  rien  à  la  colère. 

La  prem/ere  des  années  nommées  Chin  kong  l'Impératrice 

Vou  h.Qo\i  fatiguant  beaucoup  les  peuples ,   pour  con- 

ferver  6f  pouffer  plus  loin  certaines  conquêtes  : 

Tien  gin  kie  lui  fît  la  remontrance  fuivante, 

J'AI  toujours  oiii  dire  que  Tien  avoit  fait  naître  les  barbares  dans  des  Remon- 

terrcs  abfolument  diltinguées  des  nôtres.     L'Empire  de  nos   anciens  trances  au 

Princes  à  l'Elt  avoit  pour  bornes  la  mer:  à  l'Oueft  Leou  ma:  au  Nord  «"ujet  de  la 

le  defcrt  Tiono:  6c  au  Sud,   ce  qu'on  nomme  les  {b)  Ou  ling.     Voilà  les  f^n^jëVa 

bor- 

(«)  Une  glofe  dit:  il  faut  laifler  quelque  ifTiie  au  giliier  pour  qu'il  s'en  fauve  une  partie, 
&  que  les  elpèces  fe  confervent.  Cela  marque  déplus,  ajoûte-t-elle,  de  la  clémence  &  de 
la  bonté 

(*)  Ce5  deux  mots  fignifient  fables  qui  coulent,  ou  fables  moiivans:  O»  fignific  cinq: 
Z;Ȕ  lignifie  montagne,  ou  en.*ilade  rie  montagnes. 

Tome  IL  Hhh  h 


guerre. 


(Sio  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

bornes  que  Tien  avoit  mis  entre  les  barbares  6c  notre  Chine.  A  en  juger 
par  nos  hiftoires,  divers  pays  où  nos  trois  premières  fameufes  dynalties 
n'ont  jamais  foit  pafTer  ni  leur  fagelTc  ,  ni  leurs  armes,  font  aujourd'hui 
partie'  de  votre  domaine.  Votre  Empire  eft  non-feulement  plus  étendu, 
que  ne  l'étoit  autrefois  celui  des  Tng  ÔC  des  Hia  (a).  Il  va  même  encore 
plus  loin  que  n'alloit  celui  des  Han.  Cela  ne  vous  fuffit-il  donc  pas  ? 
Pourquoi  porter  encore  au-delà  vos  armes  dans  des  pays  incultes  &:  bar- 
bares ?  Pourquoi  épuifer  vos  finances  6c  accabler  vos  peuples ,  par  des 
conquêtes  inutiles  ?  Pourquoi  préférer  à  la  folide  gloire  de  gouverner  en 
paix  un  floriflant  Empire,  le  vain  8c  imaginaire  honneur  de  faire  prendre  à 
quelques  fauvages  le  bonnet  6c  la  ceinture. 

Chi  hoang  fous  les  Tfm^  Fou  ti  l'ous  les  Han,  en  uferent  ainfi.  Pour  nos 
cinq  Ti  {b)  £c  nos  trois  Hoang  ils  n'ont  jamais  rien  fait  de  femblable.  Pré- 
férer à  l'exemple  de  ces  anciens  Princes  celui  de  Cbi  hoang  6c  de  Fou  ti: 
c'eft  compter  pour  rien  la  vie  des  hommes,  6c  vous  rendre  odieux  à  tous 
vos  fujets.  Chi  hoang  vous  en  eft  lui-même  un  exemple.  Le  fruit  de  tous 
fes  exploits  fut  que  fon  fils  perdit  l'Empire.  Fou  ti  un  des  Han  crut  pou- 
voir profiter  des  épargnes  de  fes  prédécefleurs,  pour  agrandir  fon  Empire. 
Il  entreprit  fucceflivcment  quatre  guerres.  Il  les  foutint  afiez  bien.  Mais 
fes  finances  s'epuiferent.  Il  fut  obligé  de  charger  fes  peuples  :  bientôt  la 
mifere  fut  générale.  Les  pères  vendoient  leurs  enfans,  les  maris  leurs  fem- 
mes :  il  mouroit  un  monde  infini  :  des  brigands  en  troupes  s'aflembloient  de 
toutes  parts.  Fou  ti  enfin  ouvrit  les  yeux  ,  abandonna  les  dcfleins  de 
guerre,  s'appliqua  à  gouverner  en  paix  fon  Empire,  6c  pour  faire  con- 
noître  à  tout  le  monde  fon  repentir  6c  fes  intentions,  en  faiiant  (c)  Heou 
fon  premier  Miniftre,  le  titre  qu'il  lui  donna,  fut  Fou  min  (d)  heou.  Ce 
changement  de  Fou  ti  lui  attira  le  puiflant  fecours  de  lien.  Un  ancien 
proverbe  dit:  un  cocher  craint  de  verfer  où  il  a  vu  verfer  un  autre.  La 
comparaifon  quoiqu'un  peu  bafl'e,  peut  s'appHquer,  pour  le  fens,  à  ce  qu'il 
y  a  de  plus  grand. 

Enfuite  il  cxpofe  au  long  les  dépenfes,  6c  conclut  par  exhorter  l'Impéra- 
trice à  n'aller  point  chercher  ces  fourmis  dans  leurs  trous,  mais  à  faire  feu- 
lement garder  les  frontières. 

(4)  Noms  de  dynaUies. 

(i)  C'efl-à  dire  nos  anciens  &  plus  fages  Princes, 
(c)  Nom  de  dipnité  comme  Duc. 

(J)  Vm,  rendre"  heureux  :  A;i«  les  peuples.  Ce(l-à-di:e  le  Duc  chargé  de  rendre  les 
peuples  hcureuK. 


Cettî 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  6n 

Cette  même  Impératrice  Vou  heou  à  qui  l'Empereur  en 
mourant ,  avo'it  remis  le  gouvernement ,  dejïitiia  le 
Prince  héritier  Êf  l'exila.  Elle  le  rapella  long-tems 
après  fur  une  remontrance  que  Sou  ngan  heng  lui  fit 
à  propos.  Mais  comme  elle  contmuoit  toujours  à  gou- 
verner feule  j  quoique  déjà  avancée  en  âge ,  ^  qu'elle 
ne  parlait  point  d'établir  fur  le  Trône  le  Prince  hé- 
ritier ,  quoiqu'il  fût  en  âge  de  gouverner ,  le  même 
Sou  ngan  heng  mit  dans  uneboëte,  &^  fit  pajfer  fé" 
crettement  jufqu'à  l'Impératrice  la  remontrance  fui- 
va?ite, 

UN  Officier  vraiment  fidelleSc zélé  ne  fait  point  céder  Ton  zèleautems,   Remon^ 
dans  l'efpérance  de  gagner  la  faveur  du  Prince,  ou  par  une  m:iuvailé    trances  en 
crainte  de  la  perdre.  Un  vrai  fage  n'omet  point  ce  qui  eft  de  fon  devoir  par    ^^^^^ 
l'appréhenfion  de  mourir,  ou  par  le  défir  de  vivre.     Quand  donc  il  fe  trou-    Héritier, 
ve  des  défauts  dans  la  conduite  des  Princes ,  on  a  raifon  de  s'en  prendre  en 
partie  aux  grands  Officiers  qui  diffimulent.  Le  feu  Empereur,  en  mourant 
{a)  vous  a  confié  conjointement  avec  le  Prince  héritier  le  gouvernement 
de  l'Empire.     Mais  hélas!   fous  Tao  même  Sc  iôus  Chun  il  fe  trouva    un 
Kong  kong  6c  un  Koeri.     Des  brouillons  ont  mis  la  divifîon  entre  vous  6c  ce 
jeune  Prince.    Je  l'attribue  au  malheur  des  tems  :  mais  d'autres  l'attribuent 
à  votre  ambition.     L'impératrice,  dit-on,  veut  abattre  les  Li  (b)  6c  faire 

f)aflér  l'Empire  à  d'autres.     Autrement  à  l'âge  qu'elle  a,  pourquoi  ne  pas 
aiflér  régner  fon  fils  ? 

Ce  que  je  dis  moi ,  6c  ce  qui  me  paroît  certain  ,  c'eil:  que  votre  cour 
étant  comme  elle  eft,  pleine  de  flateurs,  la  porte  ctuit  fermée  aux  avis 
finceres,  l'Empire  étant  attaqué  par  les  barbares  ,  vos  peuples  fouffrant  ce 
qu'ils  fouffrent  :  vous  aurez  peine  à  les  fauver,  &  à  vous  tirer  d'embaras. 
Cet  Empire  que  vous  gouvernez,  c'eft  l'Empire  de  ces  grands  Princes  Tao, 
8c  Ven  vang.  Les  Sony  (c)  qui  dans  ces  derniers  tems  l'ont  pofledé ,   s'en 


étant 


(a)  Le  Chinois  évite  ici  &  en  femblables  occafions  rexpr.flîon  ordinaire,  mourir,  mtrt, 
fx'c.  Ici  il  y  a  mot  à  mot  en  repolant  fon  char,  à  peu  près  comme  on  dit,  en  finiflant  fa 
carrière. 

(é)  C'étoit  le  nom  de  la  famille  régnante. 

{c)  Nom  de  la  dynaftie  qui  avoit  immédiatement  précédé. 

Hhh  h  z 


6IZ  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

étant  rendus  indignes  par  leur  conduite  ,  fe  (ont  vus  attaquez  de  toutes 
parts.  Pendant  qu'ils  fuyoient  comme  des  cerfs ,  nombre  de  corbei\ux  s'af- 
iembloient.  Parut  alors  comme  un  aigle  (a)  ou  comme  un  dragon  volant, 
l'illuftre  fondateur  des  T'a^g.  Après  qu'il  eut  rendu  le  calme  à  l'Empire,  il 
en  fut  reconnu  le  maître.  11  convint  avec  tous  les  Grands ,  que  les  Li  feuls 
pouroient  être  faits  Farig,  &  qu'on  ne  donneroit  les  autres  titres  (ù)  qu'à 
des  gens  qui  les  auroient  mérité  par  leurs  fervices.  Il  en  donna  à  quelques- 
uns  qui  l'avoient  déjà  bien  fervi.  L'accord  fut  confirmé  par  ferment.  On 
fe  tira  même  du  fang  pour  cet  effet.  Si  donc  votre  Majclté  eil  fur  le  trô- 
ne ,  il  n'en  eft  pas  moins  le  trône  des  Tang.  La  pie  fait  fon  nid,  dit  le  Chi 
klng:  l'oifeau  Kicou  s'y  place  enfuite.  Vous  étiez  née  femme ôcfujette.  Vous 
êtes  devenue  Impératrice  6c  maîtiefle.  Comment  cela  s'eft-il  fait?  Ce  n'a 
point  été  fans  doute ,  fans  que  de  votre  part  vous  ayez  eu  foin  de  répondre 
aux  defleins  de  l'ien  6c  de  gagner  le  cœur  des  hommes.  Il  a  été  un  temsquc 
mécontente  du  Prince  héritier  qui  n'avoit  pas  allez  de  maturité,  vous  penfiez 
àluilubftituer  fon  frère  rang  de  Simg.  Failant  enfuite  réflexion  que  celui-ci 
étoit  Ion  cadet:  6c  craignant  avec  raifon  de  ruiner  la  maifon  royale,  en  y 
mettant  le  trouble  6c  la  divifion  ,  vous  vous  êtes  fagement  accommodée 
aux  vœux  des  peuples,  vous  avez  rappelle  le  Prince  héritier.  Ce  Prince 
eft  maintenant  d'un  âge  mûr:  il  a' de  plus  beaucoup  de  vertu,  il  eft  votre 
fils,  vous  êtes  fa  mère,  6c  fans  faire  attention  à  tout  cela,  vous  lui  enviez 
la  place  dont  il  eft  digne,  6c  vous  retenez  ce  qui  lui  eft  dû. 

On  le  dit ,  6c  il  eft  vrai.  Communément  dans  des  provinces  on  fiiit 
le  train  de  la  cour.  En  '  tenant  une  conduite  fi  peu  équitable  à  l'égard  du 
Prince  héritier,  quel  exemple  donnez-vous  à  tout  l'Empire?  Comment 
efpérer  après  cela  d'y  reformer  les  abus,  d'y  établir  les  bonnes  mœurs,  6c 
fur-tout  de  faire  régner  dans  les  familles  la  tendreffe  6c  la  pieté?  De  quel 
front  oferez-vous  déibrmais  paroître  à  la  fépulture  du  feu  Empereur  ?:C  de 
fes  ancêtres?  Vous  avez  régné  jufqu' ici  feule  6c  tranquilc,  il  ell  vrai.  Mais 
nefçavez-vous  pas  que  les  chofes  ne  font  jamais  plus  près  de  leur  décadence, 
que"'lorfqu'elles  ont  aquis  leur  perfection  ?  Ce  qu'on  verfe  dans  un  vafc 
déjà  plein,  fe  répand  par  terre.  Il  eft  ibuvent  fi  effentiel  de' prendre  au 
plutôt  certain  parti  ,  que  de  différer  c'eft  tout  perdre.  Pour  mor, 
il  me  paroit  que  Tien  6c  les  hommes  font  prêts  à  fe  déclarer  en  fa- 
veur des  Li.  (c) 

D'ailleurs  pourquoi  à  l'âge  où  vous  êtes  (  car  l'eau  qui  eft  prefque  toute 
écoulée  {d)  frappera  bien-tôt  la  cloche  :  )  pourquoi ,  dis-je ,  vous  fatiguer 
•encore  nuit  6c  jour?  Pourquoi  ne  vous  pas  décharger  du  gouvernement,  6c 

ne 

(<j)  Je  traduis  Tong  &  Long,  le  premier  par  aigle,  le  fécond  par  dragon:    c'eft  d'après 
d'autres  MilTionnaires ,  &  fans  me  faire  gâtant  de  cette  tradu(aioo. 
{b)   De.   Heou.  de  Kong,   &c. 

(c)  Nom  de  famille  tics  Princes  de  la  Dynaflie  T^ng. 

(d)  FxpreflTion  allésorique,  pour  lui  dire  qu'elle  n'a  plus  gueres  de  tcms  à  vivre.  Oa 
"ïoit  par- là  que  les  Chinois  ont  eu  une  cfpèce  d'horloge  d'eau. 


ETDELATARTARIECMINOISE,        (Î13 

lie  le  pas  remettre  au  Prince  ?  Il  y  va  de  votre  repos:  &  fi  vous  êtesplus 
fenfibleàautrechofe,  il  y  va  aufli  de  votre  honneur.  On  vous  en  louera 
maintenant  :  &  il  ne  tiendra  qu'à  vous ,  que  par  l'hiftoire  &  par  les  chan- 
fons  la  poftérité  en  foit  inltruite.  Je  vous  y  exhorte  donc  comme  à  une 
chofe  très-importante  au  repos  de  tout  l'Empire.  Je  ne  crois  pas  devoir 
épargner  une  courte  vie,  &.  manquer  à  ma  patrie  par  un  filence  criminel. 
Je  prie  donc  V.  M.  de  dérober  quelque  tems  à  Tes  grandes  occupations , 
pour  examiner  à  loifir  mes  foibles  vûè's.  Si  V.  M.  me  fait  la  juftice  de 
me  regarder  com.me  un  fujet  fincere  &  fidèle,  je  la  conjure  d'exécuter  fans 
délai  ce  que  je  propofe.  Que  fi  elle  attribue  ma  remontrance  à  quelque 
autre  chofe  qu'à  mon  zèle,  &  qu'elle  s'en  offenfe,  il  lui  efl:  libre  de  m'en 
punir ,  &  d'apprendre  aux  dépens  de  ma  tête  à  tous  fes  fujets ,  qu'elle  ne 
peut  foufFrir  la  vérité. 

Pour  mieux  entendre  cette  pièce ,  il  faut  fçavoir  ce  qui  fuit  : 
Vou  heou  écoit  originairement  une  fille  d'aflèz  baflê  condition  :  on  dit 
-même  qu'elle  étoit  efclave.  Kao  tfoiig  prit  pour  elle  tant  de  pafllon ,  qu'il 
la  fit  Impératrice.  Cet  Empereur  en  mourant  laiflbit  un  fucceffeur  nom- 
mé, lequel  avoit  déjà  quelque  âge.  Cependant  il  déclara  en  mourant  qu'il 
voulûit  que  l'Impératrice  gouvernât  avec  fon  fils.  Celui-ci  étant  marié  , 
s'entêta  fort  de  fon  beau-pere.  11  l'éleva  &  Tenrichit  à  un  point ,  que  tous 
les  Grands  lui  firent  fur  cela  d'aflez  fortes  remontrances.  Ce  Prince  les  re- 
çut très-mal,  &  ne  changea  pas  de  conduite.  Les  Grands  s'adreflerent  à 
l'Impératrice,  Elle,  profitant  de  cette  occafion  pour  régner  feule,  décla- 
ra ce  fils  déchu  de  la  fucceffion,  Se  le  rélégua  loin  de  la  Cour.  Cela  ne  plut 
pas  à  bien  des  gens  :  mais  les  Grands  avoient  été  choquez  par  le  Prince  : 
ils  avoient  mis  eux-mêmes  en  train  l'Impératrice,  qui  d'ailleurs  étoit  une 
Princefle  très-redoutée.  Ainfi  l'exil  &  la  chute  du  Prince  durèrent  plu- 
fieurs  années ,  &  l'Impératrice  gouverna  feule. 

Sou  ngan  heng  prenant  fon  tems,  &.  profitant  d'une  occafion  favorable, 
propofa  à  l'Impératrice  de  rappeller  &  de  rétablir  le  Prince  héritier  dans  fes 
droits.  L'Impératrice  y  confentit,  le  Prince  revint  en  Cour  &fut  déclaré 
fuccefiêur  comme  auparavant ,  mais  ce  fut  tour.  L'Impératrice  retint  feule 
l'autorité  toute  entière.  Comme  le  Prince  étoit  dans  un  âge  mûr,  & 
paroiffoit  s'être  corrigé  de  fes  défauts ,  chacun  murmuroit  de  ce  que  l'Im- 
pératrice ne  lui  remettoit  pas  le  gouvernement,  qui  lui  apartenoit  de 
droit.  Mais  il  n'y  avoit  perfonne  alTez  hardi  pour  en  parler  à  cette  Prin- 
cefle. Outre  qu'on  craignoit  fon  reflentiment,  elle  étoit  obfédée  par  cer- 
tains flateurs ,  fes  favoris ,  &  il  n'étoit  pas  aifé  de  faire  pafler  jufqu'à  elle 
ce  qu'on  avoit  à  lui  propofer.  Sou  ngan  heng  plus  courageux  que  les  au- 
tres, &  animé  par  le  fuccès  qu'il  avoit  eu  la  première  fols,  trouva  moyen 
d'inférer  dans  une  boëte  que  l'Impératrice  feule  devoit  ouvrir,  la  remon- 
trance qu'on  vient  de  voir, 

L'Impératrice  diffi  mula  :  mais  laifTa  toujours  les  chofes  fur  le  pied  où  elles 

étoient.  Enfin  elle  tomba  malade.  Les  Grands  liiifirent  cette  occafion  pour 

propofer  au  Prince  de  monter  fur  le  trône  de  fon  père,   &  de  gouverner 

Tome  IL  Hhhhs  l'Em- 


éii    DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

l'Empire,  comme  il  en  avoit  le  droit.  Le  Prince  ayant  agréé  la  propofi- 
tion,  on  lui  dit  qu'il  faloit  commencer  par  prendre  &  faire  mourir  deux 
hommes  qu'on  lui  nomma  C'etoient  les  deux  favoris  &  conUdens  de  l'Im- 
pératrice. Le  Prince  y  confent,  on  marche  au  Palais  avec  des  troupes,  on 
faifit  ces  deux  favoris ,  &  on  leur  coupe  la  tece  L'Impératrice  en  étant 
avertie,  demande  de  quelle  autorité  on  e(l  venu  avec  des  troupes  prendre, 
&  faire  mourir  fes  gens?  On  repond  qu'on  a  pris  l'ordre  du  Prince,  &  qu'il 
eif  préfent.  L'Impératrice  dit  alors,  lans  faiie  paroître  extérieu  ement 
aucune  émotion:  ces  deux  hommes  l'auront  offenle,  il  les  a  voulu  punir. 
A  la  bonne  heure  :  qu'il  fe  retire  en  fon  palais  (a)  On  fit  repondre  à 
l'Impératrice  que  cela  ne  convenoit  pas ,  qj'agée  &  intirme  comme  elle 
étoit ,  e!le  ne  pouvoit  plus  fe  donner  les  foins  que  demandoit  un  i\  vafte 
Empire:  qu'il  étoit  tems  que  le  Prince  prît  polTeflion  du  jiouvernement, 
&  qu'on  la  prioit  de  le  trouver  bon.  Elle  n'etoit  plus  en  état  de  s'y  op- 
poler.     11  falut  bien  y  confentir;  quelques  mois  après,  elle  mourut. 

ha  fixieniù  des  années  nommées  Tali,  P Empereur  Te 
tfbng  publia  la  Déclaration  fuivante. 

ET  RE  fouverain,  c'eft  avoir  reçu  de  Tien  l'ordre  de  nourir  les  peuples. 
<  C'eft  pour  cela  qu'un  bon  Prince  aime  les  fujets  non-feulement  comme 
fes  enfans  mais  comme  fa  propre  perfonne.  Il  ellattentifà  nourir  ceux  qui 
ont  faim ,  à  vctir  ceux  qui  font  nuds  :  encore  ne  croit-il  pas  faire  beaucoup, 
&  fa  bonté  n'ell  point  fatisfaice.  Elle  tient  toujours  fon  cœur  occupé,  ou 
du  foin  de  rendre  heureux  fes  fujets,  ou  de  triftelîe,  ou  de  confufion  de  n'y 
pas  réiitTir.  Ses  greniers  dans  les  bons  tems  font  chez  fes  peuples  :  tous  fes  fu- 
jets font  à  leur  ailé  :  les  vieillards  ne  manquent  de  rien ,  &  voyent  fans  inquié- 
tude &  fans  chagrin  croître  les  enfans  de  leurs  enfans  Les  corvées  font  ra- 
res &  faciles:  trois  journées  d'hommes  en  un  an  par  chaque  famille,  c'eft  ce 
qu'avoitnt  rtglé  nos  anciens  Princes,  Enfin  l'union  &  la  paix  régnant 
dans  l'Etat,  il  lui  eft  facile  d'y  faire  aulTi  régner  la  vertu.  H-las!  je  fuis 
depuis  h  it  ans  chargé  de  l'Empire:  &  je  n'ai  pu  ni  en  venir-là,  ni  en  ap- 
procher. Ce  n'elt  pas  que,  malgré  mon  peu  de  venu,  je  n'aye  fait  ce  qui 
m'a  été  polfible,  &  que  je  n'aye  fouhaité  de  faire  encore  davantage.  Mais 
les  irruptions  des  barbares ,  les  troupes  qu'il  a  falu  entretenir  pour  affùrer 
nos  frontières,  &  les  autres  d  penfes  indifpenfables  m'ont  mis  hors  d'état 
de  foulag  r  mes  peuples,  &  m'ont  «ibligé  quelquefois  à  les  charger  de  nou- 
velles impolitions.  11  y  a  eu  fucceffivement  des  inondations  &  des  fécheref- 

Ka^  Le  Prince  héritier  a  fon  Psl-fis  à  part,  à  l'Fft  de  celui  de  "Ftnpfreur  :  &  une  ex- 
preffion  fore  ufuée  pour  défigner  le  Prince  héritier,  c'eft  Tong  kong,  qui  veut  dire  le  P*- 
lus  oriental. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  6iy 

fes.  Pas  une  année  qu'on  aie  pu  dire  abondante.  Les  laboureurs  abandon- 
nent les  campagnes:  les  percs  vendent  leurs  enfans:  les  chemins  font  pleins 
de  pauvres  que  la  néceflité  a  fait  quitter  leur  pays  £c  leurs  parens.  Qu'ils 
en  viennent  jufqu'à  oublier  ainfi  les  fentimens  les  plus  naturels ,  c'eft  bien 
moins  leur  faute  que  la  mienne.  Je  n'ai  eu  ni  allez  d'habileté  pour  préve- 
nir leurs  befoins ,  ni  aflez  de  vertu  pour  leur  infpirer  le  courage  6c  la  pa- 
tience que  ces  extrémitez  demandent.  J'en  ai  une  rraie  douleur  ôc  une  ex- 
trême confulion.  Jour  Se  nuit  je  ne  penfe  à  autre  chofe.  En  attendant 
que  je  puifle  foulager  mes  peuples,  comme  le  territoire  qui  dépend  de  cet- 
te cour  ell  celui  qui  a  le  plus  fouffert ,  je  le  tiens  quitte  pour  un  an  de 
toute  corvée  &  de  tous  droits.  Et  j'ordonne  que  par-tout  mes  Offi- 
ciers pourvoyent  par  quelque  moyen  à  l'entretien  Se  au  foulagement  des 
pauvres. 

A  l'occafion  de  la  révolte  de  certain  ^shu  tché ,'  l'Empereur  Te  tfong 
fit  un  voyage  dans  le  Leao  tong.  L'armée  des  rebelles  fut  défaite:  les  [chefs 
ayant  été  pris,  Se  l'Empereur  penfant  à  publier  une  amniftie,  les  devins 
dirent  que  la  maifon  royale  étoit  encore  menacée  de  nouveaux  malheurs  : 
qu'il  fiUoit,  pour  les.détourner,  changer  quelque  chofe  dans  les  noms  Sc 
les  titres  préfens.  Les  Grands  propoferent  donc  à  l'Empereur  d'ajouter  un 
mot  ou  deux  à  fon  furnom.     Le  feul  Lou  tché  s'y  oppofa. 

Prince,  dit-il,  parlant  à  l'Empereur,  tous  ces  furnoms  Sc  ces  titres  pom- 
peux ne  font  point  de  l'ancien  ufage.  Les  prendre  dans  les  tems  du  monde 
les  plus  florilTans  Sc  les  plus  heureux,  c'eft  manquer  de  modeftie.  Les  aug- 
menter dans  des  conjonftures  auffi  tri  ftes  que  celles-ci,  ce  feroit  un  grand 
contre-tcms ,  Sc  qui  pouroit  beaucoup  nuire.  Si  vous  vouliez  abfolument 
avoir  égard  à  ce  que  prétendent  ces  devins,  fçavoir  qu'il  faut  faire  quel- 
que changement  dans  les  titres  Se  furnoms  préfens  ,  au  lieu  d'.iugmenter 
les  vôtres,  ce  qui  ne  peut  que  vous  rendre  odieux,  il  vaudroit  mieux, 
en  les  diminuant ,  témoigner  votre  refpeél  pour  les  avis  que  Tien  vous 
donne. 

L'Empereur  reçut  très-bien  ce  que  lui  dit  Lou  tché.  Il  fe  déter- 
mina à  ne  changer  que  le  nom  des  années.  11  fit  alors  voir  à  Lou  tché  une 
déclaration  minutée  par  le  fecretaire  d'Etat,  Sc  lui  en  demanda  fon  fenti- 
ment. 

Prince,  répondit  Lou  tché^  ce  font  proprement  les  aftions  du  fouverain, 
qui  touchent  efficacement  les  cœurs.  Les  difcours  le  font  affez  Icgére- 
mmt  pour  l'ordinaire  ,  Se  s'ils  ne  font  pas  bien  patétiques,  ils  n'ont  pas  le 
moindre  eifet.  En  pubhant  une  déclaration  dans  ces  circonftances,  il  me 
fcmble  que  vous  ne  fçauriez  y  paroître  trop  modefte,  exagérer  trop  vos 
fautes,  Se  en  témoigner  trop  de  repentir.  L'Empereur  entra  dans  ces 
vûesj  Se  chargea  Lou  tché  à'en  dreffcrune.    Il  drefTa  celle  qui  fuir. 


Déck' 


616  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Déclaration  de  V Empereur  Te  tfbng,  drejfée  par  Lou 
tchc. 

UN  Prince  n'a  point  de  meilleurs  moyens  pour  bien  gouverner,  & 
pour  faire  régner  la  vertu  dans  fon  Empire  ,  qu'une  bonté  fincere 
pour  l'es  fujetSjUn  généreux  oubli  de  foi-même  en  leur  faveur,  un  foin  con- 
tinuel de  coriger  les  défauts,  de  réparer  les  fautes  qui  lui  échapent,  &  de 
tendre  à  la  perfeftion.  Depuis  que  je  fuis  fur  le  trône,  où  le  droit  de  fuc- 
cefllon  m'a  placé,  ce  n'a  prefque  été  que  troubles.  Ces  troubles  m'ont  o- 
bligé  de  négliger  quelquefois  jufqu'aux  cérémonies  ordinaires  à  l'égard  de 
mes  ancêtres,  ôc  m'ont  tellement  occupé  l'efprit,  que  je  n'ai  point  penfé  , 
comme  je  le  devois  ,  à  aquérir  la  vertu.  PafTant  &  repayant  fans  cefTe 
avec  douleur  fur  ces  premières  années  de  mon  régne,  que  j'ai  fî  mal  em- 
ployées :  il  eft  tems ,  me  dis-je  à  moi  même ,  il  ell  tems  de  commencer  à  les 
réparer,  en  reconnoiffant  publiquement  que  je  les  ai  perdues,  en  expoianc 
fans  déguifement,  les  trilles  effets  de  ma  mauvaife  conduite,  6c  en  témoi- 
gnant un  défit  fincere  d'en  tenir  une  meilleure  à  l'avenir. 

Mes  ancêtres, ces  illuftres  fondateurs  de  notre  dynaftie  7««^, après  avoir, 
par  leur  valeur  6c  par  leur  vertu,  délivré  les  peuples  de  l'oppreflion  ,  6c  ren- 
du la  paix  à  tout  l'Empire,  y  établirent  un  ordre  admirable.  Ils  y  furent 
aidez  par  un  grand  nombre  de  bons  Officiers  de  tous  les  rangs,  dont  ils 
fçavoient  fagement  animer  le  zèle,  6c  récompenfer  les  fervices.  Les  cho- 
fes  mifes  fur  un  fi  bon  pied,  s'y  font  maintenues  :  6c  voici  *  qu'au  bout  de 
deux  cens  ans,  vous  fuccedez  à  vos  ancêtres  dans  les  emplois,  6c  moi  je 
fuccede  au  trône  de  mon  père.  Depuis  que  j'y  fuis  monté,  ma  plus  gran- 
de crainte  a  été  de  répondre  mal  à  leur  lagefle  6c  à  leur  vertu  ,  6c  j'ai  tou- 
jours réfolu  de  faire  mes  efïbrts  pour  les  imiter.  Mais  élevé  par  des  fem- 
mes dans  l'intérieur  du  palais  jufqu'à  une  jeunefTe  afiez  avancée,  je  me  fuis 
refTenti  jufqu'ici  d'une  éducation  fi  peu  propre  à  former  un  Prince.  Aveu- 
gle en  matière  de  gouvernement,  j'ai  pris  pofTeflion  d'un  Empire  paifible; 
mais  je  n'ai  point  fçû  prévenir  ce  qui  le  pouvoit  troubler.  Peu  inllruit  des 
peines  des  laboureurs ,  peu  attentif  à  ce  que  foulfrent  les  gens  de  guerre ,  je  n'ai 
fait  fentir  ni  aux  uns  ni  aux  autres, comme  il  falloit,les  effets  de  mesbontez. 
Je  leur  ai  laiflë  par-là  le  droit  de  douter  de  matendreffe,  6c  leur  ai  donné  fu- 
jet  de  me  payer  d'indifférence.  De  plus ,  au  lieu  de  m'occuper  à  recon- 
noître  6c  à  combatte  mes  défauts ,  j'ai  entrepris  légèrement  des  guerres 
inutiles.  Ce  n'a  été  que  marches  dç  troupes,  que  recrues,  6c  que  convois. 
J'ai  augmenté  les  droits  ordinaires.  Ici  l'on  a  exigé  des  chariots,  là  des 
chevaux.     Il  n'ell  point  de  province  dans  tout  l'Empire,  qui  n'ait  foufFert 

de 

*  Il  adrcffe  fon  Di'couis  aux  gr?.n.lj  Officiers. 


ET  DELA  TARTARIE  CHINOISE.  6ij 

■de  ces  mouvemens.  Mes  Officiers  &  mes  foldats  obligez  d'en  venir  aux 
mains  plufieurs  fois  dans  un  feul  jour  ,  paflbient  les  années  entières ,  fans 
quitter  le  cafque  &  la  cuirafle,  loin  des  tablettes  de  leurs  ancêtres^  loin  de 
leurs  femmes  affligées  Sc  fans  açui.  Mes  peuples  obligez  de  lailTér  les  ter- 
res en  friche,  pour  des  corvées  continuelles,  étoient  accaWez  en  même 
tcms  de  travail  &  de  mifere,  &  réduits  à  fouhaitter  de  mourir  plutôt  dan* 
les  fupplices. 

Cependant  au-deflus  de  moi,  ftien  me  donnoit,  en  me  châtiant,  de  fré- 
quens  avis  :  je  ne  fçavois  pas  en  profiter.  Au-deffbus  de  moi  les  hommes 
eclatoient  en  murmures,  je  n'en  étois  pas  informé.  Ainfi  croiflbit  le  trou- 
ble peu-à-peUjlorfqu'un  iujet  rebelle  a  tâché  de  profiter  de  ce  defordre,  8ca 
pouifé  l'infolence  jufqu'aux  derniers  excès.  Oubliant  toute  honte  Se  tou- 
te crainte,  il  a  porté  par  tout  le  tumulte.  Peuples,  Grands,  tout  en  a 
fouffert ,  fon  audace  eft  allé  jufqu'à  infulter  la  fépulture  de  mes  ancêtres. 
J'ai  relfenti  tout  cela  d'autant  plus  vivement,  que  j'y  avois  donné  moi-mê- 
me occafîon:  6c  je  n'y  penferai  jamais  fans  une  extrême  confufion,  ôc  fans 
une  douleur  mortelle:  grâce  à  la  proteftion  de  Tienti  (a)  venue  d'en  haut, 
les  Chin  ôc  les  hommes  fe  font  unis  en  ma  faveur.  Mes  Miniilres  &  mes 
Généraux  ont  épuifé  de  concert  leur  zèle  &  leur  habileté.  Mes  troupes 
m'ont  bien  fervi  :  le  rebelle  eft  défait  ôc  pris.  Il  s'agit  maintenant  de  re- 
médier aux  maux  paffez  :  ôc  c'eft  pour  commencer  à  le  faire,  que  je  publie 
la  déclaration  prélénte. 

Pendant  que  je  m'occupe  fans  cefle  du  fouvenir  de  mes  fautes  paflces  :  mes 
Officiers  de  tous  les  ordres ,  fans  en  excepter  les  plus  grands ,  dans  tous  les 
écrits  qu'ils  m'adreflent ,  me  donnent  à  l'envi  de  nouveaux  titres  :  je  ne 
les  ai  jamais  accepté  ;  je  n'ai  jamais  fouhaité  qu'on  me  les  donnât.  J'ai 
eu  feulement  la  complaiiance  de  fouffrir  ces  jours  paffez ,  que  fur  l'avis  des 
devins,  on  mît  la  chofe  en  délibération.  Mais  hier  y  penfant  férieufement, 
je  me  fentis  faifî  de  crainte.  Hélas:  me  dis-je  à  moi-même,  pénétrer,  (b) 
comprendre ,  ôc  comme  s'mcorporer  le  plus  impénétrable  (c)  Ingyang:  c'eft 
pouvoir  être  appelle  Chin  *  :  unir  fa  vertu  avec  Tten  ti ,  c'eft  mériter  d'être  ap- 
pelle Ching  i".   Un  homme  fans  lumières  tel  que  je  fuis ,  peut-il  foutenir  ces 

ti- 

{a)  Je  n'ai  point  jurqu'ici  traduit  Tien,  qui  eft  cependant  revenu  fouvent  feul,  &  qui 
s'eft  encore  trouvé  dans  cette  pièce.  Ici,  S<  en  d'autres  endroits,  on  lui  juint  le  caradcre 
Ti,  qui  communément  fignifie  la  terre.  Comme  j'ai  toujours  laiffé  au  Left^ur  à  juger  du 
Uns  de  Tien  par  la  luite  des  endroits  où  il  fe  trouve,  je  lui  lailTc  auffi  à  juger  du  fens  qu'il 
convient  de  donner  ici,  &  dans  d'autres  endroits  femblablcs  aux  deux  caradleres  Tien  î; 
joints  enfemble  :  ik  s'il  faut  mieux  faire  dire  à  Lou  tché ,  que  le  ciel  matériel  &  la  terre 
matérielle  protègent  puilTamment,  tie ,  que  la  prorcftion  de  la  terre  matérielle  vient  d'en 
haut,  que  de  reconnoitre  la  figure  fuivant  laquelle  on  emploie  l'expreffion  Tchao  ting,  mot  à 
mot  la  cour  &  la  falle,  ou- la  ialle  de  la  cour,  pour  fignifier  l'Empereur:  Ôc  Tong  kong,  le 
palais  oriental,  pour  fignifier  le  Prince  héritier,  &c. 

(è)  L'expreffion  Chinoife  a  tous  ces  Ien5. 

(c)  Deux  expreffions  très-vagues  &  très  étendues  de  la  Philofophie  Chinoife. 

*  Efprir,  ffiirituel,  excellent,  &c. 

•{■  Sage  (<{  vertueux  du  premier  ordre. 

Tome  IL  lii  i 


<îi8  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

titres?  Gouverner  en  paix  &  avec  fuccès,  faire  régner  par  tout  un  bel  or- 
dre: c'efb  ce  qu'on  appelle  être  Oucn  *.  Sçavoir  employer  à  propos  les  ar- 
mes, pour  maintenir  ou  rétablir  un  heureux  calme  dans  l'Etat:  c'ell  ce 
qu'on  appelle  être  belliqueux  t-  Cela  me  peut-il  convenir  ?  Ce  font  ce- 
pendant les  titres  magnifiques  que  mes  Officiers  me  prodiguent  dans  leors 
écrits.  Si  malgré  mon  indignité  je  les  acceptois,  ne  fût-ce  que  par  com- 
plaifance,  n'en  ferois-je  pas  encore  plus  indigne?  &  ne  fer  oit- ce  pas  pour 
moi  un  nouveau  fujet  de  confufion  ? 

Je  défens  donc  déformais  que  qui  que  ce  foit,  foit  de  la  cour,  foit  des 
provinces,  me  donne  dans  fes  fuppliques  ou  autres  écrits , ces  titres  Chitty 
CbÎKg,  Oue»,  Fou.  L'homme  fujet  à  des  paffions  efl  auffi  fujet  à  l'inconf- 
tance  :  tantôt  il  fuit  la  vertu,  tantôt  le  vice.  11  dépend  beaucoup  pour  l'un 
&  pour  l'autre,  des  différentes  conjonétures  où  il  lé  trouve:  Se  quand  le 
Prince  ne  fçait  pas  par  fa  fagefle  &  par  ion  exemple  donner  cours  à  la  ver- 
tu ,  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner  que  les  troubles  Se  les  crimes  loient  plus 
fréquens.  Si  donc  moi,  qui  jufqu'ici  n'ai  point  Içu  donner  à  mes  fujets  les 
inflruftions  &  les  exemples  que  je  leur  devois ,  je  traittois  en  toute  ri- 
gueur tous  ceux  qui  ont  commis  des  fautes,  ce  feroit  une  efpèce  d'in- 
juftice:  du  moins  ce  feroit  trop  de  dureté.  Je  n'oiérois  plus  après  ce- 
la me  laifler  appeller  le  père  6c  la  mère  des  peuples,  titre  fi  eflentiel 
au  fouverain. 

Je  veux  donc  ji  ce  renouvellement  d'année,  5c  en  me  renouvellant  moi- 
même,  ufer  d'indulgence  pour  le  pafle.  L'année  qui  vient  de  commencer 
èc  qui,  félon  le  cours  ordinaire ,  fc  feroit  appellée  la  cinquième  Kien  tchong^ 
s'appellera  la  première  l'uen  hing  :  &  j'accorde  entière  amniltie  pour  le 
commun  des  fautes  commilés  jufqu'au  premier  jour  de  la  dite  année.  Li 
bi  lié  ^  Tien  yué^  Ouang,  Ou  fun,  font  des  gens  qui  ont  autrefois  fort  bien 
fervi ,  IcK  uns  à  la  tête  des  affaires ,  les  autres  à  la  tête  des  armées  :  je  n'ai  pas 
fçu  les  gagner:  ma  conduite  à  leur  égard  leur  a  infpiré  de  la  défiance  &  de 
l'inquiétude:  ils  ont  eu  part  aux  derniers  troubles  :  mais  leurs  fautes  quoi- 
que griéves,  ne  font  rien  en  comparaiibn  des  miennes.  C'eil  une  chofc 
ordinaire,  que  quand  le  Prince  s'égare  ,  fes  fujets  ont  le  malheur  de  s'éga- 
rer pareillement.  Ai-je  été  réellement  Empereur?  Qi_iel  effet  a-t-on  relTen- 
ti  de  mon  pouvoir  6c  de  mes  bontez?  Il  cfi:  tems  qu'on  en  reflénte,  ôc  pour 
faire  connoîcre  à  tout  mon  Empire  ce  que  peut  fur  moi  le  repantir  de  mes 
fautes,  ôc  l'inclination  bienfailante  qu'il  m'infpire:  je  pardonne  àL;  hi  lié 
&  aux  trois  autres  :  je  leur  fais  même  la  grâce  entière  :  je  leur  rends  le  rang 
qu'ils  avoient  8c  je  les  traitterai  dans  la  iuite  comme  s'il  ne  s'étoit  rien 
paffé.  Tcbu  hao  \a)  eft  frère  de  Tcbu  tfe:  ils  font  aujourd'hui  enfemble  dans 
les  prifons:  mais  ils  étoient  fort  éloignez  l'un  de  l'autre,  quand  Tcbu  tfe 
s'eft  révolté.     11  n'y  a  point  de  preuve  que  le  cadet  des  deux  fi-eres  ait  été 

d'à» 

*  Politique. 

f  Vcu. 

(a)  ILioit  chef  de  la  révolte. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE,  6iSt 

d'abord  inftruit  de  fes  defleins.  D'ailleurs  je  veux  poufier  la  bonté  aufll  loin 
qu'elle  peut  aller.  Ainfi  ,  fans  autre  examen  ,  quoiqu'il  ait  aidé  l'aîné , 
&  qu'il  ait  fait  en  cela  une  faute  énorme,  je  veux  bien  lui  accorder  le  tems 
de  la  réparer. 

Quant  aux  troupes  débandées  au  Nord  6c  au  Midi  du  Hoang  ho ,  (a)  je 
n'exige  d'elles  autre  choie,  linon  que  fans  violence,  &  fans  nuire  à  qui  que 
ce  foit,  elles  fe  retirent  dans  leurs  anciens  poftes  par  les  routes  ordmaires. 
Pour  Tchu  tfe,  c'eft  un  ingrat,  un  perfide,  un  fcélerat.  Il  a  joint  à  la  per- 
fidie 6c  à  la  rébellion  la  plus  exrême  infolence.  Il  a  outragé,  pillé,  ruiné 
la  fépulture  de  mes  ancêtres,  je  n'ofcrois  le  lui  pardonner.  Ceux  qui  l'ont 
fuivi  dans  fa  révolte,  loit  peuple,  foit  foldats,  foit  Officiers  grands  ou  pe- 
tits, ils  fe  font  laifle  tromper  par  fes  artifices,  ou  entraîner  par  fes  violen- 
ces ;  pourvu  qu'ils  rentrent  dans  leur  devoir,  il  n'en  fera  plus  parlé.  Les  talens 
font  partagez.  Tel  n'a  pu  réuflîr  en  un  genre,  qui  feroit  merveille  en  un 
autre.  Or  comme  celui  qui  m'édite  un  grand  édifice,  amafTe  des  maté- 
riaux de  toute  efpèce:  de  même  un  Prince  qui  forme  de  grands  projets, ne 
fe  borne  point  à  des  gens  de  telle  ou  de  telle  forte  ;  il  ne  rejette  aucun 
de  ceux  qui  font  bons  à  quelque  chofe.  Bien  moins  rejette-t-il  pour  tou- 
jours ceux, qui  d'ailleurs  ayant  du  mcrite,ont  fait  par  malheur  quelque  fau- 
te, qui  leur  a  fait  perdre  leur  emploi:  pourvij  que  devenus  faees  à  leurs  dé- 
pens, ils  fe  corigent  véritablement  ,  ils  ne  doivent  «point  échapper  à  ma 
clémence.  Si  donc  parmi  ceux  des  anciens  Officiers,  grands  ou  petits, 
que  quelque  faute  paflagere  a  fait  abaifler,  caffer,  ou  même  exiler,  il  s'en 
trouve  en  qui  l'on  connoilTe  quelque  talent  rare  &  une  capacité  non  com- 
mune ;  qu'on  me  les  indique,  je  paflerai  par  defl'us  la  régie  ordinaire,  6c 
les  placerai  de  nouveau  félon  leur  talent. 

Vous  tous  braves  Officiers  de  guerre ,  dont  le  zèle  6c  la  valeur  depuis 
long-tems  à  toute  épreuve,  a  plus  que  jamais  éclaté  tout  récemment,  en 
vous  faifant  accourir  à  propos ,  ou  dans  la  capitale  pour  la  défendre ,  ou 
dans  le  Leao  tong  contre  les  rebelles.  Je  n'oublierai  jamais  ni  vos  laborieufes 
marches ,  ni  vos  généreux  combats.  Je  fçai  ce  que  vous  doit  l'Etat  6c  ma 
maifon.  Je  veux  étcrnifer  la  mémoire  de  vos  fervices,  en  honorant  vos  fa- 
milles ,  6c  vous  atribuant  des  terres  ,  dont  elles  perçoivent  les  revenus. 
Ceux  des  foldats  qui  fe  font  fignalez  dans  cette  dernière  occafion ,  doivent 
aufïï  avoir  quelque  diftiné^tion.  Si  quelqu'un  d'eux  venoit  par  malheur  à 
commettre  quelque  faute  puniflable,  on  diminuera  fa  peine  de  trois  dégrés 
au-deflbus  de  ce  qu'elle  feroit  punie  félon  les  loix.  J'accorde  aufli  à  leurs  fils 
ou  petits  fils,  la  diminution  de  deux  dégrez.  Mourir  généreufement  pour 
fauver  fon  Prince  6c  fa  patrie,  c'efl  une  chofe  que  nos  anciens  fages  ont  in- 
finiment eftimé.  Rcciieiliir  les  corps  6c  les  os  des  morts,  pour  leur  rendre  les 
derniers  devoirs  :  c'ell  une  choie  que  le  livre  des  rits  recommande.  Ces  deux 
fortes  de  bonnes  œuvres,    quoique  d'une  eipèce  bien  différente,  ont  pour 

prin- 
(a")  Nom  (l'un  fleuve.     Ho,  fignifie  fleuve  ou  rivière.    HM»f  lignifie  jaune;  c'eft  que 
les  eaux  <te  cette  rivière  font  en  effet  jaune?  de  la  terre  qu'elles  châtient. 
lii  i  Z 


61Ô  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

principe  commun  une  compaflîon  jufte  6c  tendre.  Nous  ordonnons  Se  en-  ■ 
joignons  aux  Magiltrats  des  villes  de  tous  les  ordres,  que  fi  dans  l'étendue 
de  leur  Juridiftion  ,  quelques  Officiers  de  guerre  foient  morts  pour  notre 
fervice  ,  ils  cherchent  avec  ibin  leurs  corps,  &  les  tlillent  porter  fans  délai 
au  lieu  de  leur  département  :  que  là,  au  défaut  de  leurs  tamiUes,  les  Magil- 
trats poui'voyent  honorablement  à  leurs  obiéques,  &  aux  cérémonies  Tyî 
félon  la  coutume.  Qj-i'on  en  ufc  à  proportion  de  la  même  forte  à  l'égard 
de  ceux  ,  dont  les  cadavres  ou  les  olîemens  feroient  encore  lur  quelque 
champ  de  bataille  :  que  les  Magiilrats  du  voifinage  les  reciieillent  avec  foin  , 
£c  les  inhument  avec  décence. 

La  néccffité  d'entretenir  nos  troupes  en  campagne,  a  fatigué  nos  peu- 
ples pour  les  convois.  La  friponnerie  de  quelques  commis,  leur  a  encore 
beaucoup  agravé  le  joug.  Maintenant  que  les  befoins  font  moins  preflans, 
non  feulement  je  veux  diminuer  ces  fatigantes  corvées:  mais  pour  les  re- 
mettre un  peu  de  ce  qu'ils  ont  fouffert,  j'ordonne  en  attendant  mieux ,  que 
les  droits  établis  fur  les  marchez,  fur  les  bâtimcns,  fur  le  bois ,  fur  le  bam- 
bou ,  fur  le  thé,  fur  le  vernis,  fur  le  fer,  foient  dés  à  prêtent  abolis.  Et 
parce  que  le  territoire  des  dépendances  de  notre  cour  a  plus  fouffert  que  tout 
le  relie  :  que  c'eft  oià  les  rebelles  ont  couru,  ravagé,  brûlé:  je  lui  remets 
la  moitié  des  droits  de  l'Eté.  Dans  cet  endroit  de  ces  limites,  où,  quand 
je  fortis  contre  les  rebelles,  je  m'arrêtai  avec  mon  armée,  les  gens  du  lieu 
pourvurent  à  tout  avec  ordre  :  ce  fut  un  grand  foulagement  pour  mes  trou- 
pes: qu'on  érige  là  une  bannière  qui  rappelle  à  tout  le  monde  8c  ma  faute, 
&^leurs  bons  fervices.  Que  Fong  tien  ci-devant  bourg,  foit  ville  du  troifié- 
me  ordre  ,  6c  porte  le  nom  de  T'chi:  les  peuples  qui  en  dépendent,  feront 
exempts  pour  cinq  ans  de  toute  impofition. 

Le  premier  principe  d'un  fage  gouvernement,  c'eft  d'honorer  la  vertu. 
Rechercher  avec  ardeur  les  gens  de  vertu  6c  de  mérite, c'eft  le  principal  de- 
voir du  Prince  .•  ce  font  des  maximes  reçues  de  tout  tems  :  je  me  les  rap- 
pelle fans  cefle  ,  j'y  penfe  jour  6c  nuit  :  5c  je  vois  avec  douleur  qu'au  lieu 
d'une  vertu  pme,  l'artifice  6c  la  contention  régnent  encore  principalement 
à  ma  cour.  Seroit-ce  donc  que  dans  ce  fiécle  il  n'y  auroit  point  de  vrais 
fages?  Non,  fans  doute,  il  n'en  manque  pas  :  mais  ils  vivent  dans  la  reti-ait-' 
te,  ils  n'ont  point  d'égard  à  mes  paroles.  Ils  obfervent  ma  conduite.  Se 
c'eft  elle  apparemment  qui  les  empêche  de  fe  produire.  Je  recommande 
donc  aujourd'hui  inftamment  à  tous  les  Magiftrats  de  mon  Empire,  d'ob- 
ferver  chacun  dans  fon  diftri£t,  s'il  n'y  a  point  quelqu'un  de  ces  fages  qui 
cachent  dans  la  retraitte  une  vertu  fublime,  6c  des  lalens  rares  :  qui,  con- 
tents de  la  vertu  feule,  la  cultivent  en  particulier,  fans  fard  6c  fans  ambi- 
tion. Autant  qu'on  y  découvrira  de  ces  fages,  qu'on  m'en  avertifie  fans 
y  manquer:  j'aurai  foin  de  les  inviter  félon  les  rits,  8c  je  n'omettrai  rien 
pour  les  attirer  à  mon  fervice. 

De  plus  fi  l'on  découvre  en  quelqu'un,  de  quelque  condition  qu'il  foit, 
une  droiture  6c  une  franchife  à  l'épreuve,  qui  le  rende  propre  à  me  repré- 
fenter  avec  liberté  tout  ce  qui  fera  du  bien  commun  :  ou  bien  une  intelli- 
gence 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  6ti 

gcncc  profonde  de  nos  anciens  monumens,  qui  le  rende  capable  de  travail- 
ler avec  fuccès  à  former  les  mœurs  des  peuples:  ou  un  génie  fingulier  pour 
la  guerre,  qui  en  puille  faire  aifcment  un  grand  Général,  je  veux  qu'on  me 
les  préfente. 

Enjoignons  pareillement  à  nos  Magiftrats  de  tenir  un  rôle  exa£t  des  or- 
phelins, des  vieillards,  des  veufs  Se  des  veuves ,  &  d'autres  gens  (lins  appui, 
qui  ibnt  hors  d'état  de  gagner  leur  vie  ,  6c  de  les  fecourir  tous,  conformé- 
ment à  leurs  befoins.  Nous  enjoignons  encore  que  les  deux  premiers  Offi- 
ciers de  chaque  ville,  le  préientent  en  pcrfonne  à  la  porte  de  chaque  vieil- 
lard au-deflus  de  quatre-vingt-dix  ans ,  pour  s'informer  de  fa  fanté  &  de 
fes  befoins.  Si  quelqu'un,  loit  homme  ou  femme,  excelle  en  la  vertu  pro- 
pre de  fon  état ,  particulièrement  les  femmes  en  pudeur,  6c  les  enfans  en 
piété  filiale  ;  notre  intention  eft  qu'à  leur  porte  on  érige  une  bannière,  ôc 
que  toute  leur  vie  ils  foient  exempts  des  corvées  les  moins  difpenfables. 

Le  propre  de  la  guerre  eft  d'épuifer  un  Etat:  il  convient  donc  mainte- 
nant plus  que  jamais  de  vivre  frugalement,  Scd'ufer  d'épargne:  j'en  veux 
donner  l'exemple,  en  me  retranchant  pour  le  foulagement  de  mes  fujets. 
De  tous  les  tributs  &  droits  ordinaires ,  je  ne  lèverai  précifément  que  ce 
qu'il  faut  pour  l'entretien  de  mes  troupes,  &  pour  les  cérémonies  réglées  à 
l'égard  de  mes  ancêtres.  J'exempte  abfolument  mes  fujets  du  refte,  triftc 
&  honteux  d'être  hors  d'état,  vu  l'épuifement  de  mes  tréfors,  de  fatisfaire 
mon  inclination  ,  en  des  récompenies  plus  amples,  6c  en  de  plus  grandes 
largefTes.  Au  refte ,  C\  dans  nos  préléntes  lettres ,  il  eft  échappé  quelque 
chofe  à  notre  attention,  qui  rende  incomplet  le  bienfait  de  l'amniftie:  j'or- 
donne aux  grands  Officiers  de  notre  cour  6c  de  nos  provinces,  de  nous  dref- 
fer  un  mémoire  exa£t  de  ce  qui  leur  paroîtra  convenable  d'y  ajouter.  En  at- 
tendant, nous  déclarons  que  quiconque,  après  la  publication  de  ces  préfen- 
tes ,  ofera,  foit  en  juftice  ,  foit  autrement,  reprocher  à  quelqu'un  ce  que 
nous  lui  pardonnons ,  fe  rendra  lui-même  coupable,  &  fubira  la  peine  que 
ces  fautes  méritoient.  Si  dans  les  montagnes  ou  ailleurs,  on  a  recueilli  & 
caché  des  armes,  ordonnons  qu'on  les  produife  dans  le  terme  de  cent  jours, 
fous  peine  d'être  traitté  comme  criminel  de  rébellion.  Enfin,  comme  fui- 
vans  les  anciens  réglemens,  les  déclarations  qui  portent  amniftie,  doivent 
faire  cinquante  lieues  [a)  par  jour:  nous  voulons  que  pour  celle-ci  ces  ré- 
glemens foient  gardez,  afin  que  jufqu'aux  extrémitez  de  notre  Empire,  on 
en  foit  promptement  inftruit. 

Une  glofe  dit  ,   que  cette  déclaration  caufa  une  joie  générale  dans  tout   ^g°"  'Jfj^ 
l'Empire  :  6c  que  particulièrement  dans  le  Chan  tong  elle  attendrit  tellement   ce. 
les  Officiers  de  guerre  6c  les  foldats ,   qu'ils  répandirent  beaucoup  de  lar- 
mes. 

(a)  Le  Chinois  dit  joo.  Li.  Or  dix  ti  font  une  lieue  médiocre, 

lii  i  3  i-i^ 


Effet  de 


<îii  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 


Les  (  a  )  premières  années  du  Règne  de  Te  tfong  étant 
agitées  de  divers  troubles  ^  ce  Prince  s'en  attrihuant 
lajaute  dans  un  entretien  avec  Lou  tché,  celui-ci  lui  dit  : 


Remon- 
trances de 
Lau  tché 
ftir  les  dé- 
fauts  du 
Gourer- 
neœent. 


1 


E  fuis  fort  éloigné,  grand  Prince  ,  de  blâmer  votre  modeftie.  Vous 
imitez  par  là  nos  plus  grands  Princes  Vae  Se  Chun.  Souffrez  cependant 
que  je  vous  dife  que  c'eft  la  conduite  de  vos  Miniftres  qui  trouble  tout. 
Il  indiqua  nommément  Lou  ki.  Te  tfong  prenant  modellement  la  défenfc 
de  fon  Miniftre,  que  dites-vous  là,  dit- il,  à  Lou  tché:  vous  vous  oubliez 
de  votre  droiture  :  vous  n'avez  pas  le  courage  de  m'attribuer  les  malheurs 
préfens,  vous  les  attribuez  à  d'autres  :  mais  peut-être  ne  doivent-ils  point 
s'attribuer  aux  hommes.  De  tout  tems  n'a-t-on  pas  reconnu  que  la  prof- 
périté  êc  la  décadence  des  Empires,  ell  réglée  par  l'ordre  àcfien  *"?  Lou  tché 
fe  retira  fans  répliquer:  mais  au  bout  de  quelques  jours  il  préiénta  à  l'Em- 
pereur  l'écrit  fuivant. 

Après  avoir  fait  une  expofîtion  vive  des  défiiuts  du  gouvernement ,  il 
conclut  ainfi. 

Voilà,  Prince,  dans  la  vérité  les  caufes  des  troubles  &  des  révoltes.  Le 
mal  va  plus  loin  que  vous  ne  vous  l'imaginez.  Vous  feul  ignorez,  com- 
bien il  ell  grand.  Pendant  que  des  troupes  rébelles  s'aflemblent  &  marchent 
tambour  battant ,  infultent  même  votre  palais  en  plein  jour,  il  n'y  a  pas  à 
vos  portes  la  moindre  garde  qui  s'y  oppofe,  pas  même  une  fcntinclle  qui 
ofe  crier,  qui  va  là.  Ces  Officiers,  par  les  yeux  defquels  vous  voyez  ,  par 
les  oreilles  defquels  vous  entendez,  où  font-ils?  Eftraycz  du  danger  dont 
ils  font  la  caufe,  ils  n'ont  ni  le  foin  de  vous  le  découvrir  tel  qu'il  ell,  ni  le 
courage  de  le  répoufler  au  péril  de  leur  propre  vie.  Oiii,  Je  l'ai  dit.  Se  je 
lefoutiens,  vos  Miniftres  font  très-coupables  :  Se  c'eft  auffi,  j'ofe  le  dire, 
une  faute  en  vous  de  rejetter  tout  fur  l'ordre  de  Tien.  Tcheou ,  l'exemple 
des  méchans  Princes,  en  faifoit  autant.  Quand  on  lui  repréfentoit  que  fes 
defordres  8c  fa  cruauté  le  perdroient:  c'eft  T^zV» ,  répondoit-il  ,  qui  m'a 
fait  Empereur  :  de  lui  dépend  ma  deftinée.  Noas  trouvons  au  contraire, 
que  le  Chu  king  fait  parler  bien  différemment  un  fage  Prince.  Voici  ce 
qu'il  lui  fait  dire. 

Tien  regarde  ce  que  je  fais  du  même  œil  que  le  voyent  mes  peuples.  Tten 
écoute  ce  que  je  dis  avec  les  mêmes  fentimens  que  l'entendent  mes  fujecs. 
Donc  ce  que  voit  Tien.,  6c  ce  qu'il  entend ,  c'elt  ce  qui  fe  pafTe  parmi  les 

hom- 


(«)  Ceci  eft  antérieur  à  Li   Déclaration  ci-detTiis  traduite, 
rigoureufement  fuivi  dans  le  livre  d'eu  Ton  tire  ces  pièces. 
»  Le  Ciel. 


L'ordre  du  teans  n'eft  pas 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  6z^ 

hommes.  Il  ne  fliut  pas  imaginer  en  l'air  un  ordre  de  T'ien  ,  qui  ne  renfer- 
me point  du  tout  les  actions  des  hommes,  &  qui  y  ait  aucun  rapport.  Non, 
rien  ne  feroit  plus  déraisonnable  que  de  négliger  fes  devoirs ,  6c  de  rejet- 
ter  fur  Tordre  de  Tien,  ce  qui  fuit  naturellement  d'une  telle  négligence.  Le 
texte  L'y  king  dit  :  Tien,  lui  eft  propice.  Et  Confucius  commentant  ce  tex- 
te, ditil'expreflion  yeou  {a)  fignifie  la  même  chofe  que  l'expreffion  Tfou, 
Mais  qui  font  ceux  que  Tien  aide  ?  Ce  font  ceux  qui  lui  iont  fournis  &  do- 
ciles. Qui  font  ceux  que  les  hommes  ont  coutume  de  fecourir.^  Ce  font 
ceux  en  gui  ils  reconnoiffent  de  la  fincérité  Se  de  la  probité.  S'étudier  à 
la  foumifîion  à  l'égard  de  Tien ,  ne  manquer  jamais  de  bonne  foi  à  l'é- 
gard des  hommes,  voilà  par  où  l'on  obtient  du  iecours.  Uyking^  quand 
il  s'agit  du  rapport  de  l'homme  à  7ien  ,  6c  des  fecours  ou  des  faveurs 
que  celui-ci  accorde  ou  refufe  à  celui-là ,  met  d'abord  une  a6tion  bon- 
ne ou  mauvaiie,  à  laquelle  répond  fimboliquement  ou  quelque  bon- 
heur en  récompenfe,  ou  quelque  malheur  en  punition.  D'où  il  ell  évident 
que  les  ordres  de  lien  à  l'égard  des  hommes,  ne  font  pas  tels,  qu'ils  ne  dé- 
pendent en  rien  des  hommes  mêmes.  En  effet  a-t-on  jamais  vu  un  Etat , 
où  régnât  la  raifon  &  la  vertu  dans  tous  les  ordres,  que  Tien  en  ce  tems- là- 
même  ait  affligé  de  funelles  troubles  ?Ou  bien  a-t-on  vu  jamais  un  Empire, 
où  régnât  par  tout  le  defordre  ,  que  Tien  ait  en  même  tems  fait  fleurir  6c 
jouir  d'une  paix  profonde?  Non,  cela  ne  s'ell:  jamais  viî. 

Que  fi  votre  Majeité  doute  encore  de  ce  que  je  viens  de  dire,  voici ,  fans 
aller  bien  loin  ,  de  quoi  lui  faire  toucher  au  doigt  cette  vérité.  Depuis 
que  par  des  guerres  mal  encreprifes ,  6c  par  des  levées  toujours  nouvelles , 
on  a  épuifé  les  forces  de  votre  Empue,  allarmé,  8c  mis  en  défiance  vos  fu- 
jets:  ce  ne  font  que  ibupçons ,  qu'intrigues,  que  cabales  de  tous  cotez. 
On  croiroit  voir  une  mer  que  la  furie  des  vents  agite.  Tout  le  monde  dit 
hautement  dans  cette  grande  capitale  ,  que  pour  peu  que  cela  dure,  il  ne 
peut  manquer  d'ariver  quelque  trifte  événement.  Or,  dites-moi,  je  vous 
prie,  tous  ceux  qui  parlent  ainfi,  fçavent- ils  l'ait  de  deviner:  &  dans 
les  miftérieux  lecrets  de  cet  art ,  ont-ils  découvert  l'ordre  de  Tien  ?  Il 
cft  évident  qu'ils  ne  parlent  que  fur  la  dilpofition  des  efprits  ,  &c  fur  l'état 
préfent  des  affaires.  En  cela  ils  ont  raifon.  C'eft  de-là  que  naifîent  en  ef- 
fet les  troubles  6c  les  révoltes  ,  £c  non  de  ce  qu'on  appelle  fatales  révolu- 
tions des  tems. 

Je  n'ignore  pas  ce  qu'on  dit  qu'une  longue  6c  trop  grande  profpérité 
amené  le  trouble:  que  du  trouble  naît  le  bon  ordre  :  qu'il  y  a  eu  des  Etats, 
dont  la  ruine  n'avoïc  été  précédée  d'aucune  autre  calamité,  que  d'autres, 
malgré  bien  des  dangers  &  bien  des  malheurs ,  font  devenus  florifians.  Ce 
qu'il  y  a  de  vrai  en  tout  cela,  bien  loin  d'être  contraire  à  ce  que  j'ai  dit, 
s'y  accorde  parfaitement.  Pourquoi  dit- on,  par  exemple,  que  la  profpé- 
rité amené  le  trouble  ?  C'cft  que  trop  de  profpérité,  fi  l'on  n'y  prend  gar- 
de, infpire  naturellement  une  confiance  exceffive,  6c  une  indolente  fécuri- 

té, 

{a)  L'une  &  l'autre  fignifie  aider,  fecourir.  Mais  Tfou  eft  plus  vulgaire,  Yion  plus  re- 
levé, &  l'on  s'en  fert  pour  marquer  un  fecours  plus  qu'humiiiu. 


524  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

te  En  quel  fens  ,  dit-on,  que  du  trouble  naît  le  bon  ordre?  C'eft  que 
les  embaras  réveillent  &;  excitent  l'attention  :  qu'ils  infpirent  la  vigilance; 
&  donnent  occafion  aux  gens  de  mérite,  de  faire  ufage  de  leurs  talcns. 

Pour  faire  une  jurte  application  de  tout  ceci ,  il  faudroit  faire  une  lon- 
gue expofition  des  défauts  &  des  defordres  qui  font  la  fourcc  des  maux  pré- 
fens.  Cela  n'eft  point  ncceffaire.  Ce  que  j'en  ai  indiqué  au  commence- 
ment de  ce  difcours,  fuffit  pour  V.  M.  A  quoi  il  faut  penfer ,  c'eft  à  vé- 
rifier encore  aujourd'hui,  que  du  trouble  même  peut  naître  enfin  le  bon  or- 
dre. Il  y  a  moyen  pour  yréuffir.  Point  de  rigueur,  beaucoup  de  vertu. 
Voilà  le  lecret ,  je  n'en  fçai  point  d'autre.  Dans  des  extrémitez  fembla- 
bles  à  celles  oii  font  aujourd'hui  les  chofes,  celui  qui  fuit  cette  voie,  fe  fou- 
tient  6c  fe  relevé  :  celui  qui  l'abandonne  fe  perd.  Il  n'y  a  entre  ces  extré- 
mités aucun  milieu  qui  ne  foit  dangereux.  Penfez-y  férieufcment.  Préfé- 
rer à  vos  vues  particulières  le  fentiment  général,  fuivre  la  raifon  pour  gui- 
de 6c  non  votre  inclination,  éloigner  de  vous  ces  flateurs  encore  plus  inté- 
reffez  que  diferts,  employer  des  gens  d'un  vrai  zèle,  bannir  le  déguifement 
6c  l'artifice  de  votre  cour  6c  de  vos  confeils,  y  faire  régner  la  fincérité  6c 
la  droiture ,  en  donner  vous  même  l'exemple.  Voilà  la  grande  route.  Elle 
eft  aifée  à  reconnoître  :  on  ne  peut  pas  s'y  méprendre.  Il  n'eft  pas  befoin 
pour  y  marcher  avec  fuccès,  d'épuifer  vos  efprits.  Il  ne  faut  qu'un  peu 
de  réfolution  6c  de  conftance  à  ne  vous  en  point  détourner.  Moyennant 
cela,  j'ofe  aflurer  que  vous  n'avez  rien  à  craindre,  ni  de  vos  fujets,  ni  des 
fatales  révolutions,  aufquels  vous  femblez  attribuer  les  maux  préfens,  & 
que  votre  régne  fera  des  plus  heureux. 


Le  même  Empereur  Te  tfong  parlant  un  jour  ^  Lou 
tché,  lui  dit:  Vous  m  aviez  ci- devant  repré fente  que  leTrince 
ne  f ai  faut  qiCun  Corps  avec  fes  Sujets ,  ÏÉ  fur -tout  avec  les  Offi- 
ciers quil  employé:  il  ne  devoit point  y  avoir  entr'eux  de  défiances , 
de  foupçons,  de  réferve:  qn^ainfî  le  grince  devoit  avoir  ^  faire 
fentir  une  difpofition  fine  ère  à  profiter  des  avis  de  toute  forte  de 
perfonnes.  fe  P  ai  fait.  ^ieji-il  arivé?  Je  ne  fçai  combien 
de  difcoureurs  en  abufent.  ils  fotit  trafic  de  leur  éloquence.,  ^ 
femblent  vouloir  à  ce  prix  acheter  le  droit  d'être  redoutables.  Il 
faut  bon  gré  mal  gré  que  j'aie  tort.,  &  que  ces  Meffieurs  fe  faffent 
•valoir  à  mes  dépens.  Vous  voyez  que  depuis  quelque  tems  je  laif- 
fe  tomber  les  remontrances .,  fans  me  déclarer  fur  ce  qu'elles  con- 
tiennent. Ce  nefl  point  que  par  indolence  je  me  relâche  dans  le 
foin    des  affaires  de  mon  Etat.     La  rat  fin   de  mon  fîlence  efi 

et 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  sif 

4:e  que  je  viens  de  vous  dire.    Lou   tché  qhelques  jours  a^rèsy 
fréfenta  fur  ce  fujet  la  remontrance  fuivaute. 

P Rince,  j'ai  toujours  oiii  dire,  qu'entre  les  hommes  point  de  fc-  Remon- 

cours  fans  confiance  (a),  point  de  confiance  fans  fincérite  (b).     Auffi  trances'dc 

tous  nos  anciens  fages  ont-ils  fait  un  cas  particulier  de  ces  deux  vertus.  U-  ^''«  "^*«' 

ne  tradition  ancienne  va  jufqu'à  dire,  que  par-là  doivent  commencer  &  fi-  ^  rtmpe- 


jufqu'à  dire,  que  par-là  doivent  commencer  &  fi- 
ue  fans  cela  toutes  les  affaires  doivent  cefler.  Si  ce. 


nir  toutes  les  affaires  :  que  fans  cela  toutes  les  affaires  doivent  cefler.  Si  ce- 
la eft  vrai  des  moindres  affaires  entre  le  commun  des  hommes  :  combien, 
plus  doit-il  avoir  lieu  dans  ce  qui  s'appelle  affaires  d'Etat  ?  Quoi  donc  ,  le 
foùverain  dont  le  plus  ferme  appui,  ell  la  fincérite  6c  la  droiture  de  fes  fu- 
jets,  6c  fur-tout  de  ceux  qu'il  emploie,  fe  peut-il  difpenfer  de  pratiquer 
ces  vertus?  Non  fans  doute.  Se  V.  M.  me  permettra  de  lui  dire  qu'elle  s'efl 
méprise,  en  jugeant  que  ces  vertus  lui  ont  fait  tort.  On  dit,  &  il  y  a  en 
cek  quelque  chofe  de  vrai ,  que  les  peuples  ont  peu  de  lumières  :  mais  on 
peut  auffi  dire  avec  vérité ,  qu'ils  font  fur  certaines  chofes  très-éclairez. 
S'agit-il  d'eux-mêmes  6c  de  leurs  devoirs?  Souvent-ils  fe  trompent,  ou  ils 
doutent.  Mais  quand  il  s'agit  du  Prince,  alors  rien  ne  leur  échappe.  Ils 
diftinguent  parfaitement  fes  belles  qualitez  ôc  fes  défauts.  Ils  percent 
toutes  ces  inclinations  bonnes  ou  mauvaifes.  Ils  pénétrent  dans,  ce 
qu'il  a  de  plus  fécret ,  &  le  publient.  Ils  étudient  toutes  fes  aftions  ôc  les 
imitent. 

Ce  qui  eft  vrai  des  peuples  en  général ,  l'eft  bien  plus  en  particulier  du 
commun  des  gens  que  le  Prince  employé.  Voyent-ils  le  Prince  ufer  de  fi- 
neffe  à  leur  égard?  Ils  employent  de  leur  côté  l'artifice.  Sentent-ils  que  le 
Prince  a  de  la  défiance  ?  Ils  s'obfervent  ;  ils  fe  ménagent.  Occupez  du  foin 
de  fe  maintenir,  ils  s'inquiettent  peu  du  refte,  6c  ils  n'ont  d'atachement  à 
leur  devoir,  6c  de  zèle  pour  le  Prince,  qu'à  proportion  qu'ils  en  font  trait- 
iez avec  honneur  6c  avec  bonté.  Enfin  comme  l'ombre  fuit  le  corps  qui 
la  forme,  6c  le  ton  de  la  voix  qui  le  donne  :  ainfi  le  commun  de  ceux  que  le 
Prince  employé,  fe  conforme  à  ia  conduite.  Si  un  Prince  peu  fîncere  ôc 
peu  droit  lui-même  ,  exige  de  fes  Officiers  de  la  fincérite  ôc  de  la  droiture, 
il  poura  les  tromper  la  première  fois;  mais  ils  ne  s'y  fieront  pas  une  fécon- 
de. Non,  ce  n'eft  qu'en  poullans  lui  même  au  plus  haut  degré,  la  fincé- 
rite £c  la  droiture,  que  le  Prince  peut  s'afllirer  de  trouver  ces  vertus  dans 
ceux  qui  le  fervent.  Aéluellement  fous  votre  régne,  un  Officier  de  guerre 
Gublie-t-il  ce  qu'il  vous  doit  ôc  à  l'Etat?  Vous  en  envoyez  contre  lui  d'au- 
tres qui  le  combattent  ôc  l'exterminent.  Quelqu'un  de  vos  Miniftres  ôc  au- 
tres Officiers  manque- t-il  en  des  chofes  graves?  Vous  lui  faites  faire  fon 
procès.  Dans  ces  conjonélures  quoique  fouvent  délicates,  pourquoi  ceux 
que  vous  chargez  de  vos  ordres,  s'en  acquittent-ils  exactement  ?  Pourquoi 

font- 

(,£)  Sinfignifie  croire ,  fe  fier,  confiance,  bonne  foi,  fidélité.  La  fuite  détermine  cefen». 

(i)  'Ich'mg  lignifie  fincere ,  droit,  folide,  parfait,  fincérite,  droiture.  La  fuite  déter- 
mine auffi  ce  lens. 

"ïonie  IL  Kkk  k 


reur. 


6z6  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

-Suite  des     f<jnt-ils  fans  égard  prompte  jufticc  aux  coupables?  C'eft  que  ne  trouvant 
Remon-      en  ces  indignes  fujets  qu'ingratitude,  qu'artifice,  qu'infidélité,  ils  voycnt: 
tiances  de  ^^^^  Votre  Majeilé  un  Prince  plein  de  bonté,  de  fincérité,  de  droiture. 
tût*  tche.     «Pjjj^j.  jj  q[i  yrai  qu'il  importe  infiniment  de  ne  jamais  s'écarter  de  ces  ver- 
tus.    Attachez-vous  y  donc  je  vous  en  conjui-e,  attachez-vous  y  inviola- 
blement.     Pratiquez-les  avec  confiance  :  fallût-il  pour  cela  de  grrnds  ef- 
forts, ils  feront  bien  employez:  &  je  ne  puis  croire  que  vous  ayez  jamais 
fujet  de  les  regretter. 

L'ancienne  tradition  dit:  quel  eft  l'homme  qui  ne  fafle  point  de  fautes.?' 
Le  point  eil  de  fçavoir  s'en  coriger,  'tchoang  onei  dans  nos  anciens  livres  y 
louant  la  vertu  de  Tching  tang^  croit  fliire  de  lui  un  grand  éloge,  en  diiant 
qu'il  n'épargnoit  rien  pour  le  coriger.  à7/ok  voulant  exalter  le  glorieux 
régne  de  Sucn  uang^  dit  que  ce  qui  manquoit  à  ce  Prince,  étoit  abondam- 
ment fupplée  par  Tchong  cban  fou  fon  premier  Miniilre.  Tchmg  tang  certai- 
nement étoit  un  Prince  d'une  fagefle  peu  commune  6c  d'une  éminente  ver- 
tu. Tcbongouei,  homme  lui-même  très-vertueiLx  Se  très-éclairé,  étoit  Mi- 
niilre de  ce  Prince,  êc  devoit  le  bien  connoître.  Il  ne  va  cependant  point 
iufqu'à  dire  qu'il  ne  faifoit  point  de  fautes  :  il  fe  contente  de  louer  ion  at- 
tention à  les  coriger.  Suen  uang  fut  auffi  un  très-grand  Prince.  La  dy- 
naftie  Icheou  tomboit:  il  eut  l'honneur  delà  relever  par  fon  lage  gouver- 
nement. Ki  fou  étoit  un  homme  intelligent,  &  bon  connoiflcur  en  ce  gen- 
re. Cependant  en  louant  ion  maitre  ,  il  ne  dit  point  qu'il  ne  lui  manqua 
rien  pour  bien  gouverner;  il  appuie  fur  le  loin  qu'il  eut  de  luppléer  à  ce 
qui  lui  manquoit  par  le  fecours  d'un  bon  Miniilre. 

D'où  l'on  peut,  ce  me  femble  ,  conclure,  que  fuivant  l'idée  de  nos  an- 
ciens, rien  n'eft  plus  à  eilimer  &  à  lou°r  fur-tout  dans  un  Prince,  qu'une 
attention  confiante  à  fe  coriger  de  les  défauts ,  &  à  réparer  les  fautes.  Ils 
avoient  certes  raifon  d'en  juger  ainfi  :  car  il  n'eli  point  d'hommes  depuis  les 
plus  ignorans  6c  les  plus  llupides,  jufqu'à  ceux  qui  font  les  plus  éclairez,  ù 
qui  il  n'arive  quelquefois  de  fe  tromper  6c  de  fiiire  des  fautes.  La  différen- 
ce des  uns  aux  autres  eft  principalement  en  ce  que  ceux-ci  reconnoiflant 
volontiers  les  fautes,  en  profitent,  &  s'en  corigent  :  au  lieu  que  ceux- 
là  par  une  mauvaife  -honte  ,  cherchant  à  les  couvrir ,  Se  à  les  excu- 
fer,  ne  penfent  point  à  les  réparer,  Sc  en  commettent  encore  de  plus 
grandes. 

Dans  une  antiquité  moins  reculée, les  chofcs  tombant  en  décadence,  la 
flaterie  prévalut  dans  les  Officiers,  l'orgueil  dans  les  Princes.  Abandon- 
nant comme  de  concert  cette  confiance  fincére  qui'fleurifToit  autrefois,  6c 
qui  les  unillbit  fi  étroitement,  ils  fubflituerenten  fa  place  un  rcfpeél  de  céré- 
monie. Il  ne  fut  plus  permis  d'aborder  le  Prince,  ou  de  le  quitter,  fans  a- 
voir  recours  à  de  bdTes  flateries  :  mais  auflî  ce  ne  fut  plus  que  grimaces. 
Les  gens  de  bien ,  comme  plus  droits  6c  plus  fimples,  ne  purent  s'accom- 
moder de  ce  changement,  &  ils  en  fouftnrent.  Les  méchans  plus  fouples 
par  intérêt,  en  profitèrent:  leurs  fouplefles  6c  leurs  flateries  achevèrent 
d'enivrer  les  fouverains  :  leur  cupidité  &  leur  ambition  fit  en  même  tems 

naî- 


ET  DE   LA    TARTARIE    CHINOISE.  627 

naître  entr'eux  mille  divinons.     Enfin  il  eft  difficile  d'exprimer  tous  les  Suite  des 
maux  que  cauia  dès-lors,  èc  qu'a  caufc  depuis  en  divers  tcms  cette  com-  Remon- 
plaiiance  affe«5tée,  &  cette  artificieufe  flaterie  malheureufement  fubftituée  ^,^^"|^. 
à  cette  honnête  liberté,  6c  à  cette  noble  franchi  le  qui  régnoit  ancienne- 
ment, &  qui  devroit  toujours  régner  à  la  cour  des  Princes. 

T'ai  ifong  un  de  vos  plus  illullres  ancêtres ,  réunit  dans  un  haut  degré  la 
bonté  &  la  jufticc  :  les  vertus  tant  civiles  ,  que  militaires.  Par  fa  fagefle 
&  par  fes  exploits,  il  établit  tellement  la  paix  &  l'ordre  dans  tout  l'Empire, 
qu'on  a  vu  peu  de  régnes  plus  floriflans.  Cependant  de  quoi  l'a-t-on  prin- 
cipalement loué  depuis  ce  tems-lii?  De  quoi  encore  aujourd'hui  le  loue- 
t-on  le  plus?  Vous  ne  l'ignorez  pas:  c'ell  de  fon  ardeur  à  fe  procurer  des  re- 
montrances, &  de  fa  manière  de  les  recevoir.  Cela  feul  ne  fuffit-il  pas 
pour  fiure  comprendre  à  V.  M.  qu'il  n'y  a  en  effet  rien  de  plus  glo- 
rieux pour  un  fouverain  ,  5c  que  rien  n'cfl:  plus  capable  d'éternifer  fa 
mémoire. 

V.  M.  dit  que  fes  Officiers  tournent  tellement  les  chofes,  que  ce  qu'il  y 
a  de  bien,  ils  ont  foin  de  fe  l'atribuer,  &  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  mal, 
ils  le  font  tomber  fur  le  Prince.  C'ell  une  faute  en  eux,  je  l'avoue  :  mais 
cette  faute  après-tout,  au  lieu  d'obfcurcir  votre  vertu,  peut  fcrvir,  fi  vous 
le  voulez ,  à  en  relever  l'éclat.  Admettre  des  remontrances  ainfi  conçues , 
n'en  point  témoigner  de  chagrin,  les  lailTer  courir  à  l'ordinaire,  eft  un 
trait  digne  de  vous,  6c  qui  ne  peut  que  vous  faire  honneur.  Au  refte  que 
gagneriez-vous  à  prendre  le  parti  contraire? En  rejettant  ces  remontrances, 
les  empêcheriez-vous  de  courir?  Pour  moi,  je  crois  au  contraire,  que  ce- 
la ne  contribueroit  pas  peu  à  les  fiire  mieux  connoître.  Vous  éviteriez  à 
la  vérité  par-là  d'en  voir  venir  de  fcmblables,  mais  vous  vous  expoferiez  en 
même  tems  à  n'en  plus  recevoir  d'utiles.  Faut-il  pour  fi  peu  de  chofe  fer- 
mer la  porte  aux  avis  ? 

Le  vrai  fage  eft  attentif  à  ne  fe  point  relâcher,  pas  même  dans  les  moin- 
dre chofes:  il  ménage  tout  le  monde,  6c  ne  chagrine  perfonne.  Le  dif- 
cours  le  mieux  tourné  ne  fait  point  d'imprclîion  fur  lui,  fi  le  fond  n'en  efl 
appuyé  fur  la  raifon,  ou  fur  l'expérience.  Quand  l'une  6c  l'autre  autori- 
fent  les  propofitions  qu'on  lui  fait,  il  ne  fe  rebute  point  du  mauvais  tour, 
6c  des  exprelfions  peu  choifies.  Trouve- t-il  quelqu'un  qui  donne  dans  fes 
vues?  il  ne  conclut  pas  pour  cela  qu'il  ait  raiibn.  Un  autre  y  eft-il  con- 
traire? Il  ne  conclut  pas  qu'il  ait  tort.  Il  ne  le  laifTe  point  éblouir  par  l'ex- 
traordinaire 6c  le  fingulier  pour  l'embrafler,  ni  tellement  prévenir  contre 
ce  qui  paroit  vulgaire  6c  commun,  que  précifément  pour  cela  il  le  rejette. 
Un  homme  lui  fait  en  termes  greffiers  6c  même  durs,  un  difcours  qui  lui 
paraît  vague  6c  dont  on  ne  voit  point  affi:z  le  but:  il  n'oie  encore  pronon- 
cer que  c'efl  un  impertinent:  un  autre  en  termes  obligeans  lui  fait  des  pro- 
pofitions qui  lui  femblcnt  nettes,  6c  dont  l'avantage  lui  paroît  confidérable 
&  certain  :  il  ne  fe  prcflc  pas  pour  cela  d'affûrer  qu'il  efl  habile  homme,  6c 
qu'il  faut  fuivre  ce  qu'il  propofe.  Il  examine  tout  à  loifir:  il  pefe  tout  mû- 
rement: après  quoi  il  prend  de  chacun  ce  qu'il  y  a  de  bon  à  prendre.  C'cfl 
Kkk  k  2  en 


6i8  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  des     en  gardant  cette  méthode  qu'un  Prince  peut  le  prometre  de  n'ignorer  rietï 

Remon-      de  ce  qu'il  importe  qu'il  Içache. 

trances  de        ^^  contraire  les  préventions  qui  font  dangereufes  pour  tous  les  hommes, 

Lou  t(  e.  j^  ^^^^  .  pj^.^  ^^^^^  raifon  pour  un  Prince  :  les  plus  ordinaires  fe  réduifent  à 
quatre;  Içavoir,  prévention  de  confiance  outrée,  prévention  de  ibupçon, 
prévention  de  mépris,  6c  prévention  de  paflion.  Un  Prince  s'eft-il  livré  à 
quelqu'un?  Il  approuve  fans  grand  examen,  tout  ce  que  ce  quelqu'un  lui  dit, 
&  fouvent  cette  approbation  a  de  fâcheufes  conféquences.  Un  homme  au 
contraire  eft-il  fufpeft?  Il  a  beau  propoier  de  bonnes  chofes,  6c  les  appuyer 
folidement  :  comme  les  intentions  font  fufpeftes ,  on  ne  pefe  point  fes  rai- 
fons.  Fait-on  peu  cas  d'un  homme.''  On  méprife  ce  qu'il  propofe,  6c  l'on 
y  perd  fouvent  beaucoup.  Un  Prince  cft-il  poHédé  d'une  pamon;  veut-il 
trop  fortement  une  chofe?  Quiconque  le  fort  en  cela,  eit  dans  l'honneur  ÔC 
dans  les  emplois,  quelque  indigne  qu'il  en  puifTe  être.  Un  Prince  qui  fuit 
ainfî  au  préjudice  de  la  raifon,  fes  paffions  6c  fes  préjugez,  devient  odieux 
aux  gens  de  mérite  6c  de  probité  :  ils  ne  s'attachent  plus  à  le  fervir.  Le 
moyen  qu'il  réuffifle  à  bien  gouverner  ! 

Il  eft  du  devoir  d'un  bon  llijet  de  chercher  à  fe  rendre  utile  à  fon  Prince, 
Son  inclination  6c  fon  intérêt  s'accordent  en  cela  avec  fon  devoir.  Ainfî 
communément  il  a  envie  d'approcher  du  Prince,  de  s'en  faire  connoître, 
6c  de  lui  communiquer  fes  vues.  Les  Princes  de  leur  côté  pour  l'ordinai- 
re, cherchent  à  bien  connoître  leurs  gens.  Il  arive  cependant  aflez  fou- 
vent ,  que  tel ,  quoiqu'homme  de  mérite,  a  de  la  peine  a  trouver  accès  auprès 
du  Prince:  &  que  celui-ci  n'en  a  gueres  moins  à  bien  connoître  ceux  qu'il 
employé.  D'où  cela  vient-il  ?  De  neuf  défauts,  dont  fix  regardent  le  fou- 
verain,  6c  trois  les  fujets.  Vouloir  l'emporter  en  tout  genre  fur  tout  le 
monde:  faire  parade  de  fon  efprit  :  contredire  6c  difputer:  n'aimer  point  à 
entendre  fes  véritez:  avoir  une  fierté  trop  févére,  ou  une  humeur  trop  vio- 
lente. Voilà  les  fix  défauts  du  côté  du  Prince.  Ils  en  produifent  trois 
dans  fes  Officiers  :  une  artificieufe  flaterie:  une  réferve  intérefféc:  une  lâ- 
che timidité:  défauts  qui  éteignent  le  zèle  dans  les  fujets,  8c  font  en  même 
tems  pour  le  Prince  un  grand  obftacle  à  bien  connoître  fon  monde.  Se  bien 
connoître  en  gens,  eft  une  chofe  fi  difficile,  que  Yao  même  y  fut  emba- 
rafie.  Un  Prince  fujet  aux  défauts  que  j'ai  indiquez,  ne  laifie  pas  de  fe 
flatter  quelque-fois  d-' avoir  pénétré  le  fort  ?<.  le  foible  de  fes  Off.ciers  par 
une  objcétion  qu'il  leur  fait,  6c  par  une  réponfe  qu'il  en  tire,  O  !  qu'il  fe 
trompe  ! 

Enfin  vouloir  bien  gouverner,  6c  ne  pas  mettre  fon  principal  foin  à  ga- 
gner le  cœur  de  fes  fujets,  c'eft  s'y  prendre  mal.  Jamais  fans  cela  aucun 
Prince  n'y  a  réuffi.  Mais  pour  gagner  le  cœur  de  fes  fujets,  comment  s'y 
prendre?  Il  faut  qu'il  s'étudie  a  prévenir  6c  à  rechercher  les  gens  de 
mérite,  qu'il  aille  comme  au  devant  d'eux  pour  les  attirer  à  fon  fervice: 
je  dis  prévenir  5c  rechercher  les  gens  de  mérite  :  car  s'il  en  ufoit  de  la 
forte  à  l'égard  de  tout  le  monde  indifféremment:  les  gens  de  mérite  ne 
viendroient  point.    Rien  donc  n'eft  plus  important  pour  un  Prince,  que 

de 


ET   DE   LA   TARTARIE  CHINOISE.  619 

iîebien  diftinguer  le  vrai  mérite.  Cela  eft  certain.  Mais  il  n'eft  pas  moins 
certain  qu'il  s'y  trompera  fouvcnt,  s'il  hait  les  avis  fîncéres,  &  s'il  aime  à 
être  flatté.  On  gagne  pour  l'ordinaire  à  s'acommoder  aux  idées  du  fouve- 
rain,  &  à  flatter  fes  inclinations.  S'y  oppoier,  &  lui  dire  quelques  véri- 
tez  défagréables,  eft  toujours  chofe  dangereufe  ôc  délicate:  fouvcnt  on  s'en 
trouve  mal.  Il  y  a  à  la  vérité  de  fages  Princes,  fous  qui  le  contraire  arive, 
de  qui  la  vérité  bien  loiri, d'avoir  à  craindre,  reçoit  toujours  des  éloges  Se 
des  récompenfes.  Cependant  ces  Princes  mêmes  ont  encore  lieu  d'appré- 
hender que  le  zèle  de  leurs  fujets  ne  fe  porte  trop  à  les  ménager.  Que 
feroit-ce  fous  un  Prince,  qui  par  fes  foupçons,  par  fes  chagrins ,  &  par  lès 
faillies,  comme  par  autant  de  barrières,  arrcteroit  ce  zèle.. 

L'E  M  p  E  R  E  R  Cang  hi  dit  fur  ce  difcours  :  Quant  aux  principes,,  rien  de  Sentiment 
plus  jufte ,  6c  de  plus  précis.  de  can^  hi 

'        -^  *^        *  fur  ceDif- 

«•Së»i  <^  g*  ««^^  «iS  •S«5  ««SS^  ;i^g»>  ;i^^  5i^^  ;«Sg»j  ;«g^  .î^ 


cours. 


La  féconde  des  années  nommées  Yuen  ho  ,    //  );  eut  de^ 

plaintes  contre  les  grands  Officiers  des  ^Provinces.  On  les  accu/oit 
de  vexer  les  peuples  ^  tS  d'en  tirer  pour  eux-mêmes  de  grojfes  fom- 
mes ,  fous  prétexte  de  quelques  dons  gratuits  quils procnroient  à 
r  Empereur  :  Hien  tfong  qui  régnoit  alors  ,  publia  une  ordonnan- 
ce, oùilgémiffbit  fort  fur  ce  defordre.  Elle  finijfoit  par  une  défenfe 
exprejfe  à  tous  les  grands  Officiers  des  Provinces  de  rien  offrir  à 
la  cour  ,'  au-âeffus  de  ce  qui  et  oit  réglé ,  ©  de  s'' en  tenir  exaBe- 
ment  aux  tems  marquez  pour  les  levées  ordinaires.  Malgré  cette 
ordonnance  qui  fut  publiée  auTrintems ,  dès  l'Eté  fuivant  Fei  kiun 
qtii  commandait  dans  le  territoire  de  Yang  yang,  comptant  fir  un 
Officier  du  palais  ,  qui  était  à  lui,  fit  offrir  fecrettement  à  l- Em- 
pereur des  baffins  ^  d'autres  meubles  d^ argent  y  pejans plus  de  dix 
mille  onces.  Tout  fut  reçu:  mais  le  fécret  ne  fut  pas  gardé.  Li 
kiang  tenant  la  plume  au  nom  de  plufieurs  autres,  ^  de  concert  avec 
eux,  préfenta  à  Hien  tfong  le pUcet  fuivant . 

P  Rince  ,   parmi  les  grandes  qualitez  ,   &  les  éminentes  vertus,  qui   Remon- 
vous  rendent  égal  ou  fupérieur  à  tant  de  Rois  vos  prédéceflèurs  :  tout   }-J,'"t'"ej*'*^ 
votre  Empire  admire  fur-tout  cette  pénétration  finguliere,  qui  vous  rend   hiidions 
fî  éclairé  fur  les  miferes  de  vos  peuples,  6c  cette  bonté  maternelle  qui  vous  dair  les 
porte  fans  cefl'e  à  les  foulagcr.     D'indignes  Officiers  abufant  de  votre  nom  ,    Proviacesi 
outre  les  droits  ordinaires,  levoient  fur  vos  peuples  de  grofles  fommes.  Un 
préfent  qu'ils  vous  ofiroient ,    fervoit  de  voile  à  couvrir  leur  avarice  :  la 
meilleure  partie  entroit  dans  leurs  coffres.  Ce  défordre  n'a  pu  échapper  à 
vos  lumières  :   6c  vous  n'en  avez  pas  été  plutôt  inftruit,  que  pour  y  remé- 
Kkk  k  §  dier. 


650  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

dier  efficacement ,  vous  avez  défendu  qu'on  vous  offrit  rien  au-delà  des 
droits  ordinaires  ,  qui  le  reciieillent  aux  tcms  marquez.  Votre  ordonnance 
fur  cela  publiée  le  Printems  dernier,  a  tiré  des  larmes  de  jove.  Vos  peu- 
ples en  la  lifant,  ou  en  l'entendant  lire,  ont  fait  éclater  hautement  leur  re- 
connoiilance  par  des  fêtes  ÔC  des  chaulons.  Nous  voyons,  le  font-ils  dit 
les  uns  aux  autres ,  nous  voyons  revenir  les  plus  heureux  teras.  Célébrons 
la  vertu  6c  les  bienfaits  du  Prince  qui  les  fait  revivre. 

Ce  font-là  les  fentimens,  que  produifit  dans  le  cœur  de  vos  fujets,  votre 
ordonnance  du  Printems  dernier.  Mais  aujourd'hui  que  vous  l'abrogez 
vous-même  en  recevant  les  préfens  de  Fei  kiun^  que  croyez-vous  qu'on  pu- 
blie.'' On  dit  qu'il  n'y  a  point  à  compter  fur  vos  ordonnances:  que  vous  ne 
voulez  que  fauver  les  apparences,  oc  que  l'envie  d'amafler  l'emporte  chez 
vous  fur  tout  le  reile.  Qu'y  a-t-il  de  plus  injurieux  à  votre  vertu  "i  Fei 
kiHti,  à  en  juger  par  cette  aftion,  n'ell  pas  un  bon  Officier  :  il  y  a  de  l'ar- 
tifice dans  ia  conduite  à  votre  égard.  Pourquoi,  contre  une  ordonnance  fî 
précife  6c  fi  récente  ,  vous  préfenter  cette  argenterie?  Le  moins  qu'on  en 
puifle  dire,  c'ell  qu'il  l'a  fait  pour  vous  fonder,  &  pour  prendre  lui-même 
fon  pai-ti  ielon  celui  que  vous  prendrez.  Si  l'Empereur  ne  reçoit  point  le 
préfent,  fe  fera-t-il  dit  à  lui-même,  il  faudra  marcher  droit,  8c  faire  fon 
devoir  :  s'il  le  reçoit ,  fon  ordonnance  n'ell  que  pour  la  forme  :  il  eft  bien 
aifc  qu'on  lui  donne:  nous  pouvons  aller  notre  train,  &  tirer  à  notre  ordi- 
naire fur  ceux  qui  nous  font  fournis.  Or  agir  ôc  raifonner  de  la  forte,  n'ell- 
ce  pas  manquer  d'obéilTance,  de  fidélité,  £c  de  droiture?  En  un  mot,  n'ell- 
ce  pas  un  crime? 

Cependant  comme  Fei  kiim  eft  un  de  vos  plus  grands  Officiers  de  guerre, 
6c  des  plus  acréditez  :  que  d'ailleurs  il  occupe  un  porte  important  pai-  le 
voifinage  des  étrangers:  u  pour  ces  raifons  ou  pour  d'autres,  vous  ne  vou- 
lez pas  le  punir  félon  les  loix ,  du  moins  efpérons-nous  de  V.  M.  que  pour 
maintenir  votre  ordonnance  en  vigueur,  pour  inftruire  de  nouveau  les  pro- 
vinces de  vos  véritables  intentions,  6c  pour  ne  pas  décrier  votre  gouverne- 
ment ,  il  vous  plaira  de  faire  expédier  dans  les  formes  un  ordre  précis  6c 
prefiant,  pour  que  l'argent  envoyé  par  Fei  kiun  ne  refte  point  dans  le  palais, 
mais  folt  remis  fans  délai  aux  Tréforiers  ordinaires. 
Effets  (îe  HiEN  TsoNG  ayant  lu  ce  placet ,  en  fut  dabord  furpris  ,6c  un  peu 
ce  Placet.     ému  :  mais  fe  tranquilifant  auffi-tôt,  il  fit  entrer  Li  kiang  6c  lui  dit  : 

Le  nombre  des  affaires  eft  fi  grand,  qu'il  eft  difficile  d'avoir  fur  toutes 
une  mémoire  bien  préfente.  J'ai  en  effet  permis  qu'on  reçût  ce  qu'à  pré^ 
fcnté  Fei  kiun:  mais  c'ell  pure  faute  d'attention.  Pour  Fei  kiun  il  eft  excu- 
liible  par  un  endroit  :  quand  il  a  fait  partir  fon  préfent ,  mon  ordonnance 
étoit  encore  en  chemin,  6c  n'étoit  pas  parvenue  jufqu'à  lui  :  au  refte  con- 
formément à  votre  placet, cet  argent  fera  remis  fans  délai  aux  Tréforiers  or- 
dinaires. En  effet  ce  jour-là  même  la  chofe  s'exécuta,  ^  l'Empereur  en 
donna  avis  à  tous  les  Miniftres  d'Etat,  par  un  écrit  conçu  en  ces  termes. 
Dédira-  Voici  tant  de  pièces  d'argenterie  que  Fei  kiun  m'a  fait  préfenter.     Cela 

lion  de       eft  contre  mes  ordres.    Mais  parce  qu'ayant  qu'il  les  eût  reçus,  fesgeas 
VEmpc-  étoient 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  6iï 

étoient  en  chemin  y   il  étoit  moins  coupable,  6c  je  lui  pardonne.     Quant  reur  Hien 
à  la  dite  argenterie,  nous  vous  faifons  fçavoir  que  fuivant  nos  ordres,  elle  '/""^.f"'' 
fe  remet  aûuellement  aux  Tréforiers  ordinaires.  tîons"eV 

Cette  déclaration  de  l'Empereur  furprit  agréablement  tous  les  Miniftres.  Gensd'Af- 
Ils  l'en  félicitèrent  tous  en  commun  par  un  écrit  fait  exprès  :  &  l'on  apprit  f«fes, 
avec  joie,  tant  à  la  cour  que  dans  les  provinces,  la  facilité  du  Prince  a  fe  Joye  que 
rendre  aux  remontrances.  '^stte  Dé- 

Voilà  ce  que  rapporte  dans  ime  glofe  hiftorique  un  de  ceux ,  qui ,  fous   C3^"J'°" 
les  ordres  de  l'Empereur  Cang  hi^  a  préfidé  à  l'édition  du  recueil  d'où  ces  ' 

pièces  font  tirées.  On  cite  en  marge  deux  auteurs  de  réputation,  qui  di- 
fent  que  ce  n'étoitpas  la  première  fois  qu'Hien  tfong  avoit  fait  fur  cette  ma- 
tière des  ordonnances,  qu'il  étoit  bien  aife  qu'on  n'obfervât  pas.  Ils  par- 
lent de  cet  Empereur  comme  d'un  Prince  décrié  dans  l'hiftoirc,  pour  ai- 
mer à  recevoir,  6c  pour  fe  laifTer  gouverner  par  fes  Eunuques.  Ce  dernier 
mal  étoit  fans  contredit  le  plus  grand,  ait  Hou  yn ^  &  le  principe  de  l'au- 
tre. Li  kiang  &  les  autres  auroient  mieux  fait  dans  leur  remontrance,  d'al- 
ler droit  à  la  racine  du  mal.  Faute  de  cela,  leurs  remèdes  n'eurent  qu'un 
affez  mauvais  effet. 

Le  même  Empereur  Hien  tfbng  ayant  reçu  je  ne  fçati 
quel  osj  qu'on  d'tfoh  être  un  os  de  Foë ,  (  «  )  le  fit  en- 
trer en  cérémonie  dans  les  appartemens  intérieurs  de 
fin  palais  ,  l'y  garda  trois  jours  avec  grand  refpeB  , 
puis  le  fit  porter  Jolemnellemeut  dans  un  Temple  de  cet-^ 
te  fiSe,  Peuples^  Lettrez,  Kong,  {b)  \^ng  y  ap- 
plaudirent à  la  Fejie  en  ajfez  grand  nombre.  Han 
yu  ,  qui  n" étoit  que  Che  Uing  dans  le  Tribunal  des 
crimes  ,  pré/enta  à  l'Empereur  la  remontrance  fui- 
vante, 

PR I  N  c  E ,  qu'il  me  foit  permis  de  vous  repréfenter  avec  refpeft,  que  la  Remon- 

doélrine  de  Foc  n'efl  dans  le  fond  qu'une  vile  feéte  de  quelques  peuples  '"nces  de 

barbares.     Ce  n'ell  que  Ibus  les  derniers  Han  qu'elle  s'eft  gliflee  dans  notre  c^j'^j  ^g,'^ 

Empire.    Du  moins  eft-il  très  certain  qu'anciennement  elle  n'y  étoit  point  honneurs 

con-    rendus  à 
un  Oî  dî 

(a)  Nom  d'un  fedlaire,  &  de  fa  fe^e  venue  des  Indes.  ^'"' 

{b)  Titre  d'honneur  après  les  H(oh,  Roi,  mais  feudatairc.    Aujourd'hui  ce  n'eil  qu'ua 
titre  :  ils  n'ont  point  d'Etat. 


6jt  DESCRIPTION    DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

suite  des  connue.  Hoang  ti  régna  ,  à  ce  qu'on  dit ,  cent  ans ,  &  en  vécut  cent 
Remon-  ^^^  ^^^„  fj^o  régna  yo.  ans,  &  en  vécut  cent.  'Tchuen  hio  régna  79.  ans, 
^Htn^L  ^  "'^n  v^*^"'^  l"^^  ^^-  ,^'  ^°  ^'^ê"^  7°-  ans,  &  en  vécut  cent  cinq.  Tao 
régna  jra.  ans  &  en  vécut  118.  Chun  £c  la  vécurent  aulli  chacun  cent 
ans.  Sous  ces  grands  Princes  ,  l'Empire  joiiiflbit  d'une  paix  profonde  ; 
leurs  fujets  heureux  6c  contents  vivoient  jufqu'à  une  extrême  vieilleflc. 
Cependant  on  ne  fçavoit  point  alors  à  la  Chine  ce  que  c'étoit  que  Foë  & 
fa  le<5le.  .  T^cbittg  tang  premier  Empei-eur  des  Chang  vécut  auflî  fes  cent  ans. 
Fen  vang  &  Fou  vang  ,  les  premiers  des  Tcheou  vécurent,  l'un  97.  ans,  6c 
l'autre  pj.  Ce  ne  fut  aflurément  pas  Fce  qui  les  fit  vivre  6c  régner  long- 
tems:  on  ne  connoiflbit  point  encore  Foë  dans  la  Chine. 

Ming  ti  au  contraire  n'a  régné  que  18.  ans.  Ses  defcendans  toujours  en 
trouble,  fe  fuccédérent  allez  promptemcnt  les  uns  aux  autres,  &  perdi- 
rent bien-tôt  l'Empire.  Le  culte  de  Fo'é  ne  finit  point  avec  la  dynaftie 
Han.  Au  contraire ,  il  ne  fit  que  croître.  Cependant  en  trcs-peu  de  tcms  il 
y  eut  plufieursdynallies,  \ts  Song^  les  7/^,  la  Lcang^  les  Tchin:  8c  de  tant 
de  Princes,  il  n'y  eut  que  Lea»g  w;a // qui  régna  long-tems.  Ce  Prince 
par  attachement  pour  la  kâe  Foë ,  cefîa  de  tuer  des  animaux  même  pour 
les  37;  (^)  de  fes  ancêtres.  Il  fe  réduifit  à  ne  foire  qu'un  repas  par  jour,  Sc 
â  n'y  manger  que  des  légumes  ou  des  fruits.  Enfin,  jufqu'à  trois  fois  pen- 
dant fon  régne,  ildefcendit,  pour  honorer  Joir',  à  des  baflefles  indignes  de 
fon  rang.  A  quoi  aboutit  enfin  tout  cela?  Il  fut  affiégé  dans  Taitching^  6c 
y  fut  ferré  de  fi  près  par  Heou  king ,  qu'il  fe  vit  mourir  de  faim,  &  fon 
Empire  pafla  à  d'autres.  Ces  Princes  qui  fondoient  leur  félicité  fur  l'hon- 
neur qu'ils  rendoient  à  Foë,  n'en  ont  été  que  plus  malheureux.  Concluons 
donc  que  fcrvir  Foë,  c'ell  au  moins  une  chofe  inutile. 

L'illuftre  fondateur  de  notre  dynaftie  7'ang,  fe  yoyant  maître  de  l'Em- 
pire, eut  la  penfée  d'exterminer  cette  fcéte.  Il  mit  cette  affaire  en  délibé- 
ration. Mais  par  malheur  ceux  qui  fe  trouvèrent  alors  en  place  ,  étoient 
des  gens  dont  les  vues  étoient  bornées.  Ils  étoient  peu  verfcz  dans  l'anti- 
quité, &  pour  la  plû-part ,  peu  inflruits  de  la  doétrinc  de  nos  anciens  Rois, 
h  convenable  à  tous  les  tems:  au  lieu  de  profiter  des  bonnes  difpofitions  de 
Kao  tfou,  pour  purger  la  Chine  de  cette  erreur,  ils  laifTercnt  tomber  la  pro- 
pofition.     Qiie  ie  leur  en  veux  de  mal  quand  j'y  penfe  ! 

V.  M.  que  tant  de  fageffe  &  tant  de  valeur  mettent  au-deffus  de  la  plû- 
part  des  Prmces,  qui  ont  régné  depuis  bien  des  ficelés,  V.  M.  dis-je,  au 
commencement  de  fon  régne,  défendit  que  cette  fcéte  fe  bâtit  de  nouveaux 
temples,  2<:  qu'aucun  de  vos  lujets  dans  la  fuite  fe  fît  bonze.  Cela  me  fài- 
foit  croire  &  dire  avec  joie,  qu'enfin  les  viîes  de  AT^îo //o«  s'exécuteroient 
fous  votre  régne.  Vos  ordres  cependant  jufqu'à  prélént  font  demeurez  fan$ 
effet.  C'eft  déjà  trop  de  condefcendance.  Mais  de  plus,  comment  avez- 
vous  pu  en  venir  à  les  annuUer  vous-même ,  en  donnant  fi  ouvertement 

dans 
(d)  On  dit  que  pour  y  fupplécr,  il  faifoit  faire  de  pâte  les  animaux  qui  étoient  marqaez 
pour  ces  cérémonies. 


ET    DE   LA    TARTARIE    CHINOISE,  (5jj 

dans  une  extrémité  toute  oppolee  ?   C'eft ,   dit-on,    par  ordre  de  V.  M.  S'iire  (Tes 


111  on- 


que  tous  les  bonzes  s'afTemblcnt  folemnellement,  pour  conduire  en  procef- 

iîon  dans  l'ir/térieur  de  votre  palais  un  os  de  Foë  que  vous  y  voulez  placer  '^^"'^^^  ''*: 

avec  honneur  dans  ur,e  laile  exhauflce.   Malgré  mon  peu  de  lumières ,  je  fçai      '"  ''"' 

que  V.  M.  quoiqu'elle  ordonne  cet  appareil  de  vénération ,    ces  procet- 

hons  ,   Se  ces  prières  ,   n'ell  dans  le  fond  nullement  attachée  à  la  lééV'-  de 

Foe.    Je  vois  bien  que  ce  qu'elle  en  fait,  ce  n'eft  que  pour  rendre  plus  fo- 

lemnelle  la  joie,  qu'a  caufé  dans  tous  les  cœurs  l'abondance  de  cette  année. 

Vous  accommodant  à  cette  difpofition  ,  vous  avez  voulu  donner  quelque 

fpcûacle  &  quelque  divcrtiflemcnt  nouveau ,  &  c'ell  pourquoi  vous  avez 

permis  cet  api^areil  de  cérémonies  extraordinaires. 

Car  enfin  y  a-t-il  de  l'apparence  qu'un  Pnnce  aufll  éclairé  que  vous  l'ê- 
tes ,  y  ait  réellement  aucune  foi?  ISlon,  Se  j'en  fuis  bien  perfuadé.  Mais 
le  peuple  aveugle  Sc  groflier  eil  aufli  facile  à  féduire  ,  qu'il  ell. difficile  à  re- 
drefler.  Lorfqu'il  voit  que  V.  M.  rend  extérieurement  ces  honneurs  à 
Foe^  il  fe  perfuadé  qu'en  effet  vous  l'honorez  véritablement:  il  ne  manque- 
ra pas  de  dire  :  Notre  grand  Se  fage  Empereur,  fe  donnant  tant  de  mouve- 
ment pour  honorer  i^o^  :  nous,  petit  peuple,  qui  fommes-nous  pour  épar- 
gner nos  corps  Se  nos  vies  ?  11  n'en  faudra  pas  davantage,  pour  qu'on  les 
voye  par  dizaines  6c  par  centaines  le  brûler  la  tête  S^  les  doigts.  Ce  fera  à 
qui  diflîpera  le  plutôt  ce  qu'il  aura,  pour  fe  revêtir  d'un  habit  de  bonze. 
Du  moins  depuis  le  matin  jufqu'au  foir  le  chemin  des  bonzeries  fera  conti- 
nuellement rempli  de  pèlerins.  On  verra  jeunes  Se  vieux  y  courir  en  foule, 
fie  par  la  crainte  de  l'avenir  s'y  dépouiller  de  tout  ce  qu'ils  ont.  Ils  iront 
encore  plus  loin  ,  Se  fî  l'on  n'y  met  ordre  par  de  rigoureiifes  défenfes  affi- 
chées dans  toutes  les  bonzeries,  il  fe  trouvera  des  gens  afl'ez  fimples  pour  fc 
taillader  les  bras,  fie  d'autres  parties  du  corps  en  l'honneur  de  Foc. 

Ces  abus  ,  vous  le  voyez  ,  nuiroicnt  fort  aux  bonnes  mœurs ,  renverfe- 
roient  la  police  ,  fie  nous  rendroient  ridicules  à  tout  l'univers.  Qii'étoit 
Foë  de  lui-même?  C'étoit  un  barbare' étranger ,  dont  la  langue  Se  les  ha- 
bits différoient  des  nôtres.  Jamais  il  n'a  fçu  parler,  ni  entendre  cette  lan- 
gue, que  nous  ont  tranfmife  nos  anciens  Princes:  jamais  il  n'a  porté  d'ha- 
bits faits  fuivant  les  régies  de  ces  grands  hommes.  lia  ignoré  ou  négligé 
les  plus  effentiels  devoirs  du  Prince  au  fujct,  5c  du  fils  au  père. 

Enfin  fuppofons  que  ce  Fo'é  vive  encore.  Se  que  fon  Prince  l'ait  député, 

fjoui"  venir  de  fa  part  à  votre  cour  vous  rendre  hommage,  comment  V.  M. 
e  recevrait-elle?  Tout  au  plus,  après  une  courte  audiance.joù  elle  le  trait- 
teroit  en  hôte  fuivant  les  rits  :  elle  lui  feroit  préfent  d'un  habit  complet, lui 
donneroit  une  efcorte  qui  vcilleroit  fur  fa  conduite.  Se  qui  le  reconduiroit 
jufqu'à  nos  frontières ,  fans  lui  laifTcr  la  liberté  de  travailler  à  féduire  vos 
peuples.  Voilà  comme  voirs  traitteriez  ce  Fo'é  vivant  Se  envoyé  par  fon 
Prince.  Pourquoi  tant  d'années  après  fa  mort  le  révérer  fi  extraordinaire- 
ment?  Qiielle  bienftance  y  a-t-il,  que  lestriiles  Se  falcs  reftes  de  fon  cada- 
vre, un  os  pourri,  entre  en  pompe  en  votre  palais.  Se  pénètre  même  juf- 
ques  dans  l'intérieur,  dont  la  clôture  eft  fi  févere  ?  Confucius  difoit  : 
Tme  //.  LU  1  ref- 


Suite  des 
Remon- 
trances de 


Effet  de 
ces  Re- 
nioniran- 


Sentinictit_ 
de  Cari^  ht 
fur  ces 
Renion- 
trances. 

Réfleiion?, 


6^4  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE.  LA   CHINE, 

rcfpe£tez  les  Kouei  chin,  mais  ne  les  approchez  point.  On  a  vu  dans  l'an- 
tiquité un  Tchii  heou  fe  trouvant  obligé  de  faire  hors  de  fes  Etats  -une  céré- 
monie funèbre,  en  craindre  de  fàcheufes  iuites:  6c  pour  fe  raflurer  contre 
ce  mauvais  augure,  faire  venir  un  de  ces  Oa,  qui ,  en  employant  le  pê- 
cher ,   l'herbe  L/V,  &  certaines  formules,  détournent  les  infortunes. 

Aujourd'hui  V.  M.  fans  prendre  aucune  précaution,  6c  fans -la  moindre 
néceflité,  approche  d'un  oflemcnt  falc  Scinfeét,  6c  s'arrête  à  le  regarder. 
Tous  vos  Officiers  cependant  fe  taifent  6c  vous  laifTent  faire.  Les  l'a  ffe'é 
même,  qui  par  leur  emploi  font' plus  obligez  de  parler,  ne  vous  font  pas 
fur  cela  un  feul  mot  de  remontrance.  Véritablement  j'en  rougis  de  hon- 
te. Remettez,  je  vous  en  conjure,  remettez  cet  os  à  vos  Officiers  de  juf- 
tice  :  qu'ils  le  jettent  au  fond  des  eaux  ,  ou  qu'ils  le  brûlent.  Coupez 
ainfi  la  racine  du  mal.  Faites  cefler  dans  votre  Empire  les  doutes  6c  les  foup- 
çoiis  que  vous  y  avez  fait  naître.  Prévenez  la  poftérité  contre  ces  erreurs  : 
£c  vérifiez  par  votre  exemple,  que  les  fages  du  premier  ordre  dans  les  réfo- 
lutions  qu'ils  prennent,  6c  dans  leur  exécution  ,  partent  de  beaucoup  le 
commun  des  hommes.  O  que  cela  feroit  beau  6c  gracieux  pour  vous  !  O 
quelle  joye  ce  feroit  pour  moi  8c  pour  ce  qu'il  y  a  de  gens  vraiment  zèlez  ! 
N'en  craignez  point  de  fâcheufcs  fuites.  Je  les  prens  toutes  fur  moi.  Si 
Fo'é  peut  réellement  quelque  chofe,  qu'il  décharge  fur  moi  toute  fa  colère. 
Chang  tien,  qui  nous  voit  de  près,  eft  témoin  que  mes  fentimens  répondent 
à  mes  paroles,  6c  que  je  fuis  incapable  de  m'en  dédire.  Heureux  fi  V.  M. 
vouloit  bien  fe  rendre  à  ma  très-inftante  piiere  :  je  ne  fçaurois  alors  lui  té- 
moigner affez  de  reconnoiflance, 

HiEN  TSONG  ayant  lu  cet  écrit  ,  entra  en  grofle  colère.  Il  vou- 
loit fiiire  mourir  /Zî«  yii.  Tfoni  kiun,  Fei  ton,  èc  quelques  autres  ap- 
paiferent  enfin  l'Empereur.  Il  fe  contenta  d'éloigner  Han  yu.  On  lui 
donna  dans  les  provinces  un  emploi  beaucoup  au-deflbus  de  celui  qu'il  a- 
voit  à  la  cour. 

Sur  ce  difcoursdei/««^a,  l'Empereuf  Canghi  dit:  les  expïeffions  en 
font  fermes  £c  pleines  de  droiture:  le  fond  en  eft  raifonnable  6c  fenfé.  Il 
dcvroit  fuffire  pour  faire  revenir  des  erreurs  vulgaires ,  comme  il  a  fuffi 
pour  faire  eftimer  fon  auteur,  le  premier  homme  entre  les  Lettrez  de  fa 
dynaftie. 

Je  laifle  aux  leûeurs  à  juger  6c  du  difcours  de  Hanyu^  6c  de  ce  qu'en  dit 
l'Empereur  :  on  connoîtra  par  là  comment  les  Chinois  s'y  prenjient,  quand, 
il  s'agit  de  réfuter  des  religions  étrangères. 


Yucq 


ET    DE   LA  TARTARIE   CHINOISE.  s^r 

Yuen  tching   étant  un  des  Cenfeurs  par  Office^  prê/ènta 
à  l'Empereur  le  Dtfcours  fmvant. 

"^lOS  anciens  Rois,  en  établiflant  pour  le  bien  commun  diflfcrens  em'  p., 
J[_^  Çlois,  ptétendoient  que.' chacun  s'acquitteroit  du  fien  avec  cxa6titu-  d'ùn°Cen' 
de  &  fidélité,  Se  que  ceux  qui  y  manqueroient  en  feroient  privez  Se  punis  feur. 
même  de  more.  Aujourd'hui,  parmi  tous  les  Officiers  de  votre  Empire, 
nous  autres  Cenfeurs  fommes  ians  contredit,  ceux  qui  ocupent  le  plus  vai- 
nement quelques  places  à  votre  cour,  &  qui  touchons  le  plus  gratuitement 
nos  appointemens.  Il  n'en  étoit-  pas  de  même  fous  Tai  tfong.  Ce  Prince 
l'honneur  de  votre  maifon,  avoit  pour  Cenfeurs  Ouang  kouei  6c  Oei  tching. 
Il  les  avoit  prefque  toujours  près  de  i'a  perfonne,  même  dans  Tes  tems  de  relâ- 
che. Il  les  employoit  fi  fort ,  qu'il  ne  formoit  aucune  entreprife ,  êc  ne 
donnoit  aucun  ordre,  fans  avoir  pris  leur  avis.  Auffi  dequoi  n'étoit  pas  ca- 
pable la  pénétration  de  ce  Prince,  aidé  des  lumières  de  ces  deux  grands 
hommes?  Rien  de  mieux  concerté  que  les  defleins  qu'on  prenoit  ious  ce 
glorieux  régne.  Rien  de  mieux  conçu  que  les  déclarations  &  les  ordon- 
nances qu'on  publioit.  T'ai  tfong  en  ufant  de  la  forte  avec  les  Cenfeurs, 
craignoit  encore  de  faire  trop  peu.  Les  trois  premiers  ordres  s'aflem- 
bloient-ils  pour  quelque  importante  délibération  fur  les  affaires  de  la  guerre? 
Il  vouloit  qu'un  des  Cenfeurs  y  affiftât,&  lui  en  fîtfon  rapport.  Les  grands 
Officiers  qui  par  le  rang  qu'ils  tiennent,  font  comme  les  yeux,  les  oreilles, 
&  les  bras  du  foUveram  ,  avoient  alors  dans  l'ai  tfong  non-iéulement  un 
chef  attentif,  mais  un  bon  père ,  qui  les  ?.ttachoit  à  fa  perfonne  par  une 
tendreffe  bienfaifante ,  êc  qui  les  animoit  à  fon  fervice  par  une  confiance 
parfaite.  Comme  on  rejettoit  avec  liberté  dans  les  confeils,  ce  qui  fe  pro- 
pofoit  de  mauvais,  vînt-il  du  Prince,  on  y  embralloit  avec  ardeur  tout  ce 
qui  s'y  propofoit  de  bon. Le  fuccès  par-là  étoit  fi  fur,  qu'en  moins  de  qua- 
tre ans  on  vit  un  ordre  admirable  dans  tout  l'Empire:  &  les  cljefs  de  ces 
barbares  nos  voifins  vinrent  eux-mêmes  avec  leurs  armes  faire  efcorte  à  no- 
tre Empereur.  Quelle  étoit  la  cuufe  d'un  fi  grand  &  fi  prompt  fuccès?  E- 
toit-ce  la  force  des  armes?  Non.  C'étoit  l'accès  que  donnoit  le  Prince,  la 
manière  dont  il  recevoit  les  confeils ,  &  le  zèle  de  fes  Officiers,  particu- 
lièrement de  fes  Cenfeurs  à  lui  en  donner  de  bons. 

Dans  les  teras  où  nous  fommes,  que  les  chofes  ont  bien  changé  à  cet  é- 
gard?  Toute  la  fonélion  des  Cenfeurs  fe  réduit  prefque  aujourd'hui  à  pa- 
roître  dans  leur  rang  en  certaines  cérémonies.  Cependant  quel  eft  le  de- 
voir de  leur  charge  dans  fon  établiffcmcnt  ?  C'eft  d'obferver  avec  foin  le 
Prince,  Se  ce  qui  peut  lui  échaper,  foit  dans  fa  conduite  perfonnelle,  foit 
dans  fon  gouvernement,  pour  y  fupplécr  par  leurs  avis.  C'eft  de  propofer 
LIllz  ou- 


636  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

ouvertement  en  pleine  audiance  &  en  plein  confeil  les  points  capitaux  5c' 
eflèntiels,  6c  quelques  autres  en  particulier  par  écrit  6c  fous  le  fçeau.  De* 
puis  quelques  années,  plus  d'audiances,  ni  de  confeils,  comme  auparavant: 
plus  de  voye  réglée  pour  les  écrits. 

Voici  donc  à  quoi  fe  réduit  la  charge  de  Cenfcur.  Quand  on  a  publié 
quelque  ordonnance  nouvelle, qu'on  a  fait  quelque  retranchement,  ou  quel- 
que etabliflement  extraordinaire:  fî  les  Cenleurs  y  trouvent  à  redire,  ils 
peuvent  par  écrit  6c  fous  le  fçeau,  en  repréfenter  les  inconveniens,  6c  pro- 
pofer  leur  avis.  Hélas!  dis-je  fur  cela^  quand  j'y  penfe,  lors  même  qu'on 
avoit  la  liberté  de  raifonner  avec  le  Prince  fur  les  affaires,  6c  de  lui  fuggé- 
rer  des  précautions  contre  les  dangers  futurs:  enfin,  lorlque  dans  des  con- 
feils Se  dans  des  audiances  particulières ,  on  travailloit  avec  le  Prince  au 
gouvernement  de  l'Etat:  il  ne  laiflbit  pas  d'ariver  encore  qu'on  avoit  aflez 
de  peine  à  faire  fléchir  fon  autorité  fbuveraine,  à  lui  faire  quitter  une  idée 
prife,  6c  à  fe  foutenir  auprès  de  lui  contre  l'artifice  6c  la  calomnie.  Com- 
ment par  une  fimple  remontrance,  6c  quelques  avis  donnez  fous  le  fçeau, 
faire  révoquer  des  ordonnances  publiées  ,  faire  calTer  des  chofes  établies, 
6c  s'attirer  de  la  part  du  Prince  une  de  ces  déclarations  honorables ,  dont  on 
avoit  autrefois  tant  d'exemples,  mais  qui  font  aujourd'hui  fi  rares?  Non, 
ce  n'eft  pas  une  chofe  à  efpérer.  Cela  paroît  aujourd'hui  fi  peu  praticable, 
que  celui  qui  fait  des  remontrances,  ou  donne  des  avis  fur  le  gouvernement, 
eft  regardé  comme  un  avanturier ,  ou  même  comme  un  brouillon.  Les 
chofes  étant  fur  ce  pied-là,  malgré  mon  peu  de  mérite,  je  ne  puis  m'em-- 
pêcher  de  rougir  d'ocuper  fi  vainement  la  place  qu'ocupoient  fous  Tai  tfong^ 
Ouang-Kouci  6c  Oci  thing.  Si  V.  M.  nous  regarde  moi  6c  mes  col- 
lègues, comme  gens  incapables  de  l'aider,  6c  indignes  de  l'approcher, nous 
fommes  conféquemraent  "indignes  de  tenir-  à  votre  cour  le  rang  que  nous 
y  tenons,  il  faut  nous  calTer  6c  nous  en  bannir. 

Qiie  fi  V.  M.  m'a  mis  en  place  dans  la  vue  que  je  lui  pourois  être 
utile.  Si  c'ell  dans  cette  même  vue  qu'elle  me  continue  les  appointemens 
&  les  honneurs  attachez  à  cet  emploi,  je  la  fupplie  de  me  donner  lieu  d'en 
remplir  les  fondions  les  plus  eflentielles.  Ci-devant  les  premiers  Cenfeurs 
ctoient  du  Confeil-Privé, comme  les  premiers  Mimftres.  Outre  que  les  pre- 
miers Cenfeurs  étoient  fort  fouvent  auprès  du  Prince, il  les  appelloit  de  tems 
en  tems  par  un  ordre  exprès  :  il  les  recevoit  toujours  avec  un  air  plein  de  bon- 
té, qui  leur  répondoit,  pour  ainfi  dire,  que  leurs  avis  feroient  bien  reçus. 
S'il  plaît  à  V.  M.  de  rétablir  les  chofes  iur  ce  pied-là,  je  m'efforcerai 
de  mon  côté  de  répondre  à  fes  boutez,  6c  de  remplir  dignement  les  fonc- 
tions de  mon  Emploi,  je  lui  expoferai  mes  foibles  vues,  &  peut-être  ferai-je 
afièz  heureux  pour  lui  en  propofer  quelques-unes  qu'elle  jugera  utiles  pour 
fonfervice.  Qlie  fi  V.  M.  après  en  avoir  fait  l'expérience,  ne  trouve,, 
en  ce  que  je  propoferai ,  rien  que  de  frivole  6c  de  peu  important  :  qu'elle' 
m'en  puniiîè,.  à  la  bonne  heure,  6c  me  fafle  mourir  dans  les fupplices.  Il 
me  fera  moins  dur  de  quitter  ainfi  la  place  de  Cenfeur  ,  que  xie  l'ccuper 
comme  ie  fais. 

FUm. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  637 

P lacet  pré/enté  à  un  Empereur  de  la  Dynaftie  Tang  pour 
faire  mettre  Ha.n  ouen  («)  Kong  au  nombre  de  ceux 
qui  accompagnent  Confucim  dam  les  Edifices  érigez  en 
fon  honneur, 

LES  fiiges  du  premier  ordre  font  bien  aifes  d'être  connus,  pour  que  Placet  efi 
leur  fagcfle  foit  utile.  Et  ce  qui  eft  admirable,  tôt  ou  tard  on  leur  ^^eur  de| 
rend  juftice.  Quelques-uns  font  en  place  pendant  leur  vie,  ôc  font  la  gloi-  mérfic^ 
re  6c  le  bonheur  de  leur  tems:  après  quoi  on  les  oublie,  ou  peu  s'en  faut. 
D'autres  alTez  négligez  pendant  leur  vie,  font  en  honneur  après  leur  mort  : 
&  leur  mémoire  pendant  bien  des  années  eft  de  plus  en  plus  célèbre.  Con=' 
fucius  a  été  de  ces  derniers.  Depuis  les  Han  (fî»)  jufqu'aux  Souy  ^  les  plus 
hauts  titres  que  les  Empereurs  lui  ayent  donnez,  font  ceux  de  Kong  (c)  Se 
de  Heou.  Enfin,  fous  notre  dynaftie  Tang ,  on  lui  a  donné  le  titre  de  F'ang * 
On  a  changé  à  proportion  les  titres  de  fes  difciples.  On  les  a  fait  Kong  ou' 
Meou  au  lieu  quils  n'étoiént  que  King  ou ''a  fou.  Quoique  la  piété  filiale  ait 
toujours  été  regardée  Comme  une  vertu  très-capable  d'émouvoir  7?c«  <ij. 
Se  de  toucher  Kouei  chin^  Tfentze^  que  cette  vertu  a  rendu  fi  célèbre, 
étoit  cependant  demeuré  l'efpace  de  fix  ou  fept  cens  ans  parmi  le  commun 
des  difciples  :  ce  n'eft  que  fous  notre  dynaftie  Tang^  qu'onTen  a  tiré, 
cour  le  faire  un  des  dix  tché  {d).  Heureux  Se  beaux  changemens  s'il  en; 
fut  jamais! 

Quand  au  milieu  d'une  fombre  nuit ,  la  l'Une  paroît  tout-à-coup ,  fa  lu- 
mière femble  être  plus  éclatante.  Il  en  eft  de  même  du  foleil ,  que  d'épais 
nuages  ont  long-tems  caché.  Plus  il  y  a  long- tems  qu'il  n'a  tonné,  plus  le 
bruit  du  tonnerc  frappe.  La  fageffe  Se  la  mémoire  de  Tchongîchi,  (e) 
négligée  ou  méprifée  fous  (/")  les  Tcheoti  èc  fous  les  T)'».  connue  6c  refpec- 
tée  ,  mais- trop  peu  fous  les  Han,  comme  éteinte  6c  enlevelie  fous  les  7/?«, 
les  Song,  les  Tchln  6c  les  Souy.,  enfin  fous  notre  dynaftie  Tang,  a  été  heureu- 
fement  Se  glorieufement  vangée  dans  un  jour  des  injures  de  tant  de  fiéclesv 

Si 

{a)  Ouen  Kon<!  eft  le  nom  d'honneur  qu'eut  après  fa  mort  Han-yu,  auteur  d'une  pièce 
gu'on  a  vu  ci-defTus  contre  l'os  de  lo'é. 

(b)  Noms  de  dynaliies. 

it)  Dégrez  d honneur:  comme  Marquis,  Duc. 

*  Roi. 

(<i)  TcJé  fignifie  habile,  intelligent,  &c.  Ces  dix  TcW  ont  un  rang  diftîngué  dans  la 
îalle  de  Confucius. 

(<)  Ceft  un  des  furnoms  de  Confucius. 

(/"/ C'cft-àdire  pendant  fa  vie,  &  immédiatement  après  pendant  deux  ou  trois  cens^ 

Lin  3 


65^  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Si  les  morts  font  encore  capables  de  lentiment:  il  eft  aifé  déjuger  quels 
font  fur  ces  changemens  les  i-  timens  de  ces  grands  hommes.  Mais  notre 
dynaftic  Tang  a  eu  elle-même  un  homme  qui  s'eft  ocupc  toute  fa  vie  des 
maximes  de  Confucius ,  qui  les  a  fait  valoir  dans  fes  difcours  8c  dans  fes 
ccrits  ,  qui  les  a  exprimées  dans  les  moeurs  6c  dans  fes  aftions.  En  ceci 
comparable  à  Te»  £c  à  Min*,  en  cela  égal  à  Hieoti  6c  à  Hia.  Cependant  il 
n'a  point  de  place  au  banquet  qui  fe  fait  en  l'honneur  de  Confucius.  C'efl 
ce  que  je  ne  puis  accorder  avec  le  zèle  de  notre  dynaftie  pour  l'honneur  des 
fages  défunts.  Un  Ouen  Tchoug  tfe  joiiit  de  cet  honneur  depuis  long-tems, 
fans  en  avoir  été  fort  digne.  Peut-on  le  refufer  à  Han  ouen  kong}  Jamais  l'a- 
t-on  mieux  mérité  que  lui  ?  Il  a  fait  une  guerre  ouverte  aux  feétes  Ta:-!g , 
Me,  Foë,  Lao,  qu'il  a  comme  réduites  lui  feul  aux  dernières  cxtrémitez. 
Il  a  foutenu  avec  droiture  6c  avec  vigueur  la  fage  doctrine  de  Confucius  :  il 
la  foutient  encore  aujourd'hui  par  les  écrits,  où  des  Lettrés  à  milliers  pui- 
fent  en  même  tems  le  zèle  contre  les  faulTes  feâres,  l'amour  de  la  vraie  fa- 
gefle,  6c  l'art  de  bien  gouverner,  que  Ouen  kong  lui-même  avoit  puifé  dans 
Confucius.  Auffi,  dit-il  dans  quelqu'un  de  fes  ouvrages:  s'il  n'y  avoit  un 
maître  comme  Confucius,  je  ne  me  dirois  point  difciple.  Et  certainement 
s'il  avoit  vécu  avec  Confucius,  il  tiendroit  aujourd'hui  un  rang  dillingué 
dans  les  monumens  érigez  en  l'honneur  de  ce  grand  maître. 

Sous  notre  dynaftie  ïï'ang  on  a  choîli  une  vingtaine  d'hommes  fameux 
pour  s'être  attachez,  chacun  dans  leur  tems,  aux  livres  de  Confucius:  on 
leur  a  donné  place  pour  cela  feul  dans  la  falle  6c  à  fon  banquet.  Je  n'y  trou- 
ve point  à  redire.  Il  n'y  a  rien  en  cela  que  d'utile  6c  de  raifonnable.  Mais 
fi  l'on  accorde  cet  honneur  à  vingt  perfonnes,  dont  la  plû-part  ont  aflez 
peu  pénétré  ,  6c  beaucoup  moins  éclairci  lefens  profond  de  Confucius  : 
comment  le  refufer  à  Ouen  kong,  la  gloire  de  notre  dynalHe  ,  qui  l'a  fi  bien 
exprimé  dans  fa  conduite,  6c  fi  bien  fait  valoir  dans  fes  écrits.^  Je  fupplie 
donc  V.  M.  de  donner  ordre  qu'on  affigne  une  place  à  ce  grand  hom- 
me. Je  ne  doute  point  qu'un  tel  ordre  n'infpire  à  vos  fujets  une  ardeur 
toute  nouvelle  pour  l'étude  6c  pour  la  vertu. 

*5?j?*iS^ 'CcSî? '^J^  ^îd^*- ^îdîb?  ââÊ  *^^ 

La  huitième  des  années  nommées  V 0.0  ta,  àloccafion  de 
quelques   Phénomènes   extraordinaires  ,   V Empe- 
reur fit  publier  la  Déclaration  fuivante. 

