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C ONF UCIUS
DESCRIPTION
GÉOGRAPHIQUE, HISTORIQUE,
CHRONOLOGICIUE, POLITIQ.UE, ET PHYSIQUE
DE L'EMPIRE DE LA CHINE
ET DE LA
TARTARIE CHINOISE,
ENRICHIE DES CARTES GÉNÉRALES ET PARTICULIERES
de ces Pays, de la Carte générale &c des Cartes particulières du Thibet,
& de la Corée; & ornée d'un grand nombre de Figures &c de Vignet^
tes gravées en Taille -douce.
Far le F. J. B. DU HALDE, de ïa Compagnie de Jésus.
Avec un AvertilTement préliminaire , où l'on rend compte des principales améliora-
tions qui ont été faites dans cette Nouvelle Edition.
CheSi
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TABLE
DES ARTICLES
CONTENUS DANS CE SECOND VOLUME.
DE l'ancienneté 6? de retendue de la Monarchie Chinoife , Page ï
De l'autorité de l'Empereur , des fceaux de l'Empire y de fes revenus , de
fes dépenfes ordinaires y de fon palais y de fes équipages , ^ de fa marche lorj-
qu il fort de fon palais, lo
De la forme du gouvernement de la Chine , des différens Tribunaux , des
Mandarins , des honneurs qu'on leur rend , de leur pouvoir , S de leurs
fonàions , z6
Du gouvernement militaire^ des forces de l'Empire, des fùrterejjes , des gens de
guerre , de leurs armes , Êf de leur artillerie , 5 1
De la police de la Chine , foit dans les villes pour y maintenir le bon ordre , foit
dans les grands chemins , pour la fureté des Voyageurs ; des doiianes , des
poftes, j-f)
De la Noblefje, 6g
De la fertilité des terres, de V agriculture, 6f de l'ejlime qu'on fait de ceux qui
s'y appliquent , ^5
De l'adrejfe des artifans , ^ de Tindujlrie du menu peuple , 85
Du génie S du caraâère de la Nation Chinoife , 88
De l'air Êf de la phyfionomie des Chinois, de leurs modes, de leurs maifons , Ê?
des meubles dont elles font ornées, 04
Delà magnificence des Chinois dans les voyages, dans les ouvrages publics, tels
que font les ponts, les arcs de triomphe, les portes, les tours , êf les murs
de ville, dans leurs fêtes , Se. lo-^
Des cérémonies qu'ils obfervent dans leurs devoirs de civilitez , dans leurs vifites ,
& les préfens qu'ils fe font les uns aux autres, dans les lettres qu'ils s'écrivent,
dans leurs feflins , leurs mariages , S leurs funérailles , 115
Des prifons ou l'on renferme les criminels, ^ des chutimens dont on les pu.
«'■^ iH
De l'abondance qui régne à la Chine, 163
Tome IL * Des
TABLE D-ES ARTICLES.
Des hcs , des canaux, t? des rivières dont T Empire de la Chine eft arrofé, des
barques, des vaijjeaux , ou fommes Chimifes y i86
De la Monnaye qui en différens tems a eu cours à la Chine ^ iç)6
Du commerce des Chinois , 204
Du vernis de la Chine, 209
De la porcelaine, . 213
Desfoyeries, z^6
Extrait d'un ancien livre Chinois , qui enfeigne la manière d'élever £3* de mûrir
les vers à foye , pour l'avoir ^ ineilleure (ji plus abondante, zfo
De la langue Chinoife, 2^8
De la prononciation Chinoife , âf de l'orthographe des mots Chinois en caractères
d'Europe, 2js
Abrégé de la grammaire Chinoife, 279
Du papier, de l'encre, des pinceaux, de F imprimerie, £? de la reliure des livres
de la Chine , 286
De quelle manière on fait étudier les jeunes Chinois, des divers dégrez par ou ils
, pajfent , ^ combien ils ont d'éxatnens à fubir pour parvenir au DoSîo-
rat, 301
Extrait d'un livre Chinois, intitulé: l'Art de rendre le Peuple heureux en
établiflant des Ecoles publiques, 310
Extrait d'un Traité fur le même fujet , fait par Tchu hi, Pun des plus célè-
bres Dateurs de la, Chine, qui floriffûit fous la dix-neuvieme Dynafiie, no7n-
mée Song, 31P
Traduction du Chapitre Kiang hio , ou Modèle que donne F Auteur d'un
- difcours , tel qu'il peut fe faire dans le Hio , ou Salle des affemblées de
Lettrez, 333
Traduction du chapitre Chinois, où font propofez le projet â? les règlemens d'une
Académie, ou Société de Sçavans, 335
De la littérature Chinoife, 540
Des King Chinois, ou des Livres Canoniques du premier ordre , 343
L'Y king ; premier Livre Canonique du premier ordre, 344
Le Chu king; fécond Livre Canonique du premier ordre, 35-3
Divers Extraits du Chu king. Maximes des anciens Rois, dialogue, gjry
Harangue qu'on dit que Tchong hoeï fit à l'Empereur Tching tang, 362
InflruStion qu'Y yun donna au jeune Tai kia, 364
Hifloire de ï Empereur Kao tfong , &f de Fou yue , fon Minijlre , ^66
Le Chi king; troifieme Livre Canonique du premier ordre, 369
Odes clwifies du Chi king; première Ode; un jeune Roi prie fes Miniflres de
l'injlruire, _ _ 37°
Seconde & treifteme Ode; à la louange de Yen vang, ibid. & fuiv.
Qua-
TABLE DES ARTICLES.
Quatrième Ode-, confeils donnez à un Roi, ^^2
Cinquième Ode; fur la perte du genre humain, 27f
Sixième ^ feptieme Ode; lamentations fur les tniferes du genre humain, 375
£f 378
Huitième Ode; avis à un Roi, 27^
Le Tchun tfiou; quatrième Livre Canonique du premier ordre ^ 380
Le Li ki; cinquième Livre Canonique du premier ordre y 38 1
Des Livres Claffiques ou Canoniques du fécond ordre , 382
Vie de Cong fou tfeë, ou Confucius , 385
Le Ta hio ; ou l'Ecole des adultes ; premier Livre Clafjique ou Canonique du fe.
cond ordre, - 38^
Tchong yong; ou le Milieu immuable; fécond Livre Claffique ou Canonique du
fécond ordre, 3pi
Lun yu; ou Livre des fentences ; troijieme Livre Claffique ou Canonique du fe-
cond ordre, 35,4
Meng tfeë ; ou le Livre de Mencius ; quatrième Livre Claffique ou Canonique
du fécond ordre , divifé en deux parties ^ pliifieurs chapitres , 400
Hiao king ,• ou du Refpeà filial ; cinquième Livre Claffique, ou Canonique du
fécond ordre , 4,24
Siao hio; ou V Ecole des enfans ; fixieme Livre Claffique ou Canonique du fé-
cond ordre, divifé en phifieurs chapitres âf paragraphes , Ar^y
De l'éducation de la Jeunefle , f/,/^.
Des cinq devoirs: des devoirs du Père & du Fils, 430
Des devoirs du Roi & de fon Miniftre, 440
Des devoirs du Mari & de la Femme, f^/^.
Du devoir des jeunes gens à l'égard des perfonnes âge'es, 441
Du devoir des Amis, 442
Delà vigilance qu'on doit avoir fur foi-même ; 44»
Règles pour bien gouverner fon cœur , //,/j.
Régies pour apprendre à compofer fon extérieur, 44^
Règles pour le vêtement , j/,/j
Règles po ur le repas , ^^ j
Exemples par rapport à ces jnaximes, tirez de l'antiquité, 44(î
Exemples des Anciens llir la bonne éducation , 2/,/^,
Exemples des Anciens fur les cinq devoirs , 4 ,-,
Maximes des Auteurs modernes, . ,0
Maximes fur l'éducation de la jeunefle, //,/^,
Maximes fur les cinq devoirs , 4j-o
Maximes fur le foin avec lequel on doit veiller fur foi-même, 4^1
* i Exem-
TABLE DES ARTICLES.
Exemples tirez des Auteurs modernes y 453
Exemples fur l'éducation de la jeunefle, ibid.
Exemples fur les cinq devoirs , 4^4
Exemples fur le foin avec lequel on doit veiller fur foi-même , 457
Recueil Impérial, contenant les Edits, les Déclarations, les Ordonnances, ^
les InJlrutTwns des Empereurs des différentes Dynafiies ; les Remontrances (S
les Difcours des plus habiles Miniftres fur le bon ^ le mauvais gouvernement,
Êf diverfes autres Pièces recueillies par F Empereur Cang hi , fcf terminées
far de courtes réflexions, écrites du pinceau rouge; c'ejl-à-dire, de fa propre
main, 459
Extrait d'une compilation faîte fous la Dynaflie Ming , par un Lettré célèbre de
cette Dynajîie, 739
Lié niu, ou femmes illujlres, 804
Fin de la Table des Articles de ce fécond Volimie,
DESCRIP.
DESCRIPTION
DE LA CHINE
E T
DE LA TARTARIE CHINOISE.
*De lUmckmeté & de l'étendue de la monarchie
Chinoife.
A Chine a cet avantage fur toutes les autres nations du monde, Avantages
que durant plus de 4000. ans elle a été gouvernée prefquc ''^'.^'*^'
toujours par les princes naturels du pays, avec la même for-
me d'habit, de moeurs, de loix, de coutumes 6c de ma-
nières , fans avoir jamais rien changé à ce que fes anciens
legiflateursavoientfagement établi dès la naiflance de l'empire.
Comme fes habitans trouvent chez eux tout ce qui eft néceflaire aux
commoditez & aux délices de la vie, ils ont cru fe fuffire à eux-mêmes,
& ont affedé de n'avoir aucun commerce avec le refte des hommes. L'i-
gnorance dans laquelle ils ont vécu des pays éloignez , les a entretenus
T$ine IL A dans
z DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
dans k perlutifion ridicule , qu'ils étoient les maîtres du monde , qu'ils
en occupoient la plus confidérable partie , £c que tout ce qui n'étoit pas la
Chine n'ctoit habité que par des nations barbares. Cet éloignemcnt de
tout commerce avec les étrangers, joint au génie ferme ôc folide de ces
peuples, n'a pas peu contribué à conferver parmi eux cette confiante uni-
formité de leurs ulages.
Deux opi- Il y a parmi les fçavans de la Chine deux opinions fur l'origine £c le com-
nions fur ^encement de leur empire j car ils ne s'arrêtent pas aux rêveries d'un
de"la'"*^ peuple ignorant èc crédule, qui fur la foi de quelques livres apocrifes &
Chine. fabuleux , cherchent la fource de leur monarchie dans des fiêcles imagi--
naires, qui précédent la création du monde. Les hilloriens les plus célè-
bres diltinguent dans la chronologie Chinoife , ce qui eft manifeftement
fabuleux , ce qui ell douteux & incertain , & ce qui eft fur & indubitable.
Ainiî ne voulant s'attacher qu'à ce qui leur paroît avoir (quelque fonde-
ment de vérité, ils marquent d'abord comme une chofe fure, qu'on ne
doit faire nulle attention aux tems qui ont précédé Fo hi, lefquels font
incertains , c'eft-à-dire , qu'on ne peut les ranger fuivant une exafte &
vraye chronologie, £c que ce qui précède Fo hi^ doit paffer pour mytho-
logique.
lo lit fon- Qç^ auteurs regardent donc Fo hi comme le fondateur de leur monarchie,,
ti^mlritl Ifqufl environ 200. ans après le déluge, fuivant la verfion des féptante,
chic Chi- régna d'abord vers les confins de la province de Chen fi^ 6c enfuite dans
Doife. la province de Ho nan ^ qui eft fituée prefque au milieu de l'empire 5
après quoi il défricha toutes les terres qui s'étendent jufqu'à la mer
orientale.
" C'eft là le fentiment de prefque tous les lettrez, & cette chronologie
fondée fur une tradition conftante , & établie dans leurs plus anciennes
hiftoires, qui n'ont pu être altérées par les étrangers, eft regardée de la
plû-part des fçavans comme inconteftable.
D'autres auteurs Chinois ne font remonter leur monarchie qu'au régne
d'J«3, qui félon l'opinion des premiers, n'eft que leur cinquième Empe=-
reur: mais fi quelqu'un s'avifoit de la borner à des tems poftèrieurs, non»-
feulement il fe rendroit ridicule, mais il s'expoferoit encore à être châtié
fêvérement, 6c même à être puni de mort. Il fuffiroit aux miflionnaires
de donner un fimple foupçon en cette matière dont enfuite on eût connoif-
fance, pour les faire châfler de l'empire.
Ce qu'il y a de certain, c'eft que la Chine a été peuplée plus de iiff.
ans avant la naiflance de Jefus-Chriit, Se c'eft ce qui le démontre par une
Gclypfe de foleil arrivée cette année là, comme on le peut voir par les ob-
fervations agronomiques tirées de l'hiftoirc 8c d'autres livres Chinois, lef-
qucUes ont été données au public en l'année 171p.
On a vu finir les plus anciens empires -,. il y a long-tems que ceux des
Aflyricns ,. des Médcs , des Perfans , des Grecs, 6c des Romains ne
fubfiftcnt pluSi au lieu que la Chine fcmblable à ces .grands fleuves,, dont
on a de la peine àdécouvrir la fource y ^ qui roulent conftamment leurs eaux
avec.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ^
avec une majefté toujours égale, n'a rien perdu pendant une fi longue l'uitc
de fiécles , ni de fon éclat , ni de fa Iplendeur. ^
Si cette monarchie a été quelquefois troublée par des guerres inteftines,
par la foiblefle Se la mauvaife conduite des Empereurs, ou par une domina-
tion étrangère, ces intervales de troubles ôc de divillons ont été courts, 6c
elle s'en eil prefque auffi-tôt relevée, trouvant dans la fagefle de fes loix
fondamentales, ce dans les heureufes difpofitions des peuples, une relîburce
«ux malheurs dont elle fortoit.
Ainli pendant 4000. ans ôc d'avantage le trône impérial a été occupé Nombre
fans interruption par vingt-deux différentes familles , Se l'on compte deux pp^g^^^"
cens trente-quatre Empereurs Chinois, qui ont régné fucceffivement juf- chinois.
qu'à l'invafion du Roy Tartare, qui s'empara de la couronne il y a environ iny^fion
8f. ans, &; qui a donné jufqu'ici à la Chine trois Empereurs de la famille, du Roy
fçavoir Chun tcbi qui a régné 17. ans, Cang hi qui en a régné 61 . 6c l'ong Tartirc.
Hhing qui eft fur le trône depuis l'année ijtz.
Cette conquête qui fe fit avec une facilité furprenantc, fut le fruit de la
méfintelligence des Chinois , 6c des diverfes faftions qui partageoicnt la
cour 6c l'empire. La plus grande partie des troupes impériales étoient
alors vers la grande muraille, occupée à repouffer les efforts d'un Roy des
Tartares orientaux , appeliez Mantcheoux.
Ce prince pour fe vanger de l'injuftice faite à fes fujets dans leur com-
merce avec les marchands Chinois, 6c du peu de cas que la cour avoit fuit de
fes plaintes, étoit entré dans le Leao tong^ à la tête d'une puiffante armée;
La guerre dura quelques années: il y eut différens combats donnez, des vil-
les affiégées, des courfes ôc des irruptions faites fur les terres de la Chine,
fans qu'on pût dire de quel côté panchoit la viéloire, parce qu'elle favori-
foit tour à tour l'un 6c l'autre parti
L'Empereur Tfong tching demcuroit tranquile dans fa capitale 6c il n'a-
voit guercs fujet de l'être. Le fupplice injufte auquel il avoit condamné
un miniftre accrédité ôc lié avec les principaux de la cour, fa févérité cxceffi-
ve, 6c fon extrême avarice, qui l'empêchèrent de rien relâcher des tributs
ordinaires qu'il exigcoit du peuple, 6c cela dans le tems de la plus grande
difette, aigrirent extrêmement les efprits 6c les portèrent à la révolte: les
mécontens fe multipliêrciit dans la capitale 6c dans Ls provinces.
Un Chinois de la province de Se tchuen nommé Li cong tfe^ homme har- Li ccn^ tfe
di 6c entreprenant, profita de ces conjonftures, 6c fe mit à la tète d'un s'empare
grand nombre de féditieux. Son armée groffiffoit tous les jours par la mul- (^^,,{5'^''
titude des mécontens qui s'y joignoient. En peu de tems il fe rendit mai- villes. '
tre de plufieurs villes confidérables, il conquit des provinces entières, 6c
gagna les peuples en les exemptant des tributs dont ils étoient furchart^cz ,
en deftituant les magiftrats, 6c en les remplaçant par d'autres, fur la fitîcli-
té defquels il comptoit, 6c à qui il commandoit de traiter fes fujets avec
douceur. D'un autre côté il saccageoit les villes où il trouvoit la moindre
réfiftance, 6c les abandonnoit au pillage de it^ foldats.
Enfin après s'être enrichi des dépoiiilles de la délicieufc pro\'ince de Ho- Se dcchre
mri^ il pénétra d^ns la province de Chenfi^ où il crut qu'il étoit tems de Empereur.
Ai fe
4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
fe déclarer Empereur. Il prit le nom de "tien chim qii fignifie celui qui obéit
au cici, afin de perluader aux peuples qu'il croit rinihument dont le ciel fe
fervoit, pour les délivrer de la cruelle tyrannie des minillres qui les oppri-
moicnt.
Quand le rebelle fe vit dans le voifinage de Peking^ où la divifion qui ré-
gnoit parmi les grands, lui avoit donné lieu de ménager par fes émiflai-
les des intelligences lécrctes, il ne perdit point de tems, & longea iericufe-
ment à le rendre maître de cette capitale: elle le trouvoit délarmée d'une
grande partie des troupes, qu'on avoit envoyées fur la frontiéi'e de Tarta-
rie: plufieurs des chefs de celles qui y reiloient, étoient gagnez, 6c prêts
à féconder le delTein du tyran: de plus, il avoit fait gliffer dans la ville
grand nombre de fes plus braves foldats déguifez en marchands, aufquels il
avoit donné de quoi lever des boutiques, & faire le commerce, afin que
difperléz dans tous les quartiers, ils puflent y répandre la terreur, 6c favo-
riler fon irniption, lorlqu'il fe préfenteroit avec fon armée devant les mu-
rai] les.
Des mefures fï bien prifes lui réiiflîrcnt: à peine parut-il, qu'une des
portes de la ville lui fut ouverte avant le lever du foleil : la réfiftan-
cc que firent quelques foldats fidèles, ne fut pas longue. Li cong tfe
travcrfa toute la ville en conquérant , & alla droit au palais. Il avoit
déjà forcé la première enceinte, fans que l'Empereur en eût connoif-
fancc, 6c ce malheureux prmce n'apprit fa trifte deftinée, que lorfqu'il
ne lui étoit plus libre déchaper à la fureur de fon ennemi. Trahi,
abandonnédefes courtifans, 6c craignant plus que la mort de tomber vif
entre les manis d'un fujet rebelle, il fit un coup de défefpcré, il def-
cendit dans un de fes jardins avec fa fille, 6c après l'avou* abbatue à
fes pieds d'un coup de labre, il fe pendit à un arbre.
Après cette mort, tout fe foumit à cette nouvelle puiflance. Le ty-
ran pour s'affermir fur le trône, commença par fxire mourir plufieurs,
grands mandarins, 6c tira des autres de grofies fommes d'argent. Il
'^Ou'fan "'y <^^"^ qu'0« fan giicy général des troupes portées fur les frontières de
IHty. la Tartarie, qui refula de le reconnoître pour fouverain. Ce général
avoit fon père à Peking nommé Ou. C'étoit un vieillard vénérable par
fon âge & par fes dignitez. Le nouvel Empereur le fit venir, 6c lui
ordonna de le fuivre dans l'expédition qu'il alloit faire.
Auffi tôt il part à la tête de fon armée, pour aller réduire le géné-
ral des troupes Chinoilés, qui s'étoit renfermé dans une ville de Leao
tûng. Après en avoir formé le fiége, il fit approcher des murailles le
vieillard chargé de fers, 6c menaça le général de faire égorger fon père
à fes yeux, s'il ne fe foumettoit de bonne grâce.
Ou fan guey fentit à ce moment les divers combats, que d'un côté
l'amour de la patrie, 6c de l'autre la tendrcflc filiale livroient tour a
tour à la bonté de fon cœur: dans des agitations fi violentes, il ne prit
confeil que de fa vertu: l'amour de la patrie l'emporta, 6c il lui facri-
fia ce qu'il devoit à fon père. Le vieillard lui-même loua la généreufe
Héroïrne
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
f
rage Se
fidélité de fon fils, & avec une fermeté héroïque, fe livra à 1
à la cruauté du tyran. '
Un fang fi cher que le général vit couler ne fervit qu'à allumer dans fon
cœur un plus grand défir de vengeance. Mais comme il étoit dificile qu'il
pût rélider lo g-tems aux efforts de l'ufurpateur, il crut qu'en picquant la
générofité du Roy Tartarc, il pourroit non feulement fau-e la paix avec
Jui, mais encore l'engager à le iecourir de toutes fes forces, Tfong te ( c'eft
le nom de ce Roy) moins flatté des richeflcs qui lui étoient offertes par
le général Chinois, que picqué d'une ambition fecrétc , goûta fi fort cet-
te propofition, que dès le jour même il parut à la tête de quatre-vingt
mille hommes. L'ufurpateur informé de la réiinion des armées Chinoiies
& Tartares, n'ôfa en venir aux mains avec deux fi grands capitaines j il fe
retira en hâte à Peking, & après avoir fait charger plufieurs chariots de ce
qu'il y avoir de plus précieux dans le palais, il y mit le feu & s'enfuit dans
la province de Chenji, où il eut tant de foin de fe cacher, qu'on ne put
jamais découvrir le lieu de fa retraite. Quelque dihgence qu'il fît, une par-
tie du butin tomba entre les mains de la cavalerie Tartare, qui le pourfui-
voit.
Cependant T/ong te qui pouvoir aifément diflîpcr fon armée, aima mieux
fe rendre à Peking^ où il tut reçu aux acclamutions des grands & du peu-
ple, & regardé comme leur libérateur. Il içut fi bien tourner les efprits,
qu'on le pria de gouverner l'empire : les vœux des Chinois s'accordèrent
avec fes vues: mais une mort précipitée l'empêcha de joiiir du fruit de fa
conquête. Il eut le tems de déclarer pour lucccffeur fon fils Chun tchi^ qui chun tchi
n'avoit que fix ans, 6c il confia fon éducation Sc le gouvernement de l'é-
tat, à un de fes frères nommé ji ma van.
Ce prince eut le courage 6c l'adreflede foumettre la plû-part des provin-
ces, qui avoientde la peine à fubir le jougTartare, & pouvant retenir l'em-
pire pour lui-même, il fut afl'ez défintérefie pour le remettre entre les mains
de fon neveu, aufli tôt qu'il eut atteint l'âge de gouverner.
Le jeune Empereur parut tout-à-coup fi habile en l'art de régner, qu'il
gagna en peu de tems le cœur de fes fujets. Rien n'échapoit à fa vigilan-
ce êc à fes lumières , & il trouva le moyen d'unir tellement les Chinois ôc
les Tartares, qu'ils fembloient ne plus faire qu'une même nation. Il foutint
pendant fon régne la majefté de l'empire, avec une fupériorité de génie,
qui lui attira pendant fa vie l'admiration, 6c à fa mort les regrets de tout
le peuple. Lorfqu'il fut prêt de mourir, n'ayant encore que 14. ans, il ap-
pella les quatre premiers miniilres. Après leur avoir témoigné le déplaîfir
qu'il avoir de n'avoir pu récompenfcr le mérite de tant de fidèles fujets q»i
av oient fervi fon père, il leur déclara que parmi fes enfans, celui qui lui pa-
roiflbit le plus propre à lui fuccéder, étoit Canghi^ qui n'avoit alors que
huit ans : qu'il le recommandoit à leurs foins } ôc qu'il attendoit d; leur
probité 6c de leur fidèle attachement, qu'ils le rendroient digne de l'empi-
re, (ju'il lui laiffbit fous leur tutelle.
Des le lendemain de la mort de l'Empereur Chun tchi, (on corps ayant été
mis dans le cercueil , on proclajna Cang hi Empereur. Il monta lur le trô-
A 5 ■ ne,
monte lur
le trône.
Eftfléclaré
Empereur,
Cérémo-
nies des
a DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
ne êc tous les princes, les feigneurs, les premiers officiers de l'armée 8c de
la couronne, Se les mandarins de tous les tribunaux, allèrent le proilernerà
fes pied.s jui'qu'à trois fois, 6c à chaque génufleétion frappèrent la terre du
front, & firent les neuf révérences accoutumées.
Rien n'étoit fi magnifique que la grande cour où {e fit cette cérémonie.
Tous les mandarins occupoient les deux cotez , vêtus d'habits de foye à
fleurs d'or en forme de rôles : cinquante portoient de grands parafols de bro-
hom-nagcs ^jj^d d'or 6c de foye avec leurs bâtons dorez, ôc s'étant rangez 2f d'un cô-^
peuples. té, ècif. de l'autre fur les ailes du trône, ils avoient à leurs cotez trente
autres officiers, avec de grands évantails en broderie d'orîkdefoyc. Près
de ceux-ci étoient z8 grands étendards., femez d'étoiles d'or en bro-
derie, avec de grands dragons 6c la figure de la nouvelle lune , de la
pleine lune, 6c de la lune en décours, 6c félon toutes les phâfcs 6c apparen-
ces difl:crentes, pour marquer les i8 manfions qu'elle a dans le ciel, 6c ies
conionélions 6c oppofitions diverfcs avec le ibleil, qui fe font dans des in-
terférions de cercles, que les aftronomes nomment noeuds, ou tête 6c queue
de dragons. Cent autres étendards fuivoient ceux des manfions de la lune,
& tous les autres portoient des mafles d'armes , des haches , des marteaux
d'armes, 6c d'autres femblables inllrumens de guerre ou de cérémonie, avec
des têtes bizarres de monltres 6c d'animaux.
L'autorité n'a jamais été fi -ablbluc que fous ce monarque : pendant un
des plus longs régnes qu'on ait vu , il ne fut pas feulement pour les peuples
de l'Afie un objet de vénération > fon mérite 6c la gloire de fon régne péné-
trèrent encore au-delà de ces vaftes mers qui nous féparent de fon empire,
6c lui attirèrent l'attention 6c l'eftime de toute l'Europe. C'eft lui qui vint
•à bout de réiinir la Chine 6c les deux Tartaries en un ieul état, èc de ran-
ger fous fa domination une étendue immcnfe de pays, qui n'eft coupé nulle
part par les terres d'aucun prince étranger.
Les Tartares occidentaux étoient les feuls qui pouvoient troubler la tran-
quilité de fon régne: mais partie par force, partie paradrefle, il les obli-
gea d'aller demeurer à trois cens mille au-delà de la grande muraille, oii
leur ayant dillribué des terres 6c des pâturages, il établit à leur place les
Tartares fes lujcts. Enfin il divifa cette vàfte étendue de pays en pluficurs
provinces qui lui furent fouinifes 6c tributaires. Il les retint encore dans le
devoir par le moyen des Lamas qui ont tout pouvoir fur l'efprit des Tarta-
res, 6c que les peuples adorent prefque comme des divinitez.
A cette adrefie politique ce prince en joignit une autre, ce fut qu'au lieu
que fes prcdécefleurs dcmcuroicnt dans leur palais, où ils étoient, comme
dans un i'anâ:uaire,invifible à leurs peuples > lui au contraire en fortoit trois
fois l'année pour des voyages, ou pour dès parties de chafie femblables àdes
expéditions militaires.
Dès qu'il eut établi une paix fol ide dans fes vaftes états; il rappcllalcs
meilleures troupes des diveriés provinces où elles étoient difpcriécs , de de
tcms en tcms pour empocher que le luxe 6c le repos n'amollît leur courage,
il partoit pour la Tartaric, 6c leur faifoit faire de longues 6c pénibles mar»
chcsj elles étoient armées de flèches 6c de cimeterres , dont elles ne fefer-
voicnr
Rciinit la
Chine &
les deux
Tartaries
en un feul
.état.
Sa politi-
que.
Exerce fes
troupes à
1» chane.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 7
voient que pour faire la guerre aux cerfs, aux fanglicrs, aux ours, aux ty-
gres , 6c aux autres bêtes féroces.
Ce grand corps d'armée qui accompagnoit l'Empereur dans fes longs vo- DiviCon
yages, étoit divifé par compagnies, 6c marchoiten ordre de bataille aubmit de fou
des tambours 6c des trompettes. Il y avoit avant-garde, arriere-garde, corps ^^^^^'.
de bataille, aile droite, 6c aile gauche, que commandoient autant de prin-
ces 6c de grands feigneurs. On conduifoit pour ce grand nombre de per-.
fonncs toutes les provifîons 6c munirions nécelTaires fur des chariots, iur
des chevaux, fur des chameaux 6c des mulets. Il falloit camper toutes les
nuits, car il n'y a dans la Tartarie occidentale ni villes, ni bourgs, ni vil-
lages,. Les peuples n'ont pour maîfons que des tentes drcffccs de tous cotez
dans les campagnes, où ils font paître leurs bœufs, leurs chevaux, 6c leurs
chamaux. Ils ne fçavent ce que c'efl que de femer des grains, 6c de culti-
ver la terre : ils fe" contentent de ce que la terre produit d'elle-même pour
l'entretien de leurs troupeaux , ils tranfportent leurs tentes dans les divers
endroits où les pâturages font plus abondans 6c plus commodes, ne vivans
que de lait , de fromages, 6c du gibier que la chafle leur fournit.
En tenant ainli les troupes en haleine, 6c les Tartares dans l'obéïnance ,
Cang hi ne relâchoit rien de fon application ordinaire aux affaires de l'état,
fes confeils étoient réglez , il écoutoit fes miniftres fous une tente comme
dans fon palais , 6c leur donnoit fes ordres. Se faifant inflruire de tout, gou-
vernant fon Empire par lui-même, il étoit l'ame qui donnoit le mouve-
ment à tous les membres d'un fl grand corps j aufll ne fe repofa-t-il jamais
du foin de l'état, ni fur les Colaos, ni fur aucun des grands de fx cour,
comme il ne fouffrit jamais que les eunuques du palais, qui avoient tant de
pouvoir fous les régnes précédens, euffent la moindre autorité.
Un autre trait de fa politique fut de remplir les tribunaux, partie de Chi- ^* poîi'àî
nois, 6c partie de Tartares : ce font comme autant d'infpecteurs les uns des '^"^-
autres, 6c par ce moyen il y a moins à craindre qu'ils tentent quelque
entreprife contre le bien commun des deux nations.
D'un autre côté, les Tartares furent obligez de s'appliquer de bonne-
heure à l'étude, afin de pouvoir entrer dans les charges, car ils ne font pro-
mus aux derniers dégrez, de même que les Chinois , qu'après avoir don-
né des preuves de leur capacité dans les lettres , félon l'ancien ufage de
l'empire.
Depuis la iîaix que ce prince â conclu avec les Mofcovites, par le moyen Fa'f ""
des plénipotentiaires qui fe rendirent de part 6c d'autre à Nipchoa, 6c qui pj^jx^^vec
convinrent des limites, on connoît au jufte l'étendue de ce grand empire: .ej Mof-
depuis la pointe la plus méridionale de Hainan^ jufqu'à l'extrémité de la covitcs.;.'
Tartarie founiife à l'Empereur, on trouve que les états ont plus de 900
lieues communes de France
C'eil ce floriflant Empire que Cang hi laiffà vers la fin, de l'année lyii. à
fon quatrième fils , qu'il nomrna fon fuccefieur quelques heures avant fa:
mort. \ Ce prir.cc montant fur le trône prit le titre ôCTong tchirig, qui figni- Tonruhlng
Ee,. paix ferma-,, concorde indijffblubk. Il paroît avoir de l'eipnt , il parle bien, mo-.iie fur-
mais quelquefois vite, ôc iàns donner le tems de lui répondre. Il y en a qui ^ '^*^^^-' •
cro-
Son cj-
raiftete.
Royaumes
tributaire*
de la
Chine.
Divifion
de la
Chine.
Etendue
de Peking.
9 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
croyent que c'eft une affeftation de fa part, pour ne pas écouter des rai-
fons qui pourroient lui faire changer des réfolutions déjà prifcs.
Du relce il eft appliqué aux affaires de fon état , ferme èc décifîf, infa-
tigable dans le travail , toujours prêt à recevoir des mémoriaux 6c à y ré-
pondre, ne fongeant qu'à ce qui peut procurer le bonheur des peuples. C'eft
même lui fiùre fa cour que de lui propofer quelque deflein qui tende à l'uti-
lité publique 6c au foulagement des peuples} il y entre avec plaifîr, ôc l'ex-
écute fans nul cg.ird à la dépenfe. Enfin il eft aufli abfolu, Se auffi redou-
té que l'Empereur fon père: mais par la conduite qu'il a tenu à l'égard des
ouvriers évangéliques,il eit bien différent de ce grand prince qui les a conf-
tamment favonfé, £c qui s'eft toujours déclaré le protedeur de notre fainte
religion.
Outre l'étendue prodigieufe de cet empire , qui tout grand qu'il étoit
déjà, s'eft fi fort accru par l'union des Tartares avec les Chinois, il y a en-
core d'autres royaumes qui font tributaires de l'Empereur : la Corée , le
Tongking, la Cochinchine, Siam, &c. lui doivent un tribut réglé : c'eft
lui qui en quelques occafions nomme les Rois , du moins il faut toiijours
<ju'il les confirme. ISI éanmoins ces états ont leur gouvernement particu-
lier, 6c n'ont gueres de reffemblance avec la Chine, foit qu'on faffe atten-
tion à la fertilité des terres, au nombre, à la beauté, ôc à la grandeur des
villes} foit qu'on ait égard à la religion, à l'efprit, aux mœurs, & à la
politeffe des habitans. Aufli les Chinois en font-ils très-peu de cas} ils les
regardent comme des barbares, & évitent avec foin leur alliance.
On a déjà dit que la Chine eftdivilée en if provinces : mais ces provinces
ne font pas toutes également peuplées. Depuis Peking juCqu'àNafJUhang^ qui
eft la capitale de la province àcKiangfi, il s'en faut bien que le peuple y
fourmille comme dans les provinces de Tche kiang , de Kiang nan , de ^lang tong
àeFo kien^ Scquelques autres : c'eftce qui fait que les miffionnaires qui n'ont
parcouni que ces belles Se nombreufes provinces, où les villes & les grands
chemins font remplis de peuples jufqu'à embaraffer le paflage, ont pu aug-
menter le nombre des habitans de cet empire. A tout prendre, il paroît ce-
pendant qu'il yaàlaChinebeaucoup plus de monde que dans toute l'Europe,
Quoique Peking foit plus grand que Paris pour l'étendue du terrain, je ne
crois pas que le nombre des habitans puifle monter à plus de trois millions,
La fupputation en eft d'autant plus fûre, que tous les chefs de famille font
obligez de rendre compte aux magiftrats du nombre de perfonnes qui les
compofent, de leur âge, 6c de leur fexc.
Plufieurs chofes contribuent à cette multitude prodigieufe d'habitans, la
multiplicité des femmes qui eft permife aux Chinois , la bonté du climat
qu'on a vu jufqu'à préfent exempt de pefte, leur fobriété, & la force de
leur tempérament, le mépris qu'ils font des autres nations, qui les empêche
de s'aller établir ailleurs , Sc même de voyager ; mais ce qui y contri-
bue plus que toute autre chofe, c'eft la paix prefque perpétuelle dont ï]s
joiiiflent.
11 y a dans chaque province un grand nombre de villes du premier, du
fécond, 6c du troiliéme ordres la plû-pait font bâties fur des rivières navi-
ga«
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ^
gables, Se ont de chaque côté de fort grands fauxbourgs. Les capitales
de chaque province font très-grandes , Se mériteroient d'être le fiégc de
l'Empire.
Outre ces villes, il y a quantité de places de guerre, une infinité de forts
de châteaux, de bourgs, 6c de villages. On voit de ces bourgs, fur tout
ceux qu'on appelle Tching , qui vont de pair avec les villes pour leur gran-
deur, le nombre des habitans , Scie grand commerce qui s'y tait: on ne les
appelle que bourgs, parce qu'ils ne font ni entourez de murailles , ni gou-
vernez par desMagiftrats particuliers , mais par ceux des villes voifines: tel
eft , par exemple, Kin te ching^ où fe travaille la belle porcelaine, & qui Fabrique
eilde la dépendance d'une ville, laquelle ell dans le dillriét de lao tcbecu; de porce-
Fo chan qui dépend de Canton , dont il n'ell éloigné que de quatre '*'"^'
lieues, &c.
La plû-part des villes de la Chine fe renemblcntj ce font autant de Situation
quarrez oblongs , formez par quatre longs pans de murailles tirez au '^^^ villes
cordeau, & unis à angles droits. Il ne faut pas croire néanmoins que ^l'''
toutes foient de forme quarrée, ceux qui l'ont afluré, ont fait la régie '"^''
trop générale. Il eft vrai qu'ils obfcrvent cette régie le plus qu'ils peu-
vent, 6c alors les murailles regardent les quatre points cardinaux, ou
peu s'en faut: il en eft de même de leurs maîfons, qui de quelque ma- Leur
niêre que les rues foient difpofces , doivent toujours regarder le fud , «'pe*^-
qui eft l'efpeét favorable de ce pays, la partie oppofée n'étant pas te-
nable contre les vents de nord. C'eft par cette raifon que pour l'or-
dinaire, la porte par oti l'on entre, eft de biais dans un des cotez de
la cour.
Les murailles qui forment l'enceinte de la plû-part des villes font
larges ôc hautes, bâties de briques ou de pierres quarrécs. Derrière eft
un rempart de terre , 6c tout autour un large foHc , avec des tours hau-
tes ôc quarrées à une certaine diftance les unes des autres. Chaque por-
te eft double 6c a doubles battans : entre ces portes eft une place d'ar-
mes pour l'exercice des ioldats : quand on entre par la première , on
ne voit pas la féconde, parce qu'elle eft de côté: au-dcffus des portes,
il y a de belles tours: ce font comme de petits arfenaux , 6c le corps
de garde des foldats. Hors des portes font fouvent de grands faux-
bourgs, qui renferment preique autant d'habitans que la ville.
On voit dans les endroits les plus fréquentés de chaque ville, une ou
même plufieurs tours, dont la hauteur 6c l'architeéture font très-belles.
Ces tours font de neuf étages, ou du moins de fept. Communément
les rues principales font droites, mais fouvent affez étroites: en quoi
elles font bien difterentes des rués de la ville impériale. Ses rués, fur-
tout- les grandes, font également longues 6c larges, 6c les plus commo-
des qui foient peut-être dans aucune ville du monde, fur-tout pour la
cavalerie 6c les chariots. Tous les édifices, à la réferve des tours ôc
de quelques bâtimens à divers étages qui s'élèvent fort haut au deffus
des toits des maîfons, font extrêmement bas, ?îc tellement couvertes des
murailles de la ville, que fans un grand nombre de tours quarrées, qui
'ïome IL B en
Ordres des
Chinois.
10 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE.
en intenompenc la continuité, on diroit à la voir de loin dans la cam-
pagne que ce ne feroit que l'enceinte d'un vafte parc quarrc.
On Voit encore quelques villes, dont une partie du terrain eft défert 6c
vuide de maîfons, parce qu'elles n'ont point été rétablies , depuis qu'elles
ont été ruinées par les l'artares qui conquirent la Chine. Mais ce qu'il y
a de particulier, c'eft qu'auprès des grandes villes, fur-tout dans les pro-
vinces méridionales, on voit des elpeces de villes flottantes j c'eft une mul-
titude prodigieuie de barques rangées des deux cotez de la rivière, où lo-
gent une infinité de familles qui n'ont point d'autres maîfons. Ainfi l'eau
eft prefque aulli peuplée que la terre ferme.
Il n'y a proprement que deiLX Ordres dans l'Empire: celui des nobles, Se
celui du peuple: ce premier comprend les Princes du-fang, les Ducs, les
Comtes, les Mandarins, foit de lettres, foit d'armes: ceux qui ont été
Mandarins Se qui ne le font plus : les Lettrez,. qui par leur étude Se par les
premiers dégrez de littérature, aufquels ils font parvenus , afpirent à la
magilbature 5c aux dignitcz de l'Empire. Dans le fécond, qui eft celui
du peuple, font compris les laboureurs, les marchands, êc les artifans. II
faut donner la connoilîance de ces difïérens états > 6c c'ell ce que je ferai en
fuivantla méthode que je me fuis prefcritc.
De V\n-
torité de
l'Empe-
reur.
De P autorité de l'Empereur , des Sceaux de V Empire ^ de
fes dépertfts ordinaires , de foyi Palan , de fes équi-
pages y ^ de fa mat che lorfqu'ilfort du palais.
IL n'y a jamais eu d'Etat plus monarchique que celui de la Chine:
l'Empereur a une autorité abfolucj 6v à en juger par les apparences,
c'ell une efpèce de divinité. Le rclpect qu'on a pour lui, va jufqu'à
l'adoration i ies paroles font comme autant d'oracles,. 6c fes moindres
volontez exécutées comme s'il étoit defcendu du ciel) perfonne ne peut
lui parler qu'à genoux, non pas même fon frère quoi que fonaîné, 8c
l'on n'ôfcroit paroitre devant lui en cérémonie que dans cette pofture,
à moins qu'il n'en ordonne autrement. Il n'ell permis qu'aux Seigneurs
qui l'accompagnent de fe tenir debout, 6c de ne fléchir qu'un genouil
quand ils lui parlent.
La même chofe fe pratique envers les Officiers , lorfqu'ils repré-
fentent la perfonne de l'Empereur , 6c qu'ils intiment fes ordres , ou
comme Envoyé?, , ou comme Mandarins de la préfence. On a prefque
les mêmes égards pour les Gouverneurs, lorfquils rendent la juiHcej de
forte qu'on peut dire que, quant a la vénération 6c au refpeét qu'on ?.
pour eux, ils font Empereurs à l'égard du peuple, 6c qu'ils font peu-
ple à l'égard de ceux qui font au-dcflus d'eux. Ordre adminible qui.
contribue plus que toute autre chofe , au repos cc à la tranquilité dfe
l'Em-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. u
r Empire. On ne regarde point qui vous êtes, mais la perfonne que
vous repréfentez.
Non feulement les Mandarins, les Grands de la Cour, & même les pre-
miers Princes du fangfeproilernent en pri-fence de l'Empereur, mais encore
ils portent fouvent le même reipecl à fon fauteuil, à fon trône, & à tout
ce qui fert à fon ufage, 6c quelque fois ils vont jufqu'à fe mettre à genoux
à la vue de fon habit, 6c de fa ceinture. Ce n'eil pas qu'ils s'aveuglent fur
fes défauts, ou qu'ils les approuvent: au fond du cœur ils blâment lès vices j
Se ils le condamnent, loriqu'il fe livre à la colère, à l'avarice, ou à d'autres
pafTions honteufes , mais ils croyent devoir donner publiquement ces marques
d'une profonde vénération pour leur Prince, afin de mamtcnir la fubordina-
tion fi efTenticlle à tout bon gouvernement, 6c d'infpirer parleur exemple
aux peuples, la foumiffion 6c l'obéifTance qu'ils doivent à lès ordres.
C'eft ce profond refpe<5t qui les porte à donner à leur Empereur les titres Ses Titres;
les plus fuperbes: ils le nomment T'ien tjee, fils du ciel: Hoangti^ augufte
6c fouverain Empereur: Chinghoang^ laint Empereur: Chao ting^ Palais
royal: Vanfoui^ dix mille années : ces noms 6c plufieurs autres femblables,
ne font pas feulement connoître le refpeét que fes fujets ont pour fa per-
fonne , mais ils marquent encore les vœux qu'ils font pour fa confer-
vation.
Il n'y a perfonne de quelque qualité 8c de quelque rang qu'il foit, qui
ôfe paffer à cheval ou en chaife devant la grande porte de fon palais j dès
qu'il en approche, il doit mettre pied à terre, 6c ne remonter à cheval qu'à
l'endroit marqué : car on a déterminé le lieu oii l'on doit defcendre, 6c ce-
lui où l'on peut remonter.
Chaque femaine ou chaque mois il y a des jours fixez , où tous les Grands
doivent s'aflemblcr en habits de cérémonie dans une des cours du Palais ,
pour lui rendre leurs hommages, quoi qu'il ne paroifle pas en perfonne, 6c
le courber jufqu'à terre devant fon trône. S'il tombe malade, 6c qu'il y Ufagesdes
ait à craindre pour fa vie, l'allarme eft générale: on a vu alors les Man- Chinois
darins de tous les Ordres, s'aflémbler dans une vafte cour du Palais, y paiïer P^'j'l'j'if ja
le jour 6c la nuit à genoux, pour donner des marques de leur douleur, 6c rEmpe- ''
pour obtenir du ciel le rétabliflement de fa lanté, fans craindre ni les in- reur.
jures de l'air, ni la rigueur de la faîfon. L'Empereur foulFre, celafuffitj
tout l'Etat fouffre dans fa perfonne, 6c fa perte ell l'unique malheur que fes
fujets doivent craindre.
Au milieu des cours du Palais impérial, il y a un chemin pavé de grandes Quan<3
pierres, fur lequel l'Empereur marche quand il fort: fi l'on paflc parce '' P"'^.*^.
chemin, il faut fe prefler ?^ courir allez vîtC} c'eft une marque de refpecl '^" ^" "^'
qui s'obferve, lorfqu'on paflc devant une perfonne d'un caraélere diftinguc.
Mais il y a manière de courir, 6c en cela les Chinois trouvent de la bonne
^race , comme on en trouve en Europe à bien faire la révérence. C'eft
a quoi nos premiers Mifîîonnaircs durent s'exercer, lorfqu'ils allèrent fa-
luer le feu Empereur à leur arrivée à Peking. Après avoir paflé huit gran-
des cours, ils arrivèrent à fon appartement: il étoit dans un Cong (c'eft
B 2. ainfi
Defcrip-
tion d'un
Cong OU
falon.
Ufages des
Chinois
quand i^^
foni admis
à l'Au
élance de
l'Empe-
reur,
Couleur
impériale.
Manière
de dater
les Aftet
publics.
Des Prii
ces du
San".
li DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
ainfi qu'on nomme de grands falons ifolez ou l'Empereur habice , qui,
font portez Tur des mafTift de marbre blanc.)
Ce Co//g étoit compolé d'une laie où il y avoit un trône, & d'une cham-
bre où il étoit allis fur un Cati ou cftrade élevé de trois pieds, qui prcnoit
toute la longueur de la chambre. Le Can étoit couvert d'un limple feutre
blanc: peut-être afftctoit-il cette fimplicité, parce qu'il portoit le deuil
de fon ayeuie: fon vêtement étoit fimplemcnt de fatin noir, doublé de
fourures de zibeline, tel que le portent la plû-part des Officiers un peu
confîdérablcb : il étoit aflis à la' Tartare les jambes croifécs. Il fallut
faire le falut impérial tel qu'il fe pratique , lorfqu'on a audience de ce
Prince.
Auffitôt qu'on eft a la porte, on fe met à courir avec grâce jufqu'à ce
qu'on foit arrivé au fond de la chambre, qui eft vis-à-vis de l'Empereur-
Pour lors étant de front fur une même ligne, on demeure un moment de-
bout,, tenant les bras étendus fiu- les cotes: cnfuite ayant fléchi les ge-
noux, on fe courbe jufqu'à terre à trois différentes reprifes. Après quoi
on fe relevé, & un momeiit après on fait une féconde fois les mêmes céré-
monies, puis encore une troiuéme, jufqu'à ce qu'on avertiffe d'avancer, 6c
de fc tenir à genoux aux pieds de l'Empereur.
La couleur jaune ell la couleur impériale qui eft interdite à tout autre
qu'à lui: fa veilc eft paifemce de dragons: c'eft là fa devife, 5c il n'y a
que lui qui les puiile porter à cinq ongles : fî quelqu'un s'avifoit fans fa
permiffion de s'attribuer cette marque de dignité impériale, il fe rendroit
coupable, & s'expofcroit au châtiment. Il datte les Lettres, fcs Edits,
8c tous les Aéfes publics , des années de fon régne & du jour de la lune : par
exemple: De mon régne le i6. le 6. de la quatrième lune.
Les fentimens de la plus profonde vénération à l'égard de l'Empereur,
dans lefquels on élevé les Chinois dès leur enfance, font bien fortifiez
par le pouvoir abfolu & fans bornes que les loix lui donnent. Lui feul
eft. l'arbitre fouverain de la vie 6c de la fortune de fes fujets, ni les Vi-
cerois , ni les Tribunaux, ni aucune Cour fouveraine, ne peuvent faire
exécuter à mort un criminel, fi la fentence qui le condamne, n'a été con-
firmée par l'Empereur.
Les Princes du fmg impérial , quelque élevez qu'ils foient au-deflus
des autres., n'ont ni puiflance ni crédit. On leur donne le titre de Re-
gulo, on leur afiigne un Palais, une Cour, des Officiers avec des revenus
conibrmcs à leur rang ; mais ils n'ont pas la moindre autorité fiu- le peu-
ple, qui cependant conferve pour eux le plus grand refpeft. Autrefois
lorlqu'ils éto:cnt difperfcz dans les Provinces , les Officiers de la Cou-
ronne leur envoyoient leurs revenus tous les trois mois, afin que le dc-
penfmt à meiure qu'ils le rccevoicnt, ils n'euffcnt \x\s la penfée d'aniaffi;r,
ni de faire des épargnes, dont ils auroient pu fe lervir pour remuer 6c
femrr la divifion. 11 leur étoit. même défencJu fous peine de la vie, de
fortir du lieu qu'on avoit fi.xc pour leur féjour. Mais depuis que les
Tartares font maîtres de là Chine , les chofes ont changé. L'Empe-
reur a cru qu'il étoit plus à propos que tous les Princes demcuraflent à
la
ET DE LA TARTARÏE CHINOISE. ij
la Cour Se fous fes yeux. Outre les dcpenies de leur maîlbn que fa Ma-
jcfté leur fournie, ils ont des terres, des maîfons, des revenus; ils font
valoir leur argent par l'indullrie de leurs domeftiques, 6c il y en a qui
font extraordinairement riches.
Ainfi tout TEmpu-c cil gouverné par un fcul maître. C'eft lui feul
2ui difpofe de toutes les charges de l'Etat, qui établit lesVicerois & les
Gouverneurs, qui les élevé 6c les abaifle ielon qu'ils ont plus ou moins de
capacité & de mérite, (car généralement parlant, aucune charge ne fe
vend dans l'Empire) qui les prive de leurs gouvernemens , 6c les deftitue
de tout employ, dès qu'il ell tant foit peu mécontent de leur conduite.
Les Princes même de fon fang n'en peuvent porter le nom fans fa per-
miffion exprelî'e, 6c ils ne l'obtiendroient pas, s'ils s'en rendoient indignes
pai- leur mauvaife conduite^ ou par le peu d'attention qu'ils apporte-
roient à leurs devoirs.
C'eft l'Empereur qui ohoifit parmi fes enfans, celui qu'il juge le plus ^'Empe-
propre à lui fuccéder: &: même, lorfqu'il ne trouve point dans la famille fi^t'fon'';ucI
des Princes capables de bien gouverner, il lui cil libre de fixer fon choix à ceffeur! *
celui de fes fujets qu'il en croit le plus digne : on en a vu des exemples
dans les tcms les plus reculez, 6c ces Princes font encore aujourd'hui l'objet
de la vénération des peuples, pour avoir préféré le bien public de l'Etat, à
la gloire 6c à la fpiendeur de leur famille.
Cependant depuis plufieurs fiécles, l'Empereur a toujours nommé un
Prince de fon fang pour être héritier de fa Couronne. Ce choix tombe
fur qui il lui plaît, pourvu qu'il ait un vrai mérite, 6c les talens pro-
pres pour gouverner: fans quoi il perdroit fi réputation, 6c cauferoit-
infailliblement du trouble; au contraire fi au lieu de jetter les yeux fur
l'aîné, il en choifit un autre qui ait plus de mérite, fon nom devient
immoitel. Si celui qui a été déclaré fon iiiccellcur avec les folemnitez
ordinaires, s'écarte de la foumiflion qu'il lui doit, ou tombe dans quel-
que faute d'éclat, il cft le maître de l'exclure de l'héritage, 6c d'en
nommer un autre à fa place.
Le feu Empereur Cang bi ufa de ce droit en dépofant d'une manière Cai?g hi
éclatante un de fes fils, le feul qu'il eut de la femme légi'ime, qu'il j^P,^*^^.""
avoit nommé Prince héritier , 6c dont la fidélité lui étoit devenue llif-
peélc. On vit avec étonncmcnt chargé de fers , celui qui peu aupara-
vant marchoit prefque de pan avec l'Empereur: fes enfans 6c fes prin-
cipaux Officiers furent enveloppez dans la difgrace, 6c les gazettes pu^
bliques furent aullitôt remplies de manifeur^, par leiquels l'Empereur
informoit les fujets des raifons qu'il avoit eu d'en venir à ce coup d'éclat.
Les Arrêts de quelque tribunal que ce foit, ne peuvent avoir de force
qu'ils ne Ibieni ratifiez p.ir l'Empereur: mais pour ceux qui émanent im-
médiatement de l'autorité impériale, ils font perpétuels 6c irrévocabl s: les-
VicCT-ois6clts trijjunaux des provinces n'ôléroient différer d'un moment de
les enregillrer, 6c d'en faire la publication dans tous les lieux de leur jurif-
diélion.
L'autorité du Prince ne fe borne pas aux vivans, elle s'étend encore fur
B 5 - les
s4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
les morts. L'Empereur pour rccompenfer ou leur r. érite perfonnel, ou
celui de leurs delcendans, leur donne des titres d'honneur, qui rejailliflent
fur toute leur famille.
Ce pouvoir attaché à la dignité impériale, tout abfoki qu'il eft, trouve
un frein qui le modère, dans les mêmes Joix qui l'ont établi. C'eft un
principe qui eft né avec la Monarchie, que UEtatelt une grande famille, qu'un
Prince doit être à l'égard de (es iujcts, ce qu'un père de famille eft à
l'égard de fes enfans , qu'il doit les gouverner avec la mêm-C bonté &
la même afteélion ; cette id^e eft gravée naturellement dans l'efprit de
tous les Chinois. Ils ne jugent du mérite du Prince & de fes talens ,
que par cette affeftion paternelle envers fes peuples , 6c par le foin qu'il
prend de leur en faire fentir les effets , en procurant leur bonheur. C'efl
pourquoi il doit être , félon la manière dont ils s'expriment , le perc
èc la mère du peuple: il ne doit le foire craindre, qu'à proportion qu'il fc
fait aimer par la bonté & par fes vertus : ce font de ces ti-aits qu'ils pei-
gnent leurs grands Empereurs , 6c leurs livres font tous remplis de cette
maxime.
Ainfi félon l'idée générale de la Nation, un Empereur eft obligé d'en-
trer dans le plus grand détail de tout ce qui regarde fon peuple) ce n'eft pa.s
pour fe divertir qu'il eft placé dans ce rang luprême : il faut qu'il mette
fon divertiflement à remphr les devoirs d'Empereur, 6c à faire enforte par
fon application, par fa vigilance, par fa tendrcfle pour fes fujets, qu'on
puifle dire dé lui avec vérité, qu'il eft le père Se la mère du peuple. Si fa
conduite n'cft pas conforme à cette idée, il tombe dans un louverain mé-
pris. Pourquoi , difent les Chinois, le 'tien * l'a-t-il mis fur le trône? n'eft-
ce pas pour nous fervir de pcre 6c de mère ?
C'eft auffi à fe conferver cette réputation, qu'un Empereur de la Chine
s'étudie continuellement: fi quelque Province eft affligée de calamitez, il
s'enferme dans fon Palais, il jeûne, il s'interdit tout plaifir, il porte des
édits par lefquels il l'exempte du tribut ordinaire, 6c il procure desfecours
abondans) 6c dans fes édits il affefte de faire connoître, jufqu'à quel point il
eft touché des miferes de fon peuple: je le porte dans mon cœur, dit-il, je
gémis nuit 6c jour fur fes malheurs, je penfe fans ceflé aux moyens de le
rendre heureux. Enfin il fe fert d'une infinité d'expreflîons femblables,
pour donner des preuves à fes fujets de la tendre affeétion qu'il a pour eu3f.
L'Empereur régnant a porté fon zèle pour le peuple, jufqu'à ordonner
dans tout l'empire, que fi quelque endroit étoit menace de calamitez on
l'en informât fur le champ par un Courier extraordinaire, parce qu'il fe croit
refponfablc des malheurs de l'Empire, &C qu'il veut par fa conduite prendre
des mefures pour uppaifcr la colère du T'ic/i.
Un autre frein que les loix ont mis à l'autorité fouvci-aine, pour contenir
un Prince, qui fcroit tenté d'abufer de fon pouvoir, c'eft la liberté qu'elle
donne aux Mandarins de rcpréfenter à l'Empereur dans de trcs-
luimblcs 6c de trcs-rcfpcftueufes Requêtes, les fautes qu'il feroit dans
. Tadminiftration de fon Etat , 6c qui pourroient renvcrler le bon ordre
d'un
• Le Ciel.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. îr
d'un fage gouverne|ient. S'il n'y avoit aucun c3gaid, ou s'il faifoit refîen-
tirles effets de fon indignation au Mandarin qui a eu le zcle & le courage de
l'avertir, ilfe décrieroit abfolument dans refprit de les peuples, &: ktermc-
té héroïque du Mandarin qui fe feroit ainfi facrifié au bien public, deviea-
droit le iujet des plus grands éloges, 6c immortalileroit à jamais fa mémoi-
re. On a vu à la Chine plus d'un exemple de ces martyrs du bien public,
que ni les fupplices, ni la mort n'ont pu retenir dans le fîlence lorique le
Prince s'écartoit des régies d'une fage adminiftration.
D'ailleurs la tranquilité de l'Empire , dépend entièrement de l'applica-
tion du Prince à faire obierver les loix. Tel cil le gcnic des Chinois, que
fi lui 6c fon confeil étoient peu fermes, 6c moins attentifs à la conduite de
ceux qui ont autorité fur les peuples, les Vicerois, 6c les Mandarins éloi-
gnez gouverneroient les fujets lelon leur caprice, ils deviendroicnt autant
de petits tyrans dans les provinces, 6c l'équité feroit bientôt bannie des tri-
bunaux. Alors le peuple, qui efb infini à la Chine, fe voyant foulé 6c op-
primé s'attrouperoit , 6c de femblables attroupemens feroient bientôt fuivis
d'une révolte générale dans la province. Le foulevement d'une provin-
ce fe communiqueroit en peu de tems aux provinces voifines, l'Empire le-
roit tout-à-coup en feu, car c'ell le caraûere de cette Nation, que les
premières femcnces de rébellion, fi l'autorité ne les étouffe d'abord , produi-
fent en peu de tems les plus dangereufes révolutions. La Chine en fournit
divers exemples, qui ont appris aux Empereurs, que leur autorité n'efb
hors de toute atteinte, qu'autant qu'ils y veillent infatigablement, 6c qu'ils
marchent fur les traces des grands Princes qui les ont précédez.
, Entre les marques de l'autorité impériale, l'une des plus confidérables ,
eft celle des Sceaux qu'on employé à autorifer les Aétes publics, 6c toutes Sceaux de
les décifions des tribunaux de l'Empire. Le Sceau de l'Empereur eft quarré 1 Emp''^.
6cxi'environ huit doigts. Il eft d'un jaspe fin, qui eft une pierre précieufe,
fort eftimée à la Chine: il n'y a que lui qui puiflé en avoir de cette matiè-
re. Cette pierre dont on fait le fçcau de l'Empereur, 6c qui s'appelle Tu
che^ fe tire de la montagne Tn yti cban, c'eft-à-dire, montagne du fçeau
d'agathe.
Les Chinois content diverfes fables de cette montagne: il difent entre Montagne
autres chofes, qu'autrefois le Fo>ig hoang a.yznt puni iur cette montagne ^ fe ''j^' ''^'^^"
repofa fur une pierre brute, 6c qu'un habile lapidaire l'ayant .caifée, y ^^^' ^"
trouva cette pierre fameufe, dont on fit le içeau de l'Empire. Cet oi- Phœnix de
feau appelle jFb^ç boang eft le phcenix de de la Chine j c'eft félon eux '* Chine.
un oifeau de profpérité 6c le prccurfeur du fiécle d'or: mais il n'cxii-
ta jamais que dans leurs livres, 6c dans les peintures chimériques qu'ils
en font.
Les Sceaux qu'on donne par honneur aux Princes, font d'or; ceux Sceau des
des Vicerois, des grands Mandarins, ou Magiftrats du premier Ordre, ^'"l^^!'
font d'argent : ils ne peuvent être que de cuivre ou de plomb pour lea ^J^ ^^^^
Mandarins ou Magiftnits des Ovcies inférieurs. Quand ils l'ufent à for- Manda-
ce de s'en fervir, ils doivent en avertir le tribunal, qui leur en en- rins,&c.
voyc un autre avec obligation de rendre l'ancien. La forme en eft
plU3
Des
Mandarin
qui perd
SiMtagê-
ine p )iir
les recou-
vVier.
1x5 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
plus grande ou plus petite félon les dégrez des Mandarins & le rang
qu'ils tiennent dans les tribunaux. Depuis l'établifTcment des Tartares
à la Chine, les fçeaux font de caractères Chinois 6c Tartares, de mê-
me que les tribunaux font compofez d'Officiers ôc de Magiftrats de ces
deux Nations. -
Quand l'Empereur envoyé dans les provinces des Vifiteurs pour exa-
miner la conduite des Gouverneurs, des Magiftrats, & des particuliers,
il leur donne à chacun des içeaux pour les fondions de leur charge.
Un de ces Vifiteurs après avoir exercé pendant quelque tems fon em-
ploi dam la province qui lui avoit été affignée, dnbarut tout d'un
les Sceaux, ^oup, èc quand on s'adreflbit à les domeftiques, ils repondoient qu'u-
ne maladie dangereule ne permettoit pas à leur nîaître, de recevoir les
plaintes ni les requêtes de ceux qui venoient ' lui demander jullice.
Un Mandarin de Tes amis fe douta que c'étoit là une maladie feinte, &
craignant qu'une pareille négligence ne lui nuifît à la Cour, il va le
trouver. Apres avoir été plufieurs fois rebuté par les domeiliques, il
trouve enfin le fécret de pénétrer dans le cabinet de fon ami, 6c lui
demande par quelle raifon il fe tenoit ainfi caché. Le vifîtcur ne man-
qua pas de prétexter fa maladie.
Mais le Mandarin peu crédule le preflli fi fort, en lui proteflant qu'il
le ferviroit au péril même de fa vie, s'il étoit néceffaire, que le Magif-
trat fe détermina à lui faire confidence de fa peine. „ On m'a volé,
„ dit-il, les Sceaux que j'avois reçu de l'Empereur, & ne pouvant plus
„ fceller les expéditions, j'ai pris le parti de me rendre invifible. „
Le Mandarin qui voyoit les triftes fuites d'une affaire, où il ne s'agif-,
foit de rien moins que de perdre fa charge, fa fortune, 5c celle de fa
famille, lui demanda s'il n'avoit point d'ennemis. „ Hélas! répondit le
„ Vifiteur en foupirant, c'cfl ce qui m'accable & me défefpere. Le pre-
„ inier Magilhat de la ville s'eft déclaré contre moi dans toutes les oc-
5, cafions où il a fallu exercer les fonétions de ma Charge j il me défé-
„ rera infailliblement à la Cour, auffi-tôt qu'il fçaura que je n'ai plus
„ les Sceaux, & je fuis un homme perdu. Suivez mon confeil reprit
5, le Mandarin qui étoit un homme d'efprit, faites tranfporter dans l'apparte-
5, ment le plus reculé de votre Palais tout ce que vous avez déplus précieux,
'„ 6c fur le commencement de la nuit, mettez vous-même le feu à cet ap-
5, partement, 6c faites donner l'allarrae à tout le quartier. Cet Officier ne
„ manquera pas , fclon le devoir de fa Charge, de venir donner fes ordres.
5, Alors en préfence de tout le monde, portez-lui le petit coffre ou étoient
5, les fçeaux, 6c dites lui que n'ayant rien de plus précieux que ce dépôt de
„ l'Empereur, vous le mettez entre fes mains, pour le retirer quand vous
j, en aurez befoin. Si c'eft lui. Seigneur, ajouta-t-il, qui vous ait fait
,, enlever nos fçeaux pour vous rendre un mauvais office, il les remettra
fl, dans le coffre pour vous les rendre, ou vous pourrez l'accufer de les a-
„ voir perdus. „ L'affaire réufiit, comme le Mandarin l'avoit prévu. Se
les Sceaux furent rendue! au vifiteur.
Les
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
17
Les Magiftrats qui ont reçu les Sceaux de l'Empereur, les font por-
ter devant eux dans les grandes cérémonies, ou lorfqu'ils rendent vilîte
à une perfonne à qui ils veulent témoigner du refpeét. Ils font ren-
fermez dans un cofïre doré, & portez par deux hommes fur un bran-
card qui précède la chaife du Mandarin. Quand il arrive dans le lieu
011 il va rendre vifite, on drefle un buffet qu'on couvre d'un tapis, fur
lequel on pofe le coffre où les Sceaux font renfermez.
Si l'Empereur 'de la Chine elt fl puilfant par la vafle étendue des Revenus
Etats qu'il pofTédc, il ne l'efl pas moins par les revenus qu'il en tire, de rEm-
Il n'eft pas facile de déterminer au jufte à quelles fommes ils montent, pereur.
car le tribut annuel fe paye partie en argent, partie en denrées. On
le tire de toutes les terres, même des montagnes, du fel, des foyes,
des étoffes de chanvre & de coton, ôc de diverfes autres denrées, des
porcs, des doiianes, des barques, de la marine, des forêts, des jardins
royaux, des confifcations, &c.
Le tribut perfonnel de tous ceux qui ont vingt ans jufqu'à foixante, mon-
te à des fommes immenles, à caufe du grand nombre des habitans de l'Em-
pire: on tient communément qu'autre fois il y avoit plus de f8. millions
de perfonnes qui payoient ce tribut. Dans le dénombrement qui fe fit fous
le feu Empereur Cang hi, au commencement de fon régne , on trouva onze /
millions cinquante-deux mille huit cens foixante-douze familles} & d'hom- /
mes capables de porter les armes , cinquante neuf millions fept cens quatre- /
vingt-huit mille, trois cens foixante-quatre. On ne compte ici ni les Prin-
ces, ni les Officiers de la Cour, ni les Mandarins, ni les Soldats qui ont
fervi 6c obtenu leur congé, ni les Lettrés, les Licentiés, les Doéleurs, ni
IcsBonzes, ni les Enfans qui n'ont pas encore atteint l^âge de zo. ans, ni la
multitude de ceux qui demeurent lur les rivières, ou fur mer, dans des bar-
ques. Le nombre des Bonzes monte à beaucoup plus d'un million. Il y en
a dnns Peking au moins deux mille qui ne font pas mariez, & dans les temples
des Idoles en divers endroits , on en compte trois cens cinquante mille établis
avec des Patentes de l'Empereur. Le nombre des feuls Bacheliers eft d'en-
viron quatre-vingt-dix mille. Mais depuis ce tems-là où les guerres civiles
& l'établiifement des Tartares avoient fait périr un peuple fans nombre} la
Chine s'eft extrêmement peuplée pendant la longue iliite des années qu'elle
a joui d'une paix profonde.
De plus, on entretient dix-mille barques aux frais de l'Empereur, qui
font deftinées à porter tous les ans à la Cour le tribut qui fe paye en ris, en
étoffes, en foyes, 6cc. L'Empereur reçoit chaque année quarante millions
cent cinquante-cinq mille quatre cens quatre-vingt-dix facs de flx vingt li-
vres chacun, de ris, de froment & de mil ; un million trois cens quinze
mille neuf cens trente-lcpt pains de fel de fo. livres chacun. Deux cens
dix mille quatre cens foixante-dix facs de fève, 6c vingt-deux millions cinq
cens quatre-vingt-dix-huit mille cinq cens quatre-vingt-dix-fept bottes de
paille pour la nourriture de fes chevaux.
En étoffes ou en foye. les provinces lui fourniflent cent quatre-vingt-on-
ze mille cinq cens trente livres de foye travaillée, 6c la livre eft de zo. on-
Tcm II. C ccsi
i8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
ces j quatre cens neuf mille huit cens quatre-vingt-feize livres de foyc
non travaillée ; trois cens quatre vingt-leize mille quatre cens qua-
tre-vinet pièces de toile de coron , cinq cens ioixante mille deux cens
quatre- vingt pièces de toile de chanvre, fans compter la quantité d'étotïes
de velours, de fatin, de damas, & autres femblables , le vernis, les bccufs,
les moutons, les cochons, lesoyes, les canards, le gibier, les poiflbns,les
fruits, les légumes, les épiceries, les différentes fortes devins, qui s'ap-
Valeiir du portent continuellement au Palais impérial. En fupputant tout ce que
t»ë!. l'Empereur perçoit, & le réduifint a nos livres de France, tous fes revenus
ordinaires font eilimez d'environ deux cens millions de taëls. Un taël
eftune onced'argent qui vaut cent fols de notre monnoye valeur intrinféque.
L'Empereur peut encore impofer de nouveaux tributs fur fes peuples, lorf-
que les beloins preffans de l'Etat le demandent: mais c'eft un pouvoir dont
il n'ufe prefque jamais, les tributs réglez étant fuffiians pour les dépenfes
qu'il eft obligé de faire > Se bien loin d'avoir recours aux fubfides extraor-
dinaires, il n'y a guère d'années qu'il n'exempte quelque province de
tout tribut, lorfqu'elle a été affligée de la difette, ou de quelque autre ca-
M niére l^ri^''^'^-
dont le Comme les terres font mefurées, & qu'on fçait le nombre des familles ,
paymi Sc ce qui ell dû à l'Empereur, on n'a nulle peine à déterminer ce que châ-
les tributs, que ville doit payer chaque année. Ce font les Officiers des villes qui lèvent
ces contributions : on ne confilque point les biens de ceux qui font lents à
payer, ou qui par des délais continuels chercheroient à éluder le payement;
ce feroit ruiner les familles j c'eil pourquoi depuis qu'on commence à la-
bourer les terres, ce qui fe fait vers le milieu du printems, jufqu'au tems de
la récolte, il n'eil pas permis aux Mandarins d'inquiéter les pay fans: la pri-
fon ou la bailonnade ell le moyen dont on le fert pour les réduire.
On employé encore un autre expédient: comme il y a dans chaque
ville un nombre de pauvres ôc de vieillards qui font nourris des charitez
de l'Empereur, les Officiers leur donnent des billets pour fe faire payer.
Ils vont auffi-tot dans les maifons de ceux qui doivent le tribut, 6c fi
l'on refufe de iatisfàire, ils y demeurent, Sc s'y font nourrir autant de
tems qu'il ell néceflaire , pour confommer ce qui étoit dû à l'Em-
pereur.
Ces Officiers rendent compte de leur recette au Pou tchingfs'écy c'eft
le Tréforier général de la province. Se le premier Officier après le Viceroy.
Ils font obUgez à certains tems de lui faire tenir les deniers de leur recette :
ils les envoyent fur des mulets : chaque mulet porte deux mille tacls dans
deux efpcces de barils de bois fort longs, qui font fermez avec des cram-
pons de fer. Le Pou tchingfs'ée rend fes comptes au Hou pou y qui eft le fé-
cond des tribunaux fouverains de la Cour: c'eft ce tribunal qui eft chargé
de tout ce qui concerne l'adminiftration des finances. Se qui à fon tour en
rend compte à l'Empereur. Rien n'eft mieux ordonné que l'impofition Sc
la levée des tributs, fi l'on en excepte quelques fraudes inévitables , dont
ks petits Officiers ufent à l'égard du peuple.
La Chine a cela de fingulier, que l'Empereur eft dans fes Etats, comme
un
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ip
un grand chef de famille qui pourvoit à tous les befoins de fes Officiers: cet
ufagc qui n'a point varié parmi les Chinois, eft ailez conforme à ce qui fe
pratiquoit anciennement dans la Cour de nos Rois, où il fe faifoit des diilri-
butions de pain, de vin, de viandes, de chandelles, & d'autres chofes fem-
blables, qu'on nommoit Uvraifons, d'où ert venu le nom délivrée, pour O^S'ued»
les gens de fervice qui étoient d'une même livrée ou d'une même diùribu- Uv^ée'^
tien, c'ell-à-dire, qui appartcnoicnt au même maître.
Une grande partie des deniers impériaux fe confomme dans les provinces,
par les pcnlions, l'entretien des pauvres, & fur tout des vieillards & des in-
valides , qui font en grand nombre , les appointemens des Mandarins , le
payement des troupes , les ouvrages publics , Sec. Le lurplus ell porté à
Peking^ &c eft employé aux dépenfes ordinaires du Palais, & de la Capita-
le où le Prince relîde,5c où il nourrit plus de cent foixante mille hommes
de troupes réglées, ians compter leur lolde qui fe paye en argent.
De plus, on diftribue tous les jours dans Pekitig à près de cinq mille Man-
darins, une certaine quantité de viande, de poillon, de fel, de légumes,
Sec. & tous les mois du ris, des fèves, du bois, du charbon, 6c de la pail-
le j tout cela fe livre avec la dernière exactitude.
• La même chofe s'obferve à l'égard de ceux qui font appeliez des pro-
vinces à la Cour, ou que la Cour envoyé dans les provinces: ils font
fervis & défrayez fur toute la route eux & leur fuite : on leur fournit des
barques, des chevaux, des voitures, &C des hôtelleries entretenues aux
dépens de l'Empereur.
Voici comme la chofe fe pratique, lors qu'un Mandarin eft envoyé de
la Cour, on lui donne un C««^ ho ^ c'eft-à-dire, un ordre dépêché delà
Cour parle Ping pu ou tribunal de la milice, fcellé du Sceau de ce
tribunal, en vertu duquel les Officiers des poftes 6c des villes fournif-
fent .fans délai ce qui eft porté dans cet ordre, 6c pour faire foi qu'ils
l'ont exécuté, ils y appoient leur Sceau. On fournit des hommes pour
tirer les barques, d'autres pour porter les bagages, 6c c'eft l'Officier gé-
néral des poftes qui fait peler ces bagages, 6c qui donne autant d'hom-
mes qu'il en faut pour les porter, d raifon de fo livres Chinoifes par
homme.
Les troupes que l'Empereur nourrit 8c entretient, foit le long de la
grande muraille, foit dans toutes les villes 6c les places murées montoient
autrefois au nombre de fept cens foixante 6c dix mille foldats: ce nom-
bre dans la fuite a été encore augmenté, 6c fubfifte toujours, car on ne fait
point de réforme. Ils doivent fcrvir de gardes, 6c faire efcorte aux grands Man-
darins, aux Gouverneurs, aux Officiers 6c Magiftrats: ils les accompagnent
même dans leurs voyages, ^ pendant la nuit ils font la garde autour de
leur barque ou de leur hôtel. Ils ne font qu'un jour en exercice, parce
que les foldats de chaque lieu où arrive le Mandarin, fe fuccédent les uns
aux autres, 6c ils retournent à leur pofte après leur jour de fervice. L'Empe-
reur nourrit pareillement environ cinq cens foixante-cinq mille chevaux
pour monter la cavalerie, 6c pour le fervice des poftes 6c des Courriers , qui
portent fes ordres 6c ceux des tribunaux dans les provinces.
Ci Las
20 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Les Ainballadcui's des Puiflanccs étrangères font auffi défrayez aux dé-
pens de l'Empereur , depuis le premier ]our qu'ils entrent fur les terres
de l'Enipue, jufqu'à ce qu'ils en loicnt fortis. Il leur fournit des che-
vaux, des barques, èc toutes les voitures neceflaires pour le voyage: il
fait toute la dépenfe de leur table, 6c quand ils font arrivez à la Cour,
il les loge dans un Palais, ou pour marque d'amitié il leur envoyé tous
les deux jours des mets de fa table ; 6c qumd il veut donner des mar-
ques particulières de fon affection, il envoyé de tems en tems des mets
extraordinaires.
Je ne parle point des autres dépcnfes que fait l'Empereur pour tous
les ouvrages publics, qui peuvent fcrvir ou à l'ornement des villes, ou
à la commodité des peuples , ni de celles que demande l'entretien
de fon Palais, qui, quoique d'un goût bien différent de celui que nous
avons de l'Architecture, ne laille pas d'avoir quelque chofe d'augufle 6c
de convenable à la majellé d'un fi puifiant Prince. L'idée qu'on en a
déjà donnée aucommencement de cet ouvrage femblcroit fliffire: cepen-
dant fans répéter ce qui a été dit, je fuppléerai à ce qui y manque
par une defcription plus détaillée qu'en a fait un des MifTionnaires, qui
curent l'honneur d'être admis en fa préfence 6c de le faluer jufques dans
fon appartement.
Palais de C'eft, dit-il, un amas étonnant de bâtimens, 6c une longue fuite de
l'Empe- cours, de gallerics, 6c de jardins, qui forment un tout véritablement
""'^' magnifique.
Comme la porte du Midi ne s'ouvre que pour l'Empereur, nous en-
trâmes par celle qui regarde l'Occident, 6c qui conduit à une vafte cour,
qui elt au Midi par rapport au Palais. Cette cour a la figure d'une
aouble équerre, à chaque extrémité de laquelle on voit un gros édifi-
ce oblong à double toit, dont l'étage d'en bas ell percé en. trois en-
droits en forme de porte d; ville. Cette cour a Nord-Sud plus de deux
cens pas géométriques de long 6c la croifée environ autant, elle efl pavée
• de groffes briques pofées de champ , avec des ailées de pierres plattes 6c
larges} avant que d'entrer dans une autre cour, il faut pafîer un canal à demi
fcc qui court Eft-Oueilj&qui eft parallèle aux murs de cette féconde cour.
Nous paflTimes ce canal fur un des fîx ponts de marbre blanc, qui font vers
le milieu, vis-à-vis de cinq portes voûtées 6c ouveitcs,fur lefquelles ell un
gros édifice avec une platte forme ou donjon à double toit, qui a plus de
vingt pas géométriques d'épaiflcur. A l'entrée 6c à la fortie du pont qui
conduit à la porte du milieu, il y a deux grandes colomncs rondes de mar-
bre blanc , drclTées fur un large piédettal entouré d'une baluilrade de mê-
me, avec deux gros lions qui ont fcpt à huit pieds de haut fur leur bafe,
lefqucls fbmblcnt avoir été faits d'un même bloc.
Les portes conduiicnt vers le Nord dans la féconde cour dont je par-
le, qui n'a gueres que cent pas géométriques de longueur, 6c envi-
ron la moitié de largeur. A l'entrée de cette cour, on trouve deux au-^
très colomncs de marbre blanc ornées de dragons en relief, avec deux
petites aîles un peu au-defloHs d'un chapiteau plat 6c fort large.
De
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. zr
De là on pafTe dans une troificmc deux fois plus longue que la féconde , Sa def-
6c un peu plus large. On y entre par cinq portes lemblables aux pré- "^'iptioD-
cédcntes, fur Icfquelles porte un gros édifice de même ftruûure. Ces
portes font épaifics & couvertes de lames de fer , qui y font attachées par
pluficurs rangs de clouds de cuivre, dont la tête eft plus grofle que le
poing. Tous les édifices du Palais font pofez ilir unfocleà hauteur d'hom-
me, bâti de grofles pierres de marbre d'un gris rouflatre, mal polies,-
& ornées de moulures.
Toutes ces cours font entourées d'édifices fort bas, & couverts de tuiles
jaunâtres. Au fond de cette troifiéme cour on voit un alTez long édifice flan-
qué de deux pavillons qui touche à deux aîles, Icfquelles font terminées par
deux autres pavillons femblablcs aux premiers, c'eft-à-dire, qui font à
double toit, èc environnées de leurs galleries, de même que les aîles, &: '
le fond de cet édifice, qui eft élevé fur une platte forme de brique avec
fon parapet & fes petites embrafures, laquelle a environ trente-cinq pieds
de haut. Le bas de la platte forme, jufqu'à fix pieds hors du rcz du chauf-
fée, eft bâti de marbre. Le fond eft percé de trois ouvertures voûtées, &
qui fe ferment par trois portes femblables aux précédentes , avec cette dif-
férence, que les clouds 6c les ferrures en font dorez.
Il y avoit plufieurs Gardes à cetre porte, 6c entre autres un CoJao^
ou Miniftre d'Etat, qui ayant été accufé d'avoir reçu fous main de l'ar-
gent dans l'adminiftration de fa charge, fut condamné à garder cette
porte du Palais, avec une Compagnie de Soldats dans laquelle on l'a-
voit enrôlé. Ceux qui pafibient devant lui ne laiflbient pas de le fa- "
luer 6c de fléchir le genouil, refpeftant encore, nonobftant l'état hu-
miliant où il fc trouvoit, cette haute fortune dont il venoit de dé--
cheoir.
Après avoir pafle ces trois cours qui n'ont rien de bien remarqua-
ble que leur étendue, nous entrâmes dans une quatrième, qui a environ
quatre-vingts pas géométriques en quarré. Cette cour eft tout-à-faic
riante, elle eft cjivironnée de galleries interrompues d'efpâce en efpàcc
par des petits ialons tout ouverts 6c plus exhaufiez, vis-à-vis defquels
il y a des efcaliers avec leurs rampes de marbre blanc, qui régnent
prefque tout au tour. Cette cour eft coupe e dans fa largeur par un
petit canal revêtu de marbre blanc } les bords font ornez de baluftrades
de la même forme. On pafle ce canal fur quatre ou cinq ponts d'une
feule arcade. Ces ponts font de marbre blanc, embellis de moulures Se
de bas reliefs. Dans le fond de la cour eft un grand 6c magnifique falon
fort propre, où l'on monte par trois grands efcaliers, avec leurs rampes
ornées des mêmes baluftrades. *
Suit une cinquième cour à peu près de la même forme 6c de la même gran-
deur: elle a néanmoins quelque chofe qui frappe davantage: on y voit un
grand perron quarré à triple étage, 6c bordé à chaque étage de baluftrades'
de marbre blanc -, ce perron occupe près de la moitié de la longueur de la •
cour, 6c près des deux tiers de fa largeur. Il a environ dix-huit pieds de
haut,. 6c eft bâti fiu- un focle Siamois de marbre plus groflier, qui eft-
C i hau£
is DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite de la haut de plus de fix pieds. On monte fur ce peiTon par trois efcaliers: cc-
defcription lui du milieu eft le plus conlîdcrablc. Huit gros vafes ou caffblcttes de
du l'alâis. jjj.Qjj2.e d'environ fept pieds, ornent le haut du perron, au bas duquel,
proche du maître efcalier, il y a deux grofies figures de lion de bronze.
Ce perron eft vis-à-vis une grande Se magnifique ialle où l'Empereur reçoit
les Mémoriaux, les Requêtes, ou Placets que les Mandarins de» tribunaux
fouverains viennent lui préfentcr chaque jour, après avoir fait leurs proltcr-
nemens accoutumez au bas de Tefcalier.
On pafie enfuite deux autres cours aflez peu différentes de cette der-
nière: elles ont des perrons de la même forme 6c de la même grandeur,
6c font entourées d'édifices femblablcs, avec les efcaliers & les baluftra-
des qui régnent autour.
. Lori'que nous eûmes traverfé la féconde de ces cours, on nous con-
duifit par une porte qui eft à côté fur la droite dans une autre cour
longue d'environ deux cens pas: c'eft une efpèce d'hippodrome, au bouc
duquel on entre à main gauche dans une grande falle ouverte. Nous
y trouvâmes des gardes, & nous y attendîmes quelque teras le Man-
darin qui devoit venir nous prendre, pour nous introduire dans l'appar-
tement de l'Empereur.
Enfin on vint nous chercher, & l'on nous fit entrer dans une neu-
vième cour un peu plus petite, mais du moins auffi magnifique. Au
fond fe voit un grand édifice de figure oblongue , à double toit de
même que les précédens, & couvert pareillement de tuiles verniffees
de jaune. Une efpèce de chemin ou de levée haute de fix ou fept pieds,
bordée de baluftres de marbre blanc, êc pavée de même, conduit à ce
Palais où eft l'appartement de l'Empereur. Il n'y a que lui qui puifie paf-
fer par cet endroit, ainfi que par le milieu des autres cours.
Tout brille dans ce Palais, par l'éclat que donnent les ornemens de
fculpture, le vernis, les dorures, Sc les peintures. Au fond de ce grand
édifice régne une efpèce de platte forme, pavée de grands carreaux d'un
très beau marbre jafpé, poli comme une glace, 8c dont les morceaux
font tellement unis , qu'a peine peut-on diftinguer l'endroit où ils fe
joignent.
A l'entrée de la grande falle, fe trouve une porte qui conduit dans
une grande chambre quarrée , où l'Empereur étoit afiîs fur une eftradc
à la manière Tartare. Cette chambre étoit pavée de marbre, les pou-
tres ctoient portées par des colomnes de bois verniflées de rouge, 6c
engagées de telle forte dans le mur, qu'elles étoient de niveau avec fa
fin-face. Nous fîmes les cérémonies ordinaires, c'eft-à-dire, que nous
nous rangeâmes fur une même ligne vis-à-vis de l'Empereurj que nous
nous mîmes à genoux à trois reprifes, 6c qu'à chacune nous nous cour-
bâmes trois fois julqu'à terre. C'étoit une grande fiiveur qu'il nous
faifoit , de recevoir en perfonne ces marques de notre reipeét : quand
les Mandarins des fix Cours fouveraines , ae cinq en cinq jours, au pre-
mier jour de l'an, 6c au jour de la naifiance de l'Empereur, viennent
faire la même cérémonie, ce Prince n'eft prefque jamais préfent, 6c eft
quel-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 25
quelquefois bien éloigné de l'endroit du Palais où ils rendent leurs hom-
mages.
Après avoir fatistait à ce devoir, nous approchâmes de fa perfonne, 6c
nous étant mis à genoux de côté & fur une même ligne, il s'informa de
notre nom, de notre âge, de notre patrie, & nous entretint avec une dou-
ceur & une affabilité, qu'on admireroit dans tout autre Prince que dans un
Empereur de la Chine.
On ne peut nier que cette fuite de cours de plein pied ôc fur une même
ligne, que cet affemblage , quoique confus 6c informe, de corps de logis,
de pavillons, degalleries, de colonnades, de baluftrades , 8c de dégrez de
marbre, que cette multitude de toits couverts de tuiles d'un vernis jaune fi
luifant 6c fi beau, que quand le foleil y donne, ils paroiflent dorez, on ne
peut nier, dis-Jc, que tout cela ne préiente â la vue je ne fçai quoi de ma-
fnifique, qui frappe 6c qui donne à connoître que c'cll le Palais d'un grand
«mpereur.
Si l'on y ajoute les cours, qu'on y a pratiquécsfur les aîles pour les offi-
ces 6c les écuries, les Palais des Princes du iang, ceux de l'Impératrice 6c
des femmes, les jardins, les étangs, les lacs, les bois où l'on nourrit tou-
tes fortes d'animaux , tout cela paroîtra avoir quelque chofe de fingulier.
Ce n'eft pourtant là que le Palais intérieur du Prince, qui cil féparé par une
grande muraille du Palais extérieur, lequel elt fermé d'un mur élevé 6c fort
épais, 6c qui a environ deux lieues de circuit. C'eil; comme une petite vil-
le où logent les différens Officiers de la Cour, 6c un grand nombre d'ouvriers
de toutes les fortes, qui y font entretenus pour le fervice de l'Empereur.
Fort près de Pekingic voit la maifon de plaifance des anciens Empereurs: Maifonsd»
elle ell d'une étendue prodigieufe: car elle a bien de tour dix lieues commu- P^'^'i-'oce
nés de France : mais elle eil bien différente des mailbns royales d'Europe, tfl ^"ô
11 n y a ni marbre, m jets d eau, m murailles de pierre : quatre petites ri- pareurs da
viéres d'une belle eau l'arrofent : leurs bords font plantez d'arbes. On y la Chine,
voit trois édifices fort propres 6c bien entendus. Il y a plufieurs étangs,
des pâturages pour les cerfs, les chevreuils, les mules fauvages, 6c autres
bêtes fauves } des étables pour les troupeaux > des jardins potagers , des ga-
zons , des vergers, 6c même quelques pièces de terre enicmencéesj en un
mot tout ce que la vie champêtre a d'agrément s'y trouve. C'eil là qu'au-
trefois les Empereurs fe déchargeant du poids des afïiiires, 6c quittans pour
un tems cet air de majefté qui gêne, alloient goûter les douceurs d'une vie
privée.
Cependant ces Empereurs ne fortoient que rarement de leur Palais , 6c
moins ils fe montroient à leurs peuples, plus ils croyoient fe concilier de ref-
pcét. Les Tartares qui occupent maintenant, le Trône , fe font huma-
nifez, 6c fans trop s'écarter du génie de la Nation, ils font devenus beau-
coup plus populaires.
Lorfque l'Empereur fort de fon Palais, la coutume eft qu'il foit accom- Cérémo-
pagne d'une grande partie des Seigneurs de fa Cour. Tout brille dans ce nies lorf.
cortège, les armes, les harnois des chevaux, les banderoles, les parafols , '!"'" '"''
ks évantails, 6c toutes les autres marques de la dignité impériale. Ce font jg (q^.
pereurfor?
de fon
ks falaiî.
.Lorrque
Cang
Z4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
les Princes Se les Seigneurs qui ouvrent la marche , Se qui forcent les pre-
miers à cheval} ils font fuivis des Colao , ou principaux Miniflres, & des
grands Mandarins: ils marchent fur deux ailes 6c aflez prés des maiibns, de
forte qu'ils laiflènt toute la rue libre. On porte après eux .24. bannières de
foyc jaune, qui ell la livrée de l'Empereur , brodées de dragons d'or, qui
font comme fes armoiries. Ces bannières font fuivies de 24. parafols de
même couleur, 6c d'autant de grands évantails fort riches 6c fort précieux.
Les Gardes du corps font tous vêtus de jaune , avec des efpèces de cafque
en tête, 6c une forte de javelot ou demie pique dorée, terminée en haut
par la figure d'un foleil où d'un croiflant, ou de la tête de quelque animal.
Douze Ellafiers vêtus des mêmes couleurs, portent fur leurs épaules la chaî-
fe de l'Empereur qui ell iupcrbc. 11 y a en divers endroits lur la route un
grand nombre de ces Eftafiers, pour iè relever dans la marche. Une troupe
de Muficiens , de Trompettes, 6c de Joueurs d'inllrumens accompagnent
l'Empereur , 6c font grand bruit. Enfin un grand nombre de Pages 6c de
Valets de pieds ferment la marche.
Mais comme les Empereurs maintenant fortent plus fouvent de leur Pa-
_ lais, ils fe délivrent volontiers de l'embarras que caufe un fi grand cortège.
vifitoit f.s Qiiand l'Empereur Cang /;i vifitoit les Provinces méridionales, il montoit
ttats. une barque neuve 6c faite exprés pour fon voyage, accompagné de fes en-
fans, de grands Seigneurs, 6c d'une infinité d'Officiers de confiance;
il y avoit tant de troupes fur fa route , qu'il fembloit marcha- au
milieu d'une armée. Alors il alloit à petites journées , s'arrètant de
tems en tems pour examiner par lui-même, 6c fe faire rendre un compte
exaét de tout: mais en retournant à Pekhig^ fa barque marchoit jour 6c
nuit.
Je ne dis rien de fes voyages en Tartarie, lorfqu'il y alloit prendre le di-
vcrtiffement de la chafle : c'eft alors qu'il marchoit véritablement à la tête
d'une armée , 6c l'on eût dit qu'il alloit à la conquête d'un Empire,
Je décris ailleurs la magnificence qui éclatoit dans le train , dans les
"habits , dans les tentes 6c les équipages de ce Prince , 6c de tous les
Grands de fa fuite : ainfi fans m'y arrêter à préfent , je ne parlerai que
de l'éclat 6c de la pompe, avec laquelle il alloit offrir folemnellement des
facrifices dans le temple du Tien. Le détail que j'en tire de la relation
qu'in a fait le P. Magalhaens eft d'autant plus fur, que l'Ordre de ces
fortes de cérémonies, eil réglé de tous les tems, 6c s'obferve invariable-
ment.
Cette mai-che coinmence par 24. Tambours rangez en deux files, 6c 24.
Trompettes. Ces Trompettes font faites d'un bois fort eilimé des Chinois,
qu'ils nomment Ou long chu: elles ont plus de trois pieds_ de longueur, ôc
environ huit pouces de diamètre à l'embouchure: elles font en forme de
cloches ornées de cercles d'or, 6c s'accordent parfaitement avec les Tam-
bours.
Suivent fur la même ligne 24. hommes, armez de bâtons longs de fept
i huit pieds, verniflez de rouge, 6c ornez de feuillages dorez: puis cent
Soldats portant des hallebardes, don: le fer fe termine en croiflant, cent
Maf-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 2,-
Mafflcrs dont les lances font peintes d'-un vernis rouge mêlé de fleurs, &
dorées à l'extrémité, quatre cens grandes lanternes fort ornées 6c travaillées
avec beaucoup d'art , quatre cens flambeaux faits d'un bois qui brûle long-
tems, & qui répand une grande lumière : deux cens lances enrichies les
unes de floccons de foye de diverfes couleurs, les autres de queiies de pan-
thères, de renards, ôc d'autres animaux: ^4. bannières fur lefquelles on a
peint les fignes du Zodiaque, que les Chinois divifent en Z4. parties j cin-
quante-fix autres bannières , oii font repréfentées les f6. conllellations,
aui-quelles les Chinois réduilent toutes les étoiles : deux cens évantails, fou-
tenus par de longs bâtons dorez , où font peintes diverfes figures de dra-
gons, d'oifeaux, & d'autres animaux: 14. parafols richement ornez. Se
un buffet porté par les Officiers de la bouche, 6c garni de divers utenciles
d'or, comme de bailîns, d'éguiéres, 6cc.
Après qu'on a vu marcher tout ce cortège en bon ordre, l'Empereur ^^^r
paroît à cheval fuperbement vêtu, avec un air grave 6c majelhieuxj on tége. °^'
foutient à les cotez un riche parafol qui ell affez grand pour donner de
l'ombre 6c à lui 6c à fon cheval : il eit environné de dix chevaux de main
de couleur blanche, dont les felles 6c les brides fon em'ichies d'or 6c de
pierreries, de cent lanciers , S<: des Pages de la Chambre.
Après quoi l'on voit venir dans le même ordre ôc à fa fuite tous les Prin-
ces du Sang, les Regulos, les premiers Mandarins, 6c les Seigneurs de fa
Cour, tous en hahits de cérémonie, cinq cens jeunes Gentilshommes du
Palais richement vêtus , mille Valets de pied en robbes rouges, brodées
de fleurs 6c d'étoiles d'or 6c d'argent. Immédiatement après trente-fix
hommes portent une chaiie découverte, qui eft fuivie d'une autre fermée
6c beaucoup plus grande, laquelle eHjfoutenue par fîx vingts porteurs; en-
fin quatre grands chariots, dont deux font traînez par des élephans, 6c les
deux autres par des chevaux couverts de houfles en broderie : chaque chaifc
èc chaque chariot eft fuivi d'une Compagnie de fo. hommes pour fa
garde.
Cette marche eft fermée par deux mille Mandarins de Lettres , Se par
deux autres mille Mandarins d'armes ou Officiers de guerre, vêtus magni-
fiquement de leurs habits de cérémonie.
Telle eft la gtandeur 6c la puilîance du Maître qui gouverne un fi vaftc
Empire. C'eft à lui feul que tout fe rapporte: il eft l'ame qui donne le
nriouvement à un fi grand cprps , 6c qui en maintient toutes les par-
ties dans la plus parfaite lubordination , ainfi qu'on le verra dans
la fuite.
Tûffie II. D De
46 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
De la forme du Gouvernement de la Chine ^ des différent
Tribunaux , des Mandarins , des honneurs qu'on leur
rend j de leur pouvoir ^ de leurs fonctions.
Couver-
nement de
U Chine.
DesTribu-
saux.
Trilmnal
des Coiae,
LE Gouvernement politique de la Chine roule tout entier fur les devoirs
des pères à l'égard de leurs entans, Sc des cnfans envers leurs pères. .
L'Empereur cft appelle le père de tout l'Empire, le Viceroy eft le pcre
de la Province qui lui eftfoumite, &: le Mandarin cft de même le père de
la Ville qu'il gouverne. C'eft fur ce principe général qui eil trcs-limple,
qu'eft fonde ce grand rcfpeét & cette prompte obéifiance, que les Chi-
nois rendent aux Officiers , qui aident l'Empereur à foutcnir le poids du
Gouvernement.
On ne peut s'empêcher d'être furpris lorfqu'on voit qu'un Peuple infini ,
naturellement inquiet, intcrerefle jufqu'à l'excès, Sc toujours en mouve-
ment pour s'enrichir, ell néanmoins gouverné 6c retenu dans les règles du
devoir par un petit nombre de Mandarins, qui font à la tête de chaque
province. Tant il cft vrai que l'ombre feule de l'autorité Impériale
qui paroit dans leurs perfonnes, a tout pouvoir lur l'efprit de ces Peuples.
Dés les premiers tems de la Monarchie, les Mandarins ont été pai-tagez
en neuf ordres différens: la fubordination de ces ordres eii: fi grande & fi
pariaire, que rien ne iz peut comp.*:r au refpcél: 6c à la foumiftion, que
les Mandarins d'un ordre inférieur ont pour ceux qui font d'un ordre
fupérieur.
Le premier ordre des Mandarins eft celui des Colao ou Miniftres d'Etat,
des premiers Préi'idcns des Cours Souveraines, 6c autres premiers Officiers de
la Milice; c'eft le plus haut degré auquel les Gens de Lettres puilfent par-
venir, ù moins que pour des ferviccs importans rendus à l'Empire, l'Em-
pereur ne jugeât à propos de leur donner des titres encore plus honorables,
comme ceux de Comtes, de Ducs, ^c.
Le nombre des Colao n'eft pas fixé , mais il dépend de la volonté du
Prince, qui les choifit comme il veut, 6c qui les tire des autres Tribunaux.
Cependant ils ne ibnt gucrcs que cinq ou fix. Il y en a, un d'ordinaire
parmi eux qui eft plus diftingué que les autres , Sc qu'on nomme Cheau
fiang : c'eft lui qui eft le chef du Confeil , 6c qui a furtout la confiance de
l'Empereur.
Le Tribunal de ces Colao fe tient dans le Palais, à main gauche de la
falle Impériale, qui eft le côté le plus honorable. C'eft dans cette falle que
l'Empereur donne audience quand il paroît en public, 6c qu'il reçoit les
refpeAs cc les hommages que les Mandarins viennent lui rendre. Comme
il a dans fon Palais plufieurs autres fftles magnifiques 6c fuperbement or-
E*:es, on attribue une de ces falles .1, chacun d'eux , pour examiner lesdif-
fé-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE, 27
fcrcntes affaires qui lui font adreflccs en particulier j & on lui donne le
nom de cette falle , comme un titre d'honneur qu'on ajoute à fon nom
ordinaire, par exemple, un tel, Colao^ fuprême falle du milieu.
Ce Tribunal qii'on nomme Nui yncn, c'eft-à-dire , la Cour du dedans , Différence
parce qu'il eil: au dedans du Palais, elî: compoie de trois Ordres de Manda- ^^^ m'^'^'^'^
rins. Les premiers font à proprement parler les Minillres d'Etat > ce datins.^""
font eux qui voyent &c qui examinent prefque toutes les Requêtes que les *
Tribunaux ibuverains doivent préièntcr à l'Empereur, foit pour les affaires
d'Etat, & qui concernent la guerre, ou la paix, fbit pour les affaires ci-
viles ou criminelles. Ils lilent ces Requêtes, 8c après les avoir lues, ils per-
mettent qu'on les donne à l'Empereur, à moins qu'ils ne trouvaffent quel-
que oblfacle, dont ils avertiroient Sa Majellé , qui reçoit ou qui rejette
leurs avis, comme il lui plait, le rcfervant quelque fois à lui feul la con-
noiflance des affaires, 6c l'examen des Mcniou'es qu'on lui a préfentez.
Les Mandarins qui compofent le fécond ordre de ce Tribunal, font corn-»
me les Aflclfeurs des premiers: c'eff de leur corps que fe tirent les Viçerois
des provinces, 6c les.Préfidens des autres Tribunaux j on leur donne le ti-
tre de T'a hio fe^ c'ell-à-dire, Lettrez, ou Magiftrats d'une capacité re-
connue, ôc on les prend dans le fécond ou le troifiérae ordre des Manda-
rins.
Les Mandarins du troifiéme ordre s'appellent Tchong chu co^ c'efl-à-dire,
école des Mandarins. Ils font les Secrétaires de l'Empereur, 6c ont foin '
de faire écrire toutes les affaires dont on délibère dans le Tribunal. On '*
les prend dans le quatrième , le cinquième , ou le fixicme ordre des Man-
darins.
Ce font là les Ofîiciers qui compofent le Confcil de l'Empereur, & c'efl: Confeil dj;
à ce Tribunal que s'ex<iminent 6c fe décident la plû-part des grandes affai- ^'^"npe-
res, à moins que l'Empereur ne faffe affcmbler le Grand Confeil pour en '^^"''
décider. Ce Grand Confeil elt compofé de tous«lcs Minillres d'Etat, des
premiers Préiidens 6c Affeffeurs des fix Cours Souveraines, & de ceux de
trois autres Tribunaux confîdérables. Car outre ce Confeil du dedans, il
y a dans Pcking fix Cours Souveraines qu'on appelle Leou pou^ dont le pou-
voir 6c l'autorité s'étendent fur toutes les provinces de l'Empire. De tout
tems il y a eu dans chacune un Préfident, qui eff d'ordinaire Mandarin du
premier ordre, 6c deux AfTefîèurs qui font dti fécond ordre: fans compter
les Tribunaux fubalternes, au nombre de quarante-quatre, qui ont chacun
un Préfident, 6c au moins douze Conicillers.
C'efl ainfi que ces Tribunaux ont été compofez fous les Empereurs Chi-
nois: mais depuis que les Tartares fe font rendus maîtres de la Chine, on
a doublé les Officiers, tant dans les Cours fupéricurcs que dans les fubalter-
nes j 6c l'on y a mis autant de Tartares que de Chinois. Trait de politique
dans le Conquérant qui a trouvé le moyen de faire entrer les Tartares dans
l'adminiflration de l'Etat, fans mécontenter les Chinois qui auroient eu
lieu de fe plaindre, fi on les eût exclus des Charges de l'Empire.
La fonàion de la première de ces Cours Souveraines qui s'appelle Lij pou, DelaCouî
cil de fournir de Mandarins toutes les provinces de l'Empire, de veiller fur appeiiée
D z leur ^'i /""«t
jppcllée
Hvu pou.
18 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
leur conduite, d'examiner leurs bonnes ou mauvaifes qualitez, d'en ren-
dre compte à l'Empereur, afin qu'il rccompenfe la vertu 8c le mérite des
uns, en les élevant à de plus grands emplois, £c qu'il puniflé les autres en
les dégradant, lorfque par quelque endroit, ils le l'ont rendus indignes
du polie, où on les avoit placez: ce font à proprement parler des Inquifi-
teurs d'Etat.
Cette Cour a quatre Tribunaux fubalterncs. Le premier qui a foin de
choîfir ceux qui par leur- fcicnce & leurs autres qualitez méritent de pof-
féder des Charges dans l'Empire. Le fécond qui examine la bonne ou la
mauvaife conduite des Mandarins. Le troifiéme qui doit fceller tous les
Aétes juridiques, donner aux difFérens Mandarins les Sceaux convenables à
leurs dignitez &: à leurs emplois, &; examiner fi. les Sceaux des dépéchçg
qu'on envoyé à la Cour font véritables ou fuppofcz. Enfin le quatrième
qui ell chargé d'examiner le mérite des Grands de l'Empire, c'clt-à-dire,
des Princes du Sang Impérial, des Régnlos^ de ceux qu'on a honoré de ti-
tres à peu près femblables à ceux de nos Ducs, de nos Marquis, & de nos
Comtes, 6c généralement de toutes les perforuies d'un rang Se d'une quali-
lité diftinguée.
OclaCour La féconde Cour Souveraine ,appellée iïoa/)oz<, c'eft-à-dire , grand Tré-
forier du Roy, a la Surintendance des Finances, & a le foin du domaine,
des tréfors, de la dépenfe, 8c des revenus de l'Empereur; elle expédie les
ordres pour les appointemens ôc les penfions > elle ordonne les livraîfons
de ris, de pièces de foye, & d'argent qui le diftribuent aux Grands Sei-
gneurs & à tous les Mandarins de l'Empire j elle tient un rôle exact dé
toutes les familles , de tous les droits qui doivent fe payer, des douanes,
& des magazins publics. Pour l'aider dans ce prodigieux détail, elle a
quatorze Tribunaux fubalterncs pour les affaires <les quatorze provinces
dont eft compofé l'Empire; car la province de Pc tche li étant la province
de la Cour, 6c par conséquent fupéricure aux autres, joiiit en beaucoup
de chofes des prérogatives de la Cour 6c de la Maifon de l'Empereur. La.
province de Kiang nan^ donc Nan king cil: caf^itale, avoit autrefois les mê»
mes privilèges, à caufe de la réfidence qu'y fiiifoient les Empereurs: mais
elle a été réduite en province comme les autres par les Tartai'es, qui ont
changé le nom de Nan king^ en celui Kiang nan.
Ddaronr Li fou eft le nom de la troifiéme Cour Souveraine, c'eft-à-dire. Tribunal
arpellée ^^^^ VCVi^. Qiioique le nom de cette Cour paroiflé le même que celui de
^'^'''■*- la première Cour, dont nous venons de parler, il y a cependant une grande
différence dans la langue Chinoifc, 6c c'eft la prononciation qui le déter-
mine. Lij fignifie Mandarin, 6c Pou. Tribunal, c'eft ce qui exprime le
Tribunal des Mandarins: au lieu qu'ici Li fignifie. Rit, 6c joint avec Pou
exprime te Tribunal dcsRits. C'eft à cette Cour qu'il appartient de veiller
fur l'obfervation des Rits 8c des cérémonies, fur les fcicnccs 8c les arts j-
c'eft elle qui a foin de la Mufique Impériale, quiexammc ceux qui afpircnt
■lUx dégrcz, 8c qui permet qu'on les admette aux examens: c'eft elle qui
donne fon avis fin- les ticres d'honneur, 8c fur les diftinétions dont l'Empe-
reur veut gratifier ceux qui Le méritent: De plus elle a foin des Temples.
Pins l"
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 2^
5c des Sacrifices que l'Empereur a coutume d'offrir: ce foin s'étend aux •
feftins que le Prince donne à fes Sujets ou aux Etrangers: c'eft à elle. à re-
cevoir, à régaler, à congédier les Ambafladeurs: elle a la direftion des
arts libéraux, 6c enfin des trois Loix ou Religions qui ont cours, ou qui
font tolérées dans l'Empire, içavo!r,des Lettrcz,des TaoJ/'ce^èc des Difci-
ples de Fo. Enfin c'elb une efpcce de Tribunal Eccléfiaftique, devant lequel
les Prédicateurs de l'Evangile ont été obligez de comparoîtrc dans le tems
des perfécutions.
Quatre Tribunaux fubalterncs aident cette Cour dans fes fonélions. Le
premier a foin de délibérer fur les affaires les plus importantes , comme
lorfqu'il s'agit d'expédier les Brevets pour les plus grandes Charges de l'Em-
pire, telles que font celles des Tj'ong tou ou des Vicerois. Le lecond a foin
des faciifices que fait l'Empereur, des Temples, des Mathématiques , Se
des Religions approuvées ou tolérées. Le Troifiéme eft chargé de rece-
voir ceux qui iont envoyez à la Cour. Le quatrième a la direélion de la
table de l'Empereur, & des feftins que donne Sa Majertéj foit aux Grands
de l'Empire, ioit aux Ambaffadcurs.
La quatrième Cour Souveraine fc nomme Pi»^/)0«, c'eft-à-dire, le Tri- Del.iCour
bunal des armes. La milice de tout l'Empire eft de fon reffort. C'eft de ■'PP^'iée
ce Tribunl que dépendent les Officiers de guerre généraux & particuliers;
c'eft lui qui les examine en leur faifant fan-e l'exercice , qui entretient les
fortereffes, qui remplit les arfenaux, & les magazins d'armes offenfives îic
dcffcnfives, 6c de munitions de guerre ôc de bouche, qui fait fabriquer tou-
tes fortes d'armes, 6c qui a foin généralement de tout ce qui eft néceflairc
pour la défenfe & la fureté de l'Empire..
Elle a quatre Tribunaux inférieurs. Le premier difpofe de toutes les
Charges militaires, & veille à ce que les troupes foient bien difciplinées. Le
fécond diftribue les Officiers Se les Soldats dans les divers poites, pour y
maintenir la tranquilité , & a foin de purger les villes 6c les grands che-
mins de voleurs. Le troifiéme a la fur-intendance de tous les chevaux de
l'Empire, despoftes, des relais, des hôtelleries Impériales, 6c des barques
deftinées à porter les vivres 6c les autres provifions aux Soldats. Le quatriè-
me a foin de faire fabriquer toutes fortes d'armes , 6c à en remplir les ar-
fenaux.
On a donné le nom de Hingpou à la cinquième Cour Souveraine. Elle
eft comme la Tournelle ou la Chambre Criminelle de, l'Empire. Il lui ap- Toûniellc.
partient d'examiner ceux qui ibnt coupables de quelque crime, de les juger,
6c de les punir d'une manière conforme à ce que les Loix ont fagement éta-
bli. Elle a quatorze Tribunaux fubalternes, félon le nombre des quatorze
provinces de l'Empire.
La fixiéme 6c dernière Cour Souveraine appellée Co?^ pouy c'eft-à-dire , Delà Coin-
Tribunal des ouvrages publics, a foin d'entretenir les Palais, tant de l'Em- nppel!ée
pereur, que des Tribunaux, des Princes du Sang , 6c des Vicerois, les fé- Cc»i r»».
pulcres des Empereurs, les Temples, 6cc. l^llc a l'intendance des tours ,
des arcs de triomphes, des ponts, des chauffées, des digues, des rivières,
& des lacs, 6c de tous les ouvrages néceffaires pour les rendre navigables^
D 3 des.
De la
Bornes cl(
l'autorité
des Tri-
bunaux.
Ccnreurs
piiblics.
^0 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
des i-ucs, drs gnmds chemins, des barques, Se de tous les bâtimcns néceflai-
res pour h navigation.
Cette Cour a pareillement quatre Tribunaux fubalterncs. Le premier
drefTc les plans 6c les deflcins des ouvrages publics. Le fécond a la di-
rcclion de tous les atteliers, qui font dans toutes les villes du Royau-
me. Le troifiéme a foin d'entretenir les canaux, les ponts, les chauf-
fées, les chemins , èzc. & de rendre les rivières navigables, Le quatriè-
me a foin des mailons Royales, des jardins, 6c des vergers; il les fait cul-
tiver 6c en perçoit les revenus.
Chacun de ces Tribunaux inférieurs, a fon Palais particulier avec fes
filles, 6c eft compofé de deux Préfidens, 6c de 24. Confeillers, partie
Tartares, 6c partie Chinois. On ne parle point d'une infinité de pe-
tits Officiers qui font attachez à chaque Tribunal, tels que font les jE-
crivains, les Greffiers, les Huiffiers, les Courriers, les Prévôts, les Ser-
gens, 6c le rcftç.
Comme il fcroit à craindre que des corps en qui réiîde tant de puiflance,
ne vinfTent à affoiblir peu à peu l'autorité Impériale , les loix ont prévenu
cet inconvénient en deux manières.
Premièrement, il n'y a aucun de ces Tribunaux qui ait un pouvoir abfo-
lu dans les affaires qui font de fon reffort, 6c qui n'ait befoin pour l'exécu-
tion de fes jugeniens, du fecours d'un autre Tribunal, 6c quelquefois de
tous enfemble. Par exemple, toutes les troupes font foumifes au quatriè-
me Tribunal Souverain, qui eft celui de la guerre : mais le payement des
troupes, ert du rellbrt du deuxième ; les barques , les chariots, les tentes,
les armes, 6cc. dépendent du fixicme. Ainii nulle entreprife militaire ne
peut s'exécuter fans le concert de ces différens Tribunaux. Il en eft de
même de toutes les affaires importantes de l'Etat.
Secondement,' rien n'eft plus capable de tenir en bride la puiflance des
Magiftrats , dont les Tribunaux fuprêmes font compofez, que la précau-
tion qu'on a prife de nommer un Officier, qui veille a ce qui fe pafle dans
chaque Tribunal. Son office eft d-affifter à toutes les affemblèes, d'en re-
voir tous les aftes qui lui font communiquez : il ne peut rien décider par lui-
même, il eft fimplc infpcèteur pour obierver toutes chofes, 6c en rendre
compte à la Cour: fa charge l'oblige d'informer fécrettement l'Empereur,
des fautes que les Mandarins commettent , non feulement dans l'admi-
niftration publique des affaires de l'Etat, mais encore dans leur conduite
particulière: rien n'échappe à leur vigilance, ils n'épargnent pas même la
perfonne de l'Empereur, lorfqu'ileft reprèhenfiblcj 6c afin qu'on ne puif-
fe les gagner en leur faifant eCpcrer une fortune plus grande, ni les intimi-
der par des menaces, on les retient conftamment dans leur emploi, 6c on
ne les en tire que pour les élever à une charge plus confidérable.
Ces fortes d'Infpeèleurs ou de Cenfeurs publics, qu'on appelle Co tao, fe
font extrêmement redouter , 6c il y a des traits étonnans de leur hardiefte ôc
de leur fermeté. On en a vu accufcr des Princes, des Grands Seigneurs,
des Vicerois Tartares, quoi qu'ils fuffent fous la proteètion de l'Empereur j
il eft même aftcz ordinaire , que foit par entêtement, foit par vanité , ils
aiment
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. jr
aiment mieux tomber dans la difgracc du Prince, 6c même être mis ù mort,
que de le défifter de leurs pourfuites, quand ils croyent qu'elles font confor-
mes à l'équité, & aux régies d'un iagc gouvernement.
L'un d'eux ayant accufé au feu Empereur Gang hi^ quatre Colao ôc quatre
grands Officiers, 6c les ayant convaincus de s'être laiiFez corrompre par ar-
gent, pour la nomination des Charges, ils furent caflez fur le champ, 6c
réduits a la condition de Gardes, qui ibnt de petits Officiers du menu Peu-
ple^ ainfi l'on peut bien due des Officiers de cette Cour, ce qu'un Courti-
fan de Pcrfc difoit de ceux de fon Prince: Ils font entre les mains du Roy
mon maître comme des jettons, qui ne valent que ce qu'il veut les taire
valoir.
Lorfque l'Empereur renvoyé félon la coiâcumc , les Requêtes de ces
Cenfeurs aux Tribunaux pour en délibérer , il ell rare que les Mandarins
donnent le tort aux Cenfeurs, par la crainte où ils ibnt d'être acculez eux-
mêmes. C'elt ce qui donne à ces Officiers un grand crédit dans l'Empire;
mais aufîî c'ell ce qui tient tout dans le devoir, i^ dans la lubordination lî
Déceflaire, pour maintenir l'autorité Impériale.
Cependant quelque déférence qu'ayent tous les Mandarins , non feule-
ment pour les ordres, mais pour les moindres inclinations de l'Empereur, ils
ne laiflent pas dans l'occalîon de faire paroître beaucoup de fermeté. Lorfque
l'Empereur interroge les Tribunaux, 6c qu'ils répondent félon les loix,,
on ne peut ni les blâmer, ni leur fùre aucun reproche; au lieu que s'ils ré-
pondent d'une autre manière, les Cenfeurs de l'Empire ont droit de les ac-
cjfer, 6c l'Empereur de les faire punir, pour n'avoir pas fuivi les loix.
Il y a encore à Pekhig un autre Tribunal , uniquement établi pour y Tribunal
traiter les affiiires des Princes: on ne veut pas qu'ils foicnt confondus avec des Princes
le commun du Peuple. Les Préfidens 6c les Officiers de ce Tribunal font * ^'«'-'«s.
des Princes titrez: on choîfit les Officiers fubalterncs parmi les Mandarins
ordinaires; c'ell à ceux-ci de drefler les aélcs de procédure, 6c de faire les
autres écritures néeeffiiires. C'ell: auffi dans les Regillres de ce Tribunal,
qu'on infcrit tous les Enfans de la famille Impérialeà mefure qu'ils naiflent,
qu'on marque les titres 6c les dignitez dont on les honore, qu'on les juge ,
6c qu'on les punit s'ils le méritent. Les Regulos, outre leurs femmes lé-
gitimes, en ont ordinairement trois autres , aufquelles l'Empereur donne
des titres, 6c dont les noms s'infcrivent dans ce Tribunal. Les enfans qui
en naiffi^nr, ont rang après les enfans légitimes, 6c font plus confiderez que
ceux qui nailfent de fimples concubines, que les Princes peuvent avoir en
aufli grand nombre qu'ils le fouhaittent.
Je n'entrerai point dans un plus grand détail des divers Tribunaux établis
dans la ville Impériale, il fuffit d'avoir parlé un peu au long des fix prin-
cipaux aufquels ils font fubordonnez; mais je n'en puis omettre un qui elt
fingulier en fon genre, 6c qui fait connoître le cas qu'on fait à la Chine des
gens de Lettres.
Tous les trois ans tout ce qu'il 'y a de ii/«5/«,c'eft-à-dire,deLicentiez d^s lç^,.
dans l'Empire, fe rendent à Pcktng pour parvenir au degré de Doéteurj on ués.
ks examine rigoureufement durant 13. jours, & il n'y en a qu'environ trois
cens
DerGou-
nerneius
51 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
cens qui foicnt élevez à ce degré. On choifit. parmi ces nouveaux Doc-
teurs ceux qui ont fait paroîtrc le plus d'ciprit & de capacité, pour com-
pofcr le Tribunal dont je parle, & qui le nomme //^k //«j.Vtv/j c'clt une
efpccc d'Académie , qui ne compte parmi les membres, que les plus fça-
vans Se les plus beaux génies de l'Empire.
Ce font ces Dcftcurs qui ont l'intendance de l'éducation du Prince hé-
ritier, 8c qui doivent lui enibigner la vertu, les fçiences , les règles de
la civilité, ôc le grand art de bien gouverner. Ils font chargez d'écrire les
cvenemens confidérables, qui méritent d'être tranfmis aux races futures,
& l'hiitoire générale de l'Empire. Leur profcflîon cil de continuellement
étudier, Se de faire des livres utiles. Ce font proprement les gens de Let-
tres de l'Empereur j il s'entretient avec eux des fcienccs, & c'eft fouvent
de leur corps qu'il choifit des Colao, 6c les Prélidens des Tribunaux fuprê-
mes. Les membres de ce Tribunal font dans une grande eltime, & en mê-
me tems fort crauits 8c fort refpcftez.
C'eft l'Empereur qui nomme pareillement les Mandarins , aufquels il
donne toute autorité dans les provinces. Elles font gouvernées par deux
«ie'Pru'vi'ii- Officiers généraux, dont dépendent tous les autres; l'un qui s'appelle Fo»
juen; c'ell ce que nous nommons en Europe Viceroy, ou Gouverneur de
province: un autre, dont la jurifdiétion cft bien plus étendue, puifque
deux 8c quelquefois trois provinces lui font foumifes. Celui-ci le nomme
Tjbng ton.
L'un 6c l'autre font à la tête d'un Tribunal fuprêmede la province, où
toutes les affaires importantes, foit civiles, loit criminelles, fe décident:
c'eft à eux que l'Empereur envoyé immédiatement fcs ordres, 8c ils ont
foin de les fignifïer auifi-tôt dans toutes les villes de leur reflbrt.
Qi'.elque grande que foit l'autorité du Tfong tou^ elle ne diminue en rien
celle des Vicerois particuliers, tout y eft réglé de telle forte, qu'il n'y a
■jamais parmi eux aucun conflit de jurildiélion. Ce Tribunal fuprême de
chaque province, a dans fon département plufieurs autres Tribunaux , qui
lui lont fubordonnez , 6c un certain nombre de Mandarins inférieurs ,
«jui aident le Viceroy à expédier les aftaires.
Dans toutes les villes capitales des provinces, on a établi deux Tribu-
naux , l'un pour les aftaires civiles, 6c l'autre pour les affaires criminelles:
le premier s'appelle Pou tchïngjjh: il a un Préfident 6c deux AflcfTcurs: ils
font tous trois Mandarins du lecond ordre. Le Préfident l'elt du premier
degré, 6c les Aflcflcurs du fécond degré. Le Tribunal criminel, qu'on
nomme h!gan tcha JJ'ée^ a un Préfident du troifiémc ordre, 6c au lieu d'Af-
ieffeurs il a deux claflés de Mandarins , qu'on appelle Ta, oli.
Ces Mandarins font les Vifiteurs des différens diftriéls qui partagent cha-
que province, 8c ils y ont leurs Tribunaux. Leur Charge eft d'en rendre
compte à l'Empereur, fur-tout quand dans la province, il n'y a point de
Vifîteur envové de la Cour.
Les uns appeliez 2" /tiww /^o ont foin de l'entretien des Poftes, des Hô-
telleries royales, 8c des Barques de leur département, qui appartiennent à
l'Empereur. D'autres qu'on nomme Ping pi tao^ ont infpedion fur les trou-
pes.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
?5
pcs. D'autres veillent à la réparation des grands chemins, on les nomme
l'un tien tao: il y en a qui ont loin des rivières, & qu'on appelle Hu tao;
6c d'auttcs, dont l'emploi ell de viliter les côtes de la mer, ils s'appellent
Hai tao. Ils ont tout pouvoir de faire châtier les criminels, & ils font com-
me les Subllituts des lix Tribunaux fuprêmes de la Cour.
Pour ce qui eil des villes particulières, comme elles font de trois ordres
différens, elles ont aufli leurs Gouverneurs, ôc plufieurs Mandarins qui ren-
dent lajuilice.
Le Mandarin des villes du premier ordre s'appelle Y'J^/'/oa. Il eft Man-
darin du quatrième ordre: fes trois Aflcflcurs iont Mandarins du lîxiémc
€ç du feptiéme ordre: il a encore fous lui un certain nombre de Mandarins
inférieurs, qui fe multiplient à proportion de l'étendue de fon territoire,
& du nombre des villes qui font de la dépendance.
Le Mandarin des villes du fécond ordre fe nomme Tchi tcbeou : il eft du
fécond degré du cinquième ordre: fes deux AflefTeurs font du fécond degré
du fixiéme & du feptiéme ordre.
Enfin toutes les autres villes de l'Empire ont un Tribunal, dont le Pré-
fident s'appelle l'cbi bien. C'eft un Mandarin du feptiéme ordre qui a deux
Aflefleurs, l'un du huitième, & l'autre du neuvième ordre.
Outre ces Tribunaux qui font communs à toutes les provinces, il y en a Des M.ia-
encore d'autres, qui fontpropres de certains lieux, ou qui ont des fon£i:ions darinspai-
particulieres, tels que font, par exemple, les Mandarins du fel qui ont foin '''^"''^"*
de le faire diftribuer dans toutes les provinces par des perfonnes fûres , Se
d'empêcher que des Marchands particuliers n'en débitent , & ne fadent
tort aux droits du Prince; Le Préfident de ce Tribunal s'appelle Yen fa.
tao; IcMandarin général du tribut du ris, o^n' on nomme Leang tao; un au-
tre Mandarin général , lequel préiide aux examens des Etudians de la pro-
vince, & de tous ceux qui afpirent aux dégrez de littérature, qui fc nom-
me Hio tao & plufieurs autres qui ont des Oiïiccs particuliers, & dont le dé-
tail feroit trop long.
Le nombre de ces Mandarins de Lettres répandus dans tout l'EmpirCj
monte à plus de treize mille fix cens: on en imprime quatre fois l'année
un catalogue exact, où l'on marque leur nom, leurs titres, leur pays, 8c
le tems auquel ils ont été graduez. Je parlerai ailleurs des Mandarins
d'armes ou Officiers de guerre.
Les Gouverneurs des villes, qui font des Mandarins inférieurs, ne rè-
glent pas ordinairement par eux-mêmes les affaires importantes : mais ils font
obligez, d'en fixire leur rapport aux Mandarins fupérieurs, c'eil-à-dire, au
Pou tchingfsëe que les Européans appellent le Tréforier général de la pro-
vince, ôc au Fou yiien^ à qui nous donnons le nom de Viceroy.
Ces deux grands Mandarins ne rcconnoiffent au-dcfflis deux que les
Tribunaux de Peking. Pour ce qui eft du Tfongton^ qui elt au-deflus des
Vicerois, & qui a le gouvernement de deux oii trois provinces, il eft dé-
pendant des mêmes Tribunaux : mais fa Charge eft fi confidèrable, qu'on
ne peut l'élever qu'en le faifant Miniftrc d'Etat, ou Préfident d'une des
Cours Souveraines.
Towe IL E Tous
34 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Tous les iMandarins font infiniment jaloux des marques de leur dignité,
qui les dillinguent non leulement du commun du peuple ; mais encore des
autres Lettrcz, & de tous ceux qui iont d'un ning inférieur.
Lçurs Cette marque confillc dans une pièce d'étofïe quarréc qu'ils portent fur
marques ]^ poitrine j elle eft richement travaillée, & au milieu le voit la deviic pro-
de dillinc- j^ |çjjj.j emplois: aux uns c'cll un dragon à quatre ongles, aux autres
un aigle, ou un ibleil, &: ainfi du reftc. Pour ce qui cil des Mandarins d'ar-
mes, ils portent des panthères, des tygres, des lions, &c. 11 y a pareil-
lement de la diftindtion affectée aux ceintures qu'ils portent : autrefois avant
que les Chinois cuflcnt pris l'habit Tartarc, elles étoient divii'ccs m petits
carreaux , 6c s'attachoient par devant avec de grandes agraffes faites de cor-»
nesdebuiîle, de rhinocéros, d'y voire ,d'écaillcs de tortue, de bois d'aigle,
d'argent, d'or, Se de pierreries: cette matière des agraires étoit différente
félon la diverfité des emplois: il n'y avoit que les Colao qui puflent porter
celle qui eft de pierres précicufc^, éc c'eil l'Empereur qui la leur donnoit,
lorfqu'il les mcttoit en poffeffion de leur Charge. Maintenant c'ell la ceintu-
re de foyc qui ell toujovirs en ufage.
Il y a une dépendance abfoluë entre ces diverfcs puiflances qui gouvernent
l'Etat. Le plus petit des Mandarins a tout pouvoir dans l'étendue de fon
Gouvernement : mais il relevé d'autres Mandarins, dont le pouvoir eft plus
grandi ceux-ci dépendent des Oftîciers généraux de chaque province^ ces
derniers, des Tribunaux de la ville Impériale j & les Préfidcns des Cours
Souveraines , devant qui tremblent tous les Mandarins , tremblent eux-
mêmes devant l'Empereur, en qui réfide la fouveraine puiflancc.
Dfftribu- Voici comment le diftribuent les Charges des Mandarins, c'eft-à-dire,
lion de des Officiers: quand des trois dégrez de littérature, on en a pafle au moins
'H""^ deux, on eft en état de polTéder des Charges > les noms de ces trois fortes
'"^="" de fçavans , c"eft.-à-dire , des Si eou tfai ou Bacheliers , des Kiu gin ou-
Licentiez, & des T'fing [sée ou Docteurs, s'écrivent dans les Regiilres du
Tribunal, appelle Lji poti^ qui diftribuë les Officiers chacun dans ion rang
£c félon fon mérite.
Lorfque leur tems eft venu, Sc qu'il vaque des Charges, ils fe rendent
à la Cour: on ne les élevé ordinairement, même les Tjing fs'ce ^ qu'aux
Charges de Gouverneurs de villes du fécond Se du troifiéme ordre. Sup-
pofé que quatre de ces Charges viennent à vaquer, on commence par en
informer l'Empereur, &C on appelle les quatre Lettrez qui font les premiers
lin- la lifte; puis dans une boëte élevée, oià l'on ne peut atteindre qu'à
peine avec la main, on met quatre bidletins, oii font écrits les noms des
quatre Gouvcrnemens, enlliitc chacun tire en fori rang, 8c eft fait Gouver-
neur de la ville dont le nom lui eil échu.
Outre les examens ordinaires, on en fait encore un autre, pours'aflurer
de quelle forte de Gouvernement un Lettré eft capable; Se l'on dit que
quand on a des amis, ou de l'argent à donner, les Chinois ne manquent
pasdediverfes adrciles, pour faire tomber les meilleurs Gouvernemens, à
p. a;.., eeux qu'ils ont deficin de favorifer.
d"ciîûs" La facilité avec laquelle un fcul Mandarin, un Tdn fou par exemple,,
gou-
CORTEGE D'UN VICEROY, TOUTES LES EOIS qU'IL SORT DE SON PALAIS.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
l)'
gouverne un fi grand peuple, eft admirable. Qu'il publie fes Ordres fur
un fimple quarre de papier, fcellé de Ion Sceau, 6c affiché aux Carrefours
des villes 6c des villages, il cil auffitôc obéi.
Une fi prompte obéiflance a pour bàic cette profonde vénération, &
cette IbumifTion fans réferve à l'égard des parens, dans laquelle les Chinois
font élevez dés leur enfance: elle vient auffi du reipect que ce Mandarin
s'attire, par la manière dont il conduit un peuple accoiltumé à le regarder
comme l'Empereur , dont il repréfente la perfonne. Le peuple ne lui
parle qu'à genoux , lorfqu'il rend la jullice dans fon Tribunal. Il ne
paroît jamais en public qu'avec un grand appareil, ôc fon trù-in eft ma-
jeftueux. 11 ell iupcrbement vêtu , fon viiage ell grave 6c lévere; quatre
hommes le portent alîîs fur une chaife fort propre, découverte ^ dorée lî
c'eil; en Eté, 6c fermée d'un tour de foye fi c'elt en Hyver: il eft précédé
de tous les gens de fon Tribunal, dont les bonnets 6c les habits font d'une
forme extraordinaire
Ces Officiers marchent en ordre des deux cotez de la rue: les uns tien-
nent devant lui un parafol de foye, les autres frappent de tems en tcms fin-
un baffin de cuivre, 6c d'efpâce en clpâce ils avertifient à haute voix le
peuple, de lé tenir en rcfpcct à ion paffage. Quelques-uns portent de
grands fouets, d'autres traînent de longs bâtons, ou des chaînes deferj le
fracas de tous ces inftrumens fait trembler un peuple naturellement timide,
6c qui fçait qu'il n'échiipperoit pas aux châtimens que lui feroit fouftnr le
Mandarin, s'il contrevenoit publfquement à fes ordres.
Ainfi dès qu'il paroîr, tout le peuple, qui eft dans les rues, lui témoi-
gne fon refpcét, non pas en le faluant, de quelque manière que ce foit, ce
ieroit une familiarité puniflable : mais en le retu-ant à l'écart , fe tenant
debout, les pieds joints l'un auprès de l'autre, les bras pendans 6c ferrez le
long des cotez, 6c il demeure dans cette pofture la plus refpeftucufe , juf-
qu'à ce que le Mandarin foit paflè.
Si un Mandarin du cinquième ordre , tel que le T'ihi fou, marche avec
cette Pompe, on peut juger quelle eft la magnificence de la marche du
l'fong tou, ou du Viceroy. Il a toujours pour le moins une centaine d'hom-
mes qui l'accompagnent, 8c cette longue fuite qui n'a rien d'embarralîant,
parce que chacun fçait ion poite , occupe quelquefois toute une rue.
C'cft au milieu de ce cortège qu'il paroît revêtu de i'es habits de cérémonie,
6c élevé fur une chaife fort grande 6c bien dorée, que huit hommes portent
fur leurs épaules.
D'abord paroifient deux timballicrs , qui frappent fur des baifins de
cuivre pour avertit de la marche : viennent eniuite huit Porte-Eniei-
gncs de bois vernifé, oii ibnt écrits en gros caraderes les titres d'honneur
du Viceroy} quatorze Drapeaux où l'on voit les Symboles propres de ia
charge, tels que ibnt le Dragon, le Tygrc, le Phénix, la Tortue vo-
lante, 6c d'autres animaux allez: fix Officiers qui portent une planche,
faite en forme de pelle fort large , élevée , 6c iufpcndue , oii l'on lit en
gros caracfcrcs d'or les qualitez particulières de ce Mandarin. Deux autres
portent, l'un un parafol de foye jaune à triple étage, 6c l'autre l'étui où fc
E i coa-
l'éxécu-
tion de
leurs Or-
dres,
Cércmo-
nies à la
Marche
d'un M,u
darin.
D'an Vi-
ceroi.
3<S
DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Appareil
tie cette
Marche.
De fa Mar-
che pen-
dant 1»
nuit.
DefesAu.
'iicnces.
confervc ce parafol ; deux Archers à cheval qui font à la tête des premiers
Gardes : des Gardes armez "de faux redreflees 6c ornées de floccons de foye
à quatre étages > deux autres files de gens armez, les uns de mafles à long
tnunchc, les autres de mafles en forme de poignet au ferpent de fer:
èc d'autres armez de grands marteaux , & de longues haches en croif-
fanti de nouveaux Gardes portant les uns des haches d'armes au tran-
chant redreflé : & les autres armez de faux droites comme les premiè-
res } quelques Soldats portant ou des hallebardes à triple pointe , ou
des flèches , ou des haches ; deux porteurs chargez d'une efpèce de
coffre très propre, dans lequel efl; enfermé le Sceau de la dignité. Deux
nouveaux timballiers qui avertiflent que le Mandarin approche} deux Ofii-
ciers armez de cannes pour tenir le monde en refpeâ , qui font couverts
d'un feutre ombragé de deux plumes d'oye. On voit enfuite deux Porte-
maflcs à Dragons de grofle fculpturc dorez, 6c un grand nombre d'Of-
ficiers de Jufl:icc, les uns armez de foiiets ou de bâtons plats pour'don"-
ner la baftonnade, les autres armez de chaînes, de foiiets, de coutelas,
&: d'écharpes de foye. Deux Guidons , ôc un Capitaine commandant
cette efcouade: tout cet appareil précède le Viceroy porté dans fa chaife,
ôc environné de fes Pages & de lés Valets de pied, ayant prés de fd perfonne
un Ofilcier qui porte un grand évantail en forme d'écran. 11 eit fuivi
de plufieurs Gardes , dont les uns font armez de mafl'es polyèdres , 6c
les autres de fabres à long manche i après quoi viennent plufieurs Enfeignes
& Cornettes, avec un grand nombre de Domeftiques achevai, qui por-
tent chacun ce qui ell à l'ufage du Mandarin, comme un fécond bonnet
renfermé dans fon étui, en cas que le tems l'obhge d'en changer, 6cc.
Quand il marche pendant la nuit , on porte, non pas des flambeaux com-
me en Europe : mais plufieurs grofles lanternes très propres , fur lef-
quelles on a écrit en' lettres cubitales, les titres 6c les qualitez du Manda-
rin, avec l'ordre- de fon Mandarinat, pour imprimer à chacun le refpeâ:
qui lui eft dû , 6c afijr que les paflâns s'arrêtent , 6c que ceux qui font aflîs
le lèvent refpcélueulément.
C'cib le Gouverneur de chaque Hien ou de chaque Tchcm^ qui efl; char-
gé d'admmillrer la Juftice, de recevoir le tribut que chaque famille doit à
l'Empereur, de viiiter en perfonne les corps de ceux qui ont été tuez
dans quelques démêlez, ou que le défefpoir a porté a fe donner la mort.
Deux fois le mois il doit donner audience à tous les Chefs de quartier,,
6c s'informer exaélement de tout ce qui fc pafle dans fon reflbrt : c'eft à
lui de dillribuer les pafle-porcs aux barques £c aux vaifléaux, d'écouter les
plaintes 6c les accufations , qui ibnt preique continuelles parmi un grand
peuple: tous les Procès viennent à fon Tribunal , il fait punir à grands
coups de bâtons celui des plaideurs qu'il juge coupable: enfin c'eil lui qui
condamne à mort les criminels; mais fa Sentence, de même que celle des
autres Mandarins qui font au-defl"us de lui , ne peut être exécutée, quelle
ne (bit ratifiée par l'Empereur. Les caufes de peu d'importance fe jugent
en premier reflbrt par les trois Mandarins fubalternes, dont les charges
rciiembl-cnt à celles de Licutenans particuliers de nos Préfîdiaux.
Quel-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 37
Quelque redoutable que foit l'autorité de ces Mandarins , ils ne peuvent
guercs le maintenir dans leurs emplois qu'en fe faifant la réputation d'être
les Pères du peuple, Se de n'avon- d'autre attention que celle de procurer
leur bonheur.
Auffi c'ell à rendre le peuple heureux , qu'un bon Mandarin doit mettre Son but
toute fa gloire. Tel d'entre eux a fait venu- de fon pays plu fieurs ouvriers, iJ-ins l'Ad-
pour apprendre à élever des vers à foye, 6c à faire des étoffes dans tout fon I"'"''d''r
diftriét, & par ce moyen là a enrichi fa ville, 6c s'ell attiré les plus grands Char-e.
éloges.
On eh a vu un autre qui dans un tcms d'orage, ne fe contenta pas de
deffendre qu'on traversât la rivière, mais encore fe tranfporta fur le rivage,
ôc y demeura tçut le jour, pour empêcher par fa prélènce, que quelque
téméraire fe laiflant emporter pai* l'avidité du gain, ne s'exposât au danger
de périr miférablement.
Un Mandarin qui feroit trop févére & en qui on ne verroit point cette
affcftion pour le peuple qui lui eft fournis, ne manqueroit pas d'être noté
dans les informations , que les Vicerois envoyent de trois en trois ans à la
Cour, êc cette note fuffiroit pour le dépouiller de fa Charge; fi un prifon-
nier vient à mourir dans la priibn, il faut une infinité d'atteftations, qui
prouvent que le Mandarin n'a pas été fuborné pour lui procurer la mort >
qu'il eft venu le vifiter lui-même > qu'il a fait venir le Medecinj- & qu'il
lui a fait fournir tous les remèdes convenables, &c. car on doit avertir
l'Empereur, Se lui rendre compte de tous ceux qui meuj-cnt dans les prifons,
& de la manière dont ils font mortsj 6c fur l'avis que l'Empereur enreçoit,
il fait faire fouvent des informations extraordinaires.
Il y a fur tout certaines occafions, oii les Mandarins affectent le plus de
marquer leur fenfibilité pour le peuple j 6c c'ell lorfqu'on craint que la ré-
colte ne manque, ou par la féchcrefle , ou par l'abondance des pluyes, ou
par quelque autre accident , comme par la multitude des iautcrelles qui
inondent quelquefois certaines provinces. Alors le Mandarin foit par a£-
fcétion , foit par intérêt, ou par grimace, n'oublie rien pour fe rendre
populaire.
La plû-part,,bien qu'ils foient Lettrcz, 6c qu'ils déteftent les Idoles de
Fo 6c du Tao^nt laiffent pas de parcourir ,folemnellemcnt tous les Temples,
6c cela à pied contre leur coutume, pour demander à ces Idoles de la pluyc
ou du beau tems.
Ainfi lorlc|u'il arrive de ces fortes de calamitez, auffi-tôt le Mandarin fait Foncaion,
afficher par tout des Ordonnances, . qui preicrivent un jeûne général : il eft îles Man-
défendu aux Bouchers 6c aux Traiteurs de vendre de la viande, fous des 'iarinsdans
peines griéves, cependant quoi qu'ils n'étalent pas la viande fUr leurs bouti- îes'^ilubll"
ques, ils ne laiffent pas d'en vendre en cachette, moyennant quelque argent ques.
qu'ils donnent fous main aux gens du Tribunal , qui veillent à l'obfervauon
de l'Ordonnance.
Le Mandarin va au Temple de l'Idole, à pied, vêtu négligemment:
quelquefois même avec des ibuliers de paille, 6c accompagne de fcs Man-
darins fubalternes ; il eft pareillement fuivi des principaux de la villcj il
E 2 allu-
5? DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
allume fur l'Autel deux ou trois petites baguettes de parfums, après quoi
tous s'afleycnt: pour pafler le tcms, ils prennent du thé, ils fument, ils
caufent une ou deux heures enfcmblc, 6c enfin ils fe retirent.
Telle eft la cérémonie qu'ils obfcrv ent pour demander de la pluye ou du
beau tcms. C'cft, comme l'on voit, traiter alTez cavalièrement l'Idole.
Si elle fc fait trop prier pour accorder cette faveur, on la met quelque-
fois à la raifoii à grands coups de bâton, ce qui néanmois arrive ra-
rement.
On dit que cela fe fit à Kiang tcheott^ dans la province de Chanfi. l'I-
dolc , pour avoir refufé de la pluye trop opiniâtrement diu-ant laTéchercf-
refle, fut mis en pièces à force de coups, 6c cela par l'ordre des Officiers.
On juge bien que pendant cette exécution, il fc chantoit de beaux canti-
tiques à fa loiiangc.
Qiiand enfuitc la pluye vint à tomber, on lui refit une autre ftatue, ce
qui n'étoit pas difficile, car laplû-part de ces flatuës ne font que de terre
oti d'une efpèce de plâtre : on la promena en triomphe dans la ville, on
lui fit des lacrifices , en un mot elle rentra dans tous les droits de fa
Divinité.
Le Viceroy d'une province en agit de la même forte avec une autre Ido-
le, qui ne fc laiffbit point fléchir par fes demandes réitérées : il ne put
contenir fou impatience : il envoya un petit Mandarin dire de fa part à
l'Idole, que s'il n'y avoir pas de pluye à tel jour qu'il défignoit, il la chalTc-
roit de la ville, & fcroit rafer fon Temple. Apparemment que l'Idole ne
comprit pas ce langage, ou qu'elle s'enraya peu de ces menaces, car le
jour marque arriva ians qu'il y eût de pluye.
Le Viceroy offenlc de ce refus, ibngca à tenir fa parole: il défendit au
peuple de porter fon offrande à l'Idole, il ordonna qu'on fermât fon Tem-
ple, Se qu'on en fcellàt les portes, ce qui fut exécuté fur le champ. Mais
la pluye étant venue quelques jours après, la colère du Viceroy s'app.iîfa,
& il fut permis de l'honorer comme auparavant.
Dans ces fortes de calamitez publiques, c'ell principalement à l'Efprit
tutélaire proteéleur de la ville, que le Mandarin s'adrefle félon l'ancien ufa-
gc, 6c voici la formule , dont il a accoutumé de ié fervir, pour implorer
fon fecours.
Prière „ Efprit tutélaire, fi je fuis le Pafteur 6c le Gouverneur de cette ville ,
pour les ^^ vous l'êtes encore plus que moi, tout invifible que vous êtes. Cette qua-
teiDs An j|j^ jç Pallcur m'oblige à procurer au peuple ce qui lui elt avantageux,
publicuc. « ^ ^ écarter ce qui pourroit lui nuire; mais c elt de vous proprement que
„ le peuple reçoit fou bonheur; c'eft vous qui le préfcrvez des malheurs
„ dont ilcit menacé. Au refte quoique vous foyez invifible à nos yeux, ce-
„ pendant lors que vous agréez nos offrandes 6c que vous exaucez nos vœux,
„ vous vous manifcilc-^, 6c vous vous rendez en quelque forte vifible. Q|_ie
„ fi l'on vous prioit en vain, le cœur n'auroit point de part aux honneurs
„ qu'on vous rend. Vous feriez à la vérité ce que vous êtes: mais vous fe-
„ riez peu connu : de même que moi qui fuis charge par état de protéger 6c
„ de détendre le peuple, je ferois douter de mon Mandarinat, (i je n'agiflbis
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
39
datins.
„ jamais en Mandarin. Dans les cakmitez publiques aufquelles on ne voit
„ point de remède, nous devons implorer votre iecours, & vous expofer
„ nos befoins. Voyez donc k déiolation oii eft le peuple. Depuis le
„ fixicme mois jufqu'au huitième il n'ell point tombé de pluye, on n'a
„ encore recueilli aucun grain j fi tout périt, comment pourra-t'on enfe-
„ mencer les terres? C'eit ce que je dois vous rcpréièntcr. J'ai ordonné
„ pluficurs jours déjeune, les bouchers ont dcfenle d'ouvrir leurs bouti-
„ ques, on s'interdit l'ufage de la viande, du poiflbn , & même du
„ vin j on longe férieufcmcnt à fe purifier le cœur, à examiner les défauts,
„ & à s'en repentir. Mais nos vertus 6c nos mérites ne font gucres
„ capables de fléchir le ?/>«.* Pour vous , ô Efprit gouverneur invifible
„ de cette ville, vous approchez de lui, vous pouvez demander des gra-
„ ces pour nous autres mortels, & le fiipplier de mettre fin à nos maux,
„ Une telle faveur obtenue par votre entremife, mettra le peuple au com-
„ ble de fes vceux} je verrai accompli ce que mon employ m'oblige de
„ fouhaiter avec ardeur j votre culte croîtra de plus en plus dans cette
„ ville, lors qu'on \'erra que ce n'eil point en vain que vous y préfidez.
Comme le Mandarin n'eft établi que pour foutenir & protéger le peu- Suite des
pie, il doit être toujours prêt à écouter les plaintes qu'on a à lui porter, fon<^ions
non-feulement quand il tient fon Audience : mais encore à toutes les heu- ^*"*
res du jour. Si c'eft une affaire prefiee, alors on va à fon Hôtel, 6c on
frappe à grands coups fur une cfpcce de tiniballe, qui eft quelquefois à
côte de la ialle oij l'on rend juftice: mais prefque toujours hors de l'Hôtel
même , afin que nuit 8c jour le peuple puific y frapper.
A ce fignal,qui ne fe donne que dans quelque accident extraordinaire, le
Mandarin, quelque occupé qu'il foit , doit tout quittter fur l'heure, pour
accorder l'Audience qu'on lui demande. Il eft \rai qu'il en coûte la baf-
tonnade à celui qui donne l'allai-me, à moins qu'il ne s'agiflé de quelque
injuftice criante, qui demande un prompt remède.
Une de fcs principales fondions eft encore d'inftruirc fon peuple: il tient
la place de l'Empereur, lequel, difcnt les Chinois, n'eft pas fcilement Em-
pereur pour gouverner, & Pontife pour kcrifier, mais qui eft encore maî-
tre pour enfcigner; 8c c'eft pourquoi de tems en tems il aflemble à Peking
tous les Cîrands de la Cour, 8c tous les premiers Mandarins des Tribunaux ,
pour leur f.iire un inftruâion, dont le fujet eft toujours tiré des Livres Ca-
noniques.
De même le premier 8c le quinzième de chaque mois, les Mandarins s'af-
fcmblent en cérémonie dans un lieu, où l'on fait une ample inftruclion au
peuple. Cette pratique eft ordonnée par un Statut de l'Empire: le Gou-
verneur fait en cela l'office d'un père qui inftruit fa fiimille. C'eft l'Empe-
reur lui-même qui a aftîgnc les matières qu'on doit traitter dans ces fortes
de difcours: elles font comprifes en feize Ordonnances Impériales, que je
vais rapporter.
Première Ordonnance. Qj^i'on pratique avec un grand foin les devoirs que
prefcrit la piété filiale, bf. la déférence que le cSiet doit à fon frère aînéj
Le Ciel.
impeiu-
on Ici.
40 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
on apprendra par là à clliraer les obligations elTentielles , que la nature im-
pofe à tous les hommes.
Deuxième Ordonnance. Qu'on conferve toujours un fouvenir refpeétueux
des ancêtres de fa famille i on y verra conitamment régner l'union, la con-
corde, 6c la paix.
l'roifiéme Ordonnance. Que l'union régne dans les villages : c'eft le moyen
d'en bannir les querelles & les proccz.
^latriéme Ordonnance. Qii'on ellime beaucoup la profefllon des Labou-
reurs, Se de ceux qui cultivent les meuriers dont on nourrit les vers à loye;
on ne manquera jamais de grains pour le nourrir, ni de vêcemens pour fe
couvrir.
Cinquième Ordonnance. Qu'on s'accoiitume à une prudente œconomic
par la frugalité , la tempérance, 6c la modeftici 6c ce fera le moyen d'évi-
ter beaucoup de folles dépcnfes.
Sixième Ordonnance. Qii'on ait grand foin de faire fleurir les Ecoles pu-
bliques, afin d'inftruire les jeunes étudians aux bonnes mœurs.
Septié/ue Ordonnance. Qu'on s'applique aux fonctions propres de fon état j
c'eft un moyen infaillible d'avoir l'efprit 6c le cœur en repos.
Huitième Ordonnance. Qu'on extirpe les feéles 6c les erreurs dans leur
naiflance , afin de conferver dans fa pureté la véritable ôc folide Doc-
trine.
Neuvième Ordonnance. Qu'on inculque fouvcnt au peuble les Loix péna-
les établies par l'autorité fouveraine j la crainte retiendra dans le devoir les
efprits grofliers 6c indociles.
Dixième Ordonnance. Qii'on s'inftruife parfaitement des Loix de la civi-
lité 6c de l'honnêteté) les bonnes coiitumes que la bienféance a établies,
feront toujours exaftement pratiquées.
Onzième Ordonnance. QLi'on s'applique de toutes fes forces à donner une
bonne éducation aux Enfans 6c aux frères cadets j on empêchera par ce
moyen là qu'ils ne fe livrent au vice 6c au dérèglement de leurs paillons.
Douzième Ordonnance. Qu'on s'abilienne de toute accufationcalomnieu-
fcj l'innocence 6c la fimplicité n'auront rien à craindre.
Treizième Ordonnance. Qii'on fe garde bien de receler les coupables, que
' leurs crimes obligent à mener un vie errante 6c vagabonde j on évitera par
ce moyen là d'être enveloppé dans leur malheur.
Quatorzième Ordonnance. Qu'on foit exact à payer les contributions éta-
blies' par le Prince ; on fera à couvert des recherches 6c des vexations de
ceux qui les exigent.
Quinzième Ordonnance. Qu'on agifie de concert avec les chefs de quar- '
tier établis dans chaque ville; c'eft le moyen de prévenir les larcins, 6c de
ne pas laifler échapper ceux qui en font coupables.
Seizième Ordonnance. Qu'on réprime les laillies de la colère ; on fera à
couvert de tout péril.
Ce font CCS Ordonnances qui fervent de texte aux difcours des Mandarins.
Le difcourss de l'un d'eux fur k troifiéme Ordonnance, fera connoître la
nianiére dont ils s'y prennent pour inftruire le peuple: le voici.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 41
„ L'Empereur vous ordonne de conferver l'union dans les villages, afin Innniaiou
„ d'en bannir les querelles &C les procès: écoutez attentivement l'explica- «J'"!^ Man-
„ tion que je vais faire de cette Ordonnance. dannfurU
„ Lors que vous demeurez dans un même lieu, parcnsounon, peu im- o"dc)n"-^
„ porte, vous paflez pour habitans de ce lieu ou de cette bourgade. Vous nance.
„ y vivez avec des parens ou des alliez , avec des perlonnes avancées en â-
„ ge, Se avec vos condiiciplcs : Vous ne fçauriez ibrtir fans vous voir : le
„ matin 6c le foir, en tout tems vous vous rencontrez les uns les autres. Or
„ cet aflcmblage de quelques familles réunies dans un même lieu, c'eftce
„ que j'appelle un village : Dans ce village il y a des riches £c des pauvres :
„ il y en a qui font au dedus de vous, il y en a qui font au defîbus, enfin
„ vous y avez des égaux.
„ A3^ez dabord pour maxime, que votre crédit ne doit point être cm- p^e ;
„ ployé à vous faire redouter, qu'il ne vous cil jamais permis d'ufer de Ahrilnc!
„ rufes, & de drefl'er des pièges à vos voifins. Parler du prochain avec
„ mépris, étaler avec pompe vos belles qualitcz, chercher à vous enrichir
„ au dépens des autres, ce font de ces^oles que vous devez abfolument
„ vous interdire.
„ Un ancien a fagement remarqué que ^ians un lieu où il y a des
„ vieillards 6c des jeunes gens, ceux-ci doivent refpcéler les premiers,
„ 6c que fans examiner s'ils font riches ou pauvres , fçavans ou igno-
„ rans, ils ne doivent avoir égard qu'au nombre des années.
„ Si étant à votre aife vous méprifez les pauvres , fi étant dans l'indi-
„ ^ence vous regardez les riches avec des yeux d'envie, les divifions feront ^^'^°"'^'=
,, éternelles. Quoi, dira ce riche orgueilleux, vous ne voulez pas me '^'"'"^'
„ céder, & moi je vais vous écrafer.
„ En effet fi vous avez des Terres ou des Maifons , il tâchera de vous
„ les enlever, il employera la force pour empiéter fur votre fond j ni vos
„ femmes ni vos filles ne pourront être à l'abri d'un pareil créancier ;
„ comme vous êtes infolvable, il vous les ravira fous le titre fpécieux d'une
„ équitable compenfation : tantôt dans un mouvement de colère , il là-
„ chera fes bœufs 6c fes chevaux dans vos campagnes, qui dévoreront vos
„ terres nouvellement enfemcncées: Tantôt dans la chaleur du vin il fe
,, livrera aux plus grands excez: les gens de bien ne feront point à couvert
„ de fes infultes; les voifins pouflez à bout, éclateront, ils s'adrefleront
„ aux gens de chicane, pour intenter un procès dans les formes: cescfprits
„ malins èc artificieux ne manqueront pas de grolfir les objets, afin de les
„ engager dans une afl:aire d'éclat: d'un étang ils feront une mer irritée,
„ dont les flots écumans s'élèveront jufqu'aux nues: une bagatelle devicn-
„ dra une affaire fèrieufe. Cependant l'accufation fera portée dans tous les
„ Tribimaux, & les dépenfes qu'on fera obligé de faire, auront des fuites
„ dont on fe reflentira le refte de fes jours.
„ Etes vous en voyage? Si le hafiird vous fait rencontrer un homme de
„ votre village, à peine l'avez-vous reconnu à fon langage, que rien
„ n'eft comparable au plaifir fécret que vous reirentez : vous logez en-
„ femblc, vous vous aimez comme fi vous étiez véritablement frères: &
ftom IL F „ com^
41 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DELA CHINE,
5, comment le fait-il que lors que vous demeurez dans le même endroit, au
„ lieu de maintenir la paix Se le bon ordre, vous y excitez des querelles,,
„ vous y lemez la divifion.
Troifiéme ^, Ne paviez jamais mal des autres, on vous lailTera en repos : ne vous
Maxime. ^^ broiiillez avec perionnci cédez volontiers aux autres j ayez une patience
„ à l'épreuve des contradiârions , & vous n'aurez point à craindre qu'on
,) vous outrage, ou qu'on vous iniultc.
„ Qiiand il s'clévc un différend entre deux perfonnes, fi des gens cha-
„ ritables s'approchoient pour les mettre d'accord ; quand le feu de la di-
„ vifion s'allume dans une famille, fi les voifins accouroient pour l'étcin-
„ dre> fi lors qu'un homme s'échauffe, quelqu'un le tiroic à l'écart, ÔC
„ lui parlant avec douceur, tâchoit de modérer fa colère, ce grand feu
„ qui fembloit menacer le Ciel, s'évanoUiroit dans le moment. Se cette
„ affaire importante qu'on vouloit porter au Tribunal des Grands, fe ter-
„ mineroit avec autant de facilité , qu'on fond un morceau de glace , ou
„ qu'on détache une tuile du toit. Mais fi un boute-feu s'en meile , fem-
„ blable à une groffe pien-e , ««i tombant avec roideur brife tout ce
„ quelle rencontre , il vous engagera par fes pernicieux confeils dans
„ des chicanes qui vous coi-rduiront au précipice.
„ Mais puifque je parle des fuites funefbes où engagent les querel-
„ les Se les procès, écoutez attentivement ce que j'ai encore a vous
„ dire.
„ Dès que le Mandarin a pris connoiflance de l'affaire , il faut que
„ l'un ou l'autre fuccombe, ou vous, ou votre partie adverfe: fi vous
„ avez du dcflbus, comme vous n'êtes pas d'humeur à céder, vous chcr-
„ cherez par tout de l'appui Se de la proteélion j vous tâcherez de gagner
„ les bonnes grâces de ceux qui ont la confiance du Mandarin, Se il fau-
„ dra bien payer leurs démarches : vous voudrez mettre dans votre parti ,
„ Se vous rendre favorables les gens de l'Audience} Se combien de feftins
„ faudra-t-il leur donner! Aurez- vous dequoi fournir à tous ces frais ?
„ Mais fi vous tombez entre les mains d'un mauvais Juge, qui pour
„ vous perdre, emprunte les couleurs Se les apparences de la droiture Se
„ de l'équité , en vain avcz-vous intérefle ceux qui ont de l'accès auprès
„ de lui, Se pour qui il a de la confidérationj en vain les gens de l'Au-
„ dience , ces âmes vénales , ces îfangfuës du peuple , fe déclareront-
„ ils en votre faveur: après bien des dépenfcs que vous aurez faites, vous
„ pour opprimer votre ennemi. Se votre ennemi pour le dérober a votre
„ fureur , vous ferez forcez d'en venir enfin tous les deux à un accommo~
„ dément.
„ Si vous rcfufez d'y entrer , fi ayant été condamné dans un Tribunal
„ fubalterne, vous en appeliez à une Cour fupérieure, on verra tous les
„ jours des Requêtes courir tous les Tribunaux : le procès traînera en
,, longueur bien des années p^r les artifices de la chicane, les témoins en
„ fouffriront , une infinité de perfonnes feront enveloppées dan^ votre
„ affaire, les uns feront mis en prifon, les autres feront punis par la Jufti-
M ce».
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
4>
5, CC} enfin la Sentence ne fera pas encore portée, qu'une infinité de fa-
„ milles feront réduites à une honteufe mendicité.
„ Concluez de tout ce que je viens de dire, que quand vous auriez une
„ montagne de cuivre &C des mines d'or , à peine pourroient-elles four-
„ nir à de pareilles dépcnfes i 6c que quand vous auriez un corps de fer, à
„ peine pourriez-vous fuffire aux fatigues qu'il vous faudra efîuyer.
„ L'Empereur dont la compaflîon pour fon peuple n'a point de bor-
„ nés, vous défend les procès, 6c a la bonté de vous donner lui-même
„ des inftruélions, pour appaîiér les troubles, qui pourroient s'élever par-
„ mi vous : il veut que vous viviez dans une parfaite union.
,, Pour y parvenir, refpeftez la vieillefle, honorez la vertu , ayez pour I^efp<?<'ï
„ les riches de la déférence. Se de la compaflîon pour les pauvres i ne vous '!'|!|[|çj.
„ mêlez point de relever ce qui ne vous paroît pas dans l'ordre ; il rcrom-
„ vous vient des. foupçons qu'on a voulu vous décrier > ne cherchez point mande.
„ à en tirer vengeance: vous avez parmi vous des libertins, exhortez les
„ avec politefle 6c avec douceur à changer de vie : dans les corvées publi-
„ ques, qu'on s'appercoive de votre union, par l'empreflement que vous
„ témoignerez à vous aider les uns les autres.
„ Voici un autre avis qui n'eft pas moins intéreiïant : vous êtes dans lj Sobrié-
„ l'opulence ; ne mettez pas votre gloire à faire bonne chère, ni à por- té recom-
„ ter des habits fomptueux: vous avez de l'autorité 6c du crédit} ne vous manriée.
„ en fervez jamais pour opprimer des hommes foibles 6c fans appui. Ce que
„ je vous demande, c'eft que vousfoyez modellcs dans laprofpérité, 6c éga-
„ lement aétifs 6c vigilans à remplir vos devoirs: ce que je fouhaite, c'ell
„ qu'éloignez de toute ambition, vous fçachiez vous contenter de peu,
„ c'eft qu'on vous diftingue par votre douceur, par votre modération, 6c
„ fur tout par votre ceconomie.
„ Faites attention à ces années qui viennent de tems tems, où les mala^
„ dies populaires, jointes à la cherté des grains , portent par tout la défo-
„ lation j votre devoir ell alors, d'avoir pitié de vos chers concitoyens, Sc
„ de les foulager de votre fuperflu.
„ Ce point mérite toute votre attention: il y va de votre intérêt, car
„ par ce moyen vos laboureurs vous demeureront fidèles, vos campagnes
„ ne feront point abandonnées, vos voifins veilleront à votre confervation ,
„ vos intérêts feront ceux du public. D'un autre coté , le Ciel par des
„ voyes qui vous font inconnues, vous protégera, 6c vous comblera de
„ biens.
„ Parlons maintenant aux Artifans, 6c à tous ceux qui font employez
5, aux ouvrages méchaniques. Quoique par les loix immuables d'une caufe
„ fupéricure , ils foient nez dans la pauvreté 6c dans l'humiliation , leur
„ bonheur confille à vivre félon leur état , à ne point fe chagriner de leur
„ pauvreté, 6c à ne point envier aux riches leurs riche/Tes.
„ Cette morale fera pour eux une fource de paix 6c de confolation. Un
„ homme de bien ne manque jamais de profpérer j la vertu quand elle eft
„ fohdc, ne peut être long-tems dans l'obfcurité.
„ Vous fçavez maintenant les intentions de l'Empereur, c'efl à vous à
Fi „ vous
44 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
„ vous y conformer. Si vous le faites, comme je n'en doute point, vous
„ en retirerez les plus grands avantages , vous contenterez le cœur pateniei
„ de Sa Majefté, on ne verra plus de divifions parmi vous, vous cpargne-
„ rez aux Mandarins la peine de multiplier les Arrêts ôc les lupplices , vous
„ procurerez à l'Empire le calme 6c la tranquilité. Quand vous ierez de
„ retour chacun chez vous, appliquez-vous férieufement à la pratique d'u-
„ ne doftrine fi utile. „
Telle eft la manière , dont chaque Mandarin inftruit deux fois chaque
mois le peuple aux bonnes mœurs: c'eft une partie fi eflentielle à fon minif-
tére , que il l'on commettoit dans ion département des crimes d'une cer-
taine efpèce, on l'en rend refponfable.
Qiiand dans une ville il s'tlt commis un vol ou un'afffiflînat, il faut qu'il
des'Nlan-" ^^'^«"vre les voleurs ou les aflaiîîns , autrement il eil deilitué de fa Char-
dirins de gc- S'il fe commettoit Un Crime énorme , comme par exemple, fi un fils
découvrir étoit aflez dénaturé pour tuer ion père, le crime n'eil pas plutôt déféré aux
ksvoleurf. Tribunaux de la Cour , qu'on dépoiiille de leurs emplois tous les Manda?
rins du département. C'eft leur fiiute, dit-on: ce malheur ne feroit pas
arrivé, s'ils avoient veillé avec plus de foin aux bonnes mœurs. Il y a pa?
reillement des cas extraordinaires, où par. la même raifon , on punit de
mort les parens avec les enfans coupables.
lîloge des Rien ne ieroit comparable au bel ordre, que les loix Chinoifes ont étar
L'ùx Chi- blies pour le gouvernement de l'Empire, fi tons les Mandarins, au lieu de
ooiies. fuivre leurs paillons , fe conforrnoient à des loix fi fagesj Se l'on peut dire
qu'il n'y auroit point d'Etat plus heureux: mais comme parmi un fi grand
nombre, il s'en trouve toujours, qui bornent leur félicité aux biens de
la vie prél'ente , £c à tout ce qui peut la rendre commode èc agréable, ils
font quelquefois peu de fcrupule de ne pas fuivre les loix les plus facrées de .
la railbn èc de la juftice. Se de les iacriner à leur propre intérêt.
Il n'y a point de rufes, ni d'artifices, aufquels quelques Officiers infé-
rieurs n'ayent recours, pour tromper les Mandarins fupérieurs> & parmi
ceux-ci il ne laific pas de s'en trouver, qui tachent d'en impofer aux Tri-
bimaux fuprêmes de la Cour, &; même de furprendre l'Empereur. Ils fçn-
vent fi bien couvrir leurs pallions, fous les exprefijons les plus humbles fie
les plus flatteufes} 8c ils affectent, dans les Mémoires qu'ils préientent, un
tel air de défintéreflémcnt, qu'il eft difficile que le Prince ne prenne fou-
vent le menfonge pour la vérité.
D'ailleurs comme leurs appointemens, ne fuffifent pas toujours pom*
entretenir leur fiifte Se leur luxe, les injuftices, pourvu qu'elles foient fé-
crettes, ne leur coûtent gueres: on a vu des Miniftres d'Etat, & les pre-
miers Préfidens des Cours Souveraines , rançonner fous main les Vicerois
des provinces: 6c ceux-ci, forcez de fe dédommager de la même manière
fur leurs fubalternes, ne manquent pas de tirer lin- les peuples , de quoi
fournir à ces frais,
îtijuflices Les loix ont prévu ce défordre, en y remédiant par diverfes précautions,,
d-îs .vhn çj^^j retiennent les Mandarins dans le devoir, 6c qui mettent le peuple à
l'abri des vexations. L'Empereur régn.ant y a encore remédié plus affica-
CC--
On
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 4/
cernent, car il a augmenté leurs appointemens, il a déclaré qu'il ne vouloit
recevoir aucun prélent , &ç leur a défendu de rien recevoir au-delà de ce
qui leur ell dû,ious les peines portées par la loi, laquelle ordonne^ qu'un i-^moe-"^
Mandarin qui auroit reçu, ou exigé injuftement 80. onces d'argent, fera reur y^â
puni de mort. " remédié.
Outre celaj r. Il efb difficile qu'il n'y ait du mouvement parmi le peu- ' ■
pie, quand il gémit fous l'opprelîlon: & le moindre foulevement qui arrive
dans une province, eft imputé au Viceroy : s'il n'eft promptcment appaîle,
il eft preique fur de perdre la Charge. Il elt, diient les loix , comme le
chef d'une grande famille> il la paix ell troublse, c'efl; fa faute: c'ellà lui
de gouverner les Officiers lubalterncs, & d'empêcher qu'ils n'oppriment le
peuple ; quand le joug eft doux, on ne le porte point à regret , encore moins
cherche- t-on à le fecoiier.
• 2'. Les loix prefcrivent , qu'on ne donne à perfonne aucune Charge de
Mandarin du peuple , non-feulement dans fi propre ville, mais même dans
la province ou demeure fa famille j fie d'ordinaire il ne polféde pas la même Mandarir
Charge un grand nombre d'années dans le même lieu, mais on l'avance i dans h
d'où il arrive qu'il ne contraéte point de liaifons avec les gens du pays , propre
qu'il n'a point l'occafion de fe partlalifer; & que prefque tous les JVlandat ^''■^'
rins qui gouvernent avec lui dans la même province, lui étant inconnus ,
il eft rare qu'il ait des raifons de les favorifer.
Si on lui donne un emploi dans une province qui confine avec la fien-
ne, il doit être placé dans un lieu, qui en loi t au moins éloigné de cin-
quante lieues. La raifcn eft , qu'un Mandarin ne doit penler qu'au bien
public. S'il exerçoit une Charge dans fon pays, il ne manqucroit pas d'ê-
tre troublé par les follicitations de les proches, & de fes amis, 6c il feroit
dangereux qu'en leur faveur, ou pour leur complaire, il ne commît quel-
que injuftice dans fcs jugemens, ou qu'il n'abufât de fon autorité pour per-
dre, ou pour opprimer par efprit de vengea.ice, ceux dont il auroit autre-
fois reçu quelque outrage, ou dans fa propre perfonne, ou dans celle de
fes parens.
On porte même cette délicatefTe, jufqu'à ne pas permettre, qu'un fil? ^ Un pareni
qu'un frère, qu'un neveu, &c. foit Mandarin lubaltcrne , où ion frcre,
fon oncle , &c. feroient Mandarins fupérieurs. Par exemple un tel e(t
Mandarin dans une ville du troifiéme ordre, 8c l'Empereur vient d'envoyer
fon frère aîné, pour Viceroy de la même province, le cadet doit auffi-tot fipéLw. .
avertir la Cour, & la Cour lui donne dans une autre province, un Manda- de foà "
rinat de même degré, que celui qu'il avoit dans la province, dont fon frerc partnr,
a été nommé Viceroy.
La raifon de ce règlement eft, qu'on doit craindre que le frère aîné Cn-
périeur, ne foit favorable à fon cadet inférieur, qu'il ne tolère, qu'il ne Rsifonsde-
diffimule fes fuites ; ou que le cadet ne fc prévale dé la dignité Se de la pro^ ce Reg!e-
teétion de fon frère, pour exercer fon emploi avec moins d'équité 6c d'ex- mcnr.
aâiitude. D'une autre part, il iéroit bien dur pour ua frère, d'être obli-
gé de porter accufation contre fon propre frère.
Pour éviter ces inconvéniens, on ne permet point qu'ils ioient dans dea
F 5, em^.
ne peut
e(t êire M.ir
il.uin iiifd
ieiir ou
46 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
emplois , qui mettent entre eux quelque relation de dépendance : & ce que
je dis d'un père, d'un fVcrcaîné, d'un oncle. Mandarins iupéricurs, doit
s'entendre également d'un fils, d'un frère, d'un neveu Mandarins fupé-
rieurs, à l'égard d'un père, d'un frère aîné ou d'un oncle inférieur, en un
mot de tous les proches parens.
Revue des j». De trois en trois ans on fait une revue générale de tous les Mandarins
^rintcr- ^^ l'Empire, & l'on examine les bonnes ou les mauvaifes qualitcz qu'ils ont
yaHes." '^' pour le Gouvernement. Chaque Mandarin fupérieur examine la condui-
te que fes fubalternes ont tenue, depuis les dernières informations qui ont été
faites, ou depuis qu'ils font en charge , S<: il leur donne à chacun des no-
tes, qui contiennent des éloges ou des réprimandes. Par exemple, le pre-
mier Mandarin d'une ville du troifiéme ordre a fous lui trois ou quatre pe-
tits Mandarins: il leurdonne fes notes, & les envoyé au Mandarin delà
ville du fécond ordre, duquel il dépend. Celui-ci qui a fous lui plu fleurs
Mandarins , qui gouvernent les villes du troifiéme ordre, examine ces
notes, 2c s'y conforme, ou en ajoute d'autres, félon les connoiflances
qu'il a.
Quand ce Mandarin de la ville du fécond ordre, a reçu les notes de tous
les Mandarins des villes du troifiéme ordre, il leur donne à eux-mêmes fa
note, puis il envoyé le catalogue de tous les Mandarins de fon départe-
ment aux Mandarins généraux de la province, qui demeurent à la Capita-
le. Ce catalogue paffe de leurs mains en celles du Viceroy , qui après l'a-
voir examiné d'abord en particulier, 6c enfuite avec les quatre Mandarins
généraux, l'envoyé en Cour avec fes notes particulières, afin que le pre-
mier Tribunal ait une connoiffance cxafte de tous les Mandarins de l'Em-
pire, 6c qu'il récompenfe ou punifle ceux qui méritent ou récompenic, ou
châtiment.' On récompenfe un Mandarin en l'élevant de quelques dé-
grez, ou en le mettant dans une plus grande place: on le châtie en l'abaif-
lant de quelques dégrez , ou en le deilituant de fon emploi.
Pendant deux mois que dure cet examen, le Viceroy ne voit perfon-
ne, il n'admet aucune vifite, 6c ne reçoit aucune lettre de ceux de fon
Gouvernement. Il doit tenir cette conduite, afin de paroître intégre, 6c
de montrer qu'il n'a égard qu'au feul mérite. Voici à peu près qu'elles
font CCS notes, qu'on donne aux Mandarins
Acufatic ns Au-defibus de leur nom , 6c du titre de leur Mandarinat, on écrit : c'efl:
contre les un homme avide d'argent, il cil trop févere dans fes châtimens, il traite le
Manda- peuple avec dureté: ou bien, il eft d'un âge trop avancé , il n'eft plus en
^'^^^- état de faire fes fonétions. Celui-ci eft fier,^ bifarre, capricieux, d'une
humeur inégale: celui-là eil brufque, emporté, il ne fçait pas fe poffcder:
cet autre ell foiblc dans ia manière de gouverner, il ne fçait pas fe faire
obéir: ou bien il eil lenr, il n'expédie pas les affaires, il eft peu inftruit des
loix 6c des coutumes, 6cc.
Les notes favorables font, par exemple : c'eft un homme intégre, qui ne
vexe pas le peuple, qui eft attentif à tous fes devoirs: ou bien, c'eft un
homme d'cEcpéricnce, il eft ferme fans dureté, 6c fe fait aimer du peuple,
il fçait l'art de gouverner, 6cc.
Quand
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ^j
Quand ce catalogue des notes ell arrivé à Peking, le Tribunal fuprémc
auquel il ell adrefle , les examine Se le renvoyé au Viccroi, après avoir
marqué la récompcnfe, ou la punition, qu'il ordonne pour chaque Manda-
rin de la province. . .
On calle de leurs emplois ceux qui ont de mauvaifes notes, pour peu g-"»-'""^.
qu'elles intéreflent le bon Gouvernement: on élève ceux qui font nbtez penfes
avec éloge, à un Mandarinat fupérieur. Tel, par exemple, qui étoit P^^ur les
Mandarin d'une ville du troifiéme ordre, 6c qui a donné des preuves de fa ^^*n^'^-
capacitc, cft élevé au Gouvernement d'une ville du fécond ordre, pour le- ""''
quel il paroit avoir les talens nécelîaircs.
Il y en a d'autres qu'on fe contente d'élever ou d'abaifler de quelque* dé-
grez. Les Mandarins font alors obligez de mettre à la tête de leurs Or-
donnances, le nombre de dégrez qui les élèvent ou qui Icsabaiflcnt: Par
exemple, Moi, un tel Mandarin en cette ville, élevé de trois dégrez Kia
fan kie : ou bien abaifle de trois dégrez ^iangfan kie, fais fçavoir &: Ordon-
ne &c. Par ce moyen le peuple efl inftruit de la récompenfe ou de la pu-
nition que le Mandarin a mérité. Qiiand il eft élevé de dix dégrez, il a
lieu de fc flatter qu'il montera bien-tôt à un autre Mandarinat fupérieur; fi
aucontraire il vient à être abaifle de dix dégrez , il court rifque de perdre
fan emploi.
4°.. Comme les Officiers généraux pourroient fe laifler corrompre par EtaMiflc-
l' argent, que leur donneroient les Gouverneurs particuliers des villes, ôc ment de
fe rcndroient faciles à conniver aux injuftices des Mandarins qui vexeroient Commif-
le peuple} de tems en tems l'Empereur envoyé fécrétement des Infpeèteurs p"^" !"!".
dans les provinces, qui parcourent les villes, qui fe glifl^ent dans les Tribu- (je'i°"M"n-
naux, pendant que le Mandarin tient l'Audience, qui s'informent adroi- darins.
tement des Artifans, 6c du peuple, de quelle manière il fe conduit dans
l'adminiftration de fa Charge, èc lorfqu'après des informations fècrettes,
il s'eft convaincu de quelque défordre, alors il découvre les marques de fa
dignité, 6c fe déclare Envoyé de l'Empereur.
Comme fon autorité eflabfoluc, il fait àl'inftant le procès aux Mandarins
coupables, ôc les punit félon toutes la févérité des loix; ou bien, fi les in-
jurtiçcs nefont pas ficriantcs,il envoyé fcs informations à la Cour afin qu'el-
le en décide.
Il y a quelques années, que l'Empereur nomma de ces fortes de Commif-
faires, pour la province de Canton: il s'agiflbit d'une aftuire qui concernoit
le Viceroy 6c le Contrôleur Général du iel, lefquels avoient envoyé à Pe-
king des accufations l'un contre l'autre. Le peuple de la province, qui
fouflProit de la cherté du fel, dont le prix étoit augmenté confidérablement
prenoit le parti du Viceroy contre le Contrôleur} 6c la pi û-part des Manda-
rins Généraux parloient en faveur du dernier contre le premier.
La Cour attentive à ce démêlé, 6-C voulant connoître le coupable, en-
voya à Canton en qualité de Commiflaires , le 'Tfong tou des provinces de 7V/^
kiang , 8c de /o kien^ 6c le Tfong ton des provinces de Kiang nan 6c de
Kiangfi.
A leur arrivée à Canton, ils refuferent les^rosaçurs, que la coutume
prefr
Infpec-
teurs dfs
Provinces.
vilitc
qudques
Provinces.
Sa récep-
tion dans
quelques
Villes.
43 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
prcfcrivoit pour leur réception, afin de ne donner aucun lieu de ioupçon-
ner, qu'ils le fuflent laiflez gagner par des préibns: ils n'eurent même avec
les Mandarins aucune communication, qu'a mefure qu'ils les citoient les
uns après les autres, pour prendre les informations fur l'affaire qu'ils étoienc
venus examiner. C'elt pourquoi lans recevoir ni faire de vifite, ils allèrent
droit à l'Hôtel qui leur avoit été préparé, &c ils s'y tim-ent renfermez,
jufqu'à ce qu'ayant cité le Viceroy & le Contrôleur Général, ils commen-
cèrent le Procès par des interrogatoires réitérez de ces deux Mandarins,
qui comparurent plufieurs fois devant leurs Juges en pollure de criminels.
Le Viceroy pendant tout le tems que durèrent les informations, étoit
obligé de quitter tous les matins fon palais;, pour fe rendre dans un lieu
près de l'Audience, &C y demeurer jufqu'à la nuit. En cela il étoit traité
avec plus de diilinétion que le Contrôleur Général, qui fut obligé pendant
tout ce tems-là, de s'abfenter de fon Tribunal, & d'être continuellement
à la porte de l'Audience. •
Toutes les boutiques furent fermées dans la vilk , & le peuple par Ces
députez porta fes accufations contre le Contrôleur j elles furent reçues des
CommifFaires , auffi bien que celles qui furent produites par les Mandarins.
Les informations étant finies," les Commiflaires les envoyèrent à Peking par
un courrier extraordinaire j après quoi ils reçurent les viûtes de tous les
Mandarins, excepté du Contrôleur Général.
^o. Quoi qu'on ne choififfc pour infpeéteur des provinces, que des Offi-
ciers confidérables, & d'une probité connue, il fc pourroit faire néanmoins,
que quelques-uns abuferoient de leur pouvoir, ôc feroient tentez de s'enri-
chir aux dépens des coupables, dont ils dilîimulcroient les injuftices: c'elt
pour les tenir fur leur garde, que lorfqu'on s'y attend le moins , l'Empereur
prend cjuclqucfois le parti de vifiter en perfonne quelques provinces, pour
écouter lui-même les juftes plaintes, que le peuple auroit à faire de ceux
qui le gouvernent. Ces fortes de vifites, oti le Prince affecte de fe rendre
populaire, font trembler les Mandarins, dont la conduite eft tant foit peu
repréhenfible.
En l'année i68p. feu l'Empereur Cang hi fit un de ces voyages dans les
provinces du Midi : il paffa par les villes de Sou tcbeou,de Tang tcheou, & de
Nan king. Il étoit à cheval, fuivi de fes Gardes du Corps, & d'envi-
ron trois mille Cavaliers : ce fut ainfi qu'il fit fon entrée dans Nan
king.
On vint le recevoir avec des étendards, des drapeaux de foye, des dais,
des parafols, Se d'autres: orncmers fans nombre : de vingt en vingt pas, on
avoit élevé dans les rues des arcs de triomphe, revêtus des plus belles étof-
fes, & ornez de fcftons, de rubans, de houpes de foye, fous lefquels il paf-
foit. Les rues étoicnt bordées d'un peuple infini, mais dans un fi grand
refpecl, dans un filcnce fi profond, qu'on n'entendoit pas le moindre
bruit. ^ ^
Il coucha dans fa barque à Tang tchmi^ 6c le lendemain il fit fon entrée a
cheval: les rues étoient tapifl'écsril demanda fi les Mandarins leur en avoienc
donné l'oi-drc; les habitans répondirent que non, &;; que c'étoit de leur
pro-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
4!>
f>ropre mouvement, qu'ils avoient voulu donner ce témoignage public de
leur refpeft envers S;i, Majellé. Il leur en témoigna la ktisfadion. Les
rues étoient fi pleines d'hommes & a'entans , qui s'échappoicnt au mi-
lieu des chevaux, que l'Empereur s'arrêtoit à tout moment, & paroiflbit
y prendre plaiilr.
A Sou tcheou on avoit étendu des tapis fur le pavé des rues: l'Empereur
deicendit de cheval à l'entrce de la ville, ôc commanda à fa cavalerie de s'ar-
rêter, pour ne point gâter tant de belles pièces de ibye qui appartcnoient
au peuple. Il marcha à pied jufqu'au palais qu'on lui avoit préparé, 6c
honora pendant deux jours cette ville de la préicnce.
C'eft dans ces fortes de voyages, où l'Empereur fe déclare le proteéleur
Se le perc du peuple, que la juitice ell prompte 6c fcvére à l'égard des
Mandarins, dont on a de julles fujets de pUiinte. Le Père le Comte rap-
porte un de ces exemples dejufticeôc dcfévérité, par lefqucls feu l'Em-
pereur Cangbi fe rendit redoutable aux Mandarins , & également aimable à
Ion peuple.
„ Ce grand Prince s'étant un jour éloigné de fa fuite, dit ce Père, ap-
„ perçut un vieillard qui pleuroit amèrement : il lui demanda le fujet de
5, l'es larmes: Seigneur, lui répondit cet homme qui ne le connoilîbit pas,
„ je n'avois qu'un enfant qui faifoit toute ma joie, fur lequel je me repo-
„ fois du foin de ma famille j un Mandarin Tartare me l'a enlevé, je fuis à
5, préfent privé de tout fecours , & apparemment je le ferai toute ma vie j
5, car comment eft-ce qu'un homme foible & pauvre comme moi , peut
„ obliger le Gouverneur à me rendre juftice? Cela n'eil pas fi dilScile que
„ vous peniéz, lui dit l'Empereur, montez en croupe derrière moi. Se
5, conduifez moi à la maifon de cet injulte ravifléur. Ce bon homme obéit
„ fans façon , & ils arrivèrent ainfi tous deux aprcs deux heures de che-
„ min chez le Mandarin , qui ne s'attendoit pas à une vifite fi extraor-
5, dinaire.
„ Cependant les Gardes , Se une foule de Seigneurs , après avoir long-
55 tems couru, s'y rendirent, & fans fçavoir encore dequoi il étoit quelti-
„ on, entourèrent la maifon, bu y. entrèrent avec l'Empereur > alors ce
5, Prince ayant convaincu le Mandarin de la violence dont on l'accufoit , il
„ le condamna fur le champ à perdre la tète. Après quoi fe retournant du
„ coté du pcre affligé, qui avoit perdu ion fils: pour vous dédommager
5, entièrement, lui dit-il d'un ton férieux , je vous donne la Charge du
„ coupable qui vient de mourir, ayez foin de la remplir avec plus de mo-
„ dèration que lui } 6c profitez de fa faute & de fa punition, de crainte qu'à
„ votre tour vous ne ferviez d'exemple aux autres..
6'. Enfin rien n'ell plus inftruftif & plus capable de maintenir les Man-
darins dans l'ordre, & de prévenir les fautes dans lesquelles ils pourroient
tomber, que la Gazette qui s'imprime chaque jour à Peking^ 6c qui fe ré-
pand de là dans toutes les provinces. On n'y infère que ce qui a raport au
Gouvernement, 6c comme le Gouvernement Chinois eft parfaitement Mo-
narchique, 6c que toutes les affaires tant foit peu confidèrablcs fe raportent
à l'Empereur , elle ne contient rien qui ne puifl"e beaucoup fervir à diri-
Tome H. G ger
Exemple
de juftice
qu'il rendi
Excelle»:
ce de la
Gazette
Chinoife.
Siute de
l'excellen-
ce de la
'Gazette
ChiDoile.
«les Lois
de la
Chine.
fo DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
ger les Mandarins dans l'exercice de leur Charge, £c à inftniire les Lettrez
i<c le Peuple.
On y lit , par exemple, le nom des Mandarins qui ont été deftituez de
leurs emplois Se pour quelle raifon : l'un, parce qu'il a été négligent à exiger
le tribut Impérial, ou qu'ill'a diffipéj l'autre parce qu'il eft trop indulgent,
ou trop févére dans les châtimens : celui-ci, à cauie de fes concuiîîons j ce-
lui là, parce qu'il a peu de talcns pour bien gouverner. Si quelqu'un des
Mandarins a été élevé à quelque Charge confidérable, ou s'il a été abaiflc ^
ou bien il on l'a privé pour quelque faute de la pcnfion annuelle qu'il de-
voit recevoir de l'Empereur, la Gazette en fait auffi-tôt mention.
Elle parle aufll de toutes les affaires criminelles, qui vont à punir de mort
le coupable j on voit les noms des Officiers qui remplacent les Mandarins
caflcz de leurs emplois j les calamitez arrivées dans telle, ou telle province,
6c les fecours qu'ont donnez les Mandarins du lieu par l'ordre de l'Empe-
reur > l'extrait des dépeniés faites pour la iubfiftance des foldats, pour les
befoins du peuple, pour les ouvrages publics, fie pour les bienfaits du Prin-
ce j les remontrances que les Tribunaux fùpérieurs prennent la liberté de
faire à Sa Majefté furfa propre conduite, ou iur fes décifîons.
On y marque le jour que l'Empereur a labouré la terre, afin de réveiller
par Ion exemple dans rciprit des peuples, 6c d'infpirer à ceux qui les gou-
vernent, l'amour du travail, 6c l'application à la culture des campagnes j.
le jour qu'il doit affembler à Pek'mg tous les Grands de la Cour, 6c tous les
premiers Mandarins des Tribunaux, pour leur faire une inflruélion fur leurs
devoirs. On y apprend les Loix & les Coutumes nouvelles qu'on établit >
on y lit les Icïianges que l'Empereur adonnées à un Mandarin, ouïes ré-
primandes qu'il lui a faites: par exemple, un tel Mandarin n'a pas une ré-
putation faine} s'il ne fe corrige, je le punirai.
Enfin la Gazette Chinoife k fait de telle forte, qu'elle eft très utile, pour
apprendre aux Mandarins à bien gouverner les peuples: auflî la lifent-ils ex-
actement > 6c comme elle fait connoître toutes les affaires publiques qui le
paffent dans ce vafte Empire, la plû-part mettent pai- écrit des obfervations
lur les chofes qu'elle contient, 6c qui peuvent diriger leur conduite.
On n'imprime rien dans cette Gazette qui n'ait été préfenté à l'Empe-
reur, ou qui ne vienne de l'Empereur même: ceux qui en prennent foin,
n'oieroient y rien ajouter, pas même leurs propres réflexions, fous peine
de punition corporelle.
En I7Z6. l'Ecrivain d'un Tribunal, 6c un autre Ecrivain qui étoit em-
ployé dans le bureau de la pofte, furent condamnez à mort, pour avoir
inléré dans la G.izctte quelques circonftanccs qui fe trouvoient fauffcs} la
raifon fur laquelle le Tribunal des affiires criminelles, fonda fon Jugement,
c'eft qu'en cela ils avoient manqué de refpcél à Sa Majefté, 6c que la Loy
porte , que quiconque manque au refpeéî qu'il doit à l'Empereur, mérite
la mort.
Aurefte les Loix interdifcnt aux Mandarins la plû-part des plaifirs ordi-
naires. Il ne leur eft permis que de régaler quelquefois leurs amis,6c de leur
donner h Comédie. Ils rilqueroient leur fortune, s'il fc permettoient le
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. fi
jeu, la promenade, les vifires particulières, ou s'ib apitoient à des aflcn-i-
blées publiques. Ils n'onc de divertilîemens, que ceux qu'ils peuvent pren-
dre dans l'intérieur de leur palais.-
Du GouveynemeMt milttatre , de$ forces de l'Empire ,
des Forterejjes , des Gens de guerre , de leurs
Armes , ^S de leur Arùlkr'îe,
f'^ Omme il y avoit autrefois en France des Chevaliers d'Armes, 2c des Du Gcu-
\^ Chevaliers es loix, il y a à la Chine des Doéteurs Lettrez, 6c des vcrntment
Docteurs Militaires : nous avons parlé des premiers , fur qui roule tout le Militaire.
gouvernement de l'Etat: il faut maintenant taire connoître les féconds, qui "
lont deftinez à maintenir la tranquilité de l'Empire, à tenir les voifins dans
le refpeft, ôc à étouffer ou prévenir les révoltes.
Les Mandarins d'Armes ou Officiers de guerre, doivent palTer par divers
examens, de même que les Mandarins de Lettres, & donner des preuves
de leur force, de leur adrefle, 6c de leur expérience dans l'Art militaire.
Ainfi il y a parmi eux trois dégrez où ils doivent parvenir, celui de Bache-
lier, celui de Licencié, & celui de Doéteur aux Armes. C'eft dans la
Capitale de chaque province , que fe fait l'examen des Bacheliers , pour
être Licentiez de la manière que je l'ai expliqué ailleurs.
Il y a à Peking cinq Tribunaux des Mandarins d'Armes, qui s'appellent Tribaniux
Ou fou, c'eft-à-dire, les cinq clafles ou troupes de Mandarins de guerre. Militaires
La première clafle , eft celle des Mandarins de l'arriere-garde, appellée ^ P'^^H'
Heou fou.
La féconde , cft des Mandarins de l'aîle gauche , qui fe nomme
7'fo fou.
La troifiéme, des Mandarins de l'aîle droite, nommée Teeu fou.
La quatrième, des Mandarins de l'avant-garde du corps de bataille,
qu'on nomme 'Tcbongfou.
La cinquième, des Mandarins de l'avant-garde, appellée 7/?c« /<?«.
Ces cinq clafles ont à leur tête un Chef 6c deux Aflefleurs, ils font du
premier ordre des Mandarins. On choifit ordinairement pour ces pofles,
de Grands Seigneurs de l'Empire, Se ce font eux qui commandent les Offi-
ciers de la Cour , 6c tous les Soldats.
Ces cinq Tribunaux dépendent d'un Tribunal fuprême de la guerre, ap- Leur fub-
pelle Jong tching fou. Le Chfef efl: un des plus Grands Seigneurs de l'Em- orJina-
pire. Son autorité s'étend fur ces cinq Tribunaux, 6c fur tous les Officiers tion,
6c. les Soldats de la Cour: mais pour prévenir l'abus qu'il pourroit fiire
d'un pouvoir fi étendu , 6c qui le rend le maître de tant de troupes, on
lui a donné pour AfTefleur un Mandarin de Lettres, qui a le titre de Surin-
tendant des Armes, avec deux Infpefteurs nommez par l'Empereur, qui
G 2- pren-
fi DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
prennent part à toutes les affaires ; & de plus lorfqu'il s'agit de l'exécution
de quelque projet militaire, ils dépendent abfolumcnt de la quatrième des
fix Cours Souveraines, appellée Ping pou., dont nous avons parlé ,*ôc qui a
dans Ion reflbrt.toute la milice de l'Empire.
Quoiqu'il y ait des Grands Seigneurs, qui tenant dans l'Empire le rang
de Princes, de Ducs, & de Comtes, font au-deflus de tous les ordres des
Mandarins par leur rang, par leur mérite. Se par leur fervice ; cependant
il n'y a aucun d'eux, qui ne fe tienne honoré du titre que leur donne leur
Mandaiinat, & la qualité de Chef des cinq Tribunaux des Mandarins d'Ar-
mes. On ne peut avoir plus de paffion qu'en ont les Chinois pour com-
mander, Se ils font coniilter toute leur gloire Se leur bonheur, à avoir de
l'autorité dans l'Etat.
Le premier des Mandarins d'Armes, a le même rang que les Généraux
en Europe, 6c l'es fonctions font à peu près les mêmes: il a fous lui dans
quelques endroits, quatre Mandarins, & dans d'autres deux feulement,
dont l'emploi répond aflez à celui de nos Lieutenans Généraux, lefquels
ont pareillement quatre Mandarins fubalternes, qui font comme les Colo-
nels: ceux-ci en ont encore d'autres au deflbus d'eux, qu'on peut regar-
der comme Capitaines, qui ont pareillement d'autres Officiers fubalter-
nes , comme nos Capitaines en Europe ont leurs Lieutenans, & Sous-
Lieutenans.
Chacun de ces Mandarins a un train conforme à fa dignité: quand il
paroît en public, il eft toujours efcorté d'une troupe d'Officiers de fon Tri-
bunal. Tousenfemble commandent un grand nombre de troupes, partie
Cavalerie, partie Infanterie.
Eiercice Ces Officiers font faire régulièrement l'exercice à leurs Soldats : cet
exercice confifte ,. ou. en des marches afléz tumultueufcs & (ans ordre ,
3u'ils font à la fuite des Mandarins , ou à former des_ efcadrons , ou à
cfiler en ordre, ou à fc choquer les uns les autres, ou à fe rallier au fon du
cor & des trompettes > du relie ils ont beaucoup d'adreffe à tirer de l'arc.
Se à bien manier la fabre.
Ils font auflà de tems en teras la revue de leurs troupes. Aloi-s on vifite
attentivement leurs chevaux , leurs fufils, leurs fibres, leurs flèches, leurs
cuiralTes, &: leurs cafques: pour peu qu'il y ait de rouille fur leurs Armes,
leur négligence eil punie a l'heure même de trente ou quarante coups de
bâton, s'ils font Chinois} Se de foiiet, s'ils font Tartares. Hors de là il
leur eft libre de faire tel commerce qu'il leur plaît, à moins qu'ils ne foient
fixez à un pofte oui les occupe entièrement, comme feroit de garder une
porte de ville, ou de demeurer dans un corps de garde fur les grands
chemins.
Comme le métier de la guerre ne les occupe pas beaucoup dans un pays,
où la paix règne depuis tant d'années, bien loin qu'on foit obligé d'enrôler
les Soldats par force, ou par argent, comme il fe pratique en Europe,
cette profeffion eft regardée de la plû-part, comme une fortune, qu'ils
tâchent de fe procurer pur la protedion de leurs amis,. ou parles préfens.
qu'ils-
* Cy devant page xp. . ^^
Militaire.
0es Enrô
Icmon?.
ET DE LA TARTx\RÏE CHINOISE.
Ti
la Sol-
qu'ils font aux Mandarins. Ils font la plû-part du pays même où ils fervent,
oc y ont leur famille.
Les trois provinces Septentrionales donnent beaucoup de Soldats pour le
fervice de l'Empereur: on leur paye de trois en trois mois leurfolde, qui ''^■
eft de cinq fols d'argent fin , 6c d'une mefure de ris par jour , ce qui
fjuffit pour l'entretien d'un homme. Il y en a qui ont double paye :
les Cavaliers ont cinq iols de plus, êc deux meiures de petites fèves,
pour nourrir les chevaux qui leur font fournis par l'Empereur.
On compte plus de dix-huit mille Mandarins de guerre, 6c plus de fept
cens mille Soldats répandus dans toutes les provinces, dans les Fortereflcs,
dans les villes 6c les Places de guerre, èc le long de la grande muraille.
Ces troupes font bien vêtues 6c bien armées, 6c ont quelque chofe de Entretien
brillant dans une marche, on dans une revue: mais il s'en faut bien qu'el- desTrou-
les foient comparables à nos troupes d'Europe, foit pour le courage, foit P^'*
pour la difciplinei le moindre effort ell capable de les déconcerter, 6c de
les mettre en déroute.
Outre que les Chinois font naturellement mous, ôc que les Tartares font
prefque devenus Chinois 5 la paix profonde dont ils jouiflent depuis tant
d'années, ne leur donne pas lieu de s'aguerrir: d'ailleurs l'ellime qu'ils font
des Lettres, préférablement à toute autre profeffion , la dépendance où
les gens de guerre font des Lcttrez , l'éducation qu'on donne-à la jeunelTe,
où l'on ne met devant les yeux que des livres 6c des caraéteres, où l'on ne
l'inftruit qu'à un air grave 6c férieux , ou l'on ne lui parle que de loix 6c de
politique i cettte éducation, dis-je, n'efl gueies capable de former des
guerriers.
Ces troupes ne fervent guerés, fur tout depuis que la Tartane eft foumi-
fe, qu'à prévenir les révoltes des peuples, ou à appaifer les premiers mou-
vemens qui s'élevoient dans une ville, ou dans une province. Vingt-
quatre Officiers ont dans le Palais la dignité de Capitaines Généraux, il y
a autant de Meftres de Camp. Ce ibnt les Tartares qui les ont infti-
tuez.
Outre ces Officiers Tartares, il y a auffi des Officiers du P/>;^/!o«, ou
Tribunal de la guerre, qui ont intendance fur les troupes Chinoifcs de tout
l'Empire. Ceux-ci ont des Courriers toujours prêts à partir, pour porter en
diligence dans les provinces les ordres néceflaires, 6c cela le fait dans un
grand fécret. Leur foin principal ell de purger la campagne des voleurs,
qu'ils font fuivre 6c obferver avec tant d'exaétitude, qu'on ne manque pref-
que jamais de les faîfir. Lorfqu'il s'agit de pareilles exécutions, les ordres
s'envoyent à la ville la plus proche du lieu où le trouvent les voleurs, 6c s'il
eft néceflaire, on employé les forces de plufieurs villes. En cas de guerre,.
on en fait défiler quelques Bataillons de chaque province, pour compofer
un corps d'Armée.
Avant l'union des Tartares avec les Chinois, il y avoit le long de la gran-
de muraille, une quantité prodigieufe de troupes dcftinées à la garder, 6c à:
couvrir l'Empire, contre les entreprifes d'ennemis fi redoutables: il n'y.
en a maintenant que dans les Places les plus importantes,
G i La
Leur dcf.
tination.
5-4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
La nature à pris foin de fortifier la Chine dans tous les autres endroits
par oii clic pourroit être attaquée. La mer qui environne fix provinces,
cit fi baife vers les côtes , qu'il n'y a point de grand Vaiffeau qui puifie en
approcher fans fe briierj & les tempêtes y iont il fréquentes, qu'il n'efl:
point d'Armée navale qui puifie s'y tenir en fureté. Il y a à l'Occident
des montagnes inacceflibles, qui ne couvrent pas moins la Chine de ce cô-
té-là, qu'elle ell couverte des autres côtcz par la mer , & par fa valle mu-
raille.
De la Ce fut zif. ans avant la naiflance de Jcfus-Chrift, que ce prodigieux
grande ouvrage, fut conftruit par les ordres du premier Empereur de la famille
Muraille, Tfm^ afin de renfermer trois grandes provinces, &; de les couvrir contre les
irruptions des Tartares.
Aufiitôt qu'il eut pris ce deflein, il fit venir de toutes les provinces de
fon Empire, le tiers des hommes capables d'y travailler. Pour en jetter
les fondemens du côté de la nier, il fit couler a fond plufieurs Vaifieaux
pleins de fer, & de grands quartiers de pierre , fur lefquels il fit élever
l'ouvrage avec tant d'exactitude, qu'il y alloit de la vie pour les ouvriers,
de laiflcr entre les afliettes de pierre, la moindre fenie où le fer pût en-
trer.
C'eft ce qui a fait durer cet ouvrage jufqu'à maintenant , prefque aufll
entier que s'il ne venoit que d'être conftruit. Sa longueur ell d'environ
cinq cens lieues, 8c fa largeur ell telle, que fix Cavaliers y peuvent mar-
cher de front.
Deux chofes font particulièrement admii'er cette (fntreprife : la premiè-
re, que dans fa valle étendue de l'Orient à l'Occident, elle pafle en plu-
fieurs endroits par defllis des montagnes très-hautes , fur lefquelles elle s'élè-
ve peu à peu, étant fortifiée à certaines diftances de grofies Tours, qui ne '
font éloignées les unes des autres, que de deux traits d'arbalète, pour ne
point laifl^er d'endroits hors de défenfe.
On ne comprend pas, comment on a pu élever cet énorme Boulevart,
jufqu'à la hauteur où on le voit dans des lieux fecs & arides, où l'on a été
obligé de porter de fort loin, & avec des travaux incroyables, l'eau, la bri-
que, le ciment, ôc tous les matériaux néceflaires, pour la conftruèlion d'un
pareil ouvrage.
La féconde , eft que cette muraille n'eft pas continuée fur une même li-
gne, ainfi qu'on le peut voir dans la Carte, mais qu'elle eft recourbée en
divers endroits, félon la difpofition des montagnes, de telle manière qu'au
lieu d'un mur, on pourroit dire, qu'il y en a prelque trois , qui entourent
cette grande partie de la Chine vers le Septentrion, où elle regarde la Tar-
tarie.
Des Villes P°"'' ^^ ^"* ^^ ^^^ v<}C:t% de guerre, il n'y a que leur fituation qui les
de guerre, rend d'un accès difficile, 6c par où elles paroiflent mieux fortifiées que les
villes communes. Toute l'invention des Ingénieurs Chinois pour fortifier
les Places, fe borne à un excellent rempart, à des murailles de brique, à
des tours , 6c à un large foftë plein d'eau j 6c dans le fond cette forte
de fortification fuffit, pour les mettre à couvert de toute infulte j 6c elle
eft
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
rr
eft proportionnée aux cfForts d'ennemis aufîî peu habiles à attaquer, qu'à
fe défendre.
Les ForterefTcs, les Places d'Armes, les Citadelles font en grand nom-
bre: elles font diftinguées en fept ordres difFérens, que les Chinois nom-
ment ^lafi , Guci , So, 'tchin, Pao^ Pou, Tcb.v. Il y en a environ fix
cens du premier ordres cinq cens ôc d'avantage du fécond j trois cens onze
du troifiémej trois cens du quatriémc> cent cinquante du cinquième, 6c
trois cens du dernier: ce qui fait plus de deux mille Places d'Armes, fans
compter les Tours, les Châteaux, Scies Redoutes de la fameufe Muraille,
qui ont chacune leur nom, 6c leur garnifon.
Parmi les dernières , il y a des lieux de refuge au milieu des champs, où
les laboureurs 6c les habitans des campagnes , fe retirent avec leurs trou-
peaux 6c leurs meubles, en cas de troubles , ce qui arrive rarement , ou de
courfes fubites de voleurs. C'eft là. qu'ils fe mettent à couvert de toute in-
fulte. Il y en a d'autres qui font bâties fur la cime des rochers, ou fur des
montagnes efcarpées, où l'on ne peut grimper que par des efcaliers taillez
dans le roc, ou par des échelles.
Ces Places qui ne font que des retraites depayfans, ne font point environ-
nées de murailles} elles ne font défendues que par leur fituation, qui les
rend inacceflîbles ; ou par quelques fofléz laj-ges 6c profonds , capables d'ariê-
ter des révoltés, qui ne font que pafler.
On compte outre cela plus de trois mille Tours ou Châteaux, qu'ils ap-
pellent Tai, où il y a en tout tems des Sentinelles 6c des Soldats en faétion
6c qui dès qu'ils découvrent quelques défordres, donnent le fignal; fi c'eft
durant le jour, avec une bannière qu'ils arborent fur le haut de la Tourj 6c
avec une torche allumée, fi c'el: pendant la nuit, afin d'avertir les gar-
nifons voifines : car dans tout l'Empji^ il n'y a ni province , ni vil-
le, ni Place murée, qui n'ait des Soldats pour fa défenfe, 6c pour fa fu-
reté.
Quoique l'ufage de la poudre foit encien à la Chine, l'artillerie y eft aiïëz Del'Artil-
moderne, 6c l'on ne s'ell gueres fei-vi de la poudre depuis Ion invention, que lerie. .
pour les ieux d'artifice, en quoi les Chinois excellent. Il y avoit cependant
trois ou quatre bombardes courtes 6c renforcées aux portes de Nan king^
•aflez anciennes pour faire juger, qu'ils ont eu quelque connoiffance de l'ar-
tillerie; ils paroifTent cependant en ignorer l'ufage, 6c elles ne fervoient là
qu'à être montrées comme des pièces curieufes. Ils avoient auflî quelques
pierriers fur leurs bâtimens de Marine , mais ils manquoient d'adi-efie pour
s'en fervir.
Ce fut en l'année itîii. que la ville de Macao fit préfent à l'Empereur de introduc-
trois pièces de canon, avec des hommes pour les fervir j on en fit l'eflai tion des.
dans Peking en préibnce des Mandarins, qui furent d'abord furpris, 6c en- p^h"^ *
fuite coniternez, quand ils virent qu'après avoir tiré une de ces pièces, elle
tua en reculant un Portugais 6c trois Chinois, qui ne fe retirèrent pas afiez
promptement.
Ces pièces furent menées fur les frontières de l'Empire du côté des
Tartares, qui étant venus en troupes auprès delà grande muraille, furent
eei-
Fonte de
Ca-r.ons à
la Chine.
f<5 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
tellement épouvantez du ravnge qu'elles firent, quand on les eut tiré lur
eux, qu'ils {Mirent la fuite & n'olerent plus en approcher.
En l'année i6^(5. que la perlecution ctoit allumée contre les Prédicateurs
de l'Evangile , & que depuis environ dix ans, ils le tenoient cachez lans ofer
paroitrc , les Tartares firent une nouvelle irruption dans l'Empire. Les
Mandarins de guerre délibérèrent des moyens de s'oppofer aux coudes de
ces barbares , & parlèrent de fortifier les Places , ôc de les garnir d'artil-
lerie.
On fe fou vint qu'on avoit fouvent oiii dire au Doâreur Paul Siu, ce Co-
lao fi zclc pour le Chriitianifme , que les Mifiionnaires fçavoient l'art de
fondre du canon: ils fupplierent aufli-tôt l'Empereur, d'ordonner au Perc
yîdam Schal Prcfident du Tribunal des Mathématiques d'en faire fondre.
Sa Majeilé voulut fçavoir auparavant fi ce Père en avoit la pratique: mais
les Mandarins s'étant chargez de le fçavoir adroitement de lui-même, fans
qu'il s'apperçût de leur deflèin, fiippliérent l'Empereur d'en faire expédier
l'ordre, dont ils ne fe ferviroient qu'à propos.
Ils obtinrent ce qu'ils fouhaitoient, 6c étant allez vifîter le Père fous pré-
texte de lui propofer quelques difficulrez d'aftronomie, ils l'interrogèrent
fur divcries parties des Mathématiques, 6clui demandèrent comme par occa-
fion, s'il fçavoit les règles qu'il falloit obferver pour fondre du canon. Le
Père ayant répondu qu'il en içavoit les principes, ils lui préfenterent à l'inf-
tant l'ordre de l'Empereur.
Le Miffionnaire eut beau s'en défendre , en répétant fans cefle que la pra-
tique étoit bien différente de la théorie, il lui fallut obéir, & inftruire des
ouvriers. On lui afiigna un lieu propre attenant du Palais, afin qu'il pût
être aidé des Eunuques de la Cour.
Dans la (uite les divers ouvrages d'optique, defi:atique, d'architeéturc
tant militaire que civile, 6c divers inllrumens de bois Se de cuivre, que le
Père Ferdinand Verbicft avoit fait faire pour l'Obfervatoire de Pcking^ per-
fuaderent aux Mandarins, qu'il ne feroit pas moins habile à fondre des ca-
nons pour défendre l'Empire des infultes de fee ennemis, & en particulier
de certains voleurs, qui infelfoicnt les côtes de la Chine & les provinces
frontières, dont on avoit beaucoup de peine à les chafler.
C'cft pourquoi ils préfenterent à l'Empereur un Mémoire, par lequel ils
le fupplioicnt d'ordonner au Père Verbiell, pour la confervation de l'Etat,
d'inliruire des ouvriers de la manière de fondre 8c de fabriquer du canon.
Le Miflîonnaire qui avoit lu dans les archives de l'Eglife de Peking , que
fous la dernière Famille des Empereurs Chinois, on s'étoit fervi de ce moyen
pour introduire dans l'Empire un grand nombre d'ouvriers Evangeliques ,
cmt que ce fcrvice, qu'il rcndioit à un fi grand Prince, ne manqueroit pas
de le rendre favorable à la Religion Chrétienne. Il fit fondre t 30. canons
avec un fuccès admirable.
Quelque tems après, le Confeil des premiers Mandarins de guerre, pré-
fcnta un Mémoire à l'Empereur, pour lui faire connoître la néceflité où
ils étoient, d'avoir pour la défcnfc de leurs places 510. pièces de canon de
calibres différens, à la façon de ceux d'Europe. L'Empereur répondit à
cette
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. f7
cette Requête, en ordonnant qu'on travaillât à la fonte de ces canons, &c
que Nan hoai gin ^ (c'étoit le nom Chinois du Père Verbieft ) préfidât à ce
travail: mais qu'auparavant il luipréientât un mémorial, où fuffent peintes
les figures, & les modèles des canons qu'il feroit fondre.
Le Père obéit à l'ordre de l'Empereur, & le 1 1'. Février de l'année i68i.
il préfenta ces modèles: ils furent agréez, ficl'ordrefut donné au Tribu-
nal, qui a l'intendance des bâtimens Se des ouvrages publics, d'y taire tra-
vailler incelTamment, 6c de fournir pour cet effet toutes les choies nécef-
iàires.
On employa phis d'un an à la fabrique de ces canons. La plus grande obftacks
difficulté qu'eut le Père, vint de la part des Eunuques du palais : ils fouffVi- à cette
rent impatiemment qu'un étranger fût fi avant dans les bonnes grâces de Fo"tc.
l'Empereur: il n'y a point d'efforts qu'ils ne firent , pour empêcher le fuc-
cès de l'ouvrage. Ils fe plaignoient à tout moment de la lenteur des ou-
vriers, tandis qu'ils faifoient voler le métal par de bas Officiers de la Cour.
Auffitôt qu'un des plus gros canons fut achevé, avant même qu'on eût pu
le polir en dedans, ils y firent inférer avec violence un boulet de fer, pour
en rendre l'ufage inutile. Mais le Père après l'avoir fait charger de poudre
par l'embrafure, y fit mettre le feu, & le boulet fortit avec tant de fracas,
que l'Empereur ayant oiii le coup de fon palais, en voulut voir V effet fur le
champ.
Quand tous ces canons furent achevez, on les conduifit, pour cn faire Onréuffit.
l'eflai, au pied des montagnes qui font vers l'Occident, à une demie jour-
née de la ville de Peking. Plulîeurs Mandarins s'y rendirent pour les voir
tirerj & l'Empereur ayant apris le fuccès de cette épreuve, y alla lui-mê- i^"^^^" ^*''
me avec quelques Gouverneurs de la Tartarie Occidentale, qui fe trouvèrent ^^*
à Peking: il y conduifit toute fa Cour, & les principaux Officiers de fes
milices; on les chargea en fa préfence, 6c on les tira plufieurs fois contre
certains endroits qu'il avoir délîgnez.
Ayant vu que les boulets ne manquoient jamais d'y porter, par le foin
que prenoit le Père de les drellcr avec les inllrumens, il en eut tant de joye,
qu'il fit fous des tentes Se au milieu delà campagne, un feftin folemnel
aux Gouverneurs Tartares, ôc à les principaux Officiers de guère: il but
dans fa coupe d'or à la fanté de fon Beau-Pere, de fes Officiers, 6c même
de ceux qui avoient pointé le canon d'une manière fi jufte.
Enfin s'adrefilmt au Père Verbiclt, qu'il avoitfait loger auprès de fa tente,
6c Qu'il fit appeller en fa préfence, il lui dit: „ Les canons que vous nous
„ fîtes faire l'an pafle, nous ont fort bien fervi- contre les rebelles, dans
„ les provinces de Chenfi^ de Hou quang 6c de Kiangfi: je fuis fort content
„ de vos lervices,, 6c alors fc dépouillant de fa vefte fourrée de Martres
d'un grand prix , ÔC de fa robbe de deflbus , il les lui donna comme un té-
moignage de fon amitié.
On continua durant plufieurs jours l'efiai des canons, 6c l'on tira vingt-
trois mille boulets, avec une grande fatisfaètion des Mandarins, qui les fai-
foient fervir par leurs Officiers. Ce fut en ce tems-là, que le Père compo-
i:ome IL H fa
j-8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
fa un traitté de la fonte des canons, & de leur ufage, ôc le préfenta à l'Em-
pereur, avec 44. tables des figures néceflaire's à l'uitclligencc de cet art, &c
des inlhumens propres à pointer les canons, pour les tirer où l'on veut.
Qiiclqvies mois après, le Tribunal qui examine le mérite des perfonnes
Suiffes & qui ont; bien fcrvi l'Etat, préfenta un mémorial à l'Empereur, par lequel il
que'^res ^^ upplioit d'avoir égard au fervice, que le Père Verbieil avoit rendu, par
de cette la fonte dc tant de pièces d'artillerie. SaMajefté agréa laRequête, &c l'ho-
Fonte. nora d'un titre d'honneur, femblable à celui que Ton donne aux Vicerois,
qui lé font fait un mérite fingulier dans le Gouvernement des provinces, par
la fageffe de leur conduite.
Pour prévenir la fuperftition des Chinois , qui facrifient aux efprits de
l'air, des montagnes, êc des rivières, félon les divers événemens de la nature,
6c la diverfité des ouvrages qu'ils commencent, ou qu'ils achèvent j le Perc
Verbicil fixa un jour pour faire une bénédiétion folemnelle de ces canons:
il fit drefier pour cela un Autel dans la fonderie, fur lequel il«plaça l'ima-
ge de Jel'us crucifié : puis revêtu du iurplis 8c de l'étoile, il adora le vrai
Dieu, le profternant neuf fois, & frappant de la tête contre terre j & com-
me c'eft l'ufage de la Chine, de donner folcmnellement un nom à de pareils
ouvrages , le Père donna à chaque pièce le nom d'un Saint ou d'une
Sainte que l'Eglife révère, & le traça lui-même fur la culaffe pour y être
gravé.
Quelques perfonnes dont le zèle ell très- ardent, quand ils croyent pou-
voir rendre odieux les Jéfuites, publièrent en Efpagne, èc en Italie, des li-
belles contre le Père Verbieil, où ils difoient qu'il étoit indigne d'un Prê-
tre & d'un Religieux, de porter des armes aux infidèles, 6c que ce Pcre avoit
encouru les excommunications des Papes, qui l'ont défendu.
Le Père répondit fagement, que l'intention de l'Eglife en faifant cette
défenfe, avoit été d'empêcher que les infidèles ne fe ferviflcnt de ces armes
contre les Chrétiens: que rien de femblable ne pouvoit arriver à la Chi-
ne, puilque les Chinois 6c les Tartares ne pouvoient pas faire la guerre aux
Chrétiens > qu'au contraire, c'étoit par ce moyen là que la Religion s'éta-
bliflbit dans la Chine , puifqu'en effet l'Empereur , en reconnoiiïimce dc
ces fervices, laiiïbit la liberté aux Prêtres 6c aux Religieux Em-opéans , de
prêcher l'Evangile dans toute l'étendue de fcs Etats.
Mais le Perc Verbieft fut bien mieux dédommagé de ces inveélives, par
le Bref honorable que le Papeinnocent XI. lui adrclï-i, où il le loùoit d'em-
ployer fi fagement les fciences profanes pour le falut des Chinois, 6c où il
f'exhortoit de continuer fes foins, afin d'avancer par les induftries de fou
zèle 6c de fon fçavoir , les avant.iges de la Religion, lui promettant tous
les fecours du Saint Siège, 6c de fon autorité Pontificale.
De
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. fp
De la Police de la Chme^foit dans les Filles pour y ma'm-
tenir le bon ordre , foit dans les grands chemins ,
pour la fureté & la commodité des voyageurs ^
des Douanes^ des Pojîesy &'c.
D
villes.
Ans un aufTi vafte Etat que la Chine, où il y a un fi grand nombre de De la Po-
villes, &une multitude prodigieufe d'habitans , tout feroit rempli ^^^, Je 1»
de confufion 6c de trouble, fi les réglemens de Police qu'on y fait exacte- ^'^'"^•
ment obferver, ne pi^évenoient pas les moindres défordres. La tranquilité
qui y régne, eft rcffct des fages loix qu'on y a établies.
Chaque ville eft divifée en quartiers : chaque quartier a un Chef qui veil- Police des
le fur un certain nombre de maifons : il répond de tout ce qui s'y pafle } 6c
s'il y arrivoit quelque tumulte , dont il n'avertît pas auffitot le Mandarin,
il feroit puni très-févérement.
Les pères de famille font également refponfables de la conduite de leurs
enfans, 6c de leurs domeftiques. On s'en prend à celui qui a toute l'autori-
té, lorfquc les inférieurs qui lui doivent l'obéiffance 6c le refpe6t,ont com-
mis quelque aétion punifTable.
Il n'y a pas jufqu'aux voifins,qui dans un accident qui furviendroit, com-
me feroit, par exemple, un vol noélurne, ne foient obligez de fe prêter
mutuellement fecours, 6c dans de pareils événemens, une maifon répond
de la maifon voifine.
Il y a aux portes de chaque ville une bonne Garde, qui examine tous Df^ribu;
ceux qui y entrent: pour peu que quelque chofe de fingulier rende un rion des
homme fufpeét j ou que fa phyfionomie, fonair, ou fon accent fa fie juger Ofîiciers
qu'il efl; étranger, on l'arrête fur l'heure, 6c l'on en donne avis au Man- ^l- Police,
darin.
C'efl: une de leurs principales maximes, 6c qu'ils croyent contribuer le De leurs
plus au bon Gouvernement, de ne pas foufrir que des étrangers s'établif- Fondions
lent dans l'Empire} outre leur ancienne fierté, 6c le mépris qu'ils font des pendant k
autres Nations, qu'ils regardent comme des barbares j ils font pcrfundcz ■'°"'^*
que cette diff"érence de Peuples, introduiroit parmi eux une diverfité, de
mœurs, de coiîtumes, ôc d'ufages, qui peu à peu aboutiroient à des que-
relles perfonnelles , enfuite à des partis qui fe formeroient , 6c enfin ;i des ré-
voltes qui troubleroient la tranquilité de l'Etat.
Au commencement de la nuit, les portes de la ville fe ferment exacte- Penchant
ment; on ferme aufii les barrières qui font dans chaque rue: d'efpâce en ef- la nuit.
pâce, il y a des Sentinelles qui arrêtent ceux qui ne feroient pas retirez
dans leurs maifons : il y a de même dans quelques endroits, une patroiiille
à cheval fur les remparts, qui fiiit continuellement la ronde: la nuit, di-
fent-ils , eft faite pour te repos^ 6c le jour pour le travail.
H 2. Cette
Veilles de
la nuit.
Du Port
desArmes.
Manière
de termi-
ner les
Querelles.
Des Fem-
mes publi-
ques.
<So DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Cette loy efl; fi bien obfcrvce, qu'il n'y a point d'honnêtes gens, qui le
trouvent pendant la nuit dans les rues: fi par hazard on trouve quelqu'un,
on le regarde, ou comme un homme de la plus vile populace} ou comme
un voleur, qui à la faveur des ténèbres, cherche à faire un mauvais coup,
& on l'arrête. C'eft pourquoi il ell très-dangereux d'être alors hors de chez
foi, 6c il cil difficile d'échapper à la fé vérité de la Jullice, quand on feroic
même innocent.
Il y a dans chaque ville de grofles cloches, ou un tambour d'une gran-
deur extraordinaire j qui fervent à marquer les veilles de la nuit. Chaque
veille eft de deux heures : la première commence vers les huit heures
du foir. Pendant les deux heures que dure cette première veille , on
frappe de tems en tems un coup , ou fur la cloche, ou fur le tambour.
Quand elle eft finie, & que la lèconde veille commence, on frappe deux
coups tant qu'elle dure: on en frappe trois à la troifiéme, 6c ainfi de toutes
les autres: de forte qu'à tous les momens de la nuit, on peut fçavoir à peu
près quelle heure il eft} les cloches n'ont pas un fonfort harmonieux, parce
que le inarteau dont on les frappe , n'efl ni de fer, ni de métal, mais fim-
plement de bois.
Le Port des Armes n'eft permis qu'aux gens de guerre, encore ne font-
ils ordinairement armez que quand ils doivent faire leurs fondions ,
comme par exemple , en tems de guerre, lorfqu'ils font en fentinelle ,
qu'ils paflent en revue, ou qu'ils accompagnent des Mandarins : hors de
la ils vacquent, ou à leur négoce, ou a leur profeflîon particulière.
S'il s'élève quelque démêlé parmi les gens du peuple, 6c qu'après les
querelles 6c les injures, ils en viennent aux voyes de fait, ils ont une extrême
attention qu'il n'y ait point de fang répandu} c'eft pourquoi, fi par hazard
ils avoient entre les mains un bâton, ou quelque inftrument de fer, ils le
quittent auflî-tôt, 6c fe battent à coups de poing.
Le plus fouvent ils terminent leurs querelles, en allant porter leurs plain-
tes au Mandarin. Ce Magiftrat alîîs gravement dans fon fautciiil , 6c en-
vironné de fes Officiers de juftice, écoute d'un grand froid les deux Par-
ties , qui plaident chacune leur caufe } après quoi il fait donner en fa
prèfcnce la baftonnade au coupable, 6c quelquefois à tous les deux
enfemble.
Il y a des femmes publiques 6c proftituées à la ChinR comme ailleurs :
mais comme ces fortes de perfonnes font ordinairement la caufe de quelques
défordres, il ne leur eftpas permis de demeurer dans l'enceinte des villes : leur
logement doit être hors des murs} encore ne peuvent-elles pas avoir des
maifons particulières} elles logent plufieurs enfemble, 6c fouvent fous la
conduite d'un homme, qui eft refponlable du défordre, s'il en arrivoitj
au refte ces femmes libertines ne font que tolérées, 6c on les regarde comme
infâmes: c'ed pourquoi il y a des Gouverneurs de ville, qui n'en fouffrent
point dans leur diftriél.
Enfin l'éducation qu'on donne à la jeunefle, contribue beaucoup à la
paix, 6c à la tranquilité qui règne dans les villes. Comme on ne parvient
aux Charges ôc aux dignitez de l'Empire, qu'à proportion du progrez
qu'on
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 6i
qu'on a fait dans les fcicnces, on occupe continuellement les jeunes gens à
l'étude: le jeu, & tout divertifl'ement propre à entretenir l'oiliveté, leur
cft ablblument interdit > à peine leur laifie-t-on le tems de reipirer ; 6c par
cette application affiduë à cultiver leur efprit ôc à exercer leur mémoire,
ils s'acoutument à modérer le feu des pallions, &c fe trouvent dégagez
de la plû-part des vices, qu'une vie oilive & fainéante ne manque jamais
de produire.
En veillant ainfi à la tranquilité des villes le Gouvernenient Chinois n'a DesC»-^
pas oublié de pourvoir à la fureté, à rembelliflcment, & à la commodité
des grands chemins: les canaux dont la Chine eil toute traverfée , &c qui
font fi utiles pour le tranfport des marchandifes, font bordez en^luficurs
provinces de quais de pierre de taille j &C dans les lieux bas, marécageux,
& aquatiques, on a élevé de très-longues digues, pour la commodité des
voyageurs.
On a grand foin d'unir 8c d'égaler les chemins, 8c on les pave, fur tout DesChe-
dans les provinces Méridionales, oii l'on ne fe fcrt, ni de chevaux, ni de "li"^ P"-
chariots. Ces chemins font d'ordinaire fort larges ; & comme en bien des P'^""
endroits la terre eft légère, elle fe féche aifément, auffi-tot que la pluye a
cefle. On a pratiqué des pafiages fur les plus hautes montagnes , en cou-
pant les rochers, en applaniffant le fommet de ces montagnes, &c en com-
blant les vallées.
Il y a de certaines provinces , où les grands chemins font comme autant
de grandes allées, bordées d'arbres fort hauts, 8c quelquefois renfermées
entre deux murs, de la hauteur de huit à dix pieds, pour empêcher les
voyageurs d'entrer dans les campagnes. Ces murs ont des ouvertures dans
les chemins de traverlé, qui aboutiflént à difterens villages.
Dans les grands chemins on trouve d'efpâce en efpâce des repofoirs qui
font propres, 8c commodes, foit pendant les rigueurs de l'Hyver, foit pen- qu'on y
dant les' grandes chaleurs de l'Eté : il n'y a guercs de Mandarin, qui étant trouve,
hors de Charge, 8c obligé de retourner dans ia patrie, ne cherche à fe ren-
dre recommandable par ces fortes d'ouvrages.
On y trouve auflî des Temples 8c des Pagodes, oii l'on peut fe retirer
pendant le jour: mais quelque bon accueil qu'on fafle, il n'eit pas toujours
lûr d'y palier la nuit : il n'y a que les Mandai'ins qui foient privilégiez : les
Bonzes les fervent avec beaucoup d'affeétion: ils les reçoivent au fonde leurs
inftrumens, 8c leur cèdent leurs appartemens. Ils y placent le bagage, 8c
logent même les domeftiques 8c les portefaix.
Ces Meilleurs qui en ufent fort librement avec leurs Dieux , employent
les Temples à tous les ufages qui leur conviennent, ne faifant point de dif-
ficulté de croire, que cette familiarité peut s'accorder avec le refpeét qui
leur eft du.
En Eté des perfonnes charitables ont des gens à leurs gages , qui donnent
gratuitement du thé aux pauvres voyageurs: 8c l'Hyver, de l'eau où l'on
a fait infufer du gingembre: tout ce qu'on leur demande, c'eft de ne pas
oublier le nom de leur bienfaiteur.
On ne manque point d'hôtelleries dans les chemins, on en voit un aflêz DeîHù-
H 5 grand telkric».
Des com~
modités
ôz DESCRIPTION DE L'EMPIRE DELA CHINE,
En général grand nombre : mais rien n'eft plus miférable, ni plus mal propre, fî vous
font très en exceptez les grandes routes, où vous en trouvez qui font fort vaftcs 6c
mAuvaifes. f^j-j bdies : mais il faut "toujours porter ion lit avec foi ou bien fe ré- •
foudre à coucher fur unefimple natte. Il eft vrai que les Chinois, fur tout le
petit peuple, ne fe fervent gucres de draps, Sc qu'ils fe contentent de s'en-
velopper, quelques fois même tout nuds, dans une coverture, dont la dou-
blure ert de toile; ainfi leur lit n'eft pas difficile a porter.
La manière dont on eit traitté, s'accorde parfaitement avec la manière
dont on y eft logé: c'eft un grand bonheur quand on y trouve ou du poif-
fon, ou quelque morceau de viande. Il y a cependant des endroits ou les
faifans font à meilleur marché que la volaille : on en a quelquefois quatre
pour dix fols.
Leur Qiielques-unes de ces hôtelleries paroiflent mieux accommodées que les
conftiuc- autres : mais elles ne laiflént pas d'être très-pauvres : ce font pour la plû-
tioD. pjjj.^ quatre murailles de terre battue, 6c fans enduit, qui portent un toit,
dont on compte les chevrons, encore eft-on heureux quand on ne voit pas
le jour à travers : fouvent les falles ne font point pavées, 6c font remplies
de trous.
Il y a des provinces , où ces fortes d'auberges ne font bâties que de terre
6c de rofeaux. Dans les villes , les hôtelleries font de briques, 6c afTez
raifonnables. Dans les provinces du Nord on y trouve ce qu'ils appellent
des Can: c'eft une grande eftrade de briques, qui occupe la largeur de la
falle, 6c fous laquelle il y a un fourneau : on étend deflus une natte de ro-
feaux, 6c rien plus. Si vous avez un lit, vous l'ctendez fur la natte.
Itinéraire Qn a foin d'imprimer un Itinéraire public, qui contient tous les chc-
piiblic. niins, 6c la route qu'on doit tenir, foit par terre, ou par eau, depuis
Peking^ jufqu'aux extrémitez de l'Empire. Les Mandarins qui partent de
Manière la Cour , pour aller remplir quelques Charges dans les provinces , fe
dont les fervent de ce livre , qui leur marque leur route , 8c la diftance d'un
Mandarins jj^^^j^ ^ ^^ autre. A la fin de chaque journée fe trouve une maifon deftinée
de h"cour ^ recevoir les Mandarins, 6c tous ceux qui voyagent par l'ordre de l'Empe-
dans leur reur, où .ils font logez 6c défrayez aux dépens de Sa Majefté. Ces fortes
Maiidari- de maifons lé nomment Cong quan.
Un jour avant que le Mandarin fe mette en route, on f^ùt partir un Cou-
rier, qui porte une Tablette, où l'on écrit le nom 6c la Charge de cet Offi-
cier. On prépare auffi-tot le logis, où il doit paflér la nuit. Les prépa-
ratifs font proportionnez à fa dignité: on lui fournit tout ce qui lui eft né-
cefîaire, comme les viandes, les portefaix, les chevaux, les chaifes , ou
les barques, s'il fait le voyage par eau. Les Courriers qui annoncent l'arri-
vée du Mandarin, trouvent toujours des chevaux prêts, 6c afin qu'on n'y
manque pas, un ou deux lys, * avant que d'arriver, il frappe fortement
6c à diverfes reprifes furunballin, afin d'avertir qu'on felle promptemenc
le cheval, s'il ne l'étoit pas encore.
Ces maifons deftinées à loger les Mandarins, ne font pas auffi belles que
leur deftination pourroit le taire imaginer: c'eft pourquoi, lorfqu'on lit
dans
• Dix lys font une lieue commune de Fiance.
nat
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. (Tj
dans les relations des pays cçrangers, des difcriptions de chofes femblables,
on doit d'ordinaire les entendre avec modification : ce n'ell pas toujours
que ceux qui les écrivent , exaggerent : mais ils empruntent quelquefois
ces deicriptions des gens du pays, à qui des chofes très- médiocres feniblent
être magnifiques: d'ailleurs on ell obligé de feiervir de termes, lelquels
en Europe forment de grandes idées.
Quand on dit, par exemple, que ces Co«j^ f««« fe préparent pour loger rj
les Mandarins, & ceux qui font entretenus aux frais de l'Empereur, on s'i- a^a». ""^
maginc auflitôt que ce font des maiibns fuperbes : quand on ajoute, ce qui
elt encore vrai, qu'on envoyé au-devant un Officier, afin que tout fe trou-
ve prêt à l'arrivée du Mandarin, il eil naturel de croire, qu'on s'empreffe
à tendre des tapifferies, Se à orner un appartement des plus beaux meubles: Leurs
la frugalité Chmoife, Se le grand nombre d'Envoyez qu'on dépêche de la Ameuble.;
Cour, exemptent de tout cet embarras: les préparatifs confillcnt en quel- mens.
ques feutres, quelques nattes, deux ou trois chaiies, une table, &: un
bois de lit couvert d'une natte, quand il n'y a point de Can. Que fi c'elt
un Mandarin confidérable envoyé de la Cour, & que le Cong quan ordinaire
ne ibit pas convenable à fa dignité, on le loge dans une des plus riches
mailons de la ville, dont on emprunte un appartement.
Ces Cong quan font plus ou moins grands : il y en a d'alTez propres 8c Cong quan
d'affez commodes. Par celui de Canton^ qui n'elt que du commun , on deCanton.
pourra juger des autres: il eft de médiocre grandeur: il y a deux cours. Se
deux principaux édifices, dont l'un qui ell au fond de la première cour,
eft un 7ing; c'efl-à-dire, une grande falle toute ouverte, deftinée à rece-
voir les vifites: l'autre qui termine la féconde cour, eft partagé en trois : -''"''^fcrip-
le milieu fert de falon ou d'antichambre, à deux grandes chambres, qui '""'
font des deux cotez. Se qui ont chacune un cabinet derrière. Cette difpo-
fition eft ordinaire à la Chine, dans la plû-part des maifons des pcrfonnes de
quelque confidération. La iallc 5c le falon font ornez chacun de deux grof-
fes lanternes de foye claire Se peintes, fufpendues en forme de luftres: la
porte de la rue, & celle des deux cours, font éclairées chacune de deux
autres grofies lanternes de papier ornées de gios caraâeres.
On trouve dans les grands chemins d'efpâce en eipâce des tours, fur
lefquelles il y a des guérites pour des fentinelles, 8c des bâtons de pavillon
pour les fignaux en cas d'allarmes : ces tours font faites de gazon ou de
terre battue: leur hauteur eft de douze pieds, la forme en eft quarrée, elles
ont des créneaux, Se on les élève en talut.
Dans quelques provinces il y a fur ces tours des cloches de fer fondu af-
fez grofles. La plû-part de celles qui ne font point fur les chemins qui con-
duifent à la Cour, n'ont ni guérites, ni créneaux.
Les loix ordonnent que dans les routes fréquentées , elles foient difpofécs Ssntinelies
dételle manière, que de cinq en cinq lys il s'en trouve une, c'cft-à-dire, 'j"' '"
qu'à cinq lys, il y en ait une petite > à dix lys une grande: à quinze lys une chcm'inî,
petite. Se toujours de même alternativement. Chacune doit avoir des Sol-
dats qui y foient continuellement en faûion, pour veiller fui' ce qui fepafle,,
ÔC empêcher toute infulte.
Ces
Voleurs de
grand che-
min, rares
à la Chine.
Çluan kiao
ou Cbaifcs
à la Man-
darine.
<Î4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Ces Soldats fortent tous de leur corps de garde, ôc fe mettent en rang ,
quand il doit palier quelque Officier confiderable : on y ell très-régulier,
fur tout dans le Pe tcbe li, qui eft la province de la Cour , & il y a toujours
une i'entinclle dans la guérite.
Dans quelques autres provinces, on voit de ces tours qui font tombées:
de tems en tems on donne ordre de les rétablir & d'y faire la garde, fur tout
quand on entend parler de voleurs, ou qu'il y a à craindre quelques troubles;
alors le nombre des Soldats ne fuffifant pas, on détermine des villages pour
prêter main forte tour à tour. Les Mandarins en dreflcnt un catalogue, Se
c'ell aux habitans de chaque village à s'accommoder entre eux , pour par-
tager cette corvée.
Si cette loy s'obfervoit à la rigueur, il n'y auroit jamais de voleurs ; car
de demie lieuë en demie lieuë on trouveroit des gardes , pour arrêter ceux
qui fcroient foupçonnez de larcin j Se cela non-feulement fur le chemin des
Capitales, mais encore fur ceux qui conduifent de;chaque ville à une autre:
6c comme il y en a un grand nombre. Se que toute la campagne ell cou-
pée de grands chemins, à tous momens on trouve de ces tours.
Aufli les voleurs de grand chemin font-ils très-rares à la Chine j il s'en
trouve quelquefois dans les provinces voifmes de Peking^ mais ils n'ôtent
preique jamais la vie à ceux dont ils prennent la bourfe: quand ils ont fait
leur coup, ils fe fauvent lertement. Dans les autres provmces , on parle
très-peu de voleurs de grand chemin.
Ces tours ont encore un autre ufage , c'ell de marquer les diftances
d'un lieu à un autre, à peu près comme les Romains le faifoient par des
pierres.
Quand les chemins font trop rudes pour aller à cheval , on fe fert de chai-
fes que les Chinois nomment ^mn kiao, c'eft-à-dire, chaifes à la Mandari-
ne, parce que les chaifes dont fe fervent les Mandarins font à peu près de la
même forme.
Le corps de la chaife approche aflez pour la figure, de celles où l'on fe
fait porter dans les rues de Paris, mais il ell plus large, plus élevé, 6c
plus léger. Il eft conilruit de bambous, c'cft-à-dire, d'une efpèce de can-
ne , également fortes 6c légères, croifées à jour en forme de treillis , 6c
liées forcement enlemble avec du rotin, (c'eiïune autre efpèce de carme
forte Se déliée, qui croît en rampant jufqu'ii huit cens ou mille pieds de
longueur. )
Ce treillis eft entièrement couvert, depuis le haut jufqu'enbas, d'une
tarniture ou ornement de toile de couleur, ou bien d'étoffe de laine, ou
e foye, félon que le demande la faîfon, avec une féconde garniture de taf-
fetas huilé, qu'on met par defliis en tems de pluyc.
Cette chaife qui a les dimenfions néceffaires pour y être affis fort à l'aîfe,
eft foutenuë par deux bras, femblables à ceux de nos chaifes portatives j fî
elle n'eft portée que par deux hommes: les deux bâtons font appuyez fur
leurs épaules: fi c'eft une chaife à quatre porteurs, les extrémitcz tant de-
vant que derrière, font pafiëes dans deux nœuds coulans d'une grofle corde
forte Se lâche, pendue par le milieu à un gros bâton, dont les porteurs de
chai-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. e?f
cTiaifcs foutiennent chacun un bout fur une épaule, & alors on a d'ordinaire
huit porteurs, afin qu'ils puiflent fe relever les uns les autres.
Lorfque pour éviter la chaleur, on voyage pendant la nuit , fur tout le '^«sVoitu-
long des montagnes, qui font infeilées de tygres , on prend des guides iîir q"es ''j^''''"
les lieux, qui portent des torches allumées : ces torches fervent à éclairer, paniculic-
tc empêchent les tygres d'approcher ; parce que le feu leur caufe naturel- fcs.
lement de la frayeur. Elles font faites de branches de pin féchées au feu , Se
préparées de telle forte, que le vent & la pluye ne font que les allumer da-
vantage.
Avec ce fecours, on marche toute la nuit à travers les montagnes, avec
autant d'aflurance 8c de facilité, qu'on marcheroit en plein jour, Se en ra-
fe campagne: quatre ou cinq de ces guides avec des torches, fuffifent pour
conduire furement : on en change de lieuë en lieuë : chaque torche qui a
ilx à iept pieds de long, dure près d'une heure.
Dans les pays de montagnes, on trouve communément de diftance en
diftance ces fortes de commoditez , pour la fureté des perfonnes qui voya-
gent. Cependant il n'y a gueres que les Envoyez de la Cour, les Manda-
rins , Se autres grands Seigneurs, qui faflent ces fortes de voyages pendant
la nuit : car ayant un grand cortège à leur fuite, .ils n'ont rien à craindre, ni
des tygres ni des voleurs.
Ce n'eft pas un petit agrément pour les voyageurs, que la quantité de
villages qu'ils trouvent fur leur route. Se le grand nombre de pagodes qui
font dans ces villages: vis-à-vis de ces pagodes, Se fur le grand chemin,
on voit quantité de monumens de pierres appeliez Che pei, fur lefquels il y
a des infcriptions.
Ces Cbe pei font de grandes pierres pofées de bout, fur des bâfes qui font ^9^ ^"'
auiïï de pierre: la plu-part font de marbre. Les Chinois ouvrent une ■^"""Mo-
mortoife dans cette bâfe , Se ils taillent un tenon dans la pierre : puis ils de"pi«res;
les aflemblcnt fans autre façon. On voit de ces pierres qui ont bien huit
pieds de haut ibr deux de large. Se prefque un pied d'épaifléur. Les com-
munes ne pallent pas quatre à cinq pieds. Se le refte à proportion.
Les grandes font portées le plus fouvent fur destortués de pierre: en quoi
les Architeéles Chinois, fi cependant ils méritent ce nom, ont eu plus d'é-
gard à la vrai-femblance que les Architcétes Grecs qui ont introduit les
caryatides Scies termes : Se pour rendre encore cette invention plus bizarre,
quelques-uns lé font aviiéz de mettre des coulîîns fur la tête de ces caryati-
des, de crainte apparemment , que de fi lourds fardeaux les incommodaflent.
Il y a de ces Che pci qui font enfermez dans de grands falons : mais ils
font en petit nombre. Les autres, pour éviter la dépenfe, font enchafléz
dans un petit édifice de brique, couvert d'un toit fort propre. Ils font
parfaitement quarrcz, excepté le haut qui va un peu en s'arrondlilmt, ou
pour couronnement, on grave quelque grotefque. Ce couronnement cil
fouvent d'un autre morceau de pierre.
Qiiand on l'cléve pour des grâces qu'on a obtenues de l'Emper
cur.
pour des honneurs qu'il a fait, on grave deux dragons diverlément entor- pourquoi
tilles. Les peuples des villes en élèvent à leurs Mandarins après leur dé- élevés.
Tome 11. I part,
DesPorte»
faix ou
Voituricrs.
Ils dépen-
dent d'un
.Chef.
Leur ma-
nière de
charger les
fardeaux.
Chariots à
une roue.
66 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
part , quand ils Tont facisfaits de l'équité de leur gouvernement : les Offi-
ciers en élèvent pour éternifer la mémoire des honneurs extraordinaires,
qu'ils ont reçus de l'Empereur, ou pour diverles autres raifons.
Une grande commodité pour ceux qui voyagent par terre à la Chine, c'eft
la facilité & la fûrcté avec laquelle leurs ballots le tranfportent. Il y a danj;
chaque ville un grand nombre de porte-faix, qui ont leur Chef, hc à.qui
l'on s'adrefie : quand vous êtes convenu avec lui du prix , il vous donne au-
tant de marques que vous avez arrêté de porteurs, moyennant quoi, il
vous les fournit à l'inftant, Se répond de tout ce que contiennent vos bal-
lots. Lorfque les porte-faix ont rendu leur charge au lieu arrêté, vous leur
donnez à chacun ime marque : ils la portent à leur Chef, qui les fatisfait
fur l'argent que vous lui avez payé d'avance.
Dans les lieux de grand palîage, comme feroit, par exemple, la monta-
gne de Meiliff, qui lépare la province de Kiangfi de celle de ^lang tong., il
y a dans la ville qu'on quitte, un grand nombre de bureaux, qui ont leurs
correfpondans dans la ville, où l'on doit fe rendre après avoir paflé la mon-
tagne} tous ceux, foi t de la ville, foit de la campagne, qui le font porte-
faix, donnent à ces bureaux leurs noms, avec une bonne fie fûre caution. Si
l'on a befoin de roo. ;oo. ou 400.. porteurs, on les fournit. Alors le Chef
du bureau drefle en très-peu de tems, une lifte exade de tout ce que vous
portez , foit de coffres , ou de chofes découvertes : il convient du prix par
livre, tout fe péfe, & vous lui donnez l'argent dont vous êtes convenu,
qui eit d'ordinaire d'environ dix fols par cent livres, pour le tranfport de la
journée. Vous ne vous embarraffez de rien, le Chefdonne à chaque porte-
faix fa charge , avec un billet de tout ce qu'il porte : quand vous êtes arrivé
au terme, vous recevez du correfpondant tout ce qui vous appartient, avec
une grande fidélité.
Ces porte-faix fe fervent de perches àeBamboux^ au milieu defquelles ils
fufpendent le fardeau avec des cordes: à chaque perche, il y a deux hom-
mes qui portent les deux bouts fur leurs épaules. Si le fardeau eft trop pé-
fant, on y met quatre hommes avec deux perches: on en change tous les
jours, & ils font obligez de faire les mêmes journées que ceux qui les em-
ployeur.
Quand un homme porte feul un fardeau , il trouve le fécret de rendre fâ
charge bien moins pefante: il le partage en deux parties égales, ôc il les
attache avec des cordes, ou avec des crochets, aux deux bouts d'une lon-
gue perche platte de Bamhoux: enfuite il pofe cette perche par le milieu
lur fon cpaule,enforte qu'elle fc tient en équilibre à la façon d'une balance,
elle plie & fe relevé alternativement, à melurc qu'il avance. L'orfqu'il eft
las de porter le fardeau fur une épaule, il fait faire adroitement un tour à la
perche par defl'us le col, & la fait pafler fur l'autre épaule. Il y en a qui de
cette manière portent de très-lourds fardeaux : car comme ils font payez à
la livre, ils portent le plus qu'ils peuvent, & l'on en voit qui font dix
lieu.ès par jour, portant 160. de nos livres.
Dans certaines provinces , on fc fert pour tranfporter les ballots &; les
marchandifes, de mulets, 6c encore plus fouvent de chariots à une roue.
Ces
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 67
Ces chariots font de véritables brouettes, fi ce n'eft que la roue en eft fort
grande, £c placée au milieu j reiîleu s'avance des deux cotez, ôc fou tient
de chaque côté un treillis, fur lequel on place des tardeaux avec un poids
égal i l'ufage en eft fort commun en pluiieurs endroits de la Chine, un
homme feul poulie ce chariot: ou fi la charge eft forte, on en ajoute un
fécond qui tire par devant, ou bien un âne, &, quelquefois l'un & l'autre.
Ils ont auffi des brouettes femblables aux nôtres, ôc dont la roue eil par de-
vant ; mais ils ne s'en fervent gteres pour les voyages.
Quand on fait porter fon bagage fur des mulets, le prix ordinaire eft, par Prix des
exemple, pour ij-. jours, de quatre taëls 6c demi,* ou tout au plus de cmq Voitures;
taëls. Cela dépend des faifons différentes, ôc du prix des vivres: fi c'eft
pour le retour, on donne beaucoup moins.
Les Muletiers font obligez de nourrir leurs,mulets, 8c font chargez des
frais du retour , en cas qu'ils ne trouvent pas à fe Iqiier Ces mulets font fort
petits, fi on les compare à ceux d'Europe, ils ne laiflént pas d'être forts, 6c
leur charge ordinaire eft de 180. ou 190. livres Chinoifesj à zoo. la charge
feroit trop forte. La livre Chinoife eft de quatre onces plus forte que la nôtre.
Il y a des Douanes à la Chine, mais elles font bien plus douces que cel-
les des Indes, où les vifites fe font fans égard, ni à l'humanité, ni à ^*^^'^o''î--
la pudeur. On n'y fait point ces recherches rigoureufes , qui fe pra-
tiquent ailleurs j on ne s'avife pas même de fouiller un homme. Quoique
les Commis ayenr le droit d'ouvrir les ballots, il eft rare qu'ils le taflént;
6c quand c'eft un homme qui a quelque apparence, non feulement ils n'ou-
vrent point fes coffi-es, mais même ils n'exigent rien: Nous voyons bien,
difent-ils, que Monficur n'eft pas Marchand.
Il y a des Douanes où l'on paye par pièce, 6c alors le Marchand en eft
cm fur fon livre. Il y en a d'autres 011 l'on paye par charge, 6c cela ne
fouffre nulle difficulté. Qiioiqu'on aye un Cang ho de l'Empereur, il ne ^^
donne aucune exemption de payer le droit des Douanes; cependant le niéré'ir'*"
Mandarin de la Douane par honneur, le lailTe pafler fans rien exiger, fi percevoir
l'on en exeptc la Douane de Peking , où communément on eft un peu les Droits.
plus exa6t.
Lorique les grands Officiers de la Cour reçoivent, ou envoyent quel-
ques ballots , on colle fur chaque ballot une grande bande de papier ,
fur laquelle on écrit le tems auquel le ballot a été fermé, leur nom,
êc leur dignité; 6c fi ces Officiers font confidérables, on ne fe hazarde
gucres de les ouvrir. Ce papier qui fe colle, s'appelle Fong tiao.
Autrefois les Douanes s'aftermoient, 6c le Mandarin de chaque Douane
fe changeoit tous les ans. Ce Mandarin par fonemploi étoit un Officier con-
fidérabfe, qui avoit droit de mémorial, c'eft-à-dire, d'avertir immédiate-
ment l'Empereur. Depuis environ douze ans, l'Empereur a chargé du
foin des Douanes le Viceroy de chaque province, qui nomme un Mandarin
de confiance pour parcevoir les droits. 11 n'y a que pour les Douanes des
ports à.cCanton 6c de Fo kien^ qu'on a été obligé depuis peu d'y remettre un
Man-
* Un taël vaut une once d'argent, & celte once à la Chine répond à fept livres dix fols
de notre Monnoyc prêJente.
I 2.
68 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE^
Mandarin particulier, à caufe des embarras que le commerce de la mer leur
attire.
Des Portes. Dans tous les lieux où il y des Pofles, il fe trouve un Mandarin qui en a
foin: les chevaux de Pofte ibnt tous à l'Empereur, Se perlbnne ne peut
s'en fervir que les courriers de l'Empire, les Officiers, Se ceux qui Ibnt
envoyez de la Cour. Ceux qui font chargez des ordres de l'Empereur,
ont ces ordres renfermez dans un grand rouleau, couvert d'une pièce de
foye de couleur jaune, qu'ils portent en écharpc derrière le dos : ce font
ordinairement des gens de quelque coniîdération, & ils font efcortez par
pluiîeurs Cavaliers. Leurs chevaux n'ont pas beaucoup d'apparence ,
mais ils n'en font pas moins bons, ni moins capables de ibutenir les lon-
gues couri'es qu'on leur fait faire: on leur fait courir pour l'ordinaire 60.
èc yo. lys* fans en changer. Une Polie le nomme Tchan: deux Poftes font
deux Tchan.
De leur Ces Portes où l'on change les chevaux, ne font pas toujours en égale
diftance, diftance les unes des autres i les plus proches font de fo. lys, il y en a rare-
ment de 40. Les courriers ordinaires portent leur valife attachée fur le
dos j 6c dans les mouvements du cheval, la valife porte fur un couffin ap-
puyé fur la croupe du cheval. Leurs valifes ne font pas pelantes, car ils ne
portent que les dépêches de l'Empereur, ou celles des Cours Souveraines,
ou les avis des Officiers des provinces. Ils ne laiflent pas déporter auffi , quoi-
qu'un peu à la dérobée, des letffes de particuliers ,, 6c c'eft en cela que con-
fiilent leurs menus profits.
Incommo- La plus grande 6c prefque l'unique incommodité qui fe trouve lorfqu'on
dites d.ins voyage, principalement durant l'Hyver, 6c dans la partie Septentrionale
les voya- de la Chine, c'ell la pouffierej car il n'y pleut prefque jamais durant l'Hy-
S^'* ver, 6c il y tombe quantité de neiges , fur tout en certaines provinces,
mais moins à Peking.
Lorfque le vent fouffle avec violence, il s'élève des tourbillons de pouf-
fiere ii épais, 6c fi fréquents , que le ciel en eft obicurci,6c qu'à peine peut-
on refpirer: on ell fouvent obligé de fe couvrir le vifage d'un voile, ou de
lunettes qui s'appliquent immédiatement iur les yeux, 6c qui étant enchaf-
fées, dans de la peau ou dans de la foye, s'attachent par derrière la tête, de
forte qu'on voit fort clair, fins être incommodé de la pouffiere. Comme
les terres font très légères, elles fe détachent aifément, 6c feréduifent en
pouffiere, quand la pluye leur manque durant un tems confidérable.
La même chofe arrive dans les autres chemins de l'Empire, qui font fort
fréquentez 6c battus par une infinité de gens qui voyagent à pied ou à che-
val, ou fur des chariots. Ce mouvement continuel élève un nuage épais,
d'une pouffiere très-fine, qui feroit capable d'aveugler, fi l'on ne prênoit
fes précautions.
Cette incommodité ne fe fait pas fentir dans les provinces du Sud, mais
ce qu'on y auroit à craindre, ce feroit le regorgement des eaux, 'îi l'on n'y
avoit pas pourvu, par la quantité de ponts de bois 6c de pierre qu'on y a
conftruits.
De
• On peut voir la valeur des Lys. Tome I. page 79. à h marge.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 69
De la Nobleffe,
L
La No-
A Noblefle n'eft point héréditaire à la Chine , quoicju'il y ait des
dignitez qui relient dans quelques familles , 6c qui fe donnent par bifiTe n'eiî
l'Empereur, à ceux de la famille qu'il juge avoir le plus de talens. L'on point hé-
n'y a de rang qu'autant qu'on a de capacité 6c de mérite. Quelque illullre réditaire à
qu'ait été un homme , fut-il même pcrvenu à la première dignité de l'Em- '* Chine.
pire, les enfans qu'il laiile après lui, ont leur fortune à faire j 6c s'ils font
dépourvus d'efprit , ou amateurs de leur repos , ils ramperont avec le
peuple , 6c feront fouvcnt obligez d'embrafler les plus viles profelTions.
Il eft vrai qu'on peut fuccéder aux biens de fon père, mais on ne fuccéde
ni à fes dignitez, ni à fa réputation} il faut s'y élever parles mêmes dégrez
que lui : c'ell pourquoi ils font leur capital de l'étude la plus confiante , 6c
ils ne manquent gueres de s'avancer de quelque condition qu'ils foicnt,
quand ils ont de la difpofition aux Lettres. AufTi voit-on tous les jours à
la Chine des élévations de fortune non moins furprcnantes , que celles qui
fe font quelquefois en Italie pour les Eccléliailiques, oii des gens de la plus
baffe extraftion , peuvent afpirer à la première dignité du Monde
Chrétien.
Tout eft Peuple, ou Lettré, ou Mandarin à la Chine. Il n'y a que ^^ '^
ceux de la famille régnante qui foient dillinguez : ils ont le rang de Prin- ^^^ ''
ces, 6c c'eil en leur fiveur qu'on a établi cinq dégrez de noblelîé titulaire.,
à peu prés fembkbles aux titres qu'on donne en Europe, de Ducs, de
Marquis, de Comtes, de Barons, 6t de Seigneurs.
On accorde ces titres aux defcendans de la famille Impériale, tels que De fesTv
font les enfans de l'Empereur, 6c ceux que l'Empereur fait entrer dans '^''^'•
fon alliance, en leur donnant les filles en mariage. On leur afligne des
revenus propres à foutenir leurs dignitez , mais on ne leur donne au-
cun pouvoir: il y a cependant d'autres Princes qui ne font point alliez
à la famille Impériale, foit qu'ils viennent des Dynafties précédentes, foit
que leurs ancêtres ayent acquis ce titre , par les fervices rendus à l'Empire.
Les provinces ne font gouvernées que par les Mandarins envoyez par
l'Empereur, qui nomme immédiatement aux principaux emplois ,^ 6c qui
confirme ceux qui les font tirer au fort , comme nous l'avons dit ailleurs ,
après les avoir fait venir en. fa préfence, 6c les avoir examinez par lui-
même.
L'Empereur qui régne aujourd'hui n'efl que le troifiéme de ceux qui ont
régné depuis 99. ans fur toute la Chine 6c la Tartarie: mais il elt le cin-
quième, fi l'on remonte jufqu'à fon bifayeul, 6c fon trifayeul.
Celui-ci après avoir fubjugué fon propre pays, conquit encore toute Ik
Tartarie Orientale, le Royaume de Corée, 6c la province de I.Ciîo /(?«^^,,
au-delà de la grande muraille, 6c établit fa Cour dans la Capitale appcllée-
I j Chirt
70 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Chin yaiig par les Chinois , & Moukeden^ par les Tartares Mantcheoux. On
lui donna dès lors le nom de Tai tsou : c'eft un nom commun à tous les
conquérans , qui font les premiers auteurs d'une Dynaftie ; & com-
me l'es frères qui étoient en grand nombre avoient beaucoup contribué par
leur valeur à la conquête de tant de pays , il leur donna des titres d'hon-
neur : il fit les uns T/m l'ang^ les autres Kiun vang^ 6c Pei lé: il a plu aux
Degrés de Européaus d'appeller ces fortes de dignitez, du nom de Régulos, ou Prin-
ics digni- ^gg j^j premier, du fécond, 6c du troifiéme Ordre. Il fut réglé alors que
panni les cnfans de ces Régulos, on en choifiroit toujours un, pourfuccé-
der à fon pcrc dans la même dignité.
Outre ces trois dignitez, ce même Empereur en établit encore quelques
autres qui leur font inférieures , fie qui fe donnent aux autres enfans qui s'en
rendent le plus dignes. Ceux du quatrième degré s'appellent Pei tse, ceux
du cinquième Cong beou, & ainfi des autres.
-^ p . Ce cinquième degré ell au-deffiis des plus grands Mandarins de l'Empire.
c€s du ' Les autresjqui fui vent, n'ont pas comme les précédens, des marques exté-
Saiig. rieures qui les dillinguent des Mandarins, foit dans leurs équipages , foit
dans leurs habits: ils ne portent que la ceinture jaune, qui eil commune à
tous les Princes du Sang , tant à ceux qui pofledent des dignitez, qu'à
ceux qui n'en ont pas: mais ceux-ci ont honte de la faire paroître , 6c ils
ont coutume de la cacher, lorfque leur indigence les met hors d'état d'a-
voir un équipage convenable à leur rang 6c à leur naiffànce.
C'ell pourquoi ce feroit fe^faire une faulTe idée des Princes du Sang de la
Chine, fi on les comparoit à ceux d'Europe, 6c fur tout de la France, où
^^"d'h''*i' ^^ ^"^'-^ glorieufe de tant de Rois leurs ancêtres, les élève beaucoup au def-
neiir. fus des perfonnes mêmes les plus diftinguées de l'Etat. Leur petit nom-
bre leur attire encore plus d'attention 6c de refpect,fic ce refpect s'augmen-
te dans l'efprit des peuples, à proportion qu'ils approchent de plus près du
Trône.
^^"^, Il n'en eft pas ainfi à la Chine : les Princes du Sang touchent prefque à
Bombie. ^<^'-"' oi'igiiic : ils ne comptent c|ue cinq générations : 6c cependant leur
nombre s'cil tellement multiplie en fi peu de tems, qu'on en compte au-
jourd'hui plus de deux mille: cette multitude en les éloignant du Trône,
les avilit, fur tout ceux, qui d'ailleurs étant dépourvus de titres 6c d'em-
plois, ne peuvent figurer d'une raïuiière conforme à leur naillance: c'eft
ce qui met une grande dilFérence entre les Princes du même Sang.
La pluralité des femmes, fait que ces Princes fe multiplient extrême-
ment j mais à force de fe multiplier, ils fe nuifent les uns aux autres: com-
me ils n'ont point de fonds de terre, 6c que l'Empereur ne peut p;is donner
des penfions à tous, il y en a qui vivent dans une extrême pauvreté, quoi-
qu'ils portent la ceinture jaune.
Sur la fin de la Dynaftie des Ming^ il y en avoit plus de trois mille famil-
les dans la ville de Kiaiig tcheoii^ dont pluficurs étoient réduits à raumône.
Le bandit qui s'empara de Pcking, 6c qui pafla par cette ville, fe défit de
tous ces Princes, en les fixilant prefque tous paficr par le fil de l'épée: c'eft
ce qui rendit déferte une partie de la ville.
^ Quel-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. jt
Quelques-uns qui échapérent à fa cruauté, quittèrent la ceinture jaune,
& changeant de nom le mirent au rang du peuple. Ils font encore connus
pour être du Sang Impérial des Mmg : l'un d'eux a été domcftique de
nos Millionnaires dans une mailbn que notre Compagnie a dans cette ville,
6c cette maifon a été bâtie par un de ces Princes, qui fçachant que IcsTar-
tares le cherchoient, prit la fuite & difparut.
Ces Princes, outre leur femme légitime, en ont ordinairement trois au-
tres, aufquelles l'Empereur donne des titres, 6c dont les noms s'infcrivent
dans le Tribunal des Princes: les enfans qui en nailTentjont leur rang après
les enfans légitimes, 6c font plus coniîdérez que ceux qui naiflent de {im-
pies concubines, qu'ils peuvent avoir en aulli grand nombre qu'ils fou-
haitent.
Ils ont pareillement deux fortes de domelliques : les uns qui font pro- Suite de !à
preraent efclaves ; les autres qui font des Tartarcs ou des Chinois Tartan- Noblefle.
lez, que l'Empereur donne en grand ou petit nombre, à proportion de la
dignité dont il honore les Princes de fon Sang.
Ces derniers font l'équipage du Régulo, 6c on les appelle communément
les gens de fa porte : il y a parmi eux des Mandarins confidérables , des Vi-
cerois, 6c même des ?7o«g /w/: quoiqu'ils ne foient pas efclaves comme les
premiers, ils font prefquc également foumis aux volontez du Régulo, tant
qu'il conlerve fa dignité. Ils paflent après fa mort au fervice de Tes enfiinSj,
s'ils font honorez de la même dignité.
Si le Prince pendant fa vie vient à décheoir de fon rang, ou fi le confer-
vant jufqu'à la mort, fa dignité ne pafle pas à d'autres de fes enfans, cette
efpèce de domertiques efl mile enréferve, 6c on les donne à quelques au-
tres Princs du Sang, lorfqu'on fait fa maifon, 6c qu'on l'élève à la même
dignité.
L'occupation de ces Princes , en remontant du cinquième Ordre juf- Occupa.:
qu'au premier, eft pour l'ordinaire d'affifter aux cérémonies publiques, de tiondes
fe montrer tous les matins au palais de l'Empereur, puis de lé retirer dans Pinces da
leur Hôtel, où ils n'ont d'autre foin que celui de gouverner leur famille, ''"^'
les Mandarins, 6c les autres Officiers dont l'Empereur a compofé leur Mai-
fon. Il ne leur eft pas permis de fe vifîter les uns les autres, ni de coucher
hors de la ville, fans une pcrmilTion expreflé.
Il eft aile de voir pour quelle raifon on les afluiettit à des loix lî gênantes ;
il fuffit de dire quelles leur donnent un grand loilir, 6c que la plû-part ne
l'employent pas trop utilement. Il y en a cependant que l'Empereur oc-
cupe dans les affiiires publiques, 6c qui rendent de grands fervices à l'Em-
pire. Tel a été le treizième frère de l'Empereur régnant.
On met encore au rang des Nobles.
En premier lieu , ceux qui ont été autrefois Mandarins dans d'autres pro- De cîirs
vinces : car comme je l'ai dit , nul ne peut l'être dans fon propre pays, foit ^"^^^ ^ jjjj
qu'ils ayent été cafléz de leurs emplois, 6c prefque tous font de ce nombre 3 NoblelTe.^
foit que d'eux-mêmes ils le foient retirez avec l'agrément du Prince, ou qu'ils,
y ayent été forcez parla mort de leur père, ou de leur mère j car un Mandaria
qui
Famille la
plus noble
du Monde.
Des.Mjr-
qncs de
Noblefle.
La No-
ble(Tep,iire
des eiifans
aux pcres
& aux
ayeux.
7i DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
qui a fliit une femblable perte, doit auffitôt fe dépoiiiller de fa Charge; &C
donner par là une marque publique de fa douleur.
En fécond lieu , ceux qui n'ayant pas eu aflez de capacité pour par-
venir aux dégrez littéraires , le font procurés par la faveur ou par des
préfens, certains titres d'honneur, à l'aide defquels ils entretiennent avec
les Mandarins un commerce de vifites qui les fait craindre 6c refpefter du
peuple.
En troificme lieu, une infinité de gens d'étude, qui depuis l'âge de rj-.
à ï6. ans, jufqu'à celui de 40. viennent tous les trois ans pour les examens
au Tribunal du Gouverneur, qui leur donne le fujet de leur compofition.
C'eft bien plus l'ambition, que le defir de fe relidre habiles, qui les fou-
tient dans une fi longue étude. Outre que le degré de Bachelier, quand
ils y font une fois parvenus, les met à couvert des chàtimens du Manda-
rin public, il leur donne le privilège d'être admis à fon Audience, de s'af-
feoir en fi préfence , 6c de manger avec lui : honneur qui eil infiniment
eftimé à la Chine, 6c qui ne s'accorde prefque jamais à aucune perfonnc du
peuple.
La Famille qui pafle aujourd'hui pour la plus noble de la Chine 6c qu'on
peut regarder comme la plus noble du monde, fi l'on a égard à ion ancien-
neté, eil la Famille des defcendans de Confucius, ce célèbre Philolbphe
que les Chinois ont en fi grande vénération. Il n'y a proprement que la
nobleffe de cette Famille qui ibit héréditaire, 6c qui fe conferve en ligne
directe depuis plus de deux mille ans, dans la perfonne d'unde les neveux,
qu'on ^^pe\\e fom cda. Chifîg gin ti cbi eil ^ c'eil-à-dire, le neveu du grand
homme, ou du fage par excellence: car c'ell ainfi que les Chinois appel-
lent le rcftaurateur de leur Philofophie morale j 6c en confidération de cette
origine, tous les Empereurs ont conllamment honoré un des defcendans du
Philofophe, de la dignité de Cong, qui répond affez à celle de nos Ducs
ou de nos anciens Comtes.
C'eft avec les honneurs dûs à ce rang, que celui qui vit encore aujour-
d'hui, marche dans les rues de Peking, lorfqu'il s'y rend tous les ans de Kio
feoti^ ville de la province de Cban Zo«_^,qui eil le lieu de la nailTlmce de fon
illuilre uyeul', de plus c'eft toujours un Lettré de cette Famille que l'Em-
reur nomme Gouverneur de la fufdite ville de Kio feoti.
L'une des principales marques de noblelTe, eft d'avoir reçu de l'Empe-
reur des titres d'honneur qu'on ne donne qu'aux perlbnnes d'un mérite
éclatant. Le Prince les donne quelquefois pour cinq, fix, huit ou dix gé-
nérations, félon les fervices plus ou moins grands qu'on a rendu à l'Etat.
C'eft de ces titres honorables, que les Mandarins fe quaUfient dans leurs
Lettres, 6c fur le frontifpice de leurs maifons.
En Europe la noblelfe pafle des pères aux enfms 6c à leur poftérité:
mais quelquefois à la Chine elle pafle des enfans au père 6c aux ayeux.
Qiiand quelqu'un s'eil diftingué par un mérite extraordinaire, l'Empereur
ne fe contente pas de l'élever aux honneurs dont je viens de parler : mais paj:
autant de patentes, il étend ces titres ay père 6c à la mère, à l'aycul 6c à
l'aycule de celui qu'il a honoré i ou pour mieux dire, il donne à chacun
un
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 75
un titre d'honneur particulier , en rcconnoiffhnce de ce qu'ils ont mis au
monde, 6c élevé avec foin, un homme d'un mente fi diftingué, 6c iî utile
à l'Etat.
Je n'en fçaurois donner un exemple plus folemnel que celui du Père Fer-
dinand Verbiell J éluite Flamand, Preiident du Tribunal des Mathémati-
ques à la Cour de Peking. Ce Perc qui y avoit été appelle pour aider le Pè-
re Adam Schal en la réformation du Calendrier , eut ordre de dreflcr des
Tables des mouvemens célelles &: des éclypfes pour deux mille ans; il y
travailla avec foin , 6c il appliqua tous les Mar.darms de la première clafTe
du Tribunal de l'Allronomie, à calculer les mouvemens des planettes, fé-
lon les régies qu'il leur donna. Enfin ayant achevé cet Ouvrage, il en fie
trente-deux volumes de Cartes, avec leurs explications, 6c les préfenta à.
l'Empereur l'an 1678. fous ce titre : V Jjironomie perpétucle de F Empereur
Cang hi.
Il le fit alors une afiemblée générale des Mandarins de tous les Ordres, „
des Princes , des Vicerois, 6c des Gouverneurs des provinces, qui étoient al- Verbicft^
lez falucr l'Empereur, 6c fe réjouir avec lui de la déclaration qu'il avoit fait [éinite eft
de fon fils pour fon fuccefîéur à l'Empire. Ce Prince reçut agréablement ^^lée Noble
le préfcnt du Père Verbieft, 6c fit mettre cet Ouvrage dans les archives du ^"Pf^ni'"
palais: en même tcms il voulut reconnoître le travail infatigable du Père, ' '^'
6c pour cela il le fit Préfident du Tribunal du premier ordre , 6c lui donna
le titre de cette dignité.
Le Père lui préiénta une Requête, oii il remontroit que la profeffion Rc-
ligieufe qu'il avoit embrairée,nelui permettoit pas d'accepter cet honneur:
il ne fut pas écouté, 6c de crainte d'off^enfcr l'Empereur, 6c de nuire aux
progrès de la Religion dans l'Empire, il lui falut obéir. Voici la teneur
des Patentes , par lefquelles il lui conféroit cette dignité.
„ Nous Empereur par ordre du Ciel, ordonnons: la forme d'un Etat Ses Lé;res
„ bien réglé, demande que les belles adions foient connues, èc que les deNobld-
„ fervices rendus à l'Etat avec une prompte volonté, foient récompenfez, ^^•
„ 6c reçoivent les éloges qu'ils méritent. Il eft aufii du devoir d'un Prin-
„ ce^ qui gouverne fagement félon les loix, de loiicr la vertu, 6c d'éxal-
„ ter le mérite. C'ell ce que nous faifons par ces Lettres Patentes , que
,j nous voulons être publiées partout notre Empire, pour faire connoîtrc
„ à tous nos Sujets, quel égard nous avons à des fervices , qui nous font
„ i"endus avec tant d'application 6c de diligence.
„ C'eft pourquoi, Ferdinand Verbieil, à qui j'ai commis le foin de mon
„ Calendrier Impérial, le naturel droit 6c lincére, 6c la vigilance ique vous
„ avez fait paroître à mon fervice, aulîi bien que le profond fçavoir, que
3, vous avez acquis par l'application continuelle de votre efprit en toutes
„ fortes de fciences , m'ont obligé de vous établir à la tête de mon Acadé-
„ mie Aftronomique: vous avez répondu par vos foins à notre attente, 6c
„ travaillant jour 6c nuit, vous avez rempli les devoirs de cette charge: en-
5, fin vous êtes heureufement venu à bout de tous vos defleins, avec un
„ travail infatigable, dont nous avons nous mêmes été témoins.
„ II eft convenable que dans la conjonâure d'une li grande fête , où tout
T'orne IL K " „ mon
74 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
„ mon Empire eft venu me donner des marques de fajoye, je vous faflc
„ rellcncir les effets de ma faveur Impériale, & de l'eilime que je fais de
„ votre perfonne. C'cft pourquoi par une grâce finguliére , ôc de notre
„ propre mouvement, nous vous accordons le titre de grand homme, qui
„ doit être par tout rendu célèbre èc nous ordonnons que ce titre foit en-
„ voyé dans tous les lieux de notre Empire, pour y être publié.
„ Prenez de nouvelles forces à notre fervice. Ce titre d'honneur qui
„ commence en votre perfonne, s'étend à tous vos parens & à tous ceux de
„ votre fang; vous avez mérité par vos foins & par votre application fin-
„ guliére, ces éloges 6c cette dignité, & vos mérites font fi grands, qu'ils
„ répondent entièrement à l'honneur que nous vous faifons. Recevez donc
„ cette grâce avec le refpeft qui lui eft dû. Vous êtes l'unique à qui je l'aye
„ conféré : que ce foit un nouveau motif d'employer pour notre fervice
„ tous vos talcns, & toutes les forces de votre efprit.
De femblables titres d'honneur remontent, comme je l'ai dit, jufqu'aux
ancêtres de celui qui les reçoit: tous les parens s'en glorifient: ils les font
écrire en divers lieux de leurs maifons,6c jufques fur les lanternes qu'ils font
porter devant eux, lorfqu'ils marchent pendant la nuit: ce qui leur attire de
grands reipeéls.
Comme le P. 'Verbieft étoit Européan, il n'avoit pas de parens a la Chine
qui puflent partager cet honneur avec lui : mais par un bonheur fingulier
pour la Religion, tous les Miflionnaires,Jéfuites 8c autres, paflbient pour fes
frères, 8c étoient confidérez fous ce titre par les Mandarins. Ce fut cette
qualité qui facilita à Montcigncur l'Evêque d'Héliopolis,fon entrée à la
Chine, 8c la plû-part des Religieux failbient mettre ce titre, fur la porte
de leur maifon.
Après avoir ainfi honoré le P. 'Verbieft, l'Empereur communiqua les
N Meiïe mêmes titres à fcs ancêtres, par autant de Patentes qu'il fit drelîer: l'une,,
accordées pour fon ayeul nommé Pierre Verbieft : l'autre, pour Pafchafie de Wolff
aux An- Ion ayeule : la troifiéme, pour Louis Verbieft Ion père, 8c la quatrième, .
cètres du pour Anne Vanherke fa merc. Je ne rapporterai que celles qui concer-
l'ae^ nent l'ayeul 8c l'ayeule du Mirtionnaire, elles fuffiront pour faire connoître ■
le caractère d'cfprit de cette Nation.
Les Patentes accordées îi l'ayeul du P. Verbieft , étoient ainfi expn-
mces.
„ Nous Empereur 8cc. Les honneurs que nous accordons à ceux, qui
Aveu" 5» P^'' ^^^^ mérite fe font élevez aux dignitez de Mandarins, 8c de premiers
„ Magiftrats,lé doivent rapporter aux ioins de leurs ancêtres comme à leur
„ fource, puifque c'cft par l'inftruftion, par l'éducation, 8c par les bons
„ exemples qu'ils ont reçu d'eux, qu'ils ont pratiqué la veitu, 8c fe font
„ rendus dignes de ces honneui-s.
„ C'eft pourquoi voulant remonter jufqu'à la première fource du mé-
„ rite, j'éicnds jufqu'à vous mes bienfaits, Pierre Verbieft, qui êtes l'a-
„ y eul du Père Ferdinand, que j'ai honoré ;'du titre dc,8cc. votre .vertu, ,
„ comme un arbre bien planté," a jette de profondes racines, 8c ne tom-
„ bcra jamais: elle foutient encore votre poftérité, 8c perfévérc dans vo-
tre
Létres
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. y^
-„ trc petit fils, qui par un mérite fi diftingué, nous fait connoîrre quel a
-„ été le votre. C'eft pourquoi vous confidérant comme l'origine de fa gran-
„ deur, par une faveur finguliére, je vous confère les mêmes titres d'hon-
„ neur, Sec.
L'ayeule du P. Verbiefl: fut pareillement Iionorée des mêmes titres, par a fon
des Patentes, dont voici le fens. Ayeulc.
„ Nous Empereur Sec. Lorfque félon les louables coutumes de nofe
„ Empire, nous voulons récompenfer le mérite de ceux qui nous ont fi-
„ dèlement fervi: & par ces récompenfes, les exciter à nous continuer
„ leurs fervices, il eft jufte qu'une partie de la gloire qu'ils acquièrent
„ pour ces fervices, pafle jufqu'à leurs ancêtres.
„ C'eft pourquoi confidérant les foins que vous avez pris de l'éducation
j, du P. Ferdinand, qui s'acquitte fi dignement des charges 8c des emplois
„ que je lui ai confiez, je vous confère par ces préfentes, le titre que l'on
5, donne à la femme de celui qui efl Mandarin du premier Ordre, fous le
„ titre de, £cc. JouifTez de ce titre d'honneur, qui relève les foins que
„ vous avez pris de l'éducation de vos enfans, 6c qui excitera les Ibins des
„ autres , lorfqu'ils verront que nos faveurs Impériales s'étendent jufqu'à
„ ceux qui ont contribué en quelque chofe à la vertu, & au mérite des
„ perfonnes que nous honorons. Votre poftérité en. fera plus glorieufe, ^
„ 6c aura pour vous plus de refpe£t : c'efl pour cela que nous voulons
„ par ces Patentes relever la gloire de votre nom.
On voit qu'à la réfei-ve de la famille de Confucius, 8c des Princes ifTus Le mériw
de la fimille régnante, on n'eft noble à la Chine, qu'autant qu'on a im faitlavra-
méritc reconnu par l'Empereur, 8c qu'on y occupe un rang où lui feul y^N'jt''='-
éléve ceux qu'il en juge dignes: tout ce qui n'efl point gradué, efl de chine*
condition roturière ; 8c par là, il n'y a point à craindre que des familles
fe perpétuant dans un certain éclat, que donne l'ancienneté de la No-
blefTe , s'avifent d'établir dans les provinces , une autorité dangereufe à
celle du Souverain.
De la fertilité des terres , de l'agriculture , &' de l'eflime
qu'on fait de ceux qui s'y appliquent,
DAns un Empire qui eft, comme nous l'avons remarqué, fi vafle 8c fî DchFem-
étendu, la nature des terres ne peut pas être par tout la même: elle I:té des
■cfl différente, félon qu'elles s'approchent ou s'éloignent le plus du midi. t<^"<^s.
Mais telle efl l'indultrie des Laboureurs, 8c ils font fi durs au travail 8c fi
infatigables, qu'il n'y a point de province qui ne foit très fertile, 8c qu'il
n'y en a gueres, qui ne puifle faire fubfîfler la multitude inconcevable de
les habitans.
Outre ta bonté des terres, la quantité prodigieufe de canaux dont elles
font coupées, ne contribuent pas peu à cette fertilité, 8c l'on recueille tant
de difFcrens grains, qu'on en employé beaucoup à faire du vin 8c de l'eau
K i de.
-6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
de vie: mais lorrque l'on craint la ftérilité dans un endroit, les Mandarins
qui ont de l'expérience, ne manquent pas d'empêcher pendant un tems,
qu'on ne fafle de ces fortes de boitions. L'Agriculture y ell fort eftimée,
& les Laboureurs, dont la profelîion eft regardée comme la plus néccfTairc
ù un Etat, y tiennent un rang conlîdérable : on leur accorde de grands pri-
vilèges, & on les préfère aux Marchands 6c aux Artifans.
Culture La plus grande attention des Laboureurs, eft pour la culture du ris:
ttu Kis. -^j fument extrêmement les terres, & il n'y a point d'ordures qu'ils ne
ramafTent pour cela, avec un foin extraordinaire, même les excrémens
des hommes, des chiens, des cochons, 6c des autres animaux, qu'ils chan-
gent avec du bois, des herbes, ou avec de l'huile de lin.
C'eft à deflcin de faire ce trafic, que lorfqu'ils ne font point occupez
dans les campagnes, ils vont fur les montagnes pour y couper du bois, ou
bien ils cultivent les jardins potagers : car les Chinois font bien éloignez
de préférer l'agréable à l'utile, 6c d'occuper la terre de chofes iuperflues,
ou infrudueules, comme à former des parterres, à cultiver des Heurs, à
dreffer des allées : ils croyent qu'il eft du bien public, 6c ce qui les touche
encore plus, de leur intérêt particulier, que tout foit fémé, 6c produife des
chofes utiles.
Cette efpcce de fumier, qui ailleurs feroit capable de brûler les plantes,
eft excellent pour les terres de la Chine: aufti ont-ils l'art de le tempérer
avec de l'eau ordinaire, avant que de s'en fervir: ils portent des fçeaux qui
font ordinairement couverts, dans lefquels ils ramaflent ce fumier, 6c le
chargent fur leurs épaules : c'eft ce qui contribue beaucoup à la netteté des
villes, dont on enlevé tous les jours les ordures.
Four le ^ Pour mieux faire croitre le ris, ils ont foin dans certains endroits, com-
j*e_ *■' ' me dans la province de Tchc kiang, quand ils le fément , d'enterrer des pe-
lotons de poil de cochon, ou même de cheveux, qui , félon eux, donnent de
la force à la terre 6c de la vigueur au ris : ceux dont le métier eft de rafer
la tête, les ramaflent foigneulément , jufqu'à ce que les habitans de ces
lieux là viennent les acheter: on les vend environ un fol la livre, on les
met dans des facs, 6c on en voit quelquesfois des barques toutes remplies.
Quand la plante commence à grcner, fi leurs champs font arrofez d'eau
de fontaine, ils y mêlent de la chaux vive: ils prétendent que cette chaux
tuë les vers 6c les infeétes : qu'elle détruit les mauvaifes herbes 6c donne
à la terre une chaleur, qui fert beaucoup à la rendre féconde.
Cepays a,comme tous les autres, fes plaines, 6c fes montagnes: toutes les
plaines lont cultivées : on n'apperçoit ni hayes, ni fofléz,ni prefquc aucun
arbre, tant ils craignent de perdre im pouce de terre: en pluficurs provin-
ces elles portent deux fois l'an: 6c même entre les deux récoltes, on y féme
de petits grains 6c des légumes.
Propric-c Les provinces qui font au Nord 6c à l'Occident, comme celles de Pe
vînccs°du ^'^^^ ^'■> '^^ Chanfi^ de Cbenfi^ de Se tchuen ^yoncwl du froment, de l'orge,
Nord & diverfes fortes de millet, du tabac, des poix toujours verds,des poix noirs
<lc l'Occi- 6c jaunes, dont on fe fert au lieu d'avoine, pour engraifler les chevaux : el-
rient. les portent aufli du ris, mais en moindre quantité , 6c en pluficurs endroits
dans
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. -jj
dans des terres fcches: il efl vrai que le ris eft plus dur, 6c qu'il a befoin de
ciure plus long-tems: celles du Midi, Sc i\\x-x.o\xx. Ac Hou quang^ <\c Kiang
mu, de Tcbe kiang portent du ris, parce que les terres fout balles, 6c le pays
aquatique.
Les Laboureurs jettent d'abord les grains fans ordre : enfuite quand l'her- "^, ''!"*"
be a cru environ d'un pied ou d'un pied èc demi, ils l'arrachent avec fa ra- "émeucer
cine, & ils en font des bouquets ou de petites gerbes, qu'ils plantent au
cordeau & en échiquier, afin que les épis appuyez les uns fur les autres, fe
foutiennent aifément en l'air, û. foient plus en état de réfifter à la violence
des vents.
Mais avant que de tranfplanter le ris, ils ont foin d'unir les terres 8c de Prépara-
les mettre toutes de niveau. C'eft ainfi qu'ils s'y prennent : après avoir |'^°" j*^"
donné à la terre trois ou quatre labours confécutifs , toujours le pied dans
l'eau, ils en rompent les mottes avec la tête de leur hoyau: enfuite parle
moyen d'une machine de bois, fur laquelle un homme fe tient debout. Se
eft tiré par un buffle qu'il conduit, ils applaniflent le terroir, afin que l'eau
fi néceflaire au ris, fe diitribue par tout à une égale hauteur. De manière
que ces plaines reflemblent plutôt à de vaftes jardins , qu'à une fimple
campagne.
Dans les provinces, où les plaines font mêlées de collines 6c de montag-
nes, il y en a de ftériles en quelques endroits : mais la plû-part font de bon-
ne terre, 6c on les cultive jufques fur les bords des précipices.
C'eft un fpeétable très agréable, de voir quelquefois des plaines de trois
ou quatre lieues, environnées de collines 6c de montagnes, coupées en ter-
rafles depuis le bas jufqu'au fommet. Ces terrafles ie furmontcnt les unes
les autres au nombre de vingt ou trente, à la hauteur chacune de trois ou
quatre pieds.
Ces montagnes ne font pas d'ordinaire pierreufes comme celles d'Europe:
la terre en eft légère, poreufe, 6c facile a couper, 6c même iî profonde en
plufieurs provinces , qu'on y peut creufer trois 6c quatre cens pieds fans
trouver le roc.
Qiiand les montagnes font pierreufes , les Chinois en détachent les
pierres, 6c en font de petites murailles pour foutcnir les teiTafles: ils appla-
niflent enfuite la bonne terre, 6c y fément le grain. Une entreprife fi pé-
nible fait aflèz voir combien le peuple de la Chine eft laborieux ; mais on le
verra encore mieux par ce que je vais dire.
QLioiqu'il y ait dans quelques provinces des montagnes défcrtes 6c incul-
tes, les vallons 6c les campagnes qui les féparent en mille endroits, font
très fertiles 6c très bien cultivées; on n'y voit pas un feul pouce de terre
labourable , qui ne foit couvert du plus beau ris. L'induftrie Chinoife a
fçu applanir entre ces montagnes , tout le terrain inégal qui eft capable de
culture.
Les Laboureurs divifent comme en parterres , celui qui eft de même ni- Suite delà
veau, 6c par étages en forme d'amphithéâtre, celui qui fuivant le penchant culture des
des vallons, a des hauts 6c des bas : 6c comme le ris ne peut ie paflcr d'eau, *^""'
ils pratiquent par tout de diftance en diftance, 6c ù différentes élévations,
K 3 de
78 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
de friands réfervoirs pour ramafler l'eau de pluye, ôc celle qui coule des
niomagncs, afin de la dillribuer également dans tous leurs parteires de ris:
c'eft à quoi ils ne plaignent ni foins, ni fatigues, foit en laiilant couler l'eau
par fa pente naturelle, des réfervoirs fupéneurs dans les parterres les plus
bas: foit en la faifant monter des réiervous inférieui-s , ôc d'étage en étage,
jufqu'aux parterres les plus élevez,
^".^ ^'^' Ils fc fervent pour cela de certains chapelets, ou engins hydrauliques, af-
dradiquej. ^^z fimples pour faire circuler l'eau. Se en arrofer continuellement leurs ter-
res: de forte que d'un côté, quelque tems qu'il Eific , le Laboureur ell
comme afliiré de voir chaque année la terre qu'il cultive, lui rapporter une
moiflbn proportionnée à fon induitrie 6c à fon travail: & d'un autre côté,
le voyageur goûte un plailir toujours nouveau, en promenant fucceiîivc-
ment'la vue dans ces vallons & ces campagnes charmantes, qui, quoiqu'aP-
fez iémblables pour la verdure dont elles font également couvertes , ne laif-
fent pas de préiénter autant de fcénes admirablement diverfifiées , par la dif-
férente difpofition ou figure de montagnes qui les environnent: 6c il fe trou-
ve, à toute heure agréablement furpris, par le nouveau fpeâacle qu'offrent
continuellement à fa vue, une fuite perpétuelle d'amphithéâtres verdoyans,
qu'il découvre les uns après les autres dans fa route.
Du Cha- Cette efpéce de chapelet dont ils fe fervent cil très-fîmple , foit par fa
pclet.Sc fa ftruélure, foit par la manière dont on le fait joiier. Il eft compofé d'une
defcnp- chaîne fans fin de bois, 6c d'un grand nombre de petites planches de fix ou
fept pouces en quarré, enfilées parallèlement à égales' dillances 6c à angles
droits par le .milieu dans la chaîne de bois: ce chapelet eft étendu le long
-d'un canal de bois fait de trois planches unies, en forme d'eauge, de telle
forte que la moitié inférieure du chapelet porte fur le fond de cet auge, 6c
en occupe toute la capacité ; 6c la fupérieure qui lui eft parallèle , porte
fur une planche pofée le long de l'ouverture du canal. Une des extrémitez
du chapelet, je veux dire celle d'en bas, eft pafiee autour d'un cylindre
mobile, dont l'axe eft pofé fur les deux cotez de l'extrémité inférieure du
canal: 6c l'autre extrémité du chapelet, fçavoir celle d'enhaut, eft montée
fur une manière de tambour garni de petites planches, fituées de telle forte,
qu'elles cngrainent exaélement avec les planches du chapelet , ôc que ce
tambour venant à tourner par le moyen de la puiflance qui eft appliquée à
fon efiîcu, fait tourner le chapelet: Se comme l'extrémité fupérieure du ca-
nal, oii porte ce tambour, eft appuyée à la hauteur oij l'on veut faire mon-
ter l'eau, 6c que l'extrémité intérieure eft plongée dans l'eau qu'on veut
élever, il eft ncceflaire que la partie inférieure du. chapelet , qui occupe
exaûement, comme nous l'avons dit, la capacité du canal de bois: monte
le long de ce canal : 6c que toutes les petites planches, en levant avec elles
autant d'eau qu'elles en rencontrent, c'eft;à-dire, autant que le canal en
peut contenir: ilie forme un ruiflcau d'eau, qui monte fans interruption à
la hauteur qu'on fouhaitte, tant que la machine eft en mouvement: 6c ce-
pendant la partie fupérieure du chapelet defcendant uniformément le long
de la planche , fur laquelle elle porte, ces deux mouvemens joints enfem-
blc , font tout le jeu de la machine qui eft mife en mouvement dans les
v.ois nianicres fuivantes. Prc-
tion
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
7P
Pi'emiérement , avec la main par le moyen d'une ou de deux mani-
velles , attachées immédiatement aux extrémitez de l'elîieu du tambour.
Secondement, avec les pieds, par le moyen de certaines chevilles de
bois fort groflés, plantées avec faillie de plus d'un demi pied autour de l'ar-
bre ou cllicu da tambour allongé tout exprès. Ces chevilles ont de grofles
têtes oblongues 6c arrondies en dehors, c'ell-à-dire, de figure propre à
apphquer la plante du pied nud, de forte qu'un ou plufieurs hommes, fui-
vant le nombre des rangs des chevilles, ou debout, ou afîis, peuvent en fe
joiiant 6c en remuant feulement les jambes fuis aucun effort, tenant d'une
main un parafol, 6c de l'autre un éventail, faire monter un ruifleau per-
pétuel dans leurs terres arides.
Troifiémement, par le moyen d'un buffle ou de quelque autre animal,
qu'on attache à une grande roué , d'environ deux toifes de diamètre, fituée
horizontalement, à la circonférence de laquelle on a planté un grand nom-
bre de chevilles ou de dents, qui engrainant exaétement avec des dents fem-
blables, plantées autour de l'efTieu du tambour, font tourner la machine,
quoique plus grande, avec beaucoup de facihté.
Lorfqu'on nettoyé un Canal, ce qui arrive de tems en tcms, on le coupe
de diftance en diftance, par des digues, 6c l'on en aflîgne une partie à cha-
cun des villages circonvoifins : on voit aulîltôt différentes troupes de pay-
fans, qui apportent une efpèce de chapelet compofé de petites planches
quarrées, dont ils lé fervent pour élever l'eau du Canal dans la campagne :
£c comme les rives font fort hautes, ils dreflent leurs chapelets à triple éta-
ge, 6c fe portent ainfi l'eau les uns aux autres. Ce travail quoique long
6c pénible eft auffi-tôt achevé par kmultitude de ceux qui y font occupez.
Il y a des endroits où les montagnes qui ne font pas fort hautes, fe tou-
chent les unes les autres, &c ibnt prefque fans vallées; on en voit de fcmbla-
bles dans la province de Fo kien: cependant elles font toutes cultivées, par
le fécret qu'ont les Laboureurs, d'y faire couler de l'eau autant qu'ils veu-
lent, en la conduilant d'une montagne à l'autre par des Canaux de bambou.
La peine Se les travaux continuels de ces pauvres gens, devient quelque-
fois inutile, fur tout en certaines provinces, par la multitude de ftuterelles
qui ravagent leurs campagnes: c'eil un fléau terrible, à en juger, parce
que rapporte un auteur Chinois: on en voit, dit-il, une multitude éton-
nante, qui couvre tout le ciel: elles font fi preffées, que leurs ailes paroif-
fent le tenir les unes aux autres: elles font en fi grand nombre qu'en élevant
les yeux , on croit voir fur fa tête de hautes 6c vertes montagnes, c'eft fon
cxpreflion: le bmit qu'elles font en volant, approche du bruit que fait un
tambour.
Le même auteur a remarqué qu'on ne voit d'ordinaire cette quantité in-
croyable de fauterelles, que lorlque les inondations font fuivies d'une année
de grande fécherefle : 6c philofophant à fa manière, il prétend que les œufs
des poiffons qui fe font répandus fur la terre, venant à éclore par la cha-
leur, produii'ent cette multitude prodigieUfe d'infeftes, qui ruinent en peu
de tcms l'efpérance des plus abondantes récoltes.
C'eft
De Ton
Mouve-
ment, &
de fon
Aftion.
Du Netto.
ycmeiu
des Ca-
naux.
Incoramo-
dué d.-s
Siucerel-
P rédige de
ce fleatt.
8o DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Moyens C'eft alors qu'on voit les Laboureurs délolez, fuer toute la journée fous
<iéb\"irer "" *'''^' brûlant, pour écarter ces inlcétcs , avec des drapeaux qu'ils pro-
mènent fur la cime de leurs moiflbns. Cette funelte playe ell allez ordinai-
re dans la province de Chan tong^ au tems d'une grande lé':herefle; quelque-
fois elle ne ié répand qu'à une lieuë au loin, 6c les moilions iont très-belles
, dans le relie de la province,
eft FAgri^- ^^ ^î"' foutient dans leurs travaux , ceux qui cultivent la terre avec tant
culture. de foins & de fatigues, ce n'eil pas feulement leur propre intérêt, c'eil: en-
. . cote plus la vénération oià ell l'Agriculture, ôc i'eilirne que ks Empereurs
ne\°li°'" ^" °"'- ^°'^.io'-"'s ^^i'^ depuis la nailFance de l'Empire. C'eft Uiie opinion com-
Chine. mune qu'elle leur a été enfeignée par un de leurs premiers Empereurs nonï-
mé Chin nong^ 6c ils le révèrent encore aujourd'hui comme l'inventeur d'un
Art il utile aux peuples.
L'Agriculture fut encore plus accréditée par un autre de leurs premiers
Empereurs, qui fut tiré de la charuë, pour monter fur le Trône: l'hiftoi-
re en ell rapportée dans les livres de leurs cnciens Philofophes.
L'Lmpereur Tan^ à ce qu'ils racontent, qui commença à régner zjyj.
ans avant Jefus-Chrift, 6c' dont le régne fut ii long, après avoir reftitué
Laboureur j^g divers Tribunaux des Magillrats , qui fubfiilent encore aujourd'hui ,
fe^'Fiône P^nfa à fe décharger fur un autre du poids du Gouvernement: il en conféra
de la Chi- avec fes principaux Miniftres: ils répondirent qu'il ne pouvoit mieux faire,
ne. que de remettre le foin de fes Etats à l'aîné de fes enfans, qui étoit un Prin-
ce fage, d'un beau naturel, ôc d'une grande efpérance. Yao connoiflant
mieux que fes Miniilres le génie de fonfils, qui étoit diflimulé 6c artifi-
cieux, regarda ce confeil comme l'effet d'une vaine complaifance, c'eft
pourquoi, fans rien conclure, il rompit l'aflemblée, êv remit l'affaire à un
autre jour.
Q^ielque tems après, ayant déjà régné 70. ans, il fît appeller l'un de fes
plus fidèles Miniftres, Scluidit: „ Vous avez de la probité, de la fagef-
„ fe, 6c de l'expérience: je crois que vous remplirez bien ma place, 6c je
„ vous la deftine. Grand Empereur, répondit le Miniftie, je fuis tout-à-
„ fait indigne de l'honnem- que vous me faites, 6c je n'ai pas les qualitez
„ que demande un emploi fi éclatant 6c fi diificile à remplir ; mais puif-
„ que vous cherchez quelqu'un qui mérite de vous fuccéder , 6c qui puif-
nesQuâli- " ^^ conferver la paix, la juftice, 6c le bon ordre que vous avez mis dans
lés. » vos Etats, je vous dirai fincércment que je n'en connois point de plus ca-
,, pable, qu'un jeune Laboureur qui n'cft pas encore marié. Il n'cil pas
„ moins l'amour que l'admiration de tous ceux qui le connoiflent, par fa
„ probité, par la lageflé, 6c par l'égalité defonefprit, dans une fortune
„ fi baflé, 6c au milieu d'une famille où il a infiniment à fouft'rir de la mau-
„ vaife humeur d'un père chagrin, 6c des emportemens d'une mcre qui ne
j, garde point de mcfure. Il a des frères fiers, violens,6c querelleurs, avec
„ qui perfonne n'a pu vivre jufqu'à préfent. Lui feul a fçu trouver la paix,
5, ou plutôt a fçu la mettre dans une maifon compofée d'efprits fi bizarres
„ êc fi dérailbnnablcs. Je juge , Seigneur , qu'un homme qui fe con-
5, duit avec tant de lagefle dans une fortune privée, 6c qui joint à cet-
te
ET DE LA TARTARIE CHINOISE, Si
„ te douceur de naturel, un travail, une adrefle, & une application infa-
„ tigable, eft le plus capable de gouverner votre Empire, d'y maintenir
„ les fages loix qui y font établies.,,
Tae également touché, & de la modeftie de fon Miniftre qui refufoit le
Trône, & du récit qu'il lui faifoit de ce jeune Laboureur, lui ordonna de
le faire venir, & l'obligea de demeurer à fa Cour. Il obferva fes démar- ?' i"^^ *
ches durant plufieurs années , & de quelle manière il s'acquittoit des em- * °"'^'
plois qu'il lui confia: enfin fe fcntant accablé de vieillefTe , lU'appella, 6c
lui dit, „ Churiy (c'étoit le nom du jeune homme) j'ai aflez long-tems
„ éprouvé votre fidélité, pour m'aflurer que vous ne tromperez pas mon
„ attente & que vous gouvernerez mes peuples avec fagefle; je vous remets
„ toute mon autorité, foyez leur père plutôt que leur maître, 5c fouve-
„ nez- vous que je vous fais Empereur, non pour vous faire fervir par vos
j, peuples, mais pour les protéger, pour les aimer, & pour les fecourir
„ dans leurs befoins. Régnez avec équité, 6c rendez leur la juftice qu'ils
j, attendent de vous. „
Ce choix d'un Empereur tiré de la campagne, a infpiré aux Chinois une ^^^^^ L*^
grande eftime pour l'Agriculture. 2» qui fuccéda à C^««, parvint au Trône gppç]^^"^-
par la même voye. * régner.
Au commencement de la fondation de l'Empire, plufieurs bafles Con-
trées fe trouvèrent encore couvertes d'eaux : ce fut lui qui trouva le féci-et Libres fw
d'ouvrir divers canaux, pour les faire écouler dans la Mer: il s'en fervit en- l'Agricul-
fuite pour fertilifer les campagnes: il écrivit plufieurs Livres fur la manié- ture.
rc de cultiver la terre en la fumant, en la labourant, 6c en l'arrofant pour
la rendre plus féconde : ce fut-là ce qui porta Chun à le nommer fon fuc-
cefleur.
Tant de Livres fur une matière fi utile, qui font les Ouvrages d'un Empe-
reur, ont augmenté le crédit de l'Agriculture, que l'on voit n'avoir pas
été indigne des foins, 6c de l'application d'un grand Prince.
Plufieurs autres Empereurs ont donné des marques de leur zèle, pour la Zèle de
culture des terres : Kang 'vang qui fut troifiéme Empereur de la famille ^'^rapc-
Tcheou, fit mefurer 6c arpenter les terres, par T'chao kong l'un de fes Minif- ^^ng pour
très : il vifita lui-même toutes les provinces de fes Etats, 6c fit planter des l'Agricul-
bornes pour prévenir les difputes oC les conteftations des Laboureurs. Tchao '"f^-
kong écoutoit leurs plaintes , 6c leur rendoit la juftice fous un Saule, qui
fut long-tems en vénération parmi ces peuples.
King vang qui fut le vingt-quatrième Empereur de la même famille, 5c qui ^'"^ '"""^
régnoit au tems que naquit Confucius, 5-4 i. ans avant la nailTance de Jefus- |es"Loi'x *
Chrift, fit un nouveau partage des terres, 6c renouvella les loix qui avoient lurTAgri-
été faites pour la culture des champs. culture.
Enfin il n'y a point d'Empereur qui ait tant contribué à l'eftime de l'A-
griculture que Fen ti^ qui regnoit 17p. ans avant la venue de Jefus-Chriftj ^.^" '' '^"'-
car ce Prince voyant que les guerres avoient ruiné fon pays, aflembla fon in^i^n^î^ie"
Confeil pour délibérer fur les moyens de le rétablir, 6c pour engager fes tires de
Sujets à la culture des terres, il leur en donna l'exemple lui-même, en cul- fon Palais.
l'orne II. L ti-
Fête en
l'honneir
de l'Atri-
culturcr
Si Def-
cription.
L'Empe-
reur la-
boure la
teire.
rang
uhing fe
conforme
à cette an-
ci etMie
Coutume,
8i DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
tivant de les mains Royales les terres de fon palais , ce qui obligea les Minif-
tres , & tous les Seigneurs de fa Cour à en taire de même.
On croit que c'ell là ce qui a donné heu à une grande Fête, qui fe cé-
lèbre tous les ans dans toutes les villes de la Chine, le jour que le Soleil
entre au quinzième degré du figne du Verfeau , qu'ils regardent comme le
commencement de leur Printems.
Ce jour là le Gouverneur ou le premier Mandarin fort de fon palais, por-
té dans fa chaife, précédé d'étendards 6c de flambeaux allumez, avec di-
vers iaflrumens. Il ell: couronné de fleurs, 6c marche en cet équipage vers
la porte de la ville, qui regarde l'Orient, comme pour aller au-devant
du Printems. Il eft accompagné de plufieurs Brancarts peints 6c ornez de
divers tapis de foye, fur lefquels font des figures, & des repréfentations des
perfonnes iliuftres, qui ont exercé l'Agriculture, Sc quelques hiftoires fur le
même [fujet. Les rués font tapiflees : on élève d'cfpâce en efpâce , des
Arcs de triomphe : on fufpend des lanternes , 6c l'on fait des illumi-
nations.
Entre les Figures, eft une grande vache de terre cuite, d'une fi énorme
grandeur, que quelquefois 40. hommes ont de la peine à la porter: derrière
cette vache dont les cornes font dorées , eft un jeune enfant qui a un pied
nud, 6c l'autre chauffé: ils l'appellent l'efprit du travail Se de h diligence.
Cet enfant frappe fans ceffe d'une verge la vache de terre, comme pour la
faire avancer. Elle eft fuivie de tous les Laboureurs avec leurs inftrumens;
des compagnies de Mafques 6c de Comédiens fuivent , en faifant diverfes re-
préfentations.
C'cft ainfî qu'on fe rend devant le palais du Gouverneur : èc là on dé-
poiiille la vache de tous fes ornemens, on tire de fon ventre un nombre
prodigieux de petites vaches d'argile, 6c on les diftribue à toute la troupe:
on met en même tems la vache en pièces, 6c l'on en diftribue pareillement
les morceaux. Après quoi le Gouverneur fait un petit difcours , par lequel
il recommande le foin de l'Agriculture comme l'une des choies les plus nc-
ccffaires à un Etat.
L'attention des Empereurs 6c des Mandarins pour la culture des terres,
eft fi grande , que lorfqu'il vient à la Cour des députez de la part des Vice-
rois, l'Empereur ne manque jamais de leur demander en quel état ils ont
vu les campagnes. Une pluye tombée à propos .eft un fujet de rendre
vifite au Mandarin , 6c de le complimenter.
Tous les ans au Printems, à l'exemple des anciens Fondateurs de cette
belle Monarchie, l'Empereur va Iblemnellement lui-même labourer quel-
ques filions, pour animer par fon éxemp.le les Laboureurs à la culture des
terres. Les Mandarins de chaque ville font la même cérémonie.
Tong tching qui eft aujourd'hui fur le Trône, déclara, auflîtôt que le tems
de fondciiilfut expiré, qu'il vouloit fe conformer tous les ans à cette
ancienne 6c loiiable coutume. Il avoit déjà pubUé quelques mois auparavant
une inftrudion fignée du pinceau rouge, c'eft-à-dire , de fa propre main,
pour
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
85
pour exhorter le peuple à s'adonner fans relâche à TAgriculture. Tel efl
l'ordre qui s'obfei-ve dans cette cérémonie.
Au commencement du Printems Chinois, c'eft-à-dire , dans le mois de
Février, le Tribunal des Mathématiques ayant eu ordre d'examiner quel
étoit le jour convenable à la cérémonie du labourage, détermina le z^. de
la deuxième Lune, & ce par le Ti'ibunal des Rits , que ce jour fût an-
noncé à l'Empereur par un Mémorial, où l'on avoit marqué ce que ce
Prince devoit taire pour fe préparer à cette Fête.
Selon ce Mémorial, premièrement, l'Empereur doit nommer les douze
perfonnes illuftres qu'il choîfit pour l'accompagner, 6c labourer après luij
fçavoir trois Princes , Se neuf Préfidens des Cours fouveraincs. Si quelques-
uns des Préfidens étoient trop vieux ou infirmes, l'Empereur nomme leurs
Aflcfleurs pour tenir leur place.
Secondement, cette cérémonie ne confifte pas feulement à labourer la
terre, pour exciter l'émulation par fon exemple, mais elle renferme encore un
facrifice que l'Empereur , comme grand [Pontife, offre au Changti^^ow lui
demander l'abondance en faveur de fon peuple. Or pour fe préparer à ce
Sacrifice, il doit jeûner, & garder la continence les trois jours précédens.
La même préparation doit être obfervée par tous ceux qui font nommez
pour accompagner Sa Majefté, foit Princes, foit Mandarins de Lettres ou
de Guerre.
Troifiémement, la veille de la cérémonie. Sa Majefté choîfit quelques
Seigneurs de la première qualité , & les envoyé à la Salle de fes ancêtres fe
profterner devant la tablette, 6cles avertir, comme s'ils étoient encore en
vie, que le jour fuivant il offrira le grand Sacrifice.
Voilà en peu de mots ce que le Tribunal des Rits marquoit pour la per-
fonne de l'Empereur: 11 dèclaroit auflî les préparatifs que les différens Tri-
bunaux étoient chargez de faire : l'un doit préparer ce qui doit fervir au
facrifice : un autre doit compofer les paroles que l'Empereur recite en fai-
fantle Sacrifice: un troifiéme doit faire porter 6c drefler les Tentes, fous
lefquelles l'Empereur doit dîner, au cas qu'il ait ordonné d'y porter un re-
f)as. Un quatrième doit afiembler quarante ou cinquante vénérables vieil-
ards Laboureurs de profefiion , qui foient préfens, lorfque l'Empereur la-
boure la terre. On fait venir aufîi une quarantaine de Laboureurs plus jeu-
nes, pour difpofer la charuë, atteler les bœufs, & préparer les grains qui
doivent être lèmcz. L'Empereur féme cinq fortes de grains, qui font ceniez
les plus néceflaires. Se fous lefquels font compris tous les autres, le froment,
le ris, le millet, la fève, & une autre efpèce de mil , qu'on appelle Cao Icnng.
Ce furent là les préparatifs : le vingt-quatriérae jour de la Lune, l'Em-
pereur fe rendit avec toute fa Cour en habit de cérémonie au lieu deftiné à
offrir au C/.;««_^// le Sacrifice du Printems, par lequel on le prie de faire croître
5c de conferver les biens de la terre: c'eft pour cela qu'il l'offre, avant que
de mettre la main à la charue : ce lieu eft une élévation de terre à quelques
ftades de la ville du côté du Midi. Il doit avoir cinquante pieds quatre
!7ouccs de hauteur. A côté de cette élévation cft le champ , qui doit être
abouré par les mains Impériales.
L z L'Em-
Coutumcs
à ce (ujct.
Perfonnei
qui ac-
compa-
gnent
i' Empe-
reur dans
cette
occafion.
En quoi
conlille
cette Cé-
rémonie.
Règle-
ment du
Tribunal
des Rus.
Suitte de
cette Cé-
rémonie.
L'Empe-
reur féme.
De la Ré-
colte des
grains.
Recora-
•penfes
pour les
Labou-
reurs.
En quoi
elles con-
Ment.
84 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
L'Empereur facrifia , 6c après le facrifice , il defcendit avec les trois
Princes & les neuf Préfîdens qui dévoient labourer avec lui. Plufieurs
grands Seigneurs portoient les coffres précieux, qui renfermoient les grains
qu'on devoit fémcr. Toute la Cour y affilia en grand filence : l'Empereur
prit la charuë, 5c fit en labourant plufieurs allées 6c venues : lorfqu'il
quitta la charuë, un Prince du Sang la conduilît ôc laboura à fon tour:
ainfi du refte. Après avoir labouré en divers endroits, l'Empereur féma
les différens grains: on ne laboure pas alors tout le champ entier, mais
les jours fuivans les Laboureurs de profeffion achèvent de le labourer.
Il y avoit cette année là 44. anciens Laboureurs, 6c 41. plus jeunes. La
cérémonie fe termina par une récompcnfe que l'Empereur leur fit donner:
elle eft réglée, & elle confîfte en quatre pièces de coton teintes en cou-
leur, qu'on donne à chacun d'eux, pour fe faire des habits.
Le Gouverneur de la ville de Peking , va fouvent vifiter ce champ
qu'on cultive avec grand foin: il parcourt les filions, il examine s'il n'y
a point d'épis extraordinaires 6c de bon augure. Par exemple, il avertit
dans cette occafion qu'il y avoit tel tuyau , qui portoit jufqu'à treize
épis.
Dans l'Automme, c'eft ce même Gouverneur qui doit fiiirc amafler les
grains: on les met dans des facs de couleur jaune, qui eft la couleur Im-
périale, 6c ces facs fe gardent dans un magazin conftruit exprès, qui s'ap-
pelle le magazin Impérial. Ces grains fe réfervent pour les cérémonies les
plus folemnelles : lorfque l'Empereur facrifie au Tien ou au Changti^ il en
offre comme étant le fniit de fes mains : & à certains jours de l'année, il
en fert à fes ancêtres comme il leur en ferviroit , s'ils étoient encore
vivans.
Parmi plufieurs beaux Réglemens, que le même Empereur a fait depuis
fon avènement à la Couronne, pour le gouvernement de fon Empire, il
a eu une attention finguliére pour les Laboureurs : afin de les exciter au
travail, il a ordonné aux Gouverneurs de toutes les villes ,, de l'informer
chaque année de celui, qui parmi les gens de cette profeffion, fe fera le
plus diftingué dans leur diftriét, par fon application à la culture des ter-
res, par l'intégrité de fa réputation, par le foin d'entretenir l'union dans
fa famille, 6c la paix avec fes voifîns: enfin par- fon ceconomic, ôc fon
éloignement de toute dépenfe inutile.
Sur le rapport du Gouverneur, Sa Majefté élèvera ce fage Scaétif La-
boureur, au degré de Mandarin du huitième Ordre, 6c lui envoycra des
Patentes de Mandarin honoraire. Cette diftinction lui donnera droit de
porter l'habit de Mandarin, de vifiter le Gouverneur de la ville, de s'af-
feoir en fa préfence, 6c de prendre du thé avec lui : il fera refpefté le refte
de fes jours, 6c après fa mort, on lui fera des obféques convenables à fon
degré, & fon titre d'honneur fera écrit dans la falle des ancêtres.. Quelle
joie pour ce vénérable vieillard 6c pour toute fa famille ! outre l'émula-
tion qu'une telle récompenfe excite parmi les Laboureurs , l'Empereur
donne encore un nouveau luftrc à une profeffion fi importante à l'Etat, &
qui de tout 'tems a été cftimée dans l'Empire.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 8f
De l'adreffe des Art'tfans , ^ de V'mduftr'te du
menu Peuple.
ON diftingue parmi le peuple, comme je lai dit, trois fortes de pro- Des Artf^
feflions; celle des Laboureurs, qui eft la plus eftiméc} celle des Mar- f^ns.
chands,dont je parlerai , lorfqu'il s'agira du commerce qui fe fait à la Chine;
& enfin celle des Artifans qui vivent du travail de leurs mains, ôc qui étant
continuellement occupez aux Arts méchaniques , fournirent aux nécefîîtez
& aux commoditez de la vie.
Le menu peimle ne peut guerds fatisfeire, ni pourvoir à fon entretien,'
que par un pénible & continuel travail : auffi ne voit-on gueres de Nation
plus lobre Se plus laborieufe. Un Chinois paifera les jours entiers à re-
muer la terre à force de bras; fouvent il fera dans l'eau jufqu'aux genoux,
& le foir il fe croira heureux de trouver du ris, des herbes cuites avec un
peu de thé.
II eft à obferver qu'à la Chine, le ris fe cuit toujours à l'eau, & il eft à
l'égard des Chinois, ce que le pain eft à l'égard des Européans, fans jamais
caufer de dégoût; ces peuples s'accoutument de bonne heure à foufFrit:
& les travaux dans lefquels on les élève dès leur enfance, contribuent beau-
coup à çonferver l'innocence de leurs mœurs.
Les ouvrages de vernis, les belles porcelaines, & ces différentes étoffes ^f '5"*
de foye fi bien travaillées , qui nous viennent de la Chine, prouvent affez *'
l'adreflc ^ l'habileté des ouvriers Chinois ; ils ne travaillent pas moins déli-
catement toutes fortes d'ouvrages d'ébéne, d'écaillé, d'yvoire, d'ambre,
& de corail: leurs pièces de fculpture, de même que les ouvrages publics,
tels que font les portes des grandes villes, les arcs de' triomphe, leurs
ponts 6c leurs tours , ont quelque chofe de grand & de noble : enfin ils
réuflîflént également dans tous les Arts , qui font nécelfaires aux ufages
ordinaires de la vie , ou qui peuvent contribuer à une certaine propreté :
8c s'ils n'ont pas atteint le degré de pcrfeélion , que nous voyons dans plu-
fîeurs ouvrages d'Europe, c'eft qu'ils font arrêtez par la frugalité Chinoife,
qui a mis des bornes aux dépenfes des particuliers.
Il eft vrai qu'ils ne font pas auffi inventifs que nos Artifans, mais les outils Leurs Ma-^
dont ils fe fervent font plus fimples, & ils imitent affez bien tous les ouvra- nufaâures,
ges qui leur ont été apportez, & qui leur étoient inconnus. Ainfi on leur
voit faire maintenant , auffi bien qu'en Europe, des montres, des horlo-
ges, du verre, des fulils , des piftolets, & plufieurs autres chofes, dont
ils n'avoient pas même l'idée , ou qu'ils ne faifoient que fort impar-
faitement.
Il y a dans toutes les villes des Artifans de toute forte, dont les uns tra- Leurs Mai
vaillent dans leurs boutiques à leurs atteliers , Scies autres vont de rue en rue niéres fi^
offrir leurs fervices, à ceux qui en ont befoin: la plû-part travaillent dans guiiéresde
L 5 les "^vaiUsr,
Particuliè-
rement
celle des
Barbiers.
Voitures
pour les
villes.
Moulins
à bras
d'un grand
ufagc à la
Chine.
Moulins a
eau en
petit nom-
bre.
Leur conf-
truftion.
Indiiftrie
extraordi-
naire des
Clvinois.
8ô DESCRIPTION DE L'EMPIRE DELA CHINE,
les maifons des paiciculiers : Ti, par exemple, vous voulez vous faire faire
un habit, le Tailleur vient de giand matm dans votre maifon, 8c s'en re-
tourne le foir chez lui ; il en clt de même des autres ouvriers : il n'y a pas
iufqu'aux Forgerons, qui portent avec eux leurs outils, leur enclume. Se
leurs fourneaux pour les ouvrages ordinaires.
Grand nombre de Barbiers parcourent la ville avec une efpèce de
fonnette, pour avertir ceux qui ont befoin de leur fervice : ils portent
fur leurs épaules un fiége , leur baffin , leur cocquemart , & du feu ,
avec le linge èc leur troulTe: & fur le champ, oii l'on veut, dans la rue, au
milieu d'une place, fur la porte des maifons, ils rafent fort proprement
la tête, n'y laiflant qu'une longue treffe de cheveux furie derrière, à la
manière des Tartares qui ont introduit cet ufage : ils ajuftent les fourcils,
nettoyent les oreilles avec des inftrumens propres à cet uiage, tirent les bras,
frottent les épaules, & font cela pour i8. deniers, qu'il* reçoivent avec
beaucoup de reconnoiffance. Puis ils recommencent avec leur fonnette à
chercher d'autres pratiques.
Plufieurs gagnent leur vie à fournir des voitures pour aller par la ville,
particulièrement dans Peking. On trouve dans toutes les places & les carre-
fours, des chevaux fêliez Se tout prêts à être montez, des mulets, des chai-
fes: & l'on peut à toute heure avoir en chaque endroit, cinquante ou cent
de ces voitures, à un prix fort modique.
Il n'y a point d'inventions aufquelles ils n'ayent recours, pour trouver le
moyen de fubfifter : comme il n'y a pas dans tout l'Empire un pouce de
terre inutile, aufîi n'y a-t'il perfonne, ni homme, ni femme, quelque a-
vancè qu'il foit en âge, quelque incommodité qu'il ait, fût-il fourd 6c aveu-
gle , qui ne gagne aifémcnt fa vie. On ne fe fert gueres à la Chine
pour moudre le grain, que de moulins à bras: une infinité de ces pauvres
gens s'occupent à ce travail, qui ne demande que le mouvement des mains.
Cen'eft pas qu'il n'y ait auffi des moulins à eau : on en voit fur les rivières
qui fervent à broyer lès écorces, dont enfuite on tait des paftilles. La roue
de ces moulins cil poiee horizontalement: elle a une double jante à un pied
ou un pied & demi l'une de l'autre: ces jantes font unies par de petites plan-
ches pofées obliquement, de forte que par le haut elles laiflent une ouverture
aflez grand, & par le bas une fente peu large: l'eau qui tombe en nappe de
deux pieds de haut fur ces petites planches, fait tourner la roue aflez vite.
Les chofes qui paroiffent les plus inutiles, un Chinois fcait les mettre à
profit: quantité de familles à Peking ne fubfiftent qu'en vendant de la mè-
che Se des allumettes : d'autres n'ont point d'autre métier que de ramafler
dans les rues des chifons d'étoffes de foye, de toile, de coton, 8c de chan-
vre: des plumes de poule, des os de chien, des morceaux de papier qu'ils
lavent 8c ;vendent enfuite à d'autres. On y fait même trafic de chofes,
qu'on jette bien loin en Europe pendant l'obfcurité de la nuit. On voit
dans toutes les provinces un infinité de gens qui portent des fceaux pour
cet ufigc : en quelques endroits ils vont avec leurs barques dans des canaux
qui régnent fur le derrière des maifons , Se rempliffeut ces bai-ques prefques
à toutes les heures du jour.
Ce
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 87
Ce fpcctacle, dans des villes auffi policées que celles de la Chine, fur- Avidité
prend tort un Européan: mais c'ctl proprement à la Chine qu'on peut dire ^esChi-
lucri bonus oder ex re qualibet .hts Chmois n'en font pas plus étonnez, qu'on \°'^ ■^'^"'^
l'eft en Europe de voir pafler des porteurs d'eau. Les payi'ans viennent l'a- ^ ^*'"'
cheter dans les maifons , ils cherchent à fe prévenir les uns les autres, 6c
donnent en échange du bois, de l'huile, ôc des légumes. Il y a dans tou-
tes les rues des commoditez pour les paffans , dont les maîtres tirent avan-
tage pai" ces échanges.
Cependant quelque fobre 6c quelque indultrieux que foit le peuple de la Mifére
Chine, le grand nombre de les habitans y caufe beaucoup de miiere. On «J'"". grand
en voit de fi pauvres, que ne pouvais fournir à leurs enfans les alimens "°'^^''.^'ifi
néceflaires, ils les expofent dans les rues, iur tout lorfque les mères tom- '°°"*
bent malades, ou qu'elles manquent de lait pour les nourrir. Ces petits in-
nocens font condamnez en quelque manière à la mort, prefque au même
inftant qu'ils ont commencé de vivre: cela frappe dans les grandes villes,
comme Peking , Canton ; car dans les autres villes , à peine s'en apper-
çoit-on.
C'ell ce qui a porté les Miflîonnaires à entretenir dans ces endroits très- Conduite
peuplez, un nombre de Cathéchiftes, qui en partagent entre eux tous les quar- des Miffi-
tiers,6c les parcourent tous les matins, pour procurer la grâce du baptême , °aire! en
à une multitude d'enfans moribonds. ""^ ,
Dans la même vue on a quelquefois gagné des fage-femmes infidèles, a- "'^^ °^'
fin qu'elles permiflent à des filles Chrétiennes, de les fuivredans les diffé-
rentes maifons où elles font appellées: car il arrive quelquefois que les Chi-
nois fe trouvant hors d'état de nourrir une nombreu.e famille, engagent ces
fage-femmes à étouffer dans un bafîin plein d'eau, les petites filles auflî-tôt
qu'elles font nées: ces Chrétiennes ont foin de les baptiier, 6c par ce moyen
ces trifles viftimes de l'indigence de leurs parens, trouvent la vie éternelle
dans ces mêmes eaux , qui leur ravifTent une vie courte 6c périfTable.
C'efl: cette même mifére qui produit une multitude prodigieufe d'EfcIa-
ves, ou plutôt de gens qui s'engagent à condition de pouvoir fe racheter,
ce qui eft plus ordinaire parmi les Chinois} car parmi les Tartares, ils font
véritablement Efclaves : un grand nombre de valets , 6c de filles de fervice
d'une maifon font ainfi engagées : il y en a aufli à qui on donne des gages
comme en Europe.
Un homme vend quelquefois fon fils, 6c fe vend lui-même avec fa fem- L'Efdava-
me, pour un prix rrès modique: mais s'il le peut, il fe contente d'enga- ge n'eft
ger fa famille. Souvent un grand Mandarin Tartare, ou Chinois Tartari- P"'"*^ '^"^
fé, c'eft-à-dire, rangé fous la bannière Tartare, qui a pour domeftiques àla Chine,
une foule d'Efclaves, eft lui-même l'Efclave d'un Seigneur de la Cour,
auquel il donne de tems en tems des fommes confidérables. Un Chinois
pauvre, mais qui a du mérite, dès qu'il fe donne à un Prince Tartare, peut
compter d'être bien-tôt grand Mandarin: c'efl ce qui devient plus rare fous
l'Empereur régnant. Si on le deftitue de fon emploi, il retourne auprès
de fon maître, pour exécuter fes ordres dans certaines fondions honora-
bfes.
88 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Délia Dot Les riches en mariant leurs filles, leur donnent plufieurs familles d'Ef-
des filles, claves, à proportion de leurs richefles. Il arrive ailez fouvent qu'on leur
rend la liberté: il y en a d'autres qu'on laifle à demi libres, à condition
qu'ils payeront tous les ans une certaine fomme; fi quelques-uns s'enrichif-
lent parleur iridullrie ou dans le négoce, leur maître ne les dépouille pas de
leurs biens, il fe contente d'en tirer de gros préfens, & les laifle vivre avec
honneur, l'ans néanmoins confentir qu'ils fe rachètent.
Ces Efckves font d'une fidélité à toute épreuve, 6c d'un attachement in-
violable pour leurs maîtres: auflî le maître les traitte-t"il comme fes propres
enfans,& fouvent if leur confie les affaires les plus importantes. Du refle fon
autorité fur fes Efclaves , fe borne aux chofes qui font de fon fervice : & fi
l'on pouvoit prouver en juftice qu'un maître eîit abufé de cette autorité,
pour prendre des libertés criminelles avec la femme de fon Efclave,il feroit
perdu fans ixfource.
Du génie &' du caraBere de la Nation Chinoife,
des Chil* A ^^'■''^*' ^" général les Chinois font d'un efprit doux, traitable, & hu-
nois. ' Xa ™**" • i^ régne beaucoup d'affabilité dans leur air &: dans leurs maniè-
res, & l'on n'y voit rien de dur, d'aigre, ni d'emporté.
Cette modération fe remarque même parmi les gens du peuple. Je me
trouvai un jour, dit le Père de Fontaney , dans un chemin étroit & pro-
fond, où il fe fit en peu de tems, un grand embarras de charettes. Je crus
qu'onalloit s'emporter, fe dire des injures ,8c peut-être fe battre, comme on
fait fouvent en Europe : mais je fus fort furpris de voir des gens qui fe fa-
luoient, & qui fe parloient avec douceur, comme s'ils fe fuflent connus
& aimez depuis long-tems , & qui s'aidoient mutuellement à fe dé-
baralTer.
R^r a C'eft fur tout à l'égard des vieillards qu'on doit marquer toute forte de
cifvers les refpeâ: & de déférence. L'Empereur en donne lui-même l'exemple à
yieillards. fes peuples. Un petit Mandai'in du Tribunal des Mathématiques âgé de
cent ans, fé rendit au palais le premier jour de l'année Chinoife, pour fa-
luer feu l'Empereur Cang ht. Ce Prince qui ne voyoit peifonne ce jour là,
ordonna néanmoins qu'on le fît entrer dans la falle : comme ce bon vieil-
lard étoit affez mal vêtu, chacun s'emprefla de lui prêter des habits. On le
condui fit dans l'apartement de l'Empereur: Sa Majefté qui étoit afîife fur
une eftrade à la manière Tartare, fe leva, alla au-devant de lui, & le reçut
avec de grands témoignages d'affeélion. Il voulut fe mettre à genoux , mais
l'Empereur le releva aullftot, & lui prenant les deux mains avec bonté : Vé-
nérable vieillai-d , lui dit-il, „ je vous admettrai déformais en m^ préfence:
„ toutes les fois que vous vicndrés me faluer : mais je vous avertis pour toû-
„ jours, que je vous difpenfe de toutes fortes de cérémonies. Pour moi je
„ me lèverai à votre arrivée , fie j'irai au-devant de votts. Ce n'eft piis à
„ votre
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 89
„ votre pcrfonne que je rends cet honneur , c'eft à votre âge : Se pour vous
„ donner des marques réelles de mon afFedion, je vous fais dès maintenant
„ premier Préfident du Tribunal des Mathématiques. „ Ce fut pour ce
vieillard le comble du bonheur : jamais de fa vie il ne goûta une joye fi pure.
Loriqu'on a à traitter avec les Chinois, il faut bien fe donner de garde de
fe laiflér dominer à un naturel trop vif ou trop ardent: le génie du pays de-
mande qu'on foit maître de fes partions, & fur tout d'une certaine adivité
turbulente qui veut tout faire , & tout emporter. Les Chinois ne font
pas capables d'écouter en un mois, ce qu'un François pourroit leur dire en
une heure: il faut fouffrir, fans prendre feu, ce flegme qui femble leur être
plus naturel qu'à aucune autre nation : car ils ne manquent pas de feu 6c
de vivacité, mais ils apprennent de bonne heure à fe rendre maîtres d'eux-
mêmes. Auffi fe piquent-ils d'être plus polis, & plus civililez, qu'on ne
l'ell ailleurs.
Il-en coûte à un Etranger pour fe rendre civil 8c poli, félon leur goût.
Leur cérémonial en plulieurs occafions eÛ gênant £c embarraflant : c'eil une
affaire que de l'apprendre, 6c c'en eft une autre que de l'oblerver: mais cet
embarras ne regarde gueres que la manière de traitter avec les perfonnes à
qui on doit un grand relpeél , ou certains cas particuliers, comme les pre-
mières vifites, les jours de la naiflance d'un Mandarin, 6vc. Car quand 0(1
s'eft vu pluiîeurs fois, on agit enfemble avec la même familiarité 6c la même
aifance qu'on peut faire en Europe. Et fi l'on veut ufer de cérémonies, ils
font les premiers à vous dire : pou iao tso he ^ ne faites pas avec moi l'Etran-
ger, fans façon, fans façon.
Si les Chinois font doux 6c paifibles dans le commerce de la vie, Se
quand on ne les irrite pas, ils font violens 6c vindicatifs à l'excès, lorf-
qu'on les a offenfez. En voici un exemple : on s'apperçut dans une
province maritime , que le Mandarin avoit détourné à fon profit une
grande partie du ris, que l'Empereur, dans un tems de ftérilité, envoyoit
pour être diltribué à chaque fltmillc de la campagne: les peuples l'accu-
ferent à un Tribunal fupéricur, 6c prouvèrent que de quatre cens charges
de ris qu'il avoit reçues, il n'en avoir donné que quutrevingt-dix. "Le
Mandarin fut cafie fur l'heure de fon emploi.
Quand il fut forti de la ville pour prendre le chemin de la mer , il fut
bien lurpris qu'au lieu de trouver à fon partage des tables chargées de par-
fums, de nouvelles bottes à changer, comme on ufe à l'égard de ceux qui
fe font fait eilimer 6c aimer du peuple: il fe vit environné d'une foule pro-
digieufe de peuples, non pas pour lui faire honneur : mais pour l'inlblter,
6c lui reprocher fon avarice. Les uns l'invitèrent par dérifion à demeurer
dans le pays, jufqu'à ce qu'il eût achevé de manger le ris, que l'Empe-
reur lui avoit confié pour le foulagement des peuples ; d'à' itrcs le tirèrent
hors de fa chaife 6c la briferent : plufieurs fe jetterent fur lui, déchirèrent
fes habits, 6C mirent en pièces fon parafol de foye : tous le fuivirent jufqu'au
vaiflcau , en le chargeant d'injures 6c de malédiftions.
Quoique les Chinois, pour leurs intérêts particuliers, foient naturelle-
ment vindicatifs, ils ne fe vangent jamais qu'avec méthode: ils difilmulent
Tronic IL M leur
La vivaci-
té fllnui-
fible à la
Ghiuc.
Le Céré-
Chinois c(t
d'yrie étu-
de dificilc.
Les Chi-
nois ai-
ment la
vengean-
ce.
Lfur ma-
nière fin-
guliére de
le vr.nge.r.
Par !e3
Pfocèi,
Par les
Incendies.
Modeflie
dans les
Hommes.
Pudeur
dans les
Femmes.
L'intérêt ,
cft le foi-
b'e des
ChJDois.
90 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
leur mécontentement, & comme ils n'en viennent jamais aux voycs de fait ,
fur tout les perfonnes d'une certaine dillin<Stion, ils gardent avec leurs en-
nemis les dehors Ôc les bienféances : on diroit qu'ils iont infenlibles. Mais
l'occafion de détruire leur ennemi le préfente-t-elle ? ils la faififfent fur le
champ : 6c s'ils ont paru fi patiens, ce n'a été que pour trouver le moment
favorable de porter plus feurement leur coup.
Il y a des cantons, où les peuples aiment de telle forte le procès , qu'ils
engagent leurs terres, leurs maifons, leurs meubles, & tout ce qu'ils ont,
pour avoir le plaifir de plaider, & de faire donner une quarantaine de coups
de bâtons à leur ennemi: 6c il arrive quelquefois que celui-ci, moyennant
une plus greffe fomme, qu'il donne fous main au Mandarin, a l'adrefle d'é-
luder le châtiment, 6c de faire tomber les coups de bâton fur le dos de ce-
lui qui l'avoit appelle en juftice. De là naiffent entre eux les haines mor-
telles, qu'ils conl'ervent toujours dans le cœur, jufqu'à ce qu'ils ayent trou-
vé l'occafion de tirer une vengeance qui les fxtisfaïïe.
Une des voyes qu'ils employent pour fe vanger, quoique rarement, c'eft
de mettre le feu pendant la nuit à la maifon de leur ennemi : les pailles allu-
mées qui le réveillent en tombant fur lui, le font reilbuvenir des coups de
bâton qu'il a fait donner. Ce crime eil un des capitaux de l'Empire : fé-
lon les loix, ceux qui en font convaincus, doivent être punis de mort, 6c
les Mandarins font très-adroits pour découvrir le coupable.
Il n'eft pas furprenant de trouver de pareils excès chez un peuple qui
n'eft pas éclairé des lumières de l'Evangile. On en voit pourtant , à qui
les feules lumières de la raifon infpirent de l'horreur pour ces fortes de cri-
mes, 6c qui fe reconcilient de bonne foi avec leurs ennemis.
Leur modelHe eil furprenante : les Lettrez ont to.ujours un air compo-
fé , 6c ils ne feroient pas le moindre gefte , qui ne fût entièrement confor-
me aux régies de la bienféance.
La pudeur iemble être née avec les perfonnes du fexe : elles vivent dans
une continuelle retraite: elles font décemment couvertes, jufqu'à leurs
mains qui ne paroiflent jamais , 6c qu'elles tiennent toujours cachées fous
de longues 6c larges manches. Si elles ont quelque chofe à donner, même
à leurs frères 6c à leurs parens, elles le prennent de la main toujours couver-
te de leur manche , 6c le mettent fur la table , où les parens peuvent le
prendre.
L'intérêt eil le grand foible de cette nation: il fait jouer aux Chinois
toute forte de perfonnages, même celui de défîntérefle. Qu'il y ait quel-
que gain à faire, ils y employèrent toute la fubtilité de leur efprit, on les
voit s'infinuer avec adreffe auprès des perfonnes qui peuvent favorifer leurs
prétentions, ménager de longue main leur amitié par de fréquens fervi-
ces, s'ajufter à tous les caraéteres avec une foupleflé étonnante, 6c tirer a-
vantage des moindres ouvertures qu'on leur donne, pour parvenir à leurs
fins : l'intérêt eft comme le mobile de toutes leurs actions : dès qu'il fe pré-
fente le moindre profit, rien ne leur coûte, 6c ils entreprendront les voya-
ges les plus pénibles : enfin c'ell là ce qui les met dans un mouvement con-
tinuel.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
pi
tinuel, & ce qui remplit les rues, les rivières, les grands chemins d'un
peuple infini , qui va 6c qui vient, Sc qui eft toujours en aftion.
Quoique généralement parlant , ils ne foient pas auffi fourbes 6c aufli
trompeurs que le P. le Comte les dépeint, il eft néanmoins vrai que la bon-
ne foi n'eft pas leur vertu favorite, fur tout lorfqu'ils ont ii traiter avec les
étrangers : ils ne manquent guercs de les tromper s'ils le peuvent , & ils
s'en font un mérite, il y en a même qui étant iurpris en faute, font aflez
impudens pour s'excufer fur leur peu d'habileté. „ Je ne fuis qu'une béte,
5, comme vous voyez, diient-ils, vous êtes beaucoup plus habile que moi,
„ une autre fois je ne mejouerai pas à un Européan. „ Et en effet, on dit
que quelques Européans n'ont pas laifle de leur en apprendre.
Rien n'eft plus rilible que ce qui ai-riva au Capitaine d'un vaifleau x^n-
glois: il avoir fait marché avec un Négociant Chinois de Canton^ d'un
grand nombre de balles de foye, qu'il devoit lui fournir: quand elles furent
prêtes, le Capitaine va avec fon interprète chez le Chinois, pour exami-
ner par lui-même, fî cette foye étoit bien conditionnée. On ouvre le pre-
mier ballot , & il la trouva telle qu'il l'a fouhaitoit : mais les ballots fuivans
qu'il fit ouvrir, ne contenoicnt que des foyes pourries: fur quoi le Capitaine
s'échauffa fort, 6c reprocha au Chinois dans les termes les plus durs, fa
méchanceté 6c fa fripponnerie; le Chinois l'écouta de fang froid, 6c pour
toute réponfe, ,, prenez vous-en, Monfieur, lui dit-il , à votre fripon
„ d'interprète, il m'avoit protefté que vous ne feriez pas la vifite des bal-
„ lots. „
Cette adrefle à tromper, fe remarque principalement parmi les gens du
peuple, qui ont recours à mille rufes, pour falfifier tout ce qu'ils vendent:
il y en a qui ont le fécret d'ouvrir l'eftommac d'un chapon, 6c d'en tirer
toute la chair, de remplir enfuite le vuide,6c de fermer l'ouverture fi adroi-
tement, qu'on ne s'en appeçoit que dans le tems que l'on veut le man-
ger.
D'autres contrefont fi bien les vrais jambons, en couvrant une pièce de
bois d'une terre qui tient lieu de la chair, 6c d'une peau de cochon, que ce
n'eft qu'après l'avoir fervi 6c ouvert avec le couteau , qu'on découvre la fu-
percherie. Il fiiut avoiier néanmoins qu'ils n'ufent gueres de ces fortes de
rufes qu'avec les étrangers: 6c dans les autres endroits, les Chinois ont pei-
ne à la croire.
Les voleurs n'ufent prcfque jamais de violence, ce n'eft que par fubtili-
té 6c par adrelTe qu'ils cherchent à dérober. Il s'en trouve qui iuivcnt les
barques , 6c fe coulent parmi ceux qui les tirent fur le canal Impérial, dans
la province de Chan tong^ où l'on en change tous les jours : ce qui fait
qu'ils font moins connus: ils le gliflènt alors dans les barques pendant la
nuit : 6c on dit même que par le moyen de la fumée d'une certaine drogue
qu'ils brûlent, ils endorment tellement tout le monde, qu'ils ont toute li-
berté de foiiiller^de tous cotez, èc d'emporter ce qu'ils veulent, ians qu'on
s'en apperçoive. Il y a de ces voleurs qui fiiivent quelquefois un Marchand
delix ou trois jours, jufqu'à ce qu'il ait trouvé le moment favorable de faire
Ton coup.
ISI 1 La
Mauvaife
foi des
Chinois
envers les
Etrangers.
Divers
tours de
leurfuper-
cherie.
Dans ].i
fa 1 fi (i ca-
tion (i'ur
chipon.
D'un Jain^
bon.
Coniitiite
des Vo-
kur>.
Ce qaeles
Chinois
penfent
des Mif-
fionnaires.
Dangers
où font
expofés
les Mif-
fionn.ures.
Les Chi-
nois ont
un amour
estrême
pour la vie.
Leur Va
Rite.
92 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINÉ,
La plû-part des Chinois font tellement attachez à leur intérêt, qu'ils ont
de la peine à s'imaginer qu'on puifTe rien entreprendre que par des vues in-
tcrcHces. Ce qu'on leur dit des motifs qui portent les hommes Apoftoli-
ques à quitter leurs pays, leurs parens, & tout ce qu'ils ont de plus cher
au monde, dans la feule vue de glorifier Dieu 8c de fauvcr les âmes, les fur-
prend étrangement, & leur paroît prefque incroyable. Ils les voyent traver-
fer les plus vailes mers avec des dangers & des fatigues immenfes : ils fra-
yent que ce n'ell ni le befoin qui les attire à la Chine, puifqu'ils y fublîf-
tent lans leur rien demander, 8c fans attendre d'eux le momdre fecours:
ni l'envie d'amalTer des richefles puilqu'ils iont témoins du mépris qu'en
font les ouvriers Evangélif[ues : ils ont recours à des deiîéins politiques, 8c
quelques-uns font affez fimples , pour fe pcrfuader qu'ils viennent tramer
des changemens dans l'Etat, 8c par des intrigues fécrettes, fe rendre maî-
tres de l'Empire.
Quelque extravagant que foit ce foupçon, il y a des gens capables de le
concevoir; Tang quang fieri ce redoutable ennemi du nom Chrétien, qui fit
fouiTrir au Père Adam Schal une fi cruelle perfécution, 8c qui vouloit en-
velopper tous les Miflionaires dans-la rume de ce grand homme, leur impo-
fa ce crime affreux.
Une accufation fi déraifonnable trouva créance dans des cfprits naturelle-
ment défians 8c foupçonneux: 8c fi la main de Dieu par des prodiges inef-
pérez, n'eût déconcerté le projet de cet ennemi du Chriftianilme, c'étoit
fait de la fainte Loi, 8c des Prédicateurs qui l'annonçoient. Il y en a ce-
pendant 8c en grand 4iombre, qui connoillant de plus près les Miflîonnaires,
font fi frappez de leur extrême défintércfiément, que c'eft là un des plus
prcflans motiis, qui les portent à fe faire Chrétiens.
L'extrême attachement à la vie ell un autre foible de la nation Chinoifê.
Il n'y a gueres de peuples qui aiment tant à vivre, quoique pourtant il s'en
trouve phifieurs , fur-tout parmi les perfonnes du fexe, qui fe procurent la
mort, ou par colère, ou par déiéfpoir. Mais il femble,à voir ce qui fe pafle,
fur tout parmi le pauvre peuple, qu'ils craignent encore plus de manquer de
cercueil après leur mort. Il ell étonnant de voir jufqu'oii va leur prévoyan-
ce fur cet article: tel qui n'auraque neuf ou dixpiH:oles,lesemployera à fe
faire conftruire un cerciieil plus de vingt ans, avant qu'il en ait befoin, 8c
il le regarde comme le meuble le plus précieux de fa maiion.
On ne peut nier pourtant que le commun des Chinois, lorfqu'ils font
dangereufement malades, n'attendent la mort aflez tranquilement : &c il
n'eft pas néceflaire de prendre beaucoup de précautions pour la leur annon-
cer.
Pour ne rien omettre du carafterc de l'efprit Chinois, je dois ajouter
qu'il n'y a point de nation plus fiere de fa prétendue grandeur, 8c de la
prééminence qu'elle fe donne fur tous les autres peuples. Cet orgueil qui
eft né avec eux, infpire, même à la plus vile populace,, un mépris fouve-
rain pour toutes les autres nations. Entêtez de leurs pays, de leurs mœurs,
de leurs coutumes, 8c de leurs maximes , ils ne peuvent fe pcrfuader qu'il y
ait rien de bon hors de la Chine, ni rien de vrai que leurs Sçavans ayent
ign&-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. pj
ignoré: ils ne fe font un peu défabuiez, que depuis que les Européans font «
entrez dans leur Empire. Au commencement qu'ils les virent , ils leur
demandoient s'ilyavoit des villes, des villages, 6c des maifons en Europe.
Nos Miflionnaires ont eu Ibuvent le plaifir d'être témoins de leur fur- ^''"P''<^"é
prife, & de leur embarras à la vue d'une Mappemonde. Qiielqnes Lettrez nois '
prièrent un jour l'un d'eux * de leur en faire voir une: ils y cherchèrent " '
long-tems la Chine: enfin ils prirent pour leur pays, un des deux Hcmifphe-
res, qui contient l'Europe, l'Afrique, 6c l'Ane. L'Amérique leur pa-
roiiîbit trop grande pour le refte de l'Univers. Le Père les laiffa quelque
tems dans l'erreur, jufqu'à ce qu'enfin il y en eut un qui lui demanda l'ex-
plication des lettres & des noms qui étoient fur la Carte. Vous voyez
l'Europe, lui dit le Père, l'Afrique, ScTAfie: Dans l'A fie voici la Perfe,
les Indes, la Tartarie. Oii eft donc la Chine, s'écriérent-ils, c'ell dans
ce petit coin de terre, répondit le Père, &; en voici les limites. Saifis
d'étonnement, ils fe regardoient les uns les autres, & fe difoient ces mots
Chinois: Siaotekin^ c'eft-à-dire, elle eft bien petite.
Quelque éloignez qu'ils foient d'atteindre à la perfeétion où l'on a porté ^^"•"^^'er-
les Arts & les Sciences en Europe, on ne gagnera jamais fur eux de rien ié°"maniil
faire à la manière Européane: on eut de la peine à obliger les Architeélcs res des
Chinois, à bâtir l'Egliié, qui efl dans le palais , fur le modèle venu d'Eu- ^'""o-
rope. Leurs vaifleaux font affez mal conflruits : ils admirent la bâtifle de ''^^"'°
ceux d'Europe : quand on les exhorte à l'imiter, ils font furpris qu'on leur
en falîé même la propofition: c'eft la conftruélion de la Chine, répon-
dent-ils: mais elle ne vaut rien, leur dit- on: n'importe, dès que c'ell celle
de l'Empire, ellefuffit, & ce feroit un crime d'y rien changer.
Mais fi les ouvriers répondent de la forte , cela ne vient pas feulement de Leur atta-
l'attachement qu'ils ont à leurs ufages , mais encore de la crainte où ils '^^^"'^"ï
font, qu'en s'écartant de leur méthode, ils ne contentent pas l'Européan leitrs. ^^
qui les employé: car les bons ouvriers entreprennent Se exécutent aifé-
ment tous les modèles qu'on leur propofe, dès qu'il y a de l'argent à ga-
gaer, & qu'on a la patience de les diriger.
Enfin pour donner le dernier trait qui caraéterife les Chinois , il me ^^"'' ^'
fufiît de dire que, quoiqu'ils foient vicieux, ils aiment naturellement la iT°ygJ'°"
vertu & ceux qui la pratiquent. La chaileté qu'ils n'obfervent pas, ils
l'admirent dans les autres : & fur tout dans les veuves : & lorfqu'il s'en
trouve qui ont vécu dans la continence, ils en confervent le fouvenir par
des Arcs de triomphe, qu'ils élèvent à leur gloire ^ Se ils honorent leur vertu
par des infcriptions durables. Il n'eft pas de la bienféance pour une hon-
nête femme de fe marier après la mort de fon mari.
Comme ils font fins 6c rufez, ils fçavent garder les dehors, 6c ils cou- Les Cui-
vrent leurs vices avec tant d'adrellé , quils trouvent le moyen de les dérober ||°j^ 1""^
à la connoiflancc du public. Ils portent le plus grand refpeél à leurs pa- rufés,
rens, 6c à ceux qui ont été leurs maîtres : ils détellent toute aftion, toute
parole, 6c même les geftes, où il paroît de la colère ou de l'émotion :
mais auffi ils fçavent parfaitement diflimuler leur haine. On ne leur permet
M I point
* Le Père Chavagnac.
94 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
point de porter des armes, même dans les voyages: l'ufage en eft aban-
donné aux Teuls gens de guerre.
Ils n'ont d'eltime & d'ardeur que pour les fciences, qui font le feul
principe de la noblefle : parce que, comme je l'ai dit, on n'a d'hon-
neurs 6c de prérogatives , que félon le rang qu'elles donnent dans
l'Empire.
De l'air &' de la phyfionomie des Chinois , de
leurs modes ^ de leurs maifons y Êf des meu-
bles dont elles font ornées.
Phyfiono-
iiiie des
Chinois.
De leur
beauté.
De leur
taille.
De h cou-
leur de
leur teint.
ON ne doit pas juger de l'air 6c de la phyfionomie des Chinois, par
les portraits qu'on voit lur leurs cabinets de vernis , 6c fur leurs por-
celaines: s'ils réuflîlîent à peindre des fleurs, des arbres, des animaux, 6c
des payfagesj ils font très ignorans, lorfqu'il s'agit de fe peindre eux-mê-
mes: ils s'eftropient, 6c fe défigurent de telle forte, qu'ils font méconnoif-
fables, 6c qu'on les prendroit pour de vrais groreiques.
Il ell vrai néanmoins que comme la beauté dépend du goût, 6c qu'elle
confille plus dans l'imagination que dans la réalité, ils en ont une idée un
peu différente de celle qu'on fe forme en Europe: car généralement par-
lant, ce qui nous paroît beau , ell de leur goiît, 6c ce qui eft de leur goût
en fait de véritable beauté, nous paroîtroit également beau. Ce qui leur
agrée principalement, 6c en quoi ils font confiltcr la beauté, c'cit à avoir
le front large, le nez court, la barbe claire, les yeux petits à fleur de tête
6c bien fendus, la face large 6c quarrée, les oreilles larges 6c grandes, la
bouche médiocre, 6c les cheveux noirs: ils ne fcauroient fouffrir ceux qui
les ont blonds ou roux : il fiut cependant que toute ces parties entre elles
ayent une certaine proportion, qui rende le tout agréable.
Pour ce qui ell de la taille, l'avoir fine 6c dégagée, ce n'eft pas chez eux
un agrément, parce que leurs vêtemens font larges, 6c ne iont point ajuftez
à la taille comme en Europe: ils trouvent un homme bien lait, quand il
eft grand, gros 6c gras, 5c qu'il remplit bien fon fauteuil.
La couleur de leur vilage n'eft pas telle que nous le diient ceux qui n'ont
vu de Chinois, que fur les côtes des provinces Méridionales. A la vérité,
les grandes chaleurs qui régnent dans ces provinces , fur tout dans celles de
^ang tong^ de Fo kien ^ S: Inn nan , donnent aux artifans 6c aux gens de la
campagne, un teint bazané 6c olivâtre: mais dans les autres provinces, ils
font naturellement auftî blancs qu'en Europe, 6c généralement parlant, leur
phyfionomie n'a rien de rebutant.
Les Lettrez 6c les Dofteurs dans certaines provinces^ les jeunes gens
pour l'ordinaire jufques vers l'âge de ^b. ans, ont la peau du vifage très^
fine , 6c le coloris fort beau. Les Lettrez 6c les Doûcurs, fur tout s'ils
font
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. pj-
font iortis d'une bafle flxmillc, affeûent de laiflcr croître leurs ongles au
petit doigt: ils ne les rognent point, ils ie contentent de les tailler, &.ils
les ont ordinairement longs d'un pouce ou d'avantage : ils prétendent
faire voir par là, que la néceffité ne les affujettit point à un travail mer-
cenaire.
Pour ce qui eft des femmes, elles font d'ordinaire d'une taille médiocre: ^eautédes
elles ont le nez. court, les yeux petits, la bouche bien faite , les lèvres *^^"^'"^^'
vermeilles, les cheveux noirs, les oreilles longues 6c pendantes: leur teint
eft fleuri, il y a de la gaycté dans leur vifage, èc les traits en font aflez
réguliers.
On afllire qu'elles fe frottent tous les matins d'une efpèce de fard, qui
relevé la blancheur de leur teint, èc leur donne du coloris, mais qui de
bonne heure iillonne la peau , Se la couvre de rides.
Parmi les agrémens de ce fexe, ce n'en eft pas un médiocre que la peti- f/^^Jj^^'p^s
tefledes pieds : dès qu'une fille vient au monde, les nourrices font très-atten- cftiméc à
tives à lui lier étroitement les pieds, de peur qu'ils ne croiiTent, les Dames la Chine,
Chinoifcs le reflentent toute leur vie de cette gêne, à laquelle on les affli-
jettit dès leur enfance: & leur démarche en eft lente, mal affiirée , &c défa-
gréable à nos yeux Européans= Cependant telle eft la force de l'ufage,
non feulement elles foufti-ent volontiers cette incommodité, mais encore
elles l'augmentent , & fe les rendent les plus petits qu'il eft poffible : elles
s'en font un mérite, & elles affectent de les montrer lorfqu'elles marchent.
On ne peut dire certainement quelle eft la raifon d'une mode fî bizarre : ConjedQ-
les Chinois eux-mêmes n'en font pas lûrs : il y en a qui traittent de fable IP^ ^ '•^
l'idée qu'on a eue, que c'étoit une invention des anciens Chinois, qui pour "•''^ '
obliger les femmes à garder la maifon, avoient mis les petits pieds à la mo-
de. Le plus grand nombre au contraire, croit que c'eft un trait de politi-
que, & qu'on a eu en vue de tenir les femmes dans une continuelle dépen-
dance. Il eft certain qu'elles font extrêmement reflèrrées , &c qu'elles ne
fortent prefque jamais de leur appartement, qui eft dans le lieu le plus inté-
rieur de la maifon," & oii elles n'ont de communication qu'avec les femmes
qui les fervent. „ .... .
Cependant elles ont pour la plû-part l'entêtement ordinaire de leur fexe , mens &:
& quoi qu'elles ne doivent être vues que de leurs domeftiques, elles paflent Coeffures
tousles matins plufieurs heures à s'ajufter 6c à fe parer. Leur coëff'ure con- '^^^ Fem-
fifte d'ordinaire en plufieurs boucles de cheveux , mêlez de tous cotez de ""^*'
petits bouquets de fleurs d'or 6c d'argent.
Il y en a qui ornent leur tête de la figure d'un oyfeau appelle Fong hoangy Omemens
oyfeau fabuleux, dont l'antiquité dit beaucoup de chofes myftérieutes. Cet de tête,
oyfeau eft fait de cuivre ou de vermeil doré, félon la qualité des perfonnes.
Ses ailes déployées tombent doucement fur le devant de leur coèffure. Se
embraftent le haut des temples : fa queue longue 6c ouverte fait comme une
aigrette fur le milieu de la tête : le corps eft au-deflljs du front: le col 8c
le bec tombent au-deflus du nez, mais le col eft attaché au corps de l'ani-
mal, avec une charnière qui ne paroît point, afin qu'il ait du jeu, 6c qu'il
branle au moindre mouvement de tête. L'oyfeau entier tient fur la tête
par
Suite des
ornemens
des Fcni-
iiieî.
Leur Mo-
Heflie ex-
trême.
Habille-
ment des
Hommes.
96 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
par les pieds, qui font fichez dans les cheveux. Les femmes de la premiè-
re qualité portent quelquefois un ornement entier de plufieurs de ces cy-
fcaux entrelacez enfemble,qui font comme une couronne fur la tête: le feul
travail de cet ornement ell d'un grand prix.
Pour l'ordinaire, les jeunes Demoifelles portent une efpèce de couronne
faite de carton, Se couverte d'une belle foye: le devant de cette couronne
s'élève en pointe au-delTus du front, Se ell couvert de perles, de diamans,
& d'autres ornemens. Le defîus de la tête eft couvert de fleurs, ou natu-
relles, ou artificielles, entre-mêlées d'aiguilles, au bout defquelles on voit
briller des pierreries.
Les femmes un peu âgées, fur tout celles du commun, fe contentent de
fe fervir d'un morceau de foye.fort fine, dont elles font plufieurs tours à la
tête, ce qui s'appelle Pao ieou ^ c'ell-à-dire, enveloppe de tête.
Mais ce qui relevé beaucoup les grâces naturelles de Dames Chinoifes,
c'ell la pudeur 6c l'extrême modeftie qui éclate dans leurs regards , dans
leur contenance, & dans leurs vêtemens. Leurs robbes font fort longues:
èc leur prennent depuis le col jufqu'aux talons, en forte qu'elles n'ont de
découvert que le vifage. Leurs mains font toujours cachées fous des man-
ches fort larges, & fi longues, qu'elles traîneroient prefque jufqu'à terre,
fi elles ne prenoient pas le foin de les relever. La couleur de leurs habits eft
indifférente, elle peut-être ou rouge, ou bleue, ou verte, félon leur goût:
il n'y a gucres que les Dames avancées en âge, qui s'habillent de noir ou de
violet.
Au refie ce que j'appelle ici mode, n'eft gueres conforme à l'idée qu'on
s'en fait en Europe, où la manière de fe vêtir ell fujette â tant de change-
mens. Il n'en eft pas de même à la Chine, & ce qui marque le bon ordre
qui s'y obferve, 6c l'uniformité du gouvernement, jufques dans les chofes
les moins importantes, c'eft que cette forme de vêtement a toujours été la
même, 6c n'a point varié depuis la naiflîuice de l'Empire, jufqu'à l'entrée
des Tartares, qui, fins rien changer à la forme de l'ancien gouvernement
des Chinois, les ont feulement obligez de fe conforme^ à celle de leurs
vêtemens.