NOus  trouvons  dans  le  livre  l'chun  tftou  quantité  d'éclipfcs  de  foleil', 
des  tremblemens  de  terre  ,  des  comètes  ,  des  pluies  ou  grêles  ex- 
traordinaires (rt).     Nous  voyons  fe  renouveller  aujourd'hui  ces  efFrayans 

phé- 
♦  Fameux  difciples  de  Confucius. 
(-?)  11  y  eil  dit  qu'il  plut  du  bois  glacé. 


ET  DE  LA  TARTARIE    CHINOISE.  «îj^» 

phénomènes.  Soit  que  ce  foit  les  fautes  des  Princes  qui  les  attirent,  foie 
que  ce  foit  de  charitables  avis  de  Tien  dont  le  cœur  eft  plein  de  bonté  :  ils 
doivent  également  nous  infpirer  une  crainte  refpeétueufe.  C'eft  dans  ces 
fentimens  qu'à  la  vue  de  ces  prodiges  je  me  rappelle  que  ci-devant  mes  ar- 
mées étant  dans  le  pays  de  Min  ôc  de  îa/,  les  Officiers  6c  les  ioldats  y  ont 
commis  de  grands  excès ,  fans  refpefter  les  volontez  de  Ticn^  ôc  fans  être 
touchez  des  befoins  des  hommes,  ils  ont  ruiné  l'agriculture,  Se  réduit  les 
peuples  à  l'extrémité. Quoiqu'ils  l'ayent  fait  fans  mes  ordres,  6c  contre  mes 
intentions,  leur  faute  après  tout  retombe  fur  moi ,  6c  je  m'en  reconnoii 
coupable.  C'elt  pour  en  témoigner  mon  repentir  ,  6c  pour  la  réparer  en 
partie,  que  j'accorde  une  amnillie  à  tous  les  crimuiels  de  mon  Empire,  6c 
que  j'ordonne  qu'on  ait  foin  de  fecourir  effi,cacement  le  pauvre  peuple ,, 
particulièrement  les  gens  fans  appui, 

La  première  des  années  fjommées  Toang  kong  *,  Tai 
tfong  fécond  Empereur  de  la  Dynajiie  Song  ,  don^ 
nant  le  titre  de  Vang  à  quatre  de  fes  fils  en  différen- 
tes Provinces )  où  ils  commandoient  déjà,  leur  adreffa 
le  Difcoufs  qui  fuit  ^  6f  le  rendit  public  en  forme  de 
Déclaration. 


PENDANT  les  années  nommées /7/V«/^,  c^xtXt^'ïcheou  (a)  régnoienC   Maxime? 
encore,  j'avois  à  peine  feize  ans  ,  que  je  fuivis  à  la  guerre  feu  mon    deGou- 
père,  qui  commandoit  les  armées  de  l'Empereur,  6c  qui  réduifit  à  l'obéif-    's^"^- 
lance  lang  tcheott ,  Tai  tcheon  6c  d'autres  places.  A  coutume  de  bonne  heu-    '"^'^'■ 
re  à  porter  les  armes,  je  combatis  fouvent  contre  les  rebelles,  Sz  j'en  tuai 
beaucoup  de  ma  propre  main.     Mon  frère  ,  qui  pendant  ce  tems-là  étoit 
ocupé  à  réduire  Lou  ho^  inftruit  par  les  lettres  de  mon  perc,  de  mon  cou- 
rage 6c  de  ma  conduite  :  bon,  dit-il,  nous  avons  un  digne  cader,    A  dix- 
huit  ans  je  l'allai  joindre ,    6c  je  l'accompagnai  dans  les  fameufcs  expédi- 
tions de  Kiao  koan^  y  tcheon^  6c  Mo  tchcm.  Peu  après  mon  frère  étant  mon- 
té fur  le  trône,  eut  deux  guerres  à  (outenir  fuccelîivement  contre  deux  Of- 
ficiers rebelles.     Il  voulut  marcher  contr'eux  lui-même  en  perfonne.     Il  fe 
repofi  fur  moi  du  foin  de  défendre  la  capitale,  6c  d'y  maintenir  tout  dans 
l'ordre.     Lui  vainqueur  6c  de  retour,  j'eus  le  commandement  de  fes  prin- 
cipales troupes,  6c  le  gouvernement  de  Coi  fong.     On  fçait  quelle  y  fut  mrt 

eon- 

»  Du  rems  de  la  dynaftic  Song, 

(a)  Ce  n'eft  pas  la  fameufe  &  ancienne  famille  Tiheon  :  c'en  eft  une  ie>  cinq ,  dont  cha- 
cune régna  li  peu  entre  les  Jang  &  les  Song.  ^ 


(S40  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

conduite  pendant  fcize  ou  dix-lcpt  ans.  Lettrez  &  peuples ,  laboureurs 
8c  foldats,  tous  s'en  louèrent,  &  il  n'y  eut  pasjufqu'aux  méchans,  que 
j'eus  le  plaifir  de  voir  heureufement  changez  par  mes  (oins.  Enfin,  depuis 
treize  ans  que  je  régne  (.a)  vous  Tçavcz  combien  je  fuis  éloigné  du  luxe  & 
des  foUes-dépenfes.  On  ne  m'a  vu  ni  fouler  mes  peuples  au-dehors  par  des 
expéditions  inutiles,  ou  par  des  voyages  de  plaiiir,  ni  mener  au-dedans  une 
vie  molle  8c  voluptueufe:  fur-tout  on  m'a  toujours  vu  droit  8c  fincere  ,ians 
affedation  S>C  fans  fard  dans  mes  paroles  8c  dans  ma  conduite. 
.  Pour  vous  (^)  autres,  vous  êtes  nez  Princes  8c  dans  l'abondance.  Vous 
avez  été  élevés  délicatement  dans  l'intérieur  du  palais:  cela  me  fait  crain- 
dre que  peu  inftruits  des  miferes  du  peuple ,  8c  peu  attentifs  à  dilHn- 
gucr  le  vice  de  la  vertu  ,  vous  ne  falîiez  bien  des  fautes.  J'aurois  fur  cela 
mille  chofes  à  vous  expofer  :  mais  je  me  borne  à  vous  recommander  certains 
points  des  plus  eflentiels.  Sçachez  donc  que  fils  d'Empereur  ,  comme 
vous  êtes ,  vous  devez  avant  toutes  chofes  travailler  férieufement  à  vous 
vaincre  8c  à  réprimer  vos  paffions.  Pour  vous  y  aider,  écoutez  avec  at- 
tention, 8c  prenez  toujours  en  bonne  part  les  avis  qu'on  vous  donnera  fur 
vos  fautes,  ou  fur  vos  défauts.  Ne  vous  habillez  jamais  fans  penfer  avec 
compaffion  combien  ont  coûté  de  foins  8c  de  peines,  les  étoffes  que  vous 
portez.  Rappellez-vous  dans  vos  repas  les  fueurs  8c  les  fatigues  du  labou- 
reur. S'agit-il  de  prendre  une  réfolution  ,  de  décider  une  aftaire,  ou  de 
juger  un  procès,  mettez-vous  dans  une  fituation  tranquik.  Point  de  joie, 
point  de  colère.  J'ai  bien  des  affaires  à  examiner.  Cela  ne  fe  fait  point  lans 
fatigue.  M'a-t-on  vu  jamais  témoigner  de  l'impatience  ou  de  l'ennui  ?  Je 
donne  bien  des  audiances:  m'a-t-on  vu  dans  quelques-unes ,  je  ne  dis  pas, 
marquer  du  dédain,  de  la  hauteur,  ou  de  la  fierté:  mais  manquer  d'y  trait- 
ter  chacun  félon  fon  rang,  avec  la  civilité  requife?  Sur-tout  je  vous  re- 
commande d'éviter  avec  grand  foin,  un  défaut  bien  ordinaire  aux  Princes  , 
qui  ont  de  l'elprit  8c  du  mérite.  Ne  vous  fiez  point  trop  à  vos  lumières, 
8c  ne  méprifez  point  les  conleils  de  gens  que  vous  croyez  moins  éclairez  que 
vous.  Nos  anciens  fagcs  difoient  fort  bien:  je  regai-de  comme  mon  maître 
celui  qui  me  contredit  ;  il  veut  m'inftruire  èc  m'être  utile.  Pour  celui  qui 
m'applaudit  8c  me  flatte,  je  le  crains  comme  un  ennemi  :  il  penfe  à  fes  in- 
.férêts  8c  non  à  mes  avantages.  N'oubliez  point  ces  maximes.  Redui- 
fez-les  en  pratique.  C'eft  \ç  moyen  de  vous  maintenir,  8c  d'avoir  une  hea- 
^eufe  fin. 


(a)  Il  avoit  fuccédé  à  fon  frère  mort  {^ins  enfans  mâles. 
{!>)   11  parle  à  fes  quatre  fiis,  qu'il  f.iifoit  Van^, 


Re- 


vcrain. 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  541 

I 

Remontrance  de  Yun  tchu  àfon  Empereur ,  fur  trois  dé- 
fauts qu'il  lut  trouvo'tt, 

VEn  Ti,  un  des //d!»,  étoic  un  Prince  d'une  vertu  fingulierc.    KU  y    Reiron- 
trouvoit  cependant  de  quoi  gémir  fur  le  gouvernement  d'alors.    Voti    trance 
ti  un  de  fes  fuccefleurs  avoit  réduit  &  maimenoit  dans  la  foumiflion  tous  les    f  ""  |"i";^ 
barbares  fes  voifins.     Stn  lo  ôc  Ten  ngan  ne  lailToient  pas  de  lui  inculquer    *  °"  °''' 
dans  leurs  remontrances  la  ruine  de  Tftn,  comme  s'il  avoit  eu  à  craindre  un 
fort  femblable.    Ces  deux  grands  Princes,   bien  loin  de  s'irriter,  prirent 
très-bien  ces  avis.     Auflî  l'Empire  lé  conferva-t-il  dans  leur  race  pendant 
plus  de  dix  générations  fans  interruption.     Eul  chi  fils  &c  fuccefleur  de  Cbi 
tioang  fécond  &  dernier  Empereur  des  Tfin  :  Tang  ti  fécond  &  dernier  Em- 
pereur des  Souy  ,  en  uferent  tout  autrement.    Auflî  périrent-ils  en  très-peu 
ce  tems.    Je  fuis  fort  éloigné  de  vouloir  comparer  à  ces  deux  derniers  un 
Prince  auflî  débonnaire  ^  auflî  vertueux  que  vous.     Mais  je  vous  prie  aufli 
d'examiner  combien  il  s'en  faut  que  les  chofes  ne  foient  aujourd'hui  fur  un 
auflî  bon  pied  que  fous  Fen  ti  Se  fous  Fou  ti.  A  l'Occident  eft  une  nation 
alors  foumife,  aujourd'hui  jaloufe.  Au  Nord  font  des  ennemis  fort  puiflans. 
Les  uns  ôc  les  autres  font  attentifs  à  ce  qui  fe  pafle  dans  l'Empire,  Se  prêts 
à  profiter  du  trouble ,  s'il  y  naiflbit.  .  Ainfi  malgré  la  paix  dont  joiiit  ac- 
tuellement votre  Empire ,  votre  Majefté  a  de  quoi  cniindre ,  6c  ne  peut 
être  trop  attentive  à  fermer  toute  avenue  aux  momdres  défordres. 

Outre  le  foin  de  veiller  fur  vos  frontières,  ôc  d'ouvrir  la  porte  aux  avis, 
ce  que  je  ne  puis  aflez  vous  recommander,  mon  zèle  pour  votre  gloire  6c  le 
bien  commun,  m'oblige  à  vous  repréfenter  trois  choies.  En  premier  lieu, 
vous  êtes  inconftant  dans  votre  gouvernement.  Vos  édirs  changent  fou- 
vent.  En  fécond  lieu,  aflez  fouvent  vous  placez  mal  vos  faveurs,  &  vous 
ne  faites  pas  un  aflez  bon  choix  des  gens  que  vous  employez  6c  que  vous 
accréditez.  En  troifiéme  lieu  ,  vous  excédez  en  gratifications  ,  &  elles 
font  communément  aflez  mal  placées.  Rien  de  plus  facile  à  votre  Majef- 
té ,  que  d'éviter  ces  trois  défauts.  Cela  dépend  d'elle  uniquement  :  elle 
n'a  qu'à  le  bien  vouloir:  je  l'y  exhorte,  d'autant  plus  qu'il  me  paroît  qu'à 
la  longue  ils  peuvent  avoir  de  fâcheufes  fuites. 

Dilons  un  mot  de  chacun.  Sur  quoi  compteront  les  peuples,  fi  ce  n'efl: 
fur  les  paroles,  &  fur-tout  fur  les  édits  de  leur  fouverain.  Anciennement, 
quand  il  en  paroiflbit  quelqu'un,  chacun  couroit  avec  empreifemcnt  pour 
le  lire,  ou  pour  l'entendre.  Aujourd'hui  ce  n'efl:  plus  la  même  choie.  On 
les  reçoit  fort  froidement.  Chacun  dit,  quand  on  lui  en  parle  ,  cela  n'cit 
pas  à  demeure  :  on  ne  peut  compter  fur  cet  édit  :  bien-tôt  en  viendra  un  au- 
tre différent,  6c  peut-être  tout  contraire.  Voilà  comme  on  parle.  Cette 
.  ^om  II.  M  m  m  m  in- 


642.   DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

inconfiance,  en  avilifTint  vos  édits,  ne  peut  manquer  de  diminuer  peu  à 
peu  le  refpcft  qu'on  doit  à  l'autorité  ibuveraiiie. 

J'entends  quelquefois  railbnner  fur  cette  inconftance  :  voici  à  quoi  on 
l'atribue.  Le  gros  de  vos  Officiers  vous  propoie  un  règlement.  Ils  ea 
ont  auparavant  bien  péfé  les  avantages  :  ils  vous  les  expofent,  V.  M.  l'ap- 
prouve. Vient  enfuite  quelqu'un  dont  vous  faites  cas,  &  que  vous  aimez, 
qui  dans  une  audiance  particulière  ,  donne  un  autre  tour  aux  chofes,  èc 
conclut  que  ce  règlement  ne  convient  point  :  V.  M.  le  change.  Par-là 
vos  Officiers  zèlez  &  éclairez  voyent  s'évanoiiir  le  fruit  de  leur  zèle  6c  de 
leur  {lagcfîe:  ils  fe  refroidiiîént  &  fe  rebutent. 

Second  inconvénient  de  votre  inconftance.  C'eft  au  fouverain  feul  à  dé- 
partir avec  équité  les  dignitez  6c  les  emplois,  fuivant  le  mérite  6c  les  fervi- 
ces.  Depuis  peu  les  chofes  font  changées.  Non-feulement  être  parent  de 
l'Impératrice,  mais  être  Eunuque  du  palais,  ou  avoir  des  rapports  à  quel- 
qu'un d'entr'eux  ,  c'eft  un  titre  pour  être  avancé  en  peu  de  tems.  Cette 
voie  qui  s'eft  ouverte  ces  années-ci, eft  déjà  fi  connue  6c  fi  commune, qu'on 
lui  a  donné  un  nom.  C'eft,  dit-on,  la  voie  du  dedans.  Je  fçai  que  ibus 
certains  régnes  de  la  dynaftie  ?"iî»^ ,  pendant  que  les  femmes  gouvernoient, 
on  vit  ariver  quelque  chofe  de  lemblable.  Mais  je  fçai  auffi  que  ces  rég- 
nes ont  toujours  été  regardez  comme  le  mauvais  tems  de  la  dynaftie:  qu'a- 
lors cette  même  voie  fut  nommée  la  voie  oblique,  6c  que  ce  ne  font  point 
là  des  exemples  à  fuivre.  Si  parmi  les  parens  des  Reines,  ou  parmi  les  Eunu- 
ques du  palais,  il  y  a  des  gens  de  vertu  6c  de  mérite,  qui  ayent  de  grands  talens^ 
placez-les,  à  la  bonne  heure:  mais  que  ce  ibit  comme  tout  autre  par  délibéra- 
tion du  confeil,  où  l'on  reconnoifle  leur  mérite,  6c  non  par  des  voies  obli- 
ques, 6c  comme  à  la  dérobée:  ce  qui  eu  indigne  de  V.  M.  6c  fujet  à  de 
grands  inconvéniens.  Si  vos  Officiers  qui  voyent  ces  inconvéniens,  fe  tai- 
lènt  6c  vous  laiflent  faire,  voilà  une  grande  brèche  faite  aux  loix.  S'ils  s'y 
oppofent  avec  rigueur,  c'eil  mettre  obltacle  à  vos  bontez,  6:  réfifter  à  vos 
volontez.  Abandonner  la  défenfe  des  loix,  c'eft  à  quoi  des  Officiers  fidè- 
les 6c  zèlez  ne  peuvent  jamais  fe  réfoudre  :  s'oppofer  à  vos  ordres  6c  à  vos 
bontez,  c'eft  ce  que  des  fujets  rcfpectueux  foru:  avec  peine,  de  peur  d'af- 
foiblir  votre  autorité.  Embaras  des  deux  cotez.  D'ailleurs  faites ,  je  vous 
prie,  attention,  que  ce  que  vous  exigez  le  plus  de  tous  vos  Officiers,  c'eft 
une  parfaite  équité,  qui  ne  fe  démente  jamais  pour  des  affilerions  particuliè- 
res, ou  par  des  vues  intèrefiecs.  Vous  avez  raifon  de  l'exiger.  Mais  le 
moyen  de  l'obtenir  ,  il  dans  la  diftribution  des  honneurs  6c  des  emplois,- 
vous  vous  démentez  vous-même. 

Qi^iant  aux  gratifications,  le  Prince  en  doit  faire.  C'eft  un  des  moyens  qu'il 
a  d'animer  fes  Officiers  à  le  bien  fervir.  Mais  outre  que  ces  gratifications- 
doivent  toujours  tendre  au  bien  commun ,  il  y  a  des  régies  à  obferver.  Il 
faut  les  faire  à  pi'opos,.  6c  les  proportionner  avec  difcrétion.  Or  depuis 
quelques  années  vous  les  portez  à  l'excès,.  Il  n'eft  point  rare  de  vous  voir 
faire  fans  raifon  d'aiîcz  grandes  largefles,  tantôt  à  une  fervante  du  dedans  : 
tantôt  à  un  valet  de  chambre  :  tantôt  à  un  Médecin.    Le  peuple  en  eft  iaf- 

ti-uit,. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  64$ 

fi-uit ,  Se  dit  hautement  que  V.  M.  ménage  bien  peu  les  épargnes  de  fes 
ancêtres ,  &  qu'elle  en  verra  bien-tôt  la  fin.  Le  peuple  à  la  vérité  n'a  pas 
vifité  vos  coftres:  il  ne  peut  fçavoir  au  julle  ce  qu'il  y  a,  ou  ce  qu'il  n'y  a 
pas.  Mais  d'un  côté  il  cft  inftruit  de  vos  libcralitez,  de  l'autre  il  fe  voit 
tous  les  jours  chargé  de  nouveaux  impôts.  De-là  il  conclut  que  vos  tre- 
fors  ne  font  pas  trop  bien  fournis,  &  il  foupçonne  que  ce  que  vous  tirez  fur 
lui ,  vous  le  prodiguez  légèrement  à  des  gens  inutiles.  Oiii ,  ce  même 
peuple  qui  voit  avec  joie  récompenfer  par  de  grofles  fommes  la  valeur  6c  les 
ierviccs  de  Ouang  kouei  ^  gémit  fur  des  gratifications  bien  moindres,  mais 
trop  fréquentes  &  mal  placées.  Ce  lie  font  point  mes  penfées  particulières 
que  je  viens  de  vous  expofer  fur  ces  trois  articles.  Ce  iont  les  ientimens  dii 
public.  Tous  les  grands  Officiers  qui  vous  approchent,  en  font  auffi-bien 
inib-uits  que  moi.  La  crainte  de  vous  déplaire  fait  qu'ils.fc  tailent.  Leur 
filcnce  fait  que  le  gouvernement  va  chaque  jour  de  mal  en  pis,  6c  que  le 
cœur  de  vos  lujets  s'aigrit  à  un  point  qui  me  fait  tout  craindre. 

Ce  que  je  fouhaitte  donc,c'eil:  que  vous  régliez  uiceflamment  l'intérieur 
de  votre  palais:  que  de-là  vous  étendiez  vos  foins  au-dehors  avec  l'applica- 
tion que  demande  un  fi  vafte  Empire.  Alors  vous  ne  manquerez  pas  de 
gens  zèlcz  6c  fidèles,  qui  vous  aideront  de  leurs  lumières.  Les  loix  peu  à  peu 
fe  rétabliront  en  leur  première  vigueur.  Vos  finances  mieux  ménagées  fuf- 
firont  de  refte  pour  les  befoins  de  l'Etat,  ^  pour  afiurer  les  frontières. 
Enfin,  pour  finir  par  où  j'ai  commencé,  je  fupplie  V.  JVI.  de  faire  atten- 
tion, que  ce  qui  fit  périr  fi  promptement  les  7/?«  6c  XcsSouy^  fut  d'avoir 
fermé  la  porte  aux  avis,  en  les  prenant  mal,  6c  qu'une  conduite  tout-à-fait 
contraire  rendit  heureux  6c  glorieux  les  règnes  de  Feu  ti  6c  de  Fou  ti  du 
tems  des  //««,  6c  fit  régner  long-tems  leur  poftèrité. 

DISCOURS    DE    CHE     K  I  A  I. 

Sous  la  dynaftie  prélente,  ce  ne  font  qu'impôts,  doiiannes,  6c  dé- 
fenfes.  Cela  eft  exceffif.  Il  y  en  a"  fur  les  montagnes  6c  dans  les  vallées: 
fur  les  rivières  S^  les  mers:  fur'  le  fel  6c  fur  le  fer  :  lur  le  vin  6c  iur  le  thé: 
fur  les  toiles  6c  fur  les  foieries:  fur  les  partages,  fur  les  marchez,  fur  les 
rui  fléaux  6c  fur  les  ponts.  Sur  tout  cela  6c  fur  bien  d'autres  chofes,  je  vois 
par  tout  défenfes  faites ^  {3c.  Pendant  qu'on  veille  en  effet  avec  foin  6c 
avec  rigueur  à  faire  obfervcr  toutes  ces  défenfes,  je  vois  d'un  autre  côté  le 
fils  abandonner  fon  père:  le  peuple  fe  foultraire  à  l'autorité  du  Prince.'  les 
hommes  quitter  le  hoyau  6c  la  charue  :  les  femmes  abandonner  les  manu- 
factures d'étoffes:  les  gens  de  métier,  chacun  en  leur  genre,  rafiner  cha- 
que jour  en  vains  orncmens  :  les  marchands  commercer  des  perles  5c  d'au- 
tres chofes  inutiles  :  les  gens  d'étude  négliger  la  doftrine  des  anciens  li- 
vres, dont  le  fommaire  eft  la  charité  6c  lajuftice:  les  iuperftitions  6c  les 
Mmm  m  i  abus 


644  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

abus,  devenir  autant  de  coutumes:  ia  corruption  pafier  jufques- dans  le 
ftile.  un  vain  fleuretis  devenir  à  la  mode:  une  infinité  Hé  gens  courir  les- 
rues ,  èc  mener  une  vie  oifive:  bon  nombre  de  NLigilhats  perdre  leur  tems 
en  feltins;  quantité  de  gens  porter  des  habits  au-delTus  de  leur  condition: 
les  batimens  devenir  chaque  jour  plus  fuperbes:  la  force  &  le  pouvoir  op- 
primer la  foiblefle  èc  l'innocence:  les  grands  Officiers  fe  lailTer  corrompre 
par  des  préfens ,  6c  leurs  lubalternes  rançonner  les  peuples:  je  vois,dis-je, 
tout  cela ,  Se  je  ne  vois  point  qu'on  s'emprefle  à  le  détendre,  ou  à  l'empê- 
cher efficacement. 

Cependant,  fuivant  l'idée  de  nos  anciens,  idée  faine  8c  véritable,  un  fils 
abandonner  fon  père,  c'ell  un  crime  perfonnel,  ou  même  un  trouble  gé- 
néral, &  toujours  un  grand  defordre;  un  fujet  fe  fouftraire  à  l'autorité  , 
c'eft  une  révolte:  les  hommes  abandonner  la  culture  des  terres,  6c  les  fem- 
mes cefler  de  travailler  aux  étoffes,  c'eft  s'affamer  6c  affamer  d'autres  avec 
eux:  les  ouvriers  rafiner  en  vains  ornemens,  les  maixhands  trafiquer  de 
chofes  inutiles,  les  Lettrez  négliger  la  charité  6c  lajuftice,  c'eft  laiffer, 
chacun  en  fon  genre,  ce  qui  eft  cffentiel  8c  capital.  Les  fuperftitions  s'a- 
tablir  à  la  Chine ,  c'eft  introduire  la  barbarie  dans  l'Empire.  Donner 
vogue  au  ftile  fleuri,  c'eft  comme  enfevelir  nos  King.  Tant  de  gens  oififs 
courir  les  rues,  les  Magiftrats  perdre  leur  tems  en  fcftins,  c'eft  abandonner 
les  afïiiires  domeftiques  6c  publiques.  Le  luxe  régnant  dans  les  édifices  8c 
dans  les  habits,  voilà  les  conditions  bien-tôt  confondues.  La  force  6c  le 
pouvoir  n'étant  point  réprimez,  voilà  les  foibles  6c  les  pauvres  dans  l'op- 
prefîîon.  Les  grands  Officiers  fe  corrompant  par  des  préfens,  les  petits 
vivant  de  rapines  :  plus  d'équité,  plus  de  juftice.  Ne  point  défendre,  ou 
plutôt  n'empêcher  point  efficacement  de  fi  grands  maux,  6c  faire  obfervcr 
avec  rigueur  je  ne  fçai  combien  de  défenfcs,  fur  ce  qui  eft  le  plus  nécel^ 
faire  aux  hommes,  quelle  fageffe!  Eft-ce  là  le  gouvernement  de  nos  an- 
ciens? Que  fi  quelqu'un  me  demande  ce  qu'il  faut  faire  pour  rétablir  ce 
fage  gouvernement.  Voici  ma  réponfe  en  deux  mots.  Empêcher  ce 
qu'on  laifTe  faire,  laiffer  faire  ce  qu'on  empêche:  c'étoit  le  gouvernement 
de  nos  anciens. 

Sur  ce  difcours ,  l'Empereur  Cang  ht  dit  :  parmi  les  loix,  il  y  en  a 
de  plus  ou  de  moins  importantes.  Les  unes  font  comme  capitales  6c  effen- 
tielles,  les  autres  le  font  moins.  Si  l'on  vient  à  les  confondre,  ou  à  pré- 
férer celles-ci  à  celles-là  :  les  peuples  ne  fçavent  à  quoi  s'attacher  le  plus. 
La  diftinétion  qu'il  faut  faire  en  ce  genre,  eft  très-fcnûble  dans  cette  pièce, 
dont  l'expreffion  d'ailleurs  eft  vive  6c  ferme. 
Et  fur  fon  Une  glofe  hiftorique  dit  que  ce  Che.kiai  étoit  un  homme  habile,  droit, 
Auteur.  réfolu,  qui  aimoit  le  bien,  6c  haïffoit  le  mal,  mais  un  peu  avide  de  répu- 
tation. Et  c'eft  pourquoi  il  profitoit  de  toutes  les  occalions  qu'il  avoit  de 
parler  &  d'agir.  Il  fe  fit  par-là  des  ennemis,  qui  cherchèrent  à  le  perdre: 
2c  il  eut  affez  de  peine  à  échaper  à  leur  vengeance. 


Sentimens 
divers  fur 
ce  Dif- 
cours. 


Gin 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  ô^f 

<^*«.<^<^<^^•$•■$•^•$■<^^J•<^<^<^4l•<«.fr«.iÇ^«•■^«•<^^<^•$•^J.<^•$••^;^•Ç^■$.^J■^J.^^J^ 

Gin  tfong  n'ayant  point  de  fils ,  adopta  un  jeune  homme 
de  fe  s  par  eus,  (ê  Le  déclara  Trime  héritier.  Ce  jeune  Trince 
étant  infirme.,  ^  faifant  différefites  fautes  ,  l'Empereur  ^  l'Im- 
pératrice eurent  quelque  tems  la  penfée  d'en  choîfir  un  autre:  ^ 
ils  ne  la  tinrent  pas  fifécrctte  ^  que  le  jeune  T  rince  n  en  fût  injîruit. 
Ils  quittèrent  cette  penfée  :  ^  Gin  tfong  mourant,  le  jeune  Grince 
fut  déclaré  Empereur.  Etant  anjfi-tôt  tombé  malade .,  ^  fa  ma- 
ladie le  mettant  hors  d'état  de  prendre  foin  des  affaires,  l'Impéra- 
trice mère  prit  en  main  le  Gouvernement,  donnant  régulièrement 
fes  Auâiancesy  &  délibérant  de  tout  avec  les  Minijîres  au  travers 
du  rideau.  T>ès  que  le  jeune  Empereur  fut  guéri ,  elle  lui  remit 
en  main  le  Gouvernement.  Ce  Trince  qui  avoit  été  inftrîiit  que 
Gin  tfong  (s  l'Impératrice  avoient  penfé  quelque  tems  à  le  dejli- 
tuer,  leur  en  vouloit  intérieurement  du  mal  :  &  il  témoigna  du 
chagrin  de  ce  que  l' Impératrice  avoit  gouverné  pendant  qu'il  étoit 
malade.  Les  Officiers  du  Talais  entrant  dans  fou  refentiment , 
en  ufoient  très- mal  à  l'égard  de  cette  Trincejfe  ,  ^  la  laijfoient 
manquer  de  beaucoup  de  chofes,  elle  ïê  fes  filles.  'Dans  ces  con- 
jonéïures  l'Empereur  inflruit  des  fervices  &  du  mérite  de  Fou 
pi,  le  nomma  Ting  tché,  emplo).  alors  très-confidérable.  Fou 
pi  s'excufa  d'accepter  cet  emploi,  &  profita  dune  fi  belle  occa- 
fion  pour  exhorter  l'Empereur  à  en  ufer  autrement  qu'il  nefai- 
foit  à  l'égard  du  feu  Empereur ,  ^  de  l'Impératrice  mère  en- 
core vivante.  Ce  fut  par  écrit  félon  la  coutume.  Voici  fin 
dijcours. 

P Rince,  je  fuis  fenlîble,   comme  je  le  dois,   à  la  bonté  que  vous  Difcours 
avez  de  vouloir  récompenfer  quelques  fervices  que  j'ai  rendus,  félon  defo«/i 
mon  devoir,   au  feu  Empereur  votre   père.      Mais  j'aimerois  beaucoup   ?""■■  s^^^' 
mieux  que  vous  vous  preflaffiez  de  reconnoître  les  obligations  que  vous  cepterunê 
avez  à  ce  Prince,  êc  a  l'Impératrice  fon  époufe  qui  vit  encore.     Parmi  Dignité 
bien  des  Princes  du   fang ,    dont  quelques-uns   étoient  à  leur  épard  au  confidéra^ 
même  degré  que  vous ,   ils  vous  ont  choîfî  pour  fuccéder  au  trône.     Si  '''^* 
vous  portez  aujourd'hui  le  glorieux  nom  de  fils  de  Tien  (^),  fi  vous  pof- 

fedez 


C«)  Tk»  /«,  nom  qu'on  donne  par  honneur  aux  Empereurs  Chinois- 

Mm  m    m    » 


Mmm  m  3 


64(5  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

fedez  les  grandes  lichefTes  d'un  fi  vafle  Empire:  c'a  tcé  une  pure  grâce 
de  leur  part.  Grâce  finguliére ,  s'il  en  fut  jamais  :  grâce  à  laquelle  il 
n'eft  pas  aifc  de  répondre  dignement  :  gnicc  enfin  que  vous  ne  fçau- 
riez  aflcz  reconnoître.  Cependant  non  feulement  vous  négligez  de  vous 
aquitter  des  cérémonies  ordinaires  à  l'égard  du  feu  Empereur:  mais  à  l'é- 
gard de  l'Impératrice  merc  qui  vit  encore ,  on  ne  vous  voir  ni  le  refpeét 
que  vous  devez  à  fa  perfonne,  ni  l'atention  convenable  à  les  befoins.  Q_ioi 
donc  !  Eft-ce  trop  que  les  devoirs  les  plus  communs  pour  des  perfonnes  à 
qui  vous  êtes  fi  redevable?  Où  elt  la  reconnoiflance  tk  la  piété?  Certaine- 
ment tout  l'Empire  attendoit  autre  chofe  de  V.  M.  Pendant  que  vous 
étiez  dans  les  remèdes,  on  étoit  un  peu  moins  furpris  de  cette  conduite, 
on  l'excufoit  à  demi.  Mais  depuis  que  votre  fanté  elt  bien  rétablie  ^  qu'on 
vous  voitfoutenir  fans  incommodité  le  poids  des  affaires,  remplir  toutes  les 
autres  fonctions  de  Prince,  ôc  négliger  comme  auparavant  les  devoirs  de 
fils:  il  n'eft  aucun  de  vos  Officiers  à  la  cour,  &  dans  les  provinces,  qui  ne 
conclue  que  votre  négligence  paflee,  venoit  bien  moins  de  la  foiblclfe  de 
votre  fanté,  que  de  votre  peu  de  piété.  Pour  moi  je  vous  l'avoue,  je  ne 
comprens  point  les  motifs  qui  vous  font  en  agir  de  la  forte.  Eft-ce  que 
vous  avez  cru  voir  dans  le  feu  Empereur  pendant  fa  vie,  des  difpofitions 
peu  favorables  à  votre  égard  ?  Eft-ce  qu'on  vous  a  fait  fur  cela  de  fâcheux 
raports?  C'eft  une  chofe  confiante  qu'il  dépendoit  du  feu  Empereur,  de 
fe  donner  pour  fuccefleur  un  autre  que  vous.  Il  vous  a  choîfi  pour  l'être , 
ôc  vous  l'êtes  en  effet.  Quels  rapports  ôc  quels  foupçons,  euflent-ils  quel- 
que fondement,  peuvent  tenir  contre  un  bienfait  fi  grand,  fi  réel ,  &  fi  no- 
toire ? 

Quant  à  l'Impératrice  mère,  fi  pendant  quelque  tems,  elle  a  pris  con- 
noifiance  des  affaires,  ce  n'a  été  que  fm-  les  infîanccs  de  vos  Miniilres  &C 
autres  grands  Officiers,  pendant  que  vous  étiez  hors  d'état  de  vous  en  mê- 
ler: 5c  ce  n'eft  point  qu'elle  ait  jamais  prétendu  partager  avec  vous  l'auto- 
rité fouveraine.  Enfin,  il  y  a  du  tems  qu'elle  vous  a  remis  le  gouverne- 
ment. Vous  régnez  6c  gouvernez  feul.  Le  refte  eft  pafle,  il  faut  l'ou- 
blier ,  &  il  ne  convient  point  d'en  confervcr  un  fi  long  reflentiment. 
Pour  ces  petits  fiijets  de  chagrin,  fuflént-ils  réels,  oublier  un  bien.'^ait  du 
premier  ordre-,  c'eft  imiter  Teou  vaug,  à  qui  une  faute  en  ce  genre  moins 
griévc  que  la  votre,  eft  vivement  reprochée  dans  le  Chi  khig.  J'ai  une 
vraie  peine ,  lorfque  je  vois ,  qu'au  lieu  d'imiter  le  grand  Chun ,  Prince  r€- 
commandable  par  tant  d'endroits,  ik  principalement  par  fa  piété  envers  fes 
parens,  vous  imitiez  2eoii  njang  Prince  fi  décrié  dans  l'hiftoire. 

On  dit  que  l'Impératrice  mère  n'eft  pas  la  feule  qui  ie  fente  de  vos  clia- 
grins.  Votre  reflentiment  s'étend  dit-on,  jufques  fur  les  jeunes  Princellés 
filles  du  feu  Empereur,  que  vous  devez  par  conféquent  regarder  comme 
vos  fccurs.  Vous  leur  avez  ôté  leur  apartement  ,  pour  y  placer  vos 
propres  filles.  Reléguées  dans  un  coin  du  palais ,  elles  n'y  reçoivent  de 
votre  part  aucune  marque  de  bonté  :'vous  n'en  prenez  aucun  foin  :  elles  vous 
font  comme  étrangères.    Souffrez  que  je  vous  ouvre  mon  cœur,  Se  que  je 

vous 


ET   DE  LA   TARTARIE    CHINOISE.  647 

TOUS  dife,  quels  font  fur  cela  les  fentimens  de  tout  l'Empire,  èc  les  miens 
plus  que  de  tout  autre.  Le  feu  Empereur  a  régné  quarante  6c  un  an.  Sous 
fon  règne  auffi  heureux  que  long,  l'Empire  a  refTenti  l'efifet  de  fes  bontez. 
Il  n'ell  aucun  de  fes  Officiers,  qui  ne  foit  pénétré  (a)  de  reconnoiffancc  : 
comme  perfonne  ne  lui  doit  plus  que  moi, qui  de  pauvre  8c  fimple  Lettré, 
me  fuis  vu  élevé  aux  plus  grands  emplois,  perfonne  auffi  n'a  pour  ce  bon 
Prince  des  fentimens  plus  fîncéres  &  plus  vifs  de  refpcét  &  de  gratitude. 
Jugez  de-là,  quelle  peine  c'eft  pour  les  fujets  de  votre  Empire,  Se  pour  moi 
en  particulier,  de  voir  ainfî  négligées  l'Impératrice  fon  époufe  ,  ôc  les 
Princefles  fes  filles.  J'y  fuis  fi  fenfible  que  je  n'ai  pas  le  cœur  d'accepter  la 
grâce  que  vous  me  faites  de  m'avancer.  Que  font  mes  foibles  fervices  en 
comparaifon  de  ce  que  doit  V.  M.  au  feu  Empereur  6c  à  l'Impératrice 
mère  ?  Ce  qu'eft  un  fil  de  foye ,  ou  un  cheveu  comparé  à  tout  l'univers. 
Oublier  ce  que  vous  leur  devez  pour  le  plus  grand  de  tous  les  bienfaits,  èc 
récompenfer  en  moi  fi  peu  de  chofe:  quel  renverfement  !  Quelle  inconfé- 
quence!  Pouvez-vous  ne  la  pas  fentir?  Pour  moi ,  je  vous  l'avoue ,  je  la 
fens  très-vivement.  Ce  que  je  fouhaitte  fur  toutes  chofes,  c'eft  que  vous 
rendiez  avec  exactitude  au  feu  Empereur  les  devoirs  accoutumez  ,  6c  que 
vous  honoriez  en  bon  fils  l'Impératrice.  Outre  que  vous  devez  cet  exem- 
ple à  tout  l'Empire,  c'eft  le  moyen  de  gagner  le  cœur  de  vos  Officiers. 
Pour  moi,  quand  je  vous  verrai  changé,  fallût-il  ne  vivre  que  de  pois  6c 
d'eau,  il  n'eft  point  de  fiitigues  6c  de  travaux,  qui  me  puiflent  rebuter,, 
point  de  dangers  qui  m'effrayent.  Jefervirai  avec  plaifirV.  M.  jufqu'au  der- 
nier foupir  de  ma  vie.  Mais  auffi,  fans  ce  changement  quand  V.  M.  chaque 
jour  m'offriroit  de  nouveaux  hor.neurs  6c  de  plus  grands  biens:  je  ne  pou- 
rois  me  refoudre  à  les  accepter.  L'Etat  fe  fent  encore  du  fage  gouvernement 
de  vos  ancêtres  :  les  loix  qu'ils  ont  établies,  s'obfervent  :  les  peuples  font 
foumiâ  :  les  Officiers  vigilans  :  tout  va  fon  train.  Il  n'eft  p.is  befoin  que  V.  M. 
encore  en  deiiil  s'inquiette  6c  s'applique  fort  aux  affaires.  Ce  qui  preffe,  6c 
à  quoi,  fans  vous,  tous  vos  Officiers  ne  peuvent  rien,  c'eft  de  pourvoir  à 
ee  qui  regarde  l'Impératrice  mère,  6c  les  cinq  promeïïcs  filles  de  G/«  tfong. 
De  vous  feul  dépend  leur  fort,  c'eft  à  vous  de  les  rendre  heureufes.  Si  Vous 
le  faites  en  bon  fils  6c  en  bon  frère,  vous  vous  attacherez  les  peuples,  6c 
vous  attirerez  le  fecours  de  Tien  fur  vous  6c  fur  votre  poftcrité.  Je  dis  que 
vous  vous  attacherez  les  peuples.  Faites-en  l'épreuve,  elle  fera  fenfible,. 
6c  vous  toucherez  au  doigt  la  vérité  de  cette  promefle.  Je  dis  que  vous  at- 
tirerez fur  vous  6c  fur  votre  poftérité  le  fecours  de  Tien.  '  Ce  point ,  pour 
être  un  peu  plus  obfcur,  n'eft  pas  moins  certain  que  l'autre.  N'allez  pas 
dire:  !r/>«  ne  voit  ni  n'entend  :  les  hommes  font  peu  clair-voyans  :  qu'ai-je 
à  craindre?  Ce  feroit  vous  aveugler  que  de  penfer  ainfi.  Voilà,  ce  que  j'ai 
cru  vous  devoir  repréfenter  en  m'cxcufant  d'accepter  l'honneur  que  V.  "M., 
daigne  me  faire.     Il  y  a,  je  l'avoue,  de  l'imprudence  6c  de  la  témérité  à. 

parleiî 

(«t)  Le  Chinois  dit:  fes  bontcî  ont  pénétré  jufqu'à  la  moelle  des  os. 


648  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

parler  fi  librement.    Mais  j'ofe  aflurer  V.  M.  que  ce  que  je  viens  de  lui 

dire,  c'eft  ma  droiture  6c  mon  zèle  qui  me  l'ont  di£té.     Heureux  fi  V.  M. 

veut  bien  fe  le  perluader,  6c  fi,  au  lieu  de  m'en  faire  un  crime,  elle  a  foin 

d'en  profiter. 
Efiet  de  ce       Une  glofe  dit  que  cette  remontrance  fut  fans  effet,  ou  du  moins  fans  ré- 
Dilcours.     ^onfe:  que  Fou  pi  rechargea  fix  ou  fcpt  fois:  que  l'Empereur  2'ngtfong  re- 

fufa  conitamment  d'admettre  les  excules  de  Fou  pi  ;  qu'enfin  ce  Prince  par 

une  déclaration  publique  témoigna  vouloir  changer:  ôc  que  Fou  pi  accepta 

l'emploi  de  Tîng  ché. 

Difcours  de  Se  ma  kuang  au  même  Empereur  Yng  tfong 
fur  la  piété  filiale  ^  fur  l'équité. 

f'ré ''^'^  /^N  {a)  le  dit,  ôcileftvrai,  en  matière  de  perfeftion  perfonnelle,  la 
Filiale^  V  J  pi^té  filiale  efl  la  première  des  vertus.  L'ame  du  gouvernement 
c'eft  l'équité.  Confucius,  dans  fon  livre  de  la  piété  filiale,  dit  que  cette 
vertu  ell:  le  principe  &  le  fondement  de  toutes  les  autres.  Il  ajoute  que  ce- 
lui qui  n'aime  pas  fon  père  Se  fa  mère,  6c  qui  ne  leur  porte  pas  tout  le  ref- 
peét  qu'il  leur  doit,  aimât-il  le  refle  des  hommes,  eût-il  pour  chacun  tous 
les  égards  imaginables,  ne  peut  pafTer  avec  jullice,  ni  pour  vertueux,  ni 
pour  honnête  homme,  6c  qu'il  ne  l'eft  point  en  effet  :  car  jamais  arbre  fans 
racine  n'a  pouffé  de  belles  branches.  Le  feu  Empereur  Gin  tfong,  en  vous 
adoptant,  6c  vous  appellant  à  l'Empire,  vous  a  fait  le  plus  beau  préfent 
qu'on  puifTe  faire.  Ce  Prince  (b)  aujourd'hui  n'eft  plus.  Mais  il  a  laiffé 
l'Impératrice  6c  cinq  filles.  C'eft  ce  qu'il  avoit  de  plus  proche,  c'eft  ce 
qui  vous  doit  être  cher  :  c'eft  à  vous  d'en  avoir  tout  le  foin  pofTible.  Vous 
ne  pouvez  y  manquer  fans  répondre  mal  aux  intentions  de  Gin  tfong,  8c  aux 
obligations  que  vous  lui  avez.  Ci-devant  quand  l'Impératrice  mère  gou- 
vernoit  en  votre  place,  les  Officiers  du  palais  la  reip  ?6loient.  Grands  ÔC 
petits,  tous  étoient  attentifs  à  la  bien  fervir.  Maintenant  qu'elle  vous  a  re- 
mis le  loin  de  l'Empire,  6c  qu'elle  ne  fe  mêle  plus  des  affaires,  j'appréhen- 
de qu'il  n'avive  du  changement.  Parmi  les  Officiers  du  palais,  il  peut  fc 
trouver  des  gens parefTeux, qui  la  négligent, 6c  qui  la  fervent  mal.  Elle  eftU 
mcre  de  tout  l'Empire.  Tout  l'Empire  doit  avoir  à  cœur  qu'elle  foit  heureu- 
fc  6c  contente.   Mais  tout  l'Empire  s'en  repofe  fur  vous ,  Prince ,  6c  vous  ê- 

tes 

(«)  Le  Chinois  dit  mot  à  mot.  Votre  fujct  a  oiii  dire.  C'eft  un  début  tiès-orjinaire 
•n  ce  genre  d'ccurc. 

(b)  Le  Chinois  dit:  s'eft  éloigné  en  montant.  J"ai  déjà  remarqué  que  la  politede  Chi- 
noife  évite  de  dire  crûment  :  Il  eft  mort,  hlle  employé  des  termes  plus  doux  félon  lei 
pcrfonnes  &  les  occafions. 


la  Piété 
filiale. 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE:  649. 

tes  obligé  par  plus  d'un  endroit  d'y  veiller  avec  tout  le  foin  dont  vous  êces  Suite  de 
iCapable.  l'Eloge  de 

Je  crains  de  plus  que  dans  le  palais  il  ne  fe  trouve  des  brouillons,  qui  in- 
terprétant ù  leur  manière  les  aélions  ou  les  paroles  de  l'Impératrice,  vien- 
nent vous  faire  des  rapports  propres  à  vous  aigrir  ou  à  vous  refroidir.  S'il 
y  en  a  de  ce  caraflére,  ils  ne  manqueront  point  de  fe  couvrir  du  voile  fpé- 
cicux  de  fidélité,  d'attachement  5c  de  zèle.  Mais  ce  font  dans  le  fonds  des 
âmes  baflés,  qui  n'ont  en  vue  que  leur  intérêt,  ôc  qui  cherchent  à  profiter 
des  difpofitions  qu'ils  voyent  ou  qu'ils  croycnt  voir  dans  l'efprit  du  Prince. 
Si  donc  vous  découvrez  quelqu'un  de  ces  lâches  flateurs ,  ordonnez,  fans 
l'écouter,  qu'o*  le  livre  fur  le  champ  à  la  jullice,  &  qu'on  lui  falîé  fon 

Erocès.  Un  exemple  que  vous  en  ferez  ,  fermera  la  bouche  à  tous  fes 
imblables.  Au  contraire  fi  vous  prêtez  l'oreille  à  cesdifcours,  les  mé- 
difances  6c  les  calomnies  ne  finiront  point,  &  il  s'en  fuivra  infailliblement 
de  funeftes  troubles.  Ce  point  elt  de  la  dernière  importance,  6c  mérite 
votre  attention. 

Enfin  c'eft  une  maxime  reçue,  &  qui  a  paffé  comme  en  proverbe.  Pour 
les  affaires  de  l'Etat,  le  Prince  feul  en  décide  :  quant  aux  affaires  domefti- 
ques,  c'eft  l'Impératrice  qui  y  préfide.  Je  voudrois  donc  que  V.  M.  déci- 
dant par  elle-même  .toutes  les  affaires  du  dehors,  fît  dépendre  de  l'Impéra- 
trice mère  le  règlement  du  dedans,  que  vous  y  laifllifiiez  à  fa  difpofition  les 
gratifications  &les  emplois:  du  moins  que  rien  en  ce  genre  ne  le  fit  fins  fon 
avis  6c  fon  agrément:  tout  alors  feroit  dans  l'ordre,  vous  verriez  au-delîiis 
de  vous  votre  mère  contente,  Se  vous  entendriez  au-deflbus  vos  Officiers 
Se  vos  peuples,  vous  en  témoigner  leur  fatisfiélion  par  des  éloges  6c  des 
chanfons:  fi,  faute  d'avoir  établi  cet  ordre,  les  Officiers  du  dedans  ve- 
noient  à  fe  négliger,  6c  à  ne  pas  bien  fervir  l'Impératrice,  fi  quelqu'un 
d'eux,  par  de  faux  rapports,  vous  brouilloit  avec  elle,  cela  fe  fçauroit  au- 
dehors  :  l'Impératrice  de  chagrin  en  tomberoit  peut-être  malade  :  quel  des- 
honneur ne  feroit-ce  point  pour  vous.''  Comment  pouriez-vous  le  foute- 
jiir  à  la  face  de  tout  l'Empire?  Tout  le  bien  que  d'ailleurs  vous  pouriez 
faire  ne  pouroit  couvrir  votre  honte.  Voilà,  où  je  tendois  par  ma  pre- 
mière propofition,  qu'en  matière  de  perfection  perfonnelle,  ce  qu'on  ap- 
pelle piété  filiale,  eft  la  première  des  vertus. 

Dans  le  chapitre  du  Chu  king  ,  qui  a  pour  titre  Hong*  fan:  quand  on 
vient  à  recommander  au  Prince  d'être  équitable,  6c  de  ne  jamais  agir  par 
des  inclinations  ou  des  averfions  particulières ,  on  appuie  fi  fort  fur  ce 
.point,  qu'on  inculque  la  même  chofe  en  fix  manières  différentes,  pour  ea 
faire  fentir  l'importance.  Celui  qui  gouverne  un  Etat,  dit  T'gheeugm,  ne 
doit  point  employer  les  récompenfes  publiques,  pour  payer  des  fervices  per- 
fonnels  qu'on  lui  a  rendus ,  avant  qu'il  fût  fur  le  trône.  Encore  moins  (k)it- 
1!  employer  la  rigueur  des  loix.,  pour  fatisfaire  une  haine  particulière.  Nous 

lifons 

*  La  grande  régie,  ou  les  grandes  régies. 
Tome  IL  Nnn  n 


^p  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE^ 

Suite  de      liions  dans  le  l'a  {a)  bio  :  Celui  qui  veut  faire  régner  daiTS  fa  conduire  la  raifon 

l'Elcge  de   £c  la  (agefle,  doit  tenir  fon  cœur  droit  &  dans  réquilibrc.  Or  le  cœur  perd 

fii'^if'^       cette  droiture,   &  cet  équilibre ^  quand  des  inclinations  ou  des  averhons 

'^'°'         particulières  le  font  pancher  d'un  côté.     De  fimplc  Prince  du  Sang  vous 

avez  été  fait  héritier  du  trône,  où  vous  êtes  maintenant  aifis :  c'eit  avoir 

monté  bien  haut.     Il  cft  afTcz  naturel  que  dans  cette  élévation,  vous  con- 

ferviez  quelque  inclination,  ou  quelque  averfion  particulière,  pour  ceux 

qui  vous  ont  rendu  autrefois  quelque  bon  office,  ou  caiifé  quelque  déplai- 

fir.  Prenez-y  bien  garde:  ces  inclinations  èc  ces averlions  ne  doivent  point 

influer  dans  votre  gouvernement. 

La  grande  régie  des  fouverains  eft  de  récorapenfcr  la  vertu  Se  de  punir  le 
vice,  d'avancer  les  gens  de  mérite  6c  de  probité  :  d'éloigner  ceux  qui  en 
manquent,  Les  honneurs  6c  les  emplois  font  le  plus  précieux  trcfor  des 
Etats.  Le  Prince  ne  doit  point  les  départir  à  des  fujets,  dont  tout  le  mé- 
rite ibit  de  lui  agréer  par  quelque  endroit.  Bien  moins  doit-il  faire  fervir  à 
quelque  rcflentiment  particulier,  les  châtimens  réglez  par  les  loix,.  contre 
ceux  qui  font  convaincus  de  les  avoir  tranfgrcffées.  C'étoit  anciennement 
devant  toute  la  cour  aflemblée  que  fe  diftribuoienc  les  dignitez  6c  les  em- 
plois ,,  comme  c'étoit  en  plein  marché  que  s'exécutoient  les  criminels  ; 
Gomme  fi  le  Prince  avoit  voulu  avertir  par-là,  que  fes  inclinations  particu- 
lières n'avoient  en  tout  cela  aucune  part,  qu'il  diftribuoit  les  récompenfes 
à  des  perfonnes,  que  le  public  n'en  pouvoir  juger  indignes:  6c  «|ue  ceux 
qu'il  jugeoit  dignes  de  mort,  y  étoient  en  même  tems  condamnez  par  la 
voix  publique. 

Aujourd'hui ,  parmi  les  Officiers  de  votre  Empire  ,  il  y  a  bien  du  mélan- 
ge. 11  y  a  des  gens  de  vertu  8c  de  mérite:  mais  ils  font  mêlez  6c  confondus 
dans  la  foule:  bons  6c  mauvais  vont  de  pair.  C'eft  un  defordrc  infiniment 
préjudiciable  au  bien  de  l'Etat.  Je  voudrois  que  V.  M.  s'appliquât  férieu- 
fement  à  y  apporter  remède.  Pour  cet  effet,  voici  ce  qu'il  faut  faire.  E- 
tudiez-vous  à  bien  connoître  ceux  dont  la  vertu  d<:  les  talens  font  au-deffus 
du  commun,  6c  qui  par-là  font  les  plus  capables  de  bien  foutenir  les  efpé- 
rances  du  public.  Ceux  que  vous  reccnnoitrez  tels,  tirez-les  inceffamment 
de  la  foule  :  mettez-les  dans  les  premiers  polies,  6c  quand  ils  auroient  eu 
le  malheur  de  vous  dcfobliger  autrefois,  ne  laifliîz  pas  de  les  avancer  à  pro- 
portion de  leurs  fervices.  Uiéz-cn  de  la  même  forte  en  matière  de  châti- 
ment. Quelque  inclination  que  vous  vous  fentiez  pour  quelqu'un  ,  s'il  eft 
convaincu  de  quelque  crime,  6c  pour  cela  dételle  des  gens  de  bien,  6c  con-- 
damné  par  la  voix  publique,  ne  vous  laifies  point  fléchir  jufqu'à  lui  par- 
donner. Par  cette  conduite,  bien-tôt  il  n'y  aura  plus  ni  gens  de  mérite  fans 
emploi,  ni  gens  fans  talens  dans  les  charges:  vous  avancerez  la  vertu,  vous 
ferez  trembler  le  vice,  vous  verrez  régner  l'ordre  à  votre  cour.  Tous  vos 
peuples  en  fcntiront  les  effets,  vous  ferez  leur  bonheur  par  votre  làgefle: 
ils  feront  réciproquement  le  votre  par  leur  attachement  6c  leur  foumiffion, 

(4)  La- grande  étude,  ou  la  sr»ndc  fcicncc.    Ceft  le  titre  du  liv^:e. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  6fi' 

&  votre  illuftre  poftéi-itc  n'aura  qu'à  vous  imiter,  pour  continuer  de  ré- 
gner en  paix. 

Qiic  fi  au  contraire  V.  M.  menant  une  vie  oifive  dans  fon  palais,  êc  fc 
livrant  à  les  plaifîrs,  laiflbit  route  l'autorité  à  quelqu'un  de  fcs  Officiers,  fi 
fans  examiner  qui  a  du  mérite  ou  qui  n'en  a  point,  fans  diftinguer  la  vérita- 
ble  vertu  du  vice  artificieufement  déguifé,  £c  fans  faire  attention  aux  con- 
féquences,  vous  mettiez  indifféremment  dans  les  emplois  les  premiers  qui 
fc  préfentent  :  ou  bien,  ce  qui  feroit  encore  pis,  fi  prenant  pour  toute  ré- 
gie vos  inclinations  Se  vos  reffentimens j  vous  éloigniez  tous  ceux  qui  vous 
ont  autrefois  déplu  ,  &  n'avanciez  que  ceux  pour  qui  vous  vous  êtes  tou- 
jours ténti  de  l'inclination  :  fi  les  récompenfes  étoient  pour  des  flateurs  fans 
mérite  &  fans  fervices,  les  châtimens  pour  des  gens  fidèles  &  zèlez,  dont 
la  droiture  feroit  tout  leur  crime,  aufîi-tôt  tout  feroit  en  confufion  à  la  cour 
&  dans  les  provinces:  plus  de  loix,  plus  d'ordre,  plus  de  paix?  y  auroit-il 
rien  de  plus  funefte  &  pour  tout  l'Empire  en  général  ,  &c  pour  V".  M.  en 
particulier. 

Voilà  pourquoi  j'ai  dit,  que  comme  en  matière  de  perfêélion  particuliè- 
re, la  piété  filiale  ell  la  première  des  vertus:  de  même  en  matière  de  gou- 
vernement, c'éft  l'équité.  Du  cas  ou  du  mépris  qu'un  Prince  fait  de  ces 
deux  vertus ,  dépend  plus  que  de  toute  autre  choie  le  bonheur  ou  le  mal- 
heur de  fon  état,  la  honte  ou  la  gloire  de  fon  régne.  Pcfcz-bien  cette  vé- 
rité, pour  vous  animer  à  bien  pratiquer  ces  deux  veitus  capitales. 

Une  g\ok  dit  de  Se  ma  kuafjg  ^  Auteur  de  cedifcours,  qu'il  étoit  bon  Eloge  de 
fils,  bon  ami,  bon  fujet  :  que  c'étoit  un  homme  d'une  probité  reconnue:    l'Auteur 
d'une  gravité  refpeétable:  d'une  tempérance  fîngulière:  6c  d'une  droiture  à   p^^^f  ^ 
toute  épreuve.     Il  fut  Miniflre  fous  quatre  Empereurs.     On  ne  le  vit  ja- 
mais fe  démentir. 

y^iiire  D'ifcours  du  même  Se  ma  kuang  au  même  Empe- 
reur  Yng  tfong ,   à  loccafton  des  calam'uez  publiques. 

DEPUIS  que  V.  M.  eft   fur  le  trône ,  voici  bien  des  phénomènes   1^'''^°"^= 
extraordinaires,  &  bien  des  calamitez  publiques.     Il  a  paru  des  ta-   jesCak- 
ches  noires  dans  le  foleil.  Il  y  a  eu  fuccefîivemcnt  des  innondations  6c  des   tés  publi« 
fécherefics.     Pendant  l'Eté  de  l'année  dernière,   commencèrent  de  grofTes   qu's. 
pluies,  qui  ne  finirent  qu'aprè  l'Automne.     Au  Sud-Efl  de  votre  cour, 
dans  le  territoire  de  plus  de  dix  villes  ,  on  a  vu  les  mailbns  grandes  6c  peti- 
tes, ou  abîmées  dans  les  eaux,  ou  flotantes  6c  portées  flir  le  fommet  des 
arbres.  Combien  de  familles  ruinées  par  là  !  AufÏÏ  trouve-t-on  de  tous  co- 
tez des  malheureux  de  tout  âge:  le  fils  féparé  du  père,  6c  l'un  6c  l'autre 
acablez  fous  le  poids  de  leur  mifere.     Les  parens  vendent  leurs  enfans,  les 
maris  leun  femmes,  6c  ils  les  donnent  à  plus  bas  prix,  que  ne  fe  vendent 
Nnn  n  i  com- 


6ft  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE. LA  CHINE, 

Suite  du  communément  les  plus  vils  animaux.  La  difette  a  été  fî  grande  à  Htu: 
Difcours  ^  .\  pifjg  ^  qu'on  y  a  vû  les  proches  parens  fe  manger  les  uns  les  au- 
fur  les  Ca-    ^^.^^ 

publiques.  A  cette  pluvieufe  Automne  a  fuccedé  un  Hiver,  non  pas  froid  6c  fec, 
comme  il  convcnoit,  mais  humide  &c  tempéré,  tel  que  le  Printems  a  cou-- 
tume  d'être.  Les  plantes  6c  les  arbres  ont  poufle  hors  de  failbn.  Après, 
quoi  font  venus  dans  le  Printems  des  vents  très-rudes.  Enfin  cet  Eté  der- 
nier les  maladies  contagieufes  ont  fait  un  ravage  horrible  dans  plus  de  cent, 
lieues  de  pays.  Dans  les  maifons,  ce  n'étoit  que  malades:  dans  les  chemins 
qu'enterremens.  Au  commencement  de  cet  Automne  les  grains  étoient  les 
plus  beaux  du  monde.  Les  peuples  commençoient  à  refpirer  dans  l'efpé- 
rance  d'une  abondante  récolte.  On  étoit  fur  le  point  de  la  recueillir,  lorf- 
qu'il  cil  tombé  une  pluie  fi  extraordinaire ,  qu'en  un  jour  6c  une  nuit  les. 
rivières  6c  les  ruilTeaux  fe  font  débordez ,  ont  fait  remonter  contre  leur 
cours  les  torrens  les  plus  rapides, ont  enlevé  les  ponts  les  plus  exhaunez,ont. 
couvert  de  hautes  collines,  6c  fait  de  la  campagne  une  valle  mer,  6c  ontra-^ 
vagé  toutes  les  moiflbns. 

Ici  dans  votre  capitale,  la  défolation  n'eft  gucres  moins  grande.  L'in- 
nondatioQ  en  a  enlevé  toutes  les  barrières  :  elle  en  a  fait  écrouler  les  portes.- 
&  les  murailles.  Les  tribunaux  des  Magiftrats,  les  greniers  publics,  les 
maifons  du  peuple  6c  des  loldats,  tout  a  fouffert.  Bien  des  gens  ont  péri ,. 
ou  accablés  lous  les  ruines  de  leurs  maifons,  ou  fubmergez  dans  les  eaux. 
Ces  calamités,  certainement  font  des  plus  extraordinaires.  Je  ne  fçache 
pas  que  depuis  plufieurs  fiécles  on  ait  rien  vû  de  femblable.  Comment 
V.  M.  n'en  eft  elle  pas  efrayée  ?  Comment  ne  penfe-t-elle  pas  à  exami- 
ner férieulement  en  quoi  elle  peut  avoir  contribué  à  attirer  de  fi  grands  mal- 
heurs? Mon  zèle  m'y  a  fait  penfer  pour  vous,  6c  je  crois  que  de  votre  part 
trois  caufes  y  ont  contribué. 

Premièrement,  votre  conduite  à  l'égard  de  l'Impératrice  mère.  Cette 
PrincefTc  pleine  de  bonté,  de  fagefie,  6c  de  vertu,  eft  devenue  votre  mè- 
re,, en  vous  adoptant,  6c  vous  deltinant  l'Empire  de  concert  avec  Gin  tfong. 
Dès  que  vous  fûtes  entré  dans  le  palais,  elle  y  eut  toujours  pour  vous  tous 
les  foins  de  mère.  Gin  tfong  étant  mort  6c  vous  malade,  on  a  vû  cette  Prrn- 
ceffe  à  genoux  devant  l'appartement  de  l'Empereur,  battant  la  terre  du 
front  jufqu'à  fe  blcfler,  prier  pour  votre  ianté  avec  les  dernières  inftances. 
Comment,  après  cela,  fur  le  faux  rapport  de  quelques  langues  empoifon- 
nées ,  qui  ont  entrepris  de  vous  aigrir  contre  elle  ,  vous  êtes-vous 
laiflè  pcrfuadcr  que  cette  Princefle  n'a  pas  toujours  eu  pour  vous  les  fenti- 
mens  d'une  bonne  merc?  quand  cela  feroit  vrai  en  partie,  eft-il  permis  à 
un  fils  d'entrer  en  compte  avec  père  6c  mère,.  6c  de  n'avoir  pour  eux  de 
la  tcndrcflè  6c  du  rcfpccl,  qu'à  proportion  qu'il  jugera  en  avoir  été. 
traittc  bien  ou  mal  ?  Qiii  jamais  a  oui  parler  d'une  telle  maxime  .^ 

En  voici  une  au  contraire  bien  mieux  établie,  6c  communément  reçue. 
\Jn  grand  bienfait,  dit  la  tradition,  doit  faire  oublier  les  petits  fujets  de 
plainte.     Or  le  feu  Empereur  vous  a  tiré  du  gouvernement  d'une  province 

dont 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  6^ 

dont  vous  lui  étiez  encore  obligé  ,  pour  vous  élever  fur  fon  trône,  &  vous  Suite  du 
faire  maître  de  tout  l'Empire.     Pour  un  prefent  de  cette  nature,  qu'a-t-il  Ditcours 
exigé  de  vous?  Qii'à  la  pnere  vous  prifiiez  foin  de  l'Impératrice  foo  épou-  [""■  •"^*" 
fe,  &  des  Princeflés  fes  lilles.Ccpendant,dès  que  ce  Prince  eft  dans  le  cer-  puUiques. 
cueil,  avant  même  qu'il foit  inhumé,  vous  chagrinez  l'Impératrice;  vous- 
reléguez  les  Princeflés  dans  un  appartement  reculé  :  vous  n'y  avez  prefque 
jamais  paru  :  vous  abandonnez  ôc  la  mère  ôc  les  Princeflés  fes  filles  à  la  dif- 
crétion,  ou  plutôt  à  la  négligence  de  quelques  bas  Officiers.     Trouvez 
bon,  qu'en  cette  matière  je  raifonnc  du  petit  au  grand.     Imaginez-vous  un 
homme  du  peuple,  que  quelques  arpens  de  terre  font  vivre  avec  fa  femme 
6c  quelques  filles  qu'il  en  a  eues. Se  voyant  fur  l'âge  ôc  fans  fils, il  adopte  un 
jeune  homme  de  fa  famille,  6c  le  fait  *  fon  héritier.     Celui-ci  maître  du 
bien,  ne  voit  pas  plutôt  fon  père  mort,   qu'il  difpofe  abfolument  de  fes 
biens  à  fa  fantailie  ,  n'a  aucun  égard  pour  la  mère  ,   ni  aucun  foin  de  fes 
fœurs.  Elles  ont  beau  foufrir,foupirer, gémir, 6cfe  plaindreril  cfl;  infenfible 
atout.   Qiielle  idée,  croyez- vous,  qu'auroit  tout  le  voifinage  d'un  fils  de 
ce  caraétere?  Qu'en  penferoit-on  ?  Qu'en  diroit-on?  Or  un  tel  procédé  dé- 
crieroit  un  villageois  dans  fon  village  :    Que  doit  attendre  d'une  conduite 
bien  plus  criante,  un  Empereur  Oar  qui  font  attachez  les  yeux  de  tous  fes 
fujets?  Le  moyen  qu'il  en  foit  aimé. 

En  fécond  lieu,  le  feu  Empereur  naturellement  facile  &  bon,  s'eft  tou- 
jours fait  une  peine  de  contredire  ceux  qu'il  employoit.  Les  dernières  an- 
nées  de  fon  régne,  étant  violemment  tourmenté  d'un  mal  de  poitrine,  il 
s'efl;  rebuté  des  ibins  du  gouvernement,  £c  s'eft  prefque  entièrement  repofé 
de  tout  fur  quelques  uns  de  fes  Officiers.  Il  s'en  faut  bien  qu'on  ait  toujours 
fait  le  choix  qu'on  devoit.  On  a  vu  afléz  fréquemment  la  brigue  &  l'inté- 
rêt l'emporter  fur  le  mérite  &  la  vertu.  Quelque  foin  qu'ayent  pris  pouf 
fe  couvrir  les  auteurs  de  ces  injullices,  ils  n'ont  trompé  que  le  vulgaire  peu 
attentif  6c  peu  inft:ruit.  Les  gens  éclairez  en  ont  gémi  :  mais  ne  fçachantà 
qui  recourir,  vu  l'état  où  étoit  le  Prince,  ils  ont  gardé  le  filence.  Leur 
confolation  étoit  qu'un  jeune  Prince  comme  vous,  montant  fur  le  trône, 
éxamineroit  tout  par  lui-même,  s'inftruiroit  de  tout  avec  foin  ,  6c  main- 
tiendroit  avec  vigueur  l'autorité  fouveraine.  Ils  efpéroient  qu'alors  on  éloi- 
gneroit  les  gens  incapables,,  qu'on  avanceroit  les  gens  de  mérite:  que  l'é- 
quité toute  pure  régleroit  les  punitions.  8c  les  récompenfcs:  enfin  que  par 
cette  fage  conduite,  la  cour  6c  tout  l'Empire  changeroit  de  face. 

Voilà  ce  qu'on  efperoit,.  6c  c'elt  ce  qu'on  n'a  pas  encore  vu.  Dès  le 
commencement  de  votte  régne,  vous  paroifléz  auflî  fitigué  du  poids  des 
affaires,  que  l'étoit  Gin  tfong  accablé  de  maladie  les  dernières  années  du  fien. 
Vous  abandonnez  plus  que  lui  la  déciiion  des  affaires  à  certains  devosOfliciei-s 
5c  l'on  diroit  prefque  que  vous  craignez  de  voir  clair  dans  leur  procédé. 
On  vous  a  prefenté  quantité  de  mémoriaux,  dont  quelques-uns  étoient  de 
la  plus  grande  importance.  Vous  n'y  avez  fait  nulle  attention.  Sous  prétexte 

de.; 
*  Les  filles  en  Chine  n'héritent  point. 

ÎST  n  n  n  ?, 


limités 

publiques 


(;j-4  DESCRIPTION    DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suites' du  delaifler  aller  les  chofes  l'ancien  train ,  vous  n'examinez  rien  à  fond  :  &  pen- 
Difcours  dant  qu'on  veille  avec  acention  fur  des  bagatelles,  m\  néglige  entièrement 
fur  les  Ca-   ç^  ^y^  f^ji;  Je  fond  du  gouvernement. 

11  y  a  dans  les  emplois  des  Officiers  tout  à  fait  indignes,  gens  fans  mérite 
&  fans  vertu:  vous  les  connoiflcz:  &  comme  il  vous  n'aviez  pas  le  courage 
de  les  éloigner,  vous  les  y  lailîez.  L'Empire  ne  manque  pas  de  gens  capa- 
bles, qui  joignent  à  de  grands  talcns  beaucoup  de  lagcfic  £c  de  probité. 
Vous  en  êtes  très-bien  inilruit ,  &  vous  les  reconnoillez  pour  tels;  cepen- 
dant vous  ne  penfez  pas  à  eux.  Tel  parti  ell  dangereux,  ôc  fujet  à  de  grands 
iuconveniens  :  on  vous  l'a  fait  voir  ,  vous  en  êtes  convenu ,  cependant 
vous  le  laiflez  prendre.  Tel  autre  parti  eft  bon,  vous  le  Içavez:  on  vous 
en  a  fait  toucher  au  doig  les  avantages.  Cependant  vous  n'ofez  vous  dé- 
clarer Se  dire:  je  veux  qu'on  le  prenne.  Ceux  dont  vous  vous  fervez,  fen- 
tent  cette  foibleflé:  ils  en  profitent,  ou  plutôt  ils  en  abufent.  Plus  maî- 
tres encore  qu'ils  n'auroient  pu  l'être  fur  la  fin  du  dernier  régne,  ils  font 
ftuflî  plus  hardis.  Leur  caprice  ou  leur  intérêt  décide  de  tout.  Avancer 
les  gens  les  plus  incapables,  &  abfoudre  les  plus  criminels,  ne  font  pas  cho- 
fes dont  ils  rougiflént.  En  un  mot  ils  oient  tout,  &  ne  gardent  plus  de 
mefure.  C'eil  ainfi  que  vous  gouvernez  l'Empire:  eft-ce  là  dignement 
répondre  à  ce  qu'il  attendoit  de  vous .'' 

En  troifiéme  lieu,  vous  avez  à  la  vérité  de  belles  qualitez  naturelles  :  mais 
êtes  vous  mieux  partagé  que  ne  l'étoient  Tao,  Chun,  Tu^  &  Tchingtang? 
Il  faudroit  à  l'exemple  de  ces  grands  Princes,  chercher  à  enrichir  un  fi 
beau  fond  ,  en  profitant  des  lumières  des  fages.  Or  c'cffc  ce  qu'on  ne  vous 
voit  point  faire.  Au  contraire,  avez-vous  eu  quelque  vue,  &  avez-vous 
pris  un  parti?  Quelque  chofe  qu'on  vous  dife  pour  vous  en  faire  fentir  les 
inconvenicns ,  vous  ne  voulez  jamais  en  démordre.  Non,  les  plus  vaillans 
foldats  ne  défendent  pas  avec  plus  d'opiniâtreté  une  place  où  l'ennemi  les 
afTiége,  que  vous  défendez  votre  fentiment.  Tout  ce  qu'on  vous  dit  de 
contraire,  n'entre  point  dans  votre  efprit.  En  ufer  de  la  forte,  ce  n'eft 
pas  travailler  fuivant  la  maxime  de  nos  fages,  à  réunir  bien  des  rivières  pour 
en  former  une  vaftc  mer.  Un  fage  Prince  écoute  tout,  fie  pefe  tout  fans 
prévention.  En  examinant  difl-'èrentes  vues,  il  ne  dit  point:  celle-ci  ell 
de  moi,  celle-là  d'un  autre.  Celle-ci  eft  d'un  de  mes  proches,  celle-là 
d'un  parent  plus  éloigne.  Celle-ci  m'a  été  fuggérée  d'abord,  cclle-Li  n'eft 
venue  qu'après.  Ces  diftcrences  ne  font  point  ce  qui  le  fait  pancher  de  cô- 
té ou  d'autre:  il  cherche  la  meilleure  &  c'eft  tout.  Or  comment  la  diftin- 
gueroit-il  cette  meilleure  vue,  s'il  le  laiflbit  préocuper  par  de  femblables 
préjugez? 

Le  Chu  king  dit  :  „  Quelqu'un  ouvre  un  avis  contraire  à  vos  inclinations 
„  &  à  vos  idées:  c'eft  une  raifon  pour  vous  de  préiumer  qa'il  eft  bon,  5c 
5,  d'en'  pcfcr  avec  plus  de  foin  l'utilité  &  les  avantages.  Un  autre  donne 
„  dans  vos  vues,  dés-là  il  faut  faire  une  plus  grande  attention  aux  raifons 
„  qui  les  combattent.  „  Que  fi  contre  ces  maximes  n'écoutant  avec  plai- 
fir,  Se  n'embraflant  avec  joie  que  ce  qui  s'acorde  avec  vos  idées,  vous  re- 
jet- 


ET   DE   LA   TARTARIE  CHINOISE.  6ff 

jcttez  tout  le  refte,  fi  même  vous  vous  en  irritez:  l'effet  naturel  de  cette  Suite  du 
conduite,  eil  que  les  flateurs  fe  produilbnt ,  &  que  les  gens  de  probité  fe  P''^^^"^^  • 
retirent.  Elt-ce  le  moyen  de  procurer  le  bonheur  de  vos  fujets,  &  d'il-  ]Ymi^és  ^' 
luftrer  votre  régne?  Votre  dynalHe,  dès  Ion  commencement,'  à  l'exemple  publiquej, 
des  précédentes,  a  établi  des  Cenléurs,  qui  tuiîént,  pour  ainfi  parler,  les 
oreilles  &  les  yeux  du  Prince:  afin  que  ni  Minilhes,  ni  autres,  n'ofaflent 
rien  lui  cacher  de  ce  qu'il  importe  qu'il  connoilfe.  Toutes  les  nifaircs  qui 
viennent  à  la  cour,  paflént  par  les  mains  des  Minirtres.  Ce  font  eux  qui 
en  déUbérent,  qui  en  décident,  6c  qui  fous  le  bon  plaiiir  duPruice,  en 
promulguent  la  décifion:  s'il  arive  qu'un  Cenfeur,  iélon  le  devoir  de  fa 
charge,-  vous  faffe  des  reprélentations  fur  ce  qu'ils  décident, &  vous  propo- 
fë  fes  raifons  :  V.  M.  au  heu  d'examiner  elle-même  l'on  mémorial,  le  re- 
met fur  le  champ  à  ceux-là  mêmes ,  dont  on  cenfure  la  décifion ,  &  s'en- 
rapporte  à  leur  jugement.  Gi  font  ceux  qui  ont  alfez  de  droiture  pour  re- 
eonnoître  que  ce  qu'un  autre  propofe,  vaut  mieux  que  ce  qu'ils  ont  déjà 
ïéfolu.  Encore  moins  en  trouve- t-on  qui  avouent  qu'ils  ont  eu  tort, 
&  que  la  cenfure  eft  jufte.  Tout  ce  que  V.  M.  gagne  à  en  ufer  de  la 
forte  ,  c'eft  de  fe  faire  la  réputation  d'un  Prince  qui  n'aime  point  les 
avis,  6c  qui  cherche  à  s'en  déhvrer.  Pour  vos  Officiers,  ils  en  retirent  cet 
avantage  d'être  les  maîtres  abiblus,  6c  tranquiles  dépofitaires  de  l'autorité 
fouverainc. 

Les  trois  points  que  j'ai  touchez,  ne  font  point  chofes  fécrettes.  Tout 
le  monde  en  eft  inftruit.  Il  n'eft  point  d'Officiers  fidèles  6c  zèlez  qui  n'en 
gémiffent.  Mais  on  craint  de  votre  part  un  mouvement  de  colère  ,  6c  de 
la  part  des  perfonnes  intcrefièes  un  refièntiment  prcfquc  aufli  terrible.  Ain- 
fi l'on  n'ofe  parler.  Cependant  la  triftelfc,  le  chagrin,  l'indignation ,.rég- 
nent  dans  le  cœur  de  vos  bons  fujets.  Plus  ces  fentimens  iont  retenus  y  plus 
ils  font  violens,  6c  je  ne  m'étonne  point  qu'ils  attirent  cette  intempérie  des^ 
faifons.  Si  j'ai  la  hardieflc  de  parler  ainfi,  c'eft  pour  vous  fupplicr  de  faire 
attention  qu'ayant  au-dcifous  de  vous  les  hommes, vous  avez  Tien  au-deflus,, 
6c  pour  vous  conjurer  de  répondre  aux  delfcins  du  ciel,  6c  au  défir  de  vos 
fujets.  Vous  ne  le  pouvez  mieux  faire  qu'en  remédiant  efficacement  auK. 
trois  points  que  j'ai  marquez.  Aquittez-vous  envers  l'Impératrice  mère, 
de  tous  les  devoirs  d'un  bon  fils.  Soyez  attentif  à  lui  faire  plaifir,  Sc  fai-- 
Ees-vous  une  affaire  de  la  rendre  heureufe  6c  contente.  Témoignez  de  la 
bonté  aux  jeunes  Princeffi;s  vos  iosurs,  ayez  l'œil  à  leurs  befoins  ;  établif- 
fcz  les  quand  il  fera  tems.  N'abandonnez  à  peribnne  l'autorité  fouveraine  : 
elle  n'appartient  qu'à  vous  feul.Dans  le  choix  de  vos  Officiers,  diftinguez  le 
vrai  mérite:  dans  les  récompenles  6c  les  châtimens,ayez  uniquement  égard 
à  la  grandeur  des  fervices,  6c  à  la  griéveté  des  fautes.  Fermez  déformais  la 
porte  aux  flateurs,  éloignez  ceux  qui  font  en  place.  Ouvrez  la  porte  aux 
avis.  Ecoutez  fans  préjugez  tous  ceux  qu'on  vous  donnera.  Suivez  avec 
courage  6c  avec  confiance,  ceux  qui  icront  les  plus  falutaires. 

Au  refte  il  ne  fuffit  pas  de  témoigner  par  des  paroles,  que  vous  voulez  dé- 
formais tenir  cette  conduite  :  il.  faut  qu'on  le  voye  par  vos  actions  ,:  6c  que 

ces 


6f6  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

ces  aftions  procèdent  en  effet  d'une  réfolution  ferme  6c  fincere.  Rien  ne 
réfîile  à  cette  fincéritc,  quand  elle  eft  parfaite.  Les  pierres  même  Se  les 
métaux  lui  ont  cédé  plus  d'une  fois.  Le  moyen  que  les  hommes  y  réfiftent. 
Miiis  auffi,  11  elle  vous  manque,  les  apparences  ne  produiront  rien.  Non, 
vous  ne  remuerez  point  le  moindre  de  vos  lujets  :  bien  moins  pouvez-vous 
efpérer  de  toucher  Tien.  Ne  vous  trompez  pas ,  dit  le  Chi  king,  en  di- 
fant:  il  eft  au-deflus  de  nous  bien  élevé,  &:c.  Tout  élevé  qu'eft  Tien  au- 
defius  de  nous,  il  nous  entend  cependant  Sc  nous  voit  de  près.  Nos  fenti- 
mens  naiffent  à  peine  au  fond  de  nos  cœurs,  que  lien  dès-lors  en  eft  inftruit. 
Faut-il  donc  qu'il  fe  préfente  à  vos  yeux  fous  une  figure  humaine,  ou  qu'il 
frappe  vos  oreilles  par  le  fon  d'une  voix  fenfible?  Je  connois  le  peu  que  je 
vaux,  8c  combien  peu  je  vous  fuis  utile:  mais  je  ne  me  crois  pas  pour 
cela  difpenfé  de  vous  dire  mes  fentimens ,  5c  de  vous  expofer  mes  foi- 
bles  vues.  C'eft  à  V.  M.  de  les  examiner  à  loilîr,  £c  d'en  porter  votre 
juganent. 


Autre  Remontrance  du  même  Se  ma  kuang  au  même  Ew" 
pereur  Yng  tfong. 

Remon-  A  La  fin  de  la  troifiéme  lune  de  cette  année,  j'eus  l'honneur  d'exhor- 
.trances  j\^  ter  V.  M.  à  publier  une  déclaration  capable  d'ouvrir  la  porte  aux 
dun  Sujet  ^^j^^  Ces  jours-ci  V.  M.  fçachant  que  j'étois  de  retour  à  la  cour,  a  eu  la 
yerain.  "'  "bonté  d'ordonner  qu'on  me  fît  voir  fur  cela  une  déclaration  minutée  en  dat- 
te du  cinquième  jour  de  cette  cinquième  lune.  On  ne  peut  pas  être 
plus  fenfible  que  je  l'ai  été  à  la  .première  nouvelle  que  j'en  ai  eue.     Outre 

Su'il  m'étoit  fort  agréable  d'apprendre  que  V.  M.  avoit  bien  voulu  donna" 
ans  mes  vues  ,  l'avantage  que  j'en  efperois  pour  tout  l'Etat,  étoit  pour 
moi  le  fi-ijet  d'une  bien  plus  grande  joye.  Mais  en  lifant  cette  minu- 
te ,  j'y  ai  trouvé  ,  je  vous  l'avoue ,  des  chofcs  que  je  ne  puis  goûter. 
Plutôt  mille  fois  mourir  que  de  vous  le  diflimuler.  Rien  de  mieux 
que  le  commencement  &:  la  fin  de  cette  déclaration:  mais  vers  le  mi- 
lieu on  lit  ces  paroles.  „  Qiie  fi  quelqu'un  en  nous  préfcntant  des  mé- 
„  moires,  des  avis,  ou  des  remontrances ,  parle  par  inclination,  ou  par 
«,  intérêt, oublie  fon  rang, touche  trop  librement  aux  grands  &  fécrets  ref- 
„  forts  du  gouvernement,  rebat  en  d'autres  termes  des  chofes  établies  ôc 
„  pratiquées ,  affecte  ,  pour  fe  faire  valoir  ,  de  s'oppofer  aux  vues  de  la 
„  cour,  fe  vend  &  fe  livre  à  la  populace,  en  foutient  les  inclinations,  6c 
^,  les  abus,  pour  iè  faire  une  vaine  réputation.  Comme  tout  cela  fcroit 
„  t-rès-nuifible,  fi  on  le  laiflbit  impuni:  je  ne  pourai  me  dilpenfer  de  faire 
,^  en  effet  punir  ceux  qui  s'en  trouveront  coupables.  „ 

Prince,  je  l'ai  toujours  oui  dire,  6c  il  eft  vrai.     Quand  un  fagc  Prince 
rraitte  avec  bonté  fes  Officiers  ,  ^  témoigne  compter  fur  eux  :  quand  en 

ban- 


ET  DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  ôfj 

banniflant  les  foupçons  £c  les  défiances,  il  met,  pourainfî  parler,  leur  zè- 
le au  large  :  alors  ces  Officiers  de  leur  côté,  libres  de  crainte  6c  d'inquiétu- 
de, s'ocupent  tout  entiers  du  loin  de  le  bien  fervir.  Comme  ils  font  aflu- 
rez,  du  cœur  du  Prince,  ils  lui  ouvrent  aufli  le  leur,  &  ne  lui  laifîent  rien 
ignorer  de  ce  qu'ils  jugent  lui  être  utile.  Vous,  par  une  précaution  hors 
defaifon,  dans  une  déclaration  faite  exprès  pour  exciter  tous  vos  bons  fu- 
jets  à  vous  aider  de  leurs  avis  :  vous  inférez  fix  reftriélions  tellement  con- 
çues, que  quiconque  ofera  parler,  ne  peut  éviter  de  périr,  fi  on  veut  le 
perdre.  On  ne  pouroit ,  à  mon  fens  ,  gueres  mieux  s'y  prendre,  pbur 
obliger  chacun  à  fe  taire. 

Suppofons  cependant  que  quelqu'un  parle  :  pour  peu  qu'il  blâme  ou  qu'?l 
loue  dans  fon  difcours ,  rien  de  plus  aifé  que  de  le  perdre,  en  difant  que 
c'eft  haine  ou  liaifon  fécrette,ou  quelque  autre  intérêt  caché  qui  le  fait  par- 
ler. Pour  peu  qu'un  Officier  en  charge  touche  en  paflant  quelque  point , 
qui  dans  la  rigueur  ne  fe  trouve  pas  être  exactement  de  Ion  relTort,  il  eft: 
perdu,  fi  l'on  veut:  on  dira  qu'il  oublie  fon  rang.  Celui  qui  aura  traitté 
dans  fon  difcours  de  ce  qui  peut  troubler  l'Etat,  &  des  moyens  d'en  af- 
furer  le  repos,  paflera,  quand  on  voudra,  pour  avoir  touché  trop  libre- 
ment aux  grands  reflbrts  du  gouvernement  :  fi  par  hazard  on  traitte  une 
matière  à  laquelle  quelque  ancien  édit  ait  du  rapport,  on  paflera  pour  re- 
battre mal  à  propos  des  chofes  établies  &  pratiquées.  Le  zèle  infpire  encore 
ù  quelqu'un  de  fe  déclarer  dans  l'occafion  contre  certain  nouveau  règlement 
qui  fait  de  puis  peu  tJant  de  bruit:  s'il  en  expofe  les  inconvèniens,  on  l'a- 
cufera  de  chercher  à  fe  faire  valoir ,  en  frondant  les  vues  de  la  cour.  Enfin 
l'on  ne  poura  tâcher  d'attendrir  le  Prince  fur  les  miferes  de  fes  peuples,  fans 
s'espofer  à  être  condamné  comme  un  broiiillo»,  un  féditieux,  un  chef  de 
révolte.  Cela  étant  je  ne  vois  plus  rien,  fur  quoi  on  puifle  s'exprimer  avec 
quelque  fureté. 

Certainement  une  déclaration  ainfi  conçue,  au  lieu  de  vous  procurer  des 
mémoires  Se  des  avis ,  vous  en  prive  plus  que  jamais.  Je  vous  fupplie  donc 
très-inrtamment  de  retrancher  ce  milieu,  &  de  le  remplir  d'une  autre  ma- 
nière, conformément  à  ce  que  j'eus  l'honneur  de  vous  expofer  le  trentième 
de  la  troifiéme  lune.  Il  eft  du  bien  de  votre  Etat  ôc  de  votre  honneur, 
qu'on  n'ait  pas  lieu  de  foupçonner  qu'en  demandant  des  avis,  vous  voulez 
réellement  leur  fermer  la  porte. 


Tome  IL  Ooo  o 


<îj-8  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

La  fix'iéme  des  années ,  nommées  Kia  yeou ,  Tchin  kieou 

étroitement  lié  avec  deux  Eunuques  du  Talais  très-accréditez  , 
obtint  rimportant  emploi  de  Kiu  mi,  ^  fit  tant  par  fe  s  intrigues  ^ 
que  non-feulement  les  affaires  qui  concernoient  la  guerre ,  mais  en- 
core  toutes  les  autres,  paffbient par  fes  mains.  Tang  kiai,  Fan  fe 
tao,  Linhoei,  Tchao  pien,Ç^  Ouang  tao,  qui  étoient  Cenjeurs, 
r attaquèrent  ouvertement ,  Ç^  préjenterent  à  l'Empereur  contre 
lui,  remontrances  fiir  remontrances .  Tchin  kieou  récrimina  , 
acufant  de  cabale  fes  aggrejfeurs  :  comme  ceux-ci  avaient  indi- 
qué les  Tairons  de  Tchin  kieou  ,  l'Empereur  avoit  pris  ces 
avis  pour  un  reproche  quon  lui  faifoit  d'être  gouverné  par  les 
Eunuques,  &  ce  reproche  r  avoit  pic  que.  Le  parti  qu  il  prit, 
fut  de  cajfer  en  même  tems  Tchin  kieou  ,  Ç^  les  Cenfeurs,  ^ 
de  leur  donner  à  chacun  dans  les  ^Provinces  un  autre  emploi. 
Ngeou  Yang  Sieou  ,  qui  fut  depuis  un  des  plus  fameux  hom- 
mes de  la  T)ynajiie  Song,  commençoit  alors  à  être  fur  les  rangs, 
^loiquil  fût  par  fon  emploi  fubalterne  de  Kiu  mi ,  il  prit  le 
parti  des  Cenfeurs.  Il  demanda  quils  fujfent  rappeliez  (^  ré- 
tablis.   Il  préfenta  pour  cet  effet  la  Remontrance  fuivante. 

Remon-  T)Rince,  depuis  que  vous  régnez ,  on  vous  avoit  vu  jurqu'ici  ouvrir 
trances  de  |^  ^ux  avis  un  chemin  très-large.  S'il  arivoit  quelquefois  qu'il  y  eût 
^mu\^^^  dans  les  remontrances  quelque  endroit  répréhenfible,  &  qui  méritât  châ- 
l'Ëmpe-  timent,  pour  ne  pas  rallentir  le  zèle  de  vos  Officiers,  vous  le  pardonniez 
ïcur.  avec  bonté.     Je  vois  néanmoins  que  depuis  peu  dans  un  feul  jour  vous  avez 

fait  le  procès  aux  cinq  Cenfeurs ,  qui  ataquoient  "ïchin  kieou ,  vous  les  avez 
tous  caflez  de  leur  emploi ,  &  reléguez  loin  de  votre  cour.  Vous  ne  fcau- 
riez  vous  imaginer ,  quelle  furprile  à  caufé  à  la  cour  6c  dans  les  provinces 
un  pareil  ordre  de  votre  part,  &  combien  de  foupçons  il  a  fait  naître  dans 
lesefprits.  Pour  moi,  je  n'ai  point  vu  les  remontrances  des  Cenfeurs.  Je 
n'en  fçai  point  exaftement  le  fort,  6c  le  foible.  Mais  je  fçai  que  Tang 
kiai.  Fan  fc  tao,  &c.  font  depuis  long-tems  dans  l'emploi;  quejufqu'ici 
ils  s'en  font  aquitez  avec  honneur,  &  qu'ils  ont  à  votre  cour  la  réputation 
de  gens  fans  reproche.  Le  moyen  de  fe  perfuader  que  fe  démentant  tout-à- 
coup  de  leur  ancienne  probité,  ils  ayent  voulu  vous  furprendrc  &  vous  im- 
pofer.'  Non,  il  n'efl  pas  natiu-el  de  s'imaginer  un  changement  fi  extraordi- 
naire ôc  fi  fubit. 
Certainement j  il  faut  l'avouer,  l'emploi  de  Cenfcur  à  toujours  fes  dif^ 

ficul» 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  Cfp 

ficultcz,  quoique  différentes  en  différens  tems,   ou  plutôt  fous  différens  Suite  des 
régnes.      Le  Prince  eft-il    naturellement   chagrin,  Ibupçonneux,    fier,  Irj^^es"^!^ 
cruel,  auffi  éloigné  de  vouloir  entendre  fcs  propres  fautes,^ qu'ardent  à  rc-  l^^e"ra„^ 
chercher  ,   &  facile  à  croire  celles  d'autrui  ?   Alors  les  Miniftres  &  les  Smui 
Grands  l'ont  dans  l'allarme  6c  dans  la  crainte.  Dans  un  tems  comme  celui-là,   l'tmpe- 
c'eft  une  choie  bien  dangereufe  6c  bien  difficile,  de  donner  des  avis  au  Prin-   '■'^"''• 
ce  fur  fa  conduite:  les  plus  habiles  n'y  réuffu-oient  pas.     Mais  déférer  alors 
un  Miniftre,  ou  quelque  autre  grand  Officier  ,   c'eft  choie  ficile  Se  fans 
danger.  Le  Prince  efl-il  au  contraire  doux ,  modéré,  obligeant,  févére  à 
foi-méme,  indulgent  à  l'égard  des  autres,   aufîi  prompt  à  jullifier  ceux 
qu'il  employé,  qu'à  fe  condamner  foi-même?  S'il  arive  qu'en  même  tems, 
comme  il  eft  affez  naturel,  un  Miniftre  ou  quelque  autre  Grand,  appuyé 
des  gens  du  dedans,  ait  en  main  l'autorité  ,  foit  en  pofleffion  d'être  initruit 
de  tout  avant  l'Empereur,  6c  en  état  de  faire  fentir  à  quiconque  les  effets 
de  fa  vangeance:  dans  de  femblables  conjon£tures,  rien  de  plus  aifé  que  de 
donner  dans  l'occafion  des  avis  au  Prince  fur  fes  fautes  perfonnclles.     Mais, 
pour  ataquer  alors  le  Miniftre,   il  faut  certes  bien  du  courage  :  6c  quand 
on  ofe  le  faire,  il  eft  rare  qu'on  y  réuffiffe.     C'eft  une  expérience  de  tous 
les  tems  :  6c  ce  point  mérite  quelque  attention. 

La  même  expérience  nous  apprend  que  les  Princes,  félon  les  dift'crentcs 
circonftances,  ont  plus  ou  moins  de  difficulté  à  bien  juger  de  ce  qu'on  leur 
expofe:  6c  que  fçavoir  le  faire,  eft  un  grand  art.  Deux  partis  oppofez 
font  des  repréfentations  au  Prince,  chacun  produit  fes  raifons,  6c  tourne 
les  chofes  à  fa  manière.  Chacun  fe  donne  pour  homme  zèle,  fidèle,  6c 
défintéreffé.  Chacun,  à  l'entendre,  ne  vile  qu'au  bien  public.  A  quoi 
s'en  tiendra  le  Prince?  S'il  connoiffoit  à  fond  ceux  qui  parlent  :  s'il  fçavoit 
que  tel  eft  un  homme  droit  6c  fidèle,  tel  au  contraire  eft  une  ame  baffe  6c 
habile  à  fe  déguiier  :  s'il  diftinguoit  nettement  dans  leurs  diicours,  ceci  eft 
réellement  du  bien  de  l'Etat,  cela  eft  réellement  un  intérêt  perfonnel  qu'on 
couvre  du  nom  de  zélé  pour  le  bien  public,  dès-lors  plus  de  difficulté  à 
prendre  parti. 

Voici  les  moyens  qu'on  donne  pour  faire  autant  qu'il  eftpoffible,  un 
jufte  difccrnement.  On  vous  prélente  un  difcours  ,  où  l'on  parle  fans  dé- 
tour en  termes  clairs  6c  expreffifs,  quoique  peut-être  un  peu  durs  :  vous  trou- 
vez qu'on  vous  y  dit  des  chofes  peu  conformes  à  vos  inclinations  6c  à  vos 
vues,  6c  par-là  même  délagréables.  A  la  première  lecture  que  vous  en  fû- 
tes ,  vous  fentez  naître  en  votre  cœur  du  reffentiment  6c  de  la  colère.  Mo- 
dérez-vous, &C  concluez  que  l'auteur  de  ce  difcours  eft  un  fujet  fidèle  6c 
zèle.  Il  vous  vient  un  fécond  difcours,  dont  les  expreffions  font  douces  6c 
coulantes,  mais  peu  précifcs  pour  le  fens.  Vous  trouvez  qu'on  s'y  étudie  à 
juftifier  vos  ordres  paffez ,  èc  à  donner  dans  vos  vues  préfentes.  Auffi-tôt 
naît  la  complaifance  6c  la  joie.  Réprimez  ces  mouvemcns,  6c  défiez- vous 
que  celui  qui  parle,  ne  foit  un  lâche  flateur  qui  ftcrifie  à  fcs  intérêts  le 
bien  de  l'Etat  6c  votre  gloire.  De  même  un  de  vos  premiers  Officiers,  vous 
fait  des  repréfentations  fur  une  affaire  de  fon  reflbrt,  par  des  remontrances 
Ooo  o  i  i"<^ite- 


660  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE   LA  CHINE^ 


'  des  réitérées  a  la  race  ue  toui  i  xLiuync.  ii  u  a  pas  piuuoc  écrit  ou  pane ,  que 
on-  tout  le  monde  eft  inftruit  de  ce  qu'il  propole.  On  en  parle,  on  l'examine,. 
",  ''^  le  public  en  devient  juge.  QlicI  elt  l'homme  qui  ne  içait  qu'il  n'eft  pas 
"i""^   poilible  de  tromper  tout  le  monde?  Il  eft  donc  à  préfumeV  que  fes  propoli- 


Suite  des     réitérées  à  la  face  de  tout  l'Empire.     Il  n'a  pas  plutôt  écrit  ou  parlé,  que 
Remon- 
trances 

l'hrape-       tions  ou  les  reprél'entations  font  un  pur  effet  de  ion  zèle.     Un  autre  propo- 
reur,  fe  fes  vues  fur  une  affaire  qui  n'ell  point  de  fon  relîbrt.     Il  fe  cache  pour  Ig 

faire:  il  demande  un  grand  fccret:  il  n'eil  point  d'inftance  qu'il  ne  fafTe 
pour  engager  le  Prince  à  prendre  un  parti  fans  communiquer  la  chofe  à 
perfonne.  C'eft  en  apparence  par  ellime  pour  les  lumières  extraordinaires 
Se  fupérieures  du  Ibuverain.  Mais  dans  le  fond,  c'eft  communément  qu'il 
a  quelque  intérêt  caché,  Sc  qu'il  craint  qu'on  ne  le  démafque.  L'expérien- 
ce de  tous  les  tems  a  autorifé  ces  régies.  Un  Prince  qui  fçait  les  fuivre,  dif- 
cerne  fans  grand  ambaras,  Sc  communément  alTezjufte,  les  différeus  mo- 
tifs qui  font  parler. 

Nous  avons  amourd'hui  dans  V.  M.  un  Prince  tempèrent,  appliqué,  la* 
boricux,  qui  ne  fe  pardonne  rien,  qui  aime  à  être  inftruit  de  fes  fautes,  qui 
ne  s'offenle  point  des  avis,,  lors  même  qu'on  les  lui  donne  fans  ménagement 
2c  fans  détour.  Mais  à  l'égard,  de  ceux  qui  vous  fervent ,  &  fur- tout  des 
Officiers  que  vous  employez  ,  vous  êtes  tout  autre.  Ce  n'eft  qu'honnête* 
tez,  que  bienfaits,  qu'indulgence.  Vous  vous  faites  véritablement  une 
peine  de  les  changer.  Leur  réputation  vous  tient  au  cccur.  Vous  les  fou- 
tenez  autant  qu'il  eft  pofTible ,  6c  toujours  plein  pour  eux  de  bienveillance, 
vous  ne  pouvés  vous  perfuader  qu'ils,  ofent  s'en  rendre  indignes.  De  forte 
que  je  crois  pouvoir  dire  que  nous  fommes  dans  ces  tems  dont  j'ai  parlé  , 
où  rien  n'eft  plus  aifé  que  de  donner  dans  l'occafîon  des  avis  au  Prince  fur 
ce  qui  regarde  fa  perfonne ,  mais  où  il  eft  bien  dangereux  d'ofer  toucher  à 
ceux  qui  l'approchent. 

Depuis  que  je  fuis  à  la  cour,  voici  ce  que  j'ai  via.  Une  des  armées  nom- 
mées Kingyeou,  Fan  tchongyen  ofa  parler  en  qualité  de  Cenfeur,  fur  la  con- 
duite de  Liu  y  kkn,  un  des  Miniftres  :  il  lui  en  coûta  la  perte  de  fbn  pofle  ,. 
Sc  on  l'envoya  {împleMagifl:rat  dans  une  ville  de  province.  Une  des  années; 
nommées  Hoang  yeou.,  le  même  Tang  kiai  dont  il  s'agit  aujourd'hui,  parla 
hautement  en  qualité  de  Cenfeur  contre  Oucn  yen  po  auffi  Minillre.  Il  eut 
le  même  fort  que  Fati  tchongyen.  La  même  chofe  ariva  quelque  tems  après 
à  "ïchao  pien^  6c  à  Fan  fe  /««,  pour  avoir  foutenu  Leang  tche  contre  Leou 
kang  6c  fa  cabale.  Han  kiang  il  y  a  deux  ans ,  pour  avoir  cenfuré /''o«/'i, 
fut  relégué  à  l'fai  tcheou.  Enfin  tout  récemment  T'ang  kiai  ^  Tchao  pien,- 
Fan  fe  tao,  Liu  hoci^  6c  Ouang  tao  ont  été  çaflèz,  pour  avoir  déféré  'Tchin 
kieou.  De  tant  de  Cenfeurs  deftituez  de  leur  emploi  dans  l'efpace  de  vingt- 
ans,  je  ne  f cache  pas  qu'un  feul  l'ait  été,,  pour  avoir  ofïenfé  perfonnelle* 
ment  le  fouverain. 

Voilà  ce  qui  me  fait  dire,  que  dans  le  tems  où  nous  fommes,  on  peut 
avec  fucccs  8c  fans  aucun  danger  donner  des  avis  au  Prince  fur  la  conduite  : 
mais  que  pour  ataquer  celle  d'un  Miniftre,  il  faut  un'  courage  à  toute 
tpreuve,  6c  que  celui  qui  ofe  le  faire,  n'y  réufîk  prefque  jamais.    Si  V. 

M. 


ET  DE  LA  TARTARIE    CHINOISE.  66i 

M.     vouloit  bien  faire  quelque  reflexion  fur  le  morceaud'hiftoire  que  je  Suite  des 
viens  de  lui  nuipeller,elle  en  conclûroit,ce  me  fcmble,  allés  naturellement,  Remon 

?uel  eil:  le  zèle  &  le  courage  dé  tang  kiai  &  de  fes  collègues.  De  ces  cinq  ^^^""^^^^^ 
;!enfeurs  récemment  cafiez,  il  n'y  avoit  que  Liti  hoei  qui  fût  nouveau  dans  smitz 
l'emploi.  Les  quatre  autres  y  étoient  depuis  long-tems.  Tang  kiai  pour  l'Empe- 
une  affaire  fémblable  a  été  relégué  dans  le ^«(7»^//,  où  il  feroit  mort,  fîV.  reur. 
M.  en  lui  permettant  de  changer  d'air,  ne  lui  avoit  rendu  la  vie.  Fan  fc 
tao  &C  T'chao  pien  ayant  eu  déjaune  fois  le  même  fort,  ont  paflc  plufieurs 
années  dans  de  fimples  Magiftratures.  Tous  trois  ont  été  rétablis  dans  leur 
emploi.  Tous  trois  le  fouvenoient  de  leur  difgrace  paflee ,  &  voyoient  bien 
qu'en  ataquant  Tcbin  kieoti ,  ils  avoient  encore  plus  à  craindre.  Rien  de 
tout  cela  ne  les  arête.  Le  devoir  leur  dit  qu'il  faut  parler  :  ils  le  font  avec 
eourage.  Voilà  certainement  ce  qu'on  appelle  des  fujets  fidèles  ,  toujours 
femblables  à  eux-mêmes,  6c  d'une  fermeté  à  toute  épreuve.  Leur  collè- 
gue Ouang  tao  étoit  un  pauvre  Lettré,  fans  biens,  fans  appui.  Hang  kiong 
l'ayant  connu  par  hazard ,  lui  trouva  un  vrai  mérite.  11  le  fit  fon  Protec- 
teur, 6c  le  produifit  pour  être  Cenfeur.  Bien-tôt  Han  kiang  devenu  Tchong 
tching  tenta  des  choies  contraires  au  bien  de  l'Etat.  0«£7«^  ^ao  s'yoppofa 
avec  vigueur,  6c  foutint  fi  bien  les  intérêts  de  l'Etat  contre  les  artifices  6c 
la  cupidité  de  Han  kiang^  que  celui-ci  ne  changeant  point  de  conduite, 
fut  enfin  publiquement  jugé  coupable ,  6c  févérement  puni.  On  fçait 
combien  il  ell  naturel  d'avoir  des  égards  pour  fes  bienfaiteurs,  de  les  fou- 
tenir  dans  les  occafions,  ou  du  moins  de  les  épargner  :' préférer  fon  devoir  à 
tous  ces  égards,  comme  a  fait  Ouang  tao,  &  faire  céder  au  bien  commun 
les  fentimens  d'une  reconnoifiance  perfonnelle  6c  particufiére:  ce  ne  peut 
être  que  l'effet  d'une  droiture  6c  d'une  équité  non  commune.  Voilà, 
Prince,  voilà  quels  font  les  Cenfeurs  récemment  calTezt.  Je  ne  flatte  point' 
leur  portrait:  chacun  les  y  reconnoîtra  fans  peine. 

Elt-il  à  préfumer  que  des  gens  de  ce  caraftcre  ,  quand  on  fuppoferoit 
qu'ils  fe  font  trompez,  ayenteu,  en  ataquant  Tchin  Kieou,  d'autre  motif 
que  leur  devoir,  6c  d'autres  vues  que  le  bien  public?  Quelqu'un  peut-être, 
pour  les  rendre  odieux ,  les  aura  repréfentez  comme  des  frondeurs  6c  des 
gens  de  cabale  fécrcttement  liguez  entre  eux  pour  inquictter  les  grands 
Officiers,  6c  fe  rendre  redoutables.  Mais  fur  quoi  fonder  celte  acuiation? 
Un  fait  tout  récent  6c  très-connu  ne  la  détruit  que  trop.  L'année  der- 
nière Han  kiang  déféra  Fou  fi  Minillre  d'Etat.  Vit-on  'Tang  Kiai  6c  Fan  fe 
tao  profiter  del'occafion,  6c  fe  joindre  au  délateur?  Au  contraire  eux  6c 
leurs  collègues,  avec  leur  équité  ordinaire,  firent  fentir  à  V.  M.  8c  à 
tout  l'Empire  les  artifices  de  l'aggreflcur  &  l'innocence  de  l'acufé.  Où 
ell  donc  fa  prétendue  ligue  6c  le  prétendu  complot  des  Cenfeurs?  Non, 
Prince,  un  ioupçon  de  cette  nature  ne  peut  tomber  fur  des  gens  de  ce  ca- 
raétére  :  auffi  paroît-il  que  V.  M.  n'y  a  pas  donné  une  entière  créance. 
Elle  les  auroit  autrement  traittcz,  en  leur  ôtant  le  rang  qu'ils  avoient.  Elle 
n'a  pu  fe  réibudre  à  les  laifier  ians  emploi.  Elle  a  confié  à  chacun  d'eux 
des  poftes  afléz  importans.  On  a  fcnti  que  c 'étoit  avec  regret  qu'on  les-; 
O  00  o  \  éloiy 


Mi  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

éioignoit.  En  effet,  outre  que  c'eft  une  perte  pour  votre  cour,  c'eft  fer- 
mer la  bouche  à  tout  autre,  &  l'Etat  ne  peut  manquer  d'en  fouffrir.  H 
auroit  ctc  à  louhaitter  que  V.  M.  plus  attentive  au  zèle,  au  défintérefle- 
incnt,  &:  à  la  conilance  de  ces  Cenfeurs,  eût  encore  moins  accordé  aux 
vains  ioupçons  de  leurs  adverfaires.  •  Mais  ce  mal ,  tel  qu'il  puifle  être, 
cil  facile  à  réparer.  Vous  avez  puni  en  les  éloignant,  ce  qu'ils  pouvoient 
avoir  commis  de  faute.  Laiflez  maintenant  agir  votre  bonté.  Pour  infpi- 
rer  à  vos  bons  fujets  le  défintéreflement,  le  zèle,  &:  la  liberté  de  parler, 
rappeliez  &  rétablilTez  Tang  kiai  6c  les  collègues.  Tout  votre  Empire  y 
applaudn-a. 

D'i/cours  du  même  Ngeou  yang  fîeouy?/r  la  Secîe  Foë. 

IL  y  a  mille  ans  &  plus,  que  notre  Chine  a  le  malheur  d'être  infe«îtéc 
de  la  ieéle  de  Foé  *.  Pendant  ces  mille  ans  il  n'y  a  point  eu  de  tems , 
oti  les  gens  éclairez  ne  l'ayent  déteftée ,  &  n'ayent  fouhaitté  la  pouvoir 
détruire.  Nos  Empereurs  plus  d'une  fois  l'ont  profcrite  parleurs  édits: 
on  a  fouvent  cru  que  c'en  étoitfait:  elle  s'eil  cependant  toujours  relevée 
avec  de  nouvelles  forces,  6c  les  chofes  en  font  venues  fouvent  juiques  là, 
qu'après  tant  de  tentatives  fans  fuccès,  on  a  regardé  ce  mal  comme  in- 
curable. Eft-ce  donc  qu'il  l'ell:  en  effet?  Non.  C'eft  qu'on  s'y  prend 
mal  pour  y  remédier.  Un  habile  Médecin,  pour  bien  traitter  un  ma- 
lade, examine  oii  eft  le  mal,  6c  d'où  il  vient.  S'il  trouve  qu'il  a  fon 
origine  dans  la  foibkffe  du  tempérament ,  ou  dans  quelque  épuifement 
d'cfprits ,  fans  ataquer  direélement  par  fes  remèdes  les  accidens  furve- 
nus ,  il  va  droit  à  la  fource.  Il  travaille  à  réparer  les  efprits ,  à  forti- 
fier le  tempérament  :  6c  les  accidens  ceffent  d'eux-mêmes. 

C'eft  ainli  qu'il  faut  en  ufcr  à  l'égard  du  mal  que  nous  déplorons.  Foè 
étoit  un  barbare  étranger  aflez  éloigné  de  notre  Chine.  Sa  feâre  étoit  a- 
parament  dès  le  tems  de  nos  trois  fameufes  dynallies.  Mais  la  vertu  6c  la 
fageffe  régnoient  alors  dans  l'Empire  :  les  peuples  étoient  bien  inftruits  de 
leurs  devoirs  :  les  rits  étoient  en  vigueur.  Le  moyen  que  la  feéte  de  Foé 
y  trouvât  accez?  xA.près  ces  trois  dynallies  ,  le  gouvernement  ne  fut  plus 
le  même.  On  négligea  l'inftruclion  des  peuples,  6c  la  pratique  des  anciens 
rits.  Cette  négligence  crût  pcu-à-peu,  6c  fe  trouva  telle  après  deux  cens 
ans  ,  que  la  fecte  Foé  en  profita,  pénétra  dans  l'Empire,  6c  s'y  établit. 
Allons  donc  à  la  fource  d'un  fi  grand  mal.  Faifons  revivre  le  gouvernement 
de  nos  anciens  Rois.  Inilruiions  les  peuples  comme  ils  faifoient.  Réta- 
bliffons  dans  tout  l'Empire  les  anciens  rits  :  6c  la  fecle  de  Foc  tombe- 
ra, 6cc. 

On 
*  Sede  idohtrique  venue  des  Indes. 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE. 


66^ 


On  ne  traduit  point  le  refte  du  difcours.  Il  eft  très-long,  &  fe  réduit  à 
deux  points.  Premièrement,  il  expolè  le  gouvernement  ancien.  Il  finit 
cette  expofition  par  dire,  que  depuis  la  ville  capitale  où  étoit  la  cour,  juf- 
ques  dans  les  moindres  bourgades,  il  y  avoit  des  écoles  publiques,  où  un 
choix  de  jeunes  gens  le  formant  à  loifir  fous  de  bons  maîtres,  fe  rendoient 
capables  d'inftruirc  les  autres  à  leur  tour.  En  fécond  lieu,  il  étend  fa  pro- 
pofition  en  difant  que  le  ieul  moyen  efficace  de  faire  tomber  la  fecte  Foif^ 
eft  de  rétablir  l'ancien  gouvernement,  principalement  l'inftruétion  des  peu- 
ples, 6c  la  pratique  des  anciens  rits.  Il  apporte  fur  cela  l'exemple  de  Mong 
tfe^  qui,  fans  s'arrêter  à  des  réfutations  directes, inculqua  fortement  à  ceux 
de  fon  tems  la  charité  &  la  juftice,  &  par-là  fit  abandonner  les  deux  feélai-' 
res  Tang  6c  Mé. 

Difcoms  du  même  Ngeou  yang  fieou,  fur  la  difficulté 
de  bien  régner^ 

ON  ledit,  6c  il  eft  vrai,  il  eft  très-difficile  de  fe  rendre  habile  dans  Maximes 
l'art  de  régner.  ^  Mais  encore  quelles  font  ces  difficultez  ?  Une  des  ^\'^IT 
plus  grandes  confifte  à  faire  un  bon  choix  d'un  premier  Miniftre  ,  6c  à  ment." 
fçavoir  s'en  fervir.  Du  refte  ,  c'eft  une  maxime  reçiîe  ,  que  quand  un 
Prince  a  choifi  avec  foin  fon  premier  Miniftre:  il  faut  qu'il  ait  en  lui  une 
vraie  confiance.  Sans  quoi  celui-ci  toujours  en  allarme  n'ofera  rien  propo- 
fer,  ni  rien  entreprendre:  par  conféquent  fût-il  le  plus  habile  homme  qui 
ait  jamais  paru  ,  fon  habileté  fera  peu  utile ,  6c  il  ne  fera  rien  de  grand. 
D'un  autre  côté,  fe  rapporter  de  tout  à  un  homme  feul,  ne  rien  mettre  en 
délibération  quand  il  a  parlé,  ou  bien  négliger  tout  avis  contraire, 6c  rejet- 
ter  toute  remontrance:  outre  que  c'eft  mécontenter  le  grand  nombre,  c'eft 
s'engager  bien  légèrement,  6c  s'expofer  à  de  grands  malheurs.  Suppofons 
qu'un  Prince  en  ufe  ainfi,  6c  qu'il  forme  quelque  entreprife,  fans  avoir  te- 
nu confeil,  ou  contre  le  fentiment  d'un  grand  nombre,  6c  malgré  de  for- 
tes  repréfentations ,  fur  l'avis  feul  de  fon  Miniftre  :  fi  la  chofe  par  hazard 
vient  à  réuffir  ,  qu'il  eft  à  craindre  que  le  Prince  s'applaudiffant  d'un  fuc- 
cès  qu'il  doit  au  hazard,  6c  louant  avec  excès  fon  Miniftre,  ne  dife  comme 
en  triomphant ,  nous  voyons  plus  clair  que  tous  ces  fages.  Nous  aurions 
grand  tort  d'avoir  égard  à  leurs  avis,  6c  à  leurs  remontrances. 

Un  Prince  avec  ces  difpofitions  eft  bien  à  plaindre.  A  la  vérité  un  fuc- 
cès  contraire  l'en  fera  bien-tôt  revenir.  Mais  la  difgrace  peut  être  fi  gran- 
de, qu'il  la  reconnoîtroit  trop  tard.  Par-là  bien  des  Princes  fe  font  per- 
dus: nous  le  voyons  dans  nos  hiftoires.  En  voici  un  ou  deux  exemples.  Fom 
kien  *  pofledoit  un  Etat  très-étendu.  Il  avoit  de  fort  bons  foldats ,  6c  pou- 
voir 

*  C'eft  celui  qu'on  appelle  ailleurs  ifin  chi  hoang. 


664  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

voit  mettre  fur  pied  jufqu'à  neuf  cens  foixante  mille  hommes.  De  ce  haut 
Suite  des  jj^gré  de  puilfance,  jettant  les  yeux  fur  un  petit  Etat  voifin,  il  lui  prit  en- 
de^Gou"  vie  de  s'en  emparer.  Cen'eft,  dit-il  en  lui-même  ,  qu'un  allez  petit  coin 
veriie-  déterre:  quelles  forces  y  a- 1- il  pour  me  réllfter?  C'cll  une  conquête  fûrc 
ment.  5<;  facile.     Aufîl-tôt  il  s'y  difpole.     Tous  fes  fujcts  étoient  contraires  à  cet- 

te entreprife  également  injulte  &  hors  de  faifon.  Il  eut  lur  cela  des  remon- 
trances de  la  part  des  meilleures  têtes  :  on  lui  en  fit  faire  par  fon  propre 
fils.  Tout  fut  inutile ,  ce  Prince  entêté  de  fon  idée  ,  trouva  Mou  yong 
tchoui^  un  de  fes  Généraux  qui  l'y  confirma.  Pourquoi,  Prince,  lui  dit- 
il,  écoutez-vous  tant  de  gens.''  Que  peuvent  produire  leurs  dilcours ,  finon 
4'obfcurcir  vos  propres  lumières?  Voilà  un  excellent  homme,  dit  ,1e  Prin- 
ce, je  n'ai  trouvé  que  lui  feul,  qui  fût  difpofé  comme  moi ,  à  affûrer  par 
cette  conquête,  le  repos  de  mon  Etat.  Auffi-tôt  les  troupes  fe  mettent  en 
campagne,  Se  s'avancent  vers  Cheou  tchun  au  Midi.  L'ennemi  donna  def- 
fus,  avant  qu'elles  fulTent  bien  raflemblées,  6c  la  défaite  en  fut  entière. 

Fou  kien  ne  fut  pas  plus  heureux  dans  fes  entreprifes  au  Nord.  Huit  cens 
mille  hommes  y  périrent,  ou  fe  diffiperent.  La  même  chofe  ariva  à  Tfin 
tai  fous  les  'ïang,  La  pcnfée  vint  à  ce  Prince  d'ôter  à  Tfin  le  commande- 
ment de  Tai yuen^  6c  de  le  reléguer  à  Kiiin  icheou.  Ce  qu'il  y  avoit  de  gens 
à  la  cour  intejligens  fie  fidèles,  n'en  eurent  pas  plutôt  connoiflance,  qu'ils 
s'efforcèrent  à  l'envi  de  montrer  à  l'Empereur  qu'il  n'étoit  pas  encore  tems. 
Le  Prince  appellant  pendant  la  nuit  &  en  particulier  Sine  ouen  yii  fon  confi- 
dent ordinaire,  qui  faifoit  l'emploi  de  Kiu  ml:  que  peniéz-vqus  démon 
defTein ,  lui  demanda-t-il?  Bien  des  gens  ne  le  goûtent  point.  C'eft  un 
proverbe,  dit  le  confident,  que  celui  qui  bâtit  une  maifon  fur  le  bord  d'un 

grand  chemin ,  ne  l'achevé  pas  en  trois  ans.  Pourquoi  écoutez-vous  tant 
e  gens?  Qui  peut  vous  coniéiller  mieux  que  vous  même?  L'Empereur  fa- 
tisfait  de  cette  réponfe,  lui  dit:  Un  devin  me  promit  dernièrement,  que 
je  trouverois  cette  année  un  homme  capable  de  me  féconder  dans  le  defiein 
de  faire  fleurir  mon  Empire.  Juftement  je  le  trouve  en  vous.  Auffi-tôt  il 
charge  Siue  ouen  yu  de  drelTer  l'ordre  contre  Tfin.  Le  matin  quand  on  le 
fçut,  tout  le  confcil  en  pâlit.  Six  jours  après  la  nouvelle  arive,  que  7//» 
qu'on  avoit  averti,  s'étoit  révolté,  6c  marchoit  à  la  tête  d'une  grofle  ar- 
mée. L'Empereur  faifi  de  triftefle  £c  de  frayeur:  c'eft  ce  malheureux  Siue 
oucnyu^  s'écria-t-il,  qui  m'a  jette  dans  ce  précipice.  Il  frémiflbit  en  di- 
fant  ces  paroles  ,  &  vouloit  "tirer  le  fabre  pour  le  tuer  de  fa  propre  main. 
Prince,  dit  Li  fong  en  le  retenant,  votre  repentir  vient  trop  tard,  le  mal 
cft  fitit.  Comme  en  effet,  le  mal  étoit  prefl'ant ,  6c  qu'on  n'y  voyoit  pas 
de  remède,  l'Empereur  ôc  fes  Officiers  fondoient  en  larmes. 

Fou  kleti  &  TJin  tai  chacun  dans  fon  tems  ,  fuivtrent ,  contre  l'avis  du 
grand  nombre ,  le  fcntiment  d'un  homme  feul  qui  s'acommodoit  à  leur 
idée.  Leur  perte  qui  s'enfuivit ,  eft  une  preuve  du  danger  qu'il  y  a 
d'en  ufer  ainfi.  Fou  klcn  cependant  ne  fe  propofoit  rien  moins  avec  fonGé- 
x\ér-A  Mou  yong  tchoui^  que  d'aflurer  un  repos  durable  à  fon  vafte  Etat,  par 
,unc  conquête  qui  lui  paroiflbit  également  fûre  2c  facile.     Tjin  tai  regardoit 

auffi 


ET   DE   LA    TARTARIE   CHINOISE.  ôôf 

aufll  *?/«?  o«i?«.T«  comme  fon  Oracle.  Il  comptoit  par  fon  fccours  d'agran-  Saite  des 
dir  Se  de  faire  fleurir  fon  Empire.  Tant  il  elt  vrai  que  fouvcnt  les  Princes  Maximes 
s'aveuglent  fur  ceux  qu'ils  employent.  de  Gon- 

A  vous  entendre,  dira  quelqu'un, un  Prince  ne  peut  donc  avoir  confian-  méntf 
ce  en  fon  Minillre  ,  quelque  foin  qu'il  ait  pris  de  le  bien  choiilr.  C'elt 
très-mal  prendre  ma  penfée.  Hoen  kong  Roi  de  Tfi  eut  de  la  confiance. en 
Kong  tchong.  Sien  îchu  Roi  de  Chou  en  eut  en  l'chu  ko  leang.  L'un  Se  l'au- 
tre s'en  trouvèrent  bien.  Mais  aufli  que  confeilloient ,  ou  qu'entrepre- 
noient  ces  deux  Miniftres,  qui  ne  fût  aprouvé  de  tous  les  iagcs?  A-t-on 
jamais  vu  perfonne  ie  récrier  contre  ce  que  les  Princes  ordonnoicnt  parleurs 
confeils  ?  Si  ces  deux  Princes  avoient  vu  le  gros  des  Officiers  donner  des 
avis  contraires ,  les  peuples  en  gémir  &  en  murmurer  ;  eft-il  à  préfumer  qu'ils 
euflcnt  voulu  pouriuivre  obftinément  l'avis  d'un  feul  homme  ,  fe  rendre 
odieux  à  tous  les  autres,  6c  s'attirer  les  malédiûions  des  peuples.'' 

Il  y  a,  ce  me  femble,  en  l'art  de  régner  une  difficulté  encore  plus  gran-    Difficulté 
de.     C'eil  d'écouter  tout  ce  qu'on  dit,  &;  d'en  juger  lainement.     Il  vient   en  l'art  de 
chaque  jour  aux  oreilles  d'un  Prince  des  difcours  de  bien  des  fortes.  Tantôt   ''ésncr, 
c'eft  la  flaterie  qui  parle,  &  qui  employé  l'éloquence  &  l'artifice,  pour  fe 
faire  écouter  favorablement.     Tantôt  c'ell  un  zèle  fincére  à  la  vérité,  mais 
fans  égards,  fans  ménagemens,ôc  par- là  très-importun.  Ecouter  l'une  ScTau- 
tre  avec  le  difcernement  convenable ,  c'ell  une  chofe  qui  a  fa  difficulté,  mais 
qui  ne  paffe  pas  la  portée  d'un  Prince  un  peu  éclairé  &  pénétrant.    Comme 
la  complaifanceôc  la  flaterie  plaifent  communément,  fur-tout  aux  Princes: 
trop  de  droiture  &  de  liberté  à  leur  réfifter,  peut  naturellement  les  cho- 
quer: en  de  femblables  ocafions  ne  fe  laifler  ni  furprendre  ni  iriter,  c'ell 
encore  une  chofe  afléz  difficile,  mais  qui  ne  demande  après  tout  qu'une  fa- 
gefle  Se  une  vertu  ordinaire. 

Quelle  ell  donc  la  grande  difficulté?  La  voici.  Il  fagit  d'une  entreprife 
confidérable,  les  uns  propolént  au  Prince  pour  y  réuiiir  des  moyens  qui 
n'ont  rien  de  fort  difficile,  qui  font  félon  les  aparences  aflez  plaufibles  : 
mais  qui  dans  le  fond  font  peu  iûrs.  Les  autres  lui  ouvrent  un  chemin 
qu'il  voit  bien  conduire  en  effist  où  il  veut  aller:  mais  le  lui  repréfentent  fi 
embaraffié  Se  fi  plein  de  difficultez,  qu'il  paroît  comme  impraticable.  Je 
dis  qu'alors  il  n'ell  pas  aifé  au  Prince  de  juger  fainement  fur  ce  qu'on  lui 
propofe,  6c  de  prendre  le  bon  parti.  Un  ou  deux  traits  de  nos  hilloires  ren- 
aront  ma  penfée  plus  fenfible. 

Du  tems  que  tout  l'Empire  étoit  en  guerre,  le  Prince  de  l'chao  avoit  un 
Officier  de  guerre  nommé  Tchao  ko.  C'étoit  lans  contredit  l'homme  du 
Royaume  qui  parloit  le  mieux  fur  ces  matières,  auffi  fe  donnoit-il  fans  fa- 
çon pour  le  premier  homme  en  fiiit  de  fcience  militaire.  Son  père  qui  étoit 
Officier  de  réputation,  6c  qui  avoit  vieilli  dans  les  armées,  s'entretenoit 
fouvent  avec  ce  fils  fur  l'art  de  la  guerre,  6c  jamais  il  n'avoit  pu  l'embaraf- 
fcr  par  fes  queilions.  Malgré  cela  il  ne  le  regardoit  point  comme  un  hom- 
me capable  de  commander.  Au  contraire  il  difoit  fouvent  en  foûpirant  : 
Si  jamais  mon  fils  commande,  le  Royaume  s'en  trouvera  mal.  Le  vieillard 

']^me  IL  f  PP  P  étant 


verne 
ment. 


666  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  des  étant  mort,  le  Roi  nomma  peu  après  le  fils  Ko  pour  Général  de  fes  trou- 
Maximes  pç5_  La  mère  demanda  audience,  &c  rcpréfcnta  au  Roi  ce  qu'elle  avoit 
de  Gou-  j-Quyent  oui  dire  à  feu  ion  mari.  Mais  le  Roi  n'y  eut  point  dégard.  Voi- 
là donc  Ko  Général.  Il  ataque  l'armée  de  T/m:  il  perd  la  bataille  ôck 
vie.  Et  conléquemment  à  fa  défaite,  plus  de  quatre  cens  mille  ilijets  de 
Tc/mo  fe  rendirent  à  7/î«. 

Tfm  chi  hoang  voulant  fubjuguer  le  pays  de  King^  demanda  à  un  Officier 
de  guerre  nommé  I>i/«,  combien  il  faudroit  pour  cela  de  troupes.  Li  fin 
étoit  brave  &  ieune.  Il  répondit  que  c'étoit  aiîéz  de  deux  cens  mille  hom- 
mes. Cette  réponie  plut  fort  à  Chi  hoang.  Cependant  rencontrant  Ouang 
tfien  ancien  Général  ,  il  lui  demanda  ion  fentiment.  Celui-ci  répondit 
qu'il  fiUoit  fix  cens  mille  hommes,  fans  quoi  l'entreprife  n'étoit  pas  lïire, 
Chi  hoang  chagrin  de  cette  réponlé:  vous  êtes  vieux,  dit-il  iOuangtfteriy 
votre  âge  vous  rend  timide.  Aulîi-tot  il  nomme  Lifm,  pour  commander 
fon  armée,  &  lui  donne  deux  cens  mille  hommes,  avec  ordre  de  réduire 
King.  Ouang  tften  prend  congé  du  Prince  fur  le  champ,  &  fe  retire  à  Pin 
yang.  Peu-après  Li  fin  fut  battu  ,  lailîîi  prendre  à  l'ennemi  iépt  grandes 
villes,  8c  s'en  revint  fort  honteux.  Chi  hoang  reconnoilTant  fa  faute,  va 
lui-même  en  perfonne  à  Pin  yang  faire  des  excufes  à  Oiiangtfim^  &  le  pref- 
fer  de  vouloir  bien  commander  fes  troupes  contre  King.  Je  vous  l'ai  dit 
répondit  Ouang  tften:  je  vous  le  répète:  il  me  faut  fix  cens  mille  hom- 
mes. Chi  hoang  promit  de  les  lui  fournir.  Quand  ces  troupes  furent 
alTemblées,  Ouang  tfien  marcha  contre  À7«g,  &  en  fit  heureuiément  la 
conquête. 

Ces  traits  d'hiftoire  rendent  fenfible  ce  que  j'ai  dit  de  certains  cas  emba- 
rafîans  pour  un  Prince.  Car  enfin  comment  faire?  Un  Officier  fait  des  pro- 
pofitions  très-raifonnables  :  il  indique  des  expédiens:  il  répond  aux  difficul- 
tcz.  Tout  ce  qu'il  dit,  paroît  aufli  faii'able  qu'avantageux.  YoW^Tchao 
ko  &  Li  fin:  n'étoit-il  pas  fage  de  les  employer.^  Cependant  ils  perdirent 
tout.  Un  autre  propole  des  conditions  très-difficiles,  6c  comme  impoffi- 
bles  :  n'ell-il  pas  naturel  qu'on  le  laifle  là  ?  Voilà  Ouang  tfien.  Cependant 
il  fallut  y  revenir,  ou  renoncer  au  fuccès.  Dans  des  cas  de  cette  nature; 
écouter  tout  ce  que  chacun  propofe,  en  juger  fainement  6c  prendre  tou-« 
jours  le  bon  parti  :  c'ell:  ce  que  j'appelle  difficile. 

Au  reile  fi  Chi  hoang  8c  le  Prince  de  'tchao  en  prirent  un  mauvais,  une 
chofe,  à  mon  fens,  y  contribua  fort.  Les  vieux  8c  anciens  Généraux, 
bien  loin  de  fe  diffimuler  à  eux-mêmes,  ou  à  leur  maitre,  les  difficultez 
d'une  entreprife,  voulant  s'afiTirer  du  fuccès,  les  fuppofent  encore  plus  gran- 
des, qu'elles  ne  le  font  peut-être  en  effiït.  Cela  ne  plaît  pas  aux  Princes", 
qui  voudroient  ne  point  trouver  d'obllacle  à  leurs  defirs.  Au  contraire  il 
eft  ordinaire  aux  Officiers  encore  jeunes ,  8c  nouvellement  avancez ,  de 
chercher,  pour  fe  faire  valoir, à  l'emporter  fur  les  autres.  Ils  ont  du  feu 8c 
de  la  bravoure:  ils  s'y  laiflent  emporter,  8c  tout  leur  paroît  fivorable.  Ce- 
la eft  communément  du  goût  des  Princes,  particulièrement  de  ceux  qui 
ambitionnent  le  nom  de  conqucrans.    Ils  écoutent  avec  plaifîr,  8c  croyent 

avec 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  66j 

Vftt  facilité  un  Officier,  qui  à  peu  de  frais  fe  charge  du  fuccês  d'une  en-    Suite  de» 
treprile  qu'ils  ont  à  cœur.  ^  Cela  n'ell;  que  trop  ordinaire  aux  Pri.ices,   ^^q"^* 
&   les   deux   dont  j'ai  parlé  ,    firent  cette  faute  ,    qui  leur  coûta  cher,    vemc  ' 
Celle  que  fit  le  Prince  de  tchas  fut  après  tout  plus  conlidérable;  auffi   ment. 
ne  put- il  s'en  relever. 

Un  hiilorien  dit  qu'avant  Ko  c'étoit  Lienpo  qui  commandoitles  troupes 
de  'Tcbao  contre  TJln.  Tfin^  qui  craignoit  ce  vieux  Général,  ula  de  rufc 
pour  le  faire  changer.  Il  fit  courir  le  bruit  qu'il  redoutoit  Ko  ^  &  que  pour- 
vii  qu'il  n'eût  pomt  à;  faire  à  lui,  il  fe  tenoit  fur  de  la  viftoire.  Il  eut  foin 
que  cela  paflât  comme  en  fécret  jufqu'à  la  cour  de  Tchao.  Ce  Prince  y 
fut  pris ,  èc  malgré  bien  des  remontrances  ,  il  nomma  Ko  f\on  Général. 
Hélas!  ce  Ko  n'étoit  dans  le  fond  qu'un  beau  parleur.  Son  ^\ere,  qui  le 
connoifToit ,  le  jugeoit  incapable  de  commander.  Sa  mère  en  avertit  le 
Prince.  Tous  les  Officiers  en  jugeoient  de  même.  Jufques  chez  les  enne- 
mis il  étoit  connu  pour  tel.  Son  Prmce  feul ,  à  qui  il  importoit  le 
plus  d'y  faire  attention  ,  eut  toujours  fur  cela  les  yeux  fermez  ,  6c 
courut ,  malgré  tout  le  monde ,  à  fa  propre  perte.  Faute  énorme, 
mais  faute  cependant  dont  on  a  vu  depuis  ce  tems-là  une  infinité  d'e- 
xemples. 

Tai  tfong  fécond  Empereur  de  la  dynaftie  Tang  élargit  une  fois  fur  leur 
parole  trois  cens  criminels,  en  leur  marquant  un  terme  pour  revenir.  Ils 
revinrent  en  effet  au  tems  marqué, 8c  quoiqu'ils  euflént  tous  mérité  la  mort, 
l'ai' tfong  leur  pardonna.  Ngcou  yangheou  qui  a  écrit  l'hiftoire  des  Tang,  a 
fait  fur  ce  fujet  une  courte  difiértation  critique,  qu'on  a  inférée  dans  le  re- 
cueil d'oij  l'on  tire  ces  pièces.     La  voici. 