L'habillement diss hommes fe relTent de la gravité qu'ils affectent: il con-
fifte dans une longue vefte qui defcend jufqu'à terre , dont un pan fe rcj)lie
fur l'autre, en telle forte que celui de deflus, s'étend jufqu'au côté droit,
où on l'attache avec quatre ou cinq boutons d'or ou d'argent, un peu é-
loignez les uns des autres. Les manches qui font larges auprès de l'épaule,
vont peu à peu fe retrèciflantjufqu'au poignet, 6c fe terminent en forme
de fer â cheval, qui leur couvre les mains, 6c ne laiflé paroître tout au plus
que le bout des doigts: car elles font toujours plus longues que la main. Ils
fe ceignent d'une large ceinture de foye , dont les bouts pendent jufqu'aux
genoux, 6c à laquelle ils attachent un étui qui contient un couteau , 5c les
deux bâtonnets qui leur fervent de fourchettes, unebourfe, 6cc. Les Chi-
nois autrefois ne portoient point de couteau, ce encore à préfcnt les Let-
trez le portent aflez rarement.
Sous la yefte, ils portent en Eté un caleçon de lin, qu'ils couvrent quel-
que-.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ^y
3uefois d'un autre caleçon de taffetas blanc : & durant l'Hyver , des haut-
e-chaufles de fatin fourré de coton, ou de foye crue: ou fi c'efl dans les
pays Septentrionaux , de peaux qui font fort chaudes. Leur chemife qui
eft de différente toile félon les faifons, efl fort ample Se fort courte :& pour
conferver la propreté de leurs habits durant les fueurs de l'Eté, plufieurs
portent immédiatement fur la chair, une efpcce de retz de foye, qui empê-
che que leur chemife ne s'applique à la peau.
En Eté ils ont le col tout nud , ce qui nous paroît défagréable : mais en
Hyver ils le couvrent d'un collet qui eft, ou de fatin, ou de zibeline, ou
de peau de renard , ôc qui tient à la vefte. En Hyver , leur verte eft four-
rée de peaux de moutons : d'autres la portent piquée feulement de foye £c
de coton. Les gens de qualité la doublent entièrement de ces belles peaux
de zibeline , qui leur viennent de Tartaric: ou bien de belles peaux de re-
nard, avec un bord de zibeline: fi c'eft au Printems ils les portent doublés
d'hermine. Au dedus de la vefte, ils portent un fur-tout à manches larges
êc courtes, qui eft doublé ou bordé de la même manière.
Toutes les couleurs ne font pas permifes également à tout le monde : il l^ cou-"
n'y a que l'Empereur ôc les Princes du Sang, qui puifFent porter des ha- leur dans
bits de couleur jaune. Le fatin à fond rouge eft affeété à certains Manda- '^.^ habits
rins, dans les jours de cérémonie. On s'habille communément en noir , "'^^ P^'
en bleu, ou en violet. Le peuple eft vêtu pour l'ordinaire de toile de coton kuîifc'ra-
teinte en bleu ou en noir. ment.
Autrefois ils oignoient fort leurs cheveux , 8c ils étoicnt fi jaloux de cet
ornement, que lorfque les Tartares après la conquête de leur pays, les o-
bligcrcnt de fc rafer la tête à la manière Tartare, pluiîeurs aimèrent mieux
perdre la vie, que d'obéir en ce point aux ordres de leurs Conquérans ,
quoique ces nouveaux maîtres ne touchaflent point aux autres ufages de la
nation. Ils ont donc maintenant la tête raiéc, excepté par derrière, ou
au milieu, ils laifTent croître autant de cheveux qu'il en faut, pour faire
une longue queue cordonnée en fornje de trcfTc.
Ils fe couvrent la tête en Eté d'une efpcce de petit chapeau ou bonnet, Leur cou-
fait en forme d'entonnoir: le dedans eft doublé de fatin, 6c le deffus eft verture de
couvert d'un rotin travaillé très-finement: à la pointe de ce bonnet eft un
gros flocon de crin rouge qui le couvre , 6c qui fe répand jufques fur les
bords. Ce crin eft une efpèce de poil très-fin 6c très-léger qui croît aux
jambes de certaines vaches , 6c qui fe teint en un rouge vif 6c éclatant:
c'eft celui qui eft le plus en ufage, 6c dont tout le monde peut fe fervir.
Il y en a un autre que le peuple n'ofc porter, 6c qui n'eft propre qu'aux
Mandarins 6c aux gens de Lettres,
Il éft de la même forme que l'autre: mais fait de carton, entre deux fa-
tins, dont le deflbus eft d'ordinaire, ou rouge, ou bleu: 6c le deffus d'un
fatin blanc, couvert d'un gros flocon de la plus belle foye rouge, qui fîotte
irrégulièrement. Les gens de diftindion fe fervent aufli du premier, quand
il leur plaît : mais fur tout lorfqu'ils vont à cheval , ou que le tems eft mau-
vais, parce qu'il réfifte à la pluye,ôc qu'il défend fuffifamment du foleil,par
devant 6c par derrière la tête.
tome IL N En
tête.
De l'ufage
des Bottes.
De TA-
juilemcnt
dans les
Tiutes.
Leurs
M IH
De !eur$
manières
de bâtir
dans les
Villes.
3)8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
En Hyver, ils portent un bonnet fort chaud bordé de zibeline , ou
d'hermine, ou de peau de renard, dont le defîus eft couvert d'un flocon de
foye rouge. Ce bord de fourrures eft large de deux à trois pouces, & a
fort bel air, fur tout quand il eft fait de ces belles zibclines^ noires 8c lui-
fantes,qui fe vendent jufqu'à 40. & fo. taèls.
Les Chinois, fur tout ceux qui font qualifiez , n'oferoient paroîtrc en pu-
blic, fans être bottez; ces bottes font ordinairement de fatin, de foye, on
de toile de coton, teinte en couleur, 6c aflez juftes au pied: elles n'ont ni
talon, ni genoiiilliere: s'ils font un long voyage à cheval, ces bottes font
de cuir de vache ou de cheval , fi bien apprêté que rien n'eft plus fou-
pie: leurs bas à bottes font d'une étoffe piquée & doublée de coton, ils
montent plus haut que la botte, 8c à cet endroit là ils ont un gros bord de
velours ou de panne.
Si cette chauffiire eft commode en Hyver pour défendre les jambes du
froid, elle n'eft gueres tolérable dans le tcms des grandes chaleurs; c'eft
pourquoi ils en ont d'autres qui font plus fraîches : elle n'eft pas fort en
ufage parmi le peuple , qui fouvent pour épargner, fe contente d'une efpè-
ce de patins de toile noire : les gens de qualité en portent dans leurs mai-
fons , qui font faits d'une étoffe de foye , 8c qui font très-propres 8c très-
commodes.
Enfin voici come l'on doit être ajufté toutes les fois qu'on fort de lamai-
fon, ou que l'on rend une vifite de conféquence : fans parler des habits inté-
rieurs qui font, ou de toile ou de fatin, on porte par-deflus une longue robbe
d'une étoffe de foye, aflez fouvent bleue, avec une ceinture : fur le tout un
petit habit noir ou violet, qui defccnd aux genoux, fort ample. Se à man-
ches larges 8c courtes: un petit bonnet fait en forme de cône racourci,
chargé tout autour de foycs flottantes, ou de crin rouge : des bottes d'étof-
fe aux pieds, 8c un éventail à la main.
Les Chinois aiment la propreté dans leurs maifons: mais il ne faut pas
efpérer d'y rien trouver de bien magnifique : leur architefture n'eft pas
fort élégante, 8c ils n'ont gueres de bâtimens réguliers que les palais des
Empereurs, quelques édifices publics , les tours, les arcs de triomphe,
les portes, 6c lesmurailles des grandes villes, les digues, les levées, les ponts,
8c les pagodes. Les maifons des particuliers font très- fimples, 8c l'on n'y
a égard qu'à la commodité. Les perfonnes riches y ajoutent des ornemens
de vernis, de fculpture, 8c de dorure, qui rendent leurs maifons riantes,
8c agréables.
Ils commencent d'ordinaire à élever les colomnes 8c à y placer le toît,
parce que le gros de leurs édifices ne devant être que de bois, ils n'ont pas
befoin de creufer des fondemens bien avant en terre : ils ne vont gueres que
jufqu'à deux pieds: ils font leurs murailles de briques ou de terres battues, 8c
en certains endroits elles font toutes de bois. Ces maifons n'ont pour l'or-
dinaire que le rez de chauffée; celles des marchands le plus fouvent ont un
étage, qu'on appelle Leou: c'eft dans cet étage qu'ils mettent leurs mar-
chand ifes.
Dans les villes, prefque toutes les maifons font couvertes de tuiles: ces
tui-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
99
tuiles font toutes en demi canal, & fort épaifles : on couche ces tuiles fur
la partie convexe, 5c pour couvrir les fentes dans les endroits, où les coter
fe couchent , on en met de nouvelles : mais renverfées. Les chevrons 8c les
pannes font rondes ou quarrées: fur les chevrons on couche des briques min-
ces, & de la forme de nos grands carreaux, Se de petites planches de bois ,
ou des nattes de rofeaux, furquoi on met un enduit de mortier : quand il
cft un peu fec on couche les tuiles : ceux qui font en état de faire de la dé-
pcnfe, lient les tuiles avec de la chaux. Le commun fe fert de mortier,
Dans la plû-part des maifons, après la première entrée il y a une falle ex-
pofée au Midi, de la longueur d'environ ?o. à 35'. pieds: derrière cette fallc
lônt trois ou: cinq chambres, qui vont d'Orient en Occident. Le milieu fert
de falon intérieur : le toît delà raaifon eft porté fur des colomnes ; par exem-
ple, fi lafalle a jo.pieds de long,elle en aura au moins if . de large, ôc le plus
louvent Z4. colomnes portent le toît fur le devant, un pareil nombre fur le
derrière, & une de chaque côté; chaque colomne eft élevée fur des bâfçs
de pierre : ces colomnes portent des poitrails de long 6c entre deux colom-
nes ils mettent une pièce de bois en travers. Sur ces grandes poutres, ^
fur les deux colomnes qui font aux cotez , ils pofent d'autres pièces de bois
qui portent le comble du toît : après quoi ils commencent à bâtir les murail-
les. Les colomnes ont ordinairement dix pieds de haut.
La magnificence des maifons, félon le goût Chinois, confifte d'ordinai-
re dans la grofleur des poutres, & des colomnes, dans le choix du bois le
plus précieux, 6c dans la belle fculpture des portes. Ils n'ont point d'au-
tres dégrez, que ceux qui fervent à élever un peu les maifons au-deflus du
rez de chauffée. Mais le long du corps de logis règne une gallerie cou-
verte, de la largeur de fix à fept pieds, &; revêtue de belles pierres de
taille.
On voit plufîeurs maifons, où les portes du milieu de chaque corps de
logis fe répondent: ainfi l'on découvre d'abord en y entrant une longue
fuite de corps de logis. Chez les gens du commun les murailles font faites
de brique qui n'eft pas cuite : mais par le devant elles font incruftées de bri-
ques cuites : en certains endroits elles font de terre battue entre deux ais : il
y en a d'autres, ou l'on ne fefert point de muraille : ils ferment leurs maifons
avec des clayes, qu'ils enduifent de terre 8c de chaux. Mais chez les per-
fonnes de diflinétion les murailles font toutes de briques polies , & fouvent
cizelées avec art.
pans les villages , fur tout en quelques provinces, les maifons font la
plû-part de terre & fort baffes: le toît fait un angle fi obtus, ou bien eft
tellement arrondi peu à peu, qu'il paroît plat: il eft de rofeaux couverts
de terre, ^ fou tenu par des nattes de petits rofeaux qui portent fur des
pannes, 8c fur des folives. Il y a des provinces, où au lieu de bois de
chaulFage on fe fert de charbon de terre , ou bien de rofeaux, ou de paille.
Comme ils fe fervent de fourneaux dont la cheminée eft fort étroite, 8c
que quelquefois il n'y en a point qui donne ifTuë à la fumée, fi outre la
cuilîne, on s'en fert dans la chambre, elle eft bientôt empeftée de cette
N z odeur
Détail dcî
Aparte-
meos. _ ,
De îeus'
magnifi-
cence.
Manière
de bâtir
dans les
Villages.
Incommo*
dite du
chauffage.
■Maifons
des Grands
Seigneurs.
Les Dé-
penfes fu-
perflues
font défen-
dues à la
Chine.
Des Hô-
tels des
Manda-
Tins,
Leur Dcf
cription.
Des Offi
ciers des
Manda-
rins.
100 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
odeur de charbon de terre, Se de rofeaux brûlez, qui eft infuportable à
ceux qui n'y ionl pas accoutumez.
Les mailons des grands Seigneurs , 6c des perfonnes riches comparées aux
nôtres, ne méritent pas beaucoup d'attention: ce feroit abufer des termes
que de leur donner le nom de palais : elles n'ont que le rez de chauffée :
mais elles l'ont plus élevées que les mailons ordinaires: la couverture eft
propre , 6c le haut du toit a divers orncmens : le grand nombre des cours 6c
des appartemens propres a loger leurs domeiliques, iupplée à leur beauté,
& à leur magnificence.
Ce n'eft pas que les Chinois n'aiment le fafte 6c la dépenfe : mais la
coutume du pays, èc le danger qu'il y a de faire des dépcnies fuperflues 6c
contraires à l'ulage, les arrêtent malgré eux: les Tribunaux où fe rend la
juftice, ne font gueres plus fupei-bes : les cours en font grandes, les portes
élevées, on y voit même quelquefois des ornemens de fculpture d'affcz bon
goût: mais les falles intérieures, 6c les chambres d'audience, n'ont ni
magnificence, ni grande propreté.
Il faut avoiier néanmoins que les Hôtels des principaux Mandarins , des
Princes, 6c des perfonnes riches 6c puiffantes, furprennent par leur vafte
étendue: ils ont quatre ou cinq avant-cours, avec autant de corps de logis
dans chacune des cours. A chaque frontifpice il y a trois portes : celle du
milieu cft plus grande, 6c les deux côtcz font ornez de lions de marbre.
Proche de la grande porte eft une place environnée de barrières couvertes
d'un beau vernis rouge ou noir. Aux cotez font deux petites tours où il y a
des tambours , 6c d'autres mihumcns de mufique, dont on joue à différent
tes heures du jour, 6c fur tout lorfque le Mandarin fort, ou qu'il entre, ou
qu'il monte à fon Tribunal.
Au-dedans on voit d'abord une grande place, où s'arrêtent ceux qui ont
des procès, ou desRequêtesàprélénter: des deux côtcz font de petites mai-
fons qui fervent d'étude aux Officiers du Tribunal. Puis on voit trois autres
portes, qui ne s'ouvrent que quand le Mandarin monte au Tribunal : celle du
milieu eft fort grande, 6c il n'y a que les perfonnes de diftinftion qui y
paffent : les autres entrent par celles qui font à côté : après quoi on apper-
çoit une autre grande cour, au bout de laquelle eft une grande falleoù le
A'Iandarin rend la juftice: fuivent l'une après l'autre deux falles deftinécs à
recevoir les vifiîes : elles font propres, garnies de fiéges, &c de divers
meubles. Tels font dans la plû-part des endroits, les Tribunaux des grands
Mandarins.
Les Officiers dont je viens de parler font des Ecrivains, desefpèccs dé
Notaires, 6cc. Il y en a de fix fortes , qui font chargez, chacun dans
leur étude , de fix différentes affaires , qui ont rappport aux fix Cours
Souveraines de Peking: de forte qu'un Mandarin particulier fait en petit
dans fon Tribunal , ce qu'il fera un jour dans une des Cours Souveraines,
à l'égard de tout l'Empire. Ils font entretenus des deniers publics, 6c ils
font llables: c'eft pourquoi les affiùres vont toujours leur chemin, quoique
les Mandarins changent Ibuvent , ou parce qu'on les caffe, ou parce qu'ils
font envoyez en d'autres provinces.
On
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. loi
On palTeenluite une autre cour, &: l'on entre dans une autre falle, beau- Ornemens
coup plus belle que la première , où l'on n'admet que les amis particuliers : "^^ ^^*^*
tout autour ell le logement des domeftiques du Mandarin. Apres cette falle darinsf *'^*
eft une autre cour : on trouve une grande porte qui ferme l'appartement
des femmes ôc des enfans : oia aucun homme n'oferoit entrer : tout y eft
propre 6c commode. On y voit des jardins, des bois, des lacs, 6c tout
ce qui peut récréer la vue: il y en a qui y forment des rochers 6c des
montagnes artificielles, percées de tous cotez, avec divers détours , en
forme de labyrinthes, pour y prendre le frais : quelques-uns y nourriflent
des cerfs ôcdesdains, quand ils ont aflez d'efpâce pour faire uneefpèce
de parc : ils y ont pareillement des viviers , pour des poiflbns 6c pour des
oifeaux de rivière.
L'Hôtel du T^fang kun , ou Général des troupes Tartares qui font à Hôtel le
Canton^ pafle pour un des plus beaux qui foit dans toute la Chine; il avoit P'"^ ^^^^
été bâti par le fils de ce riche 6c puiflant Prince, appelle Ping nan vang, ^^ '^ ^^■'
c'eft-à-dire , pacificateur du Midi. L'Empereur Cang hi l'avoit fait en "^"
quelque forte Roy de Canton^ en reconnoillance des fervices qu'il avoit
rendus à l'Etat, en achevant d'aflujettir aux Tartares quelques-unes des
provinces Auftrales de In Chine: mais comme il oublia bientôt fon devoir,
il attira peu d'années après la difgrace de l'Empereur fur fa perfonnc 6c fur
toute fa maifon, 6c finit fa vie à Canton^ en s'étranglant lui-même avec
une écharpe de foye rouge, que l'Empereur lui envoya de Peking en poflc
par un des Gentilshommes de fa Chambi-e.
Ce qui fait la beauté 6c la magnificence des palais chez les Chinois , eft
bien différent de ce qu'on admire dans ceux d'Europe.* Quoi qu'en y en-
trant, l'œil juge à la grandeur des cours 6c des édifices, que ce doit être -
la demeure d'un grand Seigneur: néanmoins le goût d'un Européan eft
peu frappé de cette forte de magnificence , qui ne confifte que dans le
nombre 6c l'étendue des cours ,■ dans la largeur 6c la capacité de quelques
grandes falles, dans la groflèur descolomnes, 6c dans quelques morceaux
de marbre groffiérement travaillé.
Le marbre eft très-commun dans les provinces de Chan tong^ Se de J^iafig
tuin : mais les Chinois ne fçavent gueres profiter de cet avantage : car
ils ne s'en fervent pour l'ordinaire qu'à revêtir quelque canal , ou à
conftruire des ponts, des arcs de triomphe, des infcriptions, leur pavé,
le feuil de leurs portes, 6c les fondemens de quelques pagodes.
Les Chinois ne font pas curieux, comme en Europe, d'orner 5c d'em- Les Orne-
bellir l'intérieur de leurs maifons: on n'y voit ni tapifferiers , ni miroirs, m^ns dans
ni dorures: comme les Hôtels que les Mandarins habitent, appartiennent font'pi:u"eu
à l'Empereur qui les loge, 6c que leurs Charges ne font proprement que ufage.
des Commiflîons, dont on les dépoiiille, quand ils ont fait des fautes,
que, quand même on eft content de leur conduite, ils ne font f>as ftables
dans le lieu oii on les a placez, 6c que lorfqu'ils y penfent le moins, on
leur donne un Gouvernement dans une autre province, ils n'ont garde de
faire de grandes dépenfes, pour meubler richement une maifon, qu'ils font
à tout moment en danger d'abandonner.
N 5 D'ail-
lOi DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
D'ailleurs comme les vifites ne fe reçoivent jamais dans les appartement
intérieurs, mais feulement dans une grande falle qui eft fur le devant de la
maifon, il n'eft pas étonnant qu'ils en retranchent des ornemens aflèz inu»
tilesj puifqu'ils ne feroient \ ûs de perfonne.
En quoi j^gj principaux ornemens dont leurs falles & leurs appartemens font cm-
ce"orne- bellis, étant bien ménagez, ne laiflent pas d'avoir un grand air de pro-
msuts. prêté , & de plaire à la vûë : on y voit de groflès lanternes de foye peintes
& fufpenduës au plancher : des tables, des cabinets, de paravents, des
chaifes de ce beau vernis noir & rouge , qui eft fi tranfparent qu'au travers
on apperçoit les veines du bois, 6c fi clair qu'il paroît comme une glace
de miroir; diverfes figures d'or fie d'argent, ou d'autres couleurs peintes
fur ce vernis lui donnent un nouvel éclat. De plus les tables, les buf^
fets , les cabinets font ornez de ces beaux vafes de porcelaine que nous ad-
mirons, fie qu'on n'a jamais pu imiter en Europe.
Outre cela ils fufpendent en divers endroits des pièces de fatin blanc, fur
lefquelles on a peint des fleurs, des oyfeaux, des montagnes, fie des payfa-
ges : fur quelques autres ils écrivent en gros caractères des fentences mora-
les, où il y a prefque toujours quelque obfcurité : elles font tirées des hif-
toires , 8c ont fouvent un autre fens que le fens naturel des paroles. Ces
fentences font d'ordinaire deux à deux,8c font conçues dans un pareil nom-
bre de lettres. Il y en a qui fe contentent de blanchir les chambres, ou d'y
coller fort proprement du papier , en quoi les ouvriers Chinois excellent.
Des Lits. Quoiqu'on ne paroifle jamais dans les chambres où ils couchent, fie que
ce feroit une impoUtefle d'y conduire un Etranger , leurs lits , fur tout
parmi les grands Seigneurs, ne laiflent pas d'avoir leur beauté fie leur agré-
ment: le bois efl: peint, doré, fie orné de fculpture: les rideaux font difFé-
rens félon les faîfons : en Hyver ôc dans le Nord, ils font d'un double fatin:
& en Eté, ou d'un fimple taffetas blanc femé de fleurs, d' oyfeaux, fie d'ar-
bres : ou d'une gaze très-fine, qui n'empêche pas l'air de pafler, fie qui eft
aiTez ferrée pour garantir des moucherons , lefquels font extrêmement in-
commodes dans les provinces du Midi. Les gens du commun en ont de toile
d'une cfpèce de chanvre fort claire. Les matelats dont ils fe fervent, font
bouiTcz de coton fort épais.
Dans les provinces Séptentriondes on drefle des briques crues en forme
de lit, qui eft plus ou moins large, félon que la famille eft plus ou moins
rombreufe. A côté eft un petit fourneau, où l'on met le charbon dont k
flamme fie la chaleur fe répandent de tous cotez par des tuyaux faits exprès,
2ui aboutiflent à un conduit, lequel porte la fumée jufqu'au deflus du toît.
îhcz les perfonnes de diftinftion le fourneau eft percé dans la muraille, Sc
c'eft par dehors qu'on l'allume. Par ce moyen le lit s'échauffe, Se même
toute la maifon. Ils n'ont pas befoin de lits de plumes comme en Europe;
ceux qui craignent de coucher immédiatement fur la brique chaude , fe
contentent de fufpendre fur ces lits de briques une efpèce d'eftrapontin : il
eft fait de cordes ou de rotin, qui a le même effet que les fangles dont on
fe fert pour les lits d'Europe.
Le matin tout cela fe levé, Se on met à la place des tapis ou des nattes
fur
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. toj
for lerquclles on s'aflîed. Comme ils n'ont point de cheminées, rien ne
leur elb plus commode : toute la famille y travaille fans refîèntir le moin-
dre froid , 6c fans qu'il foit néceflaire de prendre des habits fouiTez de
peaux : c'eft à l'ouverture du fourneau que le menu peuple fait cuire fà
viande: & comme les Chinois boivent toujours chaud, il y fait chauffer
Ton vin, 6c il y prépare fon thé. Les lits foqt plus grands dans les hôtel-
leries, afin que plufieurs voyageurs y trouvent leur place.
De la magnificence des Ch'moh dam leurs voyages y dans
les Ouvrages publics , tels que font les Ponts , les
Arcs de triomphe , les Portes , les Tours , 8f les
Murs des villes: dans leurs Fêtes, &c.
L
A magnificence de l'Empereur 6c de fa Cour , 6c les richefles des Magnifi-
Mandarins, furpafTent ce que l'on en peut dire: on eft frappé d'abord ceucedes
de ne voir que foye , que porcelaines, que meubles 6c cabinets, qui n'étant jjjj|°°ç*,
pas plus riches , ont quelque chofe de plus brillant que le commun des voyages,
ouvrages d'Europe. Mais ce n'eft pas en cela principalement que con-
fifte la magnificence des Seigneurs de la Chine: ils fe négligent d'ordinaire
dans le domeftique , 6c les loix en banniffent le luxe 6c le fafte; elles ne
le leur permettent, 6c ne l'approuvent, que lorfqu'ils paroiflent en public,
lorfqu'ils font ou reçoivent des vifites, ou quand ils font leur cour a l'Em-
pereur, 6c qu'ils font admis en fa préfence.
J'ai déjà parlé du train fupcrbe des Mandarins, 8c de la fuite nombreufe
de leurs Officiers : les gens de guerre qui vont d'ordinaire à cheval n'affec-
tent pas moins un air de grandeur qui furprend. A la vérité leurs chevaux
ne font pas fort beaux, mais le harnois en eft magnifique : le mords 6c les
étriers font dorez , ou d'argent : la iélle eft très-riche : la bride eft de trois
lefTes de gros fatin piqué, large de deux doigts ; à la naiffance du poitrail
Eendent deux gros flocons de1;e beau crin rouge, dont ils couvrent leurs
onnets: ces flocons font fufpendus par des anneaux de fer doré ou argenté :
ils font toujours précédez 8c fuivis d'un grand nombre de cavaliers, qui
leur font cortège: fans compter leurs domeftiques, qui félon la qualité de
leur Maître , font vêtus ou de fatin noir , ou de toile de coton teinte en
couleur.
Mais oii la magnificence Chinoife éclate d'avantage, c'eft lorfque l'Era- Dans le»
pereur donne audience aux AmbafTadeurs, 6c qu'aflis fur fon Trône, il voit J^j Anif
à fes pieds les principaux Seigneurs de fa Cour, 6c tous les grands Manda- baffadcurs.
rins en habits de cérémonie , qui lui rendent leurs hommages.
C'eft un fpeftacle véritablement augufte, que ce nombre prodigieux de
foldats fous les armes, cette multitude inconcevable de Mandarins avec tou- •
tes les marques de leur dignité , & pliicez chacun félon fon rang dans un
très-
X04 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
très-grand ordre: les Miniftres d'Etat, les Chefs des Cours Souveraines,
les Regulos, & les Princes du Sang, tout cela a un air de grandeur ex-
traordinaire, & qui donne une haute idée du Souverain, auquel on rend de
fi profonds refpeas. On n'y difpute jamais du rang, chacun fçait diftinc-
tement fa place; le riom de chaque Charge eft gravé fur des lames de cui-
vre enclavées dans le pavé de marbre.
Voyages Qq ^'gf^ ^.^ ^jans les voyages qu'on cherche en Europe à paroître magni-
darinf ^'^' fique : on y eft au contraire fort négligé 6c aflez mal en ordre. On a une
autre méthode à la Chine : un grand Mandarin ne voyage qu'avec pompe
& avec appareil. Si c'eft en barque, il monte lui-même une barque fuper-
be, 6c il a à fa fuite un grand nombre d'autres barques qui portent tout fon
train. S'il fait fon voyage parterre, outre les domeftiques 6c les foldats
qui le précédent 6c qui le fuivent avec des lances 6c des étendards , il a pour
la perlbnne, une litière, une chaife portée par des mulets , ou par huit
hommes, 6c plufieurs chevaux en lefle. Il fe fert de ces voitures tour à
tour, félon fa commodité 6c les divers changemens de tems.
J'ai déjà dit que la Chine eft toute coupée de canaux larges 6c profonds.
Se fouvent tirez au cordeau : il y a ordinairement dans chaque province une
grande rivière , ou un large canal renfermé entre deux levées revêtues de
pierres plattes ou de marbre, qui tient lieu de grand chemin : celui qu'on
appelle le grand canal , traverié tout l'Empire depuis Canton jufqu'à Pe-
kifigy &: rien n'eft plus commode que de faire i]x cens lieues depuis la capi-
tale jufqu'à Macao, comme fi l'on étoit dans fa propre maifon, fans aller
par terre qu'une feule journée, pour traverfer la montagne de Met lin ^ qui
fépare la province de Kiang fi de celle de ^uang long. On peut même éviter
cette journée, 6c continuer fa route en barque, fur-tout lorfque les eaux
font grandes.
C'eft pourquoi les Mandarins qui vont prendre poflefîîon de leur Gou-
vernement 5 6c les Envoyez de la Cour font le plus fouvent leur voyage par
eau. On leur fournit une de ces barques qui font entretenues par l'Em-
pereur , 6c dont la grandeur égale celle de nos vaifléaux du troifîéme rang.
Ces barques Impériales font de trois ordres diff"érens, 6c rien n'eft plus
Des Bar- propre: elles font peintes, dorées, hiftoriées de dragons, 6c enduites de
qucs. vernis en dedans 6c par dehors. Les médiocres dont on fe fert plus com-
munément , ont plus de feize pieds de large fur environ quatre-vingt de
long, 6c neuf de hauteur de bord. La forme en eft quarrée 6c platte, ex-
cepté la proiie qui va en s'arrondiflant.
Outre l'appartement du Patron de la barque qui a fa famille, fa cuifine,
deux grandes places , une à l'avant , èc l'autre à l'arriére, il y a une fallc
haute de fix à lept pieds, 6c qui en a onze de largeur, enfui te une anticham-
bre 6c deux ou trois chambres avec un réduit fans ornemens , tout cela de
plein pied: c'eft ce qui fait l'appartement du Mandarin. Tout eft vernifle
de ce beau vernis de la Chine blanc 6c rouge, avec quantité de fculptures,
de peintures , 6c de dorures au platfond 6c fur les cotez. Les tables 6c les
chaifcs font verniflecs de rouge ou de noir. La falle a des deux côtés des fe-
nêtres , qui peuvent s'ôter quand on le juge à propos. Au lieu de vitres, on
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. lof
fe fert d'écaillés d'huitres fort minces, .ou d'étoffes fines enduites d'une cire Leur Dcf.
luifante, 6c enrichies de fleurs, d'arbres, &c de diverfes figures: le tillac eil- cr;ptiûn.
environné de galeries , où les matelots peuvent aller 6c venir , fans in-
commoder ceux qui y font logez.
Cet appartement ell couvert d'une platte forme, ou d'une efpëcc de bel-
védère, ouverte de tous cotez, deftince pour la mufique, qui confillc en
quatre ou cinq joueurs d'inftrumens, dont l'harmonie ne peut flatter que
des oreilles Chinoifes. Le deflbus, qui efl comme le fond de cale, ell par-
tagé en plufieurs foutes qui contiennent le bagage. Les voiles font fiiitcs
da nattes, qui fe replient de même que les feiiiUes de foufflets : chaque voi-
le efl divifée en plufieurs quarrez oblongs, lefquels étant étendus, forment
la voile. Lorfqu'on la plie , elle n'occupe prefque point de place. Ces
voiles font commodes, en ce qu'elles tiennent plus près du vent que d'autres,
6c que fi un grand vent fait manquer l'écoute, il n'en arrive aucun incon-
vénient à la barque ou au vaifleau.
Pour poufler ces grandes barques , ils fe fervent de longues êc grofles
perches faites en forme de potence, ou de T. dont un bout v.i juf- Manœu-
qu'au fond de l'eau, 6c l'autre eft appuyé contre le devant de l'épaule, vrc.
pour faire plus d'effort, 6c faire avancer la barque plus vite: ou bien
ils fe fervent de rames, qui font de diverfes figures: c'eil d'ordinaire un
bois long, qui fe termine en forme de pelle: il y a un trou au milieu ,
pour recevoir des chevilles qui font fichées fur le bord de la barque.
Ils en ont d'autres qui ne fortent jamais de l'eau: ils gouvernent de
telle forte l'extrémité de la rame, à la droite 6c à la gauche, qu'elle
imite le mouvement de la queue d'un poiflbn, 6c coupe toujours le
haut obliquement, comme font les oifeaux de rapine, en volant fans
remuer les ailes, 6c fe fervant pour rames de leurs queues.
La commodité qu'on y trouve , c'eft que les rameurs n'occupent prefque
point de place fur la barque : ils font rangez au bord fur des aix , 6c leurs
rames font l'effort du timon: elles rompent rarement, 6c quoiqu'elles ne
fortent jamais de l'eau, elles pouffent toujours la barque.
Il y a de ces barques qui fe tirent à la corde , lorfque le vent eft contrai-
re, ou qu'on eft obligé d'aller contre le courant : cette corde fe fait en plu-
fieurs endroits d'éclifes de caimes : on coupe ces cannes en parties minces
&C longues , 6c l'on en fait un tiffu comme de la corde : l'eau ne les pour-
rit jamais, 6c elles font d'une force furprenante: il y a d'autres endroits
où l'on fe fert de corde de chanvre.
La barque qui porte un grand Mandarin , eft toujours fuivie de plufieurs n>es Bar-
autres , comme nous avons dit , parmi lefquelles il y en a toujours du ques des
moins une appellée Ho che tchouen^ ou barque des provifions: elle porte la Man'a-
cuifîne, les provifions de bouche, 6c les Officiers qui préparent à manger : '^'"^"
une autre qui eft pour l'efcorte, où il y a des foldats : une troificme beau-
coup plus petite 6c plus légère , qu'on pourroit appeller barque de Four-
riers, parce qu'elle eft deftince à courir devant en diligence, pour donner ^
avis 6c faire préparer les chofes néceffaires fur la route , afin que tout fe
trouve prêt au paffage, 6c qu'on ne foit pas obligé d'attendre.
Itomc IL ^ O Ces
Corps de
Gardes
fur les
Ckemins.
Leur Ser-
vice.
Sûreté des
Barques
pendant la
nuit.
\o6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Ces barques ont leurs rameurs, & en cas de bcfoin fontaufli tirées à la cor-
de le long du rivage, par un certain nombre d'hommes, que les Manda-
rins de chaque ville tburniflent, & qui fe changent tous les jours.. Le
nombre de ces hommes le détermine fuivanî le nombre des chevaux
marquez fur le Catig ho, ou Patente de l'Empereiu-jfçavoir, trois hommes .
par cheval: en forte que li l'on a marqué huit chevaux pour un Envoyé,,
on lui fournira vingt-quatre hommes pour tirer fa barque.
Sur la route d'eau, il y a de lieuë en lieue des Tang , ou corps de gar-
de pofcz à une certaine diftance les uns des autres, afin que dans le bcfoin-
ils'puiflent fe donner réciproquement les avis néceOliires par des fignaux.
Ils donnent ces fignaux le jour, par le moyen d'une épaiflé fumée, qu'ils
font élever en l'air en brillant des feiiillcs & des branches de pin, dans trois
petits fournaux de figure pyramidale,, & percez en haut. La nuit ces fi-
gnaux le donnent par le bruit d'une petite pièce d'artillerie. Les foldats de
chaque Tang^. qui font au nombre tantôt de dix, tantôt de cinq, ou quel-
quefois moins félon les lieux , fe rangent d'ordinaire en haye le lonp du ri-
vage^ par refpeci: pour le M.andarin : l'un deux tient l'enfeigne déployée,,
les autres font dans la pcfture que demandent les armes qu'ils portent.
Si c'ell un Envoyé, on met à la proue 6c à la pouppe de ces barques qua- ■
tre fanaux, où l'on lit en grands caraéleres d'or ces paroles, À'iw ichai ta gin ^ .
c'eft-à-dire. Grand Envoyé de la Cour: ces infcriptions font accompag-
nées de bandcroUes 6c d'étendards de. foye de diverfes couleurs , qui vol-
tigent au gré du vent..
Toutes les fois qu'on jette Tancre, comme il arrive fur le foir, ou qu'on
la levé le matin pour partir, le corps de garde falue le Mandarin d'une dé-
charge de boctes', à laquelle les trompettes répondent par plufieurs fanfares,
Lorfque la nuit approche, on allume les fanaux à la pouppe & à la proiie,
de même que treize autres lanternes plus petites, qui font iufpendues en
forme de chapelet le long du mât, fçavoir, dix en bas en ligne perpendi-
culaire. Se trois autres en haut en ligne horifontale.
Dès que les lanternes font allumées, le Capitaine du lieu fe préfente vis-
à-vis des barques avec la troupe, ôc il compte à haute voix les hommes qu'il
a amenez, pour veiller & ftire la ientinelle toute la nuit: alors le patron de
la barque prononce une longue formule, par laquelle il explique en détail
tous les accidcns qui font à craindre, comme le feu, les voleurs, &c. &
avertit les foldats, que fi quelqu'un de ces accidens arrivoit, ils en feront
refponfablcs.
Les foldats répondent à chaque article par un grand cri : après quoi ils fe
retirent comme pour former un corps de garde, Sclaiflént l'un d'eux qui fait
la fentinelle, fie qui le promenant lur le quay , frappe continuellement
deux bâtons de bambou l'un contre l'autre, afin qu'on ne doute point de
fa vigilance, & qu'on foit fur qu'il ne s'eft pas endormi. Ces fcnrincUes fe
relèvent d'iieure en heure, 6c font le même bruit 6c le même manège pen-
dant toute la nuit chacune à ion tour. Si c'ell: un grand Mandarin, ou un
grand Seigneur de h Cour, on lui rend les mêmes honneurs.
La.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE, ïof
La quantité de canaux qu'on voit à la Chine, a quelque chofc de fingu- Canaut
ïier, ils font fouvent revêtus de côté ôc d'autre, même julqu'à dix ou dou- ^''^ ^û^"'**
ze pieds de haut , de belles pierres de taille quarrées , qui paroiflent en j»°ch[nc.
plulieurs endroits, être d'un marbre gris couleur d'ardoiic.
11 y a de CCS canaux dont les rives font de vingt à vingt-cinq pieds de haut,
de niveau de part & d'autre, de forte qu'il f\iut un grand nombre de cha-
pelets, pour en faire couler l'eau dans la campagne. On en voit qui vont
plus de dix lieues en ligne droite, tel que celui qui va depuis Sou tcbeou,
jusqu'à. Fou fi bien.
Le canal qui eft au Nord-Ouëft de la ville de Hang tchcon , s'étend de mê- Defcrip-
me fort loin en ligne droite: il a partout plus de quinze toizes de largeur: ^'°" J^"
il ert revêtu de part & d'autre de pierres de taille, & bordé de maifons auf- ^^"^ *
fi ferrées que dans les rues de la ville, 6c aullî remplies de monde. Les deux tcheou,
bords du canal font tout couverts de barques : dans les endroits où le rivage
efl bas 6c inondé, on a bâti des ponts plats faits de grandes pierres, pofees
trois à trois, de fept à huit pieds de longueur chacune, en forme de le-
vée.
Les grands canaux qui fe trouvent en chaque province , déchargent
leurs eaux à droit 6c à gauche dans plufieurs autres plus petits, qui forment
enfuite un grand nombre de ruifléaux, lefquels fe diftribuent dans les plai-
nes, & vont aboutir aux villages: & fouvent à de grandes villes. D'ef-
çâce en efpâce ils font couverts d'une infinité de ponts, pour commu- °"^^ "*
niquer avec les terres: ces ponts font de trois, de cinq, ou de fept arches : nombre à
celle du milieu a quelquefois ^(5. 6c même 4f. pieds de largeur, & ell fort la Chine.
élevée, afin que les barques y puilTent paflcr fans abaiffer leurs mats : celles
des cotez n'en ont gueres moins de trente, 6c vont en diminuant félon les
deux taluts du pont.
On en voit qui n'ont qu'une feule arche: les uns ont la voûte ronde 6c en Leur Def,
demi cercle: ces voûtes font condruites de pierres arcuccs: longues des cinq tiiption,
à fix pieds, 6c épaiflés de cinq à iix pouces feulement. Il y en a qui font
auguleufes ou poligones.
Comme ces arches ont peu dépaifleur par le haut, elles en font plus foi-
bles: mais auiîl n'y pafle-t'il point de chavettcs : car les Chinois, ne fe fer-
vent gueres que de porte-faix pour porter leurs ballots. On pafié ces ponts
en montant 6c defcendant des efcalicrs plats 6c doi.x, dont les dégrez ou
marches, n'ont pas trois pouces d'épaifleur,
On trouve de ces ponts, qui au lieu d'arches ou de voûtes, ont trois ou
quatre grandes pierres pofées fur des piles en forme de planches : il y en a
dont les pierres ont dix, douze, quinze, 6c dix-huit pieds de longueur:
on en trouve un grand nombre qui font bâtis très-proprement fur le grand
canal, 6c dont les piles font fi étroites, que les arcTies paroiflent fufpenduës
en i'air.
On nc^ fera pas fâché de Tçavoir de quelle manière les ouvriers Chinois Leuf
conftruifent leurs ponts. Après avoir maçonné des culées, quand le pont ^°^_^''"'^*
doit être d'une feule arche, ou levé des piles, quand il en doit avoir plu- '
fieursjils choififfent des pierres de quatre à cinq pieds de long, fur un demi
O i pied
Particula-
rités du
Pont ap-
pelle Lou
ko Ida»,
rreiiis à la
gloire des
JPerfonnes
' ■Jliajlres
dts tletix
fcxes.
En qtiûi.
ite con-
iiileut.
io8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
pied de large, qu'ils polent alternativement debout dans toute leur hauteur,
&: de plat ou couchées de long, en forte que celles qui doivent faire la clef,
foient pofées de plat. Le haut de l'arche n-'a d'ordinaire que l'épaifleur
d'une de ces pierres : &c parce que ces ponts, fur tout quand ils font d'une
feule arche, ont quelquefois quarante ou cinquante pieds entre piles, & que
par conféquent ils font très exhauilez, & fort au-deflus de la levée, on y
mante des deux côtcz par desdégrez, qui d'aflez loin s'élèvent peu à peu
fur des t^ts. Il y en a où les chevaux auroient de la peine à paflcr. Tout
l'ouvrage eft aflcz bien entendu.
Parmi la quantité de ces ponts, on en voit plufîeurs d'une ftructure très-
belle. Celui qui s'af^cWc Lou- ko kiao, lequel eft à deux lieues 6c demie de
Peking vers l'Oueft, & qui fut renverfé en partie par une fubite inondation,
étoit un des plus beaux qu'on pût voir. Il étpit tout de marbre blanc, bien
travaillé, 8c d'une très belle architedure; des colomnes régnoient lur les
bords: il y en avoit foixante-dix de chaque côté. Ces colomnes étoient fé-
parées par des cartouches d'une belle pierre de marbre, où l'on avoit cifelé
délicatement des fleurs, des feuillages, desoifeaux, & diverfes fortes d'a-
nimaux : à l'entrée du pont du côté de l'Orient, on voyoit de part 6c d'au-
tre deux piédellaux de marbre, fur lefquels étoient poièz deux lions d'une
grandeur extraordinaire : on avoit aufli taillé dans les pierres plulleurs lion-
ceaux qui montoientfm-les lions, ou qui deicendoient, & d'autres qui fe glif-
foient entre leurs jambes. A l'autre bout du côté de l'Occident, on voyoit
deux autres piédeilaux aufli de marbre, qui foutenoient deux figures d'en-
fans travaillés avec le même art, .
On doit mettre au rang des ouvrages publics, les monunemens que les
Chinois ont élevés prefque dans toutes leurs villes , pour éternifer la mé-
moire de leurs Héros, c'eft- à-dire, des Capitaines, des Généraux d'armée,
des Princes, des Philofophcs, des Mandarins, qui ont rendu fervice au pu-
blic, 6c qui fe font fignalez par de grandes aérions.
On voit par exemple, auprès de {■a.vWlc àe. Nan hiong^ dans la province
àc ^imng tong^ une haute montagne, d'où lortent deux rivières, 6c qui
autrefois étoit inacceffible: un Colao né dans province, entreprit de cou-
per cette montagne, 6c d'y faire un paflage libre aux voyageurs. Pour con-
lerver la, mémoire, d'un bienfait fi infigne,on éleva un monument au haut de
la montagne, 6c on y plaça fa ftatuc , devant laquelle on brûle des par-
fums, à deficin de perpétuer la mémoire de ce grand homme , qui a exécu-
té un fi bel ouvrage 6c fi utile à fes concitoyens. .
On compte plus d'onze cens monumens élevez à la gloire de leurs Prin-
cçs. Se de leurs hommes illuftres en fcience ou en vertu. Les femmes ont
part à cette gloire, 6c ils en diftinguent.plufieurs qui ont mérité 6c obte-
nu de femblables titres d'honneur, oc dont les vertus héroïques font célé-
brées cous les jours par les vers 6c par les chanfons de leurs plus fameux Poètes.
Ces monumens conliftcnt particulièrement en des Arcs de triomphe,
qu'ils nomment Pai fang, ou Pai kon: on en voit quantité dans toutes les
villes : il y en a plufieurs dont le travail eft aflez groilîer, 6c qui ne méri-
tent pas d'attention; mais il y en a d'autres qui font eftimables: quel-
ques»
ET D^ LA TARTARIE CHINOISE. 109
ques-uns font de bois, à la réferve des piédeftaux qui font de marbre.
Ceux qu'on voit à Nmg po, ont ordiAairemcnt trois portes, une grande
au milieu, 6c deux petites aux cotez : des colomnes à pans, ou poteaux de De ceux
pierre d'une pièce, font le jambage de ces portes : l'entablement cft com- '^^ i^'^sp».
pofé de trois ou quatre faces, le plus fouvent fans faillie Se fans moulure , culier'"'
excepté la dernière, ou la pénultième, qui tient lieu de frife, Se fur la-
quelle on grave quelque infcription.
Au lieu de corniche, il y a un toit qui fert de couronnement à la porte j
êc qui appuyé fur fes jambages. Il n'y a que le crayon qui puifle bien
repréfenter cette efpèce de toît : notre architefture même gothique n'a
rien de fi bizarre. Chaque porte ell compofèe des mêmes pièces, mais
plus baffes 6c plus petites à proportion. Toutes ces pièces qui font de
pierre, font aflemblées fur des poteaux à tenons 6c à mortoifes, comme fi
elles étoient de charpente.
Les appuys des ponts, qui font en grand nombre furies canaux, font
du même goût: ce font de grands paneaux de pierre, coulez dans des rai-
nures taillées dans les poteaux à cet effet.
Sur ces Arcs de triomphe, qui ne paflent gucrcs vingt à vingt-cinq pieds . ^^ ^
de haut, on voit des figures humaines, des grotefques, des fleurs, des nemens. "
oyfeaux hors d'oeuvre, qui s'élancent avec diverfes attitudes, 5c d'autres
ornemens aflez bien travaillez. Ils ont beaucoup de faillie, plulieurs font
prefque détachez. On voit entre autres plufieurs cordelières ou lacis fort
relevez, 6c vuidez avec beaucoup d'art.
Ces fortes d'ouvrages, quoiqu'affez minces, ne laiflent pas d'avoir leur
beauté: 6c quand on en voit plufieurs, placez de diftance en diftance^
dans une rue, fur tout fi elle elt étroite, cet ornement a 'de la grandeur,
6c forme une agréable perlpeftive.
En parlant des murs, 6c des port€S delà ville de Pi-feV/^,* j'ai déjà fait
connoître une partie de la magnificence Chinoife dans les ouvrages publics'. Ç^y^j^g""^'
La plû-part des villes en ont de femblables: j'ajouterai feulement que ces
murs font tellement élevez, qu'ils dérobent à la vue tous les bâtimens: 3c
qu'ils font fi larges, qu'on peut y aller à cheval : les murs de Peking qui
font de brique, ont quarante pieds de hauteur : ils font flanquez, de vingt
en vingt toifes , de petites tours quarrées en égale dillance, 6c très-bien
entretenues. Il y a de grandes rampes en quelques endroits, afin que li
cavalerie y puifle monter.
Pour ce qui ell des portes, fi elles ne font pas ornées de figures 8c de bas De leui-s
reliefs , comme les autres ouvrages publics , elles frappent extrêmement ^"i^"-
par la prodigieufe hauteur de deux pavillons qui les forment , par leurs
voûtes qui font de marbre en quelques endroits , par leur épaiflTeury 6c par
la foliditè de leur maçonnerie.
Les tours élevées dans prefque toutes les villes, fur tout dans certaines De leurs
provinces , ne font pas un des moindres ornemens qui les embellidcnr. Touis.
Elles s'appellent en Chinois Pao ta. Elles font de plufieurs étages , èc vont
en diminuant, à mefure qu'elles s'élèvent, avec des fenêtres de tous ks
O 3 cotez
■ * Tome I, page 136,
uo DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
cotez de chaque étage. Celle de la ville de Nm king^ dans la province de
Kiang nan clt la plus célèbre. On l'appelle communément la grande tour,
ou la tour de porcelaine. J'en ai déjà parlé au commencement de cet ou-
vrage, mais la defcription beaucoup plus détaillée, qu'en a fait le Père le
Comte, mérite d'être rapportée.
Delà Tour II y a , dit ce Père, hors de la ville, êc non pas en dedans, comme
de porcc- quelques-uns l'ont écrit , un temple que les Chinois nomment le temple
'*'°^' de la reconnoiilance 5 bâti par l'Empereur Tong le. il ell élevé lur un
mallit" de brique, qui forme un grand perron, entouré d'une balultrade de
marbre brut : on y monte par un elcalier de dix à douze marches, qui
régne tout le long. La fille qui fert de temple , a cent pieds de profon-
deur, ^ porte fur une petite bâfe de marbre, haute d'un pied, laquelle en
débordant, laifle tout autour une banquette large de deux. La façade efl
ornée d'une galerie 6c de quelques piliers. Les toîts (car félon la coutume de
la Chine, fouvent il y en a deux, l'un qui naît de la muraille, l'autre qui
la couvre) les toîts, dis-je, font de tuiles vertes, luifantes, & verniflees:
la charpente qui paroît en dedans efl: peinte 6c chargée d'une infinité de
pièces différemment engagées les unes dans les autres , ce qui n'eft pas un
petit ornement pour les Chinois. Il efl vrai que cette foreft de poutres,
de tirans, de pignons, de folives , qui régnent de toutes parts,' a je ne
fçai quoi de fîngulier, 6c de furprcnant: parce qu'on conçoit qu'il y a dans
ces fortes d'ouvrages du travail, & de la dépenfe, quoiqu'au fond, cet
embarras ne vient que de l'ignorance des ouvriers, qui n'ont encore pu
trouver cette belle fimplicité, qu'on remarque dans nos bâtimens, & qui
en fait la fulidité & la beauté.
Sa Dcf- x.a fallc ne prend le jour que par fes portes: il y en a trois à l'Orient cx-
cripnon. trémement grandes, par lefquelles on entre dans la fameufe tour, dont je
veux parler, &C qui fait paitie de ce temple. Cette tour ell de figure
oétogone, large d'environ 40. pieds, de forte que chaque face en a quinze.
Elle elf entourée par dehors d'un mur de même figure, éloigné de deux
toifcs 6c demie , 6c portant à une médiocre hauteur un toît couvert de
tuiles vernilîecs, qui paroît naître du corps de la tour, 6c qui forme au-
dcflous une galerie allez propre. La tour a neuf étages , dont chacun
ell orné d'une corniche de trois pieds à la naifTancc des fenêtres, èc diftin-
gué par des toîts femblables, 6c celui de la galerie: à cela près qu'ils ont
beaucoup moins de faillie, parce qu'ils ne font pas foutenus d'un fécond
mur: ils deviennent même beaucoup plus petits, à mefure que la tour
s'élève 6c fe rétrécit.
Le mur a du moins fur le rez de chauflee douze pieds d'épaiffcur 6c plus
de huit 6c demi par le haut. Il eft incrufté de porcelaines pofées de champ :
la pluye 6c la pouiliere en ont diminué la beauté, cependant il en relie en-
core aflez pour lairc juger que c'eft en effet de la porcelaine , quoique
groflîere : car il y a apparence que la brique depuis trois cens ans que cet ou-
vrage dure, n'auroit pas confervé le même éclat.
Incommo- L'efcalier qu'on a pratiqué en dedans, efl petit 6c incommode, parce
efcther'^"" que les dégrez en font extrêmement hauts : chaque étage eil formé par de
grof-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. m-
groflcs poutres mifes. en travers, qui portent un plancher, & qui forment
une chambre dont le lambris eft enrichi de diverles peintures, fi néanmoins
les peintures de la Chine font capables d'enrichir un appartement. Les
murailles des étages fupérieurs font percées d'une infinité de petites niches
qu'on a remplis d'idoles en bas reliefs, ce qui fiiit une efpèce de marquetaee
très-propre. Tout l'ouvrage eft doré, & paroît de marbre ou de pierre
cizelée: mais je crofS que ce n'eft en effet qu'une brique moulée £c pofée
de Cliamp : car les Chinois ont une adrefie merveilkufe pour imprimer
toute forte d'ornemens dans leurs briques, dont la terre extrêmement fine Se
bien faflee, efl plus propre que la nôtre à prendre les figures du moule.
Le premier étage eil le plus élevé, mais les autres font entre eux d'une SaHaui
égale diftance. J'y ai compté cent quatre-vingt-dix marches prefquc ^^"'■•
toutes de dix bons pouces, que je mefurai exaétément: ce qui fait cent
cinquante huit pieds. Si l'on y joint la hauteiu- du mafiîf ,. celle du
neuvième étage qui n'a point de dégrez, èc le couronnement, on trouvera
que la tour ell élevée fur le rez de chauffée de plus de deux cens pieds.
Le comble n'elf pas une des moindres beautez de cette tour : c'eft un Particula;
gros mât qui prend au plancher du huitième étage, & qui s'élève plus de rite defon
ti-ente pieds en dehors. Il paroît engagé dans une large bande de fer de la Comble,
même hauteur, tournée en volute, 6c éloignée de plufieurs pieds de l'ar-
bre : de forte qu'elle forme en l'air une eipèce de cofne vuidé Se percé à
jour, fur la pointe duquel on a pofé un globe doré d'une groffcur extraor-
dinaire. Voilà ce que les Chinois appellent la tour de porcelaine, Se que
quelques Européans nommeroient peut-être la tour de brique. Quoi qu'il
en foit de fa matière, c'eft affurément l'ouvrage le mieux entendu ,, le plus
folide, èc le plus magnifique qui foit dans l'Orient.
Parmi les édifices publics où les Chinois font paroître le plus de fomp-
tuofité, on ne doit pas omettre les temples ou les pagodes , que la fuperf-
tition des Princes & des peuples a élevez à de fabuleufcs Divinitez : on en
voit une multitude prodigieufe à la Chine ; les plus célèbres font bâtis dans
les montagnes.
Quelque arides que foient ces montagnes , l'induflrie Chinoife a fupléé
aux embelliffemens &aux commoditez que rcfufoit la nature. Des canaux
travaillez à grands frais conduifent l'eau des monta^gnes dans des baffins &
des réfervoirs deftinez à la recevoir : des jardins, des bofquets , des grot-
tes pratiquées dans les rochers, pour fe mettre à l'abri des chaleurs cxcefîl-
ves d'un climat briîlant, rendent ces folitudes charmantes.
^ Les bâtimens confiflent en des portiques pavez de grandes pierres quar- Les Pago-
rées ôc polies, en des falles , en des pavillons qui terminent les angles des des, ou
cours , Se qui communiquent par de longues galeries ornées de Itatuës de Temples^
pierre, èc quelquefois de bronze. Les toîts de ces édifices brillent par la beau-
té de leurs briques, couvertes de vernis jaune & verd, Sclont enrichis aux
extrémités de dragons en faillie de même couleur.
Il n'y a gucres de ces pagodes X)ù l'on ne voye une grande tour ifoléc , Leur Dcf-
qui fe termine en dôme : on y monte par un bel efcalier qui régne tout ^ription^
autour: au milieu du dôme eft d'ordinaire un temple de figure quarrée:
1*
Ufage
qu'en font
les Bonzes.
Fêtes des
Chinois.
Vacations
dcsAfFii-
res publi-
ques.
Defcrip-
tien des
Fêtes.
ïii'DESCRIPTION DE L'EMPIRE ETE LA CHINE,
la voûte eft fouvent ornée de Mofaïque , Se les murailles font revé-
tpës de figures , de pierre en relief, qui repréfentent des animaux 6c des
monftres.
Telle eft la forme de la plû-part des pagodes , qui font plus ou moins
grands , félon la dévotion & les moyens de ceux qui ont contribué à les conf-
truire. C'eft la demeure des Bonzes ou des Prêtres des idoles, qui met-
tent en œuvre mille fupercheries, pour furprendre la cfédulité des peuples,
qu'on voit venir de fort loin en pèlerinage à ces temples confacrez au Démon.
Mais comme les Chinois, dans le culte qu'ils rendent à leurs idoles, n'ont
pas une conduite bien fuivic , il arrive fouvent qu'ils refpeftent peu 6c la
Divinité èc fes Minillres.
Généralement parlant, les Bonzes font dans un grand mépris, 6c il n'y a
point d'honnête Chinois qui voulût embrafler leur éjat; de forte qu'étant
prefque tous tirez de la lie du peuple, ils font fouvent obligez. pour fc mul-
tiplier, d'acheter de jeunes enfans qu'ils forment à leur manière de vie, afin
de les faire fuccéder à leur diabolique miniftére.
Mais en parlant de la magnificdïice des Chinois, je manquerois à un point
eiïcntiel, fi je ne difois rien de leurs Fêtes. Il y en a deux principales qu'ils
célèbrent avec beaucoup de dépenfes. L'une eft le commencement de leur
année: l'autre qui arrive le if. du premier mois, eft celle qu'ils nomment
h Fête des Lanternes. J'entends par le commencement de l'année la fia
de la douzième lune, 6c environ vingt jours de la première lune de l'an-
née fuivante. C'eft proprement le tems de leurs vacations.
Alors toutes les affaires ceflént , on fe fait des préfens : les poftes font ar-
r-ctécs, 6c les Tribunaux font fermez dans tout l'Empire : c'eft ce qu'ils
appellent Fermer les Sceaux^ parce qu'en effet on ferme en ce tems-là avec
beaucoup de cérémonie ,1e petit coffre oii l'on garde les Sceaux de cha-
que Tribunal.
•Ces vacations durent un mois, ^ c'eft un tems de grande réjouiffance.
Ce font fur- tout l'es derniers jours de l'année qui expire, qu'on célèbre avec
beaucoup de folemnité. Les Mandarins inférieurs vont faluer leurs Supé-
rieurs, les enfms leurs pères, les domcftiques leurs maîtres , 6cc, c'eft ce qu'ils
appellent congédier l'année. Le foir toute la famille s'aflcmble, 6c on fait
un grand repas.
Dans quelques endroits il s'eft glifte une fuperftition aflcz bizarre, c'eft:
de nc.fouftVir chez eux aucun Etranger , pas même un fcul de leurs plus
proches parcns ,de crainte qu'au moment que commence la nouvelle année,
il n'enlevé le bonheur qui doit defcendi-e fur lamaifon, 6c ne le détourne
chez lui, au préjudice de fon hôte.
Ce jour-là chacun le renferme dans fqn domeftiquc, 5c fc réjoiiit unique-
ment avec fa famille. Mais le lendemain 6c les jours fuivans, ce font des
démonftrations de joye extraordinaires: toutes les boutiques de la ville font
fermées, 6c on n'eli par toiit occupé que de jeux, de feirins, de comédies:
il n'y a perfonne, quelque pauvre qu'il foit, qui ne prenne ces jours-là l'ha-
bit le plus propre qu'il ait : ceux qui font à leur aife, s'habillent magnifi-
quement: onvavifiter fes amis, fcsparens, fes frères aînez, fes protec-
teurs.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. uj
teurs, Se tous ceux dont on a intérêt de ménager les bonnes grâces. On
repréicnte des comédies, on lé régale, on fe fouhaitte réciproquement tou-
tes fortes de profpéritez : enfin tout l'Empire cil en mouvement, ôc l'on
n'y refpirc que la joye & le plailîr.
Le quinzième du premier mois eft encore très-folemnel: toute la Chine efl Fête du
illuminée, & fi l'on pouvoit la contempler de quelque lieu élevé, on la ver- premier
roit toute en feu. mois.
La fête commence dès le treizième au foir jufqu'au fcize ou dix-feptié-
me. Il n'y a pcrfonne dans les villes 6c à la campagne, fur les côtes ou
fur les rivières, qui n'allume des lanternes peintes , & djverfement façon-
nées: point de maifon, quelque pauvre qu'elle foit, qui n'en ait de fufpen-
duës dans les cours, & aux fenêtres : chacun veut fe dillinguer : les pau-
vres en ont à allez bon compte: celles des pcrfpnnes riches vont quelque-
fois jufqu'à deux cens francs : les grands Mandarins, les Vicerois, 6c l'Em-
pereur en font faire qui coûtent trois à quatre mille livres.
C'ell un fpeftacle pour toute la ville: on y accourt de toutes parts, &: Si Def-
pour contenter le peuple , on lailFe tous ces foirs là les portes de la ville ou- <^"?ï'°"-
vertes: il lui eft permis d'aller jufques dans les Tribunaux des Mandarins,
qui le font honneur de les bien orner, pour donner idée de leur magnifi-
cence.
Ces lanternes font très-grandes: il yen a qui font compofées de fix pi-
neaux , dont le cadre cil de bois vernilîé &c orné de dorures : on tend à cha-
que paneau une toille de foye fine 6c tranfparente, fur laquelle on a eu foin
de peindre des fleurs, des arbres, des animaux, 6c des figures humaines: il
y en a d'autres qui font rondes, 6c faites d'une corne tranfparente, 6c de
couleur bleue d'une grande beauté : on met dans ces lanternes beaucoup
de lampes, 6c un grand nombre de bougies , dont la lumière anime ces fi-
gures rangées avec art. Le haut de cette machine ell couronné par divers
ouvrages de fculpture, d'où pendent à chaque angle, des banderolles de
fiitin 6c de foye de diverfes couleurs.
Il y en a plufieurs oii l'on repréfente des fpcftacles propres à amufer, 6c
à divertir le peuple : on y voit des chevaux qui galopent, des vailTeaux qui
voguent, des armées en marche , des danfcs, 6c diverfes autres chofes de
cette nature. Des gens cachez, par le moyen de quelques fils impercepti-
bles, font mouvoir toutes ces figures.
D'autres fois ils font paroître des ombres qui repréfentent des Princes 6c
des PrincelTes, des foldats, des bouffons, 6c d'autres perfonnages, dont les
gelles font fi conformes aux paroles de ceux qui les remuent avec tant d'ar-
tifice, qu'on croiroit les entendre parler véritablement. Il y en a d'autres
qui portent un dragon plein de lumières, depuis la tête jufqu'à la queue, 6c
long de 6o. à 8o. pieds, auquel ils font faire les mêmes évolutions que fe-
roit un ferpent.
Mais ce qui donne un nouvel éclat à cette fête, ce font les feux d'artifi- ^.^J^^ d'sr-
ce qui fe font prefque dans tous les quartiers de la ville. C'ell à quoi l'on " • ^
prétend que les Chinois excellent. Le Père Magaillaens rapporte qu'il fut
cxtraordinairemcnt frappé d'un de ces feux qui fe fit en fa préfcnce : une
■ ^em IL P treille
'AdrelTe
des Chi-
nois (.hns
ces occa-
lions.
Dercrip-
tion d'un
Artifice
fînguljer.
L'Empc-
reir met
lui-même
Je feu à cet
vittifice.
Cérémo-
nie parti-
cu'iére à
cette occa-
fion.
114 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
treille de raifins rouges étoit repréfentée: la treille brûloit fans fe confu-
mer. Le fcp de la vigne, les branches, les feiiilles, & les grains ne fe con-
fumoient que très-lentement. On voyoit les grappes rouges, les feuilles
vertes, 8c la couleur du bois de la vigne y étoit auffi repréfentée Ci naturel-
lement qu'on y étoit trompé.
On en jugera encore mieux par la difcription de celui que le feu Empe-
reur Ca/ig Âi"fir tirer pour le divertiflcment de fa Cour : ceux de nos Mifïïon-
naires qui étoicnt à fi fuite, en furent témoins.
L'artifice commença par une demie douzaine de gros cylindres plantez
en terre, qui formoient en l'air comme autant de jets de flammes, à la
hauteur de douze pieds, 6c retomboient enfuite en pluye d'or ou de
feu.
Ce fpeftaclc fut fuivi d'un grand caiffbn d'artifice guindé à deux grands
pieux, ou colomnes , d'où il fortit une pluye de feu , avec plufieurs
lanternes, des écritaux en gros caraéleres de couleur de flamme de fouffre,
8c enfin une demie douzaine de lurtres, en forme de colomnes, à divers
étages de lumières, rangées en cercle, blanches, 8c argentines, qui é-
toient trcs-agréabks à la vue , 8c qui tout-à-coup firent de la nuit un
jour très-clair.
Enfin l'Empereur mit de fa propre main le feu au corps de l'artifice, &c
en peu de tems le feu pafla dans tous les quartiers de la place, qui avoit
quatre-vingt pieds de long , fur quarante ou cinquante de large. Le feu
s'étant attaché à diverfes perches, 8c à des figures de papier plantées de
tous côcezjonvit une multitude prodigieufe de fufécs faire leur jeu en l'air,
avec un grand nombre de lanternes ôc de luftres , qui s'allumèrent par toute
la place.
Ce jeu dura plus d'ime demie heure, 8c de tems en tems il poroifToit en
quelques endroits des flammes violettes 8c bleuâtres, en forme de grappes
de raifins attachées à une treille, ce qui joint à la clarté des lumières, qui
brilloient comme autant d'étoiles, faifoient un rpeélaclc très-agréable.
Entre les cérémonies qu'ils obfervent, il y en a une remarquable. Dans
la plû-part des maifons les chefs de farnille écrivent en gros caraéleres fur
une feuille de papier rouge, ou fur une planche vcrniiree, les lettres fui-
vantes Tienti^ San Kiai, Chefan, Fanlin^ 'Tcbia /f^ri,. dont voici lefens:
au véritable Gouverneur du Ciel, de la Terre, des trois Bornes , * des
dix rrtillcs intelligences, ** les hommes font compris dans ce terme de Lin.
Ce papier efl; tendu fur un chaflîs, ou appliqué fur une planche: ils Télé-
vent dans la cour fur une table, où ils rangent du bled, du pain, de la
viande, ou autre chofe de cette nature, puis fe prollernans à terre ils offrent:
des bâtons de paftille.
* (3'efl-à-dire du Monde iiniveife!.
** C'dt à (lire d'une multitude innombrable.
Des
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. nf
T)es cérémonies qu'ds ohfervent dans leurs devoirs de cwt"
litezy dam leurs vifitesy ^ les préfens qu'Us Je font
les uns aux autres , dans les Lettres qu'ils s'é-
crivent y dans leurs fejlins , leurs maria-
ges y & leurs funérailles.
IL n'y a rien ou la nation Chinoife paroifle plus fcrupuleufc, qu'aux ce- Les Cérd^
rémonies ôc aux civilitci dont elle ufe : elle ell peduadée qu'une grande monies.
attention à s'acquitter de tous les devoirs de la vie civile, ell capable plus
que toute autre chofe, d'ôtcr aux efprits une certaine rudcïïe, avec laquel»
le on naît, d'infpirer de la douceur, ôc de maintenir la paix, le bon or-
dre, & la fubordination dans un Etat : c'eft, difent les Chinois, par la mo-
deftie & la politefle dans la focicté civile, que les hommes fe diilinguent
des bêtes féroces.
Parmi leurs livres , qui contiennent ces régies de civilité, il y en a un, ^°^^ ^^
où l'on en compte plus de trois mille différentes: Tout y eil prefcrit dans ^'^^"^ i
le détail: les laluts ordinaires, lesvifitcs, les préfens , les feftins, tout ce la Chine.
qui fe pratique en public ou dans le particulier, font plû-tôt des loix, que
des uftges introduits peu à peu par la coutume.
Cette police des civilitez publiques fe réduit prefque toute, à régler la
manière dont on doit s'incliner, fc mettre à genoux, fe prollcrner une ou En quoi
plufieurs fois, félon le tems ou le lieu, félon l'âge 6c la qualité des perlon'- ^J'^s con-
nes, fur tout quand on fe vifite, quand on fait des prélcns, ou qu'on don- *'^^"'^'
ne à manger à ies amis.
Les Etrangers qui font obligez de fe conformer à cesufages, font d'à* LesEtran-
bord étonnez de ces fatigantes cérémonies. Les Chinois qui y font élevés ^^r/°"\
dès l'enfance, loin de s'en rebuter, s'en font un mérite, Se croyent que s'y "con-
c'eft faute d'une fcmblablc éducation, que les autres nations font devenues former.
barbares.
Et afin qu'avec le tems on ne fe relâche point dans l'obfervation de ces Etablitre-
ufages, il y a un Tribunal à Pekingy dont la principale fonétion eft de con- Tnbunal'à
ferver les cérémoniaux de l'Empire. . ce fuj'et.
Ce Tribunal eil fi rigoureux, qu'il ne veut pas même que les Etrangers
y manquent. C'eft pour cela qu'avant que d'introduire les Ambafladeurs à
la Cour, la coutume eft de les inftruirc en particulier pendant quarante
jours, ôc de les exercer aux cérémonies du pays, à peu prés comme on
exerce nos Comédiens , quand ils doivent repréfenter une pièce fur le
théâtre.
On raconte que dans une lettre que le Grand-Duc de Mofcovie ècrivoit
autrefois à l'Empereur de la Chine ^ il prioit Sa Majefté de pardonner à
P i fon
liée qu'on
doit avoir
des Céré-
monies.
115 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
fon Ambafladeur fi , faute de bien fçavoir les coutumes de l'Empire, il fai-
foit quelque incongruité: \cLipou, qui eft le Tribunal dont je parle, lui
répondit galamment en ces termes, que le Pères de Peking traduifirent fidè-
lement par ordre de l'Empereur. Legaîus tuus multa fecit rujiicè. Votre
Ambafladeur a fait paroître en beaucoup de chofes de la grofliéreté.
Cette afFeftation de gravité ôc de politefle paroît d'abord ridicule à un
Européan : mais il faut bien qu'il s'y faflc , à moins qu'il ne veuille pafler
pour incivil & grofllcr. Après tour, chaque nation à fon génie & fes ma-
nières, ôc il n'en faut pas juger par les préventions de l'enfance, pour ap-
prouver, ou pour condamner fes mœurs & fes ufages. Si en comparant les
coutumes de la Chine, avec les nôtres, nous fom mes tentez de regarder
une nation fi fage, comme une nation bizarre: les Chinois à leur tour, fé-
lon les idées particulières qu'ils fe iont foiTnées,nous regardent auflî comme
des barbares; on fe trompe de part & d'autre: la plû-part des aftions hu-
maines font indifférentes d'elles-mêmes, 6c ne fignifient que ce qu'il a plu
aux peuples d'y attacher dès leur première inftitution.
C'eft ce qui fait que fouvent ce qu'on regarde dans'fin pays comme une
marque d'honneur, ell regardé dans un autre comme un figne de mépris.
En bien des endroits, c'ell faire un affront à un honnête homme que de
lui prendre la barbe: en d'autres, c'eft témoigner qu'on a de la vénéra-
tion pour lui, & qu'on veut lui demander quelque grâce. Les Européans
fe lèvent 6c fe découvrent pour recevoir ceux qui les vifitent : les Japonois
au contraire ne fe remuent point, 6c ne fe découvrent point, mais fe dé-
chauffent feulement, 6c à la Chine c'eft une incivilité groflîére de parler tête
nue à une perlonnc. La Comédie 6c les inftrumens de mufique Ibnt prefquc
par tout une marque de joyc, cependant on s'en iert à la Chine dans les fu-
nérailles.
Sans donc ni louer, ni blàmei- des ufagcs qui choquent nos préjugez, il
fuffit de dire que ces cérémonies, toutes gênantes qu'elles nous paroiflént,
font regardées des Chinois comme très-importantes au bon ordre èc au
repos de l'Etat : c'^eft une étude que de les apprendre, 6c une fcience que
des les pofféJer: on les y forme dès leur plus tendre jeuneffe, 6c quelque
embarraffantes qu'elles foient , elles leur deviennent dans la fuite comme
naturelles.
Mais auflî tout étant réglé fur cet article, chacun eft fur de ne njan-
qucr à aucun devoir de h vie civile. Les Grands fçavcnt ce qu'ils doivent
à l'Empereur 6c aux Princes, 6c la manière dont il faut qu'ils fe traittent
les uns les autres: il n'y a pas julqu'aux artifans , aux villageois, 6c aux
gens de la lie du peuple, qui n'obfervent les formalitez que prefcrit la po-
liteffe Chinoife, 6c qui n'ayent enfemble des manières douces 6c honnête?.
On le connoîtra par ledétail où je vais entrer de ces cérémonies.
Cérémo- Il y a certains jours où les Mandarins viennent en habit de cérémonie
me quand faluer l'Empereur, 6c quand même il ne paroîtroit pas en public, ils fa-
\in Manda- i^,ep,j- Çq^ Trône, 6c c'eft de même que s'ils faluoient fa pcrfonne. En
fâ?uer " attendant le fignal pour entrer dans la cour du 1'(hao, * ils font aftis chacun
l'J'.mpe- fui
* Ç'cft 1» cour qui cil devant la falle de Trône,
>>on? re-
gardées
îitiles
l'Eut.
Les Chi-
nois ont
tous des
pricipesdc
ciïlité.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 117
fur fon couffin dans la cour qui eft devant la porte Méridionale du palais :
cette cour eft pavée de briques, Se propre comme une falle: les couffins
font diftërens, fuivant le rang des Mandarins.
Ceux qui ont droit de couffin, car tous ne l'ont pas, le portent en Eté
de foye qui fe dirtingue par les couleurs: & c'eft fur-tout le milieu du
couffin qui fait la différence du rang: & en Hyver, de peaux qui fe diftin-
gucnt par le prix. Dans cette grande multitude, où il femble que devroit
régner la confufion & le tumulte, tout eft admirablement l'églé, ôc fe paflc
dans le plus grand ordre : chacun connoît fa place 6c à qui il doit céder :
on ne fcait ce que c'eft que de fe difputer le pas.
Lorlqu'on tranfporta le corps de la feue Impératrice, un des premiers
Princes du Sang ayant apperçu un des Colao, l'appella pour lui parler. Le
Colao s'approcha & lui répondit à genoux, ^ le Prince le laiffii dans cette
pofture, fans lui dire de fe relever. Le lendemain un Coli accufa le Prince *
& tous les Coko devant l'Empereur: le Prince, pour avoir fouftert qu'un
Officier fi confidérablc fe tînt devant lui dans une pofture fi humiliante:
les Colao^ &C principalement celui qui avoit fléchi les genoux, pour avoir
deshonoré la plus haute Charge de l'Empire: 6c les autres, pour ne s'y
être pas oppofez,ou du moins pour n'en'avoir pas donné avis à l'Empereur.
Le Prince s'excufa fur ce qu'il ne fçavoit pas que la coutume ou la loi
eût rien réglé fur cet article, & que d'ailleurs il n'avoit pas exigé cette foU'
miffion. Le Coli répliqua en alléguant une loi d'une ancienne Dynaftie :
furquoi l'Empereur donna ordre au Li pou, auquel la connoiflance de cette
affaire appartenoit , de chercher cette loi dans les archives , & en cas
qu'elle ne fe trouvât pas, de faire fur cela un règlement pour l'avenir.
Le cérémonial eft pareillement réglé dans toutes les autres occafions , où
quelque événement demande que les Grands viennent complimenter l'Em-
pereur: tel fut, par exemple, 6c c'eft le feul que je citerai, l'occafion oij
l'Empereur régnant déclara le choix qu'il avoit fait d'une de fes femmes,
pour être Impératrice. D'abord deux Dofteurs des plus diftinguez, 6c qui Eleaioa
lont membres du Grand-Confeil, furent chargez de faire le compliment, 6c d'une Im-
de le remettre au Tribunal des Rits: car c'eft à ces Dofteurs qu'appartient P<^"'"cc.
le droit 6c l'honneur de faire ces pièces d'éloquence. Auffi-tôt qu'il eût
été accepté par le Tribunal des Rits, on fe prépara à la cérémonie.
Le jour marqué, dès le matin on porta à la première porte du palais,
qui eft à l'Orient* une efpece de table, fur laquelle fe pofent quatre colom-
nes aux quatre coins, 6c par deffijs ces colomnes un efpècc de dôme. Ce
petit cabinet portatif étoit garni de foye jaune , 6c d'autres ornemens.
A l'heure qu'on avoit déterminée, on mit fur cette table un petit hvrc
fort propre, où étoit écrit le compliment qu'on avoit compofé pour l'Em-
pereur:* on y avoit auffi écrit les noms des Princes, des Grands, 6c des Détail de
Cours-Souveraines, qui vcnoient en corps faire la cérémonie. cetteCéré-
Quelques Mandarins revêtus de l'habit convenable à leur Charge, le- mo\w.
ve-
* La grande porte qui resarde le Midi, ne s'ouvre que pour l'Empereur, ou pour dcj
cércinonies qui ont rappcrt a fes ancêtres.
P3
Suite de
cette Cé-
rémonie.
Leftiire
du Com-
pliment.
Foncflions
<ie': Prin-
cefTes du
S'.ng, &'
des Dames
ii8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
vcrent cette table couronnée, 6c marchèrent. Tous les Princes du Sang,
les autres Princes, & les Seigneurs de la première Noblelle, avoicnt déjà
précédé félon leur rang, & attendoient près d'une des portes intérieures du
palais.
Les autres grands Officiers, comme les premiers Miniftres de l'Empire,
les Dofteurs du premier Ordre, les Prélidens des Cours-Souveraines, ÔC
les autres Mandarins Tartarcs &: Chinois, foit de lettres, Ibit de guerre,
tous revêtus des plus beaux habits de cérémonie, chacun félon leur degré,
fuivoient à pied la même table.
Plufieurs inftrumens de nmfique formoient un concert très agréable, lur
tout aux oreilles Chinoifes. Les tambours Se les trompettes fe faifoient
auffi entendre en ditFérens endroits du palais. On commença la marche,
te lorfqu'on fut près de la porte appellée Ou mimi, les Princes fe joignirent
aux autres qui accompagnoient le compliment , & fe mirent à leur tête.
Alors ils marchèrent tous enlemble julqu'à la grande fille d'audience.*
Lorfqu'ils furent entrez dans cette falle, on tira de dcfTus la table por-
tative, le compliment relié en forme de petit livre , Se on le plaça fur une
autre table, préparée exprès au milieu de la grande falle d'audience.
Tous s'é^ant rangez dans un bel ordre, -firent les révérences ordinaires
devant le Trône Impérial, comme fi Sa Majellé y ciit été placée: c'eft-
à-dire, que tous étant debout, chacun à la place qu'il doit occuper félon
fon rang Se fa charge, ils fe mirent à genoux, frappèrent trois fois du
front contre terre avec un grand refpeét , Se fe relevèrent. Enfuite ils fe mi-
rent à genoux, Se frappèrent encore trois fois du front contre terre. Se fe
relevèrent: enfin ils fe mirent une troifîéme fois à genoux avec la même
cérémonie.
Alors chacun fe tenant à la même place dans un grand filence, Jes inf-
trumens de mufique recommencèrent à jouer, Se les Préfidens du Tribu-
nal des Rits, avertirent le premier Eunuque de la préfence, que tous les
Grands de l'Empire fupplioient Sa Majefté de venir s'afleoir fur fon pré-
cieux Trône.
Ces paroles ayant été portées à l'Empereur, il parut. Se monta fur fon
Trône. Auflîtôt deux Doéteurs du premier Ordre qui avoient été nom-
mez, s'avancèrent prés de la table, firent quelques révérences à genoux.
Se fe relevèrent. Un'd'eux ayant pris le petit livre , lut d'une voix haute
Se dillinâc , le compliment que cette augufte Compagnie faifoit à Sa Ma-
jefté. La lefture du compliment qui ne doit pas être fort long, étant a-
chevée, Se les Doéleurs s'étant retirez à leur place, l'Empereur defcendit
de fon Trône , Se rentra dans l'intérieur de fon palais.
L'après midi les Princefles du Sang, les autres PrincefTcs, Se les Dames
de la première qualité, fe rendirent au palais avec les femmes de tous les
grands Mandarins , dont je viens de parler : chacune en fon rang Se félon fa
dignité, s'avança vers le palais de l'Impératrice: elles furent conduites par
une
* C'eft la falle dans laquelle l'Empereur admet les Ambaffadeurs , oii il fait les inflrudions
publ'que? deux eu trois fois Vannée, & où il reçoit le premier jour de l'jn Chinois, les
rcipedi de tous les Officiers qui font à Pekin^.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. np
une Dame de diftinilion, qui dans cette forte d'occafion, fait la fondtion
de préfider aux cérémonies, 8c ell à l'égard des femmes, ce que les Préfi-
dens du Tribunal des Rits ont été à l'égard des hommes. Nul Seigneur,
nul Mandurin n'oleroit paroître.
Lorfque toutes ces Dames furent arrivées près du palais de l'Impératri-
ce, fon premier Eunuque fe préfenta. Celle qui préfidoit à la cérémonie ,
s'adreflant à lui: „ Je prie, dit-elle, très-humblement l'Impératrice delà
„ part de cette Âflémblée , de daigner fortir de fon palais , 6c de venir fe
„ placer fur ion Trône. „ Les femmes ne portent point leur compliment
dans un petit livre, comme on avoit fait pour l'Empereur: mais elles pré-
fentent une feiiille d'un papier particulier , fur lequel le compliment
eft écrit avec différens ornemens. L'Impératrice fortit, 6c s'alîlc fur fon
Trône, élevé dans une des falles de fon palais.
Après que le papier eilt été offert, les Dames étant debout, firent da-
bord deux révérences. Les femmes Chinoifes font la révérence comme les
femmes la font en Europe. Cette vévérence s'appelle /^<^«/(?: Fan Çignï-
fie dix mille, /(? fignifie bonheur: Fan fo^ toute forte de bonheur.
Au commencement de la Monarchie que la fimplicité régnoit, on per-
mettoit aux femmes, même en faiiant la révérence à un homme, dédire
ces deux mots Fanfo^ mais dans la fuite l'innocence des moeurs s'étant un
peu altérée, on a jugé qu'il n'étoit pas de la décence qu'une femme dît ces
mots à un homme, Se on n'a accordé aux femmes qu'une révérence muet-
te: & pour leur en ôter tout à fait l'habitude, on ne leur a plus permis de
le dire même aux femmes.
Après ces deux révérences, les Dames fe mirent à genoux, & frappè-
rent feulement une fois du front contre terre : c 'eft ainil que le Tribunal
des Rits l'avoit prefcrit. Alors elles fe levèrent, 6c fe tinrent debout avec
rcfpeét, tou),ours avec le même ordre 6c dans un grand filence, pendant
que l'Impératrice delcendoit de fon Trône, 6c fe retiroit.
Il n'efb pas étonnant qu'il y ait un cérémonial réglé pour la Cour: mais
cz qui furprend, c'eft qu'on ait établi dans le plus grand détail, des régies
pour la manière dont les particuliers doivent en agir les uns avec les autres,
quand ils ont à traitter, foit avec leurs égaux, foit avec ceux qui font d'un
rang fupérieur. Nul état ne le difpenfe de ces régies: 6c depuis les Man-
darins, jufqu'aux plus vils artifans, chacun gai'de admirablement la fubordi-
nation que le rang, le mérite ou l'âge exigent.
Le falut ordinaire confiile à joindre les mains fermées devant la poitrine,
en les remuant d'une manière affcétuéufe , '6c à courber tant foit peu la tête,
en fe difant réciproquement Tj^w //7«: c'eit un mot de compliment qui fi-
gnifie tout ce qu'on veut: quand ils rencontrent une perfonne,pour qui l'on
doit avoir plus de déférence, ils joignent les ma,ins, les élèvent 6c les abaif-
fent jufqu'à terre, en inclinant profondément tout le corps.
Lorfqu'après une longue abrence deux perfonnnes de connoiflance fe ren-
contrent, ils fe mettent l'un 6c l'autre à genoux, 6c fe baiflent jufqu'à ter-
jc: ils fe relèvent 6c recommencent la même cérémonie jufqu'à deux 6c
tioi§
de qualité
en cette
occalloB.
Des Révé-
rences des
FemmçSi
De la ma-
nière de
faluer.
Après «ne
longue ab-
fence.
Au retour
d'un voya-
ge-
Bienféan-
ce obler-
vée d.in{
les VitUzis
de même
que dms
les Vjlles.
Da Salut
entre Man-
Du Ref-
peâ des
En fins
pour leurs
Ptres.
Des Difà-
pUs pour
leurs Mui-
irts.
120 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
trois fois, /is qui fignifie bonheur, cil un mot dont ils fe fervent commu-
nément dans les honnctetez qu'ils le font les uns les autres.
Si quelqu'un cil nouvellement arrivé , ils lui demandent d'abord Nafoy
fi toutes chofes ont bien été pendant fon voyage. Quand on leur demande
comment ils fe portent : fort bien, répondent- ils, grâce à votre abondan-
te félicité : Cao lao yc hiing fo: Lorfqu'ils voycnt un homme qui fe porte
bien, ils lui difent yimg fo, comme qui diroit, la profpcrité eil peinte fur
votre vifage, vous avez un vifage heureux.
Dans les villages comme dans les villes, on garde pareillement toutes les
bienféances qui conviennent au rang d'un chacun : loit qu'ils marchent en-
femble, foit qu'ils le falucnt, les termes dont ils fe fervent font toujours
pleins de relpeft & de civilité.
Quand, par exemple, on fe donne quelque peine pour leur faire p'iaifir,
/>//«, difent ils, vous prodiguez votre cœur. Si on leur a rendu quelque
fervice. Sic pou tjin: mes remercimens ne peuvent avoir de fin. Pour peu
qu'ils détournent une pcrfonne occupée. Fan lao, je vous fuis bien impor-
tun: Te (foui, c'ell avoir fait une grande faute, que d'avoir pris cette liber-
té. Quand on les prévient de quelque honnêteté , /*<?« can^pou can,pou catty
je n'olc, je n'ofe, je n'ofe: c'eft-à-dire , fouffrn- que vous preniez cette
peine pour moi. Si l'on dit quelque parole tant foit peu à leur louange,
Ki can, comment ofcrois-je: c'elt-à-dire, croire de telles chofes de moi.
Lorfqu'ils conduifent un ami à qui ils ont donné à manger, l'eau man, ou
bien Tai man^ nous vous avons bien mal rcceu, nous vous avons bien mal
traitté.
Les Chinois ont toujours à la bouche de femblablcs paroles , qu''ils pro-
noncent d'un ton affeétueux : mais il ne s'enfuit pas delà que le cœur y ait
beaucoup de part. Parmi les gens même du commun, ils donnent toujours
le premier rang aux perfonncs les plus âgées: fi ce font des Etrangers, ils
le donnent à celui qui vient de plus loin, & à moins que le rang ou la qualité
de la perfonne , n'exigeât le contraire : dans les provinces où la main
droite elf la plus honorable, *ils ne manquent pas de la donner.
Quand deux Mandarins fe rencontrent dans la rue, ce qu'ils évitent le
plus qu'ils peuvent, s'ils font d'un rang fort différent : mais s'ils font d'un
rang égal , ils fe ialuent mutuellement fans fortir de leur chaifc, & fans
même le lever, en baiflant les mains jointes, & les relevant jufqu'à la tête,
ce qu^ils recommencent pluficurs fois, jufqu'à ce qu'ils ayent cefle de fe
voir. Si l'un d'eux cft d'un rang inférieur, il fait arrêter fa chaife : ou
s'il eft à cheval, il met pied à terre, & fait une profonde révérence au
Mandarin fon fupérieur.
Rien n'eft comparable au refpeft que les enfans ont pour leurs pères,
6c les difciplcs envers leurs maîtres : ils parlent peu , 6c fe tiennent debout
en leur prefence: leur coutume eft, fur tout en certains jours , comme au
commeuccment de l'année, au jour de leurnaiflance, & en divcrfes autres
occafions, de les faluer en fe mettant à genoux, & battant pluficurs fois la
terre du front.
Lorf-
• Il y en a (Tautres où c'cf? îa gauche.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. m
Lorfque les Chinois s'entretiennent enfemble, ils s'expriment en des ter- Humiliré
'mes les plus humbles ôc les plus relpeétueux, & à moins qu'ils ne parlent fa- ^' Modef-
miliérement, & entre amis-, ou a des pcrlonnes d^un rang fort inférieur "^'^ *^"
ils ne difent jamais yV & vous, à la première ôc à la féconde perl'onne: ce fe- ^'^'"°'*
roit une incivilité grofliére : ainfi au lieu de dire,jc fuis três-fenflble au fervicé Di'fcourr'
que vous m'avez rendu , ils diront : le fervicc que le Seigneur, ou bien le
Pocteur a rendu à fon petit ferviteur, ou bien à fon dilciple , m'a été ex-
trêmement fenfible. De même un fils parlant à fon perc, s'appellera
fon petit fils, quoiqu'il foit l'aîné de fa famille, & qu'il ait lui-même
des enfans.
Souvent même ils fe fervent de leur nom propre pour s'exprimer d'une Des noms
manière plus refpeftueufe : car il ell à remarquer qu'on donne aux Chinois que les
plufîeurs noms conformes à leur âge 6c à leur rang. D'abord on leur don- ^^'".'"«
ne à leur naiflance le nom de famille, qui eil commun à tous ceux qui def- en'dWe^rres
cendent du même ayeul: environ un mois après qu'ils font nez, le père Se occafions.
la mère donnent un petit nom à leur fils, un nom de lait, comme ils l'ap-
pellent, ôc c'eil d'ordinaire le nom d'une fleur, d'un animal, ou de quelque
autre chofe femblabie. Qiumd il commence à s'appliquer à l'étude, il reçoit
un nouveau nom de fon maure, qui ié joint au nom de famille, ôc c'cll de ce
nom compolé qu'on l'^ippeile dans l'école. Lorfqu'il a atteint l'âge vi-
ril, il prend parmi fes amis un autre nom, ôc c'eil: celui qu'il conferve, ôc
qu'il figne d'ordinaire à la fin de les lettres ou d'autres écrits. Enfin quand ri
parvient à quelque charge confidérable, on l'appelle d'un nom particulier
convenable a fon rang ôc à fon mérite, èc c'eit de ce nom là que la politef-
ie veut qu'on le ferve en lui parlant : ce feroit une incivilité de l'appeller
de fon nom de famille, à moins qu'on ne fût d'un rang foit iupérieur au
fien.
Ces manières polies ôc modeftcs aufquelles ou forme de bonne heure les
Chinois , infpirent au peuple le pius profond rcfpeèb pour ceux qui les gou-
vernent, ôc qu'ils regardent comme leurs pcres. Mais les marques qu'ils
donnent de leur vénération, ne nous paroiflent pas moins extraordinai-
res.
Lorfqu'un Gouverneur de ville fe retire dans une autre province, après Cérémo-
avoir exercé fa charge avec l'approbation du public, le peuple lui rend à "'^.' '°''''
l'envi les plus grands honneurs. Des qu'il commence fon voyage, il trouve Couver-
fur le grand chemin durant deux ou trois lieues, des tables rangées d'cfpâce neur fe
en efpâce: elles font entourées d'une longue pièce de foye qui pend juiqu'à
terre: on y brûle des parfums: on y voit des chandeliers, des bougies , des
viandes, des légumes, ôc des fruits: à côté fin* d'autres tables on trouve
préparez le tbé ôc le vin qu'on doit lui offrir.
, Affitôt que le Mandarin paroit, le peuple fè met à genoux, 6c coui-be la
tête jufqu'à terre: les uns pleurent, ou plû-tôt font femblant de pleurer:
les autres le prient de defceridre pour recevoir les derniers témoignages de
leur reconnoilTancc : on lui préfente ic vin ôc les viandes préparées , ôc on
l'arrête continuellement à mciure qu'il avance.
Ce qu'il y a de plaifant, c'clt qu'il trouve des gens qui lui tirent à plufîeurs
Tmt IL a re- ^^ '■'< '^*^-
retire de
fon Gou-
verne-
iiieivt.
On le hot-
botte à
plufieurs
reprifes.
Géremo-
nics au
jour de la
Naiffance
d'un Gou-
verneur.
Habille-
ment fiu-
gulier
à cet'e
ticcafion.
Origine de
cet Habil-
Ifment.
121 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE;;
reprifes fes bottes, pour lui en donner de nouvelles. Toutes ces bottes qui.
ont touché au Mandarin, l'ont révérées par fes amis. Se ils les confervent pré-
cieufement dans leurs mailbns. Les premières qu'on lui a tirées, fe mettent
par reconnoiflance dans une efpéce de cage, au-deflus de la porte de la vil--
le, par laquelle il elUorti.
De même, quand les Chinois veulent honorer le Gouverneur de leur vil-
le le jour de fa naillance, les plus diftinguez de la ville s'aflemblent , & vont
en corps le ialuer dans fon palais. Outre les préfens ordinaires, dont ils ac-
compagnent la vilîte, ils portent fouvent avec eux une longue boette de
vernis, ornce de fleurs d'or,6<: divifée dans le fonds par huit ou douze petits,
compartimens, qu'on a remplis de diverfes fortes de confitures.
Dès qu'ils iont arrivés dans la falle où doit fe faire la cérémonie, ils fe
rangent tous fur une même ligne, ils s'inclinent profondément , ils fe met-
tent à genoux, 6c courbent la tête jufqu'à terre,, à moins que le Gouver-
iieur-nc les relevé,, ce qu'il fait ordinairement. Souvent le plus confidérable
d'entre eux prend du vin dans une coupe, l'élève en l'air avec les deux
mains, l'offre à ce Mandarin, 6c dit tout haut, par forme de fouhait: Fo
tftou^ voilà le vin qui porte bonheur. C/;w« tfiou, voilà le vin qui donne une
longue vie: un moment après un autre s'avance, 6c élevant en l'air des con-
fitures qu'il préfente avec refpeél, voilà, dit-il, du fucre de longue vie:
d'autres répètent jufqu'à trois fois ces mêmes cérémonies, 6c font toujours .
les mêmes fouhaits.
Mais quand c'eft un Mandarin qui s'eft extraordinairement diftingué par
fon équité, par fon zèle, 6c par la bonté pour le peuple, 6c qu'ils veulent,,
lui témoigner avec éclat leur reconnoiflance, ils ont un autre mo^en aflez
particulier de lui faire connoître l'ellime que tout le peuple fait de fon heu-
reux gouvernement. Les Lettrcz font faire un habit compofe de petits
carreaux de fatin , de diverfes couleurs, rouges, bleues, vertes, noires,
jaunes, 6cc. 6c le jour de fa naififance ils le portent tous enfCmble en grande
cérémonie, avec des inftrumens de mufique. Quand ils font arrivez dans la
falle extérieure qui lui fert de Tribunal, ils le font prier de fortir de la falle
intérieure, pour palîér dans cette lalle publique: alors ils lui prcfentent cet
habit. Se ils le prient de s'en vêtir. Le Mandarin ne manque pas de fiiire ■
quelque difliculté, en fe difant indigne d'un tel honneur: enfin il fe rend
aux inftances des Lcttrez, 6c de tout le peuple, qui a accouru, 6c qui rem-
plit la cour: on le dépouille de fon habit extérieur , 6c on le revêt de
l'habit qu'ils ont apporté.
Ils prétendent par ces diverfes couleurs repréfenter toutes les nations qui :
ont des habits différens , 6c déclarer que tous les peuples le regardent com-
me leur père, 6c qu'il mérite de les gouverner : c'ell pourquoi ces habits s'ap-
pellent Ouanginy^. c'ell-à-dire, habits de toutes les nations.. A la vérité le
Mandarin ne s'en fert que dans ce moment là : mais on le conferve précieu-
fement dans fa famille, comme un titre d'honneur 6c de diftinftion : on ne
manque pas d'en inftruire le Viceroy, 6c fouvent cela palTe jufqu'aux Cours
Souveraines, Le Perc Contancin fe trouva une fois à cette ccrémo-
nie^.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
li?
-nie, lorfqu'il alla faire fcs complimens à un Gouverneur le jour de la
naiflance.
Toutes les fois qu'on va vifiter un Gouverneur, ou quelque autre pcrfon-
ne de confidération,il faut y aller avant le dîner: ou s'il arrive qu'on déjeû-
nç, il faut du moins s'abltenir de vin: ce feroit manquer au refpect dû à un
hcSmme de qualité, que de paroître devant lui, avec un vifagc qui faflc ju-
ger qu'on ait bû, & le Mandarin fe tiendroit offenfé, fi celui qui lui rend
vifite, fentoit tant foit peu le vin. Quand cependant c'eft une vifitc qu'on
rend le même jour qu'on l'a reçuii, on peut la faire l'après-dîner, c^r a-
lors c'eft une marque de l'emprelfement que vous avez d'honorer la pcrfon-
ne qui vous a vifité.
C'eft auflî un devoir indifpenfable pour les Lettrez, qui feuls doivent
avoir part au gouvernement, de rendre des honneurs extraordinaires à leurs
anciens Légiflateurs, & aux plus célèbres Philofophes de l'Empire , fur
tout à Confucius, qui pendant fa vie a beaucoup contribué à la forme par-
faite du gouvernement, èc qui en a laifle après lui les principales maximes.
Tout ce qu'ils doivent faire dans une pareille occafîon, eft réglé par le cé-
rémonial de l'Empire.
En chaque ville on a élevé un palais qui fert aux aftemblées des Sçavans :
les Lettrez lui ont donné divers noms : ils l'appellent d'ordinaire Pouan cong,
falle Royale, ou bien Ta cbing tien^ falle de fageffe ou de perfection j Ta hyo,
le grand collège : ^uoe byo , le collège de l'Empire. On y voit diverfes
petites planches dorées & vernies , fufpenduës à la muraille , oii l'on a
écrit les noms de ceux qui fe font diftinguez dans les Sciences : Confucius
tient le premier rang, ce tous les Lettrez font obligez d'honorer ce Prince
de leurs Philofophes. Voici les cérémonies qu'ils pratiquent.
Ceux qui après de rigoureux examens ont été jugez capables d'être mis
au nombre des Sieou tsai^ ou Bacheliers, fe rendent dans la maiibn du
Ti hio iao y ou Mandarin, avec des veftes de toile noire, Se un bonnet
ordinaire.
Dès qu'ils font en fa préfence, ils s'inclinent, ils fe mettent à genoux,
êc fe profternent enfuite plufieurs fois : après quoi ils fe relèvent, Se fe ran-
gent à droite 8c à gauche fur deux lignes, jufqu'à ce que le Mandarin ait
donné ordre de leur prcfcntcr des habits propres des Bacheliers. On leur
apporte des veftès, des furtouts, 6c des bonnets de foye : chacun prend Ion
habit, & retourne fe mettre en ordie, pour fe profterner de nouveau de-
vant le Tribunal du Mandarin.
De là ils marchent avec gravité jufqu'au palais de Confucius , ils s'incli-
nent profondément, Sc courbent la tête quatre fois jufqu'à terre devant fon
nom , ôc devant ceux des plus célèbres Philofophes, comme ils avoient fait
auparavant dans la maifon du Mandarin. Cette première fonébion des Ba-
cheliers fe fait dans une ville du premier ordre, 6c perfonne ne peut en être
difpenfé, à moins qu'il n'ait des raifons ou de deiiil, ou de maladie bien
avérées.
Quand les Sieou tsai font de retour en leur patrie, ceux du même terri-
toire vont enfemble fe profterner devant le Gouverneur qui les attend,
CL* ^
DcsVifi"
Des Af-
femblées
des Sça-
vans.
De s Hon-
neurs
qu'ils ren-
dent à
Confucius.
Cérémo-
nies à cette
occafion.
Fedin à h
même oc-
L'Emrc-
reur Kia
Tfing offre
des pré-
lens à
Confuciu:
XZ4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
& qui reçoit fur fon TriDunal.ces nouvelles marques d'honneur. Il fe lévc^
eniuite, illeur otfre du vin dans des coupes qu'il clcve auparavant en l'air.-.
Dans plufieurs endroits, on leur diltribue des pièces defoye rou-e, dont cha-
cun le fait une efpèce de baudrier: ils reçoivent auflî deux baguettes entou-
rées de fleurs d'argent, qu'ils attachant a droite ëc à gauche iur leurs bon-
nets en forme de caducée. Puis le Gouverneur à la tétc , ils marchent juf-
qu'au palais de Confucius.pour achever la cérémonie par cefalut ordinaire,,,
dont nous venons de parler. Q'elt là comme le fceau qui les établit & qui
les met en poiléiTion de leur nouvelle dignité, parce qu'alors ils reconnoif-
fent* Confucius pour leur maître. Se que par cette action ils témoignent
qu'ils veulent fuivre ics maximes dans le gouvernement de l'Etat.
Outre cela y les Empere'jas ont vouTu, que les Docteurs ôc les gens de
Lettres fiflent comme au nom de l'Empire, un fellin à ce grand homme.'
La veille deiHnée à cette fête, on a foin de tout préparer: un maître bou-
cher vient tuer le cochon, des valets du Tribunal apportent du vin, des
fruits, des fleurs. Se des légumes qu'on range fur une table, parmi des ,
bougies Se des caûblettes.
Le lendemain les Gouverneurs, les Dofteurs,8c les Bacheliers fe rendent
au fon des tambours , Sc des haut-bois dans la falle du feftin. Le maître
des cérémonies qui doit régler toute l'aétion, ordonne tantôt de s'incliner, ,
tantôt de fe mettre à genqux , tantôt de fe courber jufqu'i terre, tantôt de ■
fe relever.
Qiiand le tems de la cérémonie efl: venu, le premier Maindarin prend fuc-
ceffivement les viandes, le vin, les légumes, ôc les préfente devant la ta-
blette de Confucius, au ion des inlhumens de mufique, qui chantent quel-
ques vers en l'honneur de ce grand Philofophe. On fait enfuite fon^ élo-
ge, qui n'ert gueres que de huit ou dix lignes, & qui eft le même dans tou-
tes les villes de l'Empire : on loue fa fcience,fa fagelTe, fes bonnes mœurs. .
Ces honneurs qu'on rend en la peribnne de Confucius à tous les Sçavans,
piquent extrêmement les Doftturs d'émulation.
L'aftion finit par des inclinations , 8c des révérences réitérées , par le
fon des filâtes ^ des hauts-bois, Se par les civilitez réciproques que les Man-'
darins fe rendent les uns aux autres. Enfin on enterre le fang Se le poil de
l'animal qui ont été oft^erts, Se on brûle en figne de joye une grande pièce
de foyc, qui eft attachée au bout.d'.une pique, 6c qui flotte jufqu'à terre à
là manière des drapeaux.
On va enfuite dans une féconde falle rendre quelques honneurs aux an--
ciens Gouverneurs des villes, Se des provinces, qui le font autrefois rendus
célèbres dans l'adminilhation .de leurs charges. Enfin l'on fe rend danS'
une troifiéme falle, où font les noms des citoyens, qui font devenus il-!
luftres par leur vertu , Se parleurs talçns , Sc l'on y fait encore quelques-
cérémonies.
On raconte d'un Empereur Chinois ,. nommé Kia tfmg^ qu'avant que ■
de commencer fes études, il alla au palais de Confucius pour lui offrir fcs^
préfens. Ce Prince éti\nt devant le tableau du fameux Doélcur , lui parla ,
dç la forte.
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{ Tom. 2. Page 124. )
Explication des Marques fur le Pla. duTu Explication des Marines fur^ le ^';" f '/i'„"^^:;^^^„^^'=^;,
vANG-MiAO , oh Sale de Cérémonie , oii l'on où Suite de Ceremome , ou l on rend a Confucius , au
vANGMiAO,oi«.>s«ïae tr, , ^ ^^^^^^^^ ^^^^ l' Empire, des Honneurs Jolemnels pour
honorer la Vertu é? la. Mémoire de ce grand Fbilo-
fophe.
rend des Honneurs folemnels aux Empe-
)cfs de toutes les Famil-
, surs qui ont été Chcj
les Impériales de la Monarchie , ET aux
grands Perjomiages qui ont le plus contri-
bué à les établir fur le Trône.
a. a. Enceinte de tout l'efpace , parla
en de
ux Cours.
d'Orient en Occi
0| b. b. b. Grande ru
d àent.
g)j c. Cour antérieure.
À d. Cour intérieure.
d e. Tien, ou Salle Impériale, ou
^ font placées les Tablettes &
^ les Noms des 21. Monarques
^ qui ont été Chefs des 21. fa-
^ milles Impériales qui fe font
H fuccedé les unes aux autres ,
H jufqu'a celle d'aujourd'hui ,
ra dont Chun-cbi eft fondateur ,
Q & qui n'y fera placé , que
ra quand une autre Famille aura
H fuccedé a celle ci
M f. f. Deux Salles latérales où l'on
i.^ voit les Tablettes de 39 Hom-]
pi mes Illuftres par leur vertu
^ & par leur valeur.
g. g. Terraffe où Perron de la Salle
1*^ "^ Impériale , où l'on monte
1^ par trois Efcaliers.
N h. h. h. Grandes Urnes où Caffolettes de
pi bronze pour les parfums
M qu'on brufle en honneur de
toi tous les Héros qu'on honno-
10| re dans les trois Salles.
Portes , Terraffe & Efcaliers , de
la Cour intérieure.
Portes, Terraile & Efcaliers,
de la Cour antérieure qui efl
faj fur la rue.
loi m. Mur de refpeft , vis à vis de la
|0] Porte , derrière lequel font
Iq obligez de paffer ceux qui
j^ veulent pas mettre pied
|0| terre.
|0| n. n. Deux grands Arcs de Triomphe
[0j de bois peint & doré, qui flan-
|0j quent l'entrée de ce lieu.
Laj o. Tour de la Cloche qui fert are-
[i^J glcr le temps & les Adions
Ujl de la Cérémonie.
Cours latérales dans l'une de
quelles le Mandarin qui garde
ce lieu , fait fa demeure ; l'au-
tre fert à préparer les Vian-
des & autres chofes , qu'on à
coutume d'offrir aux Héros de
l'Empire, pour honorer leur
Vertu & leur Mémoire.
1, font
) ou de
1.1.1.
P.P.
g
a. a. Enceinte de tout l'efpace , partagé en deux
Cours.
b. Entrée avec un Mur dercfpeft vis à vis de
la Porte: ceux qui ibnt a cht
obligez de paffer derrière ce M
mettre pied a terre.
c. c. La Rué.
d. d. Deux Arcs de Trio^mphe.
e. Cour antérieure.
f. Cour intérieure.
■. g. g. g. Grande Salle de Cérémonie.
h. Principal endroit de la Salle , où eft placée la
Tablette de Confucius, avec cette infcrip
tion, Tc/jf ching fieu tfe cv^!g tje chinguei;
c'cft-à-dire, Lieu oii l'on hvnnore l'Ancien
&f très jage Maître Conficms.
i. i. Places des Tablettes des quatre principaux
Difciples de Confucius , qu'on honore
comme Sages du fécond ordre. _ _
1. 1. Places des Tablettes de dix autres Dilci-
ples de Confucius , qu'on honore comme
Sages du troifieme ordre. ^^^
m m.m.m. Edifices ou Salles qui régnent autour de ^
cette Cour avec une Galerie. Dans ces
Salles font placées les Tablettes de 97.
Hommes de divers âges ; illuftres par
leur Sageffe & par leur fjavoir , qu on
honore auffi dans ce lieu. _
n. Table ou l'on brufte des Parfums a 1 hon-
iicur de Confucius.
o. Terraffe où Perron de la Salle de Cérémo-
nie, bordée d'une baluftrade de marbre.
On y monte par trois Efcaliers.
p. p. p. P. Qi'atre petits Salons (^narrez : percez des
quatre côtés , ou font dreffez quatre Mo-
numens de marbre avec des Infcriptions
de divers Empereurs , à la louange de F
Confucius. On monte dans ces Salons
par quatre Efcaliers.
q. Petite cavité ou l'on jette le fang^ des
Animaux qu'on égorge pour être oUerts
dans ce lieu.
r. Salle & entrée de la Cour interie re a-
vec fes Efealiers & fon Perron en de-
dans. ,,1.
f. f. Double file de Monumens de Marbre a-
vec autant d'Infcriptions de divers Doc-
teurs à la louange de Confucius.
1. 1. Vieux Cyprès qui rempl:ffent les vui-
des des deux Cours principales.
u. Cour poftericure.'
X. Salle particulière où l'on honore le Père de
Confucius , comme Sage du troifieme ordre.
10|_
SSSSSSSmS^SMïSSSMëïliâSSMSSlSôSIIlgSSSe&SSSoia
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. izf
„ Moi, Empereur, je viens -aujourd'hui offrir ces loiiangcs 8c ces pré-
„ lens, comme des marques de mon rclpeft, pour tous les anciens Doc-
„ teurs de notre nation , Se nommément pour le Prince T'cheou kong. Se
„ pour Confucius. Moi donc qui ne l'urpafle point en elprit le dernier de
„ leurs dilciples, je fuis obligé de m'attacher aux ouvrages, c'cll-à-dire
„ aux livres que ces grands hommes Se ces Gigcs maîtres de l'antiquité
„ nous ont Liiiez, Se au recueil de leurs maximes, fur lelquellcs la poitdri-
„ té doit régler les mœurs. C'eil pourquoi ayant rélblu de me mettre des
„ demam à les étudier, j appliquerai férieufement toute l'étendue Se la por-
5, téc de mon efprit à les lire, Se à les relire fans celle, comme le moindre
„ des difciples de ces incomparables Dofteurs, pour m'en inftruire à fonds,
„ Se pour achever heureufement le cours de mes études. ,jr
Un des devoirs de la politelîe Chinoilè, eft de fe vifiter les uns les autres : t
il y a des jours durant • le cours de l'annce. Se il arrive des événcmens, où ticuUcrr'"
ces vifues font indifpenlabies , fur tout pour les difciples à l'égard de confacrés
leurs rnaitrcs, Se les Mandarins par rapport à ceux de qui ils dépendent. ^'•^^ Viû-
Ces jom\s, ioiit celui de la naiffimcc, le commencement d'une nouvelle '"'
année, certaines r êtes qui le célèbrent , lorfqu'il naît un fils, qifand il fc
fait un mariage, qu'on eil: élevé àquelquc charge, que quelqu'un de la
famille vient a mourir, qu'on entreprend un long voyage. Sec,
Dans toutes ces occafions on ne peut le dilpenfer, fans une grande raifon^"
de faire des vifitcs. Se elles doivent ordinairement être accompagnées de
quelques préfens, lefquels conliltent aflez fouvent en des choies qui ne font
pas de grande valeur, qui peu cnt être utiles! ce'ui auquel on les offre. Se
qui dans la vie civile ne contribuent pas peu à entretenir les liaifoiîs d'amitié,
ou de dépendance.
Pour ce qui clt des vifitcs ordinaires ^ il n'y a point de tems fixé, &
quoiqu'elles le fafient fans façon entre amis intimes Se familiers, la cou-
tume Se les loix prelcrivent pour les autres beaucoup de cérémonies, qui
font d'abord très-gênantes à tout autre qu'à des Chinois,
Lorlqu'on fait une vifite, il faut commencer d'abord par faire préfenter' Cérémo-
au portier delà perfonne qu'on vient voir, un billet de vifite, qui s'appelle "'^' -^^^^
Tie tsce : c'efl; un cahier de papier rouge, femé légèrement de fleurs d'or, Sc ^^^ ^'^'^
plié en forme de paravent.
Sur un des plis on écrit (on nom , Se l'on fe fert de tei-mes refpeétueux
Se proportionnez au rang de la perfonne que l'on vient vifiter. On dira,-
par exemple, l'ami tendre Se fincèrc de votre Seigneurie, Se le difciple per-
pétuel de fa doétrine , fe préfènte en cette qualité pour vous rendre fes de-
voirs. Se vous faire la révérence jufqu'à terre: ce qu'ils expriment par ces
mots: Tm cheou pai. . Qyand c'efl un ami familier qu'on vifite, ou une
perfonne du commun, .il fufîît d'y donner un billet d'un fimple feuillet.
Que fi l'on eft en deuil, il doit être de papier blanc.
Le Mandarin qu'on va voir, fe contente quelquefois de recevoir le 7z> '
is'ee <\\ic le portier lui met entre les mains. Se alors, fuivant le fty le Chi-
nois, c'eft la même chofe que s'il recevoit perfonnellement la vifite. Il
d? lui .
Suit» des
Cérémo-
nies dans
icsVifites.
Ouvertu-
re de la
Converfa-
ticn.
Du Dé-
part.
115 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
lui fait dire que pour ne point l'incommoder, il le prie de ne point def-
ccndre defachaiiè: enfuite, ou le jour même, ou l'un des. troii jours fui-
vans, il va rendre la vifitc, èc préfenter un 7/V fsèe Icmblable à celui qu'il
a reçu.
S'il reçoit la vifite, Se que ce foit d'une perfonne confidérable: on fait
paffer la chaife au travers des deux premières cours du Tribunal , qui font
fort vaftes, jufqu'à l'entrée d'une falle oii le maître de la maifon vient re-
cevoir celui qui arrive.
Dès que vous entrez dans la deuxième cour, vous appcrcevez fur le de-
vant de la falle deux domeftiques , qui tiennent quelquefois le parafol 6c
le grand éventail du Mandarin, inclinez l'un vers l'autre, * de forte que
vous ne pouvez ni appefcevoir le Mandarin qui s'avance pour vous recevoir,
ni en être apperçu.
Lorfquc vous êtes defcendu de chaife , votre domeftique retire le
grand éventail, qui vous cachoit pareillement, & alors vous vous trou-
vez à une juftc diftance du Mandarin, pour lui faire la révérence.
C'eft en ce moment là que commencent les cérémonies qui. font mar-
quées tolites en détail dans le cérémonial Chinois : on y trouve le nombre
d'inclinations qu'il faut faire, les termes dont il faut fefervir, & les titres
honorables qu'on doit fe donner, les génuflexions réciproques, les détours
qu'on doit prendre pour être tantôt adroite, tantôt à gauche: car cette
place d'honneur varie iclon les provinces : les civilitez muettes par lef-
quelles le maître de la maifon vous invite de la main à entrer, en ne difant
que ce fcul mot T/in tfin : le refus honnête que vous faites de pafler le pre-
mier, en répondant Po« can, je n'ofe: le falut que le maître de la maifon
doit faire à la chaife qu'il vous deftine, car il doit fe courber devant elle
avec refpeéV, & l'cpouHeter légèrement avec un pan de fa vefte, pour en
ôcer la pouffiere.
Eft-on aflis? il vous faut expofer d'un air grave êc férieux le motif de
votre vifite, & l'on vous répond avec la même gravité par diverfes incli-
nations: du réfte vous devez vous tenir droit fur votre chaife, fans vous
açpuyer contre le doflier, avoir les yeux un peu baiflèz, fans regarder de
côté &; d'autre, les mains étendues fur les genoux, &: les pieds également
avancez.
Après un moment de converfation de part ^ d'autre , un doracftiquc
revêtu d'un habit propre, apporte fur un bandcge autant de taffes de thé
3u'il y a de pcrfonnes; autre attention à obferver pour la manière de pren-
re la tafle, de la porter à la bouche, Sc de la rendre au domeftique.
Enfin la vifitc étant finie, vous vous retirer avec d'autres cérémonies :
le maître du logis vous conduit jufqu'à votre chaife: quand vous y êtes en-
tré, il s'avance un peu, atteiidant que les porteurs ayent élevé la chaife, &
alors prêt de partir, vous lui dites encore adieu, 5c il répond de la même
manière à votre honnêteté.
C'cft
* Cette forte de vifite en cérémonie regarde les perrooi^es d'égale difiiniflion, comme
«Je Maadaria à un aune Mandarin , à i^eu près de mcrae ordre.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE, 127
C'eft fur tout lorfqu'un Kin tchai ou Envoyé de la Cour, rend vifite aux Vifites des
grands Mandarins des lieux par oii il pafle, qu'on obfervc religieufement ?'7°r"'-
toutes les formalitez prefcrites , Ibit pour la manière de le recevoir, foit ^ °"''
pour le cortège qui doit l'accompagner.
Lorfqu'il fort pour aller £iire les vifites, la chaife fur laquelle il eft porté,
eft précédée d'environ trente peribnnes rangées deux à deux, dont les uns
portent à la main des baffins de cuivre, qu'ils frappent de tems en tenns en
forme de tambour, les autres portent des drapeaux, ceux-ci de petites
planches de bois veraifiees, où l'on voit en gros caractère d'or, Kin tchai
ta gin y c'eft-à-dire. Seigneur Envoyé de la Cour. 11 y en a qui ont le foiiet
à la main, d'autres portent des chaînes: plufieurs portent fur l'épaule cer-
tains inllrumens peints de diverfes figures & dorez, les uns en forme de
grofles croflcs terminées par des tètes de dragon, 6c les autres en forme de
bâtons de Chantre: quelques uns ne font diiUnguez que par un haut bon-
net de feutre, de figure cylindrique 6c de couleur rouge, duquel pendent
deux grofles plumes d'or, 6c qui font gagez léulement pour crier par les
naes, 6c avertir le peuple de faire place.
A la tête de cette marche elt un portier ou petit Officier du Tribunal ,■
qui porte dans un porte-feiiille les Tie tsée, ou billets de vifite, qu'il a fait
préparer auparavant, pour tous les Mandarins 6c autres perfonnes diftin-
guées qu'il veut vifiter. Aux deux cotez de la chaife, marchent deux 012
quatre domelliques proprement vêtus. Enfin cette marche efi: fermée par
plufieurs autres domeftiques du Kin tchai; car tout le relie de ceux qui ac-
compagnent, font des gens gagez ^ entretenus exprès , pour efcorter l'En-
voyé tout le tems qu'il doit iéjourner dans une ville.
Il y a encore quinze perfonnes qui ne fortent point de fa maifon. Six (e
tiennent à la porte avec des hauts-bois, des fifres 6c des tambours, qui fem-
blent gagez pour étourdir à tout moment le voifinage du biiiit de leurs inf-
trumens : ce qu'ils font particulièrement, toutes les fois que quelques per-
fonnes de confidéralion entrent ou fortent de la maifon. Le relie ell occu-
pé aux offices du dedans.
La manière dont les Mandarins doivent recevoir un Envoyé de la Cérémo-'
Cour, eft également accompagnée de cérémonies , auxquelles ils n'oferoient nies lors-
manqucr. On les connoîtra par la réception qui fe fit à Nan tchang fou ^"''•'" .
au Père Bouvet ,^ lorfqu'accompagné d'un grand Mundarin nommé 'fong ^^.^"1/ yn
laoye^ il fut envoyé en cette qualité par l'Empereur en Europe. Il avoit Fnvoyé
fait le voyage jufqu'à cette ville, partie à cheval, partie en chaife, 6c ce delaCoui,
ne fut que là qu'il prit des barques.
Dès qu'ils furent arrivez, ils trouvèrent une de ces barques grofles com- Réception
me des navires de médiocre grandeur, toutes peintes 6c dorées, qu'on ''^ ''^''^
avoit préparées pour leur voyage. Avant que de s'embarquer, les fous- ^°"jg" ^"^
Secrétaires du Viceroi 6c des grands Mandarins, qui avoient été envoyez qualité.
au devant d'eux,, préfentcrent félon l'ufage des Tic tsëc ou billets de com-
plimens de la part de leurs maîtres. Ils paflerent enfuite la rivière.
La barque n'eut pas plutôt touché l'autre rivage, qu'ils trouvèrent le
yiceroi ôc les grands Mandarins de la ville, qui venoient les recevoir, qui
liH DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
les. invitèrent à mettre pied à terre, & les conduifîrent dans un Cong
pan ou grand Hôtel fore propre, lequel eil fur le bord de la rivière.
Qiiand ils furent arrivez au milieu de la féconde cour , le Viceroi avec
tous les Mandarins qui l'accompagnoient, s'étant mis à genoux vis-à-vis
de la grande falle au bas du grand efcalier, fe tourna vers eux, &c deman-
da en cérémonie au nom de la compagnie , des nouvelles de la fanté de
l'Empereur, * (urquoi T'ong kw y e les ayant fatisfait, le Viceroi 6c les Man-
darins fc levèrent.
ileflintro. On fît entrer les Envoyez dans la falle, où l'on avoit préparé deux rangs
duit dans de fauteiiils, fur lesquels on s'alfit dans l'ordre qu'on y étoit entre. Aullî-
h Me. j.^j. Qj^ ij^yj. pi-éfenta du thé à la Tartare & à la Chinoifc, qu'on but en cé-
rémonie, c'eft- à-dire, que chacun de la compagnie tenant de la main droite
la coupe de thé Tartare, fit une inclination profonde au Viceroi qui faifoit ce
régal, avant que de boire, 6c après avoir bu. Pour ce qui clï du thé Chi-
nois, la coutume efl de prendre la talîe des deux mains, ôc de la porter
iufqu'a terre en faifant une inclination profonde, après quoi on boit peu à
peu à diverfes repriles, tenant la talfe de la main gauche.
Après ce premier régal, le Viceroi & le Général des armes fe levant avec
toute la compagnie , préfenterent aux Envoyez des Tie tsëe ou billets des
préfcns, qu'ils devoiear leur faire de provifions pour mettre fur leurs bar-
ques: enfuite ils les convièrent à le mettre à table. Le dîner étoit prépa-
ré au fond de la lalle, où il y avoit deux rangs de tables qui fe répondoient
ko unes aux autres. Le fei'tin fe fit partie à la Tartare, partie à la Chinoi-
fe : ainfî l'on fe uifpcnfa d'une grande partie des cérémonies gênantes, qu'on
obferve dans les feftins Chinois. Le feilin étant fini, les Envoyez fe rem-
barquèrent.
Peu après les grands Mandarins leur envoyèrent des billets de vifite, 5c
ils vinrent enfuite en pcrfonnc les uns après les autres. Le Tchifou Gouver-
neur de la ville, accompagné des deux Tcbi bien ou Préfidcns des deux Tri-
bunaux fubalterncs, imitèrent l'exemple des grands Mandarins. Ces vifi-
tes étoient accompagnées d'autant de ïï'ie ts'ee ou billets de préfcns , qu'ils
dévoient leur faire en provifions & en rafraîchiflèmcns.
_ ,ç Sur la route d'eau, au Heu de tables couvertes de mets, que les Man-
qu^ifr«- darins des lieux tiennent prêtes, pour régaler le À'i«? /c/.'^i, la coutume eft
çoit à d'envoyer de ftmblables provifions fur la barque qui l'accompagne. On
cette oc- peut juger de la nature de ces préfcns par celui que fit le Viceroi, dont
caaon. voici la lifte: deux mcfures ou boifleaux de ris blanc 6c fin: deux mefures
de farine, un cochon, deux oyes, quatre poules, quatre canards, deux
paquets d'herbages de mer, deux paquets de nerfs de cerfs, ** deux pa-
quets des entrailles de certain poillbn de mer, deux paquets de feche ou
Àtmeyu^ c'eft-à-dirc , poillbn à l'encre, & deux jarres de vin. Les
préfens des autres Mandarins étoient à peu près les mêmes pour la qualité.
Com-
* II n'y a que les Officiers de ce rang qui ayent droit de s'informer ainfi en cérémonie;
4e la fanté d- rEniperctir.
•» Ces nerfs décharnez & deffechez , paiTent à la Chine pour un mets exqais.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
lin
Comme c'eft l'ufage par toutes les villes où l'on pafle, de recevoir de ces
fortes de préfens de la part des Mandarins, il n'elt pas néceflaire de
faire d'autres provifions fur les barques, parce qu'elles fuffifent 6c
de refte pour la table du Kin uhai, 6c pour l'entreùen de tout fon
monde.
Quand on offre un préfcnt, outre le T7e îs'ée ou billet de vifitc, on joint Cérémo^
, nn Ly tan, c'cft un morceau de papier rouge, femblable au Tie ts'ée, fur le- nies quand
quel on écrit le nom de celui qui le fait, & le nombre des chofes qui le °". ^^'^ °^
compofent. Lorfque celui qui fait le préfent vient lui-même en perfonne, coi°d '*"
après les civilitez ordinaires, il vous offre le billet que vous prenez de fa Piéfens. j
main, 6c que Vous donnez à garder à un de vos domeftiques : enfuite vous
faites une profonde révérence pour remerciment. Quand k vifite eft fi-
nie, vous lifez le billet, 6c vous recevez ce que vous jugez à propos. Si
vous recevez tout ce qui eft marqué , vous gardez le billet , 6c vous en don-
nez un autre fur le champ, pour- remercier, 6c pour faire connoître que
vous avez tout reçu. Si vous n'en recevez qu'une partie, vous marquez
fur le billet de remerciment ce que vous recevez. Si vous ne recevez rien
du tout, vous renvoyez le billet 6c le préfent qui l'accompagne, avec
iin billet de remerciment, fur lequel vous écrivez Pi /e, c'eil-à-dire, ce
font des perles précieufes, je n'oferois y toucher.
Mais fi la perfonne qui fait le préfent, fe contente de vous l'envoyer par
des valets, ou bien il envoyé les chofes marquées dans le billet, avec le bil-
let même, 6c alors vous gardez les mêmes cérémonies, que lorfqu'ill'offre
en perfonne : ou bien il vous envoyé le billet , fe réfervant à acheter les cho-
fes marquées, en cas que vous les receviez: alors fi vous voulez recevoir
quelque chofe, vous prenez un pinceau, ôc vous marquez des cercles fur
les chofes que vous acceptez: on va les acheter fur le champ, 6c on vous
les apporte: enfuite vous écrivez un billet de remerciment, oii vous mar-
quez ce que vous avez reçu, 6c vous ajoutez Tu pi, pour le refte ce lont des
perles précieufes: mais quand il y a du vin, les valets ne manquent gueres
de fe décharger d'une partie du poids, fans qu'on s'ai apperçoive, que
quand on vient à l'ouverture des pots ou des jarres.
Il y a plufieurs occafions oii quand vous avez reçu un préfent, la po- Tems des
litcffe demande que vous en faffiez un à votre tour: cela fe pratique fur tout Préfens.
vers le commencement de l'année, à la cinquième lune, 6cc. Quand c'cft
une perfonne confidérable, ou par fa naiffance, ou par fon emploi, qui
fait un préfent, celui qui le. reçoit , doit s'incliner profondément devant; le
préfent.
Il n'y a pas jufqu'aux lettres que les particuliers écrivent , qui ne foient Formalités
fujettes à un grand nombre de formalitez, dont plufieurs Lcttrcz font me- ^^ '^^J^'
me quelquefois embaraffez. Si l'on écrit à une perfonne de confidération, tres.'"^^'
il faut fe fervir d'un papier blanc , qui ait dix ou douze replis à la ma-
nière des paravents: on en vend exprès avec de petits facs , 6c de petites
bandes de papier rouge, qui doivent accompagner la lettre: c'eft fur le
fécond repli qu'on commence la lettre, 6c à la fin on met fon nom.
Tome IL R. II
130 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
De leur II faut avoir grande attention au ftile, lequel doit être différent de celui
^"'^' qui cil en ufage dans les entretiens ordinau-es : le caractère qu'on employé,
demande une nouvelle attention; plus il ell petit, plus il -eil reipeftueux :
il y a des diftances à garder entre les lignes , tic des termes d'honneur à em-
ployer, félon le rang &c la qualité des perfonnes à qui l'on écrit. Le ca-
chet, lî on l'applique, fe met en deux endroits, fur le nom propre de ce-
lui qui écrit, & fur les premiers caractères de la lettre: mais pour l'or-
dinaire , on fe contente de l'appliquer fur le fachet qui fert d'enve-
loppe.
En tems Si la perfonne qui écrit eft en deiiil, elle met un petit papier bleu fur le
de Deuil, nom propre. La lettre une fois écrite , on la met dans un petit fac de pa-
pier, lur le milieu duquel on colle une bande rouge de la longueur delà
lettre, 6c large d'environ deux doigts, &on écrit ces deux mots Nay ban,
c'eft-à-dire , la lettre eil dedans : on la met enfuite dans un fécond fac
de papier plus fort, qui a une bande de papier rouge fcmblable à la premiè-
re, ilir laquelle fe mettent en gros caractères, le nom & la qualité de celui à
qui on écrit, Se à coté on écrit en plus -petits caraéteres la province, la vil-
le, 8c le lieu de fa demeure. Ce fécond fac fe colle en haut Se au bas, &
le cachet s'imprime fur les deux ouvertures, avec ces lettres //o«/o»g,c'eft-
à-dire, gardé Se Icellé : S<. du haut en bas d'une ouverture à l'autre, on
écrit l'année 8c le jour qu'on a livré la lettre.
Des Dépê- Lorfqu'il s'agit des dépêches q .e les Mandarins envoyent en Cour pour
ches pour ^^^ affiaire fort preflce, on attache une plume au paquet, ôc alors il faut
* """^' que le courrier qui le porte, marche nuit & jour, 8c falle une extrême di-
ligence.
DesFef- Les Chinois, de même que les autres nations, s'invitent fouvent à des
tins. feil:ins,où ils fe donnent des marques réciproques d'eftime Se d'amitié: mais
c'eft principalement dans ces fellins que régnent, pour un Européan, la
gêne 8c la contrainte d'une politeflé, qui ell naturelle aux Chinois : tout y
eft compafTé, tout s'y paflé en formalitez Sc en cérémonies. Ils font deux
fortes de feftins : les ims ordinaires , qui font de douze ou de feize mets : ÔC
d'autres plus folemncls, où l'on lert jufqu'à 24. plats fur chaque table, 8c
oià l'on affeéle encore plus de façons.
Qiiand on veut obferver éxaétemeht toutes les cérémonies, un feftin doit
11 eft be- être toujours précédé de trois invitations, qui fe font par autant de T'ie ts'ée
foin de ou de billets, qu'on écrit à ceux qu'on veut régaler. La première invita-
fDvit'^"'' tion fe fait la veille, ou tout au plus l'avant veille, ce qui eft rare. Lafe-
uonf!' ■ conde fe fait le matin, le jour même deftiné au repas, pour faire reflbuve-
nir les convives de la prière qu'on leur a firite , Se les prier de nouveau
de n'y pas manquer. Enfin la troifiéme fefait, lorlque tout eft prêt, 8c
que le maître du fcftin eft libre, par un troifiéme billet qu'il leur fait por-
ter par un de fes gens, pour leur dire l'impatience extrême qu'il a de les
voir.
Ornemens La falle où doit fe donner le feftin , eft d'ordinaire parée de vafes de
du'pfftin' fleurs, de peintures, de porcelaines 8c d'autres ornemens lemblables: il y a
au-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ijr
autant de tables que de peilbnnes invitées , à moins que le grand nombre
des convives n'oblige d'en mettre deux à chaque table : car dans ces grands
fertins il eft rare qu'on en mette trois.
Ces tables ibnt toutes iur la même ligne le long des deux cotez de la fal- Des Ta-
ie, & répondent les unes aux autres, en forte que les convives foient affis ''''=^'
fur des fauteiiils, & placez vis-à-vis l'un de l'autre: le devant des tables a
des ornemens de foyc, faits à l'éguille, qui reflemblent aflez à nos paremcns
d'autel: quoiqu'on n'y mette ni nappes, ni ierviettes , le vernis admirable
de la Chine les rend très-propres.
Les bords de chaque table font fouvent couverts de pluficurs grands plats Des Servi-
chargez de viandes coupées & arrangées en pyramides, avec des fleurs, Se ces.
de gros citrons au-deflus fur les cotez de la table. On ne touche point à ces
viandes, qui ne fervent qu'à l'ornement, à peu près comme on fait
à l'égard des figures de fucre , qu'on met fur la table dans les feftins
d'Italie.
Quand celui qui donne le repas, introduit fes hôtes dans la falle du i„troduc-
feftin, il les falue tous les uns après les autres, après quoi il fe fait donner tion des
du vin dans une petite coupe, qui ell ou d'argent, ou de bois précieux, ou Convives,
de porcelaine, pofée fur une petite foucoupe de vernis: il la tient des deux
mains, & faifant la révérence à tous les conviez qui l'accompagnent, il fe
tourne vers la grande cour du logis, 6c s'avance fur le devant de la falle, où
il lève les yeux Scies mains vers le Ciel avec la coupe, dont il répand aufïï-
tôt après le vin à terre, comme pour reconnoître que les biens qu'il a , il
les a reçu du Ciel.
Il fait enfuite verfer du vin dans une taffe de porcelaine ou d'argent, Sc
après avoir fait la révérence au plus confîdérable des convives, il va la pofer
fur la table qui lui ell deflinée. Celui-ci répond à cette civilité , par les
mouvemens qu'il fe donne, pour l'empêcher de prendre ce foin : 6c en mê-
me tems il lé fait apporter du vin dans une talTe , 6c f^iit quelques pas
pour la porter vers la place du maître du feilin , qui eft toujours la der-
nière, 6c qui à fon tour l'en empêche avec certains termes ordinaires de
civilité.
AufTitôt après le Maître d'Hôtel apporte les deux petits bâtons d'y-
voire, ornez d'or ou d'argent, dont fe fervent les Chinois au lieu de four-
chettes, & il les pofe fur la table en ligne parallèle devant le fautetiil , s'ils
n'y avoient pas été pofez auparavant, comme c'ell allez l'ordinaire.
Après cette cérémonie, il conduit le premier convive à fon fauteuil, qui
cft couvert d'un riche tapis de foye à fleurs, 6c il lui fait de nouveau une
profonde révérence, 6c l'invite à s'afleoir. Celui-ci ne l'accepte qu'après
bien des formalitez , par lefquelles il s'excufc de prendre une place li hono-
rable. Il fe met en devoir de faire le même honneur aux autres convives,
mais ils ne lui permettent pas de prendre cette peine.
Il efl à remarquer que fuivant les anciens ufages de la Chine, la place
d'honneur fe donne aux étrangers préférablement aux autres : 6c parmi les
étrangers, à celui qui vient de plus loin, ou bien à celui qui elb le plus
avancé en âge à moins qu'un autre ne fût revêtu de quelque dignité con-
fîdérable. R z Après
De h Vh.
ce d'hon-
neur.
Comédies
aux Fef-
tixf.
Sympho-
nie lingU'
liére des
Chinois.
v.ommen-
cernent
du Fdlin,
i^i DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Après toutes ces cérémonies , on Te met à table. Oeft alors qu'on voit
entrer dans la falle quatre ou cinq des principaux Comédiens richement vê-
tus : ils s'inclinent profondement tous enfemble, 6c frappent quatre fois la
terre du front, au milieu des deux rangs de tables, le vifage tourné vers une
longue table drelTée en forme de buffet , 6c chargée de lumières 6c de caflTo-
lettes remplies de parfums. Ils fe relèvent, 6c l'un d'eux s'adreflant au pi-e-
mier des convives, lui préfente un livre, en. forme de longues tablettes,
fur lefquelles font écrits en carafteres d'or les noms de cinquante ou foixan-
te Comédies qu'ils Içavent par cœur, 8c qu'ils font prêts à repréfenter fur le
champ, comme pour le piier d'en choilu" une.
Ce premier convive s'en excufe, ôc le renvoyé poliment au fécond , avec
un figne d'invitation: le fécond au troifîéme, ôcc. Tous s'excufent, ôc
lui font reporter le livre : il fe, rçnd enfin , il ouvre le livre , le par-
court des yeux en un inftant , & ^iétermine la Comédie qu'il croit de-
voir le plus agréer à la compagnie: s'il y a quelque inconvénient à la repré-
fenter, le Comédien doit l'en avertir. Un des inconvéniens feroit , par
exemple, qu'un des principaux çerfonnages de la Comédie portât le nom
de quelqu'un de ceux qui font préfens. Après quoi le Comédien montre à
tous les conviez le nom de la Comédie dont on a fait choix, 6c chacun par
un figne de tête témoigne qu'il l'approuve.
La repréfentation commence au bruit des infi:rumens propres de cette na-
tion.: ce font des bafiîns d'airain ou d'acier, dont le fon eft aigre 6c perçant,
des tambours de peaux de buffle, des flûtes, des fifres , 6c des trompettes,
dont l'harmonie ne peut gueres charmer que les Chinois.
Il n'y a nulle déconition pour ces Comédies, qui fe repréfentent pendant
un feftin: on fe contente de couvrir le pavé de la falle d'un tapis, 6c c'eft
de quelques chambres voifines du balcon que fortent les Acteurs , pour
joiier leur rôle, en préfencc des conviez, 6c d'un grand nombi^ de perfon-
ncs connues, que la curiofité y attire, que les domeftiques laiffent entrer,
£c qui de la cour vayent ces fortes de fpc£tacles. Les Dames qui veulent y
allilter, font hors de la falle, placées vis-à-vis les Comédiens, où a travers
une jaloufie faite de bambous entrelaflcz, & de fils de foye à rczeau, elles
voyenî 6c entendent tout ce qui s'y pafle fans être appcrçuës. Les meurtres
apparens, les pleurs , les foupirs , 6c quelquefois les hurlemens de ces Co-
médiens, font juger à un Européan qui ne fçait pas encore la langue, que
leurs pièces font remplies d'événcmcns tragiques. .
On commence toujours le feftin par boire du vin pur: le Maître d'Hôtel
un genou en terre, y exhorte à haute voix tous les convives : Tftnglaoye-
men kiu poi, dit-il j. ce qui lignifie; on vous invite , Meilleurs, à prendre
la tafle.
A CCS mots chacun prend fa taflc des deux mains, 6c l'élève jufqu'au
front, puis la baiflant plus bas que la table, 6c la portant tous enfuite prèa
de la bouche, ils boivent lentement à trois ou quatre reprifes, 6c le maître
ne manque pas de les inviter à tout boire: c'eft ce qu'il fait le premier, puis-
montrant le fonds de fa taftc, il leur fait voir qu'il l'a entièrement vidèe„
& que chîvcua doit faire de même.
~ ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 1^5
On leit du vin deux ou trois fois, 6c tandis qu'ils boivent, on met au Suite d»
milieu de chaque table une grande porcelaine de viande , où tout cft en ra- t'^ftins.
goût , ce qui lait qu'ils n'ont pas befoin de couteaux. Le Maître d'Hôtel
les invite à manger, de même qu'il les a invitez à boire ; auffi-tôt chacun
prend adroitement un morceau de viande dans la porcelaine : on iert vingt
ou vingt-quatre de ces plats , avec les mêmes cérémonies à chaque plat
qu'on apporte : ce qui engage à boire autant de fois : mais on ne boit qu'au-
tant qu'on veut, Se d'ailleurs les tafles font alors très-petites.
Après qu'on a celle de mapger du premier plart , on ne le levé pas de def-
fus la table, non plus que tous ceux qu'on fert jufqu'à la fin du repas. En-
tre fix ou huit mets on apporte du bouillon de viande ou de poiflbn dans
une porcelaine, & dans un plat une efpèce de petits pains ou de petits pa-
tez, que l'on prend avec les petits bâtons, pour les tremper dans le bouil-
lon, & les manger fans aucune cérémonie : jufqualors on n'a mangé que de
la viande.
En même tems on fert du thé, qui eft l'une de leurs boiflbns k plus or-
dinaire, laquelle fe prend chaude, auffi bien que le vin, car les Chinois
n'ont jamais eu l'ufage de boire frais. Ainfi il y a toujours des ferviteurs,
avec des vafes pleins de vin fort chaud, pour en verfer dans les tafles, ôc
pour mettre dans d'autres vafes de porcelaine, celui qui refte ôc qui s' eft
refroidi.
Quand les convives- ont quitté leurs petits bâtons, & ceflent de manger^
on fert à boire, 6c on apporte un autre plat: le maître du logis les invite
encore à manger ou à boire, ce qu'il pratique à chaque nouveau plat qu'on
apporte: en lervant les plats l'un après l'autre, les domeftiques ménagent
le tems de telle forte, que les vingt ou vingt-quatre plats de fervice fe trou*-
vent rangez fur la table, dans l'endroit où la Comédie doit être interrom-
pue. On fert du vin, on préfente du ris, on offre du thé. Puis on fe
lève de table, on va au bas de la falle faire des complimens au maître du fef-
tin, lequel alors les conduit, ou dans le jardin, ou dans une falle pour s'y
entretenir, 6c prendre un peu de relâche avant qu'on ferve le fruit.
Pendant ce tems-là, les Comédiens prennent leur repas , 6c les domefti- l^D;-.
ques font occupez , les tms à vous apporter danS' le falon où vous êtes des ii-rt.
baflîns d'eau tiède, pour vous laver les mains, 6c même le vifage, fi vous
le jugez à propos: d'autres à deflervir les tables, 6c à y préparer le deflert
qui efl pareillement de vingt ou vingt-quatre plats de fucrerie,de fruits, de
compotes, de jambons, de canards falez fechés au- foleil, d'un goût ex-
quis, 6c de petits entremets de chofes qui leur viennent de la mer.
Qiiand tout eft prêt , un domeftique s'approche de fon maître , un
genou en terre, 6c l'en avertit tout bas. Le maître prenant le tems que
rentretien cefle, fe levé 6c invite avec politeffe les conviez à retourner dans
la falle du feftin. Alors on fe rend au bas de la falle, on fait encore quel-
ques cérémonies pour les places , 6c enfin chacun fe remet dans celle où il
étoit pendant le repas : on change les tafles, 6c l'on en apporte de plus gi-an-
des: c'eft pendant ce. fervice qu'on vous prefTe , 6c qu'on voua engage, -û
R 3 l'on
Tcms &
durée des
Feftins.
Defcrip-
tion d'un
Repas
donné au
Père Bon
ver.
154 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
l'on peut, à boire à longs traits. On continue la Comédie, ou bien quel-
quefois pour le divertir d'avantage , on le fait apporter le livre de farces.
£c chacun choifit la llennc; il s'en repiclente de fort agréables.
Il y a pour ce lérvice, de même que pour le premier, cinq grands plate
de parade fur les cotez de la table. Durant ce tems-là on donne à manger
aux domeftiques des conviez dans une des chambres voifines: on les traite
très-bien , nuis fans aucune cérémonie.
Au commencement du fécond fervice, chaque convié fait apporter par
un de fes valets un baadegc, oii font divers petits facs de papier rouge, qui
contiennent un pçu d'argent , pour le Cuifinier, pour les Maîtres d'Hôtel,
pour les Comédiens, èc pour cewx qui fervent à table. On donne plus ou
moins, félon la qualité de la perlonne qui vous a régalé : mais l'on ne fait ce
petit préfent, que lorfque le felfin eft accompagné de la Comédie. Cha-
que domcftique porte fon bandege devant celui qui a donné le feftin, le-
quel après avoir fait quelques difficultez, y confent enfin, & fait figne a
un de fes domeiliques de le prendre, pour en faire la diftribution.
Ces fellins durent quatre ou cinq heures ; c'eil; prefque toujours la nuit
ou vers la nuit qu'ils ié font, & ils ne finifîent guercs qu'à minuit: on fe
fépare avec les mêmes cérémonies que nous avons décrites en parlant des
vilîtes. Les domeftiques qui attendent leurs maîtres, marchent devant
leurs chaifes , portant de grandes lanternes de papier huilé, où les qualitez
de leius maîtres font écrites en gros caraûeres , & quelquesfois leurs noms.
Le lendemain matin chacun des conviez envoyé par un de fes domeftiques
un 'tie tsëe, ou billet, pour remercier celui qui les a fi bien régalez.
L'un de ces repas folemnels fut celui auquel le Père Bouvet aflifta à Canton^
lorfque, comme je l'ai déjà dit, * il fut envoyé par l'Empereur en Europe,
Il fut invité à ce régal avec Tong îao je grand Mandarin de la Cour qui
l'accompagnoit, 6c deux autres Mifllonnaires, par leTjong /o« de la pro-
vince: & comme ce Mandarin réfide d'ordinaire à la ville de Tcbao king^
qui eft à vingt-deux lieues de Canton^ il avoit emprunté l'Hôtel du Tfiang
kiun pour cette fête.
Bien que les cérémonies foient à peu près les mêmes , cependant la def-
cription qu'en fait le Père Bouvet dans une lettre qu'il écrivit en ce tems-là
en Europe, mérite d'être rapportée, à caufe des particularitez qu'elle con-
tient.
Le lieu oii fe fit le régal, eft un grand 6c vafte édifice, au fond de deux
grandes cours quarrées, compofé de trois grandes fallcs, bâties fur trois lig-
nes parallèles, une fur le devant, une autre fur le derrière, Scia troifiémc
au milieu , en forte que la falle antérieure 6c la poftérieure communiquent
à celle du milieu, par le moyen de deux longues 6c larges galeries, qui ont
chacune leur cour de part ôc d'autre.
La falle du milieu qui eft la plus grande Sc la plus belle des trois, 6c ou
fe fit le feftin, étoit remarquable par la longueur 6c la groflcur extraordi-
naire, tant des colomnes que des poutres , 6c des autres pièces de char-
pente, dont les Chinois aftcftent de chai-ger leurs toits par magnificence.
La
* Tome L page 113. 6c fuivantes.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 13^
Là falle antérieure ell le lieu où les conviez furent reçus à leur arrivée, le
Tfong ton prenant la peine d'aller au-devant des principaux jufqu'à l'efca-
lier , pour leur faire honnear. Les premiers des conviez failoient aulïï
quelques pas au-devant de ceux qui arrivoient. Ceux-ci pour répondre
à leur civilité, après avoir falué en particulier le maître du leftin, Se en
général toute la compagnie, alloient enfuite faluer de nouveau chacun en
particulier à k Tartarc , & à la Chinoiié, lélon des différentes perfonnes,
& en recevoient un pareil nombre de révérences , avec une extrême
politefTc.
Apres toutes ces révérences, chacun prit fa place dans des fauteiiils ran- Suiredu .
gez fur deux lignes, vis-à-vis les uns des autres , en attendant que tous ^J,fr?! gu
les conviez fuffent arrivez: cependant on fervit du thé Tartare Se Chi- p^Bouvet.
nois.
Parmi ceux qui affifterent à ce feftin, outre tong lao ye o^xi me coçdui-
foit, dit le Père Bouvet, Se deux autres Miflîonnaires qui m'accompa-
gnoient, on y avoit encore invité tous les Officiers Généraux delà pro-
vince, fçavoir, 1°. Le Viceroi, le T/îang kiun^ les deux Ton tong^ Lyea
y lien y qui étoient les plus dillinguez. z'. Les Mandarins en chef de k
doiiane : comme ils changent tous les ans, ils portent le tittre de Kin tchai^
c'eft-à-dire, d'Envoyez de la Cour, Se par cette raifon les Mandarins qui
fui vent, leur cèdent le pas. 3°. Le Poti tching/see, ou Tréforier général . •
\e Ngantcha fsee: les Tao, qui bien qu'Officiers Généraux Se de confidé-
ration. Se néanmoins d'un rang inférieur aux premiers , étoient aifis fur
u'ne ligne différente, c'efl-à-dire, que leurs chaifes étoient un peu reti-
rées en arrière, différence qui s obierve auffi arable.
Lorfque tous les conviez furent arrivez , on palfa de la première falle Arrivée
dans celle du milieu, où étoient difpofez deux rangs de tables, vis-à-vis les vWes."'^'
unes des autres, fuivant le nombre des conviez. Dans ce moment, de mê-
me que quand il fut queftion de s'affeoir à table, il fallut taire Se recevoir
beaucoup de révérences à la Chinoife : après Iciquelles il n'y eut pas
moyen de fe défendre de l'honneur que le Tfong tou. Se à fon exemple
tous ces Grands Mandarins, firent aux Kin tchai de s'affeoir aux premières
tables.
Enfuite, félon ce qui fe pratique dans les feflins qui fe font avec les céré-
monies Chinoifes, tel qu'étoit celui-ci, il prit des deux mains une petite
taffe d'argent, remplie de vin, avec lafoucoupc. Se mcTayant adreifèe il
fe mit en devoir de la porter lui-même fur la table qui m'étoit dcllinee, a-
vec une paire de ^ai ts'ée : * j'allai au-devant de lui, pour l'arrêter Se
l'empêcher de prendre ce; te peine. Puis ayant voulu faire le même hon-
neur aux autres conviez, ils s'excufercnt de la même manière, après quoi
chacun prit fa place. Se fe mit à la table qui lui avoit été marquée.
Ces tables étoient toutes de la même forme : de figure quarrée Se vei-nif-
fées au nombre de 16. ou 18. autant qu'il y avoit de conviez; elles étoient
ran-
" Ce font les petits bâtons dont les Chinois fe lervent à table, au lieu de fourchette.
156 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
rangées fur deux lignes vis-à-vis les unes des autres, de telle forte que les
tables d'en haut èc des principaux conviez, étoient un peu avancées fur le
devant, 8c celles d'en bas un peu retirées en arriére.
Ornemcns Toutes les tables d'en haut étoient ornées par devant d'un parement de
dciTablcs. fatin violet, relevé d'un dragon à quatre ongles en broderie d'or: Scies
fauteuils, dont les bras 6cle doflier formoient un demi cercle obliquement
iuclinç, étoient couverts d'une garniture femblalile.
. La garniture des tables & de? chaifes d'en bas n'étoient différentes de cel-
les d'en haut, que par la figure de la broderie, qui étoit une efpèce de ci-
gogne.
DvHion Comme ce, feftin fut interrompu Se divife, pour ainfi-dire, en deux rc-
xisce Fef- Ç^^, que celui du matin fe fit plus cavahérement , 6c que . celui du foir
tin. tut accompagné de toutes les cérémonies Chinoifes : pour donner une julle
idée de ces cérémonies, je ne parlerai que de celui du foir.
.Lprfque les conviez allèrent pour fe mettre à table fur le foir, ils trouvè-
rent toutes les tables doublées, c'eft-à-dire, qu'au devant de chaque table
du matin , il y en avoit une féconde, chargée d'un banquet de parade, qui
confiftoit en feize pyramides de viandes, d'autres fortes de mets, de fruits,
Sec. chaque pyramide étoit haute d'un pied Se demi, Se toutcsétoient pein-
tes Se ornées de fleurs.
J'ai dit d'un banquet de parade, parce que ces fortes de tables n'étant
dieflees que pour la montre , Se pour régaler les yeux des conviez : à peine
font-ils aflîs , qu'on les retire toutes , Se on les diftribue à la fin du repas aux
domelliquec des conviez, ou plutôt à leurs porteurs de chaife, Se aux pe-
tits valets du Tribunal.
L'autre table portoit fur fon bord antérieur un petit piédeftal, fur lequel
étoient une petite caflblette de cuivre, une boëte de parfums, une phiole
d'eau odoriférante, avec un tube ou cornet façon d'agathe, qui contenoit
les petits inftrumens propres à mettre les parfums dans la carfbktte. Se à
remuer la cendre.
Sur les deux coins antérieurs de la table, étoient di-eflees deux petites
.planches verniffees, qu'ils nomment Ouei, ornées d'une emblème d'un cô-
té. Se de l'autre de quelques petites pièces de poëfies.
Les deux autres coins de la table étoient garnis chacun de trois petites
affiettes de porcelaine, qui contenoient chacune de petites herbes Se des lé-
gumes confits au fel Se au vinaigre, pour exiter l'appétit : entre deux il y
avoit une petite tafie d'argent avec fa ioucoupe.
Ces fortes de felHns font ordinairement accompagnez de la Comédie. Au
commencement du repas, les Comédiens déjà revêtus de leurs habits, fe
/difpofoient à jouer leur pefonnage. Le chef de la troupe s'étant avancé au
haut de la falle, me vint préfenter le livre qui contenoit la lifte de toutes
fes Comédies,, Se me pria de marquer celle que je voulois qu'ils jouaf-
fcnt , car ils en fçavent ordinairement cinquante ou foixantc par cœur^
qn'ûs font également prêts de repréfcnter félon le choix des conviez.
Comme
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. i?/
Comme j'étois nouveau pour ces fortes de cérémonies, & que je fcavois
peu la langue, je craignis, faute d'expérience, qu'il n'y eût dans les Co-
médies Chinoifes, quelque cholé capable de choquer les oreilles Chrétien-
nes : c'eil pourquoi je fis entendre à Tong lao ye notre condufteur, que la
Comédie n'étoit pas un divertiflément convenable à des gens de notre pro-
fefîion. Surquoi le Tjong tou & les autres Mandarins, eurent la complai-
fance de fe priver de ce divertiflément, d'ailleurs afléz innocent parmi eux
comme je l'ai appris dans la fuite. Ils fe contentèrent de la fymphonie de
diverfes fortes d'inftrumens, qui jouant régulièrement 5c tous enlemble par
intervalle, réglèrent le tems de chaque fervice.
Pendant tout le feilin, toutes les paroles 6c les mouvemens, tant des con-
viez que de ceux qui fervoient, furent tellement compairez , que fans le fé-
rieux 6c la gravité de ceux qui y firent perfonnage, un Européan en le
voyant pour la première fois , eût pu dire que c'étoit plutôt une Comédie
qu'un feftin. Nous autres Éuropéans nous avions bien de la peine à nous
empêcher de rire.
Ce feftin fut partagé comme en plufieurs fcénes ou différens fervices, Des Serv^-
tous diftinguez par la fymphonie. Les préludes du feftin furent deux pe- ces de ce
tites coupes de vin coni'écutives , environ d'une bonne cuillerée chacune, f^^'^^*"*
que deux maîtres de cérémonie nous invitèrent à boire de la part du Tfong
tou. Ils étoient à genoux 6c au milieu de la falle,diiant fort gravement 6c à
haute voix , Ta lao ye tfing tftou : c'eft-à-dire , JVIonfeigneur vous invite à boi-
re : après que chacun eût bu une partie de fa taflé , il cria une féconde
fois TJlng tchao c^«, c'eft-à-dire, vuidez, s'il vous plaît , jufqu'à la dernière
goutte.
Cette cérémonie s'obferve 6cfe réitère durant tout le feftin, non feule-
ment à chaque fois qu'il eft queftion de boire, mais encore autant de fois
qu'on fert des plats fur la table , ou que l'on touche à quelque mets nou-
veau.
Dès qu'on a pofé un nouveau plat fur la table, les deux maîtres de céré-
monies fe mettant à genoux, invitent à prendre le^ai ts'ée^ ou les petits
bâtons *, 6c à goûter les mets nouvellement fervis. Le Tfong tou les invite en
même tems par fignes, 6c tous les conviez obéillèiit.
Les mets principaux du feftin confiftoient en ragoûts de viandes hachées
8c bouillies avec diverfes fortes d'herbes ou de légumes, 6c fervies avec le
bouillon, qui fe met dans des vafcs de porcelaines fines, prcfque auflî pro-
fondes que larges.
On fervit fur chaque table vingt de ces fortes de plats, tous de même Leur
forme 6c de même grandeur. Ceux qui les fervoient, alloient les prendre Nombre.
au bas de la falle, ou autant de valets de cuifine qu'il y avoit de tables S<. de
conviez , les apportoient un à un fur des bandeges verniirez , 6c les pré-
fentoient à genoux.
Les domeiliques qui les recevoient, avant que de les porter fur la table,
rangcoient quatre à quatre fur diverfes lignes les premiers aufquels on avoit
tou-
* Voyés cy devant la Note de la page 13;.
T'orne IL S
Des Entre-
Mets.
138 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
touché , de forte qu'à la fin du repas , tous les plats qu'on n'enlevoit pas
•après les avoir fcrvis, formoient une efpèce de quarré de vingt plats, ce
qui f-iifoit le corps du felHn.
C'efl: à la fin de chaque afte de ce feilin comique, c'eft-à-dire, à chaque
quatrième plat qui paroifToit fur la table, que pour fiire quelque dillincli-
on, onfervoit un bouillon particulier, 6c une affiette de pâtifferie, fem-
blable aux pâtez à la Mazarinc pour la figure, hiais d'un goût bien diffé-
rent. Enfin tout fe conclut par une tafie de thé.
Il fallut goûter de tout 6c avec les mêmes cérémonies, qui nous paru-
rent fort importunes: car c'étoit la première fois que j'avois affilié à un
repas femblable; j'y avois été cependant invité plufieurs fois, mais je m'en
étois excufé pour des raifons, qui ne déplurent pas à ceux qui me iaifoient
cet honneur.
Qiiand il y a Comédie, c'eft l'ufage à la fin du repas, comme je l'ai
déjà dit, que chacun des conviez fafle un petit prélént aux Officiers qui
ont fervi : un valet de chacun porte à la main quatre ou cinq petits facs de
papier rouge avec un peu d'argent dans chacun , 6c après avoir pris l'ordre
de fon maître, il va ranger fes facs fur une table, qu'on apporte quelque-
fois au bas de la falle, à la vue de tous les conviez, tandis que le maître
fait voir par divers fignes, la répugnance qu'il a d'accepter cette gratifi-
cation pour fes gens.
Levée de Enfin la cérémonie du feflin fe termine par de grands remercimens re-
Table. ciproques, 6c après un quart d'heure de converfation , chacun fe retire.
Le lendemain matin , fuivant la coutume , j'envoyai au Tfong îou un
Tie tsëe ou billet de remerciment , fur les honneurs qu'il m'avoit fait
la veille.
Telles font les cérémonies que la politefle Chinoife exige, bc qui s'ob-
fervent prefque toujours dans les fellins folemnels: il eft vrai cependant que
les Tartares qui n'aiment gueres à fe gêner, en ont retranché une bonne
partie. Quoique leurs viandes 6c leurs poiffons fe fervent coupez en mor-
ceaux ou bouillis, leui-s cuifiniers ont l'art d'affaifonner leurs mets de telle
forte, qu'ils font très agréables au goût.
Cniline Vom faire leurs bouillons qui font exquis, ils fe fervent ou de la graifie
de cochon, qui eft excellente à la Chine, ou du fuc de différences vian-
des, telles que font le cochon, la poule, le canard, 6cc. 6c même pour
apprêter les viandes qui fe fervent coupées par morceaux dans des vafes de
porcelaine, ils achèvent de les cuire dans ce jus.
Dans toutes les fiifons de l'année , il croît toute forte d'herbes 6c de
légumes qu'on ne connoît point en Europe: de la graine de ces herbes,
on fait une huile qui eft auflî d'un bon ufage pour les fiuces. Les cuifi-
niers de France qui ont le plus rafiné fur ce qui peut réveiller l'appétit,
feroient furpris de voir que les Chinois ont porte l'invention en matière de
ragoût, encore plus loin qu'eux, 6c à bien moins de frais.
On aura de la peine à fe perfuadcr qu'avec de fimples fèves qui croifient
dans leur pays , ou qui leur viennent de la province de Chan tong^ 6c avec
la farine qu'ils tirent de leur ris 6c de leur bled , ils préparent une infinité
de
^es Cni
xois,
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ijp
de mets tous difFérens les uns des autres à la vue. Se au goût. Ils diver-
sifient leurs ragoûts, en y mêlant diverfes épiceries Se des herbes fortes.
Leur mets le plus délicieux Se le plus en ufage dans les fellins des Nerfs de
Grands, font les nerfs de cerf. Se les nids d'oifeau qu'ils préparent ^vec Cerfefti-
foin. Ils expofent ces nerfs au foleil pendant l'Eté, Se pour les conferver, j^s^Ve*'^
ils les renferment avec de la fleur de poivre Se de muicade. Quand ils veu- des Chi-'
lent les apprêter pour les fervir à table, ils les amoUiflent en les trempant nois.
dans de l'eau de ris: Se les ayant fait cuire dans du jus de chevreau, ils
les aflailbnnent de plufieurs épiceries.
Pour ce qui eft des nids d'oifeau, ils fe prennent le long des côtes du De même
Tong king^ de Java.^ de la Cochinchine^ Sec. Ces oifeaux qui reflémblent ^"^ '^?. .
par le plumée aux hirondelles , font leurs nids , Se les attachent aux ro- feàu. "'"
chers qui font fur le bord de la mer : on ne fçait pas de quelle matière ils
compoiént ces nids, on croit que c'eft de petits poiflbns qu'ils tirent de
la mer.
Ce qu'on fçait certainement, c'eft qu'ils jettent par le bec une humeur
gluante, dont ils fe fervent comme de gomme, pour attacher leur nid au
rocher. On les voit auffi prendre de l'écume de mer , en volant à fleur
d'eau, dont ils lient enlémble toutes les parties du nid, de même que les
hirondelles les lient avec de la boue. Cette matière étant déflechée, de-
vient folide, tranfparente, 6e d'une couleur qui tire quelquefois un peu fur
le verd, mais qui eft toujours blanche, lorfqu'ik font frais.
Auffitôt que les petits ont quitté leurs nids, les gens du lieu s'empref-
fent de les détacher , 6c en rempliiïent des barques entières. Ils font de
la grandeur Se de la forme de la moitié d'une écorce de gros citron confit :
on les mêle avec d'autres viandes. Se ils en relèvent le goût.
Qiioiqu'il cioifle du bled dans toute la Chine, Se abondamment dans Du Bled
certaines provinces , on fe nourrit plus communément de ris , fur tout '^^ Chi.
dans les contrées Méridionales. On ne lailTe pas d'y faire de petits pains "°'^"
qui fe cuifent au bain-marie en moins d'un quart d'heure, Se qui font très-
tendres. Les Européans les font un peu rôtir enfuite : ils font bien levez 8c
très délicats. On fait aufll dans la province de Chan tong une efpèce de ga-
lette de bled qui n'eft pas mauvaiic , fur tout quand elle fe mêle avec de
certaines herbes appétiffantcs.
Pour moudre le bled Se le réduire en farine , ils fe fervent d'une
efpèce de moulin fort fimple. Il confîfte en une table de pierre ron-
de, pofée hoiifontalement comme une meule, fur laquelle ils font rouler
circulairement un cylindre de pierre, qui de fon poids écrafe le bled.
Le thé eft leur boiflbn la plus ordinaire, comme je l'ai déjà dit, mais Dj leur
ils ne laiflcnt pas de boire fouvent du vin: ils le font d'une efpèce parti- ^''"•
culicre de ris diff'érent de celui dont ils fe nourriflent : le débit en eft
grand parmi le peuple. Il y en a diff^érentes fortes , Se diverfes fa-
çons de le faire : en voici une : ils laifTent tremper le ris dans l'eau ,
avec quelques ingrédiens qu'ils y jettent pendant vingt Se quelquefois Manière
trente jours : ils le font cuire enfuite: quand il s'eftliquefié au feu, de le faire.
Si U
D'où vient
le meil-
leur.
Eau dévie
des Chi-
nois.
Du Caû
yang tçieoti
ou Vm
d'jigneau.
Mariages
des Chi-
nois.
Les maria-
ges des
hnfam dé-
140 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
il fermente auflitôt , 8c fe couvre d'une écume vaporeufe, aflez fem-
blablc à celle dt nos vins nouveaux; fous cette écume fe trouve un vin
très-pur, on le tire au clair, 6c on le verfe dans des vafes de terre bien ver-
niffez. De la lie qui refte,on fait une eau-de-vie qui n'eft gueres moins for-
te, que celle d'Europe: il s'en fait même de plus forte 6c qui s'allume plus
aifément.
Les Mandarins font venir du vin pour leur table, de certaines villes où
il pafle pour être-très délicat. Celui de Vouftc^ ville du troifléme ordre ,
eft fort ellimé , & c'ell: la bonté de l'eau qu'on y trouve, qui le rend ex-
cellent : on fait encore plus de cas de celui de Chao hlng , parce qu'il ell
meilleur pour la fanté. On porte de ces vins par toute la Chine, même à
Peking.
Ils ont une efpèce d'eau-de-vie, ou d'eau diflillce, qu'oil'dit être tirée
de la chair de mouton, 6c dont l'Empereur Cang ht ufoit quelquefois, mais
qui n'eft gueres en ufage que parmi les Tartares : elle n'eft pas agréable au
goût , 6c donne aifément dans la tête : on aflure qu'elle elt fort fubftan-
tielle.
Ils ont de même un vin extraordinaire qui fe fait dans la province de Chen
fi^ 6c qui fe nomme Cao yang tçieou: * il a beaucoup de force, 6c l'odeur
en eft défagréable , mais 'au goût Chinois, ou plutôt au goût Tartare, il
paflc pour un vin exquis. Ce n'eft point un vin qu'on tranfporte ailleurs ,
on le confomme dans le pays.
Venons maintenant à leurs mariages: les loix que la police Chinoife a é-
tablies, 6c qui font exaélement marquées dans le cérémonial de l'Empire,
fuivent:
Premièrement , du grand principe qui' eft comme la bàfe de leur gou-
vernement politique, je veux dire le refpeét 6c la ifoumiffion des enfans en-
vers leurs parens: 6c ce fentiment de pieté filiale, ils retendent jufqu'après
la mort de leurs pères , à qui ils continuent de rendre les mêmes devoirs j
que pendant leur vie.
Secondement, de l'autorité obfolue que les percs ont fur leurs enfans: car
c'eft une maxime de leur Philofophe,que les Rois doivent avoir dans l'Em-
pire toute la tendrefle d'un père, 6c que les pères dans leurs familles doivent
avoir toute l'autorité des Rois.
C'eil en coniéquence de ces maximes qu'un père vit en quelque manière
fans honneur, 6c n'a pas le cœur content , s'il ne marie pas tous fes enfans ;
qu'un fils manque au premier devoir de fils, s'il ne laiflé pas une poftérité
qui perpétue fafiimille: qu'un frère aîné , n'eût-il rien hérité de fon père,
doit élever fes cadets, 6c les marier, parce que fi la famille venoit à s'étein-
dre par leur fuite, les ancêtres feroient privez des honneurs 6c des devoirs
que leurs dcfccndans doivent leur rendre : 6c parce qu'en l'abfence du
père, le fils aîné doit fervir de père à fes cadets.
De même on ne confulte point les inclinations des enfans, quand il s'agît
de les unir par les liens du mariage : le choix d'une époufe eft rcfervé au
C'eft-à dire vin d'agneau.
P^-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 14!
père, ou au plus proche parent de celui qu'on veut marier: &c c'efl avec le pen^'enï
père, ou avec les parens de la fille qu'on convient du mariage, Se qu'on ■»''''o'u-
pafle le contrat : car il n'y a pomtde dot pour les filles à la Chine, 6c la p^^l *^*'
coutume ell que les parens de l'époux futur conviennent avec les parens de
l'épouie, dune certaine ibmme qu'ils donneront pour arrêter le mariage,
laquelle s'employe à acheter les habits 6c autres utenciles que la mariée
emporte le jour de les noces: c'eil ce qui lé pratique fur tout parmi les
perlbnnes de baiîe condition, car pour ce qui elt des Grands, des Manda-
rins, des Lettrcz, 6c des perfonnes riches, ils dépenlent beaucoup plus que
ne valent les prélens qu'Us ont reçu.
C'ell par la même railbn qu'un Chinois qui a peu de bien, va fouvent à
l'hôpital des en£;ns trouvez, demander une fille, afin de l'élever, & de la Mariages
donner pour é poule à ioa fils. Il y trouve trois avantages : il épargne ^" P^'i;
l'argent qu'il lui faudroit fournir pour l'achat d'une femme: elle ell élevée ^^"f^^-
comme la fille de la maifon: elle s'accoutume par là à avoir beaucoup de
refpeél pour la belle mère : & il y a lieu de croire qu'une fille ainfi tirée de
l'hôpital, fera plus foumife à fon mari.
Il ell rare qu'avant le tems des noces, il fe pafle rien contre la décence Sc
l'honnêteté. La mère qui ne fort pas de la maifon, a continuellement fa pe-
tite bru fous fes yeux : outre que la pudeur qui régne à la Chine parmi les
Serfonnes du féxe , feroit feule un rempart afluré contre un ièmblable
éfordre.
On dit que les riches qui n'ont point d'enfans, feignent quelquefois que
leur femme eft enceinte, puis ils vont la nuit, fans fe faire connoître, cher-
cher un enfant dans l'hôpital , qu'ils font palTér pour leur propre fils. Ces
enfans étant crus légitimes, lorfqu'ils étudient, lé font éxammer, Se par-
viennent aux dégrés de Bachelier & de Dofteur: c'eft un droit qui ne s'ac-
corderoit pas aux enfans adoptifs tirés de l'hôpital.
Il eft à remarquer que dans la même vûé de fe procurer une pofléritc,
les Chinois qui n'ont point d'enfans mâles, adoptent le fils de leur frère, L'Adop-
ou de quelqu'un de leurs parens. Ils peuvent adopter auflî le fils d'un commune
étranger, 6c ils donnent quelquefois de l'argent aux parens: mais gêné- chés les
ralement parlant, ces adoptions font fort recherchées, 6c on employé fou- Chinois,
vent le crédit de fes amis, pour les obtenir, 6c les conclure.
L'enfant adopté entre dans tous les droits d'un véritable fils: il prend le
nom de celui qui l'a adopté: il en porte le deiiil après fa mort, il devient
fon héritier, 6c s'il arnvoit qu'après cette adoption, le père eût des entans
dont il fût véritablement le père, le fils qui ne l'eil: que par adoption, par-
tageroit également l'héritage avec les autres enfans, à moins que le père ne
fît quelque avantage à fon propre fils.
C'elt encore dans le defTein de iie pas manquer de poftérité qu'il eft per-
mis, félon les loix , de prendre dos concubines, outre la femme légitime. ^'"''''''^
Le nom de concubine , on plutôt de féconde femme , n'a rien d'infa- ^^^ ^'^^__
mant à la Chine, ces fortes de femmes étant fubalterncs, 6c fubordonnées à mifc à la
la première. Chine.
S 3 Mais
Prélimi-
;i .-lires des
Maria ses.
Célébra-
tion des
Noces.
Préfens
ijiie le
liane é
fait à fa
li.tncée.
chés, fon
Fiancé,
,41 DLSCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Mais ce qui a fcrvi de prétexte à une pareille loi , n'eft pas toujours le
motif qui engage maintenant les Chinois à prendre plufieurs femmes : il
leur fuffit d'être riches, 6c en état de les entretenir, pourfe les procurer.
11 y a néanmoins une loi^ qui défend au peuple de prendre une féconde
femme , à moins que la femme légitime n'ait atteint l'âge de quarante ans ,
fans avoir eu d'enfans.
Comme les perfonnes du féxe font toujours enfermées dans leurs apparte-
mens, 6c qu'il n'cft pas permis aux hommes de les voir, ni de les entrete-
nir, les mariages ne fc contraétent que fur le témoignage des parens de la
iiilc qu'on recherche, ou fur le portrait qu'en font de vieilles femmes, dont
k métier eft de s'entremettre de ces fortes d'affaires. Les parens ont foin ,
par des prélens qu'ils leur font, de les engager à faire une peinture flattée
de la beauté, de l'efprit, 6c des talens de leur fille : mais on ne s'y fie gue-
res, 6c fi elles portoient la mauvaife foi jufqu'à un certain point, elles ea
feroient févérement punies.
Quand par le moyen de ces entremetteufes on eft convenu de tout, on
pafle le contrat, on délivre la fomme arrêtée, 6c l'on fe prépare à la célé-
bration des noces : elles font précédées de quelques cérémonies : les prin-
cipales confiftent à envoyer de part 6c d'autre demander le nom de la fille,
6c le nom de l'époux qui doivent s'époufer, 6c à faire aux parens des préfens
d'étoffes de foye, de toiles de coton, de viandes, de vin, 6c de fruits:
il y en a plufieurs qui confultent les jours heureux marqués dans le ca-
lendrier pour déterminer le jour des noces, 6c c'eff l'affaire des parens de
la fille. On envoyé à la future-éfôufe des bagues, des pendans d'oreilles,
6c d'autres bijoux de cette nature. Tout cela fe fait par des médiateurs , 6c
par des efpèces de lettres qu'on s'écrit des deux côtés. C'eft-là ce qui fe
pratique parmi les gens du commun : car pour les gens de qualité , ces ma-
riages fe ménagent, 6c fe conduifent d'une manière plus noble, 6c avec une
véritable magnificence.
Lorfque le jour des noces eft venu , on enferme la fiancée dans une chaifc
magnifiquement ornée: toute la dot qu'elle porte l'accompagne, 6c la
fuit. Parmi le menu peuple, elle confifte en des habits de noces, enfermés
dans des coffres, en quelques nippes, 6c en d'autres meubles, que le père
donne. Un cortège de gens qui fe loiient , l'accompagne avec des torches
6c des flambeaux, même en plein midi. Sa chaife cit précédée de fifres,
de hauts-bois 6c de tambours, 6c fuivie de fcs parens, 6c des amis particu-
liers de la fiimille Un domellique affidé garde la clef de la porte qui ferme
la chaifc, pour ne la donner qu'au mari: celui-ci magnifiquement vêtu at-
tend à la porte l'époufe qu'on lui a choifie.
Auifi-tôt qu'elle eft arrivée, il reçoit la clef que lui remet le domeftique,
6c il ouvre avec empreffement la chaife. C'eff alors que s'il la voit pour la
première fois, il juge de la bonne ou de fa mauvaife fortune. Il s'en trou-
ve, qui mécontens de leur fort, referment auffi-tôt la chaife, 6c rcnvoyent
la fille avec fes parens, aimant mieux perdre l'argent qu'ils ont donné, que
de faire une fi mauvaife acquifition. C'eff néamoins ce qui arrive rarement
par les précautions qu'on a eu foin de prendre.
Dès
NOCE CHINOISE .
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
Uî
Dès que l'époufe eftfortic de la chaifc, l'époux fcmetàcôtc d'elle: ils paf-
fcnt tous deux enfemble dans une fallc , & là ils font quatre révérences au
fie?i *, 6c après en avoir fait quelques autres aux parens de l'époux, on la
remet entre les mains des Dames qu'on a invitées à la cérémonie: elles paf-
fent ce jour-là toutes enfemble en divertilîemens 6c en feftins, tandis que le
nouveau marie régale fes amis dans un autre appartement.
Qiioique félon les loix on ne puiflb avoir qu'une femme légitime, & que
dans le choix qu'on en fait , on ait égard à l'égalité de l'âge & du rang,
il eft permis néanmoins, comme je l'ai déjà dit, d'avoir pluheurs concubi-
nes. On les reçoit dans la maifon lans prefque aucune formalité: on fe con-
tente de pafler un écrit avec leurs parens, par lequel en donnant la fomme
dont on eiï convenu, on promet de bien traitter leur fille.
Ces fécondes femmes vivent dans une entière dépendance de la femme lé-
gitime : elles la fervent, èz la refpedent comme la feule maitreire de la mai-
Ion. Les enfans qui naiflent d'une concubine, font cenfez, appartenir auffi
à la véritable femme, & parmi les Chinois ont également part à la fuccef-
fîon: ce n'eft qu'à celle-ci qu'ils donnent le nom de mère, 6c iî celle dont ils
ont reçu le jour, vient à mourir , ils ne font pas abfolument obligez de porter
le deiiil durant trois ans , ni de s'abfenter des examens, ni de quitter leurs
Charges 6c leurs Gouvernemens , comme c'eft l'ufage à la mort de leur pcre,
& de la femme légitime, bien qu'elle ne foit pas leur mère. Ou en voit
cependant très-peu qui i'e difpenfent de donner à leur propre mère, cette
marque de tendrefle 6c de refpeét.
Il y en a plufieurs, qui fe picquant de probité , 6c voulant fe foire la répu-
tation de bons maris, ne prennent des concubines, qu'avec l'agrément 6c
la permiffion de leurs époufes, aufquelles ils perfuadent qu'ils n'ont d'autres
intention, que de leur fournir un plus grand nombre de femmes pour les
fervir.
Il y en a d'autres qui ne prennent une concubine, que pour avoir un en-
fant mâle, 6c au moment qu'il eft né, fi elle déplait à leurs femmes, ils la
congédient, lui donnent la liberté defe marier à qui il lui plait,ou lui cher-
chent eux-mêmes un époux, ce qui eft le phis ordinaire.
Les villes d'Tang tcheon, 6c de Sou tcheon ont la réputation de fournir un
grand nombre de ces fortes de concubines: on y élève de jeunes filles bien
faites , qu'on a achetées ailleurs : on leur fait apprendre à chanter , à
joUer des inftrumens, 6c on les forme à tous les exercices propres des
filles de qualité, pour les vendre enfuite bien chèrement à quelque ri-
che Mandarin.
Les hommes de même que les femmes, peuvent contraéter un nouveau
mariage, lorfque la mort a brifé les premiers liens qui les engageoient.
Ceux-là, qui dans la première alliance qu'ils avoient contrariée, dévoient
avoir égard au rang de la perfonneavec laquelle ilss'allioienr,ne font plus dans
la même obligation, lorfqu'ils paffent à de fécondes noces: il leur eft libre
d'époufer folemnellement qui ils veulent, 6c de choifir même parmi leurs
concubines, celle qui leur plait d'avantage, pour l'élever au rang Seaux
hon-
• Le Ciel.
Le F?^;:--
ce reçoit
Secondes
Femmes
ou Concu-
bines font
permifes à
la Chine.
Leur Su-i.
bordina..
tion à la
Femme
légitime.
Urages fin--
guliers à
leur fujet.
D'où Ion
tire ces
Concubi-
nes.
Des f£-
conds
Mariage^
144 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
honneurs de femme légitime. Mais pour ces féconds mariages, il y a peu
de formalitez a obferver.
Les Vcu- Pour ce qui cil des veuves , quand elles ont des enfans, elles deviennent;
y^ '^^^^ abfolument maitrefles d'elles-mêmes: & leurs parens ne peuvent les contrain-
cônuac-"" ^'^^ i^i à demeurer dans la viduité, ni à s'engager par un nouveau m -iriage.
icnt rare- On fçauroit même mauvais gré à une veuve, qui ayant des enfans , palferoic
ment de fans grande néceffité à de fécondes noces, iur-tout fi c'eft une femme de
^/""'ics condition : quand elle n'auroit été mariée que quelques heures, ou même
"^'^^ ' fimplement arrêtée , ellefe croit obligée de paffer le relie de les jours dans
le veuvage , & de témoigner par-là le refpe6t qu'elle conferve pour la
mémoire de Ion mari défunt , ou de celui avec qui elle étoit engagée.
Les Veu- Il n'en cil pas de même des pcrfonnes d'une condirion médiocre : les parens
ves d'una qyj cherchent ;\ lé dédomager d'une partie de la fomme qu'elle a coûté au
rnédiocre pi'cmier mari, peuvent h remarier, fi elle n'a point d'enfans mâles , & fou-
agiiFent vent la forcent à le faire: il arrive même quelquefois que le mari eft arrêté,
autitiuent, & l'argent livré, fans qu'elle en ait la moindre connoilTance. Si elle a une
fille qui loit encore à la mammelle, elle entre dans le marché de la mère.
Elle n'a qu'un moyen de fe délivrer de cette opprellion, c'ell qu'elle ait de
quoi fubfiller de la part de les parens , qu'elle dédomage ceux du mari
défunt, ou bien qu'elle fe faïîé Bonzefle : mais c'eft un état fi décrié,
qu'elle ne peut guercs l'embralTer, fans le déshonorer. Cette violence eft
plus rare parmi les Tartares.
AulTi-tot qu'une pauvre veuve a été vendue de la forte ,on voit arriver u-
ne chaife à porteur, avec bon nonjbre de gens affi lés , qui la tranfportent
dans la maifon de l'on nouveau mari. La loi qui défend de vendre une fem-
me , avant que le tems de Ion deiiil Ibit expiré, eft quelquefois négli-
gée , tant on le prclTe de s'en défaire. Néanmoins lorfqu'on fe plaint
de fon infraétion, on embaralTe le Mandarin, pour peu qu'il ait ufé de con-
nivence.;
Les Ma- ^^^ mariages que les Chinois contractent avec les folemnités prefcritcs,
liages iient les lient indilfolublement. Il y des peines févéres décernées par les loix
ind^l^)lu. contre ceux qui proftitueroient leurs femmes, ou qui les vendroient fécrct-
blenisnt tement à d'autres : fi une femme s'enfuyoit de la maifon de fon mari , ce-
tra(5laas' ^^^''^^ ?^^^ '^' vendre, après qu'elle a fubi le châtiment ordonné par la loi.
Si le mari abandonnoit fa maifon & fi femme, après trois ans d'abfence,
elle peut préfenter une une Requête aux Mandarins, 6c leur expofer fa fitua-
tion, lelquels , après avoir mûrement examiné toutes chofes, peuvent
lui donner la liberté de prendre un autre époux. Elle iéroit rigoureuLment
châtiée, fi elle fe marioit fans obferver cette formalité.
DuDjvor- Il fe trouve néanmoins des cas particuliers, où un mari peut répudier fa
«• femme, tels que font l'adultère, qui eft très-rare par les précautions qui fe
prennent à l'égard duféxe: l'antipathie, ou l'incompatibilité des humeurs,
la jaloufie, l'indifcrétion , la défobéilTance portées aux plus grands excès,
laftérilité, Scies maladies contagieufes. D.ins ces occafions la loi auto-
rile le divorce : mais c'eft ce qui arrive très-nuement parmi les gens de
qua«
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 145-
qualité , & dont on ne trouve des exemples que parmi le peuple : fî un
homme fans être autorifé par la loi , s'avifoit de vendre fa femme: Se lui,
& celui qui l'auroit achetée, de même que ceux qui y auroicnt coopéré par
leur entremife, feroient très-févércment punis.
Ilyad'autres occafions oii l'on ne peut contraétcr un mariage. Se où ^"'P^^''*^"
s'il avoit été contraété , il devient abfolument nul. MTriage.
lo. Si une fille a été promife à un jeune homme , de telle forte que les Pourcaufe
préfens ayent été envoyés Se acceptés par les parens des deux familles, elle de Prô-
ne peut plus fe marier à un autre. _ niefTes an-
z\ Si l'on a ulé de fupercherie, comme par exemple, fi à la place d'une '^-'^^'^'^"'^^''•
belle perionne, qu'on avoit fait voira l'entremetteufe , on en fubftituoit ^^ Super-
une autre d'une figure défagréable : ou fi l'on marioit la fille d'un homme '^ ^"^'
libre avec Ion efclave : ou bien fi celui qui donneroit ion elclave à une fille
libre, perfuadoit aux parens de la fille, qu'il eft fon fils, ou ion parent: le
mariage ell déclaré nul, & tous ceux qui ont trempé dans cette fraude,
font ngoureufement châtiez.
y. Il n'ell pas permis à un Mandarin de Lettres de s'allier à aucune fa- a l'égard
mille de la province, ou de la ville dont il ell Gouverneur, Se s'il lui arri- «l'un
voit de tranlgrelTer cette loi , non i'eulement le mariage feroit nul : mais il ^I^ndaiin.
feroit condamné à une rude baftonnade.
4°. Dans le tems du dciiil de la mort d'un père Se d'une mère, tout ma- Pourcai/e
riage eft interdit à leurs enfans. Si les promeiFcs s'etoient faites avant cette '^^ t)eûil.
mort , l'engagement ceflé , Se le jeune homme qui a fait une femblable
perte, doit en avertir par un billet les parens de la fille qui lui étoit pro-
mife : ceux-ci ne fe tiennent point dégagez pour cette i-aiibn : ils attendent
que le tems du deuil foit expiré. Se ils écrivent à leur tour au jeune hom-
me, pour le faire reflbuvenir de ion engagement : s'il n'écoute pas la pro-
pofition, la fille eft libre, Se peut être mariée à un autre.
Il en ell de même, s'il arrivoit quelque affliétion extraordinaire dans la PourMn'c
famille, comme fi, par exemple, le père ou un proche parent étoit empri- d'Accident
fonné : le mariage n'cft pas permis, à moins que le prifonnier n'y donne fon r^^"^]/*
agrément. Se alors on ne fait point le feftin des noces. Se l'on s'abftient de
tous les témoignages de joye, qui fe donnent en de pareilles occafions.
f. Enfin les perfonnes qui font d'une même famille, ou qui portent le Entre Fer-
même nom, quelque cloif^né que foit leur degré d'affinité, ne peuvent fe '"^""de
1- 1 1 ^ A • r 1 1 • ° ^ j ?• '1,' r même fj-
marier eniemble. Ainu les loix ne permettent pas a deux treres d epouler nulle ou
les deux fceurs , ni à un homme veuf de marier Ion fils avec la fille de la de nicmc
veuve qu'il époufe. "o"!-
Si la police Chinoife a eu tant de foin de régler.lcs cérémonies, qui doi-
vent accompagner les fondions publiques Se particulières , de même que
tous les devoirs de la vie civile: Se fi le cérémonial entre fur cela dans les
plus grands détails, il n'a eu garde d'oublier les devoirs de la piété filiale, D laPie'té
fur laquelle , comme je l'ai dit plus d'une fois, toute la forme du Gouver- fi''*'^.
nement Chinois eft appuyée. Les jeunes gens témoins du refpeél Se de la
vénération à l'égard des parens défunts, par les honneurs qu'on ne ccflcpus
l'orne IL T de
146 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
de leur rendre , comme s'ils vivoicnt encore , apprennent de bonne heure
ce qu'ils doivent de ioumilîîon 8c d'obéiflancc, à leurs pères encore vivans.
Ses Effets. Leurs anciens fages ont été convaincus , que ce profond relpect qu'on
infpire aux enfans pour leurs parens, les rend parfaitement fournis: que
cette foumiffion entretient la paix dans les familles : que cette paix qui ré-
gne dans les familles particulières , produit le calme & la tranquilite dans
les villes: que ce calme empêche les révoltes dans les provinces, & met
l'ordre dans tout l'Empire: c'eft pourquoi ils ont prelcrit tout ce qu'on
doit obfcrver dans le tems du deuil: dans les funérailles, Sc dans les hon-
neurs qu'on doit rendre aux parens défunts.
Du Deiiil Le deiiil ordinaire doit durer trois ans, qu'on réduit communément à 27.
& du tems mois : & pendant ce tems là, on ne peut exercer aucune charge publique : un
de^ia du- ]y[an(3m.in ell obligé de quitter fon Gouvernement : & un Miniftre d'Etat ,
le foin des affaires de l'Empire, pour vivre dans la retraite, 6c ne s'y occu-
per que de fa douleur 6c de la perte qu'il a faite, à moins que l'Empereur
pour de grandes raifons ne l'en difpenfe , ce qu'il fait très-rarement : ce
n'eft qu'après les trois ans expirez , qu'il lui ell permis de reprendre fon
emploi.
Ces trois années paflees dans la triftefle , marquent la reconnoiflance
qu'ils ont des foins que leurs parens ont pris d'eux, pendant les trois pre-
mières années de leur enfance, où ils avoient befoin d'un fecours continuel.
Le deiiil des autres parens ell plus ou moins long, félon le degré de pa-
renté.
Exemple Cette pratique s'obferve fi inviolablement, que leurs annales confeiTcnt
de piété precieufement le fouvenir de la piété de Fen kong Roi de Cin. Ce Prince
filiale à ce avoit été chafîè des Etats de fon père Hien kong^ par les adrefTes Se les vio-
liijet. lences de Li ki fa maraftrc : il voyageoit en divers pays pour dillipcrfon
chagrin , 6c pour éviter les pièges que cette femme ambitieufè ne celToit
de lui tendre : lorfqu'il fut averti de la mort de fon père, 6c appelle par
Mo kong , qui lui offroit des foldats , des armes, 6c de l'argent, pour fe
mettre en poflèllion de fes Etats: fa réponfe fut, qu'étant un homme mort
depuis fa retraite 6c fon exil , il n'ellimoit plus rien que la vertu 6c la piéré
envers fes parens : que c'étoit là fon tréfor: 6c qu'il aimoit mieux perdre
fon Royaume dont il étoit déjà dépoiiillé , que de manquer aux derniers
devoirs de piété , qui ne lui permettoient pas de prendre les armes en un
t'ems deflinè à la douleur, Se aux honneurs funèbres qu'il devoit à la mé-
moire de fon perc.
Couleur 8c Le blanc cft la couleur des habits de deuil, 6c parmi les Princes 6c par-
hab't "^"^r mi les plus vils artifans : ceux qui portent le deiiil complet, ont leur bon-
Daii!. "^ net, leur vefle , leur furtout, leurs bas, leurs bottes de couleur blanche.
Dans les premiers mois du deiiil qu'ils portent de leur père ou de leur mè-
re, leur habit eil une efpèce de f^ic de toile de chanvre, roulfe 6c fort clai-
re , à peu près fcmblable à nos toiles d'emballage : une efpèce de corde
' )arpillèc leur lèrt de ceinture: leur bonnet dont la figure eft aflcz bizarre,
" aufTi de toile de chanvre. C'eft par cet air lugubre, 6c par cet exté-
rieur
épar]
cil ai
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
14-
rieur négligé , qu'ils affedent de témoignei- la douleur qu'ils reflencent,
d'avoir perdu ce qu'ils avoient de plus cher.
Ils lavent rarement les corps morts , mais ils revêtent le défunt de fes
plus beaux habits, êc le couvrent des marques de la dignité: enfuite ils le
mettent dans le cercueil qu'on lui a acheté, ou qu'il s'etoit fait conih'uire
pendant fa vie: car il elt étonnant de voir jufqu'où va la prévoyance des
Chinois, pour ne point manquer de cercueil après leur mort : tel qui n'au-
ra pour tout bien que neuf ou dix pilloles, en employera une partie à fe
préparer un cerciieil , quelquefois plus de vingt ans avant qu'il en ait
befoin : il le garde comme le meuble le plus précieux de fi mai-
fon, &C il le confidére avec complaifiince : quelquefois même le fils fc
vend ou s'engage, pour avoir dequoi procurer un cerciieil à fon père.
Les cerciieils des peribnnes aifées, Ibnt faits de grofles planches épaidcs
d'un demi pied & davantage , & fe coniervent long-tems: ils ibnt fi bien
enduits en dedans de poix & de bitume, 6c fi bien verniflez en dehors,
qu'ils n'exhalent aucune mauvaife odeur. On en voit qui font ciselez dé-
licatement , 8c tout couverts de dorures: il y a des gens riches qui em-
ployent juiqu'à trois cens, cinq cens, £c même mille écus, pour avoir un
cercueil de bois précieux , orne de quantité de figures.
Avant que de placer le corps dans la bière, on répand au fond un peu de
chaux: 8c quand le corps y efl; {^lacé, on y met ou un coufi^n, ou beau-
coup de coton, afin que la tête foit folidement appuyée, 8c ne remue pas
aiiement : le coton &C la chaux fervent à recevoir l'humeur qui pourroit for-
tir du cadavre :on met auflî du coton ou autr'^s choies femblables, dans tous
les endroits vuides, pour le maintenir dans la fituation oii il a été mis. Ce
feroit félon leur manière de penfer, une cruauté inouie d'ouvrir un cadavre,
êc d'en tirer le cœur 8c les entrailles pour les enterrer féparèment : de même
que ce feroit une chofe monilrueufe de voir, comme en Europe, des olTe-
mens de morts, entafiez les uns fur les autres.
Il eft défendu aux Chinois d'enterrer leurs morts dans l'enceinte des vil-
les , 8c dans les lieux qu'on habite : mais il leur ell permis de les conferver
dans leurs maifons, enfermez dans des cerciieils tels que je les ai dépeints: ils
les gardent plufieurs mois, &c même plufieurs années comme en dépôt, fans
qu'aucun Magillrat puiflè les obliger de les inhumer.
On peut même les tranfporter dans d'autres provinces, èc c'efb ce qui fe
pratique, non feulement parmi les perfonnes de qualité, lefquels meurent
hors de leur patrie dans les charges 8c dans les emplois qui leur ont été con-
fiez : mais encore parmi le peuple qui ell à fon aife, 8c qui meurt dans une
province éloignée, comme il arrive fouvent aux gens de commerce. Un
fils vivroit fans honneur, fur tout dans fi famille, s'il ne faifoit pas condui-
ce le corp^ de Ion père au tombeau de fes ancêtres, &c on refuferoit de pla-
cer fon nom dans la falle où on les honore. Quand on les tranfporte d'une
province à une autre, il n'efl pas permis fans un ordre de l'Empereur, de
les faire entrer dans les villes, ou de les faire pafler au travers, mais on les
conduit autour des murailles.
T z On
De ia ma-
nière d'en-
fevelir les
Morts.
Des Cer-
cueils.
Comment
les Cada-
vres y lont
placés.
De h Sé-
pulture.
Les Cada-
vres qu'on
tranfporte
d'un lieu à
un autre ,
n'entrent
point dans
les Villes.
Refpea
des Chi-
nois pour
les Sépul-
cres,
Dulieu or-
dinaire des
Sépul-
chres.
De leur
Forme.
DesSépul-
chres des
Grands.
Coutume
de garder
tes Cada-
•vres pen-
dant plu-
fieurs an-
Bées.
Ï48 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
On n'enterre point plufieurs perfonncs , même les parcns , dans une
même fofle, tant que le fépulchre garde la figure. On vient quelquefois
de fort loin vifiter les Icpulchres pour examiner à la couleur des oflemens,
fi un étranger a fini fa vie par une mort naturelle , ou par une mort vio-
lente: mais il faut que ce (oit le Mandarin qui préfide à l'ouverture du cer-
cueil, & il y a dans les Tribunaux de petits Officiers, dont l'emploi eft de
faire ce difcernement : ils y font très-habiles. Il s'en trouve qui ouvrent
les fépulchres pour dérober des joyaux, ou des habits précieux: c'eft un
crime à la Chine qui e(l puni tres-févérement:
Les fépultures font donc hors des villes, ôc autant qu'on le peut, fur
des hauteurs: fouvent on y plante des pins & des cyprès. Jufqu'à environ
une lieuë de chaque ville, on trouve des villages, des hameaux, des mai-
fons dii'pcrlees ça & là , & diverfifiéesde bofqucts, & d'un grand nombre
de petites collines couvertes d'arbres, £c fermées de murailles: ce font au-
tant de fépultures différentes, lefquelles forment un point de vue qui n'efl:
pas défagréable.
La forme des fépulchres eft différente félon les difféi-entes provinces : la.
plû-part font bien blanchis, faits en forme de fer à cheval, £c d'une conf-
truétion afléz jolie. On écrit le nom de la famille fur la principale pierre.
Les pauvres fe contentent de couvrir le cerciieil de chaume, ou de terre é-
levée de cinq à fix pieds, en efpèce de pyramide. Plufieurs enferment le
cerciieil dans une petite loge de brique, en forme de tombeau.
Pour ce qui eft des Grands & des Mandarins , leurs fépulchres font d'une
fi:rufture magnifique: ils conibuiiènt une voûte, dans laquelle ils renfer-
ment le cercueil: ils forment au-deflus une élévation de terre battue, hau-
te d'environ douze pieds, & de huit ou dix pieds de diamètre, qui a à peu
près la figure d'un chapeau : ils couvrent cette terre de chaux 8c de fable ,
dont ils font un maltic, afin que l'eau n'y puiffe point pénétrer. Autour
ils plantent avec ordre 8c fymmétrie, des arbres de différentes efpèccs. Vis-
à-vis eil une grande ,Sc longue table de marbre blanc 8c poli, fur laquelle
eft une caflblette, deux vaiès. Se deux candélabres auffi de marbre, 8<: très-
bien travaillez : de part 8c d'autre on range en plufieurs files quantité de fi-
gures d'Officiers, d'Eunuques , de foldats, de lions, de chevaux fêliez,
de chameaux, de tortues, &c d'autres animaux en différentes attitudes, qui
marquent du rcfpeét 8c de la douleur : car les Chinois font habiles à don-
ner de l'ame aux ouvrages de fculpture, 8c à y exprimer toutes les
paflîons.
On voit beaucoup de Chinois, qui pour donner de plus grands témoi-
gnages de leur rcfpcct £c de leur tendrefie pour leur? pères décédez, gardent
trois ou quatre ans leurs cadavres: tout le tems que dure le deiiil,_ils n'ont
point d'autre chaiic pour s'affeoir pendant le jour, qu'un éicabeau couvert
d'une fcrge blanche, &: la nuit ils le coucheni: auprès du cerciieil , fur une
fimple natte faite de rofeaux. Ils s'intcrdifcnt tout ufage de viande 8c de
vin: ils ne peuvent affilier à aucun repas de cérémonie, ni fc trouver dans
aucune aflemblée publique. S'ils fout obligez de fortir en ville, ce qu'ils
ne
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 145,
ne font d'ordinaire qu'après un certain tems, la chaife même dans laquelle
ils le font porter, ell quelquefois coum-te d'une toile blanche. Le Tiao Du Ttao-,
ou la cérémonie iolemnclle qu'on rend au défunt, dure ordinairement fept °" ^'^•^'•
jours , à moms que quelque railon n'oblige a le contenter de trois knindlf"
jours. qu' nrcBci
Pendant qu'il eft ouvert , tous les parens , &: les amis qu'on a eu foin =>" Uéfuut.
d'inviter, viennent rendre leurs devoirs au défunt : les pius proches parens
relient même dans la mailon: le cercueil elf expofc dans la principale falle,
qu'on a parée d'étoffes blanches, qui font fouvcnt entre- mêlées de pièces
de foye noire &: violette, & d'autres orncmens de deiiil: on met une table
devant le cerciieil : l'on place iiir cette table, ou l'image du défunt, ou
bien un cartouche où fon nom ell écrit, & qui ell accompagné de chaque
côté de fleurs, de parfums, & de bougies allumées.
Ceux qui viennent faire leurs complimens de condoléance, Hiluent le dé- ^?^ ^o™"
funt à la manière du pays, c'eft-à-dire, qu'ils fe prollernent 6c frappent oondo-'^*
plufieurs fois la terre du front devant la table, fur laquelle ils mettent en- léancc.
fuite quelques bougies & quelques parfums, qu'ils apportent félon la coutu-
me. Ceux qui étoient amis particuliers , accom;>agnent ces cérémonies
de gémiflemens , Se de pleurs , qui fe font entendre quelquefois de fort
loin.
Tandis qu'ils s'acquittent de ces devoirs , le fils aîné accompagné de fes
frères, fort de derrière le rideau qui ell à côté du cercueil, le traînant à
terre avec un vilage, fur lequel eil peinte fa douleur, & fondant en larmes,
dans un morne & profond filence : ils rendent les faluts avec la même céré-
monie qu'on a pratiquée devant le cerciieil. Le même rideau cache les fem-
mes , qui pouffent à diverfes reprifes les cris les plus lugubres.
Quand on a achevé la cérémonie, on fe lève, & un parent éloigné du
défunt, ou un ami étant en deiiil, fait les honneurs: & comme il a été
vous recevoir à la porte, il vous conduit dans un autre appartement, où
l'on vous préfente du thé, & quelquefois des fruits fecs, & d'autres
femblables rafraichifTements , après quoi il vous accompagne jufqu'à vo-
tre chaife.
Ceux qui font peu éloignés de la ville, y ^^cnnent exprès, pour rendre
ces devoirs en perfonne : ou fi la di fiance des lieux ne leur permettoit pas, ou
qu'ils fufTent indifpofés, ils envoyent un domeflique avec un billet de vifi-
te, & leurs préfens, pour faire leurs excufes. Les enfans du défunt, ou du
moins le fils aîné font enfuite obligez de rendre la vifite à tous ceux qui font
venus s'acquiter de ce devoir d'amitié : mais on les exempte de la peine
qu'ils auroient à voir tant de perfonnes:, if fufîit qu'ils fe préfcntent à la
porte de chaque maifon, ôc qu'ils y faflent donner un billet de yifite par un
domeflique.
Lorfqu'on a fixé le jour des obféques, on en dcnne avis à tous les parens Des ObfiH
êc anris du défunt, qui ne manquent pas de fe rendre au jour marqué: la ^"^^*
marche du convoi commence par ceux qui poitent différentes fl.itii.es de
carton, lefquelles repréfcntent des efclaves , des tygres , des lions, des
cfee-^
ifo DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
chevaux, 8cc. DiverCes troupes fui vent, &c marchent deux à deux: les
uns portent des étendarts , des bandeioUc ? , ou des caflblettcs remplies
de parfums : plufieurs jouent des airs lugubres lur divers inftrumens de
mufique.
Il y a des endrois où le tableau du défunt cft élevé au-deflus de tout le
Obféquïs ^'<^^*^ • ^^ y ^'°^^ écrits en gros caraéteres d'or fon nom & la dignité : pa-
roît cnfuite le cercueil couvert d'un dais en forme de dôme, qui elt entiè-
rement d'étoffe de foye violette, avec des houpes de Ibye blanche aux quatre
coins, qui font brodées, cc très-proprement entrelaflécs de cordons. La ma-
chine dont nous parlons, &; fur laquelle on a pofé le cercueil, eft portée
parfoixante-quatre hommes. Ceux qui nefont point en état d'en faire la dé-
penfe, fe fervent d'une machine, qui n'exige p.is un fi grand nombre de
porteurs. Le fils aîné à la tête des autres enfaas, 6c des petits fils, fuit à
pied, couvert d'un fac de chanvre, appuyé fur un bâton le corps tout cour-
• bé & comme accablé fous le poids de fa douleur.
On voit enfuite les parens 5c les amis tous vêtus de deiiil, & un grand
nombre de chaifes couvertes d'étoffe blanche, où font les filles, les fem-
mes & les efclaves du défunt, qui font retentir l'air de leurs cris.
Rien n'eil plus furprenant que les pleurs que verfent les Chinois, Scies
cris qu'ils font à ces fortes d'obléqucs : mais comme tout paroît à un Euro»
péan y être réglé, & fe faire par mefure, l'afFeélation avec laquelle ils fem-
blent témoigner leurs regrets, n'eft pas capable d'exciter dans lui les mê-
mes fentimens de douleur dont il efl témoin.
Quand on eft arrivé au lieu de la fépulture, on voit à quelques pas de la
tombe, des tables rangées dans des falles qu'on a fait élever exprès: & tan-
dis que les cérémonies accoutumées fe pratiquent, les domefliques prépa-
rent un repas, qui fert enfuite à régaler toute la compagnie.
Quelquefois après le repas, les parens & les amis ic profternent de nou-
veau en frapant la terre du front devant le tombeau. Ordinairement on fe
contente de fiiire des remercimens. Le fils aîné 5c les autres enfans répon-
dent à leurs honnêtetcz par quelques fignes extérieurs : mais dans un pro-
fond filence. S'il s'agit d'un grand Seigneur, il y a plufieurs appartemens
à fa fépulture, 6c après qu'on y a porté le cercueil, un grand nombre de
parens y demeurent un ou même deux mois, pour y renouveller tous les
jours, avec les enfans du défunt, les marques de leur douleur.
Des Funé- '^"^ funérailles des Chrétiens , on porte la croix fur une grande machi-
railles des ne fort parée, 6c foutenuc de plufieurs perlbnnes, avec les images de la
Chrétiens fainte Vierge, 6c de fiiintMichel, Archange. On verra le détail des autres
de la Chi- cérémonies, dans la defcription que je fais plus bas, de celles qu'on obier-
"^^ va à la mort du P. Verbielt.
l'articula- Celles qui fe firent à l'enterrement du P. Broglio parurent fi magnifiques
"'u* '^j aux Chinois, qu'ils en firent imprimer la defcription. L'Empereur hono-
^'^ ^' " ra fon tombeau d'une épitaphe, 6c pour en faire les frais, il envoya dix piè-
ces de toile blanche pour le deuil, deux cens onces d'argent , avec un Man-
darin , 6c d'autres Officiers pour afllfter de fa part aux obféques.
Le
P. Broglio.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ifi
Le deiiil devient général dans tout l'Empire, quand la mort attaque le Détail des
Trône. Lorique l'Impératrice mère fut enlevée au feu Empereur Canght^ Obféques
le grand deiiil dura cinquante jours. Pendant tout ce tems-la les Tribunaux ^,""^.''"'
furent fermez, 6c l'on ne parla d'aucune aftaire à l'Empereur: les Manda- ^^"^^ "'^^'
rins paflbient tout le jour au palais, uniquement occupez à pleurer, ou à en
faire femblant.-plufieurs y pallbient la nuit affis à l'air pendant le plus grand
froid : les fils mêmes de l'Empereur dormoient au palais , lans quitter leurs
vêtements. Tous les Mandarins à cheval, vêtus de blanc, & fans grande
fuite, allèrent pendant trois jours faire les cérémonies ordinaires devant le
tableau de l'Impératrice défunte. La couleur rouge étoit profcritc : ain-
iî ils portoient le bonnet fans foye rouge, & fans aucun ornement.
Quand on porta le corps de l'Impératrice au lieu de fon dépôt, l'Empe- CoûtHmc
reur voulut qu'on le fît pafler par les portes ordinaires du palais , affeftant a'bolîedanî
de montrer par-là combien il meprifoit les idées fuperftitieuiés des Chinois: cette oc-
car c'eft parmi eux un ufage de faire de nouvelles ouvertures à leurs mai- cafion.
fons, quand on doit tranfporter le corps de leurs parens décédez au lieu de
leur fépulture, &: de les refermer auflî-tôt, afin de s'épargner la douleur que
leur cauferoit le fréquent fouvenir du défunt qui fe renouvelleroit toutes les
fois qu'ils pafTeroient par la même porte où eit pafle le cercueil. Hors delà
ville on bâtit un vafte ôc grand palais tout de nattes neuves, avec les cours,
les falles , ôc les corps de logis , pour y placer le corps , jufqu'à ce qu'on le
portât au lieu de la fépulture Impériale.
Quatre jeunes Demoifelles qui la fervoient avec affeûion pendant fa vie, Demoifcl-
vouloient l'accompagner à la mort, pour lui rendre les mêmes fervices dans '^^ *3"'
l'autre monde: elles avoient pris leurs atours, dans le deflein, félon l'ancien- J-f^mJ],
ne coutume des Tartares, d'aller s'immoler devant le corps de leur mai- devant ion
trèfle: mais l'Empereur, qui défapprouvoit une coutume fi barbare les em- Corps,
pécha d'en venir à l'exécution. Ce Prince à défendu d'obferver déformais dans Coutume
Ion Empire, cette coiitume extravagante qu' avoient les Tartares, de brû- abolie à
1er les richefles, & même quelquefois des domeftiques des grands Seigneurs, '^'^"^ °'^'
lorfqu'on faifoit leurs funérailles en brûlant leurs corps. *^' °°*
Les cérémonies qu'on obferve aux obféques des Grands, ont quelque obféques
chofe de magnifique. On en pourra juger par celles qui fe firent à la mort des
de Tavangye^ frère aîné du feu Empereur C^w^ /;/, aufquelles quelques uns Grands,
de nos Miffionnaires furent obligez d'ailiiler.
Le convoi commença par une troupe de trompettes & de joueurs d'inf- De Ta-
trumens: après quoi venoient deux à deux dans l'ordre fuivant: i"»»! ï'.^"
Dix porteurs de mafles, qui étoient de cuivre doré. particulier.
Quatre parafibls, & quatre dais de drap d'or.
Six chameaux à vuide, avec une peau de zibeline pendue au col.
Six chameaux chargez de tentes 8c d'équipages de chafle, couverts de
grarides houfles rouges , qui traînoient jufqu'à terre.
Six chiens de chaffe menez en lefle.
Qiiatorze chevaux de main fans felle, ayant feulement la bride jaune ôc
la zibeline pendante.
Six
ifi DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite des S^^ autres chevaux , portans de magnifiques valifes pleines des habits
Obiéques qu'on doit brûler.
de Tuvan^ Six autres chevaux, avec des Celles brodées, des étriers dorez, 6cc.
y-' Quinze cavaliers portant des flèches, des arcs, des carquois, 6cc.
Huit hommes portans cliacun à la main une ceinture à la Tartare toute
complette, d'où pendoient des bourfes, chargées de perles.
Dix hommes portans à la main des bonnets de toutes les faifons.
Une chaile découverte, lemblable à celle oîi l'on porte l'Empereur dans
le palais.
Une autre chaife avec des couffins jaunes.
Les deux fils du Prince défunt, appuyez fur des Eunuques, Sc s'efFor-
^ çans de pleurer.
Le cercueil avec fa grande impériale jaune, porté par foixantc ou qua-
tre-vingts hommes, habillez de verd, avec des aigrettes rouges fur leurs
bonnets.
Les yfgo en pelotons , entourez de leurs gens.
Les Regnios^ & autres Princes.
Deux autres cercueils où étoient renfermées deux concubines qui s'é-
toient pendues, pour fervir le Prince dans l'autre monde, comme elles
l'avoient fervi dans celui-ci.
Les Grands de l'Empire.
Les chaifes de la femme du Prince défunt , & des PrincefTes fes
parentes.
Une foule de peuples, de Lamas, de Bonzes fermoient la marche.
Toutes les huit bannières, avec tous les Mandarins, grands & petits,
étoient allées devant, 6c étoient rangées comme en bataille, pour recevoir
le corps à l'entrée du jardin où il devoit être dépofé, jufqu'à ce qu'on eût
conftruit le tombeau du Prince.
Enfin l'on comptoit à cette cérémonie plus de feize mille perfonnes.
Devoirs 8c Les devoirs & les honneurs qu'on rend dans chaque famille aux ancêtres
Honneur^ défunts, ne fe bornent pas au tems du deuil & de leur iepulture. Il y a
aux^AïKê- '^^"^ autres fortes de cérémonies qui doivent s'obferver chaque année à
très de- ' leur égard.
funts. Les premières fe pratiquent dans la falle des ancêtres , à certains mois
Sont de de l'année: car il n'y a point de famille qui n'ait un bâtiment fait exprès ,
deux efpè- pour cette cérémonie. Ce bâtiment fe nomme tfe tang, c'cil-à-dire, la
*^^'" ialle des ancêtres. Là fe rendent toutes les branches d'une même famille.
Première compoféc quelquefois de fept à huit mille perfonnes: car on a vu de ces
' ^^'^^' aficmbléos qui étoient compoices de 87. branches de la même famille.
Alors il n'y a point de dillinétion de rang : l'artifan, le laboureur, le
Mandarin, le Lettré, font confondus enfemble, & ne fe méconnoiflent
point. C'ell l'âge qui régie tout, 6c le plus âgé, quoique le plus pauvre,
aura le premier rang.
Il y a dans cette falle une longue table placée contre la muraille, &
chargée de gradins. On voit lur cette table allez fouvent l'image du
plus
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. i
fî
plus confidérable des ancêtres, ou du moins fôn nom avec les noms des
hommes, des femmes, 6c des enfans de la famille, rangez des deux co-
tez, ôc écrits fur des tablettes, ou petites planches de bois, de la hauteur
d'environ un pied, avec l'âge, la qualité, l'emploi Qc le jour que chacun
d'eux eft décédé.
Tous les parens s'aflemblent dans cette falle au Printems , & quelque- Détail de
fois dans l'Automne: les plus riches font préparer un fcltin: on charge ces Céré-
plufieurs tables d'une quantité de plats de viandes , de ris, de fruits, de "loii'"-
parfums, devin, & de bougies, à peu-près avec les mêmes cérémonies,
que leurs enfans pratiquoicnt a leur égard, lorfqu'ils étoient vivans, & qui
fe pratiquent à l'égard des Mandarins le jour de leur naiflance, ou quand
ils prennent poflelhon de leurs Gouvernemcns. Pour ce qui ell de ceux du
petit peuple, qui n'ont pas le moyen d'avoir un bâtiment delliné à ces
ufages, ils fe contentent de placer le nom des ancêtres les plus proches,
dans l'endroit le plus apparent de leur maifon.
Les autres cérémonies fe pratiquent au moins une fois l'année, au lieu Seconde
même de la fépulture des ancêtres. Comme les tombeaux font hors de la ^fpète.
ville, 6c fouvent dans les montagnes, les enfans s'y rendent avec leurs
parens chaque année, à un certain tems qui fe trouve depuis le commen-
cement d'Avril jufqu'au commencement de May : ils commencent par
arracher les herbes 6c les broflailles qui environnent le fépulchre : après
quoi ils leur donnent des marques de refpeét, de reconnoillance , 6c de
douleur, avec les mêmes cérémonies qu'ils ont obfervées à leur mort:
puis ils mettent fur le tombeau du vin 6c des viandes, qui leur fervent en-
fuite à fe régaler tous enfemble.
On ne peut difconvenir que les Chinois, qui font excelîîfs dans toutes
leurs cérémonies, ne le foient encore plus dans la manière dont ils hono-
rent les défunts : mais c'eft une maxime établie par leurs loix Se par l'u-
fage, qu'il faut rendre à ceux qui font décédez, les mêmes honneurs qu'on
leur rcndoit quand ils étoient vivans.
Dans le livre Lu nyn Confucius dit , qiCil faut rendre les devoirs aux Sentiment
morts ^ comme s'ils étoient pré fens 13 pleins de vie: un de fes difciples expli- °.^*^^"/''-
quant ces paroles, dit que quand fon maître offroit aux morts ce qu'on a Devoirs
coiâtume de leur prcfenter , il le faifoit avec beaucoup d'affcftion : 6c dûs aux
pour s'y porter d'avantage, il s'imaginoit qu'il les voyoit, 6c qu'il les en- Morts.
tendoit : 6c parce qu'il y avoit long-tems qu'ils étoient morts, il fe les rap-
pelloit de tems en tems dans l'efprit.
Dans le livre du Li ki , le fameux Pe hu tung qui vivoit fous l'Emp
ire
Répréfen-
tatioii du
Défunt
dans un
de Han chao^ dit que la raifon pour laquelle on fait ce petit tableau, ell que
l'ame ou l'efprit du mort étant invifible, il faut un objet fenfible, qui
porte un enfant à fe reflouvenir de fes parens, qui puifle arrêter fon cceiu- tableau
ôc fa vue, 6c lui donner de la confolation. Un pcrc étant enterré, il ne
refte plus rien aux enfans qui puifle fixer leurs cœurs : c'eft ce qui les porte
à faire un tableau, pour lui faire honneur.
Les anciens Chinois fe fervoient d'un petit enfant, comme d'une image U'age
Tome IL V vi- ^''" ^
fuj et.
Superche-
rie des
Bonzes au
fujet de
ces Céré-
monies.
if4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
vivante, pour repréfenter le défunt: ceux qui font venus depuis, ont fub-
flitué l'image ou la tablette, pour tenir en quelque forte fii place, èc ils ren-
dent à cette repréfentation les mcines devoirs qu'ils rendroient à leurs ancê-
tres, s'ils étoienten vie: parce qu'il leur eft plus aifé d'avoir cette tablet-
te, que de trouver un entant , toutes les fois qu'ils veulent témoigner à
leurs parens morts, la reconnoilfance qu'ils leur doivent de la vie, des biens,,
ôc de la bonne éducation qu'ils ont reçue d'eux.
Il eft vrai que l'idolâtrie ayant été introduite dans l'Empire, les Bonzes
ou Taofsce, que des vues intéreffëes engageoient à tromper le peuple, ont
mêlé dans ces cérémonies pluficurs pratiques fuperlHtieules, telles que font
celles de brûler du papier doré en forme de monnoye, & même des étoffes
de foye blanche, comme fi ces chofes pouvoient leur fervir dans l'autre
monde: de prêcher que les âmes fe trouvent fur les tablettes où leurs noms
font écrits, 6c qu'elles fe repaiffentdcla fumée des viandes & des parfums
qu'on brûle. ,
Ces coutumes ridicules font très-éloignées<le la véritable doétrine Chi-
noife, 6c n'ont de force que parmi une troupe ignorante qui fuit ces fortes
de fedes: 6c même quoique ces Bonzes ayent introduit leurs fuperflitions
particulières, ils ne laiflent p.as de regarder toujours les anciennes cérémo-
nies, comme autant de marques du refpedt filial, que les enfans doivent à
leurs parens défunts.
•*'»&**4&€>'^^^*4&'3t:i&**^*>*^&*:î&^*>******-*&******-^»&
Des Pit/om ou l'on renferme les Criminels
châîtmens dont on les punit.
Êf des
Des Pri-
ions.
Des Pro-
cédures
Criminel*
les.
Quoique la Juftice de la Chine nous paroiffe lente, par les longues pro-
cédures qu'elle obferve, pour ne pas priver mal-à-propos les hom-
mes d'un bien auffi confidérable que la vie 6c l'honneur, elle ne laif-
fe pas de punir févérement les criminels , 6c de proportionner la peine à
rénormité des crimes.
Les aflfiiircs criminelles paffent le plus fouvent par cinq ou fix Tribu-
naux, avant qu'on en vienne à une fentence décifîve: ces Tribunaux font
fubordonnez les uns aux autres, 6c ont droit de revoir tous les procès, 6c
de faire des informations exaftes fur la vie 6c les mceui-s des accuiateurs
ôc des témoins , aufli bien que fur les crimes des perfonnes qu'ils doivent
juger.
Cette lenteur dans les procédures efb favorable aux accufez , en ce qu'il
eft rare que l'innocence l'oit opprimée , mais auffi elle les fait refter long-
tems dans les prifons. Ces pril'ons n'ont ni l'horreur, ni la falleté des pri-
fons d'Europe, 6c elles font beaucoup plus commodes 6c plus fpacieulés:
elles font bâties de la même force prefque dans tout l'Empire, 6c fîtuées
dans des lieux peu éloignez de leurs Tribunaux.
Quand
ET DE LA TARTARIE CHINOISE,
iff
Qiiand on eft entré par la première porte qui donne fur la rue, on mar-
che dans une allée qui conduit à une féconde porte, par oii l'on entre dans
une bailé cour , qu'on traverfe pour arriver à une troifiéme porte, qui efl
le logement des Geôliers. Dc-là on entre dans une grande cour quarrée.
Aux quatre côtés de cette cour font les chambres des prifonniers, élevées
fur degrofles colomnes de bois, qui forment une efpéce de galerie. Aux
quatre coins font des prifons fécrettes , oii l'on renferme les fcélérats : il ne
leur eft pas libre de Ibrtir pendant le jour, ni de s'entretenir dans la cour,
comme on le permet quelquefois aux autres prifonniers. Cependant avec de
l'argent, ils peuvent obtenir pour quelques heures cet adouciflement : mais
on a la précaution de les retenir pendant la nuit arrêtez par de groflcs chaî-
nes, dont on leur lie les mains, les pieds, & le milieu du corps: ces chaî-
nes leur preflent les flancs, & les ferrent de telle forte, qu'à peine peuvent-
ils fe remuer. Quelque argent donné encore à propos, peut être auflî un
moyen d'adoucir la févérité des Geôliers, 6c de rendre leurs fers plus fup-
por tables.
Pour ce qui eft de ceux dont les fautes ne font pas confidérables , Se qui
ont la liberté pendant le jour de fe promener, 6c de prendre l'air dans les
cours de la prifon, on les alTemble tous les foirs, on les appelle l'un après
l'autre, 6c on les enferme dans une grande falle obfcure: ou bien dans leurs
petites chambres , quand ils en ont loué pour être logez plus commo-
dément.
Une Sentinelle veille toute la nuit, pour tenir tous les prifonniers dans un
profond filence , Se fi l'on entendoit le moindre bruit, ou fi lu lampe qui
doit être allumée, venoit à s'éteindre, onavertiroit auflitôt les Geôliers
pour remédier au défordre.
D'autres font chargés de faire continuellement la ronde, 6c il eft difficile
qu'aucun des prifonniers s'expofe à tenter des moyens de s'évader, par-
ce qu'aulîîtôc il feroit découvert, Se ne manqueroit pas d'être févérement
puni par le Mandarin , qui vifite très-iouvent les prifons, 6c qui doit être
toujours en état d'en rendre compte: car s'il y a des malades, il en doit ré-
pondre: c'eft à lui de faire venir les Médecins , de faire fournir les remèdes
aux frais de l'Empereur, 6c d'apporter tous fes foins pour rétablir leur fanté.
On eft obligé d'avertir l'Empereur de tous ceux qui y meurent, 6c fou-
vent Sa Majefté ordonne aux Mandarins fupérieurs, d'examiner fi le Man-
daiùn de la Juftice Subalterne a fixit fon devoir.
C'eft dans ces tems de vifite que ceux qui font coupables de quelque cri-
me qui mérite la mort, paroiflent avec un air trifte, un vifage hâve èc dé-
figuré, la tête panchée , Se les pieds chancellans: ils tâchent par-là d'ex-
citer la compaffion , mais fort inutilement : car ce n'eft pas feulement pour
s'alTûrer de leurs perfonnes qu'on les retient en prifon, mais en partie
pour les mattcr, Se leur faire fubir un commencement de la peine qu'ils
méritent.
Il y a de grandes prifons comme celles de la Cour Souveraine de Peti.[^,
où l'on permet aux marchands 6c aux ouvriers, tels que font les tailleurs,
V z les
Detrip-
tion des
Prifons.
Des Pri-
fonniers.
Police d.ins
les rdlbns.
Delà Vi?i-
lance né-
celîflire au
Mandarin
de Juftice.
DiverHté
ikPnfons.
Prifon des
Femmes.
Coutume
denepoint
fortir un
Prifonnier
mort par la
porte delà
prifon.
Urage des
Perionnes
de rang à
cette occa-
flon.
De la Pu.
mition.
Partiliérc-
ment de
la Bafton-
iiade.
Du Pan
>i«ou Inf-
irument
ëe correc-
tion.
De la ma
niera de
donner la
Baftonna-
xj-d DESCRIPTION DE L'EMPIRE DELA CHINE,
les bouchers, les marchands de ris 8c d'herbes, 8cc. d'entrer dans les pri-
ions pour le iervice ik la commodiré de ceux qui y font détenus. Il y a
même des cuifiniers qui apprêtent a manger, Se tout s'y fait avec un grand
ordre par la vigilance des Officiers.
La prifon des femmes ell fcparée de celle des hommes : on ne leur peuc
parler que par une grille, ou par le tour qui fert à leur fournir leurs befoins :
mais il ell très-rare qu'aucun homme en approche.
Il y a encore quelques endroits, oii, loriqu'un prifonnier vient à mou-
rir, on ne permet pas de faire palier ion cadavre par la porte ordinaire de la
prifon, mais par une ouverture qu'on a foin de pratiquer au mur de la pre-
mière cour, & qui ne fert qu'au palTlige des morts.
Les pcrfonnes d'un certain rang, qui fe trouvent dans la prifon en dan-
ger de mort, demandent en grâce d'en fortir avant qu'elles expirent, pour
que leurs corps ne partent pas par cette ouverture , ce qu'elles regardent
comme une tache infamante: aufli la plus affreufe imprécation qu'un Chi-
nois puille faire contre celui à qui il fouhaite du mal , c'ell de lui dire : Puif-»
fes-tu être traîné par le trou de la prifon.
Il n'y a point de fautes impunies à la Chine: tout efl déterminé : la baf-
tonnadc ell le châtiment ordinaire pour les fautes les plus légères. Le nom-
bre des coups eil; plus ou moins grand , félon la qualité de la faute: c'elt la
peine dont les Officiers de guerre puniflent quelquefois fur le champ les-
Ibldats Chinois, mis en fentinelle toutes les nuits dans les rues £c les pla-
ces publiques des grandes villes , quand on les trouve endormis.
Quand le nombre des coups ne pafle pas vingt, c'ell une corre£tion pa-
ternelle, qui n'a rien d'infamant, & l'Empereur la fait quelquefois donner
à des perfonnes de grande confidération , 8c enfuite les voit ,. 6c les traitte
ce-mme à l'ordinaire.
Il faut très-peu de chofe pour être ainfi paternellement châtié: ^voir
volé une bagatelle, s'être emporté de paroles, avoir donné quelques coups
de poing: ii cela va jufqu'au Mandarin, il faitjoiier auffi-tôt le Pan tsèe:
c'elt ainfi que s'appelle l'inllrument dont on bat les coupables. Après avoir
fubi le châtiment, ils doivent fe mettre à genoux devant le Juge, fe cour-
ber trois fois jufqu'à terre, & le remercier du loin qu'il prend de leur édu-
cation.
Ce Pan tsée efi: une grofle canne fendue , à demi platte , de quel-
ques pieds de longueur : elle a par le bas la largeur de la main, & par le
haut elle ell polie & déliée, afin qu'elle foit plus ailëe à empoigner: elle eft
de bambou, qui eft un bois dur, maffif, & pcfant.
Lorfque le Mandarin tient fon audience , il ell afiîs gravement devant
une table, fur laquelle eft un étui rempli de petits bâtons longs de plus d'un
demi-pied , 8c larges de deux doigts : plufieurs Eftafiers armez de
Pan tsee l'environnent : au figne qu'il donne en tirant 8c jettant ces bâtons,
on faifit le coupable, on l'étend ventre contre terre, on lui abaifle le haut
de chaudes jufqu'aux talons , 8c autant de petits oJtons que le Mandarin
îire de fon étui , 8c qu'il a jette parterre, autant d"Eftafi.ers fe fuccédent^
qui
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. if7
qui appliquent les uns après les autres chacun cinq coups du Pan tsce fur la
chair nue du coupable. On change d'Exécuteur de cinq coups en cinq
coups, ou plutôt deux Exécuteurs frappent alternativement chacun cinq
coups, afin qu'ils foicnt plus pci'ans, &: que le châtiment foit plus rude.
Il ell néanmoins à remarquer que quatre Coups font toujours réputez
pour cinq, & c'eft ce qui s'appelle la grâce de l'Empereur, qui comme
père, par compaffion pour fon peuple, diminue toujours quelque choie de
la peine. Il y a un moyen de l'adoucir , c'ell de gagner par argent ceux
qui frappent : ils ont l'art de fe ménager de telle lorte, que les coups ne Exemple
portent que légèrement , Se que le châtiment devient prefque infenfible. y'"^"^^"^'
Un jeune Chinois ayant vu ion pcre condamné à cette peine, & prêt à la Piété fi-
fouffrir , fe jetta fur lui pour recevoir les coups, & toucha il fort le Juge liak.
par cette aélion de piété, qu'il fit grâce au père, en confidérarion du fils.
Ce n'ell pas feulement dans fon Tribunal, qu'un Mandarin a le pouvoir
de faire donner la bailonnade: il a le même droit en quelque endroit qu'il
fe trouve , même hors de fon dilbift : c'eit pourquoi quand il fort , il a
toujours dans fon cortège des Officiers de Juftice , qui portent des Pan
îs'ée.
Pour un homme du peuple, il fuffit de n'avoir pas mis pied à terre à fon
paflage , fi l'on eft à cheval : ou d'avoir traverlé la rué en fa préfence,
pour recevoir cinq ou dix coups de bâtons par fon ordre : l'exécution elt
fi prompte , qu'elle eft fouvent faite avant que ceux qui font préfens s'en
foient prefque apperçus. Les maîtres ufent du même châtiment à l'égard
de leurs difciples, les percs à l'égard de leurs enfans, 6c les Seigneurs pour
punir leurs domeftiques , avec cette différence que le Pan ts'ée eft moins
long & moins large.
Un autre châtiment moins douloureux, mais plus infamant, eft une J^elaC<j)>
efpèce de carcan auquel on attache le coupable, & que les Portugais ont ^clr'ca».
appelle la Gangue. Cette Cangue eft compofée de deux morceaux de bois
échancrez au milieu , pour y iniércr le col du coupable: dés qu'il y a été
condamné par le Mandarin , on prend ces deux morceaux de bois, on les
pofe fur fes épaules , 6c on les unit enfemble , de manière qu'il n'y a de
place vuide que pour le col. Alors le patient ne peut ni voir les pieds, ni
porter la fnain à la bouche, 6c il a belbin du fecours de quelqu'un pour lui
donner à manger. Il porte nuit Se jour ce défagréable fiirdeau, qui eft ou
plus péfant, ou plus léger, félon la griéveté ou la légèreté de la faute que
l'on punit.
Il y a de ces Cangues qui péfent jufqu'à deux cens livres, ^ qui de leur Sa Péfenh
poids accablent le criminel, de forte que quelquefois le chagrin , la confu- '^"'■•
lion, la douleur, le défaut de nourriture 6c defommeil, lui caufent la
mort. On en voit de trois pieds en quarré, 6c d'un bois épais de cinq ou
Cx pouces. Les ordinaires pèlent cinquante à foixante hvres.
Les patients ne laifient pas de trouver diff"érens moyens d'adoucir ce fup- Moyen»
plice :les uns marchent accompagnez de leurs parens ou de leurs amis ,.qur ^^^''§""'5.^
ioulévent la Cangue par les quatre coins, afin qu'elle ne porte pas fur les •• ^"
V 5 cpaa-
plicc
Du Lieu
où on ex-
pofe le
Patient.
De l-Ebr-
tiffsmenc
du Patient.
Bonzeffe
punie de la
Cangue.
Four quel
tojet.
EU déli-
vrée de Ton
Supplice,
& à quel
prix.
ij-8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
épaules : d'autres l'appuyent fur une table, ou fur un banc : d'autres fonc
£iire une chaife où ils font allîs entre quatre colomnes d'une égale hauteur
qui lupportent la Cangue. Il y en a qui fe couchent fur le ventre, 5c qui
fe fervent du trou où leur tête elt paflée, comme d'une fenêtre, par laquel-
le ils regardent effrontément tout ce qui fe fait dans la rué.
Lorlqu'en préiénce du Mandarin on a réuni les deux pièces de bois au
col du coupable , on colle dcflus à droite & à gauche deux longues bandes
de papier larges de quatre doigts , aulquelles on applique une efpéce de
fçeau, afin que les deux pièces qui forment la Cangue , ne puifTent pas fe
feparer fans qu'on s'en appercoive. Puis on y écrit en gros caraéteres le
crime pour lequel le coupable ell puni, & le tems que doit durer le châti-
ment: par exemple, c'ell: un voleur, c'eft un brouillon 6c un féditieux,
c'eft un perturbateur du repos des familles, c'ell un joueur, 6cc. il portera
la Cangue durant trois mois en tel endroit.
Le lieu où on les expofe, ell: d'ordinaire, ou la porte d'un temple cé-
lèbre par le concours des peuples, ou un carrefour fort fréquente, ou la
porte de la ville, ou une place publique, ou même la première porte du
Tribunal du Mandarin.
Quand le tems de la punition eft écoulé, les Officiers du Tribunal repré-
fentent le coupable au Mandarin, qui après l'avoir exhorté à fe corriger,
le délivre de la Cangue, & pour le congédier, lui fait donner une vingtaine
de coups de bâtons: car c'eil l'ufage aifez ordinaire de la Juftice Chinoife,
de ne point impoiér de peine, à la réferve des amendes pécuniaires, qui ne
foit précédée & fuivie de la ballonnade: de iorte qu'on peut dire que le
Gouverncnient Chinois ne fubfirte gueres que par l'exercice du bâton.
Ce châtiment eft plus commun pour les hommes que pour les femmes;
cependant un ancien MiiTionnaire * qui vifîtoit un Mandarin d'une ville
du premier ordre, trouva près de fon Tribunal une femme portant la
Cangue: c'étoit une BonzelTe, c'elt-à-dire , une de ces filles qui vivent
en communauté dans une efpéce de Monallerc , dont l'entrée ell interdite
à tout le monde: qui s'y occupent du culte des idoles 6c du travail : qui
ne gardent point de clôture, mais qui néanmoins ibnt obligées de vivre
dans la continence, tandis qu'elle demeurent dans le monallere.
Cette- Bonzefle ayant été acculée d'avoir eu un enfant d'un commerce
illégitime, le Mandarin fur la plainte qu'on lui porta, la fit comparoître à
fon Tribunal, 8c après lui avoir fait une févére réprimande, il lui dit que
puifqu'cllc avoit de la peine à garder la continence, il falloit qu'elle quittât
le monallere, 6c qu'elle fe mariât: cependant pour la châtier, il la con-
damna à porter la Cangue: on y écrivit fi faute, 6c on ajouta que fi quel-
qu'un vouloir fe marier avec elle, le Mandarin lalivreroit, 6c donneroit
une once 6c demie d'argent pour les frais du mariage. Cette ibmme vaut
à peuprès fept livres dix fols de notre monnoye: cinquante lois dévoient
être employez à louer une chaife, 6c à payer les Joueurs d'inllrumens: les
cinq livres de furplus étoient deilinées aux frais du feftin qu'on feroit avec
les
* Le P. Contancin.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. jfç
les voifins le jour des noces. Elle ne fut pas longtems fans trouver un mari
qui la demanda au Mandarin, èc à qui elle fut accordée.
Outre le châtiment de hi Gangue^ il y a encore d'autres peines qu'on im- Des autres
pofe pour des fautes légères. Le même Millionnaire entrant dans la fecon- 'ortes de
de cour du même Tribunal, y trouva de jeunes gens à genoux: les uns P"nit"jns.
portoient fur la tête une pierre qui pefoit bien fept à huit livres: d'autres
tenoient un livre à la main , & le lifoient avec application.
Parmi ceux-ci étoit un jeune homme marié d'environ trente ans, qui ai- Pour le
moit le jeu à l'excès : il y avoit perdu une partie de l'argent que fon pcre J^"*
lui avoit fourni pour ibn petit commerce: exhortations, réprimandes, me-
naces, rien n'avoit pu le guérir de la paffion du jeu. Son père qui vouloic
le coriger d'une inclination II pernicieufe à fes intérêts, le conduifit au
Tribunal du Mandarin.
Le Mandarin homme d'honneur oc de probité, admit la plainte du pè-
re : il fit approcher le jeune homme, & après l'avoir réprimandé d'un ton
févére, £c lui avoir fait une indruftion pathétique fur la foumlflîon Se la do-
cilité, il étoit fur le point de lui fuie donner la ballonnade, lorfque fa mcre
entrant tout-à-coup, fe jetta aux pieds du Mandarin, & lui demanda les lar-
mes aux yeux la grâce de fon fils.
Le Mandarin fe laiffii attendrir, 6c s'étant fait apporter un livre compo-
fé par l'Empereur, pour l'inllrudion de l'Empire, il l'ouvrit 6c choîfit
l'article qui concernoit l'obéifTance filiale. „ Vous me promettez , djt-il
^ au jeune homme, de renoncer au jeu, 6c de vous rendre docile aux'vo-
„ lontez de votre père: je vous pardonne pour cette fois: allez vous met-
„ tre à genoux dans la gallerie à côté de la falle d'audience, apprenez par
„ cœur cet article de l'obéiflance filiale : vous ne fortirez point du Tribu-
„ nal que vous ne l'ayez recité, & que vous n'ayez promis de l'obferver le
„ relie de votre vie. „ Cet ordre fut exécuté à la lettre : le jeune hom-
me relia trois jours dans la galerie , apprit l'article , Se fut congé-
dié.
Il y a certains crimes pour lefquels on condamne les coupables à être DelaMar-
marquez fur les deux joues, 6c la marque qu'on leur imprime, eft un cai-ac- que Jurles
tere Chinois qui indique leur crime. Il y en a d'autres pour lefquels on con- J°"^^*
damne, ou au banniflement, ou à tirer des barques Royales : cette fervitu-
de ne dure gueres plus de trois ans.
Pour ce qui eft du banniflement, il eft fouvent perpétuel, fur tout 11 du Ban-
c'eft en Tartarie qu'on exile: mais avant le départ, on ne manque jamais niffement;
de donner la baftonnadc : le nombre des coups eft proportionné à la faute
qui a mérité cette peine.
Ils ont trois manières différentes d'exécuter à mort, ceux dont les cri- Des diffé-
mes ont mérité ce fupplice. rentes ma-
La première qui eft la plus douce, eft de les étrangler, cc c'eft le fup-
plice dont on punit les crimes moins griefs qui méritent la mort. C'eft
ainfi qu'on punit un homme , qui en fe battant auroit tué fon adver-
faire.
La
nieres
d'éxécutej
à moitv
Du Déco-
Icment.
Des diver-
fes maDié-
res dé-
trangler.
Prélimi-
naires de
l'exécu-
tion.
De In ma
n'é e de
tivcs des
Criminels.
Haché en
dix mille
pièces :
Supplice
ancien des
Chinois.
Delà Sen-
rcnce Je
mort.
160 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
La féconde efl de trancher la tête, 6c c'eft par ce fupplice qu'on punit
les crimes qui ont quelque chofe d'énorme, tel que feroit un aflailinat: cet-
te mort el^ regardée comme plus honteulé , parce que la tête qui eft la
principale partie de l'homme, clt féparée du corps, Se qu'en mourant il
ne conlerve pas l'on corps aufll entier qu'il l'a reçu de lés parens.
Dans quelques endroits on étrangle avec une efpèce d'arc, dont on pafle
la corde au col du criminel qui eil à genoux : on tire l'arc, 6c par ce moyen
on lui ferre le gôfier, ôc en lui ôtant la refpiration, on l'étouffé: en d'au-
tres endroits on met une corde longue de fept à huit pieds au col du cou-
pable, en y faifant un nœud coulant. Deux valets du Tribunal la tirent
fortement chacun de leur côté : un moment après ils la lâchent tout-à-coup,
puis ils la tirent encore comme ils avoient fait d'abord , 6c à ce fécond
coup, ils font iurs que le criminel eft mort.
Les peribnnes d'un rang un peu diftingué qui font condamnez à mort,
font toujours portez au lieu du fupplice, dans des chaifes, ou dans des cha-
rettes couvertes. Lorfqu'un criminel doit être condamné à mort, le Man-
darin le fait tirer de prifon 6c conduire à fon Tribunal, où ordinairement
on a préparé un petit repas. Au moins avant que de lui lire fa lentence, on
ne manque gueres à lui préfenter du vin, ce qui s'appelle Tçi feng. Ce mot
de Tçi eft le même, que celui dont on fe fert, lorqu'on offre quelque cho-
fe aux ancêtres. Enfuite on lui lit fi fentence.
Le criminel qui fe voit condamné à mort, éclate quelquefois en injures
6c en reproches contre ceux qui l'ont condamné. Quand cela arrive, le
Mandarin écoute à la vérité ces inventives avec patience 6c compaftîon*:
mais on lui met un bâillon dans la bouche, 6c on le conduit au fupplice:
on en voit quelquefois qui font conduits à pied , qui vont en chantant au
lieu de l'exécution, £c boivent gayement le vin que leur préfentent leurs
amis, qui les attendent au paifage, pour leur donner cette dernière mar-
que d'amitié.
Il y a un autre genre de' mort très-cruelle , dont on a puni autrefois les
révoltez 6c les criminels de lèze Majefté: c'eft ce qu'ils appelloient être
haché en dix mille pièces. L'Exécuteur attachoit le criminel à un poteau,
il lui cernoit la tête, 6c en arrachant la peau de force, il l'abbattpit fur fes
yeux : eniuite il lui déchiquetoit toutes les parties du corps qu'il coupoit en
plufieurs morceaux , 6c après s'être laffé dans ce barbare exercice, il l'aban-
qonnoit à l.i cruauté de la populace 6c des ipéèlateurs.
C'eft ce qui s'eft pratiqué en certaines occafions fous Je régne de quelques
Empereurs, qui font regardez comme barbares. Car ielon les loix, ce
troifième fupplice confifte à couper le corps du criminel en plufieurs mor-
ceaux, à lui ouvrir le ventre, 6c à jetter le corps ou dans la rivière, ou
dans une foffe commune pour les grands criminels.
A la rcferve de certains cas extraordinaires, qui font marquez dans le
corps des loix Chinoifes, ou pour lefquels l'Empereur permet d'exécuter
fur le champ, nul Mandarin, nul Tribunal fupérieur ne peut prononcer dé-
finitivement un arrêt de mort. Tous les jugemens de crimes dignes de
mort
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. t6t ■
mort doivent être examinez, décidez, & foufcrits par l'Empereur, Les
Mandarins envoycnt en Cour l'inih-udion du procès, ôc leur decifion, mar-
quant l'article de la loi qui les a déterminez à prononcer de la forte : par
exemple, un tel eft coupable de crime: la loi porte qu'on étranglera ceux
qui en font convaincus : ainfi je condamne un tel à être étranglé.
Ces informations étant arrivées à la Cour, le Tribunal fupérieur des af- '^o'^,^"'=
faires criminelles examine le fait, les circonllances , 6c la décilion : fi le fait lEmpe-"
n'eft pas clairement expofé, ou que le Tribunal ait befoia de nouvelles in- reur.
formations, il préfente un mémorial à l'Empereur, qui contient l'expofé
du crime 6c la decifion du Mandarin inférieur, 6c il ajoute: „pour juger Formule i
fainement, il paroît qu'il faut être inftruit de telle circonllance: ainfi '^^ f^j^t»
„ nous opinons à renvoyer l'affaire à tel Mandarin, afin qu'il nous donne
les éclairciflemens que nous fouhaitons.
L'Empereur ordonne ce qu'il lui plait : mais fa clémence le porte tou- pes Pro-
jours à renvoyer l'affaire, afin que quand il s'agit de la vie d'un homme, cédures
on ne décide point légèrement, 6c fans avoir les preuves les plus couvain- çrimind-
cantes. Lorfque le Tribunal fupérieur à reçu les informations qu'il deman-
doit, il préfente de nouveau fa délibération à l'Empereur.
Alors l'Empereur foufcrit à la délibération du Tribunal, ou bien il di-
minue la rigueur du châtiment: quelquefois même il renvoyé le mémorial
en écrivant ces paroles de fa main : „ Que le Tribunal délibère encore fur
j, cette affaire, 6c me fafTe fon rapport. ,, On apporte à la Chine l'at-
tention la plus fcrupulcufe, quand il s'agit de condamner un homme à la
mort.
L'Empereur régnant ordonna en lyif . que dans la fuite on ne puniroit
perfonne du fupplice de mort , que fon procès ne lui fût préfenté trois fois.
Conformément à cet ordre , le Tribunal des crimes tint la conduite fuivan-
te. Quelque tems avant le jour déterminé, il fit tranfcrire dans un livre
toutes les informations , qui pendant le cours de l'année lui avoient été en-
voyées desjuftices fubalternes: on y joignit le jugement que chaque Jufli-
ce avoit porté , 6c celui du Tribunal de la Cour.
Ce Tribunal s'afiembla enfuite pour lire, revoir, corriger, ajouter, re-
trancher, ce qu'il jngeroit à propos. Après quoi il en fit tirer deux copies
au net: l'une qu'il préfenta à l'Empereur, afin que ce Prince pût la lire 6c
l'examiner en particulier : l'autre qu'il garda pour la lire en préfence de
tous les principaux Officiers des Tribunaux fouverains, èc la réformer fé-
lon leurs avis.
Ainfi à la Chine on accorde à l'homme le plus vil 8c le plus mifé- Réflexions
rable, ce qui ne s'accorde en Europe comme un grand privilège, qu'aux .* '^""^ ^""
perfonnes les plus diftinguées , c'ell - à - dire , le droit de n'être jugé ^^^'
& condamné que par toutes les Chambres du Parlement afTemblées en
corçs.
Cette féconde copie ayant été examinée 6c corrigée , on la préfenta à
l'Empereur, puis l'on en tira quatre- vingt dix-huit copies en langue Tarta-
re, ôc quatre-vingt dix-fept en langue Chinoife. Toutes ces copies fe re-
Tome IL X nji-
Formu'e
de Senten-
ce de
mort.
Delà
Queliion
des crimi-
nels.
De rOr-
dinaire.
Remèdes
contre la
douleur de
la Quei"-
tion.
De l'Ex-
traordinii-
re.
Supplice
ancien
nomnaé
Pao io.
152 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
mirent entre les mains de Sa Majcfté , qui les donna encore à examiner
aux plus habiles Officiers , foit Tartares , foit Chinois qui étoient .à
Peking. ■
Lorfque le crime efl fort énorme , l'Empereur en foufcrivant à la mort
du criminel, ajoute: Aujfitôt qu'on aura reçu cet ordre .^ qu'on V exécute fans
aucun délai. Pour ce qui eft des crimes de mort qui n'ont rien d'extraordi-
naire, l'Empereur écrit au bas de la fcntence ; ^ifon retienne le criminel en
p-ifon , y qu'on l'exécute au îems de l'Automne. 11 y a un jour fixé dans
l'Automne, pour exécuter à mort tous les criminels.
La queftion ordinaire qui ell en ufage à la Chine, pour tirer la vérité de
la bouche des criminels, cft douloureule Se très-fenfible: elle fe donne aux
pieds ou aux mains : on le fert pour les pieds d'un inftrument qui confille
en trois bois croifez , dont celui du milieu eil fixe , & les deux autres fe
tournent 6c fe remuent: on met les pieds du patient dans cette machine, ôc
on les y ferre avec tant de violence , que la cheville du pied s'applatit.
Qiiand on la donne aux mains , c'eit par le moyen de petits bois , qu'on
inlére entre les doigts du coupable , on les lie très-étroitement avec
des cordes , & on les laifTe pendant quelque teras dans cette torture.
Les Chinois ont des remèdes pour diminuer, ôc même pour amortir le
fenSment de la douleur: après la queftion ils en ont d'autres, qu'ils emplo-
yent pour guérir le patient, lequel en effet par leur moyen recouvre, quel-
quefois même en peu de jours , le premier ufage de fes jambes.
De la queftion ordinaire on pafle à l'extraordinaire, qui fe donne pour les
grands crimes, & fur tout pour ceux de lèze Majefté, afin de découvrir les
complices, quand le crime eft avéré. Elle confifte à faire de légères tailla-
des fur le corps du criminel , 6c à lui enlever la peau par bandes en forme
d'aiguillctes.
Voilà toutes les efpèces de châtimens , que les loix Chinoifes pref-
crivent pour la punition des crimes. Il y a, comme je l'ai dit, quelques
Empereurs qui en ont fait fouffrir de beaucoup plus cruels: mais ils font
dcteftez de la nation , 6c regardez comme des tyrans. Tel fut l'Em-
pereur Tcheou., dont on lit les horribles cruautez dans les annales de
l'Empire.
Ce Prince, à l'inftigation de T'a kia l'une de fes concubines , dont il étoit
éperduëment amoureux, inventa un nouveau genre de fupplice nommé Pao
lo: c'étoit une colomne de bronze haute de vingt coudées 6c large de huit,
creufée en dedans comme le taureau de Phalaris, 6c ouverte en trois en-
droits pour y mettre du feu: on y attachoit les criminels , 6c on la leur fai-
foit embrafler des bras 6;: des jambes: enfuite on alhimoit un grand feu en
dedans, 6c on les fixifoit ainfî rôtir jufqu'à ce qu'ils fuflent réduits en cen-
dre en préfence de cette femme impudique, qui fe faifoit un fpedacle agréa-
ble d'un fi épouvcntable fupplice.
A
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
16}
De l'Abondance qui régne à la Chine»
N peut dire fans craindre de trop s'avancer , que la Chine eft une
des plus fertiles portions de l'univers, comme elle en eft une des plus
vaîïes 5c des plus belles : une feule de ces provinces pourroit faire un Etat
confidérable, & flatter l'ambition d'un Prince. Il n'y a prefque rien dans
les autres pays qui ne fe trouve à la Chine, 6c il y a une infinité de chofes
qu'on chercheroit vainement ailleurs.
Cette abondance doit être attribuée, 8c à la profondeur des terres, ôc à
l'induftrie laborieufe de ces peuples, 8c à la quantité de lacs , de fleuves,
de rivières, 8c de canaux , dont tout le pays eil arroie. Il n'y a gueres
de villes dans les provinces du Midi, ni même de Bourgs, où l'on ne puif-
fe aller en bateau, parce que par-tout il y a des rivières ou des canaux.
Le ris fe féme en quelques provinces deux fois l'année : il eft bien meilleur
3ue celui qui croît en Europe : la terre y produit plufieurs autres efpèces
e grains, telles que font le froment, l'orge, diverfes fortes de millets ,%es
fèves, les pois toujours verds,les pois noirs 8c jaunes, dont on fe fert,au lieu
d'avoine, pour engraifler les chevaux: mais dans les parties Méridionales,
on fait moins de cas de tous ces grains que du ris , qui y eft la nourri-
ture ordinaire: car dans les parties Septentrionales on fe nourrit fur-tout de
froment.
Parmi les animaux que l'on mange en Europe, 8c dont les Chinois tous
les jours font ufage, fur-tout les gens riches, qui ont loin de le bien réga-
ler, la chair de cochon eft, félon leur goût, la viande la plus délicieulc :
ils la préfèrent à toute autre, 8c elle fait comme la bâfe de leurs repas. Il
y a peu de maifons où l'on n'en nourrifte, 8c où on ne les engraifle: aufîî
en mangent-ils toute l'année. Il faut avouer qu'elle a bien meilleur goût
qu'en Europe , 8c d'ailleurs fa chair eft faine 8c n'eft nullement indigefte :
c'eft un excellent manger qu'un jambon de la Chine.
La chair des Jumens fauvages eft auffi fort eftimée : outre le gibier, les
volatiles, 8c autres animaux que nous avons en quantité, les nerfs de cerfs,
8c les nids d'oyfeaux , dont j'ai déjà parlé*, les pattes d'ours, 8c les pieds de
divers animaux fauvages , qui leur viennent falez de Siam , de Cam-
boye, ^ de la Tartarie , font les délices de la table des grands Sei-
gneurs.
Le peuple s'accommode fort de la chair des chevaux, 8c des chiens,
quoique morts de vieilleflé, ou de maladie : il n'a pas même de répug-
nance à manger celle des chats, des rats, 8c d'autres pareils animaux,
qui fc vend dans les rues. C'eft un divertiflement allez agréable, de
voir
• Voyés cy devant page ii8.
X z-
Abondan-
ce de k
Chine.
A quoi
attibuée.
Des Ani-
maux.
Eftime
qu'on y
fait du
Cochon.
Des Ju-
ments.
Des Nids
d'Oifeaur.
Des Pattes
d'Ours.
Des Rits.
Des Che-
vaux.
154 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
voir les bouchers , lorfqu'ils portent de la chair de chien en quelque
Mufique Heu, ou quand ils vont chargez de cinq ou fix chiens pour les tuer. Tous
de Ch'.ens. j^^ chiens attirez par les cris de ceux qu'on va tuer, ou par l'odeur de ceux
qu'on a déjà tuez, fe jettent en troupes fur les bouchers , qui font obligez
de marcher toujours armez d'un long bâton, ou d'un long fouet pour fe dé-
fendre de leurs infultes : êc de fe tenir en des lieux fermez , pour exercer
paifiblement leur métier.
Des Oi- Outre les oifeaux domeftiques , ils trouvent encore fur leui-s rivières
féaux. ^ j-^jj. jgyj.^ |,^çj quantité d'oyfeaux de rivière , èc principalement de
Manière canards fauvages. La manière dont ils les prennent, mérite d'être rap-
de prendre portée: ils fe mettent la tête dans de grofles citrouilles féches, où il y a
les Canars ^ug^que^ j-j-qus pourvoir 6c pour refpirer,puis ils marchent nudsdans l'eau,
fauvages. ^^ j^.^^ .^^ nagent fans rien faire paroitre au dehors, que la tête couverte
de la cicroiiille. Les canards accoutumez à voir de ces cicroiiilles flottan-
tes, autour defquelles ils fe jouent, s'en approchent f;;ns crainte, 6c le
chafleur les tirant par les pieds dans l'eau pour les empêcher de crier, leur.
tord le col , 6c les attache à fa ceinture. Il ne quitte point cet exercice ,
qu'il n'en ait pris un grand nombre.
Du Gibier. Le gibier y foifonne : on voit à Pek'tng pendant l'Hyver dans diverfês
places, plufieurs monceaux de diverfês fortes d'animaux , volatiles, terref-
tres. Se aquatiques , durcis par le froid , & exempts de toute corruption ;
on y voit une quantité prodigieufe de cerfs , de dains , de fangliers, de
chèvres , d'élans , de lièvres , de lapins , d'écureuils , de chats ôc de
rats fauvages', d'oyes , de canards , de poules de bois, de perdrix , de
faifans, de cailles, ôc plufieurs autres animaux qui ne fe trouvent point en
Europe, 6c qui fe vendent à très-grand marché.
Des Pûif- Les rivières, les lacs, les étangs, & même les canaux dont toute' la
fon:. Chine eft arrofée , font remplis de toute forte de poiffons. On en trouve
un grand nombre jufques dans les foflez , qu'ils ont foin de pratiquer au
milieu des campagnes, pour y conferver de l'eau, dont le ris a un continuel
befoin.
^ Des bateaux pleins de l'eau où fe trouve de la fémence de poifTons, com-
— me nous l'avons expliqué , parcourent la Chine. On achète de cette eau,
£c l'on en remplit les foiïbz: les poifibns qui s'y trouvent étant fort petits
£c prefque imperceptibles, on les nourrit avec des lentilles de marais, ou
avec des jaunes d'œuf, à peu-près comme on nourrit les animaux domefti-
ques en Europe. Les grands poiffons fe confervent par le moyen de la gla-
ce: on en remplit de grands bateaux qu'on tranfportc jufqu'à Peking.
Il n'y agueres de poilîbns en Europe qui ne fe trouvent à la Chine: on
y voit des lamproyes ., des carpes , des folles , des fiumons , des trui-
tes , des alofes , des efturgeons , 6cc. mais il y en a beaucoup d'autres
d'un goût excellent, qui nous font tout-à- fait inconnus. Il n'eft pas poG-
fible d'en rapporter toutes les efpèces : je ne m'attacherai qu'à quelquei-
unes qui feront juger des autres.
Ion Tch'o ^" '^^ *^^"^ ^^ ^'°" eftime le plus, 6c qui péfe environ quarante livres ,
'X^r?2 IIF 204-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. i6f
cft celui qu'ils appellent Tcho kiayu,^ c'eft-à-dire , rencuirafle. Ils le nom- kja y«; on
ment ainli , parce qu'en effet il a fur le dos, fous le ventre, 6c aux deux ^' ^»"*'''''f-
côtez une fuite d'écaillés tranchantes, rangées en lignes droites, & pofées
les unes fur les autres, à peu-près comme font les tuiles fur nos toîts. C'eft
un poiflbn admirable, dont la chair ell fort blanche, ôc qui reflemble aflez
à celle du veau pour le goiit.
Quand le tems ell doux, on pêche une autre forte de poiflbn fort délicat, Du Poif-
que les gens du pays appellent poiflbn de farine , à caufe de fon extrême ^°^ de Fai
blancheur , 6c parce que fcs prunelles noires femblent être enchaflees dans '^'"''
deux cercles d'argent fort brillant ; il y en a dans les mers du côté de la
province de Kiang nan une quantité fi prodigieufe , qu'on en tire jufqu'à
quatre cens livres pefant d'un iéul coup de filet.
Un des meilleurs poiflons qui foit dans toute la Chine, efl: celui qu'on D'une ^
pêche à la quatrième 6c cinquième lune : il approche aflez de nos brames |'P"° *^
de mer, 6c il péfe cinq à fix livres: il fe vend d'ordinaire huit deniers la "'°^'
livre, 6c tout au plus le double à vingt lieues dans les terres où on le tranf-
porte.
Quand cette pêche efl: finie, il arrive des côtes de la province de î"f;&5 Efpèce de
kiang, de grandes barques chargées d'une autre efpèce de poiflbn frais, qui Morue,
reflemble aflez aux morues de Terre-neuve. Il n'eft pas croyable combien
il s'en confomme dans la iaifon depuis les côtes de Fo kien jufqu'à celles de
Chan tong , outre la quantité prodigieufe, qu'on file dans le pays même où
fe fait la pêche.
On le vend à très-vil prix , quoique les marchands ne puiflent l'aller
chercher fans beaucoup de frais: car il leur faut d'abord acheter du Man-
darin la permiflion de faire ce commerce, louer enfuite une barque, ache-
ter le poiflbn à mefure qu'on le tire du filet, 6c l'arranger dans le fond de
calle fur des couches de fel, de la môme manière qu'à Dieppe on arrange
les harengs dans des tonnes. C'ell par ce moyen que malgré les plus gran-
des chaleurs ce poiflbn fe tranfporte dans les provinces les plus éloignées.
Il eft aifé de juger combien cette pèche doit être abondante, puiique le
poiflbn fe vend à fi bon compte , nonobftant la dépenfe que font les mar-
chands qui l'apportent.
Outre cette efpèce de morue dont nous venons de parler : depuis la
fixiéme jufqu'à la neuvième lune, on fait venir une quantité furprenantc
d'autre poilîon falé des côtes de la mer. Dans la province de Kiang ncm on
voit fur-tout de gros poiflbns venant de la mer ou du fleuve jaune, qui fe
jettent dans de vaftes plaines toutes couvertes d'eau : tout y efl: difpofé de
telle forte, que les eaux s'écoulent aufli-tôt qu'ils y font entrez. Ces poif-
fons demeurans à fec, on les prend fans peine: on les fale, on les vend aux
marchands qui en chargent leurs barques à peu de frais.
Dans le grand fleuve l^ang tse kiang ^ vis-à-vis de la ville de /ù>(?« ^/Vi!«g, Du Poif-
où il a plus d'une demie-lieuë de largeur, on pêche toute forte d'cxccUens 1°^^"*'*''^
poiflbns , 6c entre lutres une efpèce nommée Hoang yu , c'cft-à-dire , poiflbn ';}Mnt,
jaune. Il eft: d'une groffeur extraordinaire, 6c d'un goût admirable. On
X 3 €o
166 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
en prend quelquefois qui péfent plus de huit cens livres ; on ne voit guercs
de poiiïbn qui ait la chair plus ferme. On ne le pêche qu'en certain tems,
fçavoir lorfqu'il pafie du lac T'ong ting hou dans cette rivière.
"* Ce lac elt le plus grand qui ioit a la Chine, ôc c'eft beaucoup dire: car
il n'y a gueres de provinces, oii il ne fe trouve des lacs d'une étendue pro-
digieufe, tels que font le lac Hong se hou , le lac Ta hou , le lac Po yang
hou .^ &c. Celui-ci , par exemple, qu'on appelle encore le lac de laa
tcheou eit formé par le confluent de quatre rivières aufTi grandes que la
Loire, qui fortent de la province de isT/^w^/; il a trente lieues de circuit,
& on y eflliye des typhons, comme fur les mers de la Chine.
Du Poi - Nous avons déjà parle dans l'idée générale que nous avons donné de cet
fon d'Or. Empire * , d'un certain poiiron extraordinaire, appelle poiflbn d'or, ou poif-
fon d'argent , que les grands Seigneurs confervent ou dans leurs cours , ou
^* P^'^ dans leurs jardins, comme un ornement particulier de leurs palais. Le P.
cnption. jg Comte qui en a fait la defcription , ajoute à ce que nous en avons dit,
des particularitez que je ne dois pas omettre. „ Ces poiflbns, dit ce Père,
DuATâ/f. „ font d'ordinaire de la longueur du doigt & gros à proportion. Le mâle
; „ cft d'un beau rouge depuis la tête jufqu'à la moitié du corps, 6c même
„ davantage, le refte avec toute la queue en ell doré, mais d'un or fi luf-
„ tré & Il éclatant, que nos véritables dorures n'en approchent pas. La
De la Te- „ femelle eft blanche, elle a la queue, & même une partie du corps parfai-
tn'ek. „ tcment argentée. La queue de l'un 6c de l'autre n'eft pas unie 6c platte
„ comme celle des autres poiflbns, mais formée en bouquet, grofle, lon-
„ gue, 6c qui donne un agrément particulier à ce petit animal , dont le
„ corps elt d'ailleurs parfaitement bien proportionné.
De la ma- „ Ceux qui les veulent nourrir, doivent en prendre un grand foin, parce
tiiére de qu'ils font extraordinaircment délicats 6c fenfibles aux moindres injures
les entre. ^^ Vùr. On les met dans un baflin fort profond 6c fort large, au fond
"""^' „ duquel on a accoutumé de renverfer un pot de terre troiié par les cotez,
„ afin qu'ils puiflcnt durant les grandes chaleurs s'y retirer, 6c fe mettre
,-, ainfl à couvert du foleil. On jette aufll fur la furface de l'eau certaines
„ herbes particulières, qui s'y confervent toujours vertes, 6c qui y en-
„ tretiennent la fraîcheur. Cette eau fe change deux ou trois fois la
„ femaine, de manière néanmoins qu'on en met de nouvelle, à mefure
De la ma- ^^ qu'on vuidc le balfln, qu'il ne faut jamais laiflér à fcc. Si l'on eft obligé
d'e^Tes )5 "^^ tranfporter le poiflbn d'un vafe a un autre, il fe faut bien donner de
tranfporter „ garde de le prendre avec la main: tous ceux qu'on touche, meurent
"' •''■" bien tôt après, ou lé flètriflent: il faut pour cela fe fcrvir d'une petite
ciiilliere de fil attachée par le haut à un cercle de bois, dans laquelle on
les engage infenfiblement. Quand ils y font entrez d'eux-mêmes, on
a foin de ne les pas heurter, mais de les tenir toujours dans la première
eau, qui ne fe vuidc que lentement, 6c qui donne le tems de les tranfporter
dans l'eau nouvelle. Le grand bruit, comme celui de l'artillerie , ou
du tonnerre, une odeur trop forte, un mouvement violent, tout cela
„ leur
* Tome I. page ^i.
«1 un vaiea
un auuc
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. x6j
„ leur eft nuifible , Se quelquefois même les fait mourir, comme je l'ai
„ fouvent remarqué fur mer où nous en portions , toutes les fois qu'on
„ tiroit le canon, ou qu'on faifoit fondre du gaudron. D'ailleurs ils vivent
„ prelbuedenen: les vers infenfibles qui fe forment dans l'eau, ou les parties
„ les plus terrertres qui y font mêlées, fuffifent prefque pour les empêcher
„ de mourir. On y jette néanmoins de tems en tcms de petites boules de
„ pâte: mais il n'y a rien de meilleur que du pain à chanter, qui étant
„ détrempé, fait une efpèce de bouillie dont ils font extrêmement avides,
„ Se qui eft en effet trés-proportionnée à leur délicatefle naturelle.
„ Dans les pays chauds, ils multiplient beaucoup, pourvu qu'on ait De leur
„ foin de retirer les œufs qui furnagent, & qu'ils mangent prefque tous. Fécondi-
„ On les place dans un vafe particulier expofé au foleil, 6c on les y con- ^^'
„ ferve juiqu'à ce que la chaleur les ait fait éclorre. Les poiflbns en for-
„ cent avec une couleur noire , que quelques-uns d'eux coniérvent tou-
„ jours, mais qui fe change peu à peu dans les autres en rouge, en blanc,
^, en or, en argent, félon leur différente efpêce. L'or ôc l'argent com-
„ mencent à fe former à l'extrémité de la queue , & s'étendent un peu plus
„ ou un peu moins, félon leur difpofition particulière. „
De nouvelles connoiffances qu'on a tirées des Chinois , qui font trafic de Observa-
ces petits poiflbns, 6c qui gagnent leur vie à les élever, & à les vendre, fù°et(fe"
me donnent lieu de faire ici quelques obfcrvations. ces Poif-
I'. Quoiqu'aflez communément ils n'ayent gueres que la longueur d'un fons.
doigt, il y en a néanmoins qui font auflî longs Se auflî gros que les plus grands Sur leur
harengs. Longueur.
z°. Ce n'eft pas la couleur rouge ou blanche qui diftingue le mâle de la Sur la dif-
femelle. On reconnoît les femelles à divers points blancs qu'elles ont vers ''"«^'on «i"
les oiiies, 6c vers les petites nageoires qui en font proches : 6c les mâles, en ^^^'
ce qu'ils ont ces endroits brillans 6c éclatans.
3°. Qiioiqu'aflez ordinairement ils ayent la queue en forme de bouquet, Sur la fi-
plufieurs néanmoins ne l'ont point différente de celles des poiffons ordi- ^^^
naires. ' queue.
4°. Outre les petites boules de pâte, dont on les nourrit, on leur donne sur leur
le jaune d'un œuf de poule durci, de la chair maigre de cochon féchée au nouritursj
foleil , 6c réduite en pouffiére très-fine. On jette quelquefois des efcar-
gots dans le vafe oii on les conferve : leur bave attachée aux parois
du vafe, eft un ragoût exquis pour ces petits poiffons qui s'y jettent à
l'envi les uns des autres pour la fucer. De petits vers rougeâtres qu'on
trouve dans l'eau en certains réfervoirs, eft encore pour eux un mets
friand.
f. Il eft rare qu'ils multiplient lorfqu'ils font renfermez dans des vafes, ^"Ji^fp^f.
parce qu'ils y font à l'étroit : fi l'on veut qu'ils deviennent féconds, il faut catioa.
les mettre dans des réfervoirs, où l'eau foit vive & profonde en quelques
endroits.
6°. Quand on a tiré l'eau du puits pour en remplir le vafe où font les ^^^Jn^l"^
poiffons, il faut auparavant la laiffer repofer cinq ou fix heures, fans quoi fouj^it,
elle feroit trop crue, 6c leur deviendroit nuifible.
r.si
Surletems
de leur
De la Pê-
che.
Première
Manière
de pêcher
avec des
Cormo<.
rans.
Seconde
Manière.
Troîfiéme
Manière à
l'Arc.
168 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
7". Si l'on s'apperçoit que les poiflbns frayent &; donnerit des œufs, ce
qui arrive vers le commencement de May, on doit répandre des herbes fur
la iurface de l'eau: les œufs s'y attachent, 6c lorlqu'on voit que le fray elt
fini, c'ell-à-dire , que les màks ne cherchent plus les femelles : il faut
retirer les poiffbns du vafe pour les tranfporter dans un autre: expofer pen-
dant trois ou quatre jours au grand foleil le vafe plein d'œufs, 6c en chan-
ger l'eau au bout de 40. ou fo. jours, parce que les petits poiilbns ont alors
une forme fenlible.
Ces obfervations ne feroient pas inutiles, fi l'on s'avifoit quelque jour de
tranfporter de ces petits poiflbns dorez en Europe, de même que les Hol-
landois en ont tranfportez à Batavia.
Outre les filets, dont les Chinois fe fervent pour prendre le poiflbn dans
les grandes pêches, Se la ligne dont ils ufent dans les pêches particulières,
ils ont une autre manière dépêcher, qui elt aflez finguliére, 6c très-diver-
tilfante. En diverfes provinces ils élèvent, un certain oifeau , qui reflem-
ble allez au corbeau , mais dont le col eft fort long, 6c le bec long, cro-
chu 6c pointu : c'eil une efpèce de cormorans qu'ils dreflent à la pêche
du poiflbn, à peu près comme on drefle les chiens à prendre des lièvres.
Le matin au lever du foleil on voit fur les rivières un bon nombre de
bateaux , 6c plufieurs de ces oifeaux qui font perchez fur la proue. Les pê-
cheurs font caracoUer leurs bateaux fur la rivière, 6c au fîgnal qu'ils donnent
en battant l'eau d'une de leurs rames, les cormorans volent dans la rivière,
qu'ils partagent encre eux: ils font le plongeon, 6c cherchant les poiflbns
au fond de l'eau, il faififlent ceux qu'ils trouvent par le milieu du corps,
puis revenant fur l'eau, ils les portent à leur bec chacun vers fa barque, où
le pêcheur ayant reçu le poiffon, prend l'oifeau , lui renverfe la tête en
bas, 6c lui paflant la main fur le col, lui fait jetter les petits poilfons qu'il
avoit avalez , S^ qui font retenus par un anneau qu'on leur met au bas du
col, 6c qui leur ferre le gôfier. Ce n'eft qu'à la fin de la pêche qu'on leur
ôte cet anneau, ôc qu'on leur donne à manger. Quand le poiflbn efl:
trop gros, ils fe prêtent fccours mutuellement, l'un le prend par la queue,
l'autre par la tête, 6c de compagnie ils l'apportent au bateau de leur
maître.
Ils ont une autre manière de prendre le poiflbn qui efl; fort fîmple, 6c qui
ne leur donne aucune peine. Ils fe fervent de longs bateaux fort étroits
ils clouent d'un bout à l'autre fur les bords une planche large de deux pieds
& enduite d'un vernis blanc 6c très-lullré. Cette planche s'incline en de-
hors d'une manière imperceptible, jufqu'à ce qu'elle foit prefque à fleur
d'eau. On s'en ièrt pendant la nuit, 6c on la tourne du côté de la lune,
afin que la réflexion de la lumière en augmente l'éclat. Les poiflbns qui
jouent, confondent aifèment la couleur de la planche vcrnifl'èe avec celle de
l'eau, ils s'élancent fouvent de ce côté là, 6c tombent ou fur la planche,
ou dans le bateau.
Il y a des endroits où les foldats tirent le poiflbn à l'arc avec beaucoup
d'adrefTe. La fléehe eft attachée à l'arc avec une ficelle, afin de ne pas
per-
M'rn.II.J'.ioS.
J.C.MOi/ii/a^.Ji^.
Tcmi.IIT.iSS.l.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
i5s>
perdre la flèche, & de tirer le poiflbn lorfqu'il a été percé: dans d'autres
endroits il y en a en fi grande quantité dans la bourbe, que des hom-
mes dans l'eau juiqu'à la ceinture, les percent avec un trident, & les
tirent.
Si les rivières & les lacs font fi fertiles en toutes fortes de poUTons ,1a ter-
re ne l'eft pas moins par la multitude ôc la diveriité des fruits qu'elle porte.
On y mange des poires, des pommes, des pêches, des abricots, des coins,
des figues, des raifins, 6c principalement uneefpèce de fort bons mufcats:
on y voit des noix, des prunes, des cerifes, des châtaignes , des grenades,
& prelque tous les autres fruits qui fe trouvent en Europe, fans parler de
plufieurs autres qui ne s'y trouvent pas.
Cependant il faut avouer que tous ces fruits, à la réferve de ces mufcats,
6c des grenades, ne peuvent le comparer aux nôtres, parce que les Chinois
n'ont pas comme en Europe, l'art 6c le foin de cultiver les arbres, pour en
corriger ou perfedtionner le goût. Ils ont trop befoin de leurs terres pour
le ris 6c le froment ; leurs pêches néanmoins ne font gueres moins bonnes
que les nôtres : il y en a même une efpèce qui eft meilleure. En quelques
endroits elles ne font pas faines. Il faut en manger fobrement , parce
qu'elles caufent une dyiênterie qui eft très-dangereufe à la Chine. Leurs
abricots ne feroient pas mauvais, fi on leur laiflbit le tems de mûrir fur
l'arbre.
C'eft de la Chine que nous font venus les oranges, mais nous n'en a-
vons eu que d'une feule efpèce, 6c il y en a plufiturs fortes qui font excel-
lentes: il y en a une efpèce qu'on eftime : elles ibnt petites, 6c ont la peau
fine, unie, 6c très-douce: il vient de la province de Fo kien une forte d'o-
ranges qui font d'un goût admirable. Elles font grpfles, 6c la peau eft d'un
beau rouge ries Européans diiènt communément, qu'un plat de ces oranges,
figureroit à merveille fur les premières tables de l'Europe. On en mange à
Canton de plus greffes, qui font jaunes, fort agréables au goût, 6c fort
faines: on en donne même aux malades, aprcs-les avoir ramoUis fous la cen-
dre chaude, les avoir coupées en deux, 6c les avoir remplies de fucre qui
s'y incorpore: on tient que l'eau qui en fort, eft très-filutaire à la poitrine.
Il y en a d'autres qui ont un goût aigre, 6c dont les Européans fe fervent
pour afiaiflbnncr les viandes.
Les limons 6c les citrons font très-communs : dans quelques provinces
Méridionales, il y en vient de gros aufquels on ne touche gueres: ils ne fer-
vent que d'ornemens dans les maifons : on en met fept ou huit iur un plat
de porcelaine, 6c c'eft uniquement pour divertir la vue 6c flatter l'odorat :
ils font cependant excellens en confiture.
Une autre efpèce de limon, qui n'eft pas plus gros qu'une noix, 6c qui
eft rond, verd, 6c aigre, eft aulîi très-eftimé, 6c paife pour admirable dans
les ragoûts: l'arbre qui les porte, fe met quelquefois dans des caiflès, ic
fertdans les maifons à orner les cours ou les falles.
Outre les melons femblables à ceux que nous avons en Europe, la Chine
en a encore deux efpèces différentes : les uns qui font fort petits, jaunes au
Tome II. Y de-
Des Pê-
ches.
Des Abri-
cots.
Des Oran-
ges &
de leurs
différentes
efpèces.
Des Li- ;
mous.
Des Ci- :
irons.
De leurs
différentet
elpeces.
Des Me-
lons & de
leurs diffé-
rences
ef['èces.
■Melons
d'ea'j.
De; Fru'ts
particu-
liers à la
Chine.
Des Ar-
bres.
Sont peu
communs
dans les
Campa-
gnes.
Des Mi-
lies,
Du Ch-.r
bon t'e
terre.
Son Ufage
e(l dange-
reux.
170 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
dedans, 6c d'un goût fucrc, qui peuvent fc manger avec la peau, de mê-
me que nous mangeons quclquetbis les pommes.
On nomme les autres , melons d'eau : ils ibnt gros & longs, la chair en
cfk blanche Se quelquefois rouge, &C ils font plcms d'une eau iucrce £c ra-
fraichifîlxnte , qui dcialtere,Scne tait jamais de mal, même dans les plus gran-
des chaleurs. On peut y ajoii ter d'autres melons encore meilleurs, qui vien-
nent d'un endroit de Tartarie nommé Z^^»/;, fort éloigné de Peking. Ces
melons ont cela de particulier, qu'ils lé conlervent cinq ou lîx mois dans
leur fraicheiu-. L'on en fait chaque année une grande provifion pour
l'Empereur. Nous en avons déjà parlé ailleurs.
A tous ces fruits que nous connoiilbns, on doit en ajoiîtcr d'autres qui
ne font connus que par nos relations, cC qui paroiflént avoir été tranfportez
à la Chine des llles voiilnes,où ils fe trouvent en très-grande abondance. Je
parle des ananas, des goyaves, des bananes, des cocos, 6cc. mais outre
toutes ces diveifes fortes de fruits, qui lui lont communs avec les autres
pays, elle en a encore plulicurs autres d'une efpcce particulière Se d'un bon
goût, qui ne fe trouvent nulle part ailleurs. Tels que ibnt le Tse tse, le Li
tchi^ \e Long y a en., dont j'ai fait la deicription*.
Le terrain cil tellement ménagé dans les campagnes pour la culture du
ris, qu'on n'y voit prelque aucun arbre: mais les montagnes, fur tout cel-
les de Chen fi^ de Honan, de^uang tong^ & de Fo kien font couvertes de fo-
rêts, où l'on trouve des arbres de toute efpèce, grands, droits, & pro-
pres pour tiuis les ouvrages publics, 8c fur tout pour la conftruétion des
vaiiïcaux.
11 y a des pins , des frênes , des ormes , des chênes , des efpèces de
palmiers , des cèdres , 6c beaucoup d'autres qui font peu connus en
Europe.
Les autres montagnes font célèbres parleurs mines qui contiennent toutes
fortes de méteaux, par leurs fontaines médicinales, leurs fimples èc leurs
minéraux. On y trouve des mines d'or, d'argent, de fer, d'airain, d'é-
tain , de cuivre blanc , de cuivre rouge , de mercure : de la pierre d'â-
zur, du vermillon, du vitriol, de l'alum, du jafpe, des rubis, du criilal
de roche , des pierres d'aimant, du porphire, ôc des carrières de diffèrens
marbres.
On trouve encore dans les montagnes, fur tout des provinces du Nord,
des mi-nes très-abondantes de charbon de pierre , 6c il s'en fait un grand
• débit. Ces pierres font noires, elles iont entre les roches dans des veines
fort profondes, on les caflé en pluiîeurs morceaux, 6c on les allume dans
le fourneau de la cuifine. Il y en a qui les pilent, 6c qui les ayant détrem-
pées avec de l'e.au, en font des mafles : c'elt fur tout ce qui eft en ufage par-
mi le menu peuple.
On a d'abord de la peine à allumer ce charbon : mais quand il eft une
fois enflammé, le feu cil fort ardent 6c dure long-tems. Il rend quelque-
fois une mauvaife odeur , 6c pourroit caufer la mort à ceux qui dormiroient
au-
• Tome I. pages 19. 171. & i7z.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 171
auprès, fi l'on n'avoit la précaution de tenir tout proche un vafe plein
d'eau. La fumée s'y attache de telle forte, que l'eau à la longue prend une
odeur auiîl défagréable que celle de la fumée même.
Les cuifiniers des Grands & des Mandarins s'en fervent d'ordinaire de
même que les artifans , comme font les forgerons , les traitteurs, les tein-
turiers, les ferrurierSj&c. Ceux-ci néanmoins trouvent qu'il rend le fer cru:
il ell encore d'un grand uhigc pour ces fours qu'on nomme en Italie fours
à vent, & où on fond le cuivre. Il y a de ces mines de charbon dans de hautes
montagnes peu éloignées de Peking: on diroit qu'elles font inépuifables:
depuis le tems qu'on s'en fert dans une iî grande ville, Se dans toute la
province, on n'en a jamais manqué: cependant il n'y a point de famille,
quelque pauvre qu'elle fou, qui n'ait un fourneau échauftc par ce char-
bon, lequel entretient le feu beaucoup plus long-tems que ne feroit le
charbon de bois.
Leurs jardins potagers font fournis d'herbes, de racines, 6c de légumes Des Jat-
de toutes les fortes: outre les cfpèces que nous avons, ils en ont beaucoup dins.
d'autres que nous ne connoiffons point , & qui font encore plus eftimables
que les nôtres: ils les cultivent avec grand foin, & c'eft avec le risprefque
tout ce qui fait la nourriture du peuple. Il y a une infinité de chariots 6c
de bétes de charge, qui entrent tous les matins à Peking^ poiu* y porter
des herbes & des légumes.
Comme il leroii difficile de tranfporter du fel des côtes de la mer, dans Du Se!.
les parties Occidentales qui joignent la Tartarie, la providence a pourvu ad-
mirablement à ce befoin. Outre les puits d'eau laîée qu'on trouve en cer-
taines provinces, il y a d'autres endroits où l'on voit une terre grife, ré*
pandue par arpens dans divers cantons, qui fournit une prodigieulc quanti-
té de fel.
La manière dont ce fel fc tire de la terre eft remarquable. On unit d'à- Efpèce de
bord cette terre comme une glace, 6c l'on l'élève un peu en talut, afin tre ^^"^'*
d'empêcher que les eaux ne s'y arrêtent. Qiiand le folcil en a féché la fur-
face, 6c qu'elle paroît toute bla>^che des particules de fel qui y font atta- ^* P'épa-
chées , on l'enlève, 6c on la met en divers monceaux , qu'on a foin de bien ''*"°"*
battre de tous cotez, afin que la pluie puifle s'y infinuer: cnfuite on étend
cette terre fur de grandes tables un peu panchces, 6c qui ont des bords de
quatre ou cinq doigts de hauteur: puis on verfe deffus une certaine quanti-
té d'eau douce, laquelle pénétrant par tout, entraîne en s'écoulant toutes
les particules de fel dans un grand vafe de terre, où elle tombe goutte à
goutte par un petit canal fait exprès.
Cette terre ainfi épurée, ne devient pas pour cela inutile, on la met à
quartier: au bout de quelques jours, quand elle eft ieche, on la réduit en
poufilére, après quoi on la répand fur le terrain d'où elle a été tirée: elle
n'y a pas demeuré fept à huit jours, qu'il s'y mêle comme auparavant,
*ne infinité de particules de fel , qu'on tire encore une fois de la manière
que je viens d'expliquer.
Tandis que les hommes travaillent ainfi à la campagne , les femmes avec
Y z leurs
Les Epice-
ries ne
croilTent
point à la
Chine.
Abondan-
ce particu-
lière de la
Tartarie.
La Chine
eft pauvre
malgré Ion
«bondan-
I7Z DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE^
leurs enfans s'occupent dans des cabanes bâties lur le lieu même, à faire
boiiillir les eaux Talées. Elles en remplifient de grands baffins de fer fort
profonds, qui fe pofent fur un fourneau de terre, percé de telle forte, que
la flâme fe partage également ious les baiïïns , 6c s'exhale en fumée par
un long tuyau en forme de cheminée à l'extrémité du fournean.
Quand ces eaux falées ont boiiilli quelque tems, elles s'épaiffifTent 6c fe
changent peu à peu en un fel tics-blanc , qu'on remue fans ceffc avec une
large efpatule de fer, julqu'à ce qu'il foit entièrement (ce. Des forêts en-
tières fufîiroient à peine, pour entretenir le feu néceflaire au iél, qui fe
fait pendant toute l'année; mais comme fouvent il n'y a point d'arbres en
ces lieux là, la Providence y a fuppléé, en faiiant croître tous les ans des
forêts de roleaux aux environs de ces falines.
A la vérité, les terres de la Chine ne produifcnt point d'épiceries, à la
réfcrve d'une eipèce de poivre, qui elt bien différent de celui des Indes:
mais les Chinois en trouvent chez des nations fi voifines de leur Empire,
6c ils ont fi peu de peine à fe les procurer par le commerce , qu'ils
n'en font pas moins fournis , que fi leurs terres étoient capabks de les
produire.
Quoique la plû-part des chofes nécefiaires à la vie ,fc trouvent dans tout
l'Empire , chaque province a quelque chofe de plus particulier ou en plus
grande abondance, comme on le peut voir dans la defcription que j'ai fai-
te des provinces de cet Empire.
La Tartarie, quoique pleine de forêts & de fable, n'cft pas tout à fait
ftérile: elle fournit de belles peaux de zibelines, de renards, de tigres qui
fervent aux fourrures: beaucoup de racines 6c, de iimples très-utiles pour
la médecine, 6c une infinité de chevaux pour la remonte des troupes , 6c
des troupeaux de beftiaux en quantité, qui fervent à nourrir les parties
Septentrionales de la Chine.
Nonobilant cette abondance , il efl pourtant vrai de dire, ce qui fem-
blo un paradoxe , que le plus riche 6c le plus floriflant Empire du
monde, efl dans un lens aflez pauvre: la terre, quelque étendue 6c quel-
que fertile qu'elle foit , fuffit à peine pour nourrir fcs habitans : on oie di-
re qu'il fiiudroit deux fois autant de terres pour les mettre à leur aife. Dans
la leule ville de Canton^ où tant d'Européans abordent chaque année, il y
a plus d'un million d'amcs, ôc dans une grande bourgade qui n'en eft é-
loignée que de trois ou quatre lieues, il y a encore plus de monde qu'à
Canton même.
Une milcre extrême porte à de terribles excès: ainfi quand on voit à
Canton les chofes de près,^ on efl: moins furpris que les parens expofent plu-
ficurs de leurs enlans , qii' ils donnent leurs filles pou.r efclaves, ôc que l'ef-
prit d'intérêt anime un li grand peuple: on s'étonne plutôt qu'il n'arrive
pas quelque choie de plus funcile, 6c que dans les tems de difette, tant de
peuples fe voyent en danger de périr par la faim,{;tns avoir recours aux vio-
lences, dont on lit tant d'exemples dans les hift:oires de l'Europe.
Qiioiquc j'aye parlé aflez au long des arbres 6c des animaux qui fe trou-
vent
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 173
vent à la Chine, il y en a quelques-uns plus extraordinaires que je vais dé-
crire plus en détail: fi je ne dis rien de tous les autres, c'efl: que mon dcf-
lein n'elt pas de donner une hiltoire naturelle de cet Empire : cet-
te entreprile me meneroit trop loin Sc doit être la matière d'un
ouvrage.
Un des arbres le plus fingulier, 6c qui ne fe voit nulle part ailleurs, efl Dcl'Arhrc
celui qui porte un fruit dont on tire du i'uif , & que les Chinois nomment °" ^'"'*
Ott kieou mou : il eil fort commun dans les provinces de Tche kiang^ de '"""' °"'
Kiang nan, 6c de Kiangfi: le P. Martini en a donné une affcz jufte idée, duit'^dij
lorfqu'il a parlé de la ville de Kin hoa dans la province de Tche kiang. Cet Suif.
arbre que ce Père compare à nos poiriers, a auffi beaucoup de rapport au
tremble & au bouleau , du moins pour ce qui regarde fes feiiillcs & leur
long pédicule: la plû-part font de la grandeur 6c de la forme de nos ceri-
fiers par le tronc 6c les branches : il y en a quelques uns auflî hauts que nos
grands poiriers.
L'écorce en eft d'un gris blancheâtre un peu douce au toucher: les peti- ^\ ^.^^-
tes branches font longues, déliées, flexibles, 6c garnies defeiiilles, feule- ^"P"°*^'
ment depuis le milieu jufqu'à l'extrémité, oii elles font comme en tauffe,
mais plus petites, 6c fouvent recoquillées 6c creufes en forme de gondole:
elles font d'un verd obfcur, liflees par dellus, 6c blanc heâtrcs par deflbus,
fort minces, féches, médiocrement grandes, 6c de figure de lozangc,dont
les angles latéraux font arrondis , 6c l'extrémité allongée en pointe: elles
font attachées aux branches par des pédicules longs, fecs 6c déliez, la cô-
te de la feiiille 6c fes fibres font aufîî rondes, féches, 6c déliées : fes feiiilles
fur l'arriére faifon , c'eft-à-dire, vers le mois de Novembre 6c de Décem-
bre, deviennent rouges avant que de tomber, comme il arrive aux feuilles
de vigne 6c de poirier,
Le fruit croît à l'extrémité des, branches par bouquets : il y efl attaché Son Fruit,
par des pédicules ligneux fort courts, 6c qui ne femblent être qu'une con-
tinuation de la branche même : ce fruit eil renfermé dans une capfule
dure 6c ligneufe, brune, un peu raboteufe 6c de figure triangulaire, dont
les angles font arrondis à peu près de la façon que le font ces petits fruits ou
grains rouges , que porte le troéfne , nommez vulgairement bonnets de
Prêtre.
Ces capfules ou étuis, renferment ordinairement trois petits noyaux, cha-
cun de la grofleur d'un petit pois, ronds en dehors, 6c un peu applatis
par les côtcz qdi fc touchent : chacun de fes noyaux eft couvert d'une légè-
re couche de fuif très-blanc 6c aiTez dur, le pédicule fe partage comme en
trjis autres plus petits, qui ne font que des filets, 6c pénettre par le milieu
du fruit entre ces trois noyaux , de forte que les extrémité/, de ces filets
vont s'inférer à la pointe fupérieurc de chacun des noyaux, aufquels ils pa-
poifTent attachez 6c pendans.
Lorfque la capfule, qui effc compofée de fix petits feiiillages creux &C, de-
forme ovale, vient à s'entrouvrir, 6c à tomber d'elle même peu à peu, le
frujt paroît hors de fes enveloppes, ce qui fait un très -bel efict à la
viîc, fur tout pendant l'Hyver: ces arbres paroiflent alors tout couverts
de
174 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite de 'a de petits bouquets blancs , qu'on prendioit de loin pour autant de bou-
befcrip- quets de fleurs. Le luif dont ce fruit eft couvert, étant écrafé dans la
tio.i de
l'Arbre Ou
kkcH mou.
main , le tond , ôc rend une odeur de graifl'e qui approche de celle du fuif
ordinaire.
Avant que ce fruit foit parvenu à fa maturité , il paroît rond ; &; c'cfl
apparemment ce qui a fait dire au Pcre Martini qu'il étoit de figure ronde,
•i moins que ce Pcre n'en ayant peut-être éxammé que quelques-uns, qui
n'ctoient pas parfaits dans leur eipèce, & qui n'avoient qu'un feul noyau,
ait cru que c'étoit là leur figure naturelle : car effectivement on en trouve
qui étant défeftueux , & n'ayant qu'un ou deux noyaux , n'ont pas la
figure naturelle qu'ils devroient avoir.
SonUfage. Le noyau dont la coque cil: aflez dure , contient une efpèce de petite
noifette de la grollcur d'un gros grain de chenevi, laquelle ell fort huiîeuie:
elle eil enveloppée d'une tunique brune. Les Chinois en font de l'huile à
brûler dans la lampe, de même qu'ils font des chandelles de ce fuif, dont
les noyaux font couverts.
Les chandelles qu'ils en font , font comme le tronçon d'un cône qu'ils
commencent à brûler par la bâze , & dont la mèche eft un petit rofeau
creux , ou un petit bâton , autour duquel on a roulé un fil de coton , ou
bien de la moélc d'un petit jonc de la même grofleur * : l'un des bouts de
ce rofeau ou de ce petit bâton fert à allumer la chandelle , 6c l'autre à la
mettre fur le chandelier , dont on doit faire entrer une pointe dans le bas
du rofeau.
Cette forte de chandelle eft denfe & pefante, 6c fe fond aifément dans la
main quand on la touche : elle rend une flamme aflez claire, mais un peu
jaunâtre, Se comme cette mèche eft iblide, & qu'en brûlant elle fe chan-
ge en charbon dur , elle n'eft pas focile à moucher : on fe fert de cizeaux
faits exprès pour cet ufage.
Prépara- On tire le fuif de ce fruit en cette manière : on le pile tout entier,
tiondefon c'eft-à-dire, la coque avec la noifette, 6c on le foit bouillir dans de l'eau,
puis on ramaffe toute la graifle , ou l'huile qui fumage; cette graifl"e le
fige comme du fuif en fe refroidiflant. Sur dix livres, on en met quelque-
fois trois d'huile de lin ou de gergelin, 6c un peu de cire pour donner du
corps à cette maflc, dont on fait de la chandelle qui eft très-blanche: on
en fait auflî de rouge, en y mêlant du vermillon.
Du Coton L'arbrifléau qui produit le coton, eft un des plus utiles qui fe trouvent
ôcdeTAr- a la Chine : le jour même que les laboureurs Chinois ont moiflbnné leurs
grains, ils fèment le coton dans le même champ, 6c fe contentent de re-
muer avec un râteau la furface de la terre.
Qiiand cette terre a été humeètée par la pluie , ou par la rofèe , il fe
forme peu à peu un arbrifleau, de la hauteur de deux pieds : les fleurs pa-
roiflént au commencement ou vers le milieu du mois d'Août : d'ordinaire
elles font jaunes, 6c quelquefois rouges. A cette fleur fuccède un petit bou-
ton, qui croît en forme de gouflé, de la grofleur d'une noix.
Le
* Ce jonc fert auffi de mèche dans la lampe.
briffeau
qui le
produit.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
'7 S
Le quarantième jour depuis la fleur, cette goulle s'ouvre d'elle-même,
& fe tendant en trois endroits, elle montre trois ou quatre petites envelop-
pes de coton, d'une blancheur extrême, 6c de la figure des coques de vers
à foye; elles font attachées au fond de la goufle ouverte, 6c contiennent
les lemences de l'année fuivante. Alors il efl: tems de faire la récolte : néan-
moins, quand il fait beau tems, on laifl'e le fruit encore deux ou trois jours
expoié au Ibleil, la chaleur l'enfle, 6c le profit en ell: plus grand.
Comme tous les fibres du coton font fortement attachées aux femences
qu'elles renferment , on Je fert d'un roiiet pour les en féparer : ce roiiet a
deux rouleaux fort polis, l'un de bois 6c l'autre de fer , de la longueur d'un
pied, 6c de la groflèur d'un pouce: ils font tellement appliquez l'un à l'au-
u;e, qu'il n'y paroît aucun vuide: tandis qu'une main donne le mouvement
au premier de ces rouleaux , 6c que le pied le donne au fécond, l'autre
main leur applique le coton, qui le détache parle mouvement, 6c pafle
d'un côté, pendant que la femeace refte nuë 6c dépoiiillée de l'autre. On
carde enfuitc le coton, on le file, 6c l'on en fait des toiles.
Il y a un autre arbre appelle Kou chu y qui reflemble aflcz à nos figuiers,
foit par le bois de fes branches, foit par les feiiilles: fa racine poufle ordi-
nairement plufieurs tiges ou petits troncs en forme de buiflbn, quelquefois
un feul : on en voit dont le tronc elt droit , rond , 6c dont la groflèur a plus
de neuf ou dix pouces de diamettre. Les branches font d'un bois léger,
moëleùx, 6c. couvert d'une écorce femblable à celle du figuier. Les feiiil-
les font profondément découpées; deux découpures principales les refen-
dent chacune en trois feiiillages artifl:ement échancrez de part 6c d'autre.
La couleur, foit en defliis, ioit en deflbus 6c la contexture des fibres, eft
la même que d.ans les feiiilles de figuier, mais elles font plus grandes, plus
épaifles 6c plus rudes à toucher par le deflus, au lieu que par le deflbus el-
les font fort douces, à caufe d'un coton court ^ fin, dont elles fout cou-
vertes. Il y en a quelques-unes, qui n'étant nullement échancrées, font de
la figure d'un cœur allongé.
Cet arbre rend un lait, dont les Chinois fe fervent pour appliquer l'or
en teiiiUe : ils tirent ce lait en cette manière : ils font une ou plufieurs inci-
fîons horifontales 6c de bas en haut au tronc de cet arbre, 6c dans la fente
ils iniérent le bord d'une coquifle de mer, ou quelque autre femblable réci-
pient, dans lequel le lait ayant diftillé, ils le ramaflbnt, 6c s'en fervent avec
le pinceau , dont ils font la figure qu'il leur plaît fur le bois, ou fur quel-
que autre matière que ce foit : ils appliquent aufll-tôt des feiiilles
d'or fur ces figures qui les attirent fi fortement, que jamais l'or ne s'en
détache.
L'arbre que les Chinois appellent Lungju çUf a le tronc gros comme nos
■grands pruniers : il fe partage de bonne heure en deux ou trois grofles bran-
ches , éc celles-ci en de plus petites ; fon écorce eft d'un gris tirant fur le
roux, 6c moucheté comme le coudrier : l'extrémité des branches eft noùeu-
fe, tortue, inégale, 6c pleine de moële, comme dans le noyer.
Le fruit qui pend à de longs pédicules verds & fibreux , comme ceux des
ceri-
Si Def-
cription.
Sa Prépa-
ration.
De l'Arbre
Kou chu.
SonUfage.
De l'Arbre
Lung j» (li.
Sa Def-
cription.
Son Fruit.
ij6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
cciifes, ell rond 6c un peu oblong, de la couleur 6c de la figure des ceri-
fes , quand elles font verte» : le pédicule auquel ce truit ell attaché , cil
extrêmement long, ôc partagé en diffcrens rameaux, au bout de chacun
dclquels elt un de ces petits fruits : la peau de ce fruit elf parfemée en quel-
ques endroits de petits points roux: elle ell allez dure, 6c renferme une
fubllance ou parenchyme verdâtre, qui fe met enboiiillie, quand il efl
meur. On s'en 1ère en Hyver pour fe frotter les mains ôc les prélerver des
engelures.
Ce fruit a un noyau fort dur, auflî-bieii que nos cerifcs, mais rond &
un peu oblong, & canelé: il y a cinq, fix, ou (ept canelures à chacun de
ces noyaux. Ce noyau reçoit la nourriture par une ouverture ronde &c aflez
large, laquelle va fe retrecifîant en cône poie obliquement à côté de l'a-
mande qu'il renferme, & qui a fon ifluë à l'autre extrémité du noyau. Cet-
te amande efl petite, recouverte d'une tunique noirâtre, Sc m.oins dure
que celle qui r-enferme les pépins de nos pommes. Du tronc de cet arbre
on fait des planches pour les ufages ordinaires.
SonUfagc. Si les Chinois le plaifoicnt, comme on fait en Europe, à orner des jar-
dins, ôc à dielTer de belles allées, ils pourroient en cultivant les fleurs que
la terre porte, & employant certains arbres qui leur font particuliers, fe
faire des promenades très-agréables : mais comme il leur paroît que rien
n'efl plus rifible, que d'aller 6c de venir, fans autre deflein que de fe pro-
mener, ijs apportent peu de foin à profiter des avantages que la nature leur
donne.
Parmi les arbres dont je parle, il y en a un qu'ils appellent Malien, qui eft
gros comme le bas de la jambe. Ses branches font rares, déliées, rem-
plies de moéle, 6c couvertes d'une peau rouffe, marquetée de petits points
blancheâtres, comme nos coudriers. Elles font peu chargées de feiiilles:
mais en récompenfe les fciiiUes font fort grandes, plus larges par le haut
que parle milieu 6c par le bas, peu épaiffès ôc aflez féches. Leurs côtes
& les maîtrelTes fibres qui en partent , font couvertes d'un petit duvet
blancheâtre : elles font attachées par des pédicules qui s'élargiflent par
le bas d'une telle manière, qu'on diroit qu'ils embraflent la branche,
ôc que la branche en fort comme d'un petit tube, faifant un coude en
cet endroit.
De raiflèlle des pédicules il fort de petits boutons de figure ovale , ôc
couverts de duvet , qui s'ouvrant au mois de Décembre ou au cœur de
l'Hyver, forment des fleurs grandes à peu-près comme celles des martagons,
compofécs de fepr ou huit feuilles de figure ovale, oblongucs èc pointues
par les extrémitcz remplies de longs filets. Il y a de ces arbres qui ont la
fleur jaune, d'autres l'ont rouge, 6c d'autres l'ont blanche. Les feiiil-
les tombent en même tems , ôc fouvent aufli avant que les fleurs s'ou-
vrent.
Un autre arbre qu'on nomme La nioë, a quelque rapport à notre laurier
pour fa grandeur, fa figure, ôc le contour de fes branches, qui font néan-
moins plus évafées , ôc garnies de feiiilles oppofées ôc attachées deux à
deux
De l'Arbre
lîolieH.
S.1 Def-
cripiion.
De l'Arbre
Ls mii.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 177
deux par des pédicules courts. Les plus grandes feuilles égalent prefque
la grandeur de celles du laurier ordinaire : elles ne font pas û épaifîes m
fi lèches: elles vont en diminuant, à mefure qu'elles s'éloignent de l'extré- •
mité de la branche. Au cœur de l'Hyver il fort de l'aiflélle de les feuilles
de petites fleurs jaunes, dont l'odeur eft agréable, Se approche afTez de
l'odeur de la rôle.
Rien ne fcroit plus propre à embellir un jardin, que l'arbre qu'ils nom- Del'Arbrc
ment Ou tong chu : il ell très-grand , &C relîémble au ficomore. Ses feiiillcs ou tons
font longues, larges, & attachées à une queue d'un pied de long. Cet- '^*'''
arbre eft li touffu & charge de bouquets fi preflez, que les rayons du fo-
leil ne peuvent les pénétrer. La manière dont il porte fon fruit eft ex-
traordinaire : vers le mois d'Août il fe forme fur la pointe des branches de
petits bouquets de feuilles différentes des autres: elles font plus blanches,
plus molles, moins larges, & tiennent lieu de fleurs. Sur le bord de cha-
cune de fes feiiilles naiffcnt trois ou quatre petits grains gros comme nos
pois, qui renferment une lubftance blanche, d'un goût femblable à celui
d'une noifette , qui n'eft pas encore mûre.
L'arbre nommé 'tcha hoa feroit aulTi d'un grand ornement dans les jar- Del'Atbre
dins: il y en a quatre efpéces qui portent toutes des fleurs, & qui ont du ^'^^ *"""
rapport à notre laurier d'Efpagne par le bois & par le feuillage. Les feiiil-
les ne meurent point pendant l'Hyver. D'ordinaire il eft gros comme la
jambe par le tronc. Son fommet a la forme du laurier d'Efpagne, fon
bois eft d'un gris bkncheâtre Se liffè. Ses feiiilles font rangées alternati-
vement de part & d'autre à côté des branches : elles font grandes comme
celles du laurier d'Efpagne-, mais de figure ovale. Se terminées en pointe criptî^^n'
àfes extrémitez, crénelées en forme de fcie par les bords, plus épaifTes "^P"^""
Se plus fermes, d'un verd obfcur par deffus comme la feiiille d'oranger.
Se jaunâtre en deflbus, attachées aux branches par des pédicules aftez
gros.
De l'aifTelIe des pédicules il fort des boutons de la grolTeur, de la figure,
6c de la couleur d'une noifette : ils font couverts d'un petit poil blanc 8c
couché comme il fe voit au latin. De ces boutons il fe forme des fleurs
au mois de Décembre de la grandeur d'une pièce de Z4. fols: ces fleurs
font doubles Se rougeâtres, comme de petites rofes , Se foûtenues d'un
calice : elles font attachées à la branche immédiatement , Se fans pé-
dicules.
Les arbres de la féconde efpèce font fort hauts: la feiiille en eft arrondie Autres
par l'extrémité, Se fes fleurs qui font grandes Se rouges, mêlées avec les i-Tpècesde
feiiilles vertes, font un fort bel effet. '^'''^ *»"•
Les deux autres efpéces en portent auflî, mais plus petites Se blancheâ-
tres: le milieu de cette fleur eft rempli de quantité de petits filets, qui
portent chacun un fommet jaune Se plat, à peu-près comme dans les ro-
fes fimples, avec un petit piftille rond au milieu, au bas duquel eft une
petite boule verte, laquelle en grofliflant forme le péricarpe qui renferme
la graine.
Tome II. Z H
Del'Arbre
Tfe fong ,
qi4 tient
du Genié'
prt.
Sa Def-
cription.
17S DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Il y a une autre efpèce d'arbre aflez (ingulier , qui tient du genièvre, &
du cyprès, & que les Chinois nomment pour cette raifon Tse fong^ qui
veut dire genièvre , & Tuen fe , qui fignifie cyprès. Le tronc qui
a environ un pied éc demi de circuit , poUfTe prefque dès le bas des
branches de tous cotez, qui le partagent en une infinité d'autres , lefquellcs
s'éloignant aflez du tronc, forment comme un buiflxin verd, épais, 6c
touffu : car cet arbre ell couvert d'une multitude de feiiilles lèmbla-
bles, partie à celles de cyprès, & partie à celles de genièvre: c'eft-à-dire,
que ces dernières font longues, étroites, 6c piquantes, ayant cela de par-
ticulier, qu'elles font difpofces le long des rameaux par files, qui tantôt
font au nombre de quatre ou de cinq, & tantôt au nombre de fix: ce qui
fait que regardant ces rameaux par l'extrémité , on voit comme des étoiles
de quatre, de cinq, 6c de fix rayons, chacune de celles du premier rang,
couvrant exaétement celles qui leur répondent en deffous , de forte que
les intervalles paroiffent vuides, 6c fort diftincls jufqu'au bas. Les ra-
meaux ou fcions qui font couverts de ces feuilles longues, fe trouvent prin-
cipalement en deflbus, 6c au bas des branches, tout le haut 6c le deffus
n'étant que cyprès.
Au relie la nature a tellement pris plaifir à fe joiier dans le mélange de
ces deux fortes de feuilles , qu'il fe trouve des branches entières qui ne
tiennent que du cyprès , Se celles-ci font plus grandes 6c en plus grand
nombre : d'autres qui font purement genièvre: quelques-unes moitié l'un,
moitié l'autre : 6c quelques autres enfin , où il ne fe trouve que quelques
feiiilles de cyprès entées à l'extrémité d'un rameau de genièvre, ou quel-
que petit rameau de genièvre, qui fort de l'aiffelle d'une branche de cy-
près.
L'ècorce de cet arbre cfl un peu raboteufe, d'un gris brun , tirant fur
le rouge en certains endroits: le bois eft d'un blanc rougeâtre, femblable
à celui de genièvre, ayant quelque chofe de réfineux : les feuilles outre
f odeuj- du cyprès, ont je ne fçais quoi d'aromatique: elles font d'un goût
fort amer mêlé de quelque âcretè.
Son Fiuit. Cet arbre porte de petits fruits verds, ronds, 6c un peu plus gros que
les gr.ains de genièvre : le parenchyme eft d'un verd olivâtre , 6c d'une
odeur forte : le fruit eft attaché aux branches par des pédicules longs 6c de
même nature que les feiiilles : il contient deux grains rouflatres en forme
de petits cœurs , 6c durs comme les grains de raifin.
Il y a de ces arbres dont le tronc eft haut 6c grêle , n'ayant de branches
qu'à leur fommet, 6c le terminant prefque en pointe comme les cyprès.
Il y en a d'autres qui font nains , 8c qui ne croiflént jamais plus hauts que
fept à huit pieds : leur tronc 6c leurs branches tortues 6c frifées font juger
que les Chinois les empêchent de croître en les tondant. Qiiand cet arbre
eft jeune , il a toutes les feiiilles longues comme le genièvre: quand il eft
vieux, il les a comme le cyprès.
Je ferois infini fi je voulois décrire tant d'autres arbres ou arbrilTeaux fîn-
guliers qu'on trouve à la Chine : il n'eft pas pofTiblc néanmoins de ne rien
dire
Différen-
ces dans
Kt Arbre
Des Plan
its.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 179
dire de la fameufe plante de Ginfeng dont on fait tant de cas dans tout l'Em- Du Gin
pire, quiyeft d'un très-grand prix, Se que les Médecins Chinois regardent /^"f >
comme le plus excellent cordial. Elle ne croît que dans la Tartane : car ^cerdiaL
celle qui croît dans la province de Se tcbuen ne mérite pas qu'on en parle :
c'elten dreflantla carte de ce pays-là par ordre de l'Empereur que le P.Jar-
toux eue l'occafion 6c le loifirde bien examiner cette plante qu'on lui appor-
ta fraîchement cueillie, de la defTmer dans toutes les dimenfions , & d'en
expliquer les propriétez & l'ufage.
Les plus habiles Médecins de la Chine, dit ce Père, la font entrer dans Eft d'un
tous les remèdes qu'ils donnent aux grands Seigneurs: car- elle eft d'un g"nJ uC^-
trop grand prix pour le commun du peuple. Ils prétendent que c'eft un Médedne!
remède fouvcrain pour les épuifcmcns caufez par des travaux exceflîfs de
corps 6c d'efprit, qu'elle dilloud les flegmes, qu'elles guérit la foiblcflc
des poulmons 6c la pleuréiie, qu'elle arrête les vomiflemens, qu'elle forti-
fie l'orifice de l'eftomach, 6c ouvre l'appétit, qu'elle dilTipe les vapeurs,
qu'elle remédie à la rcfpiration foible 6c précipitée en fortifiant la poitrine,
qu'elle fortifie les efprits vitaux, 6c produit de la lymphe dans le ung, en-
fin qu'elle eft bonne pour les vertiges 6c les éblouiflemens, 6c qu'elle pro-
longe la vie aux vieillards.
On ne peut gueres s'imaginer que les Chinois 6c les Tartares filTent un fi
grand cas de cette racine, fi elle ne produifoit conftamment de bons effets.
Ceux mêmes qui fe portent bien , en ufent fouvent pour le rendre robuf-
tes. Pour moi je fuis perfuadé qu'entre les mains des Européans qui en-
tendent la pharmacie, ce ieroit un excellent remède, s'ils en avoieni aflez
pour faire les épreuves néceflaires, pour en examiner la nature par la voye
de la Chimie, &c pour l'appliquer dans la quantité convenable, fuivant la
nature du mal auquel elle peut être falutaire.
Ce^qui eft certain , c'eft qu'elle fubtilife le fang , qu'elle le met en mouve- Ses Pro*
ment, qu'elle l'échauffé, qu'elle aide à k digeftion, 6c qu'elle fortifie d'une Pf'étés.
manière fenfible. Après avoir defliné celle que je décrirai dans la fuite, je me
tâtai le poux, pour fçavoir dans qu'elle fituation il étoit : je pris enfuite la
moitié de cette racine toute crue fans aucune préparation : 6c une heure
après je me trouvai le poux beaucoup plus plein 6c plus vif: j'eus de l'ap-
pétit , je me fentis beaucoup plus de vigueur , 6c une facilité pour le tra-
vail que je n'avois pas aupai-avant.
Cependant je ne fis pas grand fond fur cette épreuve, perfuadé que ce
changement pouvoit venir du repos que nous prîmes ce jour-là: mais qua-
tre jours après, me trouvant fi fitiguè 6c fi épuifé de travail, qu'à peine
pouvois-je me tenir à cheval, un Mandarin de notre troupe qui s'en apper-
çut, me donna une de ces racines : j'en prit fur le champ la moitié , 6c u-
ne heure après je ne reiïcntis plus de foil^leffè. J'en ai i^fé ainfi plufieurs fois
depuis ce tcms-là, 6c toujours avec le fçême fyccès. J'ai remarqué encore
que la ^feuille toute fraîche, 6c fur-tout les fibres que je m àchois, produi-
foient à peu-près le même effet.
Nous nous fommes fouvent lèrvis de feuilles de Ginfeng à la place de thé, "^f^^^ ^^P"
Z i ainfi \^._
i8o DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
ainfi que font les Tmtares : Se je m'en trouvois fi hkn que je prcférois fans
difficulté cette feuille à celle du meilleur thc : la couleur en eft auffi agréa-
ble , & quand on en a pris deux ou trois fois , on lui trouve une odeur 6c
un goût qui font plaifir.
Pour ce qui elt de la racine, il faut la faire bouillir un peu plus que
le thé , afin de donner le tems aux efprits defortu- : c'eft la pratique des
Chinois quand ils en donnent aux malades , & alors ils ne pafTent guercs la
cinquième partie d'une once de racine féche. A l'égard de ceux qui font
en lanté, & qui n'en ufent que par précaution, ou pour quelque légère
incommodité, je ne voudrois pas que d'une once, ils en fi fient moins de
dix prifes, & je ne leur conleillerois pas d'en prendre tous les jours.
SaPrépa- Voici de qu'elle manière on la prépare: on coupe la racine en petites
lation. tranches, qu'on met dans un pot de terre bien vernifle, où l'on a verfé
un dcmi-feptier d'eau. Il faut avoir foin que le pot foit bien fermé : on
fait cuire le tout à petit feu, 6c quand de l'eau qu'on y a mis, il ne relie que
la valeur d'un gobelet, il faut la boire fur le champ. On remet enfuite au-
tant d'eau fur le marc, on le fait cuire de la même manière, pour achever
de tirer tout le fuc , 6c ce qui refte des parties fpiritueufes de la racine.
Ces deux dofes le prennent, l'une le matin, 6c l'autre le foir.
Où croît A l'égard des lieux où croît cette racine, on peut dire en général, que
cette Plan- c'eft entre le trente-neuvième 6c le quarante-fepticmc degré de latitu-
'^' de Boréale , 6c le dixième 6c le vingtième degré de longitude Orien-
tale, en comptant depuis le méridien de Peking. Là fe découvre une lon-
gue fuite de montagnes, que d'épaifles forêts, dont elles font couvertes 6c
environnées, rendent comme impénétrables.
C'efl: fur le penchant de ces montagnes, 6c dans ces forêts épaifies , fur
le bord des ravines, ou autour des rochers, au pied des arbres 6c au milieu
de toutes fortes d'herbes, que fe trouve la plante de G/« feng. On ne la trou-
ve point dans les plaines, dans les vallées, dans les marécages, dans le fond
des ravines, ni dans les lieux trop découverts.
Elit enne- Si le feu prend à la forêt, 6c la confume, cette plante n'y reparoît que
rh\ '^^ '^ ^^°'^ °" quatre ans après l'incendie, ce qui prouve qu'elle eft ennemie de la
2«"''« chaleur: aufiî fe cache-t'elle du foleil le plus qu'elle peut. Tout cela feroit
croire que s'il s'en trouve en quelque autre pays du monde, ce doit être
principalement en Canada, dont les forêts èc les montagnes, au rapport
de ceux qui y ont demeuré, reflemblent afi'ez à celles-ci.
Les endroits où croît le Gin feng^ font tout-à-fait féparés de la province
de ^tang îong^ appellée Leao iong dans nos anciennes cartes, par une bar-
rière de pieux de bois qui renferme toute cette province, 6c aux environs
de laquelle des gardes rodent continuellement, pour empêcher les Chinois
d'en lortir, 6c d'aller chercher cette racine.
Cependant quelque vigilance qu'on y apporte, l'avidité du gain inlpire
aux Chinois le fècret de fe glifier dans ces deferts , quelquefois jufqu'au
nombre de deux ou trois mille, au rifque de perdre leur liberté , 6c le
fruit de leurs peines, s'ils font furpris en fortant de la province, ou en y
rentrant.
L'Em-
Mrmt Jl 3'j8û.
-Baminnix
\y^T'^ ^ ,,
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
i8r
L'Empereur fouhaittant que les Tartares profitadent de ce gain préféra-
blement aux Chinois, avoit donné ordre en 170p. à dix mille Tartares d'al-
ler ramaiïër eux-mêmes tout ce qu'ils pourroient de Gin feng^ à condition
que chacun d'eux en donncroit à Sa Majeilc deux onces du meilleur, & que
le relie feroit payé au poids d'argent fin.
Par ce moyen on comptoit que l'Empereur en aurott cette anncc-là en-
viron vingt mille livres Chinoifes, qui ne lui couteroient guercs que la qua-
trième partie de ce qu'elles valent. Nous rencontrâmes par hazard quel-
ques-uns de ces Tartares au milieu de ces affreux déjerts. Leurs Manda-
rins qui n'étoient pas éloignez de notre route, vinrent les uns après les au-
autres nous offrir des bœufs pour notre nourriture, félon le commandement
qu'ils en avoient reçu de l'Empereur.
Voici l'ordre que garde cette armée d'herboriftes. Après s'être partagé
le terrain félon leurs étendarts, chaque troupe au nombre de cent s'étend
fur une même ligne jufqu'à un terme marqué, en gardant de dix en dix une
certaine diftance, ils cherchent enluite avec foin la plante dont il s'agir,
en avançant infenfiblement fur un même rumb, ôc de cette manière ils
parcourent durant un certain nombre de jours l'efpâce qu'on leur a mar-
qué.
Dès que le terme eft expiré , les Mandarins placez avec leurs tentes dans
des lieux propres à faire païtrc les chevaux , envoyent vifitcr chaque troupe,
pour lui intimer leurs ordres , & pour s'informer fi le nombre ell com-
plet. En cas que quelqu'un manque, comme il arrive affez fouvent,
ou pour s'être égaré, ou pour avoir été dévoré par les bêtes, on le
cherche un jour ou deux, après quoi on recommence de même qu'aupa-
ravant.
Ces pauvres gens ont beaucoup à fouffrir dans cette expédition, ils ne
portent ni tentes, ftilit, chacun d'eux étant affez chargé de h provifion
de millet rôti au four, dont il fc doit nourrir tout le tems de fon voyage.
Ainfi ils font contraints de prendre leur fommeil fous quelque arbre, ""fe
couvrant de branches, ou de quelques écorces qu'ils trouvent. Les Man-
darins leur envoyent de tems en tems quelques pièces de bœuf ou de gi-
bier, qu'ils dévorent après les avoir montrées au feu.
C'eft ainfi que ces dix mille hommes ont paffé fix mois de l'année : ils
ne laiffoient pas , malgré ces fatigues, d'être robull:es,& de paroître bons
foldats. Les Tartares qui nous efcortoient, n'étoient gueres mieux trait-
iez, n'ayant que les reftes d'un bœuf qu'on tuoit chaque jour, & qui de-
voit fervir auparavant à la nourriture de cinquante perfonnes.
Pour vous donner maintenant quelque idée de cette plante , dont les
Tartares Se les Chinois font un grand cas, je vais en expliquer la figure
que j'envoye, 6c que j'ai deffinée avec le plus d'éxaditude qu'il m'a été
poffible.
A^ rep réfente la racine dans fa groffeur naturelle. Quand je l'eus lavée,
elle étoit blanche. Se un peu raboteufe, comme le font d'ordinaire les raci-
nes des autres plantes.
Récolte
finguliére
de cette
Plante fai-
te' par dis
mille
hommes.
Manière
delà
cueillir.
Difficultés
dans cette
Expédi-
tion.
Defcrip-
tion de
cette
Fiante.
i8a DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite delà B. G. C. D. repréfentent la tige dans toute fa longueur 6c fon épaifTeur ;
Defcrip- elle cil toute unie, &C aflez ronde: fa couleur eft d'un rouge un peu foncé,
lion Ju excepté vers le commencement B. où elle ell plus blanche, à caufe du voi-
^''*^"'^- finage de la terre.
Le point D. eft une efpèce de nœud forme par la naiflance des (juatrc
branches qui en fortent comme d'un centre, & qui s'écartent enfuite égale-
ment l'une de l'autre, fans fortir d'un même plan. Le deflbus de la branche
eft d'un verd tempéré de blanc : le deftus eft aflez femblable à la tige, c'eft-
à-dire, d'un rouge foncé, tirant fur la couleur de mure. Les deux cou-
leurs s'unifient enfuite par les cotez avec leur dégradation naturelle. Chaque
branche a cinq feuilles , de la grandeur èc de la figure qui fe voit dans la
planche. Il eft à remarquer que ces branches s'écartent également l'une
de l'autre, auffi bien que del'horifon, pour remplir avec leurs feuilles ua
efpâce rond , à peu près parallèle au plan du fol.
Quoique je n'a) e deflmé exademcnt que la moitié d'une de ces feuilles
F. on peut aifément concevoir ôc achever toutes les autres fur le plan de
cette partie. Je ne fçache point avoir jamais vil de feiiilles de cette gran-
deur fi minces & fi fines; les fibres en font très-bien diftinguées: elles ont
par deflus quelques petits poils un peu blancs. La pellicule qui eft entre
les fibres, s'élève un peu vers le milieu au-deflus du plan des mêmes fibres.
La couleur de la feiiille eft d'un verd obfcur par deflus , 6c par deflbus
d'un verd blancheâtre , 6c un peu luifant. Toutes les feiiilles font dente-
lées , 6c les denticules en font aflez fines.
Son Frmt. £)^ centre D. des branches de cette plante , s'élévoit une féconde tige
D. E. fort droite 6c fort unie , tirant Ibr le blanc depuis le bas jufqu'en
haut, dont l'extrémité portoit un bouquet de fruit fort rond 6c d'un beau
rouge. Ce bouquet étoit compofé de vingt-quatre fruits: j'en ai iéulemeut
deflinè deux dans leur grandeur naturelle , que j'ai marqué dans ces deux
chiftVcs p.p. La peau rouge qui enveloppe ce fruit, eft fort mince, 6c très-
unie : elle couvre une chair blanche 6c un peu molle. Comme ces fruits
étoient doubles*, ils avoient chacun deux noyaux mal polis, de lagrofleur 6c
de la figure de nos lentilles ordinaires , féparez néanmoins l'un de l'autre,
quoique pofcz fur le même plan. Ce noyau n'a pas le bord tranchant comme
nos lentilles, il eft prefque par tout également épais. Chaque fruit eft
porté par un filet uni , égal de tous cotez , afl'ez fin , 6c de la couleur de
celui de nos petites cerilés rouges. Tous ces filets fortoient d'un même
-centre, 6c s'ecartant en tous iens comme les rayons d'une iphére, ils for-
moient le bouquet rond-<des^fiuits qu'ils portoient. Ce fruit n'eft pas bon à
manger: le noyau reifemblc aux noyaux ordinaires: il eft dur, 6c renferme
le germe. Il eft toujours pofé dans le même plan que le filet qui porte le
fruit. Dc-là vient que ce fruit n'eft pas rond, 6c qu'il eft un peu applati
des deux cotez. S'il eft double, il a une efpèce d'enfoncement au milieu,
dans l'union des deux parties qui le compofent : il a aufli une petite barbe
diamétralement oppofée au filet, auquel il eJl fufpendu. Quand le fruit
eft
• 11 s'en trouve de fiinples.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 185
cft fec, il n'y refte que la peau toute ridée qui fe colle fur les noyaux; elle
devient alors d'un rouge obfcur & prelque noir.
Au refte cette plante tombe & renaît tous les ans. On connoît le
nombre de Tes années par le nombre de tiges qu'elle a déjà pouffées,
dont il refte toujours quelque trace : comme on le voit marqué dans la
figure, par les petits caradteres b. b. b. par là on voit que la racine
A. étoit dans fa léptiéme année, &; que la racine H.étoit dans fa quin-
zième.
Au regard de la fleur, comme je ne l'ai pas vûë, je ne puis pas en fai- Sa Fleur,'
rela dei'cription: quelques-uns m'ont dit qu'elle étoit blanche & fort pe-
tite. D'autres m'ont aflliré que cette plante n'en avoit point, & que per-
fonne n'en avoit jamais vu. Je croirois plutôt qu'elle eft ii petite & li peu
remarquable, qu'on n'y fait pas d'attention: & ce qui me confirme dans
cette penfée, c'eft que ceux qui cherchent le Gin fengy n'ayant en vue que
la racine, méprifent & rejettent d'ordinaire tout le reile comme inutile.
' Il y a des plantes, qui outre le bouquet des fruits que j'ai décrit ci-def-
fus, ont encore un ou deux fruits tout-à-fait femblables aux premiers, fi-
tuez à un pouce ou à un pouce 6c demi au deflbus du bouquet : & alors on
<iit iqu'il faut bien remarquer l'aire de vent que ces fruits indiquent , parce
qu'on ne manque gueres de trouver encore cette plante à quelques pas de-là
fur ce même rump, ou aux environs. La couleur du fruit , quand il y en
a, diftingue cette plante de toutes les autres, & la fait remarquer d'abord:
mais il arrive fouvent qu'elle n'en a point, quoique la racine foit fort an-
cienne. Telle étoit celle que j'ai marquée dans la figure par la lettre
H. qui ne portoit aucun fruit, bien qu'elle fût dans ia quinzième
année.
Comme on a eu beau fémer la graine, fans que jamais on l'ait vu pouf- De la ma-
fèr, il eft probable que c'eft ce qui a donné lieu à cette fable qui a cours niére de la
parmi les Tartares. ils difent qu'un oyléau la mange dès qu'elle eft en ter- ^^^nicr.
re, que ne la pouvant digérer, il la purifie dans Ibn eftomac, & qu'elle paWe à ce
poufle enfuite dans l'endroit ou l'oyfeau la laiiïe avec fa fiente. J'aime mieux fiijet.
croire que ce noyau demeure fort long-tems en terre avant que de pdufter
aucune racine : 6c ce fentiment me paroît fondé fur ce qu'on trouve de ces
racines qui ne font pas plus longues, 6c qui ibnt moins grofles que le petit
doigt, quoiqu'elles ayent poufte. fucceffivcment plus de dix tiges en autant
de différentes années.
Qiioique la plante que j'ai décrite , eût quatre branches, on en trouve Variation
néanmoins qui n'en ont .que deux, d'autres qui n'en ont que trois: quel- t^"^ *,"
ques-unes en ont cinq, ou même fept : 6c celles-ci font les plus belles. ""'^'"'
Cependant chaque branche a toujours cinq feiiilles , de même que celle
■que j'ai deflinée, à moins que le nombre n'en ait été diminué par quelque
accident. La hauteur des plantes eft proportionnée à leur grofîcur 6c au
nombre de leurs branches: celles qui n'ont point de fruits, lont d'ordingi-
"re petites ôc fort bafles.
La racine la plus grofle, la plus uniforme, 6c qui a moins de petits liens. Du Choix
eft qu'on en
do'i f.r're
pourTUfa-
M.iniére
de la
cueillir.
Bêtes Fau-
ves de tou-
tes ks
efpèces à
la Chme.
Des Cha-
meaux.
184 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
eft toujours la meilleure. C'eft pourquoi celle qui eft marquée par la lettre
H. remporte fur l'autre. Je ne fçai pourquoi les Chinois l'ont nommée
Gin fcng , qui veut dire , repréfentation de r homme: je n'en ai point vu qui
en approchât tant foit peu, & ceux qui la cherchent de profelHon, m'ont
afîuré qu'on n'en trouvoit pas plus qui eufîént de la reflembknce avec
l'homme, qu'on en trouve parmi les autres racines, qui ont quelquefois
par hazard des figures affez bizarres. Les Tartares l'appellent avec plus de
raifon Or/;o/^ , c'elt- à-dire, la première des plantes.
Au relie , il n'ell p.is vrai que cette plante croifle dans la province de
Pe tche /;', fur les montagnes de l'ungpin fou, comme le dit le Père Martini
fur le témoignage de quelques livres Chinois. On a pu ailement s'y
tromper, parce que c'eft là qu'elle arrive quand on l'apporte de Tartaric à la
Chine.
Ceux qui vont chercher cette plante, n'en confervent que la racine, &
ils enterrent dans un même endroit tout ce qu'ils en peuvent amafler durant
dix ou quinze jours. Ils ont foin de bien laver la racine, & de la nettoyer
en ôtant avec une broflé tout ce qu'elle a de matière étrangère. Ils la trem-
pent enfuite un inftant dans de l'eau prefque boiiillante, éc la font féchcr à
la fumée d'une efpèce de millet jaune , qui lui communique un peu de fa
couleur.
Le millet renfermé dans un vafe avec un peu d'eau , fe cuit à un petit
feu; les racines couchées fur de petites traveries de bois au-deflus du vafe,
fe féchent peu à peu fous un linge, ou fous un autre vafe qui les couvre.
On peut aulH les fccher au foleil , ou même au feu; mais bien qu'elles con-
fervent leur vertu , elles n'ont pas alors cette couleur, que les Chinois ai-
ment. Quand ces racines font féches, il faut les tenir renfermées dans un
lieu qui foit aulîi bien fec, autrement elles feroient en danger de fe pourrir,
ou d'être rongées des vers.
Pour ce qui eft des animaux, outre ceux dont j'ai déjà parlé *, il y a à
la Chine quantité de bêtes fauves de toutes les fortes ; on y voit des fan-
gliers , des tigres, des buffles, des ours, des chameaux, des cerfs, des
rhinocéros, 6cc. mais on n'y voit point de lions. Comme ces fortes de
bétes font affez connues , je ne parlerai que de deux autres qui font plus
particulières à la Chine, 8c qu'on ne voit guercs en d'autres pays.
La première efpèce d'animaux finguliers bien differens de ceux qu'on
connoit en Europe, font des chameaux extraordinaires, qui ne font pas
plus hauts que le font nos chevaux. Ils ont deux bofles fur le dos couver-
Ks de longs poils , qui forment comme une felle. La bofie de devant fem-
ble être formée par l'épine du dos, &;; par la p.-irtie (upèricure des omoplat-
tes; elle eft recourbée en arriére, 6c reffemble allez à cette bofle que les
boeufs des Indes ont fur les épaules ; l'autre bofle eft placée au-devant de la
crouppe: cet animal n'cft pas fi haut en jambes à proportion que les cha-
meaux ordinaires , il a aufli le col plus court , beaucoup plus gros , 6c
couvert d'un poil épais, ÔC long comme celui des chèvres: il y en a qui
font
* Tome I. page 31.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. iSf
foni d'une couleur ifabelle , & d'autres d'une couleur tirant un peu fur le
roux, 6c noirâtre en quelques endroits: le» jambes ne font pas non plus il
déliées que celles des chameaux ordinaires: de forte que cette efpèce de
chameau ou de dromadaire , paroît à proportion plus propre à porter des
fardeaux.
L'autre animal eft une efpèce de chevreiiil que les Chinois nomment Hiang De l'Ani,'
tchang tfe ^ c'ell-à-dire , chevreiiil odoriférant, chevreuil muiqué ou qui ""1 «'««s
porte le mufc. Tchang tfe fignifie chevreiiil, & Hiang fignifie proprement "^^"\i '/'■>
odeur: mais il fignifie odoriférant quand il cil joint à un lubllantif, parce vreuif ^'
qu'alors il devient adjeélif Un Miffionnaire Jéfuite qui en a fait la def- muiqué,
cription fuivante , ne dit rien fur cet animal qu'il n'ait vu lui-même. Je
l'achetai, dit-il, comme on venoit de le tuer à defiein de me le vendre, ôc
je confcrvai la partie qu'on coupa félon la coutume pour avoir fon mufc,
qui eft plus cher que l'animal même. Voici comme la chofe fe pafîa.
A l'Occident de la ville de Pcking fe voit une chaîne de montagnes, au Sa Def-
milieu defquelles nous avons une Chrétienté Se une petite Eglile. On trou- *^"P^'°3î
ve dans ces montagnes des chevreuils odoriférans. Pendant que j'étois
occupé aux exercices de ma mifîîon, de pauvres habitans du village allè-
rent à la chalTe , dans l'efpérance que j'acheterois leur gibier, pour le por-
ter à Peking: ils tuèrent deux de ces animaux, un mâle & une femelle,
qu'ils me préfentcrent encore chauds & faiiglans.
Avant que de convenir du prix , ils me demandèrent fi je voulois prendre
aufli le mufc, êc ils me firent cette quelbon, parce qu'il y en a qui fe con-
tentent de la chair de l'animal, lailfint le mufc aux chafléurs, qui le ven-
dent à ceux qui en font commerce. Comme c'étoit principalement le mufc
que je fouhaitrois, je leur répondis que j'acheterois l'animal entier. Ils pri-
rent aufiîî-tôt le mâle , ils lui coupèrent la veffie, de peur que le mufc ne
s'évaporât, ils la lièrent en haut avec une ficelle. Quand on veut la con-
ferver par curiofité,on la fliit fécher: l'animal & fon mufc ne me coûtèrent
qu'un écu.
Le mufc fe forme dans l'intérieur de la veifie, & s'y attache autour com- I^e fon
me une efpèce de fel. Il s'y en forme de deux fortes : celui qui cfl en grain ^"'^•
eft le plus précieux : il s'appelle Tcoti pan hiang. L'autre qui eft moins efti-
mé, 6c qu'on nomme Mibang^ eft fort menu, ^ fort délié. La femelle ne
porte point de mufc, ou du moins ce qu'elle porte qui en a quelque appa-
aence, n'a nulle odeur.
La chair de ferpent eft, à ce qu'on me dit, la nourriture la phis ordi- Se nourrit
naire de cet animal. Bien que ces ferpens foient d'une grandeur énorme, le ^^ ^'^^*
chevreiiil n'a nulle peine a les tuer , parce que dès qu'un ferpent eft à une ^^"^'
certaine diftance du chevreuil , il eft tout à coup arrêté par l'odeur du
mufc : fcs fens s'affoibliflent , 6c il ne peut plus ie mouvoir.
Cela eft fi conftant , que les payfans qui vont chercher du bois, ou faire
du charbon fur ces montagnes , n'ont point de meilleur fécret pour fe ga-
rantir de ces ferpens, dont la morfure eft trés-dangereulé, que de porter
fur eux quelques grains de mufc. Alors ils dorment tranquilement après
Tome IL A a leur
Preuve
tirée des
effets de
l'antipa-
thie.
186 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
leur dîner. Si quelque ferpent s'approche d'eux , il eft tout d'un coup
afToupi par l'odeur du mufc, & il ne va pas plus loin.
Ce qui fe pafla quand je fus de retour à Peking , confirme en quelque
forte ce que j'ai dit, que la chair de ferpent eft la principale nourriture de
l'animal mufqué. On fervit à fouper une partie du chevreuil: un de ceux
qui étoient à table, aune horreur extrême du ferpent. Cette horreur eft
fi grande, qu'on ne peut même en prononcer le nom en fa préfence, qu'il
ne lui prenne auflî-tôt de violentes naufces. Il ne favoit rien de ce qui fe
dit de cet animal ôc du ferpent , 6c je me donnai bien de garde de lui en
parler , mais j'ctois fort attentif à fa contenance. Il prit du chevreuil
comme les autres, avec intention d'en manger: mais à peine en eut-il por-
té un morceau à la bouche, qu'il fentit un foulevement de cœur extraor-
dinaire , 6c qu'il refufa d'y toucher davantage. Les autres en mangeoient
volontiers, 6c il fut le feul qui témoigna de la répugnance pour cette forte
de mets.
Des Lacs y des Canaux j des Rivières dont l'Empire
de la Chine efi arrofé : des Barques^ des Vai[feauXy
on Sommes Chinoifes.
A quoi la
Chine eft
redevable
de fou
abondan-
Des Lac5
de la Chi-
ne.
■Cérémo-
nie que les
Matelots
obfervent
SI la Chine joUit d'une fi heureufe abondance, elle en eft redevable noa
ieulement à la profondeur 6c à la bonté de fes terres : mais encore plus
à la quantité des rivières, des lacs, 6c des canaux dont elle eft arrofée. Il
n'y a point de ville, ni même de bourgade, fur-tout dans les provinces
Méridionales, qui ne foit fur les bords ou d'une rivière, ou d'un lac, ou
de quelque canal. J'ai eu occafion d'en parler alTez au long dans plufieurs
endroits de cet ouvrage* : ainfi pour ne point tomber dans des redites, je
me bornerai à en rappeller fimplement le fouvenir.
Parmi les lacs qu'on voit dans la plù-part de fes provinces, les plus célè-
bres font celui de 'fong ting boa dans la province de Hou quang^ qui a 80.
lieues 6c davantage de circuit: celui de Hong se hou, qui eft partie dans la
province de Kiang nan, 6c partie dans celle de 'fche kiang, 6c enfin celui de
Po yang hou, dans la province de Kiang fi qu'on appelle autrement le lac de
lao tcheou. Ce dernier a trente lieues de circuit, 6c eft formé par le con-
fluent de quatre rivières aufli grandes que la Loire, qui fortent de la provin-
ce d'î Kiang fi. On y efluie des typhons, comme fur les mers de la Chine,
c'eft-à-dire, qu'en moins d'un quart-d'heure, le vent tourne aux quatre co-
tez oppofez, 6c fubmerge quelquefois les meilleures barques.
Quand on approche de l'endroit le plus périlleux du lac, on voit un tem-
ple placé fur un rocher efcarpé.Les matelots Chinois battent alors d'une ef-
pèce
' Tome I. page 44.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
187
fur le Lac
de lao
tcbeou.
pèce de tambour de cuivre, pour avertir l'idole de leur pafTage: ils allu-
ment en fon honneur des bougies fur le devant de la barque : ils brûlent des
parfums, & facrifient un coq. On tâche de prévenir ces dangers par des
barques qu'on y entretient, pour aller au fecours de ceux qui courent rif-
que de naufrage. Mais il arrive quelquefois que ceux qui iont établis dans
CCS barques pour prêter du fecours, font les premiers à faire périt les mar-
chands , afin de s'enrichir de leurs dépoiiilles, fur- tout s'ils efpérent de
n'être pas découverts.
Cependant la diligence des Magiflrats de la Chine eft très-grande : un
Mandarin fait confiiler fa gloire à affifter le peuple, ôc à montrer qu'il a
pour lui un cœur de père. Dans un tems d'orage on a vu le Mandarin de
lao tcheouy après avoir défend^i de traverfer le lac, fe tranfporter lui même
fur le rivage, 5c y demeurer tout le jour, pour empêcher par Gi prêfence
que quelque téméraire fe laiflant emporter a l'avidité du gain, ne s'expo-
fât au danger de périr.
Outre ces principaux lacs il y en a un grand nombre d'autres dans les di- Des Ca-
verfes provinces, lefquels joints à la quantité de iources, deruifleaux, & "^"''•
de ton-ens qui fe précipitent des montagnes, ont donné lieu à l'indullric
Chinoife de conilruire une infinité de canaux, dont toutes les terres font
coupées. Il n'y a gueres de provinces, où l'on ne trouve un large canal
d'une eau claire îk profonde, renfermé entre deux petites levées revêtues
de pierres plattes, ou de tables de marbre, pofées de champ, 6c engagées
par des rainures dans de gros poteaux de même matière.
Les canaux font|JGouvcrts d'efpâce en efpâce de ponts, qui ont ou trois,
ou cinq, ou fept arches, afin de donner la communication libre des terres.
L'arche du milieu ell extrêmement haute, afin que les barques puiflent y
pafler avec leurs mats. Les voûtes font bien ceintrées, ôc les piles Ci é-
étroites , qu'on diroit de loin que toutes les arches ibnt fufpenduès en
l'air.
Ce principal canal fe décharge à droit & à gauche dans plufieurs autres
Îîlus petits canaux , qui fe partagent enfuite en un grand nombre de ruif-
eaux, lefquels vont aboutir à différentes' bourgades, 6c mê«ie à des villes
aflez confidérables. Souvent ils forment des étangs, Sc de petits lacs, dont
les plaines voifines font arrofées.
Les Chinois ne fe contentent pas de ces canaux qui font d'une commodi-
té infinie pour les voyageurs 6c pour les gens de commerce, ils en creufent
plufieurs autres, où ils ramafient les pluycs avec une adrefle 6c un fixn ad-
mirable, pour arroferles campagnes couvertes de ris: car le ris demande à
être prefque toujours dans l'eau.
Mais rien n'eft comparable au grand canal appelle Tun leang, ou canal Du Canal
Roïal, qui a trois cens lieues de longueur. C'ell l'Empereur Chi tfou chef ^^^'q""\
des Tartares Occidentaux, 6c fondateur de la ving-tiéme Dynailie des Royal.
2ae», lequel entreprit 6c fit exécuter ce grand ouvrage, qui eft une des
merveilles de l'Empire. Ce Prince ayant conquis toute la Chine, 6c étant
déjà maître de la Tartarie Occidentale, qui s'étend depuis la province de
Aa i Pe
Sont Cou."
verts (le
Ponts.
Sa Conf-
truâion.
Son im-
nienfe
Etendue.
Sa Profon-
deur.
Des Fleu
Du Fleuve
Teang tfe '■
Kan^ , ou
Fit, dtla
Mer.
i88 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Pe tche U iufqu'au Mogol, à la Perfe, & à la mer Cafpienne, réfolut de
fixer fon lëjour à Peking^ afin d'être comme au centre de les vaftes Etats,
pour les gouverner avec plus de facilité. Comme les provinces Septentrio-
nales ne pouvoient pas fournir les provifions, que demandoit la fubfiftance
d'une fi grande ville, il fit conftruire un grand nombre de vaiiTeaux & de
longues barques, pour faire venir des provinces voifines de la mer, du ris,
des toiles de coton, des foyes, des marchandifes, fie les autres denrées
nécefîaires pour l'entretien de la nombreufe Cour, Se de fes troupes.
Mais ayant éprouvé que cette voye étoit périlleufe ; que les calmes arrê-
toient trop long-tems les provifions: & que les tempêtes caufoient beaucoup
de naufrages : il employa des ouvriers fans nombre, qui avec des frais immen-
fes, 6c avec une indultrie qu'on admire encore aujourd'hui, ouvrirent au
travers de plufieurs provinces ce prodigieux canal, fur lequel on tranfporte
toutes les richefles du Midi au Septentrion.
Il traverfe la province de Pe tche li Se celle de Cba?i tong. Il entre enfuite
dans la province de Kiang nan^ Se le décharge dans ce grand 6c rapide fleu-
ve, que les Chinois nomment Hoang ho y ou fleuve jaune. On navigue fur'
ce fleuve pendant environ deux jours. Se l'on entre dans une autre rivière,
ou peu après on trouve de nouveau le canal qui conduit à la ville de Hoai
ngan: il pafle enfuite par plufieurs villes Se bourgades. Se arrive à la ville
de 2'ang tcheou, l'un des plus célèbres ports de l'Empire. Peu après il en-
tre dans le grand fleuve 7'ang tse Ktaiig, à une journée de Nan king.
On continue fa route fur ce fleuve jufqu'au lac Po yàng de la province de
Kiang fi qu'on traverfe, après quoi l'on entre dans h\ ï\\\cxc à& Kan kiang
qui divife en deux parties prefque égales cette province de Kiang fi ^ Se qui
remonte jufqu'à Nan ngan. Là on fait une join-nèe par terre jusqu'à Nan
hiong première ville de la province de ^uangtong^ ou l'on s'embarque fur
une rivière qui conduit à Canton: en forte qu'on peut voyager très-com-
modément ou fur des rivières, ou fin- des canaux, depuis la capitale juf-
qu'à l'extrémité de la Chine, c'ell-à-dire , qu'on peut faire par eau envi-
ron fix cens lieues.
On donne ordinairement une braffe Se demie d'eau à ce canal , pour
faciliter la navigation. Quand les eaux font grandes. Se qu'il eft à crain-
dre que les campagnes voifines n'en foicnt inondées, on a loin de pratiquer
des rigoles en divers endroits, pour confervcr l'eau à une certaine hauteur;
Se l'on entretient des Infpcéteurs qui vifitent continuellement le canal avec
des ouvriers, pour en rèpiu-er les ruines.
Les rivières navigables font pareillement en très-grand nombre , ainfl
qu'on l'a pu voir dans la defcription des provinces que j'ai faite *: Se c'eft
pourquoi il me fuffit de parler ici de deux grands fleuves qui traverfcnt ce
vafte Empire.
Le premier qui fe nomme Yang tfe kiang, qu'on traduit ordinairement,
le fils de la mer : ou Ta kiang, c'efl;-à-dire, grand fleuve: ou fimplement
Kiang, qui veut dire le fleuve par excellence, coule de l'Occident à l'O-
rient,
» Tome I. page 44,
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 189
rient, ^ prend fa fourcc dans les montagnes du pays des Toiifan ^ yen le
55?. degré de latitude. Il a difFérens noms félon la diverfitc des endroits
par oià il pafle, £c fe divifant en plufieurs bras, il forme quantité d'Ifles
qui font couvertes de joncs, leiquels fervent au chauffage des villes d'alen-
tour. Il traverfe une partie de la province de Yun na?i^ les provinces de
Se tchuen, de Hou quang, 6c de Kiang nan. Son cours eft très-rapide,
mais après plulieurs détours qu'il fait dans ces provinces, où il perd & re-
prend fon nom de 'ta kiang jufqu'à la ville de Kin tcheou^ il commence à
être retenu par le reflux de la mer, qui va jufqu'à lalville de Kieou kiang^ & il
coule avec plus de lenteur. En tout tems , mais fur tout à la nouvelle & à
la pleine lune, il eft fî tranquile , que l'on y peut aller à voile: il pasfe en-
fuite par Nati king^ 6c va fe jetter dans la mer Orientale, vis-à-vis l'IUe
de Tfong m'mg.
Ce fleuve eft large, profond, 6c extrêmement poiflbnneux. Les Chi- Sa Def-
nois difent communément que la mer eft fans rivage, i^ le Kiang iims fond: "'Ption.
Hai '•cou pin, Kiang vou îi. Ils prétendent que dans plufieurs endroits ils
ne trouvent point le fond avec la fonde, 6c que dans d'autres il y a deux 6c
trois cens brafles d'eau. Mais il y a de l'apparence qu'ils exaggerent, ôc
que leurs Pilotes ne portant que cinquante ou foixante brafles de corde, en
ont jugé ainfi , parce qu'ils ne trouvoient pas le fond avec leurs fondes
ordinaires.
Il paroît qu'ils fe trompent pareillement lorfqu'ils traduifent Yang tfe par
le fils de la mer : car le caraétere dont on fe fert pour écrire Yang^ eft dif-
férent de celui qui fignifie la mer, quoique le fon 6c l'accent Ibient les
mêmes. Parmi plufieurs fignifications qu'il a, celle qu'on lui donnoit au-
trefois, appuyé cette conjeéture: du tems de l'Empereur Yu, il figni-
fioit une province de la Chine, que ce fleuve borne au Sud, 6c il eft croya-
ble qu'on lui adonné ce nom, parce que cet Empereur détourna dans ce
.fleuve, les eaux qui inondoient cette province.
Le fécond fleuve s'appelle Hoang ho ou fleuve jaune. On lui a donné Du Fleuve
ce nom, à caufe de la couleur de fes eaux mêlées de terre jaunâtre, qu'il tJoani ho:
détache de fon lit par la rapidité de fon cours. Il prend fa fource dans les ~" ^'"'^*
montagnes du pays des Tartares de Ko ko nor, vers le ^f. degré de lati- ■^'*""^'
tude. Après avoir arrofé ce pays , il coule durant quelque tems le long de
la grande muraille , il fe jette cnfuite fur les terres des Tartares Ortos, 6c
rentre dans la Chine entre les provinces de Chanfiyècde Chenji: puis il tra-
verfe la province de Ho nan, une partie de celle de Kiang nan, & après un
cours d'environ fix cens lieues, il fe décharge dans la mer Orientale, aflez
près de l'embouchure du fleuve Yang tfe kiang.
Quoique ce fleuve foit fort large, 6c qu'il traverfe une grande étendue Eft peu
<ie pays, il n'eft pas trop navigable, parce qu'il eft prefque impoflîble de le narigabla.
remonter, à moins qu'on n'ait un vent favorable 6c forcé. Il fait quelque-
fois de grands ravages dans les lieux par oii il pafle, 6c il eft fouvent arrivé
3ue ruinant fes rives, il a inondé tout-à-coup les campagnes, 6c fubmergé
es villages 6c des villes entières. Aufll eft-on obligé d'en faiie foutenir
Aa 3 les
ipo
DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Des Bar-
ques,
Première
cfpèce ap
pcllée
Leang
tchouen.
Seconde
efpèce
qu'on
nomme
Long y
tchouen.
les eaux en certains endroits, par de longues ôc de fortes digues. Comnac
les terres de la province de Ho nan ibnt baiTes, & que les digues peuvent
fe rompre, ainfi qu'il arriva autrefois, comme je l'ai explique ailleurs, on
y ufe de la précaution fuivante: on fait à la plû-part des villes, à la dillan-
ce d'un demi quart de lieue des murs, une forte enceinte , Se comme une
levée de terre revêtue de gazon.
Les canaux, de même que les rivières, font tout couverts de barques
grandes , moyennes , ou plus petites : on en voit quelquefois plus d'un
quart de lieuë de fuite: elles font fî ferrées, qu'il n'eil pas poffible d'y en
inférer aucune. On en compte environ dix mille qui font entretenues par
l'Empereur, & uniquement deftinées à porter des provinces à la Cour, le
tribut &: toutes fortes de provifions : ces barques Impériales fe nomment
Leangîcbouen^ barques des vivres. Elles font toutes à varangue platte, &
le corps du bâtiment eft également large de la poupe à la prouë.
Il y en a d'autres qui ibnt dellinées à porter les étoffes, les brocards,
les pièces de foye,- ôcc. qu'on nomme Long y tchouen, c'elt-àdirc , bar-
ques des habits à dragon, parce que la devife 6c les armoiries de l'Empe-
reur font des dragons à cinq ongles, 6c que fes habits Se fes meubles font
toujours ornez de figures de dragons en broderie ou en peinture.
Chaque barque ne fait qu'un voyage par an, Sc ne porte que le quart de
fa charge. On tire du tréfor Royal une certaine fomme qu'on donne au
Patron de la barque, à propoition de la diftance qu'il y a jufqu'à la Cour.
Par exemple de la provmce de Kiangfi, qui eft à plus de trois cens lieues
de Peking, on donne cent taëls *. Cette fomme paroît n'être pas fuffi-
fante pour les dépenfes qu'il doit faire : mais il s'en dédommage Se de
refte, par les places qu'il donne aux paflagers. Se par les marchandifcs
qu'il tranfporte, Se qui palîent les doiianes fans rien payer.
On voit une troifiéme forte de barques appellées Tfo tchouen , qui
font deftinées à tranfporter les Mandarins dans les provinces où ils vont
exercer leurs charges , Se les perfonnes coniidérables qui font envoyées
de la Cour, ou qui y font appellées : elles font plus légères Se plus
petites que les autres : elles ont deux ponts : fur le premier ou fur le
tillac, il y a d'un bouta l'autre un appartement complet. Se qui s'élève
au-defllis des bords d'environ fept à huit pieds : les chambres en font pein-
tes en dedans Se en dehors, verniffées, dorées. Se d'une grande propreté.
J'en ai fait ailleurs une defcription fort détaillée t- On y peut prendre
fon fommeil Se fes repas, y étudier, y écrire, y recevoir des vifitcs. Sec.
enfin un Mandarin s'y trouve auffi commodément Se auflî proprement que
dans fon propre palais. 11 eft impoffible de voyager plus agréablement que
dans ces barques.
Quatrième II y a encore une infinité des barques qui appartiennent à des particu^
clpèce. jjgj-s^ içs unes très-propres, qui fe louent à bon compte aux Lettrez Sc
aux perfonnes riches qui voyagent: les autres bien plus grandes. Se dont
les
* On peut voir la valeur du Tacl, cy devant page i8.
t Tome I. pages 43. 76. m, 191. & 133. Tome II. page 17. & 104.
Troifiéme
efpèce ap-
pellée T>
tchouen.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ipr
les marchands fe fervent pour leur comnnierce: enfin une multitude prodi-
gicufe d'autres barques ou logent des familles entières, qui n'ont que cette
ieule habitation, & où ils font plus commodément que dans des maifons.
Dans les plus petites oti il n'y a point de chambre , ils ont quantité
de nattes fort minces, d'environ cinq pieds en quru-ré, & qu'ils dref-
fent en forme de voûte, pour fe deffendre de la pluye ôc des ardeurs
du foleil.
On en voit encore qu'on pourroit nommer des efpèces de galères , Se qui
font propres à naviguer fur les rivières, fur les côtes de la mer, & entre
les Ifles. Ces barques font auffi longues que des navires du port de ^fo.
tonneaux, ""mais comme elles font peu profondes, qu'elles ne tirent qu'envi-
ron deux pieds d'eau, & que d'ailleurs les rames font longues êc appuyées,
non de travers fur les bords de la barque, comme celles d'Europe, mais
hors des bords , & prefquc en ligne parallèle au corps de la barque, cha-
que rame eft aifément agitée par un petit nombre de rameurs , 6c elles
vont fort vite. Je ne parle point de certaines petites barques faites en
forme de dragon, & fort ornées, qui leur fervent chaque année dans un
jour de fête, dont j'explique ailleurs l'origine.
Ceux qui font commerce de bois 6c de fel, &C qui font les plus riches
marchands delà Chine, ne fe fervent point de barques pour voiturer leurs
marchandifes ; ils y .employant une forte de radeau conftruit de la manière
fuivante.
Après avoir tranfporté fur les bords du fleuve Kiang^ le bois qu'ils ont
•coupé fur les montagnes, Se dans les forêts voifines de la province de ij^
tchuen^ ils en prennent autant qu'il eft néceflaire, pour donner au radeau
quatre ou cinq pieds de hauteur, fur dix de largeur. Ils font des trous aux
deux extrémitez du bois, oîi ils paflent des cordes faites d'une efpèce d'ô-
fier tortu , ils enfilent d'autres bois à ces cordes , lailEint dériver le
radeau fur la rivière, jufqu'à ce qu'il foit de la longueur qu'ils fou-
haitent.
Ces radeaux font longs à proportion que le marchand eft riche : il y en
a qui ont une;demie lieue de longueur. Toutes les parties du radeau ainfî
formées font très- flexibles , & 'fe remuent auffi aiiément que les anneaux
d'une chaîne. Quatre ou cinq hommes le gouvernent fur le devant avec
des perches 6c des rames : d'autres font le long du radeau à une diftance éga-
le, qui aident à le conduire. Ils bâtiflent au-deffus d'efpâce en efpâce, des
maifons de bois couvertes de planches ou de nattes, oii ils enferment leurs
meubles , oii ils font leur cuifine, 8c où ils prennent leur fommeil. Dans
les différentes villes où ils abordent, 6c où l'on acheté leur bois, ils vendent
leurs maifons toutes entières. Ils font ainfi plus de fix cens lieues fur l'eau,
quand ils tranfportent leur bois jufqu'à Peking.
Les Chinois naviguent fur la mer de même que fur les rivières. De
tout tems ils ont eu d'afTez bons vaifleaux : on prétend même que
plufieurs années avant la naiflance du Sauveur, ils ont parcouru les
mers des Indes, Cependant quelque connoiflance qu'ils ayent eu de
la
Cinquiè-
me efpèce
en forme
de Galères;
LeurConf-
trudlion.
Des Ra-
deaux &
de la ma-
nière de
les former.
Des Vaif.
féaux des
Chmois,
Première
efpèce ap-
pellée
LeurConf-
trudiion.
Leurs
Voiles.
De leur
Calfjs.
Leurs
Ancres.
De la Ma,
nocuvrcuc
leurs Vai;-
feaux.
ipz DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
la navigation, ils ne l'ont pas plus perfeftionnée que leurs autres fcien-
ces.
Leurs vaifleaux qu'ils nomment l'chouen , d'un nom commun aux ba-
teaux ik. aux barques , font appeliez 56»?^ ou Sommes par les Portugais, fans
qu'on lâche la railon qui les a portez à les nommer de la Ibrte. Ces vaif-
feaux ne peuvent pas le comparer aux nôtres ; les plus gros ne font que de
2fo. à 300. tonneaux de port : ce ne font, à proprement parler, que des
barques plattes à deux mats: ils n'ont gueres que 80. à 90. pieds de lon-
gueur. La prouë coupée 6c fans éperon, efl relevée en haut de deux efpè-
ces d'aîlerons en forme de corne , qui font une figure aflez bizarre : la
pouppe eft ouverte en dehors par le milieu, afin que le gouvernail y foit à
couvert des coups de mer. Ce gouvernail qui eft large de f . à 6. pieds,
peut aifément s'élever ôc s'abaifler par le moyen d'un cable qui le foutient
fur la pouppe.
Ces vaifleaux n'ont ni artimon, ni beaupré, ni mâts de hune. Toute
leur mâture confifte dans le grand mâts 6c le mâts de mifaine , aufquels ils
ajoutent quelquefois un fort petit mâts de perroquet , qui n'eft pas d'un
grand fecours. Le grand mâts eft placé afl^ez près du mâts de mifaine, qui
eft fort fur l'avant. La proportion de l'une à l'autre eft communément
comme 2. à 3. 6c celle du grand mâts au vaifl'eau ne va jamais au-deflbus,
étant ordinairement plus des deux tiers de toute la longueur du vaif-
feau.
Leurs voiles lont faites de nattes de bambou , ou d'une efpèce de cannes
communes à la Chine, lefquelles fe divifent par feiiilles en forme de tablet- •
tes, arrêtées dans chaque jointure par des perches qui font aufli de bam-
bou. En haut 6c en bas font deux pièces de bois : celle d'en haut fert de
vergue: celle d'en bas faite en forme de planche 6c large d'un pied 8c
davantage, fur f. à 6. pouces d'épaifleur, retient la voile lorfqu'on veut
la hifler, ou qu'on veut la i-amafler.
Ces fortes de bâtimens ne font nullement bons voiliers : ils tiennent ce-
pendant beaucoup mieux le vent que les nôtres, ce qui vient de la roideur
de leurs voiles qui ne cèdent point au vent: mais aufli comme la conftruc-
tion n'en eft pas avantageuie, ils perdent" à la dérive l'avantage qu'ils ont
ftir nous en ce point.
Ils ne calfatent point leurs vaifleaux avec du gaudron, comme on fait en
Europe. Leur calfas eft fait d'une efpèce de gomme particulière, 6c il
eft fi bon, qu'un feul puits ou deux à fond de cale du vaifleau , fuflît pour
le tenir fcc. Jufqu'ici ils n'ont eu aucune connoifllmce de la pompe.
Leurs ancres ne font point de fer comme les nôtres : ils lont d'un bois
dur6cpefant, qu'ils appellent pour cela /;> mou^ c'eft-à-dire, bois de fer.
Ils prétendent que ces ancres vallent beaucoup mieux que celles de fer, par-
ce que, difent-ils, celles ci font fujettes à fe faufl'er, ce qui n'arrive pas à
celles de bois qu'ils employent. Cependant pour l'ordinaire ils font armez
de fer aux deux extrémitez.
Les Chinois n'ont fur leur bord ai Pilote, ni maître de manœuvre, ce
font
^ Scntiim^ et T>ar<pus CAùwises . J. espèce cU &âlere . C. ZBirratte, ew ^rrtie de ODraatm. vûicr- taie^ Jè^e fzti -se celeh-e ckuijiu- année . H . J>i^èrerUes scrtes <à JSaffe^iujr . H . Jia
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ipj
font les feuls Timoniers qui conduifent le vaifleau & qui commandent la
manœuvre. Il faut avouer néanmoins qu'ils font aflez bons manœuvriers
Se bons Pilotes côtiers , mais afles mauvais Pilotes en haute mer. Ils met-
tent le cap fur le rumb qu'ils croycnt devoir faire, 6c fans fe mettre en peine
des élans du vaifleau, ils courent ainfi Comme ils le jugent à propos. Cette
négligence vient fans doute de ce qu'ils ne font pas de voyages de long
cours. Cependant quand ils veulent, ils naviguent allez bien.
Les cinq Miflîonnaires Jéfuites qui partirent de Siam pour fe rendre à la Dsktip-
Chine, 6c qui s'embarquèrent le 17, de Juin de l'année 1687. fur une fom- tion pani-
me Chinoife, dont le Capitaine étoit de la ville de C^«/o«, eurent tout le ^"'^''^
tems pendant cette traverfée, d'examiner la Ilruélure de ces fortes de bâti- sZme.
mens: la defcription détaillée qu'ils en ont faite, donnera une plus parfaite
connoiffance de la marine Chinoife.
Cette fomme qu'ils montèrent, fuivant la manière de compter, qui a r -w»
cours parmi les Portugais des Indes , étoit du port de 1900. pics: ce qui à ^' ^'"^^'
raifon de loo.catis ou iif . livres par pic, revient à près de tzo. tonneaux:
lapefanteur d'un tonneau efl; évaluée à deux mille livres. Le gabarit en
étoit aflez beau , à la réferve de la proue qui étoit coupée, platte, 6c fans
éperon. Sa mâture étoit diflFérente de celle de nos vaifl'eaux , par la dif-
pofition, par le nombre 8c par. la force des mâts. Son grand mût étoit
placé, ou peu s'en falloit , au lieu où nous plaçons notre mât de miiaine,
de forte que ces deux mâts étoient aflez proches l'un de l'autre. Ils avoient
pour étay 6c pour haubans un fimple cordage , qui fe tranfportoit de b.as
bord à llribord , pour être toujours amarré au-defllis du vent. Elle avoit
un beaupré, 6c un artimon qui étoit rangé à bas bord. Au relie ces trois
derniers mâts étoient fort petits, 6c mentoient à peine ce nom. Mais en
récompenfe le grand mât étoit extrêmement gros par rapport à la fommc
& pour le fortifier encore davantage, il étoit faili par deux jumelles, qui
le prenoient depuis la carlingue jufqu'au-defliis du fécond pont. Deux piè-
ces de bois plattes , fortement chevillées à la tête du grand mât , 6c dont
les extrémitez alloient fe réunir fept ou huit pieds au-deflus de cette tête
tenoient lieu de mât de hune.
Pour ce qui efl: de la voilure, elle confîflioit en deux voiles quarrèes fai- „ ^ .,
tes de nattes, à fçavoir la grande voile 6c la mifaine. La première avoit ^^^'"^'""*
plus de 4f . pieds de hauteur fur z8. ou 50. de largeur: la féconde étoit pro-
portionnée au mât qui la portoit. Elles étoient garnies des deux cotez
de plufieurs rangs de bambous, couchez fiir la largeur de la voile, à un
pied près les uns des autres en dehors, 6c beaucoup moins ferrez du côté
des mâts dans lefquels elles étoient enfilées par le moyen de plufieurs cha-
pelets, qui prenoient environ le quart de la largeur de la voile, en com-
mençant au côté qui étoit fans écoute : de forte que les mâts les coupoient
en deux parties fort inégales, laiflant plus des trois quarts de la voile du cô-
te de l'écoute, ce qui lui donnoit le moyen de tourner fur fon mât comme
fur un pivot, fur lequel elle pouvoit parcourir fans obfliacle du coté de la
pouppe au moins 26. rumbs, quand il falloit revirer de bord, portant ainfi
rme IL Bb tan-
Sa Ma-
nœuvre.
Inconvé-
nient de
cette Ma-
nœuvre.
Difroli ■
tior.de h
Pouppe.
Du Go;
vcrnail.
i94 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
tantôt fur le mât , & tantôt y étant feulement attachée par les chapelets.
Les vergues \ fervoient de ralingue par le haut : un gros rouleau de bois é-
gal en grolTéur à la vergue, faifoit le même office par le bas. Ce rouleau
iervoit à tenir la voile tendue: 6c afin qu'il ne la déchirât pas, il étoit fou-
tenu en deux endroits par deux ais, qui étoient fufpcndus chacun par deux
amarres, lefquels defcendoient du haut du mât à cet effet. Chacune de ces
voiles n'avoit qu'une écoute, un couet,&,ce que les Portugais nomment
aragnée,qui cil une longue fuite de petites manœuvres qui prennent le bord
de la voile depuis le haut jufqu'au bas , à un ou deux pieds de diftance les
unes des autres, & dont toutes les extrémitez s'amarroient fur l'écoute, où
elles faifoient un gros nœud.
Ces fortes de voiles fe plient & fe déplient comme des paravents. Quand
on vouloit hiflcr la grande voile, on fe fervoit dé deux vh'evaux &c de trois
drifles , qui pafîbient fur trois roiiets de poulies enchaffées dans la tête du
grand mât. Qiiand il étoit queftion de l'amener, ils y enfonçoient deux
crocs de ter 6c après avoir largué les drifles, ils en ferroient les différens pans
à diverfes reprifes, en halant avec force iur les crocs.
Ces manœuvres font rudes, 6c emportent beaucoup de tems. Auffiles
Chinois, pour s'en épargner la peine, laiflbient battre leur voile durant le
calme. Il ell aifé de voir que le poids énorme de cette voile, joint à celui du
vent qui agiflbit fur le mât, comme fur un levier, eût dià faire plonger dans
la mer toute la prouë, fi les Chinois n'avoient prévenu dans l'arrimage cet
inconvénient, en chargeant beaucoup plus l'arriére que l'avant, pour con-
trebalancer la force du vent. De là vient que quand on étoit à l'ancre, la
prouë étoit toute hors de l'eau, tandis que la pouppe y paroiflbit fort en-
foncée. Ils tirent cet avantage de la grandeur de cette voile, 6c de la fitua-
tion fur l'avant, qu'ils font un grand chemin de vent aixi ère, 6c peu-
vent, fi on veut les en croire, le difputer à nos meilleurs voiliers, 6c mê-
me les laiflcr de l'arriére : mais en échange, de vent largue 6c de bouline
ils ne peuvent tenir 6c ne font que dériver: fans parler du danger où ils font
de virer, quand ils fe laiflent furprendre d'un coup de vent.
Dans le beau tems on portoit outre cela une civadiére, un hunier, un
grand coutelas qui fe mettoit au côté de la voile laquelle étoit fans écoute,
des bonnettes, ôc une voile quarrée à l'artimon. Toutes ces voiles étoient
de toiles de coton.
La pouppe étoit fendue par le milieu, -.pour faire place au gouvernail
dans une cl'pèce de chambre, qui le mettoit à couvert des coups de mei*
dans le gros tems. Cette chambre étoit foraiée par les deux cotez de la
pouppe, qui laiflant une large ouverture en dehors, fe rapprochoient peu
à peu en dedans, où ils taifoient un angle rentrant, dont la pointe étoit
coupée, pour donner au jeu du gouvernail toute la liberté.
Ce gouvernail étoit fufpendu per deux cables, dont les extrémitez é-
toient roulées fur un vircvcau placé fur la dunete, afin de le baifler èc de le
lever à propos. Deux autre cables, qui après avoir paffé par deflbus le vaif-
feau, venoient remonter pai- la prouë à l'avant, ou on les bandoit à l'aide
d'un
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
iPf
d'un vireveau , quand ils étoient relâchez , tenoient la place des gonds
qui attachent les nôtres à l'ellambort. Il y avoit une barre de fept à huit
pieds de long fans manivelle & Tans poulie, pour augmenter la force du Ti-
monier. Quatre manœuvres attachées deux à chaque bord du vaiflèau, £c
dont une de chaque côté failoit quelques tours Ibr le bout de la barre, lér-
voient au Timonier à le tenir en état.
Un gouvei'nail de cette manière ne fe peut faire fentir que foiblement à
il "'
Inconvé.
nient de ce
Cjoiaver-
nail.
De h
Bouffole.
un vaiflcau , non feulement parce que les cables, par le moyen defquel
lui communique fon mouvement, prêtent beaucoup, 6c s'allongent aifc-
ment, mais principalement à caufe des élans continuels qu'ils lui donnent
par le tremouITement oii il ert fans cefle : d'oii naît un autre inconvénient,
qui cft qu'on a toutes les peines du monde à tenir conftamment le même
rumb dans cette agitation continuelle. On a commencé à Biire des fom-
mes, que les Portugais nomment Mefiifas, ou Meftifles, parce que, fans
rien changer à la conftruârion Chinoile , on leur donne le gouvernail a
l'Européane.Le Roi deSiam en avoit fait faire de cette forte, qui étoient
du port de fept à huit cens tonneaux. C'ell fans comparaifon les plus gran-
des qu'on voye.
Le Pilote ne fe fervoit point de compas de marine. Il régloit fa route
avec de (Impies boulToles , dont le limbe extérieur de la boette étoit parta-
gé en 14. parties égales, qui marquoient les rumbs de vent : elles étoient
placées fur une couche de fable, qui fervoit bien moins à les afléoir molle-
ment , £c à les garantir des fecoufles du vaifîéau , dont l'agitation ne
laiffbit pas de faire perdre à tout moment l'équilibre aux égûilles , qu'à
porter les bâtons de paftilles dont on les parfumoit fans cciïc. Ce n'ctoit
pas le feul régal que la fuperflition Chinoife faifoit à ces boufloles, qu'ils
regardoient comme les guides aflurez de leur voyage : ils en venoient juf-
qu'à ce point d'aveuglement , que de leur ofïrir des viandes en facri-
hce.
Le Pilote avoit grand foin fur-tout de bien garnir fon habitacle de clouds :
ce qui fait connoître combien cette nation ell: peu entendue en fait de ma-
rine. Les Chinois, dit-on, ont été les premiers inventeurs de la bouffo-
le: mais fi cela eft, comme on l'affiu-e , il faut qu'ils ayent bien peu pro-
fité de leur invention. Ils mcttoient le cap au ruml) où ils vouloient por-
ter, par le moyen d'un filet defoye, qui coupoit la furface extérieure
de la bouffole en deux parties égales du Nord au Sud : ce qu'ils prati-
quoient en deux manières différentes: par exemple, pour porter au Nord-
Eft, ils mettoient ce rumb parallèle à la quille du vaiffcau, & détournoient
enfuite le vaiffeau jufqu'à ce que l'égûille fût parallèle au filet. Ou bien,
ce qui revient au même, mettant le filet parallèle à la quille, ils fiifoicnt
porter l'égûille iur le Nord-Oucll. L'égûille de la plus grande de ces
boufloles n'avoit pas plus de trois pouces de longueur. Elles avoier.t tou-
tes été faites à Nangazaqui: un bout étoit terminé par une efpèce de fleur
de lys. Se l'autre par un trident.
Le fond de cale étoit partagé en cinq ou fix grandes foutes féparées les Le fond
Bb i imes de Cale.
196 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
unes des autres par de fortes cloifons de bois. Pour toute pompe il y avoit
un puits au pied du grand mât , dont fans autre artifice on tiroit l'eau avec
des Içeaux. Quoique les mers fuiîent extrêmement hautes, ôc la fomme ex-
ceflîvement chargée , cependant par la force de fes membrures Sc la bonté
de fon calfat, elle ne fit prefque point d'eau.
roinpofi- Ce calfat eft une efpècc de compofition de chaux , d'une efpèca
tjon du d'huile, ou plutôt de réfine, qui découle d'un arbre nommé Thig yeoii^ &
Calfat. jg filafle de bambous, La chaux en eft la bâte, & quand tout eft fec, on
diroit que ce n'eft que de la chaux pure 6c lans aucun mélange. Outre que
le bâtiment en eft beaucoup plus propre, on ne fent point, comme dans
nos vaifleaux , cette odeur de gaudron infupportable à quiconque n'y eft
point accoutume: mais il y a encore en cela un avantage plus confidéra-
ble, c'eft que par-là ils fe garantiflent des accidens du feu, auquel notre
bray de gaudron expofe nos vaiifeaux.
Les ancres étoient de bois : il n'y a que celles de referve qui avoient le
bout des pattes armé de lames de fer.
Toutes les manœvres aulîi-bien que les cables étoient de rotin : c'cft unC'
efpèce de petite canne, ou de filafle de coco, que les Portugais nomment'
Caho.
Deî'Equi- L'Equipage étoit compofé de 47. p^fonnes en y comprenant les
paae & Officiers. Le Pilote n'avoit d'autre fom que celui de placer la bouf-
F^ 'aons ^°^^ , Se de donner le rumb. Le Timonier commandoit la manœu-
vre , & le Capitaine nourriflbit l'Equipage. Du refte il n'ordonnoit
rien: cependant tout s'exécutoit avec une ponftualité furprenante.
La raifon de cette bonne intelligence, vient de l'intérêt que tous ceux
qui compofent l'Equipage, ont à la confervation du vaifleau : tous ont
part à la charge: au lieu de payer les Officiers & les Matelots, on leur laiflc
la liberté de mettre une certaine quantité de marchandifes fur le vaifleau ,
dans lequel chacun a fon petit appartement particulier dans l'entre deux»
des ponts, qui eft partagé en différentes loges. Du refte l'on peut dire
en général que les Chinois font vigilans, attentifs , & laborieux: il ne^
leur manque qu'un peu plus d'expérience, pour être d'habiles gens-
de mer.
De la Monnaye qui en d'tffèrens tems a eu cours
à la Chine,
De la TL n'y a que deux fortes des métaux , fçavoir l'argent êc le cuivre, qui
Monnoye. J^ ayent cours à la Chine, pour le prix des achats, & pour la fiicilité du
commerce. L'or n'y a de cours que comme les pierres précieufes l'ont en
Europe: on l'acheté de même que les autres marchandifes , Se les Euro-^
péans qui y trafiquent, retirent de ce commerce un gain confidérable.
PoUfr
Des Figu-
res dont
certaines
Monnoyes
font char-
gées.
Ces Mon-
noyes à
qui atri-
buées.
Du Prix
des MoH'
Doyes.
Divifion
du Poids.
ioo DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
défigne un nouvel Empereur: c'eft ce qui a trompé quelques Européans ,
qui connoiflbient peu les ul'ages de cet Empire, & ce qui leur a fait aug-
menter le nombre des Empereurs L'Empereur Cang hi eft peut être le
fcul , qui fous un des plus longs régnes qu'on ait vu , n'ait point afFeclé de
fe donner de femblables titres.
On voit marqué fur d'autres monnoyes , les noms ou de k famille rég-
nante , ou du tribunal qui a préfidé à la fabrique de la monnoye, ou bien
de la ville où elle a été fabriquée. Quelques-unes marquent le prix auquel
le Prince les a taxées : il y aura, par exemple, pour infcripcion ces mots
Pouan leangy qui lignifient, demi taël. On en voit une où l'ini'cription elt
aflez finguliére : on y lit ces quatre caraéteres : Kouei yii tchingti: c'eil-à-
dire, la monnoye a cours, & enfin elle revient au Prince.
A l'égard des monnoyes anciennes, telles que font les P(?« , les Tao, ÔC
d'autres femblables, on a de la peine à en déchiffrer les caractères : les plus
habiles Chinois avouent ingénuement, que non feulement ils ne les connoif-
fent pas, mais qu'ils ignorent même en quel iens il doivent être fituez.
Il y a de ces monnoyes qui font couvertes de figures, fie l'on juge qu'el-
les font des tems les plus reculez, & que pour éviter la peine £<: la dépenfe,
on s'eft borné dans la fuite à des infcriptions plus fimples, telles que font
les carafteres. On en trouvera trois gravées, dont le métal ell mélangé
d'argent & du bel étain.de la Chine. L'une qui eil ronde 6c qui pefoit
huit taëls, repréfente un dragon au milieu des nuages : l'autre d'une forme
quarrée , où l'on voit un cheval qui galope : elle étoit du poids de fix
taëls. La troifiémc eft oblongue, 6c a la forme du dos d'une tortue : on
y lit fur chaque compartiment la lettre Fang, qui veut dire Roy: celle-ci
ne pefoit que quatre taëls.
Un certain auteur attribue l'invention de cette monnoye à Tching tang,
fondateur de la Dynaftie Chang. Les caraétercs qui étoient fur le revers
font effacez. Les Chinois donnent des fens myflérieux à ces repréfenta-
tions. La tortue, difent-ils, marque ceux qui rampent à terre. Le che-
val défigne ceux qui y tiennent moins, & qui s'élèvent de tems en tems:
& le dragon volant, eil une image de ceux qui font tout-à-fait détachez
de toutes les chofes terreftres. On voit d'autres monnoyes anciennes avec des
dragons ; c'ell ians doute parce que le dragon eft le fymbole de la nation
Chinoife, de même que l'aigle étoit le lyrabole des Romains.
Il n'ell pas aifé d'éclaircir quel étoit le iuft:e prix de ces monnoyes an-
ciennes : il devoit dépendre, ce me femble, & de la qualité du métal, 6c
de fon poids : mais c'eft à quoi on n'a pas toujours eu égard : les Princes
qui les taxoient , les ont fouvent haufle ou baifle félon les conjonftures où
ils fe trouvoicnt, £c félon que les efpèces devenoient plus rares.
Mais pour mieux connoître le prix des monnoyes , foit anciennes,
foit nouvelles, il faut fcavoir que la livre Chinoife eft de feize onces , que
les Chinois appellent ùang , 6c les Vonwgp^xsl'a'éls : le Leang fe divife en
dix parties nommées T/îen, que les Portugais appellent Maz. Le 7/?c» ou
Je Maz fe divife en dix Fucfi qui font dix fols : le Fuê» ou le fol fe divife en
dbt
oceau Jnw,
Impaial.
Zi:-Aao ^
Jt.'r€7-6.
Tua
TuTUT
^-aauct
ù&a Jui lis
J<vu 7-e^:tynipfnii
.1: Jiur cent
iirupiante Xiels .
Dtplu m lut
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!■&.' Ju ù-uf^Ue.
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II
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■Une semlLtleJuine yjeù nville Jemers
c'est ce fiu sijniÀe . v l^emtzn . <pti Jvur £7;
me eit^LÂ- ^ rniffj Je,ue7-s. JliBe Jmiers
'yalettt u?i ttrei ,
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2?/5.
La C-ur Jes Tre
se,-ier^ ^moTrerjn-.
sente 'eette Heipu/àe,
il est eriumne ' fite
la numn^ye 2e
jfiZfner ainsi
fia ^n ^OTTt-
2e fausse .
azrrant la teste
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. aoi
cix li d'argent. Le bras de la balance Chinoife ne poufle pas plus loin fes
divifions.
Cependant quand il s'agit d'un poids d'or ou d'argent confidérable, les Jufqu'où
divifions vont bien plus loin, & les Chinois les pouffent jufqu'aux parties '«Chinois
les plus imperceptibles : c'elt dcquoi l'on ne peut pas donner l'idée en notre ?j°"^^"' '*
langue. Ils divifent le /:' en dix hoa, le h oa en dix Je ^ le fe en dix fou , le '^"°"*
fou en dix tchitij le tcbin qui veut dire grain de poufîiére, en dix yai, le y ai
en dix miao, le miao en dix moy le mo en dix tftun, &c le t/iun en dix fun.
Cela luppofé, on ne peut point encore affurer quelle étoit la julle valeur Difficulté
des anciennes monnoy es : car bien que le poids y loit marqué, on en trou- de fixer k
ve qui valoient beaucoup plus que ne comportoit le poids. Il y a eu un f'^ des
tems où la rareté des efpèccs obligeoit les Empereurs à taxer à un haut prix ?"*^"="''"
des pièces très-légères , en forte que le denier courant valoit dix deniers noyés.
lemblables des tems antérieurs: c'eil ce qui a fouvent cauie des émotions
populaires, parce que les marchands hauffoient à proportion le prix des
marchandifes.
Cette rareté d'efpèces arrivoit , ou par des irruptions fubites des étran- I^'z^'^e de
gers, qui chargeoient des barques entières de ces monnoyes qu'ils empor- ^°"°.°y^
toient avec eux: ou par la précaution des peuples, qui dans des tems de
guerre, avoicnt foin de les enfouir, 6c qui mouroient enfuite fans découvrir
l'endroit où elles étoicnt cachées.
Il y eut un tems oii le cuivre manqua de telle forte, que l'Empereur fit Occafion-
détruire près de 1400. temples de Fo , &c fit fondre toutes les idoles de "^ •?. '^^'-
cuivrc pour en faire de la monnoye. D'autres fois il y eut de févéres défen- ^^'"^ '°"j, j
fes à tous les particuliers, de garder chez foi des vafes ou d'autres utenciles nombre de
de cuivre, Se on les obligeoit de les livrer au lieu oii l'on fabriquoit la Temples.
monnoye.
On porta les chofes bien plus loin les premières années du régne de Hong Monnoye
<i^o«, fondateur de la vingt -unième Dynaftie appelléeA//«^: la monnoye étant ja^cWrfc
devenue très-rare, on payoit les Mandarins & les foldats partie en argent. Se
partie en papier : on leur donnoit une feiiille de papier fcellèe du fçeau
Impérial , qui étoit ellimée mille deniers , & qui valoit un taël d'argent *.
Ces feuilles font encore aujourd'huy fort recherchées de ceux qui bâtiffent:
ils les fufpendent par rareté à la maîtreffe poutre de leur maifon. Dans ^t c1e"su-
l'idée du peuple, Se parmi les perfonnes de qualité combien de Chinois font perdition.
peuples ! cette feiiille prélerye une maifon de tout malheur.
Une pareille monnoye ne fit pas fortune. Les marchands ne pouvoicnt fe O'^^'io"'
refondre à donner leurs marchandilès Se leurs denrées pour un morceau de Defo^dres.
papier. Les querelles , les procès, Se beaucoup d'autres inconvéniens qui
arrivoient chaque iour, obligèrent l'Empereur à lafupprimer.
On l'avoit employé avec auffi peu de fuccès fous la Dynaltie des Tue»: Erreur de
Marc Paul gentilhomme Vénitien , qui en parle au 18. chapitre de fon '"''"'' Ve.
fécond livre, s'eft trompé lorfqu'il a dit, que pour faire le papier qui é- "ùj!n"j|'ç^"
toit cette
• On peut voir !a valeur du Taël , cy devant page 18. Monnoye,
Tom IL Ce
Fabrique
delà
Monnoye
de cuivre.
DesFaux-
Monno-
yeurs.
^o^ DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
toit le corps de cette monnoye, on fe fervoit de Técorce de meurier. Ley
Chinois n'ont garde de détruire des arbres qui leur ibnt fi précieux: c'ell
de l'écorce de l'arbre nommé Cou tchii qui elt a(îc«, inutile , Se qui reffem-
ble au furcau par l'abondance de ia fève, qu'on fait une forte de papier plus
li qui fe fait de bambou , ÔC c'élt de cette écorce que fe faifoit
le papier dont il s'agit.
Des Frau-
des dans la
Monnoye.
Incertitu-
de fur l'o^
rigine de
quelques
Ivlon-
noyes.
fort que celui qi
La monnoye de cuivre ne fe bat point comme en Europe, mais elle fc
jette en fonte, Se ne le labrique maintenant qu'à la Cour. Il y avoit autre
fois dans l'E'npire jufqu'à 2i. eridroits oii l'on faifoit de la monnoye, mais
il falloit pour cela un ordre de l'Empereur ; Sc dans le tems même qu'il y
avoit des Princes Ci puillms, que ne fe contentant point du titre de Duc,
ils prirent la qualité de Roy, aucun d'eux n'ofa jamais s'attribuer le droit
de fabriquer de la monnoye pour fes Etats: elle avoit toujours la marque
qui défignoit l'Empereur régnant, quelque foible que fût fon autorité.
On peut juger combien il y auroit de faux monnoyeurs à la Chine, fi
l'argent étoit monnoye de mê.Tie que le cuivre, puifque les deniers de cui-
vre ont fouvent été altérez par les Chinois. Ceux qui font ce métier,
marquent la faulFe monnoye des mêmes caractères qui fe trouvent fur la vé-
ritable, mais le métal qu'ils employant eft moins pur, 6c le poids bien plus
léger. S'ils font découverts, ils doivent être punis de mort félon les loix.
Il y a eu cependant des Princes qui fe font contentez de leur faire couper
le poing, 6c d'autres qui Iss ont Amplement condamnez à l'exil.
Quelques-uns même , dans les tems où cette petite monnoye étoit ex-
trêmement rare, ont fermé les yeux fur cedéfordre, jufqu'à ce que ces
monnoyes contre faites fuflent répandues dans tout l'Empire. Alors ils les
confifquoient pour les mettre fur le pied de la vraye monnoye Impériale.
Comme les petits deniers ne font plus maintenant d'ufage, ceux qui en
ont , les battent avec le marteau , 6c les élargiflent julqu'à ce qu'ils foient
de la grandeur des deniers courans. Ils les mettent dans une enfilade de ces
deniers, qui étant prelTez les uns contre les autres, ne font point apperçus
des marchands. Il y en a qui poufient la fraude jufqu'à couper du carton
en forme de deniers , qu'ils mettent de côté 6c d'autre dans l'enfilade, 6c
l'on ne s'apperçoit de la fupercherie, que quand on donne les pièces en
détail.
Parmi les monnoyes anciennes qui ont eu cours à la Chine, j'en ai fait
graver plufieurs dont on ne peut pas dormer des connoiffances certaines. Les
unes font des pays étrangers, fans qu'on puifle fçavoir quels étoient ces pays,
parce que les Chinois défigurent tellement les noms, qu'ils font tout-à-fait
méconnoilTixbles. Par exemple ils appellent la Hollande le Royaume des
Roufleaux 'Hung-mao koue^ 6c cela, parce qu'ils ont via des Hollandois qui
avoicnt les cheveux blonds 6c la barbe un peu roufle. Lorfqu'ils défignent
de la forte un pays, il n'ell pas poflible de le rcconnoîtrc.
Il y a d'autres monnoyes dont l'origine eft très-incertaine, on conjeéture
feulement qu'elles font, ou des Tartares de Leao tong^ qui pendant un tems
ont été les maîtres de la province de Pc tche li : ou bien de quelques grands
Seig-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 205
Seigneurs ou de petits Rois, qui s'étant révoltez, avoient pris le titre
d'Empereur.
Enfin il y a des monnoycs , aufquelles le peuple attache maintenant des °" ^°""
idées luperftitieufes , qu'elles n'avoient pas dans le tems qu'on les a fabri- lf°Lv/w"/
quées. Les carafteres ou les figures qui y font empreintes, marquoient des
époques de tems, ou des faits hilloriques dont on a perdu le Ibuvenir. Tel-
le elt, par exemple, la monnoye lur laquelle on voit le Fong hoang 6c
le Kilin^ deux animaux fabuleux dont les Chinois racontent cent mer-
veilles.
Ce Fong hoang eft un oyfeau dont nous avons eu fouvent occafîon de par-
ler *. Le Kilin ell un animal, félon eux , qui eft compofé de différentes par-
ties de plufieurs animaux. Il efl: de la hauteur d'un bœuf 6c en a l'encolu-
re : fon corps eft couvert de larges 6c de dures écailles : il a une corne au
milieu du front , des yeux 6c des mouftaches femblables aux yeux 6c aux
mouftaches du dragon Chinois. Cet animal eft le fymbole des Mandarins
d'armes du premier ordre.
Le feu Empereur Cang hi s'étoit fait un cabinet, où il avoit rafTemblé Cabinet de
toutes les pièces de monnoyes anciennes ÔC modernes, rangées félon l'or- jg """J^"
dredesDynafties. Ce fut un Mandarin nommé 'tsiang^ Préfident de l'Acadé- percur
mie des premiers Dofteurs de l'Empire, qui fut chargé de les mettre chacune Cang ht,
félon fon rang. Dans ce curieux aflemblage de monnoyes on remonte juf-
qu'aux premiers tems. Lés plus anciennes qu'on ait, font du tems de Tao. Il
y en a du tems de T'ching tang, fondateur de la deuxième Dynaftie, 6c aflez
grand nombre des trois célèbres Dynafties , dont il eft parlé dans le livre
Canonique appelle Chu king^ 6c qu'on nomme Hia ^ Change 6c Tcheou:
mais fur- tout de cete dernière.
Si ces pièces de monnoye étoient fuppofées, 6c faites à plaifir dans les Réflexions
tems poftérieurs, on en ain-oit également fuppofé de tous les Empereurs de * ''^ ^"'^'■'
ces premières Dynafties : mais comme il en manque de ces tems fi reculez ,
il ne s'en eft pas confervé non plus des régnes moins anciens. On a fuppléé
à celles qui manquent, par des monnoyes de carton qu'on a faites, lelon
l'idée qu'en donnent d'anciens livres. Les proportions lont fi bien gardées,
êcles couleurs du métal fi bien imitées, que ces monnoyes contrefaites paroff-
fent de véritables antiques. Cette fuite de monnoyes ajoute un nouveau de-
gré de certitude à la connoiflance qu'on a d'ailleurs de l'hiftoire Chinoife:
car peut-on douter qu'il y ait eu une telle Dynaftie, 6c tel Empereur, lorf-
que les monnoyes fabriquées de leurs tems , ont été confervées depuis tant
de fiécles entre les mains des Chinois ?
Voyés Tome I. page 173. & Tome II. pages 15. & çj.
Ce i Du
404 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Du Commerce des Ch'moh.
Du Com-
{nerce.
Diftlnc-
tion du
Commcr-
Du Com-
merce du
dedans de
l'Empire.
Où fe
trouve le
meilleur
Xa meil-
leure S(J)f.
!_.' Encre ,
le Fer, le
Cuivri.
Les cht-
vaux, les
AfM/(r;, les
Tourruris,
le Sucrt ,\e
Jhi, &c.
Célérité
du Débit
de ces
Marchan-
diies.
Succès de
leur Tra-
fic.
TES richeflês particulières de chaque province de l'Empire, 6c la faci^
I j lité du tranfport des marchandiles, que procure la quantité de rivières
& de canaux dont il eft arrofé, y ont rendu de toat tems le commerce très-
floriflant. Celui qui fe /ait au dehors, ne mérite prefque pas d'attention :
les Chinois qui trouve chez eux , tout ce qui eft néccflaire à l'entretien éc
aux délices même de la vie, ne vont gucres que dans quelques Royaumes
peu éloignez de leur pays.
Leurs ports, fous les Empereurs de leurnation, furent toujours fermez
aux étrangers : mais depuis que les Tartares font devenus les maîtres de la
Chine, ils les ont ouverts à toutes les nations. Ainfi pour donner une con-
noiflance entière du commerce des Chinois, il faut parler de celui qui fe
fait au dedans de leur Empire, de celui qu'ils font au dehors. Se enfin de
celui que les Européans vont faire chez eux.
Le commerce qui fe fait dans l'intérieur de la Chine eft fi grand, que ce-
lui de l'Europe entière ne doit pas lui être comparé. Les provinces font
comme autant de Royaumes , qui fe communiquent les uns aux autres ce
qu'elles ont de propre: £c c'eft ce qui unit entr'eus tous ces peuples, 6c
qui porte l'abondance dans toutes les villes.
Les provinces de Hou, quang & de Kiangfi fourniflent le ris aux provinces
qui en font le moins pourvues. La province de Tc^e /(;;<î«^ fournit la plus
belle foye: celle;dc Kiang nan le vernis, l'encre, 8c les plus beaux ouvrages
en toutes fortes de matières. Celles de Tun mn, de Chenfty de Chc^n fi ^
le fer, le cuivre, & plu fiem-s autres métaux, les chevaux, les mulets, les
chameaux, les fourmres 8cc, Celles de Fo kien le fucre, & le meilleur thé:
celle de Se tchuen les plantes, les herbes médicinales, la rhubarbe. Sec. ôc
ainfi de toutes les autres : car il n'eft pas poflîble de rapporter en détail les
richeffcs particulières de chaque province.
Toutes ces marchandifes qui fe tranfportent aifémcnt fur les rivières, fe
débitent en très-peu de tems. On voit par exemple des marchands, qui
trois ou quatre jours après leur arrivée dans une ville, ont vendu jufqu'à fix
mille bonnets propres de la faifon. Le commerce n'eft interrompu qu'aux
deux premiers jours de leur première lune , qu'ils employent aux divcrtif-
fcmens, ÔC aux vifîtes ordinaires de leur nouvelle année. Hors de-là tout
eft en mouvement dans toutes les villes Scàla campagne. Les Mandarins mê-
me ont leur part au négoce, 8c il y en a plufîeurs d'cntr'eux qui donnent
leur argent à des marchands affidcz , pour le faire valoir par la voye du
commerce.
Enfin il n'y a pas jufqu'aux familles les plus pauvres, qui avec un peu
d'économie trouvent le moyen de fubfifter aiiement de leur trafic. On voit
quan»
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. zof
quantité de ces familles, qui n'ont pour tout fond que cinquante fols ou un
écu, & cependant le père fie la merc avec deux ou trois enfans vivent de
leur petit négoce, fe donnent des habits de foye aux jours de cérémonie,
& amafTent en peu d'années de quoi fiire un commerce bien plus confidé-
rable.
C'eft ce qu'on a peine à comprendre, 6c pourtant ce qui arrive tous les Dégrés di^
jours. Un de ces petits marchands, par exemple, qui le voit cinquante ^*'"'
fols, achette du fucre, delà farine éc du ris: il en fait de petits gâteaux,
qu'il fait cuire une ou deux heures avant le jour, pour allumer, comme ils
parlent, le cœur des voyageurs. A peine fa boutique eft-elle ouverte, que
toute fa marchandife lui elt enlevée par les villageois, qui dès le matin vien-
nent en foule dans chaque ville, par les ouvriers, par les portefaix, par les
plaideurs, 8c les enfans du quartier. Ce petit négoce lui produit au bouc
de quelques heures vingt fols au-delà de la fomme principale, dont la moi-
tié fuffit pour l'entretien de la petite famille.
En un mot les foires les plus fréquentées, ne font qu'une foiblc image de ri'duftrie
cette foule incroyable de peuples, qu'on voit dans la plû-part des villes, ^" ^^\
occupez à vendre, ou à acheter toutes fortes de marchandifes. Ce qui feroit à rc°Com-'
fouhaitter dans les marchands Chinois, ce feroit un peu plus de bonne foi dans mcrce„
kur négoce, fur-tout lorfqu'ils ont à traiter avec les étrangers. Ils tâchent
toujours de vendre le plus cher qu'ils peuvent , Se fouvent ils ne fe font
nul fcrupule de falfificr leurs marchandifes.
Leur maxime eil que celui qui achette donne le moins qu'il lui efl pof^ Leurs
fîble, 6c même ne donneroit rien, fi l'on y confcntoit: Se pofc ce princi- ^1»'''™" ,
pe, ils croyent être endroit de leur côté d'exiger les plus groifes fommes, ^" "'*'"
& de les recevoir, fi celui qui achette, elt affez fimple, ou affez peu intelli-
gent pour les donner. Cen'ell pas le marchand qui trompe , difent-ils, c'eft
celui qui achette qui fe trompe lui-même. L'on ne fait nulle violence à l'a-
cheteur, Se le gain que retire le marchand, eft le fruit de fon induftrie.
Cependant ceux des Chinois qui fe conduifent par ces détellables principes,
font les premiers à loiier la bonne foi 8c le défintéreflement dans les autres;
en quoi ils fe condamnent eux-mêmes.
Le commerce étant auffi abondant, que je viens de le dire, dans toutes Du Corn-
les provinces de la Chine, il n'eft pas furprenant que fes habitans fe mettent Tf^^^^ ^^
fi peu en peine de commercer au dehors , fur-tout quand on fait attention
au mépris natiu-el qu'ils ont pour toutes les nations étrangères. Auiîî dans
leurs voyages fur mer, ne paffent-ils jamais le détroit de la Smde. Leurs Son Etent
plus grandes navigations ne s'étendent du côté de Malaque que jufqu'à ^4- '^"'^•
cben: du côté du détroit de la iS'c'wif , que jufqu'à .Saf<aw« , qui appartient
aux Hollandois, & du côté du Nord que jufqu'au Japon. Je vais donc ex-
pliquer le plus brièvement qu'il me fera poflîble, quels font les endroits-
fur ces mers oii ils vont faire leur commerce, 8c qu'elle eft la nature des
marchandifes qu'ils y portent, ou qu'ils en rapportent.
I. Le Japon eft un des Royaumes qu'ils fréquentent le plus. Ordinaire- ^" ^°'f'
ment ils mettent à la voile dans le mois de Juin ou de Juillet au plus tard, chinois a^<!
Ce 3 Ils 5*)»«n,
zoù DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Ils vont à Camboye ou à Siam , où ils portent des marchandifes propres de
CCS pays-là, & en prennent d'autres qui font d'un grand débit au Japon.
Quand ils font de retour en leur pays, ils trouvent qu'ils ont t'ait un profit
de dcitx cens pour cent.
Des Mar- Si des ports de la Chine, c'eft-à-dire, de Canton.^ à'Emouy^ ou de Ning
chandifes p ^ ils vont en droiture au Japon, voici les marchandifes qu'ils y portent :
qu'ils y jo_ Yics drogues, comme ginfeng, ariftoloche, rhubarbe, elqui'ne, miro-
porrent. boi^ns, ôc autres drogues femblables. z°. De l'écorce d'arecque, du lucre
blanc, des cuirs de bufle Se de bœuf: ils gagnent beaucoup fur le fucre, le
gain va quelquefois à mille pour cent. 1,°. Toutes fortes de pièces de foye,
£c principalement des latins, des taffetas , 8c des damas de diverfes couleurs,
mais fur-tout de couleur noire. Il y a de ces pièces qui ne leur ont coûté
que fix ta'els à la Chine, & qu'ils vendent au Japon jufqu'à if. taëîs.
4^ Des cordes de foye pour les inlhumens , du bois d'aigle 6c de
fandal qui ell très-recherché des Japonnois pour les parfums , parce que
fans ceflè ils parfument leurs idoles, f. Enfin des draps d'Europe , & des
camelots dont l'on a un prompt débit: mais comme les Hollandois y en
portent, les Chinois ne s'en chargent gueres, à moins qu'ils ne puiflent les
vendre au même prix , & ils aflurent qu'ils y gagnent cinquante pour cent,
De celles c^ ^l-'i f^it voir combien le profit des Hollandois doit être confidérable.
qu'ils en Les marchandifes que les négocians Chinois chargent fur leurs vaifleaux
raporteiit, pour le retour, font ,
1° Des perles fines qui leur coûtent plus ou moins, à proportion de leur
beauté, & de leur groHeur : il- y a des occafions , où ils gagnent mille
pour cent.
z". Le cuivre rouge en barre, qu'ils achettent depuis trois jufqu'à quatre
taéh Se demi, & qu'ils vendent à la Chine dix & douze taels: du cuivre en
œuvre, comme balances, rèchaux, caflblettes, baffins, 6cc. qu'ils reven-
dent bien cher dans leur pays : ce cuivre ell beau , & agréable à la vue.
y. Des lames de fabre qui font fort ellimées des Chinois : elles ne s'achet-
tcnt qu'une piartre au Japon, 6c fe vendent quelquefois jufqu'à dix piailres
à la Chine.
4'. Du papier à fleurs 5c uni, dont les Chinois font des éventails,
f . Des porcelaines qui font très-belles , mais qui ne font pas du même
ufage que celles de la Chine, parce qu'elles fouffrent difficilement l'eau
bouillante. Elles fe vendent au Japon au même prix à peu près, qu'on
vend à Can'on celles de la Chine.
6'. Des ouvrages de vernis. Il ne s'en fait point de pareils au refte du
monde. Le X'/ix n'en eft pas réglé, mais les Chinois ne s'en chargent
gueres, dans la crainte où ils font de ne pouvoir s'en défaire: & quand ils
en apportent, ils le vendent extrêmement cher. Un cabinet qui n'avoit que
deux pieds de hauteur. Se un peu plus Je largeur, a été vendu à la Chine
jufqu'à cent piailres. Les marchands à'Emouy Sc à.c N'ragpo^ font ceux
qui s'en chargent le plus volontiers, parce qu'ils les portent à Afanilky &
à Batavia , & qu'ils y gagnent confidérablement avec les Européans , qui
font avides de ces fortes d'ouvrages.
7'. De
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
zoj
"f. De l'or qui efl: très-pur , & un certain métal appelle tombac fur
lequel ils gagnent fo .ou 60. pour cent à Batavia. Si l'on pouvoit compter liir
la fidélité des Chinois, il ieroit ailé aux Européans d'avoir commerce pur
leur moyen avec le Japon: mais cela ell comme impoflible, à moins qu'on
ne les accompagne, qu'on ne foit maître de fes effets, ôc qu'on n'ait la for-
ce en main, pour prévenir leurs infultes.
II. Les Chinois font auflî commerce à Alanille: mais il n'y a gueres que
les marchands à'Enwiiy qui s'en mêlent. Ils portent quantité de foye, de
fatins rayez & à fleurs de différentes fortes de couleurs, des broderies, des
tapis, des couffins, des robbes de chambre, des bas de foye, du thé, des
. porcelaines , des ouvrages de vernis , des drogues , &c. où ils gagnent
d'ordinaire cinquante pour cent. Ils n'en rapportent que des piaftrcs.'
III. Le commerce que les Chinois font le plus régulièrement, c'eft à
Batavia: ils le trouvent 8c plus aifé 6c plus lucratif. Il n'y a point d'an-
née qu'il ne parte pour cette ville des vaiflcaux de Canton, à'Emony , 6c de
Ning po. C'eft vers la onzième lune , c'eft-à-dire , au mois de Décem-
bre , qu'ils fe mettent en mer. Lès marchandifes dont ils fe chargent ,
font :
i'. Une efpèce de thé verd , qui cft très-fin & de bonne odpin-.- le
thé qu'on appelle fong lo, ôcle thé boui ne font pas fi fort recherchez des
Hollandois.
f. Des porcelaines qui s'y vendent à auffi bon marché qu'à Canton.
y. De l'or en feuille , Se du fil d'or qui n'eft que du papier doré. Il y
en a qui ne s'achette pas au poids, mais par petits échevaux, & celui-ci
eft cher, parce qu'il ell couvert du plus bel or: celui que les Chinois por-
tent à Batavia, ne le vend qu'au poids : il eft par paquets avec de grandes
queues de foye rouge , qu'ils mettent exprès pour rehauffer la couleur de-
l'or, ^ pour rendre les paquets plus pefans. Les Hollandois n'en font pas
ufage, mais ils le portent fur les terres des Malais, où ils font un gain con-
fidérable.
4°. De la toutenaque * qui produit aux marchands cent , 6c quelquesfois
cent cinquante, pour cent.
f°. Des drogues, 8c fur- tout de la rhubarbe.
6". Quantité d'utenciles de cuivre jaune , comme baffins , chaudiéreSj,
réchaux , 8cc.
Ils emportent de Batavia, i^ De l'argent en piaftres : 20. Des épiceries,
êc en particulier du poivre : des clouds de girofle, des noix mufcades, 6cc.
y. des écailles de tortue , dont les Chinois font de très-jolis ouvrages, 8c
entre autres des peignes, desboctes, destafles, des manches de couteaux,,
des pipes , ^ des tabatières prifes fur le modèle de celles d'Europe , 8c
qu'ils ne vendent que dix fols. 4°. Du bois de fandal , du bois rouge ^
noir, propre à être mis en œuvre : d'autre bois rouge, dont on fe fcrc
pour les teintures, 8c qu'x)n appelle communément bois de Brefîl. f. Des
picn-es d'agathe taillées,, dont les Chinois font les ornemcns de leur ccintu-
* C'sft un inéul qui tient de U nature du fer & de l'étain.
Du Com-"
merce des
Chinois à
Alanille.
A Batavia^
Des Mar»
chandifes
qu'ils y
portenî.
De cenc&
qu'ils en ,
empor-
tent.
Du Com-
merce des
Chinois à
Du Com-
merce que
jes Euro-
péans font
à la Chine.
On en tire
plus de
Marchan-
difes qu'en
n'y en
porte.
Du Com-
merce de
l'Or.
iog DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
re, les boutons qu'ils attachent ù leurs bonnets, 6c des efpèces de chape-
lets qu'ils portent au col. 6\ De l'ambre jaune en mafle qu'ils ont à grand
marché. y\ Enfin des draperies d'Europe, qu'ils ont de même à bon comp-
te, 8c qu'ils vendent au Japon.
C'ell là le plus grand commerce que les Chinois faflent hors de chez eux.
Ils vont encore, mais plus rarement, à Achen, à Malaque, à Ihor, à
Patane, à Ligor, qui dépend du Royaume de Siam, à la Cochinchine,
&c. le commerce qu'ils font à Ihor ell le plus aifé 8c le plus lucratif. Ils
netireroient pas même les frais de leur voyage, lorfqu'ils v^nt à Achen,
s'ils manquoient de s'y rendre dans le mois de Novembre, 8c de Décem-
bre, qui ell le tems oij les bâtimens de Surate, 8c de Bengale font à la côte.
Ils ne rapportent gueres de ces pays-là -que des épiceries, comme du
poivre, de la canelic, 8cc. des nids d'oyfeaux qui font les délices des repas
Chinois , du ris , du camphre , du rotin * , des torches faites de certaines
feiiilles d'arbres qui briâlent comme de la poix réfine, 8c qui fervent de
flambeaux, quand on marche pendant la nuit: de l'or, de l'étain, 8cc.
Il ne relie plus à parler que du conimerce que les Européans vont faire
chez les Chinois. Il n'y a gueres que le poit de Canton qui leur foit ou-
vert mjiintcnant en certains tems de l'année : non pas que les vaifleaux
Européans viennent jufqu'à Canton même , car ils jettent l'ancre dans la
rivière , environ quatre lieues au-deflbus, en un lieu qu'on nomme Uoang
pou. La rivière paroît comme une grande forêt, par la multitude des vaif-
feaux qui s'y trouvent. On y portoit autrefois des draps , des criftaux,
desfabres, des horloges, des montres fonnantes, des pendules à répétition,
des lunettes d'approche, des miroirs, des glaces, 8cc. mais depuis que les
Anglois y vont régulièrement chaque année , toutes ces marchandifes y
font à aufli bon marché qu'en Europe : le corail même ne peut plus gueres
s'y vendre qu'avec perte.
Ainfi à parler en général, ce n'eft plus qu'avec de l'argent qu'on peut
trafiquer utilement à la Chine. On trouve un gain confidérable à achetter
de l'or qui y eft marchandife. L'or qui le vend à Canton^ fe tire en partie
des provinces de la Chine , 8c en partie des pays étrangers, comme d'A-
chen, de la Cochinchine, du Japon, 8cc. Les Chinois de C««/o« refondent
tout l'or qu'ils reçoivent d'ailleurs , hormis celui de la Cochinchine , qui
d'ordinaire eft le plus beau 8c le plus pur qu'on voye , lorfque c'eft du
Roy de ces pays-là qu'on Tachette : car le peuple en vend fous main , qui
n'eft pas fi pur , 8c qu'on a foin de rafiner à Canton.
Les Chinois diviient leur or par dégrez, comme on fait en Europe:
celui qui le débite ordinairement eft depuis po. carats jufqu'à loo. Il eft plus
ou moins cher félon le tems oii on Tachette. On Ta à bien meilleur compte
dans les mois de Mars, d'Avril 3c de May: Il devient beaucoup plus cher
depuis le mois de Juillet, jufqu'au mois de Décembre 8c de Janvier, parce
que c'eft la faifon où les vaifleaux font en grand nombre dans le port
ou à la rade de Canton.
On
* C'eft une efpèce de cannes fort longues qu'on trcffe cnfcmble comme de petites
cordes.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. Z09
•On peut encore achetter à la Chine d'excellentes drogues , difFérentcs Détail
fortes de thé, de l'or filé, du mufc, des pierres précieufcs, des perles, du '^'autres
vif argent, &c. Mais le plus grand commerce qu'y fanent les Européans, JJfes'^'^''"'
confîile principalement dans les ouvrages de vernis , dans la porcelaine , &: *
dans toutes fortes d'étoffes de foye. C'eft fur quoi auiîi je vais m'étendre
•un peu plus au long.
Du Verms de la Chine,
IL s'en faut bien que les ouvrages de vernis qui fc font à Canton^ DuVemis;
foient auflî beaux , & d'un auflî bon ufage que ceux qu'on travaillé au
Japon, au long king, èc à Narig king capitale de la province de Kimg nan:
ce n'ell pas que les ouvriers n'y employent le même vernis 8c la même *^^ ^^
dorure, mais c'eft qu'ils travaillent ces fortes d'ouvrages avec trop de menioir^
précipitation, Sc que dés là qu'ils plaiiént à l'oeil des Européans, ils s'en
contentent.
Un ouvrage d'un bon vei-nis doit être fait à loifir, & un Eté fuffit à Diffiaihé
peine pour lui donner fa perfeâ:ion. Il eft rare que les Chinois en tiennent ^^ ^'"'^'^ de
àe prêts & qui foient faits de longue main: ils attendent prefque toujours vra'^P^d
l'arrivé des vaifîcaux pour y travailler, 6c pour fe conformer au goût des Vernis.
Européans.
Ce vernis qui donne un li beau luftre aux ouvrages, 6c qui les fait fi Le Vernis
fort rechercher en Europe, n'eft point une compofition, ni un fecret par- n'eft point
ticulier , comme quelques-uns fe le font imaginé. Pour les détromper, il ""^ Com^
fuffit de faire contioître d'où les Chinois tirent leur vernis, 6c cnfuite la ma- ^° "'""'
niére dont les ouvriers l'appliquent.
Le vernis que les Chinois nomment Tfi , eft une gomme roufiatre qui Ce que
découle de certains arbres , par des incifions qu'on fait à l'écorce jufqu'au *^^^'
bois, fans cependant l'entamer. Ces arbres fe trouvent dans les provinces
de Kiangfi , 6c de 5"^ tchucn. Ceux du territoire de Kan tcheou , ville des
plus méridionales de la province de Kiang fi , donnent le vernis le plus
ellimé.
Pour tirer du vernis de ces arbres , il faut attendre qu'ils ayent fept ou oe fou
huit ans. Celui qu'on en tircroit avant ce tems-là , ne feroit pas d'un bon Choix,
ufage. Le tronc des arbres les plus jeunes, dont on commence à tirer le
vernis , ont un pied Chinois de circuit : 6c ce pied Chinois eft beaucoup
plus grand que le pied de Roy ne l'eft en France. On dit que le vernis qui
découle de ces arbres , vaut mieux que celui qui coule des arbres plus vieux ,
mais qu'ils en donnent beaucoup moins : On ne fçait pas fur quel fonde-
ment cela fe dit , car dans la pratique les marchands ne font point de diffi-
culté de mêler l'un 6c l'autre enfemblc.
Ces arbres dont la feuille 6c l'écorce relTemblent aflez à la feuille 6c à J^^-,' 'J,f "■'
l'écorce du frêne, n'ont jamais gueres plus de quinze pieds de hauteur: la cJuîe'le"
'J^ome IL Dd fiiof- Vein's.
zto DESCRIPTION DE L'EMPIRE DELA CHINE,
grofleur de leur tronc eft alors d'environ deux pieds 8c demi de circuit. On
aïïlire qu'ils ne portent ni fleurs, ni fruits, 8< qu'ils multiplient de la naa-
niére luivante.
S Cultu- -^^ Printems quand l'arbre pouflc, on choîfit le rejetton le plus vigoa-
je. ' reux qui forte du tronc , & non pas des branches: quand ce rejetton eft
long d'environ un pied, on l'enduit par le bas de mortier fait de terre jau-
ne. Cet enduit commence environ deux pouces au-deflus du lieu où il fort
du tronc, 6c dcfcend au-deflbus quatre ou cirq pouces: fon épaifleur eli
au moins de trois pouces. On couvre bien cette terre, & on l'enveloppe
d'une natte qu'on lie avec foin, pour la défendre des pluyes & des injures
de l'air. On laifle le tout en cet état depuis l'cquinoxe du Printems, juf-
qu'à celui d'Automne. Alors on ouvre tant foit peu la terre, pour exami-
ner en quel état font les racines, que le rejetton a coutume d'y pouffer, &
qui fe divifent en pluficurs filets : fi ces filets font de couleur jaunâtre ou
roufl'âtre, on juge qu'il cil tems de féparer le rejetton de l'arbre: on le
coupe adroitement fans l'endommager. Se on le plante. Si ces filets
étoient encore blancs, c'ell figne qu'ils font trop tendres: ainfi on refer-
me l'enduit de terre, comme il étoit auparavant, & on diffère au Prin-
tems fuivant à couper le rejetton pour le planter. Mais foit qu'on le plante
au Printems, ou en Automne, il faut mettre beaucoup de cendres dans le
trou qu'on a préparé, fans quoi les fourmis, à ce qu'on aflure , dévore-
roient les racines encore tendres, ou du moins en tireroient tout le fuc, 6c
les feroicnt fécher.
De la fai- L'Eté ell la feule fiifdn oîi l'on puifTe tirer le vernis des arbres: il n'en
fon du fort pomt pendant l'Hyver: &c celui qui fort au Printems ou en Automne,
.Vernis. eft toujours mêlé d'eau: d'ailleurs ce n'eft que pendant la nuit que le ver*
nis coule des arbres : il n'en coule jamais pendant le jour.
De fa Ré- Pour tirer le vernis, on fait pluiieurs incifions de ni*eau à l'écorce de
coltc. l'arbre autour du tronc, qui, félon qu'il eft plus ou moins gros, peut en
fouffrir plus ou moins. Le premier rang de ces incilions n'eit éloigné de
terre que de fcpt pouces. A la même diltance plus haut, fe fut un fécond
rang d'incifions , 6c ainfi de fept en fept pouces, non feulement julqu'au
haut du tronc, mais encore jusqu'aux branches qui ont une groffeur fuf>-
iifante.
On fe fcrt pour faire ces incifions, d'un petit couteau fait en demi cer-
cle. Chaque incifion doit être un peu oblique de bas en haut, aufîi pro-
fonde que l'écorce eft épaiffe, 6c non pas d'avantage. Celui qui la fait
d'une main, a dans l'autre une coquille, dont il infère aufîitôt les bords dans
l'incifion autant qu'elle peut y entrer: c'efV environ un demi pouce Chinois.
Cela Tufifit pour que la coquille s'y foutienne fans autre appuy. Ces coquil-
les fort communes à la Chine, font plus grandes que les plus grandes co-
quilles d'huitrc qu'on voye en EuropC: On fait ces incifions le foir, 6c le
lendemiin on va recueillir ce qui a coulé dans les coquilles. Le foir on les
infère de nouveau dans les mêmes incifions, 6c l'on continue de la. mémo
iiianiére jufqu'à la fin de l'Eté.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ui
Ce ne font point d'ordinaire les propriétaires de ces arbres, qui en font D« Mai/-
tirer le vernis: ce font des marchands qui dans la luifon traittent avec ces /"""'"''' .
propriétaires, moyennant cinq fols par pied. Ces marchands louent des ^ """*
ouvriers, aufquels ils donnent pai- mois une once d'argent, tant pour leur
travail, que pour leur nourriture : ou s'ils fe déchargent de les nourrir, ce
qui eft rare^ ils donnent trois fols par jour. Un de c>es ouvriers liiffit pour
cinquante pieds d'arbre.
Il y a des précautions à prendre, peur garantir les ouvriers des impref- Des Pré-
fions malignes du vernis: ainfi, foit que le marchand les nourrifle ou non, nécdrâires
il ell obligé d'avoir chez lui un grand vaie d'huile de rabette,oij l'on a fait autemsdc
bien bouillir certaine quantité de ces filamcns charnus , qui fe trouvent '» Récolte,
cntrc-mêlez dans la graifle des cochons, 6c qui ne fe fondent point quand ^g j-ç^çj
on fait fondre le fain doux. La proportion ell d'une once fur une livre qui précé-
d'huile. dent.
Qsand les ouvriers vont placer les coquilles aux arbres, il portent avec De celles
eux un peu de cette huile, dont ils fe frottent le vifage 8c les mains. Le qui ac-
matin lorfqu'aprés avoir recueilli le vernis , ils reviennent chez le mar- compa-
chand , ils le frottent encore plus exactement de cette huile. gncnt.
Après le repas, ils fe lavent tout le corps avec de l'eau chaude , que le
marchand doit tenir prête, dans laquelle on a fait bouillir certaine quanti-
té des drogues fuivantes: fçavoir,de l'écorce extérieure & herifTéc des châ-
taignes, de l'écorce de bois de fapin, du falpctre cnftallifé, & d'une her-
be qu'on mange à la Chine 8c aux Indes, qui eft une efpèce de blette,
laquelle a du rapport au tricolor : toutes ces drogues paffent pour être froi-
des.
Chaque ouvrier emplit de cette eau un petit baflîn, 8c s'en lave en parti-
culier. Mais au lieu que les baflins ordinaires oîi les Chinois mettent de
l'eau pour fe laver le vifage tous les matins, font affez communément de
cuivre, les ouvriers qui travaillent au vernis, rejettent ce métal, 8c ne fe
fervent que de vafes d'étain.
Dans les tems qu'ils travaillent auprès des arbres, ils s'envelopent la tête
d'un fac de toile qu'ils lient autour du col , où il n'y a que deux trous vis-
à-vis les yeux. Ils fe couvrent le devant du corps d'une cfpcce de tablier
fîîit de peau de daim paiïce, qu'ils fufpendent au col par des cordons, 8c
qu'ils aiTctent par une ceinture. Ils ont aufTi des bottines de la même ma-
tière, 8c aux bras des gands de peau fort longs.
Quand il s'agit de recueillir le vernis, ils ont un vafc fxit de peau de bœuf Des Vafes
attaché à leur ceintm-e : d'une main ils dégagent les coquilles, 8c de l'autre p^^^ùç
ils les raclent avec un petit inftrument de fer,jufqu'à ce qu'ils enayent tiré '
tout le vernis. Au bas de l'arbre eft un panier où on laiflcles coquilles jufqu'au
foir. Pour faciliter la récolte du vernis, les propriétaires des arbres ont
foin de les planter à peu de diftance les uns des autres. Quand le tems de
la récolte eft venu, ils attachent avec des cordes un grand nombre de tra-
verlîers d'un arbre à l'autre, qui fervent comme d'échelles pour y mon-
ter.
Dd i Le
Des Vafes
pour fa
nis occ
lionne
212 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHÎNE,
De l'Atc- Le marchand a foin de tenir prêt chez lui un grand vafe de terre, fur le-
lier du quel eit un chaflis de bois foutcnu par quatre pieds, à peu près comme une
Vernis. ^.^j^j^ quarrée, dont le milieu leroit vuide. Sur le challis ell une toile clai-
re, arrêtée par les quatre coins avec des anneaux. On tient cette toile un
peu lâche Se on y verfe le vernis. Le plus liquide s'étant écoulé de lui-
même, on tord la toile pour faire couler le refte. Le peu qui demeure dans
la toile fe met à part: on le vend aux droguiltes, parce qu'il ell de quelque
ufage dans la Médecine, On eft content de la récolte, lorfque dans une
nuit mille arbres donnent vingt livres de vernis.
La récolte étant faite, le marchand met fon vernis dans des fceaux de
bois bien calfatez au dehors, Scdont le couvercle ell atuché avec de bons
conferva- clouds. La livre de vernis tous frais faits, revient à environ quarante fols, ,
^'^"" Le marchand en tire le double & d'avantage, félon que les endi-oits où il le
tranfporte font plus éloignez.
Ma'adies H en coûte cher aux ouvriers qui recueillent le vernis,quand ils ne pren-
queleVer- nent pas les précautions dont je viens de parler. Le mal commence par des
"" efpéces de dartres, qui leur couvrent en un jour 6c le vifage 6c le relie du
corps : car elles s'étendent en peu d'heures, 6c deviennent trës-rouges : bien-
tôt le vifage du malade fe bouffit, 6c fon corps qui s'enfle extraordinaire-
ment, paroit tout couvert de lèpre.
De la gué- Pour guérir un homme attaqué de ce mal, on lui fait boire d'abord quel-
rifon de ques écuellées de l'eau droguée, dont j'ai dit que les ouvriers fe lavent pour
ces Mala- p^-^ygnir ces accidens. Cette eau le purge violemment : on lui fait enfuite
recevoir une forte fumigation de la même eau, en le tenant bien enveloppé
de couvertures: moyennant quoi, l'enrlure 6c la bouffiflure difparoilîènt :
mais la peau n'eft pas litot faine. Elle fe déchire en divers endroits, &
rend beaucoup d'eau. Pour y remédier, on prend de cette herbe que j'ai
nommée efpèce de blette, onlaféche, 6c on la brûle: puis on applique la
cendre fur les parties du corps les plus maltraitées : cette cendre s'imbibe de
l'humeur acre qui fort de ces parties déchirées, la peaufe féche, tombe,
6c fe renouvelle.
Pîopr'ctésl Le vernis de la Chine, outre l'éclat qu'il donne aux moindres ouvrages
Uu Vernis, aufquels on l'applique, a encore la propriété de conferver le bois, 6c d'em-
pêcher que l'humidité n'y pénétre. On peut y répandre tout ce qu'on veut
de liquide : en pallant un linge mouillé fur l'endroit, il n'y refte aucun vefti-
ge, pas même l'odeur de ce qui a été répandu. Mais il y a de l'art à l'ap-
pliquer, 6c quelque bon qu'il foit de fa nature, on a encore befoin d'une
main 'habile 6c indullrieufe pour le mettre en œuvre. Il faut fur tout de
l'adrcfle 6c de la patience dans l'ouvrier, pour trouver ce jufte tempéra-
ment que demande le vernis, afin qu'il ne foit ni trop liquide ni trop épais,
fans quoi il ne réulîîroit que médiocrement dans ce travail.
Première Le vernis s^applique en deux manières, l'une qui eft plus fimple fe fait
l?*"!^"'^* immédiatement fur le bois. Après l'avoir bien poli, on parte deux ou trois
tiuer.^ fois de cette efpèce d'huile que les Chinois appellent l'ong yeou: quand elle eft
bien féche, on applique deux ou trois couches de vernis. Il eft fl tranfparent,
qu'au
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
21}
qu'au travers on voit toutes les veines du bois. Si l'on veut cacher toute la
matière fur laquelle on travaille, on multiplie le nombre des couches
de vernis, .Se il devient alors fi éclatant, qu'il relîemble à une glace de mi-
roir. Quand l'ouvrage eil fcc , on y peint en or ou en argent diverfes fortes
défigures, comme des fleurs , des hommes, des oifeaux , des arbres , des
montagnes, des palais, 8cc. fur lefquels on palîe encore une légère cqu-
che de vernis, qui leur donne de l'éclat & qui les conferve.
L'autre manière qui cil moins fimple, demande plus de préparationj car Seconde
elle fe fait fur une eipèce de petit maltic, qu'on a auparavant appliqué fur manière.
le bois. On compoiè de papier, de filalle, de chaux, & de quelques au-
tres matières bien battues, une efpèce de carton qu'on cole fur le bois, 6c qui
forme un fond très-uni oc très-folide , fur lequel on pailè deux -ou trois fois
de l'huile dont j'ai parlé, après quoi l'on applique le vernis à différentes
couches 5 qu'on lailîè lécher l'une après l'autre. Chaque ouvrier à fon
fécret particulier , qui rend l'ouvrage plus ou moins parfait , félon qu'il eil
plus ou moins habile.
Il arrive fouvent qu'à force de répandre du thé ou des liquem-s chaudes Moyens
fur des utenciles de vernis, leluftres'en efface, parce que le vernis fe ter- de rétablir
nit ôc devient jaune. Le moyen, dit un auteur Chinois, de lui rendre le ^ Vernu,
noir éclatant qu'il avoit, c'elt de l'expoièr une nuit à la gelée blanche, ôc
encore mieux , de le tenir quelque tems dans la neige.
De la Porcelaine.
LA porcelaine qui eft un des meubles les plus ordinaires des Chinois ôc Erreurs ds
qui fait l'ornement de leurs maifonS, a été fi recherchée en Europe, quelques
Se il s'y en fait encore un fi grand commerce, qu'il eft à propos de faire con- au "uTet"!'
noître la manière dont elle fe travaille. Quelques auteurs ont écrit qu'elle in Force-'
fe faifoit de coques d'ceufs, ou de coquilles de certains poiffons enfouies en laine.
terre durant vingt, trente, 3c même cent ans- c'ell une pure imagination
d'écrivains, qui ont hazardé fur cela leurs conjeârures, comme ils ont fait
fur beaucoup de chofes qui concernent ce vaitc Empire, dont en divers
tems ils ont donné les idées les plus fauffes, 6c fouvent les plus ridicules.
On ne travaille à la porcelaine que dans une ièule bourgade de la pro- Du Lieu
vince de Kianv fi. Cette bourgade nommée Kinv te îchin'j qui a une licuë de ^.\ .^"^ ^^
longueur, ce plus d un milion dames, n eft éloignée que dune lieue de
Feou leang^ ville du troifième ordre dont elle dépend. Feou leang eft de la
dépendance de lao tcheou^ l'une des villes du premier ordre de la province.
Le Père Dentrecolles avoit une èglife dans King te tching , 6c parmi fes
Chrétiens il en comptoit plufieurs qui travailloient à la porcelaine, ou qui
en faifoient un grand commerce: c'eft d'eux qu'il a tiré des connoiffances
cxa-5tes de toutes les parties de ce bel art.
Dd 5 Ou-
fabrique.
înrcrti-
tude de
rtpoque
àc la Por-
celaine,
Ce qu'en
difent des
Ecrivains
anciens.
Delà Mar-
que Carjc-
térilliq'ie
de quelque
Porcelai-
ne.
D'où fe
tire la
jjieilkare.
A quoi fe
réduit ce
qu'il y a à
fivoir (ur
la Poice-
ia.ne.
214 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Outre cela il s'eft inftruit par fes propres yeux , & a confuké les livres
•Chinois qui traittent de cette matière, fur tout l'hiiloire ou les annales de
Feott kang: car c'ell un ulage à la Chine, que chaque ville imprime l'hif-
toire de ion dillrift, laquelle comprend la iituation, l'étendue, & la na-
ture du pays, les mœurs de fes habuans, les perionnes qui s'y font diftin-
guées par les armes, par les lettres, ou par la probité: les événemens ex-
traordinaires, & lur tout les marchandifes Se les denrées qui en fortenc ou
qui s'y débitent.
Ce Perc y a cherché inutilement quel eft celui qui a inventé la porce-
laine: ces annales n'en parlent point,, 6c ne difent pas même à quelle ten-
tative ni à quel hazard on eil redevable de cette invention. Elles difent
feulement que la porcelaine étoit anciennement d'un blanc exquis 6c n'avoic
nul défaut: que les ouvrages qu'on en faifoit, 6c qui le tranfportoient dans
les autres Royaumes, ne s'appelloient pas autrement que les bijoux pré-
cieux de lao tchcou. Plus bas on ajoute : la belle porcelaine qui eft d'un blanc
vif 6c éclatant, 6c d'un beau bleu célefte, fort toute de Kmg te tcbing. l\
s'en fait dans d'autres endroits, mais elle ell bien différente ibit pour la
couleur, foit pour la fineflé.
En effet fans parler des ouvrages de poterie qu'on fait par toute la Chrine,
aufquels on ne donne jamais le nom de porcelaine, il y a quelques provin-
ces, comme celle de Canton 6c de Fo kien^ où l'on travaille en porcelaine,
mais les étrangers ne peuvent s'y méprendre: celle de Fo kien eft d'un blanc
de neige qui n'a nul éclat , 6c qui n'eft point mélangé de couleurs. Des
ouvriers ue King te tchingy portèrent autrefois tous leurs matériaux, dans
l'efpérance d'y faire un gain confidérable , à caufe du grand commerce que
les Européans faifoient alors à Emouy : mais ce ftit inutilement, ils ne pu-
rent jamais y réuftîr.
L'Empereur Canghic\\xi ne vouloic rien ignorer, fil conà\i\reï Peking
des ouvriers en porcelaine, 6c tout ce qui s'employe à ce travail. Ils n'ou-
blièrent rien pour réuflir fous les yeux du Prince : cependant on afllire que
leur ouvrage manqua. 11 fe peut faire que des raifons d'intérêt ^ de politi-
que curent part à ce peu de fuccès : quoiqu'il en foit, c'eft uniquement
King te tching qui a l'honneur de donner de la porcelaine à toutes les parties
du monde. Le Japon même vient en achettcr à la Chine.
Tout ce qu'il y a à fçavoir fur la porcelaine , dit le P. DcntrecoUes *■,
fe réduit à ce qui entre dans fa compofition , 6c aux préparatifs qu'on y
apporte : aux dift'ercntes efpèces de porcelaine, 6c à la manière de les for-
mer: à l'huile qui lui donne de l'éclat, 6c à fes qualitez: aux couleurs qui
en font l'ornement, 6c à l'art de les appliquer: alacuiflbn, 6c aux mefu-
res qui fe prennent, pour lui donner le degré de chaleur qui convient. En-
fin on finira par quelques réflexions fur la porcelaine ancienne 6c fur la mo-
derne, 6c fur certaines chofes qui rendent nnpraticables aux Chinois des
ouvrages, dont on a envoyé, 6c aont on pourroit envoyer des dellèins. Ces
ouvrages où il cil impoflible de réuffir à la Chine, fe feroient peut-être faci-
lement en Europe, fi l'on y trouvoit les mêmes matériaux.
Mai.s
' C'tft !ui qui parlera dans la fuite de cet article.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
IXf
Mais avant que de commencer, il eft à propos de détromper ceux, qui
croiroient peut-être que le nom de porcelaine vient d'un mot Chinois. A la
vérité il y a des mots, quoi qu'en petit nombre, qui font François & Chi-
nois tout enfemble. Ce que nous appelions thé, par exemple, a pareille-
ment le nom de thé dans la province de Fo kicn quoi qu'il s'appelle tcha,
dans la langue Mandarine : papa ôc marna ibnt aufli des noms, qui en cer-
taines provinces, 6c à King te tching en particulier , font dans la bouche des
cnfans , pour fignifier père, mère, & grand-mcre: mais pour ce qui eft
du nom de porcelaine, c'eft fi peu un mot Chinois, qu'aucune des fyllables
qui le compofent, ne peut ni être prononcée, ni être écrite par des Chi-
nois, ces Ions ne fe trouvant point dans leur langue. Il y a apparence que
c'eft des Portugais qu'on a pris ce nom , quoique parmi eux Porcellana fi-
fnifie proprement une tafle, ou une écuelle, & que Loça foit le nom qu'ils
onnent généralement à tous les ouvrages que nous nommons porcelaine.
Les Chinois l'appellent communément Tsc ki.
La matière de la porcelaine fe compofe de deux fortes de terre , l'une
appellée Pe tun ise, & l'autre qu'on nomme /<ao lin. Celle-ci eft parfeméc
de corpufcules, qui ont quelque éclat: l'autre eft fimpkment blanche 6c
très-fine au toucher. En même tems qu'un grand nombre de groftes bar-
ques remontent la rivière de lao tcheoii à King te tching^ pour fe charger de
porcelaines, il en defceiid de Ki muen prefquc autant de petites, qui ibnt
chargées <icPe tun tse, 6c de Kao Un réduits en forme de briques; car King
te tching ne produit aucun des matériaux propres à la porcelaine.
Les Pc tun tse dont le grain eft fi fin ,. ne font autre choie que des quar-
tiers de rochei-s, qu'on tire des carrières, & auiquels on donne cette for-
me. Toute forte de pierre n'eft pas propre à former le Pe tun. tse ,. autrer
ment il feroit inutile d'en aller chercher à vingt ou trente lieues dans la
Î)rovince voifine, La bonne pierre., difent les Chinois^, doit tirer un peu
iir le verd..
Voici quelle eft la première préparation: on fe fert d'une mafluë de fer
pour brifer ces quartiers de pierre : après quoi on met les morceaux brifez
dans des mortiers, èc par le moyen de certains leviers, qui ont une tête
de pierre armée de fer, on achevé de les réduire en une poudre très- fine.
Ces leviers joiient fans ccfle , ou par le travail des hommes , ou par le
moyen de l'eau ,. de la même manière que font les martinets dans les mou-
lins à papier.
On jette enfnite cette poufficre dans une grande urne remplie d'eau, St
on la remué fortement avec une pelle de, fer. Quand on la laiftb repofer
quelques momens, il furnagc une efpèce de crème épaifle de quatre à cinq
doigts: on la levé, & on la vcrfe dans un autre vafe plein d'eau. On agite
ainfi pluficurs fois l'eau de la première urne, recueillant à chaque fois le
nuage qui s'cft formé , jufqu'à ce qu'il ne refte plus que le gros marc que
fon poids précipite d'abord. On le tire, êc on le pile de nouveau.
Au rcgaid de la féconde urne oià a été jette ce que l'on a recueilli de la
première, on attend qu'il fe foit formé au fond une elpcce de pâte: lorf-
quc
D'où vient
le nom de
Porcelai-
Ce nom
n'dt ras
Chinois.
Dé la M».
tiére de U
Po celai-
Etpremiéi.
rement Du
Pt tua //a,
De la pré-
paration
de la Por»
celaiiie.
ii6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
que l'eau paroît au-deflus fort claire on la verfe par inclination , pour ne
pas troubler le fediment, Sc l'on jette cette pàtc dans de grands moules
propres à la fécher. Avant qu'elle foit tout-à-fait durcie, on la partage
en petits carreaux , qu'on achette par centaines. Cette figure 6c fa couleur
lui ont fait donner le nom de Pe tun tse.
Les moules où fe jette cette pâte, font des efpcces de caifles fort gran-
des & fort larges. Le fond eft rempli de briques placées félon leur hau-
teur, de telle forte que la fuperficie foit égale. Sur le lit de briques ainfî
rangées , on étend une grofle toile qui remplit la capacité de la caille : alors
on y verfe la matière, qu'on couvre peu après d'une autre toile, fur la-
quelle on met un lit de briques couchées de plat les unes auprès des autres.
Tout cela fert à exprimer l'eau plus promptement, fans que rien fe per-
de de la matière de la porcelaine, qui en fe durciffant , reçoit aifément la
figure des briques.
Altération jj ri'y auroit rien ù ajouter à ce travail, fî les Chinois n'étoient pas ac-
ou falfifi- coûtumez à altérer lein-s marchandifes: mais des gens qui roulent de petits
cation de . . ^ , , , n- ' j • ° i • o i
laPorce- grains de pâte dans de la pouihere de poivre pour les en couvrir, cc les
laine. mêler avec du poivre véritable, n'ont garde de vendre les Pc tun tse, fans y
mêler du marc. C'eft pourquoi on ell obligé de les purifier encore à
JCifig te tchlng, avant que de les mettre en œuvre.
... Le Kao lin qui entre dans la compofition de la porcelaine, demande un
féconde '" P^" moins de travail que les Pe tun tse : la nature y a plus de part. On en
matière de trouve des mines dans le fein des montagns, qui font couvertes au dehors
la Force- d'une terre rougeâtie. Ces mines font allez profondes: on y trouve par
grumeaux la matière en quelHon, dont on fait des quartiers en forme de
carreaux , en obfervant la même méthode que j'ai marquée par rapport
au Pe tun tse. Je ne ferois pas difficulté de croire que la terre blanche de
Malthe, qu'on' appelle de S. Paul, auroit dans fa matrice beaucoup de
rapport avec le Kao Un dont je parle, quoiqu'on n'y remarque pas les pe-
tites parties argentées, dont elt iemé le Kao lin.
D'où la C'eit du Kao lin., que la porcelaine fine tire toute fa fermeté : il en efl
Porcelaine comme les nerfs. - Ainfi c'ell le mélange d'une terre molle qui donne de la
ïcmeté force aux Pe tun tse., lefquels fe tirent des plus durs rochers. Un riche
marchand m'a conté que des Anglois ou des Hollandois* firent achetter il
y a quelques années des Pe tun tse., qu'ils emportèrent dans leur pays,
pour y faire de la porcelaine : mais que n'ayant point pris àc Kao lin,
leur entreprifc échoua, comme \\s l'ont iivoiié depuis. Sur quoi le mar-
chand Chinois difoit en riant: ils vouloient avoir un corps, dont les chairs
fe foûtinflènt fans oHèmens.
Dccûuver On a trouvé depuis peu de tems une nouvelle matière propre à entrer
te récente j^^s j-^ compofition de la porcelaine: c'ell une pierre, ouuneefpcce de
fie"me'Mà- craye qui s'appclle //o« r/;c', dont les Médecins Chinois fontunc efpcce de
tiére à ' tifanne, qu'ils dilcnt être détcrfive, apéritive, & rafruichiflante. Ils pren-
Porcdai- ncnt iîx parts de cette pierre , £c une part de réglifiè, qu'ils pulv.èri-
. . fcnt^
* Le nom Chinois eil commun aux deux nat/ons.
laine.
ne,
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
217
lent: ils mettent une demie cuillerée de cette poudre dans une talTc d'eau
fraîche , qu'ils font boire au malade , & ils prétendent que cette tiianne
rafraîchit le fang, & tempère les chaleurs internes.
Les ouvriers en porcelaine fe font avifez d'employer cette même pierre à
la place du Kao lin. Peut-être que tel endroit de l'Europe, où l'on ne
trouvera point de Kao lin, fournira la pierre Boa ché. Elle ie nomme Hoa,
çarce qu'elle elt glutineufe , Se qu'elle approche en quelque forte du
lavon.
La porcelaine faite avec le Hoa ché , eft rare , ôc beaucoup plus chère
que l'autre: elle a un grain extrêmement fin , 6c pour ce qui regarde l'ou-
vrage du pinceau, fi on la compare à la porcelaine ordinaire, elle e 11 à
peu-près ce qu'ert le vélin au papier. De plus, cette porcelaine elt d'une
légèreté qui furprend une main accoutumée à manier d'autres porcelaines :
auffi eft-clle beaucoup plus fragile que la commune, 6c il efl difficile d'at-
traper le véritable degré de fa cuite. Il y en a qui ne fe fervent pas du Hoa,
ché, pour faire le corps de l'ouvrage : ils fe contentent d'en faire une colle
aflez déhée, oii ils plongent la porcelaine, quand elle ert féche, afin qu'el-
le en prenne une couche , avant que de recevoir les couleurs 6c le vernis.
Par-là elle acquiert quelques dégrez de beauté.
Mais de quelle manière met-on en œuvre le Hoa ché? C'eft ce qu'il faut
expliquer. 1°. Lorfqu'on l'a tiré de la mine, on le lave avec de l'eau de ri-
vière, ou de pluye, pour en féparer lin relie de terre jaunâtre, qui y eft
attachée. z\ On le brife, on le met dans une cuve d'eau, pour le diflbu-
dre 6c on le prépare , en lui donnant les mêmes façons qu'au Kao lin. On
aflure qu'on peut faire de la porcelaine avec le feul Hoa ché préparé de la
forte, 6c fans aucun mélange : cependant un de mes néophytes, quia fait
de femblables porcelaines, m'a dit que fur huit parts de Hoa ché, il mettoit
deux parts de Pe tun tse : 6c que pour le refte on procédoit félon la métho-
de qui s'obferve, quand on fait la porcelaine ordinaire avec le Pe tun tse.
Se le Kao lin. Dans cette nouvelle efpèce de porcelaine , le Hoa ché tient
la place du Kao lin : mais l'un eft beaucoup plus cher que l'autre. La charge
de Kao lin ne coiite que 10. fols, au lieu que celle de Hoa ché revient à un
écu. Ainfi il n'eft pas furprenant que cette forte de porcelaine coûte plus
que la commune.
Je ferai encore une obfervation fur le Hoa ché. Lorfqu'on l'a préparé, &
qu'on l'a difpofé en petits carreaux , femblables à ceux de Pe tun tse, on dé-
laye dans l'eau une certaine quantité de ces petits carreaux, 6c l'on en for-
me une colle bien claire : enfuite on y trempe le pinceau , puis on trace liir
la porcelaine divers defleins : après quoi , lori'qu'elle eft féche , on lui
donne le vernis. Quand la porcelaine eft cuite, on apperçoit ces dcITeins,
qui Ibnt d'une blancheur différente, de celle qui eft fur le corps de la por-
celaine. Il femble que ce foit une vapeur déliée répandue fur la furface. Le
blanc de Hoa ché s'appelle blanc d'y voire Siangyapé.
On peint des figures fur la porcelaine avec le Che kao, qui eft une efpèce
de pierre ou de minéral femblable à l'alun, de même qu'avec le Hoa ché:
ce qui lui donne une autre efpèce de couleur blanche ; mais le Che kao, a ce-
Tomc IL Ee la
SonUragé.;
Son Utili-
Premiéra
Manière
de la
mettre e«
oeuvre.
Seconde
Manière
de la
meure ea
oeuvre.
Du cht
kao ou
quatrième
Maiiére
Sa Prépa-
ci.tion.
Efpèce de
Vernis qui
lui donne
la blan-
cheur.
Defon
Choix,
De fa Pré-
paration.
Première
ce m poli -
tion de ce
.Vernis.
ii8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
la de particulier, qu'avant que de le préparer comme le Hoa ché, il faut le
rôtir dans le foyer: après quoi on le bnfe, & on lui donne les mêmes fa-
çons qu'au Hoa ché: on le jette dans un vafe plein d'eau : on l'y agite, on
ramafle à diverles repril'es ïa crème qui fumage, ôc quand tout cela eft
fait, on trouve une mafle pure, qu'on employé de même que le Hoa cbf
purifié.
Le Che kao ne fçauroit fervir à former le corps de la porcelaine: on n'a
trouvé jufqu'ici que le Hoa ché^ qui pût tenir la place du Kao lin, 6c don-
ner de la folidité à la porcelaine. Si, à ce qu'on m'a dit, l'on mettoit plus
de deux parts de Pe tun tse fur huit parts de Hoa ché, la porcelaine s'affaifTe-
roit en la cuifant , parce qu'elle manqueroit de fermeté , ou plutôt que fes
parties ne feroient pas fuffifammcnt liées enfemble.
Outre les barques chargées de Pe tun tse, &de Kao lin, dont le rivage de
King te tching eit bordé , on en trouve d'autres remplies d'une lubftance blan-
cheâtre & liquide. Je fçavois depuis long-tems que cette fubftance étoic
l'huile, qui donne à la porcelaincfa blancheur 6c fon éclat : mais j'en igno-
rois la compofition que j'ai enfin apprife. Il femble que le nom Chmois
Yeou, qui le donne aux différentes fortes d'huile, convient moins à la li-
queur dont je parle, que celui de Tù, qui fignifie vernis, 6c je crois que
c'eft ainfi qu'on l'appelleroit en Europe. Cette huile ou ce vernis, fe tire
de la pierre la plus dure, ce qui n'cft pas furprenant, puifqu'on prétend que
les pierres fe forment principalement des fels ôc des huiles de la terre, qui fe
mêlent, 6c qui s'unifient étroitement enfemble.
Quoique l'elpèce de pierre , dont fe font les Pe tun tse, puifle être em-
ployée indifféremment pour en tirer de l'huile, on fait choix pourtant de
celle qui eft la plus blanche, 6c dont les taches font les plus vertes. L'hif-
toire de Feou Leang, bien qu'elle ne defcende pas dans le détail, dit que la
bonne pierre pour l'huile, eil celle qui a des taches femblables à la couleur
de feuilles de cyprès Pe chu ye pan, ou qui a des marques rouiFes fur un fond
un peu brun, à peu-près comme le linaire, lu tchi ma tang.
Il faut d'abord bien laver cette pierre, après quoi on y apporte les mêmes
préparations, que pour le Pe tun tse: quand on a dans la féconde urne, ce
qui a été tiré de plus pur de la première, après toutes les façons ordinaires,
fur cent livres ou environ de cette crêine,on jette une livre de Che kao,qu''on
a fait rougir au feu, 6c qu'on a pilé. C'eft comme la prefure qui lui don-
ne de la confiftcnce, quoiqu'on ait foin de l'entretenir toujours liquide.
Cette huile de pierre ne s'employe jamais feule : on y en mêle une autre,,
qui en eft comme l'ame: en voici la compofition: on prend de gros quar-
tiers de chaux vive, fur lefquels on jette avec la main un peu d'^eau pour les
diflbudre, 6c les réduire en poudre. Enfuite on fait une couche de fougè-
re féchc, fur laquelle on met une autre couche de chaux amortie. On en
met ainfi plufieurs alternativement les unes fur les autres, après quoi l'on
met le feu à la fougère. Lorfque tout eft confumé, l'on partage ces cen-
dres fur de nouvelles couches de fougère féche , cela fe fiiit cinq ou
fix fois de fuite: on peut le faire plus fouyent, 2c l'huile en eft meil-
leure.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
IIP
Autrefois , dit l'hiftoire de Feoti Leang , outre la fougère, on y employoit
le bois d'un arbre dont le fruit s'appelle Se tse: à en juger par l'âcreté du
fruit , quand il n'eft pas mûr , ôc par fon petit couronnement, il femble
que c'eit une efpèce de neffle. On ne s'en fert plus maintenant, appa-
remment parce qu'il eft devenu fort rare. Peut-être ç.i\-ce faute de ce bois
que la porcelaine qui fe fait maintenant, n'eft pas fi belle, que celle des
premiers tems. La nature de la chaux & de la fougère contribue auffi à
la bonté de l'huile, & j'ai remarqué que celle qui vient de certains endroits
•cil bien plus eftimée, que celle qui vient d'ailleurs.
Quand on a des cendres de chaux & de fougère jufqu'à une certaine
•quantité, on les jette dans une urne remplie d'eau. Sur cent livres , fl
faut y difloudre une livre de Che kao ^h'icn agiter cette mixtion, enfuite la
laifler repofer, jufqu'à ce qu'il paroifle fur la furface un nuage ou unecroiitc
qu'on ramafle, Sc qu'on jette dans une féconde urne ; 6c cela à plufieurs re-
prifes: quand il s'eft formé une efpèce de pâte au fond de la féconde urne,
on en verfe l'eau par inclination, on conferve ce fonds liquide, & c'eft la fé-
conde huile qui doit fe mêler avec la précédente. Par un jufte mélange,
il faut que ces deux efpcces de purée foient également épaiffes. Afin d'en
juger, on plonge à diverfes reprifes dans l'une & dans l'autre de petits car-
reaux de Pe tiin tse: en les retirant on voit fur leur fuperficie, fi l'épaiflif-
fement eft égal de part £c d'autre. Voilà ce qui regarde la qualité de ces
deux fortes d'huiles.
Pour ce qui eft de la quantité, le mieux qu'on puifTe faire, c'eft de mê-
ler dix mefures d'huile de pierre, avec une mefure d'huile faite de cendre
de chaux & de fougère : ceux qui l'épargnent, n'en mettent jamais moins
de trois mefures. Les marchands qui vendent cette huile, pour peu qu'ils
ayent d'inclination à tromper, ne font pas fort embarraflez à en augmen-
ter le volume; ils n'ont qu'à jetter de l'eau dans cette huile, 8c pour cou-
vrir leur fraude , y ajouter du Che kao à proportion, qui empêche la ma-
tière d'être trop liquide.
Il y a une autre efpèce de vernis , qui s'appelle l'ft ^^^ yeou^ c'eft-à-dire ,
vernis d'or bruni. Je le nommerois plutôt vernis de couleur de bronze, de
couleur de cafFé, ou de couleur de feuille morte. Ce vernis eft d'une in-
vention nouvelle: pour le faire, on prend de la terre jaune commune, on
lui donne les'' mêmes façons qu'au Pe trin tfe, & quand cette terre eft pré-
paré-e, on n'en employé que la matière la plus déliée qu'on jette dans l'eau
èc dont on forme une efpèce de colle aufii liquide que le vernis ordinaire
appelle Pe yeou^ qui fe fait de quartiers de roche. Ces deux vernis le Tfi
khy &c le Pe yeoti fe mêlent enfemble, & pour cela ils doivent être égale-
ment liquides. On en fait l'épreuve en plongeant un Pe tun tfe dans l'un &
dans l'autre vernis. Si chacun de ces vernis pénètre ion Pc tun tfe, on les
juge également liquides, 6c propres à s'incorporer enfemble.
On fxit auffi entrer dans le Tfi kin du vernis , ou de l'huile de chaux 8c
de cendres de fougère préparée, comme nous l'avons dit ailleurs, 6c de la
même liquidité que le Pe yeou : mais on mêle plus ou moins de ces deux
Ec i ver-
Autre."
Tirée
de l'Hif-
toire de
Delà
Dofc,
Autre
efpèce de
Vernis
appelle Tjï
kin ycm.
Sa Pre'pa-
ration.
Découver-
te récente
pour la
Peinture
de la Por-
celaine.
Des diffé-
rentes Ma-
nières
d'appli-
quer le
Vernis.
Des diSë-
pentes Ela-
borations
fur la Por-
celaine.
Première
Elabora-
lion.
Seconde
Elabora-
tion,
Z20 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
vernis, avec le Tfe kin, félon qu'on veut que le f/i kin foit plus foncé ou
plus clair. C'ell ce qu'on peut connoitrc par divers eflais : par exemple
on meO.ire deux tafles de la liqueur Tft kin, avec huit taffes de Peyeuu, puis
fur quatre tafles de cette mixtion dfe 7/î /èw, ôc de Pfjw», on mettra une
tafle de vernis fait de chaux 6c de fougère.
11 y a peu d'années qu'on a trouvé le fécret de peindre avec le Tfoui, ou
en violet, & de dorer la porcelaine : on a eflayé de faire une mixtion de
feuilles d'or, avec le vernis ôcla poudre de caillou, qu'on appliquoit de
même qu'on applique le rouge à l'huile : mais cette tentative n'a pas réiif-
fi, 6c on a trouvé que le vernis Tyî kin avoit plus de grâce 6c plus d'é-
clat.
,11 a été un tems qu'on faifoit des tafles, aufquelles on donnoit par dehors
le vernis doré , 6c par dedans le pur vernis blanc. On a varié dans la
fuite, 6c fur une tafl'e ou fur un vale qu'on vouloit vernifler de Tfi kin, on.
appliquoit en un ou deux endroits , un rond , ou un quarré de papier
mouillé, 6c après avoir donné le vernis, on levoit le papier, 6c avec le
pinceau on peignoit en rouge, ou en azur cet efpâce non verniflë. Lorf-
que la porcelaine étoit féchc, on lui donnoit le vernis accoutumé, foit
en le fouflant , foit d'une autre manière. Qiielques-uns rempliflent ces
efpâces vuides d'un fond tout d'àzur, ou tout noir, pour y appliquer la
dorure après la première cuite. C'efl: fur quoi on peut imaginer diverfes
combinaîfbns.
Avant que d'expliquer la manière dont cette huile, ou plutôt ce vernis
s'applique, il eft à propos de décrire comment fe forme la porcelaine. Je
commence d'abord par le travail qui fe fait dans les endroits les moins fré-
quentez de King te tcbing. Là dans une enceinte de murailles, on bâtit de vaf-
tes apentis, où l'on voit étage fur étage un grand nombre d'urnes de terre.
C'eit dans cette enceinte que demeurent 6c travaillent une infinité d'ou-
vriers, qui ont chacun leur tâche marquée. Une pièce de porcelaine , avant
que d'en fortir pour être portée au fourneau , pafle par les mains de plus de
vingt perfonnes , 6c cela fans confufion. On a fans doute éprouvé que
l'ouvrage le fait ainfi beaucoup plus vite.
Le premier travail confîfte à purifier de nouveau le Pe tun tfe, ^ le Kas
lin, du marc qui y refte quand on le vend. On brife les Pe tun tfe, 6c on les
jette dans une urne pleine d'eau; enfuite avec une large efpatule, on ache-
vé en remuant de les diflbudre: on les laifle repofer quelques momens, après
quoi on ram.afle ce qui furnage, 6c ainfi du relte, de la manière qu'il a été
expliqué ci-dcflus.
Pour ce qui eft des pièces de Kao Un, il n'efi: pas néceflaire de les brifcr:
on les met tout fimplcmcnt dans un panier fort clair , qu'on enfonce dans
une urne remplie d'eau: le Kao Un s'y fond aifément de lui-même. Il refte
d'^ordinairc un marc qu'il faut jetter. Au bout d'un an ces rebuts s'accu-
mulent, 6c font de grands monceaux d'un fable blanc, 6c fpongieux, dont
il faut vuider le lieu où l'on travaille.
Ces deux matières de Pe tim //ê 6i de .X^(îo//« ainfi. préparées, il en faut
faire
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. zzj
faire un jufte mélange: on mec autant de Kao Un que de Pc tim tfe pour les
porcelaines fines : pour les moyennes, on employé quatre ^uns de. Kao lin^
fur fix de Pe tun tfe. Le moins qu'on en mette , c'elt une part de Kao lin fur
trois de Pe tun tfe.
Après ce premier travail on jette cette malTe dans un grand creux Troiliétnt
bien pavé 6c cimenté de toutes parts: puis on la foule, & on la pé^ Elabora-
trit jufqu'à ce qu'elle fe durcifie : ce travail ell fort rude: ceux des *'°°'
Chrétiens qui y font employez, ont de la peine à fe rendre à l'Eglife:
ils ne peuvent en obtenir la permifîion, qu'en fubftituant quelques autres à
leur place , parce que dès que ce travail manque, tous les autres ouvriers
font arrêtez.
De cette mafTe ainfî préparée on tire différens morceaux, qu'on étend Quatrième
fur de larges ardoifes. Là on les pétrit , 6c on les roule en tous les fens, tl.ibor»-
obfervant foigneufement qu'il ne s'y trouve aucun vuide, ou qu'il ne s'y *"^"'
mêle aucun corps étranger. Un cheveu , un grain de fable pcrdroit tout
l'ouvrage. Faute de bien façonner cette mafle, la porcelaine fe fêle, écla-
te, coule, 6c fe déjette. C'eft de ces premiers élémens que forcent tant
de beaux ouvrages de porcelaine, dont les uns fe font à la roue, les autres
fe font uniquement fur des moules , 6c fe perfeûionnent enfuice avec le
cifeau.
Tous les ouvrages unis fe font de la première façon. Une tafîe, par ex-
emple, quand elle fort de deflbus la roue, n'ell qu'une elpèce de calotte
imparfaite, à peu près comme le defllis d'un chapeau, qui n'a pas encore
été appliqué fur la forme. L'ouvrier lui donne d'abord le diamètre 6c la DesMiffér
hauteur qu'on fouhaitte, 6c elle fort de les mains prefque aulTi-côc qu'il l'a [^"'" '
commencée: car il n'a que trois deniers de gain par planche, 6c chaque oùpàfie 1»
planche eft garnie de 26. pièces. Le pied de la taflè n'eft alors qu'un mor- Porcdai-
ceau de terre de la groffeur du diamètre qu'il doit avoir, 6c qui fc creufe ""•
avec le cifeau, lorfque la taflè eft féche, 6c qu'elle a de la confiftence,
c'eft-à-dire,après qu'elle a reçu tous les ornemens qu'on veut lui donner.
Effectivement cette talfe au fortir de la roue, eft d'abord reçue par un
fécond ouvrier, qui l'afleoit fur la bâfe. Peu après elle eft Livrée à un troi-
fîéme qui l'applique fur fon moule, 6c lui imprime la figure. Ce moule eft
fur une efpèce de tour. Un quatrième ouvrier polit cette tafll; avec le ci-
feau, fur tout vers les bords, 6c la rend déliée, autant qu'il eft néceflTaire,,
pour lui donner de la tranfparence : il la racle à plufîeurs reprifes, la moûil»
lant chaque fois tant foit peu, fi elle eft trop lèche, de peur qu'elle ne fe
brife. Quand on retire la taflè de deflus le moule, il faut la rouler douce-
ment fur ce même moule, fans k prefler plus d'un côté que de l'autre, fans,
quoi il s'y fait des cavitez, ou bien elle fe déjette.
11 eft furprenant de voir avec qu'elle vîteffe ces vafcs paflent par tant de '"^l<^"' ^^
d'cc' - r-\ 1- •, • ' 1 1 • ' . ' /..-' mains
itterentes mains. Un dit qu une pièce de porcelaine cuite, a paflc par par où
les mains de foixante-dix ouvriers. Je n'ai pas de peine à le croire, api es pafle chs-
ce que j'en ai vu moi-même. Car ces grands laboratoires onc été louvent que Pièce
pour moi comme une efpèce d'aréopage, où j'ai annoncé celui qui a formé uî„e'^^'^*^
Ee 5 k
T>iî çun-
des Pièces
éc l'or-
cckiiic.
DesOrne-
itiens de la
Porcelai-
ne.
De Vaf-
femblage
des diflé-
rens mor-
ceaux de
Po:cclai-
Dcl'arpli-
catirn des
couleurs.
;ii DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
le premier homme du limon, ôc des mains duquel nous fortons, pour
devenir des vales de gloire, ou d'ignominie.
Les grandes pièces de porcelaine fe font à deux fois: une moitié eft
élevée iur la roue, par trois ou quatre hommes qui la foutiennent cha-
cun de fon côté, pour lui donner fa figure: l'autre moitié étant prcf-
que féche s'y applique; on l'y unit avec la matière même de la porcelaine
délayée dans l'eau , qui fert comme de mortier ou de colle. Quand ces
pièces ainfi collées font tout à fait féches, on polit avec le couteau en de-
dans, Scan dehors, l'endroit de la réunion, qui par le moyen du vernis,
dont on le couvre, s'égale avec tout le relie. C'eft ainlî qu'on applique
aux vafes, des anfes, des oreilles, & d'autres pièces rapportées.
Ceci regarde principalement la porcelaine qu'on forme fur les moules, ou
entre les mains, telles que font les pièces canelées , ou celles qui font d'une
iigure bifarre , comme les animaux, les grotefques, les idoles, les bulles
que les Européans ordonnent, 6c d'autres iemblables. Ces fortes d'ouvra-
ges moulez fe font en trois ou quatre pièces, qu'on ajoute les unes aux au-
tres, & que l'on perfeftionne enfuite avec des inltrumens propres à creufer,
a polir, ôc :\ rechercher différens traits qui échappent au moule.
Pour ce qui eft des fleurs, & des autres ornemens qui ne font point en re-
lief, mais qui Ibnt comme gravés, on les applique fur la porcelaine avec
des cachets èc des moules : on y applique aufll des reliefs tout préparez ,
de la même manière à peu près qu'on applique des galons d'or lur un
habit.
Voici ce que j'ai vu depuis peu touchant ces fortes de moules. Quand
on a le modèle de la porcelaine qu'on défire 6c qui ne peut s'imiter fur la
roue entre les mains du potier, on aplique fur ce modèle de la terre propre
pour les moules: cette terre s'y imprime 6c le moule fe fliit de plufieurs
pièces, dont chacune eft d'un aflèz gros volume: on le laiffe durcir quand
la figure y eft imprimée.
Lorfqu'on veut s'en fervir^ on l'approche du feu pendant quelque tcms,
orcclaine, à proportion de l'é-
;ivec la main dans tous les en-
droits, puis on préfente un moment le moûlc au feu. Auflî-tôt la figure
empreinte fe détache du moule par l'aélion du feu , laquelle confume un peu
de l'humidité qui colloit cette matière au moule.
Lesdiftércntes pièces d'un tout tirées féparèment, fe réunifient enfuite
avec de la matière de porcelaine un peu liquide. J'ai vu faire ainfi des fi-
gures d'animaux qui étoient toutes maflîves : on avoit laifiè durcir cette
madè, & on lui avoit donné enfuite la figure qu'on fe propofoit, après
quoi on la perfcètionnoit avec le cifcau, où l'on y ajoûtoit des parties tra-
vaillées iéparément. Ces fortes d'ouvrages fe font avec grand foin, tout y
eft recherche.
Quand l'ouvrage eft fini, on lui donne le vernis, & on le cuit: on le
peint enfuite, fi l'on veut, de diverfes couleurs, & on y applique l'or,
puis on le cuit une féconde fois. Des pièces de porcelaine ainfi travaillées
fe
après quoi on le remplit de la matière de por
paificur qu'on veut lui donner: on prefie a-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 125
fc vendent extrêmement cher. Tous ces ouvrages doivent être rais à cou-
vert du froid : leur humidité les fait éclater, quand ils ne fée hent pas éga-
lement. C'eil: pour parer a cet inconvénient, qu'on fait quelquefois du feu
dans ces laboratoires.
Ces moules fe font d'une terre jaune, grafle, ôc qui eft comme en gru- Bcs Moû-
meaux: je la crois alTez commune, on la tire d'un endroit qui n'ell pas '«deU
éloigné de King te tching. Cette terre fc paîtrit, ÔC quand elle elt bien liée *'°'^'^^]^'j
6c un peu durcie, on en prend la quantité néceflaire pour faire un moule, 8c îèVr mj.^
on la bat fortement. Qiiand on lui a donné la figure qu'on fouhaitte, on ti,ére.
la lailfe fécher : après quoi on la façonne fur le tour. Ce travail fe paye
chèrement. - Pour expédier un ouvrage de commande, on fait un grand
nombre de moiiles, afin que plufieurs troupes d'ouvriers travaillent à la fois..
Quand on a foin de ces moules, ils durent très long-tems. Un marchand
qui en a de tout prêts, pour les ouvrages de porcelaine qu'un Européan
demande, peut donner la marchandife bien plutôt, & à meilleur marché.
Se faire un gain plus confiderable que ne feroit un autre marchand, qui
auroit à faire ces moules. S'il arrive que ces moules s'écorc hent, ou qu'il
s'y fafle la moindre brèche, il ne font plus en état de fervir, fi ce n'ell pour
des porcelaines de la même figure, mais d'un plus petit volume. On les
met alors fur le tour, ôc on les rabotte , afin qu'ils puifTent fervir une fécon-
de fois.
Il eft tems d'ennoblir la porcelaine, en la faiflmt pafler entrer les mains Des Pcin-
des peintres. Ces Ho a pet ou peintres de porcelaine, ne font guercs moins p'-'^'"''. '*
gueux que les autres ouvriers: il n'y a pas dequoi s'en étonner, puifqu'à la '"''''^ *'"
réferve de quelques-uns d'eux, ils ne pourroient pafler en Europe que pour
des apprentifs de quelques mois. Toute la fcience de ces peintres Chinois
n'ell fondée fur aucun principe, & ne confiile que dans une certaine rou-
tine, aidé d'un tour d'imagination aflez bornée. Ils ignorent toutes les
belles régies de cet art. Il faut avoiier pourtant qu'ils ont le talent de
peindre fur la porcelaine, aufll bien que fur les éventails, & lur les lanter-
nes d'une gaze très-fine, des fleurs, des animaux, ôc des payfagcs qui fe
font jullement admirer.
Le travail de la peinture eft partagé dans un même laboratoire, entre un Pjrtage dt
grand nombre d'ouvriers. L'un a foin uniquement de former le premier '^""^^o"'-'
cercle coloré, qu'on voit près des bords de la porcelaine : l'autre trace
des fleurs que peint un troifiéme: celui-ci ell pour les eaux &: les monta-
gucs, celui-là pour les oiièaux & pour les autres animaux. Les figures
humaines font d'ordinaire les plus maltraittces : certair.s payfages 6c certains
plans de ville enluminez, qu'on apporte d'Europe à la Chine, ne nous per-
mettent pas de railler les Chinois, fur la manière dont ils fe repréfentent
dans leurs peintures.
Pour ce qui e(l des couleurs de la porcelaine, il y en a de toutes les for- p*^' Con-
tes. On n'en voit gUeres en Europe que de celle qui eft d'un bleu vif, fiir porceUi-^
un fond blanc. Je crois pourtant que nos marchands y en ont apporté ne.
d'autres. Il s'en trouve dont le fond eft femblabk à celui de nos miroirs ^^ giç^,
ar- vif.
i24 DESCRIPTION DE L'EiMPIRE DE LA CHINE,
pu Ronge ardcns: il y en a d'cnticrcmeiit rouges, êc parmi celles là, les unes font
d'un rouge à l'huile, l'eou H bong: les autres l'ont d'un rouge loufflc, Tcbeotti
hong.f & lont fcmées de petits points, à peu près comme nos miniatures.
Qiiand ces deux l'ortcs d'ou\'rages réiiiliflent dans leur perfeftion , ce qui
elt aflez difficile, ils font infiniment clHmez & extrêmement chers.
Enfin il y a des porcelaines où les payfages qui y font peints, fe forment
'me'* du mélange de preique toutes les couleurs, relevées par l'éclat de la dorure.
'"'^' Elles font fort belles , fi l'on y fait de la dépcnfc : mais autrement la porce-
laine ordinaire de cette eipèce, n'ell pas comparable à celle qui eft peinte
avec le feul azur. Les annales de Kiug te tchhig dilent qu'anciennement le
kur^cTA- peuple ne fe fervoit que de porcelaine blanche : c'ell apparemment parce
lur eft la qu'on n'avoit pas trouvé aux environs de lao tcheoti , un azur moins pré-
plus eHi- cieux , que celui qu'on employé pour la belle porcelaine , lequel vient de
™"- loin, &: fe vend allez cher.
.,. , On raconte qu'un marchand de porcelaine , ayant fait naufrage fur
zur"dé'- ' une côte défcrte, y trouva beaucoup plus de richefles qu'il n'en avoit per-
couverte du. Comme il erroit fur la côte, tandis que l'équipage fe faifoit un petit
& perdue, bâtiment des débris du vaifTeau , il apperçut que les pierres propres à faire
le plus bel azur y étoient très-communes : il en apporta avec lui une grofle
u charge: 8c jamais, dit-on, onne vit i King te iching défi bel azur. Ce
' fut vainement que le marchand Chinois, s'efforça dans la fuite de retrou-
ver cette côte, oii le hazard l'avoit conduit.
De l'Azur T^He eft la manière dont l'azur fe prépare: on l'enfevelit dans le gra-
vier, qui eft de la hauteur d'un demi pied dans le fourneau: il s'y rôtit
durant 14. heures, enfuite on le réduit en une poudre impalpable, ainfi
DefaPié- que les autres couleurs , non fur le marbre, mais dans de grands moirtiers
paraiion. de porcelaine, dont le fond eft fans vernis, de même que la tête du pilon
qui fert à broyer.
Obfcrva- Sur quoi il y a quelques obfervations à faire: 1°. Avant que de l'cnfe-
tions à Te velir dans le gravier du fourneau oii il doit être rôti, il faut le bien laver,
^"J^'- afin d'en retirer la terre qui y eft attachée. 1'. Il faut l'enfermer dans une
caific à porcelaine bien luttée. 5°. Lorfqu'il eft rôti, on le brife, on le
paflcparle tamis, on le met dansunvâfe vernifle,on y répand de l'eau bouil-
lante après l'avoir un peu agité, on en ôtc l'écume qui fumage, enfuite
on verie l'eau per inclination. Cette préparation de l'âzur avec de l'eau
boiiillantc, doit fe renouveller jufqu'à deux fois. Après quoi on prend l'â-
zur ainfi humide, & réduit en une efpèce de pâte fort déliée, pour le jet-
tcr dans un mortier, où on le broyé pendant un tems confidérable.
n,-i;^,>v On m'a aflùrè que râ7,ur fe trouvoit dans les minières de charbon de
où il fe pierre, ou dans des terres rouges voifines de ces minières. 11 en paroit
trouve. fur la fiipcrficie de la terre, Sc c'eft un indice allez certain, qu'en crcufmt
un peu avant dans un même lieu, on en trouvera infailliblement. Il fe
préfente dans la mine par petites pièces , grofles à peu près comme le
gros doigt de la main, mais plattes, 6c non pas rondes. L'âzur grof-
iier eft aflez commun, mais le fin eft très-rare, & il n'cft pas aile de
le
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. zij-
le difcerner à l'œil. H faut en faire l'épreuve, fi l'on ne veut pas y
être trompé.
Cette épreuve confîfte à peindre une porcelaine & à la cuire. Si l'Europe De TE-
fourniflbit du beau Leao ou del'âzur, 6c du beau ?y?« , qui cft une efpéce Pfeuvè de
de violet , ce feroit pour King te tching une marchandife de prix, Se d'un '■'^^"'■•
petit volume pour le tranfport , ôc on rapporteroit en échange la plus belle
porcelaine. J'ai déjà dit que le Tfiu le vendoit un ta'él huit mas la livre,
c'eft-à-dire , neuf francs. On vend deux taels laboëte du beau Lcao^ qui
n'eft que de dix onces, c'ell-à-dire, vingt fols l'oftce.
On a effayé de peindre en noir quelques vafes de porcelaine, avec l'encre Tentative
la plus fine de la Chine: mais cette tentative n'a eu aucun fuccès. Qiiand ^'^ peindre
la porcelaine a été cuite , elle s'eft trouvée très blanche. Comme les par- \^ Poîce"^
ties de ce noir n'ont pas aflez de corps, elles s'étoient difllpées par l'aftion laine.
du feu : ou plutôt elles n'avoient pas eu la force de pénétrer la couche de
'Vernis, ni de produire une couleur différente du fimplc vernis.
Le rouge le fait avec de la couperofe, Tfao fan: peut être les Chinois P" Rou^e
ont ils en cela quelque chofe de particulier, c'eft pourquoi je vais rapporter ^ .^^ ^*
leur méthode. On met une livre de couperofe dans un creufet, qu'on lutte tion!*""
bien avec un fécond creufet : au-deflus de celui-ci efl: une petite ouverture,
qui fe couvre de telle forte, qu'on puifle aifément la découvrir s'il en eft
befoin. On environne le tout de charbon à grand feu, 6c pour avoir un
plus fort réverbère , on fait un circuit de briques. Tandis que la fumée
s'élève fort noire , la matière n'efl pas encore en état : mais elle l'eft auffi-
tôt qu'il fort une eipèce de petit nuage fin 6c délié. Alors on prend un peu •
de cette matière, on la délaye avec de l'eau, & on en fait l'épreuve fiir du
fapin. S'il en fort un beau rouge , on retire le brafier qui environne ôc
couvre en partie le creufet. Quand tout eft refroidi, on trouve un petit
pain de ce rouge qui s'efb formé au bas du creufet. Le rouge le plus fin eit
attaché au creufet d'en haut. Une livre de couperofe donne quatre onces
du rouge, dont on peint la porcelaine.
Bien que la porcelaine foit" blanche de fa nature, 8c que l'huile qu'on lui ^^.^'"J"
donne, ferve encore à augmenter fa blancheur, cependant il y a de certai- prépara-
nes figures , en faveur defquelles on applique un blanc particulier fur la tion.
porcelaine , qui eft peinte de différentes couleurs. Ce blanc fe fait d'une
poudre de caillou tranfparent , qui fe calcine au fourneau, de même que
l'âzur. Sur demie once de cette poudre, on met une once de cerufe pul-
verifée: c'eft aufTi ce qui entre dans le mélange des couleurs: par exemple,
pour fiiire le verd , à une once de cerufe & a une demie once de poudre de
caillou , on ajoute trois onces de ce qu'on nomme Tong hea pien. Je croi-
rois fur les indices que j'en ai , que ce font les fcories les plus pures du cui-
vre qu'on a battu. ^
Le verd préparé devient la matrice du violet, cjui fe fait en y ajoutant °|J ^fX*'
une dofe de blanc. On met plus de verd préparé, à proportion qu'on veut jj^ ^g f^
le violet plus foncé. Le jaune fe fait en prenant fept dragmes de blanc pré- l'répara-
paré, comme je l'ai dit, aufquelles on ajoute trois dragmes de rouge cou- tion.
perofé.
Tome IL Ff Tou-
Du Rou^e à
Ihuile ^
■de fa Pré-
paration.
Attention
néceffaire
dans l'apli-
cation de
la couleur
rouge.
Particula-
rités au
fujet de fa
Prépara-
Du Rou^e
loufîé.
126 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Toutes ces couleurs appliquées fur la porcelaia; déjà cuite après avoir été
huilée, ne paroiflent vertes, violettes, jaunes, ou rouges, qu'après la fé-
conde cuiffbn qu'on leur donne. Ces diverfes couleurs s'appliquent, dit le
livre Chinois, avec la cerufe, lefalpétre, 8cla coimerole. Les Chrétiens
qui font du métier , ne m'ont parlé que delà cerufe, qui fe mêle avec la
couleur, quand on la diflbud dans l'eau gommée.
Le rouge à l'huile appelle Teou H hong^ fe fait de la grenaille de cuivre
rouge, êc de la poudre d'une certaine pierre ou caillou, qui tire un peu fur
le rouge. Un Médecin chrétien m'a dit que cette pierre étoit une efpèce
d'alun qu'on employé dans la médecine. On broyé le tout dans un mortier^
en y mêlant de l'urine d'un jeune homme, 6c de l'huile Pe yeon: mais je
n'ai pu découvrir la quantité de ces ingrédiens : ceux qui ont le fécrct,
font attentifs à ne le pas divulguer.
On applique cette mixtion fur la porcelaine , lorfqu'elle n'efl: pas encore^
cuite , & on ne lui donne point d'autre vernis. Il faut feulement prendre
garde que durant la cuite, la couleur rouge ne coule point au bas du vafe.
On m'a aiTuré que quand on veut donner ce rouge à la porcelaine, on ne
fc fert point de Pe tim tse pour la former, mais qu'en fa place on employé
avec le Kao Un de la terre jaune , préparée de X-x même manière que le Pe
tiin tse. Il eft vrai-iemblable qu'une pareille terre eft plus propre à recevoir
cette forte de couleuf .
Peut être fera-t'on bien aife d'apprendre comment cette grenaille de cui-
vre fe prépare. On fçait , ôc je l'ai dit ailleurs *, qu'à la Chine il n'y a
point d!argent monnoyé : on fe fert d'argent en maffe dans le commerce,
& il s'y trouve beaucoup de pièces de bas aloy. Il y a cependant des occafî-
ons. Oïl il faut les réduire en argent fin, comme, par exemple, quand il
s'agit de payer la taille , ou de femblables contributions. Alors on a re-
cours à des ouvriers , dont l'unique métier eil d'affiner l'argent dans des
fourneaux fiits à ce deflcin , 6c d'en féparer le cuivre 6c le plomb. Ils
forment la grenaille de ce cuivre , qui vrai-femblablement conferve quel-
ques parcelles imperceptibles d'argent ou de plomb.
Avant que le cuivre liquéfié fe durcifle 6c te congelé, on prend un petit
balay, qu'on trempe légèrement dans l'eau, puis en frappant fur le man-
che du balay , on afperge d'eau le cuivre fondu: une pellicule fe forme fur
la fuperficie , qu'on levé avec de petites pincettes de fer, 6c on la plonge
dans de l'eau froide, oùfc forme la grenaille, qui fe multiplie autant qu'on
réitère l'opération. Je crois que fi l'on employoit de l'eau forte, pour dif-
foudre le cuivre , cette poudre de cuivre en feroit plus propre, pour faire
le rouge dont je parle. Mais les Chinois n'ont point le feeret des eaux for-
tes 6c régales: leurs inventions font toutes d'une extrême fimplicité.
L'autre cfpèce de rouge foufflé , fe fait de la manière fuivante. On a du
rouge tout préparé , on prend un tuyau, dont une des ouvertures eft cou-
verte d'une gaze fort ièrrèc : on applique doucement le bas du tuyau fur la
couleur dont la gaze fe charge: après quoi on' fouille dans le tuyau contre
Cy devanv page 197,
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
ii7
la porcelaine , qui fe trouve enfuite toute femée de petits points rouges.
Cette forte de porcelaine , eft encore plus chère & plus rare que la précé-
dente, parce que l'exécution en ell plus difficile, fi l'on veut garder toutes
les proportions requiiés.
On Ibufflc le bleu de même que le rouge contre la porcelaine, 6c il eft
beaucoup plus aifé d'y réuflir. Les ouvriers conviennent, que (i l'on ne
plaignoit pas la dépenlé , on pourroit de même Ibuffler de l'or & de l'ar-
gent fur de la porcelaine, dont le fond feroit noir ou bleu: c'ell-à-diie, y
répandre par tout également une efpèce de pluye d'or, ou d'argent. Cette
forte de porcelaine qui feroit d'un goût nouveau, ne laifl'eroit pas de plaire.
On fouffle aufli quelquefois le vernis : il y a quelque tems qu'on fit pour
l'Empereur des ouvrages fi fins & fi déliez, qu'on les mettoit fur du co-
ton, parce qu'on ne pouvoir manier des pièces fi délicates, fans s'expofcr
à les rompre: Sc comme il n'étoit pas poffible de les plonger dans le ver-
nis, parce qu'il eût fallu les toucher de la main, on fouffloit le vernis, &
on en couvroit entièrement la porcelaine.
J'ai remarqué qu'en foufflant le bleu , les ouvriers prennent une précau-
tion, pour conferver la couleur, qui ne tombe pas fur la porcelaine, &
n'en perdre que le moins qu'il cil poffible. Cette précaution eft de placer
le vale fur un piédcftal, d'étendre fous le piédeftal une grande feuille de pa-
pier, qui feat durant quelque tems. Quand l'azur eft fec, ils le retirent ,
en frottant le papier avec une petite brofle.
Mais pour mieux entrer dans le détail de la manière dont les peintres
Chinois mélangent leurs couleurs , & en forment de nouvelles , il eft
bon d'expliquer qu'elle eft la proportion èc la mefure des poids de la
Chine.
Le À7«, ou la livre Chinoife eft de feize onces , qui s'appellent Leangs^
ou Taels.
Le Leang, ou Taël, eft une once Chinoife.
Le Tsien., ou le Mas, eft la dixième partie du Leang ou Tael.
Le Fuen eft la dixième partie du Tsien , ou du Mas.
Le Ly eft la dixième partie du Fuen.
Le Hao eft la dixième partie du Ly.
Cela fup^ofé, voici comment fe compofe le rouge qui i'e fait avec de la
couperofe, appel lée Tfoa fan^&c qui s'employe fur les porcelaines recuites:
fur un tael y ou leang de cerufc , on met deux mas de ce rouge : on paflé
la cerufe 8c le rouge par un tamis , S<. on les mêle enfemble a fec : enfui-
te on les lie l'un avec l'autre avec de l'eau empreinte d'un peu de col-
le de vache, qui fe vend réduite à la confiftence de la colle de poiflbn. Cette
colle fait qu'en peignant la porcelaine, le rouge s'y attache, & ne coule pas.
Comme les couleurs, fi on les appliquoit trop épaiffes, ne manqueroient
pas de produire des inégalitez fur la porcelaine, on a foin de tems en tems
de tremper d'une main légère le pinceau dans l'eau, 6c enfuite dans la cou-
leur dont on veut peindre.
Pour faire de la couleur blanche , fur un ïeang de cerufe , on met trois
F f a ffias
Manière
d'appli-
quer le
Bîea fur la
Porcelai-
ne.
Précaution
néceir^ire
en fouflant
le Bleu fur
la Porce-
laine.
Delà
Compofi-
tion des
couleurs.
Et Premiè-
rement du
Ko%e.
Du B/,!
Du Verd
foncé.
ii8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
tms èc trois fueit de poudre de cailloux des plus tranfparcns, qu'on a calci-
nez, après les avoir luttez dans une caifTe de porcelaine enfouie dans le gra-
vier du fourneau, avant que de le chauffer. Cette poudre doit être impalpa-
ble. On fefert d'eau fîmple, fans y mêler de la colle, pour l'incorporer
avec la cerufe.
On fait le verd foncé, en mettant fur un ta'él de cerufe, trois mas 6c
trois fucK de poudre de caillou , avec huit fuen, ou près d'un jnas de
2^ong hoafien, qui n'eft autre chofe, que la crafîe qui fort du cuivre, lorf-
qu'on le fond. Je viens d'apprendre qu'en employant de Tong hoapien pour
faire le verd, il faut le laver, 6c en féparer avec foin la grenaille de cuivre
qui s'y trouveroit mêlée, 6c qui n'cll pas propre pour le verd. ^ Il ne faut
y employer que les écailles , c'ell-à-diic , les parties de ce métal , qui fe
réparent, lorlqu'on les met en œuvre.
Hvi^aurte. Pour ce qui eit de la couleur jaune, on la Eiit en mettant fur un ta'él de
cerufe trois m.is 6c trois fiien de poudre de caillou , 6c un fuen huit ly de
rouge pur, qui n'ait point été mêlé avec la cerufe. Un autre ouvrier m'a
dit , que pour faire un beau jaune , il mettoit deux fuen 6c demi de ce
rouge primitif.
Un ta'él de cerufe, trois mas^ Se trois fuen de poudre de caillou, 6c
deux /;' d'âzur , forment un bleu foncé, qui tire fur le violet. Un des
ouvriers que j'ay confulté, penfe qu'il faut huit ly de cet azur.
Daverd Le mélange de verd 6c de blanc, par exemple , d'une part de verd
d'eau. f-yj. jgyj^ p^j-i-j ^Q blanc , fait le verd d'eau qui ell très-clair.
Le mélange du verd 6c du jaune, par exemple, de deux tafles de verd
Du Verd foncé , fur une tafle de jaune, fait le verd coulou , qui reflemblc à une feuil-
Cautoit. le un peu fanée.
Du Koir. Pour faire le noir, on délaye l'azur dans de l'eau : il faut qu'il foit tant
foit peu épais : on y mêle un peu de colle de vache , macérée dans la
chaux , èc cuite jufqu'à confiflence de colle de poiflbn. Quand on a peint
de ce noir la porcelaine qu'on veut recuire, on couvre de blanc les endroits
noirs. Durant la cuite ^ ce blanc s'incorpore dans le noir, de même que le
vernis ordinaire s'incorpore dans le bleu de la porcelaine commune.
De la cou- 11 y a une autre couleur, appellée T/iu : ce T/iu ell une pierre ou minéral,
leur apel- qui reflemblc aflez au vitriol Romain. Selon la réponfe qu'on a faite à mes
Ice Tjin.. qucftions, ']c n'aurois pas de peine à croire que ce minéral fe nre de quel-
que mine de plomb, 6c que portant avec foi des efprits , ou pliîtôt des
parcelles imperceptibles de plomb, il s'infinue de lui-même dans la porce-
laine, fans le fecours de la cerufe, qui eft le véhicule des autres couleurs,
qu'on donne à la porcelaine recuite.
Du riolct Ocù. de ce Tjiu qu'on fait le violet foncé. On en trouve à Canton, Se il en
foncé. vient de Pek'mg. Mais ce dernier ell bien meilleur. Aufll fe vend-il un taél
huit tnas la livre: c'cft-à-dire, p. livres.
Le J//« fe fond, 6c quand il eft fondu, ou ramolli, les orfèvres l'appli-
quent en forme démail fur des ouvrages d'argent. Ils mettront par exem-
ple, un petit cercle de Tfiu dans le tour d'une bague, ou bien ils en rempli-
ront
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 7.19
ront.k haut d'une aiguille de têce, êc l'y enchafleront en forme de pierre-
rie. Cette efpèce démail fe détache à la longue: mais on tâche d'obvier à
cet inconvénient, en le mettant lur une légère couche de colle de poiflbn,
ou de vache.
Le ?y??/-,de même que les autres couleurs dont je viens de parler, ne s'em- Del'UfagÊ
ployc que fur la porcelaine qu'on recuit. Telle eft la préparation du Tfm: du x/a.
on ne le rôtit point comme l'âzur : mais on le brife, ôc on le réduit en une
poudre très-fine, on le jette dans im vafe plein d'eau, on l'y agite un peu ,
enfuite on jette cette eau où il fe trouve quelques faletez, & l'on garde le
criftal qui eft tombé au fond dii vafe. Cette mafîe ainii délayée perd fa
belle couleur, & paroît en dehors un peu cendrée Mais le Tfiu recouvre
fa couleur violette, dès que la porcelaine eft cuite. . On confcrve le 7/î«
aufli long-tems qu'on le fouhaite. Quand on veut peindre en cette couleur
quelques vafes de porcelaine, il fuffit de la délayer avec de l'eau, en y mê-
lant, fi l'on veut un peu de colle de vache, ce que quelques-uns ne jugent
pas nécefi^aire. C'eft de quoi l'on peut s'inftruire par l'eiray.
Pour dorer, ou argenter la porcelaine, on met deux fuen de cerufe fur deux
mas de feuille d'or ou d'argent , qu'on a eu foin de diQbudre. L'argent
fur le vernis Tfi kin a beaucoup d'éclat. Si l'on peint les unes en or, & les
autres en argent , les pièces argentées ne doivent pas dexneurer dans le petit
fourneau autant de tems que les pièces dorées : autrement l'argent difparoî-
troit, avant que l'or eiât pil atteindre le degré de cuite qui lui donne fon
éclat.
Il y a ici une efpèce de porcelaine colorée , qui fe vend à meilleur comp- De la
te, que celle qui eft peinte avec les couleurs dont je viens de parler. Peut- Porcelaine
être que les connoiflances que j'en vais donner, feront de quelque utilité en '^o'"'^^'
Europe, par rapport à la fayence, fuppofé qu'on ne puifiè pas atteindre
à la perfecbion de la porcelaine de la Chine.
Pour faire ces fortes d'ouvrages, il n'eft pas nécefiaire que la matière De fa.
qui doit y être employée, foit fi fine: on prend des taiTes qui ont déjà été Fabrique;
cuites dans le grand fourneau, fans qu'elles y ayent été verniflees , Se par
conféquent qui font toutes blanches , Sc qui n'ont aucun luftre : on les co-
lore en les plongeant dans le vafe où eft la couleur préparée, quand on veut
qu'elles foient d'une même couleur: mais fi on les fouhaitte de différentes
couleurs , tels que font les ouvrages appeliez Hoang lou ouan^ qui font parta-
gez en efpèces de panneaux, dont l'un eft verd 6c l'autre jaune &;c. on
applique ces couleurs avec un gros pinceau. C'eft toute la façon qu'on
donne à cette porcelaine, fi ce n'eft qu'après la cuite, on met en certains
endroits un peu de vermillon, comme, par exemple, fur. le bec de certains
animaux : mais cette couleur ne fe cuit pas, parce qu'elle difparoîtroit au
feu : auflî eft-elle de peu de durée.
Quand on applique les autres couleurs , on recuit la porcelaine dans le Des cou-
grand fourneatu, avec d'autres porcelaines qui n'ont pas encore été cuites: !«"« par-
il faut avoir foin de la placer au fond du fourneau, & au-deftbus du foupi- ^^à "
rail , où le feu a moins d'adivité , par':e qu'un grand feu anéantiroit les PorceIain«^
couleurs. colotce,
Ff3 'Les
150 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Du Verd. Les couleurs propres de cette forte de porcelaine fe préparent de la forte:
pour faire la couleur verte, on prend du Tonghoa pien^ du falpctre, 6c de
la poudre de caillou : on n'a pas pu me dire la quantité de chacun de ces
ingredicns: quand on les a réduits féparément en poudre impalpable, on
les délaye, ù on les unit enfemble avec de l'eau.
DcWi«r. L'âzur le plus commun, avec le falpétre 6c la poudre de caillou , for-
ment le violet.
D 'iaum L^ i^""'^ ^^ fiit.en mettant, par exemple, trois mas de rouge de coupe-
u jaune. ^^^^ ^^^ ^^^.^ onces de poudre de caillou, & fur trois onces de cerufe.
Du bLwc. Pour faire le blanc, on met fur quatre mas de poudre de caillou, un taël
de cerufe. Tous ces ingrédiens fe délayent avec "de l'eau. C'eft là tout ce
que j'ai pu apprendre touchant les couleurs de cette forte de porcelaine ,
n'ayant point parmi mes néophytes d'ouvriers qui y travaillent.
De la La porcelaine noire a auiîi fon prix , 6c fa beauté : on l'appelle Ou mien :
Porcelaine ce noir eft plombé, & femblable à celui de nos miroirs ardens: l'of qu'on
noire. y j^gj. j^j donne un nouvel agrément. On donne la couleur noire à la por-
celaine, lorfqu'cUe eft féchc, & pour cela on mêle trois onces d'âzur avec
fept onces d'huile ordinaire de pierre. Les épreuves apprennent aujuftc
quel doit être ce mélange félon la couleur plus ou moins foncée, qu'on veut
lui donner. Lorfque cette couleur eft féche, on cuit la porcelaine: après
quoi on y applique l'or, Sc on la recuit de nouveau dans un fourneau par-
ticulier.
Le noir éclatant, ou le noir de miroir, appelle Ou king^ fe donne à la
porcelaine, en la plongeant dans une mixtion liquide, compofée d'âzur
préparé. Il n'eft pas néceffaire d'y employer le bel azur, mais il faut qu'il
îoit un peu épais, 6c mêlé avec du vernis Pe yeoiiyBc du Tsi kin: en y ajoiâ-
tont un peu d'huile de chaux, 6c de cendres de fougère : par exemple, fur
dix onces d'âzur pilé dans le mortier, on mêlera une tafle de Tsi kin, fept
taflés de Pe ycou, £c deux taflés d'huile de cendres de fougère brûlée avec
la chaux. Cette mixtion porte fon vernis avec elle, 6c il n'eft pas nécef-
faire d'en donner de nouveau. Quand on cuit cette forte de porcelaine noire,
on doit la placer vers le milieu du fourneau, 6c non pas prés de la voûte,
où le feu a le plus d'aétivité.
De la II fe fait à la Chine une autre efpèce de porcelaine que je n'avois pas en-
Porcehine corc-vûë: elle eft toute percée à jour en forme de découpure: au milieu eft
en decou- ^,,^g coupe propre à contenir la liqueur: la coupe ne fait qu'un corps avec
^"'^^' la découpure. J'ai vu d'autres porcelaines où des Dames Chinoifes 6cTar-
tares étoient peintes au naturel : la draperie, le teint, 6c les traits du vifa-
getout y étoit recherché: de loin on eût pris ces ouvrages pour de l'émail.
Il eft à remarquer que quand on ne donne point d'autre huile à la por-
celaine que celle qui fc iaic de cailloux blancs, cette porcelaine devient
d'une efpèce particulière, qu'on appelle Tsoui ki: elle eft toute marbrée,
Se coupée en tous les fens d'une infinité de veines: de loin on la prendroit
pour de la porcelaine brifée,dont toutes les pièces demeurent en leur place:
c'eft comme un ouvrage à la Molaïque. La couleur que donne cette huile
eft d'un blanc un peu cendré. Si la porcelaine eft toute azurée, 6c qu'on
lui
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
252
lui donne cette huile, elle paroîtra également coupée & marbrée, lorfque
la couleur fera féche.
On m'a montré une efpèce de porcelaine, que j'ai vu pour la première
fois, & qui eit maintenant à la mode. Sa couleur tire iur l'olive, on lui
donne le nom de Long tùmn: J'en ai vu qu'on nommoit Tsingko: c'eft le
nom d'un fruit qui rcflémble aflez aux olives. On donne cette couleur à
la porcelaine, en mêlant lept taffes de vernis Tsi kin avec quatre taflés de
Pe ycou^ deux tafles ou environ d'huile de chaux & de cendres de fougère
6c une taffe de Tsom yeou, qui eil une huile faite de caillou. Le Tson
yeoii fait appercevoir quantité de petites veines fur la porcelaine: quand on
l'applique tout feul la porcelaine eft fragile, Scn'a point de fon lorfqu'on la
frappe: mais quand on la mêle avec les autres vernis, elle eft coupée de
veines, elle réfonne, 6c n'eft pas plus fragile que la porcelaine oidnaire.
On m'a apporté une autre pièce de porcelaine, qu'on nomme Yao pien.
ou tranfmutation. Cette tranfmutation fe fait dans le fourneau, & eft eau-
fée ou par le défaut, ou par l'excès de chaleur, ou bien par d'autres cau-
fes, qu'il n'eft pas facile de conjeélurer. Cette pièce qui n'a pas réufli fé-
lon l'idée de l'ouvrier, & qui eft l'effet du pur hazard, n'en eft pas moins
belle , ni moins eftimée. L'ouvrier avoit deflein de faire des vaiès de rouge
foufflé : cent pièces furent entièrement perdues: celle dont je parle, for-
tit du fourneau , fcmblable à une efpèce d'agathe. Si l'on vouloit courir
les rifques 6c les frais de différentes épreuves, on découvriroit à la fin l'art
de faire ce que le hazard a produit une feule fois. C'eft ainfi qu'on s'eft
avifé de faire de la 'porcelaine d'un noir éclatant , qu'on appelle On king.
Le caprice du fourneau a déterminé à cette recherche , ôc on y a
réufîi.
Quand on veut appliquer l'or, on le broyé, & on le diftbud au fond d'u-
ne porcelaine, julqu'à ce qu'on voye au defibus de l'eau un petit ciel d'or.
On le laifté lécher , & lorfqu'on doit l'employer on le diObud par parties
dans une quantité fuffifante d'eau gommée. Avec trente parties d'or, on
incorpore trois parties de ceruiè, 6c on l'applique fur la porcelaine, de mê-
me que les couleurs.
Comme l'or appliqué fur la porcelaine , s'efface à la longue , & perd
beaucoup de fon éclat, on lui rend fon luftre en mouillant d'abord la por-
celaine avec de l'eau nette, & en frottant enfuitc la dorure avec une pierre
d'agathe. Mais on doit avoir foin de frotter le vafe dans un mêmefenSy
par exemple, de droit à gauche.
Ce font principalement les bords de la porcelaine, qui font fujcts à s'é-
cailler : pour obvier à cet inconvénient, on les fortifie avec une certaine
quantité de charbon de bambou pilé qu'on mêle avec le vernis qui ié donne
à la porcelaine, & qui rend le vernis d'une couleur de gris cendré. Enfui-
te avec le pinceau on fait de cette mixtion une bordure à la porcelaine déjà
féche, en la mettant fur la roue, ou fur le tour. Quand il eft tems, or»
applique le vernis à la bordure comme au refte de la porcelaine, 6c lorf-
qu'elle eft Cuite , fes bords 'ii'en font pas moins d'une extrême bla^icheur.
Conx-
Dela
Porcelïiné
appelles
Long tjîiis!}.
PorceLiine
faite par
tranfmu-
tation.
De la
Manière
d'apliquer
l'Or fur la
Porcelai-
ne.
Pour rérai
blir l'Or
éteint fur
la Porce-
laine.
Pour re-
médier
aux Gï'ji^
cures.
Opération
avantd'ap-
pliquer le
Vernis.
Obferva-
tiens à ce
ftijet.
Vernis
Porcelaine
klauche.
Degré de
Cha'eiir
aéceffaire
à certaine
Porcelai-
ne.
De r appli-
cation du
BIm.
Efpèce de
Peinture
en .wnia-
ture.
2ît DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Comme il n'y a point de bambou en Europe, je crois qu'on y pounoit fup-
plccr par le charbon de fauie, ou encore mieux par celui de lureau, qui a
quelque chofe d'approchant du bambou.
Il cil à obfcrver i'. Qii'avant que de réduire le bambou, il faut en déta-
cher la peau verte, parce qu'on allure que la cendre de cette peau fait écla-
ter la porcelaine dans le fourneau, 2,-. Que l'ouvrier doit prendre garde de
toucher la porcelaine avec les mauis tachées de graiffe ou d'huile : l'endroit
touché éclateroit infailliblement durant la cuite.
Je dois ajouter une particularité que j'ai remarqué tout récemment: c'eft
qu'avant qu'on donne le vernis à la porcelaine, on achevé de la polir, 6c
d'en retrancher les plus petites inégalitez: ce qui s'exécute par le moyen
d'un pinceau fait de petites plumes fort fines. On humefte ce pinceau
fimplement avec de l'eau, & on le pafle par tout d'une main légère: mais
c'elt principalement pour la porcelaine fine qu'on fe donne ce foin.
Quand on veut donner un vernis qui rende la porcelaine extrêmement
blanche , on met fur treize tafles de Pe yeotiy une tafle de cendres de fou-
gère auffi liquides que le Pe yeoii. Ce vernis cft fort, & ne doit point fe
donner à la porcelaine qu'on veut peindre en bleu, parce qu'après la cuite,
la couleur ne paroîtroit pas à travers le vernis. La porcelaine à laquelle on
a donné le fort vernis, peut être expoiee fans crainte au grand feu du four-
neau. On la cuit ainfi toute blanche , ou pour la conferver dans cette cou-
leur, ou bien pour la dorer ou la peindre de difi-erentes couleurs, Se énfui-
te la recuire. Mais quand on veut peindre la porcelaine en bleu, 6c que la
couleur paroiflc après la cuite , il ne faut mêler que fept tafles de Pe y cou
avec une tafle de vernis , ou de la mixtion de chaux 6c de cendres de fou-
gère.
Il efl: bon d'obferver encore en général, que la porcelaine, dont le ver-
nis porte beaucoup de cendres de fougère , doit être cuite à l'endroit tem-
péré du fourneau , c'ell- à-dire , ou après trois premiers rangs, ou dans le
bas à k hauteur d'un pied ou d'un pied 6c demi. Si elle étoit cuite au haut
du fourneau , la cendre fe fondroit avec précipitation, 6c couleroit au bas
de la porcelaine. Il en eil de même du rouge à l'huile, du rouge foufflé,
& du Long tfiiien, à caufe de la grenaille de cuivre qui, entre dans la com-
pofition de ce vernis. Au contraire on doit cuire au haut du fourneau la
porcelaine, à laquelle on a donné fimplement le //èai j.w«. C'efl:, comme
jel'aidit, ce vernis qui produit une multitude de veines, enforte que h
porcelaine Icmblc être de pièces rapportées.
Quand on veut que le bleu couvre entièrement le vafe, on fe fert de Leae
ou d' azur préparé 6c délayé dans.de l'eau, à une juflie confifl:encc, 6c on
y plonge k vafe. Pour ce qui efl: du bleu foufilé, appelle ^fouitftngy on
y employé le plus bel azur préparé de la manière que je l'ai expliqué : on
le fouflic furie vafe, 6c quand il efl:iec, on donne le vernis ordinaire, ou
fcul, ou mêlé de 'Tjoui ycou, fi l'on veut que la porcelaine ait des veines.
Il y a des ouvriers, Icfquels fur cet azur, foit qu'il foit fouffîc ou non,
tracent des figures avec la pointe d'une longue aigiiille : l'aiguille levé au-
' tanç
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 23?
tant de petits points de l'âzur fcc qu'il eft néceflaire pour repréfenter la fi-
gure , puis ils donnent le vernis : quand la porcelaine cil cuite, les figures
paroiflent peintes en miniature.
Il n'y a point tant de travail qu'on pourroit fe l'imaginer aux porcelai- Des Figa-
nés, fur leiquelles on voit en bofle des fleurs, des dragons, & de iembla- "■" ^n
blés figures: on les trace d'abord avec le burin fur le corps du valc, enfuite ^°^^'
on fait aux environs de légères entaillures qui leur donnent du relief, après
quoi on donne le vernis.
Il y a une efpèce de porcelaine qui fe fait de la manière fuivante: on lui Porcelaine
donne le vernis ordinaire , on la fait cuire, enfuite on la peint de diverfes paniculic-
couleurs , &: on la cuit de nouveau. C'eft quelquefois à delîein qu'on rc- '"'•■•
ferve la peinture après la première cuiflbn: quelquefois auifi on n'a recours
à cette féconde cuiflbn , que pour cacher les défauts de la porcelaine, en
appliquant des couleurs dans les endroits défcètueux. Cette porcelaine qui
elt chargée des couleurs, ne laifle pas d'être au goût de bien des gens.
Il arrive d'ordinaire qu'on fcnt des inègalitez fur ces fortes de porcelaine,
foit que cela vienne du peu d'habileté de l'ouvrier, foit que cela ait été né-
ceflaire pour fuppléer aux ombres de la peinture, ou bien qu'on ait voulu
couvrir les défauts du corps de la porcelaine. Qiiand la peinture eft féche
aufli bien que la dorure, s'il y en a , on fait des piles de ces porcelaines. Se
mettant les petites dans les grandes, on les range dans le fourneau.
Ces fortes de fourneaux peuvent être de fer, quand ils font petits : mais Des Four-
d'ordinaire ils font de terre. Celui que j'ai vu, étoit de la hauteur d'un """^^
homme, 6c prefque auflî large que nos plus grands tonneaux de vin: il Po"'' «^"'-^
étoit fait de plufieurs pièces, de la matière même dont on fiit les caiflés de hineT*^*^"
la porcelaine : c'étoit de grands quartiers , épais d'un travers de doigt ,
hauts d'un pied , 6c longs d'un pied 6c demi. Avant que de les cuire, on
leur avoit donné une figure propre à s'arrondir: ils étoient placez les uns
fur les autres , 6c bien cimentez : le fond du fourneau étoit élevé de terre
d'un demi pied : il étoit placé fur deux ou trois rangs de briques épaifles,
mais peu larges : autour du fourneau étoit une enceinte de briques bien
maçonnée, laquelle avoit en bas trois ou quatre foupiraux, qui font comme
les foufflets du foyer.
Cette enceinte laiiïbit jufqu'au fourneau un vuide d'un demi pied, ex-
cepté en trois ou quatre endroits qui étoient remplis, 6c qui faifoient com-
me les éperons du fourneau. Je crois qu'on élevé en même tems 6c le four-
neau , 6c l'enceinte', fans quoi le fourneau ne fçauroit fe foutenir. On em-
plit le fourneau de la porcelaine qu'on veut cuire une féconde fois, en met-
tant en pile les petites pièces dans les grandes, ainfi que je l'ai dit.
Surquoi il faut remarquer qu'on doit prendre garde, que les pièces de Del'Ar-
porcelaine ne fe touchent les unes les autres par les endroits qui font peints : rin^-emei-t
car ce feroit autant de pièces perdues. On peut bien appuyer le bas d'une ^^^ '^"''
tafle fur le fond d'une autre , quoiqu'il foit peint, parce que les bords du
fond de la tafle emboêtée n'ont point de peinture: mais il ne faut pas que le
côté d'une tafle touche- le côté de l'autre. Ainfi quand on a des porcelaines
Tome If. G g qui
2^4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Sui-e de qui ne peuvent pas aifément s'emboêter les unes dans les autres,, les ouvriers
lAr:.iiige- les rangent de k manière fuivantc.
nienr^iics g^^^. ^^^^ y^^ j^ ^^^ porcelaines qui garnit le fond du fourneau, on met une
couverture ou de plaques faites de la terre dont on conilruit les fourneaux,
ou même des pièces des caifles de porcelaines ; cai- à la Chine tout fe met à
profit. Sur cette couverture on difpofe un autre lit de ces porcelaines, &
on continue de les placer de la forte jufqu'au haut du fourneau.
Qiiand tout cela eft fait, on couvre le haut du fourneau des pièces de po-
terie fcmblables a celles du côte du fourneau: ces pièces qui enjambent les
unes dans les autres , s'unifient étroitement avec du mortier ou de la terre
détrempée. On laiflé feulement au milieu une ouverture , pour obfei-ver
quand la porcelaine el\ cuite. On allume eniuite quantité de charbon fous le
fourneau, & on en allume pareillement iur la couverture, d'où l'on en
jette des monceaux dans l'elpàce qui elt entre l'enceinte de brique 6c le
fourneau. L'ouverture qui eil au-deiîus du fourneau, fe couvre d'une pié-
Indice de ce de pot caflé. Quand le feu ell ardent, on regarde de tems en tems par
h perMc- cette ouverture, èc lorlque la porcelaine paroit éclatante &c peinte de cou-
tion de la leurs vives ^ animées, on retire le brafier, 6c eniuite la porcelaine.
Il me vient une penfée au fujet de ces couleurs, qui s' mcorporent dans
une porcelaine déjà cuite 6c verniflée, par le moyen de la ceruié, à laquelle
fuiet." ^'' félon les annales de Feoii kang , on joignoit autre-fois du falpêtrc 6c de la
couperofe : li l'on employoit pareillement de la cerufe dans les couleurs
dont on peint des panneaux de verre,, 6c qu'enfuite on leur donnât une ef«
pèce de féconde cuiflbn: cette cerufe ainlx employée, ne pourroit-elle pas
nous rendre le fécret qu'on avoit autrefois de peindre le verre, fans lui rien
ôter de fa trani'parence ? C'eil dequoi on pourra juger par l'épreuve.
Ce fécret que nous avons perdu , me fait fouvenir d'im autre fécret que
Purcciùine les Chinois fe plaignent de n'avoir plus: ils avoient l'art de peindre fur les
appellee cotez d'une porcelaine, des poiflbns ou d'autres animaux, qu'on n'apper-
MAtpng. j.£^,Q^j q^^ lorfque la porcelaine étoit remplie de quelque liqueur. Ils appel-
lent cette efpcce de porcelaine Kia tfing^ c'ell-à-dire, azur mis en prefTc,
à caufe de la manière dont l'âzur eit placé. Voici ce qu'on a retenu de
ce fécret, peut-être imaginera-t'on en Europe ce qui elt ignoré des
Chinois.
Là porcelaine qu'on veut peindre ainfi , doit être fort mince : quand el«
le ell féche, on applique la couleur un peu forte, non en dehors félon la cou*
peindre, " tume : mais en dedans fur les cotez : on y peint communément des poif-
fons, comme s'ils étoient plus propres à le produire, lorfqu'on remplit la
tafic d'eau. La couleur une fois léchée, on donne une légère couche d'une
efpèce de colle fort déliée, faite de la terre même de la-porcelaine. Cette
couche ferre l'âzur entre ces deux efpêces de lames de terre. Quand la cou-
che eft féche, on jette de l'huile en dedans de la porcelaine; quelque tems
après, on la met fur le raoûle 6c autour. Comme elle a reçu du corps -par
le dedans, on la rend par dehors la plus mince qui fe peut, fans percer juf-
qu'à la couleur: enfuitc on plonge dans l'huile le dehors de la porcelaine;.
Lorfque tout eft fec, on la cuit dans le fourneau ordinaire.
Ce
Obfe
tion a ce
(s !.i
De 1
niérc vie la
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
^5f
Ce travail eft extrêmement délicat, & demande une adrefle que les Chi- DefaDéii.
nois apparemment n'ont plus. Ils tâchent néanmoins de tems en tems de ^^■'''^fl^'
retrouver l'art de cette peinture magique: mais c'eil en vain. L'un d'eux
m'a afluré depuis peu qu'il avoir fait une nouvelle tentative, 6c qu'elle lui
avoit prefque réuffi.
Quoiqu'il en foit, on peut dire qu'encore aujourd'hui le bel azur renaît
fur la porcelaine, après en avoir dilparu. Quand on l'a appliqué, la cou-
leur eft d'un noir pâle: lorfqu'il eft lec, èc qu'on lui a donné l'huile, il
s'éclipfe tout-à-fiit, ôc la porcelaine paroît toute blanche: les couleurs iont
alors enfevelies fous le vernis : le feu les en fait éclore avec toutes leurs bcau-
tez, de même à peu près que la chaleur naturelle fait fortir de la coque les
plus beaux papillons, avec toutes leurs nuances.
Au relie, il y a beaucoup d'art dans la manière dont l'huile fe donne à la P/*^""-
porcelaine, foit pour n'en pas mettre plus qu'il ne faut, foit pour la ré- ['ap^jica"^
pandre également de tous cotez. A la porcelaine qui ell fort mmce & fort tion de
déliée, on donne à deux fois deux couches légères d'huile, fi ces couches l'hu'le.
étoienttrop épaiffes, les foibles parois de la tafle ne pourroient les porter, 6c
ils plieroient fur le champ. Ces deux couches valent autant qu'une couche
ordinaire d'huile, telle qu'on la donne à la porcelaine fine qui eilplus robuf-
te. Elles fe mettent, l'une par afperfion, ôcl'autre par immerlion. Da-
bord on prend d'une main la tafle par le dehors, 6c la tenant de biais fur
l'urne où eft le vernis, de l'autre main on jette dedans autant qu'il faut de
vernis, pour l'arrofer par tout. Cela fe fait de fuite à un grand nombre de
taffes : les premières fe trouvant féches en dedans, on leur donne l'huile
dehors de la manière fuivante: on tient une main dans la tafle , 6c la fou-
tenant avec un petit bâton fous le milieu de fon pied, on la plonge dans le
vafe plein de vernis , d'oij on la retire auflitôt.
J'ai dit plus haut que le pied de la porcelaine demeuroit maflif ; en efirt
ce n'eft qu'après qu'elle à reçu l'huile, 6c qu'elle eft féche, qu'on la met
fur le tour pour creufcr le pied, après quoi on y peint un petit cercle, 6c
fouvent un lettre Chinoife. Quand cette peinture eft lèche, on verniflè le
creux qu'on vient de faire fous la taflTe, 6c c'eil la dernière mam qu'on lui
donne: car auflitôt après elle fe porte du laboratoire au fourneau pour y
être cuite.
J'ai été furpris de voir qu'un homme tienne en équilibre fur fcs épaules,
deux planches longues 6c étroites, fur lefquelles font rangées les porcelai-
nes, 6c qu'il pafle ainfi par plufieurs rues fort peuplées, fans brifer fa mar-
chandilè. A la vérité on évite avec foin de les homter tant foit peu, car
on feroit obligé de réparer le tort qu'on lui auroit fait; mais il eft étonnant
que le porteur lui-même règle fi bien fes pas, 6c tous les mou\'emens de
fon corps, qu'il ne perde rien de fon équilibre.
L'endroit où font les fourneaux, préfente une autre fcéne. Dans une ^'^P
efpèce de veftibule qui précède le fourneau, on voit des tas de caifles 6c
d'étuis faits de terre, èc deftinez à renfermer la porcelaine. Chaque pièce
de porcelaine, pour peu qu'elle foit confîdèrable,a fon étui, les porcelaines
Gg z qui
pour la
Cmdon.
Suite des
Fréparatifi
pour la
Cuiflou.
Manière
dont la
Porce-
laine fe
met dans
ks Fout-
aeaui.
1^6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,,
qui ont des couvercles, comme celles qui n'en ont pas. Ces couvercles
qui ne s'attachent que foiblement à la partie d'en bas durant la cuiflbn, s'en
détachent aifément par un petit coup qu'on leur donne. Pour ce qui eil des
petites porcelaines, comme font les talFes à prendre du thé ou du choco-
lat , elles ont ime caiffe commune à plufieurs. L'ouvrier imite ici la natu-
re, qui pour cuire les fruits, èc les conduire à une parfaite maturité, les
renferme fous une enveloppe, afin que la chaleur du foleil ne les pénètre que
peu à peu. Se que fon action au-dedans ne foit pas trop interrompue par
l'air qui vient de dehors, durant les fraîcheurs de la nuit.
Ces étuis ont au-dedans une efpéce de petit duvet de fable r on le couvre
de pouiTiere de Kao lin, afin que le fable ne s'attache pas trop au pied de la
coupe qui fe place fur ce lit de fable, après l'avoir preffe, en lui donnant
la figure du fond de la porcelaine, laquelle ne touche point aux parois de
fon ctui. Le haut de cet étui n'a point de couvercle: un fécond étui de la
figure du premier, garni pareillement de fa porcelaine, s'enchafle dedans de
telle forte, qu'il le couvre tout- à -fait, fans toucher à la porcelaine d'en bas:
& c'ell: ainli qu'on remplit le fourneau de grandes piles de caifles de terre
toutes garnies de porcelaine. A la faveur de ces voiles épais ,1a beauté, & fi
j'ôfe m'exprimer ainfi , le teint de la porcelaine n'eft point hâlé par l'ardeur
du feu.
Au regard des petites pièces de porcelaine qui font renfermées dans de
grandes caifles rondes, chacune eft pofée fur une foucoupe de terre, de
répaifleur de deux écus, 6c de la largeur de fon pied, ces bâfes font auflî
femées de poufliere de Kao Un. Quand ces caifles font un peu larges, on ne
met point de porcelaine au milieu , parce qu'elle y feroit trop éloignée des
cotez, que pai- là elle pourroit manquer de force, s'ouvrir, & s'enfoncer,
ce qui feroit du ravage dans toute la colomne. Il efl: bon de fçavoir que ces
caifles ont le tiers d'un pied en hauteur, 8c qu'en partie elles ne font pas
cuites, non plus que la porcelaine. Néanmoins on remplit entièrement
celles qui ont déjà été cuites , &: qui peuvent encore fervir.
Il ne faut pas oublier la manière dont la porcelaine fe met dans ces caif-
fes : l'ouvrier ne la touche pas immédiatement de la main : il pourroit ou la
cafler, car rien n'efl: plus fragile, ou la faner, ou lui faire des inégalitez.
C'eft par le moyen d'un petit cordon qu'il la tire de deflus la planche. Ce-
cordon tient d'un côté -à deux branches un peu courbées d'une fourchette
de bois, qu'il prend d'une main, tandis que de l'autre il tient les deux bouts
du cordon croîfez & ouverts, félon la largeur de la porcelaine : c'eft: ainfi
qu'il l'environne, qu'il l'élève doucement , Sc qu'il la pôfe dans la caifle fur
la petite ioucoupe. • Tout cela fe fait avec une vitefl'e incroyable.
J'ai dit que le bas du fourneau a un demi pied de gros gravier: ce gravier
fert à aflcoir plus fûrement les colomnes de porcelaine, dont les rangs, qui
font au milieu du fourneau , ont au moins fept pieds de hauteur. Les deux
eaifles qui font au bas de chaque colomne, font vuides, parce que le feu
n'agit pas aflez en bas, & que le gravier les couvre en partie. C'eft: par la
même raifon que la caifle qui eft; placée au haut de la pile , demeure vuide--
On
ET DE LA TARTARÏE CHINOISE. ^57
On emplit ainfi tout le fourneau , ne laifTant de vuide qu'à l'endroit, qui Difpofi-
eit immédiatement fous le fciipirail. non des
On a foin de placer au milieu du fourneau les piles de la plus fine porce- *^"^"L,
laine: dans les fonds , celles qui le font moins; & à l'entrée, on met celles Polir-
qui font un peu fortes en couleur, qui font compofées d'une matière où il neaux.
entre autant de Pe tun tse que de Kao lin^ 6c aufquelles on a donné une huile
faite de la pierre qui a des taches un peu noires ou roufles, parce que cette
huile a plus de corps que l'autre. Toutes ces piles font placées fort prés les
unes des autres, Se liées en haut, en bas, 6c au milieu avec quelques mor-
ceaux de terre qu'on leur applique, de telle forte pourtant que la flamme
ait un pafTage libre pour s'mlinuer de tous cotez ; & peut-être ell-ce-là à
quoi l'œil §c l'habileté de l'ouvrier fervent le plus, pour réufllr dans fon en-
treprife, afin d'éviter de certains accidens à peu-près femblables, à ceux
que caufent les obAruélions dans le corps de l'animal.
Toute terre n'eft pas propre à conlbuire les caifTes qui renferment la por- DcsTer
celaine: il y en a de trois fortes qu'on met en ufage : l'une qui eft jaune ôc propres à
aflez commune: elle domine par la quantité , & fait la bafe. L'autre s'ap- conftruire
pelle Lao tou^ c'ell une terre forte. La troifiéme, qui ell une terre huileu- '^* Caiffes,
le, fe nomme Teou tou. Ces. deux fortes de terres fe tirent en Hyvcr de cer-
taines mines fort profondes , où il n'eft pas poflïble de travailler pendant
l'Eté. Si on les mêloit parties égales , ce qui coûteroit un peu plus, les
caifies dureroient long-tems. On les apporte toutes préparées d'un gros
village, qui eft au.bas de la rivière à une lieuë de Ktng te tcbing.
Avant qu'elles foint cuites, elles font jaunâtres : quand elles font cuites,
elles font d'un rouge fort obfcur. Comme on va à l'épargne, la terre jau-
ne y domine, & c'eft ce qui fait que les caifles ne durent gueres que deux
ou trois fournées, après quoi elles éclatent tout-à-fxit. Si elles ne font que
légèrement fêlées, ou fendues, on les entoure d'un cercle d'ôzier: le cer-
cle fe brûle, 6c la caiffe fert encore cette fois-là, fans que la porcelaine en
fouffre.
Il faut prendre garde de ne pas remplir une fournée de caifles neuves , lef- ^^mére
quelles n'ayent pas encore fervi: il y en faut mettre la moitié qui ayent dé- cerkV
ja été cuites. Celles-ci fe placent en haut 6c en bas, au milieu des piles fe Caiffes
mettent celles qui font nouvellement faites. Autrefois, félon l'hiftoire de dam le?
Feou leang, toutes les caifles fe cuifoient à part dans un fourneau, avant fouf-
qu'on s'en fervjt pour y faire cuire la porcelaine : fans doute, parce qu'a- ""'*'^*
lors on avoit moins d'égard àladépenfe, qu'à la perfeûion de l'ouvrage.
Il n'en eft pas tout-à-fait de même à préfent , 6c cela vient apparem-
ment de ce que le nombre des ouvriers eu porcelaine s'eft multiplié à
l'infini.
Venons maintenant à la conftruétion des fourneaux. On les place au De la
fond d'un aflez long veftibule, qui fert comme defouffîets, 6c qui en eft la Conflruo:
décharge. Il a le même ufage que l'arche des verreries. Les fourneaux p^Jj^!'*^
font préfentement plus grands qu'ils n'ctoient autrefois. Alors, fclon le neaua
livre Chinois , ils n'avoient que fix pieds de hauteur 6c de largeur : main-
Gg I cenanç
Suite de la
Conftruc-
tion des
Four-
neaux.
De leur
Echaufle-
ment mo-
deine.
De VE-
chaufte-
nient an-
cien.
Pratique
ancienne
à ce fujet
DelaCui
»e des Pot
cekiaes.
ijS DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
tenant ils font hauts de deux brafles , 6c ont près de quatre brafles de pro-
fondeur. La voûte auflî-bien que le corps du fourneau eft afTez épaifle,
pour pouvoir marcher defliis fxns être incommodç du feu ; cette voûte
n'eft en dedans ni platte, ni formée en pointe: elle va en s'allongeant, ôc
elle fe rétrécit, à mefure qu'elle approche du grand foûpirail qui ell à; l'ex-
trémité, & par où fortent les tourbillons de flamme 6c de fumée.
Outre cette gorge, le fourneau a fur fa tête cinq petites ouvertures, qui
en font comme les yeux, 6c on les couvre de quelques pots caflez: de telle
forte pourtant qu'ils foulagent l'air 6c le feu du fourneau. C'eft par ces
yeux qu'on juge fi la porcelaine eft cuite: on découvre l'œil qui eft un
peu devant le grand foûpirail, 6c avec une pincette de fer l'on ouvre une
des caidés.
Quand la porcelaine eft en état, on difcontinue le feu, 6c l'on achevé de
mmxr pour quelque tems la porte du fourneau. Ce fourneau a dans toute
fa largeur un foyer profond 6c large d'un ou de deux pieds: on le pafle fur
une planche pour entrer dans la capacité du fourneau, 6c y ranger la por-
celaine. Quand on a allumé le feu du foyer, on mure aulîl-tôt la porte,
n'y laiflant que l'ouverture néceflairc, pour yjetter des quartiers de gros
bois longs d'un pied, mais aflez étroits. On chaufte d'abord le fourneau
pendant un jour 6c une nuit, cnfuite deux hommes qui fc relèvent, ne cef-
lênt d'y jetter du bois: on en brûle communément pour une fournée juf-
qu'à cent quatre-vingt charges.
■ A en juger par ce qu'en dit le livre Chinois, cette quantité ne devroit
pas être fuffifante : il aflïïre qu'anciennement on brûloit deux cens quarante
charges de bois, 6c vingt de plus, li le tems étoit pluvieux, bien qu'alors
les fourneaux fuflent moins grands de la moitié que ceux-ci. On y entre-
tenoit d'abord un petit feu pendant fept jours 6c fept nuits : le huitième
jour on faifoit un feu très-ardent : 6c il eft "à remarquer que les caifTes de la
petite porcelaine étoient déjà cuites à part, avant que d'entrer dans le four-
neau. Auffi faut-il avouer que l'ancienne porcelaine avoit bien plus de
corps que la moderne. .
On obfervoit encore une chofe qui fe néglige aujourd'hui: quand il n'y
avoit plus de feu dans le fourneau, on ne démuroit la porte qu'après dix
jours pour les grandes porcelaines, 6c après cinq jours, pour les petites:
maintenant on diffère à la vérité de quelques jours à ouvrir le fourneau , 6c
à en retirer les grandes pièces de porcelaine : car fans cette précaution él-
it s éclateroient : mais pour ce qui eft des petites, file feu a été éteint à
l'entrée de la nuit , on le retire dès le lendemain. Le deflein apparemment
eft d'épargner le bois pour une féconde fournée. Comme la porcelaine eft
brûlante, l'ouvrier qui la retire, s'aide, pour la prendre, de longues écha:'-
pes pendues à fon col.
On juge que la porcelaine qu'on a ftxit cuire dans un' petit fourneau , eft
■ en éta.t d'être retirée, lorfque regardant par l'ouverture d'enhaut , on voit
jufqu'au fond toutes les porcelaines rouges par le feu qui les embrafe : qu'on
"ùiftingue les unes des autres les porcelaines placées en pile: que la porcelai-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE:
^ÎP
ne peinte n'a plus les inégalitez que formoient les couleurs : & que ces cou-
leurs le font incorporées dans le corps de la porcelaine, de même que le ver-
nis donné, iur le bel azur , s'y incorpore par la chaleur des grands four-
neaux.
Pour ce' qui eft de k porcelaine qu'on recuit dans de grands fourneaux,
onjuge que la cuite eft parfaite, i'. Lorfque la flamme qui fort n'eft plus
Il rouge, mais qu'elle eft un peu blancheâtre. 2'. Lorfque regardant par une
des ouvertures, on apperçoit que les cailfes font toutes rouges, y. Lorf-
qu'après avoir ouvert une caille d'enhaut, 8c en avoir tiré une porcelaine,
on voit quand elle ell refroidie, que le vernis ^ les couleurs font dans l'état
où on les fouhaitte. 4^ Enfin lorfque regardant par .le haut du four-
neau on voit que le gravier du fond eft luifant. C'eft par tous ces in-
dices qu'un ouvrier juge que la porcelaine eft arrivée à la perfection de Li
cuite.
J'ai été furpris d'apprendre, qu'après avoir brûlé dans un jour à l'entrée
du fourneau jufqu'à cent-quatre-vingt charges de bois, cependant le lende-
main on ne trouvoit point de cendres dans le foyer. Il faut que ceux qui
fervent ces fourneaux , foientbien accoutumez au feu: on dit qu'ils met-
tent du fel dans leur thé, afin d'en boire tant qu'ils veulent, fans en être
incommodez : j'ai peine à comprendre comment il fe peut faire que cette
liqueur falée les défaltere.
Après ce que ie viens de rapporter, on ne doit point être furpris que la por-
celaine foit fi chère en Europe: on le fera encore moins quand on fçaura,
qu'outre le gros gain des marchands Européans,& celui que font fur eux leurs
commifiîonnaires Chinois , il eft rare qu'une fournée réuffifle entièrement :
il arrive fouvent qu'elle eft toute perdue, Se qu'en ouvrant le fourneau,
on trouve les porcelaines 6c les caifles réduites à une maflc dure comme un
rocher: un trop grand feu, ou des caiffes mal conditionnées peuvent tout
ruiner: il n'eft pas aifé de régler le feu qu'on leur doit donner : la nature
du tems change en un inftant l'aélion du feu, la qualité du fujet fur lequel
il agit, & celle du bois qui l'entretien. Ainfî pour un ouvrier qui s'en-
richit, il y en a cent autres qui fe ruinent, 6c qui ne laiflent pas cle tenter
fortune, dans l'efpérance dont ils fè flattent , de pouvoir amafler de quoi
lever une boutique de marchand.
D'ailleurs la porcelaine qu'on tranfporte en Europe, fe fait prelque tou-
jours fur des modèles nouveaux, fouvent bizarres, & où il eii: difficile de
réuffir : pour peu qu'elle ait de défaut, elle eft rebutée des Européans, qui
ne veulent rien que d'achevé, & dès-là elle demeure entre les mains dc3
ouvriers qui ne peuvent la vendre aux Chinois, parce qu'elle n'eft pas de
leur goût. Il faut par conféquent que les pièces qu'on prend, pottent les
frais de celles qu'on rebute.
Selon l'hiftoire de KiMg te tching le gain qu'on faifoit autrefois , étoît
beaucoup plus confîdérable , que celui qui fe fait maintenant r c'eft ce
qu'on "a de la peine à croire : car il s'en faut bien qu'il fe fît alors un
Il grand débit de porcelaine en Europe. Je crois pour moi que cela vient de
ce
Quantiîé
de bois
nécelTaire
pour une
Tournée de
Porcelai-
Difficultés
dans la
Cuiiron de
la Porce;
laine.
Du gain
que les
Chinois
font fur la
Porcelai-
ne.
Des divers
Ouvrages
de Porce-
laine,
Des Lan-
ternes.
Deslnftru-
mens de
Muliquc.
Le Met
lie peut
s'allier
avec la
Porcelai-
ne.
Urnes de
Pprcelai-
ne.
Z40 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
ce que les vivres l'ont maintenant bien plus chers : de ce que le bois ne (b
tirant plus des montagnes voifines qu'on a épuilees, on eft obligé de le
feire venir de fort loin, èc à grands frais: de ce que le gain eft partage
maintenant entre trop de perlonnes : & qu'enfin les ouvriers font moins
habiles qu'ils ne l'étoient dans ces tems reculez, ôc que par-là ils font moins
fûrs de réulïïr. Cela peut venir encore de l'avarice des JVIandai-ins, qui
occupant beaucoup d'ouvriers à ces fortes d'ouvrages , dont ils font des
préfens à leurs protecteurs de la Cour, paient mal les ouvriers, ce qui
caufe le renchénlTement des marchandifcs, & la pauvreté des marchands.
J'ai dit que la difficulté qu'il y a d'exécuter certains modèles venus
d'Europe, eft une des chofes qui augmente le prix de la porcelaine: car il
ne faut pas croire que les ouvriers puiflént travailler fur tous les modèles
qui leur viennent des pays étrangers. Il y en a d'impraticables à la Chine,
de même qu'il s'y fiit des ouvrages , qui furprennent les étrangers , èc
qu'ils ne croyent pas poflîbles.
En voici quelques exemples. J'ai vu ici un fanal , ou une grofte lanter-
ne de porcelaine, qui étoit d'une feule pièce, au travers de laquelle un
flambeau éclairoit toute une chambre : cet ouvrage fut commandé il y a fept
ou huit ans par le Prince héritier. Ce même Prince commanda aulîi divers
inftmmens de mufique, entre autres une elpèce de petite orgue, appellée
Tfeng^ qui a près d'un pied de hauteur, 8c qui eil compoféc de quatorze
tuyaux , dont l'harmome eft aflez agréable : mais ce fut inutilement qu'on
y travailla.
On réuffit mieux aux flûtes douces , aux flageoUets , & à un autre
inftrument qu'on nomme Tun lo, qui eft compolé de diverfes petites pla-
ques : indcs un peu concaves, dont chacune rend un fon particulier: on en
fufpend neuf dans un quadre à divers étages, qu'on touche avec des ba-
guettes comme le tympanon : il fe fait un petit carillon qui s'accorde avec le
ion des autres inftrùmens,6c avecla voix des Muficiens. li^i fallu, dit-on,
taire beaucoup d'épreuves , afin de trouver l'épaiflèur & le degré de
tuillon convenables, pour avoir tous les tons néceffaires à un accord.
Je m'imaginois qu'on avoit le fécret d'inférer un peu de métal dans
le corps de ces porcelaines, pour varier les fons: mais on m'a détrompé:
le métal eft fi peu capable de s'allier avec la porcelaine, que fi l'on mettoit
un denier de cuivre au haut d'une pile de porcelaine placée dans le four,
CE denier venant :i fe fondre, perceroit toutes les caifles & toutes les por-
celaines de la coîomne, qui fe trouveroient toutes avoir un trou au milieu.
Rien ne fait mieux voir quel mouvement le feu donne à tout ce qui eft
renfermé dans le fourneau; aulTi afliire-t-on que tout y eft comme fluide 8c
flottant.
J'ai vu cependant exécuter des defleins d'ouvrages qu'on aflliroit être
impraticables: c'étoientdes urnes hautes de trois pieds 6c davantage , fans le
couvercle qui s'élevoit en pyramide à la hauteur d'un pied. Ces urnes
ctoient de trois pièces raportées , mais réunies enfemble avec tant d'art 8c
de propreté, qu'elles 11e faifoient qu'un feul corps, fans qu'on pût décou-
vrir
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
241
vvir l'endroit de la réunion. On me dit en me les montrant, que de qua-
tre vingt urnes qu'on avoit faites, on n'avoit pu réuflir qu'à huit leule-
ment, & que toutes les autres avoient été perdues. Ces ouvrages étoient
commandez par des marchands de Canton, qui commercent avec les Euro-
péans : car à la Chine on n'ell point curieux de porcelaines qui ibient d'un
il grand prix.
Pour revenir aux ouvrages des Chinois un peu rares, ils réuffiffent prin-
cipalement dans les grotel'ques 6c dans la repréfentation des animaux : les
ouvriers font des canards ôc des tortues qui flottent iur l'eau. J'ai vu un
chat peint au naturel: on avoit mis dans fa tête une petite lampe, dont la
flamme formoit les deux yeux , 6c l'on m'aflura que pendant la nuit les rats
en étoient épouvantez.
On fait encore ici beaucoup de ftatucs de Kouan in *, on la repréfente
tenant un enfant entre fes bras, & elle eft invoquée par les femmes itériles,
qui veulent avoir des enfans. Elle peut être comparée aux ilatues anti-
ques que nous avons de Venus, 6c de Diane, avec cette différence que les
ftatues de Kouan in font très-modeftes.
Il y a une autre efpèce de porcelaine, dont l'exécution eft très-difficile,
6c qui par là devient fort rare. Le corps de cette porcelaine eft extrême-
ment délié, 6c la furfice en eft très-unie au dedans, 6c au dehors: cepen-
dant on y voit des moulures gravées, un tour de fleurs, par exemple, 8c
d'autres ornemens (emblables. Voici de quelle manière on la travaille : au
fortir de deflus la roue on l'applique fur un moiile, où font des gravures
oui s'y impriment eu dedans: en dehors on la rend la plus fine, 6c la plus
déliée qu'il eft poflîblc en la travaillant au tour avec le cifeau : après quoi
on lui donne l'huile, 6c on la cuit dans le fourneau ordinaire.
Les marchands Européans demandent quelquefois aux ouvriers Chinois
des plaques de porcelaine, dont une pièce faffe le defflis d'une table 6c d'une
chaife, ou des quadres de tableaux : ces ouvrages font impollibles : les
plaques les plus larges ^ les plus longues font d'un pied ou environ : fi on
va au-delà, quelque épaifleur qu'on leur donne, elles fe déjettent, l'épaif-
feur même ne rendroit pas plus facile l'exécution de ces fortes d'ouvrao-es
6c c'eft pourquoi au lieu de rendre. ces plaques épaifics, on les fait de-deux
fuperficies qu'on wnit en lailîlxnt le dedans vuide : on y met feulement une
" traverfe, 6c l'on fait aux deux cotez deux overtures pour les enchafler dans
des ouvrages de menuiferie, ou dans le dofiîer d'une chaife, ce qui a fon
agrément.
L''hiftoire de King te tching parle de divers ouvrages ordonnez par des Em-
pereurs, qu'on s'efforça vainement d'exécuter. Le père de l'Empereur ré-
gnant, commanda des urnes à peu près de la figure des caifles où nous rnet-
tons. des orangers : c'étoit apparemment pour y nourrir de petits poiilbns
rouges, dorez, 6cargentcz: ce qui fxit un ornement des mailbns: peut-ê-
tre auffi vouloit-il s'en fervir pour y prendre les bains: car eïles dévoient a-
, -, . voir
<- elt une DéefTe célèbre dans toute U Chine.
Tome IL fjl.
Ouvrages
dans lef-
quels on
téuffit le
mieuic.
Statue de
la DéelTe
Kouan in.
Bornes des
P.éces
dj Force-;
laine.
Epreuves
eu Force.»
laine.
Lîur
mauvais
futccs.
Recherche
de Modè-
les Huro-
Dcans.
De ridole
confâcrée
il la l'orce-
laine.
Son Ori-
Parallèle
.le la
Porcelaine
Ancienne
avec la
■mtdtrne.
142 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
voir trois pieds 6c demi de diamètre, ôc deux pieds 8c demi de hauteur: le
fond devok ctre épais d'un demi pied, & les parois d'un tiers de pied. On
travailla trois ans de iuite à ces ouvrages, 6c on fit julqu'à deux cens urnes
fans qu'une iéule pût réuflir.
Le même Empereur ordonna des plaques pour des devants de galerie ou-
verte: chaque plaque dcvoit être haute de trois pieds, large de deux pieds
6c demi, épaifle d'un demi pied: tout cela, difent les annales de Kingte
îching, ne put s'exécuter, 6c les Mandarins de cette province prélénterent
une requête à l'Empereur, pour le fupplier de faire cefler ce travail.
Cependant les Mandarins, qui içavent quel eft le génie des Européans en
fait d'invention, m'ont quelquefois prié de faire venu- d'Europe des dcfTeins
nouveaux & curieux , afin de pouvoir préfenter à l'Empereur quelque
chofe de fingulicr. D'un autre côté, les Chrétiens me preflbient fort de
ne point fournir de fem.bkblcs modèles : car les Mandarins ne font pas
tout-à-fait fi faciles à fe rendre que nos marchands , lorfque les ouvriers
leur difent qu'un ouvrage ell impraticable,, 6c il y a fouvent bien des baf--
tonnades données, avant que le iVlandarin abandonne un deflein, dont il fe
promet toit de grands a.vantages.
Comme chaque profeiTion a fon idole particulière, 6c que la Divinité {ê
communique ici aulfi facilement, que la qualitéde Comte 6c de Marquis fe
donne en certains pays d'Europe , il n'eft pas lurprçnant qu'il y ait un Dieu
de la porcelaine. Le Pou fa * doit fon origine à ces'fortes de defleins, qu'il
elt impofllble aux ouvriers d'exécuter.
On dit qu'autrefois un Empereur voulut abfolument qu'on lui fit des
porcelaines fur un modèle qu'il donna: on lui repréfenta diverfes fois que
la chofe étoit impoflible: mais toutes ces remontrances ne fervirent qu'à
exciter de plus eh plus fon envie. Les Empereurs font durant leur vie les
Divinitez les plus redoutées à la Chine, 6c ils croyent fouvent que rien
ne doit s'oppofer à leurs defirs. Les Officiers redoublèrent donc leurs foin?, .
6c ils uferent de toutes fortes de rigueurs à l'égard des ouvriers. Ces mal-
heureux dèpenlbient leur argent , le donnoient bien de la peine , 6c ne re-
cevoient que des coups. L'un d'eux dans un mouvement dedèlèfpoir, fc
lança dans le fourneau allumé, 6c il y fut confumé à l'inftant. La porce-
laine qui s'y cuifoit, en fortit, dit-on, parfaitement belle, 6c au gré de
l'Empereur , lequel n'en demanda pas d'avantage. Depuis ce tems là , cet
infortimè pafià poiu" un héros, 6c il devint dans la fuite l'idole qui préfide
aux travaux de la porcelaine. Je ne fçache pas que fon élévation ait
porté d'autres Chinois à prendre la même route, en viie d'un femblable
honneur.
La porcelaine étant dans une grande eftirae depuis tant de fiécles, peut-
être fouhaitteroit-on fçavoir en quoi celle des premiers tems diffère de cel-
le de nos jours, 6c quel eil le jugement qu'en portent les Chinois. Il ne
faut pas douter que la Chine n'ait fes antiquaires , qui le préviennent
en faveur des anciens ouvrages. Le Chinois même eft naturellement por-
té à refpe3:er l'antiquité : on trouve pourtant des deffcnfeurs du travail mo-
der-
* Cc!l le nom de cette Idole..
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
M5
Réfutation
dune Er-
leur popu-
laire à ce
(ujet.
pcnTer de
la Porce-
laine dé-
terrée.
'^crne: mais il n'en eft pas de la porcelaine comme des médailles antiques,
-qui donnent la Icience des tems reculez. La vieille porcelaine peut' être
ornce de quelques carafteres Chinois, mais qui ne marquent aucun point
d'hilloire : ainll les curieux n'y peuvent trouver qu'un goût 6c des couleurs,
qui la leur font préférer à celle de nos jours.
Je crois avoir oiii dire , lôrfque j'étois en Europe, que la porcelaine, pour
avoir fa perfection , devoit avoir été long-tems enfevelie en terre : c'ell u-
ne fauffe opinion dont les Chinois fe moquent. L'hilloire de Kiiig te tchinv
parlant de la plus belle porcelaine des premiers tems, dit qu'elle étoit fi re-
cherchée, qu'à peine le fourneau étoit-il ouvert, que les marchands fe dif-
putoient à qui feroit le premier partagé. Ce n'ell p.as là fUppofer qu'elle
dijt être enterrée.
Il eft vrai qu'en creufant dans les ruines des vieux bâtimens, & fur tout
en nettoyant de vieux puits abandonnez, on y trouve quelquefois de belles ro^n^doit
pièces de porcelaine, qui ont été cachées dans des tems de révolution: cet- ' "
te porcelaine eft belle, parce qu'alors on ne s'avifoit gueres d'enfoiiir que
celle qui étoit précieufe, afin de la retrouver après la fin des troubles. Si
elle eft cftimée, ce n'eft pas parce qu'elle a aquis dans le fein de la terre de
nouveaux dégrés de beauté : mais c'eft parce que fon ancienne beauté s'eft
confervée. Se celafeul a fon prix à la Chine, où l'on donne de groffes fom-
mes pour les moindres utenciles de fîmple poterie, dont fe fcrvoient les
Empereurs Tao Se Chiin^ qui ont régne plufieurs fiécles avant la Dynaftie
des Tangy auquel tems la porcelaine commença d'être à l'ufage des Empe-
reurs.
Tout ce que la porcelaine aquiert en vîeillifTant dans la terre, c'eft quel-
que changement qui fe fait dans fon coloris , ou fi l'on veut dans fon teint ,
qui fait voir qu'elle eft vieille. La même chofe arrive au marbre & à l'y-
voire, mais plus pVomptcment, parce que le vernis empêche l'humidité de
s'infinuer fi aifément dans la porcelaine. Ce que je puis dire, c'eft que j'ai
trouvé dans de vieilles mafures des pièces de porcelaine, qui ctoient proba-
blement fort anciennes, & je n'y ai rien remarqué de particulier : s'il eft
vrai qu'en vieillifiant elles fe foient perfeétiônnées, il faut qu'au fortir des
mains de l'ouvrier, elles n'égalaflent pas la porcelaine qui fe fait maintenant.
Mais, ce que je crois, c'eft qu'alors , comme à prcfent, il y avoit de la
porcelaine de tout prix.
Selon les annales de King te tching^ il y a eu autrefois des urnes dont cha-
que pièce ie vcndoit jufqu'à f8. 6c fp. taëls : c'eft-à-dire, plus de 80.
écus. Combien fe feroicnt-ellcs vendues en Europe! Aufiî, dit ie livre,
y avoit-il un fourneau fait exprès pour chaque urne de cette valeur, 6c lîi
dépenfe n'y étoit pas épargnée.
Le Mandarin de King te tching qui m'honbre de fon amitié, fait à fespro-
tefteurs de Cour des préfcns de vieille porcelaine, qu'il a le talent défaire
lui-même, je veux dire qu'il a trouvé l'art d'imiter l'ancienne porcelaine,
Contre-"
faction
de la
Ponehinc
ou du moins celle de la bafie antiquité : il employé à cet efi'et quantité d'où- ancienne.
vriers. La matière de ces faux Koti tong^ c'eft-à-dire de ces antiques con-
îfefaitef, çft une terre jaunâtre qui fe tire d'un endroit afiez près de King te
Hh i îchiug^
De fa Fa-
gon.
Affietteoù
ie trouve
i44 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
tchi^g , nommé Ma ngan chan. Elles font fort épaifles. Le Mandarin
m'a donné une aiEette de fa façon , qui pplè autant que dix des ordi-
naircs.
Il n'y a rien de particulier dans le travail de ces fortes de porcelaines , fî-
non qu'on leur donne une huile faite de pierre jaune qu'on mêle avec l'hui-
le ordinaire, en forte que cette dernière domine: ce mélange donne à la
porcelaine la couleur d'un verd de mer. Quand elle a été cuite, on la jet-
te dans un boiiillon trés-gras fait de chapon, Se d'autres viandes: el-
le s'y cuit une féconde fois , après quoi on la met dans un égout le plus
bourbeux qui le puilfe trouver, où on la laifle un mois & d'avantage. Au
fortir de cet égoat elle pafle pour être de trois ou quatre cens ans , ou du
moins de la Dvnaftie précédente des Mhtg, fous laquelle les porcelaines ds
cette couleur & de cette épaifleur étoient eftiraées à la Cour. Ces fauffes
antiques lont encore femblables aux véritables ,en ce que lorfqu'on les frap-
pe, elles ne rélbnncnt point, ôc que fi on les applique auprès de l'oreille,
il ne s'y fait aucun bourdonnement.
On m'a apporté des débris d'une groiïe boutique, une petite affiette,
que j'eftime beaucoup plus que les plus fines porcelaines, faites depuis mille
'r""f," ans. On voit peint au fond de l'aifiette un Crucifix entre la Sainte Vier-
ge & Saint Jean: on m'a dit qu'on portoit autrefois au Japon de ces porce-
laines, mais qu'on n'en fait plus depuis feize à dix-fept ans. Apparemment
que les Chrétiens dii Japon lé fervoientde cette induftrie durant la perfécu-
tion, pour avoir des images de nos myfteres: ces porcelaines confondues
dans les caillés avec les autres, échappoient à la recherche des ennemis de
la religion : ce pieux artifice aura été découvert dans la fuite, &: rendu inu-
tile par des recherches plus exactes : 6c c'eft ce qui fait fans doute qu'on a.
difcontinué à King te tching ces fortes d'ouvrages.
Parallèle On ell prefque auili curieux à la Chine des verres 5c des criftaux qui
àehPorci- viennent d'Europe, qu'on l'eil: en Europe des porcelaines de la Chine:
cependant, quelque eftime qu'en faflent les Chmois, ils n'en font pas ve-
nus encore jufqu'à traverfer les mers, pour chercher du verre en Europe:
ils trouvent que leur porcelaine eft plus d'ufagc : elle fouffre les liqueurs
chaudes: on peut tenir une tafle de thé bouillant fans fe brûler, fi on la
fçait prendre à la Chinoife , ce qu'on rie peut pas faire, même avec une
talTe d'argent de la même épaifleur, 6c de la même figure: la porcelai-
ne a fon éclat aiufi que le verre: 6c fi elle eft moms tranfparente, elle eft
aufli moins fragile. Ce qui arrive au verre qui eil fiit tout récemment , ar-
rive pareillement à la porcelaine : rien ne marque mieux une confticution^-
de parties à peu-près fembkbles: la bonne porcelaine a un fon clair comme
le verre: fi le verre fe taille avec le diamant, on fe fcrt auili du diamant pour
réunir enicmble,6c coudre en quelque forte des pièces de porcelaine cafrée|:
c'eft même un métier à la Chine : on y voit des ouvriers uniquement occu-
pez à remettre dans leurs places des pièces hrifées : ils fc fervent du diamant,,
comme d'une aiguille, pour fxire de petits trous au corps de la porcelaine,,
où ils entrelaffent un fil de Icton très-délié, 6c par là ils mettent la por-
ce:^
laine avec
le l'crre.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 24/
cekine en état de fervir, fans qu'on s'apperçoive prefque de l'endroit où el-
le a été caflee.
J'aurai fans doute fait naître un doute que je dois éclaircir : j'ai dit Ufages des
qu'il vient fans cefTe à King te tching des barques chargées de Pe tim tse & de f ^^"^ ^^
Kaolin: & qu'après les avoir puririez, le marc qui en relie, s'accumule i\ la lajne"'^'^*"
longue, & forme de fort grands monceaux. J'ai ajouté qu'il y a trois mil-
le fourneaux â Kmg te tching^ que ces fourneaux fe remplilîent de caifles 6c
de porcelaines : que ces caifles ne peuvent fervir au plus que trois ou quatre
fournées, Se que fouvent toute une fournée eft perdue. Il cft naturel qu'on
me demande après cela, quel eft l'abyfme, où depuis près de treize cens ans
on jette tous ces débris de porcelaines, 6c de fourneaux , fans qu'il ait en-
core été comblé.
La fituation même de King te tching, 6c k manière dont on l'a conftruit,. Premier
donneront l'éclaii-ciflèment qu'on fouhaitte. King te tching qui n'étoit pas Ufage.
fort étendu dans fes commencemens , s'eft extrêmement accru par le
grand nombre des édifices qu'on y a bâti , 6c qu^on y bâtit enco-
re tous les jours : chaque édifice eft environné de murailles: les briques
dont ces murailles font conftruites , ne font pas couchées de plat les unes
fm- les autres, ni cimentées comme les ouvrages de maçonnerie d'Europe:
les murailles de la Chine ont plus de grâce 6c moins de folidité. De lon-
gues 6c de larges briques incruifent, pourainfi dire, la muraille: chacune
de ces briques en a une à Ça cotez : il n'en paroît que IJextrémiré à fleur de
la brique du milieu, 6c l'une 6c l'autre font comme les deux éperons de cet-
te brique. Une petite couche de chaux mile autour de la brique du mi-
lieu, lie toutes ces briques enfemble: les briques font difpoiées de la même
manière au revers de la muraille: ces murailles vont en s'étreciflaiit, à me-
fure qu'elles s'élèvent : de forte qu'elles n'ont gueres au haut que la longueur
ôc. la largeur d'une brique: les éperons, ou les briques qui ibnt en travers,'
ue répondent nulle part à celles du côté oppofé. Par-là le corps de la mu-
raille eft comme une efpèce de coffre vuide. Qiiand on a fait deux ou trois
rangs de briques placées fur des fondemens peu profonds , on comble le
corps de la muraille de pots caliez, fur lefquels on verfe de la terre délayée*
en forme de mortier un peu liquide. Ce mortier lie le tout, 6c n'en fait
qu'une mafTe, qui ferre de toutes parts les briques de traverfe, 6c cel-
les-ci ferrent celles du milieu, lefquelles ne portent que fur l'épaifleur des
briques qui font au-defTous.
De loin ces murailles me parurent d'abord faites de belles pierres grifes,
quarrées, 6c polies avec le cifeau. Ce qui eft furprenant, c'eft que lî l'on
a foin de bien couvrir le haut de bonnes tuiles,, elles durent jufqu'à cent ans.
A la vérité elles ne portent point le poids de la charpente, qui eft foûtenuc
par des colomnes de gros bois: elles ne fervent qu'à environner les bâtimens
6c les jardins. Si l'on elTliyoït en Europe de faire de ces fortes de murailles
à la Chinoifc, on ne laiflèroit pas d'épai-gner beaucoup , fur-tout en cer-
tains endroits.
On voit déjà ce que deviennent en partie les débris de la porcelaine 6c Sf rond
H h 2, des Ufage.
.^4(5 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
des fourneaux. Il faut ajouter qu'on les jette d'ordinaire fur les bords de la
rivière qui palîe au bas de King :e tcbing : il arrive par-là qu'à la longue on
ga^^nc du terrain fur la rivière : ces décombres humectés par la pluye, ôc
battus par les paffiins, deviennent d'abord des places propres à tenir le mar-
ché : enfuite on en fait des rués. Outre cela dans les grandes cniës d'eau ,
la rivière entraîne beaucoup de ces porcelaines brifées : on diroit que fon lit
en ell tout pavé, ce qui ne laifle pas de rèjoiiir la vûë. De tout ce que je
viens de dire, il eft aiiè déjuger quel eft l'abyfme: où depuis tant de fie-
clés on jette tous ces débris de fourneaux 5c de porcelaines.
Des Soyeries,
Des Goyc- f^^ "EST de la Grèce que l'Italie reçut autrefois le riche préfent de la
cics. \j foye , laquelle fous les Empereurs Romains fe vendoit au poids de
l'or. La Grèce en étoit redevable aux Perfans, 6c ceux-ci, félon les au-
teurs qui ont écrit avec le plus de fincérité, ainfi que le marque M. d'Her-
belot, avouent que c'ell: originairement de la Chine, qu'ils ont eu la con-
noiflance des vers à foye, & qu'ils ont appris l'art de les élever.
Il feroit difficile de trouver des mémoires d'un tems aufli reculé que ceux
LaDécou- de la Chine , où il foit fait mention des vers à foye. Les plus anciens ecri-
vertc de ^ains de cet Empire , en attribuent la découverte à une des femmes de
Q\Àlnn-^ l'Empereur Hoang ti , nommée Si ling , & furnommèe par honneur Tuefi
bucc. fei. ■
Jufqu'au tems de cette Reine, quand le pays écoit encore nouvellement
défriché, les peuples employoient les peaux des animaux pour fe vêtir:
mais ces peaux n'étant plus iùiïifantes pour la multitude des habitans, qui
fc multiplièrent extraordinairement dans la fuite, la néceffité les rendit in-
duftrieux : ils s'appliquèrent à faire des toiles pour fe couvrir: mais ce fut
à la Princefle dont je viens de parler, qu'ils eurent l'obligation de l'utile in-
vention des foyeries. '
DesiTipé- Enfuite les Impératrices, que les auteurs Chinois nomment félon l'ordre
ratrices de (}cs Dynafties , fe firent une agréable occupation de faire éclore les vers a
élevcn'/* ^"^y*^ » ^^ ^^^ élever , de les nourrir, d'en tirer la foye, 6c de la mettre en
des vers à ccuvre. Il y avoit même un verger dans le palais, delliné à la culture des
S&ye. mûriers. L'Impératrice accompagnée des Reines, 6c des plus grandes
Dames de la Cour, fc rendoit en cérémonie dans ce verger, Se cueilloit de
i'à main les feuilles de trois branches, que fes fuivantes abbaiflbient à fa por-
tée. Les plus belles pièces de ibye qu'elle faifoit elle-même, ou qui fc fai-
foient par fes ordres 6c fous fes yeux , ètoient deftinées à la cérémonie du
grand facrifice qu'on ofFroit au Chang ti.
Leurs II eft à croire que la poHtique eut plus de part que toute autre raifon,
^"riKiié""^ aux foins que fc donnoicnt les Impératrices. L'intention étoit d'engager
à la Poliii- P'^
que.
Jcm.j-ll'. i.A
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 247
par ces grands exemples, les Princefles, les Dames de qualité, 6c généra-
lement tout le peuple , à élever des vers à ibye: de même que les Empe-
reurs,, pour ennoblir en quelque forte l'agriculture, & exciter les peuples
à des travaux fi pénibles, ne manquent point au commencement de chaque
Printems , de conduire en pcrfonne la charuc , & d'ouvrir en cérémonie
quelques filions, 6c d'y iémcr des grains. L'Empereur régnant obferve en-
core cet ufage.
Pour ce qui eft des Impératrices, il y a du tems qu'elles ont cefle de s'ap-
pliquer au travail de la ibye. On voit néanmoins dans' l'enceinte du palais de
l'Empereur, un grand quartier rempli de maiibns, oii eft l'Eglife des Jéfui-
tes François , dont l'avenue porte encore le nom de chemin qui conduit an lieu
dejliné à élever des vers à foye , pour le divertijfement des Impératrices tsf dei
Reines.. Dans les livres de l'ancien Philofophe Mencius , on trouve un
fage règlement de police fait fous les premiers régnes, qui détermine l'efpâ-
ce deftiné à la culture des mûriers , félon l'étendue du terrain que chaque
particulier pollcde.
Ainfi l'on peut dire que la Chine eft le pays de la foye: il femble qu'elle La Chine
foit inépuifable : outre qu'elle en fournit à quantité de nations de l'Afie ôc eft vérita-
d'Europe, l'Empereur, les Princes, les Domeftiques, les Mandarins, les blementle
gens de lettres , les femmes , 6c généralement tous ceux qui font tant foit soye, ^
peu à leur aife, portent des habits de ibye, 6c font vêtus de fatin ou de da-
mas. Il n'y a guercs que le petit peuple, ou les payfans, 6c les gens de la
campagne, qui s'habillent de toiles de coton teintes en couleur bleue.
Qaoique plufieurs provinces de cet Empire fourniflént de parfaitement D'oùvien-
belles foyes , celle qui vient àc \'x ^xovïncç. àt Tche kiang^ eft fans compa- Y"^b"l '
raifon la meilleure 6c la plus fine. Les Chinois jugent de la bonne foye par soycs.
fa blancheur, par fa douceur, 6c par fa fineflc. Si en la maniant elle eft ru-
de au toucher , c'cft un mauvais figne. Souvent pour lui donner un bel
œil, ils l'apprêtent avec une certaine eau de ris mêlée de chaux qui la brû-
le, 6c qui fiit que l'ayant tranfportée en Europe, on ne peut la mouiller.
Il n'en eft pas de même de celle qUi eft pure, car rien n'eft plus aîfé à
mouliner. Un ouvrier Chinois moulinera cette foye pendant plus d'une
heure, fans s'arrêter, "c'eft-à-diie, fans qu'aucun fil fe caflé. Aufli l'on ne
peut rien voir ni de plus beau,, ni de plus net.
Les moulins dont ils fe fervent , (ont bien difterens de ceux d'Europe, Des Mou-
8c beaucoup moins embarrafians. Deux ou trois méchans dévidoirs de bam- Uns à
hou avec un roiiet leur fuffifent. Il eft furprenant de voir quelle eft la fîin- ^"i"'^'
plicité des inftrumens, avec lefqucls ils font les plus belles étoffes.
On trouve à Canton une aàitre efpèce de foye qui vient du T'ong king^ Falcifîci-
mais elle n'eft pas comparable a celle que fournit la province de T'che kiang, tion au
pourvu néanmoins que celle-ci ne foit pas trop humide, 6c c'eil ii quoi il ^^i^^ 'l'-" '^
faut prendre garde , en fe donnant le foin d'ouvrir les paquets : car les Chi- °'^^"
nois,,qui d'ordinaire cherchent à tromper, mettent quelquefois dans le
Gœur du paquet un ou deux échcveaux de groflc foj^e, bien diftercnte de
celle qui paroît au-defllis,
G'eft
Du Lieu
où le fabri-
quent les
plus belles
étoffes de
Soye.
Etoffes de
Soye lei
plus ordi-
saires.
Autres
inconnues
en Euro-
pe.
248 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
C'eft de cette foye que les plus belles étoffes fc travaillent dans la provin-
ce de Kiang nan: car c'eft dans cette province que la plû-part des bons ou-
vriers fe rendent , & c'eft elle qui fournit à l'Empereur toutes celles qui
font à Ton uiagc, 6c dont il fait.préfent aux Grands 8c aux Seigneurs de la
Cour. Le grand commerce qui fe fait à Canton, où tous les Etrangers abor-
ilcnt, ne laifle pas d'y attirer auflî un grand nombre des meilleurs ouvriers.
Ils feroicnc des étoffes auffi riches qu'en Europe, s'ils étoient fûrs d'en
avoir le débit : ils fe bornent d'ordinaire à ce qu'il y a de plus fimple, parce
que les Chinois s'attachent plus volontiers à ce qui cft utile, qu'a ce qui eft
agréable.
Ils font à la vérité des étoffes d'or : mais ils ne paffent pas leur or par la
£liére , afin de le retordre avec le fil , comme on fait en Europe: ils fe
contentent de dorer une longue feuille de papier, qu'ils coupent en très-pe-
tites bandes, dont ils enveloppent la foye avec beaucoup d'adreffe.
Ces étoffes font très-belles en fortant des mains de l'ouvrier, mais elles
ne font point de ii longue durée, & ne peuvent gueres fervir aux vêtemens,
parce que l'air 6c l'humidité terniffent bientôt l'éclat de l'or : elles ne font
gueres propres qu'à faire des meubles & des ornemens d'Eglife. Il n'y a que
les Mandarins ou leurs femmes qui s'habillent de ces fortes d'étoffes, ce qui
eft même très-rare.
Les pièces de foye dont les Chinois fe fervent davantage, font les gazes
unies Se à fleurs, dont ils fe font des habits d'Eté; des damas de toutes
les fortes £c de toutes les couleurs : des latins rayez : des fatins noirs de
Nan king: des taffetas à gros grains , ou petites moheres, qui font d'un
très-bon ufage: diverfes autres fortes de taffetas, les uns a fleurs qui
reffemblent a du gros de Tours , d'autres dont les fleurs font à jour, com-
me de la gaze:, quelques autres qui font ou rayez 6c de fort bon goût, "ou
iafpez,ou piquez à rofettes, 6c'c. du crépon, des brocarts, des pannes, Se
iiifterentes fortes de velours. Celui qui cft teint en cramoify fe vend plus
cher., mais il eft aifé d'y être trompe. Un moyen de découvrir la frau-
de, c'eft de prendre du jus de limon mêlé avec de la chaux, 8c d'en répan-
dre quelques gouttes en "diff'érens endroits : fi la couleur change, c'eft fignc
qu'elle eft lauffe.
Enfin les (Chinois font une infinité d'autres étoffes dont les noms font in-
connus en Europe. Mais il y en a de deux fortes, qui font parmi eux d'un
ufage plus ordinaire.
le. Une forte de iatin plus fort & moins luftré que celui qui le fait en
Europe, Se qu'ils nomment touan t[e. Il eft quelquefois uni, Sc d'autres
fois on le diverfifie par des fleurs,, "des arbres, des oyfeaux, des papil-
lons, Sec.
- 1°. Un taffetas particulier qu'ils appellent T'chcou tse , dont ils fe font
des caleçons Se des doublures. Il cft ferré. Se pourtant fi pliant, qu'on
peut le doubler Se le preffcr de la main, fans lui fiire pVendre de pli : on le
lave même comme de la toile, lans que pour cela il perde beaucoup de ion
luûre.
Le.'s
Jbrn ir.P.j.48.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 24$
î.es ouvriers Chinois donnent le lullre au Tcbeou tfe ou taffetas, avec de Du Lurtre
•la graille de marlbuin de rivière, qu'ils nomment Ktmg tchu^ c'ell-à-dirc, des étoffes
cochon du fleuve Tang tfc kiang. Car on voit dans ce grand fleuve, à plus '■^^ ^°y^'.
de 60. lieues de la mer, des maribuins, moins gros à la vérité que ceux de
l'océan, mais qui dans l'eau douce vont par troupes, & à la file, ôc qui font
les mêmes lauts & les mêmes évolutions qu'en pleine mer.
On purifie cette graifle en la lavant, &c en la faifant cuire: enfuite avec
une brofle fine, on en donne au taffetas des couches de haut en bas en un
même iens 5c du leul côte qu'on veut lulbcr. Qiiand les ouvriers travail-
lent la nuit, ils ufent à leurs lampes de cette graifle fondue, au lieu d'huile.
Son odeur délivre de mouches le lieu où ils travaillent, ce qu'on regarde
comme un grand avantage, car ces inléétes, en fe plaçant fur l'ouvrage,
lui font fort dommageables.
La province de Cha» long fournit une foye particulière, qui fe trouve en ^elaSoyç
quantité fur les arbres & dans les campagnes: elle fe file, &; l'on en fait u- ^/„,^ ""
ne étoffe, nommée Kien tcbeou. Cette foye ell produite par de petits in-
feéles qui refîemblent affez aux chenilles : ils ne la tirent pas en rond , ni
en ovale, comme font les vers à foye : mais en fils très- longs: ces fils s'atta-
chent aux arbriffeaux 6c aux buiffons, félon que le vent les pouffe d'un côté
ou d'autre. On amaffe ces fils, 6c on en fait des étofics de loye qui font plus
groffiéres , que celles qui fe font de la foye filée dans les maifbns : mais auf-
fi ces vers font iauvages , 6c ils mangent indifféremment les mûriers 6c
les feuilles des autres arbres. Ceux qui ne s'y connoiffent pas, pren-
droient ces étoftes pour de la toile roufîé, ou pour un droguet des plus
grofilers.
Les vers qui filent cette foye, font de deux efpèces: la première qui efl Des Vers
beaucoup plus groffe èc plus noire, que nos vers à foye, ie nomme Tfouen P'"'*;"'
kien: la féconde qui efl plus petite, fe nommt Tiao kien. Le cocon de la t'eSoye""
première eff d'un gris roufleâtre: celui de l'autre efl plus noir. L'étoffe
qu'on en fait , tient de ces deux couleurs : elle efl fort iérrée , ne fe coupe
point, dure beaucoup, fe lave comme de la toile: 6c quand elle efl bonne
les taches ne lagâtent point, pas même celles de l'huile qui tombe deffus.
Cette étofl'e efl fort eflimée des Chinois, 6c efl quelquefois aulTi chère que
le fatin, 6c les étoffes de foye les mieux faites. Comme les Chinois font
très-habiles à contrefaire, ils font de f;ux Kien tcbeou avec le rebut de la
foye de l'che kiang , 6c il efl aifé d'y être trompé , fi l'on n'y prend
garde.
Depuis quelques années les ouvriers de Canton fe font mis à faire des ru-
bans , des bas, 6c des boutons de foye: 6c ils y réuffîifent parfaitement bien
Les bas de foye, ne fe vendent qu'un taèl, 6c les plus gros boutons ne coû-
tent que<iix fols la douzaine.
Comme l'abondance 6c la bonté de la foye, dépendent beaucoup de la D'où dé-
manière dont on élevé les vers qui la produifent , 6c des foins qu'on fe don- penc^enr
ne pour les nourrir depuis le tems qu'ils font éclos, jufqu'au tems de leur 'a'^ondan-
îravail : la méthode qu'on obferve à la Chine , pourra devenir auffi utile ho^t^ jj
^o>»e II I i qu'elle la Soye, '
ip DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
qu'elle eft curieufe. Un auteur de réputation qui vivoit fous la Dynaftie
des M!>!g , &; qui eft d'une province, laquelle abonde en ibyeries, a fait ur»
aflez. gros livre iur cette matière. Le Père Dentrecolles m'en a envoyé
l'extrait, dont j'ai tiré ce qui m'a paru le plus propre à perfeétionncr un
fi beau travail , & à en aflurer le fuccès.
Comme la îbye n'eft pas chère à la Chine, il faut que les dépenfes né-
ceflaires pour la mettre en œuvre, foient peu confidérables. D'ailleurs
l'eftime qu'on en fait en Europe, d'où chaque année on voit partir tant de
vaifleaux pour y aller s'en fournir, fait juger que de nouvelles connoiffan-
ces données par les Chinois fur un travail fi intéreflant ,ne feront pas tout-
à-fait inutiles.
Rxtratt d'un ancien Livre Chinois ^ qui en feigne la
manière d'élever ^ de nourrir les Vers à
fo'ye , pour l'avoir &' meilleure , &*
plus abondante.
DesVers à
Soyc,
L
'Auteur Chinois commence d'abord par traitter de quelle manière on
doit cultiver les mûriers, dont les feuilles fervent de nourriture aux
De leur vers à foye, parce que ces inlédes, dit-il, de même que les autres ani-
iiourritu- maux, ne font capables d'un travail utile, qu'autant que les alimens qu'on
^^' leur donne , font proportionnez à leurs organes & à leurs fondtions= Il
Des Mû- diftingue deux fortes de mûriers , les uns qui font véritables , 8c qui le
riers. nomment Sang^ ou "Ti fang: mais il ne faut pas s'imaginer qu'ils donnent
de groffes mûres, comlne en Europe: on n'a befoin que de leurs feuilles,
£c c'eft en vûë de faire pouffer les feuilles en quantité, qu'on s'applique à
la culture de ces arbres.
Il y en a II y a d'autres mûriers fauvages qu'on nomme 'Tche, ou Te fang. Ce font
de deux de petits arbres qui n'ont ni la feuille, ni le fruit du mûrier. Leurs feuilles
fortes. font petites, âpres au toucher , Se de figure ronde, qui fe termine en poin-
te. Elles ont dans le contour des portions de cercle rentrant. Le fruit
du Tche reflemble au poivre , il en fort un au pied de chaque feuille. Les
branches épineufes & épaiffes viennent naturellement en forme de buif-
fon. Ces arbres veulent être fur des coteaux, & y former une efpèce de
forêt.
Vers à II y a des vers à foye qui ne font pas plutôt éclos dans la maifon, qu'on
Soye cam- les porte fur ces arbres, où ils fe nourriffent, 6c font leurs coques. Ces
pagaards. ^^^.^ campagnards & moins délicats, deviennent plus gros & plus longs que
les vers domclliques; 6c quoique leur travail n'égale pas celui de ces der-
niers, il a pourtant Ion prix Sc ion utilité, comme on le peut juger de ce
que j'ai dit de Vétoffc nommée Kien tcbeon. C'cft de la foye produite par ces
vers
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ip
vers, qu'on fait les cordes des inflrumens de mufîque, parce qu'elle eft for-
te & railbnnante.
Au refte, il ne faut pas croire que ces arbres l^che, ou mûriers fauvages Des Mû-
ne demandent aucun foin, 6c qu'il fuffife de les charger de vers à foye. Il f'^" *"»*•-
faut ménager dans ces petites forêts quantité de fentiers en forme d'allées, ^'^*^''
afin de pouvoir arracher les mauvailës herbes qui croiiTent fous les arbres.
Ces herbes font nuifibles, en ce qu'elles cachent des infeftes, & fur-tout
des ferpens, qui font friands de ces gros vers. Ces fentiers font encore né-
ceflaires, afin que les gardes parcourent fans ccflé le bois, ayant le jour une
perche à la main, ou un fufil,pour écarter les oyfeaux ennemis de ces vers:
ÔC battant la nuit un large baflm de cuivre , pour éloigner les oyfeaux noc-
turnes. On doit prendre cette précaution chaque jour , jufqu'au tems où
l'on recueille les coques travaillées par les vers.
Ileftàobferver que les feuilles, aufquelles les vers n'ont point touché
auPrintems, doivent être arrachées pendant l'Eté. Si on les laiflbit fur cuUure!
l'arbre , les feuilles qui renaîtroient le Printems fuivant , auroient des quali- ' '
tez veneneufes 6c malfaifantes. On trouve dans un livre Chinois lur les plan-
tes, la circulation de leur fuc clairement exprimée. On juge fans doute
que ce fuc qui circule, 6c qui des vieilles feuilles couleroit dans la matrice,
nuiroit par fa groflléreté à la fève, qui monte de la racine de l'arbre juf-
qu'à l'extrémité de fes branches.
Pour rendre les arbres 'tche plus propres à nourrir des vers domeftiques , il
eft bon de les cultiver à peu-près de même que les mûriers véritables. Il
eft fur-tout à propos de lèmcr du mil dans le terroir, où on les aura plan-
té un peu au large. Le mil corrige l'âpreté des petites feuilles de l'arbre
de T^che, qui deviennent plus épaillès 6c plus abondantes: les vers qui s'en
nourriffent, travaillent les premiers à leurs coques, 6c leur foye en eft plus
forte.
Peut-être feroit-on quelques découvertes femblab les en Europe, fi l'on
obfervoit fur les arbres les coques de vers qui y font attachées. Il faudroit
les prendre avant que les vers fuflent changez en papillons : car quand ils
fortent de leurs coques, ils n'y lailTent pas leurs œufs, que divers incidens
font périr en grande partie. Il fiuidroit aufïï ramafler plufieurs de ces co-
ques animées afin d'avoir des papillons mâles 6c femelles : 6c les oeufs étant
eclos l'année fuivante, on les répandroit fur les arbres d'où on les auroit ti-
rez, 6c ils s'y nourriroient fans peine. Il y a apparence que c'cft ainfi qu'on
a fait à la Chine la découverte des vers à foye.
On a fait une obfervation , dont l'auteur Chinois ne parle point, 6c qui Les FeuiU
peut néanmoins avoir fon utilité: c'cft qu'au lieu de l'arbre Ti'^?, dont les |" ''^
feuilles nourrilTent les vers qui travaillent à la foye propre à faire des Kkn ^^^^^^^^
tcheouy on peut employer les feuilles de chêne. Le feu Empereur Cmig hi fuppiéer à
en a fait l'expérience. Une année qu'il pafla l'Eté 6c l'Automme à Gcbo^ cc;i« du
en Tartarie , il fit nourrir des vers h foye fur des chênes : fans doute Mûncr
que c'étoit des premières feuilles encore tendres, que ces vers fe nourrif- -"""Sc
foient.
Mais enfin l'épreuve en a été fuite, 6c peut-être que fi on hazardoit de
li i met-
ip DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
mettre des vers à foye domeftiques fur un jeune chêne, quelques-uns d'eux
s'accoûtumeroient à ce genre de vie ruiliquc: de même qu'on voit des en-
fi;ns de famille, qui ont été élevez délicatement , s'endurcir aux fatigues
£cà la nourriture du fimple foldat. Des œufs qu'ils produiroient, on verroit
fortir fans doute des vers campagnards, tels que ceux dont on tire la foye,
qui fert à feire le Kien tcbeou. Du moins on pourroit effayer fi ces premiè-
res feuilles de chêne feroient du goût des vers à foye domeftiques: ôc fi ce-
la étoit, elles pourroicnt fuppléer a celles des mûriers, qui en certaines an-
nées font plus tardives.
Des Mû- On vient enfuite aux mûriers véritables : tout ce qu'en dit l'auteur Chi-
riers dits nois, peut feréduire aux. articles fuivans : quelle eft la bonne ou la mauvaife
véritablts. gfp^ce ^q mûricrs : de quelle manière on peut les rendre meilleurs par le
choix Se la culture du terroir, par l'adrefle qu'on apporte à les effeuiller , à
les enter, ôc fur-tout à les tailler: enfin comment il faut s'y prendre pour
multiplier la bonne elpèce.
Du Choix On doit rejetter les mûriers qui commencent par poufler des fruits, 6c
des Mû- enfuice des feuilles, parce que ces feuilles font d'ordinaire très-petites 6c
riers. maliaines, & que d'ailleurs cette efpèce de mûriers n'eft pas de longue du-
rée, & périt en peu d'années.
Dans le choix des jeunes plans , il faut laifler ceux qui ont la peau ri-
dée , parce qu'ils ne produiront que des feuilles petites 6c minces. Au
contraire on doit fe fournir de ceux dont l'écorce eft blanche , qui ont peu
de noeuds, 6c de grands bourgeons. Les feuilles en fortiront larges 6c é-
paiiîès, 6c les vers qui s'en nourriront, produiront en leur tems des coques
ferrées 6c abondantes en foye.
Qui font Les meilleurs mûriers font ceux qui donnent peu de mûres , parce que le
les meil- fy^ gf]- nioins partagé. Il y a un moyen, à ce qu'on afilire , de les rendre
kurs- ftériles en fruits, 6c féconds en feuilles : c'eft de faire manger aux poules
des mûres, foit qu'elles foient fraîchement cueillies, foit qu'elles ayent été
féchéesau foleil: on raraaflé la fiente de cette volaille, on la délaye dans
l'eau, on met dans cette eau la graine de mûriers pom- la macérer, après
quoi on la féme.
'Des Mû- On diftingue en général deux bonnes efpèces de mûriers, qui ont pris
ricrsappcl- leurs noms de la province, d'où ils font fortis originairement. Les uns fe
Jés Kmi nomment King fang : king eft le nom d'une contrée de la province de Hou
''"*^' quang. Ses feuilles font minces 6c peu pointues, 6c reflemblent en petit
dans leurs contours aux feuilles de courge. La racine eft durable, 6c le cœur
du tronc folide. Les vers nourris de ces feuilles filent une foye forte, 6c
très-propre à fiire le cha 6c le lo cba *. Les feuilles du King conviennent fur
tout aux vers nouvellement cclos : car chaque âge a une nourriture qui lui
eft proportionnée, 6c dont il s'accommode mieux.
DesMù- Les mûriers de Lou^ ancien nom de la province de Chan tong., ne font
iiers de pas chargez de mûres: leur tronc s'allonge, leurs feuilles font grandes, for-
■^"'' tes, fermes, rondes, épaifles, pleines de fuc : les branches font faines 6c
*" C'eft une e''pècc de gâïe & de ctefpe qui a du corps.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 25-3
vigoureufes, mais la racine 6c le cœur ne font pas folides ôc de durée .-quoi-
que leurs feuilles ibicnt bonnes pour tout âge , elles iont néanmoins plus
propres à nourrir les vers qui l'ont déjà un peu grands.
Parmi ces fortes de mûriers, il yen a qui pouilent des feuilles de très-
bonne heure : ce font ceux-là qu'il faut choiiir pour les avoir près de fa mai-
fon, afin de pouvoir plus aifcmcnt en préfcrver le pied des méchantes her-
bes, le fumer, l'arrofer dans les tems de fécherelîb, & avoir comme à fa
main les premières provifions de vivres pour ces précieux infeâcs.
Les jeunes arbriflcaux qu'on a trop effeiiillez avant qu'ils euflent trois ans,
fe reffentent dans la fuite de cet cpuifement : ils deviennent foiblcs & tardifs.
Il en arrive de même à ceux dont on ne coupe pas bien net les feuilles 6c
les branches, qu'on emporte tout effeuillées. Qiiand ils ont atteint trois
ans, ils font dans leur grande vigueur, mais ils commencent à la perdre vers
l'âge de cinq ans, lorfque leurs racines s'entrelaflent. Le remède qu'on y
apporte, c'ell de déchaulTer ces arbres vers le Printems, de couper les raci-
nes trop entrelaflées, 6c de les couvrir enfuite d'une terre préparée, qui fe
lie aifément par le foin qu'on prend de l'arrofer.
Quand ils vieilliflent, il y a un art de les rajeunir: c'efl: découper tou- -Art de
tes les branches épuifées , 6c d'y enter des jets bien fains : il fe glifle parla rajeunir les
dans tout le corps de l'arbre un ferment qui fe vivifie: c'ell au commence- ^lûricrs.
ment de la féconde lune qu'il faut enter, c'eft-à-dire, au mois de Mars.
Pour empêcher que ces arbres ne languiflènt, il faut examiner de tems
en tems fi de certains vers ne les ont pas percez, pour y dépofer leurs fe-
mences. On fait mourir ces vers, en y infinuant un peu d'huile du fruit
de l'arbre Tong. Toute autre huile forte produiroit fans doute le même
effet.
Le terroir convenable aux mûriers ne doit être ni fort ni trop dur. Un ^" '^^'''
champ qui a demeuré long-tems en friche, 6c qu'on a nouvellement la- venable"'
bouré, y eft très- propre. aux Mù-
Dans les provinces de Tche kiang^ 6c de K'iang nan^à'oix vient la meilleu- "«'s.
re foye, on a foin d'engraiffer la terre de la boue qu'on tire des canaux,
dont le pays eft coupé, 6c qu'on nettoyé tous les ans. On peut y employer
les cendres ^ la fiente des animaux , fans oublier celle des vers à foye.
Les petits légumes qu'on féme entre ces arbres, ne leur font aucun tort,
pourvu néamoins qu'on foit attentif à ne pas labourer la terre près de l'ar*
bre, car le foc endommageroit les racines.
^ Mais voici ce qu'il y a de principal, 6c ce qui apporte le plus de profit;
c'cft d'avoir l'œil à ce que les mûriers foient taillez à propos, 6c par une
main habile: l'arbre en eft, 6c plutôt, 6c plus chargé de feuilles: ces feuil-
les font mieux nourries, 6c d'un goût plus propre à réveiller l'appétit des
vers. On ne doit pas craindre d'éclaircir les branches, 6c fur tout celles
du cœur de l'arbre: afin d'y laifier une place vuide 6c libre. Celui qui elt
chargé de faire la provifion des feuilles, étant placé dans le centre de l'ar-
bre, les cueille bien plus commandement. Il ramaffe plus de feuilles en un'
jour, qu'un autre qui n'auroit pas pris cette précaution, n'en ramafferoit.
an plufieurs jours. Ce qui n'eft pas une petite épargne,
li i, D'ail-
ij-4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
D'ailleurs quand les vers font affamez, on ne court point le rifque de les
faire louiVrir de h faim : leur repas eil: bien plutôt préparé , que s'il falloit
faire la provilîon de feuilles fraîches, fur un mûrier épais comme un buif-
fon. Pour faciliter la cueillette autour de l'arbre , on fe fert d'une échelle
fourchce, qui fe foutient elle-même fass appuyer fur le mûrier, de crainte
de lui nuire. Notre auteur prétend qu'un mûrier bien taillé en vaut deux
autres, 6c rend un double profit.
Du tems C'ell au commencement de Janvier, ou dans tout ce mois là qu'on taille
de les tail- les mûriers: on les taille de même façon qu'on taille les vignes, ôc en par-
'«'■• ticulier les treilles. Il Tuffit que les branches qu'on laifle ayent quatre
yeux. Le furplus doit être rejette.. On coupe entièrement quatre fortes
débranches; i°. Celles qui font pendantes 6c qui penchent vers la racine,
z*. Celles qui fe jettent en dedans, 6c qui tendent vers le tronc. 5°. Celles
qui font fourchues , 6c qui fortent deux à deux du tronc de l'arbre : l'une
de ces branches doit être néceffairement retranchée. 4'. Celles qui d'ail-
leurs viennent bien, mais qui font trop épaiffes 6c trop garnies.
De la ma- On ne laifiera donc que les branches qui fe jettent en dehors de l'arbre : au
niéredeles Printems fuivant elles auront un air vif 6c brillant, 6c les feuilles qui auront
tailler. jg ^j^j^ poufle, avanceront la vieilleffe des vers, 6c augmenteront le profit
de la foye.
Notre auteur qui compte beaucoup fur l'art de tailler les mûriers , ainfi
qu'il fe pratique dans fon pays de Nan king, 6c au voifinage de "tche kiang,
dit hardiment que ceux de lu province de Chan tong qui en ufent autrement,
devroient éprouver cette méthode, 6c ne pas s'en tenir opiniâtrement à
leurs anciennes pratiques.
De la Sur la fin de l'Automne, 6c avant que les fueilles des mûriers jauniflent,il
Cueillette f^^- \q^ cueillir, les faire fécher au foleil , puis les battre 6c les brifer en
des Feuil- p^j-j^^^^ parties, les conferver dans un lieu non fumé, 6c même les enfer-
mer dans de grands vafes de terre, dont on bouchera l'ouverture avec de
la terre graffe. Au Printems ces feuilles brifées feront réduites en une
efpèce de fiirine. On la donne aux ver.s après qu'ils ont mué. J'expli-
querai en fon lieu la manière de la donner , 2c les bons effets qu'elle
produit.
Ufage de Dans les provinces de "Tche kiang 8c de Kiang nan qui produifent la meil-
leur°Bois. leure foye, on eft attentif à empêcher les mûriers de croître: on les taille
pour qu'ils ne viennent qu'à une certaine hauteur. Les branchages qu'on
ramaffc avec foin , font de plus d'un ulàge: car les Chinois fçavent mettre
tout à profit, i". Dans les. endroits où le bois eft rare, ils fervent à Eiire du
feu pour chauffer l'eau, où l'on met les bonnes coques de foye, afin de les
dévider plus aifément. 2.\ De la cendre de ces branches, on en fait une lef-
fîve, où l'on jette les coques percées par les papillons, 6c celles qui font
défeclucufcs. Avec le l'ccours de cette Icfîive où elles cuilént, elles s'élar-
giffent extraordinairement, 6c deviennent propres à être filées pour faire
de la filofelle , ou être préparées pour la ouate qui tient lieu de coton.
y. Enfin avant que de dcitincr au feu ces branchages , il y en a qiù les dé-
pouil-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. i^f
pouillent de leur peau, dont ils font du papier qui eft aficz fort pour cou-
vrir les parafols ordinaires, fur-tout quand il cil huilé Se coloré.
Comme les mûriers vieilliflent, & qu'en vieilliflant leurs feuilles devicn- Manières
nent moins appetiflantes, on doit avoir foin de les rcnouveller : outre la de renou-
maniére de les rajeunir par Tenture, comme je l'ai expliqué, on le pro- ^ellerles
cure de nouveaux plans, foit en entrelaiîlmt des branches vives 5c faines Ma'rkfs'^^
dans de petites tonnes faites de deux pièces d'un gros bambou, qu'on rem-
plit de bonne terre: foit en recourbant au Printems de longues branches ^'^'' ^"'
qu'on a laiffées au tems de la taille, £c qu'on plonge par la pointe dans une ^''"'
terre préparée: au mois de Décembre fuivant, ces branches auront pris
racine de bouture. Alors on les retranche du corps de l'arbre en les cou-
pant adroitement, 6c on les tranfplante dans la faifon.
On fémc auffi des graines de mûrier: il faut les choifir des meilleurs ar- Par séi
bres , & du fruit qui vient au milieu des branches. Cette graine doit fe '"'''"'
mêler avec la cendre des branches qu'on a brûlé : le lendemain on agite le
tout dans de l'eau: lorfque l'eau vient à fe rafleoir, la graine inutile furna-
fe : celle qui va au fond doit être féchée au foleil , puis on la féme avec
u mil à parties égales 6c mêlées enfemble. Le mil eft ami du mûrier,
ôc en croilfant il le défend des ardeurs du foleil : car dans ces commcnce-
mens il veut de l'ombre. Lorfque le mil eft meur, on attend qu'il fafle du
vent , 6c alors on y met le feu. Au Printems fuivant, les mûriers pouflent
avec beaucoup plus de force.
Quand les jets font montez à une jufte hauteur , il faut en couper la De l'ff-
pointe,afin qu'ils fe fournilfent pai- les cotez, de même qu'on a foin de cou- Lounire,
pcr les branches qui naiflent, jufqu'à ce que l'arbre parvienne à la hauteur
qu'on fouhaitte. Enfin on tranfplante ces jeunes mûriers en différentes
lignes, à la diftance de huit à dix pas. Chaque plan d'une ligne fera éloi-
gné de quatre pas de fon voifin. Il faut éviter que les arbres d'une ligne
ne répondent direûement à ceux de la ligne oppofée : apparemment qu'on
affeftc ce défaut de fyramétrie, afin que ces arbres ne faflent pas de Tombrc
les uns aux autres.
Ce n'cft pas àflez d'avoir cultivé .des mûriers, propres à fournir la Du Lo-^e-
nourriture convenable aux vei's à foye , il faut encore préparer à ces ment des'
précieux infedes , un logement qui foit conforme aux djverfes fitua- '^^rs à
tions oii ils fe trouvent, 6c au tems où ils font occupez de leur ou- ^^'^^'
vrage. Ces habiles ouvriers qui contribuent de leur fubftance, au luxe
êc à la délicatefle de nos habits 6c de nos meubles, méritent qu'on les
traitte avec diftinftion. Les richefles qu'ils fournifient, fe raefurent fur
les foins qu'on prend d'eux: s'ils fouffrent, s'ils languiflent, leur ouvra-
ge fouffrira 6c languira à proportion.
Il y a quelques auteurs Chinois, qui ont parlé du logement propre pour Auteurs
les vers à foye : mais ils n'ont écrit que pour ceux qui fuivenr une certaine cjui ont
routine, par rapport à une petite quantité de foye proportionnée à leur loi- écritfur c«
fir, à leurs f;cultez , 6c à leur étroite habitation: car il y a ccitaines pro- ^"J"*
vinccs, où prefque dans toutes les maifons on élève des vers à Ibye. L'au-
teur
ifô DESCRIPTION DE -L'EMPIRE DE LA CHINE,
leur qu'on fuit ici, ôcqui parvint à être un des premiers Miniftres de l'Em-
piie , a traitté la matière à fond , & n'a écrit que pour les grands labora-
toires, où l'on fait de la dépenfe
Détail par-
ticulier à
cette occa-
iluu.
Conftruc-
tion de la
Chambre.
Piécau-
pour cette
Chambre.
Pour la
Chaleur
qui lui cft
néceflTairc.
mais dont on elt dédommagé dans la fui-
te avec uiure.
11 faut , dit notre auteur, choîfir un lieu agréable pour le logement des
vers à foye, & avoir foin que ce logement foit un peu élevé, fur un terrain
fec , ôc dans le voifinagc d'un ruifleau : car comme il eft nécellairc de baig-
ner & de laver plufieurs fois les œufs, l'eau vive eft celle qui convient da-
vantage. Le quartier où l'on bâtira ce logement, doit être retiré, ôc fur-
totit éloigné des fumiers, des égouts, des troupeaux, & de tout fracas. La
mauvaife odeur, &C les moindres furprifes de frayeur, font d'étranges im-
preflîons fur une engeance il délicate: l'abboyement même des chiens, 6c
le cri perçant du coq, font capables de les déranger, quand ils font nouvel-
lement éclos.
On bâtira donc une chambre quarrée, qui peut avoir d'autres ufages hors
de la faifon des vers à foye. Comme l'air y doit être chaud, on aura foin
que les murailles foient bien conditionnées. L'entrée fera tournée au Midi,
du moins au Sud-Elt, & jamais au Nord. Il y aura quatre fenêtres, une à
chaque coté de la chambre, pour admettre l'air de dehors félon le befoin,
ôc lui donner un libre palîage ; ces fenêtres qu'on tient prefque toujours
fermées, feront d'un papier blanc, & tranfparent, parce qu'il y a des heu-
res où la clarté eft néceflaire , & d'autres où il faut de l'obfcurité: c'eft
pourquoi il eft à propos qu'il y ait des nattes mobiles derrière les chaffis.
Ces nattes ferviront encore à défendre le lieu des vents contraires, tels
que font les vents du Sud Se de Sud-Oueft,qui n'y doivent jamais pénétrer:
6c comme on a befoin quelquefois d'un zéphir rafraîchifTant, & que pour
cela il eft néceflaire d'ouvrir une des fenêtres, fi c'étoit dans un tcms ou
l'air fût rempli de moucherons Se de couiins, ce feroit autant de vers per-
dus: s'ils fe jettent fur les coques de foye, ils y caufent des tares, qui ren-
dent la foye'd'une diftîcuké extrême à dévider: le mieux, Se ce qui fe pra-
tique ordinairement , c'eft de hâter l'ouvrage avant la faifon des mouche-
rons. On ne doit pas être moins foigneux à défendre l'entrée de la chambre
aux petits lézards, 6c aux rats, qui font friands des vers à foye, Sc pour
cela il faut fe pourvoir de chats actifs &C vigilans.
Il eft important , comme on le verra dans la fuite, que les œufs s'éclo-
fent en même tems, Se que les vers dorment, fe reveillent, mangent,
ôc muent tous enfemble : 6c pour cela il faut que dans leur logement il
régne une chaleur toujours égale 6c conftante. Le moyen que notre
auteur ftiggcre pour l'y conferver, c'eft de bâtir aux quatre angles de la
chambre, quatre efpcccs de petits poêles, c'eft-à-dire, des creux maçon-
nez chacun de tous les cotez, où l'on allume du feu: ou bien d'avoir un
bon br.ilîer portatif qu'on promènera dans la chambre , 6c qu'on retirera,
lorfqu'on le jugera à propos. Mais ce brâiler doit être allumé au dehors de
la chambre, & enfeveli fous un tas de cendres: car une fliunme rouge, ou
bleuâtre, nuit beaucoup aux vers.
No-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE» zf;
Notre auteur voudroit même autant qu'il eft poffible, que le feu qui é- Feu parti-
chauffe la chambre , le fît de fiente de vache. Il confeille d'en ramaffer '^"''^''
-pendant l'Hyver, de la détremper, de la mettre en briques, & de la faire b°e"aul^'
lécher au foleil. On rangera ces briques fur des couches de bois dur, qu'on Versa
aura mis dans les cavitez maçonnées, on y mettra le feu, lequel produira Soye.
une chaleur douce, ôc convenable aux vers, qui fe plaifent à l'odeur de
cette fiente , mais en prenant bien garde que la fumée ne pénétre dans le lo-
gement : car ils neS peuvent la Ibuffrir. Ce feu fe conferve long-tems fous
les cendres , ce qui n'ell pas un petit avantage. Enfin , pour préferver le
lieu de toute humidité, fans quoi il y auroit peu de profit à efperer, il faut
que la porte ait par dehors un pailUflbn piqué, qui empêche que la fraîcheur
de l'air ne s'y infînuë.
Il s'agit maintenant de meubler le logement, 8c d'y tenir prêts les inftru- ^-^ M«u-.
mens néccflaires , pour fournir aux befoins 8c à l'entretien des vers à foye. ^^^ ^-^^
On difpofera par étage neuf ou dix rangs de planches, plus ou moins, à la So^ye.*
diftance de neuf pouces les unes des autres. Là feront placées des clayes fai-
tes de joncs à claires voyes, en forte que le petit doigt puifle pafler dans
chaque trou, afin que la chaleur du lieu y pénétre plus aiiément, 8c que la
fraîcheur y fuccéde de même. Ces divers étages feront rangez de telle ma-
nière, qu'ils formeront une enceinte dans la chambre au milieu, èc autour
de laquelle on puifle agir. C'eft fur ces clayes qu'on fait éclore les vers,8c
qu'on les nourrit jufqu'à ce qu'ils foient prêts à faire leur foye : car pour
lors la fcéne change.
Au refte, ces clayes étant comme le berceau de ces vermifleaux extrê-
mement tendres, on y met une cfpèce de matelas, dit le Chnois, c'eft-à-di-
re, qu'on y répand une couche de paille féche, 8c hachée en petites par-
ties, fur laquelle on étend une longue feuille de papier, qu'on adoucit en
la maniant délicatement. Quand la feuille eil falie par leurs crottes, ou
par les relies de leur repas , c'eft- à-dire, par les fibres des feuilles auf-
quelles ils ne touchent point, on la couvre d'un filet, dont les mailles don-
nent un libre paflagc : on jette fur ce filet des feuilles de mûrier , dont l'o-
deur fait monter aufli- tôt ce peuple affamé: enfuite on levé doucement le
filet, qu'on place fur une claye nouvelle, tandis qu'on nettoyé l'ancienne
pour s'en fervir une autre fois.
Voilà bien des précautions à garder pour le logement des vers. No-
tre auteur les pouflé encore plus loin. 11 veut qu'autour du bâtiment,
8c a peu de diftance, on élève une muraille, ou une épaifle paliflàde,
fur-tout du côté de l'Oueft, afin que fi l'on eft obligé de faire entrer de
l'air de ce côté-là, le foleil couchant ne donne pas fur les vers à foye.
Quand il s'agit de ramaffer les feuilles de mûrier , il confeille de fe fer- Cueil'etfe
vir d'un large rezeau , qui s'ouvre, 8c fe ferme à peu-près comme une des Fueil.
bourfe, afin que les feuilles ne foient pas étouffées', 8c que dans le tranfport '^''
leur humidité fe defféchc , fans qu'elle foit en danger de le faner.
Comme dans les premiers jours, après que les vers font éclos, ils ont bc- Mmit^re
loin d'une nourriture plus délicate 8c préparée, il' veut qu'on coupe les de 'es
feuilles en petits filamens très- déliez , 8c que pour cela on y employé un P"-'i''irei'-
rme n. Kk ^ cou-
Manière
de diftin-
giier les
bonsPapil-
Jons d'avec
les mau-
vais.
De leur
Multipli-
cation.
Des foin?
au tems de
la Ponte
des Fcmel-
25-8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
couteau très-affilé, qui ne prefle pas les feuilles en les coupant, 6c qui leur
laifle toute la fincfle de leur goût.
On voit afleî fouvent que les plantes dégénèrent , & que la fcmence ne
répond pas à la bonté de i'a première origine: il en arrive de même aux pa-
pillons : il y en a de foibles & de languilTans : on ne doit pas en attendre
une poftérité vigoureufe. Il eft donc important de les choifîr : ce triage le
fait a deux repnies.
1°. Avant qu'ils foicnt fortis de leurs coques , 6c c'eft alors qu'on doit
diflinguer celles des nulles, 6c celles des femelles. Voici la manière de les
connoitrc: les coques un peu pointues, qui font ferrées, fines, moins
grandes que les autres, contiennent les papillons mâles. Les coques plus
arrondies, plus grandes, plus cpailfes, 6c plus négligées renferment les
femelles. A parler en général , les coques qui font claires, un peu tranf-
parentes, nettes, 6c folides, font les meilleures.
r. Ce choix fe fait encore plus fûrement, lorfque les papillons en font
fortis, ce qui arrive peu après le quatorzième jour de leur folitude. Ceux
qui fortent les premiers, 6c qui devancent les autres d'un jour, ne doivent
point être employez à multiplier refpèce : attachez-vous à caix qui for-
tent en foule le jom- fuivant: les plus tardifs doivent être rerjettez. Voici
un autre indice pour ne pas fe tromper dans ce triage: les papillons, dont
les aîles font recourbées, qui ont les fourcils chauves, la queue lèche, k
ventre rougeâtre 6c nullement velu , ne doivent pas être gardez pour la.
multiplication de l'elpècc.
Lorfque ce triage cil fait, on approche les mâles des femelles qu'on pla-
ce fur diverfes feuilles de papier, ahn qu'ils s'accoiiplent. Ce papia- doit être
fait, non de toile de chanvre, mais d'écorce de mûriers. Il faut les fonificr
par des fils de foye ou de coton collez par derrière, parce que qnand elles fe-
ront chargées d'ceufs, elles doivent être plongées iufqu'à trois ibis dans l'eau
pour donner aux œufs un bain filutaire. On étendra ces feuilles de p.apicr
iir des nattes chargées de paille épaiife. Après que les papillons amont été
unis enfemblc environ douze heures, il faut féparer les mâles. S'ils demeu-
roient plus long-tems unis, les œufs qui viendroient, étant plus tardifs, ne
pourroient éclore avec les autres 6c cet inconvénient doit s'éviter. Les
papillons mâles feront mis à quartier avec ceux qu'on aura rejettes dès le
commencement.
Afin que les femelles pondent plus avantageufcment , on avertit de les
mettre au large, &c de les couvrir: l'cibfcurité les empêche de trop épar-
piller leurs œufs. Qiiand elles en 'feront entièrement délivrées, il faut les
tenir encore cou\ertes durant quatre ou cinq jours. Après quoi tous ces
papillons joints à ceux qu'on aura mis à l'écart, ou qu'on tirera morts des
coques, feront mis profondément en terré, car ce feroit une peftc pour les
animaux qui y toucheroient. Il y en a qui afliirent que fi on les cnfoiiit
en divers endroits dans un champ, ce champ pendant quelques années rre
produira ni ronces , ni aucuns autres arbrifleaux épineux. 11 y en a d'autres
qui les jettent dans des étangs domeftiques, 6c ils prétendent qu'il n'y a
rica de meilleur pour engraillcr les poiflbns..
^ant
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. tf^
Quanta cette riche fémence qui refte attachée fur les feuilles de papier, Des foins
il peut y en avoir encore de rebut; les œufs, par exemple, qui étant collez 'î""" '^°^^
enfemble forment des efpèces de grumeaux, doivent être rcjettez : l'efpe- des Oeufs
rancc de la foye eft dans les autres, & c'cll de ceux-ci qu'on doit prendre
un très grand foin. Sur quoi notre auteur s'étonne, que les vers étant fi
fenfibles aux impreflions de l'air tant foit peu froid ou humide, leurs œufs
au contraire fe trouvent fort bien de l'eau 6c de la neige. Ne femble-t-il
pas, dit-il, qu'ils foient de deux natures différentes.'' 11 compare les chan-
gemens qui arrivent aux vers, qu'on voit devenir fuccefllvcment fourmis,
chenilles, 6c enfin papillons, aux changemens qui arrivent par ordre aux
plantes, par le développement de leurs parties qui font compaétesdans une
lituation, 6c qui fe dilatent dans une autre, dont les unes féchent 6c tom-
bent , au moment que d'autres paroiffent 6c font dans toute leur vi-
gueur.
Le premier foin qu'on doit prendre, c'eft de fufpendre ces feuilles char-
gées d'œufs à la poutre de la chambre qui fera ouverte pardevant , afin que le
vent pafie, {ans pourtant que les rayons du loleil donnent defl'us : il ne faut
pas que le côté de la feuille oii font les œufs, foit tourné en dehors. Le feu
dont on échauffe la chambre nedoitjetter ni fiamme,ni fumée: on doitaufli
prendre garde qu'aucune corde de chanvre n'approche ni des vers, ni des
œufs: ces avertiffemens ne fe répètent pas fans raifon. Quand on a laiffé
durant quelques jours les feuilles ainfi fufpcndues, on les roule d'une ma-
nière lâche, enfortc que les œufs foient en dedans de la feuille, &: on les
fufpend encore de la même manière durant l'Eté 2c l'Automne.
Le huitième de la douzième lune, c'ell-à-dirc, à la fin de Décembre, Du Bain
ou dans le mois de Janvier, lorfqu'il y a un mois intercalaire, on donne le ncccffaire
bain aux œufs dans de l'eau froide de rivière, s'il ell pollible, ou bien dans ^u» Oeufs,
de l'eau où l'on aura diffous un peu de fel , ayant l'œil que cette eau ne fe Première
glace. Les feuilles y relieront deux jours , 6c de peur qu'elles ne fuj-nâ- Manières
gent, on les arrête au fond du vafe, en mettant deilus uiic alliette de por-
celaine. Après les avoir retirées de l'eau, on les fufpend de nouveau , 6c
lorfqu'elles ibnt fèches, on les roule d'une manière un peu ferrée, 6c on les
enferme féparément 6c debout dans un vafe de .terre. Dans la fuite, environ
tous les dix jours une fois, lorfque le foleil après un tenis pluvieux. fe mon-
tre avec force , on expofc les feuilles à les rayons dans un lieu couvert
où il n'y ait point de rofée: on les y laiiîè ainfi expofées environ une demie
heure, &c puis on les enferme, comme on a fuit auparavant.
Il y en a dont la pratique ell différente: ils plongent les feuilles dans de Seconde
l'eau, où ils ont jette des cendres de branches de mûrier, 6c après les y ManictCj
avoir laiflees un jour entier, ils les en retirent pour les enfoncer quelques
momens dans de l'eau de neige, ou bien ils les fufpendcnt durant trois nuits
à un mûrier, pour y recevoir la neige ou la çluye , pourvu qu'elle ne loic
pas .trop forte.
Ces bains ou d'une efpèce de Icflîve •& d'£au de neige, ou d'eau de rivié- Effets de
rc, ou d'eau empreinte derfel, procuvent dans fon tcms une foye facile à ces Bains|
Kk i dé-
160 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
dévider, & contribuent à la rendre plus liée, plus forte, 6c moins poreufe
dans fa fubllance. Ils fervent principalement à-conferver dans les œufs tou-
te leur chaleur interne, en quoi conlille leur vertu prolifique.
Du foin Lorfqu'on voit fur les mûriers des feuilles naiiluntes, il eft tems de fon^
des Oeiifs g^^. ^ j-^^j.g cclore les œufs: car on les hâte, ou on les retarde, félon les di-
h'nauran- vers dégrez de chaleur ou de fraîcheur qu'on leur donne: on les hâte, fi
cèdes l'on déployé fouvent les feuilles de papier, & fi en les fermant, on les
ycfs. roule d'une manière fort lâche. En failant tout le contrau-e, on les-
Betarde.
Voici quelle doit être l'occupation dés trois derniers jours , qui précé-
dent la naiflancc des vers. Il importe beaucoup qu'ils viennent à éclore
tous enfemble. Quand ils font prêts de naître, on voit les œufs fe gonfler, .
ôc dans leur rondeur devenir un peu pointus : le premier de ces trois jours
fur les dix à onze heures, lorfque le ciel eft ferain & qu'il fait un petit vent
tel qu'il y en a pour lors, on tu'e du vafe ces précieux rouleaux de papier,
on les étend en long , on les fufpend, en forte que le dos foit tourné au-
foleil, on les y tient jufqu'à ce qu'ils ayent une chaleur douce ôc tempérée.
Gn les roule enfuite d'une manière ferrée, 6c on les remet de leur hauteur-,
dans le vafe en un lieu chaud, jufqu'au lendemain qu'on les retire-de la mê-
me façon, & qu'on fait la même manœuvre.
Aptèî U On remarquera ce jour-là que les œufs changent dé couleur, êc devien-
iwifTance, nent d'un gris cendre. Alors on joint les feuilles de papier deux à deux,
on les roule plus ferrées, on lie même les deux extrêmitez. Le troifiéme
jour fur le foir on déplie les feuilles, & on les étend fur une natte fine : les œufs'
paroifient alors noirâtres; s'il y avoit quelques vers d'éclos, il doivent être
réprouvez : la raifon eil qu'ils ne feroient jamais vei-s de communauté: l'cx-.
pcrience a appris que ces fortes de vers, qui ne font pas éclos en même tems
que les autres, ne s'accordent jamais avec eux pour le tems de la mue,
du réveil, des repas, ni, ce qui eii de principal, pour le tems où fe fait-
le travail des coques: ces vers bizarres multiplieroient les foins ôc les embar-
ras, & par ce dérangement cauleroient de la perte: c'eil pourquoi on les
bannit de bonne heure. Cette féparation étant fvite, on roule trois feuil-
les enfemble d'une manière fort lâche, qu'on tranfporte dans un lieu bien .
chaud, Se qui foit à l'abri du vent du Midi.
Le le:idemain fur les dix à onze heures on tire les roulaux , on les déplie,
& on les trouve pleins de vers qui font comme autant de petites fourmis
noires, 6c c'eft en effet le nom qu'on leur donne, He y: les œufs qui^ envi-
ron une heure après , ne feront point éclos, doivent être abandonnez. Si
parmi ces vers nouvellement nez, on en diilingue qui ayent la tête plattej
qui foient fecs 6c comme brûlez, qui foient -d'un bleu célefte, ou jaunes,
ou de couleur de chair, ne longez point à les élever: les bons font ceux
qui paroident de la couleur d'une montagne qu'on- voit- de loin.
Ce qu'on confeille d'abord de faire, c'eft de peler dans une balance la
feuille qui contient les vers nouvellement éclos. Enfuite on préfentera cet-
te feuille inclinée, & à demi renverféejfur une longue feuille de papier fe-
méc
ET DE LA TARTARIE CHINOISE; z5î
mée de feuilles <ie mûrier,. 6c préparée de la manière que j'ai dit ci-devant:
l'odeur de ces feuilles attirera ces petits vers affamez: on aidera les plus pa-
refleux à defcendre avec une plume de poule, ou en frappant doucement fur
le dos de la feuille rcnverfée. Aulîl-tôt après on pèlera fcparément cette
feuille vuide, pour fçavoir précilément le poids des vers qu'on a eu. Sur
quoi on réglera à peu près la quantité de livres de feuilles qu'il faudra pour
leur nourriture, 6c le poids des coques qu'on en doit retirer, s'il n'arrive
point d'accident.
Il s'agit maintenant de faire garder à ces vers un bon régime, Se de tem- ^^ ^^^'"
pérer à propos la chaleur de leur logement. Pour cela on donne aux vers à doit faire"
foye une mère affeftionnée Se attentive à leurs beloins : 6cc'ell ainfî que no- g'rder aux
tre auteur l'appelle, T/an mon , mère des vers. '^^''S'
Elle prend donc polTeffion du logement,, mais ce n'eft qu'après s'être
bien lavée, & avoir pris des habits propres, 6c qui n'ayent aucune mauvai- Jain^^
fe odeur. Il ne faut pas qu'elle ait mangé depuis peu de tems, ni qu'elle d'Hitel,
ait manié de la chicorée lauvage: cette odeur ell très-préjudiciable à ces ou de 17».
tendres élevés. Elle doit être vêtue d'un habit fimple & fins doublure, ''"'^'""'^dî
afin qu'ellejuge mieiLX par le fentiment, des dégrez de chaleur du lieu, ôc fon'. "^^'
qu'elle puifîe augmenter ou diminuer le feu qui l'échauffé: mais elle évitera
avec foin de caufer de la fumée, ou d'exciter de la poulîîére, ce qui leroit
très contraire à la délicatelfe de ces petits infeétcs , qui veut être extrême^
ment ménagée avant les premières mues. Chaque jour, dit un auteur, efl
pour eux comme une année, & en a, pour ainh dire, les quatre faifôns: le
matin., c'efl le Printems : le milieu du jour, c'eft l'Eté : le foir, c'cfl l'Au-
tomne: ôclanuit, c'efl l'Hy ver.
En général voici des régies pratiques qui font fondées fur l'expérience, '^^ ^^~,
& aufquelles il eft bon de le conformer, i'. L'orfqu'on conferve les œufs qi)e\'au"'
jufqu'au tems qu'ils doivent éclorc, ils veulent un grand froid, i". Lorf- fujer des
qu'ils font éclos ôc qu'ils reffemblent à des fourmis, ils demandent beau- Y'^'s à
coup de chaleur. 5 . Quand ils font devenus chenilles, & vers le tems de la ^°^^'
mue, ils ont befoin d'une chaleur modérée. 4°, Après la grande mue,
il leur faut de la fraîcheur. f\ Lorfqu'ils font fur le déclin & prêts ic
vieillir, on doit les échauffer peu à peu. 6\ Enfin une grande chaleur
leur devient néceflaire, lorfqu'ils travaillent aux coques.
La délicat-cfle de ces petits infcéfcs, demande aufli qu'on ait grand foin- Des Ds-
d'écarter tout ce qui peut les incommoder. Car ils ont leurs dégoûts & leurs /"«'f ^^'^fs
antipathies: ils ont fur tout averfion du chanvre: des feuilles humides ou àet'vexst
échauffées par le foleil: de la poufliére,.fi l'on balaye lorfqu'ils font nou- Soye.
vellement éclos: de l'humidité de la terre: des moucherons 6c des coufins:
de l'odeur du poiffon grillé ôc des cheveux brûlez, du nuifc, de la fumée,
de l'haleine qui fent le vin, du gingembre,, de la laitue ou de la chicorée
fauvage,de tout grand bruit, de k malpropreté, des rayons du (bleil: de la
lueur de k lampe, dont la flamme tremblante ne doit pas durant la nuit leur
frapper les yeux : des vents coulis, du grand vent, du froid, du chaud, 6c.
principalement du pafTage fubit d'un grand froid à une grande chaleur: tout
cela cH contraire à ces tendres vcrmifîeaux.
Kk I M
x6^ DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Au regard des alimens, les feuilles chargées de rofée, celles qui ont été
féchces au Ibleil, ou à un grand vent, ou bien qui font empreintes de quel-
que mauvaife odeur, font la caufe la plus ordinaire de leurs maladies. 11 ell
:i propos de cueillir les feuilles deux ou trois jours d'avance, Se de les tenir
au large dans un lieu bien net & bien aéré : fans oublier de ne donner
dans les premiers jours que des feuilles tendres ôc coupées en petits fi-
lanficns.
Au bout de trois ou quatre jours, quand ils commencent à devenir blancs
on doit augmenter la nourriture & la donner moins fine. Ils tirent enfuite
un peu fur le noir, il faut alors leur donner des feuilles en plus grande quan-
tité , Se telles qu'on les a cueillies. Ils redeviennent blancs , & mangent
avec moins d'avidité, diminuez un peu les mets: ils jaunirent, diminuez
les davantage : ils deviennent tout-à-fait jaunes, Refont, félon le langage
Chinois, à la veille d'un des trois fommcils, c'ell-à-dire, qu'ils font prêts
à muer: retranchez tout repas. Toutes les fois qu'ils muent, il faut les
iraitter de même à proportion de leur grandeur.
Entrons dans un plus grand détail : ces vers mangent également le jour
6c la nuit: dès qu'ils font éclos, il leur faut quarante-huit repas par jour ,
deux par heure. Le fécond jour on leur donne trente fois des feuilles, mais
qui font coupées moins menues. On leur en diftribue encore moins le
troificme jour. Ces petits infeéles reflemblent alors aux enfans nouvellement
nez, qui veulent toujours être à la mamelle, fans quoi ils languiflent. Si la
nourriture n'étoit pas proportionnée à leur appétit, il leur viendroit des
échauffaifons qui ruineroicnt les plus belles efpérances. On confeille dans
ces premiers jours de leur donner des feuilles, que des perfonnes faines ayent
confervées quelque tems dans leur fein. Les petits vers s'accommodent fort
de la tranfpiration du corps humain.
Aux tems des repas, il faut répandre également par tout les mets qu'on
leur donne. Un ciel fombrc & pluvieux affoiblit d'ordinaire leur appétit :
le remède efl: d'allumer immédiatement avant le repas, un brandon de pail-
le bien fcche, & dont la flamme foit égale, & de le pafler par deffus les vers
pour les délivrer du froid Se de l'humidité qui les engourdit. Ce petit fe-
cours les met en appétit & prévient les maladies. Le grand jour y con-
tribue pareillement, auffi leve-t'on pour lors les paillaflbns des fenê-
tres.
Mais à quoi bon fc donner tant de foins , pour faire manger fouvent ce
petit troupeau ? C'ell afin de hâter fa vieillefle , 6c de le mettre plutôt en état
de travailler aux coques : c'eft en ces foins que confillc le grand profit qu'on
en efperc. S'ils vieilliflent dans l'efpâce de i^. ou de if. jours, une claye
couverte de vers, dont le poids, l'orfqu'on les a pefez d'abord, aura été
d'un mns, c'ell-à-dire, d'un peu plus d'une dragme, produira if. onces de
foyc : au lieu que fi faute de foins 6c de nourriture, ils ne vieillifient que dans
28. jours, on n'aura que zo onces de foye, 8c s'ils ne vieilliffent que dans
un mors ou 40. jours , on n'en retirera qu'environ dix onces.
Du foin Qiiand ils approchent de la vieillefle , donnez leur une nourriture facile,
qu'on doir en
Des Mâli^
dies des
Vers à
Soye.
De leur
Mue
Les Vers à
Soye man-
gent pe/i-
liant le
jour &
pendant la
nuit.
Du nom-
bre de
leurs re-
pas.
La v'ieil-
leiTc des
vers à
foye èft
avanta-
geuft à
ceux qui
les élèvent.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
ttf|
en petite quantité , ôc louvent , à peu près comme dans leur enfance. S'ils
avoient des indigeilions dans le tems qu'ils commencent a faire leurs co-
ques, CCS coques feroient humides 5c imbibées d'une eau falée, qui rendroit
la foye trcs-difficile à dévider. En un mot quand ils ont vécu 14. ou if.
jours depuis qu'ils font éclos, plus ils différent leur travail, plus ils dépcn-
fent de feiiilles , moins ils donnent de foye, & les mûriers pour avoir été
efteiiillez trop avant dans la faifon , pouflèront plus tard leurs bourgeons
l'année fuivante.
Après leurs mues, & loriqu'ils ont quitté leurs dépoiiilles, il faut leur
donner peu à peu , mais fouvent , des feiiilles menues : c'eft comme une
féconde naiflance , ou félon d'autres auteurs, une efpèce de convalefcence.
Lorfque les vers , dit-il , ibnt fur le point de muer, ils reflémblent à un
homme malade, on diroit qu'il va fe fane de grands changemcns dans tout
fon corps , & que tout cil prêt à fe diilbudre : mais s'il peut dormir une
feule nuit, il devient tout autre, il ne s'agit plus que de réparer fes premiè-
res forces par un fage régime.
Mais il y a d'autres maladies qu'il faut prévenir ou guérir; elles viennent
ou du froid , ou de trop de chaleur. C'ell pour prévenir les premiçrs acci-
dens , qu'on recommande de donner au logement des vers, un juilc tem-
pérament de chaleur. Si cependant le froid avoit furpris ces petits ouvriers,
ou faute d'avoir bien fermé les fenêtres, ou parce que les feuilles de mûrier
n'étoieut pas bien Icches, ce qui leur caufe un dégoût total, 6c une efpèce
de dévoyement : car au lieu de crottes, ils ne rendent que des eaux & des
glaires; alors faites brûler des quartiers de fiente de vache auprès des mala-
des, fans pourtant qu'il y ait de fumée. On ne fçauroit croire combienl'o-
deur de cette fiente brûlée leur eft falutairc.
Les maladies qui leur viennent de chaleur, font caufces ou par la faim
foufferte à contre-tcms , ou par la qualité & la quantité des alimens, ou
par une fituation incommode , ou par l'air de dehors devenu tout-à-coup
brûlant. En ce dernier cas , on ouvre une ou plufieurs fenêtres, mais ja-
mais du côté que foufflc le vent : il ne faut pas qu'il entre direftement dans
la chambre , mais par circuit , afin qu'il foit tempéré; par exemple, s'il
fait un vent de Midi, il faut ouvrir la fenêtre qui eft au Nord. Et même fl
le vent étoit trop chaud , il fuidroit mettre devant la porte, ou devant la
fenêtre un vafe plein d'eau fraîche,, afin que l'air puifle fe rafraîchir au paf-
fage. On peut même jctter çà & là en l'air dans la chambre une rofée. d'eau
fraîche , en prenant bien garde qu'il n'en tombe aucune goutte fur les vers
à foye.
Quant à l'excès de chaleur interne, on les guérit en leur donnant de la
fanne de feuilles de mûrier , qu'on aura recueillies durant l'Automne, Se
qu'on aura réduites en une poudre très-fine, ainfi que je l'ai expliqué au
commencement de cet extrait. On humefte tant foit peu les feiiilles defti-
nécs à leurs repas, &c l'on fémc defius cette farine qui s'y attache: mais on
diminue la quantité des feiiilles à proportion de la farine qu'on y ajoute:
par exemple , fi l'on y mêle quatre onces de farine, on diminuera quatre
onces
prendre
des Vers à
Soyc au
tems de
leur vidl-
Icfle.
De leurs
Maladies
cau'éespar
le froid.
Par la
chaleur.
Des Ë-
chaufai-
fons des
Vers à
Soye.
Moyens
de les pré-
venir ou
de les gué-
lir.
Machine
rarticulié-
re pour la
commo-
dité des
Vers.
z64 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
onces de feuilles. Il y en a qui difent que la farine de certains petits pois
verds, que les hommes mangent pour fe rafraîchir, peut fuppléer à la fari-
ne des feuilles : il ell: certain qu'elle eft rafraichilfantc pour les vers qui la
prennent volontiers, & qu'ils en deviennent plus vigoureux.
Une fituation incommode ell fouvcnt , comme je l'ai dit, la caufe des
échaufaifons qui rendent les vers malidcs, 6c cette maladie eft la plus ordi-
naire 6c la plus dangereul'e. Ils ne demandent à être preflez que quand ils
font enfermez dans les œufs. Dès qu'ils lont éclos, ils veulent être au lai-ge,
fur tout lorfqu'ils font devenus chenilles, à caufe de l'humidité dont iu
abondent. Ces infectes , bien que mal-propres d'eux-mêmes., foufFrent
beaucoup delà malpropreté. Leurs crottes qu'ils jettent en quantité, fer-
mentent bien-tôt , 6c les échauffent considérablement , fi l'on n'eil pas
cxaét à les en délivrer , foit en les balayant avec des plumes, foit, ce qui
eft encore mieux , en les tranfportant fouvent d'une claye fur une autre.
Ces changemens de clayes font fur tout néceffaires lorfqu'ils font devenus
grands , 6c qu'ils approchent de la mue. Mais alors il faut y employer
plufieurs perfonnes, afin qu'ils foient tranfportcz dans le même tems: il
faut les. manier d'une main légère, ne les pas lailfer tomber de haut, ne les
pas placer rudement. Ils en deviendroient plus foibles , 6c plus parefleux
au tems du travail. Le finiplc changement de claye eft capable de les guérir
de leurs indifpofitions. Pour donner un prompt foulagemcnt aux infirmes,
on jette fur eux des joncs fecs., ou de la paille coupée un peu menue, fur-
quoi l'on féme des feuilles de mûrier : ils montent pour manger, 6c par là
ils fortent du milieu des crottes qui les échauftent.
Toute la perfeétion de ce tranfport confifte à le faire fouvent, en parta-
geant lès fervices également à tous: à le faire doucement, en mettant cha-
que fois les vers plus au large. Dès qu'ils deviennent un peu grands, il
faut partager les vers contenus iur un claye, en trois autres clayes nouvelles,
comme en autant de colonies, puis en fix, 6c l'on augmente jufqu'au nom-
bre de vingt 6c davantage. Ces inleétes étant pleins .d'humeurs, on doit les
tenir à une jufte diftance les uns des autres.
Mais ce qu'il y a de plus important, c'eft de les tranfportcr à point nom-
mé, lorfqu'ils font d'un jaune luifant, &c prêts à travailler leurs coques. Il
faut avoir diipofé auparavant le logement propre à leur travail. Notre au-
teur propofe une eipèce de charpente négligée, ou de toit allongé 6c tant
foit peu incliné, dont le dedans fera vuide, & dont la pente fera divifce
dans fon circuit en plufieurs comparcimens, qui auront chacun un petit re-
bord, où l'on placera les vers à foye, lefquels s'arrangeront enfuite d'eux-
mêmes chacun dans leur diftrift. On veut que cette machine foit creufe,
afin qu'un homme puiflè y entrer commodément fans rien déranger, 6c en-
tretenir au milieu un petit feu qui préferve nos ouvriers de l'humidité 6c du
froid fi fort à ci-aindre pour lors: j'ai dit, un petit feu, parce qu'il n'en
faut qu'autant qu'il eft néceftaire, pour procurer une chaleur douce, qui
rende les vers plus ardens au travail , 6c la foye plus tranfparentc. Cette
nombreufc armée de vers étant ainfi rangée dans fon logement, il faut l'en-
vi-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. i5f
vironner de fort près d'une anceinte de nattes , qui couvrent même le haut
-de la mpxhine, Ibit pour les défendre de l'air extérieur, foit parce qu'ils
aiment à travailler en fécret, ôc dans l'obfcurité.
Cependant après la troifiéme journée du travail, on ôte les nattes depuis Pouf Ict
une heure jufqu'à trois, ScTon donne uneUbre entrée au loleil dans la cham- Pféfervcï
bre, fans néanmoins que les rayons donnent fur le logement de ces petits frayeur du
ouvriers: & après ce tems là on les couvre comme auparavant. S'il venoit tonnerre
à faire du tonnerre , on les prélérve de la frayeur que caufent le bruit & les ^ ^.'^^
éclairs, en les couvrant des feuilles de papier, qui leur ont déjà fervi, lorf- ^<^'*'"°
qu'ils étoient fur les clayes^
Au bout de fept jours l'ouvrage des coques eft achevé, & après fept au-
tres jours, ou environ les vers quittent leur appartement de foye , Scparoif-
fent en fortant fous la forme de papillons. Quand on ramalîe ces coques,
c'eft aflez l'ordinaire de les mettre en monceaux, parce qu'il n'ell pas pol-
fiblededévider d'abord toute la foye, ôc que pour lors on eft diftrait par
d'autres occupations. Cependant cela afes inconvéniens : car fi l'on diffère
à choîfir dans le monceau les coques, dont l'on veut laifTer Ibrtir les pa-
pillons pour la multiplication del'efpèce, ces papillons de coques emmon-
celées ayant été prelTez & échauffez , ne réufliflcnt pas fi bien : les femelles
fur tout qui en auront été incommodées, ne donneront que des œufs in-
firmes. Il faut donc mettre à part les coques des papillons deflinez à la
multiplication de l'efpèce, en les plaçant 'fur une claye bien au large, 6c
dans un endroit où l'air ibit libre ôc frais.
Pour ce qui eft de la multitude des autres coques, qu'on ne veut pas laif- Minié-
fer percer, il s'agit de les faire mourir, fans que l'ouvrage en foit endom- res de
mage. Elles ne doivent être mifes dans la chaudière, qu'à mefure qu'on j^i'immer
eft en état de les dévider, car fi elles y trempoient trop long-tems , la foye (fes°Ve'rs'^°
en fouffriroit. Le mieux fcroit de les dévider toutes enfemble, fi l'on pou- fans en-
voit y employer le nombre fuffifant d'ouvriers : notre auteur afTure, que (iommaget
cinq hommes peuvent dévider en un jour trente livres de coques, & fournir '^ ^'°^'
à deux autres autant de ibye qu'ils en peuvent mettre en échevaux fur un ''^*""
rouet, c'eft-à-dirc, environ dix livres. Mais enfin comme cela n'eft pas
toujours poflible , on donne trois moyens de conferver les coques , fans
qu'elles fbient en danger d'être percées.
Le premier moyen eft de les expofer au grand foleil durant une journée
entière: les papillons ne manquent pas de mourir, mais l'ardeur du foleil eft Macère!
nuillbie aux coques.
Le fécond eft de les mettre au bain-marie : on recommande de jetter dans cecont^e
là chaudière une once de fcl , 6c une demie once d'huile de navette : on Manière
prétend que les exhalaiibns empreintes des efprits acides du fel, Sc des par-
ties fulphureufés de l'huile, rendent les coques meilleures, 6c la foye plus
fiicile à dévider: c'eit pourquoi on veut que la machine où font les coques,
entre fort jufte dans la chaudière, 6c qu'on lutte à l'entour les ouvertures,
par où la fumée pourroit s'échapper. Mais fi ce bain n'a pas été donne
comme il convient, en quoi il y en a plufieurs qui fe trompent, il. fe trouve
un grand nombre de papillons qui percent leurs coques. Sur quoi l'on a-
ToweJI. Li vertit
Troifiéme
Manière,
t66 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
vertit 1°. Que les coques fermes & dures ont d'ordinaire le contour de
leur foye beaucoup plus gros, & par conléquent plus aiie à dévider, 6c
que par la même raifon on peut les laiffer plus long-tcms au bain-marie. Il
n'en eft pas<le même des coques minces & déliées. z'.Qiie quand on a
fait mourir les papillons au bain-marie, il fmt mettre les coques fur des nat-
tes, fans les y accumuler: 6c que lorfqu'ellcs font un peu refroidies, on
doit les couvrir de petites branches de faules, ou de mûriers.
Le troiiléme moyen de faire mourir les papillons, & qu'on préfère aux
autres, c'eft de faire ce qui fuit. On enferme les coques en de grands vafes
de terre : on jette dans chacun de ces vafes quatre onces de fel iur dix livres
de coques, èc on les couvre de feuilles larges & féches, telles que font cel-
les de nénuphar. Sur ces feuilles on met encore dix livres de coques, &
quatre onces de fel: on fait ainfi diverles couches, puis on lutte l'ouvertu-
re du vafe, fans qu'en aucune forte l'air y puifle pénétrer. Dès le feptiémc
jour les papillons font étouffez. Si au-contraire l'air s'y infinuoit tant foit
peu, par quelque fente, ils vivroicnt aflèz de tems pour percer leurs co-
ques : comme ils font d'une fubllance baveuie & propre à le remplir d'air,:
le peu qui y en entrcroit leur conferveroit la vie. "
Il ell; bon d'avertir qu'en mettant les coques dans les vafes, il faut fépa-
rer celles qui font excellentes, de celles qui font moins bonnes. Les co-
ques longues, brillantes, èc blanches, donnent une foye très- fine : celles
qui font grofles, obfcures, 6c d'un bleu de couleur de peau d'oignon, ne
lourniflent qu'une foye groflîére.
Julqu'ici on n'a parlé que de la manière d'élever les vers au Printems, 6c
c'eft en effet dans cette faifon que le commun des Chinois s'occi*pe de ce tra-
vail. On en voit cependant qui font èclore des œufs en Eté, en Automne,
8c prefque tous les mois depuis la première récolte faite au Printems. Il
faut pour cela trouver des ouvriers qui puiffent foutenir un travail fi conti-
nu, 6c des miiriers capables de fournir dans toutes ces faifons la nourriture
convenable. Mais il eft difficile que les mûriers y fuffifcnt , 6c fi on les
épuife une année, ils .dépériflent , 6c manquent tout-à-fait au Printems
fuivant.
Ainfi, félon notre auteur, il ne faut fiiire èclore que peu de vers pendant
l'Eté, 6c feulement pour avoir des œufs dans l'Automne: il cite même un
autre auteur, qui confeille d'en élever dans cette faifon, laquelle commence
i'Âutomne vers le if. d'Août : mais il veut que pour leurs alimens, on ne prenne que
fur l'Eté, les feuilles de certaines branches moins nécefiaires à l'arbre. Les raifons"
qui lui font préférer l'Automne au Printems pour élever les vers , font. i°.
Que le Printems étant d'ordinaire une faifon pluvieufe 6c venteufe dans les
parties mèridioimalcs, le profit qu'on attend du travail de ces vers, eft plus
incertain: au lieu qu'en Automne le tems étant prefque toujours pur 6c fe-
rain, on eft plus fur de rèuilir. 2=. Qii'à la vérité on ne peut pas donner
aux vers poiu- leur nourriture, des feuilles aufll tendres qu'au Printems : mais
qu'ils en font bien dédommagez, en ce qu'ils n'ont rien à craindre des mou-
cherons 6c des coufinsjdont la piqueure les fiit languir, 6c leur eft mortelle.
Du Choix
des failons
les plus
propres
aux Vers.
De la Pré-
férence
ou'on doit
donner à
• ET DE LA TARTARIE CHINOISE. i^j
Si l'on élevé des vers à foye en Eté, ils ont bcibin de la fraîcheur, Se il Raifons de
faut mettre des gazes aux fenêtres, qui les préfcrvcnt des moucherons. Si cette Pre-
on en élevé dans l'Automne, il faut d'abord les tenir fraîchement, mais a- ^^i'="'^*='
près qu'ils ont mué, £c loriqu'ils font leurs coques, on doit leur procurcr
plus de chaleur qu'on ne fiit au Printems dans les mêmes circonllances , par-
ce que l'air de la nuit eft plus froid. Ces vers d'Automne devenus papil-
lons, peuvent donner des œufs pour l'année fuivante ; néanmoins on croit
qu'il cft plus fur de s'en pourvoir durant le Printems, parce que quelque-
fois ceux d'Automne manquent à réufîîr.
Si l'on garde des œufs d'Eté pour l'Automne Se qu'il s'agifle de les faire Du foia
éclore, il faut les mettre dans un vafe de terre qu'on aura foin de bien cou- ^^\ <^"f'
vrir , afin que rien n'y puifle pénétrer. On placera ce vafe dans un grand ^\l d'un"'
baflîn d'eau de fource bien fraîche, à la hauteur des œufs renfermez dans le faifon à
vafe: car fi l'eau étoit plus haute, les œufs mouiToient, 6c fi elle étoit "ne autre,
plus bafle, plufieurs n'auroient pas la force d'éclore avec les autres. S'ils
venoient à eclorc plus tard, ou les vers ne vivront pas, ou bien s'ils vivent,
leurs coques feront très-mal conditionnées. Si tout cft bien obfervé comme
OTi le prefcrit, les œufs écloront au bout de zr. jours. Il y en a qui, au
lieu de les mettre dans de l'eau fraîche, confeillent de les placer à l'ombre
fous quelque arbre bien touffu, dans un vaie de terre fraîche 6c non cuite.
Ils prétendent qu'après y avoir été laifl'ez 2.1 . jours, on les verra éclore.
Lorfque les vers à ibye font prêts de travailler , on peut les placer de tel- Du fo'n
le manière, qu'au lieu de faire des coques, félon leur coutume, lorsqu'ils ^^^ Vers
font abandonnez à eux-mêmes : ils font une pièce de foye platte, mince, /open-
6c ronde, qui reflemble parfaitement au pain à chanter, fait en forme de tion de la
grande hoitie. Il ne faut pour cela que couvrir d'un papier bien jufte, 6c i>oy=«
lans que rien déborde, un vafe de cette figure, 6c y placer le vers prêt à
filer fa foye.
On retireroit plufieurs avantages d'un travail ainfi dirigé. 1°. Ces pièces ATantages
rondes 6c plattes ie dévident, aufiî aifément que les coques, z". La foye en ^^ ces
eft pure, cc l'on n'y trouve point cette humeur vifqueufe, que le vers rcn- '^°'"^*
fermé long-tems jette dans fa coque, ?i^ que les Chinois appellent fon uri-
ne: dès qu'il a achevé fon ouvrage, on le retire fins lui donner le loifir de
falir ion travail. 3'. Il n'eft pas néceflaire de fe preflbr d'en dévider la foye,
comme on eft obligé de le faire par rapport aux coques, 6c l'on peut dif-
férer tant qu'on veut ce travail, fans courir aucun rilque.
Qiiand on a retiré la foye des coques, on ne fonge plus qu'à la mettre en Des opé-
ceuvre: les Chinois comme je l'ai dit , ont des inftrumens très-fimples pour rations des
ce travail, il în'eft gueres pofilble d'en donner une explication qui for- t^u^je^]"
me des idées nettes & précités. Ce font là de ces chofes dont on juge mieux Soye.
par les yeux , que par tout ce qu'on en pourroit dire : c'eft pourquoi on
verra repréfenté dans les diverfes figures fuivantes, 6c les diffèrens meubles
dont ils fc fervent dans le tems qu'ils élèvent les vers, 6c les divers inftru-
mens qu'ils employent, pour réufîîr dans ces beaux ouvrages de foyeries
qu'ils fournilTent à l'Europe,
Ll 2 DE
458 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE.
DE LA LANGUE CHINOISE.
A FIN de donner une vraie idée de la Langue de la Chine, je ferai
Introduc-
y?Pn^^ J^ connoître d'abord quel eft le génie de ceue Langue : enfuitié coni-
Ticn»°' ment on doit prononcer & écrire les mots Chinois en caraéteres d'Europe,
Enfin je finirai par un abrégé de Grammaire Chinoife.
L» Langue
Chinoile
eft fans
Alphabet.
l'nique
Conformi-
té qu'elle a
avec les
Langues
ii'b.uiope.
Du Génie da la Langue Ch'moife.
LA Langue de la Chine n'a rien de commun avec les Langues mortes oa
vivantes que nous connoiflbns : elle n'en a ni les figures ni la conflruc-
tion. Toutes les autres Langues ont un alphabet d'un certain nombre de-
lettres , qui par leurs combinaifons différentes , forment des iyllabcs & des
mots : celle-ci eft fans alphabet : elle a autant de carafteres 6c de figures dif-
férentes, qu'il y a de mots.
La feule conformité qu'elle peut avoir avec nos Langues d'Europe, eft:
que comme l'alphabet eft de vingt-quatre lettres , qui fc forment de ces
fix ou fept traits.
y V'"~'wC/ V , Sçavoir l'A. des trois premiers: le B. du fixié-
me & quatrième doublé : le C. du cinquième fimple:le D.du fixiéme & du
quatrième: l'E. du fixiéme 8c du troifiémc triplé: l'O. du quatrième 6c
cinquième joints enfemble: le (^ de l'O 8c du feptiéme trait, 8cc. De
même toiis les caraéteres Chinois fe forment à proprement parler des fix.
feuls t.raits fui vans.
1— «^^
Deux fer-
res de
Langues à
la Chine.
LaVulgai-
re U U
Mandari-
ire.,
Ln quoi
confirtela
Mandari-
Les Chinois ont deux fortes de Langues: l'une vulgaire 8c propre du
peuple, qui ell différente félon les diverlés provinces : l'autre qu'ils appel-
lent, la Langue Mandarine, qui eil à peu près ce qu'eft parmi nous la
Langue Latine pour les Eccléfialliques 8c les Sçavans.
Cependant le peu d'analogie de la Langue Chinoife avec toutes les au-
tres Langues mortes ou vivantes, fait que cette comparaifon n'eft pas juf-
•ce: la Langue Mandarine eft proprement celle qu'on parloit autrefois à
la. Cour dans la province de Kiang natty&c qui s'cft répandue dans les autres
provinces parmi les perfonncs polies: 8c de là. vient que dans les provinces
Yoifines de celle de Kiafig mn, on la parle beaucoup mieux que par tout
ail-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
2<5i?
ailleurs. Peu à peu elle s'efl: ainfi introduite partout: ce qui efl: très-utile
pour le Gouvernement. Elle paroît pauvre: car elle n'a gueres qu'envi-
ron 9Î0. mots, qui font tous monoiyllabes 6c indéclinables, & qui fc
terminent prefque tous par des vpycUes , ou par cette confonne A^. ou Ng.
Cependant ce peu de mots fuffit ppur s'expliquer fur toutes fortes de ma-
tières: parce que, fans multiplier les paroles, le fens fe multiplie prefque à
l'infini par la diverfitè des accens , des inflexions, des tons, des afpirati-
ons , & d'autres changemens de la voix : & c'eft cette variété de pronon-
ciation qui cft une occallon fréquente d'équivoque, à ceux qui ne font pas
bien verlez dans la Langue.
Un exemple le fera comprendre : ce mot tchu prononcé en traînant &
allongeant r«, 6c èclairciflant la voix , fignifie Seigneur, ou Maître. S'il
eft prononcé d'un ton uniforme avec Vu prolongé , il fignifie pourceau.
Qiiand on le prononce légèrement 6c avec vîtefle, il veut dire cul/me. Si
on le prononce d'une voix forte ôc d'un ton mâle, mais qui s'afFoibliflè fur
la fin, il fignifie colomne.
De même cette fyllabc po, félon les différcns accens, 6c les diverfes in-
flexions de voix , dont on la prononce, a onze fignifications différentes.
Elle fignifie verre., iouillir, vanner du ris ^ fage o\\ libéral y préparer ^ vieille
femme , rompre ou fendre , incliné , tant feit peu , arrofer , efclave ou captif.
D'où il efl: aifè de conclure que cette Langue qui paroît fi pauvre 6c fi refler-
réc par le petit nombre de monofyllabes qui la compofent, ne laifle pas
d'être en effet riche, al)ondante, 6c expreflive.
D'ailleurs le même mot, quand on lui joint d'autres mots diffèrens , fi-
gnifie une infinité de chofes différentes. Mou ^ par exemple, quand il efl:
leul , fignifie arbre , bois. Mais s'il eft compofé , il a beaucoup d'autres
fignifications. mou /c^o, fignifie du bois préparé pour un édifice, moulan.^
fignifie des barreaux, ou des grilles de bois : moubia, uneboète: mouft-
angy une armoire : mou tfiang^ charpentier: moueul., champignon: mou
««, une efpèce de petite orange : mou. fmg., la planettc de Jupiter, mou
mien, le coton, 6cc. Ce mot fc peut joindre de diverfes autres manières, 6c
a autant de fignifications qu'il elt joint avec des mots diffèrens.
C'eft ainfi que les Chinois en affemblant différemment leurs monofylla-
bes , forment des difcours fuivis, 6ç s'expliquent avec beaucoup de netteté
6c de grâce : de même à peu près que nous formons tous nos mots, par les
diverfes manières dont nous joignons enfemble les 24. lettres de notre al-
phabet.
Au reftcles Chinois diftinguent fi naturellement les diff'èrens tons, atta-
chez au même monofyllabe, qu'ils en comprennent le fciis,ians faire la moin-
dre réflexion aux divers accens qui le déterminent. Et il ne faut pas s'ima-
giner, comme quelques auteurs l'ont avancé, qu'ils chantent en parlant,
oc qu'ils forment une efpèce de mufique, qui ne manqueroit pas de choquer
l'oreille , 6c d'être très-dèfagréable. Ces diffèrens tons fe prononcent fi fi-
nement , que les étrangers mêmes ont de la peine à s'en appcrccvoir, fur
tout dans la province de Kiang nan, où l'accent eft meilleur qu'en nulk
Ll 5 au^
Un même
niot à di-
verfes
fignifica-'
tions.
De l'Af.
femblage
desMono-
filUbes..
a/o DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
autre province. Il en faut juger par la prononciation gutturale , qui fc
U-ouvc dans la Langue Efpagnole , 6c par les différons tons dont on le fert
dans la Langue Françoifc 6c la Langue Italienne: ces tons font prefque ini-
perccptibles , 6c ne laiflent pas de fignifier différemment : ce qui a donné
lieu au proverbe qui dit , que le ton fait tout.
Les Chi- L'art de joindre enfemble ces monoiyllabes , fur tout en écrivant, efl:
noisfefct- très-difficile, 6c demande beaucoup d'étude. Comme les Chinois n'ont
Rgures que des figures pour exprimer leurs penfées, 6c qu'ils manquent d'accens
pour ex- qui varient fur le papier la prononciation, ils ont befoin d'autant de figu-
primer res OU de caractères différens , qu'il y a de dlfférens tons, qui donnent au
leurs Pen- jj^^^ne mot des lignifications fi diverlès.
Il y a d'ailleui-s des caraderes qui fignifient deux ou trois paroles , 8c
derfisnes quelquefois des périodes entières: par exemple, pour écrire ces paroles:
de quel- bonjour^ Monfieur : au lieu de joindre le caraélere qui fignifie, hon^ 6c éc-
hues ca- lui qui fignifie ;(?«r, avec celui qui fignifie Monfieur: on doit fe fervir d'un
laâeres. caraélere différent, qui feul exprime ces trois paroles: 6c c'ell ce qui mul-
tiplie fi fort les caractères Chinois. Il n'en efl pas comme de nos Langues
d'Europe, où l'on connoît les diveifcs fignifications d'un même mot, par
les divers accens qui en fixent la prononciation , ou bien par l'endroit oii le
mot eft placé , 6c par la fuite du difcours.
Il eft vrai qu'on ne laifléroit pas de fe faire entendre, enjoignant eniem-
ble les caractères de chaque monofyllabe : mais cette manière de s'expri-
mer en écrivant eft triviale, ^ n'eft en ufage que parmi le peuple. Le ftile
dont on écrit, lorfqu'on veut briller dans les compofitions, n'a nul rap-
port avec celui dont on parle, quoique les paroles foient les mêmes; 6c un
homme de Lettres lé rendroit ridicule , s'il écrivoit de la manière dont on
a coutume de s'exprimer dans la converfation.
Rapport II faut en écrivant fe fervir de termes plus choifis, d'expreffions plus no-
des Car;c- bles, 6c de cei-taines métaphores qui ne font pas de l'ufage ordinaire : mais
teres Chi- ^^jj f-Q^,. pj-opigs à la matière qu'on traitte , 6c aux livres qu'on compofe,
ceux du^*^ Les caraderes de la Cocbincinne, du T'ong king, du Japon^^ font les mêmes
Japon. que ceux de la Chine, 6c fignifient les mêmes choies, fans toutefois que
ces peuples en parlant, s'expriment de la même forte. Ainfi, quoique les
Langues foient très-differentes, 6c qu'ils ne puiffent pas s'entendre les uns
les autres en parlant : ils s'entendent fort bien en s' écrivant, 6c tous leurs
livres font communs. Ces caraéteres font en cela comme des chiffres d'a-
rithmétique: pkificurs nations s'en fervent; on leur donne différens noms :
fignifient par-
Devoir des C'eft pourquoi les Lettrez ne doivent pas feulement connoître les carac-
mais ils fignifient par-tout la même chofe.
Lettrez à teres, qui font eii ufage dans le commerce ordinaire de la vie : ils doivent
ce lujet. fçavoir encore leurs diverfcs combinaifons, 6c les divers arrangemens, qui
de plufieurs traits limplcs, font des caraétcres compofez : 6c comme l'on
compte jufqu'à quatre-vingt mille de ces caraéteres , celui qui en fçait le
Elus, eft aulîi le plus fçavant, 6c peut lire 6c entendre un plus grand nom-
re de livres ; d'où l'on peut juger combien il faut d'années, pour con-
noître
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 171
noîtrc une multitude fi prodigieufc de caraftercs, pour les démêler quand
ils font réunis, & pour en retenir la figure, 6c la {ignification.
Il faut avouer néanmoins que pourvu qu'on fçache environ dix mille ca-
raélcres, on eft en état de s'expliquer en cette Langue, ôc d'entendre un
grand nombre de livres. Le commun des Lettrez n'en fçait guercs plus
de quinze ou vingt mille: & il y a peu de Dofteurs qui ibienr parvenus
jufqu'à en connoître quarante mille.
Ce nombre prodigieux de carafteres eft recueilli dans leur grand vocabu- De leurs
laire, qu'ils nomment //«/'//>». Et de même que parmi les Hébreux, il Vocabu-
y a des lettres radicales, qui marquent l'origine des mots, & font connoître '*""•
ceux qui en font dérivez, lorfqu'on les cherche dans leur DivStionnaire, fe- p^j pj.g_
Ion l'ordre de ces lettres radicales; il y a auflî parmi les Chinois des figures mier,
radicales, qui font, par exemple, les lettres' de montagnes, d'arbres,
d'homme, de terre, de cheval, 6cc. fous lefquelles il faut chercher tout
ce qui appartient aux montagnes, aux arbres, à l'homme, à la terre, ôc
au cheval. De plus, il faut fçavoir diftinguer dans chaque mot ces traits
ou figures, qui font aurdeflus, au-delTous, à l'un des cotez, ou dans le
corps de la figure radicale.
Outre ce grand vocabulaire, ils en ont un autre plus court, qui ne contient Du Se-
que huit ou dix mille caraûercs, qui leur fert pour lire, écrire, entendre, cond,
ou compofer des livres. Que s'ils n'y trouvent pas certaines lettres,
dont ils ontbeioin, ils ont recours à leyr grand Diétionnaire. Nos Mif-
•fionnaires ont recueilli de la même façon tous les termes qui peuvent leur
fervir à inftruire Ifes peuples des myfteres de la foi , & qui font en ufa-
ge dans les entretiens &: livres ordinaires , .même dans les livres claf-
fiques.
Comme Clément d'Alexandrie attribue aux Egyptiens trois fortes de ca- Manière
raéteres, les premiers qu'il nomme Epiftolographiqucs, c'eft-à-dire, pro- ancienne
près à écrire des lettres, comme font ceux de notre alphabet : les autres Sa- j^^^ jîg'j,_
cerdotcaux , propres feulement à des Prêtres, pour écrire les chofes facrées, primer
de même qu'il y a des notes pour la mufique : Se les derniers Hiérogliphi- leurs pen-
ques, propres à être gravez fur les monumens publics : ce qui fe faiibit en ^^^^'
deux manières: l'une, par des images propres, ou qui approchoient des
chofes que l'on vouloit repréfenter: comme quand ils exprimoient la lune
par un croiflant : l'autre,, par des images énigmatiques & fymboliques,,
comme fcroit un ferpent qui fe mord la queue , 6c qui eit plié en rond , pour
fignificr l'année ou l'éternité: les Chinois ont eu de tout temsune fembla-
ble diverfité de caraéleres. Dès le commencement de leur Monarchie ,
ils communiquoient leurs idées, en formant fur le papier les images naturel-
les des chofes qu'ils vouloient exprimer : ils peignoient, par exemple, un
oyfeau, des montagnes,- des arbres, des lignes ondoyantes, pour exprimer
des oifeaux, des montagnes,, une forêt, 6c des rivières.
Cette manière d'expliquer fa penfée, étoit fort imparfaite, 6c demandoic Inconvé.
plufieurs volumes pour exprimer aflcz peu de chofes. D'ailleurs il y avoit "^^^"J ^
une infinité d'objets, qui ne pouvoient être repréfentez. par la peinture, tels j^anihs^,
que
&yt DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
que font Tame, les fentimens , lespafîlons, la beauté, les vertus , les vices ,
les aftions des hommes & des animaux , 6c tant d'autres, qui n'ont ni corps,
ni figures. C'elt pourquoi infcnfiblcment ils changèrent leur ancienne ma-
nière d'écrire; ils compoferent des figures plus fimples, 6c en inventèrent
plufieure autres, pour exprimer les objets qui ne tombent point fous
les fens.
"^^ ^^^' Mais ces caraéteres plus modernes ne kiiïent pas d'être encore de vrais
noKes ont Hiéroglifes: premièrement, parce qu'ils font compoiez de lettres fimples,
chacune qui retiennent la même fignification des caraéteres primitifs. Autrefois,
leur figni-
Du Stile
des Chi-
nois,
par exemple, ils repréfentoient ainfî le foleil par un cercle t), 6c l'appel-
loient Gé: ils le repréfentent maintenant par cette figure Q , qu'ils nom-
ment pareillement G/. Secondement, parce que l'inllitution des hommes
a attaché à ces figures la même idée, que ces premiers fîmboles préfcntoient
naturellement, 6c qu'il n'y a aucune lettre Chinoife qui n'ait ia propre fi-
gnification, 6c qui ne la conferve, lorfqu'on la joint avec d'autres. Tfai,
par exemple, qui veut dire, malheur, calamité, eft compote de la lettre
?/?/>«, qui fignific maifon, & de la lettre âô, qui fignifie/e«: parce que le
!)lus grand malheur, cil de voir fa maifon en feu. On peut juger par ce
èul exemple, que les Cûraâieres Chinois n'étant pas des lettres fimples,
comme les nôtres, qui féparément ne fignifient rien, 6c n'ont de fens que
quand elles font jointes enfemble:^ce iont autant de Hiéroglifes, qui for-
ment des images, ôc qui expriment les penfées. .
Le ftile des Chinois dans leurs compofitions, eft myftérieux, concis,
allégorique, 6c quelquefois obfcur à l'égard de ceux qui n'ont pas une par-
faite connoifTance des caraélercs. Il faut être habile, pour ne pas fe mé-
prendre dans la leélure d'un ouvrage: ils difent beaucoup de chofes en peu
de paroles: leurs expreilions font vives, animées, 6c femées de comparailons
hardies, 6c de métaphores nobles. S'ils veulent marquer, par exemple,
qu'on ne doit point fonger à détruire la Religion Chrétienne, que l'Em-
pereur a approuvée par un Edit, ils diront: l'encre qui a écrit l'Edit de
l'Empereur en faveur de la Religion Chrétienne, n'elt pas encore féche ,
6c vous entreprenez de la détruire.
rttr!i!;"l Sur-tout ils affeétent de mêler dans leurs écrits beaucoup de fentences &;
départages, qu'ils tirent des cinq Livres Canoniques; 6c comme ils compa-
rent leurs compofitions à un tableau, ils comparent de même les fentences
qu'ils tirent de leurs livres , aux cinq principales couleurs qui entrent dans
la peinture. C'eft en cela principalement que confille leur éloquence. Du
reltc ils fe piquent tous décrire proprement , 6c de peindre éxaftement
leurs caraftcres: 6c c'cft à quoi l'on a de grands égards, lorfqu'on examine
les compofitions de ceux qui afpirent aux dégrez.
Ils préfèrent même un beau caraétere à la plus admirable peinture , &
nonnent l'o^^ c" voit fouvent qui achettent bien cher une page de vieux caractères,,
au byau quand ils font bien formez. Ils honorent leu;|s caraéteres jufques dans les
caraftere livres Ics plus ordinaires: 6c fi par hazard quelques feuilles étoient tom-
iarlal-em- ^ ^ ^ ^ . ^^^^^
Manière
c écrire.
Préférence
qu'iis
u.re,
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
m
bées, ils les ramaflent avec refpeft: celeroit, félon eux, une groflîéretc ,
& une impolitefle, d'en ftire un uiage profane, de les fouler aux pieds en
marchant , ou de les jetcer même avec indifférence. Souvent il arrive
que les menuifiers 6c les maçons n'ofent pas déchirer une feuille im-
primée, ^ui fe trouve collée iur le mur ou fur le bois. Ils craignent de
faire une faute.
Ainfi on peut diftinguer trois fortes de langage chez les Chinois: celui
du peuple, celui des honnêtes gens, 6c celui des livres. Bien que le pre-
mier ne foit pas fi peigné que les deux autres, il ne faut pas croire qu'il foit
fi fort au-dellous de nos Langues d'Europe, puifqu'il n'a certainement au-
cun des défauts qu'on lui a quelquefois prêtez en Europe. Les Européans
qui viennent à la Chine, 6c qui ne font pas encore verfez dans la Langue,
trouvent des équivoques, où il n'y en a pas feulement l'ombre. Comme ils
ne fe font point gênez d'abord à bien prononcer les mots Chinois avec leurs
afpirations 6c leurs accens : il arrive qu'ils n'entendent qu'à [demi ce que di-
fent les Chinois, 6c qu'ils ont de la peine à ic faire entendre. C'eft une
faute dans eux, 6c non pas un défaut de la Langue. On trouve dans quel-
ques mémoires, que les Lettrez tracent fouvent avec le doigt, ou avec l'é-
ventail, des lettres fur leurs genoux, ou en l'air: s'ils le font, c'eft par va-
nité ou pa,r coutume, plutôt que par néceffitê : ou parce que ce fera un
terme 6c un caractère peu ufité, comme nos termes de marine, de mufique,
de chirurgie, 6cc.
Au-defl"us de ce langage bas 8c grofiler, qui quant à la prononciation, fe
varie en cent manières, 6c dont on fe fert pour les livres, il y en a un autre
plus poli 6c plus châtié, qui s'employe dans vme infinité d'hiftoircs vrayes
ou femtes, d'un goiît trés-fin 6c très-délicat. L'efprit, les mceurs, les
peintures vives, les caraéteres, les contralles, rien n'y manque. Ces petits
ouvrages fe lifent 6c s'entendent fans beaucoup de peine : on y trouve par
tout une netteté, une politeflè, qui ne cède point aux livres d'Europe les
mieux écrits.
Après ces deux manières de s'exprimer, l'une pour le petit peuple, qui
a moins de loin de l'arrangement de fes paroles , & l'autre qui devroit être
celle des Mandarins 6c des Lettrez; vient le langage des livres qui ne font
point écrits en ilile familier , 6c il y a dans ce genre-ci bien des dégrez où
il fiiut s'élever, jufqu'à ce qu'on parvienne à la brièveté majcftueufe 6c fu-
blime des Kings.
Ce n'ell plus ici une Langue qui fe parle dans le difcours ordinaire, mais
feulement qui s'écrit, 6c qu'on n'entendroit pas aifément fans le fecours des
lettres qu'on a fous les yeux , 6c qu'on lit avec plaifir. Car on trouve un
ftile net 6c coulant : chaque penlèe eft ordinairement ejiprimèe en quatre
ou en fix carafteres : on ne fent rien qui choque une oreille délicate, 6c la
variété des accens ménagez avec art, rend toujours un fon harmonieux £c
doux.
La différence qui fe trouve entre ces livres 6c les King, confifle dans la
matière dont ils parlent, qui n'ell ni fi augufte, ni fi haute : 6c dans le ftile
Tome If. Mm qu'ils
Des diveti
fes Efpè-
ces de
Langage
Chinois.
Première
Erpccc.
Seconde
Efpècc.
Troifiémï
Etpècc.
De la Ri-
chelTe de
la Langue
Chinoïk.
Parallèle
de cette
Langue
avec celles
(l'Europe.
274 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,.
qu'ils employent, qui eft, Se moins laconique, 6c moins grand. Dans lc5
matières ilibUmcs on ne le Icrt ni de points ni de virgules : comme ces com-
polîtions ne font que pour les Lettixz, c'ell à eux a juger ou le lens finit.
2c les gens habiles ne s'y trompent jamais.
Voflîus avoit raifon de dn-e que l'abondance de la Langue Chinoife vient
de la multitude des caraftercs: il faut ajouter qu'elle vient aufli desfens di-
vers qu'on leur donne, £c de rallcmblage qu'on en fait, en les joignant le
plus ordinairement deux à deux, allez fouvent trois à trois, & même quel-
quefois quatre à quatre. On a un Diétionnaire fait par les ordres du feu
Empereur : il ne comprenoit pas toute la Langue, puifqu'on a été obligé
d'y ajouter un iupplément en vingt-quatre volumes, ik cependant il y
avoit déjà quatre-vingt-quinze volumes de compte fait : la plû-part fo^t
épais, éc d'une écriture menue. Il n'y a pas de Langue au monde qu'on ne
piit épuifer en beaucoup moins de tomes. Il n'y a donc point de Langue, .
ni qui foit plus riche que la Langue Chinoiic, ni qui puilîe fe vanter d'a-
voir régné trois à quatre mille ;ms , comme elle régne encore aujour-
d'hui.
Tout ce que nous venons de dire, paroîtrafans doute étrange à des Eii-
ropéans, accoutumez aux vingt-quatre lettres qui compofent notre alpha-
bet : mais peut-être ferat'on moins furpris , quand on fera réflexion que
notre Langue 6c toutes les autres ont une infinité de figures pour s'expri-
mer , quoiqu'elles le puilîent faire par ces vingt-quatre lettres : chaque ,
art èc chaque profeffion a des caractères qui lui font propres.
Outre nos vingt-quatre lettres que nous diverfifions en plufieurs maniè-
res, en majufcules ou capitales, qui font différentes des communes Se ordi-
naires, en Italiques & Romaines, &c. Nous en avons pour écrire des let-
tres rondes , quarrées, bâtardes, financières, & Italiennes. Nous avons
de plus les figures des nombres ou les chiffres, les interponcVions qui font
le point, la virgule, l'apollrophe, les accens, la çedile, le tiret, les pa-
renthèfes , le point interrogatif & l'admiratif, les abbréviations qui font
autant de caraéteres dont nous nous fervons, pour marquer le repos du dif-
cours , la prononciation , la continuation , &c. Les Allronomes ont des
caraéteres pour les douze fignes , pour les divers afpects de la lune & des
allrcs. Les Géomètres ont leurs figures ; les Muficiens ont leurs notes
blanfches , noires, crochues, doubles crochues, Sec. Enfin il y a peu
d'arts 8c de fciences qui n'ayent des figiu-cs propres , qui leur tiennent lieu
de caraèteres, pour exprimer leurs penlées.
Les Chinois ont encore aujourd'hui une ancienne efpèce de Langue, &c
de caractères , qui ne font plus en ufage que pour les titres, les intcripti-
ons, les cachets & lesdevifcs, 6c dont ils ont d'anciens. livres qu'il faut
aue les Sçavans entendent. Ils ont auifi des lettres courantes Se ufuelles,
aont ils ié fervent pour les actes publics, les contrats, les obligations,
& autres aétes de Jullice , comme il y a parmi noiis une efpèce de lettre
qu'on nomme financière. Enfin ils ont une lettre qui demande une étu-
de particulière , pour la divcrfité des traits 6c de fes abbréviations, ou en-
lace-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. i-rç
• kcemens, qui la rendent difficile. On s'en feit fur-tout, lorfqu'on veut
écrire promptement.
Ce qui concerne la manière de prononcer les mots Chinois, 6c de les or- r)c h Pro^
tographier en carafteres d'Europe, donnera un nouveau jour à ce qui vient "onc'a""»
d'être dit fur le génie de cette Langue. tograph^!*
De la Prononctatîon Chmo'tfe , ^ de POrtographe des
mots Chmois j en caracleres d'Europe,
1
L n'cft pas poflible aux Chinois d'écrire les Langues d'Europe, avec Les Ch
no;s ne
_^ leurs carafteres , Sc même de bien prononcer aucune de ces Langues,
parce que d'un côté ces caraéteres , bien qu'en fi grand nombre n'expri- écrire les
ment qu'environ trois ou quatre cens fyllabes , & n'en peuvent exprimer Langues
d'autres : 6c que d'un autre coté on ne trouve point dans le fon de ces fylla- d'Europe,
bes les cinq lettres fuivantes: ^, d, r, *•, z: de forte qu'un Chinois qui
voudroit les prononcer, ne pourroit le faire, qu'en y changeant quelque
chofe, 6c fe fervant des fons qui en approchent le plus dans ia Langue. Il
femble pourtant que d èc z ibient dans ce mot y-tseë , que quelques-uns
prononcent j-i^j"^?; mais le même Chinois qui dira hïcn y -dse'é, ne pourra
dire, da, de, di, do, du: ni za, ze, zi, zo, zu.
De même c'eft vainement qu'on voudroit écrire les mots Chinois en ca-
rafteres d'Europe: outre qu'on ne réuflïroit pas dans plu (leurs, au bout ,
d'une page , on ne pourroit plus rien comprendre à ce qu'on auroit écrit.
C'eft une ncccfiité d'appcndrc à connoître les lettres Chinoiles, 6c il fe-
roit bon de s'accoutumer d'abord à ne voir aucun mot Chinois écrit en ca-
rafteres Européans, que la lettre Chinoife ne fût à côté.
Pour la prononciation, elle eft trcs-difficilc, non-iéulement à caulè des Nilespro-;
accens, qui ne s'apprennent que par l'ufage; mais bien plus, parce qu'il y "«""f-
a plufieurs mots , que nous ne pouvons ni prononcer, ni écrire. Les dents Pour caufc
des Chinois font difpofécs autrement que les nôtres: le rang d'en haut, par de h dif-
éxemple , fort, 6c avance prcfque à tous en dehors, 6c le rang d'en bas PC'''"""^^'=
rentre 6c fe retire en dedans ; au lieu que les dents des Européans fe cho-
quent toutes par l'extrémité , celles des Chinois tombent quelquefois fur
la lèvre inférieure, ou du moins fur les gencives, Se ne fe rencontrent prcf-
•que jamais afléz juftes.
Tous les mots Chinois écrits à l'Européane , fe terminent par une des ^^ '' "*"""
cmq voicllcs«, e, ?, o, //, cc par une A' tantôt ieule, ce qui produit ^«, des raocs.
c», /'», OK, un, ôc tantôt fuivie d'une autre confonne, ce qui fait ang, cng,
ing , ong , ung. Les lettres initiales qui commencent les mots, tiennent de
plufieurs Langues d'Europe pour la prononciation. Il faut parler de tout
cela le plus brièvement 6c le plus clr.irement qu'il fera poffible. ^^ j,^
h'J final n'a d'autre difficulté que celle de divers accens. Anal.
Mm z L'£
i-(S DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
De VE. L'£ final eft de trois ou quatre fortes.
i»n*l> i\ C'eft un e fermé : Co/zi? Royaume. G^'jour.
2'. C'ell quelquefois un E fort ouvert , 6c qui fe prononce comme ces
mots François, apès, exprès. iTi? Etranger, Hofte. A/c' de l'encre.
y. C'eil aullî d'autrefois un <> muet. Par exemple, 6'fi° Homme de Let-
tres. La prononciation du mot François /ê-, comme fe porter bien., n'eft pas
tout-à-fiùt celle de Se'é. Ici 1'^" ell plus forte 6c fiffle d'avantage, 6c YE fi-
nal eft plus long. C'eft pourquoi quelques-uns l'écrivent par deux //, 6c
par deux c é muets. On ne voit pas pourquoi les Portugais écrivent ce mot
avec un h François,/»: car il elt certain que ce n'eft nullement la première
fyllabe de ces mots Sujet, Supérieur.
4". Cet e muet fouvent ne s'écrit pas, 6c quelquefois on a de la peine de
le diftinguer d'un /'. En voici des exemples.
Premier Exemple. SU, l'Occident, pourroit s'écrire ainfi , Scie,
puifqu'on le prononce, comme en François nous prononçons le mot Scie,
inftrument pour fcier du bois.
Second Exemple. Le mot Clïé , eft, s'écrit quelquefois Chi. La
prononciation doit être entre celle de YE, 6c de 1'/. c/j^e, fur-tout quand il
eft final: car dans la fuite du difcours on appuyé plus fur 1'^, que fur 1'/,
6c on dit che.
Troisième Exemple. Dans ces mots Couéi , les mânes des morts :
hoéi , fçavoir : o/;« , perfonne : ntiéi, dedans: luéi, tonnere: moéi, beau:
la terniinaifon n'eft pas tout-à-fiiit femblable à la terminaifon Françoife
de ces mots, armée, épée , penféc. C'eft encore moins Coui, nui, lui,
moui :
Del';. L'/final dans ces mots ?»^/, acheter: laï, venir, paï, vifiter, 6cc. doi-
vent fe prononcer en- la manière que les Italiens prononcent mai, jamais:
bi, cris, fanglqts, en faifant fentir l'^ï 6c l'i. Il faut excepter jv-î/, le port:
/.;..'/, dcsfoulicrs: Kiai, tous: qu'il faut prononcer comme ces mots Fran-
çois, mais, jamais.
De Vo. L'O final eft quelquefois tout-à-fait obfcur, 6c approche un peu de la
diphtongue o:i , lorfqu'il eft précède d'un a. Souvent on le prononce à
peu-près comme ce mot, haut, en fuivant la prononciation Normande :
c'eft-à-dirc, ouvrant fort Ja bouche, 6c faifant fentir la diphtongue au:
c'eft ainfi que l'on prononce boa, bon : lao, travailler, fatiguer, kao,
marque d'une aftion paflee : miaa, un chat.
De \'u. L'f/ final fe prononce comme en François dans cts mots chu , livre: Un
ou lu, unafnc: mu, femme, 6cc. Souvent on le prononce comme la moi-
tic de k diphtongue, ou, fou, père: muu, merc: pou, non.
De r.v, L'A'' finale doit fe prononcer d'un ton fec, 6c comme s'il y avoit un e-
muet au bout du mot. Ainfi /(î«, du ris cuit, fe prononce comme les
deux dernières fyllabes de ce mot, profane,, rendant le fon de Ya très-clair,
6c n'appuyant guercs iur Yc muer. Il faut prononcer chin, efprit , comme
nous prononçons la Chine, fans appuyer fur YE , 6c comme on prononce-
sn Latin la prèpofition in. Men le prononce de même comme en Latin,
ou.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 277
ou comme on prononce en Grec Ti;V-&ojufv. Ce nicji eft la marque du pluriel
dans plufieurs mots Chinois , comme nous le verrons dans la fuite. Enfin
il y a quelques mots , qui iemblent le terminer en o«, comme touon^poiion:
mais c'eft un O fi obfcur, qu'un François ne le peut fentir: il entend touen^
pouen, ou toiian^ -pouan.
LW finale à laquelle on doit joindre encore une confonne, s'écrit par
les Portugais avec w, & par les Eipagnols avec une n & un g. Peu impor-
te , pourvu qu'on Içache que ce ion cft un peu mou, Se un peu traînant,
comme le fon qu'on entend, quand on a donné un grand coup iur une grof-
fe cloche. Les Chinois appuycnt fur la voyelle, ce qui varie le fon. Tang^
temple:, n'eil pas î^«^, une lampe: /f«g n'elt pas i/w^, un clou: /i«_g n'elt
pas ro»2, l'Orient: mais ils conviennent en cette impreffion , qui i-efte en
l'air, après qu'on lésa prononcez, Ôc que je compare à l'impreffion qui
refte après le coup donné à une cloche. Le g ne doit nullement fe faire
fentir. Il faut, par exemple, prononcer /««g, une chambre, comme nous
prononçons/mw«, mille francs: à Tr prés qui n'eft point dans la Langue
Chinoile, c'cll la même chofe.
Pour ce qui ell des lettres qui font^iu commencement , ou dans le corps
des monofyllabes: voici ce qu'il y a à obferver.
I'. Les Chinois prononcent le ch^ comme nous prononçons en Fran- De 0/5-,
qph^chagrin^ chofe ^ chiche^ Par exemple, chao ^ peu: che^ dix:.c^/, un
corps mort: cbu^ une lettre. Les Eipagnols Sc les Portugais écrivent czch
par un ;«• ; xe ^ xi.
1°. Ils ont le ce 6c le ci des Italiens , comme dans ce mot cïtta. Nous é-
crivons ces mots avec /tZ;, par exemple, tcha.^ du thé: /c/.?? manger: tchi^
fçavoir: tchii.^ Seigneur.
3'. Ils prononcent le ts comme les Italiens prononcent ce mot gratia : Ds Tsi
c'eit pourquoi nous écrivons tsien , qui eft une forte de monnoye de
cuivre.
4°. Ils ont Vx Scie X, '^^^ Grecs. Ce mot Kouan, Ofiîcier j Mandarin, De vx. 5e:
pourroit s'écrire par CoHan, Coan èc ^oan. Mais il vaut mieux écrire du a-.
Koan, pour éviter la confufion.
Ils ont une H fi forte , qu'elle eft tout-à-fait gutturale , hoan ,
changer. De Y ni
f\ Il fe trouve un /dans certains mots qui eft prefque infenfible, com-
me Jîue, ou file, tçiuen, ou tçiien. Il faut bien fe donner de garde de pro-
noncer/-l'?, de la neige, comme la particule Latine, five.
6'. Les Chinois ont un v confone, comme van, dix mille taëls: ven , ^ j.^,
interroger: l'ang, en vain. Plufieurs cependant confondent cet -y avec ou,
ou un double //^, 6c difcnt, ouen, demander, 6cc.
7\ Ils ont auffi un J confonne: ju, comme: ju, lait: jang, pardonner, d^ j j;.
Il eft bon d'écrire 1'/ voyelle par un jy, quand il eft au commencement :_>",
un: yu, de la pluie: yong, fefervir: yang, mouton.
Ces mots «^èc, le front: nghen, un bienfait: nghecuvomxr: ngai, ^xmerz
ngaoy fuperbc: ngan, fanté, font un peu difficiles à prononcer, parce qu'il
M m 3 faut
DiveiiVé
dans la
pronon-
ciation de
quelques
mots.
178 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
fàutquel'», êc le 5 entrent, pour ain(i dire, l'un dans l'autre, Se fe con-
Tondent enfemble. Il vaut mieux écrire »gi?e, à l'Italienne, que ngué à la
Françoife.
p . Ce mot ell , deux, s'écrit par les Portugais avec Vh. Cet E que nous
mettons à la tête, eft féminin & fort lourd, comme s'il y avoit encore là-de-
dans un «. Les deux // qui fuivent, font replier la langue, comme un arc,
& après bien de la peine, on ne fçauroit réuiïïr à prononcer ce mot comme
les Chinois.
10=. Il y a certains mots qui fe difent en deux façons; par exemple, /««,
èc fo'uen, un fol Chinois, qui contient dix deniers de cuivre : Moiien^ ôc
Men^ pne porte, &c. Mais ce n'eft qu'en certaines lignifications: car on
ne dit jamais, par exemple, ngomouen^ mais toujours h^o »;m, nous.
Difficulié
deparlerle
Diverfité
de Patois
ju'que
dans les
Villaâes.
iio. Chaque province prononce à fa façon tous ces mots Chinois, qui
ne font, comme j'ai dit, qu'au nombre de trois à quatre cens : ce qui fait
qu'un Chinois de Peklng^ par exemple, a beaucoup de peine à entendre un
homme de la province de ^(ing tong^ ou de Fo kicn. La Langue mandari-
ne, qu'ils appellent Coiian hoa^ 6c qui a cours, comme nous l'avons dit,
dans tout l'Empire, n'elt pas tellement fixe, qu'on puiflc fe promettre,
qnand on la fçait, d'entendre tout le monde , 6c d'être entendu par- tout.
Chaque province parle à fa façon cette Langue. On dit dans un endroit
]mg\ dans autre c'efty'tfw^g: à:ii\\s,\t Kiangfi c't'iS.yiin. Cet autre mot y« eft
dans une autre province /« : & dans k ktang fi , c'eft «///, Sec.
La plus grande partie des mots étant ainiî corrompus 6c déguifez, bien
qu'on fçache parler la Langue Mandarine dans une province, fi l'on pafle
dans une autre, il femble qu'on foit tombé dans un nouveau Royaume: 6c il
£iut démonter fon imagination, pour donner aux mêmes mots une eflencc
toute nouvelle. Cela s'étend même jufqu'au.x divcrfes perfonnes à qui l'on
parle. Un Miflîonnairc après trois ou quatre ans de fatigues, entend une
bonne partie de ce qu'on lui dit: & bien qu'il parle très-mal, ceux qui
font rompus à fon jargon, conçoivent à peu près les penfées : mais s'il fe
trouve avec des gens qa'il n'ait jamais vus, il lui faut nécelTairement un
Interprète, pour lui faire entendre ce qu'on dit, 6c pour expliquer ce qu'il
veut dire lui-même.
Outre cela chaque province, chaque grande ville, chaque Hicn^ ic mê-
me chaque gros village à fon patois particulier : c'cft la Langue domi-
nante , tout le monde k parle, les Lctcrcz, comme le peuple 6c les
fem.mcs: mais les femmes 6c le peuple n'en fçavcnt point parler d'autre.
Dans laLangueMandariue, pourvu qu'on parle lentement, on dilHngue u-
ne bonne partie des voyelles 6c des confonnes qui compofent les mots, 6c
l'on peut les écrire ou les retenir à quelques-uns près; mais dans le patois,
outre qu'il feniblc qu'on le parle avec une rapidité extrême: outre qu'il y a
une infinité de mots qu'on y mêle par habitude, 6c qui ne fignifient rien,
•ou plutôt qui paroiflènt ne fignifier rien: outre cela, dis-je, la plû-part
des mots ne laificnt aucune trace dans la mémoire, parce qu'ils n'ont au-
cun rapport avec les fyllabcs Grecques, Latines, Françoiies, Italiennes,
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ^7^
èc Efpagnoks, 6c ne peuvent fe concevoir comme il faut, par un étranger
qui ne içait que ces fortes de Langues. °
Si Ton ajoute les combinaifons de ces mots, 6c les phrafes différentes Difficultés
dont on fe fert dans chaque province, oui jugera aifcment quelle doit être à un Euro-
la peine d'un Européan, qui parcourt plufieurs de ces provmces, pour y P"^*" ^'^'
annoncer Jcfus-Chrilh 11 n'y a certainement qu'un motif auflî rele'vé que P.î^"''''^ '^
celui de faire connoître le vrai Dieu à tant de peuples qui l'ignorent' qui ■
puifle foutenir un Millionnaire dans le travail pénible £c ingrat, que deman-
de l'étude d'une Langue li difficile : 6c ce ne peut être que par une bénédic-
tion particulière de Dieu , que nous en avons vu un fi grand nombre depuis
le P. Ricci , qui y ont fait des progrez étonnans, juiqu'à s'attirer par leurs
écrits, l'admiration des plus habiles Doèteurs de l'Empire. On a vu même
quelques-uns de ces Doéteurs , s'incliner profondément au feul nom dc«
ouvrages de ces étrangers.
Abrégé de Grammaire Chmoije,
CE petit abrégé de grammaire Chinoife n'aidera pas peu à faire con- La Lan-
noître le génie de cette Langue,, qui n'étant compolëe que de mots gue Chi-
d'une feule fyllabe, 6c indéclinables, femble ne pouvoir être aflujettie à "°''^ *'î
aucune rcele. Il y en a cependant par rapport aux noms , aux pronoms. '\°^^^^^^
■ ^ -r i I • j- • j 1 ' cie noms
aux conjugaiions des verbes, aux prepolitions, aux adverbes, aux nom- d'une SH-
bres 6c à leurs particules, dont je vais parler. labe.
Des noms Pofitifsj Comparatifs, ^ Superlaùfi.
CE n'eft pas dans la Langue Chinoife qu'il faut chercher la diverfité des Les Nomi
genres, des cas, 6c des déclinailons. Très-fouvent le nom ne fe peuvcnr
diitingue pas du verbe: 6c le même mot, qui, félon l'endroit où on le pla- verul^ &
ce, eît un fubftantif, peut devenir adjedif, 6c même un verbe. les Verba
Par exemple 5 ces deux mots Ngai^ j'aime: Siang^ je penfe, peuvent peuvent
être 6c des noms 6c des verbes. S'ils font placez avant un autre mot, en ^f^*^""'
forte qu'ils fignifient quelque aâion, ce font des verbes: exemple, Ngo
■ngai ni^ je vous aime. Ngo fiang ta, je penfe à lui. Si au contraire ils
font placez après un autre mot , fans lignifier d'aâion , ils devien-
nent des noms: exemple, Ngo ii ngai ^ mon amour: Ngo ii fiang ^ nu
penfée.
L'adjectif va toujours devant le fubftantif: comme Hao gin, bonhomme; Del'jié'
■nais fi ce même mot eft à la fuite d'un autre, il devient fubftantif, comme /f-^'/par
Gin rapport au
z8o DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Gi?i ti bao, bonté de l'homme. Oii voit que ce mot Hao, qui étoit adjcftif,
parce qu'il prcccdoit le mot G/«, devient fubllantif, lorlqu'il elt précédé
du même mot Gi».
On ajoute Ibuvent aux fubftantifs la particule J'sëe Se elle eft propre de
plufieurs fubftantifs: par exemple, Fang tsëe, maifon : Cotsce^ fruit. Il
eit néanmoins à obferver qu'elle ne s'ajoute qu'aux fubftantifs, qui ne peu-
vent jamais être adjecbifs.
Des Cas S: ^^^ ''"^^ ^ ^^^ nombres ne fe reconnoiflent que par la compofition: le
des Nom- nombre pluriel lé fait par la particule Men^ qui eft commune à tous les
bies, noms. En voici des exemples: G/«, homme; Ginmen, les hommes: Ta
lui: Ta men, eux.
Mais quand le nom eft précédé de quelque mot qui fignifie multitude,
alors on s'abftient de mettre la particule Men^ après le nom.
La particule Ti fait fouvent le génitif, tant fîngulier que pluriel, quand
elle efi après les noms : exemple, Gintibao, bonté de l'homme: Gin mcn
ii hao^ bonté des hommes. Du refte il n'y a aucun cas dans la Langue Chi-
noife.
Il arrive aufli que la particule tï mife après les pronoms, en fait des déri-
vez: exemple, ngoti keou^ mon chien : tatikeoii^ fon chien.
Des Corn- Les Comparatifs fe forment aufli par des particules qu'on ajoiite : par
psratifs. exemple, on fe fert de cette particule keng qui fe met toujours avant les
noms, ôc qui fignifie Z'f^Kco»/): ken^bao, meilleur. Souvent on y employé
la particule to^ qui fignifie auffi beaucoup. Mais elle fe met ordinairement
après le nom: haoto^ meilleur: yuento^ plus éloigné.
DesSupcr- ^a particule qui marque le fuperlatif, peut fe mettre, ou avant, ou après
latifs. ' les noms. Ainfi l'on dira fort bien tfiue hao, ou hao tfiue, très-bon : tfiue fiao^
ou ftao tfttie^ très- petit.
La particule te kin, marque auffi le fuperlatif: 1:ao te kin^ très-bon : ta te
kin, très-gvand: fiao te kin y très-petit.
Des Pronoms,
ON ne connoît gucres de pronoms parmi les Chinois que ces trois-ci ,
K^o, moi: «/, toi: w, lui: qui font perfonnels. Ils deviennent
pluriels, quand on y ajoijte la particule men.
Ils deviennent pofleffifs en ajoutant la particule /z, ngo ti,mïcn:m ti tien:
ta ti, fien. Ajoutez la particule men, 6c ces mêmes mots fignifieront rwtjTy
•votre y &:c. ngo men ti , notre, ni men ti, votre.
Les pronoms podéflifs, de même que ceux de nation Se de fimiille , ne
fe diftinguent des dérivez, qu'en ce qu'après le p'ronom on met le nom de
la patrie, du Royaume, de la ville, Sec. ngutikoue, mon Royaume: ngoti
fou , ma ville.
Cheui
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 281
Chouf eft la particule qui marque le pronom relatif lequel & laquelle. A
cette particule on ne joint jamais celle qui marque le pluriel.
DES F E R B E s.
LE S verbes Chinois n'ont proprement d'autre tems que le préfent , Des t«w
le prétérit, Se le futur. La fignification paflive s'exprime par la par- des Ver:
ticule fi. bes.
Quand on n'ajoute aucune particule au verbe, & qu'on n'y joint que les
pronoms perfonnels «^0, «/, /«, c'eft une marque que le tems eil préfent.
La particule teao ajoutée , défigne le prétérit ou le tems pafTé.
Pour marquer le futur, on fe fert de la particule Tftang ou Hoei. Tout
ceci fc comprendra mieux par des exemples.
PRESENT.
Singulier.
Ngo ngai.
Ni ngai.
ta ngai.
j'aime,
tu aimes,
il aime.
P L U R
I E L.
Ngo men ngai.
Ni men ngai,
fa men ngai.
nous aimons,
vous aimés,
ils aiment.
PRÉTÉRIT.
Singulier.
Ngo ngai leao.
Ni ngai leao.
Ta ngai leao.
j'ai aimé,
tu as aimé,
il a aimé.
P L u R I
E L.
Ngo men ngai leao.
Ni men ngai leao.
Ta men ngai leao.
nous avons aimé,
vous avez aimé,
ils ont aimé.
FUTUR.
S I N G u L
I E R.
Ngo hoei ngai.
Ni hoei ngai.
Ta hoei ngai,
N
j'aimerai,
tu aimeras,
il aimera.
n
Tom IL Nn Plu-
tSt DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,.
Pluriel.
Ngo men hoei ngai. nous aimerons.
Ni men hoei ngai. vous aimerez.
ta, men hoei ngai, ils aimeront..
Fo-mation L'O p T A T I F fe forme par ces mots pa pou /p, qui fignifient , ô que! •
dcl'opu' plût à Dieu., par exemple, pa^pou té ngo ngai. Plût à Dieu que j'aime. Pa
"/• pou té ni ngai. Plût à Dieu que tu aimes, ÔCc.
La plû-part des verbes qui fignifient aftion, peuvent avoir une fignifica-
tion paffive : mais dans la fignification aftive les verbes ic mettent toujours
Avant les noms, fur lefquels tombent l'aftion.
Exemple.
Ngo ngé ni. je vous aime.
Ngo ta ni. je vous .frappe.
Ce feroit parler d'une manière abfurde, & qui n'auroit pas de fens, que
de dire.
Ngo ni ngai^
Ngo ni ta.
Au contraire dans la fignification pafiive, le verbe eft toujours après le.
nom, en y mêlant la particule pi qui marque le paffif
Ngo pi ta ngai. je fuis aimé de lui.
Ngo pi ta ta. je fuis frappé par lui.
Du Priti- Le prétérit Se le futur fe forment . avec les mêmes particules, dont on fc
r« & du fej-t dans les verbes aélifs.
Ttttur.
T> E S TRÉTOSITIONS.
Quoique la Langue Chinoife foit compofée d'un fi petit nombre de
mots, elle ne laifle pas d'être très-abondante, non feulement parce que le
même mot peut être & nom 6c verbe , mais encore paixe qu'il eil fouvent
prépofition, adverbe, &c.
Les Chinois ont donc quelques prépofitions qui ne font pas telles de leur
Lfs Pr;- nature, mais qui le deviennent par l'ulage: comme font ces mots tfien^
vcvvcnt devant: ^cw/, après; Jj««|; , au-deflus : /j/'^î , en bas , ôc autres femblables. .
devfiiir Cc font des prépofitions, i\ elles font liées à un verbe, Sc qu'elles le pré-
Poftpof,. cèdent. Ce font de poftpofitions, fi elles font liées à un nom, 6c qu'elles
iuns. le fuivcnt, par exemple, fien tfo,. je fais avant : heou lai , je viens après:
chang tfeou., je vais en haut : hui tfcou., je viens en bas. . Ce font des prépo-
fitions, parce qu'elles précédent le verbe, Mais ces mots fuivans, fang
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
z85
tften devant la maifon: tnuen heou derrière la porte;, tcho chang fur la table,
/;■ hia^ au bas de la terre, font des pollpofîtions , parce qu'elles fuivent
le nom.
Il faut dire la même chofe de »«/, dedans: v^/ au-dehors, 6c d'autres
mots femblables.
DES ADVERBES.
La Langue Chinoife n'a point de mots, qui foient proprement adverbes: Les Gii-
ils ne le deviennent que par î'ufage, ou par l'endroit du difcours, où ils font "°." "'°"'
placez. Souvent il faut plufieurs mots pour exprimer les adverbes des au- d'Adver-
tres Langues. Ils n'en ont aucun de démonftratif, ni de propre à appel- bes propre.
1er, & à exhorter: il faut alors fc fervir des noms ou des verbes. Voici ii>=n' «^'ts.
ceux qui font en ufage. Pour
Pa pou tt
{Juho
< Ho ja
\ Xfetig m»
Chi oui tfe gen
( Tching tie
■l^ Co gen
\ Ching tching tie
f Pou ou bien fno
Nier êc défendre -( Pou jo
y. Pou gen
Douter
Choîfir
Défirer
Interroger
Répondre
Confirmer
plût à Dieu.
de quelle façon,
de quelle manière,
comment.
ccrtamement.
véritablement.
très-certainement.
très-véritablement.
non.
cela ne convient pas.
non certes.
Comparer
Ramafler
Séparer
Augmenter
Hoe^ ou bien Hoe îche peut-être.
ying mieux , plutôt ceci que cela.
\ Keng^ o\xh\cn Kengîo beaucoup plus
"< Keng chao
\ Keng hao
beaucoup moins,
mieux.
Teng, ovibicn T io% enfemble.
<^'!1
r Kin
\ Kiang
de plus,
féparément.
diligemment,
fortement.
Nn*
Le
4«4 DE^SCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE^
Le tcms
Le lieu
Le nombre
L'ordre,
L'événement
La fimilitude
L'adverflté
La qualité
Exclure
Une chofe qui
n'eft pas encore
faite
f Kifi ge
Mittg ge
i r/oge
i Heoii ge
Tche U
Tsëe
f Y Tsée
tEul tsëe
"Tchang tchang
f Ti jy, ou bien teouy
< Heou mien
\ Tchong ou tong
Hoe gen
/ Pou ju
\ Pou 2o»g
f Cbao
^ 7-0
\ Keou
Tan
Ttha pou ta
aujourd'hui,
demain,
hier.
avant- hier,
après-demain.
ici.
delà, ou, par-là.
une fois,
deux fois,
fouvent.
premièrement.
enfuite.
enfin.
peut-être,
comme.
non pas comme.
difTemblablementr.
peu.
oeaucoup.
aflez.
feulement.
prefque.
De rUfa.
ge des
Nombres
& des Par-
ticules.
Des Nombres Êf de leurs Particules.
IL y a grand nombre de particules propres des nombres dans la Langue
Chinoile : l'ufage en cft fort fréquent , & on s'en fert d'une manière
qui ne convient qu'à cette Langue: car chaque chofe a une particule fi-
gnifiant le nombre qui cft propre de cette chofe. Au lieu que dans notre
Langue, un, deux, trois, s'appliquent à différentes chofes, 8c que nous
difons un homme, une femme, deux hommes, deux femmes: ce feroit
pour un Chinois une manière de s'exprimer grofliére Se barbare. Il faut
que
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
z8f
que chaque nombre s'exprime par une particule propre de chaque chofe.
C'eft ce que de^ exemples feront mieux comprendre. Commençons d'a-
bord par rapporter les nombres Chinois , ôc nous viendrons enfuite aux
particules de nombre, dont il faut fe fervir pour chaque chofe.
Nombres Chinois,
y,
eul,
fan,
ou,
lou,
tfi,
fa.
un.
deux.
trois.
quatre.
cinq.
fix.
fept.
huit.
kieou, neuf.
the, dix.
chéy,
eul ché,
fan ché.
onze,
vingt,
trente, &:c
pé,
eulpé,
y tfien,
y oiian,
eul ouan.
cent.
deux cens,
mille,
dix mille,
vingt mille
che ouan.
cent mille.
y pé ouan.
un million.
Particules de Nombre.
CO fe dit des hommes : y co gin , un homme , y co fougin , une
femme.
Hoei, fe dit des hommes illuftres : y hoeigin, une perfonne illuftre.
^che ou tchi fe dit des vaifîeaux , des chiens , des poules , 6c de toute au-
tre chofe, qui, bien que feule, doit avoir un pareil, comme font les fou-
liers, les bas , ôcc. C'eft pourquoi l'on dit y tchi tchuen, un navire ; y
tchikeou: un chien: ytchihiai, unfoulier: y tcbiki, une poule.
Tiao fe dit des chofes qui font longues, qu'on fufpend : y tiao lou, un en-
cenfoir & y tiao ching , une corde.
Ouei fe dit proprement des poiflbns: y ouei yu un poiflbn.
Ken fc dit des courroyes, lanières: _;' ken tai, une courroye.
Tchang fe dit du papier, de la table, du fiége : y tchang tchi, une feuille
de papier: T tchang tcho, une table, y tchang y, un flége.
Pa, fe dit des couteaux, cpées, éventails: y pa tao, un fabrc ou épée:
y pa chen, un éventail.
Choangk dit des chofes pareilles, qui fe joignent ordinairement enfem-
ble : y choang hiai, une paire de fouliers: y choang ou% une paire de bas.
Kien fe dit des chambres ou maifons: y kien fang, une maifon, ou une
chambre.
Nn 3
F»
2.U DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Fo fe dit des morceaux entiers de drap, ou d'étoffe de foye: yfo pou, un
drap,j/o cheou, pièce d'une certaine eipèce de foye. Il fe dit aufli des
peintures.
Mey fe dit des perlesôc des chofes précieufcs: y mei chin, une perle.
■l'cbu , fe dit des odeurs : 2" tchu biang , une paltille.
Pi, fe dit encore des habits de drap ou de foye, mais plus proprement
du cheval : Y pi ma, un cheval.
Pen, fe dit des livres : Tpen chu, un livre.
Ting, fe dit des bonnets ou chapeaux : Tting kin, un bonnet.
"Tfo, fe dit des grandes maifons & des murailles: T tfo fang, un maifon ;
Ytfo tching, un mur.
l'cng, fe dit proprement des bœufs ou des vaches: 2' tefig nieeu, uo
bœuf.
Mouen, fe dit des moufquets : Tmoumtçiang, un canon de fufil.
To, fe dit propremcntdes fleurs: Ttohoa, une fleur.
Ling, fe dit des vêtemens : TUngpao, une robbe.
T'ai ou pen, fe dit des comédies : Ttai, oxxTpinhi, une comédie.
Co, fe dit des arbres: T co chu, un arbre.
Mien, fe dit des étendarts : Tmien ki, un ctendart.
fao, fe dit des lettres., & des paquets de papier : Ytao cheo» chi, un li-
vre de vers.
Tchin , fe dit des chaifes à porteur., Se des chariots: Y tchin kiao^ une
.chaife à porteur. .»
^an, fe dit des plumes & des pinceaux: Y quan pi , une plume.
Co, fc dit des bleds 5c des légumes : Yco mi, un grain de ris, Sec,
DU PAPIER,
DE L'ENCRE, DES PINCEAUX,
DE L' ï M P R I M E R I E,
E T
DE LA RELIEURE DES LIVRES
DE LA CHINE.
îhes di'"' A NciENNEMENT, Sc dans les tems les plus reculez, les Chinois
bois ont l\ n'avoientpoint de papier: ils écrivoient fur des planches de bois, Se
tenu heu fur des tablettes de bambou,
de Papier. AU
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. iSj
Au lieu de plume ou de pinceau, ils fe fervoient d'un ftilc ou d'un
[poinçon de fer. Ils écrivoient auffi fur le métal , Se les curieux de cette
nation confervent encore aujourd'hui des plaques, où l'on voit des ca- ^^^5'"^"-
raéteres tracez fort proprement : mais il y a très-longtems qu'ils ont in- ^^""°"*
venté l'ufage du papier. Il elt il fin , que plufieurs ont crû en France , qu'il
fe failbit de foye : mais ils ne foifoicnt pas attention qu'on ne peut , en fou-
lant la foye, la brifer , autant qu'il elt néceflaire , pour en comppler une
pâte uniforme.
Le papier de la Chine fe fût de l'écorce de bambou, & d'autres arbres. Re fa
Le bambou efl un arbre aflez femblable à un long rofeau, en ce qu'il eft ^latiére.'
creux en dedans, & a des nœuds d'efpâce en efpâce : mais bien différent, en
ce qu'il eft beaucoup plus gros , plus uni , plus dur, 8c plus fort. On ne met en
ulâge que la féconde peau de l'écorce , qui eft molle 6c blanche : on la
broyé avec de l'eau claire. Les formes dont on fe fert pour élever cette ma-
tière y , font longues & larges : en forte qu'on voit des feuilles longues de
dix , de douze pieds , £c davantage. On trempe chaque feuille de papier
dans l'eau d'alun, qui tient lieu de colle: 6c c'eft ce qu'on appelle papier
fané, parce que fan en Chinois, fignifie alun. Cet alun empêche le papier
de boire, 6c lui donne un tel éclat, qu'on croiroit qu'il eft argenté, ou-
vemifle. Ce papier eit blanc, doux, 6c uni, fans qu'il y ait rien de rabo-
teux , qui puiflé arrêter le pinceau, 6c en féparer les filets. Comme il eil Moyens
d'écorce d'arbre , il fe coupe plus aifément que celui d'Europe: il eft fuf- de le pré-
ceptible d'humidité : la poufliere s'y attache , 6c infenfiblement les vers s'y l^'^'^'' ^^^
mettent , fi l'on manque d'attention à les en préferver. Pour prévenir ces "*'
inconvéniens , c'eft une néceffité de battre fouvent les livres, 6c de les ex-
pofer au foleil.
Outre le papier qui fe fait d'écorce d'arbre, on en fait auffi de coton : 6c
c'eft le plus blanc , , le plus beau, 6c le plus d'ufage. Il n'eft pas fujet aux
inconvéniens dont je viens déparier; car il fe conferve auffi-bien , ôc dure
autant que le papier d'Europe.
Le peu que je viens de dire en général du papier de la Chine, fe confir-
mera encore mieux par le détail où je vais entrer, 6c oii je ne dirai rien. Extrait
qui ne foit tiré d'un ouvrage Chinois, qui a paru (bus la préfente Dynaf- d'un Ou^-
tie. C'eft un' recueil curieux, 6c qui eft eftimé des fçavans. On y parle vrageChi-
de l'invention du tchi, c'eft-à-dire, du papier, de fa matière, de fes quali- flIjeVdu
tez, de fa forme, 6c des différentes fortes qui s'en fabriquent. Papier.
L'auteur Chinois dit d'abord que cette invention eft fort ancienne : . .
mais il avoue qu'on ne fçait pas précifémeht, en quel fiécle on en doit pla- ,)e",ncer^-'
cer l'origine. Dans les premiers tems, les caractères X/>« 6c /^e qu'on em- taine.
ployoit au lieu de tchi , . pour fignifier la matière fur laquelle on écrivoit , . .
confirment par leur figure, ce que cet auteur rapporte , Içavoir, qu'alors „"njércs^
après avoir comme bruni 6c rendu plus fouples de petites planches lic "oam- d'écrire
bou, en les faifant paffer par le feu , fans cependant en enlever la p< uu : l'on des Chi-
traçoit dcflus des lettres avec un fin burin: de ces petites planche enfilées "o'^.
l'une après l'autre, fe formoit un volume. 11 étoit de durée, 6c capable par Sur da
fa°°^'
i8S DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
fa folidité de réfifter aux injures de l'air: mais ion ufage étoit incommode
&c embarraffant.
Sur des On eut donc recours à une autre méthode. Il eft certain que dès la Dy-
picces de nr.llie des Tsm avant J. C. & par conféquent fous la Dynaftie fuivante des
âP^-f • '^^ Ban , on écrivoit lur des pièces de foye & de toile. C'eit pour cela que
la lettre tchi eft compofée tantôt du caraftere /è , qui veut dn-e, foye, &
tantôt du cardéterc Kin, qui fignifie toile. On coupoit la pièce de foye ou
de toile , félon la forme plus ou moins grande , qu'on vouloit donner au
livre.
Epoque du Enfin en l'année cf. de l'Ere chrétienne fous les Tong-hang, c'eft-à-dire ,
Papier i la fous les Han, qui avoient tranfporté leur Cour dans une province plus à l;0-
Chme. rient, que les Han leurs *prèdéceireurs, un grand Mandarin du palais nom-
mé Tsai Inn , inventa fous le règne de Ho ti une meilleure forme de papier,
qui porta fon nom : T'sai heou tchi, papier du Seigneur Tsai.
S M té ^^ Mandarin mit en œuvre l'écorce de diffèrens arbres, 6c de vieux mor-
rc, ^ ' ' ceaux de pièces de foye & de chanvre déjà ulè , à force de faire boiiillir
cette matière , il lui donna une confiftence liquide. Se la réduiiit à une ef-
péce de bouillie , dont il forma différentes fortes de papier. Il en fit même
de la bourre de ibye , qu'on nomma papier de filaflè. Peu après l'indufh-ie
Chinoife perfectionna ces découvertes , 6c trouva le fécret de polir le pa-
pier, &C de lui donner de l'éclat.
Un autre livre intitulé Sou y kien tchi pou , qui traite le même fujet , dit que
dans la province de Se tchuen le papier fe fait de chanvre : que Kao tsong,
troifiéme Empereur de la grande Dynaftie àtsTang, fit faire un excellent
papier de chanvre, oii il faifoit écrire fcs ordres fècrets : que dans la provin-
ce de Fo kien, il fe fait de tendres bambous : que dans les provinces du Nord,
on y employé l'écorce des mûriers: que dans la province de Tche kiang, on
fe fert de la paille de bled ou de ris : que dans la province de Kiang nan il fe
tire du parchemin des cocons à foye: on le nomme Lo ouen tchi. Il eft fin,
uni, Se propre pour des infcriptions Se des cartouches. Enfin, que dans
la province de Hoii quang, c'eft l'arbre Tchu ou Ko tchu, qui fournit la ma-
tière du papier.
De la for- E" parlant des différentes fortes de papier, il en nomme une efpèce dont
me (iu les feuilles font longues de trois, Se même de cinq îchang Chinois f, il in-
Papier de dique ceux qui ont trouvé le fécret de le teindre en différentes couleurs, Sc
la Chiue. g,^ particulier il parle de la manière de l'argenter, fans y employer d'ar-
gent: c'eft une invention dont on fait honneur à l'Empereur Kao ti, de- la
Dynaftie de Tsi. Je l'expliquerai plus bas. Il n'a pas oublié le papier de
la Corée, qui fe fait, dit-il, de cocons de foye : Sc il rapporte que c'eft de
ce papier , que les Coréens payoient leur tribut à l'Empereur, dés k fcp-
tiéme ficelé, fous le régne àtsYang.
Ce
• Les Si han tinrent leur cour à Si n^an fou, capitale de la province de Chen p. Le»
Tong han la tranfporterent à Lo yang, ou Ho nan fou , ville de la province de Hontn,
t Un ichang a dix pieds de longueur.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
289
Ce que je viens de dire, fait aflez voir que l'invention du papier eft fort
ancienne a la Chine. Cboue ouen y auteur Chinois, qui écrivoit Ibus le
régne des Han, prétend que dès les premiers tems , on a eu le fécret de
railembler la bourre de foye ou de coton, c'ell-à-du-e, les parties qu'on ne
pouvoit ni filer, ni dévider, &C d'en faire un corps fur lequel on traçoit
aiiément des caraéleres. Ce lécrct lé fera perdu en partie pendant les révo-
lutions de l'Etat, & apparemment n'aura-t-jl été recouvre, que fous la Dy-
naltie de l'îin.
Il eft certain que le papier Chinois a un avantage fur celui d'Europe, en
ce qu'on en fait des feuilles d'une longueur extraordinaire, & que d'ailleurs
étant également blanc , il eft beaucoup plus doux, & plus uni: le pinceau
dont les Chinois fe fervent pour écrire , ne s'accommodcroit pomt d'un
fond tant foit peu raboteux, Se auroit de la peine à bien finir certains traits
délicats.
Qiiand on a dit que le papier de la Chine li'eft pas de durée, 8c qu'il fe
coupe aifément , on a voulu fans doute parler du papier fait de bambou:
cela eft vrai dans un fens : car il eft lujet à ié couper, lorlqu'on lui a donné
une teinture d'alun , comme on a accoutumé défaire, pour le rendre pro-
pre à notre ufage, parce que fans cette teinture il boiroit notre encre. Mais
hors de-là , quelque mince qu'il foit, on le manie, 8c on le plie de toutes
les façons, fans craindre de le déchirer.
La confommation de papier eft fi grande à la Chine, qu'il n'eft pas é-
tonnant qu'on en fabrique de toutes fortes de matières. Outre la quantité
furprenante dont il faut pourvoir les Lettrez 8c les Etudians , qui .font pref-
que fans nombre, 8c fournir les boutiques des marchands : il n'eft pas con-
cevable combien il s'en coniomme dans les maifons des particuliers. Un
côté des chambres n'eft que fenêtres avec des chaffis de papier: fur le refte
des murailles, qui font enduites de chaux, on colle du papier blanc, 8c
par-là on les conferve blanches 8c unies: le platfond confilte en un chaf-
fis garni de papier, fur lequel on trace divers ornemens. Si l'on a dit avec
railon, qu'on voit briller les appartemens Chinois de ce beau vernis, que
nous admirons en Europe, il cil également vrai que dans la plû-part des
maifons on n'apperçoit que du p.apier. Les ouvriers Chinois ont le talent
de le coller très- proprement , 8c l'on a foin de le renouveller tous les
ans.
Ce n'eft que la pellicule intérieure de différens arbres, qu'on employé
pour faire le papier; le bambou a cela de particulier, de même que l'arbrif-
feau qui porte le coton, qu'on ié fert, non de fon écorce, mais de fa fubf-
tance ligneufe, moyennant les préparations fuivantes.
Dans une forêt des plus gros bamboux, on fait choix des jets d'un an
qui ont acquis la grofleur du gras de la jambe d'un homme puilîant. On
les dépouille de leur première pellicule verte, puis on les fend , 8c on les
diviie en plufieurs bandes étroites de fix à fept pieds de longueur- Il eft à
remarquer que le tronc du bambou étant compofé de fibres longues 8c droi-
tes, il eft très-aile de le fendre de haut en bas, au lieu qu'en travers il rèfif-
tonte IL Oo te
Sentiment
de Chaut
ouen à ce
fujct.
Avantage
tiu Papier
Chinois
fur celui
d'Europe,
Sa grande
c nfom-
mationàla
Chine.
A quels
ufages em-
ployé.
Prépara-
Arh-e5
qu'on em-
ployé à fa
f„tnigue.
Du ham-
beu.
zpo DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
' te extrêmement à la coupe. On enfevelit dans une mare d'eau bourbeule ,
ces bandes étroites qu'on a fendues, afin qu'elles y pouriflent en quelque
forte , & que cette macération produife la folution des parties compaftes 6c
tenaces. Au bout d'environ quinze jours on retire les bamboux de la mare:
on les lave dans une .eau pure , on les étend dans un large fofic , êc on les
couvre abondamment de chaux. Après quelques jours on les en retire, èc
les ayant lavez une féconde fois, on les réduit en une efpèce de filamens, 6c
on les expofe au foleil, afin qu'ils fe féchent , & qu'il blanchiflent. Puis
on les jette dans de grandes chaudières, où on les fait bien bouillir, 6c ea-
fuite on achevé avec les pilons de les réduire en une pâte fluide.
Du Hao L'auteur Chinois ajoute, que fur les montagnes &: dans les lieux rncul-
teng ou Ko tes, on trouve une plante farmcnteufe d'une peau liffce, & gliflante au tou-
«»I. ci^ei- C'eft ce qu'exprime fon nom hao teng: on l'appelle auiïî ko teng;
parce qu'elle produit de petites poires aigrelettes , d'un verd blancheâtre,
& bonnes à manger. Ses tiges grofles comme des feps de vigne , rampent
à terre, ou s'entortillent autour des arbres. Voici, félon notre auteur, quel
eft fon ufagc.
Sa Prépa- On coupe différentes tiges de cette plante firmenteufe , qu'on laifle
ration. tremper quatte à cinq jours dans l'eau : alors il en fort un fuc onétueux &
gluant , qui reflemble à une efpèce de colle ou de gomme : on mêle cet-
te eau gommée avec la matière du papier : il faut la mélanger à peu près
de la même forte, que les Peintres tempèrent leurs couleurs, & éviter d'en
mettre trop, ou trop peu. L'expérience apprend le jufte milieu qu'on
doit garder. Peut-être au défaut du ko teng pourroit-on y employer le fruit
duguy, qui eft naturellement vifqueux, ou l'écorce intérieure du houx,
laquelle étant pourrie 6c pilée dans des mortiers, fe réduit en une pâte
gluante.
SonUfage. Qiiand on a mêlé le fuc du ko teng avec les parties du bambou , délayées
de telle forte, qu'elles reflemblent à de l'eau trouble & pâteufc, on verfe
cette eau dans de larges 6c profonds réfervoirs qu'on a préparez, Se qui doi-
vent être compofez de quatre murailles à hauteur d'appui , tellement maf-
tiquées au fond 6c aux parois, que la liqueur ne puiflè ni couler, ni péné-
trer : alors des ouvriers placez aux cotez du réfervoir , enlèvent avec des
moules la furface de la liqueur, qui devient prefque auffitôt papier. Sans
doute que le lue mucilagineux 6c gluant du ko teng , en lie les parties, 6c
contribue beaucoup à rendre le papier fi uni, ii doux, 6c fi poli; ce que
n'a point le papier d'Europe, au moment qu'il fe forme.
Le Chaffis Le challis deftiné à lever les feuilles de papier, dont le cadre eft aifé à
rént^de' démonter, à hauffcr, 6c à baificr, n'eft point garni de fil de fer comme en
celui Europe, mais de fil de bambou. Ce font de petites baguettes , qu'on tire
d'Europe, plufieurs fois par une filière faite de plaques d'acier, 6c qu'on rend auffi fi-
nes 6c auffi déliées que le fil de fer. On les cuit au feu dans de l'huile,
pour les en pénétrer,, afin que le claffis entre légèrement dans l'eau, 6c
qu'il n'y enfonce qu'autant qu'il eft néceflaire, pour lever les feuilles de
•Quand
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. zpi
Quand on veut avoir des feuilles d'une grandeur extraordinaire , on a
foin que le réfcrvoir £c le chaflls , foient grands à proportion. On fufpcnd
une poulie, & on y pafle des cordons, dont le mouvement doit être extrê-
mement libre. Ces cordons foutiennent le cadre, Se au moment qu'on l'é-
leve, des ouvriers placez à côté du réfervoir, aident à lever la feuille, en
maneuvrant d'une manière égale èc uniforme.
L'auteur Chinois rapporte un moyen de faire fccher ces feuilles nouvel-
lement levées. Il faut, dit-il, bâtir une muraille qui foit creufe en dedans,
6c qui dans fa largeur loit bien blanchie. On ménage une ouverture a un
côté de cette muraille, èc par un tuyau on y introduit la chaleur d'un four-
neau voifm: le côté oppofé doit avoir une petite iflue, afin que la fumée
s'exhale. Avec le fccours de cette efpèce de poêle , on féche les nouvel-
les feuilles de papier, prel'que à mefurc qu'on les a levées.
Le papier qui fe fait de bambou, n'eit ni le feul, ni le meilleur, ni le
plus commun qui le faife à la Chine. On y employé beauconp d'autres ar-
bres , iur tout ceux qui abondent le plus en fève: les mûriers: par exem-
ple, les ormes, le corps de l'arbrifléau qui produit le coton, le chanvre,
& plufieurs autres efpèces d'arbres , dont les noms font inconnus en Euro-
pe. D'abord on ratifié légèrement la mince fuperficie de l'arbre qui eft
verdâtre; enfuite on détache l'écorce intérieure en forme de longue aiguil-
lettes três-déliées, qu'on blanchit à l'eau ÔC au folcil; apiès quoi on les pré-
pare de la même manière que le bambou.
Mais le papier qui ell le plus en ufage , 8c dont on fe fert communément,
c'ell celui qui fe fait de l'écorce intérieure de l'arbre nommé tchu koa^ au-
trement koii tchu: 6c c'eft pourquoi ce papier s'appelle Kon tchi. Qiiand on
rompt fes branches, l'écorce fe détache en forme de longs rubans: à en
juger par fes feuilles, on croiroit que c'eft un mûrier fauvage, mais par
fon fruit il reffemble plus au figuier. Ce fruit tient aux branches, fans
qu'on y apperçoive de queue: quand on l'arrache avant fa parfaite matu-
rité, il rend du lait de même que les figues, par l'endroit qui le tenoit at-
taché aux branches. Cent traits de reflemblance avec le figuier 6c le mû-
rier, feroient croire que c'eft une efpèce de fycomore. Il femble néanmoins
avoir plus de rapport avec l'efpèce d'arbou fier, nommé adrachne, qui eft
d'une grandeur médiocre, dont l'écorce unie, blanche, 6c luifante, fe fend
en Eté par la fèchereflé. L'arbre tchu kou de même que l'arboufier, croît
fur les montagnes, 6c dans des endroits pierreux.
L'herbier Chinois nous apprend la manière dont on doit élever l'arbre
tchu kou ^ afin d'avoir une écorce fi utile en abondance, 6c dans le dé-
gré de maturité néceflaire,pour en fabriquer du papier. Il faut, dit-il, à
l'équinoxe du Printems prendre la graine de cet arbre, 6c après l'avoir lavée,
la mêler avec de la fémence de féfame, que les Portugais nomment gerge-
lin, 8c la jetter en terre pèle mêle. Le gergelin pouiTera avec les pre-
miers jets de l'arbre tchu kou , mais il faut bien fe donner de garde de le
couper ni en Automne, ni en Hyver. Il faut attendre le Printems fuivant:
alors on met le feu dans le champ, 6c des cette année là même, on verra
Oo 1 ' croî-
Moyens
d ..vu des
fucilles
gnndeiir
extraordi-
naire.
Manière
Je fane
réclvrlei
i'iuilles.
Des difFc-
rentes for-
tes de
i^apier.
Du Papier
le plus en
De l'Arbre
Tchti kou.
Sa Prépa-
ration.
Sa Cuîtii.
re.
ipz DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
croître confidcrablement les plans tchu kou-. Au bout de trois ans il ell en
état d'être coupé, pour en fabriquer le papier.
Manière Quand il s'agit d'aflférmir le papier, ôc de l'empêcher de boire, les Chi-
k^ Papier "°'^ ^"^ donnent une teinture d'alun: pour exprimer cette opération, les
Européans ont inventé le terme de faner, parce que le mot Chinois Fan
Recette fignihe alun. Voici quelle cil leur méthode. On prend fix onces de colle
des Ingré- de poiffon bien blanche ôc bien nette: on la hache fort menu,& on la jette
diens à ce £jai-,s douze écuellées d'eau pure, qu'on fait enfuite bouillir: il faut fans
^"^'^^" cefle la délayer, en forte qu'il n'y relte aucun grumeau de la colle. Quand
le tout a été réduit en une forme liquide, on y jette trois quarterons d'alun
blanc & calciné qu'on y fait fondre èc incorporer. Cette mixtion fe verfe
dans un grand & large baffin, fur lequel on met en travers une baguette
ronde & bien polie. Enfuite on pafle l'extrémité de chaque feuille dans
toute fa largeur, entre une autre baguette fendue d'un bout a l'autre, dont
on ferre bien deux parties : puis en plongeant doucement la feuille de papier
on en tire aulîitôt ce qui y eil entré, en le failant gliller iur la baguette
ronde. Quand toute la feuille a paflc leftcment par ce bain, où elle s'eft
blanchie & affermie, la longue baguette qui embraffe la feuille à fon extré-
mité, fe fiche dans un trou de muraille où la feuille relie fufpcndue pour fe
lécher. C'ell là tout le léciet qu'ont les Chinois de donner au papier du
corps, & de la blancheur, & même de l'éclat. Un auteur Chinois prétend
que ce fécret leur eft venu du Japon.
C'eft le lieu de parler ici d'un autre fécret qu'ont les Chinois d'argenter
dVgenter ^^ papier à peu de frais & fans y employer de feuilles d'argent. 11 faut
le Papier, prendre fept Fuc», ou deux fcrupules de la colle de peau de bœuf, trois
Recette Fucn, d'alun blanc, & demie livre de belle eau, faire cuire le tout à petit
des Ingré- feu iufqu'à la confomption de reau,c'eft-à-dire, jufqu'à ce qu'il ne s'élève
diens a ce pi^^ ^^ fumées ni de vapeur. On doit avoir foin que cette mixtion foit très
"J^^' pureSc très-nette. Alors on étend fur une table bien unie,les feuilles de papier
fait de l'arbre qui porte le coton. Ce ^ZTpïer (e nomme Se lien tcbi: on met
fur ces feuilles avec le pinceau, deux ou trois couches de la colle d'une ma-
nière égale & uniforme. Il eft aile de s'appercevoir quand cette liqueur
appliquée a de la confiftcncc 8c ne coule point: fi elle paroît encore s'éten-
dre, il faut revenir à une nouvelle couche. Enfin on prend de la poudre de
talc, préparée de la manière que je l'expliquerai plus bas: on la paflè par
un tamis tres-fin ,ou par une pièce de gaze bien ferrée, & l'on répand uni-
formément cette pouffiére, fur les feuilles difpofèes à la recevoir: après
quoi on fuipend ces feuilles à l'ombre pour fe lécher: quand elles font fé-
ches, on les remet fur la table, Sc avec du coton neuf, on les frotte douce-
ment pour en faire tomber le iuperflu du talc, qui peut fervir pour une au-
tre occafion. On pouroit même employer Amplement cette poullîére, en
la détrempant dans l'eau mêlée de colle & d'alun, & tracer à Ion gré des
figures fur le papier.
Prépara- Qiioique je n'aye parlé que de l'efpèce de papier fiùt de l'arbrifleau qui
Ta"c pour porte le coton, ce n'eft pas à dire qu'on ne puiflé argenter toute forte de
argenterie pa-
Papier.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 293
papier, s'il eft bien uni, & fi l'on y employé le talc préparé de la ma-
nière luivante.
Il faut faire choix du talc qui cft fin, d'un blanc de neige, & tranfparent : De Ton
le talc vient de la province de Se tcbucn: celui qu'apportent les Mbfcovites, Choix,
efl: le meilleur. Les Chinois nomment ce minerai l'un mou che , c'eft-à-
dire, pierre matrice des nuages, parce que chaque feuille qu'on en féparc,
eft une efpèce de nuée tranfparente.
Quand on a bien choîfi la pierre de talc, il faut la faire bouillir dans de l'eau
environ quatre heures. Après l'avoir retiré du feu, on la laiiFe encore dans
l'eau un ou deux jours : enfuite on la lave bien, & on la met dans un fac de
toile, oti on la bniè à grandscoups de maillet. A dix livres de talc brifé,on
ajoute trois livres d'alun blanc : on moud le tout dans un petit moulin, qui
fe tourne à la main avec une efpèce de manivelle, puis on le pafle par un
tamis de foye, & après avoir recueilli ce qui a pitlfé, on le jette dans l'eau
qu'on fait tant foit peu bouillir. Qiiand la matière cft tout-à-fait repofée,
6c que l'eau eft devenue pure, on la fait écouler par inclination. Ce qui refte
au fond ayant été expofé au foleil, fait une maflé qu'on porte dans le mor-
tier, pour le réduire en poudre impalpable. On paile encore cette pouf-
fiére par le tamis, 6c on l'employé de la manière que je l'ai expliqué ci-
d efl us.
Je ne dois point oublier en finifTant cet article, une manufafture aflez R'habilla-
finguliére, qui eft a l'extrémité d'un fauxbourg de Peking, où il fe fait un ge fingu-
r'habillage de papier, dont le débit eft fort grand: c'eft-à-dire, que ces 'l-^''^
ouvriers ramaflent tour ce qu'ils peuvent trouver de vieux papier ufé, pour ^*"^'^*
en faire de nouveau, qu'ils ont l'art en quelque forte de rajeunir : peu
importe que ce papier foit écrit , qu'il ait été collé ilir des chaffis ou fur
des murailles, ou qu'il ait fervi à d'autres ufages, tout leur cft bon, & on
leur en apporte des provinces, qu'ils achètent à un prix très- modi-
que.
Ces ouvriers occupent un aflez long village, dont les maifons font adof-
féés contre les fépultures: chaque maifon a une enceinte de murailles bien
blanches avec de la chaux. Là on voit dans chaque maifon de grands mon-
ceaux de vieux papiers qu'ils ont ramaflez : s'il s'en trouve beaucoup
de fin, ils en font le triage. Ils jettent ces morceaux de vieux papiers dans
de grands paniers plats & aflez ferrez : ils vont enfuite près d'un puits Se fur
une petite pente pavée, ils lavent de toute leur force ce vieux papier, ils
le manient avec la main, & le foulent avec les pieds pour le décrafler, en
ôter les Ibuillurcs , fie le réduire en une mafle informe: puis ils font cuire
cette maflc, & après l'avoir bien battue jufqu'à ce que la matière fe trouve
au point qu'il f;iut pour en lever des feuilles, ils la verfent dans un réiérvoir.
Ces feuilles ne font que d'une grandeur médiocre: quand ils en ont levé une
aflez bonne pile, ils la porteur dans l'enclos voifin, où féparant chaque feuil-
le avec la pointe d'une égùille , ils l'appliquent encore toute humide con-
tre la muraille qui eft très- unie & très-bl.anche. Dès que l'ardeur du foleil a
féché toutes ces feuilles, ce qui fe f;iit en peu de tems, ils les détachent 6c
les raflcmblent.