Une  bonne  foi  à  l'épreuve,  &  une  équité  généreiife  ,  font  des  vertus  Réflexions 
propres  de  gens  d'honneur  &  de  gens  de  bien  :  ces  vertus  leur  font  plus  che-  jon  des*"^" 
res  que  la  vie.  Pour  cequi  ell  des  méchans,  ils  craignent  les  chatimens,  crimes. 
&  c'cft  tout.  Auffi  les  chatimens  doivent-ils  être  leur  partage,  fur-tout 
fi  ce  font  des  hommes ,  qui  par  leur  méchanceté  fc  foient  déjà  rendus 
coupables  de  mort.  Je  trouve  dans  les  mémoires  de  la  dynaftie  T'ang  ,  que  la 
fizieme  année  du  régne  de  Tai  tfong^  on  élargit  pour  un  tems  fur  leur  parole 
plus  de  trois  cens  de  ces  coupables,  &  qu'on  leur  permit  d'aller  chacun 
chez  foi, à  condition  qu'à  certain  tems  ilsfe  repréfenteroient  d'eux-mêmes. 
En  ufer  ainfi,  qu'ell-ce  autre  choie,  que  fe  promettre  des  plus  méchans, 
une  bonne  foi  8c  une  générofité,  qui  coûte  aux  plus  fages  8c  aux  plus  ver- 
tueux? Cependant  ces  criminels  élargis  fe  préfentcrent  tous  au  tems  marqué. 
Aucun  ne  fe  fit  attendre.  Ell-cc  donc  que  ce  qui  coûte  à  l'homme  le  plus 
vertueux  de  tenir  fi  parole,  même  au  péril  de  fa  vie,  fe  trouva  tout-à-coup 
ù  la  portée  d'un  fi  grand  nombre  de  méchans  hommes?  Il  n'efl:  pas  naturel 
de  le  penfer. 

On  dira  peut-être  que  la  bonté  qu'eut  Tai  tfong  de  les  élargir  pour  un 

tems,  eut  la  force  de  changer  ces  trois  cens  pcrfonncs,  8c  que  la  rcconnoif- 

fance   a  un  grand  pouvoir  fur  les  efprits.     A  cela  je  réponds:  je  vois  fort 

bien  que  Tai  tfong  eut  en  vue  défaire  penfer  ^  parler  ainfi.     Mais  qui  fçait, 

Ppp  p  a  fi 


Suite  des 
M.iximes 
de  Gou- 
verne- 
ment. 


668  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

fi  en  les  éUïgiffiint,  il  ne  dit  point  en  lui-même  :  k  grâce  que  je  leur  fais,, 
leur  fera  affez  comprendre  que  s'ils  reviennent,  ils  auront  leur  grâce:  ainft 
ils  reviendront  infailliblement.  Qui  fçait,  dis-jc,  fi  Tat  //è«5  ne  raifonna 
point  de  la  forte,  &  fi  ce  ne  fut  point  ce  qui  le  porta  à  les  élargir?  Qui 
Içait  fi  d'un  autre  côté  ces  criminels  ne  comptèrent  pas  en  effet  qu'ils  ie- 
roient  abibus,  Se  fi  ce  ne  fut  point  uniquement  liir  cette  efpérance,  qu'ils 
eurent  le  courage  de  revenir?  Pour  moi,  en  examinant  ce  fait,  je  crois  y 
voir  de  part  6c  d'autre ,  de  l'intérêt,  de  l'artifice,  &  de  la  vanité.  A  l'é- 
gard de  ce  qu'on  appelle  bonté,  bonne  foi,  générofité,  vertu:  je  n'y  en 
vois  point,  ^ai  tfong  étoit  depuis  fix  ans  fur  le  trône.  Tout  l'Empire  a- 
voit  pendant  ces  fix  ans  fenti  mille  effets  réels  de  fes  bontez.  Ces  trqis 
cens  hommes  y  avoient  eu  part  comme  les  autres:  ils  n'en  étoient  pas  de- 
venus meilleurs:  ils  s'étoient  rendus  malgré  cela  coupables  de  mort.  Dire 
qu'un  élargiflement  pour  quelques  mois- les  ait  changez  tout-à-coup,  juf- 
qu'à  leur  faire  regarder  la  mort  comme  un  heureux  retour  à  leur  patrie; 
jufqu'à  leur  faire  négliger  leur  vie  en  comparaifon  de  la  bonne  foi  &  de  la 
juifice:  c'ell:,  ce  me  femble,  dire  une  chofe  incroyable.  Quelle  preuve 
voudriez-vous  donc,  dira  quelqu'un,  pour  vous  perfuader  qu'un  tel  retour 
eût  en  effet  ces  motifs?  Je  répons.  Si  l'ai  tfong  voyant  ces  criminels  de 
retour,  leur  avoit  fait  fubir  à  tous  le  fupplice  qu'ils  méritoient:  fi  enfuite  il 
en  avoit  ainfi  élargi  d'autres  pour  un  tems ,  6c  que  ces  autres  fuflent  venus 
comme  les  premiers,  fe  repréfenter  au  tems  fixé,  j'atribuerois  le  retour  des 
féconds  à  leur  droiture  6c  à  leur  reconnoifiance.  Mais  fi  l'on  s'avifoit  de  le 
faire  fouvent,  ce  feroit  autorifer  l'homicide.  Jamais  nos  anciens  Rois  n'en 
uferent  ainfi  :  leurs  loix  8c  leurs  arrêts  avoient  pour  fondement  la  nature  ôc 
la  connoiffance  du  cœur  humain.  On  ne  les  vit  jamais  s' éloigner  de  ces  prin- 
cipes, ni  chercher  par  des  tentatives  équivoques  à  s'attirer  de  vains  éloges. 


Ngeou  yang  heou  a  écrit  non- feulement  l'Lnfto'tre  de 
Tang,  mais  encore  celle  des  cinq  D<yna[îîes ,  dont  cha- 
cune dura  très-peu ,  ^  qui  toutes  enfemhle  ne  rempli- 
rent que  quelques  dizaines  d'années  entre  les  Tang  6f 
les  Song.  A  l'occafion  d'un  de  ces  Princes  y  qui  de 
Seigneur  de  Chou  *,  fe  fit  Empereur ,  ^  périt  auffi- 
tôt  :  Ngeou  yang  heou  fait  voir  la  vanité  de  ce  que  le 
vulgaire  appelle  heureux  augures.     Voici  fon  Difcours 

qui 

»  C'eft  aujourd'hui  la  province  de  S»  tchntn. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  ^îrîi) 

qm  efi  inféré  dans  k  Recue'il  Impéital  dont  on  tire  ces 
Pièces. 


H  El  AS  !  depuis  les  Tfm  Sc  les  Han^  rien  n'eft  plus  commun  que  cette   DiTcourj 
opinion,  ou  du  moins  que  ce  langage,  de  bons  &  de  favorables  augu-   '^ur'*  van 
res!"  Qi^ioiqu'il  n'ait  pas  manque  de  gens  éclairez,  qui  ont  très-bien  écrit  q^„'on*^^ 


contre  cet  abus,  il  lubfille  encore.  Ce  qu'on  appelle  communément  les  bons  pelle  heu- 
augures  pour  les  Princes,  ce  font  les  Long^  les  Ki  ling^  les  Fonghoang^  les  reux  ^w- 
Kouei,^  ce  qu'on  nomme  Tfouyn.  Or  je  trouve  dans  les  mémoires  hilioriques  •S'"''"' 
deChou,  que  ces  prétendus  bons  augures  ne  furent  jamais  fi  communs,  que 
quand  un  Prince  de  ce  pays-là  fe  fît  Empereur.  Cependant  tout  le  monde 
fçait  qu'à  peine  fut-il  fur  le  trône,  qu'il  en  tomba,  &c  périt  afTez  miférable- 
mcnt.  Si  quelqu'un  dit  que  ces  augures  ne  tomboient  pas  fur  ce  Prince,  je 
demanderai  fur  qui  tomboient -ils  donc?  Car  outre  qu'il  eft  certain  qu'ils 
parurent  de  fon  tems,  on  ne  peut  les  faire  tomber  ni  fur  aucun  autre  en  par- 
ticulier, ni  en  général  fur  tout  l'Empire,  où  l'on  n'a  peut-être  jamais  vu 
tant  de  défordres  &  de  plus  grands  troubles.  Q\i'el\-cc  que  Long?  (a)  C'eft 
un  animal  qui  eft  comme  invifible,  tant  il  paroît  rarement ,  Se  qui,  pour 
cela  même,  a  pafTé  pour  avoir  quelque  choie  de  miftérieux.  Il  aime,  dit- 
on,  à  monter  fur  les  nues,  &  à  s'élever  ainfi  jufqu'au  ciel.  C'eft  alors 
qu'il  eft  content.  Quand  donc  il  fe  montre  jufqu'à  fe  prodiguer,  pour 
ainfî  dire,  il  perd  ce  qu'il  avoit  de  miftérieux  :  6c  quand  on  le  voit  ici  bas 
dans  les  lacs  6c  dans  les  rivières,  il  y  eft  hors  fon  centre,  &  par  conféquent 
peu  content.  Comment  donc  en  tirer  un  bon  augure?  Déplus,  ce  n'eft 
pas  toujours  un  feul  qui  paroît,  quelquefois  on  en  voit  des  troupes.  Pour 
moi,  au  lieu  d'en  tirer  un  bon  augure,  je  regarderois  plutôt  cela  comine 
un  monftre.  Le  Fofig  hoang  (b)  eft  un  oifeau  qui  fuit  les  hommes,  8c  s'en 
éloigne  autant  qu'il  peut.  Anciennement,  fous  l'heureux  &  florifîant  ré- 
gne de  Chun^  Hoan  eut  ordre  de  préfider  à  la  mufîque:  il  la  rendit  fi  par- 
faite 8c  fi  harmonieufe,  que  les  oifeaux  mêmes  8c  les  autres  animaux  char- 
mez de  fa  douceur,  fautoient  &  danfoient  en  l'entendant.  Il  ariva  que 
dans  ces  circonftanees,  le  Fong'hoang  parut  aufli.  Dans  la  fuite,  on  a  vai- 
nement conclu  que  l'apparition  du  Fong  hoang  étoit  l'effet  de  la  vertu  du 
Prince,  8c  le  préfage  d'un  régne  heureux.  On  l'a  vainement  conclu.  Car 
combien  de  fois  depuis,  a-t-on  vu  le  Fong  hoang  paroitrc  fous  des  Princes 
fans  mérite,  fous  des  régnes  fans  éclat:  difons  plus,  dans  des  tems  de  trbu- 
ble  S<.  d'horreur.  Je  dis  du  Ki  ling  (c)  animal  à  quatre  pieds,  ce  que  j'ai 
dit  de  VoifeauFong  hoang:  il  fuit  l'homme  autant  qu'il  peut.  Autrefois  Ngai 
kong  Prince  de  Lou  étant  à  la  chafTc,  en  trouva  un.    L'animal  lui  tourna  le 

dos  3 

{a)  Les  Européans  ont  traduit  ce  mot  par  dragon,  je  n'ai  encore  trouvé  perfonns  qui 
ait  ofé  me  dire  avoir  vu  un  Long,  un  Tang,  un  Li  fang  ou  un  Ki  ling. 

(b)  Les  Kuropéans  avant  moi  ont  traduit  ces  deux  lettres  par  le  mot  aiih: 

(c)  Quelques  Européans  ont  traduit  ces  deux  lettres  par  le  mot  lieome. 

PPP  P  5 


(570  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Vanité  des  '^°^-)  ^^"^  feulement  le  regarder,  Sc  prit  la  fuite.     Ngai  kong  le  fit  fuivre; 

Augures,     on  le  prit,  &  on  l'amena  au  Prince;  mais  il  y  vint  lié,  &  malgré  lui,  ce 
ne  fut  pas  de  lui-même. 

Confucius  rapportant  ce  fait  dans  fon  Tchun  tfiou ,  l'exprime  en  quatre 
mots,  qui  contiennent  deux  traits  de  fatire.  Il  dit  :  ch,,ijfant  à  ^Occident  il 
frit  un  Ki  Ung.  Quand  nos  hiltoriens  parlent  de  chailc  ils  marquen:  en  par- 
ticulier l'endroit.  Par  tout  ailleurs  dans  le  Icbim  tfi^n,  Conrucius  garde 
exaftement  cette  méthode.  Dans  cet  endroit  il  ul'e  dune  exprelîion  v.Lgue, 
à  l'Occident,  pour  faire  entendre  que  Ngai  kong  cxcédoit,  qu'il  ne  bor- 
noit  pas  fa  chafle  à  tel  ou  à  tel  endroit,  félon  la  coutume  ,  mais  qu'il  cou- 
roit  un  valle  pays.  Confucius  ajoute  :  il  prit  un  Ki  ling.  C'eft  un  animal 
très-rare,  &  qu'il  efl;  difficile  de  rencontrer.  Confucms  veut  noterpar-li 
l'infatiable  cupidité  de  Ngai  kong  qui  épuilbit  tout,  Se  à  laquelle  les  repai- 
res les  plus  cachez  des  animaux  les  plus  iauvages  ,  n'échappoient  pas. 
Cet  endroit  du  Tchun  tfwti  elt  réellement ,  comme  j'ai  dit,  une  cenlure 
ingénieufe  de  la  conduite  de  Ngai  kong. 

Mais  après  la  mort  de  Confucius,  les  fuperftitions  ont  peu  a  peu  gagné. 
On  a  fait  du  Ki  ling  un  préfage  heureux  pour  les  Princes.  JVlille  contes  apo- 
crifes  ont  couru  en  conféquence,  Sc  ont  fait  valoir  cette  faulTe  idée.  Sous 
Chun  parut  un  Fong  hoang.  {a)  Comme  ce  fut  un  très-fage  &  très-vertueux 
Prince,  6c  que  fon  régne  fut  très-heureux,  encore  eût-il  pu  paroître  alors 
fuportable,  de  reconnoîtrc  dans  \e.  Fong  hoang^  ce  qu'on  appelle  heureux 
préfages.  IVIais  depuis  qu'on  a  vu  le  Fong  hoang  paroître  dans  les  plus  trif- 
tcs  6c  les  plus  malheureux  tems,  il  n'y  a  pas  le  plus  petit  fondement  à  dire, 
que  l'apparition  dejcet  oifeau  ait  jamais  été  ce  qu'on  appelle  un  bon  augure. 
Il  y  en  a  auffi  peu  pour  le  Ki  ling.  Car  enfin,  fous  nos  plus  grands  Princes 
2^0,  Chun,  7u,  2(î«^,  Fen,  Fou,  Icheou  kong  jamais  il  ne  parut  de  Ki 
ling.  L'antiquité  n'en  parle  qu'une  fois,  6c  c'eli  jullement  dans  des  tems 
de  troubles:  fur  quoi  donc  peut-on  fonder  l'opinion  que  je  réfute? 

On  nous  donne  auffi  la  tortue  pour  un  favorable  augure.  Pour  moi ,  je 
fçai  que  c'eft  un  animal  bleuâtre,  qu'il  n'eft  pas  rare  de  rencontrer  dans  nos 
rivières,  6c  qu'on  voit  allez  fouvent  même  dans  la  boue:  6c  quand  cet  ani- 
mal efl  mort  ,  on  en  retire  de  l'utilité.  Je  fçai  que  les  Pou  koan  (h)  en 
font  cas  :  que  T'ai  dans  fon  livre  des  rits  met  la  tortue  vivante  au  nombre  des 
bons  augures  :  que,  félon  ce  livre,  la  vertu  du  Prince  eft  éminente,  quand 
elle  fait  venir  les  tortues  dans  les  rivières  de  fon  palais  ;  mais  je  fçai  aufli  que 
ce  livre  eft  une  méchante  compilation,  où  l'on  a  pris  de  tous  cotez,  fans 
un  grand  choix  :  6c  qu'il  y  a  bien  du  mauvais.  Refte  à  parler  de  ce  qu'on 
nomme  Tjbu  yu.    J'avoue  que  j'ignore  ce  que  c'eft,  6c  fi  l'on  doit  par  ces 

mots 


(4)  il  y  a  cependant,  outre  le  Tchun  tfiou  qu'on  cite  ici,  une  ode  du  Chi  ki»r  qui  a 
pour  titre,  les  velliges  du  Ki  itm.     Mais  on  ne  dit  pas  qu'il  parut. 

{h)  Nom  d'office  ou  de  profefllon.  Peu,  Signifie  confulter  par  la  divination  ou  autre- 
ment pour  le  clioix  d'un  jour,  le  (uccès  d'une  affaire,  &c. 


ET    DE    LA    TARTARIE    CHINOISE.  6ji. 

mots  entendre  des  animaux  ou  autre  chofe.  Je  fçai  que  dans  le  Chi  king  on 
lit  CCS  mots  :  hélas .'  hélas  !  Tfou  yu.  Kia  y  dit  lur  ce  texte  du  Chl  king  que 
Tfoii  étoit  le  parc  du  Roi  Fen  vang:  èc  7u  la  qualité  de  celui  qui  en  avoit 
foin.  C'ert  ainlî  que  du  tems  de  Koai ,  *  on  interprétoit  ces  deux  mots. 
Mais  depuis,  leS  interprètes  en  ont  fait  deux  noms  d'animaux,  qu'on  a  dit 
être  de  bon  augure.  Et  comme  il  n'eft  point  parlé  ailleurs  de  T/è^jj'a,  il 
n'eft  pas  facile  de  convaincre  ceux  qui  veulent  s'en  tenir  à  cette  opinion. 
Pour  les  tortues ,  "fies  dragons,  les  licornes,  &  les  aigles,  dont  le  vulgai- 
re fait  de  bons  augures  pour  les  Rois  :  il  eft  certain  qu'il  en  a  paru  dans  les 
triftes  &  malheureux  tems  des  cinq  dynafties  :  Se  que  jamais  on  n'en  vit 
plus  que  quand  le  Roi  de  Chou^  voulant  s'élever,  périt  prefque  auffi-tôt. 
Les  plus  zèlez  partifans  de  ces  prétendus  bons  augures  font  alTurément  em- 
bjrafiez  dans  cet  endroit  de  l'hilloire.  Je  profite  de  leur  embaras ,  pour 
ataquer  leur  vaine  créance ,  6c  tâcher  de  les  détromper.   ■ 

'«L^-^  **3?  ^a^JS"  *^-^  ^■^îî^  'îiifc^  ââÈ  ^-^-^  "^^-^  =î^Sî5f  '-^^^^  '^-'^  "^^^^ 

Le  même  Ngeou  y  an  g  heou,  dit  ce  qui  fuit  ^  fur  le  tems 
des  cinq  Dynajlies. 

DAns  l'hiftoire  des  cinq  dynafties,je  ne  laifle  pas  de  trouver  de  beaux 
exemples.  Il  y  a  eu  trois  hommes  d'une  droiture  &  d'un  défintéref- 
fement  à  l'épreuve.  J'en  compte  dix  qui  ont  généreufement  donné  leur 
vie  pour  leur  Prince.  Ce  que  je  trouve  extraordinaire,  &  ce  qui  m'indig- 
ne, c'eft  que,  quoiqu'il  y  eiàt  alors,  comme  dans  d'autres  tems,  des  gens 
de  lettres  dans  les  charges ,  gens  qui  fe  donnoient  pour  imitateurs  des  an- 
ciens fages,  je  n'en  trouve  pas  un  leul  qui  ait  rien  fut  qui  fût  digne  de  mé- 
moire. Les  treize  hommes  illuftres,  dont  j'ai  parlé ,  étoient  tous  des  gens 
de  guerre.  Elt-cc  donc  qu'alors  parmi  les  Lettrez  l'on  manquoit  de  gens 
de  mérite  ôc  de  vertu?  Non,  fans  doute.  Il  faut  plutôt  penier  que  d'une 
part  les  Princes  peu  attentifs  6c  peu  éclairez  ne  faifoient  pas  ce  qu'il  falloic 
pour  les  atirer  à  leur  fervice:  6c  que  de  l'autre,  ces  Lettrez  d'un  vrai  mé- 
rite fe  cachoient  dans  la  folitude  6c  dans  la  retraitte ,  par  l'horreur  qu'ils 
avoient  des  troubles,  6c  parce  qu'ils  regardoient  des  tems  tels  que  ceux  là, 
comme  peu  dignes  de  leurs  foins.  Il  n'y  a  point  de  villages  de  dix  familles, 
difoit  Confucius,  où  le  Prince  ne  puifle  trouver  quelque  lujet  fidèle  6c  zé- 
lé. Ce  qu'avoit  dit  Confucius,  fe  trouvoit-il  faux  du  tems  des  cinq  dynaf- 
ties.  Non  ,  je  ne  le  crois  point.  En  effet ,  dans  les  hilloricttes  de  ce 
tems-là  ,  on  trouve  des  traits  afîez  finguliers.  En  voici  un  d'une  femme, 
d'où  il  eft  aifé  de  conclure,  que  fi  les  Lettrez  vertueux  ne  p.aroillbient  pas, 
il  n'en  manquoit  pas  dans  l'Empire.     Un  Magiîtrat  nommé  Ouang  yng  qui 

avoit 

*  Au  commencement  de  la  Dynaifie  Han, 
■^   Long,  long,  Hoang,  Kouei, 


<57i  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

avoit  une  charge  hors  de  fon  pays,  mourut  dans  une  extrême  pauvreté, 
laiflant  un  fils  encore  très-jeune.  Sa  femme,  dont  le  nom  de  famille  étoit 
Li-,  partit  au  bout  de  quelque  tems,  pour  s'en  retourner  ,  chargée  des  os 
de  fon  mari,  6c  tenant  fon  fils  par  la  main  dans  le  territoire  de  Cai  fong^  el- 
le entra  dans  une  auberge.  Le  maître  du  logis  ne  fçachant  pas  trop  que 
penfer  d'une  femme  feule  avec  un  enfant,  refufa  de  la  loger.  Comme  la 
nuit  approchoit,  la  pauvre  femme  faifoit  inllance,  6c  ne  lortoit  point.  Le 
maître  du  logis  s'impatienta,  ÔC  la  prenant  par  le  poignet,  la  mit  dehors. 
Alors  levant  les  yeux  au  ciel,  elle  s'écria  d'un  ton  lamentable.  Hélas!  mal- 
heureufe  que  je  fuis,  il  fera  donc  vrai  de  dire,  qu'étant  veuve  de  feu  Ouang 
yng^  j'aurai  été  touché  par  un  autre  homme:  du  moins  ne  fouffrirai-je  pas 
qu'une  main  fi  malheureufe  deshonore  tout  mon  corps.  En  difant  ces  mots, 
elle  fe  jette  fur  une  hache,  ôc  s'en  donne  un  grand  coup  fur  le  poignet,  qui 
en  fut  à  moitié  coupé.  Les  paflans  s'arrêtèrent  à  ce  fpeétacle ,  tout  le  voi- 
finage  accourut.  Les  uns  foupiroient ,  les  autres  pleuroient  ,  les  autres 
bandoient  la  playe.  Le  MagUfrat  en  étant  averti  procura  de  bons  remèdes, 
fit  punir  févérement  l'aubergifte ,  prit  foin  de  la  malade,  8c  manda  le  tout 
en  cour.  O  !  qu'il  me  femble  que  le  bruit  de  cette  feule  aftion  devoit  inf- 
pn-er  de  honte  aux  Lettrez  de  ce  tems-là  î 

Hia  tfou  a<yant  été  privé  de  l  emploi  de  Kiu  mi  (^),  on 

mit  Ta  yen  en  fa  place.  Celui-ci  étoit  ami  de  Fou  pi,  de  Han  ki, 
de  Fan  tchong  yen ,  qui  étaient  tons  trois  Minijires,  ^  de  Ngeou 
yang  heou,  qui  étoit  Cen/enr.  Ils  vivaient  fort  unis  entreuXy 
&  avec  quelques  autres  qui  Leur  reffembloient.  1)n  de  ces  derniers 
étoit  Che  kiai  homme  défait  ère  (fé.,  droit.,  ^zèlé,  mais  trop  libre 
^  trop  hardi  à  exercer  fa  critique,  &  à  cenfurer  les  aéîions  des 
autres  dans  des  vers  quil  faifoit  très-bien.  Hia  tfou  pqué 
d'une  pièce  de  Che  kiai ,  é  chagrin  d'avoir  perdu  fon  emploi , 
déféra  à  V Empereur  un  prétendu  parti  de  certaines  gens  liez 
entr''eux,  difoit-il.,  contre  quiconque:  il  indiqua  7iommément  Yzn 
tchoiig  yen  ÏS  Ngeou  yang  heou.  L  Empereur  s'adrejfant  à 
fes  Mhnfires  :  jai  fouvent  oui  parler  ,  leur  dit-il ,  de  partis 
formez  par  des  canailles  (b) ,  par  des  âmes  baffes  ,  gens  fans 
mérite  Û  Jans  vertu.  Mais  les  Iminêtes  gens  qui  font  en  place  ^ 
qui  ont  du  mérite  ^  de  la  vertu,  forment-ils  aujfi  des  partis?  Fan 

tchong 

(«)  C'étoit  comme  le  chef  du  confeil  pour  les  affaires  de  la  guerre, 
(è)  Le  Chinois  dit  siao gin.    Expreffion  qui  lignifie  tout  cela,  quoique  mot- à-mot  Sta» 
/îgnifie  petit ,  di  Gin  fignifie  homme. 


reur. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  675 

tchong  ^tx^  prenant  la  parole  \  Trince  ,  dit-il,  que  d'honnêtes 
gens  s'nniffent  &  confpircnt  à  bien  faire ,  principalement  à  vous 
bien  fervir,  &  à  procurer  l'avantage  de  [Etat  :  il  ny  a  point 
d inconvénient  :  ces  liaifons  nont  rien  que  de  fort  bon  iê  de  fort 
utile.  IJn  T rince  doit  être  attentif  à  les  bien  di/iinguer  des 
autres  qui  font  criminelles  ^  dangereufes.  Ngeou  yang  heou 
injlruit  de  ce  qui  fe  pajfoit ,  préfènta  à  l'Empereur  le  difcours 
qui  fuit. 

P Rince,  de  tout  tems  on  a  vu  confondre  nîa,l  à  propos  des  liaifons  Difcours 
également  honnêtes  ôc  utiles,  avec  d'indignes  &  de  dangereufes  ca-  de  Kgeou 
baies.  De  tout  tems  cette  confufion  a  été  le  fondement  de  bien  des  accu-  )''"»i  l'>iou 
fations  injuftes.  Heureux  les  accufez ,  qui,  comme  nous,  fe  font  trouvez  ^,„',^"^P^" 
fous  un  Prince  habile  à  difcerner  les  gens  d'honneur  êc  de  probité ,  d'avec 
les  méchans  &  les  âmes  baffes.  Un  Prince  de  te  caraftere  apperçoit  bien- 
tôt, que  fi  les  premiers  s'uniffent,  le  lien  de  leur  union  ell  la  raifon  &  la 
vertu,  comme  le  bien  public  en  ell:  la  fin.  Il  voit  au  contraire  que  cette 
elpèce  d'union,  que  les  méchans  ont  entr'eux,  n'eft  fondée  que  fur  l'in-r 
térêt:  peut-on  même  l'appeller  union?  Car  pour  moi,  je  crois  que  réelle- 
ment il  n'y  en  a  pas  entr'eux.  Chacun  d'eux  a  quelque  vue  d'ambition 
ou  de  cupidité.  Pendant  qu'il  croit  fe  pouvoir  aider  des  autres,  il  leur 
paroît  ataché.  Ces  intérêts  ceffent-ils,  en furvient-il  de  plus  grands?  On 
voit  auffi-tôt  ces  mêmes  gens  fe  nuire,  s'abandonner,  fe  trahir  mutuelle- 
ment :  fuffent-ils  liez  d'ailleurs  par  les  liens  les  plus  étroits  du  fing ,  rien  ne 
peut  les  retenir.  Il;  n'en  eft  pas  de  même  des  gens  d'honneur:  ce  qu'ils  fe 
propofent  de  garder  inviolablemcnt,  ce  font  les  régies  de  la  raifon  la  plus 
droite,  &  la  plus  exaéte  équité.  Ce  qui  fait  leur  occupation,  c'cft  de  don- 
ner chaque  jour  au  Prince  qu'ils  fervent,  de  nouvelles  preuves  de  leur  zèle. 
Tout  ce  qu'ils  craignent  de  perdre  ,  c'eil;  leur  vertu  Sc  leur  réputation. 
Voilà  leurs  maximes,  voilà  leurs  exercices,  voilà  leurs  intérêts.  S'agit-il 
de  travailler  à  devenir  plus  vertueux  ,  &  de  tendre  à  la  perfedion?  Ils 
tiennent  la  même  route,  ils  vont  de  compagnie,  pour  ainfi  dire,  &  s'entre- 
aident  les  uns  les  autres.  S'agit-il  de  fôrvir  le  Prince  &  l'Etat?  Ils  s'y  por- 
tent avec  la  même  ardeur.  Ils  unifient  pour  cela  tout  ce  que  peut  chacun 
d'eux  ,  fans  jamais  fe  relâcher  ou  fe  démentir.  Telle  ell;  l'union  des  gens 
d'honneur.  Telles  font  les  liaifons  qu'ils  prennent.  Tels  font  les  partis 
qu'ils  forment.  Ainfi,  autant  qu'il  imporce  au  Prince  de  prévenir  ou  de 
difliper  les  cabales  des  méchans,  qui  ne  Ibnt  unis  qu'en  apparence  :  autant 
lui  ell-il  avantageux  d'entrccenir  cette  union  fincere,  que  forme  quelquefois 
entre  les  gens  de  mérite,  l'amour  du  devoir  6c  de  la  vertu. 

Du  tems  du  grand  Empereur  Yao^  les  Officiers  de  la  cour  fe  trouvèrent 
comme  divifez  en  deux  partis:  l'un  étoit  de  quatre  méchans  hommes,  dont 
Hong  koang  étoit  le  pire.    L'autre  étoit  des  huit  lucn^  &  des  huit  A';,c'eft- 

l'ome  IL  Qiiq  q  à-dirc. 


674  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

à-dire,  de  feize  perfonnes  également  fagcs  6c  vertueufes,  parfaitement  unies 
cntr'ellcs.  l'ao  éloigna  ces  quatre  méchaas,  entretint  avec  joie  l'union  des 
feize.  Tout  fut  dans  l'ordre,  6c  jamais  gouvernement  ne  fut  plus  parfait. 
Chun  étant  monté  fur  le  trône,  on  vit  à  fa  cour  en  même  tems  Kao yu^ 
Hoan,  Hcou  tfi^  Ki,  I3c.  en  tout  vingt-deux  perfonnes  y  tenir  les  premiers 
rangs.  L'union  étoit  grande  entr'eux:  ils  s'ellimoient  6c  fe  loùoient  réci- 
proquement dans  toutes  les  occafions.  C'étoit  à  qui  céderoit  aux  autres  le 
plus  haut  rang.  Voilà  certainement  un  gros  parti.  Chun  en  profita:  ion 
régne  fut  heureux,  &  la  mémoire  de  fon  gouvernement  efl  encore  aujour- 
d'hui célèbre. 

Le  Chu  khig  dit  :  le  tyran  Tcbeou  avoit  fous  lui  des  millions  d'hommes  : 
mais  autant  d'hommes,  autant  de  cœurs  ;  Vou  vang  allant  contre  lui  n'é- 
toit  fuivi  que  de  trois  millehommcs:  mais  ces  trois  mille  hommes  n'avoient 
qu'un  cœur.  Sous  le  tyran  Tchem  autant  de  cœurs  qu'il  y  avoit  d'hom- 
mes: par  conféquent  point  de  liaiibns,  point  de  partis.  Cependant  Tcheou 
périt  6c  perdit  l'Empire.  Trois  mille  hommes  ious  Fou  vang  ne  faire  qu'un, 
cela  peut  pafler  pour  un  gros  parti.  Ce  fut  à  ce  prétendu  parti ,  que  Fou 
•vang  dût  les  fuccés. 

Du  tems  des  derniers  Han  ,  fous  le  régne  de  Hkn  ti ,  fous  ce  beau  pré- 
texte de  parti  &C  de  cabale,  on  vit  rechercher,  faifir,  jetter  dans  les  pri- 
fons  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  Lettrez  de  réputation.  Vint  la  révolte  des 
bonnets  jaunes.  Tous  ceux  dont  le  zèle  6c  la  fage(îé  auroient  pu  la  préve- 
nir ou  y  remédier  étant  en  priion,  le  trouble  fut  extrême  dans  tout  l'Em- 
pire. La  cour  ouvrit  les  yeux  ,  fe  repentit,  mit  en  liberté  ces  prétendus 
cabaleurs.  Mais  ce  repentir  vint  trop  tard.  Le  mal  avoit  trop  gagné,  & 
fc.  trouva  fans  remède. 

Sur  la  fin  de  la  dynaftie  "Tang^  on  vit  recommencer  de  femblables  accu- 
Citions.  Cet  abus  ne  fit  que  croître,  6c  Ibus  l'Empereur  Tchao  tfong  il  fut 
extrême.  Ce  Prince  pour  ce  prétendu  crime,  fit  mourir  dans  les  fupplices 
ee  qu'il  y  avoit  de  meilleur  à  fa  cour.  L'on  vit  ceux  qui  animoient  ce 
Prince  crédule  ,  faire  fubmerger  de  fon  aveu  ,  dans  le  fleuve  jaune,  («) 
grand  nombre  de  gens  de  mérite  ;  6c  joignant  à  cette  cruauté  une  froide 
raillerie,  dire  qu'il  fàlloit  faire  boire  cette  eau  trouble  6c  bourbeufe,  à  czs 
gens  qui  fe  picquoient  fi  fort  d'être  purs  (ù)  &c  nets.  Les  fuites  d'un  tel 
defordre  furent  que  la  dynailie  T'ang  finit.  Reprenons  tous  ces  traits 
dliilloire. 

Parmi  tout  ce  qu'il  y  a  eu  jufqu'ici  d'Empereurs,  jamais  aucun  n'a  eu 
des  fujets  plus  éloignez  de  s'unir  que  le  méchant  Prince  Tcbeou  ,  le  dernier 
desChaug*.   Chacun  d'eux  ne  fongeoit  qu'à  foi,  6c  ce  Prince  en  étoit  eau- 
le.    Jamais  Prince  n'a  pris  plus  de  précautions,  pour  empêcher  les  gens  de- 
bien! 

(a)  Aiiifi  nommé  à  caiife  de  la  couleur  de  fes  eaux,  qui  charient  beaucoup  de  terre. 
(t)  En  Chinois  Tfwg,  qui  fe  dit  d'une  eau  pure  &  claire.     Tjin^  choui,  eau  pure,  &  qui 
fg  dit  nulil  dani  le  moral.    Pu  t^ng  kcan,  Magiftrat  ou  Officier  intégre  &  déûntéreiTé. 
*  Nom  de  Dynaftie. 


ET  DE  LA   TARTARIE   CHINOISE.  6y^ 

Bien  de  s'unir,  qu'en  ^x'xzHien  ti  dernier  des  Han.  Il  les  tenoit  tous  enfer- 
mez dans  de  três-étroites  priions.  Jamais  on  n'a  traité  fi  cruellement  les  gens, 
dont  la  vertu  faifoit  l'union,  que  ibus  'ïchao  tjong  le  dernier  des  Tang.  Or 
juilemcnt  ces  trois  Princes  ont  péri  mil'érablcment,  &  ruiné  leurs  dynafties. 
Jamais  cour  n'eut  des  Officiers  li  unis  que  celle  de  Chun.  Ce  Prince  ne  s'a- 
vila  point  d'en  prendre  ombrage:  il  les  employa  chacun  félon  leur  talent  : 
il  n'eut  point  lieu  de  s'en  repentir:  6c  bien  loin  que  la  poftéritc  lui  repro- 
chât rien  ibr  cela,  on  l'a  toujours  loiic,  6c  on  le  louera  toujours  de  la  diffé- 
rence qu'il  içut  faire  en  ceci,  comme  dans  tout  le  reite  ,  entre  les  gens 
d'honneur  ôc  les  âmes  baffes.  Fou  vang  dut  les  fuccès  ôc  l'Empire,  à  l'u- 
nion de  trois  mille  hommes ,  qui  n'avoicnt  qu'un  même  cœur.  Quand 
ceux  qui  s'unifient  font  tous  gens  d'honneur  6c  de  probité,  quelque  grand 
quefoit  leur  nombre,  leur  union  n'en  ell  que  plus  agréable  pour  eux  6c 
plus  avantageufe  au  Prince  6c  à  Ion  Etat.  Je  vous  préfente  ces  traits  d'uif- 
toire  comme  une  efpèce  de  miroir,  où  tout  ibuverain,ce  me  fcmble,peut 
voir  affez  clairement,  ce  qui  dans  la  matière  dont  il  s'agit,  peut  être  utile 
ou  dangereux. 

Difcours  de  Tchin  liao  à  l'Empereur  Cliin  tfoiig,  fur 
ce  qu'il }»  a  de  capital  en  l art  de  régner. 

T  E  vous  le  dirai ,  Prince ,  avec  refpeâ:  ;  le  grand  art  de  régner  confifle  En  quoî 
I  principalement  à  bien  examiner  la  vraie  doctrine  de  l'antiquité,  pour  |;°"'''^,^, 
fe."  lafuivre:  a  bien  éclaircir  6c  à  bien  pénétrer  la  différence  du  bien  6c  du  ''^  '" 
mal,  6c  oii  aboutit  l'un  6c  l'autre:  enfin  à  bien  diltinguer  les  lujets  vrai- 
ment zélez  6c  fidèles,  de  ceux  qui  tâchent  de  le  paroître.  iVIais  quand  le 
Prince  a  tout  cela,  il  faut  qu'il  y  joigne  encore  une  rélblution  bien  détei'- 
minée:  6c  qu'avec  une  intention  droite  il  s'attache  de  cœur  au  bien,  6c  s'y 
tienne  ferme.  Si  un  Prince  n'eft  bien  fondé  dans  ce  qui  s'appelle  principes 
de  raifon,  de  juftice,  6c  d'équité,  s'il  n'a  fur  cela  des  idées  bien  nettes,  il 
eft  fujet  à  prêter  l'oreille  à  mille  diicours  féduifans,  qui  lui  feront  facile- 
ment prendre  le  mal  pour  le  bien  :  Çv  la  réfolution  n'eit  pas  ferme  6c  déter- 
minée ,  bientôt  il  quittera  le  bien  qu'il  avoit  dabord  embraffé.  Qu'un 
Prince  poib  pour  principe  de  ne  jamais  s'éloigner  des  maximes  de  nos  an- 
ciens fages.  Qu'il  ne  ie  propofe  à  imiter  que  le  gouvernement  de  nos  an- 
ciens Rois,  qu'il  n'écoute  point  les  maximes  que  la  corruption  des  -xga 
poftéricurs  a  comme  établis.  Qu'il  travaille  à  perfe£tionner  {z%  propres 
lumières.  Qu'il  mette  la  confiance  en  des  perfonnes  qui  la  méritent.  Qti'il 
éloigne  a'^folumcnt  6c  fans  égard,  de  tous  les  emplois,  ceux  qu'il  fçaura 
manquer  de  droiture  6c  de  vertu.  Qu'il  n'avance  6c  n'élevé  aux  premiers 
rangs  que  des  perfonnes  reconnues  pour  fages.  Par-là  il  peut  cfpércr  de  fai- 
Q.qq  q  a  tt 


régner. 


675  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

re  revenir  ces  heureux  tcms  de  nos  trois  faraeufes  dynafties.  Mais  les  plus 
grands  malheurs  des  Etats  viennent  aflèz  communément  de  commencements' 
affez  petits  6c  peu  fenfibles.  Il  faut  donc,  outre  une  rélblution  fixe  &  dé- 
terminée ,  une  attention  continuelle:  attention,  dont  on  n'acquiert  l'ha- 
bitude, qu'en  s'y  exerçant  peu  à  peu,  mais  avec  conftancc.  C'eft  pour 
cela  que  nos  anciens  Rois,  juiques  dans  leur  tems  de  relâche,  &  même  en 
prenant  leur  repas,  fe  failbient  lire  quelque  inftruttion,  Se  tenoicnt  toujours 
près  de  leur  perfonne  des  gens  d'une  droiture  éprouvée,  capables  de  les  ai- 
der en  cet  exercice  :  &  c'elt  par-là  qu'ils  font  devenus  fi  vertueux 
6c  fi  fameux  Princes.  Voici  donc.  Prince  ,  je  vous  le  dis  avecrefpeét,  6c 
pour  vous  obéir  ,  voici  ce  que  je  fouhaitterois  de  vous. 

Je  voudrois  que  V.  M.  fît  un  choix  de  gens  de  lettres,  qui  fuflent  âgez 
6c  vertueux:  qui,  libres  de  l'embaras  des  emplois,  n'euflent  d'autre  occu- 
pation que  de  l'accompagner  fans  ceffe,  &  l'entretenir  à  propos  d'une  ma- 
nière agréable  ,  mais  propre  à  nourir  fa  vertu.  Je  voudrois  que  fur  tous 
les  fages  de  fon  Empire,  elle  choifît  pour  fesCenfeurs,  ceux  qui  ont  le  plus 
de  réputation  en  matière  de  franchifeSc  de  fermeté  :  que  vousleur  fiffiezbien 
entendre  que  vous  exigez  d'eux  férieufement ,  qu'ils  examinent  avec  foin 
les  fautes  qui  fe  commettent  en  votre  gouvernement,  Se  les  abus  qui  s'éta- 
biificnt ,  pour  vous  en  avertir  avec  liberté.  V.  M.  acquérant  ainfi  chaque 
jour  de  nouvelles  lumières,  enrichiroit  beaucoup  le  bon  fonds  qu'elle  a,  6c 
pouroit  enfin  réuffir  à  établir  une  forme  de  gouvernement  fur  les  belles  6c 
grandes  régies  de  nos  anciens.  Aujourd'hui  nous  voyons  avec  douleur  naî- 
tre dans  l'Etat  de  fréquens  troubles  Ce  n'ell:  que  brigandages  de  toutes 
parts.  La  corruption  des  mœurs  va  fi  loin,  qu'on  ne  rougit  prefque  plus 
de  rien.  Aufll  eil-il  vrai  de  dire,  que  vous  ne  faites  point  aflez  de  cas  de 
la  vertu ,  6c  qu'on  ne  vous  voit  point  affez  d'ardeur  pour  la  vraie  fagefîe. 
Faites  uniquement  votre  étude  des  maximes  de  nos  anciens  fages.  Propofez- 
vous  pour  modèle  le  gouvernement  de  nos  anciens  Rois.  Appliquez  vou3 
tout  de  bon  à  fuivre  ces  maximes  6c  ces  exemples  :  c'ell  le  moyen 
de  procurer  un  vrai  repos  à  vos  fujets 

D/fcours  de  Ouang  ngan  ché  à  r Empereur  Gin  tfong  , 
qui  êtoït  depuis  long-tems  fur  le  trône ^  &'  qui  s'occupo'it 
peu  du  Gouvernement, 


Maximes     T^  Rince,  à  en  juger  par  l'hiftoire  des  tems  paflez ,  quand  un  régne 

verne- 
uient. 


PRiNC  _^ 

cil  de  durée,  ce  n'eff  pas  aflez  que  le  Prince  ne  foit  ni  violent,  ni 
cniel:  il  faut  qu'il  ait  pour  les  peuples  une  compaffion  tendre  6c  confiante, 
qui  le  rende  attentif  à  tous  leurs  befoins,  fins  quoi  il  arive  ordinairement 
de  fâcheux  troubles.  Depuis  les  Han  les  plus  longs  régnes  qu'on  ait  vus  , 
ont  été  ceux  de  deux  Vou  ti^  l'un  de  la  dynaftie  Tftn^  l'autre  de  la  dynaftie 

Leang 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  6J7 

Leang.  Ces  deux  Princes  avoienc  beaucoup  d'efprit  Se  de  capacité.  Ils 
firent  au  commencement  de  grandes  chofes.  Mais  comme  ils  n'avoienc 
pas  pour  leurs  peuples  un  afTez  grand  fond  de  tendrefle,  à  la  longue  ils  le 
relâcheront.  N'ayant  ni  guerre  au  de  hors ,  ni  troubles  au-dedans,  ils  vi- 
voient,  pour  ainfi  parler,  au  jour  la  journée,  fans  penfer  à  ce  qui  pouroit 
ariver,  &  furtout  bien  éloignez  de  s'imaginer,  qu'il  diit  jamais  y  avoir 
quelque  chofe  à  craindre  pour  leur  perfonne:  cependant  ils  cchaperent 
avec  peine  à  la  fureur  des  rebelles,  &:  Us  eiu-ent  la  douleur  de  voir  les  palais 
de  leurs  ancêtres  infultez  &  renverfez  :  leurs  femmes  &  leurs  enfans  dans  la 
plus  extrême  indigence:  les  campagnes  arrofées  du  fang  d'une  infinité  de 
leurs  fujets,  Se  la  faim  faire  périr  ceux  qui  par  la  fuite  évitoient  le  glaive. 
Quelle  douleur  pour  de  bons  fils  de  voir  ainfi  deshonorer  leurs  illullres  pè- 
res! Quelle  affliélion  pour  un  bon  père,  tel  qu'ell  le  Prince  à  l'égard  de 
fes  fujets,  de  trouver  les  villes  &  les  campagnes  jonchées  de  morts!  Ils  ne 
s^étoient  jamais  imaginé  qu'il  pût  leur  ariver  rien  d'approchant.  Ils  recon- 
nurent, mais  trop  tard,  que  ces  malheurs  imprévus  ctoient  le  fruit  de  leur 
indolence. 

En  effet,  l'Empire  eft  comme  un  beau  vafe  également  grand  &  pré- 
cieux. Pour  le  maintenir  dans  une  fituation  droite  &  ferme .  il  faut  toute 
la  force  des  plus  fages  loix.  Pour  le  poffeder  en  fureté,  il  faut  que  la  garde 
en  foit  commife  aux  perfonnes  les  plus  éclairées  Se  les  plus  fidèles.  Mais  fï 
le  Prince  n'efl:  animé  de  l'amour  le  plus  tendre  &  le  plus  conltant  pour  fes 
peuples,  à  la  longue  il  s'ennuie  des  foins  fatiguans  qu'exige  le  maintien  des 
loix,  £c  le  choix  des  Officiers.  Les  mois  6c  les  années  partent,  fans  qu'il 
s'en  mette  fort  à  peine:  &  quoiqu'il  ne  penfe  qu'à  vivre  doucement,  les 
chofes  paroiffent  aller  leur  train.  La  tranquilité  durera  peut-être  quelque 
tems.  Mais  il  eft  difficile  qu'enfin  il  ne  furviennc  de  fâcheu^x  troubles. 
Vous  avez,  Prince,  un  efprit  trés-pénétrant,  beaucoup  de  figefie  6c 
d'habileté:  vous  aimez  aufli  vos  peuples:  mais  je  vous  prie  défaire  atten- 
tion que  vous  régnez  depuis  bien  des  années ,  6c  que  pour  ne  pas  vous  ex- 
pofer  au  fort  des  trois  Princes  dont  j'ai  parlé,  il  faut  que  votre  amour  pour 
vos  peuples,  vous  anime  à  foutenir  avec  confiance,  des  foins  qui  font  né- 
cefTaires,  pour  affûrer  leur  repos,  6c  la  gloire  de  votre  régne. 

Il  s'en  faut  bien  qu'aujourd'hui  les  grands  emplois  foient  occupez  par  des 
hommes  vertueux  5c  capables.  Il  s'en  faut  bien  que  les  loix  foient  dans  leur 
vigueur.  Ceux  qui  gouvernent  font  les  premiers  à  y  donner  atteinte  par  des 
réglemens  qui  y  font  contraires.  Parmi  vos  Officiers  bien  du  délbrdre;  par- 
mi vos  peuples  bien  de  la  milére.  Les  mœurs  fc  corrompent  tous  les  jours 
de  plus  en  plus:  les  abus  fe  multiplient:  V.  M.  cependant  jouiflant  des 
honneurs  6c  des  délices  du  trône,  demeure  dans  l'inaétion,  fins  fe  mêler  du 
choix  de  fes  Officiers,  fans  s'informer  de  ce  qui  convient,  pour  mainte^ 
nir  ou  rétablir  le  bon  ordre.  Pour  moi,  je  vous  l'avoue,  mon  zèle  ne  me 
permet  pas  de  voir  une  pareille  négligence  fans  douleur  6c  fans  inquiétude, 
ni  de  vous  la'diffimuler.  Régner,  ou  plutôt  vivre  de  la  forte,  c'elt  ce  qui 
ne  peut  durer.  Les  trois  Princes  dont  j'ai  parlé,  l'éproverent.  Profitez 
Qqq  q  ;  de 


^78  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

de  leur  malheur.  Ne  croyez  pas  avoir  aflez  fait,  pour  aflurer  à  jamais  le 
repos  de  votre  Empire.  J'ofe  dire  que  par  rapport  à  cela,  vous  n'eûtes  ja- 
mais plus  à  faire.  J'ajoute  que ,  pour  peu  que  durât  encore  votre  in- 
dolence ,  je  ci  aindrois  fort  qu'elle  ne  coûtât  bien  cher ,  Se  qu'elle  ne 
vous  V'îlû':  enfin,  comme  à  ces  trois  Princes,  un  repentir  fort  inutile- 
Une  gnéve  maladie,  dit  le  Chu  king  {a)  demande  une  médecine  forte,  & 
qui  coûte  à  prendre.  Je  prie  donc  V.  M.  d'être  moins  fenfible  à  l'amertu- 
me du  remède,  qu'au  danger  de  la  maladie,  dont  elle  elt  fi  violemment  at- 
taquée. V.  M.  m'ayant  irait  l'honneur  de  m'approcher  de  fa  perfonne,  en 
me  taifant  Sur-Intendant  des  Officiers  de  fa  fuite:  j'ai  une  obligation  parti- 
culière de  veiller  à  ce  qui  peut  nuire  au  bon  ordre  de  votre  cour,  au  repos 
de  votre  Etat,  6c  à  la  gloire  de  votre  régne.  Fallût-il  m'expofer  à  vous 
déplaire,  je  dois  m'aquiter  éxa6l:ement  d'une  obligation  de  cette  impor- 
tance. C'ell  dans  ces  vues,  6c  par  ces  motifs,  que  j'ofe  vous  préfenter 
cette  remontrance  :  perfuadé  que  fî  V.  M.  veut  bien  réfléchir  fcrieu- 
fement  fur  ce  que  je  lui  repréfente ,  elle  en  fentira  l'importance  mieux 
que  perfonne ,  ôc  fe  réveillera  d'elle-même  ,  au  grand  avantage  de  tout 
l'Empire. 

*||fi»t5ii«»«î^«»ts^|s«  *»§!«•  friô»«its»»aiis»'3i*  #)s»*^l««€i»^^  »^i^«B|i«»^l!^*i^ 
Extrait  d'une  di[fertaÙQn  du  même  M'imflre.   ■  . 


D 


Ans  le  livre  d'oti  ces  pièces  font  tirres,   on  en  met  encore  une  du 

même  auteur.     C'eft  une  differtation  où  il  traite  la  queftion  :  s'il  cfl 

permis  à  un  fils  de  venger  par  fes  propres  mains  la  mort  de  fon  père.  Il  pro- 
nonce que  non.  Le  iouffrir,  dit-il,  dans  un  tcms  où  les  loix  ont  lieu,  ce 
feroit  un  défordre.  D'autres  ont  traitté  avant  lui  le  même  fujet,  entre 
autres  deux  fameux  Lettrez  de  la  dynaftie  Tang,  fçavoir  Ha/zyu,Sc  Lieou  tze 
hcou.  Ils  diibnt  comme  Ouang  ngan  ché ,  qu'il  faut  recourir  aux  tribunaux. 
Ouang  ngan  ché  fe  propofe  une  objeétion  tirée  du  livre  Tchun  tjîou^  atri- 
buc  à  Confucius,  6c  d'un  livre  de  rits  allez  ancien.  Il  répoi:id  que  ces  deux 
textes,  qui  autorifent  un  fils  à  venger  lui-même  la  mort  de  fon  père,  ne 
doivent  s'entendre  que  des  tems,  où  l'Empire  étant  dans  la  confufîon  6c  le 
trouble,  on  ne  peut  recourir  aux  Magiftrats.  Il  s'objcéle  encore  ce  qui 
fe  trouve  dans  un  recueil   apocrife  des  ordonnances  de  Tcheou  \kong  {b) 

fa- 

(rt)  Le  rhinois  dit  mot  à  mot:  fila  Médecine  n'a  fait  cligner  les  yeux,  elle  ne  guérit 
pas  la  miiladie. 

[a)  Telle  tft  la  dirpofition  des  Chinois  à  l'égard  de  leurs  anciens  Taaes ,  &  de  leurs 
1  ivres  reconnus  pour  Kmi.  Qu'on  leur  prouve  que  quelque  chofe  elt  reitainement  contre 
la  raifon,  ils  diront  qu'on  ne  doit  point  l'atnbuer  à  ces  graads  hommes.  S'il  fe  trouvoit 
dans  leurs  King  quelque  chofe  qu'on  leur  prouv.it  clairement  ne  valoir  rien  ,  ils  diroienc 
plutôt  que  c'eit  une  corruption  du  texte,  ou  une  addition  des  âges  podéruurs,  que  d'a- 
voiier  q\ie  leurs  K'wg  originaireinent  ayent  cû  quelque  choie  de  mauvais. 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  djx» 

fameux  par  fa  fageflc  &C  fon  uquitc.  Il  y  eft  dit  qu'un  fils  qui  tue  le 
meurtrier  de  fon  perc,  pourvu  qu'il  aille  fur  le  champ  fe  déclarer  aux  Ma- 
giftrats,  ne  doit  point  être  jugé  coupable.  S'il  y  a  des  Magiflrats,  répond 
Oiiang  ngan  ché,  en  état  de  le  recevoir  &  de  l'entendre,  pourquoi  ne  pas  re- 
couru- à  eux  pour  en  obtenir  juftice?  Non  il  n'y  a  point  d'aparence  que 
ce  règlement  foit  de  l'cheou  kong.  Ouang  ngan  ché  dans  cette  même  diflerta- 
tion,  fuppofant  que  c'ell  une  chofe  permife,  &  même  un  devoir  pour  un 
fils,  de  vouloir  que  la  mort  de  fon  père  foit  vengée,  propofe  enfinilfant  cette 
queflion.  L'Empire  eft  en  trouble  :  les  loix  n'ont  point  lieu.  Un  fils  pour- 
fuit  le  meurtrier  de  fon  père.  Ceux  qui  font  les  plus  forts  dans  ces  troubles 
êc  qui  ont  par-là  le  pouvoir  en  main,  foutiennent  tellement  le  meurtrier, 

Sue  ce  fils  ne  peut  fans  périr,  venger  la  mort  de  ion  père.  Qiie  fera-t-il5 
)oit-il  prendi'e  le  parti  de  mourir  en  vengeant  la  mort  de  fon  père,  ou  bien 
celui  de  renoncer  à  cette  vengeance  pour  ne  pas  laiffer  {a)  fon  père  fins  pof- 
térité.  Pouvoir  venger  la  mort  de  fon  père,  Sc  ne  le  pas  faire,  c'efl  ce  qui 
ne  s'accorde  pas  avec  la  tendrefle  d'un  bon  fils.  Pour  venger  la  mort  de  fon 
père,  éteindte  fa  poftérité;  c'eft  ce  qui  eft  contraire  à  la  parfaite  piété  fi- 
liale. Mon  fcntiment  (i^)  eft  cependant  que  le  meilleur  parti  à  prendre  eft 
celui  de  vivre,  &  de  foutenir  la  confufion  qu'il  peut  y  avoir  à  hùlfer  impu- 
nie la  mort  de  fon  père.  Conferver  toujours  dans  le  cœur  le  dél'irde  la  ven- 
ger, s'il  étoit  polTible,  fans  périr:  voilà  tout  ce  qui  dépend  raifonnable- 
ment  de  l'homme:  que  cela  foit  pofiible  ou  non,  c'eft  de  Tien  que  cela  dé- 
pend. Se  vaincre  foi-même,  6c  refpe6ter2z>«, fans  jamais  oublier  fon  père: 
qu'y  a-t-il  en  cela  de  blâmable  ?- 


{a)  Ceci  fuppofe  que  ce  fils  eft  unique,  &  n'a  point  d'anfant  mâle.  Cependant  Ouang 
ngan  ché  ne  l'exprime  point  dan?  l'expofition  du  cas. 

(è)  On  fent  ici  combien  la  Pliilofophie  demeure  au-de(Tous  du  Chriftianifme.  Deman- 
dons à  Ouang  ngan  ché:  fç  vaincre  jufqu'à  renoncer  volontairement  au  défir  de  venger  11 
mort  de  fon  père ,  fe  remetre  à  ce  que  vous  appeikz  lien  d'en  tirer  vengeance  ou  non  : 
ne  feroît-ce  pas  fe  vaincre  encore  plus  parf.iitement ,  &  témoigner  plus  de  refpedi  à  ce  que 
vous  nommez  Tien.  Nous  l'embaralTerons  fans  doute:  il  trouvera  celafublime:  il  aura 
peine  à  dire  non  :  &  s'il  eft  de  bonne  foi,  en  pefant  attentivement  ces  dernières  paroles, 
il  y  trouvera  de  quoi  fe  redreflTer  lui-même, 


i? 


6So  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Portrah  de  Ouang  ngan  chc  par  Sou  Siun.  Celui-ci 
voyant  que  Ouang  ngan  ché  dont  H  av oit  fort  méchan- 
te idée ,  s' avançait  à  la  Cour  ,  8f  étoit  fur  le  point 
d'y  obtenir  les  premiers  Emplois ,  fit  le  portrait  du  per- 
fonnage  ,  Êf  l'envoya  fécrettement  à  Tchang  ngao 
tao ,  qui  étoit  en  place ,  pour  lui  faire  entendu  qu'il 
étoit  important  ,  que  Ouang  ngan  ché  ne  fût  pas 
plus  élevé ,    &^  ne  devînt  pas  Mmijîre  d'Etat. 

DAns  les  affaires  de  ce  monde,  certains  effets  fuivent  fi  naturellement 
de  certaines  caufes,que  je  tiens  qu'on  les  peut  prédire  comme  à  coup 
lûr.  Mais  il  n'y  a  qu'un  homme  hors  de  rang,  6c  bien  tranquilc  ,  qui  le 
puifle  faire  avec  iuccès.  Quand  des  vapeurs  forment  un  cercle  autour  de 
la  lune,  chacun  dit,  nous  aurons  du  vent.  Quand  on  voit  fuer  les  pier- 
res, chacun  dit,  il  va  pleuvoir.  D'oii  vient  que  d'un  de  ces  effets ,  les  plus 
ignorans  concluent  l'autre:  &;  que  dans  les  affaires  du  monde,  fouvent  des 
gens  d'ailleurs  très-éclairez,  n'apperçoivent  pas  la  liaifon  naturelle  de  cer- 
tains effets  à  certaines  caufes  ?  C'elt  qu'au  dehors  des  intérêts  de  fortune 
nous  troublent  :  on  a  les  prétentions  ,  on  a  fes  craintes.  Au-dedans  des 
préjugez  formez  par  les  pallions  nous  occupent.  On  a  pour  celui-ci  de 
l'inclination,  6c  de  l'averfion  pour  celui-là. 

Autrefois  Chan  kiu  yuen  zyant  ohkrvé  Ouang  yen,  prononça  fans  héfiter, 
qu'il  tromperoit  tout  l'Empire,  6c  rendroit  malheureux  les  peuples.  Kao 
ftien  yang  ayant  examiné  Loti  ki:  Si  jamais,  dit-il  ,  cet  homme  réuffit  6c 
s'avance,  c'eft  fait  de  notre  poftérité.  O!  qu'on  peut  aujourd'hui  pro- 
noncer bien  plus  finement  fur  les  fuites  comme  infaillibles  qu'auroit  l'avan- 
cement de  certain  homme*!  Car  enfin,  iuivant  ce  que  l'hilloire  rapporte 
de  Ouang  yen  ,  c'étoit  à  la  vérité  un  homme  habile  à  fe  contre-faire,  né 
avec  un  certain  air  de  politcffe  6c  de  douceur,  dont  il  abufoit  pour  iljrpren- 
dre  6c  gagner  ceux  aufquels  il  avoit  intérêt  de  plaire.  C'étoit  un  hipo- 
crite  6c  un  fourbe  :  mais  il  n'étoit  ni  avide,  ni  maltaifant.  S'il  y  avoit  eu  un 
Prince  moins  foible  qixeHoei  ti  qui  régnoit  alors,  Ouang  yen  n'auroit  excité 
aucun  trouble. 

Pour  Lou  ki,  c'étoit  véritablement  un  trcs-méchant  homme,  6c  capable 
de  tout  entreprendre  :  mais  il  n'avoit  ni  fcience,  ni  politeffe.  Son  air,  fes 
difcours,  fes  manières  n'avoient  rien  de  gagnant.     Il  falloit  un  Prince  auffi 

peu 

*  Ou.ing  ngan  thé. 


ET   DE   LA   TARTARIE  CHINOISE.  68i 

peu  éclairé  que  Te  tfong^  pour  fe  laifler  gouverner  par  un  homme  de  ce  ca- 
raélere.  De  touc  ceci  l'on  pouroit  conclure  que  les  prédiétions  de  Chan 
kiuytten,  èc  de  Kuo feri yang,  Im  Ouang  yen,  &ci\ir  Lou  ki ,  pouvoient  en- 
core ne  pas  paroître  tout-à-fait  infaillibles. 

Mais  aujourd'hui  s'élève  un  homme,  qui  a  fans  cefle  à  la  bouche  les  plus 
belles  maximes  de  Confucius  6c  de  Lao  /ze:  mais  qui  ne  luit  dans  ia  condui- 
te que  la  méthode  de  Koang  (a)  tchong.  Il  s'eft  formé  un  cortège  de  cer- 
tains Lettrez,  dont  la  fortune  ne  répond  pas  à  leur  ambition  :  lui  5c  eux  fe 
font  fait  dans  leurs  conférences  une  efpèce  de  langage  particulier.  Ils  s'y 
donnent  de  nouveaux  noms.  C'eft  à  qui  louera  le  plus  par  tout  ce  péda- 
gogue. On  n'héfite  point  à  dire  que  c'ell  Hiengcn  yuen\  ou  Mong  tfe  ref- 
fufcité.  L'éxamine-t-on  un  peu  de  près  ?  Dans  le  fonds ,  c'eft  un  mé- 
chant homme,  qui  cache  autant  qu'il  peut  fous  certains  dehors,  une  mali- 
ce. Se  une  cupidité  non  commune.  En  un  mot ,  c'eft  Ouang  yen ,  Sc 
Loti  ki  réunis  dans  un  feul  homme.    Jugez  ce  qu'on  en  doit  attendre. 

Pour  les  dehors  du  perfonnage,  les  voici;  fe  laver  le  vifage,  nettoyer  fes 
habits,  font  des  foins  que  naturellement  chacun  prend.  Pour  lui  au  con- 
traire ,  il  affefte  un  air  fordide:  fes  habits  font  de  chanvre  :  fa  nouriturc 
approche  fort  de'celle  des  chiens  Se  des  cochons.  Il  a  toujours  la  tête  d'un 
prifonnier,  Sc  le  vifage  d'un  homme  en  grand  deiiil.  Il  cite  à  chaque  pas 
les  fentences  de  nos  King  :  mais  il  eft  bien  éloigné  de  les  vouloir  exprimer 
dans  fa  conduite.  C'eft  aflcz  l'ordinaire  qu'un  homme  qui ,  contre  le  fens 
commun  Sc  les  inclinations  les  plus  raifonnables  de  la  nature,  donne  dans  la 
fingularité  Sc  dans  des  dehors  équivoques,  eft  au  fonds  un  méchant  hom- 
me, Se  cherche  à  fe  déguifer.  C'eft  la  route  que  prirent  autrefois  2^ya  chu. 
tiao,  S<.  Keifang  pour  s'infînuer  à  la  cour  de  Fei ,  &  pour  tout  bouleverfer. 
Ç'eft  auflï  la  route  que  prend  notre  homme  :  malgré  les  bonnes  intentions 
d'un  Prince  équitable  Se  zélé  pour  le  bon  ordre,  malgré  les  lumières 
d'un  grand  Se  faeeMiniftre,  je  le  vois  prêt  de  parvenir  aux  honneurs  qu'il 
a  toujours  en  vue.  S'il  y  arive  (j'ofe  le  dire  avec  bien  plus  de  certitude 
qu'on  ne  le  dit  autrefois  de  Ouang  yen.  Se  de  Lou  ki  )  ce  fera  pour  le  mal- 
heur de  l'Empire.  Si  on  l'arête  en  chemin.  Se  qu'on  l'éloigné,  le  com- 
mun des  hommes  peu  inftruit,  ne  manquera  pas  de  me  blâmer  Se  de  le  plain- 
dre. C'eft  dommage  ,  dira-t-on,  c'etoit  un  homme  de  mérite.  Soufiun 
a  'porté  trop  loin  fes  foupçons  Se  fes  conjectures.  Mais  s'il  continue  d'a- 
vancer ,  Sc  s'il  fait  encore  quelques  pas  qui  lui  reftent  à  faire  :  ce  qu'en 
foufFrira  l'Empire,  vérifiera  bientôt  ma  prédiftion:  j'aurai  la  réputation 
de  prophète;  trifte  confolation  pour  un  homme, qui  a  le  bien  de  l'Empire 
à  cœur. 

Ouang  ngan  ché  devint  Miniftre  d'Etat.  Dans  le  reciieil  d'où 
l'on  tire  ces  pièces ,  il  y  a  bon  nombre  de  remontrances  Contre  un  nouveau 

réglé- 
es) Miniftre  de  Hoen  kon  ,  Roi  de  Tji,  habile  à  vexer -les  peuples. 
Tome  IL  Rrr  r 


63a  DESCRIPTION    DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

règlement  de  fon  invention  ,  qui  tendoit  à  la  ruine  des  peuples.  Sa  mé- 
moire ell  encore  aujourd'hui  en  exécration.  Ainli  la  prédiction  de  Soufmi 
fe  vérifia  du  moins  en  partie. 

D'ifcours  de  Yu  tfing  contre  les  Augures  ,  ^  contre  les 
Hijlor'îens  qui  les  ramajfent ,  ^  les  font  valoir. 


D  fcours  /'^Uels  hommes  que  nos  anciens  Rois!  Leui-s  paroles  étoient  autant  de 
contre  les  \J  maximes  propres  àiervir  de  loix  à  tout  l'univers:  leurs  adions,  autant 
fuperlli-  ^^^  d'exemples  propres  à  fcrvir  de  modèles  à  tous  les  iiécles  :  Cepen- 
tions,  dant,  tout  iages  &  tout  vertueux  qu'ctoient  ces  grands  hoinmes,  ils  fe  dé- 

fioieat  encore  d'eux-mêmes.  Ils  craignoient  de  le  relâcher  &  de  s'oublier. 
Pour  le  tenir  en  haleine,  ou  pour  être  redreflez  en  cas  de  befoin,  parmi  les 
Olîiciers  de  leur  fuite,  ils  en  avoient  dont  l'emploi  étoit  de  rcmai-qucr  leurs 
paroles  6c  leurs  aftions,  d'en  porter  un  jugement  équitable,  &  de  les  faire 
pafler  aux  fiécles  futurs.  Telle  étoit  dans  la  première  inllitution  la  fonc- 
tion priiicipde  des  hiftoriens.  Tenir  un  regiftre  des  mois  6c  des  jours,  pour 
avertir  à  tems  des  cérémonies  réglées,  n'etoit  que  l'acceflbire  de  cet  em- 
ploi. Les  anciens  livres ,  contiennent  les  paroles  de  nos  anciens  Empe- 
reurs. Le  livre ,  qui  a  pour  titre  "TaQ  ki ,  8c  celui  qui  a  pour  titre  Tchun 
tfioii^  l'un  fait  à  Tfoii,  l'autre  à  Lou^  font  des  hilloires ,  oii  l'on  raporte 
les  aftions  6c  les  difcours ,  les  conventions  6c  les  traitez ,  le  bien  6c  le  mal , 
les  fuccès  bons  ou  mauvais. 

Pour  ce  qui  eft  des  augures  ou  des  préfages,  ces  livres  n'en  font  aucun 
cas.  Qiiand  nous  defcendons  à  l'hiftoire  des  Han^  nous  trouvons  qu'on  les 
y  ramaile  6c  qu'on  les  étale  avec  foin.  D'abord  c'eft  une  cfpèce  de  fcht , 
plante  linguliirc  6c  de  couleur  rouge.  Vient  enfuite  un  oye  fauvagc  tout 
blanc.  Ici  c'ell  une  fource  de  vin  doux.  Là  c'eft  une  rofée  fucrée:  fous 
un  régne,  on  a  remarqué  quelque  nuage  extraordinaire-  Sous  un  autre, 
il  s'cft  trouvé  quelque  vafe  antique  6c  précieux.  Le  tout  y  eft  donné  ou 
comme  un  effet  de  la  vertu  du  Prince  qui  régne,  ou  comme  un  préfage 
afTuré  de  fes  fuccès.  Jamais  la  fage  6c  faine  antiquité  ne  régarda  une 
hiftoire  comme  défeétueufe,  pour  n'avoir  rien  de  femblable.  Et  s'amu- 
fer  à  ramaflcr  toutes  ces  chofes,  c'eft  afTurément  s'écarter  de  la  fin  primiti- 
ve de  l'hiftoire. 

Pour  moi,  je  dis  que  le  bonheur  ou  le  malheur  des  Etats,  dépend  de  la 
vertu  ou  du  vice,  6c  non  pas  de  ces  prétendus  augures  bons  ou  mauvais.  Ce 
qui  rendit  heureux  6c  fameux  le  régne  de  lao^  ce  fut  l'union  qu'il  procura 
entre  tous  fes  proches,  6c  la  bonne  intelligence  qu'il  établit  entre  les  diff'é- 
rcns  Royaumes.  Chiin  fçut  diftingiier  parmi  les  Officiers  de  fa  cour,  qua- 
tre méchans  hommes,  6c  les  chaflér.  Il  fçut  en  employer  feize  autres  éga- 
lement vertueux  6c  capables.     C'eft  par-là  principalement,  qu'il  fe  montra 

digne 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  68^ 

<ligne  fucefleur  de  Tao.  Tu  fçut  faire  écouler  les  eaux ,  &  rendre  les  terres 
propres  à  la  culture.  Voilà  ce  qui  le  rendit  célèbre,  6c  ce  qui  le  fit  iiiccef- 
feur  de  Chun.  Une  charité  non  commune  fit  profpérer  TM/ig  tang:  la  ver- 
tu comme  héréditaire  pendant  plufieurs  générations  dans  la  famille  Tcheou^ 
la  conduifit  fur  le  trône.  Peut-on  nier  que  ces  Empereurs,  indépendam- 
ment de  ce  qu'on  appelle  bons  augures,  ayent  été  de  très-i'ages  Princes, 
qui  ont  heureufement  régné?  D'autre  part  A^o/^f/  {a)  fe  perdit  par  un  faite  é- 
norme  êc  par  des  dépenfes  irfenfées:  Sin,  (b)  par  une  cruauté  tyrannique: 
Li  vangy  par  fes  éxadions ,  2êo«  vang  (c)  parfes  voluptez,,  ferendirci:t  odieux 
6c  méprilàbles.  Indépendamment  de  tout  prodige,  &  de  tout  ce  qu'on 
appelle  mauvais  préfages,  ces  Empereurs  ont  toujours  paflé  ,  &  paf- 
ferorit  toujours  avec  jullice  pour  des  Princes  lans  lumières ,  &  leurs 
régnes  pleins  de  troubles  Se  de  défordres,  feront  toujours  regardez  a- 
vec  horreur. 

On  dit  que  du  tems  de  Change  fous  le  régne  de  Kao  tfong,  on  vit  naître 
d'eux-mêmes  des  mûriers  6c  du  ris  dans  le  palais  :  qu'on  interpréta  ce  pro- 
dige en  mauvaife  part  :  6c  que  chacun  en  fut  effrayé.  Cependant  cet  Em- 
pereur releva  fa  dynallie,  qui  tomboit  en  décadence.  Sous  Ahig  kong  Prince 
de  Song^  on  vit,  dirent  les  aftrologues,  deux  conffdlations  fe  mêler.  Tout 
effrayant  qu'on  ellimât  ce  phénomène,  ce  fut  à  King  kong  que  les  Etats  de 
Sofig  durent  leur  repos  6c  leur  fîireté.  Preuve  que  quand  un  Prince  a  la  fa- 
gefle  6c  la  vertu  que  demande  le  rang  qu'il  tient ,  ces  monflrucux  événemens 
ne  lui  peuvent  nuire.  Ngai  kong  Roi  de  Lou  prit  une  Licorne.  *  Malgré 
ce  prétendu  bon  augure,  ce  Prince  chaflë  de  fes  Etats  fut  obligé  de  fc  re- 
tirer dans  le  Royaume  de  Ouei.  f  Sous  Ping  îi ,  on  avoir  entendu ,  difoit- 
on,  chanter  les  {d)  Fong  hoang:  on  fe  promettoit  merveille.  Vangfueyi  ufur- 
pa  le  trône  6c  interrompit  la  dynaifie  Han.  Preuve  que  fi  le  Prince  eft 
fans  lumières  6c  fans  vertu,  il  fe  flatte  en  vain  de  ce  qu'on  appelle  hetireux 
préfages. 

Il  eft  vrai  que  Confucius  dans  le  T'chim  tftou  a  marqué  les  éclipfes  de  fo- 
leil,  les  tremblemens  de  terre,  les  écroulemens  de  montagnes,  les  chûtes 
d'étoiles,  la  naiffance  6c  les  changemens  de  certains  infeâes.  Mais  ce  n'é- 
toit  pas  qu'il  aimât  à  recueillir  des  chofes  extraordinaires,  6c  à  en  grofîlr 
fon  livre:  fon  deffein  étoit  de  porter  les  Princes  à  rentrer  en  eux-mêmes  à 
la  vue  de  ces  prodiges,  6c  de  les  exciter,  du  moins  par  la  crainte,  à  fe  co- 
riger  de  leurs  vices,  à  cultiver  la  vertu,  6c  à  rétablir  le  bon  ordre  dans  l'Em- 
pire. Du  refte,  afin  qu'on  ne  pût  le  foupconner  de  faire  dépendre  de  ces 
événemens,  le  bonheur  ou  le  malheur  des  Etats ,  les  bons  ou  mauvais  fuc- 

cès 

(i>  Le  dernier  Empereur  de  la  dynnflie  H;a:  on  le  tiorame  communément' K/V. 

(£)    T  ,p  Hprnier  Fmrprpiir  Ap  1^  Hvn:in  p  nltrjtjti   r>ii    Yfttr       On     If»    nnmnif»    nr.linsir 
Tcheoii 

fort. 


vai  L,e  aernicr  empereur  ae  la  ciynniiie  ma',  on  le  nomme  communément  a/^. 

(l>)  Le  dernier  Empereur  de  la  dynafle  C^a«5  ou  Yng.     On  le  nomme  ordinairement 

hecH 

(<:)  Deux  méchans  Princes  de  la  dynaftie  ,  romrrée  Tcheou,  fous  qui  elle  dcchui 

(d)  Oi'eaux  fameux  &  peut-être  fabuleux.    Quelques  hutopéans  traduiient  ailles. 


Le  Chinois  dit  Ki  ling, 
I  Nom  de  Royaume. 

Rrr  r  x 


Romon- 
trances  à 
lin  Souve- 
lain. 


684  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE,. 

ces  des  Princes  :  il  a  fini  exprès  fon  livre  par  le  dcfaftre  de  Ngai  kong^  fous 
qui  cependant  avoit  paru  la  licorne,  {a)  Tu  tfing  rapporte  enfuitc  certains 
endroits  de  l'hilloire  de  Han^  ôc  déplore  raveuglemcnt  de  quelques  Princes 
en  ce  genre.  Enfin  un  des. Empereurs  de  la  dynailie  Hin  le  déclara  contre 
ces  augures,  6c  blâma  publiquement  les  Officiers  des  provinces,  qui  en  ti- 
roient  d'heureux  préfages.  Comme  ce  talent  avoit  recommence  fous  queN 
ques  Princes  de  la  dynailie  Song^  Tu  tfing  exhorte  fon  Prince  à  l'abo- 
lir &  à  fonder  le  bonheur  de  fon  régne  fur  la  venu ,  Se  lur  l'amour  de 
fês  peuples. 

■««•.SO» -«©ff  5«»  ^»e.50i  ^>ff5«»  ««ff  50»  «Oif  5«»  ag^O^- J^  «•«••»ff  «Off5C»  «©«"^^  «^^0»  ^--^c» 

L,a  feptUme  des  années  nommées  Hi  ning ,  Tchin  kié 
ayant  eu  une  Commijion  dans  les  Provinces ,  ^  ayant 
été  témoin  oculaire  de  l'extrême  mifere  des  Peuples , 
dépei'init  dans  une  carte  ce  qu'il  avoit  va  ,  pour  le 
préfenter  à  V Empereur.  Ouang  ngan  ché  alors  pre^ 
mier  Minilire ,  n'ignoroit  pas  qu'on  atribuoit  la  mife- 
re des  Peuples  à  un  nouvean  Règlement  dont  il  étoit 
V Auteur.  Pour  cela  il  arrêtait  ,  autant  qu'il  pou- 
voit,  les  avis  qu'on  donnoit  à  la  Cour.  Tching  kié 
ufa  de  Jîratagême ,  6f  fit  paffer  fa  Carte  à  l'Empe- 
reur avec  le  Difcours  qui  fuit ^ 

P  Rince,  j'ai  vu  de  mes  yeux  le  dégât  que  firent  l'Eté  dernier  les 
fauterelles.  L'Automne  &  l'Hiver  ont  été  d'une  grande  fécherefle. 
Nous  voici  à  la  fin  du  Printems  :  il  n'eft  pas  encore  tombé  la  moindre  pluie, 
La  grande  fécherefle  a  perdu  les  bleds.  Elle  a  empêché  de  femer  les  petits 
grains,  même  les  pois.  Le  prix  du  ris  eft  exorbitant,  6c  il  augmente  tous 
les  jours.  Tout  le  monde  ell  dans  la  trifteffe  Se  dans  l'allarme.  Sur  dix 
de  vos  fujets,  il  y  en  a  neuf  qui  craignent  avec  raifon  de  mourir  bien-tôt 
de  mifere.  Auffi  fans  égard  aux  défenfes  portées  par  les  édits ,  on  a  coupé 
ce  Printems  les  arbres  naiflans:  on  a  péché  dans  toutes  les  rivières  &  dans- 
tous  les  lacs  :  chacun  cherchant  où  il  peut  6c  comme  il  peut,  dequoi  payer 
vos  Officiers  qui  le  preflent,  êc  dequoi  acheter  un  C/j/«  (/^î)  de  ris.^  Ainfi 
les  arbres  font  ruinez  dans  la  campagne.     Le  poiffi^n  qu'on  empêche  de 

peu* 

{a)  La  licorne  ou  le  Ki  ling,  car  il  eft  du  moins  douteux  que  ce  foit  la  licorne  qu'on 
entend  par  ce  mot. 
{b)  Nom  de  mefure.    Elle  fufEt  par  jour  pour  un  homme  qui  n'a  pas  de  rude  travail 


trances  a 
un  Souve- 
rain. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  ôSf 

peupler,  cft  épuifé  dans  les  lacs  Se  les  rivières.     De  plus,  les  barbares  in-   Suite  des 
lultent  la  Chine.  Remon-^ 

Quelle  eft  la  caufe  de  ces  malheurs?  Il  n'y  en  a  point  d'autre,  finon 
que  vos  Officiers  à  la  cour  ôc  dans  les  provinces ,  vous  fervent  mal  , 
&  ne  fuivent  point  pour  régie  de  leur  conduite ,  la  vertu  &  la  raifon. 
Hélas!  rien  de  plus  aile  &  déplus  ordinaire,  que  d'ouvrir  le  chemin  aux 
grandes  calamitez.  Mais  rien  de  plus  difficile  ôc  de  plus  rare  que  de  les 
appercevoir  de  loin.  Ce  font  comme  des  orages,  que  des  caui'es  peu  fenfî- 
bles  forment  &  groflîflent  peu-à-peu  ,  mais  qui  fondent  tout-à-coup  a- 
vec  une  rapidité  que  rien  ne  peut  retenir,  &  avec  une  violence  à  laquelle 
rien  ne  réfille.  Quand  le  {;mg  coule  à  ruifleaux  dans  les  campagnes,  les 
moins  éclairez  de  tous  les  hommes  fçavent  dire  alors,  tout  ell  perdu,  6  le 
grand  malheur  !  ô  l'afFreux  défaftre!  La  fagelFe  confille  donc ,  non  à  dé- 
plorer ces  malheurs  quand  ils  arivent ,  mais  à  les  prévenir  dans  leurs  cau- 
fes ,  à  les  prévoir  efficacement ,  6c  à  tourner  en  bien  le  mal  même,  dés 
qu'il  menace  ou  qu'il  commence. 

Les  maux  que  je  vous  expofe,  ne  font  point  enore  fans  remède.  Je  prie 
feulement  V.  M.  de  ne  point  perdre  de  tems,  d'ouvrir  inceffam ment  fes 
greniers  &  fes  tréfors,  pour  le  foulagement  des  miférables,&  fur-tout  d'an- 
nuller  ces  réglemens  onéreux  :  récentes  inventions  de  vos  Miniftres,  que  la 
fagefle  &  la  vertu  n'ont  point  fuggerées.  C'ell  par-là  que  répondant  aux 
intentions  de  Tien,  vous  pouvez  eipérer  de  faire  cefler  le  dérèglement  des 
faifons,  d'attirer  d'abondantes  6c  d'heureufes  pluies,  de  rendre  la  vie  à  vos 
peuples  expirans,  6c  d'afTurer  pour  bien  des  générations,  le  bonheur  6c  la 
gloire  de  votre  maifon. 

Il  eft  important ,  dit-on  communément ,  que  le  Prince ,  6c  ceux  qui 
gouvernent  fous  lui,  fe  connoifTent  mutuellement  jufqu'au  fond  du  cœur. 
O!  que  cela  n'eft-il  maintenant!  Tout  peu  éclairé  que  je  fuis,  je  vois  dans 
le  cœur  de  V.  M.  une  tendrefTe  paternelle  pour  les  peuples.  Depuis 
qu'elle  eft  fur  le  trône,  elle  en  a  donné  des  marques  éclantes.  De  divers 
partis  propofez  elle  a  embraffié  bien  des  fois  le  plus  favorable  au  peuple. 
Elle  n'a  rien  de  plus  à  cœur  que  la  vie  6c  la  fatisfaétion  de  fes  fujets.  Elle 
voudroit  qu'ils  vécuflent  tous  plus  long- tems,  6c  plus  contens,  s'il  étoic 
poffible,  qu'on  ne  faifoit  fous  Tao  &c  cfmn.  Telle  feroit  votre  ambition, 
non  de  voir  regorger  vos  coftres ,  6c  d'y  amafl'er  plus  qu'il  n'y  a  dans  tout 
le  refte  de  l'Empire.  Vous  êtes  fans  doute  bien  éloigné  de  vous  piquer 
d'une  chofe  fî  peu  digne  d'un  homme' fage,  6c  d'un  bon  Prince. 

Mais  vos  Officiers ,  tant  à  la  cour ,  que  dans  les  provinces ,  ou  n'ont 
point  pénétré  les  fentimens  intimes  de  votre  cœur  ,  ou  n'y  veulent  point 
entrer.  Ce  n'eft  qu'exaétions  ,  que  châtimens,  que  cruautez.  Ces  pau- 
vres peuples  qui  font  les  peuples  de  îlVw  6c  les  vôtres,  font  réduits  aux  der- 
nières extrémitez.  Vos  Officiers  qui  en  font  la  caufe  ,  voycnt  leur  mifere 
d'un  air  tranquile  ,  fans  en  être  touchez  ,  6c  fans  y  apporter  le  moindre 
remède.  Vous  étant  tel  que  je  vous  connois,  eux  étant  tels  que  je  viens  de 
vous  les  dépeindre:  que  peut-on  efpercr  de  bon  de  fi  peu  de  correlpondance .^ 
Rrr  r  5  Je 


rain.- 


6S6  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  des  Je  ne  fçii  ce  que  vos  Officiers  prétendent.  Ce  que  je  fçai,  c'eft  que 
Remon-  chaque  jour  ce  font  de  nouveaux  rafinemens  pour  amaffer,  èc  qu'ils  n'ont 
trancês  à  point  d'autre  régie  que  leur  humeur  ou  leur  caprice.  A  cela ,  je  dis  en 
un  Souvc-  jjjoi-mêuic;  y  a-t-il  donc  des  âges  &  des  régnes  malheureux  ,  pendant  lef- 
quels  il  manque  de  gens  vertueux  &  capables  ?  Ell-ce  que  le  Prince  ne 
choîfit  pas  bien  ou  gouverne  mal  ceux  qu'il  employé?  Dans  l'heureufe  an- 
tiquité, les  particuliers  de  tout  rang,  hommes  ôc  femmes,  jufqu'aux  la- 
boureurs dans  les  campagnes,  juiqu'aux  bûcherons  dans  les  bois ,  avoient 
du  zèle  pour  l'Etat.  Chacun  cherchoit  à  aider  de  fon  mieux  le  Prince. 
Aujourd'hui  le  zèle  manque  jufques  dans  le  corps  des  Cenfeurs.  Ils  font 
tous  muets  ;  ou  fi  quelques-uns  d'eux  parlent,  c'eft  dans  la  vue  de  pour- 
voir à  leur  propre  iûreté,  en  s'excuiant  d'un  emploi  qu'ils  n'ont  pas  le  cou- 
rage de  bien  remplir.  Cependant  vos  premiers  Miniftres  avec  une  infatia- 
blc  cupidité,  donnent  dans  tout  ce  qui  s'appelle  intérêt,  d'une  manière  fi 
baffe  &  fi  indigne,  qu'il  n'y  a  plus  dans  votre  Empire  d'hommes  vraiment 
fages  &  vertueux  ,  qui  veuillent  avoir  avec  eux  le  moindre  commerce,  ni 
leur  parler  même  en  paflant. 

Eft-ce  au  tems,  eft-ce  à  V.  M.  que  tout  cela  doit  s'atribuer?  Quand 
je  veux  l'atribuer  au  tems ,  ma  mémoire  auffitôt  me  rappelle  que  Tao  6c 
Chun  eurent  Hoan  ,  Ki^  &  autres  femblables:  que  "fcbing  tang  &c  Fewvang 
eurent  J",  &  Liu:  que  ibus  les  dyn^ilks Han  6c  Tang,  tous  les  bons  Princes 
ont  eu  des  Officiers  vertueux  &  zèlez  :  qu'il  en  a  été  ainfi  depuis  le  com- 
mencement de  votre  dynaftie,  fous  vos  illurtres  ancêtres:  qu'on  a  vu  dans 
ces  divers  tems  entre  le  Prince  &  lés  Officiers  la  même  correfpondance , 
qu'on  voit  dans  le  corps  Jiumain  entre  le  cœur  6c  les  membres.  C'étoit 
un  concert  admirable,  réglé  par  la  voix  du  Prince.  Tout  confpiroit  au 
bien  de  l'Etat.  Tout  le  reffentoit  auflî  dans  l'Etat  d'une  correfpondance  fl 
parfaite.  Sous  votre  régne  elle  ne  fe  voit  point.  De  votre  part  ce  n'eft  que 
clémence  6c  que  bonté.     De  la  part  de  vos  Miniftres,  c'eft  le  contraire. 

Si  cela  ne  peut  s'atribuer  à  la  différence  des  tems,  il  faut  bien  l'atribuer 
à  ce  que  V.  M.  ne  fuit  pas  la  bonne  méthode  dans  le  choix  de  ceux  qu'elle 
employé  6c  dans  la  manière  de  les  gouverner,  faites-y  atention:  il  y  va  de 
l'intérêt  de  votre  maifon,  de  choîfir  mieux,  &  de  tenir  plus  en  bride  ceux 
fur  qui  tombe  votre  choix.  Tel  qui  pour  un  repas  qu'on  lui  dortne  en  paf- 
fant  6c  par  occafion,  eft  prompt  à  témoigner  fa  reconnoiffance,  en  man- 
que pour  fon  père,  qui  l'a  nouri  tant  d'années.  C'eft  un  défordre  qui  eft 
affez  commun  chez  la  vile  populace.  Aujourd'hui  on  le  voit  régner  par- 
mi les  Officiers  du  premier  ordre.  C'elf  une  maxime  reçue,  que  le  Prince 
Se  le  fujet  doivent  le  regarder  comme  père  6c  fils.  A  plus  forte  raifon  ces 
Miniftres  6c  uutr'-s  grands  Officiers  ,  que  le  Prince  diftingue  par  de  gros 
appointemens  ,  6c  par  un  rang  fupérieur,  doivent  lui  témoigner  en  bon 
fils  leur  reconnoiifance  6c  leur  zèle.  Cependant  que  voyons-nous?  D'un 
côté  un  Prince  plein  de  bonté,  tendre  fur  les  maux  8c  fur  les  dangers  de 
fon  Etat  :  de  l'autre  les  Officiers  qui  fe  contentent  de  vivre  de  leurs  appoin- 
temens 6c  qui  regardent  leur  Prince  ,  non  comme  leur  pïre,  mais  comme 

un 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  6Sy 

an  paflant  fie  un  inconnu',  également  froids  fur  les  maux  que  foufFre  l'E-  Suite  des 
tat  ,  Se  fur  les  dangers   qui  le  menacent.     QLi'y  a-t-il  de  plus  déplorable?  Remon- 
Quelques-uns  difent  pour  s'excufer:  je  me  borne  à  ce  qui  elt  de  mon  rei^-  ^'^""s  à 
fort,   je  m'aquitte  de  mon  emploi:  je  ne  fuis  pas  chargé  du  relte.  Ce  n'efl   ""in  °"^^' 
pas  à  moi  de  m'en  inquiéter.     Pit05'able  excule!  Il  ell  vrai  qu'il  y  a  divers 
rangs,  &  divers  emplois  à  la  cour  du  Prince  :  mais  chacun,  dans  le  rang 
qu'il  tient ,   lui  doit  en  bon  fils  tout  le  zèle  ôc  tout  le  dévouement  dont  il 
ell  capable.     Manquer  à  ce  qu'on  lui  doit  en  ce  genre,  c'ell  bien  pis  que 
de  choquer,  en  faiiant  fon  devoir,  quelque  Officier  fupérieur,  &  quelque 
avantage  qu'on  puilFe  efpérer  de  fa  complaifance  pour  un  homme,  qu'elt- 
ce  en  comparaifon  du  malheur  d'ofFenfer  Hoang  tien  *. 

Pour  moi,  je  vois  fort  bien  qu'en  certains  palais ,  prefque  aufTi  refpe£lez- 
Sc  plus  redotrtables  que  le  votre  ,  on  prendra  les  avis  que  je  vous  donne, 
pour  une  infulte  &  une  témérité.  Je  fçai  à  quoi  jem'expofe:  mais  dix 
mille  morts  ne  peuvent  m'intimider.  Ce  qui  m'encourage  le  voici.  Par- 
deflus  tout,  'Tien^  dont  je  reipeâre  les  ordres.  Au-deflbus  de  T'icn^  mon 
Prince  6c  fa  maifon,  pour  qui  j'ai  du  zèle.  Au-deflbus  du  Prince,  les  peu- 
ples pour  qui  j'ai  de  la  compaffion.  Diit-on  me  mettre  en  pièces:  Qiii 
fuis-je  pour  m'épargner  dans  une  femblable  occafîon?  Une  fourrai  ell  écra- 
fée:  qui  en  tient  compte.^ 

Je  reviens  d'une  commiffion  ,  qui  m'a  obligé  de  parcourir  un  aflez  grand 
pays  par  où  ont  pafle  vos  troupes.  On  diroit,  en  voyant  l'état  où  y  ibnr 
les  hommes,  qu'il  n'y  a  perfonne  dans  l'Empire,  qui  foit  chargé  du  foin 
des  peuples ,  ou  qui  foit  tant  foit  peu  fenfible  à  leurs  maux.  Les  maris  en- 
gagent leurs  femmes,  les  pères  vendent  leurs  enftns ,  les  plus  proches  s'a- 
bandonnent, 6c  fe  répandent  de  tous  cotez.  On  ruine  tout  dans  la  cam- 
pagne: on  n'épargne  ni  mûriers,  ni  arbres  fruitiers.  C'eft  un  dégât  irré- 
parable. Plufieurs  détruifent  leurs  maifons,  6c  vont  les  vendre  par  pièces. 
On  preffe  celui-ci  pour  de  l'argent ,  6c  celui-là  pour  du  grain.  Les  plus 
impitoyables  créanciers  font  vos  Officiers  6c  leurs  Commis.  Le  pauvre 
peuple  languit  dans  l'opprcffion.  On  ne  peut  voir  tant  de  mifere,  fans  en 
avoir  le  cœur  percé.  Je  n'en  parle  point  par  oui  dire:  j'ai  vu  tout  ce  que 
j'expofe:  je  l'ai  marqué  le  jour  même  fur  mes  mémoires  :  c'eft  fur  ces  mé- 
moires réunis  que  j'ai  dreffe  une  carte,  où  le  tout  eft  repréfenté.  Comme 
je  n'y  mets  rien  que  je  n'aye  vu:  V.  M.  peut  juger  que,ce  que  ma  carte 
contient,  n'eft  pas  la  centième  partie  de  ce  qui  fe  palîe.  Je  ne  doute  point 
cependant,  qu'il  n'y  en  ait  plus  qu'il  n'en  faut  pour  attendrir  V.  M.  pour 
lui  faire  pouffer  bien  des  foupirs,  6c  lui  tirer  bien  des  larmes.  QiJe  feroit- 
ce,  fi  elle  voyoit  ce  qui  fe  paffe  plus  au  loin,  où  l'on  affure  que  la  mifere 
eft  encore  plus  grande?  Je  joins  cette  fupplique  à  ma  carte:  je  prie  V.  M. 
d'examiner  l'une  ôc  l'autre,  fi  après  y  avoir  penfé ,  elle  veut  bien  exécuter 
ce  que  {a)  je  propofe,  6c  que  dans  l'efpace  de  dix  jours  il  ne  pleuve  pas  : 

fai- 

*  Ciel ,  Empereur. 

Oî")  En  premier  lieu,  ouvrir  Tes  greniers  S:  Tes  tréfors  pour  le  fbuJagement  des  miférables. 
En  fejond  lieu,  ôter  les  nouveaux  impôts  &  caflTer  les  nouveaux  réglemens  oûércux  aus 
peuples. 


688  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  des  faites  moi  couper  la  tête,  comme  k  un  homme  qui  aura  manqué  de  refpeâ: 
Remon-  à  ?/>«,  &  qui  aura  trompé  Ion  Prince.  Qiie  s'il  arivc  qu'en  effet  vous 
'"°"^  V  ^°"^  trouviez  bien  de  mes  confeils:  bien  loin  que  j'en  attende  la  récompen- 
rain.  ""^  te,  je  me  reconnoîtrai  toujours  coupable,  d'avoir  plus  oie  (^)  que  mon 
rang  ne  me  permcttoit. 

chifi  îfoHg  ayant  reçu  cette  carte,  &  cette  fupplique,  l'examina  fans  la 
montrer  à  perlbnne,  &  poufla  de  grands  foupirs  à  bien  de*  repriics  :  puis 
mettant  ces  écrits  dans  fa  manche,  il  fe  retira  dans  l'intérieur  du  palais. 
Toute  la  nuit  il  ne  dormit  point.  Dés  le  lendemain  il  donna  fes  ordres 
conçus  en  dix-huit  articles,  qui  rempliflbient  parfaitement  ce  que  propo- 
foit  Tcbing  Kié:  ce  qui  caufa  parmi  le  peuple  de  grandes  acclamations  de 
joye  &  de  reconnoilfance.  Chifi  tfong  en  donnant  ces  ordres,  publia  une 
déclaration  ,  où  il  s'accuioit  lui-même  avec  beaucoup  de  modeftie  ,  Se 
preffoit  qu'on  lui  donnât  des  avis.  Le  troifiéme  jour  il  tomba  une  pluye 
très-abondante,  qui  fe  répandit  fort  au  loin.  Les  Miniilres  étant  entrez 
pour  en  féliciter  l'Empereur ,  il  leur  montra  la  fupplique  &;  la  carte  de 
Ich'nig  Kié.  11  joignit  à  cela  une  réprimande,  dont  ils  le  remercièrent  à 
genoux.  Ouangyigan  ché^  quelques  jours  après,  demanda  à  fe  retirer.  On 
fçut  pourquoi,  6c  quel  avoit  été  le  délateur.  Auflî-tôt  Tching  kié  {\\t  en  but- 
te aux  créatures  de  Oiiang  ngan  ché.  On  découvrit  que  le  tour  qu'il  avoit 
pris  pour  faire  palier  les  avis  à  l'Empereur,  avoit  été  d'envoyer  un  Courier 
u  la  manière  des  Tujfi'é.  On  fufcita  les  Tujfeé  à  en  demande]-  juftice.  Jching 
^/V perdit  fon  emploi,  fut  envoyé  Magiitrat  à  7ng  tcheou,  Sc  bien-tôt  les 
impôts  revinrent. 

Dans  le  recueil  d'où  l'on  tire  ces  pièces,  après  celle  qu'on  vient  de  tra- 
duire, on  en  met  une  de  Sou  ché^  préfentée  au  même  Empereur  T'chin  (U) 
tfong.  Sou  ché  le  ménage  bien  moins  que  n'a  fait  Tching  kié.  Ce  difcours 
eft  divifé  en  trois  points.  Dans  le  premier  ,  il  prouve  que  le  Prince  n'ell; 
puifllxnt,  qu'autant  qu'il  a  le  cœur  de  fes  fujets.  Il  expofe  enfuite,  avec  la 
dernière  liberté,  tout  ce  qu'on  difoit  du  gouvernement,  pour  faire  con- 
noitre  à  Cbin  tfong.,  qu'il  n'avoit  pas  le  cœur  des  fiens.  Enfin  il  l'exhorte 
à  faire  ce  qu'il  faut  pour  le  gagner.  Tout  ce  point  roule  fur  la  même  ma- 
tière qu'a  touché  Tching  kié  .y  fçavoir  fur  les  nouveaux  impôts  Se  les  nou- 
veaux réglemens  de  l'invention  de  Oiiang  ngan  ché.  Dans  le  fécond  point  Sou 
ché  exhorte  C/j/«  ffong  à  fiire  régner  les  bonnes  mœurs  6c  la  vertu  dans  l'Em- 
pire. Il  dit  que  de  là  fa  force  6c  fx  durée  dépendent  plus  que  de  toutes  les 
richefles.  11  le  prouve  par  l'hiftoire.  Un  moyen  qu'il  propoiè  entre  autres, 
c'eft  d'éloigner  des  emplois  les  gens  lans  vertu,  euffent-ils  d'ailleurs  du  ta- 
lent. Cela  ell  encore  contre  Ouang  ngan  ché  èc  fes  femblables.  Le  troifié- 
me point  eft  fur  le  maintien  des  loix.  Il  appuyé  principalement  fur  l'utilité 
des  remontrances.     II  gémit  fur  ce  que  les  tribunaux  de  tout  tems  établis 

à 

(a)  Pour  faire  patTer  [a  carte  &  fa  fupplique  à  l'Empereur ,   il  avoit  ufé  cTune  voye  ré^ 
fervée  aux  feuls  Yu  JJi'é. 
(é)  Il  étoit  fils  AcSoufiun  auteur  du  portrait  AtOuangn^an  ché,  qu'on  a  traduit ci-deflus. 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  68p 

à  cet  effet,  font  devenus  muets.  Il  fait  fentir  qu'une  autorité  redoutable 
les  intimide.  Cela  eft  contre  les  Miniftres,  ôc  particulièrement  contre 
Ouang  ngan  ché.  Il  exhorte  le  Prince  à  foutenir  l'autorité  &  la  liberté  de 
ces  tribunaux,  à  les  remplir  de  gens  de  poids  &  de  probité,  dont  les  lumiè- 
res lui  foient  utiles,  &  dont  l'inébranlable  fermeté  tienne  en  refpeét  les  Mi- 
niftres. Comme  on  a  déjà  vu  ces  matières  traittées  dans  divers  difcours  , 
&  que  celui-ci  àtSou  ché  eft  long  :  je  n'en  donne  ici  que  le  précis  fans  le  tra- 
duire. 

Quelques  avantages  qu'avoh  eu  l'Empereur  Chin  tfong 
contre  une  Nation  voiftne  ^  l'avoient  remis  en  goût  de 
faire  la  guerre,  Tchang  fang  ping,  qui  étoit  en pla~ 
ce ,  réfolut  de  l'en  dijjuader  par  une  remontrance  :  com- 
me il  n'écrivoit  pas  bien ,  //  s'adreffa  à  Sou  ché ,  qui 
lui  compofa  la  Pièce  fuivante» 

E Rince,  aimer  la  guerre  &  aimer  les  femmes,  font  deux  paffions  qui   De  1*»- 
paroiflent  bien  éloignées.     On  les  compare  cependant,  ôc  réellement   niourpouc 
ont  du  moins  ce  rapport ,  que  comme  celle-ci  nuit  à  la  fanté  en  bien  des    "es  &" 
manières,   ôc  qu'un  Prince  qui  en  eft  poflédé,  abrège  fes  jours:  de  même   pour  la 
celle-là  nuit  à  l'Etat  par  bien  des  endroits,  ôc  fa  perte  eft  comme  certaine  ,  Guerre; 
quand  le  Prince  s'y  abandonne.     Nos  anciens  6c  fagcs  Rois  ne  faifoient  ja-   gg-g^j  j^ 
mais  la  guerre,  que  quand  ils  ne  pouvoient  abfolument  s'en  difpenfer.  S'ils   l'un  &  de 
avoient  l'avantage  fur  l'ennemi ,  le  fruit  de  leur  viétoire  étoit  une  longue  ôc   l'autre, 
heureufe  paix  :  ôc  s'ils  avoient  du  deflbus,  ce  qu'ils  en  fouffioient  n'alloit 
pas  loin,  du  moins  n'aboutiflbit  jamais  aux  derniers  malheurs.     Dans  les    Confeili 
âges  poftérieurs  on  en  ufe  autrement.     Nos  Princes  font  la  guerre,  parce    g""*Î'* 
qu'ils  veulent  la  faire,  ôc  fans  aucune  nècefTité.     Auffi,  foit  qu'ils  vainquent 
ou  qu'ils  foient  vaincus,  la  guerre  eft  toujours  très-pernicieufe.     Sont-ils 
vainqueurs  ?  Les  fâcheufes  fuites  de  la  guerre  en  viennent  tant  foit  peu  plus 
tard:  mais  elles  n'en  font  que  plus  funeftes..    Sont-ils  vaincus  ?  Leur  défaite 
a  toujours  des  effets  fort  triftes  :  mais  cependant  'encore  moins  *  dangereux 
que  ne  le  font  communément  les  fuites  de  leur  viétoire. 

Un  fage  Prince,  qui  a  bien  pénétré  cette  vérité,  ne  fe  laifTe  point  em-    Effets  fu- 
porter  à  l'ardcnr  de  fe  fignaler  par  des  exploits,  ni  même  tenter  par  l'efpé-    "'^'l^'  ^^ 
rance  d'une  viéloire  preique  certaine.     Il  pefe  attentivement  les  maux  de  la       Guerre, 
guerre,  ôc  ne  s'y  réfout  quà  l'extrémité.     Met-on  en  campagne  cent  mille 
hommes?  Tout  eft  en  mouvement  pour  cela.   Chaque  jour  on  dépenfe  une 

grofle 

*  Dans  la  fuite  cette  penfée  fe  développe. 
Ittm  IL  Sff  f 


Defordres 
que  caufe 
à  l'Empire 
Chi  hoang 
parfon  en- 
lêteraent 
pour  la 
Guerre. 


Malheurs 
qu'y  attire 
Vou  ti  par 
un  même 
entête- 
meiu. 


690  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

groîTe  fommc,  des  millions  de  fatni lies  font  vexées,  les  coiFres  &  les  gre- 
niers du  Prince  ie  vnideilt,  les  peuples  s'épuifcnc,  le  froid  Scia  faim  les 
preflent:  ils  s'aflemblent,  ils  volent,  ils  pillent,  &  portent  l'allarme  &  le 
trouble  par  touc  l'Empire.  Les  mourans,  lesblefiez,  tous  ceux  qui  Ibu- 
frent,  éclatent  en  murmui-es  contre  le  Prince,  ôc  lui  attirent  enfin  pour 
punition  des  innondations,  des  iccherefles,  ou  lémblablcs  fléaux.  Tantôt 
c'eft  un  Général,  qui ,  a  la  tête  d'une  armée  dont  il  le  ient  le  maître,  met 
à  fes  prétendus  fervices  le  prix  qu'il  veut.  Tantôt  ce  font  les  fubakernes  Se 
les  foldats  rebutez  ,  qui  fe  débandent  ou  le  révoltent.  Enfin  la  guerre 
traîne  après  foi  cent  Sc  cent  inconvcniens  :  Sc  les  malédictions  de  tant 
d'innocens  qu'elle  fait  louflFrir  ,  ne  peuvent  manquer  de  tom  ber  parti- 
culièrement fur  le  Prince  qui  la  veut  faire.  Se  fur  ceux  qui  l'y  por- 
tent par  leurs  confeils.  Combien  de  Princes  ou  pafiïonnez  pour  la  guerre, 
ou    trop   faciles  à  s'y  engager ,  l'ont  éprouvé  pour  leur  malheur T 

Ne  parlons  point,  à  la  bonne  heure,  de  ceux  que  de  honteufes  défaites 
ont  fait  périr.  Confîdérez  feulement  où  ont  abouti  les  fuccès  de  ceux  que 
la  viéloire  fembloit  fuivre.  Chi  hoang  devenu  Empereur  par  la  deftruétion 
des  fix  RoyauiTies,  qui  partageoint  alors  la  Chine,  voulut  poufier  plus  loin 
fes  conquêtes.  Il  attaqua  Hou  *  Se  Tué  :  on  ne  peut  dire  ce  que  tout  l'Em- 
pire fouffrit  pour  foutenir  ces  guerres.  Chi  hoang  s'y  obftina:  Se  par  la  con- 
quête de  ces  pays-là  ,  il  étendit  les  limites  de  TEmpire  au-delà  de  ce  que 
poffedoient  nos  trois  fameufes  dynafties.  Mais  il  laiflà  les  chofes  en  mou- 
rant dans  un  tel  état ,  qu'à  peine  la  terre  de  fon  tombeau  avoit  eu  le 
tems  de  bien  fécher,  quand  Eul  chi  y  fon  fils  Sc  fon  fucceffeur ,  perdit 
l'Empire  Se  la  vie. 

Sous  la  dynaftie  Han,  l'Empereur  Fou  ti  voulut  profiter  des  épargnes  de 
Fen  ti  Se  de  King  ti  fes  prédécefleurs.  Se  de  l'abondance  que  leur  règne  a- 
voit  mis  dans  tout  l'Empire.  Il  entreprit  donc  de  grandes  guerres.  Après 
avoir  dompté  Se  foumis  les  Hiong  f  non  au  Nord,  il  attaqua  Se  foumit  du 
côté  de  l'Occident  quantité  d'autres  Royaumes.  Chaque  année  nouvelle 
cntreprife.  Se  prefque  toujours  nouveau  fuccès.  Enfin  l'année  nommée  Kien 
>«£"«, 'les  facheufes  fuites  de  ces  guerres  commencèrent  à  fe  faire  fentir.  Il 
s'éleva  dans  l'Empire  plus  d'un  Tchi  heon  {a).  Ces  troubles  durèrent  trente 
ans  entiers,  Se  firent  périr  bien  du  monde.  Survint,  à  l'ocafion  de  quel- 
ques fortiléges,  une  méfintelligence  éclatante  entre  l'Empereur  Se  fon  fils: 
méfîntelligencc  qui  fit  couler  des  ruiffeaux  de  fans;  dans  la  capitale  de 
l'Empire,  qui  perdit  le  jeune  Prince,  Se  qui  coûta  bien  des  chagrins 
à  fon  père.  Fou  ti ,  à  la  vérité,  fe  reconnut,  fe  modéra,  Se  fe  repentit, 
mais  trop  tard ,  d'avoir  ainfi  paflë  tant  d'années  dans  la  guerre  Se  dans  le 
trouble. 

Feu 

*  Noms  de  pays. 

t  Tartares. 

(a)  Fameux  rebelle  fous  Hoanj  ti,  difent  les  hiftoires  Chinoifes. 


ET  DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  6pr 

Ven  ti,  Fondateur  de  la  dynaftie  Souy  ne  fe  fut  pas  plutôt  rendu  maître   ve»  ti  par 
de  ce  qui  eft  au  Midi  du  Kiang  («),    qu'il  entreprit  diverfes  expéditions  ||"^  '^°"- 
contre  les  barbares.  Tang  ti  fon  Hls  &  ion  fuccefleur  les  pourfuivit  avec  vi-   déîéglée 
gueur.     Ils  fe  reduifuent  des  Royaumes  qui  étoient  puifians,  Se  fe  rendi.-   fait  finir 
rent  au-dehors  très-redoutables  :  mais  au-dedans  les  peuples  tur-chargés  les  ''>  Dynallic 
avoient  en  exécration.  Il  s'éleva  de  tous  cotez  des  révoltes  :  6c  ces  troubles  *'"'^' 
firent  finir  en  peu  de  tcms  cette  dynaftie. 

Tai  tfong  (b),  après  avoir  fournis  avec  une  rapidité  furprenantc,  Ton  kiue\   E^.srnplcs 
K0O  tchang^  Tou  yu,  6c  d'autres  pays,  voulut  encore  fe  fignaler  davantage   j[f,pl, 
par  quelque  exploit  plus  confidérable.     Il  entreprit  fans  aucune  néceflîté  la 
guerre  du  Leao  tong:   il  marcha  en  perfonne  contre  la  Corée.     Il  échoiia, 
&  s'en  revint  affez  honteux.     Ces  guerres  qu'il  avoit  commencées,  furent 
continuées  encore  plus  mal-à-propos  fous  l'Impératrice  Oa,  dont  la  mau- 
vaife  conduite  penla  perdre  la  dynaftie  7'ang.     Tai  tfong  étoit  un  Prince, 
qui  de  l'aveu  de  tout  le  monde,  avoit  d'éminentes  qualitez  :  févere  à  lui- 
même,  doux  aux  autres,  bon,  libéral,  indulgent.     Peu  s'en  fallut  cepen- 
dant qu'il  ne  tombât  entre  les  mains  des  ennemis.     Immédiatement  après  . 
lui,  fa  poftérité  fut  en  grand  danger  de  périr.     On  ne  dira  pas  que  ce  fut 
en  récompenfe  de  fes  vertus.     Il  faut  donc  dire  que  ce  fut  en  punition  des 
guerres  qu'il  avoit  entrepris  fans  néceflîté.     Reprenons. 

Fou  ti  8c  Tai  tfong  aimèrent  la  guerre.  Comme  c'étoient  des  Princes  Suite  des 
d'ailleurs  aimables  6c  bons,  leurs  expéditions  militaires  ne  les  perdirent  pas  ^'^j'^'l^  , 
tout-à-fait.  Chi  hoang  6c  Vm  ti  entreprirent  aufll  de  grandes  guerres  :  com-  Guerre, 
me  ils  étoient  d'ailleurs  cruels  êc  haïs  :  la  prompte  extinftion  de  leur  race, 
fut  le  fruit  de  leurs  viéloires  6c  de  leurs  conquêtes.  Toutes  les  fois  que  je 
tombe  fur  ces  endroits  de  notre  hiftoire,  je  ferme  le  livre  6c  je  fond  en  lar- 
mes: tant  je  fuis  touché  de  voir  que  des  Princes  qui  avoient  de  fi  grandes 
qualitez,  fe  foient  fi  gppfllérement  trompez.  O!  qu'il  eût  été  à  fouhaiter 
pour  ces  quatre  Princes  ,  qu'ils  enflent  eu  d'abord  quelque  grand  échec. 
Dégoûtez  par-là  de  la  guerre,  ils  auroient  craint  de  s'y  engager:  6c  cette 
perte  par  cet  endroit  leur  eût  été  très-utile.  Par  malheur  pour  eux  ilsréuf- 
firent  dans  leurs  entrcprifes.  Ce  fuccès  échauffant  en  eux  l'ardeur  de  fe  fi- 
gnaler 6c  de  conquérir,  ne  leur  permit  pas  de  prévoir  ce  qui  devoit  fuivrc: 
ôcc'eft  ce  qui  m'a  fait  dire,  que  fi  nos  Princes  font  vainqueurs,  de  fâcheu- 
fes  fuites  de  la  guerre  tardent  un  peu  plus  à  venir  ,  mais  n'en  font 
que  plus  funeftes  :  au  lieu  que  s'ils  font  vaincus ,  les  triftes  effets  de 
leur  défaite  font  communément  moins  dangereux.  Pefez  bien  cela,  je 
vous  en  jJrie. 

Sin  tfong^  Prince  débonnaire  6c  pacifique,  qui  aimoit  beaucoup  ^t^  peu- 
ples, régna  très-long-tems,  fans  jamais  penfer  à  la  guerre.  Les  armes  fous 
fon  régne  étoient  toutes  couvertes  de  roiiille.  Cette  longue  paix  rendit  pa- 
rcfleux  &  négligens  les  Généraux  6c  les  autres  Officiers  de  guerre,     lucn 

hao 

(a")  Nom  du  plus  beau  fleuve  de  l.i  Chine. 
C^)  Second  Empereur  delà  dynalllc  J'-m. 

Sfffz 


691  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  des  h.to  voulut  profiter  de  cette  négligence.  Il  fe  jctta  avec  un  gros  parti  fur 
effets^ de  !i  P"  "^^'^^  ^^"^-  ■^^'^"'  ^^■'^P  ^"'^^  -^  autres  pays.  Les  troupes  qu'on  oppofa 
Guerre,  "  ^  ^^  rebelle,  furent  défaites  jui'qu'à  trois  ou  quatre  fois.  Malgré  ces  per- 
tes ,  6c  les  levées  plus  grandes  qu'il  fallut  faire,  on  n'entendit  pas  dans 
tout  l'Empire  le  moindre  murmure.  La  guerre  finit  allez  heureufc- 
ment  ,  Se  n'eut  aucune  fâcheufe  fuite.  Pourquoi  cela  ?  C'ell  qu'on 
connoUfoit  le  Prince,  &C  qu'on  fçavoit  qu'il  aimoit  la  paix.  C'elf  que  bien 
plus  clairement  que  les  peuples,  Tien  ti  6c  Kouei  chin  voyoient  que  cette 
guerre  n'étoit  point  une  guerre  de  cupidité,  d'ambition,  6c  de  caprice, 
mais  pure  néceffité. 

Tien  vous  a  donné  beaucoup  de  bravoure,  6c  un  génie  étendu:  vos  vues 
vont  à  augmenter  les  richefTes  6c  les  forces  de  votre  Empire.  A  peine  fûtes- 
vous  fur  le  trône,  qu'on  vous  vit  curieux  de  belles  armes,  emprefle  à  vous 
en  bien  fournir.  Les  Etats  voifîns  6c  vos  fujets  attentifs  à  vos  aurions  ôc  à 
vos  difcours ,  en  conclurent  que  vos  inclinations  étoient  pour  la  guerre. 
Ceux  que  vous  aviez  alors  pour  Miniftres ,  le  virent  aflïïrément  comme  les 
autres:  mais  ou  peu  éclairez,  ou  peu  zélez,ils  n'eurent  point  foin  de  s'op- 
pofer  avec  fageflè  à  ces  inclinations  naiflantes  :  bien  moins  encore  les  Kiu 
m.  {a)  Les  Cenfeurs  mêmes  fe  turent,  6c  ne  vous  donnèrent  pas  fur  cela 
le  moindre  avis.  Ainfi  s'eft  fortifiée  fans  obftacle  votre  inclination  guerriè- 
re :  font  venus  enfuite  fur  les  rangs  Siue  kiang  6c  Hoan  kiang^  gens  naturel- 
lement inquiets:  ils  vous  ont  propofé  diverfes  expéditions ,  comme  avanta- 
geufes  6c  dignes  de  vous  :  quelques  autres  qu'ils  avoient  gagnez ,  ont  ap- 
puyé ces  defleins.  On  a  fait  la  guerre.  On  s'eft  épuifé  pour  la  foutenir: 
on  a  été  fréqueniment  battu.  Enfin  les  guerres  des  années  nommées  Kang 
tmg  6c  King  H  ,  qu'on  a  toujours  déplorées,  ne  furent  pas  à  beaucoup  près 
fi  funeftes  que  celle-ci.  Tien  irite ,  les  peuples  outrez ,  les  foldats  des 
frontières  mutinez,  la  cour  en  tumulte  6c  en  allaj^e,  V.  M.  elle-même 
réduite  des  mois  entiers  à  ne  faire  qu'un  repas  par  jour,  encore  bien  tai'd. 
Voilà  où  aboutirent  ces  expéditions  dont  on  vous  promettoit  tant  d'avan- 
tage 6c  tant  de  gloire.  D'oiî  vient  cela?  C'eft  que  vous  avez  vous-même 
cherché  la  guerre,  fans  que  rien  vous  y  obligeât,  &  vos  troupes  étoient 
moins  animées  contre  l'ennemi ,  que  contre  vous. 

Au  refte,  tout  affligeantes  qu'étoient  d'un  côté  ces  pertes  ,  c'étoit  d'un 
autre  côté  une  grâce  finguliere,  qu'en  confidération  de  vos  ancêtres  vous 
faifoit  Hoang  tien^  pour  vous  faire  rentrer  en  vous-même.  Hélas  !  Elle 
vous  fut  inutile  cette  grâce.  Il  fe  trouva  auprès  de  vous  certains  génies 
fuperficiels,  peu  capables  de  pénétrer  le  fonds  des  chofes.  Leurs  diicours 
&  vos  inclinations  qu'ils  flatoient ,  ne  vous  laiflerent  voir  dans  ces  défaites 
que  de  la  honte.  Vous  voulûtes  abfolument  vous  en  laver  par  quelque  vic- 
toire. De-là  les  expéditions  de  Hi  ho^  M&i  chan,  6c  7*  lou.  Elles  vous 
réuffirent  à  la  vérité  moins  mal  que  les  précédentes.  Mais  peut- on  comp- 
ter 

(a)  Aiiifi  fe  nommoient  alors  certains  Officiers  qui  compofoient  un  confcil  pour  les 
ftSaires  de  la  guerre. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  5pj 

ter  pour  heureufes  des  guerres,  qui  font  périr  tant  de  perfonnes  innocentes   Suite  des 
de  tout  âge,  qui  épuilent  l'Etat,  qui  dépouillent  des  Princes  fournis, dont    f'jL"'^'^" 
tout  le  fruit  le  réduit  à  la  poilcfllon  de  quelques  terres  trcs-inutiles  ,    ôc  au    Guerre 
vain  nom  de  conquérant. 

Ebloui  du  faux  cclat  de  cette  réputation,  fans  faire  attention  aux  maux 
réels  que  ces  guerres  venoient  de  caufer  vous  en  entreprîtes  une  nouvelle 
contre  Ngati  von  '*.  La  dépenfe  fut  énorme  pour  les  convois.  Il  mourut 
dans  ces  corvées  un  monde  infini.  Votre  armée  de  plus  de  cent  mille 
hommes ,,  pendant  qu'on  amallbit  les  munitions  de  guerre  &  de  bouche, 
fut  ruinée  par  les  maladies ,  avant  que  d'avoir  vu  l'ennemi.  Ce  malheur 
peu  attendu  fembloit  avoir  rallenti  votre  ardeur  guerrière.  Mais  bien-tôt 
cette  paffion  s'eft  réveillée.  Voilà  une  nouvelle  armée  en  campagne:  fous 
la  conduite  de  Li  hien^  vos  troupes  ont  eu  quelque  avantage,  V.  M.  nage 
dans  la  joie  ;  elle  ordonne  qu'on  avance  :  &  il  paroît  que  dans  le  fonds 
du  cœur,  elle  regarde  ces  Etats  voifins  comme  une  conquête  fûre  Se 
facile. 

Les  defleins  de  'tien  font  difficiles  à  approfondir.  Pour  moi ,  je  les  ref- 
pefte  &  je  les  crains.  Quand  dans  toute  une  campagne,  on  en  eil  venu 
une  fois  aux  mains,  fi  vos  troupes  ont  vaincu,  auffi-tôt  les  couriers  volent, 
&  vous  donnent  avis  de  la  vidtoire  :  tous  les  grands  Officiers  de  votre  cour 
s'empreflcnt  à  vous  en  féliciter  par  écrit,  félon  la  coutume.  C'elt  à  qui 
fera  le  plus  valoir  nos  fuccës ,  &  à  qui  tournera  mieux  fon  compliment  pour 
vous  plaire. 

Cependant  bon  nombre  de  vos  fujets  à  qui  le  fer  a  ôté  la  vie  ,  font  de- 
meurez fur  la  place.  Les  chemins  font  pleins  de  ceux  que  la  fatigue  des 
convois  a  fait  fuccomber.  Vos  peuples  en  bien  des  endroits  accablez  par 
les  fubfides  ,  6c  par  la  cruauté  des  coUefteurs ,  ont  abandonné  leurs  domi- 
ciles, &  errent  çà  &;  là.  Les  maris  vendent  leurs  femmes  :  on  ne  voit  de 
toutes  parts  dans  les  campagnes,  que  gens  pâles,  décharnez,  prêts  à  fe 
pendre  de  défefpoir.  Ici  un  pauvre  vieillard  pleure  fon  fils  ,  l'unique  ap- 
pui de  fa  vieillefle.  Là  ,  un  bon  fils  pleure  fon  père,  à  qui  la  guerre  ne 
lui  a  pas  permis  de  rendre  les  plus  ellentiels  devoirs.  D'un  côte  c'eft  un 
orphelin,  de  l'autre  une  veuve,  qui  jette  des  cris  lamentables.  V.  M.  ne 
voit  ni  n'entend  rien  de  tour  cela. 

Il  en  eft  à  peu  près  cçmme  de  vos  repas.  On  vous  y  préfente  du  bœuf, 
du  mouton,  &  d'autres  mets  bien  aflaifonnez.  Vous  en  mangez  avec  plai- 
fir.  Mais,  fi  avant  le  repas ,  vous  aviez  vu  ces  animaux  entre  les  mains  du 
boucher,  dabord  crier  6c  fe  défendre,  céder  enfuite  à  la  force,  être  alTom- 
mez  ,  égorgez,  étendus  fur  une  table, écorchez  ôc  hachez  en  pièces  :  quel- 
que aflàiibnnement  qu'on  pût  leur  donner  ,  quand  on  vous  les  préfentevoit 
à  table,  les  bâtonnets  vous  tomberoient  des  mains;  vous  n'auriez  pas  le 
cœur  d'en  manger.     Que  léroit-ce  fi  .V.  M.  pouvoit  voir  de  fes  yeux 

i'af- 

♦  C'cft  ce  que  nous  appelions  le  Tong  hng. 

Sff  f  j 


Suite  des 
fiineftes 
effets  delà 
Guerre. 


694  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DELA  CHINE, 

l'afïreux  ipeâracle  de  tant  d'hommes  mourins,  6c  entendre  de  ies  oi-eilles  les 
trilles  gémiflemens  de  tant  d'autres  qui  le  croyent  malheureux  de  vivre  ? 
Comment  pouroit-elle  goûter  la  nouvelle  de  l'a  victou-c,  &:  les  conjouif- 
lances  qui  la  fuivent  ?  Croyez-moi ,  quand  vous  auriez  d'auflî  habiles  Gé- 
néraux, des  troupes  auffi  choifîes,  des  armées  aulîi  fortes ,  d'aulFi  grandes 
réfen-es  d'argent  ëc  de  munitions ,  qu'en  avoient  les  quatre  Princes  dont 
j'ai  parlé  :  inltruit  par  leur  exemple  de  la  trille  fin  où  aboutilTent  les  guer- 
res en  apparence  les  plus  heureules,  vous  devriés  craindre  fagement  de  vous 
y  engager  fans  néceflité.  Combien  à  plus  forte  raifon  devez-vous  craindre 
dans  l'état  où  Ibnt  les  chofes  ?  Ce  que  vous  avez  d'Officiers  ne  font  pas  com- 
parables à  ceux  qu'ils  avoient.  Les  tréfors  6c  les  greniers  publics  font  pref- 
que  épuifez.  A  peine  y  a-t-il  dequoi  payer  aux  Officiers  de  tout  l'Empire 
les  appointemens  ordinaires.  Les  largefles  qui  fe  iàifoient  au  Nan  kiao  (a), 
qui  Ltoient  d'un  ufage  fi  ancien,  font  depuis  long-tems  retranchées. 

Quelque  habile  que  vous  foiez,  il  me  paroît  que  de  remuer  dans  de  telles 
circonllances,  ell  une  chofe  bien  dangereufe.  Les  maladies  fuivent  la  di- 
zette,  6c  l'augmentent.  Les  brigands  de  l'Ell  £c  du  Nord  vous  voyant  oc- 
cupé ailleurs,  recommenceront  leurs  courfes.  Si,  quand  vous  ferez  bien 
engagé  dans  la  guerre  que  vous  commencez,  les  peuples  fur- chargez  dont 
il  faudra  bien  exiger  de  nouveaux  fubfides,  perdent  à  la  fin  patience,  6cfe 
joignent  aux  brigands  ,  ou  les  imitent  :  vous  voilà  réduit  au  trille  état  où 
étoit  l'Empire ,  lorlqu'après  les  conquêtes  de  Cbi  hoang  ,  un  bandi  ,  un 
homme  de  néant  en  le  révoltant,  mit  tout  en  défordre,  6c  fit  périr  la  dy- 
naflie  2r/?«. 

J'ai  de  l'âge,  j'ai  l'honneur  de  fervir  V.  M.  depuis  long-tems  ;  mon 
zèle  qui  a  toujours  été  fincére,  6c  qui  croît  chaque  jour,  fait  que  je  paflc 
les  nuits  fans  dormir  ,  6c  fou  vent,  au  milieu  même  de  mes  repas  j'éclate  en 
foûpirs,  6c  je  fonds  en  larmes.  C'ell  une  maxime  reçue,  qu'avant  que  de 
s'engager  à  quelque  choie  d'important,  il  faut  examiner  fi  ce  qu'on  médite 
s'accorde  ou  non  avec  les  intentions  de  Tien.  S'il  y  ell  conforme,  il  réuf- 
fira:  s'il  ne  l'ell  pas,  il  ne  peut  réuffir.  Les  fignes  ordinaires  par  où  le 
Prince  peut  juger  fi  Tien  ell;  favorable  ou  non  aux  defleins  qu'il  forme,  font 
d'une  part  le  règlement  des  failbns,  la  fertilité,  l'abondance,  6c  d'autres 
événcmens  de  cette  nature:  d'autre  part,  le  déiungement  de  l'univers,  la 
dizette,  la  famine,  6c  lémblables  calamitez.  Or,  toutes  ces  dernières  an- 
nées ,  rien  que  d'effrayant  :  écHpfes  de  foleil ,  phénomènes  extraordinai- 
res dans  les  allres,  tremblemens  de  terre ,  inondations  ,  fécherefl'es,  ma- 
ladies populaires.  Tout  cela  fe  fuccede  fans  interruption,  ^  je  crois  qu'il 
eft  mort  ,  à  fort  peu  près,  la  moitié  de  vos  fujets.  Vous  pouvez,  ce  nie 
femble,  juger  fur  tout  cela,  fi  le  cœur  de  Tien  eft  favorable  à  vos  entrepri- 
fcs ,  6c  conclure  qu'il  ne  l'efl  pas. 

Cepen- 

(4)  C'eft-à-dire  au  fauxbourg  du  Midi ,  où  fe  faifoit  \\  cérémonie  folemnelle  en  l'hon- 
neur du  chang  û  ou  fuprême  Empereur:  tems  auquel  on  trainoit  les  vieillards,  &  on  fa^ 
foit  d'autres  largefles. 


ET    DE    LA    TARTARIE   CHINOISE.  6r,f 

Cependant  V.  M.  ne  veut  point  abandonner  fon  deflein  :  elle  s'engage   Suite  des 
de  plus  en  plus.    Je  vous  avoue  que  cela  m'étonne,  fie  m'afflige  égale-    f""e(tes 
ment.     Un  fils  qui  a  offenfé  pcre  &  merc,  penle-t-il  à  les  appaifer?  Plus    ^'^'^^^de  1» 
pôle,  plus  aflidu,  plus  docile,  fie  plus  relpedtueux  qu'il  étoit  avant  fa  fau-      "^"'^' 
te,  il  tait  lentir  qu'il  la  reconnoît ,  £c  qu'il  s'en  repent.     Moyennant  cela 
on  la  lui  pardonne.     M.iis  (i  ce  fils,  au  liçu  de  penfcr  à  rentrer/en  grâce, 
s'émancipoit  encore  à  troubler  toute  la  maifon  ,  à  gronder  ou  battre  les 
domeftiqucs  en  prélence  du  pcre  Se  de  la  mère,  une  telle   conduite  feroit- 
clle  propre  à  les  appaifer?  Ce  fils  méritcroit-il  qu'on  lui  pardonnât. 

Rappellez-vous  donc,  je  vous  en  prie,  les  tems  paflez.  Examinez  ce 
qui  a  fait  fleurir  ou  périr  les  dynafties  précédentes.  Sur-tout  fliites  une  at- 
tention particulière  aux  volontez  de  Tien  fie  aux  figues  qu'il  vous  en  donne. 
Renonces  à  vos  projets  de  guerre.  Appliquez-vous  à  entretenir  la  bonne 
intelligence  avec  les  Etats  voifins  :  à  faire  régner  le  bon  ordre  fie  l'abondan- 
ce dans  votre  cour  Se  dans  tout  l'Empire:  à  rendre  heureux  vos  fujets  fie  à 
bien  affermir  par  là  votre  mailbn  fur  le  trône.  Si  je  voiois  ce  changement, 
je  fermerois  après  cela  les  yeux  fans  regret,  fie  fallût-il  périr  dans  un  bour- 
bier, je  mourois  content. 

Kao  tfoH  Fondateur  de  la  dynaflie  Han^  avoit  acheté  l'honneur  du  trône 
parla  défaite  de  plus  d'un  prétendant  brave  fie  puiflant.  ^img  -von  ^/Reftau- 
i-ateur  de  la  même  dynaflie , avoit  livré,  pour  la  rétablir,  bien  des  combats. 
Se  remporté  autant  de  viéloires.  Cependant  Kao  tfou  fut  le  premier  à  faire 
la  paix  avec  les  nations  du  Nord.  ^<cing  vou  ù  reçut  avec  plaifir  fie  re- 
connoifTance  les  propofitions  qui  lui  furent  faites  par  fes  voifms  de  l'Occi- 
dent. Eft-ce  que  ces  deux  Empereurs  manquoient  de  courage,  ou  d'ha- 
bileté en  fait  de  guerre?  Non,  fans  doute:  niais. la  longue  expénence  qu'ils 
avoient,  leur  faiibit  prévoir  de  loin,  fie  prévenir  fagement  de  fâcheux  re- 
vers. V.  M.  au  contraire  tranquile  au  fonds  de  fon  palais ,  prononce  fans 
héfiter:  qu'on  attaque  celui-ci  :  qu'on  extermine  celui-là.  Peut-être  fuis- 
je  trop  timide:  j'avoue  que  cette  confiance  me  paroît  bien  excefTive.  Mais 
hélas  !  que  fais-je  moi?  Quand  on  veut  difTuader  quelque  chofe  au  Prince  , 
il  faut  prendre  bien  fon  tems ,  attendre  qu'il  en  foit  à  demi  dégoûté  lui- 
même:  alors  on  y  peut  réufîîr  aifément.  Mais  entreprendre  d'arrêter  la 
pafîion  d'un  Prince,  lorfqu'elle  eft  dans  fa  plus  grande  force,  c'eil  tenter 
une  choie  bien  difficile.  Cela  eft  encore  plus  vrai  de  ce  qu'on  appelle  ambi- 
tion, paillon  de  vaincre,  d'aquérir  de  la  gloire.  Ces  pafTions  ont  un  grand 
empire  fur  les  cœurs.  Qiiiconque  en  eft  pofTedé,  fût-ce  un  petit  Lettré 
habillé  de  toile,  tandis  que  la  paflioii  dans  (a  plus  grande  force  lui  échauffe 
l'efprit,  il  eft  bien  difficile  de  l'arrêter.  Oiii,  dans  le  fort  d'une  paflîon  , 
pour  écouter  avec  patience  celui  qui  s'y  oppofe,  pour  faire  céder  fe>  pro- 
pres vues  aux  avis  d'autrui,  pour  en  diftinguer  Tutilité  fie  la  juftice,  pour 
s'y  rendre  enfin  malgré  fes  plus  violens  defirs:  il  faut  de  ces  grandes  âmes, 
qu'une  pénétration,  une  fagefTe,  fie  une  modération  fupérieure  élevé  beau- 
coup au-defTus  du  vulgaire. 

^  V.  M.  toujours  paffionnée  pour  la  guerre,  y  eil  maintenant  plus  échau- 
fée  que  jamais.    Je  le  vois,  à  fi  j'ofe  malgré  cela  vous  en  difluader  par  ce 

dii- 


696  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

difcours:  c'eft,  i°.  parce  qu'ayant  l'honneur  de  vous  connoîtrc,  je  n'ai 
garde  de  vous  confondre  en  ce  qui  s'appelle  modération  Se  grandeur  d'amc, 
avec  le  commun  des  Princes.  C'eft  en  fécond  lieu,  parce  que  je  ne  doute 
pas  que  dans  la  fuite  V.  M.  ne  fe  repente  vivement  d'avoir  fuivi  cette  paf- 
fîon,  6c  ne  fçache  alors  bien  mauvais  gré  à  ceux  qui  ayant  l'honneur  de 
l'approcher  ,  ne  lui  auront  pas  tait  fur  cela  le  moindre  itiot  de  remontran- 
ce. C'eft  enfin,  parce  qu'étant  vieux ,  &  prêt  d'aller  trouver  dans  l'autre 
*  monde  le  feu  Empereur  votre  père,  je  veux  prévenir  le  reproche  qu'il 
me  feroit,  fi  je  m'étois  tû  comme  les  autres.  Penfez-y,  grand  Prince  , 
§C  pardonnez-moi  ma  témérité. 


Maxime» 
de  Gou; 
verne- 
ment. 


MEMOIRE     DE     SOU 

fur  le  Gouvernement, 


C  H  E 


LE  mémoire  eft  long:  j'en  traduirai  quelques  articles  entiers,  &  je  ferti 
un  extrait  de  quelques  autres. 
On  le  dit ,  6c  il  eft  vrai  :  quoique,  pour  bien  gouverner  dans  un  tcms  de 
troubles,  il  faille  s'y  prendre  autrement  que  quand  tout  eft  tranquile:  il  y 
a  cependant  pour  chacun  de  ces  divers  tems  certaines  régies  afles  connues. 
De-là  vient  qu'un  fage  Prince,  ou  un  habile Miniftre  qui  voit  naître  quel- 
que embaras,  s'en  afflige  fans  fe  troubler,  Il  fçait  ce  qu'il  a  à  faire  en  ces 
occafions.  Si  c'eft  une  innondation  ou  une  fécherelTe  qui  réduit  les  peuples 
à  l'indigence,  qui  les  oblige  de  fe  difperfer  ,  6c  enfuite  de  fe  réunir  pour 
piller  6c  voler  de  côté  6c  d'autre  :  on  fçait  que  ce  qui  prcfle  alors,  c'eft 
oc  fournir  aux  peuples  le  ncceffaire,  6c  que  c'eft  le  moyen  d'entretenir  la 
paix.  Si  c'eft  quelque  fujet  rebelle,  qui  voudroit  partager  l'Empire,  ôc 
qui  eft  à  la  tête  d'une  armée,  on  fçait  que  ce  qu'il  y  a  à  faire,  c'eft  de  lui 
oppofcr  au  plutôt  de  bonnes  troupes.  Si  c'eft  quelque  ingrat  favori,  qui 
abuie  des  bontez  du  Prince,  qui  ufurpe  l'autorité,  qui  fe  fait  le  maître  des 
vies  6c  des  fortunes,  fans  la  participation  du  fouverain  :  on  fçait  qu'il  n'y  a 
qu'à  lui  faire  au  plutôt  fon  procès,  ÔC  le  punir  comme  il  le  mérite.  Si  ce 
font  les  barbares  du  voifinage  qui  font  des  excuriions  fur  nos  terres  :  il  eft 
clair  qu'il  fiut  pourvoir  à  la  fûrcté  des  frontières.  Ces  troubles  de  différen- 
te efpèce  traînent  après  eux  bien  des  maux  ?  mais  enfin  ils  font  fenfibles  ces 
maux ,  on  les  voit ,  on  connoît  leur  caufe  :  par  là  on  eft  en  état  d'y  appor- 
ter un  remède  convenable. 

Ce  qu'il  y  a  de  fâcheux  Se  d'cmbarafTant,  c'eft  lorfque  dans  un  Etat, 
fans  qu'aucune  de  ces  caufes  paroifle,  on  reffent  prefque  tous  les  effets  qu'el- 
les ont  coutume  de  produire:  on  ne  fçait  oîi  tourner  les  vues,  6c  l'on  at- 
tend, pour  ainfi  dire,  les  bras  croifez ,  quelque  grande  révolution.  Voilà, 
ce  me  femble,  où  en  font  aujourd'hui  les  chofcs. 

»  hz  Texte  dit  fous  h  terre. 


ET    DE    LA    TARTARIE    CHINOISE.  697 

Il  y  a  près  de  cent  ans  {a)  que  l'Empire,  à  proprement  parler,  n'a  point  Suite  i^i 
eu  de  guerre.     AufTi  dit-on  des  merveilles  de  ce  gouvernement  pacifique.  Maximes 
Dans  le  fond  pourtant  ce  n'eft  qu'un  beau  nom.     Réellement  il  s'en  faut   ^^^  Gou- 
bien  que  le  corps  de  l'Etat  ne  loit  fain  6c  tranquile.     Il  y  a  de  l'agita-   ^j^ent' 
tion  &  de  l'inquiétude,  qui  le  font  fouftrir,  6c  le  mettent  même  en  dan- 
ger: mais  on   n'en  voit  point  les  principes.     Il  n'y  a  ni  inondations  ni  ie- 
cherellés.    Les  peuples  cependant  le  plaignent,  gémiffent,  6c  murmurent, 
comme  dans  les  plus  grandes  ilérilitez.     Il  n'y  a  point  de  rebelle  qui  ait  en- 
tamé l'Empire,  6c  qui  en  partage  les  revenus  :    ces  revenus  cependant  pa- 
roiflent  ne  pas  fuffire.     Il  n'y  a  point  à  la  cour  de  favori  trop  accrédité 
qui  abuiè  de  fon  pouvoir.     Cependant  on  ne  voit  point  régner  entre   le 
Prince  6c  les  premiers  Officiers,  cette  belle  correlpondance  li  eflentielle  au 
gouvernement  :'  6c  conféquemment  dans  tout  l'Empire,  on  ne  voit  point 
que  les  Magiftrats  6c  les  peuples  s'aiment.  Les  barbares  du  voilinage  n'ont 
pas  fait  depuis  bien  du  tems  la  moindre  irruption  fur  nos  terres.     Cepen- 
dant en  divers  endroits  de  nos  provinces  on  remarque  aflez  fréquemment 
de  l'allarnie.     Oiii ,  je  le  répète,  voilà  aujourd'hui  où  nous  en  fommes; 
6c  rien,  à  mon  avis,  de  plus  embaralTlxnt  6c  de  plus  fâcheux. 

Un  Médecin  vifitc  des  malades  ordinaires:  illeurtâte  lepoulx;  il  exa- 
mine leurs  vifages,  leur  gelles,  leurs  voix.  Suivant  les  régies  de  l'art  6c 
l'expérience  qu'il  a,  il  décide  fi  le  mal  vient  du  froid,  du  chaud,  ou  du 
conflid  de  l'un  6c  de  l'autre.  Il  a  fes  régies  pour  cela,  rien  ne  l'embarafle. 
Mais  on  lui  préfente  un  malade  d'une  autre  efpèce.  C'eft  un  homme  qui , 
fans  aucune  caufe  apparente ,  fent  cependant  qu'il  eft  mal.  Il  mange, 
il  boit,  il  agit  même  à  peu  près  comiHe  à  l'ordinaire  :  6c  quand  on  lui 
demande  où  ell  Ion  mal,  il  ne  peut  le  dire:  fon  poulx  n'eft  pas  d'un  hom- 
me fain:  mais  il  n'a  auflî  rien  de  bien  marqué.  Si  le  Médecin  qui -voit  ce 
malade,  eft  un  Médecin  du  commun,  il  dira  bagatelle,  ce  n'eft  rien.  Si 
c'eft  un  P/V» //z  *  ou  un  Tjang  kong,  il  fera  furpris  6c  allarmé.  Il  fentira 
qu'un  mal  de  cette  nature  a  de  profondes  racines,  6c  qu'autant  qu'il  eft 
difficile  de  les  découvrir,  autant  lera-t-il  difficile  de  les  extirper.  Il  con- 
cevra que  les  remèdes  ordinaires  n'y  pouront  rien,  6c  il  penfera  férieufe- 
ment  à  la  manière  de  traitter  un  tel  malade. 

Je  vois  aujourd'hui  nos  Lettrez,,  qui  rapelîant  plufieurs  traits  de  l'hif- 
toire  des  Han  6c  des  l'mg,  6c  les  enfilant  le  mieux  qu'ils  peuvent  avec  des 
textes  de  nos  anciens  livres ,  en  compofent  des  mémoriaux  avec  foin.  Ils 
çroyent  par-là  remédier  aux  maux  dit  tems.  Mais  ils  font,  àmonfens, 
bien  loin  de  leur  compte.  Nos  maux  font  de  telle  nature  que  je  n'y  vois 
qu'un  remède:  c'eft  que  le  Prince  chef  de  l'Etat,  fe  lecouant  lui-même, 
pour  ainfi  parler,  £c  fe  réveillant  de  l'afloupiflèmcnt  où  il  eft,  fafle  fentir  à 

tous 

{^^  ^^,  ^féjnoire  de  Sou  thé  eft  a-ntérieur  à  la  pièce  précédente.    ]'ai  déjà  averti  que  dans    ■ 
le  livre  d'où  l'on  tire  ces  pièces,  on  ne  fuit  pas  éxndtemenr  l'ordre  dans  lequel  elies  ont 
été  faites. 

*  Deux  céléUes  Médecins  dans  l'antiquité. 

fome  IL  Ttt  t 


698  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  des    tous  les  membres  de  ce  grand  corps  fa  nouvelle  aûlvité:  afin  que  tous  fen- 

Mjximes     tent  qu'il  agit,  &  qu'ils  doivent  agir  fous  lui. 

de  Gou-         Quand  j'examine  dans  l'hiftoire  la  décadence  des  Han  occidentaux:  je 

ment!"  trouve  que  ni  la  tyrannie,  ni  la  débauche,  n'y  eurent  aucune  part.  Les 
Princes,  fous  qui  elle  ariva  ,  n'avoient  point  ces  vices:  mais  ils  étoienc 
d'une  parefle  &  d'une  indolence  extrême.  Ils  aimoient  fi  fort  leur  repos, 
que,  pour  s'épargner  les  foins  &  le  travail  de  quelques  mois  ou  de  quelques 
années ,  ils  expofoient  l'Etat  &  leur  maifon  à  des  malheurs  de  plufieurs 
fiécles.  Le  Prince  eil  dans  l'Etat  ce  que  le  ciel  ell  dans  cet  univers. 
'Tchong*tcM  commentant  le  livre  1  king^  Ôc  parlant  des  propriétez  du  ciel, 
fait  llir-tout  remarquer  fon  aélivité  conltante,fon  mouvement  ians  interrup- 
tion. En  effet,  c'ell  cette  a6lion  fi  conitante  êc  fi  réglée-,  qui  maintient 
en  état  ce  bas  monde.  Le  ibleil  &  la  lune  qui  font  la  lumière,  les  au- 
tres aftres  qui  font  fes  ornemens,  les  tonnerres  qui  font  comme  fà  voix, 
les  pluyes  &  les  rolées  qui  font  comme  fes  bienfaits:  tout  cela,  dis  je, 
font  des  effets  de  l'aétion  &  du  mouvement.  Et  fi  le  ciel  étoit  fans  adtion 
&  fans  mouvement,  je  crois  que  cette  maffe  immobile  fe  corromproit  elle- 
même,  &  ne  pouroit  fubfîlter  long-tems:  bien  moins  pouroit-elle  influer 
fur  tout  le  refte. 

Si  notre  Prince,  fur  ce  modèle,  prenant  un  heureux  eflbr,  fc  montroit 
un  de  ces  jours  brillant  d'une  lumière  toute  nouvelle:  6c  qu'armé  d'une  fer- 
meté heureufement  redoutable,  il  fît  bien  connoître  à  tous  fes  lujets,  qu'il 
ne  veut  pas  porter  en  vain  le  titre  de  fouverain  :  6c  que  pour  le  bien  de 
l'Empire  qui  lui  eft  fournis ,  il  veut  agir  6c  qu'on  agiffe  :  auffi-tôt  ce  qu'il 
y  a  de  gens  éclairez  s'emprefleroiftnt  d  l'aider  de  leurs  confeils:  ce  qu'il 
y  a  de  gens  de  courage  fe  préfenteroient  pour  le  fervir  aux  dépens  de  leur 
propre; vie:  ce  feroit  à  qui  feconderoit  le  mieux  l'adivité  du  iouverain,  6c 
tout  dès-lors  deviendroit  poffible.  Mais  tandis  que  le  Prince  ou  indolent 
ou  irrèfolu,  ne  laiffe  point  voir  ce  qu'il  veut,  ou  plutôt  laiffe  affez  voir 
qu'il  ne  veut  rien:  fes  Officiers  fuffent-ils  des  Liu^  des  7/?,  ou  des  Ki,  que 
peuvent-ils  faire?  C'eft  pour  cela  que  je  commence  ce  mémoire  par  deman- 
der dans  le  fouverain  de  l'adivitè ,  6c  une  volonté  déterminée  à  régner  réel- 
lement, 6c  à  gouverner  fon  Empire.  J'expoferai  dans  les  articles  fuivans 
ce  qui  me  paroîtra  le  plus  affentiel  pour  le  faire  avec  fuccès. 

Sou  ché^  après  avoir  blâmé  les  Princes,  qui,  pour  quelques  inconvéniens 
changent  aifément  les  loix  6c  les  réglemens  établis,  dit  : 

Ceux  qui  donnent  des  confeils,  font  des  Lettiez  d'une  érudition  pédan- 
tcfque,  qui  fe  fondent ,  en  les  donnant,  fur  quelque  exemple  particulier  de 
l'antiquité.  Pour  moi,  bien  que  dans  nos  loix,  telles  qu'elles  font  au- 
jourd'hui, je  crois  voir  quelque  défaut:  ce  n'eftpas  de  là,  ce  me  fcmble  , 
que  vient  le  mauvais  fuccès  du  gouvernement  :  c'ell  du  choix  des  gens  qu'ori 
met  en  place.  Il  en  eft  des  loix  6c  des  réglemens  dans  un  Etat,  comme  des 
cinq  fons  dans  la  mufique  :  dans  les  combinaifons  des  cinq  fons  avec  les  fis 

»  C'eft  Confucius. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  699 

Liu,  il  ne  peut  manquer  de  s'en  trouver  qui  foient  d'un  tendre  lafcif.     De  Suite  deî 
même  quelques  loix  6c  quelques  rcglemens  qu'on  fafle,  il  s'y  trouvera  tou-  Maximes 
jours  des  inconveniens.  Nos  anciens  lageslevoyoientbien  rauiri  leurs  loix&  ver^°^' 
leurs  réglemens  le  réduifoient  à  un  très-petit  nombre.  Pour  le  reftc  ils  comp-  menr,' 
toient  iur  la  iagefle  &  lur  la  vertu  des  gens  qu'ils  mettoient  en  place.  Le 
Prince  doit  apporter  tout  le  foin  poflible  à  bien  choifir  fon  premier  Minif- 
tre;  mais  après  cela  il  doit  avoir  une  vraye  confiance  en  lui,  oc  l'en  bien 
convaincre.     Si  le  Miniftre  ient  que  fon  Prince  fe  rend  impénétrable  à  fon 
égard,  il  fera  dès-lors  timide  &  fur  la  réferve:  on  ne  profitera  qu'à  demi  de 
fes  talens,  6c  rien  de  grand  ne  fe  fera. 

Cela  eit  d'autant  plus  néceflaire  aujourd'hui,  que  fi  un  Miniftre  veut  re- 
mettre les  chofes  iur  un  bon  pied,  il  y  trouvera  de  grands  obftacles  dans 
cette  lâche  indolence,  qui  a  gagné  tous  les  membres  de  l'Etat,  qui  fait 
qu'on  ne  penfe  qu'au  jour  pixfent  ,  &  qu'on  s'inquiettc  peu  de  l'avenir. 
11  faut  qu'un  Miniftre  en  ces  circonftances,  ait  le  courage  de  s'élever  au- 
defliis  des  idées  communes ,  Sc  de  bien  des  ufages  mal  établis.  Il  ne  peut  le 
faire  fans  ouvrir  un  grand  champ  à  l'envie,  à  la  médifance,  à  la  calomnie? 
S'il  ne  voit  à  fond  le  cœur  de  fon  Prince,  ofera-t-il  s'y  oppofer? 

Dans  un  autre  article  Sou  cbé  dit:  quand  l'Empire  n'eft  pas  bien  tran- 
quile,  &  qu'il  y  a  du  mouvement,  chacun  profite  de  l'occafion  pour  fai- 
re valoir  fes  talens.  De  là  il  arive  affez  fouvent,  que  ceux  qui  ont  de  la 
bravoure  ayant  divers  intérêts,  cherchent  à  fe  perdre  les  uns  les  autres ,  6c 
ceux  qui  n'ont  que  de  l'habileté,  fe  détruifent  6c  fe  fupplantent  plus  four- 
dement.  Les  partis  peu  à  peu  le  fortifient,  6c  achèvent  enfin  de  mettre 
le  défordre  6cla  confufion  dans  tout  l'Empire.  Qiiand  la  paix  y  eft  rétablie, 
un  nouvel  Empereur  eft  inftttiit  que  les  troubles  paflez  ont  été  caufez.  par 
l'ambition  de  certaines  gens  d'un  mérite  plus  qu'ordinaire.  Pour  éviter  de 
femblables  malheurs,  il  ne  fe  fert  que  de  gens  naturellement  doux,  timides, 
fans  ambition  ,  mais  auffi  fans  grande  capacité.  Qlic  s'enfuit-il  .''  C'efî 
qu'au  bout  de  quelques  années,  s'il  arive  le  moindre  embaras  ,  le  Prince 
n'a  pas  un  homme  dont  il  puiffe  rien  efpérer.  Et  quand  rien  n'ariveroit  fî- 
tôt,  du  moins  tout  languit  infenfiblement,  6c  le  gouvernement  devient  fi 
foible,  que  tout  eft  à  craindre  pour  l'Etat. 

Les  fages  du  premier  ordre  ont  une  méthode  bien  différente.  Dans  la 
plus  longue  6c  la  plus  profonde  paix,  ils  fçavent  tenir  en  haleine  les  ef- 
prits,  èc  animer  leurs  fujets  à  faire  chacun  le  bien  dont  ils  font  capables. 
Ils  ouvrent  pour  cela  différentes  routes  conformes  aux  différentes  inclina- 
tions des  hommes.  Chacun  entre  avec  plaifir  dans  quelqu'une,  chacun  agit , 
fe  remue,  travaille,  anime  celui-ci  par  un  motif,  celui-là  par  un  autre. 
Tous  cependant  en  cela  même  fervent  le  Prince  6c  l'Etat.  Ouvrir  ainfi 
différentes  voies,  pour  mettre  en  aétion  vos  fujets,  c'eft  ce  qui  preffe  au- 
jourd'hui, vous  ne  fçauriez  commencer  trop  tôt.  Tout  ce  qu'on  peut  vous 
dire  de  contraire,  eft  facile  à  réfuter. 

'•  Sou  ché ,  dans  le  refte  de   cet  article  réfute  une  maxime  outrée  fur 

la   bonté   6c  l'indulgence  propre   du  fouverain  ,   6c  l'abus  que  quelques 

Ttt  t  i  pe- 


lerne- 
Hient. 


700  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHÎNE^ 

Suite  des    pedans   failbient   de   la   doftrine  du   7'chong   yong   (a)    mal  entendue. 
Maximes         Dans  un  autre  article  Sou  ché  dit  : 

f^„?,°"'  Prince,   voici  ce  qu'on  dit  en  général  d'un  Empereur:    placé  comme 

par  emprunt  au-delTus  du  relie  des  hommes  :  chargé  d'étendre  les  foins  à 
des  efpaces  comme  infinis,  pour  y  tenir  tout  dans  l'ordre:  {b)  proipere- 
t-il?  nen:de  plus  haut;,  rien  de  plus  ferme.  Vient-il  un  fâcheux  revers?  rien 
de  plus  bas,,  rien  de  plus  fragile  :  Sc  cepaflage  d'un  de  ces  états  à  l'autre,  dé- 
pend fouvent  d'affez  peu  de  chofe.  Aiufi  un  Prince  vraiment  fage  &  pré- 
voyant, compte  bien  moins  iur  les  moyens  qu'il  a  de  fe  faire  craindre,  que  fur 
ceux  qu'il  prend  pour  fe  faire  aimer.  Quelque  foin  qu'il  ait  de  maintenir 
fon  autorité,  6c  quelque  bien  établie  qu'elle  luiparoiflc,  ce  n'ell  point  fur  ce- 
la principalement  qu'il  fonde  fa  confiance,  c'ell  fur  le  cœur  de  fes  fujets  ^ 
&  fur  ce  qu'il  fçait  en  être  trop  aimé,  pour  qu'aucun  d'eux  puifle  le  ré- 
foudre à  lui  manquer  de  fidélité.  Il  s'affure  immédiatement  par  lui-même 
du  cœur  de  ceux  qu'il  employé:  6c  ceux-ci  par  une  conduite  pleine  de  fa.- 
gefle  6c  de  zèle,  lui  aninent  le  cœur  des  "peuples.  Voilà  ce  qui  fait  en  ef- 
fet fa  fureté  dans  fa  fupréme  6c  dangercufc  élévation.  Celui  qui  fonde  cet- 
te fureté  fur  fon  nom  d'Empereur,  ou  fur  fon  pouvoir  fouverain,  ou  fur  le 
bon  état  où  il  croit  par  lui-même  avoir  mis  les  choies ,  celui-là,  dis-je, 
poura  peut-être  fe  maintenir  quelque  tems,  s'il  n'arive  point  d'affaires- 
difiîciles  :  mais  fe  trouve-t-il  tout-à-coup  dans  quelque  embaras?  il  ne 
trouve  nul  attachement  dans  ceux  qui  le  fervent.  Ils  font  tous  à  fon  égard 
comme  gens,  qui  par  hazard  fe  rencontrent  fur  quelque  route.  Se  prelén- 
te-t-il  un  double  chemin?  Ils  fe  faluent  pour  la  forme,  fe  quitterai  alTez. 
froidement,  6c  vont  chacun  de  leur  côté. 

Voilà  ce  qui  arive  aux  Princes  trop  fioiir,  qui  n'ont  fçu  que  fe  faire 
craindre.  Se  trouvent-ils  dans  l'embaras?  Ils  cherchent  en  vain  quelqu'un 
qui  les  aide.  Perfonne  ne  fe  préfente  :  6c  cela  pour  deux  raifons.  La  pre- 
mière ,  parce  que  le  Prince  n'ell  point  aune.  La  féconde  ,  parce  qu& 
fa  fierté  6c  fcs  hauteurs  ayant  éloigné  de  fa  cour  les  gens  du  plus 
grand  mérite,  ^  ayant  toujours  tenu  tous  les  autres  dans  la  crainte  & 
dans  la  réferve,  perfonne  n'ell  accoutumé  à  manier  ce  précieux  {c)  vafCj,. 
6c  dans  un  tems  de  trouble  6c  d'agitation,  chacun  évite  de  s'en  char- 
ger  

De-là  Sou  ché  conclut  que  le  Prince,  bien  loin  de  tenir  ce  vafe  toujours- 
fermé  ,  doit  faire  en  forte  que  bien  des  gens  s'accoutument  à  le  manier  ; 
c'eil-à-dire  ,  faire  entrer  dans  le  gouvernement  le  plus  qu'il  fe  peut,   de 

Îens  capables,  6c  donner  lieu  à  chacun  d'exercer  les  talens  qu'il  a 
1  fe  plaint  de  ce  que  fouvent  les  Empereurs  fe  rendent  trop  inacceflîbles , 
tant  par  la  fierté  6c  la  hauteur  avec  laquelle  ils  traittent  leurs  Miniflres  6c 

leurs 

(a)  Ceft  le  texte  d'un  ancien  livre,  du -vrai  milieu. 

(i)  Le  Chinois  dit  mot-à  mot:  profperc-t-il ?  C'efl:  le  mont  Tui.    Ne  profpere-t-il  paSi"» 
C'eil  un  œuf  fous  un  poids  énorme. 
(.«)  C'cft-à-dire  l'Empire  &  fon  gouvernement. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  701 

leurs  plus  grands  Officiers,  que  par  l'embaras  de  cent  cérémonies  trop  hu-  suite  des 
miliantes   &  trop  incommodes.     Il  montre  que  ce  qu'il  y  a  eu  de  plus  Maximes 
grands  Empereurs  dans  l'antiquité  Se  dans  les  tems  poltcrieurs ,  en  ont  ufé  ^l  ^^"1 
autrement.     Il  eu  vrai,  dit-il,  que  l'antiquité  recommande  aux  fouverains-  ^^çnt," 
une  gravité  digne  d'eux,  &  une  attention  continuelle  fur  leurs  adlions  6c 
fur  leurs  paroles.     Mais  il  ell  vrai  auflî  que  certains  Lettrez  peu  judicieux, 

en  abufant  des  textes  anciens,   nouriflént  l'orgueil  des  Princes 

Ce  qu'il  voit,  dit-il,  de  plus  preflc  dans  l'état  d'indolence  &  de  parefle, 
ou  font  tous  les  membres  de  l'Empire,  c'eft  que  Sa  Majefté  qui  en 
eft  le  chef,  fe  réveillant,  6c  fe  renouvellant  elle-même,  donne  le  mou- 
vement à  tout  le  refte.  Il  propofe  en  particulier  cinq  articles  eo  ces 
termes. 

1°.  Les  Miniftres  Se  les  grands  Officiers  de  guerre  font  fans  contredit  a- 
près  le  fouverain  ,  ceux  de  qui  dépend  le  plus  le  bonheur  ou  le  malheur  des 
Etats.  Il  me  fenible  que  V.  M.  dcvroit  les  appeller  fouvent  en  fa 
préfence ,  Se  raifonner  avec  eux  fur  les  affaires.  Ces  confeils  fré- 
quens  qu'elle  tiendroit,  produiroient  de  bonnes  vues  :  du  moins  V.  M. 
en  tireroit  cet  avantage  ,  qu'elle  connoîtroit  à  fond  ceux  dont  elle  fe 
fert. 

z".  Les  Tai  tcheou  (a)  tfe,  ce  font  ceux  à  qui  vous  confiez  le  foin  de  vos 
peuples  dans  les  provinces.  Il  feroit  bon  que  quand  ils  changent,  ou  pour 
aller  ailleurs,  ou  pour  fe  retirer,  ils  fuflént  obligez  de  venir  en  cour,  6c 
que  V.  M.  eût  un  tems  pour  les  admettre,  6c  pour  les  interroger  furies  cou- 
tumes 6c  les  mœurs  du  lieu  qu'ils  quitent,  fur  les  affaires  les  plus  emba- 
raffantes  qui  s'y  trouvent,  fur  ce  qui  leur  a  le  plus  fervi  à  s'en  tirer.  Outre 
que  ces  connoiffances  pouroient  vous  être  très-utiles,  vous  découvririez 
par-là  les  vrais  talens  des  JMagiftrats. 

y.  De  tout  tems  nos  Empereurs  ont  certains  Officiers  réglez,  donc 
l'emploi  eft  de  les  entretenir  utilement,  de  leur  lire  6c  de  leur  expliquer 
nos  King.  Depuis  long-tems  cela  s'omet  fî  facilement,  ou  fe  fait  fi  mal, 
qu'on  n'en  tire  aucun  profit.  Rien  cependant  de  plus  fagement  établi  6C' 
de  plus  utile,  s'il  fe  pratiquoit  comme  il  fliut.  Je  voudrois  donc  que  V. 
M.  au  lieu  de  nommer  ces  Officiers,  comme  elle  fait,  fans  grand  choix 
6c  précifément  pour  la  forme  ,  choîlit  des  gens  propres  à  cette  fonc- 
tion: 6c  qu'eux  de  leur  côté,  fans  fe  borner  à  une  froide  6c  ennuyeufe 
kçon  des  Ki)tg  ,  fçuffent ,  à  l'occafion  de  ces  textes,  entretenir  V.  M; 
de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux  6c  de  plus  utile  dans  l'hifloire  de  tous 
les  tems. 

4'.  Quand  parmi  les  avis  ou  les  mémoires  qui  nous  viennent  des  provin- 
ces, il  s'en  trouve  qui  pour  le  fond  6c  pour  la  forme  font  au-defllis  du 

corn.- 

(a)  C'eft  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  Tchi  fou,  premier  Officier  d'une  ville  du  premier 
ordre  pour  le  civil.  11  y  a  toujours  dans  fon  re(tort  p'ufieiirs  villes  du  fécond  ou  troi- 
fiéme  ordre,  quelquefois  plus,  quelquefois  moins,  dont  les  Officiers  lui  font  fubori 
donnei. 

Ttt  t  :5 


veme- 
menr, 


7<M  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  des  commun,  il  feroit  bon  que  V.M.appdlât  en  cour  celui  qui  en  eft  l'auteur: 
Maximes  qu'elle  lui  fit  des  queltions,  qu'elle  lui  marquât  de  la  bonté,  6c  lui  donnât 
de  Gou-  quelques  louanges,  ne  fût-ce  que  pour  l'amufer,  èc  lui  inl'pircr  plus  de  11- 
'""""''         berte  à  vous  donner  dans  les  ocafions  des  avis  utiles. 

f .  Quoique  les  plus  bas  Officiers  ne  cornmuniquent  pas  d'ordinaire  im- 
médiatement avec  le  Prince,  il  me  femble  Cependant  que  fi  V.  M.  inltrui- 
te  par  des  voies  fûres,  que  tel  d'entr'eux  fait  bien  fon  devoir,  l'appelloit 
tout-à-coup,  fans  qu'on  içût  pourquoi,  témoignoit  être  inftruite  &  fatis» 
faite  de  fa  conduite,  &  lui  donnoit  quelque  marque  de  fes  bontez,  non-feu- 
lement il  n'y  auroit  pas  d'inconvénient  :  mais  ce  feroit  un  bon  moien  pour 
infpii^r  des  fentimens  d'honneur  6c  de  vertu  à  ceux  de  fon  rang.  Ils  font 
en  nombre:  6c  vii  leurs  appointcmens  modiques,  6c  la  diftance  énorme  où 
ils  fe  croyent  du  fouverain,  ils  peuvent  aifément  le  négliger.  Eux  6c  tout 
l'Empire  verroient  par-là  quelle  tendrefTe  V.  M.  a  pour  les  peuples,  quelle 
attention  elle  a  fur  ce  qui  peut  contribuer  à  leur  bonheur,  quel  cas  elle  fait 
du  mérite  6c  de  la  vertu,  en  quelque  rang  qu'ils  fe  trouvent,  6c  ce  feroit, 
ce  me  femble  ,  un  nouveau  moyen ,  outre  ceux  qui  font  réglez  par  les 
loix,  d'augmenter  le  nombre  des  bons  Officiers  ,  6c  de  diminuer  celui  des 
mcchans. 

Dans  un  autre  article  le  même  Sou  ché  dit  : 

Quand  on  n'envoyé  à  la  cour  aucune  requête,  6c  qu'en  effet  dans  tout 
l'Empire  il  n'y  a  perfonne  qui  ait  raifon  de  fe  plaindre:  quand  il  ne  vient 
aucune  fupplique,  6c  qu'en  effet  dans  tout  l'Empire  chacun  a  tout  ce  qu'il 
fouhaite ,  ou  ce  qu'il  fçait  pouvoir  raifonnablement  fouhaitter  :  c'eft  l'effet 
du  plus  beau  6c  du  plus  parfait  gouvernement,  6c  la  plus  éclatante  preuve 
qu'on  puiffe  avoir  de  la  iàgefle  lupérieure  ,  6c  du  parfait  défintéreffement 
de  ceux  qui  gouvernent.  Elf  c'eil  ce  qui  fe  vit  autrefois  fous  les  heureux 
régnes  des  grands  Princes  Tao  6c  Cbiin.  Que  fi  l'on  ne  peut  venir  à  bout  de 
faire  ceffer  toute  accufation  6c  toute  fupplique  ,  il  faut  du  moins  faire  en 
forte  que  ces  procès  6c  ces  requêtes  s'expédient  promptement  6c  fans  délai, 
que  les  Officiers  des  provinces  ne  fentcnt  point  une  diilance  énorme  d'eux 
à  la  cour,  6c  que  le  plus  petit  peuple  trouve  un  facile  accès  auprès  des  Of- 
ficiers des  provinces. 

L'homme,  par  exemple,  a  un  cœur  6c  deux  mains:  fent-il  quelque  dou- 
leur, ne  fût-ce  qu'une  démangeailbn  en  quelque  endroit:  quoique  le  mal 
dans  le  fond  ne  foit  pas  confidcrable,  ni  capable  d'alarmer,  les  mains  ne 
manquent  point  de  fe  porter  à  l'endroit  qui  ibuffre:  elles  le  font  même  très- 
fréquemment.  A  chaque  fois  qu'elles  s"y  portent,  ell-ce  par  un  ordre  ex- 
près 6c  formel  du  cœur?  Il  n'eft  du  tout  point  befoin  d'un  ordre  ainfi  ré- 
fléchi 6c  bien  marqué.  Car  comme  le  cœur  agit  naturellement  6c  habi- 
tuellement pour  tout  le  corps,  les  mains  font  auffi  naturellement  accoutu- 
mées à  fuivre  les  inclinations  du  cœur.  Ainfi  vont  les  chofes  dans  un  Etat 
qui  eft  gouverné  par  des  figes  du  premier  ordre.  Un  amour  tendre  6c  fin- 
cere  unit  tellement  le  chef  avec  tous  les  membres,  6c  tous  les  membres  avec 
le  chef,  qui  eft  l'Empereur, que  leurs  maux  ôc  leurs  dangers  grands  6c  petits 

Leur 


verne- 
ment. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  705 

leur  font  commun:; ,    Se  que  le  fecours  mutuel  qu'ils  fe  donnent  cft  très-  Suite  des 
prompt.     C'eil  ce  qu'on  ne  voit  point  aujourd'hui.  Maximes 

Quelqu'urf  qui  le  trouve  dans  l'oppreffion  ,  ou  dans  un  befoin  preflant  ,  '^'^ '^o"- 
porte-t-il  fes  plaintes,  ou  cxpofe-t-il  les  droits  à  la  cour?  C'eil  comme  s'il 
s'adrelîbit  à  Ticu  ou  a  Kouei  cbin:  il  ne  voit  point  venir  de  réponfes  Les 
Minillres  ôc  les  autres  grands  Officiers  n'examinent  point  par  eux-mêmes 
les  choies  à  fond  :  ils  s'en  rcpofei.t  fur  des  fubalternes.  Ce  lont  communé- 
ment des  âmes  balles  Se  intéreffces ,  qui  ne  font  rien  qu'à  prix  d'argent  : 
leur  donne-t-on?  On  ell  expédié  en  mouis  d'un  jour.  Vient-on  à  eux  les 
mais  vuides?  Ils  font  traîner  l'alFaire  une  année  entière.  Demandez,-vous 
les  chofes  du  monde  les  plus  juiles  Ôc  qu'on  ne  peut  vous  refuler?  On  trou- 
ve moïen  de  vous  les  faire  bien  attendre  pour  vous  obliger  à  les  ache- 
ter. Enfin  pour  les  moindres  bagatelles  il  faut  de  l'argent ,  ou  rien  ne 
finit. 

Sous  quelques  dynafties  précédentes  ,  il  y  eut  des  tems  où  les  loix  mal 
digérées,  &  peu  en  vigueur,  donnoient  lieu  aux  friponneries  &  aux  injus- 
tices. Aujourd'hui  que  cette  porte  ell  fermée  ,  on  en  ouvre  une  autre. 
On  trafique  des  loix  mêmes.  Veut-on  qu'un  homme  ait  tort  ?  On  cher- 
che dans  l'étendue  de  nos  lo:x  quelque  arcicle,  auquel  on  puilTe,  fous  quel- 
que Ipécieux  prétexte,  reduu-e  Ion  aftaire,  6c  le  condamner.  Veut-on  fa- 
voriler  un  autre ,  dont  on  ell:  graflement  païé  ?  Quelque  mauvailé  que  foit 
l'aftaire,  on  la  tournera  de  manière,  que,  fur  quelques  articles  de  nos  loix 
dont  on  la  raprochera  ,  on  lui  donnera  gain  de  caufe.  On  fe  plaint  fort 
maintenant  de  la  multitude  des  affaires.  Ce  n'eft  pas  que  réellement  il  y 
en  ait  plus,  qu'il  n'y  en  a  eu  en  bien  d'autres  tems.  C'eft  que  les  grands 
Officiers  ne  font  ni  laborieux,  ni  expéditifs:  qu'ils  fe  repoiént  de  tout  fur 
les  gens  qu'ils  ont  fous  eux,  &  que  ceux-ci  les  font  traîner  exprès,  jufqu'à 
cequ'ils  en  ayent  tiré  ce  qu'ils  prétendent.  Par  là  les  affaires  s'accumulent 
de  jour  en  jour,  de  mois  en  mois,  d'année  en  année,  6c  l'on  a  peine  à  en 
voir  la  fin.  Rendez  vos  Officiers  laborieux  ôc  expéditifs:  fans  cela  point 
de  remède. 

Une  des  chofes  que  nos  anciens  Rois  craignoient  le  plus,  c'étoit  que  quel- 
qu'un de  leurs  fujets  ne  perdît  courage,  ne  défefpérât  de  réuffir,  ôc  n'aban- 
donnât entièrement  le  foin  de  fon  honneur  6c  de  fa  fortune.  Ils  fçavoient, 
ces  fages  Princes ,  que  quand  on  en  cft  venu  là,  on  n'ell:  point  méchant 
à  demi ,  6c  que  communément  l'on  devient  incorrigible.  C'ell  pourquoi 
un  de  leurs  plus  grands  foins  ctoit  de  faire  en  forte, que  leurs  fujets  toujours 
animez  par  le  défir  8c  l'efpérance,  ne  fe  laflalTcnt  point  de  bien  taire.  Dans 
cette  vue  ayant  établi  divers  dégrez  de  diftinftion,  6c  divers  emplois,  auf- 
quels  étoient  attachez  des  appointemens  confidérables  :  ils  ne  les  donnoient 
qu'à  des  gens  capables  :  mais  ils  n'en  excluoient  perfonne,  6c  ils  animoient 
au  contraire  tout  le  monde  à  y  afpirer.  Le  chemin  de  ces  honneurs  &  de 
ces  emplois  étoit  ouvert  à  tous  leurs  fujets:  ceux  qui  n'y  parvenoicnt  pas, 
ne  pouvoient  s'en  prendre  qu'à  leur  lâcheté  ou  à  leur  foiblclTc.  Aufll 
vcjioit-on  dans  tous  les  ordres  de  l'Etat,  non-feulement  une  grande  ardeur  à 

bieri 


Suite  des 
Maximes' 
de  Gou- 
verne- 
rncnr. 


704  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

bien  faire,  mais  encore  une  confiance  admirable  à  ne  point  fe  relâcher  ou 
fe  démentir. 

Mais  encore  quel  fut  donc  le  fccret  de  nos  anciens  Princes,  pour  en  pou- 
voir venir  là?  Le  voici.  Perfuadez  que  le  fils  d'un  Grand,  qua  d  il  dégé- 
nère, n'a  rien  qui  le  mette  avec  railbn,  au-dellus  du  fimple  peuple:  ils  n'a- 
voient  égard  uniquement  qu'au  mérite  &  à  la  capacité.  Ils  étoient  fi  fer- 
mes que  perfonne,  de  quelque  naifiance  qu'il  fût ,  ne  pouvoit  fe  promettre 
fans  cela  d'être  avancé  :  Par-là  ceux  d'une  naifiance  illufl:re  avoient  un  frein 
à  la  licence  qui  leur  clt  fi  naturelle,  Sc  s'eflx)rçoient  de  fe  foutenir.  Par-là 
dans  les  plus  baflés  conditions,  ceux  qui  fe  lentoicnt  du  mérite,  avoient  un 
aiguillon  qui  les  excitoit.  Par-là  croiflbit  chaque  jour  dans  tout  l'Empire 
une  généreufe  émulation  ,  dont  les  effets  étoient  admirables.  O  que  ces 
anciens  Princes  l'entendoient  bien!  Dans  la  fuite,  on  s'eil  écarté  de  cette 
méthode.  Aftuellement  il  y  a  certains  emplois  attachez  aux  perfonnes  d'un 
certain  rang:  d'autres  au  contraire,  quelque  mérite  qu'ils  ayent,  ne  peu- 
vent parvenir  aux  mêmes  emplois.  On  ne  laifle  pas  d'avoir  en  vue ,  com- 
me autrefois,  d'avancer  les  gens  de  mérite  6c  de  vertu:  du  moins  on  le  dit. 
Mais  je  trouve  qu'on  s'y  prend  mal.  Par  exemple  ,  c'efi:  une  chofe  aujour- 
d'hui réglée.  Un  homme  eft-il  pafle  Tjcng  *  £eP.  Le  voilà  fur  d'un  em- 
ploi qui  le  rend  également  noble  &  riche.  N'ell-ce  pas.l'avancer  un  peu 
vite.  Il  a  réufil  dans  fes  compofitions  un  jour  d'examen:  qui  peut  bien 
conclure  de  là  s'il  a  du  talent  6c  du  génie  pour  les  affaires?  Mais  ce  que  je 
trouve  encore  pis,  c'eft  qu'on  ferme  le  chemin  à  ceux  qui  font  d'une  cei-- 
taine  condition,  ou  qu'on  leur  afilgne  un  terme,  au-delà  duquel  ils  ne  puif- 
fent  aller.  Les  OfKciers  des  'tcheou  (a)  &  des  Hien,  {b)  s'ils  font  une  fois 
deftituez  de  leur  emploi,  ne  peuvent  plus  rentrer  en  charge.  Ce  font  au- 
tant de  gens  qu'on  réduit  à  ne  Içavoir  que  devenir,  qui  n'ayant  plus  rien  à 
efpérer  ni  à  perdre,  deviennent  capables  de  tout,  6c  nuifent  beaucoup  par- 
mi le  peuple.  Tel  d'entr'eux  de  fon  fond  efl:  honnête  homme,  a  fon  mé- 
rite ,  6c  fon  talent  :  par  malheur  un  accident  lui  arive,  pour  lequel  il  eft 
caffé.  Dès-lors  plus  d'emploi  pour  lui  :  la  porte  lui  en  eft  fermée  pour 
toujours.  C'eft  un  homme  qu'on  defefpere,  contre  la  maxime  de  nos  an- 
ciens, 6c  qu'on  expofe  conféquemment  à  devenir  trés-*méchant. 

Je  voudrois  que  quand  ces  Ofiiciers  font  cafTez ,  à  moins  que  ce  ne  foit 
pour  certaines  fautes  trop  griéves,  6c  qui  marquent  un  méchant  homme, 
on  leur  procurât  les  occafions]  6c  les  moyens  de  réparer  leurs  fautes  :  du 
moins  qu'on  leur  laifiat  l'efpérance  de  fe  pouvoir  rétablir.  Comme  les  bas 
Officiers  des  grands  tribunaux  de  la  cour  font  gens  dont  on  ne  fe  peut 
pafiér:  on  a  jugé,  que  pour 'n'en  pas  manquer  dans  ces  polies,  il  étoit  à 
propos  de  régler  qu'après  tant  d'années  de  fervice,  on  leur  donneroit  des 
emplois  dans  les  provinces.     On  a  eu  raifon  d'en  ufer  ainfi.     Mais  parce 

que 

*  Degré  de  littérature. 

{a)  Ainfi  s'appellent  les  villes  du  fécond  ordre. 

\.b)  Ainfi  s'appellent  «lies  du  troifiéme  ordre.  • 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE,  70$- 

que  ces  Officiers  font  peu  de  chofe  pour  la  plupart,  on  a  cru  devoir  déter-  Suite  des 
miner  qu'ils  ne  pouroient  monter  qu'à  certain  degré:    de  forte  que,  fe   Maximes 
trouvât-il  parmi  ces  gens-là  un  homme  du  premier  mérite,  quelque  long-   <|e  Gou- 
tems  qu'il  vive  èc  qu'il  foit  en  charge,  il  ne  parvient  jamais  aux  grands    ment.' 
emplois,  ni  aux  grandes  dignitez.    Je  trouve  à  cela  de  l'inconvénient:  car 
enfin  celui  qui  entre  dans  les  charges,  y  cherche  du  moins  en  partie  l'hon- 
neur £c  la  diftintStion;  il  on  lui  ferme  le  chemin  de  ce  côté-là,  il  n'a  plus  à 
efpérer  de  fes  fervices  &  de  fes  peines,  que  de  devenir  plus  riche.    Dès-lors 
il  ell  naturel  qu'il  y  penfe  tout  de  bon,  6c  il  ell  à  craindre  que  cette  paflion 
devenue  maîtreffe  de  fon  cœur  6c  y  régnant  feule,  ne  le  porte  à  de  grands 
excès. 

Je  dis  à  peu  près  la  même  chofe  de  ces  gens,  qui  moyennant  une  certai- 
ne fomme  fournie  au  tréibr  royal,  obtiennent  tel  ou  tel  emploi,. toujours 
avec  cette  claufe  ,  qu'ils  ne  peuvent  monter  plus  haut.  Il  eft  naturel 
qu'ils  penfenc  à  faire  valoir  leur  emploi  le  plus  qu'ils  pouront:  Se  dès-lors 
il  elt  à  craindre  qu'ils  ne  vendent  la  jullice ,  Ôc  ne  faflent  foufFrir  les  peuples.  , 
Je  voudroisdonc  qu'on  ne  fe  fervît  point  d'un  homme,  qu'on  feroit,  pour 
ainfi  dire,  obligé  d'abandonner  ôc  qu'on  expofe  ainfi  à  la  tentation  de  s'a- 
bandonner foi-même.  Je  voudrois  que,  dès  qu'on  met  quelqu'un  dans  les 
emplois,  on  lui  laiffât  le  chemin  ouvert,  pour  parvenir,  félon  fes  talens , 
fon  mérite,  6c  les  fervices,  jufqu'aux  plus  grands. 

Un  Prince  vraiment  éclairé  ne  fe  croit  bien  ferme  fur-  le  trône,  qu'au- 
tant qu'il  voit  fes  peuples  bien  affermis  dans  l'amour  du  bien ,  6c  dans  un 
éloignement  fincere  de  tout  ce  qui  eft  injultc  6c  dcraifonnable.  Ces  peu- 
ples, qui  fous  nos  trois  fameules  dynafties  ne  s'écartoient  jamais  de  l'obéif- 
fance  ôc  du  devoir,  pour  quelque  danger  ou  quelque  intérêt  que  ce  fiât: 
ces  peuples,  dis-je,  étoient-ils  toujours  animez  ou  retenus  par  quelque  ré' 
compenfe,  ou  par  quelque  punition  préfente?  Non.  Mais  leur  cœur  étoit 
établi  dans  le  bien  6c  dans  l'amour  de  la  jullice:  ils  aie  fe  pouvoient  réfou- 
dre à  rien  qui  y  fût  clairement  contraire.  Le  froid,  la  faim,  les  ignomi- 
nies, la  mort,  rien  ne  pduvoit  leur  faire  oublier  ce  qu'ils  dévoient  à  leur 
Prince.  Voilà  pourquoi  nos  trois  famcufes  dynafties  ont  duré  chacune  û 
long-tems.  Sous  les  dynafties  fuivantes,  ce  n'a  plus  été  la  même  chofe. 
On  a  vu  les  peuples  allez  fréquemment  oublier  leur  devoir  pour  deS' inté- 
rêts modiques,  négliger  les  ordres  du  fouverain,  au  moindre  danger  qu'il 
falloit  courir  ;  donner  prefque  en  toutes  chofes  dans  l'artifice  6c  la  fourbe- 
rie, éluder  ainfi  les  loix  les  plus  rigoureufes  :  enfin  pleins  d'averfion  pour 
ceux  qu'ils  voyoient  fur  leurs  têtes,  le  réjouir  de  leurs  malheurs.  Alors 
furvenoit-il  des  inondations ,  des  féchereflès  ,  ou  quelque  autre  calamité? 
S'élcvoit-il  quelque  rebelle?  Tout  l'Etat  étoit  rcnverfé,  6c  l'Empereur  fe 
trouvoit  fans  peuples.  Sur  cela  vos  Lettrez  de  différens  âges  redifent  tous 
la  même  chofe.  Sous  nos  trois  fameufes  dynafties,  on  pourvoyoit,  difent- 
ils,  à  ce  qui  regardoit  l'inftruftion  des  peuples.  Il  y  avoit  pour  cela  des 
écoles  publiques  6c  des  exercices  fréquens:  les  rits  étoient  en  vigueur.  Il 
y  en  avoit  pareillement  pour  prendre  le  bonnet  la  première  fois ,  pour  les 

1l'(i>?ie  IL  Vvv  V  ma- 


verne. 
men: 


70(5  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  des  mariages,  devant  ôc  après  les  funérailles.  Cela  s'ell  négligé  dans  la  fuite: 
Maximes  gc  voilà  pourquoi  les  peuples  en  font  venus  à  ne  rougir  plus  de  rien.  Ainfi 
de  Gou-  parlent  communément  nos  Lettrez.  M.us  moi,  je  remarque  que  dans  de 
verne-  différcns  tems  depuis  nos  fameufes  dynallies,  des  gens  de  mérite  fie  de  ver- 
tu foutenus  de  l'autorité  des  Princes,  ont  relevé  ces  écoles,  rétabli  ces 
exercices,  remis  ces  rits  en  vigueur.  Si  donc  cela  fuffifoit  pour  la  conver- 
lîon  des  peuples,  on  auroit  dû  voir  revivre  les  mœurs  de  l'antiquicé.  Or 
on  a  vu  tout  au  contraire,  que  les  peuples  en  devenant  plus  polis,  de ve- 
iioient  aufli  aflez  fouvent  plus  méchans,  plus  artificieux,  plus  trompeurs, 
plus  jaloux,  plus  orgueilleux. 

Cela  me  fait  dire,  tout  peu  éclairé  que  je  (uis,  que  ceux  de  nos  Lettrez 
qui  parlent  anifi,  aiment  l'antiquité  fins  la  bien  connoitre,  qu'ils  n'en  ont 
pas  pénétré  le  grand  fécret ,  qu'ils  fçavent  en  général  que  Tantiquité  avoic 
une  excellente  méthode  pour  rendre  les  peuples  vertueux  en  les  inllruifant, 
mais  que  ne  dlllinguant  pas  ce  qu'il  y  avoit  de  plus  efficace,  6c  ce  qui  en 
faiibit  le  fond  ,  ils  s'arêtent  à  de  beaux  noms,  ou  tout  au  plus  à  de  beaux 
dehors.  Ils  font  utiles  ces  dehors:  fans  eux  les  vertus,  qui  font  ce  qu'il  y 
a  de  folide ,  ont  peine  à  fe  conferver  long-tems.  Mais  li  le  Prince  ôc  ceax 
qui  gouvernent ,  fe  bornent  à  ces  feules  aparences  :  les  flateurs  6c  quel- 
ques Lettrez  fuperficiels  diront  qu'on  voit  revivre  l'antiquité ,  mais  réelle- 
ment il  ne  fe  fera  aucun  changement  dans  les  mœurs;  Se  ce  beau  nom  de 
rellaurateur  de  l'antiquité  ne  poura  fe  foutenir. 

Fou  vang  ne  fut  pas  plutôt  devenu  Empereur,  qu'il  fit  aux  peuples  de 
grandes  largeffes  d'argent  6c  de  grain.  Par-là  il  fit  connoître  à  tout  l'Em- 
pire qu'il  étoit  exempt  de  cupidité.  Il  traita  avec  beaucoup  d'honneur 
les  gens  -de  mérite  6c  de  vertu  :  par-là  il  fit  voir  qu'il  n'avoit  ni  or- 
gueil, ni  fierté.  Il  <|otina  des  principautez  aux  defcendans  des  anciens  Prin- 
ces. 'En  cela  fa  bonté  éclata.  Il  fit  mourir  Fei  lien  &c  Ngo  lai.  En  cela 
parut  fa  iuftice.  O^  ainfi  qu'il  faut  s'y  prendre.  Voilà  par  où  il  faut 
commencer,  quand  on  veut  travailler  avec  fuccés  à  former,  ou  à  réformer 
les  mœurs  des  peuples.  Tout  le  monde  fut  d'autant  plus  charmé  de  la  con- 
duite de  Fou  vang,  que  fous  Tcheou  ion  prédécefleur,  on  n'avoit  rien  vu 
que  de  très-contraire.  ■  Cela  lui  gagna  tous  les  cœurs.  Il  y  fit  renaître 
la  fidélité,  le  zèle,  le  défintéreflément,  la  pudeur,  &c  la  honte  de  mal 
faire.  Après  quoi,  pour  enrichir  6c  orner  un  fi  beau  fond  ,  vinrent  les 
rits,  la  mufique,  les  écoles, 6c  les  leçons  publiques,  les  exercices  de  l'arc, 
les  repas  folemnels  à  certains  tems,  les  cérémonies  du  bonnet,  des  maria- 
ges, de  devant  6c  après  les  funérailles  :  tout  cela  fut  réglé  6c  s'obferva. 
Cet  extérieur  frappant  les  yeux ,  réveilloit  6c  entretenoit  dans  le  cœur  les 
fentimens  de  vertu:  6c  rien  n'écoit  plus  charmant  que  de  voir  comment 
chacun  fe  faifoit  un  plaifir  de  remplir  fes  devoirs. 

Depuis  les  Tfin  6c  les  Han^  on  a  compté  prefque  uniquement  fur  la  con- 
trainte des  loix,  6c  fur  la  rigueur  des  Officiers.  On  en  a  fait  le  fort  du 
gouvernement,  fans  s'embarafTer  beaucoup  d'infpirer  l'amour  du  devoir  6c 
de  la  vertu.    Aufli  depuis  mille  ans  6c  d'avantage ,  l'ai-tifice,  l'intérêt,  la 


'Tes 
de  Gou- 


ET  DE  LA   TARTARIE   CHINOISE.  707 

cupidité  5  ne  font  qu'augmenter  dans  le  cœur  des  peuples  :  ils  ne  fça-  Suite  des 
vent  plus  en  rougir.  Quand  nos  Lettrez  veulent  rappeller  ce  qu^ils  Ma--" 
nomment  l'antiquité ,  en  rétabliflant  certains  dêtiors  de  cérémonies  ôc 
de  mufique  :  tout  ce  qu'ils  y  gagnent ,  c'eft  que  les  peuples  voyant 
leurs  évolutions  Se  leurs  courbettes  ,  fe  mettent  la  main  iur  la  bou- 
che ,  èc  dans  le  fond  étouffent  de  rire  :  ou  bien  ils  fe  regardent  les 
uns  les  autres  comme  étonnez  6c  font  fentir  par  leur  contenance, 
qu'une  telle  mufique  ne  leur  plaît  gueres.  Cela  étant,  peut-on  eîpé- 
rer  de  les  ramener  précifément  par  cette  voie  à  l'amour  de  la  vertu ,  6c 
à  l'horreur  pour  le  vice?  Pour  moi,  je  crois  qu'il  faut  prendre  une  autre 
méthode.  Pour  leur  infpirer  les  vertus  qui  font  le  fond  6c  l'eflentiel,  il 
faut  leur  en  donner  l'exemple  comme  fit  Fou  vang,  6c  fur-tout  commencer 
par  celles  qu'il  importe  le  plus  aux  peuples  que  le  Prince  ait ,  6c  qu'il  im- 
porte le  plus  au  Prince  qu'ayent  fes  fujets.  Par  exemple,  il  les  peuples  ne 
fçavent  ce  que  c'eft  que  fidélité  6c  bonne  foi ,  le  moyen  que  la  paix  6c  le 
ton  ordre  puiffent  long-tems  fubfifter.  Si  les  peuples  ignorent  entière- 
ment ce  qu'on  appelle  généreufe  équité,  confiance:  le  moyen  qu'ils  de- 
meurent unis  dans  les  dangers  !  Enfin ,  fi  dans  les  tems  les  plus  tranquiles  , 
les  peuples  ne  penfent  qu'à  tromper  la  vigilance  de  ceux  qui  les  gouver- 
nent: fi  au  premier  embaras  où  ils  voyent  le  Prince,  ils  font  difpofez  à  l'a- 
bandonner: on  ne  peut  pas  fe  flater  d'avoir  le  fécret  de  l'antiquité  pour  la 
converfion  des  peuples,  on  en  efl  bien  éloigné.  On  peut  dire  au  contrai- 
re, que  les  choies  en  étant  là, s'il  n'arive  pas  de  grandes  révolutions,  c'efl 
un  pur  hazard,  6c  un  grand  bonheur.  Mais  veut-on  infpirer  aux  peuples 
la  ffncérité,  la  fidélité,  la  bonne  foi?  Le  fécret  pour  l'obtenir,  c'ell:  que 
le  Prince  6c  ceux  qui  gouvernent,  foient  eux-mêmes  exaéts  à  tenir  parole 
aux  peuples.-  Veut  on  infpirer  un  noble  défintérefTement,  une  généreufe 
équité?  Le  moyen  le  plus  efficace,  c'efl  que  dans  le  Prince  6c  dans  ceux 
qui  gouvernent ,  on  ne  voye  plus  de  cupidité,  de  défit  d'avoir,  6c  d'amaf- 
fer. 

Il  y  a  du  tems  que  voulant  lever  à  l'Occident  du  fleuve  jaune, des  troupes 
dont  on  jugeoit  avoir  befoin  de  ce  côté-là,  on  enrôla  par  familles  prefque 
tout  ce  qu'il  y  avoit  de  gens  capables  de  porter  les  armes.  Pour  les  enga- 
ger à  fe  faire  foldats,  on  les  affura  par  des  déclarations  publiques  émanées 
de  la  cour,  qu'on  n'avoit  recours  à  eux  qu'en  attendant,  pour  une  nécefiité 
prefTante,  à  laquelle  on  ne  pouvoit  d'ailleurs  aflez  promptement  pourvoir, 
qu'ils  ne  ferviroient  pas  long-tems,  qu'ils  retourneroient  enfuite  avec  plei- 
ne liberté  à  leurs  occupations  ordinaires.  Cependant,  au  lieu  d'en  ufcr  ainff, 
bien-tôt  après,  pour  s'afTurer  d'eux,  on  les  marqua  tous  avec  rigueur,  Ôc 
l'on  n'en  a  pas  congédié  un  feul. 

Dans  les  années  nommées  Paoytien,  on  fit  faire  divers  mouvemens  6c  di- 
férentes  marches  à  toutes  les  troupes.  On  prit  occafion  de-là  d'augmen- 
ter beaucoup  les  fubfides.  Ce  n'étoit,  difoir-on,  que  pour  le  befoin  pré- 
fcnt.  Depuis  il  s'ell  écoulé  bien  des  années,  6c  ces  charger  fubfillent  enco- 
re. Quand  on  en  ufe  ainfi  avec  les  peuples,  le  moyen  de  leur  infpirer  la 
Vvv  V  z  bonne 


cation  des 
Pnnccj. 


708  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

bonne  foi,  Se  de  leur  faire  haïr  tout  artifice?  Tirer  des  peuples  beaucoup 
au-deflbus  de  ce  qu'on  pouroit  abfolument  faire,  leur  tenir  parole  même 
quand  il  eft  difficile  de  le  faire,  font  des  maximes  bien  effentiellcs  à  ceux 
qui  gouvernent  :  fi  l'on  dit  qu'elles  ne  font  pas  pratiquables  dans  l'état  où 
font  les  finances:  je  réponds  que  fi  l'on  en  ufe  autrement,  en  pouroit  bien 
y  perdre  au  lieu  d'y  gagner. 

Difcoms  de  Soa  tché  ,  frère  de  Sou  ché,  ou  il  prouve 
qu'un  Prince  doit  conmître  les  differens  caraBeres  des 
hommes^ 

Maximes  T  'x^  I  expofé  ailleurs  ma  penfée  fur  l'art  de  bien  gouverner:  je  ne  répété 
de  l'Edu-  I  point  ce  que  j'en  ai  dit.  J'ajoute  feulement  qu'un  Prince  qui  veut  y 
«-'  réuffir ,  doit  s'appliquer  à  bien  connoître  les  divers  génies,  &:  les  diffe- 
rens caractères  des  peribnnes  qu'il  employé  :  parce  que  tout  le  relie  fans  ce- 
la, devient  aflez  inutile.  Et  c'eit  pour  faciliter  une  connoiflance  fi  nécef- 
faire,  que  je  vais  ramaffer  ici  differens  portraits. 

Suppofons  aujourd'hui  que  notre  Empereur  n'a  auprès  de  fa  perfonne  & 
dans  les  emplois,  que  des  Officiers  d'une  fagefic  reconnue,  d'une  probité 
à  l'épreuve,  &  incapables  de  donner  à  leur  Prince  le  moindre  chagrin,  en 
s'écartant  de  leur  devoir.  Il  lui  eft  cependant  utile  de  fçavoir,  &;  dan- 
gereux d'ignorer  qu'il  peut  s'y  en  trouver  d'autres ,  &  que  même  parmi 
les  gens  de  mérite,  il  y  en  a  de  caraâreVe  très-difterent.  Il  y  en  a  dont  tou- 
te la  paffion  eft  l'amour  de  la  gloire  :  ils  cherchent  à  fe  faire  un  nom.  Les 
richefles  ne  les  tentent  pas:  s'ils  en  ont,  ils  les  abandonnent  à  leurs  parens. 
Se  préfcnte-t-il  un  emploi  qu'ils  peuvent  facilement  fc  procurer?  Bien  loiu 
de  s'empreller  pour  l'obtenir,  ils  le  font  honneur  de  le  céder  à  d'autres  qui 
leur  (ont  inférieurs.  Ce  n'eft  pas  qu'ils  foient  éloignez  d'entrer  dans  les 
charges.  Si  le  Prince  les  met  en  place,  &  les  traitte  avec  honneur  Se  iui- 
vant  les  rits,  ils  en  font  ravis.  Mais  s'il  les  traitte  avec  moins  de  diftinfti- 
on  :  infcnfibles  aux  appointemens  ôc  à  tout  le  refte,  ils  fe  retirent.  Qiiel- 
qu'un  de  ces  gens-là  eft-il  en  charge  ?  Rien  de  plus  tempérant  6c  de  plus 
défintéreflë;  ik:  cela  pour  fe  difting.uer  &  s'élever  au-deffi.is  du  commun 
des  hommes.  Si  le  Prince  par  eftime  s'empreflé  de  fe  l'attacher  par  des 
avantages  confidéniblcs ,.  il  en  a  honte,  pour  ainfi  dire,.  8c  ion  cœurn'eft 
pas  content. 

D'autres  font  pafTionnez  pour  le  bien.  Les  emplois  leur  plaifent  par  de 
gros  appointemens.  Ils  profitent  avec  foin  de  toutes  les  occafions  d'amaf- 
fer,  pour  fe  mettre  plus  à  l'aile  eux  &  leur  famille.  Qu'on  les  enrichiffe 
en  terres,  en  maifons:  on  tire  d'eux  de  grands  fervices.  Mais  fi  le  Prince 
pour  les  connoître  mal,  prétendoit  fe  les  attacher  par  des  diftinctions  de 

pur 


de  l'Edit- 
cation  des 
Princes. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  70^ 

pur  honneur,  il  fe  tromperoit.     Ces  gcns-là  ne  s'en  payeroient point ,  6c   Suite  des 
ils  feroient  mécontens.  Maximes 

Vouloir  toujours  l'emporter  ,  eft  un  défaut  confîdérable.  Cependant 
comme  il  y  a  des  gens  de  ce  càraftére,  qui,  d'ailleurs  ont  du  mérite  &:  du 
talent,  fi  le  Prince  veut  s'en  férvir,  il  doit  fe  réfoudre  à  les  ménager,  & 
à  faire  en  forte  qu'on  les  ménage.  Sans  quoi  faute  de  les  bien  connoître,.ils 
ie  dépitent  &  fe  broiiillent  avec  les  autres. 

Il  y  en  a  d'autres  qui  fe  haïflent  mutuellement.  Le  Prince  doit  prendre 
garde  à  ne  les  pas  faire  fervir  enfemble.  Tel  facrifiera  à  fa  vengeance  le  fuc- 
cës  de  la  plus  utile  entreprife.  Celui-ci  eft  d'une  fermeté  ôc  d'une  roideur 
inflexible.il  y  a  des  occafions  où  il  faut  des  gens  de  ce  caratStére;  employez- 
les  alors.  Mais  n'entreprenez  point  de  les  faire  plier:  ils  rompront,  ôc 
c'eft  les  perdre.  Celui-là,  tout  au  contraire,  eft  fort  timide:  ne  forcez 
point  fa  timidité.  Vos  affaires  en  fouffriroicnt.  Il  poura  vous  bien  fervir, 
où  il  n'aura  rien  à  craindre.  C'eft  ainfi  qu'un  Prince  doit  étudier  le  carac- 
tère de  ceux  qui  le  fervent,  pour  fe  les  tenir  tous  attachez,  6c  tirer  avan- 
tage de  leurs  talens. 

Mais  il  a  befoin  d'une  attention  encore  plus  particulière,  pour  découvrir 
^  pi-évcnir  les  méchans  delîéins  qu'on  peut  former.  Ceux  qui  penfent  à 
fe  faire  chefs  de  parti  ,  font  communément  d'une  diflimulation  extrême. 
Leurs  démarches  font  fi  fubtiles ,  qu'il  n'eft  pas  aifé  de  les  appercevoir. 
Quand  ils  veulent  réellement  agir  d'un  côté,  ils  paroiffent  tourner  de  l'au- 
tre. Ce  ne  font  que  fauffcs  attaques  6c  contre-marches.  On  a  vu  des  hommes 
de  ce  caraélére  dans  les  tems  paflcs,  qui  vifîint  dans  le  fond  à  ufurper  toute 
l'autorité  du  Prince,  bien  loin  de  le  contredire  en  rien,  le  fervoient  avec 
toute  la  complaifance  6c  toute  l'aflîduité  polTible,  étudioient  fcs  incHnations, 
6c  lui  procuroient  avec  foin  les  occafions  de  les  fatisfaire.  Leur  vue  étoit 
de  faire  en  forte  que  le  Prince  livré  à  fes  plaifiis  abandonnât  le  gouverne- 
ment. Alors  ils  profitoient  de  l'occafion  ?  6c  fans  que  le  Prince  y  prît 
garde,  ils  fe  faififlxîient  adroitement  de  l'autorité  qu'il  avoit  comme  dépofée 
entre  leurs  mains.  Ainfi  fe  comporta  autrefois  Li  lin  fou. 

Au  refte,  quand  une  fois  ces  fortes  de  gens  fe  font  emparez  de  l'autorité  : 
dans  la  crainte  continuelle  où  ils  font ,  que  quelqu'un  aufiï  habile  ou  plus 
puiffant  qu'eux,  ne  les  fupplante,  tout  leur  foin  eft  de  penfer  aux  moyens 
de  fe  maintenir.  Un  de  ceux  qu'ils  prennent  d'ordinaire,  eft  de  former, 
ou  de  fomenter  dans  l'Etat  divers  partis.  Par-là  ils  fe  rendent  comme 
nécefilures:  6c  ceux  qui  pouroient  leur  nuire,  étant  d'ailleurs  occupez  à  fc 
foutenir  eux-mêmes,  ceux-ci  j ou ifiént  cependant  du  fruit  de  leur  artifice. 
C'eft  encore  ce  que  fit  Li  Un  fou. 

Ce  ne  font  pas  feulement  les  Princes  vicieux  6c  déréglez,  qui  ont  à 
craindre  d'être  ainfi  furpris  ;  Un  Prince  aime-t-ilks  gens  de  bien?  A-t-il 
de  l'inclination  6c  de  la  confidération  pour  la  vertu?  Il  ne  manque  point 
d'ames  baffes  qui  en  font  trafic?  Comment  cela?  C'eft  que,  ii  l'on  n'y 
prend  bien  garde,  le  vice  déguifé  paroit  vertu,  6c  la  vertu  défigurée  paroît 
vice.  Tel  donc  qui  a  fes  defleins,  fçait  que  fon  Prince  fait  cas  de  la  vertu: 
VVv  V  %  auffiV- 


Suite  des 
Maximes 
de  l'Edu- 
cation des 
Princes. 


710  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

auflî-tot  il  en  fait  profeflîon  ouverte.  Mais  s'il  la  pratique  quelque  tems, 
on  le  voit  bien-tôt  Te  démentir.  Dès  que  l'occafion  le  favoriie,  il  pafle  au 
crime.  C'ell:  ce  que  fçut  faire  en  ion  tems  le  fameux  célérat  Ché  bien. 
Qiiand  ces  gens  ont  bien  lie  leur  partie,  &  qu'ils  connoifîent  à  fond  le  foi- 
ble  du  Prince,  ils  en  profitent,  lis  le  mettent  entre  deux  extrémitez,  dont 
l'une  eft  ce  qu'ils  prétendent:  l'autre,  quelque  chofe  qu'ils  içavent  bien 
n'être'pas  du  goût  du  Prince,  &  ils  le  conduifent  ainfi  à  leur  but  comme 
malgré  lui.  Tel  a  été  l'artifice  de  bien  des  célérats  des  fiéclcs  paflez.  Tel 
fut  en  particulier  celui  de  l'ambitieufe  6c artificieufe  Li  /:i„quand,pour  fai- 
re périr  le  Prince  héritier  de  7/î;/,  elle  demanda  permiffion  à /Z;>»  teg  de 
fe  retirer. 

Un  Prince  éclairé,  qui  a  bien  pénétré  tous  ces  caraûéres,  connoît  dès 
les  premières  démarches  les  vues  qu'on  fe  propofe:  &  perfuadé  que  plus  on 
prend  foin  de  les  cacher,  moins  elles  font  droites  ,  il  n'cft  jamais  plus  fur 
fes  gardes ,  que  quand  il  n'aperçoit  point  le  motif  qui  fait  agir  ou  parler. 
Sous  le  gouvernement  de  nos  anciens  Rois ,  on  ne  voyoit  dans  les  emplois 
que  des  perfonnes  d'une  vertu  reconnue:  les  autres  étoient  dans  l'obfcurité. 
Eft-ce  que  parmi  ces  derniers  il  n'y  en  avoit  pas  quelques-uns  qui  cherchaf^ 
fent  à  s'avancer?  Il  y  en  avoit  fans  doute:  mais  à  peine  fe  produifoient-ils, 
qu'on  les  pénétroit:  de  forte  que  honteux  &  confus,  ils  fc  condamnoient 
eux-mêmes  à  la  retraitte:  heureux,  fi  ce  que  je  viens  d'expofer,  peut  ai- 
der tant  ibit  peu  mon  Prince  à  diftinguer  fûrement  les  gens  vertueux  Se  ca- 
pables, de  ceux  qui  ne  font  ni  l'un  ni  l'autre. 


AUTRE    DISCOURS  DU   MEME 
SOU    TCHÉ. 

C"^  O  M  M  E  un  homme  en  crédit  ôc  en  autorité  a  quelque  efpèce  de  ref- 
j  femblanceen  certain  point  avec  le  favori  ambitieux,  le  commun  des 
uîi  Souve-  hommes  les  confond  :  6c  la  jufte  haine  qu'on  a  pour  l'un,  s'étend  ordinai- 
rain  de  rement  jufques  fur  l'autre.  C'eft  que  le  commun  des  hommes  ne  regarde 
que  l'extérieur,  ic  n'examine  point  à  fond  les  choies.  L'un  6c  l'autre 
font  des  coups  hardis,  qui  donnent  ou  femblent  donner  atteinte  à  l'autori- 
té du  fouverain.  En  voilà  afiez  pour  que  le  vulgaire  furpris  par  les  aparen- 
ces,  les  confonde  mal-à-propos.  Pour  moi,  je  mets  entre  ces  deux  efpè- 
ccs  de  gens  une  grande  différence  :  6c  reconnoiffant  avec  tout  le  monde 
que  la  féconde  elt  une  peftc  dans  l'Etat ,  je  crois  au  contrair»  qu'il  eft 
très-bon  que  l'Empire  ne  foit  jamais  fans  quelqu'un  de  la  première. 
L'homme  accrédité,  quand  il  s'en  trouve,  blâme  plus  fincérement,  8c 
plus  librement  que  pcrlbnne  ,  les  excès  de  l'ambitieux  favori  :  6c  les 
coups  qu'il  fait  quelquefois,  ne  font  jamais  tels,  qu'un  ambitieux  ôc  in- 
grat favori  en  puifîe  autorifer  fa  conduite.    Un  ambitieux  qui  abufant  de 

la 


connoitrc 
fes  Mi- 

niftres. 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  yu 

la  faveur,  veut  ufurper  l'autorité  de  fouverain.  Se  n'en  laifTer  à  fon  maî- 
tre que  le  nom  :  comment  s'y  prcnd-t-il?  Au-dedans  avec  le  Prince, 
rien  de  plus  humble  en  aparence ,  rien  de  plus  doux  &:  de  plus  fournis. 
Tout  ce  que  le  Prince  fouhaittc  ou  propofe,  le  favori  le  trouve  bon  :  bien 
loin  de  s'y  oppofer  ,  il  ne  manque  jamais  de  raifons  pour  l'appuier.  Le 
Prince  féduit  par  fes  artifices,  le  goûte  de  plus  en  plus,  m'aime,  tout 
indigne  qu'il  eit  de  fon  amitié,  il  l'écoute  volontiers:  enfin  toute  f;  con- 
fiance eft  en  lui,  &C  bien-tôt  le  iouverain  content  de  ce  nom,  abandonne  à 
ce  favori  l'autorité  toute  entière.  C'eft  alors  que  cet  ingrat  fait  connoître 
à  tout  l'Empire  le  degré  de  faveur  oij  il  eft  monté.  Il  prend  hardiment  la 
balance  en  main,  &  décide  fans  héfitér  de  la  vie  2c  de  la  fortune  des  uns  6c 
des  autres.  Punitions,  grâces, tout  vient  de  lui,  comme  s'il  n'y  avoit  plus 
d'Empereur.  Il  détruit  l'un,  il  élevé  l'autre:  il  n'y  a  que  fes  créatures  en 
place:  tous  les  Officiers  grands  &  petits  font  à  lui,  &  s'empreflént  à  l'envi 
de  devenir  fes  confidens.  Voilà  le  favori  devenu  maître:  l'Empire  ne  man- 
que point  d^en  foirflrir.     Mais  le  mal  elf  comme  fans  remède. 

Voions  maintenant  ce  que  fait  celui  que  j'appelle  un  homme  de  crédit  5c 
d'autorité.  Qu'il  y  a  de  diff^érence  entre  l'un  &  l'autre!  Si  le  Prince, com- 
me il  arive  quelquefois  ,  par  un  emportement  de  paffion,  veut  s'engager 
mal-à-propos  dans  quelque  folle  entreprife ,  il  s'y  oppofe  avec  droiture  :  6c 
répréfente  avec  refpeét,  mais  en  même  tems  avec  force, les  raifons  qui  peu- 
vent l'en  détourner.  S'il  arive  que  le  Prince ,  fans  les  détruire ,  6c  fans  y 
avoir  égard ,  s'obftine  à  ce  que  la  paflîon  lui  infpire  ,  quoiqu'évidemmenr 
contraire  à  fon  honneur  6c  au  bien  de  fon  Etat:  en  ce  cas,  il  laifTe  dire  le 
Prince,  6c  fans  fuivre  ce  que  la  paffion  lui  fait  ordonner, il  prend  le  plus 
fage  parti  qu'il  peut  pour  le  bien  commun  de  l'Etat,  6c  pour  l'honneur  de 
fon  Prince,  lequel  étant  revenu  de  la  paffion  qui  le  troubloit ,  6c  voyant  le 
tort  qu'il  fe  feroit  fait,  lui  fçait  alors  très-bon  gré  d'avoir  autrement  difpofé 
les  chofes.  Il  eil  clair  que  c'eft  l'Empereur  qui  doit  être  à  la  cour  6c  dans 
tout  l'Empire  le  premier  mobile  de  tout.  Mais  le  bien  de  l'Etat  demande 
auffi  qu'à  fa  cour  il  ait  un  nombre  d'Officiers  refpcélables,  qui  fe  fiffent  un 
devoir  6c  une  occupation  de  veiller  fans  relâche  au  bien  commun,  qui  ayant 
l'honneur  d'approcher  du  Prince,  foient  incapables  d'une  complaifance  lâ- 
che 6c  intérefîée,  qui  les  fafle  s'accommoder  à  fes  paffions;  qui  revêtus  d'un 
emploi,  dont  les  marques  feules  ont  quelque  chofc  de  formidable,  au  lieu 
d'en  faire  parade  par  oftcntation  ,  s'en  acquittent  de  telle  forte  ,  qu'une 
crainte  refpe6tueufe  retienne  dans  le  devoir  tout  ce  qui  eft  au-deffisus  d'eux; 
Se  que  le  Prince  tout  fupérieur  6c  tout  fouverain  qu'il  eft  ,  fente  cependant 
que  tout  ne  lui  eft  pas  permis. 

Voilà  comme  fe  comporte  celui  que  j'appelle  un  homme  d'autorité  : 
conduite  certainement  bien  éloignée  de  celle  que  tient  un  ambitieux  fa- 
vori: auffi  leurs  vues  font-elles  bien  différentes.  L'un  cherche  à  fe  rendre 
maître  6c  à  s'enrichir.  L'autre  n'a  en  vue  que  le  bien  commun  6c  l'hon- 
neur du  Prince.  Tout  l'Empire  peut-il  s'y  méprendre?  Je  dis  donc,  que 
comme  l'ambitieux  favori  eft  une  pefte;  au  contraire.il  importe  que  l'E- 
tat 


711  DESCRIPTION    DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

tat  ne  folt  jamais  Tins  gens  de  crédit  Se  d'autorité.  Suppofons  qu'il  n'y 
en  ait  point  du  tout  :  voilà  le  Prince  abandonné  à  lui-même ,  dans  les  plus 
viokns  tranfports,  &  dans  les  affaires  les  plus  critiques.  '  Le  moyen  que 
l'Etat  n'en  fouffre  pas  ? 

Suppolons  le  Prince  alTez  modéré,  pour  écojuter  des  remontrances:  qui 
lui  en  tera,  s'il  n'y  a  pas  v.i\  homme  de-  poids,  de  crédit,  Se  d'autorité  ?Qiii 
ofera  s'expofer  à  le  perdre,  en  choquant  le  Priiice,  ou  en  lé  chargeant  de 
l'événement  d'une  grand  afiairc.  Il  fe  trouvera  toujours  des  gens,  qui  pour 
des  bagatelles,  dont  le  bon  ou  le  mauvais  mccès importe  afléz  peu,  prcfen- 
tcront,  pour  le  faire  valoir,  de  fréquentes  remontrances.  Vient- il  une  af- 
faire véritablement  importante  pour  l'Etat.''  s'agit-il  de  fa  ruine?  Tous  ces 
gens  deviennent  muets:  chacun  d'eux  craint  defc  perdre.  Qiioi  de  plus  fâ- 
cheux pour  un  Etat,  Se  pour  un  Prince  qui  en  cft  en  même  tcms  le  maître 
Se  le  père  ! 

Autrefois  le  Prince  héritier  de  Ouei  aflembla  des  foldats  pour  prendre 
certain  Kiang  tchorigy  Se  s'en  défaire.  Le  Roi  Vou  ti  en  groffe  colère,  met 
jiuflî-tôt  des  troupes  en  campagne  contre  fon  fils.  On  le  rencontra,  on  fe 
battit,  mais  fort  mollement.  Se  le  Prince  héritier  lé  retira  dans  un  pays 
voifin.  Le  Roi  toujours  animé  groflit  fes  armées,  Se  entreprend  de  détrui- 
re les  Etats  qui  l'auront  reçu.  S'il  y  avoit  eu  alors  à  la  cour  un  homme 
d'autorité  Se  de  crédit ,  tel  que  je  l'ai  repréfenté  :  que  cet  homme  le- 
vant hautement  k  tête,  eût  eu  le  courage  de  s'oppofer  à  l'emportement  du 
Roi  :  eût  fait  reconnoitre  au  fils  la  faute  qu'il  avoit  faite  ;  eût  fait  apperce- 
voir  au  père  l'occafion  qu'il  lui  avoit  donnée  :  le  Roi  eût  eu  le  tems  de  fe 
refroidir:  le  fils  eût  pris  les  moyens  d'appaifer  fon  père  :  tout  fe  fût  bien- 
tôt calmé.  Mais  hélas!  quoique  chacun  vît  ce  qu'il  falloit  dire  Se  fiiire, 
perfonne  n'ofa  ni  parler,  ni  agir.  C'eft  qu'il  ne  fe  trouva  pas  alors  dans 
tout  le  Royaume  un  homme  d'autorité. 

De  tout  cela  ,fuivant  mes  foibles  lumières,  je  crois  pouvoir  conclure  que 
quiconque  a  véritablement  à  cœur  les  intérêts  de  l'Etat,  doit  regarder  com- 
me un  vrai  bien  qu'il  y  ait  quelqu'un  de  ce  caraftére,  qui  p;u'  une  grande 
autorité  Se  un  crédit  plus  qu'ordinaire,  retienne  dans  le  devoir  tous  les  Of- 
ficiers de  l'Empire,  Se  qui,  dans  de  fâcheux  tems,  puifTe,  pour  le  bien 
commun  Se  celui  du  Prince,  entreprendre  avec  zèle  un  coup  hardi.  Scie 
foutenir  fans  fe  perdre.  J'avoue  que,  dans  des  tcms  heureux  comme  ce- 
lui-ci, où  tout  l'Empire  jouit  d'une  paix  parfaite,  on  s'en  pouroit  (a)  paf- 
fer  fans  inconvénient.  Mais,  outre  qu'il  eft  de  la  fagefle ,  de  fe  prémunir 
de  loin  contre  des  événemens  fâcheux  qu'on  ne  peut  prévoir,  tels  gens 
font  toujours  utiles  dans  un  Etat. 


Tien 


(4)  Ce  difcours  eft  une  efpèce  d'apologie  en  faveur  de  quelqu'un  ,  contre  le  aédit  St 
l'autorité  duquel  il  y  avoit  des  murmures. 


ET   DE   LA   TARTARIE  CHINOISE.  713 

Tien  nan  fbng  après  avoir  fait  un  fort  long  Difcoun  à 

l'Empereur  Chin  tfong  où  il  lui  donne  divers  avis  fur 

le  Gouvernement  j  conclut  en  ces  termes. 

QUo I  Qu E  k  famille  fcheou^  avant  que  de  parvenir  à  l'Empire,  fe  foit 
toujours  diftingué  par  la  vertu  :  quoique  Fen  vang  6c  Fou  vang  par 
la  même  voye,ayent  glorieufement  fondé  la  dynaftie  de  ce  nom:  c'efl; 
fous  Tching  vang  leur  luccefleur,  que  fe  font  faites  ces  belles  odes,  qu'on 
appelle  Ta  (a)  ôc  Song.  C'eft  fous  l'heureux  8c  floriflant  régne  de  ce  Prin- 
ce, qu'on  dit,  entre  autres  chofes,  en  ces  odes:  Hoang  ^z>«  aime  en  bon 
Çcre,  quiconque  eft  folidement  vertueux:  la  fagefle  ôc  la  vertu  font  les  of- 
frandes qu'il  agrée.  Le  deffein  du  pocte,  eft  d'infpirer  à  Tching  vang  par 
ces  expreffions  énergiques,  toute  l'attention  dont  il  a  befoin  pour  ne  pas 
dégénérer.  Rien  en  effet  n'eft  plus  néceffaire  au  Prince.  Plus  fon  régne 
eft  floriflant,  plus  doit-il  fe  craindre  foi-même:  ôc  fes  fujets  ne  peuvent 
mieux  lui  marquer  leur  zèle,  qu'en  lui  infpirant  cette  fage  crainte.  Aufli 
n'eft-ce  pas  feulement  fous  la  dynaftie  Tcheou^  que  cela  s'eft  pratiqué: 
fous  ces  régnes  fi  fameux  du  grand  Yao  8c  du  grand  Cbim^  le  Prince  8c  ks 
grands  Ofïiciers  toujours  attentifs  à  fe  rendre  plus  parfaits,  fe  rendirent  fans 
cefFe  mutuellement:  veillons,  appliquons-nous,  foyons  attentifs:  un  jour 
ou  deux  bien  ou  mal  paflez  peuvent  avoir  de  grandes  fuites.  Souffrez , 
grand  Prince ,  qu'oubliant  le  peu  que  je  vaux  ,  parlant  dans  les  mêmes 
vues  que  l'ancien  livre  des  vers,  £c  vous  félicitant  àa  plus  heureux  régne 
qu'ait  vu  la  dynaftie  Song:  je  vous  félicite  encore  plus  d'avoir  fi  bien  péné- 
tré cette  vérité  :  que  Hoang  tien  aime  en  bon  pcre  quiconque  cfl  folidement 
vertueux,  8c  que  la  fageflè  ?<.  la  venu  font  les  offrandes  qui  les  agréent. 
Quelle  joye  n'eft-ce  point  pour  nous,  de  voir  que  cette  perfuafîon  vous 
rend  attentif  à  fuivre  avec  refpcét  les  vues  de  Hoang  tien^  qu'elle  vous  inf- 
pire  une  fécrete  crainte  de  vous  en  éloigner,  qu'elle  vous  fait  chercher  en 
tout  votre  propre  perfection  ^  le  bonheur  de  vos  peuples  ,  y  travailler 
chaque  jour  avec  une  ardeur  toute  nouvelle,  ?>i  rejettcr  loin  de  vous  tout 
ce  qui  peut  y  mettre  obftacle  !  Refte  à  ne  vous  jamais  démentir  : 
c'eft  ce  que  me  fait  fouhaiter  mon  zèle:  8c  c'eft  aûfîî  ce  même  zélc 
qui  m'infpire  de  vous  rappeller  dans  cette  vue  ,  cet  endroit  du  livre 
aes  vers. 

(4)  Noms  de  deux  chapitres  du  Chï  king  ou  livre  des  vers. 


"J^ome  H.  Xxx  X  La 


714  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

La  prermere  des  années  nommées  Yuen  yeou ,  des  mon-- 
dations  extraordnmires  cauferent  uiie  grande  ftérilké  dans  les  Tro- 
v'mces  de  Tche  kiang  ©  de  Kiang  nan.  Sur  l'avis  quen 
donnèrent  les  Officiers  de  ces  Provinces,  l'Empereur  ajjîgna,  pour 
le  fouldgement  àe  fes peuples  (a)  cent  Ouan  de  Ris,  à  prendre 
fur  fes  Greniers  :  &  vingt  Ouan  de  deniers  à  prendre  fur  fou 
Tréfor.  On  chargea  ,  félon  la  coutume  ,  certains  Officiers  de 
conduire  ^  de  faire  diftribiier  ces  fecours.  A  peine  ces  ordres 
furent-ils  donnez,  qu'on  reprefenta  à  l'Empereur  que  peut-être 
les  Officiers  des  Provinces  avoient  trompé ,  ^  fait  le  mal  plus 
grand  qu'il  n'était  :  qu'il  y  avoit  d'ailleurs  à  craindre  que  les 
fecours  accordez  ne  fujfent  tnal  dijîribuez  :  qu'il  feroit  bon  de 
députer  de  la  Cour  quelques  Commijfaires ,  pour  vérifier  jiifquoû 
alloient  en  effet  les  dégâts  caufez  par  les  eaux  :  punir  ceux  qu'on 
trouverait  les  avoir  exagérez ,  C^  régler  félon  les  béfoins  réels 
les  fecours  qui  conviendroient .  En  conféquence  on  préfenta  à  fa 
Majejié  un  projet  drejfé  pour  cela.  L'Empereur  fit  atten- 
tion que  Fan  tfou  yu  n'étoit  point  du  nombre  de  ceux  qui 
avoient  fait  les  remontrances ,  quoique  naturellemejit  il  en  diit 
être  par  fin  emploi:  il  lui  fit  remettre  ceTrojet,  lui  ordonnant 
d'en  dire  fin  avis.  Fan  tfou  yu ,  après  l'avoir  lu ,  le  rendit 
cacheté  à  l'Empereur,  &  y  Joignit  le  T^ifcours  qui  fût. 

Moyens  de  ^"^Rand  Prince,  je  trouve  que,  fous  la  dynaftie  tang,  8c  une  des 
ksr^mies  V-T  années  nommées  Ta  li,  les  inondations  ayant  été  grandes  en  certain 
d'un  Etat,  quartier,  6c  les  Magiftrats  en  donnant  avis  à  la  cour:  celui  de  Ouei  mou 
fut  le  feul  qui  manda,  que  fon  diftriâ:  n'avoit  prefque  point  foufïert.  Il 
fe  trouva  cependant ,' fur  le  rapport  d'un  Yu  fséé  *,  qui  fut  député,  que 
dans  le  territoire  de  Ouei  mou  les  eaux  avoient  inondé  plus  de  trois  mille 
King  {b)  de  terres  labourables.  Sur  cela  l'Empereur  qui  régnoic  alors, 
pouffant  à  bien  des  reprifes  de  profonds  foupirs  :  voilà  qui  eft  étrange, 
dit-il:  un  Magiftrat  eft  le  père  des  peuples:  il  eft  naturel  qu'il  exagère 
leurs  befoins,  pour  leur  procurer  plus  de  fecours.     En  voici  un  qui  les  dif- 

fîrau- 

{a)  Un  Ouan  de  ris ,  c'eft  dix  mille  Tan.    Un  Tan  eft  le  poids  de  cent  ou  de  cent  Tingt 
livres. 
•  Doreur  attaché  à  la  cour, 
(i)  Nom  de  mefuic  en  arpentage» 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  jif 

fimule:  c'eft  un  homme  fans  compafllon.     Sur  le  champ  il  le  cafla  de  fon   S'iite  des 
emploi ,  &  lui  en  donna  un  plus  petit.  •    ffj^l''^]'^^ 

Une  autrefois  fous  le  régne  de  Te  tfong^  les  fleuves  de  Kiang  &  Hoai  s'c-  les  peuples 
tant  débordez,  6c  ayant  fait  quelque  ravage:  Loti  îcbé alors  Mmiibe  d'Etat,  d'ua  litac. 
pria  l'Empereur  d'ordonner  qu'on  fecourût  les  pays  qui  avoient  fouffert. 
L'Empereur  ayant  lu  cette  fupplique,  parut  peu  diipolé  à  s'y  rendre.  Si 
fur  ces  avis,  répondit-il,  de  quelque  dommage  qu'a  ibuffert  un  pays, je  me 
rends  facile  à  faire  des  largeflès  :  il  ell  à  craindre  qu'on  n'en  abule ,  6c 
qu'on  ne  me  trompe  fouvent  par  de  faux  rapports,  ton  tché  ne  fe  rebutant 
point,  fit  inftance  auprès  du  Prince,  6c  lui  dit  entre  autres  chofes :  Prin- 
ce, ce  que  V.  M.  craint  ell  réellement  peu  à  craindre,  vu  l'état  préfent 
des  choies.  Le  vice  du  tems ,  c'eft  la  flaterie.  Les  Officiers  de  vos  pro- 
vinces touchent-ils  dans  leurs  mémoriaux  quelques  points  qu'ils  croyent 
vous  être  agréables  ?  C'eft  alors  qu'ils  exagèrent ,  6c  qu'ils  ne  peuvent 
finir.  Ont-ils  à  vous  donner  quelque  avis  fâcheux  ?  Ils  font  d'ordinaire 
alTez  laconiques,  ils  diminuent  plutôt  le  mal  qu'ils  ne  l'augmentent:  6c  il 
n'arive  que  trop  fouvent,  que  fur  des  avis  fi  pleins  de  ménagcmens,  l'on 
prend  ici  de  faufles  mefures.  D'ailleurs  de  quoi  s'agit-il?  de  quelques  dé- 
penfes  aftez  médiocres,  qui  vous  attacheront  vos  fujcts.  Vaut-il  mieux, 
par  un  excès  de  précaution,  rifquer  de  les  refroidir  à  votre  égard?  "Te  tfong 
le  rendit  à  cette  inftance. 

La  feptiéme  des  années  nommées  Yuen  ho,  l'Empereur  Hien  tfong  s'adref- 
fant  à  les  Miniftres:  vous  ne  cefl"ez  de  me  repréfenter ,  leur  dit-il»,  que 
l'année  dernière  les  pays  de  Tché  6c  de  Hoai  ont  beaucoup  fouffert ,  d'abord 
des  grandes  crues  d'eau,  puis  d'une  longue  fécherefle.  \JnTu  fse'c  c^mtn 
revient,  dit  que  le  mal  n'a  pas  été  grand.  A  quoi  donc  enfin  m'en  tenir, 
ôc  quel  parti  prendre?  Li  kiang  prenant  la  parole,  répondit  au  nom  de 
tous. 

Prince,  nous  avons  entre  les  mains  tous  les  avis  des  Magiftrats  de  ces 
deux  contrées.  Quand  on  les  lit  avec  attention,  il  n'en  eft  point  où  l'on 
ne  fente  que  celui  qui  les  donne ,  tremble  pour  foi,  6c  craint  que  la  cour  ne 
lui  fafle  un  crime  de  ce  que  fouffre  fon  peuple.  Quelle  aparence  y  a-t-il  que 
des  gens  ainfi  difpofez,  ofent  vous  chagriner  par  de  faux  avis  ?  Il  eft  plus 
naturel  de  croire  que  ce  Tufse'é  dont  V.  M.  parle,  a  dit  en  courtifan  fla- 
teur,  ce  qu'il  a  jugé  pouvoir  vous  plaire.  Je  voudrois  fçavoir  quel  eft  ce 
Tufse'é,  pour  le  citer  en  juftice,  6c  le  faire  juger  fui  vant  les  loix.  Vous 
avez  raifon,  reprit  l'Empereur:  ce  qu'il  y  a  de  principal  dans  un  Etat, 
ce  font  les  hommes:  dès  qu'on  eft  averti  qu'ils  fouffrent,il  faut  fe  hâter  de 
les  fecourir.  Les  foupçons  en  ces  occafions  font  hors  de  faifoh.  Ce  que 
je  vous  ai  oppofé,  m'e'ft  échapc  mal  à  propos.  Auflî-tôt  l'ordre  fut  donné 
dé  fecourir  les  pays  qui  avoient  fouffert. 

Oiii,  grand  Prince  ,   ce  que  craignoient  nos  anciens  6c  figes  Princes, 

ctoit  que  quelqu'un  de  leurs  Officiers  ne  leur  laiffât  ignorer  les  miferes  des 

peuples:  que  d'autres,  pour  épargner  les  finances,  ne  les  foulageaffent  qu'à 

demi:  ou  que,  taute  de  capacité,  ne  le  fiffent  pas  à  propos.     Ce  furent 

Xxx  X  i  auffi 


7i6  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

Suite  des  auffi  ces  maximes  qui  firent  ainfi  parler,  chacun  dans  leur  tems,  Lou  tchê 
Moyensde  g^  /_/  kiang^  ces  deux  grands  Miniftres.  Aujourd'hui  que  ces  deux  pro- 
IcsPamlcs  vinces,  les  plus  belles  de  votre  Empire,  qui  fourniflent  plus  qu'aucune 
d'ua  Etat,  autre  aux  dépcnfcs  de  votre  cour,  ôc  à  l'entretien  de  vos  troupes,  font  dans 
une  extrême  dizette,  pouvez-vous  ne  pas  vous  prelTer  de  les  fecourir?  Là 
un  grand  nombre  de  vos  bons  fujets,  comme  autant  d'enfans.  fans  nourice,. 
réduits  à  l'extrémité,  poufl'ent  des  cris  lamentables  :  ou  trop  foibles  poul- 
ies pouffer,  attendent,  la  bouche  ouverte,  de  quoi  prolonger  un  peu  leur 
trille  vie.  Vous  qui  êtes  leur  père  6c  mère  ,  pouriez-vous  n'être  pas  tou- 
ché de  leur  mifere?  Voudriez-vous,  par  une  épargne  mal  entendue,  rcfu- 
fer  de  les  fecourir?  Mes  collègues  difcnt  :  cent  OnaH  de  ris,  &  ving  Ouan 
de  deniers,  c'cft  beaucoup:  pourvil  que  les  Magiftrats  de  chaque  ville, 
fuivant  la  répartition  qui  en  fera  faite  par  des  commiffaires,  employent  cela 
fidellement  pour  fournir  du  ris  {a)  clair  aux  pauvres:  on  poura  paffer 
avec  ce  fecours,  quand  le  mal  feroit  tel  qu'on  l'a  cxpofé.  Pour  moi  je 
foutiens  que  de  toutes  les  manières  de  fubvenir  à  l'indigence  des  peu- 
ples, celle  de  diilribuer  ainfi  du  ris,  efl  la  moins  (Z-)  efficace  6c  la  moins 
bonne.  Outre  les  autres  inconvéniens,  il  faut  pour  ces  dillributions  affem- 
bler  les  pauvres.  De  ces  affemblées  naiffent  des  maladies  contagieufes. 
Ces  maladies  augmentent  la  mifere.  Non,  quand  on  eft  véritablement 
touché  de  ce  que  fouffrent  les  peuples ,  on  ne  prend  point  cette  méthode,, 
on  ne  fe  borne  point  à  ces  demi  fecours. 

Mes  collègues  difent  encore  que  c'ell  la  coutume  des  peuples ,  d'exa- 
gérer leurs  pertes  &  leurs  maux.  J'avoue  qu'en  certaines  années ,  quelque 
dérangement  dans  les  faifons  peut  donner  lieu  à  l'artifice,  &  quelques 
gens  peu  finceres  peuvent  faifir  l'occafion  de  faire  valoir  leurs  pré- 
tendues pertes.  Mais  cela  ne  peut  avoir  lieu  dans  la  conjoncture  préfen- 
te. Il  ne  s'agit  point  ici  d'une  année  à  demi  bonne,  à  demi  mauvaiie, 
&  d'une  ftérilité  qui  foit  équivoque.  Elle  a  été  des  plus  grandes  qu'on  ait 
vue.  Les  peuples  obligez  de  quitter  leurs  domiciles,  font  errans  de  côté 
êc  d'autre  ,  réduits  à  la  mendicité,  &  n'attendent  que  la  mort:  les  foup- 
çonner  en  cet  état  de  contrefaire  les  miférables,  vouloir  douter  de  leur  in- 
digence :  n'cil-ce  pas  bien  de  la  dureté  ? 

On  prie  V.  M.  de  nommer  des  commiffaires,  qui  de  la  cour  aillent  fur 
les  lieux  :  fiffent  mefurer  les  terres  qu'on  a  pu  labourer  :  parcourent  toutes 
les  villes  &  tous  les  villages  :  comptent  les  gens  morts  :  les  maifons  rui- 
nées: afin  que,  fuivant  leur  rapport,  on  juge  de  la  fincérité  des  avis  don- 
nez, qu'on  puniffe  les  Magiftrats  qui  auront  trompé,  &  qu'on  propor- 
tionne plus  au  juftc  la  diftribution  des  fecours,  aux  befoins  de  chaque 
pays. 

Pour 

{a)  Peu  de  ris  mis  dans  beaucoup  d'eau,  &  réduit  en  efpèce  de  bouillie. 

{b)  Dans  une  occafion  femblable,  un  autre  dit  nettement  qu'il  v.iut  mieux  dépenfer 
plus ,  8c  fournir  aux  laboureurs  dcquoi  fc  foutenir ,  pour  qu'ils  n'abandouneût  pas  les  çam^ 
pas"". 


ET    DE    LA    TARTARIE    CHINOISE.  717 

Pour  moi  je  dis  :  c'eft  choie  publique  &  notoire,  que  dans  les  lieux  dont   Suite  des 
il  s'agit,  il  a  plu  depuis  la  première  lune  julqu'à  la  fiziéme.     Ces  pluies    Moyens  de 
cxccflives  ont  tait  déborder  le  lac  Tai.     Le  débordement  de  ce  lac  a  inondé   'es^^i^^f^çg 
San,  2eou,  èc  d'autres  villes.     Les  campagnes  ont  été  tellement  &  il  long-    d'un^Ëtat! 
tems  couvertes  d'eau  ,    qu'on  n'a  pas  même  pu  femer  le  ris.     On  a  vu  les 
maifons  dans  les  villages  ou  abîmées  fous  les  eaux,  ou  détruites  8c  flotantes. 
Les  laboureurs  ont  vendu  leurs  bœufs ,  6c  fe  font  difperiéz  pour  mendier. 
Je  dis  que  ces  calamitcz  lont  notoires. 

J'ajoute  que  V.  M.  en  étant  inibuite  ,  doit  avoir,  pour  y  remédier, 
le  même  empreflément  qu'on  a  pour  éteindre  un  incendie,  ou  pour  fecou- 
rir  des  gens  qui  fç  noycnt.  Jugez  fi  ce  que  fuggerent  mes  collègues  con- 
vient en  ces  circonftances.  Les  recherches  qu'ils  confcillent,  font  très-dif- 
ficiles dans  la  pratique,  fujettes  à  bien  des  erreurs,  &  propres  à  faire  périr 
des  gens  dans  le  fond  très-innocens.  De  plus,  comme  on  fera  initruit 
qu'on  doit  faire  ces  recherches,  6c  qu'on  a  nommé  pour  cela  des  commiflai- 
res:  les  Officiers  des  provinces  prendront  l'allarme:  chacun  craignant  de 
fâcheux  retours,  6c  penfant  à  fa  propre  fureté,  prendra  le  moins  de  part 
qu'il  pouraawx  calamitez  publiques,  6c  lailTera  périr  les  peuples 

Après  quelques  exemples  tirez  de  l'hilloire,  Fan  tfou  yu.  continue,  6c 
dit: 

Vos  libéralitcz  ,  Prince ,  font  parties  :  trois  fortes  d'Officiers  en  font 
chargez.  C'eft  bienalTez,  fi  V.  M.  fuivant  le  projet  qu'on  lui  tait,  mul- 
tiplioit  fes  précautions  ,  elle  fembleroit  regretter  ce  qu'elle  a  donné  :  elle 
paroîtroit  faire  trop  peu  de  cas  de  la  vie  des  hommes:  6c  déformais,  dans 
les  calamitez  publiques  ,  on  n'oferoit  plus  recourir  à  elle.  La  crainte  de 
vos  ancêtres  en  femblables  occafions  ,  étoit  qu'on  ne  foulageât  pas  aflcz 
promptement  6c  aflez  libéralement  les  peuples  :  6c  quand  ils  envoyoient  des 
commiflaires  ou  des  infpeéteurs  ,  c'étoit  pour  enhardir  les  Officiers  ordi- 
naires, non  pour  les  intimider  éc  les  gêner.  En  effist,  ces  Officiers  font 
naturellement  portez  à  fe  deflaifir  ax^ec  peine  des  grains  6c  des  deniers 
dont  il  font  comptables.  Pour  cette  raifon  6c  pour  d'autres,  ils  diminuent 
d'ordinaire  dans  leurs  rapports  les  calamitez  publiques,  au  lieu  de  les  aug- 
menter. Mais  quand  il  y  auroit  eu  en  effet  quelques  avis  peu  fidèles ,  ils 
ne  peuvent  être  qu'en  petit  nombre,  6c  tôt  ou  tard  on  les  fçaura:  le  peu- 
ple parle,  les  Officiers  s'obfervent  mutuellement,  les  Cenfeurs  en  feront 
inftruits ,  ^  par  eux  la  cour.  Ainfî  V.  M.  feroit  toujours  à  tems  de  pu- 
nir, fi  elle  vouloit,  ceux  qui  feroient  coupables.  Pour  le  préfent,  mon 
avis  eft  que,  fans  vous  mettre  beaucoup  en  peine  des  petits  excès  que  vos 
Officiers  peuvent  commettre,  votre  attention  ne  s'occupe  que  du  loulage- 
ment  des  peuples  qui  fouffrent.  C'eft  par  ces  confidérations,  qu'ayant  exa- 
miné le  projet  qu'on  vous  fuggere,  je  vous  le  rends  cacheté ,  6c  vous  fup- 
plie  de  le  fupprimer. 


Xxx  X  3  J^'A 


7i8  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 


Difcours 
fur  des 
Gens  mal 
intention- 
nés. 


Difcours  de  Ouan   ling    contre   les  mauvais  fens  donnez 
mal-à-propos  par  des  Se&aires  à'VexpreJJion  Ming. 

IL  eftdit  dansle  L««  *>7i,  que  Confucius  employoit  rarement  l'expref- 
fion  Ming.  La  remarque  elt  judicieufe  6c  vraie  :  au  contraire  quand  les 
barbares  occidentaux  eurent  fait  entrer  dans  notre  Chine  la  fe£le  /oe,  on 
employa  aufll  fréquemment  que  confufcment  ces  expreffions  Sing  ^  Ming. 
Il  eft  vrai  qu'avant  l'entrée  de  cette  fe£te,  on  avoit  commencé  à  raifonner 
fur  ce  qu'on  appelle  Sing  {a)  nature  de  l'homme.  Mong  tfe  ayant  dit  qu'el- 
le ctoit  bonne,  Sian  tfe  foutint  le  contraire:  Recette  oppofîtion  fervit  à 
éclaircir  l'opinion  de  Mong  tfe,  à  laquelle  on  s'eft  tenu.  Dans  des  tems 
plus  proches  des  nôtres,  on  e(t  revenu  à  raifonner  fur  ce  qu'on  appelle  Sing, 
nature.  On  l'a  fait  afTez  au  long,  ôc  certains  mcchans  efprits ,  pour  fe  fai- 
re de  fête  ,  ont  embrouillé  la  matière  par  les  principes  de  la  feéte  Foë  qu'ils 
ont  fubtilement ,  ôc  comme  à  la  dérobée,  fait  glilTer  dans  leurs  difcours. 
Dans  ces  diflertations  fur  Sing,  ce  qu'il  y  a  de  plus  folide,  revient  à  peu- 
près  à  ce  qu'avoit  dit  Mong  tfe.  Les  plus  fages  l'ont  fuivi ,  &  le  fuivent 
encore  fur  ce  point. 

Pour  ce  qui  regarde  l'exprefîlon  Afi»s;  (Z»),  moins  nos  philofophes  l'ont 
employé  ,  plus  les  feélaires  ont  été  hardis  à  s'en  fervir  6c  à  la  corrompre. 
La  feéle  Foe  ne  cherchant  qu'à  tromper  les  hommes,  fait  dépendre  la  vie 
êc  la  mort  de  ce  qu'elle  appelle  Ming,  fans  l'expliquer.  La  feéte  des  aflro- 
logues  enchériflans  encore  fur  la  fefte  Foë,  fait  dépendre  la  vie  courte  ou 
longue,  les  richeflcs  ou  la  pauvreté, l'honneur  ou  l'humiliation  de  certaines 
combinaifons  des  cinq  élcmens,  de  certains  mouvemens,  ou  de  certaines  fî- 
tuations  des  aftres,  oc  de  tout  cela  font  ce  qu'ils  appellent  Ming  ,  deftinée. 
L'ignorant  vulgaire  ne  trouve  pas  de  quoi  les  réfuter.  Paffionné  pour  les 
honneurs  6c  les^'biens  du  monde,  il  voit  que  ces  biens  6c  ces  honneurs  ne 
fuivent  pas  toujours  le  mérite  6c  la  vertu.  Dans  l'efpérance  de  les  obtenir 
par  une  autre  voie,  ils  donnent  fottement  dans  ces  erreurs.  Ils  n'y  donne- 
roient  pas  fans  doute  ,  s'ils  fçavoient  bien  débrouiller  les  faux  fens  qu'on 
donne  a  rexpreffion  Aîing. 

Chtin  de  flmple  paiticnlier  devint  Empereur.  C'eft  monter  de  la  plus 
bafle  condition  au  plus  haut  degré  d'honneur.  Il  femble  qu'il  y  fut  porté 
tout-à-coup  ,   6c  fans  faire  un  pas.    Cependant  la.  vérité  eft  qu'il  s'y  éleva 

par 

*  Nom  de  livre. 

{a)  Sinz,  expreCBon  auffi  étendue  pour  le  moins  que  le  mot  François  Nature,  qui  y 
répond  afîez  bien. 

{h)  Ming.  Cette  expreffion  fignifie  ordre,  commandement,  volonté  d'un  fupérieur, 
isif»,  la  vie,  Ichiming  donner  la\ie  pour,  &c.    item,  par  corruption,  dcfiin,  dejlinii. 


ET  DE    LA   TARTARIE   CHINOISE.  71^ 

par  fa  vertu.     Remontons  au  tcms  de  Tao.     Suppofons  y  Chun  fans  fagefle  Suite  du- 
£c  fans  vertu.     Ce  Alhig,  dont  parlent  nos  feâ:aires,auroic-il  également  fait-s  Diicours 
monter  Chtifi  fur  le  trône?  Tao,  en  nommant  Cbm  Ton  fucceflcur,  exclut   Gens  mal 
fon  propre  fils  Tafj  tchii.     Pourquoi  Tan  tchii  fut-il  exclus  ?  Ne  fut-ce  pas   intention- 
faute  de  vertu?  Fut-ce  précifément  faute  de  M"??ç?  C/;ra  dcja  conhu,  elH-  nés. 
me,  &  comme  à  demi  placé  fur  le  trône,  cherche  cependant  la  retraite. 
Nos  feélaires  oferont-ils  dire  qu'il  étoit  moins  éclairé  qu'eux  lur  ce  qu'ils 
appellent  Ming^  deftinée  ?   Il  n'y  a  pas  d'aparence.     D'un  autre  côté  s'il 
avoue  que  Chun  ,  fuivant  leurs  principes,  voyoit  que  fa  delbnée  étoit  de 
régner:  il  s'en  fuivra  que  fx  retraite  ne  fut  que  feinte,    &  qu'hypocrifie. 
Qui  l'oferoit  dire,  ou  penfer? 

Supputer  les  révolutions  des  aftres,eft  un  art  qui  a  commencé  avec  notre 
T  {^a)  king^  dont  nous  reconnoiflbns  pour  auteur  i^o  fo'.  On  ne  peut  nier 
que  parmi  nos  anciens  Princes,  Vcn  vang  ne  foit  un  de  ceux  qui  ont  le  mieux 
entendu  ce  livre.  Je  demande  à  nos  altrologues  :  Fen  vang  fçavoit-il,  ou 
non,  ce  qu'ils  prétendent  trouver  dans  leur  art,  £c  ce  qu'ils  appellent  def- 
tinée *  ?  S'ils  difent  que  non  :  quelle  infolence  de  fe  préférer  à  ce  fage 
Prince  !  S'ils  difent  que  oiii  :  pourquoi  donc  Fen  vang  ,  dans  la  prifon  on 
le  tenoit  le  tyran  Tcheou^  Se  oîi  il  failbit  fur  VT king  des  commentaires,  gé- 
miffoit-il,  6c  s'afFligeoit-il  (^)  ? 

Depuis  Fen  vang,  qui  a  plus  approfondi  /Ty^/»^  que  Confucius?  Nos 
feftaires  prétendront -ils  l'avoir  mieux  entendu  que  lui.''  Cependant,  fi  Con- 
fucius  fçavoit  ce  qu'ils  prétendent  fçavoir,  ôc  ce  qu'ils  appellent  Ming , 
deftinée  :  pourquoi  parcourut-il  en  vain  jufqu'à  une  vieillefle  fort  avancée, 
les  foixante  (c)  douze  Royaumes.  Il  faut  donc  ou  rejetter  abfolument  ce 
que  ces  feébaires  débitent,  &  l'abus  qu'ils  font  de  l'expreffion  Ming,  ou 
bien  il  faut  reconnoître  que  Fen  vang  8c  Confucius  ne  leur  font  pas  compa- 
rables? ce  qui  feroit  une  grande  {d)  abfurdité. 

En  voici  une  féconde  dans  le  fiftéme  de  ces  feétaires ,  fi  on  le  fuppofe 
vrai,  qu'un  homme  meure,  c'eft  fon  deftin,  Ming.  C'eft  donc  au  deftin 
qu'il  faut  atribuer  fa  mort,  6c  non  pas  aux  hommes:  ainfi  on  dira  :  ce  ne 
furent  point  Kié^  Tcheou  qui  firent  mourir  cruellement  &  injuftement  Lmg 
pong  6c  Pi  kan.  Ce  fut, le  deftin  de  ces  deux  grands  hommes.  Bien  plus 
on  conclura  que  quand  Kié  6c  Tcheou,  ces  odieux  tyrans,  auroient  pratiqué 
toutes  les  vertus  ,  ils  n' auroient  pas  laifle  de  périr  miférablement,  6c  qu'on 
avoit  tort  par  conféquent  de  les  exhorter  à  devenir  vertueux ,  pour  fe  con- 
ferver  l'Empire  ^  la  vie.  Heureufement  il  s'en  faut  bien  que  tout  le  mon- 
de croie  nos  feftaires.  Ceux  même  qui  les  confukent  ou  qui  les  écoutent: 
n'ont  pas  grande  foi  à  ce  qu'ils  difent.     Mais  fi  par  malheur  cette  erreur 

U)  Nom  d'un  ancien  livre. 
*    Ming. 

(b)  Son  fils  alloit  devenir  Empereur. 

(c)  Cell- a-dire,  tout  l'Empire. 

{d  )  Sur-tout  maintenant  que  c'eft  aflez  d'être,  aveugle,  &  de  ne  pouvoir  gagner  autvs- 
ment  fa  vie ,  pour  faire  métier  de  prédire  aux  horames  leur  deftinée. 


fur  des 
Gens  mal 
intention 


7io  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  du      gagnoit,  6c  qu'elle  paffat  conllamment  pour  vérité,   voici  qu'elles  en  fc- 

D.f^ours      roient  les  étranges  iuites. 

Un  Juge  auroit-il  ou  abfous  un  célérat,  ou  condamne  un  innocent  re- 
connu pour  tel?  Si  on  l'en  vouloit  punir  félon  les  loix,  il  n'auroit  qu'à  op- 

ncs.  pofer  aux  loix,  ce  prétendu  Ming^  deftin  des  içétaires.     Plus  de  tyrannie  à 

détefter  dans  les  Grands:  plus  d'oppreflîon  à  plaindre  dans  les  petits,  plus 
de  raifon  de  loiier  Tao  Sc  Cbun^  ni  de  blâmer  Kié  te  l'cheou.  Chacun  en  foa 
tems  a  fon  Ming  ou  dellin ,  chacun  le  luit.  Hélas  !  que  peut-on  imaginer  de 
plus  abfurde?  Je  demande  à  nos  ailrologues,  fi  Tao  Se  Chun  étoient  nez  au 
tems  que  naquirent  Kic  &  Tcheoii  :  les  deux  premiers  auroient-ils  été  mé- 
chans  ôc  cruels,  comme  l'ont  été  les  deux  derniers?  Au  contraire  fi  Kié  Se 
l'cheou  étoient  nez  quand  naquirent  Tao  èc  Chun  :  auroient-ils  été  bons  6c 
vertueux?  Ofcroient-ils  en  venir  jufqu'à  avancer  cette  abfurdité?  Cepen- 
dant, s'ils  n'ofent  le  faire,  à  quoi  fixent-ils  donc  ce  prétendu  Afi«g  ou  def- 
tin, dont  dépend,  dil'ent-ils,  la  vie  6c  la  mort  des  hommes,  la  ruine  ou  la 
profpérité  des  Empires? 

Suppoibns  encore  une  fois  que  tout  le  monde  ajoute  une  foi  pleine  6c  en- 
tière aux  difcours  de  ces  charlatans.  Un  fils  fans  fe  remuer,  verra  fon  pè- 
re entre  les  mains  d'un  célérat  prêt  à  l'égorger:  le  Ming  ou  deftin  de  mon 
père  eil:  tel  ou  ne  l'eft  pas,  poura-t-il  dire.  Le  fujet  en  dira  autant,  ea  vo- 
yant tuer  fon  Prince.  Et  s'ils  en  ufent  autrement,  il  faudra  dire  dans  no- 
tre fuppofition,  que  leur  conduite  dément  une  vérité  fuppofée  confiante  , 
Se  univerfellemcnt  reconnue  pour  telle,  5c  conféqucmment  qu'ils  font  blâ- 
mables.    Quelle  horrible  conféquence  ! 

Pour  moi,  je  diiHngue  deux  fortes  de  Ming:  un  qu'il  a  plu  aux  feâaires 
d'appeller  ainfi ,  auquel  ils  attachent  notre  fort  indépendamment  de  nous  : 
il  n'eft  ni  bon  ni  poiîîble  de  le  connoître.  Un  autre  Afing,  qui  dépend  de 
nous:  c'eft  de  celui-là  qu'il  faut  s'inftruire.  Cela  eft  utile  6c  même  nécef- 
faire.  Par  exemple  dans  un  Empire  tranquile  6c  bien  gouverné,  je  me 
foutiens  6c  m'avance  par  ma  bonne  conduite  6c  par  ma  vertu.  Mon  Ming 
eft  alors  d'être  dans  l'honneur  6c  dans  l'abondance  :  mais  ce  Ming  n'eft  pas 
indépendant  de  moi.  L'Etat  au  contraire  eft  dans  le  trouble  6c  mal  gou- 
verné :  j'y  foutiens  avec  courage ,  par  mes  difcours  èc  par  mes  aétions  la  fa- 
gefle  6c  la  vertu  qu'on  opprime.  Il  m'en  coûte  ma  fortune.  Je  vis  6c  je 
meurs  dans  l'indigence  fans  jamais  me  démentir,  c'eft  alors  que  mon  il//«g 
dépend  de  moi.  Tout  homme  qui  n'ait  doit  mourir  :  qu'on  meure  tôt 
qu'on  meure  tard:  mourir,  c'eft  ceficr  de  vivre:  cela  eft  commun  à  tous 
les  hommes.  Vivre  ou  mourir,  dit-on,  c'eft  M/'w^.  Vivre  dans  l'honneur 
6c  dans  l'abondance,  ou  vivre  dans  l'indigence  ^  dans  l'oubli:  c'eft  aufii 
Ming-  foit  :  mais  on  peut  vivre  6c  mourir  bien  ou  mal.  Je  ne  veux  ni  vi- 
vre mal ,  ni  mal  mourir:  c'eft  à  quoi  je  fuis  attentif,  c'eft  mon  devoir:  ôc 
c'eft  le  feul  Ming^  dont  je  dois  me  mettre  en  peine. 

Il  en  eft  de  même  à  proportion  des  richcfles,des  honneurs,  de  l'indigen- 
ce, &C  de  l'oubli.  Ils  peuvent  venir  par  de  bonnes  ou  de  mauvaifcs  voyes. 
A  quoi  va  mon  attention?  C'eft  qu'ils  ne  foicnt  jçmais  le  fruit  d'un  crime , 

ou 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


711 


«Ml  d'une  indigne  complaifancc.  Tel  eft  mon  devoir:  Se  voilà  le  feul  M«g, 
que  je  me  pique  de  connoître.  Un  bon  fils  conierve  la  vie  pour  fervir  fon 
père,  c'eft  fon  devoir  6c  (onMing  à-  cet  égard.  Un  lujet  fidèle  &  zélé  cx- 
pofc  fa  vie  pour  fon  Prince:  c'eft  auffi  fon  iV//«^  &  fon  devoir.  Etendant 
cela  fuivant  les  rencontres  6c  les  circonftances  diftërentes,  il  n'y  en  a  aucu- 
ne, où  l'homme  ne  trouve  le  Ming  qu'il  peut  connoître,  Se  qu'il  doit  fui- 
vre.  C'eft  ce  qui  s'appelle,  félon  nos  fages,  être  vraiment  éclairé  fur  Ming: 
Se  c'eft  en  ce  fens  que  parloic  Confucius,  quand  il  ufoit  de  cette  exprelTion. 
iV// if/ê?(?««  s'adreiïant  unjour  à  37^  * /o«.  Si  votre  maître,  lui  dit-il,  vou- 
loit  bien  être  mon  patron ,  le  Roy  de  Ouei  me  choifiroit  pour  un  de  fes 
premiers  Miniftres.  Tfe  ïou  ayant  fait  la  propofition  à  Confucius,  il  dit 
pour  toute  réponfc:  j'ai  un  Ming^  (fon  iens  étoit)  mon  devoir,  qui  eft 
mon  Ming^  ne  me  permet  point  d'aider  à  avancer  un  flateur  fans  mérite  Se 
fans  vertu.  C'étoit  à  peu  près  dans  le  même  fens  que  le  même  Confucius, 
à  la  mort  de  Ten  ^/^  t  6c  de  Pen  yeou^  employa  l'expreffion  Ming.  Il  gé- 
miffoit  de  ce  qu'enlevez  dans  un  âge  peu  avancé ,  ils  n'avoient  pu  pratiquer 
toutes  les  vertus  dont  il  les  connoiflbit  capables.  VomMongtfe^  voici  fa 
penfée:  il  l'exprime  fort  nettement.  C'eft  bien  mal  entendre  A//«^, dit-il, 
que  de  s'aller  mettre  exprès  fous  une  muraille  prête  à  tomber.  Un  homme 
éclairé  fur  cette  matière,  ne  fait  point  de  ces  imprudences.  Un  célérat, 
dit-il  ailleurs,  a  mérité  par  fes  crimes  de  mourir  dans  les  fers  ou  dans  les 
fupplices  :  il  y  expire  en  effet.  Etoit-ce  fon  vrai  Ming}  Point  du  tout. 
Penfer  comme  ces  grands  hommes ,  c'eft  vraiment  fçavoir  ce  que  c'eft  que 
Ming. 

Le  beau  de  ce  difcours,  dit  l'Empereur  Cang  hi.^  confifle  en  ce  qu'il  eft 
net,  facile  à  entendre,  propre  à  inftruire  &  à  redreffer  ceux  que  les  fcftai- 
res  ont  féduit.  ♦ 


Suitç  du 
Difcours 
fur  des 
Gens  m?.l 
intennoa- 
nes. 


Sentiment 
de  Cang  ht 
fur  ce 
Dikours. 


^^>s^^^<sï:-^^:&!K-^^ô!^^:î;ç;-^^S!5;^^i5'ïî<î^^«-^^i&!K-?^^^^ 


La  troïfiéme  des  années  nommées  Yuen  fou ,  Cliao  choue 
tchi,  dans'lexorde  d'un  long  Difcours  qu'il prefenta 
cacheté  à  l' Empereur  y  dit  entr' autres  chofes. 

QU  AND  nos  anciens  bc  fages  Princes  jouiflbient  d'une  longue  profpé- 
rité,  6c  qu'ils  ne  voyoient  rien  ariver  de  fâcheux  ou  d'clïiayant : 
alors  craignant  plus  que  jamais,  ils  s'atriftoient,  Scdifoient:  hélas! 
je  vois  bien  que7/>«  m'oublie.  V.  M.  à  l'imitation  de  ces  Princes,  vient  de 
publier  une  ordonnance  pleine  defiigelîe  Se  de  bonté,  qui  fuit  fentir  jufqu'où 

va 

•  Un  des  difciples  de  Confucius. 
t  Deux  de  fes  diiciples. 

tome  IL  Yyy  y 


DJcoiirs    • 
de  Ch.w 
chsue  tchi. 


711  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

s  te  d       ^'*  votre  vigilance  Se  votre  attention  fur  vos  devoirs.     On  ne  peut  pas- 

Difcoun      mieux  répondre  aux  deflcins  de  7/>«. 

de  chao  Li  kang  dans  un  difcours  préfentc  à  l'Empereur,  après  quelques  avis  par- 

(hoiii  tchi.  t-jciiiiers,  lui  en  donne  deux  généraux  en  CCS  termes.  Faites,  lui  dit-il,  tout 
ce  qui  dépend  de  l'homme,  Se  conlervez  intérieurement  une  crainte  ref- 
peétueufe  envers  T^ien.  Quand  l'homme  fait  de  fon  côté  tout  ce  qu'il  peut,, 
il  ell  naturel  6c  ordinaire  que  Tien  li,  (a)  réponde  à  fes  foins.  Auffi  a-t-on 
vu  les  plus  grands  Princes,  comme  ceux  qui  ont  fondé  des  dynalHcs,  ou 
qui  les  ont. relevées  de  leur  décadence,  faire  avec  foin  ce  qui  dépendoit 
d'eux  :  &  quand  ils  avoient  réufli,  rapporter  à  l'ien  tous  leurs  fuccès.  Au- 
jourd'hui à  peine  l'ennemi  (b)  a-t-il  paru,  que  nous  nous  retirons  lâche- 
ment en  lui  cédant  le  terrain.  Négliger  ainll  de  faire  tout  ce  qui  dépend 
de  nous ,  Se  compter  que  Tien  nous  fera  réuffir,  comme  s'il  y  étoit  obligé  : 
y  a-t-il  de  la  raifon?  Donnez  donc  au  plutôt,  je  vous  en  prie,  donnez  les 
ordres  convenables  à  vos  Miniilres,  6c  à  vos  grands  Officiers.  Animez-les 
par  vos  paroles  &  par  vos  exemples.  Faites  de  concert  avec  eux  tout  ce 
qui  fe  peut.  Après-quoi  vous  pourez  atendre  avec  ibumiffion ,  mais  fans 
reproche,  ce  que  Tien  ordonnera:  6c  il  y  a  lieu  d'efpérer  que  nous  pourons 
réparer  éc  les  affronts  que  nous  avons  reçus ,  6c  les  pâtes  que  nous  a- 
vons  faites. 

Mais  il  faut,  comme  j'ai  dit,  conferver  toujours  à  l'égard  de  7;V«  une 
crainte  refpeétueufe  .^  En  effet  Tien  eft  à  l'égard  des  Rois  comme  un  père 
également  tendre  6c  févere.  Sa  tendreffe  pour  eux  eft  extrême  :  mais  auf- 
fi veille-t-il  fur  leur  conduite  avec  une  extrême  attention.  Auffi  tout  fage 
Prince  eft  attentif  à  ce  que  Tien  lui  défend.  Au  moindre  avis  qui  vient  de 
fa  part,  il  rentre  en  lui-même,  il  s'examine,  il  travaille  à  fe  coriger,  à 
devenir  plus  parfait,  6c  à  nourir  en  fon  cœur  cette  refpeétueufe  6c  filiale 
crainte.  Depuis  quelques  années  le  dérangement  des  faifons  eft  grand  :  ce 
ne  font  que  tremblemens  de  terre,  6c  autres  phénomènes  eff"rayans.  L'in- 
tention de  Tien,  en  cela,  eft  de  vous  réveiller  :  ce  font  autant  de  marques 
qu'il  vous  aime,  6c  qu'il  veut  vous  fecourir.  C'eft  à  V.  M.  d'y  répondre 
par  des  intentions  pures  6c  droites,  par  une  conduite  fage  6c  ferme.  Alors 
ces  triftcs  calamitez,  6c  ces  effrayans  préi^ages  fe  changeront  en  bien  pour 
vous. 


f4)  Li  fignifie  rairon. 

{b)  C'étoit  la  nation  Tartare  qui  éteignit  enfin  la  dynaftie  Song. 


DIS' 


ET  DE  LA  TARTARIE    CHINOISE.  jz^ 

DISCOURS     DE    FAN     SUN. 
Dfi  Repentir. 

UN  E  ancienne  tradition  dit  :  aujourd'hui  repentez-vous  des  fautes  d'hier,  Difeourj 
£5?  fur  la  fin  de  chaque  lune,  des  fautes  du  commencement,  (a)  O  que  fur  le  Re- 
cela eft  bien  dit ,  £c  que  nos  anciens  s'y  prenoient  bien  pour  devenir  lages  /""'"■• 
èc  parfaits  !  A  moins  que  d'être  lao  Sc  Chun,  (b)  qui  peut  tout  taire  fi 
parfaitement ,    qu'il  ne  lui  échappe  aucune  faute  ?    mais  quand  il  en  eifc 
échappé   quelqu'une,   fi  l'on  s'en  repent  efficacement  6c  fincérement, 
cette    faute  ell  réparée.     Aufîi,   parmi   nos   anciens  lages,   même  par- 
mi ceux  du  premier  ordre ,  il  n'en  ell  point  qui  n'ait  marché  par  cette 
voye. 

Fanfun  le  prouve  par  des  exemples  tirez  de  l'antiquité,  aufquels  il  joint 
en  confirmation,  quelques  textes  des  anciens /u«g;  après  quoi  il  continue 
fon  difcours. 

Le  repentir,  dit-il,  fuppofe  des  fautes.  Mais  par  ce  même  repentir,  on 
en  diminue  chaque  jour  le  nombre  :  6c  s'il  y  a  un  moyen  de  parvenir  à  n'en 
plus  faire,  c'eft  aflurément  celui-là.  Peut-on  donc  négliger  cet  exercice  ou 
s'en  lafler.?  Au  reftc  je  ne  borne  pas  le  repentir  que  je  recommande, à  rétrac- 
ter ou  à  coriger  ce  qu'on  a  dit  ou  fait  de  mal.  Il  doit  s'étendre  jufqu'aux 
penfées  6c  aux  affections  les  plus  fécretes.  En  naît-il  quelqu'une  tant  foit 
peu  mauvaife.''  D'abord  le  repentir  doit  fuivre,  6c  ce  repentir  empêchera 
qu'on  ne  pafle  aux  paroles  6c  aux  aétions.  Faire  des  fautes ,  6c  ne  fçavoir 
point  les  reconnoître,  c'eft  aveuglement.  Les  reconnoîtrc  fans  vouloir  fe 
coriger,  c'eft  imprudence.  Penfer à  fe  coriger,  mais  ne  le  vouloir  qu'à  de- 
mi, craindre  d'y  travailler  férieufefnent,  s'épargner,  pour  ainfi  dire,  6c  fe 
ménager  foi-même;  c'eft  lâcheté.  Rien  de  plus  contraire  que  ces  vices  au 
véritable  repentir. 

Quand  le  foleil  ou  la  lune  fouffrent  une  éclipfe,  foit  que  l'éclipfe  foit 
totale  ou  non,  elle  ne  dure  jamais  long-tems:  ôc  au  moment  qu'elle  fi- 
nit ,  ces  affres  aufli-tôt  paroiflent  avec  leur  première  clarté.  La  vie  de 
l'homme  à  fes  éclipfcs,  ce  font  fes  fautes.  Le  moment  où  il  s'en  repent, 
comme  il  faut,  eft  juftement  la  fin  dès  éclipfes  :  il  recouvre  alors  fon  éclat 
auffi  bien  que  ces  deux  affres.  Mais  il  fe  pafle  en  l'homme  tout  le  contrai- 
re de  ce  qui  fe  pafle  au  ciel  :  lorfque  par  attache  à  fes  paflions ,  il  n'a  point 
■ce  véritable  6c  efficace  repentir,  i'éclipfe  chez  lui  ne  finit  point;  il  per- 

févere 

(<j)  Le  Chinois  dit  tout  cela  en  fix  lettres. 

{b-)  I!  a  femblé  excepter  r.ia  &  Chun.  Cependant  ici  l'applicrion  eft  général.-.  Ce  qui 
prouve  qu'au  lieu  de  mettre  à  moins  d'être  r.-io  ou  Chun  ,  il  t'au.lroit  n.e;trc ,  pour  p.uler 
jufte  &  confé^uemment:  fût-ce  Tao  niême  ou  Chun:  mais  j'ai  a.is  ce  qui  réillemcnt  eft 
dans  le  texte. 

Yyy  y  2. 


724  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  du      févere  dans  les  ténèbres.     Qu'y  a-t-il  donc  de  plus  important  qu'un  bon  ré- 
Ditcours      pencir?  Qui  |5oara  fe  rebuter  ôc  fe  dégoûter  d'un  fi  utile  exercice? 
»f«/;>  ^*  L'^  trente-deuziéme  des  années  nommées  Chao  chhig,  Hiao  tfong  montant 

fur  le  trône,  fit  publier  une  déclaration,  dans  laquelle  il  recommandoit  inf- 
tamment  qu'on  lui  donnât  librement  des  avis  6c  des  mémoires.  'Tcbu  ht 
alors  en  charge  dans  les  provinces,  adreiïa  un  long  difcours  à  l'Empereur, 
dans  lequel  il  lui  dit  entr'autres  choies  ce  qui  fuit. 

L'ordre  de  'Tien  (a)  qui  vous  aime  &  vous  protège ,  efl  tout  récent  8c  dans  Gi 
force.   Rien  n'a  pu  encore  refroidir  le  zèle  &  l'attachement  de  vos  fujets. 
C'eft  à  vous,  grand  Prince,  de  profiter  de  ces  conjonctures.  A  en  juger  parles 
éloo'es  qu*on  vous  donne  ,   £c  dont  les  grands    chemins  retentilfent ,  où 
•  n'attend  de  V.  M.  rien  de  commun.   Vos  fujets  ne  vous  regardent  pas  feu- 

lement comme  un  bon  maître,  mais  comme  un  Prince  qui  doit  faire  l'hon- 
neur de  la  dynaftie  ,  en  recouvrant  les  terres  ufurpées  par  les  barbares  :  en 
remédiant  atix  maux  que  vos  peuples  en  ontfouffert,  6c  en  vengeant  les  in- 
fultes  qu'en  ont  reçu  vos  ancêtres.  Comment  fout  il  vous  y  prendre  pour 
répondre  avec  fuccès  à  de  fi  hautes  efpérances?  De-là  dépendent  non-feule- 
ment la  gloire  de  votre  régne,  mais  la  paix  de  l'Etat,  l'honneur  de  votre 
dynaftie,  6c  la  fureté  de  votre  maifon. 

Jufqu'à  préiént  nous  n'avons  point  aperçu  dans  votre  perfonne  &  dans 
votre  gouvernement ,  les  fautes  &;  les  défauts  dont  votre  modertie  s'accufe. 
Cependant  j'ofe  vous  dire,  qu'en  vain  vous  vous  promctriez  du  fuccès,  fans 
deux  chofes  efTentielles ,  que  je  prends  la  liberté  de  vous  recommander  inf- 
tamment.  La  première,  eft  d'étudier  avec  conftance,  6c  de  vous  rendre 
familières  les  maximes  de  nos  anciens  Rois.  La  féconde  eft  de  renoncer  au 
plutôt  d'une  manière  bien  déterminée  à  tout  traitté  avec  les  barbares.  Ces 
deux  points  font  importans,  6c  méritent  votre  attention.  Sans  le  premier, 
il  vous  échapperoit  peu-à- peu  beaucoup  de  fautes;  fans  le  fécond,  le  gou- 
vernement, vu  l'état  prêtent  des  chofes,  ne  fçauroit  être  que  défeétueux, 
6c  vous  ne  pourez  négliger  ni  l'un  ni  l'autre,  fans  de  très-fàcheufes  fuites. 

Pour  vous  exprimer  plus  nettement  mapenfée  fur  le  premier  point,  fouf- 
frez  que  je  vous  rappelle  aux  tems  de  Tao^  de  Chun^  6c  de  Yh.  Ces  grands 
Princes  ,  vous  le  fçavez ,  fe  tranfmirent  fuccefTivement  6c  l'Empire,  6c 
leurs  maximes.  Une  de  celles  qu'ils  répétoient  le  plus  fréquemment, étoir 
celle-ci.  Rien  de  plus  dangereux  que  le  cœur  humain  {b)  6c  fes  paffions. 
Rien  de  plus  délicat  que  la  pure  6c  droite  {c)  raifon.  Ce  n'eft  qu'en  l'é- 
purant fans  ccfTc,  6c  la  faifant  régner  feule,  qu'on  tient  conftamment  le 
vrai  milieu.     Ces  grands  Princes  étoient  nez  fages.     Ils  en  avoient  moins 

be- 


(a)  C'efl:  à  dire,  vous  ne  f.iires  que  de  monter  fur  le  trône. 

{b)  Le  Chinois  dit  mot-à-mot  Gin  fin,  le  cœur  de  l'homme. 

(  c  )  Le  Chinois  dit ,  Tao  fin  ,  le  cœur  de  Tao.  Or  Tao  dans  cet  endroit ,  &  en  bien  d'au- 
tres, figniiie  la  pure  &  droite  raifon  ,  &  Gin  fin  oppofé  à  Ta  [m  marque  les  paffions  natu^ 
leiles  au  cœur  humain. 


ET   DE  LA  TARflTARIE  CHINOISE.  715- 

befoin  d'étude  6c  d'aplication.  Cependant  ils  ne  parlent  que  d'épurer  leur  Suite  du 
raifon  ,  que  de  la  fuivre  feule  ,  que  de  tenir  avec  attention  le  vrai  milieu.  Difcours 
Tant  il  eii:  vrai  que  ceux-mêmes  qu'on  aflïirc  être  nez  fages,  ont  encore  be-  ^^'  ^^  ^^' 
foin  d'étude  &  d'aplication.         _      _  f'"'"' 

Si  dans  l'éloignement  oii  je  fuis,  je  n'ai  pas  le  bonheur  de  voir  combien 
les  belles  qualitez  avec  lefquellcs  vous  êtes  né ,  vous  approchent  de  ces 
grands  Princes,  j'en  ai  du  mois  entendu  parler  trés-avantageufement.  Mais 
j'ai  auÛi  appris  par  la  voix  publique,  qu'au  commencement  de  votre  régne, 
au  lieu  de  vous  apliquer  aux  affaires,  toute  votre  occupation  étoit  d'en- 
tendre ou  de  reciter  quelques  vers ,  ou  quelques  difcours  fîateurs  Se  bien 
compolcz.  Depuis  quelques  années,  à  la  vérité,  vous  avez  renoncé  à  ces 
amulcmens  frivoles:  vous  avez  paru  chercher  quelque  choie  de  plus  iblide, 
èc  vouloir  aquérir  la  vraie  fxgeffe  :  mais  vous  l'avez  cherchée,  dit-on, 
dans  les  livres  des  feâraires.  Voilà  ce  qu'on  dit  en  province  :  je  ne  fçais 
point  au  vrai  ce  qui  en  eil. 