Oo 5 L'in-
De l'En-
cre de la
Chine.
De fa
Compofi-
tion.
Figure
qu'on im-
prime fur
cetre En-
cre.
La plus
cftimée.
i94 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
L'invention du papier eût été peu utile aux Chinois, fi en mémC tems
ils n'cuflent inventé une elpéce d'encre propre à y tracer leurs caractères.
L'encre dont ils fe fervent , iê fait du noir de fumée, qu'ils tirent de diver-
fes matières, & principalement des pins, ou de l'huile qu'ils brûlent. Ils y
mêlent des parfums, qui corrigent l'odeur forte & délagi cable de l'huile.
Ils lient enicmble ces n.grédiens , julqu'à ce qu'ils prennent confillence,
&c qu'ils forment une pâte, qui fe met dans differens petits moules de bois.
Ces moules (ont fort bien tra^•alllez, Se impriment fur la pâte toutes les fi-
gures qu'ils veulent: ce l'ont d'ordinaire des figures d'hommes, de dragons,
d'oifeaux, d'arbrilîcaux , de fleurs. Se d'autres choies femblables: l'un des
côtet eil prefque toujours lemé de caraéteres Chinois. On lui donne la for-
me de bâton , ou de tablettes. L'encre la plus ellimée elf celle qui fe tra-
vaille à Hoei tcheou , ville de la province de Kiang nan. La manière de la
faire demande bien des façons, & elle a bien des dcgrez de bonté, fuivant
lefquels elle ell plus ou moins chère. On a efiayé de la contrefaire en Eu-
rope , fans qu'on ait pu y réufiir. Les Peintres & ceux qui fe plaifent au
deflein , fçavent de quelle utilité elle eft pour faire leurs efquiflés, parce
qu'elle prend toutes les diminutions qu'on veut lui donner. On fe fert aufîî
à la Chine d'encre rouge : mais ce n'eit gueres qu'aux titres ôc aux infcrip-
tions des livres. Au relie tout ce qui a rapport à l'écriture, eft fi noble ôcli
eftimé des Chinois, que les ouvriers occupez à frire de l'encre, ne font
point regardez comme exerçans un art fervile 6c mécanique.
Le même auteur Chinois que je viens de citer fiir ce que j'ai dit du papier
de" la Chine, 6c qui me fournit ce que je vais dire, allure que l'invention
de l'encre eft d'un tems prefque immémorial , mais qu'il a fallu bien des
années pour la porter au degré de perfection où elle eft maintenant.
D'abord on fe fervoit pour écrire d'un noir de terre : 6c en effet la lettre
w/ff, qui fignifie encre, préfente en bas dans fa compofition le caraéfere /o«,
qui veut dire terre , 6c en haut le caraélere he , qui fignifie noir. Selon
quelques-uns on tiroit un fuc noir de cette pierre: félon d'autres après l'a-
voir mouillée, on la fi-ottoit fur le marbre, 6c on en exprimoit une liqueur
noire. Il y en a qui prétendent qu'on la calcinoit au feu , 6c qu'après l'avoir
réduite en une poudre très-fine, on en formoit l'encre.
Au refte, félon notre auteur, cet ufage eft fi ancien, que le célèbre
Empereur Vou vang^ qui, comme on Içait, fleurilToit i iio. ans avant
l'Ere Chrétienne, en tiroit cette moralité: „ Comme la pierre »;?, dont
on fe fort pour noircir les lettres gravées, ne peut jamais devenir blanche:
de même un cœur noirci d'impudicitez, retiendra toujours (x noirceur.
Sous les premiers Empereurs de la Dynaftie des l'ang, c'eft-à-dire, en-
viron vers l'année 62.0. de l'Ere Chrétienne, le Roy de Corée envoyant
fon tribut annuel à l'Empereur de la Chine, lui offrit des pièces d'encre,
qui étoient faites d'un noir de fumée, qu'on avoir recueilli de vieux pins
brûlez, 6c où l'on avoit incorporé de la colle de corne de cerf pour lui don-
ner de la confillence. Cette encre avoit un éclat , qu'il fembloit qu'on y
Epoque de eût appliqué une couche de vernis.
TEncrc L'induftiie Chinoife fut piquée d'émulation: on tâcha d'imiter l'artifice
inoderne, dcs
Epoque de
l'inven
lion de
l'Encre de
la Chine.
Son pre-
mier A^e,
Pièces
d'Encre
envoyées
en tribut.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
t9T
des Coréens, & après divers cflais on y réufllt: mais on ne fut bien con-
tent que iur la fin de la même Dynaftie, vers l'an 900. de J. C. car ce ne
fut qu'en ce tems-là qu'on vint à bout de faire la belle encre, telle qu'elle
cft maintenant en ufage.
En l'année 1070. de l'Ere Chrétienne, fous le régne de Ching tfong, on
rafina encore fur la matière de l'encre qu'on nomma Impériale , yu me,
parce qu'on s'en fervoit dans le palais. Le noir de fumée qui y entroit,
coûtoit plus à ramafler, & étoit beaucoup plus fin: on ne brûloit plus de
fimples pins, comme auparavant : mais on brûloit de l'huile dans des lam-
pes à plufieurs mèches: la fumée fe raflembloit fous un petit ciel d'airain,
& en le condenfant, elle formoit la fuye qu'on defiroit. En la malaxant,
on y ajoûtoit du mufc, pour hii donner une bonne odeur.
Notre auteur ne dit point quelle forte d'huile on y employoit , ni de
quelle façon on ménageoit la matière, pour avoir plus de noir, & mieux
conditionné: car il y a des règles à obferver pour tout cela: félon les appa-
rences on fe fervoit de l'huile de gergelin. L'huile d'olive ou de noix ,
qui n'eft point en ufage à la Chine, feroit fans doute meilleure.
Un autre livre Chinois, intitulé, la manière de faire de l'encre, donne
une recette pour en faire de boime, où il fait entrer des drogues, qu'il
n'eft pas aifé de faire connoître en Europe.
On prend, dit-il, i". dix onces de noir de fumée, ou de fuye tirée des
pins. z\ Des plantes Ho biang^ 6c Kan fung. 3°. On y joint du fuc de
gingembre. 4°. Des goulTes ou filiques , nommées tcbii hia\ tfao ko.
On tait d'abord bouillir dans de l'eau ces quatre derniers ingrèdiens : lorf-
que par la cuilfon la vertu des végétaux en aura été tirée, on jette le marc.
Cette liqueur déjà épaiffie, étant raflife & clarifiée, fe remet fur le feu
pour lui donner la confiltence d'une pâte, & fur le poids de dix onces de
cette mixtion, on diflbud quatre onces de la colle nommée O kiao^ ou l'on
aura incorporé trois feuilles d'or & d'eux d'argent. Quand tout eft ainfî
préparé, on y mêle les dix onces de noir de fumée, afin d'en former un
corps. Cette compofition doit être long-tems battue avec l'efpatule.
Enfin on h jette dans des moules, pour en former des tablettes. Peu après
il faut enterrer l'encre dans un long efpûce plein de cendres froides, où
elle rcftcra enfevelie cinq jours durant lePrintems: trois jours, fi c'cft en
Eté: fept jours en Automne, & dix en Hyver: £c c'efl: la dernière façon
qu'on lui donne.
Ces connoiflances font aflez imparfùtes , parce qu'il n'eft pas aifé de
fçavoir quelles font ces plantes défignées par des noms Chinois. Un de nos
Mifilonnaires m'a envoyé fes conjeétures, qui peuvent aider â les décou-
vrir, s'il y en a de femblables en Europe, ou du moins à leur en fubfti-
tuer d'autres, capables de donner à l'encre du corps, de l'odeur, 6c du
luftre.
1°. Selon les Diétionnaires Chinois Ho hiang eft une plante médicinale aro-
matique. Elle a les qualitez intrinféques à\xSoii ho^ autre plante dont on tire
une efpèce d'huile qui fe vend à Peking , & que les marchands mêlent fou-
vent
De l'Encre
Impériale,
Drogues
propres à
l'Encre de
h Chine.
Première
Recette^
Du He
hiang.
Ses ?\&^
priétés»
Du K,a;
fung.
Du Tfu y a
Seconde
Recette.
Troifiéme
Recette.
2P6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
vent au beaumc du Pérou, pour en augmenter la quantité. Cette huile tirée
du Son bo, paroit être le llorax liquide , qui efl une matière vifqueufe, de
couleur gnle, d'une odeur forte 6c aromatique, Se qui a la confillence d'un
beaume épais.
i°. Le Kan fiing cft une plante qui entre dans différentes compofitions de
parfums. Elle elt d'une nature tempérée 8c douce au goût, ainfi que le
marque le terme Knn: fes feuilles font très-fines 6c preffees. On ajoute que
cette plante elt très-falutaire dans les douleurs de ventre.
y. 'Tfti ya tù. ainfi nommé, parce que le fruit deTarbriffeau a la figure,
la longueur, fie la grofleur d'une défcnic de fanglier qui fort de la mâchoire
d'en bas: on y ajoute les deux termes Tfao ko^ qui hgnificnt une efpèce de
corne noire, ce qui feroit croire que ce pourroit bien être le fruit carouge
ou filique,dont la figure approche de celle d'une corne, 6c qui cft d'une cou-
leur rouge 6c obfcurc. 11 eil feulement à obferver que la fiiique Chinoife
n'eft pas fi longue que celle du carouge 6c qii'au lieu d'être platte, elle eft
prefque ronde, "pleine de cellules, contenant une fubftance moëleuiè, d'un
goût ingrat, 6c âpre.
4=. Au lieu de la colle o kiao qui fe fait de la peau d'un âne noir, avec une
«au particulière, qui ne fe trouve que dans un endroit de la province de
Chan tong^ on peut y employer la colle forte d'une autre efpèce, par exem-
ple, celle que nous nommons l'aurina.
f \ Le lit de cendres froides, ou l'on enfevelit l'encre nouvellement faite,
fert à attirer ce que la colle auroit laifle de trop fort 6c de trop tenace dans
l'encre.
Je joints à cette première recette, une autre plus courte, 6c plus aifée
qu'on tient des Chinois , 6c qui fuffira peut-être pour faire de l'encre d'un
beau noir, ce qu'on regarde comme une chofc eflentielle. Brûlez, di-
fent-ils, du noir de fumée dans un creufet, 6c tenez le fur le feu, jufqu'à
ce qu'il ne fume plus, brûlez pareillement de l'inde dans un creufet, juf-
qu'à ce qu'il ne s'en élevé aucun fouffle de fumée * : faites difibudre de la
gomme adragant,6c lorfque l'eau employée à la diftblution fera afiez épaif-
fe , ajoutez- y le noir de fumée , 6c l'inde, 6c remuez bien le tout avec l'cf-
patule: cnfuite jettez cette pâte dans des moules. Il faut prendre garde de
ne pas mettre trop d'inde, qui donneroit un noir violet.
Une troifiéme recette beaucoup plus fimple, 6c d'une exécution plus fa-
cile m'a été communiquée par le Père Contancin, qui l'a eu de Chinois
auflî bien inftruits qu'on peut l'être: car on ne doit p:;s s'attendre que les
habiles ouvriers fiiffcnt part de leur fécret : ils fe donnent bien de garde de
le divulguer, 6c ils en font myftere à ceux-mêmesde leur nation.
On met cinq ou fix mèches allumées dans un vafe plein d'huile: on pofc
fur ce vafe un couvercle de fer, fait en forme d'entonnoir: il le faut met-
tre à une certaine diftance, en forte qu'il reçoive toute la fumée. Quand il
• Sans doute qu'ils entendent l'inde en maron
vient de Zmp tcjg.
ou le fuc d'inde mis en pain , qu!
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. xr^j
en a reçu fuffifamment, on le levé, 6c avec une plume d'oye on en balaye
doucement le fond, & l'on fait tomber le noir fur une feuille de papier bien
fec Se bien ferme. C'efl ce qui fert à foire l'encre fine &: luifante. La meil- Ce qui la
leure huile fait le noir plus luifant, & par conféquent l'encre la plus eftimée f^!"^ ""^ ^
Se la plus chère. Le noir qui ne tombe point avec la plume, & qui cil; for- '"''^*'^^^«
tement attaché au couvercle eft plus groflîer, ôc on l'employé à faire. l'en-
cre médiocre. On le détache en le raclant, & on le fait tomber dans un
plat.
Apres avoir ainfi levé le noir, on le broyé dans un moitier, en y mêlant
du mufc, ou de l'eau odoriférante avec de bonne colle liquide, pour unir
les parties. Les Chinois fe fervent ordinairement de la colle qu'ils appellent
Nieou kiao^ colle de bœuf. Quand ce noir a pris un peu de confillence,
& qu'il commence à être réduit en pâte, on le jette dans des moules qu'on
a fait faire, félon la forme qu'on veut donner aux bâtons d'encre: on y
imprime avec un cachet fait exprès, les caraétéres , & les figures qu'on veut,
en bleu, en rouge , ou en or, 6c on les fait fccher au foleil, ou à un vent fec.
On aflure qu'à la ville de Hoei tchcou, où fe fait l'encre qui a le plus de Où fe h\%
réputation, les marchands ont grand nombre de petites chambres, où ils }* '"^'':
tiennent des lampes allumées depuis le matin jufqu'au foir : chaque cham- ^"'^^'
bre eft diftinguée par l'huile qu'on y brûle, & par conféquent par l'encre
qu'on y fait.
Cependant bien des Chinois font perfuadez que le noir de fumée , qui fc
recueille des lampes où l'on brûle de l'huile de gergelin,n'eft employé qu'à
faire une efpèce d'encre particuhére qui eft de prix, & que vu la quantité
étonnante, qui s'en débite à bon marché, on doit y employer des matières
combuftibles plus communes, 6c moins chères.
Ils prétendent que le noir de fumée fe tire immédiatement de vieux pins, Sentiment
6c que dans le diftriâ; de Hoei tcheoti^ où fc fait la meilleure encre, on a des ^^^ 9^h
fourneaux d'une ftruélure particulière pour y brûler ces pins, 6c pour con- "ofr de *"
duire la fumée par de longs canaux, dans de petites loges bien fermées, 6c fumée,
dont les dedans ibnt tapiflez de feuilles de papier. La fumée introduite dans
ces loges, s'attache de tous cotez aux murs 6c au lambris, 6c s'y condenfe.
Après un certain tems on ouvre la porte, ^ l'on fait une abondante récolte
de noir de fumée. En même tems que la fumée de ces pins qu'on brûle, fe
répand dans les loges, la réfine qui en fort, coule par d'autres canaux qui
font à fleur de terre.
11 eft certain que la bonne encre, dont il fe fait un fi grand débit à Nan
king^ vient du diftriâ: de Hoei tcheoii^ 6c que celle qu'on fait ailleurs, ne
lui eft pas comparable. Peut-être les habitans de ce canton-là ont-ils un fé-
cret qu'il eftdifticile d'attraper: peut-être auflî que le terroir 6c les montagnes
de Hoei tcheou fourniffent des matériaux plus propres à donner de bonne
fuye, qu'il ne s'^n trouve ailleurs. Il y a quantité de pins : 6c dans quel-
ques endroits de la Chine, ces arbres fournilfent une réfine bien plus- pure
6c plus abondante que nos pins d'Europe. On voit à Peking des pièces de
bois de pin venues de Tartarie, qu'on a mis en œuvre depuis foixante ans. Se
Tome H. Pd da-
zpS DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE.
davantage, lefquelles dans les chaleurs jettent quantité de grofles larmes de
réfine, "qui paroît prefque de l'ambre jaune. La nature du bois qui fc brû-
le, contribue beaucoup à la bonté de l'encre: l'eipèce de iuye qui fe tire
réfine, qui paroît prefque de l'ambre jaune. La nature du bois qui fe brû-
le, contribue beaucoup à la bonté de l'encre: l'eipèce de iuye qui fe tire
des fourneaux de verreries, & dont les Peintres fe fervent, pourroit bien être
la plus propre pour lacompofition de l'encre Chinoife.
Comme l'odeur de la fuye fcroit très-défagréable, fi l'on veut tpargnei-
la dépenfe du mufc qu'on a coutume d'y mêler, on peut embaumer les pe-
tites loges de parfums: leur odeur qui s'exhale dans ces loges, s'incorpore
avec la fuye attachée aux murailles en forme de moufle ôc de petits flocons,
Se l'encre qu'on en fait n'a point de mauvaife odeur.
Le même auteur Chinois que j'ai cité, fait diverfes abfervations que je
ne dois pas omettre,
î^jniére !'• Si vous voulez diftingucr les divers dégrez de bonté de l'encre
deconnoî* nouvellement faite, prenez un vafe couvert du vernis le plus fin, appelle
tre la bon- 'j'souan kouang tsi: après avoir mouillé par le bout les dffércntcs pièces d'en-
Ve'^c e ''"^' frottez- les fur le vafe vernifle: les épreuves étant féches, expofez le
vafe au foleil: fi vous voyez que la couleur de l'encre eil tout-à- fait fem-
blable à celle du vernis, cette encre eft-du premier ordre: elle ell bien infé-
rieure , fi le noir eft tant foit peu bleuâtre : s'il ell comme cendré , c'elt
l'encre du plus bas prix, & la moins eftimée.
Moyens 2,'. Le moyen de bien conferver l'encre. Se d'empêcher qu'elle ne fc gâte
de la con- c'eft de la tenir bien enfermée dans une boëte, où l'on ait mis de l'armoife
ferver. parfaitement meure. Sur-tout ne l'expofez jamais aux rayons du foleil: car
elle fe fendroit, & s'en iroit en pièces.
Eft d'un 3". On conferve quelquefois dans un cabinet par curiofité des bâtons
ornement d'encre chargez d'ornemens & de dorures : fi quelqu'un de ces bâtons ve-
dans les ^^^ % ^^ bj-ifer le moyen de réunir enfemble les deux pièces, enforte qu'il
Cabinets ._ ' ni -, rL i-, i ■• J n A^
des Cu- ne paroiflc aucun veftige de rupture, c eft d y emploier de 1 encre même,
rieux. de la réduire en pâte fur le marbre, 6c d'en frotter les morceaux caflcz, en
les preflant l'un contre l'autre. Laiflez alors le bâton d'encre une journée
entière ians y toucher , Sc vous le trouverez aufli fain 6c auffi ferme, que
s'il n'eût pas été cafie.
Del'afage 4°- Quand on veut écrire, & finir délicatement les traits de pinceau ,
de l'Encre, avant que de broyer l'encre fur le marbre, il faut avoir foin de le bien la-
ver, afin d'en ôter tout ce qui y feroit relié d'encre du jour précédent.
Pour peu qu'il en reftât, elle nuiroit à la nature du marbre dont on fe fert,
& à la nouvelle préparation de l'encre. Du relie, pour laver le marbre , il
ne faut point fe fervir d'eau chaude, ni d'eau fraîchement tirée du puits :
■mais d'une eau qu'on ait fait bouillir, 6c qui fe foit refroidie. Les meilleu-
res pierres & les plus propres à préparer l'encre, s'appellent Touan cbe.
L'Encre f °- Qi^^n^ on a conlervé long-tems de l'encre 6c qu'elle ell fort ancien-
.le la Chi- ne,, on ne s'en fert plus pour écrire, elle devient, félon les Chinois, un
ne devient excellent remède , qui cil rafraîchiflknt , qui arrête les hémorragies de
dan's^^la ^'^"S ^ ^^^ convulfions des petits cnfans. Ils prétendent que par les alkalis
■Médecine, propres à abforber les acides morbifiques , elle adoucit l'acreté du fang. La
dofc
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. zç>s>
dofe pour les pcrfonnes qui ont de l'âge, eft de deux dragmes dans de l'eau,
ou dans du vin.
Les Chinois ne fe fervent pour écrire, ni de plumes comme nous, ni de Les Chi-
cannes ou de roibaux, comme les Arabes , ni de craïon , comme les Sia- ""^'^ ""= ^'^
mois, mais d'un pinceau rait du poil de quelque animal, ôc particulière- p"n^"£ie
ment de lapin, qui ell plus doux. Quand ils veulent écrire, ils ont fur la Plume^j
table un petit marbre poli, creuic à l'une des extrémités, pour y contenir pour çcri^
l'eau: ils y trempent leur encre en malTe , & la frottent fur la partie du '^^- •
marbre qui elt unie. Selon qu'ils appuyent plus ou moins, en frottant leur ^'ais ce
encre fin- le marbre, elle devient plus ou moins noire. Pinceau.
Lorfqu'ils écrivent, ils ne tiennent pas obliquement le pinceau, comme Maniéré
foiu les Peintres; mais perpendiculan-ement, comme s'ils vouloient piquer defefervir
le papier. Ils écrivent de haut en bas,Ô<; commencent com.me les Hébreux '^^^^^ 1''"-
de droit ^ gauche. De même ils commencent leurs livres où nous finif-
fons les nôtres, &c notre dernière page elt chez eux la première.
Les Lettrez & les gens d'étude ont une attention extrême à tenir leur ^o'^^ V^'~-
marbre, leurs pinceaux, & leur encre bien propres Se bien rangez • à peu- jes" uten-
près comme nos Guerriers ont foin de conferver leurs armes bien polies 6c ciles pro-
bien nettes. Ils donnent au pinceau, au papier, à l'encre, 6c au petit près à l'é-
marbre pour le broyer le nom des quatre chofes prccicufes, Sse'e Pao. cnture.
On voit un grand nombre de livres à la Chine, parce que de tems im- L'Impn-
méinorial on y a eu l'art de l'Imprimerie, qui ne fait preique que de naître ™"ç^„^g
en Europe. Elle eft néanmoins bien différente de celle d'Europe. Comme j ]j chine.
notre alphabet confifte en un très-petit nombre de lettres , qui par leur
différent aflcm.blagc, peuvent former les plus gros volumes: on n'a pas be-
foin de fondre un grand nombre de caraétéres , puilqu'on peut employer
pour une féconde feuille, ceux qui ont fervi pour la première. Au con-
traire le nombre de carnétéres c tant preique infini à la Chine, il n'y a pas
moyen d'en fondre une li prodigieuie multitude, & quand on en viendroit
à bout, la plû-part feroient de très- peu d'ulage.
Voici donc en quoi confille leur manière d'imprimer. Ils font tranfcri- Manière
re leur ouvrage par un excellent Ecrivain , fur un papier mince , délicat , 6c ^g^ ^' ^^
tranfparent. Le Graveur colle chacune des feuilles lur une planche de bois chine
de pommier, de poirier, ou de quelque autre bois dur 6c bien poli, 6c avec avec des
un burin il luit les traits, &c taille en épargne les caractères, abbattant tout j^^'jfj'^"^
le relie du bois, fur lequel il n'y a rien de tracé. Ainfi il fait autant de
planches différentes, qu'il y a de pages à imprimer: il en tire le nombre
qu'on lui prefcrit , 6c on eft toiijours en état d'en tirer d'autres exem-
plaires, fins qu'il foit befoin de compofer de nouveau: 6c l'on ne perd
pas beaucoup de tems à corriger les épreuves, puifque travaillant fur les
traits de la copie même, ou de l'original de l'auteur , il ne lui eft pas pof-
fible de faire des fautes, fi cette copie eft écrite avec exaftitude.
Cette façon d'imprimer eft commode, en ce qu'on n'imprime des feuilles En quoi
qu'à mefure qu'on les débite , 6c qu'on ne court point le rifque, comme commode.
Pp z en
Propre aux
Livres de
toute forte
tîe Lan-
gues,
'Avec des
Caraflcres
mobiles.
Leur ma-
nière d'im-
primer
dans les
occa fions
preffantes.
L'ufage
des Prcffes
eft incon-
nu aux
Chinois.
DelaPofi-
tion de la
Planche.
500 DESCRIPTION DE L^EMPIRE DE LA CHINE,
en Europe, de ne vendre que la moitié des exemplaires , 8c de fe ruiner en
frais inutiles. D'ailleurs après avoir tiré trente ou quarante mrlle exem-
plaires, on peut aiiement retoucher les planches, qui fervent encore à plu-
lîeurs autres impreflions.
Des livres de toutes fortes de Langues peuvent s'imprimer de même que
les livres Chinois. Alors la beauté du caraétére dépend de la main du co-
pirte: l'adrefle des Graveurs eft fi grande, qu'il n'eft pas facile de dilHn-
guer ce qui eil imprimé , d'avec ce qui a été écrit à la main: ainfi l'im-
preffion eit bonne ou mauvaife, félon qu'on a employé un habile ou un mé-
diocre Ecrivain. Cela doit s'entendre fur tout de nos curaétéres Européans,
qu'on frit graver 6c imprimer par les Chinois: car pour ce qui eil des ca-
raétéres Chinois qu'on fait graver, l'habileté du Graveur corrige fouvent le
défaut de l'Ecrivain.
Cependant les Chinois n'ignorent pas la manière dont on imprime en
Europe : ils ont des caraétércs mobiles comme nous. La léulc différence
eil que les nôtres font de métal, & les leurs iéulement de bois. C'ell ainfi
que fe corrige tous les trois mois l'Etat de la Chine qui fc fait à Pcking. On
dit qu'à Nan king &. à Sou îcheou, on imprime de la forte quelques livres de
petit volume ,. auffi proprement ^ aufli bien que ceux qui iont le mieux
gravez. On n'a pas de peine à le croire, puifque cela ne demande qu'un
peu plus de travail 6c de foin.
Dans les affaires prcflees, comme lorfqu'il vient un ordre de la Cour qui
contient plufieurs articles, 6c qui doit s'imprimer en une nuit, ils ont une
autre manière de graver. Ils couvrent une planche de cire jaune, 6c tra-
cent les caraéleres avec une rapidité furprenante.
On ne fe fert point de preflé comme en Europe : les planches qui font
de bois. Se le- papier qui n'a point été trempé dans de l'eau d'alun, ne pour-
roient pas la fouffrir. Mais quand une fois les planches Ibnt gravées, que
le papier eil coupé ,, 8c l'encre toute prête, un feul homme avec la brof-
fe, 6c fans fe fatiguer , peut tirer chaque jour près de dix mille feuil-
les.
La planche qui fert aûuellementjdoit être pofée de niveau 8c d'une ma-
nière itable. 11 faut avoir deux brolfes, l'une plus dure qu'on prend avec
la main, 6c qui peut fervir par les deux bouts: on la trempe un peu dans
l'encre, 6c on en frotte la planche, en forte qu'elle ne ibit ni trop , ni trop
peu humeélée: fi elle l'étoit trop, les lettres en feroient toutes pochées: fi
elle l'étoit trop peu , les caraèlercs ne s'imprimeroient pas. Quand la
planche eil une fois bien en train, on peut imprimer jufqu'à trois ou qua-
tre feuilles de fuite, fans tremper de nouveau la brofle dans l'encre.
La léconde broffe doit couler iur le papier enlepreflant un peu, afin qu'il
prenne l'encrf : il le- fait aifèment , parce que n'ayant point été trempé
dans l'eau d'alun , il s'en imbibe dabord. Il faut feulement prefier plus ou
moins, S>C pafler la brofle fur toute la feuille , 8c à plufieurs fois, plus ou
moins félon qu'on lent qu'il y a plus ou, moins d'encre fur la planche. Cette
broffe doit être oblongue 8c douce.
L'en-?
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 501
L'encre dont on le fert pour imprimer, eft liquide, 6c eft bien plutôt
prête, que celle qui fe vend en bâtons. Pour la fliire, il fout prendre de la
luie, la bien broyer, l'expolcr au Ibleil, 6cla pafler par un tamis: plus elle
ell fine, 6c meilleure elle eih II faut la détremper avec de l'eau^de-vie y
julqu'à ce qu'elle devienne comme de la colle, ou comme de la bouillie é-
pailTe, prenant garde que la fuie ne fe mette en grumeaux.
Après cette façon, on y ajoute de l'eau autant qu'il faut, pour qu'elle
ne foit ni trop épaillè, ni aulll trop claire, 6c par conféquent trop blanche.
Enfin pour empêcher qu'elle ne s'attache aux doigts, on y ajoute un peu
de colle de bœuf Je crois que c'ell celle dont fe fervent les menufiers: on
la fait diflbudre auparavant fur le feu, 6c enfuite fur dix onces d'encre, on
fait couler à peu près une once dé colle qu'on mêle bien avec la fuie 6c
l'eau-de-vie, avant que d'y ajouter l'eau.
Ils n'impriment que d'un côté , parce que leur papier eft mince 6c tranf-
parent , &; ne pourroit fouffrir une double imprelTion, fans confondre les
caraûeres les uns avec les autres: c'eft ce qui fvit que les livres ont une dou-
ble feuille, qui a fon replis au dehors, 6c fon ouverture du côté du dos du
livre, oii elle eft couiiie. Ainfi leurs livres fe rognent du côté dudos,au lieu
que les nôtres fe rognent fur la tranche : 6c pour les aflembler,il y a un trait
noir fur le replis de la feuille, qui fert à la jurtifier: comme les trous que
font les pointes aux feuilles que nous imprimons, fervent aux relieurs à les
plier également, afin que les pages fe répondent.
Ils couvrent leurs livres d'un carcon gris aficz propre, ou bien d'un fatin
fin, ou d'un petit taffetas à fleurs, qui ne coûte pas beaucoup. Il y en a
aufli que les relieurs couvrent d'un brocard rouge, femé de fleurs d'or 6c
d'argent. Qiioique cette manière de relier foit fort inférieure à la nôtre,,
elle ne laifle pas d'avoir fon agrément 6c fa propreté.
De l'En.
cre pour
l'Impri-
merie.
De leur
manière
d'impri-
mer.
De la Re-
Heure des
Livres.
DelaCoii-
verture
des Li-
vres. ' .
De (juelle mafiiêre on fait étudier les jeunes Chinois :
des divers dégrez par où ils paffent , ^ com^
bien ils ont d'examens à fubir pour par-
venir au DoBorat,
DÈS l'âge de cinq à fix ans, félon que l'efprit des enfans eft ouvert,
6c que les parens ont foin de leur éducation, les petits Chinois com-
mencent à étudier les lettres: mais comme le nombre des lettres eft fi fort
multiplié , 6c qu'ils n'ont point de méthode comme en Europe , cette
étude feroit fort dégoûtante, fi l'on n'avoit pas trouvé le moyen d'en faire
une efpèce de jeu 6c de divertiflement..
On a donc choîfi quelques centaines de caraftéres , qui expriment les
chofes les plus communes, 6c qui tombent le plus fous les fens: comme le
Pp 5 ciel>
De rEûQw
cation des
Chinois,
De leur
manière
d'appren- •
dre l'A,'
;oi DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
ciel, letoleil, la lune, l'homme, quelques plantes, quelques animaux, la
mailon, ôc les utenciles ks plus ordinaires. On a grave groflicrement toutes
ces choies, & mettant après le caractère Chmois, ces figures, bien que
groteiques, réveillent l'ciprit des cnhms, fixent leur imagination, & aident
A.B.C.dei leur mémoire. C'ell ce qu'on peut appcller l'A. B. C. des Chinois.
Chinois. L'inconvénient qui s'y trouve , c'cft que dès leur plus tendre jeu-
nefle, leur ciprit eft imbû d'une infinité de chimères: car pour peindi'e le
foleil, ils mettent un coq dans un cercle: un lapin qui pile du ris dans un
mortier, c'ell: la lune: une manière de diable qui tient en main la fou-
dre , à peu près comme les anciens peignoient leur Jupiter , c'ell le
tonnerre. Viennent en leur rang les Bonzes & leurs jWao ou Pagodes: de
forte que les pauvres enlans lucent, pour ainfi dire, avec le lait toutes ces
rêveries. On m'a afiurc depuis peu que cette méthode n'elt plus gueres en
ufage.
Le livre qu'on leur met enfuite entre les mains , s'appelle San tfe'é king.
C'eft un abrégé qui contient ce qu'un enfant doit apprendre, & la manière
de l'eniéigner. Il confilte en plufieurs petites lèntentes de trois caraélcres
arrangées en rimes, pour faciliter la mémoire des enfans. Il y^ en a aulfi un
autre dont les Sentences font de quatre caraétéres. On a fut de même
pour les enfans Chrétiens un catéchifme , dont toutes les phrafes n'ont
que quatre lettres, & qui s'appelle pour cette raifon Ss'ée tsce king -jen.
Car.iftcres Au refte il faut que les enfans apprennent peu à peu tous ces caraâéres,
de l'Ai- de même qu'on leur fait apprendre en Europe notre alphabet, avec cette
phabet en différence, que nous n'avons que vingt-quatre lettres, & qu'il y en a plu-
nombre à fieurs mille à la Cliine. On oblige un jeune Chinois à en aiiprendre da-
la Chine, bord quatre, cinq, ou fix en un jour," & il faut qu'il les répète ians cefTe
depuis le matin jufqu'au foir: car il en doit rendre compte régulièrement
deux fois le jour: 6c s'il manque fouvent à fa leçon , on le punit. Le châ-
timent fe fait ordinairement de la forte: on le fait monter fur un petit banc
fort étroit, où il lé couche tout de fon long fur le ventre, & là il reçoit
fur fon caleçon huit ou dix coups d'un bâton plat comme nos lattes. Pen-
dant le tems de leurs études, on les applique avec tant de foin, & Us appor-
tent tant d'afiîduité, qu'ils ont rarement des jours de relâche, fi ce n'eft
environ un mois au nouvel an , Sc cinq ou fix jours vers le milieu de
l'année.
Du Châti- Du moment qu'ils font capables de lire les Ssee chu *, on ne leur en
ment des lailTe plus lire d'autres, qu'ils ne les fçachent par cœur, fans broncher d'une
tnfins, {-gyig lettre, & ce qu'il y a de plus épineux 6c de plus rebutant , c'eif qu'il
faut qu'ils les apprennent, fans qu'ils y entendent prefque rien : la coutu-
me étant de ne leur expliquer le fens des caraétéres , que quand ils les
fçavent parfaitement.
ComTient En même tems qu'ils apprennent ces lettres, on leur montre à les former
on leur ^ j^ pinceau. On leur donne dabord de grandes feuilles écrites ou im-
apprenl a t' ° •_
former les r*^
l.eitres. # Çç font les quatre livres qni renferment la doârinc de Congftu tsée ou Confucius, 8e
d; M'mg tsës ou Mencius,
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 3-5
primées en caraâ:cres rouges affez gi-os : les enfans ne font que couvrir les
traits rouges de couleur noire avec leurs pinceaux, pour s'accoutumer à
former les traits.
Qiiand ils ont appris ainfi aies former, on leur en donne d'autres, qui
font noirs 6c plus petits: cc appliquant fur ces feuilles une autre feuille blan-
che de leur papier, qui eft tranlparent, ils calquent, 6c tracent les lettres
fur ce papier, félon la forme de celles qui font deflbus. Mais ils fe fervent
plus fouvent d'une planche couverte d'un vernis blanc, 6c partagée en pe-
tits quarrez , qui font les différentes lignes , fur laquelle ils écrivent leurs
caradéres , 6c qu'on efface avec de l'eau, quand l'exemple ell finie: cela
épargne le papier.
Enfin ils prennent grand foin de fe former la main: car c'eft un grand Soin des
avantage aux gens de lettres de bien peindre leurs caraétéres : on y a beau- Chinois à
coup dégard , 6c dans l'examen qui le fait de trois en trois ans pour les dé- Le™res '^^
grez , on renvoyé d'ordinaire ceux qui peignent mal , fur-tout , fî leur
écriture ell: peu éxaéte , à moins que d'ailleurs ils ne donnent de grandes
preuves de leur habileté, foit dans la langue, ibit à compofer de beaux
difcours.
On rapporte qu'un afpirant aux dégrez s' étant fervi , contre l'ordre ,
d'une abbréviation , en écrivant le caraélere Ma, qui fignifie che^oal, eut
le chagrin de voir fa compofition , quoiqu'excellente, mife pour cela feul
au rebut, 6c effuya de la part du Mandarin ce trait de raillerie, qu'un che-
val ne pouvoit marcher, s'il n'avoit fes quatre pieds.
Quand on connoit aflez de caraétéres pour pouvoir compofer, il faut ap-
prendre les régies du Ven îchang. C'eft une compofition allez femblable à
ces efpèces d'amplifications, qu'on fiiit faire en Europe aux écoliers, qui
font prêts d'entrer en Rhétorique : à cela près que le Vm tchang doit être
plus difficile , parce que l'efprit eft plus gêné , & que le flile en eft parti-
culier. On ne donne pour toute matière qu'une fentence tirée des livres
clafîlques: c'eft ce qu'on appelle 7;' »-/o«, le fiijet, 6c ce fujet , n'eft quel-
quefois qu'une feule lettre.
Pour juger fi les enfans profitent, voilà ce qui fe pratique en plufieurs en- f'ompofi-
droits. Vingt ou trente familles, qui portent toutes le même nom, 6c ''°"5. '^o- .
qui ont par conféquent la même lalle de leurs ancêtres , s'uniffent enfem- '"^ '^"^'
ble, 6c conviennent d'envoyer deux fois chaque mois leurs enfans dans cet-
te falle, pour y compofer. Chaque chef de famille donne tour à tour le
fujet, 6c fournit ce jour- là aux frais du dîner, qu'il a foin de faire porter
dans la falle. C'eft encore lui qui porte le jugement des compofitions, 6c
qui déclare ceux qui ont le mieux réulfi. Si le jour qu'on compofe, quel-
qu'un de cette petite fociété s'abfente fans raifon , fes parens font obli-
gez de payer environ vingt fols : c'eft un moyen fur qu'aucun ne s'ab-
fente.
Outre cette induftrie,qui eft particulière 6c libre, il faut que tous ces jeu- CompoG-
nés gens compofent tous enfemble devant le petit Mandarin des Lettrez, ""ns pu,
qu'on appelle Uiq koùan^Qùà. fe fait au moins deux fois l'an , une fois au Prin- °''^"«»-
temps^
compenler ceux qui ont
leurs frais.
Des Pcr-
lonnes
prépolées
a l'fcduca-
/ion des
Jinfâiis.
304 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
temps, Se une fois en Hyvcr,& c'eft une chofe générale par tout l'Empire,
Je dis au moins, parce qu'outre ces deux examens généraux, les Mandarins
des Lettrez les font venir aflez fouvent pour examiner le progrès qu'ils font
dans leurs études, èc les tenir en haleine. Il y a même des Gouverneurs de
ville qui fe donnent ce foin, ôc qui font venir chaque mois à leur tribunal les
Lettrez qui n'en font pas éloignez , pour les faire compofer , Se pour ré-
it le mieux réuffi , les traittant même ce jour-là à
Il n'eft pas fu rprcnant qu'on fe donne tant de peine à élever les jeunes
gens dans un Etat, où l'on fait profeffion des lettres depuis tant de fiécles.
Se où on les préfère à tous les avantages de la nature ; il n'y a ni ville , ni
bourg , ni prefque aucun petit village, où il n'y ait des maîtres qui tien-
nent école, pour y inllruire la jeuneiîé dans les fciences; les parens qui font
plus à leur aife, donnent à leurs enfans des Précepteurs, qui les enfeignent,
qui les accompagnent, qui forment leurs mœurs, qui leur apprennent les
cérémonies, les révérences, les complimens , les civilitcz ordinaires, les
vifites. Se félon leur âge , l'hiftoire Se les loix. On trouve une infinité de
ces Précepteurs , parce que parmi ceux qui afpirent en grand nombre aux
dégrez, il y en a trcs-peu qui y parviennent.
Dans les maifons de qualité, ceux à qui on confie cet emploi, ont fou-
vent le degré de Docteur, ou du moins celui de Licentié. Dans les mai-
fons ordinaires, on prend des Bacheliers, qui ne laiflent pas de continuer le
cours de leurs études , Se d'aller aux examens, pour parvenir au degré de
Doéteur. Au refte, l'emploi des maîtres d'école eft honorable, les parens
des enfans les nourniTent, leur font des préfens, les traittant avec beaucoup
d'honneur, leur donnent par tout le premier pas: Sienfin^^ notre maître,
notre Dofteur , elt le nom qu'on leur donne, Sc leurs difciples confervent
toute leur vie pour eux les plus grandes égards.
Qiioiqu'il n'y ait point à la Chine d'Univerfité , comme en Europe , il n'y
a point de ville du premier ordre, qui n'ait un grand palais deftiné aux'éxa-
mcns des graduez , Se dans les capitales il eft beaucoup plus vafte. C'eft
ainfi qu'un Mifllonnaire décrit l'édifice de la ville où il étoit. Se autant que
le lieu le comporte, ils font prefque tous femblables. Il eft fermé, dit-il,
de hautes murailles, la porte en eft magnifique: Se au devant fe voit une
trande place large de cent cinquante pas. Se garnie d'arbres, avec des bancs
: des fiéges pour les capitaines Se les foldats, qui font en fentinelle dans le
tems des examens.
Leur Def- On entre dabord dans une grande cour, où fe placent des Mandarins avec
cription. un corps de garde , au bout de laquelle eft une autre muraille, avec une
porte à deux battans. Dès qu'on y eft entré , on trouve un fofle plein
d'eau, qu'on paffc fur un pont de pierre , pour fe rendre à une troifiéme
porte où font des gardes, qui ne kiflent entrer perfonne fins un ordre ex-
près des officiers.
De-là on découvre une grande place, où l'on n'entre que par un che-
min très-étroit. Des deux cotez de cette place, font tout de fuite une in-
finité
Ce qui
•fiipplée
aux Uni-
yerfués.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ^of
finitc de petites chambres, longues de quatre pieds & demi, fur trois pieds Quitte de
êc demi de largeur , pour loger ceux qui doivent compoler. Il y a quel- '^ Defcri-
quefois jufqu'à fix mille de ces chambres. ■ côïéae"
Avant que d'entrer dans le palais pour travailler à leur compofition , on ° '
les vifite à la porte, & on examine avec la plus fcrupuieufe cxaftitude, s'ils
ne portent point fur eux quelques livres, ou quelque écrit: on ne leur per-
met d'apporter que des puiceaux & de l'encre. Si l'on découvroit quelque
fuperchcrie , le^ coupables feroient non feulement chaflcz , mais encore
punis très-févérement, & exclus des dégrez de littérature. Quand tout le
monde eft entré, on ferme les portes ,& on y appofe le fceau public. Il y a
des Officiers du tribunal qui veillent à tout ce qui fe pafle, &c qui ne per-
mettent pas qu'on forte des chamt)res , ou qu'on fe parle les uns aux
autres.
Au bout du chemin étroit, dont j'ai parlé, s'élève une tour pofée fur
quatre arcades , 6c flanquée de quatre tourelles , ou efpéces de lanternes ron-
des, où, fi l'on appcrçoit quelque mouvement, l'on bat auflî- tôt le tam-
bour, pour avertir de remédier au défordre. Près de cette tour fc trouvent
divers logemens, 6c une grande fille bien meublée, où s'aflémblent ceux
qui préfident au premier examen.
Au fortir de cette falle on entre dans une autre cour, où l'on trouve une
autre falle femblable à la première, mais plus magnifiquement meublée,
avec divers appartcmens pour le Préfident Se les principaux Officiers. On
y voit encore des galeries, un jardin, & plufieurs petits logemens pour les
Mandarins, les Secrétaires, ôclesOfficiers les moins confidérables: enfin,
tout ce qui ell néceflaire, pour loger commodément tous ceux qui font à la
fuite des Examinateurs.
Quand on croit que les jeunes étudians font aflcz capables pour fe préfen- Examens
tel- à l'examen des Mandarins fubalternes, on les y envoyé au jour marqué.
Pour mieux entendre ce qui fuit, il faut fe rappeller ce qui a déjà été dit,
que la Chine contient quinze grandes provinces: que chaque province ren-
ferme plufieurs grandes villes, qui ont le titre de Fou : & que ces villes en
ont plufieurs autres du fécond & du troifiéme ordre qui relèvent d'elles, 6c
qu'on appelle les unes Tcheou^ & les autres Him\ il n'y a point de ces villes
du premier ordre qui n'ait dans ion enceinte un Hien^ Se quelquefois deux:
car ce mot Hien eft à peu près ce que nous appelions Bailliage. C'eil par
les Hïen qu'on recueille les tailles, & qu'on diftingue même jufqu'auxLet-
trez: on dira, par exemple, Bachelier d'un tel M(?».
Il ne faut pas croire néanmoins, que les lettres fleurilFent également dans
toutes les provinces : il y a beaucoup plus d'étudians dans les unes que
dans les autres. Le Mandarin qui ejt à la tête de toute une provin-
ce, s'appelle Fou yucn: celui qui gouverne un Fou ^ fe nomme Tchi fofi:
on l'appelle encore Fou tfun , c'eft-à-dire , la perfonne illuftre du /o«,
ou de la ville du premier ordre. Celui qui ne gouverne qu'un Him^ a le
titre, de Tchi hien^ on de llien tfun. C'ell fuivant cet ordre qu'il y a dans
KicH tcbang fou, un Tchifou, 6c deux Tcbi hien, èc dans les Foh qui font ca-
T'em II. Q^q pi-i
des Etuù
ans.
Des Exa-
aux Dé
de
littéra-
ture.
Lit
^06 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
pitales, il y Aun Fou yuen, c'ell-à-dire, Viceroy. Ainfi l'Etat monarchi-
que n'eft pas feulement pour tout l'Empire, mais dans chaque province,
dans chaque Fou, Sc dans chaque petit Hien.
Pour revenir aux examens, auiïï-tôt que les jeunes ctudians font jugez;
mens pour capables de fubir l'examen dçs Mandarins , il faut qu'ils commencent par
parvenir ^^j^j j^ ç^^j^- ^^^^^^^ ^^^^ j^ dépendance duquel ils font nez. Par exemple,
dans le diftriét de Nan tching bien, qui eft dans l'enceinte de Kien tchang
fou, il y en a plus de huit cens qui vont compofer chez le T'chï bien de cet-
te ville. C'eft ce Mandarin qui leur donne le fujet, qui examine ou fait
examiner dans fon tribunal leurs compofîtions, & qui porte fon jugement
fur les meilleures. De 800. il y en a bien 6oo. de nommez: on dit alors
qu'ils ont Hicn ming, c'eil-à-dire, qu'ils font infcrits au Hien. Il y a tel
Hien, o\i le nombre des étudians monte jufqu'à lîx mille.
Il faut enfuite que ces 600. aillent fe préfenter à l'éxamcn du Tchi fou de
Kien tchang, c^\ fait un nouveau triage : & de ces 600. il n'y en a gueres que
400. qui ayent/û« ming, c'eft-à-dire, qui foicnt nommez au fécond examen.
Jufqu'ici ils n'ont encore aucun degré dans les lettres, c'ell pourquoi on les
appelle Tongfeng.
Dans chaque province il y a un Mandarin qui vient de Peking, & qui
n'eft que trois ans dans fa charge : il s'appelle Hio tao, ou dans les plus bel-
les provinces Hio yuen. C'eft pour l'ordinaire un homme qui a rapport
avec les grands tribunaux de l'Empire: il donnoit quelquefois des prcfens-
fous main, & même allez confidérables , pour être propofé: mais l'Empe-
reur régnant a remédié à cet abus par des ordres très-févéres. Il doit faire
deux examens pendant fes trois ans. Le premier examen s'appelle Soui caoi
le fécond fe nomme Co cao. Il faut donc qu'il fafle fa ronde dans tous les.
Fou de la province.
Dès que le Hio tao eft arrivé dans un Fou, il va rendre les repe£ts à Con-
fucius, que tous les Lettrez regardent comme le Doéteur de l'Empire.
Enfuite il fait lui-même une explication de quelques endroits des livres claf-
fiqucs, Se les jours fui vans il examine.
Les 400. Tong feng de Nan tcbing hien * , qui ont ce qui s'appelle Fou
ming, vont compoi'er dans le tribunal du ///o /flo, avec les autres étudians
qui viennent de tous les Hicn dépendans du même Fou : ôc lî le nom-
bre en eft trop grand , on les partage en deux bandes.
On garde ici de grandes précautions , pour que ce Mandarin ne puifle
connoitrc les auteurs des compofîtions. Mais on ne manque pas quelque-
fois d'intrigue pour rendre inutiles ces précautions. Le Hio tao ne nomme
que quinze perfonnes fur environ 400. par exemple, qui fe trouveroient dans
un Hien. Ceux qui font ainfi nommez, ont fait le premier pas dans les
grade». C'eft pourquoi l'on dit qu'ils font entrez dans l'étude, Tfmkao-
hio, 8c on les appelle Sieou tfai. Ils ont des habits de cérémonie, qui con-
iiftent dans une robe bleue, avec une bordure noire tout autour, 6c un oi-
feau
* Ce que je dis de ce ttitn , doit s'entendje à proportion de tout les autres.
H:)nncurs
qu'on rend
à ConJ'u.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE, 307
fcau d'argent ou d'étain fur le haut de leur bonnet. Ils ne font plu? fujets à
recevoir la baftonnade par l'ordre des Mandarins publics: ils en ont un à
part <]ui les gouverne, Se qui la leur fait donner en qualité de leur maître,
quand ils font quelque faute.
Au refïe de ces quinze qui font nommez, il n'y en a gueres qui ne le mé-
ritent, & à qui on ne faite juftice: ce n'cilpas qu'il n'y en ait quelquefois
qui ne foient favorifez : mais quelque proieûion qu'ils ayent , il ne
faut pas qu'ils foient ignorans : car fi on pouvdft prouver qu'il y eût
eu de la faveur, l'Envoyé de la Cour fcroit perdu d'honneur 'ôc de
fortune.
On peut dire, à peu près la même chofe des Totig feng àc gncn-t: c'eft Des Exa-
aux mêmes Mandarins , qui examinent pour les lettres , qu'appartient le |"e^s^Pour
droit d'examiner pour la guerre. Ceux qui s'y deftinent, doivent lur-tout * ^^"'^
montrer leur habileté à tirer de l'arc, & à monter à cheval, & s'ils fe font
auparavant appliquez à des exercices du corps qui demandent de la force 6c
de la vigueur, on leur en fait donner quelque fois des preuves, en levant
par exemple, une groflc pierre, ou quelque lourd fardeau: ce qui peut
leur être utile, mais qui n'eft pas efléntiel : 6c à ceux qui ont fait quelque
progrès dans les lettres, on leur donne à refondre certains problèmes, qui
regardent les campemens, 6c les ftratagêmes de guerre : ce qui contribue à
leur avancement. Il elt bon de fçavoir que les gens de guerre ont, de
même que les Lettrez, leurs livres claflîqucs, qu'on appelle aufil du nom
de King. Ils ont été compofez exprès pour leur apprendre les fonélions
militaires.
Le Hio tao eft obligé par fa charge de parcourir la province, 6c d'alTem- Obiiga-
bler dans chaque ville du premier ordre, tous les Sieou tfai qui en dépendent, """* ^^'•^
Q\x après s'être informé de leur conduite, il examine leurs compoiîtions : il
récompenfe ceux qui fe font perfeétionnez dans l'étude, & châtie les autres
en qui il trouve de la négligence 6c de l'inapplication. Il entre quelquefois
dans le détaié, 6c les partage en fix claflés: la première eft d'un petit nom-
bre de ceux qui fe font diftinguez, auxquels il donne un taèl de récompenfe,
6c une écharpc de foie. Ceux de la féconde claflé reçoivent aufli une échar-
pe de foye 6c quelque peu d'argent. La troificme clané n'a ni prix ni châ-
timent. Le Mandarin fait donner la baftonnade à ceux de la quatrième
claflé. Dans la cinquième on perd l'oifeau, dont le bonnet eft décoré, &
l'on n'eft plus qu'une moitié de Sieou tfai. Ceux qui ont le malheur d'être
dans la fixièmeclaflc, font tout-à-fait dégradez: mais il y en a peu à qui
cela arrive. Dans cet examen on verra quelquefois un homme de fo. ou 60,
ans recevoir la baftonnade, tandis que fon fils qui commpofe avec lui, re-
çoit des récompenfes 6c les éloges : mais à l'égard des Sieou tfai ou Bache-
liers, on n'en vient point à la baftonnade pour les feules compofitions. Il
faut qu'il y ait eu des plaintes fur leurs mœurs, ou fur leur conduite. Cas où les
Tout Gradué qui ne fe préfente pas à cet examen triennal, court rifque Gradués
d'être privé de fon titre, 6c d'être mis au rang du fimplc peuple. Il n'y a '^^'"^^
que deux cas, oîi il puifle s'en difpeniér légitimement: fçavoir quand il eft depTroître
Q^q Z ma- à r Exa-
men.
t)bliga
tion &or
308 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
malade ,'ou bien quand il porte le deiiil de fon père ou de fa naere. Les
vieux Graduez , après avoir donné dans un dernier examen des preuves de
leur vieilleflc, l'ont difpenfez pour toujours de ces ibrtes d'examens, & ils
conlervent néanmoins l'habit, le bonnet, Se les prérogatives d'honneur
attachées à l'état de Gradué.
Pour monter au fécond -degré, qui eft celui des Kiu gin, il faut fubir un
u«.. -- nouvel examen , qui s'appelle T'chu cao, & qui ne lé fait qu'une fois tous
dre de "' les trois ans dans la capitale de chaque province de l'Empire. Ainfî tous les
quelques ^^-^^^ ^yÇj^^ doivent s'y rendre.
txamenj, jj ^-^^^^ exprès deux Mandarins de la Cour, pour préfider à l'examen y
qui fe fait parles grands Officiers de la province, ôc par quelques autres
Mandarins, qui font, comme leurs aflefleurs. Le premier des deux Manda-
rins envoyez de la Cour s'appelle Tcbing tchii cao , & doit être Ha» lin ,
c'ell-à-dire , du collège des premiers Dofteurs de l'Empire. Le fécond fe
nomme Feu tchu. Dans la province de Kiangfi, par exemple, il y a bien
dix mille Sieoii tfai , qui font obligez d'aller à cet examen, Se qui n'ont
garde d'y manquer.
Entre ces dix mille, le nombre de ceux qui font nommez, c'elt-ii-dire,
qui obtiennent le degré de Kiu gin , ne pane gueres foixante. Leur robe
cil de couleur tirant fur le brun, avec une bordure bleue, large de quatre
doigts. L'oifeau du bonnet ell d'or ou de cuivre doré. Le premier de tous
a le titre de Kiai yuen. Il n'elt pas fi aile de corrompre les Juges pour obte-
nir ce degré : & fi dans ce delièin on a recours à quelque intrigue , il faut
qu'elle foit bien fécrette, Se qu'elle le ménage dès Pékin.
Quand ils ont obtenu ce degré, ils n'ont plus qu'un pas à faire pour être
Doûeurs. Ils doivent aller l'année fuivante fe faire examiner pour le doc-
torat à Pcking: Sc ce premier voyage le fait aux frais de l'Empereur. Ceux
qui après avoir fubi une fois cet examen, fe contentent d'être Kiu gin, ou
parce qu'ils font trop avancez en âge, ou parce que leur fortune elt médi-
ocre , peuvent fe difpenfer d'aller à Pekinginh'ii: le même éxa«ien, qui fe
fait de trois en trois ans. Tout Kiu gin, peut être pourvu de quelque char-
ge: quelquefois même c'ellle rang que leur donne l'antiquité dans les gra-
des, qui la leur fait obtenir, Se l'on en a vu devenir Vicerois de province;
Se comme c'eft au mérite feul que fe donnent les charges, un Lettré filsd'un
Payfan a autant d'efpérance de parvenir à la dignité de Viceroi Se même de
Minillre, que les enfans des perfonnes de la première qualité.
De l'Exa- ^^^ ''''^^^ ^^^ Kiu gin, dês-là qu'ils ont obtenu une charge. Se qu'ils font
ineti'lra- chargez des affaires publiques, renoncent au degré de Dodeur. Mais tous
pénal. les Kiu gin, c'ell:-à-dire,Licentiez, qui ne font point en charge, ont cou-
tume de le rendre à Pekmg tous les trois ans, comme je l'ai dit. Se de fe
trouver à l'examen , qui s'appelle l'examen impérial : car c'ell l'Empereur
lui-même qui donne le lujet des compofitions , Se qui «ft cenfé faire cet
examen par l'attention qu'il y prête. Se par le compte qu'il fe fait rendre.
Ceux desLicentiez qui veulent faire ce voyage, montent allez fouvent juf-
qu'à cinq ou fix mille : 2e de ce nombre on en élève au degré de Dofteur
en-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
pi-
Le nom-
bre & la :
bonté des '
Livres fors
diminuée
fous l'Em-'
pereur
Cang ht.
environ trois cens , dont les compofitions font jugées les meilleures-. Il y a
^ eu des tems où l'on ne donnoit ce grade qu'à cent cinquante.
Les trois premiers s'appellent Tien tsce meri fcng, c'elt-à-dire^ les difciples
du fils du ciel. Le premier le nomme Tcboang yuen ^ le fécond Pangynen, Se
le troifîéme Tafi boa. Parmi les autres, l'Empereur en choîfit un certain
nombre, aufquels ils donnent le titre de Han lin^ c'eft-à-dire, Dodeur du
premier Ordre. Les autres Doûeurs s'appellent Tfm feë.
Quiconque peut parvenir à ce titre glorieux de Tjlnfeë, foit dans les let-
tres, foi t même dans la guerre, doit le regarder comme un homme folide-
ment établi :il ne craint plus l'indigence: car outre qu'il reçoit une infinité
de préléns de fes proches & de les amis, il elt à portée des plus importans
emplois de l'Empire, ÔC tout le monde brigue fa protection. Ses amis ôc
fes païens ne manquent gueres d'élever dans leur ville de magnifiques Arcs
de triomphe en fou honneur, fur lefquels ils gravent fon nom, le lieu, &
l'année qu'il a reçu fon grade.
Le feu Empereur G-î«^^ Z^/, dans les dernières années de fon régne, s'ap-
perçût qu'il ne paioiflbit plus un aufli grand nombre de livres qu'autrefois,
ôc que ceux qu'on mettoit au jour, n'avoient pas le degré de perfeétion
qu'il fouhaittoit pour la gloire de fon régne, & pour mériter d'être tranf-
mis à la poftérité. Il jugea que ces premiers Doéleurs de l'Empire, joiiif-
fant tranquilement du rang où ils avoient été élevez, & de la réputation
de fçavans qu'ils s'étoient acquife,, négligeoient l'étude dans l'attente des
emplois lucratifs.
Pour remédier à cette négligence, auffitôt que l'examen des Doéteurs !' remédie-
fut fini, il voulut, contre la coutume, examiner lui-même ces premiers gii^gnccf'
Doélcurs, fi fiers de leur qualité de Juges &: d'Examiteurs des autres. Cet
examen qui furprit fort, fut fuivi d'un jugement qui furprit encore davan-
tage. Plufieurs de ces premiers I)o£leurs furent honteufcmcnt dégradez,
6c renvoyez dans leurs provinces. La crainte d'un examen femblable tient
en haleine ces premiers fçavans de l'Empire.
Dans cet examen extraordinaire, l'Empereur s'applaudit, de ce qu'un-
des plus habiles de la Cour, qu'il chargea du foin d'examiner les compofi-
tions, fe trouva de Ion même fenriment, 6c qu'il avoit condamné toutes
celles que Sa Majellé avoit réprouvées, à une feule près, que ce Mandarin
jugea d'un mérite douteux.
On peut voir par ce que je viens dédire, que la comparaifon n'eft pas Paiallèle-
tout-à-fait jufte, de ces trois divers dégrez, qui diftinguent à la Chine desGradef
les gens de lettres : avec les Bacheliers , les Licentiez , & les Doéleurs ^ "^ ^^'^"j
d'Europe, i". Parce que ces noms en Europe ne font connus prefque nulle Chine
part que dans les Univerfitez & les collèges : 8c que, pour être Licentié,on
n'en a pas un plus grand accès chez le monde poli : au lieu qu'ici ces trois
dégrez font toute la noblefle 6c la politeflé de la Chine, 6c fournifient pref-
que tous les Mandarins, à l'exception de quelques Tartares. x°. Parce qu'il
hiut en Europe une grande ouverture dans les fciences fpéculatives , 6c
une connoiflunce nette de la Philofophie 6c de la Théologie , pour de-
avec ceiir.
des Savacs-
d'Europe..
Recher-
ches du P.
Dentre-
^olles fur
ce fujet.
510 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
venir Do6teur: au lieu qu'il ne faut à la Chine que de l'éloquence, & la
connoiflance des loix 6c de l'hiftoire.
Pour mieux faire connoîtrc encore, quelle eft l'attention des Chinois à
former la jeunefle , & à faire fleurir les fciences dans l'Empire , je rap-
poitei-ai ici divers extraits des livres Chinois, qui traittent de l'ccablinement
de ces écoles publiques. C'ell: le père DentrecoUcs qui a fait cette recher-
che, ôc qui m'en a fait part. Il n'y a pas de meilleur moyen de s'mltruire
de la Chine, que par la Chine même; car par là on eft fur de ne fe point
tromper, dans la connoiflance du génie, ôc des ufages de cette nation.
Extrait d'un Livre Chinois intitulé : l'Art de rendre le
Peuple heureux , en établiffant des Ecoles publiques.
Y H 10.
Des Lieux
deftiiiés à
inftruire la
Je une (Te
dans les
Sciences.
Etabli (Te-
ment des
Ecoles.
Ordre de
l'Empe-
reur Hen^
•vou à ce
fujet.
Des Fco-
Ics de la
Campa-
gne.
A Nciennement il y avoit à la Chine pour un certain nombre de famil-
/^ les, un lieu nommé Choti^ èc pour une étendue de pays un peu con-
fidérable, un autre appelle l'jlang: ces deux endroits étoient deftlnez à éle-
ver Se à former dans les fciences la jeunefle de l'Empire. Dans l'Académie
de Tfiang fc perfeftionnoient les Lettrez d'un mérite extraordinaire. C'étoit
les écoles de la campagne, qui fourniflbient ces rares talens propres à être
perfeâionnez : encore aujourd'hui, ceux qui par leur fçavoir, font admis
à la falle de Confucius, ont commencé par les excercices des jeunes é-
tudians.
L'Empereur Hong •voit fondateur de la précédente Dynaftie desAf/»g,per-
fuadc combien il écoit important à l'Etat, d'animer 5c d'aider la jeuneite à
s'appliquer à l'étude, ordonna dès la féconde année de fon régne, que dans
toutes les villes du premier, du iécond, & du troifiéme ordre, on eût à
bâtir des écoles publiques : fix ans après pour étendre davantage ce bien-
fait, il fonda des écoles pour la campagne. Son ordre adrefll: aux pre-
miers Mandarins de chaque province, etoit conçu en ces termes.
„ On voit à prélent à la Cour 6c dans toutes les villes, des édifices oii
5, l'on enfeigne les fciences. Mon intention eft que les gens de la campa-
„ gne ayeiit part aux grands avantages, & au changement merveilleux , que
„ Pétude produira fans doute parmi mon peuple. C'eft pourquoi , vous
„ Mandarins, faites au plutôt bâtir des écoles a la campagne, 6c ayez foin
„ de les fournir de maîtres habiles: ces maîtres étant autorifcz ^ gens de
„ mérite, chacun dans tout l'Empire voudra que l'étude foit la pre-
„ miére 6c la principale occupation des enfans, 6c qu'ils s'éfix)rcent d'y
„ exceller. „
Ainfi après le régne des Tartares Occidentaux , les lettres commencè-
rent à refleurir fous la dernière Dynaftie. Je vais dabord parler des écoles
de
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
51Î
de la campagne. S'il en faut une pour une habitation d'environ vingt-cinq
maifons, on trouvera dans le diftriét d'une ville du troifiéme ordre, cent
quartiers de cette nature : cependant les appointcmens royaux pour l'entre-
tien des Profefleurs , ne fuffilent que pour deux villages: comment donc
pourvoir à tout ? voici mes vues iur cela.
Nos écoles d'aujourd'hui, je parle de celles .qui font hors des villes, font Des prc
bien différentes de ce qu'étoient autrefois celles qu'on noramoit, ainfi que "'i^" Li-
j'ai dit. Chou ou Tjiang. Nos pères avoicnt la matière de leur étude réglée; ^^^" 1^"°**
les maîtres convenoient tous dans une même méthode d'cnfeigner: les en- à la Jeu-
fans à l'âge de huit ans commençoient à étudier; on leur faifoit dabord lire nelTe,
le Kin tfe *, pour connoître le tems : ils étudioient le livre des cinq parties
de l'Empire pour s'inftruire des différens pays.
Enfuite on leur apprenoit l'arithmétique: on leur faifoit lire la manière
dont on fe comportoit chez, foi à l'égard d'un père, d'une mère, des pa-
rens, 6c des domeftiques: Se pour le dehors, à l'égard des Magiftrats, des
perfonnes âgées , &: de leurs égaux : voilà les livres qu'on mettoit dabord
entre les mains de la jeunelTe dans les baflés clafles, ou Siao hio.
A quinze ans ils paffbient aux hautes fciences. Ta hio: ils apprenoient pesLivres
dans les livres de nos anciens fages, les endroits par oii ils fe font rendus fi qu'on leur
recommandables, lesrits, 6c les cérémonies de l'Empire, ce qui concerne faifoit étu-
les Princes, les Magistrats: ce qui fait l'honnête homme, le politique, ôc dieràl'âge
généralement tout ce qui a rapport au bon gouvernement. ans,^^'°^^
On s'appliquoit donc dabord à ce qu'il y a de plus aifé. Quand on a-
voit acquis ces premières connoiifances , on s'élevoit à de plus fublimes :
ce progrès fe faifoit infenfiblement. Mais enfin au bout d'un certain nom-
bre d'années , on avoit des gens très-habiles. C'étoit dans les écoles de
chaque quartier, qu'on fe formoit peu à peu. Enfuite les écoliers de dif-
férens endrois, ou de différens Chou , fe réuniffoient dans le Tfiang^ ou éco-
le commune de tout le pays : 6c là ils achevoient de fe perfeétionner pîU" les
conférences, par les leçons des premiers maîtres, par l'émulation qui s'ex-
citoit entre les étudians.
Ces excellens moyens donnoient à l'efprit, au cœur, à l'homme entier, Negligen-
une nouvelle forme. La vertu qui s'acquéroit comme par profeffion, ren-. ce dans les
doit heureux une foule de gens : 6c fans que l'on y eût bien pris garde, l'on Exercices
voyoit tout à coup ce grand renouvellement tant dcfiré dans tous les mem- '^^ J* J^"'
brcs de l'Etat, qui en faifoit un Empire parfait.
Préfentement les enfans des gens riches 6c de qualité, ont les moyens
d'étudier , 6c ils ne le font pas : les pauvres n'ont pas dcquoi y fournir ,,
quand ils le voudroient. S'il fe trouve des parens nobles 6c aifez, qui don-
nent une belle éducation à leurs enfans , ils prennent un maître en leur par-
ticulier, à qui ils afiîgnent un appartement, fans permettre, de peur de
s'avilir, que les petits voifins de baffe condition viennent chez eux profiter
des
* C'eJl-à-dire, le calcul des années par cycle coropofc de 60. ans.
^li DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
des leçons. Voilà ce qui fait que les fages réglemens pour les établifle-
mens des écoles publiques, (bit à h ville, ibit à la campagne, Ibnt fort né-
gligez.
Les Mandarins voyent aflez combien les mœurs de notre fîécle auroient
beibin d'être réformées : mais on diroit qu'on ne regarde pas cette affaire
comme la plus preflante. A la vérité, ce qui arrête, c'cft qu'on manque
des fecours néccflaires pour bâtir, & pour entretenir ces écoles à la cam-
pagne. Ainfi on renonce à un defléin li utile & iî néceflaire: d'oij il arri-
ve que la doélrinc de nos livres claffiques ne fe met pas en pratique: que les
bonnes coutumes de nos pères s'aftoibliffent Je plus en plus, & le perdront
infenfiblement. Prévenons ce malheur.
Moyens Ce que je vais dire me paroît de conféquence, pour remettre en vigueur
de les rei les établilîémens dont je parle: que les Lewrez aifez, que les gens riches
mettre en qui ont été en charge, fe falîcnt un plaifir de s'unir, pour contribuer à une
vigueur. ^ belle entreprilé, chacun dans fon pays. Le Mandarin du lieu le mettra
à leur tête : après cela, quelle difficulté y aura-t-il à élever des bâtimens
publics deftinez à l'étude? Au relie on doit penlér que ces écoles s'ouvrent
principalement pour les enfans du pauvre peuple , qui lans ce fecours, ne
fçauroient s'avancer dans les lettres.
Par ce moyen les jeunes gens, à quelque indigence qu'ils ibient réduits,
s'ils font nez avec du génie pour les Sciences, pourront s'y appliquer entiè-
rement. Or, c'elt particulièrement à la campagne, que la miière ell: gran-
de: le gros des villes ell de marchands, d'artilans, de Graduez , & de gens
qui ont été dans les emplois , ou qui vivent noblement. Hors des villes
communément, plus de la moitié des habitans , ou labourent 6c cultivent
les terres , ou gardent des troupeaux , & s'occupent des foins de la vie
champêtre.
Il faut dabord fupputer combien dans le dillriél d'une ville, par exem-
ple , du troifiéme ordre , il fe trouve de gens pauvres, &c de gens à leur
aife, de fur cela former le deflein d'une école. Quand au dehors de la ville
on verra combien il y a dans le diftriél; de gros bourgs, de lieux fréquen-
tez par le commerce , parles foires qui s'y tiennent: combien d'habitati-
ons où les maifons font un peu réunies , on jugera fur ce plan, combien il
faut d'écoles : car pour ce qui ell des maifons éparfes çà &: là, 11 ceux qui
les habitent , ont envie que leurs enfans étudient, ils fçauront bien fe rap-
pi'ocher, & y pourvoir.
Trojetd'u- Voici la forme 6c l'ordre que je voudrois donner à une pareille école. Le
ne Ecole bâtiment auroit dabord un grand portail: au-deffus de la porte, feroit pla-
publique. ç^g g,^ gj.ç,5 caractères cette infcription Y - H lO, Collège de piété. Enfuite
DeflTeindii il fiiudroit enfermer tout le terrain nèceffiiire d'une bonne muraille, pour
Bâtiment, ôter aux étudians 8c aux gens de dehors, la liberté d'entrer fie de lortir.
Après la porte 6c la première cour, fuivroit la falle des aflcmblées *, ou
des leçons , qui feroit à trois rangs de colomncs. Elnfuite viendroit à une
julk diitance une féconde fille : c'ell là où l'on placcroit la Tablette de
notre
* Teng.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 315
notre très-fage & ancien maître: les étudians foir Se matin fe rendroient là,
pour l'honorer en cette qualité.
A côté de cette falle, on bàtiroit deux logemens. Dans l'un feroit celui
du ProfefTeur ; dans l'autre un fallon pour recevoir les vifites. On ménaee-
roit de plus une décharge , où l'on garderoit les différens meubles de l;i
maifon. Plus à quartier, du côté de l'Orient iéroit la cuiline. On réiérve-
roit une efpâce vuide en forme de jardin.
Le bâtiment une fois achevé, on le meubleroit de tabourets, de tables, de
chaifes àbras,de bandegcs, de porcelaines: en un mot, de tous les utenci-
les de cuiline & des autres choies nécelîiiires.Voilà, comme l'on voit, bien
de la ijcpenlé: les gens de qualité, les riches y fourniroient chacun félon la
bonne volonté. Celui qui auroit la princip;ile Intendance de l'école, choî-
firoit pour économe de la maifon, un homme d'âge, fage &c vertueux.
Pour ce qui ell du Profefieur, on choifira un homme d'une réputation Des Pro-^
faine, plein de probité, qui a-it le talent d'initruire, & de former la jeunef- feflems,
fe. Pourvu qu'il ait ces qualitez , il importe peu qu'il foit pauvre. On le
préientera au Mandarin du lieu, qui examinera lui-même, s'il eft capable
d'un tel emploi. Al-^rs l'ouverture de l'école fe fera avec folemnité, ôcla
jcunefTe iera avertie de s'y rendre, & de lui être bien foumife.
Les écoliers reconnoîtront leur maître par les révérences dues à cette
qualité. Il leur fera libre de lui faire quelque préfent, mais l'on ne pourra
pas les y obliger: c'cft néanmoins une coutume fort ancienne: Ouen Hong^
fameux dans la province de Se tchuen , en railcmblant la jeuneflé du pays
pour être inftruite, introduifit l'uiage d'offrir quelque choie au maître.
Il me paroît que cette pratique doit être conlervée : Sc il ne faut pas
avoir regret à une petite dépenfe, lorfqu'elle ell li bien placée: elle aide un
Profeffeur pauvre, tels que lont la plû-part de ces maîtres, à paffer douce-
ment la vie, & à affilier la famille, dont il ell quelquefois éloigné.
A la vérité, l'on doit plutôt compter fur des appointcmcns réglez. C'cfl; Difln'bu;
pourquoi, en fondant l'école, on achètera une certaine étendue de terres, "o" des
dont le revenu fera employé à payer le maître & les gages des Officiers de la rétude.°"^
mailon.
Il diflribuera avec ordre les exercices ordinaires de l'étude. Le matin il Des Exer-
fera réciter par cœur l'endroit du livre, qu'il aura donné pour leçon le "^'<^" du
foir précédent, puis il en donnera une nouvelle , 6c il la proportionnera à '"*""•
la portée de l'écolier. Il cft important qu'il prononce le fon des lettres d'u-
ne manière claire & nette, donnant dillinétement l'accent qui leur convient:
de même en lifimt, il doit marquer les différentes paules, que demande un
fens plus ou moins fini.
Les écoliers, après avoir déjeuné, fe mettront à écrire. Le maître, en occupa-
leur donnant des exemples, doit s'appliquer à tracer chaque lettre, félon le nous des
nombre des traits & le modèle de la dernière réforme T'chiang yun. Il con- lii^olic".
duira le pinceau, de manière que le caraétére ait jullement la figure & la
beauté qui lui ck propre. C'eil fur ces exemples que les écolia-s doivent
travailler.
Tome IL Rr Au
514 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DELA CHINE,
Au rcfte, quoiqu'il s'agiffe ici de fçavoir manier un pinceau , il ne fout
pas -s'imaginer que cet arc s'apprenne à la hâre, & en courant, 8c qu'on
parvienne aifémcnt à former des caractères bien nourris. Il eil néceflaire
dans les commcnccmens de s'accoutumer à ê:re cxaft, & de s'efforcer d'at-
teindre à ce qu'il y a de plus parlait en ce genre.
Quand l'écriture eft finie, chacun apporte au maître fon ouvrage: il le
parcourt, & marque d'un petit cercle les plus belles lettres: il barre celles
qui font mal faites, afin qu'on fçache ce qu'on doit corriger.
Quand il s'agira d'expliquer les livres, il commencera par propofer fom-
mairemcnt le lujet du chapitre qu'il veut expliquer. Enfuite le prenant
par partie, il donnera : r. La fignification propre de chaque caraétére: z^.
Le fens de toute la période. Il importe fur-tout de donner des idées nettes
Se précifes, qui entrent aifément , Se qui relknt ians confufion dans la mé-
moire des enfans.
L'explication étant achevée, il renverra le."? étudians chacun à fa table,
pour la repallèr en filence, & fe les mieux imprimer dans la mémoire. Le
jour fuivant, avant que de paflér à une nouvelle explication, il le fera ren-
dre compte de la précédente. Les paraphrafes du Içavant Tchang ko lao^
font l'ouvrage, qui peut mieux aider les étudians à attrapper le vrai fens
des livres clafilques : ils y font expliquez fort clairement, Scjufqu'àla
moindre lettre.
De; Exer- Après l'heure des explications, il eft ordinairement midi: alors on va dî-
cices de ner. L'après-midi, comme le matin, les exercices commencent par réci-
^ *'7" ^'^'' ^'^ leçon afTignée, 8c l'on en détermine une nouvelle. Enfuite on fe met
™"^'' à la compofition T'so toui *: on propofe le fujet des -Toni tse^ qui doit ê-
trc plus ou moins étendu, félon que les jeunes difciples font plus ou moins
avancez.
Mais avant ce travail, on adonne à lire le livre, qui contient plufieurs
modèles de ces fortes de compofitions , afin qu'on fçache comment il s'y
faut prendre, 6c comment l'on doit placer les mots ou les caractères, félon
les differens accens, pour avoir la cadence qui eft nécelTitire. En s'exerçant
à ces ouvrages, on fe forme le ftile pour les placets, pour les ordonnances,
pour des lettres , 6c d'autres compofitions, oîi le ftyle familier n'eft pas
d'ufage.
Des de- Ees écoliers, foit le matin lorfqu'ils arrivent, foit le foir en fc retirant ,
voirs de doivent s'aller préfenter devant la tablette de l'ancien Maître Sien Ssée -f,
Civiliié. gc lui faire la révérence. Etant de retour chez eux , ils iront faire la même
révérence à leurs parens, & aux perfonnes âgées de la famille f . Ce font-
là des devoirs de civilité , aufquels les jeunes gens doivent fe former, afin
que dans la maifon 8c au dehors, on remarque toujours en eux un air de po-
litefle, qui eft fi propre des Lettrez.
Ce
* Ces T#«j font des rapports de mots & de phrafes , des antithèles , une vcriification
imparfaite, ou profc nicfurée, mais fans rimes.
•f Confucius. ^
% C'elt ce c^uç les Chinois appellent Tço yé.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ^ry-
Ce qu'ils auront appris par cœur durant cinq jours, ils feront obligez de
le réciter tout de luite le lîxiéme jour: Se ce jour-là ils n'auront rien de
nouveau à apprendre: ils méditeront toutes ces leçons: & fans le fccours
du livre, ils les mettront par écrit. Ceux qui Icront en faute, feront punis.
Ces jours de répétition générale fonc pour les étudians, ce que font les
grands examens pour les Lettrez.
Mais ce qu'il importe le plus d'apprendre à la jeunefTe, c'eft la vertu : ^-^ ^'^>'"'
Qu'ils fçachent l'eitimer, l'aimer, la pratiquer: connoitre leurs défauts, !'^ ""^ ,,
les combattre, les vaincre: refondre leur naturel, & le changer entière- c'ffifreàû
ment : voilà leur grande étude. Et afin qu'on ne s'y ti"ompe pas, voici ce jeuneffe.
que veulent dire ces termes généraux : 11 taut qu'un jeune homme foit dans
le domeltique p;u-faitement obéilFant, 6c au dehors trésîcompofé : rencon-
tre-t-il un fupérieur, ou des perfonnes âgées? qu'il leur mai-que beaucoup
de refpect: fe trouve-t-il avec fes compagnons ou fes égaux? Qu'il les
gagne par fa modeitie, &C par une honnête complailânce: qu'on ne voye
en lui, ni aucun air de fierté, ni des manières trop négligées, qu'aucun
trait de médifance ne fe mêle dans fesdifcours: que ion vifage ne s'altère
jamais par la colère : que dans le commerce du monde , & dans les
affaires qu'il a à traitter , il agiflé toujours avec fincérité , avec fidéli-
té, ôc avec droiture. C'eft-ià effeétivement fe réformer , fe perfeétion-
ner.
Notre T king * dit: travailler à redreflér ceux qui ignorent les voyes de ^^ même
la jullice, 6c qui s'en écartent: c'eft l'occupation d'un fage. Ce texte ^^^ .^^
nous avertit que comme h jeuneflé elt ITige de l'ignorance: auflî la grande du CœJr^
fcience, dont on doit, pour ainfi dire, nourrir les jeunes étudians , c'eit la derE//>r/>.
fcicncc d'un cœur 6c d'un cfprit droit, qui s'éloigne du travers des fauflés
fentes 6c des maximes d;nigereufcs. Une telle éducation, digne exercice
de nos fages, quels excellens iujcts ne formcroit-elle point ? Qiie penfer
donc d'un maître, qui négligeant de redreflcr fes difciples iiir les erreurs 6c
la corruption du fiécle, donne toute fon application à les furcharger de
différentes leçons, dont il remplit leur mémoire fans aucun fruit ? Etran-
ge détordre!
Au relie on l'empêcheroit ce défordre, fi les Mandarins qui font les Pafteui"** Moyens
■f auflî bien que les Gouverneurs du peuple, qui leur ell confié, vouloient ^^ ''^"'^"
y donner quelque attention : par exemple , lorique pour quelque affaire, Eiureprî-*
comme il arrive fouvent, ils font obligez d'aller à la campagne , 6c de fe fe.
tranfporter en différens endroits de leur diftriét, s'ils prenoient la peine de
vifiter en perfonne les écoles, d'examiner par eux-mênes les progrès qu'on y
fait, 6c la méthode qu'on obferve : de louer avec quelques marques de
diftinûion la capacité des écoliers, 6c de reconnoître par quelque libéra-
lité les foins 6c l'application du maître: quel fruit cela ne produiroit-il
pas:
• C'cft le plus ancien livre canonique de la Chine.
t Le mot Chinois eft Mou tfa'r. Mo», fianfie Pafteur. Tfai, fignifie Gouverneur.
Rr i
Rareté des
Ecoles
fondées.
L'occupa-
tion d'en
feigner ell
celle des
pauvres
Lettrés.
Refpea
des Chi-
nois pour
ceux dont
ils ont reçu
l'Educa-
tion.
516 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
pas: Les pères &c les mères, ou les frères aînez, apprenant la vifite du
Mandarin , poufieroient bien autrement leurs enfans , ou leurs cadets
à l'étude. Le maître de fon coté, après un tel honneur: auroit beaucoup
plus de zèle & d"autoritè pour le Faire écouter, fe faire obéir, 6c par là for-
mer d'excellens difciplcs pour les lettres 6c pour la vertu.
R E M A R Qjj E fur le mcmc fujet.
Les Thio^ ou écoles fondées, 6c entretenues des libéralitez du Prince,
des Mandarins, ou des gens riches, qui ont du zèle pour le bien public,
font aflez rares à la Chine, autant que j'en puis juger: quoique les iîmples
hio, ou écoles, foient fi communes , qu'il n'y a peut-être point de vil-
lage, 011 l'on n'en trouve plutôt deux qu'une. Ici un jeune homme
qui n'a point étudié , ell une preuve vivante de l'extrême pauvreté de
fes parens.
C'eft un proverbe Chinois: qu'il y a plus de maîtres que d'écoliers, &
plus de Médecins que de malades.
Enleigner cil l'emploi de tous les pauvres Lettrez, qui font fans nom-
bre: car comme on s'avance par les lettres, juiqu'à devenir grand Man-
darin: il n'y a gueres de familles , qui ne fafTent étudier quelques-uns de
leurs enfans, dans l'eipérance qu'ils parviendront coinme d'autres: ôc parce
que le plus fouvent leurs efforts font inutiles, ils le trouvent réduits à en-
icigner la ieunelTe.
Ailèz fouvent les maîtres d'école, pour mieux afllirer leur fubfillance, fc
font un petit recueil de recettes propres à guérir les maladies: 6c ils ajou-
tent à la qualité de maître, celle de Médecin : ou du moins ils fe refervent
à prendre celle-ci , quand l'autre, en avançant fur l'âge, vient à leur
manquer: ainfi tout-à-coup ils fe trouvent vieux Médecins.
Les Lettrez qui enfeignent, s'ils fe fentent du mérite, étudient en inême
tems pour monter à un nouveau grade. Si une fois ils parviennent dans les
examens à être Sieoii tfai ou Doét:curs , dès-lors quelque pauvres qu'ils
foient, ils font tout- à-coup tirez de mifere: toute la parenté contribue à
'»leur entetien.: ils peuvent deinander des grâces aux Mandarins : ils ont ef-
pérance de le devenir après un certain nombre d'années : 6c s'ils fe rendent
à la Cour, pour y être Précepteurs des fils de quelque grand-feigneur , ou
d'un grand Mandarin , ils avancent plus vite 6c plus fûrement : auflî y en
a-t-il pluficurs qui prennent ce parti.
La qualité de maître, ou de Sien feng^ ne fe perd point à l'égard de ceux
qui ont été difciplcs. Celui, dit le proverbe, qu'on a une fois reconnu pour
maître , doit être regardé durant toute fa vie comme père. C'eft fans doute,
félon ce principe Chinois, que le fameux Miniftre d'Etat Paul Sin^ grand
proteûeur de nôtre fainte religion, ayant appris la mort duMifllonnaire,
qui l'avoit inifruit 6c baptifé, prit le deuil , ôc le fit prendre à toute fa fa-
mille, comme il avoit fait pour Ton propre père.
C'eft aufli fur ce principe, que les difciples étant devenus Mandarins,
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
317
le maître, ou à fon défaut fcs enfans, ont droit d'aller rendre vifite, &: de
demander une marque de reconnoiflance, qui ne le reRife point, yn Viceroi
même,cnprcicnce des grands Mandarins de fa province, cedsra fans façon
la première place à fon Sioi feng^ dont il a reçu les premières leçons dans
fa jeunefle, & qui eft refté pauvre au village, pendant que le dilciple ell
parvenu aux plus hautes dignitez. Voilà le fondement des grands honneurs,
que les Empereurs mêmes rendent à Confucius; c'eft le premier Sien jeng de
l'Empire.
Les auteurs Chinois dans leurs livres relèvent fort l'emploi de maître qui
enfeigne la jeunefle. C'elllà, dit un fçavant, roccupation*la plus parfaite
êc la plus importante. Le bonheur ou ie malheur d'une famille dépend de
l'éducation des enfans : les fautes des difciplcs deviennent communes au
maître.
Voici ce qu'on trouve dans un livre afTez récent, approuvé par deux des
premiers Doéleurs de la Cour: s'appliquer à inftruire la jeunefle, c'eft un
très-haut point de vertu Te kii ta: le Crcateur de l'Univers manqueroit-il à
la récompenfer un jour, Tfao oue ngan te fou me yeou? Ce même auteur fait
diverfes obfervations fur ce fujet, je vais les rapporter.
Première Obfer-vation de l'Auteur.
On a tort d'avoir quelquefois peu d'égard pour ceux qui enfeignent
les premiers élémens: la peine qu'ils prennent eft très-ioide, & fans com-
paraifon plus rebutante, que les foins qu'on prend pour diriger des étu-
dians déjà avancés.
Fonde-
ment des
grands
honneurs
qu'on rend
à Confis-
chu.
Maximes à
ce fujet.
R
E M A R Q^U E.
. En effet, on voit un grand nombre de ces maîtres d'école, qui devien- infirmités
nent pulmoniques & éthiques ,. à force d'enfeigner & d'étudier eux-mé- ordinaires
mes, quoiqu'ils foient beaucoup mieux entretenus qu'ils ne feroient dans ^"'^ ^"'f'
leurs mvxifons, 6c que les parens de leurs écoliers pourvoyent à tous leurs '[" "'
befoins.
Au refte les crieries continuelles, foit du maître, foit des difciples, font
très-incommodes. Les Chinois n'apprennent les livres qu'en les recitant à
haute voix : ils font furpris de nous voir étudier fans remuer les lèvres , ôc
fans faire le moindre mouvement du corps. Ils ont coutume d'accompagner
le fon de la voix d'un léger balancement, du moins de la tétc.
Seconde Obfervation de routeur.
Peu de gens s'unifl"ent pour avoir au voifinage un maître , qui enfeigne
leurs enfans : Se parce qu'ils ne font pas en état de faire de la dépenfe
tout Lettré leur eft bon pour cet emploi: ainfi 1; ' "
eft de gens ignorans.
Rr 5 Re
D'où pro.
cède le
foule de ces maîtres nnauvais
choix des
;i8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
R E M A R Q^U E.
Pratique Us font pourtant bons à quelque chofe: car ils ont leur routine qu'ils
particuiié- fuiveiit en enlèignant certains livres. D'ailleurs ils montrent à faire une ré-
redun vérence de bonne grâce & à propos : à offrir 6c à recevoir civilement une
""^^* taflc de thé: à fe donner dans la démarche, dans le tour du bonnet, 6c
dans le manège de l'éventail, un petit air de politefle Chinoife, auquel
on diftingue les étudians.
l'roiftéme Obfervation de V Auteur.
Il loue la pratique d'un certain ProfefTeur, lequel en recevant des difci-
ples, s'informoïc des parens, s'ils vouloient poufler leurs enfans dans les
lettres, ou en faire des marchands 8c des artifins comme eux: enfuite il
proportionnoit fcs leçons à un tel deflein, afin que fes dii'ciples ne perdiffent
pas leur tems. Se que lui ne perdît pas fes foins.
R E M A R (i_U E.
On aide les enfans des pauvres gens à faire vite leur petite provifion de
caractères, pour écrire leurs comptes par le moyen d'un livre, où les cho-
fes les plus ordinaires de la vie, du ménage, & du commerce-, font peintes
grofllérement : au bas de chaque figure, eft le caraûére ou le nom de cha-
que chofe.
Les Chinois, pour fe divertir, fondent pour laplû-part les inclinations
des leurs enfans dès leur plus tendre enfance, lorlqu'iis peuvent mouvoir
les mains. Ils mettent devant eux un livre, une balance, ou des armes:
ôc félon le choix que fait l'enfant, ils jugent qu'il eft né pour l'étude, ou
pour le commerce , ou pour la guerre.
^atriéme Obfervation de V Auteur,
Examen On doit examiner la portée des écoliers, 6c ne les pas furcharger de tra-
dela Por» Yjj|_ 5'ji5 peuvent dans un jour apprendre deux cens caraâéres, ne leur
Ecoliers. ^" enfeignez que cent : autrement vous les rebutez. Ne les pouflèz pas
non plus avant le tems à des compofîtions trop difficiles : c'ell vouloir qu'ils
s'accoutument à mal faire.
Education
des En-
fans des
pauvres.
Les Chi-
nois Ion-
dent l'in-
clination
dtf leurs
Enfans.
Sentiment
duP. Mcn-
trcci<iks
lur la
grande
mémoire
des Chi-
nois.
R E M A R Q^U E.
Quant à la mémoire des Chinois, dit le Père Dentrecolles , j'ai été plus
d'une fois furpris d'entendre réciter d'un bout à l'autre, à de petits Chré-
tiens de lept à huit ans, des livres entiers aflez longs. La fcience à la Chi-
ne confifte principalement à exercer fa mcmaii-e , ôc à retenir plufieurs
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 31^
Hvies. Un Mandarin voyant un jour ma petite bibliothèque Européane
dit tout bas à un autre Mandarin: Croyez-vous qu'il puifTe nous réciter
une partie de ces livres? Ces Meffieurs nous demandent fouvent des fécrets,
pour avoir une mémoire heureufe : je crois que plufieurs la ruinent par les
excès de leurs premières études.
Cinquième Obfervaîion de V Auteur.
Il importe ftir-tout d'interdire aux jeunes gens la lecture des romans, des . .
comédies, defe pièces de vers, 6c des chanfons peu honnêtes: ces fortes de te'd'i^aux
livres amoliflcnt, 6c corrompent infenfiblement le cœur: c'eft la pe'te des Jeunes-
bonnes mœurs: on fait fans honte ce qu'on a lu avec plaifir. Tel mauvais Gens,
difcours qui efl entré dans l'oreille d'un jeune écolier, lui relie toute la vie
dans le cœur.
R E M A R Q^U E.
L'Empereur Cang hi a défendu de vendre des livres contraires aux bon- Regle-
nes mœurs , comme certains romans capables de corrompre la jeunciTe. nient de
Les Mandarins font des vifites dans les boutiques des Libraires : ceux-ci ''Ei^f^-
ne laiffent pourtant pas d'en vendre eu fécret, fans les expofcr à la vûë. /,'-^a„ fu^f
des Li.
■*'i&*-i&'#***^<3«-****^^-5&^:*^*di.^^ »&*^.^i&-}&**^*^** vres.
Extrait d'un Traité fur le même fujet fait par Tchu
hi, l'un des plus célèbres Doreurs de la Chine y
qui florïljon fous la dïx-neuv'téme D'ynaflie
nommée Song.
TCHU HI marque dabord la vraye fin de l'étude, qui efl: la vertu : s^ite de
c'eft à quoi, dit-il, un écoHerdoit tendre de toutes fes forces, de l'Educa-
même que celui qui tire de l'arc vife droit au but , 6c ne craint rien tant tion de la
que de s'en écarter. Apprendre aux cnfans des caraélércs , faire qu'ils Jcuneffe.
récitent des livres entiers, 6c qu'ils ayent au-dehors quelque au- de po-
litefle, fins les gêner pour k léforme des mœurs: on appelle cela avoir
pour eux de l'affeétioi^.. Dans le '^nd, c'eft les haïr: les parens feront
peut-être contens d'uit tel maîtn- . mais les cfprits ne tiennent-ils pas,
fans qu'on s'en apperçoive , un compte éxaft d'une négligence 11 cri-
minelle, pour là punir en fon tems.?
Le fameux Hiu étant petit écolier , demanda un jour à fon maître g^^j. ^^^
quelle étoit la fin des études: celui-ci lui répondit, que par-là on parve- Etudes,
noit au degré honorable de Sieou tsai , 6c de Dofteur. Hé! quoi? reprit
le jeune ffiu, ne fe propofe-t-on rien davantage? Le maître comprit les
vues
Maxime
de la bon-
ne Educa-
tion.
Maximes
furie Gou-
veriie-
meni.
Maxime
d'enfei-
gner la
Jcunefle.
Forme an-
cienne des
Leçons &
des Pré-
téptts.
De la ma-
nière dont
les tnfans
doivent
reciter
leurs Le-
çons.
Des Va-
jio DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
vues relevées de cet enfant. Il alla fur l'heure trouver fes parens : Votre
fils y leur dit-il, a de Pefprit au dejfus du commun: un écolier de fi grande efipé-
rance demande un maître plus habile que je ne le fuis : ayez foin de le lui pro-
curer.
Aujourd'hui, quand nous difons qu'on peut, fi on le veut, devenir auflî
vertueux que nos premiers Empereurs Tao Se Chun, on regarde cela comme
un paradoxe : le travail rebute. Cependant renonce-t-on aux biens de la
fortune, pour la peine qu on a à les acquérir?
Si l'on entrctenoit ordinairement les jeunes gens des exemples de nos an-
ciens Sages, & qu'on les y fît fouvent penier, ils parviendroient à être ce
que ces grands hommes ont été. C'eft en vertu d'une femblable éducation,
qu'on dit qu'un maître eft un fécond père : mais un maître doit fonger
qu'on employé un ouvrier , parce qu'on le croit habile : au lieu qu'ont
reçoit un difciple poiu- le former, ce qui demande des foins Se de l'appli-
cation.
Ce feroit une belle leçon à donner , que celle que fît en mourant un
Empereur, au jeune Prince qu'il laiflbit héritier de la Couronne : Ne di-
tes jamais : cette faute elï légère , je puis me la permettre : cet aéte de ver-
tu eu peu confidérabie, omettons-le.
La jeunefie elt ennemie de la contrainte : il faut donc l'inftruire d'une
manière qui ne la rebute pas. Si un faifceau d'épines, dont on entoure un
jeune arbre pour le défendre des belliaux , ell trop épais , 5c le terre de
trop prés , il l'étouffé. Il f-iut que les initruétions & les réprimandes vien-
nent comme les pluyes Se les vents du Printems, qui étant proportionnez
aux befoins des plantes , les font pouffer à l'aîfe.
Autrefois les leçons 8c les préceptes étoient en vers , Se en forme de
chanfons, afin qu'i's entralTcnt plus agréablement dans l'efprit des enfans,
Se qu'ils leur tinflént lieu de jeux propres de leur âge: par-là ils ne fentoient
pas la difficulté de l'étude. Nos anciens Rois avoient introduit cette mé-
thode d'enfeigner : il nous femble que cette adrcffe n'eft rien : cependant
ce rien a de grandes luîtes. On a changé de méthode: les chofes en vont-
elles mieux?
TcIju hi defcend dans différens petits détails. „ Qiiand les enfms, dit-il
„ récitent leurs leçons, fixités que ce foit de telle manière, qu'ils penfent
„ dans l'urne à ce qu'ils prononcent des lèvres: ne leur dites rien qui ait
„ rapport aux faudes * Seétes; ayez foin de les prémunir contre un tel
„ poilon. „ Il exhorte à donner des récompenfes : c'efl ce qui le fiiit le i .
Se le If. de chaque mois: ces prix confiflent en des pinceaux pour écrire,
ôc du papier.
Tchu hi parle cnfuite des grandes vacances, qui commencent vers le ving-
tième du dernier mois de l'année Chinoife, jufqu'au vingtième ou environ
du
• Tchu hi fous le régne des Songt a été le grasd ennemi des feflcs idolâtres, contraiies
À la première fe^te Littéraire.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ^zt
du premier * mois. Ces grandes vacances font immédiatement précédées
du grand examen des écoliers. Outre les grandes vacances, il y en a, mais
peu dans le cours de l'année, aux fêtes, ou aux réjouilTances Chinoifes en
dilférens mois. Le jour de la naiflance du Sien Seng, ou Profefleur, eft en-
core une fête pour les écoliers, qui doivent ce jour-là lui faire leurs préfens
de conjouiflance. La clafle du loir finit tous les Jours par une courte hiltoi- p,
re: cette pratique eft fort recommandée. Enfin, avant que d'envoyer les nléredont
écoliers, on expofe une petite planche vernifTée, fur laquelle lont quatre fi; termine
petits vers , qui renferment une inftruftion d'ufage dans le commerce de la l'Ecole de
vie. Chacun tranfcrit ces vers, èc tous les lifent à h.nute voix jufqu'à trois 'r^'l^^
fois. Ainfîfe termine l'école de chaque jour. " J°'"^*
T'chu hi a un chapitre entier, où il montre avec quel foin les jeunes étu- ^^ "que
dians doivent éviter, r. Le trop de liaifons, z'. Le jeu, y. Le vin, 4". La Geni'^dm-
galanterie, f°. Enfin une vie molle 6c oifive. ventcvi-'
II pafleenfuite à plufieurs Co/, c'eft-à-dire, à plufîeurs fujets de gémir *"•
fur la négligence qu'on apporte à l'étude. Plainte?
1°. L'hiitoire nous apprend qu'autrefois la paflion pour l'étude étoit fi ^^^^^ ^'^"
grande , qu'un pauvre homme réduit à foiiir la terre pour vivre , portoit qù^on "^^
fon livre , afin d'étudier par intervalle , ôc au milieu d'un fi rude travail, aportc i
Quel fujet de honte pour ceux, qui étant à leur aile, ôc ayant la comme- l'étude,
dite d'étudier, vivent fans ardeur pour l'étude!
z\ Autrefois il falloit aller bien loin chercher un maître, &: l'on ne plaig-
noit point fes pas: aujourd'hui on a des maîtres à fa porte, 6c l'on néglige
d'en profiter.
3^ Autrefois il falloit tranfcrire les livres pour s'en fournir: quel travail!
On le dévoroit pourtant ce travail. Aujourd'hui qu'on a trouvé le bel art
de l'Imprimerie, que les boutiques 6c les bibliothèques regorgent de livres,
on néglige de s'en fervir.
4°. Faute d'Interprètes , il falloit autrefois palTer trois ans à lire , 6c à
entendre un feul de nos livres : trente ans fe palfoient à apprendre les feuls
livres canoniques : aujourd'hui avec le fecours 6c les lumières de tant de
fçavans , on peut à la fleur de l'âge acquérir toutes ces connoiflances , 6c
l'on paflc les beaux jours dans l'indolence ôc l'oifiveté !
f °. Combien de malheureux naiflent fourds 6c aveugles ! On plaint leur
difgrace,6c l'on a raifon : 6c de jeunes gens, qui ont avec le libre ufage des
fens un efprit vif 6c pénétrant, abufent de ces précieux dons, en négligeant
de s'inftruire dans les livres : s'ils étoient fans yeux , 6c fans oreilles , que
leur arriveroit-il de pis?
6". Dans la vie , quel efl: l'âge 6c l'état qui n'ait fes peines? Et un jeune
homme , qui fc voit exempt de tout foin, 6c de tout embarras,, fuit une
peine légère , telle que celle de lire des livres : tandis peut-être que fon pè-
re.
* Le commencement de l'an efl le tems des grandes réioui(rances qui finiffert quequss
1rs après la fêle des Lanternes , laciuelk le cclél
ère lune.
Tome IL Sf
jours après la fêle des Lanternes , laquelle le célèbre fur- tout le quiniiéme de ;a pre
miére lune
Suitte des
Plaintes
fur la né-
gligence
qu'on ap-
porte à
l'étude.
Piété de
Chxn en
vers fes
Parens.
512 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
re, pour le foire fubfiiterj s'occupe d'un travail pénible, Scpancla vie à
labourer des champs !
y\ Combien de gens nez pour les conditions laborieufes Se humiliantes,
ont le malheur d'ignorer jufqu'aux noms de nos livres canoniques, Chi û
Li! Et vous jeunes gens, fils de Lettrez , ôc de Dofteurs, vous mettez la
gloire d'un homme de lettres, non à (çavoir les livres en marchant fur les
traces de vos pères, mais à être vêtus de foyc, 6c à vous donner de grands
airs : fans fonger que vous ferez tomber votre famille en roture par votre
ignorance !
8°. Dans les premiers tems on manquoit de lieux, où l'on pût à l'écart,
loin du bruit & du tuniulte, lire & compofer : aujourd'hui il y a des édifi-
ces bâtis exprès, foit dans les villes, foit à la campagne , où des maîtres
invitent 6c attendent des difciples : 6c l'on fait peu de cas de ces moyens ;
l'on s'occupe de bagatelles : on s'entête comme des femmes, de parures,
d'un habit , d'un bonnet ! on Veut néanmoins avoir le nom de Lettré: 6c
peut-être fe laifle-t-on donner fans roug;ir, le nom de Docteur.
p'. On a tous les devoirs de la vie civile, fi bien circonftanciez dans les
livres : la jeunefle néglige de les apprendre: elle n'a de goût S<. dîardeur,
que pour de vains amufcmens : 6c par là ces belles leçons de morale tom-
bent 6c fe perdent. Au refte l'homme ignorant , quoiqu'il ne s'inquiète
point de fon ignorance , n'en ell pas moins au rang des bêtes les plus ftu-
pides»
R E M A R Q^U E.
On a dit qu'on devroit chaque jour lire 6c expliquer aux enfans qui com-
mencent à étudier, une hiftoire propre à les porter à l'étude, à leur ouvrir
l'efprit , 6c à les animer à la vertu. Je vais rapporter quelques-unes de ces
hiftoires, qui feront connoître quel ell le goût, le génie, 6c l'induflrie des
Chinois, pour former la jeunefle.
Ces dift-erens traits d'hiftoire font recueillis dans un livre fait exprès:
quelques-uns font des premiers tems de l'Empire: le grand nombre eft des
anciennes Dynafties: il n'y en a point des trois derniers fiécles. Au haut de
chaque page du livre, on trouve une efpèce d'eftampe, où eft repréfentée
l'hiftoire, fans doute afin de fixer l'imagination des enfans, 6c d'aider leur
mémoire. On a foin d'écrire le nom 6c le furnom de celui dont on parle,
le lieu de fa naiffance,- 6c fous quel régne il a vécu.
Extrait d'un Livre contenant un recueil d' hiftoires y qtfon
a foin de lire aux Enfans,
1.
L'Auteur commence par raconter la piété de Chun: il ne pouvpit gue-
res remonter plus haut dans l'hiftoire Chinoife, toute ancienne qu'elle
cil. Ce Chu'H fe rendit recommandable par (x parfaite foumiiîlon envei-s fes
ET DE LA TARTARIE CHINOIE. . 325
parens, dont il eut beaucoup à fouffrir. L'Empereur 7ao fut inftruit de
fon mérite , & de fîmple laboureur qu'il étoit , il le fit Ion fucceflcur à
l'Empire, à l'exclufion de les propres enfans , en qui il ne trouvoit pas al-
lez de vertu.
I L
Un bon vieillard , fous la Dynaftie des tcheou ^^voix un fils âgé de foixan- De la Piété
te & dix ans: celui-ci, pour divertir Ion père, & lui ôter l'idée de il* dé- '^'""^ ^'"'^
crépitude , contrefaifoit devant lui le petit enfant , prenant des habits de p",^" ^^^
diflrérentes couleurs , imitant les jeux ÔC les cris des enfans, lautant autour
de lui, fe laiflant tomber à deflein, 6c le roulant à terre , content s'il pou-
voit par-là faire rire le bon vieillard , à qui d'ailleurs il fournilîbit avec loin
toutes les chofes dont il avoit befoin.
I I I.
Sous le fécond régne des Hm, un jeune enfant nommé Hoang hiang. D'un F.n-
ayant perdu fa mère à l'âge de neuf ans, penfa en lécher de douleur. Il /!»' envers
redoubla d'afFedion pour fon père. L'Ete'il éventoit long tems le chevet, ^^ ^"''''
Se la natte fur laquelle fon père devoit repofer: 6c l'Hyver il fe couchoit a-
vant lui pour échauffer la place , qu'il lui cedoit enluite. Le Mandarin
du liçu, qui apprit l'attention pleine de tendrefle du jeune enfant, en fut fi
charmé, qu'il fit ériger un monument public 5c durable de cette piété fi-
liale, afin d'exciter la jcuneffe à y exceller.
Du tems des Empereurs 7/î», un autre enfant de huit ans, appelle. Ou Trôifiémc
f»«^» , donna une marque encore plus grande de fa tendrefîè pour lés parens : exemple
ceux-ci étoient fi pauvres, qu'ils n'avoient point de tour de lit pour fe dé- p^,.^/^^^
fendre en Eté des moucherons, qui infeftent pour lors les maifons : le petit '^'^'^'^•-
Ou muenfetenoit^iprèsàii lit: & là fe mettant nud jufqu'à la ceinture, il
cxpofoit fa chair délicate à la difcrétion des moucherons fans les chaflér :
Quand ils fe feront raffafiez demonfang, difoit-il, ils laifléront en repos
mes parens. C'eft ainfî qu'il les aimoit.
V.
Minfun perdit fa mère étant fort jeune. Son père fe remaria: il eut deux Quarriéme
enfans de fa ieconde femme: celle-ci maltraitoit lans celTe A/i^/y?/»; il ne ^^"'^i^^P'^»
s'en plaignoit point: un jour il tomba évanoui aux pieds de ion père : alors ' -f] p'j.g,'
il en connut la caufe , "6c vouloit renvoyer la cruelle marâtre. Min [un duific. '
l'en empêcha. Mon père , lui dit-il, nous fommes trois enfans dahs la
maifon: je fuis le feul qui fouflfre: ôc fi vous renvoyez notre mère , nous
fouffrirons tous trois. Le père fut attendri de ce difcours: 6c la marâtre
qui en eut connoiflance, devint une vraie mère à l'égard de Minfun.
Voici un autre trait où l'on voit, pour parler le flile Chinois, que la Autre
vertu force les cœurs les plus féroces à l'admirer 6c à l'aimer; il a quelque Exemple
rapport à l'Hilloire de Pilade 6c d'Orerte. Je f 'été
Deux frères nommez, WmTchanghiao, &c Vautre Tchangli, noublioient '*^'
rien pour fournir à l'entretien de leur mère. Le pays fut alHigé d'une é-
Sf i tran-
Marque
finguliérc
d'autorité
Maternel-
le,
Répon'e
d'un Fils à
314 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA^CHINE;
trange famine, par la difctte des grains. L'aîné Hiao revenant un jour de
la campigne, oii il avoit recueilli quelques racines, tomba malheurcule-
ment entre les inains de certains brigands affamez, & h barbares, qu'ils é-
gorgeoient, & mangeoient ceux qu'ils attrappoient. Comme ils fe pré-
paroient à donner le coup de la mort à Hiao : Meffieurs , leur dit-il , en
pleurant , j'ai laiffé à la maifon ma mère fort âgée , elle meurt de faim : per- '
mettez-moi de lui aller porter ces racines que j'ai ramalTées, 6c je vous ju-
re que je reviendrai aulFi-tôt: alors je n'aurai point de peine à quitter la vie.
Ces barbares fe laifferent toucher , ôc lui permirent d'aller chez lui, à la
condition qu'il propofoit. ///^o arrive au logis, èc raconte ce qui s'étoit
paffé. Son cadet Li part aulli-tôt à la dérobée, & va fe livrer aux voleurs.
Celui-ci, dit-il, à qui vous avez permis d'aller fecourir fa mère, c'eft mon
frère: il me paffe de beaucoup en mérite : 6c moi, comme vous voyez, je
fuis d'une autre corpulence que lui : tuez-moi à fa place. L'aîné Hiao s'é-
tant apperçu de la fuite de fon frère, 6c fe doutant de fon delTein, accourut
vite au rendez-vous: C'ell moi, difoit-il, qui ai engagé ma parole : je
viens la dégager: n'écoutez point, je vous prie, ce que dit mon frère. Ces
hommes altérez de fang , frappez de cet attachement filial , 8c de cet a-
mour réciproque des deux frères , les renvoyèrent fans leur faire aucun
mal.
y I ï.
La dame Ly apprit que fon fils féant dans fon Tribunal, s'étoit emporté
jufqu'à faire mourir fous le bâton un foldat, 6c que le murmure des troupes
fur cette, aélion violente croifibit de moment à autre : elle fort auffi-tôt de
fon appartement intérieur, fe rend au lieu de l'audience, où le jugement
àvoit été porté 6c exécuté. Le Mandarin s'étant auffi-tôt levé par refpeél,
elle s'avance , fe place dans fon fiége , 6c lui ordonne de fe mettre à ge-
noux: 6c lui reprochant fa cruauté: Quoi, mon fils, lui dit-elle, l'Em-
pei-cur vous a-t'il confié l'autorité que vous avez, pour en abufer, comme
vous venez de faire? puis :fe tournant vers les exécuteurs de la juftice: Qu'on
dépoiiille mon fils, ajoûta-t-elle, 6c qu'on le frappe fur les épaules: je fuis
fa mcre , je lui impofe ce châtiment. Les Officiers fubalternes fe jetterent
à terre, Se demandèrent grâce. C'eft ainfi que l'autorité maternelle appai-
fi une émotion qui s'élevoit , corrigea l'humeur fiere 6c emportée de fon
fils , 6c conferva dans fa maifon un emploi diilingué , qu'il étoit fur le point
de pferdre.
VIII.
La mère d'un nommé Ousi pe yu ne fe contentoit pas des menaces. Si
fon fils déjà âgé commcttoit quelque faute, elle prenoit la verge 6c le frap-
poit elle même. Ce fils obéiffimt plioit les épaules , 6c fouffroit humble-
ment le châtiment , fans fe plaindre. Un jour recevant des coups , il fe
mit à pleurer, 6c àjettcr un grand cri. Eh! quoi, mon fils, dit la mère,
vous commencez donc à vous plaindre, 6c à fupporter impatiemment ma
correftion? Non, ma mère, répondit-il : ce n'eft pas là ce qui me fait jet-
tcr ce cri : c'eft que la dernière fois que vous me fîtes une réprimande , com-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
3^T
me je le méritois, les coups que vous me donniez, me caulbient de la dou-
leur: aujourd'hui que je n'en fens point, je m'apperçois que vos forces ont
beaucoup diminué : voilà ce qui m'afflige. Cette rcponle fi pleine de foumif-
fion 6c de tendreffe , étant devenue publique , fit beaucoup d'honneur à
Oueipeyu.
R E M A R Q^U E.
Au refte, ce n'eft point l'efpérance de recueillir un riche héritage, qui
rend les Chinois fi fournis à leurs parens : les mères en particulier n'ont point
de teftamcnt à faire. D'ailleurs une bonne preuve que ce refpeft filial a
dans le Cœur un autre principe: c'ell que cette tendreffe pour un père &
pour une mère, dure à la Chine après leur mort, au lieu qu'en Europe ils
Ibnt fouvent bientôt oubliez.
I X.
Sous le régne des Song, un nommé Keou bai kang dont le père avoit été
grand Mandarin, aimoit dans fa jeuneffe le plaifir & les divertiffemens ; il
perdoit beaucoup de tems à fe promener à cheval, ou à la chaffe du faucon
6c de l'épervier. Sa mère fe fachoit fouvent contre lui à ce fujet. Un jour
perdant patience , elle lui jetta le premier meuble qui lui tomba fous la
main : il en fut bleffé au pied : il comprit alors combien fa conduite dé-
plaifoit à fa mcre. Il changea, & devint très-appliqué à l'étude des livres:
ce qui l'éleva à de grandes charges. Après la mort de fa mère , il ne voyoit,
ni ne touchoit jamais la cicatrice de fa playe, qu'il ne fût attendri, 6c qu'il
n'éclatât en foupirs & en fanglots , regrettant une fi bonne mère, qui
avoit eu fi fore à cœur la réforme de h vie , & l'amandcment de fcs
mœurs.
X.
La repartie de Sie tchang^ qui n'étoit âgé que de huit ans, fut applau-
die dans une compagnie de fçavans. Son père le menoit par la main dans
les affemblées de Lettrez, où il aflifloit. Ce jeune enfant avoit un air gra-
ve , férieux , 6c mpdefte , beaucoup au-deffus de fon î\gç. Un jour dans
un cercle de fçavans, où il étoit, on s'avifa de dire àfonperc: en vérité
votre fils eft un autre Ten hoei. C'étoit un des élèves de Confucius le plus
refpe<5tc, dit-on, pour fa vertu, 6c digne difciple d'un tel Maître. Sie tchang
répliqua auffi-tôt : on ne voit pas de nos jours un fécond Confucius : com-
ment fe trouveroit-il un autre Ten hoei?
X I.
Le fameux Tangfieou eft venu de la plus balîe extraftion: on le voit dans
une des eftampes du livre en queilion , repréfenté fi pauvre , que n'ayant
pas dequoi aller à l'école, ni dequoi acheter des plumes 6c du papier, pour
apprendre à écrire, fa mère avec une baguette lui formoit fin- le fable les
caraftéres, 6c les lui faifoit enfuite lire 6c imiter.
XII.
Fan chun gin paffoit les nuits à étudier , 6c devint par fon travail grand
Sf ^ "Man-
Principe
du refpeâ
filial
dans les
Chinois.
Recoii-
noiirance
de Kieon
hai kang
envers fa
mère.
Répartie
d'un En-
fant de
huit atu.
Manière
finguliére
denrci-
gner à lire
Hi à écrire.
Manière
iinguliérc-
d'exciter i
l'étude.
516 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Mnndaiin. Sa femme après fa mort , pour animer fes enfans à l'étude, leur
monrroit fouvent le tour de lit, dont leur père s'étoit fervi avant que d'ê-
tre Doâreur. Remarquez, difoit-elle , comment le ciel de ce lit eft tout
noir de la fumée de la lampe : votre père ne pouvoit quitter les livres,
pour prendre un peu de repos : c'eil ce qui l'a élevé jufqu'à être Mi-
nillré d'Etat.
R E M A R <i_U E.
Il arrive fouvent que les enfans ou les petits-fils de Mandarins, retom-
bent par leur indolence dans l'état de roture 6c de pauvreté, dont leurs pa-
rens s'étoient tirez, pendant que d'autres par une étude opiniâtre font de
grandes fortunes.
XIII.
Manière '^^ ma yung fi connu des fçavans, dès l'âge de fept ans, oublioit de boire
linguliére 6c de manger, Se fembloit être infcnfible au froid & au chaud: tant il étoit
dcs^exci- attaché à fes livres. A quinze ans il y avoit peu délivres qu'il nepoflc-
dât *. Afin de s'empêcher de dormir, il fe fervoit pour chevet d'un bil-
lot extrêmement rond : lorfqu'accablé de fommeil , le Uvre lui tomboit des
mains, fa tête penchoit fur le chevet: il étoit bien-tôt réveillé par le moin-
dre mouvement qu'il donnoit à ce chevet dur 6c gliflant.
X I V.
Autres Un autre nommé ïï'fun king^ qu'on appella le Doéteur à huis clos. Pi
manières /^^^ . p^ice qu'il fortoit rarement , pour réfifler au fommeil en étudiant,
goût!^'"^ avoit fufpendu une corde au haut du plancher, à laquelle fes cheveux é-
toient nouez: c'étoit lace qui le défendoit des furpriles du fommeil.
Un autre qui étoit très-pauvre, au fort de l'Hyver, lifoit fes livres à la
clarté de la lune. Un autre appelle Tche ing ayant en fermé dans une gaze fort
déliée des vers luifans, appliquant fa gaze aux lignes de fon livre, étudioit
une partie de la nuit.
R E M A R Q^U E.
Au refte, ce n'eft point pour avoir paffe un petit nombre, d'années fur
les livres, qu'un pauvre Lettré parvient à une meilleure fortune: il lui faut
une conltance à toute épreuve : elle cilaflez bien exprimée par* le trait fui-
vant.
X V.
Exemple Li -pc ^ qui devint un des premiers Doéleurs de la Cour fous le régne des
linguliér Hati, s'étoit adonné à l'étude dès f.i plus' tendre jeu nèfle: il revenoit une
fôvérance" année de l'examen général de toute la province: ôc chagrin de n'avoir pas
à Ictude, l'éufli, il défefpéra d'obtenir jamais le degré de Sieou tfai. Ainfi il refolut
de renoncer aux lettres 6c de tourner fes vues d'un autre côté. Comme il
rouloit cette penfée dans fa tête, il rencontra une vieille femme, qui paf-
foit
* C'cft-X-dire, qu'il pouvoit réciter plufieurs volumes.
ter à l'étU'
de,
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
^vj
foit Se repaflbit fur une pierre à aigùifer un pifton de fer : il s'arrêta un mo-
ment. Que prétendez- vous faire de ce pi lion, lui dit-il? Je veux, repli-
qua-t-elle, à force de le frotter en tout fens, en faire une aiguille pour de
la broderie. Life rentrant en lui-même, conçiit ce millcre : & au lieu de
continuer fon chemin vers fa maifon, il retourna à l'ancien lieu de fon étu-
de, pour s'y appliquer avec une nouvelle ardeur, 6c il parvint dans la fuite
à de grands emplois.
R E M A R {i_U E.
L'auteur dont on tire ces exemples fur l'amour filial, & fur l'application à
l'étude, ô^t ion livre, en rapportant des tfaits d'hiftoire fur différentes
vertus propre de l'honnête homme. En voici quelques-uns.
Sous le régne à&% Song^ un Philofophe nommé Fan tchimg fiuenàÀ^oità. Sentimenï
fes difciples : Toute ma fcience s'eft rapportée à (entendre & à mettre en f^^^^**"
pratique ces deux points : (^rozV^ri?, <^o«(rrar, 6c je vois qu'il me refte fur cela JueTfav h
encore beaucoup à apprendre 6c à pratiquer. Il n'eft gueres de perfonnes , Droiture
ajoiitoit-il, quelque grofliéres qu'elles ioient, qui en reprenant les autres, ^-1» ^'"^
ne marquent avoir de l'eiprit. De même les plus éclairez, lorfqu^ils veulent ""''•
excufer leurs fautes, font paroître leur peu de lumières Ilfaudroit, pour
bien faire , fe reprocher fes défauts avec la même diipofition de cœur,
qu'on fe fent en faifant une réprimande à autrui, 6c pardonner les manque-
mens des autres, comme l'on fe pardonne les liens propres. En tenant
conftamment cette conduite, on arriveroit à un haut degré de lagefle £c de
vertu.
X V I I.
Voici encore un fage Mandarin du tems des Song nommé Fan, mais dont Eloge du
le furnom eft Tchmig yen. Il n'avoit nulle attache à fes richefles : fon plai- Mandaria
fir étoit d'en faire part aux pauvres, 6c fur-tout à ceux de fa parenté, qui ""-
étoit très-nombreuic. Pour rendre cette bonne œuvre durable , il ht a-
cheterde grandes terres , dont le revenu devoit être employé à perpétuité
pour la fubfiftance des pauvres, 6c fur-tout de ceux de la famille, qui n'a-
voient pas de quoi fournir aux vêtemens, aux mariages, 6c aux obiéques.
Au relie il ne vouloit point que fon Econome examinât fi fes parens étoient
proches ou éloignez. Tout ce que nous fommes de Fan, diioit-il, dans
les provinces de Àiang nan 6c de Kiang fi , nous fonons tous d'une même
tige , 6c de ce premier Fan qui s'eft établi en ce pays: nous fommes tous
fes fils 6c fes petits-fils: nous ne faifons tous qu'une même famille: depuis
plus de cent ans ie fuis le feul de la famille qui ait fait fortune : c'êft- à-di-
re , que durant plus de cent ans nos Pères ont amaflé des vertus : le fruit
des vertus de tant de particuliers a commencé à fe faire fcntirenmoi, 6c
j'ai été élevé aux charges: fi je prétendois feul, moi 6c mes enfans, jouir
de mes richefles , fans en faire part indifféremment à nos pauvres parens:
avec quel front après ma mort, oferois-je paroître devant nos ancêtres? Se
Elo?^e de
la Paticu-
Source des
Divifions
dans es
Familles.
5z8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
à prélent n'aurois-je pas honte d'entrer dans le Tsc tang de la famille, c'efl:-
à-dire, lafalle, ou le lieu qui conferve les tablettes des ancêtres?
. XVIII.
Sous la Dynaftie des Tang qui régnoicnt au tems de la venue de Jefus-
Chrift. Kung y fut fameux par un endroit. Il vit fes defcendans jufqu'à la
neuvième génération, qui ne faifoient tous qu'une même famille,' parfaite-
ment unie 6c paifible. L'Empereur Kao tsong voulut voir cette merveille.
Comme il paflbit pour le rendre à Trti chan^ il honora la maifon de /^««g;/
de fa préfence : il fit venir le bon vieillard , & lui demanda par quel moïen
il maintcnoit l'union 8c la paix parmi tant d'enfans & de petits-hls. Kung y
fe fit apporter du papier, une plume, ôc de l'encre: & il écrivit plus de
cent fois la lettre G/'«, c^uï Çrgni^e patience. Enfuite il préfenta ^ papier à
l'Empereur : il vouloit dire par-là que les divifions dans les familles vien-
nent du chagrin, qu'on a de voir les uns mieux partagez que les autres,
mieux vêtus, mieux traittez , plus cai-eflez, plus ménagez, plus honorez,
plus heureux. Or la patience , quand on a Içû l'infpirer 8c la ménager,
prévient ces déibrdres , 8c maintient les efprits dans l'union , 8c dans k
concorde.
XIX.
On vit de même du ttras^ àts SongX^i'xm.iWtà.ts Li-ouen-îching^ compo-
fée de plus de trois cens bouches, tant fils, que petits-fils, èc arriere-pe-
tits-fils , vivans tous enfemble , mangeans en commun, fans avoir fait le
partage des terres 8c des biens. Ceux de fa famille, qui étoient Mandarins,
cnvoyoient leur fuperflu, pour être mis dans la malle commune, d'où l'on
tiroit ce qui étoit nécefl^aire pour les belbins de toute la famille.
XX.
Omng Ouen fut élevé aux premières charges dans un âge avancé. Tou-
tes les fois qu'il touchoit fes appointemens, il foûpiroit en baifiant la vue:
puis fe tournant vers fes domeitiques: cet argent, que je reçois, leurdi-
' foit-il, c'eil la fubftance, 8c le fang du pauvre peuple, j'ai regret de rem-
ployer à mon entretien.
XXI.
Tchang tchl pe étant devenu grand Mandarin, ne changea rien, ni à fa
Médiocrité, table , ni à fes habits , ni aux ameublemens de fon hôtel , 8c il tenoit fes
domeitiques dans la plus grande modeftie. Vous vous trompez , lui di-
foient fes amis: en évitant la dépenfe, vous croyez vous faire la réputation
d'un Magiilrat intégre : mais votre frugalité paflera pour une épargne Ibr-
dide. Croyez-moi, mes amis, leur répondit-il: la fortune e 11 changean-
te : aujourd'hui je luis emploie, demain mon emploi me fera enlevé : on
pafle aifément de la difette à l'abondance: mais s'ell-on accoiiturné au luxe
8c à la bonne chère? Qii'il en coûte, s'il faut revenir à fa première médio-
crité! Notre vie n'eft, pour ainfi dire, qu'un jour: faifons en forte qu'elle
foit unie 8c égale.
XXII.
Siti moei 8c Tangyii étoient unis très-étroitement ;
Maxime
pour les
Gens-
d'Aff .lires.
Eloge de la
Amitié
conlb.iUe
récom.-
penfée.
avant même qu'ils fuf-
fent
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
3zp
trances
une A/:"»
fent parvenus aux grands emplois. Siu devoit à Tang le commencement de
fa fortune, l^ang perdit Hi charge : il defcendit d'un dégrc, & fut oblige
d'aller fort loin , & dans un très-méchant poik-, être Mandarin d'un rang
inférieur. On comprit cju'il étoit mal en Cour : ainfi il iè vit tout-à-
coup abandonné de tous fes amis: on craignoit de paroître avoir eu quelque
liaiion avec lui. Siu moci lui marqua la même affection qu'auparavant. Au
départ à'Taug perfonne ne parut pour le faluer. Siu moei l'accompagna
aflez loin de la ville jufqu'au premier repoibir qui étoit furie chemin, à
une lieuë des murailles: & là, après de grandes démonllrations d'amitié,
ils fe fcparérent. Cet attachement fidèle & intrépide, qui devoit, difoit-on,
le perdre, vint aux oreilles du Miniltre. Peu de jours après il l'avança
confidérablement : celui-ci ne fçavoit quelle pouvoit être la caufe d'une
élévation fi fubite. En remerciant le Miniftre: Seigneur, lui-dit-il, je
a'ai jamais eu l'honneur de paroître en votre préfence, 6c vous me comblez
de bien-faits. Le Miniftre répliqua ce peu de mots: je vous ai donné de
l'emploi , parce que je fuis perfuadé que celui qui répond fi bien aux fer-
vices & à l'amitié à'Tang^ ne fçauroit manquer de répondre aux faveurs de
fon Prince.
XXIII.
Ly ouen p étoit paivenu par fon mérite & par fa fcience, aux premières Remon
dignitez delà Cour: il y conduifit fa mère. Un jour revenant du palais à ^^nT' ^
fon hôtel, il entra avec fes habits de cérémonie dans l'appartement de fa rc à fon
mère, pour s'informer de l'état de fa fanté : 6c l'ayant trouvée (ainfi que la f''f-
répréfente l'eftampe du livre) alîlfe fur un tabouret, occupée à filer. Eh !
quoi Madame, lui dit-il, devenue maîtreflè dans la famille d'un Grand de
la Cour, vous filez.? Elle jettant à cesmots un profond foupir, s'écria:
Le Royaume eft-il donc fur fon déclin ? Je vois qu'on confie le gouverne-
ment à des Mandarins qui parlent comme de jeunes gens fans expérience:
ils veulent infpirer une vie molle & oifive:rertez-là un moment, & écou-
tez-moi. Qiiand le corps travaille, l'efprit eft occupé & recueilli: 6c
l'efprit étant appliqué à fon devoir, la vertu lé forme dans le cœur. Mais
vit-on dans l'oifiveté.'' Elle conduit au libertinage: le libertinage étouffe
entièrement la vertu : 6c un cœur fans vertu fe livre bien-tôt aux plus
grands défordres. Ne voyons-nous pas qu'un peuple qui habite un pays
gras, n'cft nullement induftrieux: au lieu que les habitans d'une terre mai-
gre 6c ftérilc, Ibntaélifs, adroits, laborieux? Avez-vous oublié, en m'a-
dreffant la parole qui vous a échappé, que nos anciennes Impératrices tra-
vailloicnt de leurs mains pour l'uiage des Princes 6c de l'Empereur, foit à
des couronnes, ibit à des ceintures, 6c que les femmes des Mandarins a-
voient leur occupation manuelle marquée par la coutume? Je m'atten-
dois que vous feriez le premier à me rappeller le fouvcnir de czi anciens
exemples: 6c vous me dites pourquoi travaillez-vous? Goûtez plutôt tran-
quilement les plaifirs de la vie, à prcfent que je fuis Grand à la Cour. Mon
fils, ce langage me fait craindre que notre famille, 6c le nom de votre
père, ne s'éteignent avec vous : penfez y.
"Xome IL Tt On
53= DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
XXIV.
TufUipi- On raconte, en plaifantant fur les tireurs d'horofcope, (\\x& Hong vou ,
nadeau chef de la précédente Dynaftie , qui d'une bafîé naiffiince, s'étoit élevé
Tireu«^ jufqu'au Trône, fit chercher avec foin dans fon vafte Empire, s'il y avoit
d'Horof. quelqu'un qui fût né précifément au même moment , ôc fous le même af-
cope. pect des aftres que lui. Ce parfait rapport fe rencontra dans un villageois :
il fut conduit à la Cour. L'Empereur fut furpris de le von- fi pauvre; &
après l'avoir bien queftionné, il apprit que ce bon-homme fubfilloit par le
moyen de quinze ruches d'abeilles qu'il avoit. Après tout, dit-il, il y a
de la reflemblance entre fon fort £c le mien. Je fuis Empereur de quinze
provinces, & je n'ai pas plus de Rois qui relèvent de moi, que cet homme-
ci en a qui dépendent de lui: car chaque ruche d'abeilles a fon Roi, 6c
ces quinze Rois lui paient le tribut annuel dont il fubfille. La conclufion
fut pourtant que les tireurs d'horofcope, étoient des impofteurs.
R E M A R Q^U E.
C'eft par de femblables railleries , que les Lettrez modérez tournent en
ridicule les faulFes feéles : le commun des Lettrez fc contente d'en parler
avec mépris , fans leur épargner les injures. Revenons à l'auteur, dont
j'ai tiré ce qui regarde la manière d'étudier.
Extrait du Chapitre des Examens particuliers des jeunes
Etîidians y qui /ont Sieou ts cil y ou qui préten-
dent à ce Grade.
De la Né- T E Gouverneur de la ville afiemblera de tems en tems les Lettrez de fa
ceffiié des J[_^ juridi£tion pour les examiner, en leur donnant lui-même des fujets de
Examens compohtion. Ces aflemblées ôc ces examens ont deux fins. La première, eft
tré's. "' de faire fleurir les lettres, par l'eftime qu'on témoigne en avoir : la féconde
eft de conduire les Lettrez à ce point de droiture & de perfedion, qui doit
De leur êtro le fruit principal de leur étude. Car enfin, par ces examens réitérez,
ils s'affeétionnent à leur devoir, fur tout, lorfqu'ils voient que les Manda-
rins du lieu, celui qu'ils honorent comme leur père, fe fait un plaifir de
juger de leurs pièces d'efprit: qu'il marque de l'amitié à ceux qui fe diftin-
guent par la capacité, Se plus encore par les bonnes mœurs.
Leurs Quant à ceux qui n'ont que le nom de Lettrez, parce qu'au lieu d'étu-
Av.inta- dier, ils paflent les jours entiers à parcourir les audiences, pour un gain
S^^- fordide ÔC fouvent injufte : dans ces examens ils auront de quoi rougir du
peu de progrès qu'ils ont fait, 8c cette honte les fera renoncer à ces indi-
gnes diUradions. Voilà les avantages de ces examens de tous les mois. Mais
au-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 531
aujour-d'hui dans la fe6be littéraire, cette ancienne pratique eft prefque a-
néantie: il importe de la remettre en vigueur.
Pour cela il faut que le Gouverneur de la ville ordonne aux Mandarins
des Lettrez, de déterminer chaque mois un jour, oii l'on s'aiîemblera dans
la lalledes leçons, nommée M« lun tang *. Là on donnera le fujet des com-
politions, & on y travaillera tout le jour fous les yeux du Mandarin. Si le
Collège de la ville a des terres qui lui foient attachées, on prendra fur les
revenus dequoi fournir aux repas , qu'on y donnera aux Lettrez le jour de
l'examen. A chaque table il y aura quatre plats , deux de viandes , & deux
de légumes: ils mangeront quatre à une table ; à la collation du foir, on
donnera deux petits pots de^ vin pour chaque table. Je fais réflexion que
les ctudians, dans un de ces examens de la ville, ne feront gueres que quel-
ques douzaines : ainfî la dépenfe pour une aflemblée montera à peu prés à
deux taëls, 6c comme au fixiéme mois à caufc des grandes chaleurs, &: au
douzième à caufe des grands froids , il n'y aura point d'Académie: tous les
frais d'une année, pour ces repas n'iront gueres qu'à vingt taëls. La fom-
me n'ell pas fi confîdérable, qu'un Gouverneur de la ville ne la puifle tirer
de fes épargnes. C'ell à lui à faire publier d'avance le jour qu'il y aura af-
femblée & examen : il en donnera avis au Mandarin des Lettrez , & l'invi-
tera à s'y trouver. Tous les jeunes étudians capables de faire une pièce d'é-
loquence, feront admis à cet examen.
La compofition finie, & les pièces ayant été lues 6c examinées , on
réglera les différens dégrez de bonté : on placera hors de rang celles qui fe-
ront jugées parfaites: ôc pour entretenir l'émulation, on choîfira les belles
compofitions du premier rang: on en fera graver la planche, &on les im-
primera: afin que le travail loiiable, -inênle d'un jour, ne demeure point
lans fruit & fans récompenfe.
De plus le Mandarm ne manquera pas de loiier avec diftinftion , ceux
qui à la capacité, joignent le mérite d'une vie polie & réglée. Si ce font
des riches, il leur donnera quelque témoignage honorable écrit de fa main.
Si ce font des gens pauvres, il joindra aux louanges quelque préfent d'ar-
gent, afin qu'ils puiflent fe régaler. Cette conduite fera que les moins ca-
pables ié reprocheront leur négligence, dont ils fentiront mieux la honte.
Ils s'animeront, ils s'efforceront d'atteindre à la perfeftion des autres: &
par ce moyen ils parviendront à être d'excellens Lettrez. Je ne vois gueres
de voye plus efiîcace pour faire fleurir les lettres: les Gouverneurs des villes
en auront la gloire. C'eft ainfi qu'ils frayeront le chemin, qu'ils l'appla-
niront, & qu'ils y conduiront comme par la main, les étudians de leur
diftria.
Leur Di-
redion.
Du Juge-
ment des
Compofi-
tions.
Des Re'-
co m peu Tes
pour les
Compofi-
tions.
R E M A R Q^u E fur le précédent Chapitre.
Ces examens font appeliez particuliers, pour les diftinguer des examens
gé-
* Elle fait partie de l'édifice de Confucius,
Tt 2
Suite des
Récom-
penies
pour les
Coropofi-
tions.
plaintes
contre les
iieoii tf'ti.
Régie-,
mens à
leur fujet,
35t DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
géncniux , que fait une fois chaque année le Mindarin d'une ville du fécond .
2c du troifiéme ordre : Se enfuite le Mandarin de la ville du premier ordre ,
dont ces villes dépendent. Ce double examen annuel fe fliit dans un dif-
trict, pour choîfir les jeunes étudians, qui feront admis à compofer cette
année-là, devant le Mandarin de lettres envoyé exprès de la Cour, avec
pouvoir de donner le grade de Sieou tfûi, c'eft-à-dire de Bachelier, à un cer-
tain nombre pour chaque ville, plus ou moins, félon l'étendue du dillricl,
ou plutôt félon la multitude des étudians.
Le l^ao de la ville de lao tcheoii, qui eft en même tems Gouverneur, ou
plutôt Intendant de deux autres villes du premier ordre, n'ayant à juger
que des affaires confidérables , a plus de loifir : aulîi fait-il régulièrement
ces fortes d'examens particuliers. C'eft par-là qu'il fe picque d'imiter les
Cages des fiéclcs paffèz.
De plus ces Tao , ou furveillans de trois villes, qui feroient une grande
province de France, n'ont pas communément occafion d'amafTer beaucoup
d'argent: ainfî s'ils n'ont pas à la Cour un puiflant appui, c'ell par leur
feule probité, qu'ils peuvent monter à un rang fupcrieur. Grand motif
pour un Chinois de faire parade de fa vertu, & de fon zèle pour le bien
public.
On fe plaint avec raifon dans le chapitre précédent , que les Sieou tfai ne
fongent qu'à parcourir les audiences, 6c à folliciter des procès dans les Tri-
bunaux : plufieurs ne vivent que de ce métier , 6c des grâces qu'ils demaixlent
aux Mandarins, dont ils peuvent approcher librement à caufe de leur dé-
gré : 6c de ces grâces qu'ils demandent, ils en font un trafic auprès du pe-
tit peuple. Certains même ne vifent au degré de Lettrez, que pour pou-
voir faire ce commerce. Les Mandarins intégres, ou fort autorifez, fe
mettent au-defliis des follicitations des Graduez , refufent leurs vifites 6c
leurs requêtes. Les autres Mandarins, ou par foiblefle, ou par crainte,
les ménagent , de peur qu'ils ne révèlent leurs injuffices fécretes aux
Mandarins fupérieurs. Ainfi leur langue 6c leur plume font redoutées.
L'Empereur régnant bien inftruit qu'il y avoit en effet du dcfordre fur ce
point, y a apporté le remède le plus efficace, pour les empêcher de fe mê-
ler d'aucune affaire, 6c de paroître dans les Tribunaux fans de grandes rai-
fons perfonnelles. V. Ils cloivent avoir quatre performes qui répondent de
leurs mœurs 6c de leur conduite. z\ Ils ne peuvent préfenter au Gouver-
neiu" des lieux aucune requête, même pour leurs propres affaires, qu'elle-
n'ait été vue 6c approuvée par le Mandarin des Lettrez, lequel s'il ufoitde-
(jpnnivçnçe , feroit inf<iillibleraent çaffé de fon emploi.
TfA'
ET DE LA- TARTARIE CHINOISE. 535
TraduB'ion du Chapitre Kiang hio , on modèle que
donne l'Auteur d'un dtfcours tel qu'il fe peut
faire dans le Hio, ou Salle des AjJ em-
blée s des Lettrez.
LE parfait gouvernement eft fondé fur les louables coutumes , qu'on fait Sur quoi
régner dans un Etat. Pour y réuffir, il faut travailler à rectifier le e(l fondé,
cœur de l'homme. Veut-on le reétifier.? Qu'on lui donne l'intelligence ^ ''°"
de la doétrine des fages. Il ne faut pas croire qu'il faille la chercher bien nen^ent"
loin, ni qu'elle foit impoffible ou difficile à acquérir. On ne propofe point cVun Etat
des roules écartées, ou extraordinaires, où l'on ne puifle entrer 6c marcher
qu'avec beaucoup de peine. Cette doélrinefe réduit aux devoirs du Prince
5c du fujet : des pères & des enfans : des frères aînez , h. des cadets : du ma-
ri 6c de la femme : enfin d'un ami à l'égard de fon ami. Qu'on remplifTe
toutes ces obligations parfaitement: dés-la nul défaut, nul excès: que vou-
droit-on davantage? Mais fans étude on ne pénétre point la raifon qui ré-
gie & qui autorife ces maximes : & fi on ne la pénétre pas , on ne la met-
tra pas en pratique. Au refte ce qu'on entend par la raifon , eft propre-
ment l'attribut du 'tien * : les talens 6c les lumières qu'il communique à
l'homme, en font une participation: dans le Ticn^ cela s'appelle raifon:
dans l'homme, on le nomme vertu ou talens: 5c mis en pratique par l'ac-
tion on lui donne le nom de juftiee.
Les lumières de cette raiibn en plufieurs, c'eft leur volonté 6c la corrup-
tion de leur cœur qui l'obfcurcit: la raifon une fois obfcurcie par l'amour
propre, dès-là la vertu du cœur de l'homme eft mélangée, 6c ne fçau-
roit être pure: la vertu intérieure n'étant pas pure infailliblement dans la
pratique, on ne remplira pas tous les devoirs. Ainfi s'écartera-t-on de la
jultice, c'eft pour cela que Ly king j" , dit fort bien : l'étude du fage eft de
croître en fagcfte, 5c d'ajoiâter connoiff.inces à connoifîances, il cherche a
s'inftruire, 5c il s'applique à examiner ce qu'il a appris: il aime à commu-
niquer fes lumières aux autres: mais il s'y tient comme dans un apparte-
ment, dont il ne fort jamais ; fi fcience n'eft point ftérile: la piété régie
fa conduite.
EfFeftivement le défaut d'inftruftions fiit qu'on n'avance point dans
la vertu : 6c fi l'on n'eft pieux , on ne fera jamais parfait. C'eft donc Ncceiîlj^j
avec raifon que le texte dit , qu'il fout commencer par prendre des ti-^i^j",'-^
leçons, 8c les approfondir: enfuite viennent comme de fource les ac-
tions d'une vie réglée par la piété. Voilà l'ordre qu'il fuit néceffiiiremenc
tenir ;
•* Du Ciel, \ Livre Canonique.
Maximes
pour le
Gouver-
nement,
Leçon
que fait à
fon fils
rao en lui
remetant
l'Empire,
Néceffité
de tenir le
milieu de
toutes
chufts.
554 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
tenir; exceller d'abord dans la théorie de la lagefle, en forte qu'on n'ignoie
rien: enfuite rentrer dans le fond du cœur, ôc faire que toutes les vertus y
foient pures Se fans mélange : enfin régler tout l'extérieur, enforte
qu'il n'y ait aucune aftion, aucune fonétion de nos fens qui ne foit
dans l'ordre.
Mais enfin avec des inclinations , telles que les ont eues nos fages ,
cette fagcflé & cet état de perfeétion, dont je viens de parler , ne s'ac-
qucrera jamais , qu'on n'y apporte beaucoup d'application & de tra-
vail.
Le même T king dit encore : fidélité dans les vertus communes : éxa£fci-
tude dans les difcours ordinaires : droiture parfaite préfervée de la vanité 6c
de la corruption. Qu'entendons-nous par ces vertus communes? Si ce
n'cft celles qui regardent le Prince & le fujet : les parens & les enfans :
les aînez, & les cadets; le mari Se la femme: Se enfin les amis entre eux.
De quels difceurs ordinaires veut parler Ly king? Si non des leçons tou-
chant les devoirs du Prince 6c du fujet, Sec. Mettez à part ces obliga-
tions Se cette dodtrine , que refte-t-il dans la vie civile , Se dans un é-
tat qu'on doive pratiquer, Se qui mérite le nom de fciencc: Quant à ces
mots du texte, vanité^ corruption: en voici le vrai fens: voulez- vous que
la raifon Tien ly^ qui nous vient du Tien *, nous éclaire par des lumières tou-
jours pures? Prenez garde que l'amour ne l'obfcurcifTe: de même feconfer-
ver dans une parfaite droiture, ce n'eft autre chofe que d'avoir une vertu
pure; ïiiais pour l'avoir telle, il fluit la préierver du mélange, que la propre
volonté féduite par les paffions, y fait entrer imperceptiblement; toute au-
tre explication de cet endroit du texte, n'en rend pas le véritable fens.
Parcourons les maximes Se la doélrine de nos grands hommes 2^o, Chun,
Tu^ Tang, Ven 'vang^ Tcheou kong^ Kong ifé'é "f" Se nous verrons qu'ils font
tous d'accord fur le point que je traite.
Yao , en remettant l'Empire à Cbun, fur-tout, lui dit-il, gardez tou-
jours un jufte milieu; ce jufte milieu confiftc à ne donner dans aucune ex-
trémité , à n'excéder en rien , à ne manquer en rien: C/j«« à fon tour , en
lailTant le gouvernement à Tu, lui fit cette belle leçon. Le cœur de l'hom-
me eft de fon fonds fujet à mille périls Se à mille égaremens ; le centre de
la vérité eft comme un point prefque imperceptible : donnez donc toute
votre attention à cette grande maxime. Gardez en tout unjufie milieu. Par le
cœur de l'homme on entend fes penchans Se fes affeârions pour les chofes
fenfibles. Le centre de la vérité , c'elt la droiture de fon ame : l'attention
que demande Chun , c'eft l'examen rigoureux des inclinations les plus fé-
crettes : en être le maître, c'eft avoir acquis la droiture; Se quand on la
poflcdc , on ne lui donne jamais la moindre atteinte par des vues intérefTées
touchant les chofes fenfibles qui réveillent les paflions.
C'eft pourquoi le texte dit : le centre de la raifon qui doit nous guider
par le rayon qui en part, eft infiniment délié Se fubtil. Si l'homme a apr)ris
à fur monter les périls de fon cœur, de fon amour propre: il fera en état
de
* Du Ciel. t Confuciu?.
I
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 355-
de tenir en tout un jufte nailieu : il ne panchcra pas plus d'un côté que d'un
autre: il fera lans défaut ôcaccoinpli: Chtin^ en rapportant cette grande
leçon qu'il avoit reçue à'Tao, tene^ le milieu, apprend de plus commcat
on arrivera à ce haut point de perfeftion.
R E M A R (i.U E.
L'auteur continue à expliquer les maximes des autres grands hommes :
fur-tout il montre que c'eft dans le fonds la même doélrine, 6c qu'elle fe
réduit à ce qu'il a avancé dès le commencement de fon difcours académique.
Il eft trop long pour le rapporter tout entier : ce qui en eft traduit, fuffit
pour faire connoîtrele rapport des Philofophes Chinois, avec lesPhilofophes
Grecs ôc Romains. Il auroit fallu , pour mieux alfûrer ce jugement ,
qu'on eût pu rendre les beautez du iliie Chinois, vif, ferré, Ôclublimc,
dans ces fortes de compofîtions. Tout ce qu'on a traduit, eft contenu en
vingt-trois lignes , dont chacune a feulement vingt-deux caraétéres , êc
dont plufieurs pris chacun en particulier, prél::utent aux yeux Chinois une
métaphore très-vive, mais trop outrée pour la Langue Françoife.
Tradu^'ion du Chapitre où ejî propofé le Projet^ &" les
Régleme^s d'une Académie , ou Société de Sçavans,
CE qu'on fe propofe par le deflein d'une Académie, c'cft de rendre les But des
gens habiles dans la fcience de leur propre nature , & faire en forte Acadé-
qu'ils deviennent les imitateurs de nos anciens fages. Pour en venir là, il ^nies.
faut s'appliquer entièrement, conftamment & méthodiquement & vouloir
approfondir les chofes dans le recueillement, fans fonger à fe faire au-de-
hors un vain nom, pour joiiir au plutôt de la réputation & des honneurs
de fçavant.
J'ai recherché dans leur fource les réglemens de ces fortes d'Académies
des fiécles paflcz: j'en remarque trois qui ont eu de la réputation, aufquel-
les on peut joindre une autre plus récente, qui a aufli des pratiques utiles.
Je vais ramaflèr les réglemens qui m'ont paru les plus beaux. Ce foin
épargnera la peine de les débrouiller dans des livres entiers, où ils font ré-
pandus. Les Mandarins, mes Collègues, profitant de mon recueil, pour-
ront dans leurs diih'iéts avoir la gloire de former ces admirables établiffe-
mens: ils engageront les perfonnes vertueufes 6c fçavantes, à contribuer Projet
à un fi beau projet. Un jour ces Académies donneront des gens du pre- d'une Aca-
mier mérite. Malgré mon infuffifance, je me flatte déjà d'y avoir contri- °^""^-
bué: 6c je penfe avec plaifir, que les fages élèves de ces fociétez pourront
:_r„_/:i-, ,r , ^ & faire rcvivrc Ics plus belles coû-
tumes.
Régk-
mcns pour
cet Etablii-
fcment.
Qualités
nécelTaires
pour y
être ad-
mis.
Première
Qualité.
?55 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
tûmes. Que cette penfée me donne de joie! C'cll avec la plus profonde
vénération, que je vais rapporter les difFérens réglemens, tels que je les ai
tirez dos écrits de nos iages maîtres : chacun pourra choîfir dans ce reciieil ,
ce qu'il jugera le plus convenable au defîein que je propofe. Je réduis ces
réglemens au nombre de douze.
Les qualitez néceflaires pour être admis dans l'Académie, font l'eftime &
l'attachement qu'on doit avoir pour la vraie doftrine *. Pour parvenir à
être fçavant 6c vertueux , il £xut avoir une haute idée de la do6trme de nos
fages, 6c rapporter Ion étude à marcher fur leurs traces, leurs ouvrages
ont pour but la pratique: la vertu des Académiciens doit faire honneur au
lieu où ils s'afTemblent. Ainfi les Chefs de l'Académie n'y admettront
que des gens qui auront du zèle & de l'ardeur , pour devenir des Let-
trez confommez, de fidèles & de nobles copies de nos anciens maîtres, ôc
de dignes modèles pour les étudians, qui viendront après eux. Quiconque
fera convaincu de parler avantageuicment des deux iCLles de Fo Se de Lao ,
& d'avancer témérairement, que leur doctrine convient pour le fond avec
le lu kiaOf ou la fede littéraire : quoique de telles gens loiient d'ailleurs
en public la doftrine de l'Empire, on doit les regarder comme de fécrets
partifans de ces hérélles, & juger qu'ils en font infeftez : ainfî ils ne doi-
vent point être admis au nombre des Académiciens.
Princires
lies Sedes
de F» & de
Lao.
Seconde
Qualité.
R E M A R (i.U E.
Les deux feftes de Fo Se de Lao donnent pour principe, êc pour fin de
toutes fortes de chofes , le vuide & le néant. Ainfi leur idolâtrie en vers
Fo 6c Lao conduit à l'athéifme ceux qui approfondirent les myftéres.
Ceux qui difent à la Chine, que la fefte littéraire, 6c la feftc de Fo 6c de
Lao ne font qu'un, San kiao y kiio, font de Confucius une idole, qu'ils
placent avec les idoles de Fo 6c de Lao : cela eft rare 6c en horreur parmi
les Lettrez: les Mandarins y mettent ordre, fi on les en avertit, 6c punif-
lênt les auteurs.
II.
Seconde qualité pour être admis: une réputation faine, 6c une fincére
application à tous fesdevoirs. Les gens de lettres, qui dans leur domeftique
font parfaitement obéiiïans à leurs parens, refpeêtueux pour leurs aînez,
qu'on voit au dehors réièrvez dans leurs paroles, fincéres dans leurs maniè-
res, intégres 6c réglez dans leur conduite, attachez fcrupuleufement à
Tancienne doébrine: enfin loiiez généralement des parens, amis, 6c voi-
iins : voilà les pcrfonnes qu'on doit aggreger.
Troi-
♦ Par oppofition aux héréfies Ytouan, nommément dcî feéles idolîtres des Bonzes,
des r«» sfe, qui depuis long tems ont inondé la Chine.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE, 337
III.
Troifiéme qualité pour le choix des fujets. Que ce foit des Lettrez
retirez 6c défintéreflez : tous ces efprits broiiillons, intngans, 6c tumul-
tueux, peu jaloux de la réputation d'un homme d'honneur, qui pour un
intérêt lordide courent fans cefle les Tribunaux, le mêlent de cent affaires
{bavent injuftes, employent ou fuggerent mille fourberies, £c qui à peine
fçavent dire une parole de vérité: ces grands parleurs , gens fans retenue,
6c dont la conduite déréglée fait un fi grand tort à la réputation de la fccte
littéraire, qui cherchent à entrer dans l'Académie, pour fe faire un nom, 6c
qui enflez d'une vaine éloquence, fe propoi^ent d'y dominer iur tous les au-
tres : tous ces gens-là en feront exclus , 6c l'on ne fouftrira point qu'ils
prennent place parmi les Académiciens.
IV..
On doit examiner rigoureufement ceux que l'on^ y aggrege. Qiiand
t^uelqu'unfouhaittera d'entrer dans cette focieté, il faut qu'un des anciens
le préicnte. Dabord il le fera connoître au iyndic : celui-ci en parlera au
prefident de l'Académie, qui fera les perquifîtions nécelfaires fur la vérité
des informations données par l'introdufteur : s'il les trouve favorables 6c
fûres, il confentira qu'il Ibit aggrcgé. Alors il offre un billet de vifite où
eft fon nom 6c ion i'urnom au prefident, qui lui marque le jour qu'il doit
venir, 6c auquel il aura rang dans l'aflembléc.
Comment on doit retrancher du corps les membres gâtez, pour préve-
nir ce qui pourroit nuire au bon ordre de l'Académie. Il peut arriver qu'il
y en ait dont la vertu ne foit pas de durée, qui viennent à fe déshonorer ,
en manquant aux devoirs les plus eflcntiels, 6c qui par contre-coup flétris-
fent le corps dont ils ibnt membres : qui dans les aflemblées ne faflent que
peu de cas des ftatuts : 6c qui hors des aflemblées foient vains, orgiieilleux ,
diflblus, railleurs, fourbes: en un mot, qui ne fe règlent que par les fauflcs
maximes du fiécle. Les Académiciens tiendront confeil fur de tels aggre-
gez : ils effaceront leurs noms , 6c ne leur permettront plus d'entrer dans les
aflemblées. Déplus, on examinera tous ceux de la compagnie, qui au-
ront été leurs introdufteurs, 6c qui fe feront faits leurs cautions: 6c on ver-
ra par-là de quel poids doit être leur témoignage.
Sur la confl:ruction de l'édifice où fe tiendra l'aflemblée. Le Mandarin
de la ville choîfira un vafte terrain, dont la fituation foit fiine 6c agréable.
Enfuite on amaflera dequoi conftruire le bâtiment : félon les fonds qu'on
aura, on en tracera le plan plus ou moins magnifique: dans la falle du mi-
lieu 'Tchong tang^ qui efl après celle des aflemblées, on mettra la tablette de
Confucius : après quoi fuivra une cour, 6c une troifiéme falle Hmi tang^
où les Académiciens iront fe délalTer , 6c prendre enfemble leurs repas.
Qiiant à la dépenfe pour la nourriture, ou ce feront les Académiciens riches
6c diftinguez, qui y fourniront généreufement: ou chacun à fon tour fera
les frais: ou plutôt ils s'uniront enfemble, pour faire un fonds d'argent un
peu confidérable, dont on achètera des teiTes affeétces à l'Académie; c'eft
Tome II. • Vv ■ '^ le
Troifiéme
Qualité
pour être
admis dans
l'Acadé-,
raie.
Quatrième
Qualité.
Examen
de ceux
qui de-
mandent
d'y être
admis.
Comment
on doit en
retrancher
les Mem-
bres gâtéî.
Conflruc-
tion du bâ-
timent
pour les
AfFem-
blées.
^58 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
le moyen que rien ne manque à cet ctabliircmcnt, 6c qu'il fe maintienne
lone-teras.
VIL
Du Cou- Sur le gouvernement de l'Académie. Voici ce qui me paroît de plus
vernement propre à lui donner du luftre. Lorfque tout le corps des Académiciens
déinie*^^' s'afîémblera pour la première fois, le Mandarin de la ville fe rendra en per-
forîne & en cérémonie au lieu deftiné aux Académiciens, avec un billet de
vifîte, 6c des préfens de foyeries. Etant fur le feiiil de la porte, il invitera
d'une manière civile les Académiciens à^ entrer , on choîfira le plus diftin-
gué par fon mérite , 6c on l'établira préfident, 6c chef de cette fociété de
lettres Hoei tfun : fous lui tiendra le fécond rang un Hoei tchang ou fyndic.
Ce doit être un homme d'âge, 6c qui ait de la politeffe. Le préfident au-
ra pour l'aider dans fon emploi deux afleffeurs un peu moins âgez que le
fyndic, gens également aftifs 6c habiles : ils s'appelleront Hoei tcbing. Le
fyndic aura de même deux affiftans d'un âge mûr 6c d'une force fanté : fur-
tout d'une capacité proportionnée à leur emploi : leur titre fera Hoei tfan.
Ce fera à eux à recevoir avec honnêteté les étrangers , qui viendront à
l'Académie. Les afleflcurs du préfident 6c du fyndic doivent traitter de
concert les affaires du corps : enfin on choîfira deux jeunes gens intelligens^,
actifs, fages, 6c appliquez: leur titre fera Hoei tang *. Ce font eux qui
porteront les paroles, 6c les ordres, 6c qui exécuteront au-dehors les diffé-
rentes commifllons de l'aiTemblée.
VIII.
jour ces Arrêter les jours d'aflemblée: chaque mois il fe tiendra deux aflemblées:
Affem- il faudra fixer ce jour d'avance. Alors tous fe rendront au lieu ordinaire ,.
blees. pour y entendre les difcours qu'on y prononcera. Cet exercice commence-
ra vers les dix heures du matin, 6c fera continué jufqu'à quatre du foir qu'on
fe retirera.
IX.
Rang des Règlement fur le rang des affiftans. Les Académiciens qui affilieront
Affiftans. aux aflémblées, prendront place dans la falle, félon leur âge. Quant aux
étrangers, qui les honoreront de leur préfence, on leur cédera en cette
qualité les premiers fiéges. Pour ce qui eft des membres de l'Académie,
c'eft la fupériorité des années, qui réglera leur rang, 6c l'on n'aura égard
ni à la nobleflé, ni aux rtchefles, ni aux autres prérogatives des Acadé-
miciens. De-là il arrivera un bien confidérable: c'eft qu'on ne fongera
pas a préfcntcr, pour être aggregez à cette fociété, des gens fiers, orgiieil-
leux, entêtez de leur mérite, pleins d'eux-mêmes, 6c par conféquent bien
éloignez de vouloir avec un cœur docile s'appliquer fortement à la recher-
che de la vérité.
Matières X.
qu'on y On déterminera les matières, qui fe traitteront dans la prochaine afiera-
^„;. ►„;_ ^^^^ C'eft le préfident qui propofera trois différens fujets, fur lefquels on
travaillera: le premier concernera les livres claiTiques ; le fécond fera fur la
aa-
.* C'efl à peu-près comme bedsat!.
doit trai-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
3?î>
nature 6c le cœur de l'homme 6c fur l'hiftoire : enfin le dernier fujet fera
desrits, de l'éloquence, Se du bon gouvernement. Ces fujers étant arrê-
tez par le préfident, il en conférera avec le fyndic 6c les autres qui font en
charge, afin d'établir en général le fond de doétrine de chaque iujet. En-
fuite cinq jours immédiatement avant celui de l'aflemblée, il communique-
ra à tous les Académiciens les matières déterminées. Cette précaution
mettra chacun des Académiciens en état d'aprofondir le fujet 6c de le trait-
ter fçavamment 6c clairement: lorfqu'ils feront arrivez dans la falle,ils con-
féreront enfemble , 6c fe propoiéront leurs difïicultez les uns aux autres :
c'ell-là le moyen de croître 6c de profiter dans les fciences,
X I.
Remarquer avec foin , 6c communiquer avec fidélité fes différentes viiés.
Grande ouverture de cœur. C'eft dans les cœurs des hommes qu'il faut
chercher la fagefle : c'ell là qu'elle réfide: 6c c'efl par les aétions qu'elle fe
prouve 6c fe manifefte. Il leroit bon que les Académiciens fe communi-
quaflent avec candeur les uns aux autres, ce qu'à chaque jour ils ont fait
d'une affemblée à l'autre, 6c même leurs vues 6c leurs fentimens intérieurs.
A cette fin il faudroit être exaét; à mettre tout cela fur le papier; ce cahier
s'appelleroit journal de ce qu'on a appris ou fait tel 6c tel jour. Quant aux
allions, on écriroit fidèlement fur fon livre les bonnes, Hoe chen ^ 6c les
màuvaifes, Hoei km. Enfuitc le jour de l'affemblée, l'entretien étant fini,
chacun tireroit fes mémoires, 6c en feroit part aux autres: ce feroit la ma-
tière d'une différtation utile. Cet examen étant continué durant quelque
tetns, on verroit augmenter confidérablement 6c fes lumières 6c fes forces
pour le bien : les défauts de l'efprit 6c du cœur peu à peu fe réduiroient
prefque à rien. Ce point-ci ell pour vous autres Lettrez d'une conféquen-
ce infinie, foit par rapport à la perfcélion des Iciences, foit pour l'acquifi-
tion de la vertu, qui demande tous nos foins 6c toute notre application. Que
fi dans cette pratique on ne fonge qu'à exaggerer le peu de bien qu'on aura
fait, 8c à déguiferjou même cacher le mal: ii l'on ufe de paroles artificieu-
fes, qu'avance-t-on.' On apprend à devenir un trompeur d'habitude. De
tels gens ne parviendront jamais , 6c l'on peut conclure de leur procédé ,
qu'ils demeureront toujours dans leur ignorance 6c dans leurs imperfeélions.
A. 1 I .
Diverfes régies de mœurs pour les Académiciens, v. Qii'ils refpeétent
ceux qui leur font inférieurs, 6c par la condition 6c par le mérite, c'eft
pourquoi ils s'appliqueront à déraciner l'orgiieil du cœur. V. Qii'ils efti-
ment la vraie apathie * 6s: ainfi qu'ils travaillent à détacher 6c à vuider leur
cœur de toute mauvaife aftéftion. 3°. C'eft la conftance qui fait le vrai
mérite de la vertu : banniflbns donc du cœur la parefTe. 4°. Le propre de
l'homme eft d'être libre dans fes choix : par conféquent réprimons les fail-
lies , les impétuofitez , les trop grands empreficmens. f '. La paix 6c la
tranquilité de l'ame eft d'un grand prix. Ne permettons point à notre cf-
prit
* L'apathie des Bonzes qui eft généralement pour tout, eft condamnée.
Vv Z
Néceflué
d'y com-
muniquer
fes Projets,
Régies de
Morale
pour les
Académi-
ciens.
Néceffité
d'indiquer
ks matiè-
res qu'où
devra y
tiiiitter.
540 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
prit d'être errant 6c vagabond. 6". L'ame de la converfation & du com-
merce, c'cft la droiture : pour y ari-iver , foyons en garde contre la rule &
l'artifice. 7". On doit avou- l'ame grande : ainli point de partialité. 8". Il
faut modérer les délhs du cœur : combattons la concupitcence du nôtre.
p'.Qii'on foit réglé dans fa dépenfe : c'eft pourquoi nul talle. 10'. La beauté
du naturel , c'elt une humeur paifible: le vice oppofé qui eft à retrancher,
c'eft la colère. 11°. L'homme eft principalement tait pour la Ibciété : qu'il
ait foin de fermer toute entrée à l'envie. 12. Enfin le propre de la fcicnce
eft de vouloir toujours s'élever ; ainfi regardons comme un mal, un cœur
qui le borne fie fe limite aifément.
Voilà douze régies de mœurs, qui renferment la perfection. J'ajoute
que quand on propofera cinq jours avant l'aflemblée, les iujets qu'on y doit
traitter : cela fe doit faire fur une tablette verniflée, qu'on fufpendra dans
un endroit de la lalle des conférences. Au même tems il faut en donner avis
aux Lettrez,aux graduez du dehors. Se même à ceux qui font un peu plus
éloignez: afin qu'étant inftruits des matières, ils puiflent s'y préparer, s'ils
fouhaittcnt affilier à l'afiemblée , & par-là être plus en ctat de juger de ce
qu'on dira , èc de propofer eux-mêmes leurs vues iur les fujcts en queftion .
DE LA LITTERATURE CHINOISE.
Préfcreiice
desLettres
fur les Ar-
mes A la
Chi.ne.
A quoi fe
reduifent
les Scien-
ces des
Chinois.
CO M M E les lettres font plus eftimées que les armes dans tout l'Empi-
re , 6c que les premières dignitcz du gouvernement politique ne fc
donnent qu'à des perionnes lettrées : les icienccs y ont toujours été culti-
vées. On n'oferoit dire que c'eft avec beaucoup de fuccès, du moins fi l'on
en juge par leurs livres , &: par les connoiflànces de leurs fçavans : ce qui
peut venir, 8c du peu d'attention qu'on a toujours eu, de récompenier
ceux qui excelloient dans les fciences abftraites, & peut-être du tems con-
fidéraole qu'ils font obligez de donner à l'intelligence de leur Langue, dont
les figures 6c les caraétéres font prefque infinis : puifqu'il y en a autant de
différens qu'il y a de termes 6c de noms diffcrens des chofes qu'ils veulent
exprimer.
Leurs fciences fe réduifent à fix principales: fçavoir la connoiflince de
leur Langue, dont nous avons déjà parlé ; la Philoiophie foit naturelle,
foit morale : les Mathématiques , 6c fur- tout l'Aftronomie : la Médecine ,
l'Hiftoire, 6c la Poéfie.
La profonde paix, dont ils ont prefque toujours joiii, cc le peu de com-
merce qu'ils ont eu avec les autres nations, dont ils ont voulu être féparez
par des défei,ifes exprcflés de ibwir de l'Empire, 6c d'y admettre aucun é-
tranger, les ont attachez à l'étude 6c aux arts, qui peuvent contribuer aux
comnaoditez de la vie.
Les
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ^4r
Les fcicnces les plus recherchées parmi ces peuples, Ibnt la parf-iite con- QusUis
noiilance de leur Langue-, des Loix,de rHill:oire,& la Philofophie morale: '«"f les •
parce que ce ibnr les voyes, par lefquelles ils peuvent parvenir aux prcmié- Sciences le
res charges. Nul ne peut être reçu au nombre des Docteurs, s'il n'entend ctochéei
bien la Langue, s'i] n'en forme partaitement bien les caraftéres, & s'il n'eft des Clu-
capable de compoler un difcours élégant fur les principales maximes de leur "^'^^
Morale, & du gouvernement, qui le tirent toujours des livres qu'ils appel-
lent canoniques.
Il s'eft fiiit une infinité de commentaires fur ces livres. Ce font ces com-
mentaires qui les occupent durant plufieurs années, pour fe rendre fçavans
6c habiles dans la politique èc dans la fcience des moeurs , qui ell en effet la
fcience la plus propre de l'homme, puifqu'elle regarde direélement fa con-
duite, & les moyens de le rendre parfait félon fon état 6c fa condition-.
On voit que dès la fondation de l'Empire les Chinois s'appliquoient à Les Mx^
l'étude des Mathématiques, 6c particulièrement de l'Allronomic. 11 y avoit '^^™''"-
dès ce tems-ià des gens habiles, entretenus par l'Empereur, qui faifoient falueuT
des obfervations, qui calculoient les éclyplés, 6c qui étoienc récompenfez,, ocupation
ou punis à proportion qu'ils avoient réuiîi. Dans la fuite la fuperllition a ''"J'' f"^"*
encore augmenté l'application à cette étude, parce que plufieurs font per- [!p'°" '^'^
fuadez que les événemcns dépendent de la difpofition du ciel : qu'il y a des
tems heureux , 6c des tems malheureux : 6c qu'il ell important à chacun
de bien obferver la diverfité 6c la différence de ces tems, pour les entrepri-
fes des voyages , des traitez, des négociations, 6c des mariages , pour s'al-
ler préfenter au Gouverneur 6c à l'Empereur, afin d'en obtenir des grâces. Calendrier
6c pour autres chofes fcmblables. Tous les ans on publie un calandrier aux '"^"'^^'•
frais de l'Empereur, dans lequel les Officiers fubalternes du Tribunal des
Mathématiques, afin de le vendre plus cher, ne manquent pas d'inférer
ces jours heureux 6c malheureux, qu'ils dilHnguent, félon les principes de
leur/Affrologie judiciaire. j „..
La nécefîité a introduit parmi eux la Médecine, comme parmi les au- nois font
très nations. Ils ont grand nombre de traittez fur cette matière ; maïs en nches en^
quoi ils fe diftinguent davantage , c'ert dans la connoiflance particulière ^raittés
qu'ils ont du pouls, pour diftingucr les maladies^ 6c les remèdes qui leur cfn^^'^*
lont propres.
Pour ce qui eft de l'Hiftoire 6c de la Poëfie: comme l'une ne fert gueres dVnT'ir^
qu'à fitisfaire la curiofitè, 6cque l'autre n'eil: propre qu'au divcrtiffement : il connoif-
y a moins de perfonnes qui s'y appliquent, parce que ce n'eff gueres par fance du
ces connoiffances que l'on peut s'avancer 6c faire fortune. Cependant leur ''°"'''
Hifloire èc leurs annales font prefque aufli anciennes, que le tems qui fuivit p.^ '^"''■'''
d'affcz près le déluge, ocelles ont été continuées jufqu'-à ces derniers tems d'HUtoire,
par divers -auteurs , & prelque tous contemporains.
Au regard de leur Poéfie, outre les anciens livres,. dont une partie efl; en P "./.^"^
vers: les poèmes de Kiii y tien font d'une délicateffc ^ d'une douceur cxtrê- '^"'^■"^'
me. Sous la Dynaftie des îT^^g, Litsaofé, 6c l'on te moci^ ne le cèdent
gueres aux Anacréoas 6c aux Horaces. Enfin à la Chine, comme autre-
Vv 5 foicî
De la-
moiir des
Chinois
pour la
I^ittéracu-
Nombrc
extraordi-
naire des
étudians.
Les Chi-
nois Ib.it
peu verfés
dans h
Cofino-
gtaphie.
Livres
Chinois
fur toutes
fortes de
matières.
VénérA-
tion où eft
Confucius
à la Chine.
541 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DELA CHINE,
fois en Euiope, les Philofophes font Poiites, 6c parmi tous les écrivains
qui ont un nom célèbre, le feul T'serig nanfong n'a point fait de vers, c'ell
pourquoi on le compare à une belle fleur nommée Hai tang , qui feroit par-
faite , fi elle avoit de l'odeur.
Comme les Chinois ont de l'efprit ix. de la difpofition pour les fcien-
ces, Se que la Philofophie morale eft une des connoifllinces par oii ils peu-
vent s'avancer : ils s'y appliquent plus qu'à toute autre fçience. Il y a
dans toutes les provinces de l'Empire un grand nombre de Licentiez 6c de
Bacheliers. Ce nombre palle quelque-fois dix mille dans une province.
Le nombre des étudians qui al'pirent aux dégrez, fans rien exaggerer, va à
plus de deux millions. Dans les provinces Méridionales, à peine y a-t-il un
Chinois, qui ne fçache lire 6c écrire.
Ils ont encore plufieurs livres qui traittent de la Philofophie naturelle,
où l'on trouve des raifonnemens fort fpirituels fur la nature, les propriétez ,
6c les effets de diverfes choies. Les erreurs qui fe trouvent dans ces ouvra-
ges, viennent plutôt du peu de commerce qu'ils ont avec les autres nation?,
que du défaut de leur pénétration. C'ell ce peu de commerce qui les a ren-
dus fort ignorans dans la Cofmographie : car à peine connoiflent-ils d'au-
tre pays que le leur. De-là font venues les extravagantes rêveries, qui ré-
gnoicnt parmi eux, avant que les Européans les enflent inftruits de l'état
du monde. A la vérité dans leurs cartes ils donnoient à leurs quinze pro-
vinces l'étendue qu'elles ont. Mais pour ce qui ell des autres Royaumes,
ils les plaçoient à l'avanture autour de leur Empire, en de fort pe-
tits efpâces, fans les dillingucr par aucune différence de longitude 8c de
latitude.
Enfin, fi l'on en excepte l'Europe, je ne crois pas qu'il y ait aucune
nation, qui ait publié tant de livres, que la nation Chinoife: elle en fournit
fur toutes fortes de matières. Il y en a qui parlent de l'Agriculture, des
Plantes, de l'Art militaire, des Arts libéraux 6c mécaniques, des Hilfoires
particulières, de la Philofophie, de ry\ftronomie,6cc. On trouve des Tra-
gédies, des Comédies, des Romans, des livres de chevalerie, des difcours
éloquens, 6c beaucoup d'autres traittez fur une infinité de lujcts. Leurs
fçavans ont beaucoup de facilité 6c d'inclination à compofer des livres, 8c
on en voit un grand nombre qui fortent de leurs mains. Les Bonzes ont
aufli leurs livres compofez fur le culte de leurs faufles Divinitcz, qu'ils ont
foin de répandre, loriqu'ils le jugent nécefTiiire, pour abufer de la créduli-
té des peuples , 6c pour augmenter leurs revenus.
Mais rien n'eft plus refpeélé des Chinois, que les cinq livres qu'ils appe-
lant Ou k'ing^ ^ qu'ils révèrent tant pour leur antiquité, que pour l'excel-
lence de la dodlrine , qu'ils difent y être enfeignée : ce font pour eux
des livres facrez, 6c pour lesquels ils ont la plus profonde vénération. Les
autres livres les plus autorifez dans l'Empire, n'en font que des interpréta-
tions.
Parnai les auteurs qui ont le mieux travaillé fur ces anciens originaux ,
Confucius s'cft rendu le plus célèbre : aufli les Chinois le regardent-ils com-
me
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
34$
me le premier de leurs fages, comme leur*'Dofteur, comme leur légUlri-
teur, comme leur oracle, comme celui qui a enfeigné les Empereurs & les
Rois. Ils s'appliquent continuellement à l'étude des principes &: des maxi-
mes, que ce Philofophe a donne , & qu'on a ramaflé en quatre livres
lur les loix anciennes, qu'ils regardent comme la fource Se la règle du par-
fait gouvernement.
Il faut donner une légère idée de ces ouvrages. Je commencerai dubord
par les cinq livres anciens, que les Chinois appellent par excellence les cinq
volumes. Je viendrai enfuite à l'ouvrage de Confucius èc de Mcncius fon
difciple, Se j'en donnerai le précis.
Des King Chniols , ou des Livres Canoniques du
premier Ordre.
LA lettre King fignifieune dodlrine fublime,folide, & qui étant fondée
fur des principes inébranlables, n'ell point fujette à changer. Les li-
vres qui contiennent cette doélrine font d'un ordre fupérieur, 6c admirez
dans tous les tems,6c de tous les Chinois , fans diltinélion de feéles 6c d'opi-
nions particulières. Comme ils font de la première clafle, 6c de la plus
grande autorité , ils font auffi la fource de toute la fcience 6c de la Morale
des Chinois,
Mais ces monumens précieux de l'antiquité Chinoife , furent prefque
fur le point d'être anéantis en un inftant par les ordres d'un Empereur nom-
mé îj7« chi hoang. Ce fut environ ^oo. ans après la mort de Confucius , &
200. ans avant la naiflance de J. C. que ce Prince célèbre par fa valeur, ôc
encore plus par la grande muraille qu'il avoit fait conftruire, pour garantir
fes Etats des irruptions des Tartares , prit la rèiblution d'éteindre les
fciences, 6c de ne permettre dans tout l'Empire, que certains livres qu'il
jugeoit néceflaires, tels que font ceux qui traitent de l'Agriculture, de k
Médecine, ^c. Tous les autres, il ordonna fous peine de la vie de les
brûler , £c il porta l'inhumanité jufqu'à faire mourir pluficurs Doc-
teurs.
Il y en a qui prétendent que ce Prince n'étoit pas pour cela ennemi àc%
fciences 6c des livres qu'il fit brûler. Ils fe fondent fur ce que Liu pou omi
qui avoit été fon- Précepteur , 6c dont il refte un excellent ouvrage, étoit
trop amateur de l'antiquité, pour lui en avoir infpirè du mépris: 6c que
d'ailleurs Li fsc'é fon Minifire d'Etat, homme fçavant 6c poli, n'avoit gar-
de de lui donner un confeil fi pernicieux, qui tendoit à ruiner le gouver-
nement, 6c à introduire l'ignorance 6c la barbarie dans l'Empire.
Ils jugent que ce Prince fe porta à une exécution Ci barbare pf r un trait
de politique , 6c pour fe maintenir tranquile fur le Trône. Les étudians
de ce teras-là foufrant impatiemment un Prince , qui vouloit être maître
Des Livres
Canoni-
ques du
premier
Ordre.
Sont far le
point d'ê-
tre anéaBî
tis.
Prétextf.i
Exception
de l'r
King.
Stratagè-
mes 1 our
les confer-
ver.
Domma-
ges qu'ils
cffuycnt.
Remèdes
qu'on y
apporte.
Inconvé-
nient
de cesRe-
lUédes.
544 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA ClilNE,
abfolu , abufoient des faits rapportez dans le Chu king , 6c ne parloient fans
cefîe que d'un T'ching tang^ qui chafla l'infaine Kié^ & d'un Vou vang , qui
détrôna le Tyran Tcbcou. Par ces dilcours, ils fouffloient de tous cotez le
feu de la révolte. Le nouveau Monarque réfolut de châtier leur infolence;
6c jugeant qu'il n'y a rien de plus précieux dans un valte Empire, que la
paix : il ôta aux Lettrez des livres , qui , entre leurs mains , ne caufoient
que du trouble. L'y king ne fut point brûlé comme les autres, parce qu'é-
tant moins intelligible, on le jugeoit moins, dangereux.
C'en étoit fait des fciences , £c elles eulîent été entièrement éteintes. Ci
pluficurs I>ettrcz n'eulTent hazardé leur propre vie, pour fauvcr de l'incen-
die général des monumens qui leur étoient li chers. Les uns ouvrirent les
murs de leurs maifons, & les y enfevelirent, pour les retirer cnfuite quand
l'orage feroit pafîe. Les autres les cachèrent dans les tombeaux, où ils les
crurent plus en fûretc. Enfin l'Empereur vint à mourir.
Aufïïtôt après la mort de ce Prince, l'amour des lettres fe réveilla dans les
efprits, £c l'on fongea aux inoyens de réparer une perte fi confidérable. On
retira ces livres des tombeaux fie des troux de murailles, où ils avoient été
cachez. L'humidité 6c les vers les avoient fort endommagez : mais comme
les Lettrez d'un âge avancé les avoient appris par cœur dans leur jeunefle,
6c qu'en comparant enfemble les exemplaires, on pouvoit fuppléer ce qui
étoit effacé dans les uns , par ce qui fc trouvoic en entier dans les au-
tres , on s'appliqua avec grand foin à rétablir ces livres dans leur premier
état.
On y réufik en partie : mais quelque foin que l'on fe donnât, on ne pût
venir à bout de réparer entièrement les défe£t:uofitez de cet ouvrage. Ain-
fi il y refta toujours quelques lacunes, aufquelles on croit qu'on a fuppléé,
en y inférant des pièces étrangères, qui ne le trou voient point dans les ori-
ginaux. Les Lettrez conviennent de quelques-uns de ces défauts, 6c dif-
putent entr'eux fur les autres: leur critique confille à démêler le fonds de
la doétrine des anciens, d'avec ce qui a pu y être ajouté de nouveau.
L' Y K I N G
Premier Livre Canonique du premier Ordre.
Le r r T 'Ouvrage, dont il eft ici quertion , eft purement fymboliquc : ce
King eft JL> "'^ft qu'un tiflu d'images de ce monde vifible,qui expiùmcnt les pro-
purement priétez des créatures, 6c la matière dont tous les êtres ont été formez. Fo
Symboli- ;^^- ^^j ^^ ^(t l'inventeur, eil regardé comme le fondateur de la Monarchie:
^"*' mais le tems auquel il a commencé de régner, eft fort incertain parmi les
Chinois. Il fe fit une méthode particulière des hiéroglifes , qui n'ont nul
•fnt«»jr.
rap-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 54f
rapport à la parole, mais qui font des images immédiates des chofes-Sc des
peni'ées, ou du moins des fymboles arbitraires 6c d'inllitution humaine,
qu'on iubftituë à la place de ces images: Sc ce fut-là le commencement
6c la primitive inftitution des caractères Chinois. Son delîein fut donc de
marquer par des lignes fcnfibles les principes de tous les êtres, de même
qu'on marque les tons 6c les diflPérences de la voix dans la mufîque, par des
lignes & par des notes.
Cet ouvrage eft une pure énigme: il ne confîfte qu'en quelques lignes,
lefquelles, félon la variété de leur lituation Sc de leur arrangement, forment
des figures, qui par la divcrlité de leurs combinaifons, fignifient des chofcs
différentes. Fo ht femble avoir voulu apprendre à les defcendans les chofes
qui concernent principalement le ciel , la terre, 6c l'homme. En con-
templant les rapports 6c l'affinité admirable, qui fe trouvent entre ces trois
êtres, il les a décrites par huit figures, compofées chacune de trois lignes,
partie entières, partie brifées , d'où il fort huit différentes combinaiibns.
Puis multipliant ces huit combinaifons en huit manières différentes, il ea
réfulte 64. figures, qu'on a enfuite difpofées de différente façon, afin de
Eouvoir exprimer d'une manière grofiiére , par ces diverfes combinaifons,
mature 6c les propriétez de chaque être, leur mouvement 6c leur repos,
leur oppofition réciproque, de même que l'ordre 6c l'union qu'ils ont en-
tr'eux. C'eft ce qui fc comprendra mieux, par l'exemple que je vais tra-
cer ici de ce fyftême fymbolique.
Les deux premiers principes,
le parfait. • l'imparfait
Son Bit.
Premieis
Piincipes,
yang yn
- ^tatre images qui ?îai[jent de ces deux principes, imaees de
Plus parfait. moins imparfait. moins parfait. plus imparfait.
ces Princi-
pes.
Tai yang. chao yn. chao yang. îai yn.
T'ume II Xx Haït
Figures
qui reful-
tent de
ces Ima-
54<J DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Huit figures réfuhent de ces quatre images»
Kien.
Tui.
Li.
Chin.
Ciel.
Eaux des mon.
Feu.
Tounerre.
—
-
Sluen.
Can.
Ken.
§!«««.
Vents.
Eaux.
Montagnes.
Terre.
;;;
,
Ces huit figures, dont quatre appartiennent au parfeit , & quati-e'à.
l'imparfait , fe difpofent ainfî en forme de cercle : enforte qu'elles fe
regardent entre elles, & qu'elles regardent aufïï les quatre points cardia
naux du monde=
i /
ciel
1
5'eptentrion
! .. il 1
^
mil
.5^
3JJ3X
/ 1
1
[•AELE
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 347
TABLE
DES SOIXANTE-dUATRE FIGURES
ou Livre des tranfmutaûons ^ appelle Y King.
I. 2. 3. 4. f. 6. 7. 8.
ciel. terre. eau. montagnes. eau, ciel. terre. eau.
terre. tonnerre. eau. ciel. eau. eau. terre.
9. 10. II. 12. 15. 14. If. \6.
vents. ciel. terre. ciel. ciel. feu. terre. tonnerre.
ciel. eaux des m. ciel. terre. feu. ciel. montagnes. terre.
Ï7. 18. ip. 20. 2Ï, 22, 2J. 24.
eaux des ra. montagnes. terre. vents. feu. montagnes, montagnes. terre.
tonnerre. vents. eaux des m, terre. tonnerre. feu. terre, tonnerre.
2f. 2(5. 27. 28. 2p. 30. 31. 32.
ciel. montagnes, montagnes, eaux des m. eau. teu. eaux des m. tonnerre.'
tonnerre. ciel. tonnerre. -rents. eau. ~ feu; montagnes. vents.'
Xx 2 3Jj
^48 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
55. 34. 3r- i^- 57- ?8. 39. 40.
ciel. touucrre, ku. terre. vcnis. tcu. cm. tonnerre.
montagnes;
ciel. terre. feu. feu. eaux des m. montagnes. eau.
41. 4i- 45- 44- . 4f- 45. 47'
montagnes. vents.
eaux ues m. cicI. eaux Jes m. teire. eaux des m. eau.
:desm. tonnerre. ciel. vents. terre. vents, eau.
49. fo. fi. f2. f?. r4- rr- f^-
eaux des m. feu. tonnerre, montagnes. veuis. tonnerres. tonnerres, leu.
feu, vents. tonnerres, montagnes, montagnes, eaux des m, feu. montagnes.
y-y. f8. f9. 60. 61. 61. <îj. 64.
vents. eaux des m. vents. eau. vents. tonnerres. eau. feu.
%ents. cauxdesra. eau. eauxdesm. eauxdesm. montagnes. feu. eau.
Telle
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 349
Telle eft la Table des figures inventées par Fo hi. C'eft un labyrinthe, Confucias
qui a donné bien de l'exercice aux fçavans de la Chine : mais il n'y a gue- Çft prelque
res eu que Confucius , qui ait fçû les démêler. Les 64. figures étant com- g^j^ p^ ^^-
poiëes , chacune de fix lignes, toute leur fuite contient autant de lignes, mêler ces
qu'il y a de jours dans l'année, que les Chinois appellent intercalaire, c'eft- Caraâé-
à-dire, 584. Ce ne fut que 1800. ans après Fo hi, qu'il parut un Edipe, '^"*
qui entreprit d'expliquer cette énigme , 6c d'en dévoiler le myftcre. Par
les divers changemens qu'il donna à ces lignes, il prétendit faire connoître
les tranfmutations réciproques des huit premiers principes. Son fils l'cbeon
kong eut le même dcflein, 6c fit un ouvrage beaucoup plus étendu quen'a-
voit fait fon perc. Il confidéra ces lignes lelon la liailon 6c les rapports que
les premières ont avec celles du milieu & les dernières, & félon qu'elles par-
ticipent le plus au Parfait ôc à l'Imparfait : il en tira des confèquences, &
y trouva des allufions , qui ne donnent pas un plus grand èclairciflement :
ainfî l'un & l'autre ne firent qu'embarraflér cette énigme, par de nouvelles
énigmes également obfcures. Enfin 400. ans après, Confucius fe fit l'In-
terprète, & des lignes myftérieufes de Fo hi , & des interprétations des
deux Princes. Il en rapporta toute la doètrine, partie à la nature des êtres,
Se fur-tout des élémens , & aux qualitez de chaque élément : partie aux
mœurs, 6c à la manière de bien gouverner les hommes. Il fit donc fervir suMéthodg
ces figures , non feulement à la Philofophie naturelle , mais encore à la à ce fujet,
Philoiophie morale: fe perfuadant qu'il y avoit de grands myftéres pour la
conduite des Etats, cachez fous ces lignes fymboliques. Dès que le ciel 6c
la terre furent produits, dit Confucius, tous les autres êtres matériels exif-
terent. Quand les autres êtres cxifterent, il y eut enfuite le mâle 6c la fe-
melle. Quand il y eut le mâle 6c la femelle, il y eut le mari 6c la femme.
Quand il y eut le mari 6c la femme , il y eut le père 6c le fils. Dès qu'il y
eut le père 6c le fils, il y eut le Prince 6c le fujet : il y eut de la lubordina-
tion 6c des devoirs réciproques. Le ciel , félon lui , eft l'emblème 6c le
fymbole du Roi 6c des vertus royales: la terre eft l'image 6c le lymbole
des iujets. Il fuffira de donner ici un exemple de l'explication d'une de ces
64. figures, pour connoître comment les interprêtes Chinois en tirent des
principes de morale. Plus on eft élevé au-defllis des autres, difent-ils, plus
on doit être en garde contre la fierté, l'arrogance, 6c l'orgueil: plus on
doit s'étudier à la modération , 6c à la modeftie. C'eft ce que nous enfei- Quinzié-
^nc la quinzième figure que voici. ^^^ 6Î!"^de
fo ht,'
(5 Terre
3 Montagnes
Elle contient deux figures: la figure inférieure eft compofée d'une ligne ^^^ j^ j._^
Xx 3 non. cation. ^
^j-o DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
non interrompue , èc de deux lignes coupées & interrompues, 6c défigne
les montagnes. La montagne eil le iymbole de l'élévation, mais qui a la
racine dans la terre, c'elt-à-dhe, dans Tiiumilité. De même la -^crre défig-
née pai- les trois lignes llipérieures qui font briiees, ell l'image & ie fymbole
d'une haute vertu jointe avec l'humilité , qui cache dans Ion fein des ri-
chefles immenles , 5c qui ne produit au-dehors la puilTance , que par
des fruits admirables «: par des effets falutaires ôc utiles au bien des
hommes.
■Fehiea Ainfi , comme l'on voit, Fo hi, eft l'auteur des figures. Fenvang^
Ameur de {^^ fils ^cheoi{ kong font auteurs des textes, & ces textes ont été commen-
■ccsFigu- j.g2; par Confucius. Il appelle ces commentaires Toen & Siang. Ce font les
^"' feuls que les critiques ôc les habiles interprètes attribuent à Confucius. Les
difciplcs de ce Philofophe afllûrent que quand leur maître eut achevé fes
commentaires, il n'en fut que médiocrement content: & que fe voyant
dans un âge avancé , il eût ibuhaité de pouvoir vivre encore quelques an-
nées, afin d'y mettre la dernière main , ôc de donner un nouveau jour à fon
ouvrage.
Quoique ce monument foit le plus ancien de tous les livres canoniques,
il l'on n'a égard qu'à fa fource ôc à fon origine, je veux dire, aux figures
,dc Fo hi: cependant les explications qui en ont été faites, font venues fort
long-tems après , ôc ceux qui les ont expliquées, méritent plutôt le nom
d' auteurs que d'interprètes : car ce livre eft femé d'obfcuritez , ôc con-
tient beaucoup de choies difficiles à comprendre.
Dans la fuite des tems, cette obfcurité a donné lieu à une infinité d'er-
reurs ôc de fuperftitions ; moins on pénétroit le fens de VTking^ plus on
s'imaginoit qu'il renfcrmoit de myftercs. La vraie doélrine contenue dans
les textes , ôc qui renferme d'excellens principes de morale ôc de politique,
fut altérée , falfifiée, ôc mélangée d'interprétations abfurdes ÔC pleines de
contradiélions ôc d'impiétez : ces monumens de l'antiquité Chinoife tom-
bant entre les mains de Dofteurs aveugles , ôc dont l'elprit étoit déjà gâté
{)ar l'infidélité ôc l'idolâtrie qui régnoit dans l'Empire, en détournèrent
e fens ù de vains pronoftics , aux divinations , ôc à la magie : ce qui l'a
fait appellcr le livre des forts.
On attribue ces altérations Se ces changemens au Doâ:eur Kingfang^ ôc
à un autre Lettré célèbre nommé 'Tchin huen. On peut y ajouter un autre
Doéteur d'un mérite également diftingué, qu'on appelle 'tfiao chin^ lequel,
comme dit un excellent Critique , enfeignoit à les difciples une doétrine
qu'il vouloit leurperfuaderfauflement avoir été tirée de VTking. L'école de
Confucius n toujours eu horreur de ces vaines explications, par lefquelles
on abufoit des textes , pour en former des prédiâ:ions frivoles, ôc pour don-
ner cours à la magie ôc au fortilége.
Rerpeft Ce qu'il y a de certain, c'eft que tous les Chinois, ôc fur-tout les Let-
des Chi- ^rez ont un refpect ôc une eftime infinie pour ce livre. Plufieurs au-
nms pour ^^^^^ anciens ôc trcs-habiles, ont marqué dans leurs écrits le regret qu'ils
'"'^' avoient, de ce qu'on a perdu le fens intérieur que ce livre renferme, & que
ce
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
m
ce qu'on en connoit, n'efl proprement que l'écorce. Qui fçauroit VTking,
dilent-ils, fçauroit tout.
Avant le tems de la fondation de l'Empire par Fo ^i, félon ce que rappor-
te la grande chronique, il n'y avoir point de caradtéres avec lefquels ce
Prince pût compofer un T king, comme firent long tems après Venvang^
Icheou kong fon fils, 6c Confucius: ainfi quand on veut étudier VT king de Fo
hi, il fuffit de méditer lés tables feules, prifes à part, & dépouillées de tou-
tes fortes de caraftéres, 6c de glofes phyliques Se morales, le contentant des
axiomes de mathématique, qui fe tirent eflcntiellement de la combinaifon ré-
gulière de fes lignes : fi l'on veut fçavoir la doftrinc du Jivre claffique com-
pofé par Fen vang, Tcheou kong ,6c Confucius^ alors il faut moins avoir égard
a la do6trine naturelle des tables , qu'aux allufions énigmatiques , que cha-
cun d'eux a attachées à chacun de ces fymboles, & juger de la doétrine de
ces quatre Philofophes, par ce que chacun y a mis de lui-même, 6c non
pas par ce que d'autres y ont inféré dans la fuite.
Comme donc avant Fo ht, on n'avoit pas connu l'ufage des caraétéres:
on ne fe fervoit dans le commerce 6c dans les affaires, que de petites cordes
à nœuds coulans, dont chacune avoit fon idée 6c fa lignification particuliè-
re. Elles font repréfentées dans deux tables que les Chinois appellent Ho
tou, 6c Lo chu. Ce fut d'abord Fo hi, 6c enfuiteles Empereurs Chin nong
Se Fioang ti , qui inventèrent peu à peu les caradércs : 6c quand il y
en eut un bon nombre d'inventez, on eflaya alors de faire des. livres.
Les premières Colonies qui vinrent habiter le Se tchuen^y n'avoient pour
toute littérature que quelques abaques aritmétiques , faits avec de petites
cordes nouées, à l'imitation des chapelets à globules enfilez, avec quoi ils
calculoicnt 6c faifoient leur compte dans le commerce. Ils les portoient fur
eux, 6c elles lei-v oient quclquesfois à agrapher leurs habits. Du refte n'ayant
point de caraftércs , ils ne fçavoient ni lire, ni éciire. Tout ce qui
lé paflbit alors , retloit fans annales , 6c fans aucune tradition par les
livres.
Le Roi Fo hi fut donp le premier, félon cette opinion, qui par le moyen
de fes lignes, donna l'invention ^ l'idée de cette ei'péce de caraétércs hiéro-
glyphiques particuliei-s aux Chinois. Les deux anciennes tvibles de Ho ton,
Se de Lo chu lui apprirent l'art des combinaifons, dont le premier efiai fut
de drefler fes tables linéaires. Il ne s'étoit aftreint qu'aux régies que pref-
crit l'art des combinaifons aritmétiques, 6c les tables étoicnt rcftées droites,
£c félon l'ordre naturel. Ce fut Fen vang qui les renverfa le premier, pour
exprimer énigmatiquement les terribles deibrdres du monde renverfé fous le
tyran Tcheou.
C'eft une tradition ancienne, confiante, 6c univerfellement reçue, que
Fo hi par fon ouvrage, a été le premier père des fciences 6cdu bon gouverne-
ment : 6c que c'eft fur l'idée du Ho tnu 8c du Lo chuj qu'iha dreflé Çx table
linéaire. Je vais en donner ici la difcription, poiu" faciliter^ s'il fe peut,
l'intelligence d'un monument fi ancien £c fi obicur.
La tradition porte, que deux antiques figures,, appellces Ho tou 6c La
chu.
Méthode
pour con-
noître fa
Doârinsi
Invention
des Carac-
tères chéJ
les Chi-
Fo ht en cfï ■>
l'Inven-
teur.
r.ible LU
chés les
Chinoic,
Sa Def-
cription;-
3fi DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
chu^ d'où l'on aflure que VT king eft forci, font les paroles de l'efprit du
ciel adrefTées aux Rois: que les premiers Rois les ayant reçus du ciel, les
répandirent dans l'univers, afin que les Mandarins appriflènt à bien gouver-
ner les peuples, 6c les peuples à réfléchir fur leurs devou-s. Les notes blan-
ches marquent l'impair, qui elt chez les Chinois le iymbole de ce qui eft
Quelle fi- parfait, de même que la ligne ---. Les notes noires marquent le pair,
gure défi- qui eft le fymbole de ce qui eft imparfait , de même que la ligne bnfée
eft^ parfak ^ interrompue . Le Ho tou fiiyt par dix , & le Z,o cbu ne va que
Qu inipar- jufqu'à neuf. Les Chinois attribuent ce qui eft parfait au jour, à la cha-
faitchésles leur, au foleil, au feu, au ciel, ôcc. Et ce qui eft imparfait, ils Tattri-
Chinois, buent à la nuit, ail froid, à la lune, à l'eau, à la terre, &:c.
înfinua-
tions de To
hi fur l'O-
rigine de
ces ligures.
D"où
pro-
ccde
l'au-
tonte
qu'on
don-
ne à
l'r
kin^^.
Quoique ce foit une tradition conftante à la Chine que Fo ht a tracé ces
tables linéaires fur l'idée du Ho tou & du Lo chu: cependant, pour donner
plus de crédit à fes figures, il afturoit les avoir vues fur le dos d'un dragon
forti d'un lac. C'eft ce dragon fi célèbre qui eft devenu la devife de la Chi-
ne, l'ornement des habits de l'Empereur 6c des principaux Chinois, avec
cette différence qu'il n'y a que l'Empereur qui puifle le porter à cinq
griffes , 6c ceux à qui l'Empereur eft cenfé avoir donné le droit de le por-
ter, comme lorfqu'il fait préfent d'une pièce de foye Impériale. Les
autres n'en peuvent avoir au plus que quatre: s'ils en mettoient cinq, ils fe
rendroient coupables, agiffant contre les loix de l'Empiïê, 6c n'éviteroicnt
pas le châtiment.
Mais ce qui donne fur-tout une grande autorié à VT king, c'eft en pre-
mier lieu l'opinion commune oii l'on eft> que ce monument n'a pas été en-
veloppé
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
sn
veloppé dans l'incendie général des anciens livres ordonné par 7/?» tchi
hoang: ce Prince n'ayant eu en vue, que d'éteindre la mémoire des trois
premières familles Impériales , donc les grandes aétions condamnoient fa
conduite. C'ell: la remarqne que fait Cong in ta dans les prolégomènes de
VT king: c'eft ce que rapporte Li cbi dans la vie des hommes illuilres : c'ell
aufll ce qui eft obfcrvé par les commentateurs de l'hiftoire ancienne, 6c ce
qui eft appuyé d'une tradition conftante.
En fécond lieu, ce qui lui attire une fi grande vénéi-ation dans l'cfprit
de tous les Chinois , ce font les grands éloges qu'en ont fait dans tous les
tems les meilleurs 6c les plus habiles écrivains de l'Empire. Ils le louent
comme étant le plus ancien des livres, puifqu'il a eu Fo hi pour auteur;
mais ils ne lui attribuent que les figures.
D'autres prétendent qu'il eft rempli d'excellens préceptes, 6c des plus Divers
fages maximes pour bien gouverner les peuples, ce qui doit s'entendre des Sen-imens
explications que Ven vang 6c 'Tcheou kong ont données à chaque figure: "*'on''>yet.
mais parce que Fo hi par la combinaifon de fes lignes, a appris la manière de
compofer les caraétéres Chinois, ils difent que ion livre eft comme le tronc
dont les caraétéres font nez, 6c qu'il eft le principe 6c la fource de toutes
les fciences: 6c comme ces figures, félon leur première inftitution, figni-
fioient le ciel,, la terre, l'eau, les montagnes, 6cc. ils foutiennent que VT
king contient le ciel 6c la terre : qu'il n'eft pas feulement la fource 6c l'ori-
gine des autres King : mais qu'il donne encore la connoiflance de toutes les
chofes vifibles 6c invifîbles : enfin, que d'étudier les autres livres, 6c ne pas
s'appliquer à la connoiflance de VT king, c'eft courir après des ruifleaux,
ÊC négliger la fource.
LE CHU KING,
Second Livre Canonique du premier Ordre.
CE monument s'appelle auflî Chang chu, c'cft-à-dire , livre qui parle
des anciens rems. Il eft divifé en fix parties : les deux premières
contiennent ce qui s'eft palfè de plus mémorable fous les régnes d'2àe[, de
Chim, 6c à: Tu. Ces premiers Princes font regardez comme les légiilateurs
de la nation Chinoife. Tao qui a régné près de cent ans, s'eft rendu célè-
bre par la grande piété, par fa juftice, par fa clémence, par fa fagefle, ^
par le foin qu'il a pris d'établir dans l'Etat la forme d'un bon gouverne-
ment.
Comme alors, difent les Chinois, on faifoit plus de cas de la vertu, que
des autres qualitez: ce Prince ne trouvant point dans fon fils les talcns nc-
ceflaires, pour bien gouverner les peuples, déclai-a en mourant qu'il choî-
tome IL Y y fiiToit
Le Chti
k-im; s'ap-
pelle auffi
chang chu
Pourquoi?
Sa Divi-
lion.
Confenu
des deux
pieniiéres
Parties.
3f4 DESCPvIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
fiffbit un de fes fujets, nommé Cbtm pour lui fuccéder à l'Empire, £c il lui
donna fa féconde fille en mariage.
Eloge de On loue CZ)«« de la patience, durefpeâ:, 8c de la foumiflion qu'il avoit
chun. pour fes parens, 6c de l'amour qu'il portoic à fon frère, tout vicieux qu'il
Prcféreun étoit. Il imita Tao dans le choix d'un fucceflcur. Prêt de mourir, il
lUtîCa UUC iUll lil3 llltlliULlUiL u*.o Vj«CViH.VZi ll^.\-cild.ll l.^ p^JUl U'JLt V CI llti lilHC"
ment l'Empire : il jetta les yeux fur un de fes iVIinillres nommé 2"«, qui lui
avoit rendu d'importans fcrvices pendant fa vie, ôc qui l' avoit fort aidé de
de fiF Mi- jugea que fon fils manquoit des qualitez néceflaires pour gouverner fage-
fon fih
dans le - i . i t'
choix fes confeils dans l'adminiitration de l'Ltat.
d'un Suc- Ces deux Princes réglèrent les cérémonies qu'on devoit obferver dans les
celle"- ■ — .....
Fait divers
l'Empire.
facrifices , partagèrent l'Empire en diverfes provinces , marquèrent leur
, , diflTérente fituation par rapport aux conftellations cèleftes , réglèrent le
pour^le'"^ tribut que le peuple devoit payer au Prince, 6c firent quantité d'autres Or-
Gouver- donnances trés-utilcs à l'inrtruétion des Grands de l'Empire, au foulage-
rementde ment des peuples, à la réformation des mœurs , 6c à la tranquilité pu-
blique.
Ce fut 2», qui durant la vie de fon prédécefleur, prit le foin de faire
écouler dans la mer les eaux, qui couvroient une partie des campagnes de
l'Empire. Enfin ces trois Rois font les héros de la nation : la doctrine
qu'ils ont enfeignée 6c pratiquée, les a placez fur le trône: leurs exemples
6c les enfeignemens qu'ils ont laiflez à la poitérité , font pour les Chinois
autant d'oracles, qu'Us écoutent avec refpect, 6c autant de loix aufquelles
ils font obligez de lé conformer.
Cet Empereur voulut imiter fes prédécefleurs , 6c laifTcr l'Empire à un
de fes fujets nommé Té ^ qui l'avoit aidé à porter le poids du gouverne-
ment: mais les peuples s'y oppofercnt, en lui rcpréfentant qu'il ne devoit
pas faire cette injuitice à ion fils, qui étoit fi digne du trône. Ce fils lui
fuccèda, 6c la couronne palla fuccefiivement à les defcendans jufqu'à l'Em-
pereur Kié. Les vices 6c la cruauté de ce dernier Prince, le rendirent un
objet d'horreur , 6c il fut le dernier de cette première famille, qui donna
dix-lépt Empereurs, 6c régna 4f 8. ans.
La troifiéme partie du Chu king contient ce qui s'eft pafie fous la féconde
de"irm'i- famille Impériale, dont Tchifigtang eft le chef. Ce Prince prit pofleffion
fiéme Par- de l'Empire 1776. ans avant l'Ere Chrétienne. L'Empereur Kié s'étant
ne. rendu infiniment odieux aux peuples & aux Grands, par (es vices, 6c par fa
cruauté, 6c l'Empire étant menacé d'une ruine prochaine, les Princes êc
les Miniftres prièrent f^ching tang de les délivrer d'un joug fi tyrannique.
Tching tang foUicité continuellement par les remontrances des peuples, fe
rendit enfin à leurs prières , malgré fes répugnances. Il déclara la guerre
au tyran Kié: il le défit entièrement dans un combat, 8c l'obligea de s'exi-
ler lui-même à Nan cho^ où il mourut trois ans après fa défaite.
Ce nouvel Empereur fe diftingua par fi piété, 6c par fon amour pour les
peuples. Ce fut lui, qui après fept années confécutives d'une llérilité gé-
nérale, qui avoit taj-i jufqu' aux rivières ôc aux fontaines, 6c qui fut fuivie
de
Contenu
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
m
de la pefte 6c de la famine, s'ofFrit en facrifice pour fon peuple, £c pria
le Ciel de détourner fur lui fa colère , Se de faire ceflcr la milere pu-
blique.
Après avoir jeûné trois jours, 6c s'être rafé la barbe en figne de douleur,
il monta dans une chaiie traîné par des chevaux blancs , parce que cette
couleur ell celle qui , à la Chine, marque le deiiil : ôc iuivi de toute la Cour,
il fe rendit fur une colline appellee Sang lin. Là,fe dépoiiillant de fon man-
teau royal, 6c fe revêtant d'une peau d'agneau, les pieds ôc la tête nuds, il
fe regarda comme l'imique cauie des calamitez qui aiiligeoient fon peuple :
6c failant un humble aveu de fes fautes , il éleva fcs mains au ciel, ëc le
conjura de l'agréer pour vi6time,s'ofFrant de tout ion cœur à mourir, pour-
vu que fon peuple fût épargné.
A peine eut-il fini la pnére, que le ciel fe couvrit de 'nuages, qu'une
pluie générale arrofa toutes les campagnes de l'Empire, 6c fut luivie d'une
abondante récolte. En mémoire de ce bienfait, il inftitua une efpèce de
mufique appellee l'a hoc, qui Hgm^e. grâce ftgnalée obtenue du ciel.
Quand les Idolâtres ont des difficultez iur le myfhere de l'Incarnation, ^
fur la paflion de J. C. on leur remet devant les yeux ce trait de leur hifloi-
re. „ Vous admirez, leur dit-on, 6c vous propofez pour modèle à tous
„ les Princes, celui de vos Empereurs, qui iè dépoiiillant de fa dignité, fe
„ fit la vidtime publique, 6c s'oflfrit en facrifice pour fes fujets; combien
„ plus devez-vous admirer la iageflè 6c la charité infinie de J. C. qui s'é-
.,, tant revêtu de notre chair, fe fait réellement une viélime de propitiation,
„ pour fatisfaire à la juftice divine, 6c pour procurer par l'efFufion de fon
„ îang, le falut de tous les hommes? „ Cette raifon tirée de leur hiftoire
leur paroît convaincante, 6c fait plus d'impreiîîon fur leurs efprits, que les
raifonnemcns les plus folides.
On trouve dans cette troificme partie du Chu king, les fages ordonnances
de cet Empereur, les belles inftruclions que le Cohw tfonghoci lui donna,
8c à fon fils J'ai Kia : les conleils 6c les aveitidcmens qu'il reçut d'un autre
Colao nommé Tin: d'autres beaux rcglcmens d'un Colao nommé Fou yue,
que l'Empereur Cao tfong qui avoit vu fa figure en fonge, fit chercher de
tous cotez, 6c qu'on trouva enfin parmi des maçons. Ce Prince l'établit
fon premier Miniftre, 6c fit de grands progrès dans la vertu, en fuivant les
conieils pleins de fageffe d'un homme fi rare, qu'il regardoit comme un pré-
fent venu du ciel.
Les defcendans de Tching tang régnèrent environ 6oo. ans, jufqu'à tcheou^
qui fit revivre par fi tirannie 6c par fa cruauté le régne barbare de l'infa-
me Kié. Auffi les Chinois, quand ils parlent d'un méchant homme, di-
fent que c'cft un A'z'p, ou un l'cbeou: à peu près de même qu'en Europe, on
dit, en parlant d'un mauvais Prince 6c d'un tyran, que c'efl: un Néron ou
un Dioclétien.
Les trois dernières parties renfèi-ment ce qui s'eft pafle fous la troifiéme
race, dont Fou vang ell le fondateur : ôc on y lit les fages maximes èc les
belles aûions des cinq prcmia-s Princes de cette race. Il n'y a eu aucune
Yy z fa-
Maniére
d'inftruirc
les Idolâ-
tres fur
quelques
Myltéres
de la Reli-
gion Chré-
nennc.
Contenu
des trois
derniéies
P a nies.
^f6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
famille Impériale plus floriflante: elle compte 875. années de régne, & }f.
Empereurs.
Particula- ^-^^^ vafig, qui en eft le chef, écoit Roi d'une partie de la province de
vk dc^ * Chen fi: il prit les armes contre le tyran 'tcheou, le vainquit, 6c fut procla-
r*» vang. mé Empereur par le fuffrage unanime des Grands de l'Empire, Se de tous
les peuples. Son premier foin fut de rendre fes hommages à l'Etre fuprê-
me, de rétablir la paix & la tranquilité dans l'Empire, Se de procurer l'a-
bondance à fes fujets, qui gémiflbient depuis long-tems fous la tyrannie de
fon prédécefleur. Il fit ouvrir les prifons, Se rendit la liberté à ceux qui yé-
toient détenus : il fit chercher foigneufement les gens de mérite , qui
avoient renoncé à leurs emplois Se à leurs dignitez, dans les derniers trou-
bles, pour fe faire un azile dans la retraite , 6c dans une condition privée:'
il les combla d'honneurs, 6c leur donna fa confiance.
Son A- Sa libéralité royale s'étendit principalement à ceux qui s'étoient toiijours
mourpour diUinguez par leur fagede, leur bonne foi, 6c leur probité; ic l'on vit
la Vertu. j.(;ri;^îj,-e ces heureux tems, où il fuffifoit d'être vertueux pour être riche
6c honoré : il les fit entrer dans fes confeils, 6c les prit pour les Miniftres. Il
rétablit les poids 8c les mefures,'il perfeétionna les loix Se les conllitutions
de l'Empire: il rendit le premier éclat à de nobles familles, qui defcendoient
de Hoang ti^ l'un des fondateurs de la. Monarchie Chinoife, 6e d'l"ao, de
Chun^ &cd:Tui premiers légiflateurs de l'Empire, que Tf^fow s'étoit effor^
ce d'éteindre, en les tenant dans l'obfcurité.
Ces familles illuftres ie virent tout-à-coup, par la proteftion du nouvel-
Empereur , revêtues de leurs premières dignitez, 6c de nouveaux titres
d'honneur qu'il y ajouta. Enfin il fut très-attentif à augmenter la piété
filiale, 6c à perpétuer la mémoire des parens défunts, en enjoignant aux
enfans de leur rendre après leur mort, les mêmes honneurs 6c les mêmes de-
voirs, qu'ils leur rendoient pendant leur vie.
Particula- On décrit encore les fages enfeignemens de Tcheott kong, frère de l'Empe-
rité< delà j-g^j. ^^^ vang, qui fe rendit à jamais recommandable par fa bonne foi, par
Tdieou ^^ fagefle, 6c par fes autres vertus. L'Empereur en mourant lui confia fon
lisn^, fils aîné, 6e le gouvernement de l'Empire durant la minorité. On lui at-
. . ^ tribuë l'invention de l'aiguille aimantée ou de la bouflole.Les Ambafladeurs
trib'ie r-n- '^^ "^""g ^'"'g ^ ^^ 1^ Cochinchbiej étant venus apporter leur tribut au nou-
vention ^c vcl Empereur, avoient effliyé beaucoup de fatigues dans la traverfée, par
la Souple. Jes diifércns détours qu'ils avoient faits, fiute de fçavoir fe conduire, fcheow
kong leur donna une bouflblle, qui les guida dans leur retour, ôc leur pro-
cura une navigation heureufe.
Enfin, on trouve dans le Cha king, qui eft parmi les Chinois de la plus
grande autorité, le vice puni, 6c la vertu récompenfée: plufieurs belles
inftruétions, qui apprennent à bien gouverner un Etat : de fages rcglemens
pour l'utilité publique: les principes, les rét^les, dz les modèles des mœurs
dans les premiers héros qui ont gouverné l'Empire, Se pour la ir^é moire
defqucls la nation a toujours conlervé un refp.ét extraordinaire. On veiTa
volontiers quelques extraits de ce livre. Le P. de Premare, ancien Mif-
fion-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. j^
fîonnaire de la Chine, qui a pris foin de les faire, affure qu'il les a traduits
avec toute la fidélité & l'exadtitude polîible.
DIVERS EXTRAITS DU CHU KING.
MAXIMES DES ANCIENS ROIS.
Dialogue.
QU A ND un Roi, dit Tu, peut connoître combien il eft difficile Maxime?
d'être bon Roi : Se un fujet combien il en coûte pour remplir tous Î^,a"t7"s
les devoirs d'un fujet fidèle: le gouvernement ell parfait, 6c les peu- souverfini
pies avancent à grand pas dans le chemm de la vertu. & les 5»
Cela eft fur, dit l'Empereur, Se j'aime qu'on me parle de la forte. Des ■/*"•
véritez fi folides ne doivent point fe cacher. QLi'on diftingue tous les fa-
ges, fans en laifTer un feul dans l'oubli, 6c tous les Royaumes de l'univers
jouiront d'une profonde paix. JVIaisfe repofer entièrement fur les fages, pré-
férer leurs fentimens au fien propre, traitter avec bonté les orphelins, & •
ne rebuter jamais les pauvres: c'eft une perfeétion, qui ne fe trouve que
dans le très-fage Roi. (a)
En effet, dit Pey, les vertus du très-fage Roi font d'une étendue im-
menfe, & d'une aftivité infatigable, il fait tout, il convertit tout, il pé-
nétre tout: dans la paix, il embellit tout: dans la guerre, il triomphe de
tout. L'augufte ciel l'aime tendrement, & le fait l'exécuteur de fes arrêts :
il lui donne tout ce que les quatre mers renfei-ment : Se il veut qu'il foit le
maitre de ce bas monde.
Ajoutez, dit Tu, que ceux qui lui obéiffent font heureux, 6c que c'efl
un grand malheur que de lui déplaire, car comme l'ombre luit le corps, &c
que l'écho fuit la voix : de même la récompenfe fuit la vertu, 6c le châti-
ment fuit le crime.
Vous avez raifon , reprit Pe y. Il faut donc veiller fans cefTe , 6c crain-
dre dans ce qu'il y a de plusfécret 6c de moins grofTier: fuir avec foin la
volupté des fens, &c fe défier même des plaifirs qui font moins criminels.'
élever conftamment les vrais fages, chaffer fans ménagement les méchans r
ne rien faire dans le doute , 6c ne former aucun deflein qui ne puifle paroî-
tre au grand jour : ne point abandonner la jullice par complaifancc pour le
peu-
(<t) Les Interprètes en devinant, croyent qu'on parle ici du vieux Empereur rat. Ce-
pendant le texte n'a rien qui force d'admettre cecte opinion -.car on y lit feulement Xî,qui-
fignific maître, 8c feigneur louyeram.
Yy|
3f8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite des peuple ,.& ne pas abandonner le peuple pour ne fuivre que fes propres vues:
Maximes £.„ un mot examiner avec ioin ies moindres délîrs, & peler mûrement les
nah"les avions les plus légères. C'eft le moyen de s'attirer l'amour & les homma-
souvtrxins gcs dc tous les peuples de l'univers.
&lesiv<- Ah! Prince, dit Tu, en adreflant la parole à l'Empereur: ah! Prince,
^"'' que tout cela mérite qu'on y penle! Le parfait gouvernement lort comme
un arbre dc la racine : & la première régie du parfait gouvernement confif-
te à fournir abondamment au peuple de quoi fubfifter: l'eau, le feu , les
métaux, le bois, la terre. Se les grains. Voilà, pour ainfi dire, les lîx
grands magafins, d'où fort l'abondance. Régler les défirs du cœur hu-
main, faciliter le commerce, faire grand cas de tout ce qui fert à la vie: voilà
trois points nécelTaires pour unir enferable les peuples, & pour les mettre à
leur aife. Il réfulte de tout ceci neuf articles très importans , & qui ont
entr'cux un ordre admirable: faites-les mettre en vers, & que le peuple ne
chante autre chofe. Rendez vos fujets meilleurs, en récompeiifant la ver-
tu: empêchez-les de tomber, en punifFant févérement le crime: excitez-
les par de beaux cantiques fur ces neuf articles principaux, 6c rien ne fera
capable d'ébranler les fondemens de votre Empire.
Approchez, Tu^ dit l'Empereur: Vous êtes un homme tel que je le dé-
{Ire, 6c i'ai deflein de vous faire régner en ma place.
Eloee du Hélas! répondit 27i!, le peu de vertu que j'ai, fuccomberoit fous un tel
Sage Cas fai'deau: 6c le peuple qui me connoît bien n'approuveroit pas un fcmblable
j"!". choix. Mais vous avez Cao yao: c'eft: un vrai fage , qui a tout ce qu'il
faut. Il a infpiré l'amour de la fagefle à tout le peuple: 6c ce peuple qui
en reflent les effets, le porte au rsilieu de fon cœur. Faites-y un peu d'at-
tention, penfez à ce qu'il mérite, 6c au peu que je vaux: élevez-le, puif-
qu'il en elt digne, 6c laiflez-moi-là comme un homme inutile. Dans une
affaire de cette conféquence, c'ell la vertu feule qu'il faut confïdérer.
Jefçai, dit l'Empereur, que C'zojito eft très-propre pour maintenir mes
loix: 6c je veux dès-à-préfent qu'il foit le dcpofitaire de ma juftice. Ap-
prenez donc bien les cinq genres de fupplices, afin de foutenir les princi-
paux articles de ma loi. Commencez toujours par inftruire pour n'être
point obligé de, punir : propofez-vous pour but d'attacher fortement mon
peuple à ce vrai milieu, oij réfîde la vertu, 6c rempliffez en cela toute mon-
attente.
11 faudroitdonc, dit C^o^'^o, que je fufle auffi parfait que vous Têtes : ne
donner jamais dans le moindre excès, être civil à l'égard des Grands, 6c bon
envers le peuple : ne faire pafler aux enfans que les grâces , 6c nulle-
ment les peines : excufer les fautes que l'on commet par furprife , 6c quel-
que grandes qu'elles paroiflent, ne les juger pas telles: punir févérement les
fautes de malice, 6c quelque légères qu'elles paroiffent, ne les regarder p.as
comme petites: ne châtier que légèrement un crime qui n'eft pas bien avéré;
récompenfcr toujours plus que moins un fervice douteux : 6c ie m ttre plu-
tôt en danger de ne pas rendre la juffice dans toute fa rigueur, que de faire
mourir l'innocent. Voilà, Grand Empereur, une partie des vertus que
nous
ET DELA TARTARIE CHINOISE. ^j-p
nous admirons en vous. Tous vos foins ne tendent qu'à confcrver la vie de
vos fujets: 6c vous répondez en cela parfaitement à leurs vœux : cela fuf-
fit: vous n'avez pas befoin d'un juge criminel, pour faire garder les loix
d'un Cl bon Roy.
Faites, répartit l'Empereur , que je fois tel que vous dites: apprenez-
moi à fuivre fl bien vos leçons, que mon exemple foit comme un vent
impétueux 6c doux, qui entraîne tous les cœurs : enforte que le véritable
bonheur fe répande dans toutes les parties de mon Empire, (a)
Lorfqu'un Roi eft folidement vertueux , dit Caoyao, il entre ainfî dans
tous les bons confeils qu'on lui donne : £c il agit toujours de concert avec
les fages Miniftres qu'il a fçu choîfir.
Rien n'eft fi vrai, dit l'Empereur: mais expliquez-vous un peu plus en
Un bon Roi, reprit Cao yao^ n'a point de plus ardent défir, que d'avan- ^■^^^ \^^
cer de plus en plus dans l'étude Se dans la pratique de lafagefle: de manié- Roi.
re qu'il ne met aucunes bornes à un fî utile exercice. Par ce bel exemple
il inrtmit d'abord toute fa famille Royale: cela fe commimique enfuite à
tout le peuple, 5c fe répand enfin dans les Royaumes les plus éloignez , tant
il importe qu'un Roy foit vertueux !
2"« applaudit & reçut avec refpe£i: des paroles fî pleines de fagefle. _
Tout fe réduit à deux points , pourfuivit Cao yao : connoître bien les
gens 6c rendre le peuple heureux.
N'ell-ce rien que cela, interrompit Tu ? Notre bon Roy, quelque par- ^(j^""|g'^
fait qu'il foit, y trouveroit de la difficulté. Connoître bien les gens, c'efl: ton Gou.
pour n'errer jamais dans le choix qu'on fait de ceux dont on fe fert. Ren- veme-
dre le peuple heureux, c'eft lecombler de bienfaits , & gagner entièrement ment,
fon amour. Qiiand on a de fi grandes qualitez , quelle crainte peut donner
un fcélérat tel que Hoen teou'i Qiielle peine y a-t-il à dompter un rebelle ,
comme Miao? Et quel mal peut faire un hypocrite, 6c un flateur tel que
Cong kong}
Ajoutez cependant, ait Cao yao, qu'il y a neuf vertus qu'il faut tâcher [^'5"!,^"^^
de bien connoître pour fe les rendre familières. Il ne fuffit pas de fçavoir ç.^^^^^ ^ ^^
en général , qu'un tel a une telle vertu : il faut de plus fçavoir en quoi Souvevain.
il a montré qu'il l'avoit en effet. • Tu demande quelles étoient ces neuf
vertus?
Je veux , continua Cao yao, je veux.'(^) une grandeur qui ne foit ni fie-
ra,
(a) On a pafle ici ce qui regarde l'élévation d'r« fur le trône: mais on convient que
le Chu king a foufferr bien des changemens: qu'on en a perdu plus de la moirié: & qu'on
a coufu , comme on a pu, ce qui ell échappé aux flammes & aux vers. On a donc crû
plus naturel de mettre l'élévation d'r«, après qu'il aura dit lui-même comment il fit écou-
ler les e.iux.
(*) C'eft dans des endroits comme celui-ci , qu'on fent la fublime brièveté du ftile de
ces anciens livres. Dix-huit leures renferment clairement l'idée de ces neuf vertus, avec
h qualité que chacune doit avoir, pour ne pas dégénérer en vice: 8c cela, d'une manière
fi vive & fi-bellc , que toutes nos Langues ne peuvent y atteindre.
5<îo DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Vertus iK?- re, ni infenfible: une noble indifférence, qui n'empêche pas l'adion: une
ceff^ires a bonté charmante, qui ne foit ni pareffeuie , ni ruftique : une intelligence
rain °"^^ déliée, qui ne décharge point de l'application 6c du travail : une urbanité
& une politefTe, qui ibit ioutenue de réfolution 6c de courage: une droitu-
re d'ame qui fçache quand il faut ufer d'épikie: une étendue de génie, <ïui
ne fafle point négliger les petites chofes : une fermeté , qui n'ait rien de
dur ni de farouche, enfin une magnanimité 6c une force, qui ne cède qu'à
la juftice. C'cft iur ces neuf vertus qu'on doit fe régler, pour dillinguer
les hommes entr'eux;car c'eil le plus grand bonheur qu'un Roy puiffe fou-
haitter, que de récompenfer la vertu.
Il faut qu'un Grand de la Cour en ait au moins trois ,pour bien gouver-
ner fa famille, 6c qu'un Roi tributaire en ait au moins fix pour rendre heu-
reux l'Etat qu'on lui a confié. Mais c'eft l'Empereur qui doit les mettre
toutes neuf en pratique, afin de fe fervir à propos des gens, félon les talens
6c le mérite d'un chacun. Que les grands 6c les petits ne fe mêlent que de
ce qui les regarde, 6c qu'on n'employé jamais les ouvriers à contre-tems.
Pourvu qu'on ne penfe qu'aux cinq chofcs les plus néceffaires, il ne fera pas
difficile d'en venir à bout.
Préjudice Un Roi doit bien appréhender d'inftruire fes fujets à fuivre les plaifirs à
du mau- fg^ exemple: il eft donc obligé de veiller incefiamment fur lui-même, dans
Jç deY""' ^^ craintede manquer en quelque point dans cette multitude d'afflxires qui lui
Souve- furviennent chaque jour. Les officiers fubalternes ne doivent point non
rains. plus fe donner de relâche: dans la penfée que le ciel fe repofe fur le Roi,6c
que le Roy fe repofe fur eux : qu'ils tiennent par conféquent la place du
ciel , 6c que ce qu'ils font, c'eil fon ouvrage (a).
C'eft le ciel qui a mis l'ordre entre les loix immuables de la fociété,
Dreffez-moi les cinq loix , 6c qu'on les garde inviolablement. C'eft le ciel
qui a déterminé les cultes divers, que les hommes doivent obferver. Reglez-
moi les cinq devoirs , 6c que chacun s'y conforme félon fon rang 6c félon fon
état: mais qu'on y apporte un refpeft fincére, qui parte du cœur, en évitant
également l'hypocrifie 6c l'orgueil. C'eft le ciel qui élevé les gens vertu-
eux : auftî les places font différentes dans les cinq enceintes de l'Empire.
C'cft le ciel qui punit les coupables: auflî les cinq fupplices ont des ufages
divers. O ! que le bon gouvernement exige de loins ! Le ciel voit 6c en-
tend tout : mais c'eft par la voix du peuple, qu'il juge les Rois. Le ciel
eft redoutable: mais c'eft le peuple maltraitté qui arme fa colère. Il châtie
grands 6c petits fans diftinétion : mais les Rois ont mille fois plus, à crain-
dre que le refte des hommes. Ce que je vous dis. Prince, c'eil la vérité la
plus pure: mais le point effentiel, c'eft de réduire en pratique tout ce que
je vous dis.
L'Em-
(a) Les anciens commentaires Tching y, parlant Tur cet endroit, difcnt : Le> loix les
rits, les récompenfcs & les ch„tirrens , tout vient du ciel. Sa volonté ell de récompenler
les bons, & de châtier les coupables: car il n'y a que le ^ien ou le mal, qui loir récorn-
penfé ou puni du ciel. Et quand il punit, qu qu'il lécompcnfe , il n'y a ni grands, ni
petits qui puiffent lui échapcr.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 361
L'Empereur dit hautement qu'on ne pouvoit fouhaitter rien de plus vrai ,
ni de plus jufte , que tout ce qu'il venoit d'entendre. C'cft pourquoi Cao
yao reprit la parole : Je fens bien , dit-il modeilement , que mes lumières
font fort bornées : mais il me lemble aufli fentir que je n'ai point d'autre
penlée , ni d'autre dcfir , que de vous aider de toutes mes forces à bien
gouverner vos fujets.
Alors l'Empereur revenant à 77< .• Approchez-vous, lui-dit-il, & venez
me donner aufli quelques fages conlbils.
Que dirai-je, répondit 2«, ôc que peut-on ajouter aux difcours de Cao Bons OfE-
yao? Pour moi, je n'ai auflî qu'une choie à cœur: c'eft de m'occuper conf- ces qu'r«
tamment,rans me donner un moment de relâche. Comment cela le peut-il, •'''">' ^ '*
demanda C«o jyao ? Les eaux, reprit 2«, étoient, pour ainfi dire, arrivées ^"'"^*
jufqu'au ciel, & elles s'élevoient au-deflus des plus hautes montagnes : les
peuples périlToient ainfi miierablement. Au milieu de cet affreux déluge,
monté iur quatre diverfes {a) montures, je commençai par couper les
bois , en fuivant les chaînes des montagnes: après quoi Pc y & moi, nous
apprîmes aux hommes à manger de la chair : je fis de plus écouler les
grands fleuves dans les quatre mers, & décharger les ruifleaux dans les fleu-
ves: après quoi Heou tsi & moi nous apprîmes aux hommes l'ufage des
grains, & l'art de cultiver la terre: je leur fis enfiiite connoître les avanta-
ges du commerce : par ce moyen tous les peuples eurent de quoi vivre, Se
l'univers'joùit de la paix.
Vous avez grande raifon , interrompit Cao yao , de dire que vous ne
vous donnez point de relâche ; mais continuez à parler fur un fi beau
fujet.
Tout dépend 5 pourfuit 2«, du foin que le Souverain prend de veiller Le Bon-
fur fa perfonne. J'en conviens, dit l'Empereur: ne mettez donc votre j'Homme
bonheur que dans la vertu, dit Tu. Prenez garde aux moindres chofes qui ne confifte
feroint capables de troubler un bonheur de ce prix , & fur-tout , n'ayez que dans
•point auprès de vous de M i ni lires , qui ne foient d'une droiture & d'une ^-^ Vertu,
fincérité à l'épreuve. Alors, dès que vous commanderez, on obéira fur
le champ avecjoye, parce que vous ne commanderez rien que ce que le
peuple défire avec le plus d'ardeur. C'eft par-là que vous vous verrez
comblé des plus éclatantes fiivcurs du Changtl, (h) & que vous aurez la
gloire d'exécuter fes volontez dans le nouvel ordre qu'il étabhra.
Voilà, dit l'Empereur, un Miniftre qui m'aime : 6c moi j'aime un Mi-
ni ftre
{a) Les Chinois tâchent de deviner quelles étoient ces montures. Le texte dit Sseë
tsai: la lettre Sseë veut dire en effet quatre: mais l'autre eft fort difficile à bien expliquer
ce qu'elle préfente aux yeux , c'ell Ktu un char , tsai de douleurs & de fouffrances : on laifle
à penfcr comment cela put lervir à r«, pour remédier à l'inondation.
(b) Ce n'ell pas leulement les hommes, dit l'ancien commentaire Tching y , qui par leur
obéidance paient en quelque f.içon ce bon Roi de toutes fes peines: mais le Chung ti le
comble encore de ici faveurs, pour récompenfer fa vertu.
Tome IL Zz
5^2 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
niftre fi digne d'être aimé. Approchez donc Tu^ 6c écoutez-moi attenti-
vement {a).
Elce Vos travaux pour remédierai! déluge, m'ont touché. Vous êtes fidèle,
d'î«. ÔC vos mérites lont grands: Vous êtes lagc à mes yeux : infatigable, quand
il s'agit du bien public: Vous êtes modefte chez vous: après tout ce que
vous avez fait , vous n'aviez que de bas fentimens de vous-même. Encore
un coup , vous êtes fage, vous ne vous vantez point de vos talens: il n'y a
perfonne qui vous difpute l'habileté : vous n'élevez point vos belles aétions:
& tout le monde vous cède le premier rang: ce que je cherche, c'eft la
vertu: ce que je loué, ce font les bonnes œuvres. Je remets entre vos
mains l'Empire du monde : montez fur mon trône , 6c régnez. Songez
qu'il n'y a rien plus à craindre qu'une paflîon (Z-), 6c la droite raifon (c)
eft d'une délicatcffe infinie. Il faut être pur , il faut être fimple , il faut
tenir en tout le juftc milieu: ne vous araufez point à ce qu'on vous dira
fans fondement : 6c ne prenez jamais de deflein, que vous ne l'ayez bien
examiné.
Néreflné Qu'y a-t-il de plus aimable qu'un bon Roi ? Qu'y a-t-il de plus à crain-
il'un dre que- le peuple ? Qu'honoreront les peuples , s'ils n'honorent pas leur
c^ro^ie^" ■^"'^ Mais comment fe maintiendra-t-il fans le fecours des peuples? Appli-
cntreVn quez-vous donc de toutes vos forces: veillez nuit 6c jour fur les devoirs de
Rot Si fon votre charge : furpaflez , s'il fe peut, les défirs 6c l'attente de vos fujets,
Peuple. prenez un ioin particulier des pauvres 6c des miférables , 6c votre régne fe-
ra un régne éternel. L'ordre que je vous donne, fera la paix du monde;
6c je dompterai par vous tous mes ennemis. ObéifTez donc, 6c ne vous le
faites pas ordonner davantage.
Harmigne qu'on dit que Tchong \\ot\fit à l'Empereur
Tching tang (^).
O
lom-
! Prince, que dites-vous ? C'eft le Tien * qui a donné la vie aux hc
mes(^): fujets, comme ils font , à cent paffions différentes, s'ils
n'ont
(<!) C'en-ln le morceau omis, dont on a parle, & qu'on a renvoyé en cet cnJroit. Ce
difcours de riinipereur eft en vers libres & mêlei: lihres, parce qu'il y en a plufieurs fans
rimes : mêlez , parce qu'ils ne font pas tous égaux. Si tout le Chu king n'eit pas en vers,
il y en a en plufieurs endroits, comme en celui-ci, fcinei de côté & d'autre.
\h) Le texte dit : Gin fin , cœur de l'homme: ce n'cft pas proprement paflîon , mais
c'eft le penchant qui nous y conduit: c'eft comme la partie inférieure de l'ame.
(c) Le texte dit: lao fin , cœur de la raifon: ce n'cft pas proprement la railon : c'eft la
partie fupérieure de l'ame, qui fe porte vers la raifon la plus droite, & la plus pure.
( d) Ce Tchin tang détrôna le tyran Kié , avec lequel h famille Hia fut éteinte.
* Le Ciel.
(e) Voici comment parle l'ancien commentaire Tching y: le Tien produit l'homme, &
lui donne un corps & une ame. Chacun de nous a donc un corps vilible &i matériel: il a
aufli
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
3^5
n'ont pas un maître qui les retienne dans le devoir, ils ne peuvent vivre en
paix : mais le ciel leur envoyé un trés-fage Roi, 6c c'ell par fon moyen
qu'il peut les rendre bons èc heureux.
L'infame Z^zVavoit éteint toutes les lumières de la raifon , 8c le pauvre Conduite
peuple étoit tombé comme dans un étang de feu, mais le ciel vous a don- tf ^"
né toute la prudence Se toute la force néceflaire pour délivrer l'univers de
tous lés maux. Achevez ce que le grand Tu a li bien commencé: fuivcz
fes traces, 6c obéilîéz avec relpeét aux ordres du ciel. Le Roi de Hia eil
coupable: fon crime elt d'avoir employé, comme ilfaifoit, le nom du
très-haut, pour faire garder fes commandement iniques. Le ciel l'a châtié,
Se il vous a chargé de l'Empire: pour rendre au monde fon premier bon-
heur.
Vous fçavez que le cruel Kié avoit encore quelques fages auprès de fàper-
fonne : mais le plus grand nombre de fes gens ne valoient pas mieux que
lui. Nous nous trouvâmes dans ce tems funelle mêlez avec tous ces fcélé-
rats , comme un peu de bon grain iemé dans un champ rempli d'yvraie.
Comment pouvoir éviter les dangers qui nous environnoient de toutes
parts? Il n'y avoit pcrfonne qui ne tremblât pour foi : 6c c'étoit allez pour
devenir fulpeél, que de n'avoir point de crime. Combien plus deviez-vous
craindre, vous Prince, qui êtes orné de tant de vertus? La renommée les
répandoit par-tout : on vous regardoit comme un fage Prince très-éloigné
de tous les fales plailirs, 6c nullement attaché à fon intérêt, ne diftribuant
les charges qu'aux plus vertueux, 6c mefurant toujours la récompenfe au
mérite. On içavoit que vous préfériez avec plailîr le fentiment d'autrui au
vôtre : que vous attribuyez aux autres tout le bien que vous faifiez ; que vous
ne vous excufiez jamais, 6c que vous étiez toujours prêt de vous corri-
ger. Enfin on voyoit dans vous une grandeur d'ame digne de l'Empire de
l'univers jointe aune bonté 6c à une tendrefle de pcre pour vos fujets. Tant
de vertus vous avoient gagné tous les cœurs. C'efl; pourquoi le petit Roi
Ko ayant rejette brutalement vos préfens, vous fûtes obligé de marcher
contre lui, 6c ce fut par-là que vous commençâtes vos julles conquêtes.
Etiez-vous à l'Orient? les peuples de l'Occident vous attendoient avec im-
patience. Mettiez-vous la paix dans le Nord ? les Barbares du Midi foupi-
roient après vous 6c chacun s'écrioit, comme en fe plaignant: pourquoi
n'eft-il pas venu d'abord à notre fecours. On n'entendoit que des gens qui
fc
auTi une ame fpirituelîe & intelligente. L'homme ét.mt produit de la forte , le Tien l'af-
Me: je ne veux pas dife fimpkment que le lien, après iui avoir donné un corps & une
ame, lui fait diverfes loix : mais je dis qu'il l'affilié encore d'une manière plus particulière.
Car l'honime penfe, a^it, parle, diflingue le vrai du faux, & le bien du mal: il a befoin
de nourriture & d'habits: il fe trouve tantôt dans l'abondance , & tantôt dans la difette :
il eft tour à tour en mouvement 6c en repos. Or, pour garder en tout cela une cxadle
juflicc, il faut certainement un fecours du Tien: car il jr a là-dedans un droit chemin: fl
on le fuit, on eft heureux: fi cm s'ea écarte, on n'a point de bien. C'efl pourquoi le
ciel s'unit à l'homme, & l'aide à marcher couftammtnt dans cette route qui conduit. \
l'immortalité.
Zz z
veriie-
menr.
î64 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
fe difoicnt les uns aux autres : Attendons notre bon Roi : dès qu'il paroî-
tra, nous reprendrons une vie nouvelle. Voilà, Prince, quel étoit pour
vous l'Empreflement de tous les peuples.
Ma\-imes II ne faut (a) pas avoir fcrupule d'être Roi : mais il faut travailler à fe
de Gou- rendre un bon Roi. Dans cette vûë diitinguez les fages, 6c aiîîllez les gens
^"'''"^" de bien: comblez de gloire ceux qui ibnt d'une fidélité reconnue, 6c fé-
condez ceux qui n'ont que des intentions droites: donnez desfurveilhins aux
petits Rois qui l'ont foibles : diminuez le pouvoir de ceux qui en abufent:
privez de leur couronne ceux qui troublent le bon ordre , 6c punilTez
de mort ceux que leurs crimes rendent indignes de régner. Par- là
vous arrêterez les méchans, vous fortifierez les bons: 6c tous ces Rois fai-
fant leur devoir, vous ferez régner la vertu 6c la paix dans tout le monde.
Fxcellence Lorfqu'un Souverain tâche de le rendre chaque jour meilleur qu'il n'eft,
tie h bon- tous les peuples n'ont des cœurs que pour l'aimer: mais s'il s'imagine en
'î^.'^°"', avoir allez tait, il elb méprilé 6c abandonne de fes parens les plus proches.
Souverain! Appliquez-vous de tout votre cœur à l'exercice des plus grandes vertus,
afin que vos fujets trouvent dans vous un modèle achevé. Qiie la jultice
foit la régie de toutes vos actions, 6c que la plus pure railbn lerve de bride
à vos défirs. Un bon Roi laille aflez de rie belles aux Princes fes enfans,
en leur laifl'ant l'exemple de les vertus pour héritage. J'ai toujours entendu
dire que c'elt être Roi, que de regarder les autres comme capables de nous
apprendre quelque chofe: car celui qui aime à s'inlbuire, s'enrichit. Au
contraire le vrai moyen de fe perdre, c'eft de croire que les autres ne nous
valent pas: car on eil fort à l'étroit, quand on fe croit fuffire à foi-mê-
me. T-ichez de finir aulli-bien que vous avez commencé : fouvenez-
vous que le ciel eil julte , qu'il élève les bons , 6c qu'il châtie les
méchans : fuivez exaétemcnt les loix , pour vous allurer un bonheur
éternel.
InflruB'ion qu'Y yun (^h) donna au jeune Tai kia.
Eloge de la T T E rit 1ER de Tching tang ,^ ne vous repofez pas trop fur la protec-
VerLu. JlJL '^^"''' ptéfente du ciel : il dépend en quelque façon de vous , que la
fa-
{a) Cette penfée n'eft pas formellement dans le texte: mais c'eft le fens de toute cette
h.iiangue , & les Interprètes s'en fervent pour lier ce qui prccéde, avic ce qui fuit.
{h) On prétend qu'ryw» aida Tching tang à détrôner Kié. On fiippofe que lai kia eft
fils de Tching tang, 6i c^w'Xym l'enferma pend.int trois ans entiers dans le tombeau de fou
p ère: mais il cft fur que dans le corps dn texte, on ne trouve nulle part Tai kia. On n'y
li' que Sse'é zang , qui fignifie un jeune Prince encore mineur. Pour ce qui eft du fait
hardi , qu'on prête à Y yun, on ne voudroit pas en répondre. Le texte veut peut-être
dire feulement qu'r yun l'envoya s'inllruire à la (épultuve , & fur le tombeau de Tching tang.
Quoi qu'il en foit, on ajoute que cette pièce contient les derniers confeih qu'r y«« lui
donna, en fe retirant de la Cour, pour aller mener une vie privée dans le repos de la
fcliîude.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ^ôf
faveur continue. Vous ne devez donc pas trop compter fur elle, comme Suite de
li ce bonheur devoit toujours durer. Si vous pratiquez conilamment la ver-''''^!^8^ '^^
tu, vous conlerverez votre couronne: mais lî vous abandonnez la fagefle, * "^"'
lovez fur que vous perdrez tout ce que le ciel vous a donné.
Vous en avez un bel exemple dans le Roi Kié: il ne perfcvera point dans
le chemin de la vertu : il devint impie 6c cruel : le fuprême Tien * le rejetta :
& regardant enfuite toute la terre, il chercha quelqu'un qui fût digne de
régner à la place de ce malheureux Prince: li-tôt qu'il l'aura trouvé, il
veut lui-même l'éclairer &le conduire. Mais ce qu'il aime &ce qu'il cher-
che, c'cft une vertu pure 6c conftante. Voilà ce qu'il fouhaite dans le nou-
veau Roi, qu'il a deflèin de donner au monde.
Il ne trouva que Tching tang 6c moi de ce caraftére. Tous deux égale-
ment dévouez à la vertu, le ciel nous aimoit 6c nous portoit dans fon cœur.
C'eft pourquoi il nous donna l'univers entier à gouverner. Ayant ainfi pour
nous le ciel 6c le peuple nous renverfâmes fans peine l'Empire de Hia.
Ce n'efl pas que le ciel ait eu pour nous une affeélion déréglée : c'elt que le
ciel eft toujours pour cette vertu pure 6c folide. Ce n'eft pas que nous
ayons brigué les iuffrages du peuple : c'efb que le peuple ne peut réfifler à
une telle vertu. Qiiand on s'eft confacré tout entier à la figelTe, tout réuffit , ^
on eil toujours content, toujours heureux: mais quand on ne le donne à la
vertu qu'à demi 6c pour un tems, on éprouve à coup fur tout le contrai-
re. Le bonheur ou le malheur dépend donc de l'homme : car les récom-
penfes ou les châtimcns du ciel dépendent de nos œuvres bonnes ou mau-
vaifes.
Héritier de Tching tang^ l'Empire que vous pofledez, eft nouveau: que
votre vertu foit donc auffi nouvelle. Faites, en vous renouvellant fans ceflc
qu'il n'y ait point de différence entre le dernier pur de votre régne 6c le ;
premier. Ne donnez les charges qu'à ceux qui ont de la fagefle 6c du talent :
mais pour votre premier Minillre, il vous faut un homme accompli en ' j
tout point: parce qu'il doit vous rendre folidement vertueux, 6c faire
paflér vos vertus dans tout votre peuple. Un homme fi parfait eft difficile
à trouver: cherchez le donc avec un foin extrême: afin que le Minirtre6c
le Roi ayant les mêmes défirs, 6c le même zèle, ils ne faflent tous deux
qu'un feul tout, {a) par leur étroite 6c intime union.
La vraie vertu ne s'aftreint point aux opinions d'aucun maître étranger :
le bien folide eft le feul maître qu'elle fe propofe d'écouter. Un tel maître
n'exige pas toujours la même chofe: mais encore que fuivant fes leçons, on
agiflé direélement félon les diverfes circonftances : on eft cependant tou-
jours étroitement attaché à l'unité, hors de laquelle il n'y arien de bon,
C'eft pour lors que tous les peuples s'écrient : O ! que fon cœur eft pur 6c
par-
* Le Ciel.
(a) Cette idée d'un tout compofé d'un bon Roi, & d'un parfait Miniftre d'Etat, étoit
fortement imprimée dans le cœur de celui ou de ceîx qui ont fait ces anciens livres ci.
lis en apportent pour exemple Tao &z Chun : Chun & r»; Voii vang ÔC Tcheoit Kenf,. Mais
cela ne paffe pas plus loin.
^66 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE Lx\ CHINE,
parfaitement un! Il efl digne de l'Empire qu'il a reçu : il rendra fes fujets
éternellement heureux.
Hiftoire ^ Entretien de l'Empereur Kao tfong , Êf de
Fou yue , fou Mimftre.
Entretien T 'Empereur répondit aux Grands par un court écrit de Hi main,
del'EiTipe- | ^ dans lequel il dilbit: Depuis que j'ai hérité de l'Empire du monde,
reur Kao y^^ toujours appréhendé de n'avoir pas toute la vertu dont j'ai belbin pour
ïon^Mitûf- le bien gouverner. C'eil pourquoi julqu'ici je n'ai olc donner aucun ordre.
tre. Mais n'étant occupé dans le filence de la nuit, que des moyens de remplir
comme il faut mes devoirs, il m'a fembl-é que le feigueur me donnoit lui-
même de fa main unMiniftre fidèle.- ce fera cet homme extraordinaire qui
vous parlera en ma place.
L'Empereur fit donc auffi-tôt tirer le portrait de ce Miniftre promis , tel
qu'on le lui avoit montré, & n'omit rien pour le faire déterrer par ce
moyen, s'il étoit caché dans quelque coin de l'Empire. On trouva dans le
défert un homme qui s'étoit bâti une petite grotte au pied du mont Ten,
8c il parut à ceux qui le cherchoient , parfaitement femblable à la peinture
qu'ils avoient en main. Du moment que l'Empereur le vit, il le reconnut:
ôc en préfence de toute fa cour , il le fit fon premier Miniilre , & lui
dit :
Son Defir Ne cefTez point de m'avertir chaque jour, 6c de me reprendre très-fou-
cxtiême vent, afin de m'aider à acquérir la vraie fagefle. Songez que je fuis com-
*' ^"h "^^r' "^^ '^" morceau de fer brut : c'eft vous qui devez me façonner & me polir,
défaut! ^^ Songez que j'ai à pafler un torrent large 6c dangereux : c'eft vous qui de-
vez me lèrvir de barque 8c d'aviron. Songez que je fuis comme une terre
féche 8c aride: il faut que vous foyez comme une douce pluye qui la nifraî-
chiflc, 8c qui la rende féconde. Ouvrez donc votre cœur , 8c verfez dans
le mien toutes les richefles qu'il renferme: mais n'allez pas m'épargner: car
fi la Médecine n'eft un peu forte , le malade ne guérir point. Aflbciez-
vous tous ceux qui m'approchent , 8c uniflez-vous tous pour me corriger
de concert: afin que femblable aux anciens Rois, 8c digne héritier des ver-
tus de Tching tang^ je puifle comme lui i-endre mes peuples heureux. Ac-
quittez-vous fidèlement de cette obligation que je vous impofe: 8c nedéfif-
tez point, que vous ne m'ayez rendu tel que je dois être.
Reponfe Fou yue répondit à l'Empereur: comme une pièce de bois devient droite,
du Minif- CD fuivant éxaétement le cordeau : de même les Rois deviennent vertueux ,
trt. en fe conformant aux fages confeils qu'on leur donne. Qiiand un Roi elt
vertueux , le premier Miniftre eft porté de lui-même à faire Ibii devoir.
Mais fi ce bon Roi veut de plus qu'on ne manque point de l'avertir, qui
oferoit ne pas obéir à un commandement fi beau?
Un
ET DE LA TATvTARIE CHINOISE. 357
Un bon Roy fcit le ciel,&: marche dans lavoye qui lui eft marquée. C'eft Suite de
en obéinant à cette iuprême volonté, qu'il partage l'Empire en divers Ro- l'entretien
yaumcs: qu'il y établit des Rois, fur Icfquels il le repofe , ôc qu'il met au- ^^ ^'^'"f-
près d'eux des gens habiles , pour les aider dans le gouvernement de leurs lo'n Mil^f-
Etats; bien éloigné de ne penier qu'à fesplaifirs, il croit n'être né que pour ire.
faire le bonheur du monde. Il n'y a que (a) le ciel feul, duquel on puiiTe
dire qu'il voit, & qu'il entend tout par lui-même, & il n'y a que les bons
Rois, qui s'efforcent d'imiter en cela le ciel, autant qu'ils peuvent. C'efl
pourquoi les grands officiers font toujours pleins de foumiffion & de ref-
pe£t; 6c leurs peuples joiiiffent en fureté des douceurs de la paix.
La honte des Rois ne vient que des ordres injuftes qu'ils donnent : 6c
les révoltes des peuples ne naiffent que des guerres que les Rois font trop
légèrement. Ne récompeniéz jamais qu'à propos. Il vaut mieux que les
habits demeurent dans le coffre, que de les donner fans raifon. Enfin exa-
minez-vous bien vous-même, avant que de punir perfonne. Un Roi qui
remplit parfaitement ces quatre points, eil: vraiment éclairé, 6c tout conf-
pire à -le rendre heureux: La paix ou le trouble de votre Empire dépend
de ceux que vous avez mis en charge. Ne donnez donc jamais le plus
petit employ par faveur , à un fujet que vous fçavez n'en être pas ca-
pable : £c n'en confiez jamais aucun important à un méchant homme, quel-
ques talens qu'il puiffe avoir. Examinez férieufement avant que d'agir, fl
ce que vous allez faire ell bon, 6c quelque bon qu'il foit, voyez s'il cff à
propos de le fiire dans un tel tems 6c en telles circonllances. S'imaginer
qu'on a de la vertu , c'eft n'en avoir que bien peu : 6c fe vanter de fon ha-
bileté, c'eft perdre tout fon mérite.
Il fiiut en toutes chofes avoir une grande prévoyance , c'eft le moyen de Néceffité
détourner bien des malheurs. Qui prodigue fes grâces, s'attire du mé- delà Pré-
pris: 6c qui ne rougir point d'être averti des moindres fautes , n'en com- voyance,
mettra point de confidérables. Tout confilte à bien régler votre cœur:
car
(a) Il y â deux commentaires fur cet endroit, dont les parcdes font remarquables: le pre-
mier qui s'appelle Ge ki , s'explique ainfi. Le ciel, ditil, ne parle point, & il fe fait
croire : l'Efprit fouvcrain ne fe fâche point, & il fe fait craindre. Il eft fouverainemcnt
vérace; c'elt pourquoi il fe fait croire. Il n'a aucune paffion: c'ell pourquoi il fe faitcraiiv
dre. Le ciel, en tant qu'incompréhenfible, s'appelle efprit: l'efprit, en tant qu'immuable
& éternel, s'appelle ciel. Quand on dit qu'il le fait croire, parce qu'il ell très-vérace,
c'elt-à-dire, qu'il a une trcs-nécefl'aite & très-certaine raifon , qui ne Te trompe j.imais.
Quand on dit qu'il fe fait craindre, parce qu'il n'eft point partiil, c'cll à dire, qu'il eft la
juffice même , & qu'ainfi l'on ne fe mocque pas impunément de lui. Enfin , c'eft parce
qu'il eft érernel, immuable, & incomprchenfible, qu'tm dit ici qu'il fçiit tout.
Le fécond commentaire s'appelle Ge kiang. C'eft celui du feu Empereur Cang hi. "Voici
comment il s'explique: Le ciel eft au-delTus de tout: rien n'eft plus agréable : rien n'eft
plus jufte. Il eft très-fpirituel, &c très-intelligent: il ne fe fert point d'oreille , 8c il entend
tout: non-feulement rien ne lui échape dans l'Empire du monde, mais dans les lieux les
plus fécrets & les plus cachez, il voit tout ce qui s'y paffe : il pénétre dans tout: il éxa-
niine tout. Voilà le modèle qu'un bon Roi fe propofe; '1 n'aime, ni ne hait par caprice :
il ne fuit que la droite raifon dans les récompenfes : & ainli on peut dire en quelque façon,
que femblable au ciel , il voit ik il entend tout.
5<58 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite de car s'il eft droit, votre gouvernement fera parfait. Dans ce qui concerne
l'Entretien )es cérémonies, on ne doit pas négliger k pompe extérieure: mais il ne
del'Empe- £^^j. ^^^ demeurer-là. C'ell du tonds du cœur que doit procéder tout
ung3vec ce qui paroit au-dehors. Trop peu d extérieur marqueroit du mépris : ôc
fon Miaif- trop de façons cauferoit du>trouble. Ce font deux excès qu'on doit égale-
''*• ment éviter.
Je fuis charmé, s'écria l'Empereur, de tout ce que je viens d'apprendre.
Mon unique foin déformais fera d'y conformer ma vie. Si je ne vous avois pas
pour me donner des confeils falutaires, je ne fçaurois comment m'y pren-
dre pour acquérir la vertu
Fou yue battoit la terre du front par refped : 6c reprenant enfuite la pa-
role : il n'cll pas difficile, dit-il, de connoîtrc le bien: la difficulté eft de
le faire. Aimez la vertu, Prince, vous ne trouverez dès-lors rien de plus
doux, 6c vous ferez femblable aux anciens Rois vos ancêtres. Si je ne vous
parlois pas librement , comme je viens de faire, je ferois coupable, 5c in-
digne du rang oii vous m'avez élevé.
Il n'y a que vous , dit l'Empereur, qui puiffiez me donner des Lettrez,
tels que je les fouhaitte. Vous fçavez que quand on veut faire du vin , {a)
on y jette des drogues qui le font fermenter, & qui lui donnent de la force.
Vos confeils ont fur moi le même cftet: ils m'élévcnt, & me communi-
quent un courage , que je n'aurois point lans vous. Qi^iand on prépare un
bouillon, vous fçavez qu'on a foin d'y mettre des ingrédiens, {b) qui em-
pêchent qu'il ne^foit flide. Vos leçons font fur moi la même chofe: elles
afîaifonnent ma vertu. Travaillez donc avec moi fur moi-même: & foyez
fur que rien au monde ne m'eft plus à cœur, que de faire tout ce que vous
me direz.
Vouloir être inftruit , répondit Fou yue, c'eft une très-bonne marque,
car cela montre qu'on a un vrai défir de bien Elire : mais on ne viendra ja-
mais à bout de ce qu'on fouhaitte tant , qu'en fuivant les maximes des an-
ciens Rois. Qu'on puifTes'immortalifcr, en fuivant une autre route, c'^eft
ce que jufqu'ici je n'ai pas encore appris.
En quoi L'étude de la fageiïè confifte à être bien {c) humble, comme iî l'on
confille étoit incapable de tout: mais il fliut en même-tems être auffi ardent, que
1 étude de ^ y^^ n'avoit rien iait , & qu'on piît tout faire: c'ell le moyen d'éviter
^S^ ^' deux grands défauts , qui font la parelTe & l'orgiieil. Dès qu'on en eft dé-
livré, on avance aifément & promptement dans les voyes de la véritable la-
geffic. Croyez-moi , Prince, 6c mettez-le en pratique, vous en éprouve-
rez
{a) Le vin, ou p'.ù'ôt la hierre Chinoife fe fait avec une eTpèce de ris particulier. II
faut, quand il eft prcfque cuit, y ajouter certaines drogues, pour le faire lever.
(è) Le texte dit Xen vmi. Icn , c'ell; du fel, & moti, une forte de fruit, qui donne
du goût.
(c) Ce.n'eft pas feulement en cet endroit qu'on recommande l'humilité: cette vertu fon-
damentale eft exaltée en plufieurs endroits de ces anciens livres, & il eft aiifîi ordinaire
de rencontrer chez les Chinois des leçons d'humilité, qu'il étoit rare d'en trouver parmi les
pliilofuphes Grecs & les Latins.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.- ^69
rez bientôt les effets. Inftruire les ignorans, c'eft en même tems s'inftiuire
foi-même; & quand on s'exerce conllamment dans l'un & dans l'autre,
étant maître & difciple tout enlemble , on croît en fagefle , fans prefque
s'en appercevoir. Mais pour ne point fe tromper, il faut toujours prendre
les anciens Rois pour votre modèle.
LE C H I K I N G,
Tro'tfiéme Livre Canonique du premier Ordre.
LE cara6tere Chi , fîgnifie vers, parce qu'en effet tout ce livre ne con- Sujet de
tient que des odes , des cantiques , 6c des poëfies compofées fous les cet Oa-
régnes de la troifiéme race , où l'on voit décrites les mœurs , les coûtu- ''^"S"^'
mes , les maximes des petits Rois , qui gouvernoient les provinces tous la
dépendance de l'Empereur. Les unes n'ont que trois ilrophes ou ftances ,
qui préfentent la même penfée, comme fous trois jours affez peu différens,
excepté que chaque fiance femble enchérir fur la précédente: les autres pa- '
roilTent écrites d'un flile plus noble Se plus gi-and. Le nombre des ftances
n'eft pas borné , 6c chaque fiance efl le plus fouvent de dix vers.
Les interprètes Chinois ne font pas trop heureux à déchiffrer ces poëfies:
ils fe font fait un fyftême qui a fes contradiélions, 6c qui n'eil pas d'ailleurs
fort honorable à ces précieux relies d'une antiquité fi reculée: on y donne
de grandes loiianges à la vertu , Se on y trouve grand nombre de maximes
très-fages : aufïï Confucius en fait-il un grand éloge, 6c aflTire que la doc-
trine efl très-pure Se très-fainte : c'efl ce qui a fait juger à quelques inter-
prètes, que cet ouvrage a été corrompu par le mélange de pluficurs pièces
mauvaifes : car il s'y en trouve d'extravagantes ôc d'impies , qui les font
regarder comme apocryphes. Cependant ces poëfies font d'une grande
autorité dans l'Empire. Le ftile en efl très-obfcur, 6c cette obfcurite vient '
fans doute du laconifme, des métaphores, 6c de la quantité d'anciens pro-
verbes, dont l'ouvrage efl femé. Mais c'efl cette obfcurité-là même, qui
lui concilie l'cftime, 6c la vénération des fçavans.
On peut partager ces poëfies en cinq efpèces différentes. Sa Divi-
La première comprend les éloges des hommes, qui lé font rendus illuf- fio"-
très par leurs talens Se par leurs vertus: avec plufieurs inllruélions, qu'on pr;miérc
avoir coutume de chanter dans les folemnitez, dans les facrifices, aux ob-
fèques 6c aux cérémonies qui fe font en mémoire des ancêtres. ^
La féconde contient les coutumes établies dans le royaume: ce font com- Seconde
me des romans, qui étoient compofez par des particuliers, qui ne fc chan- *"'^'
toient pas , mais qui fe récitoicnt en préfence de l'Empereur Se de Tes Mi-
nillres. On y fait naïvement la peinture des mœurs, 6c l'on y ccnfurelcs
défauts des peuples, 6c des Princes qui les gouvernent.
l'orne IL Aux .La
Quatrième
Cinquié-
ine Partie,
^70 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Lu troiliéme s'appelle compai-aifon : parce que tout ce qui y cft contenu
s'explique par des limilitudes & des comparaiions.
La quatrième contient des choies élevées jufqu'au fublime: parce qu'el-
les commencent d'ordinaire par certains traits hardis, qui caulent de l'ad-
miration, Se qui préparent l'ciprit à le rendre attentif à ce qui fuit.
Enfin la cinquième renferme les poëlîes fufpeétes, 8c que Confucius a
rejettées comme apocryphes. Pour donner quelque idée de cet ouvragcy je
vais en rapporter quelques odes, qui ont été fidèlement traduites parle Pè-
re de Premare.
ODES CHOISIES DU CHI "KING.
J
PREMIERE ODE.
Un jetme Roi prie fes Minilires de Vlnfinàre.
E fçai qu'il faut veiller fans cefle fur foi-même: que le ciel a une in-
telligence à qui rien n'échappe : que fes arrêts font fans appel. Qu'on
ne dife donc pas qu'il eft tellement élevé 6c fi loin de nous, qu'il ne
penfe gueres aux chofes d'ici-bas. Je fçai qu'il confidére tout: qu'il entre
dans tout, & qu'il eft fans cefle préîent à tout. Mais hélas! je fuis encore
bien jeune: je luis peu éclairé, 6c je n'ai pas aflez d'attention fur mes de-
voirs : je m'applique cependant de toutes mes forces , 6c je tâche de ne
point perdre de tems , ne défîrant rien avec plus d'ardeur , que d'arriver
à la perfection. J'efpcre que vous m'aiderez à porter un fardeau fi
pefant : ?^ que les bons conléils que vous voudrez bien me donner , ne
Serviront pas peu à me rendre folidement vatueux , ainfi que je le dé-
firc.
SECONDE ODE.
A la louange de Ven vang (^).
C'EST le ciel qui a fiiit cette haute montagne, 6c c'eft Tai vang qui
l'a rendue un defert : cette perte vient uniquement de fa faute : mais
Vcn 'vang lui a rendu fon premier éclat. Le chemin où celui-hi s'é-
toit:
(«) Vin vang, félon les Interprètes & les Hiftoriens, étoit pçre de Vdu vang, fondateur
«ic la troifiénie race. Vm -vang lignifie proprement Roi de p»ix.
^T DE LA TARTARIE CHINOISE.
?7r
roit engagé, eft rempli de dangers: mais la voie àt Ven vang zik. àroxic Suite du
& fecile. Poftérité d'un fi fage Roi jConfervez. chèrement le bcMihcur qu'il c/;; kmi
vous a procuré. 'f"'*"
TROISIÈME ODE.
A la louange du même,
CEluï qui feul eft Roi & fuprcme feigneur, abaifleû Majellc juf-
qti'à prendre foin des chofes d'ici-bas. Toujours attentif au vrai
bonheur du monde, il promené fes regards fur la face de la terre. Il voit
deux peuples qui ont abandonné fes loix. Se le Très-haut ne les abandonne
pas encore: il les examine, il les attend-: il cherche par tout un homme fé-
lon fon cœur, &: il veut étendre lui-même fon Empire. Dans ce deffein,
il arrête avec amour fes yeux vers l'Occident. C'elt-là qu'il doit habiter,
& régner avec ce nouveau Roi,.
Il (a) commence donc par en ôter toutes les mauvaifes herbes, 6c il nourrit
avec foin'les bonnes: il émonde ce que les arbres ont de trop, & il met en-
tre eux un bel ordre: il arrache les rofeaux, 6c il cultive les rnuricrs. Le
iéigncur va rendre aux hommes leur première vertu : tous leurs ennemis
s'enfuiront devant eux : le ciel veut fe donner urt [b) égal. Jamais volonté
ne fut plus abfoluë.
Le feigneur regarde cette fainte montagne : c'eft un féjour de paix: auf-
fi n'y croît-il aucun des bois dont on fait les armes. C'ell: un régne éter-
nel: auffi n'y voit-on que des arbres dont les feuilles ne tombent point.
C'eft l'ouvrage du Très-haut : il a mis le cadet à la place de l'ainé : il n'y a
qtie Ven vang^ dont le cœur fçache aimer fes frères : il fait tout leur bon-
heur 6c toute leur gloire; le feigneur Ta comblé de fes biens, 6c lui a don-
né tout l'univers pour récompenie.
Le feigneur pénétre dans le cœur àt'Fen vang (c) 6c il y ti'ouve une ver-
tu fécrette 6c inexplicable, dont l'odeur fe répand par tout. C'ell un mer-
veilleux affemblage de fes dons les plus précieux ? l'intelligence pour régler
tout: la fagefTe pour éclairer tout : lal'cience, pour enfeigner: le conleil,
pour gouverner: la piété 6c la douceur, pour fe fliire aimer : la force & h
majefté, pour fe fiiirc craindre : une grâce enfin 6c un charme qui lui attira
tous les cœurs : vertus toujours les mêmes, 6c incapables de changer. C'eft
corn-
er") Tout ceci doit s'entendre allégoriquement , félon le flilc de îa poëfie antique. Le
Cbi kiiii eft pkin d'endroits femblables.
(p) Le caraélere Poii veut dire comragnon, égal. On le prend quelquefois pour époi:x
^ époufe. Les Interprètes ont crû qu'on parloit ici de l'époux que le ciel deftinoit à Veu
T;.i»tei 8f que le Chi kitig appelle ailleurs Tkn foei, fceur du ciel.
(£) On lit dans le texte Vang ti: mais les meilleurs Interpréres conviennent que c'eft
«ne faute, & qu'il fdut lire Ven vang, parce que tout ce qu'on dit eu eut endroit, ne
peut convenir à un autre qu'à Ven -uang.
Aaa z
eme
Livre Ca-
nonique
du pre-
mier Or-
dre.
572 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite de la comme un appanage gu'il a reçu du Très-haut: c'ell un bonheur qu'il
troifiérae
Ode du
Cm kiiig.
répandu fur fa poftéritc.
Le feigncur a dit à f^envang: Quand le cœur n'eft pas droit, les defirj
ne font pas réglez, & on n'ell pas propre pour fauver l'univers. \'"ous êtes
parfaitement incapable de ces défauts. Montez donc le premier fur la
montagne, afin d'attirer tout le monde après vous. Voilà des rebelles qui
n'obéiflent pas à leur fouverain: fc croïant au-deflus des hommes, ils les ty-
ranniflent: armez- vous de ma colère, déployez vos étendarts, rangez vos
troupes, remettez par tout la paix, & fixez le bonheur de votre Empire.
& répondez à ce que l'univers attend de vous.
Auffi-tôt Fen vang, fans quitter fa cour, monte fur le haut de la monta-
gne. Rentrez dans vos cavernes, efprits rebelles: c'cfl; ici la montagne
du Seigneur: vous ne pouvez y être admis. Ces vives fources font les eaux
pures , oii les fujets de Feu vang fe défaltérent : ces plaifirs ne font pas pour
vous. Fen vang a choîfi cette montagne: il a ouvert lui-même ces clairs
ruifleaux: c'eft-là que tous les peuples fidèles doivent venir: c'eft-là que
tous les Rois doivent fe rendre.
Le feigneur a dit à Fen vang (a) : j'aime une vertu pure 8c fimple com-
me la vôtre: elle ne fait pas grand bruit: elle n'a pas grand éclat au-dc-
hors: elle n'eft point empreflee, elle n'eft point fiére: on diroit que vous
n'avez d'efprit & de lumières , que pour vous conformer à mes ordres : vous
connoiflez votre ennemi, unifiez contre lui toutes vos forces, préparez vos
machines de guerre: attelez vos chars, allez détruire le tyran: chafllsz-
le du trône qu'il ufurpe : chariots armez , ne vous pi'eflez pas : murs éle-
vez, ne craignezrien: Fenvangn'eit pas précipité dans fa marche : fa colère
ne refpire que la paix : il prend le ciel à témoin de la bonté de fon cœur : il
voudroit qu'on fe rendît fans combat , & il eft prêt de pardonner aux plus
coupables. Bien loin qu'aune fi grande douceur lui attire aucun mépris, ja-
mais il ne parut plus digne d'être aimé. Mais fi l'on ne fe rend pas à tant
de charmes, fes chariots arrivent avec grand bruit: le tyran fe confie vai-
nement dans la hauteur 6c la force de fes murailles : Fen vang l'attaque : il
ïe combat: il en triomphe: il détruit fon cruel Empire, & bien loin qu'u-
ne telle juftice le rende odieux , jamais l'univers ne fut plus difpofé à fe
î'anger fous fes loix.
QUA-
{a) Voici de belles paroles d'un difdple & d'un Commentateur de Tch» hi. Cet homme
admirable, dit-il, tft cumplaifant, & doux: il eft humble & toujours prêr à céder: on
diroit à l'entendre , quM ne fçait rien , & qu'il n'eft capable de rien. Quand un cœur eft
ainfi difpolé, de quelles nchelFes ne peut-il pas le remplir! C'eft'pourqiioi la vertu ia plus
élevée K la plus eclat.mte efl fondée fur ce fondement foiide 8« inébranlable de l'humilté;
& il n'y a point d'homme plus écclairé, que celui qui fc croit fmcérçment le plus borné
dans fes lumières.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
Pi
Suite cîe
'extrait
(QUATRIEME ODE "^l^L,
troifiéme
Confeth donnes a un Rot, nonique
UN extérieur grave 6c majeftueux eft comme le palais oîi réfide la
vertu: mais on le dit, & il ell: vrai: aujourd'hui les plus ignorans
en Içavent afle2; pour voir les défauts d'autrui, Scies plus éclairez ne font
aveugles que fur leurs défauts propres.
Celui qui n'exige rien de perlonne au-deflus de fes forces , peut enfeigner
l'univers, & le vrai fage fait ce qu'il veut du cœur des hommes. Ne for-
mez point de deflein oii il entre le moindre intérêt : donnez de fi bons or-
dres, que vous ne foyez pas obligé de les changer; ayez un certain air de
probité 6c de vertu , qui réponde de ces deux points , afin de fervir de mo-
dèle à tout le peuple.
Mais hélas ! ces fages leçons ne font plus d'ufage : tout eft renverfé , oiî
eft comme enfeveli dans une yvrefle honteufe, & parce que l'yvrefle plaît,
on ne penfe plus au bon ordre , on n'étudie plus les maximes des anciens
Rois; pour faire revivre leurs fages ioix.
L'augufte ciel , dites-vous , ne vous protège plus : mais il n'aime que
ceux qui font déclarez pour la vertu : vous êtes au milieu du courant ,
craignez qu'il ne vous entraîne. Veillez fans ceffe fur les moindres chofes,
en obfervant exaftement l'heure du lever 6c du coucher, 6c en prenant foin
que votre maifon foit toujours propre: vous rendrez le peuple diligent à
votre exemple en tenant vos chars 6c vos chevaux , vos foldats, 6c vos
armes en bon état, vous éviterez la guerre, 6c écarterez les Barbares.
Perfeftionnez votre peuple, 6c obfervez le premier les Ioix que vous lui
donnez: vous vous épargnerez par-là bien des chagrins. Sur-tout pefez
meurement vos ordres , 6c ayez un foin extrême de votre extérieur: alor§
tout fera paifible, tout fera bien. On peut ôter une tache d'un diamant ,
à force de le polir: mais fi vos paroles ont le moindre défaut, il n'y a pas
moïen de l'effacer.
Ne parlez donc jamais qu'avec grande réferve , 6c ne dites pas: ccn'eft
qu'un mot. Songez qu'on ne peut retenir votre langue : 6c que fi vous ne
la retenez vous-même, vous ferez mille fautes. Les paroles pleines de fa-
geiïc font comme la vertu , cela ne demeure point fans récompenfe: par
elle vous afliftez vos amis, & tous les peuples qui font vos enfans, devien-
nent vertueux, en fuivant d'âge en âge vos maximes.
Lorfque vous êtes avec de fages amis , compoiez-vous tellement, qu'on
ne voye rien dans toute votre perfonne que de doux 6c d'aimable : dans vo-
tre domeftique , qu'il ne vous échappe rien de déréglé. Enfin , quand
vous êtes feul dans le lieu le plus fécret de votre logis , ne vous permettez
Aaa % rien
du pre-
mier Or-
dre.
^74 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
«uite des rien de honteux : ne dites pas: perfonne ne me voit {a) : car il y a un Ef-
.Confeils prit intelligent qui voit tout : il vient loriqu'on y penfe le moins , 5c
■ donnés à ^.'^(j- ^e qui doit nous tenir dans une attention continuelle fur nous-
"^'^^°'- mêmes.
Votre vertu ne doit pas être commune, il faut arriver à la plus haute per-
feâion. Réglez fi bien tous vos mouvemens, que vous ne vous détourniez
jamais du chemin le plus droit : ne padcz point les bornes que la vertu vous
prefcrit, 6c tuiez tout ce qui pourroit la blelîer. Propofez-vous à tout le
monde comme un modèle, qu'il puilîe imiter fans crainte. On rend, dit
le proverbe, une poire pour une pèche. Vous ne recueillerez que ce que
vous aurez fcmé. Vous dire le contraire, c'ell vous tromper: c'clt, com-
me on dit, chercher des cornes au front d'un agneau naiffant.
Une branche d'arbre, qui eil fimple Se pliante, prend toutes les formes
qu'on lui donne : un homme fage polTede l'humilité , fondement folide de
toutes les vertus. Parlez lui des belles maximes de l'antiquité, il s'y fou-
met incontinent , 6c tâche de les mettre en pratique. Au contraire l'infen-
fé s'imagine qu'on le trompe , ôc ne veut rien croire. Chacun fuit ainiî
fon penchant.
O! mon fils, vous ignorez, dites- vous le bien &c le mal: cen'eft pas en
vous tirant par force , que je veux vous conduire à la vraie vertu : mais
c'eft en vous donnant des preuves fenfibles de tout ce que je vous dis: ce
n'eft pas en écoutant fimplement mes leçons, que vous deviendrez fage;
c'eft en les pratiquant de tout votre cœur. Reconnoître, comme vous fai-
tes, votre incapacité, c'cll une excellente difpolîtion pour être bien-tôt
en état d'inlbuire les autres : car du moment qu'on n'cffc plus rempli de foi-
même, ni enflé d'un vain orgiieil, ce qu'on apprend le matin, on le met
en exécution avant la fin du jour.
Le 'Tien * fuprême difiingue clairenaent le bien & le mal: il hait les fu-
perbes, & chérit les humbles : il n'y a pas un feul inftant où je ne puifle
offenfer le Tien : le moyen donc d'avoir un moment de joie dans cette tni-
férable vie? Elle pafié comme un fonge, 6c la mort vient avant qu'on foit
défenchanté. Voilà ce qui fait ma douleur. Je n'oublie rien pour vous
inllruire, 6c vous m'écoutez à peine. Bien loin d'aimer mes levons, elles
vous paroiflent peut-être trop rudes. Vous dites que vous n'êtes pas dans
la faifon d'être fi fage: mais fi vous n'embraflez maintenant la vertu, com-
ment y arriverez-vous dans une caduque vieilleflé?.
O! mon fils, je ne vous prêche que les grandes m'aximes des anciens
Rois. Si vous écoutez mes conlêils , vous n'aui^ez jamais aucun fujet de
vous
{a] Voici comme parle Tchu hi: Il faut bien fe perfuader, dit il, qpe le Seigneur des
Efprits Scde toutes les chofes mvifibles elt intiniement répandu par tout. I! vient !ans qu'on
s'apperçoive de fa préfence, & quelque attention qu'on ait , il faut toujours crajn.lre.
Que ne doit-on donc point appréhender , quan;l on n'y penfe feukmcnt pa'; ! Tout
cela veut dire qu'il ne fuffit point de régler feulement tout ce qui paroit au-dehors: m»is
qu'il faut fur-tout veiller continuellement fur les moindres mouvemens de ion miérieur.
* Le Ciel.
ET DE LA TARTARÎE CHINOISE. 575-
vous repentir. Le ciel eft en colère, vous craignez qu'il n'éclate contre Suite du
vous Se votre peuple : vous avez dans les ficelés paffez de fameux exemples ^''' '''."S
de la conduite. Le leigneur ne s'écarte jamais dans fcs voies. Soyez bien ]^°f^'^c ,
perfuadé que de ne pas entrer inceflamment dans le chemin de la vertu, que nonique^'
je viens de vous ouvrir, c'cll attirer fur vous & fur votre Empire les plus du pre-
"grands malheurs. mier Or*
^ dre,
CINQUIÈME ODE.
Sur la perte du genre humain.
JE levé les yeux vers le ciel , il paroît comme de bronze. Nos mal-
heurs durent depuis long-tems: le monde eft perdu: le ciimc fe ré-
pand comme un poifon fatal: les filets du péché font tendus de toutes-
parts: 6c l'on ne voit point d'apparence de gucnfon.
Nous avions d'heureux champs, la femme nous les a ravis. Tout nous Caradére
étoit fournis, la femme nous à jette dans l'efclavage. Ce qu'elle hait, c'elt de la r«*s-
l'innocence: 8c ce qu'elle aime, c'eft le crime. me.
Le mari fage élevé l'enceinte des mius: mais la femme qui veut tout fça-
voir, les renverfe. O! qu'elle eft éclairée ! c'eft un oifeau, dont le cri eft-
funefte: elle a eu trop de langue, c'eft l'échelle par où font defcendus tous
nos maux. Notre perte ne vient point du ciel c'eft la femme qui en eftcaufe.
Tous ceux qui n'écoutent point les leçons de la fageflé, font femblables i
cette malheureufe.
Elle a perdu le genre humain : ce fut d'abord une erreur, 8c puis un cri-
me: elle ne fe reconnoit feulement pas, & qu'ai-je fait? l'homme fage ne-
doit point s'expofer (a) au péril du commerce: ni la femme fe mêler d'au-
tre choie , que de coudre & de filer.
D'où vient que le ciel vous afflige ? Pourquoi les efprits céleftes ne vous
aûlftent-ils plus? C'eft que vous vous êtes livré à celui que vous deviez
fiiïr , 6c que vous m'avez quitté, moi que vous deviez uniquement aimer:
toutes fortes de maux vous accablent : il n'y a plus aucun veftige de gra-
vité 6c de pudeur. L'homme s'eft perdu,, 6c l'imivers eft fur le point de fa,:
ruine.
Le ciel jette fes filets, ils font répandus par tout: l'homme eft pei-du:
voilà ce qui m'afflige. Le ciel tend fes filets,, ils ne font pas loin : c'en eft
feit , l'homme eft perdu: voila ce qui fait toute ma trifteflc.
Ce ruiffeau fi profond a une fource, d'où il eft forti : ma douleur lui ref-
femble: elle eft profonde, 6c elle vient de bien loin. Il n'a plus ce qu'il;
pof-
(<î) Le texte eft prefque inintelligible en cet endroit, de l'aveu même deS' Interpré-e.C
.'Vinfi on ne voudjoit pas garantir cette traduftion. Pe.utêtre que le teste eft coi rompu. s;
peut-ître cache-t-il quelqu'autre, fens qu'on n'a rû découvrir.
Suite du
Chi k'mg
rroifiéme
Livre Ca-
nonique
du pre-
mier Or-
arc.
576 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
pofTedoit (a) avant fa chute, Se il a enveloppé tous fes enfansdans fon mal-
heur. O ciel ! vous pouvez fcul y apporter remède : effacez la tache du
père, 5c fauvez lapollérité.
SIXIÉMEODE.
Lamentations fur les miferes du genre humain.
QU'IL {b) tombe tant de grêle dans cette faifon, c'eft un prodige,
La douleur blefle mon ame , quand je vois les défordres des pé-
. c heurs. Peuvent-ils aller plus loin? Regardez le trifte état où je
fuis réduit : ma douleur croît à chaque inftant. Ayez quelque égard
aux foins que je me donne; la trifteffe me tue, & je fuis obligé de la
cacher.
J'ai reçu la vie de mes parens: ne me l'ont-ils donnée, que pour que je
fufle accablé de tant de maux? Je ne puis ni avancer ni reculer. Les
hommes exercent leurs langues à fe flatter, ou à fe détruire: 6c quand j'en
parois affligé, je fuis l'objet de leurs railleries.
J'ai le cœur rempli d'amertume, en voyant une telle mifere : les plus inno-
cens font le plus à plaindre: d'où peuvent -ils cfpércr du fecours? Où
vont s'arrêter ces corbeaux? Qui font ceux qui doivent leur fervir de
proye ?
Voyez cette grande forêt : elle n'eft pleine que de bois propre à être jet-
té au feu. Le peuple accablé de tant de maux regarde le ciel, {c) Se fem-
ble
{a) Bien que le ciel, dit Ichu ht, foit tellement élevé au deffus de nous, qu'il feroble
que ce bas monde foit indigne de fes foins: cependant fes voies & fes deiïeins font impéné-
trables: il peut fortifier la foibleffe même, & rétablir l'ordre, lors même que tout paroît
perdu. Si Yeou vang vouloir changer, & devenir un homme nouveau, le ciel fufpendroit
fon arrêt, & I.1 pollerité de ce malheureux n'auroit pas été tout-à-fait perdue.
{b) Il y a dans la poéfie ancienne mille endroirs, comme le début de cette ode, & com-
me le commencement de la quatrième & de U feptiéme ftance. Le ftile en eft plus noble
& plus poétique : c'eft le goût dans lequel tout le Chi hing a été fait : & ce goût dure
même encore aujourd'hui.
(c) Tchu fong tching, un des defcendans AtTchu hi parle en cet endroit d'une manière
très claire. Rendre heureux les bons, dit-il, ik punir iévérement les méchans , c'eft la
légle confiante que le ciel obfcrve. Que fi l'on ne voit pas toujours en ce inonde les gens
de bien ré; mpenfez, <<£ les méchans punis, c'clt que l'heure décifive de leur fort n'eft
pas venue. Av-mt ce dernier moment l'homme peut , pour ainfi dire , vaincre le ciel.
Mais quavd l'.irrèt fera une fois porté, le ciel certainement triomphera de tout. Tel qui
eft aujourd'hui puni, peut demain être récompenfé, & tel qui aujourd'hui reçoit des ré-
compenf-.-s, peut dès demain recevoir des chàtimens. Quand le ciel châtie, on diroit qu'il
eft en colère: mais il eft de la juftice de punir le crime: ii la juftice ne vient point de
colère & «ie haine : Que s'il ne punit pas fur le champ des gens qu'il doit punir un jour,
ce n'eft point non plus par une molle complaifance pour eux: c'ell que le dernier arrêt
n'eft pâ! encçre porté : & le ciel ne veut pas que nous fçachions quand ce moment
fatal d«it arriver , afin de nous obliger à veiller fans cefle. *
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 377
ble douter de la providence. Mais quand l'heure d'exécuter fes arrêts fera Suite des ■
venue, nul ne pourra s'y oppofer. C'eftl'Etre fuprême, c'eft le feul fou- Lamenta-
verain: quand il punit, il eft jufte , & on ne peut l'accufer d'agir par ie°M,Tc'i-es
haine. , . n *^" *^^"'■^-
Mais les impies regardent comme bas ce qui eft haut, 6c comme haut humain. ]
ce qui eft bas. Quand donc finiront leurs excès? Ils appellent les fagcs
vieillards, Sc ils leur difent en riant: expliquez-nous vos longes. Ils (ont
couverts de péchez, êc ils fe croyent être lans reproche. Parmi les corbeaux
comment diftinguer le mâle de la femelle?
Quand je penfe au maître de l'univers, à fa grandeur Sc à fa juftice , je
m'abaifle devant lui, Se je tremble qu'il ne me reprenne. Cependant tou-
tes mes paroles partent du fond de mon cœur, & font conformes à la rai-
fon. Les méchans ont des langues de ferpent pour déchirer les gens de bien,
& ils font tranquiles.
Voyez cette vafte campagne : elle n'eft remplie que de mauvaifes her-
bes qui fortent de fon fein. Le ciel paroît fe joiier de moi , comme'fi je
n'étois rien : 6c il exige un compte exa£t , comme fi j'avois encore
quelque chofe expofée à la rage de mes ennemis. Ai-je la force de m'en
délivrer?
Mon cœur eft plongé dans la trifteiïe ; il eft étroitement ferré par la dou-
leur. D'où viennent donc tous les défordrés qui naiflent aujourd'hui ? L'in-
cendie va toujours croiflant, &C il eft impoflible de l'éteindre. Ah! mal-
heureufe Paofseë, (a) c'eft toi qui- as allumé le feu qui nous confume.
Songez fans cefle à votre dernière heure. Le chemin où vous marchez eft
obfcur , il eft gliflant, il eft dangereux. Vous traînez un char richement
chargé: que faites-vous? Hélas! vous brifez les deux cotez de ce chariot,
vous laifTez périr toutes vos richeflcs : ôc quand tout eft perdu , vous criez
au fecours.
Ne brifez point les cotez du char: ayez grand foin de fes roués.- veillez
lûr vos gens : ne laiflez pas périr un fî précieux tréfor : ne vous expofez
point dans les endroits où il y a du péril. Mais hélas! Je parle en vain! on
ne penfe pas feulement à ce que je dis.
Les méchans croyent être bien cachez : mais c'eft comme les poiflbns
qu'on tient en prifon dans un étang: ils ont beau s'enfoncer dans l'eau, on
les voit tels qu'ils font de deflus le rivage: mon affliction eft extrême à la
vue de leur mifcre.
Ils
(a) Les Chinois qui regardent depuis long-tems ces livres-ci, comme autant de monu-
mens de ce qui s'eft paflié thi commencement de cet Empire, veulent que cette malheurcufe
Pao (fe'é , foir la femme à'Yeou vang, c'eft a-dire, Roy plongé dans les ténèbres. Voici ce
qu'en dit Tchu fon% tching, ce n'ed pas Tch'mg tang , dit il, qui a perdu le tyian Kié , c'eft
Aftey fon indigne époule, qui fut la véritable caufe de fa perce. Ce n'eft point Vou vang
qui a détrôné le cruel Tcheou : c'eft Ta kia fa femme qui a caufé fa ruine. Ce n'cft point
le petit Rov de Chin, ni les Barbares d'Occident, qui ont fait périr l'aveugle Yeou vang'.
c'eft Pao ffe'é , qui l'a précipité dans un fi grand malheur. Mais hélas ! s'il eut une Pa7 Jfc'i
pour le perdre, il n'^ut point ni de Tch'mg tang-, ni de Vm vang, pour lui fuccéJer. Ce
peu de mots renferme tout ce qu'on fçait en lubftance dej trois fameufes familles.
Tme IL Bbb
^78 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite des' Ils partent leurs jours dans la joye: ils fe font fcrvir des vins exquis 8c des
Lamenta- j^gj-g délicats: leurs feilins ne finiffent point: ils afTemb lent des compag-
ks Miferes "0"S de leurs débauches : ils ne parlent que de uôccs &c de plailîrs. Conu-
du Genre- dcrez que je fuis demeuré feul , &c que je fuis contraint de cacher jufqu'l
{luraain. mes larmes.
Les plus petits vers ont leurs troux : les plus vils infe£l:cs trouvent leur
nourriture : 6c le peuple meurt aujourd'hui de faim 6c de miiere. O ciel!
qui nous envoyez julkment tous ces maux, voyez comme les méchans Ibnt
dans l'abondance, ôc prenez pitié des julles, qui font dans une néceflîtc
extrême.
SEPTIÈME ODE.
SUR LE M E S M E SUJET.
Exhortation,
tion à l'A- T E Très-haut femble avoir changé fa clémence en fureur : le peuple eft
men e- I ^ réduit au dernier malheur. Il n'y a plus de bonne foi dans les paroles.
ment de On ne penfe plus à ce qui ne palTe point. Les moins méchans, avec des
vues tres-bornées , manquent encore de fincérité & de droiture. Voilà ce
qui attire la colère du feigneur , 6c ce qui m'oblige de vous en avertir.
Le ciel paroît fourd à nos prières: il faut "donc être faifi de crainte & de
douleur. Le ciel efl en courroux: il faut donc s'examiner ôc s'amender fans
délai. Que vos paroles foient pleines de douceur, afin de gagner le cœur
des peuples : mais qu'elles foient animées de force, afin d'arrêter la caufe
de ces maux.
Bien que mon emploi foit différent du vôtre, je fuis cependant homme
comme vous : je ne cherche qu'à répondre à vos plus juiles défirs. Ecou-
tez-moi donc attentivement : je ne vous dirai rien que d'important , ne le
méprifez pas. Vous fçavez l'ancien proverbe, qui veut qu'on recueille avec
foin les herbes les plus viles, 6c qu'on ramaffe le bois , qui ne paroît bon
qu'à brûler.
Le ciel eft en courroux : ce feroit le comble de la folie que de n'en faire
aucun cas. Je vous parle dans toute la fincérité de mon cœur, 6c vous vous
en mocquez. Vous dites que je fuis un vieillard trop timide, 6c vous de-
meurez tranquile au milieu du péril: mais à la fin le mal iera fans remède.
Le ciel elt en courroux , 8c votre palais n'eft rempli que de flateurs. Il
n'y a plus aucune gravité dans les mœurs, 6c les gens de bien font contraints
de fe taire: le peuple fe porte aux dernières banefles: 6c l'on n'ofe dé-
couvrir la caufe de tant de maux. Hélas ! tout fe perd, 6c l'on n''écoutc
point les fages.
Le ciel pénètre dans le fond des cœurs, comme le jour dans une cham-
fere
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
Î7P
brc obfcure. Il faut tâcher de répondre à fes lumières , comme deux inftru- S"ite d«
mens de mufique parfaitement d'accord. Il faut s'unir à lui comme deux [jon'à'rA"-
tablettes qui paroilî'ent n'en faire qu'une. Il faut recevoir ce qu'il donne, mande-
du moment qu'il ouvre la main pour donner. Ne dites pas que je vous parle ment de
en vain: rien n'ell plus ailé au ciel que de nous éclairer: mais par nos paf- 'V'e.
fions déréglées nous lui fermons l'entrée de nos âmes.
Les fkges du premier ordre, c'eft comme l'enceinte qui nous environne.
Les fages du fécond rang , c'eft comme les murs qui nous défendent, vos
voifins lont comme une garde devant votre porte : vos alliez font comme
le tronci^ui vous fcrt d'appui: & vos parens font comme une fortercfle,
qui vous met en afllirance. Mais il faut que votre cœur foit à la vertu ians
réferve , fi vous voulez conferver tous ces biens : car fi vous négligés la
fagefîe , tous ces fecours étrangers vous abandonneront, & vous demeure-
rez feul: Y a-t-il un état plus terrible?
Soyez donc laifi de crainte , en voyant la colère du ciel toute prête à
tomber fur vous. Ne vous laiflez pas vaincre à la moUcfle 6c aux plaifirs:
tremblez que le ciel ne vous abandonne, & ne vous échappez en rien. On
dit. Se il eft vrai que le ciel eft intelligent: foit que vous entriez ou que
vous fortiez, il confidere tous vos pas. On compare fa vûë à la clarté du
matin; c'eft qu'il éclaire jufqu'à vos plus petites démarches.
HUITIEME ODE.
Avis au Roy,
O Grand tiC fuprême feigncur ! vous êtes le fouverain maître du monde:
mais que votre Majefté eft févere, 6c que vos ordres font rigoureux!
Le ciel donne, il eft vrai, la vie êc l'être à tous les peuples de la terre:
mais il ne faut pas entièrement compter fur ia libéralité 6c fur fa clémence.
Je fçai qu'il commence toujours en père, mais je ne fçai pas s'il ne finira
point en juge.
Fen vang s'écrie : hélas ! Rois de ce monde, vous êtes cruels, £c vos
Miniftres font des tygrcs 6c des loiips : vous êtes avares, 6c vos Minirtres
font autant de fang-fuës. Vous foufrrez de telles gens auprès de vous. Vous
les élevez aux premières charges : 6c parce que vous avez obligé le ciel à
faire tomber fur vous vm efprit de vertige, vous mettez ces fcélérats fur
la tête de vos fujcts.
Fe'ri vang s'écrie : hélas ! Rois de ce monde , fitôt que vous voulez
approcher de vous quelque homme fage, incontinent les mèchans jurent fa
peite, 6c ils répandent mille faux bruits, pour couvrir leur haine de pré-
textes fpécieux. Vous les écoutez, vous les aimez: c'eft loger dans votre
palais une troupe de brigands : 6c voilà pourquoi les imprécations du peuple
n'ont point de bornes.
Bbb 2 t^en
;8o DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite de j/cn vmg s'écrie; hcLis! Rois de ce monde, vous êtes à Tégard de vo-'
rAyis au ^^^ p.iuvre peuple, comme des bêces féroces éc aftimées: & v'ous mettes
toute votre habileté à trouver des Confeillers encore plus méchans que vous:
ne vous appliquant nullement à la vertu, vous êtes l'ans appui véritable : ôc
toute votre vie n'étant que menfonge , vous n'avez pour favoris que des
trompeurs.
Feu vang s'écrie : hélas ! Rois de ce monde , les murmures de votre peu-
ple font comme les cris des cygales, 6c la colère bouillonne dans le milieu
de fon cœur. Vous touchez au dernier malheur, 6c vous ne changez point.
La pefte eft dans le fein.de l'Empire, 6c gagne julqu'aux barbare les plus
éloignez.
Ven vang s'écrie: hélas! Rois de ce monde, ce n'eft pas le Seigneur que
vous devez accufer de tant de maux: ne vous "en prenez qu'à vous mêmes.
Vous n'avez point voulu écouter les fages vieillards : vous les avez touî
écartez: mais bien que vous n'ayez plus auprès de vous de ces hommes ref-
peétables vous avez encore lesloix: que ne les fuivez-vous, pour détour-
ner les fléaux qui font prêts de vous accabler.
Fen vang s'écrie : hélas ! Rois de ce monde, on le dit , & il n'eft que
trop vrai: ce qui a fait m.ourir ce bel arbre, ce n'eft point qu'on en ait
rompu les branches , ou qu'on en ait abbattu les feuilles : c'eft que la raci-
ne étoit gâtée 6c pourrie. Comme vous devez vous régarder dans les Rois
qui vous ont précédé, 6c qui vous reflembloient: de même vous fervirez un
jour d'exemple 'à ceux qui viendront après vous. Plus le monde vieil-
lit : 6c plus il a d'exemples fameux pour s'inftruire ,. 6c iJ n'en devient
pas meilleur.
Voilà ce qui concerne ces trois premiers livres claftiques, fur lefquels
je me fuis un peu plus étendu, que je ne ferai fur les deux autres:
parce qu'il s'en faut bien que ceux - ci ne foient dans une égale confîdéra-
tion ,, quoiqu'ils ne laiflent pas d'être regardez commme des monumens
très-refpeétables.
LE TCHUN TSIOU.
^latnéme Livre Canonique du premier Ordre.
IE Tchun tftou n'a été mis au rang des King^ que fous la famille des Hati.
_, C'eft un livre compilé du tems de Confucius. Il eft par confcquent
Sentimens
divers fur
l'Au'eur . — . --, . . < . , , , -
du ce Li- ïO''ï intérieur aux trois autres , qui de tout tems ont ete reconnus pouî
wre.. King véritables, fans qu'il y ait jamais eu fur cela deux fentimcns : au lieu
qu'il y a de grandes difputcs touchant le Tchun tfion. Les uns, 6c c'eft le
plus grand nombre, diient que c'eft l'ouvrage de Confucius: les autres fou-
lieanent que ce Philofophe n'en eft pas l'auteur : plufieurs veulent que
ce
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
381
ce foit l'hiftoire du Royaume de Lou^ qui ccoit la patrie de Confucius, &
qui elt prélentement la province de Cban tong : d'autres prétendent que
c'efl un abrégé de ce qui s'ell: pafle dans les divers Royaumes qui parta-
geoicnt la Chine, avant que Tjîn tcbi hoang les eût tous réunis fous une mê-
me Monarchie. C'eft pourquoi Fang ngan che homme fçavant, grand poli-
tique, & Miniftre d'Etat vouloit dégrader le l'chim tfiou, &c le réduire aux
Kiitg de la féconde clafle. Cependant les Chinois ont un goût particulier
pour cet ouvrage, ôc ils en font un cas extraordinaire.
On y déci'it les actions de pludeurs Princes, 6c on expofe comme dans
un miroir leurs vices &c leurs vertus, la punition des uns ôc les récompenfes
des autres. Il commence à l'année 49. de l'Empereur Ping vang, qui étoit
le treizième de la race des Tcheou^ 6c comprend tout ce qui s'elt palFé pen-
dant 241. ans fous dix Rois. On parle d'abord d'Tn cong, qui occupoit le
Royaume de Lou : 6c l'on finit par Ngai cong douzième Roy, avec lequel fe
termine ce morceau d'hiltoire.
Ce livre eft intitulé le Printems & \ Automne , pour donner à entendre
qu'un Empire fe renouvelle & devient floriflant, lorfqu'il eft gouverné par
un Prince fage 6c vertueux : de même qu'au Printems la nature renaît en
quelque forte 6c fe ranime par l'agréable verdure , dont la terre £c les arbres
commencent à fe revêtir: au lieu que fous un Prince vicieux & cruel,
l'Empire languit, 6c paroît être fur fon déclin, ainfî qu'en Automne les
arbres fe dépouillent de leurs ornemens, les feuilles 6c les fleurs fe fannent,
ôc la nature femble être mourante. Un difcif>le de Confucius, nommé Co
ehi a fait un fçavant commentaire fur cet ouvrage qu'il a intitulé : Kouc p,
c'eft-à-dire, les maximes du gouvernement.
Et fur foffl
contenu.
Co M fais
un Com-
mentaire
fur cet Ou.»
vrage.
LE L I KL
Cinquième Livre Canonique du premier Ordre,
CE cinquième livre intitulé, Li ki , comme qui diroit mémorial des înterpréta^
loix, des cérémonies, 6c des devoirs de la vie civile, contient dix ^^P^'^^^'^
livres que Confucius avoit compilez de difFérens ouvrages des Anciens. On
croit que le principal auteur eft le frère de l'Emperenr F'ou vang , appelle
Tcheou kong. Prince, que fes vertus, fa prudence 6c fa capacité rendoient é-
galement recommandable.
Ce livre comprend encore les ouvrages de divers autres auteurs, des dif- Son co»;
ciples de Confucius, 6c d'autres interprètes plus modernes 6c fufpeéts. On '■"»"•
y parle des coutumes ôc des cérémonies tant facrées que profanes, des ufages
de toute efpèce, que l'on pratiquoit, fur tout au tems des trois principales
Dynafties de Hia, de Change 6c de 7'cheoti: des devoirs des enfans à l'égard
Bbb i
d£
}8i DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
de leurs pères, & des femmes à l'égard de leurs maris : des régies de la vé-
ritable amitié, des civilités dans les feftins, de l'hofpitalité, des honneurs
funèbres, de la guerre, de la mufique, ôc de plufieurs autres chofcs pro-
pres à lier & à entretenir la foeiété.
Imperfec- Mais comme trois cens ans après que cette compilation fut faite parCon-
tiondecet fucius, tous les exemplaires en furent brûlez par l'ordre barbare de l'Em-
Et"d'ot^' pei'*^"r ?>^« ^'^^^^ hoang^ 6c .qu'on ne put rétablir ce livre, que fur un petit
die pio- nombre de feuilles qui avoient été fauvées de l'incendie général, & fur ce
cède. que les vieillards en avoient pu conferver dans leur mémoire : il n'y a pas
de doute, & c'eft le fentiment des commentateurs & des intei-prétes, que
cet ouvrage ne foit imparfait, ôc que par l'infidélité de la mémoire peu furc
de perfonnes avancées en âge, & par la mauvaife intention de quelques-
. „ uns , il ne s'y foit glifle beaucoup de chofes étrangères & apocryphes : auf-
lù°àvec'^ fi y trouve-t-on beaucoup d'ufagcs , qu'on ne pratique point aujourd'hui:
beaucoup & c'ell un livre, qui, félon les Chinois mêmes , doit être lu avec beau-
dc circonf. coup de circonfpedtion.
pétition.
Des Livres ClaJJiques ou Canoniques du fécond Ordre ,
nommez Sfeè chu.
LES cinq livres, dont je viens de donner l'idée, font d'une antiquité
très-reculée, & tous les autres qui ont été compofez dans la fuite par
les plus grands hommes , n'en font que des copies ou des interprétations.
De ce grand nombre d'auteurs qui ont travaillé fur ces anciens monumens,
Ccnùic]us ^ "'y ^" ^ point eu de plus illuftre que Confucius : aufii ell-il regardé de-
puis tant de fiécles dans tout l'Empire, comme le maître par excellen-
ce , comme l'ornement de fa nation, fie le parfait modèle des fages.
Sa Vie & Qtioiqu'il n'ait jamais eu le titre de Roi, il a gouverné une partie de la
fes Ecrits Chine pendant fa vie, par fes excellentes maximes, 8c par fes grands éx-
fervent de emples : 8c après fa mort, la doctrine qu'il a reciieillie dans fes livres fur
[eG"u've'r- ^^* ^°'^ anciennes, a été fie ell encore regardée comme la régie parfaite du
nement. gouvernement. Comme il n'a eu d'autre vûë dans fes entreprifes, dans ic%
voyages, fie dans fes entretiens, que de faire revivre la morale des premiers
tems, fie de procurer le bonheur des peuples, en inftruifant les Rois, fie en
faifant régner dans l'Empire l'amour de la fagefle, de l'équité, fie de la
vertu: fa mémoire cil dans la plus grande vénération, fie a répandu fur fa
La No- poftérité un éclat , qui dure toujours de puis tant de fiécles. Il n'y a
bk'de n'cft proprement de Nobleflé héréditaire à la Chine que dans cette famille, qui
héréditaire fubfifte encore, fie qui y cft extrêmement révérée. Plufieurs auteurs ont
a \x ( iiinc ^^jjç jjj yjg jg ^.g phiiofope : je vais en rapporter ce qui s'en dit plus
h Famille Communément.
de Coiit'u- Vif
cius.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
i^i
/^/(? ^e Cong fou tseë ou Confnc'ins.
CO N F u c I u s naquit dans une bourgade du Royaume de Lou^ qui cft
maintenant la province de Chan tong^ l'année zi^. de l'Empire ûcLing
'varigzy- Empereur de la race des îf/:??»/^ , ffi. ans avant l'Ere chrétienne,
deux ans avant la mort de Thaïes, l'un des lêpt lages de la Grèce. Il étoit
contemporain du fameux Pythagore, ôc Socrate parut peu de tems après la
perte que la Chine fit de IbnPhilolophe. Mais Confucius eut £et avantage
fur ces trois fages, que fa gloire s'elt accrue de plus en plus avec la fuite des
années, 6c qu'elle eit parvenue au plus haut point , où la fageffe humaine
puifle prétendre. Elle lé maintient encore dans ce haut degré d'élévation,
au milieu du plus valle Empire du monde , qui le croit redevable aux lu-
mières de ce Philofophe, de fa durée & de fa fplendeur.
Si Thaïes 6c Pythagore s'étoient contentez, comme fit Confucius, de
donner des leçons de morale: fi le premier n'eût point voulu approfondir
des qucilions de pure phyfique fur l'origine du monde : & fi le iecond n'eût
point dogmatifé fur la nature des récompenfes attachées à la vertu, &c des
ciâtimens dettinez au vice après cette vie: ces deux fages de l'antiquité au-
roient eu une réputation de doétrine moins expofée à la cenfure.
Confucius , fans fe mettre en peine de fonder les fécrets impénétra-
bles de la nature, 6c fans trop fubtilifer fur les points de la créance commu-
ne, écûeil dangereux à la curiofité, fe borna à parler du principe de tous
les Etres: d'infpirer pour lui du refpeét, de la crainte, 6c delà reconnoif-
fancc: de publier que rien ne lui ell caché, pas même les penfées les plus
fécrettes : qu'il ne laifle jamais la vertu fans récompenfe, ni le vice fans
châtiment , dans quelque condition que fe trouve l'un ou l'autre. Ce
font là les maximes répandues dans fes ouvrages: 6c c'eil fur ces principes
qu'il fe régloit , 8c qu'il tâchoit de réformer les mœurs.
Confucius n'avoit que trois ans , lorfqu'il perdit fon père nommé Cho
leang he^ qui mourut à l'âge d'environ 7^. ans. Ce vieillard rempliflbit les
premiers emplois du Royaume de Song^ 6c ne laifla gueres d'autre bien à
fon fils, que la gloire de defcendre de Ti yé^ 17.-. Empereur de la féconde
race des Chang. Sa mère qui s'appclloit Ching, 6c qui tiroit fon ori-
gine de l'illuftre famille des Ten , vécut 2,1. ans après la mort de fon
mari.
Dans l'âge le plus tendre, on remarqua en lui toute la fagefle d'un hom-
me meur. Le ieu 6c les amufemens enfantins propres de cet âge, ne furent
point de fon goût. Un air grave, modefte, 6c férieux qui lui concilioit
déjà le refpeét de tous ceux qui le connoiflbient, 6c donna dès-lors l'idée de
ce qu'il devoit être un jour.
A peine avoit- il atteint fa quinzième année, qu'il fit une étude férieufe
de5
De Cw/«*î
cins.
Sa naiflan*
Avantages
q'i'il a fut
quelques
Philofo-
Grecs.
DelaDoc=
trine ré-
pandue
dans fes
Ouvrages."
Quel étoil
fon père.
Du terne
de 'a ieS'*
neffe.
Son maria'i
584 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
des anciens livres : il s'en remplit l'efprit , en faifant le choix des maximes
les plus propres à former fon cœur , & a infpirer aux peuples l'amour de la
vertu. On le maria a tp. ans: il n'eut qu'une feule femme, qui lui donna
un fils nommé Peyu, qui moumt âgé de fo. ans. Celui-ci ne laifTa qu'un
feul héritier, qu'on appella Tfou fsee, qui marchant fur les traces de Confu-
cius fon grand père, s'adonna tout entier à l'étude de la fagefTe, èc parvint
par fon mérite aux premières charges de l'Empire.
Se propofe Quand Confucius fut plus avancé en âge, Se qu'il crut avoir fait des progrés
la Réfor- confidérables dans la connoiflance de l'antiquité, il fe propofa de rétablir
œationdes j^ forme d'un fage gouvernement dans tous ces petits Royaumes qui com-
dar^sl'Em- po^oi^"'^ l'Empire ,& de procurer par ce moyen la réforma,tion des mœurs:
pire. * car alors chaque province de l'Empire étoit un Royaume diftingué, qui a-
voit fes loix particulières, 6c qui etoit gouverné par un Prince.
A la vérité tous ces petits Rois dépendoient de l'Empereur : mais fou-
vent l'autorité impériale n'étoit pas afTez, forte pour les contenir dans le de-
voir. Chacun de ces Rois étoit maître dans fes Etats: il levoit les tailles,
impofoit des tributs , difpofoit des dignitez & des emplois , déclaroit la
guerre à fes voifins, quand il le jugeoit à propos, ÔC fc rendoit quelquefois
redoutable à l'Empereur même.
Moyens L'intérêt, l'avarice, l'ambition, le déguifement, la faufTe politique,
pour par- l'amour du plaifir 6c de la bonne chère domino ient dans toutes ces petites
venir à.f^on cours. Confucius entreprit d'en bannir tous ces vices, & d'y faire régner
les vertus oppofées. Il prêcha par tout, autant par fes exemples que par
fes inflruftions, la modeftie, le défintéreflement, lafincérité, l'équité, la
tempérance, le mépris des richeffes 6c des plaifirs.
Entvedans Sa probité, l'étendue de fes connoiffances, ic l'éclat |dc fes vertus, le
la Magif- firent bien-tôt connoître. On lui offrit plufîeurs magiftratures , qu'il n'ac-
traturc. cepta que pour avoir lieu de répandre fa doftrine , 6c de réformer les
mœurs. Pour peu que le fuccès ne répondît point à fes travaux , moins
touché des honneurs dont il fe trouvoit revêtu , que de l'amour du bien
public, il renonçoit auflî-tôt à fes charges, quelque confidérables qu'elles
fuflcnt , pour chercher ailleurs un peuple docile, 6c plus capable de profi-
ter de fes leçons.
C'eft dequoi il a donné plufieurs preuves en diverfes occafions : mais
fur-tout lorfqu'à la ff ^ année de fon âge, il fvt élevé à une des premières
charges du Royaume àcLou fa patrie. En moins de trois mois le Royaume
changea de face. Le Prince , qui avoit mis en lui toute fa confiance , les
Grands du Royaume , 6c le Peuple ne fe reconnoiflbient plus. Ce change-
ment fut fi prompt 6c fi heureux , qu'il caufa de la jaloufie aux Princes
voifins. Ils jugèrent que rien n'étant plus capable de faire fleurir un Etat,
que le bon ordre, 6c l'éxaéte obfervation des loix, le Roi de Loti ne man-
queroit pas de fe rendre trop puiflant, s'il continuoit à fuivre les confeils
d'un hom.me fi fage 6c fi éclairé.
Parmi tous ces Princes , le Roi de ffi fut celui qui s'allarma davantage.
Il tint plufieurs confeils avec fes principaux Miniftres : 6c après de fréquen-
tes
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 58^
tei dclibérations , il fut conclu que, fous prétexte d'une ambafladc, on
feroitpréfcnt au Roi de Lou & aux grands fcigneurs de fa cour, d'un grand
nombre de jeunes filles d'une beauté extraordinaire, qui avoicnt été inf-
truites dès leur enfance au chant Sc à la danfe, & qui avoient tous les a-
grémens capables de plaire 6c de gagner le cœur.
Le ilratagème réuffit. Le Roi d&Leu, Se tous les feigneurs rcçiirent ce
préient avec beaucoup de joie ôc de reconnoilfance : ils ne purentlc défen-
dre des charmes de ces étrangères : 5c l'on ne penfa plus qu'à inventer tous
les jours de nouvelles fêtes capables de les divertir. Ce n'étoit que felHns,
que danfes, que comédies. Le Prince tout occupe de lés plaifirs, abandon-
na les affiiires de fon Etat, 6c devint inacceflîble à fes plus zélez Minières.
Confucius clTaya par fes remontrances de les ramener à la raifon Se au de- Qijnte fes
voir. Dès qu'il vit que fes efforts étoient inutiles, 6c que le Prince devenoit Charges
fourd à les confeils , il prit le delfein de fe dépoiiiller d'umniniftére, qui pour l'e
ne pouvoit être d'aucune utilité au peuple fous un Prince fi voluptueux : il ^f^^p.^"^ .
1- /' - j r I -1 ■ 1 o ' •: j r ^ i a 1 Inltruc-
ie deniit de fa charge, il quitta la cour, 6c s exila de la terre natale, pour tion des '
chercher dans d'autres Royaumes, des efprits plus propres à goûter Se à fui- Peuples.
vre fes maximes.
Il parcourut inutilement les Royaumes deîy^jde G««,8c de Tfou. L'auf- Ses Voya-
térite de fa morale le fit redouter des politiques : 6c les Miniftres des Princes S"^'*
ne virent pas volontiers un concurrent habile, 6c capable de les faire bien-
tôt décheoir de leur crédit 6c de leur autorité. Errant de province en pro-
vince , il fe vit dans le Royaume de Ching, réduit à la dernière indigence,
fans rien perdre de fa grandeur d'ame, 6c de fi confiance ordinaire.
C'étoit un fpeétacle alfez nouveau de voir un Philofophe , qui, après
s'être attiré l'admiration publique dans les minillcrcs les plus honorables de
l'Etat, retournoit de fon plein gré aux fonébions privées d'un fage, unique-
ment dévoilé à l'infliuârion des peuples , 6c qui entreprenoit pour cela de
continuels 6c de pénibles voyages. Son zèle s'étendoit aux pcrfonnes de
tout état, aux gens de lettres, au peuple ignorant, aux hommes de cour,
aux Princes. Enfin fes leçons étoient communes à toutes les conditions, 6c
propres de chacune en particulier.
Il avoit fi'fouvent à la bouche les maximes 8c les exemples des héros de
l'antiquité, Tao^ Chm, 2«, T'clnngîang^ Fenvang, qu'on croyoit voir re-
vivre en lui ces grands hommes, (refl pourquoi il n'efl pas furprenant qu'il g^ r .> „„
fît un fi grand nombre de difciples, qui étoient inviolablement attachez à grand
fa perfonne. On en compte trois mille , parmi lefquels il y en a eu cinq nombre de
cens, qui ont occupé avec dillinélion les premières charges dans divers Ro- l^'^ciples,
yaumcs : 6c dans ce nombre, on en compte yz.qui fefont encore plus dif-
tinguez que les autres par la pratique de la vertu. Son zèle lui infpira
même le défir de palier les mers , pour aller répandre fa doctrine dans les
climats les plus reculez.
Il partagea fes difciples en quatre clafTes différentes : la première étoit de Les parta-
ceux qui dévoient cultiver leur efprit par la méditation, 6c purifier leur geçndi-
cccur par le foin d'acquérir les vertus. Les plus célèbres de cette clafic fu- Qaffb'!
l'orne IL Ccc rent
A quoi
586 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
rent, Mentfeë kien^ Gen pe mlcoti .^ Chnngkong^ ^Tcnymn. Une mort pré-
maturée enleva ce dernier à l'âge de 31. ans. Comme il étoit le difcipic
chéri de fon maître, il fut long-tems le fujct de fes larmes 6c de les regrets.
Dans la féconde clafle étoient ceux qui dévoient s'appliquer à raifonner
jufte, 6c à travailler des difcours perfuafifs, 6c éloquens. On admira parmi
eux Tfai ngo ^ Sx Tfoti kong.
L'étude de ceux de la troifiéme clafTe , étoit d'apprendre les régies du
bon gouvernement, d'en donner l'idée aux -Mandarins, 6c de leur enfeigner
à remplir dignement les charges publiques : Gen yen 6c Ki loii y excellèrent.
Enfin l'occupation des difciples de la dernière clafTe, étoit d'écrire d'un
ftile concis 6c poli des principes de morale. Parmi ceux-ci, Tfou yeu 6c Tfoa
hia méritèrent de grands éloges. Ces dix difciples choifis étoient comme
la fleur 6c l'élite de l'école de Confucius.
Toute la doétrine de ce Philofophe tendoit à redonner à la nature humai-
tendoit ne ce premier luftre , 6c cette première beauté qu'elle avoit reçue du ciel,
toute fa g^ qui avoit été obfcurcie par les ténèbres de l'ignorance, 6c par la conta-
Duanne. g^gn je^ vices. Il conlèilloit, pour pouvoir y parvenir, d'obéir au fcigneur
du ciel , de l'honorer 6c de le craindre, d'aimer fon prochain comme foi-
même, de vaincre fes penchans, de ne prendre jamais fes pallions pour ré-
gie de fa conduite , de les Ibumettre à la raifon , de l'écouter en toutes
chofes , de ne rien faire , de ne rien dire, de ne rien penfer même qui lui
fût contraire.
Toujours Comme fes aârions ne démentirent jamais fes maximes, & que par fa gra-
nféme '' ^ité , fa modellie , la -douceur, fa frugaUté , le mépris qu'il faifoit des
biens de la terre, 6c l'attention continuelle qu'il avoit fur fes aétions, il ex-
primoit en toute fi perfonne les préceptes qu'il enfeignoit par fes écrits 6c
par fes difcours : les Rois tâchèrent à l'envi l'un de l'autre de l'attirer dans
leurs Etats. Les fruits opérez dans une contrée, étoient pour une autre le
motif de le défirer avec empreffement.
Sa Couf. Mais un zèle toujours heureux 6c fans contradiction auroit manqué de
tance & fa fon plus bel éclat. On vit Confucius toujours égal à lui-même dans les
Fermeté. ^\y^^ grandes difgraces, 6c dans des traveriès qui étoient d'autant plus capa-
bles de le déconcerter , qu'elles lui étoient iufcitées par la jalouhc de per-
fonnes mal intentionnées , 6c dans un lieu où il avoit été généralement ap-
plaudi. Ce Philofophe après la mort du Prince de Tchou fon admirateur,
devint tout-à-coup par l'envie des courcifans , la fable d'une populace in-
fenfèe, 6c l'objet de les chanfons 6c de fes fatyres. Au milieu de traittemens
fi indignes il ne perdit rien de fa tranquilité ordinaire.
Mais ce qu'on admira le plus, ce fut la confiance 6c la fermeté qu'il fitpa-
roître, lorlque fa vie courut un danger évident, par la brutalité d'un grand
Officier de guerre, nommé Huan tài. Ce Mandarin avoit en horreur le
Philofophe, quoiqu'il n'eût reçu de lui aucune ofïenfe. C'efl que les mé-
chans ont une antipathie naturèle pour ceux, dont la vie réglée ell un repro-
che fécret de leurs défordres. Confucius vit le fabre levé, prêt à lui porter
un coup mortel , dont il fut heureufement préfervé ; Se dans un péril h pro-
chain
ne.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. . 387
chain il ne fit pas paroître le moindre trouble, ni la moindre émotion. Ses
difciples en Furent effrayez Se difperièz.
Comme quelques-uns de ceux qui lui écoient le plus afedionnez , le pref-
foient de hâter le pas , pour fe dérober à la fureur du Mandarin : fi le
Tien *, répondit-il, nous protège comme il vient d'en donner une preuve
fenfible, que peut contre nous la fureur de Hmn tai, tout Préiident qu'il eft
du Tribunal des troupes?
Confucius paroît ici foutenir plus dignement le caraftére de fage, que
ne fit ce Stoïcien, lorfque ion maître lui porta le coup dont il fut èftropic.
Son infenfibilité naturèle , fondée fur ce que la douleur du corps ne par-
vient pas juiqu'à l'ame qui y réfidc, n'a rien qui approche du fentiment de
Confucius, qui compte fur la proteélion que donne le ciel à ceux qui le
fervent. Ce n'eft pas mettre fon bonheur dans fa propre vertu, ce qui eft
un orgueil infuportable : mais c'eft s'être fait une longue habitude de rap-
porter tout au Tien : enforte qu'on y penfe aufli-tôt dans un premier mo-
ment de furprife 6c de frayeur.
Une modeitie charmante relevoit encore plus les vertus du Philofophe Sa Modcf:
Chinois. On ne l'entendit jamais fe loiier lui-même êc il avoit peine à
fouffrir les éloges qu'on lui donnoit. 11 n'y répondoit qu'en fe reprochant à
lui-même le peu de foin qu'il avoit de veiller fur fes aétions, & fa négli-
gence à pratiquer la vertu. Qiiand on admiroit fa doétrine & les grands
principes de morale qu'il débitoit, loin de s'en faire honneur, il avoiioit
ingénument que cette doélrine ne venoit point de lui , qu'elle étoit beau-
coup plus ancienne, 6c qu'il l'avoit tirée de ces fages Icgiflateurs Tao 6c
Chun, qui l'avoient précédé de plus de quinze cens ans.
Selon une tradition univerfellement reçue parmi les Chinois, on lui en- Paroles
tendoit répéter Ibuvent ces paroles: Si fangyeou chinggin^ qui veulent dire, 'î'i. '• fÉpc:
c'eft dans rOccident qu'on trouve le véritable Saint. On ignore de qui il vou- ye^,
loit parler. Mais ce qu'il y a de certain, c'ell que 6^. ans après la naiflance de
Jefus-Chrift, Ming ti quinzième Empereur de la f.imille àcsHan., également
frappé des paroles de ce Philofophe, 6c de l'image d'un homme qui fc prè-
fenta à lui durant le fommeil venant d'Occident , envoya de ce côté-là deux
Grands de l'Empire nommez Tfai tfmg^ 6c Tfin king.^ avec ordre de ne point
revenir qu'ils n'eufTent trouvé le faint que le ciel lui avoit fait connoîti"e,
6c qu'ils n'euflent appris la loi qu'il enfeignoit.
Mais les Envoyez effrayez des périls 6c des fatigues du voyage, s'arrêtèrent
dans un canton des Indes,' fur lequel on n'a rien de certain, où ils trouvè-
rent l'idole d'un homme appelle Foé^ qui avoit infedé les Indes de fli monf-
trueufc doètrine environ cinq cens ans avant la nailîance de Confu<àus. Ils
s'inftrui firent des fuperftitions de ce pays, ôc quand ils furent de retour à
la Chine, ils y répandirent l'idole.
Confucius ayant fini fes travaux philofophiqucs, 6c en particulier l'on- Sn Mort,
vrage hillorique du Tchun tfiou^ mourut dans le Royaume de Lou fa patrie,
à l'âge de 7^. ans , à la quarante-unième année de l'Empire de Kingvang,
vingt-cinquième Empereur de la race de Tcheou.
Ccc z Peu
* Le Ciel.
Ce qu'il dit
à fes Di'.ci-
ples quel-
que tems
avant ft
mort.
On lui ir,i
lit un Se
pulchrc.
Ses Oa-
vrages.
Du Hiao
Kin^ ou
Refpeil ri-
;88 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Peu de iours avant fia dernière maladie , il témoigna les larmes aux yeux
à fes difcipies, qu'il étoit pénétre de douleur, à la vue des dclbrdres qui ré-
gnoient dans l'Empire. La montagne eft tombée^ leur dit-il, la haute machi-
m eft détruite^ on ne 'voit plus de fages. 11 vouloit leur faire 'entendre que l'é-
difice -de la perfeftioa, qu'il s'etoit efforcé d'élever, ctoit prefque renver-
fé. Il commença dès-lors à languir, ôc le feptiéme jour avant fa mort, fe
tournant du côté de lès difcipies : Les Rois, dit-il, refufent de fui'vre mes
maximes: je ne fuis plus utile fur la terre, il faut fueje la quitte.
Après ces paroles, il tomba dans une létargie, qui dura fept jours , au
bou^ defquels il expira entre les bras de fes difcipies. A la première nou-
vèle; de la mort du Philofophe , Ngai cong, qui régnoit pour lors dans le
Royaume de Lo«, ne put retenir fes larmes. Le Tienn'cfi pas content de
7noi, s'ècria-t-il, puifqti'il 'm'enlève Confucius. En effet, les fages font des
dons précieux que le ciel fait à la terre, Si c'ell en les perdant qu'on en
connoit mieux le prix.
On lui bâtit un fépulcre proche de la ville de Kio feu, fur les bords de la
rivière Su, dans le lieu même où il avoit accoutumé d'afTembler fes difci-
pies. On a depuis fermé cet endroit de murailles, & il reflèmble mainte-
nant à une ville. Il fut pleuré de tout l'Empire, & fur-tout de fes difci-
pies, qui prirent le deiiil,6c qui le regrettèrent, comme ils auroient fait
leur propre père. Ces lèntimens pleins de vénération qu'on avoit pour lui ,
n'ont f^iit qu'augmenter dans la fuite, & on le regarde encore aujourd'hui
comme le grand maître, £c le premier doâreur de l'Empire.
Il etoit d'une taille haute & bien proportionnée: il avoit la poitrine 6c
les épaules larges, l'air grave cc majeftueux, le teint olivâtre, les yeux
grands, la barbe longue 6c noire, le nez un peu applati, la voix forte ;&;
éclatante. Il lui ètoit venu au milieu du front une tumeur, ou une efpèce
de bofTc, qui le rendoit un peu difforme, ce qui avoit porté fon père à le
nommer Kieou qui figniûe petite colline. C'eil aufîî le nom qu'il fe donnoit
quelquefois lui-même par modeftie, &c pour s'humilier.
Mais c'eit fur-tout par fes ouvrages qu'on peut bien le connoître. Il y
en a principalement quatre qui font dans la plus grande eftime, parce qu'ils
renferment ce qu'il a ramafîé fur les loix anciennes, qu'on regarde comme
la régie du parfait gouvernement, quoique pourtant le dernier fait plutôt
l'ouvrage de Mencius fon difciple. Le premier de ces livres S'appelle Ta hio,
qui veut dire la grande fcience, ou l'école des adultes. On nomme le fé-
cond Tchong yong, qui fignifie le milieu immuable, ce juftc milieu qui fe
trouve entre deux chofes extrêmes , & en quoi conlîlle la vertu. Le
troifiéme fe r\omvs\ç Lunyu: c'efl-à-dire, dilcours moraux Se fententieux.
Enfin le quatrième cfh intitulé Mengtseë, ou livïc de Mencius : l'auteur y
donne l'idée d'un parfait gouvernement.
A ces quatre livres on en ajoute deux autres, qui font dans une réputa-
tion prefque égale. Le premier qu'on nomme Hiao king, c'eil-à-dire, du
refpeft filial, contient les rèponfes que Confucius fit à fon difciple Tj^^,
fuir le reiped qui eft dû aux parens. Le fécond s'appelle Siao hio, c'eft-à-
dire
ET DE LA TARTARIE CHINOISE, 389
dire, la fcience ou l'école des en fans. C'eft une compilation de fentences
& d'exemples, tirez des auteurs anciens ôc modernes. Je vais faire un pré-
cis de chacun de ces livres, afin de donner, autant qu'il eft en moi, une
légère idée de la fcience Chinoife. Ceux qui voudront avoir une connoif-
fance plus parfaite de ces ouvrages, la trouveront dans la traduélion latine
qu'en a fait le P. Noël, l'un des plus anciens JVIillIormaires de la Chine,
qui fot imprimé à Prague en l'année 171 1 . C'eiide fa tradudion , que j'ai
tiré les connoiflances que je donne des livres fuivans.
LE TA H I O,
o u
L' ÉCOLE DES ADULTES,
Premier Livre Clajfique , ou Canonique du premier
Ordre,
COnfucius eft l'auteur de cet ouvrage, & 'ïseng se'é foA difciple en ^ _.
eft le commentateur. C'eft celui que les commençans doivent étu- ^"■'*'^'*'
dier dabord, parce qu'il eft comme la première entrée du temple de la fa-
gefle 6c de la vertu. On y traitte du foin qu'on doit prendre de bien fe Pourquoi"
gouverner foi- même, afin de pouvoir enfuite gouverner les autres, & de la ainfi ap-
pcrfévérance dans le fouverain bien , qui n'eft, félon lui, autre chofe, que peUé.
la conformité de fes aftions avec la droite raifon. L'auteur appelle fon li-
vre T'a hîo, ou la grande fcience, parce qu'il eft fait principalement pour
les Princes & pour les Grands , qui doivent apprendre à bien gouverner les
peuples.
Toute la fcience des Princes 8c des Grands d'un Royaume, dit Confu-
cius, confifte à cultiver & à pcrfeftionncr la nature raitonnable qu'ils ont f" t^°°'.-
reçue du Tien *, Se à lui rendre cette lumière 6c cette clarté primitive, qui fiftèr'la"'
a été affbibhe ou obfcurcie par les diverfes pafiîons, afin de fe mettre en é- Science
tat de travailler enfuite à la perfeétion des autres. Pour y réuftir, il faut '^^ ^'",',
donc commencer par foi-même, 6c pour cela il eft important de bien pé- Grands
nétrer la nature des chofes, 6c s'efforcer d'acquérir la connoiflance du vrai
bien 6c du vrai mal, de fixer la volonté dans l'amour de ce bien, 6c dans la
haine de ce mal , de conferver la droiture du cœur, 6c de bien régler ks
mœurs. Qiiani on s'eft ainfi renouvelle foi-même, on n'a pas de peine à
renouveller les autres, 6c par ce moïen on voit aufli-tôt régner la concorde,
ôc l'union dans les familles : les Royaumes font gouvernez félon les loix, 6c
tout l'Empire joiiit d'une paix 6c d'une tranquilité parfaite.
Ccc 3 Le
* Le Cid. '
^po DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Sommaire Le doéteur Tseng, pour donner plus d'étendue à la doûrine de fon maî-
du I. Cha- tre, l'explique en dix chapitres. Dans le premier il fait voir par des tex-
P'"'^' tes des livres canoniques , Se par les exemples de quelques anciens Empe-
reurs, en quoi confifte le renouvèlement de foi-même, & ce qu'il faut fai-
re, pour rendre à la nature raifonnable cette clarté primitive qu'elle a re-
çue du ciel.
Du II. ' Dans le fécond, il apprend de quelle manière on doit renouveller l'efprit
6c le cœur des peuples.
Du III. Dans le troifiéme, il montre comment on doit s'y prendre, pour parve-
nir à la perireétion. Il préfente pour modèle l'application d'un habile arti-
fan, qui veut perfeâ:ionner fon ouvrage, ÔC il rapporte l'exemple de quel-
ques Princes , qui apportoient une attention continuelle à régler leurs ac-
tions 6c leur conduite.
Du IV, Dans le quatrième, il prouve qu'avant toutes chofes il faut avoir en vue
fa propre perfedion , 6c qu'enfuite on vient aifément à bout de perfection-
ner les| autres.
Du V. Dans le cinquième, il explique ce que c'eft que de pénétrer 6c d'appro-
fondir la nature des chofes, afin d'avoir une parfaite connoilTance du bien
ÔC du mal.
pu VI. Dans lefixiéme, il enfeigne qu'on ne doit point fe tromper foi-même,
mais qu'il faut s'appliquer d'un cœur fincére d l'étude 6c à la pratique de la
vertu, à fixer fa volonté dans l'amour du bien, 6c dans la haine du mal, 6c
fe mettre à l'égard de l'un 6c de l'autre dans la même difpofition où l'oneft
à l'égard de la beauté, qu'on ell porté à aimer, 6c de la laideur, qu'on eft
porte naturèlement à haïr.
Do VII. Dans le feptiéme, il fait voir que pour régler fes mœurs, il faut fçavoir
gouverner fon cœur, 6c fur- tout fe rendre maître de quatre principales paf-
fions capables d'y jetter le trouble 6c la confufion: fçavoir la joye, la trif-
tefle, la colère, 6c la crainte: qu'à la vérité ces pallions font inféparables
de la nature humaine, mais qu'elles ne peuvent jamais nuire à celui qui fçait
les dorriiner: 6c que fon cœur eft comme un clair miroir, que les objets
qu'on lui préfente ne font pas capables de falir.
Du VIII. Dans le huitième il montre que, pour établir l'union 6c la paix dans une
mailon, il faut que le père de famille fçache régler fes affcftions, afin qu'il
ne fe conduife point par un amour aveugle, mais qu'il fuive en tout les lu-
mières de la droite raifon : fans quoi il ne verra jamais les défauts de ceux
qu'il aime, ni les belles qualitez de ceux qu'il a pris en averfion.
pu I X. Dans le neuvième, il prouve que la manière fage 6c prudente dont les fa-
milles font gouvernées eft la bàzc 6c le fondement du fage gouverne-
ment d'un Royaume : que c'eft le même principe qui fait agir, 6c qui
donne le mouvement dans l'un 6c dans l'autre : que , fi l'on refpeéte
fes parens, fi on leur obéit, on rcfpeétera de même le Roi, 6c on lui obéi-
ra, que fi dans les ordres qu'on donne, on traitteavec bonté fes enfans 6c
fes domeftiques, on ufcra de la même douceur envers fes fujcts : que c'eft
là le fage confeil que l'Empereur Fou vang donnoit au Roy fon frère, en
lui
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 3^1
lui difant : aimez votre peuple, comme une tendre mère chérit fon petit
enfant : que cet amour eft inipiré par la nature, & qu'il ne demande point
d'étude: qu'on n'a jamais vu qu'une fille, avant que de fe marier, étu-
diât comment elle doit s'y prendre, lorfqu'il s'agira d'allaiter fon fils : qu'un
fage Prince reçoit la même inclination de la nature, & que fon exemple eft
la régie fur laquelle fa famille fe gouverne : le gouvernement de la famille
eft le modèle du gouvernement de fon Etat.
Dans le dixième, il fait voir que pour bien gouverner un Etat, unPrin- Du X;
ce doit juger des autres par lui-même : que ce qui lui déplaît dans les or- Chapitre^
dres que lui donne celui qui a droit de lui commander, il doit le donner de
garde de le commander, à ceux qui lui font fournis ; qu'il doit gagner le
cœur de fes fujets par fa vertu, 6c leur en infpirer l'amour par fes exem-
ples : que le bonheur d'un Etat n'eftpas d'avoir de l'or 6c de l'argent, mais
d'avoir grand nombre d'hommes vertueux : qu'un fage Prince doit être fur-
tout très-attentif au choix qu'il fait de fesMiniftres : qu'il ne doit jetter les
yeux que fur des hommes juftes, figes, équitables, 6c defintéreflèz: que
le cœur de fes fujets eft pour lui un tréfor inépuifable : qu'il perdra fes ri-
chefles, s'il cherche à en amafler: 6c' que s'il les répand libéralement au
milieu de fon peuple, il ne ceflera jamais d'être riche: qu'enfin il ne goû-
tera de bonheur, qu'autant qu'il rendra fes peuples heureux, 6c qu'il pré-
férera le bien public à fes intérêts paiticuliers.
TCHONG YONG,
LE MILIEU IMMUABLE.
Second Livre ClaJJique , on Canonique du fécond Ordre.
C"^ ET ouvrage qui eft de Confucius , a été rendu public par fon petit Contenu
^ fils Tfe fseë: il y parle du milieu qu'on doit tenir en toutes choies. ''" '""^'
Tchong fignifie milieu: ôc par Tong on entend ce qui eft conftant, éternel,
immuable. 11 prétend prouver que tout homme fage, 8c principalement
ceux qui font chargez du gouvernement des peuples, doivent fuivre ce mi-
lieu, en quoi confifte la vertu. Il commence d'abord par définir la nature
humaine, 6c fes paffions: puis il apporte divers exemples de vertus, 6c cn-
tr' autres de la piété, de la force, de la prudence, du refpeft filial , qui font
comme autant de modèles du milieu qu'on do : tenir. Il montre enfuitc
que ce milieu 6c fa pratique eft la voye droite 6c éritable, que l'honime fi-
ge doit fuivre, pour acquérir la plus haute vertu. Ce livre eft partagé en
trente-trois articles.
Dans le premier, il dit que la loi du ciel eft gravée dans la n.iture même Ju"'™^]^^.
^^ ticft."
de cet Ou-
vrage,
59i DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
de l'homme: que la conduite de cette nature, ou plutôt la lumière fécret-
te qui éclaire fa railbn, ell la voye droite qu'il doit fuivre dans fes aftions,
& qu'elle devient la régie d'une vie iage Se vertueulé: qu'il ne faut jamais
s'écarter de cette voye : que pour cela l'homme fage doit Hins ceffe veiller
fur les mouvemens.de ion cœur Se fur fes paillons : que ces paiTions tiennent
le milieu, & ne tendent ni adroite, ni à gauche,lorfqu'elles font tranqui-
les : que quand elles s'élèvent, fi on fçait les retenir 8c les modérer, alors
elles s'accordent avec la droite raifon: Se par cet accord l'homme tient cet-
te voye droite, ce milieu qui cil la fource Sc le principe des actions vcr-
tueufes.
ArtiV' Dans le fécond article jufqu'au douzième, il déplore le trifte état de la
jurqq'au plû-part des hommes, dont il y en a II peu qui s'attachent à fuivre ce milieu
XII. en quoi confifte la vertu. Il entre enfuite dans le détail de quelques 'cr-
tus, 5c il explique quel eft le milieu de la prudence, de la piété, &, de la
force. Il confirme fa dodtrine par des exemples d'anciens Empereurs , & de
quelques' difciples de Confucius.
Du XII. Dans le douzième Se treizième ajrticle, il fait voir que cette fcience du mi-
se du lieu eft fublime , diiBcile , fubtile dans la fpéculation: mais que dans la
XIII. pratique elle eft aifée Se commune : qu'elle s'étend aux adions les plus or-
dinaires de la vie, au refped: qu'un enfant doit à fesparens, à la fidélité
d'un fujet envers fon Prince, à la déférence d'un cadet pour fon aïné, à la
fincéritè dont ufe un ami avec fon ami.
Du XIV Dans le quatorzième, il montre qu'en tenant ce milieu , un homme fa-
ge fe borne aux devoirs de fon emploi. Se ne fc mêle point d'autres affaires;
que dans quelque état, dans quelque condition, dans quelque lieu qu'il
foit, il eft toujours égal, touiours maître de lui-même, (e pofTédant égale-
ment dans l'agitation des affaires , Se dans le repos d'une vie privée: qu'il
n'eft jamais fier, ni orgueilleux dans une haute fortune, comme il n'a rien
de bas ni de rampant dans une condition vile Se abjcéte.
Du XV. Dans le quinzième article jufqu'au vingt-unième il rapporte des éxem-
'y'v'r^'^ pics de Princes, qui poffcdoient la fcience du milieu. Se qui la mettoicnt
• en pratique: il cite cntr'autres les Empereurs CÂa«, Fenvdng^ Fowvang,
& affure que le ciel a récompenfé le refpeèt qu'ils portoient à leurs parens,
en les élevant à l'Empire, Se en les comblant de richeffes Se d'honneurs.
Il rapporte eniuite les cérémonies que ces Princes ont inftituées , tant
pour honorer le feigneur du ciel , que potu- donner des marques publi-
ques de leur fouvenjr Se de leur reipeét , pour la mémoire de leurs parens
défunts.
Du XXI. Dans lé vingt-unième, il montre,- que, pour bien gouverner les au-
jufqu'au très, il raut içavoir fe gouverner foi-même: que le règlement des mœurs
'XX XI II. conllfte principalement en trois vertus: fçavoir, la prudence, la droi-
ture de cœur. Se la force: que la prudence eft neceffaire pour con-
DesQuali "oîtrc ce jufte milieu , dont il eft queftion , la droiture du cœur
tés nécef- pour le fuivre: la force pour y perfévèrer. Il rapporte eniiiite neuf vertus
Ciires pour que doit avoir un Empereur pour gouverner fagcmcnt l'Empire. i°. Il
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 39}
faut qu'il régie fa vie Sc toute fa conduite, z". Qu'il honore pafticu-
liércment les perfonnes fages. 5°. Qu'il aime tendrement fcs parens.
4°. Qu'il traitte avec diftinftion les premiers Minilhes de l'Empire, f .
Qu'il traitte les Mandarins , 6c ceux qui afpirent aux charges com-
me il fe traitte lui-même. 6\ Qu'il prenne fom de fes fujets, comme de
fes propres enfans. 7 . Qu'il attire dans fon Etat ceux qui excellent dans
quelque art , ou dans quelque profelîion utile. 8\ Qu'il reçoive avec bon-
té les étrangers 6c les Ambafliideurs des autres Princes. p\ Qii'il contien-
ne dans les régies du devoir tous les Rois de l'Empire, & les Princes tri-
butan-es. Après quoi il explique l'avantage que le Prince retirera de la pra-
tique de ces neuf vertus. Si i"a vie ell bien réglée, elle fervira de modèle à
fes fujets, qui formeront leurs mœurs fur fon exemple. S'il honore les
perfonnes fages, il trouvera dans leurs inllruftions oc dans leurs avis un
grand fecours, pour fe conduire lui-même, ôc pour conduire fagement
les autres. S'il aime fcs parens & fcs proches, ceux-ci ne regarderont point
d'un œil jaloux fa grandeur Sc fon élévation; mais ils feront de communs
efforts, pour maintenir fa dignité 6c fa puiflance. S'il traitte avec honneur
les premiers Miniftres de l'Empire, quand il furviendra quelque affaire épi-
neufe & difficile, il fera aidé de leurs confeils 6c de leur crédit, 6c il fçaura
à quoi s'en tenir dans les réi'olutions qu'il faudra prendre. S'il traitte les
autres Mandarins comme lui-même, la reconnoiffance qu'ils auront pour
un fi bon Prince, les rendra plus exafts 6c plus zèléz dans l'exercice de
leurs charges. S'il prend foin de fes fujets, comme de fes enfans, fes fu-
jets l'aimeront comme leur père. S'il attire dans fon Empire. des gens ha-
biles en toutes fortes d'arts, ils y amèneront les richelîés 6c l'abondance.
S'il reçoit avec bonté lés étrangers, fi réputation remplira les quatre parties
du monde , 6c l'on viendra de toutes parts , augmenter le nombre de fes,
fujets pour goiîter les douceurs d'un fi fage governemcnt. Enfin, s'il con-
tient dans le devoir les Princes tributaires , Ion autorité fera rcfpcéléc , 6c
la paix régnera dans l'Empire.
Dans les douze articles fuivans, il fait voir que ces vertus ne méritent
point un fi beau nom , fi elles ne font véritables 6c exemptes de tout dégui-
fement: que la vérité eil l'efiencc de toute vertu : que l'homme fige qui
veut fuivre ce milieu , en quoi confifte la vertu, doit s'attacher à l'étude
de la vérité: qu'elle réfide dans le cœur par l'affeéiion , 6c qu'elle lé pro-
duit au-dehors par l'cxécuyon : que quand on l'a une fois acquife, on étend
fes vues 6c (es foins à toutes chofes: on prévoit les chofes a venir, comme
fi elles étoient préfentes : qu'enfin celui qui a acquis la perfeétion de la
vraye vertu, s'il a en main l'autorité fouverainc: ne peut établir que des
loix fages 6c utiles au bien des peuples.
Enfin dans le trente-trnifiéme 6c dernier article, il prouve que pour ac-
quérir cette perfeélion, dans laquelle confifte le milieu de la vertu , il n'efl ^.^.^ ' ^^'
pas nécefflùre de faire des chofes difficiles, pénibles, extraordinaires: il fuf- '^"^
fit de s'appliquer particulièrement à une vertu, qui toute intérieure, toute
cachée, toute imperceptible qu'elle eft aux yeux des hommes, ne lailîé pas
Tome IL Ddd de
Du
394 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
de fe produire au-dehors, de fe faire connoitrjs 6c admirer : de même que le
poiflbn qui fe cache au fond d'une eau claire , eft toujours apperçû au-de-
horsr &C il appuyé cette doiStrine de quelques exemples des anciens Empe-
reurs Fen vang , & Fou vmg , dont il elt parlé dans les livres canoniques
intitulez T/tz»^, Chu king èc Chi king.
L U N Y U ,
o u
LIVRE DES SENTENCES.
Tro'ifième Livre ClaJJique ou Canonique du fécond
Ordre.
Contenu
de ce Li-
vre,
Sommaire
de r Arti-
cl: I.
Du II.
CE livre qui eff- un recueil de difcours fententieux 8c moraux, eft divifé
en vingt articles, ^ ne contient que des demandes, des réponfes, &
des Icntences prononcées tantôt par Confucius , tantôt par fes difciples ,
fur les vertus, les bonnes œuvres , 6c l'art de bien gouverner: à la referve
du dixième article , où les dilciples de Confucius d'écrivent en détail la
conduite extérieure de leur maître. On trouve dans ce recueil des maximes
& des fentences de morale aufîî belles que celles des fept fages de la Grèce
qu'on a tant vanté. Comme il n'eft pas poffible de faire le précis de t.ant de
maximes détachées, je me contenterai de marquer en peu de mots les cho-
fes principales, dont on traitte dans chaque article.
Dans le premier il fait le caraélére d'un homme fage , & fait connoître
qu'elles font fes vertus & fes devoirs, en quelque état qu'il fe trouve, foit
qu'il mené une vie privée , foit qu'il Ibit à la tête des affaires. Il dit
entr'autres chofes , qu'il n'ell pas pofîible qu'un flateur foit vertueux; à
quoi le difciple de Confucius ajoute, qu'il s'examine tous les jours fur trois
chofes: V. Si quand il rend fervice à quelqu'un, il s'y employé tout entier
& lans réferve. z°. Si dans le commerce qu'il a avec fes amis, il y procède
avec candeur & avec franchifc. 3=. Si après avoir écouté la doèlrine de
fon maître, il a foin d'en profiter, & de la mettre en pratique. Il dit en-
core que celui qui étudie la ftgefle, ne s'afflige pas de ce qu'il eft peu
connu des hommes ; mais que fa douleur eft de ne les pas aflez con-
noître.
Dans le fécond, il parle des devoirs d'un Prince qui veut bien gouverner
fes peuples, du refpeâ: que les enfans doivent avoir pour leurs parens. Il
enfeigne à quels indices on peut connoître qu'un homme eil fage: avec quel
foin on doit rejetter les mauvaifes feètes, &c. Voulez-vous connoître, dit-
il, fi un homme eft fage, ou non? Examinez bien fes aétions; fi elles fonc
raauvaifcs, il n'eft que trop connu: fi elles font bonnes, tâchez de décou-
vrir
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. îPf
vrir quel eft le motif qui le fait agir. Portez votre curiofité encore plus
loin: examinez qu'elles font fcs inclinations, & à quoi il prend le plus de
plaifu-. Après cela il aura beau fe contrefaire, vous le connoîtrez tel qu'il
eft. Celui qui approuve les mauvaifes fe£les, dit-il encore, telles queiont
celles des bonzes Ho chang 6c Taofseë, fe fait un grand tort à lui-même, &
caufe un grand préjudice à l'Empire. Il n'y a de vraye doftrine que celle
que nous avons reçue des anciens i'agcs, qui nous enfeigne à fuivre la droite
raifon, à conferver la droiture du cœur, à garder la bienféance, à corri-
ger nos défauts, & à réformer nos mœurs.
Dans' le troifiéme il entre dans le détail des cérémonies prefcrites, pour Du îlî
honorer les parens défunts, & il reprend ceux qui les négligent, ou qui les
tranfgreflent. Il parle du culte dû aux efprits, des loix impériales, de la
raufique, & de la manière de s'exercer à tirer de l'arc {a).
Dans le quatrième il parle des devoirs des enfans envers leurs parens. Il Du IV,
montre la différence qu'il y a entre un homme droit, 6c un fourbe : entre
un homme fage, Sc un infenfé. Voici quelques-unes de fes maximes. Par
les fautes mêmes des hommes , on peut juger s'ils font vertueux ou non :
un homme vertueux ne pèche gueres qud par excès d'affeftion ôc de re-
connoiflance : un homme vicieux pèche d'ordinaire par excès de haine &:
d'ingratitude. Le lage n'a en vue que la beauté de la vertu, 6c l'infcnfé ne
fongc qu'aux commoditez 6c aux délices de la vie : Le fage ne s'afflige
point de ce qu'on manque à l'élever aux grandes charges, mais de ce qu'il
manque lui-même des qualitez néceflaires, pour les remplir dignement. En
voïant les vertus des fages,c'eft être fage que de les imiter. En voïant les
vices des méchans , c'eft être vertueux que de fe fonder foi-même, 6c
d'examiner fi l'onn'eft pas fujet aux mêmes vices.
Dans le cinquième, Confucius porte fon jugement fur les qualitez, le Du V,'
naturel , les vertus , 6c les défauts de quelques-uns de fes difciples. Il loiie,
par exemple, un nommé Tfu uen, qui ayant été élevé trois fois à la char-
ge de premier Miniftre dans le Royaume du 'Tsou *, ne donna aucun figne de
joye: 6c qui ayant été autant de fois dépoiiillé de fa dignité, ne donna. au-
cun ligne de trifteiîè. A quoi il ajoute : je juge de-là que c'eft un excellent
Miniftre.- mais qu'il fût vertueux, ie n'oferois rafiurer: car pour en être De la ma-
certain, il faudroit pouvoir pénétrer dans Ion intérieur, ce connoitfe s il a connoitie
la droiture du cœur. Il enfeigne enfuite qu'on ne doit point juger de la l'homme.
vertu d'un homme par quelques actions extérieures, qui n'ont fou vent que
l'apparence de la vertu .-que c'eft dans le cœur 6c dans fa droiture naturèîe,
que réfide la vraie vertu.
Dans
(a) Dans cet exprcice où l'on appreiioit à tirer de l'arc, on mettoit pour but une peau
de bête. Pour l'Empereur c'étoit une peau d'ours : pour un Roi , une peau de cerf: pour
un Mandarin, une peau rfe tvçre: & pour un Lettré, une pe^iu de fanglier. L'tmpereur
tiroir à \io. pas du but: le Roi, à 8c\ le Mandarin à 70. & le Lettré, à 5c, Ces dif-
férentes .liftances marquoicnt les divers dégrez d'autorité & de juridiâion.
" C'eft la province de Hott quang.
Ddd 2
596 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Du VI. Dans le fixiéme, Confucius fait connoitre quelques-uns de fes difciples
qu'il juge être propres au gouvernement ; &C il loue l'extrême ardeur
qu'ils ont d'apprendre & de le pertcÛionner. Il parle eniuire de la ma-
nière, dont on doit donner & recevoir: puis il explique les qualitez ie la
vraie vertu. Mon difcipie l'en hoei ic vit réduit à une extrême pauvre-
té : il n'avoit que du ris & de l'eau pour la fubfiilance. Cependant, dans
cet état d'indigence, il ne perdit jamais la tranquilité & fa joie or-
dinaire. C'elf là ce que j'appelle un vrai fage J'appelle un
homme vertueux, celui qui commence d'abord par lupporter cond.-mment
toutes les peines qui ié preientent, pour acquérir la vertu : & qui enfuitc
penfe à goûter la douceur, qui le trouve à la pofleder Un hom-
me vertueux peut fe laiflér tromper jufqu'à croire des chofes faulTes, mais il
ne le fera jamais julqu'à faire des chofes mauvaifes.
Du VI I. Dans le feptiéme , il rapporte les bas lentimens que Confucius avoit de
lui-même, 6c les éloges que les difciples lui donnoient. Ce n'eft pas moi,
difoit ce philolophe, qui ai inventé la doétrine que je vous eniéigne: je la
tiens des anciens, de qui je l'ai apprife Il difoit une autre fois que^,
quatre chofes lui faifoient continuellement de la peine; la première, de ce
qu'il avoit fait iî peu de progrès dans la vertu : la féconde, de ce qu'il n'étoit
pas allez ardent pour l'étude : la troilîéme , de ce qu'il ne fe livroit pas tout
entier aux devoirs que prefcrit la juftice: la quatrième enfin, de ce qu'il
n'étoit pas aflez attentif fur lui-même, ôc fur la réforme de fes mœurs
Il difoit encore: je me vois dans une indigence extrême, un peu de ris 8c
d'eau, c'ell: tout ce que fai pour vivre: avec cela je fuis gai 6c content:
c'eft que je regarde les dignitezoùl'on s'élève, 6c les richeffes qu'on acquiert
par des voies iniques, comme des nuées que le vent pouffe de côté 6c d'au-
tre dans les airs Que je fuis heureux! s'ecrioit-il encore: fi je
fais une faute, elle eil aufli-tôt connue de tout le monde
Un jour qu'il apprit qu'on lui donnoit le nom de A'/>;^,c'eil-à-dire,de très-
fage: cet éloge ne me convient point, dit-il, 6c je ne puis le fupporter.
Tout ce qu'il y a de bien à dire de moi, c'ell que je m'efforce d'acquérir
la fagelfe ôc la vertu, 6c que je ne me rebute point de la peine qu'il y a de
l'enieigner aux autres. . . Ses difciples dilbient de lui qu'il allioit trois clio-
fes qui ne paroiffoient gueres compatibles, tous les agrèmensde la politelfe
avec beaucoup de gravité, un air févére avec beaucoup de bonté 6c de dou-
ceur, une grandeur d'ame extraordinaire avec beaucoup de modeftie.
Du VIII. Dans le huitième, il fiit l'éloge des' anciens Empereurs Fon vang. Tu,
Chun, Tao. Il rapporte quelques maximes du dofteur 77^»_g, 6c il enfeigne
quels font les devoirs d'un homme fige. Où trouve-t-on, dit Confucius,
^'°2e de ^^g grandeur d'ame pareille à celle des Empereurs Cbun, 6c Tu? Ils furent
tl'j;"' tirez d'une condition très-abjeéte, pour être élevez à l'Empire: 6c fur le
trône, ils furent fi peu fufcéptibles d'ambition 6c de vaine gloire, qu'ils
pofledoient l'Empire , comme s'ils ne le pofledoient pas Oii
trouver un homme habile, qui écoute avec docilité les inftruftions que lui
donne un ignorant ? Où trouver un homme traitté avec mépris 6c outra-
ge:
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 597
ge: qui ne penfe point à en tirer vengeance? Pour moi, je n'ai connu que
mon condilciplc leMyuen, qui fut de ce caraârere Un fage doit
tou;r>urs ;ippiendre, comme s'il ne lavoit rien, êc il doit toujours craindre
d'oublier ce qu'il a appris.
Dans le neuvième, le trouvent divers éloges de Confucius, de fa doftri- Du IX.
ne, de fa modelHe, lorlqu'il parloit de lui-même, avec divers préceptes pour
acquérir la iagefle. Nous ne devons pas feulement refpeéler les vieillards,
diioit Coniucius : nous devons encore relpefter les jeunes gens : car que
fçai-je fi ce jeune homme ne deviendra pas un jour plus fage 6c plus ver-
tueux que moi? Je n'ai encore vu perfonne , qui eût autant
de paflion pour la vertu , que j'en ai vu d'autres qui en av oient pour le
plaifir.
Dans le dixième, les difciples de Confucius décrivent l'air &C l'extérieur q^ x,
de leur maître; de qu'elle manière il le comportoit, foit dans l'intérieur de
fa maifon, foit au dehors avec les perfonnes de tout âge Se de tout état, fa
façon de vivre, déparier, démarcher, defevéth', déboire, démanger,
de dormir, &cc.
Dans le onzième, Confucius s'entretient de fes difciples: il loue les uns Du XL
6c reprend les autres. L'un d'eux le priant de lui apprendre à bien mourir:
vous n'avez pas encore appris à bien vivre, lui répondit-il: apprenez-le, ÔC
vous fçaurez bien mourir.
Dans le douzième, Confucius enfeigne à rendre fes actions conformes à Du XIÏ.
la droite raifon ; puis il prefcht le moyen de bien gouverner le peuple, d'exi-
ger le tribut, ÔC d'acquérir la vertu. Quelqu'un lui demandant ce qu'il
falloit faire pour bien vivre: quand vous paroiflez au dehors, lui répondit-
il, foyez aulîî grave ôc auflîmodeite,que lî vous vifitiez un grand ieigneur:
traittez les autres comme vous voulez qu'on vous traitte vous-même : ne
dites & ne faites rien qui puiffe, ou les chagriner, ou les irriter
Il dit à un autre de les diiciples: la vie 6c la mort dépendent de la loi du
Tien *, on ne peut pas la changer: la pauvreté & les richeifes viennent de
la difpofition du île», on ne peut pas le contraindre: le lage révère cette
loi 6c cette difpoiition du Tien: 6c c'elt là la fource de la paix 6c de la tran-
quilité dont il joiiit.
Dans le treizième, il cnfeigue les qualitez 6c les vertus que doit avoir un
homme fage 6c prudent. Je crois qu'un homme eft fage, dit-il, quand je ^"^^'ï-
vois qu'il lé fait aimer de tous les gens de bien 6c qu'il n'eft hai que des mé-
chans Je penfe qu'un homme veut être vertueux, quand je lui
vois de la modeilie dans l'intérieur de fa maifon, de l'aétivité dans les affai-
res, 6c de la candeur dans le commerce qu'il a avec les autres hommes.
Dans le quatorzième, il parle du devoir d'un homme fige, du foin que £)u XIV,
le ciel prend des Royaumes, des qualitez d'un Miniftre du Prince , &c du
zèle qu'il doit avoir p ur le bon gouvernement. Celui qui n'a pas de peine
a promettre, dit Confucius, en a toujours à tenir fi promeffc
Les anciens, dit-il encore, étudioient la fagefle pour elle-même, c'eft-à-di-
rc, pour connoître la vérité 6c acquérir la vertu. Les modernes s'appli-
Ddd 5 qucnt
* Du Ciel.
5^8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
quent à l'étude des vertus à caufe des autres, c'eft-à-dire , pour fe faire un
nom 6c acquérir des honneurs & des richelTes Un père qui ai-
me ibn fils, n'a-t-il pas foin de le corriger lorfqu'il fait quelque faute? De
même un Miniftre fidèle à ion Prince, ne doit-il pas l'avertir, lorfqu'il
manque à quelqu'un de fcs devoirs ?
Du XV. Le quinzième, contient diverfes maximes touchant les vertus d'un hom-
me fage, & le grand art de régner. En voici quelques-unes. Quand un
homme ell haï de tout le monde, avant que de le haïr, examinez ce qu'il
y a en lui de haïffable. Quand un homme eit aimé de tout le monde, avant
que de l'aimer, examinez ce qu'il y a en lui d'aimable. Ne fe point corri-
ger de les fautes , c'eft en commettre de nouvelles Soyez févère
pour vous, Se doux pour les autres, vous n'aurez jamais d'ennemis
Le iagc aime à demeurer avec lui-même, l'infenfè cherche les autres.
Du XVI. Dans le ieiziéme, il s'élève contre un premier Minillre, qui ne détour-
noit pas fon Prince de faire une guerre injufte, 6c il fait voir les malheu-
reufes fuites d'un mauvais gouvernement. Il parle enfuite des perfonnes ôc
des chofes qu'on doit aimer, de ce que doit éviter l'homme fage , & de la
manière dont Confucius inilruifoit fon fils. Voici quelques-unes de fes
maximes. Si un léopard ou un tygre s'échappe du parc royal, à qui doit-
on s'en prendre? Si le trouble ôc ladiflénfion bouleverfent un Etat: qui en
elt coupable? J'ai vu un grand Prince qui s'ailligeoit , non pas
du petit nombre de fes fujets , mais de leur ambition : non pas de la pau-
vreté de fon Royaume, mais de la difcorde qui y régnoit. En effet, que
l'ambition ibit bannie d'un Etat, il fera bien-tôt riche : que la tranquilité
êc la fubordination y régnent, il fourmillera bien-tôt de peuples. ......
Trois fortes d'amis utiles : ceux qui font vertueux : ceux qui font Francs
& fincéres, ceux qui font fçavans Un jeune homme qui eil en
préfence d'une perfonne vénérable par fon âge , ou par fa dignité , peut
commettre trois fautes : la première , s'il parle fans qu'on l'interroge, il
paflera pour un étourdi : la féconde, fi lorfqu'on l'interroge, ilneditmot,
on croira .que c'eft un homme fourbe 6c difîimulé: la troifiéme , s'il parle
Du XVII. fm-js çj-op î-éfléchir à ce qu'il dit, il lera regardé comme un infenfé.
Le dix-feptiéme, contient le icntiment de Confucius, touchant les Man-
darins qui abandonnent le parti de leurs Princes : les vertus nécellaires à un
Prince : ceux qu'un homme fage doit haïr , 6c l'obligation de trois ans de
deiiil, à la mort d'un père ou d'une mère. Je veux, dit Confucius, qu'un
Prince foit grave, bon, vrai dans les paroles, apiliqué, 6c libéral. S'il
a de la gravité, il le fera rcfpeéler de fes fujets. S'il a de la bonté, il fe
rendra maître de tous les coeurs. S'il aime la vérité , il gagnera la confian-
ce, 6c ne cauiera nul ombrage. S'il eft appliqué, les peuples travailleront
à fe perfedionner. S'il cil libéral , on fe fera un pluifîr de lui obéir. . .
ï^y ^ quatre ibrtes de perfonnes qu'un homme fage doit haïr, dit
encore Confucius. r. Ces efprits malins qui aiment à publier les défauts
des autres. l\ Ces âmes viles, qui parlent mal de leurs Princes, y. Ces
hommes puiffans, qui n'ont nul fentiment d'humanité. 4*. Ces gens har-
dis
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
îiJp
dis Se précipitez, qui agiffent fans nulL- reflexion. Tjlt kimg l'un de fes dif-
ciples prenant la parole : il y en a encore trois, dit-il , que je ne puis fouf-
frir. i\ Ces efprits ignorans 6c greffiers, qui cherchent à paroître habiles
6c éclairez. t\ Ces âmes hautauies 6c prélomptueulés, qui affectent de la
bravoure & du courage. 5'. Enfin ces elprits latyriques 8c mordans, qui
veulent poroître droits & fincéres. ... Il y a une choie qui me paroît très-
difficile, dit encore Conmcius, c'eft d'avoir à gouverner des femmes 6c des
domelliqucs : lî vous les traittez avec douceur 6c avec familiarité^ ils per-
dent le refpeiSt: fî vous uibz deievérité, ce font des cmportemens 6c des
plaintes coi.tinuëles.
Dans le dix-huitiéme, il fait l'éloge de quelques anciens Princes ou Em- Du
pereurs, 6c de leurs ivliniihes: il fait voir combien l'amour qu'un Prince ^Vlîl;
a pour les femmes, eft nuifible au bon gouvernement : il rapporte les ac-
tions de quelques fages, qui ont mené une vie cachée 6c oblcure; il parle
enfuite de divers Muliciens, dont on avoit coutume autrefois de le fervirdans
les feftins : 6c enfin il donne les régies d'un bon gouvernement, en rappor-
tant l'inftruftion que fait un Prince à ion fils.
Dans le dix-neuviéme, il fait voir quels font les devoirs de celui qui veut n y\y:-
acquérir la fagelfe: &c après avoir décrit la manière d'enieigner fes difciples, " '
il jullifie fon inuitre Confucius de- quelque reproches mal fondez, 6c fait
fon éloge. Voici quelques-unes de lès maximes. Celui qui fe porte non-
chalamment à l'étude de la fageffie, 6c dont l'eiprit eft léger 6c inconfiant,
n'augmentera pas pendant fa vie le nombre des iages, 6c ne le diminuera pas
à fa mort Lorfqu'on a à entretenir un vrai fage, on le trouve en trois
fituations différentes : quand on l'apperçoit de loin , il a un maintien grave
6c fevére: quand on approche de lui, 6c qu'on l'entretient, il a un air &
des manières pleines d'affabilité 6c de douceur: quand on l'écoute, on eft:
charmé de li; fermeté 6c de fa droiture Un fage Mini ibe doit
d'abord perfuader au peuple qu'il l'aime, 6c qu'il a à cœur fes intérêts,
quand il en ell venu là, il peut fans crainte exiger des tributs, le peuple
ne fe croira pas vexé : enfuite il doit bien convaincre le Prince de fa fidéli-
té, 6c de fon dévouement à fa perfonne, fans quoi les avis qu'il lui donne-
ra , feront regardez comme des outrages Quoique l'Empereur
Tcheou ne fût pas auffi méchant qu'on l'a publié : cependant comme il a
laiffc après lui une mauvaife réputation, on lui attribue communément tou-
tes fortes de crimes, c'ell par cette raifon qu'un fage ne fouffre pas en lui
l'apparence même du vice, de crainte qu'on ne lui attribue beaucoup de
vices réels qu'il n'a pas.
Le ving-tiéme contient les commencemens 6c les fuccès du fage gou- d^ xjc
vernement des Empereurs 2«o,C/.'««, 2'«, Tchingtang^ Se Fou vang, avec
les quilitez d'un bon gouvcrnernement , 6c les défauts d'un mauvais :
tout ce qu'ils recommandoient à leurs Minilfres 6c à leurs fujets, c'elt
4e fuivre ce julle milieu , enquoi confiile la droite raifon 6c la vertu.
MENG
400 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
MENG TSÉE.
o u
^LE LIVRE DE MENCIUS.
Quatrième Livre Clajfique , ou Canonique du fé-
cond Ordre.
D« l'Au^ Ti /T E N G eft le nom de l'auteur , ^ Tf'ée indique la qualité de Doéteur :
tenrdecct _1_VX c'eft-à-dire, que ce livre a été compofepar le D odeur iV/i?«^. Il
Ouvrage, ^^qj^ parent des Rois ou Princes du Royaume de Lo«, qui eft maintenant
la province àe. Chan tong, £c difciple de Ty^/y^è petit-fils de Confucius. Su
ma auteur des annales de l'Empire, qui a ramaffe les enfcignemens & les ac-
tions des grands hommes, depuis l'Empereur 2âo, jufqu'à l'Empire de la
Dynaftie des Han^ fait les plus grands éloges de l'ouvrage de Mcncitis. Nul
des difciples de Confucius, dit-il, n'a fi bien rendu le lens 6c la force de la
doébrine de ce Philofophe, & quiconque veut en avoir l'intelligence, doit
commencer fes études par l'ouvrage de Mencius.
Sa Divi- Son livre eft divifé en deux parties: la première contient fix chapitres,
lion. Se la féconde huit. Il traitte prefque dans tout l'ouvrage du bon gouver-
nement: 6c comme tout l'Empire étoit rempli de troubles 6c de guerres
intcftines, il recommande fur toutes chofes la droiture de cœur 6c l'équité.
C'eft pourquoi il prouve que ce n'eft pas par la force des armes , mais par
l'exemple des vertus , qu'on peut rétablir la paix ^ la tranquilité dans
l'Empire. Ce font des diicours fuivis en forme de dialogues ou d'entretiens,
qu'il a, foit avec fes difciples, Toit avec des Princes: 6c pour mieux éclaircir
ce qu'il veut prouver, il fe fert fouvent de fimilitudes 6c de comparaiibns
familières , félon la méthode des anciens.
Son But. Le but qu'il fe propofe, fe réduit à ces quatre principaux points. iMI
eftime 6c loué beaucoup la manière, dont l'Empire a été gouverné par les
premiers Empereurs des trois familles Impériales: fçavoir, Hia^ Change 6c
l'chcou. V. Il méprife 6c défaprouve la conduite cle quelques Souverains,
qui ont cru pouvoir rétablir la paix par la voye des armes. 3'. Il fait voir
en quoi confifte la bonté 6c la droiture de la nature humaine. 4°. Il réfute
les danjrereufes erreurs de quelques Seélaires.
Après cette idée générale, je vais entrer dans le détail , 6c donner le pré-
cis de chaque chapitre.
PRE'
ET DE LA TARTARIE CHINOISE, 401
PREMIERE PARTIE.
PREMIER CHAPITRE.
LE premier chapitre contient un dialogue de Afewm avec le Prince du Analife du
Royaume de G««. Ce Prince fut nommé après fa mort i/o« "j^»^. Hoel Chapitre L
^ ifie bien faifant , & Fang fignifie Prince, Roi: c'eft pourquoi on l'ap- '*".. -"jj^"^.
peile Leang, Hoei, Fang, qui veut dire le Roi bien- faifant de Zf««g , ou î, ' "'"^
de Guei. Le Royaume de Guei eft maintenant la province de Ho nan ; ôc la
ville de 'ïa Leang, qui s'appelle maintenant Caifong en eft la métropole.
Le Prince de Leang avoit invité les fages de l'Empire à venir dans fon Maiiraet
Royaume : Mencius s'y rendit. La première inftruftion qu'il donna au Prince, verne-"*
fut de n'avoir en vue dans l'adminiftration de fon Etat, que la piété ôc l'é- ment./ '
quité ; un Prince , lui dit-il , eft le modèle de fes fujets : s'il ne recherche
que fes avantages particuliers, fes Miniftres à fon exemple, les Mandarins,
les Lettrez , le peuple même , n'envifageront que leurs propres intérêts :
c'eft ce qui ne fc peut faire qu'aux dépens du bien public qui fera négligé ;
& alors le Royaume fe trouvera fur le penchant de fa ruine.
Mencius i-endit une féconde vilite au Prince, lorfqu'il fe promenoit dans
fon parc , 6c qu'il fe divertiflbit à voir nager des cygnes dans ion étang , ôc
à voir courir les cerfs dans fa forêt. Un Roi , dit le Prince, qui ne doit
s'occuper que du gouvernement de fes peuples, peut-il s'arrêter à ces fortes
d'amufemens ?
Les Princes , comme les autres hommes , répondit Mencius , peuvent
prendre des divertiflèmens honnêtes : on lit dans le Chi king que le fage
Empereur Fen vang ayant dreffé le plan d'une tour pour obferver les aftres
d'un' parc , & d'un étang , le peuple accourut à l'envi pour travailler à ces
ouvrages , 6c s'y employa avec tant de zèle Se d'ardeur, qu'ils furent ache-
vez en très-peu de jours.
Ce bon Prince iè plaiibit de tems en tems à fe promener dans (es allées,
avoir courir fes cerfs apprivoifez, à confidérer fes poiflbns dans l'eau, 6c
à voir voler fes cicognes. D'où vcnoit dans ce peuple tant de zèle à procu-
rer des plaifu-s à fon Prince ? C'eft qu'il en étoit gouverné avec piété ôc
avec équité : c'eft que ce fage Empereur étoit très -attentif à ne point laif-
fer manquer fon peuple des chofes néceflaires à la vie.
Au contraire l'Empereur Kté, qui avoit coutume de dire qu'il étoit dans
l'Empire ce que le Iblcil eft dans le ciel , 6c qu'il ne périroit qu'avec cet
aftre , ne goûtoit aucun plaifir au milieu de fes délices, 6c vivoit dans une
inquiétude continuèle , parce qu'il étoit devenu pour fon peuple un objet
d'exécration ôc d'horreur.
T'orne IL Eee En-
402 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
vA^^iT^ Enfuite il fait voir au Prince, que quand un Royaume eft bien gouverné,
du"cha'pi- '^ ^^ manque jamais de peuples : que te principe d'un bon gouvernement,
tre I. Par- c'eft d'apporter tous les (oins à ce que le Royaume abonde des chofes nécef-
fee L faires à la vie : c'eft de veiller ;i ce que les terres foient cultivées, la pêche
abondante, les arbres plantez & taillez dans la failbn: c'ell de fe rendre at-
tentif au partage des champs, à la nouriture des animaux domeftiques, des
vers à foye: c'eft d'être modéré dans les châtimens 6c dans l'impolition des
tributs ; c'eft d'avoir foin que la jeunefle foit inftruite dans les bonnes
mœurs : c'eft par-là que le Prince gagne l'affeélion de Ton peuple : quand
il s'eft rendu maître de leur cœiU", il lui eft aiié d'établir des loix, de don-
ner des inftruftions utiles, d'ériger des écoles.
Mais c'eft principalement dans un tems de famine , que le Prince doit fe-
courir fon peuple : il fe rend très-coupable , & peu digne du trône, s'il
entretient alors pour fon feul plaifir quantité de bêtes inutiles, qui confom-
ment bien des provifions neceflaires à la vie de l'homme, tandis que fon
peuple meurt de faim.
Dircz-vous , ajoûte-t-il au Prince , que vous n'êtes pas la caufe de la
mort de ce peuple : que c'eft à la ftérilité qu'il faut l'attribuer ? C'eft com-
me fi , après avoir tué un homme d'un coup d'épée, vous me difîez: ce
n'eft- pas moi, c'eft l'épée qui l'a tué. Qu'importe qu'un homme périfle
par le glaive , ou par le mauvais gouvernement de fon Prince? Il eft natu-
rel de haïr ces bêtes féroces, qui fe tuent & fe dévorent les unes les autres,
Qu'eft-ce qu'un Prince qui devant être le Pcre de fon peuple , préfère la
confervation de vils animaux , qui font fon plaifir Se fon amufement, à la
vie de ceux qu'il doit regarder comme fes enfans.
Mencim voyant qu'on ne profitoit gueres de fes inftniftions dans le Royau-
me de G/zé"/ , tourna fes pas vers le Royaume de Tyî, qui étoit gouverné par
un Prince nommé Siuen vang. Ce Prince étoit avide de la gloire qui s'ac-
quiert par les armes. Nous avons cinq Princes, dit-il au Philofophe, dont
les aftions héroïques ont fait grand bruit dans l'Empire. On parle fur-tout
de dveux , qui fe font fait un grand nom par leurs conquêtes : racontez-moi
leurs belles aûions.
Confucius ^ fes difciples , répondit le Philofophe , auroient rougi de
loiier ces cinq Princes, & de tranfmettre leurs vertus guerrières à la pofté-
rité. Eux & moi qui fuis leur difciple, nous ne nous fommes attachez qu'à
l'étude de la fagefîe &: aux régies d'un bon gouvernement, que les anciens
Empereurs nous ont laiflées par leurs écrits , & par leurs exemples. Hé !
quelles font CCS régies, dit le Prince? L'équité Se la piété, répondit Men-
cius: fi vous poftedez ces deux vertus, vous établirez la paix 8c la tranqui-
lité dans votre Etat: vous protégerez , vous aimerez vos peuples comme vos
propres enfans.
Mais eft-ce une chofc qui foit en mon pouvoir , répliqua le Prince ?
Doutez-vous que vous ne le puiflîcz, dit Mencius? //e« /:)^ votre premier
Miniftre m'a raconté qu'un jour que vous fortiez de votre palais, vous ap-
perçûtes un bœuf qu'on avoit garotté , ôc qu'on traînoit hors des murs
pour
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 40}
pour l'égorger : que vous fûtes attendri à ce fpedacle, & que vous ordon- Suite de
nâtes qu'on ramenât le bœuf dans fon étable. Si la mort prochaine d'un vil ''Analife
animal a été capable ^d'exciter votre compaffion, eft-il poflible que votre ^re int
cœur ne foit pas émû à la vue des mileres de votre peuple? Mais vous tie I. *
aimez le fracas des armes, vous vous faites un plaifir de lever des troupes;
vous voulez voir des fujets affronter les périls Se la mort.
Non , dit le Prince, ce n'efl point là mon plaifir: ce font des remèdes
violens , dont j'ufe malgré moi, pour parvenir à ce que je fouhaitte. Hé!
Que pouvez-vous fouhaitter , reprit Mencius ? Votre table n'cil-elle pas
couverte de mets exquis? Peut-on rien ajouter à la magnificence de vos
habits? N'avez vous pas à fouhait tout ce qui peut flatter vos fens? Un
nombre prodigieux de domeftiques n'efl-il pas attentif au moindre fignal,
pour vous fervir & exécuter vos ordres? Que pouvez-vous fouhaiter da-
vantage ?
Ce font là des bagatelles, répondit le Prince: j'ai des vues bien plus re-
levées. A quoi afpirez-vous donc , répliqua Mencius ? A étendre vo-
tre Royaume ? à iiibjuguer les nations voifînes ? à envahir l'Empire ?
C'efl comme fi vous vouliez monter fur cet arbre , pour y trouver des poif-
fons.
Vous êtes outré dans vos réflexions, dit le Prince. Non non, répon-
dit Mencius: loin d'exagérer, je n'en dis pas encore alfez : car enfin ce-
lui qui grimpe fur un arbre pour y chercher des poiffons, fe donne à la vé-
rité une peine inutile, mais il n'y a que lui qui en fouffre : fon entreprife,
toute vaine qu'elle eft n'apporte aucun dommage à l'Etat, £c n'entraîne au-
cune calamité après elle. Au lieu que par les guerres que vous faites , vous
vous confumez en vain de chagrins & d'inquiétudes, vous épuifez votre
Royaume, ôc vous le plongez dans la plus affreufe mifére. Croyez-moi,
Prince, ne portez vos vues qu'au gouvernement de votre Etat: efforcez-
vous de rendre vos peuples heureux : ayez foin qu'ils ayent dequoi raifon-
nablement fournir à leurs befbins : faites cultiver les terres & régner l'abon-
dance: veillez à la réformation des mœurs, & à l'éducation de la jcunefTeï
alors tous les peuples déferreront les terres, où les Princes les tyrannifent:
ils s'emprefieront de venir goûter les douceurs de votre Empire : & enfin
ils fe feront un bonheur de couler 6c de terminer leurs jours, fous le paifi-
ble gouvernement d'un Prince fi vertueux & fi jufte.
SECOND CHAPITRE.
LE Roy Siuen vang avoue à Mencius qu'il fe plaît fort à la mufiquc: le Analife du
Philofophe ne défapprouve pas cette inclination, au contraire il dit ['j''^^'"^
qu'elle peut être utile au bon gouvernement, à caufe du rapport qu'il y a ^^j^^ "^^^
entre l'accord des fons 6c des cœurs: 6c parce que l'harmonie, 6c cette fui- Partfe I.
te bien rangée de plufieurs accords, eft une image fenfible de l'union 6c de
la parfaite intelligence, qui doit régner dans un corps politique entre le
Eee z. chef
Suite de
l'Analile
du Chapi-
tre 1 1.
Partie I.
404 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
chef Se les membres: mais que cet accord &cctte-iatelligence ne peuvent
fubfifter, fi le Prince ne fongeanc qu'à fes divertiilemens, & loin de les par-
tager avec ion peuple, le laifle plongé dans la triilefle & la milére, ôc que
c'ell là la fource de les murmures.
Le Prince changeant de difcours: on rapporte, dit-il, que le parc du
Prince Ven -vang avoit 70. llades de circuit, 6c le peuple le trouvoit trop
petit: le mien n'a que quarante ftades, 6c le peuple le trouve trop grand. A
quoi attribuer ces différens jugemens du peuple?
Je vais vous l'apprendre, répondit Mencius. Il étoit permis à quiconque
d'entrer dans le parc du Prmce Fen vang^ d'y prendre du bois & des légu-
mes, d'y chafler les faifans 6c les lièvres: l'entrée n'en étoit fermée à per-
fonne: voilà pourquoi le peuple le trouvoit trop petit. Quand je fuis en-
tré fur vos terres, je me luis informé des udagcs de votre Royaume, afin de
les obferver: de même que des inhibitions, 6c des défenfcs faites par vos
loix,afin de ne les point enfreindre: on m'a répondu que vous aviez un parc
de quarante ftades de circuit: que l'entrée en étoit interdite à tous vos fu-
jets; 6c que fi quelqu'un avoit été afiez hardi que d'y mettre le pied, 6c d'y
tuer ou bleffer un de vos cerfs, il étoit puni auffi iévérement, que s'il avoit
tué ou blefle un homme. Vous étonnez-vous après cela que le peuple le
trouve trop grand ?
Le Prince à qui ces avis ne plaifoient gueres, pafla à une autre queftion.
Apprenez-moi, dit-il, ce que je dois faire, pour conferver la paix dans
mon Etat, 6c gagner l'amitié des Princes mes voifins. Deux chofes, ré-
pondit le Philofophe : être obligeant, officieux, toujours prêt à faire
plaifir à ceux qui font plusfoibles que vous : être refpeéiaieux âc fournis en-
vers ceux qui font plus puiflans que vous. Il l'exhorte eniuite à ne le pas
livrer aux faillies d'un naturel fougueux 6c bouillant, en lui faifant voir que
la vraye force confifte à modérer fa colère, 6c à maîtriier fes pallions, 6c
que la.vraye fagcfle n'envifage que la pure équité.
Une autrefois le Prince ayant admis Mencius dans fa maifon de plaifance:
ce lieu fi délicieux, lui dit-il, n'a-t-il rien d'incompatible avec la fagefTe
dont un Roy doit faire profefllon? Non, répondit Mencius^ pourvu qu'un
Roy fe faflé un fujet de joye de ce qui réjouit fes fujets, 6c qu'il s'afflige de
ce qui les attrifbe. S'il partage avec fes peuples leur joye & leur triftefie,
fes peuples à leur tour partageront avec lui les chagrins 6c fes plaifirs.
C'eit par-là qu'un Royaume eil bien gouverné.
Les anciens Empereurs, pourfuivit A/i?«««^, faifoient tous les douze ans
k vifite des Royaumes 6c des Rois leurs tributaires: 6c cette vifite s'appel-
loit InfpeSlion. Tous les fix ans ces Rois fe rendoient à la Cour de l'Epereur,
pour y rendre compte de leur conduite, 6c de la manière dont ils adminif-
troient leur Etat.
De même les Empereurs dans leur diftriâr, 6c les Rois dans leur Royau-
me, faifoient deux fois chaque année la vifite: la première au Printems,
pour examiner fi l'on avoit foin de lemcr 6c de labourer les terres : 6c lors-
qu'en quelque endroit on manquoit de grains pour les enlémencer, ils en
four-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
40f
fourniflbient des greniers publics. La féconde fe faifoit en Automne, Se Suire de
dans le tcnis de la récolte: «k (i die n'étoit pas aflcz, abondante , pour fournir l'Analife
à la fubliltance de tout le peuple, ils y fuppléoient en ouvrant les greniers '^^ Chapi-
publics. Pjj.(jç 'j^
On tient maintenant une conduite bien différente. A la vérité les Prin-
ces font la vifite de leurs Royaumes: mais comment la font-ils? Ils mar^
chent efcortez de près de trois mille foldats, qui confomment la plus gran-
de partie des provifions néceflaires à la fubliftanccdu pauvre peuple. On
voit ce peuple fins force & languiflant de faim. Faut-il s'étonner s'il a la
rage dans le cœur, 6c fi dans l'oppreffion oiiil eft, il cherche à s'en confo-
1er par fes murmures, &c par les inveélives perpétuelles dont il déchire la
réputation de fon Prince? Je vous remets devant les yeux la conduite des
anciens Rois, Se celle que tiennent les Princes d'aujourd'hui: c'ell à vous
de voir aufquels vous aime?, mieux reiïembler.
Enfuite il lui propose l'Empereur Feu vang pour modèle. Ce Prince
n'impofoit pour tribut aux laboureurs, que la neuvième partie de leur ré-
colte: il amgnoit des penlions aux fils & aux petits-fils des Mandarins dé-
cédez: on ne connoiflbit point de douanes dans fes Etats: les marchandifes
y entroient, 6c en fortoient iuns être taxées: la pêche n'étoit interdite à
perfonne dans les lacs 6c les rivières publiques : s'il talloit punir un crimi-
nel, comme le crime eft perfonnel , le châtiment l'étoit aufiî, 6c on ne
l'étcndoit pas comme à prêtent , jafqu'à fa femme 6c à fes enfans. Enfin
ce Prince, qui fignaloit chaque inlfant de fon régne par fa bonté 6c fa clé-
mence, en faifoit refientir les effets principalement à quatre fortes de per-
fonnes, aux vieillards qui n'avoient plus de femmes : aux femmes veuves
qui avoient perdu leurs maris : aux vieillards qui le trouvoientfans enfans, 6c
aux jeunes orphelins qui avoient perdu leur père. Ces quatre efpèces de mal-
heureux lui paroifibient les plus dignes de compafîïon, parce qu'étant def^
tituez de tout fccours humain, ils n'avoient de reflburce que dans la bonté
du Prince, qui, quoiqu'il foit le père de tous fes fujets , l'eil encore plus
particulièrement de ceux qui font le plus abandonnez.
Que diriez vous. Prince, continua Mencius,^ fi celui qui efl à la tête dn.
tribunal fuprême de la juflicc, ne veiUoit pas fur la conduite de fes fiibal-
ternes: s'il ne s'informoit pas de la manière dont les Magillrats adminiitrent
la jullice: s'il permettoit qu'on châtiât des innocens, 6c qu'on renvoyât
des criminels abfous? Je le dépoferois, répondit le Prince. Mais, pour-
luivit le Philofophe : Si un Roi néglige le foin de fon Royaume: s'il ne
fonge point à inClruire fes peuples; s'il n'a pas compafTion de leur mifere;
s'il ne protège point les malheureux, 6c ceux qui font fans appui; qu'en pen-
fez-vous? A ces mots le Prince rougit , 6c parut embarafle : il jetta les
yeux de côte 6c d'autre, comme s'il eijt été diftrait: 6c fans répondre à
Mencius^ il le congédia.
Dans un autre entretien, Mencias^ enfeigne au Prince à bien choîfir fes
Miniilires : il l'exhorte à np pas s'en rapporter au témoignage des particu-
liers, qui peuvent le iurprendre , ni même à la voix publique du peuple,,
Eee 3 qui
Suite de
l'Analil'e
du Chapi-
tre I I.
Partie. I.
Analife du
Chapitre
111. du
Men^ tfe'é,
Partie I.
Qualités
nécefl'aires
à celui qui
gouverne.
Première
qualité, la
Fermeté.
II y a de
deux
fortes de
Fermeté.
406 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
qui eft aifé à Te tromper: mais il lui confeillede s'aflïïrer par lui-même de
leur probité, de leur défintcreflement , de leur zèle, & de leurs lumières :
il lui propole le choix de ceux , qui depuis leur tendre jeunefle n'ont pas
cefle de s'appliquer à l'étude de la lagefle, &: qui dans un âge mûr, ont
acquis parleur travail 6c leur application, les connoifTances néceflaires pour
bien gouverner les peuples.
TROISIEME CHAPITRE.
CE chapitre contient le dialogue de Menclus avec fon difciple Kungfmg
tiheoti, Tur l'art de gouverner. Il fait voir qu'au milieu des troubles
dont l'Empire ell: agité, ôc vu la milere des peuples , qu'on opprime dans
les divers Royaumes : rien n'eil plus ailé à un Prince qui gouverne fes fu-
jets avec équité 6c avec douceur, que de le concilier tous les cœurs, & de
parvenir à la Monarchie. Mais où trouver aujourd'hui, dit-il, un Prince
qui ait ces qualitez? Ces heureux tems, où l'Empn-e étoit gouverné par
de lages Princes, font paflez, & à peine en relte-t-il le fou venir.
Il demande encore dans celui qurgouverne, un cœur ferme ôc inébran-
lable, foit quand il faut prendre Ion parti dans des affaires douteufes, foit
lorfqu'il s'agit de s'expoler aux dangers. Il cite plufieurs exemple de ces
grands hommes, que rien ne pouvoit ébranler, Se aufqucls on pouvoit ar-
racher la vie, mais non pas l'intrépidité 5c le courage.
Il difl-ingue deux fortes de fermeté: celle des petits efprits, 6c celle des
grandes âmes. Ceux-là ne fuivent que la première impétuofité d'une ar-
deur bouillante: celles-ci ne lé dirigent que par la droite raifon. Je me
fouviens, dit y\/(?«cm,que notre maître Confucius me donna autrefois deux
régies, aufquelles je pouvois dilcerner lavraye grandeur d'ame & le vrai
courage. Si l'occafion fe préfente de combattre, me diibit-il, & qu'après
de mûres rèflèxioïis, j'apperçoive qu'il n'eft pas jufte d'attaquer mon enne-
mi, fût-il beaucoup plus foible que moi, 6c incapable de me tenir tête, 6c
de balancer un moment la viftoire, je me donnerai bien de garde de l'atta-
quer. Vous voyez bien que ce ne iéroit pas alors la crainte qui me feroit re-
culer. Mais d'un autre côté, fi, après y avoir bien réfléchi, il me paroit
qu'il ell jufte de livrer le combat: quand on m'oppoferoit un million d'hom-
mes, rien ne pourra m'arrètcr, & je m'élancerai fans crainte dans les plus
épais efcadrons.
Mencius vient enfuite à la manière de bien gouverner. Il y a bien de la
différence, dit-il, entre la conduite des anciens Empereurs , ôc celles de
nos Princes: ceux-là aimoient la paix, 6c ceux-ci aiment la guerre; ceux-
là par leur piété 6c par l'exemple de leurs vertus , foumettoient les hom-
mes 6c les cœurs: ceux-ci foumettent véritablemet les hommes, mais non
pas les cœurs.
Quel eft le Prince qui ne foit pas paffionné pour la gloire, 6c qui n'ait
pas horreur de tout ce qui peut ternir fa réputation ? Il n'y a que la vertu
qui donne de la gloire : 6c il n'y a que le vice qui caufe du deshonneur.
Com-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 407
Comment donc le peut-il faire que des Princes, qui craignent tant les hom- Sui>e de
mes Se l'infamie, le livrent à leurs paffions &; aux vices? C'ell comme s'ils l'^"/.!''"^ ■
ne pouvoient fouffrir l'humidité, & qu'ils voulullent loger dans un apparte- p^ j j'j["'
ment bas ôc humide. S'ils ont tant de foin de leur réputation, que ne pren- Partie I."
nent-ils le moyen unique de l'établir, & de la conferver ? Il n'y en a point
d'autre, que de vaincre tes miauvailcs inclinations, que d'ellimer la vertu,
que de faire la guerre aux vices, que d'honorer lesfçavans, que d'élever
aux premières dignitez les perfonnes i'ages & vertueufes : que de profiter de
la tranquilité publique , pour établir des loix fages êc utiles. Un Prince
de ce caractère fe rendra toujours rtdoutable à fes ennemis , & s'attirera
Teftime & la vénération des autres Princes.
Mais qu'arrive- t'il? Maintenant que l'Empire eft tranquile , & qu'on
commence à y goûter les douceurs de la paix , ils ne fongent qu'à fe livrer
aux plaifirs , & à s'amollir de plus en plus par le luxe ôc l'oifiveté. Faut-
il s'étonner fi un Royaume gouverné par un tel Prince paroît chancelant:
fi les peuples murmurent: 6c 11 l'on ell: a la veille d'avoir de nouveaux enne-
mis fur les bras ?
11 n'y a perfonne, continue Mencius^ qui n'ait reçu de la nature une cer-
taine tendrefle de cœur , qui le rend fenfible aux miféres d'autrui. Un
Prince, dont les paflions n'ont point étouffé ce penchant naturel, 6c qui
compatit aux affligions de fes peuples, n'a pas plus de peine à gouverner
fon Royaume, que s'il le tenoit entre fes mains.
Mais comment dilcerner ce penchant fecret de la nature : cette fenfl-
bilité naturèle qui naît avec nous ? Un exemple vous le fera connoître.
Vous voyez tout-à-coup un enfant prêt à tomber dans un puits , aufîî-tôt
votre cœur eft touché : vous volez à fon fecours. Ce n'eft pas alors la ré-
flexion qui vous détermine: vous ne penfez pas à mériter la reconnoillan-
ce de fon père 6c de fa mère, ni à vous procurer un vain honneur : vous
agiffez par un mouvement purement naturel. Dans les événemens impré-
vus, 6c lorfqu'on n'a point le tems de réfléchir, ni de délibérer, c'eft la
fimple nature qui agit. 11 n'en eft pas de même dans d'autres conjonétu-
res, oîi avant que d'agir, on a le tems de fe confulter : il peut y entrer du
déguifement 6c de la diffimulation.
Ce que je dis de la compalTion, dit encore Mencius^ je le dis des autres
vertus: de la piété, de l'équité, de l'honnêteté, de la prudence : nous en
avons les fémences 6c les principes dans notre cœur : fî nous avions foin de
les illivre, nous ferions continuèlement en garde contre les paflions, qui
feules peuvent les détruire, 6c chaque jour nous nous perfeftionnerions de
plus en plus.
Un difciple de Confucius nommé T^fee lou, nvoit un fl grand défit de fa
perfeftion, qu'on lui faifoit le plus fenfible plaifir, quand on l'avertifibit
de quelque défaut. L'Empereur 2'u donnoit fur le champ des marques de
fon refpcdt 6c de fa reconnoifl'ance , à celui qui lui donnoit un fage confeil.
Chun , ce grand homme regardoit la vertu , non pas comme le bien d'un ^l^^^^^
particulier, mais comme un bien commun, 6c qui appartenoit à tous les iathverm',
hom-
Suite de
l'Analife
<lu Chapi-
tre m;
Paitie I.
40S DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
hommes. Tout ce qu'il voyoit de perfeftions 6c de vertus dans les autres,
il en failbit Ion profit, 6c s'efForçoit de les acquérir. C'eft ce qu'il a mis
en pratique dans tous les états de la vie, nort-Ièulement lorfqu'il cultivoit
les campagnes de Lie chan^ ou qu'il exerçoit le métier de potier de terre
dans la ville de Ho pin^ ou qu'il gagnoit là vie à pêcher dans le lac Lou y
ffe, mais encore lorfqu'il fut Empereur.
Tâcher ainfi d'exprimer en foi-même les vertus qu'on a remarquées dans
les autres, c'ell rendre la vertu commune à tout le monde: car après avoir
profité de l'exemple d'autrui, on donne le même exemple aux autres, afin
-qu'ils en profitent à leur tour.
Q.UATRIEME CHAPITRE.
Analife du
Chapitre
IV. du
Meng tfe'é ,
Partie I.
Des Cho-
fes nécef-
faircs pour
réuiTudans
la guerre.
ME N c I u S continue l'entretien qu'il avoit commencé dans le chapi-
tre précédent avec fon dilciple. Il parle d'abord -de trois chofes né-
ceflaires pour réuffir dans la guerre i fçavoir, le choix du tems, l'avanta-
ge du terrain, la concorde 6c l'union de ceux qui attaquent ou qui défen*
dent une place. Mais c'eft fur-tout cette dernière condition qu'il juge ê-
tre ablblument nécelTaire.
Je veux , dit-il , qu'une ville foit dans le meilleur état de défenfe , foit
par la hauteur de fes murs , foit par la profondeur de fes folTez, foit par le
nombre & la valeur de lès foldats , foit enfin par l'abondance de fes provi-
fions. Avec tout cela, fi la difcorde fe mêle dans les troupes, fi la mé-
fintelligence met la divifion entre les chefs 6c les foldats , quelque bien
fortifiée d'ailleurs que foit la ville, elle fuccombera bientôt , ôc ne fera
pas une longue réfiftance.
Un des difciples de Mencius lui fit peu après une queftion, qui fembloit
devoir l'embarafler : je me fuis apperçû, dit-il à fon maître, que dans les
difFérens Royaumes où vous vous trouvez quelquefois , vous recevez les
prélèns que les Rois vous font, & quelquefois vous les refufez. Vous avez
refufé deux mille quatre cens taëls d'argent fin , que le Roi de Tji vous
offroit : &C vous n'avez fait nulle difficulté d'en recevoir 1680. qui vous
ont été offerts par le Roi de Song , 6c izoo. que le Roi de Sic vous a pré-
fentez. Je ne trouve point d'uniformité dans cette conduite : la même
raifon qui vous avoit fait refufcr les préfens de l'un, devoit aufii vous por-
tera refufer le préfent des autres.
Vous vous trompez , répondit Mencius : je n'ai rien fiiit que félon les
lumières de la raifon 6c de l'équité. Me trouvant dans le Royaume deSong^
& étant prêt de faire un long voyage, il étoit de la politefiè 6c de l'équité
du Prince, de fournir aux frais que j'étois obligé de faire :j'avois par confé-
qucnt une bonne raifon d'accepter fon préfent. Le Royaurne de .S/e lorl^
que j'y étois, retentillbit du fi-acus des armes, Se étoit menace d'une irrup-
tion prochaine des ennemis : au milieu de ce tumulte , je courois rilque de
n'avoir pas de quoi vivre : £c il étoit laifonnable que le Prince qui m'avoit
ap-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 405,
appelle dans fes Etats , pourvût à ma fubfiftance. Mais pour ce qui eft du Suite de
Roi de tfi , comme il n'avoit aucune raifon de me donner, je n'en avois 'Analifc
point de recevoir : & fi j'euflè accepté fes offres, c'eût été en moi une eu- ^"^^ ^^ P^'
pidité honteuie, 6c indigne d'un homme, qui a pafle fa vie dans l'étude de Partie î,
ia fagefle.
Mencius étant allé dans la ville de Ping lo^ qui étoit du Royaume de 7/?,
trouva le pays défolé par une ftérilité générale : de ce grand nombre d'ha-
bitans , les uns périflbient par la faim , les autres abandonnoient une terre
ingrate , pour aller chercher des alimens dans les Royaumes les plus éloi-
gnez. Mencius adreflant la parole à A7oa /», Gouverneur de la ville: fi
quelqu'un de vos foldats, lorlqu'ils font fous les armes, lui dit-il, quittoit
fon rang jufqu'à trois fois de l'uite, ne le puniriez-vous pas ? Je n'atten-
drois pas, répondit le Gouverneur, qu'il fit trois fois la même faute: dès
la première fois il feroit châtié. Vous auriez raifon , répliqua Mencius :
mais vous vous condamnez vous-même ,en négligeant ce qu'il y a de plus
important dans votre charge. Pendant ces trilles années de ftérilité , les
peuples périffent de faim & de mifére : j'en vois un grand nombre , qui
courbez fous le poids des années , tombent de langueur dans les foflez , &
y finiflent leur malheureufe vie : j'en vois d'autres, 6c en plus grand nom-
bre , qui étant plus jeunes & ayant plus de vigueur , errent de côté Se
d'autre dans tout l'Empire, pour y chercher dequoi vivre. Hélas! répon-
dit Kiou fm^ je gémis de tant de calamitez, & je voudrois bien pouvoir y
apporter quelque remède : mais je ne fuis pas le maître de faire ouvrir les
greniers, Se d'exempter le peuple des tributs. Mais , reprit Mencius , li
un homme riche vous avoit confié le foin de fes troupeaux, 6c qu'il ne vou-
lût point vous affigner les pâturages convenables à leur nouriture , que fe-
riez-vous ? Vous êtes le palleur de ce grand peuple: c'eil: au Roi que vous
devez vous adredèr pour ibulager fa miiére, 6c fub venir à fes befoins: fi le
Roi ne vous écoute pas , verrez-vous tranquilement ce peuple mourir de
faim , 6c ne devez-vous pas plutôt renoncer à votre gouvernement 'i
Mencius voyant que les fages confeils qu'il donnoit au Roi de 7/z 6c i
fes Miniftres , n'étoient d'aucune utilité , prit le parti de le retirer dans fa
patrie. Un de fes difciples nommé l'u , qui l'accompagnoit dans le voya-
ge , appercevant un certain nuage de triileffe 6c de mélancolie , qui lui
couvroit le vifage, lui parla ainn : je vous ai fouvent entendu dire que le
fage ne fe fâche point, ÎI le ciel celle de favorifer fes entreprifes, 6c qu'il
ne fe plaint point lorfque les hommes refufent de fe conformer à lés maxi-
mes. Cependant je vous vois un air trille : cette mélancolie qui ne vous
eft pas naturèle , eft fans doute la marque de quelque fécret mécontente-
ment ?
Non, répondit Mencius, je ne me plains ni du ciel, ni des hommes :
ce font les différentes conjonctures, quijme rendent ou gai, ou trifte. Quand
je menois une vie privée, 6c que dans ma folitude , je m'occupois unique-
ment de l'étude de la fageffe, c'étoit le tems de la joie. Maintenant que
j'enieigne ma doftrine aux Rois 6c aux peuples, 6c que j'ai en vue le bien
public , c'eft le tems de la triftefle.
^ome IL Fff CIN-
410 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
C I N QJJ lÉME CHAPITRE.
Analife du f^^ ^ chapitre contient le dialogue qu'eut Mencius avec le Prince Fe/t
Chapitre V_J ^^^Kt héritier de la principauté de Teng. Il lui fait voir qu'il n'y a
V. du perlonne qui ne puifle pratiquer la vertu, ôc imiter les fages, parce que la
P^nfe'"! " ' ^°"'^^ '^^ ^* nature que nous recevons du tien *, eft la même dans tous les
- * ' ■ hommes , & que cette bonté n'ell autre chofe qu'une inchaation naturèlc
à la piété, & à i'cquité.
Lorfque les pafïïons s'élèvent avec l'âge, dit-il, fi la raifon les modère,
la nature fe perleétionne , 6c l'on devient vertueux. Il lui propofe enfuite
pour modèles, les Empereurs Tao Sc Chu». Et ne croyez pas ajouta Men-
cius qu'on ne puifle atteindre à la vertu de ces héros. Ils étoicnt hommes
comme vous: 6c avec les e'fForts que vous ferez, èc l'application que vous
apporterez, vous pouvez devenir fage comme eux. Tout ce que je crains,
c'eft que vous ne vous rebutiez par les difficultez qui fe rencontrent, lorf-
qu'on veut travailler à vaincre ies paflions , à pratiquer la vertu , ôc à ap-
prendre l'art de bien gouverner. Une médecine, dit le livre Chu king^ n'o-
père point la guérifon, fi elle ne travaille le malade: de même un Prince
ne tirera aucun profit des enfeignemens des fages, s'il ne s'efforce à fe vain-
cre lui-même.
Le Prince Fen kung à la mort de fon peve, qui arriva dans ce tems-là,
confulte Mencius de quelle manière il doit lui rendre les derniers devoirs,
pour mieux marquer fon refpeét filial. Il faut obferver, répondit Mencius ^
ce que les rits prefcrivent auxenfans, qui font véritablement refpeftucux
envers leurs pères. Le deiiil doit durer trois ans. Pendant ce tems-là , ils
doivent s'abftenir de toute fonction publique, pour ne s'occuper que de leur
iulle douleur: ils ne doivent fe vêtir que d'un habit de toile , ôc ite vivre
que du ris le plus commun.
J'ai appris de Confucius, pourfuivit-il, qu'autrefois lorfque l'Empereur
venoit à mourir, fon fils l'héritier de l'Empire, fe faifoit conitruire une mé-
chante hutte hors de la féconde porte du palais, où il paflbit trois ans à
pleurer fon père, à fe profterner matin êc foir devant fon cerciiil j", ôc à ne
vivre que du ris le plus grofiier. C'étoit le premier Miniftre, qui pendant
ce tems-là gouvernoit l'Empire. Les Mardarins Se les Grands de l'Empi-
re, à l'exemple de leurs Princes, s'empreflbient de donner des marques pu-
bliques de leur douleur, ôc le deiiil devenoit univerfel dans tout l'Empire.
Le Prince Fcn kung rcfolut de mettre en pratique l'enfeignement, que
. Mencius venoit de lui donner. Et comme les rits ne prefcrivoient dans la
pro-
♦ Du Ciel.
\ Il n'cfl pas rare cle voir des Chinois qui confervent plufieurs mois, & quelquefois
plufî-urs années , le cerceuil de leur père dans leur maifon, avant que de le porter à la
Sépulture.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 411
province de l'érigé que cinq mois de deiiil pour un Roi, il palTa ce tems-là Suite da
à pleurer fon père. Quand le jour tut marqué pour conduire le corps à la l'Analife
fépulture, la curiofité du ipeftacle attira une multitude innombrable de peu- "^'^ Chapi-
ples, de toutes les parties de l'Empire: on voyoit le Prince iiiivre la pompe partie" I,
funèbre, avec un viiage hâve & exténué, & pouiTant des l'anglots, qui par-
toient véritablement du cœur, Se qui attendriflbient juiqu'aux larmes ce
grand nombre de fpeftateurs.
Ces étrangers s'en retournèrent dans leur patrie après la folemnité des ob-
féques : & ce furent autant de bouches, qui vantèrent par-tout la pié-
té de Fen kmg, & qui rcflufciterent la pratique des anciennes cérémo-
nies , inftituées pour honorer les défunts , qii'on avoir alors beaucoup
négligées.
Fen kung fe difpofant à gouverner fon Royaume par lui-même, demande
à Mencius des régies de conduite, pour le gouverner fagement. Le pre-
mier objet, dit Mencius, qui doit fraper un Roi , c'eit le peuple : ce qui
touche davantage le peuple, c'ell la fubfiftance: ce qui le fait fubfiiter, ce
font les terres, quand elles font cultivées foigneufemcnt, & qu'elles produi-
fent abondamment les chofes néceflaires à la vie. Il faut donc principale-
ment veiller à la culture des terres, 6c avoir un extrême foin qu'elles ne
foient pas en friche; alors le peuple aura dequoi vivre, & n'ayant point
d'inquiétude fur fes beibins, il travaillera à régler fes mœurs, &: à acqué-
rir la vertu.
Au contraire s'il fe trouve dans la difette, la bride fe lâchera bien-tôt a
toutes les pafîîons : car il n'y a point de crime que la néceflîté & l'indigen-
ce ne lui faflént commettre: la rigueur des loix, &: la févérité des peines,
font un frein trop foible pour le contenir, lorfque fes befoins font extrêmes.
C'eft pour cette raifon qu'autrefois les fages Princes vivoient avec beau-
coup de modeftie 6c de frugalité. La modellie les engagcoit à trait ter leurs
peuples avec douceur, 6c la frugalité les empêchoit d'excéder dans l'impo-
fîtion des tributs. Ce qui a fait dire à un Alandarin habile, qu'un Prince
qui veut être riche , ne peut pas devenir vertueux , ou que s'il veut être
vertueux, il ne peut pas devenir riche.
Mencius exhorte enfuite le Prince à établir des écoles publiques , oii l'on
enfeigne à pratiquer la vertu. Puis il lui apprend la manière, dont on doit
faire le partage 6c la divifion des terres: enforte que , ni les laboureurs, ni
les Officiers du Roi , ne puiflent fe faire aucun tort les uns aux au-
tres. Enfin, conclut Mencius^ fl vous pratiquez exaétement tout ce que
je viens de vous dire, je n'oferois pas vous promettre de parvenir un jour
à l'Empire: mais je puis bien alfurer que les Empereurs fe formeront fur
vous, 6c vous prendront pour modèle.
Le Prince profita des inftruûions du Philofophe : 6c par la fage diftribu-
tion qu'il fit des terres, 6c fon attention à les faire cultiver, il vit bien-tôt
régner l'abondance dans fon Etat. La réputation qu'il fe fit, engagea plu-
fieurs étrangers à venir fixer leur demeure dans fon Royaume, 6c a lui de-
mander des terres à cultiver.
Fff2 Par-
Suite de
l'Analife
du Chapi-
t'C V.
Partie I.
4x1 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Parmi ces nouveaux venus, il fe trouva quelques féûaires, qui répan-
doientune opinion dangereule, ôc très-contraire au bon gouvernement. Ils
prétendoient qu'un Cage Prince devoit vivre de Ion propre travail comme le
peuple: qu'il devoit labourer lui-même fes terres, 6c ne manger que les
fruits d'une terre cultivée par fes mains royales : Mencius réfute ces féftai-
res de la manière fuivante.
Mencius s'adrelTant à Cbinfiang^^ qui s'étoit fait leur difciple : pourquoi
lui dit-il, les gens de votre le6te fe bornent- ils à la culture de la terre ? Que
ne font-ils les habits dont ils font revêtus? Que ne travaillent-ils les boyaux
& les autres outils , dont ils fe fervent pour le labour , les marmites où ils
font cuire leur ris, Se toutes les autres chofes qui font nèceflaires à leur mé-
nage? Cela ne vaudroit-il pas mieux que de parcourir les boutiques
des marchands 6c des ouvriers , pour y acheter ces differens utcnci-
les?
Cela n'eft pas poflible, répondit Chinfiang: la culture des terres deman-
de un homme tout entier: fi les laboureurs entreprenoient de faire eux-mê-
mes tous les ouvrages que vous venez de détailler, ils négligeroient le foin
des campagnes, 6c les campagnes négligées deviendroient ftériles.
Vous parlez fagement, répondit Mencius: mais à votre avis, c'efl donc
peu de chofe que de gouverner un Royaume? Ce travail n'efl; donc pas capa-
ble d'occuper tous les momens d'un Prince? Il en a de refte fans doute,
pour partager avec fon peuple le travail de la terre.
Cette comparaifon ferma la bouche à Chin fimig , £c il n'eut rien à répli-
quer. Mencius lui fait voir qu'il faut néceflaircment qu'il y ait dans un
Royaume divers emplois 6c différentes profeffions : qu'un feul homme ne
peut pas vacquer à tout: que l'Empereur Tao partageoit avec fesMiniftres
les foins du gouvernement, qu'avec leur fecours le peuple étoit foulage 6c
inftruit : 6c que c'eft là ce qu'on appelle dans un Prince la piété univer-
felle, qui s'étend généralement à tous fes fujets.
Il combat encore les mêmes fe£taires, qui vouloicnt établir l'égalité dans
le prix des différentes marchandifes : enforte qu'une étoffe grofliére fût
vendue au même prix que l'étoffe la plus précieufe.
Enfin il conclut ce chapitre, en réfutant la doftrine d'une autre feéte ,
qui prétendoit qu'on devoit aimer également tous les hommes fans diftinc-
tion de parens 8c d'étrangers j 6c il montre le ridicule 6c l'abfurdité de cette
opinion. Puis il fait voir que la coutume établie de tout tems de procurer à
fes parens une fèpulture plus honorable qu'aux autres , tire fon origine du
plus grand amour que la nature infpire aux enfans.
SIXIEME CHAPITRE.
Analife du
Chapitre
lÀtng tfee,
Piltie I,
1^ Te n c I u s inftruit Chin îai fon difciple , 6c lui apprend la manière ,
iVl dont fe doit comporter un fage, qui fait profeflion d'enfeigner l'arc
de bien vivre 6c de bien gouverner.
Il lui dit entr'autres chofes, qu'il doit
bien
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 413
bien fe donner de girde de s'introduire lui-même d'une manière indécente Suite de
dans le palais des Princes, 6c qu'il doit attendre qu'on l'invite & qu'on l'''^"a''''e .
le preflc d'y aller: que le plus vil artiian rougiroit de ne pas lliivre les régies f^^ ^^^P''
de ion art : que de même un fage doit montrer dans toute fa conduite la partie L
droiture de ion cœur, .l'honnêteté de fes mœurs , Se l'équité de les aftions :
..,,,,,,, ,. . ri- • ' • Conduite
que s il cherche a s élever aux dignitez , ahn de pouvoir mieux répandre fa d'un hjin-
doftrine, il ne doit uiér que des moyens que l'équité prefcrit : que s'il de- "^^ 1"'
meure dans une condition privée, il doit être tranquile , puifqu'il mérite '^^"'^nfei';
également d'être honoré à caufe de l'excellence de fa doétrine. autTcç"
Le premier Miniftre du Royaume de Song étant venu trouver Mencius ^
lui fit connoître le deflcin qu'il avoit d'abolir la coutume odieufe qui s'é-
toit introduite , de charger le peuple d'impôts : qu'il fouhaittoit de faire
revivre les anciennes loix qui n'exigeoient pour tribut que la dixième par-
tie de la récolte , & qui défendoient de. taxer les marchandifes étrangères
qui entroient dans le Royaume : mais , ajoûta-t-il , comme il y a long-
tems que ces fages loix ne font plus en vigueur, Se qu'elles paroiffent tout-
à-fait oubliées , je ne crois pas devoir les rétablir tout d'un coup : il vaut
mieux ce me femble, le faire peu-à peu, afin d'y parvenir infenfiblement ,
& par des progrès imperceptibles. Qu'en penfez-vous ?
Je ne répondrai à votre queflion, dit Mencius, que par une comparaifon
familière. Un certain homme avoit pris l'habitude de dérober tous les
jours quelques poules de fes voifins : un de fes amis qui s'en apperçut, eut
le courage de lui repréfenter que cette aftion étoit honteufe Se indigne d'un
homme d'honneur Se de probité. Je l'avoue , répondit le doâreur ; mais
c'eft un vice qui a pris en moi de trop fortes racines, pour pouvoir m'en
corriger tout d'un coup. Voici ce que je ferai : je ne déroberai plus qu'une
feule poule par mois : Se enfin le tems viendra que je m'abftiendrai tout-
à-fait de ce larcin. Qu'en penfez-vous , pourfuivit Mencius ? Croyez-
vous que cet homme qui reconnoît Se détefte fon vice , ne doive pas s'en
corriger fur l'heure ?
Environ ce tems-là , deux feâres infe£toient l'Empire de leur mauvaife
dodtrine. l'ang étoit l'auteur de la première, Se iVf/de la féconde. Men-
cius zèle défenfeur de l'ancienne doftrine réfutoit continuclement leurs er-
reurs: c'eft ce qui d'abord le fit pafier pour un homme hargneux, de mau-
vaife hum eu
ce qui d'abord le fit pafier pour un homme hargneux, de
r, oc qui n'aimoit qu'à difputer. Un de fes difciples ,
quia-
voit à cœur la gloire de fon maître , lui rapporta que ces étrangers , dont
il combattoit les opinions, le décrioient de tous cotez. Se le faifoient palTer
pour un difputeur éternel.
Que ne puis-je me condamner au filence pour le refte de mes jours , ré- Eloges des
pondit Mencius ? Mais c'eft ce qui ne ra'eft pas permis , Se mon devoir
m'oblige de forcer mon inclination Se de m'oppolèr à ce torrent d'opinions
dangereufes, dont on voudroit inonder l'Empire. Depuis le fage gouver-
nement des Empereurs Tao Se Chun , où le peuple vivoit tranquile a l'om-
bre de leur autorité , on a vu une viciflitude continuèle de bon Se de mau-
vais gouvernement. Les Empereurs qui fuccéderent à ces fages Princes ,
Fff 5 ne
Régnes de
Chnn ôî
d'rwo.
414 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite de ne s'occupèrent que de leurs plaifirs : 8c abufant de leur pouvoir, opprime-
l'Analife i-ent le pauvre peuple par leurs exaftions ôc leurs violences : on vit les uns
du Chapi- ^ij^^j-g ig3 maiions d'un grand nombre de leurs liijets , pour y creufer la
Pirtie I. terre, Sc y faire des étangs , des lacs , èc des rélbrvoirs : on en vit d'autres -
chafTer les peuples de leurs villages èc de leurs campagnes, pour le faire des
parcs, des jardins, & des lieux de délices. Les bourgades entières furent
bien-tôt changées en forêts, qui iervoient de retraite aux tygres, aux cerfs,
aux fangliers, Se aux léopards. Tels étoient les amufemens de ces Princes,
qui réduifoient leurs peuples à la plus afFreufe indigence. Tcheou qui leur
fuccéda au trône , mit le comble à la tyrannie par lés cruautez. Les cris
ÔC les gémidcmens des peuples touchèrent alors le cœur de Fou vang : il
déclara la guerre au tyran, & le détrôna.
Maître de l'Empire , ce Prince s'appliqua à lui rendre fa première fplen-
deur, & à procurer le bonheur de fesfujets: il détruifit ces jardins, ces
parcs , ces forêts , ces maifons de plaifance, & rendit au peuple les terres
qui lui appartenoient. L'Empire changea bien- tôt de face : ôc après tant
de miferes, &: de calamitez, le peuple commença enfin à refpirer. Mais
cet heureux tems ne fut pas de durée. Les Princes qui fuivirent, perdirent
infenfiblement le goût de la vertu : les loix s'afFoiblirent : on négligea de
s'inftruire des fages maximes, qui apprennent l'art de régner : l'Empire fe
vit replongé dans fa première barbarie : jufques-là que ces vertus fi propres
de l'homme raiibnnable, je veux dire ;, l'amour filial Sc le refpeft pour fon
Prince, furent prefque anéanties.
Confucius parut alors: & touché d'un aveuglement fi général, il tâcha
de prévenir la ruine de l'Empire , en réformant les mœurs, en rappellant
les loix anciennes, 6c jen remettant devant les yeux des Princes, ôc des peu-
ples, les grandes aét ions des Empereurs 6c des Rois, qui régnèrent glorieu-
fement pendant plus de deux cens ans : c'ell ce qu'il fit dans le livre qu'il
intitula le Printems ^ r Automne. Ses inftruétions 6c fes maximes furent
écoutées èc applaudies: on ne put s'en défendre, 6c chacun travailla à y
conformer fes mœurs.
Mais nous refte-t-il maintenant quelque trace de cette réforme.^ Où font
les Empereurs qui fe rendent rcfpeétables aux peuples par leur fagefle 8c
leur vertu? De quoi s'occupent les Rois? Ne les voit-on pas fouler aux
pieds les loix de l'équité, pour s'entre-déchirer, 6c fe détruire les uns les
autres par les plus cruelles guerres: Combien de maîtres ignorans ÔC impies
profitent de ces troubles, pour répandre leur pernicieuie dodrine, 6c éta-
blir leurs dangéreufes 'feéles ? Telle eft celle à'Yang cbu,^ qui fans avoir
égard au bien public , veut que chacun ne fonge qu'à lui-même 6c à fes
popres intérêts , 8c qui fe déclare l'ennemie de tous ceux qui gouvernent.
Telle ert celle àcMe tie , qui ne connoît pas l'étroire liaifon du iang, 6c qui
polant pour principe qu'on doit aimer également tous les hommes, détmit
l'amour filial, 6c ne met point de différence entre un père 6c un étranger.
Ces feftaires fe font déjà fait des difciples parmi les Lettrez , qu'on voit
rejetter l'ancienne dodrine qu'ils ont reçue de nos fages, pour fuivre des
doc-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 415-
doftcurs aveugles , &C embrafler leurs pernicieux dogmes. Que devien- Suite de
dra le bon ordre, la paix , & la tranquilité de l'Empire, fi on ne ré- '.'^"Au'^ ■
prime au plutôt ces fcftaires ? on a vu dans tous les tems de grands f^g vi '""
perfonnages, qui font venus au lecours de l'Empire, loriqu'il étoit fur Partie L
le penchant de fa ruine. Le célèbre Ta , arrêta le débordement des
eaux , ôc rétablit l'abondance. Le Prince Tcheoti kong dompta & mit
en fuite des uaiions barbares , qui étoient venues du Septentrion 6c
du Midi , 6c rendit aux peuoles leur première tranquilité. Confu-
cius remit en vigueur les loix anciennes, ôc s'oppofa aux pernicieux def-
feins de quelques rebelles. Maintenant que des pelles publiques fe répan-
dent de tous cotez, pour corrompre les eiprits , 6c anéantir les bonnes
mœurs, ne dois-je pus, à l'exemple de ces grands hommes, faire tous mes
efforts, pour les exterminer, 6c en prélerver l'Empire.
Mencius finit ce difcours en donnant des régies de la vraye tempérance.
Se il fait voir le ridicule des fauflcs louanges qu'on dormoit à un homme,
qui affeéloit vainement de paroîtrc fobre.
SECONDE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER,
A la vue de la conduite de quelques Princes, qui dans le gouvernement Analife dà
de leurs Etats, ne fuivoient que leurs caprices, 6c négligeoient les an- Chapitre
ciennes loix, Mencius fait les réflexions fuivantes. '^^"
Un artilan, quelque habile qu'il foit, ne réuffira jamais dans fon ouvra- Partie IL
ee, s'il ne fe fert du compas 6c de la régie. Celui qui préfide à un con- -k,,-,^^^ '
° r 11111, ^ ° , i'r ' ui L • 1-1 Maximes
cert, ne fera de la plus belle muiique qu une ûeiagreable cacophonie, s il jg Gou-
n' employé les douze flûtes, les unes longues, 6c les autres courtes pour ac- vernc-
corder enfemble les voix 6c les inftrumens. Il en eft de même d'un Prince: ^^'^'^
fon Etat fera dans le dcfordre 6c la confufion, s'il ne dirige fa conduite fur
les loix d'un bon gouvernement, que les anciens nous ont laiflëes.
Ce lont les anciens qui ont inventé les divers outils, les compas, la ré-
gie, la manière de niveler, les poids, les meiurcs, 6c tous les autres inftru-
mens dont on fe fert maintenant avec tant de fuccès, pour perfeétionner les
édifices, 6c les différens ouvrages fi utiles au bien public. Ce font eux
pareillement qui, par une application conftante, ont tâché de tranfmettre
a leur poftérité l'art de bien gouverner les hommes, en établiflant les plus
fagçs loix, qui nous ont enfeigné celles de l'équité, de la civilité, de la
politcfTc: qui nous ont appris à taire le partage des terres, à planter des ar-
bres, à nourir des animaux propres à l'entretien de la vie, 6c à établir les
écoles, pour iaftruire les peuples dans les bonnes mœurs. Le Prince qui
TB£:
4i6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite de ne fe met pas en peine d'obferver ces loix , pourra-t-il jamais gouverner fa-
l'Aiialife gement ion Royaume.
trc I. '' Un Prince , pourfuit-il, qui ne Ce conduira pas félon les loix de l'équité,
raitiell, n'aura pour Miniftre que des âmes bafics, qui flatteront fes inclinations, 6c
qui n'auront nulle attention à faire obièrver les loix. Enfuite ce grand
nombre de Mandarins, qui fuivent d'ordinaire le llile de la cour, ne cher-
cheront que les honneurs èc les commoditez de leurs charges , & en négli-
geront les devoirs: le peuple qui verra cette tranfgreflîon générale des loix
& de la juftice, n'aura plus rien qui le retienne : il ne craindra plus d'en-
freindre les loix de l'Empire, il vivra fans frein, 6c lâchera la bride
à fes paflions. Je le demande : un Royaume fubilflera-t-il long-tems dans-
cet état ?
Il faut donc qu'un Prince foit amateur de la fagefle Se de l'équité : il faut
qu'un Miniftre Ibit fidèle à fon Prince, & prompt à exécuter fes ordres.
Lui fera-t-il fidèle , s'il ne fonge qu'à lui complaire, Sc à flatter fes paf-
fions ? Sil ne lui met pas devant les yeux les vertus héroïques des an-
ciens Empereurs, ces grands modèles, que tout fage Prince doit imiter,
Mencius fait voir enfuite , que rien ne contribue davantage au renverfc-
ment d'un Royaume, que l'exercice injufte de l'autorité royale.
Il y a un art, dit- il, de maintenir fon autorité : c'eft d'entretenir les peu-
ples dans la fidélité qu'ils doivent à leur Prince. Le moyen de les rendre
fidèles, c'eft de gagner leurs cœurs : le cœur des peuples fe gagne aifément,
quand l'autorité eft dirigée par l'amour de la juftice, & par le défir de pro-
curer le bien public. Un loutre , continue-t-il , qui tend fans cefle des
pièges aux poiflbns, les oblige de fe cacher au fond des eaux. Un milan
qui voltige en l'air à l'entour des petits oifeaux, les fait trembler , 5c les
contraint de fe retirer dans le î creux des arbres : c'eft ainfi qu'autrefois ces
Princes barbares Kié ?)C 'Tcheou ']Ctx.o\cnX. reff"roi & la terreur parmi les peu-
ples , 6c les forçoient de chercher un azile auprès des fages Princes Tcloing
tang &c Vou vang , dont on vantoit par-tout la douceur , l'équité , & la
clémence-
L'on fçait ce que produifit la tyrannie que tcheoii excerçoit fur -fes peu-
ples. Le Prince Pe y d'une part, 8c le fage Tay kong de l'autre, fe dérobè-
rent à fes cruautez , en cherchant une retraite iur les bords de la mer. La
rendtamée faifoit retentir de toutes parts les grandes vertus du Prince Fen
vang: fa piété, fa clémence, fa juftice, la bonté de fon cœur tendre 6c
compatifTant : le foin qu'il prenoit des vieillards, des pupilles, des veuves,
& des orphelins. Que faifons-nous ici, dirent ces deux fages? Allons trou-
ver ce fage Roi, 8c attachons-nous pour toujours à fon fervice. Ils le fi-
rent: mais de quelle impreflîon le peuple ne fut-il pas frappé, quand il vit
la démache de ces deux hommes fi illuftres par leur naiflance ôc par leurs
emplois, fi vénérables par leur âge 6c par leurs vertus: ôc qui étoient re-
gardez comme les pères de la patrie? Cet exemple entraîna tout l'Empire.
Tcbeou fut abandonné de fes fujets, & contraint de defcendrc malgré lui de
fon trône, ôcde le céder à Fen vang.
On
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 417
On voit des Princes, dit encore Mencius ^ qui affeftent de paroitredoux Suite de
Se affables, Tobrcs & modérez : mais ce ibnt-là des vertus Feintes &; appa- 'Anaiitc
rentes , loriqu'elles ne réfidcnt pas dans le cœur, & qu'ils les démentent f " ph^pj-
par leurs aûions. Sont-ils véritablement affables , lorlqu'ils n'ont que du partie II,
mépris pour leurs fujets ? Sont-ils fobres & tempérons, lorfque rien ne
peut contenter leur avarice, & qu'ils oppriment les peuples par de continuel-
les exactions ? C'eft dans l'afFeétion du cœur que confîltc la vraye clé-
mence , ôc non pas dans les grimaces extérieures , dans un ton de voix
afïêété, dans un fous- ris obligeant , ni dans les dehors d'une douceur em-
pruntée.
Les yeux de l'homme font fouvent connoître ce qui fe paOe dans fon
cœur : la candeur de l'ame , fa droitiux , fa bonté , fe manifeftent par une
douce lumière qui y éclate: le vice au contraire, la feinte, la diffimulation
fe découvrent par certains nuages qui les obfcurciffent. Enfin les bonnes
ou mauvaifes affeftions du cœur viennent à la connoiflance du public, par
une fuite d'aârions ou vertueufes ou vicieufes, qui y font conformes.
Un des difciples de Mencius lui demanda comment il fe peut faire que .
tant de perfonnes fages , qui aiment tendrement leurs enfans, ne prennent
pas le foin de les infïruire eux-mêmes , & qu'au contraire ils confient à
d'autres leur éducation. C'eft un effet de leur fageffe, répondit Mencius.
N'efl-il pas vrai que fî un fils ne profite pas des inflruélions de fon père,
s'il n'écoute fes préceptes qu'avec un air chagrin, le père ne manquera pas
de fe fâcher contre ce fils indocile: qu'arrivera-t-il alors? Le naturel de cet
enfant s'aigrira: il en viendra mémejufqti'à faire ces reproches à fon père:
Vous me drcffez un plan de vie, lui dira-t-il, bien contraire à ce que vous
faites : vos aftions ne me paroifîént gueres conformes à vos maximes. Alors
les efprits s'aliéneront de part & d'autre: l'amour du père fe refroidira: le
fils perdra infenfiblement la foumiffion 6c la tendreffe qu'il doit à fon père;
ladivifion fe mettra dans la famille: quoi de plus contraire au bon ordre?
Il conclut ce chapitre par trois défauts qui fe gliffcnt fouvent dans le Défauts
refpeét filial: le premier, quand un fils apperçoit quelques défauts dans fon q"i ^e glif-
pcre, & que, fans manquer au refpetSt, il n'a pas recours à quelque adreffe '^^"^ °'^'''"
ingénieufc, pour le ramener à la vertu, ainfi que fiifoit le Prince Chun, dan^io*^"
qui ayant un père très-vicieux, redoubloit chaque jour fes attentions & fes reipedl
complaifances, inventoit des moyens de le réjoiiir, afin de gagner fes bon- *'''^'-
nés grâces, 8c de lui infpirer l'amour 6c la pratique de la vertu. Le fécond, Confeils
quand un fils qui a des parens pauvres, n'a pas foin de foulager leur mifere, ^'^^EnfiiKi
6c de fournir à leur fubfiflance. La troifiéme enfin, quand un fils néglige dre k's'dé-
de fe marier, 6c de laiffer une •">'■■' ■ '■ < ,- ^ •,. .
peét filial , en pratiquant plu
pour honorer les parens défunts
defe marier, 6c de laiffer une poflérité qui perpétue dans la funille le ref- fauts de
peét filial, en pratiquant plufieurs fois l'année les cérémonies prefcrites leurs /'ew.'
tome IL Ggg CHA-
4i8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
CHAPITRE SECOND.
MEncius fait voir dans ce chapitre, que les fages Empereurs , qui
fe l'ont fuccédez les uns aux autres, ont tous tenu la même conduite
n ^'dlî'' '^^"^ ^^"'" façon de vivre 6c de gouverner, & que leur bonté ne fe bornoit
jwé»g tfec, pas à quelques particuliers, mais qu'elle étoit univerfelle, ôc s'étendoit gé-
Fartie H. néralement à tous leurs fujets. On lui dit fur cela, qu'on vantoit par tout
l'aftion généreufe de Tsc'é chan premier Miniftre du Royaume de Chin: ce
- Mandarin ctoit fur le point de traverfer une rivière dans l'endroit oià elle'
étoit guéable , il apperçut un pauvre homme, qui étant à pied, n'ofoit
tenter le gué. Touché de compaflîon , il le fit monter fur fon char, & le
conduifît à l'autre bord.
On ne peut pas nier, répondit Af^wm , que ce Mandarin n'eût l'incli-
nation bien faifmte : mais qu'il fût habile à gouverner un Etat, c'eft ce que
je n'avouerai jamais. Les fages Princes ont toujours eu foin de faire conf-
truire des ponts pour la commodité du public, 6c on n'a jamais oiii dire
que pendant leur régne le commerce des peuples fût interrompu par la dif-
ficulté de pafler une rivière.
Menciui établit cnfuite plufieurs régies de prudence. Il veut qu'on foit
extrêmement réfervé fur les défauts des autres, pour ne pas les publier in-
difcrettement. II avertit que tout ce qui ell exceffif eft vicieux, jufqu'àla
vertu même, qui cefie d'être vertu, lorfqu'elle eit portée à l'excès; que
tout étoit naturel dans Confucius, &: qu'on voyoit toujours, foit dans {ç.%
difcours , foit dans fes actions un caraèlere modelle 6c éloigné de tout falle
6c de toute oftentation: que ce ne feroit pas un grand malheur, fi les lan-
gues médifantes ne nuifoient qu'à elles-mêmes : mais que le comble du
malheur ell de voir le tort qu'elles caufent au public, en écartant par leur
malignité des dignitez 6c des charges, ceux qui par leur vertu font les plus
capables de les remplir.
Un de fes difciples nommé S'iu , lui demanda pourquoi Confucius s'arrê-
toit fi fouvent au bord d'un ruifieau: cePhilofophe, dit-il, rapportoit tout
à l'infiruftion des peuples: mais je ne vois pas ce qu'il pouvoit y avoir dans
cette eau courante, 6c fon doux murmure, qui pût lèrvir de matière à la
réformation des moeurs.
Il faut vous l'apprendre, répondit i1/i?»c/w. Il confidéroit attentivement
cette eau , qui fortoit nuit 6c jour de la fource, 6c qui continuoit paifible-
ment fon cours jufqu'à la mer, fans être arrêtée, ni par l'inégalité du ter-
rain , ni par les goufi-Ves qui fe trouvoient fur fa route, 6c c'étoit pour lui
un fonds inépuilable de réflexions. Voilà , difoit-il, une image naturelle
d'un homme qui puife dans la vérité comme dans fa fource les régies de
fa conduire, 6c que nul obftacle ne peut empêcher d'arriver à la perfeiElion
de k vertu.
Après quoi il paffe à l'ufage que l'homme doit faire de la raifon, qui eft
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
41P
la feule chofe qui le diftingue des bêtes , & il propofe pour modèles quel-
ques-uns des anciens Empereurs, qui luivoicnt en tout la droite raifon.
Le Prince Chun^ dit-il, s'étoit fait une fi douce habitude d'agir félon les
lumières de la raiion , que même, fans y réfléchir, il ne s'en écartoit ja-
mais.
Le Prince Tu étoit continuellement attentif à ne rien faire de contraire à
la droite raifon. Son Echanfon ayant fervi un jour à fa table un vin exquis,
il s'apperçut qu'il goûtoit trop de plaifir à le boire. Je crains, dit- il, que
les Pruices qui me luccéderont, ne fe laiffent amollir le cœur par une boif-
fon Cl délicieufe. Il congédia aufli-tôt l'Echanfon, Se renonça à l'ufage du
vin.
Le Prince Tcbing tang veilloit toujours fur lui-même , poitr ne point don-
ner dans l'une des deux extrémitez fi contraires à la vertu. Dans le choix
de fes Miniftres il n'cnvifageoit que leur vertu. Le villageois étoit préféré
au noble: l'étranger l'emportoit llir fes proches, lorfqu'il leur reconnoilîbit
plus de talent 6c de mérite.
Depuis que l'Empereur Pw^ vang transféra le fîége de l'Empire en Occi-
dent, on vit un affoibliflement fenfible , dans toutes les parties de l'Etat:
les fages maximes , 6c les belles aétions des anciens Empereurs tombèrent
infenfiblement dans l'oubli. C'eft ce qui porta Confucius à écrire les anna-
les des Princes illullres du Royaume de Lou la patrie. Il en trouva la matière
dans les annales des Mandarins, prépofez à écrire l'hiftoire de leur nation :
mais il leur donna un nouveau jour par les réflexions qu'il y mêla, 6c par
les orneniens d'un ftile poli 6c châtié: 6c comme ce Philofophe penfoit 6c
parloit toujours modcilement de lui-même, il avoit accoutumé de dire que
ce qui fe trouvoit de bon danslbn livre, n'étoit point de lui, 6c qu'il l'avoit
emprunté d'ailleurs : que tout ce qu'on pouvoit lui attribuer, étoit d'avoir
donné à cette fuite de faits un meilleur ordre , 6c les agrémens de la dic-
tion.
Mencius donne enfuite des régies de tempérance, de libéralité, 6c de
force , qu'il dit lui avoir été enfcignées par les difciples de Confucius. Il
veut fur-tout que dans l'exercice de ces vertus, on ne s'attache pas à la pre-
mière vue qui lé préfente, mais qu'on réflèchifle mûrement, avant que de
fe déterminer à quelque aélion propre de ces vertus. Puis il ajoute que le
moyen de s'attirer l'amitié 6c l'eftime des hommes , c'eft de pratiquer la
piété 6c l'honnêteté , qui confifte à avoir des manières d'agir fincéres ,
obligeantes, 6c civiles.
Si en rempliflant ces deux devoirs, dit-il, je ne laifle pas d'être en but-
te au mépris 6c aux inveèlives d'un efprit dur &: groffiei-, je commence paV
me fonder moi-même, 6c par examiner fi je n'ai rien fait de contraire à ces
vertus: je redouble les témoignage,? d'amitié, de politefle, 6c dercomplai-
fance, pour tâcher de l'adoucir: mais fi je vois que je ne gagne rien, s'il
ne répond à mes carefles que par des paroles rudes &: choquantes : je me dis
alors à moi-même: voilà un caraétére d'homme bien intraittable, je n'y
vois nul fentiment d'humanité, 8c il ne paroît différer en rien des bêtes fe-
Ggg z roces,
Suite de
l'Aiialife
du Chapi-
tre II.
Partie II.
Habitude
de Chun
dans la
pratique
de h Ver-:
tu.
Confucius
écrit les
Annales de
la Patrie.
420 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite de roces: lainbns-le tel qu'il eft, ce feroit me tourmenter vainement, que de
rAna'ii'e vouloir l'apprivoifcr. C'ell ain(i que rien ne peut inquiéter le fage , 6c
du Chapi- q^jg ^^^ injures les plus groiricrcs ne font pas capables de troubler fa tran-
Partic II. quilité.
Enfin il finit ce chapitre. i°. Par montrer que quoique les fages agif-
fent, différemment félon les conjonctures oh ils fe trouvent, c'eft cependant
le même elprit , la même équité, & la même droiture de cœur, qui eft
le principe de leurs aélions. 2.°. Par des inveélives contre ceux qui met-
tent en œuvre les plus indigiies baflefles, Se les flateries les plus ferviles,.
pour parvenir aux charges ôc aux dignités, mais que la bonne fortune,
aveugle, Se qui deviennent mfolens dans l'élévation, j
CHAPITRE TROISIEME.
Analife du Tk yT E N ci u s fait voir jufqu'où le Prince Chun porta fon amour , fon ref-
pJ^^P'"^ iXd. P^*^ ^ ^°" obéiffance envers fon père 6c fa mère. L'Empereur Tao
Mem tfié f^ voyant accablé du poids des années, & des infirmitez, compagnes ordi-
Fartis 1 1.' naires de la vieillefle, lui confia le gouvernement de l'Empire. Dans le fein
de la grandeur, au milieu des honneurs, desrichefles, de l'opulence, Sc
des applaudiiîemens d'un grand peuple, il ne pouvoit goûter aucun plaifir,.
parce qu'il voyoit fon père 6c fa mère livrez à des pallions honteufes: Se tou-
te fon attention alloit à chercher les moyens de les faire rentrer dans les
voies de la vertu. C'ell: ce qui lui faifoit fouvent pouffer des foupirs vers le
ciel : & quoiqu'il fût âgé de fo. ans, 6c le maître de l'Empire, il perfévé-
ra iufqu'à la mort dans la pratique de tous les devoirs que prefcrit la piété
filiale.
Il fait voir enfuite les égards extraordinaires qu'il eut pour fon frère nom-
mé Siang^ Prince dénaturé, qui avoit plufieurs fois attenté à la vie de l'Em-
pereur fon frère. Loin de punir fon crime, lorfqu'il en eut le pouvoir, il
le combla d'honneurs, de bienfaits, 6c de richeffes.
T.W laiiïe L'Empereur Yao étant prêt de mourir , laiffa l'Empire à fon Miniftre
j-'^^'^P'^^ ^ Chitn^ préférablement à fon fils, en qui il ne trouvoit aucune des qualitez
ue chun néccffahes pour bien gouverner: furquoi un des difciples de Mencius lui
préférable- demande , s'il eft au pouvoir d'un Empereur de priver ainfi fon fils de l'hé-
jneatàfou ritage paternel.
^■^* Non, répondit Mencius, c'eft le ciel qui en difpofc, c'eft le ciel qui a
Seutiment donné l'Empire au Prince Cbm: l'Empereur Tao n'a fait que le propofer
f;«/a'"ce ^" ciel, le ciel l'a agréé : les peuples frappez de l'éclat de fes vertus , fe font
ftijet. fournis fans peine à cet ordre du ciel, 6c font venus en foule reconnoître le
nouvel Empereur. Ce concours des fuSi^iges, ce mouvement unanime de
toutes les parties de l'Etat n'a rien de naturel, 6c ne peut être que l'effet
d'une volonté fupérieure, qui préfide aux événemens. C'eft une choie cer-
taine, ajoûte-t-il, qu'on ne doit attribuer qu'aux ordres du ciel, les évé-
nemens dont on ne voit point la caufe. Du relie, le ciel ne rejette du
tronc
■ ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 41s
trône de leurs pores , que les enfans indignes de le pofieder: tels que fu- Suite de
renc les Empereurs Kié ÔC T'cheou, que leur tyrannie av oient rendu des ob- 1 An'lifc
jets d'horreur, ^ ^ ^^^ f^^P''-
Il loue encore la modeftie & le dcfintéreflement d'un fage nommé Tyn. pattie II.
C'étoit un fimple laboureur , mais qui étoit en grande réputation dans
l'Empire, à caufe de fa fagefle Sc de Hi vertu. Le Prince Tthing tang, qui
en avoit fouvent entendu parler avec de grands éloges, voulut profiter des
confeils d'un homme fi éclairé, cc l'attirer à fa cour. Il lui envoya des
AmbafFadcurs avec de magnifiques préfens,pour l'inviter à venir fixer la de-
meure dans fon palais. Tyn ne parut nullement touché ni des préfens qu'il
refufa, ni d'une AmbafTade fi honorable. Il y a, dit-il, dans les ofiùes 6c
la propofition que vous me faites, dequoi flatter un homme qui auroit des
viies ambitieufes': mais pour moi qui ne défire rien en ce monde, pourrois-
je renoncer au repos de ma folitude , 8c au plaifir de chanter les vers des an-
ciens fages, de lire leur Hvre, & de me former fur leurs exemples, pour
me jettcr dans le tumulte d'une cour , 6c efluyer les peines 6c les chagrins
inféparables du maniment des affaires publiques.
Le Prince fut fort furpris, quand on lui rendit la réponfe du laboureur.
Un tel mépris des honneurs ôc des richefles, lui fit fouhaitter avec encore
plus d'ardeur, d'avoir auprès de fa perfonne un homme de ce caraftére : il
lui envoya jufqu'à trois fois d'autres AmbafTadeurs , pour lui faire de nou-
velles inllances. Alors le fage Yyn conçut qu'un Prince qui le recherchoit
avec tant d'empreflement, ne pouvoit manquer d'avoir des vues très-droi-
tes 6c très-utiles au bien defes peuples: fans doutç:, dit-il, que le ciel m'a
donné plus d'intelligence qu'au commun des hommes, afin que je répande
ma doctrine, 6c que le Prince aidé de mes confeils, fafle revivre par l'é-
quité de fa conduite, les vertus prefqu'éteintes de nos anciens Empe-
reurs.
Ce motif fit plus d'impreffion fur lui, que l'es honneui-s 6c les préfens
qu'il dédaigna: il fe rendit à la cour du Prince T'ching tang: 6c ce furent
fes avis qui déterminèrent ce Prince à déclarer la guerre au tyran Â/V, èc à
délivrer les peuples de la cruelle opprefîion, qui les faifoit gémir depuis li
long-tems.
Mencius fait enfuite cette réflexion : les fages , dit-il , tiennent fou-
vent des routes différentes : les uns s'infinuent dans le palais des Princes , le^
autres s'en éloignent: les uns ne refufcnt point les honneurs 6c les dignitez,
les autres les craignent ôc les méprifent. JVIais dans cette divcrfîté de con-
duite, ils n'ont tous qu'un même biat, qui eft de pratiquer la vertu, £c de
mener une vie irréprochable.
H finit ce chapitre par détromper un de fes difciples, qui ajoutant foi à
des bruits populaires, croyoit que quelques fages s'etoient abbaiffez jufqu'à
prendre des emplois vils 6c méprifables chez les Princes, afin de fe faire
connoître, 6c de fe frayer un chemin aux dignitez: il lui fait voir que ce
font autant de fables inventées par des gens, qui cherchoient des exemples
pour juftifier les lâchetez 6c les baffeffeSjpar lefquclles ils s'efforçoient de
mériter la proteaion des Grands.
Ggg ? , CHA^
4ii DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
CHAPITRE (QUATRIÈME.
Analife du T^ ^^^ d'abord que les anciens fages n'avoient en vue dans leur conduite
Chapitre X ^"^ l'honaéteté 6c l'équité: que cependant leurs manières de penfer,
IV. eu d'agir, &ds vivre, étoienc différentes. Le Prince Pe^ par exemple, ne
Meng tfee, pouvoit jetter les yeux fur un objet tant ibit peu indécent, ni prêter l'o-
P*«'= 1^- j-ejiie à une parole malfeante: qu'un Prince eût peu de vertu, il refufoit
d'être à fon fcrvice: que le peuple manquât de docilité, il l'abandonnoit :
lorfqu'un Etat étoit paifible & tranquile, il exerçoit volontiers les char-
ges auiquelles on l'élevoit : mais pour peu qu'il y eût d'agitation & de
trouble, il fe démettoit de fon emploi.
Le fage 2' y» penfoit autrement: y a-t-il un Roi fi vicieux, difoit-il,
auquel on ne puifle rendre fervice? Y a-t-il un peuple li indocile, qu'on
ne puifle gouverner? On ne doit point refufer les Magiftratures , ajoûtoit-
il, ni quand l'Etat efl: tranquile, ni quand il efl: agité de troubles. Pen-
dant la paix, le fagea le loilir d'enfeigner la vertu: durant les troubles, il
s'applique à les appaifer.
Après avoir dit qu'un Miniftre doit fe former fur les anciens fages, qui
ont donné des exemples d'intégrité, de générofité, de force, 6c de pru-
dence : il rapporte en détail les charges Se les dignitez , qui étoient autre-
fois dans l'Empire & dans chaque principauté, & les revenus qu'on aflî-
gnoit à ceux qui pofledoient ces dignitez.
Il enièigne enfuite à un de fes difciples la manière dont il doit fe compor-
ter avec fes amis: quelque fupériorité que vous ayez fur eux, lui dit-il,
foit par votre âge, fait par vos dignitez, foit par votre naiiïance & vos
alliances illullres: ne les traittez jamais avec des manières fières & hautai-
nes: mais traittez-les comme vous feriez des égaux. Il lui cite fur cela
des exemples de grands Mandarins, de Rois, & d'Empereurs-mêmes, qui
recherchoient l'amitié des fages, 6c qui delcendant du haut rang , auquel
ils étoient élevez , les traittoient avec honneur 6c avec difl:inâ:ion. Tel
étoit le Roi de jT/?», qui rendant vifite au Doéleur Hai tang n'ofoit entrer
dans fa maifon, ni s'y afleoir, ni manger avec lui, qu'il n'en eût obtenu
auparavant la permiflîon. Tel étoit l'Empereur Yao qui vivoit familière-
ment avec fon premier Miniftre Chun, jufqu'à le faire mander à fa table.
Ouelle ^^ même difciple lui demandant quelle devoit être la vue d'un homme
doit être fagc qui afpire aux dignitez? C'eft, répond Mcncius, decoopér'^r au bon
la vue d'un gouvernement d'un Etat: que s'il eft pauvre, 6c qu'il ne cherche qu'à
hommefa. {^i^yenir à fes befoins, il doit fe 'contenter Ides portes, les moins relevez,
p^re^a'iix^ ' ^^^^ porter fes vues aux dignitez les plus confidérables. Il a dequoi vi-
Dignités. vre, 6c cela doit fuffire. Il rapporte à ce fujet l'exemple de Confucius,
qui fe trouvant dans une pauvreté extrême, ne rougit point d'accepter
l'Intendance du parc royal. Plus mon emploi eft vil 6c mc-prifable, difoit-
il , plus il eft aifé à faire. Pourvu que les troupeaux du Roy foient en bon
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 425
état, j'ai rempli tous mes devoirs, ôc l'on n'a rien davantage à me de- Suite Je
mander. _ l'Analile
Il pofc pour principe qu'un flige qui n'a point d'emploi à la cour, ne ^^ Cha-i-
doit point y aller, quand même le Roi l'envoyeroit chercher: fur quoi Partie^fr
Ion dilciple lui objefta, qu'un Roi qui ordonneroit à un de les iujets d'al-
ler à la guerre, ieroit obligé d'obéir: &c que de même un homme fage ,
que fon Prince veut entretenir, doit aller le trouver, quand il lui fait l'hon-
neur de l'appeller.
Il y a de la diflFcrence, répond Mencius, car pour quelle raifon croyez-
vous qu'un Roy fouhaitte de voir 6c d'entretenir un fage ? C'ell pour pro-
fiter de fes lumières, pour le confulter dans des affaires épineulés, pour
écouter & fuivre fes avis: il le regarde donc comme fon maure, èc il fe re-
garde lui-même comme fon difciple. Les loix de l'honnêteté & de la bien-
léance permettent-elles qu'un difciple envoyé chercher fon maitre? Et par
la même raifon, le maître ne pécheroit-il pas contre ces loix, s'il exécutoit
un pareil ordre? Un Prince ne fe dégrade point quand il rend vifite au maî-
tre de la fagefle , parce qu'il obferve les cérémonies prefcrites , qui veu-
lent qu'un difciple fe comporte de la forte à l'égard de fon maître. Un
Prince qui veut profiter des entretiens d'un fage, s'il manque à obferver
cette loi de politefle 6c de déférence, c'eft comme s'il l'invitoit à entrer
dans fa maifon, 6c qu'il lui fermât la porte.
Mais, reprit le difciple, j'ai lu que Confucius ayant été appelle par le
Roy de Louy vola aufli-tôt au palais, fans attendre qu'on apprêtât fon char :
ce modèle des fages fit-il en cela un action indécente?
Encetems-la, répondit Mencius, Confucius ctoit premier Miniftre
du Royaume: le Roy avoit droit de faire venir fon Minillie: 6c le devoir
du, Miniftre étoit d'obéir le plus promptement qu'il étoit pofïible. Il n'en
eft pas de même d'un fage, qui n'étant revêtu d'aucune dignité, n'eft pas
fujet à la même loi.
Enfin Mencius finit ce chapitre, en difant que quand le Prince tombe Obligation
dans quelque faute, foit dans le mauvais choix qu'il fait des Mandarins, ^" ^"J.^"
foit dans les ordres qu'il donne pour le gouvernement de fon Etat: un Mi- So^u""")'^
niftrc eft obligé de l'avertir avec tous les ménagemens qui conviennent à fa de fes tau-
dignité: que fi fon premier avis n'a aucun fuccès, il doit le réitérer juf- tes.
qu'à trois fois: 6c que fi le Prince perfifte à n'en vouloir pas profiter, il
doit renoncer à fon emploi, 6c fe retirer de la cour.
CHAPITRE CINQ.UIÉME.
TL T'Encius ayant dit que la nature eft droite d'elle-même, 6c qu'elle Analife du
porte à la vertu : fon difciple Kao tseë lui propofe diverfes diiîicul- Chapitr
tez. J'ai toujours crû, dit-il, que la nature n'étoit pasmauvaife: mais il ^- '^" .
me femble qu'elle eft comme indifférente, ^ également portée vers le bien p^'jfg '("'
ou vers le mal. Je la compare, ajoute- t-il, à l'eau qui tombe du ciel dans
un
414 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE;
??uite de un large fofic , fi elle n'y trouve point d'ifliic, elle y demeure fans mouvc-
l'Analile vemcnt : fi elleen trouve, ou du côté de l'Orient ou du côté del'Occident,
f "e V ''^" c'eft-là que ie porte Ion cours. De mêmp la nature de l'homme ne me paroît
l'Aide II. "i bonne ni mauvaife: elle cft dans un état d'indifférence, ôc ce font les
bonnes ou les mauvaifes mœurs qui la déterminent au bien ou au mal.
Je le veux , répondit Mencias , que l'eau foit également difpofée à cou-
ler, foit vers l'Orient, foit vers l'Occident : mais l'eft-elle de même, pour
s'élever en l'air, ou pour tendre en bas? Sa gravité naturelle ne l'entraîne-
t'elle pas vers les lieux bas? La nature humaine a un égal penchant pour la
vertu. Mais comme on voit que l'eau né fuit plus fa pente naturelle, lorf-
qu'une digue s'oppofe à fon cours , 6c la fait remonter vers fa fource : de
même les paillons qui s'élèvent dans le cœur de l'homme, & qui l'agitent
fins ceffe, lorfqu'il ne fçait pas les gouverner , arrêtent tout-à-fait ce pen-
chant de fa nature qui le porte vers le bien.
Il réfute enfuite l'opinion de fon difciple', qui faifoit confifter la nature
de l'homme dans la vie, & dans la faculté qu'il a de connoître, de fentir,
& de fe mouvoir. Si cela étoit, dit-il, en quoi la nature de l'homme dif-
féreroit-elle delà nature de la bête ? Puis il montre que c'ell dans la raifon
qu'elle confifte: que la raifon eft le principe de la piété ôc de l'équité, ôc
que ces deux vertus font comme deux propriétez inléparables de la nature
humaine. Il le prouve par le refpedt qu'on doit aux perfonnes âgées : c'eft-
là un genre d'équité , qui ne confifte point dans le grand âge : qui a droit
d'être rel'peété : car ce droit eft extrinféque à la perfonne qui rend le ref-
peét : mais qui confifte dans la connoiflîince qu'il a de ce droit , ôc
dans l'afteûion du cœur; l'une ôc l'autre font intrinféques à la nature hu-
maine.
J'avoiie, pourfuit-il, qu'il n'eft pas aifé de connoître la nature de
l'homme en elle-même, mais pour juger qu'elle eft bonne ôc droite, il ne
faut qu'examiner le penchant ôc l'inclination qui y rcfide. Tout homme
a naturellement de la compafllon pour les malheureux , de la pudeur qui
l'éloigné des aétions honteufes, du refped pour ceux qui font au-deffus de
lui : du difcerncment pour diftinguer la vérité de la faufleté , l'honnêteté
de l'infamie. Ce fentiment de compafllon s'appelle piété: ce fentiment de
pudeur s'appelle équité : ce fentiment de refpeél fe nomme honnêteté : en-
fin ce difcernement naturel eft ce que nous appelions prudence. D'où
viennent ces quatre fentimens à l'homme ? Ce n'eft pas des caufes extérieu-
res. Ils font donc infiniment unis â fa nature. Mais le malheur eft que la
plû-part des hommes négligent cette droiture naturelle qu'ils ont reçue du
T'iefiy'èc n'y font pas même attention : c'eft pourquoi ils la perdent infenfî-
blemcnt, ôc fe plongent enfuite dans toutes fortes de vices.
Ceux au contraire qui la cultivent la perfeélionnent de jour en jour, Sc
fe rendent célèbres par leur vertu ôc leur fageffe. . Vous femez le mê-
me bled dans une même terre ôc dans la même fuifon : cependant au tenis
de la moiffon , la récolte fe trouve diftercnte ; c'eft pourtant la mê-
me nature de bled : mais c'eft que la culture n'a pas été égale de la part du
labou-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 41^
laboureur. On voit dans chaque membre de l'homme la même inclination Suite de
naturelle pour fon objet: tous les yeux, par exemple, font également tou- ''Analife
chez de la beauté: toutes les oreilles font également frappées d'une excel- jre V ''"
lente mufique: tous les organes du goût favourent également un mets ex- Partie H.
quis, d'oii l'on juge qu'il y a une partaite conformité dans les fenfations de
l'homme : feroit-il poflible qu'il n'y auroit parmi eux que le cœur qui fût
différent? C'eft ce qu'on ne peut pas dire.
Mais en quoi conlifte cette reffemblance du cceur dans tous les hommes ?
C'eft dans la droite raifon qui eft par-tout la même. Que fî l'on néglige
d'entretenir ces lumières de la droite raiibn : fi on celle de cultiver ce
penchant naturel , qui nous porte à la vertu, il en fera de même que
d'une jeune plante qui fe defleche, ôc qui meurt, fi l'on n'a pas foin de
l'arrofer.
Quand je demeurois dans le Roïaume de 7/î«, j'allois voir de tems en
tems le Roi Sucnvang, & je n'étois nullement furpris de l'aveuglement ex-
trême où il étoit : car il ne fe donnoit pas la moindre peine pour perfeélion-
ner la droiture naturelle de fon cceur. Vous plantez un arbre : li après un
jour de chaleur, qui le fait poufler , il furvient dix jours de gelée, il n'ell
pas polTible qu'il croille, ou qu'il porte des fruits: mes confeils, mes inf-
truclions étoient à l'égard de ce Prince, ce qu'un jour de chaleur efl à un
jeune arbre. A peine avois-je le pied hors du palais , qu'il étoit environné
d'une fouie de flateurs, qui faifoient la même impreflion fur fon efprit,que
les dix jours de gelée font fur cet arbre. Aulîi dès que je m'apperçus de
l'inutilité de mes foins, & du peu de profit que ce Prince retiroit de mes
enfeignemens, je l'abandonnai à lui-même.
C'eil ainfi que la plû-part des hommes renverfent l'ordre de la nature, &
s'aveuglent eux-mêmes, en éteignant les lumières de leur raifon, 8c en fc
livrant aiÎK plaifirs. C'eft ainfi qu'ils négligent la droiture naturelle, qui
eft néanmoins quelque chofe de plus précieux que la vie,puirqu'un homme
raifonnable choîfira plutôt la mort, que de commettre une aélion injufte fie
contraire à la raifon.
N'eft-il pas étrange, pourfuit iV/(?w//«, que l'homme étant compofé de
deux parties, l'une très-noble, qui eft l'efprit , l'autre très- vile, qui eft
le corps, il donne toute fon attention à cette partie de lui-même, qui eft
fi méprifable , tandis qu'il néglige la plus noble, qui devroit l'occuper
tout entier, puifque c'eit elle qui le diitingue des bêtes.' Que penferoit-on
d'un jardinier, qui laifTeroit fans culture ces arbres admirables nommez Nga
& Kia.y qui font fi utiles aux hommes, tandis qu'il donneroit tous fes foins
À de vils Se inutiles arbuftes?
CHAPITRE SIXIÈME.
MEncius établit ce principe, qu'il y a des ufages communs ù tous Analife da
les hommes, qui fe doivent oblerver : mais que cependant il y a des v'|'''jj*
Tome IL H h h cas Meng tfec ,
partie li.
41(5 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite de cas particuliers, où l'on peut s'en difpenfer: qu'il y a de même des loix gé-
l'AnaUfe nérales: mais que ces loix générales: ne lailfent pas d'avoir leurs excep-
tre v/^'' tions. Je ne puis, lui difoit-on , avoir les alimens néceiraires pour me
Partie il. conferver la vie, fi je garde les loix de l'honnêteté &de la civilité, établies
dans le commerce des hommes : puis-je violer ces loix , pour ne pas mourir
de faim ?
Sans doute, répond Mencius. Ce qu'il y a de plus important dans la re-
cherche des alimens, c'efl de conferver fa vie, ôc de prévenir la mort : ce
qu'il y a de moins important dans les régies de la civilité 8c de la politefle,
c'efb de ne rien faire contre ces régies, lorfqu'il s'agit de fe procurer des
alimens néceflliires. Or la néceflîté de fe conferver la vie , l'emporte fur
ce qu'il y a de moins important dans les devoirs de l'honnêteté. C'cft
un cas particulier , qui ne détruit point l'ufage commun: c'cft une excep-
tion de la loi, qui ne fert qu'à en confirmer davantage la généralité Se l'é-
tendue.
Kiao frère cadet du Roi de l'fao *, vint un jour trouver Mencius, & lui
parla ainfi : je ne puis pas comprendre ce quej'entens dire tous les jours :
que tout homme peut fe rendre femblable à ces fameux Empereurs Tao 8c
Chu»; dont la fagefle ôc la vertu m'ont toujours paru inimitables : qu'en
penfez-vous?
Je penfe, répondit Mencius, qu'il ne tient qu'à vous de vous rendre fem-
blable à ces héros : le pouvoir de les imiter ne vous manquera jamais : ce
ne peut être que la volonté. Pourvu que vous le vouliez , vous y réufîl-
rez. J'ai befoin pour cela de vos leçons, reprit Kiao: ainfi j'ai envie de
fixer ici pendant quelque tems ma demeure, afin d'être auprès de vous, 8c
d'entendre les inftruélions d'un fi grand maître.
Mencius entrevit peu de fincérite dans ce difcours flateur: le chemin de
la vertu, lui répondit-il , eil femblable à vn chemin public : il n'y a per-
fonne qui l'ignore, & il n'eft difficile à tenir qu'à ceux qui font efclaves
de leurs pafiions, &; qui fe plaifent dans leur efclavage. Comme ce ne
font point les lumières qui vous manquent , vous pouvez retourner chez
vous, 6c les réflexions que vous ferez, vous conduiront bientôt à la prati-
que de la vertu.
Mencius rapporte l'entretien qu'il avoit eu avec le doéteur Sufig keng: ce-
lui-ci lui ayant dit que la guerre étant fur le point de s'allumer entre les
Rois de T/m-f & de Tjon 4, il fongeoit au moyen de pacifier ces deux
Royaum.s : qu'il alloit dabord trouver le Roi de T/bu, èc qu'il tâcheroit
de le détourner de cette guerre, & de lui infpirer des fentimens de paix:
que s'il ne gagnoit rien fur foo efprit , il tourneroit fes pas du côté du Roi
de T/in , 6c qu'enfin il efperoit de gagner les bonnes grâces de l'un ou de
l'autre , 6c de les faire entrer dans des voies de conciliation 6c d'accommo-
dement.
Mais
* C'eft maintenant une ville murée , qui eft de la dépendance de Tea tchiou dans la province
de Chan tenz.
t Maintenant la province de Chanji. % Maintenant la province de 1*>» (^uang.
ne VI.
Pariie II
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 417
Mais quelle raifon lui apporterez-vous, dk Mendus^ pour les perfuader, Suite de
Si. les amener à votre fentiment? Je leur l-'eraivoir, répondit Sun keng^ que l'Anjiife
cette guerre ne peut être d'aucune utilité à leurs Etats, ôc qu'au contraire ^^ ?■"'"
elle leur fera très-pernicieufe.
Je crains bien , reprit Mencius, que vous ne perdiez vos peines , fi vous
n'avez point d'autre raifon à leur alléguer que leur propre intérêt, 6c que
vous ne parveniez point au but que vous vous propoiéz, qui ell de tranqui-
lifer ces deux Royaumes. Je veux que ce motif les porte ii licentier leurs
troupes, &; à mettre bas les armes. Mais qu'arrivera-t-il ? On ne verra plus
de fincérité 6c de candeur : les Capitaines 6c les Magiitrats dans leur obéif-
fance au Prince , les enfans dans leur refpcél envers leurs parcns, n'auront
plus en vue que leur avantage particulier: le propre intérêt fera l'ame de
la fubordination , fi nécelfaire dans tout bon gouvernement : la piété,
l'honnêteté, l'équité, feront des vertus inconnues: à la moindre aparen-
ce de gain, ce ne fera que querelles 6c difputcs, chacun voulant l'emporter
fur l'autre: de-là naîtront les diflcnfions, les haines, les fureurs, les meur-
tres, 6c le carnage: le propre intérêt ell la pefte de la fociété humaine: &
un Royaume où il fe gliflé, ne peut pas fubfiiter long-tems.
Si vous voulez donc procurer la tranquilité de ces deux Royaumes, il
faut faire goûter aux Princes qui les gouvernent, la beauté de la vertu, 6c
fur- tout de la piété 6c de l'équité : s'ils prennent cc^i deux vertus pour la
régie de leur conduite , ils perdront bien-tôt l'envie de le faire la guerre.
Les Mandarins 6c le peuple le conduiront par les mêmes régies, 6c dans le
refpeéi: 6c l'obéiflance qu'ils doivent , foit à leur Prince, Ibit à leurs pa-
rens, ils ne confulteront que la piété 6c l'équité. Dès-lors on verra régner
la fincérité, la candeur, la paix, la concorde, la vérité, lafidéhté, 6c
l'obéifTance. Ce font ces vertus qui coupent la racine aux divilions, 6c qui
ctabliflent ou entretieiment'la paix dans un Etat.
Il raconte enfuite le foin qu'avoicnt les anciens Empereurs, de vifiter les
divers Royaumes de l'Empire , 6c la peine qu'ils impofoicnt aux Princes,
lorfqu'ils trouvoient que l'agriculture étoit négligée, que les fages étoient
méprifez , que les vieillards n'étoient pas foulagcz dans leurs mil'eres , ou
qu'on élevoit aux charges 6c aux dignitez des hommes fans piété', qui vé-
Xoient le peuple.
Puis il rapporte les ordonnances qui concernoient ces Princes feudatai-
res. S'ils manquoient à venir au tcms marqué à la cour Impériale, pour y
rendre compte de leur adminillration , on les punilîbit pour la première
fois, en les abbaiffant d'un degré de leur noblefie. La féconde fois, on re-
tranchoit de leurs revenus , 6c on diminuoit l'étendue de leur domination.
Enfin la troifiéme fois , l'Empereur envoyoit une armée, pour punir ce
Roi rebelle , 6c le dépofer de fa dignité. Souvent même il chargcoit de
cette commiffion les Rois voifins , qui de concert faifoient marcher leurs
troupes, 6c exécutoient les ordres de l'Empereur.
Il rapporte les fages réglemens que fit le Prince Fen kmg^ dans une oc-
cafion ferablable. Il tint une alTemblée d'Etats , où fe trouvèrent tous les
Hhh 2 Prin-
Suite de
lAn^life
du Chapi-
tre VI.
Panie II.
Artirans
élevés à de
hautes di-
gnuéi.
4i8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Princes fcudataires : 8c montant fur une efpèce de tribune, il lut publique-
ment l'ordonnance luivante, qui contenoit douze principaux articles, qu'oii
devoit inviolablement obferver. Le premier, portoit peine de mort contre
les enfans qui ne rcndroient pas a leurs parens, le reipeft qui leur eft dû. Le
fécond, défendoit de fubllituer une concubine à la place de la femme légi-
time, 6c pareillement de préférer le fils d'une concubine au fils de la femme
légitime, pour le conftituer héritier du Royaume. Le troifiéme, ordon-
noit d'honorer fingulicrement les pcrfonnes dilHnguées par leur lageilc 6c
leur mérite, & de leur afligner des penfions honnêtes pour leur fubhllance.
Le quatrième, de refpeéler les vieillards. Le cinquième, de bien élever les
enfans. Le fixiéme , de ne point méprifer les étrangers, mais de les rece-
voir avec bonté , fie de les traitter avec honneur. Le feptiéme, de récom-
penfer d'une penfion héréditaire , ceux qui ont rendu quelque fervice à
l'Etat. Le huitième, de ne point conférer à un feul homme plufieurs em-
plois ou dignitcz. Le neuvième, de n'élever aux charges du gouvernement,
que ceux qui le méritent , 8c qui ont donné des preuves de leur capacité.
Le dixième, fi un premier Miniifre fe trouvoit coupable d'un crime digne
de mort, de ne lui point faire fubir cette peine, fans en avoir donné avis à
l'Empereur. Le onzième, de ne point faire de digues, 6c de chauiTées dans
un tems de fécherefie , pour retenir les eaux fur fes terres, & empêcher
qu'elles ne coulent dans les Royaumes voifins. Le douzième, de ne point
tranfporter à un autre ion Royaume, ni en entier, ni en partie, fans un ex-
près confentement de l'Empereur.
Que la conduite du ciel iur les fages 8c les héros eft admirable, pourfuit
Mencius! Chun^ cet illuftre Empereur a été tiré de la charrue, pour mon-
ter fur le trône ; Kao tfong alla chercher parmi des maçons le fage Fouyue^
& lui fit quitter la truelle £c le mortier, pour l'élever à la première dignité
de fa cour. Kiao ke de cabaretier qu'il étoit, devint le chef de tous les con-
feils du Prince Fen vang. Fen kung en tira un autre de prifon , pour le faire
fon premier Miniftre. Pe li hi n'étoit qu'un petit marchand : le Roy de
^m * lui donna le premier rang dans fa cour : 8c il profita fî bien de fes
confeils , ■ que nul Prince ne s'eft acquis dans TErapire une autorité 8c une
réputation égale à la fienne.
Ainfi quand le ciel defline un homme aux plus grands emplois, qui de-
mandent une vertu extraordinaire , il ne manque pas de l'y difpofer par une
fuite d'adverfitez 8c de dilgraces, par la faim, par la pauvreté, par les fa-
tigues, 8c par divers fâcheux événemens. C'eft dans le malheur que la veitu
a coutume de fe reciieillir, 8c de réunir toutes fes forces, pour lutter con-
tre la muuvaife fortune. Un fage ne connoîtroit pas jufqu'où peut aller fa
fermeté 8c fa conftance, s'il n'étoit pas mis à ces Ibrtes d'épreuves.
C'eft aufiî ce qu'on voit arriver dans le gouvernement des Royaumes. Un
Prince qui manque de fages IVImiftres propres à maintenir la vigueur des
8c à le rcdrefler lui-même, s'il s'égare , tombe bientôt dans les piè-
ges
loix
Maitenant !a province de Chjia fi.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 429
ges que lui tendent fes courtifans, & cette foule de flateurs, dont les cours Suite de
tourmillent. Il abandonne le loin de fon Etat, pour le livrer tout entier aux l'Analife
vains amuièmens , à l'oiliveté, à la moUelFe, & aux plus criminelles déli- .j.^ ^Y'''*
ces: & de-là naiflent les plaintes, les murmures, les émotions populaires. Partie il,
les révoltes contre l'autorité , & enfin le rcnverfement des Rois Se des Ro-
yaumes. D'oij l'on peut juger que les chagrins, les peines, les dilgraces
conduii'ent fouvent à une vie heureuié; & que la profpérité, la molleire, 6c
les délices conduilént encore plus fouvent à une mort malheureufe.
CHAPITRE SEPTIEME.
M Enc lus dit dans ce chapitre que pour bien fervir le ciel, il faut. i". .
garder fon cœur, 6c ne pas fouflfrir qu'il s'épanche trop au dehors, cha,!ine"
v^ qu il fe répande fur des chofes vaines 6c frivoles. VII. du
z . Suivre la droite raifon dans toute fa conduite, n'aimer que ce qui lui ^'"S '/".
j)aroît aimable, 6c ne rien faire que ce qu'elle prelcrit: qu'un fage ne pen- "^ ^^'
fe point aux bornes plus ou moins étroites de fa vie, qu'il Içait que le nom-
bre de fes jours eft fixé par le T'ien, 6c qu'il n'a d'atention qu'à bien régler
fes mœurs : qu'on cherche avec beaucoup de peine les honneurs 6c les ri-
chefles, 6c que cette peine eft prefque toujours inutile, parce que ce qui eft
l'objet de nos défirs 6c de nos recherches, eil hors de nous : mais qu'il n'en
eft pas de même de la vertu, que le principe qui la produit eft au-dedans.
de nous-mêmes, 6c que nous l'obtenons , dès que nous la cherchons avec
un cœur droit 6c fincere.
Après quoi il donne quelques inftniftions à un de fes difciples, qui fiiifoit
profelîîon d'enfeigner la fagefle. Vous aimez, lui dit-il, à vous infinuer
dans les palais des Princes, pour y répandre votre doftrine: mais pour
vous y comporter en homme véritablement fage, il ne faut pas que le bon
on le mauvais fuccès des foins que vous prendrez, trouble tant foit peu la
paix intérieure de votre ame: qu'on foit docile à vos inftructions ,ou qu'on
les méprife, votre conduite doit toujours être égale 6c uniforme.
Parmi le grand nombre de perfonnes qui cherchent à s'établir dans les
cours des Princes, j'en diftingue de quatre fortes: les uns qui y font parve-
nus par toutes fortes d'intrigues, n'ont en vue que de leur complaire, 6c de
fe rendre agréables par des airs enjoiiez, 6c par de bafîes flateries: les au-
tres fe propofent uniquement de maintaiir le Royaume en paix, 6c d'eu
écarter toutes les fources de divifions. Il y en a quelques-uns qu'on peut
appeller des hommes du ciel , parce qu'ils font tout occupez de fuivre les
loix du ciel. S'ils prévoyent que leur doctrine fur le règlement des mœurs
6c le bon gouvernement fera profitable aux Rois 6c aux peuples, ils accep-
tent volontiers les charges 6c les dignitez. Si au contraire ils ont lieu de
croire que leur doftrine fera peu fuivie , ils s'éloignent des palais des Prin-
ces, pour mener une vie obfcure 6c retirée. Enfin il y çn a quelques au-
tres, qu'on peut regarder comme des héros. Ce font ceux dont la vie eft
Hhh z fî
4Î0 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite de fi bien réglée, qu'ils entraînent les Princes par leur exemple, 6c les for-
l'Analiie cent en quelque iorte de les imiter.
tre vi'i"' Trois choies, pouriuit Memius, caufent de la joie à l'homme véritable-
Partie li. ment fage. i°.La bonne fantc de Ion père êc de la mère, & l'union qui ré-
gne dans fa famille: ^^ Loriqu'il élevé les yeux vers le ciel, de ne trou-
ver rien dans fon cœur qui foit répréhenfible: & lorfqu'il les baille vers les
hommes , de ne voir rien dans fes aélions dont il puilTe rougir, y. De
pouvoir infpirer aux peuples par fes entretiens & par fes exemples le défir
de fe perfeétionner dans la vertu. Il ne fait pas conliller fon bonheur, com-
me vous yoyez, dans la pofleflion des honneurs 6c des richeffcs. Fût-il le
maître de s'étabhr un floriflant Royaume dans le cœur de l'Empire, 6c de
fe foumettre tous les peuples qui font entre les quatre mers, ce n'eil point
là ce qui feroit fa béatitude. Tout ce qui lui elf extérieur , honneurs
ou mépris, richefles ou pauvreté, n'cft pas capable de lui donner de la joie
ou du chagrin. Son plaifir cft de cultiver 6c de perfeélrionner les vertus
qu'il a reçues de la nature, la piété , l'équité, l'honnêteté, 6c la pruden-
ce. Ces vertus, quand elles ont pris de fortes racines dans fon cœur, (è
produifent au-dehors par la férénité de fon vifage, par la modeftie delà
contenance, de fes geltes , de fa démarche, 6c de toutes fes aétions : toutes
les parties de fon corps fuivent l'imprcffion que leur donne la vertu qui ré-
fide en fon cœur.
La mémoire du Prince Venvang, continue-t-il , fera toujours en vénéra-
tion; on ne cefle de louer fa piété, fa clémence, 6c le foin qu'il prenoic
des pupilles, des veuves, des orphelins, 6c des vieillards. Eft-ce à dire
qu'il étoit attentif à envoyer tous les jours les alimens néceffaircs à chaque
famille ? Il n'auroit pu y fuffire.
Voici donc le moyen qu'il prit pour foulager la pauvreté de fes peuples,
& fur-tout de ceux qui n'étoient pas en état de fournir à leurs befoins, par
leur foibleflc, ou par leur grand âge. Il afligna cinq petits arpens de terre
:1 chaque père de famille, pour s'y conftruire une maifon, 6c former des
jardins : il ordonna qu'on y plantât des mûriers , afin que les femmes
puffent de leurs feuilles nourir des versa foye: par-là les vieillards avoient des
ctoffes pour fe Nfêtir, 6c fe garantir du froid. De plus il voulut que cha-
que maiibn eût des poules 6c des cochons. Enfin il lui donna une certaine
quantité d'arpens de terre, que les enfans qui étoient forts 6c robuiles, dé-
voient labourer. Et par ce fage règlement le bon vieillard avoit de quoi fe
nourir lui 8c toute fa famille. Quand le Prince eut ainfi pourvu aux be-
foins de fon peuple, il le trouva 6c plus docile à écouter fes préceptes, 8c
plus attentif a les fuivre.
Qu'on connoit mal la vraye vertu, s'écrie-t-il encore? Ce qui aveugle
la plû-part des hommes, c'efl: l'horreur qu'ils ont du mépris 6c de la pau-
vreté 6c l'ardeur avec laquelle ils fe portent vers les honneurs 6c les richefles.
Qu'un homme foit affiuné , les viandes les plus infîpidcs feront de fon
goût : il femble que fi langue & fon palais ne puifrcnt plus juger des
faveurs. La faim 6c lafoif des richefles produit le même effet fur le cœur
de l'homme.
Vous
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 451
Vous avez entendu parler du célèbre Lien hiaboei, qui étoit un modèle Suite île
de douceur 6c d'affabilité : ni la plus affreulé indigence dont on l'eût me- •'Aiuluc
nacé, m la première dignité de l'Empire dont on l'eût flatte, n'auroient [;" v^n'"
jamais pu le faire pancher tant Ibit peu du côté du vice, ni le détourner Partie II,
d'un leul pas du chemin de la vertu. C'eft un grand ouvrage que l'étude Perfévé- '
de la vertu: il ne faut pas le commencer , fî l'on manque de confiance, rance né-
pour travailler toujours jufqu'à ce qu'on ait achevé. Celui qui s'applique cefTaire
à cette étude, eftfemblable à un homme qui veut creufer un puits. Après ''f"^ '^ "T*
avoir foiii la terre jufqu'à la profondeur de neuf perches, s'il fe lafle , s'il (^ vertu.'
abandonne fon travail, il ne découvrira pas la fource qu'il cherche, 6c fes pei-
nes précédentes feront perdues : il en elt de même de la recherche de la ver-
tu»: fî l'on perd courage au milieu du travail, ôc fî l'on ne continue pas fcs
foins jufqu'à ce que l'on ait acquis la perfeftion, non-feulement on n'y par-
viendra jamais: mais on rendra vaines 6c infruclueufes toutes les peines
qu'on aura prifes.
Quand, T yn ce fameux Miniftre de l'Empire, vit que l'Empereur Tai
kia dégénèroit des vertus du Prince Tching tang fon grand-pere, il le fît def-
cendre du trône, dont il fe rcndoit indigne, 6c le renferma dans un palais
fécret , où étoit le maufolée de fon grand-pere. Cette aélion lui attira un
applaudiffement général. Ce Prince à la vue des cendres de ce héros dont
il étoit iflu, rentra dans lui-même, fe reprocha le dérèglement de fa vie,
dètefta fes vices, 6c s'appliqua férieufement à l'étude de la fageflé. Dès que
le Miniftre fe fut afllirc de fon changement, il le tira du palais, 6c le réta-
blit fur le trône. Ce fut un nouveau fujet de joie pour le peuple, qui
applaudit également, 6c à la fagefTe du Miniftre, ôc à la docilité du jeune
Empereur.
Mais quoi, dit un de fes difciples, cet exemple eft-il à imitei-? Si un fa-
ge Miniftre fervoit un Prince déréglé , lui feroit-il permis de le fufpendre
de fes fondions royales: Sans doute, répondit Mcncius, s'il avoit la même
autorité, 6c des intentions aufti pures que le Miniftre T yn. Dans tout au-
tre cas il feroit regardé comme un brigand 6c un rebelle, 6c il n'y auroit
point de lojx affez fcvères, pour punir fon crin:ie.
J'ai lu dans le Hvre Chi kingy reprit le même difciple, que celui qui ne
travaille point, ne doit pas manger. Aufîîn'y a-t-il perfonne qui n'ait une
occupation : les Princes, les Magiftrats, les laboureurs, les artifans, les mar*
chands, tout le monde travaille. Mais que fait un fagc, qui n'entre point
dans le gouvernement .'' Sa vie me paroît aflcz inutile, 6c cependant il reçoit
des appointemens du Prince, qui ne fervent qu'à l'entretenir dans une vie
oifîve.
Comptez-vous pour rien, répondit Af^mw , les inftruétions, les enfeig-
nemens,6c les exemples qu'il donne. Si un Roi en profite, tout le Royau-
me s'en reflent ? On y voit régner la tranquilité , l'opulence , k rcfpe£t fi-
lial , la candeur 6c la fincèritè : peut-on regarder comme inutile un homme
qui procure un fî grand bien à l'Etat?
Enfin le même difciple, qui trouvoit la morale de Mencîus trop auftere,
lui
45i DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,'
Suiic de lui parla ainfi : la route que vous nous tracez pour parvenir à la
l'Analife pcrfettion , cil belle': mais elle eft trop élevée, 6c il en cil peu qui ofent fe
tre vil' flâner d'y atteindre. Que ne la rendez-vous plustacile? Vous auriez un
T'artic 1 1. plus grand nombre de dilciples.
Il n'y a point d'artifan , répondit Mencius , qui enfeignant fon art, ne
luive une méthode fixe, Se certaines régies immuables, aufquelles il ne
lui eft pas permis de toucher, & vous voulez qu'un maitre de la fagefTe,
qui cniéigne la voie de la perfection, ait une doftrine variable, qu'il la ren-
de conforme au gré 8c au caprice de ceux qui l' écoutent ? Il trahiroit fa
profclTion, s'il en étoit capable, 6cil cclTeroit d'être le maître de la fagefTe,
CHAPITRE HUITIEME.
Analife du
Chaoïtre
VIII. du
T^ T E N CI u S s'entretenant avec fon difciple Kung fun cheoti fur le Roi de
J VJL Ga«', appelle Hoci vang^ dit que ce Prince n'avoit point de vraie
Men/'tfié', piété: qu'il avoit de la compafllon pour les bétes , £c qu'il étoit cruel eA-
Partie II.' vers les hommes. En voulez-vous la preuve, ajoûte-t-il? Ce Prince tranf-
Dialogue porté d'u défir d'aggrandir fcs Etats, ôc de s'enrichir des troupeaux de fcs
àe Mencius voifins, livroit de fanglantes guerres, 6c fes peuples devenoient la viftimc
avec fon ^^ ^-^j^ ambition : bien qu'il vît la terre rougie de fang , êc couverte des
Kungfun corps morts de fes foldats, cet affreux fpeétacle ne le touchoit pas. Bien
.'*««, plus, après avoir vu une partie de fon armée taillée en pièces: loin d'en
fauver les débris, il rallioit le relie de fes foldats, les menoit de nouveau au
combat, 6c plaçoit à la tête de l'armée fon fils, fes parens, 6c ceux en qui
il avoit le plus de confiance. Il préféroit donc quelques acquifitions à la vie
des perlbnnes qui dévoient lui être les plus chères. Appellcz-vous cela une
vraie piété? Ne me dites pas que Confucius, dans fon livre intitulé le P?7«-
tems 6c Y Automne^ fait Thifloire des guerres que les Princes le faifoient les
uns aux autres. Ce Philofophe n'approuve la guerre que lorfqu'elle efl juf-
te, telle qu'efl celle que l'Empereur entreprend pour punir un Prince re-
belle : mais il blâme 6c défapprouve les guerres injulles, telles que font cel-
les que les Piùnces fe font, fans en avoir permiffion de l'Empereur.
Si quelqu'un, pourluit Mencius , va trouver un Prince 6c lui dit: je
fuis habile dans le métier de la guerre, je fçai ranger une armée en bataille:
Se que par ce difcoiirs il engage le Prince à prendre les armes , 6c à porter
la guerre chez fes voifins: ne doit-on pas le regarder comme un homme al-
téré de fang, ic un vrai perturbateur de la tranquilité publique? Un Prin-
ce véritablement vertueux n'a pas befoin d'armes pour vaincre : fa vertu ^
la douceur de fon gouvernement , font plus propres à fubjuguer les Royau-
mes, que les plus éclatantes viétoires.
Il n'en faut point d'autre exemple que celui du Prince 'tchin tang : tan-
dis qu'il parcouroit les provinces du Midi, les provinces féptentrionales fe
plaignoient de fa lenteur. N'y a-t-il pas allez long-tems, difoient-elles ,
que nous gémiflbns fous l'oppreflioii tyrannique d'un maître impitoyable ?
Pour-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
45i
Pourquoi notre libérateur tarde-t-il à venir à notre lecours ? Tous ies peu- suire de
pies de l'Empire lui tendoient les mains, & n'attendoient que fa préience lAnalite
poi;
ir fe Ibumettre à ks loix. au Chapi
Vin.
Partie 1 1.
Ce que j'appelle vertu dans un Prince, c'eft celle qui éclatoit dans ce fa-
ge héros le Prince Chun. Dans les premiers tems de fa vie privée, quoi-
qu'il fût fi pauvre, qu'à peine avoit-il un peu de ris, 6c quelques légumes ç^°f^
pour vivre, il étoit content de fon fort. Quand il fut Empereur, cette
dignité fuprême ne lui enfla pas le cœur: ni la pourpre, ni les délices de
la cour, ni tous les autres enchantemens du trône ne purent le féduire. Il
polTedoit tous ces biens, comme s'il ne les eiit pas pollédcz : 6c ce fut cette
làgeflcjôc cette intégrité d'une vie toujours uniforme, qui lui gagna abfolu-
ment tous les cœurs.
Mais, me direz-vous, nous ne fommes plus dans les mêmes tems, ils
ont bien changé, la corruption des mœurs eft devenue prefque générale:
comment réfiller au torrent ? Vains prétextes ! une grande fténlité fcra-t-el-
le mourir de faim un homme riche? De même un liécle corrompu ne chan-
gera jamais le cœur d'un homme folidement vertueux.
Enfuite venant à la piété , qui doit guider un Prince dans le gouverne-
ment de (es peuples, il établit l'ordre qu'il doit garder dans la levée des tri-
buts: le tribut de la foye ne fe doit lever que dans l'Eté: celui du mil 6c
du ris, dans l'Automne: 6c les corvées publiques ne doivent s'exiger que
pendant l'Hyver. Si un Prince confond cet ordre, s'il demande deux lor-
tes de tributs dans la même failon, il réduira fon peuple à la mifere, il le fera
Sérirde faim: les peuples fe difperferont , 6c iront chercher à vivre dans
'autres provinces, 6c fonRoyaume dépeuplé périra par l'avarice du Prince
qui le gouverne.
Il y a trois chofes,ajoûte-t-il, qui doivent êcre plus chères 6c plus prc-
cieuies à un Prince, que l'or 6c les pierreries, i". Le Royaume qu'il a re-
çu de fes ancêtres, z". Les peuples qui font confiez à fes foins. 5'. La fcien-
ce de les bien gouverner. Il poilcdcra cette fcicnce de bien gouverner les
autres, s'il a appris à fe gouverner lui-même , 6c à veiller lur les mouvc-
mens de fon cœur , pour s'en rendre le maître. Il en fera bien-tôt le
maître, s'il en fçait diminuer les défirs.
Puis il vient au choix que Confucius faifoit de fes difciples : il vouloit,
dit-il, qu'ils enflent de grands fentimens, un grand courage, 6c de la conf-
tance dans les bonnes rélolutions qu'ils avoient prifes: il avoit horreur de
ces faux fages , qui n'étoient habiles que dans l'art de feindre 6c de difll-
muler, 6c qui par de fimples dehors, 6c de vaines apparences de vertu, ne
fongeoient qu'à s'attirer les éloges 6c l'approbation de leurs concitoyens,
fans fc mettre en peine de les mériter par des allions véritablement ver-
tueufes.
Enfin, il finit ce chapitre 6c fon livre, en faifant voir que ce grand art
de bien gouverner 6c de bien vivre, ne fubfifteroit plus il y a long-tems,
s'il n'y avoit eu par intervalle de grands perfonnages, qui ont eu foin de le
Tme IL lii trans-
434 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite i^e tranfmettre à la poftcrité. Les Empereurs Tao Se Chun en ont été les pre-
lAnalife miers maîtres ôcles premiers modcles,de même que leurs Minifbres Tti^Kao
t'te vm' y^" '■ ^°°" ^"s^P^'^s cil venu l'Empereur 767;/«^/a«g, lequel avec le fecours
i'artie il! ^^ ^^s Miniflres T yn 6c Lay chu^ a fait revivre ces grandes maximes qu'on
avoit prefque oubliées. On compte encore environ foo. ans jufqu'au Prince
yen vangj qui les remit de même en vigueur. Enfin, il s'eft écoulé en-
core foo. ansjufqu'à Confucius, qui a comme reflufcité l'ancienne doftri-
ne, 6c qui lui a donné un nouveau jour par la fagefTe de fes réflexions 5c de
fes maximes.
H I A O K ï N G.
o u
DU RESPECT FILIAL.
Cinquième Livre ClaJJîque.
Idcogcné- f^ E petit livre ne contient que des réponfes que Confucius fit à fon dif-r
raie de \^ ciple l'feng touchant le devoir des enfans envers leurs parens. Il prê-
ta Ouvra- ^.gjjjj prouver que ce refpeéb filial, eft le fondement du fage gouvernement
^^' de l'Empire: Se pour cela il entre dans le détail de ce que doit à fes parens
un fils de quelque condition qu'il foit, loit Empereur ou Roy, foit
premier Miniftre ou Lettré , Ibit enfin qu'il foit dans le rang du fim-
ple peuple. Ce livre ell fort court, Se il ne confîfte qu'en i8. très-petits
articles.
, < ,■ Dans le premier article, il dit à ibn difciple que la haute vertu des ari-
culiér^e^de ciens Empereurs, qui avoient fait régner de leur tems la paix, la concorde,
l'Ariiclc I. 6c la fubordination dans tout l'Empire, tiroit fa fource de leur refpeél fi-
lial , qui eft la baie 8c le fondement de toutes les vertus.
_ Dans le z^ 3^ \' ■ f'. 6-. il fait voir que quelque rang qu'on tienne, 5c à
jur^i'aii quelque dignité qu'on foit élevé, on eft obligé à ce refpeét filial: que
vil. l'Empereur 6c les Grands donnant aux peuples l'exemple de leur amour 5c
de leur vénération pour leurs parens, il n'y a perfonne parmi le peuple qui
ofe avoir du mépris Sc de l'averfion pour eux: que par ce moyen la fubor-
dinatiwneft gardée dan? un Royaume 8c que cette fubordination produit
néceflairemcnt la paix 6c la tranquilité.
Du VII. Dans le feptiéme, il dit que le refpeâ: filial eft d'une étendue très-vafte:
que cette vertu s'élève jufqu'au ciel, dont elle imite les mouvemens régu-
liers: qu'elle embrafle toute la terre, dont elle imite la fécondité : qu'elle
trouve fon objet dans les aftions communes des hommes, puifque c'eft par
les
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 43^
les aftions ordinaires qu'elle s'exerce : que quand elle efl bien établie dans
un Royaume, on n'y voit ni troubles, ni procès, ni querèles: ÔC que,
quand la paix régne dans chaque famille , tous les ibjets d'un Prin-
ce font doux, équitables, ennemis de tout différend, & de toute in-
juftice.
Dans le huitième il fait voir que l'exemple du refpeél filial, donné par Du VI II
l'Empereur, ne manque jamais d'être imité, par les Seigneurs & les Grands
de l'Empire : que les Mandarins fe forment fur la cour & que les peuples
imitent de même les Mandarins : & qu'ainfi la conduite de l'Empereur in-
fluant fur tous les membres de l'Etat, tout y efl fournis, les loix font ob-
fervées, & les mœurs font réglées.
Dans le neuvième, Tfeng demande à Confucius s'il n'y a pas quelqu'autre Du îX.
vertu plus grande que le refpeél filial. Confucius lui répond, que comme
de toutes les chofes produites rien n'efl plus noble que l'homme : de même
la plus excellente de toutes les aétions de l'homme, c'eft celle par laquelle
il honore Se refpeéle fes parens: que le père efl par rapport à ion fils, ce
que le ciel efl par rapport aux chofes produites, & que le fils efl à l'égard
de fon père, ce que le fujet efl à l'égard de fon Roy : que celui qui n'aime
point fes parens, pèche contre la raifon , 6c que celui qui manque à les
honorer, pèche contre l'honnêteté: qu'un Roy qui veut trouver de la fou-
mifîîon ôc de l'obéiflance dans fes peuples, ne doit rien faire de contraire
à la raifon ni à l'honnêteté , parce que fes aélions fervent de régie & de
modèle à fes fujets, qui ne lui feront foumis 5c obéifî^xns, qu'autant qu'ils
auront de foumiflion & d'obéillance à leurs parens.
Dans le dixième, il rapporte cinq devoirs de ce reCpeék filial. Celui qui Du X^
honore véritablement fes parens, dit-il, doit. i". Les honorer dans Tinté-
rieur de la maifbn. z". Se faire un plaifir de leur procurer tout ce qui eii
nécefTaire à leur fubfîflance. 3'. Faire paroître dans fon air Se fur fon vifage,
la triflefle qu'il refTent dans le cœur, lorfqu'ils font malades. 4. Prendre des
habits de deiiil à leur mort. Se obferver toutes les cérémonies prefcrites
pour le tems que dure le! deiiil. f. Leur rendre avec la plus fcrupuleufe
exaftitude tous les devoirs funèbres.
Dans le onzième, il rapporte les cinq fortes de fupplices, dont on punit Du X I,
les différcns crimes: Se il prétend qu'il n'y en a point de plus énorme que
la dèfobéiflance d'un fils envers fon père. Attaquer le Prince, pourfuit-il,
c'ed ne vouloir point de fupérieurs: éloigner les fages, c'efl ne vouloir
pas de maîtres : méprifer l'obéiflance filiale , c'efl ne vouloir pas de
parens , & voilà le comble de l'iniquité , Se la fource de tous les dé-
ibrdres.
Dans le douzième, il fiiit voir qu'un Roy qui aime fes parens, n'a pas Du XIL
de meilleur moyen pour enfeigner aux peuples l'amour qu'ils doivent à leur
iouverain : qu'un Roy qui refpeèle fes frères aînez, ;n'a pas de meilleur
moyen pour enfeigner aux peuples le refpeèl qu'ils doiyent aux Magiflrats:
.qu'un Roy qui obferve exaètement les cérémonies prefcrites, c'efl-à-dire,
qui fe comporte à l'égard de chaque perfonne de la manière qu'il efl mar-
lii z que
4j(5 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
que dans le livre des rits , n'a pas de meilleur moyen de faire fleurir
les coutumes de l'Empire, & d'y maintenir la paix & la tranquilité.
„„j Dans le treizième, il dit qu'un Prince eil parvenu à la perfcdion de la
*^^" ■ vertu, lorique par Ion exemple il a établi dans tout Ion Empire ce refpcâr
èc cet amour filial : 6c il cite les vers du Chi king, qui s'exprime ainfi: on
ne doit appeller père du peuple, qu'un Prince qui fçait fe l'afFeftionner en
réglant les moeurs.
Pu XIV. Dans le quatorzième, il fait voir qu'il n'y a point de voye plus courte &
plus fûre pour fe faire une grande réputation, que d'être exaét à tous les
devoirs de la piété filiale. ' ■
Du XV. Dans le quinzième, Tfeng fait cette queftion à Confucius : Je comprens
la néceflîté & les avantages du refpeft filial: mais oblige-t-il à obéir aveu-
glément à toutes les volontez d'un père .' Confucius répond , que li un
père de même qu'un Prince, vouloit quelque chofe de contraire à l'équité
êc à l'honnêteté: que s'ils tomboient l'un & l'autre dans quelque faute con-
fidérable: non feulement le fils ne devroit pas obéir à fon père, ni le Mi-
niftre au Prince: mais qu'ils manqueroient à leur principal devoir, s'ils ne
donnoient rcrpcéiueufement les avis convenables à la faute que le père ou
le Prince commettroient. Il dit enfuite qu'autrefois l'Empereur avoit à la
cour fept Admoniîeui-s,qui étoient chargez de lui faire des remontrances, 6c
de l'avertir de fes fautes : qu'un Roy en avoit cinq : un premier Miniftre en
avoit trois: un Lettré avoit un ami, êc un père avoit fon fils qui remplif-
foient l'un 6c l'autre ce devoir.
Pu XVI ^^"^ ^^ feiziéme, il dit que quoique l'Empereur foit élevé à la fuprèmc
dignité, 6c que tous les peuples foient fournis à fon aiitorité, il a cependant
au-deflus de lui des parens , à qui il doit de l'honneur Se de la vénération;
que c'eil: pour cette raifon qu'il paroît deux fois l'année dans la lalle de fes
ancêtres , dans une pofture fi refpeétueufe , afin que tout le monde con-
noiffe combien il les honore.
Dn XVII. ^^^^ le dix-feptiéme, il fait voir que le Prince & le Miniftre doivent a-
voir l'un pour l'autre une bienveillance réciproque. „ ,
Dans le dix-huitiémc & le dernier article, il enfeigne ce que doit obfer^
XV ni ^^'" "" ^'^ obéiffant, lorfqu'il rend les devoirs funèbres à fes parens: fon air,
fes entretiens, fes vêtemcns, fes repas, en un mot toute fa perfonne doit
montrer au-dchors, quelle eft la douleur dont fon cœur eft pénétré. Les
loix établies par les anciens y mettent cependant des bornes. Elles veulent
que le fils ne foit pas plus de trois jours l'ans manger: qu'il ne poufle pas le
ûeiiil au-delà des trois années : qu'on fafie un cercueil 8c qu'il ibit orné fé-
lon l'ufage: qu'on y renferme le corps du défunt : qu'on icrve des viandes
auprès du cercueil : qu'on y pleure, qu'on y gémifle: qu'on hârifle un fé-
pulchre décent, 6c qu'il foit fermé de murailles: qu'on y porte le cercueil
avec les cérémonies accoutumées: qu'on y conilruifc un édifice, où l'on
s'aiïemblera deux fois l'année , au Printern* 6c à l'Automne pour y venir
renouveller le fouvcnir du défunt, 6c lui rendre les mêmes devoirs qu'on lui
/endoit pendant la vie..
SIAO
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
437
S I A O H I O
o u
L'ECOLE DES ENFANS.
Sixième Livre ClaJJtque.
CE livre a été compofé par le do£teur Tchti Â/,qui vivoit au tems que De l'Au-
régnoit la famille des ^'ow^, vers l'an de N. S. iifo. C'ell une com- f^uf & du
pilation des maximes & des exemples , tant des anciens que des modernes, jg ce'u-
Comme il ne fait autre choie que citer ces diverfes maximes ôc ces divers vre.
exemples, il n'y a point d'autre ordre dans fon ouvrage, que celui des cha-
pitres ôc des paragraphes qui le partagent. Il parle mr-tout de l'établilTe-
ment des écoles publiques: de l'honneur qu'on doit rendre aux parcns, aux
Rois , aux magiftrats , & aux perfonnes âgées : des devoirs du mari 6c de
la femme: de la manière de régler fon cœur, les mouvemens du corps,
fon vivre, & fes vêtemens. Le but de l'auteur eft d'inttruire la jeunelie,
& de la former aux bonnes mœurs.
Cet ouvrage eft divifé en deux parties : l'une qu'il appelle intrinféque ou Sa Divi.
cflentielle : l'autre qu'il nomme extrinféque ou accidentelle. Comme la plû- ^'o°>
part de ces maximes fe trouvent dans les livres précédens dont j'ai déjà par-
lé ,je n'en rapporterai que quelques-unes de celles que l'auteur y a ajoutées
d'ailleurs, 6c je fuivrai le même ordre des ch:^pitres 6c des paragraphes.
PREMIERE PARTIE,
CHAPITRE PREMIER,
De l'Education de la 'Jeuneffe^
IL cite le livre des rits, qui prefcrit les régies fuivantes, qu'on doit ob» De l'Edu-
fcrver, pour bien élever les enfans. Une nierc dans le choix qu'elle fait nation de
d'une femme pour alaitter 8c inrtruire fon enfant , ne doit jetter les yeux |* . e""*^
que fur une perfoonc qui foit modefte, d'un efprit paifible, vertueufe, af- premiére-
fable, reipeclueufe, exaéle, prudente, 6c difcrette dans fes paroles. ment des
Dès qu'un enfant peut porter la main à la bouche, qu'on le févre, 6c Garçons,
qu'on lui apprenne à fe fervir de la main droite. A l'âge de fix ans, qu'on A l'âge «Jr
lii 5 lui fi«an«i
4î8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LÀ CHINE,
lui enfeigne les nombres les pluj communs, 6c le nom des parties les plus
De iepr. confidérables du monde : à l'âge de fept ans , .qu'on le fépare d'avec fes
fceurs, 6c qu'on ne lui permette pas de s'afîeoir , ni de manger avec elles.
De huit. A l'âge de huit ans, qu'on. le forme aux régies de h civilité 6c de la po-
De neuf, liteffe qu'il doit garder , lorlqu'il entre ou qu'il fort de la maifon , 6c
De dix. lorfqu'il fe trouve avec des perfonnes âgées. A neuf ans , on lui ap-
prendra le calendrier. A dix ans , qu'on l'envoyé aux écoles publi-
ques , 6c qu'on ne lui donne point d'habits gonflez de coton : ils fe-
De treize, roient trop chauds pour foa âge. Le maître lui donnera la coiinoifTance
des livres, 6c lui apprendra à écrire 6c à compter. A 15. ans, on lui fera
Dequinie. étudier la mulîque, afin que chantant des vers, les fages maximes qui y
De vingt, font renfermées, fe gravent mieux dans fa mémoire. A if . ans, il appren-
dra à tirer de l'arc 6c à monter à cheval. A 2.0. ans, on Uii donnera le
De trente, premier bonnet avec les cérémonies accoutumées, il pourra porter des ha-
bits de foye 6c de fourrure, 6c il le donnera tout entier à l'étude jufqu'à ^o.
De qua- ans , qu'on le maiiera *: il s'appliquera alors à bien gouverner fa maifon,
lante, g^ jf continuera à fe perfeétionncr dans les lettres. A 40. ans, il pourra
être élevé aux charges 6c aux dignitez, mais on ne le fera point premier
Minillre qu'il n'ait fo.ans. Qii'il fc démette de fon emploi, dès qu'il fera
Des Filles, feptuagénaire.
A l'âge de Pour ce qui eft des filles, quand elles auront atteint l'âge de dix ans: on
dix ans. ne les laiiîera plus fortir de la maifon. On leur apprendra à avoir un aie
affiible, à parler avec douceur , à filer, à dévider de la foye, ou en éche-
vaux , ou en pelotons , à coudre , à faire des tillus de foye ou de chanvre :
De vingt, enfin, on les appliquera à tous les autres ouvrages propres du fexe.- 6c on
les mariera à 20. ans.
Le premier Préfident du tribunal fuprême des rits doit établir dans cha.-
que dillriél des Officiers, qui veillent â ce qu'on enfeigne principalement
trois chofes aux peuples. V. Les Cx vertus: fçavoir , la prudence, la
piété, la fagefle, l'équité, la fidélité, la concorde, r. Les fix aftions
louables: fçavoir, l'obéifiance envers les parens , l'amour envers l'es frères,
la concorde" entre les proches , l'aflFeétion pour fes voifins , la finccrité
entre les amis , 6c laj miféricorde à l'égard des pauvres 6c des malheu-
reux. 5'. Les fix fortes de connoiflances dont on doit s'inftruire, 6c qui
confiftent à apprendre les rits, la mufique,à tirer de l'arc, à monter à che-
val, à écrire, 6c à compter,
La doctrine du maître, dit an autre livre, c'eft la régie du difciple.
Quand je vois un jeune homme qui s'y rend attentif, 6c qui s'efforce de la
mettre en pratique: qui écoute le matin les leçons de fon maître , 6c qui
les lui répète le loir: qui fe foVme fiîTîkv-conduite des fages, 6c qui tâche
de les imiter: qui ne donne aucun figne d'orgueil, 6c dont tout l'extérieur
eft compofé: qui veille fur fes regards, ôc qui ne jette jamuis les yeux Im-
aucun
* La coutume a changé: :\ préfent on les marie de bonne heure, & même des l'âge de
'. ij. ans ù Zih fe peut commodément.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 459
aucun objet tant foit peu deshonnête : qui parmi ceux de fon âge ne fré-
quente que les plus fagcs & les plus vertueux : qui ne parle qu'à propos, 6c
toujours d'une manière refpeftueufc: je juge alors qu'infailliblement il fera
de grands progrès dans la fageflc 6c la vertu.
CHAPITRE SECOND.
Des ànq Devoirs.
PARAGRAPHE I.
T>es Devoirs du Tere ^ du Fils.
IL cite le livre des rits, qui entre dans le plus grand détail de tout ce Analife du
que doit faire un fils , pour marquer fa foumiffion Sc fon amour à Chapitre
1- égard de fon père & de fa mère. Il doit fe lever de grand matin , fe laver ^ I-
les mains & le vifage, s'habiller proprement, afin de ne paroître devant
fon père que dans la décence convenable, entrer dans fa chambre avec une
grande modeflie, demander comment il fe porte, lui donner de l'eau pour
le laver les mains, & lui préfentcr la ferviette pour les efiuyer, enfin lui
rendre tous les petits fervices qui marquent fon attention ^ fa tendrefle.^
Quand un aîné eft parvenu par fon mérite à quelque dignité confidéra-
ble. Se qu'il va rendre vifite au chef de fa famille, qui eft d'une condition
médiocre, qu'il n'entre point dans fa maifon avec le fafte Se la magnificen-
ce convenable à fon rang : mais qu'il laiffe fes chevaux & fes domeftiques
à la porte, & qu'il affecte un air très-modefte, afin de ne point faire croire
à cette famille qu'il veut lui infulter, en faifant parade de fes honneurs Se
de fon opulence.
Tfeng^ difciple de Confucius, parle ainfi: fi votre père Se votre' mère
vous amient, réjoiiiflèz-vous. Se ne les oubliez pas: s'ils vous haïfient,
craignez, Se ne les fâchez pas: s'ils font quelque faute, avertiffez-lcs , Sc
ne leur refiliez pas.
On lit dans le livre des rits : fi votre père ou votre mère fait quel-
que faute , employez les paroles les plus douces Se les plus refpeélucufes
pour les en avertir. S'ils rejettent vos avis, ne ceflcz pas de les rcfpeéter
comme auparavant. Cherchez enfuite quelque moment favorable pour les
avertir de nouveau: car il vaut mieux être importun, que de les voir dé-
crier dans toute une ville. Que fi ce nouvel avis urite, Se qu'ils en vien-
nent jufqu'à vous frapper, ne vous fâchez point contre eux, Sc continuez
de leur rendre le même refpeâ: Se la même obéillance.
Un fils, à quelque état d'indigence qu'il foit réduit, ne doit jamais vendre
les vafes dont il s'eft fervi aux obféques de fon père: quoiqu'il foit tout
tranfi
443 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
tranfi de froid, il ne doit point fe vêtir des habits qu'il portoit à cette céré-
nionie, ni abatte les arbres plantez fur la colline où eit le fépulche de fon
père.
PARAGRAPHE II.
IDes Devoirs du Roi y & de fon Minijîre.
Manière T T N Roy doit donner fes ordres à fon Miniftre avec douceur & avec
dont Con- ^ J bo^jt^ ; un Miniftre doit les exécuter avec promptitude 6c fidélité.
uoiTdans' Les difciples de Confucius rapportent de leur maître, que quand il en-
le Palais troic dans le palais, il fe courboit jufqu'à terre, qu'il ne s'arrêtoit jamais
Impérial, fur le fcùil de la porte: que quand il paflbit devant le tronc du Roy, on
voyoit dans fon air & fur fon vifage le refpe6t ÔC la vénération dont il étoit
frappé: qu'il marchoit fi lentement, qu'à peine levoit-il les pieds: que
lorfqu'il alloit à l'audience dii Prince, auflitôt qu'il entroit dans la falle in-
térieure, il levoit modeftement fa robbe , s'inclinoit profondément, 8c
retenoit fon haleine de telle forte, qu'on eût dit qu'il avoit perdu la .refpi-
ration : qu'en fortant d'auprès du Prince , il précipitoit fes pas , pour être
au plutôt hors de fa préfence : qu'enfuite il reprenoit fon air grave, & alloit
modeftement prendre fa place parmi les Grands.
Si le Prince fait préfent à fon Miniftre d'un cheval, il doit auflitôt le
monter; s'il lui fait préfent d'un habit, il doit s'en revêtir ^fur l'heure, ôc
aller au palais faire fes remercimens de l'honneur qu'il a reçu.
Un premier Miniftre trompe fon Prince, s'il connive à fes vices, ôc s'il
cft aflez foible , pour ne pas l'avertir du tort qu'il fait à fa réputation. Un
homme qui afpire aux premières charges de la cour, ^ qui n'y envifage que
fon propre avantage, n'eft d'aucune utilité au Prince. Il eft dans une agita-
tion continuelle, jufqu'à ce qu'il y foit parvenu: Sc quand il a obtenu cette
dignité qu'il fouhaittoit fi pafllonnémcnt , il craint à tout moment de la
perdre. Il n'y a point de crime dont un homme de ce caraûére ne foit ca-
pable, pour ne pas décheoir de fon rang.
Comme une femme chafte n'époufe point deux maris, de même un Mi-
niftre fidèle fe gardera bien de fervir deux Rois.
PARAGRAPHE III.
Des devoirs du mari le de la femme.
Du choix
d'une
L
E livre des rits parle ainfi : il faut chercher une époufe dans une famille
Femme JL/ ^^ "<^ PO'"'^^ P^^ ^^ même nom que l'époux. Il faut agir avec fincérité
dans les préléns qui fe donnent alors, & avoir foin que les promeflés réci-
proques foient conçues en termes honnêtes, afin que la future époufe foit
avertie Se de la fincérité avec laquelle elle doit obéir à fon mari. Se de la
pudeur
ET DE LA TARTARIE CHINOISE: ^t
pudeur qui doivent être l'ame de fa conduite. Quand elle eft une fois liée à
un époux , cette union ne doit finir qu'à fa mort, Se elle n'en doit point
époufer d'autre. L'époux ira recevoir fa future époufe dans la maifon pater-
nelle , Se la conduira chez lui: il lui offre un oifeau aprivoifé, foit pour
lui marquer fon amour, foit pour l'inftruire de la docilité avec laquelle elle
doit fe laifler gouverner.
Il doit y avoir deux appartemens dans la maifon ; l'un extérieur pour le
mari, l'autre intérieur pour la femme. Un mur ou une bonne cloifon fépa-
reront ces deux appartemens , ôc la porte en fera foigneufement gardée.
Que le mari n'entre point dans l'appartement intérieur, ôc que la femme
n'en forte point fans quelque bonne raifon. Une femme n'eft point maîirefle
d'elle-même : elle n'a rien en fa difpofition. Elle n'a d'ordre à donner que
dans l'enceinte de fon appartement: c'cft-là que fe borne fon autorité.
Cinq fortes de filles aufquelles on ne doit point penfer pour le mariage. ^'''" ^"x-
V. Quand elle eft d'une famille oti l'on néglige les devoirs de la piété filiale. ne*j|"t°°
Z". Quand fa maifon n'eft pas réglée, ôc que les mœurs de ceux qui la com- point°pen.
pofent font fufpeétes. }°. Quand il y a quelque tache, ou quelque note d 'in- fer pour le
famie dans fa famille. 4°. Quand il y a quelque maladie héréditaire, ôc qui Mariage.
peut fe communiquer. f\ Enfin fi c'eft une fille aînée qui ait perdu Ion
perc.
Sept fortes de femmes que les maris peuvent répudier, i". Celles qui Femmei
manquent à l'obéifTance qu'elles doivent à leurs père & mère. i'. Celles qui ^^^ .'*=* ,
font rtériles. 5°. Celles qui font infidèles à leurs maris. 4°. Celles qui font ^6^": epu^
jaloufes. f. Celles qui font infectées de quelque mal contagieux. 6'. Celles dier. '
dont on ne peut arrêter le babil, ôc qui étourdiflent par leur caquet conti-
nuel. 7°. Celles qui font fujettes à voler, ôc capables de ruiner leurs maris.
Il y a cependant des conjonélures où il n'eft pas permis à un mari de répu-
dier fa femme. Par -exemple, fi au tems que le mariage s'eft contraébé , elle
avoit des parens , ôc que les ayant perdus dans la fuite, il ne lui refte plus
aucune reffource : ou bien fi conjointement avec fon époux , elle a porté le
deiiil triennal pour le père, ou pour la mère de fon mari.
PARAGRAPHE IV.
Tiu Devoir des jeunes gens à l'égard des perjonnes âgées.
LE livre des rits ordonne ce qui fuit. Quand vous allez voir un ami de Préceprçi
votre père, n'entrez point chez lui, ôc n'en fortez point qu'il ne vous °|^'^"'-
en ait donné la permiffion, ôc ne parlez point qu'il ne vous interroge.
Quand vous vous trouverez avec un homme qui a vingt ans plus que vous,
refpectez-le , comme vous feriez votre père: s'il a dix ans plus que vous,
refpeftez-le comme votre frère aîné.
Lorfqu'un difciple marche dans la rue avec fon maître, qu'il ne le quitte
point , pour parler à une autre perfonne qu'il rencontre, ôc qu'il ne mar-
'ÏQme IL Kkk chc
4+i DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE ,
che p.is fur la même ligne que lui, mais qu'il fe tienne un peu derrière. Si
le maitre s'appuie iur ion épaule , pour lui dire quelque choie à l'oreille ,
que de la main il fe couvre la bouche, pour ne point Tmcommoder par fon
haleine.
Si vous êtes aflls auprès de votre maître , 8c qu'il vous fafle quelque quef-
tion, ne prévenez point par votre réponfe ce qu'il a à vous dire, & ne lui
répondez que quand il aura fini de parler. S'ib vous interroge fur le progrès
que vous avez fait dans votre étude, levez-vous aufli-tôt, ôc tenez-vous
debout tout le tems que vous lui répondrez.
Quand vous êtes à la table de votre maître, ou d'une perfonne âgée. Se
qu'il vous préfente une tafle de vin, tenez-vous debout pour la boire : ne
l'efufez rien de ce qu'il vous donnera : &C. s'il vous ordonne de demeurer
affis, obéïirez. Si vous êtes affis à côté d'une perfonne confidérable, 8c que
V0U5 apperceviez en lui quelque inquiétude: par exemple, qu'il fe tourne
de côté ôc d'autre dans fon fauteuil , qu'il remue les pieds, qu'il exami-
ne l'ombre du foleil , pour voir quelle heure il eft , prenez auffi-tôt con-
gé de lui , en demandant la permilTion de vous retirer. Toutes les fois qu'il
vous interroge, levez-vous pour lui répondre.
Si vous entretenez quelqu'un qui foit au-defTus de vous, ou par fa digni*
té, ou par fes grandes alliances, ne lui demandez point quel àgc il a; lî
vous le rencontrez dans la rue , ne lui demandez point où il va : fi vous
êtes affis auprès de lui, foiez modefte, ne regardez point de côté 6c d',au-
tre, ne gefticulcz point , ne remuez point votre éventail.
Les diiciples de Confucius rapportent que quand leur maître affiftoit à
quelque grand feftin , il ne quittoit la table , qu'après les perfonnes qui
étoicnt plus âgées que lui.
PARAGRAPHE V.
'Du devoir des Amis.
Du Choix T T^ homme qui veut férieufement acquérir la fagefTe, ne choîfic pour
d'an Ami. v_J ^^^^ t ^^^ ^^"'^ ^'^^^ ^^^ difcours Se les exemples peuvent le faire
avancer dans la vertu 8c dans les lettres.
Le devoir de deux amis confîfte à fc donner réciproquement de bons con>
feils, 8c à s'animer l'un l'autre à la pratique de la vertu.
Perfonnes II Y' ^ ^'"'^'^ fortes d'amis, dont la liaiibn 8c la Ibciété ne peuvent manquer
à ijui on d'être pernicieufes : des amis vicieux, des amis diffimulez, des amis eau-
doit rcfu- feurs 8c indifcrets.
fiance^"" Qiiand vous recevez une perfonne dans votre maifon , ne manquez pas à
P "'l ■ ^ chaque porte de l'inviter à paffier le premier. Quand vous êtes arrive à la
Biérc^dT' po''îs ^e 1'^ ^'^^^^ intérieure, demandez-lui la permiffion d'entrer dabord,
recevoir pour arranger les chaifes : eiifuite venez le prendre, ôc conduifez-le avec
une per- hooncur à ia place , qui fera touiouis à votre gauche. L'hôto ne doit pas
lonaechés r » o ^^^^
ÎOU
de Morale;
ET DE LA TARTARIE CHINOISE, 445
commencer l'entretien le premier : les loix de la politefle veulent que ce
foit le maître du logis qui entame le dilcours.
CHAPITRE CIN QJJ I É M E.
De la vigilance qu'on doit avoir fur fol-même.
PARAGRAPHE I.
Régies pour bien gouverner Jbti cœur.
LORSQUE la raifon prend l'Empire fur les paffions, tout va bien : mais ^''^^^j^",;
lorfque les paflîons maîtrifent la raifon , tout va mal.
Un Prince qui veut être heureux, 6c procurer le bonheur de fes peuples,
doit obferver les chofes fuivantes: prendre garde que la haute élévation où
il fe trouve, ne lui infpire des manières fiéres 6c méprifantes ; réfifter à tou-
te paffion déréglée : ne point s'entêter d'une opinion dont il s'eft laifle pré-
venir : ne prendre que des plaifirs honnêtes : s'étudier à être populaire 6c
férieux: c'eft ce qui le fera aimer des peuples: s'il aime quelqu'un, ne pas
s'aveugler fur fes défauts : s'il hait quelqu'autre, ne pas fermer les yeux à
fes bonnes qualitez : s'il amafle des richefîes, que ce foit pour les répandre :
enfin qu'il ne décide jamais dans le doute, 6c qu'en difant kn avis, il ne
prenne point le ton affirmatif.
Quand vous fortez hors de votre maifon, aïez un air modefte , 6c fem-
blable à celui que vous prenez, quand vous rendez vifite à un grand fei^-
neur. Quand vous déclarez vos ordres au peuple, aïez autant de gravité,
que fi vous aflîftiez à quelque grande folemnité. Mefurez les autres fur
vous-même, 6c ne faites â qui que ce foit ce que vous ne voudriez pas qu'on
vous fît.
Quand vous êtes feul, ne ceflcz pas d'être modefte: lorfque vous traittez
de quelque affaire, donnez-y toute votre attention. Dans le commerce oi--
dinaire de la vie civile, faites paroître beaucoup de candeur. Ce font-là
des vertus que vous ne devez jamais négliger, fulîiez vous relégué chez les
nations les plus barbares.
On peut dire qu'un homme mérite la réputation de fige, quand il n'ai-
me point à remplir fon eftomach de viandes : quand il ne cherche point
fes aifes : quand il a de la d'extérité dans les affaires , de la diicrétion dans
fes paroles, 6c qu'il ne veut avoir d€ fociété qu'avec des perfonnes fages 6c
vertueufcs.
Kkk 2 PA-
444 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE^
PARAGRAPHE II.'
Régies four afp'eudrc à compofer fou extérieur.
, ^ T ^ ^'^'■^ '^^ ^''■^ ^^^^^ ^^"^ ■ ''^ °^^ diftingue l'homme fage de tous les
deCmli! i_> autres, c'eft l'honnètetc 6c l'équité: ces deux vertus ont leur principe
té. dans le parfait règlement des mouvemens du corps , dans la douceur ôc la
férénité du vifage, 6c dans la bienféance des paroles.
Qiiand quelqu'un vous parle n'avancez pas l'oreille pour l'entendre : ne
lui répondez pas en hauiïant la voix , comme fi vous criyez après quel-
qu'un, ne le regardez point du coin de l'œil , ne foïez point dillrait, va..
forte qu'il s'apperçoive que vous penfez à autre chofe : quand vous mar-
chez, que ce ne foit point d'un pas altier, 6c avec une contenance fiére 8c
orgueilleufe : quand vous êtes debout , ne levez pas un pied en l'air :
quand vous êtes affis , ne croifés point les jambes : quand vous travail-
lez, n'ayez jamais les bras nuds : quand vous avez chaud, n'ouvrez point
votre habit pour prendre le frais : avec qui que ce foit que vous vous
trouviez, ayez toujours la tête couverte : quand vous êtes au lit , tenez-
vous-y dans une pofture décente , quand vous vous entretenez avec
quelqu'un, gardez-vous bien d'un certain air ou dédaigneux ou railleur: ne
parlez point avec précipitation, 6c que les défauts des autres ne fervent jar
mais de matière à vos difcours: n'avancez rien lur de légères conjectures ,
êc ne foutenez jamais votre fentiment avec opini:itreté.
Les difciples de Confiicius rapportent que quand leur maître étoit dans fà
maifon , il parloit fort peu: de forte qu'à le voir, on eût cru qu'il ne fça-
voit pas parler: qu'au contraire quand il fe trouvoit à la cour, il faifoit ad*
mirer fon éloquence: que perfonne ne fçavoit mieux que lui fe proportionT
lier au génie & à la qualité des différentes pcrfonnes à qui il parloit: qu'a-
vec les Mandarins inférieurs, il leur imprimoit du refpeft par une certaine
noblerte, qui fe répandoit dans fes difcours: qu'avec les Mandarins fupé-
lieurs, il s'infinuoit agréablement dans leur efprit, par une éloquence dou-
ce 6c aifée : enfin ^ qu'il ne jparloit jamais qu'à propos, 6c lorfqu'il étoit
ïîéceflaire: que quand il prenoit fes repas, ou qu'il allcùt fe coucher, il garr-
doit toujours un profond filence.
PAP. AGRAPHEIII.
Régies pour le Vêtement.
Lorfqu'on T E livre î^/i parlant de la cérémonie qui fe pratique , lorfqu'on donne
donne ]e | ^ le premier bonnet aux jeunes gens , s'exprime ainfi. Le maître des
premier cérémonies en lui mettant le bonnet fur la tête, lui dira ces paroles: fon-
aux Jeunes g^^ 9"*^ vous prenez l'habit des adultes, 6c que vous fortez de l'enfance:
Gens. a'ea ayez donc plus les fentimens Se les iaclinations : prenez des manières
gra».
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ^^f
graves &c fcrieufes : appliquez-vous tout de bon à l'étude de la iageflc 6c de
la vertu: 6c méritez par-là une longue 6c heureufe vie.
Selon ce qui eft prefcrit dans le livre des rits , il n'efl. pas permis à uft
fils, dont le père 6c la mère vivent encore, de s'habiller de blanc *. Il ell
pareillement défendu au chef de la famille, dont les parens font morts, de
porter des habits de différentes couleurs , même lorique le deiiil triennal
ell expiré.
Qu'on ne donne point aux enfans des habits de foye, ou qui foient dou-
blez de fourrures.
Celui, dit Confucius, qui travaillant à réformer fes mœurs, rougit de
fe voir vêtu fimplement , 6c de n'avoir pour vivre que des alimcns
grolîîers , montre bien qu'il a fait peu de progrès dans le chemin de
k vertu.
PARAGRAPHE IV.
Régies pour les Repas.
Uand vous régalez quelqu'un, ou que vous mangez à fa table, Suite des.
foyez attentif à toutes les bien-féances : donnez vous de garde de Préceptes
^^ manger avec avidité, de boire à longs traits, de faire du bruit de ^^5'
la bouche, de ronger les os, 6c de les jetter aux chiens, de humer le bouil- ^'
Ion qui refte, de témoigner l'envie que vous avez d'un mets ou d'un vin
particulier, de nettoyer vos dents, de fouflBer le ris qui eft trop chaud, de
faire une nouvèle fauce aux mets qu'on vous à fervis. Ne prenez que de pe-
tites bouchées : mâchez bien les viandes entre vos dents, 6c que votre bou^-
che n'en foit point trop remplie.
Quoique la table de Confucius ne fût rien moins que délicate, & qu'il
ne recherchât- pas les mets exquis, il vouloit que le ris qu'on lui fcrvoit,
fiât bien cuit , 6c il ne mangeoit gueres de poifTons ou de viandes qu'en ha^-
chis. Si l'humidité ou la chaleur avoit fermenté le ris, ou fî la viande
commençoit tant foit peu à fe gâter , ou qu'elle fût mal cuite, il s\x\ ap-
perçevoit aufîl-tôt , &: n'y touchoit pas. Il étoit d'ailleurs très-modéré
dans l'ufage du vin.
Les anciens Empereurs ont eu eti vue de prévenir Tes excès qu'on pour-
roit faire du vin lorfqu'ils ont ordonné à ceux qui fe régalent , de fai-
re plufîeurs inclinations les uns aux autres , à chaque coup qu'ils boi-
vent.
Ces gens de bonne chère, dit M'encius , font dans le dernier mépris,'
parce que n'ayant d'autre foin que de contenter leurs appétits fenfuels, Û.
de bien traitter la plus vile partie d'eux - mêmes , ils nuifent infini-
ment à celle qui eft la plus noble , Se qui mérite toute leur atten^
tion.
CHA-
* Le blanc eft la couleur de deiiil parmi les Chinois.
Kkk i
446 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Maximes
pour l'E-
ducation
de la Jeu-
nefle.
CHAPITRE QUATRIEME.
Exemples par rapport à ces Maximes, tirez de
V Antiquité,
PARAGRAPHE L
Exemples des Anciens fur la bonne Education.
LA mère de Mencius avoit fa maifon proche d'un lieu où étoient grand
nombre de fépulchres. Le jeune Mencius fe plaifoit à confîdérer tou-
tes les cérémonies qui fe pratiquoient , 6c dans fes jeux enfantins, il fc plai-
foit à les imiter. Sa mère qui s'en apperçut, jugea que cet endroit n'étoit
pas propre à l'éducation de fon fils : elle changea aulTi-tôt de demeure, Se
alla loger proche d'un marché public. Le jeune Mencius à la vue des
marchands , des boutiques , & des mouvemens que fe donnoit un grand
peuple qui s'y aflembloit, le faifoit un jeu ordinaire de repréfenter les mê-
mes mouvemens. Se les différentes poftures qu'il avoit remarquées. Ce
n'eft pas encore ici, dit fa mère, un endroit propre à donner à mon fils l'é-
ducation qui lui convient. Elle quitta ce logement , Se choîfit une maifon
auprès d'une école publique. Le petit Mencius examinant ce qui s'y paf-
foitjvit un grand nombre déjeunes gens qui s'exerçoient à l'honnêteté Se à
la politeffe, qui fe faifoient des préfens les uns aux autres, qui fe traittoient
avec honneur, qui fe cédoient le pas, qui faifoient les cérémonies ordonnées
lorfqu'on reçoit une vifite, Sc fon plus grand divertiffement fut de les imi-
ter. C'eft maintenant, dit fa mère, que je fuis à portée de bien élever
mon fils.
Le jeune Mencius voyant un de fes voifins qui tuoit un cochon, deman-
da à fi mcre pour qu'elle raifon il tuoit cet animal. C'eft pour vous , lui
répondit- elle en riant, il veut vous en régaler: mais faifant enfuite réflexion
que fon fils commençoit à avoir l'ufage de la raifon, Sc craignant que s'il
s'appcrçevoit qu'on eût voulu le tromper , il ne s'accoutumât à men-
tir Sc a tromper les autres : elle acheta quelques livres de ce cochon, 5c
lui en fit fervir à fon dîner.
PARA-
ET DE LA TARTARÎE CHINOISE. 4^7
PARAGRAPHE II.
Exemples des And eus fur les cinq devoir s. _
LE Prince de Ki^ qui avoit le titre de tfu^ c'eft-à-dire, de Marquis Maximes
ou de Baron , voyant que l'Empereur 'ïchmi fon neveu,' le livroit tout de Morale;
entier au luxe, à la moUefle, & aux plus lliles débauches, lui donna des
avis fcrieux fur fa conduite: mais l'Empereur, loin de déférer à fes confeilsy
le fit mettre en prifon. On confeilloit à ce Prince de s'évader, Ôc on lui
en fournilToit les moyens: je n'ai garde, répondit-il, par-tout oiij'iroisy
ma préfence inftruiroit le peuple des vices 6c de la cruauté de mon neveu.
Le parti qu'il prit , fut de contrefaire l'imbécile, 6c de faire des aétions
de démence : on ne le traitta plus que comme un vil efclave, ôc on lui laifTa
la liberté de fe dérober aux yeux du public.
Le Prince Pi kan , qui étoit pareillement oncle de l'Empereur, voyant
que les fages confeils du Prince Ki avoient été inutiles, que deviendra le
peuple, dit-il, fi on laifle croupir l'Empereur dans fes défordres? Je ne
puis pas me taire, & fallût-il perdre la vie, je lui repréfenterai le tort qu'il
iait à fa réputation, & le danger où il met l'Empire. Il alla auffi-tôt le
trouver, 6c lui reprocha le dérèglement de fi vie. L'Empereur l'écouta
d'un air d'indignation mêlé de fureur. On prétend, dit-il, que le cœur
des fages eft différent de celui des autres hommes: je veux m'en inftruire,
êc à l'inflant il fit couper fon oncle par le milieu du corps , avec ordre de
bien examiner qu'elle étoit la forme de fon cœur.
Cette cruelle exécution étant venue aux oreilles du Prince de Ouei frère
de l'Empereur : lorsqu'un fils, dit-il, a averti fon. père jufqu'à trois fois,
fans aucun fuccès, il n'en demeure pas là: mais il tâche d'attendrir fon
cœur par fes cris, fes larmes, 6c fes gémifTemens. Quand un Miniflre a
donné jufqu'à trois fois des confeils falutaires à fon Prince, 6c qu'ils n'ont
eu nul effet, il eft cenfé avoir rempli tous fes devoirs, 6c il lui eft permis
de fe retirer. C'eft ce que je vais faire. Et en effet, ils'éxila lui-même de
fa patrie, emportant avec lui les vafes qui fervent aux devoirs funèbres,,
afin que du moins il reftât quelqu'un de la famille Impériale-, qui pût ren-
dre deux fois l'année les honneurs acccoutumcz aux ancêtres défunts. Con-
fucius Vente fort ces trois Princes, 6c il en parle comme de vrais héros qui
ont fîgnalé leur zèle pour la patrie.
La jeune Princeffe Kung kiang avoit été promife en mariage au Prince Princeffe
Kungpé: celui-ci mourut avant que de l'avoir époufée. La Princefîe réfolut ?"r^;"[ft
de lui garder la fidélité promife , 6c de ne jamais prendre d'autre mari. Ses ^ q^j
parens eurent beau la prefTer de paffer à de nouvelles noces , elle ne voulut cuiip-re
jamais y confèntir : elle compofa une Ode, oh. elle faifoit ferment de mou- u"eOde »
rir, plutôt que de fe marier. *^^ ^^J^^»
Deux Princes de deux Royaumes voifîns avoient quelques conteftarions"
fm- une terre, dont chacun d'eux prétendoit être le feigneur : ils convin-
rent
44» DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
rent l'un fie l'autre de prendre le Prince Fen -vang pour arbitre : c'eft un
Prince vertueux 6c équitable, dirent-ils: il aura bientôt terminé ce diffé-
rend. Ils partent enlemble , & à peine furent-ils entrez dans fon Royau-
me, qu'ils virent des laboureurs, qui fe cédoient les uns aux autres certai-
ne portion de terre, qui pouvoit être litigieufe: des voyageurs, qui fe cé-
doient par honneur le milieu du chemin. Quand ils entrèrent dans les vil-
les, ils apperçûrent que les jeunes gens déchargeoient les vieillards de leurs
fardeaux, pour s'en chaiger eux-mêmes , ôc les foukger. Mais lorfqu'ils
furent arrivez dans la ville Royale, 6c qu'ils virent les manières civiles 6c
refpeétueufes de ces peuples , les témoignages d'honneur ôc de déféren-
ce qu'ils fe donnoient les uns aux autres : Que nous fommes peu fenfez ,
dirent-ils ? Nous ne méritons point de marcher fur les terres d'un fi fagc
Prince : 6c aufli-tôt ils fe cédèrent l'un à l'autre la terre qui fervoit de ma-
tière à leur conteftation : 6c comme chacun d'eux refufa toujours de l'ac-
cepter, cette terre eft demeurée indépendante , ôc exempte de tout droit
feigneurial.
Je ne dirai rien du paragraphe troifîéme qui eft fur le règlement des
mœurs : ni du paragraphe quatrième qui eft fur l'honnêteté 6c la modeftie ;
parce que les exemples qu'ils contiennent , font tirés des livres précédens ,
èc que je les ai déjà rapportez.
SECONDE PARTIE,
CHAPITRE PREMIER.
Maximes des Auteurs Modernes,
PARAGRAPHE I.
Maximes fur r Education de la Jennejfe.
L'Empereur C/i'^îo //V de la famille des Han étant prêt de mourir, donna
_^ cet avis au Prince fon fils qui devoit lui fuccéder au gouvernement de
reur cAi-D l'Empire. S'il fe préfente une bonne ou une mauvaife'aétion à faire, ne
lié à fon dites-pas : c'cll peu de chofe. On doit faire cas des chofes les plus légères.
Il n'y a point de bien, quelque léger qu'il foit, qu'il ne faille pratiquer:
il n'y a point de mal, quelque petit qu'il paroiflc, qu'on ne doive éviter.
Voici l'inftruftion ■ que le premier Miniftre Lieu pié àonnoit à fes enfans:
ne pas avoir foin de fa propre réputation, difoit-il, c'eft deshonorer fes an-
à'fes'ltn-" cêtres, c'eft fe précipiter dans cinq fortes de vices, contre lefquels, on ne
fani, peut affez fe précautionner. Je vais vous les rapporter, afin de vous en
infpirer l'horreur qu'ils méritent.
Le
Confeil de
Fils.
Inflriiâion
de Lieu pié
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 44»
Le premier, eft de ces perfonnes qui ne s'occupent que du pkifir & de
la bonne chère: qui n'ont en vue que leurs commoditez & leur propre in-
térêt : qui s'étudient à étouffer dans leur cœur ce fentiment de compaffion ,
que la nature infpire pour les malheureux.
Le fécond, eft de ceux qui n'ont aucun goût pour la doûrine des anciens
fages : qui ne rougiflent point de honte Sc de confufîon , lorfqu'ils compa-
rent leur conduite avec les grands exemples que nous ont laiffez les héros
des fiécles paflez.
Le troiliéme, eft de certaines gens qui dédaignent ceux qui font au-def-
fous d'eux : qui n'aiment que les fla:tteurs : qui ne fe plaifent qu'aux bouf-
fonneries & aux entretiens frivoles : qui regardent d'un œil jaloux les ver-
tus des autres, ôc qui n'apprennent leurs défauts que pour les publier: qui
font confifter tout leur mérite dans le fafte 6c la vanité.
Le quatrième, eft de ceux qui n'aiment que les comédies 8c les feftins,6c
qui négligent leurs devoits le* plus importans.
Le cinquième , eft de quelques autres qui cherchent à s'élever aux
charges & aux dignitez, êc qui pour y parvenir, ont recours aux plus in-
dignes balTefles, & fe font les cfclaves de quiconque a du crédit.
N'oubliez jamais, mon cher enfant, ajoûte-t-il , que les plus illuftres
familles ont été établies lentement par la piété filiale, par la fidélité, par la.
tempérance 6c l'application de ceux qui les gouvernoient : 6c qu'elles ont
été détruites avec une rapidité étonnante par le luxe, l'orgiieil, l'ignoran-
ce, la fainéantife, 6c la prodigalité des enfans,qui ont dégénéré de la ver-
tu de leurs ancêtres.
Fan che premier Min'iûre y 6c confident de l'Empereur avoit un neveu, Inftru(Sioii
qui le preflbit continuellement d'employer fon crédit pour ion élévation. ^^"^ f**'
Comme il étoit encore jeune 6c fans expérience. Fan che lui envoya l'inf- '^flt^, '
truétion fuivante. Si vous voulez mériter ma protcétion , mon cher ne-
veu, commencez par mettre en pratique les confeils que je vous donne.
1°. Diftinguez-vous par la piété filiale, 6c par une grande modeftie :
foyez fournis à vos parens, 6c à ceux qui ont fur vous quelque autorité: ^
que dans toute votre conduite , il ne vous échappe jamais aucun trait de
fierté, ni d'orgiiei!.
z°. Mettez- vous bien dans l'efprit,que pour remplir de grandes charges,
il faut y apporter une application extraordinaire, 6c beaucoup de connoif-
fances. Ainfi ne perdez pas un moment de tems, 6c rcmpliffez-vous l'ef-
prit des maximes que nous ont laiflees les anciens fages.
y. Ayez de bas fentimens de vous même , reconnoiftez le mérite des
autres , 6c faites-vous un plaifirde rendre à chacun l'honneur qui lui eft dû.
4°. Ayez foin de ne point diftraire votre efprit des occupations férieufes,
& de ne le pas dillîper par des amufemens peu féans à un fage.
f °. Soyez en garde contre l'amour du vin : c'eft le poiibn de la vertu ;
l'homme du plus beau naturel, qui fe livre à une paffion fi bafle, devient
bien-tôt intraitable 6c féroce.
6'. Soyez difcret dans vos paroles: tout grand parleur fe fait méprifer ,
& s'attire fouvent de triftes affaires.
7\ Rien de plus cohfolaQt que de fe faire des amis: mais pour les confer-
Jme II, LU ver.
4fo DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
ver, n'ayez point trop de fenfîbilité; ôc ne foycz point du nombre de ces
gens, que le moindre mot qui aura échappé , 8c qui leur déplaît, tranfpor-
te de rage èz de colère.
8'. On en voit peu qui ne prêtent l'oreille aux difcours flatteiH's, Se qui
après avoir favouré des louanges gliflees à propos, n'en conçoivent une haute
idée d'eux-mêmes: ne tombez jamais dans ce défaut : 6c loin de vous laifler
dupper par les feintes douceurs de ceux qui vous flattent , regardez les
comme des féduiSteurs qui vous trompent.
p°. C'eft le propre d'une populace ignorante , d'admirer ces hommes
vains , qui font parade d'un train fuperbe, d'une longue fuite de domefti-
ques , de la magnificence des habits , 6c de tout ce que le luxe a inventé
pour donner une prééminence, qui eft rarement foutenue du mérite: mais les
lages les regardent avec un œil de pitié: ils ne fçavent cftimer que la vertu.
lo,. Vous me voyez au comble de la profpérité 6c de la grandeur: plaig-
nez-moi, mon neveu , 6c n'enviez pas mon fort. Je me regarde comme un
homme , dont les pieds chancellent fur les bords d'un précipice, ou qui
marche fur une glace fragile. Croyez-moi,, ce ne font pas les grandes pla-
ces, qui rendent l'homme hem*eux, 6c il n'eft pas aifé d'y conferver fa ver-
tu. Suivez donc un confeil, qui eft le fruit de ma longue expérience: ren-
fermez-vous dans votre maifon, vivez y dans la retraite, étudiez la fagefTe,
craignez de vous montrer trop tôt au-dehors, Se méritez les honneurs en
les fuyant : celui qui marche trop vite, eft fujet à broncher ou à tomber.
La providence eft la difpenfatrice des grandeurs 6c des richeffes : il faut at»
tendre fes momens.
PARAGRAPHE II.
Maximes fur les cinq 'Devoirs.
EUR entre dans le détail des devoirs des domeftiques: des
I . eere
Maximes ■ , , ■ , / i • i -
deCivili- Ji^ cérémonies ordonnées, pour mettre le premier bonnet aux jeunes
ïé. gens : des honneurs funèbres qu'on doit rendre aux parens défunts : du dciiil
triennal : du foin qu'on doit avoir d'éviter les cérémonies introduites par-
les feâaires : du devoir des magiftrats: de la précaution qu'on doit appor-
ter aux mariages : de l'amour qui doit être entre les frères , 6c des régies de
l'amitié. Comme la plû-part de ces réflexions fe trouvent dans les livres pré-
cédens , je n'en rapporterai que quelques-unes , dont je n'ai point parlé
jul'qu'ici.
Autrefois c'eût été un fcandale, 6c une faute puniflable, que de manger
de la viande 6c de boire du vin , lorfqu'on portoit le dciiil de fes parens dé-
cédez : que les tems font changez ! Maintenant on voit même des Manda-
rins dansuntems, comme celui-là, confacré à la douleur 6c à la triftcfle,.
fe vifiter , 6c le régaler les uns les autres : on ne fait pas difficulté de con-
traéter des mariages : parmi le peuple on invite les parens, les amis, les voi-
iîns à des repas qui durent tout le jour , 6c oii Ibuvent on s'enivre. O-
mœurs! qu'éres-vous devenues?
Les rits de l'Empire ordonnent qu'on s'abftiennc de viande 6c de vin tout
le tems que le deiiil dure : on n'excepte de cette loi que les malades, 6c
ceux qui ont .itteint l'âge de cinquante ans, aulquels on permet de prendre
des
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
4fi
des bouillons, 6c de manger de la viande falée : mais il leur eft abfolument
défendu de le nourrir de viandes délicates, & d'aflifter à des feftins. A plus-
forte raifon leur interdit-on toutes fortes de plaifns, èc de divertiflemens ;
c'eil; de quoi je ne parle point, car il y a des loix établies dans l'Empire,
pour réprimer ceux qui fe rendroient coupables de cet excès.
Ces hommes fuperltitieux qui ajoutent foi aux menfonges de la fcfte de
Foj croyent avoir fatisfait à un devoir eflentiel à l'égard de leurs parens dé-
funts, lorfqu'ils ont chargé l'idole de préfens, & offert des viandes à leurs
Miniilres. A entendre ces impofteurs , ce font ces offrandes, qui effacent
les péchez des défunts, 6c qui leur facilitent l'entrée dans le ciel. Ecoutez
l'inilruftion que le célèbre Ten donnoit à fcsenfans: Notre famille, leur
difoit-il , a toujours réfuté par de fçavans écrits les artifices de cette fcéle :
prenez bien garde , mes enfans , de ne jamais donner dans ces vaines &
monftrueufes inventions.
Quand vous avez deffein de marier votre fils ou votre fille , ne cherchez
dans l'époux ou dans l'époufe que le beau naturel, la vertu, ôc la fage édu-
cation qu'ils ont reçue de leurs parens : préférez ces avantages à tous les
honneurs & à toutes les richeffes. Un mari iage 6c vertueux , fût-il pauvre,
& d'une condition abjeébe , peut devenir un jour confidérable par fes digni-
tez, 6c par fes richeffes: au contraire il eft vrai-femblable qu'un mari vici-
eux , quelque riche, ôc quelque noble qu'il foit, tombera bien-tôt dans le
mépris 6c dans l'indigence.
La grandeur ou la ruine des familles vient fouvent des femmes : fi celle
que vous époufez a de grandes richeffes , elle ne manquera pas de vous mé-
prifer, 6c ion orgueil jettera le trouble dans votre maifon. je veux que cet-
te riche alliance vous élève 6c vous enrichiffe : mais fi vous avez un peu de
cœur , ne rougirez-vous pas d'être redevable à votre femme de ces hon-
neurs 6c de ces richeffes?
Le doéteur Hou avoit coutume de dire : lorfque vous mariez votre fille,
choisiffez-lui un mari dans une famille plus illuftrc que la votre; elle vivra
toujours dans l'obéiffance 6c le rcfpecl qu'elle lui doit, 6c la j^aix régnera
dans la famille. De même lorfque vous mariez votre fils, choififfez-lui une
femme dans une fimille plus oblcure que la votre: vous pouvez vous affûrer
par-là que votre fils fera tranquile dans fa maifon, 6c que fa femme ne s'é-
cartera jamais du refpcct qu'elle lui doit.
Le docteur Ching avoit raifon de dire, qu'afin que l'amitié foit durable,
il faut que les amis fe refpeftent l'un l'autre, 6c qu'ils s'avertilîent mutuel-
lement de leurs défauts. Si vous ne choififfez pour amis que ceux qui vous
flattent , 6c qui vous divertiffent par leurs bons mots, par leurs plaifante-
ïies, 6c par leur badinage, vous verrez bien-tôt la fin d'une amitié fi frivole.
P A R A G R A P H E I I I.
Maximes des Auteurs Modernes y/urîe Jbm avec lequel on doit veiller
fhr foi-mcme.
UN ancien proverbe dit que celui qui veut fe rendre vertueux, reflem-
blc à un homme qui grimpe une montagne fort efcarpée: 6c que ce-
Lll i lui
Qualités
requifes
p nir le
Mariage,
D'où pro-
cède la
Grandeur
ou la Kmm
des 'Eam'iU
les.
Maximes
du Doc-
teur Hoti
fur le MU'
riage.
Sentiment
du Doc-
teur Chhii
Air l'Ami-
4ri DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
lui qui fe livre au vice , eft femblable à un homme qui delcend une pente
fort roide.
Inftruaion Le doéleur Fan tchungfiuen faifoit cette inftruftion à fes enfans êc à fcs
du Doc- frères : faut-il cenfurer le prochain ? Les plus Itupides font clairs-voïans.
teur Ffl« S'agit-il de fe cenfurer foi-même? les plus clairs-voïans deviennent ftupi-
^CmlnK fes '^^^- Tournez contre vous-même cette fubtilité à critiquer le prochain , &
Enfin? , & ayez à fon égard l'indulgence que vous avez pour vous.
à fes Fre- Le cœur de l'homme ell femblable à une terre excellente. La femencc
^"-' qu'on y jette, ce font les vertus, la douceur, kjufticc, la fidélité, la
clémence , ^c. Les livres des fages, Se les exemples des hommes illullres
Ibnt les inllrumens propres à cultiver cette terre. Les embarras du fiécle Sc
les paflions font les méchantes herbes, les épines qui y croiflent, les vers
qui rongent, qui dévorent la femcnce. Le loin, la vigilance, l'attention
lur foi-même , l'examen de fa conduite, c'cfl la peine qu'on prend à arro-
fer 6c à cultiver cette terre. Enfin quand on a le bonheur d'acquérir la per-
fcftion, c'eft le tems de la moilfon , c'ctt la récolte.
yemiment Voici comment s'explique le doétcur Hou ven ting: Un homme qui af-
du Doc- pire à la fagefle, doit faire peu de cas des délices du fiécle, & ne pas fe
leur Mou laiffer ébloiiir par le vain éclat des honneurs 6c des richefles. Les Princes
■vtn nn^iw enivrez de leur grandeur, ne fe dillinguent que par leur fafte Scieur or-
Sa^effe! ^ guéil : ils ont de grandes falles fuperbement ornées , des tables fervies
avec toute la délicatelTe 8cla magnificence imaginable, un grand nombre
de feigneurs 6c de domeftiques qui les environnent , 6c leur font la cour.
Certainement fi j'étois à leur place, je me garderois bien de les imiter.
Celui qui veut être véritablement fage, doit détefler le luxe, 6c fans avi-
lir fon efprit, en l'occupant de ces bagatelles, l'élever aux connoifiances
les plus fublimes : il doit fe rappellcr fouvent l'exemple du célèbre T'chu k<y
Kang ming^ qui fleuriflbit fous la fin de l'Empire des Han. Il vivoit tran-
quile dans la bourgade de Nan yang fans défirs 6c fins ambition , ne s'occu-
pant qu'à cultiver fes terres, 6c à acquérir la fagefle. Lieou pi Général des
troupes Impériales, fit tant par fes prières, qu'il l'engagea à prendre le
parti de la guerre. Il s'acquit dans l'armée une fi grande autorité, qu'après
avoir partagé les champs 6c les provinces, il diviia tout l'Empire en trais
parties. Dans ce haut point de crédit, 6c d'autorité où il fe trouvoit, que
de richcnes ne pouvoit-il pas accumuler! Cependant écoutez le difcours
qu'il tint à l'héritier de l'Empire. J'ai, dit-il, dans ma terre natale 8oo.
mûriers pour nourrir des vers à foye: j'ai ifoo. arpens de terre qu'on cul-
tive avec foin, ainfi mes fils 6c mes petits-fils auront abondamment de quoi
vivre. Cela leur fuffit, 6c je me garderai bien d'accroître mes richcflesr:
je n'ai donc d'autre vue que de procurer le bien de l'Empire : 6c pour
prouver à votre Majellé la vérité 6c lafincéritè de mes p.uolcs, je vous pro-
mets qu'à ma mort on ne trouvera ni ris dans mes greniers, ni argent dans
mes coffres. Et en efïet la chofcVriva comme il l'avoit promis.
CHA-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 4f?
CHAPITRE SECOND.
Exemples tirez des auteurs Modernes,
PARAGRAPHE I.
Exemples fur r Education de la Jemejfe.
UN Lettré nommé Z,/«, né dans la ville de L/V» ^<z«^, avoit fait avec Société
pluiieuis de l'es concitoyens une efpèce de Ibciété pour travailler "^^"M* .
de concert à leur perfection : ils étoient convenus des loix fuivantes qui de- de\'hom-
voient êtreinviolablcment obfervécs. i". Tous les membres de cette locic té me.
dévoient s'aflembler fouvent pourfc porteries uns les autres, 6c s'exciter à la
vertu. 2'. Ils dévoient s'avertir de leurs défauts. 3°. Ils dévoient fe réunir
dans les fêtes 6c les iblemnitez , 6c les pafler enlemble. 4'. Ils dévoient s'alîîftcr
dans leurs befoins, 6c fe prêter un mutuel fecours.dans leurs peines 6c leurs
affligions, f . Si quelqu'un de la fociété faifoit quelque aélion digne d'é-
loge, on l'écrivoit dans le regiftre pour en conlérver la mémoire. 6°. De
même fi quelqu'un tomboit dans quelque faute confîdérable . elle étoit aufli-
tôt écrite dans le même regiftre. 7^ Enfin tout membre de la fociété qui
avoit été averti julqu'à trois fois de fes fautes, 6c qui y retomboit, étoit
pour toujours exclus de la fociété, 6c fon nom biffé du regiftre.
Le Mandarin Hou yuen fe plaignoit fouvent de ce que les jeunes gens, qui ^'^'"^".'^'^
s'aprliquoient aux fciences , & afpiroient à la magiftrature , ne s'atta- ^eu yuèn
choient qu'à une vaine éloquence, fans fe mettre en peine d'approfondiv la du la vaine
doétrine des anciens fages, 6c de fe former fur leurs exemples. C'cft pour- Eloquen-
quoi il n'expliquoit à fes diiciples que ce qu'il y a de plus important dans *^^'
les anciens livres fur le règlement des mœurs, 6c fur les vertus qu'on doit
acquérir pour bien gouverner : dans fes dilcours , il ne chcrchoit qu'à
développer le fens des anciens livres, 6c méprifint les fleurs de l'éloquence,
il n'avançoit rien qui ne fût appuyé fur des raifonnemens folides. Sa répu-
tation fe répandit bientôt de toutes parts : 6c en très-peu de tems on
compta plus de mille difciples qui firent de grands progrès fous un maître
fi habile.
Lorfqu'il étoit Mandarin des Lettrez dans la ville de Hou tcheou^ il éri-
gea deux écoles : dans l'une on ne recevoit que ceux qui avoient un efprit
eminent, 6c on s'y appliquoit à pénétrer bien avant dans la doftrine des
anciens,- 6c à approfondir ce qu'elle renferme de plus fublime. On admet-
toit dans l'autre ceux qui fe diftinguoient par leur prudence: on leur en-
feignoit l'arithmétique, les exercices de guei-re, les régies du gouverne-
ment, 6cc. Ce grand nombre de difciples fe difpcrferent par tout l'Em-
pire. Et comme ils fe diftinguoient du commun par legrt- fageffe, leur
modeftie, 6c l'intégrité de leurs mœurs, feulement à les voir,on jugeoit
qu'ils étoient les difciples du Mandarin Hm yuen.
LU 5 PA^
4f4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
PARAGRAPHE II.
Exemples fur les cinq ^Devoirs.
Suite (ks T E jeune Sis pao n'avoit d'autre foin que de fe rendre habile, ^ d'ac-
L
JU-» «^i^érir la vertu : Ton père qui avoit paflé à de fécondes noces , le prit
\"i[ité! '' tellement en averfion qu'il le chafla de la maifon. Le jeune homme qui
ne pouvoit le féparer de ion père, pleuroit nuit ôcjour, 6c y demeuroit
toujours. Le père en vint aux menaces & aux coups : Scie fils obligé de fe
retirer, fe bàrit une petite hutte auprès de la maifon paternelle, & alloit
tous les matins la nettoyer, 6c balayer les fallcs, comme il avoit accou-
tumé de faire auparavant. Le père n'en fut que plus irrité : ôc dans la co-
lère où il étoit, il fit abattre la hutte, Se éloigna tout-à-fait fon fils de fa
préfence. Sie pao ne ié rebuta point: il chercha un logement dans le voi-
finage, 6c matin 6c foir il venoit le préfenter à fon père pour lui rendre its
devoirs. Une année fc pafla ainfi,l'ans que les manières dures avec lefquelles
on le recevoit , puffent diminuer là tendreflè 6c là piété. Enfin fon père fit
des réflexions fur l'injulHce de fa haine: 6c après avoir comparé la dureté
de fa conduite avec le tendre amour que lui portoit fon fils, il fe rendit
aux fentimens naturels, 6c rappella fon fils auprès de fa perfonne. Dans
la fuite Sie pao perdit fes parens: après avoir fatisfait au deiiil triennal,
fes frères cadets lui propoièrent de partager l'héritage , il y conlèntit :
mais quelle fut fa conduite? Voilà, leur dit-il, un nombre de domefti-
ques qui font dans un âge décrépit, 6c hors d'état de l'ervir : je les connois
depuis long-tems , 6c ils font faits à mes manières : pour vous , vous auriez de
la.peine à les gouverner: ainfi ils demeureront avec moi. Voilà des maifons
: à demi ruinées 6c des terres ftériles: je les cultive depuis ma plus tendre
ieuneiTe, ainfi je me les réferve. Il ne refte plus à partager que les meubles,
je prens pour moi ces vafes à demi brifez , S>c ces anciens meubles qui tom-
bent en morceaux , je m'en fuis toujours fervi, 6c ils entreront dans mon
lot. C'ell ainfi que quoiqu'il fût l'aîné de la famille, il prit pour fon par-
tage tout ce qui étoit de rebut dans la maifon paternelle. Bien plus, fes
frères ayant bientôt diflipé tous leurs biens, il partagea encore avec eux
ce qui lui refloit.
Hnen )«, qui s'eft. rendu fi célèbre dans l'Empire, rapporte que c'efl
aux fages confeils de fi mère, qu'il ell redevable de toute la l'plendeur de la
maifon. Un jour, dit-il, elle me prit en particulier, 6c me parla ainfi:
étant allé voir un de mes parens premier MiniiliT, après les civilitez ordi-
naires, vous avez un fils, me dit-il, s'il parvient jamais à quelque dignité,
^ que vous entendiez dire qu'il eft dans le beibin, 6c qu'à peine a-t-il de-
quoi fubfilter, tirez-en un bon augure pour la fuite de là vie. Si au con-
traire on vous dit qu'il a des richefles immenfes,quc fon écurie ert remplie
des plus beaux chevaux, qu'il eft magnifique dans fes habits: regardez ce
luxe 6c ces richefles, comme le préfage certain de f.i ruine prochaine. Je
n'ai jamais oublié, ajoûra-t-cUc, une rétlcxion fi fenfée. Car comment fe
pcur-il faire, que des perfonncs conrtituècs en dignitcz, envoyeut tous les
ans à leurs parens des foiv.mcs confidérables 6c àc riches prcftiii.'' Si c'eft
'là un eltet de leur épargne, 6c le luperflu de kurs appointcmens, je n'ai
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
4rf
garde de les blâmer: mais fî c'efb le fruit dcleurs injuftices, qu'elle diffé-
rence V a-t-il, entre ces JVIandarins & les voleurs publics? Et s'ils font af-
fez habiles pour le dérober à la lévérité des loix, comment peuvent-ils fe
fouffrir eux-mêmes, & ne pas rougir de confulion-?
Du lems que régnoit la dynailie des /fo», une jeune fille nommée Chin^ Aâion gé^
tiéreufe
une jeu-
e fille en-
époufa à l'âge de feize ans un homme, qui auflîtôt après fon mariage fut ":
obligé de partir pour la guerre. Comme il étoit fur fon départ. Je ne j
fçai, dit-il à la femme, ii je reviendrai de cette expédition: je laifle une vers fa '
mère fort âgée, & je n'ai point de frères qui puiiTent prendre foin d'elle: belle mcr;
puis-je compter fur vous, fi je venois à mourir: & voudricz-vous bien vous '^^•
charger de ce fom? La jeune dame y conientit de tout fon cœur, £c fon
mari partit fans inquiétude. Peu de tems après on apprit fa mort : la jeu-
ne veuve tint fa parole, Se prit un loin particulier de la belle mère: elle fi-
loit tout le jour, Scifaifoit des étoffes, pour avoir dequoi fournir à fa fub-
flftance. Enfin, après les trois années de deiiil, les parens prirent le def-
fein de lui donner un nouveau mari : mais elle rejetta bien loin cette propo-
fition, alléguant la prômcffe qu'elle avait faite à fon mari , 8c alfurant
qu'elle fe donneroit plutôt la mort, que de confentirà de fécondes noces.
Une réponfe fî précife ferma la bouche à fes parens: & devenue par-là maî-
treffe de fon fort, elle paffa 28. ans auprès de fa belle mère, & lui procura
tous les fecours qu'elle auroit pu attendre du meilleur fils : cette belle-mere
étant morte âgée de plus de 80. ans, elle vendit fes terres, fes maifoni',& tout
ce qu'elle poffédoit, pour lui faire des obféques magnifiques, & lui procurer
une honorable fépulture. Une aélion fi genéreufe frappa tellement l'efprit
du Gouverneur des villes de Hoai ngan èc de Tang tchcou, qu'il en fit le récit
à l'Empereur dans une requête qu'il lui prélénta à ce fujet : & la Majellé
pour récompenfer la piété de cette genéreufe dame , lui fit donner 4240.
onces d'argent , & l'exempta pendant fa vie de tout tribut.
Du tems que régnoit ladynaftie des Tang, le premier Minillre de l'Em- Exemple
pire nommé A"/ p>' avoir une fœur qui étoit dangéreufement malade: com- d'amitié
me il lui faifoit chauffer un bouillon, le feu prit a fa barbe: fa fœur touchée ff^'£tn«l''3.'
de cet accident : hé! monfrerc, lui dit-elle, nous avons un fi grand nom-
bre de domeftiques, pourquoi vous donner vous-même cette peine .^ Je le
fçai bien, répondit -il, mais nous fommes vieux l'un 8c l'autre, 8c il
ne fe préfentera peut-être plus d'occafion de vous rendre ces petits fervices.
Pao hiao-fo étant Gouverneur de la ville de Kingfao, qui s'appelle main-
tenant Si ngan^ un homme de la lie du peuple vint le trouver. J'ai eu au-
trefois un ami, lui dit-il, qui m'envoya cent onces d'argent : ilellmort,
êc j'ai voulu rendre cette fomme à fon fils, mais il ne veut pas abfolument
k recevoir: faites-le venir, je vous prie, 8c ordonnez-lui qu'il prenne ce qui
lui appartient: en même tems il dépofe l'aigent entre les mains du Gouver-
neur. Celui ci fait venir l'homme en queftion, qui protefte que fon père
n'a jamais envoyé à perfonne cent onces d'argent. Le Mandarin ne pouvant
éclaircir la vérité, vouloit rendre l'argent tantôt à l'un , tantôt à l'au-
tre, êc aucun d'eux ne vouloit le recevoir, dilant qu'il ne lui appartenoiu
pas. Sur quoi le dofteur L/^^jy^w^ s'écrie: qu'on dife maintenant, qu'on
dife qu'il n'y a plus de gens de probité': qu'on di]e qu'il n'elt paspolfibie
d'i"
Jugement
fur les Ri-
chefles.
Amour de
«ieux Filles
pour la Pu-
«iicitd
45-6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
d'imiter les Empereurs 2"^ & Chun. Si quelqu'un avançoit ce paradoxe ,
je ne veux que cet exemple pour le confondre.
Sou qiiangy qui avoic été précepteur du Prince héritier, préfenta une re-
quête -à' VEmpcrem Siuen tiy où après avoir expofé qu'il étoitd'un âge fort
avancé , il lui demandoit la permilTion de fe retirer dans fa maifon : l'Empe-
reur le lui accorda, & lui fit préfent d'une grofle fomme d'argent: le Prin-
ce héritier lui fit aulîl un préfent confidérable. Ce bon vieillard fe trou-
vant dans fa patrie, ordonna que fa table fût toujours bien fervie, afin de
pouvoir régaler fes proches 6c fes anciens amis. Il demandoit de tems en
tcms à fon intendant, combien il lui reftoit encore d'argent, 6c il lui or-
donnoit d'acheter ce qu'il trouveroit de meilleur.
Cette dcpenfe allarma fes enfans: ils allèrent trouver les amis de fon père,
pour les engager à lui faire fur cela des repréfentations. Nous cfpérions,
leur dirent-ils, que notre pcre comblé d'honneurs & de biens ne penferoit
qu'à établir iblidement fa famille, & à nous laifler un riche héritage. Ce-
pendant vous voyez quelle dépenfe il fait en feftins 6c en réjoi.iifranccs:
n'employeroit-il pas bien mieux fon argent à achctter des terres 6c des mai-
fons? Ces amis promirent de parler au vieillard: 6c en effet ayant trouvé
un moment favorable, ils lui infinuerent le fujet de plainte qu'il donnoit à
fes enfans.
J'admire mes enfans, leur répondit-il: ils penfent, je crois, que je ra-
dotte, 6c que j'ai perdu le fouvenir de ce que je dois à mapollérite. Qu'ils
fçachent que je leur laifferai en terres 6c en maifons ce qui fuffit 6c au-delà
pour leur entretien, s'ils fçavent les faire valoir: mais qu'ils nefepcrfua-
dent pas qu'en augmentant leurs biens, je contribue à fomenter leur pa-
refle. J'ai toujours entendu dire que de donner de grandes richeflcs à un
homme fage, c'cil énerver 6c affoiblir fa vertu: 6c que d'en donner à un
infenfé, c'eft augmenter fes vices. En un mot cet argent que je dépenfe,
l'Empereur me l'a donné pour foulager ÔC récréer ma vieilleflc: n'ell-il pas
jufte que j'en profite, félon fes intentions: 6c que pour paflcr plus gaye-
ment le peu de tems qui me refte à vivre, je m'en divertilTe avec mes pa-
rens 6c mes amis ?
Tang teoH avoit deux filles fort jeunes, l'une de ip. ans 6c l'autre de i5.
toutes deux d'une rare beauté, 6c d'une vertu encore plus grande, quoi
qu'elles n'euflént eu d'autre éducation que celle qu'on donne communément
à la campagne. Dans le tems qu'une troupe de brigands infelloit l'Empi-
re, ils firent une irruption foudaine dans le village de ces jeunes filles: 'elles
fe cachèrent dans des trous de montagnes, pour le dérober à leurs infultes
6c à leurs cruautcz. Les brigands les eurent bientôt déterrées, 6c les em-
menèrent avec eux comme des viétimes dellinées à aflbuvir leur brutale paf-
fion. Après avoir marché quelque tems, ils fe trouvèrent fur les bords d'un
précipice: alors l'aînée de ces deux filles s'adreflant à fa fœur : il vaut beau-
coup mieux , dit-elle , perdre la vie que la pudicité, 6c à l'inflant elle fê
jetta dans l'abîme : la cadette imita auffi-tôt fon exemple : mais elle ne
mourut pas de cette chute comme fa fœur: elle en fut quitte pour avoir les
jambes caffées. Les brigands effrayés à ce fpeélacle continuèrent leur rou-
te, fans examiner ce qu'elles étoient devenues. Le Gouverneur de la ville
voifîne,
ET DE LA TARTARIE CHINOISE: 4^-7
voifine, inftruifit l'Empereur de ce qui venoit d'arriver : & fa Majefté ,
pour éternifer la mémoire d'une fi belle aftion, fit un éloge magnifique de
la vertu de ces jeunes filles, 2c exempta à perpétuité de tout tribut leur fa-
mille 6c leur village.
Leao yung étoit fort jeune quand il perdit fes parens: il avoit quatre frc- Union fin-
ies, avec qui il étoit très-uni : ils vivoient enfemble dans la même maifon, guliéreen-
Sc leurs biens étoient communs. Il arriva que ces quatre frères fe marie- V^ ''''U
rent: leurs femmes troublèrent bientôt la concorde : elles ne pouvoient fc r'eT'^ "^
fupporter l'une l'autre, c'étoit à tout moment des difputcs & des querelles.
Enfin elles demandèrent qu'on fît le partage des biens, & qu'on fe féparât
d'habitation.
Leao yung fut fenfîblement affligé de cette demande : & pour mieux faire
connoître jufqu'à quel point fon cœur étoit touché : il afiemble fes frères
Scieurs femmes dans fon appartement : il ferme la porte: il prend un bâ-
ton, 6c s'en frappant rudement la tête: ah! malheureux Leao yung, s'écria-
t- il, que te fert-il de veiller continuellement fur toutes tes a6tions,dct'appli-
quer a l'étude de la vertu, de méditer fans cefle la doétrine des anciens fa-
ges. Tu te flattes de réformer un jour par ton exemple les mœurs de l'Em-
pire, 6c tu n'es pas encore venu à bout de mettre la paix dans ta maifon ?
Ce fpé£tacle frappa vivement fes frères , ôc leurs femmes: ils fe jetterent Concorde
tous à les pieds : 6c fondant en larmes ils lui promirent de changer de con- ^^^^^^>^
duite. En effet on n'entendit plus de bruit commei auparavant: la bonne Familk^
intelligence fe rétablit dans la maifon, 6c on y vit régner une parfaite u- dune ma-
nion des cœurs. "iére fia-
PARAGRAPHE III.
Exemples fur le foin avec lequel on doit veiller fitr foi-même.
guliére.
Quelqu'un demandoit un jour au 'Mandarin ti ou lu», fi depuis qu'il Sentimens
travailloit à acquérir la vertu, il étoit venu à bout de fe dépoiiiller deT/o«/»»
. de toute affeétion particulière. Je m'apperçois que je n'en fuis pas feaioBs!"^'
encore là , répondit-il , 6c voici à quoi je le reconnois. Une perfonne
m'offrit il y a du tems un cheval fi léger 6c fi vif, qu'il taifoit mille ftades
en un jour: quoique j'aye refufé ce préfent d'un homme qui pouvoit avoir
des vues intércffées, cependant dès qu'il s'agit de propofer quelqu'un pour
remplir une dignité vacante, fon nom me vient toujours à l'efprit. D'ail-
leurs, que mon fils ait quelque légère incommodité, quoique je fçache
bien que fa vie n'efl nullement en danger, je ne laiffe pas de palfer toute la
nuit fans dormir, 6c dans je ne fçai quelle agitation qui me fait bien
connoître que mon cœur n'eft pas encore dépris de toute affeétion peu
réglée.
Le Mandarin Z-i^« ^«o« étoit devenu fi maître de lui-même, que les évé- Empire
nemens les plus extraordinaires 6c les plus imprévus , n'étoient pas capables que Lieu
de troubler tant foit peu la paix, 6c la tranquilité de fon ame. S;t femme 1'^""^^^°^^
entreprit un jour de le mettre en colère: 6c pour y réuffir, elle donna des même."
ordres à fa fervante, qui furent ponftuellement exécutez. Un jour que le
To/fic IL M mm Man-
Exemple
lingulier
de la Ux
lice des
Femmes.
Particula-
riié. de
IHiitoire
de Tchung
vn.
45-8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DELÀ CHINE,
Mandarin fe préparoit à aller à la cour, Se qu'il avoit pris fes plus magni-
fiques habits, la iervantc renverfa la marmite à ies pieds, en forte que les
habits du Mandarin étant tout gâtez, il fut hors d'état de paroître ce jour-
là devant le Roi. Le Mandarin ne changea pas même de vilage : il le con-
tenta de dire à la fervante avec fa tranquilité ordinaire : Eil-ce que vous
vous êtes brûlée la main? Puis il ié retira dans fon appartement.
Le Mandarin Tang chin avoit fait de grands éloges d'un Lettré nommé
Vang mie, 8c ce témoignage porta l'Empereur à confier au Lettré le gou=
verneinent de la ville de Chang. Un jour c^rCYang chin palToit par cette vil-
le, le Gouverneur qui lui devoit fa fortune, vint aulTi-tôt lui rendre fes de-
voirs, Se lui oflFrit en même tems 160. onces d'argent. 7'ang chin jettant
fur lui un regard févére: Je vous ai connu autrefois, lui dit-il: je vous ai
pris pour un homme fage, 6c je vous ai recommandé à l'Empereiu*:' com-
ment fe peut-il faire que vous ne me connoiffiez pas? Croïez-moi , reprit
le Gouverneur, recevez cette légère marque de reconnoiflance : il eft nuit
clofe, perfonnc n'en fçaura jamais rien. Comment, reprit le Mandarin?
Perfonne n'en fçaura rien: Eli-ce que le 'Tien ne le fçaura pas? Eft-ce que
les Efprits ne le fçauront pas? Ne le fçaurai-je pas moi? Ne le fçaurez-vous
pas vous-même? Comment dites-vous donc que perfonne ne le fçaura? Ces
paroles couvrirent de honte le Gouverneur, & il fe retira tout confus.
Tchungyn eut jufqu'à trois fois la charge de Général des troupes de l'Em-
pire. Dans cette élévation il ne fe picqua jamais d'avoir de beaux chevaux,
ni de porter fur lui des parfums: quand il avoit quelques momens de plaifir,
il l'emploioit à laleéture: il ne faifoit nul cas de ces vains préfages qui fe
répandent quelquefois , & il fe donnoit bien de garde d'en informer l'Em-
pereur. Il avoit en horreur les feétaires, fur- tout ceux qui fuivent les fec-
tes de Foë Se de Tao: il étoit rigide, lorfque fes fubalternes tomboient en
quelque faute : 6c libéral, lorfqu'il falloit fecourir les pauvres Se les orphe-
lins. Ses greniers étoient toujours pleins de ris, afin de pouvoir foulager le
peuple dans un tems de famine: il entretenoit avec foin les hôtelleries pu-
bliques: il étoit magnifique dans les feftins qu'il donnoit. Enfin dès qu'il
apprenoit qu'il fe trouvoit dans fon reflbrt quelques filles d'honnête famille,
mais pauvres, ou deftituées de parens , il fe chargeoit de les pourvoir : il
leur trouvoit des maris de même condition. Se il leur fourniflbit libérale-
ment les habits de noces.
Dans les vifites que le doéteur Lieott rendoit à fes amis , il paflbit quel-
quefois plus d'une heure à les entretenir , fans courber tant foit peu le
corps , &c ayant la poitrine Sc les épaules comme immobiles : on ne lui
voyoit pas même remuer les mains ni les pieds: il étoit comme une Aatuc
parlante, tant il étoit modefte.
Li uen tcing fe faifoit bâtir une maifon proche la porte du palais Impérial :
quelqu'un de fes amis l'ayant averti que le vcftibule n'en étoit pas aflez vaf-
tc, 6c qu'à peine un cavalier pourroit-il s'y tourner commodément: il lui
répondit en foûriant: Cette maifon appartiendra un jour à mes enfans: le
vcrtibule ell afTez vafte pour les cérémonies qui fe pratiqueront à ma pompe
funèbre,
RE'
RECUEIL
IMPÉRIAL,
C 0 N T E N Â N r
LES ÉDITS, LES DÉCLARATIONS,
les Ordonnances & les Inftrudions des
Empereurs des dijfFérentes Dynafties ,
les Remontrances & les Difcours des
plus habiles Miniftres fur le bon ou le
mauvais Gouvernement, &:c. & diverfes
autres Pièces recueillies par l'Empereur
Cang ht , & terminées par de courtes
Réflexions écrites du pinceau rouge :
c'eft-à-dire , de fa propre main.
Mm m
451
AVIS.
'EST félon les principes renfermez dans ces
livres fi anciens & fi refpedez , dont je
viens de donner le précis , que fe gouverne
l'Empire de la Chine , & qu'on y voit rég-
ner ce bel ordre , qui maintient toutes les parties de
l'Etat, Se qui en aifûre la tranquilité.
On demandera peut-être fi ce gouvernement ne s'eft
pas enfin afFoibli , & fi dans une fi longue fuite de
îîécles , fous tant de différens régnes , & parmi les ré-
volutions qui y font arrivées, on ne s'eft pas relâché de
la fageffe & de la févérité de ces maximes. Ceft ce que
nous apprendrons des Chinois mêmes , en parcourant
les diverfes dynafties dans le recueil qui a été fait par
les ordres , & fous les yeux du feu Empereur Cang ht y
dont je donne la traduction faite avec beaucoup de foin
par le P. Hervieu, ancien Miffionnaire .dans cet Em-
pire.
Ce recueil contient , i**. Les édits , les ordonnan-
ces , les déclarations, & les inftruétions de différens
Empereurs , envoyés aux Rois, ou aux Princes tribu-
taires , foit fiir le bon ou fur le mauvais gouvernement ,
& fiir le foin de fe procurer pour Miniftres des gens de
mérite : foit pour recommander aux peuples le refpeét
filial , &: l'application à l'agriculture , & aux Magif-
trats le défintéreflement & l'amour des peuples : foit
contre le luxe , & les abus qui commençoient à s'in-
troduire, &c. 2". Des difcours des plus habiles Minif-
tres , tantôt au fujet des calamitez publiques ^ & des
Mm m 3 moyens
^6z AVIS,
moyens de foulager les peuples , & de fournir à leurs
befoins: tantôt fur l'art & la difficulté de régner, fur
la guerre, fur l'avancement des lettres^ fur les quali-
tez propres d'un Miniflre, ou bien contre les fedtesqui
corrompoient l'ancienne doctrine , & fur-tout contre
la fede de l'idole Foë : fur la faufîeté des augures , 8c
contre ceux qui les faifoient valoir, &c. A la fin de
prefque toutes ces pièces , on y lit de courtes réflexi-
ons qu'a fait le feu Empereur Cafîg hi , 8c qu'il a écri-
tes du pinceau rouge, c'eft-à-dire, de fa propre main.
J'y joindrai des extraits d'une compilation faite fous
la dynaftie des Mingy qui a précédé immédiatement la
dynaftie régnante : où l'on traitte des devoirs des fou-
verains , des Miniftres d'Etat, des Généraux d'armée,
& du choix qu'on en doit faire, de la politique, des
Princes héritiers , des remontrances faites aux Empe-
reurs par leurs Miniftres , du bon gouvernement , des
filles des Empereurs, de ceux qui abufent de la faveur
du Prince, avec différens difcours des Miniftres les plus
diftinguez, fur divers fujets concernant le bien deTEtat.
J'ajouterai un autre extrait d'un Hvre Chinois intitu-
lé les Femmes tlluftres , où l'on verra que fous difFérens
régnes, les dames de cet Empire fe font conduites, 8c
ont gouverné leurs familles félon ces mêmes maximes.
Cette efpèce de tradition fera aifément connoîtreque
les principes fondamentaux du gouvernement Chinois,
établis par les premiers Légiflateurs, fefont toujours
maintenus par une obfervation confiante, & qu'ainfî
il n'eftpas furprenant qu'un Etat fi vafte 8c fi étendu, ait
fubfifté depuis tant de fiécles , & fubfifte encore dans
tout fon éclat.
RE-
I
R
E
C
U E I
L
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P
/
E
R I
A
C O NT E N A NT
LES ÉDITS, LES DECLARATIONS,
les Ordonnances & les Inftrudions des Empereurs
des différentes Dynafties , les Remontrances & les
Difcours des plus habiles Miniftres , fîir le bon ou
le mauvais Gouvernement, &c. & diverfes autres
Pièces recueillies par le feu Empereur Cang ht , 8c .
terminées par de courtes Réflexions , écrites do
pinceau rouge : c'eft-à-dire , de fa propre main.
^elque tems après que Tsin chi hoang Rot de Tsin fe
fut fait Empereur y on voulut éloigner des Emplois tous
ceux qui rCètoient pas deTûw. Li Ifeë, originaire du
Royaume de Tfou , qui avoit aidé à Tsin chi hoang
à devenir Maître de V Empire y fit à ce Prince en fa-
veur des Etrangers , la Remontrance qui fuit.
Rand Prince: J'ai oiii dire qu'aux tribunaux ^f^?f\
fuprêmcs on a minuté un arrêt , pour éloigner des em- j.g^'pg.^
plois tous les étrangers : Qu'il me foit permis de vous rc ur en
faire fur cela une très-humble remontrance: Un de vos faveur deâ
ancêtres en ufa tout autrement : attentif à chercher des Etrause:-s,
gens capables, il reçut tous ceux qu'il put trouver, de
quelque côté qu'ils vinflent. Cette partie de l'Occident
qu'on appelle Tb/i'^ * lui fournit ■\-ïeou'ju: de l'Orient
lui vint Pc n kl. originaire de Omn. Il fçut attirer à fa cour Tfon chon. Pi
f Nom de pays. \ Nom d'homme.
4<54 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE;
hoti^ Kong fan tchi^ tous étrangers. Il leur donna à tous de l'emploi, & ils
le Tervirent fi bien , que ce Prince s'étant fournis vingt petits Etats, ter-
mina fon glorieux règne pr la conquête de Si yong.
Obligation Hiao kong vit ibus fon régne un changement prodigieux dans le Royaume
que {'Em- àcT/m. Les mœurs s'y réformèrent, le Royaume fe peupla : il devint liche
HiaTlonz ^ puiflant : fes peuples furent heureux & contens : les Princes fes voifins
a aax l'aimèrent & le reipedérent : il défit les troupes de Tfou ôc de Hoei^ qui
Etrangers, avoient ofé l'attaquer , &c aggrandit fon Etat de cent lieues de pays. A qui
Hiao kong dût-il ces fuccês.' Ne fût-ce pas aux fages confcils de Cbangyang
fon premier Miniftre ? Chang yang cependant étoit étranger.
Eloge de ^^^^- ^,^^^ ^g (g fervit pas moins avantageufement de l'habileté de Tchangy.
j ang y. Q'q{\ p-j,. le fecours de cet habile homme , qu'il fit les conquêtes que vous
fçavcz, & dont vous recueillez aujourd'hui les doux fruits.
Tchao -va-rig fans le fecours de Tan hi auroit-il pu détruire Tang heou^ chaf-
fer Hou yang , affermir , comme il fit, fa maifon fur le trône, fermer la
porte aux cabales , réduire les Princes fes voifins à dépendre de lui pour les
chofes les plus néceflaires à la vie: en un mot faire dès-lors de Tfm un véri-
table Empire, au feul nom près? Ce qu'ont fait ces quatre Princes vos an-
cêtres, ils l'ont fait, en fe fer vant d'étrangers.
Qu'il me ioit permis après cela de demander , quel tort a jamais reçu
votre Etat, des étrangers dont il s'eft fervi? l'î'eft-il pas évident au contrai-
re, que fi les Princes, dont j'ai parlé avoient exclus les étrangers, comme
on veut les exclure aujourd'hui, ni leur Etat ne feroit devenu fi puiflant, ni
le nom des Tfin fi fameux ? De plus quand je confidere tout ce qui efl: à
l'ufagc de votre Majefté , j'y vois des pierres précieufes du mont Kouen,
des bijoux de Soui ^ de Ho ^ & des diamans venus de Lung. Les armes que
vous portez, les chevaux que vous montez, vos enfeignes-mêmes & vos
tambours , ont pour ornement ou pour matière des choies qui viennent de
dehors. Pourquoi vous en fervir?
S'il fuffit de n'être pas né dans l'Etat de Tftn, pour en êti-e exclus, quel-
que mérite & quelque fidélité qu'on ait , il foudroit, ce femble, pour agir
conféquemment , jetter hors de votre palais ce qu'il y a de diamans, de
meubles d'yvoire , & d'autres bijoux. Il faudroit éloigner de votre palais
les bcautcz de îl7.;/« êc de Om. Si l'on admet cette conlequence, 6c fi l'on
prétend qu'abfolument rien d'étranger ne doit trouver place à votre cour,
à quoi bon vous offre-t on chaque jour ces ornemens de perles Sc d'autres
fcmblablcs , qui parent la tête des Reines ? Pourquoi ces gens fi ennemis de
tout ce qui cil: étranger, ne commencent-ils pas leur réforme, par bannir
de votre cour tout ce qui en fait l'ornement, £c par vous impofer la loi de
renvoyer à Tcbao la Reine même votre époufe ? Enfin la mufique de T/m
confille en deux ou trois inftrumens, dont un efi: de poterie, un autre d'os,
6c dont l'union ne produit qu'un ton aflez trifte: voudroit-on vous y ré-
duire , Se vous engager à préférer ce fon lugubre, aux agréables concerts
des muficiens de Tchin & de Ouei? Non, fans doute. Quoi donc, Prince,
quand il s'agit de votre pur plaifir, ce qui fe préiente de meilleur en cha-
que
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 46^
.que genre, il vous eft libre d'en ufcr, de quelque pnys qu'il vous vienne: &c
vous n'aurez pas cette liberté , quand il s'agira du choix des hommes? 11
faudra que lans examen, & lans dillinftion, quiconque n'ell pas naturel du
pays , vous le rejettiez? c'ell vouloir que vos fimples divertiflcmens l'em-
portent lur le bonheur de vos peuples.
Ce n'eft pas par cette voie que T/in a fournis tant d'autres Etats. Les
grandes rivières Ôc même les vaftes mers, reçoivent fans dillinftion tous les
ruiffeaux qui leur viennent : aufli leur profondeur eft extrême. Un Prince
qui penfe lërieufement à perfectionner fes lumières Se fes vertus, doit en
ufer de la forte. Tels furent anciennement nos cinq (a) Ti ôc nos trois
Fang. Ils firent cas uniquement de la fagefTe ôc de la vertu , fans dif-
tinétion de pays & de Royaumes. C'eft par-là 6c par le fecours des
Kouei chiii (^), qu'ils parvinrent à n'avoir aucun ennemi. Aujourd'hui vou-
loir par un arrêt, congédier plufieurs Officiers diftinguez par leur mérite,
dont les Etats voifins profiteront : éloigner pour toujours des emplois, qui-
conque n'eft pas naturel de Tftn {c): c'eft, comme dit le proverbe, fournir
des armes aux voleurs, c'eft favorifer vos ennemis au défavantage de vos peu-
ples, c'eft vous affoiblir au dedans. Se vous fufciter au dehors une infinité
d'ennemis: fe perfuader que l'arrêt minuté foit néceflaire ou utile, c'eft à
mon avis vouloir fe tromper foi-même.
Voici ce que le feu Empereur Cang hi^ dit fur cette pièce. Dans l'anti- Sentfiwent
quité, quiconque avoit de la fagefle Se de beaux talens, étoit eftimé. Les 'll^f'^J^
Princes prévenoient ces fortes de gens par des préfens, 6c leur donnoient ^i fur cette
toujours de l'emploi , s'ils en vouloient prendre. Ils ctoient fort éloignez Pièce.
de les chafler, ou de les rejetter précifément pour n'être pas naturels du
pays. Profiter des talens qu'on trouve, eft une maxime du (:igQ. Lijfe'é ^ ^^"^ ^''"
auteur de cette pièce étoit dans le fond un méchant homme : mais il ne faut ^^'^"'■'
pas pour cela méprifer ce qu'il dit de bon
A l'occafion d'une Eclyp/e de Soleil du tems des Han , VEm"
pereur Ven t\ fit publier la Déclaration fuïvante.
J'AI toujours oiii dire que Tien * donne aux peuples qu'il produit, des
Princes pour les nourrir 6c les gouverner. Quand ces Princes maî-
tres des autres hommes , font fans vertu 8c gouvernent mal , Tten^
pour les faire rentrer en leur devoir, leur envoyé des difgraces ou les en
menace.
Il
(<«) Ti, Empereur, Teigneur, maître, fouverain. Vani, Roi. Cependant ces trois
ytini, tels qu'on les détermine ordinairement , ont été du nombre des Empereurs, Pour
les cinq Ti, on ne s'accorde pas à déterminer ceux que cette expreffion défigne.
(h) Des Kouû chin. Rien dans le texte ne marque pluralité.
(c) On dit que c'clt Eus, qui confeilla à Tjin chi hoang, de faire brûler les livres de
la Chine. » Le ciel ou le i'eigneut du ciel.
Tom IL Nnn
4*55 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Il y a * cette onzième lune une éclypfe de foleil: quel avertiflemenî-
n'eft-ce pas pour moi ? D'un côté, je confidérc que iur ma foible perion-
ne roule le loin de foutenir ma maiibn, de maintenir dans le devoir, peu-
ples, Officiers, Princes, & Rois: enfin de rendre heureux tout l'Empire.
De l'autre, je fiiis attention que chargé d'un fi grand poids, je n'ai que
deux ou trois peribnnes, qui m'aident à le foutenir: je fens mon inluffifan-
ce. En haut les aftres perdent la lumière : en bas mes fujets font dans l'in-
digence. Je reconnois en tout cela mon peu de vertu.
Auffitôt que cette déclaration fera publiée, qu'on examine dans tout
l'Empire avec toute l'attention poflîble, quelles lont mes fautes, afin de
m'en avertir. Qii'on cherche, & qu'on me préiente pour cet emploi, les
perfonnes qui ont le plus de lumière, de droiture, & de fermeté. De mon
côté, je recommande à tous ceux qui font en charge, de s'appliquer plus
que jamais à bien remplir leurs devoirs, 6c fur-tout à retrancher au profit
du peuple toute dcpenfe inutile. Je veux en donner l'exemple, & ne pou-
vant lailTer mes frontières entièrement dépourvues de troupes, je donne or-
dre qu'on n'y en laifle que ce qui ell ncceffaire.
Sentiment Sur cette [déclaration , l'Empei-eur dit : nous lifons dans le Chi king
àeCan^ ht (a): tout invifible qu'il eft, il eft proche. Il n'eft donc point de tems où
r. .^ ^^^^ permis de fe relâcher dans le fervice du Changtl: mais à l'occafion
des éclypfes de foleil, qui font comme des avis de lien (ù)y on redouble
fon attention 8c fon refpeâ:.
Epoque Une glofe dit : c'cft ici la pr^iére fois que nos Empereurs, à l'occafion
des calamitez publiques , ou des phénomènes extraordinaires,. ayent deman-
de qu'on les avertifle de leurs fautes. Depuis cette déclaration de Feu ti.
Empereurs il s'en ell fait beaucoup de lémblables.
dans les
Calamités qi^-^^^..^^^,^:jt<^^^qh^^^.qi^/'^1^.'»^^y-^^=»^i^^'è^^^^.'è^<^^*
publiques.
/^utie Déclaration du même Empereur Ven i\ ^ por-
tant abrogation d'une Loi qui défendoit de cri-
tiquer la forme du Gouvernement,
DU tems de nos anciens Empereurs , on expofoit à la cour, d'un cô-
té une bannière, oii chacun pouvoit écrire 6c propofer librement
le bien qu'il jugeoit qu'on devoit faire: de l'autre côté une planche, oh.
chacun pouvoit marquer les défauts du Gouvernement, 8c ce qu'il y trou-
voie
* On peut aufli traduire il y a eu. Ce texte ne détermine point le tems.
(4) Chï, fignifie Vers, Odes. Xi»? figoitic régie. Ce livre eft un des anciens, qui
font la grande régie dans l'eltime des Chinois. Chang, fuprcme: Xi, Empereur, maître,-
fcigneur.
{h) On ne traduit point cette expreflion: on laiiïe au leâeur à juger par la fuite des
endroits où il la trouvera , du fens qu'il convient de lui donner.
fur cette
Déclara-
tion.
des Coii'
feils don
nés aux
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 4^7
voit à redire. C'étoit pour faciliter les remontrances, & fe procurer de
•bon avis. Aujourd'hui parmi nos loix , j'en trouve une qui fait un crime
de parler mal du gouvernement. C'efl le moyen non-feulement de nous
priver des lumières que nous pouvons recevoir des fages qui font éloignez ;
■mais encore de fermer la bouche aux Officiers de notre cour. Comment
donc déformais le Prince fera-t-il inftruit de fes fautes & de fes défauts?
Cette loi eft encore iiijctte à un autre inconvénient. Sous prétexte que les
peuples ont fait des protertations publiques & folemnelles de fidélité , de
foumiffion,8c de reipeft à l'égard du Prince: fi quelqu'un paroît fe démen-
tir en la moindre chofe, on l'accufe de rébellion. Les difcours les plus in-
difl-erens pafl'ent chez les Magiltrats, quand il leur plaît, pour des murmu-
res féditieux contre le gouvernement. Ainfi le peuple fimple & fans lumiè-
res fe trouve fans y penfer, atteint d'un crime capital. Non, je ne le puis
foufiî-ir, que cette loi foit abrogée.
Sur cette déclaration, l'Empereur Cang hi dit : 7/î» chi hoang avoit ^^"p"'^"*
fait bien des loix femblables. Kao tfou le Fondateur de la dynaflie Han en reur Ca»?
abrogea quantité. Celle dont il s'agit ici , ne fut abrogée que fous Fen hi (ur cette
/i*.- c'efl avoir trop attendu. Déclara-
tion.
y^7itre Déclaration du même Empereur Ven ti , portant
ordre de délibérer fur l'abrogation d'une autre Lot ^
fuîvant laquelle les parens des Criminels étoient
enveloppez dans leur cnme^
T ES loix étant les régies du gouvernement, elles doivent être parfaite-
\_ ^ ment droites. Leur fin eft non-feulement de réprimer le vice, mais
aufll de protéger l'innocence. Maintenant parmi nos loix, j'en trouve une
fuivant laquelle, quand un homine efl criminel, fon père, fa mère, fa fem-
me 6c fes enfans font enveloppez dans fon malheur : & le moins qu'ils ayent
à craindre, c'efl d'être réduits à l'étatd'efclaves. Cette loi n'efl point de
mon goût. On le dit, 6c il efl vrai, quand les loix font tout-à-fait droi-
tes & parfaitement équitables, c'efl alors qu'elles retiennent mieux les peuples
dans le devoir. Quand on ne punit que ceux qui le méritent : tout le mon-
de approuve le châtiment. Le principal devoir d'un Magiftrat efl de con-
duire le peuple comme un bon Paftcur, &: de prévenir lés égaremens. Si
nos Magifti^ats n'y réufîifTent point, Sc ont encore à juger félon des loix qui
ne feroient pas de la plus exafte équité, dès lors les loix établies pour le
bien des peuples, tournent à leur perte, 6c tiennent de la cruauté. Telle
me paroit être la loi en queflion : je n'en vois point les avantages. Qu'on
délibère mûrement, s'il ne convient pas de l'abroger.
Sur
* II n'y a eu entre les deux qu'un régne aiïez court.
Nnn X
non.
468 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Sentiment Sur cette déclaration , l'Empereur Cang ht dit: nos anciens Empe-
del'Empe- reurs, ces Princes fi iages, defcendoient quelquefois de la Majefté du trône
I1"urcet"e P°"'' pl^^rcr & génin' lur un coupable. Combien a plus ibrte railon étoient-
Déclara- ils plus éloignés d'envelopper dans Ion malheur, père, mère, femme, &
enfans? /^^«/j voulut abroger une telle loi. On voit par-là que c'étoit un
bon Prince.
Autre Déclaration du même Empereur Ven ti , portant
rém'ijfion de la moitié de /es Droits en grain , pour
animer les Peuples à P Apiculture.
CEUX qui font chargez du gouvernement des peuples , doivent leur
inipirer tout l'attachement pollible, pour ce qu'il Y a de néceflaire
dans un Etat. Telle ell fins contredit l'agriculture. Auffi je ne cefle de-
puis dix ans d'inculquer ce point important. Je ne remarque pas néan-
moins qu'on ait défriché de nouvelles terres , ni qu? l'abondance augmen-
te; au contraire j'ai la douleur de voir la faim peinte fur le vifage du pauvre
peuple. Sans-doute que les Magillrats 6c les Officiers fubalternes , ou-
n'ont pas fait le cas qu'Us dévoient de mes ordonnances, ou font peu pro-
pres à remplir leur emploi. Hélas! Si les Magiftrats témoins de la miiere
des peuples, n'y font nulle attention , comment m'y puis-je. prendre pour
y remédier efficacement ? Ccft à quoi il faut penfer. En attendant, je re-
mets la moitié de mes droits en grain pour l'année courante.
^^^ cette déclaration, l'Empereur C««^ Z:'/ dit : rien de plus fenfé pour
fur 'cène'" le fonds. Elle eft auffi exprimée en très- bons termes. Encore aujour-
Déelara- d'hui elle a de quoi toucher. Quel effet ne dût-elle pas avoir en fon tems?
non. Il y a encore dans le même livre, d'oià Ton a tiré ces pièces, d'autres dé-
Et fur fon clarations du même Empereur Ven ti pour de femblables remifes : tur quoi
rEmpe- ^^^l ^^^ *^i'^ •■ ^^^ ^' ^^'^^'^ '^ Prince d'une grande ceconomie. Tant de kc-
ïiut Vtn ti. mifes le prouvent bien.
Autre Déclaration du même Empereur Ven ti, portant
ordre de délibérer fur le changement des
Mutilations en d'autres peines.
J'Ai oiii dire que du tems de Chun, * il fuffilbit d'exécuter une apparen-
ce de fupplice fur une fimple figure, pour retenir le peuple dans le de-
voir. O le beau gouvernement! Aujourd'hui pour les crimes qui ne
font pas capitaux, nous avons julqu'à trois fortes de mutilations t très- réel-
les
* Empereur fameux pour fa figeffe f< fa vertu.
\ Marquer le vilage avec ua fer chaude couper le nez, couper l'un ou l'autre des pied?
sentiment
de Cang hi
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 469
les & très-rigoureufcs : cependant il fe fait tous les jours des fautes griéves.
A quoi attribuer cela? N'ell-ce pas à mon peu de vertu , & au peu de ta-
lent que j'ai pour bien inllruire mes peuples? Oiii lans doute les fautes qu'ils
font, Scl'obligation où l'on cil de les en punir, font pour moi le fujet d'u-
ne extrême confufion. Le Chi king animant le Prince à bien gouverner fes
peuples, dit qu'il leur doit fervir de père & de mère. Cependant quelqu'un
de mes fujets fait-il quelque faute, quoique ce foit pour n'avoir pas été af-
fez bien inltruit, on le punit aufli-tôt : ëc la punition ell de nature à lui
ôter preique tout moyen de réparer le pafle par une meilleure conduite. Ce-
la me perce le cœur. Mutiler airifi ces pauvres coupables, jufqu'à les met-
tre hors d'état d'être guéris, quelle douleur pour ceux qui fouftrent ce châ-
timent ! Mais qu'elle dureté dans la loi du Prince ! Ell-ce-là tenir lieu de
père 6c de mère à fes fujets? Qu'on délibère donc au plutôt fur l'abrogation
de cette loi. Qu'on change ces fupplices en d'autres peines: je l'ordonne,
Se je veux de plus , que ceux qu'on aura châtié , plus ou moins félon leur
faute, foient au bout d'un certain tems traittcz comme le refte du peuple.
Sur cette déclaration, l'Empereur Canghi dit: On peut dire que ces Sentiment
mutilations ôtées, on en fera plus hardi à violer les loix : qu'ainfi c'eft aug- de cang hi
mentcr le nombre des coupables: mais auffi faut-il faire . attention , que ces ^^da"^
mutilations ôcla confufion qui les fuit, ôtent à ceux qui les fouffrent, pref- tion. '
que tout moyen de réparer leurs fautes paflees. Changer ces fupplices («)
en d'autres 5 par exemple, en celui des verges, c'eft fau ver bien des mal-
heureux.
•©? 5C¥ «©es^ ^W,5Ci «^5^ ^>ff ^ '(K5» SS^»^.^ ^m^» «0<?^fr ^5^ ^^£(^ -^^C»
Autre Déclaration du même Empereur Ven ti , à Voc
cafion des Pi ter es &' des Supplications que f ai foient
faire pour lui plufteurs Officiers , d'ailleurs a/fez
' négligens dans l'exercice de leurs Charges.
VO I ci la quatorzième année de mon régne. Plus il y a de tems que je
gouverne l'Empire, plus je fens mon peu de capacité. Se j'en ai une
extrême confufion. Quoique je n'ayc point manqué jufqu'ici à m'acquitter
chaque année des cérémonies réglées tant à l'égard du Cbang ti , qu'à l'é-
gard de mes ancêtres: je fçai que nos anciens & fages Rois n'avoient dans
ces cérémonies aucune vue d'intérêt , ôc qu'ils n'y deraandoient point ce
qu'on appelle félicité. Ils étoient fi éloignez de tout propre intérêt, qu'ils
laiflbicnt là leurs plus proches parens , pour élever un homme qui ne leur
étoit
( «> On ne coupe point aujourd'hui le nez ni les pieds pour aucun crime. On appli-
que encore quelquefois ur ks joues un fer chaud pour certains vols. Mais les Ckinois
fçiveut cfiFacer affez pronapcement ces marquer
N nn 5
470 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
étoit rien, s'ils lui trouvoient une fagelTe fxnguliére & une éminente vertu,
& préféroient les iages confeils d'autiui à leurs plus naturelles inclinations.
Rien de plus lage &; de plus beau que le défîntereflèment des grands Prin-
ces.
Aujourd'hui j'apprends que plufieurs de mes Officiers font faire a l'envi
des prières , pour demander du bonheur, & ce bonheur ils le demandent
pour ma pcrfonne , non pour mes peuples: ce que je ne puis goûter. Si
j'approuvois que ces Officiers, peu attentifs à leurs devoirs , & peu zèlez
pour le bien des peuples, s'occupaffent ainfî uniquement du bonheur per-
fonnel d'un Prince aulïï peu vertueux que je le fuis, ce feroit en moi un dé-
faut déplus, & un défaut confidérable. J'ordonne donc que mes Officiers,
fans tant s'emprefler à fiiire pour moi ces fupplications d'appareil, donnenj:
toute l'application polfible à fe bien acquitter de leur emploi.
Sur cette déclaration, l'Empereur Cang loi dit : c'eft la vertu 6c non
la matière, qui rend l'offrande agréable. Quand on s'applique tout de bon
à la vertu , les dons de l'ien * viennent d'eux-mêmes. Prétendre que les
Officiers de l'Empire, en failant réciter feulement des formules de prières,
attirent du bonheur fur la perfonne du Prince : cela fe peut- il? Fenti cer-
tainement avoit raifon de blâmer un pareil abus.
Sentiment T'ching tefteoii fameux Lettré de la dynaftie Song^ dit fur cette même dé-
AeTch'mgfe ckration : s'il y avoit quelque chofe de défeétucux dans l'Etat, Fenti^t
fiiott lut- l'aitribuoit à lui feul. A l'égard du bonheur il n'en vouloit point, qui ne
dàration ^"^ ^"'^ commun avec fon peuple: en cela vrai imitateur Sc digne fuccelFeur
de nos anciens Princes.
j^utre Déclaration du même Empereur Ven ti , portant
ordre qu'on Im cherche , ^ qti'on lut préfente des gens
d'un mérite & d'une droiture à l'épreuve,
E grand Tu fît des diligences extraordinaires, pour fe procurer des
gens de vertu & de mérite , qui l'aidafTent à bien gouverner. Les ordres
qu'il donna à cet effet, non feulement furent publiez dans tout l'Empire:
mais ils furent auffi connus bien loin au dehors 8c l'on peut dire qu'ils ne
furent ingnorcs que dans les pays où il ne va ni barques, ni chariots, ni
hommes. Chacun de près 8c aè loin fe faifbit un plaifir Sc un devoir de
lui communiquer fes lumières. Auffi vit -on ce grand Prince ne fe
démentir jamais, Se fonder une dynaflie , qui fut long-tems florif^
Cinte.
Maximes ^^^ ^' ^^^"^ "^ derniers tcms, s'y efl: pris à peu prés de même pour fon-
de Kao ti der la nôtre. Apres avoir délivré l'Empire des maux qu'il iouffroit, fon
pour le premier foin fut de fe fournir autant qu'il put, des gens de mérite. 11 mit
Gouver. -_.
nement. . ^e Ciel.
L"
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 471
en place ceux qu'il trouva: & il ne leur recommanda rien tant, que de l'ai-
der à bien gouverner. C'eil: ainfi que Ibutenu du puiflant fecours de T'ien *,
& de la fortune de la maifon, paifible pofTefl'eur de ce valle Etat, il fit ref-
fentir les effets de ces bontez à toutes les nations voifines -\. De lui m'efl
venu l'Empire, vous les fçavez. Vous n'ignorez pas auffi, (car je vous en
ai fouvent averti moi-même) que je n'ai, pour en foutenir le poids, ni af-
fez de vertu, ni aflez de lumières,
C'ert ce qui rn'engage à publier aujourd'hui cette nouvelle déclaration,
pour enjoindre à tous ceux qui font en place, depuis les Princes jufqu'aujf
lîmples Magiftrats, de me chercher avec foin des gens de mérite Les uns
qui ayent, par exemple, un grand ufage du monde: les autres qui foient
éclairez fur toutes les affaires de l'Etat : mais fur-tout, qui ayent la droitu-
re & la fermeté néceffaires pour m'avertir librement de ce qu'ils jugeront
répréhenfible. J'en fouhaitterois un bon nombre en chaque genre ,
pour fuppléer à mon peu de capacité. Cepei;dant ,. vous autres qui
avez déjà le rang de Ta fou \ , aidez -moi par vous-mêmes de votre
mieux.
Voici à quoi fe peut réduire ce qu'il y a d'effentiel à examiner. 1°. Mes
fliutes journalières, & mes défauts perfonnels. f. Les défauts du gouver-
nement prélent. 5'. Les injuilices des Magiftrats. 4°. Les belbins des
peuples. Expliquez-vous fur tous ces points dans un mémoire fait exprès:
je le lirai: 6c je verrai, en le lifant, fî votre zèle à m'aider va jufqu'où il doit
aller. Je jugerai que ce zèle eft véritable, fi, au commencement, dans
toute la fuite, & jufqu'à la fin de votre mémoire, vous parlez avec liberté,
fans épargner ma pcrfonne. Prenez-y garde. Ta fou, il ne s'agit pas d'u-
ne bagatelle. L'affaire eft des plus ferieufes. Donnez toute l'attention
poffible à vous acquitter comme il faut , de ce que je vous recom-
mande.
' Sur cette déclaration, l'Empereur ,C^»^ h dit: c'eft ici la première dé- Sentiment
claration qu'un Empereur ait faite & publiée dans les formes, pour fe pro- «^el'Empe-
curer des gens de mérite. Cette pièce conçue en termes précis ScjufteSj li'furce'tte
tient du goiit de l'antiquité. Déclara-
tion.
^utre Déclaration du même Empereur Ven ti, fur la
Paix faite avec Tan yu , Prince Tartare du Nord
dé la Chine.
IL y a déjà bien des années que mes peuples fouffrent beaucoup, & mci
voifins Se alliez encore davantage. Les irruptions des Uiong non ont été
frc'
*■ Du Ciel.
t 11 adrelTe fon difcours aux grands Officiers de fa cour,-
î Grande charge de l'Empire. - - ^
471 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE;
fréquentes. J'ai fçû qu'il en a coûté la vie à bien du monde de part 6c
d'autre, & j'ai même lieu de croire qu'on m'a diflimulé en partie le mal. Je
n'ai pu voir fi long-tems foufFrir les peuples, fans en être vivement touché.
J'ai été d'autant plus fenfible à ces maux, que je m'en luis toujours recon-
nu Comme l'auteur, en ce que, fi j'avois eu plus de iagefle & plus de ver-
tUj ils ne feroient point arrivez. Dans cette continuelle amertume, j'ai
penfé jour & nuit aux moyens de procurer une heureufe paix au dedans , &
au dehors. C'elt uniquement pour cela, qu'on a vu fi fouvent mes En-
voyez aller & venir. Je n'ai rien omis pour bien faire comprendre à Tan
yu, mes véritables intentions, qui vont également au bien de lés peuples ôc
des miens, l'an y u les a enfin comprifes, il en a reconnu la droiture &c il
veut contribuer de fon coté au bien commun. Nous fommes conve-
nus de part 6c d'autre d'oublier le pafle , ôc de nous réunir pour le bien
de l'univers. Etablir l'union dans fa famille *, eft un des premiers de-
voirs du Prince. C'eft cette année que je puis dire m'en être enfin
aquitté.
<ii»jîy st«j? 'Sk*^ «îiSby «îdî^ 'Ct?b? ?çç *iS# =^^
Déclaration de l'Empereur King ti , /uccejjeur de Ven
ti , portant ordre d'avoir de la compajjîon dans les
Ju^emens Criminels.
r
L faut des loix 6c des châtimens , pour prévenir ou arrêter les défordres;
mais aufli doit-on faire attention que ceux qu'on a fait mourir, on ne
peut les refluffiter. Or il arrive quelquefois que de m échans Juges facri-
fient un innocent à leur paflion, ou à celle d'autrui, & font trafic de la vie
des hommes. Il arrive même que d'autres defîntéreffez en apparence, cher-
chent dans le fond à acquérir de la réputation aux dépens d'autrui , don-
nent les beaux noms de vigilance, d'équité, à la plus violente chicane, &
à la plus outrée ievérité, ôc font périr ainfi bien des gens, même des Offi-
ciers de diilinétion. C'eft pour moi un grand fujet de triftefle, d'inquié-
tude, & de compafTion. Mais comme d'ailleurs les fupplices font néccfTai-
res, qu'il faut des loix qui les déterminent: voici ce que je crois devoir
ordonner, pour remédier en partie à l'abus qu'on en peut faire. Quand,
fuivant la lettre de la loi prife dans fa rigueur, quelqu'un eft jugé coupable
de mort: fi le public cependant, pour des circonftances particulières, pa-
roît n'y point acquiefcer, il faut y avoir égard & mitiger la fentence.
Sentiment L'Empereur Cang hi dit : cette déclaration eft très^bien conçue.
de l'Em- King ti paroit un Prince décifîf ôc intelligent : mais fa clémence 2c fa bon-
pereur té s'y font encorc plus feotir.
Cang ^ifur
cette Dé-
claration, ^utre
* Tan v> étoit allié à Ven ti.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE: 47J
Autre déclaration du même Empereur King ti , pour
recommander aux peuples V Agriculture , aux Magif-
trats la vigilance Êf le défmtéreffement,
A Quoi bon toutes ces fculptures , & ces autres vains ornemens, qui Exhon»-
_£^ deviennent fi fréquens ? Non feulement Us ne font pas néceflaires; tion à lA-
mais occupant beaucoup d'hommes, ils nuifent à l'agriculture. A quoi bon |['.'?' y'^'
aufli tant de broderies ôc d'autres colifichets, qui amuiënt aujourd'hui les giijncc.
femmes , autrefois bien plus utilement occupées aux étoffes Se aux habits
d'ufage ? Les hommes laiflant l'agriculture pour d'autres arts, les campag-
nes deviennent incultes : 5c les femmes laiflant pour des bagatelles les étof-
fes nécefi'aires , on manque dequoi s'habiller dans les familles. Or que des
gens à qui le vivre & le vêtir manquent , ne s'échappent à rien de mal,
c'eft afiïïrément une chofe aflez rare. Je laboure la terre moi-même chaque
année , & l'Impératrice nourrit des vers à foye. C'ell du tra\'ail de nog
mains , que nous fourniflbns en partie aux cérémonies ordinaires à l'égard
de nos ancêtres. Nous nous faifons un devoir d'en ufer ainfi , pour donner
l'exemple à nos fujets , pour les animer à l'agriculture , ôc procurer l'a-
bondance dans tout l'Empire. C'ell dans cette même vue que je refufeles
préfens, que je fupprime les charges moins néceflaires, 6c que je me re-
tranche fur le rcfte autant qu'il elt poflîble, pour diminuer à proportion
les fubfides. Non, je n'ai rien plus à cœur, que de voir fleurir l'agricultu-
re: fi une fois elle fleuriflbit, elle feroit fuivie de l'abondance, 6c l'on au-
roit de quoi faire des réferves pour les tems de ftérilité On ne craindroit
plus tant ces famines, pendant lefquellcs on voit le plus fort enlever au foi-
ble le peu qu'il a, 6c des troupes de brigands ravir le néceflaire à de pauvres
familles. Si l'agriculture fleuriflbit on ne verroit plus tant de jeunes gens
mourir de miferc , ou de mort violente en la fleur de l'âge : 6c chacun au-
roitdu moins dequoi couler doucement les jours jufqu'à une extrême vieil-
lefle. Bien loin que nous en foyons là , voici uue année de fliéiilité bien
fâcheufe : qui nous attire cette calamité ? Ne me fuis-je point laifle fur-
prendre à l'artifice 6c à l'hypocrifie , dans la dillribution des emplois? Les
Magiihats ne font-ils pas ncgligens à rendre la jufticc .? Les Officiers des
tribunaux, fous prétexte de reciicillir mes droits, n'oppriment-ils point les
peuples ? Enfin n'y en a-t-il point qui foulent aux pieds les loix les plus
efl'entielles , 6c qui chargez d'exterminer les voleurs, partagent fccrette-
ment leurs rapines ? Nous enjoignons cxpreflement à tous les principaux
Officiers de nos provinces , de veiller plus que jamais lur chacun de leurs
îubakerncs , 6c de déférer à nos Minières , ceux qu'ils auront trouvez cou-
Tonie IL Ooo pa-
474 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
pablc». Nous ordonnons à cet effet , que notre préfentc déclaration foit
publiée dans tout l'Empire, & qu'on foit inftruit de nos intentions.
Sentiment Sur cette pièce, l'Empereur Cang hi dit: cette déclaration va droit à
icVEmpe- relTcntiel : il n'y a pas de parole qui ne porte. Ce qu'il y a fur le compte
reur can^ ^^^ fubaltci-ncs , marque un Prince qui n'ignoroit rien des plus fécrcttes mi-
f7i lur cette /-''Il
Dédari- fer« des peuples,
lion.
Déclaration de V Empereur Vou ti par laquelle il recom-
mande qtion lut donne des lumières pour bien gouver-
ner : qu'on l'infiruife fur certains points , Sf qu'on lui
parle avec liberté.
Reelierchc T^Leve' par un bonheur {a) fîngulier fur le trône de mes ancêtres,
de Gens f^^ pour le tranfmettre à ma poftérité : chargé du gouvernement de ce
Gouv"-*" grand Empire , pour en augmenter la fplendeur : plein de reconnoiflance
jicment. pour l'honneur qu'on m'a fait , je fens auffi toute la pefanteur du fardeau
dont on m'a chargé. Depuis mon avènement à la couronne, je m'appli-
que jour & nuit , fans me donner un moment de relâche. Malgré cela,
j'ai fujet de craindre qu'il n'échappe bien des chofcs à ma vigilance, 6c que
je ne fafTe bien des fautes. C'eft pourquoi j'ai recommandé chez tous les *
Tcbu lieou , 6c dans tout l'Empire , qu'on cherchât des gens capables de
m'inflruirc, ôc de m'aider dans le grand art de gouverner.
Vous donc, Ta fou, {b) qui êtes à la tête de ceux qu'on m'a préfcntez,
(rang où je vous vois avec plaifir , & dont vous paroilTez très-digne,)
vous, dis-je, lifez ceci avec attention. Voici dequoi il s'agit, 6c furquoi
j'attens de vous des lumières. J'ai oiii dire que fous nos cinq Ti 6c nos trois
f^ang, l'Empire joiyflbit d'une paix charmante: que cependant ils n'em-
ploy oient pour la maintenir, que quelques règlemens aflez fîmples, èc quel-
ques pièces de mufique. Apres la mort de ces grands Princes, la forme de
leurs cloches, de leurs tambours, 6c de femblables inftrumens, a pafTé juf-
qu'à nous. Mais pour leur gouvernement, il n'a pas eu le même fort. Il
cfl: tombé peu à peu en décadence. Sous Kiéf f Tcheou^ 6c leurs fembla-
bles, il n'en reftoit prefque aucun veftige.
Ce qui me paroît de plus furprenant , c'eft que dans l'efpâce de cinq cens
ans,
(4) Ces expretTions font aillufion à ce que tuing ù foD père, le fit fon fuccedcur préfé-
rablenient à fon aine.
• Princes tributaires.
(*) C'eft un degré d'honneur: il y a voit élevé Tchiu» ti hmi chu, le plus ellimc de)
figes qu'on lui avoit prsfentez C'eft a lui à qui il adrelfc U parole.
I Noms de tiès-mcchans Ptinees.
ET DE LA TARTARÎE CHINOISE. 47^
ans, qui s'écoulèrent depuis Fen vang , jufqu'aux derniers régnes de la dy-
naftie Tcheou , il ic trouva divers bons Princes, & grand nombre defages
Miniftres, qui s'oppofcrcnt à la corruption du fîéclc , 6c qui pleins d'eftime
pour le gouvernement des anciens , tâchèrent de le rétablir. Cependant
tous leurs efforts furent prefque inutiles. Les chofes allèrent de mal en pis.
A quoi attribuer cela ? Fut-ce uniquement la faute des hommes ? ou ne
faut-il pas plutôt dire qu'il en arriva ainfî par un arrêt defcendu de Tien *?
Enfin à quoi attribuer les profpéritez de nos trois fameufes dynallies ? Quel
a été le premier principe de leur décadence 5c de leur mine ?
J'ai aflez entendu faire la diftindion de longue vie 6c de mort prématu-
rée , de gens nez fages ôc vertueux , êc d'autres nez fans cfprit , ou naturel-
lement portez au vice. On dit en parlant des uns 8c des autres : c'eft leur
naturel , c'eft leur deftin. Voilà le langage ordinaire qu'on tient fur ces
différences. Je l'ai entendu mille fois : mais je vous avoue franchement,
que je ne vois point clair en tout cela. En attendant que je reçoive de vous
quelque éclairciffemcnt , voici ce que j'ai principalement à cœur. Je vou-
drois que chacun, de foi-même, 6c fans contrainte, fît fon devoir:
que du moins les loix les plus douces , & les punitions les plus légè-
res fuffent fuffifantes, pour contenir Se redreffer les moins vertueux:
enfin que mes peuples bien unis fuffent tous contens , 6c que le gou-
vernement fût fans défaut. Je voudrois que les rofées & les pluies
tombant toujours à propos , rendiffent les champs fertiles , 8c les arbres
abondans en fruits : qu'il n'arrivât point dans les aftres de phénomène ef-
frayant : que les faifons fuffent bien réglées. Enfin je voudrois , aidé du
Suiffant fecours de Tien, èc de la proteélion conftantc des Kouei chin, faire
eurir de plus en plus mon Empire, rendre chaque jour plus heureux mes
fujcts, faire part de ce bonheur aux peuples voifins, 8c, s'il fc pouvoit ,
à tout l'univers.
Voilà, Ta fou, quels font mes fouhaits. Verfé comme vous êtes dans
l'antiquité la plus reculée, inftruit à fonds du gouvernement de nos anciens
fages Princes, 8c de tous les refforts dont dépend le bonheur ou le malheiu-
des Empires : je ne doute point que vous ne me donniez fur tout cela de
grandes lumières. Mais ce que je voUs recommande, c'eft que pour me
mieux inftruire, vous y procédiez avec ordre, fans embraffer trop de cho-
fes à la fois, fans confondre les matières, traittant d'abord un fujet, enfui-
te un autre , avançant toujours pied à pied, 8c faifant fur-tout bien fen-
tir fur chaque article , ce qu'il y aura de plus cffentiel Sc de plus d'ufagc.
Ce que vous aurez remarqué dans tous les Officiers de l'Empire, comme dé-
faut de vertu, défaut de droiture, manque de zèle ou d'application, mar-
quez-le moi fans en rien omettre, 8c fur ce qui regarde ma perfonne , ex-
primés vous librement , fans déguifement , fans détour , 8c ne craignez
point de fâcheux revers. Employez-vous inccffammcnt à me dreffer un
ample mémoire. Quand il fera fait , je le lirai.
* Du Ciel.
Ooo z Tchùcn
476 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
^•S S* «^ ^ «tS ^«% ««a g* *S ^ ««a S* ««S S* ;«a g* «i^ ^ «ê^ S*i »5.
Tchuen ti hong chu dre[fa en effet un Mémoire pour
V Empereur y ou plutôt lui pré f enta un affez long Dtf"
cours écrit de fa main, dont je donnerai ci- après l'Ex-
trait. Vou ti en parut fort fatisfait , ^ pour s" en
procurer encore quelque autre , il fit la Déclaration
qui fuit,
Excellence f^ ^ ^^^ ^^ ^^"" *' 'î"'^'^ ^ promenant tranquilement les mains croi'
du G> u- V y ^^^^ •> ^ ^'^^^ ^^ donner aucun mouvement , il fit cependant joiii?
vernenent l'Empire d'une paix parfaite. On dit au contraire de Ven vang -f, que
de chun. pQu,. maintenir tout dans l'ordre, il fe donna de très-grands foins. Le gou-
vernement, dit-on, l'occupa fi fort, que fouvent le foleil couché, il n'a-
voit pas encore pris Ion repas. Ell-ce que ces deux grands Princes n'a-
voient pas les mêmes principes .'' Pourquoi l'un fatiguer tant , 6c l'au-
tre fi peu? Je ne fçai fi je me trompe: mais je croi voir la raifon d'u-
ne fi grande différence. Du tems de Chun , régnoit encore dans toute
fa pureté l'heureufe fimplicité des premiers fiécles. Du tems de Fen
'vang au contraire, la pompe 6c le luxe avoient déjà pris naiflance. En
effet dès le commencement de la dynaflie Tcbeau , nous trouvons dans les
anciens livres , des chariots vafles 8c richement ornez, des armes peintes,
brillantes, 6c quelquefois enrichies de pierres précieufes. Nous y trouvons
établies des mufiqucs d'appareil, & des ballets magnifiques: au lieu que
du tems de Chun on ne trouve rien de femblable. A-t-on une belle pierre
précieufe fans défaut? On n'y grave point de figures: au lieu de l'em-
bellir, on la gâteroit: c'étoit la maxime du tems de Chun. Sous les Tcheou
en régnoit une autre , fiiivant laquelle on prétend que la vertu a befoia
d'aide, 6c qu'un peu d'éclat la foutient.
Dans des tems encore moins éloignez les uns des autres, il s'efl vu d'auf-
fi grandes différences. Pour effrayer les méchans, on établit des loix fé-
véres. Les mutilations étoient fréquentes: on les abolit fous les Tcheou, Sfi
fous \e régne de Kangvung, le nombre des criminels fut fi petit, que pen-
dant l'efpâce de quarante ans, les priions demeurèrent vuides. L'iifage de
ces fuppliees, recommença fous les Tjln. Ce fut un carnage horrible, qui
ne diminua cependant point le nombre des crimes. Il périt par là un mon-
de infini. On n'y peut penfcr fans horreur 6c fans campaffion. Hcliis !
c'ellainfi que rappellant continuellement, 6c comparant ce qui s'eft pafTé
fous tant d'Empereurs qui m'ont précédé ,. je tâche d'en profiter pour
fou»
* Nom d'un Empereur fameux,
i Amie fameux Prince qui étoit au commencement de la Dynaftie Ttktei*.^
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 477
foutcnir comme il faut l'honneur du trône, & procurer le bien de l'Em-
pire.
J'afpire fur-tout à faire valoir l'agriculture, 6c à ne mettre dans les em-
plois, que des perfonnes qui en foient bien dignes. Je laboure la terre pour
donner l'exemple *. Je fais honneur à ceux qui fe diftinguent dans ce tra-
vail, & j'ai louvent pour cela des Envoyez en campagne. Je m'informe
avec grand foin des pauvres, des orphelins, des gens fans appui. Enfin je
penfe fans ceflc aux moyens de rendre mon régne recommandable , en ren-
dant mes fujets vertueux ôc contents. Malgré cela, je ne puis pas dire que
j'y aye tant foit peu réulîi. Les faifons font déréglées , l'air eft cor-
rompu , les maladies régnent , il meurt quantité de monde, mes peuples
fouffrent: & je ne fcai à quoi attribuer ces malheurs, fi ce n'cit peut-éne,
que malgré mes bonnes intentions, il y a encore du mélange dans ceux que
j'ai mis en charge. C'eft pour m'aider à un examen fi neceffaire & fi dif-
ficile, que j'ai fait chercher exprès de toutes parts , ôc appelle à ma cour
bon nombre de gens de réputation.
C'eft donc à vous. Grands de l'Empire: à vous, dis-je, en général, &
à chacun de vous en particulier, que cette déclaration s'adrefTe. Nous vous
enjoignons étroitement d'éxammer avec foin ce qu'il peut y avoir de défec-
tueux dans le gouvernement. Dans les points où il s'éloigne peut-être de
la fage antiquité, voyez fi c'eft avec railon, ou par négligence. Commu-
niquez-nous vos vues. Expofez les moyens ôc les expediens, que vous ju-
gerez convenables. Drefl'ez de tout cela un mémoire exaét : 6c en le dref-
unt, prenez fur- tout garde à deux chofes, nous vous l'enjoignons exprcf-
fément. 1°. Ne vous bornez pas à me débiter de beaux difcours : mais ap-
puyez principalement fur ce qui eft de pratique. z\ Que ni le refpeét, ni
la crainte, ne vous empêchent pas de parler avec liberté. Car telle eft no-
tre volonté.
Dans le livre d'où ces pièces font tirées, il y a encore quelques décla-
rations de l'Empereur Fou ti, dont la matière elt toute femblable aux deux
précédentes. Sur une de ces pièces, l'Empereur Catighiàk: cette pié- Sentimens
ce feule fait aflez voir que fous Fou ti régnoit la politeflé ôc le beau lang;:- divers fur
ge. Je ne fçai , fi l'Empereur s'exprima de la forte. Du moins on cite "^^'"P»
auflîtôt après un auteur nommé Tching te lieou, qui dit: les déclarations de rn^r^jj ^e
Fou ti font trop étudiées. Il y a du goût 6c du ftile , mais bien du vuide. leurs Au:
J'aime beaucoup mieux celles de Fen ti-\: le langage en eft plus fimple,mais te""-
il n'en eft pas moins bon: 6c pour le fonds elles vont beaucoup plus droit
au bien réel 6c folide. Je trouve encore dans le même livre d'autres décla-
rations 6c ordonnances du même Empereur Fou ti, foit pour des remifes de
fcs droits, foit pour fournir de fon trefor aux vieillards 6c autres néceflîteux.
Sur quoi l'Empereur Cang hi dit : Fou ti en tout ceci imita bien Fen tifon
grand
• Cette coutume venoit de l'Antiquité.
t J'en ay mis ci-devant quelques-unes
Ooo ^
47S DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
grand père, &: Ion pcve King H: mais il n'imita pas leur ceconomic. Il
cpuifa ion trclbr par mille dcpcnfcs , ôc fur la fin de fon régne il s'en trou-
va mal.
Tchao ti le plus jeune des enfam de Vou ti lui fuc céda,
"Je ne trouve de lui dans ce Livre que deux Pièces:
encore la première efi-elle bien courte. En voici l'oc-
cafion. On lui préfenta comme gens d'un mérite fingu-
lier , d'une vertu exemplaire , ^ d'une grande capacité ,
H an fou, ^ quatre autres: mais on lui réprefenta
en même tems qu'ils fouhaittoient de vivre retirez , êf
de ne point entrer dans les Charges : qu'ils prioient Sa
Majejîé de le trouver hon\ Sur cela Tchao ti expédia
un Ordre en ces termes»
Amour T'Aime autant iiî«/(3«, &c. que je les eilimc ; tout dignes qu'ils font des
pour la I grands emplois , je veux bien leur en épargner les peines. Je confcns
Retraite. ^ à.Ç)WC que libres de ces foins, ils s'emploient par leurs difcours Se par
leurs exemples, à faire fleurir chacun dans leur pays, toutes les vertus, &
principalement la piété filiale. Pour leur témoigner mon eftime , j'or-
donne qu'au commencement de chaque année, les Officiers du lieu, de ma
part. Se à mes frais, faflent un prcfcnt ù chacun d'eux. S'il leur arrive
malheur, {a) je veux qu'on fournifle aufli de ma part {b) une couverture
6c des habits convenables: & que pour les cérémonies accoutumées, on
ufe d'un animal du fécond ordre.
Setitiment Sur cet ordre de tchao /i, l'Empereur Cang ht dit: Se priver ainfi à
deTEmpe- propos de quelques bons Officiers, c'cft y gagner. Leurs difcours & leurs
w"Vuf cet exemples forment un grand nombre de gens capables ÔC vertueux.
Ordre.
Taa
(4) Le fens eft, C quelqu'un d'eux vient à mourir: mais le Chinois évite cette ex-
prcffion.
(è) C'eft que le cercueil à la Chine fe garnit à peu prcs comme un lit, Se qu'on y met
k corps mort bien habille.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 47^»
Tan ouang Roi de Yen , quoique de la Matfon régnante^
entrait dam un parti qui fe formoit. Tchao ti qui
en fut in/îrmt y lui écrivit la Lettre fuivante ^
8f la lui envoya fcellée de fon Sceau.
KAO TI, dont nous avons tous deux l'honneur de defcendre , devenu Exhortai
naaîtrc de l'Empire, donna des apanages aux Princes de fa maifon, ''o" ^1*
pour en multiplier les appuis. Depuis ce tems-là les Liu [a) par de fécret- ^'^'
tes intrigues ayant eflayé de nous fupplanter, tous les X/> ou demeurèrent
unis cntr'eux contre leurs ennemis communs. Ils eurent pour eux le
Prince de Kimg Se d'autres. On extermina les Liu Se notre maifon fut
maintenue fur le trône dans la perfonne de Fen ti. Les Fan, les Ki, les
Tsao, les Koan, ces familles à qui Kao îi étoit redevable pour leur atta-
chement Se leurs fervices: ces familles, dis-je, multipliées confidéra-
blement , fe trouvent depuis du tems comme confondues avec les au-
tres, dans toutes fortes de conditions. Grand nombre de gens qui en.,
font, labourent la terre , 6c foufFrent beaucoup fans murmure. On en
a élevé quelques-uns par reconnoiÛance : mais aucun n'a monté plus
haut qu'au rang àt Hcou: vous le fçavez: & vous n'ignorez pas aufli que
ceux de notre maifon ont été traittcz tous autrement. Tel, fans avoir
feulement paru en campagne, ni rendu le moindre fervice, entra, pour
ainfi dire , en partage de l'Empire. On lui afTigna un domaine : on l'ho-
nora du titre de Fang, ou de Roi: on lui fournit même de groffes fom-
mes. Voilà comme en ufa Kao ti envers ceux de fa maifon : & ces bien-
faits fe font tellement perpétuez depuis, que le père venant à mourir j le
fils lui a fuccedé: Se l'aîné venant a manquer, on a fait pafTer l'héritage
aux cadets: c'eft à votre fang que vous devez tout ce que vous êtes: vous
le fçavez: 6c c'eft contre ce même fang, que vous ékvant aujourd'hui,
au lieu de l'attachement 6c du zèle qu'il devroit vous infpii'er pour le chef
de votre Maifon , vous vous uniflez contre moi avec des gens qui ne vous
tiennent en rien. Vous formez, ou du moins vous appuyez un parti re-
belle. S'il eft accordé aux morts d'être inftruits de ce qui fe pafle ici, de
quel front oferez-vous déformais vous préfenter dans le Miao de vos an-
cêtres, pour y faire en leur honneur les cérémonies ordinaires?
L'Empereur Cang hi dit fur cette lettre de 'Tchao ti: le grave, le sentiment
folide 6c le tendre s'y fuivent bien, Se s'y foûtiennent mutuellement. Les tleTEmpe-
cxpreflions d'ailleurs font bien liées. Elle étoit très-propre à toucher. ^^^^^ ^^^^|
^^^ Lettre,
^ {a) Nom d'une famille laquelle profitant du crédit d'une Impératrice régente, qui en
«toit, pcnfoit à s'emparer du trône.
48o DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE;
Eftet fu- Une glofe dit que Ta» ayint i-eçû cet écrit, l'ouvrit, Iclut, & furie
ncfle de champ s'étrangla,
cette Lct- '■ °
trc.
Déclaration ^e l'Empereur Suen ti , portant ordre qu'on
lut prefente des gens qui fe foient dijîinguez
par la piété filiale,
d« PanU^ "C T ANT auffi perfuadé que je le fuis de mon infuffifance & de mon peu
fans Je la |y de lumières, je tâche d'y fuppléer par une attention continuelle fur
Piété filu: les befoins de mon Empire , & je m'en occupe jour & nuit. La jufte
Sentiment
de dng hi
fur citte
Déclara
«SiOD.
Exemp-
tion des
Cervées à
la mort de
Parcus.
crainte que j'ai de déshonorer mes ancêtres, m'a fait appeller à mon fe-
cours des cens de réputation Se de mérite. Malgré cela, & les autres moyens
que j'ai pu prendre , je n'ai point réufll julqu'à préfent à bien réformer les
mœurs. Faifant aujourd'hui attention à ce que la tradition nous apprend,
que la piété filiale eft la bâfe des vertus: j'ordonne que de chaque Gouver-
nement on me préfente quelqu'un qui fe diftingue dans la pratique de cette
vertu. Je veux honorer chacun d'eux, & l'avancer félon fa capacité.
Sur cette déclaration , l'Empereur Ca»g hi dit : les Ha» fucccdoient
immédiatement aux Tfm, c'eft-à-dire, à un tems de troubles & de corrup-
tion. Rien pir conféquent ne preflbit plus que de réformer les mœurs,
& d'animer à la vertu. Auffi voit-on que depuis Feu //, Fou ti, 6c les au-
tres, les Han s'y appliquoicnt forp.
^utre Déclaration de l'Empereur Suen ti ^portant exempt
tion des Corvées pour ceux qui venotent de perdre leur
père ou leur mère,
TT N bon moyen pour retenir doucement les peuples dans l'obéif-
/ funce 6c la foumiirion, c'eft de leur infpirer une grande eftimc pour
la piété filiale. Or il arrive aujourd'hui que fans avoir égard à ceux qui ont
le m.ilhcur de perdre leur père ou leur mère, on occupe indifi"éreniment les
peuples aux corvées qui le préfentent : de forte qu'un pauvre fils ne peut
renth-e tranquilement les derniers devoirs à fes parens. Pour peu qu'il ait
de piété, cette violence doit lui percer le cœur. J'en ai compaifion, 6c
j'ordonne que quiconque vient à perdre Ion père ou fa mère, fon grand-perc
ou fagrand-mere,foit aiilTi-tôt exempt des corvées, afin qu'il puifle leur
procurer des funérailles convenables, 6c s'acquitter librement de tous les
devoirs d'un bon fils.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE, 4S1
Le même Empereur Suen ^i fit une déclaration , par laquelle il difpen-
Coit à l'avenir le fils de déférer fon père, Se la femme fon marï, laiirant
cependant la peine de mort pour les pères 6c les maris qui munqueroient à senf
déférer leurs enfans & leurs femmes coupables de certains crimes. Sur de" Ém^p"-'
quoi l'Empereur Cang hi dit; la différence que fit Suen ti, efi; fondée en '■^"f '^^"g
bonnes raifons. *' fur cette
Yu cadet de Yuen ti fils de Suen ti comme lut , mats d'u-
ne autre femme ^fut des fon bas-âge ^ fahYzngj ou Roi
4e Tong Ping: quand il fut plus âgé , il s'émencipa
un peu , ^ mécontenta Ja mère , qui de fon côté aigrit
encore le mal. Yuen i\fit donner fur cela des avis au
fils, Rnjmte il écrivit à fa mère en ces termes.
Déclara-
tion.
M
01 Empereur, enjoins à tous les Eunuques en charge, de fai- Lettre de
re paffer cette lettre à la Reine , mei-e du Fang ou Roi de "Tong Xuen ù
png. à la Reine
Il m'eft revenu certaines chofes, àl'occafion dcfquellesje vous prie,Ma- ^"'"^'J^'dc
dame, de faire attention que la concorde & l'union fait le bonheur des fa- dé^é^le"
milles, 6c que rien ne leur peut tant nuire, que la divifion entre les per- ireusdu
fonncs les plus étroitement unies par le fang. Le Roi de Tong ping, fous Prince fon
prétexte du rang qu'il^tient, croît, dit-on, en fierté, à mefure qu'il avance ^'^"
en âge. Il néglige l'étude, il traitte mal fes Officiers: il femble même ou-
blier un peu ce que vous lui êtes, 6c n'avoir pas pour vous tous les égards
qu'il devroit. Ce font des fautes en ce jeune Prince : mais ce font des fau-
tes après tout, dont il n'y a gueres que certains Princes d'une éniinente fa-
gefle,qui loient tout-à-fait exempts à cet âge. Une ancienne maxime dit qu'il
fied bien aux pères 6c mères de couvrir les fautes de leurs enfans. Pefez-là
im peu. Madame, cette maxime, 6c faites réflexion aux nœds qui vous
unifient, vous 6c votre fils. Quoique vous viviez, 6c refpiriez chacun à
part, c'eft cependant le même fang, ce font les mêmes efprits dans deux
corps. Peut -il y avoir des nœuds plus étroits? Faut- il les rompre pour
peu de chofe? Autrefois Tchcou kong donnant des avis à Pe khi, lui re-
commanda fort entre autres chofes, de ne jamais rompre avec un ami, que
?)our des raiibns très confidérables. Or fi la fimple amitié demande qu'on
è pardonne mutuellement bien des fautes : jugez. Madame, jugez fur cela
du cas préfent Au relie j'ai dépêché un Envoyé vers le Fang * votre fils ,
6c lui ai donné fur fa conduite quelque avis. Il n'excufe point fes fautes:
il les reconnoit 6c s'en répend. Vous, Madame, de votre part, ayez foin
de
' * Le Roi.
tome IL Ppp
4S2 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
de faire enfoite par une conduite pleine d'indulgence, de tendrefle, 6c de
patience, s'il le faut, que l'union régne entre vous.
Sentiment SuR cette lettre l'Empereur Cang ht dit: cet avis cft fort bien conçu:
delEmpe- il devoit faire impreffion. L'hillonen Pan kou dit de Tuenti, que tous
!(>l'riircct"e ^^^ ordres qu'il donnoit par écrit, étoicnt pleins d'une douceur Se d'une
Lettre. franchife qui fe reflentoit de la première antiquité. Pan kou a.ri.ï(onj Se
ce qu'il dit paroît admirablement bien dans cette pièce.
Déclayaùofi de lEmpereur Tching ti , fuccejftur de
Yuen ti. Il recommande aux Heou*(^ autres Grands,
dèvîter toute dépenje mutile ^ &^ ordonne qu'on veille à ce
que perfonne n'ait des habïts , âfc. au- de (fus de fa
condition.
Surreffion 'V 1 O S anciens Princes , en établiflant les titres d'honneur avec t^t
du Luxe. ^^ de fagefTe , ont eu principalement en vue de dilUnguer les rangs
de l'Etat: mais ils ont en même-tems prétendu que les premiers feroient oc-
cupez par les gens vertueux. C'eft pour les honorer , qu'on régla les dif-
tinctions de chars 8c d'habits, qui fe lont fi bien obfervées dans l'antiquité.
Suivant les maximes de ces grands hommes, les richefles n'étoient point
un titre qui dirpenfât de l'obférvation des loix. Cet ufage étoit une leçon
continuelle pour tout l'Empire, qui enfeignoit de préférer la vertu aux ri-
chefles: & les peuples avoient dans ceux qu'ils voy oient au-deflus d'eux y
autant de beaux exemples en ce genre.
Aujourd'hui quelle différence ! on ne voit que luxe , que folles dépenfes :
ce mal va tous les jours en croiflant. Les Kong^ les King^ les Heou.^ & les
gens qui m'approchent ou comme parens & alliez, ou comme mes Offi-
ciers, au lieu d'entrer avec moi dans des lentimens de zèle 6c de compaf-
fion fui ces defordres, les autorifent par leurs exemples : au lieu qu'ils de-
vroientpar une attention continuelle fur eux-mêmes, 6c parleur attachement
aux rits, fervir de modèles aux peuples, ils font tous occupez de leur faf-
te6c de leurs plaifirs. Ils bâtiflènt des maifons fuperbes : ils fe font de valfes
jardins 6c de grands étangs: ils nourriflcnt dans l'oifiveté une foule d'elcla-
vcs : ils rafincnt tous les jours en habits: c'ell à qui aura le plus de cloches,
le plus de tambours, 3c un plus grand nombre de chanieules. Enfin
dans leurs chars, dans leurs habits, dans les mariages, dans les funérail-
les, 6c dans tout le relie , leur dépenfc eil exccflîve. Ceux des Magilhar»
& du peuple qui font riches, fuivent ce mauvais exemple & cet abus paflc
en coutume.
Le
* Nom de dignité immédiatement après celle de Yan^ ou Roj,
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 48}
Le moyen, qu'avec ces defordres, puifTcnt régner dans l'Empire la mo-
.deftie, la tempérence, Se la fage œconomie? Si ces vertus n'y régnent,
comment n'y foufFrira - 1 - on pas des mauvais tems ? fera - 1 - il poffible que
chacun ait toujours au-delà du néceflaire? O! que le Chi king* -ihicn
railbn de dire: vous qui êtes au-deflus des peuples par votre rang Se
par vos emplois, veillez avec attention fur vous-mêmes. Les peu-
ples ont les yeux fur vous , prêts à fuivre vos bons ou vos mauvais
exemples.
Par ces préfentes , nous enjoignons à nos Miniftres Se aux Magiftrats ,
de travailler à réformer tant d'abus. Le noir 6c le verd font les couleurs,
dont tout ce qui eft peuple doit fe fervir: qu'on ne lui en fouffre poirrt
d'autre. Nous recommandons à tous les Hcou ik autres qui nous appro-
chent, qu'ils s'examinent 'fur cet article, 6c Ibient les premiers à donner
l'exemple d'une réforme fi néceflaire.
Sur cette déclaration, l'Empereur C<î«g j&i dit: qu'on fe tienne éxaébe- Sentiment
ment aux dillinârions établies. Que ceux qui font au-deflus des autres, te- dcl'Einpe-
nant leur rang félon les loix , donnent à toute la nation l'éxenîple de ce ^^"7 ^"'l^'
qu'on appelle honnête épargne : c'efl: aflurément une grande avance pour Déclara-
la réforme d'un Etat : car auflltôt tombe le luxe , fource féconde de tant de tion.
maux : 6c comme ceux qui font dans les dignitez, dans les grands emplois,
6c dans l'abondance, font plus fujets à s'oublier, îffo'wg ti alloit droit au but,
en s'adrcflant principalement à eux.
Déclaration de V Empereur Ngai ti, ^^r laquelle il réfor^
me fa Mnfique.
Aujourd'hui régnent parmi nous trois grands defordres : la prodi- Réformé
galité dans les repas, dans les vêtemens, 6cc: la recherche de mille dans la
vains ornemens, la pafl^ionpour les mufiques tendres 6c efféminées àç.'tchin -^ Muliquc,
^ de Ouei. ' De la prodigalité fuit le défaflre des familles : elles tombent
à la troifiéme génération , 6c tout l'Empire en devient plus pauvre. La
recherche des vains ornemens fait qu'un grand nombre de gens s'occupent
à des arts très-inutiles, au lieu de vacquer à l'agriculture. Enfin les mu-
fiques tendres 6c efféminées infpircnt le libertinage. Vouloir, malgré tout
cela, faire régner dans un Etat l'abondance 6c l'innocence, c'eft vouloir
qu'une fource toujours bourbeufe,- forme un ruifl"eau d'eau pure 6c claire.
Confucius avoit bien raifon de dire qu'il falloit éviter la mulîque de Tchin^
& qu'elle infpiroit le dérèglement des mœurs.
Par
• Nom de Livre.
■\ Ce font dcuK noms ^e psys autrefois petits Royaumes.
Ppp i
Sentiment
de l'Empe-
reur C^mg
hi lur cette
Déclara-
tion.
4S4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Par ces prclentes, nous caffons notre mufique , & tous les Officiers qui
en avoient loin. Qiiant à la mufique ordinaire pour la cérémonie Tiao ,
nous ne prétendons point y toucher, non plus qu'aux initmmens pour la
guerre. Ce font choies approuvées dans nos King *, mais pomt d'Officiers
exprés pour cela. Qu'on examine , ôc qu'on m'expo'lé à qui des autres Of-
ficiers il convient d'en donner le foin.
L' Empereur Gang /j/', qui aime la mufique, 8c qui s'en picque, dit
fur cette déclaration : la mufique a la vertu de calmer le cœur : c'ell par cet
endroit que le fage l'aime. Dailleurs, en fe divertiflant , il peut s'exercer
à bien gouverner, par une application aflez julle 8c affez facile du gouver-
nement à la mufique. Quant à cette mufique lafcive, elle n'entre. point ca
comparailbn. A quoi bon pour cela tant de dépenfes ? Ngai tt eut raifon
de la cafier.
Une glofe dit qu'il épargna par' là les appointemens 8c l'entretien de 44CV.
perfonnes.
DISCOURS DE KIA CHAN, {a)
SUR LE BON OU LE MAUVAIS GOUVERNEMENT,
Slaximes
deGou-
▼erne-
ment.
Adrejfé à L' Empereur Ven tî, autrement dit Hiao ouen.
\ nei
; N c E, j'ai oiiidire {b) qu'un bon Miniftre eft celui qui ayant l'hoiv
neur de fervir un Prince, épuifc pour ion lervice ce qu'il peut avoir
de lumières, 8c lui témoigne fur-tout Ion zèle par des remontrances fincé-
res, oîi il ne déguife rien, dût-il lui en coûter la vie. C'elt dans cet ef-
prit , que je vais dans ce difcoui-s vous entretenir du gouvernement. Je
n'irai point chercher fort loin dequoi faire fentir la différence du bon 8c du
mauvais. L'hiftoire des 7/î», qui ont immédiatement précédé les Han (c),
me fournira feule dequoi le faire. Daignez la parcourir avec moi, ôc y
faire quelque attention.
On a fouvent vu dans les premiers tems , de pauvres Lettrez fimplement
vêtus, parvenir par leur fagefle 8c leur vertu aux plus grands emplois, immor-
• Livres anciens ùifant régie.
(<») TMng tt liiots dit que fou? la dynaftie non le premier qui commença à donner par
écrit des avis à l'hmpereur, fut Km chan. Il profita pour cela de la bonne difpofition de
Hiao tittn. Ce Prince le fit Heou.
(è) Le Chinois dit mot à mot: votre fujet a oiii dire. C"eft une manière ordinaire de
commencer ces fortes de pièces: je X\\ un peu rapprochée de notre ufage par un peut chan»
gemenr, qui nVll qtie dans rc<preffic)n.
(c ) Ven ti, i qui il pnle , étoit le troifiénae Empereur de la dynaftie nommée Hj». Je
«lis nommée , car le nom de 1% fomillc étoit Lietit,
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 48f
talîfer leur nom par leurs importans fcrvices: on n'a point vu cela du tcms
des 7///;. Cbi boang Prince de î>'« devenu Empereur, & par là maître des Impôts
revenus ordinaires de tout l'Empire, au lieu de le borner là, mit aufli-tôc exorbitans
de nouveaux impôts, chargea les peuples de corvées, & les rendit li mifé- ^antlVch'i
râbles, que Ion extrême rigueur ne pouvant faire craindre pis , les montagnes Im»^ .- ce
étoient pleines de brigans en troupes , 6c les chemins remplis de criminels q'i"''s oc-
qu'on traînoit aux priions, ou bien aux fupplices. Enfin il aliéna tellement "''onent^
tous les efprits, que chacun au moindre bruit levoit les yeux.& prêtoit l'o-
reille. On n'attendoit qu'un lignai, pour Ibcoiierun joug fi pelant. Qui
que ce fixt qui le donnât, on ctoit prêt à le fuivre.
Tchin cbin le donna ce lignai: vous le fçavez, grand Prince: & vous p^'» «*'"»
n'en ignorez pas les fuites. Au refte, fi Cbi boang épuila les peuples par fes p''"'*^? ^^^
impôts , il s'épuifa lui-même par lés dépenfes. Dans une marche qu'il fit s'épuife ^
depuis Kten yeng jufqu'à Tong^ il changea de palais jufqu'à trois cent fois, lui-même;
8c il les trouva tous garnis fans qu'on portât rien de l'un à l'autre, pas
même les cloches ôc les tambours {a). Plulieurs des palais qu'il habitoit,
étoient fi fuperbement élevez, qu'ils fembloient pliàtôt des montagnes que
des maifons. Les bâtimens étoient hauts de quelques dixaincs de Gin *,
Ils avoient du Nord au Sud mille pas, & de l'Eil à l'Oueft une demie lieue.
Le nombre Se la richefie des équipages, répondoit à la magnificence des
palais. A quoi aboutit enfin tant de faite ? Ses defcendans le trouvèrent
n'avoir pas la moindre maifon de paille.
Cbi boang fit faire pour fes couriers de grands chemins : il leur donna en
largeur cinquante pas: il éleva des deux cotez des murailles de terre. Il y
planta quantité de pins, 6c d'autres arbres toujours verds. On ne pouvoit
rien voir de plus beau. A quoi tout cela aboutit-il? Ses defcendans à la fé-
conde génération ne purent trouver un petit lentier, par où fuir en fureté.
Cbi boang choifit le mont Li pour fa fépulture. Qiielqucs cent mille ^^'CVl^'^J'^.
hommes y furent occupez pendant dix ans On y creula une valte folle f%ire.
d'une profondeur extrême, {b ) On raflembla au dedans pierres 6c métal de
toute efpèce. Pour les ornemens du dehors, on employa le plus beau ver-
nis , les couleurs l'es plus vives , les perles mêmes les plus précieufes, 6c
autres bijoux. Dans un étage plus haut régnoient de valles galeries: ù au
derrière de tout cela, s'élevoit une montagne faite à plaifir, plantée d'a-
gréables bois. Voilà bien de la dépenfe pour la fépulture d'un feul hom-
me: je dis d'un feul homme, car fes defcendans , pour leur propre fépultu-
re, furent obligez de mandier quelques pieds de terre, 6e n'eurent pas mê-
me pour La couvrir, un petit toit de rofeaux.
En-
(4) Tang king tch»u<tn fur cet endioit, dit: K'ta chan a de l'e'nergie : mais fon flile n'eli
pas réglé. Cela tien: du voifinage des tems de troubles.
* Un lin . c'eft 80. pieds.
{b) Le Chinois dit : qui pénétrOit jufqu'aux trois fources : Exagération qui fait allu-
fion à- quelque fable approchante de celle des Poètes anciens lur les enfers. Ailleurs oa
met les neuf fources,
Pp p 3
Comparii-
fon des
Princes
avec les
Terres,
4S6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Enfin, Cbîhoang^ comme une bcte féroce, après avoir cruellement dé-
chire tous Iç^'Tchu heou,Gng\o\xi\t, pour ainfi dire, l'Empire entier, foula
aux pieds toutes les loix de l'humanité & de la juftice. Mais la vengeance
de 'tien * ne tarda pas à tomber fur lui & fur fa famille. Voilà ce quej'ofc
vous rappeller. Je vous prie d'y faire attention , ôc d'en profiter.
Il eil vrai que communément un fujet fidèle & zélé, parlant fans dégui-
femeni, n'eil gueres écouté des Princes: 6c qu'affez fouvent, fans leur être
utile , il ie perd lui-même. Mais il efl encore plus vrai, que, fans un tel
fecours, il elt rare ôc difficile qu'un Prince gouverne bien. Auffi les Prin-
ces les plus éclairez ont-ils un véritable empreflement d'entendre des avis
fincéres : Se .les fujets véritablement fidèles, ne craignent point de s'cxpofcr
à la mort , pour donner au Prince qu'ils fervent, ce témoignage de leur
zèle.
Mais il en efl: des Princes à cet égard comme des terres. On a beau fémer
d'excellent grain fur un fol qui n'cll: que pierre , bien loin de produire, il
ne germe pas. Au contraire une terre graflè Scbien arroféc, multiplie abon-
damment la femence la moins bonne. Par exemple fous Kié 8c 7'cheou -j-,
les avis de trois grands hommes d'une éminente fagefle, Koan long^ Kitfe,
Pi ^'«« , n'eurent d'autre efi^et que de les faire périr. Sous Fen vang^ tout au
contraire: non feulement ce qu'il y avoit de gens éclairez, lui communi»
quoient volontiers 6c utilement leurs lumières : mais il n'y avoit pas juf-
qu'au moindre bûcheron, qui ne dît librement fa penfée, 6c l'on en profi-
toit fi elle étoit bonne. AuŒi Kié ^ èc T'cheou (a) périrent-ils, 6c la maifon
de Fcn vang fleurit.
Un bon Prince fait donc , par rapport aux gens qui font capables de l'ai-
der , ce que fait une bonne terre par rapport aux grains qu'on y féme : il
les nourrit , 6c les multiplie autant qu'il peut. Telle eil; la force de la fou-
dre , qu'il n'y a rien qu'elle ne brife. Qu'un poids de dix mille Kiun §,
tombe d'cnhaut, il écrafera infailliblement ce qui fe trouvera dcflbus. Or
ces comparaifons font encore trop foibles , pour exprimer ce qu'eft à
l'égard d'un fujet , l'autorité du fouverain. Lors même qu'il ouvre le
chemin aux remontrances , qu'il demande qu'on lui en fafle , qu'il
les reçoit bien , 6c qu'il en profite : communément on craint encore j
6c il efl rare qu'en ce genre on aille jufqu'oii l'on pourroit aller. Que
feroit-ce fi le Prince aveuglé par fes paflions , emporté, cruel, enne-
mi de tout avis, tomboit de tout le poids de ion autorité fouveraine fur
ceux qui lui en donneroient? Quand ils auroient toute la fagefTe de Yao, 6c
toute la fermeté de Mong puen , ils ne pourroient éviter d'en être écrafez.
Mais aufTi un Prince de ce caraftere feroit bien-tôt abandonné à lui-même. Il
feroit
• Du Giel.
t Deux méchans Empereurs. .
% Celui de la liynaltie. ,
(a) Au refte le nom de la dyiiaflie Tcheou, tout ferfiblablc qu'il eft, écnt & prononcé
à l'Europeane , eft tfès-différent dans l'écriture & dans la prononciation Chinoife du nona
de ce méchant Prince.
§ Klun étûit 30. livres.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 4^7
feroit les plus grandes fautes qu'on n'oferoit l'en avertir : & par une confé-
quencc infaillible, l'Etat feroit en très grand danger.
Dans la première antiquité , nos fages Princes avoient ordinairement en LesPrincee
leur prélence un homme, dont le devoir ôcl'emploi étoit de marquer leurs «""«£-
fautes, 6c d'en tenir un mémoire exaét. Ils avoient de plus deux Officiers, "°'/""^ j'"I
dont l'un étoit chargé de lire au Prince ce qui le faifoit en proie dans tout Cenfeuri '
l'Empire touchant le gouvernement , l'autre avoit foin de reciieillir les de leur
vers & les chanfons qui couroient. Non feulement les Minières & les au- conduite."
très gens en place, donnoient librement, fuivant les occurrences , les avis
néceflaires 6c importans : mais chacun dans les grands chemins 6c en plein
marché, pouvoit s'entretenir fans crainte de ce qu'il défaprouvoit. Par-là •
le Prince étoit exaftement inftruit de fes devoii-s &c de fes fautes. Or qu'y
a-t-il de plus avantageux pour bien gouverner? Ils n'ignoroient pas ceS an-
ciens y la différence qu'il y a du fujet au Prince, 6c ce qu'on devoit au rang
qu'ils tenoient. Mais ils n'en étoient pas moins exa£ts à rel'peârer les vieil-
lards *, à fe fournir de bons Miniilres, en élevant les gens de mérite, 6c à
fe procurer, autant qu'ils pouvoient, des avis fînceres. En refpedbant ainfi
les vieillards, jufqu'à les fervir de leurs propres mains, leur vue étoit de
faire fleurir la piété filiale dans les familles. Ils s'aflocioient , pour ainfî
dire, au gouvernement des gens de mérite: parce qu'ils fçavoient combien
il eft dangereux qu'un homme fi élevé au-defTus des autres , ne s'enorgiieil-
lifTe de fon rang , Sc que fon orgueil ne l'aveugle. Enfin ils ouvroient aux
remontrances un fi grand chemin, parce qu'ils ne craignoient rien tant que
d'ignorer leurs propres fautes , ôc d'être par-là hors d'état de s'en cor-
riger.
Chi hoang manquoit-il de grands talens? Non, fans doute. Après s'être
affujetti tout l'Empire, 6c détruit les fix Royaumes qui le partageoient, il
en fit un partage tout différent en Kiun {a) ècHkn, (b) qu'il gouverna
par des Officiers aimables. Du côté qu'il avoit le plus à craindre, il fe for-
tifia d'une longue 6c prodigieufe muraille. Il entroit lui-même fur toutes
chofes dans un aulfi grand détail , qu'un chacun le puifîe faire dans une
famille particulière. Cependant 7'chin {c) défit les troupes àç. Chi hoang y
6c l'Empire pafTa bien-tôt aux Lieou : c'efl que Chi hoang plein de lui-même
n'écouta que fa cupidité 6c fon orgueil.
Sous la dynaftie Tcheou les Empereurs érigèrent jufqu'à mille huit cens Bornes dei
petits Etats, dont chacun avoit fon Prince, 6c chaque Prince fes droits. Cervhs
Cependant on ne levoit fur les terres qu'une firaple dîme , 6c l'on ^°"^ '?•
n exigeoit des peuples que trois jours de corvées par an. Le peuple a laife jcheou^
êc content, célébroit par fes chanfons la douceur du gouvernement , 6c la
vertu
* Il y avoir une cérémonie établie pour cela.
(«") C'cft ce qu'on «ppellc aujourd'hui Fou, ou villes du premier ordre, qui en ont pla-
neurs autres en leur dépendance.
(*) Villes du troifiéme ordre, donr plufieurs enfcmble font le diftriét d'une du premiei
©u du feconi Ordre
(«) C'eft le nom d'un homme de rien, qui fc révolta contre Chi hoan-g.
C/;i hoang
perd fcs
Etats.
Pourquoi.
De l'efti-
mc qu'on
avoit au-
trefois
pour les
Gens de
mérite.
488 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
vertu de fes Princes, qui ctoicnt de leur cote dans une honnête abondance.
Chi hocing feul maître de ces mille huit cens Etats, en épuife tous les reve-
nus, accable tous les peuples: fie n'ayant pas encore aflez pour contenter
-ton ambition fie pour fournir à Ton faite, il redouble ies exaélions ôcfcs
ciTiautez. Il n'y a pas une famille, pas un même homme dans l'Empire,
qui ne le regarde intérieurement comme fon plus cruel ennemi , fie qui ne
le charge en iécret de mille malédiélions.
Enfin Chi boang^ dans un danger prochain de tout perdre, eft le feul qui
ne fc voit point content : fie plein de foi-méme, il rencontre dans un voya-
ge de belles pierres, il fiit graver deflus fes exploits , fie il fe met, fans hé-
fiter, aù-deiïlis de Tao fie de Cbim. La poilérité de nos plus heureux Prin-
ces n'a pu fe maintenir fur le trône au-delà de vingt ou trente générations:
Chi -hoang s'en promet dix mille. Il fe rit de l'ancienne coutume, d'atten-
dre après la mort à donner des titres de diltinftion. Il détermina le fien lui-
même *, fie celui de fes defcendans par avance. Il fe x\ommç. Chi hoang
ti, parce qu'il eft le premier Empereur de fa maifon. Il ordonne que fon
fucceiïeur foit défigné par Eul chi hoang îi , pour marquer la féconde gé-
nération , fie ainfî de fuite jufqu'à dix mille , ou plutôt jufqu'à l'infini.
Chi hoang cependant mourut bien-tôt. Des quatre coins de l'Empire on
fe fouleva contre Eul chi fon fils , qui ne valoit pas mieux que lui. Eul chi
perdit en même tems l'Empire Se la vie. Se là, finit la dynaftie Tftn.
Mais d'où vient encore une fois, que Chi hoang ti ne s'apperçut point du
trifte fie dangereux état où il avoit réduit les chofes ? C'eft que perfonnc
n'ofoit parler: c'eft qu'aveuglé p.ar fon orgueil, il punifToit avec rigueur les
moindres murmures : c'eft qu'il faifoit mourir ceux qui lui donnoient quel-
que avis fincére : c'eft qu'il ne donnoit à fes Miniftres ni autorité ni cré-
dit. 11 éprouva pour fon malheur ce que dit notre Chi king: Un Prince
écoute-t-il? on lui parle: haït-il les avis? il n'en reçoit point: mais rien
pour lui n'eft plus a craindre qu'un tel filence. Fen vang qui l'avoit bien
compris, en ufoit tout autrement. Auflî le même Chi king dit à fa
louange : paroiflez gens de mérite , fie produifez-vous fans crainte : vous
êtes en fureté fous un tel Prince ; fon plaifir eft de vous voir en bon
nombre.
En effet, pour tirer des gens de mérite tout l'avantage qu'on en doit at-
tendre, il faut les aimer fie les honorer. Ainfi en ufoient anciennement les
plus fages Princes à l'égard de leurs Miniftres. Non feulement ils les ren-
doient puiflàns fie riches par de gros appointemens : mais ils les diilin-
guoient encore davantage par des marques finguliéres de confidération fie de
bienveillance. Un Miniftre étoit-il malade? Le Prince alloit lui-même
le vifiter, fie ne comptoir pas combien de fois. Le Miniftre mouroit-
11? Le Prince prenoit le petit deiiil , alloit en perfonne faire le 7/'«o,le voyoit
vêtir félon la coutume, fie mettre dans le cercueil. Jufqu'à ce que cela
fût
* chi, fi^nifii commencer, commencement. liul fijjnifie Roi deuxième.
■}■ Nom d'une cérémonie funèbre.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 485
fât fini, le Prince s'abllenoit de vin èc de viande. Pour la mufique, il Maximes
ià l'interdilbit julqu'après les funérailles : fie cela fi févérement , que mê- deGou;
me dans les cérémonies folemnelles à l'égard de lés propres ancêtres, il ^""^^-
n'en uibit point, fi elles venoient à concourir avec la mort de ion Mi- "^"^'
ni lire.
Si nos anciens Princes diftinguoient fi fort leur Miniftre mort , ils avoient
auffi pour lui, pendant qu'il vivoit, de grands égards. Se voy oient-ils?
C'étoit toujours félon les rits , en habit de cérémonie , avec décence 6c
gravité. Le Miniftre de fon côté s'efforçoit en toute manière de remplir
parfaitement fes devoirs , 6c craignoit beaucoup moins la mort , que de ré-
pondre mal aux bienfaits du Prince: c'eft alors que tout profpéroit, 6c
plufieurs générations poftérieiu-es fe font encore relTenties de cet heureux
régne. Aujourd'hui votre Majefté aflife fur le trône de fes ancêtres, fe rap-
pellant leurs exploits 6c leurs vertus, paroît tout de bon vouloir les imiter.
Se par un régne encore plus heureux que le leur, donner un nouveau lultre
à votre maifon, 6c un nouvel éclat à l'Empire que vous tenez d'eux. C'eft
fans doute dans cette vue que vous l'echerchez 6c honorez les gens de mé-
rite 6c de vertu. Tout l'Empire vous en applaudit, èc l'on entend dire par
tout, que l'ancien gouvernement va revivre. Il n'y a point d'homme de
lettres dans tout l'Empire, qui n'afpire à fe rendre capable d'y contribuer.
Dès à préfent vous en avez a votre cour un bon nombre, dont vous pou-
vez tirer de grands fecours pour une fi belle entreprife.
Mais pour moi, je ne vous le dilîîmule point, voyant ceux que vous a-
vez le plus diftinguez entrer dans tous vos plaifirs, où vous ne vous livrez
que trop (^),je crains que de tant de gens d'un fi grand mérite, vous retiriez
bien peu d'avantage. Vous-même, ne vous relâcherez vous point? Je
l'appréhende. Pour peu que vous le faflîez, les TcIju * hcou luivront votre
éxem-
{a) Tchin^ te Sùo» dit: tout ce difcoiirs de Xia chan terni à corriger Ven ti de Ce qu'il
chaflToit trop, & de ce qu'il menoit à la chalfe les Minillres & fes Confeillers d'Etat. Il
femble d'abord que pour cela il n'étoïc ni néceffaire, ni convenable, de rappeller i'hift|Dire
des Ifin: mais dans le fond cela n'eft pas mal : car quoique Ven ti fût bon Prince, il
<:ommcncoit à fe négliger: au lieu de tenir de ftéquens confeils avec fes Minillres, il fai-
foit fans ceffe avec eux des parties de chaffe. Une paffiou en attire une autre. Imiter le
mal, c'eit chofe facile. Ven ti pouvoir en venir à fe perdre comme Jfn\ c'eft«e que
Kia chan appréhende , & ce qu'il veut prévenir. En cela il n'eft que louable. Mais
à mon fens il finit mal. Car une de nos plus effentielles maximes eft de perfedionner
toujours la vertu, & fur-tout de fermer au vice toute avenue. Or Kia chan en fàniffant,
ouvre lui même à fon Prince un chemin au rclackemeut. En ce point il fe dément , Se
ne fuit pas la dodrine des ht (_Lettrez.)
Ainfi parloir Tjing te fieou: ce Doftcur a raifon de parler ainfi: car le vrai lu, qu'il a pli
à quelques Européans d'appeller la feéle des Lettrez, n'ell réellement que la doâiine com-
mune a tout l'Empire. C'elt ce que contiennent ies livres conftamment reconnus pour
i^ing. Or, fuivant ces livres, tout le monde, & fur-tout le Prince doit afpirer à la plus
paifaite vertu , veiller fans ceffe lur fes aftions & fur fes penfées, pour ne pas donner d'en-
trée au vice. Moiennant cela, & avec le fecours de Tien, le Prince 6c les fujets font
heureux, difent ces livres.
* Princes tributaires.
Tome II. Qçjq
4Po DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
verne
menr
uitc des exemple: les Miiiillres 6c les Magillrats en feront autant. Que deviendront
Maximes yoj bons delTcins? Que. n'avez.- vous point fait depuis votre avènement a la
de Gou- couronne, pour mettre vos peuples a l'aife? Vous avez fait des retranche-
mens iur votre table, fur votre mufique, fur vos cquip,agcs,- fur vos trou-
pes. Vous avez plus d'une fois relâché les droits Se les tributs annuels.
Vous avez réduit en terres labourables tous vos p.u-cs Se vos jardins. On a
vu Ibrtir de vos magafins , pour le Ibulagement des pauvres,, jutqu'à cent
mille pièces d'étoffe. Vous avez réglé en faveur des vieillards des exemp-
tions pour leurs entans. Vous maintenez les dignitez de Nan^ de Tze , ôc
autres iemblables: chacun y peut monter par dcgrez : leurs appointemens
font conlidérables Sc bien payez: fans compter les gratifications extraordi-
naires que vous faites fur-tout à vos premiers Officiers Se à leurs familles.
Enfin vos bienfaits le font étendus j ufques fur les criminels: vous leur avez
procuré du foulagement dans leur mil'cre: vous leur avez accordé la con-
folation de voir leurs parens: 8c vous avez adouci en leur faveur la rigueur
des loix. Par-là vous avez non-iéulement gagné le cœur de tous vos iujets,
mais encore vo,us avez attiré d'heureufes pluies, qui ont été fui vies d'une am-
ple récolte. Il n'y a plus tant de miiérables: on voit beaucoup moins
de voleurs -.ècTien * fécondant vos bonnes intentions, a diminué le nombre
des criminels , à proportion que rous avez adouci la rigueur des châti-
mens.
J'ai appris que dans les provinces , les Magiftrats faifant publier vos
déclarations, il n'y a point de vieillai-d d'un âge fi décrépit, qui, foutenu
fur fon bâton, ne s'emprefle de les entendre. Se ne dife en les entendant:
que ne puis-je encore vivre un peu de tems, pour voir dans fa perfcftion
l'heureux changement, que va produire la vertu d'un fi bon Prince! Les
chofes étant fur ce pied-là : votre réputation étant fi bien établie dans tout
l'Empire, Se votre cour fournie de tant de gens du premier mérite, au lieu
d'en profiter pour achever heureufement ce que vous avez fi bien commen-
cé, Se pour foutenir les efpérances qu'on a conçues de votre régne: vous
les emploïez ces grands hommes, à quoi? A de purs araufemens. Non,
Prince,je ne le puis voir fans une extrême douleur. Se mon zèle ne me per-
met pas de vous le diffimuler. Hélas! que notre Chi king dit vrai: bien
commencer, c'eft chofe ordinaire: mais bien finir, c'eft chofe rare.
A# relie, ne croyez pas que je vous propofe rien défi difficile dans
l'exécution. Je fouhaitterois feulement que vous vous occupafîlez
moins de la chaffe : que vous fiffiez revivre à certains tems les cérémonies
du Ming tang {a) Se que vous fiffiez rétablir Se fleurir le Tai hio : vous
en verriez avec plaifir des fruits admirables ; mais quant à ces Lettrez
de
■ • Le Ciel.
{a) Ming tant,- Les Antiquaires Chinois ont bien du Rabbinifme fur le Mwg tang, &
•onvien'ient peu enlemhle.
(é) Le grand collège. En Chinois Tai, fignifie le très-grand, le premier: & fli»
fignifie ét\Kle, école, collège.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 4^1
de mérite, dont vous avez fi bien fourni votre cour, &; que vous avez ho-
noré des premiers emplois, les amulemens ne font point pour eux : bien
loin de les y engager, ne fouftrez point qu'ils vous y fuivent. En uier
comme vous faites, c'efl aller direâement contre les maximes les plus fai-
nes, 6c la pratique la plus confiante de la fage antiquité, pcs occupations
plus férieuies doivent emporter tout leur tcms: ils n'en fçauroient emploïer
trop à perfeâionner leurs lumières, à s'affermir dans le dcfintércffement ,
dans la droiture, 6c dans les autres vertus. Sans cela ils s'amolliront peu a
peu , 6c ne feront plus reconnoiffables. Or, que des gens d'ailleurs li ver-
tueux, non-feulement vous fulfent inutiles, mais encore fe corrompiflent à
votre cour, quel dommage 6c quelle honte ! J'en aurois un chagrin mortel.
Divertifîez-vous, à la bonne heure, avec quelques Officiers d'un plus bas
étage. Traittez enfuitc avec ceux-ci des affaires de votre Empire. Par-là,
fans renoncer à d'honnêtes divertiffemens, vous pouvez maintenir en leur
vigueur les deux points cfTentiels du gouvernement , les conleils 6c les
lits.
Sur ce difcours, l'Empereur Cang hi dit: Pour la compofition elle n'efl Sentiment
pas réglée ; mais le fonds du difcours cfl folide. Cette pièce, 6c les autres del'Empc-
du même tems tiennent un peu du défordre qui avoit fi long-tems régné îi,^"fui ce^
dans l'Empire avant les Han: mais aufTi l'on s'apperçoit que des gens qui Difcours.
voyent enfin l'Etat tiré de ces troubles, font leurs efforts pour empêcher
qu'il n'y retombe. Les Han occidentaux dévoient beaucoup aux deux Kia
éc à Tong tchong chu. Ce furent eux proprement qui furent le bon levain de
leur dynaftie.
Kl A c H A N auteur de la précédente pièce , laifla auprès du même Em-
pereur Fen ti un de fes neveux nommé Kia y. Il fut fait Po * fe à
l'âge d'environ vingt ans : 6c peu après il fut élevé jufqu' au degré de Ta
fou. Fen ti déféroit beaucoup à fes confeils. La plû-part des ordres qu'il
donnoit, 6c des réglemcns qu'il faifoit, étoient fuggérez par Z;« jy. Mais
la jaloufie des Kiang 6c des Koan -f, à qui la maifon régnante avoit les der-
nières obligations , força Fen ti d'éloigner Kia y. Ille donna pour Tai foin^
au jeune Fang de Tchang cha. Il eut enfuite le même emploi auprès du Fang
de Leang hoai. Ce jeune Prince vint à mourir. Kia y en conçut une dou-
leur fi vive, qu'il tomba malade, 6c mourut lui-même peu après, n'ayant
encore que trente-trois ans. Il n'en avoit pas vingt-fix, quand il préfenta
à Fen ti un difcours que je vais traduire. Tout long qu'il ell: une glofe
avertit qu'il ètoit encore plus long , Sc que l'hiftorien des Han en a retran-
ché plus d'un endroit.
Dif-
* Titre d'honneur.
t'Ce font deux noms de famille.
î C'eft à peu-près comme Gotivcrneur,
Qaq *
491 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Dircours
•contte le
mauvais
Gouver-
nement.
D'ifcotirs OU Mémoire de Kia y, adfejjé à l'Empereur
Ven ti.
C"^Rand Empereur, lorfqiie je confidére attentivement l'état prefenî
JT de votre Empire , j'y vois une cholè capable de faire jettcr les hauts
cris : deux autres chofes me tirent les larmes des yeux : fix autres me font
pouffer de grands foupirs : lans compter mille défauts moins confidérables,
qui (ont cependant contre la raifon, & nuifent au bon gouvernement, mais
dont il me feroit impoflible de vous faire ici le détail. Dans tous les écrits
qu'on préfente à votre Majefté , chacun répète ces paroles : l'Empire n'a
plus rien à craindre, la paix ell bien établie, tout y eit dans l'ordre. Pour
moi , je fuis bien éloigné de penfer de la ibrte: quand on vous parle ainfi,.
c'eil ou par flaterie, ou faute de lumières. Car enfin fuppofons un amas de
bois, un homme endormi deflus, le feu mis deffbus. Cet homme , quoi-
que le feu nefoit pas encore venu juiqu' à lui, n'a-t-il rien à craindre .^ Or
n'eft-ce pas une peinture affez naturelle de l'état préfent des affaires ? On
néglige ce qu'il y a de capital , pour donner toute fon attention à ce qui cft
le moins important. Il y a dans le gouvernement une conduite fort irrégu-
liére, mal foutenue,, fans aucune règle confiante , & comment dit-on que
tout ell dans l'ordre ? Je n'en puis tomber d'accord, mais je fouhaitterois
plus que perfonne que cela fût ainfi.
Pour le mettre ce bon ordre dans l'Empire, £c afTurcr par là fa tranqui»
lité, j'ai mûrement penfé au moyen de l'établir , 6c c'eft ce que j'ofe vous
espofer dans ce diicours. Je fupplie V. M. de le lire avec quelque exafti-
tude, pour en tirer ce qu'elle y pourra trouver de bon.
Je ne vous propoferai rien qui puifTe vous fatiguer trop l'efprit 6c le
corps. Je n'exige point que vous vous priviez du plailir de la mulique, qui
vous charrne. Mais ce qui efl plus important , & ce qui n'efl pas imcom-
patiblc, c'ell: de contenir dans le devoir tous les Princes tributaires, de pré-
venir la levée & les mouvemens des troupes, d'entretenir la paix avec les
Hiong ma (n), de vous faire obéir par tous vos fujets , devons attacher
même les plus éloignez de votre cour, de travailler /ur- tout aies rendre
bons, & à diminuer, autant qu'il fe peut, les procès & les crimes.
Voilà des points eflentiels & capitaux. Si va\ii y rcufîlHez, ce que je
crois très- praticable, vous rendrez l'Empire heureux, ôc vous mériterez;
des loiianges Se des honneurs qui ne finiront jamais. Votre poflérité, en
admirant les exploits de votre père , louera encore plus votre vertu : elle
vous regardera toujours comme confondateur de la dynaftie : & ce jMiao
que vous vous êtes bâti par avance, auquel vous avez donné l'infcriptioa
Ko»
(a) C'eft ainfî que les Chinois défignoiem certains Tartares de la Chine.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 493
Kou iching, (a) aura dans la fuite avec jullice, le glorieux titre de Tai Suite du
t/ong: {!;) une longue pollcrité vous joindra toujours à votre père dans les t)ifcours
honneurs qu'on lui rendra: tout TEmpu-e avec elle célébrera cette piété fi- mauvais
iiale, qui vous aura tait ibutenir li bien l'honneur de votre maifon. On Gouver-
loucraen même tems votre bonté, qui aura fi bien pourvu aux befoins de nemem.
vos llijets. On admirera fur-tout votre fagefle d'avoir donné au gouverne-'
ment une telle forme, que quand parmi vos fucceffeurs, il fe trouveroit
quelque Prince, ou encore jeune, ou de peu de capacité, il ne lailTcroit
pas de régner tranquile.
Voilà ce que je vous propofe. S'il vous paroît que e'eft afpirer bien
haut, j'ofe cependant aflurer qu'avec les lumières & les qualitcz que vous
avez, pour peu que vous vous aidiez de gens capables, vous pouvez y par-
venir fans beaucoup de peine. Je vais vous en expofer les moyens avec
franchife: & ce-que je iouhaitte le plus, c'cll de voir que vous les agriez
& que vous les mettez en pratique. Au refte , je n'entreprens cette ex-
pohtion, qu'après un férieux examen de l'hiftoire des fiécles paflez : qu'a-
prés avoir appliqué avec attention ce que j'en ai pu tirer , à l'état préfent
des chofes : 6c qu'après y avoir long-tems penlè jour Se nuit. Auiîi ne
crains-je point de dire que fi Chim Se Tu relTuicitoient , pour vous aider de
leurs confeils , ils vous donncroient infailliblement ceux que je vais vous
donner.
Dans les premiers tems d'une dynaftie, fi on la veut bien établir, un peu Néceffitê
de défiance eft de faifon. Celui qui eft au-defius des autres, prend quelque- de Dé-
fois de faufles allarmes , 6c fe peut tromper dans fes foufiçons. De-là il ar- fiance dans
riveaflez naturellement, que quelqu'un en foufFre fans" le mériter. Mais mcnce'""
les chofes ne peuvent gueres être autrement dans les commencemens d'une lens de
dynaftie: & ce n'eft pas dans de telles circonftancesy que la fureté du pre- régne.
mier maître, 6c le bien commun de l'Etat, peuvent compatir avec l'entière
indemnité des puiflances fubordonnècs, quand elles font trop grandes. Or
prcnez-y garde, 6c faites attention que votre cadet pofledc un Etat puif-
fànt. La tentation peut lui venir, fi elle ne lui eft pas déjà venue , de fe
faire Empereur d'Orient,. 6c d'aller du paif avec vous. Du côté de l'Occi-
dent, le fils de feu votre frère aîné a des deffeins fur Tong yang : c'eft une cho-
fe fûre: 6c quelques uns même prétendent qu'ils ne tarderont gueres à écla=
ter. Pour ce qui eft du Fang de O», vous fçavez quelles font fes forces:
c'eft le plus puiflant des Tchu heou : ce Fang, dis-je, fait tout à fa tête dans
fes
(a) Kou fignifie antiquité. Ching fignifie pe'-fe<îl'onner.
Venu, dit une glofe, fit bâ'ir de foii vivant fon Miao. II y mit l'inTcription Kou tihin^;
voulant indiquer par-là qu'il étoir appliqué à donner 1» petfeéiion à ce qu'avoit établr fon
père.
(t) Tai fignifie trè'-grand. T/ong fign fie chef de famille: mais les deux mots joints ici
enfemhle, lont un titre d'honneur dowiéjiliis d'une fos aux Princes qu'on rcgardoit com-
me confondateurs d'une 'lynallie : de êne qn'.in a auffi donné Tai tfou , 'po;ir titre à
''i^'l'^T P''^'"^"' fondateurs de dynafties. -pfeu ifon:, joints , fignifient les ancêtres ea
Qjl<13
Suite du
Difcours
ccmtre le
mauvais
Gouver-
nement.
494 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
fcs Etats, & le mocque de vos loix: j'ai fur cela des avis certains. Jugez
de ce que peut oicr un Prince qui en ule de la forte, n'ayant encore éprou-
vé que vos bontez.
Telle elt la fituation où vous êtes : fîtuation peu différente de celle où
étoient les Empereurs dans ces triftes tems , dont le Tchun tfiou * fait l'hif-
toirc. Il cft vrai qu'il n'y a pas aftuellement de troubles confidcrables.
Voici pourquoi : la plû-part des Fang font encore jeunes ; ce font- encore
leurs Gouverneurs ou leurs Miniftres, qui ont le maniment des affaires. Ces
Gouverneurs & ces Miniftres font gens mis de votre main, ou du moins fîn-
cérement attachez à votre maifon. Mais encore quelques années , voilà
tous CCS Fani devenus grands. Ils fe fentiront du feu de l'âge: ils ceffe-
ront d'êtres dociles. Leurs anciens Officiers prétexteront ou des maladies,
ou d'autres railons pour fe retirer. Alors ces jeunes Princes comme éman-
cipez, ou feront tout à leur tête , ou donneront leur confiance à gens qui
auront des intérêts particulires. Ce changement fait, (or il n'eft pas loin)
fi votre frère ou votre neveu fe déclarent, 6c s'écartent ouvertement de leur
devoir: quel moyen alors d'y remédier? Pour moi je n'en vois point: 6c
je crois que Tao 6c Chun f y feroient eux-mêmes embarraffez. Qui veut
bien faire fécher, n'attend pas au foir , mais profite du grand foleil. Que
fait ce couteau en votre main, fi vous ne voulez pas vous en fervir.'' On at-
tribue à Hoang \ ti ces deux proverbes : l'application en eft affez claire.
Profitez, Prince, profitez du tems 6c du pouvoir que vous avez. Tout
vous eft facile : mais pour peu que vous différiez , il fera trop tard. Le
moins <]u'il en puiffe arriver, c'eft que ce délai nous mette dans la fâcheufe
nécellité de répandre un fang qui a la même fource que le vôtre. Qui peut
répondre des autres fuites? N'eft-cc pas ramener le tems des Tjîn ? Hâtez-
vous, Prince, faites un coup de maître: vous avez l'autorité; vous êtes
Empereur: le tems vous eft favorable, mais il preffe. Soutenu du fecours
de Tien § , ne craignez que ce qui eft véritablement à craindre. Procurez
le repos 6c la fureté de l'Empire en prévenant le danger , ^ diffipez
l'orage qui le menace.
Pour vous mieux faire fentir l^mportance de ce confeil, rappelions quel-
ques traits d'hiftoire, 6c faifons quelques fuppofitions. Vous vous fouve-
nez fans doute de ce que l'hiftoire nous apprend d'un des Fang de 7/?, nom-
mé Hoen. Il s'étoit rendu fi puiffant, qu'il ne s'en fallut prefque rien que
les rettcs des Tchu heou ne vinflént à s'unir pour lui rendre hommage. Ils le
refpeéioient beaucoup plus que l'Empereur. Si , vous étant alors Empe-
reur, l'aviez laiffé tranquilement en venir à ce degré de puiffance,qu'euf-
fiez-vous fait cnfuite? Euffiez-vous enfin oie entreprendre de le réduire ?
Je n'en fçai rien. Mais je crois fçavoir 6c pouvoir dire, que vous l'euffiez
inutilement tenté.
Ne
V
• C'etl k nom d'un livre attribué à Confucius.
t Deux Princes fameux par leur fageffe.
% Nom d'un ancien Empereur.
$ Du Ciel.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
4pr
contre le
mauvais
Gouver-
nement.
Ne cherchons point fi Loin des exemples: il fut un tems plus proche Suite da
du notre que Chaiig régnoit en Tfou , Kin pou en Hoai nan , Poung yue en I^'icours
Leang^ Hun fin en Han^ Tcbang ngao en Tcbao^ ayant Koan kau pour Minif-
tre: que Lou koanxh^r\o\tz\\Tcn: 6c 'fchin hi^ fans être /^<î«ç, occupoit
Tai. Suppofons que ces fix ou iept Princes vivent encore : qu'ils font bien
établis chacun chez Ibi , que leurs Etats font floriflans ; qu'ils n'ont rien à
craindre les uns des autres : dans cette fuppofition , vous qui êtes Empereur
feriez-vous fins allarme? Non fans doute.
Après la mort de Chi hoang Se d'jEa/ chi fon fils, l'Empire étant en trou-
ble & fans maître, Km ti votre père prenant les armes, tous ceux que j'ai
nommez ci-deffus , les prirent aufli. Chacun avoit fes efpérances 8c fon
parti. Nul d'entr'eux n'avoit dabord avec votre père aucun engagement
particulier. Ils fe rangèrent cependant tous peu-à-peu de fon coté: il y
eut en cela du bonheur: ils fe trouvèrent tous gens aflez modérez dans leurs
prétentions. Mais ce qui leur fit prendre cette réfolution, c'ell qu'ils fen-
tirent dans Kao ti une fupériorité de mérite bien au-deflus de l'envie : aucun
n'eut honte de lui céder. C'ell ainfi que le mérite 6c la bravoure de votre
pcre, le placèrent fur le trône. Il n'y fut pas plutôt monté, que parta^
feant fa conquête avec ces Princes , il donna à chacun d'eux un domaine
e trente ou quarante Him *, 6c à quelques-uns jufqu'à cent. Malgré fa
libéralité 8c fon mérite, il ne fc'paiîa pas dix ans, qu'il y eut de divers co-
tez d'afTez fréquentes révoltes. Kao ti depuis ce tems-là eut à peine un an
bien tranquile. Cependant tous ces Princes connoilToient fon habileté 6c
fa valeur : ils avoient fenti fa fupériorité: & c'étoit de lui perfonnellement
qu'ils tenoient leurs terres. Si ces fix ou fept Princes , régnant chacun dans
leurs Etats, les uns plus, les autres moins grands, mais tous cependant con-
fiderables , y avoient été fans embarras : 6c que vous eufîiez été alors Em-
pereur, euffiez-vous vécu fans inquiétude? Turbulens comme ils étoient,
euffiez-vous pu les contenir dans le devoir 6c la foumifllon ? J'ofe encore
alTurer que vous ne l'euffiez p\i faire , vous euflent-ils appartenus , d'aufli
près qu'ils appartenoient la plû-part à celui qui portoit alors le nom d'Em-
pereur.
Or, je vous le répète : bientôt, fi vous ne vous prefles d'y mettre or-
dre, vous verrez les chofes en venir là. Tous les Fang^vos fujets de nom, ne
le feront point en effet. Chacun fier de fa puifiance réellement beaucoup
trop grande, fera chez foi le petit Empereur, difpofera de tout indépen-
damment de vous, s'arrogera le droit d'accorder à celui-ci 6c à celui-là,
telle dignité qu'il lui plaira: de remettre les peines aux criminels: de faire
grâce même à ceux qui auront mérité la mort: 6c peut-être que de ces
F'angy quelqu'un plus puiffant ou plus hardi, ira jufqu'à faire couvrir fon
char de couleur jaune, au grand mépris des loix de l'Empire, 6c de votre
autorité fouveraine. Si quelqu'un s'oublie de la forte, que faire? Lui en-
voyer des ordres 6c des réprimandes? Il s'en mocquera. Quoi donc? L'ap-
pel-
* C'eft ainfi que s'appellent les villes du ttoifiérae ordre, & leurs diftrifts.
Suite du
Difcours
contre le
mauvais
Gouver-
nciEcnr.
4p6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
peller à votre cour? Voudra- t-il y venir? Suppofons cependant qu'il y
vienne. Comment oferez-vous le punir luivant la rigueur des loix? Mal-
traitter ainfi un parent proche, ce fcroit mettre contre vous les autres:
plufieu^'s le foulevcroient infailliblement. Il y a encore à la vérité quelques
Fongkai: («) mais outre qu'ils font bien rares, à quoi lért leur hardief-
fé? A peine ont-ils ouvert k bouche, .qu'un coup de poignard, dont
quelques bandits gagez leur percent le cœur , la leur ferme pour tou-
jours. Si donc vous ne prenez au plutôt d'auttres mefures, les'chofes en vont
venir à un point, que vous ne pourrés ni arrêter la révolte de vos parens,
ni garantir de leurs violences ceux qui auront eu le courage de fe déclai-er
pour vous contre eux.
Votre dynaltic Han n'a pas été plutôt établie, que les!X/'« (^)'abufant du
trop graiîd pouvoir qu'ils avoient acquis à la faveur d'une alliance, fe font
efforcez de la dctniire. Mais ce qui caufa ces troubles pafTez, je viens de
vous l'indiquer. Les Liu étoient trop puiflans. Par cette même raifon
n'avez-vous pas lieu de craindre, qu'on ne tente aujourd'hui contre vous
en piUticulicr, ce que ci-devant les Liu ont tenté contre toute votre mai-
fon; 6c que l'Empire ne retombe dans un état à peu-près femblable à celui
d'alors? En ce cas-là, qui peut répondre de l'événement? Malgré vos
grandes lumières, vous y feriez pour le moins fort embaraffé. Que feroit-
ce fi ce malheur tardoit affez pour tomber fur quelqu'un de vos enflms , qui
fe trouvât n'en avoir pas tant? Le boucher Tan (c) diflequoit dans une mati-
née jufqu'à douze bœufs , fans que fon couteau eût la m'oindrc brèche.
Comment cela? C'eft qu'il ne s'en fervoit que pour diflequer les chairs,
& féparer adroitement les jointures. Venoit-il aux os, ou à quelqu'autre
endroit qui en approchât pour la dureté? Auffi-tôt il prenoit la hache.
Ce qu'clî au boucher le couteau, la clémence, la libéralité, 6c fcmblables
vertus, le font au fouverain. Les loix 6c fon pouvoir font fa hache. Or
les T'chu heou d'aujourd'hui me paroiflént être autant d'os ou de cartila-
ges durs. Cela eiî du moins tres-ccrtain de deux. C'ell une expérience
aflez confiante, que c'ell par les Princes fubordonnez 6c puiflans que com-
mence le trouble.
Cela fe voit fenfiblement dans l'hiftoire, particulièrement dans un des en-
droits que j'ai touchez. La révolte commença par Houi )h: auflî étoit-il
Fang de T/bu, Etat dont les forces étoient très-confidérables. Hanfm le fui-
vit de près. Pourquoi ? C'ell qu'il étoit foutenu des Hou. L'habileté de
Koan kao Minillre de Tchao* âvoit rendu cet Etat riche 6c puilTant: auffi fe
fouleva-t'il le troifième. Tching hi, qui le fuivit de près, n'avoit pas un
grand
(«) C'eft le nom d'un homme, qui étant Yi« fe, avoit préfcnté hautement à l'Empereuf
une ac:ur.ition contre Li ong, difant qu'il falloit le punir de mort.
{b) Nom d'une famille dont étoit l'Impératrice, époufe de Kao ti , fondateur de la dy»
nallie appellée Han.
(c) Cette citation eft tirée de Keoii tfe, fameux Miniftre fous Hûen Kon^j Prince de Tji,
* Nom d'une nation étrangère voifine de la Chine.
V-
contre le
mauvais
Gouver-
nement,
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 497
grand Etat: mais il avoit d'excellentes troupes. Les autres fe foulevcrent Suite du
plutôt ou plus tard, à proportion qu'ils étoient plus ou moins forts. Li iJUcours
l'ang de Tchang cha fut le feul qui ne s'écarta en rien du relped & de l'obéif-
fance qu'il dcvoit au fouverain : mais auffi fonEtat ne le réduilbit qu'à vingt
cinq mille familles. On dit de lui avec vérité, que quoi qu'il ait moins
fait qu'aucun des autres pour la maifon régnante, elle lui ell cependant re-
devable, parce qu'il n'a jamais rien fait qui lui fût contraire. En effet, quoi
que l'éloignement où il étoit de la cour Impériale, pût l'enhardir: il de-
meura toujours foumis & fidèle. Mais cette confiante fidélité fut-elle un
fui- effet de fa vertu, ou même de fon naturel différent de celui des autres ?
Je peut-on point dire fans témérité, que la différence de lés forces y eut
auffi quelque part ? Venons donc au fait.
On donna autrefois kFa», iKi, à Kiang, & à /v't/^« quelques dizaines
de villes comme en gage , avec le titre de Fang. On a éteint dans la fuite
CCS petits Royaumes , & il efl: bon de ne point les rétablir. On accorda
aux defcendans de Hanftn 6c de Tué le titre ôc le rang de l'chti heou : ils l'ont
encore aujourd'hui. On peut, fans grand inconvénient, le leur laifler,
mais fans conféquence pour aucun autre. Car fi vous voulez tenir fure-
ment tous les Fang dans le devoir, 6c couper pied aux intrigues des Grands
d'un ordre inférieur aux Vang : rien n'efl mieux que de réduire les premiers
fur le pied de Fang de 'Tchangcha , £c d'en ufer avec les fecond^comme on a
fait ci-devant avec iv?:// , Ki^ Kian, Se Koan. Voulez -vous en même tems
établir votre autorité, & afTurer à l'Empire une paix durable? multipliez
les principautcz, afin que chaque Prince foit moins puiflant. La petitefTe
de leurs Etats leur ôtera la tentation de remuer. Alors il fera facile, en les
traittant bien , de vous les tenir attachez, 6c auffi prêts à vous obéir félon
les loix de l'Empire, que les doigts font prompts à fuivre le mouvement
du poignet. Mettez les chofcs fur ce pied-là, 6c je vous répons que cha-
cun dira: è le grand trait de fagefîe ! Voilà l'Empire en paix pour long-
tems. Commencez par partager les trois Royaumes 7/?, Tchao, 6c Tfou^
en autant de principautcz que le porte leur étendue: les rendant chacune à
peu-près égale au domaine de Tchang cha: réglez que les trois Fang qui pof-
fedent aujourd'hui ces trois Royaumes, donnent à chacun de leurs fils ou
petits-fils, félon l'ordre de leur naiffance, une de ces principautez , jufqu'à
ce que chacune ait fon Prince. Faites-en de même de Leang, de Ten 6c des
autres Royaumes. S'il arrivoit que les fils 6c petits-fils des Fang d'aujour-
d'hui fufl'ent en plus petit nombre que ces principautez ainfî divifécs: ré-
glez que celles qui relieront alors fans Princes, foient données aux enfans
des petits-fils.
Quant à certaines principautez enclavées dans quelqu'un des fufdits
Roïaumes, 6c poffédées par des familles qui ont titre de Tchu heou: il faut
en marquer exaélement les limites, en faire des Etats diflinguez comme les
autres, avec droit de facceflion, fans qu'ils puiffent être réunis à votre do-
maine, que pour caufe de félonie. Par-là vous obligez plus de gens, fans
que vous preniez rien fur perfonne à votre profit particulier : 6c tout l'Em-
Tome IL Rrr pirc
mauvais
Gouver
Dément,
498 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite du pire applaudiflant à votre fagefle, louera aufli votre défintéreflement. Le?
D;fcoais £tats ainfi diftnbuez, chaque branche penlera à ie foatenir dans le rang
"'!!.''.^;i^ des P^am. Cet intérêt 6c leur foiblefle les retiendj-a naturellement dans le
CTOuver- devoir. Cela vous épargnera la peine a en venir a des punitions éclatan-
tes. On ne verra plus de ces tragiques événemens, 6c l'on n'admirera pas
moins votre bonté & votre clémence , que votre defintéreflement 6c votre
fagefle. Les loix dès-lors feront en vigueur; vos ordres s'exécuteront ; au-
cun Prince, eût-il Li ki ou Koan kao pour Miniftre, n'ofera rien entre-
prendre. Les defleins qu'ont formé Tchai ki &C Kai tchong{a)^ ne pourront
éclorre. Les Princes 6c ce qu'il y a de Grands dans l'Empire étant fournis^
les peuples fe porteront aifément au bien: 6c tout l'Empire charmé, com-
me j'ai dit, de votre fagefle, de votre defintéreflement, de votre clémen-
ce, reconnoîtra devoir encore plus à votre équitable fermeté. En eflPct,
les chofcs étant unefois ainfi réglées, un jeune Prince, un enfant,
fût-il pollhume, viendroit à régner, qu'il ne s'enfuivroit pas le moindre
trouble.
Enfin par-là vous aflurez la tranquilité 6c la gloire de votre régne : par-
là vous confierez votre mémoire aux fiécles futurs. Oiii , un feul coup
produit tous ces avantages. Je crois que vous le fentez, 6c moi je ne crains
point de vous en répondre. Qu'y a-t-il donc qui vous retienne .'' Peut-être
que le mal vous paroît encore léger. Permettez-moi de vous demander, fi
l'on doit juger un corps bien fain, quand il a une jambe (i^) fi enflée, qu'el-
le égale le corps en grofl'eur, 6c un doigt ( c) devenu gros comme le bras?
Vous conviendrez fans-doute , que non , 6c vous m'avoiierez qu'une telle
enflure doit être regardée comme dangcreufe. En eff^t c'eft une chofe cer-
taine, que même un mal de doigt négligé fait afl'ez fouvçnt échouer les
plus habiles Médecins, devient incurable, 6c caufe la mort. A plus forte
raifon doit-on craindre une pareille enflure, fur-tout lorfqu'elle eît accom-
pagnée d'une douleur vive aux pieds, (i) Voilà juftement le mal que j'ai
dit, capable de faire jetter les hauts cris.
Mais en voici un autre bien plus monftrueux. L'Empereur, quelqu'il
foit, efl: fans contredit la tête de l'Empire, car il eft au-deflus du reftc de
la nation. Au contraire les barbares de nos confins en font les extrémités
inférieures, 6c fous ce regard, comme les pieds. Or aujourd'hui les Hiong
mu nous font mille infultes : 6c pour en éviter de plus fréquentes , la mai-
fon régnante leur fournit chaque année de grofles fommcs , ioit en argent ,
foit en autres denrées. Les exiger, c'efl: faire les maîtres. Leur payer cet-
te efpéce de tribut, c'eft faire le fujet : les pieds font en haut, la tête en
basr
(a) C'étoit ceux qui fervoient de confeil au Van^ de Htai nan , pour la révolte qu'il
méditoit.
(i) Il indique le Van^ de mai nan.
(c) 11 indique le Vajig de Tfipi.
(<i) il indique les Vang de Jfou & de Tfi: l'un coufin germain de Ven ti, tous fils d'un
de fes aînez.
\:
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
4PP
bas: quel effroyable renverfenient ! Pendant qu'on le foufFre, peut-on dire Suite du
qu'il y ait dans l'Empire des Officiers vraiment zèlez? Cependant c'eft réel- Difcours
kment la trifte & hontcuie fituution , où ell aujourd'hui l'Empire, fans ^°""^
uvais
qu'on tâche à l'erî relever: il louflre encore des douleurs violentes dans un Gouver-
de les cotez: c'eft du Nord-Oiielt que je parle. Malgré les dépenfes qu'on nement.
a faites pour y entretenir de nombreufes troupes , & des Officiers avec de
gros appointemcns, les peuples y lont toujours dans l'allarme.Tous ceux qui
ont tant foit peu de force, font ians celle ientinelle: ils font occupez jour
& nuit à faire des ieux , ou à donner des fignaux femblablcs. Les troupes
de leur côté font obligées de dormir la cuirallé fur le dos, & le cafque en
tête. Ce lont là des maux réels, qui affligent votre Empire. Un Méde-
cin offre un remède pour l'en guérir, on ne veut pas l'écouter. Cela n'eft-
il pas capable de tirer les larmes des yeux ? Portant , comme vous faites , le
glorieux titre d'Empereur, n'efl-ce pas une ignominie de vous rendre en
effet comme tributaire? Si vous continuez de iouifrir le dernier de tous les
opprobres, Sc fi vous laiffez invétérer les maux préfens : a quoi aboutira
cette conduite? Parmi tous ceux dont votre Majefté prend les avis, il n'en
eft point qui ne convienne de la réalité des maux que je vous expofe. Mais
s'agit-il d'y remédier? Ils ne voyent pas , difent-ils, comment s'y prendre.
Pour moi , je fuis d'un avis bien différent. Toute la nation des fJiong mu
n'a pas tant de monde, qu'un feul des grands Hien de votre Empire. Or
quelle honte n'eil-ce pas pour ceux qui gouvernent, de ne pouvoir réfifter
avec les forces d'un fi valle Etat, à une puiffance fi limitée! Les maux que
nous fouffrons des /îVo»^ »(3«, font fi peu irrémédiables, qu'avec les iéules
forces d'un des Princes qui vous font ibumis, pour peu qu'on fuivît mes
confeils, bientôt ces barbares feroient domptez. Faites-en l'épreuve : vous
ferez dans peu maître ablolu du fort de Tan yu *: & je ferai donner, fi vous
voulez , les- étrivieres au traître Yué f qui elt à la tête de fon conléii. Souf-
frez que je le dife , fi les Hiong nou lont 11 fiers , c'eft votre manière d'a-
gir qui en eft la caufe: au lieu de courir iur ces fauvages qui vous inquiè-
tent, vous vous amufcz à courir des fangliers: au lieu de donner comme il
faut la chafle à ces canailles qui fe révoltent , vous chafléz des lièvres: &
pour un divertiflémcnt frivole, vous négligez de pcnferàdc fi grands maux.
Ce n'eft pas ainfi que fe procurent le repos 6c la fureté. Il ne tiendroit qu'à
vous, fi vous le vouliez bien, de rendre votre autorité redoutable, & de
faire aimer votre vertu aux contrées les plus éloignées, même au-delà des
bornes de votre Empire. Et cependant aujourd'hui à peine pouvez-vous
vous afllirer d'être obéi à 30. ou 40 lieues de votre Empire. C'elb la fé-
conde chofe que j'ai dit devoir tirer les larmes des yeux à quiconque fe fent
du zèle.
(«) Le luxe monte aujourd'hui à un tel excès, que le fimple peuple or-
ne
* C'eft le Prince des hionr nou,
■f C'étoit un Chinois f,,:jitif.
{a) Ici commence l'expofition des cho'"e- capnbles de faire pouITcr de grands foupirs.
Rrr z Sui-
Saite du
Difcours
contre le
mauvais
Gouver-
nement,
foo DESCRIPTI0]ST de L'EMPIRE DE LA CHINE,
ne de broderies les habits, &C nicrae les fouliers des jeunes garçons & des
jeunes filles qu'il eft obligé de vendre. L'on n'en voit point venir au lieu
où on les affetnble pour être vendus, qui ne brillent de ces ornemens. De
ce qui faifoit autrefois la parure de l'Impératrice, de ce qu'elle ne portoit
qu'au temple, des gens d'une condition médiocre en font aujourd'hui la
parure de leurs femmes & de leurs efclaves. Ces haches Se ces autres figu-
res en broderie, autrefois uniquement réi'ervées pour l'habit de cérémonie -
de nos Empereurs: aujourd'hui un marchand devenu riche en pare unlalon,
où il caufe 6c où il mange. Qui ne dira pas en voyant ce dcfordre, que les
forces de l'Empire font épuifees? Non, elles ne le font pas en effet, mais
elles vont l'être.
Quand je vois des gens qui n'ont point de rang, parer ainfi leurs maifons,
tandis que votre habit efl: d'une étoffe alTez grofliere , 6c de la teinture la
plus commune: quand je vois les fouliers d'une vile concubine mieux bro-
dez que le colet de l'Impératrice: je crie principalement au dcfordre : mais
je vois auiîi que ce defordre eil de nature à être bien-tôt l'uivi de la mifere.
En effet, je ne fçai combien d'hommes étant occupez à faire des habits pour
un feul, le moyen qu'il n'y ait pas bien des gens qui manquent d'habits. II
y a dix hommes qui mangent fur ce que rendent les terres, pour un qui tra-
vaille à les labourer: le moyen qu'il n'y ait pas bien des gens qui manquent
d'alimens? Or prétendre maintenir dans l'ordre un peuple que la faim 6c la
nudité preffent, c'eil prétendre l'impoillble. Voila ce qui épuife 6c ce qui
ruine l'Empire: voilà ce qui produit les brigandages 6c les révoltes, qui
commencent à s'élever.
Cependant il n'eft pas rare qu'on vous dife: tout va bien,laiffons les cho-
fes comme elles font : 6c ceux qui vous parlent ainfi , font les fortes têtes.
On ne peut pas imaginer un plus grand renverfement dans les coiitumes:
tous les rangs font confondus: plus de diilinétion entre les Grands 6c le peu-
ple. On entame jufqu'au refped dû à votre Majefté fouveraine, 6c on ne
fe laffe point de vous dire: ne remuons rien, tout va bien. Qu'y a-t-il de
plus capable de faite pouffer de grands foupirs ?
'Tongyang*, fans s'embarraffer de la vertu, s'occupa tout entier à fug-
gérer à fon Prince des moyens de tirer de l'argent 6c d'en amaffer. Auflî fe
fit-il , en deux ans qu'il fut en charge, un effroyable changement dans les
mœurs. Le fils d'un homme pauvre ne penfoit qu'à quitter fon père, pour
s'attacher en qualité de gendre à quelqu'un qui fût plus à fon aife. Tandis
qu'un père 6c une mère rerauoient la terre, 6c manioient le crible, le fils
gras de leurs travaux fiifoit l'homme important , 6c prenoit des airs de
fierté même à leur égard. On voyoit une jeune femme, en donnant la ma-
melle
Suivant l'auteur il devroit y en avoir fis : 01315 Tmç kim, dit qu'il n"v en a que trois dif-
tiniflement touchées dans ce din-ours tel qu'il cit dans l'hifloire approuvée. On le trouve,
dit-il, plus ample dans des recueils faits depuis, qui méritent peu de créance. On a donc
lailTé les lacunes, telles qu'elles font dans le corps de l'hiftoire.
» Nom d'un Miniftre de Tfng.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
fOï
mcUe à fon enfant, difputer infolemment contre fon mari: les brus & les
belles-mcres lans union, le regarder de travers à chaque moment, 6c s'efpi-
onner mutuellement. Il reftoit encore dans les hommes de la bonté pour
leurs enfans , & du goût pour les richefles : mais ne diflférer que par-là des
bêtes, c'eit s'en diilinguer par bien peu de chofe.
Malgré cela, Cbi hoang fuivant ion projet, & profitant des conjonctures
favorables, envahit fix Royaumes, & fe fit Empereur. Il ne s'agiiToit plus
que de prendre les moyens de maintenir fa famille fur le trône. Ce moyen
etoit la tempérance, la modeftie, la bonté, la droiture, la bonne foi, le
maintien des loix établies. Cbi hoang ne fçut pas les prendre: il fuivit aveu-
glément la route que lui avoit frayé Chang yang: il ne penfa qu'à prendre
& à dépenfer. Son exemple fut imité dans tout l'Empire : chacun y prie
pour unique loi fa paffion 6c Ion pouvoir. Les gens d'efprit mirent leur fa-
fefie à tromper les fimples. On fit confiiler la bravoure a profiter de la foi-
leïïe Se de la timidité d'autrui. C'étoit aflez qu'on fût plus robuile qu'un
autre , pour qu'on fe crût en droit de lui faire infultc. Enfin le défordre
fut extrême, 6c devint infupoitablc.
Ce fut dans ces conjonétures que parut un homme d'un mérite {a) fupé-
rieur. Tout céda à fa valeur, tout le rendit à fa vertu: 6c comme on di-
foit auparavant la dynaftie Tfin^ on dit depuis la dynaftie Han. JMais quoi-
que les Tftn ioient paflez , les vices de leur tems durent encore: le luxe cfl
prefque toujours le même : les rits tombent de plus en plus : avec eux la
pudeur 6c la vertu s'évanouiflent. Ce changement de mal en pis, devient
chaque mois plus fenfible, 6c bien plus [encore chaque année. Tuer fon
père ou fon frère, ce font des crimes, qui quoiqu'énormes, ne font pas fans
exemple de nos jours. Pour ce qui ell des vols 6c des brigandages, ils vont
fî loin , qu'on a bien ofé forcer les appartemens les plus intérieurs du palais
de votre père 6c de votre frère, pour en enlever les meubles. (Z-) Enfin la
licence eft devenue fi grande, que dans cette capitale on a vu de vos Offi-
ciers être volez ôc égorgez en plein jour.
Pendant que d'un côté l'on commet ces violences, on voit de l'autre un
riche fripon , contrefaifant l'honnête homme , fournir aux greniers pu-
blics, quelques cent mille charges de grains, ou donner en argent de grof-
fes fommes, S>C fe procurer à ce prix les plus grands emplois: défordre plus
grand encore que tous les autres dont j'ai parlé: défordre cependant devenu
commun, quoiqu'on ait foin de vous le cacher. Pendant qu'on vous exa-
gère certaines fautes particulières, on voit le fiécle fe corrompre, les plus
grands vices régner, les plus grands abus s'établir. On lé voit fans émotion
6c d'un air tranquile. On diroit , à voir l'infenfibilité de vos grands Officiers
fur
Suite du'
Difcours
contre le
mauvais
Gouver-
nement,
(4) Il indique Litou par.g, furnommé Kae ti, 011 Kaa t/ou, fondateur de la dynaftie
Jian. père He Ven ti , à qui il p.ule.
(A^ Lne glofe dit : Ven ti éroir un bon Prince. La ponérité l'a fort loué. Kia y fçajoit
bien lui-même que tout n'alloit pas fi mal: mais il vouloit que tout allât mieux, & u
^xagéte exprès , pour frapper & toucher fon Prince.
Ri
contre le
n^auvais
Couver-
ncmcnr.
pi DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite du fur ces defordres, qu'ils jugent que les chofes doivent être ainfi, ou que ce
Diicours n'elt pas à eux d'y mettre ordre. Mais fur qui donc s'en repol'er ? Sur les
-— "" '* Magillrats ordinaires ôc leurs fubalterncs ? Hélas ! aflez occupez de leurs
écritures 6c de leurs regitres, ils ne portent gucres leurs vues plus loin: Sc
quand ils auroient allez de lumières & de vertu, pour apperccvoir ces maux
& pour en être touchez : réformer tant d'abus, remédier à tant de defor-
dres , infpirer de nouveau à tout l'Empire l'amour du devoir & de la vertu,
c'eft certainement une entreprii'e beaucoup au-dellus de leur portée.
Il ne relie donc plus que votre Majellé qui doit prendre le foin de remé-
dier à tous ces maux. Or je ne vois pas qu'elle les fente, ou qu'elle s'en
allarme : c'eft dequoi je la plains le plus. Car enfin maintenir l'autorité
fouveraine , bien diilinguer les conditions , mettre -l'ordre dans les famil-
les: ce font des chofes dont Tien * a chargé les Empereurs, & qu'il ne fait
pas par lui-même. C'eft fur-tout* dans ces fortes de matières , qu'il eft
très- vrai de dire que n'avancer pas, c'eft reculer, &: que ne mettre pas les
chofes fur un bon pied, c'eft abtolument les laiflér tomber. Koan tze ■[ dit;
l'exaélitude à garder les rits , la droiture, le défintérelfement , la pudeur,
quatre grands arcs-boutans du gouvernement , s'ils tombent , leur chute
eft fuivie de la ruine de l'Etat.
Maximes^ ^^^^^ ^^e , pounoit dire quelqu'un, eft un aflez pauvre auteur : foit, je
fudeGou- ^^"^ ^^^" ^^ fuppolér. Il eft. d'autant plus honteux d'être moins éclairé que
verne- lui. Rien de plus vrai que ce que ]'en cite. Tfin laifTa tomber ces quatre
ment. arcs-boutans : & incontinent après il tomba lui-même. Au bout de treize
ans , fa fuperbe cour fut une colline déferte. Pouvons-nous dire qu'au-
jourd'hui ces quatre arcs-boutans foient en bon état? Non, ce feroit trop
nous flatter. Aufll voit-on déjà s'applaudir 6c le licentier ceux qui enfan-
tent de pernicieux dcfléins. Déjà naiflent de tous cotez les foupçons 6c les
défiances. Pourquoi donc ne pas travailler au plîlcôt à régler ce qui doit
l'être: à bien établir la diftinétion néceflaire entre l'autorité fouveraine 6c
les puiflances fubordonnées : la différence dans les conditions , le bon ordre
dans les fimilles? Par-là ceux qui avoient formé de nuifiblcs projets, per-
dront l'cfpérance de nuire: par-là cefTeront les foupçons 6c les défiances:
par-là vous donnez à votre poftérité une régie facile à fuivre: par-là vous
aflincz pour bien du tems la paix 6c le bonheur de tout l'Empire. Négli-
ger des chofes de cette importance, c'eft s'expofer fur une barque à pafler
un fleu\'C large 6c rapide, fans avoir ni corde ni rame. Le courant l'entraî-
ne: 6c pour peu que le vent fouffle 6c fuflé élever les flots, elle eft perdue.
N'eft-ce pas où nous en fommes? Et n'eft-ce pas encore une chofe propre
à fiure poufler de grands foupirs?
Les trois premières dynalties comptent chacune plufieurs générations.
Celle de 7fin qui leur a llicccdé n'en compte que deux fort courtes. Cer-
tainement à ne regarder que les qualitez 5c les inclinations naturelles, il n'y
a
• Le Oel.
t Ancien Miniftie du Roïaume de 7/7.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
f05
a pas fî loin d'homme à homme. D'où vient que les trois familles, Hia^
Change Tchecu^ ont eu tant de régnes heureux Se longs: au-lieu que la dy-
naltie TJiii toujours en trouble, a preique aulîi-tôt fini que commencé? En
voici une des caufes Se peut- être une des principales. Anciennement nos
Empereurs avoient-ils un Prince héritier? Ils le décLiroient tel avec folem-
nité. On nommoit quelque homme de confidération , qui le conduifoic
aa Kiao (a) du Midi , pour le prélenter à fien. Tous les grands OlHciers delà
cour l'y iuivoient. Là en habit de cérémonie, ils fe préfentoient avec relpect
devant le jeune Prince pour le reconnoître héritier de la couronne. Qi^ioi-
qu'il fût défigné fuccelléur, pafîbit-il devant le palais de Ion père? Il defçen-
doit de cheval ou de Ton char. Rencontroit-il en paffant le palais de fes
ancêtres? Il hâtoit le pas. Par toutes ces cérémonies on lui apprenoit l'o-
béiflance 6c la piété envers les parens : 6c l'on fe hâtoit ainfi de travaille!'
dès fon enfance à le bien inltruire. T'ching vang * pouvoit à peine marcher,
qu'on mit auprès de lui Tchao kong en qualité de Tai pao: Tcheou kong en qua-
lité de Tai fou : &c T'ai Kong en qualité de Tai fe. Chacun de ces trois feigneurs
avoit un fécond qui ne quittoit jamais le Prince. Le premier étoit chargé
de la garde de fa perfonne. Le lecond étoit fon Gouverneur, 6c le troifiéme
fon précepteur. Ces hommes qu'on choififlbit pour former un jeune Prince,
étoient rccommandables par leur vertu, 6c également capables d'en donner
à propos des leçons. Ils lui en donnoient en eftèt affez fréquemment : mais
ils étoient fur-tout attentifs à ce qu'il ne parlât qu'à des gens bien fûrspour
les mœurs, 6c qu'il ne vît rien qui ne fût dans l'ordre. Enfin tous les Offi-
ciers .de fa fuite étoient gens vertueux , graves, fçavans , mais en même
tems ingénieux à profiter de tout pour le bien inilruire.Un homme qui naît,
ÔC qui eil: élevé dans le pays de Tji ou de Tfou^yCn prend infailliblement l'ac-
cent. Un Prince élevé, comme j'ai dit , pouvoit-il manquer de prendre
un bon pli? Confucius le dit, & il efl vrai: l'éducation eft comme une fé-
conde nature: ôcl'on fait comme naturellement ce dont on a l'habitude.
Le Prince héritier étant devenu nubile: on le failoit alors pafler fucceffi-
vement par lix efpèces d'appartemens, qui étoient autant d'écoles Dans la
première qui ctoit à l'Orient, on l'inftruifoit des rits en détail, 6c fur-tout
de ce qu'il dcvoit obferver à l'égard de ceux que le fang ou l'alliance met-
toit au nombre de fes proches: là on lui apprenoit à préférer les plus pro-
ches aux plus éloignez, quand tout eft d'ailleurs égal : à les traitter tous
avec bonté: à les tenir bien unis, chacun dans leur rang. -De là il paflbit à
l'école du Midi : il y apprenoit à faire à propos diftinétion des âges : à inf-
pirer du refpcél aux plus jeunes pour les plus âgez: à établir parmi les uns
Se les autres la bonne foi, 6c à prévenir ainli toute diflenfion .6c tout procès,
il alloit enfuite à l'école de l'Occident :c'eft-là qu'on l'entretcnoit du choix
que doit faire un fouverain des Officiers qu'il met en place. Les maximes
qu'on
(4) C'étoit l'endroit dediné pour les cérémonies rdemnelles en l'honneur du Chang tu
Cham, fuprcme. Ti , Empereur, ou feigneur, maître.
* Un des Empereurs de la dynaftie nommée Tcheou,
Suite du
Difcours
contre le
mauvais
Gouver-
nement.
Maximes
de l'Edu-
cation des
Princes.
Suite du
Difcours
contre le
inauvais
Gouver-
nement.
f04 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
qu'on luidonnoit, étoient de préférer toujours la vraye fagefle aux autres
talens: d'honorer particulièrement ceux qui fe dilHnguent par leur vertu;
enfin de ne mettre dans les grands emplois, que gens d'une habileté 6c d'u-
ne vertu non commune , gens capables de voir & d'exécuter tout ce qui
peut faire fleurir l'Empire. De l'Occident il paflbit au Nord, où on luiex-
pofoit la différence des conditions : les égards que doit avoir le fouverain
pour ceux que de grands emplois , ou des dignitez éminentes élèvent au-
deffus des autres, afin d'entretenir par- là dans l'Etat cette diftinélion de
rangs fi néceflaire, & d'obliger chacun à tenir le fien. Après avoir paffé
par ces quatre écoles, il montoit à une cinquième fupérieure aux autres.
Là, fous les plus habiles maîtres , il prenolt des leçons .plus profondes ôc
plus étendues. Après chacune il fe retiroitavec (on J'ai fou * qui lui en
falloir rendre compte. S'il avoit mal pris les chofes , le Tai fou le re-
dreflbit , Se l'en puniffoit même quelquefois. Mais fur tout il lui in-
culquoit les points les plus iinportans , & lui aidoit à les bien compren-
dre. Ainfi formoit-on en même tems fie ion efprit Se fon cœur: ainfî de-
venoit-il tout à la fois & vertueux ôc capable : ainfi fe racttoit-il en état do
gouverner.