Mais  fouffrez  que  je  vous  dife ,  que  fî  les  chofes  étoient  ainfi  ,  ce  feroit 
mal  vous  y  prendre,  pour  répondre  dignement  aux  defleins  de  Tien,  6c  pour 
imiter  Tao  6c  Chun.  Non ,  ce  n'eft  point  dans  des  chanfonnettes  ,  ou  dans 
des  difcours  vainement  fleuris  ,  qu'on  puife  l'art  de  bien  gouverner.  Levui- 
de  *  6c  le  néant,  la  quiétude  ôc  le  repos,  ne  vous  l'apprendront  pas  mieux. 
Nos  anciens  6c  fages  Princes  qui  ont  réuffi  en  ce  grand  art,  s'apliquoient 
à  bien  pénétrer  le  fond  des  chofes,  pour  en  devenir  plus  éclairez,  &  pour 
fe  mettre  an  état  de  prendre  toujours  le  bon  parti.  Un  Prince  qui  fçaic 
leur  méthode,  repafle  fréquemment  l'ancienne  hilloire:  il  en  examme  avec 
attention  tous  les  traits.  Pour  en  juger  fainement,  il  a  toujours  préfent  à 
l'efprit  les  principes  de  la  raifon  6c  de  l'équité.  Rien  ne  lui  échape  en  ce 
genre.  Par-là  fes  vues  s'étendent ,  fe  redifient,  6c  fe  perfcélionnent:  fon 
cœur  s'établit  dans  l'équilibre  6c  dans  la  droiture  :  6c  il  le  trouve  enfin  ca- 
pable de  gouverner  avec  une  extrême  (a)  facilité. 

Au  contraire,  fi  un  Prince  ell  fans  apHcation  ,  ou  fi  en  s'apliquant  il 
fuit  une  autre  méthode,  eiit-il  d'ailleurs  l'efprit  excellent,  6c  les  plusheu- 
reufes  difpofitions  à  la  vertu,  jamais  fes  lumières  ne  lui  découvriront  afiez 
nettement  le  fond  des  chofes  :  il  ne  diftinguera  jamais  le  bien  de  ce  qui  n'en  a 
que  l'aparence  :  ce  qui  eft  efl'entiel,  de  ce  qui  ne  l'elt  pas  :  6c  il  fera  fujec 
à  faire  mille  fautes.  Quand  par  hazard  il  n'en  feroit  point  qui  enflent  des 
fuites  bien  funellies,  du  moins  ne  lera-t-il  jamais  un  grand  Empereur.  Eft- 
ce  donc  une  bagatelle  que  de  renoncer  à  cette  haute  réputation,  en  fe  con- 
tentant d'une  indigne  médiocrité?  Non,  fans  doute:  6c  l'on  peut  appli- 
quer ici  ce  que  dit  VTking^  qu'une  erreur  légère  en  aparcnce,  mené  à  dé- 
tranges  égaremens. 

QLiant 

*  Il  indique  les  feôes  Tao  Se  Wè. 

{a)  Mot  à  mot,  comme  on  compte  un  &  deux,  &  comme  on  diftingue  le  blanc  in 
noir. 

Yyy  y  5 


7-^  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  du  Quant  au  fécond  point  que  j'ai  touché  ,  il  eft  certain  qu'entre  nous  &  le 

Difcours  Kin  *,  il 'n'y  a  point  de  paix  iblide  à  efpérer.  La  raifon  le  dit,  cela  faute 
fur  le  Ké-  aux  yeux,  chacun  le  fçait,  &  s'il  fe  trouve  encore  des  gens  qui  font  d'avis 
pcntir.  ■  qu'on  traitte  de  paix:  voici  fans  doute  comme  ils  raifonnent.  Nos  affaires 
ne  font  pas  en  allez  bon  état,  pour  entreprendre  de  recouvrer  par  la  force, 
ce  que  les  Kin  ont  ufurpé  fur  nous.  Il  y  a  même  du  rifque  à  continuer  la 
guerre,  en  nous  tenant  lur  la  défenfive.  Il  vaut  donc  mieux  profiter  de  la 
démarche  qu'ont  fait  les  À7»,  qui  font  venus  faire  quelques  préfens,  y  ré- 
pondre de  notre  part ,  leur  députer  un  envoyé,  ôcleur  demander  honnête- 
ment qu'ils  nous  reftituent  nos  terres,  fuivant  leurs  anciennes  limites.  Cet- 
te déraonftration  de  foiblelTe  de  notre  part,  en  flatant  leur  orgueil ,  pou- 
ra  peut-  être  leur  infpirer  de  la  fécurité  ôc  conféquemment  de  la  négligence. 
Ils  en  feront  moins  ardens  à  nous  attaquer,  6v  moins  vigilans  à  fe  prémunir. 
Cependant  nous  profiterons  du  tems,  &  nous  nous  difpoferons  plus  à  l'aifc 
à  quelques  grandes  entreprifes. 

D'ailleurs,  que  fçait-on?  Il  peut  abfolument  ariver  que  7/V«,  par  un  heu- 
reux retour  en  notre  faveur,  fafîé  revivre  en  ces  barbares  quelques  fenti- 
mens  d'équité  ,  &  qu'ils  nous  reftituent  nos  terres,  fans  qu'il  en  coûte  la 
vie  à  un  feul  homme.  Pourquoi  ne  pas  tenter  ce  moyen?  Qiiel  mal  y  a-t-il 
à  le  faire  ?  Voilà  fans  dout  °  comme  raifonnent  ceux  qui  font  d'avis  qu'on 
entre  en  traitté. 

Pour  moi  je  ne  vois  dans  ce  parti  ni  iuftice  ni  raifon:  je  n'y  aperçois 
pas  un  feul  avantage,  6c  j'y  vois  de  très-grands  inconvéniens.  Nos  aftai- 
res,  dit-on,  ne  font  pas  encore  en  bon  état.  Cela  eft  vrai.  Mais  pour- 
quoi? C'eft,  j'oie  le  dire,  de  ce  qu'on  parle  toujours  de  traittez  de  paix: 
6c  jufqu'à  ce  qu'on  ait  pris  une  bonne  fois  le  parti  de  n'en  plus  parler,  ja- 
mais nos  affaires  n'iront  mieux.  Un  parti  bien  pris  de  périr  ou  de  vaincre, 
eft-ce  qui  fait  réufllr  à  la  guerre.  Se  voit-on  une  rclTource,  Se  comme  un 
troifiéme  chemin  entre  la  défaite,  6c  la  vidoire  ?  On  s'y  laifTe  pouffer  fans 
peine.  La  raifon  a  beau  fe  roidir,  on  attaque  plus  foiblement,  6c  l'on  fe 
défend  avec  moins  d'opiniâtreté.  La  nature  en  ces  occafions  afïbiblit  la 
raifon  6c  la  vertu.  Oiii  encore  une  fois,  tandis  que  dureront  ces  malheu- 
reux pourpalers  de  paix,  V.  M.  elle-même  fera  incertaine  6c  flotante  en 
fes  rélblutions:  vos  Miniilres  auffi  peu  déterminez ,  feront  leur  emploi  par 
manière  d'aquit  :  vos  Généraux  6c  leurs  fubalternes  auront  moins  d'em- 
prefTement  à  fe  fignalcr.  11  en  fera  de  même  à  proportion  des  Magiftrats 
de  tout  l'Empire.  Le  moyen  ,  alors  que  nos  aft'aires  fe  rétabliffent, 
que  l'Empire  fc  fortifie,  que  nous  puiflîons  recouvrer  nos  terres,  6c 
mettre  en  fureté  nos  frontières  ?  C'efi  s'abufer  évidemment  que  de  l'ef- 
pérer. 

Ce  n'eft  pas  moins  fe  tromper ,  que  de  prétendre  amufer  les  Ki»  par  une 
vaine  cérémonie.  Ils  n'ont  à  notre  égard  ni  charité,  ni  juftice:  mais  en 
récompenfe  ils  font  pleins  d'artifices  ïc  de  malignité.     Si  réellement  ils  a- 

voient 
*  Nom  d'une  nation  Tartare. 


fmtir. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  yzr 

voient  deflcin  de  nous  ataquer,  6c  s'ils  fe  fentoient  en  état  de  nous  fubju-  Suite  in 
guer,  ils  ne  le  laifleroient  point  aveugler  par  une  vaine  cérémonie,  jufqu'à  pifçours 
renoncer  à  leur  projet,  bien  moinsiulqu'àfe  denaillr  de  ce  qu'ils  pofledent.  ^^■■ 

Mais  pour  nous,  en  tailant  la  démarche  que  l'on  propofe,  ce  ne  feroit 
point  les  amufer  comme  on  le  prétend;  ce  feroit  montrer  de  la  foiblefTe : 
ce  feroit  réellement  les  inilruire  de  notre  état,  nous  découvrir  à  eux,  les 
convaincre  que  nous  n'avons  ni  habileté,  ni  courage,  6c  les  rendre  plus 
hai-dis  à  tout  entreprendre  contre  nous. 

Si  par  hazard,  après  cette  démarche,  les  Z/«  étoient  quelque  tems  fans 
remuer,  nous  nous  applaudirions.  Nous  croupirions  dans  notre  indolen- 
ce: 6c  comme  il  s'eft  déjà  palTé  dix  ans  ôc  davantage,  fans  que  nous  ayons 
rien  fait  pour  nous  relever,  il  s'en  pafTeroit  encore  autant  s'il  plaifoit  aux  Kin 
de  le  permetre.  En  ufer  ainfî,  c'ell,  ce  me  femble,  en  voulant  tromper 
l'ennemi,  fe  tromper  foi-même.  C'ell  le  preflcr  de  nous  ataquer  :  6c  je  ne 
puis  aflez  m'étonner ,  qu'il  fe  trouve  encore  à  votre  cour,  des  gens  capa- 
bles de  vous  donner  de  telsconfeils. 

Par  ce  procédé  ,  nous  nous  métrons  comme  à  la  difcrétion  des  Kin, 
Quand  ils  fe  fentiront  foibles,  6c  qu'ils  auront  raifon  de  nous  craindre,  ils 
n'auront  qu'à  parler  de  paix  :  au  lieu  de  leur  foiblefle  pour  rentrer  dans  nos 
droits,  nous  irons  comme  au  devant  d'eux  :  6c  fous  prétexte  d'alliance,  ils 
recevront  encore  de  nous  chaque  année  de  grofles  fommes.  Se  fentiront-ils 
plus  forts?  Il  n'y  aura  traité  qui  tienne:  ils  entreront  fur  nos  terres  le  plus 
avant  qu'ils  pouront.  Ceux  qui  vous  donnent  ces  confeils,  ne  penfent  qu'à 
éviter  une  rupture  ouverte  avec  les  Kin.  Ils  ne  font  pas  attention  que  c'effc 
refroidir  le  zèle,  6c  abatre  le  courage  de  vos  fujets  :  que  c'eft  fortifier  vos 
ennemis,  6c  nuire  à  l'Etat  par  bien  des  endroits. 

Il  y  a  trente  ou  quarante  ans  que  ces  barbares  profitent,  pour  nous  rui- 
ner, du  fol  empreflement  que  nous  avons  toujours  eu  de  parler  de  paix. 
Pouvons  nous  encore  nCle  pas  voir?  N'eft-ce  pas  un  aveuglement  extrême 
de  propofer  toujours  un  parti,  qui,  depuis  fi  long-tcms  nous  eft  fi  funelle? 
Demander  honnêtement  aux  Kin  qu'ils  nous  rendent  ce  qu'ils  nous  ont  pris, 
c'eft  une  chofe  également  ridicule  6c  inutile.  Ces  terres  qu'ils  ont  envahies 
nous  apartiennent.  Pourquoi  remette  à  la  difcrétion  de  ces  barbares  de 
nous  les  reftituer  ou  non.  Mefurons  nos  forces,  voyons  fi  nous  pouvons 
les  reprendre.  En  ce  cas  là  reprenons- les,  ils  n'en  feront  plus  les  maî- 
tres. Que  fi  nous  croyons  ne  le  pouvoir  pas  encore,  à  quoi  bon  les 
demander  à  l'ennemi,  fans  aparence  de  les  obtenir,  6c  lui  faire  l'aveu  de 
notre  impuiflance,  8c  de  fa  fupériorité? 

Supofons  cependant  que  les  Kin  écouteront  la  propofition  que  nous  leur 
ferons  de  nous  reftituer  nos  terres.  Ce  ne  fera  certainement  qu'en  nous  fai- 
fant  acheter  bieo  cher  une  pareille  grâce.  Encore  devons  nous  juger  par 
le  {a)  pafle,  qu'autant  qu'il  dépendroit  d'eux,  elle  feroit  bien  peu  durable. 

Mais 

(i)  La  neuvième  des  années  nommées  Chao  hing,  les  Kin  rendirent  aux  Chinois  trois 
provinces  qu'ils  avoient  Jubjuguées.    Un  an  après  ils  les  reprirent. 


7iS  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Mais  quand  abfolument  il  aviveroit  que  fans  exiger  beaucoup  de  nous,  les 
Kin  ie  dcterminaflent  à  nous  faire  la  grâce  entière,  qu'ils  ne  s'en  repentif- 
fcnt  point,  ou  qu'ils  nous  trouvaflent  en  état  de  nous  maintenir,  ôc  de  ren- 
dre inutile  leur  repentir:  l'avantage  qu'il  y  auroit,  n'empêcheroit  pas  qu'il 
ne  fût  toujours  fort  honteux  à  l'illullre  dynaftie  .^ow^ ,  de  n'avoir  pu  recou- 
vrer par  elle-même  le  domaine  de  les  premiers  Princes,  d'en  tenir  une 
partie  de  la  main  de  fes  plus  cruels  ennemis,  £c  de  l'être  allé  mendier 
chez  les  barbares.  Pour  moi,  je  vous  avoue  que  quand  les  choies  tour- 
neroient  de  la  forte,  je  ne  pourois  encore  m'empêcher  d'en  rougir  pour 
vous. 

Tchu  hi  ayant  été  propofé  pour  un  emploi  important 
dam  la  Province  de  Tclié  kiang  ,  l'Empereur  l'y 
nomma:  il  l'appella  enfuit e  à  la  Cour  y  èf  l'invita 
à  lui  lai/fer ,  avant  que  de  partir ,  quelques  bons  avis, 
Tchu  hi  le  fit  en  plufieurs  difcours ,  dont  un  fut  celui 
qui  fuit» 

Difcours      T) Rince,  le  gouvernement  des  Etats  dépend  principalement  du  cœur 


P 


Couver-  A  ^^^  Princes.  Mais  ce  cœur  des  fouverains  peut  être  lui-même  gou- 
îiemenc.  verné  ou  par  la  raifon,  ou  par  les  paffions  :  &;  c'eiHa  diflPérence  de  ces  maî- 
tres, qui  établit  la  différence  entre  l'intérêt  Sel' équité:  entre  l'artifice  & 
la  droiture:  enfin  entre  le  vice  6c  la  vertu.  La  raifon  que  l'homme  a  reçu 
de  Tien ,  eft  à  peu  près  à  l'égard  du  cœur ,  ce  que  la  fanté  ell  à  l'égard 
du  corps.  La  raifon  régne-t-elle  dans  le  cœur?  Tout  y  ell  dans  l'ordre  :  ce 
n'cll  que -droiture,  équité,  vertu.  Les  paffions  font  au  contraire  comme 
les  maladies  de  ce  même  cœur.  Y  régnent-elles?  Le  trouble  y  eft  :  cen'eft 
qu'artifice,  intérêt,  vice.  Où  régne  la  vertu,  régne  en  même  tems  une 
joie  également  douce  êc  pure,  qui  rend  chaque  jour  plus  heureux  celui  qui 
la  goûte.  Le  vice  au  contraire  traîne  après  foi  de  rudes  peines,  qui  acca- 
blent chaque  jour  de  plus  en  plus  celui  qui  les  fouffre.  Le  bon  ordre  6c  la 
fureté  des  Empires,  leurs  troubles  ou  leurs  ruines,  font  auffi  les  difterens 
effets  de  ces  différentes  caufes  :  effets  qui  tout  différens  qu'ils  font,  ont 
cependant  cela  de  commun,  qu'une  penfée  bonne  ou  mauvaife  en  eft  le 
premier  principe.  C'eft  ce  que  T^o,  Chun^  6c  2?/ exprimoicnt  par  ces  pa- 
roles. Rien  de  plus  dangereux  que  les  paffions,  rien  de  plus  délicat  que  la 
raifon.  Ce  n'eu  qu'en  coni~ervant  cette  raifon  pure,  6c  en  la  faifant  régner 
feule,  qu'on  tient  conftamment  le  vrai  milieu.  .  .  .  Dans  la  fuite  Tir^a /ji 
dit  qu'il  eft  furpris  de  voir  fi  peu  fleurir  le  régne  d'un  Prince,  qui  étant 
monté  fur  le  trône  dans  un  âge  uieur,  y  avoit  de  plus  aporté  d'excellentes 

qua- 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  72^ 

qualitez,  qu'il  en  a  recherché  la  caufe,  &  qu'il  croit  l'avoir  trouvée.  C'ell 
dit-il  nettement  au  Prince,  que  dans  le  choix  de  vos  Officiers,  vous  ne  fui- 
rez point  la  railon  &  l'équité.  Vous  craignez  même  de  mettre  en  place 
des  gens  droits  6c  termes.  Pourquoi  cela?  Parce  que  des  gens  de  ce  carac- 
tère s'opoieroient  avec  force  à  ces  favoris  domeltiques,  qui  brouillent  tout, 
aulquels,  dès  votre  jeuneflc,  vous  vous  êtes  comme  livré  par  trop  de  con- 
delcendance.  .  . 

'tchu  hi  après  avoir  parlé  à  peu  près  fur  ce  ton  dans  tout  fon  difcours  qui 
eft  fort  long  ,  lînit  pars'humilicr,  &  par  excufer  en  quatre  mots  ia  liberté. 
Il  :  rotelle  qu'elle  elt  un  pur  effet  de  fon  zèle  pour  l'Etat  Se  pour  la  propre 
gloire  du  Prince. 

Une  gloiè  dit  que  l'Empereur  reçut  très-bien  les  avis  àaTcbu  hi:  elle  ne 
dit  pas  s'il  en  profita. 

La  cinquième  des  années  Chao  hing,  Tchu  \\\  fut  ap- 
pelle à  la  Cour ,  ou  il  eut  l'honorable  emploi  de  lire  ^ 
d'expliquer  à  l'Empereur  les  Livres  qu'on  appelle  King. 
Il  Jit  Jon  remercîment  par  écrit  ,  félon  la  coutume. 
Dans  ce  remercîment  ^  après  avoir  loué  l'ardeur  du 
Prince  à  s'ïnfîruire  ,  Êf  pi  otefié  mudeflement  de  fon 
peu  de  capacité  :  il  ajoute  ce  qui  fuit. 

A  Uss  I  ai-je  été  faifi  de  crainte,  quand  on  m'a  déclaré  vos  ordres.  Je  Difcours 
_£\  n'ofois  dabord  accepter  l'honneur  que  vous  me  faificz.  Enfurtej'ai  deic^w/j;? 
fait  attention  à  ces  v  entez  fi  connues  :  que  l'homme  reçoit  de  Tien  une  na- 
ture capable  de  toutes  les  vertus:  qu'il  peut  non  feulement  connoître  ôc 
dirtinguer  les  différens  devoirs  de  Prince  &  de  iujet,  de  peie  &  de  fils,&c. 
Mais  encore  ju^cr  &  déterminer  ce  qui  convient  ou  ne  convient  pas  dans 
les  différentes  affaires, dedans  les  diverfes  conjonéturesoii  il  fe  trouve:  mais 
qu'en  même  tems  qu'il  elt  capable  de  tant  de  chofes,  il  eft  d'un  autre  côté 
fujet  à  fe  reffentir  des  altérations  delà  matière,  &  à  le  laiffer  toucher  aux  ob- 
jets fenfibles  :  que  naturellement  il  ieroit  à  craindre  que  fa  raifon  négligée 
venant  à  s'obfcurcir  peu-à-peu,  il  ne  tombât  dans  un  aveuglement  tuneftc 
fur  fes  devoirs,  6c  n'y  demeurât  toute  fi  vie  :  que  l'étude  par  conféquent  6c 
l'aplication  font  autant  néceffaires  aux  Grands  qu'aux  petits;  enfin  que 
pour  vous  aider  en  ce  travail,  il  n'étoit  point  néceffaire  d'avoir  beaucoup 
d'éloquence  iji  de  politeffe 

Après  avoir  Eiit  ces  réflexions,  il  m'a  paru  qu'ayant  donné,  comme  j'ai 
fait,  beaucoup  de  tems  à  l'étude  de  nos  King^  je  poufois  peut-être  en  effet 
vous  être  utile,  ne  fût-ce  qu'en  vous  propofant  la  métode  que  j'ai  fuivie  en 

l'orne  IL  J.'Li.  z  les 


7P  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  du     les  étudiant.     La  voici  en  peu  de  mots.     Ce  qu'il  y  a  d'eflentiel  en  cette 
?''^TV   '"^•^i^i'^ï  ^'^^  ^^  '''^"  pénétrer  le  fond  6c  la  railon  de  chaque  chofe.     Nos 
de  le  H  I.  jj^rres  f^nt  pour  cela  d'un  grand  fecours.     C'eft  dans  cette  vue  qa'il  faut 
les  lire.     Mais  il  y  a  minière  de  le  taire  avec  fruit.     Quand  on  ell  fur  un 
endroit,  il  faut,  avant  que  de  pafler  outre,  s'efforcer  de  le  bien  compren- 
dre, d'y  découvrir  ce  qu'il  y  a  de  plus  pur  6c  de  plus  parfait,  êc  de  ne  rien 
laifler  échaper  de  ce  qui  s'en  peut  tirer.     Or  c'ell  à  quoi  on  ne  peut  réuf- 
fir ,   fans  fe  tenir  conltamment  dans  une  attention  refpectueufe ,  qui  a  fa 
difficulté,  ^  qui  ne  peut  être  que  le  fruit  d'une  refolution  bien  ferme,  6cc. 
Tcbu  hi  reprend  encore  ce  qu'il  a  indiqué,  6c  il  l'étend  :  mais  il  appuyé 
principalement  fur  l'importance  ôc  la  néceiîlté  d'une  attention  refpedueu- 
fe  ,  qu'il  appelle  en  un  mot  K'mg  {a). 

Pour  ce  qui  efl:  de  ce  que  j'ai  dit,  qu'il  faut,  en  lifant  chaque  endroit, 
s'efforcer  d'atteindre  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  parfait  :  il  ell  clair  que  cela  dé- 
pend de  Sin  {b).  Or  ce  Sin  de  l'homme  ,  qu'eft-ce?  C'eit  un  être  qui  eft 
très-Hift  (f),  très  (d)  Ling  ^  6c  très  Chin^  d'une  excellence  que  nous  ne 
pouvons  entièrement  pénétrer, qui  doit  préfider  dans  chacun  de  nous,  tant 
aux  mouvemens  perfonnels,  qu'aa.x;  aélions  de  la  vie  civile,  6c  dont  par 
conféquent  la  préfence  6c  l'attention  efl:  à  chaque  inftant  nèceffaire.  En 
effet,  fi  le  Sin  de  l'homm;  s'èchape  6c  s'envole,  pour  ainli  parler,  après 
les  objets  fenfîbles  dont  le  corps  eft  environné:  la  perfonne  6c  fa  conduite 
fe  reffentent  auffi-tôt  de  l'abfence  de  ce  maître.  En  vain  un  homme  auroit 
alors  le  corps  courbé  ,  6c  les  yeux  attachez  fur  un  livre.  Peu  attentif  à 
lui-même,  com^ment  feroit-il  en  état  de  méditer  les  paroles  de  nos  anciens 
fages,  d'examiner  dans  chaque  aétion  ^  dans  chaque  affaire  les  différentes 
circonftances,  d'y  puifer  des  lumières  fur  fes  devoirs,  8c  d'en  tirer  pour  fa 
conduite  des  conclufions  de  pratique?  Le  fige,  dit  Confucius,  s'il  n'efl 
atentif  6c  apliqué,  ne  fera  pas  long-tems  fage.    L'étude  6c  l'aplication  que 

je 

{a)  Klng.  Refpeâ,  attention  refpcaueufc ,  être  attentif  avec  refpeft,  refpcfter,  ho- 
norer, &c. 

(*)  sin.  Ci-devant  quand  j'ai  rencontré  cette  lettre,  je  l'ai  tra*iite  parle  mot  Fran- 
çois ,  cœur ,  parce  qu'en  effet  cette  expreffion  Chinoife  ,  aulE  bien  que  la  Françoire,'fignifie^ 
félon  qu'on  remployé,  ou  cette  pirtie  du  corps  qui  donne  aux  autres  le  mouvement, 
ou  les  affedions  de  la  volonté.  Mais  ici  ,  co-nme  en  bien  d'autres  endroits,  il  eft  clair 
que  l'etpreffion  Sin  a  plus  d'étendue,  &  fignifie  l'ame,  l'efprit.  J'ai  cependant  mieux 
aimé  ne  point  traduire  dins  le  texte  cette  expreffijo,  &  quelques  autres:  par  exemple, 
N:n:  qui,  fïlon.la  définition  qu'en  font  les  Chinois,  fe  dit  de  ce  qui  eft  excellent,  mais 
difficile  à  approfondir  8c  à  bien  comprendre,  Aftao  eul  pouko  tfc,  &  qui  dsns  l'ufage  fe  dit 
d:s  efprits  qu'on  honore  ou  religieuferaent ,  ou  civilement,  de  ceux  dont  on  raconte 
des  apantions,  8:c.  ;rew,  des  Empereurs,  dont  on  veut  louer  la  pénétration  &  la  fublime 
fageffe. 

(c)  liin,  qui  fignifie  fuStil ,  imperceptible,  vuide,  &  qui  dans  ce  dernier  fens  s'employe 
dans  le  phyfique  6:  dans  le  moral,  principalement  avec  la  lettre  Sin:  de  forte  que  H;»  Sin^ 
dans  un  ufage  commun  &  très-connu,  fignifie  fans  préjugé,  par  exemple,  écouter  Hi»  St» 
une  chofe.  c'eft  l'écouter  fan^  préjugez  dans  l'efprit  8c  d.ins  le  cœur. 

(d)  Ling,  qui  félon  les  didionnaires  8c  l'ufage,  fignifie  intelligence,  providence, pouvoi* 
occulte  de  fecomix  8c  d'agir. 


ET   DE   LA    TARTARIE   CHINOISE.  7^1 

je  recommande,  dit  auffi  Mong  tfe^  en  quoi  principalement  confîftent-el- 
les?  A  bien  retenir  ôc  fixer  ion  Sin.  Un  homme  retient-il  ainfi  fon  Sin^ 
fans  le  laifl'er  diftraire  aux  objets  fenfibles,ou  troubler  par  les  pafîîons  qu'ils 
excitent:  alors,  foit  qu'il  life  ,  foit  qu'il  mcdite  fur  ce  qu'il  a  lu,  peu  de 
chofcs  lui  échapent.  Et  s'il  pouvoit  en  venir  jufqu'à  conferver  cette  dif- 
pofition  dans  le  commerce  du  monde,  la  multitude  des  affaires,  &  la  di- 
verfité  des  objets  ne  lui  nuiroient  point.  Il  fçauroit  en  toutes  chofes  pren- 
dre fon  parti,  fans  s'écarter  de  fon  devoir.  Voilà  quelle  ell  ma  penfce , 
quand  je  dis  que  pour  lire  nos  King  avec  tout  le  fruit  poffible,  il  faut  une 
attention  refpeétueufe,  6c  une  réfolution  bien  ferme. 

Leang  ke  kia  devenu  Mmïflre  d'Etat  fom  l'Empereur 
Hiao  tfong  ,  fa  tout  ce  qu'il  put ,  pour  engager  Tchu 
hi  à  entrer  dans  les  affaires,  Tchu  hi  s'eyi  excufa  conf- 
tamment.  Un  jour  que  Leang  ke  kia  le  prejjott  plus 
que  jamais  par  une  Lettre  y  Tchu  hi  lui  fa  la  rèponfe 
qui  fuit» 


J 


'Ai  lu  avec  refpeft  la  lettre  {a)  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'é-  Autre  DiS 
crire.     Une  vertu  médiocre  8c  foible,  telle  qu'ell  la  mienne,  cherche   cours  de 


homme  de  votre  rang,  6c  fur-tout  un  homme  dont  les  lumières  6c  la  droi- 
ture font  fi  connues,  daigne  témoigner  tant  d'emprefTemcnt  en  ma  faveur. 
Toujours  incapable  d'agir  par  d'autres  vues  que  celles  du  bien  commun  , 
vous  pouvez  encore  moins  être  foupçonné  dans  cette  occafion  d'agir  par 
quelque  intérêt  particulier^  n'en  pouvant  avoir  à  me  produire.  Aufli  ai-je 
toujours  régarde  vos  cmprefiemens,  comme  un  pur  effet  des  fentimens  fa- 
vorables que  vous  avez  pris  pour  moi,  fans  que  je  l'aye  mérité. 

Après  tant  d'inftances  de  votre  part ,  6c  fur-tout  après  votre  dernière 
lettre,  je  me  rendrois  fans  doute,  6c  j'eflaierois  à  fcrvir  l'Etat  félon  ma  por- 
tée, fi  j'avois  une  railbn  moins  forte  que  celle  qui  me  retient  dans  ma  re- 
traitte.  Cette  raifon  ,  vous  la  fçavez  ,  c'efl:  pour  afTûrer  6c  conferver  en 
fon  entier,  ce  que  j'ai  de  droiture  6c  de  vertu.  Or  cette  raifon  ne  me  per- 
met pas  d'entrer  aujourd'hui  dans  les  emplois.  Je  crois  même  faire  mieux 
de  ne  vous  rien  dire  fur  divers  points  que  vous  touchez,  6c  qui  ont  tous 
rapport  au  gouvernement.  Permettez-moi  de  nie  borner  à  vous  rappeller 
un  mot  de  Fang  tong:  De  quoi  je  vous  conjure  ^  ô  Prince^  dilbit-il,  c'efl  d'être 
'vous-même  bien  réglé  ^  pour  bien  régler  F  Etat.     Ce  mot,  tout  fimple,  6c  tout 

com- 

(«)  Mot  à  mot  le  Chinois  dit,  les  inftru(f>ion;  que  vous  viiz  eu  la  bonté  dt;  me  donner. 
Zzz  z  2. 


7ÎZ  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

commun  qu'il  eft  ,  renferme  un  fens  de  grande  étendue.  J'ofe  vous  prier 
d'y  faire  attention.  Produire  èc  avancer  les  gens  qui  ont  du  talent  &  du 
mérite,  ne  fe  pardonner  rien  à  foi-même:  être  chargé  de  tout  le  gouverne- 
ment, èc  s'acquitter  fi  bien  de  cet  emploi  qu'il  n'y  ait  rien  à  redire:  faire 
du  Prince  un  digne  fouverain  ,  rendre  vertueux  les  fujets  :  voilà  les  obli- 
gations d'un  Miniftre.  Tout  iéroit  poffible  à  celui  qui  les  remphroit 
parfaitement.  Mais  un  Minillre  y  manque-t-il  par  quelque  endroit?  Ce 
manquement  fût-il  léger?  c'efb  toujours  une  tache  à  fa  vertu:  c'ell:  une 
brèche  qui  peu  à  peu  devenant  plus  grande,  afFoiblit  fa  vertu,  6c  expofe  la 
réputation.  Alors  fentant  le  befoin  qu'il  a  d'être  redrefîe,  occupé  du  foin 
de  parer  aux  reproches  qu'il  fent  mériter:  y  a-t-il  lieu  d'efpercr  qu'il  vienne 
à  bout  de  faire  du  ibuverain  un  Prince  parfait.  Se  de  l'Empire  un  Etat  heu- 
reux ?  Le  cœur  de  Tu-n  n'eft  point  encore  appaifé.  Se  les  peuples  font  épui- 
fez.  La  Chine  n'eft  point  rétablie  dans  ce  floriffant  état  qui  la  faifoit  reC- 
peéter.  La  cupidité  des  barbares  eft  plus  que  jamais  à  craindre  pour  elle. 
Penfez-y  ,  je  vous  en  prie.  Tâchez  d'y  pourvoir  efficacement,  Se  cefTez 
de  peniér  à  moi.  La  grâce  que  je  vous  prie  d'ajouter  aux  précédentes, c'eft 
d'exculer  la  liberté  avec  laquelle,  fans  être  en  place,  je  parler  à  un  hom- 
me de  votre  rang. 

'4d*^  «^T^  ^Sfj?  ■■^j?  ^.•t^  '^J?  5âÈ  ■■i^j!?  «aj^  'feSs?  ^ituy^iitS^  ^finSjS^ 

Yii  yun  ouen  M'imjîre  d'Etat  fous  l'Empereur  Hiao 
tfong  penfant  à  faire  la  guêtre  ^  pour  réparer  les  per- 
tes qu'on  avo'it  faites  y  voulut  s'aider  ^/d"  Te  h  an  g  ché. 
//  ////  en  fit  porter  la  parole  par  h'ien  des  gens ,  ^  d'u- 
ne manière  toujours  obligeante.  Tchang  chc  pour 
toute  réponfe ,  alla  trouver  l'Empereur  j  ^  lut  préfen- 
ta  le  DifcGurs  qui  fuit, 

PR I N  c  E  ,  pourquoi  croyez-vous  que  nos  anciens  Empereurs  régnoient 
fi  glorieufement  ?  Pourquoi  tout  réufliflbit-il  au  gré  de  leurs  defirs  ? 
C'cll  que  par  leur  folide  6c  parfaite  vertu  ils  touchoient  en  même  tems  le 
cœur  de  Tien  Se  le  cœur  des  hommes.  Se  qu'ils  ne  fe  démentoient  en  rien. 
Aujourd'hui  malgré  les  peines  que  V.  M.  Sc  fes  Miniftres  fe  donnent,  on 
a  beau  former  des  projets ,  aucun  ne  s'exécute  avec  fuccês.  Croiez-moi, 
rentrez  en  vous-même.  Examinez  avec  foin  vos  paroles,  vos  aéfions,  Se 
fur-tout  votre  intériem-.  Voïez  s'il  n'y  a  point  quelque  intention  peu  droi- 
te, quelque  intérêt  particulier,  ou  quelque  paflion  fécrette  qui  giite  tout. 
Si  vous  y  trouvez  quelque  chofe  de  femblable,  corigez-le  fans  délai,  afin 
que  cet  obllaclc  levé  ,  Se  votre  cœiu:  revenu  au  julte  &  droit  milieu  qui 

fait 


ET    DE   LA   TARTARIE  .CHINOISE.  735 

fait  la  vertu,  vous  diftinguiez  avec  facilite  le  bien  du  mal,  entre  les  biens  le 
plus  parfait,  £c  que  vous  vous  y  attachiez  avec  conltaace.  Si  vous  en  ufez 
ainfi.  Tien  6c  les  hommes  vous  répondront  de  leur  côte,  6c  préviendront 
même  vos  vœux.  Ce  qui  vous  occupe  maintenant,  c'eft  |le  défir  de  ré» 
couvrer  les  terres  de  la  Chine.  Il  faut  auparavant  avoir  gagné  le  cœur  de 
vos  peuples.  Le  moyen  de  le  gagner,  ce  n'eft  aflûrcment  pas  en  les  acca- 
blant par  des  corvées  ,  5c  en  les  ruinant  par  des  fubfides.  Ménagez  leurs 
forces  :  épargnez  leurs  biens  :  vous  y  reuffirez.  Dans  l'état  ou  ibnt  au- 
jourd'hui les  chofes ,  vous  ne  pouvez  réuflir  autrement,  qu'en  réprimant 
toutes  vos  partions ,  6c  en  donnant  à  vos  fujets  des  témoignages  non  fuf- 
pefts,  6c  des  exemples  fenfibles  de  la  plus  parfaite  équité.  Ce  qui  prelTc  le 
plus,  par  où  il  faut  commencer ,  6c  quels  font  ks  tems  6c  les  momens 
qu'il  faut  choîfir  :  c'ell  un  détail  où  je  n'oie  point  entrer,  Votre  Majefté 
y  penfera. 

Tfai  chin ,  autrement  dit  Tfai  kieou  fong  du  lieu  où  il 

fi  retira  pour  étudier,  fut  ""'Dijciple  ^é"  Tchu  hi ,  auprès  duquel 
il  demeura  long-tems.  Tchu  \\\Jnr  la  fin  de  fis  jours  penfiit  à  fai- 
re fur  le  Chu  king  un  Commentaire,  qui  fût  comme  un  fréci  s  de 
divers  autres  ,  quon  avait  déjà  faits.  N' ayant  pu  lui-même  f  en- 
treprendre, il  en  cbargeaTvM  chin.  Celui-ci  l'entreprit,  (3  Ta- 
cbeva  dix  ans  après  la  mort  de  Tchu  hi.  En  le  f ai  fiant  imprimer , 
ily  mit  une  Tréface,  qu'oh  a  jugé  digne  d'être  inférée  dans  le  Re- 
cueil Impérial ,  d'où  je  tire  ces  Tiéces.  Je  vais  la  traduire ,  ne 
fût-ce  que  pour  faire  connoître  que  Vidée  Chinoife  en  ce  genre  n'efi 
pas  fort  éloignée  de  la  7iotre ,  du  moins  quand  r  Auteur  de  la  Tré- 
face efi  aufil  P  Auteur  du  Livre. 

L'Hiver  d'une  des  années  nommées  King  yuen,  défignée  par  Toui  fur   Préface 
le  cicle  féxagénaire,  mon  maître  Oaf«  (a)  kongme  chargea  de  fiirc   d'un  Livre 
ce  commentaire  fur  le  Chu  king.     L'année  fuivante  il  mourut.    J'ai  travail-   cV« "*<«£. 
lé  à  cet  ouvrage  pendant  dix  ans,  6c  quoique  ce  jne  fût  pas  un  fort  gros  li- 
vre,   je  n'ai  pu  l'achever  plûiôt.     Aufiî  faut-il  convenir  que  commenter  le 
Chu  king,  ce  n'cfl;  pas  une  chofe  facile.     Le  gouvernement  de  nos  deux  Ti, 
"Se  de  nos  trois  F'arig,  fait  proprement  le  font.!  de  ce  livre.     Il  contient  en 
abrégé  leurs  maximes,  6c  leur  conuuite.     C'clt  affez  dire.     On  comprend 
bien  que  pénétrer  le  fond  de  ce  tréfor,  6c  en  étaler  les  richeOes ,  c'eil  un 
ouvrage  de  longue  haleine,  6c  qu'il  n'étoit  gueres  pofHble  d'y  réuilir  mé- 

dio" 

(«)  Titre  honorable  donné  \  Tchu  ht  antès  h  mort^ 
Zzz  Z  3, 


7J4  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  delà  diocrement  fans  beaucoup  de  travail  &  d'-aplication.    Depuis  ces  anciens 
Préface  du   tems  julqu'ànous,   il  s'clt  bien  pâlie  des  fiécles  ,  &  quand  l'ouvrage  n'au- 
Cbuking.     roit  eu  que  la  dilSculté  dedéveloper  aujourd'hui  une  antiquité  ii  reculée, 
il  ell  aile  de  concevoir  qu'il  ne  m'a  pas  peu  coûté. 

Une  rcflciSlrion  m'a  encouragé  malgré  cette  difficulté,  8c  m'a  fait  efpé- 
rer  quelque  fuccés  dans  mon  travail.  Ce  beau  gouvernement  de  nos  deux 
i'i  6c  de  nos  trois  Fmg^  me  iuis-je  dit  à  moi-même,  fur  quoi  étoit-il  fon- 
dé? C'étoit  fur  la  raiion  droite  &  pure.  Cette  rail'on  où  la  prcnoient-ils? 
Ils  la  trouvoient  dans  leur  propre  cœur  {a).  Or  chacun  la  peut  trouver 
dans  ce  même  endroit.  De  là  j'ai  conclu  que  pour  parler  avec  quelque  juf- 
tefle  de  ce  bf au  gouvernement,  pour  en  reconnoître  les  vrais  prmcipes,  & 
pour  expolér  fidèlement  les  fentimens  Se  les  maximes  de  ces  grands  Princes, 
il  me  luffiibit  de  connoître  aflcz  bien  le  cœur  humain:  mettant  avec  ce  fe- 
cours  la  main  à  l'œuvre,  j'ai  trouvé  que  fous  Tao^  Chun  6c  2«,  la  maxime 
fondamentale  fe  réduifoit  à  ces  quatre  mots,  {b)  Tfing^  7,  'Tche^  tchong. 
Sous  d'autres  régnes,  la  grande  leçon  fie  qu'on  inculquoit  fouvent,  étoit 
conçue  en  ces  termes:  Kkn  {c)  tchong,  Kien  {d)  ki,  établiflez-vous  dans  le 
vrai  milieu,  élevez  vous  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  parfait. 

J'ai  remarqué  que  l'obfervation  de  ces  maximes  fondamentales,  &  des 
autres  qui  en  dépendent,  tantôt  s'apelloit  7^^,  (f)  tantôt  G/>/,  (/)  dans  quel- 
ques endroits  Kmg,  (g)  dans  d'autres  Tchmg.  {h)  Mais  je  n'ai  point  eu  de 
peine  à  voir  que  fous  ces  différens  termes  on  entendoit  une  même  chofe, 
&  que  toutes  ces  exprefîions  repréfentoient  j)ar  différens  endroits ,  l'excel- 
lence du  cœur  humain:  quand  la  raifon  y  régne,  c'eft  pour  marquer  d'oii 
vient  ce  cœur,  &  lui  infpirer  du  refpcét,  en  le  rappellant  à  fon  origine, 
que  ce  même  livre  employé  fi  fouvent  l'expreffion  Tien.  On  y  revient 
fans  celle  à  parler  des  peuples.  C'eft  pour  faire  fentir  au  cœur  du  Prince, 
qu'il  leur  doit  fes  foins  &  fa  tendreflc.  Le  cœur  du  Prince  eft-il  droit? 
fes  premiers  foins,  &  comme  fes  premières  produdions  font  les  rits,  la  mu- 
fique,  Se  tout  ce  qui  peut  contribuer  à  l'inftrtiélion  de  fes  peuples.  De 
ce  même  fond  fortent  les  loix,  les  arts,  la  politeffe,  qui  donnent  au  refte 

un 

(d")  L'expreffion  Chinoife  eft  S'tn,  &  a  ici  la  même  (ignification  qu'on  a  fait  remarquer 
ci-delT»s  d.ins  une  pièce  de  Tchu  ht 

{b)  T/;n^pur,  cxcellenr,  parfait,  épurer,  perfedlionner.  r  figiiifie  un  ,  unique  ,  pur  ,fimplè. 
Tche  prendre  iS:  tenir  ferme:  Tchong  le  droit  &  julte  milieu.  C'eft  ici  une  citation  abrégée 
d'un  texte  qui  a  été  traduit  ci-devant.  Si  on  veut,  on  peut  traduiie  ces  quatre  mots  Chi- 
nois par  quatre  François,  purement  &  fimplemcnt,  tenez  le  milieu. 

{c)  Kitn  élever,  établir,  affermir.  Tchong,  le  jufte  milieu.  Le  fécond  Kif»  comme  le 
premier. 

((i  )  Ki  le  plus  haut  degré  en  chaque  genre ,  mot  à  mot  élevez  le  milieu ,  élevez  le  plus 
parfait. 

(e)  Te  vertueux  en  général. 

(/)  Gin  bonté,  chanté,  quelquefois  vertu  en  général. 

{g^  King,  refpeifl,  attention  refpeftueufe. 

{h)  Tching,  fincérité,  droiture,  folidité,  perfcélion. 


ET  DE  LA   TARTARIE   CHINOISE.  j^f 

un  nouvel  éclat.  Bien-tôt  fuit  dans  les  familles  un  bel  ordre,  dans  chaque  Suite  de  h 
Etat  un  beau  gouvernement ,  èc  dans  tout  l'Empire  une  paix  profonde.  Pféface  du 
Tout  ell  poflîble  à  un  cœur  oii  la  raifon  régne  feule  dans  fi  pureté.  Tel  ^^^  '""^' 
fut  toujours  le  cœur  de  nos  deux  Ti  &  de  nos  trois  Fang.  Tel  devint  a- 
près  d'aflez  grands  efforts  le  cœur  de  Tai  kïa  Sc  de  Tching  vang.  Le  cœur 
de  Kié  6c  de  Tchcoii  fut  bien  différent,  parce  qu'ils  le  négligèrent  6c  l'aban- 
donnèrent. Dc-là  ell  venue  la  différence  qui  fe  voit  dans  le  Chu  kin"  entre 
ces  différcns  régnes  :  fî  donc  un  Prince  afpire  aujourd'hui  à  renouveller  le 
beau  gouvernement  de  nos  deux  T'i  6c  de  nos  trois  Fang,  il  faut  qu'il  fui- 
ve  leur  métode ,  qu'il  prenne  comme  eux  pour  guide  la  raifon  la  plus 
épurée  :  6c  que  la  trouvant  comme  eux  dans  fon  propre  cœur,  il  l'y  faffe 
régner  feule.  C'eil  à  quoi  peut  l'aider  beaucoup  le  livre  que  je  commente. 
Après  avoir  médité  moi-même  long-tems  profondément  fur  le  texte,  j'ai 
lu  avec  attention  6c  avec  critique  tout  ce  qui  s'eft  dit  à  ce  fujet,  6c  ce  n'eft 
qu'après  l'avoir  digéré  à  loifir,  que  je  prens  parti  fur  chaque  endroit.  Com- 
munément je  le  prens  de  telle  forte  que  je  cherche  à  rapprocher  6c  à  réunir 
laplijpart  des  interprétations, 6c dans  les  endroits  oij  le  fens  ell  leplus caché. 
Se  les  exprelîîons  les  plus  obfcures ,  je  m'en  tiens  prefque  toujours  à  ce  qu'on 
a  penfé  jufqu'ici,  quoique  je  l'jxprime  en  d'autres  termes.  J'avoue  feulement 
que  n'ayant  entrepris  ce  commentaire  que  pour  obéira  mon  maitre,quien  a- 
voit  formé  le  deffein  lui-même:  quand  je  trouve  qu'il  a  parlé  fur  quelque 
endroit,  je  m'atache  à  ce  qu'il  a  dit.  Il  a  revu  mon  commentaire  fur  leg 
deux  7/>«,  {a)  6c  fur  le  Tu  (/;)  mo.  Je  garde  encore  les  corections  qu'il  y  a 
faites  de  fa  main.  Hélas!  que  n'a-t-il  pu  revoir  ainfi  tout  l'ouvrage  !  J'ai 
partagé  tout  le  Chu  king  6c  mon  commentaire  en  fix  tomes.  Le  texte  de 
ce  livre,  félon  la  différence  des  dynafties,  eft  d'un  ftile  bien  différent: 
mais  dans  toutes  les  dynafties  le  gouvernement  des  bons  Princes  eft  toujours 
le  même.  On  voit  leur  cœur  dans  ce  livre,  comme  on  voit  dans  un  ta- 
bleau le  génie  6c  l'habileté  d'un  Peintre.  Mais,  pour  juger  bien  fainement 
dans  l'un  6c  dans  l'autre  genre,  il  faut  être  attentif  &  connoiffeur.  Je  ne 
me  flate  .pas  d'avoir  fait  fentir  toutes  les  beautez  de  ces  portraits  que 
le  Chu  king  nous  donne  en  petit:  ce  que'j'efpere  ,  c'eft  que  mon  ex- 
pofition  ,  qui  en  découvre  au  moins  les  principaux  traits ,  ne  fera  pas 
inutile. 


(«•)   C'eft  ce  qu'il  y  a  dans  le   Chu   king  des   régnes  de  la»  &    de  Chun  qui  font  les 

■"X  Ti. 

(*)  C"eft  le  titre  d'un  chapitre  du  Chu  king. 


H^ 


La 


73<î  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

La  tro'tfieme  des  années  nommées  Kia  ting ,   Tching  te 

Çicou  pi  é/ent a  à  Hing   tfong  qm  régnait  alors  y   La 

Remontrance  Jmvante, 

Remon-  /'^N  dit,  &  il  eft  vrai,  qu'il  y  a  dans  l'univers  une  raiion  qui  ne  s'é- 
mnce-  "^e  y^  ^  \Q.\vx  point,  qui  ell  enracinée  dans  le  cœur  de  rhomnie,  qui  elt  tou- 
CkouJ'  '*  jours  la  même  dans  tous  les  tems,  Se  qui  fait  que  certaines  chofes  lont  con- 
damnées par  tout  le  monde,  au  moins  intérieurement,  6c  d'autres  univer- 
fellement  approuvées.  Depuis  que  le  monde  exifte,  il  y  a  eu  en  divers  tems 
bien  du  delordre.  Il  a  été  fi  grand  fous  certains  régnes,  que  les  loix  é- 
toient  fans  vigueur,  &  les  méchans  oibient  tout  tenter  fans  crainte  &  fans 
honte.  Alors  la  corruption  faifoit  à  la  vérité  que  des  paffions  particulières 
étoicnt  comme  le  reflbrt  du  gouvernement.  Mais  cette  corruption  n'ctei- 
gnoit  point,  du  moins  dans  le  plus  grand  nombre,  la  lumière  qui  condam- 
noit  ce  déiordre.  Ces  fentimens  comme  univeriels  &  communs  à  tous  les 
hommes,  font,  dit  fort  bien  Leoungancbi^  des  rayons  de  cette  lumière  & 
de  cette  raifon  naturelle,  qui  nous  vient  de  Tien:  elle  ne  s'éreint  jamais 
cette  lumière.  Qui  veut  ouvrir  les  yeux,  l'aperçoit.  Elle  fubfilK-  tou- 
jours cette  raifon:  relie  à  l'écouter  quand  elle  parle,  fur  tout  quand  elle  le 
fait  par  la  voix  de  tous,  ou  de  prefque  tous  les  hommes. 

Dans  les  années  nommées  Hl  nmg,  Ouaugngan  cbé  àewcxwi  Miniftre,  fit 
I  certain  nouveau  règlement.     Comme  il  étoit  très-préjudiciable,    tout  le 

monde  fe  recria  fort.  Ouang  ngan  ché  dont  le  règlement  accommodoit  lai  cu- 
pidité du  Prince,  eut  le  crédit  de  faire  calTer  quelques-uns  de  ceux  qui  fi- 
rent des  remontrances  :  mais  il  ne  put  fermer  la  bouche  ni  à  ceux-là  ,  ni 
aux  autres.     Il  fut  cd'îiflamment  défaprouvé. 

Dans  les  années  nommées.C/.'^o  ^^^>^i-)  o"  p^^i'la  de  paix  &  d'alliance  avec 
les  Kin.  Le  pafle  avoit  apris  qu'il  n'y  avoit  aucun  fond  à  faire  fur  ces  trai- 
tez, &  qu'ils  étoient  pernicieux  par  bien  des  endroits.  La  plus  grande  par- 
tie de  ceux  qui  compofoient  le  confcil  y  fut  contraire:  'Tfin  ouei^  auteur  de 
cet  avis  qu'on  rcjectoit,  put  bien  abuiér  de  l'autorité  du  Prince,  dont  il 
s'étoit  depuis  long-tems  rendu  le  maitre,  pour  faire  mourir  quelques-uns 
des  contradiûcurs.  Mais  il  ne  put  empêcher  que  tout  l'Empire  ne  défa- 
prouvât  également  &  fon  projet,  &  fa  vengeance.  On  eut  beau  fe  récrier 
contre  le  règlement  àeOmngngau  ché,  l'avaricd  du  Prince  l'autorifa:  auf- 
fi  ce  Prince  acheva-t-il  de  ruiner  les  peuples.  Envain  on  repréfenta  contre 
laprétcndue  paix  avec  \csKin  :  Tfiii  oiiei  l'emporta  fur  tant  de  confeils.  Tout 
le  nuit  qu'on  en  tira,  fut  de  rendre  ces  barbares  beaucoup  plus  fiers  Se  plus 
hardis  à  nous  nuire.  Tant  il  cft  vrai  que  la  raifon  parle  ordinairement  par 
la  voix  commune,  &  qu'il  eil  important  de  la  refpectcr. 

Ne 


ET  DE  LA   TARTARIE  CHINOISE. 


7Î/ 


Ne  cherchons  point  dans  les  tems  partez  des  exemples  qui  le  prouvent. 
De  nos  jours  nous  avons  vu  en  place  un  Han  tchi  tcheou  ,  ame  baflc  6c  petit 
génie:  fier  du  crédit  qu'il  avoit  fçû  trouver  auprès  de  V.  M.  il  dccidoit 
de  tout  à  fa  tête.  Aufli  eut-il  tout  le  monde  contre  lui.  Il  a  bien  pu  pen- 
dant quelque  tems  faire  préférer  le  mal  au  bien ,  fes  idées  ou  fes  intérêts 
aux  fages  avis  des  gens  droits  6c  fenfez.  Mais  il  eft  enfin  mort  dans  les  fu- 
plices  qu'il  méritoit  par  plus  d'un  endroit  :  8c  fa  funefte  fin  a  gloricufement 
vengé  les  grands  hommes,  dont  il  méprifoit  les  fages  avis.  En  effet,  or- 
dinairement la  voix  commune  eft  celle  de  laraifon,  6c  la  raifon  eft  elle-mê- 
me la  voix  du  7ien.  C'étoit  donc  Tien  que  l'hi  tcheou  méprifoit.  Le  pou- 
voit-il  faire  impunément  ?,  Les  bons  Princes  6c  les  bons  Miniftrcs  en  ufent 
tout  autrement.  Le  refped:  qu'ils  ont  pour  Tien,  leur  fait  rcfpeéter  la  voix 
publique  6c  les  délibérations  communes.  Par-là  ils  gagnent  le  cœur  des 
peuples,  6c  s'attirent  le  fecours  de  Tien.  Avec  cela  qu'ont-ils  à  craindre  .'' 
Par  la  jufte  punition  d'un  indigne  favori ,  vous  avez  fait  un  grand  pas  vers 
le  droit  chemin  :  mais  je  crains  qu'un  mal  qui  avoit  duré  du  tems,  ne  foit 
pas  encore  tout-à-fait  guéri.  Vous  ne  fçauriez  trop  vous  précautionner 
contre  une  rechute.  Parlons  fans  figure.  Vous  avez  fenti  le  danger  qu'il 
y  a  pour  un  Prince,  de  fe  trop  livrer  à  un  fujct  par  inclination,  ou  autre- 
ment, 6c  de  n'écouter  que  lui  feul.  Soyez  conftant  dans  un  fi  heureux  re- 
tour. Fondez  votre  gouvernement,  non  fur  des  vues  que  fuggére  en  fé- 
cret  un  feul  homme,  foufflé  fouvent  par  une  cabale  ,  ou  animé  par  l'inté- 
rêt, mais  fur  des  délibérations  communes,  6c  fur  l'avis  du  grand  nombre. 
Dans  les  réfolutions  que  vous  aurez  à  prendre,  cherchez  fincérement  6c  de 
bonne  foi ,  comme  étant  en  préfence  de  Chang  ti ,  le  parti  le  plus  équita- 
ble. Tien  6c  les  hommes  s'en  réjouiront ,  6c  tout  l'Empire  s'en  fentira. 
Pefez  avec  attention  ce  que  je  prens  la  liberté  de  vous  expofer. 

Sur  cedifcours,  l'Empereur  Cang  hi  dit  :  il  eft  plein  d'exprefiîons  vi- 
ves, 6c  de  tours  frapans.  Il  n'y  a  rien  qui  ne  fît  honneur  à  la  plus  faine 
antiquité. 


ientimeiit 
de  Cang  hi 
fur  ce  Dif; 
cours. 


Extrait  d'un  antre   Difcours  du  même  Tching  te  fieou  , 
à  l'Empereur  Li  tfong. 


P Rince, ce  qu'il  y  a  de  plus  important  pour  un  Prince,  qui  cherche, 
comme  vous,  à  bien  gouverner:  c'cft  de  gagner  le  cœur  de  Tien  6c 
le  cœur  des  hommes  :  c'cft  en  gagnant  le  cœur  de  fes  fujets,  qu'un  fouve- 
rain  gagne  le  cœur  de  Tien.  Dans  l'J"  king^  fur  un  des  traits  du  fymbole 
nommé  Ta  yeou.,  on  lit  ces  paroles:  Dès  que  Tien  îe protège ,  il  eft  heureux  , 
tout  tourne  à  [on  avantage.  Confucius  commentant  ce  texte,  dit:  ^tel  eft 
(eliii  que  Tien  frotége,  fi  ce  n^e/î  celui  qui  s'attire  fa  prote^ion  par  fon  refpeôl  é? 
Tome  IL  Aaa  aa  > 


Sentiment 
de  Cang  ht 
fur  ce 
Difcours. 


758  DESCRIPTION    DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

fa  foimijfion?  ^uel  ejl  celui  que  les  boumes  aident^  fi  ce  tCefi  celui  qui  fe  les  ai- 
tache ;par  fa  droiture  £5?  [on  équité'^.  Les  premières  des  années  nommées  Yuen 
yeou^  lorfque  l'Empereur  Tcbé  tfong  &  l'Impératrice  mcrc  gouvernoient , 
on  vit  venir  de  tous  cotez  les  nations  voilines,  ie  ranger  à  l'envi  fous  leur 
Empire,  c'cfl:  que  tout  le  monde  étoit  inftruit  que  ceux  qui  gouvernoient 
alors,  ne  fe  propolbient  autre  choie,  que  de  remplir  les  vues  de  Tien.  Sou 
ché  parlant  du  liiccès  de  ces  heureux  tems,  &  en  expofant  la  caufe,  em- 
prunte les  termes  de  Confucius,  Se  dit  du  Prince  &  de  la  PrincefTe  :  Us 
avoient  (  à  l'égard  des  hommes)  la  droiture  ôc  l'équité  même.  Us  avoient 
(  à  l'égard  de  Ticu  )  la  plus  refpeclueuie  ibumifllon.  Mais  à  quel  prix  cro- 
yez-vous qu'on  puillc  obtenir  ces  éloges? Il  faut  dans  toutes  les  affaires , 6c 
dans  toutes  les  occafions,  s'efforcer  de  bien  répondre  aux  deifeins  de  Tien , 
Se  chercher  fincéremcnt  le  bien  des  peuples.  Nous  avons  en  votre  perlbnne 
un  Prince  naturellement  plein  de  bonté,  &  qui  d'ailleurs  ell  fort  attentif  ôc 
fort  apliqué.  Il  femble que  fous  votre  régne,  nous  devrions  voir  revenir  les 
heWts  ■ànnt&s  Tuen yeou.  Cependant  ce  u'cil:  qu'intempéries  dans  les  failbns, 
que  phénomènes  ettVayans  dans  les  affres.  A  la  cour  &  dans  vos  armées,  vos 
plus  zèlez  Officiers  font  en  allarme.  En  province,  dans  les  villes  ,  6c  à 
la  campagne,  vos  peuples  fouffVcnt  6c  gémiffent.  Cela  méfait  craindre, 
je  vous  l'avoue,  que  vous  n'ufiez  intérieurement  de  quelque  réiérve,  6c  que 
vous  ne  cherchiez  pas  bien  encore,  autant  qu'il  dépend  de  vous,  à  gagner 
le  cœur  des  hommes,  6c  par-là  celui  de  lien^  6cc. 

Da^is  le  refte  du  difcours  qui  eff  fort  long,  il  indique  divers  défauts  du 
gouvernement.  Sur  la  fin  il  rappelle  le  texte  de  YT  king,  6c  aflure  fou 
Prince,  que  s'il  remédie  de  fon  mieux  à  ces  maux  ^Tien  6c  les  homme',  l'ai- 
deront, 6c  que  fon  régne  ne  le  cédera  point  aux  belles  années  Tuenycoii.  Il 
conclut  par  ces  paroles:  mon  zèle  eff  pur  6c  fincére:  mais  il  a  rendu  mes 
expreffions  trop  hardies:  je  le  fens,  je  le  reconnois,  6c  j'en  attends  le  châ- 
timent avec  foumiffion. 

S  UR  ce  difcours ,  l'Empereur  Cang  hi  dit  :  Il  induit  le  Prince  à  tou-  . 
cher  Tien, en  gagnant  le  cœur  des  hommes.     Il  réduit  tout  pour  la  prati- 
que à  une  équité  parfaite,  6c  à  une  inviolable  droiture.    Cela  s'appelle  s'y 
bien  prendre  pour  former  un  fouverain. 


"ai 


EX- 


EXTRAITS 

D'UNE   COMPILATION 

FAITE   SOUS   LA   DYNASTIE   MING. 

Par  un  Lettré  célèbre  de    cette  Dynaflie  nommé 
T  A  N  G     K  1  N  G     T  C  H  U  E  K 

Un  Auteur  parlant  du  jeu  des  Echecs ,  qui  eji  le  beau  jeu 
de  la  Lhme ,   dît  ce  qui  fuit, 

QUELQUES  gens  ont  dit  que  le  jeu  des  échecs  venoitde  l'Em-   ^f^^^^'^^"'^ 
pereur  Tao^  ôc  que  ce  Prince  l'avoit  inventé  pour  inftruire  fon  fils   jg""  c^j". 
►  dans  l'art  de  gouverner  les  peuples,  6c  de  faire  la  guerre;   mais  rien    nois  fur 
de  moins  vrai  fembluble.     Le  grand  art  de  lao  confiltoit  dans  la  pratique   l'Origine 
continuelle  des    cinq    vertus   pruicipales ,  dont   l'exercice  lui   étoit  auffi   j    •'^^^^<, 
familier,  que  l'eft  à  tous  les  hommes  l'uiage  des  pieds  &;  des  mains.     Ce   Echecs. 
fut  la  vertu  6c  non  les  armes,   qu'il  employa  pour  réduire  les  peuples  les 
plus  barbares. 

L'art  de  la  guerre ,  dont  le  jeu  des  échecs  eft  comme  une  image,  efl 
l'art  de  fe  nuire  les  uns  aux  autres.  Tao  étoit  bien  éloigné  de  donner  à  fon 
fils  de  pareille  leçons.  Le  jeu  de  échecs  n'a  fans  doute  commencé  que 
depuis  ces  tems  malheureux,  où.  tout  l'Empire  fut  dciblé  par  les  guerres. 
C'eft  une  invention  très-peu  digne  du  grand  Tao. 

<»^g*i  «SS95  («SS*5  !*^SS^  !eSg*ig:  :S  -fiS^  !*SS»5  «SS»>  ^SS*^^ 

D^un  autre  Auteur  qui  s" élève'  contre  V acharnement 
à  ce  jeu, 

UN  homme  qui  a  le  cœur  bien  placé,  doit  avoir  honte  à  un  certain  âge 
de  n'avoir  ni  réputation ,  ni  mérite.     Pour  s'épargner  cette  confu- 
fion  ,   il  s'aplique  dès  iajeunefle,  8c  fait  des  efforts  continuels:  a-t-il  réuf- 
fi ,  &  obtenu  les  dégrez  qu'il  fe  propofoit  pour  fin  de  fon  travail? bien  loin 
Aaa  aa  z  d^ 


Paffion  des 

Chinois 

puurlejcu 

desE- 

checs. 


En  quoi 
conflfle  la 
connoif- 
fancedece 
Jeu. 


740  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

de  le  relâcher,  la  crainte  où  il  eft  que  la  fuite  ne  réponde  pas  aux  cammen- 
cemens,  lui  fait  redoubler  fon  aplication.  C'ell  ainfi  qu'en  ont  ufé  tant 
de  grands  hommes  des  fiécles  paiTez  ;  ils  ont  perfévéré  avec  une  conltance 
invincible,  dans  l'étude  de  nos  King.^  jufques  dans  un  âge  très-avancé.  Par 
ce  moyen  les  uns  ont  toujours  vécu  dans  l'honneur  :  les  autres  après  bien 
des  années  de  travail:  en  ont  enfin  reciieilli  les  fruits,  5c  font  parvenus  aux 
premiers  emplois. 

Dans  notre  lîécle,  hélas  !  combien  de  gens  laiffant  là  l'étude  des  King,  (c 
font  une  occupation  des  échecs  :  on  s'y  livre  avec  un  fi  grand  acharne- 
ment, qu'on  néglige  tout  le  refte,  même  le  boire  Se  le  manger.  Le  jour 
vient-il  a  manquer?  on  fait  allumer  les  chandelles.  L'on  continue  :  £c  quel- 
quefois le  jour  revient,  qu'on  n'a  pas  fini.  On  épuife  à  cet  amufement  le 
corps  &  l'cfprit,  fans  penfer  à  rien  autre  chofe.  A-t-on  des  affaires  ?  On 
les  néglige.  Vient-il  des  hôtes.''  On  les  éconduit.  Vous  n'obtiendriez  pas 
de  CCS  joueurs,  que  pour  le  plus  grand  repas  de  cérémonie,  ou  pour  la  plus 
folemnelle  &  la  plus  exquife  mufique,  ils  interrompifTent  leurs  combats  fri- 
voles. Enfin  ,  à  ce  jeu,  comme  à  tout  autre,  on  peut  perdre  jufqu'à  fes 
habits:  du  moins  on  fe  trouble,  on  fe  chagrine,  on  s'irrite:  Se  pourquoi  ? 
Pour  demeurer  maître  d'un  champ  de  bataille,  qui  dans  le  fond  n'eft  qu'u- 
ne planche  ,  6c  pour  remporter  une  efpèce  de  victoire,  par  laquelle  jamais 
vainqueur  n'a  obtenu  ni  titres,  ni  appointemens,  ni  terres. 

Il  y  a  de  l'habileté,  je  le  veux  croire  :  mais  c'eft  une  habileté  également 
inutile  à  l'Etat  en  général,  &  aux  familles  en  particulier.  Ce  chemin  n'a- 
boutit à  rien.  Car  fi  j'examine  à  fond  ce  jeu  par  rapport  à  l'art  de  la  guer- 
re, je  n'y  trouve  point  de  conformité  avec  les  leçons  que  nous  en  ont  laif- 
fé  les  plus  fameux  maîtres.  Si  je  l'examine  par  rapport  au  gouvernement 
civil,  j'y  reconnois  encore  moins  les  maximes  de  nos  fages.  L'habileté  de 
ce  jeu  confiite  à  furprendre  fon  adverfaire  ,  à  lui  'tendre  des  embûches,  à 
profiter  des  fautes  qu'il  fait.  Eft-ce  ainfi  qu'on  infpire  la  bonne  foi,  &  la 
droiture?  Piller,  tuer,  Se  d'autres  termes  femblables,  font  le  langage  de 
ces  joueurs.  Eft-ce  ainfi  que  l'on  infpire  la  bonté  6c  la  clémence?  Enfin,  le 
moins  qu'on  puifle  dire  de  ce  jeu,  comme  des  autres:  c'eft  que  cet  amufe- 
ment frivole,  détourne  des  occupations  utiles.  C'eft  comme  fi  vous  éleviez 
un  morceau  de  bois  ou  une  pierre,  pour  vous  amufer  à  fraper  deflus,  ou  à 
VQUS  efcrimer  contre  :  je  n'y  mers  pas  de  différence. 

Tout  homme  fage,  s'il  eft  particulier, doit  s'occuper  de  fon  domeftique, 
pour  bien  pourvoir  aux  befoins  de  fa  famille:  s'il  eft  à  la  cour  6c  au  fervicc 
de  fon  Prince,  fon  attention  doit  être  de  donner  des  preuves  de  fon  zèle.  Il 
doit  fouyent  négliger  pour  cela  jufqu'à  fes  befoins  particuliers.  Combien 
doit-il  être  plus  éloigné  de  s' amufer  au  jeu  des  échecs?  Ces  maximes,  qui 
font  de  tous  les  tems,  ne  furent  jamais  plus  de  faifon  qu'aujourd'hui  :  c'eft 
une  nouvelle  dynaftie  qui  commence.  L'Empire  fe  reflcnt  encore  des  trou* 
blés  paffez.  La  principale  occupation  de  notre  grand  Empereur  eft  de 
chercher  de  grands  Capitaines ,  6c  de  bons  Miniftres.  Pour  peu  qu'il 
trouve  un  homme  capable^  il  lui  donne  de  l'emploi,  6c  le  met  en  état  de 

par» 


ET  DE   LA    TARTARIE   CHINOISE. 


74Ï 


parvenir  à  la  plus  haute  fortune.  Cela  devroit  animer  quiconque  a  un  peu 
de  cœur:  au  lieu  de  perdre  fes  foi-ces  Se  fan  tems  en  de  vains  amufemens, 
chacun  devroit  s'efforcer  de  fervir  l'Etat ,  ôc  de  mériter  par-là  une  place 
dans  l'hilloire.     Voilà  ce  qui  peut  picquer  un  cœur  bien  placé.  ^ 

Une  inutile  habileté  vous  fait  gagner  aux  échecs  Se  vous  rend  maître  de 
l'échiquier.  Quelle  comparaifon  entre  ce  puéril  avantage,  Se  les  titres, 
les  terres,  Se  les  apointemens,  dont  l'Empereur,  fî  vous  vouliez,  récom- 
penfcroit  vos  iervices!  Lequel  vaut  mieux,  à  votre  avis,  ou  de  promener 
fur  un  échiquier  plulîenrs  méchans  morceaux  de  bois  ,  ou  de  commander 
plufîeurs  mille  hommes?  Quel  gain  pouvez-vous  faire  aux  échecs,  compa- 
rable à  l'honneur  Se  au  profit  d'une  grande  charge?  Si  tel  avoit  donné  à 
l'étude  de  nos  King  le  tems  qu'il  a  perdu  à  ce  jeu,  il  feroit  aujourd'hui  un 
autre  Yen  tfe  (a).  Si  tel  autre  également  entêté  de  ce  jeu  frivole,  au  lieu 
d'y  perdre  fon  tems,étoit  entré  dans  le  gouvernement,  nous  aurions  en  lui 
un  Leang  ping  {b).  Enfin,  fi  tel  avoit  autant  fatigué  dans  le  commerce, 
qu'il  a  fait  au  jeu,  fes  richefles  égaleroient  celles  à^Tnu  *.  Du  moins  s'il 
avoit  changé  cet  amufement  en  un  continuel  exercice  des  armes,  il  auroit 
pu  par  ce  moyen  là  fe  rendre  utile  à  l'Etat.  Qu'il  y  a  loin  de  ce  qu'ils 
font  ces  joueurs,  à  ce  qu'ils  pouvoient  être! 

DES      PRINCES     SOUVERAINS. 

YuÉ  YUEN    raporte  que  Pin  kong,  Roi  de  Tfm  demanda  un  jour  à  ^"çj^^^'g 
Se  kuang  quelles  dévoient  être  les  qualitez  d'un  fouverain  :  ôc  que  Se  à  un  Pri^ 
kuang  répondit  :  ce. 

Un  fouverain  doit  être  pur  Se  tranquile  ,  tant  au  dedans  de  lui-même, 
qu'au  dehors:  il  doit  avoir  pour  fes  peuples  un  amour  de  père:  faire  toutes 
les  diligences  poffibles  ,  pour  ne  mettre  en  place  que  des  gens  vertueux  & 
éclairez  :  avoir  une  attention  continuelle  à  ce  qui  fe  pafle  dans  l'univers  (f): 
il  doit  éviter  de  donner  trop  de  liberté  aux  abus  du  fîécle  où  il  vit.  Se  de 
fe  rendre  trop  dépendant  de  fes  favoris  ou  de  fes  Miniftres.  Il  fait  un  rang 
à  part ,  il  le  doit  tenir  Se  de-là  étendre  fes  vues  le  plus  loin  qu'il  peut:  fur- 
tout  examiner  avec  foin ,  Se  pefer  avec  équité  les  fervices  qu'on  lui  rend  , 
afin  de  n'en  point  laifler  fans  une  récompenfe  proportionnée.  Voilà  l'idée 
que  je  me  fuis  formée  d'un  Prince. 

SuEN  ouANG,  Roi  dc  Tfi  demanda  un  jour  à  Tun  ouen,  qu'elle  eft  la  ré-  Régie  U 
gle  la  plus  efi'entielle  que  doive  fuivre  un  fouverain.  Tun  ouen  répondit  :  la  j"'"^  ^'^«Ç-' 

P^in-  doit  fui!! 
vrc. 
(il)  Le  plus  fameux  difcipk  de  Confucius pour  la  vertu. 
{b)  Nom  d'un  Minière  d'Etat  eftimé. 
•  Le  Crefus  de  la  Chine. 

(«)  Le  Chinois  dit  Tien  hia ,  mot  à  mot  ,  fous  le  ciel.  Les  Chinois  le  f\us  communé- 
ment n'entendent  que  leur  Empire. 

Aaa  a  a  | 


ïnflruc- 
tions  pour 
un  Prince. 


741  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

principale,  à  mon  fens,  eft  d'agir  peu  Se  toujours  fans  empreflement.  Un 
Prince  qui  n'ordonne  point  trop  de  chofes,  ell  obéi  dans  tout  ce  qu'il  or- 
donne. Quand  il  y  a  peu  de  loix,  -on  les  garde  mieux,  &  cela  ép.ugne  aux- 
fujets  beaucoup  de  fautes.  Laifler  un  peu  le  monde  au  large  ,  &  compatir 
à  la  foiblelî'e  de  ceux  qu'on  gouverne,  ce  font  des  maximes  d'une  vraie  lagef- 
fe  &  d'une  éminente  vertu. Le  Prince  parfait  n'agit  preique  point,  &:  tout 
fon  Etat  ell  dans  l'ordre.  C'ell  l'idée  que  le  Cbi  king  &c  le  Cbu  kirig*  nous  en 
donnent. 

L'Empereur  Tcbing  'oang  donnant  à  Pe  kiu  la  principauté  de  Lou^  le  fit 
venir  en  ia  préiencc  ,  &  lui  fit  l'inftruôlion  fuivante.'  Fous  voila  Princ£, 
lui  dit-il:  mais  fçairz  'vous  les  devoirs  (^  les  maximes  d'un  Prince}  En  voici 
une  de  la  dernière  importance.  D'un  côté  il  lui  faut  de  la  majeflé,  pour 
tenir  dans  le  rcfpeét  ceux  au-defTus  de  qui  fon  rang  l'élevé.  D'un  autre  cô- 
té il  faut  dans  les  fujets  de  la  liberté  à  donner  à  propos  des  avis  aux  Prin- 
ces, cela  peut  lui  épargner  bien  des  fautes.  Pour  concilier  ces  deux  cho- 
fes: admettez  avec  facilité  les  remontrances:  écoutez-les:  lifez-les  tran- 
quilement.  Ne  rebutez,  ni  ne  menacez  jamais  ceux  qui  les  font:  mais 
auffi  ne  vous  y  rendez  pas  trop  facilement:  pefez-en  bien  les  paroles,  pour 
en  tirer  avec  choix  ce  qu'il  y  aura  d'utile:  le  tout  avec  gravité,  pour  qu'on 
ne  vous  perde  pas  le  rcfpect  : 


gner  le  cœur  de  vos  Officiers 


mais  en  même  tems  avec  douceur,  pour  ga- 
Voilà  ce  que  j'appelle  fçavoir  régner. 


DES     MINISTRES     D'ÉTAT, 

E  T 

DES      GÉNÉRAUX      D' ARMEE. 


Déférence 
que  'es 

Souverains 
avoient 
autres  fois 
pour  leurs 
MiniJWcs. 


Change- 
ment, 


IL  y  a  eû  de  tout  tems  ,  dit  Li  te\  yn^  une  grande  différence  entre  le 
Prince  6c  fon  Miniftre.  Celui-ci  a  toujours  été  au-deflbus  de  celui-là: 
mais  anciennement  il  n'y  avoit  pas  de  l'un  à  l'i^utrc  cette  énorme  diltance 
qu'on  voit  aujourd'hui.  Si  nous  remontons  jufqu'aux  trois  fameufes  dy- 
naftics,  nous  y  trouvons  des  Minières,  à  qui  jamais  le  Prince  n'envoyoit  or- 
dre de  venir  chez  lui.  Tcbing  tang  avoit  cet  égard  pour  7  yn:  Kao  tfong 
Tpom  Fou yué:  Fou  vang^  ^onr  "Tchao  kong.  Ces  Princes  traittoient  dabord 
ces  fages,  ou  comme  des  amis ,  ou  comme  des  maîtres:  puis  ils  les  trait- 
toient en  Miniftics. 

Dans  l'antiquité  moins  reculée,  les  chofes  changèrent,  mais  ce  change- 
ment après  tout  ne  fut  pas  extrême.    Les  Princes  traittoient  encore  avec 


*  Anciens  livres  Chinois. 

t  II  vivoit  fûus  la  dyniftic  Tan^, 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE. 


r43 


civilité  leurs  Miniftres;  il  y  avoit  pour  cela  des  cérémonies  réglées  qui  s'ob- 
fervoient.  Ce  que  nous  lifons  de  Kicn  tchin  &  de  Pi  kong  dans  le  Chu.  king: 
ce  que  le  Chi  /èz'«^  rapporte  de  Cbirt  péy  àcTchongchanfou,  &  de  quelques 
autres, nous  fait  connoître  qu'en  ces  tems-là  les  Mmillres  étoient  encore  fur 
un  bon  pied.  Dans  ces  anciens  tems  le  Prince  &  les  Miniftres  étoient  com- 
me la  tête  6c  le  bras  du  même  corps,  comme  le  père  ôc  le  fils,  ou  comme 
les  frères  dans  une  même  famille.  Tous  leurs  loins  &  tous  leurs  fécrets  é" 
toient  communs.  Ils  étoient  également  icnfibics  aux  maux  6c  aux  avanta- 
ges de  l'Etat:  6c  certainement  s'il  y  a  une  voie  fûre  6c  facile  à  un  fouverain, 
pour  réuffir  dans  les  plus  grandes  entreprifes,6c  pour  fe  diftinguer  du  com- 
mun des  Princes  :  c'eft  d'en  ufer  ainli  avec  un  premier  Miniftre  dont  il  a 
£iit  choix. 

C'eft  proprement  fous  TJjn  chi  hoang,  que  s'eft  perdue  cette  utile  6c  loiia-= 
ble  coutume.  Il  voulut  léul  être  relpeciré:  bien  loin  de  faire  auflî  refpec- 
ter  les  premiers  Miniftres,  il  le  fit  comme  une  maxime  de  les  traitter  avec 
hauteur.  Il  alla  julqu'à  les  faire  juger  comme  des  criminels,  6c  les  faire 
mourir  dans  les  fuplices  :  chofe  inouie  avant  ce  Prince  !  Sous  lui  les  Mi- 
niftres fb  virent  comme  confondus  avec  les  Officiers  du  plus  bas  ordre:  il 
les  traitta  toujours  avec  fierté.  Mais  fi  l'on  cefia  de  voir  dans  le  Prince  cest 
manières  honnêtes  6c  obligeantes,  dont  ufoient  nos  anciens  Rois  envers 
leurs  Miniftres ,  par  eftime  pour  la  iagefle  6c  pour  la  vertu,  on  ne  vit  plus 
guercs  aufti  dans  les  Miniftres  le  même  attachement  6c  le  même  zèle. 

Dans  cet  éloignement  comme  infini  où  les  tenoit  la  fierté  du  Prince, 
ils  ne  voyoient  en  lui  qu'un  maître  redoutable,  qu'ils  n'ofoient  aimer.  Ils 
portoient  encore  le  nom  de  Miniftres:  mais  la  frayeur  continuelle  où  ils  vi- 
voient,  6c  le  foin  de  pourvoir  à  leurfiireté,  ne  leur  laiflbit  plus  la  liberté 
néceiRire  pour  en  bien  remplir  les  devoirs.  On  vit  Li  fc  le  matin  être  fait 
Miniftre:  6c  le  foir  du  même  jour,  pour  une  parole  c^ui  déplut  au  Prince, 
perdre  la  vie  dans  les  fuplices.  Qvii  n'auroit  tremble  après  cet  exemple? 
Auffi  ceux  qui  étoient  dans  les  emplois,  en  touchoient  les  apointemens, 
s'étudioient  à  ne  pas  déplaire  (  fallût-il  pour  cela  tromper  le  Prince)  6c 
s'embaraflbient  peu  du  reite. 

Sous  la  dynaftie  Han^  du  tems  du  régne  àe  Kao  tfou  .,  Prince  d'ailleurs  Piufieun 
d'un  grand  mérite,  on  vit  Siao  ho  Miniftre  d'Etat  mis  aux  fers.     Sous,/^e»   Minifttej^ 
tij  Prince  qui  étoit  cependant  la  bonté  même,  f^cheou  /^owJVIiniftre  d'Etat,   f'""^'" 
fut  cité  aux  tribunaux ,  pour  y  être  confronté  avec  un  Officier  du  plus  bas 
étage.     Âing  ti  fit  mourir  T'cheou  yn  fon  premier  Miniftre.     Fou  ti  en  fit 
mourir  plus  d'un ,  èc  dans  les  régnes  fuivans  la  même  chofe  àriva  plus  d'une 
fois.     Triftes  événemens  qu'on  peut  regarder  comme  autant  de  fuites  du- 
méchant  exemple  de  Tfin  chi  hoang! 

A  la  vérité,  il  s'eft  trouvé  depuis  quelques  Princes  bien  différens  à  l'é' 
gard  de  leurs  Miniftres:  mais  il  y  a  toujours  eu  entre  l'un  6c  les  autres  ime 
diftance  fi  énorme  qu'elle  rendoit  l'accès  du  Prince  trop  difficile:  6c  cela  fc 
fent  encore  du  malheureux  changement ,  qui  commença  fous  Chi  hoang. 
Comme  il  n'eft  pas  à  croire  que  les  Princes  fc  déterminent  à  remetre  les 

ehofes- 


744  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

chofcs  fur  le  même  pied  ,  aufli  grand  nombre  de  gens  de  nmérite,  qui  fe- 
roicnt  capables  des  premiers  emplois,  s'éloignent  au  lieu  de  fe  produire:  Sc 
ceux  qui  ont  été  quelque  tems  en  place.  Penfent  bien-tôt  à  le  retirer.  Par- 
là  le  chemin  demeure  ouvert  à  des  gens,  dont  tout  le  mérite  eft  la  flaterie; 
Se  le  commun  des  Princes  s'en  acommodent.  Le  moyen  de  faire  revenir  ces 
heureux  régnes,  que  la  fagefle  ôc  la  vertu  de  nos  anciens  ont  rendus  fi  flo- 
riflans  &:  fî  célèbres. 

Après  la  mort  de  Fou  vang  premier  Empereur  de  la  dynaftie  tcbeou: 
Tching  vang  fon  fils  étant  trop  jeune  ,  Tchcou  kong  cadet  de  Fou  -oang, 
.gouverna  pour  fon  neveu.  Hong  yu  fameux  Lettré  de  la  dynaftie 
Tang ,  propofe  l'cheou  kong  pour  modèle  à  ceux  qui  gouvernoient  de  fon 
tems. 
Maximes  On  dit  de  'tcheoii  kong  ,   qu'étant  à  table,  il  lui  étoit  aflez  ordinaire  d'in- 

de  Tchiou      terrompre  fon  repas  julqu'à  trois  fois,jpour  faire  honneur  à  un  fage,  6c  lui 
kong.  fervir  à  manger.     Si  lorfqu'il  étoit  aux  bains,  il  y  voyoit  venir  quelques 

fages,  il  n'achevoit  point  de  fe  baigner:  il  quitoit  aufli-tôt  le  bain,  pour 
leur  aller  faire  honneur,  &  leur  accommoder  lui-même  les  cheveux.  On 
le  vit,  dit-on,  en  ufer  ainfi  jufqu'a  treize  fois  en  un  feul  jour.  Ce  qui  eft 
çonftant,  c'cft  que  pendant  tout  le  tems  qu'il  gouverna,  fon  foin  principal 
&  fon  plus  grand  empreflement ,  fut  de  faire  honneur  aux  fages.  Il  n'y  a- 
voit  alors  en  place  que  des  gens  vertueux  &  capables.  L'artifice  6c  la  fla- 
terie n'avoient  point  de  lieu,  encore  m'oins  le  vice  ou  le  crime.  Auffi  tout 
l'Empire  étoit  tranquile  :  il  n'y  avoit  pas  le  moindre  trouble.  Les  plus 
barbares  de  nos  voifins  étoient  volontairement  foumis:  les  étrangers  apor- 
toient  exadement  leurs  tributs:  ce  qu'on  appelle  rits,  mufique,  judica- 
ture,  gouvernement,  ces  grands  reflbrts  dont  dépend  le  règlement  ôc  le 
bonheur  des  Etats,  étoient  dans  leur  dernière perfeèlion:  6c  l'on  voyoit  ré- 
gner par-tout  l'innocence  6c  la  candeur.  Il  ne  paroifloit  alors  ni  dérègle- 
ment dans  les  faifons,  ni  monftres  dans  la  nature:  les  vents  6c  les  pluies 
étoient  réglez  :  les  animaux  6c  les  plantes  en  profitoient  :  toutes  les  cam- 
pagnes étoient  fertiles. 

Dans  ce  haut  point  de  gloire  6c  de  bonheur,  où  la  fagefle  de  Tcheou  kong 
maintenoit  l'Empire ,  jamais  ce  grand  homme  ne  fe  relâcha  de  fon  atention 
à  chercher  des  fages.  Eft-ce  que  ces  fages  qu'il  cherchoit  le  furpaflbient 
en  fagefle?  Non  fans  doute:  Eft-ce  qu'il  avoit  de  la  peine  à  en  trouver? 
Il  en  avoit  en  grand  nombre  dans  les  emplois.  Qye  pouvoient  donc  faire 
quelques-uns  de  plus  ?  Pourquoi  en  chcrchoit-il  encore  ?  C'eft  qu'il 
craignoit  que  quelque  chofe  n'échapât  à  fon  atention.  Il  s'étoit  char- 
gé pour  fon  neveu  de  rendre  l'Empire  heureux  :  il  ne  vouloit  rien  avoir  à, 
fe  reprocher. 

Hong  yu  fait  enfuite  une  opofition  de  fon  tems  avec  celui  de  l'cheou  kong. 
Je  ne  la  traduis  pas,  parce  qu'il  ne  fait  que  répéter  les  mêmes  termes,  en  y 
ajoutant  une  négation.  Ces  répétitions  ont  leur  grâce  dans  la  langue  Chi- 
noife:  mais  elles  n'en  auroient  aucune  dans  notre  langue.  Il  conclut  qu'on 
jt  plus  befoin  que  n'avoit  Tçheoii  kong,  de  chercher  des  fages,  pour  les  avan- 
cer. 


ET   DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  74,- 

cer.  Il  exhorte  ceux  qui  gouvernent  à  imiter  en  ce  point  l'atention  de  Tcheou 
kong. 

^e  les  MimftrtSy  &'  les  Officiers  de  guerre  y    lorfqu'tl 

s'agit  du  bien  de  l'Etat,  doivent  oublier  toute  injure 

8f  toute   inimitié  particulière, 

SIao  ho  &  TsAo  TSAN  tous  deux  gens  d'un  grand  mérite,  con-   De;  Offi; 
curent  de  la  jaloufic  l'un  contre  l'autre,  &  vécurent  toujours  aflez    ciers  de  ' 
mal  enfemble.     Siao  ho  avoit  pris  le  deflus.     Il  étoit  premier  Miniftre,  ôc   Guerre. 
^[ao  tfan  s'étoit  retiré.     Siao  ho  tomba  dangéreufement  malade.     L'Empe- 
reur lui  demanda  fur  qui  il  jugeoit  ^u'on  dût  jetter  les  yeux,  pour  le  rem- 
placer en  cas  de   mort.     Siao  ho  repondit  fans  héfiter.   27^0  tfan  eft  fans 
contredit  le  plus  capable  de  cet  emploi:  il  ne  faut  point  penfer  à  d'autres. 
27<»o  tfan  connoifToit  fi  bien  Siao  ho,  que  fur  la  nouvelle  de  fi  maladie,  il 
avoit  pris  congé  de  fa  famille,  &  avoit  tout  préparé  pour  fe  rendre  à  la 
cour  ,  tant  il  étoit  perfuadé  que  Siao  ho  le  propoiéroit ,  quoiqu'ils  fuflent 
mal  enfemble.    En  effet  Siao  ho  mourut.     Tfao  tfan  lui  fucceda,  fuivit  fes 
vues  êc  fes  mémoires, 6c maintint  les  chofes  fur  un  bon  pied.  Cette  conduite 
fut  fort  remarquée,  éc  louée  de  tout  le  monde:  le  peuple  même  fit  fur  cela 
des  chanfons. 

Kuo  tfey  èc  Li  kuangpi,  tous  deux  Officiers  de  guerre,  Se  tous  deux  na- 
turellement fiers,  vivoient  mal  enfemble,  Se  pouvoient  pafTer  pour  enne- 
mis. Vint  la  révolte  de  Ngan  bu  chan.  Ifey,  malgré  fa  fierté  naturelle,  6c 
fon  averfîon  pour  Kuangpi,  va  le  trouver  le  premier,  le  prie  les  larmes  aux 
yeux,  de  lui  aider  à  fauver  l'Etat,  lui  donne  un  détachement  de  fon  armée, 
écrit  en  cour  pour  qu'on  l'avance,  &  qu'on  le  lui  donne  en  fécond  contre 
les  rébelles.  La  cour  y  confentit.  Les  rebelles  furent  batus.  Kuo  tfey 
mourut  peu  après.  Li  kiiang  pi  eut  en  fa  place  le  commandement  des 
troupes  du  Nord,  8c  ne  changea  pas  la  moindre  chofe  à  ce  qu'avoit  établi 
Kuo  tfey. 

En  tout  état,  les  gens  d'une  capacité  extraordinaire  ne  fe  trouvent  que  ra- 
rement: mais  far- tout  rien  n'eft  moins  commun  qu'un  excellent  Général 
d'armée.  Ce  n'efl  pas  qu'il  manque  de  gens  qui  ayent  du  talent  pour 
la  guerre  :  mais  c'efl  qu'on  ne  les  connoît  que  par  occafion.  Ce  fut 
la  révolte  de  Ngan  Ion  chan,  qui  fournit  à  Kuo  tfey  6c  à  Li  kuang  pi  le 
moyen  de  le  faire  connoître  ert  fauvant  l'Etat.  Ce  fut  dans  la  guerre  de 
'Leao[tong,  queTchin  îcho  parut  ce  qu'il  étoit,  très-habile  Général. 

Quoi  que  dans  *  ces  derniers  tems ,  les  occafions  n'ayent  pas  manqué  :   p-of,  pr^; 

déjà  cède  U  ra^' 

*  C'eft  un  auteur  de  la  dynaftie  Son:,  qui  parle. 

Tome  IL  Bbb  bb 


reté  des 
bons  Gé- 
néfaux. 


Des  Bravts 
&  de  la 
manière  .'e 
les  traitter. 


Conduite 
de  l'Km- 
pereur 
Kao  tftiu  à 
leur  é^ard. 


difficulté 
dans  le 
choix  des 
bons  Offi. 
ciers  d'Ar- 
mée. 


745  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

déjà  bien  des  régnes  fe  font  écoulez,  fans  qu'on  ait  vu  un  Général  de  répu- 
tation. Autrefois  on  voyoit  jufqu'à  de  fimplcs  foldats  ,  même  des  efclaves, 
devenir  de  grands  capitaines.  Aujourd'hui  la  cour  6c  l'Empire  entier  n'en 
fourniffcnt  pas  un  feul.  D'où  vient  cela?  Ne  feroit-ce  point  que  les  Offi- 
ciers de  guerre  font  trop  à  l'étroit ,  6c  qu'on  leur  fournit  trop  peu?  Ne  fe- 
roit-ce point  auffi  qu'on  les  gêne  trop?  Le  Roi  de  Tchao  fit  Li  mou  Géné- 
ral fur  les  frontières.  Mais  il  le  mit  au  large  pour  la  dépenfe.  Non-feule- 
ment il  avoit  de  quoi  bien  payer  6c  entretenir  fes  troupes,  mais  de  quoi  don- 
ner au  de-là  des  gratifications  6c  des  récompenfes.  AaÛiLimou^  fit-il  des 
merveilles.  Pour  moi,  je  crois  que  fi  l'on  épargnoit  moins  la  dépenfe  ,  6c 
fi  les  Officiers  moins  gênez  n'avoient  à  répondre  que  du  fuccèsde  leurcom- 
miffion  :  bientôt  il  y  auroit  de  bons  Généraux. 

Il  y  a  de  certains  braves,  ditZi/^j)'«,  dont  les  Princes  peuvent  tirer  de 
grands  avantages  :  mais  on  ne  les  gouverne  pas  comme  le  commun  des 
hommes.  Quand  un  Prince  veut  s'en  fervir,  il  doit  fur-tout  obferver  deux 
chofes,  l'une  de  les  traitter  un  peu  cavalièrement;  l'autre  de  fe  les  ata- 
cher  par  des  bienfiits.  S'il  a  trop  d'égards  pour  eux  :  ils  deviennent  fiers, 
6c  fe  font  valoir.  Dès-lors  il  eft  dangereux  de  les  employer.  Si  au  lieu  de 
bienfxits  réels,  ils  ne  reçoivent  de  la  part  du  Prince,  que  des  honneurs  de 
cérémonie:  il  eft  rare  qu'ils  s'en  contentent:  ils  fe  négligent,  on  n'en  tire 
pas  de  grands  fervices. 

Kao  tfoH  le  premier  de  la  dynaftie  des  Han  eft  de  tous  nos  Empereurs  ce- 
lui qui  a  le  mieux  pratiqué  ce  que  je  confeille.  Quand  le  fameux  Kingpou 
demanda  à  le  faluer  pour  lui  offrir  fes  fervices,  6c  fe  ranger  de  fon  parti: 
Kao  îfoH  s'affit  négligemment  fur  un  lit,affe6ta  de  fe  laver  le  vifage,6c  reçut 
KingpOH^  fans  lui  faire  beaucoup  d'accueil  6c  fms  aucune  cérémonie.  King 
fou  en  frémiffoit  de  rage  intérieurement,  6c  fe  repentant  du  parti  qu'il  avoit 
pris,  il  penfoit  à  fe  tuer.  Il  fort  cependant  fans  rien  dire.  En  for  tant,  il 
fut  conduit,  fuivant  les  ordres  que  le  Prince  avoit  donnez  ,  dans  une  belle 
6c  grande  maifon.  Là  il  fe  trouva  chaque  jour  régalé  fplendidement ,  au 
milieu  d'une  foule  de  gens  dcftinez  à  le  fervir,  accompagné  par  des  Offi- 
ciers de  tous  les  rangs,  chargez  de  lui  faire  honneur.  Vailà  King  pou  très- 
content,  8c  d'autant  plus  prêt  à  bien  fervir  Kao  tfou,  que  celui-ci,  dans 
la  réception  qu'il  lui  avoit  faite ,  avoit  moins  fait  paroître  d'emprefle- 
ment. 

Rien  de  plus  important,  dit  Saofiuen^  que  de  bien  choifir  les  Miniftres 
8c  les  Généraux  d'armée.  Rien  auflî  de  plus  difficile  pour  un  Pi-ince,  que 
de  remplir  dignement  ces  poftes,  6c  de  tirer  des  talens  de  ceux  qu'il  y  met, 
les  avantages  qu'il  a  droit  d'en  attendre.  L'embaras  après  tout  eft  beau- 
coup plus  grand  par  rapport  aux  gens  de  guerre  :  6c  il  croît  encore  de  moi- 
tié, fi  ceux  qui  font  fur  les  rangs, font  gens  qui  n'étant  que  braves  ,  n'ont 
ni  fagefle  ni  vertu.  Au  regard  des  premiers  Miniftres,  c'eft  pour  le  Prince 
une  régie  aflez  fûre,  d'en  ufer  avec  eux  fort  honnêtement ,  6c  de  les  trait- 
ter félon  les  rits.  Pour  1  es  premiers  Officiers  de  guerre,  il  n'y  a  pas  de  ré- 
gie bien  certaine.     A  l'égard  de  ceux  qu'on  connoît  également  fages  6c 

bra- 


ET   DE   LA   TARTARIE  CHINOISE.  747 

braves,  vertueux  &  habiles:  la  meilleure  eft  d'avoir  en  eux  de-là  confian-  Compnai- 
cc,  ôc  de  les  en  bien  perfuader.     Quant  à  ceux  qui  n'ont  que  de  la  bravou-  ^°^  *  ce 
re&  du  talent  pour  la  guerre,  c'elt  un  art  que  de  Içavoir  les  gagner,  2c  '"■''^^' 
cet  art  demande  certainement  beaucoup  de  prudence  &  d'attention. 

Les  fix  efpèces  d'animaux  qu'on  appelle  domelliqucs ,  étoicnt  autrefois 
fauvages  de  même  que  les  autres.  Comme  le  tigre  &  le  léopard  déchirent 
6c  mordent,  le  cheval  6c  le  bœuf  frapent,  l'un  du  pied,  l'autre  des  cor- 
nes. Si  nos  premiers  Rois  avoient  ordonné  que  fans  diftinétion  on  s'efforçât  Néceffité 
de  détruire  toutes  ces  efpèces,  nous  n'aurions  ni  chevaux,  m  bœufs:  leur  £yj°/'^" 
fageffe  leur  fit  diltinguer,  entre  ces  animaux  fauvages,  ceux  dont  on  pou- 
voit  tirer  du  iérvice,  S^  prendre  les  moyens  convenables  pour  les  dompter 
6c  les  aprivoilér.  S'ils  en  ufoient  ainli  par  rapport  aux  bêtes,  ils  le  fai- 
foient  à  plus  forte  raifon  par  rapport  aux  hommes.  S'ils  voyoient  quelque 
talent  dans  un  de  leurs  fujets,  à  moins  qu'il  ne  fût  d'une  méchanceté  plus 
incorrigible,  que  n'eft  la  férocité  d'un  tigre:  ils  uloient  de  tous  les  moyens 
poffibles  pour  perfeétionner  ce  talent  6c  le  rendre  utile.  Un  Prince  ne  doit 
pas  renoncer  aux  fonis  de  fe  pourvoir  de  bons  Généraux  ,  quelque  difficulté 
qu'il  y  trouve. 

Parmi  les  Officiers  de  guerre,  il  s'en  peut  trouver,   comme  j'ai  dit,  de  De;  diffé- 
deux  efpèces  :  les  uns  qui  ayent  autant  de  vertu  6c  de  fageffe,  que  de  bra-   rentes 
voure  &  d'habileté.     Tels  furent  Ouei  ho^  6c  l'chao  îchong  Koué,  fous  les   efpèces 
Han   *;  Li  tfing  6c  Li  tfe,  fous  les  'Tang  :  les  autres  ,   qui  ne  foient  que   j  ^g^" 
braves  6c  habiles  dans  le  métier  de  la  guerre.     Tels  furent  Han/mg,  King  ' 

pou'èc  Pongyuc,  du  tems  des  Han:  Su  ue^Ouan  tche,  Hcou  king  tfi,  6c  Ching 
yen  fe,  du  tems  des  Tang.  Comme  ceux  de  la  première  efpcce  ne  fe  trou- 
vent pas  en  grand  nombre,  il  faut  bien,  à  leur  défaut,  employer  ceux  de 
la  féconde:  6c  quoi  qu'il  y  ait  de  l'embaras  pour  un  Prince,  il  le  peut  faire 
avec  fuccès,  s'il  s'y  prend  bien.  Il  faut  gagner  ces  fortes  de  gens  par  des- 
libéralitez,  leur  parler  à  cœur  ouvert  loriqu'on  leur  donne  des  avis,  fans 
trop  les  ménager:  d'un  côté  augmenter  leurs  biens  6c  leurs  terres,  faire 
qu'il  ne  leur  manque  ni  régals,  ni  concerts,  ni  autre  chofe  de  leur  goût; 
d'un  autre  côté  les  tenir  dans  le  refpedt  par  une  gravité  majcftueufe.  Nos 
anciens  Princes  en  ufoient  ainfi,  6c  ils  réuffiflbient. 

Quelque  politique  moderne  dira  peut-être  que  c'eft  uniquement  l'efpc-  Motifs  qi^ 
rance  qui  anime  les  Officiers,  qui  les  rend  inventifs,  infatigables,  6c  intrc-  ^°'"\^S5 
pides  dans  les  dangers  :  qu'il  eft  parconféquent  de  la  iageiîé  de  ne  les  pas 
traitter  fi  bien  par  avance,  6c  de  les  laiffer  attendre  la  récompenfc,  pour 
les  animer  à  la  mériter  par  leurs  fervices.  Je  réponds  à  cela,  qu'il  n'cil  pas 
toujours  vrai  que  l'efpcrance  foit  la  feule  chofe  qui  anime  les  Officiers.  Par- 
mi ceux  qui  n'ont  que  du  talent  pour  la  guerre,  il  s'en  trouve  encore  de 
deuk  fortes  :  les  uns  qui  ne  fe  diftinguent  que  du  commun ,  6c  dont  le  talent 
eftafiez  médiocre:  les  autres,  qui  s'élèvent  bien  plus  haut,  qui  ont  un  ta- 
lent rare  ,    6c  une  habileté  extraordinaire.     Les  uns  6c  les  autres  ont  coin- 

mu- 

•  Noms  de  différentes  dynaflies  Imr^riflle?. 

Bbb  bb  2. 


ciers. 


Compara"' 
fon  à  ce 
fujet. 


Conduite 
de  Kao  II 
à  l'égard 
des  Offi 
ciers  de  fes 
armées. 


748  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

munément  des  inclinations  8c  des  vues  proportionnées  à  leur  talent.  C'efl 
fur  cela,  6c  non  fur  une  maxime  fouvent  fautive,  c^n2  le  Prince  fe  doit  ré- 
gler, &  les  traitter  différemment,  fuivant  leur  différente  difpofition.  On 
a  un  cheval  excellent ,  d'une  vigueur  6c  d'une  viteffe  extraordinaire.  On  le 
nourit  avec  loin:  tout  ce  qu'on  lui  donne  à  manger  eil  bien  choifi  :  on 
tient  nette  fon  écurie:  il  n'y  a  pas  jufqu'à  l'eau  où  il  fe  baigne,  qu'on  veut 
être  vive  &  pure.  Arive-t-il  quelque  cas  preffant  ?  On  fait  faire  à  ce  che- 
val cent  lieues  d'une  traitte.  11  fent  qu'on  veut  cela  de  lui,  il  le  fait  fans 
regimber  :  ce  n'eft  pas  l'eipérance  qui  l'anime  :  On  ne  peut  gueres  après  fa 
courie  le  mieux  panfer,  qu'on  n'a  fait  devant. 

Au  contraire  on  nourit  un  oifeau  de  chaffe.  S'il  prend  un  faifan ,  on 
lui  donne  auffi-tôt  un  moineau  pour  récompenfe:  s'il  prend  un  lièvre,  on 
lui  donne  un  rat.  Il  connoît  par-là,  qu'on  ne  lui  donnera  qu'à  proportion 
qu'il  chaffera  bien ,  il  en  fait  mieux  fon  devoir ,  6c  prend  plus  de  gibier 
qu'il  ne  fcroit ,  s'il  n'efpéroit  rien.  Les  gens  d'un  talent  rare  ,  6c  qui 
répondent  à  leurs  talens  par  de  grandes  vues  6c  de  nobles  projets,  je  les 
compare  à  l'excellent  coureur.  Ne  leur  pas  faire  beaucoup  de  bien  par 
avance,  c'eft  comme  fi  faifant  jeûner  long-tems  ce  cheval,  vous  exigiez  de 
lui  cent  lieues  d'une  traitte,  fauf  à  lui  bien  donner  enfuite  à  manger.  Pour 
les  autres ,  dont  le  talent  n'eft  que  médiocre ,  6c  qui  confcquemment  ont 
auffi  le  cœur  tout  autrement  difpofé:  je  les  compare  à  l'oifeau  de  chaffe  , 
qui,  quand  il  cft  raffafié,  ne  rend  plus  de  fervice.  C'eff  au  Prince  à  bien 
étudier  les  difpofîtions  6c  les  talens  de  ceux  qu'il  employé ,  pour  y  propor- 
tionner fa  conduite. 

Hanfing  ne  fe  fut  pas  plutôt  rangé  du  côte  de  Kao  îi  (a)  que  celui-ci  le  fit 
Généraliffime  de  fes  armées.  Kmgpou,  en  fortant  de  faluer  pour  la  premiè- 
re fois  ce  même  Prince,  fe  trouva  honoré  du  titre  de  ^(2«g,  6c  fut  traitte 
comme  tel.  Pong  yué  fut  dabord  élevé  par  ce  même  Prince  au  rang  de  Mi- 
nilb-e.  Ces  trois  hommes  cependant  n'avoient  point  encore  fuivi  fon  parti. 
Ils  le  fervircnt  très-bien  dans  la  fuite,  6c  pouffèrent  fortement  le  parti  con- 
traire: mais  ils  étoient  puiffans  6c  riches  des  libéralitez  de  ^^o/i,  lorfque 
ce  parti  fubfiftoit  encore.  Ils  moururent  même  avant  que  les  Han  fuffent 
abfolument  maîtres  de  l'Empire.  Pourquoi  Kao  ti  en  ufa-t-il  ainfî  à  leur 
égard?  C'eft  qu'il  connoiffoit  leur  capacité  6c  leur  génie.  Il  vit  bien  qu'ils 
n'étoient  pas  gens  à  s'attacher  pour  peu  de  chofe,  ou  à  fe  relâcher  quand 
leur  fortune  feroit  faite.  Il  en  ufa  tout  autrement  avec  Fan  hoei,  Tun  kong^ 
6c  Koan  yng.  Prenoient-ils  fur  fes  ennemis  une  ville  ?  Remportoient-ils 
quelque  léger  avantage?  A  proportion  de  leurs  fervices,  il  les  élevoit  de 
quelques  dcgrcz ,  6c  augmentoit  leurs  apointemens.  Ne  faifoient-ils  rien? 
Il  les  laifîoit  tels  qu'ils  étoient.  De  forte  que  quand  Kaeti,  par  k  mort 
de  fon  ennemi,  fe  trouva  feul  maître  de  tout  l'Empire:  ces  trois  hommes 
comptoient  chacun  quelques  centaines  de  viètoires.    Alors  Kao  ti  les  fit 

Heeu 


(a)  C'eft  k  mêi-ne  qu'où  appelle  auffi  Kao  tfoit  premier  Empereur  de  la  dynaftie  Han. 


ET  DE  LA   TARTARtE   CHINOISE.  745 

Hcoii  (l>).  Pourquoi  ce  Prince  leur  donna-t-il  pendant  long-tems  des  ré- 
compenfcs  modiques,  lui  qui  dans  l'occafion  donnoit  avec  tant  de  facilité 
un  domaine  de  cent  lieues  ?  C'ell:  qu'il  les  traittoit  fuivant  leur  portée,  qui, 
de  même  que  leur  talent,  étoit  médiocre.  11  les  connoillbit  gens  à  tout 
entreprendre,  dans  l'efpérance  d'être  avancez,  ôc  capables  d'être  gâtés  par 
des  récompenfes  anticipées. 

Quand  on  met  une  armée  fur  pied,  le  plus  fagc  parti  eft  de  lui  donner  Maximes 
un  feul  Général,  qui  en  difpofe  à  Ton  gré,&:  qui  foit  leul  chargé  du  fuccès.  «le Guerre.' 
Le  meilleur  cheval  du  monde,  fi  on  lui  embarafTe  les  jambes,  fera  devan- 
cé par  une  mazette.  Un  homme,  fût-il  un  fécond  .Mongpuen,  li  on  lui 
lie  les  bras  6c  les  jambes  ,  poura  être  iniulté  par  une  femme.  De  même 
gêner  un  Général ,  c'elt  mettre  obftacle  à  fcs  luccés,  &  s'ôtcr  le  droit  de 
juger  qu'il  foit  capable  de  rien  de  grand.  On  gêne  un  Général  en  trois  ma- 
nières. La  première ,  eft  de  l'aftreindre  aux  ordres  de  la  cour.  La  fécon- 
de, de  divifer  l'armée,  6c  de  nommer  deux  Généraux  d'une  égale  autori- 
té. Latroifiéme,  de  donner  pour  infpeéteurs  6c  pour  confeillers ,  des  per- 
fonnes  fans  autorité  fur  les  troupes,  6c  d'afiujettirnéanmoins  le  Général  à 
fuivre  leur  avis  6c  leur  direélion.  Dans  le  premier  cas,  le  Général,  à  pro- 
prement parler,  n'eft  plus  Général:  c'eft  un  reffort  dont  l'aâion  dépend 
d'une  puiflànce  affez  éloignée  :  d'où  il  arive  qu'agiffant  trop  tard,  c'eft 
prefque  toujours  fans  fuccès.  Dans  le  fécond  ôc  troifîéme  cas,  tout  abou- 
tit communément  à  ce  qu'on  s'en  revient  fans  avoir  rien  fait.  Car,  outre 
qu'il  naît  des  foupçons  6c  des  défiances,  la  feule  diverfité  d'idées  6c  de  fen- 
timens ,  tient  en  fufpens,  fait  perdre  le  tems  6c  l'occafion. 

Cependant ,  de  l'aveu  de  tout  le  monde ,  deux  chofes  principalement  Qualités 
peuvent  rendre  un  Général  redoutable  à  l'ennemi  :  une  extrême  aétivité,  6c  néceffaires 
un  caraétére  décifif:  par  fon  aétivité,  il  eft  toujours  en  état  de  foutenir  ou   à  un  Gc- 
d'ataquer  :    par  fon  efprit  décifif,  il  fçait  prendre  fon  parti ,    dès  que  l'oc-  "^'^^'' 
cafion  fc  préfente.     Ne  vaut-il  donc  pas  bien  mieux  laifler  libre  un  Géné- 
ral, que  de  le  gêner  ainfî?  Le  proverbe  dit  fort  bien:  plufieurs  bergers 
pour  un  troupeau ,  ne  fervent  qu'à  l'inquiéter  :  qu'un  léul  berger  le  con- 
duife  ,  il  marchera  fans  fe  débander.     Anciennement  le  Prince  lorfqu'il 
nommoit  un  Général ,  lui  difoit,  en  touchant  delà  main  fon  char:  Allez, 
vous  voilà  chargé  de  mes  troupes  hors  de  la  cour,  c'eft  à  vous  feul  de  les 
commander.    Suen  ■vaKga.yanthit  6'»«  {/^  Général  de  fes  armées,  fit  mourir 
Ki,  quoiqu'il  l'aimât  fort,  pour  avoir  voulu  troubler  Sun  tfe  dans  l'exerci- 
ce de  fa  charge.     Le  Roi  de  Ouei,  pour  foutenir  Tang  tfin  qui  commandoit 
fes  troupes,  facrifia  le  plus  grand  favori  qu'il  eut.     (^elle  autorité  ne  don- 
na point  Kao  tfoii  à  Hoai  _>>« ,  6c  à  fes  autres  Généraux  "i  S'il  s'étoit  avifé 
de  les  gêner,  jamais  il  n'eût  détruit  le  parti  contraire,  ni  pofledé  l'Empire 
en  paix. 

Les  Rois  de  Yen  Sc  de  Tchao  en  uferent  autrement.     L'un    gêna  Lo  y 
p^t  Ki  kic.    L'autre,  fur  V  avis  de.  Tchao  ko,  négligea  celui  de  Li  mou.     Il 

en 
(^)  Nom  de  dignité,  comme  feroit  celle  de  Comte  ou  de  Marquis. 

Bbb  bb  5 


7fo  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

en  coûta  cher  à  ces  dçux  Princes.    Le  meilleur  parti  eft  donc,  à  mon  fens, 
que  le  Prince  qui  veut  rcuffir ,  laifle  toute  liberté  à  ',fon  Général ,  ôc  fe.réfer- 
ve  uniquement  à  juger  de  les  lérvices:  que  tous  les  Officiers  des  troupes 
Tçachent  bien  qu'ils  ont  audeflus  d'eux  un  ieul  Général  qu'ils  doivent  lui- 
vre;  &  que  ce  Général  fçache  également  qu'il  a  audeflus  de  lui  un  Prince. 
Le  gêner  de  manière  ou  d'autre,  c'ell  empêchei"  qu'il  ne  rcuflifle  :  c'ell 
lui  oter,  s'il  réuflit,  une  partie  de  la  gloire:  cependant,  s'il  ne  réuflit  pas, 
on  lui  atribue  toute  la  faute.     A  qui  cette  condition  poura-t-elle  plaire  ? 
Néceffité         II  faut  dans  un  Général  une  grande  bravoure  èc  une  grande  capacité,  qui  le 
de  la  Bra-  faifant  eilimer  &  rcfpeéter ,  lui  rende  Officiers  ôc  foldats  parfaitement  fou- 
un^Géné"^   mis.     Mais  il  faudroit  aufli  pour  bien  faire,  qu'il  fçût  par  fa  bonté  gagner 
lii.  leurs  cœurs.   Qiiand  le  Général  a  tout  cela,  une  armée  ell  alors  un  corps, 

dont  tous  les  membres  font  naturellement  effort  pour  fauver  la  tête:  ou 
bien  c'ell  une  famille,  dont  le  Général  cil  le  père, les  Officiers  font  autant 
de  frères  qu'une  commune  inclination  fait  agir.  Alors,  point  de  danger 
qui  l'arrête,  point  de  difficulté  qu'il  ne  furmonte:  le  fuccés  lui  eft  comme 
afluré  en  tout  ce  qu'il  entreprend.  Mais  aufli  faut-il  avouer  que  d'en  venir 
là,  ce  n'eft  pas  pour  un  Général  l'affaire  d'un  jour.  Il  y  en  a  peu  de  fcm- 
blablcs.  Tels  ont  été  cependant  divers  .'grands  hommes  des  tems  paffés. 
Tel  étoit,  par  exemple,  Tang  'tfin  Général  de  l'armée  de  Tfi.  Tout  Géné- 
ral qu'il  étoit  ,  s'agiffoit-il  de  loger  fes  gens,  de  les  pourvoir  d'eau,  de 
leur  préparer  les  vivres.^  Souvent  il  mettoit  le  premier  la  main  à  l'œuvre  : 
tantôt  pour  creufer  un  puits,  ou  fixire  un  fourneau:  tantôt  pour  élever  des 
baraques.  Quelqu'un  avoit-il  befoin  de  remèdes?  Il  les  lui  portoit  lui-mê- 
me. Enfin  il  vivoit  comme  les  foldats  :  auffi  vouloit-il  que  chacun  fût 
alerte  &  brave:  s'il  en  voyoit  parmi  eux  de  lâches  ou  de  parefleux,  il  leur 
donnoit  feulement  trois  jours  de  répit,  au  bout  defquels,  s'ils  ne  chan- 
geoient,  il  les  caflbit  fans  rémifllon.Il  arivoit  de-là,  que  tous  fes  foldats  , 
même  les  malades,  non  feulement  étoient  toujours  prêts,  mais  toujours  ar- 
dcns  à  combatre.  Bien-tôt  les  troupes  de  tcn  ôc  de  7//«  ,  qui  de  concert 
ataquoient  T/z,  penferent  à  fe  retirer,  6c  T'fi  demeura  paifible. 

Tel  étoit  encore  dans  le  Royaume  de  Hoci^  le  fameux  Ou  ki:  ayant  été 
fait  Général  de  l'armée  il  mangeoit  fans  façon  avec  le  moindre  Officier,  & 
même  avec  le  fîmple  foldat.  Falloit-il  dormir?  Il  nefaifoit  pas  même  c- 
tendre  une  toile.  Il  vivoit  comme  les  foldats:  ôc  ce  qu'il  avoit  déplus 
qu'eux,  il  le  partagcoit  avec  les  premiers  venus.  Auflî  fes  gens,  fuflent-ils 
acablez  [a)  de  maladies,  fc  faifoient  un  plaifir  d'aller  combatre  :  fi  bien 
que  ^fing^  fous  qui  tout  plioit  alors,  n'ofa  jamais  ataquer  Ouki.  Pour- 
quoi au  rcfte  crovcz-vous,  que  Tang  tfin  6c  Ou  ki  en  ufoientainfi?  C'eft 
qu'ils  étoient  pcrfuadez  que,  pour  tirer  des  Officiers  ôc  des  foldats  tout 
ce  qu'ils  font  capables  de  laire,  il  faut  fe  les  atacher:  ôc  que  pour  en  venir 
à  bout,  le  moyen  le  plus,  infaillible,  eft  d'être  bon  à  leur  égard  ôc  bien- 

fai- 

[a)  Le?  Chinois  dil'ent  mot  ;\-inot,  fiiATentilà  makdcs  jufquà  ne  pouvoir  avaler  tien 
que  de  liquide. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  jfi 

faifant.  Si  un  Général  n'a  que  des  troupes  ramaflees  du  foir  au  matin,  def- 
quelles  il  n'eft  ni  connu,  ni  aimé:  il  arive  communément,  que  quand  il 
en  faut  venir  aux  mains ,  ces  troupes  n'ont  pas  plutôt  aperçu  les  étendarts 
déployez,  ou  entendu  le  bruit  des  tambours,  qu'elles  fe  troublent  ôc  fe  dé- 
bandent. 

Hangfmg  à  la  tête  d'une  armée  femblable ,  remporta  une  viétoire:  mais  il 
avoit  eu  foin  de  prendre  un  pofte,  où  il  avoit  à  dos  une  rivière  large  Se 
profonde.  Quelques  Officiers  après  la  bataille,  s'entretenant  avec  le  Gé- 
néral, lui  dirent:  jufqu'ici  on  nous  a  donné  pour  régie  de  bien  camper, 
d'avoir  à  dos  &  à  la  droite  quelques  montagnes  ou  hauteurs  :  à  la  gauche 
ôc  devant  des  eaux.  Vous  en  avez  ufé  tout  autrement,  6c  cependant  nous 
voilà  vainqueurs.  La  régie  ne  vaut  donc  rien?  Elle  eil  fort  bonne,  re- 
prit Han  fmg,  6c  communément  on  doit  la  fuivre:  mais  elle  n'en  détruit 
pas  une  autre  que  vous  avez  pu  voir  auffi  dans  les  livres.  Il  ne  faut  quel- 
quefois pour  nous  fauver,  qu'un  grand  danger  de  périr.  Mon  armée  n'eft 
pas  compofée  de  troupes  aguerries ,  que  j'aie  formées  de  longue  main,  6c 
qui  me  loient  atachées;  ce  font  des  troupes  ramalTées.  Dans  la  nécef- 
fité  où  l'on  s'eft  vu  de  vaincre  ou  bien  de  périr ,  chacun  a  combattu 
pour  fa  vie.  Elles  auroient  aparemraent  lâché  le  pied,  fi  je  les  avois  autre- 
ment portées. 

Han  ftng^  tout  Han  ftng  qu'il  étoit,  n'efpéroit  rien  que  par  force  d'une 
armée  qu'il  n'avoit  pas  eu  le  tems  de  s'atacher.  Que  poura  s'en  promettre 
un  autre?  Mong  chu,  Hoei  change  6c  tant  d'autres  ont  toujours  jugé  de 
même.  Généralement  eftimez  des  Officiers  êc  des  foldats  pour  leur  capa- 
cité 6c  leur  bravoure,  ils  jugèrent  encore  néceflaire  de  fe  les  atacher  par 
leurs  bienfaits.  C'eft  par-là  qu'ils  ont  réuffi.  Aujourd'hui  {a)  non  feule- 
ment on  met  du  foir  au  matin  à  la  tête  d'une  armée  un  Officier  qui  ne  con- 
noît  point  les  troupes ,  6c  qui  n'en  eft  gueres  plus  connu  :  mais  encore  fi  ce 
Général,  fuivant  la  métode  de  ces  grands  hommes  du  tems  paflc,s'aplique 
à  gagner  fes  gens,  au  lieu  de 'lui  en  fçavoir  gré,  on  le  rend  fufpeét  au  Prin- 
ce :  cela  étant,  le  moyen  d'avoir  de  grands  Généraux,  6c  d'en  cirer  de 
grands  fervices  ? 

DE     LA     POLITICiUE. 

TL  faut  diftinguer,  dit  Lieoii  {b)  hiang,  deux  fortes  de  politiques  :  l'une  n  y  a  de^ 
qui  n'a  rien  que  d'honnête  6c  de  bon  :  l'autre  qui  efl  baffe  6c  blâmable,  deux  efpè- 
La  première  a  principalement  en  vue  le  bien  des  peuples:  l'autre  cherche  à  [1"-^^  '^ 
fe  procurer  quelque  avantage  particulier,   ou  à  fatisfaire  quelque  paffion. 

La 

(a)  Celui  qui  parle,  eft  un  auteur  qui  vivoit  fous  la  dynaftie  des  Song. 
(*)  Il  vivoit  fous  la  dynaftie  des  Ma». 


Première 
effèce. 


Maximes 
de  Poliri- 
que. 


Défaut  de 

Politique 
dans  Hoen 


7J-1  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

La  première  agit  toujours  avec  droiture  ÔC  fincérité  :  l'autre  employé  fort 
Fréquemment  la  fourberie  6c  le  menfonge.  C'eft  fur  cette  régie,  que  le 
ùgQ  Empereur  Tao  examinant  treize  de  fes  Officiers,  en  retint  neuf  qu'il 
employa,  &  en  rejeta  quatre  qu'il  fit  mourir.  C'elt  le  fort  ordinaire  du 
fourbe  de  fe  perdre  enfin  lui-même,  6c  de  mourir  fans  poftérité  :  au  lieu 
que  l'homme  droit  6c  fincére,  laiflc  à  une  nombreufe  poftérité  l'exemple 
6c  le  fouvenir  de  fa  droiture.  Voilà  donc  le  premier  principe  en  matière 
de  politique:  fe  propofer  le  bien  de  l'Etat,  le  chercher  par  des  voies  droi- 
tes: principe  dont  il  n'eft  jamais  permis  de  s'éloigner,  fût-ce  pour  deve- 
nir maître  d'un  Empire  ,  ou  pour  agrandir  de  beaucoup  celui  qu'on  pof- 
fede. 

Outre  cette  première  maxime,  qui  eft  la  plus  importante  ,  en  voici  en- 
core quelques  autres ,  qu'un  Prince  bon  politique  ne  doit  pas  non  plus  né- 
gliger. Dans  la  plus  grande  profpérité  être  modelle,  modéré,  fçavoir  cé- 
der à  propos, penfer  aux  revers  qui  peuvent  ariver,  remédier  promptcmenC 
aux  moindres  défordres  qu'on  aperçoit,  veiller  fanscefle,  dans  la  crainte 
de  ne  pas  remplir  tous  fes  devoirs. 

Du  tems  que  Hoen  koyig  régnoit  dans  les  Etats  de  7^ ,  il  y  avoit  entre  les 
fleuves  Hiang  6c  Hoai  deux  autres  petits  Etats, dont  l'un  fe  nommoit  Kiangy 
V Autre  ffoang.  Le  Roi  de  77ô?^  voifin  le  plus  puiflant,  cherchoit  à  les  eo"» 
vahir.  Ils  le  fçavoient ,  6c  cela  leur  donnoit  pour  le  Roi  de  T/oh  une  extrê- 
me antipathie.  Il  ariva  que  Hoen  kong  Roi  de  7/?,  pour  foutenir  la  maifon 
T'cheou,  qui  étoit  prefque  tombée,  s'unit  avec  divers  Princes.  Cette  ligue 
fe  traitta  d'abord  à  Tang  ko,  6c  fut  enfin  conclue  à  Koan  tze,  où  il  fut  ré- 
folu  d'ataquer  Tfou.  Les  petits  Etats  Kiang  6c  Hoang  ,  foit  par  eftime 
\)0\\x  Hoen  kong,  foit  par  animofité  contre  T/oa,  envoyèrent  [leurs  députez, 
6c  demandèrent  à  entrer  dans  la  ligue.  La  chofe  ayant  été  mife  en  délibéra- 
tion ,  Hoan  tchong  Miniftre  de  Hoen  kong,  foutint  qu'il  ne  falloit  point  les 
admettre.  Ces  deux  Royaumes,  dit-il,  font  loin  de  J/î,  voifins  de  7/^«, 
6c  tout-à-fait  à  fa  bienféance.  Il  peut  les  ataquer  fi  brufquement,  qu'il 
ne  vous  fera  pas  poi3lbIe  de  les  fauver.  Cela  ne  vous  fera  pas  honneur ,  6c 
Ijou  d'ailleurs  en  deviendra  plus  puiflant  6c  plus  à  craindre.  Hoen  kong,  mû- 
gré  l'avis  de  fon  Miniftre,  admit  Kiang  à?  Hoang  dans  la  ligue.  Pendant 
]ue  Hoan  tchong  vécut,  il  n'en  ariva  point  de  mal:  il  y  pourvut  avec  fagef- 
ds  après  fa  mort,  Tfou  envahit  auflî-tôt  Kiang  èc  Hoang.  Hoen  kong 
ne  put  les  fauver:  il  pafla,  quoique  fans  raifon,  pour  ne  l'avoir  pas  bien 
voulu,  6c  leur  avoir  manque  de  fidélité.  C'eft  ce  qui  diminua  beaucoup 
la  confiance  qu'on  avoit  en  fa  droiture  ,  6c  en  fa  bonne  politique.  Les 
Princes  liguez  fe  refroidirent:  par-là  il  devint  beaucoup  plus  foible:  6c  7/2 
fut  bien-tôt  hors  d'état  de  fe  foutenir  lui-même.  Le  premier  principe  de 
fa  décadence  fut  d'avoir  admis  dans  la  ligue  les  deux  petits  Etats  Kiang  6c 
Hoang.  Hoan  tchong,  en  bon  politique,  en  prévoyoit  les  fâcheules  fuites. 
Hoen  kong  auroit  dû  l'en  croire. 

Du  tems  de  l'Empereur  2'ang  vang,  Tai  tchou  fon  cadet  fe  révolta.'  Après 
avoir  fait  beaucoup  de  peine  à  l'Empereur,  il  fe  retira  dans  les  Etats  de 

T'chifî, 


?e" 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  7;; 

Tchin.  L'Empereur  vouloit  y  pénétrer  pour  l'y  furprendre  :  mais  fon  ar- 
mée étoit  trop  foible ,  &  ne  pouvoit  tenter  cette  expédition  elle  feule. 
^mg  ÔC  Xfin  avoient  alors  des  troupes  en  campagne.  L'Empereur  s'adrefla 
à  ces  deux  Princes,  pour  en  avoir  du  fecours.  Le  Prince  de  T/tng,  qui 
étoit  fans  comparaifon  le  plus  fort  6c  le  plus  puiflant  des  deux ,  au  lieu  de  lê- 
courir  l'Empereur,  penfa  à  profiter  de  fon  embaras.  Dès  que  le  Printems 
fut  venu,  il  vint  camper  au  bord  du  fleuve  jaune ,  6c  ferra  l'Empereur  de  fi 
près,  qu'il  penla  le  prendre.  Alors  le  petit  Prince  de  T/in  ne  (cachant  que 
faire,  consulta Kou yen  fon  Miniftre.  Prince,  lui  dit  Kouyen:  il  vaut  mieux 
foutenir  votre  Empereur ,  que  de  vous  livrer  à  un  Prince  qui  elb  tri- 
butaire aufîi-bien  que  vous.  Joignez-vous  à  l'Empereur ,  outre  qu'il 
ell  delajuftice  6c  de  votre  honneur  d'en  ufer  ainfi ,  il  eft  aufTi  de  votre 
intérêt.  Les  Empereurs  traitent  bien  ceux  qui  leur  font  foumis  :  6c 
quand  cette  régie  ne  feroit  pas  infaillible,  en  cette  occafîonelle  me  paroît 
fure. 

Le  Prince  qui  avoit  jufqu'alors  bien  vécu  avec  Tftng,  6c  qui  craignoit  de  Politique 
fe  brouiller  avec  lui,  avoit  peine  à  fuivre  ce  confeil.  Il  voulut  que  fon  àiKoHytni, 
Miniftre  l'examinât  fur  les  Koua  èc  fur  l'herbe  Chi.  Kouyen  le  fit.  Se  tout 
s'étant  trouvé  favorable  ,  T/tn  fait  avancer  fon  aîle  gauche,  pour  joindre 
l'armée  de  l'Empereur  ,  6c  avec  fon  aîle  droite  invertit  Om-n,  où  étoit  le 
fugitif  Tai  chou.  Tout  cela  fcfit  fipromptement,  que  T/tfig  n'y  pût  mettre 
obrtacle.  A  la  quatrième  lune,  T'ai  chou  fut  puni  de  fa  révolte.  Le  Prin- 
ce de  T/in  vint  en  cour  falucr  l'Empereur.  Celui-ci  le  fit  manger  à  fa  ta- 
ble, lui  donna  les  terres  de  Tang  fou ,  de  Ouen  yuen,  6c  deSanmao,  qui 
augmentèrent  fon  Etat  de  la  moitié.  Cela  mit  ce  Prince  en  crédit,  fi  bien 
que  trois  ans  après  il  engagea  plufieurs  autres  Princes  à  venir  en  cour  avec 
lui  rendre  à  l'Empereur  leurs  hommages.  L'Empereur  lui  fit  alors  préfent 
d'un  arc  6c  d'un  carquois  garni  de  flèches  ,  6c  l'honora  du  titre  de  Pé. 
Quand  le  Prince  de  Tfing  eut  avis  que  Tfm  aidoit  l'Empereur  ,  6c  que  Ouea 
étoit  inveili  :  voilà,  dit-il,  un  tra.it  de  Kou  yen  :  ô  l'habile  politique!  En 
cffx;t,  ce  fut  le  confeil  de  ce  Miniftre,  lequel  fit  du  terriroire  de  "ym,  qui 
étoit  très-peu  de  chofe,  un  Etat  confidérable. 

Tu  6c  Hou  étoient  deux  petits  Etats  d'un  aflez  grand  Royaume  :  tout  pc-  De  sim  Jt^ 
.  tits  qu'ils  étoient,  ils  fe  conferverent  du  tems,  parce  que  dans  un  endroit 
GÙ  fe  joignoient  leurs  frontières,  il  y  avoit  entre  eux  6c  Tjïn  une  gorge  é- 
ti-oite  ,  qu'il  n'étoit  pas  aifé  de  pénétrer.  Hicti  kong  Prince  de  Tfm ,  fou- 
haittant  fort  d'abforber  ces  deux  Etats,  en  raifonnoit  avec  Siunfi  fon  Minif- 
tre, 6c  lui  demandoit  comment  il  devroit  s'y  prendre.  Prince,  répondit 
Siunfi^  je  n'y  vois  qu'un  feu!  moien  :  mais  je  crois  qu'il  rcuflira,  fi  vous  le 
prenez.  Cette  gorge  impénétrable  qui  met  à  couvert  ces  deux  Etats  ,  eft 
uniquement  fur  les  terres  de  Tu.  Quand  vous  aurez  pris  querelle  avec  Hou^ 
envoyez  vers  Tu  un  Ambafladeur  ,  pour  lui  demander  paftage.  Mais  il 
faut,  lo.  Que  l'Ambafladeur  foit  un  homme  bien  cboifi,  dont  les  maniè- 
res loient  engageantes.  z\  Qu'il  aille  avec  un  équipage  humble  6c  modefte. 
g».  Qii'il  porte  de  votre  part  un  beau  préfent,  6c  lur-tout  cette  pierre  pré- 
fii  eufe  d'une  grofleur  fi  extraordinaire,  6c que  vous  eftimez  tant. 

Tome  //.  Ccc  ce  Cc«c 


7r4  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Cette  pierre,  répondit  Hien  ko>ig,  eft  d'un  très-grand  prix:  c'eft  le  pli^ 
beau,  6c  le  plus  précieux  bijou  que  i'aye.     Si  j'ctois  bien  afluré  d'obtenir 
à  ce  prix  ce  que  je  prétends,  à  la  bonne  heure.     Mais  fi  le  Prince  de  r«, 
après  avoir  reçu  mon  préfent,  fe  moquoit  de  moi ,  èc  me  refufoit.     Ne 
craignez  rien ,  Prince,  repiit  S im/i:  Ou  l'on  vous  accordera  palîlige,  ou 
votre  préfent  ne  s'acceptera  pas  :  Tu  n'oferoit  en  ufer  autrement  :   s'il  vous 
accorde  paflage  ,   il  le  recevra  :    mais  en  ce  cas- là  votre  prêtent  fera  bien 
payé.     D'ailleurs,  envoyer  à  T»  votre  beau  bijou,  ce  n'eil,  à  proprement 
parler,  que  le  tirer  de  votre  cabinet,  6c  le  placer  pour  quelque  tems  dans 
une  galerie  extérieure. 
Effets  de         Du  moins ,  dit  encore  Hien  kong  ,  la  démarche  fera  inutile.     Le  Prince 
cette  Poli-  de  Tu  a  auprès  de  foi  Kong  tchi  ki:  il  verra  ou  nous  vilbns ,  &  periuadera  au 
tique.  Prince  de  réfufer  mon  préfent.     Kong  tchi  voit  clair  :    il  elt  vrai ,  dit  Siun/i  : 

mais  outre  qu'il  eft  homme  comme  un  autre,  6c  peut  fe  laifler  tenter  du 
moins  une  fois  :  il  eft  naturellement  moins  ferme,  que  complaifant  6c  beau- 
coup plus  jeune  que  Ion  Prince.  Sa  complaifance  peut  faire  qu'il  ne  difc 
rien  en  cette  occafion,  ou  que  peu  de  chofe:  du  moins  y  a-t-il  lieu  d'ef- 
pérer  qu'il  n'aura  pas  la  fermeté  de  faire  une  oppofîtion  bien  forte.  En- 
fin, quand  il  la  feroit,  le  Prince  plus  âgé  que  lui,  6c  tenté  par  votre  pré- 
fent ,  pouroit  bien  le  recevoir  contre  l'avis  de  fon  Miniftre.  Ce  n'eft  pas 
qu'il  faille  être  fort  éclairé  pour  pénétrer  dans  nos  vues:  mais  je  connois  le 
Prince  de  Tu  :  fes  lumières  font  bornées. 

Hien  kong  fuivant  l'avis  àtSiunfe  envoyé  l'AmbalTadeur  6c  le  préfent.  Le 
Prince  de  Tu  fort  content  d'une  telle  Ambaflade ,.  6c  encore  plus  char- 
mé du  préfent ,  ayant  pris  intérieurement  fon  parti ,  ne  laifla  pas  de  con- 
fulter  Kong  tchi  ki,  du  moins  pour  la  forme.  Prince,  lui  dit  Kong  tchi  ki, 
rien  de  plus  obligeant ,  je  l'avoue ,  que  ce  que  vous  a  dit  l'Ambafla- 
deur  de  Tjîn  :  fon  préfent  d'ailleurs  eft  très-riche:  mais  tout  cela  dans  le 
fond  eft  dangereux  pour  votre  Etat.  Le  proverbe  dit  fort  bien:  quand  les 
lèvres  (a)  font  rongées,  les  dents  infailliblement  fouffrent  du  froid.  Tu  & 
Hou  font  deux  petits  Etats,  qui,  en  fe  foutenant  bien  l'un  l'autre,  font 
difficiles  à  entamer  :  mais  le  moyen  qu'ils  fubfiftent ,  s'ils  s'abandon- 
nent 6c  fe  trahifl'ent.  Hou  périra  le  premier  :  mais  Tu  aura  dans  peu  le 
même  fort. 