Commençoit-il à fe former ? Au lieu des Officiers que j'ai nommé, on
lui en donnoit d'autres, lefquels, avec moins d'autorité, mais avec autant
de vigilance, éxaminoient les aétions. Il avoit auprès de foi un hiftorien
établi exprès, pour faire un mémoire de fes aétions pendant le cours de la
iournée : un autre l'obfervoit pendant les repas, 6c l'avertiflbit furie champ,
s'il lui échappoit quelque indécence. De plus il y avoit une bannière ex-
pofée dans un lieu public, où chacun pouvoit afficher ce qu'il croyoit bon
à propofer : d'un autre côté une table rafe où chacun pouvoit écrire ce
qu'il croyoit être à corriger. Et quiconque avoit à. frire quelque remon-
trance preffiinte, n'avoit qu'à battre certain tambour: fur le champ on l'é-
coutoit. Au relie tout cela ètoit utile à l'Etat, fans être fort chagrinant
pour le Prince. Elevé dès l'enfance dans des écoles de fagefle 6c de vertu,
on n'avoit a reprendre en lui rien de honteux ou de grief. Comme il étoit
imbu de longue main des maximes les plus faines 6c les plus fures, il pre-
noit comme naturellement en toutes chofes le bon parti.
D'ailleurs les cérémonies établies à certaines faifons 6c à certains jours ,
cérémonies , dont fous trois fameufes dynafties l'Empereur ne fe difpen-
foit jamais, étoient pour lui 6c pour tout l'Empire d'une grande utilité.
Les unes cnfeignoient 6c infpiroient le refpeét pour le fouverain : les autres,
l'obéiffiince 6c la pieté envers les parens : d'autres , la gravité 6c la bienféan-
ce. Il n'y avoit pas jufqu'aux moindres obfervances, qui avoient quelque
fin femblable. C'ctoit la coutume , par exemple , que le Prince ne vît
point mort un animal, qu'il avoit coutume de voir vif: qu'il ne mangeàc
point des animaux, qu'il auroit entendu fe plaindre fous le couteau : 6c que
pour cela même il évitât d'approcher jamais des cuifines. Or la fin de tout
cela écoit d'entretenir dans le Prince,. 6c d'infpirer à tout le monde la bon-
té, la douceur, 6c la clémence. On demande comment a tant duré chacu-
ne
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
fOf
M de nos trois famcufes dynaftics ? C'eft en employant tous ces moyens,
mais fur-tout en prenant foin de bien élever l'héritier de la couronne.
Le contraire arriva fous les 7/?«. La politefle & la modeflie étoient des
vertus prefque inconnues. Le plus refpeébé étoit celui qui ne cédoit à per-
fonne, qui étoit le plus fécond en paroles injurieufes, & qui en accabloit le
plus hardiment les premiers venus. Alors le gouvernement ne rouloit ni
furlesrits, ni fur k vertu: c'étoit uniquement fur les punitions: jufques
là que Tcbao kao donné pour Gouverneur à Hou hai (a) ne l'entretenoit d'au-
tre chofe. Aujourd'hui c'étoit des têtes coupées, demain des familles é-
tcintes. Auffi qu'en arriva-t'il? Hou hai monté aujourd'hui fur le trône,
demain il tue lui-même un de les fujets. Les remontrances les plus refpec-
tueufes & les plus juftes paflcnt pour des murmures féditieux. Les confeils
les plus importans font traittez de bagatelles : & le Prince regarde auffi froi-
dement couper des têtes que des rofcaux. Faut-il attribuer tant de cruau-
té au feul naturel de ce Prince? Non fans doute: ôc la mauvaife éducation
y avoit la plus grande part. Voici deux proverbes afTez communs : l'un
dit, vous n'avez pas d'ufage dans certaines choies: iuivez ceux qui y ont
réuffi. L'autre dit: où le pi-emier chartier a vcrfé , celui qui le fuit elt fur
les gardes.
Nos trois fameufes dynafties ont fleuri durant long-tems: nous fçavons
ce qui s'yfaifoit: il ne tient qu'à nous de l'imiter. Le faifons-nous.' La
dynallie Tftn s'ell perdue entrés-peu de tems. Les méchans chemins qu'el-
le a pris, & qui l'ont conduite à (a perte, nous font connus : fes traces font
bien marquées. Les évitons-nous? C'eft vouloir périr comme 7/;b, que
de marcher fur fes traces. Je l'ai dit, & je le répète; de l'éducation du
Prince héritier dépend le fort de l'Empire: mais le fuccès de cette éduca-
tion, d'où dépend-il? De deux chofes efFentielles. La première eft qu'il
faut s'y prendre de bonne heure: la féconde, qu'il faut faire un bon choix
dfcs perfonnes qu'on lui donne pour l'inltruire. Quand on s'y prend de bon-
ne heure, avant que rien ait prcocupé le cœur du Prince, les bonnes
impreffions ont toute leur force. Il ne refte plus qu'à lui donner des gens
qui fe conduifent avec fageflé & dextérité: au contraire, fi l'ondifl^re,
& qu'on lui laifie prendre un mauvais pli, on a beau mettre enfuite auprès
de lui des gens de mérite, ils lefuivent, l'accompagnent, font témoins de
fes défauts : mais rarement ils réufliflent à le coriger. Les gens de Ou & de
Tué naifTent avec les mêmes inclinations: ils ont tout fcmblable dans l'en-
fance jufqu'à l'accent. Sont-ils devenus hommes faits? C'ell une antipa-
thie fi grande entre ces deux peuples d'ailleurs fi voifins, qu'ils ne peuvent
fe fouflFrir. Quelle en eft la caufe? L'éducation 6c la coutume. J'ai donc
eu raifon de dire que pour bien réuflir dans l'éducation d'un Prince, il faut
commencer de bonne heure ôc faire un bon choix : moyennant quoi le fuc-
Suite du
Difcours
contre le
mauvai»
Couver-
Bernent,
Caraaers
fanguinai-
re de Ho-j
hai.
Maximes
pour l'E-
ducation
d'un jeune
Seigneur.
(4) C'étoit le nom du fils de Chi h>Mg défigné fon fuccefleur: celui-là même qu'oa
fur-nomraa depuis Eui chi,
T»m //. Sff
Suite du
Difcours
contre le
mauvais
Gouver-
DcmeDt.
Comparai-
l'on d'un
Lmpite
avec un
Vi.c.
fo6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
ces en eft comme certain , &c conféquemment l'Empire eft heureux. Car,
comme dit le Chu. k'mg: le bonheur de tous les peuples dépend d'un hom-
me. C'ell à quoi il faudroit penfer: c'ell acbuellement ce qu'il y a de plus
prelTé. {a)
Les plus éclairez des hommes voyent toujours moins clair dans l'a-
venir que dans le pafié. Or à quoi tendent les rits? C'eft ;i prévenir les
defordres: au lieu que les châtimens font pour les punir. De- là vient qu'il
n'y a perfonne qui ne conçoive d'abord l'importance, la nccefrué, & l'ef-
fet des- punitions. Rccompenfer la vertu , pour animer à la fuivrc: punir
le vice pour en détourner , font deux grands reflbrts du gouvernement.
Nos anciens fages les ont employez avec une conftance , une fermeté, &
une équité incomparable. Je fuis fort éloigné de les rejetter. Et fi je m'at-
tache ici à recommander les rits, c'efl; que les rits, après tout, ont furies
châtimens cet avantage, qu'ils tendent à exterminer le vice avant qu'il
naifle. Ils inilruilént peu à peu , 6c comme infenfiblement les peuples : ils
les éloignent doucement du mal, & les dirigent vers le bien, prelque fans
qu'ils s'en apperçoivent. C'eft ce qui faifoit dire à Confucius: fçavoir ju-
ger les Procès , c'elt une bonne chofe : on trouve des perfonncs qui en
lont capables , £c qui le font , mais ce qui vaudroit beaucoup mieux ,.
ce feroit de faire enlbrtc qu'il n'y en eût point du tout. Je cherche qui le
puifle faire.
Ceux qui veulent aider un Prince à bien gouverner, ne fçauroient, à
mon avis, mieux s'y prendre, qu'en lui faifant d'abord bien dillinguer fes
véritables Se principaux intérêts, de ceux qui ne le font qu'en apparence,
ou qu'on peut négliger fans cojiléquence. De-là, plus que d'aucune autre
choie, dépendent fes fuccès ou fes difgraces. Ce qu'il importe fur-tout
qu'un fouverain comprenne bien, c'elt que les grands changcmens en bien
eu en mal, ne fe font pas en un joiTr, fur-tout dans les grands Empires:
que ces changcmens viennent de loin, peu à peu : & qu'à la fin on recueît-
le en gros,' ce qu'on a femé en dérail. Si le gouvernement journalier n'a
roulé que fur la rigueur des loix, 6c fur la févérité du Prince: à cette mul-
titude de loix dures, & de châtimens cruels, répondra de la part des peu-
ples, un amas de malédiclions & de révoltes. Que fi le Prince au contraire
a fait fon fort des rits & du bon exemple, il en réfultera de la part des peu-
ples une union parfaite entr'eux, 8c un fincere attachement pour lui. C&'
hoang ne louhaittoit pas moins que Tching tang 8c Fou vang illuflrer le palais
de fes ancêtres, en faifant palier fon Empire à une nombreufe poftérité.
Cependant Tang 8c Fou foi-ident chacun une dynaftie qui dure fix à fept cens
ans. Chi hoang en fonde une qui dure treize ans. Voici la caufe d'une ff
énorme différence.
L'Empire le peut comparer à un beau 8c précieux vafe, mais fragile;
Pk-
(a) Peut-être Kit y pour finir un de fes fujets de gémir , expofoit-il ici fur ce Prince
hé'i'ier dont on négligeoit l'éducation , des chofes que l'hillorien aura retranchées. Quoi^ï
qu'il en foit il entame ud autre fujet.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. foy
Placez-le toujours avec attention dans un lieu fur & bien uni, il fe confer- Suite du ■
ve long-tems; fans cela il fera bien-tôt rompu. La bonté, lajuftice, les l^ifcouw
rits, la mufique furent la bafe ferme ôc unie, fur laquelle Tang & Feu éta- ^^f^^J^
blirent chacun leur Empire: aufll leurs dynafties durèrent-elles pendant plu- Gouver-
neurs fiécles , 6c furent-elles fi floriflantes, que la mémoire en efl: encore nement
aujourd'hui célèbre, ôc le fera toujours. Pour-C/;/ hoang^ il n'établit fon
autorité que fur la terreur 6c les fuppliccs : la vertu ôc les bienfaits n'y eu-
rent aucune part: bien-tôt ce ne fut que murmures ôc imprécations, ôc
fes fujets le haïrent comme leur plus grand ennemi. Il s'en fallut peu que
lui-même ne fût facrifié perfonnellement à une haine fi publique. Son
fils n'y put échapper: il périt ôc perdit l'Empire. Cet événement ell fi
récent, qu'il peut palfer pour être de nos jours. Pour appuyer donc ce
que j'ai dit , que puis-je apporter de plus fenfible ?
Un fouverain peut lé comparer à une file: les Officiers du Royaume aux ^""cTuIf
dégrez de cette fale, ôc les peuples au fol qui eft au bas des dégrez. Si une Souverain
fale eft tellement exhauflée au-deflus du fol , qu'il y air, par exemple, en- avec une
tre-deux neuf belles marches bien en état : elle a bon air ôc paflé pour belle: Salle.
on n'y monte qu'avec reipeél. Si au contraire elle eft pretquc de niveau a-
vec le fol qui l'environne, ôc n'a que quelques marches mal en ordre: il
eft naturel qu'on la méprife , ôc qu'on y entre fans façon. L'application
eft facile à faire : nos anciens Empereurs l'avoient bien conçue. C'eft pour-
quoi ils établiflént cette belle variété de ditïerens ordres. ^ Auprès de leur
perfonne ils avoient des Kong^dcs King^ des Ta fou (<^);dans les différentes
parties de leur Empire étoient aufiî répandus des Kong^ des Heoti^ des Pé,
des Tze^ des Nan^^ fans compter les Onîciers ordinaires de chaque ville, ôc
grand nombre de fubalternes.
Le Prince élevé au-deflus de tous ces ordres , paroifloit Ç\ grand ôc fi ref-
pevStable, qu'à l'abri de fa Majefté, les Officiers qui l'approchoicnt, étoient
■ hors d'infulte. Les villageoisont un proverbe qui dit : j'aurois bien tué le rat,
mais j'ai refpeété le vafe. Cette comparaifon, quoique grofllére, peut ce-
pendant s'appliquer ici. C'eft le refpeét qu'on doit au Prince, qui fait ref-
peéter tout ce qui l'approche, fans en excepter le cheval qu'il monte, ni la
paille que ce cheval doit manger. Nos anciens rituels défendoient d'aller
regarder aux dents du cheval : ôc il y avoit une peine réglée pour celui qui
fouloit aux pieds cette paiHe. Encore aujourd'hui , qumd la table ou le
bâton du Prince pafle, celui qui eft afîîs fe levé auffi-tôt : ceux qui l'ont de-
bout, fe compolént : foit qu'on foit en chaife ou à cheval, 11 l'on ren-
contre par hazard la chaife du Prince à vuide, auffi-tôt l'on met pied à terre.
Faut-il s'étonner après cela , fi nos anciennes loix n'affijjétiflbient aux pu-
nitions corporelles qu'elles prefcrivoient, que des perfonnnes d'un ordre in-
férieur aux Ta fou ? Sans doute que nos fages légillateurs jugeoient c]u'il
etoit
(a) Peut-être' rhiflorien a-t-il encore retranché quelque chofe: du moins h matière qui
fuir, ell difïërente. Kia y dans le récit de ce difcours, parle des égards que le Prince doit
avoir pour fcs Miniftres , & autres grands Officiers.
Sff î
Suite da
Difcours
contre le
mauvais
Gouver-
«cmeac.
Précau-
tions con-
venables
dans la pu-
nition des
Grands.
yo8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
ctoit en quelque façon contre le refped: dû au Prince , d'y aflujétir ceux
que leur rang approchait de fa perfonne , Sc ils croyoient que , comme le
Prince ne doit élever à ces rangs diflinguez que des pcrfonncs d'un vrai mé-
rite, il convenoit peu d'employer de tels moyens pour les contenir dans le
devoir.
En effet, nous ne trouvons point dans l'antiquité, qu'un Prince fage en ait
fait mourir dans les lupplices. Les chofes à cet égard iont bien changées.
On y aflujétit ceux-là mêmes , que nos anciens Empereurs appelloient par
honneur, en leur parlant, Péfou^ (a) P(?'^/Vw<: ceux à qui nos Empereurs
encore aujourd'hui font civilité quand ils les rencontrent. Les Ksng, les
Heou^ les Fa>ig même fubiffent comme le fimple peuple, des punitions in-
famantes. On leur marque le vifage, on leur coupe le nez, on leur rafe les
cheveux, on les fouette, & on les expofe en plein marché: on leur coupe
le corps par morceaux. Difons plus; il n'elt point trop rare qu'on fafle
fubir aux Officiers les plus dillinguez par le rang qu'ils tiennent, le plus
honteux de tous les fupplices, en leur taiiant trancher la tête. Pouffer les
chofes à cet excès, avoir fi peu d'égard pour les premiers rangs: outre que
c'ell le moyen de faire que ceux là-mêmes qui les occupent, prennent des
inclinations bafîes: c'eff aller contre le proverbe, & refpefter bien peu le
vafe.
Un autre provci-be dit encore : quelque propres que foient des fouliers, on
n'en fait pas ion chevet : Ôc quelque commun que foit un bonnet, on n'en
racommode pas fes fouliers. Autrefois caffoit-on un grand Officier, pour
n'être pas affcz défîntéreffé .-* On adouciffoit fa faute au dehors, & l'on di-
foit feulement qu'il n'entendoit pas les rits. Le caflbit-on pour la dé-
bauche ? On évitoit d'exprimer ainfl fon crime : on dilbit : les rideaux
chez lui (h) font trop clairs. Si on le caffoit comme un homme foi-
ble, 6c peu capable de fon emploi: on difoit que fes i'ubaltcrnes lui obéif-
foient mal. Un Officier étoit-il déclaré coupable? fî la faute étoit mé-
diocre, il quittoit dabord fon emploi, & la chofe en demeuroit là. Si
la faute étoit capitale, aufli-tôt que le Prince l'avoit jugée telle, l'Officier
tourné vers le Nord, faifoit (c) les révérences ordinaires, fe condamnoit
lui-même à mourir, 6c fe donnoit en effet la mort: tant l'antiquité refpec-
toit les Grands, fuflent-ils coupables. Faut-il donc laifTer impunies leurs
fautes? Non: qu'on les caffe, qu'on les puirifTe, même de mort s'ils le
méritent. Mais les faire faifîr , garottcr , fufliger , les mettre entre les
mains des plus vils Officiers de juftice, comme le moindre particulier; c'ell
un fpcftacle qui n'eft d'aucune utilité, ni aux petits, ni aux grands.
11 efl pernicieux aux peuples, dans l'efprit defquels il détruit cette impor^
tante maxime. Refpeftez ceux qui font fur vos têtes, &C qui par leur rang
font refpeélablcs. Il eft pernicieux pour les Grands dans lefqucls il afFoibljt
les
(a) C'«ft comme qi/i diroit mon grand oncle. Comme nos Rois difent à des pcrfonncs
(iun certain rang: mon coufin.
(*) Pour indiquer que les hommes & les femmes fe voyoient communément, chofes
contraires aux mœurs de la Chine.
I, cj L'Empereur cft ïfUs le dos tourac vers le Nord, & le vifage vers le Midi.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. pj)
les grands fentitnens,. que leur infpire le rang qu'ils tiennent. Il eft per- Suite d»
nicieux au Prince , à l'égard duquel il diminue naturellement le zèle de Difcours
ceux dont dépend principalement la gloire ôc fa lûrctc. C'eft pour cela '^^"l^yj^
que les rits ont recommandé au Prince, de traitter toujours civilement (es Gouvcr-
Minillres & autres grands Officiers. Sans cela , les peuples oublient ce nemeac.
qu'ils doivent aux Grands: & le Prince peut s'en reflentir : ians cela ils s'ou-
blient eux-mêmes: Se fe voyant comme dégradez, ils fe dégradent, pour
ainfi dire , intérieurement. Ils n'agiflent plus par des léntimens d'hon-
neur, ils fervent par manière d'aquit : ils profitent des occalîons de pren-
dre, de vendre, de s'enrichir, 6c négligent le bien commun. Si le Prin-
ce a du deffbus en quelque occafion , ils s'en embarraflent peu: peut-être
même qu'ils s'en réjoiiiflent , 3c qu'ils aident fécrr ttement le parti qui lui
eft contraire: & s'ils voyent le Prince 6c l'Etat en danger , le premier foin
cil de pourvoir chacun à fa propre fCireté.
Yuyang étoit grand Officier auprès de Tchong bin. Quand Tchi pé eut dé- .
fait 6c tué "Tchong hin, il offrit de l'emploi à luyang: celui-ci le prit. Tchao
peu après défit Tchi fé^ 6c le fit mourir, luyang en parut inconiblable. Jl
fit tout l'imaginable pour rétablir le fils de Tchi pé fur le trône de fon pcre:
il fit pour cela, dit l'hiftoire, jufqu'à cinq tentatives: mais aucune ne put
rcuffir. Qiielqu'un demanda à Tu yang la raifon d'une conduite fi différen-
te à l'égard des deux Princes qu'il avoit fervis. Tchong hin , répliqua Tu
yang, tout grand Officier que j'étois.,en ufoit à peu près avec moi comme
avec le commun de fes fujets: J'eus auffi de mon côté le commun de fcs
.fujets quand il fut mort. Pour Tchipéy il a toujours eu pour moi les égards
convenables au rang que je tenois dans foa Royaume: je lui dois un atta-
chement qui y réponde.
En effet, le moyen qu'un Offi^cicr pour qui le Prince a toutes fortes d'é-
gards^, ne le ferve pas avec le plus grand zèle: ce feroit ceffer d'être hom-
me. Quand les choies font fur ce picd-là, s'agit-il de l'intérêt de l'Etat?
l'Officier oublie ceux de fa famille? Se préfente- t-il une occafion de faire
un gros gain, ou une perte confidérable ? Il négligera tout avantage , 6c
s'expofera plutôt à tout perdre que de s'éloigner de fon devoir. Enfin faut-
il fervir le Prince ? Il fe lacrifie fans réferve. Mais qu::nd un Prince a pour
cous les Grands les égards que les rits lui recommandent, ces dangers de-
viennent rares. Dès-lors, plus de devifions entre les Princes du fang : après
avoir vécu bien unis, ils ont la confolation de mourir tranquiles, 6c d'être
inhumez près de leurs ancêtres. Plus de révoltes ni de guerres entre les
Princes feudataires : chacun d'eux vit 6c meurt en paix chez foi. Les bons
Miniflres ne cherchent point de prétextes pour fe retirer: ils fc font un de-
voir 6c un plaifir de fervir jufqu'à la mort. Les Officiers de guerre en font
autant: ils meurent volontiers^fur une brèche, ou fur les frontières. C'cfl
ce qu'on veut exprimer, quand on dit d'un Prince fage 6c accompli, qu'il eft
en fureté dans des remparts d'or: comparaifon qui fait fentir ce que font à fon
égard tous les Grands de fon Empire. Telles etoient en effet les hcureufes
fuites des égards que nos anciens Princes avoient pour les Grands. Mais hé-
Sff3 1^!
Sentiment
de l'Empe-
reur Cang
l:i fur ce
Dilcours.
fio DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
las! depuis du tems cette maxime eft bien négligée: ce bel ufagc eit com-
me iiboli. N'eft-ce pas une chofe déplorable ?
Sur ce long diicours de Kia, y , l'Empereur Cang hi dit; T'en habile
homme vifoit à prévenir les moindres troubles, ôc fa vue étoit de réformer
les abus, & Je régler les mœurs. Dans toutes les conditions-, dans tous les
tems rien ne lui échappe: £c comme un brillant flambeau, il porte par-tout
fa lumière. Qu'un Koan & un Kiang aycnt fait éloigner un homme de ce
mérite, ôc rendu inutile un talent fi rare ; quel malheur!
Difcours
pour oc-
cafionner
des Refer-
ves.
«»«'i>«» '©«•s^ «ofi- j^ôi «oiîs*- «ofi-so» •!>«'5«» ss^ff 5fr ^î5o» «off •)<}» «o^^>fr- «o^i)c» •(><; .5^
Autre Difcours du même Kia y , pour porter l'Empereur
Ven ti à faire des réferves en grain 6f en argent,
KO AN TSE {a) difoit en parlant des peuples: on peut les inftruire,
& les former aux bonnes moeyrs quand on a de quoi les nourrir :
mais qu'un peuple à qui le nécefTaire manque demeure long-tems dans le
devoir fans s'échaper , depuis l'antiquité la plus reculée jufqu'à préfent,
on n'en a pas vu d'exemple. Un homme qui ne cultive point la terre, di-
foit-on anciennement, ell en danger de manquer de pain. Une femme qui
ne travaille point aux étoffes , eft en danger de manquer d'habits. Les
chofes néceflaires à la vie de l'homme ne croifTent pas toutes en tout tems :
fi l'on n'a foin de les ménager, elles manqueront. Telles étoient les maxi-
mes des anciens : maximes qu'on fuivoit dans la pratique, & dont l'exade
obfervation étoit la bafe du gouvernement: aufli ne manquoit-on point du
néceflaire.
Aujourd'hui on néglige l'agriculture. Une infinité de gens vivent du
rapport des terres : 6c très-peu de gens les cultivent : c'eft equivalemment
une difette. D'un autre côté la débauche & le luxe augmentent : c'eft la
même chofe que fi des brigands en troupes ravageoient l'Empire. Quand
dans un Etat régnent en même tems la difette & le brigandage, de quoi fe
peut-on répondre ? Il y a quarante ans qu'a commencé la dynaftie Han: il
ne s'eft pas fait la moindre réferve , ni particulière, ni publique. Cela fait
pitié quand on y penfe. La pluie vient-elle à manquer aux tems ordinai-
res ? Les peuples aufli-tôt font dans l'allarme. Y a-t-il une année mauvai-
fe? Les uns trafiquent de leurs dégrez, les autres vendent leurs enfans. Ce
n'eft point une chofe inouie. Lorfque l'Etat eft fur le penchant de fa rui-
ne, celui qui en eft le père 6c le maître, peut-il n'en être pas effrayé?
Qu'il y ait des années mauvaifes, c'eft à quoi il faut s'attendre. Tu 6c Tang
ont paffé eux-mcmcs par ces rudes épreuves. Suppofons que par malheur
une
(4) Une glofe dit que c'eft à ce difcours , qu'on doit l'établilTemcin des greniers que
rEiiii'eicur a ca chaque ville de la Chine.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE, fir
une ftéiilitc s'étende fur deux ou trois cens lieues de pays: comment y re-
médier? Qu'on fe jette en même tems iur nos frontières, Sc qu'il y faille
envoyer de grofles armées : comment les y entretenir ? Guerre 6c famine
tout à la fois ; l'Empire épuifé Se fans réfcrvc.
Ce qui arrive dans ces conionftures, c'eil que les gens hardis Se robuftes
fe prévalent de l'occallon , s'alfemblent, courent, èc pillent où ils peu-
vent. Les autres vivent quelque tems fur le prix de leurs enfans qu'ils ont
vendus, & périflent enfin de mifere. Ce ne font point ici de vaines ter-
reurs. Vous le fçavez : les cxtrémitcz de l'Empire ne font encore à vous
qu'à demi: il ne faudroit qu'une occafion pour les détacher. Si tout-à-
coup on vous apportoit cette effrayante nouvelle, que feriez-vous.^ fcroit-
il tems alors d'y penfer ? Croyez moi , rien n'eft plus important que de
faire à tems de bonnes réferves: c'cll comme aflurcr le fort de l'Empire.
Quand le tréfor efl bien fourni , Se qu'on a des vivres en abondance , rien
ne remue : en tout cas on efl en état de fe bien défendre, 6c même de faire
des conquêtes fur l'ennemi.
Mais par où il faut commencer, c'efl par travailler efficacement à réta-
blir l'agriculture. Faites autant qu'il fe pourra , que vos peuples vivent
tous de ce qu'ils rccùeilliront eux-mêmes: on voit un nombre infini de
gens oifîfs , & vagabonds : combien d'autres s'occupent mal à propos à di-
vers métiers peu néceflaires: faites que tout ce peuple aille cultiver les ter-
res du Midi , qui font en friche : engagez-le à ce travail , c'efl le mieux :
mais il faut l'y forcer s'il efl néceffaire: cet ordre étant obfervé, il y aura
par-tout dcquoi faire des réferves. Vous pouvez aifément afîurer le repos
de tout l'Empire, en lui procurant l'abondance: & cependant vous le laif-
fez toujours dans un état fi trifle ôc fi dangereux: voilà ce qui m'afflige :
c'efl par le zèle que j'ai pour votre gloire êc pour le repos de l'Etat que Sentiment
i'ofe vous en avertir. deTEmpe-
SuR cette pièce l'Empereur Cang hî dit: l'efTentiel du gouvernement "^^^ ^""S
fe réduit à inftruire 6c à nourrir les peuples. Qiiand on voit avec quelle piéce.'^^"'^
aplication 6c avec quel zèle, Kta y s'efforçoit en fon tems de procurer le
bien commun: on ne peut s'empêcher de dire: Voilà ce qui s'appelle un
homme vraiment propre à aider un Prince.
Une glofe dit: en conféquence de ce difcours, Fen ti fît publier des
déclarations pour animer les peuples à l'agriculture, 6c fît revivre l'ancien
rit de labourer lui-même la terre pour donner l'éxempla
Tchang
ni DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
«^Jby «M^î?^ 'WbJ' <iS# «iSj? 'ôtib? 3W ^t«3*' <^
Tchang furnommé Li vang étoït le dernier des enfans de
Kao ti Fondateur de la Dynafiie nommée Han. Ven
txfon aîné devenu Empereur ^ le fit Roi de Hoai nan.
Ce nouveau Roi fit dans la fuite bien des fautes, Ven
ti qui était naturellement bon ^ en dijfîmula plufieurs:
commençant enfin à s'en laffer^ il chargea «;?Tfiang *
Kiun , qui étoit en même tems Heou , d'écrire au
Vang de Hoai Jian la réprimande fuivante. Ce Tfiang
kiun écrit en fon propre nom: mais de manière à faire
fentir qu'il a commijfion de V Empereur.
Confeils f~^ R AND Roi, j'ai fouvent oiii parler de votre fermeté , dé votre
donnés à ^_|" droiture, de votre bravoure, de votre continence, de votre bonne
raln.""^'* foi, Sc de vos autres bonnes qualitez: c'eft-à-dire que Tien -f vous traittant
comme un de fcs favoris , vous a comblé de fes dons, Sc vous a donné de
quoi faire de votre perfonne un Ching \ : c'eft à quoi vous deviez bien faire
attention. Il ne paroît pas cependant que vous y penfiez, puifque par vo-
tre conduite vous répondez fi mal aux dons de Tien. Notre Empereur
aujourd'hui régnant n'a pas plutôt été fur le trône que de Heou que vous
étiez , il vous a fait Fafig de Hoai nan. Vous croyiez fi peu mériter cet
honneur que vous aviez de la peine à l'accepter. Il vous donna cependant
l'inveftiture de ce Royaume : 6c ce fut afllirément de fa part un bienfait
infigne. Depuis ce tems là il ne vous a point vu paroître à fa cour. Vous
avez une feule fois fait la démarche de demander à y venir : mais bien loin
de faire cette fuppliquc dans la forme convenable, 6c avec le rcfpeét dû au
fouverain: vous n'y avez pas même éxaftement obfervé ce qu'un cadet doit
à fon aîné.
De plus, vous avez ofé de votre propre autorité, 6c comme pour la faire
valoir, condamner à mort un homme, qui avoit le titre de Tchu heou.
Notre Empereur a bien voulu n'en point prendre connoiflancc. C'eft une
indulgence bien finguliere. Les loix portent expredemcnt que c'eft à
l'Empereur fcul de nommer aux grands emplois dans chaque Royaume,
Vous cependant rejcttant un Miniftre, qui étoit entre en charge par cette
voye, vous avez oie demander la permilîion d'en nommer vous-même un
au-
* C'eft le plus haut degré des OfRciers de guerre.
t Le Ciel,
\ C'eft-à-dire, un homme du premier ordre.
donnes a
un Souve-
rain.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. j-rj
autre. Notre Empereur malgré les loix , a bien voulu vous le permettre. Confeils
peut-on avoir plus de condefcendance? Vous av es enfuite entrepris de de
grader, pour ainfî dire, les tcbii beau qui font fur vos terres: vous avez
voulu les obliger à faire la garde en habit de toile à Tching ting fépulture de
votre mère. * L'Empereur ne l'a pas permis : mais auiîî c'ctoit comme
vous dégrader vous-même, en vous privant mal à propos des hommages de
ces Heou. En cela il a eu égard à votre propre dignité. C'eft une nouvelle
obligation que vous lui avez.
La raifon demanderoit que par votre cxaftitude à remplir tous vos de-
voirs, vous vous efforçafliez de répondre aux bontez de notre Empereur.
Au contraire, & par la liberté de vos diicours, 6c par la licence de vos
adions, vous ne ceflez de l'ofFenfer, & de vous décrier dans tout l'Empire.
C'eft en vérité l'entendre mal. Tout ce que poîTéde aujourd'hui votre mai-
fon,ce que vous pofledez vous même en particulier, vient originairement de
Kau ti votre perc. Il e/îuya long-tems toutes les injures de l'air : il s'expofa
ibuvent aux plus grands dangers dans les batailles £c dans les fiéges: il s'y vit
couvert de bleflures. Pourquoi tout cela? Pour établir fa maifon. Au
lieu de travailler tout de bon à vous rendre digne d'un tel père: au lieu de
vous acquitter avec foin des Tfi & des autres cérémonies pour vous rappel-
1er le fouvenir de fes exploits 6c de fes vertus: vous formez le delTein bizarre
de rendre peuple les Hcou qui font de votre dépendance. Dégénérer ainlî
par votre orgueil 6c votre cupidité, ce n'ert pas être un bon fils. Ne pou-
voir maintenir les chofes fur le même pied, où votre père les avoit mifes,
c'eft montrer peu de capacité 6c de fagciîc. Vous cmprefler pour faire
garder la fépulture de votre mère, 6c ne pas témoigner un empreflement
îemblable pour celle de votre père: c'eft faire moins de cas de celui-ci qoc
j 11- 1^ ^ g^ renverfer le bon ordre. Violer, comme vous avez fait plus
s, les ordres de votre Empereur: où eft la foumillion 6c l'obéif-
de celle-1
d'une fois
fance? Négliger, comme vous faites, ce qu'un cadet doit à (on aine: oii
font les rits? Faire fouffrir à vos pUis grands Officiers les fupplices les plus
infâmes : où eft la clémence ? Tandis que vous témoignez le dernier mépris
pour des Fang 6c des Heoti^ confidérer 6c honorer un jeune libertin , dont
tout le mérite cftfonépée: quel difcernement.^ Enfin négliger toute étu-
de 6c tout confeil, donner au hazard tête baiflee dans tout ce que votre ca-
price ou votre pafllon vous liiggere : quelle conduite! Prenez-y garde,
grand Prince: le chemin que vous tenez, eft un chemin très-dangereux :
il pourroit bien vous conduire à votre perte : vous vous dégradez vous-mê-
me, pour ainfi dire, de votre dignité de Fang.
Au lieu de vous tenir à votre cour pour y recevoir avec Majefté les hon-
neurs qui vous font dûs, vous courez çà 6c là: 6c vous picquant d'égaler
Mongpuen^ vous affcétez des bravades : quelle indécence! Je vous le ré-
pète, toutes vos démarches font périlleufcs; 6f fi vous ne vous corigez,
j'ofc
* 11 étoit d'une ïutre mcre que Vtn fi.
Terne IL Ttt
P4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
i'ofc vous dire que Kao ti ne recevra {a) plus d'offrande de votre main. Au-
trefois "tcbcuii kong lit mourir Koan chou , ô<: mettre en prifon Tjai chou pour
affiirer ia dynailie Tcheoti. Hocn kong Prince de Tfi fit mourir Ion propre frè-
re pour caui'e de rébellion. 27î'« f^/ /.'t/^/''^ fit mourir deux de les frères, ôc
relégua bien loin la mère, pour aflurer la paix dans l'Empire. Kin "jang
que Kao ti votre père avoit fait Fang de Tai défendit mal cet Etat contre les
Hiong nou: Kao ti lui-même le lui ôta. Le Fang de Tfi pé s'eit avifé de le-
ver des troupes: notre Empereur s'en ell fait juftice. Voilà ce qui fe fit
autrefois à la cour de Tfi &C de Tcheou. Voilà ce que de nos jours ont fut
les Tjin Se les Han. Et vous, fans faire attention à ces exemples anciens
& nouveaux, vous ofez vous mefurer avec l'Empereur. Cela n'ell pas fou-
tenablc.
Si vous ne vous corrigez, quoique vous foyez fon frère, vous n'en ferez
pas moins jugé lelon les loix. Si la choie en venoit là, vous feriez perdu;
vos Officiers grands & petits, à commencer par vos Miniltres, pçriroient
avec vous. Perdre ainfi du moins votre rang 6c votre Etat, devenir un ob-
jet de compafllon pour les gens de la baffe condition : voir tous vos Offi-
ciers dans les fupplices: devenir le fujet des rifées de tout l'Empire: enfin
déshonorer ainfi votre illuftre père: c'eft fans doute à quoi vous n'avez gar-
de de vous réioudre. Hâtez-vous donc de changer. Ecrivez refpeétueu-
fement à l'Empereur: Se vous reconnoiffant coupable, dites lui: {b) J'ai
eu le malheur de perdre mon père dans ma plus tendre jeunefle. Vinrent
enfuite les troubles des Liu^ qui ont duré quelque tems. Depuis votre avè-
nement à la couronne, cet heureux changement 6c vos bienfaits m'ont enflé
le cœur. Emporté par mon orgueil, j'ai fait des fautes confidérables &
en grand nombre: en les repaffant aujourd'hui dans mon efprit, je fuis faifî
en même tems de la plus vive douleur 6c de la plus jufte crainte. C'eft dans
ces fentimens, qu'humblement profterné par terre, fans ofer me relever,
j'attends le châtiment que j'ai mérité.
Si vous en ufez de la forte, l'Empereur , comme Empereur, fe laiffera flé-
chir: ôc il aura une vraie joie, comme votre frère, de vous voir rentrer en
vous-même. Vous vivrez contents l'un de l'autre, chacun dans le haut
rang que vous tenez. Ce que je fouhaitte, 6c ce qui vous importe extrê-
mement, c'eft que pefant bien tout ce que j'ai dit, vous preniez inceffam-
mcnt le parti que je vous fuggere: car fi vous balancez à le faire, la flèche
une fois décochée, le moyen de la rappeller.'
Effet de L i v A n G , dit une glofe , fut fort mécontent de cette lettre , &
cette Let- n'en profita point: auffi fut-il peu après jugé dans les formes, & envoyé
lie. en exil.
Ce
(<i) On infinue ainfi à Li vang, qu'il pourroit bien perdre la vie. Ce qui fuit, montre
que c'ell le fens.
{b) Le Chinois met l'équivalent de cette expreffion, difant mot à mot: votre fujet a
eu le malheur. C'eft le terme dont fc fervent ceux des Chinois qui parient à l'Empereur,
ôc les Vnng s'en fervoient comme les autres,
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
fif
Ce que Kia y avo'it propofé fous l'Empereur Ven ti de
diminuer la pmffance des Princes feudataires , en par-
tageant leurs Etats j C\\2io tÇo le propofa fous l'Empe-
reur fu'want , quï fut King ti. La chofe pa[fa au
Confeil: mais Ou & Tfou fe révoltant à cette occa-
fion, King ti recula, &' facrifla Chao tfo comme
auteur de cet avis. Le D if cour s de Chao tfo fur cet-
te matière n'a rien qu'on n'ait déjà vu dans le dif-
cours de Kia y. Amfi je n'en parle point , ^ je me
contente de traduire quelques autres Difcours de ce Mi-
nijire.
DISCOURS SUR LA GUERRE,
adrelTé à l'Empereur King ti,
T'AI oiii dire que depuis le commencement de la dynaflie préfente, les
Hou Ion {a) font entrez bien des fois fur nos frontières , 6c qu'ils y ont
fait un butin, tantôt plus, tantôt moins confîdcrable. Du tems que
Kao heou * gouvernoit l'Empire, dans une irruption qu'ils firent, ils forcè-
rent quelques villes, ils rax'agérent un grand pays, ils enlevèrent des
beftiaux en quantité, il tuérejit ou prirent beaucoup de nos gens. Ils revin-
rent peu après par le même endroit: on leur oppol'a des troupes : elles fu-
rent défaites, 6c nous perdîmes fur-tout grand nombre d'Officiers. Or
on dit communément : la viétoire donne du courage, même au fîmple peu-
ple. Au contraire, des troupes battues ont peine a fe relever. Depuis Kao
heou, ces barbares font encore venus trois fois par Longft, 6c ont toujours
eu de l'avantage. Aujourd'hui ce n'eil plus de même: les troupes que nous
avons de ce côté-là, foutenues de la proteélion du Che tfi, (^) 6c diri-
gées par vos ordres pleins de lagefle, ont relevé le courage aux peuples
des environs. Non feulement nous fommes en état de rélifter , mais
au/îî
(a") Ce font les mêmes qu'on appelle ailleurs Hiong non par mépris. Hiong fign;fie mé-
chant, cruel, i^o» fignific efcave.
* La Reine veuve de Kao ti.
{h) \\ piroîc que c'eft rEf;irit tutelaire: mais les Chinois conviennent li peu à donner
un fens précis à ces deux lettres, qu'on a mieux aimé ne les pas traduire.
Ttt Z
fi6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
auiïï de vaincre. ÎI s'eft déjà pafTé quelques aftions- , où nous avons battu
; eit aeja
'ils fufle
D'où dé-
pend le
fuccès des
Combats.
Du Choix
des Géné-
raux.
De leur
attennon
dans le
fcrvice.
De l'In-
fanterie.
De la Ca-
valerie.
Du Choix
des Mmts.
Des (
mtrs.
Des Sol-
dats.
Axiomes
«le guerre.
les barbares, quoiqu'ils fuflent en plus grand nombre.
La différence de ces fucccs , mon Prince , ne vient pas des peuples àc
Longfi, qui d'eux-mêmes ne font aujourd'hui ni plus ni moins braves qu'ils
étoient : elle vient des Généraux & des Officiers. Le livre qui a pour titre,
VJrt de la Guerre, dit; Il n'cll point de peuple, quelque vaillant qu'il foit,
qu'on puiflè dire invincible : mais il eft des Généraux , dont on peut dire
qii'ils ne font jamais battus. Rien n'eft donc plus important, foit pour la
réputation de vos armes, foit pour la fureté de vos frontières, que le choix
des Généraux.
Outre ce choix , il y a encore trois chofes de la dernière importance,,
dont le fuccés des combats dépend , £c à quoi un bon Général doit faire at-
tention, r. Au terrain, qu'il faut bien connoître, pour s'y accommodera
propos, Z'. Aux hommes, qu'il faut aguerrir par un exercice continuel,
^j. Aux armes , dont il y a bien des efpéces, & qu'il faut toutes avoir bon-
nes. Quant au terrain, fi le pays eft coupé de rochers, de bois, de riviè-
res: ouli, quoiqu'aflcz uni , il elt couvert de broffaillei Sc de hautes her-
bes, il faut faire agir l'infanterie : un homme à pied vaut alors mieux que
deux à cheval ou fur des chariots. Au contraire s'il fe rencontre ou bien
une rafe campagne, ou une file de hauteurs, fans bois Se fans rochers: c'eft
où la cavalerie doit agir: alors un feul homme à cheval ou fur des chariots,
vaut dix fantafîins. S'il y a des hauteurs fréquentes, que des vallées de peu
d'étendue, 6c quantité de ruifieaux féparent, les meillenres armes font des
arcs : les armes courtes en ces occafions font peu d'ufage : & leur défavan-
tage eft fi grand, que cent hommes ainfi armez, valent à peine un bon ar-
cher. S'il fe rencontre des taillis ou bois épais , il faut recourir aux haches
d'armes : une vaut mieux que deux hallebardes. Dans les défilez & les che-
mins tortus,. l'épée Se l'efponton ibnt d'ufage .• un homme ainfi armé vaut
dix archers.
Quant aux hommes, il faut que les Officiers fubalternes foient bien choi-
fis , & les foldats bien exercez. N'entendre rien au campement ni aux mar-
ches, fe débander facilement, ne fçavoir pas profiter promptcment d'une
occafion de gagner quelque avantage: n'avoir ni attention à prévoiries dan-
gers ordinaires , ni habileté à fe tirer de ceux qu'on n'a pas prévus: enfin
n'être nullement ftilé aux fîgnaux {a) du tambour & de la timbale : voilà
les défauts ordinaires des foldats mal aguerris. Cent hommes alors n'en va-
lent pas-dix.
Quant aux armes, il y en a d'off"enfives : ils les faut entières, nettes,
bien tranchantes, n y en a de défenfives : il lès faut fortes 6c ferrées. Il
vaudroit autant s'expofer nud jufqu'à la ceinture , que de porter une mé-
chante cuiraffe: un arc qui n'a point de force, ne vaut pas une arme cour-
te. Que fert une flèche, qui ne peut aller droit? Autant vaudroit-il n'en
point avoir. Que fort qu'elle aille droit à l'ennemi , fi elle ne le peut per-
cer?
(a) Une glofedit: les fîgnaux po«r agir, fe don-noient avec les tambours: les fignasa
pour ccffer, arec la timbale.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ^17
eert Autant vaudroit-il qu'elle fût fans fer, que de l'avoir obtus Se mua-
vais. Si le Général ne veille à cela,& que fon armée ibit mal pourvue d'ar-
mes: cinq hommes n'en valent pas un. Aulli le livre que j'ai cité , dit-il
encarc; conduire une armée mal pourvue d'armes, c'eit mener des foldats
à la boucherie. Un Prince qui donne à un Général de méchantes troupes,
quand il faut combattre, livre ce Général à l'ennemi. Un Général qui fe
néglige en ce que nous venons de dire , trahit 6c livre fon Prince. Enfin
un Prince qui choîfit mal un Généi-al, livre aux ennemis fes Etats. Ces
axiomes font très-vrais , 6c méritent qu'on les pefe.
On dit de plus, 6c il eft vrai y que comme il y a différence du- petit au
grand, du fort au foible, du di-ffi-cile 6c dangereux au facile 6c favorable: il Maximes
faut être éclairé 6c attentif fur tout cela, pour prendre bien fon parti. Se- ^'ff^fc^tes
Ion la différence des Etats, leurs manières doivent être, 6c font commune- différents
ment différentes. La maxime d'un petit Royaume ell de plier fous un Etats.
grand, pour avoir la paix. La maxime commune aux petits Etats, eft de
s'unir contre un grand, quand ils le peuvent. La maxime de notre Chine,
eft d'oppofer barbares à barbares.
Les Hou loiiy aufquels nous avons maintenant affaire, ont trois avantages
que nous n'avons pas. Leur pays eft entrecoupé dé montagnes 6c de ra- Avantages
vises t eux 6c leurs, chevaux y font accoutumés, nos chevaux 6c nos ^«howA»»
chaiiot^ n'y peuvent agir , ni même entrer. Ces peuples faits de jeu- climis,
neffe à ces courfes irregulières , en galopant par monts 6c par vaux ,
tirent cependant de l'arc affez jufte. Nos chariots 6c nos chevaux n'y
pouvant aller , comment nos fantaffins feuls pourront-ils teair contre ?
D'ailleurs ils ne craignent ni vent, ni pluie,, ni faim, ni foif. Ils font
faits à k fatigue , 6c durs au travail , beaucoup plus que ne font nos
gens: mais s'il s'agit de fe battre en rafe campagne, nous avons fur eux
de grands avantages : les évolutions de notre cavalerie 6c de nos chariots
les déconcertent. Nos grands arcs portant fort loin , les leurs ne peuvent
nous atteindre. Dans la mêlée même, nos gens armez, de bonnes cuiraffes,
marchant toujours en bon ordre, l'cpée ou la pique en main, 6c fautenus
de nos archers : les barbares cèdent bien-tôt. Pour peu que nos gens foient
exercez à efcarmoucher 8c à tirer, les armes défenfives de ces barbares, qui
font de bois U de peaux , font bientôt en pièces. Que fi l'on met pied à
terre de part 6c d'autre, 6c qu'on ne combatte qu'avec armes blanches: les
Hou Ion nous réfiftent encore moins. Accoutumez qu'ils font au cheval, ils
ne font point affez fermes pour combattre à pied.
A ce compte pour trois avantages que ces barbares ont fur nos gens , il Des c«*
y en a fept qu'ont nos gens fur eux. Si nous ajoutons à cela , que nous """ '^"f '=3^
pouvons avoir aifément dix hommes contre un, la victoire paroit certaine, "'"* ^*'
Cependant il eft toujours vrai de dire , que les armes font des inftrumcns
funeftes , 6c la guerre une chofe hazardeufe. Le plus grand 6c le plus fort
peut y devenir en un inftant le pltis petit 6c le plus foible : & il arrive quel-
2ue foif, que pour s'opiniâtrer à vouloir vaincre, la défaite devient C\ gran-
. ^% <î}i'on ne peut s'en releyer. Alors on fe rcpent , mais trop tard. La
Ttt 3 bonn&
fiS DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
bonne maxime eft d'aller au plus fur, 6c de ne rien hazarder. Il y a de ces
étrangers qui le font fournis volontairement à nos loix : on en peut faire un
corps de plufieurs mille hommes. Ce lont gens accoutumez à vivre & à
fatiguer comme les Ho::, loti: ils ont leurs manières & leurs talens : on pour-
voit, ce me fembie , s'en fervir utilement : il faudroit les bien pourvoir
d'armes offcnfivcs Se défenfives, leur donner pour Commandant un de nos
Officiers bien choifi , qui foit déjà un peu inltruit dans leurs manières , &
qui fâche les gagner: recommander au Général défaire agir ce corps de
troupes dans les endroits embarrafléz ou efcarpez ; & pour les combats en
rafe campagne, d'employer les autres troupes. C'ell, à mon fcns, le
moyen de ne rien rifquer. La tradition dit : Un Prince éclairé profite de
tout, même des difcours d'un fol. Qui luis-je moi qu'un homme fans mé-
rite écfans lumières.^ Je ne défefpcre cependant pas que votre fagefle ne vous
fafle trouver en ce que j'ai dit, quelque chofe de bon à fuivre.
Antre Difcours du même Chao tfo au même Empereur
King ti , fur la manière d'ajurer les Frontières de la Chine.
Difconrs "J E trouve que fous la dynaftie 7//«, Chi hoang du côté du Nord, attaqua
de Chao | * Uqh y,i^ ^ ^ Yangyiié au Midi : il leva des armées , non à deflein de
*■!''• *J garder fes frontières, & mettre fes peuples enfiàreté, mais pour fatis-
faire fon orgueil & fon infatiable cupidité: auffi, avant qu'il pût venir à
bout de fes ambitieux defTeins, il vit tout l'Empire en trouble. On le dit,
8c il eft vrai : faire la guerre à des ennemis qu'on ne connoît point, 6c dont
on ne fçait ni le fort ni le foible : c'eft tout rifquer. Chi hoang l'expéri-
menta. Le pays des Hou me eft un climat très-froid : l'ècorce des arbres y
eft épaifte de trois pouces. Les hommes n'y ont pour nouriture que la
chair des animaux à demi crue, 6c pour boiftbn que du laitage : les animaux
y ont le poil denfe 6c ferré, La peau des hommes y eft dure à proportion,
& peut foutenir ces grands froids. 3rt«g>'«e au contraire eft un pays, où
il n'y a prefque point d'Hyver, 6c oii les chaleurs font grandes 8c longues:
mais ceux pui l'habitent, y font accoutumez. Les troupes àe Chi hoang
ne pouvoient foutenir la rigueur de ces climats: les foldats y mouroient en
grand nombre. Ceux qui leur conduifoient des vivres, périffoicnt en che-
min: 8c Ton p.artoit pour ces pays-là, comme pour aller au fupplice.
En effet, on condamnoit à ces corvées, premièrement les Officiers qui
ctoicnt en faute: enfuite ceux qui s'étoient donnez pour gendres, à condi-
tion de quitter leurs pères.- puis ceux qui étoient gens nottez, ou dont les
père U mère l'avoient été. On ne peut gueres compter fur des gens qu'on
ne fait agir que par violence 8c malgré eux. La voye des récompenl'cs eft
bien
* Noms de pays.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. fip
bien meilleure. QLi'il y ait efpénince de s'avancer, ou du butin ;i faire : Suite do
peuples & loldats courent comme au feu , 6c s'expofent aux plus grands ^''^^"."'^^
dangers. Dans ces expéditions de Chi hoaiig, peuples ôc foldats- avoient à ,^ ^ ''*
elluyer mille dangers, Se nulle récompcni'e à eipcrer. Auliî chacun voyoit-
il les malheurs prochains qui menaçoient la dynailie Tjtn. TchiH^^^ ch'm n'eut
pas plutôt donné le lignai, en le mettant en campagne, & ic laillilant de
'Ta /s^, qu'on le fuivit de tous cotez, comme l'eau d'une rivière iiiit fa pen-
te naturelle. C'eil cù aboutirent les expéditions que l'ambition & la cupi-
dité de Chi hoang lui firent entreprendre.
Il n'elt pas furprenant que les Hou tentent fréquemment des irruptions
fur nos frontières. Voici pourquoi. Ce -font gens qui poi;; le vivre 6c le
vêtir, n'ont pas befoin de la culture des terres. Ils vivent de chair ôc de
lait , 6c ont pour vêtement des habits de peaux. Ils n'ont ni villes, ni
champs, ni maifons fixes, errant ç à ôclà comme les bêtes. Trouvent-ils
des pâturages 6c de l'eau pour leurs troupeaux? Ils s'arrêtent. L'herbe
manque-t-elle? Ils décampent 6c vont ailleurs. Enfin aller 6c venir ne leur
coûtent rien: c'ell; leur occupation ordinaire. Suppofons donc que cette
nation en chaflant, fafie irruption fur nos frontières en divers endroits : les
Princes de Ten, de T'ai, de Chang kiun 6c de Longfi, qui lont limitrophes
de ces terres, ont fi peu de monde à leur oppofer, que fi votre Majefté n'y
envoyé des troupes, les peuples de ces quartiers-là font expofez : 6c s'ils ne
fe voycnt pas foutenus, la crainte peut les obliger à fe fbumettre aux enne-
mis. Y envoyer des troupes, autre embarras : car fi on y en envoyé peu ,
on ne remédiera point efficacement au mal. Si l'on veut y en envoyer beau-
coup, il y a loin, il faut du tems : 6c quand ces troupes arriveront, les
Hou le- feront retirez 6c feront déjà bien loin. Y entretenir continuelle-
ment de nombreufes troupes, c'elt une grofTe dépenfe. Les congédier, il
faut s'attendre que les Hou ne feront pas long-tems fans revenir. Voila ce
qui depuis bien des années inquiète la Chine , 6c la fait foufFrir de ce
côté-là.
Pour obvier à ces inconvéniens, rien de meilleur, ce mefemble, que
d'établir le long de nos frontières , de nouvelles colonies , d'y fixer plu-
lieurs familles, à qui l'on diftribue des terres. Pour cela il faut y bâtir des
fortereffes revêtues de bonnes murailles : les bien munir de pierres 6c d'au-
tres armes. («) Il faut donner à chacune une étendue raifonnable, les pla-
cer routes le plus près qu'il fe pourra des gorges, ayant cependant égard ^
lacommodité des habitans : déterminer par les rivières 6c d'autres marques,
les limites de leur diffriâ; : 6c bien établir dans chacune pour le moins mille
familles. Pour cela, il faut commencer par y bâtir des maifons, 6c four-
nir
(aVLe Chinois dit Pao.qui fignifie machine à jetter des pierres. Comment étoit-elle fai-
te, 8c cc;mment l'OulToi'-elk ces pierres i C'elt ce qu'on ne fçait p Depuis qu'en a des
canons à la Chine, on les appe]!?. auffi Pao: mais' il y a cette différence ^ntrf: les deux
caraftercs Chinois, que le premier eft Ta che, 6j le fécond Ho j>ao. Or Che , fignifie
pierre: Ho, fignifie feu. Pao, fignifie enveloppe, envelopper, &:c.
■Suite du
Difcours
de Chao
tfo.
Mémoire
de Chat
j-to DESCRIPTION DE L'EMÏ>IRE DE LA CHINE,
nir tout ce qui eft nécellaiie pour l'agnculture : puis y envoyer ceux qui fe-
ront convaincus de certains crimes, ceux qui ayant mérité l'éxil, l'ont évité
par quelque araniftie. Comme cela ne fuffiroit pas, on peut accorder à
certains coupables de fc racheter , en fourniflant pour y envoyer tant d'ef-
daves, hommes 6c femmes: Se accorder certains honneurs à celui qui en
fournira volontairement un certain nombre. Enfin, fi tout cela ne fuflic
Eas, il faut propofer des honneurs 6c des récompenles à ceux qui voudront
ien s'offrir d'eux-mêmes, Se ordonner aux Magiltrats de leur fournir de
quoi fe marier , s'ils ne le font pas : fans cela il fcroit difficile de les y
fixer.
Non feulement il faut pourvoir à chaque famille de tout ce qui efl nécef-
faire pour l'agriculture : mais de plus il convient d'établir des loix qui leur
foient avantageufes. Par exemple, il fautrégkr, que fi les ennemis font
des courfes fur nos terres, & qu'on en prenne, ia moitié de ces efclaves fera
jx)ur ceux qui les auront pris , 5c les Magiftrats feront tenus de les acheter
d'«ux iwx le champ à un prix railbnnable & fixé. Ainfi ces peuples, par-
tie par l'efpérance du gain, partie pour fè foutenir les uns les autres, com-
me étant parons 6c alliez, feront alertes 6c hardis à courir fur les Hoh^ s'ils
s'émancipent. Faits au climat des leur jeunefTe , 6c inftruits de ce qui re-
garde ces barbares, ils les craindront moins, 6c feront plus en état de les
contenir, ou de les vaincre, que des troupes qu'on y enverroit d'ailleurs.
Par ce moyen, vous évitez les inconvéniens qui arrivèrent fous Chi hoang ,
^ qui ne manquent point d'arriver, quand on envoyé fi loin des armées.
Vous afTurez vos frontières, en procurant des avantages réels, qui croî-
tront encore avec le tems: 6c ces établilTemens, fi vous les faites, font ca-
pables feuls de rendre à jamais célèbre la ménioire de votre régnç.
IJ Empereur ayant déféré à cet avis , Chao tfo <^reffa le
Mémoire qui fuit , ^ le pré/enta à Sa Majefié.
SRand Prince. C'eft avec bien de la joye, que j'ai appris que ■
tre Majeilé prend le parti d'aflurer à l'avenir fes frontières , e
fiant des colonies. Ce feront de gros frais 6c de gros embarras éi
vo-
en y
: gros trais CC <le gros embarras épar-
gnez pour l'avenir. C'eft prévenir des inconvéniens fâcheux : 6c vous ne
pouvez donner à vos peuples une marque plus folide de vosbontez. Il ne
s'agit plus d'autre cholë, fînon que vos Officiers fe conforment à vos bon-
nes intentions, qu'intelligens ôc défintéreffez ils manient adroitement les
efprits, ÔC gagnent fi bien le cœur des peuples qui auront été tranfportez
d^ns les premiers ctablifTemens, qu'ils ne puiflent regretter leur terre nata-
le. A^ii moyen dequoi, j'ofe afTurer que le monde ne manquera point: 6c
que bientôt de toutes parts les pauvres gens s'exhorteront les uns les autres,
6c s'aflrmbleront pour y aller.
Au
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. pi
Au irfte ces colonies ont deux fins: l'une eft de cultiver des pays de- Suite du
ferts: l'autre dalTurer les frontières. Par rapport au premier point, voici '"^'etrioirc
ce qui cil à obierver fuivant la méthode des anciens. Avant que de bâtir ^f '^^'"'
une ville, & d'en régler le diitrict, il faut choîfir, autant qu'il fc peut, ua
Heu fain, où il y ait de bonnes eaux, dont le terroir, par la beauté des ar-
bres 6c la quantité de bonnes herbes, paroifTe devoir être d'un bon rapport.
Lorlque vous trouverez un endroit qui ait à peu près tout cela, il faut y bâ-
tir une ville & des maifons : déterminer les dépendances de cette ville," Eft,
OUell, Nord, 6c Sud: partager ce qu'il y aura de terres labourables. Se
en bien régler les bornes par des fentiers de communication. Chaque mai-
fon doit avoir au moins un fallon commun, ÔC deux chambres raiibnnables,
le tout bien conditionné, fermé de boi>nes portes, & fuffifamment meublé;
afin que ces nouveaux habitans trouvant là le ncceflaire, oublient plus fa-
cilement leurs anciennes demeures , 6c entreprennent avec courage ce nou-
vel établiflément. Dans chacune de ces villes, il faut faire enforte qu'il y ait
d'abord des Médecins & des (a) Ou : les uns pour avoir foin des malades, les
autres pour le» enterremens Se les autres cérémonies funèbres. 11 faut pro-
curer les mariages: faire valoir la coutume des conjouiflances 8c des-condo-.
léar.ces accompagnées de fccours mutuels : aflîgner des fépultures : en-
fin pourvoir à tout ce que demande une habitation fixe 6c permanente.
Par rapport au fécond point, qui eft d'affurer les frontières , voici ce que
j'ai encore appris des anciens, ôc ce qu'il convient de faire. Que toutes
les familles d'un diftriél foient partagées de cinq en cinq. Que cinq famil-
les ayent un chef Qiie dix fois cinq familles foient réunies pour for-
mer un IJ , fous un chef, plus confidérable que les premiers. Qiie qua-
tre Li réunis forment un Licu^ 6c que ce Lien ait un Officier. Enfin, que
dix Lieu réunis forment un ï: 6c que cet Tait un Commandant, auquel
tous les autres Oiïiciers foient foubordonnez. Qu'on choififFe pour Offi-
ciers les gens les mieux initruits du pays, 6c les plus propres à le faire ai-
mer. Que chaque Officier fubalterne ait des tems réglez , pour faire faire
l'exercice à tout Ion monde : 6c qu'il ait foin que les jeunes gens s'y trou-
vent. S'il faut marcher contre l'ennemi, que l'Officier foit à la tête des
troupes. Qii'il ne foit point permis aux gens d'un diflrièt d'aller s'établir
dans un autre: mais qu'accoutumez les uns aux autres, ils demeurent bien
untf. La nuit, s'il vient une allarme, ils lé reconoîtiont mieux à la voix.
Se fe fecoureront plus à propos. Le jour, dans la chaleur du combat, ils
fe diflingueront plus facilement: 6c fe connoiffant de longue main , ils en
feront plus ardens à s'expofer les uns pour les autres, 6c à fe fecourir jul^
qu'à la mort. Qu'on joigne à ces réglcmens des récompenfcs pour les bra-
ves, 6c des peines pour les lâches: dans peu l'on aura là des gens à ne ja-
mais fuir devant l'ennemi.
Sous
{a^ Oh, II eft clair qu'ici cette expteCîoii n'a point la fignification qu'on lui donne
ailleurs de forcier ou de magicien.
Tome IL Vvv
fit DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
«^ S*» »a ^ *S g« 5»^ 3^* «^ S*> g: :§ «^ ^ <«^ •£»» »S S* ^ ^ ^ g^
Sous l'Empire de ce même King ti , le Roi rt'^? Ou réfolut
d'ataquer le Roi de Leang. Comme il n'avott pour
cela aucune raifon légitime , Êf que l'entrepiife étoit in-
Julie, Mei tching s'efforça de l' en dijfuader y 6f lui
adreffa pour cela le Difcours qui fuit.
Difcours T) Rince, on le dit, 6c il eft vilii : un Prince eft-il parfait ? Tout lui
de Mei |_ réuffit. Se dément-il par quelque endroit? Une feule faute peut
tchieg. aboutir, & aboutit fouvent à la perte entière. Chun n'avoit pas un pouce («)
de terre: cependant il fut Empereur. Tu, qui n'avoit pas un domaine de
dix familles, fe vit maître de tout l'Empire, ôc au-deflus de je ne fçai com-
bien de Princes. Tching tang 6c Fou vang étoient nez Princes : mais ils n'a-
voient chacun qu'environ dix lieues de terres. Chacun d'eux en fon tems
devint Empereur , 6c- fondateur d'une illuftre dynaftie. Quel fut leur fé-
cret.^ Le voici en peu de mots. Attentifs à ne rien faire dont ils puiTent
rougir devant Tien *, ni qui pût blefler le cœur de leurs peuples, ils fuivi-
rent exactement la droite raifon qu'ils avoient reçue de Tien, 6c fe regardè-
rent toujours comme pères de leurs fujets. Les fujets de leur côté prenoient
a leur égard des fentimens tout conformes. L'on ne voit point de leur tems,
que ceux qui étoient en place, craigniflent de fe perdre eux-mêmes, en
léprefentant librement 6c fans détour , ce qu'ils jugeoienc être du bien
commun. Voilà ce qui a fait réuffir ces grands Princes, 6v ce qui a ren-
du leur mémoire à jamais célèbre.
Je voudrois pouvoir vous ouvrir le fond de mon cœur, 6c vous y faire
voir le zèle qui me fait parler. Je fçai le peu que je vaux , 6c par là j'ai
tout lieu de craindre que vous faiïïez peu de cas de mes confeils. Je vous
prie cependant d'y faire quelque attention: ou plutôt à l'occafion de mon
difcours, de reveiller dans votre propre cœur les fentimens qui y font gra-
vez. Imaginez-vous une roche également haute ^ efcarpée, au pied
de laquelle il y ait un abîme fans fond. Suppofons qu'on place un homme
charge d'un énorme poids à l'extrémité de cette roche: de forte qu'à demi
fufpendu, il ne foit retenu lui 6c fon poids , que par un afTez foible filet.
Quel homme en cet état , voyant d'un côté que fa chute dépend d'un -f
rien, 6c de l'autre que s'il tombe, il eft perdu fans reflburce; quel homme,
dis-je, nefrémiroit pas? C'eft cependant, foufFrez que je vous ledife,c'eft
à
(<j) Le ChinoKs dit: n'avoit pas autant de terre qu'il en faut pour dreffer un flile, ou
bien pour planter un piquet.
» Le Ciel,
t Le Chiuois dit, d'un cheveu,
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. fi^
à peu près l'état où vous êtes aftuellement : mais il ne tient qu'à vous d'en
fortir. L'entrepnfe où vous vous engagez, ell infiniment difficile(^) èc
dangéreufe. Renoncez-y: & en un tour de main, vous vous aflurez une
prolpérité (Z-) confiante. Pouvoir fans peine couler le reile de vos jours
dans la paix, dans la joie, & dans la pofléflîon d'un Etat puiflant, & ce-
pendant vouloir à toutes forces vous engagerdans une entreprile également
pénible 6c fcabreufe, c'eft, permettez moi de le dire, ce que je ne puis com-
prendre.
Il y a des gens que leur ombre inquiette: pour en éviter la vue, ils le
tournent & retournent inutilement. Qu'ils fe tiennent e» repos 6c en lieu
couvert , l'ombre dilparoîtra : ils feront tranquiles. Le meilleur fécret ,
quand on craint d'être oui, c'eft de fe taire. Celui qui craint que ce qu'il
médite ne foit fçû , feroit bien de renoncer à ce qu'il médite. Une eau
bouillante eft fur un grand feu: fouffler iur cette eau pour la refroidir, ou
pour en appaifer les bouillons, c'eft fouffler allez inutilement : il vaut bien
mieux écarter le bois. En ufer autrement, c'eft perdre (f) fa peine. Le
bonheur des Etats 6c des Princes a les fondemens : il faut les bien établir.
Leurs malheurs ont auffi leurs principes. Le fage prévient leur naiftance.
Pour y réuffir, il faut prendre garde aux plus petits commencemens. Car
ce qui ne paroiflbit dabord que peu de chofe, devient peu-à-peu fenfible 6c
confidérable. Cette eau qui dégoutte du mont T^ai , fe fait à la longue au
travers des pierres, un palfage qu'on diroit être fait au cifeau. Une corde
paftee 6c repaflec fréquemment fur une planche au même endroit, en fait
à la longue deux pièces, comme l'auroit fait en moins de tems une fcie.
Enfin cet arbre de dix pieds de tour, eft venu d'un fort petit plan : quand
il étoit tendre 6c jeune, il étoit flexible en tout fens, on pouvoit l'aracher
fans peine. Aujourd'hui quelle différence! Il en eft de même du mal. (d)
Penfez-y, je vous en conjure: mais penfez-y férieufement. Ne commen-
cez point de vous éloigner des faines maximes de nos anciens Princes.
Gardez-vous de les changer ces maximes ; on ne le fait gueres impuné-
ment.
Sur cette pièce, l'Empereur Cang ht dit: quand cette remontrance Sentiment
fut préfentéc, le deflein du Fang n'avoit pas encore éclaté : il n'étoit con- de Cang hi
nu que de peu de gens. C'eft pour cela que Mei tching, dans tout fon dif- p''. ""^
cours , n'uic que d'exhortations qui paroiflent trop générales , 6c que
même quelquefois il parle en mots couverts. Mais le Fang l'cntendoit
aflez.
On
(<«) Le Chinois dit; Il y a autant de danger, qu'en court un œuf d'ctre écrafé par im
gros poids, & autant de difficulté qu'à efcalader le ciel.
(è) Le Chinois dit: Ferme comme le mont Tai.
(c) Le Chinois dit: c'^ft courir armé de fagots , pour appaifer un incendie.
{d) Une glofe dit: Le Vang n'eut point d'égard à la remontrance de Met tchin: il fit la
guerre, & y périt.
Vvv 2
P4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
On a vu ci-dejfus une Déclaration de l Empereur Vou ti ,
par laquelle il demandait aux Sages qu'on lui avoït pré-
fenîèz j ^^ principalement à Tong tchong chu, des
lumières fur le Gouvernement , Êf fur _ certains autres
points. Lres réponfes de Tchong chu font fort longues.
Je me home à en traduire quelques endroits,
EXTRAIT DES RÉPONSES
de Tong tchong chu à l'Empereur Vou t'u
VOtre Majesté dans fa déclaration, a la bonté de demander qu'on
lui donne des lumières fur ce qui s'appelle l'ordre de Tien *, & liir la-
nature {a) & les afFeârions de l'homme. "C'ell de quoi je me reconnois peu
capable. Tout ce que je puis faire pour vous obéir, c'ell de vous dire
qu'après un férieux examen des événemens paflez 6c particulièrement de
ceux, dont le Tchuntfiou {b) nous inftruit : rien ne me paroït plus capable
d'infpirer aux Princes, une crainte filiale & refpeftueufe , que la manière
dont tien a coutume d'en ufer avec les hommes. Qiiand une dynaftie com-
mence à s'écarter des voies droites de la fageflc 6c de la vertu, 'Tien com-
mence ordinairement par lui envoyer quelque difgrace pour la redrefler. Si
le Prince qui règne ne rentre point en lui-même, Tien employé des prodiges
Se des phénomènes effrayans: pour lui infpirer une juile crainte. Si tout
cela efl: fans effet , & que le Prince n'en profite point : fa perte n'eft pas
éloignée.
Par cette conduite de Tien^ on voit aflez que fon cœur efl plein de bon-
té pour les Princes ,• 6c qu'il ne veut que les coriger. En effet, l'intention:
de Tien eft de les aider 6c de les foutenir: £c il ne les abandonne point, que
leurs defordres ne foient venus à de grandes extrémitez. Le point cffenriel
pour un Prince, eft donc qu'il faffe lui-même fes efforts: premièrement,
pour s'inftruire 6c devenir plus éclairé fur fes devoirs: en fécond lieu, pour
s'en acquitter en effet , 6c par là croître chaque jour en mérite 6c en vertu.
C'eft ainfi, 6c non autrement, qu'on peut parvenir à un véritable change-
ment,
♦ Le Chinois dit Tun M'mg, Ciel.
(4) Le Chino.s dit: Smg, Tfing. Peut-être faudroit-il traduite: la raifon & les paf-
fions. Ces expreffions ont fouvent ce fens. On fe contente d'en avertir, & l'on s'arrête
fin traduifant, à la fignification la plus générale,
{b) Nom d'un livre, dont on dit que Confucius eft l'auteur.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. fif
ment, èc en efpérer les hcureufes fuites. Ne vous relâchez ni jour ni nuit, Réponfes
dit le Chi king : faites effort , dit le Chu king. Tout cela ne veut-il pas dire ^^ '^""l
qu'il faut en effet fe faire violence? tchêng-,
La dynaflie Tcheou étoit pitoyablement déchue fous les' régnes de Teoti
•uang Se de Li vang. Vint un Pnnce qui fe rappcliant fans ceife le fouvenir
de fes vertueux ancêtres, ôc s'animant par leur exemple à foutenir la eloire
de l'Empire qu'il avoit reçu de leurs mains, s'efforça de remédier aux abus
déjà introduits, 6c de conger tout ce qu'il appcrçut de défeftueux. Chang
tien {a) le fecourut, & lui fournit de bons Miniftres. Moyennant cela, îl
réufîit. L'on vit revivre fous lui le bon gouvernement des premiers Tcheou.
Ce fut le fujet des poëfies du tems. Duns les régnes qui le fuivirent, on
rappella toujours avec éloge la mémoire de celui-là; Se encore aujourd'hui
elle eil célèbre.
Tel efh l'effet ordinaire d'un lîncére attachement pour la vertu , & de
cette application continuelle que le Chu king recommande. Ce que cet Em-
pereur obtint par là, un autre peut l'obienir par la même voie : car qaoi-
que l'honneur iiiive ordinairement la vertu : cependant à proprement par-
ler, ce» n'eft point la vertu qui fait valoir l'homme, dit Confucius : c'efl
l'homme au contraire qui peut faire valoir la vertu. La paix ou le trouble
des Etats, leur décadence ou leur gloire, dépend des Princes. Quand
quelques-uns d'eux perdent leurs Empires, ces événcmcns ne font point
l'effet d'un ordre de Tien^ qui leur ait ôté le pouvoir de fe maintenir: il
faut atribuer cette difgrace à leur imprudence 6c à leurs defordres. Je fçai
ce qu'on dit, 6c il eft vrai, que la fondjition d'une Monarchie, elb une
chofe au-delfus des forces de l'homme : que c'ell: un préfent de Tien, 6c le
plus grand qu'il fafTe à un mortel: que le confentement des peuples à s'at-
tacher à un feuj homme, à en faire leur pere-mere: ^ les prodiges heureux
qui fouvent furviennent, font comme le fceau de l'ordre de 7»« en fa fa-
veur. Mais outre que cela même eil en quelque façon une fuite de la ver-
tu, qui, comme dit Confucius, ne demeure pas long-tems feule: ou-
tre cela, dis-je, on ne parle ainli que quand il s'agit de fonder une dy-
naflie. . . .
Après avoir fait un contrafle des bons Princes 2"^o 6c Chun , de leur
gouvernement 6c de leurs vertus , avec les mauvais Princes 'Kié &c
Tcheou , 6c les funeiles fuites de leurs vices , Tong tchong chu conclut par
ces mots.
Tant il efl: vrai que les mœurs des peuples dépendent de ceux qui les
gouvernent, comme l'argile fur le tour dépend du potier qui la façonne,
ôc comme le métal dans le creulet dépend du fondeur qui le jette' en tel
moule qu'il veut.
Il expofe enfliite comment la corruption des mœurs qui étoit grande
avant
{a) chang, fignifie fuprême. Tun ici comme ailleurs. On iaiffe au LetSeur à lui den-
tier la fignification qu'il jugera lui convenir.
yvv 5
tchong ;
fi6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
liéponfes avant Chi hoang , s'étoit encore beaucoup augmentée fous ce méchant Prin-
dero»^ ce, puis ilrc^irend & dit
Le meilleur iculpccur du monde ne peut mettre en œuvre un bois poiîr-
ri, dit Confucius : 6c c'ell: auffi perdre la peine, que d'enduire une murail-
le de terre déjà vieille, Se qui menace ruine. C'ell" dans un état (cmblable,
que Han fuccedant à TJin a trouvé l'Empire. C'eft pour cela que, malgré
les grandes qualitez 6c les bonnes intentions de nos Empereurs, depuis le
commencement de la dynaftie, ils n'ont point eu le fuccès qu'iU ibuhait-
toient. Il femble que plus ils prennent de moyens, moins ils réuffilTent. Ils
font des loix: elles n'ont d'autre effet que d'augmenter le nombre des cri-
mes. Ils donnent des ordres : ce font de nouvèles occafions de fraudes.
C'eil comme fi l'on s'effor.çoit d'arrêter le mouvement d'une eau qui bout,
en y jettant d'autre eau bouillante. Souffrez, que pour vous expliquer
ma penfée fur la manière de remédier à un fi grand mal , j'employe la com-
paraifon du Kin *. Les confonnances en font quelquefois fi dérangées ,
qu'on tàcheroit en vain de les rétablir en tâtonnant çà 8clà. Le plus court
alors eft de changer toutes les cordes, & de remonter de nouveau l'inftru-
ment. Si l'on ne remonte un Kin, quand il a befoin d'être remonté, le
plus habile homme ne peut en rétablir les accords.
Il en eil ainfi du gouvernement. Pourquoi le fuccès n'a-t-il point répon-
du jufqu'ici aux bonnes intentions & aux foins des Han? C'eil qu'en con-
fervant pour le fond le gouvernement des 27'» > i^^ n'ont vifé qu'à en éviter
les excès. Il talloit en revenir au gouvernement des anciens. Sur-tout il
falloit commencer par travaillef efficacement à la conrerfion des peuples,
6c à leur faire aimer la vertu. Faute d'avoir commencé par-là, tous les
moyens qu'ils ont employé, depuis 70. ans qu'ils régnent, n'ont point réufîî.
Eprouvez-le, grand Prince, efforcés vous de procurer à vos peuples l'inf-
tru6tion dont ils ont befoin. Infpirez-leur par vos réglemens & par vos
exemples, de l'eftime pour la vertu. Comptez plus fur cela qirc fur les dé-
fenfes, les arrêts, 6c les châtimens. A proportion des foins que vous pren-
drez , vous verrez fe détruire les abus ôc le gouvernement profpérer. A ces
calamitez jufqu'ici fi fréquentes, fuccédera la profpérité & l'abondance.
Le Chi kingà^ït: procurez le véritable bien des peuples: qu'aucun parti-
culier n'échappe à vos foins: Tien vous comblera de biens. Il parle à
ceux qui gouvernent, 6c les avertit que c'eft ainfi qu'ils peuvent s'attirer
les récompenfes de Tien. Mais encore que faut-il donc que les Princes
faffent? Il faut qu'ils mettent en crédit, les cinq vertus, {a) C'eft en les
faifant fleurir, qu'un Prince mérite le fecours de Tien, la proteétion des
Kouei chin , 6c qu'il fe met en état de faire fentir les effets de fon heureux
régne jufqu'au-delà des bornes de fon Empire.
SECON-
* C'eft le nom d'un inftriiment de mufique eftimé à la Chiue.
(«) Gin, la charité: T, lajuaice: £», l'attachement aux tits : T^Ai , la prudence: Smgl
h fidélité.
ET DE. LA TARTARIE CHINOISE. 5-27
SECOND DISCOURS
DA Ns ce fécond difcours qui n'cft qu'une fuite du premier, il fuggérc
à Fou ti de rétablir le grand {a) collège, ou la grande école, afin de
fournir l'Empire de bons maîtr^^s capables d'inftruire & de former à la ver-
tu. Il gémit fur le petit nombre qui s'en trouvoit alors dans l'Empire.
Non-feulement il fuggére qu'on rétablifle le grand collège, pour en multi-
plier le nombre : mais il veut qu'on rempliflé les chai-ges de gens de méri-
te, & non pas comme on faifoit, des fils de grands Officiers, qui n'étoient
recommandables que par les richefies , ou tout au plus par les fervices
de leurs pères. II trouve à redire que le mérite des pères foit un titre
pour parvenir aux grands emplois, 2c il veut qu'on n'y élevé que par
dégrez.
Ce n'eft point ainfi, dit-il, qu'on en ufoit dans l'antiquité. La différen-
ce des talens régloit la différence des emplois. Un talent médiocre démeu-
roit toujours dans des emplois médiocres. Trouvoit-on un homme d'un
mérite rare? On ne faifoit point difficulté de l'élever tout d'un coup aux
plus grands emplois. Par-là, il avoit le moyen de faire valoir ion talent,
ôc l'on en retiroit de grands avantages. Au lieu qu'aujourd'hui un homme
du premier mérite demeure long-tems confondu avec le vulgaire: fie un
autre d'une capacité médiocre, parvient à la longue à des emplois qui font
beaucoup au-deffus de fa piortée.
«•S ««^ S* Sft ^ ^ ¥S »S «iS *S *^ S«> «tS ^ !«S S* ««S ^ î«S '^-ffi â^
TROISIÈME DISCOURS
DAns ce troifiéme difcours Tong tchong chu^ après s'être excufé d'a-
voir affez mal digéré les matières qu'il a traittées dans les difcours
précédens, revient au point capital qui regarde l'inftruètion 6c la converfion
des peuples. C'eft ainfi qu'il s'exprime.
Anciennement, dit-il, outre que tous les Officiers de l'Empire en fai-
foient leur premier devoir: il y avoit des Officiers établis exprès, 6c dont
tout l'emploi étoit d'y veiller. On en faifoit le fond du gouvernement : £c
l'on n'avoit rien de plus à cœur que d'infpirer à tout le monde, par la voye
de l'inftruélion 6c de l'exemple, un fincére amour pour la vertu. Par-Là
on en venoit quelquefois à ne pas trouver un criminel dans tout l'Empire.
De-
((j) En Chinois Tai h'xo: ^ai, fignific grand, très-grand, le plus grand en chaque gfnre.
Bio, lignifie étudier, étude, lieu où on étudie, fcicnce acquife. Sec,
5-iS DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Rcponrcs Depuis du tems cette excellente méthode n'eft plus fuivie. Auffi les peu-
de icni pies négligez ont abandonne la jullice, 6c fuivent aveuglement leurs cupi-
uhcng: (jitez, iaiis que la crainte des loix foit capable de les retenir. De-là un 11
grand nombre de criminels, que chaque année, on les compte par * Ouan.
Pour peu qu'on fafTe attention à cette énorme différence , on ne peut
manquer de conclure, que la méthode des anciens cil: celle qu'il faut abfo-
lument (iiivre: Se c'eft ce que le Tchun tfiou \ tait bien fentir, en cenfuranc
tout ce qui s'éloigne de la fage antiquité. Tout ce que 2l>« prefcrit S<. or-
donne aux hommes, cil compris fous cç.vaotMing. t R"'"plii' pii'laite-
■ment tout ce que fignifie cette expreflîon, c'eft le propre des parfaits. Les
puiffanccs ou les lacultés que chacun apporte en naiflant , font toutes
compriles fous le terme Sing% : mais cette nature, pour acquérir la perfection
dont elleeft capable, a befoin du fecours de l'inltruction. Tous les appétits
naturels à l'homme font compris fous ce mot Tfng _j- inclinations. Ces mcli-
nationsont befoin de régies, pour ne donner dans aucun excès. Les devoirs
dTenticls d'un bonPrince,&fes premiers foins font donc d'entrer a('ec refpeft
dans les vues de 'Tien fon fupérieur, pour le conformer lui-même à fes or-
dres :;de procurer aux peuples qui lui font fournis, l'inilruétion dont ils ont
befoin pour acquérir la pcrfeftion dont leur nature eft capable: enfin d'é-
tablir des loix, de dillinguer les rangs, & de faire d'autres réglemens les
plus convenables , pour prévenir ou arrêter le dérèglement des pallions.
Un Prince n'omet-il rien de tout cela? Le plus fort ell fait, & fon gouver-
nement eft établi fur des fondemens folides.
L'homme a reçu de Tien fon («?) Mwg, mais bien différent des autres êtres
même vivans. De ce Ming nailîènt dans une famille les devoirs de père à
fils, & de fils à père, &c. Dans un Etat, ceux de Prince à fujct: de défé-
rence ôc de refpedt pour la vieillelTe. De-là l'union, l'amitié, la politefTc,
Se tous les autres liens de leur fociété. C'eft par-là que Tien a mis l'hom-
me dans ce rang fupérieur qu'il tient fur la terre. Tien produit les cinq
grains, &; les fix efpèces d'animaux domeftiques, pour le nourrir : lafoye,
le chanvre, Scc. pour le vêtir. Il lui a donné le talent de dompter les
boeufs 6c les chevaux, afin qu'il pût s'en fervir. Il n'y a pns juiqu'aux
léopards & aux tigres, fur lesquels il n'extrce fon empire, &c qu'il ne vien-
ne à bout de mettre en cage. C'eft que véritablement il a une intelligence
célefte, qui l'élevé au-deiîus du refte. Celui qui connoît comme il faut
cette nature célefte qu'il a reçue, n'a garde de fç ravaler au rang des êtres
in-
* Un Ouan e(t dix mille.
\ Livre de Confucius.
% Min7_, figiiifie ordre, commandement, volonté fupérieure.
§ Sing, Nature.
4. Tfmg, Inclinations, afteâions, paffions.
(a Ming. C'eft le même que ci-deffus : mais il réunit ici Ming, Si 5;';;; à la même
chofe: fçavoir à la droite raifon conformément au livre Jchong l'ong, qui com nence par
ces mots : Tien ming tchin oei fing. lien ming & fing c'eft la même chofe. Ming , dilent
les commentaires, en tant que venant de liea; Sing en tant que conftituant l'homme.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. fz^
îaférieurs. Il tient le fien, & fe diftingue d'eux par la connoiflance qu'il
a, 6c par l'eftime qu'il fçait faire de la charité, de la jultice, de la tempé-
rance, de l'attachement aux rits, & de toutes les vertus. L'ellime qu'il
en fait, le'porte à les pratiquer, éc il s'en fait une û. douce habitude, qu'il
ne trouve plus que du plaiiir à faire le bien, 6c à fuivre en tout la railon.
Ceft à celui qui y ell parvenu, qu'on donne avec railon le nom de fage:
Se c'eft le fens de ce que dit Confucius, qu'on ne doit point appeller aiuil
celui qui oublie fon Mifig, ou qui méconnoît fa nature.
TcHiNG TE siEou , auteur qui vivoit fous la fin de la dynaftic Song ^{ur
les difcours dont on a traduit ces endroits, dit: De tous les Lettrez qui ont d "nT/w'
écrit fous les Han occidentaux , Tchong chu me paroît être le feul qui n'ake- te si^a fur
re en rien la dodlrine de Confucius 6c de Mencius. Auiîi fouvent rappelle- '^'^ D"-
t-il fon Prince aux maximes 6c aux exemples des anciens Empereurs Tao 6c
Chun.
I^ien Ngan dans un difcours adrejfé au même Empereur
Vou ti, touche deux points: \\ Le Luxe qui rég-
noit. 1", la Guerre qu'on faifoit.
Sentiment
cours.
Aujourd'hui on ne voit dans tout l'Empire que luxe 5c folles dé- '^|.'^|°^" .
penfes. Les équipages , les habits, les maifons : tout elt magnifi- «^ fur U
que 6c recherché . Jamais on ne pouffa fi loin le raffinement pour le plaifir Guerre.
des fens. Il n'eil point d'aflbrtiment de couleur qu'on n'éprouve. Ce n'ell
tous les jours que nouveaux concerts. La délicateffe dans les repas ne fe
peut pouffer plus loin. Vous diriez qu'on s'étudie à faire régner toutes les
paffions dans tout l'Empire. Le peuple ell fait de telle forte, que dés qu'il
voit quelque choie de brillant 6c de fingulier , il fe porte à le fouhaitter.
Permettre donc ces folles dépenfes, c'eit apprendre au peuple à les aimer ôc
à les imiter fuivant fa portée. Ce qui ell beau, bien orné, précieux, ou
extraordinaire, frappe naturellement les fens; on s'y laiffe aiiement féduire.
Ce n'efl; plus pour fe nourir qu'on fait un repas: c'eil par friandife ou par
débauche. La mufique établie pour calmer les mouvemens du cœur, a tel-
lement dégénéré , qu'elle allume aujourd'hui les plus honteufes paffions.
Au lieu d'un attachement fincére aux rits , ce n'eil plus qu'ollentation ,
que grimaces, 6c que vaines parures. La diflîmulation, 6c la fourberie tien-
nent lieu de fageflé. Or je demande, la fourberie, l'ollentation, la galan-
terie, l'intempérance, font-ce de bonnes leçons à donner aux peuples? Ell-
ce le moyen de les retenir dans le devoir? Non, fans doute, £c il ne faut pas
s'étonner fi tous les jours le nombre des crimes croît de phis en plus. C'eff:
à quoi je voudrois, que par zèle pour vos peuples, 6c pour le bien de votre
Etat , vous mifliez ordre au plutôt.
'Tome IL X X X Après
j-jo DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Après avoir expofé vivement les malheurs qui fuivirent les ambitieufes ex»
^éditions de Chi hoang, il en fait l'application, 6c dit:
Je n'cntendj aujourd'hui parler que d'expéditions militaires. Ici on bâ-
tit des forterelTes : là on attaque les barbares : tel peuple , dit-on, eft fou-
rnis, ou va en foiimettre un autre. La terreur eit chez les Hiong non: noifs
leur avons brûle Long îftng (a). Tout votre confeil applaudit à ces
deffeins. Pour moi je vois bien que certains de vos Officiers &: de
vos Minillres y peuvent trouver leur compte: mais eft-ce le bien de vo-
tre Empire? Je foûtiens que non. Pouvant joiiir d'une paix profonde, vous
engager liins raifon dans des guerres étrangères, pour des conquêtes inutiles,
épuifer votre propre Etat, ce n'eft pas être père des peuples. Par une am-
bition demelurée , ou préciféraent pour vous contenter , aller irriter les
Hiong nou qui vous laiflent en paix : c'eft mal pourvoir pour l'avenir au re-
pos de nos frontières. Ces expéditions, qu'on peut regarder, malgré leur
fuccês, comme un véritable malheur, cauferont une longue fuite'^de dif-
graces. Le reflentiment des barbares durera. Qiie n'en foufFriront point
ceux de vos fujets qui en font voifîns? Que d'allarmes pour les autres ?. Ce
n'eil pas là le moyen de faire durer long-tems la dynaftie Han.
On voit de tous cotez forger des cuirafles, fourbir des épées, dreflcr
des flèches, eflayer des arcs. On ne voit dans les chemins que troupes qui
marchent, ou que chariots chargez de vivres: mais on le voit avec douleur.
Ce fentiment , quoi qu'on vous dife, cfl le fentiment de tous vos fujets, à
peu de gens près. Ce fentiment me paroît d'autant mieux fondé, que les
plus fâcheufes révolutions font communément les fruits de la guerre. Y
voit-on le Prince embarafle ? Les mauvais defleins commencent à éclore.
Tel au milieu de votre Empire a fous lui jufqu'idix villes, £c prés de cent
lieues de pays : votre maifon n'en eft pas plus en fureté : prenez y garde.
Chi hoang s'occupoit tout entier de fes ambitieux projets. Un homme de
néant avec des troupes, qui n'ctoient prefque armées que de bâtons, donna
le flgnal contre lui, 6c avança fa perte. Aujourd'hui les armes ne manquent
pas à des gens , do'nt le crédit 6c le pouvoir efl bien plus redoutable. Pen-
fez-y. Prince, les plus grandes révolutions dépendent fouvent de peu de
chofe.
(«) C'étoit, dit une glofe, le lieu où ces peuples faifoient leur T[i à Tk».
On
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. j-ji
On fa'îfo'tt d'affez fréquentes Remontrances à V Empereur
Vou ti , fur ce que le Luxe étoit -grand fous fon Rég-
• ne y & que l'Agriculture étott négligée. Le Prince
s' adr effànt jdn jour à Tong fan g fo, lui dit: Je vou-
drais réformer mes Peuples: Suggerez-m'en les moyens-.
Expofez-rmi comment vous jugez qu'il faut s'<y prendre,
Tong fang fo répondit par écrit en ces termes.
PRINCE , je pourrois vous propofer à imiter Tao, Chun, Tu, Tang, Difcours
6cc. Mais ces heureux régnes font. paffez il y a long-tems. A quoi pounaRé.»
bon remonter fi haut? Je m'arrête à des tems plus proches, & à des éxeni- fo"Ti^"o'^
pies domeftiques. Ce font ceux de Fen ti que je vous propofe. Son rég- "
ne eft fi voifin de nos jours, que quelques-uns de nos vieillards ont eu le
bonheur de le voir. Or Fen ti élevé à la haute dignité de (^) Tien tfe, com-
me vous l'êtes, pofîédant ce vafte Empire que vous poflédez aujourd'hui ,
portoit des habits fimples fans ornemens, 6c même d'un tiflu affez groflîer.
Sa chauflure étoit d'un cuir mal paflé. Une courroie ordinaire lui fervoit à
tenir fon épée. Ses armes n'avoient rien de recherché. Son fiége étoit
une natte des plus communes. Ses appartemens n'avoient point de meubles
précieux èc brillans. Des facs pleins d'écrits utiles qu'on lui préfentoit ,
en faifoient l'ornement & les richefles: Se ce qui ornoit fa perlbnne, c'étoit
la fageffe & la vertu. Les régies de fa conduite étoient la charité & la juili-
ce. Tout l'Empire charmé de ces beaux exemples, s'étudioit à s'y con-
former.
Aujourd'hui nous voyons toute autre chofe. Votre Majefté fe trouve à
l'étroit dans la vafte enceinte d'un palais , qui eft une grande ville. Elle
entreprend de nouveaux bâtimens lans nombre. Elle donne à chacun de
beaux noms. A gauche, c'eft le palais à\x Fonghoang: à droite celui de
Ching ming: en général c'eft le palais à mille ou dix mille portes. Dans les
appartemens intérieurs vos femmes font chargées de diamans, de perles, 6c
d'autres ornemens précieux. Vos chevaux font fuperbement harnachez.
Vos chiens mêmes ont des colliers de prix. F^nfin, il n'y a pas jufqu'au
bois 6c à l'argile, que vous fiiites revêtir de broderie: témoins ces chars de
comédie, dont vous aimez les évolutions : tout y brille, tout y eft riche,
6c recherché. Ici vous faites fondre 6c placer des cloches de cent mille li-
vres
{a^ C'ea -à-dire, d'Empereur. J'ai d-devanr ex;liqué ce quefignifie littéralement cette
«xpreffion.
Xxx i
j-ji DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
vrcs péfant. Là vous faites des tambours qui le difputent au tonnere. En-
fin, ce ne font que comédies , concerts , ballets de filles de l'ching. Yx-xa-
chement en ufer ainfi, porter à ce point le luxe, & vouloir en même-tems
infpirer à vos fujets la frugalité, k modeftie, la tempérance, 6c rattache-
ment à l'agriculture : c'ell vouloir l'ipipoflible.
Si donc c'eft tout de bon, que V. M. me confulte: fi elle veut réelle-,
ment fuivre mon confeil, ou du moins fçavoir ma penfée : mon avis feroit'
que V. M. raflemblât tout cet attirail de vains ornemens, qu'elle l'exposât
dans un carrefour, 6c y fit mettre le feu, pour faire connoître à tout l'Em-
pire qu'elle en eft défabufée. Si vous commenciez parla, vous pourriez de-
venir un fécond Tao^ ou un autre Chim. Il y a certains points fi eflentiels ,
dit notre Y king ', que quand on les obferve parfaitement , le refte s'en-
fuit. ^
Sentiment Sur cette pièce Tching te fie ou dit : So étoit un peu goguenard : il lour-
de Tchmg j^qJj. les choies à fa manière: du refte, il étoit droit, fincere, 6c homme de
cettepléce '^^'^^- ^'^'^ ^' l'employa long-tems.
& fur fon
Auteur. *'â«-'î&«>*^^^^**'5&*^:***'*^:*€>*'î&^*«****'**'****.**
Sous le même Empereur Vou ti, Kong fun Hong Minif'
tre d'Etat , propofa de défendre au Peuple htfage de
VArc. Vou ti ordonna une délibération fur cette Re-
quête. Ou K.iQou préfent a à l'Empereur fon fentïment
par écrit , concluant pour la négative. Foici l'Extrait
de fon Difcours^
F'^^le"bon ^' C~^ ^^ HOANG de fon tems fit cette défcnfe. Le vrai motif qu'il
oule^mau" v^ ^ut de la faire', fut de prévenir des révoltes qu'il avoir fujet de
vaisufagc Craindre. lien prétexta- un autre. Il arrivoit des querelles, où Ton fe
de l'Arc, tuoit de part 6c d'autre. Il dit que c'étoit pour empêcher ces defordres^
qu'il publioit fa défenfe. Elle fut obfervée avec rigueur: mais elle ne fit
pas cefler les querelles. Toute la différence fut que depuis on fe bâtit de
plus prés, avec des marteaux, par exemple, 6c de femblables inftrumens
de métier ou de labourage. Qiiant au vrai motif qu'avoit Chi hoang de fai-
re la défenfe, elle n'eut pas plus de fuccès. Malgré cette défenfe, il fe vit
batu par les troupes d'un homme de néant, armées plutôt de bâtons que
d'ai-mes: 6c peu après il perdit] l'Empire. z\ Il y a, dit-on, maintenant
bien des voleurs. C'eft pour en diminuer le nombre, ou pour faire qu'ils
nuifent moins : bien loin que cette défenfe foit utile au deflem qu'on lé pro-
pofe, elle y efl: nuifible. Les méchans la violeront, comme ils violent tant
d'autres loix. Il n'y aura que les bons qui la garderont. Ils feront par là
tors d'état de donner d'utiles confeils aux méchans , qui en deviendront plus
hardis.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
f3l
hardis. 3'. La défenfe qu'on projette, eft contre la pratique de nos an-
ciens : bien loin d'ôter l'arc & les flèches à leurs fujets, ils en recomman-
doient l'exercice: il y avoit pour cela des tems réglez. Nous lifons dans le
livre des rits: Quand dans une famille il naît un fils, on pend devant-la
porte un arc Se des flèches.
Sous l' Empereur Suen ti , on fa'ifo'it de nouveaux établi/-
femens , Êf on ouvrait des terres fur les frontières du
côté des Hiong nou. Ceux-ci dtfputant le terrain il
y eut une aBion. ^lelques Chinois furent faits prifon-
mers , ^ auffî-tôt élargis. On voulut profiter de cette
occafton , pour engager Suen ti à faire la guerre^
Hoei fiang, un de fes Minifres^ s'y oppofa , ^ fit
le difcours fuivant pour le détourner de cette entreprife.
QU AND il y a du trouble ou une révolte dans un Etat , & qu'on ne Difcours^
peut les faires cefler qu'en y employant la force des armes : les preh- [g^^,|^ jf*
.dre alors, c'eft guerre de julHce. Quand un Royaume ennemi at- h Paix
taquc injuftement, fait un tort confidérable, & ne veut point ei\tendrc flans un
raifon : prendre les armes pour fe défendre , c'efl: guerre de néceflîté. ^'*^'
Quand il ne s'agit que de peu de chofe, qu'il y a plu^ de jaloufie & de
fierté que d'intérêt: c'eft: guerre de colère 6c d'emportement.. Quand on
fe propofe d'envahir les terres d'autrui , ou de s'enrichir de fes dépouilles :
c'eil guerre de cupidité &: d'avarice. Enfin, quand c'eft; précifément pour
acquérir de la gloire, pour montrer fi fupériorité, pour humilier un rival;
c'eft gu;rre de vanité 6c d'ambition. Dans les deux premiers cas, on réuf-
fit prcfque toujours: dans les trois autres, jamais. Voilà ce qu'on dit com-
munément: 6c cette commune opinion des hommes eft fondée fur la con-
duite ordinaire àeTien. Or il eft vifible qu'aujourd'hui \es Ffiongnoii n'ont pas
intention de nous attaquer: ils n'ont point fait d'irruption fur nos terres: ils
ont difputé pour quelque terrain dans un nouvel établiftement que nos gens
font. La difpute s'eft échaufl^ée : ils ont fait quelques prifonniers: mais
ils les ont aufli-tôt après élargis de bonne grâce: cela ne vaut pas la peine
qu'on y penfe davantage.
Cependant j'apprens que vos grands- Officiers de guerre vous preflent de
leur donner des troupes, pour entrer chez les Hiong ma. Si V.M. y confen»
toit, quel nom donner à cette guerre ? Elle ne feroit , à mon fens, ni né-
çeflTaire, ni jufte. D'ailleurs vos peuples, fur- tout de ces côtez-là, font
4 Xxx 5, déjà
P,4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
déjà il miférables, que le perc ôc le fils font réduits à partager enfemble un
méchant habit. Je ne fçai combien de gens vivent de graines d'herbes fau-
vages. Qiie fera-ce, s'il faut encore y faire pafler de nombreufes troupes?
Quand elles feroient viûorieuies, la guerre, malgré la victoire , feroit beau-
coup plus pernicieufe qu'elle ne Icroit utile. Les guerres, dit-on, («) font
fuivies d'années mauvailes & lié ri les. Cela vient, à ce qu'on prétend , de
l'intempérie que caulent dans les fiifons les gémiflemens Ôc les malédiûions
des peuples, que les malheurs des guerres accablent. Or fi la famine fuc-
céde à la guerre, en fuppofant même une conquête aflez inutile faite au
dehors: n'y aura-t-il point de trouble au-dedans.^ Pour moi, je le crois
d'autant plus à craindre, que le choix de ceux qui gouvernent dans vos pro.-
vinces, èc même de ceux qui tiennnent à votre cour un aflez haut rang, le
fait fort mal : que la corruption & le defordre augmentent par là tous les
jours: qu'il n'eft plus rare qu'un fils tue fon pcre, un cadet fon aîné, .une
femme fon mari: 6c que l'on compte cette année jufqu*^ deux cens vingt-
deux crimes de cette efpèce.
Qiiand il n'y auroit point d'autres troubles, & d'autres defordres à crain-
dre, celui-ci peut-il pafler pour léger? Cependant vos Officiers, fans s'en
inquietter, vous preflent de mettre en campagne une armée pour un fi pe-
tit fujet, contre des barbares étrangers. Ce n'eft pas là ce qui prefl"e. Con-
jfiicius apprenant que certain Ki prêt de mourir, témoignoit craindre que
fa famille n'eût à fouftVir de la mauvaife volonté d'un certain Tchuen yu.
Que ne craint-il plutôt, dit-il, pour fa famille les defordres qu'il y laifle?
J'en dirois volontiers autant à ceux qui confcillent aujourd'hui la guerre.
Je ne fuis point de cet avis: & je vous conjure, au moins avant que de
prendre fur cela votre parti, d'en délibérer mûrement avec les Heott de
Pingt chang , de Pingt nguen , de Lo tchang & avec d'autres gens de
leur caraûére. S'ils panchent pour la guerre, à la bonne heure, qu'on la
fefle.
(^) Une glofe dit que c'eft un mot de Lao tfe qui vivoit du tems de Confu.ius, & dont
la fede nommée Ta» à fait Ion chefl
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. f^f
^ l'occafion d'une Eclypfe de So/eil&f d'tm tremblement
de Terre , l'Empereur Yuen ti publia une Déclara-
tton , par laquelle il ordonnait qu'on lui expojât les
défauts du Gouvernement : Qiiang hong qui étoit a-
lors Po fe , préfenta un Dtfcours à l'Empereur , ou il
lui difoit ce qui fuit.
PRi nce! Voici quelle font aujourd'hui les mœurs de votre Empire. Remon^
On y fait grand cas des richeftes, mais fort peu de la vertu. Le dé- irance au
fîntéreflement, la pudeur, la tempérance font très-rares, principalement à '^"j^M'i
la cour. Les loix les plus naturèles £c, les plus communes y font renver- '^'^''^s'e-
fées. L'alliance l'emporte fur le fang. Vos plus proches ne font rien en Mœurs.
eomparaifon de certains alliez afTez éloignez : Parmi vos Miniftres & vos
Officiers, le grand nombre eft de gens qui ne s'étudient qu'à une complai-
fânce afFeétée, 6c qui ne penfent qu'à profiter de vos faveurs pour s'enri-
chir. Voilà, oix en font les chofes. Telle eilla fource des maux qui affli-
gent votre Etat. C'ell à quoi il faut penfer pour y remédier: fans cela vos
amnifties (a) font fort inutiles.
La cour eft communément la régie des mœurs dans un Etat. Qu'on voye La Conr
les Grands non-feulement vivre bien enfemble, mais fe prévenir mutuelle- eftlaRc-
ment, 6c fe céder dans les occafions: bientôt les difputes 6c les querèles fè^l"
feront rares parmi le peuple. Que les Grands foient tous charitables 6c li- l'Etat.
béraux , les larcins ôc les violences cefleront. Enfin que la juflice, la tempé-
rance, la modeftie, la douceur, régnent à la cour : bientôt l'union régne-
ra parmi les peuples. Ils s'exciteront mutuèlement à fuivre ces beaux é-
xemples. C'efl par cette voye que nos plus fagcs Princes , prefque fans u-
fer d'aucune févérité, ont fait fleurir la vertu. Que fi les vices régnent à
la cour, de-là ils fe répandent dans tout l'Empire avec tant de facilité, que
s'il y a feulement parmi le peuple de la froideur {b) 8c quelque méfintelli-
gence , ce ne fera plus que difputes 6c querèles. Si la fierté régne dans les
Grands, l'infolence régnera parmi les petits: fi on voit de grands Offi-
ciers affe£ter de fe rendre maîtres , abufer de leur faveur , 6c trafiquer
de l'autorité du Prince à fon infçû : bien-tôt ce ne fera parmi les
peuples que vols, que brigandages, que faftions. Or aujourd'hui, 6cc. {c).
Si
(<) A roccafion de quelque événement fin?ulier les Empereurs pardonnoient à certains
coupables. Cela fe pratique encore, & s'appelle Td che , grand pardon.
[b) Le Chinois dit, changement de couleur.
(c) '1 fé-é(e là plus au long ce qu'il a dit au commencement des mœurs de îa cour»
puis il pourluk.
f^ô DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Si donc les vices régnent aujourd'hui dans tout l'Empire, malgré les
amnifties 6c les châtimens: ce n'ettpas T'ien * qui en eft la caule. C'eft qu'on
s'y prend mal pour y remédier. En examinant l'antiquité , voici divers
traits, que j'y ai trouvez. Un Prince de J'ching failoit grand cas de gens qui
fuirent forts & hardis. Bientôt il eut bon nombre de les iujets , dont cha-
cun par fa feule force domptoit un tigre. Mou kong Prince de Tfm, té-
moigna ettimer fur toutes chofes, les perfonnes capables d'un attachement
inviolable. Il ne m.inqua pas de gens qui pouiferent leur attachement pour
lui, julqu'a fe tuer, quand il mourut. Une Princefle de Tfih aimoit les
Ou: ie peuple auffi-tôt donna dans mille iuperftittons. \JnHeou à&Tfin étoit
ceconome , tout ion peuple le fut de même. Tai vang étoit la douceur &
la bonté, même : aufli parmi fes fujets point de vengeance : chacun fe pardon-
noit fins peine. A en juger par tous ces traits , n'a-t-on pas droit de
conclure que tel ell le Prince ôc fa cour, tels communément font fes
peuples?
Votre Majefté, à qui les avertiflemens de Tten ont infpiré une refpec-
tueufe crainte, 6c un redoublement de compaffion pour fes peuples, a bien
commencé à fe corriger. Elle a fait ceffer les inutiles 6c fomptueux tra-
veaux commencez à Kan ftien Elle a abandonné l'expédition qu'elle mé-
ditoit fur ichu yai. Quelle joye n'a point caufé dans tout l'Empire votre
déclaration fur ces deux articles! foutenez de fi beaux commencemens.
Voyez dans tout votre palais ce qui demande de la réforme. Votre maifon
étant une fois bien réglée, étendez vos ioins au-dehors. En fiiit de mufi-
que 6c de poëfie, attachez-vous à celle qui elt du goût de Ta 6c des Song-\-y
grave, férieufe, inilruétive. Fuyez celles de 'Tching 6c de Ouei. Ouvrez
un chemin large aux remontrances : recherchez les gens de mérité. Ho-
norez fur-tout les gens défintéreflez , droits, &c fincéres : 6€ banniflez de
votre cour tous les flatteurs. Occupez-vous de la le£ture de nos Kmg.
Examinez ce qu'on pratiquoit dans les fiécles les plus heureux. Etudiez-
vous à cette manière de gouverner douce 6c naturèle, qui produit l'union
& la paix. Enfin effbrçez-vous par l'exemple de vos vertus , de réfor-
mer les idées, 6c de coriger les vices qui régnent. Qlic du moins tout
l'Empire fçache qu'il n'y a que la fagefle 6c la vertu, dont on felTe cas à
votre cour.
Sentiment Sur cette pièce, l'Empereur Cang M à\X.: voilà ce qui s'appelle un
del'Empe- bon difcours pour le fens 6c pour les paroles, il n'y a pas un mot qui ne
reur Cang porte.
ht fur ce
Difcours.
» Le Ciel.
t Noms de chapitre; du Chi king.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
r^7'
Il y a encore dans ce Lwve un autre Di/cours dn mê-
me auteur au même Empereur Yuen ti. Ce Prince
' avoit deux chofes à cor'iger. i°. // éto'tt Indéterminé ^
&' donno/t toute fa faveur aux parens de la Pveïne ^ ^
quï ahufoient de leur crédit. Oeil pourquoi Quang
heng dans ce difcours , touche deux poniîs effentiels
pour toutes fortes de perjonnes , mais encore plus pour
mi Prince : le premier , efi de connoître fon princi-
pal défaut naturel^ &" de le coriger. Le fécond de ré^
gler fa maifon,
AV ANT que d'entrer en matière, il exhorte Yucn ti à s'affermir dans Conreils
le louable dclir de foutenir dignement la gloire de fes ancêtres, en ^ u" ^''^in-
rendant de plus en plus floriflant l'Empire qu'il tient d'eux, Se en l'alTurant *'
à fes defcendans. C'ell ainfi, dit-il, qu'en ufoit Tcbing vang. Il avoit tou-
jours dans l'efprit les vertus & les exemples de Fen vang fon grand père, 6c
de fon pere/^oa vang. Son propre régne étoit plein de bonheur & de gloire:
mais quand on le célébroit, il en rejettoit tout l'honneur iur fes ancêtres,
dont il ne faifoit, difoit-il, que fuivre les vues, & imiter imparfaitement
les exemples. Auflî mérita-t-il d'avoir toujours Chang tien propice Se d'ê-
tre fecouru par Kouei chin.
Après cet exorde , ^lang heng explique ce qu'il entend par connoître
fon {a) naturel Se le conger, Se comment il faut s'y prendre. Chacun
doit, dit-il, s'examiner avec foin, pour voir ce qu'il a de trop ou de trop
peu: puis retrancher d'un côté Se tâcher d'acquérir de l'autre. ' Par exem-
ple , les gens qui ont naturellement beaucoup d'efprit , ou qui ont^acquis
quantité de connoiflances, font fujets à s'embarrafler par la multitude de
leurs vues. Ils y doivent prendre garde. Ceux au contraire qui n'ont que
peu d'expérience. Se qu'une médiocre pénétnition , ont à craindre que
bien des chofes même importantes ne leur échappent : il faut qu'ils y fup-
pléent de leur mieux. Les gens braves Se robuftes ont à craii.dre d'être vio-
lens: ils y doivent être attentifs. Les gens doux, bons, compaflifs, font,
s'ils n'y prennent bien garde, foibles. Se indéterminez, ^c.
Dans
. (") âi""»5 f^tng Te fert de l'exprcffion S'mi (Nature.) Mais Tch'in^ le fieo» fur cet endroif,
dit que par ce terme on entend ici le natiuel ou tempérament qui dépend des organes ?C
dfi la matière. Il ne s'agit pas ici de cette nature, Sing-, ou raifon naturelle, que l'on
nomme auffi l'ordre ou la loi de Jicn.
Tome IL Yyy
fjg DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Dans le fécond point, il n'y a rien que je n'aye déjà indiqué *. Seulement
il tâche de faire fentir à fon Prince l'importance qu'il y a de mieux ré-
gler fcs faveurs , & de ne pas trop donner à des inclinations particulières,,
contre fes vrais intérêts, & au préjudice de fon fang.
^ Jly a dans le même Livre un troifiéme D'ifcoitrs ^(?Quang
heng. Il efl adrejj'è à Tcliing ti Jih ^ fucceffeur
de Yuen ti.
Lcî Déré-
glemens
G
E Prince étoit récemment monté fur le trône, ^lang heng , dans
^_^ un exorde très-court, le loiië de ia piété filiale qu'il fait paroître.
lës'soûve- Après quoi il l'exhorte à enrichir par fon application le bon {a) fond?
rains eau- qu'il a déjà: pour cela il lui recommande fur tout deux chofes.
feni fou- La première, de fe prémunir avec foin contre la paffion pour les femmes.
r^"Vd ^^^ 1'^°^ "^ P^*^^^ ^"^ mariage , de fa néceffité pour l'accompliflément des
leurs fu- volontez de Ticn^ & de la préférence qu'on doit donner à la vertu d'une
Jets, femme, par-deflus les autres qualitez qu'elle peut avoir. Il cite les éloges
que le thi king donne à l'époule de Vcn %\T,ng, qui ne lui aida pas peu à faire
fleurir la vertu. Il lui rappelle par manière de contraile les funeftes fuites
qu'a eu la paffion de quelques Princes pour certaines concubines. Il l'invi-
te à fe convaincre en lii'ant l'hiftoire, que la ruine des dynafties a le plus
fouvent commencé par-là.
La féconde chofe que ^ang heng recommande au jeune Empereur 'tching
//, c'eft la fréquente Icélure des Â/;/^: il lui en fait un éloge. C'ell;, dit-il,
le fommaire ou l'abrégé des paroles 6c des actions des anciens fages : on ne
peut trop en approfondir le iens.- on y trouve marquez tous lés devoirs,
foit envers 7/V», foit envers les hommes: enfin tout ce que doit faire un
Prince pour rendre heureux fcs fujets. Il finit par l'exhorter à s'acquitter
dignement de la grande cérémonie {b) qu'il doit bientôt faire: 6c de donner
par cette première aftion publique, une idée de ce qu'on doit attendre de
lui dans la fuite de fon régne.
* C'étoit là, dit une glofe, le caradlére de Tuen il
(«') Le Chinois dit mot à mot: quoique vous ayez, un naturel, S'tn: je foohaite que
vous y ajoutiez un cœur, Chiag. sin ching.
{b) C'étoit celle dont Confucius dit que la fin ell d'honorer le fcigneur fuprême, ou le
fuprêine Empereur chang ti.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. j-jp
J'ai voulu mettre de fuite V extrait des trois d'ifcours de
Quang heng , dont les deux premiers s'adrejfoient à
l'Empereur Yuen ti, &' le troifiéme à Tching nfon
fucce[feur. Je ne crois pas pour cela devoir omettre mie
Pièce d'un autre Auteur faite fous Yuen ti ; elle ejl
de Kong yu, qui, a l'occafion d'une mauvaife an-
née, l'adreffa à cet Empereur pour l'exhorter à imi'
ter la tempérance ^ la frugalité ^ &" l'épargne des an-
ciens.
DAns l'antiquité tout étoit déterminé fur certaines régies : dans le p .
palais de nos Empereurs, les femmes ne paflbient point le nombre de tionTfa
neuf. Le nombre des chevaux n'alloit qu'à huit. Les murailles étoient Tempé-
propres & bien enduites , mais fans ornemens. Le bois en étoit luifant &C ^^^^^ ^ ^
poli, mais fans fculpture. La même fimplicité s'obfervoit dans leurs cha- j* ,^"^"8*"
riots & dans tous leurs meubles. Leur parc n'avoit que quelques lieues d'c- ' ^°
tendue , Se l'entrée en étoit libre à toute forte de perfonnes. On leur
payoit la dîme des terres , c'ell tout ce qu'ils en tiroient. Chaque famil-
le fournidoit par an trois journées d'homme : il n'y avoit point d'autre
corvée. Cent lieues de pays faifoient le domaine propre de l'Empereur:
du refte il tiroit la dîme.- Toutes les fixmilles étoient à leur aife; Sc par
de belles odes on célébroit à l'envi ces tems fortunez.
Dans des tems fort voifins du nôtre , on a vu nos ancêtres Kao tfmiy
Hiao oiien^ ôc Hiao king, imiter d'afléz, prés l'antiquité. Le nombre de
leurs femmes n'étoit gueres que de dix. Les chevaux de leurs écuries ne
paflbient gueres cent. L'Empereur Hiao oiicn eft celui qui a le plus appro-
ché de la fimplicité antique. Ses habits étoient d'étoffe fimple &
grofliere, fa chauflure de cuir mal paflé. Jamais or, argent, ni gravures
ne parurent iur fes meubles. Les chofes ont bien changé depuis. Non-
feulement chaque Empereur a enchéri en fait de dépenfes fur fes prédécef-
feurs: mais le luxe a enfin gagné tous les ordres de l'Empire. C'ell: à qui
fera le plus magnifiquement vêtu, le plus proprement chauffé, à qui aura
la plus belle épée ou le plus beau fabre. Enfin chacun ufe fans façon de
ce qui n'étoit autrefois propre que du Prince: auffi l'Empereur paroit-il
pour donner audience , ou lort-il pour quelque cérémonie ? Si l'on ne
le connoît d'ailleurs, on a peine à le diftinguer. C'eft en vérité un
grand dcfordre; Se ce qu'il y a de pire encore, c'eft qu'on ne s'en
apperçoit pas.
Yyy 2. Au-
f^ DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite de Autrefois T'chao kong Prince de Lou, quand onïiii expofoit les droits de
l'Exhorta- l'Empereur, pour lui inlpirer le refpect dû à fon fouverain: quefais-jede
tion à la contraire, dii'oit-il? Lui fcul ctoit aveugle fur fa conduite. Aujourd'hui
r3nce^& à quc de gens l'imitent! Le T'a fou tranche àuTcha heoii^ le Tcbti heou fait
la Fruga- le petit Empereur, & l'Empereur lui-même pafle bien au-delà de ce que la
l:'^'- railbn prefcrit. Le mal eft grand , & peut déjà pafler pour invétéré.
S'il y a du remède à un fi grand mal, il n'y a que vous, Prince, qui puif-
fiez l'apporter. Si l'antiquité peut revivre, ce doit être par vos exem-
ples. Je dis, fi l'antiquité peut revivre: car, fuivant le peu de lumiéi'es
que j'ai, il me paroît comme impofllble de rétablir les chofes fur l'ancien
pied. Mais du moins faut-il s'en rapprocher.
Pour ce qui regarde votre palais, tel qu'il eft, c'eft une chofe faite: vous
pouvez n'y pas toucher. Mais vous trouverez , fi vous voulez , allez
de quoi retrancher fur d'autres choies. Autrefois comme aujourd'hui, c'é-
toit dans le Royaume de Tfi qu'on travailloit aux étoffes Se aux habits pour
la cour. Il y avoit pour cela précifément trois Officiers députez , & ils
fuffifoient de relie: car ces étoffes & ces habits ne montoicnt qu'à dix gran-
des balles. Aujourd'hui ces étoffes occupent dans le même Royaume des
Officiers 8c des Ouvriers fans nombre. Cette feule ^épenfe va par an à quel-
ques dizaines de Ouan *. C'eft à Chou , & à ^tang ban , que le travaillent
pour la cour les meubles d'or 6c d'argent. If va à cela^ de compte fait,
cinq cens Ouan par an. Cinq mille Ouan par an voftt à entretenir à votre
cour les intendans de vos ouvrages, finies ouvriers qu'ils emploient, foit
pool- vous, foit pour la Reine: vous nouriflez dans vos écuries près de dix
mille chevaux : ils confument bien du grain. Il fort fréquemment de chez
la Reine, (je l'ai vu moi-même plus d'une fois ) des tables non- feulement
riches & bien fervies : mais chargées de vaiflèlles d'or 8c d'argent. Ce font
les préfens qu'elle fait aux uns 8c aux autres , Se fouvent à des gens qu'il ne
convient point de traitter avec tant d'honneur. A quoi fe montent les dé-
penfes que fait la reine ? Je ne puis le dire au jufte : mais certainement elles
font très-grandes. Cependant le peuple eft dans la mifere. Un grand nom-
bre de vos pauvres fujets meurent de faim. Plufieurs demeurans fans fépul-
ture, fervent de curée aux chiens: 8c cela , pendant que vos écuries font
pleines de chevaux nouris de grains, fi gras Se fi fringans la plû-part, que
foit pour diffiper lem- graifrc,foit aufîi pour les dompter, on eft obligé cha-
que jour de les fatiguer un peu. Les choies doivent-elles aller ainfi fous un
Prince , que Tien en le mettant fur le trône, a établi le père 8c la mère
des peuples? Ce Tien eft-il donc aveugle?
C'eft proprement fous Fou f ti qu'ont commencé les dépenfes exceflives.
Il ramafia de tout l'Empire ce qu'il put de belles filles, dont il ramplit fon
palais. L'on en compta jufqu'à quelques mille. Sous Tchao ti jeune Se foi-
ble. Ho quang Avoït toute l'autorité. Ce Ho quang étoit un homme qui ne
connoifîbit ni la raifon, ni les rits. Après avoir fait dans le palais un araas
inu^
* Un Oua» , c'eft dix mille onces d'argent.
4 Cela ne s'entend que par raport ila dynaflie Havi
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. f4î
mutile d'or, d'argent, & de bijoux, il fit une curieufe recherche d'oifeaux, Suite de
depoiflbns, de tortues , de boeufs, & de chevaux extraordinaires, de ti- l'Exhorta-
cres, même de léopards, & de iembkbles bêtes féroces : le tout pour des Tempe-
étangs & pour une ménagerie dans l'intérieur du palais, propre à fervir de rance & à
divcrtifiemcns au femmes. Choie indécente, s'il en fut jamais, contraire la Fruga-
à la volonté de Î/V«, Se je crois même, quoiqu'en dît alors Flo quang^ peu '''^•
conforme aux ordres que Foy. ti lui avoit laiflez, en mourant.
Depuis ce tems-là , le mal n'a fait que croître. Sous Suen tî, c'étoit à
qui auroit le plus de femmes. Tel Clni heoti en avoit des centaines. Il en
fut de même chés tous les gens riches. Au dedans c'étoit nombre de
femmes prefque uniquement occupées à déplorer leur fort, 6c à faire mille
imprécations. Au dehors. Une foule d'hommes Fort inutiles. Un Offi-
cier, par exemple, d'une condition afléz, médiocre, entretenoit pour fon
plaifir quelques dizaines de comédiens. Le peuple cependant fouffroit.
Il mouroit beaucoup de monde : & l'on eût dit qu'on prenoit à tâche tout
à la fois de peupler les fépultures, & de dépeupler l'univers. Le mal a com-
mencé par la cour, mais il eil devenu preique général. Chacun fe fait
comme une loi de fuivre ce que déjà bien des régnes ont mis en vogue.
Voilà oîi en font aujourd'hui les choies: ôcje ne puis y penier Huis la plus
vive douleur.
Je conjure V. M. de remonter un peu plus haut que ces- derniers régnes,"
d'examiner avec attention, & d'imiter la loiiable épargne de quelques-uns
de vos ancêtres: de retrancher les deux tiers des dépenfes de votre cour, en.
meubles, en habits, & en équipages. Le nombre des enfans que vous pou-
vez efpérer, ne dépend pas du gr.ind nombre de vos femmes. Vous pou-
vez choîiir fur ce nombre une vingtaine des plus vertueufcs , & renvoyer
le refte chercher des maris. Qiiarante chevaux dans vos écuries , c'eft
bien aflez. De tous ces parcs, qui font 11 valles , rélei-vez-en un , fi
vous voulez : donnez tous les autres à cultiver au pauvre peuple. Dans
un tems de mafere & de llérilité comme celui-ci , les retranchemens
que je propofe,_ ne font-ils pas indifpenlablcs ? Pouvez-vous n'être pas fen-
hble à ce que fouffrent vos peuples , Se ne pas penier efficacement à les ibu-
lager? Seroit-ce répondre aux delîeins de tien*? Ce-Tien , quand il fait les
Rois "f, c'ell pour le bonheur des peuples. Son intention n'eft point fans
doute de mettre un homme en état de le divertir à fon gré. Ne préfumez
point trop , dit le Chi king à ceux qui régnent , de ce que Tien a fait en
votre faveur. Il peut y avoir des retours fâcheux. Régner cbmnie il faut,,
n'eft pas chofe fi îxc'ile, Chang ti § vous examine de. fort près. Ne partagez,
point votre ccemr.
Une glofe dit que Tucnti prit fort bien cette remontrance: qu'en con- Effet ^]^-
féquence il retrancha de les habits, de fes meubles, &; de fes chevaux: qu'il cette M--
défendit qu'on nourît de viandes aucun des animaux de la ménagerie: qu'il montiaB*
renvoya tous les comédiens 6c qu'il abandona aux peuplesi une grande partie *■'•
de fes parcs. Sous
* Le Ciel.
î Le Chinois dit les Chixs gin. § Le riiptêtne Ëniperojr,
f4t DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Sous l'Empereur Suen ti , comme on dèîïbéro'tt des moyens
de pourvoir aux Armées fur les Frontières : Tchang
t:c\\2ingpropofa d'accorder aux criminels^ dont néan-
moins quelques-uns étoient exceptez , le pouvoir de fe
racheter en fourni[fant une certaine quantité de grain,
Siao hoang tchi fit fur cela la remontrance fui-
vante.
Rcraon- T ES peuples ont en même tems dans le cœur deux principes bien diffé-
irance.fur | ^ rens, l'un de bien, l'autre de mal. Ils ont un fonds de bonté 6c de
les Grâces juHice: mais ils ont auflî un fonds de cupidité 8c d'intérêt, contre lequel
auxCmni- ils ont befoin d'être foutenus par l'inftruaion 6c par les loix. Tao^ \.OMt Tao
nelt, qu'il étoit , ne vint point à bout pendant fon régne d'extirper du cœur de
les îujets , toute paffion & tout intérêt : mais il fçut faire enforte que la
paffion & l'intérêt cédaffent à la raifon 6c à l'équité. Sous le funefte régne
de Kié^ la corruption quoiqu'extrême n'avoit point entièrement étouffe
dans le cœur des peuples, les principes de vertu 6c d'équité: mais la cupi-
dité l'emportoit. Voilà proprement la différence de ces deux régnes:
différence à laquelle ceux qui font chargez du gouvernement, ne fçau-
roient faire trop d'attention.
On propofe à V. M. de permettre aux coupables convaincus de crimes,
de fe rachetter par une certaine quantité de grains. C'ell: ce que je ne puis
approuver. Qiioi! de deux hommes également coupables de mort, l'un
mourra parce qu'il eft pauvre, l'autre aura la vie parce qu'il efl riche? La
griéveté des crimes ne fera donc plus l'unique régie des châtimens?La pau-
vreté 6c les richefies en feront partie? Voilà donc déformais comme deux
loix , où il n'y en avoit qu'une? C'eil un defordre dont un autre s'en-fuivra
infailliblement. Car, quand on fçaura cette innovation, quel eft le fîls ,
quel ell le frère, qui, pour racheter la vie de fon père, de fon aîné, ou de
quelque autre de fes proches, ne tentera pas toutes les voies imaginables d'a-
voir dequoi les fiuver? L'efpérance d'y réuffu- les aveuglera fur leur propre
danger. Dc-là combien de nouveaux crimes! Pour un homme à qui l'ar-
gent fauvera la vie, il y en aura dix qui la perdront dans les ftipplices. C'eft
affoiblir en même tems 6c l'amour de la vertu, 6c la force ne nos loix. Or
ces bafés du gouvernement étant une fois ruinées, je doute fort que vos
Miniftrcs, valuffent-ils Tcheou kong^Tcbao kong^ pufTent enfuite les ré-
tablir.
Dans l'antiquité , les greniers du Prince étoient chez tous fes fujets.
Manquoient-ils?Il y trouvoit dequoi fournir aux befoins prefîans.N'yavoit-
il point de ces belbins? Il laifFoit les peuples dans l'abondance. Nous li-
fons
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. f45
fons dans le Chï king ces paroles : a3^ez pitié de ces pauvres gens qui fouf-
frent, preflez-vous de les lecourir prcférablement à nous. Ce Ibnt les Prin-
ces qui s'adreflent à Tien : 6c c'elt ainfi que le poëte exprime leur compaf-
fion 6c leurs bontez pour leurs peuples. Mais nous trouvons en même tems
de la part des peuples, un retour de zèle pour leur ibuverain. Arrofez,
leur fait dire le poëte, arrofez d'abord & rendez fertile le domaine de no-
tre Prince, puis étendez ce bienfait jufques fur nos terres. Quoique nos
tems le cèdent aux anciens, le zèle de vos fujets fe foutient encore: on les
charge de corvées, pour fubvenir aux befoins de nos frontières, on a ajou-
té aux levées une capitation, les peuples en fouffrent beaucoup, 6c ne font
pas infenfibles à leurs miferes : cependant ils fe font un devoir de porter ces
charges néceflaires. Ce font les moyens ordinaires de pourvoir à la fureté
des Etats : on ne fe récrie point contre. Mais pour ce qui eft du moyen
qu'on propofe, il fait brèche aux loix : il aboutiroit naturèlement à faire.
périr dix hommes pour un, il n'ell point à prendre. Votre vertu , Prin-
ce, 6c le foin que vous avez pris de l'inftruftion de vos peuples, ont mis
les chofes fur un fi bon pied, que votre gouvernement, ne feroit point des-
honneur à Tao 6c à Chim. Suivre le confeil qu'on vous donne, ce feroit
dégénérer ?
Su EN Ti oppofa ce difcours à Tchang tchang. Celui-ci perfifia malgré Effet de ce
cela dans l'avis qu'il avoit ouvert. Siao hoang tchi répliqua en expofant afîèz ^^'^ours.
au long, les inconveniens^qui s'étoient enluivis d'ime tentative à peu près
femblable. Sur la réplique de Siao hoang tchi , l'Empereur renonça au
moyen propoiè par Tchang tchang.
'O^ x^ «»ff 5^ 'O^j» ^6"5fr ^xy5«» «oi?5«» m^oç^ *^s» «9<?i:o. <-;^-«» ^?SO>'-9ÇSC-
Remontrance de Lieou hiang à l'Empereur Tching ti,
fur les dépenfes énormes qu'd avoh déjà faites : 6f
qu'il contmuo'tt de vouloir faire ponr la fépultu-
re des Princes de fa Maifon.
P Rince, je trouve dans notre ![ king cette maxime, qui eft princi- Maxime
paiement pour les Princes. Vous vivez heureux, n'oubliez point que pour les"
ce bonheur peut aifcment changer. Vous vous trouvez bien établi dans la Princes,
plus haute fortune, penfez qu'on en peut décheoir. C'eft le moyen de
rendre durable ce repos perfonnel , dont vous jouiffez, & d'afFurer à votre
famille le haut rang que vous tenez. Un fage Prince ne peut donc mieux
faire que d'examiner l'hiftoire, de pefer avec attention les divers événe-
mens qui y font marquez, d'en rechercher & approfonder les principes,
d'y diftinguer ce qu'on y loue, 6c ce qu'on y blâme, pour bien profiter de
fes leftures. Le moindre avantage qu'il en puifle retirer, c'eit de toucher
au doigt cette vérité, fi propre à lui infpirer une refpeélueufe crainte,
qu'il
■Suite des
•Maximes
pour les
Princes.
1-44 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
qu'il n'y a eu jufqu'à préfent aucune maifon , à qui 'Tien ait affûré pour
toujours l'Empire.
Confucius examinant le Chi king, 6c venant à certain endroit de l'ode
qui a pour titre Fen vang: que les jugemcns de T'ien font terribles, s'é-
cria-t-il en foupirant ! & qu'il ell bien vrai que le premier foin de l'homme
doit être de laifier pour héritage à l'es defcendans beaucoup de vertu ! qu'il
cil vrai que fans tout cela tous les autres biens leur font inutiles, 6c leui"
échappent! Si 'Tien en avoit ordonne autrement, comment retenir les Prin-
ces dans le devoir .^ Comment animer les peuples à la vertu? C^efh ainfî
que parloit Confucius en gémiffant fur le fort des Oui tzc^ 6c fur les Ytig
devenus fujets des Icheou. Tao lui-même, ce Prince 11 fage 6c fi vertueux ne
put rendre fon fils capable de l'Empire, 6c choifir un autre pour fuccefleur.
Tu 6c Tang^ maigre leurs foins, n'ayant pil perpétuer la vertu dans leur
maifon, l'Empire pafla à une autre famille. Auill-tot après que de change-
mens de dynafties jufqu'à nos jours ! Kao ti fondateur de la votre fe voyant
maître de l'Empire, eut la penfée d'aller établir fa cour à Zojrt»^. Lieou
king lui repréfenta l'inutilité de la dépenfe. Kao ti délîfta auffi-tôt, 6c fixa
fa cour à Koang tchong. Là il rappelloit fouvent en fa mémoire le fort des
dynafties Tcheoii 6c T'fin. Celle-là, fe difoit-il, a eu tant de grands Prin-
ces, aufquels je ne puis me comparer. Elle a cependant à la fin dégéné-
ré, 6c s'eft perdue. Celle-ci n'a eu que deux Princes tous deux fans vertu;
aufîl-tôt elle a fini. Occupé de ces penfécs, il évitoit avec foin les fautes
des 7yî«, 6c.il s'efforçoit d'imiter, autant que les circonftances le permet-
toient, les premiers tchcoH. Enfin tout le teras qu'il régna, il fut d'une
attention , d'une vigilance , 6c d'une circonfpeétion extrême. C'eft
qu'il avoit bien compris , ce fage Prince , ce que j'ai cité de Confu-
cius.
Hiao ouin étant à Pa -flin, examinant la fituation du lieu, 6c trouvant
que du côté du Nord la montagne avoit peu de profondeur, parut fort in-
quiet 6c rêveur: puis s'adrefTant aux Grands qui l'accompagnoient, il leur
déclara le fujet de fon inquiétude. Jepenfe, leur dit- il, comment je pour-
rois mettre hors d'infulte le tombeau de Kao (a) tfou : 6c je médite pour ce-
la un maffif des plus grandes 6c plus dures pierres, 6c du meilleur ciment
qu'il fe pourra faire. Qiiel eft votre fentiment ?
Tchang tche chi prenant la parole : „ S'il n'y a rien dans ce tombeau qui
„ puiiïe exciter la cupidité, eût-il toute l'épaifleur 6c toute la folidité du
„ mont A^(î«: c'eil comme s'il y avoit plufieurs ouvertures. Si l'on n'y met
„ rien qui irrite la cupidité» indépendamment du mafTif, il eft en fureté.,.
En effet, qu'à tant à craindre un Prince mort? Il n'en eft pas de même de
fa maifon 6c de fon Etat. Leur profpérité 6c leur décadence dépendent de
bien
f Nom d'un lieu où ctoit la Tépulturc de Kao ti
[a) C'eft le mc;ne que Kao ti , <
de Vcn ti, autrement die Hiao oucn.
, -._ _.. .a lepuiturc de Adu tt.
(a) C'eft le même que Kao ti , ou kao houng ti, fondateur de la dynaftie Hm, & père
ET. DE LA TARTARIE CHINOISE.
ri)'
Suite des
Maximes
pour les
Princes,
bien dçs-dKrfrs. C'eft-là ce qui demande nos précautions. Le petit mot
àf^chang ckc chi étoit plein de fens: il indiquoit ce que je viens dédire,
Hiao ouen le comprit bien: il renonça aux dépcnlcs qu'il pi-qjettoit.
Anciennement, dilent nos livres, on revetoit le corps du défunt d'habits
forts ik épais : on le plaçoit dans quelque lieu à l'ccart bien entouré de fa-
gots, fans l'enfermer autrement DansJa fuite quelques fages jugèrent à
propos de changer cette coutume, 6c mirent en vogue un double cercueil.
On dit que c'elt ious Hoang ti que fe fit ce changement. Ce Hoang ti lui-
mêine fut inhumé fur le l^\o\\X.Kiao. Tao le fut à Tfi yn. Ce fut à fort peu
de frais, & leur fépulture n'a rien de magnifique. Cbun fut inhumé ^Tfang
o«, fans que fesdeux femmes l'y fuiviflcnt. lu eut fa fépulture 2iHoei ki: on
n'y planta pas même des arbres. Où ell la fépulture de T^-^/w^ tang 6c des au-
tres Empereurs de fa dynaltie? C'ell ce que l'hilloire ni la tradition ne nous
difent point. Fen vang^ Voit, l'ang 6c Icbeoti kong ont eu la leur à Pi.
Celle de Mou kong Roi de 7fmg eit à Tong. Celle de Tcbit U tfe à Fou
kou. Toutes font d'une grande fimplicité. Ce fut une lagc précautioQ
dans ces Princes de l'avoir ainfi prefcrit. Au regard de leurs enfans,
ou de leurs fujets , ce fut en eux un trait de fagclle 6c de piété de fe
'' ' ' ' ■ "" '^'- '- - étoit cadet de l'Empereur De la ma-
conformer à leurs intentions. Tcheou
Fou vang. Il fut chargé de fes funérailles ; il les fit tout-à-fait modiques.
Confucius enteiTa fa mère à Fang. Ce fut dans un vieux tombeau , qu'il n'é-
leva que de quatre pieds: ce tombeau ayant été endommagé par les pluies,
les difciples de Confucius ne fe contentèrent pas de le réparer : ils l'embel-
lirent. Confucius l'ayant appris: hélas! dit-il en verfant des larmes,
l'antiquité n'en ufoit pas de la forte.
Ten liu ki tze étant allé faire un voyage dans le Royaume de 7/?, fon fils
qui étoit avec lui, mourut en chemin comme ils revenoient. Il le fit en-
terrer précifément avec les habits de la faifon, dans une foflé aflez peu pro-
fonde, 6c ne mit de terre par-defTus , qu'autant qu'il en falloit pour bien
faire connoître qu'un mort y repofoit. Cela fiiit , il dit en pleurant fon
fils : c'eft le fort de notre corps de retourner en pouffiere. C'eft une chofe
arrêtée; la pourriture pénétre par tout, quelque précaution qu'on puilTe
prendre. De l'endroit où ce fils mourut, il n'y avoit plus gueres que cent
lieues jufqu'au lieu de fa naiffance. Son pcre le fit inhumer là même où il
étoit mort (^) , fans s'embarrafler de le faire porter à la fépulture de la fa-
mille. Confucius faifant voyage, apprit ce qu'avoit fitit 6c dit Ten liu: il
l'approuva, 6c loua T^« //'//, comme fçachant bien les rits. Confucius af-
fûrément étoit bon fils: Ten liu^ bon père: Chiin èclu très-attachez à leur
Prince. Tcheou kong aimoit Fou vang comme fon aîné, &l'honoroit comme
Empereur. On voit cependant que tous ces grands hommes, comme s'ils
euflent agi de concert , on évité la magnificence 6c les frais dans les funé-
railles 6c les fépultures. Etoit-ce par une épargae fordide ? Non, fans dou-
niere doue
Co/,fucius
enterre fa
mère.
(-s) C'eft la coutume de le f.ure. Tous ceux qui ont quelque rang n'y manquent point
encore aujourd'hui.
Tome IL Zzz
Suite des
Maximes.
pour les
Princes.
Particula-
rités du
Tombeau
de Chi
heatig.
dant
ans après
f45 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
te , êc qui oferoit les en foupçonner ? Mais outre les aittres motifs ,
ils avoient celui d'cxpofer moins le corps des morts aux infultes des vi-
vans.
Le Roi de Ouen en ufa tout autrement. Il fit à fon père, fans cepen-
obferver bien les rits, une Tépulture également riche Se iuperbe. Dix
près il la vit détruire & pillé» par les gens de Tac. La même chofe eft
arrivée à cinq Rois de ?//«, dans la fépulture defquels onavoit mis avec
leurs corps, bien des richefTes. On les a vu enlever ces richelTes , & les
relies de ces cadavres demeurer dans un état fi pitoyable, qu'on n'y peut
penfer fans horreur. Enfin Çbi hoang de Roi de yin devenu Empereur,
choîfit pour Çz fépulture le mont Li. En bas il fit creuiér, pour amfi di-
re, jufqu'au {a) centre de la terre. En haut il fit élever un maufolée ,
qui pouvoit paficr pour une montagne, (i^) Il étoit haut de cinq cens
pieds, 8c avoit de circuit au moins une demie lieue. Au-dedans étoit un
vafte tombeau de pierre, où l'on fe pouvoit promener aulTi à l'ailé que dans
les plus grandes ialles. Au milieu étoit un riche cercueil. Tout autour
étoient des lampes & des flambeaux entretenus de graille humaine. Dans
la capacité de ce tombeau étoit d'un côté un étang de vif argent, fur le-
quel étoient répandus des oifeaux d'or & d'argent: de l'autre un appareil
complet de meubles & d'armes: çà& là mille bijoux les plus précieux. En-
fin il n'ell: pas poffible d'exprimer jufqu'où alloiî la magnificence 6c la ri-
chefle, foit du cercueil fie du tombeau, foit des bâtimens où il étoit placé.
Non-feulement on y avoit dépenfé des fommes immcnfes, mais il en avoit
encore coûté la vie à bien des hommes. Outre les gens du palais qu'on
y avoit fait mourir, on comptoit par Ouatt * les ouvriers qu'on y avoit en-
terrez tout vivans. On vit tout-à-coup les peuples, qui ne pouvant plus
fupporter le joug, coururent aux ai-mes au premier fignal de révolte. Et
ces ouvrages du mont Li n'étoient pas encore achevez, que Tcheoii tchang
vint camper au pied: ôc bientôt après Hangfi rafa ces vaftes enceintes, bril-
la ces beaux édifices, pénétra dans ce fuperbe tombeau, en enleva toutes
les richellés , ôc fit de cette fépulture un lieu d'horreur: du moins le cer-
cueil y étoit encore. Un berger, dit-on, cherchant au milieu de ces ma-
zures une brebis égarée, y lailfa tomber du feu. Ce feu prit, gagna le cer-
cueil, 8c le confuma. Jamais Prince alfurément n'a poulie plus loin que
Chi hoang la magnificence, fur-tout en matière de fépulture. Voilà quel-
les en ont été les fuites. Peut- on rien entendre de plus funefte.^
Reprenons. Il ell; confiant par l'examen de l'hilloire, qu'où il y a eu
plus de vertu, il y a eu moins de fafte, même en ce qui regarde les fépul-
tures: que ceux, qui de l'aveu de tout le monde, ont été les plus éclairez
de
(4) Le Chinois dit jurqu'-aux trois fources: ce qui fans doute fait allulion à quelque
f.ible, mais que j'ij^nore.
(i) Le texte n'exprime pas diftindtiment la forme, ou fi c'ctoit une feule maffe, oa
bien plufieurs bâtimens comme aujourd'hui,
» Un Qum eft dix mille.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ^47
de nos anciens , fe trouvent auflî être ceux qui s'en font le plus éloignez : Suite des
que ceux qui i'e font piquez de magnificence en ce point, font gens qui ^'^''^'™«s
n'ont eu nulle réputation Je fagcflé & de vertu: que les moins éclairez Grinces?
& les moins vertueux lont ceux qui ont porté le plus loin le fuile èc la ma-
gnificence: que les tombc.iux & les Miao les plus lomptueux & les plus ri-
ches font bien- tôt pillez ik détruits. Peut-on délibérer après tout cela fur
le parti qui eil à prendre.
Il fut un tems que les Tcbeoii commençant à dégénérer , donnoient dans
le faflc & les dépeniés. Lé relie du gouvernement s'en fentoit. Fen vang.
Prince éclairé, leur iucceda: il apperçut la caufe du mal: il y apporta re-
mède: il fit revivre l'honnête épargne: il en donna le premier l'exemple.
Cet exemple eut tant d'effet, qu'il remit le gouvernement fur un bon pied:
fon régne fut rioriirant,& il eut une nombreufe poflérité, 6c c'ell lui dont
notre Cbi king , dans l'ode Se kan célèbre la mémoire. Au contraire Nien
kong Roi de Lou , fe piqua d'élever de belles terrafles, d'enfermer de vaftcs
parcs, & d'orner magnifiquement les falles de les ancêtres. Il mourut fans
poftérité, 6c le Tchun * tfiou ne l'épargna pas. Qu'on préfère après cela
le fafte à l'économie. V. M. en montant fur le trône , témoigna faire cas
de celle-ci : elle en donna plus d'une preuve. On admira fur-tout fa mo-
dération dans les accommodemens qu'elle fe propofa de faire à l'ancienne fé-
pulturc de fa maifon. Elle a bien changé de méthode dans la nouvelle fé-
pulture qu'elle a entreprife à !rf/j««^ //'/;. Que de terraffes élevées ! ou plu-
tôt que de montagnes faites à la main ! Pour cela combien de cercueils par-
ticuliers remuez! On les peut compter par Ouan. Combien d'argent faut-
il dépenfer ! Les frais paflént déjà cent Ouan. Les morts vous en haiifent,
les vivans fouffrent 6c murmurent. La vapeur de ces gemiflèmens ôc de
ces imprécations trouble les faifons, 6c cauie la flérilité.
Je fuis un homme fans lumières, mais enfin voici comme je raifonne. Si les
morts ont connoiflance de ce qui fe pafle ici, certainement en bouleverfant
tant de cercueils, vous vous êtes fait bien des ennemis parmi eux. Que fî
ce qui fe pafle parmi nous eft entièrement ignoré des morts, à quoi bon tant
de dépenfcs pcftjr la fépiilture d'un homme? C'ell donc uniquement pour
attirer les yeux des vivans. Or ce qu'il y a de gens figes 6c vertueux, bien
loin de les approuver ces dépenfes, ne les voyent qu'avec regret. Le peu-
ple qui en eil vexé, ne goûte point qu'on lui donne à fi grands frais des le-
çons de piété filiale. Relie donc quelques gens dépourvus de fagefle 6c de
vertu, qui donnant eux-mêmes dans le falle félon leur portée, pourront
applaudir à cette entreprife. Leur approbation a-t-elle de quoi vous flat-
ter? Vous êtes né. Prince, avec un naturel plein de bonté, de fincérité ,
de droiture, 6c avec un efprit fupérieur : jamais Prince ne fut plus capable
d'illuftrer fa dynaflie, 6c de fuivre de près nos anciens fages , nos anciens
Empereurs , 6c même les plus fages d'entre eux. Qiic vous imitiez au
con-
* Nom d'un ancien li^re Chinois,
Zzz z
Effet de
ce Dif-
■cours.
1-48 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
contraire les fautes d'un auflî méchant Prince que C/;/ âc/^;;^ : que çomnre
lui, au préjudice du repos &; de la lûreté de votre Empire, contre le fenti-
ment de ce qu'il y a de gens iages & vertueux , vous entrepreniez ces fu-
perbcs & inutiles travaux : & que vous achetiez à ce prix les vains applau-
'"" ' ' ' " ' ■ ;: nen n'ell plus trille 8c
difiemens de quelques fiateurs, gens fans
je ne puis m'empêcher d'en rougir pour vous. Vous avez bien d'autres
modèles à vous propofer. Dans l'antiquité , Hoang ti^ Tao^ Chun^ Tu^
Tang, Fou vang, T'cheou kong. Dans des tems moins reculez Fou kong^ Yen
liu^ Confucius, &c. Mais fans remonter encore jufques-là , vous avez
dans l'exemple de Hiao ouen un de vos ancêtres, ce qu'il convient de faire
en ce genre ; & dans celui de Chi hoang , ce qu'il eil à propos d'éviter.
Pour conclufion, je vous confeille d'abandonner les travaux de Tchang lin: de
vous fixer à l'ancienne fépulture, & de régler par une délibération de tous
vos Grands les accommodemens qui doivent fe fiire.
Une glofe dit que Tching ti parut dabord touché du diicours de Lieon.
hiang, mais qu'il ne iuivit cependant point fon confeil.
.éf^:^ ,Éi^p* #H^ j*r^j^ jéf^pti #S^ SûÊ ^^^ ^fiT*
Remon-
Trances au
fujei du
Gouver-
«emeat.
Attre Remontrance du même Lieou hiang au même Em-
pereur Tching ti , fur ce qu'il ahandonnoh le Gouver-
nement aux parens de P Impératrice,
PRiNCE, il n'efl point d'Empereur, qui ne fouhaitte maintenir dan?
fon Etat le bon ordre &; la paix pendant fon régne, & qui ne fe pro-
pofe de tranfmettre fa couronne à fes dei'ccndans, cependant les grandes ré-
volutions ne font pas rares: & il eft encore moins rare de voir dans les Etats
du moins de dangereux troubles. On cite, Scjele crois vrai, que la plus
ordinaire & la plus immédiate caufe de ces malheurs, eft la faute que font
les Princes , de donner, ou de laifTer prendre trop d'autorké à certains de
leurs fujets. Cela paroît évident par un grand nombre d'exemples que nous
en fournit l'ancien livre {a) Tchun tfiou. Dans des tems plus voifins du
notre, Tchao'vangR.oide Tfing, vit fon Etat dans le dernier defordre, pour
avoir rendu trop puiffans les frères de fa mère. Encore fut- il heureux de
trouver deux fujets fidèles & intelligens, qui le foûtinrent. Eul chi fuccef-
feur de Chi hoang fe repofa de tout fur Tcbao kao. Celui-ci commença par
éloigner tous ceux qu'il jugea capables de lui fliire ombrage: après quoi il
abufa librement de ion pouvoir. La révolte fuivit bien-tôt. £ul chi perdit
l'Empire Sc la vie. Cet exemple n'eft pas ancien , puifque c'ell à ce Prince
le dernier de ■//?«, qu'a fuccedé la dynaftic Han.
Mais
<a) Ce livre eu cite qu?.ntité: ce na fout que noms d'.homraes & de pays. Je les paffc.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
f4P
trances au
fujet du
Gouver-
nement.
Mais cette dynaftie elle-même nous fournit un exemple encore plus ré- Suite des
cent : dès .la féconde génération elle fe vit prête à périr. Les Lz«, que la Remon-
fiiveur de l'Impératrice ifluë de cette maifon, avoit rendus exceffivement
riches & puiflans, s'étoient emparez du gouvernement. Il n'y avoit d'hon-
neurs 6c d'emplois que pour eux, ou bien pour lem-s créatures. Ils avoient
le commandement des troupes , tant du Nord que du Midi : leur orgueil Se
leur fierté alloit encorc plus loin que leur pouvoir. Ils n'avoient plus qu'un
pas à faire, pour monter fur le trône : ils fe difpofoient à le faire, quand les
Heou de Kiang 6c de Tchti hi, foûtenus de quelques autres de leur caradtere,
avec un zèle & un courage digne d'eux, s'oppoferent auxZ-z«,. les exter-
minèrent, 6c aflurerent le trône aux Z./c«>k (^).
Les Ouang {b) font aujourd'hui ce que les Lm étoient alors. On en
compte jufqu'à vingt-trois qui font élevez aux plus grands honneurs. Un
d'eux, géuéralifîîmc de vos troupes, difpofe de tout en maître, 6c comme
il lui plaît. Cinq autres qui font de cette même famille de Lieou^ portent
le fafte 6c l'infolence au plus haut point. Ils couvrent fouvent du prétexte
du bien public leur cupidité, leurs violences, £c quelquefois même les paf-
fions les plus bafles 6c les plus honteufes. Quand ce prétexte ne peut avoir
lieu , leur reflburce eft le nom de l'Impératrice 6c le vôtre. Ils font fentir
ce qu'ils lui font 6c ce qu'elle vous eft, 6c fous ce titre ils ofent tout. Il n'y
a dans les premières charges des grands tribunaux que des gens de leur mairK
Eft-on de leur cabale, les applaudit-on? On monte bien-tôt aux premiers
emplois.^ Temoigne-t-on n'en vouloir pas être? On reflent bien-tot les ef-
fets de leur vengeance. Heureux celui auquel il n'en coiâte pas la vie. Ils
ont à leurs gages une troupe de grands parleurs , qui ne ceflént de les prô-
ner par-tout. Vos Miniftres mêmes font dans leurs intérêts.
Voilà dans la vérité , grand Prince , voilà fur quel pied font les Ouang
tandis que les Princes de votre maifon font dans l'oubli. On a foin d'éloig-
ner par mille artifices, ceux d'entr'eux en qui l'on fent du mérite. On vous
rappelle fouvent, pour vous infpirer de la défiance à leur égard, les éxem^
pies des Princes de len (c) 6c de Kai tchi: maison évite de vous parler
des Liu (d) 6c des /Jo. Enfin, ]^m\\is le Hoang fou (ous les Tcbeou: jamais
le Heou de 2ang fous les Tjin: jamais les Liu , 6c les Ho fous les Jîan vos
prédécefieurs , n'ont été à un fi haut point de crédit 6c de puifiance, que
le font les Ouang fous votre régne. Un même Etat ne fouffre point deux
puiflances fi extrêmes. Ou votre maiion eft dans le dernier danger , ou
celle des Ouang doit périr. Souvenez-vous de qui vous defcendez. Ne fe-
roit-il pas honteux pour vous de laifler pafTer l'Empire à de fimples alliez,
& de réduire à la plus vile condition ceux qui font dt votre fang? Si vous
n'êtes
{a.^ C'eft le nom de la famille dont la dynnflie fut fartiommce ha»,
{b) Nom d'une famille dont ctoit l'Impératrice, époule de l'Empereur rdinz ti.
(c) Deux Princes de la maifon régnante, lelquels avoient caufé quelques rroubles. _
{d.'j D>.'ux familles, dont chacune avoit eu une Impératrice, 6: qui avoient abufé de-
leur trop grand pouvoir.
Zzz l
yp DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
n'êres point affez fenfible à vos intérêts perfonnels , fongez à foutenir la
fplendeur du palais de vos ancêtres. Il y va de votre honneur. Il y va même
de l'honneur de l'Impératrice. Car c'cil une régie établie dés l'antiquité la
plus reculée, qu'une femme doit préférer la famille de ion mari, où eile eft
entrée , à celle dont elle cil lortie. Il faut s'y prendre de loin pour aflurer
le bonheur des Etats. Il faut prévenir les troubles avant qu'ils arrivent. En
uler autrement, c'eft tout niquer.
Il eft encore tcms, fi vous le voulez : mais croyez-moi, ne tardez pvis.
Approchez de votre perfonne , 6c faites entrer dans le gouvernement, les
Princes de votre fang qui ont du mérite : mais iiir-tout donnez-y moins de
part à vos alliez. Hiao ouen les en exclut, & ion régne fut tranquile. Qiic
vos alliez foient riches de vos bienfaits en confidération de l'Impératrice:
qu'ils ayent dequoi le foutenir dans la fuite fur un bon pied : mais que votre
maifon régne & gouverne : c'eft l'avantage réel des deux maifons. C'eft
le moyen que toutes deux, chacune en fon rang, durent £<: flcuriftent pen-
dant plufieurs fiéclts. Que fi V. M. en ufe autrement, il y a tout fujet de
craindre qu'on ne voye encore de nos jours les tragiques événemens dont
j'ai parlé , ôc que vous ne laiffiez à la pofténté un trilte fouvenir de votre
régne.
Eff t de Une glofe dit : Tching ti ayant lu cette remontrance, fit venir Lieou M'
ces Re- ang cn fa préfence : & témoignant par des foupirs être fort touché de fon
montrai!- dil'cours, lui dit: foyez en repos. Comptez que je vais penfer & pourvoir
<^^'- à ce que vous m'avez repréfenté. De plus, il l'éleva fur le champ a un em-
ploi fort confidérable.
Sur la fin du régne de 'tching tij on donnoit dans toutes fortes defuperP-
titions 6c de prétendus fécrets , particulièrement dans la recherche d'une
efpèce d'immortalité. Dans le recueil dont je tire ces pièces, on met un
difcours de Kou yong qui repréfenté à l'Empereur la vanité de ces recher-
ches , & qui conclut par l'exhorter à ne point permettre qu'aucun de ces
charlatans paroifle à fa cour. Toute fa preuve confifte en des exemples ti-
rez de rhiftoire *. Ainfi l'indiquer comme je fais, c'eft donner l'extrait de
fon difcours.
Placet de Mei fou préfenté à l'Empereur Tching ti , en
faveur de la famille de Confuàus»
T) Rince, on dit communément qu'il faut que chacun fe conforme au
favc" de JL ""g 9"''^ '(\tTX: que celui qui' en ufe d'une autre forte, s'expofe à de-
là Famille plaire au Prince, & à reflentir les effets de fon indignation. Suivant cet-
de ConfH- re maxime, je devrois me taire, & n'étant qu'un petit Officier, je ne de-
««». vrois
* Fond ordinaire de l'éloqueucc CUinoifc,
ET DE LA, TARTARIE CHINOISE. ffi
vroisrien propoler de confidérablc : mais j'avoue que je ne goûte point
cette maxime. La crainte des fupplices , ôc l'efpérance d'une plus haute
fortune ne font point ce qui me touche. Enmetaifant, conformément
au rang peu élevé que je tiens, je puis paflér tranquilcment mes jours, il
ell vrai; mais auflî après ma mort, mon nom iera plutôt oublié que mon
corps ne fera pouri. Or il n'y a ponit de repos, ni même de fortune, que
je veuille acheter à ce prix: mon ambition ne fe borne point à cette vie.
"Je cherche à mériter qu'après ma mort on grave mon nom fur des monu-
mens de pierre, èc qu'on me voye gravement aflis dans une falle élevée, de-
vant laquelle foit une belle cour. J'aurois un vrai regret d'avoir pafle ma vie
fans être (a) utile à ma patrie, ôc d'avoir mérité par là d'être aufîi-tôt ou-
blié après ma mort.
Voilà ce qui m'occupe jour 8c nuit : & c'efl aufli ce qui m'engage à
vous préfenter ce placet. On dit communément, & il eft vrai, que con-
ferver les autres, c'eft le moyen de fe maintenir foi-même: 6c que c'eft fe
fermer à foi-même le chemin, que de le fermer aux autres: félon que chacun
fait le bien ou le mal, il en reçoit la récompeniè ou la peine. Chi hoang
éteignit les Tcheou^ 6c envahit les fix Royaumes, Sous lui la venu fut fans
honneur 6c fans récompenfe. Sous lui cefTerent les cérémonies en l'honneur
des chefs de nos trois fimeufes iiynafties. Enfin il fit ce qu'il put pour é-
teindre la vraie (b) doélrine. Aufli mourut-il dans l'allarme & dans le trou-'
ble, fon fils fut tué & avec lui fa poftérité fut éteinte: punitions qui ré-
pondent parfiitemeut à fa conduite à l'égard d'autrui.
Fou vang tint une autre conduite. Avant que d'être defcendu du char
qui lui fer\'it à remporter la victoire, il donna lès ordres pour conferver les
defcendans de nos cinq 77. Il fit Prince de Ki un des Bia (c) èc Prince de
Song un des Tng, afin qu'ils fuflent en état de continuer les cérémonies à
l'égard des chefs de ces familles, Se pour montrer en même tems qu'il ne
prétendoit pas tellement poflèder l'Empire , qu'il n'en fît bonne part à
d'autres. Aufli fa famille en récompenfe fe multiplia fi fort, que le nombre
de ceux qui apportoient les tablettes de leurs pères dans la f.Ule des ancêtres
formoit comme le cours d'un beau fleuve. Aujourd'hui la famille royale
des Tng n'a point d'héritiers dircét qui foient en place. Tching tang^ qui en
fut le chef, n'a perfonne qui continue en fon honneur les cérémonies
ordinaires. Ne feroit-ce point pour cela que vous n'avez point encore
d'héritier ?
Suivant l'interprétation que Kou leang donne à un endroit du Tchim tfioUy
Confucius & fa famille defcendent des Tng. V. M. feroit fort bien de les
honorer du titre de fucceflcurs en chef de cette famille royale, pour en
con-
(«) Une glofe dit: c'eft rendre un vrai fervice à l'Etat, que de procurer des honneu/s
aux grands hoinmes du tems pallé.
(*) Le Chinois dit: Titnh'io, la docîlrine de Yun ou la dodrine célefte.
(cS Les nia régnoient avant les Chang ou "rng: les Chang avant les Tcheoii, dont Yo»
Wang fut le premier Empereur. C'eft et qu'on appelle les trois dynaflies.
f^i DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CtlINE,
continuer les cérémonies. Il eft vi-ai qu'ils n'en defcendent qu'en ligne col-
latérale: mais qu'importe? Le premier d'une famille qui devient Prince,
entre bien en pofleffion de prélîdent des cérémonies, quoique ce l:ut aupa-
ravant le droit d'un autre, (a) Un Prince d'un mérite nire , quoique né d'u-
ne fenune du fécond ordre, ell bien quelque fois préféré (è)au fils de l'épou-
fe. D'ailleurs une ancienne tradition dit : Les defcendans des gens de mé-
rite 6c de vertu, ne doivent point être fans terres. A plus forte raifon ceux
de Confucius, cet homme fi fage èc fi vertueux, cjui de plus a l'avantage
de delcendre des Tt^g. Tcbing vang faifant les funérailles du grand Tcheoti
kongïon oncle, ne le traitta qu'en Tcbu heoii. Hoang tien {c) trouva, dit-on,
que c'étoit trop peu, & le témoigna par un grand orage.
Aujourd'hui la falle de Confucius ell peu honorée 6c fes defcendans font
au rang du petit peuple. Qu'un fi grand homme ne foit refpcélé dans les cé-
rémonies ordinaires, que par des gens d'une fi bafle condition, ce n'eft pas
l'intention des Hoang tien. Confucius, fans poRéder aucun Royaume , a eu
toutes les qualités d'un grand Roi. C'ell pour cette raifon que Kou leang
l'appelle Roi fans Royaume. V. M. peut donc en fi confidération accor-
der à fes defcendans ce que je propofe. Outre que je ne doute point que
cette bonne aétion ne contribue au bonheur de votre Empire": c'eft le
moyen d'éternifer votre mémoire. Voici pourquoi. Jufqu'ici ce n'a point
été l'ufage qu'on honorât les grands hommes dans leurs defcendans. Les fa-
ges Rois qui vous fuccederont , fuivront cet ufage , Sc l'on fe fouviendra
Sentiment éternellement qu'il aura commencé fous votre régne. Efl-ce une chofe à
del'Erape- négliger?
^rfurSite ^u'^ ^"'^^ pièce, l'Empereur Cang hï dit: le but de Met fou étoitde
Pièce. faire illuftrer la famille de Confucius , pour obtenir plus fûrement ce qu'il
prétendoit.
Un glofe dit que 'ïching îi accorda à la famille de Confucius, ce que
Met fou propofoit.
(.3) Il 7 a des auteurs fameux quigémilTcnt îurcet ufage, & quile regardent comme un
abus.
(&) On met de ce nombre le fameux Vmvimg. Cependant on crie toujours contre^
Et l'on prétend que cela ne s'eft prefque jamais fait fans de très-facheufes fuites.
(e) Le caradere Hoang ne s'applique qu'à l'Empereur, & Ttm comme on l'a dit plu;
fleurs fois veut dire ciel.
Sotii
ET DE LA TARTARIE CHINOISE, j-fj
Sords Tcliing ti , à Voccafion de quelques phéttomenes ex^
traordmatres , un prétendu Ajîrologue propofa d'en-
voyer une groffe armée contre les Barbares du Nord:
û ajouta que quand l'armée fer oit en état , le premier
Officier confidérahle qui feroit quelque faute y il le
fallo'tt fane mourir : que par-là on imprïmeroit du
refpeB aux autres: qu'on répandroh la terreur chez
les Barbares : qu'on détourneroit les mauvais augu-
res , ^ que tout réuffiroit. Tching ti donnant à de^
mi dans ce projet , demanda à Ouang kia ce qu'il
en penfoit» Celui-ci répondit ^ar écrit en ces ter-
mes,
CE n'cfl point par des paroles, mais par des aftions de vertu, qu'il Difcours!
faut chercher à toucher 6c à gagner le cœur des peuples. C'eft par '^"'' '^w
une vertu réelle & folide,^ 6c non par de beaux dehors, qu'il faut répondre f,""'^r'^
6c obéir à Tien. Non, il n'eft pas permis, 6c il ell; encore moins facile d'inMrL
d'impofer au petit peuple. Bien moins ell-il permis ou poflîble de troni- loguc.
per Chang tien., 6c d'échapper à fes pénétrantes (<?) lumières. Quand il
fait paroître des phénomènes extraordinaires , c'eft pour retenir les Princes
dans le devoir, ou bien pour les y rappeller. S'ils profitent de cet ^is, 6c
qu'ils pratiquent tout de bon la vertu, le cœur des peuples eft content , 6c
'lien a ce qu'il prétend.
Pour ce qui ell de ce que difent certains difcoureurs, qui prennent occa-
fîonde tout pour fe faire valoir, 6c qui prétendent voir dans les aftres, la
néccffité 6c le fuccès de ces expéditions contre nos voifins, je fuis bien
éloigne de trouver dans leurs difcours la vraie manière de répondre 6c d'o-
béir à Tien. 11 me femble y voir au contraire les trilles préliminaires des
plus funeftes révolutions. Rien de plus effrayant, il ell vrai, que de
voir un Officier confidérable, traîné pour la moindre faute les mains liées
derrière le dos, 6c venir à la porte du palais fubir le plus honteux fupplice.
Mais cet apareil de terreur empêcheroit-il qu'on ne dît avec vérité, qu'il
ell
{a') L'expreffion Chinoife du fens e[l Ch'm , qui fignifie efprit, fpiritud, excellent 8c
impénétrable tout enfemble.
Toffie IL Aaa
5-5-4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
eft toujours dangereux de remuer fans néceffitc: 6c que les avis decesdif-
coureurs n'étoient point des avis à fuivre. Pour moi dans les confeils
qu'on vous donne, voici tout ce que j'y vois: ou flatteries, pour vous
engager dans les entreprifcs réellement très-périlleufes : ou raifonnemens
frivoles fondez fur de nouvelles conje£tures,pour vous porter à une févérité
outrée. Or y a-t-il rien de plus capable de gâter le Prince le plus ver-
tueux , que la flatterie ? Y a-t-il rien de plus propre à attirer la haine ÔC
les imprécations des fes fujets, que des expéditions auflî périlleufes que peu
néceflaires?
Pour ce qui eft de ces raifonnemens frivoles fondez fur de vaines conjec-
tures, ils donnent vifiblement atteinte à la vraie doftrine : 6c la févérité
outrée qu'on veut par cette voye vous infpirer, eft diamétralement oppofée
à la clémence 6c à la bonté : vertus dont fe font toujours piquez les plus
frands Princes. Autrefois Mou kong Roi de Tfmg^ préféra l'avis de certain
ifcoureur, aux fages confeils du vieux Général Pe U lu. Il lui en coûta la
ruine entière de fon armée. AIou kong alors reconnut hautement fa faute,
mais trop tard: fon armée étoit défaite. Croyez-moi, ce qui eft le plus
capable de rendre un Prince fameux dans les fiécles à venir , c'eft fon ha-
bileté à difccrner ceux qui cherchent à lui impofer: 6c fon attention à ne
pas donner aifément dans les avis de gens fins expérience 6c fans fagefl'e.
V. M. peut s'en convaincre, en lifant l'hiftoire: je l'y exhorte autant que
je le puis : 6c je la conjure âir-tout de ne point s'en tenir fans examen aux
premiers confeils qu'on lui donne.
L'Empereur Ngai ti avoit un favori nommé Tong hien.
Il le comblait d'honneurs & de biens: ceft ce qui faifoit frémir tout
le 'inonde. Ouang kia //'^/r f^/^ une remontrance à l Empereur •
Après y avoir expofé fort au long les faveurs de l'Empereur à
V égard de Tong hien: les riche (fes., forgitcil, ^ le fafte de ce
favori : il rapporte l'exemple de deux perfonnagcs que la faveur
avait ainfi élevés fous d'autres régnes ., ^ q^ leur fortune avait
tellement aveuglés, quils avaient enfin mis le trouble dans l'Etat,
© s' étaient perd.us eux-mêmes. Il conclut par prejfer l'Empereur
de bien pe fer ces deux exemples ïê d'autres des fiécles pa fez, C^
de modérer fes bienfaits à l'égard de Tong hien, ne fût-ce que
pour le bien même de ce favori, à qui des faveurs fi outrées 11e
pouvaient manqiier de nuire. L'hiftoire dit que cette remontrance
ne plut point à Ngai li , (^ qu'il n'en aima pas moins Tong
hien ; que cependant , comme s'il avait eu quelque honte d'aller
ouveX"
'Tipe-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. fff
ouvertement contre la remontrance ., il prit un détour pour augmen-
ter les grands biens de fin favori. L'Impératrice régnante produi fit
une ordonnance vraie ou Jupofée , par laquelle f Impératrice doiiai-
riere léguait A Tong bien un T)omaine de deux mille familles.
Cette ordonnance fut remife à Ouang kia Miniftre d'Etat^ pour
en procurer rexéeution : Ouang kia auJ]J-tôt la cacheta , '($ la
remit à l Empereur ainjl cachetée , avec une féconde remontrance .^
où il lui dit ce qui fuit.
ON ledit, Scilefl: vrai, c'eft proprement 7/'ra qui eil le maître des Remo.i=
dignitcz. & des terres. Aufli le Chi king dit-il en parlant des louve- tianxs à
rains, î/>« dtpate ious les ordres un homme capable & vertueux. C'eil;
donc la place de l'icn que tiennent à cet égard ceux qui régnent. Qu'y-a- choix Je ^
t-il de plus propre à leur inipirer dans la dillribution des grâces Se des fa- lesFavoris»
veurs , une léneuie attention & une crainte relpeftueufe .^ Quiconque en
effet les diilribue mal, en eil prefque toujours puni par les murmures &
Îiar les malédiftions des peuples , par le dérangement des faifons , par
es maladies, & par d'autres malheurs femblables. On ne peut pas être plus
allarmé que je le fuis, de voir d'un côté que V. M. eft toujours valétudinai-
re: & de l'autre, qu'une bienveillance exceflîve pour un fiivori, vous fait
prodiguer en fa faveur les plus hauts titres, épuifer vos tréfors , craindre,
pour ainû dire, qu'ils ne fuffii'ent pas pour lui; enfin vous dégrader en quel*-
que façon, & vous abaiflér vous-même pour l'élever.
Hiao ouen un de vos ancêtres, eut envie d'élever certaine tcrrafTe. Sur le
devis qu'on lui fit de ce qu'elle pourroit coûter , quoique la fomme fût
modique, 6c ne pafsât pas cent [a) Kin^ il y renonça malgré Ion inclina-
tion. Hien votre favori l'entend bien mieux. Il n'elt point rare de le voir,
tout fujet qu'il efl; , tirer d'i tréfor royal jufqu'à mille Kin , pour en
gratifier quelque famille. C'eft ce qui depuis l'antiquité la plus re-
culée ne s'étoit point encore vu. Auffi n'entend-on dans tout l'Empi-
re que des imprécations contre lui. C'ell un proverbe de village , que
qui fe fait montrer au doigt , ne meurt point de maladie. Je trem-
ble pour T'ong bien : j'apprends néanmoins qu'on produit une ordon-
nance de la feue Impératrice , fuivant laquelle on prefcrit aux Miniilres
d'Etat 6c aux autres, de le mettre encore en pofleffion de ce qui faifoit ci-
devant le domaine de trois Heou. Pour moi, je vous l'avoue , je panche à
croire que ces nouveaux tremblemens de terre, ces écroulemens de montag-
nes, CCS éclypfes de folcil, font des avis qu'on vous donne, de ne pas éle-
ver le fujet au-defilis du Prince. On voit depuis long-tcms Ilicfi comblé de
vos bien-faits , les dédaigner infolemmcnt : après avoir reçu de vous quel-
ques terres, vous en demander l'échange: après l'avoir obtenu, revenir
fans
(^"i A'ijourd'hui cent Kin font cent onces d'argent. Etoit-ce alors la même chofe.-» je
n"en fçai tien.
Aaaa z
5:f<j DESCRIPTION DE L'EMPIRE DELA CHINE,
tins cefle à k cliarge, 6c vous fatiguer par (k nouvelles demandes : lui tou-
jours importun & toujours infatiable : vous toujours facile & condefcen-
'dant à l'es délîrs 6c à les caprices. On le voit, depuis long-tems. Mais
comme rien n'efl plus contraire au rcfpe£t qui vouseftdû, 6c au bien de
votre Etat: il n'eft pas un de vos bons lujcts qui ne le voye avec douleur.
Vous avez une ianté foible, vous n'avez point encore d'héritier. Ces cir-
conftances exigent de vous une fmguliere application à gagner le cœur de
^ien , à vous rendre aimable à vos lujets, & à mériter par-là une hcurcufc
proteftion. Cependant vous ne pcnlez à rien moins. Tou<.occupé de la
fortune d'un homme vous négligez le relie , même votre propre fanté.
Quoi , fe peut-il fiire, que vous l'oyez fi peu fcnfible à ce qui foutint Kao
ifou dans tant de travaux 6c tant d'exploits, je veux dire au défîr ccàl'efpé-
rancc de perpétuer le trône dans votre race? Le Vivre Hiao king * dit: s'il
fe trouve à la cour d'un Prince fept Officiers vraiment zèlez, qui ayent af-
lez de courage pour faire de relpeâiueulés remontrances dans l'occafion ,
quand ce Prince d'ailleurs Icroit peu réglé, il ne perd pas pour cela l'Em-
pire. Si j'ofe aujourd'hui, remettre à V. M; cette ordonnance bien cache-
tée , ce n'eft pas que je manque de refpeft pour les ordres de là cour, ce
n'eft pas que je cherche à périr en vous oftenfant : c'cft que je n'ofe la pro-
duire: c'eft que pour l'honneur de "V. M. 6c pour le bien de fon Etat, je
crains infiniment que le public n'en ait connoiflance. Ce que j'en fais, 6c ce
que j'en dis, ce n'eft point pour me faire valoir, ni pour vous vanter -mon
zèle. Daignez examiner vous-même, quel autre motif pourroit m'êngager
à ces remontrances réitérées, malgré le danger auquel elles m'expofent.
Jugcmcns L'Empereur Canc^ hi loué fort les deux remontrances de Otianz K/a.
divers lur ^ ,, ., .^-^ . . ^^ . ,i- i- i ^ '
cette Pié- fur-tout celle quej ai traauite. On cite auiii divers auteurs, les uns morts,
ce. les autres vivans, qui louent cette pièce. Oitang Kia -pénz^ non pas préci-
fément pour ces remontrances , mais pour quelque autre affaire que la ven-
geance de îTo»^ fe« lui fulcita: il fut mis en prilon, 6c il s'y laifla, dit-on,
îTiourir de faim. Son trifte fort, dit Tûhing te fieou, ferma la bouche à ce
qui reftoit de gens zèlez.
Sous le même Empereur Ngai îi^ Tanyii PrinceTartare au Nord-Oueft
de la Chine, écrivit une lettre de foumiffion, par laquelle il demandoit
l'agrément de ix Majefté, pour venir en perfonne lui rendi-e hommage. La
plus grande partie des Miniftres 6c des Confeillers d'Etat, regardèrent cette
demande comme une occafion de fiiire de gros frais qu'ils jugeoient aflez
inutiles. Tang yong fut d'un avis contraire, ^ préfenta fur cela une remon-
trance à rEmpcrcur. Il y déduit fort au long tous les embaras que ces peu-
ples ont donné depuis les Jfm. Il repréfcnte que c'eft en même-tems ur»
honneur 6c un avantage pour la Chine , que ces peuples fe foumettent. Il
ajoute qu'on ne peut rejetter la propofition de Tan yu.iàns l'irriter: 6c qu'on
ne peut l'irriter, fans que l'Empire s'en refiente long tems : l'Empereur fur
cette remontrance , accepta la propofition de Tanyu^ 6c lui envoya Tagré-
menî::
* Qcla piété. filiale par Confudus.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE; . f^
ment qu'il dcmandoit. Dans le livre dont ces pièces font tirées, on met en
marge quelques réflexions, qu'un ancien auteur nommé Hou yu , fait fur
révcneinent dont il eil parle dans celle-ci.
Plufieurs de nos Empereurs, dit cet auteur, voyant tout tranquile au-
d^dans , ont été tentez de faire au- dehors des conquêtes , & fe font pi-
quez de foumettre des peuples, qui n'av oient pu être fournis par les dynaf-
ties précédentes. Tel fut entre autres Fou //", un des Har.^ qui pendant plus
de trente ans occupa de groflés armées contre fcs voifins au Nord-Oucif ,
& fans fucccs. Au contraire, fous les régnes de ^"«f^//, Tuenti, Tchmgti
5c Ngai ti , Princes qui ne penibient à rien moins qu'à faire des conque-
tes , on vit de ces peuples le foumettre , particulièrement du tems de
iS'gai ti^ fous le régne duquel la dynalHe Hou ctoit bien déchue; Ou * Sun
rendit hommage ielon les rits, 6c plus de cinquante petits Princes de ces
régions occidentales , avoient un fceau qu'ils recevoient de notre Em-
pereur.
Qyoique rien en apparence ne pût être plus glorieux & plus avantageux
pour la Chine: pour moi quand je la confidere dans cette fituation, je la
compare à un grand arbre qui poufTc de longues branches &; un épais
feuillage, mais dont les vers attaquent le tronc & la racine. L'arbre tout
beau qu'il paroit , efl en grand danger. Auffi nos fages Rois de l'antiquité
s'occupoient du loin de bien régler le dedans de leur Empire : ils en fai-
foient leur capital, & ils étoientbien éloignés de le négliger pour former des
defléins au loin. O qu'ils l'entendoicnt bien ces grands hommes !
Kong cijJANG Miniftre fous Ngai ti propofa à ce Prince de détruire les Sentlmetiï
palais de ceux de fcs ancêtres, dont le tems &: le rang étoit pafle. La pro- dcl'Empc--
pofition en général parut railbnnable. Toute la difficulté fut fur le palais ^h\Lxzl\à.
des Hia%oti-\- y fur lequel les avis furent partagez, ^mn le, Pongfucn, & Pigce
quelques autres étoient du fentiment qu'il fût détruit, difant quequoique
Hiao voti eût été un très-grand Prince, & que l'Empire lui eût de grandes
obligations; cependant Ion tems étoit expiré, ôc que fuivant les dégrez de
fuccefllon & de parenté , fon palais fe devoit auffi détruire. Lieou hing^
Oitang chtin , êc quelques autres furent d'un avis contraire. Ils préfentérent
fui- cela de concert un petit difcours à l'Empereur. 11 efh employé tout en-
tier à faire valoir le régr.e de Hiao vou, qui, félon ce qu'ils en difent, & ce
qu'en dit l'hiftoire , fut un très-grand Prince,. & fur-tout un grand con-
quérant. Ils finiflént par dire que les King t n'ont^ rien déterminé claire-
ment fur le nombre des dégrés, dont ces palais peuvent fubfifter cnfemble.
Ils montrent par quelques exemples qu'il y en a eu pour fept générations en
même tems. Ngai ti fuivit ce dernier avis, Se le palais de Hiao vou fut con- ■
fervé.
* Ceft celui qu'on a ci-devant nommé Tan y«,
t Ceft celui qui e!b ailleurs nommé Vcu si.
^ Livres en vers qui font régie.
A.ia a 5, 'ti?
f^S DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
yf Ngai ti fficcéda Ping ti , ^o^^it le régne fut de peu de
durée : Vang puen s empara du Trône, &' la Dy-
najîie H an fut interrompue pendant plus de vingt ans,
Sieou autrement dit Ouen chou , petit fils de Kao
tfou, la releva à la neuvième génération': ^ les Han
remontez fur le Trône l'occupèrent encore près de deux
cens ans. Ce Rejiaurateur de la Dyiafîie Han a été
furnommé Quang vou,
Dan 27. de fon régne , quelqu'un lui préfenta un Mé-
moire pour Vangager à faire la guerre aux Barbares du
Nord-Ouefl: il répondit à cette propofition par la Dé-
claration fuivante.
Projets de T E me Ibm'iens d'avoir lu dans Hoang che kong^ que ce qui eft flexible 5c
Guerre. I en apparence foible, l'emporte fur ce qui elt loide 6c fort. C'ell une
•^ allufion qui fait voir que ce qu'on appelle force 8c puiflance , doit cé-
der 8c cède en effet à la douceur 8c à la vertu. Aufli a-t-on coutume de
dire que quand un Prince eft vertueux, ce qui fait fon plaifir, fait auffi ce-
lui de fon peuple. Au lieu que quand le Prince eft fins vertu , fcs plaifirs
font de nature à ne pouvoir être goûtez de fes fujets. L'on ajoute avec
raifon 5 que les plaifirs du premier font durables 8c font même la fûrcté:
mais que ceux du fécond font courts 8c caiï/ent fa perte. Celui qui cherche
des affaires au-dehors, fe fatigue fans nul profit. Celui qui le borne à cel-
les du dedans , les conduit fans embaras 8c heureufement jufqu'à la fin.
Voit-on le Prince tranquilc ? On s'attache à lui. A-t-il des affaires emba-
rafTantes ? Bien des broiiillons en profitent. De-là vient cette maxime :
celui qui cherche à étendre ion domaine, le rend défert 8c ftérile. Celui
qui.cherche à croître en vertu, voit en même tems croître fes forces. Eft-
on content de ce qu'on a? On le conferve fans grand mouvement. Veut-
on envahir ce qui eft à d'autres? Il faut fe fatiguer à nuire Se à d'étruire.
Des viétoires de cette nature font dans de fond de vrayes défaites. Mon gou-
vernement eft encore très-imparfait : mon Empire fouftre fouvent des cala-
mitez publiques : mon pauvre peuple a peine à vivre , 8c pafTe aflez trifte-
ment fes jours. Qiie feroit-ce, fi par des entreprifes à contrc-tems, j'aug-
mentois encore fa miferc .^
Sur
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ffsi
Sur cette pièce l'Empereur Cang hi dit: ^tangvou («) avoit été bien Sentiment
long-tems à la tête des armées. Il Içavoit combien la guerre fait foufFrir ^^ Cang hi
les peuples. Il n'elt pas furprenant qu'il prenne ainli garde à ne s'y pas en- pîéc""^
gager fans néceffité.
Une glofe dit que depuis cette déclaration , perfonne ne s'avifa de propo-
fer à ^ang "jou des projets de guerre.
Ming ti quatrième fils de Qiiang yoixxfut fon fucce[feur.
Etant Tai ( b ) tze , 'd avo'it pour Précepteur Ouen
yong, Ceîm-a étant infirme y demanda par un P la-
cet à fe retirer de la Cour. Ming ti alori Empereur
fit au P lacet de Ouen yong une réponjè par écrit y
telle que je vais la traduire,
J'Ai eu le bonheur dès ma plus tendre jeunefle d'étudier fous vous pen- ^,'*""^ ,
dant neuf ans. Malgré vos foins je fuis encore un homme fans péné- XXm\
tration 6c fans lumière. Nos cinq K'mg ont de l'étendue : les paroles fonM*;V«,
de nos anciens fages dont ils font pleins , font myftérieufes & profondes.
C'eft tout ce que peuvent faire les génies du premier ordre, que de les pé-
nétrer à fond; chofe bien au-delfus de la portée d'un homme fans génie, 6c
fans talent y que je fuis. Votre fecours me feroit encore très-utile, 6c je
fens combien peu je mérite ce que vous me dites d'obligeant, en deman-
dant à vous retirer. D'autres que vous , ont ufé de termes à peu-près fem-
blables à l'égard de certains de leurs diiciples: mais ces difciples étoient en'
effet gens habiles , qui avoient parfaitement pénétré nos King. D'ailleurs
ils étoient obligés par des devoirs preffiins, 6c par des affaires de famille, de
s'éloigner de leur maître. Ils lui en témoignoient leur chagrin, 6c le maître
leur répondoit pur des marques d'eftime qu'ils méritoient. Pour moi ,• je
ne mérite point celles que vous me donnez dans votre placet. Mais puif-
qu'abfolument vous voulez vous retirer, je n'ofe m'y oppofer : je vous re-
commande fpulement de ménager votre foible fanté, de ne rien égargner
pour cela : enfin de faire le cas que vous devez de votre précieulè * per-
ibnne.
Tchang
(") ^<»»g vm lui-même dans une lettre à iih de fes Officiers dit : j'ai été dix an« à
l'année: je ne fçai ce que c'ell que vains complimens.
(i) lai, Dgnifie grand , très-urand. T« , finnifie fils. On joint communément à ces-
deux cjrafléres, le caradére Ho bmg, & l'on die Hoang tai /«, pouf exprimer celui des-
;nfans de l'tmpereur qui elt défigné fucceiTeur.
' Le Chinois dit de votre corps' de pierres prccieufes.
S60 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Tchang ti fuccéda à Ming ti fon père, La fecofide an-
née de /on régne tl 'y eut une grande fée hère /Je. Des
donneurs d'avis attribuèrent cette calamité à ce qu'on
ffélevoit pas les parens de l'hnpératrice mère. AuJJl-
tôt on propofa à l'Empereur de les élever. D Impé-
ratrice mère s'y oppofa , ^ fit publier la Déclaration
fi/ivante.
Dcchn- £~^ E s difcoureurs qui attribuent la fccherefTe à ce que mes parens font
rimpérp.
V-> '"^"^ dignitez, parlent ainfi, ou pour me flatter, ou par quelque fé-
tncé^fur cret intérêt qui les anime. Ce qu'ils difent eil fans fondement. Cinq
des repro- [a) frères d'une Impératrice furent fiijts Heou en un même jour. Cela
ches qu'on j-jg produifit pas la moindre pluie. Chacun fçait les troubles qu'ont
nc'nlieerlï ^^'^^^ ^o^s d'autres régnes les parens des Impératrices. C'efl pour pré-
famille. ' venir de femblables malheurs , que le feu Empereur 6<: moi nous avons ju-
gé, qu'il ne convenoit point que mes parens enflent part au Gouverne-
ment. J'en ai fouvent averti mon fils qui régne aujourd'hui. Voici .ce:pen-
dant qu'on le prefle d'élever les Ma {b) fur le pied des T« {c). Cela efl:-il
raifonnablc? J'ai l'honneur d'être Impératrice, c'efl-à-dire, la mère {d)
de l'Empire. Les habits que je porte, font de foye , mais fimples 6c fans
broderies. Ma table n'eft ni magnifique ni délicate. Mes gens font vêtus
des étoffes les plus communes : je ne dépenfe ni en parures ni en parfums.
Ma vue en cela efl: de fervir d'exemple principalement â mes parens, Se de
les porter à faire de même. Au lieu d'imiter en cela ma conduite, je fçai
qu'ils en font un fujet de raillerie, 6c qu'ils regardent ma frugalité 6c ma
modeflic comme une épargne fordide. Je paflbis il y a quelque teras par
la Ç)orte nommée To long: j'y rencontrai un de mes parens. M'étant arrê-
tée un moment pour demander de fes nouvèles, je vis à fa fuite un long fleu-
ve de chariots, une lefte 6c nombreulb troupe de gens à cheval, dont cha-
cun fembloit un dragon volant. Les moindres de fes domeflriques étoient
tous richement vêtus. (>omme fes gens 6c les miens étoient trop proches,
je ne voulus pas me fâcher, ni lui foire publiquement une réprimande.
Mais, pour lui aider à fc rcconnoitrc, j'ai eu loin, fans dire pourquoi,
, qu'on
(<«) Elle indique les OH-ing, contre lefquels on a vu ci-delTus des remontrances aflez
fortes,
(é) -Nom rte la famille dont croit l'Impératrice.
fc) Nom d'une fimille qui avoit contribué le plus à rétablir la dynaûic ïïan.
\d) miné mou. Ktué fi£;uifie Empire, Royaume. Meu, lignifie mcre.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 5-51
qu'on lui retranchât fes penfîons d'un an. Je ne vois pas malgré cela qu'il
travaille à fe coriger, ni qu'il témoigne être fenfible aux calamitez publi-
ques. Qui connoîtra les iujets, dit-on ordinairement, fl ce n'eille Prin-
ce? Je connois en elïet mes gens, 6c mes parens mieux que les autres.
Non, quoiqu'on en puifle dire, je ne veux point m'éloigncr des fa-
ges vues du feu Empereur , ni dégénérer de la vertu de feu mon pè-
re, (a) Je n'ai garde de renouveller ce qui a déjà une fois fait tomber la
dynallie Han.
«•^5,-»5 <»as^ 5^^ «i^sft ;«SS9» ^^^^^i^-m ^'^ ^ss«^ -m
V Empereur Tchang ti, aprh avoir lu &' relu avec de
gra/idsjoup'irs cette Déclaration de l' Impératrice fa mère ^
fit de nouvelles wftances auprès d'elle 6f Im dit, ■
DEPUIS long-tems , c'eft une coutume de faire Fang ou Rois les
iîls de l'Empereur, £c Heou les frères de l'Impératrice. L'un n'elfe
gueres moins établi que l'autre. Votre modeftie 6c votre délintérefl'ement
vous font honneur: il elt vrai : mais pourquoi m'empêcher d'être auffi libé-
ral, 6c auffi bienfailant que mes ancêtres? De trois oncles maternels que je
voudrois faire Heou, un eft déjà fort âgé, un autre eft infirme. Ainlî quel-
les fuites y a-t-il à craindre? Si vous ne vous relâchez, vous me ferez, je
vous l'avoue, une peine extrême. Ainfi je vous prie de confentir que fans
délai cela fe fafle.
L'Impératrice répondit aux tnjlances de f on fils par
la Déclaration fuivante .
QE n'efl
précéi
; au pr(
'eft pas à la légère, 6c fans y avoir bien penfé, que j'ai fait ma
__ récédente déclaration. Je ne cherche point à faire valoir ma mo-
deftie au préjudice de votre libéralité. Ce que j'ai en vue, c'eil l'avan-
tage réel 6c folide des deux maiibns. Autrefois l'Impératrice Teoii *
propofa de iaire Hcou le frère aîné de l'Impératrice Ouang. (l;) Kao tfoii,
dit Ta fou , en s'y oppofant , régla qu'on n'éleveroic à cette dignité
que des perfonnes de la famille régnante, ou de quelqu'une des fa-
milles à qui elle auroit d'extrêmes obligations. Or , quels font les
grands
(<») Elle étoit fille d'un homme de guerre fameux pour fa fageffe & fa vertu.
* Nom de famille.
(i) Autre nom de famille. De ces deux Impératrices, l'une étoit mère, l'autre époufe
Je l'Emperrur.
I^ome II. Bbbb
fôi DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
grands fervices de Ah, pour le mettre aujourd'hui de pair avec les Ta?
D'ailleurs il en efl; ordinairement des tamillcs qu'on élevé & qu'on enrichit
i\ fort en fi peu de tems, comme de certains arbres aufquels on fait porter
deux fois l'année : cela ne peut pas durer. Enfin je ne vois que deux rai-
fons qui doivent faire fouhaitter à une famille d'être riche Se dans l'abon-
dance: l'une eft pour l'honneur des ancêtres, pour être en état de s'aquit-
ter des cérémonies réglées à leur égard: l'autre pour être à fon aife, & vi-
vre commodément. Mes frères ont de vos bienfaits plus qu'il ne fiut pour
cela: qu'efl-il beibin qu'ils ayent un domaine? Je le redis encore une fois,
i'.y ai bien penfé. Laiirez-là vos foupçons 6c vos inquiétudes. La plus foli-
de marque de piété que je puifle donner à mes ancêtres, c'eft d'afîurer la
fortune de mes frères , en l'empêchant de trop croître. Nous fommes dans
des tems fâcheux. Les grains font à un prix exceffif. Les peuples font
dans la miiére. Cela m'occupe 6c m'afflige jour & nuit. Dpjis de fi trif-
tes conjonélures, que je penfe à élever mes parens, & que je leur facrifie
ce que je dois à l'Empire, moi qui fuis fa mère ?Non, qu'on ne m'en parle
plus. Ônconnoît mon naturel: je fuis ferme dans mes réiblutions: il ell inu-
tile de m'irriter par une opiniâtre réfîftance. Si nous voyons venir des
tems plus heureux, où l'abondance 6c la paix régnent par tout: alors me
bornant au foin de mes petits-fils, je ne me mêlerai plus du Gouvernement.
Mon fils fera ce qu'il lui plaira,
cciiu.u^..- L'Empereur Cang hi loue fort les vues , lafagefle, 6cla fermeté de
decanghi cette Princeffe. Elle fe fentoit, dit-il, des belles inftruélions 6c des bons
f,., .»^^P ^j^gj^pies de fon père. Son attention 6c fon zèle peuvent fervir de régie
6c de miroir aux Impératrices dans tous les fiécles.
Sentiment
fur cette
Déclara-
tion &lur
l'Impéra-
trice qui
la publiée. ^4&'*^'3{..^ifr*^*'âi-^**^*i**=****^-****&*-Jê"â^*'3**i'â****
Tchang ti traînant un jour les grands Officiers de fa
garde dans un de fes apparie mens du Midi, pajfa par '
bazar d en s'y rendant ^ par devant une grande f aile ,
OH fe gardaient les habits Êf les meubles , qui avoient
été à l'ufage de l'Impératrice Qiiang lie époufe de
Quang vou , fon grand-pere. A cette vue il parut
touché: ïl charnue a tout- à- coup de vif âge , puis fur le
champ il donna ordre qu'on réfervât de tout cela un
habit de cérémonie propre àe chaque f ai fon : plus cin-
quante cadettes d'habits ordinaires. Tout le refle il le
difiribua aux Vang, leuv envoyant par un Exprés ce
qu^iî
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. j-(5j
qu^'il avoh deft'mé à chacun d'eux. Il fit plus pour le
Vang de Tong ping qm commandoït les frontières.
Il accompagna fon préfent d'une Lettre, La vo'ict en
notre Langue,
L
E grand Officier venu de votre'part, m'a inftruit de tout ce qui
VOUS Diflribn-
tion d'une
G.xrderobe
roiale.
regarde. Je l'ai écouté moi-même immédiatement, Se j'approuve
fort toutes vos démarches. Tout éloigné que je fuis de vous, je m'occupe
fouvent de vos embaras & de vos travaux: vous ne fçauriez croire avec
quelle triftefle 6c quelle inquiétude.
Ces jours-ci , traittant les Officiers de ma garde dans un appartement du
Midi, j'ai pafle en y allant par devant la falle ou fe garde ce qui a autrefois
fervi à ^ang lie. Confucius dit : Quand nous voyons ce qui a été à l'ufage
d'une perfonne, dont la mémoire nous doit être chère, Sc que cette per-
fonne n'eft plus; les fentimens de tendrefle ôc de regret naiflent naturelle-
ment dans notre cœur. Je l'ai éprouvé en cette occafion. Vous êtes trop
bon (^ ) fils 8c trop bon ami , pour ne pas fentir la même chofe en recevant
ce que je vous envoyé. C'elî une caifTe des habits qu'a laifle l'Impératrice
^lang Ur, 8c un defes ornemens de tête. Cela pourra vous être de quelque
confohition dans les tems que le regiet de l'avoir perdue vous affligera le plus.
Et. vos defcendans verront par-là quels étoient de nos jours les habits de
l'Impératrice La famille de Confucius conlérve encore aujourd'hui fon
chariot, fachaife, fon bonnet, 8c fes fouliers. Telle eft la force delà la=
gefle ; quand elle a été finguliere , elle rend recommandable pour long-
tems. Il feroit naturel de vous envoyer en même tems quelque chofe de
^mng "OQu. Mais dès la féconde des années nommées Tchongyucn , ce qu'il
avoit laifle fut départi à tous les Ouang. J'augmente feulement mon pré- Chevaux
fent d'un cheval du pays de Ouan *. Cet animal a cela de fingulier, qu'il p^Jjod^i"'^
rend du fang par un petit trou qu'il a naturellement fur l'épaule. Une quement
chanfon faite fous Fou ti, célèbre certain cheval qu'on nommoit célefte ,8c du San?,
qui fuoit, dit-on, du fmg. Nous avons dans celui-ci quelque chofe d'ap-
prochant. Hélas! Pendant que je vous écris ceci , peut-être aétuellemenc
courez-vous pour arrêter quelque irruption , ou pour foutenir les polies
que nos trpupes occupent. Je penfe fouvent à vos allarmes, 8c à vos fati-
gues, èc j'y fuis tout-à-fait fenfible. Traittez-vous bien, je vous le recom-
mande , 8c ménagez votre fanté. (^) Je fouhaitte fort de vous revoir
bien-tôt.
Kiang
(a) Le On:!ns de Tûni Ping étoit atifll petit-fils de i^.ing voit.
1 ays f.imçux pour ks chevaux,
(è) Le Chinois dit comme un homme qui a foif, en fous-entendant, fouhaitte boire,
Bbbb z
Piété filiale
rccompen
04 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Kiang Ké onginaire de Tfi étoh fort pauvre ^ man fort
vertueux. Il fe dijïingua fur-tout par fa piété envers
fa mère qui étott veuve. Tout fort quartier le loïia ft
fort aux Magtftrats , que V Empereur en fut înftruit ^
le fit Ta fou (<3). Kiang ké devenu infirme , obtînt au
bout de quelque tems la permi/fion de fe reth'er en fon
pays, il ne fut pas oublié dans fa retraite, Tchang
ti donna en fa faveur un ordre conçu en ces termes,
IL y a quelque tems qu'un des Ta fou ^ Kiang ké s'eft retiré pour caufe de
maladie. Je fouhaitte fort d'être inftruit de l'état de fa fanré. La pié-
fïc. " té filiale, principe 6c fondement des autres vertus, en ell aufll comme le
couronnement. ATi/eft celui qui fous mon régne s'eft le plus diftingué par
cet endroit. Cet ordre reçu , qu'on lui fourn.fle du grenier public mille
mefures de grain. Qu'à la huitième lune de chaque année le Magiftrat du
lieu lui donne du vin Sc un mouton , & s'informe de ma part comment il
fe porte. S'il(^) lui arrive accident, que dans les cérémonies ordinaires
on employé un animal du fécond ordre.
Ho ti quatrième fils de Tcliang ti fut fon fucceffeur.
Lorfqu'il monta fur le Trône ^ l'Impératrice fa mère y
conformément aux intentions du feu Empereur , publ'ia^
la Déclaration fuivanîe.
L'Empereur Hiao vou ayant à punir 0« * & 2?<f , pour fournir aux
frais de la guerre, mit en parti le fel 6c le fer. Les invafîons fréquen-
tes des barbares ont été caufe que cela s'efb continué depuis. Le feu Em-
pereur s'elt appliqué à diminuer les corvées & les impôts. Qiiant au paiti
du fel & du fer le trouvant établi depuis fi long-tems, 6c n'étant pas d'ail-
leurs
(4) Rang d'honneur confidérable à la Cour.
\b) C'eft- à-dire , s'il vient à mourir: mais il eft. de la politeffe Chinoife d'éviter cette
cxpreiïion.
• Noms de Royaumes.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. f6r
leurs fans crainte de guerre, il ne crut pas dabord y devoir toucher: mais
l'expérience lui fit voir que par la malverlation des commis, le peuple en
'étoic fort incommodé , lans que l'Etat en tirât grand avantage. Cela
lui fiifoit une vraie peine. C'cil pourquoi il a laifle ordre en mourant, de
caflcr le parti du fel 6c celui du fer : d'abandonner l'un & l'autre au
peuple : moyennant cependant certains droits payables aux Magiftrats
ordmaires des lieux félon l'ancienne pratique : en conléquence de cet or-
dre, nous faifons la préiente déclaration. Se ordonnons qu'elle foit publiée
dans tout l'Empire, afin qu'on y fçache nos intentions, 6c qu'on s'y con-
forme.
A Ho ti fucceda Cbang ti enfant de trois mois. L'Impératrice fut ré-
gente. Dans le livre d'où fc tirent ces pièces , on en met une de cette
Princeffe. En voici l'extrait.
Elle gémit fur la corruption des mœurs : £c l'attribue au peu de foin Plaintes fur
qu'on prenoit d'étudier les ^/«^. Elle appelle des perfonnes de réputation, 1^ corrup-
pour inftruire les Princes 6c les Princefles du fang. On en comptoit alors ^''^" <^^'
plus de quarante au-defius de l'âge de cinq ans. Diiférentes écoles furent '"*^"'^^'
pourvues d'excellens maîtres, fur lefquels cette Princefle ne dédaignoit pas
de veiller avec beaucoup d'attention. Elle en fit autant à proportion pour
les jeunes gens de fa propre famille.
Vou ti premier Empereur de la feptUme Dynajiie nom-
mée TÇiii. {a) y recommande qu'on lui donne des
avis avec liberté.
CE qu'il y a de plus difficile pour un Officier , c'cft de faire à fon Prin- ^''« "' de--
ce des remontrances. Si le Prince fe rend difficile, il ferme la bou- '"^ndedej
che aux plus zèlez 6c aux plus fidèles. Je ne puis y penfer , fans poufler '^"'^ ^'"''
de profonds ioupirs. Par une déclaration expreffe j'ai ci-devant recom-
mandé qu'on me donnât librement les avis qu'on jugeroit m'être utiles.
Je fuis en effet réfolu d'en profiter de mon mieux. Pour augmenter cette
liberté, voici ce que je déclare: Pourvu qu'une remontrance ^foit bonne 6c
utile pour le fond , quand elle fcroit mal conçue, quand même il y feroit
échappé quelque expreffion peu mcfurée : je ne veux point qu'on en fiilfe
un crime à l'auteur. Qu'on diffimule, ou qu'on pardonne. Et pour bien
faire conncître à tout l'Empire qu'on peut aujourd'hui fans danger donner
des avis à la cour. J'ordonne qu'on élargiffe Kong chao 6c Ki mou fou ^ qui
m'ont fi fort perdu îe refpeét.
Kicn
(«7 J'écris le nom de h dynaftieT/;», fans | à !a fin, quoiqu'il y dût être, poùrdinin^
guer cette dynaftic de celle dont Ch\ hoang fut le fondateur. Ces deux caraifléres Chincùs
font très-diflférens.
Bbb b %
^66 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINÉ,
c3œ!SS)œœKraœœœs!œ63œiîœKiKS3:>raœœ(:>3îoraœîîo:Kc^cœss!œ
Kieii yuen ti autre Empereur de la mhne Dynaftie , en-
treprit de réduire Ou , (^) nomma Kiao yang kou
Général de fes troupes , 6f l'honora de divers titres : en-
tf autres de celui de K ai fou. Celui-ci pour s'excufer ,
préfenta le difcours qui fuit,
Difcours T 7"^ ^ ^ ^ Majefté par un nouvel excès de bonté , veut me donner le
de Kiao y Commandement de fes armées, ôc m'honorer en même tems du titre
■^angkou ^ç^ Kai fou ^ 6cc. J'ai lu cet ordre avec relped, 6c avec reconnoiflance.
cufer d'ac- Mais , Prince , depuis dix ans que j'ai commencé à vous lérvir, je n'ai
cépter le déjà eu que trop d'emplois honorables Se importans. Je fçai le peu que je
Comman- vaux, ôc combien je méritois peu les emplois dont V. M. m'a honoré.
va'^^'^I^^ Je mérite encore bien moins ceux dont elle m'honore aujourd'hui. Je fçai
'^™'^"' aulîî quelle faute c'eft d'abufer trop long-tems de la faveur de fon Prince.
Ces penfées m'occupent jour & nuit, m'infpirent une jiiilc crainte , £c
tournent en fujet de trillefle pour moi les honneurs dont Elle me comble.
Une fentence des anciens dit: Recevoir les plus grands honneurs , Retou-
cher les plus gros apointemens fans avoir un mérite bien reconnu , & fans
avoir rendu des fervices importants, c'eft fermer le chemin des grands em-
plois à ceux qui en Ibnt capables , & fruftrer ceux qui ont rendu de grands
' fervices, des récompenfes qui leur font dues. A la faveur d'une alliance
j'ai déjà été aflez élevé , 6c peut-éire trop. V. M. y doit prendre
garde. Je vois cependant que par un effet de les bontez, elle me deftine à
de nouveaux emplois, & à de nouveaux titres encore plus éclatants. Com-
me je ne les ai point mérité par mes lervices, je n'ofe les accepter. Ce fe-
roit déshonorer un fi haut rang, & m'expofer en même tems à une chute
funefte. Je pcnfe depuis du tems à me retirer , pour garder le tom-
beau de feu mon père. Le moyen de le faire avec ces emplois ? Je
crains de vous déplaire, en refufant vos bienfaits : mais d'autre p.irt il me
paroît que je ferois mal de les accepter. C'eft une maxime de l'antiquité,
qu'on doit fçavoir fe borner, £c fur- tout qu'un grand Officier doit être at-
tentif à s'arrêter oii il fout. Cette maxime me paroît fi cflentielle, que
malgré mon peu de vertu, j'ai fort à cœur de la fuivre. Depuis huit ans
V. M. n'omet rien de fon côté, ^our attirer à la cour les gens de mérite,
& pour n'en point laifler fins emploi. Mais je ne vois pas qu'on ait répon-.
du à vos bonnes intentions. Il y a bien de l'apparence que plufieurs gens
de mérite vivent dans l'obfcurité 6c dans l'oubli; que d'autres ne font point
avan-
ça) Nom d'un Royaume quifaifoit partie de l'Empire, mais qui s'étoit fouftrait à la dy-
naflie Tfm.
ET DELA TARTARIE CHINOISE. ^6j
avancez à proportion dcieurs fervices : que cependant on m'élève à de nou-
vciiux honneurs 6c à de nouveaux emplois : pourrois-je les accepter fans
rougir?
Je iuis en place depuis du tems, malgré mon peu de mérite: mais après
tour, je luis bien loin du rang où votre exceflivc bonté veyt aujourd'hui
me placer. Trouvez bon que je vous propoieides gens qui en font bien plus
dignes que moi. Li hi^ Tçeng tchi & Li yun font gens dignes de votre choix.
Le premier qui eft déjà Ta fou, joint à un défintéreflement parfait de gran-
des vues , une intégrité à l'épreuve , & une gravité refpeétable. Le ÎC'
cond xaffi Ta fou , veille fur ces aftions avec une attention finguliere, &c ne
(c permet pas la moindre liberté peu réglée: c'efl un homme lans reproche
pour fa perfonne, & qui, fans flatter les paffions, ou participer aux fautes
d'autrui, vit cependant bien avec tout le monde. Le troifiéme qui eft pa-
reillement Ta fou, homme aufli intelligent ôc défintérelfé que les deux au-
tres, a de plus un air aifé, &C des manières très-fimples. Ces trois grands
perfonnages ont vieilli à la cour: ils y ont toujours vécu 6c fervi avec hon-
neur: ils ont paflë par divers emplois: mais leur maifon n'en eft pas plus ri-
che. Me préférer à ces grands hommes, ce feroit tromper l'attente de
tout l'Empire. Je fuis fi éloigné de vouloir être avancé au-defllis de ma
portée, que je penfe au contraire à me retirer: 6c j'ai réfolu de le faire dans
peu de tems. L'état préfent de vos" affaires m'oblige encore à différer.
Mais fouffrez , je vous le demande en grâce, que je n'accepte point vos
nouveaux bienfaits. Trouvez bon que me bornant à l'état oiijefuis, je
me rende à mon pofte fur les frontières , où ma trop longue abience peut
avoir de mauvais effets.
Une glofe dit que l'Empereur ne fe rendit point aux excufes de r^«^ D^coun*^^
Hou, qui étoit en effet un homme de grand mérite, 6c de plus, frère jumeau
de l'Impératrice. Il fut donc fait Général , & en moins de deux ans il ré-
duifit Ou, qui jufqucs là s'étoit fouftrait à la domination des Tfm.
Lieou che expofe à V Empereur les avantages de la ver"
tu Y an g. Elle confijh à déférer & à céder
volont'îers aux autres.
NOS figes Rois de l'antiquité avoient mis en vogue la vertu 7'ang , 6c f^YÏvan'î
témoignoient en faire une eftime particulière. Ils avoient en cela deux ^^^g^ jç ^^
vues. La première, de faire enforte qu'on leur produisît les gens de méri- Vertu
te. La féconde, de couper pied aux jaloufles, aux intrigues 8c aux difputes. rang.
Tout homme eftime le mérite 6c la vertu. Chacun eft naturellement bien aife
de pafler pour en avoir. Nos anciens le fçavoient bien : 6c quand ils recom-
J-: — ,_ ^,r, -jg étoient fort éloignez dcfiétendre, que par
wne
j-68 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite de une humilité mal entendue , les gens de vertu & de mérite ccdaflent les
l'ExpoH- honneurs & les emplois à d'autres qui manquoient de capacité Se de vertu.
tion des ^ q^ qu'ils vouloient c'étoit que les gens de mérite le déférant les uns aux
de\Tver- autres, & fe cédant volontiers mutuellement, il n'y en eût point d'inconnus
tur4«^. ni d'oubliez. .Nommoit-on quelqu'un pour un grand emploi? Il s'exculbic
aulli-tot , 6c propofoit en fa place ceux qu'il en jugcoit les plus capables.
Si une fi louable coutume pouvoit revivre, qu'il leroit aifc au Prince de
faire un jufte èc judicieux difcernement des Officiers qui le lérvent ! L'ufa-
ge eit encore aujourd'hui, que quand un Officier efh lur le point de s'avan-
cer, il s'excule au moins par cérémonie fui" fon peu de capacité. Mais on
n'en voit plus, qui propofeun autre pour remplir la place qu'on lui defti-
ne.- Ain{i , à proprement parler , plus de déférence-véritable parmi les
grands: &: dès-lors, dit Confucius, on ne peut attendre du peuple qu'en-
vie , que querelles , &c contentions. Hélas! cet efprit d'énvie ne régne
que trop parmi les Grands mêmes, au lieu de refprit.^de déférence. Delà
deux grands maux. Souvent le mérite eft dans l'oubli. Souvent quand il
a paru, il ell en butte à la médiflince.
Qiiand l'efprit de déférence régnoit, ceux qui avoient un vrai mérite,
jouilloient bien-tôt de la réputation qui leur étoit due: car chacun d.1ns
l'occafion s'empreflbit de leur céder. Et comme on ne s'avife pas de céder
ù un homme qu'on n'ellime pas : fi des gens fans vertu ôc l'ans capacité en-
troient dans les charges, il y en avoit du moins fort peu, & on ne les
voyoit gueres s'élever plus haut. Aujourd'hui les grands talens èc les
médiocres , font tellement confondus , qu'il eft tres-difficile au Prince
d'en faire , comme autrefois, un jufte difcernement.
Un Roi de Tfi qui aimoit fort l'inftrument de mufique lu, aflembk juC-
qu'à trois cens hommes qu'il en faifoit jouer eniemble. Un certain appelle
Nan ko qui n'y entendoit rien, voyant qu'on faifoit jouer trois cens hom-
mes enfemble, jugea qu'avec un peu de hardieflé, il pounoit pafiér dans la
foule. En effet, il reçut fes gages comme un autre pendant long-tems. Le
Roi étant mort, fonîuccefleur fit publier qu'il aimoit encore plus que fon
prédécefieur l'inftrument 3«, mais qu'il vouloit entendre jouer l'un après
l'autre ces trois cens hommes. A cette nouvèle Nan ko s'enfuit. O que
de Islan ko dans les emplois! depuis qu'on ne voit plus régner la vertu 2mg,
ni la louable coutume qu'on en étoit une fuite.
Du moins fi le mérite s'étant fait jour au travers de cette foule, & s'é-
tant élevé aux premiers emplois-, y pouvoit être en fureté. Mais que n'y
a-t-il point à craindre aujourd'hui, que l'envie & l'ambition ont malheu-
reufement fuccédé à l'efprit de déférence ! En effet, ne point faire du tout
de fautes, c'eft une choie qui n'eft propre que d'une fagefle Se d'une vertu
du premier ordre. AullI Confucius louant Teu ife qu'il chériflbit le pus de
tous fes difciplcs, borne fon éloge à dire que jamais il ne tomba deux fois
dans la même fintte. Or fi cette foule d'afpirans ambitieux, dont la cour
fourmille aujourd'hui, fe trouve le chemin fermé par un homme d'un mé-
rite iupérieur, il eft ovdinaire qu'il s'en cjiagrine. Dés-lors on eft difpofé
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. f6s,
"à en parler mal : affez fouvent on le calomnie : du moins a-t-on grand foin Suite de
de robferver, de relever & de groffir les moindres fautes qui lui échappent, ''t'^poil-
Quelque favorablement prévenu que foit le Prince pour un de fes Officiers, Av",jfa^ 5
quand il lui en vient fouvent des plaintes, il ne peut le difpenfer d'en cxa- de^h V^e"
miner la vérité : s'il les trouve toutes fans fondement , c'eit un grand bon- tu ran^.
heur. Mais s'il trouve qu'on dife vrai: ou il difllmule, 6c fon autorité peu-
à-pcu en fouffre: ou il punit tout avec rigueur. Se le nombre des criminels
devient fi grand, qu'on peut à peine efpérer de n'y être pas compris tôt
ou tard. Alors non feulement les gens de mérite évitent de ic produire:
mais ceux mêmes qui font en place, appréhendent un fâcheux revers, & fc
retirent dès qu'ils le peuvent. Or quels grands ferviccs peut efpérer le
Prince £c l'Etat, de gens qui vivent dans de continuelles allarmes, èc qui
font toujours occupez du ibin de leur fureté ? Quand les chofes en font à
ce point , le Prince eft bien à plaindre.
Mais le moyen de remédier a ces maux? C'eft de rétablir l'ancienne pra-
tique: &c cela n'eft pas, ce me femble, fi difficile. Parmi ceux qui font
aujourd'hui dans les grands emplois, ou fur les rangs pour y entrer, il y a
des gens éclairez 6c vertueux. S'ils ne s'empreflent pas d'en propofer d'au-
tres pour les emplois aufquels on les nomme, ce n'elt p.is qu'ils ignorent le
prix 6c les avantages d'une telle déférence: c'eft que la mode en eft paflee,
6c qu'ils fuivent le torrent. Quand Chun donna à Tu l'emploi de Se kong:
Tu s'excufa refpeélueufement, 6c pria avec inftance qu'on le donnât pliîtôt
à Tyî, à à7, ou à KieoH yu plus dignes que lui. Quand J"fut nommé lu
koauy il préfenta comme plus dignes à fon avis, 'Tchti^ Hou, Heong^ 6c Pa,
Pe y en ufa de même, lorfqu'on le chargea du foin des rits. Il voulut cé-
der à Kouei 6c à Long. Enfin, dans ces anciens teras , ceux qu'on élevoit
en ufoient ainfi. L'ufage qui fubfifte encore aujourd'hui, quand on eft éle-
vé à quelque charge, de préfenter un écrit à l'Empereur en adion de grâ-
ces, eft, ce me femble, un petit refte de ce qui fe pratiquoir anciennement
avec tant de fruit. On en peut profiter. Il n'y a qu'à régler une bonne fois
que ces écrits qui ne contiendront que des remercimens en l'air 6c des excu-
fes frivoles, foient abfolumcnt rejettez: 6c qu'on ne flide pafler au Prince ,
que ceux où en s'excui-cUit, on indiquera de bons iujets capables de l'em-
ploi dont il s'agit. Chacun le fera fans doute. Alors il ne tiend.-a qu'à l'Em-
pereur de comparer ceux qu'on lui propofe, 6c de préférer en chaque rang
ceux à qui plus de gens déférent. Alor^ bien des gens capables qui vivent
aujourd'hui dans la retraite, uniquement occupez de leur propre perfec-
tion, feront obligés de fe produire, 6c de fervir l'Etat dans les grands em-
plois. Ceux-mêmes qui ambitionnent ces grands emplois, s'efforceront
de mériter par leur conduite, que bien des gens les propofent. Le
choix des Officiers fera fondé, pour ainfi dire, fur le jugement de tout
l'Empire. Le Prince verra par les yeux de prcfquc tous fes Officiers le mé-
rite de chacun d'eux. Dés-lors cefleront les vains difcours, èc les intrigues
lécrettes qui perdent tout. Si donc, fans faire attention que ce projet vient
d'une pcrlonne, dont les lumières font fort bornées, ceux qui tiennent au-
Tume II. Ccc c jour-
570 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
iourd'hui les premiers rangs, l'appuyoient auprès du Prince, 6c en procu-
roient l'éxecution: je crois qu'ils rendroicnt à l'Etat le plus important Icr-
vice qu'on puifTe en ce tcms-ci attendre d'eux.
Sous la même Dynajlie , Tfin yu pou ouvrit un grand
Collège à Pan yang. // le fit comiohre par un écrit
ou il en expofoit les régies. Il s'y rendit plus de Jept
cens jeunes étudians. A la première ouverture des claf-
fes y Yu pou leur fit le petit difcours qui fuit ^
Difcours à T7 0US voici, jeunes étudians aflemblez en fort grand nombre, tous
rouyertu- Y deftinez à rerpplir un jour les emplois les plus importans, tous dans
■'^ '^ "" la fleur de l'âge, 3t pleins d'une ardeur qui fait plaifir. Aujourd'hui s'ou-
"'^^^' vre pour vous cette nouvelle académie. Qu'y venez-vous faire? Vous y
venez apprendre fans doute à bien parler, à bien écrire, ôc particulière-
ment à bien vivre. Vous y venez jetter les fondemens d'une éminente
vertu , vous rendre capables de ce qu'il y a déplus grand dans la république:
en un mot étudier férieufcment la véritable fageflc.
Il eft important de vous avertir que d'abord ce genre d'étude n'a rien de
fort agréable 6c de fort piquant : qu'il arrive affez fouvent que les com-
mencemens fe goûtent peu : mais avec le tems, c'eft tout autre chofe.
Différcns exercices fe fuccédcnt les uns aux autres : on s'y perfeârionne peu-
à-peu, on acquiert chaque jour par la Icélure de nouvelles connoiflances ,
on fait foi-même des découvertes, on s'étudie à les approfondir, l'efpric
s'ouvre, le coeur fe dilate, on fent ce que vaut cette fagcfle: on goûte dans
fa recherche un plaifir qui pafTe tout autre plaifir particulier, & qui les
vaut tous enfemble. Enfin Ton eft hcureufement furpris de fe trouver tout
changé, fins qu'on fc foit prefque ap perçu comment s'eft fait ce change-
ment. Oiii la teinture que prend l'efprit & le cœur, en étudiant avec ar-
deur & avec confiance, l'emporte pour la durée , fur les teintures les
plus eilimées. Celles-ci s'effacent à la longue, ou perdent beaucoup de
leur luftre. L'autre n'eft point fujette à cedépériflement, quand elle a été
bien prife.
Pour la bien prendre , il faut imiter en quelque chofe les teinturiers.
Ces artifans commencent par bien préparer l'étoffe qu'ils ont à teindre :
après quoi ils donnent à ce fond les couleurs qu'ils lui deftinent. C'eil ainfî
que tout homme fage en ufe dans la morale. Au-dedans un cœur pur &
droit, au-dehors des aftions qui y répondent. Voilà ce qui eft cflentiel fie
indifpenfible: mais chacun peut y donner plus ou moins de luftre, félon
les difpofitions plus ou moins hcureufes qu'il a, ôc félon fon application plus
ou
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
fyi
ou moins conftante. Au relie , quoique les talcns ne foient pas égaux ,
quand on ne profite pas de l'étude, c'ell bien moins faute de talent, que
manque de rélblution. On peut être bien monte, dit le proverbe, fans
avoir le cheval* /v7: fans égaler tout-à-fait l'en tfc f on peut être bon dif-
ciple. Le grand point elt d'être confiant. Vous commencez à couper ou
à fcier, puis vous ceflèz auflî-tôt: fût-ce un arbre tendre ou pourri, on ne
poura ni le couper, ni le Icier fort vite. Au contraire en continuant le
travail, on taille & on fcie le marbre le plus dur.
Courage donc, jeunes étudians, vous voici dans ce collège uniquement
occupez à vous inllruire des grandes régies, qui nous ont été laiffées par
nos anciens fages. Avec les lecours que vous avez, vous pouvez efpérer
d'avancer beaucoup dans peu d'années, de vous faire bien-tôt refpefter de
ceux de votre âge, de vous attirer les éloges du public, de vous faire mê-
me eftimer des gens qui font en place à la cour, & d'entrer par là de bonne
heure dans les emplois. Il s'eft trouvé quelques gens, qui, fans fe retirer
comme vous, fans avoir les fecours que vous avez, & même avec des em-
pêchemens de nature, ou de fortune, n'ont pas laifle de devenir d'exellen-
tes plumes, de fameux Miniltres, & de très-grands hommes: mais c'é-
toient des gens extraordinaires, & qui ne peuvent fervir de régie. Celui
qui n'a pas des talens fi rares, doit travailler à former, pour ainfi dire, un
grand fleuve, en ramaflàntpeu à peu de l'eau : ou à élever une montagne, en
unifiant des grains de fable. Ce font des entreprifes de nature à ne pouvoir
réuflir fans conft:ance. Telle eft la votre, jeunes étudians. Mais auflï,
pourvu que renonçant pour un tems à tout autre foin , vous vous appliquiez
tout de bon & avec ardeur : que vous rapportiez à un but toutes vos étu-
des: vous avancerez infailliblement beaucoup. Et quoique vous ne puifliez
peut-être pas marcher tous d'un pas égal, il n'eft cependant aucun de vous
qui ne puifle aller très-loin.
Dans le livre d'où ces pièces font tirées, on loue fort Tu pou de
ce que vivant dans un tems, où l'éloquence, la politefle: & la fagefle
des anciens , étoient fort négligées, il travailla de toutes fes forces à y re-
médier.
• Cheval fameux.
t Celui que Confucius aimoit le plus de fes Difcipics.
Ccc c 2 Sous
572 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Sous la même Dynafi'ie Tfin , l'Empereur Ming ti , peu
après être monté fur le Trône , voulut donner un im-
portant Emploi à Yu leang , qm , fous le régne pré-
cédent , avott été avancé dans la Guerre : Yu
leang, pour s'excufer , préfenta le Dtfcours qui fuit.
partîci%r T)^'NCE, depuis dix ans Scplus, je fuis dans les emplois. Il eft rare
ans hon- |_ qu'on y avance fi promptement 6c à fi peu de frais que je l'ai fait:
neurs pu- j'en fuis redevable aux bontez du feu Empereur, Sc j'en ai la reconnoiflan- •
blics. j,g qyg jg JqJj_ Mais je n'ignore pas auffi que les grâces doivent avoir
quelque proportion avec le mérite, 6c qu'une faveur excefïïve en élevant
trop un homme, l'expofe aux plus grands revers.. Sçavoir s'arrêter oii il
faut , eft une maxime de fagefle pour tout le monde : elle me convient plus
qu'à perfonne. Auffi fuis-je très-éloigné d'ambitionner de nouveaux hon-
neurs, 6c je le fuis encore plus de les vouloir obtenir au préjudice de ceux
qui en font plus dignes que moi. Je fuis monté fous le feu Emperem- aux
premiers dégrez de la milice. J'en fuis redevable bien moins à mon méri-
te, 6c à mes fervices, qu'aux bontez que lui infpiroit pour moi une allian-
ce des plus proches. Cependant comme il fe produifoit alors très-peu de
gens qui fuflènt de mife, cette difette à pu juftifier l'honneur qu'il m'a
fait Aujourd'hui les chofes font fur un autre pied. Sous l'heureux régne
de V. M. nous voyons à la cour 6c dans les provinces un grand nombre ds
gtns du premier mérite, tous également attachez à votre fervice. Me don-
ner dans ces conjonftures l'emploi que V. M. veut bien m'oftVir, 6c réunir
en ma perfonne ce qu'il y a de plus important dans la robe 6c dans les
armes, fouffrez que je le dife : c'eft,ce femble, vous éloigner de cette four
veraine équité, qui a déjà rendu fi célèbres les commencemens de votre
régne. C'eft du moins donner occafion à ce qu'on vous foupçonne de
vous conduire par des inclinations particulières.
Etant frère de l'Impératrice, je vous appartiens de près. Vous fçavez
combien dans les fîécles paflez l'élévation de tels alliez a caufé de.troubles,
Se combien le fouvcnir de ces malheurs rend odieux à tout l'Empire le
choix qu'on fait d'eux, fur-tout pour des emplois qui leur donnent part au
gouvernement. Profitez de ces connoifiances. Quand j'aurois des talens
plus grands que je n'ai : quand vous les jugeriez vous pouvoir être très-uti-
les, il feroit toujours de la fagefle de vous en priver, pliitôt que d'aller con-
tre un préjugé fi univerfcl, 6c fondé fur tant de trirtes événemens. Vouloir •
abfolument pafler par deflus, ce feroit nourir les foupçons 6c les murmu--
res dans le cœur de vos fujets, 6c vous expofer aux plus grands malheurs.
il
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. f^j
il ne fufBroit pas même pour parer à ces inconveniens, que vos Miniftres
& vos grands Officiers penétraflent la droiture de vos lintentions, ôc ap-
prouvaflent votre choix. Car enfin le moyen qu'ils allaflent de porte en
porte le juftifier à tout l'Empire? J'aimerois naturellement autant qu'uii
autre à voir augmenter mes richefles ôc mes titres. Je fuis fort éloigne d'ê-
tre infenfible aux nouveaux honneurs que V. M. veut bien m'offrir.
D'ailleurs la manière dont elle l'a fait, &: le rang qu'elle tient, me font
craindre qu'elle ne s'ofïenfc de mon refus, ôc que ce refus ne m'expofe à
perdre mon rang, ou même la vie. Quoique j'aye bien peu de lumières, je
ne fuis pas aveugle jufqu'à ce point, que de vouloir fans raifon m'expofer à
vous déplaire, & à tout ce qui peut s'enfuivre. Mais inftruit par les événe-
mens des tems pafTez, je crains d'être une occafion de troubles, ôc le bien
de votre Etat m'eft infiniment plus cher que ma fortune ôc que ma vie. C'eft
ce qui m'a fait fouhaitter plus d'une fois de me retirer: ôc c'eft auffi ce qui
m'engage à refufer le nouvel emploi, dont V. M. m'honore. Pefez, je
vous en prie, le motif que j'ai de vous repréfcnter librement , qu'il ne con-
vient point que je l'accepte. Si V. M. juge que de lui réfifter ainfi, ce
foit un crime, jen fubirai le châtiment fans regret, ôc je regarderai le jour
de ma mort, comme le commencement de ma vie.
Min G Ti fe rendit à ces repréfentations, ôc. nomma un autre. ] cette Ré-
montraa-
L'Empereur Hiao ven ti par une Déclaration publique
invita tous fes Sujets à l'aider de leurs confeih,
j^prh avoir expo/é dans fa Déclaretion ce quon a déjà
vu dam d'autres femblahks ^ l'exemple des f âges &" fa-
meux Empereurs de l'Antiquité , Ê^ les inconveniens
de la pratique contraire à la leur , // conclut fa Décla-
ration en ces termes.
N
O T R E intention eft donc , ôc nous fouhaitons fort que tous nos fu-
_ jets, depuis nos plus grands Officiers jufqu'aux plus petits, les fim-
ples Lcttrez , les marchands, les artiians ôc autres, nous expofent ce qu'ils
croiront être avantageux à l'Etat , ôc capable de contribuer au bonheur
des peuples. De même ce qu'ils jugeront être défeftueux dans le gouver-
nement préfent, ôc fur-tout ce qui leur paroîtra pouvoir nuire aux bonnes
mœurs ôc à la vertu. Je leur recommande à tous, non-feulement de ne me
rien cacher en ce genre, mais encore de s'expliquer librement ôc lans dé-
tour. Ce ne font point de beaux ôc de longs difcours que je demande,
mais de bons mémoires courts ôc pleins , que je puifle examiner par moi-
même. 11 fera d'autant plus facile à ceux qui me les donneront , d'y évi-
y74 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
ter les fautes capables de m'offenfer, ôc à moi d'en tirer pour mon inûruc-
tion l'utilité que ]'en efpcre.
On pré/enta à l'Empereur Suen vou ti tm poulet qui avoït
quatre atles 6f quatre pieds. Tfoui quang avait alors
à la Cour l'emploi de Tai tchang. L'Empereur qui
l'eftimoit , Im envoya ordre de dire ce qu'il penfoit fur
ce monjhe. Tfoui quang prit cette occafion de don-
ner à l'Empereur des avis fur fa conduite, f^'oici l'E-
crit tout entier , tel qu'il le préfenta.
Confeils T'Ai lû dans l'hiftoire des cinq élemens , livre fait du tems des Han^c^t
donnes à 1 fous le régne de Suen ti, dans un appartement du palais , une poule de-
un Empe- ^1 vint coq quant au plumage, fans changer du refte. Sous le régne de
""^' Tuen ti , chez un des Miniitres d'Etat, une poule qui couvoit, changea
peu à peu, & devint coq. Elle en avoit la tête, la crête, les éperons, le
chant, 6c elle appelloit à foi les poules. Dans une des années nommées
ToKg kuang, on préfenta à l'Empereur un coq auquel il étoit venu des cor-
nes. Lieou htang qui vivoit alors , interpréta ces prodiges. Il dit que les
poules , animaux domeftiques , reprélentoient ceux qui approchoient le
Prince: & que ces changemens monib-ueux avertifloient l'Empereur, qu'il
tenoit près de fa perfonne des gens qui tramoient de mauvais delTeins, &
qui penfoient à troubler l'Etat. Il indiqua nommément Che bien , qui
etoit alors en faveur. En effet la première des années nommées King ning,
Che /j/ew fut jugé coupable, Sc vérifia l'interprétation. Sous l'Empereur
Liug ti , la première année nommée Kuang ho, il ariva aulli qu'une poule
changea entièrement de plumage, êc devint femblable à un coq, à la tête
rrcs. L'Empereur ayant ordonné aux grands Officiers de raifonner fur ce-
la. Se de lui rapporter ce qu'ils en auroient penlé, 'Tjaiy répondit pour
tous, & dit : la tête eft ce qu'il y a de principaU c'ell le fymbole du fou-
vcrain. Tout le corps de la poule a changé, la tête non. Pour répondre
comme il faut à ce préfage , il faut que fa Majeilé change fa manière de
gouverner : fans quoi les malheiu-s feront extrêmes. En effet peu après
v;nt la révolte de Tchang h, qui mit le trouble dans l'Empire. L'Empe-
reur qui rcgnoit alors, ne changea en rien la dureté de fon gouvernemenc.
11 vexa de plus en plus ies fujcts: il y eut de tous cotez des révoltes, &c le
trouble fut général. Lieou kiang &c Tjai y étoient deux hommes fort éclai-
rez : leurs interprétations furent confirmées par l'événement. Or, quoi-
que le poulet dont il s'agit aujourd'hui, foit différent pour la figure des pou-
les extraordinaires de ce tems-là , il fouffre les mêmes interprétations, & le
pré-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. f;^
prciage en eft fort à craindre. Ces pieds Se ces aîles en plus grand nombre
que d'ordinaire, font les fymboles de gens qui cabalent , & s'unilfent pour
troubler. Ces aîles 6c ces pieds font de différentes graiidcurs. Il y a des
broiiiUons de plus d'une forte: mais ni ces quatre pieds, ni ces quatre aîles
n'ont leur grandeur naturelle.- les parties font encore foiblcs : il cit aifé de
les diffiper.
C'eft une opinion commune que les cakmitez 6c les monllrcs font des
préfages, 6c en même tems des avis 6c des inrtruétions aux Princes. Ceux
qui font lages , en les voyant, rentrent en eux-mêmes, 6c tout tourne heu-
reufement à leur égard. Au contraire les Princes fans lumières n'en devien-
nent que plus aveugles, 8c cet aveuglement aboutir aux derniers malheurs.
Le Chi knig , le Chu king , le Tcbun tfiou^ l'hiiloiredes Tfm 6c des Han en
fourniffent bien des exemples que V. M. fms doute n'ignore pas. N'y
auroit-il donc point de nos jours quelque nouveau Che hienà. lacourP-Du
moins eft-il certain que fur nos frontières au Midi, il a péri bien du mon-
de : qu'on y voit la campagne couverte d'oflemens fans fépulture. Ce n'eft
pas fans douleur 6c fans murmures, que les vivans le voyent, 6c les âmes de
ces corps morts y font fans doute encore plus fenfîbles. Les troupes en-
voyées vers Tyang ont auffi beaucoup fouffert. Voici le fort des chaleurs r
elles ne font point encore de retour. Du côté de Tong tcheun , d'un grand
nombre de gens occupez aux convois des vivres, il en eft revenu fort peu.
Le peuple enfin eft acablé de travail 6c de mifere, 6c rien n'eft aujourd'hui
plus commun que de voir des gens qui fe pendent de défefpoir, ou qui s'é-
tranglent eux-mêmes. Jugez où en crt l'agriculture. Les terres 8c les mé-
tiers ne furent jamais en un fi trifte état. O que Kia y 8c Koti yang^^''\\s vi-
voient, jetteroient de hauts cris dans leurs remontrances ! Vous êtes éta-
bli pour tenir lieu de père 8c de mère à vos peuples : au lieu de paroître len-
fible à ce qu'ils fouffî-ent, 8c de travailler efficacement à les foulager, vous
vous livrez tout entier à vos plaifirs, 8c vous expofez même votre Empire.
Comment ne vous rapellez-vous point combien il a coûté à Tai tfott. Vous
êtes né avec un eiprit fort pénétrant : fervcz-vous de les lumières. Exami-
nez avec une jufte crainte les vues àeTicnti. Traittez tous vos Officiers (êlon
les rits : mais contenez-les auffi tous dans le devoir. Souvenez-vous de Teng
tongy 6c de Tong bien. Ce fut la faveur même de leur Prince , qui , pour
être exceffive, les fit périr: Aquittez- vous aux tems ordinaires des céré-
monies réglées. Honorez les vieillards 8c les fages. Appliquez-vous à pro-
curer la paix à vos peuples donnés à propos des ordres pour le foulagenient
des pauvres. Retranchez pour cela de votre dépenfe. Moins de repas,
moins de travaux inutiles , moins de concerts, moins de vin. Donnez
le jour aux affaires, la nuit au repos: ne laiffez approcher de votre per-
fonne que gens éclairez 8c fincéres. Eloignez en tous les flatteurs. Alors il
n'y aura plus que d'heureux préfages.
L'empereur prit bien ces avis. Quelques jours après Tu Kao &C £ffet de
quelques autres qui cabaloient fécrettcment , furent découverts, convaincus, ceucPitce.
éc punis de mort. Cela fut caufe que l'Empereur eftima de plus en plus
7 foui fuang, 6c le traita toujours avec diftindion.
fj6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Sous la même Dynafiie King tching propofa à l'Empe-
reur de lever les défenfes faites fur le Sel. Dans la
Supplique il dit ce qui fuit.
*"°"/^bor T -^ '^'^'^ ^^^ '^^^ ^" chapitre Tue leng , dit nettement qu'il ne faut point
des"fubfi."^ I y défendre au peuple, de prendre dans les forêts, dans les montagnes ,
•des. dans les prairies & dans les lacs, ce qui peut fervir à leur nouriturc, com-
me gibier, fruits 6c chofes femblables. Il veut même que les propriétaires
foient les premiers à y inviter, 6c y conduire ceux qui ont beîbin de quel-
ques-unes de ces chofes. Auffi veut-il en même tems que quicor.quc ufera
de force, 6c prendra par violence, foit fans remiflîon puni de mort. Cela
s'appelle vouloir qu'on s'aide 6c qu'on fe communique ce qu'on a. Il eft
vrai que dans le livre des rits du tems àt^Tcheou on lit des défenfes de pêcher,
6cc. mais ce n'étoit que pour un certain tems , 8c pour empêcher. que la
pêche faite hors de fa faifon ne nuisît à la multiplication des poifTons, 6c:
n'épuisât les rivières 6c les lacs. Bien loin que ces défenfes fuflent à charge,
elles confcrvoient 6c mukiplioient le poiflbn au profit des peuples.
Le premier foin d'un père de famille, c'eft de pourvoir abondamment à
la nouriture de fes enfans : c'eft de quoi il fe.fait fur-tout honneur. A
plus forte raifon le fouverain qui eft le père 6c la mère de {çs, peuples, en
doit-il ufer de la forte. On ne voit point un riche père de famille difputer
à fes enfans un peu de vinaigre, ou femblable bagatelle propre à reveiller
l'appétit. Convient-il que le fouverain d'un riche 6c puilfant Empire foit
moins bon à fes fujets, ^ Icurdifpute une chofe des plus communes que
Tien forme pour leur ufage ? C'eft cependant ce qui fe fait en leur défendant
le fel. Je fçai que le motif de cette défenfe bien plus ancienne que votre
régne , 6c que votre dynaftie, eft ce que le Prince en retire. Mais n'eft-ce
point imiter un homme, qui quoique riche , n'auroit foin que de fa bou-
che 6c de fes dents, 6c négligeroit le refte du corps? Tous les fujets, hom-
mes 6c femmes , ne travaillent-ils pas pour le fouverain ? Ce qu'ils lui four-
niflent par an , ne luffit-il pas pour foutenir fa dignité, 6c pour entretenir
ce qu'il faut de troupes? Un Prince, pour qui tant ;dc gens travaillent,
peut-il raifonnablement craindre de manquer? Convient-il qu'une telle
.crainte lui fafle interdire au peuple ce que lui offrent quelques étangs? Les
anciens Rois en ufoicnt bien autrement. Leur premier foin étoit de pour-
voir abondamment aux befoins des peuples : par- là ils les rendaient attentifs
6c dociles à l'inftruétion qui fuivoit. Voilà ce qui les a rendus célèbres :
voilà de quoi le Chi king les loue.
Je fuis un homme peu intelligent , 6c dont les vues font fort courtes :
mais j'aime à lire, 6c je lis beaucoup. Quand après avoir vu dans nos an-
ciens
ET DE LA TARTARIE CHINÔÏÔË. j-77
cicns livres les vertiges qui nous reftent de la bonté des Rois pour leurs peu-
ples, je viens à certains livres du moicn âge, où je trouve impôts fur im-
pôts ; je ne puis ni'empccher de dire enibupirant: Qi-ielle dilïerence des
anciens tems à ceux qui ibnt plus voifins des nôtres ! Qii'on étoit au large
dans ces premiers tems ! Qu'on eft à l'étroit maintenant ! Plufieurs dy-
nalties fe font luivies fans prefque adoucir le joug. La votre, Prince, a
l'honneur d'avoir déjà bien commencé. Elle a prefque réduit les levées
aux droits ordinaires en grains 6c en étoffes. Quels éloges n'en a-t-elle
pas déjà reciîs dans les contrées les plus reculées ? Les Rois que leur di-
gnité élevé au- deflus du commun des hommes, doivent aufli porter la
vertu plus haut. C'eft leur devoir, c'ell leur honneur , c'eft leur véri-
table intérêt. Td vang par le mépris qu'il fit d'un bijou, ié fournit & s'at-
taclia un peuple entier. On nous repréfente au contraire dans l'Ode Kié
tcbu^ un Roi odieux Se malheureux, pour avoir fur-chargé les peuples.
Ainil , quoique vos prédécefléurs ayent porté loin la bonté pour leurs
fujets, je fouhaitterois pour l'honneur de votre régne, que V. JNL y ajou-
tât encore. ,
Deux chofes, dit-on, font communément très-funelles au Prince. La
trop grande libéralité des grands Officiers, & fon avarice propre. S'il elt
peu digne d'un Prince, 6c même dangereux pour lui , d'ouvrir ayec peme
fes tréfors; combien plus le fera-t-il de difputer à les peuples le profit d'u-
ne faline? On le dit , 6c il eft vrai : il vaut bien mieux pour le Prince fai-
re des amas chez fes i'ujets, que d'en faire dans fes greniers 6c dans ■ fes cof-
fres. Quand les amas le font chez les peuples, ils font contens, 6c le Prin-
ce eft riche. Qiiand ils fe font uniquement pour les greniers , 6c pour le
tréfor royal , les peuples font pauvres 6c mécontens. Lorfque les peuples
font mécontens-, le moyen de les inftruire avec fruit , 6c de leur infpirer
avec fuccés l'amour de la vertu ? Tandis que les peuples font pauvres , le
Prince peut-il être long-tems riche? Je fouhaitterois donc que V. M. en-
chériflant fur les bontez de fes ancêtres, voulût bien lever les défenles fur
les falines, 6c faire feulement quelques réglemens pour les entretenir Scies '
conferver.
L'Empereur ayant ordonné qu'on délibérât fur cette fupplique : les Examen
principaux du confeil furent d'avis que la défenfe fubfiftàt. Elle eft très- ^= """^
ancicmie, dirent-ils: 6c dans les dynafties précédentes, quand on a délibé- &fa'|i'eat
ré fur cela, on a toujours conclu a la maintenir. Il elt vrai que dans la fui- née.
te des tems elle a occafîonné des murmures 6c quelques troubles parmi le
peuple. Mais ce n'eft pas à cette défenfe qu'il faut s'en prendre; c'eft à h
négligence, ou à la malice des commis.
^om IL Ddd d Non-
^78 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Nombjîant l'Avis du Confàl^ V Empereur fit publier la
Déclaration fuwante.
IL eft vrai que la défenfe fur le fel eft fort ancienne, 8c qu'elle a pafle
comme en régie. Mais toutes les dynafties ne fe reffemblent pas. Dans
certaines on a plus cherché le bien des peuples que dans d'autres. Pour
moi, dcs-là que quelque choie peut contribuer à rendre mon peuple heu-
reux, à lui faciliter l'attachement aux rits, ôc l'amour de la vertu: il me
fuffit pour l'embraller, qu'il n'y ait rien contre la raifon. C'eft ce qui
paroît dans ce que m'a propbfé King tching. Ainfi dès qu'on aura fait les
réglemcns convenables pour la confervation des falines, que la défenfe cefle,
Qu'on^ publie notre préfente ordonnance, ôc qu'on l'exécute.
Après que l'Empereur Ven ti , Fondateur de la Dynaftie
Souy, eut réduit le Royaume Tchin. * tous fes Officiers
applaudiffant à /a vtBoire , lui propoferent de cbotfir
quelque Montagne pour y aller faire la cérémonie nom-
mée Fong tchen. Ven ti rejetta la propofttion, 8)'
pour qu'on ne revînt pas à la charge , il publia l'Ordre
fuivant,
J' A I envoyé un de mes Généraux , pour ranger à la raifon un petit
Royaume rebelle. L'expédition a réuflî. Qu'eft-ce que cela ? Ce-
pendant chacun me flatte 8c m'applaudit. On me prefTemême, tout
peu vertueux que je fuis , de faire la cérémonie Fong tchen fur quelque
montagne fameufe. Pour moi, je n'ai jamais oiii dire que Chang ti puifTc
être touché par des difcours vains 8c frivoles. Je défends abfolument que
déformais on m'en parle.
• Du tems de la Som,
Lettre
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. fjp
Lettre du même Empereur Ven ti , Fondateur de la
Dynajîie Souy, â Tang Roi de la Corée.
DE PUIS que T'icn * m'a mis fur le trône, je n'ai rien eu de plus Répri^
à cœur, que le bonheur 6c le repos des peuples qui me font fournis, mandes
En vous laifTant la pofleffion de ces régions maritimes , j'ai voulu faire d'un Sou-'
connoître à tout l'univers , combien je fuis éloigné de toute cupidité.: foTsuiet
Se que je ne me propofc en régnant, que de rendre mes fujets vertueux ôc
contens. Mais j'ai bien prétendu aufîi que de votre côté vous demeureriez
dans le devoir, que vous entreriez à proportion dans les mêmes vues, 6c
qu'en bon fujet vous imiteriez mon exemple. Cependant j'apprens que
vous inquiettez vos voifins. Vous refTerrez, dit-on, àc-çxè%Kitan (a),
6c lui ôtez toute liberté. Vous faites fur A/« ho des exaftions de plus d'une
forte. D'où vient cette envie de nuire? Et comment ofez-vous vexer des
Etats qui me font fournis? Si vous avez befoin d'ouvriers, je n'en manque
pas. Que ne m'en demandez-vous? Il y a quelques années que vous travail-
lez lourdement à faire des amas 6c des réferves ; que vous avez pour cela vos
agens de côté 6c d'autre , 6c que vous fuccez ces petits Etats. Pourquoi
tout cela? Si ce n'eft que vous avez formé de mauvais deffeins, 6c que crai-
gnant qu'on ne les découvre, vous faites tout à la dérobée.
Un Envoyé de ma cour eft allé vers vous. Je me propofois en l'envoyant,
de vous donner comme à un étranger mon fujet, une marque de bonté 6c
de confidération. Mais je prétendois bien aufll qu'après s'être inftruit de
ce qui regarde vos fujets, il vous donnât de ma part quelques bons avis fur
la manière de les gouverner. Cependant vous l'avez, fait garder à vue, 6c
vous l'avez tenu comme en prifon dans fon hôtel. Vous avez caché autant
que vous l'avez p 11, fon arivée à vos fujets. Les Officiers de votre cour,
à qui vous ne l'avez pu cacher, ont eu défenfe de l'aller voir. Enfin vous
lui avez, pour ainli dire , fermé les yeux 6c les oreilles, 6c vous avez paru
craindre qu'il pût s'informer de l'état des chofes. Je n'ai pas laifle de fça-
voir, par une autre voie, toutes vos menées. Elles ne font point d'un bon
fujet. Je vous ai laifl e la poireffion d'une grande étendue de terres : je vous
ai donné le.titre 6c les honneurs de Roi f. Enfin je vous ai comblé de bien-
faits. Tout l'Empire en eft inftruit. Tout cela ne fuffit point pour vous
alfurer de mes bontez. Vous manquez de reconnoiflance, vous témoignez
vous défier de moi : 6c vous vous rendez fufpecl vous-même en envoyant,
fous divers prétextes , des gens qui examinent en fccret ce qui fe pafte
à
* Le Ciel.
(a) Ki tan & A/« ho, noms de deux petits Etats voifins de la Corée.
t Vans.
Ddd d z
5-80 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
à ma cour. Eft-cc ainfi qu'en ufe un fujct fidèle 6c hors de tout re-
proche?
Malgré tout cela, comme j'impute en partie vos fliutes au trop peu de
foin que j'ai eu de vous inlhuiie de vos devoirs: je veux bien oublier le paf-
fé. Mais il faut déformais vous coriger , répondre à mes bontez par une
foumiflion réelle Se fincerc: remplir exaétement les devoirs de fujct étran-
ger : fuivre & imiter mon gouvernement : au lieu de haïr & d'inquietter
ces autres étrangers vos voifms, leur infpirer par votre exemple la ioumif-
fion & la vertu : & fur tout vous fouvenir que, s'ils font plus foibles que
vous, ils font comme vous, mes fujets. Au relie, n'efpérez pas me trom.r
pcr par une vaine apparence. C'eil tout de bon qu'il faut changer. Si
vous le fiiites, je vous traitterai en bon fujet. Content de vous avoir con-
verti, je ne penferai point à vous punir. La bonté 6c la juftice eft ce qu'el-
timoient fur toutes choies nos fagcs 6c anciens Empereurs. Tout éloigné
que je fuis de la vertu de ces grands Princes, je me fais cependant un de-
voir de les imiter. Tout mon Empire en eft inftruit: 6c cela feul doit vous
ôter vos craintes 6c vos défiances.
Si après la parole que je vous donne, j'envoyois contre vous des troupes ;
que dii'oient de moi vos fujets? Qiie diroient fur-tout les étrangers foumis,
comme vous, à mon Empu"e? Dépofez donc vosfoupçons, changez de
conduite, 6c foyez tranquile. J'ai fubjugué Tl/j/», il eft vrai: mais fi vous
demeurez dans le devoir, cela ne doit point vous allarmer. Tout le mon-
de fçait que c'eft Tchin qui m'a forcé à le punir. Il avoit à bien des repri-
fes, attaque le Hcoh de Fong qui m'eft fidèle, 6c lui avoit tué bien du mon-
de. Il a pillé de côté 6c d'autre, 6c a eu la témérité de le faire même juf-
ques fur mes frontières. Je lui avois plus d'une fois pendant l'efpacc de
dix ans, donné des avis fur fa conduite. Tcbin^ au lieu d'en profiter,, de-
venu fier par mes bontez , 6c comptant fur le Kiang {a) qui couvre fes ter-
res, n'a fait cas ni de mes avis, ni de mes menaces. Il a même ramr.lTé le
plus qu'il a pu de troupes, 6c a paru me défier par fon infolence. Forcé
par une révolte fi manifefte, j'ai envoyé contre lui un de mes Généraux
avec affez peu de troupes. L'expédition n'a duré qu'un mois. Une mati-
née m'a fait juftice d'une obftination de dix ans, 6c la défaite de Tchin a été
fuivic d'une paix univerfelle. Les Chm * 6c les hommes s'en réjouiflént.
Vous feul, dit-on, en gémiflfez 6c prenez des allarmes : je ne vois pas trop
pourquoi. Comme ce n'a point été la crainte de Tchiti qui m'a engagé à
vous bien traitter, fi défaite n'eft point pour moi une raifon de vous op-
primer. Mais fi j'étois d'humeur à le vouloir faire, qui vous mettroit à
couvert? Qiielle comparaiibn des eaux à\iLia\, qui font vos frontières,
avec le grand Kiang qui couvroit Tcbinl Votre Royaume à-t-il plus
d'homr
{a) Kiang figniSe fleuve. C'eft auffi le nom propre du plus grand fleuve de c«
Empire.
• cV./« Efpritf.
t Nom de fleuve;
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ySt
d'hommes que n'en avoit TI/j/w? Non, fans doute. Et fi je voulois pu-
nir vos fautes paflees, comme elles le méritent, il me coûteroit peu de le
faire: je n'aurois qu'à envoyer contre vous, comme contre lui, quelqu'un
de mes Officiers : mais je n'aime point à nuire. Ainfi je prens le parti de
la plus grande modération : je vous avertis , je vous inltruits , & vous
donne le tems de vous coriger. Répondez comme il faut à mes boutez,
vous vivrez tranquile 6c heureux.
Tai tfong* le fécond Empereur de la Dynafi'ie Tang,
que les Hifioriem comparent aux plus fameux Prm-
ces de Vant^mté , fit un écrit fur la différence
du bon &" du mauvais Gouvernement , ^ fur la
difficulté de bien régner. Comme il le faifoit prihci'
palemoit pour fcn ufage ,. il l'intitula le Miroir d'or ,
ou le précieux Miroir.
A Près avoir donoé chaque jour le tems néceflaire à expédier les afr Maximes
faires de mon Empire, je me fais un plaifir de donner ce qu'il m'en de Gou-
relle, à promener ma vue 6c mes penfées fur les hiftoires du tems pafle. J'y ^^fnc-
éxamine les mœurs de chaque dynaftie , les exemples bons 6c mauvais de '"^°''
tous les Princes, les révolutions, 6c leurs caufes. Je le fiiis toujours avec
fruit, 6c je l'ai tant fait que j'en puis parler. Toutes les fois que je lis ce
qu'on dit de Fo hi, de Hoang ti^ 6c de l'incomparable gouvernement.de Tao
6c de Chun^ je m'y arrête toujours. Je goûte, j'admire, je loue, ôc je ne
m'en lafle point. Qiiand je viens à la fin des Hta 6c des 7'ng^ aux Tjîn^ 6c
à certains régnes des Han, je me fens faifî d'une crainte inquiette. lime
femble marcher fur une planche pourrie, ou fur une eau profonde tant foit
peu glacée. Quand j'éxamme d'oii vient que tous les Princes fouhaittant de
régner tranquiles, 6c de tranfmettre leur Empire à une nombreufe poftéri-
té,il arrive cependant tant de troubles, 6c de fl fréquentes révolutions, je
trouve qu'il n'y a point de caufe plus ordinaire, que le peu de foin qu'ont
les Princes de réfléchir fur eux-mêmes, 6c l'éloignement qu'ils ont d'en-
tendre ce qui peut les chagriner. Par là ils demeurent jufqu'à la fin aveugles
fur leurs devoirs 6c fur leurs fautes : 6c cet aveuglement les fait périr. Que
cette vue m'infpire de crainte!
C'eft pour éviter cet aveuglement, qu'après avoir vu par 'la Icâure de
l!hiftoire, quels font les principes du bon gouvernement , 6c quelles font
* Du tems de la dynaftie Tang.
Ddd d ^
vcriic
ment,
5-8i DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite des les fources des plus grands troubles : je me fais à moi-même de tout cek
Mnximes comme un miroir, où je puifle voir mes défauts pour travailler à les cori-
de (ïou- ggj._ Le caraârére le plus eflentiel d'un bon gouvernement, c'eft de n'éle-
'"""'^' ver aux grands emplois que des gens de vertu 6c de mérite. Un Prince qui
a cette attention jouit d'un régne heureux ôc il n'y a rien de plus d'angé-
rcux 5c de plus fatal pour un Etat, que d'en ufer autrement. Un Prince
fe trouve-t-il dans quelque embaras ? Il ne manque point de confulter fes
Miniftres Scfcs autres grands Officiers. S'ils fe trouvent être tous gens éclai-
rez, fidèles, zélés: quelque grand que ibit l'embaras , il eft rare qu'il a-
boutifle à tout perdre. Et ce qu'on ne peut trop déplorer, le mal eft que
fouvent les Princes peu attentifs à ce choix, s'occupent de vains plaifirs.
G qu'ils feroient bien mieux de fe faire un plaifir de leur devoir: mais fur-
tout d'un devoir auih important qu'eft le choix de bons Officiers, ôc fur-
tout de bons Miniftres !
On dit communément que Cbun èc Tu, ces deux%rands Princes, n'ai-
moient point le plaifir : 6c qu'au contraire les deux tyrans Kié 6c Tcheou
l'aimoient beaucoup. Pour moi, je dis tout le contraire. La mauvaife con-
duite de Kié 6c de fcbeou leur coûta mille inquiétudes, abrégea le cours de
leur vie, troubla par conféquent leurs plaifirs, 6c les rendit fort courts.
Cela s'appcUe-t-il aimer le plaifir ? Au contraire n'eft-ce pas l'aimer véri-
tablement, que de l'aimer comme C/.?»« 6c J«, qui durent à leur fagefle 6c
à leur vertu une vie longue 6c tranquile, 6c qui par là goûtèrent à loifir les
plaifirs inféparables d'un régne heureux 6c paifible? Il faut avouer que les
tempéramens 6c les naturels font differens: qu'il y en a de bons.8c de mau-
vais : 6c que dans chacune de ces efpèces il y a divers dégrez. Les vertus
£c les adions de Tao, de Cètin^ de Tu, 6c de 'Tang, donnent lieu de croire
que Tien * les avoit bien partagez. Il n'en étoit pas ainfi de Kié, de Tcheou
de Teou, de Li : les cruautcz 6c les brutalitez de ces méchans Princes le
prouvent aflez. Il cft cependant vrai de dire que le bonheur des Princes 6c
-de leurs Etats, dépend moins de la diff'ércnce des tempéramens 6c des natu-
rels, que du foin de tenir en tout le jufte milieu, que didle la raifon com-
mune à tous.
Nous lifons dans Ou ki qu'un Prince de Sang f s'occupant uniquement
de certains exercices de vertu, 6c n'égligeant d'avoir des troupes, perdit
fes Etats: que le Prince d'2"périt aufii, mais par une voye toute bppofée,
en ne comptant que fur fes forces, 6c négligeant la vertu. Auffi Confucius
dit-il, que dans le gouvernement d'un Etat, il faut un jufte tampérament
de bontc 6c de fermeté , de icvcrité 6c de clémence. En effet la bonté 6c la
juftice doi\ent toujours aller enfemble: donner trop à l'une au préjudice de
l'-autre, c'eft dès-lors une faute, 6c une faute confidérable qui peut avoir de
fâcheufes fuites. Qiie feroit-cc donc de s'éloigner de l'une 6c de l'autre? Et
que ièroit-ce fur-tout de manquer abfolument de la première.'' Un Empe-
reur
* Le Ciel
j San^ m Y, lions de pays.
de Gou-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. f8j
reur élevé au plus haut degré d'honneur, où puifTe monter un homme, eft Suite des
en même tems obligé d'aimer tous l'es peuples, 6c de travailler à les rendre Ma- ■ -
heureux. Pour cela il fout deux choies : le bon ordre èc la fureté. Pour le
bon ordre, il doit faire des rcglcmens, & les foutenir par fon exemple.
Pour la fureté, il fiiut des troupes, qui puilTent ôter l'envie aux ennemis
de rien entreprendre fur les frontières. Car comme il ne convient point d'u-
fer de la terreur des armes pour contenir fon peuple dans le devoir : de mê-
me il efl rare que la bonté toute feule, 6cla vertu du Prince contiennent
les barbares & aflurent les frontières. Quand le grand poifTon Kiu fortant
du fond des abîmes, paroît au-delîus des eaux, les flots s'applaniflént.
Quand les Hoang Se les Ho (a) plongent ou baibottent, point de beau tems
à efpérer : c'eft leur vol dans les airs qui le pronoftique.
Un point très-important pour un Prince , ell de fçavoir s'acommoder
aux différentes inclinations des hommes , 6c de profiter des divers talens.
C'eft une maxime reçue de tout tems , que comme celui qui médite un
grand édifice, doit commencer par choîfir un bon architeéle, pour ache-
ter enfuite fur fon devis les matériaux convenables , de même quiconque
régne , doit commencer par bien choîfir fcs Miniftres , pour s'aider de leurs
vues Se de leurs confeils dans le gouvernement des peuples. En repafiant
avec attention fur les dynafties précédentes, je remarque que quand le
Prince a folidement aimé la vertu, il n'a point manqué de gens vertueux:
que quand il a témoigné de l'inclination pour les bâtimens Se autres ouvra-
ges de l'art, tous les gens habiles en ce genre fe font produits: que quand
la chafle a fait fon plaifir, il lui eft venu d'exccllens picqueurs: que quand
la mufîque a été fa paffion , on lui a préfenté en foule des gens de Tchifi èc
de Ouei : que fi quelquefois le Ponce s'eft abaifle jufqu'à aimer le fard Se
d'autres ornemens, * Ten Se Tchao ont eu la vogue. Quand le chemin a
été fermé aux remontrances finceres , on a vu paroître à la cour peu de
fens 2,èlez 6c fidèles. Qiiand le Prince aimoit à être applaudi, il y avoit
es flateurs fans nombre. Nos anciens avoient en vérité bien raifon, quand
ils comparoient le Prince à un vafe, ôc les fujets à la liqueur qu'on y met.
Comme la liqueur prend la figure du vafe, ainfi les fujets communément
fe conforment au Prince. Quel motif n'eft-ce point pour lui de fouhaitter
d'être parfait ? Mais comme la pierre la plus précieufe a befon d'être tra-
vaillée pour devenir un beau vafe, ainfi l'homme, pour aquérir la vraye
fagefle, a bcfoin d'étude Se d'application.
(a) Deux noms d'oifeaux aquatiques. Ces allégories foufïrent deux reii«, où l'on in-
dique par les flots les irruptions des barbares que la puiflance des armes figurée par le po;f-
fon Kin arrête: ?c par les oifeaux Hoang & Ho les peuples qui__ doivent être à l'aife &C
contents, pour que l'Etat foit fans trouble: ou bien par le poiffon Kin, on indique les
gens braves Se capables d'être a la tête des troupes : & par les oifeaux Hoang & Ho les gens
propres à "gouverner, qu'il faut tirer de l'oMcurité & mettre en place. Si l'on joint ces
alléâories à ce qui précède, le premier lens eft plus naturel. Si on Us joint à ce qui fuit,
le iecond, ce fembie, conviendroit mieux.
* Noms de pays.
f84 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
S'.n>e des J'en 'vang 6c Confucius ont eu leurs maîtres : & fi ces grands hommes en
^'■"If,'"^^^ ont eu belbin , à plus forte raifon les autres. Aufli une des plus remar-
vcrnc^-"'' quables différences d'un bon Prince à un méchant , c'eft que le bon Prince
inca:. ioupire après les gens de mérite & de vertu, comme le laboureur attend la
récolte ; & les reçoit avec la même joye , que le laboureur auparavant
menacé d'une iechcrelTe , voit tomber fur fcs campagnes une abondante
pluie: au lieu que le méchant Prince n'a communément que de l'averfion
pour quiconque vaut mieux que lui : & ne donne accès auprès de fa perfon-
ne qu'à des gens fans mérite 6c fans vertu. O qu'il eft difficile de fe bien
défaire des mauvaiiés inclinations qu'on a trop long-tems nourries ! Vang
puen èc Sun bao contrefirent dabord les bons Princes : mais comme ils n'a-
giflbient que par intérêt, 6c que leur vertu prétendue n'étoit qu'hypocrifie
& que feinte , ils ne fe foutinrent pas : ils revinrent à leur génie : on les re-
connut pour ce qu'ils étoient , & on les abandonna : une barque de fim-
ples planches unies précifément avec de la colle, ne peut tenir long-tems
contre de grands flots. Tel cheval qu'on nourit exprès, pour qu'il fafie
dans l'occafion cent lieues d'une trailte , quand il cil mis a l'épreuve, cre-
vé fouvent fans l'achever. C'eft; ce qui arriva juftiement à Vang puen & à
Sunhao. On vit fe vérifier en leurs perfonnes, comme on l'a vu dans bien
d'autres, ces proverbes de nos anciens : que comme le Chin (a) ne peut
fervir, quand on veut mefurer de grofles pierres: auffi une médiocre habi-
leté ne l'uffit pas pour de grandes choies, 6cc. 6c que la vertu la plus fim-
ple, fi elle eft réelle 6c conftante, vaut mieux que la plus artificieufe po-
litique.
O ! qu'il y a de différence d'homme à homme, de Prince à Prince ! Kao
- tfou refpetSta Li /ô«^ jufqu'à foutenir fes habits pour lui faire honneur. Siu
hheou choqué des fnges avis de Pi kan, lui fit cruellement arracher le cœur.
Tching tang eut toujours pour fon Minillre Tyun une véritable eftime 6c une
amitié fincere. Kié avoit dans Longpong un Miniftre fage 6c zélé: il le fit
mourir dans les fupplices. Tchuang'R.o'i àç. T'fou ^ après avoir tenu fes con-
feils, 6c V avoir fait paroître une habileté fupérieure à celle de tous fes Mi-
nières , iortoit de-là * trille 6c rêveur. Il portoit même cette triflefle juf-
ques dans fes heures de relâche. Fou hou tout au contraire fe faifoit un fu-
jet de joie , d<. triomphoit , pour ainfi dire , d'une fopériorité fembla-
ble. C'cil que les Princes fans lumières veulent cacher ou foutenir leurs
défauts , 6c que les Princes éclairez cherchent à connoître ce qui leur
■manque.
Qiiand je jette les yeux fur Kao tfou Se fur Tching tang, je compare les
régnes de ces grands Princes à ces années remarquables par un jufte tempé-
rament de fro'id 6c de chaud , 6c par le règlement des iaifons qui met par
tout l'abondance. On dit que quand l'Empire ell bien gouverné , paroît
alors le A' /7/;.'^, animal de bon augure. Moi je dis: Kao tfou èz Tching tang
n'é-
(ii) Un Chin cft la diiicmc pnnie d'un Tenu. Un Ttou eft h diîicme par'.ie d'un T.w;
un r.tn, par exemple, de ris, eft cent, on tout au plus cent vint liv.
• Il c;ai^n;)it q>ie s'il venoit à fe tromper, perfonne ne le rediefl.it.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. j-gf
n'étoient-ils pas eux-mêmes en leur cfpècc de vrais À7//w^.? Qiiand je con- Suite des
{iàere enHuiie Kié &i l'chcou , il me iemble voir dans leurs régnes ces années Maximes
triftes 6c malheureulcs , que le dérèglement des faifons rend ftériles Se fu- ^:':^^°"'
nelles. Ces années ont coutume de produire quantité d'infeéles nuifibles, ment,'
6c même de monftres affreux & cruels. Hélas ! ces médians Princes Kié Se
TcheoH n'étoient-ils pas eux-mêmes des monllres ? Que je trouve d'inftruc-
tion pour moi dans la confidération de ces deux contrailes. Je fçai ce qu'on
dit, que "Tien a des tems plus ou moins favorables pour les Etats. Cela ell
vrai: mais leur bonheur ou leur malheur ne laiflé pas de dépendre auffi de
la conduite des hommes. N'y eut-il pas fous T.ching tang une lecherefTe de
fept-ans ? Ce Prince fe coupant les ongles, s'oftVit lui-mêmepour viélime.
Il plut aufîi-tôt cent lieues à la ronde. Du tems d'un Empereur, on vit
croître fubitement dans le palais des meuriers. Ce Prince frappé de ce pro-
dige, qu'on lui interpréta comme effrayant, s'appliqua folidement à la ver-
tu : au lieu des malheurs dont on l'avoit menacé, il vit venir à fa cour les
Ambafladeurs de feize Princes pour lui rendre hommage. Qiii oferoit dire
après cela que ce n'ell pas l'aftaire des Princes de procurer le bien des
Etats ?
Régner effc une chofe bien difficile, difent les uns : c'eft une chofe bien
aifée, difent les autres. Ceux-ci, pour prouver leur léntiment, difent: la
dignité d'Empereur élevé un Prince au defllis du refte des hommes : il a un
pouvoir abfolu: les récompenfes & les châtimens font en fx main : non-feu-
lement il polTede les richeflés de tout l'Empire: mais il fe fert à fon gré des
forces 6c des talens de tous fcs fujets. Qiie peut-il donc fouhaitter qu'il
n'obtienne? Que peut-il entreprendre qu'il n'exécute.^
Ceux qui font d'un avis contraire, raifonnent autrement. Le Prince,
difent-ils, vient-il à manquer de refpeél pour Tim ti ? Viennent des prodi-
ges, naiflént des monllres. Outrage-t-il les efprits? Souvent une" mort
funefle l'en punit, comme on le vit dans Fou y 6c dans l'cheou. S'il veut
fe fatisfaire en quelque.chofe : par exemple, en failant venir de loin des cho-
fes rares 6c de grand prix: en faifant de vaftes parcs, de beaux étangs, de
grands bâtimens, de hautes terraffes: il faut pour cela charger les peuples,
au moins de corvées, 6c l'agriculture en fouffre. De-Ki les dizettes 6c les
famines. Les peuples sémifîcnt, murmurent, fuccombent. Si le Prin-
ce y ell infenfible, 6c néglige d'y remédier: il ell: regardé comme un tiran
né pour affliger les peuples, 6c non pour les gouverner. Il eft l'objet de
l'exécration publique. Qu'y a-t-il de plus à craindre? Or tout Prince
qui a foin de fa réputation, doit, conféquemment être attentif à diminuer
autant qu'il eft poffible les impots , à éviter tout ce qui peut furchar-
ger les peuples, 6c à procurer leur bonheur 6c leur tranquilité. Mais il ne
peut faire tout cela qu'en fe refufant beaucoup à foi-même, 6c en répri-
mant fes inclinations les plus naturèles; c'eft déjà une chof eaflez difficile.
Une autre difficulté encore plus grande eft de bien choîfir les gens qu'il
met en place, 6c d'employer chacun félon fon talent. Tel que le Prince
Tome II. Ece e efti-
verne-
niciit
j-86 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite des cftime fort , Sc tient pour un homme également vertueux Se capable , peut
Maximes bien avoir les déBiuts èc même Tes vices. Tel que tout le monde éloigne
de Gou- ouj. des détauts réels & connus, a peut-être en même tems quelques bonnes
''^'"'^' qualitcz, dont on pouroit tirer avantage. Quand cela le trouve, à quoi fe
rélbudre? Rcjetter ceux qui ont du talent, c'eft fe priver d'un fccours
utile. Reconnoîcre des gens pour vicieux, 6c ne pas les éloigner: c'eft par
là que commencent les plus grands troubles. Les gens mêmes ausquels on
ne connoît point de vice , n'ont pas des talens égaux : on ne doit pas les
employer indifféremment à tout. Kong tcbo fervit très-utilement un grand
Royaume, l'ze tfan y auroit échoué: il fut Miniilre dans un Etat plus pe-
tit; il y fît merveille. Tcheou pou bégayoit 6c parloit mal. Kao tfou * ne
hiffa pas d'en faire un Heoa, ôc il paya bien cet honneur, en aflFermifTant
fur le trône cette famille prête à fe perdre. See fou étoit au contraire un
homme diiert Sc qui parloit bien, tout beau parleur qu'il étoit, il ne pue
parvenir: on le vit folliciter fous Fen ti un polie à la ménagerie, encore ne
put- il pas l'obtenir.
Entre les divers talens faire toujours le meilleur choix, le faire entre les
perfonnes dont le talent eft le même: ce font chofes difficiles, ôc néan-
moins néceffaires pour bien régner. Il y a de la différence non-feulement
dans les talens, mais encore dans les tempéramens, dans les naturels,dans
les conditions, dans les inclinations, & même dans les vertus. Il y a dans
tous ces genres plus d'une efpcce , 6c dans chaque efpèce divers ordres.
Quelle différence , par exemple entre un Hiao ordinaire , £c un autre
Hiao {a) du premier ordre! Le premier confîife à fervir gayement ion père
6c fa mère, à ne leur jamais perdre lerefpe6t,8c à pourvoir à leurs befoins.
Le fécond s'étend à procurer le bien de l'Etat, à rétablir la paix dans les fa-
milles, à l'exafte obfervation de tous les rits. Chun avoit dans un éminent
degré la vertu Hiao : il n'eut cependant pas le bonheur d'agréer à fes pa-
rens. T'çen tçan avoit dans un haut degré la vertu Gin. {Ji) Ce n'eft cepen-
dant pas celui de fes difciples que Confucius a loiié.Confucius dit qu'un fils
n'a pas la véritable vertu Hiao^ s'il fuit indifféremment tout ce que lui pref-
crit fon père: 6c qu'un Miniilre qui donne indifféremment dans toutes les
vues de fon Prince, n'a point la vertu qu'on nomme 'Tch0ng\. Aufîî le
grand "Tcbeou kong craignit-il moins de déplaire à fon Prince, que de man-
quer à le bien fervir. Il affura le repos de l'Empire par la juite punition
d'un coupable cher au Prince. Yya au contraire, pour affurer fa fortune,
eut toujours foin de s'accommoder aux inclinations de fon Roi : Koan
* Le premier Empereur de la dynaflie Ban,
(a) B'tM refpeâ & amour envers les parens. II étend ici davantage le fens de cette
lettre.
{h') Gin bonté, charité, clémence. Quelquefois ce mot fe met pour figniikr vertu, ou
vcrtutux en général.
i Zèle & fidélité pour le Princ*..
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. fSj
tchong {a) étant mort , il fut avancé , 6c mit bien-tôt par tout le trouble. Ki Suite des
fing^ (ù) dans une occafion preflante, s'expoia courageufement à une mort M.'!îimcs
certame, pour fauver la vie à celui qu'il reconnoifloit pour ion Prince. <1^' ^ou-
Tiicn yang, (^) pour latisfaire une haine particulière, mit l'Empire à deux menf/
doigts de la ruine. On a vu dans 'Tchou yiien & dans plusieurs autres, la fi-
délité & la droiture non-feulement fans récompenfe, mais dans la mifere ôc
dans l'opprelîîon. Dans Tfai pi & fes femblables, on a vu latrahifonfe
couvrir des plus beaux dehors.
Tout cela ne prouve-t-il pas la difficulté de bien régner? Elle feroit
encore plus grande, fi nous n'avions pas ces hiftoires, où un Prince bien
attentif apprend à dillinguer les fujets vraiment zélez & fidèles, des flat-
teurs intérefiez. Les Rois de Tfin dévoient à la biavoure & à l'habileté de
Pe /è/, le Royaume de Tchao qu'il leur avoit fournis. Un d'eux ne laifla pas
de le faire mourir. Ta fou ^ fous l'Empereur King ti fut celui qui arrêta les
fàcheufes fuites que devoit avoir la révolte des Princes tributaires. Ce fut
cependant fous ce même Empereur, que Ta fou finit fa vie dans les fuppli-
ces. Oucn tchong fut traitté de même par le Roi de Tué, qui cependant fans
les avis de Ouen tchong, n'eût pu détruire 0« fon ennemi. Enfin 0« y?, a-
près de longs 6c très-importans fervices, eut pour récompenfe une épée,
dont il eut ordre de fe tuer. Etoicnt-ils coupables , ces grands hommes?
Méritoient-ils de périr ainfi? Non. Ce fut injuftice & paillon de la part
des Princes. Pour "Tchao kao, Hanfmg, Hingpoa, 6c Tchinhi, quoiqu'ils
eufient tous leur mérite, & que quelques-uns d'eux enflent rendu de grands
fervices: ils s'oublièrent ôc fe démentirent : leur punition n'eut rien que de
juflre. Mais il eût fallu prévenir fagement leurs fautes : ôc c'eft une tache
dans Kao tfou, d'ailleurs fi grand Prince, de n'avoir pas fçû conferver des
gens d'une capacité fi peu commune, 6c qui l'avoient fi bien fervi. Le fon-
dateur de la dynafliie Han eft par cet endroit, bien au-dcflbus de ^lang voit
qui en fut le reftauriiteur. Celui-ci fçut récompenfer fes Généraux comme
Kao tfou, mais fans les expofer comme lui à s'oublier. C'eft ainfi qu'on en
doit ufer à l'égard de ceux à qui l'on doit en partie fon élévation, ou fa
con-
(_a) C'étoit un premier Minidre de Jchuang vang Roi de T/7. Il avoit fort recommandé
à ce Prinre de ne jam'ais mettre en place r y«,
{b] Kao f/o« fondateur de la dynadie Han, difputant encore l'Empire avec Hian^ yu,
fut affiégé dans une vi!!e : fon armée étant fort loin , Ki /îr.^ qui commanoloit dans la place,
fortit avec appareil, failant mine de le rendre, & de livrer Kao tfiu: cette nouvelle mit
la joye dans le camp. Les gardes fe négligèrent, & Kao fortit par une autre port», avec
un nombre de cavaliers, força quelques gardes, 8c fe fiuva Hianjyu étant entré dans la
place, fomraa Ki fing de lui l.vrer Kaj tfou. Je vous ni trompé, repondit Ki Jing, pour
lui donner moyen de vous échapper. Hiang yu en groffe colère ht fur le chtmp brûler
Xi fing.
(c) Xuen yang étoit ennemi de Çhao tfo. Celui ci avoit donné à l'Fmpereur un avis
qui étoit utile, & que le confeil avoit goùié. Comme il s'agiffoit d'un Prince tributaire,
luen yang-, pour faire périr Chao tfo , mit l'allarme par ies intrigues chei tous les Princes
tributaires: ils alloient lervir contre l'Empereur: on les appaifa, en facrifiant Chao tfo,
C'eft ce que vouloir Xusn yung.
Eee e 2
jnciif.
5-88 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite des confervatioii fur le trône: 8c c'eft mal reconnoître leurs fcrvices, que de
Maximes trop Ics expofer à en perdre le fruit.
de Gou- La difficulté de bien régner fe fent, ce me femble, aflez dans ce que j'ai
verne- ^j^j Rendons-la encore plus iénfiblc. Dans le haut rang ou cil le Prince
au-defRis du rcfte des hommes, il ell en vue à tout le monde. S'il ordonne
ou fait quelque chofe qui ne ibit pas conforme à la plus exacte raiibn , non
feulement il fe fait à foi-même un tort confidérable : mais il efl auflî-tôt mé-
prifé des fages. Lui échappe-t-il quelque adion ou quelque gefte, qui ré-
ponde mal à la dignité de fa perfonne? Grands 8c petits en font des rifées.
Avance-t-il quelqu'un dans les charges ? Auflî-tôt mille jaloux murmu-
rent. A-t-il égard à quelque recommandation? Tout les prétendans fe
plaignent qu'on donne tout à l'inclination ou à l'intérêt, rien au mérite.
Voit-on mettre dans les premiers emplois un homme d'un mérite, bien re-
connu, on l'attribue au hazard, & non pas aux lumières du Prince: heu-
reufement, dit-on, cette fois-ci, il n'a pas mal rencontré. Voit-on en
place quelqu'un qui n'ait pas un grand mérite? On n'héfîte poiht à dire
que le Prince eft fans lumières. Si un Prince parle aflez fouvent, c'efl un
caufeur. Parle-t-il peu? Il n'a point de fond, & ne fçait pas inftruire
ceux qui l'approchent. Suit-il les mouvemens de fon humeur : fait-il pa-
roître de la colère? Il fe répand à la cour & dans tout l'Empire une terreur
très-préjudiciable. Eft-il modéré, facile, indulgent? Les loix & fes or-
dres s'obfervent mal. Les peuples font-ils à l'aife ? Les Officiers (a) ont
beaucoup de peine ôc fe rebutent. Les Officiers font-ils contens? Le^peu-
ple fouffï-e Se fe plaint. Tout l'Empire cft comn>e un grand arbre, dont
la cour eft comme le tronc 6c la racine. Le Prince peut-il donc ne fe pas
fentir de tous les événemens fâcheux qui affligent fon Etat? Point de peau,
plus de poil, dit un vieux proverbe. L'elîéntiel donc pour un Etat, clique
la cour foit pourvue de bons Miniflres. Cela cft vrai mais les Tyn {b) 6c
les Fou yi'J font bien rares.
La cour étant pourvue de bons Miniftres: il feroit encore bien impor-
tant d'avoir des Généraux fidèles, habiles & infatigables fur les frontières.
Mais les Hoei chang {c) 6c les Li mon ne font pas aujourd'hui faciles à trou-
ver. D'ailleurs , quand un Prince eft afléz heureux que de trouver des gens
de ce mérite, il ne peut manquer d'avoir pour eux de l'inclination. Inftruit
de ce qu'il y a à fouffrir fur les frontières, il fe fait une vraie peine d'y en-
voyer des gens qu'il aime. 11 fçait d'un autre côté, que s'il manque à les
y envoyer, il s'expofe à voir tomber les feiiilles, 6c couper les branches de
Ibn grand arbre ,. 6c peut-être à voir périr l'arbre entier. Que ne fouffre
point
(a) Il y a -en Chinois r«/î». Sous ce terme font compris également Juges, Magiftrats,
Officiers de guerre, &c. Dins quelques livres François on a mis en ufage une autre expref-
lion. On y dit les Mandarins. Qu'on la fubflitue fi l'on veut ici, & ailleurs au terme
d'Officiers dont je me fers. J'avertis feulement que Mandarin n'a nul rapport au fon Chi*
rois. Je le crois inventé pat les Portugais & tiré de mandar , ordonner.
(è) Deux fameux Minillres, dont le Chi king parle.
(c) Hoei chun^ 8c limou étoient deux Généraux fimeux en leur tems.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. j-Sî>
point en ces rencontres un Prince également bon & fage? Pour moi , rou-
lant jour & nuit dans mon efprit toutes ces penlëes , je fens le poids de la
royauté : mais encore plus fenfible aux peines d'autrui , qu'aux miennes
propres , je me dis fouvent à moi-même: fi le Prince maître abfoîu a ce-
pendant tant à fouffrir , que fera- ce de ceux qui fans être maîtres comme
lui, partagent &C portent avec lui le poids du gouvernement? L'Tking dit :
Les livres Chinois n'épuifent point les matières : rarement aufli les paroles
rendent-elles exaftement les penfées dans toute leur étendue. Aufli n'ai-je
prétendu dans ce difcours qu'indiquer en peu de mots ce qui m'occupe in-
térieurement. Au relte , quoique, fui vant un proverbe, celui qui fouffre ,
fe plaît à chanter fes peines , ce n'eft point ce qui m'a fait prendre la plume.
Je fuis encore plus éloigné de chercher à frapper les yeux par une compofi-
tion brillante. Je penfc à m'inlfruire moi-même. Voilà mon but. Mais
auffi je ne rougis point d'expofer dans cet écrit, à la vue de tous les Sages,
mes penfées Se mes fentimens.
Sur cette pièce l'Empereur Cang hi dit : Rien de mieux penfé 6c de Sentimen.:
mieux exprimé , que ce que dit Tai tfong lur le gouvernement en général, de Cang kt
& en particulier fur le choix des Officiers. C'ell rappeller comme il faut {}"; "'^^
l'antiquité. Tai tfong fit plus : il l'imita. Son gouvernement approcha de "'^'■^'
celui de nos trois fameufes dynafties.
Le même Empereur Tai tfong la tro'tfiéme des années
nommées Tchin koan , fit l'ordonnance qui fuit.
LE fondement de toutes les vertus , eft celle qu'on nomme Hiao *.
C'eft l'inftruétion la plus eflentielle. J'en ai reçu dans ma jeu-
nefle de bonnes leçons. Mon père , 6c ceux qu'il m'avoit donné pour
maîtres , ne le bornoient pas à me faire réciter le livre des vers , le
livre des rits , Se d'autres : on m'y faifoit voir en même tems les grands
principes dont dépend le bien des Etats , Se le gouvernement des peu-
ples. De-là eft venu l'avantage que j'ai eu d'exterminer par une feule
expédition tous les ennemis de l'Etat, 6c d'aflTircr aux peuples qui fortoient
de l'opreffion, le repos Se la liberté. Au rcfte j'ai toujours eu le cceur plein
de bonté, Se fi pendant quelque tems j'ai fait paroître plus de juftice 6e de
févérité que de clémence , c'cil que comme il y a des ennemis, contre lef-
quels il faut néceflairement de la force Se de la bravoure,- il y a auflî des cri-
minels aufquels on ne peut abfolument faire grâce. Je n'ai eu en vue que le
bien commun , 6c le repos de l'Empire. La paffion n'a point eu de part à
ce que j'ai fait. L'Empereur mon père en fe retirant à la ngan^ m'a char-
gé du "gouvernement. Il a fallu lui obéir. Comme j'en fens tout le poids ,
je m'en occupe tout entier. Je fuis dans l'intérieur de mon palais. Se avea
Eec e X ks>
»• Piété filiale.
j-po DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
les Reines, comme dans un vallon glacé. Je pafle fouvent les nuits entières
fans dormir. Je me levé avant le jour. Toutes mes penfées 6c toutes mes
paroles tendent à répondre de mon mieux aux bontez*de Tien^ 6c aux in-
tentions de mon père. C'eft pour y réufilr, que plein de compaffion, mê-
me pour ceux qui font des fiutes, je veux régler de nouveau les punitions,
prévenir 6c ioulagcr les miferes des peuples , punir 6c reprimer ceux qui les
vexent : approcher de ma perfonne, 6c mettre dans les emplois les gens de
vertu 6c de mérite, ouvrir le chemin large aux remontrances, ôter toute
crainte à quiconque m'en voudra donner, afin d'aquérir, s'il fe peut, à
chaque moment de nouvelles connoiflances.
Mon attention à tout cela ell lî continuelle, que je ne me permets pas
un jour de relâche. Mon grand defir feroit que tout fût dans l'ordre: que
tous mes fujets fuivilTent en tout la raifon , 6c fuflent folidement vertueux.
Aufll quand je vois quelque chofe hors de la place, 6c quelqu'un de mes fu-
jets vicieux , je m'en prends dabord à moi-même, 6c au peu de talent que
j'ai pour le bien inltruire , 6c pour le corigcr efficacement. C'eft avec
raifon que je le fais. Car enfin le Chu king dit: la vertu, quand elle ell
tout-à-fait fincere 6c folidc, touche Cbin (^) , que ne pourra-t-elle point
fur les peuples ? On me rapporte de divers endroits , que les peuples ren-
trent dans le devoir , que les vols deviennent rares , 6c que les prifons de
plufieurs villes fe trouvent vuides. J'apprends ces nouvelles avec plaifîr :
mais je n'ai garde de l'attribuer à mes foins 6c à mes exemples. Voici les
réflexions que je fais : on eft las, me dis-je à moi-même, des troubles 6c
des rapines : on fe remet dans le chemin de la vertu : il faut tâcher de profi-
ter de ces heureufes difpofitions pour convertir tout l'Empire. Mes expé-
ditions militaires m'ont fait parcourir une bonne partie des provinces.
Chaque village que je trouvois, je foupirois en me frappant la poitrine, fur
la mifere des pauvres peuples. Inllruit par mes propres yeux, je ne per-
mets pas qu'on occupe même un iéul homme à des corvées inutiles. Je tra-
vaille de mon mieux à mettre à l'ailé tous mes fujets, afin que les pai-ens
foient plus en état de bien élever leurs enfms,6c que les enfans à leur tour,
s'acquittent mieux de tous leurs devoirs à l'égard de leurs parens, 6c qu'a-
vec la vertu Hiao toutes les autres vertus fleuriflent.
Pour faire connoître à tout l'Empire que je n'ai rien de plus à cœur, en
publiant cette ordonnance, qu'on donne dans chaque diftriét en mon nom
6c de ma part à ceux qui fe diftinguent par leur Hiao^ cinq charges de ris :
à quiconque paflé quatre-vingts-ans, deux charges: aux nonagénaires , trois :
autant à ceux qui ont cent ans, y ajoutant deux pièces d'étoffes. De plus,
à commencer depuis la première lune, qu'on donne une charge de ris à cha-
que femme qui enfantera un fils. Pour ceux que les malheurs des tems ont
obli-
* Le Chinois dit, au cœur de Tien.
{a) Chin fi!;nifie efprit. Ailleurs j'ai traduit les efprits: qu'on les mette ici fi l'on veut.
Mois ici & ailleurs le texte ne détermine ordinairement ni pluriel , ni lingulier.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. j-px
obligé de quitter leur pays: qu'on ait foin qu'ils y retournent, & qu'à leur
retour, on leur fournille à mes frais, de quoi fc remettre fur pied , fuivanc
leur ancienne condition. J'ordonne aufli aux Officiers généraux de cha-
que province d'examiner avec foin quels font les exccUens, les bons, 6c les
méchans Officiers lubalternes, pour m'en envoyer une lifte, 6c qu'elle foit
cachetée. Qu'ils ayent auffi foin de s'informer, chacun dans l'étendue de
fon reflbrt, s'il y a dans quelque condition que ce ibit, des gens en qui on
reconnoifle un vrai talent pour les aftaires, ou pour la guerre, ou qui fe
diftinguent par leur vertu : qu'ils m'en dreflent un mémoire. Enfin s'il y
en a d'autres , qui après s'être licenticz dans les derniers troubles, ont ga-
gné fur eux de fe coriger en ce tems de paix : je veux aufli qu'on m'en inf-
truifc. Sçavoir pleurer fes fautes , ôc fe coriger, c'eft une chofe que bien
des fages Rois ont eftiraée, 6c dont je fais cas a leur exemple. Que la pré-
fente Ordonnance foit publiée fans délai. On le dit , 6c il eft vrai. On fe
fent fouvent pendant trois ans d'un jour perdu mal-à-propos. L'Empire
ne peut être trop tôt inftruit de mes intentions.
La trotfième des années nommées Tchin koan , Li ta
\ea.ugfiii élevé à la dignité de Tai fou, ^ fut envoyé
dans tout le territoire de Leang tclieou. Quelque tems
après j un Député de P Empereur Tai tfong pajjant par
ce pays-là j vit un excellent oifeau de chajfje. Âuffi-
tôt tl propofa ^Ta leang d'en faire un préfent à l'Em-
pereur. Ta leang le donna au Député , pour l'envoyer
stl le jugeait à propos. En même tems il fit tenir
. fécrettement a l'Empereur un mémoire conçu en ces ter-*
mes.
IL y a long-terns que V. M. a renoncé hautement au divertifTement
de la chafle. Voici cependant qu'un de vos députez a demandé pour
elle un oifeau à cet ulage. Ou il l'a fait, parce qu'il étoit intlruit de vos
difpofitions à cet égard, 6c qu'il croyoit vous faire plaifir : ou il l'a fait de
fon chef , 6c fans fçavoir vos intentions. S'il l'avoit fait fans être bien inf-
tfuit, ceferoitun mal-habile homme, Sc peu digne de fon emploi. Mais
s'il croit en cela vous faire plaifir , il faut donc que V. M. fe foit relâ-
chée de fes premières réfolutions, & qu'elle ait comme annulé fes anciens
ordres.
fPi DESCRIPTION DE L'EiMPlRE DE LA CHINE,
Tai tfong ayant reçu ce mémoire, y fit la rcponfe fuivantc.
Rcponfe Votre rare habileté pour les affaires Se pour la guerre, jointe à une droi-
de Ta't jiji-c finguliére, &; à une fermeté à toute épreuve, m'ont porté à vous con-
''''"^' fier la conduite ôc la fureté de ces peuples fi éloignez & prelque étrangers.
Je fuis infiniment fatisfait de la manière dont vous rempliflez un emploi fi
important : je me réjoiiis de l'honneur que vous vous fixités : & j'ai tou-
jours préfent à Telj^-it vos fcrvices & votre zèle. Je ne fais pas un procès
à celui qui m'a fut prélenter l'oileau" de chafle: mais j'eftane, comme je
dois, le bon avis, qu'à cette occafion vous me donnez de fi loin , 6c le foin
que vous prenez de me rappeller le palIé, pour m'infiruire fur l'avenir. J'ai
reconnu votre cœur en votre écrit. En lelifant, je foupire 6c vous loue
fans cefle. Ne fuis-je pas heureux, me dis-je à moi-même , d'avoir un tel
Officier? Ne vous démentez jamais de cette droiture. Continuez jufqu'à
laiin à foutenir dignement le haut rang que vous tenez. C'eft à cela, dit
IcCblki/ig^ qu'eft attacli.ee la faveur des CVj/w *, Se h plus grande profpé-
rité. Au jugement de nos anciens, un avis donné à propos, ell un très-
riche préfent. Celui que vous me donnez, a certainement fon prix. Pour
vous témoigner que j'en fais cas, je vous envoyé trois vafes d'or. Ils ne
font pas d'un grand poids , mais ils étoient à mon uiage. Un des bons
moyens pour bien foutenir vos importans emplois, 6c votre haute réputa-
tion , c'ell d'employer à quelque Icélure utile ce qui vous peut relier de loi-
fir. C'efl: pour vous y animer que je grofiis mon préfent d'un exemplaire
de l'hiftoire des Han, écrite par Sun. Les faits y font expofés en peu de
mots: mais ils font bien rangez : la politique y eft profonde: 6c l'on peut
dire que ce livre contient en fubftance le grand art de gouverner, 6c tous
les devoirs mutuels du fouverain 6c des llijets. Je compte que recevant de
moi ce livre, vous le lirez avec plus de foin.
îSSivre ^^^^ ^^ fi^ ^^^ années nommées Tchin Koan le même
intitulé la Empereur Tai tfong ^f?, four tinjirufiion du T rince fon héritier.,
Livre quilintitula: la Régie des Souverains. Ce Livre avoit
■ze Chapitres. Le premier avoit pour titre: de ce qui rçgar-
de la Perfonne du Souverain: le fécond., de l'élévation defes
proches: le troifiéme ., du foin de chercher les Sages: le quatriè-
me., du choix des Officiers: le cinquième^ de la facilité à é-
couter les avis c^' les remontrances : le fi&iéme , du foin de
bannir la médilance & la calomnie: lefeptiéme., recomman-
4oit d'éviter l'orgueil : Is huitième, d'aimer une honnctc épar-
gne:
Ch'm Efprits.
Kiglt des
Souverains.
un
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. f5»5
gne: le neuvième, étoit des cbâtimens & des récompenfes: le
diziéme, de l'application à faire fleurir l'agriculture: le onzié-
vie , traittoit de l'Art Militaire , qu'un Prince ne doit pas
ignorer: le douzième, traittoit des Lettres qu'un Prince doit
principalement eltimer & cultiver, Toutes ces matières étaient
trait tèes de manière, quil y avoit ^ dequoi former le Trince à la
vertu, '^S dequoi lui apprendre à bien gouverner. Tai tfong a-
drejfant ce Livre à Jon fils , mit à la tête une Trèface. La
voici.
CES douze chapitres quoique courts, contiennent les grandes régies PréfaccJ
de nos anciens & fages Rois, 6cles devoirs des bons Princes. C'eft
du Prince que dépend le trouble ou le repos, la ruine ou la profpérité des
Etats. Il ell aile de fçavoir ces régies, & de connoître ces devoirs. Le
point eft de les fuivre 6c de les remphr: cela n'eft pas fi aifé: 6c ce qui l'eft
moins encore, c'eft de le faire conlbinment 6c jufqu'à la fin, fans jamais ie
démentir. Il ne faut pas s'imaginer que ces mechans Princes, dont le nom
eft en horreur, n'ayent fçu que le chemin du vice: 6c que nos fages 6c ver-
tueux Empereurs, dont on cclébre tant la mémoire, n'ayent connu que ce-
lui de la vertu. Les uns 6c les autres ont connu les deux différentes routes:
mais l'une va en pente 6c eft facile à fuivre: l'autre conduit par des hau-
teurs, qui paroiffent fatiguantes. Les âmes baflcs , fans avoir égard au ref-
te, fuivent la route la plus aifée, qui les conduit à leur perte. Les gran-
des âmes au contraire, fans s'effrayer des difficulté?., marchent courageufe-
ment par l'autre voye. Bien-tôt la profpérité qui les y fuit, récompenle leur
courage. De forte que ce font les hommes, qui, par leur différente con-
duite , fe font heureux ou malheureux. Et ce qu'ont dit quelques-
uns de je ne fçai quelles portes de bonheur 6c de malheur, ou elt ce
que je viens de dire , enveloppé de figures , ou n'eft qu'une pure fic-
tion.
Si vous * voulez régner comme il faut, marchez par la voye des gran-
des âmes. Propofez-vous pour modèles, 6c prenez pour maîtres nos plus
fages Princes. Ne vous bornez point à ce que je fais. Celui qui tâche d'i-
miter les plus grands Princes , demeure fouvent bien au-deflbus d'eux.
N'afpirer qu'à quelque chofe de médiocre, c'eft le moyen de n'y pouvoir
pas même parvenir. Non, il n'y a qu'une vertu du premier ordre, qui
doive être votre modèle. Pour moi, depuis que je fuis fur le trône, j'ai
fait quantité de fautes. J'ai été curieux de belles étoffes, de broderies, de
perles mêmes, 6c de pierres précieufes. Ufer ordinairement de tout cela
comme j'ai fait, c'eft bien mai fc précautionner contre les paillons. J'ai
orné de fculpture mes édifices , j'ai même fait élever quelques terraffes.
Cela
• Il parle à fon fils.
Tcwf //, F f f f
f94 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Cela ne s'efl pas £iit fans dépenfe: 6c c'eft avoir faic trop peu de cis de ccr
qu'on appelle louable épargne. Je me fuis procuré des chiens, deschfcvaux,
des oifeaux de chalfe, même des pays les plus éloignez. C'ell une vaine re-
cherche qui fait brèche au défintérelfement & à la parfaite tempérance.
Enfin, j'ai fait quelques voyages de plaifir, dont bien des gens ont ipuf-
fert: c'eft fçavoir peu fe vaincre foi-même, 6c faire aux autres peu a'at-
tention. Ne vous autorifez pas de mon exemple. Je regarde tout cela
comme des fautes, qui pouvoient avoir de facheufes fuites: elles n'en ont
pas eu. Pourquoi? Parce que d'une autre part , on m'avoit vu rétablir la
paix, 6c le repos dans tout l'Empire. Si j'ai fait tort à quelques-uns de mes
liijets, je les ai bien plus fouvent fecouru dans leurs befoins, 6c communé-
ment je les ai pourvu avec abondance. Les avantages qu'ils ont tiré de
mes viâroires, mes foins paternels, mes bontez, leur ont fait oublier mes
fautes, ou les fouftrir fans murmure. Ils me louent même, 6c ni'appku-
difient. Mais quoiqu'on dilè de mon régne, j'y reconnois bien des défauts,
aufquels je ne puis penfer fans honte 6c lans repentir. Si vous les imitiez ces
défauts, que n'en auriez-vous point à craindre? Vous, dis-je, à qui l'Em-
pire ne doit encore rien, 6c qui ne devez le trône qu'au bonheur de votre
naiflance.
Mais fi, prenant des inclinations conformes à votre rang, vous pratiquez
& faites fleurir la vertu: fi vous n'entreprenez rien qu'elle n'autorife: votre
vie fera tranquile, 6c votre régne glorieux. Au contraire, fi vous vous
abandonnez au caprice 6c à lapafiîon, vous périrez, 6c vous perdrez l'E-
tat. Il faut du tems pour établir les Empires: mais il en fout peu pour les
détruire. Il n'ell: pas facile d'obtenir par fon mérite l'honneur du trône:
mais rien de plus aile que de le perdre. Un fouverain peut-il donc avoir
trop d'attention 6c de vigilance?
Sentiment SuR cette Préface, un auteur nommé Houfanfeng^ dit: Tai tfong re-
de Heu fan connoît ici fes fautes Se les confefTe. Rien de plus louable Mais il pa-
4"l f f'^ ^oî'^ 'îu'il écrivoit tout ceci principalement pour fon fils. Or le gi-and dé-
fuT'^ceue f'i"^ ^^ i^i-i^e Prince était la paffion pour les femmes. Tai tfong cependant
l'icce. n'en dit' pas un mot. Rien de plus vraique ce qu'on dit, que les pères ne
eonnoiflent point les défauts de leurs enfans.
Un autre auteur nommé l'ingfongy raifonnant autrement fur le même fu-
jet, dit: iuivant les maximes de nos anciens, rien de plus recommandé aux
Princes, que de ne point s'attacher aux femmes. Tai tfong qui dans cette
Règle des Som-erains , inllruit fi exaftement fon fils fur tout le relie, n'y tou-
che pas même ce point efientiel. Seroit-ce que le fcntant fur cela du foi-
ble, il craignît en le touchant de faire parler? Ce qu'il y a de certain,
c'eit que Kao tfong fon fuccefieur eut une paflion aveugle pour une femme
pendant qu'il vécut, qu'il lui remit en mourant le gouvernement de l'Em-
pire, 6c que par là il pcnll; tout renverfer. Le filence de T^^i //ok^ fur un
article il important, paroît confirmer ce qui ne fe vérifie que trop d'ailleurs,,
que communément les Princes ont certains défauts favoris, aufquels ils n'ai-
ment pas qu'on touche. Souvent les Etats s'en relTentent.
Le
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ypf
Le même Empereur 7ai tfong marchant en perfonne vers la Corée, 2c
étant arivé ^Tngtcbeou^ donna ordre qu'on recherchât, 6c qu'on recueil-
lît avec foin les os des Officiers & des foldats qui étoient morts dans la guer-
re de Leao tong. Il les fit tous mettre enlemble auprès de la ville nommée
Licou tcheou. 11 ordonna aux Magillrats du lieu, de préparer un animal du
premier ordre. Il fit en l'honneur de ces morts, la cérémonie qu'on nom-
me Tft. Il y ufa d'un * 'Tft oiien qu'il avoit compofé lui même: Se il les pleu-
ra d'une manière qui attendrit toute fon armée.
Déclaration d'un des Empereurs de la Dynajîie Tan g.
ON le dit, & il efl: vrai, les perles & les pierres précieulês ne peuvent
fervir ni de nouriture, ni d'habits. Elles ne garantirent par elles-
mêmes, ni du froid, ni de la fiiim. Il en eft de même à proportion de
plufieurs autres vains ornemens. Vcn ti ^ undesHan, difoit fort bien que
la fculpture, la gravure, 6c d'autres arts femblables, faifoient tort à l'agri-
culture: que les broderies 6c les autres ouvrages de cette forte, détour-
noient mal à propos les femmes de travailler, comme anciennement, aux é-
tofFes néceflaires, 6c aux habits d'un commun ulage. Ce fage Prince at-
tribuoit à ces dei'ordres, la faim 6c le froid que fouffroient les peuples. Kid
y qui vivoit fous f^cfz ii, enchériflbit encore fur ces réflexions. Un homme,
diioit-il, qui ne fait pas deux repas par jour, fouffre de la faim, 6c s'il paf-
fe une année fans faire d'habits, il Ibuffre du froid en Hyver. Or quand on
fouffre la faim 6c le froid, il n'y a rien qui retienne. En pareille occafion,
la plus tendre mère ne peut pas retenir fon fils. Le Prince à plus forte rai-
fon, pourra- t-il retenir fes peuples?
Elevé au-deflus des peuples, des Grands, des Rois: chargé, malgré
ma foiblefle, du, foin de rendre l'Empire heureux, je m'en ocupe fans cef-
fe, juiqu'à oublier mes repas 6c mon fommeil. Je voudrois faire revivre
dans mon Empire la fimplicité 6c l'innocence. Comme cela ne fe peut efpé-
rer, tandis qu'on eft dans l'indigence: je voudrois que chaque famille fût
fuffifamment pourvue. Hélas! je n'en puis venir à bout. Mes greniers
font prefque vuides, la dizette eft toujours la même. Pour peu que l'on
foufFre des inondations ou des fécherelles, on fera réduit comme aupara-
vant, à manger du fon. Quand je recherche en particulier la caufe de ces
malheurs , je trouve que ce font mes fautes. Par la délicatefle de ma
table , 6c la richefle de mes habits, j'ai infpiré à me$ fujets le luxe 6c la
bonne chère.
Les peuples en effet fuivent les inclinations des Princes, 6c non pas leurs
inftruftions: l'on ne voit gueres que les exhortations du fouverain faflent
ren-
* Efpèce d'é'oge funèbre,
Fff f z
fpô DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
ventrer dans le devoir, ceux qu'il a corompus par fes exemples. Aufli nos
anciens & fages Rois faifoicnt de leur conduite perlbnnelle le principal rel-
fort du gouvernement. C'elt par-là qu'ils rcuirilîbient à conger tous les
abus, 8c à rendre vertueux leurs fujets. Dans des tems plus voiiîns du no-
tre, quelques Princes, fans pouvoir les égaler, les ont imitez avecfuccès:
pourquoi ne le ferois-jc pas? Vouloir inipirer à mes Officiers l'épargne 6c
la frugalité , la fimplicité , 6c la candeur à mes peuples , tandis qu'on
me verra ufer d'étoffes recherchées, de broderies 6c de perles précicufes,c'clt
prétendre l'impoiîible («). Oiii, je le rcconnois enfin, c'eil une vérité cer-
taine, c'eft au Prince à donner l'exemple, 6c je le veux faire.
Ce que j'ai de meubles d'or 6c d'argent, ou d'autres ornemens de même
métal, je les fais fondre pour le payement de mes troupes, 6c autres befoins
femblables: pour ce qui eft de mes bijoux, de mes perles, de mes diamans,
& d'autres chofes de cette nature, qui font alfez inutiles, je vais fur le champ
les jetter au feu devant mon appartement , pour marquer à tout mon
Empire que j'ai le luxe en horreur. Puifqu'un cœur droit 6c llncere, a le
pouvoir de toucher 'Tien, je compte qu'il pourra, aufli toucher mes fujets:
& qu'on obéira du moins à ceux de mes ordres qu'on verra ibutenus de mes
exemples. Qu'on commence par mon palais. Ordre aux Reines 6c aux
concubines , de porter déformais des habits , dont tout l'ornement foit la
!)ropreté. Défenfes à elles d'ufer de perles 6c d'autres {b) ornemens de prix,
e veux faire enforte, s'il fc peut, que l'or {c) ne foit pas plus eflimé que
a terre: du moins je veux bannir le luxe. La modeftie, la frugalité , l'é-
pargne , font les moyens de fubvenir aux befoins des peuples : je veux
S|ue ces vertus régnent dans mon Empire. Que la préiénte déclaration
oit incefllimment publiée , 6c que tout le monde fçache que telle eft
ma volonté.
La cinquième des années nommées Hoei tchang , ou
Tfong, un des Empereurs de la Dynafîie T^ing^
publia l'Ordonnance fuivante^
SOus nos trois fameufes dynaftics, jamais on n'entendit parler de Fof.
{(ï) C'eft depuis les dynafties des Han 6c des Hod^ que cette feéle qui
a
(<i) Le Chinois dit, c'eft vouloir arrétfr une enu bouillante, en augmentant le feu def-
fous: il. vou'oir ne le pas mouiler, en fe jettant cependant dans l'eau.
(i") Le Chinois défi^ne un genre partjcu ier d'ornement nomme 37i«, fait de plumes
d'un certain oifeau d'un violet rare & trcs-eflimé.
(«) Il fait allufion à ce que difoit Kao ti , premier Empereur de h dynatlie Tji: ûje
régne feulement dix ans, je ferai que l'or 6c la terre feront d'un égal prix.
(d) C'eft le nom d'un fedtaire des Indes, dont la fefte paffa aux Chinois peu après le
tems de la naiffance de Notre Seigneur Jcfus^Chrift.
ET DE LA TARTÀRIE CHINOISE. fp/
a introduit les ftatues, a commencé à fc répandre à la Chine. Depuis ce
tems-lii CCS coutumes étrangères s'y lont inlcniîblement établies, lans qu'on
y ait aiTez pris garde. Tous les jours elles gagnent encore. Les peuples
en font malhcureufement imbus, &: l'pAat en iouftre. Dans les deux cours,
dans toutes les villes, dans les montagnes, ce n'ell que Bonzes (a) des deux
lexes. Le nombre & la magnificence des bonzeries croît chaque jour. Bien
des ouvriers ibnt occupez a taire leurs ftatues de toute matière. Il le con-
fume quantité d'or à les orner. ' Nombre de gens oublient leur Prince &
leurs parens, pour fe ranger fous un maître Bonze. Il y a même des fcé-
lérats, qui abandonnent femme ôc enlans, ôc vont chercher parmi les Bon-
zes un azile contre les loix. Peut-on rien voir de plus pernicieux ? Nos an-
ciens tenoient pour maxime, que s'il y avoit un homme qui ne labourât
point, èc une lemme qui ne s'occupât point aux foyeries, quelqu'un s'en
relîentoit dans l'Etat, 6c fouffroit la faim ou le froid. Qiie fera-ce donc
aujourd'hui, qu'un nombre infini de Bonzes, hommes ôc femmes, vivent
Se s'habillent des lueurs d'autrui , & occupent une infinité d'ouvriers à
bâtir de tous cotez , & à orner à grands frais de fupcrbes édifices?
Faut-il chercher d'autre caufe de l'épuifement oii étoit l'Empire fous
les quatre dynaities 7//», Song, Tft^ Leang^ £c de la fourberie qui régnoit
alors.
Quant à notre dynaftie l'ang, les Princes qui en ont été les fondateurs,
après avoir employé heureufcment la force des armes, pour rendre à l'Etat
ion ancienne tranquilité , s'occupèrent à le régler par de fages loix: ôc
pour en venir là, bien loin de rien emprunter de cette vile kStc étrangère,
des la première des années nommées Tchin koan^ Tai tfong fe déclara contre
elle; mais il y alla trop mollement, & le mal n'a fait qu'augmenter. Pour
moi, après avoir lu 6c pefé tout ce qu'on m'a repréfenté fur ce point, après
en avoir délibéré mûrement avec gens fages, ma réfolution ell prife. C'efl
un mal, il y faut rernédier. Tout ce que j'ai d'Ofiicicrs éclairez 6c zélez
dans les provinces, me preflent de mettre la main à l'œuvre. Selon eux,
c'eft tarir la fource des erreurs qui inondent tout l'Empire, c'ell le moyen
de rétablir le gouvernement de nos anciens, c'eft l'intérêt commun, c'eft
la vie des peuples. Le moyen après cela de m'en difpenfer?
Voici donc ce que j'ordonne , V. Que plus de quatre mille fix cens
grandes bonzeries , qui font répandues de côté 8c d'autre dans tout l'Em-
pire, foieiit abfolument détruites; conféquemment que les Bonzes ib) hom-
mes ou femmfs, qui habitoient ces bonzeries, 6c qui montent, de compte
fait , à vingt-lix Ouan , retournent au fiécle, 6c payent leur contingent
des droits ordinaires. En fécond lieu, qu'on détruife auflî plus de quatre (c)
Oa^» de bonzeries, moins confidérables, qui font répandues dans les cam-
pa-
(a) Je me fers de ce mot, parce qa'on s'en ell fervi dans d'autres livres françois: il ne
vient point du Chinois.
(è) C'id qu'il y a des bonzeries d'hommes, 8c des bonzeries de femir.es.
(fj C'eft quarante mille.
Fff f 3
fp8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
pagnes : conféquemment que les terres qui y étoient attachées , qui mon-
tent à quelques mille Ouan de Tjing (a) foicnt réunies à notre domaine, Se
que I f . Ouan d'efclaves qu'avoient les Bonzes , foient mis fur le rôle des
Magiltrats, èc ibicnt cenièz être du peuple. Quant aux Bonzes étrangers
venus ici pour faire connoître la loi, qui a cours en leurs Royaumes, ils
font environ trois mille tant du Ta tJing (^) que du Mou hou pa. Mon
ordre eft auffi qu'ils retournent au fiécle , afin que dans les coutumes de
notre Empire, il n'y ait point de mélange. Hélas! il n'y a que trop long-
tems qu'on diffère à remettre les choies lur l'ancien pied : pourquoi différer
encore } C'elt chofe conclue Se arrêtée. Vue la prcfente ordonnance ,
qu'on procède à l'exécution. Telle ell notre volonté.
Effet de Une glolé dit , qu'en effet tout cela s'exécuta , à peu de chofes près :
cette Or- qu'on laiffadeux grandes bonzcries à chaque cour du Nord Se du Midi, Sc
doQnance. ^i-ente Bonzes pour chacune: que dans chaque gouvernement on laiffa une
bonzerie : avec certain nombre de Bonzes : que ces bonzeries furent dilHn-
guéçs en trois ordres : 6c que le nombre des Bonzes ne fut pas égal en toutes.
Remontrance de Ouei tching à l'Empereur Tai tfong.
UN point bien eflentiel pour un Prince , c'eft d'aimer les gens de
bien, ^ de haïr les méchans: de mettre auprès de fa perfonne les
gens de vertu Se de mérite , Se d'éloigner ceux qui en manquent. En ap-
prochant les premiers , il fournit fa cour de gens d'clite. En éloignant les
lêconds, il évite d'être furpris par les artifices, que l'intérêt Se la paillon
leur fuggere en toute rencontre. Au rcfte , il n'eil point de fi méchant
homme, qui n'ait quelque bon endroit, Se qui ne faffe quelque peu de bien.
Il n'eff point auffi d'homme fi fige Se fi vertueux, qui n'ait quelque foible.
Se qui ne faffe quelquefois de légères fautes. Mais ce qu'a celui-ci de dé-
fectueux, eft comme une petite tache d.ins une pierre précicuié: Se le peu
de bon qu'a celui-là , fe peut comparer au fil aigûifé d'une lame qui n'eft
que plomb. Cette lame peut abiblument être d'ufageune fois: en fait-on cas
pour cela? Au contraire un Joùaillier habile ne rebute pas une belle pierre,
pour une petite tache. Se laiffcr gagner ou furprendre par le peu qu'il y a
de louable dans un homme, d'ailleurs plein de vices. Se fe rebuter de ce
qu'a de defeétueux im homme d'ailleurs vertueux Se capable, c'eft confon-
dre
(«) Nom de mefiire en nrpentase.
\h) riufieurs Européans. prctcirclent que Ta Tfing eft la Paleftine : ce qui eft certain,'
G'ell qu'un monument qui fublifte encore, iproiive.que fous h dynaftie lang , il vint en
Chine des piêtrei; chrétiens qui curent des c'gHfes en plus d'un endroit «c vivoient en com-
munauté. Ou ne peut giwies juger par ce monument , s'ils étoisnt Catholiques ou
Nelloriens.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. f99
dre les odeurs les plus différentes, & ne pouvoir pas diftingucr d'une pierre
des plus communes, un diamant du plus haut prix.
Mais c'eit encore un bien plus grand mal , quand le Prince aflez éclairé
pour fçavoir démêler les gens d'une vertu folide & d'un vrai mérite, d'avec
ceux qui n'ont ni l'un ni l'autre, néglige d'éloigner ceux-ci, ou d'avan-
cer ceux-là. Vous avez, grand Prince, un courage intrépide, joint à un
efprit des plus pénétrans. Vous joignez à un air majeftueux une habileté*
non commune. Mais vous ne modérez pas , ce me femble, aflez votre
amour Se votre haine , 6c cela vous fait un grand tort. Dc-là vient que
tout paffionné que vous êtes en général pour les gens de mérite 6c de vertu,
vous n'en faites pas trop bien le choix. De-là vient qu'à votre cour il y a
encore des flateurs, quelque averfîon que vous en ayez. Vous vous laiflez
fur-tout trop emporter à votre averfîon pour le mal. Qiiand on vous dit
du bien de quelqu'un, vous femblez ne le pas croire. Vous dit-on du mal?
Vous le tenez dabord pour certain. Toutes fupérieures que font vos lumiè-
res , il vaut toujours mieux vous en défier: & votre conduite en ce point
me paroît fujette à bien des inconvéniens. Comment cela? Le voici.
Comme c'eft le propre des honnêtes gens de ne dire des autres que le
bien qu'ils enfçavent , au contraire c'eft la coutume des âmes baUcs de
médire indifféremment de tout le monde. Si le Prince croit facilement le
mal qu'on dit , &c fe rend difficile à croire le bien, c'eft donner cours aux
médifances 6c aux calomnies: c'eft conlequcmment ouvrir la porte aux mé-
chans, 6c la fermer aux gens de bien. Ce défxut eft de conféquence : car il
met comme un mur de réparation entre le Prince 6c fes bons fujets. Vient-
il enfuite à naître des troubles? Le Prince èc l'Etat font-ils en danger? Une
fe trouve à la cour que gens incapables d'y remédier. Il y a deux fortes de
liaifons qu'il imj)orte de bien diftinguer. La première eft des gens de mérite
entr'eux. La vertu en eft le nœud. Ils s'eftiment mutuellement. Cette
eftime les engage à fe foutenir dans l'occafion , Se à fe poufiér les uns les
autres : mais c'eft toujours par les bonnes voyes. La féconde eft des âmes
baffes 6c des méchans : fans s'eiHmer 6c fans s'aimer, ils ne laiiïent pas de
s'unir par intérêt, 6c de s'aider mutuellement dans leurs intrigues. La pre-
mière de ces liaifons n'a rien que d'honnête en elle-même, 6c ne peut être
qu'utile au Prince. La féconde eft pure cabale, 6c rien n'eit plus pernici-
eux. Le mal eft qu'on peut s'y méprendre, 6c les fuites en font terribles;
Car fi le Prince prend pour cabale ce que difent ou font les uns pour les au-
tres des gens de vertu 6c de mérite, il eft en garde, il s'en dénc, S<. n'y a
aucun égard. Si par une féconde erreur il prend pour un zèle droit 6c fin-
cére la liberté avec laquelle on lui dit du mal de celui-ci 6c de celui-là, 6c
s'il croit ce qu'on lui en dit: c'eft encore bien pis: il éloignera fes meilleurs
fujets: du moins il s'en défiera. Ils s'en appercevront bien-tôt: mais en éloi-
fnant la caufe,ilsne pourront donner au Prince les éclaircinimens convcna-
les. Ceux des Officiers fubalterncs, qui font inftruits des intrigues, n'ofent
parler 6c les découvrir. Ce mal fe réiiand de la cour dans les provinces , 6c fî
l'on n'en coupe pas au plutôt la racine, il a toujours de funeftcs fuites: il
n'en
600 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
n'eii a point encore eu , & il faut efpcrer qu'il n'en aura point fous votre
régne: les vues de V. M. s'étendront fans doute fur l'avenir. Elle pro-
fitera fagement des fautes quelle a pu commettre en ce genre. Elle
f^aïu-a les réparer avec avantage : mais que n'en devroit-on point craindre
fous quelque régne plus foible , &: fous un Prince moins difpole à fe re-
connoître 6c à fe coriger promptement. Vous ne le fçauriez faire trop
tek : craignez de tranlmettre à vos defcendans , avec tant de beaux
exemples , le défaut que je vous expofe. Que votre promptitude à vous
en défaire, leur apprenne à l'éviter.
Ce que je viens de vous dire, mon Prince, ne regarde, à proprement
parler, que le choix de vos Officiers. Voici un avis plus général, èc par-là
plus important pour bien gouverner. C'efl: de confulter fouvent le beau
(a) miroir de l'antiquité. En fe mirant dans une eau claire 6c tranquile,
on voit fon vilage tel qu'il cft. Un Prince en raprochant fa conduite de
celle des anciens lages, peut en juger fainement. Eclairé par- là fur ce qui
lui manque, fur les fautes qui lui échappent, 6c fur fes principaux devoirs,
il laifle bien peu à faire aux Officiers, dont l'emploi elt de remarquer fes
fautes, 6c de lui donner des avis. Il croît comme de lui-même en fagefTe
& en vertu. Son gouvernement devient de jour en jour plus parfait, 6c fa
réputation croît à proportion. Qiioi de plus digne par conféquent de
l'application d'un Prince ?
Au relie le premier 6c le principal foin de nos plus grands Princes Hoang
ti, Tao, Chun, 6c 27/, fut de faire régner la vertu, 6c d'en inipirer l'amour
à tous leurs fujets. En vain un Prince fe promettroit-il, à la faveur d'un
code épais de trois pieds, d'en venir à gouverner, comme ils faifoient, fans
mouvement 6c fans * travail." Dans cette heureufe antiquité, ce n'étoit
point la févérité des loix, ni la rigueur des châcimens , qui régloit ou ré-
formoit les moeurs des peuples. C'étoit la vertu de ces lages Princes. At-
tentifs à ne fe permettre rien qui ne fût dans l'ordre, 6c à exercer fur eux-
mêmes la plus rigoureufe jurtice , ils traittoient avec bonté leurs fujets.
Par-là leur gouvernement , fans avoir rien de rigoureux ou de dur, étoit
cependant trés-efficace. En effet la bonté, 6c la juftice font les grands ref-
forts du gouvernement. Ce font ces refforts qui dans un Etat doivent don-
ner le mouvement à tout : 6c fi l'on s'aide des châtimens , c'eft comme un
habile cocher s'aide du foiiet par intervalle: l'ufage en doit être rare.
Le capital pour un Prince eil donc d'être vertueux lui-même , 6c d'inf-
pirer à fes fujets la vertu. Les hommes ont tous intérieurement la raifon
& les pallions. C'eft de-là que procèdent à l'extérieur leurs aélions bonnes
ou mauvaifes. Par conféquent, pour couper pied à tous leurs defordres,
il n'y a qu'à régler leur cœur. C'eft à quoi ont toujours donné leurs foins
les figes du premier ordre : Juger bien les procès , c'ejî quelque chofe , difoit
Con-
(,j) Ce fut peut erre ce difcours qui porta Tai tfong à compofer le difcours qu'il intitula
le Miroir d'or, & qu'on a vu tr.nluit ci-denTus.
* Le Chinois dit les mains croifées & fans aftion.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.- 601
Confucius : Je connojs des gens qui le fçavent faire. Ce que je voudrais , c'eft
quelqu'un qui fit en forte qu'il ny en eût plus à juger. Pour y réuflir, que
thut-il faire? Etablir 6c régler lagement les rits, inibuire les peuples, les
ccliircr fur leurs pafîions, & les mettre en garde contre leur furprife, les
foiitenir& les affermir dans l'ufage de leur raifon. Serrer, pour ainfi dire
les nœuds de la nature qui leur elt commune, &: leur infpirer les uns poul-
ies autres un amour lîncere : cet amour bannira l'envie de fe nuire: chacun
fe piquera de remplir tous fes devoirs ; 6c l'on verra par tout régner
l'ordre.
En vain tâcheroit-on d'en venir là par la multitude , ou par la rigueur
des loix. Il n'y a que l'inftruftion foutenué du bon exemple, qui puillc
avoir un fi bel effet. Auffi nos plus fages Rois ont-ils toujours mis les châ-
timens beaucoup au-defTous des rits 6c de la vertu : 6c Chun , comme nous
l'apprend le Chu king., ne chargea.' Kieou yu de préfider aux cinq punitions,
qu'après l'avoir chargé de faire bien inculquer à tout l'Empire 1^ cinq ca-
pitales inflruétions. Bien plus. La fin même des punitions n'efl pas pré-
cifément de punir les fautes , 6c de faire ibuffrir les coupables : c'eft ou de
détourner du mal, ou de remédier à quelque defordre: c'eft de faciliter le
chemin de la vertu, en étrécifTant celui du vice. Du refte, c'eft l'inftruc-
tion 6c l'exemple que doivent ordinairement employer les Princes. Quand
ils employent ces moyens, chacun prend des fentimens nobles , 6c fe con-
duit par de grands principes: au lieu que fous les méchans Princes, quel-
que rigoureux qu'ils foient à punir, chacun n'ayant que des inclinations baf-
fes, on ne voit que trouble 6c que defordre.
Il en eft de même à proportion, de la conduite des Magiftrats par rap-
port aux peuples de leur reffort, 6c l'on peut dire avec raifon que la figure
du métal ne d'épend gueres plus de la figure du creufet oii on le fond , 6c
du moule où on le jette , que les mœurs des peuples dépendent des Princes
6c des Magillrats qui les gouvernent : de forte qu'encore aujourd'hui un
Prince qui imiteroit nos anciens Rois, feroit revivre ces heureux régnes.
Il elf vrai que ces grands Princes ont eu bien peu de parfaits imitateurs.
Mais dans la décadence même de la dynaffie T'cbcou., ii le gouvernement
n'avoit pas pour fondement, comme autrefois, l'inftruélion 6c le bon ex-
emple , fî l'on comptoit plus fur les loix : du moins trouvons-nous qu'on
s'y te.noit religicufement. Un bon Prince, difoit Koang tchong (<?) s'en tient
aux loix , non à fes vues. Il fut coder au bien public 6c au fentiment com-
mun fes inclinations 6c fes idées particulières, 6c l'on ne peut réufîîr autre-
ment.
Les chofes en étoient là les premières années de votre régne. Les loix
étoient votre régie : vous les obierviez exaélement dans la punition des fau-
tes, dans le doute vous mettiez l'aftaire en délibération : vous écoutiez avec
patience tous les fuftrages, 6c vous fuiviez fans héfiter le parti le plus ap-
prou-
(a) Fameux T/Iinifire , par le fecoiirs diique'. Hoe kong Prince de T/j devint fi piiilTant,
qu'il éroit prefque égal à l'Empereur.
Tmie H. Ggg g
601 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
prouve. Vos peuples inftruits & perfiradez de l'équité de vos arrêts, les
reçevoient fans murmure. Vos Officiers témoins de votre fermeté dans
un parti pris , ne craignoient point de retour fâcheux , 6c vous fecondoient
avec zèle : chacun avoit fon rang 6c fes talens. Depuis quelques années ce
n'ell plus la même chofe. Vous devenez peu à peu 6c de plus en plus dif-
ficile, 6c même un peu dur. Vous imitez quelquefois ces pécheurs, dont
les filets n'arrêtent le poiflbn que par trois cotez, 6c lui laiflent {a) une if-
fue par le quatrième. Mais d'autrefois, 6c bien plus fouvent, vous imitez
ceux qui cherchent avec ( Z») avidité le peu de poilfon qu'il y a dans les ruif-
feaux les plus petits 6c les moins profonds. S'agit-il de faire un choix, 6c
fur-tout de juger d'une fiiute'? Votre inclination 6c votre humeur font les
régies que vous fuivez. Aimez-vous quelqu'un? Sa faute a beau être griéve,
bongré malgré , vous l'excuièz. Quelqu'un a t-il le malheur de ne vous
pas plaire ? Quelque légère que foit fa faute, vous trouvez moyen de la
grofîir , en pénétrant jufques dans fes intentions. Si quelqu'un vous fait
ïur cela des remontrances, vous le foupçonnez de coUufion.
Que s'enfuit-il de cette conduite ? QLie les loix font inutiles : qu'en vain
on les implore, cc que les Magillrats n'ofent les ibutenir. Vous leur fer-
mez la bouche: mais ne croyez pas que dans le cœur ils acquiefcent à vos
arrêts, 6c que ces arrêts foient exécutez ians de grands murmures. Il y a
une loi qui porte que quand le coupable ell un Officier au-deffiis du qua-
trième ordre, on aura foin que tous les grands Officiers faflent leur rapport
fur fon crime. Cette loi a été faite en faveur du rang de celui qui ell a-
cufé. La vue qu'on a eue en la faifant, a été de parer aux calomnies 6c à
l'oppreffion, 6c de ne laiflèr rien ignorer de ce qui pouroit être favorable
à l'acule. Aujourd'hui tout au contraire, on abufe de cette loi pour armer
contre l'acufé tous ceux qui. ont droit de faire leur rapport. Inftruits de
vos intentions, ils recherchent 6c font valoir jufqu'aux plus menues cir-
conllances qui peuvent agravcr la faute, 6c lemblent appréhender d'après
V. M. que l'acufé ne fe trouve pas aflez coupable. Lors rtiême que le cas
cft de telle nature, qu'on ne peut trouver en aucune loi de quoi le juger
grief, on l'examine indépendamment des loix , 6c l'on trouve enfin moyen
de le grofîir des deux tiers. On vous connoît fur cela, 6c voilà pourquoi
depuis quelques années tous ceux qu'on acufe , appréhendent infiniment
que leur affaire aille jufqu'à vous, 6c s'eftiment fort heureux, lorfqu'elle
fe termine au Fa [e *.
Au redc, ce que vous fiiites fur le trône 6c à votre cour, vos Officiers
le font à votre exemple, chacun dans leur tribunal. Par-là les acufluions
fe multiplient, les procédures lé prolongent; 6c tandis qu'on néglige , ou
qu'on oublie le capital du gouvernement , on perd le tems à examiner
des fautes légères , 6c fouvent des minuties. A quoi aboutit enfin cette
prétendue cxaèlitude? A occafionner plufîeurs fautes fouvent très-griévcs
par
(rt) Simbole des Princes & des Magillrats qui ufcnt de pitié 5î d'indulgence.
( b ) Simbole de rigueur & dexaiftitude,
* Nom de tribunal.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 605
par la manière d'en punir une feule quelquefois aflez légère-, à ruiner le
grand chemin de la juftice, à multiplier les mccontens & les malheureux.
Ce n'ell pas par cette voye qu'on bannit les dinenlîonSjSc qu'on tait régner
dans un Etat l'union, la paix, &: le bon ordre.
Voici ce que dit un fameux auteur, en faifant p.irler un Prince. „ Le com-
„ mun des peuples a en horreur les laies débauches 6c les brigandages. Je
„ punis ces crimes fins rémiflîon : tout le monde en eft ravi , Sc ma
„ iévérité à les punir ne me fait pas regarder comme un Prince cruel.
„ C'eft que je traitte ces criminels conformément à l'idée & d l'hor-
„ reur que le public a de leurs fautes. C'eft avec le public que je
„ les juge. Les Peuples ont auffi horreur de la nudité & de la fiim:
„ mais c'eft une horreur bien différente : chacun la craignant pour foi ,
„ en a commpaffion dans les autres. Quand donc je trouve quelqu'un
„ que l'indigence a fait tomber en quelque faute, je fuis facile à lui pardon-
„ ner, & je n'ai point vu que pour cela on m'ait acufé de partialité ou de
5, foiblefle. C'eft que ma conduite à l'égard de ces derniers s'accorde auf-
„ fi avec la difpofition des peuples. Le public en même tems que moi leur
„ pardonne. Enfin ceux que je traitte avec rigueur, font dans l'idée gé-
„ nérale de mes fujets un objet d'abomination. Ceux que je traitte avec in-
„ dulgence, font auffi dans l'idée commune un objet de compaffion. Le
5, foin que j'ai de fuivre ainfi l'idée générale 6c commune, me gagne le
„ cœur de mes fujets, 6c fiiit que fans beautoup de récompenfes, ie les
„ porte afiez aifément au bien, 6c fins punir que rarement, je les éloi-
„ gne efficacement du mal. „
La conclufion de ceci, c'eft qu'en matière de punitions, un Prince qui
fuit l'idée générale 6c le fentiment commun, ne rifque rien, 6c que quand
en le fuivant il puniroit un peu trop légèrement certaines fautes, les incon-
véniens n'en feroient pas grands. Au contraire, lorfque le Prmce fuit fes
idées particulières, s'il eft un peu trop indulgent, on dit qu'il eft foible,
êc qu'il ouvre la porte au crime: s'il eft févere, il paffie pour cruel, 6c fe
rcnd odieux.
C'eft à quoi'nos anciens Princes étoient attentifs dans les châtimens
quand ils en ufoient: mais ils comptoient peu là-defîus : 6c leur grand foin
etoit de travailler par l'inftruftion 6c par le bon exemple, à maintenir dans
la vertu le commun de leurs fujets, 6c à ramener à leur devoir ceux qui ve-
noient à s'en écarter. Hélas! qu'on tient aujourd'hui une conduite bien
différente de la leur, fur-tout dans les jugemens criminels ! A peine un Of-
ficier eft-il acufé 6c mis en prifon, que votre parti eft pris fur ion affaire,
8c antécéderament à tout examen. On le fait enfuite, cet examen ,
pour la forme. Si celui qui en eft chargé fait quadrer, bongré malgré les
informations avec vos intentions , qu'il ne connoît que trop, dès-lors c'eft
un habile homme: ou fans rien d'éterminer fur la nature de la faute, 6c
fans éclaircir l'aftaire fuivant les loix, fi les juges recourent à V. M. 6c lui
demandent en fécret fes ordres: dès-lors ce font dans votre efprit des gens
zélés 6c fidèles. En ufer de la forte, ce n'eft pas le moyen d'attirer les
gens capables , 6c de les attacher à votre fcrvice,
Ggg g i Quand
604 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Quand il s'agit déjuger un homme, fur-tout un ancien Officier de quel-
que coniidération, un bon Prince doit fe ibuvenir que cet homme, tout
acuié qu'il eit, ne laifle pas d'ctre l'on fujet, & qu'il doit toujours confer-
ver pour lui une tendreflè de père. Le cœur étant ainfi difpolé, il doit,
comme tenant la balance en main, examiner fans prévention la faute donc
on l'acufe, en éclaircir èc pefcr les preuves: après cela, pour peu qu'il
héfite, s'en rapporter au jugement du gros de fes Officiers: Se fi le cas leur
paroît douteux, prendre le parti le plus favorable. Ceux qui font commis
par le Prince, doivent auffi entrer dans ces fentimens, & luivre cette mé-
thode , comme celle qui de tout tems a été la plus aprauvée. Chun en.
faifant Haeon yu (on Lieutenant criminel, lui recommanda expreflement d'ê-
tre modcrc ôccompatiflant.
Sous la dynaftie "Tchcou on ne prononçoit fur les acufitions de quelque
importance, qu'après avoir pris le fentiment des trois ordres («). .Quand
Li fentence étoit aprouvée du plus grand nombre: alors on la prononçoit
en dernier reflbrt. C'eit ce qu'on appelloit accommoder les loix avec les
fentimens des hommes. Cette expreffion fubfitte encore: mais hélas! que
l'on en a perverti le fens! Faii? entrer dans les jugemens qu'on porte, les'
préfens, les alliances, les amitiez, les inimitiez, les vengcp.nces : c'eit ce
qu'on appelle aujourd'hui accommoder les loix avec les fentimens des hom-
mes. Les Officiers fupérieurs foupçonnent en ce genre leurs fubakernes.
Le moyen qu'au milieu de ces foupçons & de ces défiances régne un vrai
Ce que dit zèle & un attachement fînccre ! „ Anciennement , dit Confucius , dans les ju-
Confuchis ^^ gemens criminels, on chcrchoit, autant que les loix le pouvoient per-
^"^""Îm"^ „ mettre, à fmver la vie aux aculez.,. Aujourd'hui on cherche de quoi
cnmind;. l^s condamner à mort. Pour cela on fait violence au texte du code. On
a toujours en main quelque ancien arrêt , pour autorifer l'interprétation
qu'on donne. Enfin on cherche à tort & à travers de quoi agraver
les fautes.
Hoai nan tze dit : une eau eût-elle dix' Gin de profondeur, {h) on
diftingue par fa furface fi le fond eft or ou fer. Si l'eau n'eft pas
en même tems profonde fie pure, elle n'aura pas grand poiflbn. Pour
moi , quand je vois un Prince tenir pour un juge intelligent , celui
qui içait chicaner fur des minuties, eftimer fidèle & zélé quiconque traitte
mal fes fubakernes: {c) compter pour de grands fervices de fréquentes dé-
lations : je le compare à un homme, qui, pour agrandir une peau , la tire
Se l'étend jufqu'à la rompre. Un Prince doit à mon avis en ufer tout
autrement. Il convient au rang qu'il tient , d'étendre toujours les fa-
veurs, de récompenfcr libéralement, fie de punir avec réferve, fans cepen-
dant
(<t) 1°. De tous les gnnds OfEciers. z". De tous les Officiers fubalternes. 3^ Du peuple^
\b) Par cette comparaifon , on indique à Tai tfcng qu'il a beau diflimukr, qu'on le
perce à jour.
(«) On indique à Tai tfon^ que fa conduite n'eft pns nette , & que malgré la profondeur
de fon génie, ou malgré fa profonde diffimulation, il ne s'auirera pas les gens de mériie.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ôO)-
dant donner la moindre atteinte aux loix. Car enfin, les loix font par rap-
port au jugement , ce qu'eil la balance en matière de poids , ce qu'eft la
corde & le niveau pour juger des plans. Faire donc dépendre les jugcmens
derafFeftionoudelahaine, de l'humeur, du caprice, ou des vues parti-
culières de qui que ce ioit : c'ell vouloir juger des poids lims balance, &
des plans fans corde ou niveau. N'ell-ce pas le voulou- tromper?
Tcbii ko leang (a) étoit en Ion tems l'équité même. Il déclaroit haute-
ment quefon cœur étoit une balance, que ni l'autorité, ni l'affcdion, ni
l'intérêt, ne pouvoient faire pancher d'aucun côté. Il le difoit , Se il di-
ibit vrai. Qu'étoit donc ce Tcbu ko leang^ Il étoit Miniilre d'Etat d'un af-
fez petit Royaume. Qiielle comparailon de lui à notre Empereur ! Com-
ment donc le puifliint maître d'un lî grand &: ii floriflant Empire , ne rou-
git-il point de le charger des malédiétions de lesiujets, en lubftituant aux
loix établies j fes vues & même les inclinations particulières ?
Voici encore un autre point. Il arrive de tems en tems, que voulant
vous contenter fur certaines chofes , quelquefois même peu importantes,
vous ne voulez cependant pas qu'on y prenne garde, encore moins qu'on
s'en entretienne. Alors on vous voit tout-à-coup vous mettre en coleré,
ou plutôt en faire femblant, pour épouvanter les gens, & empêcher qu'ils
ne parlent. Si ce que vous faites eft raifonnable, quel mal y a-t-il qu'on le
fçachc ! Et quand il ne le feroit pas, que fert-il de le vouloir cacher? Un
ancien proverbe dit bien : ce qu'on ne veut pas qui foit içû, le plus iûr
eft de ne le point faire. Quand on craint d'être entendu, le meilleur parti
eft de fe taire. Prétendre que ce qu'on dit & ce qu'on fait, foit ignoré de
tout le monde, & que perlonne n'en parle : c'eft une prétention {b) vaine:
la peine qu'on y prend , eft fort inutile: 6c l'on n'y gagne rien autre chofe,
que de faire rire à Tes dépens.
7ao avoit mis à fa porte un tambour: 6c quiconque avoit quelque avis à
donner pour le bien commun , n'avoit qu'à battre ce tambour. Le
Prince aulîl tôt l'écoutoit. Chun avoit drcHe une planche oii chacun
pouvoit écrire ce qu'il trouvoit à redire dans le gouvernement.
Tang avoit prés de fa perfonne un Officier chargé de marquer par écrit
fès fautes. Foz; i;^»^ avoit fait graver fur les meubles à fon ufage, les prin-
cipaux avis du fage Tai kong. C'eft ainfi que ces fages Princes , dans leur
plus grande profpérité, veiUoient 6c faifoient veiller fur cuxmêmcs. Tou-
jours égaux 6c fans préjugez, ils infpiroient à chacun de leurs Officiers au-
tant de confiance que de zèle : 6c la vertu mettoit entr'eux une union aufli
charmante qu'utile.
Un Prince vraiment vertueux, difoit Fo« ti, fe fait un plaifir de s'enten-
dre dire des chofes naturellement défagréables. En effet, aimer les Offi-
ciers
(a) Fameux Miniftre &: Officier de guerre du tems que TEmpire étoit partage entre
trois Princes, qui fe le difputoienr.
(i^) Le Chinois dit; c'eft vouloir prendre des oifeaux d'une nwin , en fe fermaat le^;
yeux de l'autre.
Gggg'3
635 DESCRIPTION DE L'EiMPIRE DE LA CHINE,
ciers fidèles & finceres, éloigner les flatteurs 6c les médifans, c'eft là fans
contre-dit le meilleur moyen que puifTe employer un Prince pour fa lureté
pcrfonnelle, & pour le bien de fon Etat. C'ell une expérience de tous les
iiécles, 6c jamais on n'a vu périr une dynailie, tandis que le Prince 6c fes
Officiers unis par le puiflant lien de la vertu, ont agi de concert pour le
bien commun. Mais il cit arrive fouvent que les Princes voyant leur pou-
voir bien établi, 6c les affaires fur un bon pied, ont néglige les gens capa-
bles 6c zèlez , pour avancer ceux que la complaifance leur rendoit plus a-
gréables.
Vous-même, Prince, rappellez-yous , je vous prie, les commencemens
de votre régne. Modelte, retenu, appliqué, vous embraffiez avec plaifir
tout le bien qu'on vous propolbit. S'il vous échappoit une faute, quelque
légère qu'elle pût être , vous la répariez aufll-tot. Vous receviez avec
plaifir les remontrances les plus fortes; on le voyoit fur votre vifage. Aulîi
tout ce qu'il y avoit de gens capables, s'emprefloient à vous aider de leurs
lumières. Maintenant que vous n'avez plus aucun embaras , que jufqu'aux
plus éloignez barbares tout vous eft foumis : vous paroiflez un autre hom-
me: devenu fier 6c plein de vous-même, tandis que vous prêchez contre la
flaterie 6c les vices qui l'accompagnent, vous ne laiflez pas d'écouter avec
plaifir les flateurs qui vous applaudifient. Vous faites de beaux dif-
cours fur l'utilité des remontrances droites 6c finceres, 6c dans le fond vous
n'aimez pas qu'on vous en fafle. Vous ouvrez peu-à-peu la porte au vice
6c à l'intérêt. Le chemin de la vertu lé ferme de plus en plus: 6c la cho-
fe eft fi fenfible, que les gens les moins (a) attentifs, ne laifîént pas de l'ap-
percevoir. Ce n'eft pas là une bagatelle. C'eft par votre ancienne con-
duite, que s'eft fi bien établi votre Empire: par celle que vous tenez au-
jourd'hui, il ne peut que tomber en décadence. Pouvez- vous ne le point
voir? Et fi vous le voyez en effet, comment ne vous prefiez-vous pas d'y
mettre ordre? Depuis que j'ai l'honneur de vous fervir, ma crainte a tou-
jours été qu'on ceflat de vous parler avec une entière liberté: 6c je vois
avec douleur qu'il s'enfaut déjà beaucoup qu'on le fafle comme aupara-
vant.
Dans tous les mémoriaux qu'on vous préfente fur les affaires, on fe con-
tente de vous indiquer brièvement les inconvéniens qui font arrivez, ou tout
au plus ceux qui font à craindre. Quant aux moyens d'y remédier ou
d'y parer à l'avenir, je ne .vois pas qu'on y touche. Je ne m'en é-
tonne pas. Vous vous tenez par votre fierté , dans une région trop
fupéricure. Lors même que vous croyez en delcendrc, vous reflémblez
encore à un dragon (ù) hériflë d'écaillés piquantes: on craint de vous
approcher, 6c plus encore de vous irriter en vous parlant avec franchi-
fe. Tel qui n'a ofé dabord s'expliquer entièrement , 6c qui n'a fait que
vous
(<?) Le Chinois dit: les gens qui vont & qui viennent faifant voyage.
lu) Le dragon en Chine eil le fymbole de l'Empereur. 11 n'a rien d'odieux.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 607
vous indiquer doucement les chofes , Tentant que cela ne fuffit pas ,
cherche comment y revenir. Mais n'y voyant point de jour , il prend
le parti de fe taire. Il s'y rcfout d'autant plus facilement, que quand
il leroit afliiré de vous faire dabord approuver fes propofitions, com'^
me étant importantes 6c raiibnnables : il a toujours lieu de craindre
que vos favoris ne les goûtant pas , vous ne changiez d'avis , ôc qu'il
n'ait pour fruit de fon zèle , qu'un afFront de votre part. Les gens mê-
mes de votre fuite, vos Officiers, vos .domeftiques, qui font fans cefle
auprès de votre perfonne , vous redoutent tellement , que s'il s'agit de
vous avertir de quelque chofe qui puiiîc ne vous pas plaire, ils le regar-
dent les uns les autres, & aucun d'eux n'ofe parler. Comment les Oflkiers du
dehors oferont-ils vous repréfenter avec liberté tout ce que leur zèle leur
infpire? V. M. dans une de fes déclarations des plus récentes, dit: Quand
mes Officiers auront à me repréfenter quelque chofe fur les affaires de l'E-
tat , ils peuvent le fiùre. Mais qu'ils ne s'attendent pas pour cela, que je
fuive en tout ce qu'ils me propoferont. J'ai peine à comprendre com-
ment vous avez pu vous réfoudre à vous exprimer de la forte. Ce n'eft
aÎTurément pas exciter les gens à vous donner de bons avis: c'eft bien plu-
tôt les en détourner. Croyez-moi, il n'y a qu'un zèle bien généreux, qui
porte un fujet à donner au Prince des avis. On .fçait que c'eft une cholê dé-
licate , 8c lors même que le Prince y anime de fon mieux , c'eft beaucoup
fi dans l'occafion les plus courageux n'ont pas encore un refte de crainte ,
qui les empêche de tout dire. Vous exprimer donc comme vous faites,
c'eft d'une main ouvrir la porte aux avis, £c de l'autre h fermer. On ne
fçait à quoi s'en tenir, 6c quel parti prendre. Le bon moyen de vous attirer
d'utiles avis, c'eft de les aimer réellement. Hoen Roi AtTft aimoit certaine
couleur violette. Tout le Royaume en portoit. Certain Roi de T/ô/i! mar-
qua qu'il aimoit dans les femmes une taille fine. Toutes les femmes de fon
palais jeûnoient pour fe la procurer, & il en mourut plufieurs pour avoir
trop icûné. Si dans de femblables bagatelles, le défir de plaire au Prince a
eu tant de pouvoir fur la populace même. Se fur des femmes : que ne pou-
ra point fur des Officiers iages & zèlez , le défir de contenter le Prince, &
de l'aider par de bons avis, fi en effet il les aime? Mais fi le cœur n'y eft
pas, les paroles font inutiles, £c les apparences ne trompent point.
T A I .T s o N G ayant lu ce difcours , y répondit de fa main en ces termes : Réponfc
J'ai lu avec attention votre difcours d'un bout à l'autre : par tout il cft foli- rfi-'rËmrc-i
de 8c preffant : tel enfin que je l'atcndois de vous. Je féns mon peu de ver-
tu 8c mon peu de capacité. Je ne puis penfer, f^xns une extrême confufion,
aux grands Princes des tems pafléz. Si je n'avois pas de fi bons rameurs, (a)
comment pourois-je paffer fûrement un fi large fleuve? Comment, fans
des Meitze {b) fallez , afTortir les cinq goûts dans une fauce ? Pour vous
mar-
{a] Simbole des Minières & aoti-c; gr,inds Officiers.
(b] Les Mtitz.e font des fruits aigres, (emblables à des abricots fauvages, On en cochî
au fucre: ou en confit au vinaigre, ë^ on en falle.pour fcrviv aux '^mcef.
rear.
ôo8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
marquer ma fatisfaûion , je vous fais un petit préfent de 500. pièces de
foye.
Sentiment L'Empereur Cang bi loue fort le difcours de Oei tching. Plufieurs auteurs
de Cang ht ancietis 6c recens en parlent aufli avec éloge. Un d'eux compare Oei tchin?
["éc""^ à Kiay 8c à Tong tcbong chu, tous deux fimeux fous les Han. C'ell: le mê-
me Empereur, dit cet auteur : 6c il n'y a entr'eux d'autre différence, que
celle du tems 6c du ficelé.
DOnz'téme des années nommées Tchin koan , Tai tfong
entreprenant de bâtir un grand palais <^ Fei chan,
le même Oei tching. l'en diff^uada par une remon-
trance faîte ex pré s.
Remon- TL y rappelle d'après l'hiftoire la défaftreufe fin de certains Princes. Il
I
trances au j^ l'attribue à leurs folles dépenfes. Il appuie principalement fur la dynaf-
entreprifes tie Soui qui avoit très-peu duré, 6c à laquelle tout récemment fuccedoic
de grands la dynaftie Tang. Il fait entendre à Tai tfong, qu'il prend le chemin par où
batimens. fg font perdus les autres. Les peuples, dit-il, n'ont fait que changer une
domination tirannique en une autre à peu près femblable. En prenant le
même chemin, vous pourés aboutir au même terme. Le moins qui en
puifle arriver, c'ell que vous laifliez vos defcendans chargez d'un Em-
pire cpuifé , 6c des malédiftions des peuples. Or les gémiflemcns ^ les
imprécations des peuples, attirent lur le Prince 6c fur l'Etat la colère des
Chin. Cette colère ell fuivie de nouvelles calamitez. Les calamités pu-
bliques caufent naturellement des troubles. Il y a peu de Princes qui n'ai-
ment ou la réputation, ou la vie. Comment n'y peniez-vous pas.'
La même année le même Oei tching préfenta un autre
difcours Cl l' Empereur Tai tfong,
IL lui dit dabord , -"comme dans les précédens , qu'il n'eft plus ce qu'il
étoit, qu'il eft devenu fier, 6cc. 6c après l'avoir averti que fi c'eif l'eau
{a) qui porte les barques, {b) c'eft elle aufli qui les fubmer^e. Il lui pro-
poié dix points à méditer, félon dix fituations différentes , où fon cœur fe
peut trouver. Un Prince , dit-il , fent-il naître en fon cœur de valles dé-
firs? Il doit fe rappeller cette maxime fi fage pour tout le monde , 6c fi né-
c^flaire
(<t) Simbole des peuples.
{h) Simbolc des Empereurs.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 609
ceflaire aux fouverains. Apprenez à vous contenter de ce qui vous fuffit.
La ncceflité des affaires dcmande-t-elle quelque expédition militaire ? Voici
une autre maxime qu'il doit alors bien pefer. Sçachez vous arrêter à pro- ,
pos. Rétablir l'ordre, cft la fin 6c le motif de cette expédition. Que l'or-
dre rétabli, foit aufli l'on terme.
Ell-il tenté de chercher à fe diftinguer? Médite-t-il pour cela quelque
entreprifc .'' Qu'il penfe que rien n'eil plus glorieux à l'homme, 6c princi-
palement au fouverain , que la douceur Se la modération, qui le rendent
maître de lui-même. Sent-il s'élever dans fon cœur des mouvemcns d'or-
gueil & de fierté, que lui infpire fa haute dignité ? Qu'il confidcrc que les
plus grands Hcuves , & même la mer , font au-deflbus des moindres ruif-
feaux, ians perdre leur avantage. Dans fes divertiflemens de chafie, qu'il
n'oublie jamais l'ancienne régie de n'enfermer le gibier que de trois {a) co-
tez. Si l'indolence ou la parcfle l'ataque , qu'il fe fouvienne de ce qu'on
dit: que bien commencer eft peu de chofe, fi l'on ne finit de même. S'il
s'apperçoit qu'on lui cache des chofes importantes , oii s'il craint qu'on ne
lefalTe: qu'il examine bien fon cœur, qu'il en bannifle les préjugez, l'hu-
meur, les affections, & les avcrfions particulières: en un mot qu'il le tien-
ne vuide : il ne manquera point de fujets fidelles vk zèlez , qui l'inllruiront
de ce qu'il importe qu'il içache.
Pour ce qui eft du foin qu'il doit avoir d'empêcher que les méchans le
furprennent par de faux rapports 6c par des calomnies : le moyen le plus ef-
ficace eit d'être lui-même fi vertueux , que les méchans n'ofent l'appro-
cher. Dans la diilribution des récompenfes , qu'un mouvement de belle
humeur ne l'emporte pas trop loin : 6c quand il s'agit de punir, qu'il ne
donne rien à la colère.
La prem/ere des années nommées Chin kong l'Impératrice
Vou h.Qo\i fatiguant beaucoup les peuples , pour con-
ferver 6f pouffer plus loin certaines conquêtes :
Tien gin kie lui fît la remontrance fuivante,
J'AI toujours oiii dire que Tien avoit fait naître les barbares dans des Remon-
terrcs abfolument diltinguées des nôtres. L'Empire de nos anciens trances au
Princes à l'Elt avoit pour bornes la mer: à l'Oueft Leou ma: au Nord «"ujet de la
le defcrt Tiono: 6c au Sud, ce qu'on nomme les {b) Ou ling. Voilà les f^n^jëVa
bor-
(«) Une glofe dit: il faut laifler quelque ifTiie au giliier pour qu'il s'en fauve une partie,
& que les elpèces fe confervent. Cela marque déplus, ajoûte-t-elle, de la clémence & de
la bonté
(*) Ce5 deux mots fignifient fables qui coulent, ou fables moiivans: O» fignific cinq:
Z;Ȕ lignifie montagne, ou en.*ilade rie montagnes.
Tome IL Hhh h
guerre.
(Sio DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
bornes que Tien avoit mis entre les barbares 6c notre Chine. A en juger
par nos hiftoires, divers pays où nos trois premières fameufes dynalties
n'ont jamais foit pafTer ni leur fagelTc , ni leurs armes, font aujourd'hui
partie' de votre domaine. Votre Empire eft non-feulement plus étendu,
que ne l'étoit autrefois celui des Tng ÔC des Hia (a). Il va même encore
plus loin que n'alloit celui des Han. Cela ne vous fuffit-il donc pas ?
Pourquoi porter encore au-delà vos armes dans des pays incultes &: bar-
bares ? Pourquoi épuifer vos finances 6c accabler vos peuples , par des
conquêtes inutiles ? Pourquoi préférer à la folide gloire de gouverner en
paix un floriflant Empire, le vain 8c imaginaire honneur de faire prendre à
quelques fauvages le bonnet 6c la ceinture.
Chi hoang fous les Tfm^ Fou ti l'ous les Han, en uferent ainfi. Pour nos
cinq Ti {b) £c nos trois Hoang ils n'ont jamais rien fait de femblable. Pré-
férer à l'exemple de ces anciens Princes celui de Cbi hoang 6c de Fou ti:
c'eft compter pour rien la vie des hommes, 6c vous rendre odieux à tous
vos fujets. Chi hoang vous en eft lui-même un exemple. Le fruit de tous
fes exploits fut que fon fils perdit l'Empire. Fou ti un des Han crut pou-
voir profiter des épargnes de fes prédécefleurs, pour agrandir fon Empire.
Il entreprit fucceflivcment quatre guerres. Il les foutint afiez bien. Mais
fes finances s'epuiferent. Il fut obligé de charger fes peuples : bientôt la
mifere fut générale. Les pères vendoient leurs enfans, les maris leurs fem-
mes : il mouroit un monde infini : des brigands en troupes s'aflembloient de
toutes parts. Fou ti enfin ouvrit les yeux , abandonna les dcfleins de
guerre, s'appliqua à gouverner en paix fon Empire, 6c pour faire con-
noître à tout le monde fon repentir 6c fes intentions, en faiiant (c) Heou
fon premier Miniftre, le titre qu'il lui donna, fut Fou min (d) heou. Ce
changement de Fou ti lui attira le puiflant fecours de lien. Un ancien
proverbe dit: un cocher craint de verfer où il a vu verfer un autre. La
comparaifon quoiqu'un peu bafl'e, peut s'appHquer, pour le fens, à ce qu'il
y a de plus grand.
Enfuite il cxpofe au long les dépenfes, 6c conclut par exhorter l'Impéra-
trice à n'aller point chercher ces fourmis dans leurs trous, mais à faire feu-
lement garder les frontières.
(4) Noms de dynaUies.
(i) C'efl-à dire nos anciens & plus fages Princes,
(c) Nom de dipnité comme Duc.
(J) Vm, rendre" heureux : A;i« les peuples. Ce(l-à-di:e le Duc chargé de rendre les
peuples hcureuK.
Cettî
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 6n
Cette même Impératrice Vou heou à qui l'Empereur en
mourant , avo'it remis le gouvernement , dejïitiia le
Prince héritier Êf l'exila. Elle le rapella long-tems
après fur une remontrance que Sou ngan heng lui fit
à propos. Mais comme elle contmuoit toujours à gou-
verner feule j quoique déjà avancée en âge , ^ qu'elle
ne parlait point d'établir fur le Trône le Prince hé-
ritier , quoiqu'il fût en âge de gouverner , le même
Sou ngan heng mit dans uneboëte, &^ fit pajfer fé"
crettement jufqu'à l'Impératrice la remontrance fui-
va?ite,
UN Officier vraiment fidelleSc zélé ne fait point céder Ton zèleautems, Remon^
dans l'efpérance de gagner la faveur du Prince, ou par une m:iuvailé trances en
crainte de la perdre. Un vrai fage n'omet point ce qui eft de fon devoir par ^^^^^
l'appréhenfion de mourir, ou par le défir de vivre. Quand donc il fe trou- Héritier,
ve des défauts dans la conduite des Princes , on a raifon de s'en prendre en
partie aux grands Officiers qui diffimulent. Le feu Empereur, en mourant
{a) vous a confié conjointement avec le Prince héritier le gouvernement
de l'Empire. Mais hélas! fous Tao même Sc iôus Chun il fe trouva un
Kong kong 6c un Koeri. Des brouillons ont mis la divifîon entre vous 6c ce
jeune Prince. Je l'attribue au malheur des tems : mais d'autres l'attribuent
à votre ambition. L'impératrice, dit-on, veut abattre les Li (b) 6c faire
f)aflér l'Empire à d'autres. Autrement à l'âge qu'elle a, pourquoi ne pas
aiflér régner fon fils ?
Ce que je dis moi , 6c ce qui me paroît certain , c'eil: que votre cour
étant comme elle eft, pleine de flateurs, la porte ctuit fermée aux avis
finceres, l'Empire étant attaqué par les barbares , vos peuples fouffrant ce
qu'ils fouffrent : vous aurez peine à les fauver, & à vous tirer d'embaras.
Cet Empire que vous gouvernez, c'eft l'Empire de ces grands Princes Tao,
8c Ven vang. Les Sony (c) qui dans ces derniers tems l'ont pofledé , s'en
étant
(a) Le Chinois évite ici & en femblables occafions rexpr.flîon ordinaire, mourir, mtrt,
fx'c. Ici il y a mot à mot en repolant fon char, à peu près comme on dit, en finiflant fa
carrière.
(é) C'étoit le nom de la famille régnante.
{c) Nom de la dynaftie qui avoit immédiatement précédé.
Hhh h z
6IZ DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
étant rendus indignes par leur conduite , fe (ont vus attaquez de toutes
parts. Pendant qu'ils fuyoient comme des cerfs , nombre de corbei\ux s'af-
iembloient. Parut alors comme un aigle (a) ou comme un dragon volant,
l'illuftre fondateur des T'a^g. Après qu'il eut rendu le calme à l'Empire, il
en fut reconnu le maître. 11 convint avec tous les Grands , que les Li feuls
pouroient être faits Farig, & qu'on ne donneroit les autres titres (ù) qu'à
des gens qui les auroient mérité par leurs fervices. Il en donna à quelques-
uns qui l'avoient déjà bien fervi. L'accord fut confirmé par ferment. On
fe tira même du fang pour cet effet. Si donc votre Majclté eil fur le trô-
ne , il n'en eft pas moins le trône des Tang. La pie fait fon nid, dit le Chi
klng: l'oifeau Kicou s'y place enfuite. Vous étiez née femme ôcfujette. Vous
êtes devenue Impératrice 6c maîtiefle. Comment cela s'eft-il fait? Ce n'a
point été fans doute , fans que de votre part vous ayez eu foin de répondre
aux defleins de l'ien 6c de gagner le cœur des hommes. Il a été un temsquc
mécontente du Prince héritier qui n'avoit pas allez de maturité, vous penfiez
àluilubftituer fon frère rang de Simg. Failant enfuite réflexion que celui-ci
étoit Ion cadet: 6c craignant avec raifon de ruiner la maifon royale, en y
mettant le trouble 6c la divifion , vous vous êtes fagement accommodée
aux vœux des peuples, vous avez rappelle le Prince héritier. Ce Prince
eft maintenant d'un âge mûr: il a' de plus beaucoup de vertu, il eft votre
fils, vous êtes fa mère, 6c fans faire attention à tout cela, vous lui enviez
la place dont il eft digne, 6c vous retenez ce qui lui eft dû.
On le dit , 6c il eft vrai. Communément dans des provinces on fiiit
le train de la cour. En ' tenant une conduite fi peu équitable à l'égard du
Prince héritier, quel exemple donnez-vous à tout l'Empire? Comment
efpérer après cela d'y reformer les abus, d'y établir les bonnes mœurs, 6c
fur-tout de faire régner dans les familles la tendreffe 6c la pieté? De quel
front oferez-vous déibrmais paroître à la fépulture du feu Empereur ?:C de
fes ancêtres? Vous avez régné jufqu' ici feule 6c tranquilc, il ell vrai. Mais
nefçavez-vous pas que les chofes ne font jamais plus près de leur décadence,
que"'lorfqu'elles ont aquis leur perfection ? Ce qu'on verfe dans un vafc
déjà plein, fe répand par terre. Il eft ibuvent fi effentiel de' prendre au
plutôt certain parti , que de différer c'eft tout perdre. Pour mor,
il me paroit que Tien 6c les hommes font prêts à fe déclarer en fa-
veur des Li. (c)
D'ailleurs pourquoi à l'âge où vous êtes ( car l'eau qui eft prefque toute
écoulée {d) frappera bien-tôt la cloche : ) pourquoi , dis-je , vous fatiguer
•encore nuit 6c jour? Pourquoi ne vous pas décharger du gouvernement, 6c
ne
(<j) Je traduis Tong & Long, le premier par aigle, le fécond par dragon: c'eft d'après
d'autres MilTionnaires , & fans me faire gâtant de cette tradu(aioo.
{b) De. Heou. de Kong, &c.
(c) Nom de famille tics Princes de la Dynaflie T^ng.
(d) FxpreflTion allésorique, pour lui dire qu'elle n'a plus gueres de tcms à vivre. Oa
"ïoit par- là que les Chinois ont eu une cfpèce d'horloge d'eau.
ETDELATARTARIECMINOISE, (Î13
lie le pas remettre au Prince ? Il y va de votre repos: & fi vous êtesplus
fenfibleàautrechofe, il y va aufli de votre honneur. On vous en louera
maintenant : & il ne tiendra qu'à vous , que par l'hiftoire & par les chan-
fons la poftérité en foit inltruite. Je vous y exhorte donc comme à une
chofe très-importante au repos de tout l'Empire. Je ne crois pas devoir
épargner une courte vie, &. manquer à ma patrie par un filence criminel.
Je prie donc V. M. de dérober quelque tems à Tes grandes occupations ,
pour examiner à loifir mes foibles vûè's. Si V. M. me fait la juftice de
me regarder com.me un fujet fincere & fidèle, je la conjure d'exécuter fans
délai ce que je propofe. Que fi elle attribue ma remontrance à quelque
autre chofe qu'à mon zèle, & qu'elle s'en offenfe, il lui efl: libre de m'en
punir , & d'apprendre aux dépens de ma tête à tous fes fujets , qu'elle ne
peut foufFrir la vérité.
Pour mieux entendre cette pièce , il faut fçavoir ce qui fuit :
Vou heou écoit originairement une fille d'aflèz baflê condition : on dit
-même qu'elle étoit efclave. Kao tfoiig prit pour elle tant de pafllon , qu'il
la fit Impératrice. Cet Empereur en mourant laiflbit un fucceffeur nom-
mé, lequel avoit déjà quelque âge. Cependant il déclara en mourant qu'il
voulûit que l'Impératrice gouvernât avec fon fils. Celui-ci étant marié ,
s'entêta fort de fon beau-pere. 11 l'éleva & Tenrichit à un point , que tous
les Grands lui firent fur cela d'aflez fortes remontrances. Ce Prince les re-
çut très-mal, & ne changea pas de conduite. Les Grands s'adreflerent à
l'Impératrice, Elle, profitant de cette occafion pour régner feule, décla-
ra ce fils déchu de la fucceffion, Se le rélégua loin de la Cour. Cela ne plut
pas à bien des gens : mais les Grands avoient été choquez par le Prince :
ils avoient mis eux-mêmes en train l'Impératrice, qui d'ailleurs étoit une
Princefle très-redoutée. Ainfi l'exil & la chute du Prince durèrent plu-
fieurs années , & l'Impératrice gouverna feule.
Sou ngan heng prenant fon tems, &. profitant d'une occafion favorable,
propofa à l'Impératrice de rappeller & de rétablir le Prince héritier dans fes
droits. L'Impératrice y confentit, le Prince revint en Cour &fut déclaré
fuccefiêur comme auparavant , mais ce fut tour. L'Impératrice retint feule
l'autorité toute entière. Comme le Prince étoit dans un âge mûr, &
paroiffoit s'être corrigé de fes défauts , chacun murmuroit de ce que l'Im-
pératrice ne lui remettoit pas le gouvernement, qui lui apartenoit de
droit. Mais il n'y avoit perfonne alTez hardi pour en parler à cette Prin-
cefle. Outre qu'on craignoit fon reflentiment, elle étoit obfédée par cer-
tains flateurs , fes favoris , & il n'étoit pas aifé de faire pafler jufqu'à elle
ce qu'on avoit à lui propofer. Sou ngan heng plus courageux que les au-
tres, & animé par le fuccès qu'il avoit eu la première fols, trouva moyen
d'inférer dans une boëte que l'Impératrice feule devoit ouvrir, la remon-
trance qu'on vient de voir,
L'Impératrice diffi mula : mais laifTa toujours les chofes fur le pied où elles
étoient. Enfin elle tomba malade. Les Grands liiifirent cette occafion pour
propofer au Prince de monter fur le trône de fon père, & de gouverner
Tome IL Hhhhs l'Em-
éii DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
l'Empire, comme il en avoit le droit. Le Prince ayant agréé la propofi-
tion, on lui dit qu'il faloit commencer par prendre & faire mourir deux
hommes qu'on lui nomma C'etoient les deux favoris & conUdens de l'Im-
pératrice. Le Prince y confent, on marche au Palais avec des troupes, on
faifit ces deux favoris , & on leur coupe la tece L'Impératrice en étant
avertie, demande de quelle autorité on e(l venu avec des troupes prendre,
& faire mourir fes gens? On repond qu'on a pris l'ordre du Prince, & qu'il
eif préfent. L'Impératrice dit alors, lans faiie paroître extérieu ement
aucune émotion: ces deux hommes l'auront offenle, il les a voulu punir.
A la bonne heure : qu'il fe retire en fon palais (a) On fit repondre à
l'Impératrice que cela ne convenoit pas , qj'agée & intirme comme elle
étoit , e!le ne pouvoit plus fe donner les foins que demandoit un i\ vafte
Empire: qu'il étoit tems que le Prince prît polTeflion du jiouvernement,
& qu'on la prioit de le trouver bon. Elle n'etoit plus en état de s'y op-
poler. 11 falut bien y confentir; quelques mois après, elle mourut.
ha fixieniù des années nommées Tali, P Empereur Te
tfbng publia la Déclaration fuivante.
ET RE fouverain, c'eft avoir reçu de Tien l'ordre de nourir les peuples.
< C'eft pour cela qu'un bon Prince aime les fujets non-feulement comme
fes enfans mais comme fa propre perfonne. Il ellattentifà nourir ceux qui
ont faim , à vctir ceux qui font nuds : encore ne croit-il pas faire beaucoup,
& fa bonté n'ell point fatisfaice. Elle tient toujours fon cœur occupé, ou
du foin de rendre heureux fes fujets, ou de triftelîe, ou de confufion de n'y
pas réiitTir. Ses greniers dans les bons tems font chez fes peuples : tous fes fu-
jets font à leur ailé : les vieillards ne manquent de rien , & voyent fans inquié-
tude & fans chagrin croître les enfans de leurs enfans Les corvées font ra-
res & faciles: trois journées d'hommes en un an par chaque famille, c'eft ce
qu'avoitnt rtglé nos anciens Princes, Enfin l'union & la paix régnant
dans l'Etat, il lui eft facile d'y faire aulTi régner la vertu. H-las! je fuis
depuis h it ans chargé de l'Empire: & je n'ai pu ni en venir-là, ni en ap-
procher. Ce n'elt pas que, malgré mon peu de venu, je n'aye fait ce qui
m'a été polfible, & que je n'aye fouhaité de faire encore davantage. Mais
les irruptions des barbares , les troupes qu'il a falu entretenir pour affùrer
nos frontières, & les autres d penfes indifpenfables m'ont mis hors d'état
de foulag r mes peuples, & m'ont «ibligé quelquefois à les charger de nou-
velles impolitions. 11 y a eu fucceffivement des inondations & des fécheref-
Ka^ Le Prince héritier a fon Psl-fis à part, à l'Fft de celui de "Ftnpfreur : & une ex-
preffion fore ufuée pour défigner le Prince héritier, c'eft Tong kong, qui veut dire le P*-
lus oriental.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 6iy
fes. Pas une année qu'on aie pu dire abondante. Les laboureurs abandon-
nent les campagnes: les percs vendent leurs enfans: les chemins font pleins
de pauvres que la néceflité a fait quitter leur pays £c leurs parens. Qu'ils
en viennent jufqu'à oublier ainfi les fentimens les plus naturels , c'eft bien
moins leur faute que la mienne. Je n'ai eu ni allez d'habileté pour préve-
nir leurs befoins , ni aflez de vertu pour leur infpirer le courage 6c la pa-
tience que ces extrémitez demandent. J'en ai une rraie douleur ôc une ex-
trême confulion. Jour Se nuit je ne penfe à autre chofe. En attendant
que je puifle foulager mes peuples, comme le territoire qui dépend de cet-
te cour ell celui qui a le plus fouffert , je le tiens quitte pour un an de
toute corvée & de tous droits. Et j'ordonne que par-tout mes Offi-
ciers pourvoyent par quelque moyen à l'entretien Se au foulagement des
pauvres.
A l'occafion de la révolte de certain ^shu tché ,' l'Empereur Te tfong
fit un voyage dans le Leao tong. L'armée des rebelles fut défaite: les [chefs
ayant été pris, Se l'Empereur penfant à publier une amniftie, les devins
dirent que la maifon royale étoit encore menacée de nouveaux malheurs :
qu'il fiUoit, pour les.détourner, changer quelque chofe dans les noms Sc
les titres préfens. Les Grands propoferent donc à l'Empereur d'ajouter un
mot ou deux à fon furnom. Le feul Lou tché s'y oppofa.
Prince, dit-il, parlant à l'Empereur, tous ces furnoms Sc ces titres pom-
peux ne font point de l'ancien ufage. Les prendre dans les tems du monde
les plus florilTans Sc les plus heureux, c'eft manquer de modeftie. Les aug-
menter dans des conjonftures auffi tri ftes que celles-ci, ce feroit un grand
contre-tcms , Sc qui pouroit beaucoup nuire. Si vous vouliez abfolument
avoir égard à ce que prétendent ces devins, fçavoir qu'il faut faire quel-
que changement dans les titres Se furnoms préfens , au lieu d'.iugmenter
les vôtres, ce qui ne peut que vous rendre odieux, il vaudroit mieux,
en les diminuant , témoigner votre refpeél pour les avis que Tien vous
donne.
L'Empereur reçut très-bien ce que lui dit Lou tché. Il fe déter-
mina à ne changer que le nom des années. 11 fit alors voir à Lou tché une
déclaration minutée par le fecretaire d'Etat, Sc lui en demanda fon fenti-
ment.
Prince, répondit Lou tché^ ce font proprement les aftions du fouverain,
qui touchent efficacement les cœurs. Les difcours le font affez Icgére-
mmt pour l'ordinaire , Se s'ils ne font pas bien patétiques, ils n'ont pas le
moindre eifet. En pubhant une déclaration dans ces circonftances, il me
fcmble que vous ne fçauriez y paroître trop modefte, exagérer trop vos
fautes, Se en témoigner trop de repentir. L'Empereur entra dans ces
vûesj Se chargea Lou tché à'en dreffcrune. Il drefTa celle qui fuir.
Déck'
616 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Déclaration de V Empereur Te tfbng, drejfée par Lou
tchc.
UN Prince n'a point de meilleurs moyens pour bien gouverner, &
pour faire régner la vertu dans fon Empire , qu'une bonté fincere
pour l'es fujetSjUn généreux oubli de foi-même en leur faveur, un foin con-
tinuel de coriger les défauts, de réparer les fautes qui lui échapent, & de
tendre à la perfeftion. Depuis que je fuis fur le trône, où le droit de fuc-
cefllon m'a placé, ce n'a prefque été que troubles. Ces troubles m'ont o-
bligé de négliger quelquefois jufqu'aux cérémonies ordinaires à l'égard de
mes ancêtres, ôc m'ont tellement occupé l'efprit, que je n'ai point penfé ,
comme je le devois , à aquérir la vertu. PafTant & repayant fans cefTe
avec douleur fur ces premières années de mon régne, que j'ai fî mal em-
ployées : il eft tems , me dis-je à moi même , il ell tems de commencer à les
réparer, en reconnoiffant publiquement que je les ai perdues, en expoianc
fans déguifement, les trilles effets de ma mauvaife conduite, 6c en témoi-
gnant un défit fincere d'en tenir une meilleure à l'avenir.
Mes ancêtres, ces illuftres fondateurs de notre dynaftie 7««^, après avoir,
par leur valeur 6c par leur vertu, délivré les peuples de l'oppreflion , 6c ren-
du la paix à tout l'Empire, y établirent un ordre admirable. Ils y furent
aidez par un grand nombre de bons Officiers de tous les rangs, dont ils
fçavoient fagement animer le zèle, 6c récompenfer les fervices. Les cho-
fes mifes fur un fi bon pied, s'y font maintenues : 6c voici * qu'au bout de
deux cens ans, vous fuccedez à vos ancêtres dans les emplois, 6c moi je
fuccede au trône de mon père. Depuis que j'y fuis monté, ma plus gran-
de crainte a été de répondre mal à leur lagefle 6c à leur vertu , 6c j'ai tou-
jours réfolu de faire mes efïbrts pour les imiter. Mais élevé par des fem-
mes dans l'intérieur du palais jufqu'à une jeunefTe afiez avancée, je me fuis
refTenti jufqu'ici d'une éducation fi peu propre à former un Prince. Aveu-
gle en matière de gouvernement, j'ai pris pofTeflion d'un Empire paifible;
mais je n'ai point fçû prévenir ce qui le pouvoit troubler. Peu inllruit des
peines des laboureurs , peu attentif à ce que foulfrent les gens de guerre , je n'ai
fait fentir ni aux uns ni aux autres, comme il falloit,les effets de mesbontez.
Je leur ai laiflë par-là le droit de douter de matendreffe, 6c leur ai donné fu-
jet de me payer d'indifférence. De plus , au lieu de m'occuper à recon-
noître 6c à combatte mes défauts , j'ai entrepris légèrement des guerres
inutiles. Ce n'a été que marches dç troupes, que recrues, 6c que convois.
J'ai augmenté les droits ordinaires. Ici l'on a exigé des chariots, là des
chevaux. Il n'ell point de province dans tout l'Empire, qui n'ait foufFert
de
* Il adrcffe fon Di'couis aux gr?.n.lj Officiers.
ET DELA TARTARIE CHINOISE. 6ij
■de ces mouvemens. Mes Officiers & mes foldats obligez d'en venir aux
mains plufieurs fois dans un feul jour , paflbient les années entières , fans
quitter le cafque & la cuirafle, loin des tablettes de leurs ancêtres^ loin de
leurs femmes affligées Sc fans açui. Mes peuples obligez de lailTér les ter-
res en friche, pour des corvées continuelles, étoient accaWez en même
tcms de travail & de mifere, & réduits à fouhaitter de mourir plutôt dan*
les fupplices.
Cependant au-deflus de moi, ftien me donnoit, en me châtiant, de fré-
quens avis : je ne fçavois pas en profiter. Au-deffbus de moi les hommes
eclatoient en murmures, je n'en étois pas informé. Ainfi croiflbit le trou-
ble peu-à-peUjlorfqu'un iujet rebelle a tâché de profiter de ce defordre, 8ca
pouifé l'infolence jufqu'aux derniers excès. Oubliant toute honte Se tou-
te crainte, il a porté par tout le tumulte. Peuples, Grands, tout en a
fouffert , fon audace eft allé jufqu'à infulter la fépulture de mes ancêtres.
J'ai relfenti tout cela d'autant plus vivement, que j'y avois donné moi-mê-
me occafîon: 6c je n'y penferai jamais fans une extrême confufion, ôc fans
une douleur mortelle: grâce à la proteftion de Tienti (a) venue d'en haut,
les Chin ôc les hommes fe font unis en ma faveur. Mes Miniilres & mes
Généraux ont épuifé de concert leur zèle & leur habileté. Mes troupes
m'ont bien fervi : le rebelle eft défait ôc pris. Il s'agit maintenant de re-
médier aux maux paffez : ôc c'eft pour commencer à le faire, que je publie
la déclaration prélénte.
Pendant que je m'occupe fans cefle du fouvenir de mes fautes paflces : mes
Officiers de tous les ordres , fans en excepter les plus grands , dans tous les
écrits qu'ils m'adreflent , me donnent à l'envi de nouveaux titres : je ne
les ai jamais accepté ; je n'ai jamais fouhaité qu'on me les donnât. J'ai
eu feulement la complaiiance de fouffrir ces jours paffez , que fur l'avis des
devins, on mît la chofe en délibération. Mais hier y penfant férieufement,
je me fentis faifî de crainte. Hélas: me dis-je à moi-même, pénétrer, (b)
comprendre , ôc comme s'mcorporer le plus impénétrable (c) Ingyang: c'eft
pouvoir être appelle Chin * : unir fa vertu avec Tten ti , c'eft mériter d'être ap-
pelle Ching i". Un homme fans lumières tel que je fuis , peut-il foutenir ces
ti-
{a) Je n'ai point jurqu'ici traduit Tien, qui eft cependant revenu fouvent feul, & qui
s'eft encore trouvé dans cette pièce. Ici, S< en d'autres endroits, on lui juint le caradcre
Ti, qui communément fignifie la terre. Comme j'ai toujours laiffé au Left^ur à juger du
Uns de Tien par la luite des endroits où il fe trouve, je lui lailTc auffi à juger du fens qu'il
convient de donner ici, & dans d'autres endroits femblablcs aux deux caradleres Tien î;
joints enfemble : ik s'il faut mieux faire dire à Lou tché , que le ciel matériel & la terre
matérielle protègent puilTamment, tie , que la prorcftion de la terre matérielle vient d'en
haut, que de reconnoitre la figure fuivant laquelle on emploie l'expreffion Tchao ting, mot à
mot la cour & la falle, ou- la ialle de la cour, pour fignifier l'Empereur: Ôc Tong kong, le
palais oriental, pour fignifier le Prince héritier, &c.
(è) L'expreffion Chinoife a tous ces Ien5.
(c) Deux expreffions très-vagues & très étendues de la Philofophie Chinoife.
* Efprir, ffiirituel, excellent, &c.
•{■ Sage (<{ vertueux du premier ordre.
Tome IL lii i
<îi8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
titres? Gouverner en paix & avec fuccès, faire régner par tout un bel or-
dre: c'efb ce qu'on appelle être Oucn *. Sçavoir employer à propos les ar-
mes, pour maintenir ou rétablir un heureux calme dans l'Etat: c'ell ce
qu'on appelle être belliqueux t- Cela me peut-il convenir ? Ce font ce-
pendant les titres magnifiques que mes Officiers me prodiguent dans leors
écrits. Si malgré mon indignité je les acceptois, ne fût-ce que par com-
plaifance, n'en ferois-je pas encore plus indigne? & ne fer oit- ce pas pour
moi un nouveau fujet de confufion ?
Je défens donc déformais que qui que ce foit, foit de la cour, foit des
provinces, me donne dans fes fuppliques ou autres écrits , ces titres Chitty
CbÎKg, Oue», Fou. L'homme fujet à des paffions efl auffi fujet à l'inconf-
tance : tantôt il fuit la vertu, tantôt le vice. 11 dépend beaucoup pour l'un
& pour l'autre, des différentes conjonétures où il lé trouve: Se quand le
Prince ne fçait pas par fa fagefle & par ion exemple donner cours à la ver-
tu , il n'y a pas lieu de s'étonner que les troubles Se les crimes loient plus
fréquens. Si donc moi, qui jufqu'ici n'ai point Içu donner à mes fujets les
inflruftions & les exemples que je leur devois , je traittois en toute ri-
gueur tous ceux qui ont commis des fautes, ce feroit une efpèce d'in-
juftice: du moins ce feroit trop de dureté. Je n'oiérois plus après ce-
la me laifler appeller le père 6c la mère des peuples, titre fi eflentiel
au fouverain.
Je veux donc ji ce renouvellement d'année, 5c en me renouvellant moi-
même, ufer d'indulgence pour le pafle. L'année qui vient de commencer
èc qui, félon le cours ordinaire , fc feroit appellée la cinquième Kien tchong^
s'appellera la première l'uen hing : & j'accorde entière amniltie pour le
commun des fautes commilés jufqu'au premier jour de la dite année. Li
bi lié ^ Tien yué^ Ouang, Ou fun, font des gens qui ont autrefois fort bien
fervi , IcK uns à la tête des affaires , les autres à la tête des armées : je n'ai pas
fçu les gagner: ma conduite à leur égard leur a infpiré de la défiance & de
l'inquiétude: ils ont eu part aux derniers troubles : mais leurs fautes quoi-
que griéves, ne font rien en comparaiibn des miennes. C'eil une chofc
ordinaire, que quand le Prince s'égare , fes fujets ont le malheur de s'éga-
rer pareillement. Ai-je été réellement Empereur? Qi_iel effet a-t-on relTen-
ti de mon pouvoir 6c de mes bontez? Il cfi: tems qu'on en reflénte, ôc pour
faire connoîcre à tout mon Empire ce que peut fur moi le repantir de mes
fautes, ôc l'inclination bienfailante qu'il m'infpire: je pardonne àL; hi lié
& aux trois autres : je leur fais même la grâce entière : je leur rends le rang
qu'ils avoient 8c je les traitterai dans la iuite comme s'il ne s'étoit rien
paffé. Tcbu hao \a) eft frère de Tcbu tfe: ils font aujourd'hui enfemble dans
les prifons: mais ils étoient fort éloignez l'un de l'autre, quand Tcbu tfe
s'eft révolté. 11 n'y a point de preuve que le cadet des deux fi-eres ait été
d'à»
* Politique.
f Vcu.
(a) ILioit chef de la révolte.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE, 6iSt
d'abord inftruit de fes defleins. D'ailleurs je veux poufier la bonté aufll loin
qu'elle peut aller. Ainfi , fans autre examen , quoiqu'il ait aidé l'aîné ,
& qu'il ait fait en cela une faute énorme, je veux bien lui accorder le tems
de la réparer.
Quant aux troupes débandées au Nord 6c au Midi du Hoang ho , (a) je
n'exige d'elles autre choie, linon que fans violence, & fans nuire à qui que
ce foit, elles fe retirent dans leurs anciens poftes par les routes ordmaires.
Pour Tchu tfe, c'eft un ingrat, un perfide, un fcélerat. Il a joint à la per-
fidie 6c à la rébellion la plus exrême infolence. Il a outragé, pillé, ruiné
la fépulture de mes ancêtres, je n'ofcrois le lui pardonner. Ceux qui l'ont
fuivi dans fa révolte, loit peuple, foit foldats, foit Officiers grands ou pe-
tits, ils fe font laifle tromper par fes artifices, ou entraîner par fes violen-
ces ; pourvu qu'ils rentrent dans leur devoir, il n'en fera plus parlé. Les talens
font partagez. Tel n'a pu réuflîr en un genre, qui feroit merveille en un
autre. Or comme celui qui m'édite un grand édifice, amafTe des maté-
riaux de toute efpèce: de même un Prince qui forme de grands projets, ne
fe borne point à des gens de telle ou de telle forte ; il ne rejette aucun
de ceux qui font bons à quelque chofe. Bien moins rejette-t-il pour tou-
jours ceux, qui d'ailleurs ayant du mcrite,ont fait par malheur quelque fau-
te, qui leur a fait perdre leur emploi: pourvij que devenus faees à leurs dé-
pens, ils fe corigent véritablement , ils ne doivent «point échapper à ma
clémence. Si donc parmi ceux des anciens Officiers, grands ou petits,
que quelque faute paflagere a fait abaifler, caffer, ou même exiler, il s'en
trouve en qui l'on connoilTe quelque talent rare & une capacité non com-
mune ; qu'on me les indique, je paflerai par defl'us la régie ordinaire, 6c
les placerai de nouveau félon leur talent.
Vous tous braves Officiers de guerre , dont le zèle 6c la valeur depuis
long-tems à toute épreuve, a plus que jamais éclaté tout récemment, en
vous faifant accourir à propos , ou dans la capitale pour la défendre , ou
dans le Leao tong contre les rebelles. Je n'oublierai jamais ni vos laborieufes
marches , ni vos généreux combats. Je fçai ce que vous doit l'Etat 6c ma
maifon. Je veux étcrnifer la mémoire de vos fervices, en honorant vos fa-
milles , 6c vous atribuant des terres , dont elles perçoivent les revenus.
Ceux des foldats qui fe font fignalez dans cette dernière occafion , doivent
aufïï avoir quelque diftiné^tion. Si quelqu'un d'eux venoit par malheur à
commettre quelque faute puniflable, on diminuera fa peine de trois dégrés
au-deflbus de ce qu'elle feroit punie félon les loix. J'accorde aufli à leurs fils
ou petits fils, la diminution de deux dégrez. Mourir généreufement pour
fauver fon Prince 6c fa patrie, c'efl une chofe que nos anciens fages ont in-
finiment eftimé. Rcciieiliir les corps 6c les os des morts, pour leur rendre les
derniers devoirs : c'ell une choie que le livre des rits recommande. Ces deux
fortes de bonnes œuvres, quoique d'une eipèce bien différente, ont pour
prin-
(a") Nom (l'un fleuve. Ho, fignifie fleuve ou rivière. HM»f lignifie jaune; c'eft que
les eaux <te cette rivière font en effet jaune? de la terre qu'elles châtient.
lii i Z
61Ô DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
principe commun une compaflîon jufte 6c tendre. Nous ordonnons Se en- ■
joignons aux Magiltrats des villes de tous les ordres, que fi dans l'étendue
de leur Juridiftion , quelques Officiers de guerre foient morts pour notre
fervice , ils cherchent avec ibin leurs corps, & les tlillent porter fans délai
au lieu de leur département : que là, au défaut de leurs tamiUes, les Magil-
trats poui'voyent honorablement à leurs obiéques, & aux cérémonies Tyî
félon la coutume. Qj-i'on en ufc à proportion de la même forte à l'égard
de ceux , dont les cadavres ou les olîemens feroient encore lur quelque
champ de bataille : que les Magiilrats du voifinage les reciieillent avec foin ,
£c les inhument avec décence.
La néccffité d'entretenir nos troupes en campagne, a fatigué nos peu-
ples pour les convois. La friponnerie de quelques commis, leur a encore
beaucoup agravé le joug. Maintenant que les befoins font moins preflans,
non feulement je veux diminuer ces fatigantes corvées: mais pour les re-
mettre un peu de ce qu'ils ont fouffert, j'ordonne en attendant mieux , que
les droits établis fur les marchez, fur les bâtimcns, fur le bois , fur le bam-
bou , fur le thé, fur le vernis, fur le fer, foient dés à prêtent abolis. Et
parce que le territoire des dépendances de notre cour a plus fouffert que tout
le relie : que c'eft oià les rebelles ont couru, ravagé, brûlé: je lui remets
la moitié des droits de l'Eté. Dans cet endroit de ces limites, où, quand
je fortis contre les rebelles, je m'arrêtai avec mon armée, les gens du lieu
pourvurent à tout avec ordre : ce fut un grand foulagement pour mes trou-
pes: qu'on érige là une bannière qui rappelle à tout le monde 8c ma faute,
&^leurs bons fervices. Que Fong tien ci-devant bourg, foit ville du troifié-
me ordre , 6c porte le nom de T'chi: les peuples qui en dépendent, feront
exempts pour cinq ans de toute impofition.
Le premier principe d'un fage gouvernement, c'eft d'honorer la vertu.
Rechercher avec ardeur les gens de vertu 6c de mérite, c'eft le principal de-
voir du Prince .• ce font des maximes reçues de tout tems : je me les rap-
pelle fans cefle , j'y penfe jour 6c nuit : 5c je vois avec douleur qu'au lieu
d'une vertu pme, l'artifice 6c la contention régnent encore principalement
à ma cour. Seroit-ce donc que dans ce fiécle il n'y auroit point de vrais
fages? Non, fans doute, il n'en manque pas : mais ils vivent dans la reti-ait-'
te, ils n'ont point d'égard à mes paroles. Ils obfervent ma conduite. Se
c'eft elle apparemment qui les empêche de fe produire. Je recommande
donc aujourd'hui inftamment à tous les Magiftrats de mon Empire, d'ob-
ferver chacun dans fon diftri£t, s'il n'y a point quelqu'un de ces fages qui
cachent dans la retraitte une vertu fublime, 6c des lalens rares : qui, con-
tents de la vertu feule, la cultivent en particulier, fans fard 6c fans ambi-
tion. Autant qu'on y découvrira de ces fages, qu'on m'en avertifie fans
y manquer: j'aurai foin de les inviter félon les rits, 8c je n'omettrai rien
pour les attirer à mon fervice.
De plus fi l'on découvre en quelqu'un, de quelque condition qu'il foit,
une droiture 6c une franchife à l'épreuve, qui le rende propre à me repré-
fenter avec liberté tout ce qui fera du bien commun : ou bien une intelli-
gence
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 6ti
gcncc profonde de nos anciens monumens, qui le rende capable de travail-
ler avec fuccès à former les mœurs des peuples: ou un génie fingulier pour
la guerre, qui en puille faire aifcment un grand Général, je veux qu'on me
les préfente.
Enjoignons pareillement à nos Magiftrats de tenir un rôle exa£t des or-
phelins, des vieillards, des veufs Se des veuves , & d'autres gens (lins appui,
qui ibnt hors d'état de gagner leur vie , 6c de les fecourir tous, conformé-
ment à leurs befoins. Nous enjoignons encore que les deux premiers Offi-
ciers de chaque ville, le préientent en pcrfonne à la porte de chaque vieil-
lard au-deflus de quatre-vingt-dix ans , pour s'informer de fa fanté & de
fes befoins. Si quelqu'un, loit homme ou femme, excelle en la vertu pro-
pre de fon état , particulièrement les femmes en pudeur, 6c les enfans en
piété filiale ; notre intention eft qu'à leur porte on érige une bannière, ôc
que toute leur vie ils foient exempts des corvées les moins difpenfables.
Le propre de la guerre eft d'épuifer un Etat: il convient donc mainte-
nant plus que jamais de vivre frugalement, Scd'ufer d'épargne: j'en veux
donner l'exemple, en me retranchant pour le foulagement de mes fujets.
De tous les tributs & droits ordinaires , je ne lèverai précifément que ce
qu'il faut pour l'entretien de mes troupes, & pour les cérémonies réglées à
l'égard de mes ancêtres. J'exempte abfolument mes fujets du refte, triftc
& honteux d'être hors d'état, vu l'épuifement de mes tréfors, de fatisfaire
mon inclination , en des récompenies plus amples, 6c en de plus grandes
largefTes. Au refte , C\ dans nos préléntes lettres , il eft échappé quelque
chofe à notre attention, qui rende incomplet le bienfait de l'amniftie: j'or-
donne aux grands Officiers de notre cour 6c de nos provinces, de nous dref-
fer un mémoire exa£t de ce qui leur paroîtra convenable d'y ajouter. En at-
tendant, nous déclarons que quiconque, après la publication de ces préfen-
tes , ofera, foit en juftice , foit autrement, reprocher à quelqu'un ce que
nous lui pardonnons , fe rendra lui-même coupable, & fubira la peine que
ces fautes méritoient. Si dans les montagnes ou ailleurs, on a recueilli &
caché des armes, ordonnons qu'on les produife dans le terme de cent jours,
fous peine d'être traitté comme criminel de rébellion. Enfin, comme fui-
vans les anciens réglemens, les déclarations qui portent amniftie, doivent
faire cinquante lieues [a) par jour: nous voulons que pour celle-ci ces ré-
glemens foient gardez, afin que jufqu'aux extrémitez de notre Empire, on
en foit promptement inftruit.
Une glofe dit , que cette déclaration caufa une joie générale dans tout ^g°" 'Jfj^
l'Empire : 6c que particulièrement dans le Chan tong elle attendrit tellement ce.
les Officiers de guerre 6c les foldats , qu'ils répandirent beaucoup de lar-
mes.
(a) Le Chinois dit joo. Li. Or dix ti font une lieue médiocre,
lii i 3 i-i^
Effet de
<îii DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Les ( a ) premières années du Règne de Te tfong étant
agitées de divers troubles ^ ce Prince s'en attrihuant
lajaute dans un entretien avec Lou tché, celui-ci lui dit :
Remon-
trances de
Lau tché
ftir les dé-
fauts du
Gourer-
neœent.
1
E fuis fort éloigné, grand Prince , de blâmer votre modeftie. Vous
imitez par là nos plus grands Princes Vae Se Chun. Souffrez cependant
que je vous dife que c'eft la conduite de vos Miniftres qui trouble tout.
Il indiqua nommément Lou ki. Te tfong prenant modellement la défenfc
de fon Miniftre, que dites-vous là, dit- il, à Lou tché: vous vous oubliez
de votre droiture : vous n'avez pas le courage de m'attribuer les malheurs
préfens, vous les attribuez à d'autres : mais peut-être ne doivent-ils point
s'attribuer aux hommes. De tout tems n'a-t-on pas reconnu que la prof-
périté êc la décadence des Empires, ell réglée par l'ordre àcfien *"? Lou tché
fe retira fans répliquer: mais au bout de quelques jours il préiénta à l'Em-
pereur l'écrit fuivant.
Après avoir fait une expofîtion vive des défiiuts du gouvernement , il
conclut ainfi.
Voilà, Prince, dans la vérité les caufes des troubles & des révoltes. Le
mal va plus loin que vous ne vous l'imaginez. Vous feul ignorez, com-
bien il ell grand. Pendant que des troupes rébelles s'aflemblent & marchent
tambour battant , infultent même votre palais en plein jour, il n'y a pas à
vos portes la moindre garde qui s'y oppofe, pas même une fcntinclle qui
ofe crier, qui va là. Ces Officiers, par les yeux defquels vous voyez , par
les oreilles defquels vous entendez, où font-ils? Eftraycz du danger dont
ils font la caufe, ils n'ont ni le foin de vous le découvrir tel qu'il ell, ni le
courage de le répoufler au péril de leur propre vie. Oiii, Je l'ai dit. Se je
lefoutiens, vos Miniftres font très-coupables : Se c'eft auffi, j'ofe le dire,
une faute en vous de rejetter tout fur l'ordre de Tien. Tcheou , l'exemple
des méchans Princes, en faifoit autant. Quand on lui repréfentoit que fes
defordres 8c fa cruauté le perdroient: c'eft T^zV» , répondoit-il , qui m'a
fait Empereur : de lui dépend ma deftinée. Noas trouvons au contraire,
que le Chu king fait parler bien différemment un fage Prince. Voici ce
qu'il lui fait dire.
Tien regarde ce que je fais du même œil que le voyent mes peuples. Tten
écoute ce que je dis avec les mêmes fentimens que l'entendent mes fujecs.
Donc ce que voit Tien., 6c ce qu'il entend , c'elt ce qui fe pafTe parmi les
hom-
(«) Ceci eft antérieur à Li Déclaration ci-detTiis traduite,
rigoureufement fuivi dans le livre d'eu Ton tire ces pièces.
» Le Ciel.
L'ordre du teans n'eft pas
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 6z^
hommes. Il ne fliut pas imaginer en l'air un ordre de T'ien , qui ne renfer-
me point du tout les actions des hommes, & qui y ait aucun rapport. Non,
rien ne feroit plus déraisonnable que de négliger fes devoirs , 6c de rejet-
ter fur Tordre de Tien, ce qui fuit naturellement d'une telle négligence. Le
texte L'y king dit : Tien, lui eft propice. Et Confucius commentant ce tex-
te, ditil'expreflion yeou {a) fignifie la même chofe que l'expreffion Tfou,
Mais qui font ceux que Tien aide ? Ce font ceux qui lui iont fournis & do-
ciles. Qui font ceux que les hommes ont coutume de fecourir.^ Ce font
ceux en gui ils reconnoiffent de la fincérité Se de la probité. S'étudier à
la foumifîion à l'égard de Tien , ne manquer jamais de bonne foi à l'é-
gard des hommes, voilà par où l'on obtient du iecours. Uyking^ quand
il s'agit du rapport de l'homme à 7ien , 6c des fecours ou des faveurs
que celui-ci accorde ou refufe à celui-là , met d'abord une a6tion bon-
ne ou mauvaiie, à laquelle répond fimboliquement ou quelque bon-
heur en récompenfe, ou quelque malheur en punition. D'où il ell évident
que les ordres de lien à l'égard des hommes, ne font pas tels, qu'ils ne dé-
pendent en rien des hommes mêmes. En effet a-t-on jamais vu un Etat ,
où régnât la raifon & la vertu dans tous les ordres, que Tien en ce tems- là-
même ait affligé de funelles troubles ?Ou bien a-t-on vu jamais un Empire,
où régnât par tout le defordre , que Tien ait en même tems fait fleurir 6c
jouir d'une paix profonde? Non, cela ne s'ell: jamais viî.
Que fi votre Majeité doute encore de ce que je viens de dire, voici , fans
aller bien loin , de quoi lui faire toucher au doigt cette vérité. Depuis
que par des guerres mal encreprifes , 6c par des levées toujours nouvelles ,
on a épuifé les forces de votre Empue, allarmé, 8c mis en défiance vos fu-
jets: ce ne font que ibupçons , qu'intrigues, que cabales de tous cotez.
On croiroit voir une mer que la furie des vents agite. Tout le monde dit
hautement dans cette grande capitale , que pour peu que cela dure, il ne
peut manquer d'ariver quelque trifte événement. Or, dites-moi, je vous
prie, tous ceux qui parlent ainfi, fçavent- ils l'ait de deviner: & dans
les miftérieux lecrets de cet art , ont-ils découvert l'ordre de Tien ? Il
cft évident qu'ils ne parlent que fur la dilpofition des efprits , &c fur l'état
préfent des affaires. En cela ils ont raifon. C'eft de-là que naifîent en ef-
fet les troubles 6c les révoltes , £c non de ce qu'on appelle fatales révolu-
tions des tems.
Je n'ignore pas ce qu'on dit qu'une longue 6c trop grande profpérité
amené le trouble: que du trouble naît le bon ordre : qu'il y a eu des Etats,
dont la ruine n'avoïc été précédée d'aucune autre calamité, que d'autres,
malgré bien des dangers & bien des malheurs , font devenus florifians. Ce
qu'il y a de vrai en tout cela, bien loin d'être contraire à ce que j'ai dit,
s'y accorde parfaitement. Pourquoi dit- on, par exemple, que la profpé-
rité amené le trouble ? C'cft que trop de profpérité, fi l'on n'y prend gar-
de, infpire naturellement une confiance exceffive, 6c une indolente fécuri-
té,
{a) L'une & l'autre fignifie aider, fecourir. Mais Tfou eft plus vulgaire, Yion plus re-
levé, & l'on s'en fert pour marquer un fecours plus qu'humiiiu.
524 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
te En quel fens , dit-on, que du trouble naît le bon ordre? C'eft que
les embaras réveillent &; excitent l'attention : qu'ils infpirent la vigilance;
& donnent occafion aux gens de mérite, de faire ufage de leurs talcns.
Pour faire une jurte application de tout ceci , il faudroit faire une lon-
gue expofition des défauts & des defordres qui font la fourcc des maux pré-
fens. Cela n'eft point ncceffaire. Ce que j'en ai indiqué au commence-
ment de ce difcours, fuffit pour V. M. A quoi il faut penfer , c'eft à vé-
rifier encore aujourd'hui, que du trouble même peut naître enfin le bon or-
dre. Il y a moyen pour yréuffir. Point de rigueur, beaucoup de vertu.
Voilà le lecret , je n'en fçai point d'autre. Dans des extrémitez fembla-
bles à celles oii font aujourd'hui les chofes, celui qui fuit cette voie, fe fou-
tient 6c fe relevé : celui qui l'abandonne fe perd. Il n'y a entre ces extré-
mités aucun milieu qui ne foit dangereux. Penfez-y férieufcment. Préfé-
rer à vos vues particulières le fentiment général, fuivre la raifon pour gui-
de 6c non votre inclination, éloigner de vous ces flateurs encore plus inté-
reffez que diferts, employer des gens d'un vrai zèle, bannir le déguifement
6c l'artifice de votre cour 6c de vos confeils, y faire régner la fincérité 6c
la droiture , en donner vous même l'exemple. Voilà la grande route. Elle
eft aifée à reconnoître : on ne peut pas s'y méprendre. Il n'eft pas befoin
pour y marcher avec fuccès, d'épuifer vos efprits. Il ne faut qu'un peu
de réfolution 6c de conftance à ne vous en point détourner. Moyennant
cela, j'ofe aflurer que vous n'avez rien à craindre, ni de vos fujets, ni des
fatales révolutions, aufquels vous femblez attribuer les maux préfens, &
que votre régne fera des plus heureux.
Le même Empereur Te tfong parlant un jour ^ Lou
tché, lui dit: Vous m aviez ci- devant repré fente que leTrince
ne f ai faut qiCun Corps avec fes Sujets , ÏÉ fur -tout avec les Offi-
ciers quil employé: il ne devoit point y avoir entr'eux de défiances ,
de foupçons, de réferve: qn^ainfî le grince devoit avoir ^ faire
fentir une difpofition fine ère à profiter des avis de toute forte de
perfonnes. fe P ai fait. ^ieji-il arivé? Je ne fçai combien
de difcoureurs en abufent. ils fotit trafic de leur éloquence., ^
femblent vouloir à ce prix acheter le droit d'être redoutables. Il
faut bon gré mal gré que j'aie tort., & que ces Meffieurs fe faffent
•valoir à mes dépens. Vous voyez que depuis quelque tems je laif-
fe tomber les remontrances ., fans me déclarer fur ce qu'elles con-
tiennent. Ce nefl point que par indolence je me relâche dans le
foin des affaires de mon Etat. La rat fin de mon fîlence efi
et
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. sif
4:e que je viens de vous dire. Lou tché qhelques jours a^rèsy
fréfenta fur ce fujet la remontrance fuivaute.
P Rince, j'ai toujours oiii dire, qu'entre les hommes point de fc- Remon-
cours fans confiance (a), point de confiance fans fincérite (b). Auffi trances'dc
tous nos anciens fages ont-ils fait un cas particulier de ces deux vertus. U- ^''« "^*«'
ne tradition ancienne va jufqu'à dire, que par-là doivent commencer & fi- ^ rtmpe-
jufqu'à dire, que par-là doivent commencer & fi-
ue fans cela toutes les affaires doivent cefler. Si ce.
nir toutes les affaires : que fans cela toutes les affaires doivent cefler. Si ce-
la eft vrai des moindres affaires entre le commun des hommes : combien,
plus doit-il avoir lieu dans ce qui s'appelle affaires d'Etat ? Quoi donc , le
foùverain dont le plus ferme appui, ell la fincérite 6c la droiture de fes fu-
jets, 6c fur-tout de ceux qu'il emploie, fe peut-il difpenfer de pratiquer
ces vertus? Non fans doute. Se V. M. me permettra de lui dire qu'elle s'efl
méprise, en jugeant que ces vertus lui ont fait tort. On dit, & il y a en
cek quelque chofe de vrai , que les peuples ont peu de lumières : mais on
peut auffi dire avec vérité , qu'ils font fur certaines chofes très-éclairez.
S'agit-il d'eux-mêmes 6c de leurs devoirs? Souvent-ils fe trompent, ou ils
doutent. Mais quand il s'agit du Prince, alors rien ne leur échappe. Ils
diftinguent parfaitement fes belles qualitez ôc fes défauts. Ils percent
toutes ces inclinations bonnes ou mauvaifes. Ils pénétrent dans, ce
qu'il a de plus fécret , & le publient. Ils étudient toutes fes aftions ôc les
imitent.
Ce qui eft vrai des peuples en général , l'eft bien plus en particulier du
commun des gens que le Prince employé. Voyent-ils le Prince ufer de fi-
neffe à leur égard? Ils employent de leur côté l'artifice. Sentent-ils que le
Prince a de la défiance ? Ils s'obfervent ; ils fe ménagent. Occupez du foin
de fe maintenir, ils s'inquiettent peu du refte, 6c ils n'ont d'atachement à
leur devoir, 6c de zèle pour le Prince, qu'à proportion qu'ils en font trait-
iez avec honneur 6c avec bonté. Enfin comme l'ombre fuit le corps qui
la forme, 6c le ton de la voix qui le donne : ainfi le commun de ceux que le
Prince employé, fe conforme à ia conduite. Si un Prince peu fîncere ôc
peu droit lui-même , exige de fes Officiers de la fincérite ôc de la droiture,
il poura les tromper la première fois; mais ils ne s'y fieront pas une fécon-
de. Non, ce n'eft qu'en poullans lui même au plus haut degré, la fincé-
rite £c la droiture, que le Prince peut s'afllirer de trouver ces vertus dans
ceux qui le fervent. Aéluellement fous votre régne, un Officier de guerre
Gublie-t-il ce qu'il vous doit ôc à l'Etat? Vous en envoyez contre lui d'au-
tres qui le combattent ôc l'exterminent. Quelqu'un de vos Miniftres ôc au-
tres Officiers manque- t-il en des chofes graves? Vous lui faites faire fon
procès. Dans ces conjonélures quoique fouvent délicates, pourquoi ceux
que vous chargez de vos ordres, s'en acquittent-ils exactement ? Pourquoi
font-
(,£) Sinfignifie croire , fe fier, confiance, bonne foi, fidélité. La fuite détermine cefen».
(i) 'Ich'mg lignifie fincere , droit, folide, parfait, fincérite, droiture. La fuite déter-
mine auffi ce lens.
"ïonie IL Kkk k
reur.
6z6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
-Suite des f<jnt-ils fans égard prompte jufticc aux coupables? C'eft que ne trouvant
Remon- en ces indignes fujets qu'ingratitude, qu'artifice, qu'infidélité, ils voycnt:
tiances de ^^^^ Votre Majeilé un Prince plein de bonté, de fincérité, de droiture.
tût* tche. «Pjjj^j. jj q[i yrai qu'il importe infiniment de ne jamais s'écarter de ces ver-
tus. Attachez-vous y donc je vous en conjui-e, attachez-vous y inviola-
blement. Pratiquez-les avec confiance : fallût-il pour cela de grrnds ef-
forts, ils feront bien employez: & je ne puis croire que vous ayez jamais
fujet de les regretter.
L'ancienne tradition dit: quel eft l'homme qui ne fafle point de fautes.?'
Le point eil de fçavoir s'en coriger, 'tchoang onei dans nos anciens livres y
louant la vertu de Tching tang^ croit fliire de lui un grand éloge, en diiant
qu'il n'épargnoit rien pour le coriger. à7/ok voulant exalter le glorieux
régne de Sucn uang^ dit que ce qui manquoit à ce Prince, étoit abondam-
ment fupplée par Tchong cban fou fon premier Miniilre. Tchmg tang certai-
nement étoit un Prince d'une fagefle peu commune 6c d'une éminente ver-
tu. Tcbongouei, homme lui-même très-vertueiLx Se très-éclairé, étoit Mi-
niilre de ce Prince, êc devoit le bien connoître. Il ne va cependant point
iufqu'à dire qu'il ne faifoit point de fautes : il fe contente de louer ion at-
tention à les coriger. Suen uang fut auffi un très-grand Prince. La dy-
naftie Icheou tomboit: il eut l'honneur delà relever par fon lage gouver-
nement. Ki fou étoit un homme intelligent, & bon connoiflcur en ce gen-
re. Cependant en louant ion maitre , il ne dit point qu'il ne lui manqua
rien pour bien gouverner; il appuie fur le loin qu'il eut de luppléer à ce
qui lui manquoit par le fecours d'un bon Miniilre.
D'où l'on peut, ce me femble , conclure, que fuivant l'idée de nos an-
ciens, rien n'eft plus à eilimer & à lou°r fur-tout dans un Prince, qu'une
attention confiante à fe coriger de les défauts , & à réparer les fautes. Ils
avoient certes raifon d'en juger ainfi : car il n'eli point d'hommes depuis les
plus ignorans 6c les plus llupides, jufqu'à ceux qui font les plus éclairez, ù
qui il n'arive quelquefois de fe tromper 6c de fiiire des fautes. La différen-
ce des uns aux autres eft principalement en ce que ceux-ci reconnoiflant
volontiers les fautes, en profitent, & s'en corigent : au lieu que ceux-
là par une mauvaife -honte , cherchant à les couvrir , Se à les excu-
fer, ne penfent point à les réparer, Sc en commettent encore de plus
grandes.
Dans une antiquité moins reculée, les chofcs tombant en décadence, la
flaterie prévalut dans les Officiers, l'orgueil dans les Princes. Abandon-
nant comme de concert cette confiance fincére qui'fleurifToit autrefois, 6c
qui les unillbit fi étroitement, ils fubflituerenten fa place un rcfpeél de céré-
monie. Il ne fut plus permis d'aborder le Prince, ou de le quitter, fans a-
voir recours à de bdTes flateries : mais auflî ce ne fut plus que grimaces.
Les gens de bien , comme plus droits 6c plus fimples, ne purent s'accom-
moder de ce changement, & ils en fouftnrent. Les méchans plus fouples
par intérêt, en profitèrent: leurs fouplefles 6c leurs flateries achevèrent
d'enivrer les fouverains : leur cupidité & leur ambition fit en même tems
naî-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 627
naître entr'eux mille divinons. Enfin il eft difficile d'exprimer tous les Suite des
maux que cauia dès-lors, èc qu'a caufc depuis en divers tcms cette com- Remon-
plaiiance affe«5tée, & cette artificieufe flaterie malheureufement fubftituée ^,^^"|^.
à cette honnête liberté, 6c à cette noble franchi le qui régnoit ancienne-
ment, & qui devroit toujours régner à la cour des Princes.
T'ai ifong un de vos plus illullres ancêtres , réunit dans un haut degré la
bonté & la jufticc : les vertus tant civiles , que militaires. Par fa fagefle
& par fes exploits, il établit tellement la paix & l'ordre dans tout l'Empire,
qu'on a vu peu de régnes plus floriflans. Cependant de quoi l'a-t-on prin-
cipalement loué depuis ce tems-lii? De quoi encore aujourd'hui le loue-
t-on le plus? Vous ne l'ignorez pas: c'ell de fon ardeur à fe procurer des re-
montrances, & de fa manière de les recevoir. Cela feul ne fuffit-il pas
pour fiure comprendre à V. M. qu'il n'y a en effet rien de plus glo-
rieux pour un fouverain , 5c que rien n'cfl: plus capable d'éternifer fa
mémoire.
V. M. dit que fes Officiers tournent tellement les chofes, que ce qu'il y
a de bien, ils ont foin de fe l'atribuer, & ce qu'il peut y avoir de mal,
ils le font tomber fur le Prince. C'ell une faute en eux, je l'avoue : mais
cette faute après-tout, au lieu d'obfcurcir votre vertu, peut fcrvir, fi vous
le voulez , à en relever l'éclat. Admettre des remontrances ainfi conçues ,
n'en point témoigner de chagrin, les lailTer courir à l'ordinaire, eft un
trait digne de vous, 6c qui ne peut que vous faire honneur. Au refte que
gagneriez-vous à prendre le parti contraire? En rejettant ces remontrances,
les empêcheriez-vous de courir? Pour moi, je crois au contraire, que ce-
la ne contribueroit pas peu à les fiire mieux connoître. Vous éviteriez à
la vérité par-là d'en voir venir de fcmblables, mais vous vous expoferiez en
même tems à n'en plus recevoir d'utiles. Faut-il pour fi peu de chofe fer-
mer la porte aux avis ?
Le vrai fage eft attentif à ne fe point relâcher, pas même dans les moin-
dre chofes: il ménage tout le monde, 6c ne chagrine perfonne. Le dif-
cours le mieux tourné ne fait point d'imprclîion fur lui, fi le fond n'en efl
appuyé fur la raifon, ou fur l'expérience. Quand l'une 6c l'autre autori-
fent les propofitions qu'on lui fait, il ne fe rebute point du mauvais tour,
6c des exprelfions peu choifies. Trouve- t-il quelqu'un qui donne dans fes
vues? il ne conclut pas pour cela qu'il ait raiibn. Un autre y eft-il con-
traire? Il ne conclut pas qu'il ait tort. Il ne le laifTe point éblouir par l'ex-
traordinaire 6c le fingulier pour l'embrafler, ni tellement prévenir contre
ce qui paroit vulgaire 6c commun, que précifément pour cela il le rejette.
Un homme lui fait en termes greffiers 6c même durs, un difcours qui lui
paraît vague 6c dont on ne voit point affi:z le but: il n'oie encore pronon-
cer que c'efl un impertinent: un autre en termes obligeans lui fait des pro-
pofitions qui lui femblcnt nettes, 6c dont l'avantage lui paroît confidérable
& certain : il ne fe prcflc pas pour cela d'affûrer qu'il efl habile homme, 6c
qu'il faut fuivre ce qu'il propofe. Il examine tout à loifir: il pefe tout mû-
rement: après quoi il prend de chacun ce qu'il y a de bon à prendre. C'cfl
Kkk k 2 en
6i8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite des en gardant cette méthode qu'un Prince peut le prometre de n'ignorer rietï
Remon- de ce qu'il importe qu'il Içache.
trances de ^^ contraire les préventions qui font dangereufes pour tous les hommes,
Lou t( e. j^ ^^^^ . pj^.^ ^^^^^ raifon pour un Prince : les plus ordinaires fe réduifent à
quatre; Içavoir, prévention de confiance outrée, prévention de ibupçon,
prévention de mépris, 6c prévention de paflion. Un Prince s'eft-il livré à
quelqu'un? Il approuve fans grand examen, tout ce que ce quelqu'un lui dit,
& fouvent cette approbation a de fâcheufes conféquences. Un homme au
contraire eft-il fufpeft? Il a beau propoier de bonnes chofes, 6c les appuyer
folidement : comme les intentions font fufpeftes , on ne pefe point fes rai-
fons. Fait-on peu cas d'un homme.'' On méprife ce qu'il propofe, 6c l'on
y perd fouvent beaucoup. Un Prince cft-il poHédé d'une pamon; veut-il
trop fortement une chofe? Quiconque le fort en cela, eit dans l'honneur ÔC
dans les emplois, quelque indigne qu'il en puifTe être. Un Prince qui fuit
ainfî au préjudice de la raifon, fes paffions 6c fes préjugez, devient odieux
aux gens de mérite 6c de probité : ils ne s'attachent plus à le fervir. Le
moyen qu'il réuffifle à bien gouverner !
Il eft du devoir d'un bon llijet de chercher à fe rendre utile à fon Prince,
Son inclination 6c fon intérêt s'accordent en cela avec fon devoir. Ainfî
communément il a envie d'approcher du Prince, de s'en faire connoître,
6c de lui communiquer fes vues. Les Princes de leur côté pour l'ordinai-
re, cherchent à bien connoître leurs gens. Il arive cependant aflez fou-
vent , que tel , quoiqu'homme de mérite, a de la peine a trouver accès auprès
du Prince: & que celui-ci n'en a gueres moins à bien connoître ceux qu'il
employé. D'où cela vient-il ? De neuf défauts, dont fix regardent le fou-
verain, 6c trois les fujets. Vouloir l'emporter en tout genre fur tout le
monde: faire parade de fon efprit : contredire 6c difputer: n'aimer point à
entendre fes véritez: avoir une fierté trop févére, ou une humeur trop vio-
lente. Voilà les fix défauts du côté du Prince. Ils en produifent trois
dans fes Officiers : une artificieufe flaterie: une réferve intérefféc: une lâ-
che timidité: défauts qui éteignent le zèle dans les fujets, 8c font en même
tems pour le Prince un grand obftacle à bien connoître fon monde. Se bien
connoître en gens, eft une chofe fi difficile, que Yao même y fut emba-
rafie. Un Prince fujet aux défauts que j'ai indiquez, ne laifie pas de fe
flatter quelque-fois d-' avoir pénétré le fort ?<. le foible de fes Off.ciers par
une objcétion qu'il leur fait, 6c par une réponfe qu'il en tire, O ! qu'il fe
trompe !
Enfin vouloir bien gouverner, 6c ne pas mettre fon principal foin à ga-
gner le cœur de fes fujets, c'eft s'y prendre mal. Jamais fans cela aucun
Prince n'y a réuffi. Mais pour gagner le cœur de fes fujets, comment s'y
prendre? Il faut qu'il s'étudie a prévenir 6c à rechercher les gens de
mérite, qu'il aille comme au devant d'eux pour les attirer à fon fervice:
je dis prévenir 5c rechercher les gens de mérite : car s'il en ufoit de la
forte à l'égard de tout le monde indifféremment: les gens de mérite ne
viendroient point. Rien donc n'eft plus important pour un Prince, que
de
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 619
iîebien diftinguer le vrai mérite. Cela eft certain. Mais il n'eft pas moins
certain qu'il s'y trompera fouvcnt, s'il hait les avis fîncéres, & s'il aime à
être flatté. On gagne pour l'ordinaire à s'acommoder aux idées du fouve-
rain, & à flatter fes inclinations. S'y oppoier, & lui dire quelques véri-
tez défagréables, eft toujours chofe dangereufe ôc délicate: fouvcnt on s'en
trouve mal. Il y a à la vérité de fages Princes, fous qui le contraire arive,
de qui la vérité bien loiri, d'avoir à craindre, reçoit toujours des éloges Se
des récompenfes. Cependant ces Princes mêmes ont encore lieu d'appré-
hender que le zèle de leurs fujets ne fe porte trop à les ménager. Que
feroit-ce fous un Prince, qui par fes foupçons, par fes chagrins , & par lès
faillies, comme par autant de barrières, arrcteroit ce zèle..
L'E M p E R E R Cang hi dit fur ce difcours : Quant aux principes,, rien de Sentiment
plus jufte , 6c de plus précis. de can^ hi
' -^ *^ * fur ceDif-
«•Së»i <^ g* ««^^ «iS •S«5 ««SS^ ;i^g»> ;i^^ 5i^^ ;«Sg»j ;«g^ .î^
cours.
La féconde des années nommées Yuen ho , // ); eut de^
plaintes contre les grands Officiers des ^Provinces. On les accu/oit
de vexer les peuples ^ tS d'en tirer pour eux-mêmes de grojfes fom-
mes , fous prétexte de quelques dons gratuits quils procnroient à
r Empereur : Hien tfong qui régnoit alors , publia une ordonnan-
ce, oùilgémiffbit fort fur ce defordre. Elle finijfoit par une défenfe
exprejfe à tous les grands Officiers des Provinces de rien offrir à
la cour ,' au-âeffus de ce qui et oit réglé , © de s'' en tenir exaBe-
ment aux tems marquez pour les levées ordinaires. Malgré cette
ordonnance qui fut publiée auTrintems , dès l'Eté fuivant Fei kiun
qtii commandait dans le territoire de Yang yang, comptant fir un
Officier du palais , qui était à lui, fit offrir fecrettement à l- Em-
pereur des baffins ^ d'autres meubles d^ argent y pejans plus de dix
mille onces. Tout fut reçu: mais le fécret ne fut pas gardé. Li
kiang tenant la plume au nom de plufieurs autres, ^ de concert avec
eux, préfenta à Hien tfong le pUcet fuivant .
P Rince , parmi les grandes qualitez , & les éminentes vertus, qui Remon-
vous rendent égal ou fupérieur à tant de Rois vos prédéceflèurs : tout }-J,'"t'"ej*'*^
votre Empire admire fur-tout cette pénétration finguliere, qui vous rend hiidions
fî éclairé fur les miferes de vos peuples, 6c cette bonté maternelle qui vous dair les
porte fans cefl'e à les foulagcr. D'indignes Officiers abufant de votre nom , Proviacesi
outre les droits ordinaires, levoient fur vos peuples de grofles fommes. Un
préfent qu'ils vous ofiroient , fervoit de voile à couvrir leur avarice : la
meilleure partie entroit dans leurs coffres. Ce défordre n'a pu échapper à
vos lumières : 6c vous n'en avez pas été plutôt inftruit, que pour y remé-
Kkk k § dier.
650 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
dier efficacement , vous avez défendu qu'on vous offrit rien au-delà des
droits ordinaires , qui le reciieillent aux tcms marquez. Votre ordonnance
fur cela publiée le Printems dernier, a tiré des larmes de jove. Vos peu-
ples en la lifant, ou en l'entendant lire, ont fait éclater hautement leur re-
connoiilance par des fêtes ÔC des chaulons. Nous voyons, le font-ils dit
les uns aux autres , nous voyons revenir les plus heureux teras. Célébrons
la vertu 6c les bienfaits du Prince qui les fait revivre.
Ce font-là les fentimens, que produifit dans le cœur de vos fujets, votre
ordonnance du Printems dernier. Mais aujourd'hui que vous l'abrogez
vous-même en recevant les préfens de Fei kiun^ que croyez-vous qu'on pu-
blie.'' On dit qu'il n'y a point à compter fur vos ordonnances: que vous ne
voulez que fauver les apparences, oc que l'envie d'amafler l'emporte chez
vous fur tout le reile. Qu'y a-t-il de plus injurieux à votre vertu "i Fei
kiHti, à en juger par cette aftion, n'ell pas un bon Officier : il y a de l'ar-
tifice dans ia conduite à votre égard. Pourquoi, contre une ordonnance fî
précife 6c fi récente , vous préfenter cette argenterie? Le moins qu'on en
puifle dire, c'ell qu'il l'a fait pour vous fonder, & pour prendre lui-même
fon pai-ti ielon celui que vous prendrez. Si l'Empereur ne reçoit point le
préfent, fe fera-t-il dit à lui-même, il faudra marcher droit, 8c faire fon
devoir : s'il le reçoit , fon ordonnance n'ell que pour la forme : il eft bien
aifc qu'on lui donne: nous pouvons aller notre train, & tirer à notre ordi-
naire fur ceux qui nous font fournis. Or agir ôc raifonner de la forte, n'ell-
ce pas manquer d'obéilTance, de fidélité, £c de droiture? En un mot, n'ell-
ce pas un crime?
Cependant comme Fei kiim eft un de vos plus grands Officiers de guerre,
6c des plus acréditez : que d'ailleurs il occupe un porte important pai- le
voifinage des étrangers: u pour ces raifons ou pour d'autres, vous ne vou-
lez pas le punir félon les loix , du moins efpérons-nous de V. M. que pour
maintenir votre ordonnance en vigueur, pour inftruire de nouveau les pro-
vinces de vos véritables intentions, 6c pour ne pas décrier votre gouverne-
ment , il vous plaira de faire expédier dans les formes un ordre précis 6c
prefiant, pour que l'argent envoyé par Fei kiun ne refte point dans le palais,
mais folt remis fans délai aux Tréforiers ordinaires.
Effets (îe HiEN TsoNG ayant lu ce placet , en fut dabord furpris ,6c un peu
ce Placet. ému : mais fe tranquilifant auffi-tôt, il fit entrer Li kiang 6c lui dit :
Le nombre des affaires eft fi grand, qu'il eft difficile d'avoir fur toutes
une mémoire bien préfente. J'ai en effet permis qu'on reçût ce qu'à pré^
fcnté Fei kiun: mais c'ell pure faute d'attention. Pour Fei kiun il eft excu-
liible par un endroit : quand il a fait partir fon préfent , mon ordonnance
étoit encore en chemin, 6c n'étoit pas parvenue jufqu'à lui : au refte con-
formément à votre placet, cet argent fera remis fans délai aux Tréforiers or-
dinaires. En effet ce jour-là même la chofe s'exécuta, ^ l'Empereur en
donna avis à tous les Miniftres d'Etat, par un écrit conçu en ces termes.
Dédira- Voici tant de pièces d'argenterie que Fei kiun m'a fait préfenter. Cela
lion de eft contre mes ordres. Mais parce qu'ayant qu'il les eût reçus, fesgeas
VEmpc- étoient
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 6iï
étoient en chemin y il étoit moins coupable, 6c je lui pardonne. Quant reur Hien
à la dite argenterie, nous vous faifons fçavoir que fuivant nos ordres, elle '/""^.f"''
fe remet aûuellement aux Tréforiers ordinaires. tîons"eV
Cette déclaration de l'Empereur furprit agréablement tous les Miniftres. Gensd'Af-
Ils l'en félicitèrent tous en commun par un écrit fait exprès : & l'on apprit f«fes,
avec joie, tant à la cour que dans les provinces, la facilité du Prince a fe Joye que
rendre aux remontrances. '^stte Dé-
Voilà ce que rapporte dans ime glofe hiftorique un de ceux , qui , fous C3^"J'°"
les ordres de l'Empereur Cang hi^ a préfidé à l'édition du recueil d'où ces '
pièces font tirées. On cite en marge deux auteurs de réputation, qui di-
fent que ce n'étoitpas la première fois qu'Hien tfong avoit fait fur cette ma-
tière des ordonnances, qu'il étoit bien aife qu'on n'obfervât pas. Ils par-
lent de cet Empereur comme d'un Prince décrié dans l'hiftoirc, pour ai-
mer à recevoir, 6c pour fe laifTer gouverner par fes Eunuques. Ce dernier
mal étoit fans contredit le plus grand, ait Hou yn ^ & le principe de l'au-
tre. Li kiang & les autres auroient mieux fait dans leur remontrance, d'al-
ler droit à la racine du mal. Faute de cela, leurs remèdes n'eurent qu'un
affez mauvais effet.
Le même Empereur Hien tfbng ayant reçu je ne fçati
quel osj qu'on d'tfoh être un os de Foë , ( « ) le fit en-
trer en cérémonie dans les appartemens intérieurs de
fin palais , l'y garda trois jours avec grand refpeB ,
puis le fit porter Jolemnellemeut dans un Temple de cet-^
te fiSe, Peuples^ Lettrez, Kong, {b) \^ng y ap-
plaudirent à la Fejie en ajfez grand nombre. Han
yu , qui n" étoit que Che Uing dans le Tribunal des
crimes , pré/enta à l'Empereur la remontrance fui-
vante,
PR I N c E , qu'il me foit permis de vous repréfenter avec refpeft, que la Remon-
doélrine de Foc n'efl dans le fond qu'une vile feéte de quelques peuples '"nces de
barbares. Ce n'ell que Ibus les derniers Han qu'elle s'eft gliflee dans notre c^j'^j ^g,'^
Empire. Du moins eft-il très certain qu'anciennement elle n'y étoit point honneurs
con- rendus à
un Oî dî
(a) Nom d'un fedlaire, & de fa fe^e venue des Indes. ^'"'
{b) Titre d'honneur après les H(oh, Roi, mais feudatairc. Aujourd'hui ce n'eil qu'ua
titre : ils n'ont point d'Etat.
6jt DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
suite des connue. Hoang ti régna , à ce qu'on dit , cent ans , & en vécut cent
Remon- ^^^ ^^^„ fj^o régna yo. ans, & en vécut cent. 'Tchuen hio régna 79. ans,
^Htn^L ^ "'^n v^*^"'^ l"^^ ^^- ,^' ^° ^'^ê"^ 7°- ans, & en vécut cent cinq. Tao
régna jra. ans & en vécut 118. Chun £c la vécurent aulli chacun cent
ans. Sous ces grands Princes , l'Empire joiiiflbit d'une paix profonde ;
leurs fujets heureux 6c contents vivoient jufqu'à une extrême vieilleflc.
Cependant on ne fçavoit point alors à la Chine ce que c'étoit que Foë &
fa le<5le. . T^cbittg tang premier Empei-eur des Chang vécut auflî fes cent ans.
Fen vang & Fou vang , les premiers des Tcheou vécurent, l'un 97. ans, 6c
l'autre pj. Ce ne fut aflurément pas Fce qui les fit vivre 6c régner long-
tems: on ne connoiflbit point encore Foë dans la Chine.
Ming ti au contraire n'a régné que 18. ans. Ses defcendans toujours en
trouble, fe fuccédérent allez promptemcnt les uns aux autres, & perdi-
rent bien-tôt l'Empire. Le culte de Fo'é ne finit point avec la dynaftie
Han. Au contraire , il ne fit que croître. Cependant en trcs-peu de tcms il
y eut plufieursdynallies, \ts Song^ les 7/^, la Lcang^ les Tchin: 8c de tant
de Princes, il n'y eut que Lea»g w;a // qui régna long-tems. Ce Prince
par attachement pour la kâe Foë , cefîa de tuer des animaux même pour
les 37; (^) de fes ancêtres. Il fe réduifit à ne foire qu'un repas par jour, Sc
â n'y manger que des légumes ou des fruits. Enfin, jufqu'à trois fois pen-
dant fon régne, ildefcendit, pour honorer Joir', à des baflefles indignes de
fon rang. A quoi aboutit enfin tout cela? Il fut affiégé dans Taitching^ 6c
y fut ferré de fi près par Heou king , qu'il fe vit mourir de faim, & fon
Empire pafla à d'autres. Ces Princes qui fondoient leur félicité fur l'hon-
neur qu'ils rendoient à Foë, n'en ont été que plus malheureux. Concluons
donc que fcrvir Foë, c'ell au moins une chofe inutile.
L'illuftre fondateur de notre dynaftie 7'ang, fe yoyant maître de l'Em-
pire, eut la penfée d'exterminer cette fcéte. Il mit cette affaire en délibé-
ration. Mais par malheur ceux qui fe trouvèrent alors en place , étoient
des gens dont les vues étoient bornées. Ils étoient peu verfcz dans l'anti-
quité, & pour la plû-part , peu inflruits de la doétrinc de nos anciens Rois,
h convenable à tous les tems: au lieu de profiter des bonnes difpofitions de
Kao tfou, pour purger la Chine de cette erreur, ils laifTercnt tomber la pro-
pofition. Qiie ie leur en veux de mal quand j'y penfe !
V. M. que tant de fageffe & tant de valeur mettent au-deffus de la plû-
part des Prmces, qui ont régné depuis bien des ficelés, V. M. dis-je, au
commencement de fon régne, défendit que cette fcéte fe bâtit de nouveaux
temples, 2<: qu'aucun de vos lujets dans la fuite fe fît bonze. Cela me fài-
foit croire & dire avec joie, qu'enfin les viîes de AT^îo //o« s'exécuteroient
fous votre régne. Vos ordres cependant jufqu'à prélént font demeurez fan$
effet. C'eft déjà trop de condefcendance. Mais de plus, comment avez-
vous pu en venir à les annuUer vous-même , en donnant fi ouvertement
dans
(d) On dit que pour y fupplécr, il faifoit faire de pâte les animaux qui étoient marqaez
pour ces cérémonies.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE, (5jj
dans une extrémité toute oppolee ? C'eft , dit-on, par ordre de V. M. S'iire (Tes
111 on-
que tous les bonzes s'afTemblcnt folemnellement, pour conduire en procef-
iîon dans l'ir/térieur de votre palais un os de Foë que vous y voulez placer '^^"'^^^ ''*:
avec honneur dans ur,e laile exhauflce. Malgré mon peu de lumières , je fçai '" ''"'
que V. M. quoiqu'elle ordonne cet appareil de vénération , ces procet-
hons , Se ces prières , n'ell dans le fond nullement attachée à la lééV'- de
Foe. Je vois bien que ce qu'elle en fait, ce n'eft que pour rendre plus fo-
lemnelle la joie, qu'a caufé dans tous les cœurs l'abondance de cette année.
Vous accommodant à cette difpofition , vous avez voulu donner quelque
fpcûacle & quelque divcrtiflemcnt nouveau , & c'ell pourquoi vous avez
permis cet api^areil de cérémonies extraordinaires.
Car enfin y a-t-il de l'apparence qu'un Pnnce aufll éclairé que vous l'ê-
tes , y ait réellement aucune foi? ISlon, Se j'en fuis bien perfuadé. Mais
le peuple aveugle Sc groflier eil aufli facile à féduire , qu'il ell. difficile à re-
drefler. Lorfqu'il voit que V. M. rend extérieurement ces honneurs à
Foe^ il fe perfuadé qu'en effet vous l'honorez véritablement: il ne manque-
ra pas de dire : Notre grand Se fage Empereur, fe donnant tant de mouve-
ment pour honorer i^o^ : nous, petit peuple, qui fommes-nous pour épar-
gner nos corps Se nos vies ? 11 n'en faudra pas davantage, pour qu'on les
voye par dizaines 6c par centaines le brûler la tête S^ les doigts. Ce fera à
qui diflîpera le plutôt ce qu'il aura, pour fe revêtir d'un habit de bonze.
Du moins depuis le matin jufqu'au foir le chemin des bonzeries fera conti-
nuellement rempli de pèlerins. On verra jeunes Se vieux y courir en foule,
fie par la crainte de l'avenir s'y dépouiller de tout ce qu'ils ont. Ils iront
encore plus loin , Se fî l'on n'y met ordre par de rigoureiifes défenfes affi-
chées dans toutes les bonzeries, il fe trouvera des gens afl'ez fimples pour fc
taillader les bras, fie d'autres parties du corps en l'honneur de Foc.
Ces abus , vous le voyez , nuiroicnt fort aux bonnes mœurs , renverfe-
roient la police , fie nous rendroient ridicules à tout l'univers. Qii'étoit
Foë de lui-même? C'étoit un barbare' étranger , dont la langue Se les ha-
bits différoient des nôtres. Jamais il n'a fçu parler, ni entendre cette lan-
gue, que nous ont tranfmife nos anciens Princes: jamais il n'a porté d'ha-
bits faits fuivant les régies de ces grands hommes. lia ignoré ou négligé
les plus effentiels devoirs du Prince au fujct, 5c du fils au père.
Enfin fuppofons que ce Fo'é vive encore. Se que fon Prince l'ait député,
fjoui" venir de fa part à votre cour vous rendre hommage, comment V. M.
e recevrait-elle? Tout au plus, après une courte audiance.joù elle le trait-
teroit en hôte fuivant les rits : elle lui feroit préfent d'un habit complet, lui
donneroit une efcorte qui vcilleroit fur fa conduite. Se qui le reconduiroit
jufqu'à nos frontières , fans lui laifTcr la liberté de travailler à féduire vos
peuples. Voilà comme voirs traitteriez ce Fo'é vivant Se envoyé par fon
Prince. Pourquoi tant d'années après fa mort le révérer fi extraordinaire-
ment? Qiielle bienftance y a-t-il, que lestriiles Se falcs reftes de fon cada-
vre, un os pourri, entre en pompe en votre palais. Se pénètre même juf-
ques dans l'intérieur, dont la clôture eft fi févere ? Confucius difoit :
Tme //. LU 1 ref-
Suite des
Remon-
trances de
Effet de
ces Re-
nioniran-
Sentinictit_
de Cari^ ht
fur ces
Renion-
trances.
Réfleiion?,
6^4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE. LA CHINE,
rcfpe£tez les Kouei chin, mais ne les approchez point. On a vu dans l'an-
tiquité un Tchii heou fe trouvant obligé de faire hors de fes Etats -une céré-
monie funèbre, en craindre de fàcheufes iuites: 6c pour fe raflurer contre
ce mauvais augure, faire venir un de ces Oa, qui , en employant le pê-
cher , l'herbe L/V, & certaines formules, détournent les infortunes.
Aujourd'hui V. M. fans prendre aucune précaution, 6c fans -la moindre
néceflité, approche d'un oflemcnt falc Scinfeét, 6c s'arrête à le regarder.
Tous vos Officiers cependant fe taifent 6c vous laifTent faire. Les l'a ffe'é
même, qui par leur emploi font' plus obligez de parler, ne vous font pas
fur cela un feul mot de remontrance. Véritablement j'en rougis de hon-
te. Remettez, je vous en conjure, remettez cet os à vos Officiers de juf-
tice : qu'ils le jettent au fond des eaux , ou qu'ils le brûlent. Coupez
ainfi la racine du mal. Faites cefler dans votre Empire les doutes 6c les foup-
çoiis que vous y avez fait naître. Prévenez la poftérité contre ces erreurs :
£c vérifiez par votre exemple, que les fages du premier ordre dans les réfo-
lutions qu'ils prennent, 6c dans leur exécution , partent de beaucoup le
commun des hommes. O que cela feroit beau 6c gracieux pour vous ! O
quelle joye ce feroit pour moi 8c pour ce qu'il y a de gens vraiment zèlez !
N'en craignez point de fâcheufcs fuites. Je les prens toutes fur moi. Si
Fo'é peut réellement quelque chofe, qu'il décharge fur moi toute fa colère.
Chang tien, qui nous voit de près, eft témoin que mes fentimens répondent
à mes paroles, 6c que je fuis incapable de m'en dédire. Heureux fi V. M.
vouloit bien fe rendre à ma très-inftante piiere : je ne fçaurois alors lui té-
moigner affez de reconnoiflance,
HiEN TSONG ayant lu cet écrit , entra en grofle colère. Il vou-
loit fiiire mourir /Zî« yii. Tfoni kiun, Fei ton, èc quelques autres ap-
paiferent enfin l'Empereur. Il fe contenta d'éloigner Han yu. On lui
donna dans les provinces un emploi beaucoup au-deflbus de celui qu'il a-
voit à la cour.
Sur ce difcoursdei/««^a, l'Empereuf Canghi dit: les expïeffions en
font fermes £c pleines de droiture: le fond en eft raifonnable 6c fenfé. Il
dcvroit fuffire pour faire revenir des erreurs vulgaires , comme il a fuffi
pour faire eftimer fon auteur, le premier homme entre les Lettrez de fa
dynaftie.
Je laifle aux leûeurs à juger 6c du difcours de Hanyu^ 6c de ce qu'en dit
l'Empereur : on connoîtra par là comment les Chinois s'y prenjient, quand,
il s'agit de réfuter des religions étrangères.
Yucq
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. s^r
Yuen tching étant un des Cenfeurs par Office^ prê/ènta
à l'Empereur le Dtfcours fmvant.
"^lOS anciens Rois, en établiflant pour le bien commun diflfcrens em' p.,
J[_^ Çlois, ptétendoient que.' chacun s'acquitteroit du fien avec cxa6titu- d'ùn°Cen'
de & fidélité, Se que ceux qui y manqueroient en feroient privez Se punis feur.
même de more. Aujourd'hui, parmi tous les Officiers de votre Empire,
nous autres Cenfeurs fommes ians contredit, ceux qui ocupent le plus vai-
nement quelques places à votre cour, & qui touchons le plus gratuitement
nos appointemens. Il n'en étoit- pas de même fous Tai tfong. Ce Prince
l'honneur de votre maifon, avoit pour Cenfeurs Ouang kouei 6c Oei tching.
Il les avoit prefque toujours près de i'a perfonne, même dans Tes tems de relâ-
che. Il les employoit fi fort , qu'il ne formoit aucune entreprife , êc ne
donnoit aucun ordre, fans avoir pris leur avis. Auffi dequoi n'étoit pas ca-
pable la pénétration de ce Prince, aidé des lumières de ces deux grands
hommes? Rien de mieux concerté que les defleins qu'on prenoit ious ce
glorieux régne. Rien de mieux conçu que les déclarations & les ordon-
nances qu'on publioit. T'ai tfong en ufant de la forte avec les Cenfeurs,
craignoit encore de faire trop peu. Les trois premiers ordres s'aflem-
bloient-ils pour quelque importante délibération fur les affaires de la guerre?
Il vouloit qu'un des Cenfeurs y affiftât,& lui en fîtfon rapport. Les grands
Officiers qui par le rang qu'ils tiennent, font comme les yeux, les oreilles,
& les bras du foUveram , avoient alors dans l'ai tfong non-iéulement un
chef attentif, mais un bon père , qui les ?.ttachoit à fa perfonne par une
tendreffe bienfaifante , êc qui les animoit à fon fervice par une confiance
parfaite. Comme on rejettoit avec liberté dans les confeils, ce qui fe pro-
pofoit de mauvais, vînt-il du Prince, on y embralloit avec ardeur tout ce
qui s'y propofoit de bon. Le fuccès par-là étoit fi fur, qu'en moins de qua-
tre ans on vit un ordre admirable dans tout l'Empire: & les cljefs de ces
barbares nos voifins vinrent eux-mêmes avec leurs armes faire efcorte à no-
tre Empereur. Quelle étoit la cuufe d'un fi grand & fi prompt fuccès? E-
toit-ce la force des armes? Non. C'étoit l'accès que donnoit le Prince, la
manière dont il recevoit les confeils , & le zèle de fes Officiers, particu-
lièrement de fes Cenfeurs à lui en donner de bons.
Dans les teras où nous fommes, que les chofes ont bien changé à cet é-
gard? Toute la fonélion des Cenfeurs fe réduit prefque aujourd'hui à pa-
roître dans leur rang en certaines cérémonies. Cependant quel eft le de-
voir de leur charge dans fon établiffcmcnt ? C'eft d'obferver avec foin le
Prince, Se ce qui peut lui échaper, foit dans fa conduite perfonnelle, foit
dans fon gouvernement, pour y fupplécr par leurs avis. C'eft de propofer
LIllz ou-
636 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
ouvertement en pleine audiance & en plein confeil les points capitaux 5c'
eflèntiels, 6c quelques autres en particulier par écrit 6c fous le fçeau. De*
puis quelques années, plus d'audiances, ni de confeils, comme auparavant:
plus de voye réglée pour les écrits.
Voici donc à quoi fe réduit la charge de Cenfcur. Quand on a publié
quelque ordonnance nouvelle, qu'on a fait quelque retranchement, ou quel-
que etabliflement extraordinaire: fî les Cenleurs y trouvent à redire, ils
peuvent par écrit 6c fous le fçeau, en repréfenter les inconveniens, 6c pro-
pofer leur avis. Hélas! dis-je fur cela^ quand j'y penfe, lors même qu'on
avoit la liberté de raifonner avec le Prince fur les affaires, 6c de lui fuggé-
rer des précautions contre les dangers futurs: enfin, lorlque dans des con-
feils Se dans des audiances particulières , on travailloit avec le Prince au
gouvernement de l'Etat: il ne laiflbit pas d'ariver encore qu'on avoit aflez
de peine à faire fléchir fon autorité fbuveraine, à lui faire quitter une idée
prife, 6c à fe foutenir auprès de lui contre l'artifice 6c la calomnie. Com-
ment par une fimple remontrance, 6c quelques avis donnez fous le fçeau,
faire révoquer des ordonnances publiées , faire calTer des chofes établies,
6c s'attirer de la part du Prince une de ces déclarations honorables , dont on
avoit autrefois tant d'exemples, mais qui font aujourd'hui fi rares? Non,
ce n'eft pas une chofe à efpérer. Cela paroît aujourd'hui fi peu praticable,
que celui qui fait des remontrances, ou donne des avis fur le gouvernement,
eft regardé comme un avanturier , ou même comme un brouillon. Les
chofes étant fur ce pied-là, malgré mon peu de mérite, je ne puis m'em--
pêcher de rougir d'ocuper fi vainement la place qu'ocupoient fous Tai tfong^
Ouang-Kouci 6c Oci thing. Si V. M. nous regarde moi 6c mes col-
lègues, comme gens incapables de l'aider, 6c indignes de l'approcher, nous
fommes conféquemraent "indignes de tenir- à votre cour le rang que nous
y tenons, il faut nous calTer 6c nous en bannir.
Qiie fi V. M. m'a mis en place dans la vue que je lui pourois être
utile. Si c'ell dans cette même vue qu'elle me continue les appointemens
& les honneurs attachez à cet emploi, je la fupplie de me donner lieu d'en
remplir les fondions les plus eflentielles. Ci-devant les premiers Cenfeurs
ctoient du Confeil-Privé, comme les premiers Mimftres. Outre que les pre-
miers Cenfeurs étoient fort fouvent auprès du Prince, il les appelloit de tems
en tems par un ordre exprès : il les recevoit toujours avec un air plein de bon-
té, qui leur répondoit, pour ainfi dire, que leurs avis feroient bien reçus.
S'il plaît à V. M. de rétablir les chofes iur ce pied-là, je m'efforcerai
de mon côté de répondre à fes boutez, 6c de remplir dignement les fonc-
tions de mon Emploi, je lui expoferai mes foibles vues, & peut-être ferai-je
afièz heureux pour lui en propofer quelques-unes qu'elle jugera utiles pour
fonfervice. Qlie fi V. M. après en avoir fait l'expérience, ne trouve,,
en ce que je propoferai , rien que de frivole 6c de peu important : qu'elle'
m'en puniiîè,. à la bonne heure, 6c me fafle mourir dans les fupplices. Il
me fera moins dur de quitter ainfi la place de Cenfeur , que xie l'ccuper
comme ie fais.
FUm.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 637
P lacet pré/enté à un Empereur de la Dynaftie Tang pour
faire mettre Ha.n ouen («) Kong au nombre de ceux
qui accompagnent Confucim dam les Edifices érigez en
fon honneur,
LES fiiges du premier ordre font bien aifes d'être connus, pour que Placet efi
leur fagcfle foit utile. Et ce qui eft admirable, tôt ou tard on leur ^^eur de|
rend juftice. Quelques-uns font en place pendant leur vie, ôc font la gloi- mérfic^
re 6c le bonheur de leur tems: après quoi on les oublie, ou peu s'en faut.
D'autres alTez négligez pendant leur vie, font en honneur après leur mort :
& leur mémoire pendant bien des années eft de plus en plus célèbre. Con='
fucius a été de ces derniers. Depuis les Han (fî») jufqu'aux Souy ^ les plus
hauts titres que les Empereurs lui ayent donnez, font ceux de Kong (c) Se
de Heou. Enfin, fous notre dynaftie Tang , on lui a donné le titre de F'ang *
On a changé à proportion les titres de fes difciples. On les a fait Kong ou'
Meou au lieu quils n'étoiént que King ou ''a fou. Quoique la piété filiale ait
toujours été regardée Comme une vertu très-capable d'émouvoir 7?c« <ij.
Se de toucher Kouei chin^ Tfentze^ que cette vertu a rendu fi célèbre,
étoit cependant demeuré l'efpace de fix ou fept cens ans parmi le commun
des difciples : ce n'eft que fous notre dynaftie Tang^ qu'onTen a tiré,
cour le faire un des dix tché {d). Heureux Se beaux changemens s'il en;
fut jamais!
Quand au milieu d'une fombre nuit , la l'Une paroît tout-à-coup , fa lu-
mière femble être plus éclatante. Il en eft de même du foleil , que d'épais
nuages ont long-tems caché. Plus il y a long- tems qu'il n'a tonné, plus le
bruit du tonnerc frappe. La fageffe Se la mémoire de Tchongîchi, (e)
négligée ou méprifée fous (/") les Tcheoti èc fous les T)'». connue 6c refpec-
tée , mais- trop peu fous les Han, comme éteinte 6c enlevelie fous les 7/?«,
les Song, les Tchln 6c les Souy., enfin fous notre dynaftie Tang, a été heureu-
fement Se glorieufement vangée dans un jour des injures de tant de fiéclesv
Si
{a) Ouen Kon<! eft le nom d'honneur qu'eut après fa mort Han-yu, auteur d'une pièce
gu'on a vu ci-defTus contre l'os de lo'é.
(b) Noms de dynaliies.
it) Dégrez d honneur: comme Marquis, Duc.
* Roi.
(<i) TcJé fignifie habile, intelligent, &c. Ces dix TcW ont un rang diftîngué dans la
îalle de Confucius.
(<) Ceft un des furnoms de Confucius.
(/"/ C'cft-àdire pendant fa vie, & immédiatement après pendant deux ou trois cens^
Lin 3
65^ DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Si les morts font encore capables de lentiment: il eft aifé déjuger quels
font fur ces changemens les i- timens de ces grands hommes. Mais notre
dynaftic Tang a eu elle-même un homme qui s'eft ocupc toute fa vie des
maximes de Confucius , qui les a fait valoir dans fes difcours 8c dans fes
ccrits , qui les a exprimées dans les moeurs 6c dans fes aftions. En ceci
comparable à Te» £c à Min*, en cela égal à Hieoti 6c à Hia. Cependant il
n'a point de place au banquet qui fe fait en l'honneur de Confucius. C'efl
ce que je ne puis accorder avec le zèle de notre dynaftie pour l'honneur des
fages défunts. Un Ouen Tchoug tfe joiiit de cet honneur depuis long-tems,
fans en avoir été fort digne. Peut-on le refufer à Han ouen kong} Jamais l'a-
t-on mieux mérité que lui ? Il a fait une guerre ouverte aux feétes Ta:-!g ,
Me, Foë, Lao, qu'il a comme réduites lui feul aux dernières cxtrémitez.
Il a foutenu avec droiture 6c avec vigueur la fage doctrine de Confucius : il
la foutient encore aujourd'hui par les écrits, où des Lettrés à milliers pui-
fent en même tems le zèle contre les faulTes feâres, l'amour de la vraie fa-
gefle, 6c l'art de bien gouverner, que Ouen kong lui-même avoit puifé dans
Confucius. Auffi, dit-il dans quelqu'un de fes ouvrages: s'il n'y avoit un
maître comme Confucius, je ne me dirois point difciple. Et certainement
s'il avoit vécu avec Confucius, il tiendroit aujourd'hui un rang dillingué
dans les monumens érigez en l'honneur de ce grand maître.
Sous notre dynaftie ïï'ang on a choîli une vingtaine d'hommes fameux
pour s'être attachez, chacun dans leur tems, aux livres de Confucius: on
leur a donné place pour cela feul dans la falle 6c à fon banquet. Je n'y trou-
ve point à redire. Il n'y a rien en cela que d'utile 6c de raifonnable. Mais
fi l'on accorde cet honneur à vingt perfonnes, dont la plû-part ont aflez
peu pénétré , 6c beaucoup moins éclairci lefens profond de Confucius :
comment le refufer à Ouen kong, la gloire de notre dynalHe , qui l'a fi bien
exprimé dans fa conduite, 6c fi bien fait valoir dans fes écrits.^ Je fupplie
donc V. M. de donner ordre qu'on affigne une place à ce grand hom-
me. Je ne doute point qu'un tel ordre n'infpire à vos fujets une ardeur
toute nouvelle pour l'étude 6c pour la vertu.
*5?j?*iS^ 'CcSî? '^J^ ^îd^*- ^îdîb? ââÊ *^^
La huitième des années nommées V 0.0 ta, àloccafion de
quelques Phénomènes extraordinaires , V Empe-
reur fit publier la Déclaration fuivante.
NOus trouvons dans le livre l'chun tftou quantité d'éclipfcs de foleil',
des tremblemens de terre , des comètes , des pluies ou grêles ex-
traordinaires (rt). Nous voyons fe renouveller aujourd'hui ces efFrayans
phé-
♦ Fameux difciples de Confucius.
(-?) 11 y eil dit qu'il plut du bois glacé.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. «îj^»
phénomènes. Soit que ce foit les fautes des Princes qui les attirent, foie
que ce foit de charitables avis de Tien dont le cœur eft plein de bonté : ils
doivent également nous infpirer une crainte refpeétueufe. C'eft dans ces
fentimens qu'à la vue de ces prodiges je me rappelle que ci-devant mes ar-
mées étant dans le pays de Min ôc de îa/, les Officiers 6c les ioldats y ont
commis de grands excès , fans refpefter les volontez de Ticn^ ôc fans être
touchez des befoins des hommes, ils ont ruiné l'agriculture, Se réduit les
peuples à l'extrémité. Quoiqu'ils l'ayent fait fans mes ordres, 6c contre mes
intentions, leur faute après tout retombe fur moi , 6c je m'en reconnoii
coupable. C'elt pour en témoigner mon repentir , 6c pour la réparer en
partie, que j'accorde une amnillie à tous les crimuiels de mon Empire, 6c
que j'ordonne qu'on ait foin de fecourir effi,cacement le pauvre peuple ,,
particulièrement les gens fans appui,
La première des années fjommées Toang kong *, Tai
tfong fécond Empereur de la Dynajiie Song , don^
nant le titre de Vang à quatre de fes fils en différen-
tes Provinces ) où ils commandoient déjà, leur adreffa
le Difcoufs qui fuit ^ 6f le rendit public en forme de
Déclaration.
PENDANT les années nommées /7/V«/^, c^xtXt^'ïcheou (a) régnoienC Maxime?
encore, j'avois à peine feize ans , que je fuivis à la guerre feu mon deGou-
père, qui commandoit les armées de l'Empereur, 6c qui réduifit à l'obéif- 's^"^-
lance lang tcheott , Tai tcheon 6c d'autres places. A coutume de bonne heu- '"^'^'■
re à porter les armes, je combatis fouvent contre les rebelles, Sz j'en tuai
beaucoup de ma propre main. Mon frère , qui pendant ce tems-là étoit
ocupé à réduire Lou ho^ inftruit par les lettres de mon perc, de mon cou-
rage 6c de ma conduite : bon, dit-il, nous avons un digne cader, A dix-
huit ans je l'allai joindre , 6c je l'accompagnai dans les fameufcs expédi-
tions de Kiao koan^ y tcheon^ 6c Mo tchcm. Peu après mon frère étant mon-
té fur le trône, eut deux guerres à (outenir fuccelîivement contre deux Of-
ficiers rebelles. Il voulut marcher contr'eux lui-même en perfonne. Il fe
repofi fur moi du foin de défendre la capitale, 6c d'y maintenir tout dans
l'ordre. Lui vainqueur 6c de retour, j'eus le commandement de fes prin-
cipales troupes, 6c le gouvernement de Coi fong. On fçait quelle y fut mrt
eon-
» Du rems de la dynaftic Song,
(a) Ce n'eft pas la fameufe & ancienne famille Tiheon : c'en eft une ie> cinq , dont cha-
cune régna li peu entre les Jang & les Song. ^
(S40 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
conduite pendant fcize ou dix-lcpt ans. Lettrez & peuples , laboureurs
8c foldats, tous s'en louèrent, & il n'y eut pasjufqu'aux méchans, que
j'eus le plaifir de voir heureufement changez par mes (oins. Enfin, depuis
treize ans que je régne (.a) vous Tçavcz combien je fuis éloigné du luxe &
des foUes-dépenfes. On ne m'a vu ni fouler mes peuples au-dehors par des
expéditions inutiles, ou par des voyages de plaiiir, ni mener au-dedans une
vie molle 8c voluptueufe: fur-tout on m'a toujours vu droit 8c fincere ,ians
affedation S>C fans fard dans mes paroles 8c dans ma conduite.
. Pour vous (^) autres, vous êtes nez Princes 8c dans l'abondance. Vous
avez été élevés délicatement dans l'intérieur du palais: cela me fait crain-
dre que peu inftruits des miferes du peuple , 8c peu attentifs à dilHn-
gucr le vice de la vertu , vous ne falîiez bien des fautes. J'aurois fur cela
mille chofes à vous expofer : mais je me borne à vous recommander certains
points des plus eflentiels. Sçachez donc que fils d'Empereur , comme
vous êtes , vous devez avant toutes chofes travailler férieufement à vous
vaincre 8c à réprimer vos paffions. Pour vous y aider, écoutez avec at-
tention, 8c prenez toujours en bonne part les avis qu'on vous donnera fur
vos fautes, ou fur vos défauts. Ne vous habillez jamais fans penfer avec
compaffion combien ont coûté de foins 8c de peines, les étoffes que vous
portez. Rappellez-vous dans vos repas les fueurs 8c les fatigues du labou-
reur. S'agit-il de prendre une réfolution , de décider une aftaire, ou de
juger un procès, mettez-vous dans une fituation tranquik. Point de joie,
point de colère. J'ai bien des affaires à examiner. Cela ne fe fait point lans
fatigue. M'a-t-on vu jamais témoigner de l'impatience ou de l'ennui ? Je
donne bien des audiances: m'a-t-on vu dans quelques-unes , je ne dis pas,
marquer du dédain, de la hauteur, ou de la fierté: mais manquer d'y trait-
ter chacun félon fon rang, avec la civilité requife? Sur-tout je vous re-
commande d'éviter avec grand foin, un défaut bien ordinaire aux Princes ,
qui ont de l'elprit 8c du mérite. Ne vous fiez point trop à vos lumières,
8c ne méprifez point les conleils de gens que vous croyez moins éclairez que
vous. Nos anciens fagcs difoient fort bien: je regai-de comme mon maître
celui qui me contredit ; il veut m'inftruire èc m'être utile. Pour celui qui
m'applaudit 8c me flatte, je le crains comme un ennemi : il penfe à fes in-
.férêts 8c non à mes avantages. N'oubliez point ces maximes. Redui-
fez-les en pratique. C'eft \ç moyen de vous maintenir, 8c d'avoir une hea-
^eufe fin.
(a) Il avoit fuccédé à fon frère mort {^ins enfans mâles.
{!>) 11 parle à fes quatre fiis, qu'il f.iifoit Van^,
Re-
vcrain.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 541
I
Remontrance de Yun tchu àfon Empereur , fur trois dé-
fauts qu'il lut trouvo'tt,
VEn Ti, un des //d!», étoic un Prince d'une vertu fingulierc. KU y Reiron-
trouvoit cependant de quoi gémir fur le gouvernement d'alors. Voti trance
ti un de fes fuccefleurs avoit réduit & maimenoit dans la foumiflion tous les f "" |"i";^
barbares fes voifins. Stn lo ôc Ten ngan ne lailToient pas de lui inculquer * °" °'''
dans leurs remontrances la ruine de Tftn, comme s'il avoit eu à craindre un
fort femblable. Ces deux grands Princes, bien loin de s'irriter, prirent
très-bien ces avis. Auflî l'Empire lé conferva-t-il dans leur race pendant
plus de dix générations fans interruption. Eul chi fils &c fuccefleur de Cbi
tioang fécond & dernier Empereur des Tfin : Tang ti fécond & dernier Em-
pereur des Souy , en uferent tout autrement. Auflî périrent-ils en très-peu
ce tems. Je fuis fort éloigné de vouloir comparer à ces deux derniers un
Prince auflî débonnaire ^ auflî vertueux que vous. Mais je vous prie aufli
d'examiner combien il s'en faut que les chofes ne foient aujourd'hui fur un
auflî bon pied que fous Fen ti Se fous Fou ti. A l'Occident eft une nation
alors foumife, aujourd'hui jaloufe. Au Nord font des ennemis fort puiflans.
Les uns ôc les autres font attentifs à ce qui fe pafle dans l'Empire, Se prêts
à profiter du trouble , s'il y naiflbit. . Ainfi malgré la paix dont joiiit ac-
tuellement votre Empire , votre Majefté a de quoi cniindre , 6c ne peut
être trop attentive à fermer toute avenue aux momdres défordres.
Outre le foin de veiller fur vos frontières, ôc d'ouvrir la porte aux avis,
ce que je ne puis aflez vous recommander, mon zèle pour votre gloire 6c le
bien commun, m'oblige à vous repréfenter trois choies. En premier lieu,
vous êtes inconftant dans votre gouvernement. Vos édirs changent fou-
vent. En fécond lieu, aflez fouvent vous placez mal vos faveurs, & vous
ne faites pas un aflez bon choix des gens que vous employez 6c que vous
accréditez. En troifiéme lieu , vous excédez en gratifications , & elles
font communément aflez mal placées. Rien de plus facile à votre Majef-
té , que d'éviter ces trois défauts. Cela dépend d'elle uniquement : elle
n'a qu'à le bien vouloir: je l'y exhorte, d'autant plus qu'il me paroît qu'à
la longue ils peuvent avoir de fâcheufes fuites.
Dilons un mot de chacun. Sur quoi compteront les peuples, fi ce n'efl:
fur les paroles, & fur-tout fur les édits de leur fouverain. Anciennement,
quand il en paroiflbit quelqu'un, chacun couroit avec empreifemcnt pour
le lire, ou pour l'entendre. Aujourd'hui ce n'efl: plus la même choie. On
les reçoit fort froidement. Chacun dit, quand on lui en parle , cela n'cit
pas à demeure : on ne peut compter fur cet édit : bien-tôt en viendra un au-
tre différent, 6c peut-être tout contraire. Voilà comme on parle. Cette
. ^om II. M m m m in-
642. DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
inconfiance, en avilifTint vos édits, ne peut manquer de diminuer peu à
peu le refpcft qu'on doit à l'autorité ibuveraiiie.
J'entends quelquefois railbnner fur cette inconftance : voici à quoi on
l'atribue. Le gros de vos Officiers vous propoie un règlement. Ils ea
ont auparavant bien péfé les avantages : ils vous les expofent, V. M. l'ap-
prouve. Vient enfuite quelqu'un dont vous faites cas, & que vous aimez,
qui dans une audiance particulière , donne un autre tour aux chofes, èc
conclut que ce règlement ne convient point : V. M. le change. Par-là
vos Officiers zèlez & éclairez voyent s'évanoiiir le fruit de leur zèle 6c de
leur {lagcfîe: ils fe refroidiiîént & fe rebutent.
Second inconvénient de votre inconftance. C'eft au fouverain feul à dé-
partir avec équité les dignitez 6c les emplois, fuivant le mérite 6c les fervi-
ces. Depuis peu les chofes font changées. Non-feulement être parent de
l'Impératrice, mais être Eunuque du palais, ou avoir des rapports à quel-
qu'un d'entr'eux , c'eft un titre pour être avancé en peu de tems. Cette
voie qui s'eft ouverte ces années-ci, eft déjà fi connue 6c fi commune, qu'on
lui a donné un nom. C'eft, dit-on, la voie du dedans. Je fçai que ibus
certains régnes de la dynaftie ?"iî»^ , pendant que les femmes gouvernoient,
on vit ariver quelque chofe de lemblable. Mais je fçai auffi que ces rég-
nes ont toujours été regardez comme le mauvais tems de la dynaftie: qu'a-
lors cette même voie fut nommée la voie oblique, 6c que ce ne font point
là des exemples à fuivre. Si parmi les parens des Reines, ou parmi les Eunu-
ques du palais, il y a des gens de vertu 6c de mérite, qui ayent de grands talens^
placez-les, à la bonne heure: mais que ce ibit comme tout autre par délibéra-
tion du confeil, où l'on reconnoifle leur mérite, 6c non par des voies obli-
ques, 6c comme à la dérobée: ce qui eu indigne de V. M. 6c fujet à de
grands inconvéniens. Si vos Officiers qui voyent ces inconvéniens, fe tai-
lènt 6c vous laiflent faire, voilà une grande brèche faite aux loix. S'ils s'y
oppofent avec rigueur, c'eil mettre obltacle à vos bontez, 6: réfifter à vos
volontez. Abandonner la défenfe des loix, c'eft à quoi des Officiers fidè-
les 6c zèlez ne peuvent jamais fe réfoudre : s'oppofer à vos ordres 6c à vos
bontez, c'eft ce que des fujets rcfpectueux foru: avec peine, de peur d'af-
foiblir votre autorité. Embaras des deux cotez. D'ailleurs faites , je vous
prie, attention, que ce que vous exigez le plus de tous vos Officiers, c'eft
une parfaite équité, qui ne fe démente jamais pour des affilerions particuliè-
res, ou par des vues intèrefiecs. Vous avez raifon de l'exiger. Mais le
moyen de l'obtenir , il dans la diftribution des honneurs 6c des emplois,-
vous vous démentez vous-même.
Qi^iant aux gratifications, le Prince en doit faire. C'eft un des moyens qu'il
a d'animer fes Officiers à le bien fervir. Mais outre que ces gratifications-
doivent toujours tendre au bien commun , il y a des régies à obferver. Il
faut les faire à pi'opos,. 6c les proportionner avec difcrétion. Or depuis
quelques années vous les portez à l'excès,. Il n'eft point rare de vous voir
faire fans raifon d'aiîcz grandes largefles, tantôt à une fervante du dedans :
tantôt à un valet de chambre : tantôt à un Médecin. Le peuple en eft iaf-
ti-uit,.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 64$
fi-uit , Se dit hautement que V. M. ménage bien peu les épargnes de fes
ancêtres , & qu'elle en verra bien-tôt la fin. Le peuple à la vérité n'a pas
vifité vos coftres: il ne peut fçavoir au julle ce qu'il y a, ou ce qu'il n'y a
pas. Mais d'un côté il cft inftruit de vos libcralitez, de l'autre il fe voit
tous les jours chargé de nouveaux impôts. De-là il conclut que vos tre-
fors ne font pas trop bien fournis, & il foupçonne que ce que vous tirez fur
lui , vous le prodiguez légèrement à des gens inutiles. Oiii , ce même
peuple qui voit avec joie récompenfer par de grofles fommes la valeur 6c les
ierviccs de Ouang kouei ^ gémit fur des gratifications bien moindres, mais
trop fréquentes & mal placées. Ce lie font point mes penfées particulières
que je viens de vous expofer fur ces trois articles. Ce iont les ientimens dii
public. Tous les grands Officiers qui vous approchent, en font auffi-bien
inib-uits que moi. La crainte de vous déplaire fait qu'ils.fc tailent. Leur
filcnce fait que le gouvernement va chaque jour de mal en pis, 6c que le
cœur de vos lujets s'aigrit à un point qui me fait tout craindre.
Ce que je fouhaitte donc,c'eil: que vous régliez uiceflamment l'intérieur
de votre palais: que de-là vous étendiez vos foins au-dehors avec l'applica-
tion que demande un fi vafte Empire. Alors vous ne manquerez pas de
gens zèlcz 6c fidèles, qui vous aideront de leurs lumières. Les loix peu à peu
fe rétabliront en leur première vigueur. Vos finances mieux ménagées fuf-
firont de refte pour les befoins de l'Etat, ^ pour afiurer les frontières.
Enfin, pour finir par où j'ai commencé, je fupplie V. JVI. de faire atten-
tion, que ce qui fit périr fi promptement les 7/?« 6c XcsSouy^ fut d'avoir
fermé la porte aux avis, en les prenant mal, 6c qu'une conduite tout-à-fait
contraire rendit heureux 6c glorieux les règnes de Feu ti 6c de Fou ti du
tems des //««, 6c fit régner long-tems leur poftèrité.
DISCOURS DE CHE K I A I.
Sous la dynaftie prélente, ce ne font qu'impôts, doiiannes, 6c dé-
fenfes. Cela eft exceffif. Il y en a" fur les montagnes 6c dans les vallées:
fur les rivières S^ les mers: fur' le fel 6c fur le fer : lur le vin 6c iur le thé:
fur les toiles 6c fur les foieries: fur les partages, fur les marchez, fur les
rui fléaux 6c fur les ponts. Sur tout cela 6c fur bien d'autres chofes, je vois
par tout défenfes faites ^ {3c. Pendant qu'on veille en effet avec foin 6c
avec rigueur à faire obfervcr toutes ces défenfes, je vois d'un autre côté le
fils abandonner fon père: le peuple fe foultraire à l'autorité du Prince.' les
hommes quitter le hoyau 6c la charue : les femmes abandonner les manu-
factures d'étoffes: les gens de métier, chacun en leur genre, rafiner cha-
que jour en vains orncmens : les marchands commercer des perles 5c d'au-
tres chofes inutiles : les gens d'étude négliger la doftrine des anciens li-
vres, dont le fommaire eft la charité 6c lajuftice: les iuperftitions 6c les
Mmm m i abus
644 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
abus, devenir autant de coutumes: ia corruption pafier jufques- dans le
ftile. un vain fleuretis devenir à la mode: une infinité Hé gens courir les-
rues , èc mener une vie oifive: bon nombre de NLigilhats perdre leur tems
en feltins; quantité de gens porter des habits au-delTus de leur condition:
les batimens devenir chaque jour plus fuperbes: la force & le pouvoir op-
primer la foiblefle èc l'innocence: les grands Officiers fe lailTer corrompre
par des préfens , 6c leurs lubalternes rançonner les peuples: je vois,dis-je,
tout cela , Se je ne vois point qu'on s'emprefle à le détendre, ou à l'empê-
cher efficacement.
Cependant, fuivant l'idée de nos anciens, idée faine 8c véritable, un fils
abandonner fon père, c'ell un crime perfonnel, ou même un trouble gé-
néral, & toujours un grand defordre; un fujet fe fouftraire à l'autorité ,
c'eft une révolte: les hommes abandonner la culture des terres, 6c les fem-
mes cefler de travailler aux étoffes, c'eft s'affamer 6c affamer d'autres avec
eux: les ouvriers rafiner en vains ornemens, les maixhands trafiquer de
chofes inutiles, les Lettrez négliger la charité 6c lajuftice, c'eft laiffer,
chacun en fon genre, ce qui eft cffentiel 8c capital. Les fuperftitions s'a-
tablir à la Chine , c'eft introduire la barbarie dans l'Empire. Donner
vogue au ftile fleuri, c'eft comme enfevelir nos King. Tant de gens oififs
courir les rues, les Magiftrats perdre leur tems en fcftins, c'eft abandonner
les afïiiires domeftiques 6c publiques. Le luxe régnant dans les édifices 8c
dans les habits, voilà les conditions bien-tôt confondues. La force 6c le
pouvoir n'étant point réprimez, voilà les foibles 6c les pauvres dans l'op-
prefîîon. Les grands Officiers fe corrompant par des préfens, les petits
vivant de rapines : plus d'équité, plus de juftice. Ne point défendre, ou
plutôt n'empêcher point efficacement de fi grands maux, 6c faire obfervcr
avec rigueur je ne fçai combien de défenfcs, fur ce qui eft le plus nécel^
faire aux hommes, quelle fageffe! Eft-ce là le gouvernement de nos an-
ciens? Que fi quelqu'un me demande ce qu'il faut faire pour rétablir ce
fage gouvernement. Voici ma réponfe en deux mots. Empêcher ce
qu'on laifTe faire, laiffer faire ce qu'on empêche: c'étoit le gouvernement
de nos anciens.
Sur ce difcours , l'Empereur Cang ht dit : parmi les loix, il y en a
de plus ou de moins importantes. Les unes font comme capitales 6c effen-
tielles, les autres le font moins. Si l'on vient à les confondre, ou à pré-
férer celles-ci à celles-là : les peuples ne fçavent à quoi s'attacher le plus.
La diftinétion qu'il faut faire en ce genre, eft très-fcnûble dans cette pièce,
dont l'expreffion d'ailleurs eft vive 6c ferme.
Et fur fon Une glofe hiftorique dit que ce Che.kiai étoit un homme habile, droit,
Auteur. réfolu, qui aimoit le bien, 6c haïffoit le mal, mais un peu avide de répu-
tation. Et c'eft pourquoi il profitoit de toutes les occalions qu'il avoit de
parler & d'agir. Il fe fit par-là des ennemis, qui cherchèrent à le perdre:
2c il eut affez de peine à échaper à leur vengeance.
Sentimens
divers fur
ce Dif-
cours.
Gin
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ô^f
<^*«.<^<^<^^•$•■$•^•$■<^^J•<^<^<^4l•<«.fr«.iÇ^«•■^«•<^^<^•$•^J.<^•$••^;^•Ç^■$.^J■^J.^^J^
Gin tfong n'ayant point de fils , adopta un jeune homme
de fe s par eus, (ê Le déclara Trime héritier. Ce jeune Trince
étant infirme., ^ faifant différefites fautes , l'Empereur ^ l'Im-
pératrice eurent quelque tems la penfée d'en choîfir un autre: ^
ils ne la tinrent pas fifécrctte ^ que le jeune T rince n en fût injîruit.
Ils quittèrent cette penfée : ^ Gin tfong mourant, le jeune Grince
fut déclaré Empereur. Etant anjfi-tôt tombé malade ., ^ fa ma-
ladie le mettant hors d'état de prendre foin des affaires, l'Impéra-
trice mère prit en main le Gouvernement, donnant régulièrement
fes Auâiancesy & délibérant de tout avec les Minijîres au travers
du rideau. T>ès que le jeune Empereur fut guéri , elle lui remit
en main le Gouvernement. Ce Trince qui avoit été inftrîiit que
Gin tfong (s l'Impératrice avoient penfé quelque tems à le dejli-
tuer, leur en vouloit intérieurement du mal : & il témoigna du
chagrin de ce que l' Impératrice avoit gouverné pendant qu'il étoit
malade. Les Officiers du Talais entrant dans fou refentiment ,
en ufoient très- mal à l'égard de cette Trincejfe , ^ la laijfoient
manquer de beaucoup de chofes, elle ïê fes filles. 'Dans ces con-
jonéïures l'Empereur inflruit des fervices & du mérite de Fou
pi, le nomma Ting tché, emplo). alors très-confidérable. Fou
pi s'excufa d'accepter cet emploi, & profita dune fi belle occa-
fion pour exhorter l'Empereur à en ufer autrement qu'il nefai-
foit à l'égard du feu Empereur , ^ de l'Impératrice mère en-
core vivante. Ce fut par écrit félon la coutume. Voici fin
dijcours.
P Rince, je fuis fenlîble, comme je le dois, à la bonté que vous Difcours
avez de vouloir récompenfer quelques fervices que j'ai rendus, félon defo«/i
mon devoir, au feu Empereur votre père. Mais j'aimerois beaucoup ?""■■ s^^^'
mieux que vous vous preflaffiez de reconnoître les obligations que vous cepterunê
avez à ce Prince, êc a l'Impératrice fon époufe qui vit encore. Parmi Dignité
bien des Princes du fang , dont quelques-uns étoient à leur épard au confidéra^
même degré que vous , ils vous ont choîfî pour fuccéder au trône. Si '''^*
vous portez aujourd'hui le glorieux nom de fils de Tien (^), fi vous pof-
fedez
C«) Tk» /«, nom qu'on donne par honneur aux Empereurs Chinois-
Mm m m »
Mmm m 3
64(5 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
fedez les grandes lichefTes d'un fi vafle Empire: c'a tcé une pure grâce
de leur part. Grâce finguliére , s'il en fut jamais : grâce à laquelle il
n'eft pas aifc de répondre dignement : gnicc enfin que vous ne fçau-
riez aflcz reconnoître. Cependant non feulement vous négligez de vous
aquitter des cérémonies ordinaires à l'égard du feu Empereur: mais à l'é-
gard de l'Impératrice merc qui vit encore , on ne vous voir ni le refpeét
que vous devez à fa perfonne, ni l'atention convenable à les befoins. Q_ioi
donc ! Eft-ce trop que les devoirs les plus communs pour des perfonnes à
qui vous êtes fi redevable? Où elt la reconnoiflance tk la piété? Certaine-
ment tout l'Empire attendoit autre chofe de V. M. Pendant que vous
étiez dans les remèdes, on étoit un peu moins furpris de cette conduite,
on l'excufoit à demi. Mais depuis que votre fanté elt bien rétablie ^ qu'on
vous voitfoutenir fans incommodité le poids des affaires, remplir toutes les
autres fonctions de Prince, ôc négliger comme auparavant les devoirs de
fils: il n'eft aucun de vos Officiers à la cour, & dans les provinces, qui ne
conclue que votre négligence paflee, venoit bien moins de la foiblclfe de
votre fanté, que de votre peu de piété. Pour moi je vous l'avoue, je ne
comprens point les motifs qui vous font en agir de la forte. Eft-ce que
vous avez cru voir dans le feu Empereur pendant fa vie, des difpofitions
peu favorables à votre égard ? Eft-ce qu'on vous a fait fur cela de fâcheux
raports? C'eft une chofe confiante qu'il dépendoit du feu Empereur, de
fe donner pour fuccefleur un autre que vous. Il vous a choîfi pour l'être ,
ôc vous l'êtes en effet. Quels rapports ôc quels foupçons, euflent-ils quel-
que fondement, peuvent tenir contre un bienfait fi grand, fi réel , & fi no-
toire ?
Quant à l'Impératrice mère, fi pendant quelque tems, elle a pris con-
noifiance des affaires, ce n'a été que fm- les infîanccs de vos Miniilres &C
autres grands Officiers, pendant que vous étiez hors d'état de vous en mê-
ler: 5c ce n'eft point qu'elle ait jamais prétendu partager avec vous l'auto-
rité fouveraine. Enfin, il y a du tems qu'elle vous a remis le gouverne-
ment. Vous régnez 6c gouvernez feul. Le refte eft pafle, il faut l'ou-
blier , & il ne convient point d'en confervcr un fi long reflentiment.
Pour ces petits fiijets de chagrin, fuflént-ils réels, oublier un bien.'^ait du
premier ordre-, c'eft imiter Teou vaug, à qui une faute en ce genre moins
griévc que la votre, eft vivement reprochée dans le Chi khig. J'ai une
vraie peine , lorfque je vois , qu'au lieu d'imiter le grand Chun , Prince r€-
commandable par tant d'endroits, ik principalement par fa piété envers fes
parens, vous imitiez 2eoii njang Prince fi décrié dans l'hiftoire.
On dit que l'Impératrice mère n'eft pas la feule qui ie fente de vos clia-
grins. Votre reflentiment s'étend dit-on, jufques fur les jeunes Princellés
filles du feu Empereur, que vous devez par conféquent regarder comme
vos fccurs. Vous leur avez ôté leur apartement , pour y placer vos
propres filles. Reléguées dans un coin du palais , elles n'y reçoivent de
votre part aucune marque de bonté :'vous n'en prenez aucun foin : elles vous
font comme étrangères. Souffrez que je vous ouvre mon cœur, Se que je
vous
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 647
TOUS dife, quels font fur cela les fentimens de tout l'Empire, èc les miens
plus que de tout autre. Le feu Empereur a régné quarante 6c un an. Sous
fon règne auffi heureux que long, l'Empire a refTenti l'efifet de fes bontez.
Il n'ell aucun de fes Officiers, qui ne foit pénétré (a) de reconnoiffancc :
comme perfonne ne lui doit plus que moi, qui de pauvre 8c fimple Lettré,
me fuis vu élevé aux plus grands emplois, perfonne auffi n'a pour ce bon
Prince des fentimens plus fîncéres & plus vifs de refpcét & de gratitude.
Jugez de-là, quelle peine c'eft pour les fujets de votre Empire, Se pour moi
en particulier, de voir ainfî négligées l'Impératrice fon époufe , ôc les
Princefles fes filles. J'y fuis fi fenfible que je n'ai pas le cœur d'accepter la
grâce que vous me faites de m'avancer. Que font mes foibles fervices en
comparaifon de ce que doit V. M. au feu Empereur 6c à l'Impératrice
mère ? Ce qu'eft un fil de foye , ou un cheveu comparé à tout l'univers.
Oublier ce que vous leur devez pour le plus grand de tous les bienfaits, èc
récompenfer en moi fi peu de chofe: quel renverfement ! Quelle inconfé-
quence! Pouvez-vous ne la pas fentir? Pour moi , je vous l'avoue , je la
fens très-vivement. Ce que je fouhaitte fur toutes chofes, c'eft que vous
rendiez avec exactitude au feu Empereur les devoirs accoutumez , 6c que
vous honoriez en bon fils l'Impératrice. Outre que vous devez cet exem-
ple à tout l'Empire, c'eft le moyen de gagner le cœur de vos Officiers.
Pour moi, quand je vous verrai changé, fallût-il ne vivre que de pois 6c
d'eau, il n'eft point de fiitigues 6c de travaux, qui me puiflent rebuter,,
point de dangers qui m'effrayent. Jefervirai avec plaifirV. M. jufqu'au der-
nier foupir de ma vie. Mais auffi, fans ce changement quand V. M. chaque
jour m'offriroit de nouveaux hor.neurs 6c de plus grands biens: je ne pou-
rois me refoudre à les accepter. L'Etat fe fent encore du fage gouvernement
de vos ancêtres : les loix qu'ils ont établies, s'obfervent : les peuples font
foumiâ : les Officiers vigilans : tout va fon train. Il n'eft p.is befoin que V. M.
encore en deiiil s'inquiette 6c s'applique fort aux affaires. Ce qui preffe, 6c
à quoi, fans vous, tous vos Officiers ne peuvent rien, c'eft de pourvoir à
ee qui regarde l'Impératrice mère, 6c les cinq promeïïcs filles de G/« tfong.
De vous feul dépend leur fort, c'eft à vous de les rendre heureufes. Si Vous
le faites en bon fils 6c en bon frère, vous vous attacherez les peuples, 6c
vous attirerez le fecours de Tien fur vous 6c fur votre poftcrité. Je dis que
vous vous attacherez les peuples. Faites-en l'épreuve, elle fera fenfible,.
6c vous toucherez au doigt la vérité de cette promefle. Je dis que vous at-
tirerez fur vous 6c fur votre poftérité le fecours de Tien. ' Ce point , pour
être un peu plus obfcur, n'eft pas moins certain que l'autre. N'allez pas
dire: !r/>« ne voit ni n'entend : les hommes font peu clair-voyans : qu'ai-je
à craindre? Ce feroit vous aveugler que de penfer ainfi. Voilà, ce que j'ai
cru vous devoir repréfenter en m'cxcufant d'accepter l'honneur que V. "M.,
daigne me faire. Il y a, je l'avoue, de l'imprudence 6c de la témérité à.
parleiî
(«t) Le Chinois dit: fes bontcî ont pénétré jufqu'à la moelle des os.
648 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
parler fi librement. Mais j'ofe aflurer V. M. que ce que je viens de lui
dire, c'eft ma droiture 6c mon zèle qui me l'ont di£té. Heureux fi V. M.
veut bien fe le perluader, 6c fi, au lieu de m'en faire un crime, elle a foin
d'en profiter.
Efiet de ce Une glofe dit que cette remontrance fut fans effet, ou du moins fans ré-
Dilcours. ^onfe: que Fou pi rechargea fix ou fcpt fois: que l'Empereur 2'ngtfong re-
fufa conitamment d'admettre les excules de Fou pi ; qu'enfin ce Prince par
une déclaration publique témoigna vouloir changer: ôc que Fou pi accepta
l'emploi de Tîng ché.
Difcours de Se ma kuang au même Empereur Yng tfong
fur la piété filiale ^ fur l'équité.
f'ré ''^'^ /^N {a) le dit, ôcileftvrai, en matière de perfeftion perfonnelle, la
Filiale^ V J pi^té filiale efl la première des vertus. L'ame du gouvernement
c'eft l'équité. Confucius, dans fon livre de la piété filiale, dit que cette
vertu ell: le principe & le fondement de toutes les autres. Il ajoute que ce-
lui qui n'aime pas fon père Se fa mère, 6c qui ne leur porte pas tout le ref-
peét qu'il leur doit, aimât-il le refle des hommes, eût-il pour chacun tous
les égards imaginables, ne peut pafTer avec jullice, ni pour vertueux, ni
pour honnête homme, 6c qu'il ne l'eft point en effet : car jamais arbre fans
racine n'a pouffé de belles branches. Le feu Empereur Gin tfong, en vous
adoptant, 6c vous appellant à l'Empire, vous a fait le plus beau préfent
qu'on puifTe faire. Ce Prince (b) aujourd'hui n'eft plus. Mais il a laiffé
l'Impératrice 6c cinq filles. C'eft ce qu'il avoit de plus proche, c'eft ce
qui vous doit être cher : c'eft à vous d'en avoir tout le foin pofTible. Vous
ne pouvez y manquer fans répondre mal aux intentions de Gin tfong, 8c aux
obligations que vous lui avez. Ci-devant quand l'Impératrice mère gou-
vernoit en votre place, les Officiers du palais la reip ?6loient. Grands ÔC
petits, tous étoient attentifs à la bien fervir. Maintenant qu'elle vous a re-
mis le loin de l'Empire, 6c qu'elle ne fe mêle plus des affaires, j'appréhen-
de qu'il n'avive du changement. Parmi les Officiers du palais, il peut fc
trouver des gens parefTeux, qui la négligent, 6c qui la fervent mal. Elle eftU
mcre de tout l'Empire. Tout l'Empire doit avoir à cœur qu'elle foit heureu-
fc 6c contente. Mais tout l'Empire s'en repofe fur vous , Prince , 6c vous ê-
tes
(«) Le Chinois dit mot à mot. Votre fujct a oiii dire. C'eft un début tiès-orjinaire
•n ce genre d'ccurc.
(b) Le Chinois dit: s'eft éloigné en montant. J"ai déjà remarqué que la politede Chi-
noife évite de dire crûment : Il eft mort, hlle employé des termes plus doux félon lei
pcrfonnes & les occafions.
la Piété
filiale.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE: 649.
tes obligé par plus d'un endroit d'y veiller avec tout le foin dont vous êces Suite de
iCapable. l'Eloge de
Je crains de plus que dans le palais il ne fe trouve des brouillons, qui in-
terprétant ù leur manière les aélions ou les paroles de l'Impératrice, vien-
nent vous faire des rapports propres à vous aigrir ou à vous refroidir. S'il
y en a de ce caraflére, ils ne manqueront point de fe couvrir du voile fpé-
cicux de fidélité, d'attachement 5c de zèle. Mais ce font dans le fonds des
âmes baflés, qui n'ont en vue que leur intérêt, ôc qui cherchent à profiter
des difpofitions qu'ils voyent ou qu'ils croycnt voir dans l'efprit du Prince.
Si donc vous découvrez quelqu'un de ces lâches flateurs , ordonnez, fans
l'écouter, qu'o* le livre fur le champ à la jullice, & qu'on lui falîé fon
Erocès. Un exemple que vous en ferez , fermera la bouche à tous fes
imblables. Au contraire fi vous prêtez l'oreille à cesdifcours, les mé-
difances 6c les calomnies ne finiront point, & il s'en fuivra infailliblement
de funeftes troubles. Ce point elt de la dernière importance, 6c mérite
votre attention.
Enfin c'eft une maxime reçue, & qui a paffé comme en proverbe. Pour
les affaires de l'Etat, le Prince feul en décide : quant aux affaires domefti-
ques, c'eft l'Impératrice qui y préfide. Je voudrois donc que V. M. déci-
dant par elle-même .toutes les affaires du dehors, fît dépendre de l'Impéra-
trice mère le règlement du dedans, que vous y laifllifiiez à fa difpofition les
gratifications &les emplois: du moins que rien en ce genre ne le fit fins fon
avis 6c fon agrément: tout alors feroit dans l'ordre, vous verriez au-delîiis
de vous votre mère contente, Se vous entendriez au-deflbus vos Officiers
Se vos peuples, vous en témoigner leur fatisfiélion par des éloges 6c des
chanfons: fi, faute d'avoir établi cet ordre, les Officiers du dedans ve-
noient à fe négliger, 6c à ne pas bien fervir l'Impératrice, fi quelqu'un
d'eux, par de faux rapports, vous brouilloit avec elle, cela fe fçauroit au-
dehors : l'Impératrice de chagrin en tomberoit peut-être malade : quel des-
honneur ne feroit-ce point pour vous.'' Comment pouriez-vous le foute-
jiir à la face de tout l'Empire? Tout le bien que d'ailleurs vous pouriez
faire ne pouroit couvrir votre honte. Voilà, où je tendois par ma pre-
mière propofition, qu'en matière de perfection perfonnelle, ce qu'on ap-
pelle piété filiale, eft la première des vertus.
Dans le chapitre du Chu king , qui a pour titre Hong* fan: quand on
vient à recommander au Prince d'être équitable, 6c de ne jamais agir par
des inclinations ou des averfions particulières , on appuie fi fort fur ce
.point, qu'on inculque la même chofe en fix manières différentes, pour ea
faire fentir l'importance. Celui qui gouverne un Etat, dit T'gheeugm, ne
doit point employer les récompenfes publiques, pour payer des fervices per-
fonnels qu'on lui a rendus , avant qu'il fût fur le trône. Encore moins (k)it-
1! employer la rigueur des loix., pour fatisfaire une haine particulière. Nous
lifons
* La grande régie, ou les grandes régies.
Tome IL Nnn n
^p DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE^
Suite de liions dans le l'a {a) bio : Celui qui veut faire régner daiTS fa conduire la raifon
l'Elcge de £c la (agefle, doit tenir fon cœur droit & dans réquilibrc. Or le cœur perd
fii'^if'^ cette droiture, & cet équilibre ^ quand des inclinations ou des averhons
'^'°' particulières le font pancher d'un côté. De fimplc Prince du Sang vous
avez été fait héritier du trône, où vous êtes maintenant aifis : c'eit avoir
monté bien haut. Il cft afTcz naturel que dans cette élévation, vous con-
ferviez quelque inclination, ou quelque averfion particulière, pour ceux
qui vous ont rendu autrefois quelque bon office, ou caiifé quelque déplai-
fir. Prenez-y bien garde: ces inclinations èc ces averlions ne doivent point
influer dans votre gouvernement.
La grande régie des fouverains eft de récorapenfcr la vertu Se de punir le
vice, d'avancer les gens de mérite 6c de probité : d'éloigner ceux qui en
manquent, Les honneurs 6c les emplois font le plus précieux trcfor des
Etats. Le Prince ne doit point les départir à des fujets, dont tout le mé-
rite ibit de lui agréer par quelque endroit. Bien moins doit-il faire fervir à
quelque rcflentiment particulier, les châtimens réglez par les loix,. contre
ceux qui font convaincus de les avoir tranfgrcffées. C'étoit anciennement
devant toute la cour aflemblée que fe diftribuoienc les dignitez 6c les em-
plois ,, comme c'étoit en plein marché que s'exécutoient les criminels ;
Gomme fi le Prince avoit voulu avertir par-là, que fes inclinations particu-
lières n'avoient en tout cela aucune part, qu'il diftribuoit les récompenfes
à des perfonnes, que le public n'en pouvoir juger indignes: 6c «|ue ceux
qu'il jugeoit dignes de mort, y étoient en même tems condamnez par la
voix publique.
Aujourd'hui , parmi les Officiers de votre Empire , il y a bien du mélan-
ge. 11 y a des gens de vertu 8c de mérite: mais ils font mêlez 6c confondus
dans la foule: bons 6c mauvais vont de pair. C'eft un defordrc infiniment
préjudiciable au bien de l'Etat. Je voudrois que V. M. s'appliquât férieu-
fement à y apporter remède. Pour cet effet, voici ce qu'il faut faire. E-
tudiez-vous à bien connoître ceux dont la vertu d<: les talens font au-deffus
du commun, 6c qui par-là font les plus capables de bien foutenir les efpé-
rances du public. Ceux que vous reccnnoitrez tels, tirez-les inceffamment
de la foule : mettez-les dans les premiers polies, 6c quand ils auroient eu
le malheur de vous dcfobliger autrefois, ne laifliîz pas de les avancer à pro-
portion de leurs fervices. Uiéz-cn de la même forte en matière de châti-
ment. Quelque inclination que vous vous fentiez pour quelqu'un , s'il eft
convaincu de quelque crime, 6c pour cela dételle des gens de bien, 6c con--
damné par la voix publique, ne vous laifies point fléchir jufqu'à lui par-
donner. Par cette conduite, bien-tôt il n'y aura plus ni gens de mérite fans
emploi, ni gens fans talens dans les charges: vous avancerez la vertu, vous
ferez trembler le vice, vous verrez régner l'ordre à votre cour. Tous vos
peuples en fcntiront les effets, vous ferez leur bonheur par votre làgefle:
ils feront réciproquement le votre par leur attachement 6c leur foumiffion,
(4) La- grande étude, ou la sr»ndc fcicncc. Ceft le titre du liv^:e.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 6fi'
& votre illuftre poftéi-itc n'aura qu'à vous imiter, pour continuer de ré-
gner en paix.
Qiic fi au contraire V. M. menant une vie oifive dans fon palais, êc fc
livrant à les plaifîrs, laiflbit route l'autorité à quelqu'un de fcs Officiers, fi
fans examiner qui a du mérite ou qui n'en a point, fans diftinguer la vérita-
ble vertu du vice artificieufement déguifé, £c fans faire attention aux con-
féquences, vous mettiez indifféremment dans les emplois les premiers qui
fc préfentent : ou bien, ce qui feroit encore pis, fi prenant pour toute ré-
gie vos inclinations Se vos reffentimens j vous éloigniez tous ceux qui vous
ont autrefois déplu , & n'avanciez que ceux pour qui vous vous êtes tou-
jours ténti de l'inclination : fi les récompenfes étoient pour des flateurs fans
mérite & fans fervices, les châtimens pour des gens fidèles & zèlez, dont
la droiture feroit tout leur crime, aufîi-tôt tout feroit en confufion à la cour
& dans les provinces: plus de loix, plus d'ordre, plus de paix? y auroit-il
rien de plus funefte & pour tout l'Empire en général , &c pour V". M. en
particulier.
Voilà pourquoi j'ai dit, que comme en matière de perfêélion particuliè-
re, la piété filiale ell la première des vertus: de même en matière de gou-
vernement, c'éft l'équité. Du cas ou du mépris qu'un Prince fait de ces
deux vertus , dépend plus que de toute autre choie le bonheur ou le mal-
heur de fon état, la honte ou la gloire de fon régne. Pcfcz-bien cette vé-
rité, pour vous animer à bien pratiquer ces deux veitus capitales.
Une g\ok dit de Se ma kuafjg ^ Auteur de cedifcours, qu'il étoit bon Eloge de
fils, bon ami, bon fujet : que c'étoit un homme d'une probité reconnue: l'Auteur
d'une gravité refpeétable: d'une tempérance fîngulière: 6c d'une droiture à p^^^f ^
toute épreuve. Il fut Miniflre fous quatre Empereurs. On ne le vit ja-
mais fe démentir.
y^iiire D'ifcours du même Se ma kuang au même Empe-
reur Yng tfong , à loccafton des calam'uez publiques.
DEPUIS que V. M. eft fur le trône , voici bien des phénomènes 1^'''^°"^=
extraordinaires, & bien des calamitez publiques. Il a paru des ta- jesCak-
ches noires dans le foleil. Il y a eu fuccefîivemcnt des innondations 6c des tés publi«
fécherefics. Pendant l'Eté de l'année dernière, commencèrent de grofTes qu's.
pluies, qui ne finirent qu'aprè l'Automne. Au Sud-Efl de votre cour,
dans le territoire de plus de dix villes , on a vu les mailbns grandes 6c peti-
tes, ou abîmées dans les eaux, ou flotantes 6c portées flir le fommet des
arbres. Combien de familles ruinées par là ! AufÏÏ trouve-t-on de tous co-
tez des malheureux de tout âge: le fils féparé du père, 6c l'un 6c l'autre
acablez fous le poids de leur mifere. Les parens vendent leurs enfans, les
maris leun femmes, 6c ils les donnent à plus bas prix, que ne fe vendent
Nnn n i com-
6ft DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE. LA CHINE,
Suite du communément les plus vils animaux. La difette a été fî grande à Htu:
Difcours ^ .\ pifjg ^ qu'on y a vû les proches parens fe manger les uns les au-
fur les Ca- ^^.^^
publiques. A cette pluvieufe Automne a fuccedé un Hiver, non pas froid 6c fec,
comme il convcnoit, mais humide &c tempéré, tel que le Printems a cou--
tume d'être. Les plantes 6c les arbres ont poufle hors de failbn. Après,
quoi font venus dans le Printems des vents très-rudes. Enfin cet Eté der-
nier les maladies contagieufes ont fait un ravage horrible dans plus de cent,
lieues de pays. Dans les maifons, ce n'étoit que malades: dans les chemins
qu'enterremens. Au commencement de cet Automne les grains étoient les
plus beaux du monde. Les peuples commençoient à refpirer dans l'efpé-
rance d'une abondante récolte. On étoit fur le point de la recueillir, lorf-
qu'il cil tombé une pluie fi extraordinaire , qu'en un jour 6c une nuit les.
rivières 6c les ruilTeaux fe font débordez , ont fait remonter contre leur
cours les torrens les plus rapides, ont enlevé les ponts les plus exhaunez,ont.
couvert de hautes collines, 6c fait de la campagne une valle mer, 6c ontra-^
vagé toutes les moiflbns.
Ici dans votre capitale, la défolation n'eft gucres moins grande. L'in-
nondatioQ en a enlevé toutes les barrières : elle en a fait écrouler les portes.-
& les murailles. Les tribunaux des Magiftrats, les greniers publics, les
maifons du peuple 6c des loldats, tout a fouffert. Bien des gens ont péri ,.
ou accablés lous les ruines de leurs maifons, ou fubmergez dans les eaux.
Ces calamités, certainement font des plus extraordinaires. Je ne fçache
pas que depuis plufieurs fiécles on ait rien vû de femblable. Comment
V. M. n'en eft elle pas efrayée ? Comment ne penfe-t-elle pas à exami-
ner férieulement en quoi elle peut avoir contribué à attirer de fi grands mal-
heurs? Mon zèle m'y a fait penfer pour vous, 6c je crois que de votre part
trois caufes y ont contribué.
Premièrement, votre conduite à l'égard de l'Impératrice mère. Cette
PrincefTc pleine de bonté, de fagefie, 6c de vertu, eft devenue votre mè-
re,, en vous adoptant, 6c vous deltinant l'Empire de concert avec Gin tfong.
Dès que vous fûtes entré dans le palais, elle y eut toujours pour vous tous
les foins de mère. Gin tfong étant mort 6c vous malade, on a vû cette Prrn-
ceffe à genoux devant l'appartement de l'Empereur, battant la terre du
front jufqu'à fe blcfler, prier pour votre ianté avec les dernières inftances.
Comment, après cela, fur le faux rapport de quelques langues empoifon-
nées , qui ont entrepris de vous aigrir contre elle , vous êtes-vous
laiflè pcrfuadcr que cette Princefle n'a pas toujours eu pour vous les fenti-
mens d'une bonne merc? quand cela feroit vrai en partie, eft-il permis à
un fils d'entrer en compte avec père 6c mère,. 6c de n'avoir pour eux de
la tcndrcflè 6c du rcfpccl, qu'à proportion qu'il jugera en avoir été.
traittc bien ou mal ? Qiii jamais a oui parler d'une telle maxime .^
En voici une au contraire bien mieux établie, 6c communément reçue.
\Jn grand bienfait, dit la tradition, doit faire oublier les petits fujets de
plainte. Or le feu Empereur vous a tiré du gouvernement d'une province
dont
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 6^
dont vous lui étiez encore obligé , pour vous élever fur fon trône, & vous Suite du
faire maître de tout l'Empire. Pour un prefent de cette nature, qu'a-t-il Ditcours
exigé de vous? Qii'à la pnere vous prifiiez foin de l'Impératrice foo épou- [""■ •"^*"
fe, & des Princeflés fes lilles.Ccpendant,dès que ce Prince eft dans le cer- puUiques.
cueil, avant même qu'il foit inhumé, vous chagrinez l'Impératrice; vous-
reléguez les Princeflés dans un appartement reculé : vous n'y avez prefque
jamais paru : vous abandonnez ôc la mère ôc les Princeflés fes filles à la dif-
crétion, ou plutôt à la négligence de quelques bas Officiers. Trouvez
bon, qu'en cette matière je raifonnc du petit au grand. Imaginez-vous un
homme du peuple, que quelques arpens de terre font vivre avec fa femme
6c quelques filles qu'il en a eues. Se voyant fur l'âge ôc fans fils, il adopte un
jeune homme de fa famille, 6c le fait * fon héritier. Celui-ci maître du
bien, ne voit pas plutôt fon père mort, qu'il difpofe abfolument de fes
biens à fa fantailie , n'a aucun égard pour la mère , ni aucun foin de fes
fœurs. Elles ont beau foufrir,foupirer, gémir, 6cfe plaindreril cfl; infenfible
atout. Qiielle idée, croyez- vous, qu'auroit tout le voifinage d'un fils de
ce caraétere? Qu'en penferoit-on ? Qu'en diroit-on? Or un tel procédé dé-
crieroit un villageois dans fon village : Que doit attendre d'une conduite
bien plus criante, un Empereur Oar qui font attachez les yeux de tous fes
fujets? Le moyen qu'il en foit aimé.
En fécond lieu, le feu Empereur naturellement facile & bon, s'eft tou-
jours fait une peine de contredire ceux qu'il employoit. Les dernières an-
nées de fon régne, étant violemment tourmenté d'un mal de poitrine, il
s'efl; rebuté des ibins du gouvernement, £c s'eft prefque entièrement repofé
de tout fur quelques uns de fes Officiers. Il s'en faut bien qu'on ait toujours
fait le choix qu'on devoit. On a vu afléz fréquemment la brigue & l'inté-
rêt l'emporter fur le mérite & la vertu. Quelque foin qu'ayent pris pouf
fe couvrir les auteurs de ces injullices, ils n'ont trompé que le vulgaire peu
attentif 6c peu inft:ruit. Les gens éclairez en ont gémi : mais ne fçachantà
qui recourir, vu l'état où étoit le Prince, ils ont gardé le filence. Leur
confolation étoit qu'un jeune Prince comme vous, montant fur le trône,
éxamineroit tout par lui-même, s'inftruiroit de tout avec foin , 6c main-
tiendroit avec vigueur l'autorité fouveraine. Ils efpéroient qu'alors on éloi-
gneroit les gens incapables,, qu'on avanceroit les gens de mérite: que l'é-
quité toute pure régleroit les punitions. 8c les récompenfcs: enfin que par
cette fage conduite, la cour 6c tout l'Empire changeroit de face.
Voilà ce qu'on efperoit,. 6c c'elt ce qu'on n'a pas encore vu. Dès le
commencement de votte régne, vous paroifléz auflî fitigué du poids des
affaires, que l'étoit Gin tfong accablé de maladie les dernières années du fien.
Vous abandonnez plus que lui la déciiion des affaires à certains devosOfliciei-s
5c l'on diroit prefque que vous craignez de voir clair dans leur procédé.
On vous a prefenté quantité de mémoriaux, dont quelques-uns étoient de
la plus grande importance. Vous n'y avez fait nulle attention. Sous prétexte
de.;
* Les filles en Chine n'héritent point.
ÎST n n n ?,
limités
publiques
(;j-4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suites' du delaifler aller les chofes l'ancien train , vous n'examinez rien à fond : & pen-
Difcours dant qu'on veille avec acention fur des bagatelles, m\ néglige entièrement
fur les Ca- ç^ ^y^ f^ji; Je fond du gouvernement.
11 y a dans les emplois des Officiers tout à fait indignes, gens fans mérite
& fans vertu: vous les connoiflcz: & comme il vous n'aviez pas le courage
de les éloigner, vous les y lailîez. L'Empire ne manque pas de gens capa-
bles, qui joignent à de grands talcns beaucoup de lagcfic £c de probité.
Vous en êtes très-bien inilruit , & vous les reconnoillez pour tels; cepen-
dant vous ne penfez pas à eux. Tel parti ell dangereux, ôc fujet à de grands
iuconveniens : on vous l'a fait voir , vous en êtes convenu , cependant
vous le laiflez prendre. Tel autre parti eft bon, vous le Içavez: on vous
en a fait toucher au doig les avantages. Cependant vous n'ofez vous dé-
clarer Se dire: je veux qu'on le prenne. Ceux dont vous vous fervez, fen-
tent cette foibleflé: ils en profitent, ou plutôt ils en abufent. Plus maî-
tres encore qu'ils n'auroient pu l'être fur la fin du dernier régne, ils font
ftuflî plus hardis. Leur caprice ou leur intérêt décide de tout. Avancer
les gens les plus incapables, & abfoudre les plus criminels, ne font pas cho-
fes dont ils rougiflént. En un mot ils oient tout, & ne gardent plus de
mefure. C'eil ainfi que vous gouvernez l'Empire: eft-ce là dignement
répondre à ce qu'il attendoit de vous .''
En troifiéme lieu, vous avez à la vérité de belles qualitez naturelles : mais
êtes vous mieux partagé que ne l'étoient Tao, Chun, Tu^ & Tchingtang?
Il faudroit à l'exemple de ces grands Princes, chercher à enrichir un fi
beau fond , en profitant des lumières des fages. Or c'cffc ce qu'on ne vous
voit point faire. Au contraire, avez-vous eu quelque vue, & avez-vous
pris un parti? Quelque chofe qu'on vous dife pour vous en faire fentir les
inconvenicns , vous ne voulez jamais en démordre. Non, les plus vaillans
foldats ne défendent pas avec plus d'opiniâtreté une place où l'ennemi les
afTiége, que vous défendez votre fentiment. Tout ce qu'on vous dit de
contraire, n'entre point dans votre efprit. En ufer de la forte, ce n'eft
pas travailler fuivant la maxime de nos fages, à réunir bien des rivières pour
en former une vaftc mer. Un fage Prince écoute tout, fie pefe tout fans
prévention. En examinant difl-'èrentes vues, il ne dit point: celle-ci ell
de moi, celle-là d'un autre. Celle-ci eft d'un de mes proches, celle-là
d'un parent plus éloigne. Celle-ci m'a été fuggérée d'abord, cclle-Li n'eft
venue qu'après. Ces diftcrences ne font point ce qui le fait pancher de cô-
té ou d'autre: il cherche la meilleure & c'eft tout. Or comment la diftin-
gueroit-il cette meilleure vue, s'il le laiflbit préocuper par de femblables
préjugez?
Le Chu king dit : „ Quelqu'un ouvre un avis contraire à vos inclinations
„ & à vos idées: c'eft une raifon pour vous de préiumer qa'il eft bon, 5c
5, d'en' pcfcr avec plus de foin l'utilité & les avantages. Un autre donne
„ dans vos vues, dés-là il faut faire une plus grande attention aux raifons
„ qui les combattent. „ Que fi contre ces maximes n'écoutant avec plai-
fir, Se n'embraflant avec joie que ce qui s'acorde avec vos idées, vous re-
jet-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 6ff
jcttez tout le refte, fi même vous vous en irritez: l'effet naturel de cette Suite du
conduite, eil que les flateurs fe produilbnt , & que les gens de probité fe P''^^^"^^ •
retirent. Elt-ce le moyen de procurer le bonheur de vos fujets, & d'il- ]Ymi^és ^'
luftrer votre régne? Votre dynalHe, dès Ion commencement,' à l'exemple publiquej,
des précédentes, a établi des Cenléurs, qui tuiîént, pour ainfi parler, les
oreilles & les yeux du Prince: afin que ni Minilhes, ni autres, n'ofaflent
rien lui cacher de ce qu'il importe qu'il connoilfe. Toutes les nifaircs qui
viennent à la cour, paflént par les mains des Minirtres. Ce font eux qui
en déUbérent, qui en décident, 6c qui fous le bon plaiiir duPruice, en
promulguent la décifion: s'il arive qu'un Cenfeur, iélon le devoir de fa
charge,- vous faffe des reprélentations fur ce qu'ils décident, & vous propo-
fë fes raifons : V. M. au heu d'examiner elle-même l'on mémorial, le re-
met fur le champ à ceux-là mêmes , dont on cenfure la décifion , & s'en-
rapporte à leur jugement. Gi font ceux qui ont alfez de droiture pour re-
eonnoître que ce qu'un autre propofe, vaut mieux que ce qu'ils ont déjà
ïéfolu. Encore moins en trouve- t-on qui avouent qu'ils ont eu tort,
& que la cenfure eft jufte. Tout ce que V. M. gagne à en ufer de la
forte , c'eft de fe faire la réputation d'un Prince qui n'aime point les
avis, 6c qui cherche à s'en déhvrer. Pour vos Officiers, ils en retirent cet
avantage d'être les maîtres abiblus, 6c tranquiles dépofitaires de l'autorité
fouverainc.
Les trois points que j'ai touchez, ne font point chofes fécrettes. Tout
le monde en eft inftruit. Il n'eft point d'Officiers fidèles 6c zèlez qui n'en
gémiffent. Mais on craint de votre part un mouvement de colère , 6c de
la part des perfonnes intcrefièes un refièntiment prcfquc aufli terrible. Ain-
fi l'on n'ofe parler. Cependant la triftelfc, le chagrin, l'indignation ,.rég-
nent dans le cœur de vos bons fujets. Plus ces fentimens iont retenus y plus
ils font violens, 6c je ne m'étonne point qu'ils attirent cette intempérie des^
faifons. Si j'ai la hardieflc de parler ainfi, c'eft pour vous fupplicr de faire
attention qu'ayant au-dcifous de vous les hommes, vous avez Tien au-deflus,,
6c pour vous conjurer de répondre aux delfcins du ciel, 6c au défir de vos
fujets. Vous ne le pouvez mieux faire qu'en remédiant efficacement auK.
trois points que j'ai marquez. Aquittez-vous envers l'Impératrice mère,
de tous les devoirs d'un bon fils. Soyez attentif à lui faire plaifir, Sc fai--
Ees-vous une affaire de la rendre heureufe 6c contente. Témoignez de la
bonté aux jeunes Princeffi;s vos iosurs, ayez l'œil à leurs befoins ; établif-
fcz les quand il fera tems. N'abandonnez à peribnne l'autorité fouveraine :
elle n'appartient qu'à vous feul.Dans le choix de vos Officiers, diftinguez le
vrai mérite: dans les récompenles 6c les châtimens,ayez uniquement égard
à la grandeur des fervices, 6c à la griéveté des fautes. Fermez déformais la
porte aux flateurs, éloignez ceux qui font en place. Ouvrez la porte aux
avis. Ecoutez fans préjugez tous ceux qu'on vous donnera. Suivez avec
courage 6c avec confiance, ceux qui icront les plus falutaires.
Au refte il ne fuffit pas de témoigner par des paroles, que vous voulez dé-
formais tenir cette conduite : il. faut qu'on le voye par vos actions ,: 6c que
ces
6f6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
ces aftions procèdent en effet d'une réfolution ferme 6c fincere. Rien ne
réfîile à cette fincéritc, quand elle eft parfaite. Les pierres même Se les
métaux lui ont cédé plus d'une fois. Le moyen que les hommes y réfiftent.
Miiis auffi, 11 elle vous manque, les apparences ne produiront rien. Non,
vous ne remuerez point le moindre de vos lujets : bien moins pouvez-vous
efpérer de toucher Tien. Ne vous trompez pas , dit le Chi king, en di-
fant: il eft au-deflus de nous bien élevé, &:c. Tout élevé qu'eft Tien au-
defius de nous, il nous entend cependant Sc nous voit de près. Nos fenti-
mens naiffent à peine au fond de nos cœurs, que lien dès-lors en eft inftruit.
Faut-il donc qu'il fe préfente à vos yeux fous une figure humaine, ou qu'il
frappe vos oreilles par le fon d'une voix fenfible? Je connois le peu que je
vaux, 8c combien peu je vous fuis utile: mais je ne me crois pas pour
cela difpenfé de vous dire mes fentimens , 5c de vous expofer mes foi-
bles vues. C'eft à V. M. de les examiner à loilîr, £c d'en porter votre
juganent.
Autre Remontrance du même Se ma kuang au même Ew"
pereur Yng tfong.
Remon- A La fin de la troifiéme lune de cette année, j'eus l'honneur d'exhor-
.trances j\^ ter V. M. à publier une déclaration capable d'ouvrir la porte aux
dun Sujet ^^j^^ Ces jours-ci V. M. fçachant que j'étois de retour à la cour, a eu la
yerain. "' "bonté d'ordonner qu'on me fît voir fur cela une déclaration minutée en dat-
te du cinquième jour de cette cinquième lune. On ne peut pas être
plus fenfible que je l'ai été à la .première nouvelle que j'en ai eue. Outre
Su'il m'étoit fort agréable d'apprendre que V. M. avoit bien voulu donna"
ans mes vues , l'avantage que j'en efperois pour tout l'Etat, étoit pour
moi le fi-ijet d'une bien plus grande joye. Mais en lifant cette minu-
te , j'y ai trouvé , je vous l'avoue , des chofcs que je ne puis goûter.
Plutôt mille fois mourir que de vous le diflimuler. Rien de mieux
que le commencement &: la fin de cette déclaration: mais vers le mi-
lieu on lit ces paroles. „ Qiie fi quelqu'un en nous préfcntant des mé-
„ moires, des avis, ou des remontrances , parle par inclination, ou par
«, intérêt, oublie fon rang, touche trop librement aux grands & fécrets ref-
„ forts du gouvernement, rebat en d'autres termes des chofes établies ôc
„ pratiquées , affecte , pour fe faire valoir , de s'oppofer aux vues de la
„ cour, fe vend & fe livre à la populace, en foutient les inclinations, 6c
^, les abus, pour iè faire une vaine réputation. Comme tout cela fcroit
„ t-rès-nuifible, fi on le laiflbit impuni: je ne pourai me dilpenfer de faire
,^ en effet punir ceux qui s'en trouveront coupables. „
Prince, je l'ai toujours oui dire, 6c il eft vrai. Quand un fagc Prince
rraitte avec bonté fes Officiers , ^ témoigne compter fur eux : quand en
ban-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ôfj
banniflant les foupçons £c les défiances, il met, pourainfî parler, leur zè-
le au large : alors ces Officiers de leur côté, libres de crainte 6c d'inquiétu-
de, s'ocupent tout entiers du loin de le bien fervir. Comme ils font aflu-
rez, du cœur du Prince, ils lui ouvrent aufli le leur, & ne lui laifîent rien
ignorer de ce qu'ils jugent lui être utile. Vous, par une précaution hors
defaifon, dans une déclaration faite exprès pour exciter tous vos bons fu-
jets à vous aider de leurs avis : vous inférez fix reftriélions tellement con-
çues, que quiconque ofera parler, ne peut éviter de périr, fi on veut le
perdre. On ne pouroit , à mon fens , gueres mieux s'y prendre, pbur
obliger chacun à fe taire.
Suppofons cependant que quelqu'un parle : pour peu qu'il blâme ou qu'?l
loue dans fon difcours , rien de plus aifé que de le perdre, en difant que
c'eft haine ou liaifon fécrette,ou quelque autre intérêt caché qui le fait par-
ler. Pour peu qu'un Officier en charge touche en paflant quelque point ,
qui dans la rigueur ne fe trouve pas être exactement de Ion relTort, il eft:
perdu, fi l'on veut: on dira qu'il oublie fon rang. Celui qui aura traitté
dans fon difcours de ce qui peut troubler l'Etat, & des moyens d'en af-
furer le repos, paflera, quand on voudra, pour avoir touché trop libre-
ment aux grands reflbrts du gouvernement : fi par hazard on traitte une
matière à laquelle quelque ancien édit ait du rapport, on paflera pour re-
battre mal à propos des chofes établies & pratiquées. Le zèle infpire encore
ù quelqu'un de fe déclarer dans l'occafion contre certain nouveau règlement
qui fait de puis peu tJant de bruit: s'il en expofe les inconvèniens, on l'a-
cufera de chercher à fe faire valoir , en frondant les vues de la cour. Enfin
l'on ne poura tâcher d'attendrir le Prince fur les miferes de fes peuples, fans
s'espofer à être condamné comme un broiiillo», un féditieux, un chef de
révolte. Cela étant je ne vois plus rien, fur quoi on puifle s'exprimer avec
quelque fureté.
Certainement une déclaration ainfi conçue, au lieu de vous procurer des
mémoires Se des avis , vous en prive plus que jamais. Je vous fupplie donc
très-inrtamment de retrancher ce milieu, & de le remplir d'une autre ma-
nière, conformément à ce que j'eus l'honneur de vous expofer le trentième
de la troifiéme lune. Il eft du bien de votre Etat ôc de votre honneur,
qu'on n'ait pas lieu de foupçonner qu'en demandant des avis, vous voulez
réellement leur fermer la porte.
Tome IL Ooo o
<îj-8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
La fix'iéme des années , nommées Kia yeou , Tchin kieou
étroitement lié avec deux Eunuques du Talais très-accréditez ,
obtint rimportant emploi de Kiu mi, ^ fit tant par fe s intrigues ^
que non-feulement les affaires qui concernoient la guerre , mais en-
core toutes les autres, paffbient par fes mains. Tang kiai, Fan fe
tao, Linhoei, Tchao pien,Ç^ Ouang tao, qui étoient Cenjeurs,
r attaquèrent ouvertement , Ç^ préjenterent à l'Empereur contre
lui, remontrances fiir remontrances . Tchin kieou récrimina ,
acufant de cabale fes aggrejfeurs : comme ceux-ci avaient indi-
qué les Tairons de Tchin kieou , l'Empereur avoit pris ces
avis pour un reproche quon lui faifoit d'être gouverné par les
Eunuques, & ce reproche r avoit pic que. Le parti qu il prit,
fut de cajfer en même tems Tchin kieou , Ç^ les Cenfeurs, ^
de leur donner à chacun dans les ^Provinces un autre emploi.
Ngeou Yang Sieou , qui fut depuis un des plus fameux hom-
mes de la T)ynajiie Song, commençoit alors à être fur les rangs,
^loiquil fût par fon emploi fubalterne de Kiu mi , il prit le
parti des Cenfeurs. Il demanda quils fujfent rappeliez (^ ré-
tablis. Il préfenta pour cet effet la Remontrance fuivante.
Remon- T)Rince, depuis que vous régnez , on vous avoit vu jurqu'ici ouvrir
trances de |^ ^ux avis un chemin très-large. S'il arivoit quelquefois qu'il y eût
^mu\^^^ dans les remontrances quelque endroit répréhenfible, & qui méritât châ-
l'Ëmpe- timent, pour ne pas rallentir le zèle de vos Officiers, vous le pardonniez
ïcur. avec bonté. Je vois néanmoins que depuis peu dans un feul jour vous avez
fait le procès aux cinq Cenfeurs , qui ataquoient "ïchin kieou , vous les avez
tous caflez de leur emploi , & reléguez loin de votre cour. Vous ne fcau-
riez vous imaginer , quelle furprile à caufé à la cour 6c dans les provinces
un pareil ordre de votre part, & combien de foupçons il a fait naître dans
lesefprits. Pour moi, je n'ai point vu les remontrances des Cenfeurs. Je
n'en fçai point exaftement le fort, 6c le foible. Mais je fçai que Tang
kiai. Fan fc tao, &c. font depuis long-tems dans l'emploi; quejufqu'ici
ils s'en font aquitez avec honneur, & qu'ils ont à votre cour la réputation
de gens fans reproche. Le moyen de fe perfuader que fe démentant tout-à-
coup de leur ancienne probité, ils ayent voulu vous furprendrc & vous im-
pofer.' Non, il n'efl pas natiu-el de s'imaginer un changement fi extraordi-
naire ôc fi fubit.
Certainement j il faut l'avouer, l'emploi de Cenfcur à toujours fes dif^
ficul»
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. Cfp
ficultcz, quoique différentes en différens tems, ou plutôt fous différens Suite des
régnes. Le Prince eft-il naturellement chagrin, Ibupçonneux, fier, Irj^^es"^!^
cruel, auffi éloigné de vouloir entendre fcs propres fautes,^ qu'ardent à rc- l^^e"ra„^
chercher , & facile à croire celles d'autrui ? Alors les Miniftres & les Smui
Grands l'ont dans l'allarme 6c dans la crainte. Dans un tems comme celui-là, l'tmpe-
c'eft une choie bien dangereufe 6c bien difficile, de donner des avis au Prin- '■'^"''•
ce fur fa conduite: les plus habiles n'y réuffu-oient pas. Mais déférer alors
un Miniftre, ou quelque autre grand Officier , c'eft choie ficile Se fans
danger. Le Prince efl-il au contraire doux , modéré, obligeant, févére à
foi-méme, indulgent à l'égard des autres, aufîi prompt à jullifier ceux
qu'il employé, qu'à fe condamner foi-même? S'il arive qu'en même tems,
comme il eft affez naturel, un Miniftre ou quelque autre Grand, appuyé
des gens du dedans, ait en main l'autorité , foit en pofleffion d'être initruit
de tout avant l'Empereur, 6c en état de faire fentir à quiconque les effets
de fa vangeance: dans de femblables conjon£tures, rien de plus aifé que de
donner dans l'occafion des avis au Prince fur fes fautes perfonnclles. Mais,
pour ataquer alors le Miniftre, il faut certes bien du courage : 6c quand
on ofe le faire, il eft rare qu'on y réuffiffe. C'eft une expérience de tous
les tems : 6c ce point mérite quelque attention.
La même expérience nous apprend que les Princes, félon les dift'crentcs
circonftances, ont plus ou moins de difficulté à bien juger de ce qu'on leur
expofe: 6c que fçavoir le faire, eft un grand art. Deux partis oppofez
font des repréfentations au Prince, chacun produit fes raifons, 6c tourne
les chofes à fa manière. Chacun fe donne pour homme zèle, fidèle, 6c
défintéreffé. Chacun, à l'entendre, ne vile qu'au bien public. A quoi
s'en tiendra le Prince? S'il connoiffoit à fond ceux qui parlent : s'il fçavoit
que tel eft un homme droit 6c fidèle, tel au contraire eft une ame baffe 6c
habile à fe déguiier : s'il diftinguoit nettement dans leurs diicours, ceci eft
réellement du bien de l'Etat, cela eft réellement un intérêt perfonnel qu'on
couvre du nom de zélé pour le bien public, dès-lors plus de difficulté à
prendre parti.
Voici les moyens qu'on donne pour faire autant qu'il eftpoffible, un
jufte difccrnement. On vous prélente un difcours , où l'on parle fans dé-
tour en termes clairs 6c expreffifs, quoique peut-être un peu durs : vous trou-
vez qu'on vous y dit des chofes peu conformes à vos inclinations 6c à vos
vues, 6c par-là même délagréables. A la première lecture que vous en fû-
tes , vous fentez naître en votre cœur du reffentiment 6c de la colère. Mo-
dérez-vous, &C concluez que l'auteur de ce difcours eft un fujet fidèle 6c
zèle. Il vous vient un fécond difcours, dont les expreffions font douces 6c
coulantes, mais peu précifcs pour le fens. Vous trouvez qu'on s'y étudie à
juftifier vos ordres paffez , èc à donner dans vos vues préfentes. Auffi-tôt
naît la complaifance 6c la joie. Réprimez ces mouvemcns, 6c défiez- vous
que celui qui parle, ne foit un lâche flateur qui ftcrifie à fcs intérêts le
bien de l'Etat 6c votre gloire. De même un de vos premiers Officiers, vous
fait des repréfentations fur une affaire de fon reflbrt, par des remontrances
Ooo o i i"<^ite-
660 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE^
' des réitérées a la race ue toui i xLiuync. ii u a pas piuuoc écrit ou pane , que
on- tout le monde eft inftruit de ce qu'il propole. On en parle, on l'examine,.
", ''^ le public en devient juge. QlicI elt l'homme qui ne içait qu'il n'eft pas
"i""^ poilible de tromper tout le monde? Il eft donc à préfumeV que fes propoli-
Suite des réitérées à la face de tout l'Empire. Il n'a pas plutôt écrit ou parlé, que
Remon-
trances
l'hrape- tions ou les reprél'entations font un pur effet de ion zèle. Un autre propo-
reur, fe fes vues fur une affaire qui n'ell point de fon relîbrt. Il fe cache pour Ig
faire: il demande un grand fccret: il n'eil point d'inftance qu'il ne fafTe
pour engager le Prince à prendre un parti fans communiquer la chofe à
perfonne. C'eft en apparence par ellime pour les lumières extraordinaires
Se fupérieures du Ibuverain. Mais dans le fond, c'eft communément qu'il
a quelque intérêt caché, Sc qu'il craint qu'on ne le démafque. L'expérien-
ce de tous les tems a autorifé ces régies. Un Prince qui fçait les fuivre, dif-
cerne fans grand ambaras, Sc communément alTezjufte, les différeus mo-
tifs qui font parler.
Nous avons amourd'hui dans V. M. un Prince tempèrent, appliqué, la*
boricux, qui ne fe pardonne rien, qui aime à être inftruit de fes fautes, qui
ne s'offenle point des avis,, lors même qu'on les lui donne fans ménagement
2c fans détour. Mais à l'égard, de ceux qui vous fervent , & fur- tout des
Officiers que vous employez , vous êtes tout autre. Ce n'eft qu'honnête*
tez, que bienfaits, qu'indulgence. Vous vous faites véritablement une
peine de les changer. Leur réputation vous tient au cccur. Vous les fou-
tenez autant qu'il eft pofTible , 6c toujours plein pour eux de bienveillance,
vous ne pouvés vous perfuader qu'ils, ofent s'en rendre indignes. De forte
que je crois pouvoir dire que nous fommes dans ces tems dont j'ai parlé ,
où rien n'eft plus aifé que de donner dans l'occafîon des avis au Prince fur
ce qui regarde fa perfonne , mais où il eft bien dangereux d'ofer toucher à
ceux qui l'approchent.
Depuis que je fuis à la cour, voici ce que j'ai via. Une des armées nom-
mées Kingyeou, Fan tchongyen ofa parler en qualité de Cenfeur, fur la con-
duite de Liu y kkn, un des Miniftres : il lui en coûta la perte de fbn pofle ,.
Sc on l'envoya {împleMagifl:rat dans une ville de province. Une des années;
nommées Hoang yeou., le même Tang kiai dont il s'agit aujourd'hui, parla
hautement en qualité de Cenfeur contre Oucn yen po auffi Minillre. Il eut
le même fort que Fati tchongyen. La même chofe ariva quelque tems après
à "ïchao pien^ 6c à Fan fe /««, pour avoir foutenu Leang tche contre Leou
kang 6c fa cabale. Han kiang il y a deux ans , pour avoir cenfuré /''o«/'i,
fut relégué à l'fai tcheou. Enfin tout récemment T'ang kiai ^ Tchao pien,-
Fan fe tao, Liu hoci^ 6c Ouang tao ont été çaflèz, pour avoir déféré 'Tchin
kieou. De tant de Cenfeurs deftituez de leur emploi dans l'efpace de vingt-
ans, je ne f cache pas qu'un feul l'ait été,, pour avoir ofïenfé perfonnelle*
ment le fouverain.
Voilà ce qui me fait dire, que dans le tems où nous fommes, on peut
avec fucccs 8c fans aucun danger donner des avis au Prince fur la conduite :
mais que pour ataquer celle d'un Miniftre, il faut un' courage à toute
tpreuve, 6c que celui qui ofe le faire, n'y réufîk prefque jamais. Si V.
M.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 66i
M. vouloit bien faire quelque reflexion fur le morceaud'hiftoire que je Suite des
viens de lui nuipeller,elle en conclûroit,ce me fcmble, allés naturellement, Remon
?uel eil: le zèle & le courage dé tang kiai & de fes collègues. De ces cinq ^^^""^^^^^
;!enfeurs récemment cafiez, il n'y avoit que Liti hoei qui fût nouveau dans smitz
l'emploi. Les quatre autres y étoient depuis long-tems. Tang kiai pour l'Empe-
une affaire fémblable a été relégué dans le ^«(7»^//, où il feroit mort, fîV. reur.
M. en lui permettant de changer d'air, ne lui avoit rendu la vie. Fan fc
tao &C T'chao pien ayant eu déjaune fois le même fort, ont paflc plufieurs
années dans de fimples Magiftratures. Tous trois ont été rétablis dans leur
emploi. Tous trois le fouvenoient de leur difgrace paflee , & voyoient bien
qu'en ataquant Tcbin kieoti , ils avoient encore plus à craindre. Rien de
tout cela ne les arête. Le devoir leur dit qu'il faut parler : ils le font avec
eourage. Voilà certainement ce qu'on appelle des fujets fidèles , toujours
femblables à eux-mêmes, 6c d'une fermeté à toute épreuve. Leur collè-
gue Ouang tao étoit un pauvre Lettré, fans biens, fans appui. Hang kiong
l'ayant connu par hazard , lui trouva un vrai mérite. 11 le fit fon Protec-
teur, 6c le produifit pour être Cenfeur. Bien-tôt Han kiang devenu Tchong
tching tenta des choies contraires au bien de l'Etat. 0«£7«^ ^ao s'yoppofa
avec vigueur, 6c foutint fi bien les intérêts de l'Etat contre les artifices 6c
la cupidité de Han kiang^ que celui-ci ne changeant point de conduite,
fut enfin publiquement jugé coupable , 6c févérement puni. On fçait
combien il ell naturel d'avoir des égards pour fes bienfaiteurs, de les fou-
tenir dans les occafions, ou du moins de les épargner :' préférer fon devoir à
tous ces égards, comme a fait Ouang tao, & faire céder au bien commun
les fentimens d'une reconnoifiance perfonnelle 6c particufiére: ce ne peut
être que l'effet d'une droiture 6c d'une équité non commune. Voilà,
Prince, voilà quels font les Cenfeurs récemment calTezt. Je ne flatte point'
leur portrait: chacun les y reconnoîtra fans peine.
Elt-il à préfumer que des gens de ce caraftcre , quand on fuppoferoit
qu'ils fe font trompez, ayenteu, en ataquant Tchin Kieou, d'autre motif
que leur devoir, 6c d'autres vues que le bien public? Quelqu'un peut-être,
pour les rendre odieux , les aura repréfentez comme des frondeurs 6c des
gens de cabale fécrcttement liguez entre eux pour inquictter les grands
Officiers, 6c fe rendre redoutables. Mais fur quoi fonder celte acuiation?
Un fait tout récent 6c très-connu ne la détruit que trop. L'année der-
nière Han kiang déféra Fou fi Minillre d'Etat. Vit-on 'Tang Kiai 6c Fan fe
tao profiter del'occafion, 6c fe joindre au délateur? Au contraire eux 6c
leurs collègues, avec leur équité ordinaire, firent fentir à V. M. 8c à
tout l'Empire les artifices de l'aggreflcur & l'innocence de l'acufé. Où
ell donc fa prétendue ligue 6c le prétendu complot des Cenfeurs? Non,
Prince, un ioupçon de cette nature ne peut tomber fur des gens de ce ca-
raétére : auffi paroît-il que V. M. n'y a pas donné une entière créance.
Elle les auroit autrement traittcz, en leur ôtant le rang qu'ils avoient. Elle
n'a pu fe réibudre à les laifier ians emploi. Elle a confié à chacun d'eux
des poftes afléz importans. On a fcnti que c 'étoit avec regret qu'on les-;
O 00 o \ éloiy
Mi DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
éioignoit. En effet, outre que c'eft une perte pour votre cour, c'eft fer-
mer la bouche à tout autre, & l'Etat ne peut manquer d'en fouffrir. H
auroit ctc à louhaitter que V. M. plus attentive au zèle, au défintérefle-
incnt, &: à la conilance de ces Cenfeurs, eût encore moins accordé aux
vains ioupçons de leurs adverfaires. • Mais ce mal , tel qu'il puifle être,
cil facile à réparer. Vous avez puni en les éloignant, ce qu'ils pouvoient
avoir commis de faute. Laiflez maintenant agir votre bonté. Pour infpi-
rer à vos bons fujets le défintéreflement, le zèle, &: la liberté de parler,
rappeliez & rétablilTez Tang kiai 6c les collègues. Tout votre Empire y
applaudn-a.
D'i/cours du même Ngeou yang fîeouy?/r la Secîe Foë.
IL y a mille ans & plus, que notre Chine a le malheur d'être infe«îtéc
de la ieéle de Foé *. Pendant ces mille ans il n'y a point eu de tems ,
oti les gens éclairez ne l'ayent déteftée , & n'ayent fouhaitté la pouvoir
détruire. Nos Empereurs plus d'une fois l'ont profcrite parleurs édits:
on a fouvent cru que c'en étoitfait: elle s'eil cependant toujours relevée
avec de nouvelles forces, 6c les chofes en font venues fouvent juiques là,
qu'après tant de tentatives fans fuccès, on a regardé ce mal comme in-
curable. Eft-ce donc qu'il l'ell: en effet? Non. C'eft qu'on s'y prend
mal pour y remédier. Un habile Médecin, pour bien traitter un ma-
lade, examine oii eft le mal, 6c d'où il vient. S'il trouve qu'il a fon
origine dans la foibkffe du tempérament , ou dans quelque épuifement
d'cfprits , fans ataquer direélement par fes remèdes les accidens furve-
nus , il va droit à la fource. Il travaille à réparer les efprits , à forti-
fier le tempérament : 6c les accidens ceffent d'eux-mêmes.
C'eft ainli qu'il faut en ufcr à l'égard du mal que nous déplorons. Foè
étoit un barbare étranger aflez éloigné de notre Chine. Sa feâre étoit a-
parament dès le tems de nos trois fameufes dynallies. Mais la vertu 6c la
fageffe régnoient alors dans l'Empire : les peuples étoient bien inftruits de
leurs devoirs : les rits étoient en vigueur. Le moyen que la feéte de Foé
y trouvât accez? xA.près ces trois dynallies , le gouvernement ne fut plus
le même. On négligea l'inftruclion des peuples, 6c la pratique des anciens
rits. Cette négligence crût pcu-à-peu, 6c fe trouva telle après deux cens
ans , que la fecte Foé en profita, pénétra dans l'Empire, 6c s'y établit.
Allons donc à la fource d'un fi grand mal. Faifons revivre le gouvernement
de nos anciens Rois. Inilruiions les peuples comme ils faifoient. Réta-
bliffons dans tout l'Empire les anciens rits : 6c la fecle de Foc tombe-
ra, 6cc.
On
* Sede idohtrique venue des Indes.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
66^
On ne traduit point le refte du difcours. Il eft très-long, & fe réduit à
deux points. Premièrement, il expolè le gouvernement ancien. Il finit
cette expofition par dire, que depuis la ville capitale où étoit la cour, juf-
ques dans les moindres bourgades, il y avoit des écoles publiques, où un
choix de jeunes gens le formant à loifir fous de bons maîtres, fe rendoient
capables d'inftruirc les autres à leur tour. En fécond lieu, il étend fa pro-
pofition en difant que le ieul moyen efficace de faire tomber la fecte Foif^
eft de rétablir l'ancien gouvernement, principalement l'inftruétion des peu-
ples, 6c la pratique des anciens rits. Il apporte fur cela l'exemple de Mong
tfe^ qui, fans s'arrêter à des réfutations directes, inculqua fortement à ceux
de fon tems la charité & la juftice, & par-là fit abandonner les deux feélai-'
res Tang 6c Mé.
Difcoms du même Ngeou yang fieou, fur la difficulté
de bien régner^
ON ledit, 6c il eft vrai, il eft très-difficile de fe rendre habile dans Maximes
l'art de régner. ^ Mais encore quelles font ces difficultez ? Une des ^\'^IT
plus grandes confifte à faire un bon choix d'un premier Miniftre , 6c à ment."
fçavoir s'en fervir. Du refte , c'eft une maxime reçiîe , que quand un
Prince a choifi avec foin fon premier Miniftre: il faut qu'il ait en lui une
vraie confiance. Sans quoi celui-ci toujours en allarme n'ofera rien propo-
fer, ni rien entreprendre: par conféquent fût-il le plus habile homme qui
ait jamais paru , fon habileté fera peu utile , 6c il ne fera rien de grand.
D'un autre côté, fe rapporter de tout à un homme feul, ne rien mettre en
délibération quand il a parlé, ou bien négliger tout avis contraire, 6c rejet-
ter toute remontrance: outre que c'eft mécontenter le grand nombre, c'eft
s'engager bien légèrement, 6c s'expofer à de grands malheurs. Suppofons
qu'un Prince en ufe ainfi, 6c qu'il forme quelque entreprife, fans avoir te-
nu confeil, ou contre le fentiment d'un grand nombre, 6c malgré de for-
tes repréfentations , fur l'avis feul de fon Miniftre : fi la chofe par hazard
vient à réuffir , qu'il eft à craindre que le Prince s'applaudiffant d'un fuc-
cès qu'il doit au hazard, 6c louant avec excès fon Miniftre, ne dife comme
en triomphant , nous voyons plus clair que tous ces fages. Nous aurions
grand tort d'avoir égard à leurs avis, 6c à leurs remontrances.
Un Prince avec ces difpofitions eft bien à plaindre. A la vérité un fuc-
cès contraire l'en fera bien-tôt revenir. Mais la difgrace peut être fi gran-
de, qu'il la reconnoîtroit trop tard. Par-là bien des Princes fe font per-
dus: nous le voyons dans nos hiftoires. En voici un ou deux exemples. Fom
kien * pofledoit un Etat très-étendu. Il avoit de fort bons foldats , 6c pou-
voir
* C'eft celui qu'on appelle ailleurs ifin chi hoang.
664 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
voit mettre fur pied jufqu'à neuf cens foixante mille hommes. De ce haut
Suite des jj^gré de puilfance, jettant les yeux fur un petit Etat voifin, il lui prit en-
de^Gou" vie de s'en emparer. Cen'eft, dit-il en lui-même , qu'un allez petit coin
veriie- déterre: quelles forces y a- 1- il pour me réllfter? C'cll une conquête fûrc
ment. 5<; facile. Aufîl-tôt il s'y difpole. Tous fes fujcts étoient contraires à cet-
te entreprife également injulte & hors de faifon. Il eut lur cela des remon-
trances de la part des meilleures têtes : on lui en fit faire par fon propre
fils. Tout fut inutile , ce Prince entêté de fon idée , trouva Mou yong
tchoui^ un de fes Généraux qui l'y confirma. Pourquoi, Prince, lui dit-
il, écoutez-vous tant de gens.'' Que peuvent produire leurs dilcours , finon
4'obfcurcir vos propres lumières? Voilà un excellent homme, dit ,1e Prin-
ce, je n'ai trouvé que lui feul, qui fût difpofé comme moi , à affûrer par
cette conquête, le repos de mon Etat. Auffi-tôt les troupes fe mettent en
campagne, Se s'avancent vers Cheou tchun au Midi. L'ennemi donna def-
fus, avant qu'elles fulTent bien raflemblées, 6c la défaite en fut entière.
Fou kien ne fut pas plus heureux dans fes entreprifes au Nord. Huit cens
mille hommes y périrent, ou fe diffiperent. La même chofe ariva à Tfin
tai fous les 'ïang, La pcnfée vint à ce Prince d'ôter à Tfin le commande-
ment de Tai yuen^ 6c de le reléguer à Kiiin icheou. Ce qu'il y avoit de gens
à la cour intejligens fie fidèles, n'en eurent pas plutôt connoiflance, qu'ils
s'efforcèrent à l'envi de montrer à l'Empereur qu'il n'étoit pas encore tems.
Le Prince appellant pendant la nuit & en particulier Sine ouen yii fon confi-
dent ordinaire, qui faifoit l'emploi de Kiu ml: que peniéz-vqus démon
defTein , lui demanda-t-il? Bien des gens ne le goûtent point. C'eft un
proverbe, dit le confident, que celui qui bâtit une maifon fur le bord d'un
grand chemin , ne l'achevé pas en trois ans. Pourquoi écoutez-vous tant
e gens? Qui peut vous coniéiller mieux que vous même? L'Empereur fa-
tisfait de cette réponfe, lui dit: Un devin me promit dernièrement, que
je trouverois cette année un homme capable de me féconder dans le defiein
de faire fleurir mon Empire. Juftement je le trouve en vous. Auffi-tôt il
charge Siue ouen yu de drelTer l'ordre contre Tfin. Le matin quand on le
fçut, tout le confcil en pâlit. Six jours après la nouvelle arive, que 7//»
qu'on avoit averti, s'étoit révolté, 6c marchoit à la tête d'une grofle ar-
mée. L'Empereur faifi de triftefle £c de frayeur: c'eft ce malheureux Siue
oucnyu^ s'écria-t-il, qui m'a jette dans ce précipice. Il frémiflbit en di-
fant ces paroles , & vouloit "tirer le fabre pour le tuer de fa propre main.
Prince, dit Li fong en le retenant, votre repentir vient trop tard, le mal
cft fitit. Comme en effet, le mal étoit prefl'ant , 6c qu'on n'y voyoit pas
de remède, l'Empereur ôc fes Officiers fondoient en larmes.
Fou kleti & TJin tai chacun dans fon tems , fuivtrent , contre l'avis du
grand nombre , le fcntiment d'un homme feul qui s'acommodoit à leur
idée. Leur perte qui s'enfuivit , eft une preuve du danger qu'il y a
d'en ufer ainfi. Fou klcn cependant ne fe propofoit rien moins avec fonGé-
x\ér-A Mou yong tchoui^ que d'aflurer un repos durable à fon vafte Etat, par
,unc conquête qui lui paroiflbit également fûre 2c facile. Tjin tai regardoit
auffi
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ôôf
aufll *?/«? o«i?«.T« comme fon Oracle. Il comptoit par fon fccours d'agran- Saite des
dir Se de faire fleurir fon Empire. Tant il elt vrai que fouvcnt les Princes Maximes
s'aveuglent fur ceux qu'ils employent. de Gon-
A vous entendre, dira quelqu'un, un Prince ne peut donc avoir confian- méntf
ce en fon Minillre , quelque foin qu'il ait pris de le bien choiilr. C'elt
très-mal prendre ma penfée. Hoen kong Roi de Tfi eut de la confiance. en
Kong tchong. Sien îchu Roi de Chou en eut en l'chu ko leang. L'un Se l'au-
tre s'en trouvèrent bien. Mais aufli que confeilloient , ou qu'entrepre-
noient ces deux Miniftres, qui ne fût aprouvé de tous les iagcs? A-t-on
jamais vu perfonne ie récrier contre ce que les Princes ordonnoicnt parleurs
confeils ? Si ces deux Princes avoient vu le gros des Officiers donner des
avis contraires , les peuples en gémir & en murmurer ; eft-il à préfumer qu'ils
euflcnt voulu pouriuivre obftinément l'avis d'un feul homme , fe rendre
odieux à tous les autres, 6c s'attirer les malédiûions des peuples.''
Il y a, ce me femble, en l'art de régner une difficulté encore plus gran- Difficulté
de. C'eil d'écouter tout ce qu'on dit, &; d'en juger lainement. Il vient en l'art de
chaque jour aux oreilles d'un Prince des difcours de bien des fortes. Tantôt ''ésncr,
c'eft la flaterie qui parle, & qui employé l'éloquence & l'artifice, pour fe
faire écouter favorablement. Tantôt c'ell un zèle fincére à la vérité, mais
fans égards, fans ménagemens,ôc par- là très-importun. Ecouter l'une ScTau-
tre avec le difcernement convenable , c'ell une chofe qui a fa difficulté, mais
qui ne paffe pas la portée d'un Prince un peu éclairé & pénétrant. Comme
la complaifanceôc la flaterie plaifent communément, fur-tout aux Princes:
trop de droiture & de liberté à leur réfifter, peut naturellement les cho-
quer: en de femblables ocafions ne fe laifler ni furprendre ni iriter, c'ell
encore une chofe afléz difficile, mais qui ne demande après tout qu'une fa-
gefle Se une vertu ordinaire.
Quelle ell donc la grande difficulté? La voici. Il fagit d'une entreprife
confidérable, les uns propolént au Prince pour y réuiiir des moyens qui
n'ont rien de fort difficile, qui font félon les aparences aflez plaufibles :
mais qui dans le fond font peu iûrs. Les autres lui ouvrent un chemin
qu'il voit bien conduire en effist où il veut aller: mais le lui repréfentent fi
embaraffié Se fi plein de difficultez, qu'il paroît comme impraticable. Je
dis qu'alors il n'ell pas aifé au Prince de juger fainement fur ce qu'on lui
propofe, 6c de prendre le bon parti. Un ou deux traits de nos hilloires ren-
aront ma penfée plus fenfible.
Du tems que tout l'Empire étoit en guerre, le Prince de l'chao avoit un
Officier de guerre nommé Tchao ko. C'étoit lans contredit l'homme du
Royaume qui parloit le mieux fur ces matières, auffi fe donnoit-il fans fa-
çon pour le premier homme en fiiit de fcience militaire. Son père qui étoit
Officier de réputation, 6c qui avoit vieilli dans les armées, s'entretenoit
fouvent avec ce fils fur l'art de la guerre, 6c jamais il n'avoit pu l'embaraf-
fcr par fes queilions. Malgré cela il ne le regardoit point comme un hom-
me capable de commander. Au contraire il difoit fouvent en foûpirant :
Si jamais mon fils commande, le Royaume s'en trouvera mal. Le vieillard
']^me IL f PP P étant
verne
ment.
666 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite des étant mort, le Roi nomma peu après le fils Ko pour Général de fes trou-
Maximes pç5_ La mère demanda audience, &c rcpréfcnta au Roi ce qu'elle avoit
de Gou- j-Quyent oui dire à feu ion mari. Mais le Roi n'y eut point dégard. Voi-
là donc Ko Général. Il ataque l'armée de T/m: il perd la bataille ôck
vie. Et conléquemment à fa défaite, plus de quatre cens mille ilijets de
Tc/mo fe rendirent à 7/î«.
Tfm chi hoang voulant fubjuguer le pays de King^ demanda à un Officier
de guerre nommé I>i/«, combien il faudroit pour cela de troupes. Li fin
étoit brave & ieune. Il répondit que c'étoit aiîéz de deux cens mille hom-
mes. Cette réponie plut fort à Chi hoang. Cependant rencontrant Ouang
tfien ancien Général , il lui demanda ion fentiment. Celui-ci répondit
qu'il fiUoit fix cens mille hommes, fans quoi l'entreprife n'étoit pas lïire,
Chi hoang chagrin de cette réponlé: vous êtes vieux, dit-il iOuangtfteriy
votre âge vous rend timide. Aulîi-tot il nomme Lifm, pour commander
fon armée, & lui donne deux cens mille hommes, avec ordre de réduire
King. Ouang tften prend congé du Prince fur le champ, & fe retire à Pin
yang. Peu-après Li fin fut battu , lailîîi prendre à l'ennemi iépt grandes
villes, 8c s'en revint fort honteux. Chi hoang reconnoilTant fa faute, va
lui-même en perfonne à Pin yang faire des excufes à Oiiangtfim^ & le pref-
fer de vouloir bien commander fes troupes contre King. Je vous l'ai dit
répondit Ouang tften: je vous le répète: il me faut fix cens mille hom-
mes. Chi hoang promit de les lui fournir. Quand ces troupes furent
alTemblées, Ouang tfien marcha contre À7«g, & en fit heureuiément la
conquête.
Ces traits d'hiftoire rendent fenfible ce que j'ai dit de certains cas emba-
rafîans pour un Prince. Car enfin comment faire? Un Officier fait des pro-
pofitions très-raifonnables : il indique des expédiens: il répond aux difficul-
tcz. Tout ce qu'il dit, paroît aufli faii'able qu'avantageux. YoW^Tchao
ko & Li fin: n'étoit-il pas fage de les employer.^ Cependant ils perdirent
tout. Un autre propole des conditions très-difficiles, 6c comme impoffi-
bles : n'ell-il pas naturel qu'on le laifle là ? Voilà Ouang tfien. Cependant
il fallut y revenir, ou renoncer au fuccès. Dans des cas de cette nature;
écouter tout ce que chacun propofe, en juger fainement 6c prendre tou-«
jours le bon parti : c'ell: ce que j'appelle difficile.
Au reile fi Chi hoang 8c le Prince de 'tchao en prirent un mauvais, une
chofe, à mon fens, y contribua fort. Les vieux 8c anciens Généraux,
bien loin de fe diffimuler à eux-mêmes, ou à leur maitre, les difficultez
d'une entreprife, voulant s'afiTirer du fuccès, les fuppofent encore plus gran-
des, qu'elles ne le font peut-être en effiït. Cela ne plaît pas aux Princes",
qui voudroient ne point trouver d'obllacle à leurs defirs. Au contraire il
eft ordinaire aux Officiers encore jeunes , 8c nouvellement avancez , de
chercher, pour fe faire valoir, à l'emporter fur les autres. Ils ont du feu 8c
de la bravoure: ils s'y laiflent emporter, 8c tout leur paroît fivorable. Ce-
la eft communément du goût des Princes, particulièrement de ceux qui
ambitionnent le nom de conqucrans. Ils écoutent avec plaifîr, 8c croyent
avec
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 66j
Vftt facilité un Officier, qui à peu de frais fe charge du fuccês d'une en- Suite de»
treprile qu'ils ont à cœur. ^ Cela n'ell; que trop ordinaire aux Pri.ices, ^^q"^*
& les deux dont j'ai parlé , firent cette faute , qui leur coûta cher, vemc '
Celle que fit le Prince de tchas fut après tout plus conlidérable; auffi ment.
ne put- il s'en relever.
Un hiilorien dit qu'avant Ko c'étoit Lienpo qui commandoitles troupes
de 'Tcbao contre TJln. Tfin^ qui craignoit ce vieux Général, ula de rufc
pour le faire changer. Il fit courir le bruit qu'il redoutoit Ko ^ & que pour-
vii qu'il n'eût pomt à; faire à lui, il fe tenoit fur de la viftoire. Il eut foin
que cela paflât comme en fécret jufqu'à la cour de Tchao. Ce Prince y
fut pris , èc malgré bien des remontrances , il nomma Ko f\on Général.
Hélas! ce Ko n'étoit dans le fond qu'un beau parleur. Son ^\ere, qui le
connoifToit , le jugeoit incapable de commander. Sa mère en avertit le
Prince. Tous les Officiers en jugeoient de même. Jufques chez les enne-
mis il étoit connu pour tel. Son Prmce feul , à qui il importoit le
plus d'y faire attention , eut toujours fur cela les yeux fermez , 6c
courut , malgré tout le monde , à fa propre perte. Faute énorme,
mais faute cependant dont on a vu depuis ce tems-là une infinité d'e-
xemples.
Tai tfong fécond Empereur de la dynaftie Tang élargit une fois fur leur
parole trois cens criminels, en leur marquant un terme pour revenir. Ils
revinrent en effet au tems marqué, 8c quoiqu'ils euflént tous mérité la mort,
l'ai' tfong leur pardonna. Ngcou yangheou qui a écrit l'hiftoire des Tang, a
fait fur ce fujet une courte difiértation critique, qu'on a inférée dans le re-
cueil d'oij l'on tire ces pièces. La voici.
Une bonne foi à l'épreuve, & une équité généreiife , font des vertus Réflexions
propres de gens d'honneur & de gens de bien : ces vertus leur font plus che- jon des*"^"
res que la vie. Pour cequi ell des méchans, ils craignent les chatimens, crimes.
& c'cft tout. Auffi les chatimens doivent-ils être leur partage, fur-tout
fi ce font des hommes , qui par leur méchanceté fc foient déjà rendus
coupables de mort. Je trouve dans les mémoires de la dynaftie T'ang , que la
fizieme année du régne de Tai tfong^ on élargit pour un tems fur leur parole
plus de trois cens de ces coupables, & qu'on leur permit d'aller chacun
chez foi, à condition qu'à certain tems ilsfe repréfenteroient d'eux-mêmes.
En ufer ainfi, qu'ell-ce autre choie, que fe promettre des plus méchans,
une bonne foi 8c une générofité, qui coûte aux plus fages 8c aux plus ver-
tueux? Cependant ces criminels élargis fe préfentcrent tous au tems marqué.
Aucun ne fe fit attendre. Ell-cc donc que ce qui coûte à l'homme le plus
vertueux de tenir fi parole, même au péril de fa vie, fe trouva tout-à-coup
ù la portée d'un fi grand nombre de méchans hommes? Il n'efl: pas naturel
de le penfer.
On dira peut-être que la bonté qu'eut Tai tfong de les élargir pour un
tems, eut la force de changer ces trois cens pcrfonncs, 8c que la rcconnoif-
fance a un grand pouvoir fur les efprits. A cela je réponds: je vois fort
bien que Tai tfong eut en vue défaire penfer ^ parler ainfi. Mais qui fçait,
Ppp p a fi
Suite des
M.iximes
de Gou-
verne-
ment.
668 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
fi en les éUïgiffiint, il ne dit point en lui-même : k grâce que je leur fais,,
leur fera affez comprendre que s'ils reviennent, ils auront leur grâce: ainft
ils reviendront infailliblement. Qui fçait, dis-jc, fi Tat //è«5 ne raifonna
point de la forte, & fi ce ne fut point ce qui le porta à les élargir? Qui
Içait fi d'un autre côté ces criminels ne comptèrent pas en effet qu'ils ie-
roient abibus, Se fi ce ne fut point uniquement liir cette efpérance, qu'ils
eurent le courage de revenir? Pour moi, en examinant ce fait, je crois y
voir de part 6c d'autre , de l'intérêt, de l'artifice, & de la vanité. A l'é-
gard de ce qu'on appelle bonté, bonne foi, générofité, vertu: je n'y en
vois point, ^ai tfong étoit depuis fix ans fur le trône. Tout l'Empire a-
voit pendant ces fix ans fenti mille effets réels de fes bontez. Ces trqis
cens hommes y avoient eu part comme les autres: ils n'en étoient pas de-
venus meilleurs: ils s'étoient rendus malgré cela coupables de mort. Dire
qu'un élargiflement pour quelques mois- les ait changez tout-à-coup, juf-
qu'à leur faire regarder la mort comme un heureux retour à leur patrie;
jufqu'à leur faire négliger leur vie en comparaifon de la bonne foi & de la
juifice: c'ell:, ce me femble, dire une chofe incroyable. Quelle preuve
voudriez-vous donc, dira quelqu'un, pour vous perfuader qu'un tel retour
eût en effet ces motifs? Je répons. Si l'ai tfong voyant ces criminels de
retour, leur avoit fait fubir à tous le fupplice qu'ils méritoient: fi enfuite il
en avoit ainfi élargi d'autres pour un tems , 6c que ces autres fuflent venus
comme les premiers, fe repréfenter au tems fixé, j'atribuerois le retour des
féconds à leur droiture 6c à leur reconnoifiance. Mais fi l'on s'avifoit de le
faire fouvent, ce feroit autorifer l'homicide. Jamais nos anciens Rois n'en
uferent ainfi : leurs loix 8c leurs arrêts avoient pour fondement la nature ôc
la connoiffance du cœur humain. On ne les vit jamais s' éloigner de ces prin-
cipes, ni chercher par des tentatives équivoques à s'attirer de vains éloges.
Ngeou yang heou a écrit non- feulement l'Lnfto'tre de
Tang, mais encore celle des cinq D<yna[îîes , dont cha-
cune dura très-peu , ^ qui toutes enfemhle ne rempli-
rent que quelques dizaines d'années entre les Tang 6f
les Song. A l'occafion d'un de ces Princes y qui de
Seigneur de Chou *, fe fit Empereur , ^ périt auffi-
tôt : Ngeou yang heou fait voir la vanité de ce que le
vulgaire appelle heureux augures. Voici fon Difcours
qui
» C'eft aujourd'hui la province de S» tchntn.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ^îrîi)
qm efi inféré dans k Recue'il Impéital dont on tire ces
Pièces.
H El AS ! depuis les Tfm Sc les Han^ rien n'eft plus commun que cette DiTcourj
opinion, ou du moins que ce langage, de bons & de favorables augu- '^ur'* van
res!" Qi^ioiqu'il n'ait pas manque de gens éclairez, qui ont très-bien écrit q^„'on*^^
contre cet abus, il lubfille encore. Ce qu'on appelle communément les bons pelle heu-
augures pour les Princes, ce font les Long^ les Ki ling^ les Fonghoang^ les reux ^w-
Kouei,^ ce qu'on nomme Tfouyn. Or je trouve dans les mémoires hilioriques •S'"''"'
deChou, que ces prétendus bons augures ne furent jamais fi communs, que
quand un Prince de ce pays-là fe fît Empereur. Cependant tout le monde
fçait qu'à peine fut-il fur le trône, qu'il en tomba, &c périt afTez miférable-
mcnt. Si quelqu'un dit que ces augures ne tomboient pas fur ce Prince, je
demanderai fur qui tomboient -ils donc? Car outre qu'il eft certain qu'ils
parurent de fon tems, on ne peut les faire tomber ni fur aucun autre en par-
ticulier, ni en général fur tout l'Empire, où l'on n'a peut-être jamais vu
tant de défordres & de plus grands troubles. Q\i'el\-cc que Long? (a) C'eft
un animal qui eft comme invifible, tant il paroît rarement , Se qui, pour
cela même, a pafTé pour avoir quelque choie de miftérieux. Il aime, dit-
on, à monter fur les nues, & à s'élever ainfi jufqu'au ciel. C'eft alors
qu'il eft content. Quand donc il fe montre jufqu'à fe prodiguer, pour
ainfî dire, il perd ce qu'il avoit de miftérieux : 6c quand on le voit ici bas
dans les lacs 6c dans les rivières, il y eft hors fon centre, & par conféquent
peu content. Comment donc en tirer un bon augure? Déplus, ce n'eft
pas toujours un feul qui paroît, quelquefois on en voit des troupes. Pour
moi, au lieu d'en tirer un bon augure, je regarderois plutôt cela comine
un monftre. Le Fofig hoang (b) eft un oifeau qui fuit les hommes, 8c s'en
éloigne autant qu'il peut. Anciennement, fous l'heureux & florifîant ré-
gne de Chun^ Hoan eut ordre de préfider à la mufîque: il la rendit fi par-
faite 8c fi harmonieufe, que les oifeaux mêmes 8c les autres animaux char-
mez de fa douceur, fautoient & danfoient en l'entendant. Il ariva que
dans ces circonftanees, le Fong'hoang parut aufli. Dans la fuite, on a vai-
nement conclu que l'apparition du Fong hoang étoit l'effet de la vertu du
Prince, 8c le préfage d'un régne heureux. On l'a vainement conclu. Car
combien de fois depuis, a-t-on vu le Fong hoang paroitrc fous des Princes
fans mérite, fous des régnes fans éclat: difons plus, dans des tems de trbu-
ble S<. d'horreur. Je dis du Ki ling (c) animal à quatre pieds, ce que j'ai
dit de VoifeauFong hoang: il fuit l'homme autant qu'il peut. Autrefois Ngai
kong Prince de Lou étant à la chafTc, en trouva un. L'animal lui tourna le
dos 3
{a) Les Européans ont traduit ce mot par dragon, je n'ai encore trouvé perfonns qui
ait ofé me dire avoir vu un Long, un Tang, un Li fang ou un Ki ling.
(b) Les Kuropéans avant moi ont traduit ces deux lettres par le mot aiih:
(c) Quelques Européans ont traduit ces deux lettres par le mot lieome.
PPP P 5
(570 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Vanité des '^°^-) ^^"^ feulement le regarder, Sc prit la fuite. Ngai kong le fit fuivre;
Augures, on le prit, & on l'amena au Prince; mais il y vint lié, & malgré lui, ce
ne fut pas de lui-même.
Confucius rapportant ce fait dans fon Tchun tfiou , l'exprime en quatre
mots, qui contiennent deux traits de fatire. Il dit : ch,,ijfant à ^Occident il
frit un Ki Ung. Quand nos hiltoriens parlent de chailc ils marquen: en par-
ticulier l'endroit. Par tout ailleurs dans le Icbim tfi^n, Conrucius garde
exaftement cette méthode. Dans cet endroit il ul'e dune exprelîion v.Lgue,
à l'Occident, pour faire entendre que Ngai kong cxcédoit, qu'il ne bor-
noit pas fa chafle à tel ou à tel endroit, félon la coutume , mais qu'il cou-
roit un valle pays. Confucius ajoute : il prit un Ki ling. C'eft un animal
très-rare, & qu'il efl; difficile de rencontrer. Confucms veut noterpar-li
l'infatiable cupidité de Ngai kong qui épuilbit tout, Se à laquelle les repai-
res les plus cachez des animaux les plus iauvages , n'échappoient pas.
Cet endroit du Tchun tfwti elt réellement , comme j'ai dit, une cenlure
ingénieufe de la conduite de Ngai kong.
Mais après la mort de Confucius, les fuperftitions ont peu a peu gagné.
On a fait du Ki ling un préfage heureux pour les Princes. JVlille contes apo-
crifes ont couru en conféquence, Sc ont fait valoir cette faulTe idée. Sous
Chun parut un Fong hoang. {a) Comme ce fut un très-fage & très-vertueux
Prince, 6c que fon régne fut très-heureux, encore eût-il pu paroître alors
fuportable, de reconnoîtrc dans \e. Fong hoang^ ce qu'on appelle heureux
préfages. IVIais depuis qu'on a vu le Fong hoang paroître dans les plus trif-
tcs 6c les plus malheureux tems, il n'y a pas le plus petit fondement à dire,
que l'apparition dejcet oifeau ait jamais été ce qu'on appelle un bon augure.
Il y en a auffi peu pour le Ki ling. Car enfin, fous nos plus grands Princes
2^0, Chun, 7u, 2(î«^, Fen, Fou, Icheou kong jamais il ne parut de Ki
ling. L'antiquité n'en parle qu'une fois, 6c c'eli jullement dans des tems
de troubles: fur quoi donc peut-on fonder l'opinion que je réfute?
On nous donne auffi la tortue pour un favorable augure. Pour moi , je
fçai que c'eft un animal bleuâtre, qu'il n'eft pas rare de rencontrer dans nos
rivières, 6c qu'on voit allez fouvent même dans la boue: 6c quand cet ani-
mal efl mort , on en retire de l'utilité. Je fçai que les Pou koan (h) en
font cas : que T'ai dans fon livre des rits met la tortue vivante au nombre des
bons augures : que, félon ce livre, la vertu du Prince eft éminente, quand
elle fait venir les tortues dans les rivières de fon palais ; mais je fçai aufli que
ce livre eft une méchante compilation, où l'on a pris de tous cotez, fans
un grand choix : 6c qu'il y a bien du mauvais. Refte à parler de ce qu'on
nomme Tjbu yu. J'avoue que j'ignore ce que c'eft, 6c fi l'on doit par ces
mots
(4) il y a cependant, outre le Tchun tfiou qu'on cite ici, une ode du Chi ki»r qui a
pour titre, les velliges du Ki itm. Mais on ne dit pas qu'il parut.
{h) Nom d'office ou de profefllon. Peu, Signifie confulter par la divination ou autre-
ment pour le clioix d'un jour, le (uccès d'une affaire, &c.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 6ji.
mots entendre des animaux ou autre chofe. Je fçai que dans le Chi king on
lit CCS mots : hélas .' hélas ! Tfou yu. Kia y dit lur ce texte du Chl king que
Tfoii étoit le parc du Roi Fen vang: èc 7u la qualité de celui qui en avoit
foin. C'ert ainlî que du tems de Koai , * on interprétoit ces deux mots.
Mais depuis, leS interprètes en ont fait deux noms d'animaux, qu'on a dit
être de bon augure. Et comme il n'eft point parlé ailleurs de T/è^jj'a, il
n'eft pas facile de convaincre ceux qui veulent s'en tenir à cette opinion.
Pour les tortues , "fies dragons, les licornes, & les aigles, dont le vulgai-
re fait de bons augures pour les Rois : il eft certain qu'il en a paru dans les
triftes & malheureux tems des cinq dynafties : Se que jamais on n'en vit
plus que quand le Roi de Chou^ voulant s'élever, périt prefque auffi-tôt.
Les plus zèlez partifans de ces prétendus bons augures font alTurément em-
bjrafiez dans cet endroit de l'hilloire. Je profite de leur embaras , pour
ataquer leur vaine créance , 6c tâcher de les détromper. ■
'«L^-^ **3? ^a^JS" *^-^ ^■^îî^ 'îiifc^ ââÈ ^-^-^ "^^-^ =î^Sî5f '-^^^^ '^-'^ "^^^^
Le même Ngeou y an g heou, dit ce qui fuit ^ fur le tems
des cinq Dynajlies.
DAns l'hiftoire des cinq dynafties,je ne laifle pas de trouver de beaux
exemples. Il y a eu trois hommes d'une droiture & d'un défintéref-
fement à l'épreuve. J'en compte dix qui ont généreufement donné leur
vie pour leur Prince. Ce que je trouve extraordinaire, & ce qui m'indig-
ne, c'eft que, quoiqu'il y eiàt alors, comme dans d'autres tems, des gens
de lettres dans les charges , gens qui fe donnoient pour imitateurs des an-
ciens fages, je n'en trouve pas un leul qui ait rien fut qui fût digne de mé-
moire. Les treize hommes illuftres, dont j'ai parlé , étoient tous des gens
de guerre. Elt-cc donc qu'alors parmi les Lettrez l'on manquoit de gens
de mérite ôc de vertu? Non, fans doute. Il faut plutôt penier que d'une
part les Princes peu attentifs 6c peu éclairez ne faifoient pas ce qu'il falloic
pour les atirer à leur fervice: 6c que de l'autre, ces Lettrez d'un vrai mé-
rite fe cachoient dans la folitude 6c dans la retraitte , par l'horreur qu'ils
avoient des troubles, 6c parce qu'ils regardoient des tems tels que ceux là,
comme peu dignes de leurs foins. Il n'y a point de villages de dix familles,
difoit Confucius, où le Prince ne puifle trouver quelque lujet fidèle 6c zé-
lé. Ce qu'avoit dit Confucius, fe trouvoit-il faux du tems des cinq dynaf-
ties. Non , je ne le crois point. En effet , dans les hilloricttes de ce
tems-là , on trouve des traits afîez finguliers. En voici un d'une femme,
d'où il eft aifé de conclure, que fi les Lettrez vertueux ne p.aroillbient pas,
il n'en manquoit pas dans l'Empire. Un Magiîtrat nommé Ouang yng qui
avoit
* Au commencement de la Dynaifie Han,
■^ Long, long, Hoang, Kouei,
<57i DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
avoit une charge hors de fon pays, mourut dans une extrême pauvreté,
laiflant un fils encore très-jeune. Sa femme, dont le nom de famille étoit
Li-, partit au bout de quelque tems, pour s'en retourner , chargée des os
de fon mari, 6c tenant fon fils par la main dans le territoire de Cai fong^ el-
le entra dans une auberge. Le maître du logis ne fçachant pas trop que
penfer d'une femme feule avec un enfant, refufa de la loger. Comme la
nuit approchoit, la pauvre femme faifoit inllance, 6c ne lortoit point. Le
maître du logis s'impatienta, ÔC la prenant par le poignet, la mit dehors.
Alors levant les yeux au ciel, elle s'écria d'un ton lamentable. Hélas! mal-
heureufe que je fuis, il fera donc vrai de dire, qu'étant veuve de feu Ouang
yng^ j'aurai été touché par un autre homme: du moins ne fouffrirai-je pas
qu'une main fi malheureufe deshonore tout mon corps. En difant ces mots,
elle fe jette fur une hache, ôc s'en donne un grand coup fur le poignet, qui
en fut à moitié coupé. Les paflans s'arrêtèrent à ce fpeétacle , tout le voi-
finage accourut. Les uns foupiroient , les autres pleuroient , les autres
bandoient la playe. Le MagUfrat en étant averti procura de bons remèdes,
fit punir févérement l'aubergifte , prit foin de la malade, 8c manda le tout
en cour. O ! qu'il me femble que le bruit de cette feule aftion devoit inf-
pn-er de honte aux Lettrez de ce tems-là î
Hia tfou a<yant été privé de l emploi de Kiu mi (^), on
mit Ta yen en fa place. Celui-ci étoit ami de Fou pi, de Han ki,
de Fan tchong yen , qui étaient tons trois Minijires, ^ de Ngeou
yang heou, qui étoit Cen/enr. Ils vivaient fort unis entreuXy
& avec quelques autres qui Leur reffembloient. 1)n de ces derniers
étoit Che kiai homme défait ère (fé., droit., ^zèlé, mais trop libre
^ trop hardi à exercer fa critique, & à cenfurer les aéîions des
autres dans des vers quil faifoit très-bien. Hia tfou pqué
d'une pièce de Che kiai , é chagrin d'avoir perdu fon emploi ,
déféra à V Empereur un prétendu parti de certaines gens liez
entr''eux, difoit-il., contre quiconque: il indiqua 7iommément Yzn
tchoiig yen ÏS Ngeou yang heou. L Empereur s'adrejfant à
fes Mhnfires : jai fouvent oui parler , leur dit-il , de partis
formez par des canailles (b) , par des âmes baffes , gens fans
mérite Û Jans vertu. Mais les Iminêtes gens qui font en place ^
qui ont du mérite ^ de la vertu, forment-ils aujfi des partis? Fan
tchong
(«) C'étoit comme le chef du confeil pour les affaires de la guerre,
(è) Le Chinois dit siao gin. Expreffion qui lignifie tout cela, quoique mot- à-mot Sta»
/îgnifie petit , di Gin fignifie homme.
reur.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 675
tchong ^tx^ prenant la parole \ Trince , dit-il, que d'honnêtes
gens s'nniffent & confpircnt à bien faire , principalement à vous
bien fervir, & à procurer l'avantage de [Etat : il ny a point
d inconvénient : ces liaifons nont rien que de fort bon iê de fort
utile. IJn T rince doit être attentif à les bien di/iinguer des
autres qui font criminelles ^ dangereufes. Ngeou yang heou
injlruit de ce qui fe pajfoit , préfènta à l'Empereur le difcours
qui fuit.
P Rince, de tout tems on a vu confondre nîa,l à propos des liaifons Difcours
également honnêtes ôc utiles, avec d'indignes & de dangereufes ca- de Kgeou
baies. De tout tems cette confufion a été le fondement de bien des accu- )''"»i l'>iou
fations injuftes. Heureux les accufez , qui, comme nous, fe font trouvez ^,„',^"^P^"
fous un Prince habile à difcerner les gens d'honneur êc de probité , d'avec
les méchans & les âmes baffes. Un Prince de te caraftere apperçoit bien-
tôt, que fi les premiers s'uniffent, le lien de leur union ell la raifon & la
vertu, comme le bien public en ell: la fin. Il voit au contraire que cette
elpèce d'union, que les méchans ont entr'eux, n'eft fondée que fur l'in-r
térêt: peut-on même l'appeller union? Car pour moi, je crois que réelle-
ment il n'y en a pas entr'eux. Chacun d'eux a quelque vue d'ambition
ou de cupidité. Pendant qu'il croit fe pouvoir aider des autres, il leur
paroît ataché. Ces intérêts ceffent-ils, en furvient-il de plus grands? On
voit auffi-tôt ces mêmes gens fe nuire, s'abandonner, fe trahir mutuelle-
ment : fuffent-ils liez d'ailleurs par les liens les plus étroits du fing , rien ne
peut les retenir. Il; n'en eft pas de même des gens d'honneur: ce qu'ils fe
propofent de garder inviolablemcnt, ce font les régies de la raifon la plus
droite, & la plus exaéte équité. Ce qui fait leur occupation, c'cft de don-
ner chaque jour au Prince qu'ils fervent, de nouvelles preuves de leur zèle.
Tout ce qu'ils craignent de perdre , c'eil; leur vertu Sc leur réputation.
Voilà leurs maximes, voilà leurs exercices, voilà leurs intérêts. S'agit-il
de travailler à devenir plus vertueux , & de tendre à la perfedion? Ils
tiennent la même route, ils vont de compagnie, pour ainfi dire, & s'entre-
aident les uns les autres. S'agit-il de fôrvir le Prince & l'Etat? Ils s'y por-
tent avec la même ardeur. Ils unifient pour cela tout ce que peut chacun
d'eux , fans jamais fe relâcher ou fe démentir. Telle ell; l'union des gens
d'honneur. Telles font les liaifons qu'ils prennent. Tels font les partis
qu'ils forment. Ainfi, autant qu'il imporce au Prince de prévenir ou de
difliper les cabales des méchans, qui ne Ibnt unis qu'en apparence : autant
lui ell-il avantageux d'entrccenir cette union fincere, que forme quelquefois
entre les gens de mérite, l'amour du devoir 6c de la vertu.
Du tems du grand Empereur Yao^ les Officiers de la cour fe trouvèrent
comme divifez en deux partis: l'un étoit de quatre méchans hommes, dont
Hong koang étoit le pire. L'autre étoit des huit lucn^ & des huit A';,c'eft-
l'ome IL Qiiq q à-dirc.
674 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
à-dire, de feize perfonnes également fagcs 6c vertueufes, parfaitement unies
cntr'ellcs. l'ao éloigna ces quatre méchaas, entretint avec joie l'union des
feize. Tout fut dans l'ordre, 6c jamais gouvernement ne fut plus parfait.
Chun étant monté fur le trône, on vit à fa cour en même tems Kao yu^
Hoan, Hcou tfi^ Ki, I3c. en tout vingt-deux perfonnes y tenir les premiers
rangs. L'union étoit grande entr'eux: ils s'ellimoient 6c fe loùoient réci-
proquement dans toutes les occafions. C'étoit à qui céderoit aux autres le
plus haut rang. Voilà certainement un gros parti. Chun en profita: ion
régne fut heureux, & la mémoire de fon gouvernement efl encore aujour-
d'hui célèbre.
Le Chu khig dit : le tyran Tcbeou avoit fous lui des millions d'hommes :
mais autant d'hommes, autant de cœurs ; Vou vang allant contre lui n'é-
toit fuivi que de trois millehommcs: mais ces trois mille hommes n'avoient
qu'un cœur. Sous le tyran Tchem autant de cœurs qu'il y avoit d'hom-
mes: par conféquent point de liaiibns, point de partis. Cependant Tcheou
périt 6c perdit l'Empire. Trois mille hommes ious Fou vang ne faire qu'un,
cela peut pafler pour un gros parti. Ce fut à ce prétendu parti , que Fou
•vang dût les fuccés.
Du tems des derniers Han , fous le régne de Hkn ti , fous ce beau pré-
texte de parti &C de cabale, on vit rechercher, faifir, jetter dans les pri-
fons tout ce qu'il y avoit de Lettrez de réputation. Vint la révolte des
bonnets jaunes. Tous ceux dont le zèle 6c la fage(îé auroient pu la préve-
nir ou y remédier étant en priion, le trouble fut extrême dans tout l'Em-
pire. La cour ouvrit les yeux , fe repentit, mit en liberté ces prétendus
cabaleurs. Mais ce repentir vint trop tard. Le mal avoit trop gagné, &
fc. trouva fans remède.
Sur la fin de la dynaftie "Tang^ on vit recommencer de femblables accu-
Citions. Cet abus ne fit que croître, 6c Ibus l'Empereur Tchao tfong il fut
extrême. Ce Prince pour ce prétendu crime, fit mourir dans les fupplices
ee qu'il y avoit de meilleur à fa cour. L'on vit ceux qui animoient ce
Prince crédule , faire fubmerger de fon aveu , dans le fleuve jaune, («)
grand nombre de gens de mérite ; 6c joignant à cette cruauté une froide
raillerie, dire qu'il fàlloit faire boire cette eau trouble 6c bourbeufe, à czs
gens qui fe picquoient fi fort d'être purs (ù) &c nets. Les fuites d'un tel
defordre furent que la dynailie T'ang finit. Reprenons tous ces traits
dliilloire.
Parmi tout ce qu'il y a eu jufqu'ici d'Empereurs, jamais aucun n'a eu
des fujets plus éloignez de s'unir que le méchant Prince Tcbeou , le dernier
desChaug*. Chacun d'eux ne fongeoit qu'à foi, 6c ce Prince en étoit eau-
le. Jamais Prince n'a pris plus de précautions, pour empêcher les gens de-
bien!
(a) Aiiifi nommé à caiife de la couleur de fes eaux, qui charient beaucoup de terre.
(t) En Chinois Tfwg, qui fe dit d'une eau pure & claire. Tjin^ choui, eau pure, & qui
fg dit nulil dani le moral. Pu t^ng kcan, Magiftrat ou Officier intégre & déûntéreiTé.
* Nom de Dynaftie.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 6y^
Bien de s'unir, qu'en ^x'xzHien ti dernier des Han. Il les tenoit tous enfer-
mez dans de três-étroites priions. Jamais on n'a traité fi cruellement les gens,
dont la vertu faifoit l'union, que ibus 'ïchao tjong le dernier des Tang. Or
juilemcnt ces trois Princes ont péri mil'érablcment, & ruiné leurs dynafties.
Jamais cour n'eut des Officiers li unis que celle de Chun. Ce Prince ne s'a-
vila point d'en prendre ombrage: il les employa chacun félon leur talent :
il n'eut point lieu de s'en repentir: 6c bien loin que la poftéritc lui repro-
chât rien ibr cela, on l'a toujours loiic, 6c on le louera toujours de la diffé-
rence qu'il içut faire en ceci, comme dans tout le reite , entre les gens
d'honneur ôc les âmes baffes. Fou vang dut les fuccès ôc l'Empire, à l'u-
nion de trois mille hommes , qui n'avoicnt qu'un même cœur. Quand
ceux qui s'unifient font tous gens d'honneur 6c de probité, quelque grand
quefoit leur nombre, leur union n'en ell que plus agréable pour eux 6c
plus avantageufe au Prince 6c à Ion Etat. Je vous préfente ces traits d'uif-
toire comme une efpèce de miroir, où tout ibuverain,ce me fcmble,peut
voir affez clairement, ce qui dans la matière dont il s'agit, peut être utile
ou dangereux.
Difcours de Tchin liao à l'Empereur Cliin tfoiig, fur
ce qu'il }» a de capital en l art de régner.
T E vous le dirai , Prince , avec refpeâ: ; le grand art de régner confifle En quoî
I principalement à bien examiner la vraie doctrine de l'antiquité, pour |;°"'''^,^,
fe." lafuivre: a bien éclaircir 6c à bien pénétrer la différence du bien 6c du ''^ '"
mal, 6c oii aboutit l'un 6c l'autre: enfin à bien diltinguer les lujets vrai-
ment zélez 6c fidèles, de ceux qui tâchent de le paroître. iVIais quand le
Prince a tout cela, il faut qu'il y joigne encore une rélblution bien détei'-
minée: 6c qu'avec une intention droite il s'attache de cœur au bien, 6c s'y
tienne ferme. Si un Prince n'eft bien fondé dans ce qui s'appelle principes
de raifon, de juftice, 6c d'équité, s'il n'a fur cela des idées bien nettes, il
eft fujet à prêter l'oreille à mille diicours féduifans, qui lui feront facile-
ment prendre le mal pour le bien : Çv la réfolution n'eit pas ferme 6c déter-
minée , bientôt il quittera le bien qu'il avoit dabord embraffé. Qu'un
Prince poib pour principe de ne jamais s'éloigner des maximes de nos an-
ciens fages. Qu'il ne ie propofe à imiter que le gouvernement de nos an-
ciens Rois, qu'il n'écoute point les maximes que la corruption des -xga
poftéricurs a comme établis. Qu'il travaille à perfe£tionner {z% propres
lumières. Qu'il mette la confiance en des perfonnes qui la méritent. Qti'il
éloigne a'^folumcnt 6c fans égard, de tous les emplois, ceux qu'il fçaura
manquer de droiture 6c de vertu. Qu'il n'avance 6c n'élevé aux premiers
rangs que des perfonnes reconnues pour fages. Par-là il peut cfpércr de fai-
Q.qq q a tt
régner.
675 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
re revenir ces heureux tcms de nos trois faraeufes dynafties. Mais les plus
grands malheurs des Etats viennent aflèz communément de commencements'
affez petits 6c peu fenfibles. Il faut donc, outre une rélblution fixe & dé-
terminée , une attention continuelle: attention, dont on n'acquiert l'ha-
bitude, qu'en s'y exerçant peu à peu, mais avec conftancc. C'eft pour
cela que nos anciens Rois, juiques dans leur tems de relâche, & même en
prenant leur repas, fe failbient lire quelque inftruttion, Se tenoicnt toujours
près de leur perfonne des gens d'une droiture éprouvée, capables de les ai-
der en cet exercice : & c'elt par-là qu'ils font devenus fi vertueux
6c fi fameux Princes. Voici donc. Prince , je vous le dis avecrefpeét, 6c
pour vous obéir , voici ce que je fouhaitterois de vous.
Je voudrois que V. M. fît un choix de gens de lettres, qui fuflent âgez
6c vertueux: qui, libres de l'embaras des emplois, n'euflent d'autre occu-
pation que de l'accompagner fans ceffe, & l'entretenir à propos d'une ma-
nière agréable , mais propre à nourir fa vertu. Je voudrois que fur tous
les fages de fon Empire, elle choifît pour fesCenfeurs, ceux qui ont le plus
de réputation en matière de franchifeSc de fermeté : que vousleur fiffiezbien
entendre que vous exigez d'eux férieufement , qu'ils examinent avec foin
les fautes qui fe commettent en votre gouvernement, Se les abus qui s'éta-
biificnt , pour vous en avertir avec liberté. V. M. acquérant ainfi chaque
jour de nouvelles lumières, enrichiroit beaucoup le bon fonds qu'elle a, 6c
pouroit enfin réuffir à établir une forme de gouvernement fur les belles 6c
grandes régies de nos anciens. Aujourd'hui nous voyons avec douleur naî-
tre dans l'Etat de fréquens troubles Ce n'ell: que brigandages de toutes
parts. La corruption des mœurs va fi loin, qu'on ne rougit prefque plus
de rien. Aufll eil-il vrai de dire, que vous ne faites point aflez de cas de
la vertu , 6c qu'on ne vous voit point affez d'ardeur pour la vraie fagefîe.
Faites uniquement votre étude des maximes de nos anciens fages. Propofez-
vous pour modèle le gouvernement de nos anciens Rois. Appliquez vou3
tout de bon à fuivre ces maximes 6c ces exemples : c'ell le moyen
de procurer un vrai repos à vos fujets
D/fcours de Ouang ngan ché à r Empereur Gin tfong ,
qui êtoït depuis long-tems fur le trône ^ &' qui s'occupo'it
peu du Gouvernement,
Maximes T^ Rince, à en juger par l'hiftoire des tems paflez , quand un régne
verne-
uient.
PRiNC _^
cil de durée, ce n'eff pas aflez que le Prince ne foit ni violent, ni
cniel: il faut qu'il ait pour les peuples une compaffion tendre 6c confiante,
qui le rende attentif à tous leurs befoins, fins quoi il arive ordinairement
de fâcheux troubles. Depuis les Han les plus longs régnes qu'on ait vus ,
ont été ceux de deux Vou ti^ l'un de la dynaftie Tftn^ l'autre de la dynaftie
Leang
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 6J7
Leang. Ces deux Princes avoienc beaucoup d'efprit Se de capacité. Ils
firent au commencement de grandes chofes. Mais comme ils n'avoienc
pas pour leurs peuples un afTez grand fond de tendrefle, à la longue ils le
relâcheront. N'ayant ni guerre au de hors , ni troubles au-dedans, ils vi-
voient, pour ainfi parler, au jour la journée, fans penfer à ce qui pouroit
ariver, & furtout bien éloignez de s'imaginer, qu'il diit jamais y avoir
quelque chofe à craindre pour leur perfonne: cependant ils cchaperent
avec peine à la fureur des rebelles, &: Us eiu-ent la douleur de voir les palais
de leurs ancêtres infultez & renverfez : leurs femmes & leurs enfans dans la
plus extrême indigence: les campagnes arrofées du fang d'une infinité de
leurs fujets, Se la faim faire périr ceux qui par la fuite évitoient le glaive.
Quelle douleur pour de bons fils de voir ainfi deshonorer leurs illullres pè-
res! Quelle affliélion pour un bon père, tel qu'ell le Prince à l'égard de
fes fujets, de trouver les villes & les campagnes jonchées de morts! Ils ne
s^étoient jamais imaginé qu'il pût leur ariver rien d'approchant. Ils recon-
nurent, mais trop tard, que ces malheurs imprévus ctoient le fruit de leur
indolence.
En effet, l'Empire eft comme un beau vafe également grand & pré-
cieux. Pour le maintenir dans une fituation droite & ferme . il faut toute
la force des plus fages loix. Pour le poffeder en fureté, il faut que la garde
en foit commife aux perfonnes les plus éclairées Se les plus fidèles. Mais fï
le Prince n'efl: animé de l'amour le plus tendre & le plus conltant pour fes
peuples, à la longue il s'ennuie des foins fatiguans qu'exige le maintien des
loix, £c le choix des Officiers. Les mois 6c les années partent, fans qu'il
s'en mette fort à peine: & quoiqu'il ne penfe qu'à vivre doucement, les
chofes paroiffent aller leur train. La tranquilité durera peut-être quelque
tems. Mais il eft difficile qu'enfin il ne furviennc de fâcheu^x troubles.
Vous avez, Prince, un efprit trés-pénétrant, beaucoup de figefie 6c
d'habileté: vous aimez aufli vos peuples: mais je vous prie défaire atten-
tion que vous régnez depuis bien des années , 6c que pour ne pas vous ex-
pofer au fort des trois Princes dont j'ai parlé, il faut que votre amour pour
vos peuples, vous anime à foutenir avec confiance, des foins qui font né-
cefTaires, pour affûrer leur repos, 6c la gloire de votre régne.
Il s'en faut bien qu'aujourd'hui les grands emplois foient occupez par des
hommes vertueux 5c capables. Il s'en faut bien que les loix foient dans leur
vigueur. Ceux qui gouvernent font les premiers à y donner atteinte par des
réglemens qui y font contraires. Parmi vos Officiers bien du délbrdre; par-
mi vos peuples bien de la milére. Les mœurs fc corrompent tous les jours
de plus en plus: les abus fe multiplient: V. M. cependant jouiflant des
honneurs 6c des délices du trône, demeure dans l'inaétion, fins fe mêler du
choix de fes Officiers, fans s'informer de ce qui convient, pour mainte^
nir ou rétablir le bon ordre. Pour moi, je vous l'avoue, mon zèle ne me
permet pas de voir une pareille négligence fans douleur 6c fans inquiétude,
ni de vous la'diffimuler. Régner, ou plutôt vivre de la forte, c'elt ce qui
ne peut durer. Les trois Princes dont j'ai parlé, l'éproverent. Profitez
Qqq q ; de
^78 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
de leur malheur. Ne croyez pas avoir aflez fait, pour aflurer à jamais le
repos de votre Empire. J'ofe dire que par rapport à cela, vous n'eûtes ja-
mais plus à faire. J'ajoute que , pour peu que durât encore votre in-
dolence , je ci aindrois fort qu'elle ne coûtât bien cher , Se qu'elle ne
vous V'îlû': enfin, comme à ces trois Princes, un repentir fort inutile-
Une gnéve maladie, dit le Chu king {a) demande une médecine forte, &
qui coûte à prendre. Je prie donc V. M. d'être moins fenfible à l'amertu-
me du remède, qu'au danger de la maladie, dont elle elt fi violemment at-
taquée. V. M. m'ayant irait l'honneur de m'approcher de fa perfonne, en
me taifant Sur-Intendant des Officiers de fa fuite: j'ai une obligation parti-
culière de veiller à ce qui peut nuire au bon ordre de votre cour, au repos
de votre Etat, 6c à la gloire de votre régne. Fallût-il m'expofer à vous
déplaire, je dois m'aquiter éxa6l:ement d'une obligation de cette impor-
tance. C'ell dans ces vues, 6c par ces motifs, que j'ofe vous préfenter
cette remontrance : perfuadé que fî V. M. veut bien réfléchir fcrieu-
fement fur ce que je lui repréfente , elle en fentira l'importance mieux
que perfonne , ôc fe réveillera d'elle-même , au grand avantage de tout
l'Empire.
*||fi»t5ii«»«î^«»ts^|s« *»§!«• friô»«its»»aiis»'3i* #)s»*^l««€i»^^ »^i^«B|i«»^l!^*i^
Extrait d'une di[fertaÙQn du même M'imflre. ■ .
D
Ans le livre d'oti ces pièces font tirres, on en met encore une du
même auteur. C'eft une differtation où il traite la queftion : s'il cfl
permis à un fils de venger par fes propres mains la mort de fon père. Il pro-
nonce que non. Le iouffrir, dit-il, dans un tcms où les loix ont lieu, ce
feroit un défordre. D'autres ont traitté avant lui le même fujet, entre
autres deux fameux Lettrez de la dynaftie Tang, fçavoir Ha/zyu,Sc Lieou tze
hcou. Ils diibnt comme Ouang ngan ché , qu'il faut recourir aux tribunaux.
Ouang ngan ché fe propofe une objeétion tirée du livre Tchun tjîou^ atri-
buc à Confucius, 6c d'un livre de rits allez ancien. Il répoi:id que ces deux
textes, qui autorifent un fils à venger lui-même la mort de fon père, ne
doivent s'entendre que des tems, où l'Empire étant dans la confufîon 6c le
trouble, on ne peut recourir aux Magiftrats. Il s'objcéle encore ce qui
fe trouve dans un recueil apocrife des ordonnances de Tcheou \kong {b)
fa-
(rt) Le rhinois dit mot à mot: fila Médecine n'a fait cligner les yeux, elle ne guérit
pas la miiladie.
[a) Telle tft la dirpofition des Chinois à l'égard de leurs anciens Taaes , & de leurs
1 ivres reconnus pour Kmi. Qu'on leur prouve que quelque chofe elt reitainement contre
la raifon, ils diront qu'on ne doit point l'atnbuer à ces graads hommes. S'il fe trouvoit
dans leurs King quelque chofe qu'on leur prouv.it clairement ne valoir rien , ils diroienc
plutôt que c'eit une corruption du texte, ou une addition des âges podéruurs, que d'a-
voiier q\ie leurs K'wg originaireinent ayent cû quelque choie de mauvais.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. djx»
fameux par fa fageflc &C fon uquitc. Il y eft dit qu'un fils qui tue le
meurtrier de fon perc, pourvu qu'il aille fur le champ fe déclarer aux Ma-
giftrats, ne doit point être jugé coupable. S'il y a des Magiflrats, répond
Oiiang ngan ché, en état de le recevoir & de l'entendre, pourquoi ne pas re-
couru- à eux pour en obtenir juftice? Non il n'y a point d'aparence que
ce règlement foit de l'cheou kong. Ouang ngan ché dans cette même diflerta-
tion, fuppofant que c'ell une chofe permife, & même un devoir pour un
fils, de vouloir que la mort de fon père foit vengée, propofe enfinilfant cette
queflion. L'Empire eft en trouble : les loix n'ont point lieu. Un fils pour-
fuit le meurtrier de fon père. Ceux qui font les plus forts dans ces troubles
êc qui ont par-là le pouvoir en main, foutiennent tellement le meurtrier,
Sue ce fils ne peut fans périr, venger la mort de ion père. Qiie fera-t-il5
)oit-il prendi'e le parti de mourir en vengeant la mort de fon père, ou bien
celui de renoncer à cette vengeance pour ne pas laiffer {a) fon père fins pof-
térité. Pouvoir venger la mort de fon père, Sc ne le pas faire, c'efl ce qui
ne s'accorde pas avec la tendrefle d'un bon fils. Pour venger la mort de fon
père, éteindte fa poftérité; c'eft ce qui eft contraire à la parfaite piété fi-
liale. Mon fcntiment (i^) eft cependant que le meilleur parti à prendre eft
celui de vivre, & de foutenir la confufion qu'il peut y avoir à hùlfer impu-
nie la mort de fon père. Conferver toujours dans le cœur le dél'irde la ven-
ger, s'il étoit polTible, fans périr: voilà tout ce qui dépend raifonnable-
ment de l'homme: que cela foit pofiible ou non, c'eft de Tien que cela dé-
pend. Se vaincre foi-même, 6c refpe6ter2z>«, fans jamais oublier fon père:
qu'y a-t-il en cela de blâmable ?-
{a) Ceci fuppofe que ce fils eft unique, & n'a point d'anfant mâle. Cependant Ouang
ngan ché ne l'exprime point dan? l'expofition du cas.
(è) On fent ici combien la Pliilofophie demeure au-de(Tous du Chriftianifme. Deman-
dons à Ouang ngan ché: fç vaincre jufqu'à renoncer volontairement au défir de venger 11
mort de fon père , fe remetre à ce que vous appeikz lien d'en tirer vengeance ou non :
ne feroît-ce pas fe vaincre encore plus parf.iitement , & témoigner plus de refpedi à ce que
vous nommez Tien. Nous l'embaralTerons fans doute: il trouvera celafublime: il aura
peine à dire non : & s'il eft de bonne foi, en pefant attentivement ces dernières paroles,
il y trouvera de quoi fe redreflTer lui-même,
i?
6So DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Portrah de Ouang ngan chc par Sou Siun. Celui-ci
voyant que Ouang ngan ché dont H av oit fort méchan-
te idée , s' avançait à la Cour , 8f étoit fur le point
d'y obtenir les premiers Emplois , fit le portrait du per-
fonnage , Êf l'envoya fécrettement à Tchang ngao
tao , qui étoit en place , pour lui faire entendu qu'il
étoit important , que Ouang ngan ché ne fût pas
plus élevé , &^ ne devînt pas Mmijîre d'Etat.
DAns les affaires de ce monde, certains effets fuivent fi naturellement
de certaines caufes,que je tiens qu'on les peut prédire comme à coup
lûr. Mais il n'y a qu'un homme hors de rang, 6c bien tranquilc , qui le
puifle faire avec iuccès. Quand des vapeurs forment un cercle autour de
la lune, chacun dit, nous aurons du vent. Quand on voit fuer les pier-
res, chacun dit, il va pleuvoir. D'oii vient que d'un de ces effets , les plus
ignorans concluent l'autre: &; que dans les affaires du monde, fouvent des
gens d'ailleurs très-éclairez, n'apperçoivent pas la liaifon naturelle de cer-
tains effets à certaines caufes ? C'elt qu'au dehors des intérêts de fortune
nous troublent : on a les prétentions , on a fes craintes. Au-dedans des
préjugez formez par les pallions nous occupent. On a pour celui-ci de
l'inclination, 6c de l'averfion pour celui-là.
Autrefois Chan kiu yuen zyant ohkrvé Ouang yen, prononça fans héfiter,
qu'il tromperoit tout l'Empire, 6c rendroit malheureux les peuples. Kao
ftien yang ayant examiné Loti ki: Si jamais, dit-il , cet homme réuffit 6c
s'avance, c'eft fait de notre poftérité. O! qu'on peut aujourd'hui pro-
noncer bien plus finement fur les fuites comme infaillibles qu'auroit l'avan-
cement de certain homme*! Car enfin, iuivant ce que l'hilloire rapporte
de Ouang yen , c'étoit à la vérité un homme habile à fe contre-faire, né
avec un certain air de politcffe 6c de douceur, dont il abufoit pour iljrpren-
dre 6c gagner ceux aufquels il avoit intérêt de plaire. C'étoit un hipo-
crite 6c un fourbe : mais il n'étoit ni avide, ni maltaifant. S'il y avoit eu un
Prince moins foible qixeHoei ti qui régnoit alors, Ouang yen n'auroit excité
aucun trouble.
Pour Lou ki, c'étoit véritablement un trcs-méchant homme, 6c capable
de tout entreprendre : mais il n'avoit ni fcience, ni politeffe. Son air, fes
difcours, fes manières n'avoient rien de gagnant. Il falloit un Prince auffi
peu
* Ou.ing ngan thé.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 68i
peu éclairé que Te tfong^ pour fe laifler gouverner par un homme de ce ca-
raélere. De touc ceci l'on pouroit conclure que les prédiétions de Chan
kiuytten, èc de Kuo feri yang, Im Ouang yen, &ci\ir Lou ki , pouvoient en-
core ne pas paroître tout-à-fait infaillibles.
Mais aujourd'hui s'élève un homme, qui a fans cefle à la bouche les plus
belles maximes de Confucius 6c de Lao /ze: mais qui ne luit dans ia condui-
te que la méthode de Koang (a) tchong. Il s'eft formé un cortège de cer-
tains Lettrez, dont la fortune ne répond pas à leur ambition : lui 5c eux fe
font fait dans leurs conférences une efpèce de langage particulier. Ils s'y
donnent de nouveaux noms. C'eft à qui louera le plus par tout ce péda-
gogue. On n'héfite point à dire que c'ell Hiengcn yuen\ ou Mong tfe ref-
fufcité. L'éxamine-t-on un peu de près ? Dans le fonds , c'eft un mé-
chant homme, qui cache autant qu'il peut fous certains dehors, une mali-
ce. Se une cupidité non commune. En un mot , c'eft Ouang yen , Sc
Loti ki réunis dans un feul homme. Jugez ce qu'on en doit attendre.
Pour les dehors du perfonnage, les voici; fe laver le vifage, nettoyer fes
habits, font des foins que naturellement chacun prend. Pour lui au con-
traire , il affefte un air fordide: fes habits font de chanvre : fa nouriturc
approche fort de'celle des chiens Se des cochons. Il a toujours la tête d'un
prifonnier, Sc le vifage d'un homme en grand deiiil. Il cite à chaque pas
les fentences de nos King : mais il eft bien éloigné de les vouloir exprimer
dans fa conduite. C'eft aflcz l'ordinaire qu'un homme qui , contre le fens
commun Sc les inclinations les plus raifonnables de la nature, donne dans la
fingularité Sc dans des dehors équivoques, eft au fonds un méchant hom-
me, Se cherche à fe déguifer. C'eft la route que prirent autrefois 2^ya chu.
tiao, S<. Keifang pour s'infînuer à la cour de Fei , & pour tout bouleverfer.
Ç'eft auflï la route que prend notre homme : malgré les bonnes intentions
d'un Prince équitable Se zélé pour le bon ordre, malgré les lumières
d'un grand Se faeeMiniftre, je le vois prêt de parvenir aux honneurs qu'il
a toujours en vue. S'il y arive (j'ofe le dire avec bien plus de certitude
qu'on ne le dit autrefois de Ouang yen. Se de Lou ki ) ce fera pour le mal-
heur de l'Empire. Si on l'arête en chemin. Se qu'on l'éloigné, le com-
mun des hommes peu inftruit, ne manquera pas de me blâmer Se de le plain-
dre. C'eft dommage , dira-t-on, c'etoit un homme de mérite. Soufiun
a 'porté trop loin fes foupçons Se fes conjectures. Mais s'il continue d'a-
vancer , Sc s'il fait encore quelques pas qui lui reftent à faire : ce qu'en
foufFrira l'Empire, vérifiera bientôt ma prédiftion: j'aurai la réputation
de prophète; trifte confolation pour un homme, qui a le bien de l'Empire
à cœur.
Ouang ngan ché devint Miniftre d'Etat. Dans le reciieil d'où
l'on tire ces pièces , il y a bon nombre de remontrances Contre un nouveau
réglé-
es) Miniftre de Hoen kon , Roi de Tji, habile à vexer -les peuples.
Tome IL Rrr r
63a DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
règlement de fon invention , qui tendoit à la ruine des peuples. Sa mé-
moire ell encore aujourd'hui en exécration. Ainli la prédiction de Soufmi
fe vérifia du moins en partie.
D'ifcours de Yu tfing contre les Augures , ^ contre les
Hijlor'îens qui les ramajfent , ^ les font valoir.
D fcours /'^Uels hommes que nos anciens Rois! Leui-s paroles étoient autant de
contre les \J maximes propres àiervir de loix à tout l'univers: leurs adions, autant
fuperlli- ^^^ d'exemples propres à fcrvir de modèles à tous les iiécles : Cepen-
tions, dant, tout iages & tout vertueux qu'ctoient ces grands hoinmes, ils fe dé-
fioieat encore d'eux-mêmes. Ils craignoient de le relâcher & de s'oublier.
Pour le tenir en haleine, ou pour être redreflez en cas de befoin, parmi les
Olîiciers de leur fuite, ils en avoient dont l'emploi étoit de rcmai-qucr leurs
paroles 6c leurs aftions, d'en porter un jugement équitable, & de les faire
pafler aux fiécles futurs. Telle étoit dans la première inllitution la fonc-
tion priiicipde des hiftoriens. Tenir un regiftre des mois 6c des jours, pour
avertir à tems des cérémonies réglées, n'etoit que l'acceflbire de cet em-
ploi. Les anciens livres , contiennent les paroles de nos anciens Empe-
reurs. Le livre , qui a pour titre "TaQ ki , 8c celui qui a pour titre Tchun
tfioii^ l'un fait à Tfoii, l'autre à Lou^ font des hilloires , oii l'on raporte
les aftions 6c les difcours , les conventions 6c les traitez , le bien 6c le mal ,
les fuccès bons ou mauvais.
Pour ce qui eft des augures ou des préfages, ces livres n'en font aucun
cas. Qiiand nous defcendons à l'hiftoire des Han^ nous trouvons qu'on les
y ramaile 6c qu'on les étale avec foin. D'abord c'eft une cfpèce de fcht ,
plante linguliirc 6c de couleur rouge. Vient enfuite un oye fauvagc tout
blanc. Ici c'ell une fource de vin doux. Là c'eft une rofée fucrée: fous
un régne, on a remarqué quelque nuage extraordinaire- Sous un autre,
il s'cft trouvé quelque vafe antique 6c précieux. Le tout y eft donné ou
comme un effet de la vertu du Prince qui régne, ou comme un préfage
afTuré de fes fuccès. Jamais la fage 6c faine antiquité ne régarda une
hiftoire comme défeétueufe, pour n'avoir rien de femblable. Et s'amu-
fer à ramaflcr toutes ces chofes, c'eft afTurément s'écarter de la fin primiti-
ve de l'hiftoire.
Pour moi, je dis que le bonheur ou le malheur des Etats, dépend de la
vertu ou du vice, 6c non pas de ces prétendus augures bons ou mauvais. Ce
qui rendit heureux 6c fameux le régne de lao^ ce fut l'union qu'il procura
entre tous fes proches, 6c la bonne intelligence qu'il établit entre les diff'é-
rcns Royaumes. Chiin fçut diftingiier parmi les Officiers de fa cour, qua-
tre méchans hommes, 6c les chaflér. Il fçut en employer feize autres éga-
lement vertueux 6c capables. C'eft par-là principalement, qu'il fe montra
digne
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 68^
<ligne fucefleur de Tao. Tu fçut faire écouler les eaux , & rendre les terres
propres à la culture. Voilà ce qui le rendit célèbre, 6c ce qui le fit iiiccef-
feur de Chun. Une charité non commune fit profpérer TM/ig tang: la ver-
tu comme héréditaire pendant plufieurs générations dans la famille Tcheou^
la conduifit fur le trône. Peut-on nier que ces Empereurs, indépendam-
ment de ce qu'on appelle bons augures, ayent été de très-i'ages Princes,
qui ont heureufement régné? D'autre part A^o/^f/ {a) fe perdit par un faite é-
norme êc par des dépenfes irfenfées: Sin, (b) par une cruauté tyrannique:
Li vangy par fes éxadions , 2êo« vang (c) parfes voluptez,, ferendirci:t odieux
6c méprilàbles. Indépendamment de tout prodige, & de tout ce qu'on
appelle mauvais préfages, ces Empereurs ont toujours paflé , & paf-
ferorit toujours avec jullice pour des Princes lans lumières , & leurs
régnes pleins de troubles Se de défordres, feront toujours regardez a-
vec horreur.
On dit que du tems de Change fous le régne de Kao tfong, on vit naître
d'eux-mêmes des mûriers 6c du ris dans le palais : qu'on interpréta ce pro-
dige en mauvaife part : 6c que chacun en fut effrayé. Cependant cet Em-
pereur releva fa dynallie, qui tomboit en décadence. Sous Ahig kong Prince
de Song^ on vit, dirent les aftrologues, deux conffdlations fe mêler. Tout
effrayant qu'on ellimât ce phénomène, ce fut à King kong que les Etats de
Sofig durent leur repos 6c leur fîireté. Preuve que quand un Prince a la fa-
gefle 6c la vertu que demande le rang qu'il tient , ces monflrucux événemens
ne lui peuvent nuire. Ngai kong Roi de Lou prit une Licorne. * Malgré
ce prétendu bon augure, ce Prince chaflë de fes Etats fut obligé de fc re-
tirer dans le Royaume de Ouei. f Sous Ping îi , on avoir entendu , difoit-
on, chanter les {d) Fong hoang: on fe promettoit merveille. Vangfueyi ufur-
pa le trône 6c interrompit la dynaifie Han. Preuve que fi le Prince eft
fans lumières 6c fans vertu, il fe flatte en vain de ce qu'on appelle hetireux
préfages.
Il eft vrai que Confucius dans le T'chim tftou a marqué les éclipfes de fo-
leil, les tremblemens de terre, les écroulemens de montagnes, les chûtes
d'étoiles, la naiffance 6c les changemens de certains infeâes. Mais ce n'é-
toit pas qu'il aimât à recueillir des chofes extraordinaires, 6c à en grofîlr
fon livre: fon deffein étoit de porter les Princes à rentrer en eux-mêmes à
la vue de ces prodiges, 6c de les exciter, du moins par la crainte, à fe co-
riger de leurs vices, à cultiver la vertu, 6c à rétablir le bon ordre dans l'Em-
pire. Du refte, afin qu'on ne pût le foupconner de faire dépendre de ces
événemens, le bonheur ou le malheur des Etats , les bons ou mauvais fuc-
cès
(i> Le dernier Empereur de la dynnflie H;a: on le tiorame communément' K/V.
(£) T ,p Hprnier Fmrprpiir Ap 1^ Hvn:in p nltrjtjti r>ii Yfttr On If» nnmnif» nr.linsir
Tcheoii
fort.
vai L,e aernicr empereur ae la ciynniiie ma', on le nomme communément a/^.
(l>) Le dernier Empereur de la dynafle C^a«5 ou Yng. On le nomme ordinairement
hecH
(<:) Deux méchans Princes de la dynaftie , romrrée Tcheou, fous qui elle dcchui
(d) Oi'eaux fameux & peut-être fabuleux. Quelques hutopéans traduiient ailles.
Le Chinois dit Ki ling,
I Nom de Royaume.
Rrr r x
Romon-
trances à
lin Souve-
lain.
684 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,.
ces des Princes : il a fini exprès fon livre par le dcfaftre de Ngai kong^ fous
qui cependant avoit paru la licorne, {a) Tu tfing rapporte enfuitc certains
endroits de l'hilloire de Han^ ôc déplore raveuglemcnt de quelques Princes
en ce genre. Enfin un des. Empereurs de la dynailie Hin le déclara contre
ces augures, 6c blâma publiquement les Officiers des provinces, qui en ti-
roient d'heureux préfages. Comme ce talent avoit recommence fous queN
ques Princes de la dynailie Song^ Tu tfing exhorte fon Prince à l'abo-
lir & à fonder le bonheur de fon régne fur la venu , Se lur l'amour de
fês peuples.
■««•.SO» -«©ff 5«» ^»e.50i ^>ff5«» ««ff 50» «Oif 5«» ag^O^- J^ «•«••»ff «Off5C» «©«"^^ «^^0» ^--^c»
L,a feptUme des années nommées Hi ning , Tchin kié
ayant eu une Commijion dans les Provinces , ^ ayant
été témoin oculaire de l'extrême mifere des Peuples ,
dépei'init dans une carte ce qu'il avoit va , pour le
préfenter à V Empereur. Ouang ngan ché alors pre^
mier Minilire , n'ignoroit pas qu'on atribuoit la mife-
re des Peuples à un nouvean Règlement dont il étoit
V Auteur. Pour cela il arrêtait , autant qu'il pou-
voit, les avis qu'on donnoit à la Cour. Tching kié
ufa de Jîratagême , 6f fit paffer fa Carte à l'Empe-
reur avec le Difcours qui fuit ^
P Rince, j'ai vu de mes yeux le dégât que firent l'Eté dernier les
fauterelles. L'Automne & l'Hiver ont été d'une grande fécherefle.
Nous voici à la fin du Printems : il n'eft pas encore tombé la moindre pluie,
La grande fécherefle a perdu les bleds. Elle a empêché de femer les petits
grains, même les pois. Le prix du ris eft exorbitant, 6c il augmente tous
les jours. Tout le monde ell dans la trifteffe Se dans l'allarme. Sur dix
de vos fujets, il y en a neuf qui craignent avec raifon de mourir bien-tôt
de mifere. Auffi fans égard aux défenfes portées par les édits , on a coupé
ce Printems les arbres naiflans: on a péché dans toutes les rivières & dans-
tous les lacs : chacun cherchant où il peut 6c comme il peut, dequoi payer
vos Officiers qui le preflent, êc dequoi acheter un C/j/« (/^î) de ris.^ Ainfi
les arbres font ruinez dans la campagne. Le poiffi^n qu'on empêche de
peu*
{a) La licorne ou le Ki ling, car il eft du moins douteux que ce foit la licorne qu'on
entend par ce mot.
{b) Nom de mefure. Elle fufEt par jour pour un homme qui n'a pas de rude travail
trances a
un Souve-
rain.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ôSf
peupler, cft épuifé dans les lacs Se les rivières. De plus, les barbares in- Suite des
lultent la Chine. Remon-^
Quelle eft la caufe de ces malheurs? Il n'y en a point d'autre, finon
que vos Officiers à la cour ôc dans les provinces , vous fervent mal ,
& ne fuivent point pour régie de leur conduite , la vertu & la raifon.
Hélas! rien de plus aile & déplus ordinaire, que d'ouvrir le chemin aux
grandes calamitez. Mais rien de plus difficile ôc de plus rare que de les
appercevoir de loin. Ce font comme des orages, que des caui'es peu fenfî-
bles forment & groflîflent peu-à-peu , mais qui fondent tout-à-coup a-
vec une rapidité que rien ne peut retenir, & avec une violence à laquelle
rien ne réfille. Quand le {;mg coule à ruifleaux dans les campagnes, les
moins éclairez de tous les hommes fçavent dire alors, tout ell perdu, 6 le
grand malheur ! ô l'afFreux défaftre! La fagelFe confille donc , non à dé-
plorer ces malheurs quand ils arivent , mais à les prévenir dans leurs cau-
fes , à les prévoir efficacement , 6c à tourner en bien le mal même, dés
qu'il menace ou qu'il commence.
Les maux que je vous expofe, ne font point enore fans remède. Je prie
feulement V. M. de ne point perdre de tems, d'ouvrir inceffam ment fes
greniers & fes tréfors, pour le foulagement des miférables,& fur-tout d'an-
nuller ces réglemens onéreux : récentes inventions de vos Miniftres, que la
fagefle & la vertu n'ont point fuggerées. C'ell par-là que répondant aux
intentions de Tien, vous pouvez eipérer de faire cefler le dérèglement des
faifons, d'attirer d'abondantes 6c d'heureufes pluies, de rendre la vie à vos
peuples expirans, 6c d'afTurer pour bien des générations, le bonheur 6c la
gloire de votre maifon.
Il eft important , dit-on communément , que le Prince , 6c ceux qui
gouvernent fous lui, fe connoifTent mutuellement jufqu'au fond du cœur.
O! que cela n'eft-il maintenant! Tout peu éclairé que je fuis, je vois dans
le cœur de V. M. une tendrefTe paternelle pour les peuples. Depuis
qu'elle eft fur le trône, elle en a donné des marques éclantes. De divers
partis propofez elle a embraffié bien des fois le plus favorable au peuple.
Elle n'a rien de plus à cœur que la vie 6c la fatisfaétion de fes fujets. Elle
voudroit qu'ils vécuflent tous plus long- tems, 6c plus contens, s'il étoic
poffible, qu'on ne faifoit fous Tao &c cfmn. Telle feroit votre ambition,
non de voir regorger vos coftres , 6c d'y amafl'er plus qu'il n'y a dans tout
le refte de l'Empire. Vous êtes fans doute bien éloigné de vous piquer
d'une chofe fî peu digne d'un homme' fage, 6c d'un bon Prince.
Mais vos Officiers , tant à la cour , que dans les provinces , ou n'ont
point pénétré les fentimens intimes de votre cœur , ou n'y veulent point
entrer. Ce n'eft qu'exaétions , que châtimens, que cruautez. Ces pau-
vres peuples qui font les peuples de îlVw 6c les vôtres, font réduits aux der-
nières extrémitez. Vos Officiers qui en font la caufe , voycnt leur mifere
d'un air tranquile , fans en être touchez , 6c fans y apporter le moindre
remède. Vous étant tel que je vous connois, eux étant tels que je viens de
vous les dépeindre: que peut-on efpercr de bon de fi peu de correlpondance .^
Rrr r 5 Je
rain.-
6S6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite des Je ne fçii ce que vos Officiers prétendent. Ce que je fçai, c'eft que
Remon- chaque jour ce font de nouveaux rafinemens pour amaffer, èc qu'ils n'ont
trancês à point d'autre régie que leur humeur ou leur caprice. A cela , je dis en
un Souvc- jjjoi-mêuic; y a-t-il donc des âges & des régnes malheureux , pendant lef-
quels il manque de gens vertueux & capables ? Ell-ce que le Prince ne
choîfit pas bien ou gouverne mal ceux qu'il employé? Dans l'heureufe an-
tiquité, les particuliers de tout rang, hommes ôc femmes, jufqu'aux la-
boureurs dans les campagnes, juiqu'aux bûcherons dans les bois , avoient
du zèle pour l'Etat. Chacun cherchoit à aider de fon mieux le Prince.
Aujourd'hui le zèle manque jufques dans le corps des Cenfeurs. Ils font
tous muets ; ou fi quelques-uns d'eux parlent, c'eft dans la vue de pour-
voir à leur propre iûreté, en s'excuiant d'un emploi qu'ils n'ont pas le cou-
rage de bien remplir. Cependant vos premiers Miniftres avec une infatia-
blc cupidité, donnent dans tout ce qui s'appelle intérêt, d'une manière fi
baffe & fi indigne, qu'il n'y a plus dans votre Empire d'hommes vraiment
fages & vertueux , qui veuillent avoir avec eux le moindre commerce, ni
leur parler même en paflant.
Eft-ce au tems, eft-ce à V. M. que tout cela doit s'atribuer? Quand
je veux l'atribuer au tems , ma mémoire auffitôt me rappelle que Tao 6c
Chun eurent Hoan , Ki^ & autres femblables: que "fcbing tang &c Fewvang
eurent J", & Liu: que ibus les dyn^ilks Han 6c Tang, tous les bons Princes
ont eu des Officiers vertueux & zèlez : qu'il en a été ainfi depuis le com-
mencement de votre dynaftie, fous vos illurtres ancêtres: qu'on a vu dans
ces divers tems entre le Prince & lés Officiers la même correfpondance ,
qu'on voit dans le corps Jiumain entre le cœur 6c les membres. C'étoit
un concert admirable, réglé par la voix du Prince. Tout confpiroit au
bien de l'Etat. Tout le reffentoit auflî dans l'Etat d'une correfpondance fl
parfaite. Sous votre régne elle ne fe voit point. De votre part ce n'eft que
clémence 6c que bonté. De la part de vos Miniftres, c'eft le contraire.
Si cela ne peut s'atribuer à la différence des tems, il faut bien l'atribuer
à ce que V. M. ne fuit pas la bonne méthode dans le choix de ceux qu'elle
employé 6c dans la manière de les gouverner, faites-y atention: il y va de
l'intérêt de votre maifon, de choîfir mieux, & de tenir plus en bride ceux
fur qui tombe votre choix. Tel qui pour un repas qu'on lui dortne en paf-
fant 6c par occafion, eft prompt à témoigner fa reconnoiffance, en man-
que pour fon père, qui l'a nouri tant d'années. C'eft un défordre qui eft
affez commun chez la vile populace. Aujourd'hui on le voit régner par-
mi les Officiers du premier ordre. C'elf une maxime reçue, que le Prince
Se le fujet doivent le regarder comme père 6c fils. A plus forte raifon ces
Miniftres 6c uutr'-s grands Officiers , que le Prince diftingue par de gros
appointemens , 6c par un rang fupérieur, doivent lui témoigner en bon
fils leur reconnoiifance 6c leur zèle. Cependant que voyons-nous? D'un
côté un Prince plein de bonté, tendre fur les maux 8c fur les dangers de
fon Etat : de l'autre les Officiers qui fe contentent de vivre de leurs appoin-
temens 6c qui regardent leur Prince , non comme leur pïre, mais comme
un
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 6Sy
an paflant fie un inconnu', également froids fur les maux que foufFre l'E- Suite des
tat , Se fur les dangers qui le menacent. QLi'y a-t-il de plus déplorable? Remon-
Quelques-uns difent pour s'excufer: je me borne à ce qui elt de mon rei^- ^'^""s à
fort, je m'aquitte de mon emploi: je ne fuis pas chargé du relte. Ce n'efl ""in °"^^'
pas à moi de m'en inquiéter. Pit05'able excule! Il ell vrai qu'il y a divers
rangs, & divers emplois à la cour du Prince : mais chacun, dans le rang
qu'il tient , lui doit en bon fils tout le zèle ôc tout le dévouement dont il
ell capable. Manquer à ce qu'on lui doit en ce genre, c'ell bien pis que
de choquer, en faiiant fon devoir, quelque Officier fupérieur, & quelque
avantage qu'on puilFe efpérer de fa complaifance pour un homme, qu'elt-
ce en comparaifon du malheur d'ofFenfer Hoang tien *.
Pour moi, je vois fort bien qu'en certains palais , prefque aufTi refpe£lez-
Sc plus redotrtables que le votre , on prendra les avis que je vous donne,
pour une infulte & une témérité. Je fçai à quoi jem'expofe: mais dix
mille morts ne peuvent m'intimider. Ce qui m'encourage le voici. Par-
deflus tout, 'Tien^ dont je reipeâre les ordres. Au-deflbus de T'icn^ mon
Prince 6c fa maifon, pour qui j'ai du zèle. Au-deflbus du Prince, les peu-
ples pour qui j'ai de la compaffion. Diit-on me mettre en pièces: Qiii
fuis-je pour m'épargner dans une femblable occafîon? Une fourrai ell écra-
fée: qui en tient compte.^
Je reviens d'une commiffion , qui m'a obligé de parcourir un aflez grand
pays par où ont pafle vos troupes. On diroit, en voyant l'état où y ibnr
les hommes, qu'il n'y a perfonne dans l'Empire, qui foit chargé du foin
des peuples , ou qui foit tant foit peu fenfible à leurs maux. Les maris en-
gagent leurs femmes, les pères vendent leurs enftns , les plus proches s'a-
bandonnent, 6c fe répandent de tous cotez. On ruine tout dans la cam-
pagne: on n'épargne ni mûriers, ni arbres fruitiers. C'eft un dégât irré-
parable. Plufieurs détruifent leurs maifons, 6c vont les vendre par pièces.
On preffe celui-ci pour de l'argent , 6c celui-là pour du grain. Les plus
impitoyables créanciers font vos Officiers 6c leurs Commis. Le pauvre
peuple languit dans l'opprcffion. On ne peut voir tant de mifere, fans en
avoir le cœur percé. Je n'en parle point par oui dire: j'ai vu tout ce que
j'expofe: je l'ai marqué le jour même fur mes mémoires : c'eft fur ces mé-
moires réunis que j'ai dreffe une carte, où le tout eft repréfenté. Comme
je n'y mets rien que je n'aye vu: V. M. peut juger que,ce que ma carte
contient, n'eft pas la centième partie de ce qui fe palîe. Je ne doute point
cependant, qu'il n'y en ait plus qu'il n'en faut pour attendrir V. M. pour
lui faire pouffer bien des foupirs, 6c lui tirer bien des larmes. QiJe feroit-
ce, fi elle voyoit ce qui fe paffe plus au loin, où l'on affure que la mifere
eft encore plus grande? Je joins cette fupplique à ma carte: je prie V. M.
d'examiner l'une ôc l'autre, fi après y avoir penfé , elle veut bien exécuter
ce que {a) je propofe, 6c que dans l'efpace de dix jours il ne pleuve pas :
fai-
* Ciel , Empereur.
Oî") En premier lieu, ouvrir Tes greniers S: Tes tréfors pour le fbuJagement des miférables.
En fejond lieu, ôter les nouveaux impôts & caflTer les nouveaux réglemens oûércux aus
peuples.
688 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite des faites moi couper la tête, comme k un homme qui aura manqué de refpeâ:
Remon- à ?/>«, & qui aura trompé Ion Prince. Qiie s'il arivc qu'en effet vous
'"°"^ V ^°"^ trouviez bien de mes confeils: bien loin que j'en attende la récompen-
rain. ""^ te, je me reconnoîtrai toujours coupable, d'avoir plus oie (^) que mon
rang ne me permcttoit.
chifi îfoHg ayant reçu cette carte, & cette fupplique, l'examina fans la
montrer à perlbnne, & poufla de grands foupirs à bien de* repriics : puis
mettant ces écrits dans fa manche, il fe retira dans l'intérieur du palais.
Toute la nuit il ne dormit point. Dés le lendemain il donna fes ordres
conçus en dix-huit articles, qui rempliflbient parfaitement ce que propo-
foit Tcbing Kié: ce qui caufa parmi le peuple de grandes acclamations de
joye & de reconnoilfance. Chifi tfong en donnant ces ordres, publia une
déclaration , où il s'accuioit lui-même avec beaucoup de modeftie , Se
preffoit qu'on lui donnât des avis. Le troifiéme jour il tomba une pluye
très-abondante, qui fe répandit fort au loin. Les Miniilres étant entrez
pour en féliciter l'Empereur , il leur montra la fupplique &; la carte de
Ich'nig Kié. 11 joignit à cela une réprimande, dont ils le remercièrent à
genoux. Ouangyigan ché^ quelques jours après, demanda à fe retirer. On
fçut pourquoi, 6c quel avoit été le délateur. Auflî-tôt Tching kié {\\t en but-
te aux créatures de Oiiang ngan ché. On découvrit que le tour qu'il avoit
pris pour faire palier les avis à l'Empereur, avoit été d'envoyer un Courier
u la manière des Tujfi'é. On fufcita les Tujfeé à en demande]- juftice. Jching
^/V perdit fon emploi, fut envoyé Magiitrat à 7ng tcheou, Sc bien-tôt les
impôts revinrent.
Dans le recueil d'où l'on tire ces pièces, après celle qu'on vient de tra-
duire, on en met une de Sou ché^ préfentée au même Empereur T'chin (U)
tfong. Sou ché le ménage bien moins que n'a fait Tching kié. Ce difcours
eft divifé en trois points. Dans le premier , il prouve que le Prince n'ell;
puifllxnt, qu'autant qu'il a le cœur de fes fujets. Il expofe enfuite, avec la
dernière liberté, tout ce qu'on difoit du gouvernement, pour faire con-
noitre à Cbin tfong., qu'il n'avoit pas le cœur des fiens. Enfin il l'exhorte
à faire ce qu'il faut pour le gagner. Tout ce point roule fur la même ma-
tière qu'a touché Tching kié .y fçavoir fur les nouveaux impôts Se les nou-
veaux réglemens de l'invention de Oiiang ngan ché. Dans le fécond point Sou
ché exhorte C/j/« ffong à fiire régner les bonnes mœurs 6c la vertu dans l'Em-
pire. Il dit que de là fa force 6c fx durée dépendent plus que de toutes les
richefles. 11 le prouve par l'hiftoire. Un moyen qu'il propoiè entre autres,
c'eft d'éloigner des emplois les gens lans vertu, euffent-ils d'ailleurs du ta-
lent. Cela ell encore contre Ouang ngan ché èc fes femblables. Le troifié-
me point eft fur le maintien des loix. Il appuyé principalement fur l'utilité
des remontrances. II gémit fur ce que les tribunaux de tout tems établis
à
(a) Pour faire patTer [a carte & fa fupplique à l'Empereur , il avoit ufé cTune voye ré^
fervée aux feuls Yu JJi'é.
(é) Il étoit fils AcSoufiun auteur du portrait AtOuangn^an ché, qu'on a traduit ci-deflus.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 68p
à cet effet, font devenus muets. Il fait fentir qu'une autorité redoutable
les intimide. Cela eft contre les Miniftres, ôc particulièrement contre
Ouang ngan ché. Il exhorte le Prince à foutenir l'autorité & la liberté de
ces tribunaux, à les remplir de gens de poids & de probité, dont les lumiè-
res lui foient utiles, & dont l'inébranlable fermeté tienne en refpeét les Mi-
niftres. Comme on a déjà vu ces matières traittées dans divers difcours ,
& que celui-ci àtSou ché eft long : je n'en donne ici que le précis fans le tra-
duire.
Quelques avantages qu'avoh eu l'Empereur Chin tfong
contre une Nation voiftne ^ l'avoient remis en goût de
faire la guerre, Tchang fang ping, qui étoit en pla~
ce , réfolut de l'en dijjuader par une remontrance : com-
me il n'écrivoit pas bien , // s'adreffa à Sou ché , qui
lui compofa la Pièce fuivante»
E Rince, aimer la guerre & aimer les femmes, font deux paffions qui De 1*»-
paroiflent bien éloignées. On les compare cependant, ôc réellement niourpouc
ont du moins ce rapport , que comme celle-ci nuit à la fanté en bien des "es &"
manières, ôc qu'un Prince qui en eft poflédé, abrège fes jours: de même pour la
celle-là nuit à l'Etat par bien des endroits, ôc fa perte eft comme certaine , Guerre;
quand le Prince s'y abandonne. Nos anciens 6c fagcs Rois ne faifoient ja- gg-g^j j^
mais la guerre, que quand ils ne pouvoient abfolument s'en difpenfer. S'ils l'un & de
avoient l'avantage fur l'ennemi , le fruit de leur viétoire étoit une longue ôc l'autre,
heureufe paix : ôc s'ils avoient du deflbus, ce qu'ils en fouffioient n'alloit
pas loin, du moins n'aboutiflbit jamais aux derniers malheurs. Dans les Confeili
âges poftérieurs on en ufe autrement. Nos Princes font la guerre, parce g""*Î'*
qu'ils veulent la faire, ôc fans aucune nècefTité. Auffi, foit qu'ils vainquent
ou qu'ils foient vaincus, la guerre eft toujours très-pernicieufe. Sont-ils
vainqueurs ? Les fâcheufes fuites de la guerre en viennent tant foit peu plus
tard: mais elles n'en font que plus funeftes.. Sont-ils vaincus ? Leur défaite
a toujours des effets fort triftes : mais cependant 'encore moins * dangereux
que ne le font communément les fuites de leur viétoire.
Un fage Prince, qui a bien pénétré cette vérité, ne fe laifTe point em- Effets fu-
porter à l'ardcnr de fe fignaler par des exploits, ni même tenter par l'efpé- "'^'l^' ^^
rance d'une viéloire preique certaine. Il pefe attentivement les maux de la Guerre,
guerre, ôc ne s'y réfout quà l'extrémité. Met-on en campagne cent mille
hommes? Tout eft en mouvement pour cela. Chaque jour on dépenfe une
grofle
* Dans la fuite cette penfée fe développe.
Ittm IL Sff f
Defordres
que caufe
à l'Empire
Chi hoang
parfon en-
lêteraent
pour la
Guerre.
Malheurs
qu'y attire
Vou ti par
un même
entête-
meiu.
690 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
groîTe fommc, des millions de fatni lies font vexées, les coiFres & les gre-
niers du Prince ie vnideilt, les peuples s'épuifcnc, le froid Scia faim les
preflent: ils s'aflemblent, ils volent, ils pillent, & portent l'allarme & le
trouble par touc l'Empire. Les mourans, lesblefiez, tous ceux qui Ibu-
frent, éclatent en murmui-es contre le Prince, ôc lui attirent enfin pour
punition des innondations, des iccherefles, ou lémblablcs fléaux. Tantôt
c'eft un Général, qui , a la tête d'une armée dont il le ient le maître, met
à fes prétendus fervices le prix qu'il veut. Tantôt ce font les fubakernes Se
les foldats rebutez , qui fe débandent ou le révoltent. Enfin la guerre
traîne après foi cent Sc cent inconvcniens : Sc les malédictions de tant
d'innocens qu'elle fait louflFrir , ne peuvent manquer de tom ber parti-
culièrement fur le Prince qui la veut faire. Se fur ceux qui l'y por-
tent par leurs confeils. Combien de Princes ou pafiïonnez pour la guerre,
ou trop faciles à s'y engager , l'ont éprouvé pour leur malheur T
Ne parlons point, à la bonne heure, de ceux que de honteufes défaites
ont fait périr. Confîdérez feulement où ont abouti les fuccès de ceux que
la viéloire fembloit fuivre. Chi hoang devenu Empereur par la deftruétion
des fix RoyauiTies, qui partageoint alors la Chine, voulut poufier plus loin
fes conquêtes. Il attaqua Hou * Se Tué : on ne peut dire ce que tout l'Em-
pire fouffrit pour foutenir ces guerres. Chi hoang s'y obftina: Se par la con-
quête de ces pays-là , il étendit les limites de TEmpire au-delà de ce que
poffedoient nos trois fameufes dynafties. Mais il laiflà les chofes en mou-
rant dans un tel état , qu'à peine la terre de fon tombeau avoit eu le
tems de bien fécher, quand Eul chi y fon fils Sc fon fucceffeur , perdit
l'Empire Se la vie.
Sous la dynaftie Han, l'Empereur Fou ti voulut profiter des épargnes de
Fen ti Se de King ti fes prédécefleurs. Se de l'abondance que leur règne a-
voit mis dans tout l'Empire. Il entreprit donc de grandes guerres. Après
avoir dompté Se foumis les Hiong f non au Nord, il attaqua Se foumit du
côté de l'Occident quantité d'autres Royaumes. Chaque année nouvelle
cntreprife. Se prefque toujours nouveau fuccès. Enfin l'année nommée Kien
>«£"«, 'les facheufes fuites de ces guerres commencèrent à fe faire fentir. Il
s'éleva dans l'Empire plus d'un Tchi heon {a). Ces troubles durèrent trente
ans entiers, Se firent périr bien du monde. Survint, à l'ocafion de quel-
ques fortiléges, une méfintelligence éclatante entre l'Empereur Se fon fils:
méfîntelligencc qui fit couler des ruiffeaux de fans; dans la capitale de
l'Empire, qui perdit le jeune Prince, Se qui coûta bien des chagrins
à fon père. Fou ti , à la vérité, fe reconnut, fe modéra, Se fe repentit,
mais trop tard , d'avoir ainfi paflë tant d'années dans la guerre Se dans le
trouble.
Feu
* Noms de pays.
t Tartares.
(a) Fameux rebelle fous Hoanj ti, difent les hiftoires Chinoifes.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 6pr
Ven ti, Fondateur de la dynaftie Souy ne fe fut pas plutôt rendu maître ve» ti par
de ce qui eft au Midi du Kiang («), qu'il entreprit diverfes expéditions ||"^ '^°"-
contre les barbares. Tang ti fon Hls & ion fuccefleur les pourfuivit avec vi- déîéglée
gueur. Ils fe reduifuent des Royaumes qui étoient puifians, Se fe rendi.- fait finir
rent au-dehors très-redoutables : mais au-dedans les peuples tur-chargés les ''> Dynallic
avoient en exécration. Il s'éleva de tous cotez des révoltes : 6c ces troubles *'"'^'
firent finir en peu de tcms cette dynaftie.
Tai tfong (b), après avoir fournis avec une rapidité furprenantc, Ton kiue\ E^.srnplcs
K0O tchang^ Tou yu, 6c d'autres pays, voulut encore fe fignaler davantage j[f,pl,
par quelque exploit plus confidérable. Il entreprit fans aucune néceflîté la
guerre du Leao tong: il marcha en perfonne contre la Corée. Il échoiia,
& s'en revint affez honteux. Ces guerres qu'il avoit commencées, furent
continuées encore plus mal-à-propos fous l'Impératrice Oa, dont la mau-
vaife conduite penla perdre la dynaftie 7'ang. Tai tfong étoit un Prince,
qui de l'aveu de tout le monde, avoit d'éminentes qualitez : févere à lui-
même, doux aux autres, bon, libéral, indulgent. Peu s'en fallut cepen-
dant qu'il ne tombât entre les mains des ennemis. Immédiatement après .
lui, fa poftérité fut en grand danger de périr. On ne dira pas que ce fut
en récompenfe de fes vertus. Il faut donc dire que ce fut en punition des
guerres qu'il avoit entrepris fans néceflîté. Reprenons.
Fou ti 8c Tai tfong aimèrent la guerre. Comme c'étoient des Princes Suite des
d'ailleurs aimables 6c bons, leurs expéditions militaires ne les perdirent pas ^'^j'^'l^ ,
tout-à-fait. Chi hoang 6c Vm ti entreprirent aufll de grandes guerres : com- Guerre,
me ils étoient d'ailleurs cruels êc haïs : la prompte extinftion de leur race,
fut le fruit de leurs viéloires 6c de leurs conquêtes. Toutes les fois que je
tombe fur ces endroits de notre hiftoire, je ferme le livre 6c je fond en lar-
mes: tant je fuis touché de voir que des Princes qui avoient de fi grandes
qualitez, fe foient fi gppfllérement trompez. O! qu'il eût été à fouhaiter
pour ces quatre Princes , qu'ils enflent eu d'abord quelque grand échec.
Dégoûtez par-là de la guerre, ils auroient craint de s'y engager: 6c cette
perte par cet endroit leur eût été très-utile. Par malheur pour eux ilsréuf-
firent dans leurs entrcprifes. Ce fuccès échauffant en eux l'ardeur de fe fi-
gnaler 6c de conquérir, ne leur permit pas de prévoir ce qui devoit fuivrc:
ôcc'eft ce qui m'a fait dire, que fi nos Princes font vainqueurs, de fâcheu-
fes fuites de la guerre tardent un peu plus à venir , mais n'en font
que plus funeftes : au lieu que s'ils font vaincus , les triftes effets de
leur défaite font communément moins dangereux. Pefez bien cela, je
vous en jJrie.
Sin tfong^ Prince débonnaire 6c pacifique, qui aimoit beaucoup ^t^ peu-
ples, régna très-long-tems, fans jamais penfer à la guerre. Les armes fous
fon régne étoient toutes couvertes de roiiille. Cette longue paix rendit pa-
rcfleux & négligens les Généraux 6c les autres Officiers de guerre, lucn
hao
(a") Nom du plus beau fleuve de l.i Chine.
C^) Second Empereur delà dynalllc J'-m.
Sfffz
691 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite des h.to voulut profiter de cette négligence. Il fe jctta avec un gros parti fur
effets^ de !i P" "^^'^^ ^^"^- ■^^'^"' ^^■'^P ^"'^^ -^ autres pays. Les troupes qu'on oppofa
Guerre, " ^ ^^ rebelle, furent défaites jui'qu'à trois ou quatre fois. Malgré ces per-
tes , 6c les levées plus grandes qu'il fallut faire, on n'entendit pas dans
tout l'Empire le moindre murmure. La guerre finit allez heureufc-
ment , Se n'eut aucune fâcheufe fuite. Pourquoi cela ? C'ell qu'on
connoUfoit le Prince, &C qu'on fçavoit qu'il aimoit la paix. C'elf que bien
plus clairement que les peuples, Tien ti 6c Kouei chin voyoient que cette
guerre n'étoit point une guerre de cupidité, d'ambition, 6c de caprice,
mais pure néceffité.
Tien vous a donné beaucoup de bravoure, 6c un génie étendu: vos vues
vont à augmenter les richefTes 6c les forces de votre Empire. A peine fûtes-
vous fur le trône, qu'on vous vit curieux de belles armes, emprefle à vous
en bien fournir. Les Etats voifîns 6c vos fujets attentifs à vos aurions ôc à
vos difcours , en conclurent que vos inclinations étoient pour la guerre.
Ceux que vous aviez alors pour Miniftres , le virent aflïïrément comme les
autres: mais ou peu éclairez, ou peu zélez,ils n'eurent point foin de s'op-
pofer avec fageflè à ces inclinations naiflantes : bien moins encore les Kiu
m. {a) Les Cenfeurs mêmes fe turent, 6c ne vous donnèrent pas fur cela
le moindre avis. Ainfi s'eft fortifiée fans obftacle votre inclination guerriè-
re : font venus enfuite fur les rangs Siue kiang 6c Hoan kiang^ gens naturel-
lement inquiets: ils vous ont propofé diverfes expéditions , comme avanta-
geufes 6c dignes de vous : quelques autres qu'ils avoient gagnez , ont ap-
puyé ces defleins. On a fait la guerre. On s'eft épuifé pour la foutenir:
on a été fréqueniment battu. Enfin les guerres des années nommées Kang
tmg 6c King H , qu'on a toujours déplorées, ne furent pas à beaucoup près
fi funeftes que celle-ci. Tien irite , les peuples outrez , les foldats des
frontières mutinez, la cour en tumulte 6c en allaj^e, V. M. elle-même
réduite des mois entiers à ne faire qu'un repas par jour, encore bien tai'd.
Voilà où aboutirent ces expéditions dont on vous promettoit tant d'avan-
tage 6c tant de gloire. D'oiî vient cela? C'eft que vous avez vous-même
cherché la guerre, fans que rien vous y obligeât, & vos troupes étoient
moins animées contre l'ennemi , que contre vous.
Au refte, tout affligeantes qu'étoient d'un côté ces pertes , c'étoit d'un
autre côté une grâce finguliere, qu'en confidération de vos ancêtres vous
faifoit Hoang tien^ pour vous faire rentrer en vous-même. Hélas ! Elle
vous fut inutile cette grâce. Il fe trouva auprès de vous certains génies
fuperficiels, peu capables de pénétrer le fonds des chofes. Leurs diicours
& vos inclinations qu'ils flatoient , ne vous laiflerent voir dans ces défaites
que de la honte. Vous voulûtes abfolument vous en laver par quelque vic-
toire. De-là les expéditions de Hi ho^ M&i chan, 6c 7* lou. Elles vous
réuffirent à la vérité moins mal que les précédentes. Mais peut- on comp-
ter
(a) Aiiifi fe nommoient alors certains Officiers qui compofoient un confcil pour les
ftSaires de la guerre.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 5pj
ter pour heureufes des guerres, qui font périr tant de perfonnes innocentes Suite des
de tout âge, qui épuilent l'Etat, qui dépouillent des Princes fournis, dont f'jL"'^'^"
tout le fruit le réduit à la poilcfllon de quelques terres trcs-inutiles , ôc au Guerre
vain nom de conquérant.
Ebloui du faux cclat de cette réputation, fans faire attention aux maux
réels que ces guerres venoient de caufer vous en entreprîtes une nouvelle
contre Ngati von '*. La dépenfe fut énorme pour les convois. Il mourut
dans ces corvées un monde infini. Votre armée de plus de cent mille
hommes ,, pendant qu'on amallbit les munitions de guerre & de bouche,
fut ruinée par les maladies , avant que d'avoir vu l'ennemi. Ce malheur
peu attendu fembloit avoir rallenti votre ardeur guerrière. Mais bien-tôt
cette paffion s'eft réveillée. Voilà une nouvelle armée en campagne: fous
la conduite de Li hien^ vos troupes ont eu quelque avantage, V. M. nage
dans la joie ; elle ordonne qu'on avance : & il paroît que dans le fonds
du cœur, elle regarde ces Etats voifins comme une conquête fûre Se
facile.
Les defleins de 'tien font difficiles à approfondir. Pour moi , je les ref-
pefte & je les crains. Quand dans toute une campagne, on en eil venu
une fois aux mains, fi vos troupes ont vaincu, auffi-tôt les couriers volent,
& vous donnent avis de la vidtoire : tous les grands Officiers de votre cour
s'empreflcnt à vous en féliciter par écrit, félon la coutume. C'elt à qui
fera le plus valoir nos fuccës , & à qui tournera mieux fon compliment pour
vous plaire.
Cependant bon nombre de vos fujets à qui le fer a ôté la vie , font de-
meurez fur la place. Les chemins font pleins de ceux que la fatigue des
convois a fait fuccomber. Vos peuples en bien des endroits accablez par
les fubfides , 6c par la cruauté des coUefteurs , ont abandonné leurs domi-
ciles, & errent çà &; là. Les maris vendent leurs femmes : on ne voit de
toutes parts dans les campagnes, que gens pâles, décharnez, prêts à fe
pendre de défefpoir. Ici un pauvre vieillard pleure fon fils , l'unique ap-
pui de fa vieillefle. Là , un bon fils pleure fon père, à qui la guerre ne
lui a pas permis de rendre les plus ellentiels devoirs. D'un côte c'eft un
orphelin, de l'autre une veuve, qui jette des cris lamentables. V. M. ne
voit ni n'entend rien de tour cela.
Il en eft à peu près cçmme de vos repas. On vous y préfente du bœuf,
du mouton, & d'autres mets bien aflaifonnez. Vous en mangez avec plai-
fir. Mais, fi avant le repas , vous aviez vu ces animaux entre les mains du
boucher, dabord crier 6c fe défendre, céder enfuite à la force, être alTom-
mez , égorgez, étendus fur une table, écorchez ôc hachez en pièces : quel-
que aflàiibnnement qu'on pût leur donner , quand on vous les préfentevoit
à table, les bâtonnets vous tomberoient des mains; vous n'auriez pas le
cœur d'en manger. Que léroit-ce fi .V. M. pouvoit voir de fes yeux
i'af-
♦ C'cft ce que nous appelions le Tong hng.
Sff f j
Suite des
fiineftes
effets delà
Guerre.
694 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DELA CHINE,
l'afïreux ipeâracle de tant d'hommes mourins, 6c entendre de ies oi-eilles les
trilles gémiflemens de tant d'autres qui le croyent malheureux de vivre ?
Comment pouroit-elle goûter la nouvelle de l'a victou-c, &: les conjouif-
lances qui la fuivent ? Croyez-moi , quand vous auriez d'auflî habiles Gé-
néraux, des troupes auffi choifîes, des armées aulîi fortes , d'aulFi grandes
réfen-es d'argent ëc de munitions , qu'en avoient les quatre Princes dont
j'ai parlé : inltruit par leur exemple de la trille fin où aboutilTent les guer-
res en apparence les plus heureules, vous devriés craindre fagement de vous
y engager fans néceflité. Combien à plus forte raifon devez-vous craindre
dans l'état où Ibnt les chofes ? Ce que vous avez d'Officiers ne font pas com-
parables à ceux qu'ils avoient. Les tréfors 6c les greniers publics font pref-
que épuifez. A peine y a-t-il dequoi payer aux Officiers de tout l'Empire
les appointemens ordinaires. Les largefles qui fe iàifoient au Nan kiao (a),
qui Ltoient d'un ufage fi ancien, font depuis long-tems retranchées.
Quelque habile que vous foiez, il me paroît que de remuer dans de telles
circonllances, ell une chofe bien dangereufe. Les maladies fuivent la di-
zette, 6c l'augmentent. Les brigands de l'Ell £c du Nord vous voyant oc-
cupé ailleurs, recommenceront leurs courfes. Si, quand vous ferez bien
engagé dans la guerre que vous commencez, les peuples fur- chargez dont
il faudra bien exiger de nouveaux fubfides, perdent à la fin patience, 6cfe
joignent aux brigands , ou les imitent : vous voilà réduit au trille état où
étoit l'Empire , lorlqu'après les conquêtes de Cbi hoang , un bandi , un
homme de néant en le révoltant, mit tout en défordre, 6c fit périr la dy-
naflie 2r/?«.
J'ai de l'âge, j'ai l'honneur de fervir V. M. depuis long-tems ; mon
zèle qui a toujours été fincére, 6c qui croît chaque jour, fait que je paflc
les nuits fans dormir , 6c fou vent, au milieu même de mes repas j'éclate en
foûpirs, 6c je fonds en larmes. C'ell une maxime reçue, qu'avant que de
s'engager à quelque choie d'important, il faut examiner fi ce qu'on médite
s'accorde ou non avec les intentions de Tien. S'il y ell conforme, il réuf-
fira: s'il ne l'ell pas, il ne peut réuffir. Les fignes ordinaires par où le
Prince peut juger fi Tien ell; favorable ou non aux defleins qu'il forme, font
d'une part le règlement des failbns, la fertilité, l'abondance, 6c d'autres
événcmens de cette nature: d'autre part, le déiungement de l'univers, la
dizette, la famine, 6c lémblables calamitez. Or, toutes ces dernières an-
nées , rien que d'effrayant : écHpfes de foleil , phénomènes extraordinai-
res dans les allres, tremblemens de terre , inondations , fécherefl'es, ma-
ladies populaires. Tout cela fe fuccede fans interruption, ^ je crois qu'il
eft mort , à fort peu près, la moitié de vos fujets. Vous pouvez, ce nie
femble, juger fur tout cela, fi le cœur de Tien eft favorable à vos entrepri-
fcs , 6c conclure qu'il ne l'efl pas.
Cepen-
(4) C'eft-à-dire au fauxbourg du Midi , où fe faifoit \\ cérémonie folemnelle en l'hon-
neur du chang û ou fuprême Empereur: tems auquel on trainoit les vieillards, & on fa^
foit d'autres largefles.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 6r,f
Cependant V. M. ne veut point abandonner fon deflein : elle s'engage Suite des
de plus en plus. Je vous avoue que cela m'étonne, fie m'afflige égale- f""e(tes
ment. Un fils qui a offenfé pcre & merc, penle-t-il à les appaifer? Plus ^'^'^^^de 1»
pôle, plus aflidu, plus docile, fie plus relpedtueux qu'il étoit avant fa fau- "^"'^'
te, il tait lentir qu'il la reconnoît , £c qu'il s'en repent. Moyennant cela
on la lui pardonne. M.iis (i ce fils, au liçu de penfcr à rentrer/en grâce,
s'émancipoit encore à troubler toute la maifon , à gronder ou battre les
domeftiqucs en prélence du pcre Se de la mère, une telle conduite feroit-
clle propre à les appaifer? Ce fils méritcroit-il qu'on lui pardonnât.
Rappellez-vous donc, je vous en prie, les tems paflez. Examinez ce
qui a fait fleurir ou périr les dynafties précédentes. Sur-tout fliites une at-
tention particulière aux volontez de Tien fie aux figues qu'il vous en donne.
Renonces à vos projets de guerre. Appliquez-vous à entretenir la bonne
intelligence avec les Etats voifins : à faire régner le bon ordre fie l'abondan-
ce dans votre cour Se dans tout l'Empire: à rendre heureux vos fujets fie à
bien affermir par là votre mailbn fur le trône. Si je voiois ce changement,
je fermerois après cela les yeux fans regret, fie fallût-il périr dans un bour-
bier, je mourois content.
Kao tfoH Fondateur de la dynaflie Han^ avoit acheté l'honneur du trône
parla défaite de plus d'un prétendant brave fie puiflant. ^img -von ^/Reftau-
i-ateur de la même dynaflie , avoit livré, pour la rétablir, bien des combats.
Se remporté autant de viéloires. Cependant Kao tfou fut le premier à faire
la paix avec les nations du Nord. ^<cing vou ù reçut avec plaifir fie re-
connoifTance les propofitions qui lui furent faites par fes voifms de l'Occi-
dent. Eft-ce que ces deux Empereurs manquoient de courage, ou d'ha-
bileté en fait de guerre? Non, fans doute: niais. la longue expénence qu'ils
avoient, leur faiibit prévoir de loin, fie prévenir fagement de fâcheux re-
vers. V. M. au contraire tranquile au fonds de fon palais , prononce fans
héfiter: qu'on attaque celui-ci : qu'on extermine celui-là. Peut-être fuis-
je trop timide: j'avoue que cette confiance me paroît bien excefTive. Mais
hélas ! que fais-je moi? Quand on veut difTuader quelque chofe au Prince ,
il faut prendre bien fon tems , attendre qu'il en foit à demi dégoûté lui-
même: alors on y peut réufîîr aifément. Mais entreprendre d'arrêter la
pafîion d'un Prince, lorfqu'elle eft dans fa plus grande force, c'eil tenter
une choie bien difficile. Cela eft encore plus vrai de ce qu'on appelle ambi-
tion, paillon de vaincre, d'aquérir de la gloire. Ces pafTions ont un grand
empire fur les cœurs. Qiiiconque en eft pofTedé, fût-ce un petit Lettré
habillé de toile, tandis que la paflioii dans (a plus grande force lui échauffe
l'efprit, il eft bien difficile de l'arrêter. Oiii, dans le fort d'une paflîon ,
pour écouter avec patience celui qui s'y oppofe, pour faire céder fe> pro-
pres vues aux avis d'autrui, pour en diftinguer Tutilité fie la juftice, pour
s'y rendre enfin malgré fes plus violens defirs: il faut de ces grandes âmes,
qu'une pénétration, une fagefTe, fie une modération fupérieure élevé beau-
coup au-defTus du vulgaire.
^ V. M. toujours paffionnée pour la guerre, y eil maintenant plus échau-
fée que jamais. Je le vois, à fi j'ofe malgré cela vous en difluader par ce
dii-
696 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
difcours: c'eft, i°. parce qu'ayant l'honneur de vous connoîtrc, je n'ai
garde de vous confondre en ce qui s'appelle modération Se grandeur d'amc,
avec le commun des Princes. C'eft en fécond lieu, parce que je ne doute
pas que dans la fuite V. M. ne fe repente vivement d'avoir fuivi cette paf-
fîon, 6c ne fçache alors bien mauvais gré à ceux qui ayant l'honneur de
l'approcher , ne lui auront pas tait fur cela le moindre itiot de remontran-
ce. C'eft enfin, parce qu'étant vieux , & prêt d'aller trouver dans l'autre
* monde le feu Empereur votre père, je veux prévenir le reproche qu'il
me feroit, fi je m'étois tû comme les autres. Penfez-y, grand Prince ,
§C pardonnez-moi ma témérité.
Maxime»
de Gou;
verne-
ment.
MEMOIRE DE SOU
fur le Gouvernement,
C H E
LE mémoire eft long: j'en traduirai quelques articles entiers, & je ferti
un extrait de quelques autres.
On le dit , 6c il eft vrai : quoique, pour bien gouverner dans un tcms de
troubles, il faille s'y prendre autrement que quand tout eft tranquile: il y
a cependant pour chacun de ces divers tems certaines régies afles connues.
De-là vient qu'un fage Prince, ou un habile Miniftre qui voit naître quel-
que embaras, s'en afflige fans fe troubler, Il fçait ce qu'il a à faire en ces
occafions. Si c'eft une innondation ou une fécherelTe qui réduit les peuples
à l'indigence, qui les oblige de fe difperfer , 6c enfuite de fe réunir pour
piller 6c voler de côté 6c d'autre : on fçait que ce qui prcfle alors, c'eft
oc fournir aux peuples le ncceffaire, 6c que c'eft le moyen d'entretenir la
paix. Si c'eft quelque fujet rebelle, qui voudroit partager l'Empire, ôc
qui eft à la tête d'une armée, on fçait que ce qu'il y a à faire, c'eft de lui
oppofcr au plutôt de bonnes troupes. Si c'eft quelque ingrat favori, qui
abuie des bontez du Prince, qui ufurpe l'autorité, qui fe fait le maître des
vies 6c des fortunes, fans la participation du fouverain : on fçait qu'il n'y a
qu'à lui faire au plutôt fon procès, ÔC le punir comme il le mérite. Si ce
font les barbares du voifinage qui font des excuriions fur nos terres : il eft
clair qu'il fiut pourvoir à la fûrcté des frontières. Ces troubles de différen-
te efpèce traînent après eux bien des maux ? mais enfin ils font fenfibles ces
maux , on les voit , on connoît leur caufe : par là on eft en état d'y appor-
ter un remède convenable.
Ce qu'il y a de fâcheux Se d'cmbarafTant, c'eft lorfque dans un Etat,
fans qu'aucune de ces caufes paroifle, on reffent prefque tous les effets qu'el-
les ont coutume de produire: on ne fçait oîi tourner les vues, 6c l'on at-
tend, pour ainfi dire, les bras croifez , quelque grande révolution. Voilà,
ce me femble, où en font aujourd'hui les chofcs.
» hz Texte dit fous h terre.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 697
Il y a près de cent ans {a) que l'Empire, à proprement parler, n'a point Suite i^i
eu de guerre. AufTi dit-on des merveilles de ce gouvernement pacifique. Maximes
Dans le fond pourtant ce n'eft qu'un beau nom. Réellement il s'en faut ^^^ Gou-
bien que le corps de l'Etat ne loit fain 6c tranquile. Il y a de l'agita- ^j^ent'
tion & de l'inquiétude, qui le font fouftrir, 6c le mettent même en dan-
ger: mais on n'en voit point les principes. Il n'y a ni inondations ni ie-
cherellés. Les peuples cependant le plaignent, gémiffent, 6c murmurent,
comme dans les plus grandes ilérilitez. Il n'y a point de rebelle qui ait en-
tamé l'Empire, 6c qui en partage les revenus : ces revenus cependant pa-
roiflent ne pas fuffire. Il n'y a point à la cour de favori trop accrédité
qui abuiè de fon pouvoir. Cependant on ne voit point régner entre le
Prince 6c les premiers Officiers, cette belle correlpondance li eflentielle au
gouvernement :' 6c conféquemment dans tout l'Empire, on ne voit point
que les Magiftrats 6c les peuples s'aiment. Les barbares du voilinage n'ont
pas fait depuis bien du tems la moindre irruption fur nos terres. Cepen-
dant en divers endroits de nos provinces on remarque aflez fréquemment
de l'allarnie. Oiii , je le répète, voilà aujourd'hui où nous en fommes;
6c rien, à mon avis, de plus embaralTlxnt 6c de plus fâcheux.
Un Médecin vifitc des malades ordinaires: illeurtâte lepoulx; il exa-
mine leurs vifages, leur gelles, leurs voix. Suivant les régies de l'art 6c
l'expérience qu'il a, il décide fi le mal vient du froid, du chaud, ou du
conflid de l'un 6c de l'autre. Il a fes régies pour cela, rien ne l'embarafle.
Mais on lui préfente un malade d'une autre efpèce. C'eft un homme qui ,
fans aucune caufe apparente , fent cependant qu'il eft mal. Il mange,
il boit, il agit même à peu près comiHe à l'ordinaire : 6c quand on lui
demande où ell Ion mal, il ne peut le dire: fon poulx n'eft pas d'un hom-
me fain: mais il n'a auflî rien de bien marqué. Si le Médecin qui -voit ce
malade, eft un Médecin du commun, il dira bagatelle, ce n'eft rien. Si
c'eft un P/V» //z * ou un Tjang kong, il fera furpris 6c allarmé. Il fentira
qu'un mal de cette nature a de profondes racines, 6c qu'autant qu'il eft
difficile de les découvrir, autant lera-t-il difficile de les extirper. Il con-
cevra que les remèdes ordinaires n'y pouront rien, 6c il penfera férieufe-
ment à la manière de traitter un tel malade.
Je vois aujourd'hui nos Lettrez,, qui rapelîant plufieurs traits de l'hif-
toire des Han 6c des l'mg, 6c les enfilant le mieux qu'ils peuvent avec des
textes de nos anciens livres , en compofent des mémoriaux avec foin. Ils
çroyent par-là remédier aux maux dit tems. Mais ils font, àmonfens,
bien loin de leur compte. Nos maux font de telle nature que je n'y vois
qu'un remède: c'eft que le Prince chef de l'Etat, fe lecouant lui-même,
pour ainfi parler, £c fe réveillant de l'afloupiflèmcnt où il eft, fafle fentir à
tous
{^^ ^^, ^féjnoire de Sou thé eft a-ntérieur à la pièce précédente. ]'ai déjà averti que dans ■
le livre d'où l'on tire ces pièces, on ne fuit pas éxndtemenr l'ordre dans lequel elies ont
été faites.
* Deux céléUes Médecins dans l'antiquité.
fome IL Ttt t
698 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite des tous les membres de ce grand corps fa nouvelle aûlvité: afin que tous fen-
Mjximes tent qu'il agit, & qu'ils doivent agir fous lui.
de Gou- Quand j'examine dans l'hiftoire la décadence des Han occidentaux: je
ment!" trouve que ni la tyrannie, ni la débauche, n'y eurent aucune part. Les
Princes, fous qui elle ariva , n'avoient point ces vices: mais ils étoienc
d'une parefle & d'une indolence extrême. Ils aimoient fi fort leur repos,
que, pour s'épargner les foins & le travail de quelques mois ou de quelques
années , ils expofoient l'Etat & leur maifon à des malheurs de plufieurs
fiécles. Le Prince eil dans l'Etat ce que le ciel ell dans cet univers.
'Tchong*tcM commentant le livre 1 king^ Ôc parlant des propriétez du ciel,
fait llir-tout remarquer fon aélivité conltante,fon mouvement ians interrup-
tion. En effet, c'ell cette a6lion fi conitante êc fi réglée-, qui maintient
en état ce bas monde. Le ibleil & la lune qui font la lumière, les au-
tres aftres qui font fes ornemens, les tonnerres qui font comme fà voix,
les pluyes & les rolées qui font comme fes bienfaits: tout cela, dis je,
font des effets de l'aétion & du mouvement. Et fi le ciel étoit fans adtion
& fans mouvement, je crois que cette maffe immobile fe corromproit elle-
même, & ne pouroit fubfîlter long-tems: bien moins pouroit-elle influer
fur tout le refte.
Si notre Prince, fur ce modèle, prenant un heureux eflbr, fc montroit
un de ces jours brillant d'une lumière toute nouvelle: 6c qu'armé d'une fer-
meté heureufement redoutable, il fît bien connoître à tous fes lujets, qu'il
ne veut pas porter en vain le titre de fouverain : 6c que pour le bien de
l'Empire qui lui eft fournis , il veut agir 6c qu'on agiffe : auffi-tôt ce qu'il
y a de gens éclairez s'emprefleroiftnt d l'aider de leurs confeils: ce qu'il
y a de gens de courage fe préfenteroient pour le fervir aux dépens de leur
propre; vie: ce feroit à qui feconderoit le mieux l'adivité du iouverain, 6c
tout dès-lors deviendroit poffible. Mais tandis que le Prince ou indolent
ou irrèfolu, ne laiffe point voir ce qu'il veut, ou plutôt laiffe affez voir
qu'il ne veut rien: fes Officiers fuffent-ils des Liu^ des 7/?, ou des Ki, que
peuvent-ils faire? C'eft pour cela que je commence ce mémoire par deman-
der dans le fouverain de l'adivitè , 6c une volonté déterminée à régner réel-
lement, 6c à gouverner fon Empire. J'expoferai dans les articles fuivans
ce qui me paroîtra le plus affentiel pour le faire avec fuccès.
Sou ché^ après avoir blâmé les Princes, qui, pour quelques inconvéniens
changent aifément les loix 6c les réglemens établis, dit :
Ceux qui donnent des confeils, font des Lettiez d'une érudition pédan-
tcfque, qui fe fondent , en les donnant, fur quelque exemple particulier de
l'antiquité. Pour moi, bien que dans nos loix, telles qu'elles font au-
jourd'hui, je crois voir quelque défaut: ce n'eftpas de là, ce me fcmble ,
que vient le mauvais fuccès du gouvernement : c'ell du choix des gens qu'ori
met en place. Il en eft des loix 6c des réglemens dans un Etat, comme des
cinq fons dans la mufique : dans les combinaifons des cinq fons avec les fis
» C'eft Confucius.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 699
Liu, il ne peut manquer de s'en trouver qui foient d'un tendre lafcif. De Suite deî
même quelques loix 6c quelques rcglemens qu'on fafle, il s'y trouvera tou- Maximes
jours des inconveniens. Nos anciens lageslevoyoientbien rauiri leurs loix& ver^°^'
leurs réglemens le réduifoient à un très-petit nombre. Pour le reftc ils comp- menr,'
toient iur la iagefle & lur la vertu des gens qu'ils mettoient en place. Le
Prince doit apporter tout le foin poflible à bien choifir fon premier Minif-
tre; mais après cela il doit avoir une vraye confiance en lui, oc l'en bien
convaincre. Si le Miniftre ient que fon Prince fe rend impénétrable à fon
égard, il fera dès-lors timide & fur la réferve: on ne profitera qu'à demi de
fes talens, 6c rien de grand ne fe fera.
Cela eit d'autant plus néceflaire aujourd'hui, que fi un Miniftre veut re-
mettre les chofes iur un bon pied, il y trouvera de grands obftacles dans
cette lâche indolence, qui a gagné tous les membres de l'Etat, qui fait
qu'on ne penfe qu'au jour pixfent , & qu'on s'inquiettc peu de l'avenir.
11 faut qu'un Miniftre en ces circonftances, ait le courage de s'élever au-
defliis des idées communes , Sc de bien des ufages mal établis. Il ne peut le
faire fans ouvrir un grand champ à l'envie, à la médifance, à la calomnie?
S'il ne voit à fond le cœur de fon Prince, ofera-t-il s'y oppofer?
Dans un autre article Sou cbé dit: quand l'Empire n'eft pas bien tran-
quile, & qu'il y a du mouvement, chacun profite de l'occafion pour fai-
re valoir fes talens. De là il arive affez fouvent, que ceux qui ont de la
bravoure ayant divers intérêts, cherchent à fe perdre les uns les autres , 6c
ceux qui n'ont que de l'habileté, fe détruifent 6c fe fupplantent plus four-
dement. Les partis peu à peu le fortifient, 6c achèvent enfin de mettre
le défordre 6cla confufion dans tout l'Empire. Qiiand la paix y eft rétablie,
un nouvel Empereur eft inftttiit que les troubles paflez ont été caufez. par
l'ambition de certaines gens d'un mérite plus qu'ordinaire. Pour éviter de
femblables malheurs, il ne fe fert que de gens naturellement doux, timides,
fans ambition , mais auffi fans grande capacité. Qlic s'enfuit-il .'' C'efî
qu'au bout de quelques années, s'il arive le moindre embaras , le Prince
n'a pas un homme dont il puiffe rien efpérer. Et quand rien n'ariveroit fî-
tôt, du moins tout languit infenfiblement, 6c le gouvernement devient fi
foible, que tout eft à craindre pour l'Etat.
Les fages du premier ordre ont une méthode bien différente. Dans la
plus longue 6c la plus profonde paix, ils fçavent tenir en haleine les ef-
prits, èc animer leurs fujets à faire chacun le bien dont ils font capables.
Ils ouvrent pour cela différentes routes conformes aux différentes inclina-
tions des hommes. Chacun entre avec plaifir dans quelqu'une, chacun agit ,
fe remue, travaille, anime celui-ci par un motif, celui-là par un autre.
Tous cependant en cela même fervent le Prince 6c l'Etat. Ouvrir ainfi
différentes voies, pour mettre en aétion vos fujets, c'eft ce qui preffe au-
jourd'hui, vous ne fçauriez commencer trop tôt. Tout ce qu'on peut vous
dire de contraire, eft facile à réfuter.
'• Sou ché , dans le refte de cet article réfute une maxime outrée fur
la bonté 6c l'indulgence propre du fouverain , 6c l'abus que quelques
Ttt t i pe-
lerne-
Hient.
700 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHÎNE^
Suite des pedans failbient de la doftrine du 7'chong yong (a) mal entendue.
Maximes Dans un autre article Sou ché dit :
f^„?,°"' Prince, voici ce qu'on dit en général d'un Empereur: placé comme
par emprunt au-delTus du relie des hommes : chargé d'étendre les foins à
des efpaces comme infinis, pour y tenir tout dans l'ordre: {b) proipere-
t-il? nen:de plus haut;, rien de plus ferme. Vient-il un fâcheux revers? rien
de plus bas,, rien de plus fragile : Sc cepaflage d'un de ces états à l'autre, dé-
pend fouvent d'affez peu de chofe. Aiufi un Prince vraiment fage & pré-
voyant, compte bien moins iur les moyens qu'il a de fe faire craindre, que fur
ceux qu'il prend pour fe faire aimer. Quelque foin qu'il ait de maintenir
fon autorité, 6c quelque bien établie qu'elle luiparoiflc, ce n'ell point fur ce-
la principalement qu'il fonde fa confiance, c'ell fur le cœur de fes fujets ^
& fur ce qu'il fçait en être trop aimé, pour qu'aucun d'eux puifle le ré-
foudre à lui manquer de fidélité. Il s'affure immédiatement par lui-même
du cœur de ceux qu'il employé: 6c ceux-ci par une conduite pleine de fa.-
gefle 6c de zèle, lui aninent le cœur des "peuples. Voilà ce qui fait en ef-
fet fa fureté dans fa fupréme 6c dangercufc élévation. Celui qui fonde cet-
te fureté fur fon nom d'Empereur, ou fur fon pouvoir fouverain, ou fur le
bon état où il croit par lui-même avoir mis les choies , celui-là, dis-je,
poura peut-être fe maintenir quelque tems, s'il n'arive point d'affaires-
difiîciles : mais fe trouve-t-il tout-à-coup dans quelque embaras? il ne
trouve nul attachement dans ceux qui le fervent. Ils font tous à fon égard
comme gens, qui par hazard fe rencontrent fur quelque route. Se prelén-
te-t-il un double chemin? Ils fe faluent pour la forme, fe quitterai alTez.
froidement, 6c vont chacun de leur côté.
Voilà ce qui arive aux Princes trop fioiir, qui n'ont fçu que fe faire
craindre. Se trouvent-ils dans l'embaras? Ils cherchent en vain quelqu'un
qui les aide. Perfonne ne fe préfente : 6c cela pour deux raifons. La pre-
mière , parce que le Prince n'ell point aune. La féconde , parce qu&
fa fierté 6c fcs hauteurs ayant éloigné de fa cour les gens du plus
grand mérite, ^ ayant toujours tenu tous les autres dans la crainte &
dans la réferve, perfonne n'ell accoutumé à manier ce précieux {c) vafCj,.
6c dans un tems de trouble 6c d'agitation, chacun évite de s'en char-
ger
De-là Sou ché conclut que le Prince, bien loin de tenir ce vafe toujours-
fermé , doit faire en forte que bien des gens s'accoutument à le manier ;
c'eil-à-dire , faire entrer dans le gouvernement le plus qu'il fe peut, de
Îens capables, 6c donner lieu à chacun d'exercer les talens qu'il a
1 fe plaint de ce que fouvent les Empereurs fe rendent trop inacceflîbles ,
tant par la fierté 6c la hauteur avec laquelle ils traittent leurs Miniflres 6c
leurs
(a) Ceft le texte d'un ancien livre, du -vrai milieu.
(i) Le Chinois dit mot-à mot: profperc-t-il ? C'efl: le mont Tui. Ne profpere-t-il paSi"»
C'eil un œuf fous un poids énorme.
(.«) C'cft-à-dire l'Empire & fon gouvernement.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 701
leurs plus grands Officiers, que par l'embaras de cent cérémonies trop hu- suite des
miliantes & trop incommodes. Il montre que ce qu'il y a eu de plus Maximes
grands Empereurs dans l'antiquité Se dans les tems poltcrieurs , en ont ufé ^l ^^"1
autrement. Il eu vrai, dit-il, que l'antiquité recommande aux fouverains- ^^çnt,"
une gravité digne d'eux, & une attention continuelle fur leurs adlions 6c
fur leurs paroles. Mais il ell vrai auflî que certains Lettrez peu judicieux,
en abufant des textes anciens, nouriflént l'orgueil des Princes
Ce qu'il voit, dit-il, de plus preflc dans l'état d'indolence & de parefle,
ou font tous les membres de l'Empire, c'eft que Sa Majefté qui en
eft le chef, fe réveillant, 6c fe renouvellant elle-même, donne le mou-
vement à tout le refte. Il propofe en particulier cinq articles eo ces
termes.
1°. Les Miniftres Se les grands Officiers de guerre font fans contredit a-
près le fouverain , ceux de qui dépend le plus le bonheur ou le malheur des
Etats. Il me fenible que V. M. dcvroit les appeller fouvent en fa
préfence , Se raifonner avec eux fur les affaires. Ces confeils fré-
quens qu'elle tiendroit, produiroient de bonnes vues : du moins V. M.
en tireroit cet avantage , qu'elle connoîtroit à fond ceux dont elle fe
fert.
z". Les Tai tcheou (a) tfe, ce font ceux à qui vous confiez le foin de vos
peuples dans les provinces. Il feroit bon que quand ils changent, ou pour
aller ailleurs, ou pour fe retirer, ils fuflént obligez de venir en cour, 6c
que V. M. eût un tems pour les admettre, 6c pour les interroger furies cou-
tumes 6c les mœurs du lieu qu'ils quitent, fur les affaires les plus emba-
raffantes qui s'y trouvent, fur ce qui leur a le plus fervi à s'en tirer. Outre
que ces connoiffances pouroient vous être très-utiles, vous découvririez
par-là les vrais talens des JMagiftrats.
y. De tout tems nos Empereurs ont certains Officiers réglez, donc
l'emploi eft de les entretenir utilement, de leur lire 6c de leur expliquer
nos King. Depuis long-tems cela s'omet fî facilement, ou fe fait fi mal,
qu'on n'en tire aucun profit. Rien cependant de plus fagement établi 6C'
de plus utile, s'il fe pratiquoit comme il fliut. Je voudrois donc que V.
M. au lieu de nommer ces Officiers, comme elle fait, fans grand choix
6c précifément pour la forme , choîlit des gens propres à cette fonc-
tion: 6c qu'eux de leur côté, fans fe borner à une froide 6c ennuyeufe
kçon des Ki)tg , fçuffent , à l'occafion de ces textes, entretenir V. M;
de tout ce qu'il y a de plus curieux 6c de plus utile dans l'hifloire de tous
les tems.
4'. Quand parmi les avis ou les mémoires qui nous viennent des provin-
ces, il s'en trouve qui pour le fond 6c pour la forme font au-defllis du
corn.-
(a) C'eft ce qu'on appelle aujourd'hui Tchi fou, premier Officier d'une ville du premier
ordre pour le civil. 11 y a toujours dans fon re(tort p'ufieiirs villes du fécond ou troi-
fiéme ordre, quelquefois plus, quelquefois moins, dont les Officiers lui font fubori
donnei.
Ttt t :5
veme-
menr,
7<M DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite des commun, il feroit bon que V.M.appdlât en cour celui qui en eft l'auteur:
Maximes qu'elle lui fit des queltions, qu'elle lui marquât de la bonté, 6c lui donnât
de Gou- quelques louanges, ne fût-ce que pour l'amufer, èc lui inl'pircr plus de 11-
'""""'' berte à vous donner dans les ocafions des avis utiles.
f . Quoique les plus bas Officiers ne cornmuniquent pas d'ordinaire im-
médiatement avec le Prince, il me femble Cependant que fi V. M. inltrui-
te par des voies fûres, que tel d'entr'eux fait bien fon devoir, l'appelloit
tout-à-coup, fans qu'on içût pourquoi, témoignoit être inftruite & fatis»
faite de fa conduite, & lui donnoit quelque marque de fes bontez, non-feu-
lement il n'y auroit pas d'inconvénient : mais ce feroit un bon moien pour
infpii^r des fentimens d'honneur 6c de vertu à ceux de fon rang. Ils font
en nombre: 6c vii leurs appointcmens modiques, 6c la diftance énorme où
ils fe croyent du fouverain, ils peuvent aifément le négliger. Eux 6c tout
l'Empire verroient par-là quelle tendrefTe V. M. a pour les peuples, quelle
attention elle a fur ce qui peut contribuer à leur bonheur, quel cas elle fait
du mérite 6c de la vertu, en quelque rang qu'ils fe trouvent, 6c ce feroit,
ce me femble , un nouveau moyen , outre ceux qui font réglez par les
loix, d'augmenter le nombre des bons Officiers , 6c de diminuer celui des
mcchans.
Dans un autre article le même Sou ché dit :
Quand on n'envoyé à la cour aucune requête, 6c qu'en effet dans tout
l'Empire il n'y a perfonne qui ait raifon de fe plaindre: quand il ne vient
aucune fupplique, 6c qu'en effet dans tout l'Empire chacun a tout ce qu'il
fouhaite , ou ce qu'il fçait pouvoir raifonnablement fouhaitter : c'eft l'effet
du plus beau 6c du plus parfait gouvernement, 6c la plus éclatante preuve
qu'on puiffe avoir de la iàgefle lupérieure , 6c du parfait défintéreffement
de ceux qui gouvernent. Elf c'eil ce qui fe vit autrefois fous les heureux
régnes des grands Princes Tao 6c Cbiin. Que fi l'on ne peut venir à bout de
faire ceffer toute accufation 6c toute fupplique , il faut du moins faire en
forte que ces procès 6c ces requêtes s'expédient promptement 6c fans délai,
que les Officiers des provinces ne fentcnt point une diilance énorme d'eux
à la cour, 6c que le plus petit peuple trouve un facile accès auprès des Of-
ficiers des provinces.
L'homme, par exemple, a un cœur 6c deux mains: fent-il quelque dou-
leur, ne fût-ce qu'une démangeailbn en quelque endroit: quoique le mal
dans le fond ne foit pas confidcrable, ni capable d'alarmer, les mains ne
manquent point de fe porter à l'endroit qui ibuffre: elles le font même très-
fréquemment. A chaque fois qu'elles s"y portent, ell-ce par un ordre ex-
près 6c formel du cœur? Il n'eft du tout point befoin d'un ordre ainfi ré-
fléchi 6c bien marqué. Car comme le cœur agit naturellement 6c habi-
tuellement pour tout le corps, les mains font auffi naturellement accoutu-
mées à fuivre les inclinations du cœur. Ainfi vont les chofes dans un Etat
qui eft gouverné par des figes du premier ordre. Un amour tendre 6c fin-
cere unit tellement le chef avec tous les membres, 6c tous les membres avec
le chef, qui eft l'Empereur, que leurs maux ôc leurs dangers grands 6c petits
Leur
verne-
ment.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 705
leur font commun:; , Se que le fecours mutuel qu'ils fe donnent cft très- Suite des
prompt. C'eil ce qu'on ne voit point aujourd'hui. Maximes
Quelqu'urf qui le trouve dans l'oppreffion , ou dans un befoin preflant , '^'^ '^o"-
porte-t-il fes plaintes, ou cxpofe-t-il les droits à la cour? C'eil comme s'il
s'adrelîbit à Ticu ou a Kouei cbin: il ne voit point venir de réponfes Les
Minillres ôc les autres grands Officiers n'examinent point par eux-mêmes
les choies à fond : ils s'en rcpofei.t fur des fubalternes. Ce lont communé-
ment des âmes balles Se intéreffces , qui ne font rien qu'à prix d'argent :
leur donne-t-on? On ell expédié en mouis d'un jour. Vient-on à eux les
mais vuides? Ils font traîner l'alFaire une année entière. Demandez,-vous
les chofes du monde les plus juiles Ôc qu'on ne peut vous refuler? On trou-
ve moïen de vous les faire bien attendre pour vous obliger à les ache-
ter. Enfin pour les moindres bagatelles il faut de l'argent , ou rien ne
finit.
Sous quelques dynafties précédentes , il y eut des tems où les loix mal
digérées, & peu en vigueur, donnoient lieu aux friponneries & aux injus-
tices. Aujourd'hui que cette porte ell fermée , on en ouvre une autre.
On trafique des loix mêmes. Veut-on qu'un homme ait tort ? On cher-
che dans l'étendue de nos lo:x quelque arcicle, auquel on puilTe, fous quel-
que Ipécieux prétexte, reduu-e Ion aftaire, 6c le condamner. Veut-on fa-
voriler un autre , dont on ell: graflement païé ? Quelque mauvailé que foit
l'aftaire, on la tournera de manière, que, fur quelques articles de nos loix
dont on la raprochera , on lui donnera gain de caufe. On fe plaint fort
maintenant de la multitude des affaires. Ce n'eft pas que réellement il y
en ait plus, qu'il n'y en a eu en bien d'autres tems. C'eft que les grands
Officiers ne font ni laborieux, ni expéditifs: qu'ils fe repoiént de tout fur
les gens qu'ils ont fous eux, & que ceux-ci les font traîner exprès, jufqu'à
cequ'ils en ayent tiré ce qu'ils prétendent. Par là les affaires s'accumulent
de jour en jour, de mois en mois, d'année en année, 6c l'on a peine à en
voir la fin. Rendez vos Officiers laborieux ôc expéditifs: fans cela point
de remède.
Une des chofes que nos anciens Rois craignoient le plus, c'étoit que quel-
qu'un de leurs fujets ne perdît courage, ne défefpérât de réuffir, ôc n'aban-
donnât entièrement le foin de fon honneur 6c de fa fortune. Ils fçavoient,
ces fages Princes , que quand on en cft venu là, on n'ell: point méchant
à demi , 6c que communément l'on devient incorrigible. C'ell pourquoi
un de leurs plus grands foins ctoit de faire en forte, que leurs fujets toujours
animez par le défir 8c l'efpérance, ne fe laflalTcnt point de bien taire. Dans
cette vue ayant établi divers dégrez de diftinftion, 6c divers emplois, auf-
quels étoient attachez des appointemens confidérables : ils ne les donnoient
qu'à des gens capables : mais ils n'en excluoient perfonne, 6c ils animoient
au contraire tout le monde à y afpirer. Le chemin de ces honneurs & de
ces emplois étoit ouvert à tous leurs fujets: ceux qui n'y parvenoicnt pas,
ne pouvoient s'en prendre qu'à leur lâcheté ou à leur foiblclTc. Aufll
vcjioit-on dans tous les ordres de l'Etat, non-feulement une grande ardeur à
bieri
Suite des
Maximes'
de Gou-
verne-
rncnr.
704 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
bien faire, mais encore une confiance admirable à ne point fe relâcher ou
fe démentir.
Mais encore quel fut donc le fccret de nos anciens Princes, pour en pou-
voir venir là? Le voici. Perfuadez que le fils d'un Grand, qua d il dégé-
nère, n'a rien qui le mette avec railbn, au-dellus du fimple peuple: ils n'a-
voient égard uniquement qu'au mérite & à la capacité. Ils étoient fi fer-
mes que perfonne, de quelque naifiance qu'il fût , ne pouvoit fe promettre
fans cela d'être avancé : Par-là ceux d'une naifiance illufl:re avoient un frein
à la licence qui leur clt fi naturelle, Sc s'eflx)rçoient de fe foutenir. Par-là
dans les plus baflés conditions, ceux qui fe lentoicnt du mérite, avoient un
aiguillon qui les excitoit. Par-là croiflbit chaque jour dans tout l'Empire
une généreufe émulation , dont les effets étoient admirables. O que ces
anciens Princes l'entendoient bien! Dans la fuite, on s'eil écarté de cette
méthode. Aftuellement il y a certains emplois attachez aux perfonnes d'un
certain rang: d'autres au contraire, quelque mérite qu'ils ayent, ne peu-
vent parvenir aux mêmes emplois. On ne laifle pas d'avoir en vue , com-
me autrefois, d'avancer les gens de mérite 6c de vertu: du moins on le dit.
Mais je trouve qu'on s'y prend mal. Par exemple , c'efi: une chofe aujour-
d'hui réglée. Un homme eft-il pafle Tjcng * £eP. Le voilà fur d'un em-
ploi qui le rend également noble & riche. N'ell-ce pas.l'avancer un peu
vite. Il a réufil dans fes compofitions un jour d'examen: qui peut bien
conclure de là s'il a du talent 6c du génie pour les affaires? Mais ce que je
trouve encore pis, c'eft qu'on ferme le chemin à ceux qui font d'une cei--
taine condition, ou qu'on leur afilgne un terme, au-delà duquel ils ne puif-
fent aller. Les OfKciers des 'tcheou (a) & des Hien, {b) s'ils font une fois
deftituez de leur emploi, ne peuvent plus rentrer en charge. Ce font au-
tant de gens qu'on réduit à ne Içavoir que devenir, qui n'ayant plus rien à
efpérer ni à perdre, deviennent capables de tout, 6c nuifent beaucoup par-
mi le peuple. Tel d'entr'eux de fon fond efl: honnête homme, a fon mé-
rite , 6c fon talent : par malheur un accident lui arive, pour lequel il eft
caffé. Dès-lors plus d'emploi pour lui : la porte lui en eft fermée pour
toujours. C'eft un homme qu'on defefpere, contre la maxime de nos an-
ciens, 6c qu'on expofe conféquemment à devenir trés-*méchant.
Je voudrois que quand ces Ofiiciers font cafTez , à moins que ce ne foit
pour certaines fautes trop griéves, 6c qui marquent un méchant homme,
on leur procurât les occafions] 6c les moyens de réparer leurs fautes : du
moins qu'on leur laifiat l'efpérance de fe pouvoir rétablir. Comme les bas
Officiers des grands tribunaux de la cour font gens dont on ne fe peut
pafiér: on a jugé, que pour 'n'en pas manquer dans ces polies, il étoit à
propos de régler qu'après tant d'années de fervice, on leur donneroit des
emplois dans les provinces. On a eu raifon d'en ufer ainfi. Mais parce
que
* Degré de littérature.
{a) Ainfi s'appellent les villes du fécond ordre.
\.b) Ainfi s'appellent «lies du troifiéme ordre. •
ET DE LA TARTARIE CHINOISE, 70$-
que ces Officiers font peu de chofe pour la plupart, on a cru devoir déter- Suite des
miner qu'ils ne pouroient monter qu'à certain degré: de forte que, fe Maximes
trouvât-il parmi ces gens-là un homme du premier mérite, quelque long- <|e Gou-
tems qu'il vive èc qu'il foit en charge, il ne parvient jamais aux grands ment.'
emplois, ni aux grandes dignitez. Je trouve à cela de l'inconvénient: car
enfin celui qui entre dans les charges, y cherche du moins en partie l'hon-
neur £c la diftintStion; il on lui ferme le chemin de ce côté-là, il n'a plus à
efpérer de fes fervices & de fes peines, que de devenir plus riche. Dès-lors
il ell naturel qu'il y penfe tout de bon, 6c il ell à craindre que cette paflion
devenue maîtreffe de fon cœur 6c y régnant feule, ne le porte à de grands
excès.
Je dis à peu près la même chofe de ces gens, qui moyennant une certai-
ne fomme fournie au tréibr royal, obtiennent tel ou tel emploi,. toujours
avec cette claufe , qu'ils ne peuvent monter plus haut. Il eft naturel
qu'ils penfenc à faire valoir leur emploi le plus qu'ils pouront: Se dès-lors
il elt à craindre qu'ils ne vendent la jullice , Ôc ne faflent foufFrir les peuples. ,
Je voudroisdonc qu'on ne fe fervît point d'un homme, qu'on feroit, pour
ainfi dire, obligé d'abandonner ôc qu'on expofe ainfi à la tentation de s'a-
bandonner foi-même. Je voudrois que, dès qu'on met quelqu'un dans les
emplois, on lui laiffât le chemin ouvert, pour parvenir, félon fes talens ,
fon mérite, 6c les fervices, jufqu'aux plus grands.
Un Prince vraiment éclairé ne fe croit bien ferme fur- le trône, qu'au-
tant qu'il voit fes peuples bien affermis dans l'amour du bien , 6c dans un
éloignement fincere de tout ce qui eft injultc 6c dcraifonnable. Ces peu-
ples, qui fous nos trois fameules dynafties ne s'écartoient jamais de l'obéif-
fance ôc du devoir, pour quelque danger ou quelque intérêt que ce fiât:
ces peuples, dis-je, étoient-ils toujours animez ou retenus par quelque ré'
compenfe, ou par quelque punition préfente? Non. Mais leur cœur étoit
établi dans le bien 6c dans l'amour de la jullice: ils aie fe pouvoient réfou-
dre à rien qui y fût clairement contraire. Le froid, la faim, les ignomi-
nies, la mort, rien ne pduvoit leur faire oublier ce qu'ils dévoient à leur
Prince. Voilà pourquoi nos trois famcufes dynafties ont duré chacune û
long-tems. Sous les dynafties fuivantes, ce n'a plus été la même chofe.
On a vu les peuples allez fréquemment oublier leur devoir pour deS' inté-
rêts modiques, négliger les ordres du fouverain, au moindre danger qu'il
falloit courir ; donner prefque en toutes chofes dans l'artifice 6c la fourbe-
rie, éluder ainfi les loix les plus rigoureufes : enfin pleins d'averfion pour
ceux qu'ils voyoient fur leurs têtes, le réjouir de leurs malheurs. Alors
furvenoit-il des inondations , des féchereflès , ou quelque autre calamité?
S'élcvoit-il quelque rebelle? Tout l'Etat étoit rcnverfé, 6c l'Empereur fe
trouvoit fans peuples. Sur cela vos Lettrez de différens âges redifent tous
la même chofe. Sous nos trois fameufes dynafties, on pourvoyoit, difent-
ils, à ce qui regardoit l'inftruftion des peuples. Il y avoit pour cela des
écoles publiques 6c des exercices fréquens: les rits étoient en vigueur. Il
y en avoit pareillement pour prendre le bonnet la première fois , pour les
1l'(i>?ie IL Vvv V ma-
verne.
men:
70(5 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite des mariages, devant ôc après les funérailles. Cela s'ell négligé dans la fuite:
Maximes gc voilà pourquoi les peuples en font venus à ne rougir plus de rien. Ainfi
de Gou- parlent communément nos Lettrez. M.us moi, je remarque que dans de
verne- différcns tems depuis nos fameufes dynallies, des gens de mérite fie de ver-
tu foutenus de l'autorité des Princes, ont relevé ces écoles, rétabli ces
exercices, remis ces rits en vigueur. Si donc cela fuffifoit pour la conver-
lîon des peuples, on auroit dû voir revivre les mœurs de l'antiquicé. Or
on a vu tout au contraire, que les peuples en devenant plus polis, de ve-
iioient aufli aflez fouvent plus méchans, plus artificieux, plus trompeurs,
plus jaloux, plus orgueilleux.
Cela me fait dire, tout peu éclairé que je (uis, que ceux de nos Lettrez
qui parlent anifi, aiment l'antiquité fins la bien connoitre, qu'ils n'en ont
pas pénétré le grand fécret , qu'ils fçavent en général que Tantiquité avoic
une excellente méthode pour rendre les peuples vertueux en les inllruifant,
mais que ne dlllinguant pas ce qu'il y avoit de plus efficace, 6c ce qui en
faiibit le fond , ils s'arêtent à de beaux noms, ou tout au plus à de beaux
dehors. Ils font utiles ces dehors: fans eux les vertus, qui font ce qu'il y
a de folide , ont peine à fe conferver long-tems. Mais li le Prince ôc ceax
qui gouvernent , fe bornent à ces feules aparences : les flateurs 6c quel-
ques Lettrez fuperficiels diront qu'on voit revivre l'antiquité , mais réelle-
ment il ne fe fera aucun changement dans les mœurs; Se ce beau nom de
rellaurateur de l'antiquité ne poura fe foutenir.
Fou vang ne fut pas plutôt devenu Empereur, qu'il fit aux peuples de
grandes largeffes d'argent 6c de grain. Par-là il fit connoître à tout l'Em-
pire qu'il étoit exempt de cupidité. Il traita avec beaucoup d'honneur
les gens -de mérite 6c de vertu : par-là il fit voir qu'il n'avoit ni or-
gueil, ni fierté. Il <|otina des principautez aux defcendans des anciens Prin-
ces. 'En cela fa bonté éclata. Il fit mourir Fei lien &c Ngo lai. En cela
parut fa iuftice. O^ ainfi qu'il faut s'y prendre. Voilà par où il faut
commencer, quand on veut travailler avec fuccés à former, ou à réformer
les mœurs des peuples. Tout le monde fut d'autant plus charmé de la con-
duite de Fou vang, que fous Tcheou ion prédécefleur, on n'avoit rien vu
que de très-contraire. ■ Cela lui gagna tous les cœurs. Il y fit renaître
la fidélité, le zèle, le défintéreflément, la pudeur, &c la honte de mal
faire. Après quoi, pour enrichir 6c orner un fi beau fond , vinrent les
rits, la mufique, les écoles, 6c les leçons publiques, les exercices de l'arc,
les repas folemnels à certains tems, les cérémonies du bonnet, des maria-
ges, de devant 6c après les funérailles : tout cela fut réglé 6c s'obferva.
Cet extérieur frappant les yeux , réveilloit 6c entretenoit dans le cœur les
fentimens de vertu: 6c rien n'écoit plus charmant que de voir comment
chacun fe faifoit un plaifir de remplir fes devoirs.
Depuis les Tfin 6c les Han^ on a compté prefque uniquement fur la con-
trainte des loix, 6c fur la rigueur des Officiers. On en a fait le fort du
gouvernement, fans s'embarafTer beaucoup d'infpirer l'amour du devoir 6c
de la vertu. Aufli depuis mille ans 6c d'avantage , l'ai-tifice, l'intérêt, la
'Tes
de Gou-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 707
cupidité 5 ne font qu'augmenter dans le cœur des peuples : ils ne fça- Suite des
vent plus en rougir. Quand nos Lettrez veulent rappeller ce qu^ils Ma--"
nomment l'antiquité , en rétabliflant certains dêtiors de cérémonies ôc
de mufique : tout ce qu'ils y gagnent , c'eft que les peuples voyant
leurs évolutions Se leurs courbettes , fe mettent la main iur la bou-
che , èc dans le fond étouffent de rire : ou bien ils fe regardent les
uns les autres comme étonnez 6c font fentir par leur contenance,
qu'une telle mufique ne leur plaît gueres. Cela étant, peut-on eîpé-
rer de les ramener précifément par cette voie à l'amour de la vertu , 6c
à l'horreur pour le vice? Pour moi, je crois qu'il faut prendre une autre
méthode. Pour leur infpirer les vertus qui font le fond 6c l'eflentiel, il
faut leur en donner l'exemple comme fit Fou vang, 6c fur-tout commencer
par celles qu'il importe le plus aux peuples que le Prince ait , 6c qu'il im-
porte le plus au Prince qu'ayent fes fujets. Par exemple, il les peuples ne
fçavent ce que c'eft que fidélité 6c bonne foi , le moyen que la paix 6c le
ton ordre puiffent long-tems fubfifter. Si les peuples ignorent entière-
ment ce qu'on appelle généreufe équité, confiance: le moyen qu'ils de-
meurent unis dans les dangers ! Enfin , fi dans les tems les plus tranquiles ,
les peuples ne penfent qu'à tromper la vigilance de ceux qui les gouver-
nent: fi au premier embaras où ils voyent le Prince, ils font difpofez à l'a-
bandonner: on ne peut pas fe flater d'avoir le fécret de l'antiquité pour la
converfion des peuples, on en efl bien éloigné. On peut dire au contrai-
re, que les choies en étant là, s'il n'arive pas de grandes révolutions, c'efl
un pur hazard, 6c un grand bonheur. Mais veut-on infpirer aux peuples
la ffncérité, la fidélité, la bonne foi? Le fécret pour l'obtenir, c'ell: que
le Prince 6c ceux qui gouvernent, foient eux-mêmes exaéts à tenir parole
aux peuples.- Veut on infpirer un noble défintérefTement, une généreufe
équité? Le moyen le plus efficace, c'efl que dans le Prince 6c dans ceux
qui gouvernent , on ne voye plus de cupidité, de défit d'avoir, 6c d'amaf-
fer.
Il y a du tems que voulant lever à l'Occident du fleuve jaune, des troupes
dont on jugeoit avoir befoin de ce côté-là, on enrôla par familles prefque
tout ce qu'il y avoit de gens capables de porter les armes. Pour les enga-
ger à fe faire foldats, on les affura par des déclarations publiques émanées
de la cour, qu'on n'avoit recours à eux qu'en attendant, pour une nécefiité
prefTante, à laquelle on ne pouvoit d'ailleurs aflez promptement pourvoir,
qu'ils ne ferviroient pas long-tems, qu'ils retourneroient enfuite avec plei-
ne liberté à leurs occupations ordinaires. Cependant, au lieu d'en ufcr ainff,
bien-tôt après, pour s'afTurer d'eux, on les marqua tous avec rigueur, Ôc
l'on n'en a pas congédié un feul.
Dans les années nommées Paoytien, on fit faire divers mouvemens 6c di-
férentes marches à toutes les troupes. On prit occafion de-là d'augmen-
ter beaucoup les fubfides. Ce n'étoit, difoir-on, que pour le befoin pré-
fcnt. Depuis il s'ell écoulé bien des années, 6c ces charger fubfillent enco-
re. Quand on en ufe ainfi avec les peuples, le moyen de leur infpirer la
Vvv V z bonne
cation des
Pnnccj.
708 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
bonne foi, Se de leur faire haïr tout artifice? Tirer des peuples beaucoup
au-deflbus de ce qu'on pouroit abfolument faire, leur tenir parole même
quand il eft difficile de le faire, font des maximes bien effentiellcs à ceux
qui gouvernent : fi l'on dit qu'elles ne font pas pratiquables dans l'état où
font les finances: je réponds que fi l'on en ufe autrement, en pouroit bien
y perdre au lieu d'y gagner.
Difcoms de Soa tché , frère de Sou ché, ou il prouve
qu'un Prince doit conmître les differens caraBeres des
hommes^
Maximes T 'x^ I expofé ailleurs ma penfée fur l'art de bien gouverner: je ne répété
de l'Edu- I point ce que j'en ai dit. J'ajoute feulement qu'un Prince qui veut y
«-' réuffir , doit s'appliquer à bien connoître les divers génies, &: les diffe-
rens caractères des peribnnes qu'il employé : parce que tout le relie fans ce-
la, devient aflez inutile. Et c'eit pour faciliter une connoiflance fi nécef-
faire, que je vais ramaffer ici differens portraits.
Suppofons aujourd'hui que notre Empereur n'a auprès de fa perfonne &
dans les emplois, que des Officiers d'une fagefic reconnue, d'une probité
à l'épreuve, & incapables de donner à leur Prince le moindre chagrin, en
s'écartant de leur devoir. Il lui eft cependant utile de fçavoir, &; dan-
gereux d'ignorer qu'il peut s'y en trouver d'autres , & que même parmi
les gens de mérite, il y en a de caraâreVe très-difterent. Il y en a dont tou-
te la paffion eft l'amour de la gloire : ils cherchent à fe faire un nom. Les
richefles ne les tentent pas: s'ils en ont, ils les abandonnent à leurs parens.
Se préfcnte-t-il un emploi qu'ils peuvent facilement fc procurer? Bien loiu
de s'empreller pour l'obtenir, ils le font honneur de le céder à d'autres qui
leur (ont inférieurs. Ce n'eft pas qu'ils foient éloignez d'entrer dans les
charges. Si le Prince les met en place, & les traitte avec honneur Se iui-
vant les rits, ils en font ravis. Mais s'il les traitte avec moins de diftinfti-
on : infcnfibles aux appointemens ôc à tout le refte, ils fe retirent. Qiiel-
qu'un de ces gens-là eft-il en charge ? Rien de plus tempérant 6c de plus
défintéreflë; ik: cela pour fe difting.uer & s'élever au-deffi.is du commun
des hommes. Si le Prince par eftime s'empreflé de fe l'attacher par des
avantages confidéniblcs ,. il en a honte, pour ainfi dire,. 8c ion cœurn'eft
pas content.
D'autres font pafTionnez pour le bien. Les emplois leur plaifent par de
gros appointemens. Ils profitent avec foin de toutes les occafions d'amaf-
fer, pour fe mettre plus à l'aile eux & leur famille. Qu'on les enrichiffe
en terres, en maifons: on tire d'eux de grands fervices. Mais fi le Prince
pour les connoître mal, prétendoit fe les attacher par des diftinctions de
pur
de l'Edit-
cation des
Princes.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 70^
pur honneur, il fe tromperoit. Ces gcns-là ne s'en payeroient point , 6c Suite des
ils feroient mécontens. Maximes
Vouloir toujours l'emporter , eft un défaut confîdérable. Cependant
comme il y a des gens de ce càraftére, qui, d'ailleurs ont du mérite &: du
talent, fi le Prince veut s'en férvir, il doit fe réfoudre à les ménager, &
à faire en forte qu'on les ménage. Sans quoi faute de les bien connoître,.ils
ie dépitent & fe broiiillent avec les autres.
Il y en a d'autres qui fe haïflent mutuellement. Le Prince doit prendre
garde à ne les pas faire fervir enfemble. Tel facrifiera à fa vengeance le fuc-
cës de la plus utile entreprife. Celui-ci eft d'une fermeté ôc d'une roideur
inflexible.il y a des occafions où il faut des gens de ce caratStére; employez-
les alors. Mais n'entreprenez point de les faire plier: ils rompront, ôc
c'eft les perdre. Celui-là, tout au contraire, eft fort timide: ne forcez
point fa timidité. Vos affaires en fouffriroicnt. Il poura vous bien fervir,
où il n'aura rien à craindre. C'eft ainfi qu'un Prince doit étudier le carac-
tère de ceux qui le fervent, pour fe les tenir tous attachez, 6c tirer avan-
tage de leurs talens.
Mais il a befoin d'une attention encore plus particulière, pour découvrir
^ pi-évcnir les méchans delîéins qu'on peut former. Ceux qui penfent à
fe faire chefs de parti , font communément d'une diflimulation extrême.
Leurs démarches font fi fubtiles , qu'il n'eft pas aifé de les appercevoir.
Quand ils veulent réellement agir d'un côté, ils paroiffent tourner de l'au-
tre. Ce ne font que fauffcs attaques 6c contre-marches. On a vu des hommes
de ce caraélére dans les tems paflcs, qui vifîint dans le fond à ufurper toute
l'autorité du Prince, bien loin de le contredire en rien, le fervoient avec
toute la complaifance 6c toute l'aflîduité polTible, étudioient fcs incHnations,
6c lui procuroient avec foin les occafions de les fatisfaire. Leur vue étoit
de faire en forte que le Prince livré à fes plaifiis abandonnât le gouverne-
ment. Alors ils profitoient de l'occafion ? 6c fans que le Prince y prît
garde, ils fe faififlxîient adroitement de l'autorité qu'il avoit comme dépofée
entre leurs mains. Ainfi fe comporta autrefois Li lin fou.
Au refte, quand une fois ces fortes de gens fe font emparez de l'autorité :
dans la crainte continuelle où ils font , que quelqu'un aufiï habile ou plus
puiffant qu'eux, ne les fupplante, tout leur foin eft de penfer aux moyens
de fe maintenir. Un de ceux qu'ils prennent d'ordinaire, eft de former,
ou de fomenter dans l'Etat divers partis. Par-là ils fe rendent comme
nécefilures: 6c ceux qui pouroient leur nuire, étant d'ailleurs occupez à fc
foutenir eux-mêmes, ceux-ci j ou ifiént cependant du fruit de leur artifice.
C'eft encore ce que fit Li Un fou.
Ce ne font pas feulement les Princes vicieux 6c déréglez, qui ont à
craindre d'être ainfi furpris ; Un Prince aime-t-ilks gens de bien? A-t-il
de l'inclination 6c de la confidération pour la vertu? Il ne manque point
d'ames baffes qui en font trafic? Comment cela? C'eft que, ii l'on n'y
prend bien garde, le vice déguifé paroit vertu, 6c la vertu défigurée paroît
vice. Tel donc qui a fes defleins, fçait que fon Prince fait cas de la vertu:
VVv V % auffiV-
Suite des
Maximes
de l'Edu-
cation des
Princes.
710 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
auflî-tot il en fait profeflîon ouverte. Mais s'il la pratique quelque tems,
on le voit bien-tôt Te démentir. Dès que l'occafion le favoriie, il pafle au
crime. C'ell: ce que fçut faire en ion tems le fameux célérat Ché bien.
Qiiand ces gens ont bien lie leur partie, & qu'ils connoifîent à fond le foi-
ble du Prince, ils en profitent, lis le mettent entre deux extrémitez, dont
l'une eft ce qu'ils prétendent: l'autre, quelque chofe qu'ils içavent bien
n'être'pas du goût du Prince, & ils le conduifent ainfi à leur but comme
malgré lui. Tel a été l'artifice de bien des célérats des fiéclcs paflez. Tel
fut en particulier celui de l'ambitieufe 6c artificieufe Li /:i„quand,pour fai-
re périr le Prince héritier de 7/î;/, elle demanda permiffion à /Z;>» teg de
fe retirer.
Un Prince éclairé, qui a bien pénétré tous ces caraûéres, connoît dès
les premières démarches les vues qu'on fe propofe: & perfuadé que plus on
prend foin de les cacher, moins elles font droites , il n'cft jamais plus fur
fes gardes , que quand il n'aperçoit point le motif qui fait agir ou parler.
Sous le gouvernement de nos anciens Rois , on ne voyoit dans les emplois
que des perfonnes d'une vertu reconnue: les autres étoient dans l'obfcurité.
Eft-ce que parmi ces derniers il n'y en avoit pas quelques-uns qui cherchaf^
fent à s'avancer? Il y en avoit fans doute: mais à peine fe produifoient-ils,
qu'on les pénétroit: de forte que honteux & confus, ils fc condamnoient
eux-mêmes à la retraitte: heureux, fi ce que je viens d'expofer, peut ai-
der tant ibit peu mon Prince à diftinguer fûrement les gens vertueux Se ca-
pables, de ceux qui ne font ni l'un ni l'autre.
AUTRE DISCOURS DU MEME
SOU TCHÉ.
C"^ O M M E un homme en crédit ôc en autorité a quelque efpèce de ref-
j femblanceen certain point avec le favori ambitieux, le commun des
uîi Souve- hommes les confond : 6c la jufte haine qu'on a pour l'un, s'étend ordinai-
rain de rement jufques fur l'autre. C'eft que le commun des hommes ne regarde
que l'extérieur, ic n'examine point à fond les choies. L'un 6c l'autre
font des coups hardis, qui donnent ou femblent donner atteinte à l'autori-
té du fouverain. En voilà afiez pour que le vulgaire furpris par les aparen-
ces, les confonde mal-à-propos. Pour moi, je mets entre ces deux efpè-
ccs de gens une grande différence : 6c reconnoiffant avec tout le monde
que la féconde elt une peftc dans l'Etat , je crois au contrair» qu'il eft
très-bon que l'Empire ne foit jamais fans quelqu'un de la première.
L'homme accrédité, quand il s'en trouve, blâme plus fincérement, 8c
plus librement que pcrlbnne , les excès de l'ambitieux favori : 6c les
coups qu'il fait quelquefois, ne font jamais tels, qu'un ambitieux ôc in-
grat favori en puifîe autorifer fa conduite. Un ambitieux qui abufant de
la
connoitrc
fes Mi-
niftres.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. yu
la faveur, veut ufurper l'autorité de fouverain. Se n'en laifTer à fon maî-
tre que le nom : comment s'y prcnd-t-il? Au-dedans avec le Prince,
rien de plus humble en aparence , rien de plus doux &: de plus fournis.
Tout ce que le Prince fouhaittc ou propofe, le favori le trouve bon : bien
loin de s'y oppofer , il ne manque jamais de raifons pour l'appuier. Le
Prince féduit par fes artifices, le goûte de plus en plus, m'aime, tout
indigne qu'il eit de fon amitié, il l'écoute volontiers: enfin toute f; con-
fiance eft en lui, &C bien-tôt le iouverain content de ce nom, abandonne à
ce favori l'autorité toute entière. C'eft alors que cet ingrat fait connoître
à tout l'Empire le degré de faveur oij il eft monté. Il prend hardiment la
balance en main, & décide fans héfitér de la vie 2c de la fortune des uns 6c
des autres. Punitions, grâces, tout vient de lui, comme s'il n'y avoit plus
d'Empereur. Il détruit l'un, il élevé l'autre: il n'y a que fes créatures en
place: tous les Officiers grands & petits font à lui, & s'empreflént à l'envi
de devenir fes confidens. Voilà le favori devenu maître: l'Empire ne man-
que point d^en foirflrir. Mais le mal elf comme fans remède.
Voions maintenant ce que fait celui que j'appelle un homme de crédit 5c
d'autorité. Qu'il y a de diff^érence entre l'un & l'autre! Si le Prince, com-
me il arive quelquefois , par un emportement de paffion, veut s'engager
mal-à-propos dans quelque folle entreprife , il s'y oppofe avec droiture : 6c
répréfente avec refpeét, mais en même tems avec force, les raifons qui peu-
vent l'en détourner. S'il arive que le Prince , fans les détruire , 6c fans y
avoir égard , s'obftine à ce que la paflîon lui infpire , quoiqu'évidemmenr
contraire à fon honneur 6c au bien de fon Etat: en ce cas, il laifTe dire le
Prince, 6c fans fuivre ce que la paffion lui fait ordonner, il prend le plus
fage parti qu'il peut pour le bien commun de l'Etat, 6c pour l'honneur de
fon Prince, lequel étant revenu de la paffion qui le troubloit , 6c voyant le
tort qu'il fe feroit fait, lui fçait alors très-bon gré d'avoir autrement difpofé
les chofes. Il eil clair que c'eft l'Empereur qui doit être à la cour 6c dans
tout l'Empire le premier mobile de tout. Mais le bien de l'Etat demande
auffi qu'à fa cour il ait un nombre d'Officiers refpcélables, qui fe fiffent un
devoir 6c une occupation de veiller fans relâche au bien commun, qui ayant
l'honneur d'approcher du Prince, foient incapables d'une complaifance lâ-
che 6c intérefîée, qui les fafle s'accommoder à fes paffions; qui revêtus d'un
emploi, dont les marques feules ont quelque chofc de formidable, au lieu
d'en faire parade par oftcntation , s'en acquittent de telle forte , qu'une
crainte refpe6tueufe retienne dans le devoir tout ce qui eft au-deffisus d'eux;
Se que le Prince tout fupérieur 6c tout fouverain qu'il eft , fente cependant
que tout ne lui eft pas permis.
Voilà comme fe comporte celui que j'appelle un homme d'autorité :
conduite certainement bien éloignée de celle que tient un ambitieux fa-
vori: auffi leurs vues font-elles bien différentes. L'un cherche à fe rendre
maître 6c à s'enrichir. L'autre n'a en vue que le bien commun 6c l'hon-
neur du Prince. Tout l'Empire peut-il s'y méprendre? Je dis donc, que
comme l'ambitieux favori eft une pefte; au contraire.il importe que l'E-
tat
711 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
tat ne folt jamais Tins gens de crédit Se d'autorité. Suppofons qu'il n'y
en ait point du tout : voilà le Prince abandonné à lui-même , dans les plus
viokns tranfports, & dans les affaires les plus critiques. ' Le moyen que
l'Etat n'en fouffre pas ?
Suppolons le Prince alTez modéré, pour écojuter des remontrances: qui
lui en tera, s'il n'y a pas v.i\ homme de- poids, de crédit, Se d'autorité ?Qiii
ofera s'expofer à le perdre, en choquant le Priiice, ou en lé chargeant de
l'événement d'une grand afiairc. Il fe trouvera toujours des gens, qui pour
des bagatelles, dont le bon ou le mauvais mccès importe afléz peu, prcfen-
tcront, pour le faire valoir, de fréquentes remontrances. Vient- il une af-
faire véritablement importante pour l'Etat.'' s'agit-il de fa ruine? Tous ces
gens deviennent muets: chacun d'eux craint defc perdre. Qiioi de plus fâ-
cheux pour un Etat, Se pour un Prince qui en cft en même tcms le maître
Se le père !
Autrefois le Prince héritier de Ouei aflembla des foldats pour prendre
certain Kiang tchorigy Se s'en défaire. Le Roi Vou ti en groffe colère, met
jiuflî-tôt des troupes en campagne contre fon fils. On le rencontra, on fe
battit, mais fort mollement. Se le Prince héritier lé retira dans un pays
voifin. Le Roi toujours animé groflit fes armées, Se entreprend de détrui-
re les Etats qui l'auront reçu. S'il y avoit eu alors à la cour un homme
d'autorité Se de crédit , tel que je l'ai repréfenté : que cet homme le-
vant hautement k tête, eût eu le courage de s'oppofer à l'emportement du
Roi : eût fait reconnoitre au fils la faute qu'il avoit faite ; eût fait apperce-
voir au père l'occafion qu'il lui avoit donnée : le Roi eût eu le tems de fe
refroidir: le fils eût pris les moyens d'appaifer fon père : tout fe fût bien-
tôt calmé. Mais hélas! quoique chacun vît ce qu'il falloit dire Se fiiire,
perfonne n'ofa ni parler, ni agir. C'eft qu'il ne fe trouva pas alors dans
tout le Royaume un homme d'autorité.
De tout cela ,fuivant mes foibles lumières, je crois pouvoir conclure que
quiconque a véritablement à cœur les intérêts de l'Etat, doit regarder com-
me un vrai bien qu'il y ait quelqu'un de ce caraftére, qui p;u' une grande
autorité Se un crédit plus qu'ordinaire, retienne dans le devoir tous les Of-
ficiers de l'Empire, Se qui, dans de fâcheux tems, puifTe, pour le bien
commun Se celui du Prince, entreprendre avec zèle un coup hardi. Scie
foutenir fans fe perdre. J'avoue que, dans des tcms heureux comme ce-
lui-ci, où tout l'Empire jouit d'une paix parfaite, on s'en pouroit (a) paf-
fer fans inconvénient. Mais, outre qu'il eft de la fagefle , de fe prémunir
de loin contre des événemens fâcheux qu'on ne peut prévoir, tels gens
font toujours utiles dans un Etat.
Tien
(4) Ce difcours eft une efpèce d'apologie en faveur de quelqu'un , contre le aédit St
l'autorité duquel il y avoit des murmures.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 713
Tien nan fbng après avoir fait un fort long Difcoun à
l'Empereur Chin tfong où il lui donne divers avis fur
le Gouvernement j conclut en ces termes.
QUo I Qu E k famille fcheou^ avant que de parvenir à l'Empire, fe foit
toujours diftingué par la vertu : quoique Fen vang 6c Fou vang par
la même voye,ayent glorieufement fondé la dynaftie de ce nom: c'efl;
fous Tching vang leur luccefleur, que fe font faites ces belles odes, qu'on
appelle Ta (a) ôc Song. C'eft fous l'heureux 8c floriflant régne de ce Prin-
ce, qu'on dit, entre autres chofes, en ces odes: Hoang ^z>« aime en bon
Çcre, quiconque eft folidement vertueux: la fagefle ôc la vertu font les of-
frandes qu'il agrée. Le deffein du pocte, eft d'infpirer à Tching vang par
ces expreffions énergiques, toute l'attention dont il a befoin pour ne pas
dégénérer. Rien en effet n'eft plus néceffaire au Prince. Plus fon régne
eft floriflant, plus doit-il fe craindre foi-même: ôc fes fujets ne peuvent
mieux lui marquer leur zèle, qu'en lui infpirant cette fage crainte. Aufli
n'eft-ce pas feulement fous la dynaftie Tcheou^ que cela s'eft pratiqué:
fous ces régnes fi fameux du grand Yao 8c du grand Cbim^ le Prince 8c ks
grands Ofïiciers toujours attentifs à fe rendre plus parfaits, fe rendirent fans
cefFe mutuellement: veillons, appliquons-nous, foyons attentifs: un jour
ou deux bien ou mal paflez peuvent avoir de grandes fuites. Souffrez ,
grand Prince , qu'oubliant le peu que je vaux , parlant dans les mêmes
vues que l'ancien livre des vers, £c vous félicitant àa plus heureux régne
qu'ait vu la dynaftie Song: je vous félicite encore plus d'avoir fi bien péné-
tré cette vérité : que Hoang tien aime en bon pcre quiconque cfl folidement
vertueux, 8c que la fageflè ?<. la venu font les offrandes qui les agréent.
Quelle joye n'eft-ce point pour nous, de voir que cette perfuafîon vous
rend attentif à fuivre avec refpcét les vues de Hoang tien^ qu'elle vous inf-
pire une fécrete crainte de vous en éloigner, qu'elle vous fait chercher en
tout votre propre perfection ^ le bonheur de vos peuples , y travailler
chaque jour avec une ardeur toute nouvelle, ?>i rejettcr loin de vous tout
ce qui peut y mettre obftacle ! Refte à ne vous jamais démentir :
c'eft ce que me fait fouhaiter mon zèle: 8c c'eft aûfîî ce même zélc
qui m'infpire de vous rappeller dans cette vue , cet endroit du livre
aes vers.
(4) Noms de deux chapitres du Chï king ou livre des vers.