Le  Prince  laifla  dire  fon  Miniftre,  reçut  le  préfent  de  Tfin,  6c  accorda  le 
paflage.  Hou  fut  d'abord  envahi ,  8c  quatre  ans  après  on  tomba  fur  Tu. 
Siunfi  alla  en  perfonne  à  cette  expédition  contre  Tu  :  il  fe  faifît  du  tréfor 
du  Prince:  il  y  reprit  le  précieux  bijou:  puis  s'en  revenant  à  toute  bride  , 
6c  le  préfentant  à  Hien  kong:  Prince,  lui  dit-il,  reconnoifi*ez-vous  ce  bi- 
jou? Me  fuis-je  trompé  dans  mes  vues?  Non  certainement,  répondit /;r/>« 
kong.  Voila  mon  bijou  revenu,  6c  mon  cheval  eft  bien  engraifle.  L'avis 
de  Siunfi  fut  fuivi,  6c  valut  à  fon  Prince  deux  Royaiunes.     L'avis  de  Kong 

tchi 

{a)  Le  Chinois  dit:  les  dents  des  mâchoires  font  bien  allongées.  En  France  ,  avoir  Jes 
ëents  longues,  c'eft  en  certain  langage  avoir  jeûné:  fens  tout  oppofé  au  Chinois,  quifigni- 
fie:  j'ai  beaucoup  acquis, 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  y^y 

tchi  ki  fut  négligé  ,  8c  par-là  devint  inutile.  Malgré  ce  différent  fuccés, 
voici  ma  penfee  iiir  l'un  &  fur  l'autre.  Tous  deux  furent  gens  très- éclairez. 
^ong  tchi  ki  fut  un  Miniftre  fans  reproche.  Siim  fi  l'auroit  été  dans  de 
plus  heureux  fîécles.  C'ell  dommage  qu'il  fe  trouva  dans  un  tems,  où 
i'ufurpation  devenue  commune  n'avoit  prefque  plus  rien  d'odieux. 

TsiNG  6c(a)  Tchao  s'étant  broiiiUez,  &  ayant  affemblé  chacun  fon  Politique 
armée,  l'on  en  vint  aux  mains.  Tchao  perdit  la  bataille  :  ôc  Tfing  vainqueur  de  ifing  8ç 
afîlégea  Kan  ton.  Mais  fes  troupes  étant  épuifées  de  fatigues ,  il  leva  peu  '^'^'"'' 
après  le  fiége.  Le  Roi  de  tshao  étant  rentré  dans  la  capitale,  penfoit  à 
envoj^er  vers  fon  ennemi  pour  traitter  d'accommodement.  Se  lui  offrir  pour 
cela  lîx  de  fes  villes.  Il  prenoit  cette  réfolution  par  le  confeil  de  Tchao  ho  : 
&  c'étoit  Tchao  ho  lui-même,  qui  devoit  aller  traitter.  Tu  king  l'ayant  fçû, 
va  trouver  le  Prince  pour  l'en  diffuader.  Permettez-moi,  Prince,  lui  dit- 
il,  de  vous  demandet  pourquoi  Tfing  a  levé  le  fiége  de  Kan  ton^  6c  s'ell  re- 
tiré? Eft-ce  que  tout-a-coup  il  a  pris  d'autres  fentimens  à  votre  égard,  & 
que  pouvant  vous  détrôner,  il  vous  a  épargné  par  amitié  ?  Ou  n'elt-ce  pas 
plutôt  parce  que  fes  troupes  quoique  viûorieufes ,  ont  beaucoup  fouffert  ? 
La  viétoire  leur  a  coûté  cher,ôcje  ne  doute  point  que  l'état  où  elles  fe  trou- 
vent, ne  foit  la  caufe  de  cette  retraitte.  Tfitng  ataque  une  de  vos  villes,  ne 
peut  la  prendre,  fe  retire.  Se  vous,  travaillant  pour  lui  contre  vous-même, 
vou^  voulez  lui  en  donner  fix.  II  n'a  qu'à  vous  ataquer  ainfî  les  années  fui- 
vantes,  8c  vous  n'avez  qu'à  en  ufer  auffi  de  la  forte  :  vous  voilà  bientôt 
fans  villes.  Le  Roy  ayant  raporté  le  tout  jl  Tchao:  Tuking^  répondit-il, 
d'un  tonmocqueur,  a-t-il  mefuré  les  forces  de  Tfiing'i  Comment  fçait-il  s'il 
s'efl:  retiré  pur  pure  fatigue  ?  Mais  je  le  veux  :  fi  en  lui  refufant  un  terrain 
de  peu  d'iinportance,  vous  le  faites  revenir  l'année  prochaine,  ce  fera  bien 
autre  chofe  :  vous  n'en  ferez  pas  quitte  pour  fi  peu.  Il  faudra  peut-être 
entamer  jufqu'au  cœur  de  votre  Royaume.  Cédons  ce  terrain,  j'y  con- 
fens,  dit  le  Roy:  mais  me  répondez-vous,  moyennant  cela,  que  Tfmg  ne 
m'ataquera  point  les  années  fuivantes.^  Moi,  en  répondre,  dit  Tchao  ho"? 
Non,  je  ne  le  puis:  Se  je  l'ofe  d'autant  moins, que  les  autres  Etats  voifîns, 
par  exemple  Hou  Se  Hoei,  ont  eu  foin  de  gagner  Tfiing  par  des  ceffions  con- 
iîdérables.  Mais  il  me  paroît  important  de  nous  procurer  quelque  repos , 
Se  d'ouvrir  le  chemin  à  des  traittez.  C'eft  à  quoi  je  m'offrois  de  travailler. 
Du  refte,  comme  Hao  Se  Hoei  ont  fait  depuis  du  tems  leur  traitté  avec  Tfmg  i 
Se  que  d'ailleurs  les  fix  villes  que  je  propofois  de  lui  offrir,  ne  font  rien  en 
comparaifon  de  ce  que  ces  Etats  lui  ont  cédé,  il  eft  à  croire  qu'il  les  épar- 
gnera plus  que  vous:  ainfi  je  ne  garantis  rien  pour  la  fuite. 

Tu  king  inrtmit  de  tout  par  le  Roy:  n'avois-je  pasraifon,  Prince,  lui 
dit-il?  He  lui-même  reconnoît  que  fi  Tftng  revient,  il  faudra  peut-être  en- 
tamer jufqu'au  cœur  de  votre  Royaume.  Il  reconnoît  en  même  tems,  que 
ces  fix  villes  cédées ,  on  ne  peut  répondre  que  Tfing  nous  laiffe  en  repos. 

Quel 

(«)  Noms  de  deux  Royaumes  fAifant  partie  de  l'Empire  de  la  Chine. 
Ccc  ce  2, 


Conreils 

finiftres  de 


7J-5  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Q(_iel  avantage  y  a-t-il  donc  à  les  céder?  Qae  réellcmeat  l'année  prochaine 
il  revienne:  ôc  que  pour  avoir  quelque  repoi,  on  lui  en  cède  encore  autant: 
voilà  bientôt  vos  Etats  réduits  a  rien.  Si  V.  M.  veut  m'en  croire,  point 
de  repos  à  ce  prix.  Quelque  vivement  que  Tfing  nous  ataque  ,  &  quelque 
foibleinent  que  nous  nous  défendions,  fes  conquêtes  £c  nos  pertes  ne  fçau- 
roient  en  un  an  aller  à  fîx  villes.  Pourquoi  les  céder  fans  coup  ferir?  C'eft 
fortifier  notre  ennemi,  en  nous  affûibliffant  nous-mêmes. 

J'ajoute  que  c'eft  augmenta*  fon  infatiable  cupidité,  &  l'inviter  à  reve- 
nir. Quand  il  reviendra,  ou  vous  lui  céderez^  encore 'du  terrain,  ou  non. 
Si  vous  lui  en  cédés,  je  l'ai  déjà  dit,  vous  voilà  bientôt  Roi  fans  Royau- 
me. Si  vous  refufez  alors  de  lui  céder  ce  qu'il  voudra,  bien  loin  de  vous 
tenir  compte  de  ce  que  vous  voulez  aujourd'hui  céder,  il  fe  tiendra  pour 
olFenfé ,  &  vous  le  fera  fentir ,  s'il  peut. 

Le  Roy  étant  incertain  ôc  flottant  entre  l'avis  de  Tu  king  ôc  celui  de 
'fchao  ho  :  Léon  omn ,  qui  avoit  eu  une  commiflion  vers  iXing  ,  revint  en 
cour.  Le  Roi  lui  expofa  toute  chofe,  5c  lui  demanda  fon  fentiment.  Léo» 
ouan^  que  Ijing  avoit  corompu,  répondit  que  tout  bien  confidéré,  le  meil- 
leur parti  étoit  de  céder  à  'Tfing  ces  fîx  villes.  Croyez- moi.  Prince  ,  ajoû- 
ta-t-il,  Yh  king^  qui  foutient  le  contraire,  ne  regarde  les  chofes  que  par  un 
côté:  Xftng  eft  vainqueur,  vous  le  fçavez:  chacun  applaudit  à  fes  viitoireSy 
8c  recherche  fon  amitié.  Si  vous  l'iritez ,  les  Etats  voilîns  profiteront  de 
fa  colère  contre  vous,  ne  fût-ce  que  pour  faire  leur  cour  à  vos  dépens:  ils 
vous  ataqueront  d'un  côté  ,  pendant  qu'il  vous  ataquera  de  l'autre.  Le 
moyen  de  réfîfter.  Au  contraire  fi  vous  cédez  à  Tfmg  ces  fîx  villes,  chacun 
conclura,  que  vous  êtes  bien  cnfemble,  &  perfonne  ne  remuera.  Céder 
eft  donc  le  meilleur.     Il  n'y  a  pas  à  balancer. 

Yu  king  fut  averti  de  tout  :  auiîi-tôt  demandant  audience,  prenés  garde  , 
Prince,  dit-il:  Leou  ouan  eft  fans  doute  gagné  par  Tfing.  Céder  fix  villes  y 
c'eft,  prétend -t-il,  adoucir  Tftng.,  &  tromper  fagement  les  autres  Princes; 
êc  moi  je  dis:  c'eft  iriter  la  cupidité  de  Tfing,^  &  publier  votre  fciblefle 
par  tout  l'Empire.  Au  refte,  fî  je  m'oppofe  fî  fortement  à  la  ceffion  qu'on 
propofe,  ce  n'eft  pas  que  je  ne  fçache  qu'il  eft  quelquefois  de  la  fageiîc  de 
céder  une  partie  de  fes  Etats,  pour  conferver  le  refte:  mais  dans  la  fituation 
où  nous  ibmmes  ,  cette  conduite  ne  peut  avoir  lieu:  je  foutiens  qu'il  eft. 
contre  vos  vrais  intérêts  de  céder  ces  fîx  villes  à  Tfi'^i  '•  1^^  "^  ^^^  cédez- 
vous  plutôt  à  Tft  fon  ennemi  capital?  Par- là  vous  mettrez  Tft  en  état  d'a- 
taquer  Tfing  du  côté  de  l'Oiieft  à  peu  près  à  forces  égales.  Tfi  acceptera 
fans  héfîtcr  les  propofîtions  que  vous  lui  ferés  :  vous  pourez  tous  deux  vous 
vanger  de  Tfing^  6c  tout  l'Empire  dira  que  vous  êtes  habiles.  Qiiand/fo«  ÔC 
Hoei  verront  qu'au  lieu  de  céder  comme  eux  lâchement  vos  terres  à  Tfing  y 
vous  vous  êtes  mis  en  état  de  ne  le  pas  craindre,  ils  vous  regarderont  com- 
me un  Prince  capable  qui  peut  leur  devenir  néceflaire  :  ils  vous  aideront  du 
moins  fécrettement  pour  fccoiier  eux-mêmes  ,  s'ils  peuvent ,  le  joug  de 
Tfmg.  Ainfî  vous  vous  attachez  d'un  feul  coup  du  moins  trois  Royaumes. 
Tfmg  alors  changera  de  ton.    Le  Roy  goûta  ce  dernier  avis.  'Il  envoya 

Tu. 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE. 


iri 


2?^  ^//«^  lui-même  négocier  à  la  cour  de  f/?.     La  négociation  réuffit  ;  Scies  Conclu- 
defleins  de  'tfing  fur  Tchao  s'en  allèrent  en  fumée  :  tant  il  importe  à  un  Prin-   fion  <'e  ce 
Ce  d'avoir  à  confulter  dans  l'occafion  un  homme,  qui  foit  en  même  tems  êc   1^''^^°""? 
fûrement  fidèle,  ôc  bon  politique. 


j^So^ 


DES  PRINCES  HERITIERS. 


TChang  TSE  FANG  voyant  la  dynaftie  flan  bien  établie,  6c  l'Em-  Intriguée 
Tpïre  en  paix,  fe  trouvant  d'ailleurs  aflez  infirme  ,  tout  Heou.  *  qu'il  '^^  ^°"'^' 
étoit,  le  retira,  ferma  fa  porte  à  tout  le  monde,  èc  ne  fortit  prefque  plus. 
L'Empereur  penfa  à  dégrader  le  Prince  héritier  ,  pour  mettre  en  fa  pla- 
ce un  autre  de  fes  fils,  qu'il  avoit  eu  d'une  de  fes  fécondes  femmes  nom- 
mée Tfi.  Il  y  avoit  bien  des  oppofitions  à  vaincre  Se  des  mefures  à  garder. 
Ainfi  la  choie  n'étant  pas  encore  conclue ,  l'Impératrice  chercha  quel- 
qu'un qui  pût,  par  fes  confeils  ou  autrement,  lui  aider  à  conferver  l'Empi- 
re à  fon  fils.  On  lui  indiqua  Te hang  tfefang  comme  un  homme  fort  éclairé, 
6c  d'ailleurs  de  grand  crédit.  LaReine  envoya  auffi-tôt  vers  lui  Lia  tfeheou^ 
Se  Kien  tching ,  pour  lui  apprendre  ce  qui  fe  paflbit ,  Se  lui  demander  confeil 
dans  une  occafîon  fi  importante  au  bien  de  l'Empire. 

Dans  l'état  où  vous  me  ra;:)ortez  que  fontles  chofes,  dit  fchang  tfe  fang,  A  l'égarA 
aller  haranguer  l'Empereur,  ce  feroit  peut-être  le  prefler  de  finir  l'affaire  :  ^",^."."'^*^ 
du  moins  ce  feroit  chofe  inutile.  Mais  voici  un  expédient  qui  me  vient,  ""^"^^ 
qu'on  peut  tentei" ,  Se  qui  peut  réuffir.  Car  je  connois  Kao  ti ,  il  ne  veut 
pas  troubler  l'Empire.  Je  connois  quatre  hommes  qui  n'ont  rien  à  craindre  : 
il  les  nomma.  Ce  font  quatre  vénérables  vieillards,  ajoûta-t-il,  qui  voyant  le 
peu  de  cas  qu'on  faifoit  des  gens  de  lettres,  fe  font  i-etirez  à  leur  campagne, 
&  n'ont  jamais  voulu  prendre  d'emploi.  Sa  Majefté  les  connoît  de  répu- 
tation, fait  cas  de  leur  intégrité  Sc  de  leur  droiture.  Se  fçait  qu'il  n'y  a 
point  de  tréfors  capables  de  les  corompre.  Il  faut  que  le  Prince  héritier 
leur  écrive  d'une  manière  humble  6c  modefte  :  qu'il  leur  envoyé  des  cha- 
riots. Se  dépêche  vers  eux  quelque  homme  intelligent,  qui  les  engage  à  fe 
rendre  auprès  du  Prince.  Quand  ils  feront  arivez,  il  faut  que  le  Prince 
héritier  les  traite  comme  des  hôtes ^  Se  qu'il  les  garde  aflîdûment  auprès 
de  fa  perfonne ,  en  forte  que  l'Empereur  s'en  apperçoive,  6c  conçoive 
que  ces  gens- là  ,  Sc  tous  ceux  qui  leur  rcfièmblent,  font  atachez  à  ce 
Prince. 

L'Impératrice  eut  foin  de  faire  tout  exécuter  à  la  lettre.     L'arivée  de 
ces  quatre  vieillards  en  atira  d'autres  :  6c  l'on  voyoit  tous  les  jours  avec  le 
Prince  héritier  ,   grand  nombre   de  perfonnes  graves    6c  vénérables    par 
leurs    cheveux   blancs.      L'Empereur   qui  s'en  aperçut,   Se  qui  en  re- 
in ar- 

*  Nom  de  dignité,  comme  feroit  Comre,  Marquis,  &c, 

Ccc  ce  j 


7f8  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

marqua  fur-tout   quatre,   que  les  autres  refpeftoient,   leur  demanda  un 
jour  par  occafion,  qui  ils  étoient?  Chacun  des  quatre  ayant  dit  fon  nom, 
comment  c'ell  vous,  dit  l'Empereur,  j'ai  fouvent  oiii  parler  de  votre  mé- 
rite: j'ai  voulu  plulieurs  fois  vous  mettre  en  charge:  vous  vous  êtes  opi- 
niâtre à  la  retraite:  aujourd'hui,  fans  qu'on  vous  recherche,  vous  voici  à 
la  iuite  de  mon  fils:   d'où  peut  venir  ce  changement?   Nous  vous  le  di- 
rons. Prince,  avec  franchife:    car  pourquoi  le  diflimuler?  Nous  nous  fem- 
mes tenus  dans  la  retraitte,  pour  ne  cas  nous  expofer  au  mépris  qu'on  fai- 
foit  des  gens  de  lettres:  mais  ayant  fçû  que  votre  héritier  eft  un  Prince  d'u- 
ne piété  vraiment  filiale ,   d'une  bonté  univerlélle ,   d''une  bienveillance 
particulière  pour  les  gens  de  lettres:  un  Prince  enfin,  pour  lequel  il  n'y  a 
point  d'homme  de  mérite  ôc  de  vertu ,  qui  ne  prélentât  volontiers  fa  tête  à 
couper:  nous  avons  quité  nos  campagnes,  pour  venir  paffer  auprès  de  lui 
le  tems  qui  nous  refte  à  vivre.     Cela  eft  bien,  dit  l'Empereur,  donnez- 
vous  la  peine  de  continuer  à  bien  inftruire  mon  héritier.     Ces  quatre  vieil- 
lards, après  les  cérémonies  ordinaires,  fe  levèrent  6c  fc  retirèrent.     L'Em- 
pereur les  conduifant  des  yeux,  fit  venir  Tfi  fa  concubine,  &  lui  montrant 
du  doigt  ces  vieillards,  vous  fçavcz  ce  que  je  voulois  faire,  lui  dit-il,  en 
faveur  de  votre  fils;  c'étoit  tout  de  bon.     Mais  le  Prince  héritier  ayant 
pour  lui  ces  fages  vieillards,  il  ne  faut  pas  y  penfer.     Ainfi  réuflît  le  con- 
feil  que  Tchang  tfe  fang  avoit  donné  à  l'Impératrice,  en  faveur  du  Prince, 
héritier. 
A  l'égard      Ho  AI  fils  de  l'Empereur  Hoei  ti  ^   6c  défigné  fon  fuccefleur,  perdit  fa 
deHwi.      mère  de  bonne  heure.     Quand  il  fut  en  âge  de  pouvoir  entrer  dans  les  af- 
fiiires ,    Kia  miê  fit  à  l'Impératrice  régnante ,   un  raport  fâcheux  de  ce 
jeune  Prince.     L'Impératrice,  qui  n'aimoit  point  le  Prince  héritier,  crut 
facilement  le  mal  qu'on  difoit  de  lui:  mais  comme  il  n'y  avoit  pas  dequoi 
le  faire  dégrader,  elle  fit  lemblant  de  foupçonner  que  ce  fût  un  faux  ra- 
port.    Elle  retint  long-tems  Kia  mïé  pour  le  queftionner,  6c  partie  par  arti- 
fice, partie  par  force,  elle  l'enyvra,  6c  lui  fit  mettre  par  écrit  d'un  tour 
malin  qu'elle  fuggera,   le  raport  qu'il  lui  avoit  fait:  puis  elle' porta  cet 
écrit  à  l'Empereur.     L'artifice  dans  le  fond  étoit  aflez  groffier,  6c  facile 
à  découvrir:  car  quel  eft  l'homme  affez  étourdi,  pour  donner  librement, 
en  une  occafion  pareille,  un  écrit  figné  de  fa  propre  main .'  D'ailleurs,  en 
fuppofant  que  Kia  mié  n'eût  pas  été  forcé  à  donner  cet  écrit,  on  devoit 
encore  examiner,  fi  ce  qu'il  contenoit  étoit  fondé  fur  quelque  démarche 
réelle  du  Prince  héritier,  ou  feulement  fur  quelque  rapport. 

L'Empereur,  Prince  fans  lumières,  ne  fit  point  ces  réflexions:  la  plu- 
part des  gens  qui  étoient  alors  en  place,  ne  furent  pas  plus  clairvoyans  à 
cet  égard.  Fei  kou  fut  le  feul  qui  pénétra  le  fond  de  l'affaire:  ic  ce  Fei  kou 
par  crainte  ou  par  intérêt,  négligea  de  la  mettre  dans  tout  fon  jour.  Hoei 
ti  n'ouvrit  point  les  yeux:    le  Prince  héritier  fut  dégradé,  6c  mourut  fans 


avoir  pu  fc  juftifier.  Éft-il  rien  de  plus  déplorable.^  Ceci  fait  voir  que  quoi- 

qu'en  matière  d'affaires,  il  n'y  ait  gueres  de 

6c  les  fignatures:  ces  preuves  après  tout  ne  font  pas  entièrement  Infaillibles. 


^u'en  matière  d'affaires,  il  n'y  ait  gueres  de  meilleures  preuves  que  les  écrits 
k  les  fignatures:  ces  preuves  après  tout  ne  fo 
L'hiftoire  nous  en  fournir  d'autres  exemples. 


Yn( 


ET    DE   LA    TARTARIE   CHINOISE.  yfs> 

;Yng  tsong  fut  à  peine  monté  fur  le  trône,  qu'un  grand  Officier   A  l'égard 
en  faveur,:  voulant  perdre  Tfai  yang  qu'il  haïflbit,  rapporta  au  nouvel  Em-    ^^  ^Z-" 
pereur,-  que  tfai  yang  avoit  fait  tout   l'imaginable,   pour  empêcher  que   ^""^^ 
Gin  tfong  ne  le  choisît  pour  fon  fucceiïeur.     Tng  tfong  traniportc  de  colère 
contre  'Tfai  yang ,   alloit  le  perdre.     Ngeou  yang  qui  étoit  en  place,   l'en 
empêcha  par  une  remontrance  faite  à  propos. 

D'oîi  fçavez-vous.  Prince,  lui  dit-il,  que  Tfai  yang  vous  a  été  con- 
traire? Eit-ce  par  oiii-dire  feulement.^  Ou  bien  avez-vous  de  lui  quelque 
écrit  qui  vous  le  perfuade  ?  Qtiand  vous  en  auriez  des  preuves  par  un  écrit 
fïgné  de  fa  main,  je  confeillerois  encore  à  V".  M.  de  n'y  pas  donner  facile- 
ment une  entière  créance.  Les  hiftoires  des  dynafties  précédentes  nous 
aprennent  que  des  eunuques  en  faveur,  ont  abufé  plus  d'une  fois  de  la  cré- 
dulité des  Princes,  pour  perdre  des  gens  de  bien,  par  des  écritures  contre- 
faites. Combien  moins  faut-il  compter  fur  de  lîmples  bruits  &  fur  des 
oiii-dire?  Tng  tfong  fur  cette  remontrance,  s'appaiia,  6c  négliga  l'acufii- 
tion. 

Sous  un  autre  régne  ,  Tuen  fou  ennemi  de  Tfeou  hao,  dans  le  deflein  de  A  l'égard 
le  perdre  plus  fûrcment,  compofa  fous  le  nom  de  Tfeou  hao,  une  remon-  ^^  ^"/èca 
trance  infolente,  capable  d'iriter  extrêmement  le  Prince,  6c  la  fît  pafler  à  ^'"'' 
l'Empereur.  Sous  notre  dynaftie  *  même  ,  Ché  kiai  ayant  fait  des  vers  à 
la  loiiange  de  Fou  pi,  oîi  il  laifTa'échaper  quelque  raillerie  ,  qui  tomboit 
fur  certain  Hiao  tfou  •  relni-ci ,  pour  fe  venger ,  drefla  une  jeune  efclave  à  con- 
trefaire l'écriture  deCbé  kiai.  Qiiand  cette  efclave  l'eut  bien  imitée,  Hian 
tfou  lui  fit  écrire  fous  le  nom  de  Ché  kiai  certaines  lettres,  fuivant  leiquelles 
on  eût  dit  que  Fou  pi  6c  Che  kiai  tramoient  une  révolte  générale  à  la  cour  6c 
dans  les  provinces.  Bien  en  prit  à  ces  deux  grands  hommes  d'avoir  un 
Prince  éclairé  comme  Tng  tfongi  fans  cela  ils  périflbient  par  les  plus  infâmes 
fopplices.  Hélas  :  plus  nous  avançons ,  plus  le  monde  fe  corrompt:  6c  ce 
déteftable  artifice  de  contrefaire  les  écritures  ,  devient  auflî  plus  commim. 
On  en  ufe  aujourd'hui  aflez  fouvent,  jufques  dans  les  affaires  les  plus  ordi- 
naires ,  où  il  s'agit  d'afTez  peu  de  chofe.  Combien  plus  eft-il  à  craindre 
que  l'ambition ,  que  l'envie,  que  la  vengeance  n'y  ayent  recours  pour  per- 
dre des  innocens?  A  l'occafion  deHoâi  dégradé,  j'ai  été  bien  aife  de  rapor- 
ter  ces  faits,  pour  infpirer  fur  un  point  fi  délicat  toute  la  précaution  pof- 
fible.    ■ 

H I E  N  KONG  Roi  de  Tftn  avoit  une  concubine  nommée  Li  ki  qu'il  ai-    Effets  pef- 
moit  éperdument,  6c  dont  il  avoit  un  fils  nommé  T you.     Li  ki  conçut  le    nicieux  de 
defTein  de  faire  fuccéder  fon  fils,  6c  pour  cela  de  faire  périr  le  fils  aîné  de  la    ^j»*'^'*'"^" 
Reine  nommé  Chinfeng,  Prince  déjà  âgé,  6c  déclaré  héritier  de  la  couron- 
ne depuis  bien  des  années.     Comme  Hien  kong  aimoit  tendrement  Cbin  feng^ 
lequel  de  fon  côté  s'aquitoit  parfaitement  de  tous  les  devoirs  d'un  bon  fils  t 
Li  ki  jugea  que  pendant  qu'il  leroit  à  la  cour  auprès  du  Roy  fon  père ,  elle 

ne 

"  *  C'efr  un  auteur  de  la  dynaftie  Song  qui  parle. 


760  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE; 

ne  pouroit  jamais  réuflîr  dans  fon  deflein.  EUepenfa  donc  aux  moyens  de 
les  réparer.  Elle  s'en  ouvrit  à  Eul  ou ,  qu'elle  avoit  eu  foin  de  s'attacher  de 
longue  main.  Li  ki^  6c  Eul  ou  connoifToient  Hien  kong  pour  un  Prince  avi- 
de de  gloire,  ambitieux,  &  entreprenant.  Ils  conclurent  de  lui  propofer 
des  conquêtes  6c  des  établiflcmens  à  faire  pour  les  Princes  fes  enfans.  Eul 
ou  fe  chargea  d'en  faire  au  Roi  la  pTopofîtion,  ôc  avant  que  le  Roi  eût  pris 
fur  cela  fa  dernière  réfolution,  la  mère  A' Eul  ou  fit  courir  des  chanfons,où 
l'on  apphudiflbit  à  ces  projets,  en  célébrant  par  avance  les  conquêtes  des 
jeunes  Princes. 
Artifices  Hien  kong,  dont  on  flatoit  lapaffion,  donna  dans  le  piège.     Il  mit  des 

des  Fera-  troupes  en  campagne,  &  envoya  le  Prince  héritier,  comme  pour  prendre 
Cour/  pofleffion  des  terres  qu'il  comptoit  déjà  avoir  aquifes.  Li  ki  dès-lors  ne 
douta  plus  du  fuccès  de  fon  projet.  Elle  conféra  avec  Teou  chi  qui  étoit 
fa  créature,  des  moyens  de  perdre  Chin  feng.  Si  vous  le  voulez  ,  dit  Teou 
chi,  une  calomnie  en  fera  l'aflFaire  :  les  chofes  les  plus  propres  &  les  plus 
nettes  font  les  plus  aifées  à  gâter  :  &  les  perfonnes  les  plus  innocentes  font 
les  moins  habiles  à  fe  juftifier.  Chin  feng,  dont  la  réputation  a  toujours  été 
fi  nette,  ne  fera  point  à  l'épreuve  d'une  calomnie:  fûrement  il  fe  donnera 
la  mort.  Li  ki  goûta  ce  confeil:  mais  craignant  que  fur  une  calomnie  qu'on 
feroit  dabord  courir  au-dehors ,  Hien  kong  ne  fût  pas  fi  prompt  à  pren- 
dre feu  :  elle  jugea  plus  à  propos  de  commencer  par  calomnier  Chin  feng 
immédiatement  auprès  de  fon  père.  Li  ki  vient  donc  un  foir  fondant  en 
larmes,  direavec  empreflement  à ///>«  ^(?«g,  qu'elle  a  des  ayis  certains  que 
Chin  feng  trame  une  révolte:  que  les  bontez  du  Roi  pour  elle  lui  fervent  de 
prétexte  pour  animer  fon  parti  ;  qu'ainfî  elle  lui  demande  en  grâce  de  lui 
permettre  de  mourir,  ou  du  moins  de  fc  retirer,  pour  ôter  ce  prétexte  à  la 
rébellion.  Hien  kong.  Prince  naturellement  fier,  &  que  d'ailleurs  l'amour 
aveugloit,  bien  loin  de  plier  ainfi,  réfolut  furie  champ  de  perdre  fon  fils 
Chin  feng,  &  en  aflura  Li  ki,  pour  laconfoler. 

Comme  Chin  feng  dans  le  fond  ne  donnoit  aucune  prifc ,  Hien  kong  cx-^ 
près  pour  le  faire  périr,  abandonna  fes  autres  projets,  déclara  la  guerre  i 
2o,  Se  fit  Chin  feng  Général.  L'expédition,  difoit  Hien  kong  à  Li  ki,  efl 
très-perilleufe  :  félon  les  aparences  il  y  périra ,  6c  nous  en  ferons  délivrez  fans 
bruit.  Si  par  hazard  il  venoit  à  bout  de  vaincre  ,  il  fera  toujours  tems  de 
le  punir  de  fa  révolte  contre  fon  Roi  6c  fon  pcre,  6c  je  fçaurai  bien  le  faire. 
Li  ki  ravie  du  fuccès  de  fes  artifices,  en  fit  part  à  fes  confidens  ,  leur  té- 
moignant cependant  qu'elle  craignoit  encore  deux  chofes.  La  première  , 
que  le  Roi  ne  fe  ravisât  :  la  féconde ,  que  Chin  feng  venant  à  périr,  les 
Grands  ne  filTent  nommer  héritier  quelque  autre  que  fon  fils  Tyou.  Pour 
parera  ce  fécond  inconvénient,  on  convint  qu'il  fidoit  gagner  quelque 
grand  Officier  de  guerre.  On  jetta  les  yeux  fur  Li  ké  homme  auffi  mé- 
chant que  hardi.  Teou  chi ,  qui  fut  chargé  de  le  fonder,  lui  fit  entendre 
qu'il  fçavoit  de  bonne  part  que  Chin  feng  étoit  perdu  dans  l'efprit  du  Roi 
fon  père,  6c  qu'il  périroit  infailliblement  de  manière  ou  d'autre  :  qu'il  étoic 
quertion  de  voir  en  ce  cas-là  à  qui  on  devoit  penfer  pour  être  Prince  héri- 
tier; 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  •jci 

tier:  que  vu  la  paflion  du  Roi  pour  Li  ki,  il  n'y  avoit  gueres  lieu  de  douter, 
que  fi  le  choix  lui  étoit  tout-à-fait  libre,  il  ne  nommât  Tyou  :  que  s'il  vou- 
loit  bien  apuyer  ce  choix,  au  casque  quelqu'un  s'y  opposât,  le  Roi  fans  doute 
lui  fçauroit  gré  de  favorifer  fes  inclinations  :  ôc  Liki  de  fon  côté  l'affuroit  que 
fi  la  chofe  réufliflbit ,  il  feroit  en  grand  crédit  auprès  de  fon  fils.  Li  ké  donna 
là  parole,  que  ÇiChinfeng  périflbit ,  à  quoi  il  voyoit  peu  d'aparance,  il  feroit 
■çontTyou.y  6c  fçauroit  bien  le  foutenir:  il  n'y  avoit  plus  qu'à  prelferla  perte 
de  Chin  feng^  pour  ne  pas  laiffer  à  Hien  kong  le  tems  de  fe  repentir,  ou  de 
découvrir  l'intrigue.  On  fit  donc  aufli-tôt  courir  au  dehors  le  bruit  de  la 
prétendue  révolte  tramée  par  Chin  feng  :  mais  heureufement  découverte. 
On  répandit  en  même  tems  des  chanfons,  qui,  lupofant  la  choie  certaine, 
la  fàifoient  croire  à  tout  le  peuple,  êc  confirmoient  le  Roy  même  dans  fon 
erreur.  Chin  feng  ne  put  foutenir  la  calomnie  :  il  fe  donna  lui-même  la 
mort.  Tchong  Eul,  frère  utérin  de  Chin  feng,  craignit  pour  foi  un  fort  fcm- 
blable:  il  fortit  hors  du  Royaume ,  6c  fe  retira  dans  les  Etats  de  7/î.  Hien 
kong  fur  ces  entrefaites  mourut  fans  avoir  nommé  fon  fuccefleur.  Ki  tfi  fils 
de  Chin  feng,  6c  encore  enfant,  fut  déclaré  Roi  par  les  Grands  du  Royaume. 
Li  ké  6c  fon  parti  s'en  défirent.  Tcho  tfe  frère  de  Ki  tfi  eut  le  même  fort.  Y 
you  fils  de  //  ki  fut  mis  fur  le  trône,  mais  il  ne  régna  jamais  en  paix.  Le 
Royaume  de  Ifin  fut  toujours  dans  le  trouble  jufqu'à  ce  qu'enfin  Tchong  Eul 
frère  de  Chin  feng  y  remonta  après  une  abfence  de  vingt  ans,  6c  fut  recon- 
nu pour  Roi  légitime.  Concluons  que  dans  un  Etat ,  il  n'eft  rien  de  plus  Conclu- 
dangereux  qu'une  femme,  pour  qui  le  Prince  a  une  paffion  trop  forte.  ^'°"  ''^' 

de  ce  DU- 
*»ff.5fr<«ff^«0^5fr'*0^5«»'*«'5«»^>«'5l(»SG«(»6'^-^>€.9«»-^WÎiO-!»C50»«6'5o»«Of.5«»   cours. 

DES    REMONTRANCES. 


LE  s  fautes  des  fouverains,  dit  Lieou  hiang,  tirent  prcfque  toutes  à  con- 
féquence  :  ce  font  comme  autant  de  pas  qu'ils  font  vers  leur  perte. 
Voir  ces  fautes,  6c  fe  taire,  quand  on  eft  en  place,  c'eft  avoir  peu  à  cœur 
le  falut  duPrince,6c  n'être  pas  fujet  fidèle  6c  zclé.  Mais  auflî  ce  zèle  a  des 
bornes.  La  plus  commune  régie  en  ce  genre,  eft  que  quand  on  a  fait  juf- 
qu'à trois  fois  fur  un  même  point  des  remontrances  inutiles ,  le  meilleur  par- 
ti eft  de  quiter  la  place,  6c  de  fe  retirer.  Sans  cela  on  expofe  fa  propre  vie, 
malheur  qu'un  jufte  amour  de  foi-même  doit  prévenir.  Se  taire  quand  le 
Prince  fait  des  fautes,  c'eft  expofer  le  Prince  6c  l'Etat  :  parler  ferme,  c'eft 
fouvent  s'expofer  foi-même  à  périr.  N'importe,  un  vrai  zèle  doit  plutôt 
nous  faire  expofer  nos  vies,  que  de  laifler  en  danger  le  Prince  6c  l'Etat,  faute 
d'un  avis  falutaire.  Mais  quand  on  a  parlé  plufieurs  fois,  &  toujours  fans 
fruit,  c'eft  aflez  (a).   L'habileté  confifte  à  bien   connoître  le  Prince, 

à' 

(a.)  Il  y  a  des  auteurs  Chinois,  qui  blâment  celui-ci  de  borner  ainfi  le  zèle  pour  l'Etat, 
5c  pour  le  Prince. 

T'orne  IL  Ddd  dd 


Utilité  des 
Remon- 
trances. 


762  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHfNE, 

Suite  de  ;\  pefer  mûrement  les  conjonâures  plus  ou  moins  preflantes ,  6c  à  profi* 
d«  rI^  ter  de  tout ,  pour  fe  mettre  à  couvert ,  s'il  efl  poffiblc ,  fans  manquer  à 
m^ontran-     ^e  qu'on  doit  au  fouverain  &  à  l'Etat. 

ces.  Le  même  Lieou  hiang  raporte  l'hiftoire  fuivante.  Linkmg  régnant  dans 

l'Etat  de  Ouei^  employoit  fort  Mi  tfe  toan^  homme  fans  mérite  &;  fans  ver- 
tu :  au  lieu  qu'il  ne  donnoit  aucune  part  dans  le  gouvernement  au  fage  Se 
vertueux  K'mpé  you.     Sa  tfion  qui  étoit  en  place,  fit  pendant  fa  vie  tous  fes 
efforts  auprès  du  Prince,  pour  faire  éloigner  le  premier, &  avancer  l'autre: 
mais  ce  fut  inutilement.     Se  voyant  prêt  de  mourir,  il  appelle  fon  fils,  ôc 
lui  dit  :  Je  vous  ordonne,  quand  je  ferai  mort,  de  ne  point  faire  les  céré- 
monies du  deiiil  dans  le  lieu  ordinaire.    Je  ne  mérite  pas  cet  honneur.    Je 
n'ai  pas  eu  l'habileté  de  rendre  à  mon  Prince  l'important  fervice  de  faire  c- 
\oigner  Mi  tfe  toan  j  &C  d'uviLnccr  Kiuj)é you.     Prenez  la  falle  du  Nord  pour 
le  lieu  des  cérémonies  :   c'eft  encore  bien  aflez  pour  moi.     Sutfiou  étant 
mort,  le  Prince  vint  au  l'iao  (a).    Trouvant  qu'on  avoit  choifî  une  falle 
au  Nord  pour  le  lieu  de  la  cérémonie,  il  en  demanda  la  raifon.     Le  fils  de 
Sk  tfioii  raporta  mot  à  mot  au  Prince  ce  que  fon  père  lui  avoit  dit,  en  lui 
déclarant  fes  dernières  volontez.     Ling  kong  frapant  la  terre  du  pied,  chan- 
geant de  vifage,  &  comme  fe  réveillant  d'un  profond  fommeil,  dit  alors  en 
ioupirant:  Mon  {b)  maître  a  fait  inutilement  ce  qu'il  a  pu  pendant  fa  vie,: 
pour  me  donner  un  bon  Minillre,  êc  m'engager  à  en  éloigner  un  méchant. 
Il  ne  s'eft  point  rebuté  :  6c  il  a  trouvé  moyen  de  me  réitérer  après  fa  mort 
les  remontrances  qu'il  m'a  faites  fur  cela  inutilement  pendant  fa  vie.     Voilà 
ce  qui  s'appelle  un  zèle   confiant.     Auffi-tôt  Ling   kong   fait  changer  k 
falle  du  deuil  fuivant  les  rits,  renvoyé  Mi  tfe  toan,  Ec  prend  Kiupé you  :  tout 
le  Royaume  applaudit  à  ce  changement ,  6c  s'en  trouva  bien.  Su  tftou  avoit 
pour  feigneurie  Tfe  yu  6c  c'eft  fur  lui  que  tombe  cette  exclamation  deConfu- 
cius  dans  le  livre  Yu*.0  que  Tfe  Tu  étoit  un  homme  d'une  admirable  droiture, 
K I  N  KONG  Roi  de  Tfi  avoit  un  beau  cheval ,  qu'il  aimoit.     Ce  cheval 
mourut  par  la  faute  du  palefrenier.     Le  Prince  en  groffe  colère  ,  prit  une, 
lance,  6c  alloit  le  percer.     Mais  Ten  tfe  qui  étoit  préfent,  détourna  le  coup' 
6c  prenant  promptement  la  parole,  Prince,  dit-il,  peu  s'eneft  fallu  que 
cet  homme  ne  foit  mort,  fans  être  bien  inftruit  de  la  griéveté  de  fa  faute. 
Inftruifcz-le,  j'y  confens,  dit  Kin  kong.     Alors  Ten  tfe  prenant  la  lance,  6c 
s'adrefllint  au  coupable:  malheureux,  lui  dit  il,  voici  tes  crimes,  écoute 
les  bien.  Premièrement,  tu  es  caufe  de  la  mort  de  ce  cheval,  toi  que  le  Prin- 
•  ce  avoit  chargé  de  le  bien  foigner:  dcs-là  tu  mérites  de  mourir.     En  fé- 
cond lieu,  tu  es  caufe  que  mon  Prince,  pour  avoiu  perdu  fon  cheval,  s'eft 
irité  jufqu'à  te  vouloir  tuer  de  fi  main.     Voilà  un  fécond  crime  capital , 
plus  grief  que  le  premier.     Enfin  tous  les  Princes,  6c  tous  les  Etats  voi fins 
vont  fçavoir  que  mon  Prince  a  fait  mourir  un  homme,  pour  vanger  la  mort 
d'un  cheval.    Le  voilà  perdu  de  réputation  :   6c  c'ell  ta  faute  ,   malheu- 
reux, 

(<»)  Nom  ^e  la  cétémonie  pour  les  défunts. 
(  b")  Il  parle  aiiifi  de  in  tfion  par  honneur. 
*  Nom  du  livre. 


ET    DE   LA    TARTARIE   CHINOISE.  y^jj 

reux,  qui  traîne  après  foi  toutes  ces  fuites.  La  conçois-tu  bien, cette  fau-  Suite  de 
te?  lailiez-le  aller,  dit  alors  le  Prince,  laiflcs  le  aller,  ne  faifons  point  de  lUtihté 
brèche  à  ma  bonté.     Je  lui  pardonne.  ^'^^  '^^" 

Le  même  Prince  ayant  un  jour  un  peu  bu,  quita  fon  bonnet  6c  fa  cein-  ces. 
ture,  fe  mit  négligemment:  &  prenant  un  inlirument  de  muiique,  il  de- 
manda à  ceux  qui  étoient  préfens,fi  un  homme  vertueux  pouvoit  fe  diver- 
tir de  la  forte.  Chacun  répondit  :  oiii  fans  doute  ,  hé  pourquoi  non  ?  Puif- 
que  cela  ell  ainfî,  dit  Kin  kong^  qu'on  mette  les  chevaux  à  un  char,  S)C 
qu'on  aille  inviter  Yen  tfe.  T'en  tfe  vint  auffi-tôt  qu'il  fut  averti  ,  mais  en 
habit  de  cérémonie  à  fon  ordinaire.  Kin  kowg  voyant  Ten  tfe  entrer  :  nous 
fommcs  ici,  dit -il,  à  la  néghgence,  &  nous  nous  divertillbns.  Je  vous 
ai  envoyé  chercher  pour  vous  divertir  avec  nous.  2m  ife  auffi-tôt  répliqua; 
pardon.  Prince,  je  n'ai  garde;  je  ferois  contre  les  rits.  Or  je  crains  in- 
finiment de  les  enfraindre.  On  regarde  comme  une  maxime  afl'ez  certaine, 
qu'un  Empereur  qui  s'oublie  en  ce  genre  ,  ne  peut  conferver  long-tems 
l'Empire.  Il  faut  dire  le  même  à  proportion  des  Rois,  de  tous  les  Princes, 
des  grands  Officiers,  des  pères  de  famille:  jufques-là  que  le  Chi  king  dit  de 
l'homme  en  général,  qu'il  lui  eft  plus  avantageux  de  mourir  jeune,  que  de 
vivre  dans  l'oubli  des  rits.  Kin  kong  à  ces  mots  rougit,  fe  leva:  &  remer- 
ciant Ten  tfe:  je  fuis ,  lui  dit-il,  un  homme  fans  vertu,  je  le  reconnois  : 
mais  aufîî  n'ai-je  à  ma  fuite  que  des  canailles.  Tous  ces  gens  que  vous 
voyez,  ont  bonne  part  à  ma  fiiute:  je  veux  les  faire  mourir  pour  la  réparer. 
Prince,  reprit  aufli-tôt  Ten  tfe  ,  la  part  qu'ils  peuvent  y  avoir,  eil,  à  mon 
fens,  peu  confidérable.  Qiiand  un  fouverain  a  de  l'attachement  pour  les 
rits,  ceux  qui  en  ont  comme  lui,  l'approchent:  les  autres  fe  retirent  bien- 
tôt. Le  contraire  arive  aufli  naturellement,  quand  le  fouverain  s'oublie. 
Ne  vous  en  prenez  point  à  eux.  Vous  avez  raifon  ,  dit  Kin  kong.  Aui1i-tôt 
il  prend  des  vétemcns  convenables ,  boit  trois  coups  avec  Ten  tfe^  èc  le  re- 
conduit. 

Le  Roi  de  Ou  s'étant  déterminé  à  ataqner  les  Etats  de  King,  déclara 
publiquement  fa  réfolution.     Il  ajouta  qu'elle  étoit  tellement  prife,   que 
quiconque  lui  feroit  fur  cela  des  remontrances,  fcroit  aufîî-tôt  puni  de  mort. 
Un  Officier  de  fa  maifon ,  nommé  C h ao  y  tfe,  perfuadé  du  danger  de  cette  Apologue 
expédition  ,    cherchoit  un  moyen  de  le  faire  concevoir  au  Prince:  mais   inr.enicux 
comme   il  y  alloit  de  la  vie  à  le  fiiirc  ouvertement,  il  s'y  prit  d'une  autre   ?"^! 
manière.     Le  matin  il  alloit  dans  le  parc  avec  fon  arc,  il  y  fouftroit  les  in-   d'entre- 
commoditez  de  la  rofée:  Se  quand  l'heure  ordinaire  étoit  venue,  il  paroi f-   rrendre  h 
foit  comme  les  autres  devant  le  Prince.    Au  troifiéme  jour,  le  Prince  y  fît   Guerre. 
attention,  lui  demanda  d'oiî  il  venoit  ainfi  tout  moiiillé.     Prince,  répon- 
dit-il, je  viens  du  parc:  il  y  avoit  fur  un  arbre  une  cigale  perchée  bien 
haut,  qui  après  s'être  raflafiée  de  rolce,  chantoit  fort  tranquilement.   Un 
7(îK^ /«K^  *. étoit  derrière  ,  mais  elle  ne  le  voyoit  pas  :  fi  elle  l'avoit   aper- 
çu, elle  auroit  bien  changé  de  note.    Je  le  voyois  moi  ce  Tang  lang  ,  qui 

fc 

*  Infeiîle  qui  mange  les  Cigales. 

Ddd   dd   Z 


montrau- 


764  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  de  fe  gliflbit  à  la  dérobée  ,  qui  s'aprochoit  de  la  cigale ,  Se  comptoit  déjà 
rutilité  la  tenir.  Il  ne  voyoit  pas  fur  le  même  arbre  aiïez  près  de  lui  un  oiîeau  * 
des  Re-  iaune  ,  qui  écoit  prêt  de  fe  jetter  fur  lui.  Je  le  voyois  moi  cet  oifeau  ,  qui 
tout  attencit  a  fa  proie  allongeoit  le  col  vers  elle,  lans  apercevoir  que  j'é- 
tois  en  bas  &  que  je  le  regardois.  En  confidérant  tout  cela,  je  difois  en 
moi  mêrae:  pauvres  animaux!  vous  vous  occupez  de  l'cfpérance  d'une  proie 
qui  fe  préfente  ,  &  vous  la  croyez  comme  iïire  :  un  danger  eft  encore 
plus  proche,  Sc  vous  n'y  faites  pas  atention:  fi  vous  vous  en  aperceviez  , 
la  proie  n'auroit  plus  pour  vous  d'attraits ,  vous  partiriez  vite,  heureux 
de  vous  fauver  fans  elle.  J'entends  ,  dit  alors  le  Roi  :  laiflbns  King,  6c 
penfons  à  nous 

TcHUANG  VANG  Roy  de  Tfou  entreprit  de  faire  une  vafte  terrafTe  à 
plufieurs  étages.     Cet  ouvrage  très-inutile  demandoit  bien  de  la  dépenfe  , 
&  l'on  fatiguoit  pour  cela  &  les  foldats  2c  le  peuple.     Les  grands  Officiers 
du  Royaume  firent  fur  cette  entreprife  de  fortes  repréfentations  au  Prince  , 
mais  ce  zèle  leur  coûta  la  vie:  le  Prince  en  fit  mourir  jufqu'à  foixante-dou- 
ze  l'un  après  l'autre.     Tchu  yu  ki^  homme  habile,  qui  s'étoit  retiré  à  la 
campagne,  aprit  ce  qui  fe  paflbit.  Se  en  labourant  fon  champ,  il  s'entre- 
tenoit  avec  fa  charue,  Sc  difoit:  Je  veux  aller  voir  le  Roy.     Il  fe  répon- 
doit  enfuite  lui-même  au  nom  de  fa  charue:   quoi  donc  es-tu  las  de  vivre? 
Plufieurs  gens  de  confidération  6c  de  mérite ,  qui  ont  donné  des  avis  au 
Roy ,  n'y  ont  gagné  qu'une  prompte  mort  :  que  peux-tu  prétendre  toi  , 
pauvre  villageois?  Il  repondit  enfuite,  6c  difoit:  fi  ces  meflieurs  de  la  cour 
s'étoient  mis  à  labourer,  ils  l'auroient  peut-être  fait  mieux  que  moi.     Si 
je  me  mets  à  donner  des  avis  au  Roy,  peut-être  le  ferai-je  aufii  mieux 
qu'eux.     Il  laifie  donc  fa  charue.  Se  va  fe  préfenter  au  Roi.  Tchuang  va»g 
le  voyant  entrer,   dit  en  lui  adreflant  la  parole:  [ans  doute  que  Tcbu yu  ki 
vient  auffi  me  faire  une  remontrance  ?  Moi,  Prince,  point  du  tout,  je 
n'ai  garde.     Il  eft  bien  vrai  que  je  n'ignore  pas  ce  qu'on  dit  :  que  les  fou- 
verains  doivent  être  cléments  6c  juftes.     Il  elt  vrai  encore  qu'on  dit  com- 
munément, que  comme  une  bonne  terre  reçoit  avec  profit  l'eau  dont  on 
l'arrofe,  &c  qu'il  n'y  a  qu'un  bois  bien  uni,  qui  fouffre  la  régie  8c  le  com- 
pas: de  même  les  Princes  fages  6c  vertueux  reçoivent  avec  fruit  les  remon- 
trances.   Il  eft  vrai  encore,  que  tout  le  monde  dit  que  vous  avez  entrepris 
un  ouvrage,   qui  foule  beaucoup  votre  peuple.     Mais,  qui  fuis-je  moi, 
pour  ofer  vous   venir  faire  fur  cela  des  remontrances  ?   Non  encore  une 
fais,, je  n'ai  garde:  aufll-tôt  fe  tournant  vers  les  Officiers  qui  étoient  pré- 
fens,  6c  continuant  à  parler:  tout  ignorant  que  je  fuis,  dit-il,  j'ai  oiii  di- 
re que  le  Roy  de  3«  perdit  fes  Etats,  pour  n'avoir  pas  déféré  au  confeil  de 
Kong  tchi  ki.     Tchin  devint  la  proye  de  T'foH  par  la  même  voye.     Song  n'au- 
roit pas  fubjugué  TfaOyCi  celui-ci  avoit  cru  Hi  fou.     7/î  s'empara  des  Etats 
de  Lin  ^  parce  que  Lin  négligea  les  falutaires  confeils  de  7je  mong.    Ou  fe  fe- 
roit  foutenu  contre  Yué^  fi  le  Prince  avoit  cru  Tfe  fi.     A  quoi  atribuer  la 

perte 
•  il  mange  les  Tang  lang. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  y6s 

perte  de  Tfing  ,   fîuon  au  peu  de  cas  qu'on  fit  des  bons  avis-de  Kien  chou}   fuife.dfc 
Enfin,  pour   remonter  encore  plus  haut,  Kié  fit  momix  Koanghoangpong  ^   IÏ^^'r^ 
qui  lui  failbit  des  remontrances.     Bien-tot  Kié  périt  lui-même, fie  Tang  prit    nfoiMran- 
la  place.     Ow^k^  (/^y?  pour  la  même  raiion,  eut  le  même  fort  ibus  2"t7:;£?o^^:    ces. 
mais  auffi  Tcheou  peu  après  perdit  l'Empire  &  la  vie,  6c  eut  pour  iuccefleur 
Fou  vang.  Sous  un  des  defcendans  de  Fou  vang.  Ton  pé  Miniftre  zélé  ne  fut 
payé  de  fon  zèle ,    que  par  une  cruelle  mort  :  aufTi  cette  illuftre  dynailie 
commença  dès-lors  à  tomber.     Voilà  donc  trois  Empereurs,  &  fix  autres 
Piinces ,  qui  pour  n'avoir  pas  fait  cas  de  la  vertu ,  ni  profité  des  remontran- 
ces, ont  tout  perdu  ôc  fe  font  perdus  eux-mêmes.    . 

En  finiffant  ces  paroles,  Tchu  yu  ki  fortit  promptement  pour  éviter  la 
colère  da  Prince  :  rrtais  Tchuang  iwig  fit  courir  après  lui  :  6c  quand  il  le  vit 
revenir:  aprochez  fans  crainte,  lui  dit-il,  vos  avis  ont  fait  impreffion  fur  • 
mon  efprit.  Tous  ceux  qui  fe  font  mêlez  jufqu'ici  de  me  faire  des  remon- 
ti-ances  ,  fans  me  rien  due  de  touchant  ,  n'ont  travaillé  qu'à  m'iriter  : 
auflî  leur  en  a-t-il  coiâté  la  vie.  Vous  tout  aucontraire,  vous  ne  m'avez 
rien  dit  de  choquant,  &  vous  m'avez  raporté  des  exemples  également  fcnfi- 
bles  8c  frapans  :  auffi  je  me  rends.  L'ordre  fut  auffi-tôt  donné  de  laifler  la 
terrafle  oii  elle  en  étoit.  De  plus ,  Tchuang  vang  fit  publier  par  tout,  qu'il 
regarderoit  déformais  comme  fes  frcres,  ceux  qui  lui  donneroient  d'utiles 
avis.  Cette  converfion  opérée  par  un  laboureur  fut  fort  célébrée:  le  peuple 
de  Tfou  la  mit  en  chanfons. 

Ce  qui  fait  que  communément  les  Princes  n'aiment  point  les  remon- 
trances, c'eft  ou  l'amour  de  leur  réputation,  ou  quelque  atachement  trop 
grand,  qu'ils  ne  veulent  pas  quiter  ;  ou  ces  deux  cauiés  jointes  emfcmble. 
Il  n'eft  point  de  Prince  aflez  méchant,  pour  renoncer  entièrement  au  foin 
de  fa  réputation.  Ceux  qui  s'abandonnent  aux  plus  grands  défordres,  fe- 
roient  bien-aifes  qu'on  l'ignorât.  Les  remontrances  leur  font  connoître 
qu'ils  paflent  pour  ce  qu'ils  font  :  c'eft  pourquoi  il  les  haïlfent.  C'eft  ce 
qui  fe  vit  anciennement  dans  Kié  &C  Tcheou,  6c  ce  qui  s'eft  vu  depuis  dans 
d'autres.  Quelquefois  un  Prince  a  un  atachement  qu'il  ne  fe  fent  pas  dif- 
pofé  à  rompre  :  quoiqu'il  n'ignore  pas  qu'on  le  connoît ,  6c  ce  qu'on  en 
penfe  :  il  ne  veut  pas  qu'on  le  lui  dife  :  cette  vérité  l'importune.  Tel 
fut  Hien  kong  Prince  de  Tfin,  qui  ne  pouvoit  vivre  fans  Li  ki  fa  féconde 
femme.  Tel  fut  auffi  Hoen  kong  Prince  de  7/7,  qui  ne  trouvoit  nul  mets  à 
fon  goût,  s'^il  ne  lui  venoit  d'Tyn.  Quant  aux  faileurs  de  remontrances, 
il  y  en  a  auffi  de  deux  fortes.  Les  uns  fe  propofent  tellement  de  coriger 
le  Prince,  qu'ils  prennent  garde  en  même  tems  à  ne  point  troubler  l'Etat, 
&  à  ne  point  fe  perdre  eux-mêmes.  Dans  cette  vue  ils  ont  foin  de  prendre 
leur  tems  6c  leurs  mefures,  d'ufer  d'expreffions  6c  d'employer  des  tours  qui 
n'ayent  rien  de  trop  fort.  Ainfi  en  ufa  Kao  chou, ipour  réconcilier  Tchaangla) 

kong 

{a)  Tchuang  kong,  pour  quelque  grand  mécontentement, exila  Ta  mcre.    Ce  Prince  qui 

aimoit  8c  eftimoitX<jo  chou,  le  fit  un  jour  manget  à  fa  tab'e,    iU  lui  piCfenta  par  honneur 

&  par  amitié  quelque  bon  morceau.    Prince ,  dit  K'ao  chou  en  le  remerciant ,  j'ai  ma  bonne 

liiere  à  la  maifon ,  fonffrez  que  je  réferve  cela  pour  elle.    Jamais  elle  n'a  ncn  mangé  de 

Ddd  dd  ^  voua 


7^6  DESCRIPTION    DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

kong  avec  la  Reine  fa  mère:  T'chang  tang,  pour  infpirer  à  Ouen  cbeou  («)  de 
l'affeftion  pour  fes  proches.  Tcbang  tfe  fang^  p-our  maintenantle  Prince 
héritier  contre  les  intrigues  de  la  concubine  2^  (b)  Se  pour  épargner  à  A«o(c) 
//■  deux  autres  fautes. 

D'autres  faifeurs  de  remontrances ,  fans  s'cmbarafler  des  fuites ,  foit 
par  raport  à  l'Etat,  foit  par  raport  à  leur  perfonne,  ne  fongent  qu'à  fc 
faire  un  nom ,  6c  ne  gardent  aucun  ménagement  :  s'ils  étudient  leurs  ter- 
mes 6c  leurs  tours ,  ce  n'eft:  que  pour  choîfir  les  plus  forts  6c  les  plus  fra- 
pans.  Ainfi  en  uferent  en  leur  tems  Li  hienyun  (d)  ^  èc  le  grand  Ccnfeur 
Lieou.  Quiconque  imite  ces  derniers,  peut  bien  compter  à  la  vérité  d'a- 
voir un  nom  dans  l'hilloire,  mais  il  ne  peut  gueres  efpércr  d'autre  fruit  de 
fes  remontrances,  que  de  s'attirer  la  colère  6c  l'indignation  du  Prince. 


♦ 


DU 

votre  table.    Tchuang  hong  vit  ce  que  Kao  chou  prétendoif.    Il  Te  fentit  anfli-tôt  touché. 
Il  rapella  la  Reine  fa  mère,  &  vécue  toujours  bien  depuis  avec  elle. 

(4)  Ouen  cheou  étoit  un  Priace  qui  n'aimoit  perfonne,  non  pas  même  fes  plus  proches. 
Tchang  tang  cherchant  1  occafion  de  faire  fentir  au  Prince  ce  défaut  d'une  manière  propre  à 
l'en  coriger,  lui  fit  préfent  d'un  très-beau  chien,  5c  d'une  certaine  oye  encore  plus  belle. 
Cette  el'pèce  d'oye  fauvage  qui  s'appelle  en  Chinois  Xen,  eft  un  fimbole  d'alliance  &  d'af- 
fection, &  elle  entroit  anciennement  dans  les  préfens  des  fi.inçailles.  Ouen  chtou  reçut  ces 
deux  animaux,  &  témoigna  les  aimer  fort.  Tchang  tang  prit  de  là  occafion  de  faite  au 
Prmce  une  remontrance  qui  fut  bien  prife,  &  eut  fon  effet. 
{b)  Ce  trait  d'hiftoire  elt  ci-delTus  au  titre  des  Princes  héritiers. 

(c)  La  dyiialiie  Tyj»  éteinte,  Lieou  pang,  qui  fut  depuis  Empereur,  8c  furnommé  ^4# 
ù,  difputant  l'Empire  avec  quelques  autres,  eut  du  delTous  dans  un  combat:  il  s'y  trouva 
perfonnellemenc  dans  une  occafion  à  ne  pouvoir  échaper  aux  ennemis  s'ils  vouloient.  Xon^ 
tchi ,  un  des  Officiers  de  l'armée  vidotieufe,  concluoit  à  fe  défaire  de  Litou  pang.  Ting 
kong  autre  Officier  de  la  même  armée,  donna  fécrcttement  moyen  à  Lieou  pang  d'échaper, 
&  lui  dit:  je  vous  lailTe  aller:  mais  fi  vous  ères  Empereur,  comme  il  y  a  de  l'aparance, 
je  veux  que  vous  me  faffiez  H«(i«.  Lieou  pan;  devenu  en  effet  maître  &  Empereur,  vouloit 
faire  mourir  l'ong  tcbi,  5c  récompenler  fing  kong.  Vous  n'y  penlez  pas.  Prince,  dit 
Tchan%  tfc  fang.  Permettez-moi  de  vous  le  dire  ,  rong  ichi  a  témoigné  du  zèle  &  de  la 
fidélité  pour  le  maître  qu'il  feivoit;  vous  voulez  pour  cela  le  faite  mourir.  C'eft  lui  qu'il 
faut  avancer.  Pour  T^ng  kong  tout  au  contraire  ii  a  trahi  fon  parti  par  des  vues  intéreflées: 
fi  vous  le  récompenfez,  c'elt  inviter  vos  lujets  à  l'imiter  dans  l'occalion.  Ttng  kong,  fi  j'en 
étais  cru  ,  auroit  la  icte  coupée.  Xjd  ti  comprit  l'importance  de  cet  avis,  &  le  fuivic 
contre  fon  inclination. 

.  (  d)  Sous  la  dynaliie  l.wg  une  efclave  du  palais  ayant  été  aimée  de  l'Em'pereur,  devint 
cnfuite  Impératrice.  Elle  pro6ta  tellement  de  là  faveur ,  pour  établir  fon  autorité ,  qu'a- 
près la  mort  de  l'Empereur,  elle  fe  faifit  du  gouvernement,  5c  le  retint  au  préjudice  de 
fon  fils  le  Prince  héritier,  qu'elle  rélégua  loin  delà  cour,  le  faifant  fimplement  Prince  de 
Lou  lin.  Li  bien.,  &  le  Cenfeur  Licou  lui  firent  en  différens  tems  fur  cela  &  fur  t^ute  fa 
conduite  les  plus  aigres  remontrances.  Le  Cenfeur  Lieou  alla  jufqu'à  lui  dire  ouverte- 
ment, qu'ayant  été  une  vile  efclave,  il  lui  convenoit  encore  moins  d'en  ufer  ainfi.  Elle 
les  fit  tous  deux  punir  de  mort.  Mais  dans  la  fuite  fur  des  remon;rances  plus  modérées, 
que  d'autres  lui  firent  à  propos ,  elle  fit  revenir  fon  fils,  ôc  l'établir  Je  nouveau  Prince 
héritier,  fans  pourtant  fe  défaifir  du  gouvetnement.  On  a  touché  ailleurs  ce  point  d'hif- 
toire. 


ET   DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  -j^j 

DU      GOUVERNEMENT. 

TSe    tsan   Miniftre   de  Ichin   étant  malade  de  la  maladie  dont  il 
mourut,  à^xt^ll'aichou.:   vous  me  fuccéderez  infailliblement.  Je  fuis   ^^ç^„" 
bien  aife  avant  ma  mort,  de  vous  donner  un  avis.     La  douceur  6c  l'indul-    vernie-  ' 
gence  peut  quelquefois  réuflir  :    mais  c'eft  quand  elle  eil  foutenuc  d'une    ment. 
vertu  éminente  6c  reconnue ,  fans  cela  il  eft  plus  fur  d'ufer  de  quelque  févé- 
rité.     Le  feu  ell  un  élément  aftif  6c  violent:  chacun  le  craint  :  6c  pour 
cela  même  il  fait  périr  peu  de  gens:  au  lieu  qu'il  en  périt  une  infinité  dans 
l'eau,  qui  paroît  céder  aifément,  6c  n'avoir  rien  de  li  redoutable. Prenez-y 
garde.     Ne  gouverner  que  par  la  douceur,  c'eil  une  chofe  bien  difficile. 

Au  bout  de  quelques  mois,  'ï'fe  tfan  étant  mort,  on  mit  en  fa  place  Tai 
chou:  celui-ci  n'eut  pas  d'abord  le  courage  de  vaincre  fon  naturel,  6c  d'u- 
fer de  févérité.  Mais  bien-tôt  il  vit  lui-même  que  fa  douceur  feule  avoic 
tout  gâté.  Alors  fe  rappellant  l'avis  de  Tfe  tfan^  6c  reconnoiffiint  fa  faute. 
Mon  maître,  s'écria- t-il,  fi  j'avois  dabord  profité  de  vos  confeils,  les  cho- 
fes  n'en  feroient  pas  venues  là.  Mais  il  y  a  encore  du  remède,  il  changea 
donc  de  conduite,  6c  ce  changement  lui  réuflit. 

En  effet,  dit  fur  cela  Confucius,  un  gouvernement  de  pure  bonté  rend 
fouvent  les  peuples  infolens:  il  faut  de  la  rigueur  pour  les  réprimer,  la  fé- 
vérité toute  pure  les  acable  6c  les  irite  :  la  bonté  doit  auffi  avoir  fon  lieu. 
C'ell  le  jufte  tempérament  de  l'une  ^  de  l'autre ,  qui  fait  un  gouverne- 
itnent  heureux  6c  tranquile.  Les  deux  grands  reffbrts  du  gouvernement 
font  la  vertu  6c  la  fermeté.  Les  Princes  du  premier  ordre  n'employcnt 
gueres  que  le  premier.  Ils  ufent  peu  du  fécond  :  d'autres  moins  parfaits 
ufent  à  peu  près  également  de  l'un  6c  de  l'autre.  Enfin  il  y  a  des  Princes  ^ 
qui  font  leur  foi-t  de  la  rigueur,  6c  comptent  peu  fur  la  vertu. 

Quelque  différence  qu'il  y  ait  entre  ces  trois  efpèces  de  gouvernement , 
il  eft  vrai  de  dire  en  général,  qu'aucim  ne  réuffit  fans  employer  ces  deux 
refforts.  Le  premier  foutient  les  peuples  dans  la  pratique  du  bien.  Le  fé- 
cond punit  leurs  fautes ,  6c  empêche  d'y  retomber.  Les  Princes,  pour  ani- 
mer à  la  vertu,  outre  l'exemple  qu'ils  en  donnent,  ont  divers  moyens  de 
faire  connoître  à  leurs  fujets  le  cas  qu'ils  en  font.  Delà  naiffent  les  récom- 
penfes,  dont  il  y  a  bien  des  efpèces.  De  même  ils  ont  différentes  manières 
de  témoigner  de  l'horreur  du  vice.  Delà  naiffent  les  chàtimens.  Rien  de 
plus  important  pour  un  Etat,  que  ce  fage  tempérament  de  chûtimcns  ^ 
de  récompenfes.  Les  fautes  du  Prince  en  ce  genre  ont  ordinairement  de 
grandes  fuites.  Le  Chu  king  dit  :  je  l'ai  fouvent  oiii  répéter,  que  ces  deux 
points  importans  doivent  entièrement  occuper  un  fouverain. 

Avez-vous  vu  toucher  le  Nu  *  kin  ?   Faites-vous  atention ,  que  fi  l'on 

don- 

*  Nom  d'un  inRrument  de  mufique. 


7<58  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DELA  CHINE, 

donne  trop  de  mouvement  aux  grandes  cordes,  les  petites  font  inutiles  ,  6c 
l'harmonie  n'eft  plus  fi  belle  ?  C'eft  ainfi  qu'il  en  arive  dans  le  gouvernement 
d'un  Etat. 

Une  réputation  trop  fubite  &  trop  brillante  en  matière  de  gouverne- 
ment ,  ne  s'étend  pas  loin,  Se  dure  peu.  Tel  a  depuis  long-tems  dans  tout 
l'Empire  une  réputation  conllante:  c'eft  fans  beaucoup  de  bruit,  6c  peu  à 
peu  qu'il  fc  l'elt  aquife.  Auffi  cft-ce  ce  que  le  proverbe  dit  :  ce  cheval 
prompt  à  galoper  au  fortir  de  l'écurie, n'eft  pas  de  ceux  qui  font  cent  lieues 
d'une  traitte.  Avoir  plus  de  réputation  que  de  mérite  ,  obtenir  du  Prince 
dos  récompenles  bien  au-defflis  des  fcrvices  qu'on  a  rendus,  ce  font  deux 
chofes  plus  à  craindre,  ce  me  femble,  qu'à  fouhaitter. 
Maximes  Hoen  kong.  Roi  de  l'ji  ayant  pris  Ko.in  tchong  pour  Miniftre,  lui  dit 

furleGou-  un  jour  :  mon  ambition  feroit  de  voir  mon  gouvernement  établi  de  telle 
verne-  forte,  qu'il  n'y  eût  perfonne  ,  même  parmi  le  plus  petit  peuple,  qui  ne 
Luc!  ^^  fût  content,  &  qui  ne  dît  que  tout  va  bien.  Croyez- vous  qu'on  en  puifle 
venir  là?  Oui,  dit  Koan  tchong^  je  crois  que  cela  fe  peut:  mais  ce  n'eft 
pas  en  gouvernant  fuivant  les  régies  d'une  véritable  fagelîe.  Pour-quoi, de- 
manda le  Roi  ?  Par  la  raifon ,  dit  Koayi  tchong  ,  qu'un  petit  bout  de  corde 
ne  peut  fuffire  pour  tirer  de  l'eau  d'un  puits  profond.  Même  entre  les  gens 
éclairez  il  y  a  differens  ordres,  dont  les  uns  font  beaucoup  au  deflbus  des 
autres.  A  plus  forte  raifon,  la  multitude  ne  peut  atteindre  aux  fublimes 
vues  du  vrai  fage.  Aufïï  n'eft-il  pas  néceflaire  qu'elle  aille  jufquà  ce  degré 
de  perfeélion.  Il  fuffit  ,  &  même  il  eft  à  propos  qu'elle  fente  que  ceux 
qui  gouvernent,  ont  des  vues  infiniment  fupérieures.  Elle  en  eft  plus  do- 
cile 6c  plus  foumife.  Vouloir  conduire  le  peuple  comme  par  la  main,  6c 
lui  porter,  pour  ainfi  dire,  le  morceau  jufqu'à  la  bouche,  c'eft  le  gâter. 
Il  faut  feulement  le  tenir  dans  l'ordre,  veiller  à  fa  fûreré,  6c  le  faire  paître, 
comme  un  berger  fait  paître  fon  troupeau.  Il  ne  faut  à  l'égard  des  peuples 
ni  tirunnie  ,  ni  dureté  :  mais  auflî  ne  faut-il  pas  craindre  de  le  conduire, 
£c  de  le  faire  agir.  Avant  que  de  publier  une  ordonnance,  la  faire  courir  de 
port  en  porte,  pour  mandier  des  aprobations,  ce  ieroit  une  métode  dange- 
reufe.  On  examine  ce  qui  convient  :  on  l'ordonne  en  général  à  tout  le 
monde:  les  fages  l'aprouvent,  les  autres  le  fuivent.  Cela  fuffit,  6c  c'eft  ce 
Avanture     q"'il  y  a  de  mieux. 

de  Hoen  L  E  même  Hoen  kong  étant  un  jour  à  la  chafle,  6c  fuivant  feul  loin  de  fa 

^''"i-  fuite  un  cerf  qu'on  avoit  lancé,  fit  rencontre  d'un  bon  vieillard  dans  une 

vallée  allez  agréable.  Il  demanda  au  vieillard,  comment  ce  lieu  s'apelle- 
t-il  ?  On  l'appelle,  dit  le  bon  homme  en  fouriant,  la  vallée  du  benais  vieil- 
lard. D'où  lui  vient  ce  nom,  reprit  le  Roi?  De  moi  même,  dit  le  vieil- 
lard. Comment  donc,  reprit  le  Prince,  vous  avez  la  phifionomie  fpiri- 
tuelle,  6c  vous  ne  paroiflez  rien  moins  que  benais.  Voici  l'hiftoire,  dit  le 
vieillard ,  puifque  vous  la  voulez  fçavoir.  Ma  vache  avoit  fait  un  veau  : 
quand  il  fut  grand  ,  je  le  vendis ,  6c  j'en  achetai  un  poulain.  Certaines  gens 
du  voifinage  dirent,  comme  en  fé  moquant  de  moi  :  cela  eft  impertinent, 
jamais  vache  n'a  produit  poulain,  il  faut  exterminer  ce  monftre.    Ils  le  fai- 

firent 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  ^69 

iirent,  Scl'em  menèrent,  &  moi  je  pris  patience,  6c  les  laifllii  faire.  On 
fçut  cette  hilloire  dans  tout  le  hameau,  6c  chacun  dit,  ô  le  benais!  Voilà 
pourquoi  ce  lieu  s'apelle  la  vallée  du  benais  vieillard.  Tu  l'es  certainement, 
dit  HosM  kong  :  pourquoi  céder  ainfl  ton  poulain  ? 

Le  lendemain  Hoen  kong  étant  de  retour  ,  6c  Koang  tchong  étant  venu  à 
l'audience  ,  il  lui  raconta  cette  avanture  ,  comme  pour  s'en  divertir  avec 
lui.  Mais  Koang  tchong  d'un  air  ierieux  6c  même  un  peu  trille,  prit  la  chofe 
tout  autrement.  Croyez-moi,  Prince,  dit-il,  il  n'y  a  point  ici  à  rire:  le 
récit  du  villageois  eft  une  leçon  pour  vous  6c  pour  moi.  Si  Tao  régnoit 
ici,  la  raifon  &  la  juftice  y  régneroient  :  on  ne  le  feroit  point  un  jeu  d'enle- 
ver ainfi  le  bien  d'autrui  :  fi  ce  vieillard  a  pris  patience,  6c  a  laifl'é  voler 
fon  poulain,  fans  s'en  plaindre;  comptez  que  ce  n'eft  point  par  bctife.  Il 
faut  qu'il  fçache  qu'aux  tribunaux  on  ne  peut  obtenir  juftice.  Retirons- 
nous,  Prince,  pour  quelque  tems,6c  penfons  férieufement  à  examiner  juf- 
qu'où  va  le  mal,  pour  y  remédier  efficacement.  Confucius  trouvoit  beau 
ee  trait  de  Koan  tcbong^^  recommandoit  à  fes  difciples  de  ne  le  pas  oublier. 

Kang  tfe  régnant  dans  la  principauté  de  Lou^  un  père  6c  fon  fils  s'accufe-  jugement 
rent  mutuellement  en  juftice.  L'affaire  étant  allée  jufqu'au  Prince,  il  pro-  à^Kang 
nonça  qu'il  falloit  faire  mourir  le  fils.  Confucius  s'y  oppofa,  difant  qu'il  'A 
n'étoit  pas  tems  de  punir  ainfi  les  fautes  avec  la  dernière  rigueur.  Ces  pau- 
vres gens,  ajoûta-t-il,  font  depuis  long-tems  fans  inftruélion,  6c  par  con- 
féquent  peu  éclairez  fur  leurs  devoirs.  Ce  fils  n'a  fans  doute  point  conçu 
tout  ce  qu'il  y  a  de  mal  à  venir  acufer  fon  père.  C'eft  au  Prince  6c  à  ceux 
qui  le  gouvernent ,  qu'il  faut  s'en  prendre:  s'ils  faifoient  bien  leur  devoir. 
Se  fur-tout  s'ils  étoient  tous  vertueux ,  on  ne  tomberoit  point  dans  de  fem- 
blables  fautes.  Quoi  donc,  dL\t  Kang  tfe  pour  appuyer  fon  jugement,  la 
piété  filiale  étant,  de  l'aveu  de  tout  le  monde,  le  point  fondamental  du 
gouvernement,  arrêter  par  la  mort  d'un  homme  les  défordres  contraires  à 
cette  vertu  ,  n'eft-ce  pas  une  chofe  permife,  6c  même  nécellaire?  Je  dis. 
Prince,  répondit  Confucius,  que  dans  les  circonftances  préfentcs,  il  y  au- 
roit  de  la  cruauté.  Procurez  à  votre  peuple  l'inftruélion  dont  il  a  befoin. 
Ajoutez  à  cela  le  bon  exemple.  Vous  punirez  enfuite  avec  rigueur:  6c 
ceux  que  vous  punirez  ,  fçauront  bien  qu'ils  le  méritent.  Cette  muraille 
n'a  qu'un  Gin  *  de  haut  :  cependant  dans  tout  votre  Royaume  il  ne  fe  trou- 
vera pas  un  feul  homme,  qui  puiîTe  tout-à-coup  6c  fans  échelle,  monter 
deffus.  Au  contraire  il  n'y  en  a  prefque  point  qui  ne  puifle  peu  à  peu  ari- 
ver  au  fommet  de  cette  montagne ,  cent  fois  plus  haute  que  la  muraille. 
Dans  l'état  où  eft  votre  peuple ,  la  charité  ,  la  juftice,  ces  deux  vertus 
principales, 6c  conféquemment  les  autres, font  par  raportà  lui,  comme  une 
muraille  efcarpée.  Eft-il  tems  de  faire  un  crime  à  quiconque  n'y  monte 
.pas  ?  Donnez  le  tems  aux  peuples ,  dit  le  Chi  king  ,  6c  procurez  leur 
les  moyens  de  reconnoître  leur  aveuglement ,  6c  leurs  méchantes  cou- 
tumes. 

L  E  Roi  de  Chang  s'entretenant  avec  Confucius,  lui  dit  :  voici  quels  font 

mes 

»  Nom  de  mefure. 
l'orne  IL  Eee  ec 


Queftions 
du  Roi  de 
Chang  à 

fmkGou- 

verne- 

incnt. 

Réponfes 
de  Confu' 


Maximes 
de  Kien 
lao. 


De  r/e 


770  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

mes  défirs.  Je  voudrois  être  à  la  tête  de  plufieurs  Princes;  voir  ma  cour 
en  bon  ordre  &  fournie  de  bons  Officiers:  tenir  mon  peuple  toujours  tran- 
quilc  6c  content,  voir  les  gens  de  lettres  s'apliqucr  a  erre  utiles  à  l'Etat, 
ôc  les  faifons  bien  réglées.  Si  vous  croyez  que  réellement  tout  cela  Ibit 
poffible,  que  pourois-je  faire  pour  y  parvenir?  Confucius  répondit;  j'ai 
paru  devant  divers  Princes:  ils  m'ont  tous  fait  des  queftions,  mais  aucun  ne 
,m'en  a  tant  fait  que  vous.  Je  réponds  cependant  qu'à  mon  avis,  tout  cela 
eft  aflez  pofllble.  Voici  comment.  Pour  le  premier  article  il  iuffit ,  dans 
l'état  où  je  vois  les  chofes,  de  contraéter  alliance  avec  vos  voifins,  fincére- 
ment  6c  de  bonne  foi.  Pour  le  fécond,  il  faut  être  bon  &  libéral  à  l'égard 
de  ceux  qui  vous  aprochent.  Pour  le  troiliéme,  ne  maltraiter  jamais  un 
innocent,  &  punir  lans  rémiffion  les  coupables.  Pour  le  quatrième,  avan- 
cer les  Lettrcz  qui  ont  du  mérite,  ôc  en  laifler  peu  fans  emploi.  Pour  le 
cinquième,  honorer  ?/>/^ ,  &:  refpefter  les  efprits.  Vous  avez  raifon , dit  le 
Roi,  il  n'y  a  rien  en  cela  qui  ne  foit  fliifable? 

ToNG  NGAN  vu  étuut  nommé  intendant  du  territoire  de  ?7^«  _)'iî«g, 
pria  Kien  ho  de  lui  donner  en  peu  de  mots  quelque  importante  leçon  fur  le 
gouvernement  des  peuples.  Kien  lao  répondit  par  ces  trois  mots  :  zèle, 
bonne  foi,  courage.  Tong  ngan yti  le  pria  de  s'expliquer  un  peu  plus.  Kien 
lao  répondit  :  zèle  6c  attachement  pour  le  Prince  que  vous  fervez  :  bonne 
foi  6c  droiture  à  foutenir  les  ordres  que  vous  aurez  donnés ,  6c  les  perfon- 
nes  que  vous  aurés  employées:  courage  6c  fermeté  contre  les  méchans,  de 
quelque  rang  qu'ils  puiffent  être.  Cela  eft  net,  dit  7o/;^  ngan  yu,  6c  j'en 
conçois  l'importance. 

Mi  t  se  hien  intendant  du  territoire  àe  Tan  fou,  pafToit  une  partie  de 
fon  tems  à  toucher  fon  Kin  *,  6c  ne  fe  donnoit  en  aparance  aucun  mouve- 
ment. Cependant  tout  étoit  dans  l'ordre ,  6c  jamais  les  chofes  n'allèrent 
mieux.  Oii  ma  ki  lui  fucceda.  11  maintint  aflez  bien  le  bon  ordre?  mais 
ce  fut  en  fe  donnant  jour  6c  nuit  beaucoup  de  peine.  Ils  fe  rencontrè- 
rent enfuite  tous  deux.  Ou  ma  ki  dit  à  Mi  fe  hien:  quand  vous  étiez  à  l'an 
fou,  vous  vous  divertifîlés  prefque  tout  le  jour,  6c  vous  vous  faifîcz  un  jeu 
de  votre  intendance.  Cependant  à  votre  départ  j'y  trouvai  tout  en  très-bon 
ordre.  Pour  moi,  je  me  fuis  donné  bien  des  peines  :  6c  tout  ce  que  j'ai  pu 
faire,  a  été  de  ne  rien  gâter.  D'où  vient,  je  vous  prie,  cette  différence? 
C'eft  que  moi ,  dit  Mi  tfe  hien  en  fouriant,  j'ufois  modérément  de  mes  for- 
ces, 6c  je  faifois  agir  celles  d'autrui  :  Vous,  vous  ne  faifiez  agir  que  les  vô- 
tres. En  effet,  les  gens  du  pays  les  comparant  l'un  à  l'autre,  difoient  il/; 
tfe  hien  eft  ce  qui  s'appelle  un  habile  homme  :  Ou  ma  ki  n'en  aproche  pas. 

TsE  KONG  nom:né  Magiftrat  de  iî/w  j.w»  ,  avant  qi:  de  partir  pour 
s'v  rendre,  vint  prendre  congé  de  fon  maître  Confucius.  Celui-ci  lui  dit 
affez  gravement:  prenez  garde  qu'étant  en  charge,  il  ne  vous  échape 
ni  violence,  niopreffion,  ni  cruauté,  ni  larcin.  Moi  ?  répondit  Tfe  kong 
tout  furpris  ,  moi  qui  vous  ai  pour  maître  dèî  ma  plus  tendre  jeuneffe,  je 
Icrois  capable  de  pareils  excès  ?  Seroit-il  donc  bien  polllble  que  vous  euf- 

fiez 
*  Nom  d'inKrument  de  mufique. 


ET  DE    Lz\    TARTARIE   CHINOISE. 


77 1 


fiez  de  moi  une  fi  méchante  opinion?  "Vous  n'avez  pas  bien  pris  ma  penfce, 
dit  alors  Confucius  d'un  air  plus  ouvert.  Il  y  a  plus  d'une  cfpècc  de  vio- 
lence Se  d'opreflion ,  de  cruauté,  &  de  larcin.  Les  emplois  qui  dépendront 
de  vous,  donnez-les  à  des  gens  habiles  &  vertueux  :  les  en  priver  en  y  met- 
tant ou  en  y  laiflant  les  méchans  &  les  gens  qui  y  font  peu  propres,  ce  fe- 
roit  violence.  Permettre  que  des  gens  qui  ont  quelque  habileté  £c  même 
quelque  vertu,  s'en  prévalent,  pour  acabler  ceux  qui  en  manquent:  ou 
bien  vous-même  en  ulèr  ainfî  :  ce  feroit  oprclîlon.  Etre  peu  exaét  &  peu 
attentif  à  inftruire,  6c  à  diriger  vos  fubalternes,  &  être  cependant  lujet  à 
la  colère  ,  6c  très-prompt  à  les  punir,  ce  feroit  cruauté.  Vous  attribuer 
ce  qu'un  autre  auroit  fait  de  bien  ,  6c  lui  en  enlever  la  gloire ,  ce  feroit 
larcin  :  6c  ce  larcin  même  n'eft  pas  fi  rare  parmi  ceux  qui  palfent  pour  hon- 
nêtes gens.  Croyez-vous  donc  que,  pour  être  coupable  de  larcin,  il  fiiille 
avoir  pris  les  habits  ou  l'argent  d'autrui  ?  Souvenez-vous  bien  de  ce  qu'on 
dit  :  un  bon  Magiftrat  refpede  les  loix  ,  6c  les  doit  garder  à  l'avantage  des 
peuples.  Un  méchant  fait  fervir  ces  loix  à  l'oprcffion  de  ces  mêmes  peu- 
ples. Rien  n'efl  plus  vrai.  De-là  tant  de  murmures  6c  d'imprécations. 
Equité,  défintérelfement ,  deux  points  eflentiels.  Ils  font  du  devoir  du 
Magiftrat ,  6c  ils  font  aufîi  fa  fureté.  Laifler  tomber  ce  que  les  autres  font 
de  bien,  ou  le  cacher:  c'eft  mal  fait.  Mais  découvrir  6c  publier  leurs  dé- 
fauts, c'cft  encore  faire  plus  mal.  Jamais  on  ne  perd  à  faire  valoir  ce  que 
chacun  a  de  bon,  6c  communément  on  y  gane.  Au  contraire  on  ne  g.agne 
rien  à  publier  les  défauts  d'autrui,  6c  prefque  toujours  on  s'en  trouve  mal. 
Auffi  le  fage  ne  parle-t-il  qu'avec  beaucoup  de  circonfpeélion.  Faites  y  at- 
tention, 6c  foyez  bien  perfuadé  qu'en  préjudiciant  à  un  autre,  on  ne  gagne 
rien  pour  foi-même. 

Yang  tchu  étant  un  jour  avec  le  Roi  de  Leang,  difcouroit  fur  le  De  Yan^ 
gouvernement  des  Etats.  Il  avança  6c  foutint  que  c'étoit  une  chofe  fort  "*"• 
facile.  Mon  maître,  lui  dit  le  Roi,  vous  n'avez  qu'une  femme  6c  une 
concubine,  6c  je  fçai  que  vous  nefçauriez  les  gouverner.  Cependant, à  vous 
entendre,  le  gouvernement  d'un  Etat  feroit  pour  vous  une  bagatelle.  Prin- 
ce, répondit  Tang  tchu  ,  tout  cela  eft  vrai ,  6c  ne  fe  contredit  point.  Un 
feul  berger,  la  houlette  en  main,  conduit  avec  fuccès  cent  brebis:  que 
deux  *  bergers  veiiillent  en  conduire  une,  ils  auront  de  la  peine  à  y  réuffir. 
Mais  ne  fçavez-vous  pas  ce  qu'on  dit  fi  communément  :  les  grands  inftru- 
mens  de  mufique  ne  valent  rien  pour  des  vaudevilles:  les  grands  poiffbns  na- 
gent en  grande  eau.  Tel  qui  échoue  dans  de  petites  chofes ,  peut  réuffir 
dans  les  plus  grandes. 

HoEN  KONG  demanda  un  jour  à  fon  Miniftrc  À"<;^»  tchong^  ce  qui  é-  De  K^an 
toit  le  plus  à  craindre  dans  un  Etat.     Koau  tchong,   répondit:  Prince,  à  tdmig. 
mon  avis  ,   rien  de  plus  à  craindre  que  ce  qu'on  apelle  rat  de  llatue.   Hocn 
kong  n'entendant  pas  l'allégorie,  Koan  /J^o»g  la  lui  expliqua.     Vous  fçavez 
qu'en  bien  des  endroits  on  érige  des  ftatues  à  l'efprit  du  lieu.     Ces  ft.itues 

de 

*  I!  indique  que  h  femme  vouloit  auffi  gouverner  la  Concubine  à  fa  manière. 
Eee  ee  % 


771  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

de  bois  font  creufées  en  dedans  6c  colorées  en  dehoi-s.  Un  rat  a-t-il  pé' 
néti-é  dedans,  on  ne  fçait  comment  l'en  chaflcr.  On  n'ofe  y  employer  le 
feu,  de  peur  qu'il  ne  prenne  au  bois.  On  n'ofe  mettre  la  ftatuc  dans  l'eau,, 
de  peur  de  détremper  les  couleurs.  Ainll  le  refpcét  qu'on  a  pour  la  ftatue, 
içet  à  couvert  le  rat.  Tels  font  à  peu  près  dans  un  Etat  les  gens- fans  mé- 
rite 6c  fans  vertu,  qui  ont  la  faveur  du  Prince.  Ils  gâtent  tout  :  on  le 
voit,  6c  on  en  gémit:  mais  on  ne  fçait  comment  s'y  prendre  pour  y  apor- 
ter  remède. 
De  Ki  ije.  Kl  T  s  E  dans  un  de  fes  voyages  pafla  par  le  Royaume  de  7/?«  ,  à  peine 
y  eut-il  mis  le  pied ,  qu'il  s'écria  en  foupn-ant:  O  que  l'oppreffion  eft  gran- 
de en  ce  Royaume?  Entrant  enfuite  dans  la  capitale,  il  s'écria  du  même 
ton  :  O  que  ce  Royaume  eil  épuile  !  Enfin  ayant  vu  le  Roi  6c  la  cour  :  O  que 
le  trouble  6c  la  révolte,  dit-il,  ne  font  gueres  éloignez  I  Alors  ceux  qui 
étoient  à  fa  fuite  ,  lui  dirent  :  vous  ne  faites  que  d'ariver  dans  le  Royaume 
de  Xj^n  :  comment  prononcez-vous  fur  tout  cela  d'ime  manière  fi  décifive  ? 
Voici  pourquoi  répondit  Ki  tfe:  en  entrant  fur  les  terres  de  îT/îw ,  j'ai  re- 
marqué bien  des  champs  en  friche,  le  relie  eft  aflez  mal  cultivé:  j'ai  vu  en 
même  tems  qu'on  travailloit  en  divers  endroits  à  des  ouvrages  fort  inutiles. 
De-là  j'ai  conclu  que  les  peuples  font  oprimez  par  des  corvées.  Entrant 
dans  la  ville  capitale,  j'ai  pris  garde  que  tout  ce  qui  étoit  bâti  de  nouveau 
étoit  chancelant,  au  lieu  que  les  anciens  édifices  font  très-folides.  C'eft 
fur  cela  que  j'ai  dit:  le  Royaume  eft  épuifé.  Etant  allé  à  la  cour,  j'ai  vu 
un  Prince  qui  n'a  des  yeux  que  pour  regarder  çà  6c  là  ,  6c  qui  n'ouvre  pas 
la  bouche  pour  faire  la  moindre  queftion.  J'ai  remarqué  auili  dans  fes  Mi- 
niftres  6c  fes  grands  Officiers  beaucoup  de  hauteur  6c  d'orgiieil.  Cependant 
ils  font  tous  muets  fur  ce  qui  regarde  le  bien  commun,  6c  il  n'y  en  a  pas  un 
d'eux  qui  donne  au  Prince  le  moindre  confeil.  C'eft  ce  qui  me  fait  conclu- 
re que  le  trouble  6c  la  révolte  ne  font  pas  loin. 

Dans  cette  compilation  de  Tang  king  tchuen  après  le  titre  du  gouver- 
nement, il  y  a  un  titre  des  Reines.  Il  comprend  fous  ce  nom  les  époufes  6c 
les  concubines  des  Empereurs  ou  des  Rois.  En  parcourant  les  hilloires,  iî 
prétend  que  les  femmes  ont  eu  grande  part  à  la  décadence  ou  à  la  ruine  de- 
prefque  toutes  les  dynafties.  Ce  fang  king  tchuen ^cm^\oy&  fous  ce  titre  tren- 
te bonnes  pages:  mais  chaque  trait  d'hiltoire  n'y  eft  qu'indiqué  :  c'eft  pour- 
quoi l'on  n'en  a  rien  traduit. 

Sur  la  fin  il  dit  que  Tai  fong  fécond  Empereur  de  la  dynaftie  tang^  partie 
pour  épargner  la  dépenfe,  partie  auflî  par  compafllon,  après  avoir  fait  le 
choix  de  quelques  femmes  de  ion  palais,  fit  fortir  toutes  les  autres,  6c  per- 
mit qu'on  les  mariât.  Il  diminua  à'proportion  le  nombre  des  eunuques  du 
palais,  de  forte  qu'il  en  fortit  en  tout  trois  mille  perfonnes  6c  davantage. 

Tang  king  tchuen  cite  Tchang  pong  ki,  lequel  ayant  recherché  en  quel  tems 
ont  commencé  les  petits  fouliers  &  les  petits  pieds,  tels  que  les  ont  les  fem- 
mes Chinoifes, prétend  que  cet  ufage  n'eft  point  de  la  première  antiquité.  II 
tire  fa  principale  preuve  de  ce  qu'il  n'eft  fait  nulle  mention  des  petits  pieds 
des  femmes,  ni  de  leurs  petits  fouliers  recourbez,  dans  des  recueils  de  vers 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.   .  773 

5c  de  chanfons,  qui  font  du  tems  qu'on  appelle  les  fix  dynafties  quoi  qu'on 
y  trouve  dans  le  dernier  détail  tout  ce  qui  étoit  cenfe  donner  de  la  grâce  au 
fcxe. 

DES    FILLES   DES   EMPEREURS. 

TA  I  T  s  o  N  G  fécond  Empereur  de  la  dynaftie  fang,  donna  une  de  fes  Des  Pn'n- 
filles  en  mariage  au  fils  de  Onaag  ^oa«, alors  prélident  de  la  cour  des  celles  Ju 
rits.  0«flÀ;_g  ^om  recevant  chez  lui  cette  PrincefTc,  lui  dit;  les  rits  prefcri-  ^^"S« 
vent  à  une  bru  la  manière  de  fe  préfenter  devant  un  beau-pere  6c  ia  belle- 
mere.  A  la  vérité  dans  ces  derniers  tems,  où  les  plus  louables  coutumes 
3'aboliflent  infenfiblement ,  on  n'a  pas  fait  obferver  cet  ufagc  aux  Princef- 
fes  en  les  mariant  :  mais  nous  avons  aujourd'hui  un  Empereur  très-cclairé  , 
qui  fçait  de  quelle  importance  il  cil;  que  les  rits  foient  en  vigueur,  Ôc  qui 
fouhaitte  qu'on  les  obferve.  Ainfi,  Princefle,  trouvez  bon  que  nous  vous 
recevions  comme  une  bru  doit  être  reçue,  ce  n'eft  point  par  efprit  de  va- 
nité, ni  pour  notre  honneur  particulier  que  nous  agiffbns  delà  forte :c'eft: 
par  zèle  poiu-  les  rits,  &  parce  que  de  leur  obfervation  dépend  le  bien  des 
familles  6c  des  Etats.  Auffi-tôt  lui  ôc  fa  femme  prirent  le  haut  de  la  falle  : 
&  s'étant  tous  deux  afiîs,  la  Princefle  nouvelle  bru ,  la  ferviette  fur  le  bras,, 
leur  donna  dabord  à  laver,  puis  leur  fervit  à  manger:  après  quoi  ils  fe  re- 
tirèrent. La  chofe  ayant  été  raportée  à  T^ai  tfongy  iU'apprauva  fort,  6c 
régla  que  dans  la  fuite,  les  Princefles  qu'on  mariroit,  en  feroient  autant. 

HiAo  vo  u  un'  des  Empereurs  de  la  dynaftie  iS'o»_g,fçachant  que  les  Prin--  Moyen 
cefles  qu'on  marioit ,  fe  rendoient  infupportables  dans  les  familles  où  elles   fingulicr 
entroient ,  chercha  les  moyens  d'y  remédier.     Il  en  prit  un  entr'autres  afies-  ^^  ^épx\- 
fingulier.     Ayant  dcftiné  une  de  fes  filles  à  Kiang  min^  fils  de  Kiong  chin  ,,  meur  que* 
que  fa  vertu  6c  fes  fervices  avoient  élevé  aux  plus  grands  honneurs,  il  or-    rèleufc     ' 
donna  fécrettement  qu'on  dreffât  au  nom  de  Kiong  chin  une  forte  repréfen-   d'une 
tation,  où  l'on  mît  dans  tout  fon  jour  la  conduite  de  ces  Princefles,  6c  dont   F^n^'"®' 
la  conclufion  fût  qu'il  s'excuferoit  de  recevoir  pour  époufe  celle  qu'on  lui 
préfentoit.    L'écrit  en  effet  fut  drefll;  6c  prefenté  à  l'Empereur.  Le  voici 
tel  qu'il  eft  rapporté  dans  Tang  king  tchuen. 

Prince,  Votre  Majefté  a  eu  la  bonté  de  me  deftiner  (iî  )  la  Princefle  Ling 
hai.  C'eft  une  grâce  peu  commune,  6c  que  je  n'avois  aucun  lieu  d'atten- 
dre. Cependant  je  ne  puis  diflîmuler  que  j'ai  reçu  cet  ordre  avec  autant 
de  trouble  6c  de  triftefl'e,  que  .de  reconnoiflance  8c  de  refoeèt.  Mon. 
indignité  perfonnelle ,  encore  plus  'que  ma  naiflance  ,  m'éloigne  d'u- 
ne fi  haute  alliance.     Ce  qui  me  convient,  c'cft  une  perfonne  du  commun, 

& 

(1)  Le  Chinois  dit:  a  ordonné  que  la  Piinceflc  Ung  hai  s'abaiflàt  jufqu'à  devenir  ma 
femme.. 

Eee  ee  5 


7-4  DESCRIPTION  DE  L'ExMPIRE  DE  LA  CHINE, 
&  non  pas  une  Princefle.  Les  gens  de  ma  forte  ,  quoique  peu  riches ,  ont 
à  peine  pris  le  bonnet ,  qu'ils  font  mariez.  Ils  en  font  quittes  pour  quel- 
ques prefens  de  peu  de  valeur,  &  l'on  n'en  voit  point  de  fi  pauvres,  qu'ils 
aycnt  peine  à  contra6lcr  une  alliance  honnête  &  proportionnée,  dans  la- 
quelle ils  vivent  heureux  6c  contents.  xA.u  contraire  je  fais  reflexion  que 
ceux  qui  ont  cpouie  des  Princeffes,  ont  vécu,  du  moins  la  plupart,  dans 
Des  Partis  ^^  chagrin  &  dans  l'amertume.  C'eft  pourquoi,  bien  que  je  fçache  eltimer, 
inégaux  comme  je  dois,  l'honneur  que  me  foit  V.  M.  Je  iuis  fi  éloigné  de  m'en  ap- 
dans  le  plaudir,  que  fi  je  ne  pouvois  m'en  défendre,  je  crois  que  je  ceflerois  de  vi- 
ir.ariage.  ^^.^  Pardonnez  ,  grand  Roy  ,  à  ma  fimplicité  &  à  ma  franchife.  Je 
fuis  fondé  à  penler  &  à  parler  ainfi  fur  bien  des  exemples,  que  notre  hiftoi- 
re  me  fournit.  Sous  les  Tfin  on  vit  Ouang  tun^  Hoen  oiiefi,  &  Tchin  ichang, 
époufer  chacun  une  Princefle.  C'étoient  gens  iflus  de  familles  très -ancien- 
nes, également  illuftres  6c  puiflantcs.  Ces  trois  hommes  avoient  auflî  de 
très-belles  qualitez  6c  un  mérite  reconnu.  Cependan,t  quel  fut  le  fruit  de 
ces  alliances  ?  Ouang  tun  6c  Hoeti  ouen  auparavant  les  plus  braves  6c  les  plus 
eftimcz  de  tous  les  jeunes  fcigneurs  de  la  cour,  s'abâtardirent  à  l'abri  de  la 
fiivcur  que  leur  procuroit  ce  mariage,  ils  vécurent  dans  une  indolence  peu 
féante  à  leur  rang,  6c  moururent  dans  le  mépris.  Pour  Tching  tchang\e 
joug  .lui  parut  fl  pefant ,  qu'il  contrefit  le  fol  pour  s'en  délivrer.  Depuis 
on  a  vu  Tfe  king  fe  brûler  les  pieds,  pour  éviter  une  pareille  alliance.  Ouang 
yen,  tout  délicat  qu'U  étoit  ,  fe  jetter  tout  nud  au  travers  des  neiges,  & 
fuir  celle  à  laquelle  on  l'avoit  lié.  Holi,  qui  égaloit  en  beauté  Long  kong  fe 
précipiter  de  défeipoir  dans  un  puits.  Lie  tchuang,(c  frotter  exprès  les  yeux, 
jufqu'à  devenir  prefque  aveugle:  Tn  tchong,  s'expofer  aux  derniers  fuplices, 
6c  ne  les  éviter  qu'avec  peine.  Ce  n'eft  pas  que  ces  derniers  manquafl^ent  de 
fens  6c  de  réfolution  :  mais  la  qualité  6c  l'autorité  de  leurs  Princeflcs  les  a- 
cabloit  :  ils  ne  pouvoient  porter  leurs  plaintes  à  l'Empereur,  la  porte  leur  é- 
toit  fermée  :  ils  avoient  à  dévorer  feuls  les  derniers  chagrins:  6c  leur  condi- 
tion étoit  bien  pire  que  celle  des  derniers  efclaves. 

Pouvoir  aller  6c  venir,  vifiter  fes  amis  6c  les  recevoir  chez  foi,  c'efl;  une 
liberté  commune  à  tout  honnête  homme.  A-t-on  époufé  une  Princefle  ? 
C'efl;  Madame  qui  va  6c  vient  à  fa  fantaifie  :  point  de  tems  marqué  pour  fon 
retour:  plus  de  régie  dans  la  maifon.  Il  faut  que  le  mari  renonce  à  traitter 
jamais  fes  amis,  6c  prefque  à  tout  commerce  avec  fes  parens.  Si  quelquefois 
la  Princefle  de  bonne  humeur,  s'avife  de  le  traitter  un  peu  moins  mal,  d'a- 
bord une  vieille  nourice  froncit  les  fourcils  :  une  bonzefle  la  féconde  :  tou- 
tes deux  repréfentant  à  Madame,  qu'elle  ne  fçait  pas  tenir  fon  rang,  iiC 
qu'elle  gâte  tout.  Elle  a  de  plus  à  fa  fuite  une  vile  troupe  d'eunuques,  qui 
n'ont  ni  efprit ,  ni  d'extérité  ,  ni  politefle  ,  qui  font  tout  au  hazard ,  6c 
fans  raifon  ,  qui  parlent  à  tort  6c  à  travers  fans  examiner  ce  qu'ils  difent. 
Voilà  le  confeil  de  la  Dame.  La  nourice  prétend  que  fon  âge  lui  donne 
droit  de  haïr  à  mort  quiconque  entamera  fon  crédit.  La  bonzefle  fait  la 
fçavante,  6c  dit  tant  de  chofes  fur  l'avenir,  qu'il  efl;  impoflible  que  le  ha- 
zard n'en  vérifie  une  partie.     A  ces  deux  compagnes  ordinaires,  furvient 

quel- 


ET    DE    LA    TARTARIE  CHINOISE.  jj^ 

quelquefois  une  vieille  difeufe  de  bonne  avanture,  fur- tout  à  la  fin  des  repas, 
pour  en  atrapper  les  reftes.  C'ell  au  pauvre  mari  de  prendre  patience:  en- 
core heureux  s'il  n'avoit  rien  de  plus  fâcheux  à  fouftrir. 

Un  de  fes  grands  embaras,  c'ell  de  prendre  Ion  parti  pour  voir  Mada- 
me, ou  fouvent,  ou  rarement.  Il  ne  fçait  comment  s'y  prendre  pour 
contenter  en  ce  point  les  caprices  de  fa  Princeire.  Se  prélcnte-t-il  fou- 
vent?  on  refufe  de  l'admettre:  l'admet-on?  il  ne  fort  pas  quand  il  veut. 
Laifle-t-il  Madame  là?  Elle  le  croit  méprifée  ôc  devient  furieufe.  Prend- 
t-il  congé  après  l'avoir  vile?  Il  va,  dit-elle,  voir  quelque  autre.  Pour 
Madame,  elle  fort  à  fon  gré,  &  revient  quand  il  lui  plaît,  quelquefois 
bien  avant  dans  la  nuit,  quelquefois  même  au  point  du  jour.  Tantôt 
elle  pafie  la  nuit  à  joiier  des  inftrumens  :  tantôt  elle  eft  tout  le  jour  les 
bras  croifez  devant  un  livre.  Sa  vie  à  proprement  parler  n'eft  qu'une 
fuite  de  caprices.  Nos  rits  ne  défendent  point  d'avoir  quelques  concubi- 
nes. On  n'eft  point  cefifé  par-là  faire  injure  à  fon  époufe.  Si  cette  épou- 
fe  eft  une  Princefle ,  il  ne  faut  pas  y  penfer  :  elle  le  croiroit  outragée ,  6c 
ne  le  pouroit  foufFrir.  Au  moindre  bruit,  à  la  moindre  aparance  ,  au 
moindre  foupçon  ,  on  voit  fortir  de  l'apartement  de  Madame  quelque 
jeune  efclave  effrontée,  qui  vient  efpionner  le  mari.  S'il  reçoit  une  vi- 
fite,  &  que  la  converfation  dure  un  peu  de  tems  ,  les  vieilles  viennent 
écouter  pour  tout  redire  à  Madame.     Ce  font  des  foupçons  étranges. 

Enfin,  ce  qui  rend  encore  plus  infuportables  ces  Princeffes  mariées  çà 
2c  là,  c'eft  qu'elles  fe  vont  voir  fouvent.  L'entretien  dans  ces  vifites  roule 
toujours  fur  les  maris.  Son  extraction,  fes  manières,  fa  conduite,  tout 
y  eft  mis  fur  le  tapis.  Elles  fe  donnent  mutuellement  des  leçons  de  fierté  8c 
dejaloufie:  6c  quand  quelqu'une  de  fon  fond  feroit  raifonnable,  ôc  auroit 
un  bon  naturel,  elle  devient  bientôt  femblable  aux  autres.  Auilî  ceux  qui 
jufqu'ici  ont  époufé  des  Princeffes,  auroient  bien  voulu  s'en  difpenicr. 
Ceux  qui  n'ont  pu  l'éviter,  s'en  font  prefque  tous  fort  mal  trouvez.  Le 
pauvre  Ouang  tjao  fur-tout,  en  a  été  un  tri fte  exemple.  Quoique  ce  fût 
un  grand  homme,  également  fçavant  &  brave,  il  fut  pour  une  bagatelle 
indignement  livré  aux  tribunaux  ,  6c  mourut  honteufement.  l'on  noan 
mourut  de  pur  chagrin  £c  dans  la  fleur  de  l'âge.  Tant  d'autres  ont  eu  à 
peu  près  le  même  fort,  qu'il  feroit  trop  long  de  les  raporter. 

De  plus,  quand  nous  prenons  une  femme,  ce  que  nous  nous  propofons  But  du 
principalement  ,  c'eft  d'en  avoir  des  enfans.  Rien  de  plus  contraire  à  mariage, 
cette  fin,  qu'une  jaloufie  outrée:  ôc  l'on  a  vu  par  expérience,  que  ceux 
qui  ont  époufé  des  Priceffes,  outre  tous  leurs  autres  chagrins,  ont  eu  la 
plupart  celui  de  mourir  fans  poftérité.  Qiii  fuis-je  moi,  pour  me  flater 
de  pouvoir  éviter  toutes  ces  difgraces?  Je  n'ai  donc  garde  d'y  expofer  6c 
ma  perfonne  Se  ma  famille.  Ceux  qui  ont  fubi  ce  joug  ,  y  ont  pref- 
que tous  fuccombé.  Si  quelques-uns  s'y  font  fournis  fins  réplique,  6c 
l'ont  fouffert  avec  patience,  c'eft  que  vu  les  difpofitions  de  la  cour,  ils 
ne  pouvoient  ôc  n'oibient  y  faire  paffer  d'abord  leurs  excufes,  ni  enfuite  y 
porter  leurs  plaintes.    Pour  moi ,  j'ai  le  bonheur  de  me  trouver  fous  un 

Prin- 


775  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

Prince  éclairé,  julle,  débonnaire,  qui  n'a  point  d'autre  régie  de  fes  ac- 
tions, que  la  pure  &  droite  railon,  ÔC  qu'aucune  atFeétion  ne  préocupe. 
Ainll  je  lui  décharge  mon  cœur. 

Grâces  à  V.  M.  ma  fiimille  ell  fuffifamment  élevée:  mon  principal  foin 
doit  être  de  la  foutenir  dans  l'état  où  elle  ell,  6c  d'en  prévenir  la  déca- 
dence. C'eft  ce  que  j'ofe  efpérer  de  pouvoir  faire  fous  un  régne  fl  heu- 
reux. Que  fi  je  puis  efpérer  avec  le  tems  de  grands  emplois  Se  de  plus 
hauts  titres,  je  fuis  bien-aife  d'y  parvenir  par  mon  défintéreflement,  par 
mes  talens,  par  mon  afTiduité,  Sc  mes  fervices  :  je  vous  avoue  franche- 
ment, grand  Roy,  qu'il  feroit  peu  de  mon  goût  de  les  devoir  à  l'alliance, 
dont  vous  penlkz  m'honorer.  Au  reile  ,  ma  vue,  en  vous  expofant  ma 
peine,  n'eft  pas  feulement  de  vous  découvrir  mes  vrais  fentimens,  6c  de 
pourvoir  à  ma  propre  fiireté  :  c'eft  auffi  de  vous  faire  connoîtrc  les  maux 
que  de  femblables  alliances  caufent  aftuellement  dans  d'autres  familles.  Je 
(upplie  V.  M.  d'examiner  ce  qui  en  eft,  mais  fur-tout  de  m'en  difpenfer. 
Laiiîez,  je  vous  en  conjure,  laiflez  les  petits  oifeaux  voltiger  gayement 
avec,  leurs  femblables.  Laiflez  les  vermifleaux  multiplier  en  paix  leur  ef- 
pèce:  6c  tout  honorable  que  m'eft  votre  choix, daignez,  s'il  vous  plaît, le 
révoquer.  Qj-ie  fi  V.  M.  refufe  d'exaucer  mon  humble  prière ,  je  me 
couperai  plutôt  les  cheveux,  je  me  mutilerai  moi-même,  ou  m'enfuirai 
au-delà  des  mers. 

L'Empereur  ayant  lu  cet  écrit,  qui  s'étoit  fait  par  fon  ordre,  s'en  fervit 
pour  faire  aux  Princelîés  des  réprimandes,  6c  s'en  divertit  en  particulier. 

Des  Eunuques ,  ^  autres ,   qui  ahufent  de  V autorité ,  que 
leur  donne  la  faveur  du  Prince, 

DISCOURS  DE  NGEOV   TANG   SIEOV 
célèbre  Auteur  de  la  T>ynajîie  Song. 

Des  Eunu-  T^  E,  tout  tems  les  eunuques  en  crédit  ont  été  regardez  comme  une 
ques.  \_J  pefte  de  l'Etat.     Ils  y  font  encore  un  peu  plus  à  craindre  que  les 

femmes,  c'eft  beaucoup  dire.  Ils  font  fouples,  artificieux,  6c  patients. 
Ils  fçavent  donner  adroitement  certaines  preuves  de  vertu  en  chofes  qui 
leur  coiitent  peu  ,  pour  fe  faire  eftimer  du  Prince.  Ils  profitent  à  pro- 
pos de  certaines  occalions,-dans  le  fond  peu  importantes,  de  témoigner  à 
leur  maître  quelque  attachement  6c  quelque  fidélité ,  pour  s'atirer  la  con- 
fiance. L'ont-ils  une  fois  gagnée?  ils  fe  dédommagent:  ils  conduilcnt  le 
Prince  à  leur  gré,  foit  par  de  vaincs  terreurs,  foit  par  de  fauflcs  cfpéran- 
ces  qu'ils  lui  infpirent.  Le  Prince  a  beau  avoir  à  là  cour  des  gens  habiles, 
vertueux,  zèlez:  il  les  régarde  comme  étrangers,  en  comparaifon  de  fes 

eunu- 


ET  DE  LA  TARTARÎE   CHINOISE.  777 

eunuques,  qui  font  toujours  près  de  fa  perfonne  dans  l'intérieur  du  palais. 
Sa  confiance  eften  fes  eunuques:  ils  en  fçavent  profiter  pour  s'acrcditer:  ôc 
bientôt  les  Officiers  du  dehors  ne  font  confidcrez,  qu'autant  que  les  eunu- 
ques le  veulent.  Dès-lors  les  gens  de  mérite  ou  fe  retirent,  6c  fe  refroi- 
diflent:  6c  le  pauvre  Prince  demeure  feul,  abandonné  à  fes  eunuques,  auf- 
quels  il  s'eft  lui-même  livré.  Ces  malheureux  l'intimident  à  chaque  mo- 
ment: 6c  lé  rendant  néceflaires,  ils  établiflént  de  plus  en  plus  leur  autorité, 
ou  plutôt  leur  tyrannie. 

QLie  fi  le  Prince  ouvre  enfin  les  yeux,  &  cherche  à  s'apuyer  des  Officiers  r^  , 
du  dehors,  ceux-ci  ne  Içavent  alors  comment  s'y  prendre.     Temporifer,   in^rgues 
6c  uler  de  ménagemens,  c'eft  laifler  croître  le  mal:    vouloir  y  remédier  dans  les 
promptement  6c  avec  vigueur ,   c'efl:  tout  rifquer ,    ou  même  tout  oer-  Cours. 
dre,  le  Prince  étant  lui-même  comme  en  otage.      Quand  les  chofes  en 
font  venues  là ,    les  gens  les  plus  éclairez   trouvent  leurs  lumières  bien 
courtes:  il  ne  leur  vient  aucune  vue  qui  ne  leur  paroifledangereufe,  ôc  , 
pour  ainfi  dire,  impraticable:  fi  à  tout  hazard  ils  tentent  quelque  entre- 
prife,  communément  ils  échouent,  6c  pei'dent  avec  eux  le  Prince  6c  l'Etat. 
Le  moins  qui  puifle  ariver,  c'eft  qu'ils  périflent ,  ôc  donnent  lieu  par  leur 
mort,  à  quelque  ambitieux  de  profiter  de  ces  conjonftures,  pour  former 
le  deilein  de  fe  rendre  le  maître ,  d'envelopper  le  fouverain  dans  la  caufc 
des  eunuques,  ôc  de  fe  gagner  le  cœur  des  peuples,  en  exterminant  ces  ca- 
nailles.    La  pafîîon  pour  les  femmes  dans  un  Prince  eft  très-dangereufe. 
S'il  ne  s'en  guérit,  elle  le  perd  6c  trouble  l'Etat.     Mais  fi  le  Prince  fe  re- 
connoîtj  le  mal  n'eft  pas  fans  remède.     Au  contraire,  fi  par  une  confiance 
outrée,  il  s'eft  imprudemment  livré  à  fes  eunuques,  en  vain  voudroit-il  en 
revenir:  il  ne  le  peut  plus  fans  fe  perdre.     L'hiftoire  des  îlrwg  le  fait  bien 
voir.   C'eft  pour  cela  que  j'ai  dit  d'abord,  que  les  eunuques  accréditez  font 
encore  plus  à  craindre  que  les  femmes.     Peut-on  être  trop  fur  fes  gardes. 

Tang  kingtchuen  rapporte  encore  cinq  ou  fix  autres  diicours  fur  Néceflïtê 
ce  fujet  :  mais  ils  difent  à  peu  prés  la  même  chofe.     La  conclufion  d'un  de  ^^^  Eunu- 
ces  difcours  eft,  que  les  eunuques  font  nécefiaires  dans  le  palais:  que  dés  ]^e"s"alaL"' 
les  premiers  tems  il  y  en  a  eu:  qu'on  ne  peut  s'en  pafier,  mais  qu'il  faut   des 
leur  tenir  la  bride  courte,  punir  exaétement  leurs  fautes,  donner  infpeéli-  Grands, 
on  fur  leur  conduite  à  quelque  Officier  de  poids,  fur- tout  ne  leur  donner 
aucune  part  dans  le  gouverneinent  de  l'Etat ,  bien  moins  les  mettre  dans 
les  emplois  ;  c'eft  ce  que  l'Empereur  qui  régne  aujourd'hui  obferve  exaéte- 
ment. 

Di/cours  de  Sou  tché  qui  vivait  fous  la  Dynajîie  Song. 

Sç  A  V  o  I  R  redrefTer   le   Prince,  fans  que  la  paix  de  l'Etat  en  fouffrc,  DesRe- 
c'eft  le  chef  d' œuvre  d'un  zèle  fage.  Il  eft  des  tems  malheureux,  où  Jj^^^J'Js^sû. 
le  Prince  fans  lumières  s'atache  à  des  gens  fans  vertu  ,   ôc  les  fait  dépofi-  jetsà^leur' 
Tome  IL  Fffff  taires  Souverain. 


Du  Choix 
qo'un 
Prince  doit 
faire  de  fes 
Favoris. 


778  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

taires  de  toute  l'on  autorité  :  alors  ce  qu'il  y  a  dans  l'Etat  d'Officicn  ver- 
tueux &  fidèles,  voyant  que  ces  méchans  renverfsnt  tout,  vouiroient  par 
zèle  pour  l'Etat  6c  pour  le  Prince,  les  délivrer  au  plutôt  de  cette  pslle. 
M  lis  ceux  qu'ils  foiihaiteroient  de  détruire,  ont  cu-loin  de  lé  précaution- 
ner: le  Prince  eft  à  eux  ,  èc  ils  font  en  lïïrcCé,  par  le  danger  qu'il  y  a  de 
les  ataquer.  Ceux  qui  font  aflez  hardis  pour  le  faire,  ou  échouent,  &  ils 
font  perdus  fans  relTource:  ou  ils  réuiniFent,  6c  en  réuflilFant,  ils  offenfenc 
leur  fouverain,  6c  jettent  l'Etat  dans  des  troubles,  qui  le  plus  fouvent  cau- 
fent  fa  ruine.  Auffi,  dans  le  Tchm  tftoii  ceux  là  font  traittez  de  rébelles , 
qui  fliifoient  mourir,  (ans  l'aveu  du  Prince,  des  gens  qui  cependant  méri- 
toient  la  mort. 

En  effet,  un  homme  fage,  quelque  douleur  qu'il  ait  de  voir  l'autorité  du 
Prince  ufurpée  par  d'indignes  5c  de  méchants  fujets  qai  l'ont  furpris:  6& 
quelque  zèle  qu'il  lé  fente  de  remédier  à  un  mal,  qui  en  entraîne  avec  foi 
tant  d'autres,  doit  cependant  fe  retenir: Se  avant  que  de  ripn  entreprendre, 
mefurer  ii  bien  les  démarches,  que  le  Prince  Se  l'Etat  lui  en  fçachent  gré: 
quel  qu'en  puifle  être  le  fuccès,  comment  puis-je  me  le  promettre,  en  ex- 
terminant ceux  que  le  Prince  chérit,  qu'il  ne  juge  point  coupables,  ôcauf- 
quels  il  croit  même  devoir  beaucoup?  N'etl-ce  point  empietter  moi-même 
fur  les  droits  du  fouverain?  Puis-je  ne  lui  être  pas  odieux?  Puis-je  me  pré- 
fenter  devant  lui?  Recevra-t-il  mes  hommages?  Ecoutera- 1- il  mes  excufes? 
Ce  feroit  un  prodige  fans  exemple. 

Ces  indignes  favoris  font  à  peu  près  dans  un  Empire,  ce  que  font  dans  le 
corps  humain  certaines  tumeurs  malignes  ,  qui  viennent  quelquefois  à  la 
gorge.  Ces  tumeurs,  quoiqu'incommodes ,  font  trop  voifines  du  gofier 
pour  être  coupées.  Si  quelqu'un  par  impatience  les  veut  couper,  la  mort 
efl  inévitable.  C'eft  une  impatience  femblable  ,  qui  fit  périr  les  Han  £c  les 
T.ing.  Depuis  l'Empereur  Haen  Ung  jufqu'à  l'Empereur  Hien  ti ,  l'Empire 
fe  gouvemoit,  ou  plutôt  fc  bouleverfoit  au  gré  des  eunuques.  Il  n'y  avoit 
dans  les  emplois  que  des  âmes  bafles,  leurs  créatures:  heureux  les  gens  de 
mérite  6c  de  vertu,  qui  pouvoient  par  la  retraitte  être  à  couvert  de  leurs 
coups,  on  les  perfécutoit  partout.  Tout  l'Empire  en  gémiflbit  de  dou- 
leur &  en  frcmiflbit  de  dépit.  Enfin,  quelques  gens  délibérant  fur  les  mo- 
yens de  remédier  à  ces  maux  ,  conclurent  que  1-s  eunuques  en  étant  les  au- 
teurs ,  il  n'y  avoit  qu'à  les  exterminer:  que  tout  feroit  fini.  Teon  vou  8c 
ii/o  ?//«  l'entreprirent ,  mais  fans  y  réuffir:  il  lein- en  coûta  la  vie.  Yiicn  chao 
l'entreprit  enfuitc ,  6c  en  vint  à  bout:  mais  cela  caufa  de  fi  grands  troubles, 
que  l'Empire  changea  de  maître:  6c  ce  fut  là  que  finit  la  dynaftie  Han. 
—  11  eft  arivé  la  même  chofe  fous  les  "Tang.  Les  derniers  Empereurs  de 
cette  dynaftie  s'étoient  livrez  à  leurs  eunuques,  qui  bouleverfoient  l'Etat  : 
il  n'y  avoit  perfonne,  pour  peu  qu'il  eût  de  zèle,  qui  ne  le  fentît  vivement: 
mais  Li  chun,  Tchtng  tcbin^y  8c  quelques  autres,  furent  les  plus  impatiens  6c 
les  plus  hardis.  Ils  fe  liguèrent  cnfemble  pour  exterminer  les  eunuques. 
Ils  echoiierent  6c  périrent.  Dans  un  autre  tcms  Tfoui  tcheng  prit  mieux 
fcs  mefures,  &  y  réufllt:  mais  fon  fuccès  fit  périr  les  ?««^,  ÔC  fut  funefte 


Souverain; 


.      ET    DE    LA    TARTARIE   CHINOISE.  779 

à  l'Etat.  C'ctoient  des  tumeurs  malignes  dans  un  endroit  trop  eflcntiel  à 
la  vie,  pour  être  coupées  lans  danger.  On  les  coupa.  La  mort  s'enfuivit  ; 
ou,  pour  parler  fans  figure,  en  exterminant  ces  favoris  fans  l'aveu  du  Prin- 
ce, on  viola  fon  autorité  fouvcraine  :  6c  tout  ce  que  gagnèrent  les  vainqueurs, 
fut  de  périr  avec  l'Etat,  qu'ils  fe  flatoient  de  iauver.  Des  fujets  vraiment 
zèlez  ÔC  fidèles ,  ne  doivent  jamais  en  venir  là.  T'coh  i'gh  S>c  Ho  tfin  ayant 
échoiié  6c  perdu  la  vie,  on  plaignit  leur  malheur.  Pour  moi,  j'en  juge 
autrement^  Ce  fiit  un  bonheur  pour  eux  de  fuccomber.  En  réuflifiant , 
ils  fe  perdoient  également,  6c  nuifoient  beaucoup  plus  à  l'Etat.  N'ai-je 
donc  pas  eu  raifon  de  dire  que  fçavoir  redreffer  le  Prince,  fins  que  la  paix 
de  l'Etat  en  fouffre,  c'eft  le  chef-d'œuvre  d'un  zèle  fage  ? 

y^utre  D'îfcours  du  même  Auteur, 

SUIVANT  ce  que  j'ai  déjà  expofc,  quand  des  méchans  qui  font  eti  fa-  DesF<ivo- 
veur  fe  font  emparez  de  l'autorité,  celui  qui  entreprend  de  les  détrui-  ris  d'un 
re,  eft  fur  de  périr  li  fon  deflein  vient  à  échoiier,  ou  bien  s'il  réufiit,il  fait 
périr  le  Prince,  ^  trouble  l'Etat. <  A  ce  compte  là,  dira-t-on,  ce  déibrdre, 
quelque  grand  qu'il  foit,ell:  abfolument  fansremede.il  faut  donc  laiflcr  ces 
méchans  joiiir  en  paix  de  leur  malice,  ne  point  penfer  à  les  éloigner  ou  à 
les  détruire,  8c  voir  froidement  le  Prince  6c  l'Etat  fe  perdre,  de  peur  d'of- 
fenfer  l'un,  6c  de  troubler  l'autre.  C'eft  mal  prendre  ma  penfce.  Je  l'ex- 
plique. On  dit  communément  qu'un  homme  en  prefle,  eft  tout  autrement 
habile,  que  quand  il  ne  s'y  trouve  pas.  C'eft  une  maxime  de  guerre,  qu'il 
ne  faut  pas  tellement  ferrer  un  corps  d'armée,  qu'il  n'ait  aucune  voie  pour 
fe  débander,  6c  qu'il  ne  faut  point  que  des  troupes  fe  bazardent  à  courit  trop 
loin  après  des  brigands.  Cela  eit  fondé  fur  ce  qu'on  craint  que  des  gens 
réduits  à  l'extrémité  ne  faflent  un  dernier  cftort,  ôc  que  leur  défefpoir  ne 
l'emporte,  ou  que  la  perte  ne  foit  égale.  Oh  ^  {a)  Tué  fur  une  barque  en 
danger  de  périr  par  la  tempête ,  s'aident  rautuelleçient  comme  s'ils  étoient 
bons  amis.  Ces  indignes  6c  méchans  fujets,  qui  abufent  de  leur  crédit  6c 
de  leur  faveur,  fçavent  alTez  qu'ils  font  haïs  6c  déteftez.  Ils  fentent  bien , 
que  fi  le  Prince  pouvoit  être  informé  de  l'abus  qu'ils  font  de  l'autorité  qu'il 
leur  donne,  il  n'y  auroit  point  de  pardon  pour  eux.  C'eft  ce  qui  les  rend 
fans  cefle  attentifs  à  prévenir  un  coup  fi  funefte. 

D'un  autre  côté  ,  les  gens  de  mérite  haïflant  à  mort  ces  indignes  favoris, 
fous  lefqucls  cependant  il  faut  plier,  fe  lient  enfemble  contre  eux, s'animent 
fécrettement  les  uns  les  autres  ,   &  s'irritent  jufques  à  en  venir  à  un  éclat. 

De 

{a)  Deux  peuples  toujours  ennemis.  Le  fens  du  proverbe  ,  cfl  que  .'ans  ce  darger 
commun  les  ennem.s  mêmes  s'entre  aidenr. 

Fff  ii'  2. 


De  la  ma- 
nière de 
s'infinuer 
dans  les 
bonnes 
grâces  du 
Souverain, 


Coîiduite 
du  Sage 
envers  h 
Patrie. 


ySo  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

De  forte  qu'il  eft  vrai  de  dire  que  .bien  que  les  troubles  de  l'Etat  viennent 
originairement  des  premiers,  aflez  fouvent  les  derniers  en  font  par  leur  pré- 
caution la  plus  immédiate  caule.  Ceux-là  font  au-dedans  &  auprès  du 
Prince.  Ceux-ci  ne  l'aprochent  gueres ,  &  font  au  dehors.  On  peut  donc 
comparer  les  uns  au  maître  du  logis,  Se  les  autres  à  un  étranger.  L'étranger 
doit  fuivre  Se  ne  pas  prévenir  les  démarches  de  celui  chez  qui  il  cft.  Or 
c'eft  a  quoi  manquent  les  perfonnes  zélées.  Les  premiers  ont  encore  cet 
avantage,  qu'agilîant  au  nom  du  Prince,  quand  ils  ordonnent  quelque  cho- 
fe,  ils  parlent  clairement  &;  fansbiaizer.  Le  commun  du  peuple  rcfpccte 
naturellement  la  volonté  du  Prince.  Au  contraire  le  zèle  des  derniers  a  je 
ne  fçai  quel  air  de  révolte,  &  il  ne  leur  eil  pas  aifé  de  fe  faire  obéir  :  auflî 
en  a-t-on  vu  plufieurs  en  divers  tems,  qui  s'étant  déclarez  mal  à  propos, 
étoient  aufli-tôt  abandonnez,  6c  périflbient  miiérablement. 

Ceux  qui  ont  autant  de  fagefle  que  de  zèle,  fuivent  une  meilleure  méto- 
de.  Pour  peu  que  leur  mérite  ôc  le  rang  qu'ils  tiennent,  leur  donne  accès 
auprès  du  Prince, ils  en  profitent  adroitement,  pour  s'infinuer  dans  fes  bon- 
nes grâces,  mais  ians  éclat  Se  fans  bruit.  En  même  tems  qu'ils  s'étudient 
à  gagner  le  Prince,  ils  évitent  avec  encore  plus  de  foin  de  choquer  les  fa- 
voris. Ils  paroifTent  ne  pas  voir  ce  qu'ils  font  de  mal  :  ils  ont  pour  eux  de 
la  complaifance  dans  l'occafion:  ils  les  louent  même  à  propos ,  6c  donnent 
quelquefois  dans  des  via  es  qu'ils  fçavcnt  leur  plaire,  8c  qui  n'ont  rien  en 
foi  de  mauvais.  Enfin  ilsfe  ménagent  tellement,  qu'ils  ne  leiu"  font  point 
fufpefts ,  8c  qu'ils  évitent  d'être  en  butte  à  leurs  artifices  8c  à  leur  colère. 
Ils  continuent  fur  ce  pied  là,  jufqu'à  ce  que  ces  méchaus  aveuglez  p.ar  leur 
fortune,  ou  enivrez  par  quelque  paffion ,  fe  placent  eux-mêmes  fur  le  bord 
du  précipice  :  &  qu'il  n'y  ait,  pour  ainfi  dire,  qu'à  les  pouffer  tant  foit 
peUj  pour  les  y  faire  fûrement  tomber.  Autant  qu'ils  ont  eu  de  patience  à 
attendre  cette  occafion ,  autant  font-ils  attentifs  à  en  profiter.  Ils  le  font 
fans  aucun  fâcheux  retour ,  8c  ils  doivent  cet  heureux  fuccès  à  la  mo- 
dération de  leur  zèle ,  qui  a  fçû  fe  réferver  pour  une  favorable  conjonc- 
ture. 

On  a  coutume  de  dire ,  que  le  fage  fans  empreffement  Se  fans  colère, 
fçait  exécuter  ce  qu'il  entreprend  pour  le  repos  de  fa  patrie:  8c  c'efl:  en  ef- 
fet ainfi  qu'il  en  faut  ufer.  Car  attaquez  ou  preflez  un  peu  les  mechans,ils 
s'unîlfcnt'pour  fe  foutcnir.  Laiflcz-les  tranquilcs ,  ils  fe  défuniflént.  Cha- 
cun d'eux  ne  penfe  qu'à  foi  ,  ou  ils  fe  trahiflent  mutuellement,  ou  ils  fe 
heurtent  les  uns  les  autres.  C'efl  alors  qu'il  eft  aifé  d'aider  le  Prince  à  s'en 
délivrer:  le  tenter  autrement,  c^eft  mal  s'y  prendre. 


Pa- 


Origine 


ET    DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  781 

^^  «»SS»>  ^^^  «#S2S^  ««^S*^:  :S  <SS»>  (<J?.-^  WS  S»i  «3-5»  tt^^ 

Parallelîe  des  deux  courtes  D'ynajîies  Tfin  âf  Souy. 

L'Illustre  dynaftie  l'cheou  étant  tombée  en  décadence,  vint  ce  ^.._.„^ 
trifte  Se  malheureux  tcms  qu'on  apcUe  le  tems  des  guerres.  Il  ne  finit  déV  Dy- 
qu'a  Xfin  chi  hoang, qui  ayant  fubjugué  les  autres  Princes,  prit  le  titre  d'Era-  nadies  Tftr, 
pereur,  6c  commença  la  dynaftie  nommée  7/z«.  De  même,  quoique  dans  ^^<"*y- 
des  tems  bien  poftcrieurs  ,  la  dynaftie  T/î«  étant  éteinte,  il  y  eût  comme 
deux  Empires ,  l'un  au  Midi ,  l'autre  au  Nord  :  Se  cela  dura  juiqu'à 
Sony  ven  ti  ^  qui  fçut  réunir  les  deux  :  &  alors  commença  la  dynaftie  Souy. 
Tftn  chi  hoang^  Sc  Souy  vcn  n,  ctoient  des  Princes  qui  avoient  de  la  bravou- 
re, de  l'habileté,  des  talens,  6c  de  l'efprit  beaucoup  au-defllis  du  commun. 
Leurs  commencemens  eurent  quelque  choie  de  plus  éclatant,  que  ce  qu'on 
a  vu  depuis.  Il  n'y  a  qu'à  lire  leura  expéditions  militaires,  on  verra  le  foin 
qu'ils  prirent  de  placer  leur  cour  dans  un  lieu  avantageux,  6c  les  fortifica- 
tions dont  ils  fe  munirent,  pour  pouvoir  fc  défendre,  On  verra  aufîi  qu'é- 
tant devenus  maîtres  de  l'Empire,  ils  ne  fongerent  à  rien  moins  qu'à  le  per-  Troubles 
pétuer  dans  leurs  familles.  Il  ariva  qu'il  en  fortit  à  la  féconde  génération.  danll'E-' 
D'où  vient  cela.''  C'eft  qu'en  tout  ils  s'éloignèrent  des  régies  de  l'antiquité,  tat. 
Premièrement  ,  au  lieu  de  fe  borner  à  une  infpeétion  générale  feule  digne 
du  fquverain,  ils  voulurent  tout  gouverner  immédiatement  par  eux  mê- 
mes. En  fécond  lieu,  ils  fondèrent  leur  gouvernement  fur  la  rigueur  6c  les 
châtimens  ,  6c  non  fur  les  loix  6c  fur  la  vertu.  En  troifiéme  lieu,  ils  fe 
privèrent  de  ce  qui  pouvoit  être  leur  plus  ferme  appui.  Enfin  ils  confièrent 
leur  héritier  à  des  gens  mal  choîfis,qui  n'étoient  rien  moins  qu'atachez  à 
leurs  perfonnes  6c  à  leurs  familles.  Il  n'eft  *  que  trop  ordinaire  aux  fouve- 
rains  de  fe  décharger  fur  autrui  de  tout  ce  que  le  gouvernement  a  de  pénible, 
de  manquer  d'aplication  ,  6c  .de  s'adonner  à  leurs  plaifirs.  Quand  le  fou- 
verain  qui  eft  à  la  tête  eft  de  ce  caraiStere  ,'  tout  le  corps  de  l'Etat  s'en 
reflent  :  6c  c'eft  par  là  communément  qu'on  voit  tomber  les  plus  grands 
Empires. 

Les  deux  Princes ,  dont  je  parle  ici ,  font  une  exception  en  ce  genre  :  Décaden- 
c'eft  par  une  voie  toute  contraire,  qu'ils  ont  commencé  de  fe  perdre.  Tou-  i^Empire, 
jours  dans  la  crainte  que  quelqu'un  à  leur  exemple  ne  penfât  à  devenir  maî- 
tre ,  ils  voulurent  ,  pour  parer  à  ce  malheur  ,  régler  6c  décider  tout  par 
eux-mêmes ,  jufqu'aux  moindres  b.agatclles.  Leurs  Miniftres  6c  leurs  au- 
tres Officiers  n'avoient  aucune  autorité,  ni  aucune  part  au  gouvernement.  Ils 
expédioient  quelques  dépêches  ,  6c  c'étoit  tout.  Toujours  traitez  avec 
fierté,  s'ils  venoient  à  déplaire  au  Prince,  ils  étoient  aufiî-tôt  punis  d'une 
manière  honteufe  6c  dure.    Aufli  s'embaraflbient-ils  peu  d'autre  chofe,  que 

de 

*  Il  reprend  ces  quatre  points  5j  les  explique  un  peu  plus  au  long. 
Fff  ff  3 


Fonde- 
ment cftï 
l'ancien 


Maximes 
de  Souy 
vert  ti. 


781  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

de  leur  propre  fureté.  Ils  touchoient  leurs  apointemcnts ,  fe  ménageoient 
de  leur  mieux ,  pour  éviter  de  choquer  le  Prince  ,  6c  lui  laiflbient  (ignorer 
les  chofes  les  plus  importantes. 

La  manière  de  gouverner  de  nos  anciens,  étoit  fondée  fur  la  vertu.  Ceux- 
mêmes  d'cntr'eux,  qui  avoient  employé  la  force  des  armes  pour  parvenir  à 
l'Empire,  le  gouvernoient  félon  les  loix  6c  la  juftice,  avec  douceur  6c  avec 
Gouverne-  bonté.  Cette  belle  manière  de  gouverner,  leur  utachoit  tellement  le  cœur 
des  peuples ,  qu'ils  les  trouvoient  bien-tôt  dociles  à  leurs  inftruétions.  De 
là  nâillbient  la  paix  ,  l'union  ,  le  zèle  6c  la  reformation  des  abus.  C'eft cet- 
te manière  de  gouverner,  qui  conlèrva  fi  lorvg-tems  l'Empire  dans  nos  trois 
anciennes  dynaities. 

Les  deux  Princes,  dont  je  parle,  s'écartèrent  de  cette  voie.  Toujours 
inquiets  par  une  crainte  outrée  de  perdre  ce  qui  leur  avoit  tant  coûté,  ils 
changèrent  les  loix  félon  leur  génie.  Ce  ne  fut  que  foupçons,  que  recher- 
ches, 6c  que  rigueur.  Chi hcang  fur- tout  fut  fi  cruel,  qu'il  fe  rendit  abo- 
minable. Auffi  au  premier  fignal  que  do;ma  certain  T'chin^  la  révolte  fut 
générale,  6c  l'on  vit  finir  bien-tôt  la  dynallie  Tfin. 

Souy  ven  ti  quoique  moins  cruel,  fuivit  la  mètode  de  CJji  hoatig^  & 
perdit  tout  par  la  même  voie.  Si  ces  deux  Princes  devenus  maîtres,  cha- 
cun en  fon  tems,  avoient  gouverné  avec  juftice  8c  bonté,  fuivant  la  mè- 
tode des  anciens,  ils  fe  feroicnt  atachez  leurs  fujets:  6c  quand  leurs  def- 
cendans  auroicnt  eu  quelques  gens  contraires ,  ils  auroient  été  foutenus 
par  le  grand  nombre,  6c  n'auroient  pu  tomber  fi  fubitement.  Nous  trou- 
vons dans  l'antiquité,  qu'à  peine  le  chef  d'une  fiimille  étoit  montéTur  le 
trône,  qu'il  partagcoit,  pour  ainfi  parler,  fon  Empire  avec  fes  parens.  Il 
leur  nfiignoit  des  Etats ,  dont  il  les  fiiifoit  Fang  ou  HeoH-  *.  C'étoit 
comme  autant  de  remparts  qui  fortifioient  la  maifon  régnante.  C'eft  ce 
qui  fit  régner  fi  long-rems  les  dynaities  Chang  &c  7'cheou.  Chi  hoang  prit 
une  autre  route.  La  dynaftie  'Tchcoti  étant  fur  fon  déclin,  6c  le  beau  gou- 
vernement des  premiers  Empereurs,  n'j  étant  plus  en  vigueur,  les  Prin- 
ces tributaires,  fans  égard  pour  l'Empereur,  s'étoient  fiiits  naturellement 
de  fréquentes  guerres  :  6c  c'eft  ce  qui  avoit  achevé  de  perdre  enfin  cette 
dynaftie.  Chi  hoang  devenu  feul  maître ,  ne  fit  atchtion  qu'à  leurs  divi- 
fions ,  de  peur  d'éprouver  un  pareil  inconvénient,  il  ne  fit  ni  Fang,  ni 
Heou  ^  6c  fes  parens  les  plus  proches  demeurèrent  fimples  particuliers: 
auflî  quand  vinrent  les  révoltes,  il  ne  fe  trouva  pcrfonne  qui  s'intèrefiat  à 
lefoutenir.  C'eft  pourquoi  cette  dynaftie  commencée  avec  tant  d'éclat, 
périt  "en  très-peu  d'années.  Souy  ven  ti  fit  en  fon  tems  comme  Chi  hoang. 
Sa  maifon  eut  auûl  le  même  fort. 

Enfin  comme  c"cft  une  choie  capitale,  que  le  choix  de  ceux  à  qui  l'on 
confie  l'héritier  de  la  couronne,  on  ne  peut  trop  prendre  garde  à  choîfir 
des  gens  qui  foient  bien  fains.  Fou  vang  choîfit  Tcheon  koag  pour  fon  fils 
Tchifig  vang.  Fou  ti  choîfit  Ho  kuang  pour  Tchao  ti.  Ce  choix  fut  fa^e  6c 
réuffit.  Il  n'en  ariva  pas  de  même  à  Chi  hoang.  Son  fils  aîné  nommé  Fou 
fon,  ayant  pris  un  jour  la  liberté  de  lui  faire  une  remontrance,  quoiqu'elle 

£ùt 
*  Noms  de  dignité. 


De  l'édu- 
cation du 
Prince  hé 
litier. 


ET    DE    LA    TARTARIE   CHINOISE.  785 

fût  refpeûueufe  &  jufte,  Chi  hoang  fe  mit  en  grofle  colcrc,  &  le  relégua 
fort  loin  au  Nord.  Eicn-tôt  Chi  hoang  ataqué  de  toutes  parts,  &  fe 
voyant  prêt  de  mourir ,  rapela  fon  fils  :  mais  il  le  confia  mal  à  propos  à 
'Tchao  kao.  Celui-ci  fujet  infidèle,  ne  penfa  qu'à  fes  intérêts  particuliers. 
Il  intrigua  avec  Li  fe.  Fou  fou  ne  fuccéda  point  à  fon  père,  ce  fut  fon 
cadet  nommé  £«/ f/;/ ,  qui  acheva  de  tout  perdre.  Tong  fils  aîné  de  Souy 
vcn  ti  eut  le  même  fort  que  Fou  fou.  Son  père,  fur  quelques  raports  qu'on 
lui  fit,  le  tint  long-teras  en  prifon.  A  la  mort  il  l'en  fit  forcir,  ôc  le 
confia  au  traître  Kuang^  qui  garda  à  l'extérieur  un  peu  plus  de  mefures 
avec  Tong  qu'on  n'avoit  fait  avec  Fou  fou.,  mais  qui  dans  le  fond  le  livra 
aufli  au  parti  contraire.  Il  y  a  eu  mille  ans  8c  plus  entre  les  Tfm  &  les 
Souy:  mais  autant  qu'ils  ont  été  éloignez  pour  le  rems,  autant  ont-ils  eu 
de  raport  dans  tout  le  rcfte.  La  dynaltie  des  Han  fucceda  à  celle  des  7y7«, 
elle  eut  plus  de  vingt  Empereurs,  6c  régna  plus  de  400.  ans.  La  dynaftie 
des  Tang  fuivit  celle  des  Sony.,  elle  eut  vingt  Empereurs,  6c  régna  plus  de 
z8p.  ans:  de  forte  que  l'on  pouroit  dire  que  les  Tfm  6c  les  Souy.,  ne  furent, 
à  proprement  parler,  que  comme  les  avant-coureurs  de  Han  &  de  Tang.y 
ceux-ci  ayant  duré  fort  long-tems,  5c  ceux-là  n'ayant  duré  que  très-peu 
d'années. 

Les  profpéritez  &  les  calamitez  préfentes  ont  leurs  caufes  dans  les  tems  Bon  état 
antérieurs.     Quand  je  lis  l'hiftoire  de  7/?,  6c  que  je  vois  fleurir  cet  Etat,    duRoyau^ 
pendant  que  Koan  tchong  le  gouverne  fous  Floen  tfong  :  je  n'en  donne  point   r'^j''?  ^^ 
toute  la  gloire  à  Koan  tchong:  j'en  utribue  une  bonne  partie  à  Pao  chou  («)    régnedc 
qui  n'étoit  plus.     Qiiand  je  trouve  peu  après  ce  même  Etat  bouleverfé  par    Hoen  tfon^. 
Chiotao,  i  yu,  te  Kai  fang:   j'atribue  moins  ces  défordrcs  à  ces  trois  mé- 
dians Miniftres,  qu'à  Koan  tchong  qui  les  avoir  précédez.     Comment  cela? 
Le  voici.     Chun  gouvernant  l'Empire  fous  Tao,  fit  éloigner  quatre  méchans 
hommes  ,  qui   cherchoient  à  fe  produire.      Confucius  Miniiirc   dans   le 
Royaume  de  Lou  délivra  promptement  l'Etat  de  Tchao  tching  homme  dan- 
gereux.    Si  Koan  tchong  avoit  imité  Chun  6c  Confucius.,  jamais  Flocn  kong 
n'auroit  employé  ces   trois   hommes  ,    6c  ils  n'auroient  jamais  pu  nuire. 
Voilà  déjà  une  mjfon  pour  atribuer  à  Koan  tchong  en  grande  partie,    les 
défordres  qu'ils  cauferent.     Mais  il  y  a  plus:  car  je  trouve  dans  l'hiftoire, 
que  Koan  tchong  ét^nt  malade,  le  Prince  dépnanda  qui  il  jugeoit  propre  à 
prendre  fa  place   en  cas  de  mort.     La  première  fois  que  je  lus  ce  trait 
d'hiftoire,  je  m'atendois  que  Koan  tchong  alloit  indiquer  au  Prince  l'hom- 
me le  plus  vertueux  6c  le  plus  capable  de  ce  tems-là.     Point  du  tout.     Koan 
/f/jo^g  à  la  vérité  dit  au  Prince,  que  Kai  fang.,    ^J»)  &  Chi  tao,  étbient 
des  gens  très-incapables  de  tel  emploi,   6c  même  indignes  de  l'aprocher. 
Mais  hélas  !  Koan  tchong,  qui  avoit  pafie  tant  d'années  auprès  de  Flocn  kong., 
ne  le  connoifibit-il  donc  pas  ?    Ne  fçavoit-il  pas   quel  penchant  il  avoit 
pour  les  plaifirs  "i    Ne  fçavoit-il  pas  que  ces  trois  hommes  étoient  les  Mi- 
niftres de  fes  débauches?  Ne  fçavoit-il  pas  que  depuis  long-tems  ils  au- 

roient 

[a)  C'elt  lui  qui  avoit  produit  8c  fdit  mettre  en  place  Koan  t(hong. 


Troubles 

dans  le 

même 

Royaume, 

comment 

oec^fion 

nés. 


Maximes 
de  Hoen 
kong  &  de 
Ouen  kong. 


784  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

roient  été  dans  les  grands  emplois ,  fî  lui  Koan  tchong  n'avoit  toujours  tenu 
ferme  à  les  rejetter  ?  Ne  devoit-il  pas  prévoir  ce  qui  ariveroit.  après  fa 
mort, s'il  n'y  mettoit  les  plus  grands  obllaclcs?  Oiii  je  ne  crains  point  de  le 
dire,  c'cft  Koan  tchong  qui  perdit  7/î,  fi  ce  ne  fut  pas  faute  d'avoir  imité 
Chun  («)  6c  C()«/«ir/W  pendant  fa  vie,  ce  fut  du  moins  pour  avoir  manqué 
de  lui  nommer  un  fidèle  Miniftre  à  fa  mort. 

En  effet,  le  plus  grand  malheur  de  Iji  ne  fut  pas  précifément  d'avoir 
ces  trois  méchans  hommes.  Ce  fut  de  n'avoir  plus  un  Kuan  tchong.  Tandis 
qu'il  vécut,  ils  n'eurent  aucune  autorité  malgré  leur  faveur.  Koan  tchong 
dit  au  Prince  en  mourant,  qu'il  ne  devoit  jamais  les  mettre  en  place.  Ce 
n'étoit  pas  l'efientiel.  Car  fuppofons  que  Hocn  kong  ayant  égard  à  ce  té- 
moignage, les  eijt  en  effet  lai  fiez  fans  emploi,  étoient-ils  les  feuls  de  leur 
caraûére?  Hocn  kong  ne  pouvoit-il  pas  encore  faire  un  mauvais  chois?  Ce 
qu'il  y  avoit  d'important,  c'étoit  de  profiter  de  l'occafion  que  lui  fournif- 
foit  le  Prince,  de  préfenter  quelque  homme  capable  :  s'il  avoit  laifTé  à 
l'Etat  un  autre  lui-même,  c'étoit  l'eflentiel:  6c  en  ce  cas  là  il  auroit  pu 
fans  conféquence  fe  taire  touchant  ce  qu'il  dit  fans  aucun  fruit  fur  le  comp- 
te de  ces  trois  hommes. 

Des  ci«q  Pa  (/;)  fameux  dans  l'hiftoire,  les  deux  plus  puiflans  fans  con- 
tredit ,  ont  été  Hocn  kong  Prince  de  Syî ,  6c  Ouen  kong  Prince  de  Tftn.  Ce 
dernier  n'avoit  rien  de  fupérieur  au  premier;  S>c  les  Miniftres  qu'il  avoit 
choîfis,  ne  valoient  affurément  pas  Koan  tchong.  7/î  à  la  vérité  eut  le  mal- 
heur après  Hoen  kong.,  d'avoir  Ling  kong  Prince  cmel:  m:i\s  Ouen  kong  eut 
aufii  pour  (uccei^em- Hiao  kong.,  Prince  excefilvement  doux,  6c  dont  l'ex- 
trême indulgence  étoit  du  moins  auflî  dangereufe  que  la  cruauté  de  Lin 
kong.  Cependant,  après  la  mort  de  Ouen  kong.,  aucun  des  Princes  tributai- 
res n'ofa  branler.  Tftn  les  tint  encore  dans  le  refpcét  6c  la  foumifiîon  plus 
de  cent  ans.  Tji  au  contraire  déchut  d'abord  après  la  mort  de  Hocn  kong. 
Qui  fit  cette  différence  ?  C'eft  que  Tftn  avoit  encore,  après  la  mort  de  Hocn 
kong.,  de  fages  Miniftres,  qui,  malgré  les  défauts  du  Prince,  maintinrent 
les  chofes  fur  un  bon  pied  :  Tfi  au  contraire  n'eii  avoit  point.  Eft-ce  donc 
que  quand  Koang  tchong  mourut, il  n'y  avoit  pas  dans  tout  l'Etat  un  homme 
capable  de  gouverner  ^  Qui  le  croira  ?  La  faute  fut  donc  de  n'en  pas  pro- 
duire. Se  tfiou  n'ayant  piî  pendant  fa  vie  faire  éloigner  Mi  tfe  toan.,  ni  fai- 
re avancer  Kiu  pe  you.,  trouvé  en  mourant  un  moyen  d'y  réuflir  après  fa 
mort.  Siao  ho  prêt  à  mourir,  préfente  Tfao  tfou  pour  fon  fuccefleur,  quoi 
qu'il  fût  fon  ennemi.  Voilà  ce  qui  s'appelle  des  Miniftres  intelligens  6c 
zèlez.  Ils  fçavoient  que  le  bonheur  ou  le  malheur  d'un  Etat  dépend  d'un 
homme  qui  le  gouverne.  Ils  auroient  eu  regret  de  mourir,  fi  l'Etat  en 
eût  dû  fouffrir.  Leur  foin  étoit  en  mourant  de  le  pourvoir  d'un  bon  Mi- 
ni ftre.     Koang  tchong  mourut-il  ainfi? 

DIS- 

(a)  Ceft  à-dire  d'engager  fon  Prince  à  fe  dcf.iire  de  ces  trois  méchans  hommes. 
(ij  On  donne  ce  nom  à  certains  Princes,   qui,    fans  être  Empereurs,  fe  failoient  ren- 
dre certains  devoirs  de  lefpeiS  &  de  foumiflîon  par  leur  puilTance ,  non  par  leur  vertu. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE,  7^^ 

DISCOURSDE     SOU     TCHÉ. 

QUand  il  s'agit  d'obliger  quelqu'un  ,  ou  de  recevoir  un  bienfait,  le  De  la  m^ 
fage  confidere  en  même  tems  plus  d'une  choie.  Dans  le  premier  "'ère  de 
-cas  il  ne  le  contei.te  pas  de  dire:  je  puis  rendre  lervice  à  un  tel,  f«"'-ff^"- 
&  je  le  veux.  Il  examine  fi  la  chofe  lui  convient:  ôc  s'il  voit  que  non,  il  p[o^chain" 
s'arrête  contre  fon  inclination,  6c  fans  avoir  égard  à  l'honneur  qui  lui  en 
pouroit  revenir.  Je  puis  procurer  tel  emploi  à  un  tel,  dit  un  homme  fa- 
ge: ce  tel  en  cl^  très-capable,  faifons-le  donc.  Je  puis  faire  telle  &  telle 
chofe  pour  un  tel  :  mais  ce  tel  feroit  mal  d'y  confentir  :  n'y  penfons  plus. 
S'agit-il  de  recevoir,  le  fage  en  ufe  aufli  de  même.  Tel  avantage  vient, 
dit-il,  je  ne  m'en  crois  pas  tout-à  fait  indigne.  De  ma  part,  je  ne  vois 
rien  qui  doive  m'empêcher  de  l'accepter:  mais  je  vois  d'ailleurs  clairement 
que  celui  qui  me  le  procure ,  fait  mal  de  me  le  procurer  ,  je  le  refufe.  En 
ufer  d'une  autre  manière,  c'eft  coopérer  en  quelque  forte  aux  fautes  d'au- 
trui  :  du  moins  c'eft  fe  foucier  peu  que  les  autres  faiTent  mal  :  vouloir,  pour 
ainfi  dire,  être  feul  fage,  dès-lors  c'eil  cefier  de  l'être  en  effet.  Il  eft  aifé 
par  ces  maximes  de  décider  lequel  des  deux  fit  le  mieux,  6c  fut  le  plus  fage 
de  Lieou  /èz,  ou  de  Xftng  hong.  Du  tems  que  les  Empereurs  delà  dynallie 
Han  tenoient  leur  cour  à  l'Orient,  Lieou  ki  Prince  tributaire  céda  fon  Etat 
à  fon  cadet  Lieou  king.  La  cefilon  en  fut  publiée,  acceptée,  6c  ratifiée: 
Lieou  ki  perfifta  toujours  dans  fon  deflein,  malgré  ce  qui  lui  fut  reprélentc 
fur  le  peu  de  capacité  qu'avoit  fon  frère  Lieou  king. 

.  T'ing  hong  autre  Prince  du  même  rang ,  forma  aufli  le  deflein  de  faire  une 
abdication  lemblable:  6c  afin  qu'elle  fe  fitfans  obftacles ,  il  contrefit  le 
fou.  M-xis  Pao  fing  un  de  fes  intimes  amis,  s'apperçut  d'abord  que  fa  folie 
n'étoit  que  feinte.  Il  fit  à  fon  ami  des  remontrances  fi  raiibnnables  contre 
le  projet  de  fon  abdication,  que  Jing  hong,  qui  d'abord  avoit  cru  faire  une 
belle  aûion,  conçut  qu'aucontraire  il  feroit  très-mal.  Sur  cela  il  reparut 
tel  qu'il  avoit  toujours  été,  6c  ne  parla  plus  d'abdiquer.  Sa  promptitude 
6c  fon  courage  à  reculer  ,  font  très-loiiablcs  6c  font  de  plus  une  preuve 
qu'auparavant  il  n'agiflbit  point  par  vanité  :  mais  que  réellement  il  croyoit 
bien  faire.  C'eft  ainfi  que  raifonne  Fan  Lettré  de  réputation,  qui  conclut 
de-là  en  faveur  de  Ting  hong,  &C  le  préfère  à  Lieou  ki. 

•Il  s'objfTre  Tai  pé  6c  P^^-,  qui  fous  ladynaftie  Tcheou  cédei-ent  leurs  Etats 
à  leurs  cai.  ;ts,  6c  fe  rendirent  célèbres  par  cette  abdication.  Il  répond 
que  Tai pé  ?^Pey  ayant  donné  les  premiers  ce  bel  exemple,  il  n'eft  pas  fur- 
prenant  qu'on  en  ait  été  frapé  dans  le  tems: que  Tai pé&c  Pey  étant  d'ail- 
leurs très-connus.,  on  ne  peut  atribucr  qu"'à  leur  vertu  la  ceflion  qu'ils 
firent:  mais  qu'on  a  vu  depuis  des  gens  fans  vertu,  par  une  fotte  ambition 
devenir  fameux  ,  comme  ces  deux  grands  hommes,  prendre  mal  à  pro- 
S^ome  IL  '  Ggg  gg  pos 


Du  Choix 
de  l'Héri- 
tier de  la 
Couronne, 


Faute  que 
commet 
Littit  ki. 


Marque 
finguliere 
de  piété 
filiale. 


7g5  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

pos  cette  faufle  route.  Tel  fut  Lieou  ki ,  ajoute  Fan:  par  fa  ceffion  il  fe  fît 
un  nom  dans  fon  tems:  mais  ce  fut  aux  dépens  de  fon  Etat  6c  de  fon  frère- j. 
qui  ne  put  gouverner  fans  troubles.  T'ing  hong  aucontraire,  dit  le  même 
Fan^  en  voulant  renoncer  à  fon  Etat,  ne  cherchoit  point  précilement  à  fe 
faire  un  nom.  Il  croyoit  faire  une  belle  aftion,  &  procurer  en  même  tems 
l'avantage  de  fon  frère  8c  de  fon  Etat.  On  lui  fit  voir  que  fon  abdication 
étoit  contraire  à  l'un  &  à  l'autre.  Aufli-tôt  il  recula,  6c  reprit  le  grand 
chemin,  l'ing  hong  fans  contre-dit  l'emporte:  on  ne  peut  fans  injuftice  lui 
comparer  Lieou  ki.  C'eft  ainfî  que  décide  Fan:  6c  à  mon  fens,  il  décide 
bien:  mais  il  pouvoit  mieux  faire  femir  l'équité  de  fa  déciiion:on  trouvera 
bon  que  je  le  fa(re. 

Nos  anciens  Rois,  en  établiflant  la  coutume,  5c  fe  faifant  comme  une 
loi  de  faire  fuccéder  leur  fils  aîné  ,  n'agiffoient  pas  à  la  légère ,  ou  par 
pure  inclination  :  leur  vue  étoit  de  faire  en  forte  que  la  tige  de  leur  race 
fiit  toujours  bien  diftinguée,  6c  de  prévenir  par  là  les  troubles.  Chaque 
Empereur,,  chaque  Prince  tributaire  recônnoît  un  premier  Prince  de  fa  ra- 
ce, dont  il 'tient  fa  couronne.  Un  Empereur  n'oferoit  donner  à  fon  gré  à 
celui-ci  ou  à  celui-là,  l'Empire  qu'il  tient  de  fes  ancêtres.  Cette  maxime 
efl  reçue.  Sans  doute  que  Lieou  ki  Se  'Ting  hong  ne  s'étoient  pas  faits  Prin- 
ces eux-mêmes:  ils  étoient  dans  ce  haut  rang,  &  tenoient  de  leurs  ancêtres 
les  Etats  qu'ils  vouloient  quiter.  Or  donner  un  Etat  qu'on  tient  de  fes 
pères,. à  celui  qui  ne  doit  pas  lepofleder:  c'cft  une  faute.  Tay  pé  bc  Pc  y  le 
firent,  il  eft  vrai  :  mais  ce  fut  dans  des  circonftances  afies  finguliéres  :  ce 
n'eft  point  un  exemple  à  fuivre:  6c  Lieou  ki  fit  mal  par  plus  d'un  endroit.  II 
fit  trop  peu  de  cas  d'un  Etat  qu'il  avoit  reçu  de  fes  ancêtres.  Il  fut  caufe 
que  fon  frère  fit  fouffrir,  6c  foufïrit  beaucoup.  Enfin  il  donna  atteinte 
aux  lois  reçues  6c  très-fagement  établies  pour  le  repos  des  Etats. 

A  en  juger  donc  fainement  ^  félon  les  rits,  la  faute  de  Lieou  ki  fut  grande. 
Ce  qui  pouroit  la  faire  paroître  un  peu  moindre,  c'eft  que  fous  la  dynaf- 
tie  Han  où  il  vivoit  ,  bien  des  gens  prenoient  cette  voie  pour  fe  faire  un» 
nom.  Cette  manie  commença  fous  les  Han  occidentaux.  Ouei  kiuen  tchin 
en  donna  l'exemple.  Ayant  été  fait  Heou^  il  céda  cet  honneur  à  un  de  ks 
frères,  L'Empereur  qui  rcgnoit  alors,  regarda  cette  action  comme  un 
trait  d'une  éminente  vertu:  6c  à  l'exemple  du  Prince,  tout  l'Empire  l'en 
eftima,  6c  en  fit  l'éloge.  Cette  idée  peu  à  peu  s'établit  fi  bien,  qu'un  hom- 
me, fût-il  d'ailleurs  fage  6c  vertueux,  étoit  aflez  peu  eftimé,  s'il  ne  fai- 
foit  quelque  coup  femblable.  Mais  fi  cette  idée,  alors  commune,  peut 
diminuer  la  faute  de  Lieou  ki,  nous  en  devons  d'auïant  plus  eftimer  Ting  hong, 
qui  fans  fe  laifler  entraîner  au  torrent,  fçut  fe  maintenir  dans  le. droit  che- 
min.    Pour  moi,  je  n'y  penie  jamais,  que  je  ne  l'admire. 

Il  y  avoit  dans  lerRoyaumedeT/^/'^un  homme  d'un  grand  mérite,  nommé 
Chin  min.  D.ms  la  vue  de  s'aquiter  des  devoirs  d'un  bon  fils,  il  demeura 
particulier  ,  6c  trcs-affiJu  auprès  de  fon  père.  Cela  même  le  fit  encore 
plus  eftimer.  On  le  loua  tellement  au  Prince,  qu'il  le  voulut  faire  un  de 
les  Miniftres  :  Chin  min  voulant  s'enexcufer,  fon  père  lui  en  demanda  la 


ET  DE  LA   TARTARIE   CHINOISE.  787 

raifon.     C'eft,  dit-il,  que  je  craindrois  de  ceficr  d'être  bon  fils.    Y  pen- 
fes-tu  ,   dit  le  père,  tu  toucheras  les  apointemens  de  Miniftre,  6c  je  n'en 
ferai  que  mieux;  tu  en  rempliras  les  devoirs,  6c  par  là  tu  te  feras  honneur 
6c  à  moi  auffi.     C'eft  ton  avantage  6c  le  mien:  accepte,  je  le  veux  ainfi. 
Cbm  min  obéit,  le  voilà  Miniftre.     Au  bout  de  trois  an§,  Pc  kong  fe  révol- 
te. Se  ma  îfe  qu'on   lui  oppola  dabord  ,  fut  défait  6c  perdit  la  vie.     Chin 
?»/«  courut  au  iccours.     Son  père,  pour  l'arêter,  lui  dit:  quoi,  vous  m'a- 
bandonnez ainfi,   pour  aller  chercher  une  mort  certaine  ?  Un  homme  en  Sentimenr 
place,  répondit  Chm  mi»,   fe  doit  foi-même  à  fon  Prince,  6c  ne 'doit  que  ^'^-  ^^'"j 
lès  apointemens  à  fon  père  6c  à  fa  mère.    Je  fers  le  Prince,  vous  l'avez  vou-    devoirs  ^ 
lu:  je  facrifie  ma  vie  pour  lui.     Après  quoi,  il  marcha  à  la  tête  d'un  corps   d'un 
de  troupes,  6c  ferra  de  près  les  rebelles.  Pe  kong,  qui  connoiflbit  C/ji/i  min.  Homme 
dit  à  un  de  fes  Officiers  nommé  Ché  ki:  nous  voici  dans  une  mauvailè  fi-  ^"  ^'*"* 
tuation.     Chin  min  eft  habile  6c  brave  :    il  nous  tient  ici  comme  bloquez; 
Que  faire?  Voici  un  expédient,  ait  Ché  ki  :  Chin  min  s'eft  rendu  célèbre, 
comme  vous  le  fçavez,  par  fa  piété  envers  fon  perc.     Il  faut  fe  faifir  du  pè- 
re.    Alors  le  fils  pour  le  fauver,  poura  écouter  des  propofitions  avantageu- 
fes  que  vous  lui  ferez.     Pe  kong  détache  auffi-tôt  des  gens  ,  qui  par  adrcfic 
faifirent  le  père  :  puis  il  envoya  dire  à  Chin  min:  partageons  Tfou  entre  nous 
deux,  fi  vous  le  voulez,  j'en  fuis  très-content.  Sinon  ,  j'ai  entre  mes  mains 
votre  père,  il  perdra  la  vie.     Chin  min  répondit ,  fondant  en  larmes  :  J'ai 
été  dabord  bon  fils:  je  fuis  maintenant  Miniftre  fidèle:  puifqucje  ne  puis 
en  ce  moment  accorder  Jes  deux  devoirs ,  je  fers  le  Prince;  6c  mon  devoir 
exige  de  moi  tout  ce  que  je  puis  faire  pour  lui.     Il  charge  auflî-tôt  les  re- 
belles ,  les  défait,  6c  tue  Pe  kong:  mais  on  tua  auffi  Ion  père.     Le  Prince 
voulut  récompenfer  fon  Miniftre  d'un  préfent  de  cent  livres  d'or.   Chin  min 
les  refufa,  6c  dit:  ne  pas  s'expofer  à  tout  pour  fon  Prince,  ce  n'eft  pas  être 
bon  fujet,  encore  moins  Miniftre  zélé.    Mais  en  fauvant  le  Prince  6c  l'E- 
tat, caufer  la  mort  à  fon  propre  père,  ce  n'eft  pas  erre  aflez  bon  fils.  Puif- 
que  je  n'ai  pas  fçû  accorder  ces  deux  devoirs  eniémble,  avec  quel  front  pa- 
roîtrois-je  encore  parmi  les  hommes?  En  finifiant  ces  paroles  ,  il  fc  donna 
lui-même  la  mort. 

Tang  king  tchuen  raporte  encore  d'autres  exemples  de  ces  ef- 
pèces  de  héros ,  qui  fe  font  ainfi  donné  la  mort  ,  pour  ne  pas  furvivre 
a  un  prétendu  dcs-honneur  :  6c  il  fe  contente  de  dire  une  fois  :  il  me 
femble  qu'un  homme  ne  doit  point  fc  donner  la  mort ,  s'il  n'a  rien  à  fe  re- 
procher. 

Il  s'eft  trouvé  de  tout  tems,  dit  Song  ki,  des  gens  qui  ont  pris  le  parti  ^^"gj'f^". 
de  la  retraitte.     Mais  on  en  peut  diftinguer  des  efpèces  bien  différentes.  Je  [es"  de  Per- 
les réduits  toutes  à  quatre  :  trois  bonnes  6c  une  mauvaife.  fonnes  qui 
Les  premiers  font  ceux  qui  ayant  toujours  vécu  retirez,  ont  eu  une  ver-  aiment  la 
tu  fi  fort  au  deffus  du  commun,  qu'ils  n'ont  pu  la  tenir  cachée.  Oiii,  l'on  f^'faitc. 
en  a  vu  de  ces  hommes,  qui, enfoncez  dans  les  montagnes  ou  dans  les  dé-  Pf^T""^ 
fers,  étoient  cependant  connus  6c  refpeâez  généralement  de  tout  le  monde      f^*^*' 
à  caufe  de  leur  vertu.     L'honneur  qu'ils  fuyoient,  les  pourfuivoit  :  6c  les 
Ggg  gg  a                                       Pl"s 


78«  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

plus  puiffans  Princes  de  leur  tems  s'cmpreflbient,  pour  ainfi  dire,  à  leur 
témoigner  de  l'eftime. 
fcconde         Les  féconds  font  ceux ,  qui ,  après  avoir  paru  dans  le  monde  ,  &  même 
-  ^  "■       dans  les  emplois ,  fentant  la  difficulté  de  fe  maintenir  &  de  s'avancer  fans  fe 
démentir,  6c  fans  donner  quelque  chofe  aux  abus  ôc  à  la  corruption  du  fié- 
cle,  fe  font  demis  de  leur  charge  ,  Se  fc  font  retirez  de  la  vue  du  Prince, 
mais  en  lui  laiffant  &  à, tout  le  monde, une  fi  bonne  opinion  de  leur  mérite 
£c  de  leur  vertu,  qu'ils  ont  toujours  été  regrettez. 
Troifiéme        Les  troifiémes  font  ceux  qui,  naturellement  timides, ne  le  croyant  pas  les 
Efpèce.       talens  néceflaires  pour  rduflîr  dans  les  emplois ,  vivent  retirez  à  leur  cam- 
pagne, mais  s'y  comportent  de  manière,,  que  bien  loin  de  fe  faire  mé- 
jrfler  par  leur  retraite,  ils  font  juger  qu'elle  eft  l'effet  de  leur  fagelTe  6c  de 
leur  vertu.    Le  premier  de  ces   trois  ordres  l'emporte  de  beaucoup  fur 
les  deux  autres  :  ôc  ce  n'eft  que  de  celui  là,  dont,  parle  Confucius  avec  é- 
loge. 
Quatrième       Outre  ces  trois  ordres,  dont  chacun  a  fon  mérite,,  il  y  a  une  quatrième 
lifpèce.       efpèce  de  gens,  qui  ,  également  artificieux  6c  intéreflez,  cherchent  à  fe 
faire  pafler  pour  gens  de  vertu,  par  une  retraitte  affedtée  :  ils  feroient  bien 
fâchez  qu'on  les  y  laiflat.     Leur  vue  eft  de  rendre  tout  le  monde  plus  atten- 
tif à  ce  qu'ils  peuvent  avoir  de  talens,  de  fe  faire  comme  rechercher,  6c. 
de  s'abréger  par  là  le  chemin  aux  premiers  emplois.     Leur  artifice  a- t-il 
rculll  ?   Sont-ils  en  place  :  leur  prétendu  détachement  difparoît  bien-tôt. 
J'expofc  ces  différens  caraâéres ,   afin  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  6c  qu'oa, 
n'eilime  en  ce  genre, .  que  ce  qui  eft  eftimable. 

Peth  Difcoiirs  Ça)  fur  le  ftlence ,  dont  l'Auteur  eft  Ouang 

yong  ming.     H  le  raporte  lui-même  ^   &"  raconte  à 

quelle  occafion  il  le  tint  à  Leang  tcliong  yong. 

îhftru(fl!on    î     Eanctchongyong  étoit  un  homme,  qui  joignoit  à  un  efprit. 

pour  les        I   ^  au-defllis  du  commun,  des  inclinations  nobles  6c  relevées.     A  peine 

grands         fut-il  Tfcng  £e  *,   qu'il  fe  lentit  piqué  d'une  généreufe  ardeur  de  fe  fignaler 

ftrlmrs,      ^^^^  quelque  importante  charge.     Un  jour  qu'il  rouloit  ces  penfées  dans 

fon  efprit,  rentrant  tout  à  coup  enlui-n>ême:  j'ai  tort,  dit-il  j  c'éft  p-op- 

tôt  vouloir  gouverner  les  autres.     Comment  y  pourois-jc  rcuflîr  ,   n'ayant 

pas  encore  apris  à  me  bien  gouverner  moi-même?  Après  cette  réflexion , 

il  ne  penfa  plus  qu'à  fe  bien  étudier  lui-même.    Il  s'apliqua  à  rechercher  ce 

qu'il 

(a)  Ce  (lifcours  &  ce  qui  fuit,  eft  tiié,  non  delà  compilation  de  Tan^  king  tihutn^, 
imais  des  œuvres  de  0«iîb»  yang  ming,  qui  yivoit  fous  Ja  dynaftie  M'wg. 
"•Nom  de  degré  de.liuératurc. 


ET    DE   Lx\   TARTARIE   CHINOISE.  jiç 

qu'il  pouvoit  avoir  de  mauvais  penchans  :  Se  il  commença  à  travailler  à  co- 
nger  un  défaut  qu'il  reconnut  en  lui:  Içavoir,  d'être  trop  grand  parleur. 
Nous  nous  rencontrâmes  en  ce  tems-là  dansune  bonzerie,  qu'on  avoit 
nommée  la  bonzerie  du  filcnce. 

Tchong  yong  prit  de  là  occafion  de  me  demander  quelque  inftru6tion  fur  '^,°",  ^'°' 
la  manière  de  le  taire  à  propos.    J'ai  moi-même,  lui  répondis-je,  le  de-  faut  jg 
faut  de  trop  parler.     Ainli  je  fuis  allez  peu  propre  à  donner  des  leçons  de  trop  par-i 
iilence  aux  autres.    Je  n'ai  pas  laiflé  de  remarquer  que  ce  défaut  vient  ordi-  ''^'■> 
nairement  ou  de  vanité  ,   ou  de  diflipation,  &  de  légèreté.    J'appelle  ici 
vanité  certain  empreflément  de  briller  au-dehors  :  j'entends  par  dilîipation 
Se  légèreté ,   une  trop  grande  facilité  à  laifler  échaper  fon  cœur  au-delà 
du  juile  milieu,  qui  le  doit  garder  en  toute  chofe.     Voilà  ce  que  j^'ai  re- 
marqué par  ma  propre  expérience.     Du  relie  les  anciens  nous  ont  laifTé  de 
belles  maximes-  lur  cette  matière,  qu'on  trouve  répandues  dans  nos  livres. 

Voici  les  principales  en  abrégé. 

Ils  commencent  par  réprouver  quatre  fortes  de  fîlence ,  ou  de  taciturni-  Des  diver- 
ré.  Se  taire  quand  on  a  des  doutes  de  conféqucnce,  6c  ne  pas  confulter  j"  fiiencc 
pour  les  éclaircir  :  ou  bien,  ce  qui  eft  encore  pis ,  demeurer  plutôt  volontai- 
rement dans  une  ingnorance  groffiere,  que  de  parler  pour  s'inftruire,  c'eft 
bétife  6c  llupiditc.  Se  taire  par  une  lâche  complailance,  6c  précifément 
pour  gagner  l'afFeûion  des  Grands,  c'eft  intérêt  6c  flateric.  Se  taire  pour 
cacher  les  défauts ,  fous  les  aparences  de  réferve  :  c'eft  orgiieil.  Enfin 
cacher  fous  un  filence  modefte,  6c  fous  un  air  fimple,un  cœur  plein  de  ve- 
nin 6c  de  malice,  pour  exécuter  plus  fûrement  un  mauvais  deflein  :  c'eft 
hipocrifie.  Tout  cela  n'eft  point  fîlence,  ou  c'eft  un  filence  criminel: 
mais  il  y  a  un  filence  loiiable,  qui  peut  venir  de  divers  bons  motifs,  6c 
qui  a  auffi  divers  bons  effets.. 

Le  fage,  dit  Confucius,   parle  toujours  avec  pudeur,   &  avec  un  air  f^"!!"^^"^ 
modefte,   comme  s'il  reconnoiflbit  du  défaut  dans  fes  aftions  6c  dans  Ces  ^.f^^  ("f"^ 
paroles.     Dès  l'antiquité  la  plus  reculée,  un  homme  peu  rèfervé  dans  fes  fi'ence.oij 
paroles,  a  toujours  paflc  pour  peu  réglé  dans  le  refte,  6c  pour  incapable   l'^/rMefe 
de  grands  emplois.  Ainfi  la  pudeur,  la  modeftie,  la  réferve,  font  comme  '*''^^* 
les  premières  leçons  de  ce  qu'on  apelle  filence  ou  l'art  de  fe  taire.  ^  Le  fa- 
ge ,  dit  encore  Confucius,  aime  à  le  taire:  du  moins  il  n'aime  pas  à  parler 
beaucoup,  parce  qu'il  eft  occupé  du  foin  de  bien  faire,  6c  l'amour  qu'il  a 
pour  le  filence,  naît  comme  naturellement  de  fon  aplication  confiante  à 
veiller  fur  fes  aclions. 

Si  donc  les  gens  vertueux  ,   communément  parlent  peu  :    ce  n'eft  pas  Motifs  du  ^ 
qu'ils  fadent  confifter  la  vertu  dans  le  petit  nombre  de  paroles,  ni  qu'ils  fe  [{''■^""^j 
taifent  précifément  pour  fe  taire:  ils  ont  une  fin  plus  relevée:  ils  regardent   q^.^^  ^,^j, 
lé  fîlence  comme  un  excellent  moyen  de  conferver  la  vertu,  6c  de  l'aquè-   tueux. 
rir.      Méditer  afiidument  ,  dit   Confucius ,   quelque  importante  vérité  , 
c'eft  le  moyen  de  devenir  éclairé:  le  moindre  fruit  qu'on  en  retire,   c'eft 
d'éviter  les  grofles  fautes ,   oij  tombe  à  chaque  pas  le  commun  des  hom- 
mes.   Pour  réuflîr  en  quelque  entreprife  que  ce  Ibit,  y  penfer  long-tems 
Ggg  gg  3  en 


*<jo  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

en  repos,  c'eft  ce  qu'on  apelle  avec  raifon  fagefle  &  prudence.  Mais  fur- 
tout  ,  pour  découvrir  nos  niauvaifes  inclinations  ,  &  les  artifices  de  l'a- 
îuour  propre  ,  il  n'y  a  pas  de  meilleur  fccret ,  que  de  nous  exami- 
ner dans  le  filence  8c  dans  la  retraite,  l'en  tfe  avança  tellement  par  cette 
voye,  que  ne  parlant  prefque  à  perfonne,  ils  s'atira  cependant  par  la  vertu 
l'cllime  &  la  confiance  de  tout  le  monde.  Voilà  jufqu'où  l'homme  peut 
pouflcr  cette  vertu:  il  en  a  le  modèle  dans  Tien.  Tien  ne  dit  pas  une  pa- 
role, 6c  qu'eft-il  beloin  qu'il  parle  ?  Les  quatre  Taifons  fe  fiiccedent  avec 
ordre:  chaque  chofe  pouflc  à  tems:  qu'eft-il  bcfoin  que  fT/Vw  parle.?  Son 
filence  eft  cloquent.  Aufli  n'y  a-t-il  parmi  les  hommes,  que  les  fages  du 
premier  ordre,  qui  puilTent  imiter  un  fi  beau  modèle.  Leang  tchong  ygng 
comprit  fort  bien  ce  difcours.,  6c  en  profita. 

^u/re  D //cours  (a)  du  même  fur  la  mort  de  Hoang  hien- 
fou  père  d'un  de  fes  Difciples, 

Difcours  I  A  Ans  le  territoire  de  Tchao^  vivoit  un  honnête  Lettre,  dont  le  nom 
^àsHo^nl^  i  ^  de  fimille  ctoit //o^î»g ,  le  nom  propre  ctoit  ©«^ç/'iîo,  6c  la  feigneurie 
hitnfou.  ctoit  Hien  fou.  Il  avoit  un  fils  nommé  M(9;/_g  y?»^.  Ce  fils  avoit  fait  quel- 
ques centaines  de  lieues ,  pour  venir  fe  faire  mon  difciple.  Au  bout  de 
quelques  mois  d'une  grande  afllduité,  il  prit  congé  pour  quelque  tems, 
afin  d'aller  voir  fon  père  :  6c  après  deux  ou  trois  mois  d'ablence,  je  le  vis 
de  retour  plein  d'une  ardeur  toute  nouvelle.  Après  que^jucs  autres  mois, 
il  voulut  encore  aller  voir  fon  père,  il  s'en  alla  ainfi,  6c  revint  plufieurs 
fois  dans  l'cfpace  de  quelques  années.  Mong  ftng  ctoit  un  jeune  homme 
qui  avoit  de  très-bonnes  qualitez.  Il  pignoit  à  un  cœur  plein  de  droi- 
ture 6c  de  probité,  des  manières  honnêtes  6c  polies.  Sur  tout  il  étoit  bon 
fils.  Mais  il  étoit  d'une  complexion  très-délicatc  6c  peu  capable  de  fou- 
tenir  de  grandes  fatigues.  C'eft  pourquoi  moms  il  craignoit  la  peine  de 
ces  allées  6c  venues,   plus  je  la  craignois  pour  lui. 

Je  le  pris  donc  un  jour  en  particulier,  6c  je  luis  dis:  cher  difciple,  vous 
^tes  déformais  fufïifamment  inftruit:  il  eft  trop  pénible  pour  vous  de  faire 
fi  fouvent  de  fi  longs  voyages.     Vous  pouvez  vous  en  épargner  la  peine. 
Ce  que  vous  devez,  à  votre  père  ,  eft  une  raifon  légitime  de  refter  chez 
—  vous:  dcmeurez-y  donc,  fi  vous  m'en  croyez:  6c,  fuivanc  lesoccafions, 

mettez  en  pratique  ce  que  vous  avez  apris  à  mon  école. 

Mong  fmg^  auflî-tôt  les  genoux  en  terre,   me  répondit  en  ces  termes. 
Maître  ,  dit-il ,   vous  ne  connoiflez   pas  mon  père.     Quoiqu'élevé  fur  le 

bord 

(4)  Dnns  les  œuvres  de  Oimng  <^on%  mtn%  ce  ttifcours.  fe  trouve  fous  le  titre  à'Hieutn, 
compofition  pour  la  cérémonie  Tfi.    C'eft  une  elpècc  d'éloge  fiiiicbre, 


ET   DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  /pi 

bord  de  la  mer  dans  un  pays  aflez  fauvage,  il  a  eu  dès  fa  plus  tendre  jeu-   Suite  du 
nèfle,   un  grand  fond  d'eflimc  pour  la  doftrine  des  anciens  fages.      Il  a    I^''*J"fs 
long-tems  cherché  quelqu'un  qui  pût  lui  fervit  de  guide  en  cette  étude,    |i|J  ,!j ™"'^ 
fans  avoir  eu  le  bonheur  de  trouver  ce  qu'il  cherchoit  :    depuis  quelque  hienfou. 
tems,  par  le  moyen  de  Siu,  de  long,  &  de  quelques  autres,  qui  ont  été  vos 
difciples,  mon  père  a  connu  votre  doftrine,  6v  en  a  pris  quelque  teinture. 
Je  ne  puis  vous  exprimer  l'elliime  qu'il  en  fait.    Vous  en  pourez  juger  en. 
quelque  forte  par  ce  que  ]c  vais  vous  raconter. 

Mon  père  n'eut  pas  plutôt  eu  connoiflance  de  votre  doftrine,  que  m'ex- 
hortant  à  la  fuivre,  mon  fils,  me  dit-il,  vous  me  voyez  vieux  :  je  ne  vous 
recommande  point  de  travailler  à  aquérir  des  richefles ,  &  à  vous  poulFer 
dans  les  charges.  A  quoi  je  vous  exhorte,  c'eft  à  vous  avancer  dans  la 
vertu,  ôc  à  bien  profiter  fous  un  fi  bon  maître,  à  l'exemple  de  ces  fages 
qui  font  fortis  de  fon  école.  Je  ne  prétends  point  être  un  obftacle  à  votre 
avancement:  nique,  pour  avoir  foin  de  ma  vieilleffe,  vous  renonciez  à  un 
fi  grand  avantage.  Quand  votre  abfence  me  réduiroit  à  ne  manger  que  du 
ris  clair,  6c  à  n'avoir  que  de  l'eau  à  boire  :  quand  même  elle  m'cxpoferoit 
à  demeurer  fans  fépulture  après  ma  mort,  je  ferois  content  de  vivre  Se  de 
mourir  ainfi  ,  pour  vous  procurer  le  moyen  d'aquérir  la  vraye  fagefl'e. 
C'eft  fur  ces  ordres  de  mon  père ,  que  je  fuis  venu  d'abord  me  mettre 
au  nombre  de  vos  difciples ,  &  que  j'ai  fait  pour  cela  quelques  centai- 
nes de  lieues.  Toutes  les  fois  que  je  men  fiiis  rétourné  pour  voir  mon 
père,  j'ai  eu  beau  le  prier  de  me  permettre  de  demeurer  du  moins  trois 
mois  avec  lui.  Jamais  il  n'y  a  voulu  confentir.  Il  n'a  même  jamais  voulu 
m'accorder  un  mois  de  féjour.  Il  a  toujours  eu  foin  au  bout  de  quelques 
jours,  que  tout  fiit  prêt  pour  mon  voyage,  preflant  fur  cela  les  domefti- 
ques,  èc  m'exhortant  moi-même  à  partir.  Quand  la  tendrefle  naturelle 
me  tiroit  les  larmes  des  yeux,  &  qu'en  cet  état  je  me  préfentois  à  lui  pouf 
le  conjurer  de  trouver  bon  que  je  le  ferviflc  plus  long-tems:  il  répondoit 
à  mes  larmes,  en  recommençant  fes  exhortations,  £c  en  me  reprochant 
qiiclquefois  que  i'avois  un  cœur  de  fille.  Je  vois  pourtant  bien,,  ajoûtoit- 
il,  en  s'attendriflant  lui-même,  que  ton  intention  eft  bonne,  6c  que  tu 
cherches  à  me  prouver  que  tu  es  un  bon  fils  :  mais  ce  n'eft  pas  bien  t'y 
prendre.  Fais  ce  que  je  veux  pour  ton  bien  malgré  ma  tendrefle,  6c  n'ai- 
gris point  ma  douleur.  Voila  dans  la  vérité  comment  en  ufe  mon  père  ; 
éc  je  vous  avoue  franchement,  que  malgré  le  défir  que  j'ai  de  profiter  de 
vos  inftruftions ,  il  n'a  jaiftais  tenu  à  moi  que  je  ne  fois  refté  plus  long- 
tems  auprès  de  lui:  6c  fi  je  fuis  à  chaque  fois  revenu.fi  promptement,  c'eft 
que  mon  père  l'a  voulu  liii-mêm.c:  le  moyen  de  lui  défobéir? 

A  ce  difcours  je  ne  puis  m'empêcher  de  me  récrier,  quelle  fagefle  dans 
Hong  bien  fou\  C'eft  là  ce  qui  s'appelle  être  un  bon  père.  Quelle  tendrefle, 
8c  quelle  obéiflance  dans  Mong  fing  !  C'eft  là  ce  qui  s'appelle  être  un  bon 
fils.  Courage  donc  ,  ajoûtois-je  alors  :  efforcez-vous  ,  cher  difciple  ,  de 
répondre  parfaitement  au  zèle  d'un  fi  fage  père.  Hélas!  cette  année,  au 
commencement  de  la  quatrième  lune  ,  un  exprès  nous  a  aportc  la  trifte 

nou- 


7iM  DESCRIPTION    DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

Suite  du  nouvelle  de  la  mort  de  Hoang  bien  fou.  Quelle  perte!  La  vraie  fageffe  eft- 
Difcouis  depuis  long-tems  négligée.  Rien  de  plus  nire ,  que  des  gens  qui  l'eltiment 
«""e  ^h!^»^^  véritablement,  6c  qui  s'y  appliquent.  Ceux  qui  font  leneufement  leur  oc- 
hienj'xt^  cupation  dc  l'ctude  de  la  iageflc,  font  li  rares, qu'ils  font  regardez  du  com- 
mun des  hommes ,  comme  des  elpéces  de  prodiges.  Le  nom  de  iage  eft 
encore  en  vogue  :  le  monde  elt  plein  de  gens  qui  s  en  parent  :  mais  le  nom 
e(l  tout  ce  qu'ils  veulent:  leurs  délîrs,  leurs  foins,  leurs  actions,  leurs  inf- 
tructions  mêmes  à  leurs  enfans ,  tout  n'eft  que  vanité  ou  intérêt  :  &  s'ils 
parlent  de  lagefle,  ce  n'ell  pas  qu'ils  y  afpirent,  c'eil  pure  parade  6c  often- 
tation;  fur  dix  qui  en  parient,  il  y  en  a  huit  ou  neuf  qui  ne  le  font  que  du 
bout  de  lèvres.  Sur-tout  c'ell  une  chofe  aujourd'hui  bien  rare  de  trouver 
des  pères  aflez  fages,  pour  préférer  à  tout  intérêt  6c  à  toute  inclination  na- 
turelle, le  foin  de  faire  avancer  leurs  enfans  dans  le  chemin  de  la  vraie  fa- 
geflé.  C'eil  ce  que  içut. faire,  malgré  le  torrent  ,  Hoang  bien  fou  ^  dont 
i'aprcns  la  mort.  Quelle  perte,  hélas!  Puilque  l'éloignement  des  lieux  ne 
me  permet  pas  d'aller  pleurer  près  de  fon  cerciieil,  6c  d'y  témoigner  com- 
bien fa  mort  m'afflige,  je  veux  y  fupléer<;n  quelque  forte  par  cet  écrit.  Au 
refte  ,  en  faifant  connoître  le  zèle  de  Hoang  bien  fou  pour  l'avancement  dc 
fon  fils  dans  les  voies  de  la  fageiïe ,  ma  vue  n'eft  pas  feulement  de  témoig- 
ner publiquement  l'eftime  que  ce  zèle  m'avoit  donné  pour  fa  perfonne  ,  6c 
le  regret  que  j'ai  de  fa  mort,,  c'eil:  aufîi  de  propofer  à  tout  l'Empire  ce  beau 
modèle  d'un  amour  vraiment  paternel  6c  d'animer  fon  fils  mou  difciple,  à 
répondre  parfaitement  aux  intentions  d'un  fi  fage  père. 

Le  même  repond  à  une  queftion  que  lui  faifoit  un  ami  de  Ouang  yong 
ming:  cet  ami  lui  écrivit  un  jour  en  ces  termes.  Je  vois  des  gens  qui  raifon- 
nent  fort  fur  ce  que  Confucius  6c  Ten  tfc  ont  entendu  par  l'expreflion  Lo  *. 
Oferois-jc  vous  prier  de  m'en  écrire  votre  penfée?  Ce  plaifîr  ou  cette  joie  , 
dont  parlent  Confucius  6c  l'en  tfe,  eft-ce  la  même  chotè  que  ce  mouvemerw: 
du  cœur,  qu'on  compte  pour  une  des  fept  affeélions  dont  il  eft  capable,  Sc 
qu'on  apelle  communément  joie.  Si  Confucius  n'entend  que  cela,  il  me 
iemble  que  cette  joie  n'ell  pas  un  privilège  du  fage,&  que  les  gens  du  com- 
mun en  font  tous  capables.  S'il  s'agit  d'une  joie  toute  autre  ,  bien  plus 
Eure  6c  plus  folide,  que  le  Iage,  dit-on,  conferve  au  milieu  des  événemens 
;s  plus  trilles  ôc  les  plus  terribles:  il  y  a  un  autre  embaras:  car  Confucius 
dit  aufll,6c  bien  d'autres  après  lui, que  le  fage  doit  être  inceflamment  fur  fes 

fardes,  6c  dans  une  efpèce  de  crainte  6c  d'apréhenfion  continuelle  :  il  fem- 
le  que  cela  eft  bien  plus  propre  à  donner  de  la  triftefie,  qu'à  caufer  du 
plaifir. 

Voici  quelle  fut  la  réponfe  de  Ouangycng  ming. 

Cette  joie  dont  p:\rlc  Confucius,  c'eil  le  cœur  même  jouifTant  du  plaifir 
de  fe  pofTcder.  Ainfi  quoique  ce  plaifir,  dont  parle  Confucius,  foit  auffi 
compris  fous  ce  genre  de  joie,  qu'on  compte  pour  une  des  fept  affeétions: 
il  ne  doit  pus  être  confondu  avec  aucune  autre  efpèce  de  plaifir,  comprife 

fous 
*  Lo  fign:fie  joye  ,  fatisfaâion ,  plaifir. 


fur  la  mort 
de  Hoan^ 
hien  fin. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  7^3 

fous  le  même  genre.     De  cette  réponfe  fuit  encore  réclairciflcment  de  vo-   Suite  d'i 
tre  fécond  embaras.     Car  quoiqu'il  foit  vrai  en  un  fens,  que  cette  joie  eft   Difcourv 

en  quelque  façon  commune  à  tous  les  hommes  :  il  eil  cependant  vrai  de  di-   ''"' 

re ,  qu'elle  convient  particulièrement  au  fage. 

Tous  les  hommes  ont  un  coeur,  il  eit  vrai, mais  tous  ne  le  pofledent  pas: 
il  n'y  a  que  le  feul  fage.  Ce  plailir  d'un  cœur  qui  ie  poflcde  ,  n'eit  connu 
que  de  lui:  les  autres  en  font  tous  capables:  mais  ils  ne  le  connoiflent  ni  ne 
le  goûtent  :  ils  courent  volontairement  à  tout  ce  qui  lui  cil  contraire:  ils 
s'aveuglent  6c  fe  troublent  de  plus  en  plus.  Ce  n'eil  pas  que  tous  les  hom- 
mes ne  puiflent  afpirer  à  cette  joie.  Qu'ils  ferment  les  yeux  à  tout  le  refte  : 
qu'ils  les  tournent  fur  eux-mêmes  :  qu'ils  ayent  fuin  de  rapcller  leur  propre 
cœur  à  fa  droiture  naturelle:  &  des  lors  ils  auront  part  à  cette  joie  iblidc  & 
pure.  Voilà  ce  que  j'ai  maintenant  à  vous  répondre  ,  mais  permettez-moi 
de  vous  dire  que  je  fuis  un  peu  furpris  que  vous  me  falFiez  encore  des  qucf- 
tions  fur  cette  matière,  puis  qu'après  les  entretiens  que  nous  avons  eus,  vous 
avez  depuis  du  tems,  toutes  les  lumières  nèceflaires:  vous  amufer  encore  à 
faire  fur  cela  des  recherches,  c'eft  fairejullement  comme  celui  qui  étant  fur 
fon  âne,  le  cherchoit  de  tous  cotez  {a). 

Kao  cbenfoii  ètoit  venu  de  Hoang  tcbeou^\ï\\c  de  Hou  quang* ^  pour  fe  fai- 
re difciple  de  Ouangpng  ming.  Au  bout  d'un  an  comme  il  vouloit  s'en  re- 
tourner, il  vint  trouver  0^^^«^j(?«g»//«^  en  particulier,  &  lui  dit:  Maître, 
j'ai  eu  le  bonheur  d'entendre  votre  importante  doèlrine  fur  ce  qu'on  apelle 
réfolution  ferme  :  je  crois  l'avoir  bien  comprifc,  Se  moyennant  cela  me  pou- 
voir conduire.  Cependant ,  prêt  à  m'éloigner  de  vous ,  je  vous  prie  de 
vouloir  bien  me  donner  un  mot  d'inllruftion  ,  dont  je  puifle  jour  &  nuit 
confe'rver  le  fouvenir.     Ouang  yong  ming  lui  répondit  : 

Dans  l'étude  de  la  fagefTe  ,  il  faut  imiter  ce  que  font  les  laboureurs  dans 
l'agriculture.  Ils  commencent  à  la  vérité  par  bien  choîfir  la  femcnce,  yc 
par  la  jetter  à  propos  en  terre  :  mais  ils  n'en  demeurent  pas  là.  Ils  labourent 
enfuite  la  terre  avec  foin:  ils  en  ôtent  les  infectes,  ils  en  arachent  les  mau- 
vaifes  herbes  :  ils  arofent  quand  il  le  faut:  ils  travaillent  tout  le  jour  à  la 
culture  de  leur  champ,  6c  la  nuit  même  ils  en  ont  fouvent  refprit  occupé. 
Ce  n'eft  que  pai'ces  foins  6c  ces  fatigues,  qu'ils  efpérent  que  le  peu  qu'ils 
ont  femé,  quoique  choîfi  6c  mis  en  terre  à  propos,  fera  d'un  grand  rapport 
en  Automne.  Vous  devriez  allez  m'entcndre.  Mais  fi  vous  voulez  que  je 
m'explique  encore  davantage ,  je  vous  dirai  que  cette  réfolution  ferme  dont 
nous  parlons  tant,  6c  que  vous  vous  fîatez  d'avoir,  eil  comme  la  femcnce 
du  laboureur.  Etudier,  penfer,  raifonner,  s'éprouver  dans  la  pratique, 
font  chofes  auffi  nèceflaires  en  matière  de  philofophie,  que  le  font  labou- 
rer ,  fumer,  herfer  ,  6c  arofer,  en  matière  d'agriculture.   Un  cœur,  à  qui 

cette 

(<j)  Le  Chinois  dit  en  quatre  petits  mots  Ki  lia  mi  Un.  Monter  âne  ,  chercher  âne. 
Voila  mot  à  mot  notre  proverbe,  qui  tout  bas  qu'il  eft,  fait  la  conclufion  d'une  ieitre  de 
la  morale  la  plus  rafinée. 

{b)  Nom  d'une  des  ptovinces  de  la  Chine. 

^ome  IL  Hhh  hh 


7P4  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 
cette  réfolution  manque,  eft  un  champ  où  l'on  n'a  femé  rien  de  bon,  Se  où 
il  ne  croîtra  conféqucmment  qu'ivraie  toute  pure.  Un  cœur  qui  a  cette 
réfolution,  &  qui  s'en  tient  là,  c'eft  un  champ  bien  enfcmencc  ,  mais  en- 
fuite  abandonné  fans  culture.  Le  bon  grain  qu'on  y  a  femc  iera  fufFoqué 
par  l'ivraie.  Je  ne  vous  diiîîmule  point  que  je  crains  beaucoup  pour  vous 
quelque  chofc  de  femblable. 

Réponfe  de  Ouang  yong  ming  à  deux  de  fes  Difàples, 

KOuEN  Kl  eft  un  homme  qui  a  beaucoup  de  lumières,  &  dans  qui 
__  j'ai  toujours  reconnu  beaucoup  d'ardeur  pour  la  vraie  iagefl'e  ;  je  luis 
ravi  d'aprendre  que  vous  ayez  avec  lui  de  fréquens  entretiens  :  cela  ne  peut 
manquer  de  vous  être  utile.  Sur  ce  que  vous  me  propofez  de  fa  part,  voi- 
ci ce  que  j'ai  a  répondre.  Sans  doute  il  eft  permis  de  fe  procurer  quelque 
emploi,  &  quelques  revenus,  fur-tout  quand  d'ailleurs  on  n'a  pas  de  bien,  6c 
qu'on  ne  peut  fans  cela  pourvoir  aux  befoins  de  fes  parens  déjà  vieux.  Con- 
féquemment  il  eft  permis  de  prendre  fes  dégrez,  de  fe  produire  au-dehors  , 
6c  de  faire  connoître  fes  talens.  .  Car  il  eft  contre  la  railbn,  quand  on  afpirc 
à  quelque  emploi  ,  de  l'attendre  uniquement  de  ?/>«,  fans  prendre  de  fon 
côté  nul  des  moyens  humains  pour  y  parvenir.  Mais  voici  à  quoi  il  faut 
prendre  garde.  Premièrement,  ne  jamais  s'écarter  du  droit  chemin  de  la 
raifon,  foit  dans  les  vues  qu'on  fe  propofe,foit  dans  les  moyens  qu'on  prend 
pour  y  réuflîr.  En  fécond  lieu,  ne  point  fe  laifler  troubler  par  le  bon  ou 
par  le  mauvais  fuccés.  Celui  qui  fe  fent  ferme  fur  ces  deux  points,  peut, 
fans  déroger  à  la  qualité  de  llvge ,  fe  procurer  des  emplois,  6c  s'y  occuper. 
Mais  aulll  ces  deux  points  font  lî  efrentiels,  fur-tout  le  premier,  que  s'il 
manque,  en  vain  renonceroit-on  aux  dégrez,  aux  emplois,  6c  atout  le 
refte  :  en  vain  pafleroit-on  les  jours  entiers  à  parler  de  la  vertu  :  ce  ne  feroit 
que  vanité.  Aullî  nos  anciens  ont-ils  dit  comme  en  proverbe  :  ce  n'eft  pas 
un  grand  mal  que  de  quitter  l'occupation  de  philofopher:  le  point  eft  de 
ne  point  quitter  l'amour  de  la  vraie  fagelTe,  6c  la  réfolution  d'y  tendre  tou- 
jours. Surquoi  il  eft  à  remarquer,  qu'on  dit  qu'il  ne  faut  pas  quiter  cette 
réfolution,  cela  fupofe  qu'on  l'a  déjà.  Il  faut  fur  cela  que  chacun  fe  fonde. 
Plus  je  penfe  aux  bonnes  qualitez  que  vous  avez:  plus  je  me  fens  porté  à 
vous  prefler  de  ne  les  pas  rendre  inutiles. 

Faites  atention ,  mes  chers  difciples,  qu'autant  qu'il  eft  rare  d'avoir  un 
auffi  heureux  naturel  que  le  votre  ,  autant  eft  il  facile  de  le  corompre  6c 
d'en  abufer.  Ce  n'eft  pas  un  petit  avantage  de  trouver  quelqu'un  qui  nous 
inftruife  dans  les  voies  de  la  vraie  figefte.  Mais  fçachez  qu'autant  qu'il  eft 
rare  8c  mal  aiic  de  rencontrer  un  homme  qui  nous  les  fjifte  bien  connoître  , 
autant  eft-il  facile  6c  ordinaire  de  s'en  écarter,  lors  même  qu'on  les  a  con^ 
nues.    Ne  parvient  pas  qui  veut  à  cet  âge  mûr  ôc  plein  de  vigueur,  dans 

le- 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  79J- 

Icquel  vous  êtes  aujourd'hui:  mais  comme  il  ne  dépend  pas  de  l'homme  d'y 
parvenir:  Içachez  qu'il  n'eft  pas  non  plus  en  Ion  pouvoir  ,  d'empêcher  que 
ces  belles  années  ne  s'écoulent  bien  promptemcnt.  Enfin  il  eft  audi  facile 
de  le  laiflcr  entraîner  au  torrent  du  liccle,  que  difficile  d'y  rcliller.  Pelez 
tout  ceci,  mes  chers  difciples,  Sc  que  ces  confidérations  vous  animent  à  fai- 
re de  nouveaux  eftbrts. 

Le  même  exhorte  fes  Dïfciples ,  à  tenir  en  fon  abfence  de 
fréquentes  Conférences. 

LES  plantes  les  plus  faciles  à  élever,  ne  laiflent  pas  de  mourir,  fi, pour  Utilité  des 
un  jour  de  foleil,  elles  en  ont  dix  d'un  grand  troid.  Quand  je  viens  Conferea- 
ici,  vous  vous  emprefléz  tous  de  vous  aflémbler,  aucun  de  vous  ne  manque 
à  le  trouver  aux  conférences  qui  s'y  font:  £c  chacun  dans  ces  conférences 
témoigne  une  grande  ardeur  de  profiter.  Cela  me  fait  un  vrai  plaifir:  mais 
je  ne  viens  ici  que  raremer"  quand  j'y  viens,  je  n'y  refte  que  peu  de  jours  : 
"&  tout  ce  que  je  puis  fane  ,  c'eft  de  vous  aiîembler  trois  ou  quatre  fois. 
Aufll-tôt  que  je  fuis  parti,  voilà  les  conférences  finies.  Chacun  de  vous  fe 
tient  chez  foi:  &  les  journées  fe  paifent  ians  que  vous  vous  voyiez  les  uns 
les  autres.  C'eft  bien  plus  de  dix  jours  de  froid  contre  un  de  chaud.  Le 
moyen  que  la  iagelTe,  plante  qui  eft  fi  difficile  à  élever,  puifl'e  fleurir  par- 
mi vous. 

Je  vous  exhorte  donc  à  ne  pas  borner  ainfi  vos  afiemblées  au  tems  que  je 
puis  refter  ici.  Tous  les  cinq  jours,  s'il  eft  poffible,  ou  du  moins  tous  les 
huit  jours,  il  faut,  toute  autre  affaire  à  pan,  vous  alTembler  une  fois  pour 
vous  entretenir  de  la  vertu,  &  vous  animer  à  la  pratiquer.  C'eft  un  excel- 
lent moyen  pour  achever  de  vous  débarafler  de  tous  les  amufemens  du  fic- 
elé, &  d'avancer  beaucoup  en  peu  de  tems  dans  la  vraie  doétrine,  qui  n'eft 
autre  chofe  pour  le  fond ,  que  la  charité  6c  la  juftice. 

On  le  dit ,  &  il  eft  vrai,  pour  faire  bien  &  promptement  un  achat,  il 
faut  aller  au  marché.  S'agit-il  d'un  grand  édifice,  ou  d'un  autre  ouvrage 
conlîdérable.?  Il  n'y  a  point  de  meilleur  moyen  d'y  rcuirir,que  d'en  délibé- 
rer auparavant  en  commun.  x'\iremblcz-vous  donc  fouvcnt,  mais  n'apor- 
tcz  à  ces  afTeniblées  ni  paffion,  ni  préjugé.  Témoignez- vous  les  uns  aux 
autres  de  l'atachement  &  du  refpecl:  :  &  fçachcz  que  dans  un  commerce 
comme  le  votre,  celui-là  gagne  le  plus  qui  fçait  le  mienne  céder  aux  au- 
tres. S'il  arivc  quelquefois,  qu'on  ne  convienne  pas  fur  quelque  point, 
c'eft  alors  que,  fins  s'échauffer.  Se  (ans  donner  aucune  entrée  à  cette  mal- 
heurcufe  envie  que  chacun  a  naturcUcmcntde l'emporter, il  faut  le  rcciieillir 
avec  plus  de  foin  ,  8c  chercher  uniquement  la  vérité.  Qvie  fi  quelqu'un  par 
vanité,  on  par  jaloufie,  fe  fait  une  affaire  d'avoir  le  delîus,.  ces  tréquentes 
Hhh  hh  i  coa- 


des  Conft: 
rences, 


796  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CÎIINE, 

Suite  de      conférences  fi  avantageufes  d'elle-mémcs ,  font  pour  celui-là  très  inutiles/ 
^À^^r^lf^    Faites  y  de  férieufes  atentions. 

Un  jour  c^ue  Ouafig yang  ming  ^a.CCoifpa.Y  les  halles  avec  quelques-uns  de 
fes  difoples.  Deux  crocheteursjje  ne  fçai  pourquoi, fe  querelloicnt  l'un 
l'autre.  T.u  n'as  ni  raifon,  ni  confciencc ,  diioit  l'un.  C'elt  toi  qui  en  es 
entièrement  dépourvu,  répondoit  l'autre.  Tu  es  un  trompeur,  diioit  le 
premier:  tu  as  le  cœur  plein  d'artifices  ,  reprenoit  le  fécond  :  c'ell  toi,  di- 
ioit l'autre  ,  qui  as  baniii  du  tien  toute  probité  Se  toute  droiture.  O/iang 
yong  ming  s'adreffant  à  fes  difciples  :  entendez- vous  ces  crocheteurs  ,  leur 
dit-il:  ils  parlent philofophie.  Quelle  philofophie  ,  reprit  un  difciple.'' Je 
n'entens  que  crier  ôc  dire  des  injures.  Qiioi  vous  n'entendez  pas,  dit  Ouang 
yong  mingy  que  ce  qu'ils  répètent  à  chaque  inltint,  font  ces  paroles,  raifon^ 
con/iience,  cœur^  droiture'?  Si  ce  n'ell  pas  philoiophie,  qu'elt-ce  doncPPhi- 
lolbphie,  foit,  dit  le  dil'ciple:  mais  pourquoi  tant  crier  en  philofophant, 
6c  fe  dire  ainfi  des  injures?  Pourquoi,  répondit  Ouang  yong  ming?  C'eft  que 
chacun  de  ces  deux  hommes  ne  voit  que  les  défiiuts  de  ion  adverfaire,  & 
ne  fait  aucun  retour  fur  les  fiens.  O  qu'il  y  a  de  gens  qui  leur  reflemblent? 
Le  grand  mal  de  l'homme,  dit  Ouang  yang  ming^  c'eft  l'orgiieil.  Un 
fils  eft-il  orgueilleux?  Il  manque  au  refpeèl  envers  fes  parens.  Un  fujec 
eft-il  orgiieilleux  !  il  celle  d'être  bon  fujet.  Un  perc  a-t-il  ce  défaut  ?  Il 
oublie  la  bonté  naturelle  aux  pères.  Un  ami,  qui  a  ce  vice,  n'eft  point 
ami  fidèle  6c  conftant.  Siang  frère  de  Chiin^  èc  Tan  tchu  fils  de  Yao^  que 
l'hiftoire  nous  reprèfente  comme  fort  vicieux ,  l'étoient  principalement  par 
leur  orgueil.  Les  autres  défauts  qu'ils  avoient ,  étoient  des  fruits  de  ce 
méchant  arbre.  Vous  qui  afpirez  à  être  fages,  'î\  vous  voulez  l'être  véri- 
tablement, il  ne  faut  pas  vous  départir  un  feul  moment  de  cette  raifon  cé- 
lefte,  qui  eft  naturelle  à  notre  ame,  &  qui  en  fait  comme  l'elTence.  Cette 
raifon  d'elle-même  eft  très-pure  &  très-claire.  Il  ne  faut  pas  fouffrir  que 
la  moindre  chofe  en  altère  la  pureté.  Qu'y  a-t-il  à  faire  pour  cela?  Point 
de  moi ,  &  cela  iuffit.  Je  dis  point  du  tout,  même  au  fond  du  cœur:  car 
s'il  en  relie,  il  repoulTcra  6c  reproduira  l'orgueil.  Comment  nos  anciens 
lages  fe  font-ils  rendus  fi  vertueux  6c  fi,  rccommandable??  C'eft  en  détrui- 
fant  le  moi.  En  effet  le  moi  détruit ,  l'humilité  dévient  facile.  Or  l'humi- 
lité eft  le  fondement  de  toutes  les  vertus,  comme  l'orgiieil  qui  lui  eft  con- 
traire, eft  la  racine  de  tous  les  vices. 

Dans  un  autre  endroit,  le  même  traittant  ce  fujet,  6c  répétant  un  peu 
différemment  les  mêmes  chofes,  dit:  aujourd'hui  la  maladie  la  plus  univer- 
lelle  6c  la  plus  dangereufe  eft  l'orgueil.  Ce  vice  eft  comme  la  fourcc  em- 
poifonnée,  d'où  fortent  tous  les  défordres.  Qiielqu'un  eft-il  fujet  à  l'or- 
gueil? Il  fe  croit  au-deffus  des  autres:  il  n'aprouvc  que  ce  qu'il  fait,  il  ne 
veut  céder  à  perlonne.  Eft-on  livré  à  ce  dangereux  vice?  on  ne  peut  être 
ni  bon  fils,  ni  bon  frère,  ni  bon  fujet.  La  dureté  inflexible  de  Siang^^ioMX 
fon  frère  Chmi:  la  licence  incorrigible  de  Tan  tchu  fils  de  Tao^  n'étoient 
que  des  rejettons  de  cette  vicieufe  racine.  Puifque  vous  voulés  entrer  dans 
les  voyesde  la  fageffe,  commencez  par  aracher  de  votre  cœur  jufqu'à  la 

moin- 


ET    DE    LA   TARTARIE  CHINOISE.  fgj 

moindre  racine  d'un  vice  fi  dangereux  :  fans  cela  vous  n'avancerez  jamais.   Suite  de 
Au  reltc  il  en  cil  de  l'orgueil ,  comme  des  autres  maladies;  Il  ne  fe  guérit  l'Utilité 
que  par  fon  contraire,  c'ell:-à-dire,par  l'humilité.  Mais  ne  vous  y  trompés  '^ssConfé- 
pas:  l'humilité  que  je  preicris  contre  l'orgueil,  ne  confiite  pas  à  prcndj-e    '^'^"'^"' 
précifément  à  l'extérieur  un  air  humble  S:  rélérvé  :  elle  doit  être  dans  le 
cœur,  6c  confifte  à  être  intérieurement  plein  d'atention,  de  modération, 
de  retenue,  &c  d'envie  de  céder  aux  autres:  à  faire  peu  de  cas  de  lés  propres 
vues:  à  profiter  volontiers  de  celles  d'autrui:  enfin  à  lé  dépouiller  de  foi- 
même.  Qiiiconque  elt  humble  de  la  forte,  fûrement  il  fera  bon  fils ,  bon  fre- 
re,bon  lujet.  C'elt  cette  vertu  qui  a  fait  Tao  &  Chun  fi  parfaits.  Ils  la  pofle- 
doient  dans  fa  pureté  &  dans  toute  fon  étendue.  Dans  les  éloges  de  ces  Prin- 
ces ,  c'eit  toujours  cette  vertu  qu'on  loue  fous  différens  noms.     Travaillez 
donc  à  l'aquérir,  vous  qui  afpirez  à  être  fages.Mais  ne  vous  y  trompez  pas, 
ce  n'eil  pas  une  choie  aifée.     Il  vous  en  coûtera  de  grands  efforts,  &  vous 
avés  fur-tout  bclbin  de  beaucoup  d'atention  fur  vous-même. 

OtTANG  YONG  MI  NG  étant  à  Long  tchang^  un  grand  nombre  de  Let- 
trez  fe  firent  fes  difciplcs.  Pour  répondre  au  défir  qu'ils  avoie.it  de  profi- 
ter fous  la  direétion,  voici  quatre  leçons  qu'il  leur  donna.  Chacun  de 
vous  doit  avoir,  i°.  Une  réfolution  fincére  d'afpirer  à  la  vraye  fagefle.  z°. 
Une  atention  continuelle  à  prendre  réellement  &  dans  la  pratique,  les  mo- 
yens de  l'aquérir.  5°.  Sur  les  propres  défauts  ,  un  zèle  ardent  ôc  coura- 
geux. 4'.  Sur  ceux  des  autres,  un  zèle  fage  &  modéré.  Je  dis  qu'il  fuit 
avant  toutes  chofes  une  réfolution  fincére.  En  effet,  fi  iaiis  une  telle  ré- 
folution, on  ne  peut  réufîir  en  rien ,  pas  même  dans  les  arts  les  plus  mé- 
caniques ,  peut-on  efpérer  de  réuffir  dans  l'étude  de  la  fageffe."'  Pourquoi 
voit-on  tant  de  gens,  qui  malgré  la  profclîion  qu'ils  font  d'afpirer  à  la  vraye 
fagéfTe,  pafTent  cependant  les  années  entières,  6c  quelquefois  toute  leur  vie, 
fans  faire  aucun  progrès? Il  n'en  faut  point  d'autre  caulè.  C'eil  qu'ils  n'ont 
jamais  formé  fur  cela  une  réfolution  bien  fincére.  Car  c'eil  une  vérité  cer- 
taine, que  celui  qui  veut  tout  de  bon  devenir  fage,  en  vient  à  bout  peu  à 
peu.  Il  n'eft  pas  jufqu'au  plus  haut  degré  de  la  perfection,  oii  l'on  ne 
puifTe  enfin  atteindre,  quand  on  eft  bien  réfolu  d'y  travailler  avec  confian- 
ce. Au  contraire,  ce  qu'eft  une  barque  fans  gouvernail,  flotante  au  gré 
des  vents,  6c  emportée  par  le  courant  des  eaux  :  ce  qu'eil  un  cheval  fou- 
gueux abandonné  à  lui-même,  6c  courant  çà  6c  là  fans  régie.-  tel  cil  celui 
qui  n'a  pas  la  réfolution  que  je  demande. 

Quelques-uns  ont  fort  bien  dit  :  fi  quand  on  veut  embraflér  la  vertu,  c'é- 
toit  en  même  tems  s'expofer  à  encourir  l'indignation  de  fon  père  6c  de  fa 
mère,  à  efluyer  les  reproches  de  fes  frères  6c  de  toute  k  parenté,  à  être  haï 
6c  méprifé  de  fes  voifins  :  l'extrême  difficulté  rendroit  un  peu  plus  excufa- 
bles  ceux  qui  ne  pouroient  s'y  réfoudre.  Mais  fi  au  contraire  en  s'adon- 
nant  au  bien  ,  c'eft  un  moyen  afluré  de  mériter  6c  de  s'atirer  la  tcndiefle 
d'un  père  8c  d'une  mère:  la  confiance  defesparcns,  l'eflime  6c  la  bien- 
veillance de  tés  voifins:  quelle  excufe  peuvent  avoir  ceux  qui  craignent  de 
s'y  déterminer?  Si  en  renonçant  à  la  vertu,  6c  prenant  le  parti  du  vice,  on 
Hhh  hh  3  deve- 


yjS  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

Su^te  de      devenoit  cher  à  fon  père  Sc  à  fa  mère,  agréable  à  fes  parens,  refpe£téde 
runlité       fes  voifinii:  il  fcroit,  ce  fcmble,  plus  excufable  de  pancher  du  côcé  du  vi- 
des Confé-   ce.  Mais  fi  c'eil  le  contraire,  comme  ce  l'eft  en  effet  :  pourquoi  achètera 
reiices.       ^^  ^^.^^  jg  malheur  d'être  méchant, &  vouloir  à  toute  force  préférer  le  vice 
à  la  vertu?  Pefez  ce  que  je  viens  de  vous  dire,  &  vous  comprendrez  non- 
feukuicnt ,  que  quand  on  afpire  à  la  fageffe,  il  faut  avant  toutes  chofes  une 
réiolution  fincére:  mais  encore  qu'il  n'eil  pas  fi  difficile  de  la  prendre:  6c 
que  rien  n'eit  plus  rnifonnablc. 

Je  demande  en  fécond  lieu,  une  atention  continuelle  dans  la  pratique. 
C'efl  qu'en  effet  fans  cela  on  fe  démsntira  bientôt:  6c  la  réiolution  qu'on 
avoit  prife,  quoique  peut-être  fort  fincére,  ne  fera  pas  ferme  êc  conftante. 
Aufli,  dans  le  jugement  que  je  fais  de  ceux  qui  me  fuivent,  je  donne  le 
premier  rang  ,  non  à  ceux  qui  ont  le  plus  d'efprit  6c  de  pénétration,  mais 
a  ceux  qu'une  atention  continuelle  fur  eux-mêmes  rend  plus  retenus  ôc 
plus  humbles.  Il  y  a  des  gens  qui  vuides  de  fageffe  6c  de  vertu,  s'enflent 
pour  en  paroître  pleins  :  qui  ne  lé  fentant  pas  la  force  d'être  folidement 
vertueux  ,  portent  une  fccrette  envie  à  ceux  qui  le  font  :  qui  ont  autant 
d'orgueil, qu'ils  ont  peu  de  vertu:  qui  fe  préfèrent  intérieurement  aux  au- 
tres &  qui  par  de  vains  difcours  tâchent  d'nïipofer  au  monde,  6c  de  s'en  fai- 
re efiimer.  S'il  fe  trouvoic  parmi  vous  quelqu'un  de  ce  caraci:ére  ,  quand 
d'ailleurs  il  auroit  de  l'efprit  beaucoup  au-defius  du  commun  ,  ne  iéroit-il 
pas  pour  tous  les  autres  un  objet  d'indignation  6c  de  mépris.''  Au  contraire 
il  fe  trouve  des  perfonnes  pleines  d'une  modellic  6c  d'une  loiiable  réfer- 
ve,qui,  dans  la  crainte  de  ie  démentir,  foutiennent  leur  première  réfolu- 
tion  par  une  conftante  pratique  de  la  vertu  ,  par  une  grande  atention  ,  6c 
par  une  égale  aplication  à  s'inifruire:  qui  rcconnoillént  avec  fincérité  leurs 
défauts,  qui  louent  volontiers  les  vertus  des  autres,  6c  qui  tâchent  de  fe  co- 
riger  liir  les  bons  exemples  qu'on  leur  donne.  Au-dedans  ce  n'eft  que  ref- 
peft  6c  foumifîîon  pour  leurs  iupérieurs,  qu'affeclion  6c  que  .droiture  envers 
leurs  égaux.  Au-dchors,  on  les  voit  d'un  commerce  àifé,  fans  cependant 
jamais  oublier  une  gravité  modefte.  Si  quelqu'un  parmi  vous  avoit  ces  qua- 
litez,  quand  d'ailleurs  il  fcroit  né  avec  peu  d'clprit ,  qui  de  vous  pouroit 
lui  réfulcrfon  eftime  6c  fon  amitié? Sans  doute  que  chacun  l'exalteroit  d'au- 
tant plus  volontiers ,  qu'on  le  verroit  fincérement  s'humilier  foi-même. 
Pefez  ce  que  je  viens  de  dire.  Cela  fuffit  pour  vous  faire  connoître  la  nécef- 
fîté  6c  la  pratique  de  cette  atention  que  je  demande. 

Je  dis  en  troifiéme  lieu,  qu'il  faut  avoir  fur  fes  défauts  propres  un  zèle 
ardent  6c  courageux.  Avoir  des  défauts  6c  faire  des  fautes,  font  chofes 
dont  les  plus  fagcs  ne  font  pas  exempts.  Mais  parce  qu'ils  fçavent  fe 
coriger  ,  ils  ne  ceffent  pas  pour  cela  d'être  fages,  C'eft  donc  à  cha- 
cun d'éxajniner  fî  dans  toute  ft  conduite  ,  il  n'y  rien  de  contraire  à  la 
tempérance  ou  à  la  pudeur.  S'il  rend  à  fes  fupéricurs  6c  à  fes  égaux  tout 
ce  qu'il  leur  doit,  s'il  remplit,  par  exemple,  tous  les  devoirs  d'un  bon 
fils  6c  d'un  bon  ami:  s'il  ne  lui  échape  rien  qui  fe  reffente  de  la  coruption 
du  fiécle,  qui  fait  régner  aujourd'hui  prefque  par-tout  l'artifice  6cl'injuf- 

tice 


ET  DE   LA    TARTARIE    CHINOISE. 


79'J 


tice.  Car,  quoique  vous  ne  Toyez  pas  gens  à  vous  précipiter  de  plein  gré 
dans  ces  délordrcs,  il  le  pouroit  faire  que  quelqu'un  de  vous  deflituc  du  Ib- 
coOfs  qu'on  tire  d'une  fréquente  communication  avec  un  bon  maître  & 
des  amis  vertueux,  vînt  à  tomber  fans  y  prendre  garde  en  des  fautes  de 
cette  nature.  Examinez  vous  fur  cela  avec  la  dernière  cxaétitude,  &  re- 
paflant  fur  chacune  de  vos  aétions,  fi  vous  y  trouvez  quelque  chofe  d'a- 
prochant,  il  fiur  promptement  la  retracer  par  un  repentir  lîncere:  mais 
làns  vous  laifier  abatrc,  &  fans  vous  rallcntir.  Euiliez-vous  été  jufques 
ici  un  très-méchant  homme:  Eufliez-vous  même  fait  long-tems  le  honteux 
métier  de  voleur,  il  ne  tient  qu'à  vous  dès  aujourd'hui  d'eftacer  entière- 
ment cette  vieille  tache,  &  de  devenir  fage  &  vertueux.  Qiic  fi  un  hom- 
me ainfi  changé  venoit  à  faire  cette  réflexion:  ayant  vécu  comme  j'ai  fait 
jufques  ici,  j'aurai  déformais  beau  faire,  on  traitera  mon  changement 
d'artifice,  &  ma  vertu  d'hipocrifie  :  bien  loin  qu'on  en  ait  meilleure  opi- 
nion de  moi,  cela  fera  naîlre  contre  moi  de  plus  grands  loupçons,&:  m'a- 
tirera  de  nouveaux  reproches.  Si  cet  homme  après  cette  réflexion  ,  di- 
foit  courageufement  en  lui-même  :  qu'on  penfe  ce  qu'on  voudra  de  mon 
changement,  il  efb  fincere,  il  fera  conftant  :  6c  je  conicns  volontiers  de 
vivre  6c  de  mourir  dans  l'humiliation.  O  que  j'eilimerois  un  iembkble 
courage  ! 

Je  dis  en  quatrième  lieu,  que  fur  les  défauts  des  autres,  il  faut  un  zèle 
fage  6c  modéré.  Je  ne  prétens  point  par-là  vous  détourner  d'aider  le  pro- 
chain à  devenir  vertueux.  Si  nous  devons  nos  premiers  foins  à  notre  pro- 
pre perfeélion,  nous  ne  devons  pas  non  plus  négliger  celle  de  nos  amis, 
lans  manquer  à  un  des  plus  eflèntiels  devoirs  d'une  véritable  amitié.  Mais 
quand  il  s'agit  de  reprendre  les  autres,  il  y  a  manière  de  le  faire  utilement. 
Il  faut  que  les  avis  que  vous  donnez,  non-feulement  partent  toujours  d'un 
ficére  atachement,  mais  qu'ils  foient  déplus  exprimez  en  termes  doux  8c 
honnêtes ,  qui  tempèrent  ce  que  la  réprimande  peut  avoir  de  rebutant. 
C'eft  en  ceci  qu'il  faut  épuifer  tout  ce  que  l'amitié  peut  infpircr  de  ten- 
drefTe,  faire  à  propos  les  ditférens  portraits  des  vertus  pour  les  faire  aimer, 
peindre  les  vices  pour  en  donner  de  l'horreur ,  &  taire  tout  cela  d'u- 
ne manière,  qui  puifle  toucher  fans  choquer.  Si  l'on  en  ufe  autrement  ^ 
l'on  commence  par  toucher  trop  rudement  l'endroit  fenfible,  fans  donner 
à  un  homme  le  tems  de  fe  préparer  contre  la  peine  d'une  confufion  fu- 
bite.  En  vain  tâchera-t-on  dans  la  fuite  de  raprocher  cet  efprit  aigri,  on 
l'a  d'abord  trop  éloigné,  &  par- là  on  l'a  mis  en  danger  de  ne  fe  coriger 
jamais. 

C'eil  pourquoi  ma  penfée  efl  que  ,  quand  il  s'agit  de  coriger  quelqu'un 
d'un  défaut,  la  voye  la  plus  efficace  &  la  plus  fûre  n'eft  pas  celle  des  pa- 
roles: &  quoique  nous  puifîlons  la  prendre  entre  nous,  je  ne  youdrois  pas 
trop  la  tenir  à  l'égard  des  autres.  Je  regarde  comme  mon  maître  quicon- 
que ataque  mes  défauts:  dans  cette  vue,  je  reçois  avec  plaifir  &  avec  rc- 
connoillance  les  avis  qu'on  me  donne.  Je  fens  combien  je  luis  peu  avancé 
dans  les  voyes  de  la  vraye  fagcflc.    Hélas!  j'ai  déjà  perdu  plufieurs  de  mes 

dents , 


S II ire  de 
rUtilité 
Hes  Confé- 
rence?. 


Mjuicre 
(l'inttruire- 
fon  pro- 
chain. 


Inftruc- 
lions  d'un 
Maître  à 
fes  Difci- 

ples. 


8oo  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

dents,  Se  je  fuis  à  demi  fourd.  Pour  répondre  à  l'ardeur  que  je  vous  vois, 
je  pallc  les  nuits  à  méditer.  Malgré  mon  âge  6c  mon  aplication ,  je  ne 
me  trouve  point  exempt  de  vice  :  comment  pourois-je  être  iurpris  qO'on 
ne  me  trouvât  pas  ians  défauts?  On  dit  qu'il  eil  du  devoir  d'un  difciple, 
de  cacher  les  fautes  de  fon  maître:  fi  l'on  veut  dire  qu'il  n'elt  jamais  per- 
mis au  difciple  de  coriger  fon  maitrc,  la  maxime  n'elt  pas  vraye.  Tout 
ce  qu'il  y  a  de  vrai,  c'clt  qu'il  ne  faut  en  cela,  ni  une  franchiilé  trop  li- 
bre ,  ni  une  lâche  diflîmulation:  aidez-moi  tous  à  perteftionner  ce  que  je 
puis  avoir  de  bon,  èc  à  déraciner  entièrement  ce  que  vous  trouverez  à  re- 
prendre en  moi ,  aiîn  que  nous  nous  aidions  mutuellement  à  avancer  : 
commençons  par  exercer  entre  nous,  &  les  uns  à  l'égard  des  autres,  le 
zèle  que  nous  devons  avoir  pour  la  perfeûion  du  prochain. 

Lettre  d'exhortation  du  même  Ouang  yong  ming  à  fes 
Di/ciples. 

DAns  toutes  les  lettres  que  je  reçois  de  vous,  mes  chers  difciples, 
lefquelles  font  allez  fréquentes,  vous  témoignez  tous  beaucoup  de 
repentir  du  pafTé,  &  beaucoup  d'ardeur  pour  avancer  dans  la  fuite.  C'eft- 
ce  qui  me  donne  une  confolation  &:  une  joye  que  je  ne  fçaurois  vous  expri- 
mer. J'en  aurois  encore  davantage,  fi  j'étois  bien  afiiirc  que  ce  ne  font 
point  des  difcours  en  l'air,  &  que  chacun  eft  en  effet  dans  cette  difpofî- 
tion.  Ce  que  je  fouhaite  fur-tout,  c'ell  que  chacun  de  vous  voye  aufîî 
clairement  les  plus  fécrets  replis  de  fon  propre  cœur,  qu'on  voit  en  plein 
jour  les  objets  les  plus  fcnfibles.  Cela  eft  de  la  dernière  importance.  Car 
comment  fe  coriger  de  fes  fautes  &  de  fes  défauts,  fi  on  ne  s'en  aperçoit 
pas:  au  contraire,  quand  on  eft  toujours  atentif  fur  fes  propres  fautes, 
pour  les  coriger  fur  le  champ,  bientôt  on  eft  maître  de  fon  cœur.  Quel 
eft  l'homme  qui  ne  fait  pointde  fautes?  Il  n'y  en  a  aucun,  j'ofe  le  dire,  Sc 
le  parfait  eft  celui  qui  fçait  le  mieux  les  coriger.  Kiii  pé yo!if^<^o\t  pour  fa- 
ge  en  fon  tems, cependant  il  arivoic  que  l'on  aplication  alloit  toute  à  tâcher 
de  faire  peu  de  fautes,  &  qu'encore  il  n'en  étoit  pas  venu  à  bout.  T'ching 
tang  6c  Confucius  paflent  avec  raifon  pour  des  fages  du  premier  ordre.  Ce- 
pendant leur  principale  maxime  étoit  de  travailler  fans  relâche  à  fe  coriger, 
6c  ils  jugeoient  que  cette  atention  étoit  nécelFaire  pour  éviter  de  tomber 
dans  des  fautes  confidérables.  J'entens  dire  aflez  communément;  le  moyen 
de  ne  faire  aucune  faute!  Il  faudroit  être  un  Tao ,  ou  bien  un  Chtm:  mais  il 
me  femble,  que  quoique  cela  ait  pafle  en  proverbe,  l'on  ne  parle  pas  félon 
l'exafte  vérité.  Ces  paroles  ne  nous  donnent  pas  l'idée  de  Tao  6c  de  Chun^ 
tels  qu'ils  étoient  en  effet .  6c  tels  qu'ils  fe  connoifîbient  eux-mêmes.  Si  cts 
deux  fagesRois  s'étoient donnez  pourexerats  de  toute  faute,  dès-là  même  ils 
auroicnt  été  moins  dignes  du  nom  de  figes.    Auffi  étoient-ils  fort  éloignez 

de 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  8oî 

de  ces  fentimens.  Il  eft  facile  d'en  juger  par  cette  maxime  qui  nous  vient 
d'eux ,  6c  que  nous  liions  dans  le  Chu  king.  D'un  côte  le  cœur  de  l'hom-  . 
me  elt  plein  de  foiblefle  ôc  de  penchant  pour  le  mal.  D'un  autre  côté  le 
vrai  bien,  qui  fait  comme  le  centre  de  la  raifon,  confifte  en  un  point  com- 
me indivifible.  Il  faut  une  intention  bien  pure  6c  bien  fimplc,  pour  tenir 
toujours  le  vrai  milieu. 

On  voit  par  cet  endroit  du  Chu  king  ce  que  ces  grands  hommes  penfoient 
d'eux-mêmes.  Car  ils  fe  comptoient  fans  doute  au  nombre  des  hommes: 
ils  prononcent  cependant  en  général  que  le  cœur  de  l'homme  eft  plein  de 
foiblefle  :  qu'il  a  peine  à  tenir  le  vrai  milieu,  qu'il  a  befoin  de  f;\ire  effort 
pour  fe  conferver  dans  la  pureté  6c  la  fimplicité  réquife.  Enfin  nous  voyons 
que  tous  les  fages  de  l'antiquité,  bien  loin  de  fe  croire  exempts  de  fautes, 
ont  regardé  comme  un  de  leurs  principaux  devoirs  le  foin  de  fe  coriger.  Si 
quelques-uns  pai*  ce  moyen  font  parvenus  à  n'en  plus  commettre,  ce  n'elt 
pas  qu'ils  n'euflent  un  cœur  fait  comme  les  autres,  6c  fujet  aux  mêmes  foi- 
blefles:  c'eft  qu'à  force  de  fe  réprimer  eux-mêmes,  à  force  de  veiller  avec 
une  atention  continuelle  fur  leurs  plus  fécrets  mouvemens ,  6c  fur-tout  à 
force  de  fe  regarder  comme  pleins  de  défauts  :  ils  font  enfin  parvenus  à  n'en 
plus  avoir.  Je  le  vois  clairement,  mes  chers  difciples  :  c'eit  là  le  chemin 
qu'il  faut  tenir:  mais  je  l'ai  vu  trop  tard.  Mes- anciennes  habitudes  m'ont 
laifle  dans  le  cœur  la  même  foiblefle,  que  caufe  dans  le  corps  humain  une 
maladie  invétérée. 

C'efl:  pour  cela  que  jenecefl'e  de  vous  exhorter,  à  y  prendre  garde  de  bon-  Sentiment 
ne  heure,  6c  à  ne  vous  pas  expofer  aux  mêmes  difficultez  que  moi,  en  laif-   'l^  confu- 
fant  vieiUir  vos  défauts  :  tandis  qu'on  efl:  encore  jeune,  que  l'efprit  a  plus    ^oyens^^ 
de  vivacité  6c  plus  d'ardeur,  que  les  foins  du  corps  6c  d'une  famille  n'ont  d'aquérir 
pas  encore  bien  faifi  le  cœur;    fi  l'on  travaille  tout  de  bon,  l'on  avance  laSagelTe.' 
beaucoup  fans  tant  de  peine:  au  lieu  que  fi  l'on  diffère,  outre  que  les  emba- 
ras  du  fiécle  croiflent  tous  les  jours,  l'efprit  fe  rallcntit  avec  l'âge  ,    6c  l'on 
n'a  plus  la  même  vigueur.  S'il  s'en  trouve  quelques-uns,  qui  ayant  ainfi  dif- 
féré, ne  laiffent  pas  de  parvenir  à  la  vraye  fagefle,  du  moins  ne  le  peuvent- 
ils  point  fans  des  efforts  extraordinaires:  fur-tout  il  ne  faut  pas  diftl-rer  au- 
delà  de  quarante  à  cinquante  ans.   Apres  ce  terme  les  défirs  qu'on  forme, 
n'ont  ordinairei;nent  gueres  plus  de  liaccês ,   que  ceux  d'un  homme ,  qui 
voyant  le  folcil  fe  coucher  6c  prêt  à  nous  dérober  fa  lumière,  youdroit  l'a- 
rêter  fur  notre  horifon.  C'efl;  donc  ce  que  Confucius  vouloit  faire  entendre, 
quand  il  difoit  ,   qu'à  quarante  ou  cinquante  ans  on  n'entend  plus.  Paroles 
bien  remarquables,  6c  qui  tenant  de  l'exagération,  renferment  cependant 
une  vérité  fenfible,  vérité  que  le  même  Confucius  exprime  ailleurs  en  ter- 
mes plus  fimples.    Ce  n'ell  point  fans  bien  des  efforts,  dit-il,  qu'on  par- 
vient à  la  vraye  fageffc:  fi  l'on  n'y  travaille  de  bonne  heure,  le  moyen  que  la 
vieilleffe,  dont  h  foiblcffe  eft;  le  partage,  les  puiffe  foutenir?  Hélas!  moi 
qui  vous  parle,  6c  qui  n'ai  commencé  que  trop  tard,  je  n'éprouve  que  trop 
la  vérité  de  ces  paroles.  C'eft  ce  qui  me  porte  à  vous  prcffer  de  bien  profi- 
ter du  tems,  pour  ne  pas  vous  expofer  à  un  repentir  auez  inutile. 

^erne  IL  lii  ii  Le 


Réponfe 
à'Ouang 
yang  rn'mg 
à  un  Tfi 
fou. 


Pîété  des 
anciens 
Princes 
Clùnois. 


802  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

L  E  même  Ouang  yang  ming  étant  chez  foi  ,  dans  la  province  de  Tché 
kiang  ,  une  année  que  l'Eté  fut  fort  fec  ,  le  Tcbi  *  fou  du  lieu  lui  écrivit, 
pour  lui  demander  s'il  n'avoit  point  le  fécret  de  faire  tomber  de  la  pluie, ou. 
s'il  ne  fçauroit  point  quelqu'un  qui  l'eût.  Ouang  yang  ming  ne  répondit  que 
de  vive  voix  à  la  première  lettre.  Le  lendemain  le  Te bi  fou  lui  écrivit  encore 
avec  plus  d'empreflément. 

A  cette  féconde  lettre,  Ouang  yang  ming  fit  la  réponfe  qui  fuit. 

Hier  deux  de  vos  Officiers  tang  &  Xi  me  rendirent  une  lettre  («)  que 
vous  m'aviez  fut  l'honneur  de  m'écrire.  Je  trouvai  qu'elle  fe  réduifoit  à  me 
demander  un  fécret  pour  faire  tomber  de  la  pluie.  Jamais  je  ne  fus  plus  fur- 
pris  &  plus  confus.  Ma  furprife  ôc  ma  confuiîon  ont  beaucoup  augmenté, 
quand  j'ai  reçu  ce  matin  par  Chin  tfié  votre  féconde  lettre , encore  plus  pref- 
fante  que  la  première:  les  voies  de  Tien  font  obfcures,  6c  bien  au-deflus  de 
notre  portée.  Qui  luis-je  moi,  pour  me  piquer  de  les  pénétrer  &  d'y  voir 
clair  ?  Cependant  vous  témoignez  tant  de  compaffion  pour  les  peuples,  que 
je  ne  puis  raifonnablement  me  difpenfer  de  vous  dire  auffi  ma  penfée  fur  la 
matière  dont  il  s'agit.  Je  prie  depuis  long-tems,  répondit  Confucius,  dans 
une  occafion  que  vous  fçavez.  En  effet,  la  prière  du  fage  ne  confîfte  pas 
précifément  à  réciter  dans  le  befoin  quelques  formules  de  prières  ,  mais  bien 
plus  dans  la  conduite  régulière  qu'il  a  foin  de  tenir.  Il  y  a  déjà  quelques 
années  que  vous  êtes  né  dans  le  pays  de  Tué  (è),  n'avez  vous  pas  eu  foin  de 
prier  d'avance  en  faifant  ce  qui  a  dépendu  de  vous ,  pour  prévenir  6c  adou- 
cir les  miféres  du  peuple,  pour  le  rendre  heureux  ôc  content  ?  Auriez-vous 
différé  jufqu'ici?  Non,  fans  doute.  Cependant  la  pluie  ne  tombe  point  fé- 
lon vos  fouhaits.  Cela  efl  vrai.  JVIais  enfin  quel  autre  meilleur  moyen  pour 
l'obtenir. 

Anciennement  dans  les  grandes  féchereffes,  les  Princes  retranchoient  de 
leur  table,  6c  de  leurs  divertiflemens,  élargifToient  (c)  les  prifonniers,  di- 
minuoient  les  tailles,  régloient  avec  un  nouveau  foin  les  cérémonies  ,  fou- 
lageoient  par  des  largefTes ,  ceux  que  la  maladie  èc  la  pauvreté  acabloient 
de  douleur.  PUis  ils  faifoient  implorer  par  tout,  6c  imploroient  eux-mêmes 
en  faveur  des  peuples,  l'afTiftance  de  Chan^Tchuen ,  (d)  Ché  tfi.  Je  trouve 
dans  les  anciens  livres  la  cérémonie  Tfi  en  l'honneur  de  Tien  ,  pour  deman- 
der de  la  pluie.  J'y  trouve  que  les  Princes  faifmt  un  févere  examen  de  leur 
conduite,  s'atribuoient  les- calamitez  publiques.  J'y  trouve  que  ces  mêmes 
Princes  en  reconnoiflant  leurs  fautes ,  demandoient  le  tems  de  s'en  coriger. 
Le  Li  ki,  le  (c  )  Tchun  tfiou^  6c  les  annales  nommées  Se  ki  ont  grand  nom- 
bre 


*  C'efl-à-dire  le  Gouverneur. 

(<j  )  Le  Chinois  die  mot  à  mot  votre  honor.\ble  inftrutflion. 
[b)  Ancien  nom  du  pays,  qui  eft  aujourd'hui  h  province  de  Tché  kiaag. 
(  c  )  Song  élargit  les  iunocens"  &  les  moins  coupables. 

{ri]  Mot  à  mot  montagnes,  rivières,  territoires  ou  domaine  de  chaque  Prince:  c'cft- 
dire  les  efprits  tutélaires  du  pays. Figure  ordinaire  en  Chinois. 

(«)    Os  deux  livres    font  mention  de  la  cérémonie  nommée  Tu.     C'étoit  pour  ob- 
:nir  de  la  pluie;  le  Li  ki  dit  qu'elle  s'adrelToit  à  Ti.    Les  anciens  livres  mettent  tantôt 

Chang 


mans. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  803 

brc  d'exemples  en  ce  genre.  Voilà  ce  que  l'antiquité  m'aprend.  Je  ne  trou-  Réfutatioa 
ve  point  qu'on  y  ait  cru  que  quelques  caraâréres  bizares ,    6c  quelques  im-  desTalis- 
précations  lancées  lur  l'eau,  puiflent  obtenir  de  la  pluie.  Si  dans  les  fiécles  """"' 
poftcrieurs  il  s'étoit  trouvé  quelques  Tao  Jjïé  *,  dont  on  pût  bien  aOurer 
qu'ils  feifoient  pleuvoir  au  beioin:on  pouroit  penicr  que  c'étoient  des  ho.in- 
mes  d'une  vie  pure  &  fans  reproche,  d'une  vertu  folide  &  conllante:  que, 
fans  s'être  atachez  exactement  à  la  vraie  pratique  de  l'Empire  ,  ils  ne  lail- 
foient  pas  d'être  des  hommes  finguliers  beaucoup  au-dellus  du  commun: 
ôc  que  peut-être  par-là  ils  pouvoient  obtenir  de  la  pluie. 

Mais  fur  quel  témoignage  efl  apuyé  ce  qui  fe  dit  en  ce  genre  .^  Sur  des 
hiftoires  6c  des  récits  romanefques.  Nos  King  6c  nos  autres  livres  autoriléz, 
n'ont  rien  ne  femblable,  ôc  ce  qu'il  y  a  de  gens  fages ,  régardent  tout  ce 
qu'on  en  dit  comme  des  contes  faits  à  plaifir.  Bien  moins  peut-on  atribuer 
rien  d'aprochant  aux  T'aoffee  d'aujourd'hui.  C'cft  une  vile  canaille  qui  n'eft 
gueres  moins  méprifable  que  ces  charlatans  des  foires,  qui  débitent  dans  les 
carefours  toutes  lortes  d'impertinences.  Que  des  gens  de  cette  forte  ayent 
en  leur  pouvoir  le  tonnerre,  les  éclairs,  les  vents,  la  pluie,  6c  les  autres 
changemens  de  l'air  pour  en  difpofer  à  leur  gré  :  qu'y  a-t-il  de  plus  in- 
croyable? 

Ce  que  je  vous  confeille,  c'eft  de  remettre  à  un  autre  tems  les  affaires 
qui  fe  peuvent  différer  :  de  vous  bien  examiner  dans  la  retraite  :  de  vous 
interdire  6c  aux  autres  toute  dépenfe  6c  tout  luxe ,  de  réparer  éxaétement 
les  toïis  que  vous  pouriez  avoir  faits  :  puis  avec  des  intentions  droites  Sc 
pures ,  dans  des  fentimens  fincéres  de  douleur  ,  6c  de  pénitence  ,  d'in- 
voquer Chan^  Tchuen,  Ché  tfi^  au  nom  6c  en  faveur  des  peuples  de  vos 
huit  Hien  {a).  Pour  ce  qui  eft  des  prières  6c  des  prétendus  fécrets  des 
Taofscc^  fi  le  peuple  de  lui-même  les  employé,  contentez-vous  de  le  laif- 
fer  faire,  6c  de  ne  pas  le  lui  défendre  :  mais  ne  comptez  point  là  deflus 
vous-mêmes ,  ^  ne  témoignez  jamais  en  faire  aucun  cas. 

Sur  quoi  vous  devez  compter ,  c'eft  fi  dans  votre  conduite  ordinîîire 
vous  n'avez  rien  à  vous  reprocher  devant  Chin  mïng  (b):  fi  dans  l'occafion 
préfente  vous  redoublez  votre  atention  fur  vous-même  :  6c  fi  dans  ces  dif- 
pofitions,  à  la  tête  de  vos  collègues  6c  de  vos  fubalternes,  vous  priez  avec 
une  atention  droite  6c  pure  :  quoique  la  fécherefié  me  foit  également  fu- 
nefte,  quelque  peu  de  vertu  que  j'aye,  je  ne  diftinguc  point  mes  intérêts 
de  ceux  du  peuple.  Si  j'avois  réellement  quelque  fécret  pour  lui  procurer 
la  pluie  qu'il  fouhaite,  aurois-je  eu  la  dureté  de  le  voir  dans  l'affliction, 

fans 

Chang  ti,  taïuôt  feulement  T;.    C'eft  ainfî  que  nous  difons  indifféremment ,  oiî'rir  au  fei- 
gneur,  ou  bien  offrir  au  fouverain  leigneur. 

•  Minidrcs  Je  la  fedte  Tao. 

{a)  La  ville  du  premier  ordre ,  dtnt  ce  Mandarin  étoit  premier  OiBci^r,  avoir  dans  fa 
dépendance  huit  .villes  du  troifiéme  ordre. 

{b)  Chin  fignifie  efprit  ,  fpirituel,  excellent,  impénétrable.  Afwg  fignifie  intelligence, 
connoiffance,  claire  pénétration,  &c.  Je  lailfe  au  ledeur  à  deieimmer  le  lens  de  cette  cx- 
preffion  par  ce  qui  a  précédé  8c  ce  qui  fuit. 

lii  ii  2. 


8o4  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

fanspenfer  à  lefécourii?  Vous  aurois-je  donné  la  peine  de  m'en  prefler  à  deux 
repi-ifes?  Ce  ne  feroit  pas  être  homme.  Enfin  je  vous  promets  que  dans 
un  jour  ou  deux  ,  j'irai  au  fauxbourg  du  Midi  féconder  par  mes  prières 
votre  compaffion  pour  les  peuples.  Vous-même  bornez- vous,  fi  vous  m'en 
croyez,  à  prier  pour  eux  de  tout  votre  cœur,  fans  donner  dans  ces  er- 
reurs, &  fans  avoir  même  en  vue  de  vous  faire  de  la  réputation  (a).  Tien 
tout  élevé  qii'il  ell  au-deflus  de  nous,  ne  fut  jamais  infenfible  à  une  vertu 
Jincére  &  parfaite. 

Celui  qui  a  fait  imprimer  le  livre,  ajoute  en  forme  de  notte.  Dans  les 
calamitez  publiques,  dans  les  fécherefles,  ou  les  inondations,  voilà  com- 
me il  faut  que  nous  en  ufions.  C'eft  de  cette  forte  que  nous  devons  faire 
tout  ce  qui  dépend  de  nous.  Compter  fur  les  prétendus  fécrets  des  Taofseë, 
ou  témoigner  qu'on  en  fait  cas ,  c'eft  un  grand  aveuglement. 

LIÉ        N    I    U    (b) 

O  V 

FEMMES   ILLUSTRES. 


Inftniiflion 


MO  JN  Cj   K.  O  étant  en  âge  d  étudier  ,  ia  mère  1  envoya  a  lecole, 
Unjour  qu'il  en  revenoit,  elle  lui  demanda,  en  dévidant  fon  fil,^ 
»  luu  ^#».  où  il  en  étoit  de  fes  études  ,   Se  ce  qu'il  avoit  apris.     L'enfant 

répondant  ingéniiment  qu'il  n'avoit  encore  rien  apris ,  elle  prit  fur  le 
champ  un  couteau,  6c  coupa  comme  de  dépit,  une  pièce  qu'elle  avoit  fur 
le  métier.  L'enfant  demanda  en  tremblant  ce  qu'elle  prétendoit  faire  par 
là.  Mon  filsy  dit-elle,  en  n'aprenant  rien,  vous  faites  ce  que  je  viens  de 
faire,  6c  encore  pis.  Quand  on  veut  devenir  fage,  6c  fe  rendre  illuftre, 
il  faut  s'apliquer  tout  de  bon,  6c  profiter  de  ce  qu'on  entend.  C'eft  l'uni- 
que moyen  de  vivre  tranquile  en  fon  domeftique  ,  6c  d'entrer  dans  les 
charges  fans  aucun  rifque.     Si  vous  négligez  ainfi  l'étude,  vous  ne  ferez 

qu'un 

(a)  C'e(l-à-dire  de  vous  faire  la  réputation  d'homme  compalïïf  &  rendre  fur  ce  que  fouf^ 
frent  les  peuples. 

(b)  Lié  illultres.  Sin  femmes.  On  trouvera  peut-être  que  ce  qui  eft  contenu  dans  ce  re- 
ceui! ,  ne  répond  pas  à  un  titre  fi  magnifique.  Ce  qu'on  en  doit  conclure  ,  c'ell  de  deux 
chofes  l'une:  ou  que  les  Chinois  ne  s'embaraiïent  pas  beaucoup  qu'un  titre  foit  jufte,  ou 
que  certaines  chofes  dans  leur  idée  font  bien  plus  relevées  que  dans  celle  des  Européans, 
ce  qui  ell  affei  vrai. 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE. 


Sof 


qu'un  malheureux,  expofé  à  toutes  les  mifeics  des  plus  viles  conditions, 
bi  vous  fiiitci  û  peu  de  cas  de  la  fagefle,  que  vous  perdiez  ainfi  le  tems  dcf- 
tiné  ii  l'aquérir,  il  vaut  mieux  des  à  prefent  prendre  le  métier  de  croche- 
teur,  ou  bien  quelque  autre  femblablc  qui  vous  ailiire  de  quoi  vivre.  Si  une 
femme  ne  fçait  rien  faire,  6c  fi  un  homme  dans  fa  jeunelfe  n'aprend  rien, 
il  faut  qu'ils  volent  ou  qu'ils  foient  efclaves.  Voilà  ce  qu'on  dit  ordinaire- 
ment, &  rien  n'ell:  plus  vrai. 

Mofig  ko  fut  frapé  de  l'aftion  8c  du  difcours  de  fa  mère.  Il  prit  Tfefe 
pour  Ion  maître,  6c  il  profita  fi  bien  fous  lui,  qu'il  devint  un  grand  Philo- 
fbphe,  6c  l'homme  le  plus  célébré  de  fon  tems.  Sa  mère  le  maria  quand 
il  fut  en  âge.  Un  jour  en  entrant  dans  la  chambre  intérieure  où  étoit  fa 
femme,  il  la  trouva  peu  modeftement  vêtue.  Il  en  fut  choqué,  il  ibrtit 
brufquemcnt,  6c  fut  du  tems  fans  la  voir.  Sa  femme  va  trouver  la  belle- 
mere,  6c  comme  prenant  congé  d'elle:  on  dit  communément,  lui  dit-elle, 
qu'une  femme  étant  retirée  dans  fa  chambre,  fon  mari  même  n'y  entre  pas 
pendant  le  jour,  ou  très-rarement.  Dernièrement  j'ctois  dans  ma  cham- 
bre vêtue  aflez  négligemment,  mon  mari  m'ayant  furprife  en  cet  état,  en 
a  témoigné  beaucoup  de  chagrin.  Je  vois  qu'il  me  regarde  comme  une 
étrangère.  Une  femme  ne  peut  avec  bienféance  demeurer  du  tems  dans  une 
maifon  étrangère.  Je  viens  donc  prendre  congé  de  vous,  pour  rétourner 
auprès  de  ma  mère. 

Aufil-tôt  Mong  ko  fut  appelle  par  fa  mère.  Mon  fils,  lui  dit-elle,  quand 
un  homme  entre  dans  une  maifon,  il  doit  s'informer  fi  l'on  y  efl.  Il  faut 
faire  avertir  par  un  domeftique,  ou  du  moins  hauflêr  la  voix  pour  être  en- 
tendu avant  que  d'entrer.  Vous  fçavez  que  c'ell  la  coutume  :  6c  c'eft  le 
moyen  en  effet  qu'en  entrant  on  trouve  la  falle  en  ordre.  Pour  ce  qui  eil 
de  tout  autre  apartement,  quand  on  en  ouvre  la  porte  ,  on  doit  avoir  la 
vue  baiflee.  Vous  avez  manqué  à  cela,  mon  fils,  c'eft  ne  pas  fçavoir  les 
rits.  Vous  fîed-il  après  cela  d'être  fi  rigide  à  l'égard  d'autrui?  Mong  ko  {a) 
reçut  la  réprimande  humblement  5c  avec  aêtions  de  grâce,  puis  il  fe  récon- 
cilia avec  fa  femme. 

c  Long-tems  après  Mong  tfe  étant  à  la  cour  de  7y?,  parut  un  peu  trifte.  Sa 
mère  lui  en  demandant  la  caufe,  il  évita  de  répondre  nettement.  Un  autre 
jour  qu'il  êtoit  tout  rêveur,  il  remuoit  fon  bâton  en  foupirant.  Sa  mère 
s'en  apperçut  6c  lui  dit:  mon  fils ,  dernièrement  vous  me  paroiflîez  trifte 
ôc  vous  m'en  difiimulâccs  la  caufe.  Aujourd'hui  vous  foupirez  en  remuant 
votre  bâton.  Qii'y  a-t-il  donc?  Ma  mère,  répondit  Mong  tfe,  on  m'a 
appris  qu'un  homme  fage  ne  doit  afpirer  aux  emplois  6c  aux  récompenfes, 
que  par  les  bonnes  voies:  que  quand  les  Princes  ne  veulent  pas  nous  écou- 
ter, il  ne  faut  pas  leur  prodiguer  nos  confeils:  6c  que  quand  ils  écoutent 
nos  avis  fans  en  profiter,  il  ne  faut  pas  fréquenter  leur  cour.   Je  vois  qu'icï 

la 


Effet  de 
cette  Inf" 
truftion. 


Maximes 
de  civilité^ 


(a')  Mong  étoit  fon  nom  de  famille.    JC»  fon  nom  diftindif ,  oupetitnom.,  difcnt  les 
Chinois.  J/ê,  manière  honorable  de  nommer  quelqu'un. 
lii  ii  i 


8o6  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

la  vraie  doûrine  eft  négligée  :  je  voudrois  me  retirer  :  mais  je  vous  vois  dé- 
jà fur  l'âge.  C'eft  ce  qui  t'aie  mon  embàras  6c  le  fujet  de  ma  triftefle. 

Le  devoir  d'une  femme,  reprit  la  mère,  c'eft  d'accommoder  à  manger, 
de  coudre,  &;  de  bien  régler  l'intérieur  de  la  maifon.  Le  dehors  n'eft  pomt 
de  Ton  reflbrt.  Qiiand  nous  fommes  encore  filles,  nous  fommes  foumiles  à 
un  perc  ôc  à  une  mère.  Qiiand  nous  fommes  mariées,  nous  dépendons  de 
nos  maris,  6c  nous  devons  les  fuivre  où  ils  veulent.  Enfin  quand  nous  fom- 
mes veuves ,  6c  que  nous  avons  des  fils  avancez  en  âge ,  nous  devons  aufli 
les  fuivre,  comme  nous  faifions  nos  maris.'  C'eft  ce  que  prefcrivent  les  rits 
à  l'égard  de  notre  fexe.  Je  fuis  âgée,  cela  eft  vrai:  mais  n'importe.  Faites 
votre  devoir  mon  fils,  que  je  n'y  fois  point  un  obftacle:  je  fçaurai  faire 
auffi  le  mien. 
iHfltuaion  K  I  N  G  K  I  A  N  G  fille  de  condition,  fut  mariée  à  Mou  pé^  qui  avoit  le 
d'une  iWerc  ^ang  de  Tel  fou  à  la  cour  de  Lou.  Elle  en  eut  un  fils  nommé  Ouenpé.  Mou 
à  fon  ^lU.  ^^  ^^^^^  mort,  King  kiang  fe  trouva  chargée  de  l'éducation  de  fon  fils.  Elle 
eut  foin  de  le  faire  bien  étudier:  6c  quand  fes  études  furent  finies,  6c  qu'il 
revint  à  la  maifon ,  elle  veilla  avec  foin  fur  fa  conduite.  Elle  obferva  plus 
d'une  fois  que  ceux  qui  venoient  voir  Oucn  pé^  le  traittoient  tous  avec  beau- 
coup de  cérémonie  :  elle  conclut  de-hi  que  fon  fils  n'avoit  liaifon  qu'avec 
des  gens  au-deflbus  de  lui  pour  l'âge  6c  pourtout  le  refte:  6c  par  confé- 
quent  qu'il  fc  regardoit  comme  n'ayant  plus  befoin  d'inftruCtion. 

Un  jour  la  compagnie  s'étant  retirée,  elle  l'appella  pour  lui  faire  une  ré- 
primande. Autrefois,  lui  dit-elle,  Fou  {a)  vang  fortant  de  la  falle  d'au- 
dience, une  de  fes  jarretières  fe  détacha,  6c  fon  bastomboit:  regardant 
autour  de  loi,  il  n'y  vit  pas  un  feul  homme,  {b  )  auquel  il  crût  pouvoir  or- 
donner de  lui  remettre  fon  bas.  Il  fe  baifla  aufli  tôt  6c  le  fit  lui-même.  Hoen 
kong  avoit  toujours  à  fes  cotez  trois  bons  amis.  Il  entretenoit  cinq  Offi- 
ciers exprès  pour  obferver  fes  fautes,  6c  pour  l'en  reprendre:  6c  il  n'y  avoit 
point  de  jour  qu'il  n'écoutât  fur  fes  défauts  trente  perfonnes.  Tcheou  kong 
dans  un  repas  préfentoit  jufqu'à  trois  fois  des  meilleurs  mets  aux  vieillards. 
Il  leur  ajuftoit  les  cheveux  :  6c  quand  fc  chargeant  du  gouvernement  il  fit 
fes  vilites,  on  compta  parmi  ceux  qu'il  vifîta  plus  de  70.  vieillards  pauvres, 
6c  logez  dans  les  plus  petites  rues.  Ces  trois  grands  hommes  étoient  Prin- 
ces. Voilà  cependant  comme  ils  s'abaiflbient.  Au  rcfte  c'étoit  à  l'égard  des 
gens  plus  âgez  qu'eux:  ils  n'en  admettoient  pas  d'autres  pour  l'ordinaire. 
Par-là  il  leur  étoit  plus  facile  d'oublier,  pour  ainfi  dire,  leur  rang  6c  leur 
dignité,  6c  ils  faifoient  chaque  jour  des  progrès  fenfibles  dans  la  vertu.  Pour 
vous,  mon  fils,  vous  prenez  une  route  bien  contraire,  vous  êtes  jeune  & 
{i\ns  emploi.  Cependant  je  vois  que  ceux  avec  qui  vous  avez  des  liaifons  , 
vous  cèdent  en  tout,  6c  vous  regardent  comme  leur  fupérieur.  Ce  font  fans 
doute  des  gens  encore  plusjeunes, 6c aufli  peu  avancez  que  vous.  Qiielavan- 
tage  pouvez-vous  tirer  de  ces  liaifons  ? 

Ouen 
(a)  Il  étoit  Empereur. 

(t^  C'ell  qu'il  n'avoit  avec  foi  que  gens  d'un  grand  âge  6c  d'un  grand  mérite  qu'il 
lefpedloit. 


ET    DE   LA    TARTARIE   CHINOISE. 


&07 


cette  Inf-: 
trudioii. 


Ouen  pé  reçut  cette  réprimande  avec  aftions  de  grâces.  Il  reconnut  qu'il   Effet  de 

avoit  tort,  Se  il  changea  de  conduite.  Il  fit  liaiion  avec  des  gens  graves    '  ' 

qu'il  regarda  comme  fes  maîtres.  On  ne  le  voyoit  oi-dinairement  qu'avec  de 
vénérables  vieillards:  il  leur  fervoit  de  conduéteur  &  d'appui  quand  ils  mar- 
choient,  &  les  fervoit  même  à  table.  King  kiang  en  avoit  une  vraye  ioye. 
Voilà,  diioit-elle  alors,  voilà  mon  fils  qui  te  forme  Se  qui  devient  homnie. 

Ouen  pé  commençant  à  entrer  dans  le  gouvernement,  King  kiangXuiût 
un  petit  difcours,  dans  lequel,  par  des  comparaifons  toutes  tirées  de  l'art 
de  faire  des  étofi-es ,  aufquelles  elle  travailloit ,  elle  lui  expola  les  qualitez 
de  ceux  qui  dévoient  remplir  les  principaux  emplois  du  Royaume.  Qiiel- 
que  tems  -après yOueripé  revenant  du  palais.  Se  allant  faluer  fa  merc,  la  trou- 
va dévidant  du  fil.  Oz^^w/))?  témoigna  qu'il  craignoit  que  cette  occupation 
ne  fît  quelque  des-honneur  à  fa  famille,  Se  qu'on  ne  le  foupçonnât  de  ne  la 
pastraitter  alTez  bien.  Kifig  kiang, ']etta.nt  un  grand  l"oupir,ce  font  ces  fauf- 
lès  idées,  s'écria-t-elle,  qui  ont  perdu  ce  Royaume,  autrefois  fi  floriflant. 
Quoi,  mon  fils,  vous  qui  avez  tant  étudié,  Sc  qui  maintenant  êtes  en  char- 
ge, eft-il  pofllblc  que  vous  l'ignoriez?  J'ai  fur  cela  bien  des  choies  à  vous 
dire,  écoutez  avec  atention.  Les  fages  Rois  de  l'antiquité  cherchoient  ex- 
près les  terres  les  moins  grafles,  pour  y  placer  leurs.fujets.  Un  de  leurs  plus 
grands  fécrets  dans  l'art  de  régner,  étoit  d'entretenir  les  peuples  dans  le  tra- 
vail Se  même  dans  la  fatigue  :  ils  avoient  certainement  railon.  La  fatigue 
èc  le  travail  rendent  l'homme  attentif  Se  vertueux:  au-lieu  que  l'oifiveté  Se 
les  délices  font  naître  le  vice.  Se  l'entretiennent.  Les  peuples  qui  habitent 
des  pays  gras  Se  fertiles,  font  ordinairement  peu  induftrieux  Se  fort  volup- 
tueux: au  lieu  que  ceux  dont  le  terroir  eft  maigre,  font  en  mêine  tems  la- 
borieux Se  gens  de  bien. 

Ne  vous  imaginez  pas  au  refte,  que  dans  la  fage  antiquité  l'occupation  Se  ^^  travail 
le  travail  fuflent  uniquement  pour  le  peuple,  A  quel  travail  ne  fc  livroicnt  ocupation 
pas  nos  Empereurs  mêmes?  Ils  avoient  à  régler  les  finances,  à  examiner  desGranJs 
les  Magiftrats,  Se  le  rapport  que  les  Magiftrats  leur  faifoient.  Il  leur  fal- 
loit  veiller  aux  befoins  des  peuples,  les  pourvoir  de  bons  maîtres  Se  de  bons 
pafteurs.  Il  falloit  régler  les  lupplices,  Se  déterminer  en  dernier  relîbrt  les 
peines  des  criminels.  II  falloit  faire  aux  tems  réglez  les  cérémonies  publi- 
ques. Se  s'y  préparer  pendant  plufiears  iours.  Il  n'étoit  pas  permis  à  un  Em- 


comme  du 

Peuple, 


Il  en 


ques,  Se  s'y  préparerpendant  plufiears  jours.  11  n'etoit  pas  permis 
pereur  de  fe  repofer  ou  de  fe  divertir,  que  tout  ne  fût  dans  l'c 
étoit  de  même  à  proportion  des  Princes  tributaires.  Ils  paflbient  le  matin  à 
s'aquiter  de  ce  qui  regardoit  le  fervice  de  l'Empereur,  fui vant  les  ordres 
qu'ils  en  avoient.  Le  milieu  du  jour  s'employoit  à  ce  qui  regardoit  le  gou- 
vernement de  leur  Etat  particulier.  Sur  le  foir  ils  donnoient  un  tems  déter- 
miné à  l'examen  des  caufes  criminelles.  La  nuit  ils  régloient  ce  qui  regar- 
doit les  ouvriers  Se  les  gens  de  journée.  Les  Grands  de  l'Empire  commen- 
çoient  par  vaquer  le  matin  chacun  à  ce  qui  étoit  de  fon  reffort.  Sur  le  haut 
du  jour  ils  délibéroient  enfemble  fur  le  gouvernement  de  l'Etat.  Le  foir  ils 
dreflbient  un  mémoire  des  chofes  qui  dévoient  fe  régler  le  lendemain  :  il  fal- 
loit qu'ils  priflent  fur  la  nuit  le  tems  que  pouvoit  exiger  le  foin  de  leur  do- 

melU- 


Des  Hom- 
mes com- 
me des 

Icmmes, 


Atache- 
jnent  de 
King  kiani 
pour  les 
Rits. 


808  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

meftique.  Il  en  étoit  de  même  à  proportion  de  toutes  les  conditions  qui  é' 
toient  au-defîus  du  fimple  peuple. 

Pour  pafler  des  hommes  aux  femmes,  ignorez-vous  que  les  Reines  trayail- 
loientde  leurs  propres  mains  ces  ornemens  violets,  qui  pendoientau  bonnet 
de  l'Empereur;  que  ces  bordures  rouges,  qui  diftinguoient  les  Princes  ôcles 
Ducs,  étoient  de  la  main  de  leurs  femmes:  que  ces  belles  6c  larges  ceintu- 
res dont  ufoient  les  Grands,  &  leurs  habits  de  cérémonie,  fe  travailloient 
par  les  femmes  de  ceux-U  mêmes  qui  les  portoient  ?  A  plus  forte  raifon  les 
femmes  d'une  condition  inférieure  travailloient-elles  de  leurs  mains  les  ha- 
bits de  leurs  maris.  Leur  uavail  ne  fe  bornoit  pas  là.  On  offroit  de  ces  for- 
tes d'étoffes  ou  d'ouvrages  aux  Princes,  ou  par  redevance,  quand  on  étoit 
dans  leur  domaine:  ou  en  préfent,  quand  on  n'en  étoit  pas.  Enfin,  pour  les 
femmes  comme  pour  les  hommes,  c'étoit  un  crime  de  mener  une  vie  oifîve. 
Voilà  quelles  étoient  les  coutumes  de  nos  ancêtres,  Se  cette  maxime  de  nos 
anciens  Rois ,  qui  a  paffé  jufqu'à  nous ,  fuivant  laquelle  les  Grands  doivent 
travailler  de  l'elprit  oc  du  corps ,  fe  pratiquoit  alors  inviolablement.  Il  n'ell 
pas  pcrnais  de  les  oublier  ces  fages  maximes  6c  ces  louables  coutumes. 

Faites  réflexion,  mon  fils,  que  je  fuis  veuve,  6c  que  pour  vous,  vous 
êtes  tout  récemment  mis  en  place.  La  parefle  6c  l'oifiveté  nous  convien- 
nent-elles? Pour  moi,  je  tâche  de  n'avoir  rien  à  me  reprocher  fur  cela,  Se 
vous  paroiffez  le  trouver  mauvais  .^  Que  peut  efpérer  le  Prince  ,  d'un  hom- 
me qui  eil  dans  ces  diljjofitions?  Je  crains  fort  que  mon  mari  ne  m'ait  laifle 
en  vous  un  fil?  peu  digne  d'un  tel  père ,  6c  que  la  poftérité  ne  finiffe  en  vo- 
tre perfonne.  En  effet,  peu  de  tems  après  Qiienpé  mourut  fans  enfans.  King 
kiang  dans  le  deiiil  pleuroit  le  matin  fon  mari ,  6c  le  foir  fon  fils. 

Ki  kang  frère  de  Aloupé^  oncle  de  Ouen  pé ^  fe  trouva  chef  de  la  famille, 
ainfi  King  kiang  devoit  paffer  chez  lui ,  félon  la  coutume.  Il  l'alla  donc 
prendre  &:  en  l'invitant,  il  parla  avec  beaucoup  de  refpeét.  King  kiang  le 
fuivit  en  fîlence.  Lorfqu'elle  fut  arivée  à  la  maifon  de  A7/è/^«^,  elle  entra 
de  même,  fans  dire  un  feul  mot,  dans  l'aparteraent  qu'on  lui  avoit  deftiné. 
Depuis  ,  quoique  Ki  kang  la  traitât  comme  fa  mère,  elle  ne  lui  parla  que 
très-rarement,  toujours  de  fon  apartement  6c  d'affez  loin.  Confucius,à  qui 
on  fit  part  de  cette  conduite,  loiia  fort  King  kiang  de  ce  qu'elle  gardoit  fi 
bien  les  rits. 

Tsou  6c  TsiN  étant  en  guerre  l'un  contre  l'autre,  le  Roi  de  Tfou  mit 
une  armée  en  campagne,  dont  il  donna  le  commandement  à  Ijefa.  Ce  Gé- 
néral manquant  de  vivres,  dépêcha  un  courier  au  Roy,  pour  lui  en  don- 
ner avis.  Il  profita  auffi  de  cette  occafion  pour  faire  filuer  fa  mère.  Le  cou- 
der étant  donc  allé  chez  elle,  comment  va  l'armée,  demanda-t-elle?  L,cs. 
pauvres  foldats  font- ils  bien?  Madame,  dit  le  courier, les  vivres  manquent. 
Chaque  foldat  a  cependant  eu  jufqu'ici  fa  ration  de  pois,  mais  bien  petite, 
6c  on  les  compte.  Et  votre  Général,  ajoûta-t-elle,  comment  vit-il?  Ma- 
dame, répondit  le  courier,  il  fe  fentaufli  de  la  dizctte:  il  n'a  foir  6c  matin 
que  des  herbes,  un  peu  de  méchante-viande,  6c du  ris  fort  noir.  L'entretien 
n'alla  pas  plus  loin.  Quelque  tems  après,  îy^/rt  revenant  vainqueur, fa  mè- 
re lui  ferma  la  porte  de  fa  mitifon. 

m 


ET  DE  LA  TARTARIE    CHINOISE.  8oj> 

Tfefa  fort  furpris  de  ce  mauvais  accueil,  pria  des  perfonnes  de  connoif- 
iancc  d'en  demander  la  raiion  à  fa  mère.  Mon  fils  ignore-t-il,  dit-elle  alors , 
ce  que  fit  autrefois  le  Roy  de  2'iié  dans  la  guerre  qu'il  eut  contre  0«?  Ne 
fçait-il  pas  que  ce  Prince  ayant  reçu  iur  fa  route  un  préient  de  vin,  il  le  fit 
boire  à  fes  foldats;  que  dans  une  autre  rencontre,  il  en  fit  autant  du  fac  de 
ris  fcc  Se  rôti  qu'on  lui  donna,  ôc  que  du  vin  6c  du  ris  il  ne  le  rclcrva  rien 
pour  lui-même  ?  Comment  mon  fils  a-t-il  eu  le  cœur  de  manger  foir  6c  ma- 
tin ce  qui  lui  a  été  fcrvi,  fans  le  partager  avec  fes  foldats  réduits  à  quelques 
pois  par  jour?  "ïfe  fa  tout  vainqueur  qu'il  eil:,eft  à  mes  yeux  un  pauvre  Gé- 
néral :  je  ne  le  reconnois  point  pour  mon  fils.  On  raporta  le  tout  à 
Tfe  fa.  Il  reconnut  qu'il  avoit  tort,  il  demanda  pardon  à  fa  mère,  6c  la  re- 
mercia de  cette  inllruétion.     Alors  la  porte  lui  fut  ouverte. 

Une  veuve  du  Royaume  de  Lou^  ayant  tout  prépai-é  chez  elle  pour-   ^ttentioa 
les  fêtes  du  nouvel  an  6c  du  dernier  jour,  apella  neuf  fils  qu'elle  avoit,  6c  Jj.^S'^''^''^ 
leur  dit:  mes  enfans,  je  fçai  qu'une  femme  veuve  doit  fe  tenir  dans  la  mai-  Fsmme 
fon  de  feu  fon  mari,    6c  que  les  rits  le  prefcrivent.  Maisje  confidére  que  pour  fort 
dans  ma  propre  famille ,  il  n'y  a  perfonne  d'un  âge  mur  ,  fans  doute  que  ménage. 
dans  ce  tems  folemnel,  les  cérémonies  s'y  négligent ,  ou  s'y  font  bien  mal. 
Je  veux,  fi  vous  le  trouvez  bon,  y  faire  un  tour  aujourd'hui.     Comme  il 
vous  plaira,  ma  mère,  dirent  les  neuf  fils  à  genoux.     Vous  devez  fçavoir, 
reprit-elle  ,    que  nous  autres  femmes,  nous  ne  fommes  point  maîtrefles  de 
nous-mêmes.  Dans  la  jeunefl'e  nous  fommes  foumifcs  à  notre  père  6c  à  notre 
mère.    Dans  un  âge  plus  avancé  nous  dépendons  d'un  mari.     Dans  la  vieil- 
lelTe  6c  le  veuvage,    nous  devons  fuivre  nos  enfans,  6c  dépendre  d'eux  en 
bien  des  chofes.  Mes  fils  trouvent  bon  qu'aujourd'hui  je  faÎTe  un  tour  à  la 
maifon  de  mon  père:  c'eft  une  petite  liberté  que  je  prens,  qui  n'cfl:  pas 
tout-à-fait  félon  la  rigueur  des  rits.  Maisje  le  fais  pour  mettre  quelque  or- 
dre, oii  probablement  il  n'y  en  a  point.  Redoublez  aujourd'hui  votre  vigi- 
lance, tenez  la  porte  bien  fermée:  je  ne  reviendrai  que  fur  le  foir. 

Elle  part  auflitôt  accompagnée  d'un  vieux  domeftique  qu'on  avoit  en- 
voyé pour  l'inviter.  Elle  fe  prefla  de  régler  toutes  choies:  6c  le  tems  étant 
couvert,  il  lui  parut  qu'il  étoit  tard.  Elle  fe  met  donc  en  chemin  pour  s'en 
retourner:  mais  avant  qu'elle arivât,  le  tems  s'étant  éclairci ,  elle  vit  que 
l'obfcurité  du  ciel  l'avoit  trompée  ,  6c  qu'il  étoit  encore  de  bonne  heure. 
Elle  prit  le  parti  d'attendre  dans  un  endroit  écarté  au  dehors  de  l'habita- 
tion :  6c  le  foir  venu  elle  entra.  Un  feigncur,  qui  de  deflus  une  terrafTe 
l'avoit  remarqué,  trouva  la  chofe  extraordinaire,  6c  eut  la  curiofitc  de  la 
faire  fuivre  ,  6c  de  faire  examiner  fous  quelque  prétexte,  ce  qui  fc  paflbit 
chez  elle.  Ceux  qui  furent  chargez  de  la  commiflion,  raportcrent  que  c'é- 
toit  une  maifon  d'honneur:  qu'il  n'y  avoit  rien  qui  n'y  fût  dans  l'ordre, 6c 
même  dans  l'exaéle  obfervation  des  rits. 

Alors  ce  feigneur  fit  venir  la  veuve,  tel  jour:  lui  dit-il,  venant  du  côte 
du  Nord ,  vous  vous  arêtâtes  un  tems  confidérable  en  tel  endroit  hors  des 
bariéres,  6c  vous  n'entrâtes  chez  vous  qu'à  nuit  fermée?  J'ai  trouvé  la 
chofe  extraordinaire,  &  je  fuis  curieux  de  fçavoir  ce  qui  vous  a  porté  à 

Tome  IL  Kkk  kk  en 


Inftruâion 
pour  les 
Belles- 
meres. 


8io  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

en  ufer  de  la  forte.  Monfieur,  répondit  la  veuve,  j'ai  perdu  mon  mari  it 
y  a  long-tems,  je  demeure  avec  neuf  fils  qu'il  m'alailfez.  Sur  la  fin  de 
l'année,  ayant  mis  tout  en  ordre  pour  le  nouvel  an  ,  avec  l'agrément  de 
mes  fils,  je  fis  un  tour  à  ma  maifon  paternelle.  Je  dis  en  partant  à  mes  fils 
6c  à  mes  brus,  que  je  ne  reviendrois  qu'à  nuit  claufe.  Partie  erreur,  partie 
apréhenfion  de  rencontrer  quelque  ivrogne  ,  il  n'en  manque  pas,  com- 
me vous  fçavez,  en  ce  tems-ci:  je  partis  trop  tôt  pour  m'en  revenir.  Je 
m'en  aperçus  en  chemin:  Se  ne  voulant  pas  prévenir  le  tems  que  j'avois 
marqué  à  mes  brus  pour  mon  retour,  je  me  tins  dans  cet  endroit  écarté 
pour  atendre  (a)  l'heure  à  laquelle  j'avois  promis  de  me  rendre.  Cefeigneur 
la  loiia  beaucoup,  &  l'honora  du  titre  de  3/(5«  (l>). 

M  A  N  G  L  o  u  homme  du  Royaume  de  Hoei,  époufa  en  fécondes  noces  k 
fille  de  Mong  ya:ig  fon  compatriote.  Il  avoit  eu  cinq  fils  de  fa  première 
femme,  &  il  en  eue  trois  de  celle-ci.  Les  cinq  fils  du  premier  lit  ne  pouvoienC 
fouffrir  leur  belle-mere:  elle  avoit  beau  les  bien  traiter  &  leur  témoigner 
de  l'affedion,  elle  ne  gagnoit  rien.  Craignant  que  ce  ne  fût  la  faute  de 
fes  propres  fils,  elle  les  fépara  entièrement:  de  forte  qu'ils  n'avoicnt  rien  à 
démêler  pour  le  logement,  les  habits,  6c  le  vivre:  tout  cela  fut  inutile. 
Ces  cinq  fils  du  premier  lit  continuèrent  à  témoigner  toujours  beaucoup 
d'avcrfion  pour  leur  belle-mere.  Il  ariva  que  le  troifiéme  de  ces  cinq  frè- 
res, pour  avoir  négligé  un  ordre  du  Prince,  fut  fait  prifonnier,  Se  il  y 
alloit  de  fa  tête.  La  belle-mere  en  parut  inconfolable  :  elle  n'omit  rien  de 
tout  ce  qui  pouvoit  lui  adoucir  fa  prifon:  6c  de  plus  elle  fe  donna  tous 
le  mouvemens  imaginables  pour  empêcher  qu'il  ne  fût  condamné.  Bien 
des  gens  lui  témoignèrent  leur  furprife  ,  de  ce  qu'elle  fe  tourmentoit  fi 
fort  pour  un  jeune  homme,  qui  n'avoit  pour  elle  que   de  l'averfion. 

N'importe, leur difoit-elle, je  le  regarde  comme  s'il  étoit  mon  propre  filsJ- 
Je  ferai  jufqu'à  la  fin  tout  ce  que  je  pourai  pour  lui.  Qiielle  vertu  &  quel 
mérite  y  a-t-il  à  aimer  fes  propres  enfms?  Quelle  eft  la  mcre  qui  ne  les  aime? 
Je  ne  puis  me  borner  là.  Le  père  de  ces  jeunes  gens  les  voyant  privez  de- 
leur  mère,  m'a  époufce  pour  leur  en  tenir  lieu.  Je  dois  donc  me  regarder 
comme  leur  propre  mère.  Peut-on  être  mère  fans  tend  refit  ?  Si  celle  que 
j'ai  pour  mes  propres  enfans,  m.e  faifoit  négliger  ceux-ci,  ce  feroit  man- 
quer d'équité.  Une  mère  qui  n'a  ni  équité,  ni  tendreffe,  que  fait-elle  au 
monde?  S'il  n'a  pour  moi  que  de  l'averfion,  fi  haine  &  fes  mauvaifes  ma- 
nières ne  me  difpenfent  pas  de  faire  mon  devoir.  Les  rcponfes  de  cette 
femme  devinrent  publiques.  Le  Roi  en  eut  connoiflàncc  :  en  confidéra- 
tion  d'une  telle  mère,  il  lui  acorda  la  grâce  de  fon  fils.  Depuis  ce  tems- 
là,  non  feulement  ce  fils  peu  foumis,  mais  encore  fes  quatre  frères,  n'eu- 
rent pas  moins  de  foumiflîon  6c  de  refpeét  pour  leur  belle-mere ,   qu'en 

avoient 


(<j)  Ell-es  auroient  pu  là  foupçonner  d'avoir  voulu  les  tromper  &  les  furpreiidre:  cela 
auroit  pu  di'iiinucr  Icurconfiince  &  kur  atachemenr. 

{b]  Mou  fi.;nifie  mère.  U  fignifie  maître  ou  maurelfe.  Ainfi  fuivant  la  conftruiftion  Chi- 
iioifc  cela  peut  fignifier  mère  maitrefl"e,ouraaitrefre  des  mercs.  Le  premier  eft  plus  naturel, 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  Su 

avoient  fes  trois  propres  fils.  Elle  les  inftruifit  fi  bien  tous  huit,  qu'ils  ocu- 
percnt  tous  avec  honneur  les  premiers  emplois  du  Royaume. 

Tien  tsi  xiE  Miniltre  dans  le  Royaume  de  2yî,  tira  de  ceux  qui  Avis  con- 
dépendoient  de  lui  une  iomme  aflèz  modique,  &  la  vint  remettre  à  fa  me-  "^  '" 
re.  Mon  fils,  lui  dit-elle,  il  n'y  a  que  trois  ans  que  vous  êtes  en  place  .  je  '^'^'"^!°''s 
fçai  à  quoi  le  montent  vos  apointemens,  vous  avez  eu  des  dcpenics  à  taire.  e"piace! 
D'où  peut  venir  cette  forame  que  vous  m'aporte/,.'  M.x  mère,  répondit 
Hyi  tjc,  je  vous  avoue  que  je  l'ai  reçue  des  Officiers  i'ubaltcrnes.  Mon 
fils  reprit  aufli  tôt  la  mère,  un  bon  Minilrre  doit  fervir  ion  Prince  avec 
afFeclion  &  fans  intérêt  :  du  moins  doit-ii  fe  conlérver  les  mains  nettes,  & 
n'ufer  point  ue  mauvais  artifices  pour  s'enrichir.  Quand  il  lui  en  vient  dans 
refprit,  il  doit  au  plutôt  les  rcjetter.  Enfin  il  doit  éviter  jui'qu'au  i'oup- 
çon  d'être  facile  à  recevoir  un  argent,  qui  ne  vient  point  par  les  bonnes 
voies;  être  réellement  n.ulfi  défintérefle  qu'il  iouhaite  de  le  paioïtre  au  de- 
hors. Se  donner  par  fa  conduite  de  l'autorité  à  fes  paroles.  Le  Prince  vous 
a  fait  l'honneur  de  vous  mettre  en  place:  vos  apointemens  font  conlîdéra- 
bles:  c'ell  par  une  conduite  irréprochable  qu'il  faut  répondre  à  {es  bien- 
faits. Sçachez,  mon  fils,  que  les  devoirs  d'un  fujet,  &  fur- tout  du  Mi- 
nière du  Prince,  ne  font  pas  moins  inviolables,  que  ceux  d'un  fils  à  l'égard 
de  fon  père.  Il  doit  au  Prince  qu'il  fert,  un  atachement  {mcexc^  un  zèle 
ardent,  une  fidélité  à  toute  épreuve.  Il  doit  donner  des  preuves  de  toutes 
ces  vertus,  même  au  péril  de  fa  vie,  fi  l'ocafîon  le  demande.  Et  comme 
ces  ocafions  fi  perilleulés  font  peu  fréquentes  ,  il  faut  du  moins  qu'il  fe 
diftingue  par  une  conilante  droiture  ,  Se  par  un  défintéreflement  parfait. 
Outre  les  autres  avantages  d'une  telle  conduite,  elle  feule  peut  mettre  à 
couvert  de  ce  qui  s'apelle  méchantes  afi'aires.  En  prenant  une  autre  route, 
vous  devenez  méchant  Miniltre,  comment  feriez-vous  bon  fils.^  Allez, 
retirez  vous  de  ma  préfencc:  je  ne  vous  reconnois  point  pour  mon  fils. 
Faites  de  cet  argent  ce  qu'il  vous  plaira:  jamais  bien  mal  aquis  n'entrera 
chez  moi. 

Tieti  tft  tfe  fe  retira  plein  de  confufion  6c  de  repentir.  II  rendit  l'argent    Effet  de 
à  ceux  dont  il  l'avoit  tiré,  alla  s'acufer  lui-même  aux  pieds  du  Prince,    ^^'  ^^'** 
&  lui  demander  le  châtiment  qu'il  méritoit.     Sucn  'vang^  qui  régnoit  alors 
dans  le  Royaume  de  7/ï,  fut  chai-mé  de  la  vertu  de  cette  femme.  Il  lui  fit 
donner  de  ion  trefor  une  grolTe  ibmme,  pardonna  à  Tte„  tft  tfe,  Sc  le  con- 
ferva  dans  fon  emploi. 

KiANG  fille  du  Roi  de  7/?,  fut  donnée  pour  femme  à  Sucnvang,  un    Eloge  de 
des  Empereurs  de  la  dynaftie  Tcheou.   Cette  Princefle  étoit  également  fpi-   f^"^  fi"* 
rituelle  Sc  veitueufe.  Jamais  on  ne  remarqua  rien  qu'on  pût  blâmer  dans   -^i 
fes  aâioiis  Sc  dans  fes  paroles.  Elle  fouffroit  devoir  dans  le  Prince  une  indo- 
lence Sc  une  pareffc  peu  dignes  de  lui.  Il  fe  couchoit  tous  les  jours  de  fort 
bonne  heure,  Se  fe  levoit  à  proportion  encore  plus  tard.  Voici  l'expédient 
dont  elle  s'avifa  pour  le  coriger. 

Un  jour  elle  quita  fes  pendans   d'oreilles,   fes  aiguilles,   Sx.  fes  autres  expédient 
ornemens  de  tête:  elle  fe  mit  à  l'écart  dans  une  ruelle  en  pofture  de  cri-  dont  elle 
Kkk  kk  2.  mi-   fc  fert  pour 


8ii  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

guérir  fon  minelle,  Sc  par  la  bouche  d'une  fuivante,  elle  parla  au  Prince  en  ces  ter^ 
mari  de  1»  mes.  Prince,  j'ai  l'honneur  d'être  votre  fervante:  je  fçai  depuis  long- 
pareflc.  ^^^^  ^^^  j^  ^^  j^  mérite  par  aucun  endroit.  Mais  à  quoi  je  n'avois  pas  faic 
atention  jufqu'ici,  c'eft  qu'aparemment  je  fuis  une  voluptueuie.  C'eft  fans 
doute  moi  qui  fuis  caufe  que  V.  M.  contre  les  rits,  paroît  tous  les  jours 
fi  tard,  èc  qu'on  vous  regarde  comme  un  Prince  qui  préfère  fon  plaifir  à 
fon  devoir.  Cette  réputation  vous  fait  d'autant  phis  de  tort,  que  la  vo- 
lupté, de  tout  tems,  a  pafle  pour  être  la  fourcc  d'une  infinité  de  défordres. 
Le  mal,  tel  qu'il  puifTe  être,  vient  de  moi  fans  doute.  Mettez-y  ordre 
promptement  je  vous  en  prie,  ôc  réparez  votre  réputation  en  punilTant  la 
coupable. 

Alors  6'«e«  uî«^  rentrant  en  lui-même  :  levez -vous,  dit-il  à  fon  époufe: 
reprenez  vos  ornemens  &C  votre  place.  Il  eft  vrai  que  ma  vertu  ne  répond 
point  à  ma  dignité  :  mais  c'eft  uniquement  ma  faute,  &  vous  n'y  avez 
point  de  part.  Depuis  ce  tems-là  Suen  vang  s'apliqua  férieufement  aux  af- 
faires de  fon  Etat.  Il  donnoit  audience  depuis  le  grand  matin  jufqu'au  foir, 
6c  il  a  eu  la  réputation  d'un  grand  Prince. 

ChinsengAIs  aîné  de  Hien  kong  Roi  de  Tfm^  fut  calomnié  auprès  de 
nèfles  d""  ^°"  P^''^  P^^  ^^  concubine  Li  ki  :  ôc  n'étant  point  à  l'épreuve  d'une  accu- 
la Calom-  fation  fi  mal  fondée,  il  fe  donna  lui-même  la  mort.  Tchong  eul  £rere  de  Chi» 
nie.  feng^  6c  comme  lui  fils  de  la  Reine,  craignit  qu'on  ne  lui  jouât  un  tour 

fembkble.  Il  fortit  auflî-tôt  du  Royaume  avec  une  fuite  de  gens  choîfis  , 
dont  le  principal  étoit  Kieou  fan.  Ils  fe  retirèrent  dans  le  Royaume  de  Tft. 
Hoen  kong  qui  y  régnoit  alors,  reçut  volontiers  Tchong  eul:  il  lui  donna  un 
équipage  de  vingt  chariots,  le  traitta  honorablement ,  6c  lui  fit  époufer 
TJi  kiang  Pi'incefle  du  fang.  Tchong  eul  content  de  fon  fort ,  ne  penfoit  qu'à 
pafler  ainfile  refte  de  favie,&renoncoit  volontiers  à  fon  droit  fur  le  Royau- 
me de  Tfin.  Kieou  fan  ne  pouvoit  goûter  cette  indifférence  de  Tchong  eul 
pour  un  Royaume  dont  il  étoit  l'héritier,  d'autant  plus  que  depuis  fa  re- 
traitte,  6c  la  mort  de  Hien  kong  fon  père,  arivéc  peu  de  tems  après,  ce 
Royaume  avoit  déjà  changé  de  maître  plus  d'une  fois, 8c  étoit  aétuellement 
en  trouble.  Un  jour  que  Kieou  fan^  les  autres  de  la  fuite  de  Tchong  eul  s'en- 
tretenoient  fur  cela  dans  un  endroit  à  l'écart,  ôc  concluoient  qu'il  falloit 
abfulement  que  ce  Prince  quittât  fa  retraitte.  Se  s'en  retournât  dans  fon 
Royaume,  pour  en  prendre  pofleffion  :  une  jeune  efclave  les  entendit,  Sc 
raporta  tout  à  TJi  kiang.  Celle-ci  fait  aufll-tôt  mourir  l'efclave ,  6c  va  trou- 
ver 7fZ):;«_g  ra/ fon  mari.  Prince,  lui  dit-elle,  tous  ceux  qui  vous  font  ata- 
chez  trouvent  fort  mauvais  que  vous  vous  borniez  à  vivre  ici.  Ils  font  tous 
d'avis  que  vous  quittiez  Tft  pour  aller  régner  en  Tftn  qui  vous  apartient. 
Hier  ils  déliberoicnt  des  moyens  de  vous  engager  à  prendre  enfin  cette  gé- 
nércufe  réfolution.  Une  jeune  efclave  les  entendit ,  &:  me  vint  tout  rapor- 
tcr.  J'ai  eu  peur  qu'elle  n'en  parlât  à  quelque  autre,  &  qu'il  ne  furvînt 
quelque  obftacle  à  ce  deflein.  J'y  ai  mis  ordre,  elle  ne  vit  plus.  Le  fécret 
vous  eft  afiliré,  vous  pouvez  partir  fans  bruit.  C'eft  l'avis  de  vos  fidèles 
fcrviteurs,  fuivez-lc  au  plutôt.  Retournez  en  Tfm.  Depuis  que  vous  en 

êtes 


ET    DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  ^15 

êtes  forti,  il  n'y  a  pas  eu  un  moment  de  paix.  Il  vous  apartient  ce  Royau- 
me ,  mettez-vous  en  devoir  de  le  recouvrer.  Vous  éprouverez  fans  doute 
îc  puiflant  fecours  de  Chang  ti  {a). 

Non, répondit  le  Prince,  non,  je  ne  fortirai  point  d'ici  ,je  veux  y  vivre 
6c  y  mourir.  La  Princeffe  redoubla  fes  inftances,  &  s'efforça  par  divers  ex- 
emples, de  faire  naître  dans  le  cœur  de  fon  mari  le  dcfir  de  régner,  ôc  l'ef- 
pérance  de  recouvrer  Ion  Royaume.  Mais  voyant  que  c'étoit  inutilement, 
elle  traitta  l'affaire  avec  Kieoti  fan.  Ils  convinrent  qu'elle  trouveroit  moyen 
d'enivrer  le  Prince  :  &  que  fes  gens  l'enlevant  pendant  fon  ivrefîé,  pren- 
droient  inceffamment  la  route  de  Tjin.  La  chofe  s'exécuta  félon  fon  projet. 
Tchong  cul  revenu  de  fon  ivreffe  ,  dans  un  premier  mouvement  de  colère  , 
prit  une  lance,  &  en  voulut  percer  A^z>o« /««  :  mais  celui-ci  éluda  le  coup. 
Alors  'tchong  eul  fe  voyant  engagé, &  d'ailleurs  aimant  Kieou  fan  ,  fi  l'entre- 
prife  réuffit,  dit-il,  a  la  bonne  heure,  je  te  pardonne:  mais  il  elle  échoue, 
je  te  haïrai  à  mort  {b).  On  marche,  on  avance,  on  arive  à  T/m:  Mou  kong 
donna  des  troupes  au  Prince  tchong  eul.  Il  entra  fur  les  terres  de  t/m.  Dès 
qu'on  fçut  fon  arivée  ,  on  fe  défît  de  Hoai  kongqui  s'étoit  fait  Roi,  6c  on 
déféra  la  couronne  au  Prince,  qui  prit  le  nom  de  Ouen  kong.  Tjî  kiang  fut 
en  même  temsdéclaréeReine,6con  l'envoya  chercher  dans  les  Etats  de  Tfi, 
avec  les  honneurs  dûs  à  la  dignité. 

T  A  T  s  E  Miniftre  dans  le  Royaume  de  Yao  penfoit  beaucoup  plus  à  s'en-  Avarice 
richir  ,  qu'à  avancer  les  affaires  de  fon  Prince,  ou  qu'à  fe  faire  de  la  repu-  fordide^ 
tation.  Sa  femme  eut  beau  lui  faire  fur  cela  des  remontrances,  il  s'en  mo-  ^"'J'_'.^'3J 
qua.  Il  continua  pendant  cinq  ans,  au  bout  defquels  s'étant  bien  engraifie 
du  fang  du  peuple,  il  fe  démit  de  fon  emploi ,  pour  aller  joiiir  en  repos  de 
fes  richefTes.  Elles  étoient  fi  grandes  qu'il  avoit  en  fe  retirant  une  fuite  de 
cent  chariots.  Pendant  qu'il  étoit  encore  en  charge,  tous  les  gens  de  la  fa- 
mille tuèrent  à  l'envi  des  bœufs,  pour  le  féliciter.  Sa  femme  au  milieu  de 
ces  conjoiiifTances,  pleuroit  en  embrafTant  tendrement  fon  fils.  La  mère 
de  Ta  tfe  étoit  indignée  du  procédé  de  fa  bru.  Qiiel  contre-tems,  difoit- 
elle  !  Pourquoi  troubler  ainfi  la  fête?  Quel  oifeau  de  mauvais  augure.'' 

J'ai  raifon  de  pleurer,  répondit  la  bru:  tant  de  grandeur,  &  tant  de  ri- 
chefTes fans  mérite  ôc  fans  vertu,  menacent  cet  enfant  des  plus  grands  mal- 
heurs. Tfu  ouen  autrefois  Miniftre  dans  le  Royaume  de  tfou  enrichit  l'Etat, 
&  négligea  de  devenir  riche.  Il  fut  pendant  fa  vie  honoré  du  Prince,  6c 
adoré  du  peuple  :  fa  poftérité  fut  comblée  d'honneurs  6c  de  biens,  6c  fa 
réputation  fut  toujours  la  même.  Hélas!  que  mon  mari  lui  reflemble  peu! 
L'éclat  de  fa  grandeur  préfente,  6c  la  paflion  d'amaffer,  l'occupent  tout 
entier:  l'avenir  ne  le  touche  point.  Il  y  a,  dit-on,  dans  les  montagnes  du 
Midi. une  efpèce  de  léopard, qui  tout  vorace  qu'il  eft,  demeure  plutôt  fept 
jours  fans  manger,  que  de  fortir  par  un  tem's  pluvieux,  de  peur  que  fa  peau 
ne  perde  fon  luftre.  Plus  les  chiens  6c  les  cochons  font  gras  ,  plus  ils  ibnt 

pro" 

(a)  Chang  fuprême.     Tt  Empereur,   feigneur. 
{b)  Mot  à  mot,  j'aurai  le  cœur  de  manseï  ta  chair. 
Kkk  kk  l 


niflre. 


Confeil 
d'une  Fem- 
me à  fon 
Mari  fur 
l'humilité. 


Heuretx 
fuccès  de 


S14  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

proches  de  leur  mort.  Les  miferes  de  l'Etat  font  encore  plus  grandes  que 
les  richefl'es  de  mon  mari.  Il  ne  fçauroit  avec  ce  qu'il  a  amaflé,  acheter  l'a- 
mour des  peuples.  Il  me  fcmble  voir  de  près  de  grands  malheurs.  Je  vou- 
drois  bien  m'y  foultraire  moi  &  ce  cher  enfant. 

Ce  difcours  acheva  d'iriter  la  mère  de  Ta  tfe:  fa  colère  alla  (I  loin  qu'elle 
chafla  fa  brû.  Celle-ci  fe  retira  chez  fa  mère  avec  fon  enfant:  &  ceccc  an- 
née là  même  Ta  tfe  s'étant  démis  de  fon  emploi,  fut  malheureuicracr.t  af- 
fafliné  lui  &  fes  gens,  pur  une  troupe  de  brigands  qui  enlevèrent  toutes  les 
richefles.  Il  n'y  eut  que  la  mère  de  Ta  tfe  à  qui  l'on  négligea  d'ôter  la  vie. 
Sa  bru  retourna  inceifamment  auprès  d'elle, pour  la  fervir  dans  l'a  vicillefle. 
Chacun  loùoit  la  prévoyance  de  cette  bru,  &  la  fagcife  qu'elle  avoit  fait 
paroître  en  préférant  la  vertu  aux  richefles.  L'on  étoit  ravi  de  voir  ,  qu'a- 
près avoir  fauve  la  vie  6c  celle  de  fon  fils,  par  fa  réiblution  5c  fa  prévoyan- 
ce, elle  répara  par  fon  affiduité  à  fervir  la  belle- mère,  ce  qu'il  y  avoit  eu 
de  défcétueux  dans  la  manière  de  fe  retirer. 

Yen  TSE  premier  Miniilre  de  Tf,  étoit  un  homme  d'une  fort  petite 
taille,  6c  avoit  parmi  fes  domeftiques  un  géant  de  huit  pieds  de  haut.  La 
femme  de  ce  domeftique,  qui  fervoit  aufli  chez  Ten  tfe,  un  jour  que  ce 
Miniftre  fortit  en  cérémonie,  fut  curieulé  de  voir  le  train.  Elle  remarqua 
que  fon  mari  faifoit  caracoler  fon  cheval,  fe  dreflbit  fur  fes  étriers,  &  en- 
fin fe  donnoit  de  grands  airs,  &  paroiflbit  tout  fier  de  fa  belle  taille.  Quand 
le  train  fut  revenu  ,  la  femme  de  ce  géant  l'apoftrofant  en  particulier. 
Certainainement,  lui  dit-elle,  vous  êtes  un  pauvre  homme,  vous  méritez 
bien  de  demeurer  dans  la  baflélfe  de  votre  rang.  Le  mari  iurpris  de  ce  com- 
pliment, auquel  il  ne  s'atendoit  pas,  lui  demanda  ce  qu'elle  vouloit  dire. 
Voyez,  reprit  la  femme:  voyez  le  maître  que  vousfervez:  à  peine  a-t-il 
trois  pieds  de  haut:  cependant  il  a  fçû  parvenir  à  la  première  charge  de 
l'Empire,  Se  il  s'en  aquitte  de  manière,  qu'il  procure  à  fon  Prince  beau- 
coup de  gloire  :  malgré  cela  il  ne  s'en  fait  point  acroire.  Je  le  regardois 
ce  matin  fortir  avec  tout  fon  train,  j'ai  admiré  fon  air  modeite,  humble  , 
rêveur  êc  prefque  timide.  Au  contraire  j'ai  pris  garde  que  vous,  qui ,  avec 
votre  ftature  de  huit  pieds,  n'êtes_ après  tout  qu'un  efclave,vous  vous  don- 
niez des  airs  importans,  ôc  paroifl'iez  plein  de  vous-même.  J'en  ai  eu  honte 
pour  vous,  &  je  rtie  fuis  au  plutôt  retirée.  Cet  homme  reçut  bien  la  répri- 
mande, témoigna  qu'il  vouloit  fe  coriger  ,  &  demanda  à  fa  femme  com- 
ment elle  crofoit  qu'il  dût  s'y  prendre.  Imitez,  répondit-elle,  imités  Ten 
tfe  votre  maître.  Heureux,  fi  vous  pouvez  renfermer  fous  votre  ftature  de 
huit  pieds,  autant  de  fagelfe  6c  de  vertu,  qu'il  en  poflede  dans  un  petit 
corps,  fervez-le  comme  il  fert  fon  Prince.  Si  vous  aimez  à  vous  diftin- 
guer,  c'cil  par  là  qu'il  fout  le  faire.  On  le  dit,  Se  ileft  vrai,  la  vertu 
peut  combler  de  gloire  un  homme  jufques  dans  la  condition  la  plus  balTe  : 
êc  cette  gloire  eft  bien  plus  folide,  que  celle  de  ceux  que  l'éclat  de  leur 
condition  rend  fiers  8c  orgiicilleux. 

Le  mari  profita  fi  bien  de  cette  leçon  qu'il  changea  entièrement  :  on  ne 

'  ■•       '        ^  '  ••      ■  '      ïè- 

Ic 


c""onfal    voyoit  pcrionne  plus  humble,  plus  modelLe  plus  afïïdu  au  fervice,  plus 


térclfe- 
ment. 


ET   DE  LA   TARTARIE    CHINOISE.  8if 

lé  pour  fon  maître,  Se  plus  exavSt  à  remplir  fes  devoirs.  Ten  tfe  fut  frapé  de 
ee  changement.  Il  lui  demanda  qui  l'avoit  ainfi  converti?  Le  domeflique 
répondit  que  c'étoit  la  femme  ,  Sv  lui  raconta  le  moyen  qu'elle  avoit  pris. 
Ten  (Je  loiia  la  fagelTc  de  la  femme  ,  &  la  docilité  du  mari.  Il  fit  cas  d'un 
homme  capable  de  prendre  fî  promptement  une  réfolution  ferme  &  confian- 
te. Il  lui  donna  un  emploi:  Ôc  comme  il  s'en  aquita  fort  bien,  il  l'avan- 
ça, &  en  fit  enfin  un  grand  Officier. 

TsiE  Yu  étoit  un  homme  du  Royaume  de  T/oz<,  qui  vivoit  du  travail  Eloge  de 
de  fes  mains,  mais  qui  ibus  un  extérieur  fimple  &  pauvre, cachoit  une  hau-  ^*  '^"' 
tefageflé.  Le  Roi  qui  fiifoit  cas  de  la  vertu,  &  qui  connoifloit  celle  de  fon 
fujet,  voulut  l'employer.  Il  lui  envoya  un  homme  exprès,  &  deux  chariots 
chargez  de  prcfens  ,  avec  ordre  de  lui  dire  que  le  Roi  le  prioit  d'accepter 
avec  ces  préfens,  le  gouvernement  Se  l'intendance  générale  de  cette  partie 
de  fes  Etats,  qui  étoit  au  Midi  du  fleuve  Hoai.  Tjie yu  fourit  à  ce  compli- 
ment, mais  ians  répondre  un  feul  mot:  Se  l'envoyé  fut  obligé  de  s'en  re- 
tourner avec  les  prcfens,  fans  avoir  eu  d'autre  réponfe. 

La  femme  de  Îy7(? ;'« ,  qui  étoit  alors  abfente,  remarqua  en  retournant  à  Grande 
famailbn,  des  veitiges  de  chariots ,  qui  ne  paflbicnt  pas  plus  loin  que  fa  marque  da 
porte.  Quoi,  mon  mari,  dit-elle  en  entrant, vous  oubliez  vous  de  cette  vertu         uelm- 
&  de  ce  défintéreflément,  qui  ont  fait  jufqu'ici  vos  délices  ?  Il  eft  venu  des 
chariots  à  notre  porte  &  ils  n'ont  point  palfé  outre.  Ils  étoient  chargez  fans 
doute:  car  ils  ont  laiffé  de  profonds  veitiges.   Qu'eft-ce  que  cela,  je  vous 
prie?  C'eft  le  Roi,  dit  Tjieyu,  qui  me  connoît  mal  ,  èc  qui  croit  que  je 
vaux  quelque  chofc.    Il  veut  me  charger  du  gouvernement  d'une  partie  de 
fes  Etats.  11  a  envoyé  un  homme  exprés  avec  deux  chariots  chargez  de  pré- 
fens, pour  m'inviter  à  prendre  cet  emploi.    Il  falloit  tout  refulér,  reprit  la 
femme,  préfens  6c  charge. 

T/îe  yu  voulant  voir  ii  c'étoit  fincérement  que  parloit  fa.  femme  :  nous 
agilfons  tous,  répondit-il, avec  une  inclination  naturelle  pour  l'honneur  8c 
potu"  le  bien.  Pourquoi  ne  pas  les  accepter  quand  ils  viennent?  Pourquoi 
trouvez-vous  à  redire  que  j'aie  été  fenfible!  aux  bienfaits  du  Roy!  Hélas î 
répondit  la  femme  toute  affligée,  lajuflice,  la  droiture,  l'innocence,  en 
un  mot  la  vertu  eft  bien  plus  en  fureté  dans  une  vie  retirée,  &  dans  une 
honnête  pauvreté,  que  dans  l'embaras  des  affixires ,  £c  dans  l'opulence.  E- 
toit-il  de  la  fagefie  de  faire  un  fi  dangereux  échange?  Nous  fommes  enfem- 
ble  il  y  a  long-tems.  Jufqu'ici  votre  travail  nous  a  fourni  de  quoi  vivre,  &C 
le  mien  de  quoi  nous  vêtir:  nous  n'avons  ibufferc  ni  faim,  ni  froid.  Quoi 
de  plus  charmant  qu'une  pareille  vie  également  innocente  &tranqiiile?  Ne 
deviez-vous  pas  vous  y  tenir.  Peut-être  n'avés  vous  pas  fut  attention  à  la 
dépendance  6c  à  la  fervitude  que  traînent  après  eux  ces  préfens  6c  ces  em- 
plois: ils  ôtent  à  l'homme  une  partie  de  fa  liberté,  par  raport  à  la  vertu. 
Ils  engagent  à  des  égards,  qu'il  eft  fouvent  difficile  d'accorder  avec  une 
parfaite  droiture  &  une  exaéte  équité. 

Alors  Tfieyu  content  de  fa  femme  :  confolcz-vous ,  lui  dit-il ,  je  n'ai  ac- 
cepté ni  prêtent  ni  emploi.    Je  vous  en  félicite,  dit  la  femme  :  mais  il  ref- 


lai  tie 


8i(î  DESCRIPTION    DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

te  encore  une  chofe  à  faire:  car  être  membre  d'un  Etat,  &  refufer  de  fervir 
le  Prince,  quand  il  le  fouhaite,  il  y  a  là  quelque  choie  à  redire.  Retirons- 
nous,  allons  vivre  ailleurs.  Ils  plièrent  doncleur  petit  bagage  :  ils  changè- 
rent de  nom  fur  la  route  pour  n'être  pas  reconnus.  Se  ils  paiïerent  en  un 
autre  pays.  Ceux  qui  furent  inilruics  dans  la  fuite  du  parti  qu'avoit  pris  T/ie 
y  II,  louèrent  fon  défintéreirement  :  mais  ils  donnèrent  fur-tout  de  grands 
éloges  à  fa  femme,  qui,  fans  céder  à  fon  mari  dans  le  refle,  avoit  montré 
plus  de  prévoyance  &  de  grandeur  d'ame. 

_ L  A I  T  s  E  s'étant  retiré  de  bonne  heure  de  tous  les  embaras  du  monde, 

fufe  des  mcnoit  avec  fi  femme  une  vie  paifible  dans  un  endroit  affez  reculé.  Des 
prefens  du  lofcaux  failbient  les  murailles  de  fa  mailbn:  le  toit  étoit  de  paille.  Un  lit 
5;°'  '^'^  de  fuTiples  planches,  6c  une  natte  de  jonc  étoient  tous  les  meubles  de  fa 
chambre.  Lui  èc  la  femme  s'habilloient  d'une  toile  affez  groffiére.  Leurs 
mets  ordinaires  étoient  des  pois,  qu'ils  femoient  Se  recueilloient  de  leurs 
propres  mains.  Il  ariva  qu'à  la  cour  deTfou,  comme  on  s'entretenoit  des 
anciens  fages,  quelqu'un  parla  de  Lai  tfe^  comme  d'un  homme  qui  les  éga- 
loit  en  vertu:  il  prit  envie  au  Roy  de  l'apeller  à  fa  cour,  6c  de  lui  envoyer 
des  préfens  pour  l'inviter.  On  laiffa  entendre  au  Roy,  que,  iélon  les  apa- 
rences  ,  Lai  îfe  ne  viendroit  pas.  Sur  quoi  le  Roy  le  détermina  à  l'aller 
trouver  lui-même  en  perfonne.  En  arivant  à  fa  cabane,  il  le  trouva  qui  fai- 
foit  des  panniers  propres  à  porter  de  la  terre.  Je  fuis,  lui  dit  humblement  le 
Roi ,  un  homme  fans  lumières  6c  fans  fageffe.  Cependant  je  luis  chargé  du 
poids  d'un  Etat  que  m'ont  laiffe  mes  ancêtres.  Aidez-moi  à  le  foutenir. 
Je  viens  pour  vous  y  inviter.  Non, Prince, répondit  Lai  ife^]e  fuis  un  villa- 
geois 6c  un  montagnard  tout  à  fait  indigne  de  l'honneur,  6c  encore  plus 
incapable  de  l'emploi  que  V.  M.  daigne  m'offrir.  Je  fuis  jeune  6c  prefque 
Effet  de  ce  fans  fecours,  lui  dit  le  Roy,  faifant  de  nouvelles  inftances:  vous  me  forme- 
rez à  la  vertu  :  je  veux  fmcérement  profiter  de  vos  lumières  6c  de  vos  exem- 
ples. Lai  tfe  parut  fe  rendre,  Sc  le  Roy  fe  retira. 

La  femme  de  Lai  tic  revenant  de  ramaffer  un  peu  de  bois  à  brûler  :  que 
veut  dire  ceci,  dit-elle?  Que  font  venus  faire  ici  ces  chariots,  dont  je  vois 
les  traces?  C'eftleRoy  lui-même  en  perfonne,  dit  Lai  tfe,  qui  eli  venu 
me  preflcr  de  prendre  fous  lui  le  gouvernement  de  l'Etat:  y  avez-vous  con- 
fenti,  demanda  la  femme?  Le  moyen  de  refufer,  répondit  Lai  tfe?  Pour 
moi,  reprit  la  femme,  je  fçai  le  proverbe,  qui  dit:  qui  mange  le  pain  d'un 
autre,  fe  foumct  à  fouffrir  fcs  coups.  Il  peut  très-bien  s'apliquer  à  ceux  qui 
font  auprès  des  Princes  :  aujourd'hui  en  crédit  bc  dans  l'opulence,  demain 
dans  l'ignominie  6c  dans  les  fuplices  :  6c  tout  cela  fuivant  le  caprice  de 
ceux  qu'jls  fervent.  Vous  venez  donc  de  vous  mettre  à  la  difcrétion  d'au- 
trui  ?  Je  fouhaite  que  vous  n'ayez  pas  lieu  de  vous  en  repentir,  mais  j'en 
doute  :  &  je  vous  déclare  que  pour  moi  je  n'en  veux  point  courir  les  rifques: 
ma  liberté  m'cfl  trop  chère  pour  la  vendre  ainfi  :  trouvez  bon  que  je  vous 
quitte:  elle  fort  à  l'inflant ,  6c  fe  met  en  chemin.  Son  mari  eut  beau  lui 
crier  de  revenir,  6c  lui  dire,  qu'il  vouloir  encore  délibérer:  elle  ne  daigna 
pas  même  tourner  k  tcte  ;  mais  allant  tout  d'une  traitte  jufqu'au  Midi  du 

fleu- 


refuî. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE."  «i; 

fleuve Kiang,e\\e  s'y  arrêta.  Alors  Tentant  naître  en  fon  cœur  quelque  inquic- 
tude  fur  la  manière  donc  elle  pouroit  vivre  :  elle  fe  répondit  par  ces  pa- 
roles :  les  oifeaux  6c  les  autres  animaux  laiffent  tomber  tous  les  ans  plus 
de  plumes  &  de  poil,  qu'il  ne  m'en  faut  pour  me  faire  quelques  habits:  il 
fe  perd  dans  les  campagnes  plus  de  grains  &  plus  de  fruits  qu'il  ne  m'en  faut 
pour  me  nourir. 

Lai  tfe  touché  du  difcours  6c  de  l'exemple  de  fa  femme  ,  la  fuivit  mal- 
gré fon  engagement ,  ils  s'arrêtèrent  tous  deux  au  Midi  du  Kiang  :  bien 
des  gens  les  y  fuivirent,  6c  y  tranfporterent  leurs  familles.  En  moins  d'un 
an  il  fe  forma  là  un  nouveau  village  ,  qui  dans  l'efpace  de  trois  ans  devint 
une  grofîe  bourgade. 

Le  Roy  de  Tjbu  ayant  entendu  beaucoup  louer  la  fagefle  Se  la  vertu   Eloge  de 
de  2 H  leng  tfe  tchong^  en  voulut  faire  fon  Miniltre.  Il  lui  dépêcha  Un  hom-   '^'*^'H  '/« 
me  de  fa  cour  avec  des  préfens, pour  lui  en  faire  la  propofîtion.   Yu  leng  tfe        "'^' 
tchong  l'ayant  entendue ,  pria  l'Envoyé  d'atendre  un  moment ,  6c  qu'il  al- 
loit  lui  rendre  réponfe.  Il  entre  dans  l'intérieur  de  fa  maifon,  6c  s'adreflant  à 
fa  femme:  le  Roy,  lui  dit-il,  me  veut  faire  un  de  fes  Miniftres:    que  vous 
en  fejnble-t-il?   Si  je  dis  otii,   dès  demain  nous  ferons  fuivis  d'un  nom- 
breux cortège,   6c  nous  aurons  un  pompeux  équipage:    nous  aurons  une 
table  bien  fervie,  6c  tout  le  relie  à  proportion.  Encore  une  fois  qu'en  pen- 
fez-vous?  Depuis  bien  des  années,   répondit  la  femme,  nous  gagnons  no- 
tre vie  dans  un  petit  commerce,  6c  rien  ne  nous  a  manqué.  Vous  avez  en-  Et  de  î* 
core  le  loifir  de  lire,   6c  de  jouer  de  tems  en  tems  quelque  bel  air.  Vous  f^™"??' 
n'êtes,  même  en  travaillant,  jamais  fans  vos  livres  d'un  côté,  fans  votre 
Kin  de  l'autre,   6c  ians  une  joye  pure  au  milieu.  Ce  train  dont  vous  me 
parlez,  n'eft  qu'une  vaine  parade.  Pour  ce  qui  ell  de  la  table,  il  eft  vrai 
qu'elle  feroit  garnie  de  viandes  exquifcs,  que  vous  n'avez  pas  à  préfent: 
mais  cela  vaut-il  la  peine  de  vous  charger  de  tant  de  foins?    Si  vous  accep- 
tez ce  qu'on  vous  offre,  renoncez  en  même  tems  à  cette  joye  pure  que  vous 
goûtez  maintenant:  carie  moyen  de  la  conferver  au  milieu  de  tant  d'in-   Pour  foiî 
quiétudes!   Encore  bien-heureux,  dans  l'état  où  font  les  choies,  (x  vous   défintérefv 
évitez  une  mort  funefte.  fement.. 

Tfe  tchong  fort,  6c  dit  à  l'Envoyé, qu'il  ne  peut  accepter  l'honneur  qu'on 
lui  fait,  qu'il  prie  le  Roy  d'honorer  un  autre  de  fon  chois.  Aufli-tôt  il 
plia  bagage  pour  fe  retirer  ailleurs  avec  fa  femme  ,  6c  pour  être  moins  re- 
connu, il  changea  fon  premier  métier  en  celui  de  jardinier. 

Tchong  eul  fécond  fils  de  Hkn  kong  Roy  de  T/tn^  fortit  du  Royau-   Recon- 
me,  pour  fe  fouflraire  aux  artifices  de  la  concubine  Li  ki,  qui  par  fes  ca-    noiirmcc 
lomnies  avoit  déjà  fait  périr  Ch'mfeng  fon  fîls  aîné.    Tchong  eul  en  fe  retirant  ^^^  envers 
dans  le  Royaume  de  Tfi  pafTa  par  les  Etats  de  Tfao.Le  Prince  de  27*^0, bien-   fs«  A/. 
loin  de  lui  faire  honneur, fe  mit  à  l'écart  dans  un  endroit  caché,  d'où  il 
pouvoir  au  travers  d'un  rideau  clair,  voir  pafler  Tchong  cul  &  fon  train.   Le 
■Prince  de  Tfao  ne  fut  pas  le  feul  qui  eut  cette  curiofité.   Les  dames  du  lieu 
l'eurent  aufîi.  Une  d'entre  elles,   femme  de  Hi  fou  ki  Grand  du  Royaume, 
nyant  vu  pafTer  Tchong  eul,  6c  confidcré  les  gens  de  la  fuite,   apella  avec 

Tome  IL  LU  11  em- 


8t8  DESCRIPTION    DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

cmprefTcrnènt  fon  mari,  &  lui  dit:  ce  Prince  fugitif  eft  fi  jeune,  qu'aie 
voir,  on  ne  pouroit  pas  juger  de  ce  qu'il  fera  un  jour:  mais  tous  ceux  qui 
l'acompagnent ,  ibnt  gens  d'élite.  Il  y  en  a  fur-tout  trois  qui  me  paroif- 
fent  avoir  un  rare  mérite.  Ce  font  aparcmment  des  Grands  du  Royaume: 
je  fuis  fort  trompée  fi  ces  gens -là  ne  trouvent  moyen  de  rétablir  ce 
Prince  en  fes  Etats  :  s'il  monte  jamais  fur  le  trône ,  fans  doute  qu'il  fe 
fouviendra  des  bons  ou  mauvais  traitemens  qu'il  aura  reçus  dans  fa  retraite. 
Notre  Prince  qui  le  traite  fi  cavalièrement,  fera  le  premier  qui  éprouvera 
fon  rcflentiment  :  en  ce  cas  là  vous  auriez  part  à  la  difgrace.  Un  de  nos 
proverbes  vulgaires  dit  :  fi  vous  voulez  fçavoir  quel  fera  le  fils  ,  voyez 
ion  père,  ou  celui  qui  tjent  f;  place.  Un  autre  proverbe  dit  encore  ,  qu'on 
peut  connoître  un  Grand  fans  le  voir,  en  voyant  les  gens  de  fa  fuite.  Or 
à  en  juger  fur  ces  régies,  ce  Prince  aujourd'hui  fugitif  deviendra  un  puif- 
fant  Roi ,  6c  fera  en  état  de  fe  vanger  des  affronts  qu'il  aura  reçus.  Croyez- 
moi,  faites-lui  civilité. 
Effets  d'un  Fou  ki  crut  fa  femme:  6c  n'ayant  pas  le  tems  de  préparer  autre  chofe, 
bonCon--  il  lui  fit  préient  d'excellent  vin:  &  pour  grofiir  le  préfent,  il  ajufta  fur  le 
f°''*  vafe  un  diamant  de  prix.   Tchong  eul  reçut  le  vin,  Se  fit  rendre  le  diamant. 

Il  fut  enfiiite  rétablir  fur  le  trône  de  ion  père  :    &  fa  première  entreprife 
fut  d'aller  ravager  l'fao  ,  pour  fe  vanger  du  peu  d'égards  que  le  Prince  de 
ce  pays-là  avoit  eu  pour  fa  perfonne.   Mais  il  eut  foin  de  donner  à  Fou  ki 
une  fauve-garde.   Dcfenfe  fut  faite  à  quiconque  ,   non-feulement  d'entrer 
chez  lui  pour  y  faire  aucune  infulte,  mais  même  de  pafler  les  bariéres  de 
fon  enclos.  Chacun  s'emprefla  de  mener  dans  la  maifon  l'un  fon  père,  l'au- 
tre fa  mère:  &  tous  ceux  qui  s'y  réfugièrent ,  y  furent  en  fureté.   Ou  ob- 
fcrva  fi  éxaSrement  ce  que  le  Roy  de  Tfin  avoit  ordonné  en  faveur  de  FoU 
ki,  qu'à  la  porte  il  y  avoit  un  marché  public,  oii  l'on  vendoit  £c  l'on  ache- 
toit  tranquilement ,  comme  en  tems  de  paix.   Fou  ki  fit  honneur  à  fa  fem- 
me du  bon  confeil  qu'elle  lui  avoit  donné  ,   Sc   elle  en  reçut  de  grands 
éloges. 
Chou  Kgao        Chou  n  g  a  o  encore  enfant  rencontra  un  jour  en  fe  promenant  un  fer- 
encore  en-  pent  à  deux  têtes  :  il  le  tua,  6c  l'enterra.  De  retour  à  la  maifon,  il  va  trou- 
fanrtue       ^.^j.  {-^  mcxe  en  pleurant.    Dequoi'  pleurez-vous,   mon  fils,   dit  la  mère? 
à'dciu'tê-   C'cft,  dit  l'enfant,   que  j'ai  oiii  dire,   que  quiconque  voit  un  ferpent  à 
îe;.  deux  tctcs,  en  meurt:   j'en  ai  trouvé  un  aujourd'hui  en  me  promenant. 

Qu'eft  devenu  ce  ferpent ,  demanda  la  mère  ?  Je  l'ai  tué ,  répondit  l'en- 
fant: 6c  de  peur  que  quelque  autre  n'eût  auflî  le  malheur  de  le  voir,  je  l'ai 
enterré.  Ne  pleurez  point,  mon  fils, dit  alors  la  mère  :  la  vue  de  ce  ferpent 
ne  vous  fera  point  mourir  :  le  motif  qui  vous  l'a  fait  enterrer  vaincra  ce  qu'il 
avoit  de  qualitcz  malignes.   Il  n'y  a  point  de  malheur,  dont  la  cîiaritc  ne 
mette  à  couvert.  Tien,  tout  élevé  qu'il  elt  au-defTus  de  nous,  voit  fie  en- 
rrédiâion    tend  tout  ce  qui  fe  palPe  ici  bas.   Le  Chu  king  ne  dit-il  p:\9?Hoai>^  tien  pro- 
de  fa  mère  tegc  la  vertu  oii  eile^fe  trouve,  fans  acception  de  perfonnes.   Ne  pleurez 
^  ce  fujet.  point,  mon  fils,  foyez  en  repos:   vous  vivrez,  6c  vous  ferez  grand  dans 
l'Etat.    En  eflfet  Chou  ngao  devint  dans  la  fuite  un  des  premiers  Ofiîciers  de 

Tfoii 


ET    DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  8rp 

fjou  fa  patrie.  Cette  prédiction  vérifiée  par  l'événement ,  fit  grand  hon- 
neur à  la  merc,  &  on  la  regarda  comme  une  pcrfonne  fort  éclairée  dans  les 
voyes  de  Tien. 

Pe  tsong  par  fon  efprit  étoit  parvenu  de  bonne  heure  aux  premiers   ^^  ,j  ^^^ 
emplois  de  la  cour  de  X/in:  mais  il  y  avoit  aporté  un  défaut  dangereux  par  niére  de  " 
tout,  Se  encore  plus  dangereux  à  la  cour  qu'ailleurs.    Par  un  excès  de  droi-  donner 
ture  il  réfutoit  tout  ce  qu'on  avançoit,  pour  peu  qu'il  y  entrevît  la  moin-  ^'^^  -^^'"î 
dre  aparence  de  faufieté:    6c  il  le  failbit  avec  li  peu  de  ménagement,  qu'il 
couvroit  ibuvent  les  gens  de  confufion.  Sa  femme  qui  lui  connoilîbit  ce  dé- 
faut, l'exhortoit  fans  ceffe  à  s'en  coriger.   Mon  mari,  lui  diloit-elle,  on 
dit  que  les  peuples  ont  naturellement  de  l'inclination  pour  leur  Prince,  a- 
vant  même  qu'il  leur  ait  fait  aucun  bien.    Mais  on  dit  aulll  qu'un  voleur  a 
naturellement  de  l'averfion  pour  celui  qu'il  a  volé,  quoiqu'il  n'en  ait  point 
reçu  de  mal.  C'eil  que  les  peuples  attendent  toujours  du  bien  de  leur  Prin- 
ce, &  le  voleur  eramt  toujours  d'un  homme  qu'il  a  volé.    Apliquez-vous 
cette  réflexion,  je  vous  en  conjure,  ôc  foyez  perfuadé  que  s'il  y  a  des  gens 
qui  aiment  la  droiture  par  tout  où  ils  la  trouvent,   il  y  en  a  encore  bien 
plus  qui  la  haiflent ,   parce  qu'ils  la  craignent.    La  votre  eft  redoutée  du 
moins  de  tous  ceux  qui  n'en  ont  pas.  Vous  fçavez  qu'ils  font  en  grand  nom- 
bre :  ce  font  autant  d'ennemis  que  vous  avez ,   &  qui  vous  feront  fentir  tôt 
ou  tard  les  effets  de  leur  haine.  Ménagez  un  peu  plus  les  gens. 

Malgré  les  fages  avis  de  fa  femme  ,  Pé  tfung  alloit  fon  train  acoutumé. 
Un  jour  revenant  du  palais,  il  parut  plus  gai  qu'à  l'ordinaire.  Il  me  femble, 
lui  dit  fa  femme,  voir  fur  votre  vifage  un  air  de  gayeté  6c  de  iatisfaétion 
que  je  ne  vous  ai  pas  encore  vu.  Peut-on  fçavoir  quelle  en  ell:  la  caufe?  Au- 
jourd'hui, répondit  Pé  tfung  en  s'applaudillant ,  je  me  fuis  trouvé  au  pa- 
lais avec  plulieurs  Officiers  de  mon  rang.  L'entretien  a  duré  dutems,  6c 
j'y  ai  eu  bonne  part.  Auffi  tous  d'une  commune  voix  m'ont  fait  l'honneur 
de  me  comparer  à  lang  tfe  *. 

Pour  moi,  dit  la  femme,  j'ai  oiii  quelquefois  comparer  les  perfonnes  qui  A  qiioioiî 
parlent  peu ,  &  qui  le  font  d'une  manière  fimple ,   à  certains  arbres  qui  P '"•  '^5""" 
n'ont  nulle  beauté,  mais  dont  les  fruits  font  excellens.  J'aimerois  beaucoup   ^r^'^^tj  " 
mieux  pour  vous  une  comparailbn  femblable  ,  que  celle  dont  vous  vous'  a-  prieurs  & 
plaudiflez.   Car  comme  on  vous  compare  à  Yang  ife ,  on  peut  comparer  ccjxqui 
Tang  tfe  lui-même  u  un  bel  arbre  qui  ne  porte  point  de  fruit.    7a7ig  tfe.,  dit-  P-^-'^'t 
on,  parloit  beaucoup,  mais  fans  trop  prendre  garde  à  ce  qu'il  difoit.  C'eft  ^'^^' 
ce  qui  lui  atira  des  affaires  fàcheufes.    Sur  cet  article  Ja-comparaifon  de 
vous  à  lui   eft  allez  julle  :    mais  je  ne  vois  pas  pourquoi  vous  en  a- 
plaudir. 

N'cil-cepaslà,  dit  Pé  ifoftg,  votre  ancienne  chanfon  que  vous  rebattez  Entretien 
fans  ce0e?  Vous  tournez  tout  félon  vos  idées.  Je  veux  vous  en  fiire  revenir  diPêtf^ng 
une  bonne  fois  :  &  voici  le  moyen  qui  me  vient  dans  l'cfprit.  Je  donnerai  ici  ^  '^^  "■'^'- 
un  repas  à  mes  collègues:  nous  ferons  avant  le  repas  une  conférence.  Vous 

eii- 

*  Nom  d';in  Philofoplie. 

LU  11  z 


Ci:  qu'un 
homme  de 
Cour  doit 
penfer  des 
louanges 
qu'on  lui 
donne. 


Entrelien 
du  Roi  de 
Ouei  avec 
la  Reine 
fa  femme. 


810  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

entendrez  de  l'intérieur  de  votre  apartement  ce  qui  fe  dira,  &  vous  vous  dé" 
labuferez  enfin  par  vous-même.  Volontiers,  dit  la  femme,  j'y  conlens. 
Le  jour  fut  affigné  pour  cela.  Il  y  eut  une  longue  conférence,  qui  fut  fui» 
vie  d'un  plus  long  repas.  Pétfong  plein  de  fuccès  à  fon  ordinaire,  n'eut  pas 
plutôt  reconduit  la  compagnie ,  qu'il  alla  trouver  fa  femme  pour  lui  dcman-» 
der  ce  qu'elle  en  penfoit.  La  femme  fentit  la  difpofition  de  fon  mari  :  elle 
conçut  qu'il  étoit  fort  inutile  de  le  détromper.  Elle  prit  donc  k  parti  de 
diflîmuler  :  &  faifmt  ferablanc  de  fe  rendre,  je  vois  bien  qu'en  effet,  dit-el- 
le, vos  collègues  vous  eltiment  6c  vous  cèdent  le  pas  avec  plaifir.  Cependant 
comme  elle  demeuroit  trés-perfuadée  ,  que  fon  mari  avoit  tout  à  craindre 
des  ennemisqu'il  s'étoit  faits ,  elle  prit  un  autre  tour  pour  l'engager ,  fans 
qu'il  s'en  apperçût,  à  fe  foullraire  à  leur  vangeance ,  6c  profita  pour  cela 
de  la  bonne  difpofition  où  elle  avoit  mis  le  mari ,  en  paroilfant  être  de  fon 
fentiment. 

Ces  louanges  après  tout  qu'on  vous  donne,  ajouta-t-elle,  quelque  fincé^ 
res  qu'elles  puiflént  être,  ne  doivent  pas  vous  aveugler  fur  l'état  préfent  des 
choies.  Le  Royaume  ert  menacé  des  plus  grands  troubles  :  prenez  vos  me- 
fures  pour  n'y  pas  périr.  Vous  n'ignorez  pas  que  la  divifion  ell  dans  la  mai- 
fon  Royale  ,  &c  qu'elle  ne  fait  que  croître  tous  les  jours.  Dans  de  fembla- 
bles  conjontStures,  le  plus  fur  feroit  de  nous  retirer  ailleurs  fans  bruit  :  mais 
cela  n'ell  pas  poffible  tandis  que  vous  êtes  en  charge.  Ainfi,  quelque  grof- 
fe  que  paroifle  la  tempête  qui  nous  menace,  il  faut  l'attendre  avec  coura- 
ge, {a)  mais  il  ne  faut  pas  s'endormir.  La  divifion  eft  fi  grande  entre  nos 
Princes,  que  le  plus  méchant  parti  qu'on  puifle  prendre, 'c'eft  celui  de  n'en 
embrafler  aucun.  'Tcheou,  U  eft  un  Prince  d'un  grand  mérite:  ou  bien  il  aura 
le  defluSjOU  du  moins  il  trouvera  quelque  reflburce.  Pour  moi,  H  j'en  étois 
crue,  vous  lieriez  avec  ceux  qui  font  à  la  tête  de  fon  parti,  6c  vous  vous 
atacheriez  à  lui. 

Pé  tfong  y  ayant  rêvé  quelque  tems:  vous  avez  raifon,  dit-il  d  fa  femme. 
En  conféquence  il  s'unit  étroitement  avec  Pi  yang ,  chef  du  parti  de  Tcheou 
II.  Dans  le  même  tems  que  les  ennemis  de  Pé  tfong  l'alloient  perdre  par  une 
calomnie,  qui  lui  devoit  fxire  couper  la  tête,  la  divifion  de  la  maifon  Roya- 
le éclata.  Pi  yang  conduifît  Tcheou  li  hors  du  Royaume:  8c  Pé  tfong  fe  joi- 
gnant à  eux  ,  évita  le  coup  qu'on  étoit  fur  le  point  de  lui  porter,  fans  qu'il 
lefçût.  Ceux  qui  furent  inrtruits  de  cette  conduite  l'iouerent  la  fagefle  ôc 
la  prévoyance  de  la  femme  de  Pétfong. 

L I N  G  KONG  Roi  de  Ouei^  s'entretenant  un  foir  avec  la  Reine  jufques 
bien  avant  dans  la  nuit ,  ils  entendirent  un  grand  bruit  de  chevaux  &  de 
chariots,  qui  venoient  du  côté  de  l'Orient.  Quand  ce  train  fut  près  du  pa- 
lais, le  bruit  cefla  tout-à-coup , 6c  quelque  tems  après  il  recommença,  mais 
à  l'Occident.  Qiii  vient  de  pafler  là, demanda  le  Roi,  comme  par  manière 

d'en- 


(<a)  Elle  jugeoit  que  ce  Prince  fortiroit  du  Royaume,  comme  il  le  fit  en  effet,   &  quç 
fon  mari  le  fuivant,  feroit  à  couvert  de  la  vangeance  des  ennemis  qu'il  s'étoit  faits. 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  Su 

d'entretien?  C'cfl  fans  doute  Ti  pé  you,  répondit  la  Reine.  Comment  le 
fçavcz-vous,  dit  le  Roi,  pour  prononcer  fi  affirm^ativement  ?  Je  Icai,  die- 
la  Reine ,  que  c'elt  le  rit  de  mettre  pied  à  terre  devant  la  porte  du  palais  : 
&  que  ceux  qui  pouflent  le  refpeét  julqu'où  il  peut  aller,  gouvernent  telle- 
ment leur  tram,  qu'il  ne  fait  point  de  bruit,  ou  qu'il  en  fait  très-peu , quand 
ils  paflent  devant  la  porte.  Je  fçai  encore  qu'un  bon  fujet  à  l'égard'de  fon 
Prince,  comme  un  bon  fils  à  l'égard  de  fes  parens,  ne  fert  point  à  vue  d'œii 
êc  fait  éxaélement  fon  devoir,  dans  les  ténèbres  comme  en  plein  jour.  Mais 
je  ne  connois  que  Ti  pé  you  dans  votre  Royaume  qui  ait  cette  exaèlitude: 
c'eft  pourquoi  j'afllire  que  c'eft  lui  qui  pafle.  Le  Roi  fut  curieux  de  fça- 
voir  ce  qui  en  étoit:  il  quita  la  Reine  pour  un  moment,  il  s'informa  qui 
avoit  paifé,  6c  fçut  qu'en  effet  c'étoit  Ti  pé  you. 

Cependant  rentrant  dans  la  chambre  où  étoit  la  Reine,  Madame  dit-il 
en  fouriant ,  j'en  fuis  fâché  :  mais  vous  n'avez  pas  bien  rencontré.  La 
Reine  remplit  une  coupe,  &  la  préfentant  au  Roi:  puifque  j'ai  mal  devi- 
né, lui  dit-elle,  je  vous  dois  des  conjoiiiffances,  je  vous  les  fais  de  tout 
mon  cœur.  A  quel  propos  des  conjoiiiffances,  demanda  Ling  kong?  C'eft 
dit  la  Reine,  que  jufcju'ici  il  ne  paroiflbit  dans  votre  Royaume  qu'un  Ti  pé 
you:  vous  en  avez  découvert  un  autre  aufli  exaâ:  que  lui  :  c'eft  de  quoi  je 
vous  félicite.  La  chofe  en  vaut  bien  la  peine  :  car  de  la  vertu  de  vos  Offr- 
ciers  dépend  le  bonheur  de  votre  Etat.  Cette  réponfe  furprit  le  Roi,  6c 
lui  fit  plaifir.  Il  le  témoigna  à  la  Reine  ,  6c  lui  dit  :  il  n'y  a  pas  en  e'ffet 
deux  Ti  pé  you.  Vous  aviez  deviné  jufte.  C'eft  lui  qui  vient  de  paffer.  La 
chofe  fe  divulgua,  6c  fit  honneur  à  la  Reine. 

Ling  kong  RoideTy^»  avoit  d'abord  époufé  Ching  ki  du  Royaume  Intrigues 
de  Lou.  Il  en  avoit  eu  un  fils  nommé  Kuang^  qu'il  avoit  défigné  fon  fuccef-  ^^s^h""" 
feur.  Ching  ki  étant  morte,  Ling  kong  prit  les  deux  filles  du  Prince  de  Song:  Cour.^ 
l'aînée  Tchong  tfe  pour  époufe,  6c  la  cadette  Tung  tfe  pour  concubine.  Ling 
kong  eut  un  fils  de  Tehong  tfe,  qu'on  nomma  Tu.  long  tfe.^  entreprit  de  faire 
ôter  à  Kttang  le  titre  de  fucceflèur ,  6c  de  le  faire  paflèr  à  2}^,  fils  de  la  Rei- 
ne Tehong  tje  fa  fœur.  long  tfe  vint  réellement  à  bout  de  perfuader  ^Ling  kong 
ce  changement.  La  Reine  Tehong  tfe  tâcha  de  l'en  diffuader,  en  lui  repréfen'- 
iant  que  ce  n'étoit  pas  la  coutume:  6c  que  de  femblables  tentatives  avoient 
ordinairement  de  funcftes  fuites.  Z^k^h^  eft  l'aîné ,  difoit-elle,  6c  eft  déclaré 
fucceffeur:  pourquoi  le  dégrader  fans  raifon?  C'eft  chercher  des  malheurs 
de  fang  froid.  Si  je  m'en  repens ,  dit  Ling  kong,  c'eft  mon  affaire.  Tehong  tfe 
eut  donc  beau  s'y  opofer.  On  fe  moqua  d'elle  de  ce  qu'elle  réfiftoit  ainfi  à 
l'élévation  de  fon  propre  fils  :  6c  Ling  kong  pouffé  par  l'intrigante  long  tf, 
déclara  Kuang  déchu  de  fon  rang  ,  6c  défignant  Tu  pour  fon  hériter,  il  lui 
donna  pour  Gouverneur  Kao  lieou.  Quelque  tems  après  Ling  ko?ig  tomba  ma- 
lade, 6c  fut  réduit  à  l'extrémité.  Kao  lieou  fit  quelques  démarches  pour  pré- 
parer les  efprits  à  l'élévation  de  Yu.  Le  fuccès  ne  fut  pas  tel  qu'il  fe  l'étoit 
promis.  Ling  kong  n'eut  pas  plutôt  les  yeux  fermez  ,  que  Tfoui  chu  égorgea 
Kae  lieou,  6c  plaça  Kuang  fur  le  trône.  On  vit  alors  que  la  Reine  Tehong  tfe 
avoit  eu  raifon:  6c  chacun  loua  hautement  fon  équité  6c  fa  fageffe. 

LU  II  i  Kong 


Siz  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 
Confeil  Kong  chin  tse  pi, du  Royaume  de  Loii , venant  d'enterrer  fon  fre- 

fingulier  re  aîné,  fut  touche  ôc  même  fatigué  des  lamentations  de  fa  belle-fœuii': 
d'une  Vêtant  préfcnté  à  la  porte  de  l'apartcment  oii  étoit  la  veuve,  dans  le  dcf- 
focurafon  j-^-^^  ^^  j,^  confoler ,  fon  compliment  fut,  qu'elle  devoit  modérer  fa  dou- 
'^"^  '  leur,  5c  qu'il  auroit  foin  de  la  bien  remarier.     Cependant  il  laifla  pafler 

plufîeurs  années,  fans  même  y  penfer.  Le  Roi  àt  Sou  lui  ayant  fait  offrir 
l'emploi  de  Miniftre  ,  il  demanda  à  fa  belle-fœur  ,  s'il  devoit  l'accepter 
ou  non.  Non  répondit  elle,  ne  l'acceptes  point.  Mais  encore  pourquoi, 
demanda î^^ ^^ ?  Pourquoi,  lui  dit-elle?  Mon  mari  étant  à  peine  enterré, 
vous  vîntes  me  dire,  comme  pour  me  confoler,  quç  vous  me  remarieriez: 
ce  fut  vni  contre-tems  ridicule,  ëc  une  faute  énorme  contre  les  rits.  Mon 
deiiil  cil  fini  depuis  bien  des  années,  ôc  vous  ne  m'avez  jamais  dit,  ni  faitdi- 
re  un  mot,  pour  me  fonder  fur  ma  difpolition  préfente.  Le  procédé  n'efl 
pas  d'un  homme  éclairé.  Celui  qui  eft  capable  de  ces  fortes  de  fiutes,  peut-il 
foutenir  avec  honneur  l'emploi  de  Miniftre?  Pour  moi,  il  me  paroît  que  non. 
Si  vous  fouhaittiez  vous  remarier  ,  reprit  Tfe  pi ,  que  ne  me  le  difîez 
vous.  Une  femme  ne  doit  jamais  faire  ces  fortes  d'avances ,  répondit  la 
veuve  :  c'eft  à  ceux  de  qui  elle  dépend ,  d'y  penfer  pour  elle.  Au  rcfte ,  ce 
que  j'en  dis,  ce  n'eft  pas  que  j'aie  jamais  eu  la  moindre  envie  d'en  venir  à 
de  nouvelles  noces;  j'en  ai  toujours  été  fort  éloignée.  Ce  n'eft  que  pour 
VOU3  faire  fentir  combien  vous  êtes  peu  capable  de  l'emploi  qu'on  vous  pré- 
fente. Celui  qui  voudroit  à  yeux  clos  juger  des  couleurs ,  fe  tromperoit 
l;ins  doute.  N'cft-il  pas  vrai?  Or  je  prétens  tout  de  même,  qu'un  homme 
comme  vous,  qui  n'entend  rien  aux  affaires  du  monde  les  plus  communes  , 
s'il  fe  fait  Miniftre  d'Etat,  ne  peut  manquer  d'attirer  fur  loi  les  malédiéli- 
ons  des  hommes,  &  les  chàtimens  de  'tien.  Prenez -y  garde  ,  6c  croyez- 
moi,  ne  vous  engagez  point. 

l'fe pi  ne  crut  point  la  belle-fœur,  qu'il  n'avoit  écoutée  que  par  manière 
d'entretien.  Il  accepta  l'emploi  de  Miniftre,  6c  l'année  ne  fe  pafla  pas  qu'il 
mourut  dans  les  fuplices.     Il  rendit  juftice  en  mourant,  au  zèle  ôc  à  la  fa- 
-     gcflc  de  fa  belle-fœur,  dont  il  avoit  "pris  le  confeil  pour  une  vangeance  de 
femme. 
M 'naee-         N  G  A  i  v  A  N  G  Roi  de  Ouei  voyant  fon  fils  le  Prince  héritier  en  âge  d'a- 
mens  des     voir  des  enfans,  fit  chercher  des' filles  qui  puffent  être  élevées  au  rang  de 
Courtifans  fes  époufes.  Parmi  celles  qu'on  amena,  il  s'en  trouva  une  qui  donna  dans  la 
pour  le        vue  de  A''^^;  'vang.  Il  envoya  les  autres  au  palais  du  Prince  héritier,  &  fit 
Souverain,  ^^^^^.ç.^  celle-là  dans  le  fîcn.'  Tu  e«/léigneur  de  la  cour,  raconta  le  fait  à  fa 
mère.  Cela  n'eft  p.is  poiTibltf,  s'écria-t-cUe ,    c'eft  un  étrange  défordre  ; 
vous  deviez  vous  y  opofer  fortement.     Hélas!  le  Royaume  a  des  ennemis 
puiOans ,  Sc  n'a  pas  des  forces  égales  aux  leurs.  Une  parfaite  vertu  pouvoit 
lupplécr  au  peu  de  forces  :  elle  l'a  fait  fouvent.  Mais  le  Roi  n'ayant  ni  ver- 
tu, ni  force,  que  va  devenir  l'Etat?  Il  ne  voit  pas  le  pauvre  Prince,  car 
il  n'a  pas  beaucoup  de  lumières,  il  ne  voit  pas  le  tort  qu'il  fe  fait.  C'eft  à 
vous  Se  à  vos  collègues  de  le  lui  bien  faire  fentir.  L'intérêt  de  vos  familles 
écant  joint  au  bien  commun  de  l'Etat,  vous  avez  une  double  obligation  de 

l'a- 


ET  DE   LA   TARTARIE   CHINOISE.  Si^ 

l'avertir,  pour  prévenir,  autant  qu'il  dépend  de  vous,  les  fuites  d'un  pa- 
reil déibrdrc.  Si  d'autres  font  trop  lâches  pour  ofer  parler, vous,  mon  fils, 
ne  manquez  pas  à  votre  devoir.  Parlez  ,  vous  devez  cela  au  Prince  que  vous 
fervez,  &  à  l'Etat  dont  vous  êtes  membre. 

Tu  eiiî  animé  par  le  difcours  de  fa  mère,  cherchoit  une  occafion  favorable 
pour  parler  au  Prince.  Avant  qu'il  s'en  préfentâr,  il  fut  envoyé  à  la  cour 
de  T^i  pour  une  négociation  preflante.  Sa  mère  voyant  que  fon  fils  étoit 
parti  lans  avoir  pu  parler  au  Roi ,  fe  fit  porter  elle-même  à  la  porte  du  pa- 
lais: là  elle  élève  en  haut  félon  la  coutume,  une  fuplique,  dont  le  contenu 
étoit  :  la  vieille  veuve  de  Kio  io  a  dans  le  cœur  une  chofe  qui  l'inquictte. 
Elle  fouhaitte  en  donner  connoilî^xnce  à  Sa  Majefté.  Le  Roi  ordonna  qu'on 
la  fît  entrer.  Elle  ne  lut  pas  plutôt  en  préfence  du  Roi,  que  lui  adreiïimt 
la  parole,  Prince,  lui  dit-elle,  votre  fervante  a  toujours  oiii  compter  par- 
mi les  chofes  qui  importent  le  plus  au  bien  de  l'Etat,  l'exaélc  oblcrvation 
des  rits,  &  fur-tout  de  ceux  qui  font  d'hommes  à  femmes.  Notrefexea 
communément  plus  de  tendreflé  que  de  fermeté.  C'ell;  fans  doute  pour  ce- 
la, que  les  rits  ont  prefcrit  qu'on  marie  les  filles  de  bonne  heure.  L'âge  de 
quinze  ans  eft  le  tems  ordinaire  pour  les  fiançailles,  l'âge  de  vingt  ans  pour 
les  noces.  Mais  fuivant  ces  mêmes  rits,  les  préfens  ordinaires  étant  reçus,, 
îa  fille  eft  cenfée  l'époufe  de  celui  qui  les  a  faits.  Il  en  eft  de  même  à  pro- 
portion des  fécondes  femmes:  elles  font  liées  à  celui  pour  qui  on  les  a  prifes. 
Il  y  a  pour  tout,  cela  des  cérémonies  qu'on  doit  obierver.  De  tout  tems  les 
plus  fages  de  nos  Princes  ont  regardé  comme  un  de  leurs  principaux  de- 
voirs, de  donner  l'exemple  en  ce  point  :  &  l'expérience  a  fouvent  fait  voir 
que  de-lâ  dépend  beaucoup  le  bonheur  ou  le  malheur  des  Etats.  Autant  que 
2o»  chan  contribua  à  faire  fleurir  la  dynaftie'Ma,  autant  Mo  loi  en  avança 
la  ruine.  On  peut  dire  la  même  chofe  de  Sin  6c  de  Tan  ki ,  par  raport  à  la 
dynaftie  Chang:  de  Tai  fe  &  de  Pao  fe,  par  raport  à  la  dynaftie  Tchcott.'Cc- 
pendant.  Prince,  vous  prenez  pour  vous  contre  les  rits,  une  femme  defti- 
née  à  votre  héritier,  &:  fans  faire  atention  que  votre  Royaume  eft  entouré 
de  puiflans  voifins,  &  qu'il  ne  peut  fubfifter,  s'il  y  naît  le  moindre  trou- 
ble, vous  même  y  introduifez  le  défordre.  Certainement  votre  Etat  eft  en 
grand  danger. 

Le  Roi  ayant  écouté  atentivement  cette  remontrance  :  j'ai  tort,  dit-il: 
ôc  fur  le  champ  il  fie  pafler  parmi  les  femmes  du  Prince  héritier,  celle  qu'il 
avoit  voulu  retenir  parmi  les  fiennes.  Il  fit  un  prélént  confîdénible  à  cette 
veuve,  qui  feule  avoit  eu  le  courage  de  le  reprendre  :  6c  quand  2«  eal  Hit  de 
retour  de  fa  comroiffion  ,  il  l'avança  en  confidération  de  fa  mcre.  Depuis 
ce  tems -là  Ngai  vang  fut  beaucoup  plus  appliqué  &plus  exaél  à  tous  fes  de- 
voirs. Il  mit  un  tel  ordre  dans  Ç.\  maifon  &C  dans  fon  Royaume,  que  les  voi- 
fins, quoique  puilTans  Se  aflez  mal  intentionnez  ,  n'ofcrcnt  jam;iis  l'ata- 
quer.  Cette  aélion  fit  beaucoup  d'honneur  à  la  vertueufe  mère  de  Tu  eitl  ^ 

Une  fille  de  CJïra  fut  promife  à  un  jeune  homme  de /'o»^.  Quand  ils 
furent  tous  deux  dans  un  âge  nubile,  le  jeune  homme  6i  fes  parcns  vinrent 
demander  la  fille:  mais  ce  fut  fans  avoir  fait  les  préfens  réglez ,  Se  fans  ob- 

fervcr 


Fermeté 
d'une  fem- 
me à  don- 
ner des 
Confeilsà 
fan  Souve; 
rain. 


Effets  de 
ces  Conj 
feils. 


Fille  qui 
refjfe  de 
fe  innrier 
«f  pour-: 
quoi. 


Atache- 
mem  de 
Pe  y  pour 
i'oblerva- 
tion  des 
Rits. 


Exemple 
de  l'amour 
«•onjiigal. 


Si4  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINEJ 

ferver  les  cérémonies.  La  fiancée  répondit  nettement  qu'elle  ne  fortiroit: 
point  de  la  maifon  paternelle.  Comme  on  la  preffoit  de  pafler  par-delTus 
ces  formalitez  :  on  dit  communément,  répondit-elle,  qu'en  toutes  chofes 
il  cft  important  de  bien  commencer:  ôc  qu'une  faute ,  qui  d'abord  paroîc 
légère,  a  fouvent  de  fâcheufes  fuites.  Ce  qui  ell  vrai  en  tout  le  refte,  eft- 
il  faux  en  fait  de  mariage.?  Les  devoirs  d'épous  Se  d'épouies  ne  font-ils  pas 
les  premiers  qui  ayent  été  entre  les  hommes?  Ne  font-ils  pas  le  principe 
des  autres  devoirs  de  la  vie  civile?  D'ailleurs  la  fin  du  mariage  eft  de  foute- 
nir  les  familles,  &  de  perpétuer,  autant  qu'il  fe  peut,  les  honneurs  pref- 
crits  par  les  rits  à  l'égard  des  ancêtres,  en  leur  donnant  une  poflcrité.  Or 
on  dit ,  ôc  il  eft  vrai ,  que  l'eau  qui  fort  d'une  Iburce  bourbeufe ,  ne  peut 
former  un  ruifleau  bien  clair.  Ainfi  me  marier  contre  les  rits,  c'eft  ce  que 
je  ne  ferai  jamais.  On  lui  intenta  procès,  elle  eut  beaucoup  à  fouffrir  :  mais 
elle  perfifta  toujours  à  dire,  qu'on  lui  ôteroit  plutôt  la  vie,  que  d'obtenir 
fon  confentement.  Ne  voulant  point  fe  relâcher,  elle  pafla  fes  jours  dans  le 
célibat. 

Pe  Y  fille  de  Sue»  kong  Roy  de  Lou  fut  promife  à  Kong  koang  Prince  de 
Song.  Le  tems  des  noces  étant  venu,  Kong  koang  ne  vint  pas  lui-même  pren- 
dre Pe  y.  Il  fe  contenta  d'envoyer  un  feigneur  en  fa  place.  Pe  y  ne  vouloir 
point  partir:  mais  elle  fe  rendit  enfin  par  obéifiance  a  fon  père  £c  à  fa  mère. 
Au  bout  de  trois  mois  le  Prince  de  Song,  ayant  fait  la  cérémonie  accoutu- 
mée de  voir  fa  nouvelle  épouie  dans  la  ialle  de  fes  ancêtres,  voulut  confom- 
mer  le  mariage.  Pc  y  n'y  voulut  point  confentir,  parce  qu'il  n'avoit  pas 
gardé  le  rit  de  l'aller  prendre  lui-m.ême.  Il  fiillut  encore  pour  la  fléchir 
fur  cela  un  ordre  preffant  du  Roi  fon  père  8c  de  la  Reine  fa  mère.  Dix  ans 
après  elle  devint  veuve.  En  cet  état  comme  auparavant  elle  eut  toujours 
un  extrême  atachement  à  ce  que  prefcrivoient  les  rits. 

Une  nuit  le  feu  prit  à  fon  palais.  Sortez,  Madame ,  s'écria- t-on,  fau- 
vez-vous,  le  feu  vous  gagne.  Suivant  les  rits,  répondit-elle,  une  femme 
de  ma  condition  ne  doit  pas  paroître,  même  dans  une  falle  fans  les  deux  da- 
mes d'honneur.  Atendons-les,  puis  je  fortirai.  L'une  étant  venue,  l'autre 
ne  pavoinbit  point.  On  prefla  de  nouveau  la  PrincelTe  de  fe  fauver.  Se  ce  ne 
fut  qu'à  Textrémité  qu'elle  fe  rendit:  tous  les  Princes  de  fon  tems  la  louè- 
rent Se  admirèrent  fa  conftance. 

Une  fille  de  Song  ayant  été  mariée  à  un  homme  de  Tfaiy  le  mari  fut  a- 
taqué  d'une  maladie  dangereufe.  La  mère  de  cette  jeune  femme  voulut  ra- 
pellcr  fa  fille.  Non,'répondit  la  jeune  femme,  je  regarde  cet  accident  arivé  à 
mon  mari,  comme  s'il  m'étoit  arivé  à  moi-même.  Daillcurs  la  pratique  eft 
qu'une  femme  vive  Se  meure  dans  la  maifon ,  où  elle  a  une  fois  été  placée. 
Je  n'ai  garde  de  m'en  éloigner,  pour  une  fâcheufe  maladie,  dont  mon  mari 
a  eu  le  malheur  d'être  atteint.  Quand  nos  parens  font  malades,  fi  les  Médecins 
leur  prcfcrivent  l'herbe  Fcoh  Se  l'herbe  T,  nous  les  allons  auflitôt  ciieilhr. 
Qi^iclque  rebutante  que  foit  l'odeur  de  ces  herbes,  nous  les  ramaflbns  à  plei- 
nes mains:  nous  en  remplifloas  notre  fein,  s'il  eil  néceflaire  ,  puis  nous  en 
tirons  le  fuc.  Dois-je  moins  faire  pour  mon  mari?  Chacun  loua  cette  jeune 

fcnj" 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  8if 

femme,  &  fa  mère  en  particulier  prit  ce  qu'elle  avoit  dit  fur  les  herbes  Y  ôc 
Feon^  pour  en  faire  une  Ode  à  fa  louange. 

M  o  N  G  Y  fille  de  Hoa  fut  promife  à  Hiao  kong  Prince  de  7/Z.    Ce  Prince   Exemple 
tenta  Ibuvent  de  faire  venir  la  fiancée  fans  tant  de  cérémonies.' Jamais  Mong-   deTatta- 
y  n'y  confentit.   Comme  Hiao  kong  ditféroit  toujours  de  faire  les  préfcns  de   ^1'=''"^"'^ 
noces  6c  les  cérémonies  ordinaires ,  on  lui  donna  par  dérifion  le  nom  de   d,,ns  Mour 
chafte.  Cela  le  prefla  de  faire  enfin  les  frais  des  noces.  Il  vint  lui-même,  fe-    y. 
Ion  les  rits,  prendre  Mong  y  chez  Hoa  Ion  père.  Afotigy,  après  s'être  infor- 
mée jufqu'à  trois  fois,  fi  Hiao  kong  ctoit  venu  en  perlonne,  fe  laiffa  condui- 
re chez  ion  épous.    Qiiand  elle  fut  arivée,  tout  s'y  palla  fuivant  les  rits:  6c 
fa  délicatefle  fur  les  cérémonies  eut  lieu  d'être  contente. 

Mais  quelques  années  après  Hiao  kong  allant  à  Leangfie^  voulut  que  A/o/-/g- 
>>  fût  du  voyage.  Le  chariot  qui  la  portoit,  verfa,  ôcfutbrifé,  fans  cepen- 
dant que  yV/o«^  jy  en  fût  bleflée.  ///■«(? /to«5  détache  auffitôt  un  des  meilleurs 
chariots  de  fa  fuite,  pour  la  reconduire  a  Tji^  de  peur  de  quelque  autre  ac- 
cident. IMais  ce  chariot  n'étant  point  un  chariot  de  femme ,  Along  y 
n'y  voulut  point  monter,  6c  parlant  au  travers  d'un  rideau  qu'elle  avoit 
dreflé,  à  l'Officier  venu  de  la  part  du  Roy:  une  femme  de  ma  condition, 
lui  dit  elle,  ne  paroît  pas  même  dans  une  ialle  i'ans  fes  deux  dames  d'hon- 
neur. Pafie-t-elle  d'un  apartement  à  un  autre?  Il  faut  qu'on  entende  le  bruit 
qu'elle  fait  faire  exprés  aux  orncmens  de  fes  habits.  Qiioiqu'elle  forte  rare- 
ment, les  rits  ont  cependant  prei'crit  quels  doivent  être  alors  les  vêtemens, 
quel  doit  être  fon  équipage.  Tout  cela  eft  figement  établi,  tant  pour  la 
bienféance  extérieure,  que  pour  conferver  refpnt6c  le  cœur  dans  la  droiture. 
Or  ce  chariot  qu'on  m'amène,  n'efi:  point  dans  l'ordre:  je  ne  puis  pas  m'en 
fervir.  Demeurer  icilong-tems,c'eft  encore  pis:  mourir  c'eft  le  plus  court, 
6c  je  le  ferai  plutôt  que  de  rien  faire  contre  les  rits.  L'Officier  courut  en 
polte  raporter  ce  difcours  au  Roy.  On  fit  équiper  promptement  un  chariot 
tel  qu'il  convenoit,  dans  lequel  Mongy  revint  à  Tft. 

TcHAo  vANG  Roy  de  77ô«fcrtant  pour  un  voyage  de  plaifir,  y  mena  Dms.  1» 
une  de  fes  femmes,  fille  du  Roy  de  27^\  Un  jour  qu'il  l'avoit  laiflee  dans  Princeife 
une  petite  Ile  afléz  agréable,  fur  le  bord  du  grand  fleuve  Kiang^  il  eut  non-  'j''"^^"'^^^ 
velle  d'une  crue  d'eau  fort  fubite.  Auffi-tôt  il  dépêcha  quelques  feigneurs 
de  fa  fuite ,  avec  ordre  d'amener  la  Princeflé  où  il  étoit.  Ces  feigneurs 
coururent  en  pofie  vers  la  Princefl^e,  l'invitèrent  à  fortir  vite  de  cette  Ile  , 
6c  à  fe  rendre  aupiès  du  Roy ,  oiî  ils  nvoient  ordre  de  la  conduire. 
Qi_iand  le  Prince  nous  appelle,  répondit-elle,  il  donne  fon  fceau  à  ceux 
qu'il  envoyé.  L'avez- vous?  La  crainte  que  les  eaux  ne  vous  furpriflént,  ré- 
pondirent-ils ,  nous  a  fait  partir  à  la  hâte,  6c  négliger  cette  précaution. 
Vous  pouvez  vous  en  retourner,  repartit-elle:  je  ne  vous  fuivrai  point  fans 
cela.  Comme  on  lui  reprcfentoit  que  la  crue  d'eau  étoit  fort  fubite,  ^  pa- 
roiflbit  devoir  être  grande ,  que  s'ils  retournoient  chercher  le  fceau,  ils  ne 
pouroient  revenir  à  tems.  Je  vois  bien,  qu'en  vous  fuivant,  je  fauve  ma 
vie,  répondit-elle,  6c  qu'en  demeurant  je  vais  périr.  Mais  pour  éviter  la 
^lort,  paiïcr  par-dcfTus  une  condition  de  cette  importance  ,    c'ert  manquer 

Tome  //.  M  mm  mm  en 


Exemple 
ri'aTiOcir 
conjugal 
d.ms  la 
Reine 
femme  du 
Roi  de 


Bonnein- 

telligence 

entre  une 

femme 

lé4itime& 

une  Con- 

cujinc. 


U6  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

en  même  tems  de  fidélité  &  de  courage.  Il  vaut  beaucoup  mieux  mourir. 
Oii  court  eu  polie  chercher  le  fceau  :  mais  quelque  diligence  qu'on  ht, 
l'Ile  étoit  abîmée  quand  on  revint,  &  la  Pnnceire  £c  les  iuivantes,  fu- 
rent fubmergées  :  le  Roy  la  regretta  fort  :  mais  il  loua  encore  davantage  la 
fidélité  iJc  la  confiance. 

Pe  KONG  Roy  dÈ  Tfou  étant  mort,  le  Roy  de  0«,  qui  fut  inllruit  de 
la  HigefTe  ,  de  la  vertu,  ôc  de  la  beauté  de  la  veuve,  dépêcha  vers  elle  un 
feigneur  avec  une  grofle  fomme,  deux  diamans  d'un  très-grand  prix,  ôc 
trente  cliariots  bien  équipez,  la  demandant  pour  époulé.  Du  vivant  de  mon 
mari,  répondit  la  veuve,  tandis  qu'il  agiffbit  au-dehors,  je  réglois  le  mieux 
qu'il  m'étoitpolFible  l'intérieur  de  fa  maifon.  Du  relie  je  m'ocupois  avec 
toutes  fes  autres  femmes  aux  ouvrages  propres  de  notre  iéxe.  Maintenant 
que  j'ai  perdu  mon  mari,  je  veux  palier  auprès  de  fon  tombeau  le  relie  des 
années  que  T'ien  me  donnera.  Je  l'çai  ce  que  vaut  le  rang  que  votre  maître 
veut  bien  ra'offrir:  les  préfens  pour  m'y  inviter,  font  magnifiques:  mais  je 
ne  puis  accepter  l'honneur  qu'il  me  fiit,  fans  m'en  rendre  indigne.  Ce  fe- 
roit  oublier  feu  mon  mari.  Or  je  le  veux  honorer  après  fa  mort,  comme 
j'ai  fait  pendant  fa  vie.  Le  regret  de  l'avoir  perdu  auroit  dià  m'ôter  la  vie. 
C'ell  déf.iut  de  tendrelTe  en  moi,  que  d'avoir  pu  lui  furvivre.  Je  me  le  re- 
proche fouvent  :  mais  je  n'ai  garde  de  l'oublier ,  jufqu'à  prendre  un  fé- 
cond mari.  Reportez  au  Roy  fes  préfens,  6c  retirez-vous.  Le  Roy  de  0« 
loua  lui-même  la  réfolution  de  cette  Prince{re,6£  l'honora  du  nom  de  "tchm 
ki  {a). 

LiNG  VANG  Roy  de  Otiei  mourut  fans  avoir  eu  d'enfans  de  la  Reine 
fon  époufe.  Il  en  laiffii  un  d'une  autre  de  fes  femmes  du  fécond  ordre ,  qui 
fut  auflitôt  déclaré  Roy.  Cette  élévation  ne  produifit  aucun  changement 
dans  l'efprit  de  fa  mère,  elle  fçut  fe  tenir  dans  fon  rang.  Elle  honoroit  & 
fervoit  la  Reine  doiiairiere,  fans  fe  relâcher  en  rien  de  les  atentions:  &  le 
jeune  Roy  en  faifoit  autant  à  l'exemple  de  fa  mère.  Au  bout  de  huit  ans, 
la  Reine  prenant  la  mère  de  ce  Prince  en  particulier,  je  fuis  charmée,  lui  dit- 
elle,  6c  de  la  manière  dont  vous  en  ufez  à  mon  égard ,  6c  du  foin  que  vous 
avez  eu  d'infpirer  au  Prince  votre  fils  les  mêmes  fentimens  pour  moi:  j'ai 
peut-être  eu  tort  d'admettre  fi  long-tems  vos  bons  offices,  du  moins  eli-il 
tcms  de  vous  en  remercier.  Votre  fils  régne,  6c  il  ne  convient  point  que 
la  mère  du  Roy  ferve  encore  en  qualité  de  féconde  femme.  Je  fuis  une  veu- 
ve fans  enlans.  C'ell  alTez  pour  moi  qu'on  me  fouft're  ici  pafler  tranquile- 
mcnt  le  relie  de  mes  jours.  Je  veux  abfolument  quiter  cet  apartement 
d'honneur,  vous  le  céder,  6c  n'y  entrer  déformais  qu'à  certain  tems,  pour 
avoir  l'avantage  de  vous  y  voir. 

Qiie  me  dites-vous  là.  Madame,  reprit  la  mère  du  jeune  Roy  ?  Permet- 
tez-moi de  vous  dire  que  vous  n'y  avez  pas  bien  penfé.  Le  Roy  votre  épous 
6c  mon  maître  a  eu  le  malheur  de  mourir  jeune:  cela  ell  dur  pour  un  Prin- 
ce :  il  n'a  pas  été  aflez  heureux  que  d'avoir  un  fils  de  fon  époufe,  il  n'en  a 

qu'un 

{a)  ri/;i.*. fignifie  chifte.  Ki  elt  le  nom  d'une  Reine  fameufe  dans  la  première  antiquité.. 


ET   DE    LA   TARTARIE  CHINOISE.  82.7 

qu'un  de  moi,  qui  n'étois  que  la  fervante.  Autre  fujet  de  trilklTe  qu'il  a  eu 
en  mourant.  Qyoi  !  voudriez-vous  lui  en  donner  un  troifîéme  après  fa 
mort,  en  dégradant  ion  époulb  pour  honorer  une  iervante?  Y  penfez-vous? 
On  dit,  6c  il  eft  vrai,  que  le  zèle  d'un  bon  fujet  èc  la  piété  d'un  bon  fils, 
ne  doivent  jamais  ie  rallentir  par  le  nombre  des  années.  Il  ne  m'cil  pas  plus 
permis  de  me  lafler  du  rang  que  je  tiens  à  votre  égard.  Vous  honorer,  &c 
vous  iervir,  c'eft  mon  devoir.  S'il  y  a  quelque  honneur  d'avoir  donné  un 
fuccelléur  à  votre  épous ,  cet  honneur  ne  me  difpenfe  pas  de  ce  que  je 
vous  dois  comme  à  fon  époufe. 

Ne  pailons  plus,  dit  la  Reine,  de  ce  que  nous  étionsvousSc  moi  fous  le 
feu  Roy  mon  mari.  Son  fils  régne.  C'ell  auffi  le  votre.  Ainfi,tous  volontai- 
res que  font  de  votre  part  les  honneurs  6c  les  fcrvices  que  vous  me  rendez, 
je  ne  puis  les  accepter  lans  faire  une  elpèce  d'injure  au  Prince  en  la  perfonnc 
de  fa  mère.  . 

La  concubine  ne  répliqua  rien  :    mais  allant  trouver  le  Roy  fon  fils.,   e/Z^o^  j'^'^ 
Prince,  j'ai  toujours  oiii  dire  que  le  fage  ne  doit  taire,  ni  permettre  rien   nai" entre 
contre  l'ordre.  Le  bon  ordre,  ce  me  femble,confifbe  en  partie,   à  mainte-  une  Fa». 
nir  les  anciens  rits,  en  forte  que  chacun  le  tienne  dans  le  rang  qu'ils  lui    '';'  ^  "ne 
alîîgnent.  Cependant  le  Reine  époufe  de  votre  père  veut  quiter  ion  apar-    ^'"^'^"  '"'' 
tement,  &  me  prelTe  d'ocuper  le  rang  qu'elle  tient  à  la  cour.    C'ell  me 
prefier  d'aller  contre  le  bon  ordre.  J'aime  mieux  mourir  que  de  le  faire: 
&  comme  je  vois  la  Reine  inflexible  à  mes  remontrances,  je  la  fléchirai 
par  ma  mort.  En  difant-  cela,  elle  fe  difpofoit  à  le  donner  un  coup  mortel. 
On  l'arrêta:   Sc  fon  fils  fondant  en  lamies,  s'eftorça  de  l'apaifer,   mais  elle 
ne  put  confentir  à  vivre  jufqu'à  ce  que  la  Reine  étant  avertie  de  fa  réfolu- 
tion,  lui  promit  quoiqu'à  regret,  de  conferver  fon  rang,  &  de  fe  laifTer 
honorer  8c  fcrvir  comme  auparavant.  Tout  le  monde  fut  également  furpris 
6c  charmé  de  voir  cet  cmpreflement  dans  deux  femmes  à  ufer  de  tant  de 
déférences  l'une  pour  l'autre.  C'eft  là  ce  qui  mérite  le  nom  de  fagefle  ,  &C 
de  vertu  dignes  des  éloges  de  tous  les  fiécles. 

Une  JEUNE  femme  d'une  beauté  rare,  6c  d'une  vertu  reconnue,  per-  Exemple 
dit  fon  mari  de  fort  bonne. heure.  Les  plus  riches  du  Royaume  la  recher-  d'amour 
choient  à  l'envi,  mais  fort  inutilement.  Le  Roy  lui-même  informé  de  fa  coii)i  -' 
vertu  6c  de  fa  beauté,  la  rechercha  dans  les  formes ,  6c  lui  députa  un  graid 
Oflicier  avec  les  préfens  ordinaires.  Voici  ce  qu'elle  répondit  :  mon  mari 
m'a  bientôt  laifle  veuve,  ileflvrai:  mais  je  n'en  aurai  cependant  jamais 
d'autre.  J'aurois  fouhaité  pouvoir  le  fuivre:  mais  il  ma  laifle  un  fils  qu'il 
faut  élever.  Bien  des  gens  m'ont  recherchée,  tous  l'ont  fait  inutilement, 
6c  lorfque  je  me  croyois  délivrée  de  ces  importunes  recherches,  le  Roy  lui- 
même  les  renouvelle.  Eft-il  poflible  qu'on  doute  encore,  fi  je  ne  pourois 
point  enfin  oublier  feu  mon  mari,  pour  me  donner  à  un  autre  épous, 6c  fa- 
crifier  mon  devoir  à  une  fortune  éclatante? Je  veux  prouver  une  bonr.c  fois 
que  je  ne  fuis  pas  capable  de  cette  hichcté,  'èc  défebufcr  fur  cela  quiconque 
ne  me  connoît  pas  encore. 

Apres  avoir  parlé  de  la  forte,  elle  prend  fon  miroir  d'une  main,  un  rafoir 
Mm  m  mm  z  de 


sordl 


nairc 


8i8   DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE   LA  CHINE, 

d'une  vei'-  de  l'autre,  &  fe  Coupe  le  nez.  Me  voilà  punie,  dit-elle,  d'avoir  laiHe  tant 
ve  pour  le  (je  gens  douter  de  ma  fermeté.  Allez  rendre  rcponie  au  Roy,  6c  dites-lui 
d'^'-'"e-  ^"""^  ^'*  i^  ^^  ^^  donne  pas  la  mort,  c'elt  que  je  n'ai  pas  le  courage  d'aban- 
inandcs  donner  mon  fils  dans  un  fi  bas  ùge.  Ce  que  je  viens  de  Faire  iuffit.  C'ell 
<J'un  le-  fans  doute  pour  ma  beauté,  que  le  Roi  me  recherchoit.  Dites-lui  que  mon 
cond  ma-  yifage  n'eit  plus  qu'un  rerte  diftormc  &c  défiguré.  Il  ié  défillera  fans  peine, 
nage.  L'Officier  raporta  au  Roy  ce  qu'il  avoit  vu.  Le  Prince  loua  la  réfolution 

de  la  jeune  veuve  ,  lui  donna  le  titre  de  Kao  king^  Sc  lui  décerna  d'autres 
honneurs. 

Un  jeune  Officier  de  T'chin  venoit  d'époufer  une  fille  de  feizeans, 
Pié'é filiale  ^orfqu'il  s'éleva  tout-à-coup  une  guerre,  qui  l'obligea  d'aller  fervir.  Avant 
d'une liiu  que  de  quiter  la  femme:  on  ne  fçait ,  lui  dit-il,  qui  meurt  ni  qui  vit. 
envers  fa  Qui  peut  m'afTurer  que  j'échaperai  des  dangers  de  cette  guerre?  Je  vous 
Belle-me-  \i{Çîe,  ma  bonne  mère,  qui  n'a  point  d'autre  enfant  que  moi.  Au  cas  que  je 
meure,  que  deviendra- t-elle?  Voulez-vous  bien  me  promettre  d'en  avoir 
foin?  Oiii ,  dit  la  femme,  je  vous  le  promets. 

L'Officier  étant  effectivement  mort  à  la  guerre,  la  jeune  veuve  prit  un 
très-grand  foin  de  fa  bcUe-mere,  travaillant  elle-même  de  les  propres  mains 
le  jour  ôc  la  nuit,  pour  qu'elle  ne  manquât  de  rien.  Les  trois  ans  du  deuil 
étant  finis,  comme  elle  étoit  jeune  &  fans  enfans,  fon  pcre  6c  la  mère  vou- 
lurent la  rapeller  auprès  d'eux,  pour  la  marier  en  fécondes  noces.  Mais  la 
jeune  veuve  en  rcjetta  vivement  la  propofition.  La  fidélité  6c  la  jurtice, 
leur  dit-elle,  font  nos  principaux  devoirs.  Vous-même  vous  ne  m'avez  rien 
tant  recommandé  en  me  mariant,  que  l'atachement  6c  l'obéiffimce  à  mon 
mari.  Or  vous  fçaurez  que  ce  cher  mari  prêt  à  partir  pour  la  guerre  où  il 
a  perdu  la  vie,  me  témoigna  l'inquiétude  que  ia  piété  lui  inipiroit,  fur  ce 
que  deviendroit  fa  mère,  au  cas  qu'il  vînt  à  lui  manquer  6c  me  demanda  û. 
je  voulois  bien  lui  promettre  d'en  avoir  foin.  Je  le  lui  promis.  D'ailleurs 
c'cil  le  devoir  d'une  bru  de  fervir  fa  belle-mere.  Bien  loin  que  la  moit  de 
mon  mari  m'en  difpenfe,  elle  m'impofe  plutôt  à  cet  égard  une  nouvelle 
obligation.  Ne  le  pas  faire,  ce  feroit  me  rendre  coupable  d'infidélité  6c 
d'injullicc,  feu  mon  mari  pafleroit  pour  un  méchant  fils,  qui  n'auroit  pas 
fcû  pourvoir  efficacement  à  l'entretien  de  fi  mère,  6c  qui  s'en  feroit  re- 
pofé  légèrement  fur  une  époufe  peu  fidèle.  Plutôt  mourir  que  d'cxpofer 
mon  mari,  ou  de  m'expofer  moi-même  à  de  femblables  reproches. 

Le  père  ce  la  mère  voyant  la  réfolution  de  leur  fille,  ne  lui  parlèrent  plus 
de  fe  remarier.  Le  belle-mere  vécut  encore  vingt-huit  ans.  La  bru  fournit 
toujours  à  tous  fes  befoins ,  6c  la  fervit  aflidûment  jufques  au  dernier  foupir. 
Elle  lui  rendit  après  fa  mort  les  derniers  devoirs ,  6c  n'omit  rien  à  fon 
égard  des  cérémonies  réglées.  La  conftance,  la  fidélité,  6c  l'affiduité  de 
cette  veuve  à  fervir  fa  belle-mere,  la  firent  beaucoup  ellimer.  Le  Magillrat 
de  Iloai  yang  en  fit  fon  raport  à  la  cour.  L'Empereur,  qui  régnoit  alors, 
lui  envoya  quarante  livres  d'or,  lui  donna  le  titre  de ///Vi«)  fou  (^),  6clui 
décerna  d'autres  honneurs. 

Vou 
(rt)  UiM,  l'icté  filiale,  pieux,  picufe.    Je».  Femme  irariée,  ou  qui  l'a  été. 


ET  DE  LA  TARTARIE  CHINOISE.  Sip 

Vo  u  KO  NG  Roi  de  Loti,  étant  allé  rendre  fcs  hommages  à  l'Empereur  Femme 
Siicu  'vaiig.  Te  fit  accompagner  de  ion  fils  aîné  nommé  Ko  ,    6c  de  Ion  Te-  1"'  iacnfie 
cond  fils  nommé  ///.  Siicn  i-aiig  ne  goûtoit  point  l'ainé  des  deux  frères,  6c  ^q^j]^ 
trouvoit  au  contraire  le  cadet  tort  a  ion  grc  :  de  ibrtc  qu'il  déclara  que  le  feivicede 
cadet  fuccéderoit  au  Roi  Ton  père.  Eneii'et,  quand /^o«  te»  mourut,  Hi  (on  Souvc- 
monta  fur  le  trône  ,   6c  régna  lous  le  nom  de  T koiig.  Il  eut  un  fils  qui  fut  ^^'"• 
aufll  Roi  dans  la  luitc,  ibus  le  nom  de  Hiao  kong,  mais  qui  dans  ion  enfan- 
ce fut  nommé  l'ching.  Cet  enfiint  étant  encore  au  berceau,  P^'ja  fils  de 
Kia,  forma  un  parti  dans  le  Royaume,  tua  fon  oncle  T kong  qui  rcgnoit  , 
fe  fit  lui-même  proclamer  Roi  par  ion  parti,  6c  fit  faire  irruption  dans  le 
palais ,  pour  fe  défaire  du  petit  T£bing, 

Au  premier  bruit  de  l'irruption,  la  gouvernante  du  petit  Prince  le  dé- 
pouilla de  les  habits,  en  revêtit  ion  propre  enfant,  6c  le  coucha  dans  le 
berceau  royal.  Les  gens  de  Pé yu  tuèrent  cet  enfant:  6c  perfuadez  que  c'é- 
toit  le  Prince  7t/j/«^, négligèrent  allez  le  relie:  de  iorte  que  la  gouvernante 
fe  fauva  tenant  le  petit  Prince  entre  fes  bras.  A  peine  étoit-elle  hors  du  pa- 
lais, qu'elle  rencontra  un  des  grands  feigneurs  du  Royaume,  oncle  mater- 
nel du  Prince.  Gouvernante,  lui  dit  ce  ieigneur  à  l'écart,  mon  neveu 
îl-/j/>;2  eil-il  mort  ?  Non,  Monfieur,  le  voici,  répondit-elle  :  j'ai  mismon 
fils  dans  le  berceau  du  Prince:  on  a  égorgé  l'un  pour  l'autre.  Ce  feigneur 
donna  moyen  à  la  gouvernante  de  fuir  lûrement  avec  le  Prince.  Il  demeura 
onze  ans  caché,  au  bout  defquels  tous  les  Grands  de  Loti  s'adreflerent  d'un 
commun  accord  à  l'Empereur  qui  régnoit  alors, pour  lui  demander  la  mort 
de  Pé  yu  6c  l'élévation  du  jeune  Prince  fur  le  trône  de  fon  père.  L'Empe- 
reur y  confentit.  Tching  fut  reconnu  Roi  de  Lou.  En  célébrant  Ion  avène- 
ment au  trône,  on  n'oublia  pas  fa  gouvernante,  qui, aux  dépens  de  ion  pro- 
pre fang,  lui  avoir  fauve  la  vie. 

TcHiNG  v.-YNG  Roi  àç  T'fou  venant  de  monter  furie  trône,  fe  plaça  Exemp'c 
fur  une  éminence,  pour  voir  pafler  toutes  les  femmes,  deftinées   à  loger   remarqua- 
dans  fon  palais.  Chacune  levoit  les  yeux  les  unes  plus  hardiment,  les  autres   '''e^de 
moins,  pour  voir  en  patlant  le  Prince.  Une  feule  nommée  Jfc  vou  tint  tou-   Ij^'n^^Q. 
jours  les  yeux  bniiîez,  6c  pafFa  modeftement,  ians  donner  le  moindre  figne  dcRie. 
de  curiofité  ou  d'inquiétude.  T'ching  vaiig  frapé  de  cette  modeilie,   6c  vou- 
lant fe  divertir,    jeune  beauté  qui  pailéz,  dit-il,  une  œillade,  je  vous  en 
prie.  Tfe  vou  ne  fit  pas  femblant  d'cntendi'e,  6c  marcha  ion  pas  à  l'ordinai- 
re, tenant  toujours  les  yeux  baifléz.  Tching  vang  n'en  demeura  pas  là:  une 
œillade,  ajoûta-t-il  ,   ôc  je  vous  ferai  mon  époufe.  T/f  "^'o«  n'en  leva  pas 
plus  les  yeux.  Le  Prince  ajouta  qu'il  lui  donneroit  telle  ibmme  d'argent,  6c 
qu'il  élevcroit  fii  famille.  Ces  promefTcs  ne  la  touchèrent  point.  Jching  vang 
enfin  dei'cendit  de  cette  éminence  pour  s'aprocher  d'elle,  6c  lui  parler  pjus 
commodément.  Qiioi  !  lui  dit-il, je  vous  oifre  le  rang  de  Reine,  j'y  ajoute 
encore  d'autres  promefies ,  pour  vous  engager  à  nie  regarder  en  palTiuit  : 
vous  vous  obitinez  à  n'en  rien  faire?  Eltimez-vous  donc  fi  fort  un  de  vos 
regards?  '  / 

Grand  Prince,  répondit  gravement  Tfe  vou,  la  pudeur  6c  la  modeftic 
Mm  m  mm  ?  font 


îjo  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE   DE  LA  CHINE, 

font  rornement  de  notre  fexe.  Il  m'a  paru  qu'il  étoit  contre  la  bienféance 
Se  contre  mon  devoir,  de  lever  les  yeux  pour  vous  regarder  fur  cette  érai- 
nence,  où  vous  vous  étiez  place.  Voilà  ce  qui  m'a  d'abord  fait  tenir  les 
yeux  baiflcs.  Si  je  les  avois  levé  enfuite ,  fur  les  magnifiques  promefles 
qu'il  vous  a  plû  de  me  faire,  c'étoit  agir  par  ambition  ôc  par  intérêt,  fa- 
crifier  mon  devoir  à  ces  deux  paflîons ,  &  par-là  même  devenir  indigne.de 
vous  iérvir.  Voilà  mes  excufes,  6c  les  railons  de  ma  conduite.  Tching  vang 
charmé  de  cette  rcponic,  prit  Tfc  vou  pour  fon  époufe. 
Exemple  T  s  i  déclara  la  guerre  à  Lou.  L'armée  de  Tyî  campant  fur  les  frontières 
d'un  defin-  de  Loti ,  les  fentineiles  virent  une  femme ,  qui  portant  un  enfant  entre  fes 
téreffe-  {^,.^^3^  g^  ^^  traînant  un  autre  parla  main,  s'enfuyoit  vers  les  montagnes. 
]^[°'  P^"^"  Quelques  foldats  coururent  après  elle  :  elle  abandonna  l'enfant  qu'elle  por- 
toit ,  fe  chargea  de  l'autre,  èc  doubla  le  pas.  L'enfant  qu'elle  a^'oit  laiffe  , 
la  fuivoit  de  loin,  &  pleuroit  d'une  manière  capable  d'attendrir  juiqu'à  des 
foldats.  La  femme  cependant  fuyoit  ,  fans  feulement  tourner  le  tête.  Le 
Général  de  l'armée  de  2}?,  qui  fe  trouva  proche,  demanda  à  l'enfant  qu'on 
avoit  pris,  fi  cette  femme  qui  fuyoit  étoit  fa  mère?  L'enfant  répondit  que 
oiii.  On  lui  demanda  encore  fi  l'enfant  que  fa  mère  emportoit,  étoit  fon 
cadet  ou  fon  aîné  :  il  dit  que  ce  n'étoit  pas  fon  frère.  La  curiofité  du  Géné- 
ral fut  piquée.  Il  ordonna  à  deux  cavaliers  de  fuivre  cette  femme  à  toute 
bride,  &  de  la  lui  amener,  ce  qui  fut  bien-tôt  exécuté. 

Des  qu'elle  parut,  quel  cil  cet  enflmt,  dit  le  Général,  que  tu  tiens  entre 
tes  bras,  &  quel  eil  celui  que  tu  as  laifle  derrière  toi  en  fuyant  .-*_  Celui  que 
je  tiens,  répondit-elle,  c'eft  le  fils  de  mon  frère  aîné.  Celui  que  j'ai  laifle 
derrière,  c'eft  mon  propre  fils.  Me  voyant  pourfuivie  d'aflez  près,  6c  dé- 
fefpérant  de  pouvoir  iàuver  les  deux,  j'ai  abandonné  le  mien.  Quoi!  répli- 
qua le  Général,  une  mère  a-t-elle  rien  de  plus  cher  que  fon  fils:  Comment 
abandonner  le  votre,  pour  fauver  celui  d'un  frère  ? 

Seigneur,  répondit  \x  femme,  il  m'a  paru  qu'il  étoit  de  mon  devoir  de 
facrifier  ma  tendrefle  £c  mes  intérêts  particuliers,  au  bien  commun  de  ma 
famille.  Si  prenant  un  autre  parti,  j'avois  par  hazard  échapé  à  vos  foldats, 
ôc  fauve  mon  fils,  en  abandonnant  celui  de  mon  frère,  je  paflerois  pour 
intéreflee:  dès-lors  je  ferois  perdue  de  réputation.  Notre  Prince,  6c  tous 
fes  fujets  ont  l'intérêt  en  exécration. 

Sur  cette  réponfe,  le  Général  fit  faire  al  te  à  fon  avant-garde  qui  mar- 
choit  déjà  :  dit  à  cette  femme  de  s'en  retourner  chez  elle  avec  fon  fils  6c  fon 
neveu,  6c  dépêcha  fur  le  champ  un  Officier  à  la  cour  de  7/?,  avec  ce  billet 
pour  fon  Prince.  V.  M.  m'a  chargé  de  la  conquête  de  Lou:  je  prens  la  li- 
berté de  lui  reprcfenter,  avant  que  de  m'engager  plus  avant,  qu'il  n'eft 
pas  tcms  de  l'entreprendre.  Il  n'y  a  pas  jufques  aux  villageoifes  de  ce  Roy- 
aume qui  ne  fçachéiit  6c  ne  gardent  la  maxime  de  facrifier  au  bien  commun 
tout  intérêt  particulier  :  que  fera-ce  des  Grands  du  Royaume  6c  des  Offi- 
ciers de  guei're?  L'Officier  que  j'envoye  à  V.  M.  lui  racontera  une  avan- 
ture  qui  prouve  ce  que  j'ai  l'honneur  de  lui  écrire.  Sur  ce  billet  6c  furie 
récit  de  l'aivanture,  l'ordre  vint  à  l'armée  de  fe  retirer.  Le  Roi  de  Lou  inf- 

truit 


ET    DE   LA    TARTARIE   CHINOISE. 


8|r 


îruit  de  ce  qui  s'étoit  pafTc,  fit  de  beaux  préfens  à  cette  femme,  Se  la  fur- 
nomma.  I  nei  (a).  Voilà,  le  récrie  fur  cela  l'hiftorien  Chinois,  quelle  eft 
lu  force  du  délintérelîement  parfait  ?  il  fauve  un  Royaume  entier  par  le  mo- 
icn  d'une  villageoife. 

Sous  \e  régne  de  S uenvang^  les  huilîîcrs  courant  la  campagne,  trouvè- 
rent un  homme  qu'on  venoit  de  tuer,  6c  ù  quelques  pas  deux  frères  qu'ils 
faifirent  comme  auteurs  du  meurtre.  L'affaire  étant  examinée,  on  trouva 
que  le  mort  n'avoit  qu'une  playe:  d'oîi  l'on  conclut  qu'un  des  deux  frères 
n'avoit  point  frapé.  Il  étoit  quollion  de  fçavoir  lequel  avoit  donné  le 
coup.  On  y  fut  fort  embaraffé  :  car  l'aîné  difoit ,  c'eil  moi.  Le  cadet 
foutenoit  au  contraire  que  fon  aîné  étoit  innocent,  que  lui  feul  étoit  le 
coupable.  Les  tribunaux  inférieurs  portèrent  l'affaire  au  Miniilre,  qui  en 
fit  fon  raport  à  l'Empereur. 

Les  élargir  tous  deux  ,  dit  le  Prince,  c'eft  pardonner  aux  meurtriers,  6c 
autorifer  le  crime.  Les  condamner  tous  deux  à  mort ,  c'eft  aller  contre  les 
lois  ,  puifqu'il  eft  certain  qu'un  feul  a  frapé  :  il  me  vient  une  penfée.  Leur 
merc  doit  mieux  les  connoître  que  perfonne.  Il  faut  que  l'un  des  deux  meu- 
re. Lequel  des  deux  ?  C'eft  fur  quoi  il  faut  s'en  raporter  à  leur  mère.  Le 
Miniftre  l'ayant  fait  venir.  Un  de  vos  fils, dit-il, a  tué  un  homme,  6c  doit 
mourir  pour  expier  ce  crime.  Chacun  d'eux  excufe  fon  frère,  6c  fe  dit  le 
coupable.  L'affaire  eft  allée  jufqu'au  Prince.  Il  a  prononcé  l'arrêt  de  mort 
contre  l'un  des  deux  ,  mais  que  du  refte  on  s'en  raportàt  à  vous,  pour  le 
chois  qu'on  devoit  faire. 

La  pauvre  mère  fondant  en  larmes:  s'il  faut,  dit-elle,  abfolumcnt  qu'il 
y  en  ait  un  des  deux 'qui  perdre  la  vie,  que  ce  foit  plutôt  le  cadet  que  l'au- 
tre. Le  Miniftre  faifant  écrire  fa  réponfe  ,  ne  laifTa  pas  de  lui  témoigner 
qu'il  étoit  furpris  qu'elle  préférât  ainli  l'aîné  contre  l'ordinaire  des  femmes, 
qui  aiment  plus  tendrement  leurs  derniers  enfans  :  6c  il  fut  curieux  de  fça- 
voir pourquoi  elle  en  ufoit  autrement. 

Seigneur  ,  dit-elle,  de  ces  deux  frères  le  cadet  feul  eft  mon  propre  fils. 
L'aîné  eft  d'un  premier  lit.  Mais  j'ai  promis  à  feu  mon  mari  de  le  regarder 
comme  mon  fils  ,  6c  je  lui  ai  juf qu'ici  tenu  ma  parole.  Sauver  le  cadet  au 
préjudice  de  l'aîné  ce  feroit  la  violer,  6c  n'écouter  que  les  m.ouvemens  d'u- 
ne tendrefTe  intérelTée.  Le  chois  que  j'ai  fait  me  coûte:  mais  je  crois  m'y 
devoir  tenir.  Ces  dernières  paroles  furent  entrecoupées  de  gcmiflémcns  6c 
de  fanglots.  Le  Miniftre  ayant  de  la  peine  lui-même  à  retenir  les  pleurs,  fe 
retira  pour  aller  faire  fon  raport  au  Roi.  Le  Prince  accorda  la  grâce  aux 
deux  fils  en  confidérationde  la  mère,  dont  il  loua  hautement  la  vertu,  ôc 
le  généreux  défintéreflement. 

Certain  Lettré  de  province  ayant  eu  un  emploi  à  lacour,laina  fa  femme 
à  la  maifon.  Un  homme  du  voifinage  profita  de  cette  abfence  pour  entrete- 
nir avec  elle  un  mauvais  commerce,  mais  ayant  fçû  que  le  mari  devoit  in- 

cefTam- 


Exemple 
extraordi- 
naire d'a- 
mitié fra- 
ternelle, 


Définté- 
reiTement 
remarqua-! 
ble  d'une 
mcre  en- 
vers fon 
fils. 


TraafTe- 
ries  de 
ménage. 


(a.)  Y.  Juftice,   défintéreffement,  défintcreiTée. 
la  fœur  défintéreffée,  ou  la  généreufc  fœur. 


A'«,   Sœur  cadette,  comme  qui  diroit, 


Sji  DESCRIPTION   DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, 

cefTamment  revenir,  il  parut  craindre  qu'à  fon  retour  il  ne  vînt  à  découvrir 
l'intrigue  ,  &;  n'en  témoignât  fbn  chagrin  par  quelque  coup  violent.  J'y 
mettrai  ordre,  dit  la  femme  :  je  vais  préparer  un  vin  empoilonné,  dont  je 
lui  ferai  boire.  Peu  de  jours  après  le  mari  arive.  Vous  avez  bien  fatigué, 
dit  la  femme  ,  il  faut  un  peu  vous  remettre.  J'ai  du  vin  qui  vous  attend. 
J'en  ai  peu,  mais  il  ell  excellent.  Aportez  ce  pot  ,  dit-elle  à  fi  fuivante, 
que  mon  mari  goûte  un  peu  ce  vin.  La  fuivante  inltruite  du  poifon  le  trou- 
va cmbaraflce  :  elle  n'avoit  pas  le  courage  d'empoifonner  fon  maître:  elle 
ne  vouloit  pas  non  plus  révéler  le  crime  de  fa  maîtrefle.  Voici  l'expédient 
qu'elle  imagina:  ce  fut  de  laifler  tomber  exprès  le  pot ,  de  forte  que  tout  le 
vin  le  répandit  par  terre.  Son  maître  naturellement  colère,  ignorant  le  fer- 
vice  qu'elle  lui  rendoit  la  maltraita  fort.  Les  jours  fuivans  la  maîtreffe  qui 
craignoit  qu'elle  ne  parlât ,  la  batoit  cruellement  fous  divers  prétextes, 
cherchant  à  la  faire  mourir  fous  les  coups. 

Sur  ces  entre- laites  le  mari  fut  inftruit  par  un  de  fes  frères  de  la  conduite 
de  fa  femme,  6c  du  poifon  qu'on  difoit  qu'elle  lui  avoit  préparé.  Ce  qui 
s'étoit  pafle  dans  la  maiibn  dcpyis  fon  retour,  étoit  pour  lui  une  confirma- 
tion aiïéz  feniible  du  raport  qu'on  lui  taifoit.  Il  fit  mourir  fa  femme  fous  les 
coups  des  mêmes  verges  dont  elle  maltraitoit  lii  fuivante.  Enfuite  il  deman- 
da à  cette  fille  pourquoi  elle  n'avoit  pas  tout  découvert ,  plutôt  que  de  fe 
laifler  fi  cruellement  makraitter.  Je  n'avois  garde,  répondit-elle:  c'étoit 
faire  perdre  en  même  tems  la  vie  &C  la  réputation  à  ma  maîtrefle:  j'aimois 
mieux  mourir  moi-même.  Son  maître,  partie  par  eftime,  partie  par  recon- 
noiflance  de  ce  qu'elle  lui  avoic  fauve  la  vie,  voulut  la  prendre  pour  fem- 
me: mais  elle  n'y  confentit  point.  Ma  maîtrefle  ell  morte  honteufement , 
dit-elle,  je  ne  dcvrois  pas  lui  furvivre  :  comment  oferois-je  prendre  fa 
place.?  Non,  je  me  tuerai  plutôt.  Son  maître  fe  contenta  donc  de  lui  fai- 
re des  préfens  confidérables  ,  Se  de  penfer  à  la  bien  marier.  Dès  qu'on  le 
fçut  dans  le  voifinage,  ce  fut  à  qui  l'épouferoit. 

Un  homme  riche  nommé  Tchu  yai  ayant  perdu  fa  femme,  &  n'ayant 
Gcnérofic  qu'une  fille  encore  petite  ,  fe  remaria.  Il  avoit  d'aflez  belles  perles:  il  les 
enms  L  '  <ionn^  à  fa  femme,  qui  s'en  fit  des  bracelets.  Six  ans  après  T'cba  yai  mourut  : 
■jncre.  mais  dans  une  terre  étrangère.     Sa  femme  dans  le  fort  de  fa  douleur  Se 

de  fon  deiiil  jetta  les  bracelets  de  perles.  Une  fille  d'environ  neuf  ans 
qu'elle  avoit  eu  du  premier  mari,  ramafla  ces  bracelets  qu'elle  trouva  par 
terre  :  Se  fans  que  perfonne  en  fçût  rien  ,  les  mit  dans  la  caflette  oii 
fa  mère  avoit  fon  miroir ,  6c  d'autres  petits  meubles ,  dont  elle  n'ufoit 
point  pendant  fon  deiiil.  Qiiand  fes  frères  6c  fes  autres  parens  furent 
avertis  de  lit  mort,  ils  fe  rendirent  auprès  de  la  veuve,  pour  aller  cher- 
cher le  corps  du  défunt.  Se  le  conduire  à  la  fépulture  de  fes  ancêtres. 
Sur  le  chemin  étoit  une  doiiane,  6c  il  y  avoit  peine  de  mort  pour  quicon- 
que y  feroit  trouvé  faifi  de  perles.  La  caflette  vifitée ,  on  y  en  trouva. 
Le  crime  efl:  clair,  dit  le  douanier.  D  ne  s'agit  plus  que  de  fçavoir  qui  en 
cfl  coupable.  Tfou  *  craignit  pour  fa  belle-mere,  à  qui  apartenoit  la  caflet- 
te, 
•  Cétoit  îc  :iom  de  h  jeune  fille,  qui  avoit  alors  treize  zjis. 


ET  DE  LA  TARTARIE   CHINOISE.  gjj 

te,  &  s'adreflant  au  Douanier:  c'efltnoi,  lui  dit-elle,  qu'on  doit  punir, 
ne  cherchez  point  d  autre  coupable.  Comment  cela,  dit  le  Douanier ,  car  il 
faut  faire  un  Frocés  verbal.  A  la  mort  de  mon  père,  dit  l'foii,  ma  bel- 
le-mere  a  jette  l'es  bracelets.  Jai  trouvé  que  c'ttoit  dommage,  je  les  ai 
ramaffez,  &  mis  dans  cette  calîetto:  ma  bellemere  n'en  a  rien  fçû.  On 
vient  dire  à  la  belle-mere  la  déclaration  de  Tfoii.  Elle  court  aiiflitôt  vers 
la  jeune  fille,  pour  i"^-avoir  ce  qui  en  étoit.  Oui,  ma  mère,  continua 
Tfou,  ces  bracelets  que  vous  Jeuates  ,  c'efl;  moi  qui  les  airamalfez  avoire 
infçû ,  &  mis  dans  cette  calFette.  On  les  a  furpris  à  cette  Douane ,  & 
la  Loi  préfcrit  pour  cela,  dit-on,  la  peine  de  mort  ;  c'eil:  moi  qui  la  'dois 
fubir.  Tfou  parloit  li  aftirmativement  contre  elle-même  ,  que  fa  belle-mere 
croyoit  prefque  qu'elle  difoic  vrai. 

Cependant,   par  tendrelTe  &  par  compalîion,   elle  va  interrompre  le   Gdnérofité 
Douanier,    qui  avoit  la   aéDoluion  de    Tfou.      Monlîeur,    lui  dit    elle,    d'une /Vcre 
attendez  je  vous  en  prie  i  ma  fille  n'elt  pomt  coupable;  ne  vous  en   pre-    '^"J^'"»  ^» 
nez  point  à  elle,     e  c  Ibnt  mes  bracelets  &  non  les  liens.     A  la   mort  de   ^'  *' 
mon  mari ,  je  les  prij  &  les  mis  dans  cette  caflette.     La  douleur,  les  ibins, 
la  fatigue,  m'ont  fait  oublier  qu'ils  y    étoient:    c'eft  ma  faute,    qu'on  me 
punifle.     Non,  reprit  la  fille  avec  fermeté,  c'eil  moi  qu;  ai  ramafle  ces 
bracelets.     Non,  dit  la  mère  ,  c'eil  moi-même:  ma  fille  ne  parle  ainfi  que 
par  tendrefTe  pour  moi   &  pour  me  tirer  du  ptril  à  fes  dépens.     Seigneur, 
difoit  la  fille,  par  compal.ion  pour  moi,    ma  mère  fe  charge  d'une  fiuite 
qu'elle  n'a  pas  faite,  elle  s'expult'  elle-même  pour  me  fàuver  la  vie.  -En- 
fin l'une  ne  pou\  ant  l'emporter  fur  l'autre  dans  ce  généreux  combat ,  elles 
s'emhrifler[,niL  toutes  deux,  tâchant  de  fe  vaincre  mutuellement  par  leurs 
fanglots  &:  par  leurs  larmes.     Tous  les  parens  étoient  en  pleurs  à  ce  fpec- 
tacle.     Les  gens  les  plus  indifFérens  en  étoient  attendris,  jufqu'à  ne  pou- 
voir retenit  ^eurs  larmes.     11  n'y  eut  pas  jufquau  Commis  de  la  Douane 
à  qui  le  procès  tomba  des  mains. 

Celui  qui  préfidoit  à  ce  Tribunal,  pleurant  lui-même;  voilà,  dit-il, 
une  aimable  générofité  dans  la  mère  &  dans  la  fille.  C'efl  à  qui  mourra 
des  deux.  Poiu-  moi,  je  mourrois  plutôt,  s'il  le  faloit ,  que  de  condam- 
ner l'une  ou  1  autre.  Il  jerta  par  terre  les  perles,  &  renvoya  tout  le 
monde,  mettant  cette  faute  au  rang  de  celles  dont  on  ne  connoît  point 
les  coupables.  Le  convoi  pourfuivit  fa  route;  &  l'on  fçut  bien  tôt  ajirés, 
que  c'étoit  l'enfant  de  rei.f  ans,  qui  avoit  mis  là  ces  perles,  fans  en  dire 
mot  à  perfonne.  On  en  eftima  d'autant  plus  la  généreufe  tendrelle  de 
Tfou,  &  de  fa  belle-mere. 

Les  exemples  qu'on  vient  de  rapporter,  font  tirez  d'un  ancien  Recueil, 
dont  l'Auteur  vivoit  il  y  a  deux-mille  ans  :  on  n'a  fait  que  les  traduire. 

On  eut  pu  en  rapporter  plufieurs  autres ,  en  feuilletant  les  hifloires  par- 
ticulières des  différentes  Villes:  car  comme  je  l'ai  déjà  dit  ailleurs,  c'eil 
un  ufage  à  la  Chine ,  que'  chaque  Ville  imprime  l'hiftoire  &  les  annales  de 
fon  dillriél. 

Ces  hilloires  font  divifées  en  plufieurs  chapitres,  félon  la  différence  des 
matières.     Le  premier  contient  la  Carte  du  liera,  &  en  expofe  bien  ou 

ToiWv  IL  Nnn  nn  mal 


J34  DESCRIPTION  DE  L'EMPIRE  DE  LA  CHINE, &c 

mal  la  fituation:  un  autre  fait  le  détail  des  denrées  que  le  pays  produit: 
un  troifiéme  marque  à  quoi  monte  ie  tribut  qui  fe  paye  à  l'Empereur:  le 
quatrième  déclare  quel  elt  le  nombre  des  familles  :  le  cinquième  contient  les 
monumens  antiques,  s'il  y  en  a:  enfin  les  derniers  chapitres  font  l'éloge 
des  hommes  ou  des  femmes  illuflres,  qui  fe  font  diftinguez  par  un  mérite 
au-delTus  du  commun ,  ou  par  quelque  a6lion  éclatante  de  vertu. 

Le  grand  nombre  de  ces  prétendues  héroïnes  dont  on  parle,  font  de 
jeunes  veuves  qui  fe  font  procuré  la  mort ,  pour  ne  pas  confentir  à  un 
fécond  mariage,  auquel  on  vouloit  les  contraindre. 

On  y  voit  auffi  des  exemples  de  plufieurs  autres ,  qui  fe  font  fignalées 
par  la  piété  filiale  ,  par  leur  pudeur ,  &  par  la  confiance  avec  laquelle  el- 
les ont  mieux  aimé  périr ,  même  dans  les  flammes ,  que  de  courir  le  moin- 
dre rifque  d'être  déshonorées. 

Comme  on  ne  s'eft  propofë  en  rapportant  ces  différentes  hiftoires ,  que 
de  donner  la  connoifTance  des  mœurs,  des  coutumes,  &  des  idées  de,  la 
Nation  Chinoife,  furie  héroïfme  qu'elle  attribue  aux  perfonnes  du  fexe, 
on  a  cru  devoir  fe  borner  à  ce  petit  nombre  d'exemples,  d'autant  plus  que 
ceux  qu'on  trouve  dans  les  Regiftres  dont  je  viens  de  parler ,  font  aUez 
femblables ,  &  que  d'ailleurs  ils  y  font  racontez  d'une  manière  féche  & 
ennuyeufe. 


Fin  du  fécond  Volume, 


1^: 


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;3».