"J^ome H. Xxx X La
714 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
La prermere des années nommées Yuen yeou , des mon--
dations extraordnmires cauferent uiie grande ftérilké dans les Tro-
v'mces de Tche kiang © de Kiang nan. Sur l'avis quen
donnèrent les Officiers de ces Provinces, l'Empereur ajjîgna, pour
le fouldgement àe fes peuples (a) cent Ouan de Ris, à prendre
fur fes Greniers : & vingt Ouan de deniers à prendre fur fou
Tréfor. On chargea , félon la coutume , certains Officiers de
conduire ^ de faire diftribiier ces fecours. A peine ces ordres
furent-ils donnez, qu'on reprefenta à l'Empereur que peut-être
les Officiers des Provinces avoient trompé , ^ fait le mal plus
grand qu'il n'était : qu'il y avoit d'ailleurs à craindre que les
fecours accordez ne fujfent tnal dijîribuez : qu'il feroit bon de
députer de la Cour quelques Commijfaires , pour vérifier jiifquoû
alloient en effet les dégâts caufez par les eaux : punir ceux qu'on
trouverait les avoir exagérez , C^ régler félon les béfoins réels
les fecours qui conviendroient . En conféquence on préfenta à fa
Majejié un projet drejfé pour cela. L'Empereur fit atten-
tion que Fan tfou yu n'étoit point du nombre de ceux qui
avoient fait les remontrances , quoique naturellemejit il en diit
être par fin emploi: il lui fit remettre ceTrojet, lui ordonnant
d'en dire fin avis. Fan tfou yu , après l'avoir lu , le rendit
cacheté à l'Empereur, & y Joignit le T^ifcours qui fût.
Moyens de ^"^Rand Prince, je trouve que, fous la dynaftie tang, 8c une des
ksr^mies V-T années nommées Ta li, les inondations ayant été grandes en certain
d'un Etat, quartier, 6c les Magiftrats en donnant avis à la cour: celui de Ouei mou
fut le feul qui manda, que fon diftriâ: n'avoit prefque point foufïert. Il
fe trouva cependant ,' fur le rapport d'un Yu fséé *, qui fut député, que
dans le territoire de Ouei mou les eaux avoient inondé plus de trois mille
King {b) de terres labourables. Sur cela l'Empereur qui régnoic alors,
pouffant à bien des reprifes de profonds foupirs : voilà qui eft étrange,
dit-il: un Magiftrat eft le père des peuples: il eft naturel qu'il exagère
leurs befoins, pour leur procurer plus de fecours. En voici un qui les dif-
fîrau-
{a) Un Ouan de ris , c'eft dix mille Tan. Un Tan eft le poids de cent ou de cent Tingt
livres.
• Doreur attaché à la cour,
(i) Nom de mefuic en arpentage»
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. jif
fimule: c'eft un homme fans compafllon. Sur le champ il le cafla de fon S'iite des
emploi , & lui en donna un plus petit. • ffj^l''^]'^^
Une autrefois fous le régne de Te tfong^ les fleuves de Kiang & Hoai s'c- les peuples
tant débordez, 6c ayant fait quelque ravage: Loti îcbé alors Mmiibe d'Etat, d'ua litac.
pria l'Empereur d'ordonner qu'on fecourût les pays qui avoient fouffert.
L'Empereur ayant lu cette fupplique, parut peu diipolé à s'y rendre. Si
fur ces avis, répondit-il, de quelque dommage qu'a ibuffert un pays, je me
rends facile à faire des largeflès : il ell à craindre qu'on n'en abule , 6c
qu'on ne me trompe fouvent par de faux rapports, ton tché ne fe rebutant
point, fit inftance auprès du Prince, 6c lui dit entre autres chofes : Prin-
ce, ce que V. M. craint ell réellement peu à craindre, vu l'état préfent
des choies. Le vice du tems , c'eft la flaterie. Les Officiers de vos pro-
vinces touchent-ils dans leurs mémoriaux quelques points qu'ils croyent
vous être agréables ? C'eft alors qu'ils exagèrent , 6c qu'ils ne peuvent
finir. Ont-ils à vous donner quelque avis fâcheux ? Ils font d'ordinaire
alTez laconiques, ils diminuent plutôt le mal qu'ils ne l'augmentent: 6c il
n'arive que trop fouvent, que fur des avis fi pleins de ménagcmens, l'on
prend ici de faufles mefures. D'ailleurs de quoi s'agit-il? de quelques dé-
penfes aftez médiocres, qui vous attacheront vos fujcts. Vaut-il mieux,
par un excès de précaution, rifquer de les refroidir à votre égard? "Te tfong
le rendit à cette inftance.
La feptiéme des années nommées Yuen ho, l'Empereur Hien tfong s'adref-
fant à les Miniftres: vous ne cefl"ez de me repréfenter , leur dit-il», que
l'année dernière les pays de Tché 6c de Hoai ont beaucoup fouffert , d'abord
des grandes crues d'eau, puis d'une longue fécherefle. \JnTu fse'c c^mtn
revient, dit que le mal n'a pas été grand. A quoi donc enfin m'en tenir,
ôc quel parti prendre? Li kiang prenant la parole, répondit au nom de
tous.
Prince, nous avons entre les mains tous les avis des Magiftrats de ces
deux contrées. Quand on les lit avec attention, il n'en eft point où l'on
ne fente que celui qui les donne , tremble pour foi, 6c craint que la cour ne
lui fafle un crime de ce que fouffre fon peuple. Quelle aparence y a-t-il que
des gens ainfi difpofez, ofent vous chagriner par de faux avis ? Il eft plus
naturel de croire que ce Tufse'é dont V. M. parle, a dit en courtifan fla-
teur, ce qu'il a jugé pouvoir vous plaire. Je voudrois fçavoir quel eft ce
Tufse'é, pour le citer en juftice, 6c le faire juger fui vant les loix. Vous
avez raifon, reprit l'Empereur: ce qu'il y a de principal dans un Etat,
ce font les hommes: dès qu'on eft averti qu'ils fouffrent,il faut fe hâter de
les fecourir. Les foupçons en ces occafions font hors de faifoh. Ce que
je vous ai oppofé, m'e'ft échapc mal à propos. Auflî-tôt l'ordre fut donné
dé fecourir les pays qui avoient fouffert.
Oiii, grand Prince , ce que craignoient nos anciens 6c figes Princes,
ctoit que quelqu'un de leurs Officiers ne leur laiffât ignorer les miferes des
peuples: que d'autres, pour épargner les finances, ne les foulageaffent qu'à
demi: ou que, taute de capacité, ne le fiffent pas à propos. Ce furent
Xxx X i auffi
7i6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite des auffi ces maximes qui firent ainfi parler, chacun dans leur tems, Lou tchê
Moyensde g^ /_/ kiang^ ces deux grands Miniftres. Aujourd'hui que ces deux pro-
IcsPamlcs vinces, les plus belles de votre Empire, qui fourniflent plus qu'aucune
d'ua Etat, autre aux dépcnfcs de votre cour, ôc à l'entretien de vos troupes, font dans
une extrême dizette, pouvez-vous ne pas vous prelTer de les fecourir? Là
un grand nombre de vos bons fujets, comme autant d'enfans. fans nourice,.
réduits à l'extrémité, poufl'ent des cris lamentables : ou trop foibles poul-
ies pouffer, attendent, la bouche ouverte, de quoi prolonger un peu leur
trille vie. Vous qui êtes leur père 6c mère , pouriez-vous n'être pas tou-
ché de leur mifere? Voudriez-vous, par une épargne mal entendue, rcfu-
fer de les fecourir? Mes collègues difcnt : cent OnaH de ris, & ving Ouan
de deniers, c'cft beaucoup: pourvil que les Magiftrats de chaque ville,
fuivant la répartition qui en fera faite par des commiffaires, employent cela
fidellement pour fournir du ris {a) clair aux pauvres: on poura paffer
avec ce fecours, quand le mal feroit tel qu'on l'a cxpofé. Pour moi je
foutiens que de toutes les manières de fubvenir à l'indigence des peu-
ples, celle de diilribuer ainfi du ris, efl la moins (Z-) efficace 6c la moins
bonne. Outre les autres inconvéniens, il faut pour ces dillributions affem-
bler les pauvres. De ces affemblées naiffent des maladies contagieufes.
Ces maladies augmentent la mifere. Non, quand on eft véritablement
touché de ce que fouffrent les peuples , on ne prend point cette méthode,,
on ne fe borne point à ces demi fecours.
Mes collègues difent encore que c'ell la coutume des peuples , d'exa-
gérer leurs pertes & leurs maux. J'avoue qu'en certaines années , quelque
dérangement dans les faifons peut donner lieu à l'artifice, & quelques
gens peu finceres peuvent faifir l'occafion de faire valoir leurs pré-
tendues pertes. Mais cela ne peut avoir lieu dans la conjoncture préfen-
te. Il ne s'agit point ici d'une année à demi bonne, à demi mauvaiie,
& d'une ftérilité qui foit équivoque. Elle a été des plus grandes qu'on ait
vue. Les peuples obligez de quitter leurs domiciles, font errans de côté
êc d'autre , réduits à la mendicité, & n'attendent que la mort: les foup-
çonner en cet état de contrefaire les miférables, vouloir douter de leur in-
digence : n'cil-ce pas bien de la dureté ?
On prie V. M. de nommer des commiffaires, qui de la cour aillent fur
les lieux : fiffent mefurer les terres qu'on a pu labourer : parcourent toutes
les villes & tous les villages : comptent les gens morts : les maifons rui-
nées: afin que, fuivant leur rapport, on juge de la fincérité des avis don-
nez, qu'on puniffe les Magiftrats qui auront trompé, & qu'on propor-
tionne plus au juftc la diftribution des fecours, aux befoins de chaque
pays.
Pour
{a) Peu de ris mis dans beaucoup d'eau, & réduit en efpèce de bouillie.
{b) Dans une occafion femblable, un autre dit nettement qu'il v.iut mieux dépenfer
plus , 8c fournir aux laboureurs dcquoi fc foutenir , pour qu'ils n'abandouneût pas les çam^
pas"".
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 717
Pour moi je dis : c'eft choie publique & notoire, que dans les lieux dont Suite des
il s'agit, il a plu depuis la première lune julqu'à la fiziéme. Ces pluies Moyens de
cxccflives ont tait déborder le lac Tai. Le débordement de ce lac a inondé 'es^^i^^f^çg
San, 2eou, èc d'autres villes. Les campagnes ont été tellement & il long- d'un^Ëtat!
tems couvertes d'eau , qu'on n'a pas même pu femer le ris. On a vu les
maifons dans les villages ou abîmées fous les eaux, ou détruites 8c flotantes.
Les laboureurs ont vendu leurs bœufs , 6c fe font difperiéz pour mendier.
Je dis que ces calamitcz lont notoires.
J'ajoute que V. M. en étant inibuite , doit avoir, pour y remédier,
le même empreflément qu'on a pour éteindre un incendie, ou pour fecou-
rir des gens qui fç noycnt. Jugez fi ce que fuggerent mes collègues con-
vient en ces circonftances. Les recherches qu'ils confcillent, font très-dif-
ficiles dans la pratique, fujettes à bien des erreurs, & propres à faire périr
des gens dans le fond très-innocens. De plus, comme on fera initruit
qu'on doit faire ces recherches, 6c qu'on a nommé pour cela des commiflai-
res: les Officiers des provinces prendront l'allarme: chacun craignant de
fâcheux retours, 6c penfant à fa propre fureté, prendra le moins de part
qu'il pouraawx calamitez publiques, 6c lailTera périr les peuples
Après quelques exemples tirez de l'hilloire, Fan tfou yu. continue, 6c
dit:
Vos libéralitcz , Prince , font parties : trois fortes d'Officiers en font
chargez. C'eft bienalTez, fi V. M. fuivant le projet qu'on lui tait, mul-
tiplioit fes précautions , elle fembleroit regretter ce qu'elle a donné : elle
paroîtroit faire trop peu de cas de la vie des hommes: 6c déformais, dans
les calamitez publiques , on n'oferoit plus recourir à elle. La crainte de
vos ancêtres en femblables occafions , étoit qu'on ne foulageât pas aflcz
promptement 6c aflez libéralement les peuples : 6c quand ils envoyoient des
commiflaires ou des infpeéteurs , c'étoit pour enhardir les Officiers ordi-
naires, non pour les intimider éc les gêner. En effist, ces Officiers font
naturellement portez à fe deflaifir ax^ec peine des grains 6c des deniers
dont il font comptables. Pour cette raifon 6c pour d'autres, ils diminuent
d'ordinaire dans leurs rapports les calamitez publiques, au lieu de les aug-
menter. Mais quand il y auroit eu en effet quelques avis peu fidèles , ils
ne peuvent être qu'en petit nombre, 6c tôt ou tard on les fçaura: le peu-
ple parle, les Officiers s'obfervent mutuellement, les Cenfeurs en feront
inftruits , ^ par eux la cour. Ainfî V. M. feroit toujours à tems de pu-
nir, fi elle vouloit, ceux qui feroient coupables. Pour le préfent, mon
avis eft que, fans vous mettre beaucoup en peine des petits excès que vos
Officiers peuvent commettre, votre attention ne s'occupe que du loulage-
ment des peuples qui fouffrent. C'eft par ces confidérations, qu'ayant exa-
miné le projet qu'on vous fuggere, je vous le rends cacheté , 6c vous fup-
plie de le fupprimer.
Xxx X 3 J^'A
7i8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Difcours
fur des
Gens mal
intention-
nés.
Difcours de Ouan ling contre les mauvais fens donnez
mal-à-propos par des Se&aires à'VexpreJJion Ming.
IL eftdit dansle L«« *>7i, que Confucius employoit rarement l'expref-
fion Ming. La remarque elt judicieufe 6c vraie : au contraire quand les
barbares occidentaux eurent fait entrer dans notre Chine la fe£le /oe, on
employa aufll fréquemment que confufcment ces expreffions Sing ^ Ming.
Il eft vrai qu'avant l'entrée de cette fe£te, on avoit commencé à raifonner
fur ce qu'on appelle Sing {a) nature de l'homme. Mong tfe ayant dit qu'el-
le ctoit bonne, Sian tfe foutint le contraire: Recette oppofîtion fervit à
éclaircir l'opinion de Mong tfe, à laquelle on s'eft tenu. Dans des tems
plus proches des nôtres, on e(t revenu à raifonner fur ce qu'on appelle Sing,
nature. On l'a fait afTez au long, ôc certains mcchans efprits , pour fe fai-
re de fête , ont embrouillé la matière par les principes de la feéte Foë qu'ils
ont fubtilement , ôc comme à la dérobée, fait glilTer dans leurs difcours.
Dans ces diflertations fur Sing, ce qu'il y a de plus folide, revient à peu-
près à ce qu'avoit dit Mong tfe. Les plus fages l'ont fuivi , & le fuivent
encore fur ce point.
Pour ce qui regarde l'exprefîlon Afi»s; (Z»), moins nos philofophes l'ont
employé , plus les feélaires ont été hardis à s'en fervir 6c à la corrompre.
La feéle Foe ne cherchant qu'à tromper les hommes, fait dépendre la vie
êc la mort de ce qu'elle appelle Ming, fans l'expliquer. La feéte des aflro-
logues enchériflans encore fur la fefte Foë, fait dépendre la vie courte ou
longue, les richeflcs ou la pauvreté, l'honneur ou l'humiliation de certaines
combinaifons des cinq élcmens, de certains mouvemens, ou de certaines fî-
tuations des aftres, oc de tout cela font ce qu'ils appellent Ming , deftinée.
L'ignorant vulgaire ne trouve pas de quoi les réfuter. Paffionné pour les
honneurs 6c les^'biens du monde, il voit que ces biens 6c ces honneurs ne
fuivent pas toujours le mérite 6c la vertu. Dans l'efpérance de les obtenir
par une autre voie, ils donnent fottement dans ces erreurs. Ils n'y donne-
roient pas fans doute , s'ils fçavoient bien débrouiller les faux fens qu'on
donne a rexpreffion Aîing.
Chtin de flmple paiticnlier devint Empereur. C'eft monter de la plus
bafle condition au plus haut degré d'honneur. Il femble qu'il y fut porté
tout-à-coup , 6c fans faire un pas. Cependant la. vérité eft qu'il s'y éleva
par
* Nom de livre.
{a) Sinz, expreCBon auffi étendue pour le moins que le mot François Nature, qui y
répond afîez bien.
{h) Ming. Cette expreffion fignifie ordre, commandement, volonté d'un fupérieur,
isif», la vie, Ichiming donner la\ie pour, &c. item, par corruption, dcfiin, dejlinii.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 71^
par fa vertu. Remontons au tcms de Tao. Suppofons y Chun fans fagefle Suite du-
£c fans vertu. Ce Alhig, dont parlent nos feâ:aires,auroic-il également fait-s Diicours
monter Chtifi fur le trône? Tao, en nommant Cbm Ton fucceflcur, exclut Gens mal
fon propre fils Tafj tchii. Pourquoi Tan tchii fut-il exclus ? Ne fut-ce pas intention-
faute de vertu? Fut-ce précifément faute de M"??ç? C/;ra dcja conhu, elH- nés.
me, & comme à demi placé fur le trône, cherche cependant la retraite.
Nos feélaires oferont-ils dire qu'il étoit moins éclairé qu'eux lur ce qu'ils
appellent Ming^ deftinée ? Il n'y a pas d'aparence. D'un autre côté s'il
avoue que Chun , fuivant leurs principes, voyoit que fa delbnée étoit de
régner: il s'en fuivra que fx retraite ne fut que feinte, & qu'hypocrifie.
Qui l'oferoit dire, ou penfer?
Supputer les révolutions des aftres,eft un art qui a commencé avec notre
T {^a) king^ dont nous reconnoiflbns pour auteur i^o fo'. On ne peut nier
que parmi nos anciens Princes, Vcn vang ne foit un de ceux qui ont le mieux
entendu ce livre. Je demande à nos altrologues : Fen vang fçavoit-il, ou
non, ce qu'ils prétendent trouver dans leur art, £c ce qu'ils appellent def-
tinée * ? S'ils difent que non : quelle infolence de fe préférer à ce fage
Prince ! S'ils difent que oiii : pourquoi donc Fen vang , dans la prifon on
le tenoit le tyran Tcheou^ Se oîi il failbit fur VT king des commentaires, gé-
miffoit-il, 6c s'afFligeoit-il (^) ?
Depuis Fen vang, qui a plus approfondi /Ty^/»^ que Confucius? Nos
feftaires prétendront -ils l'avoir mieux entendu que lui.'' Cependant, fi Con-
fucius fçavoit ce qu'ils prétendent fçavoir, ôc ce qu'ils appellent Ming ,
deftinée : pourquoi parcourut-il en vain jufqu'à une vieillefle fort avancée,
les foixante (c) douze Royaumes. Il faut donc ou rejetter abfolument ce
que ces feébaires débitent, & l'abus qu'ils font de l'expreffion Ming, ou
bien il faut reconnoître que Fen vang 8c Confucius ne leur font pas compa-
rables? ce qui feroit une grande {d) abfurdité.
En voici une féconde dans le fiftéme de ces feétaires , fi on le fuppofe
vrai, qu'un homme meure, c'eft fon deftin, Ming. C'eft donc au deftin
qu'il faut atribuer fa mort, 6c non pas aux hommes: ainfi on dira : ce ne
furent point Kié^ Tcheou qui firent mourir cruellement & injuftement Lmg
pong 6c Pi kan. Ce fut, le deftin de ces deux grands hommes. Bien plus
on conclura que quand Kié 6c Tcheou, ces odieux tyrans, auroient pratiqué
toutes les vertus , ils n' auroient pas laifle de périr miférablement, 6c qu'on
avoit tort par conféquent de les exhorter à devenir vertueux , pour fe con-
ferver l'Empire ^ la vie. Heureufement il s'en faut bien que tout le mon-
de croie nos feftaires. Ceux même qui les confukent ou qui les écoutent:
n'ont pas grande foi à ce qu'ils difent. Mais fi par malheur cette erreur
U) Nom d'un ancien livre.
* Ming.
(b) Son fils alloit devenir Empereur.
(c) Cell- a-dire, tout l'Empire.
{d ) Sur-tout maintenant que c'eft aflez d'être, aveugle, & de ne pouvoir gagner autvs-
ment fa vie , pour faire métier de prédire aux horames leur deftinée.
fur des
Gens mal
intention
7io DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite du gagnoit, 6c qu'elle paffat conllamment pour vérité, voici qu'elles en fc-
D.f^ours roient les étranges iuites.
Un Juge auroit-il ou abfous un célérat, ou condamne un innocent re-
connu pour tel? Si on l'en vouloit punir félon les loix, il n'auroit qu'à op-
ncs. pofer aux loix, ce prétendu Ming^ deftin des içétaires. Plus de tyrannie à
détefter dans les Grands: plus d'oppreflîon à plaindre dans les petits, plus
de raifon de loiier Tao Sc Cbun^ ni de blâmer Kié te l'cheou. Chacun en foa
tems a fon Ming ou dellin , chacun le luit. Hélas ! que peut-on imaginer de
plus abfurde? Je demande à nos ailrologues, fi Tao Se Chun étoient nez au
tems que naquirent Kic & Tcheoii : les deux premiers auroient-ils été mé-
chans ôc cruels, comme l'ont été les deux derniers? Au contraire fi Kié Se
l'cheou étoient nez quand naquirent Tao èc Chun : auroient-ils été bons 6c
vertueux? Ofcroient-ils en venir jufqu'à avancer cette abfurdité? Cepen-
dant, s'ils n'ofent le faire, à quoi fixent-ils donc ce prétendu Afi«g ou def-
tin, dont dépend, dil'ent-ils, la vie 6c la mort des hommes, la ruine ou la
profpérité des Empires?
Suppoibns encore une fois que tout le monde ajoute une foi pleine 6c en-
tière aux difcours de ces charlatans. Un fils fans fe remuer, verra fon pè-
re entre les mains d'un célérat prêt à l'égorger: le Ming ou deftin de mon
père eil: tel ou ne l'eft pas, poura-t-il dire. Le fujet en dira autant, ea vo-
yant tuer fon Prince. Et s'ils en ufent autrement, il faudra dire dans no-
tre fuppofition, que leur conduite dément une vérité fuppofée confiante ,
Se univerfellemcnt reconnue pour telle, 5c conféqucmment qu'ils font blâ-
mables. Quelle horrible conféquence !
Pour moi, je diiHngue deux fortes de Ming: un qu'il a plu aux feâaires
d'appeller ainfi , auquel ils attachent notre fort indépendamment de nous :
il n'eft ni bon ni poiîîble de le connoître. Un autre Afing, qui dépend de
nous: c'eft de celui-là qu'il faut s'inftruire. Cela eft utile 6c même nécef-
faire. Par exemple dans un Empire tranquile 6c bien gouverné, je me
foutiens 6c m'avance par ma bonne conduite 6c par ma vertu. Mon Ming
eft alors d'être dans l'honneur 6c dans l'abondance : mais ce Ming n'eft pas
indépendant de moi. L'Etat au contraire eft dans le trouble 6c mal gou-
verné : j'y foutiens avec courage , par mes difcours èc par mes aétions la fa-
gefle 6c la vertu qu'on opprime. Il m'en coûte ma fortune. Je vis 6c je
meurs dans l'indigence fans jamais me démentir, c'eft alors que mon il//«g
dépend de moi. Tout homme qui n'ait doit mourir : qu'on meure tôt
qu'on meure tard: mourir, c'eft ceficr de vivre: cela eft commun à tous
les hommes. Vivre ou mourir, dit-on, c'eft M/'w^. Vivre dans l'honneur
6c dans l'abondance, ou vivre dans l'indigence ^ dans l'oubli: c'eft aufii
Ming- foit : mais on peut vivre 6c mourir bien ou mal. Je ne veux ni vi-
vre mal , ni mal mourir: c'eft à quoi je fuis attentif, c'eft mon devoir: ôc
c'eft le feul Ming^ dont je dois me mettre en peine.
Il en eft de même à proportion des richcfles,des honneurs, de l'indigen-
ce, &C de l'oubli. Ils peuvent venir par de bonnes ou de mauvaifcs voyes.
A quoi va mon attention? C'eft qu'ils ne foicnt jçmais le fruit d'un crime ,
ou
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
711
«Ml d'une indigne complaifancc. Tel eft mon devoir: Se voilà le feul M«g,
que je me pique de connoître. Un bon fils conierve la vie pour fervir fon
père, c'eft fon devoir 6c (onMing à- cet égard. Un lujet fidèle & zélé cx-
pofc fa vie pour fon Prince: c'eft auffi fon iV//«^ & fon devoir. Etendant
cela fuivant les rencontres 6c les circonftances diftërentes, il n'y en a aucu-
ne, où l'homme ne trouve le Ming qu'il peut connoître, Se qu'il doit fui-
vre. C'eft ce qui s'appelle, félon nos fages, être vraiment éclairé fur Ming:
Se c'eft en ce fens que parloic Confucius, quand il ufoit de cette exprelTion.
iV// if/ê?(?«« s'adreiïant unjour à 37^ * /o«. Si votre maître, lui dit-il, vou-
loit bien être mon patron , le Roy de Ouei me choifiroit pour un de fes
premiers Miniftres. Tfe ïou ayant fait la propofition à Confucius, il dit
pour toute réponfc: j'ai un Ming^ (fon iens étoit) mon devoir, qui eft
mon Ming^ ne me permet point d'aider à avancer un flateur fans mérite Se
fans vertu. C'étoit à peu près dans le même fens que le même Confucius,
à la mort de Ten ^/^ t 6c de Pen yeou^ employa l'expreffion Ming. Il gé-
miffoit de ce qu'enlevez dans un âge peu avancé , ils n'avoient pu pratiquer
toutes les vertus dont il les connoiflbit capables. VomMongtfe^ voici fa
penfée: il l'exprime fort nettement. C'eft bien mal entendre A//«^, dit-il,
que de s'aller mettre exprès fous une muraille prête à tomber. Un homme
éclairé fur cette matière, ne fait point de ces imprudences. Un célérat,
dit-il ailleurs, a mérité par fes crimes de mourir dans les fers ou dans les
fupplices : il y expire en effet. Etoit-ce fon vrai Ming} Point du tout.
Penfer comme ces grands hommes , c'eft vraiment fçavoir ce que c'eft que
Ming.
Le beau de ce difcours, dit l'Empereur Cang hi.^ confifle en ce qu'il eft
net, facile à entendre, propre à inftruire & à redreffer ceux que les fcftai-
res ont féduit. ♦
Suitç du
Difcours
fur des
Gens m?.l
intennoa-
nes.
Sentiment
de Cang ht
fur ce
Dikours.
^^>s^^^<sï:-^^:&!K-^^ô!^^:î;ç;-^^S!5;^^i5'ïî<î^^«-^^i&!K-?^^^^
La troïfiéme des années nommées Yuen fou , Cliao choue
tchi, dans'lexorde d'un long Difcours qu'il prefenta
cacheté à l' Empereur y dit entr' autres chofes.
QU AND nos anciens bc fages Princes jouiflbient d'une longue profpé-
rité, 6c qu'ils ne voyoient rien ariver de fâcheux ou d'clïiayant :
alors craignant plus que jamais, ils s'atriftoient, Scdifoient: hélas!
je vois bien que7/>« m'oublie. V. M. à l'imitation de ces Princes, vient de
publier une ordonnance pleine defiigelîe Se de bonté, qui fuit fentir jufqu'où
va
• Un des difciples de Confucius.
t Deux de fes diiciples.
tome IL Yyy y
DJcoiirs •
de Ch.w
chsue tchi.
711 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
s te d ^'* votre vigilance Se votre attention fur vos devoirs. On ne peut pas-
Difcoun mieux répondre aux deflcins de 7/>«.
de chao Li kang dans un difcours préfentc à l'Empereur, après quelques avis par-
(hoiii tchi. t-jciiiiers, lui en donne deux généraux en CCS termes. Faites, lui dit-il, tout
ce qui dépend de l'homme, Se conlervez intérieurement une crainte ref-
peétueufe envers T^ien. Quand l'homme fait de fon côté tout ce qu'il peut,,
il ell naturel 6c ordinaire que Tien li, (a) réponde à fes foins. Auffi a-t-on
vu les plus grands Princes, comme ceux qui ont fondé des dynalHcs, ou
qui les ont. relevées de leur décadence, faire avec foin ce qui dépendoit
d'eux : & quand ils avoient réufli, rapporter à l'ien tous leurs fuccès. Au-
jourd'hui à peine l'ennemi (b) a-t-il paru, que nous nous retirons lâche-
ment en lui cédant le terrain. Négliger ainll de faire tout ce qui dépend
de nous , Se compter que Tien nous fera réuffir, comme s'il y étoit obligé :
y a-t-il de la raifon? Donnez donc au plutôt, je vous en prie, donnez les
ordres convenables à vos Miniilres, 6c à vos grands Officiers. Animez-les
par vos paroles & par vos exemples. Faites de concert avec eux tout ce
qui fe peut. Après-quoi vous pourez atendre avec ibumiffion , mais fans
reproche, ce que Tien ordonnera: 6c il y a lieu d'efpérer que nous pourons
réparer éc les affronts que nous avons reçus , 6c les pâtes que nous a-
vons faites.
Mais il faut, comme j'ai dit, conferver toujours à l'égard de 7;V« une
crainte refpeétueufe .^ En effet Tien eft à l'égard des Rois comme un père
également tendre 6c févere. Sa tendreffe pour eux eft extrême : mais auf-
fi veille-t-il fur leur conduite avec une extrême attention. Auffi tout fage
Prince eft attentif à ce que Tien lui défend. Au moindre avis qui vient de
fa part, il rentre en lui-même, il s'examine, il travaille à fe coriger, à
devenir plus parfait, 6c à nourir en fon cœur cette refpeétueufe 6c filiale
crainte. Depuis quelques années le dérangement des faifons eft grand : ce
ne font que tremblemens de terre, 6c autres phénomènes eff"rayans. L'in-
tention de Tien, en cela, eft de vous réveiller : ce font autant de marques
qu'il vous aime, 6c qu'il veut vous fecourir. C'eft à V. M. d'y répondre
par des intentions pures 6c droites, par une conduite fage 6c ferme. Alors
ces triftcs calamitez, 6c ces effrayans préi^ages fe changeront en bien pour
vous.
f4) Li fignifie rairon.
{b) C'étoit la nation Tartare qui éteignit enfin la dynaftie Song.
DIS'
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. jz^
DISCOURS DE FAN SUN.
Dfi Repentir.
UN E ancienne tradition dit : aujourd'hui repentez-vous des fautes d'hier, Difeourj
£5? fur la fin de chaque lune, des fautes du commencement, (a) O que fur le Re-
cela eft bien dit , £c que nos anciens s'y prenoient bien pour devenir lages /""'"■•
èc parfaits ! A moins que d'être lao Sc Chun, (b) qui peut tout taire fi
parfaitement , qu'il ne lui échappe aucune faute ? mais quand il en eifc
échappé quelqu'une, fi l'on s'en repent efficacement 6c fincérement,
cette faute ell réparée. Aufîi, parmi nos anciens lages, même par-
mi ceux du premier ordre , il n'en ell point qui n'ait marché par cette
voye.
Fanfun le prouve par des exemples tirez de l'antiquité, aufquels il joint
en confirmation, quelques textes des anciens /u«g; après quoi il continue
fon difcours.
Le repentir, dit-il, fuppofe des fautes. Mais par ce même repentir, on
en diminue chaque jour le nombre : 6c s'il y a un moyen de parvenir à n'en
plus faire, c'eft aflurément celui-là. Peut-on donc négliger cet exercice ou
s'en lafler.? Au reftc je ne borne pas le repentir que je recommande, à rétrac-
ter ou à coriger ce qu'on a dit ou fait de mal. Il doit s'étendre jufqu'aux
penfées 6c aux affections les plus fécretes. En naît-il quelqu'une tant foit
peu mauvaife.'' D'abord le repentir doit fuivre, 6c ce repentir empêchera
qu'on ne pafle aux paroles 6c aux aétions. Faire des fautes , 6c ne fçavoir
point les reconnoître, c'eft aveuglement. Les reconnoîtrc fans vouloir fe
coriger, c'eft imprudence. Penfer à fe coriger, mais ne le vouloir qu'à de-
mi, craindre d'y travailler férieufefnent, s'épargner, pour ainfi dire, 6c fe
ménager foi-même; c'eft lâcheté. Rien de plus contraire que ces vices au
véritable repentir.
Quand le foleil ou la lune fouffrent une éclipfe, foit que l'éclipfe foit
totale ou non, elle ne dure jamais long-tems: ôc au moment qu'elle fi-
nit , ces affres aufli-tôt paroiflent avec leur première clarté. La vie de
l'homme à fes éclipfcs, ce font fes fautes. Le moment où il s'en repent,
comme il faut, eft juftement la fin dès éclipfes : il recouvre alors fon éclat
auffi bien que ces deux affres. Mais il fe pafle en l'homme tout le contrai-
re de ce qui fe pafle au ciel : lorfque par attache à fes paflions , il n'a point
■ce véritable 6c efficace repentir, i'éclipfe chez lui ne finit point; il per-
févere
(<j) Le Chinois dit tout cela en fix lettres.
{b-) I! a femblé excepter r.ia & Chun. Cependant ici l'applicrion eft général.-. Ce qui
prouve qu'au lieu de mettre à moins d'être r.-io ou Chun , il t'au.lroit n.e;trc , pour p.uler
jufte & confé^uemment: fût-ce Tao niême ou Chun: mais j'ai a.is ce qui réillemcnt eft
dans le texte.
Yyy y 2.
724 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite du févere dans les ténèbres. Qu'y a-t-il donc de plus important qu'un bon ré-
Ditcours pencir? Qui |5oara fe rebuter ôc fe dégoûter d'un fi utile exercice?
»f«/;> ^* L'^ trente-deuziéme des années nommées Chao chhig, Hiao tfong montant
fur le trône, fit publier une déclaration, dans laquelle il recommandoit inf-
tamment qu'on lui donnât librement des avis 6c des mémoires. 'Tcbu ht
alors en charge dans les provinces, adreiïa un long difcours à l'Empereur,
dans lequel il lui dit entr'autres choies ce qui fuit.
L'ordre de 'Tien (a) qui vous aime & vous protège , efl tout récent 8c dans Gi
force. Rien n'a pu encore refroidir le zèle & l'attachement de vos fujets.
C'eft à vous, grand Prince, de profiter de ces conjonctures. A en juger parles
éloo'es qu*on vous donne , £c dont les grands chemins retentilfent , où
• n'attend de V. M. rien de commun. Vos fujets ne vous regardent pas feu-
lement comme un bon maître, mais comme un Prince qui doit faire l'hon-
neur de la dynaftie , en recouvrant les terres ufurpées par les barbares : en
remédiant atix maux que vos peuples en ontfouffert, 6c en vengeant les in-
fultes qu'en ont reçu vos ancêtres. Comment fout il vous y prendre pour
répondre avec fuccès à de fi hautes efpérances? De-là dépendent non-feule-
ment la gloire de votre régne, mais la paix de l'Etat, l'honneur de votre
dynaftie, 6c la fureté de votre maifon.
Jufqu'à préiént nous n'avons point aperçu dans votre perfonne & dans
votre gouvernement , les fautes &; les défauts dont votre modertie s'accufe.
Cependant j'ofe vous dire, qu'en vain vous vous promctriez du fuccès, fans
deux chofes efTentielles , que je prends la liberté de vous recommander inf-
tamment. La première, eft d'étudier avec conftance, 6c de vous rendre
familières les maximes de nos anciens Rois. La féconde eft de renoncer au
plutôt d'une manière bien déterminée à tout traitté avec les barbares. Ces
deux points font importans, 6c méritent votre attention. Sans le premier,
il vous échapperoit peu-à- peu beaucoup de fautes; fans le fécond, le gou-
vernement, vu l'état prêtent des chofes, ne fçauroit être que défeétueux,
6c vous ne pourez négliger ni l'un ni l'autre, fans de très-fàcheufes fuites.
Pour vous exprimer plus nettement mapenfée fur le premier point, fouf-
frez que je vous rappelle aux tems de Tao^ de Chun^ 6c de Yh. Ces grands
Princes , vous le fçavez , fe tranfmirent fuccefTivement 6c l'Empire, 6c
leurs maximes. Une de celles qu'ils répétoient le plus fréquemment, étoir
celle-ci. Rien de plus dangereux que le cœur humain {b) 6c fes paffions.
Rien de plus délicat que la pure 6c droite {c) raifon. Ce n'eft qu'en l'é-
purant fans ccfTc, 6c la faifant régner feule, qu'on tient conftamment le
vrai milieu. Ces grands Princes étoient nez fages. Ils en avoient moins
be-
(a) C'efl: à dire, vous ne f.iires que de monter fur le trône.
{b) Le Chinois dit mot-à-mot Gin fin, le cœur de l'homme.
( c ) Le Chinois dit , Tao fin , le cœur de Tao. Or Tao dans cet endroit , & en bien d'au-
tres, figniiie la pure & droite raifon , & Gin fin oppofé à Ta [m marque les paffions natu^
leiles au cœur humain.
ET DE LA TARflTARIE CHINOISE. 715-
befoin d'étude 6c d'aplication. Cependant ils ne parlent que d'épurer leur Suite du
raifon , que de la fuivre feule , que de tenir avec attention le vrai milieu. Difcours
Tant il eii: vrai que ceux-mêmes qu'on aflïirc être nez fages, ont encore be- ^^' ^^ ^^'
foin d'étude & d'aplication. _ _ f'"'"'
Si dans l'éloignement oii je fuis, je n'ai pas le bonheur de voir combien
les belles qualitez avec lefquellcs vous êtes né , vous approchent de ces
grands Princes, j'en ai du mois entendu parler trés-avantageufement. Mais
j'ai auÛi appris par la voix publique, qu'au commencement de votre régne,
au lieu de vous apliquer aux affaires, toute votre occupation étoit d'en-
tendre ou de reciter quelques vers , ou quelques difcours fîateurs Se bien
compolcz. Depuis quelques années, à la vérité, vous avez renoncé à ces
amulcmens frivoles: vous avez paru chercher quelque choie de plus iblide,
èc vouloir aquérir la vraie fxgeffe : mais vous l'avez cherchée, dit-on,
dans les livres des feâraires. Voilà ce qu'on dit en province : je ne fçais
point au vrai ce qui en eil.
Mais fouffrez que je vous dife , que fî les chofes étoient ainfi , ce feroit
mal vous y prendre, pour répondre dignement aux defleins de Tien, 6c pour
imiter Tao 6c Chun. Non , ce n'eft point dans des chanfonnettes , ou dans
des difcours vainement fleuris , qu'on puife l'art de bien gouverner. Levui-
de * 6c le néant, la quiétude ôc le repos, ne vous l'apprendront pas mieux.
Nos anciens 6c fages Princes qui ont réuffi en ce grand art, s'apliquoient
à bien pénétrer le fond des chofes, pour en devenir plus éclairez, & pour
fe mettre an état de prendre toujours le bon parti. Un Prince qui fçaic
leur méthode, repafle fréquemment l'ancienne hilloire: il en examme avec
attention tous les traits. Pour en juger fainement, il a toujours préfent à
l'efprit les principes de la raifon 6c de l'équité. Rien ne lui échape en ce
genre. Par-là fes vues s'étendent , fe redifient, 6c fe perfcélionnent: fon
cœur s'établit dans l'équilibre 6c dans la droiture : 6c il le trouve enfin ca-
pable de gouverner avec une extrême (a) facilité.
Au contraire, fi un Prince ell fans apHcation , ou fi en s'apliquant il
fuit une autre méthode, eiit-il d'ailleurs l'efprit excellent, 6c les plusheu-
reufes difpofitions à la vertu, jamais fes lumières ne lui découvriront afiez
nettement le fond des chofes : il ne diftinguera jamais le bien de ce qui n'en a
que l'aparence : ce qui eft efl'entiel, de ce qui ne l'elt pas : 6c il fera fujec
à faire mille fautes. Quand par hazard il n'en feroit point qui enflent des
fuites bien funellies, du moins ne lera-t-il jamais un grand Empereur. Eft-
ce donc une bagatelle que de renoncer à cette haute réputation, en fe con-
tentant d'une indigne médiocrité? Non, fans doute: 6c l'on peut appli-
quer ici ce que dit VTking^ qu'une erreur légère en aparcnce, mené à dé-
tranges égaremens.
QLiant
* Il indique les feôes Tao Se Wè.
{a) Mot à mot, comme on compte un & deux, & comme on diftingue le blanc in
noir.
Yyy y 5
7-^ DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite du Quant au fécond point que j'ai touché , il eft certain qu'entre nous & le
Difcours Kin *, il 'n'y a point de paix iblide à efpérer. La raifon le dit, cela faute
fur le Ké- aux yeux, chacun le fçait, & s'il fe trouve encore des gens qui font d'avis
pcntir. ■ qu'on traitte de paix: voici fans doute comme ils raifonnent. Nos affaires
ne font pas en allez bon état, pour entreprendre de recouvrer par la force,
ce que les Kin ont ufurpé fur nous. Il y a même du rifque à continuer la
guerre, en nous tenant lur la défenfive. Il vaut donc mieux profiter de la
démarche qu'ont fait les À7», qui font venus faire quelques préfens, y ré-
pondre de notre part , leur députer un envoyé, ôcleur demander honnête-
ment qu'ils nous reftituent nos terres, fuivant leurs anciennes limites. Cet-
te déraonftration de foiblelTe de notre part, en flatant leur orgueil , pou-
ra peut- être leur infpirer de la fécurité ôc conféquemment de la négligence.
Ils en feront moins ardens à nous attaquer, 6v moins vigilans à fe prémunir.
Cependant nous profiterons du tems, & nous nous difpoferons plus à l'aifc
à quelques grandes entreprifes.
D'ailleurs, que fçait-on? Il peut abfolument ariver que 7/V«, par un heu-
reux retour en notre faveur, fafîé revivre en ces barbares quelques fenti-
mens d'équité , & qu'ils nous reftituent nos terres, fans qu'il en coûte la
vie à un feul homme. Pourquoi ne pas tenter ce moyen? Qiiel mal y a-t-il
à le faire ? Voilà fans dout ° comme raifonnent ceux qui font d'avis qu'on
entre en traitté.
Pour moi je ne vois dans ce parti ni iuftice ni raifon: je n'y aperçois
pas un feul avantage, 6c j'y vois de très-grands inconvéniens. Nos aftai-
res, dit-on, ne font pas encore en bon état. Cela eft vrai. Mais pour-
quoi? C'eft, j'oie le dire, de ce qu'on parle toujours de traittez de paix:
6c jufqu'à ce qu'on ait pris une bonne fois le parti de n'en plus parler, ja-
mais nos affaires n'iront mieux. Un parti bien pris de périr ou de vaincre,
eft-ce qui fait réufllr à la guerre. Se voit-on une rclTource, Se comme un
troifiéme chemin entre la défaite, 6c la vidoire ? On s'y laifTe pouffer fans
peine. La raifon a beau fe roidir, on attaque plus foiblement, 6c l'on fe
défend avec moins d'opiniâtreté. La nature en ces occafions afïbiblit la
raifon 6c la vertu. Oiii encore une fois, tandis que dureront ces malheu-
reux pourpalers de paix, V. M. elle-même fera incertaine 6c flotante en
fes rélblutions: vos Miniilres auffi peu déterminez , feront leur emploi par
manière d'aquit : vos Généraux 6c leurs fubalternes auront moins d'em-
prefTement à fe fignalcr. 11 en fera de même à proportion des Magiftrats
de tout l'Empire. Le moyen , alors que nos aft'aires fe rétabliffent,
que l'Empire fc fortifie, que nous puiflîons recouvrer nos terres, 6c
mettre en fureté nos frontières ? C'efi s'abufer évidemment que de l'ef-
pérer.
Ce n'eft pas moins fe tromper , que de prétendre amufer les Ki» par une
vaine cérémonie. Ils n'ont à notre égard ni charité, ni juftice: mais en
récompenfe ils font pleins d'artifices ïc de malignité. Si réellement ils a-
voient
* Nom d'une nation Tartare.
fmtir.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. yzr
voient deflcin de nous ataquer, 6c s'ils fe fentoient en état de nous fubju- Suite in
guer, ils ne le laifleroient point aveugler par une vaine cérémonie, jufqu'à pifçours
renoncer à leur projet, bien moinsiulqu'àfe denaillr de ce qu'ils pofledent. ^^■■
Mais pour nous, en tailant la démarche que l'on propofe, ce ne feroit
point les amufer comme on le prétend; ce feroit montrer de la foiblefTe :
ce feroit réellement les inilruire de notre état, nous découvrir à eux, les
convaincre que nous n'avons ni habileté, ni courage, 6c les rendre plus
hai-dis à tout entreprendre contre nous.
Si par hazard, après cette démarche, les Z/« étoient quelque tems fans
remuer, nous nous applaudirions. Nous croupirions dans notre indolen-
ce: 6c comme il s'eft déjà palTé dix ans ôc davantage, fans que nous ayons
rien fait pour nous relever, il s'en pafTeroit encore autant s'il plaifoit aux Kin
de le permetre. En ufer ainfî, c'ell, ce me femble, en voulant tromper
l'ennemi, fe tromper foi-même. C'ell le preflcr de nous ataquer : 6c je ne
puis aflez m'étonner , qu'il fe trouve encore à votre cour, des gens capa-
bles de vous donner de telsconfeils.
Par ce procédé , nous nous métrons comme à la difcrétion des Kin,
Quand ils fe fentiront foibles, 6c qu'ils auront raifon de nous craindre, ils
n'auront qu'à parler de paix : au lieu de leur foiblefle pour rentrer dans nos
droits, nous irons comme au devant d'eux : 6c fous prétexte d'alliance, ils
recevront encore de nous chaque année de grofles fommes. Se fentiront-ils
plus forts? Il n'y aura traité qui tienne: ils entreront fur nos terres le plus
avant qu'ils pouront. Ceux qui vous donnent ces confeils, ne penfent qu'à
éviter une rupture ouverte avec les Kin. Ils ne font pas attention que c'effc
refroidir le zèle, 6c abatre le courage de vos fujets : que c'eft fortifier vos
ennemis, 6c nuire à l'Etat par bien des endroits.
Il y a trente ou quarante ans que ces barbares profitent, pour nous rui-
ner, du fol empreflement que nous avons toujours eu de parler de paix.
Pouvons nous encore nCle pas voir? N'eft-ce pas un aveuglement extrême
de propofer toujours un parti, qui, depuis fi long-tcms nous eft fi funelle?
Demander honnêtement aux Kin qu'ils nous rendent ce qu'ils nous ont pris,
c'eft une chofe également ridicule 6c inutile. Ces terres qu'ils ont envahies
nous apartiennent. Pourquoi remette à la difcrétion de ces barbares de
nous les reftituer ou non. Mefurons nos forces, voyons fi nous pouvons
les reprendre. En ce cas là reprenons- les, ils n'en feront plus les maî-
tres. Que fi nous croyons ne le pouvoir pas encore, à quoi bon les
demander à l'ennemi, fans aparence de les obtenir, 6c lui faire l'aveu de
notre impuiflance, 8c de fa fupériorité?
Supofons cependant que les Kin écouteront la propofition que nous leur
ferons de nous reftituer nos terres. Ce ne fera certainement qu'en nous fai-
fant acheter bieo cher une pareille grâce. Encore devons nous juger par
le {a) pafle, qu'autant qu'il dépendroit d'eux, elle feroit bien peu durable.
Mais
(i) La neuvième des années nommées Chao hing, les Kin rendirent aux Chinois trois
provinces qu'ils avoient Jubjuguées. Un an après ils les reprirent.
7iS DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Mais quand abfolument il aviveroit que fans exiger beaucoup de nous, les
Kin ie dcterminaflent à nous faire la grâce entière, qu'ils ne s'en repentif-
fcnt point, ou qu'ils nous trouvaflent en état de nous maintenir, ôc de ren-
dre inutile leur repentir: l'avantage qu'il y auroit, n'empêcheroit pas qu'il
ne fût toujours fort honteux à l'illullre dynaftie .^ow^ , de n'avoir pu recou-
vrer par elle-même le domaine de les premiers Princes, d'en tenir une
partie de la main de fes plus cruels ennemis, £c de l'être allé mendier
chez les barbares. Pour moi, je vous avoue que quand les choies tour-
neroient de la forte, je ne pourois encore m'empêcher d'en rougir pour
vous.
Tchu hi ayant été propofé pour un emploi important
dam la Province de Tclié kiang , l'Empereur l'y
nomma: il l'appella enfuit e à la Cour y èf l'invita
à lui lai/fer , avant que de partir , quelques bons avis,
Tchu hi le fit en plufieurs difcours , dont un fut celui
qui fuit»
Difcours T) Rince, le gouvernement des Etats dépend principalement du cœur
P
Couver- A ^^^ Princes. Mais ce cœur des fouverains peut être lui-même gou-
îiemenc. verné ou par la raifon, ou par les paffions : &; c'eiHa diflPérence de ces maî-
tres, qui établit la différence entre l'intérêt Sel' équité: entre l'artifice &
la droiture: enfin entre le vice 6c la vertu. La raifon que l'homme a reçu
de Tien , eft à peu près à l'égard du cœur , ce que la fanté ell à l'égard
du corps. La raifon régne-t-elle dans le cœur? Tout y ell dans l'ordre : ce
n'cll que -droiture, équité, vertu. Les paffions font au contraire comme
les maladies de ce même cœur. Y régnent-elles? Le trouble y eft : cen'eft
qu'artifice, intérêt, vice. Où régne la vertu, régne en même tems une
joie également douce êc pure, qui rend chaque jour plus heureux celui qui
la goûte. Le vice au contraire traîne après foi de rudes peines, qui acca-
blent chaque jour de plus en plus celui qui les fouffre. Le bon ordre 6c la
fureté des Empires, leurs troubles ou leurs ruines, font auffi les difterens
effets de ces différentes caufes : effets qui tout différens qu'ils font, ont
cependant cela de commun, qu'une penfée bonne ou mauvaife en eft le
premier principe. C'eft ce que T^o, Chun^ 6c 2?/ exprimoicnt par ces pa-
roles. Rien de plus dangereux que les paffions, rien de plus délicat que la
raifon. Ce n'eu qu'en coni~ervant cette raifon pure, 6c en la faifant régner
feule, qu'on tient conftamment le vrai milieu. . . . Dans la fuite Tir^a /ji
dit qu'il eft furpris de voir fi peu fleurir le régne d'un Prince, qui étant
monté fur le trône dans un âge uieur, y avoit de plus aporté d'excellentes
qua-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 72^
qualitez, qu'il en a recherché la caufe, & qu'il croit l'avoir trouvée. C'ell
dit-il nettement au Prince, que dans le choix de vos Officiers, vous ne fui-
rez point la railon & l'équité. Vous craignez même de mettre en place
des gens droits 6c termes. Pourquoi cela? Parce que des gens de ce carac-
tère s'opoieroient avec force à ces favoris domeltiques, qui brouillent tout,
aulquels, dès votre jeuneflc, vous vous êtes comme livré par trop de con-
delcendance. . .
'tchu hi après avoir parlé à peu près fur ce ton dans tout fon difcours qui
eft fort long , lînit pars'humilicr, & par excufer en quatre mots ia liberté.
Il : rotelle qu'elle elt un pur effet de fon zèle pour l'Etat Se pour la propre
gloire du Prince.
Une gloiè dit que l'Empereur reçut très-bien les avis àaTcbu hi: elle ne
dit pas s'il en profita.
La cinquième des années Chao hing, Tchu \\\ fut ap-
pelle à la Cour , ou il eut l'honorable emploi de lire ^
d'expliquer à l'Empereur les Livres qu'on appelle King.
Il Jit Jon remercîment par écrit , félon la coutume.
Dans ce remercîment ^ après avoir loué l'ardeur du
Prince à s'ïnfîruire , Êf pi otefié mudeflement de fon
peu de capacité : il ajoute ce qui fuit.
A Uss I ai-je été faifi de crainte, quand on m'a déclaré vos ordres. Je Difcours
_£\ n'ofois dabord accepter l'honneur que vous me faificz. Enfurtej'ai deic^w/j;?
fait attention à ces v entez fi connues : que l'homme reçoit de Tien une na-
ture capable de toutes les vertus: qu'il peut non feulement connoître ôc
dirtinguer les différens devoirs de Prince & de iujet, de peie & de fils,&c.
Mais encore ju^cr & déterminer ce qui convient ou ne convient pas dans
les différentes affaires, dedans les diverfes conjonéturesoii il fe trouve: mais
qu'en même tems qu'il elt capable de tant de chofes, il eft d'un autre côté
fujet à fe reffentir des altérations delà matière, & à le laiffer toucher aux ob-
jets fenfibles : que naturellement il ieroit à craindre que fa raifon négligée
venant à s'obfcurcir peu-à-peu, il ne tombât dans un aveuglement tuneftc
fur fes devoirs, 6c n'y demeurât toute fi vie : que l'étude par conféquent 6c
l'aplication font autant néceffaires aux Grands qu'aux petits; enfin que
pour vous aider en ce travail, il n'étoit point néceffaire d'avoir beaucoup
d'éloquence iji de politeffe
Après avoir Eiit ces réflexions, il m'a paru qu'ayant donné, comme j'ai
fait, beaucoup de tems à l'étude de nos King^ je poufois peut-être en effet
vous être utile, ne fût-ce qu'en vous propofant la métode que j'ai fuivie en
l'orne IL J.'Li. z les
7P DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite du les étudiant. La voici en peu de mots. Ce qu'il y a d'eflentiel en cette
?''^TV '"^•^i^i'^ï ^'^^ ^^ '''^" pénétrer le fond 6c la railon de chaque chofe. Nos
de le H I. jj^rres f^nt pour cela d'un grand fecours. C'eft dans cette vue qa'il faut
les lire. Mais il y a minière de le taire avec fruit. Quand on ell fur un
endroit, il faut, avant que de pafler outre, s'efforcer de le bien compren-
dre, d'y découvrir ce qu'il y a de plus pur 6c de plus parfait, êc de ne rien
laifler échaper de ce qui s'en peut tirer. Or c'ell à quoi on ne peut réuf-
fir , fans fe tenir conltamment dans une attention refpectueufe , qui a fa
difficulté, ^ qui ne peut être que le fruit d'une refolution bien ferme, 6cc.
Tcbu hi reprend encore ce qu'il a indiqué, 6c il l'étend : mais il appuyé
principalement fur l'importance ôc la néceiîlté d'une attention refpedueu-
fe , qu'il appelle en un mot K'mg {a).
Pour ce qui efl: de ce que j'ai dit, qu'il faut, en lifant chaque endroit,
s'efforcer d'atteindre à ce qu'il y a de plus parfait : il ell clair que cela dé-
pend de Sin {b). Or ce Sin de l'homme , qu'eft-ce? C'eit un être qui eft
très-Hift (f), très (d) Ling ^ 6c très Chin^ d'une excellence que nous ne
pouvons entièrement pénétrer, qui doit préfider dans chacun de nous, tant
aux mouvemens perfonnels, qu'aa.x; aélions de la vie civile, 6c dont par
conféquent la préfence 6c l'attention efl: à chaque inftant nèceffaire. En
effet, fi le Sin de l'homm; s'èchape 6c s'envole, pour ainli parler, après
les objets fenfîbles dont le corps eft environné: la perfonne 6c fa conduite
fe reffentent auffi-tôt de l'abfence de ce maître. En vain un homme auroit
alors le corps courbé , 6c les yeux attachez fur un livre. Peu attentif à
lui-même, com^ment feroit-il en état de méditer les paroles de nos anciens
fages, d'examiner dans chaque aétion ^ dans chaque affaire les différentes
circonftances, d'y puifer des lumières fur fes devoirs, 8c d'en tirer pour fa
conduite des conclufions de pratique? Le fige, dit Confucius, s'il n'efl
atentif 6c apliqué, ne fera pas long-tems fage. L'étude 6c l'aplication que
je
{a) Klng. Refpeâ, attention refpcaueufc , être attentif avec refpeft, refpcfter, ho-
norer, &c.
(*) sin. Ci-devant quand j'ai rencontré cette lettre, je l'ai tra*iite parle mot Fran-
çois , cœur , parce qu'en effet cette expreffion Chinoife , aulE bien que la Françoire,'fignifie^
félon qu'on remployé, ou cette pirtie du corps qui donne aux autres le mouvement,
ou les affedions de la volonté. Mais ici , co-nme en bien d'autres endroits, il eft clair
que l'etpreffion Sin a plus d'étendue, & fignifie l'ame, l'efprit. J'ai cependant mieux
aimé ne point traduire dins le texte cette expreffijo, & quelques autres: par exemple,
N:n: qui, fïlon.la définition qu'en font les Chinois, fe dit de ce qui eft excellent, mais
difficile à approfondir 8c à bien comprendre, Aftao eul pouko tfc, & qui dsns l'ufage fe dit
d:s efprits qu'on honore ou religieuferaent , ou civilement, de ceux dont on raconte
des apantions, 8:c. ;rew, des Empereurs, dont on veut louer la pénétration & la fublime
fageffe.
(c) liin, qui fignifie fuStil , imperceptible, vuide, & qui dans ce dernier fens s'employe
dans le phyfique 6: dans le moral, principalement avec la lettre Sin: de forte que H;» Sin^
dans un ufage commun & très-connu, fignifie fans préjugé, par exemple, écouter Hi» St»
une chofe. c'eft l'écouter fan^ préjugez dans l'efprit 8c d.ins le cœur.
(d) Ling, qui félon les didionnaires 8c l'ufage, fignifie intelligence, providence, pouvoi*
occulte de fecomix 8c d'agir.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 7^1
je recommande, dit auffi Mong tfe^ en quoi principalement confîftent-el-
les? A bien retenir ôc fixer ion Sin. Un homme retient-il ainfi fon Sin^
fans le laifl'er diftraire aux objets fenfibles,ou troubler par les pafîîons qu'ils
excitent: alors, foit qu'il life , foit qu'il mcdite fur ce qu'il a lu, peu de
chofcs lui échapent. Et s'il pouvoit en venir jufqu'à conferver cette dif-
pofition dans le commerce du monde, la multitude des affaires, & la di-
verfité des objets ne lui nuiroient point. Il fçauroit en toutes chofes pren-
dre fon parti, fans s'écarter de fon devoir. Voilà quelle ell ma penfce ,
quand je dis que pour lire nos King avec tout le fruit poffible, il faut une
attention refpeétueufe, 6c une réfolution bien ferme.
Leang ke kia devenu Mmïflre d'Etat fom l'Empereur
Hiao tfong , fa tout ce qu'il put , pour engager Tchu
hi à entrer dans les affaires, Tchu hi s'eyi excufa conf-
tamment. Un jour que Leang ke kia le prejjott plus
que jamais par une Lettre y Tchu hi lui fa la rèponfe
qui fuit»
J
'Ai lu avec refpeft la lettre {a) que vous m'avez fait l'honneur de m'é- Autre DiS
crire. Une vertu médiocre 8c foible, telle qu'ell la mienne, cherche cours de
homme de votre rang, 6c fur-tout un homme dont les lumières 6c la droi-
ture font fi connues, daigne témoigner tant d'emprefTemcnt en ma faveur.
Toujours incapable d'agir par d'autres vues que celles du bien commun ,
vous pouvez encore moins être foupçonné dans cette occafion d'agir par
quelque intérêt particulier^ n'en pouvant avoir à me produire. Aufli ai-je
toujours régarde vos cmprefiemens, comme un pur effet des fentimens fa-
vorables que vous avez pris pour moi, fans que je l'aye mérité.
Après tant d'inftances de votre part , 6c fur-tout après votre dernière
lettre, je me rendrois fans doute, 6c j'eflaierois à fcrvir l'Etat félon ma por-
tée, fi j'avois une railbn moins forte que celle qui me retient dans ma re-
traitte. Cette raifon , vous la fçavez , c'efl: pour afTûrer 6c conferver en
fon entier, ce que j'ai de droiture 6c de vertu. Or cette raifon ne me per-
met pas d'entrer aujourd'hui dans les emplois. Je crois même faire mieux
de ne vous rien dire fur divers points que vous touchez, 6c qui ont tous
rapport au gouvernement. Permettez-moi de nie borner à vous rappeller
un mot de Fang tong: De quoi je vous conjure ^ ô Prince^ dilbit-il, c'efl d'être
'vous-même bien réglé ^ pour bien régler F Etat. Ce mot, tout fimple, 6c tout
com-
(«) Mot à mot le Chinois dit, les inftru(f>ion; que vous viiz eu la bonté dt; me donner.
Zzz z 2.
7ÎZ DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
commun qu'il eft , renferme un fens de grande étendue. J'ofe vous prier
d'y faire attention. Produire èc avancer les gens qui ont du talent & du
mérite, ne fe pardonner rien à foi-même: être chargé de tout le gouverne-
ment, èc s'acquitter fi bien de cet emploi qu'il n'y ait rien à redire: faire
du Prince un digne fouverain , rendre vertueux les fujets : voilà les obli-
gations d'un Miniftre. Tout iéroit poffible à celui qui les remphroit
parfaitement. Mais un Minillre y manque-t-il par quelque endroit? Ce
manquement fût-il léger? c'efb toujours une tache à fa vertu: c'ell: une
brèche qui peu à peu devenant plus grande, afFoiblit fa vertu, 6c expofe la
réputation. Alors fentant le befoin qu'il a d'être redrefîe, occupé du foin
de parer aux reproches qu'il fent mériter: y a-t-il lieu d'efpercr qu'il vienne
à bout de faire du ibuverain un Prince parfait. Se de l'Empire un Etat heu-
reux ? Le cœur de Tu-n n'eft point encore appaifé. Se les peuples font épui-
fez. La Chine n'eft point rétablie dans ce floriffant état qui la faifoit reC-
peéter. La cupidité des barbares eft plus que jamais à craindre pour elle.
Penfez-y , je vous en prie. Tâchez d'y pourvoir efficacement, Se cefTez
de peniér à moi. La grâce que je vous prie d'ajouter aux précédentes, c'eft
d'exculer la liberté avec laquelle, fans être en place, je parler à un hom-
me de votre rang.
'4d*^ «^T^ ^Sfj? ■■^j? ^.•t^ '^J? 5âÈ ■■i^j!? «aj^ 'feSs? ^ituy^iitS^ ^finSjS^
Yii yun ouen M'imjîre d'Etat fous l'Empereur Hiao
tfong penfant à faire la guêtre ^ pour réparer les per-
tes qu'on avo'it faites y voulut s'aider ^/d" Te h an g ché.
// //// en fit porter la parole par h'ien des gens , ^ d'u-
ne manière toujours obligeante. Tchang chc pour
toute réponfe , alla trouver l'Empereur j ^ lut préfen-
ta le DifcGurs qui fuit,
PR I N c E , pourquoi croyez-vous que nos anciens Empereurs régnoient
fi glorieufement ? Pourquoi tout réufliflbit-il au gré de leurs defirs ?
C'cll que par leur folide 6c parfaite vertu ils touchoient en même tems le
cœur de Tien Se le cœur des hommes. Se qu'ils ne fe démentoient en rien.
Aujourd'hui malgré les peines que V. M. Sc fes Miniftres fe donnent, on
a beau former des projets , aucun ne s'exécute avec fuccês. Croiez-moi,
rentrez en vous-même. Examinez avec foin vos paroles, vos aéfions, Se
fur-tout votre intériem-. Voïez s'il n'y a point quelque intention peu droi-
te, quelque intérêt particulier, ou quelque paflion fécrette qui giite tout.
Si vous y trouvez quelque chofe de femblable, corigez-le fans délai, afin
que cet obllaclc levé , Se votre cœiu: revenu au julte & droit milieu qui
fait
ET DE LA TARTARIE .CHINOISE. 735
fait la vertu, vous diftinguiez avec facilite le bien du mal, entre les biens le
plus parfait, £c que vous vous y attachiez avec conltaace. Si vous en ufez
ainfi. Tien 6c les hommes vous répondront de leur côte, 6c préviendront
même vos vœux. Ce qui vous occupe maintenant, c'eft |le défir de ré»
couvrer les terres de la Chine. Il faut auparavant avoir gagné le cœur de
vos peuples. Le moyen de le gagner, ce n'eft aflûrcment pas en les acca-
blant par des corvées , 5c en les ruinant par des fubfides. Ménagez leurs
forces : épargnez leurs biens : vous y reuffirez. Dans l'état ou ibnt au-
jourd'hui les chofes , vous ne pouvez réuflir autrement, qu'en réprimant
toutes vos partions , 6c en donnant à vos fujets des témoignages non fuf-
pefts, 6c des exemples fenfibles de la plus parfaite équité. Ce qui prelTc le
plus, par où il faut commencer , 6c quels font ks tems 6c les momens
qu'il faut choîfir : c'ell un détail où je n'oie point entrer, Votre Majefté
y penfera.
Tfai chin , autrement dit Tfai kieou fong du lieu où il
fi retira pour étudier, fut ""'Dijciple ^é" Tchu hi , auprès duquel
il demeura long-tems. Tchu \\\Jnr la fin de fis jours penfiit à fai-
re fur le Chu king un Commentaire, qui fût comme un fréci s de
divers autres , quon avait déjà faits. N' ayant pu lui-même f en-
treprendre, il en cbargeaTvM chin. Celui-ci l'entreprit, (3 Ta-
cbeva dix ans après la mort de Tchu hi. En le f ai fiant imprimer ,
ily mit une Tréface, qu'oh a jugé digne d'être inférée dans le Re-
cueil Impérial , d'où je tire ces Tiéces. Je vais la traduire , ne
fût-ce que pour faire connoître que Vidée Chinoife en ce genre n'efi
pas fort éloignée de la 7iotre , du moins quand r Auteur de la Tré-
face efi aufil P Auteur du Livre.
L'Hiver d'une des années nommées King yuen, défignée par Toui fur Préface
le cicle féxagénaire, mon maître Oaf« (a) kongme chargea de fiirc d'un Livre
ce commentaire fur le Chu king. L'année fuivante il mourut. J'ai travail- cV« "*<«£.
lé à cet ouvrage pendant dix ans, 6c quoique ce jne fût pas un fort gros li-
vre, je n'ai pu l'achever plûiôt. Aufiî faut-il convenir que commenter le
Chu king, ce n'cfl; pas une chofe facile. Le gouvernement de nos deux Ti,
"Se de nos trois F'arig, fait proprement le font.! de ce livre. Il contient en
abrégé leurs maximes, 6c leur conuuite. C'clt affez dire. On comprend
bien que pénétrer le fond de ce tréfor, 6c en étaler les richeOes , c'eil un
ouvrage de longue haleine, 6c qu'il n'étoit gueres pofHble d'y réuilir mé-
dio"
(«) Titre honorable donné \ Tchu ht antès h mort^
Zzz Z 3,
7J4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite delà diocrement fans beaucoup de travail & d'-aplication. Depuis ces anciens
Préface du tems julqu'ànous, il s'clt bien pâlie des fiécles , & quand l'ouvrage n'au-
Cbuking. roit eu que la dilSculté dedéveloper aujourd'hui une antiquité ii reculée,
il ell aile de concevoir qu'il ne m'a pas peu coûté.
Une rcflciSlrion m'a encouragé malgré cette difficulté, 8c m'a fait efpé-
rer quelque fuccés dans mon travail. Ce beau gouvernement de nos deux
i'i 6c de nos trois Fmg^ me iuis-je dit à moi-même, fur quoi étoit-il fon-
dé? C'étoit fur la raiion droite & pure. Cette rail'on où la prcnoient-ils?
Ils la trouvoient dans leur propre cœur {a). Or chacun la peut trouver
dans ce même endroit. De là j'ai conclu que pour parler avec quelque juf-
tefle de ce bf au gouvernement, pour en reconnoître les vrais prmcipes, &
pour expolér fidèlement les fentimens Se les maximes de ces grands Princes,
il me luffiibit de connoître aflcz bien le cœur humain: mettant avec ce fe-
cours la main à l'œuvre, j'ai trouvé que fous Tao^ Chun 6c 2«, la maxime
fondamentale fe réduifoit à ces quatre mots, {b) Tfing^ 7, 'Tche^ tchong.
Sous d'autres régnes, la grande leçon fie qu'on inculquoit fouvent, étoit
conçue en ces termes: Kkn {c) tchong, Kien {d) ki, établiflez-vous dans le
vrai milieu, élevez vous à ce qu'il y a de plus parfait.
J'ai remarqué que l'obfervation de ces maximes fondamentales, & des
autres qui en dépendent, tantôt s'apelloit 7^^, (f) tantôt G/>/, (/) dans quel-
ques endroits Kmg, (g) dans d'autres Tchmg. {h) Mais je n'ai point eu de
peine à voir que fous ces différens termes on entendoit une même chofe,
& que toutes ces exprefîions repréfentoient j)ar différens endroits , l'excel-
lence du cœur humain: quand la raifon y régne, c'eft pour marquer d'oii
vient ce cœur, & lui infpirer du refpcét, en le rappellant à fon origine,
que ce même livre employé fi fouvent l'expreffion Tien. On y revient
fans celle à parler des peuples. C'eft pour faire fentir au cœur du Prince,
qu'il leur doit fes foins & fa tendreflc. Le cœur du Prince eft-il droit?
fes premiers foins, & comme fes premières produdions font les rits, la mu-
fique, Se tout ce qui peut contribuer à l'inftrtiélion de fes peuples. De
ce même fond fortent les loix, les arts, la politeffe, qui donnent au refte
un
(d") L'expreffion Chinoife eft S'tn, & a ici la même (ignification qu'on a fait remarquer
ci-delT»s d.ins une pièce de Tchu ht
{b) T/;n^pur, cxcellenr, parfait, épurer, perfedlionner. r figiiifie un , unique , pur ,fimplè.
Tche prendre iS: tenir ferme: Tchong le droit & julte milieu. C'eft ici une citation abrégée
d'un texte qui a été traduit ci-devant. Si on veut, on peut traduiie ces quatre mots Chi-
nois par quatre François, purement & fimplemcnt, tenez le milieu.
{c) Kitn élever, établir, affermir. Tchong, le jufte milieu. Le fécond Kif» comme le
premier.
((i ) Ki le plus haut degré en chaque genre , mot à mot élevez le milieu , élevez le plus
parfait.
(e) Te vertueux en général.
(/) Gin bonté, chanté, quelquefois vertu en général.
{g^ King, refpeifl, attention refpeftueufe.
{h) Tching, fincérité, droiture, folidité, perfcélion.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. j^f
un nouvel éclat. Bien-tôt fuit dans les familles un bel ordre, dans chaque Suite de h
Etat un beau gouvernement , èc dans tout l'Empire une paix profonde. Pféface du
Tout ell poflîble à un cœur oii la raifon régne feule dans fi pureté. Tel ^^^ '""^'
fut toujours le cœur de nos deux Ti & de nos trois Fang. Tel devint a-
près d'aflez grands efforts le cœur de Tai kïa Sc de Tching vang. Le cœur
de Kié 6c de Tchcoii fut bien différent, parce qu'ils le négligèrent 6c l'aban-
donnèrent. Dc-là ell venue la différence qui fe voit dans le Chu kin" entre
ces différcns régnes : fî donc un Prince afpire aujourd'hui à renouveller le
beau gouvernement de nos deux T'i 6c de nos trois Fang, il faut qu'il fui-
ve leur métode , qu'il prenne comme eux pour guide la raifon la plus
épurée : 6c que la trouvant comme eux dans fon propre cœur, il l'y faffe
régner feule. C'eil à quoi peut l'aider beaucoup le livre que je commente.
Après avoir médité moi-même long-tems profondément fur le texte, j'ai
lu avec attention 6c avec critique tout ce qui s'eft dit à ce fujet, 6c ce n'eft
qu'après l'avoir digéré à loifir, que je prens parti fur chaque endroit. Com-
munément je le prens de telle forte que je cherche à rapprocher 6c à réunir
laplijpart des interprétations, 6c dans les endroits oij le fens ell leplus caché.
Se les exprelîîons les plus obfcures , je m'en tiens prefque toujours à ce qu'on
a penfé jufqu'ici, quoique je l'jxprime en d'autres termes. J'avoue feulement
que n'ayant entrepris ce commentaire que pour obéira mon maitre,quien a-
voit formé le deffein lui-même: quand je trouve qu'il a parlé fur quelque
endroit, je m'atache à ce qu'il a dit. Il a revu mon commentaire fur leg
deux 7/>«, {a) 6c fur le Tu (/;) mo. Je garde encore les corections qu'il y a
faites de fa main. Hélas! que n'a-t-il pu revoir ainfi tout l'ouvrage ! J'ai
partagé tout le Chu king 6c mon commentaire en fix tomes. Le texte de
ce livre, félon la différence des dynafties, eft d'un ftile bien différent:
mais dans toutes les dynafties le gouvernement des bons Princes eft toujours
le même. On voit leur cœur dans ce livre, comme on voit dans un ta-
bleau le génie 6c l'habileté d'un Peintre. Mais, pour juger bien fainement
dans l'un 6c dans l'autre genre, il faut être attentif & connoiffeur. Je ne
me flate .pas d'avoir fait fentir toutes les beautez de ces portraits que
le Chu king nous donne en petit: ce que'j'efpere , c'eft que mon ex-
pofition , qui en découvre au moins les principaux traits , ne fera pas
inutile.
(«•) C'eft ce qu'il y a dans le Chu king des régnes de la» & de Chun qui font les
■"X Ti.
(*) C"eft le titre d'un chapitre du Chu king.
H^
La
73<î DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
La tro'tfieme des années nommées Kia ting , Tching te
Çicou pi é/ent a à Hing tfong qm régnait alors y La
Remontrance Jmvante,
Remon- /'^N dit, & il eft vrai, qu'il y a dans l'univers une raiion qui ne s'é-
mnce- "^e y^ ^ \Q.\vx point, qui ell enracinée dans le cœur de rhomnie, qui elt tou-
CkouJ' '* jours la même dans tous les tems, Se qui fait que certaines chofes lont con-
damnées par tout le monde, au moins intérieurement, 6c d'autres univer-
fellement approuvées. Depuis que le monde exifte, il y a eu en divers tems
bien du delordre. Il a été fi grand fous certains régnes, que les loix é-
toient fans vigueur, & les méchans oibient tout tenter fans crainte & fans
honte. Alors la corruption faifoit à la vérité que des paffions particulières
étoicnt comme le reflbrt du gouvernement. Mais cette corruption n'ctei-
gnoit point, du moins dans le plus grand nombre, la lumière qui condam-
noit ce déiordre. Ces fentimens comme univeriels & communs à tous les
hommes, font, dit fort bien Leoungancbi^ des rayons de cette lumière &
de cette raifon naturelle, qui nous vient de Tien: elle ne s'éreint jamais
cette lumière. Qui veut ouvrir les yeux, l'aperçoit. Elle fubfilK- tou-
jours cette raifon: relie à l'écouter quand elle parle, fur tout quand elle le
fait par la voix de tous, ou de prefque tous les hommes.
Dans les années nommées Hl nmg, Ouaugngan cbé àewcxwi Miniftre, fit
I certain nouveau règlement. Comme il étoit très-préjudiciable, tout le
monde fe recria fort. Ouang ngan ché dont le règlement accommodoit lai cu-
pidité du Prince, eut le crédit de faire calTer quelques-uns de ceux qui fi-
rent des remontrances : mais il ne put fermer la bouche ni à ceux-là , ni
aux autres. Il fut cd'îiflamment défaprouvé.
Dans les années nommées.C/.'^o ^^^>^i-) o" p^^i'la de paix & d'alliance avec
les Kin. Le pafle avoit apris qu'il n'y avoit aucun fond à faire fur ces trai-
tez, & qu'ils étoient pernicieux par bien des endroits. La plus grande par-
tie de ceux qui compofoient le confcil y fut contraire: 'Tfin ouei^ auteur de
cet avis qu'on rcjectoit, put bien abuiér de l'autorité du Prince, dont il
s'étoit depuis long-tems rendu le maitre, pour faire mourir quelques-uns
des contradiûcurs. Mais il ne put empêcher que tout l'Empire ne défa-
prouvât également & fon projet, & fa vengeance. On eut beau fe récrier
contre le règlement àeOmngngau ché, l'avaricd du Prince l'autorifa: auf-
fi ce Prince acheva-t-il de ruiner les peuples. Envain on repréfenta contre
laprétcndue paix avec \csKin : Tfiii oiiei l'emporta fur tant de confeils. Tout
le nuit qu'on en tira, fut de rendre ces barbares beaucoup plus fiers Se plus
hardis à nous nuire. Tant il cft vrai que la raifon parle ordinairement par
la voix commune, & qu'il eil important de la refpectcr.
Ne
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
7Î/
Ne cherchons point dans les tems partez des exemples qui le prouvent.
De nos jours nous avons vu en place un Han tchi tcheou , ame baflc 6c petit
génie: fier du crédit qu'il avoit fçû trouver auprès de V. M. il dccidoit
de tout à fa tête. Aufli eut-il tout le monde contre lui. Il a bien pu pen-
dant quelque tems faire préférer le mal au bien , fes idées ou fes intérêts
aux fages avis des gens droits 6c fenfez. Mais il eft enfin mort dans les fu-
plices qu'il méritoit par plus d'un endroit : 8c fa funefte fin a gloricufement
vengé les grands hommes, dont il méprifoit les fages avis. En effet, or-
dinairement la voix commune eft celle de laraifon, 6c la raifon eft elle-mê-
me la voix du 7ien. C'étoit donc Tien que l'hi tcheou méprifoit. Le pou-
voit-il faire impunément ?, Les bons Princes 6c les bons Miniftrcs en ufent
tout autrement. Le refped: qu'ils ont pour Tien, leur fait rcfpeéter la voix
publique 6c les délibérations communes. Par-là ils gagnent le cœur des
peuples, 6c s'attirent le fecours de Tien. Avec cela qu'ont-ils à craindre .''
Par la jufte punition d'un indigne favori , vous avez fait un grand pas vers
le droit chemin : mais je crains qu'un mal qui avoit duré du tems, ne foit
pas encore tout-à-fait guéri. Vous ne fçauriez trop vous précautionner
contre une rechute. Parlons fans figure. Vous avez fenti le danger qu'il
y a pour un Prince, de fe trop livrer à un fujct par inclination, ou autre-
ment, 6c de n'écouter que lui feul. Soyez conftant dans un fi heureux re-
tour. Fondez votre gouvernement, non fur des vues que fuggére en fé-
cret un feul homme, foufflé fouvent par une cabale , ou animé par l'inté-
rêt, mais fur des délibérations communes, 6c fur l'avis du grand nombre.
Dans les réfolutions que vous aurez à prendre, cherchez fincérement 6c de
bonne foi , comme étant en préfence de Chang ti , le parti le plus équita-
ble. Tien 6c les hommes s'en réjouiront , 6c tout l'Empire s'en fentira.
Pefez avec attention ce que je prens la liberté de vous expofer.
Sur cedifcours, l'Empereur Cang hi dit : il eft plein d'exprefiîons vi-
ves, 6c de tours frapans. Il n'y a rien qui ne fît honneur à la plus faine
antiquité.
ientimeiit
de Cang hi
fur ce Dif;
cours.
Extrait d'un antre Difcours du même Tching te fieou ,
à l'Empereur Li tfong.
P Rince, ce qu'il y a de plus important pour un Prince, qui cherche,
comme vous, à bien gouverner: c'cft de gagner le cœur de Tien 6c
le cœur des hommes : c'cft en gagnant le cœur de fes fujets, qu'un fouve-
rain gagne le cœur de Tien. Dans l'J" king^ fur un des traits du fymbole
nommé Ta yeou., on lit ces paroles: Dès que Tien îe protège , il eft heureux ,
tout tourne à [on avantage. Confucius commentant ce texte, dit: ^tel eft
(eliii que Tien frotége, fi ce n^e/î celui qui s'attire fa prote^ion par fon refpeôl é?
Tome IL Aaa aa >
Sentiment
de Cang ht
fur ce
Difcours.
758 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
fa foimijfion? ^uel ejl celui que les boumes aident^ fi ce tCefi celui qui fe les ai-
tache ;par fa droiture £5? [on équité'^. Les premières des années nommées Yuen
yeou^ lorfque l'Empereur Tcbé tfong & l'Impératrice mcrc gouvernoient ,
on vit venir de tous cotez les nations voilines, ie ranger à l'envi fous leur
Empire, c'cfl: que tout le monde étoit inftruit que ceux qui gouvernoient
alors, ne fe propolbient autre choie, que de remplir les vues de Tien. Sou
ché parlant du liiccès de ces heureux tems, & en expofant la caufe, em-
prunte les termes de Confucius, Se dit du Prince & de la PrincefTe : Us
avoient ( à l'égard des hommes) la droiture ôc l'équité même. Us avoient
( à l'égard de Ticu ) la plus refpeclueuie ibumifllon. Mais à quel prix cro-
yez-vous qu'on puillc obtenir ces éloges? Il faut dans toutes les affaires , 6c
dans toutes les occafions, s'efforcer de bien répondre aux deifeins de Tien ,
Se chercher fincéremcnt le bien des peuples. Nous avons en votre perlbnne
un Prince naturellement plein de bonté, & qui d'ailleurs ell fort attentif ôc
fort apliqué. Il femble que fous votre régne, nous devrions voir revenir les
heWts ■ànnt&s Tuen yeou. Cependant ce u'cil: qu'intempéries dans les failbns,
que phénomènes ettVayans dans les affres. A la cour & dans vos armées, vos
plus zèlez Officiers font en allarme. En province, dans les villes , 6c à
la campagne, vos peuples fouffVcnt 6c gémiffent. Cela méfait craindre,
je vous l'avoue, que vous n'ufiez intérieurement de quelque réiérve, 6c que
vous ne cherchiez pas bien encore, autant qu'il dépend de vous, à gagner
le cœur des hommes, 6c par-là celui de lien^ 6cc.
Da^is le refte du difcours qui eff fort long, il indique divers défauts du
gouvernement. Sur la fin il rappelle le texte de YT king, 6c aflure fou
Prince, que s'il remédie de fon mieux à ces maux ^Tien 6c les homme', l'ai-
deront, 6c que fon régne ne le cédera point aux belles années Tuenycoii. Il
conclut par ces paroles: mon zèle eff pur 6c fincére: mais il a rendu mes
expreffions trop hardies: je le fens, je le reconnois, 6c j'en attends le châ-
timent avec foumiffion.
S UR ce difcours , l'Empereur Cang hi dit : Il induit le Prince à tou- .
cher Tien, en gagnant le cœur des hommes. Il réduit tout pour la prati-
que à une équité parfaite, 6c à une inviolable droiture. Cela s'appelle s'y
bien prendre pour former un fouverain.
"ai
EX-
EXTRAITS
D'UNE COMPILATION
FAITE SOUS LA DYNASTIE MING.
Par un Lettré célèbre de cette Dynaflie nommé
T A N G K 1 N G T C H U E K
Un Auteur parlant du jeu des Echecs , qui eji le beau jeu
de la Lhme , dît ce qui fuit,
QUELQUES gens ont dit que le jeu des échecs venoitde l'Em- ^f^^^^'^^"'^
pereur Tao^ ôc que ce Prince l'avoit inventé pour inftruire fon fils jg"" c^j".
► dans l'art de gouverner les peuples, 6c de faire la guerre; mais rien nois fur
de moins vrai fembluble. Le grand art de lao confiltoit dans la pratique l'Origine
continuelle des cinq vertus pruicipales , dont l'exercice lui étoit auffi j •'^^^^<,
familier, que l'eft à tous les hommes l'uiage des pieds &; des mains. Ce Echecs.
fut la vertu 6c non les armes, qu'il employa pour réduire les peuples les
plus barbares.
L'art de la guerre , dont le jeu des échecs eft comme une image, efl
l'art de fe nuire les uns aux autres. Tao étoit bien éloigné de donner à fon
fils de pareille leçons. Le jeu de échecs n'a fans doute commencé que
depuis ces tems malheureux, où. tout l'Empire fut dciblé par les guerres.
C'eft une invention très-peu digne du grand Tao.
<»^g*i «SS95 («SS*5 !*^SS^ !eSg*ig: :S -fiS^ !*SS»5 «SS»> ^SS*^^
D^un autre Auteur qui s" élève' contre V acharnement
à ce jeu,
UN homme qui a le cœur bien placé, doit avoir honte à un certain âge
de n'avoir ni réputation , ni mérite. Pour s'épargner cette confu-
fion , il s'aplique dès iajeunefle, 8c fait des efforts continuels: a-t-il réuf-
fi , & obtenu les dégrez qu'il fe propofoit pour fin de fon travail? bien loin
Aaa aa z d^
Paffion des
Chinois
puurlejcu
desE-
checs.
En quoi
conflfle la
connoif-
fancedece
Jeu.
740 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
de le relâcher, la crainte où il eft que la fuite ne réponde pas aux cammen-
cemens, lui fait redoubler fon aplication. C'ell ainfi qu'en ont ufé tant
de grands hommes des fiécles paiTez ; ils ont perfévéré avec une conltance
invincible, dans l'étude de nos King.^ jufques dans un âge très-avancé. Par
ce moyen les uns ont toujours vécu dans l'honneur : les autres après bien
des années de travail: en ont enfin reciieilli les fruits, 5c font parvenus aux
premiers emplois.
Dans notre lîécle, hélas ! combien de gens laiffant là l'étude des King, (c
font une occupation des échecs : on s'y livre avec un fi grand acharne-
ment, qu'on néglige tout le refte, même le boire Se le manger. Le jour
vient-il a manquer? on fait allumer les chandelles. L'on continue : £c quel-
quefois le jour revient, qu'on n'a pas fini. On épuife à cet amufement le
corps & l'cfprit, fans penfer à rien autre chofe. A-t-on des affaires ? On
les néglige. Vient-il des hôtes.'' On les éconduit. Vous n'obtiendriez pas
de CCS joueurs, que pour le plus grand repas de cérémonie, ou pour la plus
folemnelle & la plus exquife mufique, ils interrompifTent leurs combats fri-
voles. Enfin , à ce jeu, comme à tout autre, on peut perdre jufqu'à fes
habits: du moins on fe trouble, on fe chagrine, on s'irrite: Se pourquoi ?
Pour demeurer maître d'un champ de bataille, qui dans le fond n'eft qu'u-
ne planche , 6c pour remporter une efpèce de victoire, par laquelle jamais
vainqueur n'a obtenu ni titres, ni appointemens, ni terres.
Il y a de l'habileté, je le veux croire : mais c'eft une habileté également
inutile à l'Etat en général, & aux familles en particulier. Ce chemin n'a-
boutit à rien. Car fi j'examine à fond ce jeu par rapport à l'art de la guer-
re, je n'y trouve point de conformité avec les leçons que nous en ont laif-
fé les plus fameux maîtres. Si je l'examine par rapport au gouvernement
civil, j'y reconnois encore moins les maximes de nos fages. L'habileté de
ce jeu confiite à furprendre fon adverfaire , à lui 'tendre des embûches, à
profiter des fautes qu'il fait. Eft-ce ainfi qu'on infpire la bonne foi, & la
droiture? Piller, tuer, Se d'autres termes femblables, font le langage de
ces joueurs. Eft-ce ainfi que l'on infpire la bonté 6c la clémence? Enfin, le
moins qu'on puifle dire de ce jeu, comme des autres: c'eft que cet amufe-
ment frivole, détourne des occupations utiles. C'eft comme fi vous éleviez
un morceau de bois ou une pierre, pour vous amufer à fraper deflus, ou à
VQUS efcrimer contre : je n'y mers pas de différence.
Tout homme fage, s'il eft particulier, doit s'occuper de fon domeftique,
pour bien pourvoir aux befoins de fa famille: s'il eft à la cour 6c au fervicc
de fon Prince, fon attention doit être de donner des preuves de fon zèle. Il
doit fouyent négliger pour cela jufqu'à fes befoins particuliers. Combien
doit-il être plus éloigné de s' amufer au jeu des échecs? Ces maximes, qui
font de tous les tems, ne furent jamais plus de faifon qu'aujourd'hui : c'eft
une nouvelle dynaftie qui commence. L'Empire fe reflcnt encore des trou*
blés paffez. La principale occupation de notre grand Empereur eft de
chercher de grands Capitaines , 6c de bons Miniftres. Pour peu qu'il
trouve un homme capable^ il lui donne de l'emploi, 6c le met en état de
par»
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
74Ï
parvenir à la plus haute fortune. Cela devroit animer quiconque a un peu
de cœur: au lieu de perdre fes foi-ces Se fan tems en de vains amufemens,
chacun devroit s'efforcer de fervir l'Etat , ôc de mériter par-là une place
dans l'hilloire. Voilà ce qui peut picquer un cœur bien placé. ^
Une inutile habileté vous fait gagner aux échecs Se vous rend maître de
l'échiquier. Quelle comparaifon entre ce puéril avantage, Se les titres,
les terres, Se les apointemens, dont l'Empereur, fî vous vouliez, récom-
penfcroit vos iervices! Lequel vaut mieux, à votre avis, ou de promener
fur un échiquier plulîenrs méchans morceaux de bois , ou de commander
plufîeurs mille hommes? Quel gain pouvez-vous faire aux échecs, compa-
rable à l'honneur Se au profit d'une grande charge? Si tel avoit donné à
l'étude de nos King le tems qu'il a perdu à ce jeu, il feroit aujourd'hui un
autre Yen tfe (a). Si tel autre également entêté de ce jeu frivole, au lieu
d'y perdre fon tems,étoit entré dans le gouvernement, nous aurions en lui
un Leang ping {b). Enfin, fi tel avoit autant fatigué dans le commerce,
qu'il a fait au jeu, fes richefles égaleroient celles à^Tnu *. Du moins s'il
avoit changé cet amufement en un continuel exercice des armes, il auroit
pu par ce moyen là fe rendre utile à l'Etat. Qu'il y a loin de ce qu'ils
font ces joueurs, à ce qu'ils pouvoient être!
DES PRINCES SOUVERAINS.
YuÉ YUEN raporte que Pin kong, Roi de Tfm demanda un jour à ^"çj^^^'g
Se kuang quelles dévoient être les qualitez d'un fouverain : ôc que Se à un Pri^
kuang répondit : ce.
Un fouverain doit être pur Se tranquile , tant au dedans de lui-même,
qu'au dehors: il doit avoir pour fes peuples un amour de père: faire toutes
les diligences poffibles , pour ne mettre en place que des gens vertueux &
éclairez : avoir une attention continuelle à ce qui fe pafle dans l'univers (f):
il doit éviter de donner trop de liberté aux abus du fîécle où il vit. Se de
fe rendre trop dépendant de fes favoris ou de fes Miniftres. Il fait un rang
à part , il le doit tenir Se de-là étendre fes vues le plus loin qu'il peut: fur-
tout examiner avec foin , Se pefer avec équité les fervices qu'on lui rend ,
afin de n'en point laifler fans une récompenfe proportionnée. Voilà l'idée
que je me fuis formée d'un Prince.
SuEN ouANG, Roi dc Tfi demanda un jour à Tun ouen, qu'elle eft la ré- Régie U
gle la plus efi'entielle que doive fuivre un fouverain. Tun ouen répondit : la j"'"^ ^'^«Ç-'
P^in- doit fui!!
vrc.
(il) Le plus fameux difcipk de Confucius pour la vertu.
{b) Nom d'un Minière d'Etat eftimé.
• Le Crefus de la Chine.
(«) Le Chinois dit Tien hia , mot à mot , fous le ciel. Les Chinois le f\us communé-
ment n'entendent que leur Empire.
Aaa a a |
ïnflruc-
tions pour
un Prince.
741 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
principale, à mon fens, eft d'agir peu Se toujours fans empreflement. Un
Prince qui n'ordonne point trop de chofes, ell obéi dans tout ce qu'il or-
donne. Quand il y a peu de loix, -on les garde mieux, & cela ép.ugne aux-
fujets beaucoup de fautes. Laifler un peu le monde au large , & compatir
à la foiblelî'e de ceux qu'on gouverne, ce font des maximes d'une vraie lagef-
fe & d'une éminente vertu. Le Prince parfait n'agit preique point, &: tout
fon Etat ell dans l'ordre. C'ell l'idée que le Cbi king &c le Cbu kirig* nous en
donnent.
L'Empereur Tcbing 'oang donnant à Pe kiu la principauté de Lou^ le fit
venir en ia préiencc , & lui fit l'inftruôlion fuivante.' Fous voila Princ£,
lui dit-il: mais fçairz 'vous les devoirs (^ les maximes d'un Prince} En voici
une de la dernière importance. D'un côté il lui faut de la majeflé, pour
tenir dans le rcfpeét ceux au-defTus de qui fon rang l'élevé. D'un autre cô-
té il faut dans les fujets de la liberté à donner à propos des avis aux Prin-
ces, cela peut lui épargner bien des fautes. Pour concilier ces deux cho-
fes: admettez avec facilité les remontrances: écoutez-les: lifez-les tran-
quilement. Ne rebutez, ni ne menacez jamais ceux qui les font: mais
auffi ne vous y rendez pas trop facilement: pefez-en bien les paroles, pour
en tirer avec choix ce qu'il y aura d'utile: le tout avec gravité, pour qu'on
ne vous perde pas le rcfpect :
gner le cœur de vos Officiers
mais en même tems avec douceur, pour ga-
Voilà ce que j'appelle fçavoir régner.
DES MINISTRES D'ÉTAT,
E T
DES GÉNÉRAUX D' ARMEE.
Déférence
que 'es
Souverains
avoient
autres fois
pour leurs
MiniJWcs.
Change-
ment,
IL y a eû de tout tems , dit Li te\ yn^ une grande différence entre le
Prince 6c fon Miniftre. Celui-ci a toujours été au-deflbus de celui-là:
mais anciennement il n'y avoit pas de l'un à l'i^utrc cette énorme diltance
qu'on voit aujourd'hui. Si nous remontons jufqu'aux trois fameufes dy-
naftics, nous y trouvons des Minières, à qui jamais le Prince n'envoyoit or-
dre de venir chez lui. Tcbing tang avoit cet égard pour 7 yn: Kao tfong
Tpom Fou yué: Fou vang^ ^onr "Tchao kong. Ces Princes traittoient dabord
ces fages, ou comme des amis , ou comme des maîtres: puis ils les trait-
toient en Miniftics.
Dans l'antiquité moins reculée, les chofes changèrent, mais ce change-
ment après tout ne fut pas extrême. Les Princes traittoient encore avec
* Anciens livres Chinois.
t II vivoit fûus la dyniftic Tan^,
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
r43
civilité leurs Miniftres; il y avoit pour cela des cérémonies réglées qui s'ob-
fervoient. Ce que nous lifons de Kicn tchin & de Pi kong dans le Chu. king:
ce que le Chi /èz'«^ rapporte de Cbirt péy àcTchongchanfou, & de quelques
autres, nous fait connoître qu'en ces tems-là les Mmillres étoient encore fur
un bon pied. Dans ces anciens tems le Prince & les Miniftres étoient com-
me la tête 6c le bras du même corps, comme le père ôc le fils, ou comme
les frères dans une même famille. Tous leurs loins & tous leurs fécrets é"
toient communs. Ils étoient également icnfibics aux maux 6c aux avanta-
ges de l'Etat: 6c certainement s'il y a une voie fûre 6c facile à un fouverain,
pour réuffir dans les plus grandes entreprifes,6c pour fe diftinguer du com-
mun des Princes : c'eft d'en ufer ainli avec un premier Miniftre dont il a
£iit choix.
C'eft proprement fous TJjn chi hoang, que s'eft perdue cette utile 6c loiia-=
ble coutume. Il voulut léul être relpeciré: bien loin de faire auflî refpec-
ter les premiers Miniftres, il le fit comme une maxime de les traitter avec
hauteur. Il alla julqu'à les faire juger comme des criminels, 6c les faire
mourir dans les fuplices : chofe inouie avant ce Prince ! Sous lui les Mi-
niftres fb virent comme confondus avec les Officiers du plus bas ordre: il
les traitta toujours avec fierté. Mais fi l'on cefia de voir dans le Prince cest
manières honnêtes 6c obligeantes, dont ufoient nos anciens Rois envers
leurs Miniftres , par eftime pour la iagefle 6c pour la vertu, on ne vit plus
guercs aufti dans les Miniftres le même attachement 6c le même zèle.
Dans cet éloignement comme infini où les tenoit la fierté du Prince,
ils ne voyoient en lui qu'un maître redoutable, qu'ils n'ofoient aimer. Ils
portoient encore le nom de Miniftres: mais la frayeur continuelle où ils vi-
voient, 6c le foin de pourvoir à leurfiireté, ne leur laiflbit plus la liberté
néceiRire pour en bien remplir les devoirs. On vit Li fc le matin être fait
Miniftre: 6c le foir du même jour, pour une parole c^ui déplut au Prince,
perdre la vie dans les fuplices. Qvii n'auroit tremble après cet exemple?
Auffi ceux qui étoient dans les emplois, en touchoient les apointemens,
s'étudioient à ne pas déplaire ( fallût-il pour cela tromper le Prince) 6c
s'embaraflbient peu du reite.
Sous la dynaftie Han^ du tems du régne àe Kao tfou ., Prince d'ailleurs Piufieun
d'un grand mérite, on vit Siao ho Miniftre d'Etat mis aux fers. Sous,/^e» Minifttej^
tij Prince qui étoit cependant la bonté même, f^cheou /^owJVIiniftre d'Etat, f'""^'"
fut cité aux tribunaux , pour y être confronté avec un Officier du plus bas
étage. Âing ti fit mourir T'cheou yn fon premier Miniftre. Fou ti en fit
mourir plus d'un , èc dans les régnes fuivans la même chofe àriva plus d'une
fois. Triftes événemens qu'on peut regarder comme autant de fuites du-
méchant exemple de Tfin chi hoang!
A la vérité, il s'eft trouvé depuis quelques Princes bien différens à l'é'
gard de leurs Miniftres: mais il y a toujours eu entre l'un 6c les autres ime
diftance fi énorme qu'elle rendoit l'accès du Prince trop difficile: 6c cela fc
fent encore du malheureux changement , qui commença fous Chi hoang.
Comme il n'eft pas à croire que les Princes fc déterminent à remetre les
ehofes-
744 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
chofcs fur le même pied , aufli grand nombre de gens de nmérite, qui fe-
roicnt capables des premiers emplois, s'éloignent au lieu de fe produire: Sc
ceux qui ont été quelque tems en place. Penfent bien-tôt à le retirer. Par-
là le chemin demeure ouvert à des gens, dont tout le mérite eft la flaterie;
Se le commun des Princes s'en acommodent. Le moyen de faire revenir ces
heureux régnes, que la fagefle ôc la vertu de nos anciens ont rendus fi flo-
riflans &: fî célèbres.
Après la mort de Fou vang premier Empereur de la dynaftie tcbeou:
Tching vang fon fils étant trop jeune , Tchcou kong cadet de Fou -oang,
.gouverna pour fon neveu. Hong yu fameux Lettré de la dynaftie
Tang , propofe l'cheou kong pour modèle à ceux qui gouvernoient de fon
tems.
Maximes On dit de 'tcheoii kong , qu'étant à table, il lui étoit aflez ordinaire d'in-
de Tchiou terrompre fon repas julqu'à trois fois,jpour faire honneur à un fage, 6c lui
kong. fervir à manger. Si lorfqu'il étoit aux bains, il y voyoit venir quelques
fages, il n'achevoit point de fe baigner: il quitoit aufli-tôt le bain, pour
leur aller faire honneur, & leur accommoder lui-même les cheveux. On
le vit, dit-on, en ufer ainfi jufqu'a treize fois en un feul jour. Ce qui eft
çonftant, c'cft que pendant tout le tems qu'il gouverna, fon foin principal
& fon plus grand empreflement , fut de faire honneur aux fages. Il n'y a-
voit alors en place que des gens vertueux & capables. L'artifice 6c la fla-
terie n'avoient point de lieu, encore m'oins le vice ou le crime. Auffi tout
l'Empire étoit tranquile : il n'y avoit pas le moindre trouble. Les plus
barbares de nos voifins étoient volontairement foumis: les étrangers apor-
toient exadement leurs tributs: ce qu'on appelle rits, mufique, judica-
ture, gouvernement, ces grands reflbrts dont dépend le règlement ôc le
bonheur des Etats, étoient dans leur dernière perfeèlion: 6c l'on voyoit ré-
gner par-tout l'innocence 6c la candeur. Il ne paroifloit alors ni dérègle-
ment dans les faifons, ni monftres dans la nature: les vents 6c les pluies
étoient réglez : les animaux 6c les plantes en profitoient : toutes les cam-
pagnes étoient fertiles.
Dans ce haut point de gloire 6c de bonheur, où la fagefle de Tcheou kong
maintenoit l'Empire , jamais ce grand homme ne fe relâcha de fon atention
à chercher des fages. Eft-ce que ces fages qu'il cherchoit le furpaflbient
en fagefle? Non fans doute: Eft-ce qu'il avoit de la peine à en trouver?
Il en avoit en grand nombre dans les emplois. Qye pouvoient donc faire
quelques-uns de plus ? Pourquoi en chcrchoit-il encore ? C'eft qu'il
craignoit que quelque chofe n'échapât à fon atention. Il s'étoit char-
gé pour fon neveu de rendre l'Empire heureux : il ne vouloit rien avoir à,
fe reprocher.
Hong yu fait enfuite une opofition de fon tems avec celui de l'cheou kong.
Je ne la traduis pas, parce qu'il ne fait que répéter les mêmes termes, en y
ajoutant une négation. Ces répétitions ont leur grâce dans la langue Chi-
noife: mais elles n'en auroient aucune dans notre langue. Il conclut qu'on
jt plus befoin que n'avoit Tçheoii kong, de chercher des fages, pour les avan-
cer.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 74,-
cer. Il exhorte ceux qui gouvernent à imiter en ce point l'atention de Tcheou
kong.
^e les MimftrtSy &' les Officiers de guerre y lorfqu'tl
s'agit du bien de l'Etat, doivent oublier toute injure
8f toute inimitié particulière,
SIao ho & TsAo TSAN tous deux gens d'un grand mérite, con- De; Offi;
curent de la jaloufic l'un contre l'autre, & vécurent toujours aflez ciers de '
mal enfemble. Siao ho avoit pris le deflus. Il étoit premier Miniftre, ôc Guerre.
^[ao tfan s'étoit retiré. Siao ho tomba dangéreufement malade. L'Empe-
reur lui demanda fur qui il jugeoit ^u'on dût jetter les yeux, pour le rem-
placer en cas de mort. Siao ho repondit fans héfiter. 27^0 tfan eft fans
contredit le plus capable de cet emploi: il ne faut point penfer à d'autres.
27<»o tfan connoifToit fi bien Siao ho, que fur la nouvelle de fi maladie, il
avoit pris congé de fa famille, & avoit tout préparé pour fe rendre à la
cour , tant il étoit perfuadé que Siao ho le propoiéroit , quoiqu'ils fuflent
mal enfemble. En effet Siao ho mourut. Tfao tfan lui fucceda, fuivit fes
vues êc fes mémoires, 6c maintint les chofes fur un bon pied. Cette conduite
fut fort remarquée, éc louée de tout le monde: le peuple même fit fur cela
des chanfons.
Kuo tfey èc Li kuangpi, tous deux Officiers de guerre, Se tous deux na-
turellement fiers, vivoient mal enfemble, Se pouvoient pafTer pour enne-
mis. Vint la révolte de Ngan bu chan. Ifey, malgré fa fierté naturelle, 6c
fon averfîon pour Kuangpi, va le trouver le premier, le prie les larmes aux
yeux, de lui aider à fauver l'Etat, lui donne un détachement de fon armée,
écrit en cour pour qu'on l'avance, & qu'on le lui donne en fécond contre
les rébelles. La cour y confentit. Les rebelles furent batus. Kuo tfey
mourut peu après. Li kiiang pi eut en fa place le commandement des
troupes du Nord, 8c ne changea pas la moindre chofe à ce qu'avoit établi
Kuo tfey.
En tout état, les gens d'une capacité extraordinaire ne fe trouvent que ra-
rement: mais far- tout rien n'eft moins commun qu'un excellent Général
d'armée. Ce n'efl pas qu'il manque de gens qui ayent du talent pour
la guerre : mais c'efl qu'on ne les connoît que par occafion. Ce fut
la révolte de Ngan Ion chan, qui fournit à Kuo tfey 6c à Li kuang pi le
moyen de le faire connoître ert fauvant l'Etat. Ce fut dans la guerre de
'Leao[tong, queTchin îcho parut ce qu'il étoit, très-habile Général.
Quoi que dans * ces derniers tems , les occafions n'ayent pas manqué : p-of, pr^;
déjà cède U ra^'
* C'eft un auteur de la dynaftie Son:, qui parle.
Tome IL Bbb bb
reté des
bons Gé-
néfaux.
Des Bravts
& de la
manière .'e
les traitter.
Conduite
de l'Km-
pereur
Kao tftiu à
leur é^ard.
difficulté
dans le
choix des
bons Offi.
ciers d'Ar-
mée.
745 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
déjà bien des régnes fe font écoulez, fans qu'on ait vu un Général de répu-
tation. Autrefois on voyoit jufqu'à de fimplcs foldats , même des efclaves,
devenir de grands capitaines. Aujourd'hui la cour 6c l'Empire entier n'en
fourniffcnt pas un feul. D'où vient cela? Ne feroit-ce point que les Offi-
ciers de guerre font trop à l'étroit , 6c qu'on leur fournit trop peu? Ne fe-
roit-ce point auffi qu'on les gêne trop? Le Roi de Tchao fit Li mou Géné-
ral fur les frontières. Mais il le mit au large pour la dépenfe. Non-feule-
ment il avoit de quoi bien payer 6c entretenir fes troupes, mais de quoi don-
ner au de-là des gratifications 6c des récompenfes. AaÛiLimou^ fit-il des
merveilles. Pour moi, je crois que fi l'on épargnoit moins la dépenfe , 6c
fi les Officiers moins gênez n'avoient à répondre que du fuccèsde leurcom-
miffion : bientôt il y auroit de bons Généraux.
Il y a de certains braves, ditZi/^j)'«, dont les Princes peuvent tirer de
grands avantages : mais on ne les gouverne pas comme le commun des
hommes. Quand un Prince veut s'en fervir, il doit fur-tout obferver deux
chofes, l'une de les traitter un peu cavalièrement; l'autre de fe les ata-
cher par des bienfiits. S'il a trop d'égards pour eux : ils deviennent fiers,
6c fe font valoir. Dès-lors il eft dangereux de les employer. Si au lieu de
bienfxits réels, ils ne reçoivent de la part du Prince, que des honneurs de
cérémonie: il eft rare qu'ils s'en contentent: ils fe négligent, on n'en tire
pas de grands fervices.
Kao tfoH le premier de la dynaftie des Han eft de tous nos Empereurs ce-
lui qui a le mieux pratiqué ce que je confeille. Quand le fameux Kingpou
demanda à le faluer pour lui offrir fes fervices, 6c fe ranger de fon parti:
Kao îfoH s'affit négligemment fur un lit,affe6ta de fe laver le vifage,6c reçut
KingpOH^ fans lui faire beaucoup d'accueil 6c fms aucune cérémonie. King
fou en frémiffoit de rage intérieurement, 6c fe repentant du parti qu'il avoit
pris, il penfoit à fe tuer. Il fort cependant fans rien dire. En for tant, il
fut conduit, fuivant les ordres que le Prince avoit donnez , dans une belle
6c grande maifon. Là il fe trouva chaque jour régalé fplendidement , au
milieu d'une foule de gens dcftinez à le fervir, accompagné par des Offi-
ciers de tous les rangs, chargez de lui faire honneur. Vailà King pou très-
content, 8c d'autant plus prêt à bien fervir Kao tfou, que celui-ci, dans
la réception qu'il lui avoit faite , avoit moins fait paroître d'emprefle-
ment.
Rien de plus important, dit Saofiuen^ que de bien choifir les Miniftres
8c les Généraux d'armée. Rien auflî de plus difficile pour un Pi-ince, que
de remplir dignement ces poftes, 6c de tirer des talens de ceux qu'il y met,
les avantages qu'il a droit d'en attendre. L'embaras après tout eft beau-
coup plus grand par rapport aux gens de guerre : 6c il croît encore de moi-
tié, fi ceux qui font fur les rangs, font gens qui n'étant que braves , n'ont
ni fagefle ni vertu. Au regard des premiers Miniftres, c'eft pour le Prince
une régie aflez fûre, d'en ufer avec eux fort honnêtement , 6c de les trait-
ter félon les rits. Pour 1 es premiers Officiers de guerre, il n'y a pas de ré-
gie bien certaine. A l'égard de ceux qu'on connoît également fages 6c
bra-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 747
braves, vertueux & habiles: la meilleure eft d'avoir en eux de-là confian- Compnai-
cc, ôc de les en bien perfuader. Quant à ceux qui n'ont que de la bravou- ^°^ * ce
re& du talent pour la guerre, c'elt un art que de Içavoir les gagner, 2c '"■''^^'
cet art demande certainement beaucoup de prudence & d'attention.
Les fix efpèces d'animaux qu'on appelle domelliqucs , étoicnt autrefois
fauvages de même que les autres. Comme le tigre & le léopard déchirent
6c mordent, le cheval 6c le bœuf frapent, l'un du pied, l'autre des cor-
nes. Si nos premiers Rois avoient ordonné que fans diftinétion on s'efforçât Néceffité
de détruire toutes ces efpèces, nous n'aurions ni chevaux, m bœufs: leur £yj°/'^"
fageffe leur fit diltinguer, entre ces animaux fauvages, ceux dont on pou-
voit tirer du iérvice, S^ prendre les moyens convenables pour les dompter
6c les aprivoilér. S'ils en ufoient ainli par rapport aux bêtes, ils le fai-
foient à plus forte raifon par rapport aux hommes. S'ils voyoient quelque
talent dans un de leurs fujets, à moins qu'il ne fût d'une méchanceté plus
incorrigible, que n'eft la férocité d'un tigre: ils uloient de tous les moyens
poffibles pour perfeétionner ce talent 6c le rendre utile. Un Prince ne doit
pas renoncer aux fonis de fe pourvoir de bons Généraux , quelque difficulté
qu'il y trouve.
Parmi les Officiers de guerre, il s'en peut trouver, comme j'ai dit, de De; diffé-
deux efpèces : les uns qui ayent autant de vertu 6c de fageffe, que de bra- rentes
voure & d'habileté. Tels furent Ouei ho^ 6c l'chao îchong Koué, fous les efpèces
Han *; Li tfing 6c Li tfe, fous les 'Tang : les autres , qui ne foient que j ^g^"
braves 6c habiles dans le métier de la guerre. Tels furent Han/mg, King '
pou'èc Pongyuc, du tems des Han: Su ue^Ouan tche, Hcou king tfi, 6c Ching
yen fe, du tems des Tang. Comme ceux de la première efpcce ne fe trou-
vent pas en grand nombre, il faut bien, à leur défaut, employer ceux de
la féconde: 6c quoi qu'il y ait de l'embaras pour un Prince, il le peut faire
avec fuccès, s'il s'y prend bien. Il faut gagner ces fortes de gens par des-
libéralitez, leur parler à cœur ouvert loriqu'on leur donne des avis, fans
trop les ménager: d'un côté augmenter leurs biens 6c leurs terres, faire
qu'il ne leur manque ni régals, ni concerts, ni autre chofe de leur goût;
d'un autre côté les tenir dans le refpedt par une gravité majcftueufe. Nos
anciens Princes en ufoient ainfi, 6c ils réuffiflbient.
Quelque politique moderne dira peut-être que c'eft uniquement l'efpc- Motifs qi^
rance qui anime les Officiers, qui les rend inventifs, infatigables, 6c intrc- ^°'"\^S5
pides dans les dangers : qu'il eft parconféquent de la iageiîé de ne les pas
traitter fi bien par avance, 6c de les laiffer attendre la récompenfc, pour
les animer à la mériter par leurs fervices. Je réponds à cela, qu'il n'cil pas
toujours vrai que l'efpcrance foit la feule chofe qui anime les Officiers. Par-
mi ceux qui n'ont que du talent pour la guerre, il s'en trouve encore de
deuk fortes : les uns qui ne fe diftinguent que du commun , 6c dont le talent
eftafiez médiocre: les autres, qui s'élèvent bien plus haut, qui ont un ta-
lent rare , 6c une habileté extraordinaire. Les uns 6c les autres ont coin-
mu-
• Noms de différentes dynaflies Imr^riflle?.
Bbb bb 2.
ciers.
Compara"'
fon à ce
fujet.
Conduite
de Kao II
à l'égard
des Offi
ciers de fes
armées.
748 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
munément des inclinations 8c des vues proportionnées à leur talent. C'efl
fur cela, 6c non fur une maxime fouvent fautive, c^n2 le Prince fe doit ré-
gler, & les traitter différemment, fuivant leur différente difpofition. On
a un cheval excellent , d'une vigueur 6c d'une viteffe extraordinaire. On le
nourit avec loin: tout ce qu'on lui donne à manger eil bien choifi : on
tient nette fon écurie: il n'y a pas jufqu'à l'eau où il fe baigne, qu'on veut
être vive & pure. Arive-t-il quelque cas preffant ? On fait faire à ce che-
val cent lieues d'une traitte. 11 fent qu'on veut cela de lui, il le fait fans
regimber : ce n'eft pas l'eipérance qui l'anime : On ne peut gueres après fa
courie le mieux panfer, qu'on n'a fait devant.
Au contraire on nourit un oifeau de chaffe. S'il prend un faifan , on
lui donne auffi-tôt un moineau pour récompenfe: s'il prend un lièvre, on
lui donne un rat. Il connoît par-là, qu'on ne lui donnera qu'à proportion
qu'il chaffera bien , il en fait mieux fon devoir , 6c prend plus de gibier
qu'il ne fcroit , s'il n'efpéroit rien. Les gens d'un talent rare , 6c qui
répondent à leurs talens par de grandes vues 6c de nobles projets, je les
compare à l'excellent coureur. Ne leur pas faire beaucoup de bien par
avance, c'eft comme fi faifant jeûner long-tems ce cheval, vous exigiez de
lui cent lieues d'une traitte, fauf à lui bien donner enfuite à manger. Pour
les autres , dont le talent n'eft que médiocre , 6c qui confcquemment ont
auffi le cœur tout autrement difpofé: je les compare à l'oifeau de chaffe ,
qui, quand il cft raffafié, ne rend plus de fervice. C'eff au Prince à bien
étudier les difpofîtions 6c les talens de ceux qu'il employé , pour y propor-
tionner fa conduite.
Hanfing ne fe fut pas plutôt rangé du côte de Kao îi (a) que celui-ci le fit
Généraliffime de fes armées. Kmgpou, en fortant de faluer pour la premiè-
re fois ce même Prince, fe trouva honoré du titre de ^(2«g, 6c fut traitte
comme tel. Pong yué fut dabord élevé par ce même Prince au rang de Mi-
nilb-e. Ces trois hommes cependant n'avoient point encore fuivi fon parti.
Ils le fervircnt très-bien dans la fuite, 6c pouffèrent fortement le parti con-
traire: mais ils étoient puiffans 6c riches des libéralitez de ^^o/i, lorfque
ce parti fubfiftoit encore. Ils moururent même avant que les Han fuffent
abfolument maîtres de l'Empire. Pourquoi Kao ti en ufa-t-il ainfî à leur
égard? C'eft qu'il connoiffoit leur capacité 6c leur génie. Il vit bien qu'ils
n'étoient pas gens à s'attacher pour peu de chofe, ou à fe relâcher quand
leur fortune feroit faite. Il en ufa tout autrement avec Fan hoei, Tun kong^
6c Koan yng. Prenoient-ils fur fes ennemis une ville ? Remportoient-ils
quelque léger avantage? A proportion de leurs fervices, il les élevoit de
quelques dcgrcz , 6c augmentoit leurs apointemens. Ne faifoient-ils rien?
Il les laifîoit tels qu'ils étoient. De forte que quand Kaeti, par k mort
de fon ennemi, fe trouva feul maître de tout l'Empire: ces trois hommes
comptoient chacun quelques centaines de viètoires. Alors Kao ti les fit
Heeu
(a) C'eft k mêi-ne qu'où appelle auffi Kao tfoit premier Empereur de la dynaftie Han.
ET DE LA TARTARtE CHINOISE. 745
Hcoii (l>). Pourquoi ce Prince leur donna-t-il pendant long-tems des ré-
compenfcs modiques, lui qui dans l'occafion donnoit avec tant de facilité
un domaine de cent lieues ? C'ell: qu'il les traittoit fuivant leur portée, qui,
de même que leur talent, étoit médiocre. 11 les connoillbit gens à tout
entreprendre, dans l'efpérance d'être avancez, ôc capables d'être gâtés par
des récompenfes anticipées.
Quand on met une armée fur pied, le plus fagc parti eft de lui donner Maximes
un feul Général, qui en difpofe à Ton gré,&: qui foit leul chargé du fuccès. «le Guerre.'
Le meilleur cheval du monde, fi on lui embarafTe les jambes, fera devan-
cé par une mazette. Un homme, fût-il un fécond .Mongpuen, li on lui
lie les bras 6c les jambes , poura être iniulté par une femme. De même
gêner un Général , c'elt mettre obftacle à fcs luccés, & s'ôtcr le droit de
juger qu'il foit capable de rien de grand. On gêne un Général en trois ma-
nières. La première , eft de l'aftreindre aux ordres de la cour. La fécon-
de, de divifer l'armée, 6c de nommer deux Généraux d'une égale autori-
té. Latroifiéme, de donner pour infpeéteurs 6c pour confeillers , des per-
fonnes fans autorité fur les troupes, 6c d'afiujettirnéanmoins le Général à
fuivre leur avis 6c leur direélion. Dans le premier cas, le Général, à pro-
prement parler, n'eft plus Général: c'eft un reffort dont l'aâion dépend
d'une puiflànce affez éloignée : d'où il arive qu'agiffant trop tard, c'eft
prefque toujours fans fuccès. Dans le fécond ôc troifîéme cas, tout abou-
tit communément à ce qu'on s'en revient fans avoir rien fait. Car, outre
qu'il naît des foupçons 6c des défiances, la feule diverfité d'idées 6c de fen-
timens , tient en fufpens, fait perdre le tems 6c l'occafion.
Cependant , de l'aveu de tout le monde , deux chofes principalement Qualités
peuvent rendre un Général redoutable à l'ennemi : une extrême aétivité, 6c néceffaires
un caraétére décifif: par fon aétivité, il eft toujours en état de foutenir ou à un Gc-
d'ataquer : par fon efprit décifif, il fçait prendre fon parti , dès que l'oc- "^'^^''
cafion fc préfente. Ne vaut-il donc pas bien mieux laifler libre un Géné-
ral, que de le gêner ainfî? Le proverbe dit fort bien: plufieurs bergers
pour un troupeau , ne fervent qu'à l'inquiéter : qu'un léul berger le con-
duife , il marchera fans fe débander. Anciennement le Prince lorfqu'il
nommoit un Général , lui difoit, en touchant delà main fon char: Allez,
vous voilà chargé de mes troupes hors de la cour, c'eft à vous feul de les
commander. Suen ■vaKga.yanthit 6'»« {/^ Général de fes armées, fit mourir
Ki, quoiqu'il l'aimât fort, pour avoir voulu troubler Sun tfe dans l'exerci-
ce de fa charge. Le Roi de Ouei, pour foutenir Tang tfin qui commandoit
fes troupes, facrifia le plus grand favori qu'il eut. (^elle autorité ne don-
na point Kao tfoii à Hoai _>>« , 6c à fes autres Généraux "i S'il s'étoit avifé
de les gêner, jamais il n'eût détruit le parti contraire, ni pofledé l'Empire
en paix.
Les Rois de Yen Sc de Tchao en uferent autrement. L'un gêna Lo y
p^t Ki kic. L'autre, fur V avis de. Tchao ko, négligea celui de Li mou. Il
en
(^) Nom de dignité, comme feroit celle de Comte ou de Marquis.
Bbb bb 5
7fo DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
en coûta cher à ces dçux Princes. Le meilleur parti eft donc, à mon fens,
que le Prince qui veut rcuffir , laifle toute liberté à ',fon Général , ôc fe.réfer-
ve uniquement à juger de les lérvices: que tous les Officiers des troupes
Tçachent bien qu'ils ont audeflus d'eux un ieul Général qu'ils doivent lui-
vre; & que ce Général fçache également qu'il a audeflus de lui un Prince.
Le gêner de manière ou d'autre, c'ell empêchei" qu'il ne rcuflifle : c'ell
lui oter, s'il réuflit, une partie de la gloire: cependant, s'il ne réuflit pas,
on lui atribue toute la faute. A qui cette condition poura-t-elle plaire ?
Néceffité II faut dans un Général une grande bravoure èc une grande capacité, qui le
de la Bra- faifant eilimer & rcfpeéter , lui rende Officiers ôc foldats parfaitement fou-
un^Géné"^ mis. Mais il faudroit aufli pour bien faire, qu'il fçût par fa bonté gagner
lii. leurs cœurs. Qiiand le Général a tout cela, une armée ell alors un corps,
dont tous les membres font naturellement effort pour fauver la tête: ou
bien c'ell une famille, dont le Général cil le père, les Officiers font autant
de frères qu'une commune inclination fait agir. Alors, point de danger
qui l'arrête, point de difficulté qu'il ne furmonte: le fuccés lui eft comme
afluré en tout ce qu'il entreprend. Mais aufli faut-il avouer que d'en venir
là, ce n'eft pas pour un Général l'affaire d'un jour. Il y en a peu de fcm-
blablcs. Tels ont été cependant divers .'grands hommes des tems paffés.
Tel étoit, par exemple, Tang 'tfin Général de l'armée de Tfi. Tout Géné-
ral qu'il étoit , s'agiffoit-il de loger fes gens, de les pourvoir d'eau, de
leur préparer les vivres.^ Souvent il mettoit le premier la main à l'œuvre :
tantôt pour creufer un puits, ou fixire un fourneau: tantôt pour élever des
baraques. Quelqu'un avoit-il befoin de remèdes? Il les lui portoit lui-mê-
me. Enfin il vivoit comme les foldats : auffi vouloit-il que chacun fût
alerte & brave: s'il en voyoit parmi eux de lâches ou de parefleux, il leur
donnoit feulement trois jours de répit, au bout defquels, s'ils ne chan-
geoient, il les caflbit fans rémifllon.Il arivoit de-là, que tous fes foldats ,
même les malades, non feulement étoient toujours prêts, mais toujours ar-
dcns à combatre. Bien-tôt les troupes de tcn ôc de 7//« , qui de concert
ataquoient T/z, penferent à fe retirer, 6c T'fi demeura paifible.
Tel étoit encore dans le Royaume de Hoci^ le fameux Ou ki: ayant été
fait Général de l'armée il mangeoit fans façon avec le moindre Officier, &
même avec le fîmple foldat. Falloit-il dormir? Il nefaifoit pas même c-
tendre une toile. Il vivoit comme les foldats: ôc ce qu'il avoit déplus
qu'eux, il le partagcoit avec les premiers venus. Auflî fes gens, fuflent-ils
acablez [a) de maladies, fc faifoient un plaifir d'aller combatre : fi bien
que ^fing^ fous qui tout plioit alors, n'ofa jamais ataquer Ouki. Pour-
quoi au rcfte crovcz-vous, que Tang tfin 6c Ou ki en ufoientainfi? C'eft
qu'ils étoient pcrfuadez que, pour tirer des Officiers ôc des foldats tout
ce qu'ils font capables de laire, il faut fe les atacher: ôc que pour en venir
à bout, le moyen le plus, infaillible, eft d'être bon à leur égard ôc bien-
fai-
[a) Le? Chinois dil'ent mot ;\-inot, fiiATentilà makdcs jufquà ne pouvoir avaler tien
que de liquide.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. jfi
faifant. Si un Général n'a que des troupes ramaflees du foir au matin, def-
quelles il n'eft ni connu, ni aimé: il arive communément, que quand il
en faut venir aux mains , ces troupes n'ont pas plutôt aperçu les étendarts
déployez, ou entendu le bruit des tambours, qu'elles fe troublent ôc fe dé-
bandent.
Hangfmg à la tête d'une armée femblable , remporta une viétoire: mais il
avoit eu foin de prendre un pofte, où il avoit à dos une rivière large Se
profonde. Quelques Officiers après la bataille, s'entretenant avec le Gé-
néral, lui dirent: jufqu'ici on nous a donné pour régie de bien camper,
d'avoir à dos & à la droite quelques montagnes ou hauteurs : à la gauche
ôc devant des eaux. Vous en avez ufé tout autrement, 6c cependant nous
voilà vainqueurs. La régie ne vaut donc rien? Elle eil fort bonne, re-
prit Han fmg, 6c communément on doit la fuivre: mais elle n'en détruit
pas une autre que vous avez pu voir auffi dans les livres. Il ne faut quel-
quefois pour nous fauver, qu'un grand danger de périr. Mon armée n'eft
pas compofée de troupes aguerries , que j'aie formées de longue main, 6c
qui me loient atachées; ce font des troupes ramalTées. Dans la nécef-
fité où l'on s'eft vu de vaincre ou bien de périr , chacun a combattu
pour fa vie. Elles auroient aparemraent lâché le pied, fi je les avois autre-
ment portées.
Han ftng^ tout Han ftng qu'il étoit, n'efpéroit rien que par force d'une
armée qu'il n'avoit pas eu le tems de s'atacher. Que poura s'en promettre
un autre? Mong chu, Hoei change 6c tant d'autres ont toujours jugé de
même. Généralement eftimez des Officiers êc des foldats pour leur capa-
cité 6c leur bravoure, ils jugèrent encore néceflaire de fe les atacher par
leurs bienfaits. C'eft par-là qu'ils ont réuffi. Aujourd'hui {a) non feule-
ment on met du foir au matin à la tête d'une armée un Officier qui ne con-
noît point les troupes , 6c qui n'en eft gueres plus connu : mais encore fi ce
Général, fuivant la métode de ces grands hommes du tems paflc,s'aplique
à gagner fes gens, au lieu de 'lui en fçavoir gré, on le rend fufpeét au Prin-
ce : cela étant, le moyen d'avoir de grands Généraux, 6c d'en cirer de
grands fervices ?
DE LA POLITICiUE.
TL faut diftinguer, dit Lieoii {b) hiang, deux fortes de politiques : l'une n y a de^
qui n'a rien que d'honnête 6c de bon : l'autre qui efl baffe 6c blâmable, deux efpè-
La première a principalement en vue le bien des peuples: l'autre cherche à [1"-^^ '^
fe procurer quelque avantage particulier, ou à fatisfaire quelque paffion.
La
(a) Celui qui parle, eft un auteur qui vivoit fous la dynaftie des Song.
(*) Il vivoit fous la dynaftie des Ma».
Première
effèce.
Maximes
de Poliri-
que.
Défaut de
Politique
dans Hoen
7J-1 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
La première agit toujours avec droiture ÔC fincérité : l'autre employé fort
Fréquemment la fourberie 6c le menfonge. C'eft fur cette régie, que le
ùgQ Empereur Tao examinant treize de fes Officiers, en retint neuf qu'il
employa, & en rejeta quatre qu'il fit mourir. C'elt le fort ordinaire du
fourbe de fe perdre enfin lui-même, 6c de mourir fans poftérité : au lieu
que l'homme droit 6c fincére, laiflc à une nombreufe poftérité l'exemple
6c le fouvenir de fa droiture. Voilà donc le premier principe en matière
de politique: fe propofer le bien de l'Etat, le chercher par des voies droi-
tes: principe dont il n'eft jamais permis de s'éloigner, fût-ce pour deve-
nir maître d'un Empire , ou pour agrandir de beaucoup celui qu'on pof-
fede.
Outre cette première maxime, qui eft la plus importante , en voici en-
core quelques autres , qu'un Prince bon politique ne doit pas non plus né-
gliger. Dans la plus grande profpérité être modelle, modéré, fçavoir cé-
der à propos, penfer aux revers qui peuvent ariver, remédier promptcmenC
aux moindres défordres qu'on aperçoit, veiller fanscefle, dans la crainte
de ne pas remplir tous fes devoirs.
Du tems que Hoen koyig régnoit dans les Etats de 7^ , il y avoit entre les
fleuves Hiang 6c Hoai deux autres petits Etats, dont l'un fe nommoit Kiangy
V Autre ffoang. Le Roi de 77ô?^ voifin le plus puiflant, cherchoit à les eo"»
vahir. Ils le fçavoient , 6c cela leur donnoit pour le Roi de T/oh une extrê-
me antipathie. Il ariva que Hoen kong Roi de 7/?, pour foutenir la maifon
T'cheou, qui étoit prefque tombée, s'unit avec divers Princes. Cette ligue
fe traitta d'abord à Tang ko, 6c fut enfin conclue à Koan tze, où il fut ré-
folu d'ataquer Tfou. Les petits Etats Kiang 6c Hoang , foit par eftime
\)0\\x Hoen kong, foit par animofité contre T/oa, envoyèrent [leurs députez,
6c demandèrent à entrer dans la ligue. La chofe ayant été mife en délibéra-
tion , Hoan tchong Miniftre de Hoen kong, foutint qu'il ne falloit point les
admettre. Ces deux Royaumes, dit-il, font loin de J/î, voifins de 7/^«,
6c tout-à-fait à fa bienféance. Il peut les ataquer fi brufquement, qu'il
ne vous fera pas poi3lbIe de les fauver. Cela ne vous fera pas honneur , 6c
Ijou d'ailleurs en deviendra plus puiflant 6c plus à craindre. Hoen kong, mû-
gré l'avis de fon Miniftre, admit Kiang à? Hoang dans la ligue. Pendant
]ue Hoan tchong vécut, il n'en ariva point de mal: il y pourvut avec fagef-
ds après fa mort, Tfou envahit auflî-tôt Kiang èc Hoang. Hoen kong
ne put les fauver: il pafla, quoique fans raifon, pour ne l'avoir pas bien
voulu, 6c leur avoir manque de fidélité. C'eft ce qui diminua beaucoup
la confiance qu'on avoit en fa droiture , 6c en fa bonne politique. Les
Princes liguez fe refroidirent: par-là il devint beaucoup plus foible: 6c 7/2
fut bien-tôt hors d'état de fe foutenir lui-même. Le premier principe de
fa décadence fut d'avoir admis dans la ligue les deux petits Etats Kiang 6c
Hoang. Hoan tchong, en bon politique, en prévoyoit les fâcheules fuites.
Hoen kong auroit dû l'en croire.
Du tems de l'Empereur 2'ang vang, Tai tchou fon cadet fe révolta.' Après
avoir fait beaucoup de peine à l'Empereur, il fe retira dans les Etats de
T'chifî,
?e"
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 7;;
Tchin. L'Empereur vouloit y pénétrer pour l'y furprendre : mais fon ar-
mée étoit trop foible , & ne pouvoit tenter cette expédition elle feule.
^mg ÔC Xfin avoient alors des troupes en campagne. L'Empereur s'adrefla
à ces deux Princes, pour en avoir du fecours. Le Prince de T/tng, qui
étoit fans comparaifon le plus fort 6c le plus puiflant des deux , au lieu de lê-
courir l'Empereur, penfa à profiter de fon embaras. Dès que le Printems
fut venu, il vint camper au bord du fleuve jaune , 6c ferra l'Empereur de fi
près, qu'il penla le prendre. Alors le petit Prince de T/in ne (cachant que
faire, consulta Kou yen fon Miniftre. Prince, lui dit Kouyen: il vaut mieux
foutenir votre Empereur , que de vous livrer à un Prince qui elb tri-
butaire aufîi-bien que vous. Joignez-vous à l'Empereur , outre qu'il
ell delajuftice 6c de votre honneur d'en ufer ainfi , il eft aufTi de votre
intérêt. Les Empereurs traitent bien ceux qui leur font foumis : 6c
quand cette régie ne feroit pas infaillible, en cette occafîonelle me paroît
fure.
Le Prince qui avoit jufqu'alors bien vécu avec Tftng, 6c qui craignoit de Politique
fe brouiller avec lui, avoit peine à fuivre ce confeil. Il voulut que fon àiKoHytni,
Miniftre l'examinât fur les Koua èc fur l'herbe Chi. Kouyen le fit. Se tout
s'étant trouvé favorable , T/tn fait avancer fon aîle gauche, pour joindre
l'armée de l'Empereur , 6c avec fon aîle droite invertit Om-n, où étoit le
fugitif Tai chou. Tout cela fcfit fipromptement, que T/tfig n'y pût mettre
obrtacle. A la quatrième lune, T'ai chou fut puni de fa révolte. Le Prin-
ce de T/in vint en cour falucr l'Empereur. Celui-ci le fit manger à fa ta-
ble, lui donna les terres de Tang fou , de Ouen yuen, 6c deSanmao, qui
augmentèrent fon Etat de la moitié. Cela mit ce Prince en crédit, fi bien
que trois ans après il engagea plufieurs autres Princes à venir en cour avec
lui rendre à l'Empereur leurs hommages. L'Empereur lui fit alors préfent
d'un arc 6c d'un carquois garni de flèches , 6c l'honora du titre de Pé.
Quand le Prince de Tfing eut avis que Tfm aidoit l'Empereur , 6c que Ouea
étoit inveili : voilà, dit-il, un tra.it de Kou yen : ô l'habile politique! En
cffx;t, ce fut le confeil de ce Miniftre, lequel fit du terriroire de "ym, qui
étoit très-peu de chofe, un Etat confidérable.
Tu 6c Hou étoient deux petits Etats d'un aflez grand Royaume : tout pc- De sim Jt^
. tits qu'ils étoient, ils fe conferverent du tems, parce que dans un endroit
GÙ fe joignoient leurs frontières, il y avoit entre eux 6c Tjïn une gorge é-
ti-oite , qu'il n'étoit pas aifé de pénétrer. Hicti kong Prince de Tfm , fou-
haittant fort d'abforber ces deux Etats, en raifonnoit avec Siunfi fon Minif-
tre, 6c lui demandoit comment il devroit s'y prendre. Prince, répondit
Siunfi^ je n'y vois qu'un feu! moien : mais je crois qu'il rcuflira, fi vous le
prenez. Cette gorge impénétrable qui met à couvert ces deux Etats , eft
uniquement fur les terres de Tu. Quand vous aurez pris querelle avec Hou^
envoyez vers Tu un Ambafladeur , pour lui demander paftage. Mais il
faut, lo. Que l'Ambafladeur foit un homme bien cboifi, dont les maniè-
res loient engageantes. z\ Qu'il aille avec un équipage humble 6c modefte.
g». Qii'il porte de votre part un beau préfent, 6c lur-tout cette pierre pré-
fii eufe d'une grofleur fi extraordinaire, 6c que vous eftimez tant.
Tome //. Ccc ce Cc«c
7r4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Cette pierre, répondit Hien ko>ig, eft d'un très-grand prix: c'eft le pli^
beau, 6c le plus précieux bijou que i'aye. Si j'ctois bien afluré d'obtenir
à ce prix ce que je prétends, à la bonne heure. Mais fi le Prince de r«,
après avoir reçu mon préfent, fe moquoit de moi , èc me refufoit. Ne
craignez rien , Prince, repiit S im/i: Ou l'on vous accordera palîlige, ou
votre préfent ne s'acceptera pas : Tu n'oferoit en ufer autrement : s'il vous
accorde paflage , il le recevra : mais en ce cas- là votre prêtent fera bien
payé. D'ailleurs, envoyer à T» votre beau bijou, ce n'eil, à proprement
parler, que le tirer de votre cabinet, 6c le placer pour quelque tems dans
une galerie extérieure.
Effets de Du moins , dit encore Hien kong , la démarche fera inutile. Le Prince
cette Poli- de Tu a auprès de foi Kong tchi ki: il verra ou nous vilbns , & periuadera au
tique. Prince de réfufer mon préfent. Kong tchi voit clair : il elt vrai , dit Siun/i :
mais outre qu'il eft homme comme un autre, 6c peut fe laifler tenter du
moins une fois : il eft naturellement moins ferme, que complaifant 6c beau-
coup plus jeune que Ion Prince. Sa complaifance peut faire qu'il ne difc
rien en cette occafion, ou que peu de chofe: du moins y a-t-il lieu d'ef-
pérer qu'il n'aura pas la fermeté de faire une oppofîtion bien forte. En-
fin, quand il la feroit, le Prince plus âgé que lui, 6c tenté par votre pré-
fent , pouroit bien le recevoir contre l'avis de fon Miniftre. Ce n'eft pas
qu'il faille être fort éclairé pour pénétrer dans nos vues: mais je connois le
Prince de Tu : fes lumières font bornées.
Hien kong fuivant l'avis àtSiunfe envoyé l'AmbalTadeur 6c le préfent. Le
Prince de Tu fort content d'une telle Ambaflade ,. 6c encore plus char-
mé du préfent , ayant pris intérieurement fon parti , ne laifla pas de con-
fulter Kong tchi ki, du moins pour la forme. Prince, lui dit Kong tchi ki,
rien de plus obligeant , je l'avoue , que ce que vous a dit l'Ambafla-
deur de Tjîn : fon préfent d'ailleurs eft très-riche: mais tout cela dans le
fond eft dangereux pour votre Etat. Le proverbe dit fort bien: quand les
lèvres (a) font rongées, les dents infailliblement fouffrent du froid. Tu &
Hou font deux petits Etats, qui, en fe foutenant bien l'un l'autre, font
difficiles à entamer : mais le moyen qu'ils fubfiftent , s'ils s'abandon-
nent 6c fe trahifl'ent. Hou périra le premier : mais Tu aura dans peu le
même fort.
Le Prince laifla dire fon Miniftre, reçut le préfent de Tfin, 6c accorda le
paflage. Hou fut d'abord envahi , 8c quatre ans après on tomba fur Tu.
Siunfi alla en perfonne à cette expédition contre Tu : il fe faifît du tréfor
du Prince: il y reprit le précieux bijou: puis s'en revenant à toute bride ,
6c le préfentant à Hien kong: Prince, lui dit-il, reconnoifi*ez-vous ce bi-
jou? Me fuis-je trompé dans mes vues? Non certainement, répondit /;r/>«
kong. Voila mon bijou revenu, 6c mon cheval eft bien engraifle. L'avis
de Siunfi fut fuivi, 6c valut à fon Prince deux Royaiunes. L'avis de Kong
tchi
{a) Le Chinois dit: les dents des mâchoires font bien allongées. En France , avoir Jes
ëents longues, c'eft en certain langage avoir jeûné: fens tout oppofé au Chinois, quifigni-
fie: j'ai beaucoup acquis,
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. y^y
tchi ki fut négligé , 8c par-là devint inutile. Malgré ce différent fuccés,
voici ma penfee iiir l'un & fur l'autre. Tous deux furent gens très- éclairez.
^ong tchi ki fut un Miniftre fans reproche. Siim fi l'auroit été dans de
plus heureux fîécles. C'ell dommage qu'il fe trouva dans un tems, où
i'ufurpation devenue commune n'avoit prefque plus rien d'odieux.
TsiNG 6c(a) Tchao s'étant broiiiUez, & ayant affemblé chacun fon Politique
armée, l'on en vint aux mains. Tchao perdit la bataille : ôc Tfing vainqueur de ifing 8ç
afîlégea Kan ton. Mais fes troupes étant épuifées de fatigues , il leva peu '^'^'"''
après le fiége. Le Roi de tshao étant rentré dans la capitale, penfoit à
envoj^er vers fon ennemi pour traitter d'accommodement. Se lui offrir pour
cela lîx de fes villes. Il prenoit cette réfolution par le confeil de Tchao ho :
& c'étoit Tchao ho lui-même, qui devoit aller traitter. Tu king l'ayant fçû,
va trouver le Prince pour l'en diffuader. Permettez-moi, Prince, lui dit-
il, de vous demandet pourquoi Tfing a levé le fiége de Kan ton^ 6c s'ell re-
tiré? Eft-ce que tout-a-coup il a pris d'autres fentimens à votre égard, &
que pouvant vous détrôner, il vous a épargné par amitié ? Ou n'elt-ce pas
plutôt parce que fes troupes quoique viûorieufes , ont beaucoup fouffert ?
La viétoire leur a coûté cher,ôcje ne doute point que l'état où elles fe trou-
vent, ne foit la caufe de cette retraitte. Tfitng ataque une de vos villes, ne
peut la prendre, fe retire. Se vous, travaillant pour lui contre vous-même,
vou^ voulez lui en donner fix. II n'a qu'à vous ataquer ainfî les années fui-
vantes, 8c vous n'avez qu'à en ufer auffi de la forte : vous voilà bientôt
fans villes. Le Roy ayant raporté le tout jl Tchao: Tuking^ répondit-il,
d'un tonmocqueur, a-t-il mefuré les forces de Tfiing'i Comment fçait-il s'il
s'efl: retiré pur pure fatigue ? Mais je le veux : fi en lui refufant un terrain
de peu d'iinportance, vous le faites revenir l'année prochaine, ce fera bien
autre chofe : vous n'en ferez pas quitte pour fi peu. Il faudra peut-être
entamer jufqu'au cœur de votre Royaume. Cédons ce terrain, j'y con-
fens, dit le Roy: mais me répondez-vous, moyennant cela, que Tfmg ne
m'ataquera point les années fuivantes.^ Moi, en répondre, dit Tchao ho"?
Non, je ne le puis: Se je l'ofe d'autant moins, que les autres Etats voifîns,
par exemple Hou Se Hoei, ont eu foin de gagner Tfiing par des ceffions con-
iîdérables. Mais il me paroît important de nous procurer quelque repos ,
Se d'ouvrir le chemin à des traittez. C'eft à quoi je m'offrois de travailler.
Du refte, comme Hao Se Hoei ont fait depuis du tems leur traitté avec Tfmg i
Se que d'ailleurs les fix villes que je propofois de lui offrir, ne font rien en
comparaifon de ce que ces Etats lui ont cédé, il eft à croire qu'il les épar-
gnera plus que vous: ainfi je ne garantis rien pour la fuite.
Tu king inrtmit de tout par le Roy: n'avois-je pasraifon, Prince, lui
dit-il? He lui-même reconnoît que fi Tftng revient, il faudra peut-être en-
tamer jufqu'au cœur de votre Royaume. Il reconnoît en même tems, que
ces fix villes cédées , on ne peut répondre que Tfing nous laiffe en repos.
Quel
(«) Noms de deux Royaumes fAifant partie de l'Empire de la Chine.
Ccc ce 2,
Conreils
finiftres de
7J-5 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Q(_iel avantage y a-t-il donc à les céder? Qae réellcmeat l'année prochaine
il revienne: ôc que pour avoir quelque repoi, on lui en cède encore autant:
voilà bientôt vos Etats réduits a rien. Si V. M. veut m'en croire, point
de repos à ce prix. Quelque vivement que Tfing nous ataque , & quelque
foibleinent que nous nous défendions, fes conquêtes £c nos pertes ne fçau-
roient en un an aller à fîx villes. Pourquoi les céder fans coup ferir? C'eft
fortifier notre ennemi, en nous affûibliffant nous-mêmes.
J'ajoute que c'eft augmenta* fon infatiable cupidité, & l'inviter à reve-
nir. Quand il reviendra, ou vous lui céderez^ encore 'du terrain, ou non.
Si vous lui en cédés, je l'ai déjà dit, vous voilà bientôt Roi fans Royau-
me. Si vous refufez alors de lui céder ce qu'il voudra, bien loin de vous
tenir compte de ce que vous voulez aujourd'hui céder, il fe tiendra pour
olFenfé , & vous le fera fentir , s'il peut.
Le Roy étant incertain ôc flottant entre l'avis de Tu king ôc celui de
'fchao ho : Léon omn , qui avoit eu une commiflion vers iXing , revint en
cour. Le Roi lui expofa toute chofe, 5c lui demanda fon fentiment. Léo»
ouan^ que Ijing avoit corompu, répondit que tout bien confidéré, le meil-
leur parti étoit de céder à 'Tfing ces fîx villes. Croyez- moi. Prince , ajoû-
ta-t-il, Yh king^ qui foutient le contraire, ne regarde les chofes que par un
côté: Xftng eft vainqueur, vous le fçavez: chacun applaudit à fes viitoireSy
8c recherche fon amitié. Si vous l'iritez , les Etats voilîns profiteront de
fa colère contre vous, ne fût-ce que pour faire leur cour à vos dépens: ils
vous ataqueront d'un côté , pendant qu'il vous ataquera de l'autre. Le
moyen de réfîfter. Au contraire fi vous cédez à Tfmg ces fîx villes, chacun
conclura, que vous êtes bien cnfemble, & perfonne ne remuera. Céder
eft donc le meilleur. Il n'y a pas à balancer.
Yu king fut averti de tout : auiîi-tôt demandant audience, prenés garde ,
Prince, dit-il: Leou ouan eft fans doute gagné par Tfing. Céder fix villes y
c'eft, prétend -t-il, adoucir Tftng., & tromper fagement les autres Princes;
êc moi je dis: c'eft iriter la cupidité de Tfing,^ & publier votre fciblefle
par tout l'Empire. Au refte, fî je m'oppofe fî fortement à la ceffion qu'on
propofe, ce n'eft pas que je ne fçache qu'il eft quelquefois de la fageiîc de
céder une partie de fes Etats, pour conferver le refte: mais dans la fituation
où nous ibmmes , cette conduite ne peut avoir lieu: je foutiens qu'il eft.
contre vos vrais intérêts de céder ces fîx villes à Tfi'^i '• 1^^ "^ ^^^ cédez-
vous plutôt à Tft fon ennemi capital? Par- là vous mettrez Tft en état d'a-
taquer Tfing du côté de l'Oiieft à peu près à forces égales. Tfi acceptera
fans héfîtcr les propofîtions que vous lui ferés : vous pourez tous deux vous
vanger de Tfing^ 6c tout l'Empire dira que vous êtes habiles. Qiiand/fo« ÔC
Hoei verront qu'au lieu de céder comme eux lâchement vos terres à Tfing y
vous vous êtes mis en état de ne le pas craindre, ils vous regarderont com-
me un Prince capable qui peut leur devenir néceflaire : ils vous aideront du
moins fécrettement pour fccoiier eux-mêmes , s'ils peuvent , le joug de
Tfmg. Ainfî vous vous attachez d'un feul coup du moins trois Royaumes.
Tfmg alors changera de ton. Le Roy goûta ce dernier avis. 'Il envoya
Tu.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
iri
2?^ ^//«^ lui-même négocier à la cour de f/?. La négociation réuffit ; Scies Conclu-
defleins de 'tfing fur Tchao s'en allèrent en fumée : tant il importe à un Prin- fion <'e ce
Ce d'avoir à confulter dans l'occafion un homme, qui foit en même tems êc 1^''^^°""?
fûrement fidèle, ôc bon politique.
j^So^
DES PRINCES HERITIERS.
TChang TSE FANG voyant la dynaftie flan bien établie, 6c l'Em- Intriguée
Tpïre en paix, fe trouvant d'ailleurs aflez infirme , tout Heou. * qu'il '^^ ^°"'^'
étoit, le retira, ferma fa porte à tout le monde, èc ne fortit prefque plus.
L'Empereur penfa à dégrader le Prince héritier , pour mettre en fa pla-
ce un autre de fes fils, qu'il avoit eu d'une de fes fécondes femmes nom-
mée Tfi. Il y avoit bien des oppofitions à vaincre Se des mefures à garder.
Ainfi la choie n'étant pas encore conclue , l'Impératrice chercha quel-
qu'un qui pût, par fes confeils ou autrement, lui aider à conferver l'Empi-
re à fon fils. On lui indiqua Te hang tfefang comme un homme fort éclairé,
6c d'ailleurs de grand crédit. LaReine envoya auffi-tôt vers lui Lia tfeheou^
Se Kien tching , pour lui apprendre ce qui fe paflbit , Se lui demander confeil
dans une occafîon fi importante au bien de l'Empire.
Dans l'état où vous me ra;:)ortez que fontles chofes, dit fchang tfe fang, A l'égarA
aller haranguer l'Empereur, ce feroit peut-être le prefler de finir l'affaire : ^",^."."'^*^
du moins ce feroit chofe inutile. Mais voici un expédient qui me vient, ""^"^^
qu'on peut tentei" , Se qui peut réuffir. Car je connois Kao ti , il ne veut
pas troubler l'Empire. Je connois quatre hommes qui n'ont rien à craindre :
il les nomma. Ce font quatre vénérables vieillards, ajoûta-t-il, qui voyant le
peu de cas qu'on faifoit des gens de lettres, fe font i-etirez à leur campagne,
& n'ont jamais voulu prendre d'emploi. Sa Majefté les connoît de répu-
tation, fait cas de leur intégrité Sc de leur droiture. Se fçait qu'il n'y a
point de tréfors capables de les corompre. Il faut que le Prince héritier
leur écrive d'une manière humble 6c modefte : qu'il leur envoyé des cha-
riots. Se dépêche vers eux quelque homme intelligent, qui les engage à fe
rendre auprès du Prince. Quand ils feront arivez, il faut que le Prince
héritier les traite comme des hôtes ^ Se qu'il les garde aflîdûment auprès
de fa perfonne , en forte que l'Empereur s'en apperçoive, 6c conçoive
que ces gens- là , Sc tous ceux qui leur rcfièmblent, font atachez à ce
Prince.
L'Impératrice eut foin de faire tout exécuter à la lettre. L'arivée de
ces quatre vieillards en atira d'autres : 6c l'on voyoit tous les jours avec le
Prince héritier , grand nombre de perfonnes graves 6c vénérables par
leurs cheveux blancs. L'Empereur qui s'en aperçut, Se qui en re-
in ar-
* Nom de dignité, comme feroit Comre, Marquis, &c,
Ccc ce j
7f8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
marqua fur-tout quatre, que les autres refpeftoient, leur demanda un
jour par occafion, qui ils étoient? Chacun des quatre ayant dit fon nom,
comment c'ell vous, dit l'Empereur, j'ai fouvent oiii parler de votre mé-
rite: j'ai voulu plulieurs fois vous mettre en charge: vous vous êtes opi-
niâtre à la retraite: aujourd'hui, fans qu'on vous recherche, vous voici à
la iuite de mon fils: d'où peut venir ce changement? Nous vous le di-
rons. Prince, avec franchife: car pourquoi le diflimuler? Nous nous fem-
mes tenus dans la retraitte, pour ne cas nous expofer au mépris qu'on fai-
foit des gens de lettres: mais ayant fçû que votre héritier eft un Prince d'u-
ne piété vraiment filiale , d'une bonté univerlélle , d''une bienveillance
particulière pour les gens de lettres: un Prince enfin, pour lequel il n'y a
point d'homme de mérite ôc de vertu , qui ne prélentât volontiers fa tête à
couper: nous avons quité nos campagnes, pour venir paffer auprès de lui
le tems qui nous refte à vivre. Cela eft bien, dit l'Empereur, donnez-
vous la peine de continuer à bien inftruire mon héritier. Ces quatre vieil-
lards, après les cérémonies ordinaires, fe levèrent 6c fc retirèrent. L'Em-
pereur les conduifant des yeux, fit venir Tfi fa concubine, & lui montrant
du doigt ces vieillards, vous fçavcz ce que je voulois faire, lui dit-il, en
faveur de votre fils; c'étoit tout de bon. Mais le Prince héritier ayant
pour lui ces fages vieillards, il ne faut pas y penfer. Ainfi réuflît le con-
feil que Tchang tfe fang avoit donné à l'Impératrice, en faveur du Prince,
héritier.
A l'égard Ho AI fils de l'Empereur Hoei ti ^ 6c défigné fon fuccefleur, perdit fa
deHwi. mère de bonne heure. Quand il fut en âge de pouvoir entrer dans les af-
fiiires , Kia miê fit à l'Impératrice régnante , un raport fâcheux de ce
jeune Prince. L'Impératrice, qui n'aimoit point le Prince héritier, crut
facilement le mal qu'on difoit de lui: mais comme il n'y avoit pas dequoi
le faire dégrader, elle fit lemblant de foupçonner que ce fût un faux ra-
port. Elle retint long-tems Kia mïé pour le queftionner, 6c partie par arti-
fice, partie par force, elle l'enyvra, 6c lui fit mettre par écrit d'un tour
malin qu'elle fuggera, le raport qu'il lui avoit fait: puis elle' porta cet
écrit à l'Empereur. L'artifice dans le fond étoit aflez groffier, 6c facile
à découvrir: car quel eft l'homme affez étourdi, pour donner librement,
en une occafion pareille, un écrit figné de fa propre main .' D'ailleurs, en
fuppofant que Kia mié n'eût pas été forcé à donner cet écrit, on devoit
encore examiner, fi ce qu'il contenoit étoit fondé fur quelque démarche
réelle du Prince héritier, ou feulement fur quelque rapport.
L'Empereur, Prince fans lumières, ne fit point ces réflexions: la plu-
part des gens qui étoient alors en place, ne furent pas plus clairvoyans à
cet égard. Fei kou fut le feul qui pénétra le fond de l'affaire: ic ce Fei kou
par crainte ou par intérêt, négligea de la mettre dans tout fon jour. Hoei
ti n'ouvrit point les yeux: le Prince héritier fut dégradé, 6c mourut fans
avoir pu fc juftifier. Éft-il rien de plus déplorable.^ Ceci fait voir que quoi-
qu'en matière d'affaires, il n'y ait gueres de
6c les fignatures: ces preuves après tout ne font pas entièrement Infaillibles.
^u'en matière d'affaires, il n'y ait gueres de meilleures preuves que les écrits
k les fignatures: ces preuves après tout ne fo
L'hiftoire nous en fournir d'autres exemples.
Yn(
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. yfs>
;Yng tsong fut à peine monté fur le trône, qu'un grand Officier A l'égard
en faveur,: voulant perdre Tfai yang qu'il haïflbit, rapporta au nouvel Em- ^^ ^Z-"
pereur,- que tfai yang avoit fait tout l'imaginable, pour empêcher que ^""^^
Gin tfong ne le choisît pour fon fucceiïeur. Tng tfong traniportc de colère
contre 'Tfai yang , alloit le perdre. Ngeou yang qui étoit en place, l'en
empêcha par une remontrance faite à propos.
D'oîi fçavez-vous. Prince, lui dit-il, que Tfai yang vous a été con-
traire? Eit-ce par oiii-dire feulement.^ Ou bien avez-vous de lui quelque
écrit qui vous le perfuade ? Qtiand vous en auriez des preuves par un écrit
fïgné de fa main, je confeillerois encore à V". M. de n'y pas donner facile-
ment une entière créance. Les hiftoires des dynafties précédentes nous
aprennent que des eunuques en faveur, ont abufé plus d'une fois de la cré-
dulité des Princes, pour perdre des gens de bien, par des écritures contre-
faites. Combien moins faut-il compter fur de lîmples bruits & fur des
oiii-dire? Tng tfong fur cette remontrance, s'appaiia, 6c négliga l'acufii-
tion.
Sous un autre régne , Tuen fou ennemi de Tfeou hao, dans le deflein de A l'égard
le perdre plus fûrcment, compofa fous le nom de Tfeou hao, une remon- ^^ ^"/èca
trance infolente, capable d'iriter extrêmement le Prince, 6c la fît pafler à ^'"''
l'Empereur. Sous notre dynaftie * même , Ché kiai ayant fait des vers à
la loiiange de Fou pi, oîi il laifTa'échaper quelque raillerie , qui tomboit
fur certain Hiao tfou • relni-ci , pour fe venger , drefla une jeune efclave à con-
trefaire l'écriture deCbé kiai. Qiiand cette efclave l'eut bien imitée, Hian
tfou lui fit écrire fous le nom de Ché kiai certaines lettres, fuivant leiquelles
on eût dit que Fou pi 6c Che kiai tramoient une révolte générale à la cour 6c
dans les provinces. Bien en prit à ces deux grands hommes d'avoir un
Prince éclairé comme Tng tfongi fans cela ils périflbient par les plus infâmes
fopplices. Hélas : plus nous avançons , plus le monde fe corrompt: 6c ce
déteftable artifice de contrefaire les écritures , devient auflî plus commim.
On en ufe aujourd'hui aflez fouvent, jufques dans les affaires les plus ordi-
naires , où il s'agit d'afTez peu de chofe. Combien plus eft-il à craindre
que l'ambition , que l'envie, que la vengeance n'y ayent recours pour per-
dre des innocens? A l'occafion deHoâi dégradé, j'ai été bien aife de rapor-
ter ces faits, pour infpirer fur un point fi délicat toute la précaution pof-
fible. ■
H I E N KONG Roi de Tftn avoit une concubine nommée Li ki qu'il ai- Effets pef-
moit éperdument, 6c dont il avoit un fils nommé T you. Li ki conçut le nicieux de
defTein de faire fuccéder fon fils, 6c pour cela de faire périr le fils aîné de la ^j»*'^'*'"^"
Reine nommé Chinfeng, Prince déjà âgé, 6c déclaré héritier de la couron-
ne depuis bien des années. Comme Hien kong aimoit tendrement Cbin feng^
lequel de fon côté s'aquitoit parfaitement de tous les devoirs d'un bon fils t
Li ki jugea que pendant qu'il leroit à la cour auprès du Roy fon père , elle
ne
" * C'efr un auteur de la dynaftie Song qui parle.
760 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE;
ne pouroit jamais réuflîr dans fon deflein. EUepenfa donc aux moyens de
les réparer. Elle s'en ouvrit à Eul ou , qu'elle avoit eu foin de s'attacher de
longue main. Li ki^ 6c Eul ou connoifToient Hien kong pour un Prince avi-
de de gloire, ambitieux, & entreprenant. Ils conclurent de lui propofer
des conquêtes 6c des établiflcmens à faire pour les Princes fes enfans. Eul
ou fe chargea d'en faire au Roi la pTopofîtion, ôc avant que le Roi eût pris
fur cela fa dernière réfolution, la mère A' Eul ou fit courir des chanfons,où
l'on apphudiflbit à ces projets, en célébrant par avance les conquêtes des
jeunes Princes.
Artifices Hien kong, dont on flatoit lapaffion, donna dans le piège. Il mit des
des Fera- troupes en campagne, & envoya le Prince héritier, comme pour prendre
Cour/ pofleffion des terres qu'il comptoit déjà avoir aquifes. Li ki dès-lors ne
douta plus du fuccès de fon projet. Elle conféra avec Teou chi qui étoit
fa créature, des moyens de perdre Chin feng. Si vous le voulez , dit Teou
chi, une calomnie en fera l'aflFaire : les chofes les plus propres & les plus
nettes font les plus aifées à gâter : & les perfonnes les plus innocentes font
les moins habiles à fe juftifier. Chin feng, dont la réputation a toujours été
fi nette, ne fera point à l'épreuve d'une calomnie: fûrement il fe donnera
la mort. Li ki goûta ce confeil: mais craignant que fur une calomnie qu'on
feroit dabord courir au-dehors , Hien kong ne fût pas fi prompt à pren-
dre feu : elle jugea plus à propos de commencer par calomnier Chin feng
immédiatement auprès de fon père. Li ki vient donc un foir fondant en
larmes, direavec empreflement à ///>« ^(?«g, qu'elle a des ayis certains que
Chin feng trame une révolte: que les bontez du Roi pour elle lui fervent de
prétexte pour animer fon parti ; qu'ainfî elle lui demande en grâce de lui
permettre de mourir, ou du moins de fc retirer, pour ôter ce prétexte à la
rébellion. Hien kong. Prince naturellement fier, & que d'ailleurs l'amour
aveugloit, bien loin de plier ainfi, réfolut furie champ de perdre fon fils
Chin feng, & en aflura Li ki, pour laconfoler.
Comme Chin feng dans le fond ne donnoit aucune prifc , Hien kong cx-^
près pour le faire périr, abandonna fes autres projets, déclara la guerre i
2o, Se fit Chin feng Général. L'expédition, difoit Hien kong à Li ki, efl
très-perilleufe : félon les aparences il y périra , 6c nous en ferons délivrez fans
bruit. Si par hazard il venoit à bout de vaincre , il fera toujours tems de
le punir de fa révolte contre fon Roi 6c fon pcre, 6c je fçaurai bien le faire.
Li ki ravie du fuccès de fes artifices, en fit part à fes confidens , leur té-
moignant cependant qu'elle craignoit encore deux chofes. La première ,
que le Roi ne fe ravisât : la féconde , que Chin feng venant à périr, les
Grands ne filTent nommer héritier quelque autre que fon fils Tyou. Pour
parera ce fécond inconvénient, on convint qu'il fidoit gagner quelque
grand Officier de guerre. On jetta les yeux fur Li ké homme auffi mé-
chant que hardi. Teou chi , qui fut chargé de le fonder, lui fit entendre
qu'il fçavoit de bonne part que Chin feng étoit perdu dans l'efprit du Roi
fon père, 6c qu'il périroit infailliblement de manière ou d'autre : qu'il étoic
quertion de voir en ce cas-là à qui on devoit penfer pour être Prince héri-
tier;
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. •jci
tier: que vu la paflion du Roi pour Li ki, il n'y avoit gueres lieu de douter,
que fi le choix lui étoit tout-à-fait libre, il ne nommât Tyou : que s'il vou-
loit bien apuyer ce choix, au casque quelqu'un s'y opposât, le Roi fans doute
lui fçauroit gré de favorifer fes inclinations : ôc Liki de fon côté l'affuroit que
fi la chofe réufliflbit , il feroit en grand crédit auprès de fon fils. Li ké donna
là parole, que ÇiChinfeng périflbit , à quoi il voyoit peu d'aparance, il feroit
■çontTyou.y 6c fçauroit bien le foutenir: il n'y avoit plus qu'à prelferla perte
de Chin feng^ pour ne pas laiffer à Hien kong le tems de fe repentir, ou de
découvrir l'intrigue. On fit donc aufli-tôt courir au dehors le bruit de la
prétendue révolte tramée par Chin feng : mais heureufement découverte.
On répandit en même tems des chanfons, qui, lupofant la choie certaine,
la fàifoient croire à tout le peuple, êc confirmoient le Roy même dans fon
erreur. Chin feng ne put foutenir la calomnie : il fe donna lui-même la
mort. Tchong Eul, frère utérin de Chin feng, craignit pour foi un fort fcm-
blable: il fortit hors du Royaume , 6c fe retira dans les Etats de 7/î. Hien
kong fur ces entrefaites mourut fans avoir nommé fon fuccefleur. Ki tfi fils
de Chin feng, 6c encore enfant, fut déclaré Roi par les Grands du Royaume.
Li ké 6c fon parti s'en défirent. Tcho tfe frère de Ki tfi eut le même fort. Y
you fils de // ki fut mis fur le trône, mais il ne régna jamais en paix. Le
Royaume de Ifin fut toujours dans le trouble jufqu'à ce qu'enfin Tchong Eul
frère de Chin feng y remonta après une abfence de vingt ans, 6c fut recon-
nu pour Roi légitime. Concluons que dans un Etat , il n'eft rien de plus Conclu-
dangereux qu'une femme, pour qui le Prince a une paffion trop forte. ^'°" ''^'
de ce DU-
*»ff.5fr<«ff^«0^5fr'*0^5«»'*«'5«»^>«'5l(»SG«(»6'^-^>€.9«»-^WÎiO-!»C50»«6'5o»«Of.5«» cours.
DES REMONTRANCES.
LE s fautes des fouverains, dit Lieou hiang, tirent prcfque toutes à con-
féquence : ce font comme autant de pas qu'ils font vers leur perte.
Voir ces fautes, 6c fe taire, quand on eft en place, c'eft avoir peu à cœur
le falut duPrince,6c n'être pas fujet fidèle 6c zclé. Mais auflî ce zèle a des
bornes. La plus commune régie en ce genre, eft que quand on a fait juf-
qu'à trois fois fur un même point des remontrances inutiles , le meilleur par-
ti eft de quiter la place, 6c de fe retirer. Sans cela on expofe fa propre vie,
malheur qu'un jufte amour de foi-même doit prévenir. Se taire quand le
Prince fait des fautes, c'eft expofer le Prince 6c l'Etat : parler ferme, c'eft
fouvent s'expofer foi-même à périr. N'importe, un vrai zèle doit plutôt
nous faire expofer nos vies, que de laifler en danger le Prince 6c l'Etat, faute
d'un avis falutaire. Mais quand on a parlé plufieurs fois, & toujours fans
fruit, c'eft aflez (a). L'habileté confifte à bien connoître le Prince,
à'
(a.) Il y a des auteurs Chinois, qui blâment celui-ci de borner ainfi le zèle pour l'Etat,
5c pour le Prince.
T'orne IL Ddd dd
Utilité des
Remon-
trances.
762 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHfNE,
Suite de ;\ pefer mûrement les conjonâures plus ou moins preflantes , 6c à profi*
d« rI^ ter de tout , pour fe mettre à couvert , s'il efl poffiblc , fans manquer à
m^ontran- ^e qu'on doit au fouverain & à l'Etat.
ces. Le même Lieou hiang raporte l'hiftoire fuivante. Linkmg régnant dans
l'Etat de Ouei^ employoit fort Mi tfe toan^ homme fans mérite &; fans ver-
tu : au lieu qu'il ne donnoit aucune part dans le gouvernement au fage Se
vertueux K'mpé you. Sa tfion qui étoit en place, fit pendant fa vie tous fes
efforts auprès du Prince, pour faire éloigner le premier, & avancer l'autre:
mais ce fut inutilement. Se voyant prêt de mourir, il appelle fon fils, ôc
lui dit : Je vous ordonne, quand je ferai mort, de ne point faire les céré-
monies du deiiil dans le lieu ordinaire. Je ne mérite pas cet honneur. Je
n'ai pas eu l'habileté de rendre à mon Prince l'important fervice de faire c-
\oigner Mi tfe toan j &C d'uviLnccr Kiuj)é you. Prenez la falle du Nord pour
le lieu des cérémonies : c'eft encore bien aflez pour moi. Sutfiou étant
mort, le Prince vint au l'iao (a). Trouvant qu'on avoit choifî une falle
au Nord pour le lieu de la cérémonie, il en demanda la raifon. Le fils de
Sk tfioii raporta mot à mot au Prince ce que fon père lui avoit dit, en lui
déclarant fes dernières volontez. Ling kong frapant la terre du pied, chan-
geant de vifage, & comme fe réveillant d'un profond fommeil, dit alors en
ioupirant: Mon {b) maître a fait inutilement ce qu'il a pu pendant fa vie,:
pour me donner un bon Minillre, êc m'engager à en éloigner un méchant.
Il ne s'eft point rebuté : 6c il a trouvé moyen de me réitérer après fa mort
les remontrances qu'il m'a faites fur cela inutilement pendant fa vie. Voilà
ce qui s'appelle un zèle confiant. Auffi-tôt Ling kong fait changer k
falle du deuil fuivant les rits, renvoyé Mi tfe toan, Ec prend Kiupé you : tout
le Royaume applaudit à ce changement , 6c s'en trouva bien. Su tftou avoit
pour feigneurie Tfe yu 6c c'eft fur lui que tombe cette exclamation deConfu-
cius dans le livre Yu*.0 que Tfe Tu étoit un homme d'une admirable droiture,
K I N KONG Roi de Tfi avoit un beau cheval , qu'il aimoit. Ce cheval
mourut par la faute du palefrenier. Le Prince en groffe colère , prit une,
lance, 6c alloit le percer. Mais Ten tfe qui étoit préfent, détourna le coup'
6c prenant promptement la parole, Prince, dit-il, peu s'eneft fallu que
cet homme ne foit mort, fans être bien inftruit de la griéveté de fa faute.
Inftruifcz-le, j'y confens, dit Kin kong. Alors Ten tfe prenant la lance, 6c
s'adrefllint au coupable: malheureux, lui dit il, voici tes crimes, écoute
les bien. Premièrement, tu es caufe de la mort de ce cheval, toi que le Prin-
• ce avoit chargé de le bien foigner: dcs-là tu mérites de mourir. En fé-
cond lieu, tu es caufe que mon Prince, pour avoiu perdu fon cheval, s'eft
irité jufqu'à te vouloir tuer de fi main. Voilà un fécond crime capital ,
plus grief que le premier. Enfin tous les Princes, 6c tous les Etats voi fins
vont fçavoir que mon Prince a fait mourir un homme, pour vanger la mort
d'un cheval. Le voilà perdu de réputation : 6c c'ell ta faute , malheu-
reux,
(<») Nom ^e la cétémonie pour les défunts.
( b") Il parle aiiifi de in tfion par honneur.
* Nom du livre.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. y^jj
reux, qui traîne après foi toutes ces fuites. La conçois-tu bien, cette fau- Suite de
te? lailiez-le aller, dit alors le Prince, laiflcs le aller, ne faifons point de lUtihté
brèche à ma bonté. Je lui pardonne. ^'^^ '^^"
Le même Prince ayant un jour un peu bu, quita fon bonnet 6c fa cein- ces.
ture, fe mit négligemment: & prenant un inlirument de muiique, il de-
manda à ceux qui étoient préfens,fi un homme vertueux pouvoit fe diver-
tir de la forte. Chacun répondit : oiii fans doute , hé pourquoi non ? Puif-
que cela ell ainfî, dit Kin kong^ qu'on mette les chevaux à un char, S)C
qu'on aille inviter Yen tfe. T'en tfe vint auffi-tôt qu'il fut averti , mais en
habit de cérémonie à fon ordinaire. Kin kowg voyant Ten tfe entrer : nous
fommcs ici, dit -il, à la néghgence, & nous nous divertillbns. Je vous
ai envoyé chercher pour vous divertir avec nous. 2m ife auffi-tôt répliqua;
pardon. Prince, je n'ai garde; je ferois contre les rits. Or je crains in-
finiment de les enfraindre. On regarde comme une maxime afl'ez certaine,
qu'un Empereur qui s'oublie en ce genre , ne peut conferver long-tems
l'Empire. Il faut dire le même à proportion des Rois, de tous les Princes,
des grands Officiers, des pères de famille: jufques-là que le Chi king dit de
l'homme en général, qu'il lui eft plus avantageux de mourir jeune, que de
vivre dans l'oubli des rits. Kin kong à ces mots rougit, fe leva: & remer-
ciant Ten tfe: je fuis , lui dit-il, un homme fans vertu, je le reconnois :
mais aufîî n'ai-je à ma fuite que des canailles. Tous ces gens que vous
voyez, ont bonne part à ma fiiute: je veux les faire mourir pour la réparer.
Prince, reprit aufli-tôt Ten tfe , la part qu'ils peuvent y avoir, eil, à mon
fens, peu confidérable. Qiiand un fouverain a de l'attachement pour les
rits, ceux qui en ont comme lui, l'approchent: les autres fe retirent bien-
tôt. Le contraire arive aufli naturellement, quand le fouverain s'oublie.
Ne vous en prenez point à eux. Vous avez raifon , dit Kin kong. Aui1i-tôt
il prend des vétemcns convenables , boit trois coups avec Ten tfe^ èc le re-
conduit.
Le Roi de Ou s'étant déterminé à ataqner les Etats de King, déclara
publiquement fa réfolution. Il ajouta qu'elle étoit tellement prife, que
quiconque lui feroit fur cela des remontrances, fcroit aufîî-tôt puni de mort.
Un Officier de fa maifon , nommé C h ao y tfe, perfuadé du danger de cette Apologue
expédition , cherchoit un moyen de le faire concevoir au Prince: mais inr.enicux
comme il y alloit de la vie à le fiiirc ouvertement, il s'y prit d'une autre ?"^!
manière. Le matin il alloit dans le parc avec fon arc, il y fouftroit les in- d'entre-
commoditez de la rofée: Se quand l'heure ordinaire étoit venue, il paroi f- rrendre h
foit comme les autres devant le Prince. Au troifiéme jour, le Prince y fît Guerre.
attention, lui demanda d'oiî il venoit ainfi tout moiiillé. Prince, répon-
dit-il, je viens du parc: il y avoit fur un arbre une cigale perchée bien
haut, qui après s'être raflafiée de rolce, chantoit fort tranquilement. Un
7(îK^ /«K^ *. étoit derrière , mais elle ne le voyoit pas : fi elle l'avoit aper-
çu, elle auroit bien changé de note. Je le voyois moi ce Tang lang , qui
fc
* Infeiîle qui mange les Cigales.
Ddd dd Z
montrau-
764 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite de fe gliflbit à la dérobée , qui s'aprochoit de la cigale , Se comptoit déjà
rutilité la tenir. Il ne voyoit pas fur le même arbre aiïez près de lui un oiîeau *
des Re- iaune , qui écoit prêt de fe jetter fur lui. Je le voyois moi cet oifeau , qui
tout attencit a fa proie allongeoit le col vers elle, lans apercevoir que j'é-
tois en bas & que je le regardois. En confidérant tout cela, je difois en
moi mêrae: pauvres animaux! vous vous occupez de l'cfpérance d'une proie
qui fe préfente , & vous la croyez comme iïire : un danger eft encore
plus proche, Sc vous n'y faites pas atention: fi vous vous en aperceviez ,
la proie n'auroit plus pour vous d'attraits , vous partiriez vite, heureux
de vous fauver fans elle. J'entends , dit alors le Roi : laiflbns King, 6c
penfons à nous
TcHUANG VANG Roy de Tfou entreprit de faire une vafte terrafTe à
plufieurs étages. Cet ouvrage très-inutile demandoit bien de la dépenfe ,
& l'on fatiguoit pour cela & les foldats 2c le peuple. Les grands Officiers
du Royaume firent fur cette entreprife de fortes repréfentations au Prince ,
mais ce zèle leur coûta la vie: le Prince en fit mourir jufqu'à foixante-dou-
ze l'un après l'autre. Tchu yu ki^ homme habile, qui s'étoit retiré à la
campagne, aprit ce qui fe paflbit. Se en labourant fon champ, il s'entre-
tenoit avec fa charue, Sc difoit: Je veux aller voir le Roy. Il fe répon-
doit enfuite lui-même au nom de fa charue: quoi donc es-tu las de vivre?
Plufieurs gens de confidération 6c de mérite , qui ont donné des avis au
Roy , n'y ont gagné qu'une prompte mort : que peux-tu prétendre toi ,
pauvre villageois? Il repondit enfuite, 6c difoit: fi ces meflieurs de la cour
s'étoient mis à labourer, ils l'auroient peut-être fait mieux que moi. Si
je me mets à donner des avis au Roy, peut-être le ferai-je aufii mieux
qu'eux. Il laifie donc fa charue. Se va fe préfenter au Roi. Tchuang va»g
le voyant entrer, dit en lui adreflant la parole: [ans doute que Tcbu yu ki
vient auffi me faire une remontrance ? Moi, Prince, point du tout, je
n'ai garde. Il eft bien vrai que je n'ignore pas ce qu'on dit : que les fou-
verains doivent être cléments 6c juftes. Il elt vrai encore qu'on dit com-
munément, que comme une bonne terre reçoit avec profit l'eau dont on
l'arrofe, &c qu'il n'y a qu'un bois bien uni, qui fouffre la régie 8c le com-
pas: de même les Princes fages 6c vertueux reçoivent avec fruit les remon-
trances. Il eft vrai encore, que tout le monde dit que vous avez entrepris
un ouvrage, qui foule beaucoup votre peuple. Mais, qui fuis-je moi,
pour ofer vous venir faire fur cela des remontrances ? Non encore une
fais,, je n'ai garde: aufll-tôt fe tournant vers les Officiers qui étoient pré-
fens, 6c continuant à parler: tout ignorant que je fuis, dit-il, j'ai oiii di-
re que le Roy de 3« perdit fes Etats, pour n'avoir pas déféré au confeil de
Kong tchi ki. Tchin devint la proye de T'foH par la même voye. Song n'au-
roit pas fubjugué TfaOyCi celui-ci avoit cru Hi fou. 7/î s'empara des Etats
de Lin ^ parce que Lin négligea les falutaires confeils de 7je mong. Ou fe fe-
roit foutenu contre Yué^ fi le Prince avoit cru Tfe fi. A quoi atribuer la
perte
• il mange les Tang lang.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. y6s
perte de Tfing , fîuon au peu de cas qu'on fit des bons avis-de Kien chou} fuife.dfc
Enfin, pour remonter encore plus haut, Kié fit momix Koanghoangpong ^ IÏ^^'r^
qui lui failbit des remontrances. Bien-tot Kié périt lui-même, fie Tang prit nfoiMran-
la place. Ow^k^ (/^y? pour la même raiion, eut le même fort ibus 2"t7:;£?o^^: ces.
mais auffi Tcheou peu après perdit l'Empire & la vie, 6c eut pour iuccefleur
Fou vang. Sous un des defcendans de Fou vang. Ton pé Miniftre zélé ne fut
payé de fon zèle , que par une cruelle mort : aufTi cette illuftre dynailie
commença dès-lors à tomber. Voilà donc trois Empereurs, & fix autres
Piinces , qui pour n'avoir pas fait cas de la vertu , ni profité des remontran-
ces, ont tout perdu ôc fe font perdus eux-mêmes. .
En finiffant ces paroles, Tchu yu ki fortit promptement pour éviter la
colère da Prince : rrtais Tchuang iwig fit courir après lui : 6c quand il le vit
revenir: aprochez fans crainte, lui dit-il, vos avis ont fait impreffion fur •
mon efprit. Tous ceux qui fe font mêlez jufqu'ici de me faire des remon-
ti-ances , fans me rien due de touchant , n'ont travaillé qu'à m'iriter :
auflî leur en a-t-il coiâté la vie. Vous tout aucontraire, vous ne m'avez
rien dit de choquant, & vous m'avez raporté des exemples également fcnfi-
bles 8c frapans : auffi je me rends. L'ordre fut auffi-tôt donné de laifler la
terrafle oii elle en étoit. De plus , Tchuang vang fit publier par tout, qu'il
regarderoit déformais comme fes frcres, ceux qui lui donneroient d'utiles
avis. Cette converfion opérée par un laboureur fut fort célébrée: le peuple
de Tfou la mit en chanfons.
Ce qui fait que communément les Princes n'aiment point les remon-
trances, c'eft ou l'amour de leur réputation, ou quelque atachement trop
grand, qu'ils ne veulent pas quiter ; ou ces deux cauiés jointes emfcmble.
Il n'eft point de Prince aflez méchant, pour renoncer entièrement au foin
de fa réputation. Ceux qui s'abandonnent aux plus grands défordres, fe-
roient bien-aifes qu'on l'ignorât. Les remontrances leur font connoître
qu'ils paflent pour ce qu'ils font : c'eft pourquoi il les haïlfent. C'eft ce
qui fe vit anciennement dans Kié &C Tcheou, 6c ce qui s'eft vu depuis dans
d'autres. Quelquefois un Prince a un atachement qu'il ne fe fent pas dif-
pofé à rompre : quoiqu'il n'ignore pas qu'on le connoît , 6c ce qu'on en
penfe : il ne veut pas qu'on le lui dife : cette vérité l'importune. Tel
fut Hien kong Prince de Tfin, qui ne pouvoit vivre fans Li ki fa féconde
femme. Tel fut auffi Hoen kong Prince de 7/7, qui ne trouvoit nul mets à
fon goût, s'^il ne lui venoit d'Tyn. Quant aux faileurs de remontrances,
il y en a auffi de deux fortes. Les uns fe propofent tellement de coriger
le Prince, qu'ils prennent garde en même tems à ne point troubler l'Etat,
& à ne point fe perdre eux-mêmes. Dans cette vue ils ont foin de prendre
leur tems 6c leurs mefures, d'ufer d'expreffions 6c d'employer des tours qui
n'ayent rien de trop fort. Ainfi en ufa Kao chou, ipour réconcilier Tchaangla)
kong
{a) Tchuang kong, pour quelque grand mécontentement, exila Ta mcre. Ce Prince qui
aimoit 8c eftimoitX<jo chou, le fit un jour manget à fa tab'e, iU lui piCfenta par honneur
& par amitié quelque bon morceau. Prince , dit K'ao chou en le remerciant , j'ai ma bonne
liiere à la maifon , fonffrez que je réferve cela pour elle. Jamais elle n'a ncn mangé de
Ddd dd ^ voua
7^6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
kong avec la Reine fa mère: T'chang tang, pour infpirer à Ouen cbeou («) de
l'affeftion pour fes proches. Tcbang tfe fang^ p-our maintenantle Prince
héritier contre les intrigues de la concubine 2^ (b) Se pour épargner à A«o(c)
//■ deux autres fautes.
D'autres faifeurs de remontrances , fans s'cmbarafler des fuites , foit
par raport à l'Etat, foit par raport à leur perfonne, ne fongent qu'à fc
faire un nom , 6c ne gardent aucun ménagement : s'ils étudient leurs ter-
mes 6c leurs tours , ce n'eft: que pour choîfir les plus forts 6c les plus fra-
pans. Ainfi en uferent en leur tems Li hienyun (d) ^ èc le grand Ccnfeur
Lieou. Quiconque imite ces derniers, peut bien compter à la vérité d'a-
voir un nom dans l'hilloire, mais il ne peut gueres efpércr d'autre fruit de
fes remontrances, que de s'attirer la colère 6c l'indignation du Prince.
♦
DU
votre table. Tchuang hong vit ce que Kao chou prétendoif. Il Te fentit anfli-tôt touché.
Il rapella la Reine fa mère, & vécue toujours bien depuis avec elle.
(4) Ouen cheou étoit un Priace qui n'aimoit perfonne, non pas même fes plus proches.
Tchang tang cherchant 1 occafion de faire fentir au Prince ce défaut d'une manière propre à
l'en coriger, lui fit préfent d'un très-beau chien, 5c d'une certaine oye encore plus belle.
Cette el'pèce d'oye fauvage qui s'appelle en Chinois Xen, eft un fimbole d'alliance & d'af-
fection, & elle entroit anciennement dans les préfens des fi.inçailles. Ouen chtou reçut ces
deux animaux, & témoigna les aimer fort. Tchang tang prit de là occafion de faite au
Prmce une remontrance qui fut bien prife, & eut fon effet.
{b) Ce trait d'hiftoire elt ci-delTus au titre des Princes héritiers.
(c) La dyiialiie Tyj» éteinte, Lieou pang, qui fut depuis Empereur, 8c furnommé ^4#
ù, difputant l'Empire avec quelques autres, eut du delTous dans un combat: il s'y trouva
perfonnellemenc dans une occafion à ne pouvoir échaper aux ennemis s'ils vouloient. Xon^
tchi , un des Officiers de l'armée vidotieufe, concluoit à fe défaire de Litou pang. Ting
kong autre Officier de la même armée, donna fécrcttement moyen à Lieou pang d'échaper,
& lui dit: je vous lailTe aller: mais fi vous ères Empereur, comme il y a de l'aparance,
je veux que vous me faffiez H«(i«. Lieou pan; devenu en effet maître & Empereur, vouloit
faire mourir l'ong tcbi, 5c récompenler fing kong. Vous n'y penlez pas. Prince, dit
Tchan% tfc fang. Permettez-moi de vous le dire , rong ichi a témoigné du zèle & de la
fidélité pour le maître qu'il feivoit; vous voulez pour cela le faite mourir. C'eft lui qu'il
faut avancer. Pour T^ng kong tout au contraire ii a trahi fon parti par des vues intéreflées:
fi vous le récompenfez, c'elt inviter vos lujets à l'imiter dans l'occalion. Ttng kong, fi j'en
étais cru , auroit la icte coupée. Xjd ti comprit l'importance de cet avis, & le fuivic
contre fon inclination.
. ( d) Sous la dynaliie l.wg une efclave du palais ayant été aimée de l'Em'pereur, devint
cnfuite Impératrice. Elle pro6ta tellement de là faveur , pour établir fon autorité , qu'a-
près la mort de l'Empereur, elle fe faifit du gouvernement, 5c le retint au préjudice de
fon fils le Prince héritier, qu'elle rélégua loin delà cour, le faifant fimplement Prince de
Lou lin. Li bien., & le Cenfeur Licou lui firent en différens tems fur cela & fur t^ute fa
conduite les plus aigres remontrances. Le Cenfeur Lieou alla jufqu'à lui dire ouverte-
ment, qu'ayant été une vile efclave, il lui convenoit encore moins d'en ufer ainfi. Elle
les fit tous deux punir de mort. Mais dans la fuite fur des remon;rances plus modérées,
que d'autres lui firent à propos , elle fit revenir fon fils, ôc l'établir Je nouveau Prince
héritier, fans pourtant fe défaifir du gouvetnement. On a touché ailleurs ce point d'hif-
toire.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. -j^j
DU GOUVERNEMENT.
TSe tsan Miniftre de Ichin étant malade de la maladie dont il
mourut, à^xt^ll'aichou.: vous me fuccéderez infailliblement. Je fuis ^^ç^„"
bien aife avant ma mort, de vous donner un avis. La douceur 6c l'indul- vernie- '
gence peut quelquefois réuflir : mais c'eft quand elle eil foutenuc d'une ment.
vertu éminente 6c reconnue , fans cela il eft plus fur d'ufer de quelque févé-
rité. Le feu ell un élément aftif 6c violent: chacun le craint : 6c pour
cela même il fait périr peu de gens: au lieu qu'il en périt une infinité dans
l'eau, qui paroît céder aifément, 6c n'avoir rien de li redoutable. Prenez-y
garde. Ne gouverner que par la douceur, c'eil une chofe bien difficile.
Au bout de quelques mois, 'ï'fe tfan étant mort, on mit en fa place Tai
chou: celui-ci n'eut pas d'abord le courage de vaincre fon naturel, 6c d'u-
fer de févérité. Mais bien-tôt il vit lui-même que fa douceur feule avoic
tout gâté. Alors fe rappellant l'avis de Tfe tfan^ 6c reconnoiffiint fa faute.
Mon maître, s'écria- t-il, fi j'avois dabord profité de vos confeils, les cho-
fes n'en feroient pas venues là. Mais il y a encore du remède, il changea
donc de conduite, 6c ce changement lui réuflit.
En effet, dit fur cela Confucius, un gouvernement de pure bonté rend
fouvent les peuples infolens: il faut de la rigueur pour les réprimer, la fé-
vérité toute pure les acable 6c les irite : la bonté doit auffi avoir fon lieu.
C'ell le jufte tempérament de l'une ^ de l'autre , qui fait un gouverne-
itnent heureux 6c tranquile. Les deux grands reffbrts du gouvernement
font la vertu 6c la fermeté. Les Princes du premier ordre n'employcnt
gueres que le premier. Ils ufent peu du fécond : d'autres moins parfaits
ufent à peu près également de l'un 6c de l'autre. Enfin il y a des Princes ^
qui font leur foi-t de la rigueur, 6c comptent peu fur la vertu.
Quelque différence qu'il y ait entre ces trois efpèces de gouvernement ,
il eft vrai de dire en général, qu'aucim ne réuffit fans employer ces deux
refforts. Le premier foutient les peuples dans la pratique du bien. Le fé-
cond punit leurs fautes , 6c empêche d'y retomber. Les Princes, pour ani-
mer à la vertu, outre l'exemple qu'ils en donnent, ont divers moyens de
faire connoître à leurs fujets le cas qu'ils en font. Delà naiffent les récom-
penfes, dont il y a bien des efpèces. De même ils ont différentes manières
de témoigner de l'horreur du vice. Delà naiffent les chàtimens. Rien de
plus important pour un Etat, que ce fage tempérament de chûtimcns ^
de récompenfes. Les fautes du Prince en ce genre ont ordinairement de
grandes fuites. Le Chu king dit : je l'ai fouvent oiii répéter, que ces deux
points importans doivent entièrement occuper un fouverain.
Avez-vous vu toucher le Nu * kin ? Faites-vous atention , que fi l'on
don-
* Nom d'un inRrument de mufique.
7<58 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DELA CHINE,
donne trop de mouvement aux grandes cordes, les petites font inutiles , 6c
l'harmonie n'eft plus fi belle ? C'eft ainfi qu'il en arive dans le gouvernement
d'un Etat.
Une réputation trop fubite & trop brillante en matière de gouverne-
ment , ne s'étend pas loin, Se dure peu. Tel a depuis long-tems dans tout
l'Empire une réputation conllante: c'eft fans beaucoup de bruit, 6c peu à
peu qu'il fc l'elt aquife. Auffi cft-ce ce que le proverbe dit : ce cheval
prompt à galoper au fortir de l'écurie, n'eft pas de ceux qui font cent lieues
d'une traitte. Avoir plus de réputation que de mérite , obtenir du Prince
dos récompenles bien au-defflis des fcrvices qu'on a rendus, ce font deux
chofes plus à craindre, ce me femble, qu'à fouhaitter.
Maximes Hoen kong. Roi de l'ji ayant pris Ko.in tchong pour Miniftre, lui dit
furleGou- un jour : mon ambition feroit de voir mon gouvernement établi de telle
verne- forte, qu'il n'y eût perfonne , même parmi le plus petit peuple, qui ne
Luc! ^^ fût content, & qui ne dît que tout va bien. Croyez- vous qu'on en puifle
venir là? Oui, dit Koan tchong^ je crois que cela fe peut: mais ce n'eft
pas en gouvernant fuivant les régies d'une véritable fagelîe. Pour-quoi, de-
manda le Roi ? Par la raifon , dit Koayi tchong , qu'un petit bout de corde
ne peut fuffire pour tirer de l'eau d'un puits profond. Même entre les gens
éclairez il y a differens ordres, dont les uns font beaucoup au deflbus des
autres. A plus forte raifon, la multitude ne peut atteindre aux fublimes
vues du vrai fage. Aufïï n'eft-il pas néceflaire qu'elle aille jufquà ce degré
de perfeélion. Il fuffit , & même il eft à propos qu'elle fente que ceux
qui gouvernent, ont des vues infiniment fupérieures. Elle en eft plus do-
cile 6c plus foumife. Vouloir conduire le peuple comme par la main, 6c
lui porter, pour ainfi dire, le morceau jufqu'à la bouche, c'eft le gâter.
Il faut feulement le tenir dans l'ordre, veiller à fa fûreré, 6c le faire paître,
comme un berger fait paître fon troupeau. Il ne faut à l'égard des peuples
ni tirunnie , ni dureté : mais auflî ne faut-il pas craindre de le conduire,
£c de le faire agir. Avant que de publier une ordonnance, la faire courir de
port en porte, pour mandier des aprobations, ce ieroit une métode dange-
reufe. On examine ce qui convient : on l'ordonne en général à tout le
monde: les fages l'aprouvent, les autres le fuivent. Cela fuffit, 6c c'eft ce
Avanture q"'il y a de mieux.
de Hoen L E même Hoen kong étant un jour à la chafle, 6c fuivant feul loin de fa
^''"i- fuite un cerf qu'on avoit lancé, fit rencontre d'un bon vieillard dans une
vallée allez agréable. Il demanda au vieillard, comment ce lieu s'apelle-
t-il ? On l'appelle, dit le bon homme en fouriant, la vallée du benais vieil-
lard. D'où lui vient ce nom, reprit le Roi? De moi même, dit le vieil-
lard. Comment donc, reprit le Prince, vous avez la phifionomie fpiri-
tuelle, 6c vous ne paroiflez rien moins que benais. Voici l'hiftoire, dit le
vieillard , puifque vous la voulez fçavoir. Ma vache avoit fait un veau :
quand il fut grand , je le vendis , 6c j'en achetai un poulain. Certaines gens
du voifinage dirent, comme en fé moquant de moi : cela eft impertinent,
jamais vache n'a produit poulain, il faut exterminer ce monftre. Ils le fai-
firent
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ^69
iirent, Scl'em menèrent, & moi je pris patience, 6c les laifllii faire. On
fçut cette hilloire dans tout le hameau, 6c chacun dit, ô le benais! Voilà
pourquoi ce lieu s'apelle la vallée du benais vieillard. Tu l'es certainement,
dit HosM kong : pourquoi céder ainfl ton poulain ?
Le lendemain Hoen kong étant de retour , 6c Koang tchong étant venu à
l'audience , il lui raconta cette avanture , comme pour s'en divertir avec
lui. Mais Koang tchong d'un air ierieux 6c même un peu trille, prit la chofe
tout autrement. Croyez-moi, Prince, dit-il, il n'y a point ici à rire: le
récit du villageois eft une leçon pour vous 6c pour moi. Si Tao régnoit
ici, la raifon & la juftice y régneroient : on ne le feroit point un jeu d'enle-
ver ainfi le bien d'autrui : fi ce vieillard a pris patience, 6c a laifl'é voler
fon poulain, fans s'en plaindre; comptez que ce n'eft point par bctife. Il
faut qu'il fçache qu'aux tribunaux on ne peut obtenir juftice. Retirons-
nous, Prince, pour quelque tems,6c penfons férieufement à examiner juf-
qu'où va le mal, pour y remédier efficacement. Confucius trouvoit beau
ee trait de Koan tcbong^^ recommandoit à fes difciples de ne le pas oublier.
Kang tfe régnant dans la principauté de Lou^ un père 6c fon fils s'accufe- jugement
rent mutuellement en juftice. L'affaire étant allée jufqu'au Prince, il pro- à^Kang
nonça qu'il falloit faire mourir le fils. Confucius s'y oppofa, difant qu'il 'A
n'étoit pas tems de punir ainfi les fautes avec la dernière rigueur. Ces pau-
vres gens, ajoûta-t-il, font depuis long-tems fans inftruélion, 6c par con-
féquent peu éclairez fur leurs devoirs. Ce fils n'a fans doute point conçu
tout ce qu'il y a de mal à venir acufer fon père. C'eft au Prince 6c à ceux
qui le gouvernent , qu'il faut s'en prendre: s'ils faifoient bien leur devoir.
Se fur-tout s'ils étoient tous vertueux , on ne tomberoit point dans de fem-
blables fautes. Quoi donc, dL\t Kang tfe pour appuyer fon jugement, la
piété filiale étant, de l'aveu de tout le monde, le point fondamental du
gouvernement, arrêter par la mort d'un homme les défordres contraires à
cette vertu , n'eft-ce pas une chofe permife, 6c même nécellaire? Je dis.
Prince, répondit Confucius, que dans les circonftances préfentcs, il y au-
roit de la cruauté. Procurez à votre peuple l'inftruélion dont il a befoin.
Ajoutez à cela le bon exemple. Vous punirez enfuite avec rigueur: 6c
ceux que vous punirez , fçauront bien qu'ils le méritent. Cette muraille
n'a qu'un Gin * de haut : cependant dans tout votre Royaume il ne fe trou-
vera pas un feul homme, qui puiîTe tout-à-coup 6c fans échelle, monter
deffus. Au contraire il n'y en a prefque point qui ne puifle peu à peu ari-
ver au fommet de cette montagne , cent fois plus haute que la muraille.
Dans l'état où eft votre peuple , la charité , la juftice, ces deux vertus
principales, 6c conféquemment les autres, font par raportà lui, comme une
muraille efcarpée. Eft-il tems de faire un crime à quiconque n'y monte
.pas ? Donnez le tems aux peuples , dit le Chi king , 6c procurez leur
les moyens de reconnoître leur aveuglement , 6c leurs méchantes cou-
tumes.
L E Roi de Chang s'entretenant avec Confucius, lui dit : voici quels font
mes
» Nom de mefure.
l'orne IL Eee ec
Queftions
du Roi de
Chang à
fmkGou-
verne-
incnt.
Réponfes
de Confu'
Maximes
de Kien
lao.
De r/e
770 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
mes défirs. Je voudrois être à la tête de plufieurs Princes; voir ma cour
en bon ordre & fournie de bons Officiers: tenir mon peuple toujours tran-
quilc 6c content, voir les gens de lettres s'apliqucr a erre utiles à l'Etat,
ôc les faifons bien réglées. Si vous croyez que réellement tout cela Ibit
poffible, que pourois-je faire pour y parvenir? Confucius répondit; j'ai
paru devant divers Princes: ils m'ont tous fait des queftions, mais aucun ne
,m'en a tant fait que vous. Je réponds cependant qu'à mon avis, tout cela
eft aflez pofllble. Voici comment. Pour le premier article il iuffit , dans
l'état où je vois les chofes, de contraéter alliance avec vos voifins, fincére-
ment 6c de bonne foi. Pour le fécond, il faut être bon & libéral à l'égard
de ceux qui vous aprochent. Pour le troiliéme, ne maltraiter jamais un
innocent, & punir lans rémiffion les coupables. Pour le quatrième, avan-
cer les Lettrcz qui ont du mérite, ôc en laifler peu fans emploi. Pour le
cinquième, honorer ?/>/^ , &: refpefter les efprits. Vous avez raifon , dit le
Roi, il n'y a rien en cela qui ne foit fliifable?
ToNG NGAN vu étuut nommé intendant du territoire de ?7^« _)'iî«g,
pria Kien ho de lui donner en peu de mots quelque importante leçon fur le
gouvernement des peuples. Kien lao répondit par ces trois mots : zèle,
bonne foi, courage. Tong ngan yti le pria de s'expliquer un peu plus. Kien
lao répondit : zèle 6c attachement pour le Prince que vous fervez : bonne
foi 6c droiture à foutenir les ordres que vous aurez donnés , 6c les perfon-
nes que vous aurés employées: courage 6c fermeté contre les méchans, de
quelque rang qu'ils puiffent être. Cela eft net, dit 7o/;^ ngan yu, 6c j'en
conçois l'importance.
Mi t se hien intendant du territoire àe Tan fou, pafToit une partie de
fon tems à toucher fon Kin *, 6c ne fe donnoit en aparance aucun mouve-
ment. Cependant tout étoit dans l'ordre , 6c jamais les chofes n'allèrent
mieux. Oii ma ki lui fucceda. 11 maintint aflez bien le bon ordre? mais
ce fut en fe donnant jour 6c nuit beaucoup de peine. Ils fe rencontrè-
rent enfuite tous deux. Ou ma ki dit à Mi fe hien: quand vous étiez à l'an
fou, vous vous divertifîlés prefque tout le jour, 6c vous vous faifîcz un jeu
de votre intendance. Cependant à votre départ j'y trouvai tout en très-bon
ordre. Pour moi, je me fuis donné bien des peines : 6c tout ce que j'ai pu
faire, a été de ne rien gâter. D'où vient, je vous prie, cette différence?
C'eft que moi , dit Mi tfe hien en fouriant, j'ufois modérément de mes for-
ces, 6c je faifois agir celles d'autrui : Vous, vous ne faifiez agir que les vô-
tres. En effet, les gens du pays les comparant l'un à l'autre, difoient il/;
tfe hien eft ce qui s'appelle un habile homme : Ou ma ki n'en aproche pas.
TsE KONG nom:né Magiftrat de iî/w j.w» , avant qi: de partir pour
s'v rendre, vint prendre congé de fon maître Confucius. Celui-ci lui dit
affez gravement: prenez garde qu'étant en charge, il ne vous échape
ni violence, niopreffion, ni cruauté, ni larcin. Moi ? répondit Tfe kong
tout furpris , moi qui vous ai pour maître dèî ma plus tendre jeuneffe, je
Icrois capable de pareils excès ? Seroit-il donc bien polllble que vous euf-
fiez
* Nom d'inKrument de mufique.
ET DE Lz\ TARTARIE CHINOISE.
77 1
fiez de moi une fi méchante opinion? "Vous n'avez pas bien pris ma penfce,
dit alors Confucius d'un air plus ouvert. Il y a plus d'une cfpècc de vio-
lence Se d'opreflion , de cruauté, & de larcin. Les emplois qui dépendront
de vous, donnez-les à des gens habiles & vertueux : les en priver en y met-
tant ou en y laiflant les méchans & les gens qui y font peu propres, ce fe-
roit violence. Permettre que des gens qui ont quelque habileté £c même
quelque vertu, s'en prévalent, pour acabler ceux qui en manquent: ou
bien vous-même en ulèr ainfî : ce feroit oprclîlon. Etre peu exaét & peu
attentif à inftruire, 6c à diriger vos fubalternes, & être cependant lujet à
la colère , 6c très-prompt à les punir, ce feroit cruauté. Vous attribuer
ce qu'un autre auroit fait de bien , 6c lui en enlever la gloire , ce feroit
larcin : 6c ce larcin même n'eft pas fi rare parmi ceux qui palfent pour hon-
nêtes gens. Croyez-vous donc que, pour être coupable de larcin, il fiiille
avoir pris les habits ou l'argent d'autrui ? Souvenez-vous bien de ce qu'on
dit : un bon Magiftrat refpede les loix , 6c les doit garder à l'avantage des
peuples. Un méchant fait fervir ces loix à l'oprcffion de ces mêmes peu-
ples. Rien n'efl plus vrai. De-là tant de murmures 6c d'imprécations.
Equité, défintérelfement , deux points eflentiels. Ils font du devoir du
Magiftrat , 6c ils font aufîi fa fureté. Laifler tomber ce que les autres font
de bien, ou le cacher: c'eft mal fait. Mais découvrir 6c publier leurs dé-
fauts, c'cft encore faire plus mal. Jamais on ne perd à faire valoir ce que
chacun a de bon, 6c communément on y gane. Au contraire on ne g.agne
rien à publier les défauts d'autrui, 6c prefque toujours on s'en trouve mal.
Auffi le fage ne parle-t-il qu'avec beaucoup de circonfpeélion. Faites y at-
tention, 6c foyez bien perfuadé qu'en préjudiciant à un autre, on ne gagne
rien pour foi-même.
Yang tchu étant un jour avec le Roi de Leang, difcouroit fur le De Yan^
gouvernement des Etats. Il avança 6c foutint que c'étoit une chofe fort "*"•
facile. Mon maître, lui dit le Roi, vous n'avez qu'une femme 6c une
concubine, 6c je fçai que vous nefçauriez les gouverner. Cependant, à vous
entendre, le gouvernement d'un Etat feroit pour vous une bagatelle. Prin-
ce, répondit Tang tchu , tout cela eft vrai , 6c ne fe contredit point. Un
feul berger, la houlette en main, conduit avec fuccès cent brebis: que
deux * bergers veiiillent en conduire une, ils auront de la peine à y réuffir.
Mais ne fçavez-vous pas ce qu'on dit fi communément : les grands inftru-
mens de mufique ne valent rien pour des vaudevilles: les grands poiffbns na-
gent en grande eau. Tel qui échoue dans de petites chofes , peut réuffir
dans les plus grandes.
HoEN KONG demanda un jour à fon Miniftrc À"<;^» tchong^ ce qui é- De K^an
toit le plus à craindre dans un Etat. Koau tchong, répondit: Prince, à tdmig.
mon avis , rien de plus à craindre que ce qu'on apelle rat de llatue. Hocn
kong n'entendant pas l'allégorie, Koan /J^o»g la lui expliqua. Vous fçavez
qu'en bien des endroits on érige des ftatues à l'efprit du lieu. Ces ft.itues
de
* I! indique que h femme vouloit auffi gouverner la Concubine à fa manière.
Eee ee %
771 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
de bois font creufées en dedans 6c colorées en dehoi-s. Un rat a-t-il pé'
néti-é dedans, on ne fçait comment l'en chaflcr. On n'ofe y employer le
feu, de peur qu'il ne prenne au bois. On n'ofe mettre la ftatuc dans l'eau,,
de peur de détremper les couleurs. Ainll le refpcét qu'on a pour la ftatue,
içet à couvert le rat. Tels font à peu près dans un Etat les gens- fans mé-
rite 6c fans vertu, qui ont la faveur du Prince. Ils gâtent tout : on le
voit, 6c on en gémit: mais on ne fçait comment s'y prendre pour y apor-
ter remède.
De Ki ije. Kl T s E dans un de fes voyages pafla par le Royaume de 7/?« , à peine
y eut-il mis le pied , qu'il s'écria en foupn-ant: O que l'oppreffion eft gran-
de en ce Royaume? Entrant enfuite dans la capitale, il s'écria du même
ton : O que ce Royaume eil épuile ! Enfin ayant vu le Roi 6c la cour : O que
le trouble 6c la révolte, dit-il, ne font gueres éloignez I Alors ceux qui
étoient à fa fuite , lui dirent : vous ne faites que d'ariver dans le Royaume
de Xj^n : comment prononcez-vous fur tout cela d'ime manière fi décifive ?
Voici pourquoi répondit Ki tfe: en entrant fur les terres de îT/îw , j'ai re-
marqué bien des champs en friche, le relie eft aflez mal cultivé: j'ai vu en
même tems qu'on travailloit en divers endroits à des ouvrages fort inutiles.
De-là j'ai conclu que les peuples font oprimez par des corvées. Entrant
dans la ville capitale, j'ai pris garde que tout ce qui étoit bâti de nouveau
étoit chancelant, au lieu que les anciens édifices font très-folides. C'eft
fur cela que j'ai dit: le Royaume eft épuifé. Etant allé à la cour, j'ai vu
un Prince qui n'a des yeux que pour regarder çà 6c là , 6c qui n'ouvre pas
la bouche pour faire la moindre queftion. J'ai remarqué auili dans fes Mi-
niftres 6c fes grands Officiers beaucoup de hauteur 6c d'orgiieil. Cependant
ils font tous muets fur ce qui regarde le bien commun, 6c il n'y en a pas un
d'eux qui donne au Prince le moindre confeil. C'eft ce qui me fait conclu-
re que le trouble 6c la révolte ne font pas loin.
Dans cette compilation de Tang king tchuen après le titre du gouver-
nement, il y a un titre des Reines. Il comprend fous ce nom les époufes 6c
les concubines des Empereurs ou des Rois. En parcourant les hilloires, iî
prétend que les femmes ont eu grande part à la décadence ou à la ruine de-
prefque toutes les dynafties. Ce fang king tchuen ^cm^\oy& fous ce titre tren-
te bonnes pages: mais chaque trait d'hiltoire n'y eft qu'indiqué : c'eft pour-
quoi l'on n'en a rien traduit.
Sur la fin il dit que Tai fong fécond Empereur de la dynaftie tang^ partie
pour épargner la dépenfe, partie auflî par compafllon, après avoir fait le
choix de quelques femmes de ion palais, fit fortir toutes les autres, 6c per-
mit qu'on les mariât. Il diminua à'proportion le nombre des eunuques du
palais, de forte qu'il en fortit en tout trois mille perfonnes 6c davantage.
Tang king tchuen cite Tchang pong ki, lequel ayant recherché en quel tems
ont commencé les petits fouliers & les petits pieds, tels que les ont les fem-
mes Chinoifes, prétend que cet ufage n'eft point de la première antiquité. II
tire fa principale preuve de ce qu'il n'eft fait nulle mention des petits pieds
des femmes, ni de leurs petits fouliers recourbez, dans des recueils de vers
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. . 773
5c de chanfons, qui font du tems qu'on appelle les fix dynafties quoi qu'on
y trouve dans le dernier détail tout ce qui étoit cenfe donner de la grâce au
fcxe.
DES FILLES DES EMPEREURS.
TA I T s o N G fécond Empereur de la dynaftie fang, donna une de fes Des Pn'n-
filles en mariage au fils de Onaag ^oa«, alors prélident de la cour des celles Ju
rits. 0«flÀ;_g ^om recevant chez lui cette PrincefTc, lui dit; les rits prefcri- ^^"S«
vent à une bru la manière de fe préfenter devant un beau-pere 6c ia belle-
mere. A la vérité dans ces derniers tems, où les plus louables coutumes
3'aboliflent infenfiblement , on n'a pas fait obferver cet ufagc aux Princef-
fes en les mariant : mais nous avons aujourd'hui un Empereur très-cclairé ,
qui fçait de quelle importance il cil; que les rits foient en vigueur, Ôc qui
fouhaitte qu'on les obferve. Ainfi, Princefle, trouvez bon que nous vous
recevions comme une bru doit être reçue, ce n'eft point par efprit de va-
nité, ni pour notre honneur particulier que nous agiffbns delà forte :c'eft:
par zèle poiu- les rits, & parce que de leur obfervation dépend le bien des
familles 6c des Etats. Auffi-tôt lui ôc fa femme prirent le haut de la falle :
& s'étant tous deux afiîs, la Princefle nouvelle bru , la ferviette fur le bras,,
leur donna dabord à laver, puis leur fervit à manger: après quoi ils fe re-
tirèrent. La chofe ayant été raportée à T^ai tfongy iU'apprauva fort, 6c
régla que dans la fuite, les Princefles qu'on mariroit, en feroient autant.
HiAo vo u un' des Empereurs de la dynaftie iS'o»_g,fçachant que les Prin-- Moyen
cefles qu'on marioit , fe rendoient infupportables dans les familles où elles fingulicr
entroient , chercha les moyens d'y remédier. Il en prit un entr'autres afies- ^^ ^épx\-
fingulier. Ayant dcftiné une de fes filles à Kiang min^ fils de Kiong chin ,, meur que*
que fa vertu 6c fes fervices avoient élevé aux plus grands honneurs, il or- rèleufc '
donna fécrettement qu'on dreffât au nom de Kiong chin une forte repréfen- d'une
tation, où l'on mît dans tout fon jour la conduite de ces Princefles, 6c dont F^n^'"®'
la conclufion fût qu'il s'excuferoit de recevoir pour époufe celle qu'on lui
préfentoit. L'écrit en effet fut drefll; 6c prefenté à l'Empereur. Le voici
tel qu'il eft rapporté dans Tang king tchuen.
Prince, Votre Majefté a eu la bonté de me deftiner (iî ) la Princefle Ling
hai. C'eft une grâce peu commune, 6c que je n'avois aucun lieu d'atten-
dre. Cependant je ne puis diflîmuler que j'ai reçu cet ordre avec autant
de trouble 6c de triftefl'e, que .de reconnoiflance 8c de refoeèt. Mon.
indignité perfonnelle , encore plus 'que ma naiflance , m'éloigne d'u-
ne fi haute alliance. Ce qui me convient, c'cft une perfonne du commun,
&
(1) Le Chinois dit: a ordonné que la Piinceflc Ung hai s'abaiflàt jufqu'à devenir ma
femme..
Eee ee 5
7-4 DESCRIPTION DE L'ExMPIRE DE LA CHINE,
& non pas une Princefle. Les gens de ma forte , quoique peu riches , ont
à peine pris le bonnet , qu'ils font mariez. Ils en font quittes pour quel-
ques prefens de peu de valeur, & l'on n'en voit point de fi pauvres, qu'ils
aycnt peine à contra6lcr une alliance honnête & proportionnée, dans la-
quelle ils vivent heureux 6c contents. xA.u contraire je fais reflexion que
ceux qui ont cpouie des Princeffes, ont vécu, du moins la plupart, dans
Des Partis ^^ chagrin & dans l'amertume. C'eft pourquoi, bien que je fçache eltimer,
inégaux comme je dois, l'honneur que me foit V. M. Je iuis fi éloigné de m'en ap-
dans le plaudir, que fi je ne pouvois m'en défendre, je crois que je ceflerois de vi-
ir.ariage. ^^.^ Pardonnez , grand Roy , à ma fimplicité & à ma franchife. Je
fuis fondé à penler & à parler ainfi fur bien des exemples, que notre hiftoi-
re me fournit. Sous les Tfin on vit Ouang tun^ Hoen oiiefi, & Tchin ichang,
époufer chacun une Princefle. C'étoient gens iflus de familles très -ancien-
nes, également illuftres 6c puiflantcs. Ces trois hommes avoient auflî de
très-belles qualitez 6c un mérite reconnu. Cependan,t quel fut le fruit de
ces alliances ? Ouang tun 6c Hoeti ouen auparavant les plus braves 6c les plus
eftimcz de tous les jeunes fcigneurs de la cour, s'abâtardirent à l'abri de la
fiivcur que leur procuroit ce mariage, ils vécurent dans une indolence peu
féante à leur rang, 6c moururent dans le mépris. Pour Tching tchang\e
joug .lui parut fl pefant , qu'il contrefit le fol pour s'en délivrer. Depuis
on a vu Tfe king fe brûler les pieds, pour éviter une pareille alliance. Ouang
yen, tout délicat qu'U étoit , fe jetter tout nud au travers des neiges, &
fuir celle à laquelle on l'avoit lié. Holi, qui égaloit en beauté Long kong fe
précipiter de défeipoir dans un puits. Lie tchuang,(c frotter exprès les yeux,
jufqu'à devenir prefque aveugle: Tn tchong, s'expofer aux derniers fuplices,
6c ne les éviter qu'avec peine. Ce n'eft pas que ces derniers manquafl^ent de
fens 6c de réfolution : mais la qualité 6c l'autorité de leurs Princeflcs les a-
cabloit : ils ne pouvoient porter leurs plaintes à l'Empereur, la porte leur é-
toit fermée : ils avoient à dévorer feuls les derniers chagrins: 6c leur condi-
tion étoit bien pire que celle des derniers efclaves.
Pouvoir aller 6c venir, vifiter fes amis 6c les recevoir chez foi, c'efl; une
liberté commune à tout honnête homme. A-t-on époufé une Princefle ?
C'efl; Madame qui va 6c vient à fa fantaifie : point de tems marqué pour fon
retour: plus de régie dans la maifon. Il faut que le mari renonce à traitter
jamais fes amis, 6c prefque à tout commerce avec fes parens. Si quelquefois
la Princefle de bonne humeur, s'avife de le traitter un peu moins mal, d'a-
bord une vieille nourice froncit les fourcils : une bonzefle la féconde : tou-
tes deux repréfentant à Madame, qu'elle ne fçait pas tenir fon rang, iiC
qu'elle gâte tout. Elle a de plus à fa fuite une vile troupe d'eunuques, qui
n'ont ni efprit , ni d'extérité , ni politefle , qui font tout au hazard , 6c
fans raifon , qui parlent à tort 6c à travers fans examiner ce qu'ils difent.
Voilà le confeil de la Dame. La nourice prétend que fon âge lui donne
droit de haïr à mort quiconque entamera fon crédit. La bonzefle fait la
fçavante, 6c dit tant de chofes fur l'avenir, qu'il efl; impoflible que le ha-
zard n'en vérifie une partie. A ces deux compagnes ordinaires, furvient
quel-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. jj^
quelquefois une vieille difeufe de bonne avanture, fur- tout à la fin des repas,
pour en atrapper les reftes. C'ell au pauvre mari de prendre patience: en-
core heureux s'il n'avoit rien de plus fâcheux à fouftrir.
Un de fes grands embaras, c'ell de prendre Ion parti pour voir Mada-
me, ou fouvent, ou rarement. Il ne fçait comment s'y prendre pour
contenter en ce point les caprices de fa Princeire. Se prélcnte-t-il fou-
vent? on refufe de l'admettre: l'admet-on? il ne fort pas quand il veut.
Laifle-t-il Madame là? Elle le croit méprifée ôc devient furieufe. Prend-
t-il congé après l'avoir vile? Il va, dit-elle, voir quelque autre. Pour
Madame, elle fort à fon gré, & revient quand il lui plaît, quelquefois
bien avant dans la nuit, quelquefois même au point du jour. Tantôt
elle pafie la nuit à joiier des inftrumens : tantôt elle eft tout le jour les
bras croifez devant un livre. Sa vie à proprement parler n'eft qu'une
fuite de caprices. Nos rits ne défendent point d'avoir quelques concubi-
nes. On n'eft point cefifé par-là faire injure à fon époufe. Si cette épou-
fe eft une Princefle , il ne faut pas y penfer : elle le croiroit outragée , 6c
ne le pouroit foufFrir. Au moindre bruit, à la moindre aparance , au
moindre foupçon , on voit fortir de l'apartement de Madame quelque
jeune efclave effrontée, qui vient efpionner le mari. S'il reçoit une vi-
fite, & que la converfation dure un peu de tems , les vieilles viennent
écouter pour tout redire à Madame. Ce font des foupçons étranges.
Enfin, ce qui rend encore plus infuportables ces Princeffes mariées çà
2c là, c'eft qu'elles fe vont voir fouvent. L'entretien dans ces vifites roule
toujours fur les maris. Son extraction, fes manières, fa conduite, tout
y eft mis fur le tapis. Elles fe donnent mutuellement des leçons de fierté 8c
dejaloufie: 6c quand quelqu'une de fon fond feroit raifonnable, ôc auroit
un bon naturel, elle devient bientôt femblable aux autres. Auilî ceux qui
jufqu'ici ont époufé des Princeffes, auroient bien voulu s'en difpenicr.
Ceux qui n'ont pu l'éviter, s'en font prefque tous fort mal trouvez. Le
pauvre Ouang tjao fur-tout, en a été un tri fte exemple. Quoique ce fût
un grand homme, également fçavant & brave, il fut pour une bagatelle
indignement livré aux tribunaux , 6c mourut honteufement. l'on noan
mourut de pur chagrin £c dans la fleur de l'âge. Tant d'autres ont eu à
peu près le même fort, qu'il feroit trop long de les raporter.
De plus, quand nous prenons une femme, ce que nous nous propofons But du
principalement , c'eft d'en avoir des enfans. Rien de plus contraire à mariage,
cette fin, qu'une jaloufie outrée: ôc l'on a vu par expérience, que ceux
qui ont époufé des Priceffes, outre tous leurs autres chagrins, ont eu la
plupart celui de mourir fans poftérité. Qiii fuis-je moi, pour me flater
de pouvoir éviter toutes ces difgraces? Je n'ai donc garde d'y expofer 6c
ma perfonne Se ma famille. Ceux qui ont fubi ce joug , y ont pref-
que tous fuccombé. Si quelques-uns s'y font fournis fins réplique, 6c
l'ont fouffert avec patience, c'eft que vu les difpofitions de la cour, ils
ne pouvoient ôc n'oibient y faire paffer d'abord leurs excufes, ni enfuite y
porter leurs plaintes. Pour moi , j'ai le bonheur de me trouver fous un
Prin-
775 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Prince éclairé, julle, débonnaire, qui n'a point d'autre régie de fes ac-
tions, que la pure & droite railon, ÔC qu'aucune atFeétion ne préocupe.
Ainll je lui décharge mon cœur.
Grâces à V. M. ma fiimille ell fuffifamment élevée: mon principal foin
doit être de la foutenir dans l'état où elle ell, 6c d'en prévenir la déca-
dence. C'eft ce que j'ofe efpérer de pouvoir faire fous un régne fl heu-
reux. Que fi je puis efpérer avec le tems de grands emplois Se de plus
hauts titres, je fuis bien-aife d'y parvenir par mon défintéreflement, par
mes talens, par mon afTiduité, Sc mes fervices : je vous avoue franche-
ment, grand Roy, qu'il feroit peu de mon goût de les devoir à l'alliance,
dont vous penlkz m'honorer. Au reile , ma vue, en vous expofant ma
peine, n'eft pas feulement de vous découvrir mes vrais fentimens, 6c de
pourvoir à ma propre fiireté : c'eft auffi de vous faire connoîtrc les maux
que de femblables alliances caufent aftuellement dans d'autres familles. Je
(upplie V. M. d'examiner ce qui en eft, mais fur-tout de m'en difpenfer.
Laiiîez, je vous en conjure, laiflez les petits oifeaux voltiger gayement
avec, leurs femblables. Laiflez les vermifleaux multiplier en paix leur ef-
pèce: 6c tout honorable que m'eft votre choix, daignez, s'il vous plaît, le
révoquer. Qj-ie fi V. M. refufe d'exaucer mon humble prière , je me
couperai plutôt les cheveux, je me mutilerai moi-même, ou m'enfuirai
au-delà des mers.
L'Empereur ayant lu cet écrit, qui s'étoit fait par fon ordre, s'en fervit
pour faire aux Princelîés des réprimandes, 6c s'en divertit en particulier.
Des Eunuques , ^ autres , qui ahufent de V autorité , que
leur donne la faveur du Prince,
DISCOURS DE NGEOV TANG SIEOV
célèbre Auteur de la T>ynajîie Song.
Des Eunu- T^ E, tout tems les eunuques en crédit ont été regardez comme une
ques. \_J pefte de l'Etat. Ils y font encore un peu plus à craindre que les
femmes, c'eft beaucoup dire. Ils font fouples, artificieux, 6c patients.
Ils fçavent donner adroitement certaines preuves de vertu en chofes qui
leur coiitent peu , pour fe faire eftimer du Prince. Ils profitent à pro-
pos de certaines occalions,-dans le fond peu importantes, de témoigner à
leur maître quelque attachement 6c quelque fidélité , pour s'atirer la con-
fiance. L'ont-ils une fois gagnée? ils fe dédommagent: ils conduilcnt le
Prince à leur gré, foit par de vaincs terreurs, foit par de fauflcs cfpéran-
ces qu'ils lui infpirent. Le Prince a beau avoir à là cour des gens habiles,
vertueux, zèlez: il les régarde comme étrangers, en comparaifon de fes
eunu-
ET DE LA TARTARÎE CHINOISE. 777
eunuques, qui font toujours près de fa perfonne dans l'intérieur du palais.
Sa confiance eften fes eunuques: ils en fçavent profiter pour s'acrcditer: ôc
bientôt les Officiers du dehors ne font confidcrez, qu'autant que les eunu-
ques le veulent. Dès-lors les gens de mérite ou fe retirent, 6c fe refroi-
diflent: 6c le pauvre Prince demeure feul, abandonné à fes eunuques, auf-
quels il s'eft lui-même livré. Ces malheureux l'intimident à chaque mo-
ment: 6c lé rendant néceflaires, ils établiflént de plus en plus leur autorité,
ou plutôt leur tyrannie.
QLie fi le Prince ouvre enfin les yeux, & cherche à s'apuyer des Officiers r^ ,
du dehors, ceux-ci ne Içavent alors comment s'y prendre. Temporifer, in^rgues
6c uler de ménagemens, c'eft laifler croître le mal: vouloir y remédier dans les
promptement 6c avec vigueur , c'efl: tout rifquer , ou même tout oer- Cours.
dre, le Prince étant lui-même comme en otage. Quand les chofes en
font venues là , les gens les plus éclairez trouvent leurs lumières bien
courtes: il ne leur vient aucune vue qui ne leur paroifledangereufe, ôc ,
pour ainfi dire, impraticable: fi à tout hazard ils tentent quelque entre-
prife, communément ils échouent, 6c pei'dent avec eux le Prince 6c l'Etat.
Le moins qui puifle ariver, c'eft qu'ils périflent , ôc donnent lieu par leur
mort, à quelque ambitieux de profiter de ces conjonftures, pour former
le deilein de fe rendre le maître , d'envelopper le fouverain dans la caufc
des eunuques, ôc de fe gagner le cœur des peuples, en exterminant ces ca-
nailles. La pafîîon pour les femmes dans un Prince eft très-dangereufe.
S'il ne s'en guérit, elle le perd 6c trouble l'Etat. Mais fi le Prince fe re-
connoîtj le mal n'eft pas fans remède. Au contraire, fi par une confiance
outrée, il s'eft imprudemment livré à fes eunuques, en vain voudroit-il en
revenir: il ne le peut plus fans fe perdre. L'hiftoire des îlrwg le fait bien
voir. C'eft pour cela que j'ai dit d'abord, que les eunuques accréditez font
encore plus à craindre que les femmes. Peut-on être trop fur fes gardes.
Tang kingtchuen rapporte encore cinq ou fix autres diicours fur Néceflïtê
ce fujet : mais ils difent à peu prés la même chofe. La conclufion d'un de ^^^ Eunu-
ces difcours eft, que les eunuques font nécefiaires dans le palais: que dés ]^e"s"alaL"'
les premiers tems il y en a eu: qu'on ne peut s'en pafier, mais qu'il faut des
leur tenir la bride courte, punir exaétement leurs fautes, donner infpeéli- Grands,
on fur leur conduite à quelque Officier de poids, fur- tout ne leur donner
aucune part dans le gouverneinent de l'Etat , bien moins les mettre dans
les emplois ; c'eft ce que l'Empereur qui régne aujourd'hui obferve exaéte-
ment.
Di/cours de Sou tché qui vivait fous la Dynajîie Song.
Sç A V o I R redrefTer le Prince, fans que la paix de l'Etat en fouffrc, DesRe-
c'eft le chef d' œuvre d'un zèle fage. Il eft des tems malheureux, où Jj^^^J'Js^sû.
le Prince fans lumières s'atache à des gens fans vertu , ôc les fait dépofi- jetsà^leur'
Tome IL Fffff taires Souverain.
Du Choix
qo'un
Prince doit
faire de fes
Favoris.
778 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
taires de toute l'on autorité : alors ce qu'il y a dans l'Etat d'Officicn ver-
tueux & fidèles, voyant que ces méchans renverfsnt tout, vouiroient par
zèle pour l'Etat 6c pour le Prince, les délivrer au plutôt de cette pslle.
M lis ceux qu'ils foiihaiteroient de détruire, ont cu-loin de lé précaution-
ner: le Prince eft à eux , èc ils font en lïïrcCé, par le danger qu'il y a de
les ataquer. Ceux qui font aflez hardis pour le faire, ou échouent, & ils
font perdus fans relTource: ou ils réuiniFent, 6c en réuflilFant, ils offenfenc
leur fouverain, 6c jettent l'Etat dans des troubles, qui le plus fouvent cau-
fent fa ruine. Auffi, dans le Tchm tftoii ceux là font traittez de rébelles ,
qui fliifoient mourir, (ans l'aveu du Prince, des gens qui cependant méri-
toient la mort.
En effet, un homme fage, quelque douleur qu'il ait de voir l'autorité du
Prince ufurpée par d'indignes 5c de méchants fujets qai l'ont furpris: 6&
quelque zèle qu'il lé fente de remédier à un mal, qui en entraîne avec foi
tant d'autres, doit cependant fe retenir: Se avant que de ripn entreprendre,
mefurer ii bien les démarches, que le Prince Se l'Etat lui en fçachent gré:
quel qu'en puifle être le fuccès, comment puis-je me le promettre, en ex-
terminant ceux que le Prince chérit, qu'il ne juge point coupables, ôcauf-
quels il croit même devoir beaucoup? N'etl-ce point empietter moi-même
fur les droits du fouverain? Puis-je ne lui être pas odieux? Puis-je me pré-
fenter devant lui? Recevra-t-il mes hommages? Ecoutera- 1- il mes excufes?
Ce feroit un prodige fans exemple.
Ces indignes favoris font à peu près dans un Empire, ce que font dans le
corps humain certaines tumeurs malignes , qui viennent quelquefois à la
gorge. Ces tumeurs, quoiqu'incommodes , font trop voifines du gofier
pour être coupées. Si quelqu'un par impatience les veut couper, la mort
efl inévitable. C'eft une impatience femblable , qui fit périr les Han £c les
T.ing. Depuis l'Empereur Haen Ung jufqu'à l'Empereur Hien ti , l'Empire
fe gouvemoit, ou plutôt fc bouleverfoit au gré des eunuques. Il n'y avoit
dans les emplois que des âmes bafles, leurs créatures: heureux les gens de
mérite 6c de vertu, qui pouvoient par la retraitte être à couvert de leurs
coups, on les perfécutoit partout. Tout l'Empire en gémiflbit de dou-
leur & en frcmiflbit de dépit. Enfin, quelques gens délibérant fur les mo-
yens de remédier à ces maux , conclurent que 1-s eunuques en étant les au-
teurs , il n'y avoit qu'à les exterminer: que tout feroit fini. Teon vou 8c
ii/o ?//« l'entreprirent , mais fans y réuffir: il lein- en coûta la vie. Yiicn chao
l'entreprit enfuitc , 6c en vint à bout: mais cela caufa de fi grands troubles,
que l'Empire changea de maître: 6c ce fut là que finit la dynaftie Han.
— 11 eft arivé la même chofe fous les "Tang. Les derniers Empereurs de
cette dynaftie s'étoient livrez à leurs eunuques, qui bouleverfoient l'Etat :
il n'y avoit perfonne, pour peu qu'il eût de zèle, qui ne le fentît vivement:
mais Li chun, Tchtng tcbin^y 8c quelques autres, furent les plus impatiens 6c
les plus hardis. Ils fe liguèrent cnfemble pour exterminer les eunuques.
Ils echoiierent 6c périrent. Dans un autre tcms Tfoui tcheng prit mieux
fcs mefures, & y réufllt: mais fon fuccès fit périr les ?««^, ÔC fut funefte
Souverain;
. ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 779
à l'Etat. C'ctoient des tumeurs malignes dans un endroit trop eflcntiel à
la vie, pour être coupées lans danger. On les coupa. La mort s'enfuivit ;
ou, pour parler fans figure, en exterminant ces favoris fans l'aveu du Prin-
ce, on viola fon autorité fouvcraine : 6c tout ce que gagnèrent les vainqueurs,
fut de périr avec l'Etat, qu'ils fe flatoient de iauver. Des fujets vraiment
zèlez ÔC fidèles , ne doivent jamais en venir là. T'coh i'gh S>c Ho tfin ayant
échoiié 6c perdu la vie, on plaignit leur malheur. Pour moi, j'en juge
autrement^ Ce fiit un bonheur pour eux de fuccomber. En réuflifiant ,
ils fe perdoient également, 6c nuifoient beaucoup plus à l'Etat. N'ai-je
donc pas eu raifon de dire que fçavoir redreffer le Prince, fins que la paix
de l'Etat en fouffre, c'eft le chef-d'œuvre d'un zèle fage ?
y^utre D'îfcours du même Auteur,
SUIVANT ce que j'ai déjà expofc, quand des méchans qui font eti fa- DesF<ivo-
veur fe font emparez de l'autorité, celui qui entreprend de les détrui- ris d'un
re, eft fur de périr li fon deflein vient à échoiier, ou bien s'il réufiit,il fait
périr le Prince, ^ trouble l'Etat. < A ce compte là, dira-t-on, ce déibrdre,
quelque grand qu'il foit,ell: abfolument fansremede.il faut donc laiflcr ces
méchans joiiir en paix de leur malice, ne point penfer à les éloigner ou à
les détruire, 8c voir froidement le Prince 6c l'Etat fe perdre, de peur d'of-
fenfer l'un, 6c de troubler l'autre. C'eft mal prendre ma penfce. Je l'ex-
plique. On dit communément qu'un homme en prefle, eft tout autrement
habile, que quand il ne s'y trouve pas. C'eft une maxime de guerre, qu'il
ne faut pas tellement ferrer un corps d'armée, qu'il n'ait aucune voie pour
fe débander, 6c qu'il ne faut point que des troupes fe bazardent à courit trop
loin après des brigands. Cela eit fondé fur ce qu'on craint que des gens
réduits à l'extrémité ne faflent un dernier cftort, ôc que leur défefpoir ne
l'emporte, ou que la perte ne foit égale. Oh ^ {a) Tué fur une barque en
danger de périr par la tempête , s'aident rautuelleçient comme s'ils étoient
bons amis. Ces indignes 6c méchans fujets, qui abufent de leur crédit 6c
de leur faveur, fçavent alTez qu'ils font haïs 6c déteftez. Ils fentent bien ,
que fi le Prince pouvoit être informé de l'abus qu'ils font de l'autorité qu'il
leur donne, il n'y auroit point de pardon pour eux. C'eft ce qui les rend
fans cefle attentifs à prévenir un coup fi funefte.
D'un autre côté , les gens de mérite haïflant à mort ces indignes favoris,
fous lefqucls cependant il faut plier, fe lient enfemble contre eux, s'animent
fécrettement les uns les autres , & s'irritent jufques à en venir à un éclat.
De
{a) Deux peuples toujours ennemis. Le fens du proverbe , cfl que .'ans ce darger
commun les ennem.s mêmes s'entre aidenr.
Fff ii' 2.
De la ma-
nière de
s'infinuer
dans les
bonnes
grâces du
Souverain,
Coîiduite
du Sage
envers h
Patrie.
ySo DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
De forte qu'il eft vrai de dire que .bien que les troubles de l'Etat viennent
originairement des premiers, aflez fouvent les derniers en font par leur pré-
caution la plus immédiate caule. Ceux-là font au-dedans & auprès du
Prince. Ceux-ci ne l'aprochent gueres , & font au dehors. On peut donc
comparer les uns au maître du logis, Se les autres à un étranger. L'étranger
doit fuivre Se ne pas prévenir les démarches de celui chez qui il cft. Or
c'eft a quoi manquent les perfonnes zélées. Les premiers ont encore cet
avantage, qu'agilîant au nom du Prince, quand ils ordonnent quelque cho-
fe, ils parlent clairement &; fansbiaizer. Le commun du peuple rcfpccte
naturellement la volonté du Prince. Au contraire le zèle des derniers a je
ne fçai quel air de révolte, & il ne leur eil pas aifé de fe faire obéir : auflî
en a-t-on vu plufieurs en divers tems, qui s'étant déclarez mal à propos,
étoient aufli-tôt abandonnez, 6c périflbient miiérablement.
Ceux qui ont autant de fagefle que de zèle, fuivent une meilleure méto-
de. Pour peu que leur mérite ôc le rang qu'ils tiennent, leur donne accès
auprès du Prince, ils en profitent adroitement, pour s'infinuer dans fes bon-
nes grâces, mais ians éclat Se fans bruit. En même tems qu'ils s'étudient
à gagner le Prince, ils évitent avec encore plus de foin de choquer les fa-
voris. Ils paroifTent ne pas voir ce qu'ils font de mal : ils ont pour eux de
la complaifance dans l'occafion: ils les louent même à propos , 6c donnent
quelquefois dans des via es qu'ils fçavcnt leur plaire, 8c qui n'ont rien en
foi de mauvais. Enfin ilsfe ménagent tellement, qu'ils ne leiu" font point
fufpefts , 8c qu'ils évitent d'être en butte à leurs artifices 8c à leur colère.
Ils continuent fur ce pied là, jufqu'à ce que ces méchaus aveuglez p.ar leur
fortune, ou enivrez par quelque paffion , fe placent eux-mêmes fur le bord
du précipice : & qu'il n'y ait, pour ainfi dire, qu'à les pouffer tant foit
peUj pour les y faire fûrement tomber. Autant qu'ils ont eu de patience à
attendre cette occafion , autant font-ils attentifs à en profiter. Ils le font
fans aucun fâcheux retour , 8c ils doivent cet heureux fuccès à la mo-
dération de leur zèle , qui a fçû fe réferver pour une favorable conjonc-
ture.
On a coutume de dire , que le fage fans empreffement Se fans colère,
fçait exécuter ce qu'il entreprend pour le repos de fa patrie: 8c c'efl: en ef-
fet ainfi qu'il en faut ufer. Car attaquez ou preflez un peu les mechans,ils
s'unîlfcnt'pour fe foutcnir. Laiflcz-les tranquilcs , ils fe défuniflént. Cha-
cun d'eux ne penfe qu'à foi , ou ils fe trahiflent mutuellement, ou ils fe
heurtent les uns les autres. C'efl alors qu'il eft aifé d'aider le Prince à s'en
délivrer: le tenter autrement, c^eft mal s'y prendre.
Pa-
Origine
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 781
^^ «»SS»> ^^^ «#S2S^ ««^S*^: :S <SS»> (<J?.-^ WS S»i «3-5» tt^^
Parallelîe des deux courtes D'ynajîies Tfin âf Souy.
L'Illustre dynaftie l'cheou étant tombée en décadence, vint ce ^.._.„^
trifte Se malheureux tcms qu'on apcUe le tems des guerres. Il ne finit déV Dy-
qu'a Xfin chi hoang, qui ayant fubjugué les autres Princes, prit le titre d'Era- nadies Tftr,
pereur, 6c commença la dynaftie nommée 7/z«. De même, quoique dans ^^<"*y-
des tems bien poftcrieurs , la dynaftie T/î« étant éteinte, il y eût comme
deux Empires , l'un au Midi , l'autre au Nord : Se cela dura juiqu'à
Sony ven ti ^ qui fçut réunir les deux : & alors commença la dynaftie Souy.
Tftn chi hoang^ Sc Souy vcn n, ctoient des Princes qui avoient de la bravou-
re, de l'habileté, des talens, 6c de l'efprit beaucoup au-defllis du commun.
Leurs commencemens eurent quelque choie de plus éclatant, que ce qu'on
a vu depuis. Il n'y a qu'à lire leura expéditions militaires, on verra le foin
qu'ils prirent de placer leur cour dans un lieu avantageux, 6c les fortifica-
tions dont ils fe munirent, pour pouvoir fc défendre, On verra aufîi qu'é-
tant devenus maîtres de l'Empire, ils ne fongerent à rien moins qu'à le per- Troubles
pétuer dans leurs familles. Il ariva qu'il en fortit à la féconde génération. danll'E-'
D'où vient cela.'' C'eft qu'en tout ils s'éloignèrent des régies de l'antiquité, tat.
Premièrement , au lieu de fe borner à une infpeétion générale feule digne
du fquverain, ils voulurent tout gouverner immédiatement par eux mê-
mes. En fécond lieu, ils fondèrent leur gouvernement fur la rigueur 6c les
châtimens , 6c non fur les loix 6c fur la vertu. En troifiéme lieu, ils fe
privèrent de ce qui pouvoit être leur plus ferme appui. Enfin ils confièrent
leur héritier à des gens mal choîfis,qui n'étoient rien moins qu'atachez à
leurs perfonnes 6c à leurs familles. Il n'eft * que trop ordinaire aux fouve-
rains de fe décharger fur autrui de tout ce que le gouvernement a de pénible,
de manquer d'aplication , 6c .de s'adonner à leurs plaifirs. Quand le fou-
verain qui eft à la tête eft de ce caraiStere ,' tout le corps de l'Etat s'en
reflent : 6c c'eft par là communément qu'on voit tomber les plus grands
Empires.
Les deux Princes , dont je parle ici , font une exception en ce genre : Décaden-
c'eft par une voie toute contraire, qu'ils ont commencé de fe perdre. Tou- i^Empire,
jours dans la crainte que quelqu'un à leur exemple ne penfât à devenir maî-
tre , ils voulurent , pour parer à ce malheur , régler 6c décider tout par
eux-mêmes , jufqu'aux moindres b.agatclles. Leurs Miniftres 6c leurs au-
tres Officiers n'avoient aucune autorité, ni aucune part au gouvernement. Ils
expédioient quelques dépêches , 6c c'étoit tout. Toujours traitez avec
fierté, s'ils venoient à déplaire au Prince, ils étoient aufiî-tôt punis d'une
manière honteufe 6c dure. Aufli s'embaraflbient-ils peu d'autre chofe, que
de
* Il reprend ces quatre points 5j les explique un peu plus au long.
Fff ff 3
Fonde-
ment cftï
l'ancien
Maximes
de Souy
vert ti.
781 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
de leur propre fureté. Ils touchoient leurs apointemcnts , fe ménageoient
de leur mieux , pour éviter de choquer le Prince , 6c lui laiflbient (ignorer
les chofes les plus importantes.
La manière de gouverner de nos anciens, étoit fondée fur la vertu. Ceux-
mêmes d'cntr'eux, qui avoient employé la force des armes pour parvenir à
l'Empire, le gouvernoient félon les loix 6c la juftice, avec douceur 6c avec
Gouverne- bonté. Cette belle manière de gouverner, leur utachoit tellement le cœur
des peuples , qu'ils les trouvoient bien-tôt dociles à leurs inftruétions. De
là nâillbient la paix , l'union , le zèle 6c la reformation des abus. C'eft cet-
te manière de gouverner, qui conlèrva fi lorvg-tems l'Empire dans nos trois
anciennes dynaities.
Les deux Princes, dont je parle, s'écartèrent de cette voie. Toujours
inquiets par une crainte outrée de perdre ce qui leur avoit tant coûté, ils
changèrent les loix félon leur génie. Ce ne fut que foupçons, que recher-
ches, 6c que rigueur. Chi hcang fur- tout fut fi cruel, qu'il fe rendit abo-
minable. Auffi au premier fignal que do;ma certain T'chin^ la révolte fut
générale, 6c l'on vit finir bien-tôt la dynallie Tfin.
Souy ven ti quoique moins cruel, fuivit la mètode de CJji hoatig^ &
perdit tout par la même voie. Si ces deux Princes devenus maîtres, cha-
cun en fon tems, avoient gouverné avec juftice 8c bonté, fuivant la mè-
tode des anciens, ils fe feroicnt atachez leurs fujets: 6c quand leurs def-
cendans auroicnt eu quelques gens contraires , ils auroient été foutenus
par le grand nombre, 6c n'auroient pu tomber fi fubitement. Nous trou-
vons dans l'antiquité, qu'à peine le chef d'une fiimille étoit montéTur le
trône, qu'il partagcoit, pour ainfi parler, fon Empire avec fes parens. Il
leur nfiignoit des Etats , dont il les fiiifoit Fang ou HeoH- *. C'étoit
comme autant de remparts qui fortifioient la maifon régnante. C'eft ce
qui fit régner fi long-rems les dynaities Chang &c 7'cheou. Chi hoang prit
une autre route. La dynaftie 'Tchcoti étant fur fon déclin, 6c le beau gou-
vernement des premiers Empereurs, n'j étant plus en vigueur, les Prin-
ces tributaires, fans égard pour l'Empereur, s'étoient fiiits naturellement
de fréquentes guerres : 6c c'eft ce qui avoit achevé de perdre enfin cette
dynaftie. Chi hoang devenu feul maître , ne fit atchtion qu'à leurs divi-
fions , de peur d'éprouver un pareil inconvénient, il ne fit ni Fang, ni
Heou ^ 6c fes parens les plus proches demeurèrent fimples particuliers:
auflî quand vinrent les révoltes, il ne fe trouva pcrfonne qui s'intèrefiat à
lefoutenir. C'eft pourquoi cette dynaftie commencée avec tant d'éclat,
périt "en très-peu d'années. Souy ven ti fit en fon tems comme Chi hoang.
Sa maifon eut auûl le même fort.
Enfin comme c"cft une choie capitale, que le choix de ceux à qui l'on
confie l'héritier de la couronne, on ne peut trop prendre garde à choîfir
des gens qui foient bien fains. Fou vang choîfit Tcheon koag pour fon fils
Tchifig vang. Fou ti choîfit Ho kuang pour Tchao ti. Ce choix fut fa^e 6c
réuffit. Il n'en ariva pas de même à Chi hoang. Son fils aîné nommé Fou
fon, ayant pris un jour la liberté de lui faire une remontrance, quoiqu'elle
£ùt
* Noms de dignité.
De l'édu-
cation du
Prince hé
litier.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 785
fût refpeûueufe & jufte, Chi hoang fe mit en grofle colcrc, & le relégua
fort loin au Nord. Eicn-tôt Chi hoang ataqué de toutes parts, & fe
voyant prêt de mourir , rapela fon fils : mais il le confia mal à propos à
'Tchao kao. Celui-ci fujet infidèle, ne penfa qu'à fes intérêts particuliers.
Il intrigua avec Li fe. Fou fou ne fuccéda point à fon père, ce fut fon
cadet nommé £«/ f/;/ , qui acheva de tout perdre. Tong fils aîné de Souy
vcn ti eut le même fort que Fou fou. Son père, fur quelques raports qu'on
lui fit, le tint long-teras en prifon. A la mort il l'en fit forcir, ôc le
confia au traître Kuang^ qui garda à l'extérieur un peu plus de mefures
avec Tong qu'on n'avoit fait avec Fou fou., mais qui dans le fond le livra
aufli au parti contraire. Il y a eu mille ans 8c plus entre les Tfm & les
Souy: mais autant qu'ils ont été éloignez pour le rems, autant ont-ils eu
de raport dans tout le rcfte. La dynaltie des Han fucceda à celle des 7y7«,
elle eut plus de vingt Empereurs, 6c régna plus de 400. ans. La dynaftie
des Tang fuivit celle des Sony., elle eut vingt Empereurs, 6c régna plus de
z8p. ans: de forte que l'on pouroit dire que les Tfm 6c les Souy., ne furent,
à proprement parler, que comme les avant-coureurs de Han & de Tang.y
ceux-ci ayant duré fort long-tems, 5c ceux-là n'ayant duré que très-peu
d'années.
Les profpéritez & les calamitez préfentes ont leurs caufes dans les tems Bon état
antérieurs. Quand je lis l'hiftoire de 7/?, 6c que je vois fleurir cet Etat, duRoyau^
pendant que Koan tchong le gouverne fous Floen tfong : je n'en donne point r'^j''? ^^
toute la gloire à Koan tchong: j'en utribue une bonne partie à Pao chou («) régnedc
qui n'étoit plus. Qiiand je trouve peu après ce même Etat bouleverfé par Hoen tfon^.
Chiotao, i yu, te Kai fang: j'atribue moins ces défordrcs à ces trois mé-
dians Miniftres, qu'à Koan tchong qui les avoir précédez. Comment cela?
Le voici. Chun gouvernant l'Empire fous Tao, fit éloigner quatre méchans
hommes , qui cherchoient à fe produire. Confucius Miniiirc dans le
Royaume de Lou délivra promptement l'Etat de Tchao tching homme dan-
gereux. Si Koan tchong avoit imité Chun 6c Confucius., jamais Flocn kong
n'auroit employé ces trois hommes , 6c ils n'auroient jamais pu nuire.
Voilà déjà une mjfon pour atribuer à Koan tchong en grande partie, les
défordres qu'ils cauferent. Mais il y a plus: car je trouve dans l'hiftoire,
que Koan tchong ét^nt malade, le Prince dépnanda qui il jugeoit propre à
prendre fa place en cas de mort. La première fois que je lus ce trait
d'hiftoire, je m'atendois que Koan tchong alloit indiquer au Prince l'hom-
me le plus vertueux 6c le plus capable de ce tems-là. Point du tout. Koan
/f/jo^g à la vérité dit au Prince, que Kai fang., ^J») & Chi tao, étbient
des gens très-incapables de tel emploi, 6c même indignes de l'aprocher.
Mais hélas ! Koan tchong, qui avoit pafie tant d'années auprès de Flocn kong.,
ne le connoifibit-il donc pas ? Ne fçavoit-il pas quel penchant il avoit
pour les plaifirs "i Ne fçavoit-il pas que ces trois hommes étoient les Mi-
niftres de fes débauches? Ne fçavoit-il pas que depuis long-tems ils au-
roient
[a) C'elt lui qui avoit produit 8c fdit mettre en place Koan t(hong.
Troubles
dans le
même
Royaume,
comment
oec^fion
nés.
Maximes
de Hoen
kong & de
Ouen kong.
784 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
roient été dans les grands emplois , fî lui Koan tchong n'avoit toujours tenu
ferme à les rejetter ? Ne devoit-il pas prévoir ce qui ariveroit. après fa
mort, s'il n'y mettoit les plus grands obllaclcs? Oiii je ne crains point de le
dire, c'cft Koan tchong qui perdit 7/î, fi ce ne fut pas faute d'avoir imité
Chun («) 6c C()«/«ir/W pendant fa vie, ce fut du moins pour avoir manqué
de lui nommer un fidèle Miniftre à fa mort.
En effet, le plus grand malheur de Iji ne fut pas précifément d'avoir
ces trois méchans hommes. Ce fut de n'avoir plus un Kuan tchong. Tandis
qu'il vécut, ils n'eurent aucune autorité malgré leur faveur. Koan tchong
dit au Prince en mourant, qu'il ne devoit jamais les mettre en place. Ce
n'étoit pas l'efientiel. Car fuppofons que Hocn kong ayant égard à ce té-
moignage, les eijt en effet lai fiez fans emploi, étoient-ils les feuls de leur
caraûére? Hocn kong ne pouvoit-il pas encore faire un mauvais chois? Ce
qu'il y avoit d'important, c'étoit de profiter de l'occafion que lui fournif-
foit le Prince, de préfenter quelque homme capable : s'il avoit laifTé à
l'Etat un autre lui-même, c'étoit l'eflentiel: 6c en ce cas là il auroit pu
fans conféquence fe taire touchant ce qu'il dit fans aucun fruit fur le comp-
te de ces trois hommes.
Des ci«q Pa (/;) fameux dans l'hiftoire, les deux plus puiflans fans con-
tredit , ont été Hocn kong Prince de Syî , 6c Ouen kong Prince de Tftn. Ce
dernier n'avoit rien de fupérieur au premier; S>c les Miniftres qu'il avoit
choîfis, ne valoient affurément pas Koan tchong. 7/î à la vérité eut le mal-
heur après Hoen kong., d'avoir Ling kong Prince cmel: m:i\s Ouen kong eut
aufii pour (uccei^em- Hiao kong., Prince excefilvement doux, 6c dont l'ex-
trême indulgence étoit du moins auflî dangereufe que la cruauté de Lin
kong. Cependant, après la mort de Ouen kong., aucun des Princes tributai-
res n'ofa branler. Tftn les tint encore dans le refpcét 6c la foumifiîon plus
de cent ans. Tji au contraire déchut d'abord après la mort de Hocn kong.
Qui fit cette différence ? C'eft que Tftn avoit encore, après la mort de Hocn
kong., de fages Miniftres, qui, malgré les défauts du Prince, maintinrent
les chofes fur un bon pied : Tfi au contraire n'eii avoit point. Eft-ce donc
que quand Koang tchong mourut, il n'y avoit pas dans tout l'Etat un homme
capable de gouverner ^ Qui le croira ? La faute fut donc de n'en pas pro-
duire. Se tfiou n'ayant piî pendant fa vie faire éloigner Mi tfe toan., ni fai-
re avancer Kiu pe you., trouvé en mourant un moyen d'y réuflir après fa
mort. Siao ho prêt à mourir, préfente Tfao tfou pour fon fuccefleur, quoi
qu'il fût fon ennemi. Voilà ce qui s'appelle des Miniftres intelligens 6c
zèlez. Ils fçavoient que le bonheur ou le malheur d'un Etat dépend d'un
homme qui le gouverne. Ils auroient eu regret de mourir, fi l'Etat en
eût dû fouffrir. Leur foin étoit en mourant de le pourvoir d'un bon Mi-
ni ftre. Koang tchong mourut-il ainfi?
DIS-
(a) Ceft à-dire d'engager fon Prince à fe dcf.iire de ces trois méchans hommes.
(ij On donne ce nom à certains Princes, qui, fans être Empereurs, fe failoient ren-
dre certains devoirs de lefpeiS & de foumiflîon par leur puilTance , non par leur vertu.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE, 7^^
DISCOURSDE SOU TCHÉ.
QUand il s'agit d'obliger quelqu'un , ou de recevoir un bienfait, le De la m^
fage confidere en même tems plus d'une choie. Dans le premier "'ère de
-cas il ne le contei.te pas de dire: je puis rendre lervice à un tel, f«"'-ff^"-
& je le veux. Il examine fi la chofe lui convient: ôc s'il voit que non, il p[o^chain"
s'arrête contre fon inclination, 6c fans avoir égard à l'honneur qui lui en
pouroit revenir. Je puis procurer tel emploi à un tel, dit un homme fa-
ge: ce tel en cl^ très-capable, faifons-le donc. Je puis faire telle & telle
chofe pour un tel : mais ce tel feroit mal d'y confentir : n'y penfons plus.
S'agit-il de recevoir, le fage en ufe aufli de même. Tel avantage vient,
dit-il, je ne m'en crois pas tout-à fait indigne. De ma part, je ne vois
rien qui doive m'empêcher de l'accepter: mais je vois d'ailleurs clairement
que celui qui me le procure , fait mal de me le procurer , je le refufe. En
ufer d'une autre manière, c'eft coopérer en quelque forte aux fautes d'au-
trui : du moins c'eft fe foucier peu que les autres faiTent mal : vouloir, pour
ainfi dire, être feul fage, dès-lors c'eil cefier de l'être en effet. Il eft aifé
par ces maximes de décider lequel des deux fit le mieux, 6c fut le plus fage
de Lieou /èz, ou de Xftng hong. Du tems que les Empereurs delà dynallie
Han tenoient leur cour à l'Orient, Lieou ki Prince tributaire céda fon Etat
à fon cadet Lieou king. La cefilon en fut publiée, acceptée, 6c ratifiée:
Lieou ki perfifta toujours dans fon deflein, malgré ce qui lui fut reprélentc
fur le peu de capacité qu'avoit fon frère Lieou king.
. T'ing hong autre Prince du même rang , forma aufli le deflein de faire une
abdication lemblable: 6c afin qu'elle fe fitfans obftacles , il contrefit le
fou. M-xis Pao fing un de fes intimes amis, s'apperçut d'abord que fa folie
n'étoit que feinte. Il fit à fon ami des remontrances fi raiibnnables contre
le projet de fon abdication, que Jing hong, qui d'abord avoit cru faire une
belle aûion, conçut qu'aucontraire il feroit très-mal. Sur cela il reparut
tel qu'il avoit toujours été, 6c ne parla plus d'abdiquer. Sa promptitude
6c fon courage à reculer , font très-loiiablcs 6c font de plus une preuve
qu'auparavant il n'agiflbit point par vanité : mais que réellement il croyoit
bien faire. C'eft ainfi que raifonne Fan Lettré de réputation, qui conclut
de-là en faveur de Ting hong, &C le préfère à Lieou ki.
•Il s'objfTre Tai pé 6c P^^-, qui fous ladynaftie Tcheou cédei-ent leurs Etats
à leurs cai. ;ts, 6c fe rendirent célèbres par cette abdication. Il répond
que Tai pé ?^Pey ayant donné les premiers ce bel exemple, il n'eft pas fur-
prenant qu'on en ait été frapé dans le tems: que Tai pé&c Pey étant d'ail-
leurs très-connus., on ne peut atribucr qu"'à leur vertu la ceflion qu'ils
firent: mais qu'on a vu depuis des gens fans vertu, par une fotte ambition
devenir fameux , comme ces deux grands hommes, prendre mal à pro-
S^ome IL ' Ggg gg pos
Du Choix
de l'Héri-
tier de la
Couronne,
Faute que
commet
Littit ki.
Marque
finguliere
de piété
filiale.
7g5 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
pos cette faufle route. Tel fut Lieou ki , ajoute Fan: par fa ceffion il fe fît
un nom dans fon tems: mais ce fut aux dépens de fon Etat 6c de fon frère- j.
qui ne put gouverner fans troubles. T'ing hong aucontraire, dit le même
Fan^ en voulant renoncer à fon Etat, ne cherchoit point précilement à fe
faire un nom. Il croyoit faire une belle aftion, & procurer en même tems
l'avantage de fon frère 8c de fon Etat. On lui fit voir que fon abdication
étoit contraire à l'un & à l'autre. Aufli-tôt il recula, 6c reprit le grand
chemin, l'ing hong fans contre-dit l'emporte: on ne peut fans injuftice lui
comparer Lieou ki. C'eft ainfî que décide Fan: 6c à mon fens, il décide
bien: mais il pouvoit mieux faire femir l'équité de fa déciiion:on trouvera
bon que je le fa(re.
Nos anciens Rois, en établiflant la coutume, 5c fe faifant comme une
loi de faire fuccéder leur fils aîné , n'agiffoient pas à la légère , ou par
pure inclination : leur vue étoit de faire en forte que la tige de leur race
fiit toujours bien diftinguée, 6c de prévenir par là les troubles. Chaque
Empereur,, chaque Prince tributaire recônnoît un premier Prince de fa ra-
ce, dont il 'tient fa couronne. Un Empereur n'oferoit donner à fon gré à
celui-ci ou à celui-là, l'Empire qu'il tient de fes ancêtres. Cette maxime
efl reçue. Sans doute que Lieou ki Se 'Ting hong ne s'étoient pas faits Prin-
ces eux-mêmes: ils étoient dans ce haut rang, & tenoient de leurs ancêtres
les Etats qu'ils vouloient quiter. Or donner un Etat qu'on tient de fes
pères,. à celui qui ne doit pas lepofleder: c'cft une faute. Tay pé bc Pc y le
firent, il eft vrai : mais ce fut dans des circonftances afies finguliéres : ce
n'eft point un exemple à fuivre: 6c Lieou ki fit mal par plus d'un endroit. II
fit trop peu de cas d'un Etat qu'il avoit reçu de fes ancêtres. Il fut caufe
que fon frère fit fouffrir, 6c foufïrit beaucoup. Enfin il donna atteinte
aux lois reçues 6c très-fagement établies pour le repos des Etats.
A en juger donc fainement ^ félon les rits, la faute de Lieou ki fut grande.
Ce qui pouroit la faire paroître un peu moindre, c'eft que fous la dynaf-
tie Han où il vivoit , bien des gens prenoient cette voie pour fe faire un»
nom. Cette manie commença fous les Han occidentaux. Ouei kiuen tchin
en donna l'exemple. Ayant été fait Heou^ il céda cet honneur à un de ks
frères, L'Empereur qui rcgnoit alors, regarda cette action comme un
trait d'une éminente vertu: 6c à l'exemple du Prince, tout l'Empire l'en
eftima, 6c en fit l'éloge. Cette idée peu à peu s'établit fi bien, qu'un hom-
me, fût-il d'ailleurs fage 6c vertueux, étoit aflez peu eftimé, s'il ne fai-
foit quelque coup femblable. Mais fi cette idée, alors commune, peut
diminuer la faute de Lieou ki, nous en devons d'auïant plus eftimer Ting hong,
qui fans fe laifler entraîner au torrent, fçut fe maintenir dans le. droit che-
min. Pour moi, je n'y penie jamais, que je ne l'admire.
Il y avoit dans lerRoyaumedeT/^/'^un homme d'un grand mérite, nommé
Chin min. D.ms la vue de s'aquiter des devoirs d'un bon fils, il demeura
particulier , 6c trcs-affiJu auprès de fon père. Cela même le fit encore
plus eftimer. On le loua tellement au Prince, qu'il le voulut faire un de
les Miniftres : Chin min voulant s'enexcufer, fon père lui en demanda la
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 787
raifon. C'eft, dit-il, que je craindrois de ceficr d'être bon fils. Y pen-
fes-tu , dit le père, tu toucheras les apointemens de Miniftre, 6c je n'en
ferai que mieux; tu en rempliras les devoirs, 6c par là tu te feras honneur
6c à moi auffi. C'eft ton avantage 6c le mien: accepte, je le veux ainfi.
Cbm min obéit, le voilà Miniftre. Au bout de trois an§, Pc kong fe révol-
te. Se ma îfe qu'on lui oppola dabord , fut défait 6c perdit la vie. Chin
?»/« courut au iccours. Son père, pour l'arêter, lui dit: quoi, vous m'a-
bandonnez ainfi, pour aller chercher une mort certaine ? Un homme en Sentimenr
place, répondit Chm mi», fe doit foi-même à fon Prince, 6c ne 'doit que ^'^- ^^'"j
lès apointemens à fon père 6c à fa mère. Je fers le Prince, vous l'avez vou- devoirs ^
lu: je facrifie ma vie pour lui. Après quoi, il marcha à la tête d'un corps d'un
de troupes, 6c ferra de près les rebelles. Pe kong, qui connoiflbit C/ji/i min. Homme
dit à un de fes Officiers nommé Ché ki: nous voici dans une mauvailè fi- ^" ^'*"*
tuation. Chin min eft habile 6c brave : il nous tient ici comme bloquez;
Que faire? Voici un expédient, ait Ché ki : Chin min s'eft rendu célèbre,
comme vous le fçavez, par fa piété envers fon perc. Il faut fe faifir du pè-
re. Alors le fils pour le fauver, poura écouter des propofitions avantageu-
fes que vous lui ferez. Pe kong détache auffi-tôt des gens , qui par adrcfic
faifirent le père : puis il envoya dire à Chin min: partageons Tfou entre nous
deux, fi vous le voulez, j'en fuis très-content. Sinon , j'ai entre mes mains
votre père, il perdra la vie. Chin min répondit , fondant en larmes : J'ai
été dabord bon fils: je fuis maintenant Miniftre fidèle: puifqucje ne puis
en ce moment accorder Jes deux devoirs , je fers le Prince; 6c mon devoir
exige de moi tout ce que je puis faire pour lui. Il charge auflî-tôt les re-
belles , les défait, 6c tue Pe kong: mais on tua auffi Ion père. Le Prince
voulut récompenfer fon Miniftre d'un préfent de cent livres d'or. Chin min
les refufa, 6c dit: ne pas s'expofer à tout pour fon Prince, ce n'eft pas être
bon fujet, encore moins Miniftre zélé. Mais en fauvant le Prince 6c l'E-
tat, caufer la mort à fon propre père, ce n'eft pas erre aflez bon fils. Puif-
que je n'ai pas fçû accorder ces deux devoirs eniémble, avec quel front pa-
roîtrois-je encore parmi les hommes? En finifiant ces paroles , il fc donna
lui-même la mort.
Tang king tchuen raporte encore d'autres exemples de ces ef-
pèces de héros , qui fe font ainfi donné la mort , pour ne pas furvivre
a un prétendu dcs-honneur : 6c il fe contente de dire une fois : il me
femble qu'un homme ne doit point fc donner la mort , s'il n'a rien à fe re-
procher.
Il s'eft trouvé de tout tems, dit Song ki, des gens qui ont pris le parti ^^"gj'f^".
de la retraitte. Mais on en peut diftinguer des efpèces bien différentes. Je [es" de Per-
les réduits toutes à quatre : trois bonnes 6c une mauvaife. fonnes qui
Les premiers font ceux qui ayant toujours vécu retirez, ont eu une ver- aiment la
tu fi fort au deffus du commun, qu'ils n'ont pu la tenir cachée. Oiii, l'on f^'faitc.
en a vu de ces hommes, qui, enfoncez dans les montagnes ou dans les dé- Pf^T""^
fers, étoient cependant connus 6c refpeâez généralement de tout le monde f^*^*'
à caufe de leur vertu. L'honneur qu'ils fuyoient, les pourfuivoit : 6c les
Ggg gg a Pl"s
78« DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
plus puiffans Princes de leur tems s'cmpreflbient, pour ainfi dire, à leur
témoigner de l'eftime.
fcconde Les féconds font ceux , qui , après avoir paru dans le monde , & même
- ^ "■ dans les emplois , fentant la difficulté de fe maintenir & de s'avancer fans fe
démentir, 6c fans donner quelque chofe aux abus ôc à la corruption du fié-
cle, fe font demis de leur charge , Se fc font retirez de la vue du Prince,
mais en lui laiffant & à, tout le monde, une fi bonne opinion de leur mérite
£c de leur vertu, qu'ils ont toujours été regrettez.
Troifiéme Les troifiémes font ceux qui, naturellement timides, ne le croyant pas les
Efpèce. talens néceflaires pour rduflîr dans les emplois , vivent retirez à leur cam-
pagne, mais s'y comportent de manière,, que bien loin de fe faire mé-
jrfler par leur retraite, ils font juger qu'elle eft l'effet de leur fagelTe 6c de
leur vertu. Le premier de ces trois ordres l'emporte de beaucoup fur
les deux autres : ôc ce n'eft que de celui là, dont, parle Confucius avec é-
loge.
Quatrième Outre ces trois ordres, dont chacun a fon mérite,, il y a une quatrième
lifpèce. efpèce de gens, qui , également artificieux 6c intéreflez, cherchent à fe
faire pafler pour gens de vertu, par une retraitte affedtée : ils feroient bien
fâchez qu'on les y laiflat. Leur vue eft de rendre tout le monde plus atten-
tif à ce qu'ils peuvent avoir de talens, de fe faire comme rechercher, 6c.
de s'abréger par là le chemin aux premiers emplois. Leur artifice a- t-il
rculll ? Sont-ils en place : leur prétendu détachement difparoît bien-tôt.
J'expofc ces différens caraâéres , afin qu'on ne s'y trompe pas, 6c qu'oa,
n'eilime en ce genre, . que ce qui eft eftimable.
Peth Difcoiirs Ça) fur le ftlence , dont l'Auteur eft Ouang
yong ming. H le raporte lui-même ^ &" raconte à
quelle occafion il le tint à Leang tcliong yong.
îhftru(fl!on î Eanctchongyong étoit un homme, qui joignoit à un efprit.
pour les I ^ au-defllis du commun, des inclinations nobles 6c relevées. A peine
grands fut-il Tfcng £e *, qu'il fe lentit piqué d'une généreufe ardeur de fe fignaler
ftrlmrs, ^^^^ quelque importante charge. Un jour qu'il rouloit ces penfées dans
fon efprit, rentrant tout à coup enlui-n>ême: j'ai tort, dit-il j c'éft p-op-
tôt vouloir gouverner les autres. Comment y pourois-jc rcuflîr , n'ayant
pas encore apris à me bien gouverner moi-même? Après cette réflexion ,
il ne penfa plus qu'à fe bien étudier lui-même. Il s'apliqua à rechercher ce
qu'il
(a) Ce (lifcours & ce qui fuit, eft tiié, non delà compilation de Tan^ king tihutn^,
imais des œuvres de 0«iîb» yang ming, qui yivoit fous Ja dynaftie M'wg.
"•Nom de degré de.liuératurc.
ET DE Lx\ TARTARIE CHINOISE. jiç
qu'il pouvoit avoir de mauvais penchans : Se il commença à travailler à co-
nger un défaut qu'il reconnut en lui: Içavoir, d'être trop grand parleur.
Nous nous rencontrâmes en ce tems-là dansune bonzerie, qu'on avoit
nommée la bonzerie du filcnce.
Tchong yong prit de là occafion de me demander quelque inftru6tion fur '^,°", ^'°'
la manière de le taire à propos. J'ai moi-même, lui répondis-je, le de- faut jg
faut de trop parler. Ainli je fuis allez peu propre à donner des leçons de trop par-i
iilence aux autres. Je n'ai pas laiflé de remarquer que ce défaut vient ordi- ''^'■>
nairement ou de vanité , ou de diflipation, & de légèreté. J'appelle ici
vanité certain empreflément de briller au-dehors : j'entends par dilîipation
Se légèreté , une trop grande facilité à laifler échaper fon cœur au-delà
du juile milieu, qui le doit garder en toute chofe. Voilà ce que j^'ai re-
marqué par ma propre expérience. Du relie les anciens nous ont laifTé de
belles maximes- lur cette matière, qu'on trouve répandues dans nos livres.
Voici les principales en abrégé.
Ils commencent par réprouver quatre fortes de fîlence , ou de taciturni- Des diver-
ré. Se taire quand on a des doutes de conféqucnce, 6c ne pas confulter j" fiiencc
pour les éclaircir : ou bien, ce qui eft encore pis , demeurer plutôt volontai-
rement dans une ingnorance groffiere, que de parler pour s'inftruire, c'eft
bétife 6c llupiditc. Se taire par une lâche complailance, 6c précifément
pour gagner l'afFeûion des Grands, c'eft intérêt 6c flateric. Se taire pour
cacher les défauts , fous les aparences de réferve : c'eft orgiieil. Enfin
cacher fous un filence modefte, 6c fous un air fimple,un cœur plein de ve-
nin 6c de malice, pour exécuter plus fûrement un mauvais deflein : c'eft
hipocrifie. Tout cela n'eft point fîlence, ou c'eft un filence criminel:
mais il y a un filence loiiable, qui peut venir de divers bons motifs, 6c
qui a auffi divers bons effets..
Le fage, dit Confucius, parle toujours avec pudeur, & avec un air f^"!!"^^"^
modefte, comme s'il reconnoiflbit du défaut dans fes aftions 6c dans Ces ^.f^^ ("f"^
paroles. Dès l'antiquité la plus reculée, un homme peu rèfervé dans fes fi'ence.oij
paroles, a toujours paflc pour peu réglé dans le refte, 6c pour incapable l'^/rMefe
de grands emplois. Ainfi la pudeur, la modeftie, la réferve, font comme '*''^^*
les premières leçons de ce qu'on apelle filence ou l'art de fe taire. ^ Le fa-
ge , dit encore Confucius, aime à le taire: du moins il n'aime pas à parler
beaucoup, parce qu'il eft occupé du foin de bien faire, 6c l'amour qu'il a
pour le filence, naît comme naturellement de fon aplication confiante à
veiller fur fes aclions.
Si donc les gens vertueux , communément parlent peu : ce n'eft pas Motifs du ^
qu'ils fadent confifter la vertu dans le petit nombre de paroles, ni qu'ils fe [{''■^""^j
taifent précifément pour fe taire: ils ont une fin plus relevée: ils regardent q^.^^ ^,^j,
lé fîlence comme un excellent moyen de conferver la vertu, 6c de l'aquè- tueux.
rir. Méditer afiidument , dit Confucius , quelque importante vérité ,
c'eft le moyen de devenir éclairé: le moindre fruit qu'on en retire, c'eft
d'éviter les grofles fautes , oij tombe à chaque pas le commun des hom-
mes. Pour réuflîr en quelque entreprife que ce Ibit, y penfer long-tems
Ggg gg 3 en
*<jo DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
en repos, c'eft ce qu'on apelle avec raifon fagefle & prudence. Mais fur-
tout , pour découvrir nos niauvaifes inclinations , & les artifices de l'a-
îuour propre , il n'y a pas de meilleur fccret , que de nous exami-
ner dans le filence 8c dans la retraite, l'en tfe avança tellement par cette
voye, que ne parlant prefque à perfonne, ils s'atira cependant par la vertu
l'cllime & la confiance de tout le monde. Voilà jufqu'où l'homme peut
pouflcr cette vertu: il en a le modèle dans Tien. Tien ne dit pas une pa-
role, 6c qu'eft-il beloin qu'il parle ? Les quatre Taifons fe fiiccedent avec
ordre: chaque chofe pouflc à tems: qu'eft-il bcfoin que fT/Vw parle.? Son
filence eft cloquent. Aufli n'y a-t-il parmi les hommes, que les fages du
premier ordre, qui puilTent imiter un fi beau modèle. Leang tchong ygng
comprit fort bien ce difcours., 6c en profita.
^u/re D //cours (a) du même fur la mort de Hoang hien-
fou père d'un de fes Difciples,
Difcours I A Ans le territoire de Tchao^ vivoit un honnête Lettre, dont le nom
^àsHo^nl^ i ^ de fimille ctoit //o^î»g , le nom propre ctoit ©«^ç/'iîo, 6c la feigneurie
hitnfou. ctoit Hien fou. Il avoit un fils nommé M(9;/_g y?»^. Ce fils avoit fait quel-
ques centaines de lieues , pour venir fe faire mon difciple. Au bout de
quelques mois d'une grande afllduité, il prit congé pour quelque tems,
afin d'aller voir fon père : 6c après deux ou trois mois d'ablence, je le vis
de retour plein d'une ardeur toute nouvelle. Après que^jucs autres mois,
il voulut encore aller voir fon père, il s'en alla ainfi, 6c revint plufieurs
fois dans l'cfpace de quelques années. Mong ftng ctoit un jeune homme
qui avoit de très-bonnes qualitez. Il pignoit à un cœur plein de droi-
ture 6c de probité, des manières honnêtes 6c polies. Sur tout il étoit bon
fils. Mais il étoit d'une complexion très-délicatc 6c peu capable de fou-
tenir de grandes fatigues. C'eft pourquoi moms il craignoit la peine de
ces allées 6c venues, plus je la craignois pour lui.
Je le pris donc un jour en particulier, 6c je luis dis: cher difciple, vous
^tes déformais fufïifamment inftruit: il eft trop pénible pour vous de faire
fi fouvent de fi longs voyages. Vous pouvez vous en épargner la peine.
Ce que vous devez, à votre père , eft une raifon légitime de refter chez
— vous: dcmeurez-y donc, fi vous m'en croyez: 6c, fuivanc lesoccafions,
mettez en pratique ce que vous avez apris à mon école.
Mong fmg^ auflî-tôt les genoux en terre, me répondit en ces termes.
Maître , dit-il , vous ne connoiflez pas mon père. Quoiqu'élevé fur le
bord
(4) Dnns les œuvres de Oimng <^on% mtn% ce ttifcours. fe trouve fous le titre à'Hieutn,
compofition pour la cérémonie Tfi. C'eft une elpècc d'éloge fiiiicbre,
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. /pi
bord de la mer dans un pays aflez fauvage, il a eu dès fa plus tendre jeu- Suite du
nèfle, un grand fond d'eflimc pour la doftrine des anciens fages. Il a I^''*J"fs
long-tems cherché quelqu'un qui pût lui fervit de guide en cette étude, |i|J ,!j ™"'^
fans avoir eu le bonheur de trouver ce qu'il cherchoit : depuis quelque hienfou.
tems, par le moyen de Siu, de long, & de quelques autres, qui ont été vos
difciples, mon père a connu votre doftrine, 6v en a pris quelque teinture.
Je ne puis vous exprimer l'elliime qu'il en fait. Vous en pourez juger en.
quelque forte par ce que ]c vais vous raconter.
Mon père n'eut pas plutôt eu connoiflance de votre doftrine, que m'ex-
hortant à la fuivre, mon fils, me dit-il, vous me voyez vieux : je ne vous
recommande point de travailler à aquérir des richefles , & à vous poulFer
dans les charges. A quoi je vous exhorte, c'eft à vous avancer dans la
vertu, ôc à bien profiter fous un fi bon maître, à l'exemple de ces fages
qui font fortis de fon école. Je ne prétends point être un obftacle à votre
avancement: nique, pour avoir foin de ma vieilleffe, vous renonciez à un
fi grand avantage. Quand votre abfence me réduiroit à ne manger que du
ris clair, 6c à n'avoir que de l'eau à boire : quand même elle m'cxpoferoit
à demeurer fans fépulture après ma mort, je ferois content de vivre Se de
mourir ainfi , pour vous procurer le moyen d'aquérir la vraye fagefl'e.
C'eft fur ces ordres de mon père , que je fuis venu d'abord me mettre
au nombre de vos difciples , & que j'ai fait pour cela quelques centai-
nes de lieues. Toutes les fois que je men fiiis rétourné pour voir mon
père, j'ai eu beau le prier de me permettre de demeurer du moins trois
mois avec lui. Jamais il n'y a voulu confentir. Il n'a même jamais voulu
m'accorder un mois de féjour. Il a toujours eu foin au bout de quelques
jours, que tout fiit prêt pour mon voyage, preflant fur cela les domefti-
ques, èc m'exhortant moi-même à partir. Quand la tendrefle naturelle
me tiroit les larmes des yeux, & qu'en cet état je me préfentois à lui pouf
le conjurer de trouver bon que je le ferviflc plus long-tems: il répondoit
à mes larmes, en recommençant fes exhortations, £c en me reprochant
qiiclquefois que i'avois un cœur de fille. Je vois pourtant bien,, ajoûtoit-
il, en s'attendriflant lui-même, que ton intention eft bonne, 6c que tu
cherches à me prouver que tu es un bon fils : mais ce n'eft pas bien t'y
prendre. Fais ce que je veux pour ton bien malgré ma tendrefle, 6c n'ai-
gris point ma douleur. Voila dans la vérité comment en ufe mon père ;
éc je vous avoue franchement, que malgré le défir que j'ai de profiter de
vos inftruftions , il n'a jaiftais tenu à moi que je ne fois refté plus long-
tems auprès de lui: 6c fi je fuis à chaque fois revenu.fi promptement, c'eft
que mon père l'a voulu liii-mêm.c: le moyen de lui défobéir?
A ce difcours je ne puis m'empêcher de me récrier, quelle fagefle dans
Hong bien fou\ C'eft là ce qui s'appelle être un bon père. Quelle tendrefle,
8c quelle obéiflance dans Mong fing ! C'eft là ce qui s'appelle être un bon
fils. Courage donc , ajoûtois-je alors : efforcez-vous , cher difciple , de
répondre parfaitement au zèle d'un fi fage père. Hélas! cette année, au
commencement de la quatrième lune , un exprès nous a aportc la trifte
nou-
7iM DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Suite du nouvelle de la mort de Hoang bien fou. Quelle perte! La vraie fageffe eft-
Difcouis depuis long-tems négligée. Rien de plus nire , que des gens qui l'eltiment
«""e ^h!^»^^ véritablement, 6c qui s'y appliquent. Ceux qui font leneufement leur oc-
hienj'xt^ cupation dc l'ctude de la iageflc, font li rares, qu'ils font regardez du com-
mun des hommes , comme des elpéces de prodiges. Le nom de iage eft
encore en vogue : le monde elt plein de gens qui s en parent : mais le nom
e(l tout ce qu'ils veulent: leurs délîrs, leurs foins, leurs actions, leurs inf-
tructions mêmes à leurs enfans , tout n'eft que vanité ou intérêt : & s'ils
parlent de lagefle, ce n'ell pas qu'ils y afpirent, c'eil pure parade 6c often-
tation; fur dix qui en parient, il y en a huit ou neuf qui ne le font que du
bout de lèvres. Sur-tout c'ell une chofe aujourd'hui bien rare de trouver
des pères aflez fages, pour préférer à tout intérêt 6c à toute inclination na-
turelle, le foin de faire avancer leurs enfans dans le chemin de la vraie fa-
geflé. C'eil ce que içut. faire, malgré le torrent , Hoang bien fou ^ dont
i'aprcns la mort. Quelle perte, hélas! Puilque l'éloignement des lieux ne
me permet pas d'aller pleurer près de fon cerciieil, 6c d'y témoigner com-
bien fa mort m'afflige, je veux y fupléer<;n quelque forte par cet écrit. Au
refte , en faifant connoître le zèle de Hoang bien fou pour l'avancement dc
fon fils dans les voies de la fageiïe , ma vue n'eft pas feulement de témoig-
ner publiquement l'eftime que ce zèle m'avoit donné pour fa perfonne , 6c
le regret que j'ai de fa mort,, c'eil: aufîi de propofer à tout l'Empire ce beau
modèle d'un amour vraiment paternel 6c d'animer fon fils mou difciple, à
répondre parfaitement aux intentions d'un fi fage père.
Le même repond à une queftion que lui faifoit un ami de Ouang yong
ming: cet ami lui écrivit un jour en ces termes. Je vois des gens qui raifon-
nent fort fur ce que Confucius 6c Ten tfc ont entendu par l'expreflion Lo *.
Oferois-jc vous prier de m'en écrire votre penfée? Ce plaifîr ou cette joie ,
dont parlent Confucius 6c l'en tfe, eft-ce la même chotè que ce mouvemerw:
du cœur, qu'on compte pour une des fept affeélions dont il eft capable, Sc
qu'on apelle communément joie. Si Confucius n'entend que cela, il me
iemble que cette joie n'ell pas un privilège du fage,& que les gens du com-
mun en font tous capables. S'il s'agit d'une joie toute autre , bien plus
Eure 6c plus folide, que le Iage, dit-on, conferve au milieu des événemens
;s plus trilles ôc les plus terribles: il y a un autre embaras: car Confucius
dit aufll,6c bien d'autres après lui, que le fage doit être inceflamment fur fes
fardes, 6c dans une efpèce de crainte 6c d'apréhenfion continuelle : il fem-
le que cela eft bien plus propre à donner de la triftefie, qu'à caufer du
plaifir.
Voici quelle fut la réponfe de Ouangycng ming.
Cette joie dont p:\rlc Confucius, c'eil le cœur même jouifTant du plaifir
de fe pofTcder. Ainfi quoique ce plaifir, dont parle Confucius, foit auffi
compris fous ce genre de joie, qu'on compte pour une des fept affeétions:
il ne doit pus être confondu avec aucune autre efpèce de plaifir, comprife
fous
* Lo fign:fie joye , fatisfaâion , plaifir.
fur la mort
de Hoan^
hien fin.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 7^3
fous le même genre. De cette réponfe fuit encore réclairciflcment de vo- Suite d'i
tre fécond embaras. Car quoiqu'il foit vrai en un fens, que cette joie eft Difcourv
en quelque façon commune à tous les hommes : il eil cependant vrai de di- ''"'
re , qu'elle convient particulièrement au fage.
Tous les hommes ont un coeur, il eit vrai, mais tous ne le pofledent pas:
il n'y a que le feul fage. Ce plailir d'un cœur qui ie poflcde , n'eit connu
que de lui: les autres en font tous capables: mais ils ne le connoiflent ni ne
le goûtent : ils courent volontairement à tout ce qui lui cil contraire: ils
s'aveuglent 6c fe troublent de plus en plus. Ce n'eil pas que tous les hom-
mes ne puiflent afpirer à cette joie. Qu'ils ferment les yeux à tout le refte :
qu'ils les tournent fur eux-mêmes : qu'ils ayent fuin de rapcller leur propre
cœur à fa droiture naturelle: & des lors ils auront part à cette joie iblidc &
pure. Voilà ce que j'ai maintenant à vous répondre , mais permettez-moi
de vous dire que je fuis un peu furpris que vous me falFiez encore des qucf-
tions fur cette matière, puis qu'après les entretiens que nous avons eus, vous
avez depuis du tems, toutes les lumières nèceflaires: vous amufer encore à
faire fur cela des recherches, c'eft fairejullement comme celui qui étant fur
fon âne, le cherchoit de tous cotez {a).
Kao cbenfoii ètoit venu de Hoang tcbeou^\ï\\c de Hou quang* ^ pour fe fai-
re difciple de Ouangpng ming. Au bout d'un an comme il vouloit s'en re-
tourner, il vint trouver 0^^^«^j(?«g»//«^ en particulier, & lui dit: Maître,
j'ai eu le bonheur d'entendre votre importante doèlrine fur ce qu'on apelle
réfolution ferme : je crois l'avoir bien comprifc, Se moyennant cela me pou-
voir conduire. Cependant , prêt à m'éloigner de vous , je vous prie de
vouloir bien me donner un mot d'inllruftion , dont je puifle jour & nuit
confe'rver le fouvenir. Ouang yong ming lui répondit :
Dans l'étude de la fagefTe , il faut imiter ce que font les laboureurs dans
l'agriculture. Ils commencent à la vérité par bien choîfir la femcnce, yc
par la jetter à propos en terre : mais ils n'en demeurent pas là. Ils labourent
enfuite la terre avec foin: ils en ôtent les infectes, ils en arachent les mau-
vaifes herbes : ils arofent quand il le faut: ils travaillent tout le jour à la
culture de leur champ, 6c la nuit même ils en ont fouvent refprit occupé.
Ce n'eft que pai'ces foins 6c ces fatigues, qu'ils efpérent que le peu qu'ils
ont femé, quoique choîfi 6c mis en terre à propos, fera d'un grand rapport
en Automne. Vous devriez allez m'entcndre. Mais fi vous voulez que je
m'explique encore davantage , je vous dirai que cette réfolution ferme dont
nous parlons tant, 6c que vous vous fîatez d'avoir, eil comme la femcnce
du laboureur. Etudier, penfer, raifonner, s'éprouver dans la pratique,
font chofes auffi nèceflaires en matière de philofophie, que le font labou-
rer , fumer, herfer , 6c arofer, en matière d'agriculture. Un cœur, à qui
cette
(<j) Le Chinois dit en quatre petits mots Ki lia mi Un. Monter âne , chercher âne.
Voila mot à mot notre proverbe, qui tout bas qu'il eft, fait la conclufion d'une ieitre de
la morale la plus rafinée.
{b) Nom d'une des ptovinces de la Chine.
^ome IL Hhh hh
7P4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
cette réfolution manque, eft un champ où l'on n'a femé rien de bon, Se où
il ne croîtra conféqucmment qu'ivraie toute pure. Un cœur qui a cette
réfolution, & qui s'en tient là, c'eft un champ bien enfcmencc , mais en-
fuite abandonné fans culture. Le bon grain qu'on y a femc iera fufFoqué
par l'ivraie. Je ne vous diiîîmule point que je crains beaucoup pour vous
quelque chofc de femblable.
Réponfe de Ouang yong ming à deux de fes Difàples,
KOuEN Kl eft un homme qui a beaucoup de lumières, & dans qui
__ j'ai toujours reconnu beaucoup d'ardeur pour la vraie iagefl'e ; je luis
ravi d'aprendre que vous ayez avec lui de fréquens entretiens : cela ne peut
manquer de vous être utile. Sur ce que vous me propofez de fa part, voi-
ci ce que j'ai a répondre. Sans doute il eft permis de fe procurer quelque
emploi, & quelques revenus, fur-tout quand d'ailleurs on n'a pas de bien, 6c
qu'on ne peut fans cela pourvoir aux befoins de fes parens déjà vieux. Con-
féquemment il eft permis de prendre fes dégrez, de fe produire au-dehors ,
6c de faire connoître fes talens. . Car il eft contre la railbn, quand on afpirc
à quelque emploi , de l'attendre uniquement de ?/>«, fans prendre de fon
côté nul des moyens humains pour y parvenir. Mais voici à quoi il faut
prendre garde. Premièrement, ne jamais s'écarter du droit chemin de la
raifon, foit dans les vues qu'on fe propofe,foit dans les moyens qu'on prend
pour y réuflîr. En fécond lieu, ne point fe laifler troubler par le bon ou
par le mauvais fuccés. Celui qui fe fent ferme fur ces deux points, peut,
fans déroger à la qualité de llvge , fe procurer des emplois, 6c s'y occuper.
Mais aulll ces deux points font lî efrentiels, fur-tout le premier, que s'il
manque, en vain renonceroit-on aux dégrez, aux emplois, 6c atout le
refte : en vain pafleroit-on les jours entiers à parler de la vertu : ce ne feroit
que vanité. Aullî nos anciens ont-ils dit comme en proverbe : ce n'eft pas
un grand mal que de quitter l'occupation de philofopher: le point eft de
ne point quitter l'amour de la vraie fagelTe, 6c la réfolution d'y tendre tou-
jours. Surquoi il eft à remarquer, qu'on dit qu'il ne faut pas quiter cette
réfolution, cela fupofe qu'on l'a déjà. Il faut fur cela que chacun fe fonde.
Plus je penfe aux bonnes qualitez que vous avez: plus je me fens porté à
vous prefler de ne les pas rendre inutiles.
Faites atention , mes chers difciples, qu'autant qu'il eft rare d'avoir un
auffi heureux naturel que le votre , autant eft il facile de le corompre 6c
d'en abufer. Ce n'eft pas un petit avantage de trouver quelqu'un qui nous
inftruife dans les voies de la vraie figefte. Mais fçachez qu'autant qu'il eft
rare 8c mal aiic de rencontrer un homme qui nous les fjifte bien connoître ,
autant eft-il facile 6c ordinaire de s'en écarter, lors même qu'on les a con^
nues. Ne parvient pas qui veut à cet âge mûr ôc plein de vigueur, dans
le-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 79J-
Icquel vous êtes aujourd'hui: mais comme il ne dépend pas de l'homme d'y
parvenir: Içachez qu'il n'eft pas non plus en Ion pouvoir , d'empêcher que
ces belles années ne s'écoulent bien promptemcnt. Enfin il eft audi facile
de le laiflcr entraîner au torrent du liccle, que difficile d'y rcliller. Pelez
tout ceci, mes chers difciples, Sc que ces confidérations vous animent à fai-
re de nouveaux eftbrts.
Le même exhorte fes Dïfciples , à tenir en fon abfence de
fréquentes Conférences.
LES plantes les plus faciles à élever, ne laiflent pas de mourir, fi, pour Utilité des
un jour de foleil, elles en ont dix d'un grand troid. Quand je viens Conferea-
ici, vous vous emprefléz tous de vous aflémbler, aucun de vous ne manque
à le trouver aux conférences qui s'y font: £c chacun dans ces conférences
témoigne une grande ardeur de profiter. Cela me fait un vrai plaifir: mais
je ne viens ici que raremer" quand j'y viens, je n'y refte que peu de jours :
"& tout ce que je puis fane , c'eft de vous aiîembler trois ou quatre fois.
Aufll-tôt que je fuis parti, voilà les conférences finies. Chacun de vous fe
tient chez foi: & les journées fe paifent ians que vous vous voyiez les uns
les autres. C'eft bien plus de dix jours de froid contre un de chaud. Le
moyen que la iagelTe, plante qui eft fi difficile à élever, puifl'e fleurir par-
mi vous.
Je vous exhorte donc à ne pas borner ainfi vos afiemblées au tems que je
puis refter ici. Tous les cinq jours, s'il eft poffible, ou du moins tous les
huit jours, il faut, toute autre affaire à pan, vous alTembler une fois pour
vous entretenir de la vertu, & vous animer à la pratiquer. C'eft un excel-
lent moyen pour achever de vous débarafler de tous les amufemens du fic-
elé, & d'avancer beaucoup en peu de tems dans la vraie doétrine, qui n'eft
autre chofe pour le fond , que la charité 6c la juftice.
On le dit , & il eft vrai, pour faire bien & promptement un achat, il
faut aller au marché. S'agit-il d'un grand édifice, ou d'un autre ouvrage
conlîdérable.? Il n'y a point de meilleur moyen d'y rcuirir,que d'en délibé-
rer auparavant en commun. x'\iremblcz-vous donc fouvcnt, mais n'apor-
tcz à ces afTeniblées ni paffion, ni préjugé. Témoignez- vous les uns aux
autres de l'atachement & du refpecl: : & fçachcz que dans un commerce
comme le votre, celui-là gagne le plus qui fçait le mienne céder aux au-
tres. S'il arivc quelquefois, qu'on ne convienne pas fur quelque point,
c'eft alors que, fins s'échauffer. Se (ans donner aucune entrée à cette mal-
heurcufe envie que chacun a naturcUcmcntde l'emporter, il faut le rcciieillir
avec plus de foin , 8c chercher uniquement la vérité. Qvie fi quelqu'un par
vanité, on par jaloufie, fe fait une affaire d'avoir le delîus,. ces tréquentes
Hhh hh i coa-
des Conft:
rences,
796 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CÎIINE,
Suite de conférences fi avantageufes d'elle-mémcs , font pour celui-là très inutiles/
^À^^r^lf^ Faites y de férieufes atentions.
Un jour c^ue Ouafig yang ming ^a.CCoifpa.Y les halles avec quelques-uns de
fes difoples. Deux crocheteursjje ne fçai pourquoi, fe querelloicnt l'un
l'autre. T.u n'as ni raifon, ni confciencc , diioit l'un. C'elt toi qui en es
entièrement dépourvu, répondoit l'autre. Tu es un trompeur, diioit le
premier: tu as le cœur plein d'artifices , reprenoit le fécond : c'ell toi, di-
ioit l'autre , qui as baniii du tien toute probité Se toute droiture. O/iang
yong ming s'adreffant à fes difciples : entendez- vous ces crocheteurs , leur
dit-il: ils parlent philofophie. Quelle philofophie , reprit un difciple.'' Je
n'entens que crier ôc dire des injures. Qiioi vous n'entendez pas, dit Ouang
yong mingy que ce qu'ils répètent à chaque inltint, font ces paroles, raifon^
con/iience, cœur^ droiture'? Si ce n'ell pas philoiophie, qu'elt-ce doncPPhi-
lolbphie, foit, dit le dil'ciple: mais pourquoi tant crier en philofophant,
6c fe dire ainfi des injures? Pourquoi, répondit Ouang yong ming? C'eft que
chacun de ces deux hommes ne voit que les défiiuts de ion adverfaire, &
ne fait aucun retour fur les fiens. O qu'il y a de gens qui leur reflemblent?
Le grand mal de l'homme, dit Ouang yang ming^ c'eft l'orgiieil. Un
fils eft-il orgueilleux? Il manque au refpeèl envers fes parens. Un fujec
eft-il orgiieilleux ! il celle d'être bon fujet. Un perc a-t-il ce défaut ? Il
oublie la bonté naturelle aux pères. Un ami, qui a ce vice, n'eft point
ami fidèle 6c conftant. Siang frère de Chiin^ èc Tan tchu fils de Yao^ que
l'hiftoire nous reprèfente comme fort vicieux , l'étoient principalement par
leur orgueil. Les autres défauts qu'ils avoient , étoient des fruits de ce
méchant arbre. Vous qui afpirez à être fages, 'î\ vous voulez l'être véri-
tablement, il ne faut pas vous départir un feul moment de cette raifon cé-
lefte, qui eft naturelle à notre ame, & qui en fait comme l'elTence. Cette
raifon d'elle-même eft très-pure & très-claire. Il ne faut pas fouffrir que
la moindre chofe en altère la pureté. Qu'y a-t-il à faire pour cela? Point
de moi , & cela iuffit. Je dis point du tout, même au fond du cœur: car
s'il en relie, il repoulTcra 6c reproduira l'orgueil. Comment nos anciens
lages fe font-ils rendus fi vertueux 6c fi, rccommandable?? C'eft en détrui-
fant le moi. En effet le moi détruit , l'humilité dévient facile. Or l'humi-
lité eft le fondement de toutes les vertus, comme l'orgiieil qui lui eft con-
traire, eft la racine de tous les vices.
Dans un autre endroit, le même traittant ce fujet, 6c répétant un peu
différemment les mêmes chofes, dit: aujourd'hui la maladie la plus univer-
lelle 6c la plus dangereufe eft l'orgueil. Ce vice eft comme la fourcc em-
poifonnée, d'où fortent tous les défordres. Qiielqu'un eft-il fujet à l'or-
gueil? Il fe croit au-deffus des autres: il n'aprouvc que ce qu'il fait, il ne
veut céder à perlonne. Eft-on livré à ce dangereux vice? on ne peut être
ni bon fils, ni bon frère, ni bon fujet. La dureté inflexible de Siang^^ioMX
fon frère Chmi: la licence incorrigible de Tan tchu fils de Tao^ n'étoient
que des rejettons de cette vicieufe racine. Puifque vous voulés entrer dans
les voyesde la fageffe, commencez par aracher de votre cœur jufqu'à la
moin-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. fgj
moindre racine d'un vice fi dangereux : fans cela vous n'avancerez jamais. Suite de
Au reltc il en cil de l'orgueil , comme des autres maladies; Il ne fe guérit l'Utilité
que par fon contraire, c'ell:-à-dire,par l'humilité. Mais ne vous y trompés '^ssConfé-
pas: l'humilité que je preicris contre l'orgueil, ne confiite pas à prcndj-e '^'^"'^"'
précifément à l'extérieur un air humble S: rélérvé : elle doit être dans le
cœur, 6c confifte à être intérieurement plein d'atention, de modération,
de retenue, &c d'envie de céder aux autres: à faire peu de cas de lés propres
vues: à profiter volontiers de celles d'autrui: enfin à lé dépouiller de foi-
même. Qiiiconque elt humble de la forte, fûrement il fera bon fils , bon fre-
re,bon lujet. C'elt cette vertu qui a fait Tao & Chun fi parfaits. Ils la pofle-
doient dans fa pureté & dans toute fon étendue. Dans les éloges de ces Prin-
ces , c'eit toujours cette vertu qu'on loue fous différens noms. Travaillez
donc à l'aquérir, vous qui afpirez à être fages.Mais ne vous y trompez pas,
ce n'eil pas une choie aifée. Il vous en coûtera de grands efforts, & vous
avés fur-tout bclbin de beaucoup d'atention fur vous-même.
OtTANG YONG MI NG étant à Long tchang^ un grand nombre de Let-
trez fe firent fes difciplcs. Pour répondre au défir qu'ils avoie.it de profi-
ter fous la direétion, voici quatre leçons qu'il leur donna. Chacun de
vous doit avoir, i°. Une réfolution fincére d'afpirer à la vraye fagefle. z°.
Une atention continuelle à prendre réellement & dans la pratique, les mo-
yens de l'aquérir. 5°. Sur les propres défauts , un zèle ardent ôc coura-
geux. 4'. Sur ceux des autres, un zèle fage & modéré. Je dis qu'il fuit
avant toutes chofes une réfolution fincére. En effet, fi iaiis une telle ré-
folution, on ne peut réufîir en rien , pas même dans les arts les plus mé-
caniques , peut-on efpérer de réuffir dans l'étude de la fageffe."' Pourquoi
voit-on tant de gens, qui malgré la profclîion qu'ils font d'afpirer à la vraye
fagéfTe, pafTent cependant les années entières, 6c quelquefois toute leur vie,
fans faire aucun progrès? Il n'en faut point d'autre caulè. C'eil qu'ils n'ont
jamais formé fur cela une réfolution bien fincére. Car c'eil une vérité cer-
taine, que celui qui veut tout de bon devenir fage, en vient à bout peu à
peu. Il n'eft pas jufqu'au plus haut degré de la perfection, oii l'on ne
puifTe enfin atteindre, quand on eft bien réfolu d'y travailler avec confian-
ce. Au contraire, ce qu'eft une barque fans gouvernail, flotante au gré
des vents, 6c emportée par le courant des eaux : ce qu'eil un cheval fou-
gueux abandonné à lui-même, 6c courant çà 6c là fans régie.- tel cil celui
qui n'a pas la réfolution que je demande.
Quelques-uns ont fort bien dit : fi quand on veut embraflér la vertu, c'é-
toit en même tems s'expofer à encourir l'indignation de fon père 6c de fa
mère, à efluyer les reproches de fes frères 6c de toute k parenté, à être haï
6c méprifé de fes voifins : l'extrême difficulté rendroit un peu plus excufa-
bles ceux qui ne pouroient s'y réfoudre. Mais fi au contraire en s'adon-
nant au bien , c'eft un moyen afluré de mériter 6c de s'atirer la tcndiefle
d'un père 8c d'une mère: la confiance defesparcns, l'eflime 6c la bien-
veillance de tés voifins: quelle excufe peuvent avoir ceux qui craignent de
s'y déterminer? Si en renonçant à la vertu, 6c prenant le parti du vice, on
Hhh hh 3 deve-
yjS DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Su^te de devenoit cher à fon père Sc à fa mère, agréable à fes parens, refpe£téde
runlité fes voifinii: il fcroit, ce fcmble, plus excufable de pancher du côcé du vi-
des Confé- ce. Mais fi c'eil le contraire, comme ce l'eft en effet : pourquoi achètera
reiices. ^^ ^^.^^ jg malheur d'être méchant, & vouloir à toute force préférer le vice
à la vertu? Pefez ce que je viens de vous dire, & vous comprendrez non-
feukuicnt , que quand on afpire à la fageffe, il faut avant toutes chofes une
réiolution fincére: mais encore qu'il n'eil pas fi difficile de la prendre: 6c
que rien n'eit plus rnifonnablc.
Je demande en fécond lieu, une atention continuelle dans la pratique.
C'efl qu'en effet fans cela on fe démsntira bientôt: 6c la réiolution qu'on
avoit prife, quoique peut-être fort fincére, ne fera pas ferme êc conftante.
Aufli, dans le jugement que je fais de ceux qui me fuivent, je donne le
premier rang , non à ceux qui ont le plus d'efprit 6c de pénétration, mais
a ceux qu'une atention continuelle fur eux-mêmes rend plus retenus ôc
plus humbles. Il y a des gens qui vuides de fageffe 6c de vertu, s'enflent
pour en paroître pleins : qui ne lé fentant pas la force d'être folidement
vertueux , portent une fccrette envie à ceux qui le font : qui ont autant
d'orgueil, qu'ils ont peu de vertu: qui fe préfèrent intérieurement aux au-
tres & qui par de vains difcours tâchent d'nïipofer au monde, 6c de s'en fai-
re efiimer. S'il fe trouvoic parmi vous quelqu'un de ce caraci:ére , quand
d'ailleurs il auroit de l'efprit beaucoup au-defius du commun , ne iéroit-il
pas pour tous les autres un objet d'indignation 6c de mépris.'' Au contraire
il fe trouve des perfonnes pleines d'une modellic 6c d'une loiiable réfer-
ve,qui, dans la crainte de ie démentir, foutiennent leur première réfolu-
tion par une conftante pratique de la vertu , par une grande atention , 6c
par une égale aplication à s'inifruire: qui rcconnoillént avec fincérité leurs
défauts, qui louent volontiers les vertus des autres, 6c qui tâchent de fe co-
riger liir les bons exemples qu'on leur donne. Au-dedans ce n'eft que ref-
peft 6c foumifîîon pour leurs iupérieurs, qu'affeclion 6c que .droiture envers
leurs égaux. Au-dchors, on les voit d'un commerce àifé, fans cependant
jamais oublier une gravité modefte. Si quelqu'un parmi vous avoit ces qua-
litez, quand d'ailleurs il fcroit né avec peu d'clprit , qui de vous pouroit
lui réfulcrfon eftime 6c fon amitié? Sans doute que chacun l'exalteroit d'au-
tant plus volontiers , qu'on le verroit fincérement s'humilier foi-même.
Pefez ce que je viens de dire. Cela fuffit pour vous faire connoître la nécef-
fîté 6c la pratique de cette atention que je demande.
Je dis en troifiéme lieu, qu'il faut avoir fur fes défauts propres un zèle
ardent 6c courageux. Avoir des défauts 6c faire des fautes, font chofes
dont les plus fagcs ne font pas exempts. Mais parce qu'ils fçavent fe
coriger , ils ne ceffent pas pour cela d'être fages, C'eft donc à cha-
cun d'éxajniner fî dans toute ft conduite , il n'y rien de contraire à la
tempérance ou à la pudeur. S'il rend à fes fupéricurs 6c à fes égaux tout
ce qu'il leur doit, s'il remplit, par exemple, tous les devoirs d'un bon
fils 6c d'un bon ami: s'il ne lui échape rien qui fe reffente de la coruption
du fiécle, qui fait régner aujourd'hui prefque par-tout l'artifice 6cl'injuf-
tice
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
79'J
tice. Car, quoique vous ne Toyez pas gens à vous précipiter de plein gré
dans ces délordrcs, il le pouroit faire que quelqu'un de vous deflituc du Ib-
coOfs qu'on tire d'une fréquente communication avec un bon maître &
des amis vertueux, vînt à tomber fans y prendre garde en des fautes de
cette nature. Examinez vous fur cela avec la dernière cxaétitude, & re-
paflant fur chacune de vos aétions, fi vous y trouvez quelque chofe d'a-
prochant, il fiur promptement la retracer par un repentir lîncere: mais
làns vous laifier abatrc, & fans vous rallcntir. Euiliez-vous été jufques
ici un très-méchant homme: Eufliez-vous même fait long-tems le honteux
métier de voleur, il ne tient qu'à vous dès aujourd'hui d'eftacer entière-
ment cette vieille tache, & de devenir fage & vertueux. Qiic fi un hom-
me ainfi changé venoit à faire cette réflexion: ayant vécu comme j'ai fait
jufques ici, j'aurai déformais beau faire, on traitera mon changement
d'artifice, & ma vertu d'hipocrifie : bien loin qu'on en ait meilleure opi-
nion de moi, cela fera naîlre contre moi de plus grands loupçons,&: m'a-
tirera de nouveaux reproches. Si cet homme après cette réflexion , di-
foit courageufement en lui-même : qu'on penfe ce qu'on voudra de mon
changement, il efb fincere, il fera conftant : 6c je conicns volontiers de
vivre 6c de mourir dans l'humiliation. O que j'eilimerois un iembkble
courage !
Je dis en quatrième lieu, que fur les défauts des autres, il faut un zèle
fage 6c modéré. Je ne prétens point par-là vous détourner d'aider le pro-
chain à devenir vertueux. Si nous devons nos premiers foins à notre pro-
pre perfeélion, nous ne devons pas non plus négliger celle de nos amis,
lans manquer à un des plus eflèntiels devoirs d'une véritable amitié. Mais
quand il s'agit de reprendre les autres, il y a manière de le faire utilement.
Il faut que les avis que vous donnez, non-feulement partent toujours d'un
ficére atachement, mais qu'ils foient déplus exprimez en termes doux 8c
honnêtes , qui tempèrent ce que la réprimande peut avoir de rebutant.
C'eft en ceci qu'il faut épuifer tout ce que l'amitié peut infpircr de ten-
drefTe, faire à propos les ditférens portraits des vertus pour les faire aimer,
peindre les vices pour en donner de l'horreur , & taire tout cela d'u-
ne manière, qui puifle toucher fans choquer. Si l'on en ufe autrement ^
l'on commence par toucher trop rudement l'endroit fenfible, fans donner
à un homme le tems de fe préparer contre la peine d'une confufion fu-
bite. En vain tâchera-t-on dans la fuite de raprocher cet efprit aigri, on
l'a d'abord trop éloigné, & par- là on l'a mis en danger de ne fe coriger
jamais.
C'eil pourquoi ma penfée efl que , quand il s'agit de coriger quelqu'un
d'un défaut, la voye la plus efficace & la plus fûre n'eft pas celle des pa-
roles: & quoique nous puifîlons la prendre entre nous, je ne youdrois pas
trop la tenir à l'égard des autres. Je regarde comme mon maître quicon-
que ataque mes défauts: dans cette vue, je reçois avec plaifir & avec rc-
connoillance les avis qu'on me donne. Je fens combien je luis peu avancé
dans les voyes de la vraye fagcflc. Hélas! j'ai déjà perdu plufieurs de mes
dents ,
S II ire de
rUtilité
Hes Confé-
rence?.
Mjuicre
(l'inttruire-
fon pro-
chain.
Inftruc-
lions d'un
Maître à
fes Difci-
ples.
8oo DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
dents, Se je fuis à demi fourd. Pour répondre à l'ardeur que je vous vois,
je pallc les nuits à méditer. Malgré mon âge 6c mon aplication , je ne
me trouve point exempt de vice : comment pourois-je être iurpris qO'on
ne me trouvât pas ians défauts? On dit qu'il eil du devoir d'un difciple,
de cacher les fautes de fon maître: fi l'on veut dire qu'il n'elt jamais per-
mis au difciple de coriger fon maitrc, la maxime n'elt pas vraye. Tout
ce qu'il y a de vrai, c'clt qu'il ne faut en cela, ni une franchiilé trop li-
bre , ni une lâche diflîmulation: aidez-moi tous à perteftionner ce que je
puis avoir de bon, èc à déraciner entièrement ce que vous trouverez à re-
prendre en moi , aiîn que nous nous aidions mutuellement à avancer :
commençons par exercer entre nous, & les uns à l'égard des autres, le
zèle que nous devons avoir pour la perfeûion du prochain.
Lettre d'exhortation du même Ouang yong ming à fes
Di/ciples.
DAns toutes les lettres que je reçois de vous, mes chers difciples,
lefquelles font allez fréquentes, vous témoignez tous beaucoup de
repentir du pafTé, & beaucoup d'ardeur pour avancer dans la fuite. C'eft-
ce qui me donne une confolation &: une joye que je ne fçaurois vous expri-
mer. J'en aurois encore davantage, fi j'étois bien afiiirc que ce ne font
point des difcours en l'air, & que chacun eft en effet dans cette difpofî-
tion. Ce que je fouhaite fur-tout, c'ell que chacun de vous voye aufîî
clairement les plus fécrets replis de fon propre cœur, qu'on voit en plein
jour les objets les plus fcnfibles. Cela eft de la dernière importance. Car
comment fe coriger de fes fautes & de fes défauts, fi on ne s'en aperçoit
pas: au contraire, quand on eft toujours atentif fur fes propres fautes,
pour les coriger fur le champ, bientôt on eft maître de fon cœur. Quel
eft l'homme qui ne fait pointde fautes? Il n'y en a aucun, j'ofe le dire, Sc
le parfait eft celui qui fçait le mieux les coriger. Kiii pé yo!if^<^o\t pour fa-
ge en fon tems, cependant il arivoic que l'on aplication alloit toute à tâcher
de faire peu de fautes, & qu'encore il n'en étoit pas venu à bout. T'ching
tang 6c Confucius paflent avec raifon pour des fages du premier ordre. Ce-
pendant leur principale maxime étoit de travailler fans relâche à fe coriger,
6c ils jugeoient que cette atention étoit nécelFaire pour éviter de tomber
dans des fautes confidérables. J'entens dire aflez communément; le moyen
de ne faire aucune faute! Il faudroit être un Tao , ou bien un Chtm: mais il
me femble, que quoique cela ait pafle en proverbe, l'on ne parle pas félon
l'exafte vérité. Ces paroles ne nous donnent pas l'idée de Tao 6c de Chun^
tels qu'ils étoient en effet . 6c tels qu'ils fe connoifîbient eux-mêmes. Si cts
deux fagesRois s'étoient donnez pourexerats de toute faute, dès-là même ils
auroicnt été moins dignes du nom de figes. Auffi étoient-ils fort éloignez
de
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 8oî
de ces fentimens. Il eft facile d'en juger par cette maxime qui nous vient
d'eux , 6c que nous liions dans le Chu king. D'un côte le cœur de l'hom- .
me elt plein de foiblefle ôc de penchant pour le mal. D'un autre côté le
vrai bien, qui fait comme le centre de la raifon, confifte en un point com-
me indivifible. Il faut une intention bien pure 6c bien fimplc, pour tenir
toujours le vrai milieu.
On voit par cet endroit du Chu king ce que ces grands hommes penfoient
d'eux-mêmes. Car ils fe comptoient fans doute au nombre des hommes:
ils prononcent cependant en général que le cœur de l'homme eft plein de
foiblefle : qu'il a peine à tenir le vrai milieu, qu'il a befoin de f;\ire effort
pour fe conferver dans la pureté 6c la fimplicité réquife. Enfin nous voyons
que tous les fages de l'antiquité, bien loin de fe croire exempts de fautes,
ont regardé comme un de leurs principaux devoirs le foin de fe coriger. Si
quelques-uns pai* ce moyen font parvenus à n'en plus commettre, ce n'elt
pas qu'ils n'euflent un cœur fait comme les autres, 6c fujet aux mêmes foi-
blefles: c'eft qu'à force de fe réprimer eux-mêmes, à force de veiller avec
une atention continuelle fur leurs plus fécrets mouvemens , 6c fur-tout à
force de fe regarder comme pleins de défauts : ils font enfin parvenus à n'en
plus avoir. Je le vois clairement, mes chers difciples : c'eit là le chemin
qu'il faut tenir: mais je l'ai vu trop tard. Mes- anciennes habitudes m'ont
laifle dans le cœur la même foiblefle, que caufe dans le corps humain une
maladie invétérée.
C'efl: pour cela que jenecefl'e de vous exhorter, à y prendre garde de bon- Sentiment
ne heure, 6c à ne vous pas expofer aux mêmes difficultez que moi, en laif- 'l^ confu-
fant vieiUir vos défauts : tandis qu'on efl: encore jeune, que l'efprit a plus ^oyens^^
de vivacité 6c plus d'ardeur, que les foins du corps 6c d'une famille n'ont d'aquérir
pas encore bien faifi le cœur; fi l'on travaille tout de bon, l'on avance laSagelTe.'
beaucoup fans tant de peine: au lieu que fi l'on diffère, outre que les emba-
ras du fiécle croiflent tous les jours, l'efprit fe rallcntit avec l'âge , 6c l'on
n'a plus la même vigueur. S'il s'en trouve quelques-uns, qui ayant ainfi dif-
féré, ne laiffent pas de parvenir à la vraye fagefle, du moins ne le peuvent-
ils point fans des efforts extraordinaires: fur-tout il ne faut pas diftl-rer au-
delà de quarante à cinquante ans. Apres ce terme les défirs qu'on forme,
n'ont ordinairei;nent gueres plus de liaccês , que ceux d'un homme , qui
voyant le folcil fe coucher 6c prêt à nous dérober fa lumière, youdroit l'a-
rêter fur notre horifon. C'efl; donc ce que Confucius vouloit faire entendre,
quand il difoit , qu'à quarante ou cinquante ans on n'entend plus. Paroles
bien remarquables, 6c qui tenant de l'exagération, renferment cependant
une vérité fenfible, vérité que le même Confucius exprime ailleurs en ter-
mes plus fimples. Ce n'ell point fans bien des efforts, dit-il, qu'on par-
vient à la vraye fageffc: fi l'on n'y travaille de bonne heure, le moyen que la
vieilleffe, dont h foiblcffe eft; le partage, les puiffe foutenir? Hélas! moi
qui vous parle, 6c qui n'ai commencé que trop tard, je n'éprouve que trop
la vérité de ces paroles. C'eft ce qui me porte à vous prcffer de bien profi-
ter du tems, pour ne pas vous expofer à un repentir auez inutile.
^erne IL lii ii Le
Réponfe
à'Ouang
yang rn'mg
à un Tfi
fou.
Pîété des
anciens
Princes
Clùnois.
802 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
L E même Ouang yang ming étant chez foi , dans la province de Tché
kiang , une année que l'Eté fut fort fec , le Tcbi * fou du lieu lui écrivit,
pour lui demander s'il n'avoit point le fécret de faire tomber de la pluie, ou.
s'il ne fçauroit point quelqu'un qui l'eût. Ouang yang ming ne répondit que
de vive voix à la première lettre. Le lendemain le Te bi fou lui écrivit encore
avec plus d'empreflément.
A cette féconde lettre, Ouang yang ming fit la réponfe qui fuit.
Hier deux de vos Officiers tang & Xi me rendirent une lettre («) que
vous m'aviez fut l'honneur de m'écrire. Je trouvai qu'elle fe réduifoit à me
demander un fécret pour faire tomber de la pluie. Jamais je ne fus plus fur-
pris & plus confus. Ma furprife ôc ma confuiîon ont beaucoup augmenté,
quand j'ai reçu ce matin par Chin tfié votre féconde lettre , encore plus pref-
fante que la première: les voies de Tien font obfcures, 6c bien au-deflus de
notre portée. Qui luis-je moi, pour me piquer de les pénétrer & d'y voir
clair ? Cependant vous témoignez tant de compaffion pour les peuples, que
je ne puis raifonnablement me difpenfer de vous dire auffi ma penfée fur la
matière dont il s'agit. Je prie depuis long-tems, répondit Confucius, dans
une occafion que vous fçavez. En effet, la prière du fage ne confîfte pas
précifément à réciter dans le befoin quelques formules de prières , mais bien
plus dans la conduite régulière qu'il a foin de tenir. Il y a déjà quelques
années que vous êtes né dans le pays de Tué (è), n'avez vous pas eu foin de
prier d'avance en faifant ce qui a dépendu de vous , pour prévenir 6c adou-
cir les miféres du peuple, pour le rendre heureux ôc content ? Auriez-vous
différé jufqu'ici? Non, fans doute. Cependant la pluie ne tombe point fé-
lon vos fouhaits. Cela efl vrai. JVIais enfin quel autre meilleur moyen pour
l'obtenir.
Anciennement dans les grandes féchereffes, les Princes retranchoient de
leur table, 6c de leurs divertiflemens, élargifToient (c) les prifonniers, di-
minuoient les tailles, régloient avec un nouveau foin les cérémonies , fou-
lageoient par des largefTes , ceux que la maladie èc la pauvreté acabloient
de douleur. PUis ils faifoient implorer par tout, 6c imploroient eux-mêmes
en faveur des peuples, l'afTiftance de Chan^Tchuen , (d) Ché tfi. Je trouve
dans les anciens livres la cérémonie Tfi en l'honneur de Tien , pour deman-
der de la pluie. J'y trouve que les Princes faifmt un févere examen de leur
conduite, s'atribuoient les- calamitez publiques. J'y trouve que ces mêmes
Princes en reconnoiflant leurs fautes , demandoient le tems de s'en coriger.
Le Li ki, le (c ) Tchun tfiou^ 6c les annales nommées Se ki ont grand nom-
bre
* C'efl-à-dire le Gouverneur.
(<j ) Le Chinois die mot à mot votre honor.\ble inftrutflion.
[b) Ancien nom du pays, qui eft aujourd'hui h province de Tché kiaag.
( c ) Song élargit les iunocens" & les moins coupables.
{ri] Mot à mot montagnes, rivières, territoires ou domaine de chaque Prince: c'cft-
dire les efprits tutélaires du pays. Figure ordinaire en Chinois.
(«) Os deux livres font mention de la cérémonie nommée Tu. C'étoit pour ob-
:nir de la pluie; le Li ki dit qu'elle s'adrelToit à Ti. Les anciens livres mettent tantôt
Chang
mans.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 803
brc d'exemples en ce genre. Voilà ce que l'antiquité m'aprend. Je ne trou- Réfutatioa
ve point qu'on y ait cru que quelques caraâréres bizares , 6c quelques im- desTalis-
précations lancées lur l'eau, puiflent obtenir de la pluie. Si dans les fiécles """"'
poftcrieurs il s'étoit trouvé quelques Tao Jjïé *, dont on pût bien aOurer
qu'ils feifoient pleuvoir au beioin:on pouroit penicr que c'étoient des ho.in-
mes d'une vie pure & fans reproche, d'une vertu folide & conllante: que,
fans s'être atachez exactement à la vraie pratique de l'Empire , ils ne lail-
foient pas d'être des hommes finguliers beaucoup au-dellus du commun:
ôc que peut-être par-là ils pouvoient obtenir de la pluie.
Mais fur quel témoignage efl apuyé ce qui fe dit en ce genre .^ Sur des
hiftoires 6c des récits romanefques. Nos King 6c nos autres livres autoriléz,
n'ont rien ne femblable, ôc ce qu'il y a de gens fages , régardent tout ce
qu'on en dit comme des contes faits à plaifir. Bien moins peut-on atribuer
rien d'aprochant aux T'aoffee d'aujourd'hui. C'cft une vile canaille qui n'eft
gueres moins méprifable que ces charlatans des foires, qui débitent dans les
carefours toutes lortes d'impertinences. Que des gens de cette forte ayent
en leur pouvoir le tonnerre, les éclairs, les vents, la pluie, 6c les autres
changemens de l'air pour en difpofer à leur gré : qu'y a-t-il de plus in-
croyable?
Ce que je vous confeille, c'eft de remettre à un autre tems les affaires
qui fe peuvent différer : de vous bien examiner dans la retraite : de vous
interdire 6c aux autres toute dépenfe 6c tout luxe , de réparer éxaétement
les toïis que vous pouriez avoir faits : puis avec des intentions droites Sc
pures , dans des fentimens fincéres de douleur , 6c de pénitence , d'in-
voquer Chan^ Tchuen, Ché tfi^ au nom 6c en faveur des peuples de vos
huit Hien {a). Pour ce qui eft des prières 6c des prétendus fécrets des
Taofscc^ fi le peuple de lui-même les employé, contentez-vous de le laif-
fer faire, 6c de ne pas le lui défendre : mais ne comptez point là deflus
vous-mêmes , ^ ne témoignez jamais en faire aucun cas.
Sur quoi vous devez compter , c'eft fi dans votre conduite ordinîîire
vous n'avez rien à vous reprocher devant Chin mïng (b): fi dans l'occafion
préfente vous redoublez votre atention fur vous-même : 6c fi dans ces dif-
pofitions, à la tête de vos collègues 6c de vos fubalternes, vous priez avec
une atention droite 6c pure : quoique la fécherefié me foit également fu-
nefte, quelque peu de vertu que j'aye, je ne diftinguc point mes intérêts
de ceux du peuple. Si j'avois réellement quelque fécret pour lui procurer
la pluie qu'il fouhaite, aurois-je eu la dureté de le voir dans l'affliction,
fans
Chang ti, taïuôt feulement T;. C'eft ainfî que nous difons indifféremment , oiî'rir au fei-
gneur, ou bien offrir au fouverain leigneur.
• Minidrcs Je la fedte Tao.
{a) La ville du premier ordre , dtnt ce Mandarin étoit premier OiBci^r, avoir dans fa
dépendance huit .villes du troifiéme ordre.
{b) Chin fignifie efprit , fpirituel, excellent, impénétrable. Afwg fignifie intelligence,
connoiffance, claire pénétration, &c. Je lailfe au ledeur à deieimmer le lens de cette cx-
preffion par ce qui a précédé 8c ce qui fuit.
lii ii 2.
8o4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
fanspenfer à lefécourii? Vous aurois-je donné la peine de m'en prefler à deux
repi-ifes? Ce ne feroit pas être homme. Enfin je vous promets que dans
un jour ou deux , j'irai au fauxbourg du Midi féconder par mes prières
votre compaffion pour les peuples. Vous-même bornez- vous, fi vous m'en
croyez, à prier pour eux de tout votre cœur, fans donner dans ces er-
reurs, & fans avoir même en vue de vous faire de la réputation (a). Tien
tout élevé qii'il ell au-deflus de nous, ne fut jamais infenfible à une vertu
Jincére & parfaite.
Celui qui a fait imprimer le livre, ajoute en forme de notte. Dans les
calamitez publiques, dans les fécherefles, ou les inondations, voilà com-
me il faut que nous en ufions. C'eft de cette forte que nous devons faire
tout ce qui dépend de nous. Compter fur les prétendus fécrets des Taofseë,
ou témoigner qu'on en fait cas , c'eft un grand aveuglement.
LIÉ N I U (b)
O V
FEMMES ILLUSTRES.
Inftniiflion
MO JN Cj K. O étant en âge d étudier , ia mère 1 envoya a lecole,
Unjour qu'il en revenoit, elle lui demanda, en dévidant fon fil,^
» luu ^#». où il en étoit de fes études , Se ce qu'il avoit apris. L'enfant
répondant ingéniiment qu'il n'avoit encore rien apris , elle prit fur le
champ un couteau, 6c coupa comme de dépit, une pièce qu'elle avoit fur
le métier. L'enfant demanda en tremblant ce qu'elle prétendoit faire par
là. Mon filsy dit-elle, en n'aprenant rien, vous faites ce que je viens de
faire, 6c encore pis. Quand on veut devenir fage, 6c fe rendre illuftre,
il faut s'apliquer tout de bon, 6c profiter de ce qu'on entend. C'eft l'uni-
que moyen de vivre tranquile en fon domeftique , 6c d'entrer dans les
charges fans aucun rifque. Si vous négligez ainfi l'étude, vous ne ferez
qu'un
(a) C'e(l-à-dire de vous faire la réputation d'homme compalïïf & rendre fur ce que fouf^
frent les peuples.
(b) Lié illultres. Sin femmes. On trouvera peut-être que ce qui eft contenu dans ce re-
ceui! , ne répond pas à un titre fi magnifique. Ce qu'on en doit conclure , c'ell de deux
chofes l'une: ou que les Chinois ne s'embaraiïent pas beaucoup qu'un titre foit jufte, ou
que certaines chofes dans leur idée font bien plus relevées que dans celle des Européans,
ce qui ell affei vrai.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
Sof
qu'un malheureux, expofé à toutes les mifeics des plus viles conditions,
bi vous fiiitci û peu de cas de la fagefle, que vous perdiez ainfi le tems dcf-
tiné ii l'aquérir, il vaut mieux des à prefent prendre le métier de croche-
teur, ou bien quelque autre femblablc qui vous ailiire de quoi vivre. Si une
femme ne fçait rien faire, 6c fi un homme dans fa jeunelfe n'aprend rien,
il faut qu'ils volent ou qu'ils foient efclaves. Voilà ce qu'on dit ordinaire-
ment, & rien n'ell: plus vrai.
Mofig ko fut frapé de l'aftion 8c du difcours de fa mère. Il prit Tfefe
pour Ion maître, 6c il profita fi bien fous lui, qu'il devint un grand Philo-
fbphe, 6c l'homme le plus célébré de fon tems. Sa mère le maria quand
il fut en âge. Un jour en entrant dans la chambre intérieure où étoit fa
femme, il la trouva peu modeftement vêtue. Il en fut choqué, il ibrtit
brufquemcnt, 6c fut du tems fans la voir. Sa femme va trouver la belle-
mere, 6c comme prenant congé d'elle: on dit communément, lui dit-elle,
qu'une femme étant retirée dans fa chambre, fon mari même n'y entre pas
pendant le jour, ou très-rarement. Dernièrement j'ctois dans ma cham-
bre vêtue aflez négligemment, mon mari m'ayant furprife en cet état, en
a témoigné beaucoup de chagrin. Je vois qu'il me regarde comme une
étrangère. Une femme ne peut avec bienféance demeurer du tems dans une
maifon étrangère. Je viens donc prendre congé de vous, pour rétourner
auprès de ma mère.
Aufil-tôt Mong ko fut appelle par fa mère. Mon fils, lui dit-elle, quand
un homme entre dans une maifon, il doit s'informer fi l'on y efl. Il faut
faire avertir par un domeftique, ou du moins hauflêr la voix pour être en-
tendu avant que d'entrer. Vous fçavez que c'ell la coutume : 6c c'eft le
moyen en effet qu'en entrant on trouve la falle en ordre. Pour ce qui eil
de tout autre apartement, quand on en ouvre la porte , on doit avoir la
vue baiflee. Vous avez manqué à cela, mon fils, c'eft ne pas fçavoir les
rits. Vous fîed-il après cela d'être fi rigide à l'égard d'autrui? Mong ko {a)
reçut la réprimande humblement 5c avec aêtions de grâce, puis il fe récon-
cilia avec fa femme.
c Long-tems après Mong tfe étant à la cour de 7y?, parut un peu trifte. Sa
mère lui en demandant la caufe, il évita de répondre nettement. Un autre
jour qu'il êtoit tout rêveur, il remuoit fon bâton en foupirant. Sa mère
s'en apperçut 6c lui dit: mon fils , dernièrement vous me paroiflîez trifte
ôc vous m'en difiimulâccs la caufe. Aujourd'hui vous foupirez en remuant
votre bâton. Qii'y a-t-il donc? Ma mère, répondit Mong tfe, on m'a
appris qu'un homme fage ne doit afpirer aux emplois 6c aux récompenfes,
que par les bonnes voies: que quand les Princes ne veulent pas nous écou-
ter, il ne faut pas leur prodiguer nos confeils: 6c que quand ils écoutent
nos avis fans en profiter, il ne faut pas fréquenter leur cour. Je vois qu'icï
la
Effet de
cette Inf"
truftion.
Maximes
de civilité^
(a') Mong étoit fon nom de famille. JC» fon nom diftindif , oupetitnom., difcnt les
Chinois. J/ê, manière honorable de nommer quelqu'un.
lii ii i
8o6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
la vraie doûrine eft négligée : je voudrois me retirer : mais je vous vois dé-
jà fur l'âge. C'eft ce qui t'aie mon embàras 6c le fujet de ma triftefle.
Le devoir d'une femme, reprit la mère, c'eft d'accommoder à manger,
de coudre, &; de bien régler l'intérieur de la maifon. Le dehors n'eft pomt
de Ton reflbrt. Qiiand nous fommes encore filles, nous fommes foumiles à
un perc ôc à une mère. Qiiand nous fommes mariées, nous dépendons de
nos maris, 6c nous devons les fuivre où ils veulent. Enfin quand nous fom-
mes veuves , 6c que nous avons des fils avancez en âge , nous devons aufli
les fuivre, comme nous faifions nos maris.' C'eft ce que prefcrivent les rits
à l'égard de notre fexe. Je fuis âgée, cela eft vrai: mais n'importe. Faites
votre devoir mon fils, que je n'y fois point un obftacle: je fçaurai faire
auffi le mien.
iHfltuaion K I N G K I A N G fille de condition, fut mariée à Mou pé^ qui avoit le
d'une iWerc ^ang de Tel fou à la cour de Lou. Elle en eut un fils nommé Ouenpé. Mou
à fon ^lU. ^^ ^^^^^ mort, King kiang fe trouva chargée de l'éducation de fon fils. Elle
eut foin de le faire bien étudier: 6c quand fes études furent finies, 6c qu'il
revint à la maifon , elle veilla avec foin fur fa conduite. Elle obferva plus
d'une fois que ceux qui venoient voir Oucn pé^ le traittoient tous avec beau-
coup de cérémonie : elle conclut de-hi que fon fils n'avoit liaifon qu'avec
des gens au-deflbus de lui pour l'âge 6c pourtout le refte: 6c par confé-
quent qu'il fc regardoit comme n'ayant plus befoin d'inftruCtion.
Un jour la compagnie s'étant retirée, elle l'appella pour lui faire une ré-
primande. Autrefois, lui dit-elle, Fou {a) vang fortant de la falle d'au-
dience, une de fes jarretières fe détacha, 6c fon bastomboit: regardant
autour de loi, il n'y vit pas un feul homme, {b ) auquel il crût pouvoir or-
donner de lui remettre fon bas. Il fe baifla aufli tôt 6c le fit lui-même. Hoen
kong avoit toujours à fes cotez trois bons amis. Il entretenoit cinq Offi-
ciers exprès pour obferver fes fautes, 6c pour l'en reprendre: 6c il n'y avoit
point de jour qu'il n'écoutât fur fes défauts trente perfonnes. Tcheou kong
dans un repas préfentoit jufqu'à trois fois des meilleurs mets aux vieillards.
Il leur ajuftoit les cheveux : 6c quand fc chargeant du gouvernement il fit
fes vilites, on compta parmi ceux qu'il vifîta plus de 70. vieillards pauvres,
6c logez dans les plus petites rues. Ces trois grands hommes étoient Prin-
ces. Voilà cependant comme ils s'abaiflbient. Au rcfte c'étoit à l'égard des
gens plus âgez qu'eux: ils n'en admettoient pas d'autres pour l'ordinaire.
Par-là il leur étoit plus facile d'oublier, pour ainfi dire, leur rang 6c leur
dignité, 6c ils faifoient chaque jour des progrès fenfibles dans la vertu. Pour
vous, mon fils, vous prenez une route bien contraire, vous êtes jeune &
{i\ns emploi. Cependant je vois que ceux avec qui vous avez des liaifons ,
vous cèdent en tout, 6c vous regardent comme leur fupérieur. Ce font fans
doute des gens encore plusjeunes, 6c aufli peu avancez que vous. Qiielavan-
tage pouvez-vous tirer de ces liaifons ?
Ouen
(a) Il étoit Empereur.
(t^ C'ell qu'il n'avoit avec foi que gens d'un grand âge 6c d'un grand mérite qu'il
lefpedloit.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
&07
cette Inf-:
trudioii.
Ouen pé reçut cette réprimande avec aftions de grâces. Il reconnut qu'il Effet de
avoit tort, Se il changea de conduite. Il fit liaiion avec des gens graves ' '
qu'il regarda comme fes maîtres. On ne le voyoit oi-dinairement qu'avec de
vénérables vieillards: il leur fervoit de conduéteur & d'appui quand ils mar-
choient, & les fervoit même à table. King kiang en avoit une vraye ioye.
Voilà, diioit-elle alors, voilà mon fils qui te forme Se qui devient homnie.
Ouen pé commençant à entrer dans le gouvernement, King kiangXuiût
un petit difcours, dans lequel, par des comparaifons toutes tirées de l'art
de faire des étofi-es , aufquelles elle travailloit , elle lui expola les qualitez
de ceux qui dévoient remplir les principaux emplois du Royaume. Qiiel-
que tems -après yOueripé revenant du palais. Se allant faluer fa merc, la trou-
va dévidant du fil. Oz^^w/))? témoigna qu'il craignoit que cette occupation
ne fît quelque des-honneur à fa famille, Se qu'on ne le foupçonnât de ne la
pastraitter alTez bien. Kifig kiang, ']etta.nt un grand l"oupir,ce font ces fauf-
lès idées, s'écria-t-elle, qui ont perdu ce Royaume, autrefois fi floriflant.
Quoi, mon fils, vous qui avez tant étudié, Sc qui maintenant êtes en char-
ge, eft-il pofllblc que vous l'ignoriez? J'ai fur cela bien des choies à vous
dire, écoutez avec atention. Les fages Rois de l'antiquité cherchoient ex-
près les terres les moins grafles, pour y placer leurs.fujets. Un de leurs plus
grands fécrets dans l'art de régner, étoit d'entretenir les peuples dans le tra-
vail Se même dans la fatigue : ils avoient certainement railon. La fatigue
èc le travail rendent l'homme attentif Se vertueux: au-lieu que l'oifiveté Se
les délices font naître le vice. Se l'entretiennent. Les peuples qui habitent
des pays gras Se fertiles, font ordinairement peu induftrieux Se fort volup-
tueux: au lieu que ceux dont le terroir eft maigre, font en mêine tems la-
borieux Se gens de bien.
Ne vous imaginez pas au refte, que dans la fage antiquité l'occupation Se ^^ travail
le travail fuflent uniquement pour le peuple, A quel travail ne fc livroicnt ocupation
pas nos Empereurs mêmes? Ils avoient à régler les finances, à examiner desGranJs
les Magiftrats, Se le rapport que les Magiftrats leur faifoient. Il leur fal-
loit veiller aux befoins des peuples, les pourvoir de bons maîtres Se de bons
pafteurs. Il falloit régler les lupplices, Se déterminer en dernier relîbrt les
peines des criminels. II falloit faire aux tems réglez les cérémonies publi-
ques. Se s'y préparer pendant plufiears iours. Il n'étoit pas permis à un Em-
comme du
Peuple,
Il en
ques, Se s'y préparerpendant plufiears jours. 11 n'etoit pas permis
pereur de fe repofer ou de fe divertir, que tout ne fût dans l'c
étoit de même à proportion des Princes tributaires. Ils paflbient le matin à
s'aquiter de ce qui regardoit le fervice de l'Empereur, fui vant les ordres
qu'ils en avoient. Le milieu du jour s'employoit à ce qui regardoit le gou-
vernement de leur Etat particulier. Sur le foir ils donnoient un tems déter-
miné à l'examen des caufes criminelles. La nuit ils régloient ce qui regar-
doit les ouvriers Se les gens de journée. Les Grands de l'Empire commen-
çoient par vaquer le matin chacun à ce qui étoit de fon reffort. Sur le haut
du jour ils délibéroient enfemble fur le gouvernement de l'Etat. Le foir ils
dreflbient un mémoire des chofes qui dévoient fe régler le lendemain : il fal-
loit qu'ils priflent fur la nuit le tems que pouvoit exiger le foin de leur do-
melU-
Des Hom-
mes com-
me des
Icmmes,
Atache-
jnent de
King kiani
pour les
Rits.
808 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
meftique. Il en étoit de même à proportion de toutes les conditions qui é'
toient au-defîus du fimple peuple.
Pour pafler des hommes aux femmes, ignorez-vous que les Reines trayail-
loientde leurs propres mains ces ornemens violets, qui pendoientau bonnet
de l'Empereur; que ces bordures rouges, qui diftinguoient les Princes ôcles
Ducs, étoient de la main de leurs femmes: que ces belles 6c larges ceintu-
res dont ufoient les Grands, & leurs habits de cérémonie, fe travailloient
par les femmes de ceux-U mêmes qui les portoient ? A plus forte raifon les
femmes d'une condition inférieure travailloient-elles de leurs mains les ha-
bits de leurs maris. Leur uavail ne fe bornoit pas là. On offroit de ces for-
tes d'étoffes ou d'ouvrages aux Princes, ou par redevance, quand on étoit
dans leur domaine: ou en préfent, quand on n'en étoit pas. Enfin, pour les
femmes comme pour les hommes, c'étoit un crime de mener une vie oifîve.
Voilà quelles étoient les coutumes de nos ancêtres, Se cette maxime de nos
anciens Rois , qui a paffé jufqu'à nous , fuivant laquelle les Grands doivent
travailler de l'elprit oc du corps , fe pratiquoit alors inviolablement. Il n'ell
pas pcrnais de les oublier ces fages maximes 6c ces louables coutumes.
Faites réflexion, mon fils, que je fuis veuve, 6c que pour vous, vous
êtes tout récemment mis en place. La parefle 6c l'oifiveté nous convien-
nent-elles? Pour moi, je tâche de n'avoir rien à me reprocher fur cela, Se
vous paroiffez le trouver mauvais .^ Que peut efpérer le Prince , d'un hom-
me qui eil dans ces diljjofitions? Je crains fort que mon mari ne m'ait laifle
en vous un fil? peu digne d'un tel père , 6c que la poftérité ne finiffe en vo-
tre perfonne. En effet, peu de tems après Qiienpé mourut fans enfans. King
kiang dans le deiiil pleuroit le matin fon mari , 6c le foir fon fils.
Ki kang frère de Aloupé^ oncle de Ouen pé ^ fe trouva chef de la famille,
ainfi King kiang devoit paffer chez lui , félon la coutume. Il l'alla donc
prendre &: en l'invitant, il parla avec beaucoup de refpeét. King kiang le
fuivit en fîlence. Lorfqu'elle fut arivée à la maifon de A7/è/^«^, elle entra
de même, fans dire un feul mot, dans l'aparteraent qu'on lui avoit deftiné.
Depuis , quoique Ki kang la traitât comme fa mère, elle ne lui parla que
très-rarement, toujours de fon apartement 6c d'affez loin. Confucius,à qui
on fit part de cette conduite, loiia fort King kiang de ce qu'elle gardoit fi
bien les rits.
Tsou 6c TsiN étant en guerre l'un contre l'autre, le Roi de Tfou mit
une armée en campagne, dont il donna le commandement à Ijefa. Ce Gé-
néral manquant de vivres, dépêcha un courier au Roy, pour lui en don-
ner avis. Il profita auffi de cette occafion pour faire filuer fa mère. Le cou-
der étant donc allé chez elle, comment va l'armée, demanda-t-elle? L,cs.
pauvres foldats font- ils bien? Madame, dit le courier, les vivres manquent.
Chaque foldat a cependant eu jufqu'ici fa ration de pois, mais bien petite,
6c on les compte. Et votre Général, ajoûta-t-elle, comment vit-il? Ma-
dame, répondit le courier, il fe fentaufli de la dizctte: il n'a foir 6c matin
que des herbes, un peu de méchante-viande, 6c du ris fort noir. L'entretien
n'alla pas plus loin. Quelque tems après, îy^/rt revenant vainqueur, fa mè-
re lui ferma la porte de fa mitifon.
m
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 8oj>
Tfefa fort furpris de ce mauvais accueil, pria des perfonnes de connoif-
iancc d'en demander la raiion à fa mère. Mon fils ignore-t-il, dit-elle alors ,
ce que fit autrefois le Roy de 2'iié dans la guerre qu'il eut contre 0«? Ne
fçait-il pas que ce Prince ayant reçu iur fa route un préient de vin, il le fit
boire à fes foldats; que dans une autre rencontre, il en fit autant du fac de
ris fcc Se rôti qu'on lui donna, ôc que du vin 6c du ris il ne le rclcrva rien
pour lui-même ? Comment mon fils a-t-il eu le cœur de manger foir 6c ma-
tin ce qui lui a été fcrvi, fans le partager avec fes foldats réduits à quelques
pois par jour? "ïfe fa tout vainqueur qu'il eil:,eft à mes yeux un pauvre Gé-
néral : je ne le reconnois point pour mon fils. On raporta le tout à
Tfe fa. Il reconnut qu'il avoit tort, il demanda pardon à fa mère, 6c la re-
mercia de cette inllruétion. Alors la porte lui fut ouverte.
Une veuve du Royaume de Lou^ ayant tout prépai-é chez elle pour- ^ttentioa
les fêtes du nouvel an 6c du dernier jour, apella neuf fils qu'elle avoit, 6c Jj.^S'^''^''^
leur dit: mes enfans, je fçai qu'une femme veuve doit fe tenir dans la mai- Fsmme
fon de feu fon mari, 6c que les rits le prefcrivent. Maisje confidére que pour fort
dans ma propre famille , il n'y a perfonne d'un âge mur , fans doute que ménage.
dans ce tems folemnel, les cérémonies s'y négligent , ou s'y font bien mal.
Je veux, fi vous le trouvez bon, y faire un tour aujourd'hui. Comme il
vous plaira, ma mère, dirent les neuf fils à genoux. Vous devez fçavoir,
reprit-elle , que nous autres femmes, nous ne fommes point maîtrefles de
nous-mêmes. Dans la jeunefl'e nous fommes foumifcs à notre père 6c à notre
mère. Dans un âge plus avancé nous dépendons d'un mari. Dans la vieil-
lelTe 6c le veuvage, nous devons fuivre nos enfans, 6c dépendre d'eux en
bien des chofes. Mes fils trouvent bon qu'aujourd'hui je faÎTe un tour à la
maifon de mon père: c'eft une petite liberté que je prens, qui n'cfl: pas
tout-à-fait félon la rigueur des rits. Maisje le fais pour mettre quelque or-
dre, oii probablement il n'y en a point. Redoublez aujourd'hui votre vigi-
lance, tenez la porte bien fermée: je ne reviendrai que fur le foir.
Elle part auflitôt accompagnée d'un vieux domeftique qu'on avoit en-
voyé pour l'inviter. Elle fe prefla de régler toutes choies: 6c le tems étant
couvert, il lui parut qu'il étoit tard. Elle fe met donc en chemin pour s'en
retourner: mais avant qu'elle arivât, le tems s'étant éclairci , elle vit que
l'obfcurité du ciel l'avoit trompée , 6c qu'il étoit encore de bonne heure.
Elle prit le parti d'attendre dans un endroit écarté au dehors de l'habita-
tion : 6c le foir venu elle entra. Un feigncur, qui de deflus une terrafTe
l'avoit remarqué, trouva la chofe extraordinaire, 6c eut la curiofitc de la
faire fuivre , 6c de faire examiner fous quelque prétexte, ce qui fc paflbit
chez elle. Ceux qui furent chargez de la commiflion, raportcrent que c'é-
toit une maifon d'honneur: qu'il n'y avoit rien qui n'y fût dans l'ordre, 6c
même dans l'exaéle obfervation des rits.
Alors ce feigneur fit venir la veuve, tel jour: lui dit-il, venant du côte
du Nord , vous vous arêtâtes un tems confidérable en tel endroit hors des
bariéres, 6c vous n'entrâtes chez vous qu'à nuit fermée? J'ai trouvé la
chofe extraordinaire, & je fuis curieux de fçavoir ce qui vous a porté à
Tome IL Kkk kk en
Inftruâion
pour les
Belles-
meres.
8io DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
en ufer de la forte. Monfieur, répondit la veuve, j'ai perdu mon mari it
y a long-tems, je demeure avec neuf fils qu'il m'alailfez. Sur la fin de
l'année, ayant mis tout en ordre pour le nouvel an , avec l'agrément de
mes fils, je fis un tour à ma maifon paternelle. Je dis en partant à mes fils
6c à mes brus, que je ne reviendrois qu'à nuit claufe. Partie erreur, partie
apréhenfion de rencontrer quelque ivrogne , il n'en manque pas, com-
me vous fçavez, en ce tems-ci: je partis trop tôt pour m'en revenir. Je
m'en aperçus en chemin: Se ne voulant pas prévenir le tems que j'avois
marqué à mes brus pour mon retour, je me tins dans cet endroit écarté
pour atendre (a) l'heure à laquelle j'avois promis de me rendre. Cefeigneur
la loiia beaucoup, & l'honora du titre de 3/(5« (l>).
M A N G L o u homme du Royaume de Hoei, époufa en fécondes noces k
fille de Mong ya:ig fon compatriote. Il avoit eu cinq fils de fa première
femme, & il en eue trois de celle-ci. Les cinq fils du premier lit ne pouvoienC
fouffrir leur belle-mere: elle avoit beau les bien traiter & leur témoigner
de l'affedion, elle ne gagnoit rien. Craignant que ce ne fût la faute de
fes propres fils, elle les fépara entièrement: de forte qu'ils n'avoicnt rien à
démêler pour le logement, les habits, 6c le vivre: tout cela fut inutile.
Ces cinq fils du premier lit continuèrent à témoigner toujours beaucoup
d'avcrfion pour leur belle-mere. Il ariva que le troifiéme de ces cinq frè-
res, pour avoir négligé un ordre du Prince, fut fait prifonnier, Se il y
alloit de fa tête. La belle-mere en parut inconfolable : elle n'omit rien de
tout ce qui pouvoit lui adoucir fa prifon: 6c de plus elle fe donna tous
le mouvemens imaginables pour empêcher qu'il ne fût condamné. Bien
des gens lui témoignèrent leur furprife , de ce qu'elle fe tourmentoit fi
fort pour un jeune homme, qui n'avoit pour elle que de l'averfion.
N'importe, leur difoit-elle, je le regarde comme s'il étoit mon propre filsJ-
Je ferai jufqu'à la fin tout ce que je pourai pour lui. Qiielle vertu & quel
mérite y a-t-il à aimer fes propres enfms? Quelle eft la mcre qui ne les aime?
Je ne puis me borner là. Le père de ces jeunes gens les voyant privez de-
leur mère, m'a époufce pour leur en tenir lieu. Je dois donc me regarder
comme leur propre mère. Peut-on être mère fans tend refit ? Si celle que
j'ai pour mes propres enfans, m.e faifoit négliger ceux-ci, ce feroit man-
quer d'équité. Une mère qui n'a ni équité, ni tendreffe, que fait-elle au
monde? S'il n'a pour moi que de l'averfion, fi haine & fes mauvaifes ma-
nières ne me difpenfent pas de faire mon devoir. Les rcponfes de cette
femme devinrent publiques. Le Roi en eut connoiflàncc : en confidéra-
tion d'une telle mère, il lui acorda la grâce de fon fils. Depuis ce tems-
là, non feulement ce fils peu foumis, mais encore fes quatre frères, n'eu-
rent pas moins de foumiflîon 6c de refpeét pour leur belle-mere , qu'en
avoient
(<j) Ell-es auroient pu là foupçonner d'avoir voulu les tromper & les furpreiidre: cela
auroit pu di'iiinucr Icurconfiince & kur atachemenr.
{b] Mou fi.;nifie mère. U fignifie maître ou maurelfe. Ainfi fuivant la conftruiftion Chi-
iioifc cela peut fignifier mère maitrefl"e,ouraaitrefre des mercs. Le premier eft plus naturel,
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. Su
avoient fes trois propres fils. Elle les inftruifit fi bien tous huit, qu'ils ocu-
percnt tous avec honneur les premiers emplois du Royaume.
Tien tsi xiE Miniltre dans le Royaume de 2yî, tira de ceux qui Avis con-
dépendoient de lui une iomme aflèz modique, & la vint remettre à fa me- "^ '"
re. Mon fils, lui dit-elle, il n'y a que trois ans que vous êtes en place . je '^'^'"^!°''s
fçai à quoi le montent vos apointemens, vous avez eu des dcpenics à taire. e"piace!
D'où peut venir cette forame que vous m'aporte/,.' M.x mère, répondit
Hyi tjc, je vous avoue que je l'ai reçue des Officiers i'ubaltcrnes. Mon
fils reprit aufli tôt la mère, un bon Minilrre doit fervir ion Prince avec
afFeclion & fans intérêt : du moins doit-ii fe conlérver les mains nettes, &
n'ufer point ue mauvais artifices pour s'enrichir. Quand il lui en vient dans
refprit, il doit au plutôt les rcjetter. Enfin il doit éviter jui'qu'au i'oup-
çon d'être facile à recevoir un argent, qui ne vient point par les bonnes
voies; être réellement n.ulfi défintérefle qu'il iouhaite de le paioïtre au de-
hors. Se donner par fa conduite de l'autorité à fes paroles. Le Prince vous
a fait l'honneur de vous mettre en place: vos apointemens font conlîdéra-
bles: c'ell par une conduite irréprochable qu'il faut répondre à {es bien-
faits. Sçachez, mon fils, que les devoirs d'un fujet, & fur- tout du Mi-
nière du Prince, ne font pas moins inviolables, que ceux d'un fils à l'égard
de fon père. Il doit au Prince qu'il fert, un atachement {mcexc^ un zèle
ardent, une fidélité à toute épreuve. Il doit donner des preuves de toutes
ces vertus, même au péril de fa vie, fi l'ocafîon le demande. Et comme
ces ocafions fi perilleulés font peu fréquentes , il faut du moins qu'il fe
diftingue par une conilante droiture , Se par un défintéreflement parfait.
Outre les autres avantages d'une telle conduite, elle feule peut mettre à
couvert de ce qui s'apelle méchantes afi'aires. En prenant une autre route,
vous devenez méchant Miniltre, comment feriez-vous bon fils.^ Allez,
retirez vous de ma préfencc: je ne vous reconnois point pour mon fils.
Faites de cet argent ce qu'il vous plaira: jamais bien mal aquis n'entrera
chez moi.
Tieti tft tfe fe retira plein de confufion 6c de repentir. II rendit l'argent Effet de
à ceux dont il l'avoit tiré, alla s'acufer lui-même aux pieds du Prince, ^^' ^^'**
& lui demander le châtiment qu'il méritoit. Sucn 'vang^ qui régnoit alors
dans le Royaume de 7/ï, fut chai-mé de la vertu de cette femme. Il lui fit
donner de ion trefor une grolTe ibmme, pardonna à Tte„ tft tfe, Sc le con-
ferva dans fon emploi.
KiANG fille du Roi de 7/?, fut donnée pour femme à Sucnvang, un Eloge de
des Empereurs de la dynaftie Tcheou. Cette Princefle étoit également fpi- f^"^ fi"*
rituelle Sc veitueufe. Jamais on ne remarqua rien qu'on pût blâmer dans -^i
fes aâioiis Sc dans fes paroles. Elle fouffroit devoir dans le Prince une indo-
lence Sc une pareffc peu dignes de lui. Il fe couchoit tous les jours de fort
bonne heure, Se fe levoit à proportion encore plus tard. Voici l'expédient
dont elle s'avifa pour le coriger.
Un jour elle quita fes pendans d'oreilles, fes aiguilles, Sx. fes autres expédient
ornemens de tête: elle fe mit à l'écart dans une ruelle en pofture de cri- dont elle
Kkk kk 2. mi- fc fert pour
8ii DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
guérir fon minelle, Sc par la bouche d'une fuivante, elle parla au Prince en ces ter^
mari de 1» mes. Prince, j'ai l'honneur d'être votre fervante: je fçai depuis long-
pareflc. ^^^^ ^^^ j^ ^^ j^ mérite par aucun endroit. Mais à quoi je n'avois pas faic
atention jufqu'ici, c'eft qu'aparemment je fuis une voluptueuie. C'eft fans
doute moi qui fuis caufe que V. M. contre les rits, paroît tous les jours
fi tard, èc qu'on vous regarde comme un Prince qui préfère fon plaifir à
fon devoir. Cette réputation vous fait d'autant phis de tort, que la vo-
lupté, de tout tems, a pafle pour être la fourcc d'une infinité de défordres.
Le mal, tel qu'il puifTe être, vient de moi fans doute. Mettez-y ordre
promptement je vous en prie, ôc réparez votre réputation en punilTant la
coupable.
Alors 6'«e« uî«^ rentrant en lui-même : levez -vous, dit-il à fon époufe:
reprenez vos ornemens &C votre place. Il eft vrai que ma vertu ne répond
point à ma dignité : mais c'eft uniquement ma faute, & vous n'y avez
point de part. Depuis ce tems-là Suen vang s'apliqua férieufement aux af-
faires de fon Etat. Il donnoit audience depuis le grand matin jufqu'au foir,
6c il a eu la réputation d'un grand Prince.
ChinsengAIs aîné de Hien kong Roi de Tfm^ fut calomnié auprès de
nèfles d"" ^°" P^''^ P^^ ^^ concubine Li ki : ôc n'étant point à l'épreuve d'une accu-
la Calom- fation fi mal fondée, il fe donna lui-même la mort. Tchong eul £rere de Chi»
nie. feng^ 6c comme lui fils de la Reine, craignit qu'on ne lui jouât un tour
fembkble. Il fortit auflî-tôt du Royaume avec une fuite de gens choîfis ,
dont le principal étoit Kieou fan. Ils fe retirèrent dans le Royaume de Tft.
Hoen kong qui y régnoit alors, reçut volontiers Tchong eul: il lui donna un
équipage de vingt chariots, le traitta honorablement , 6c lui fit époufer
TJi kiang Pi'incefle du fang. Tchong eul content de fon fort , ne penfoit qu'à
pafler ainfile refte de favie,&renoncoit volontiers à fon droit fur le Royau-
me de Tfin. Kieou fan ne pouvoit goûter cette indifférence de Tchong eul
pour un Royaume dont il étoit l'héritier, d'autant plus que depuis fa re-
traitte, 6c la mort de Hien kong fon père, arivéc peu de tems après, ce
Royaume avoit déjà changé de maître plus d'une fois, 8c étoit aétuellement
en trouble. Un jour que Kieou fan^ les autres de la fuite de Tchong eul s'en-
tretenoient fur cela dans un endroit à l'écart, ôc concluoient qu'il falloit
abfulement que ce Prince quittât fa retraitte. Se s'en retournât dans fon
Royaume, pour en prendre pofleffion : une jeune efclave les entendit, Sc
raporta tout à TJi kiang. Celle-ci fait aufll-tôt mourir l'efclave , 6c va trou-
ver 7fZ):;«_g ra/ fon mari. Prince, lui dit-elle, tous ceux qui vous font ata-
chez trouvent fort mauvais que vous vous borniez à vivre ici. Ils font tous
d'avis que vous quittiez Tft pour aller régner en Tftn qui vous apartient.
Hier ils déliberoicnt des moyens de vous engager à prendre enfin cette gé-
nércufe réfolution. Une jeune efclave les entendit , &: me vint tout rapor-
tcr. J'ai eu peur qu'elle n'en parlât à quelque autre, & qu'il ne furvînt
quelque obftacle à ce deflein. J'y ai mis ordre, elle ne vit plus. Le fécret
vous eft afiliré, vous pouvez partir fans bruit. C'eft l'avis de vos fidèles
fcrviteurs, fuivez-lc au plutôt. Retournez en Tfm. Depuis que vous en
êtes
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. ^15
êtes forti, il n'y a pas eu un moment de paix. Il vous apartient ce Royau-
me , mettez-vous en devoir de le recouvrer. Vous éprouverez fans doute
îc puiflant fecours de Chang ti {a).
Non, répondit le Prince, non, je ne fortirai point d'ici ,je veux y vivre
6c y mourir. La Princeffe redoubla fes inftances, & s'efforça par divers ex-
emples, de faire naître dans le cœur de fon mari le dcfir de régner, ôc l'ef-
pérance de recouvrer Ion Royaume. Mais voyant que c'étoit inutilement,
elle traitta l'affaire avec Kieoti fan. Ils convinrent qu'elle trouveroit moyen
d'enivrer le Prince : & que fes gens l'enlevant pendant fon ivrefîé, pren-
droient inceffamment la route de Tjin. La chofe s'exécuta félon fon projet.
Tchong cul revenu de fon ivreffe , dans un premier mouvement de colère ,
prit une lance, & en voulut percer A^z>o« /«« : mais celui-ci éluda le coup.
Alors 'tchong eul fe voyant engagé, & d'ailleurs aimant Kieou fan , fi l'entre-
prife réuffit, dit-il, a la bonne heure, je te pardonne: mais il elle échoue,
je te haïrai à mort {b). On marche, on avance, on arive à T/m: Mou kong
donna des troupes au Prince tchong eul. Il entra fur les terres de t/m. Dès
qu'on fçut fon arivée , on fe défît de Hoai kongqui s'étoit fait Roi, 6c on
déféra la couronne au Prince, qui prit le nom de Ouen kong. Tjî kiang fut
en même temsdéclaréeReine,6con l'envoya chercher dans les Etats de Tfi,
avec les honneurs dûs à la dignité.
T A T s E Miniftre dans le Royaume de Yao penfoit beaucoup plus à s'en- Avarice
richir , qu'à avancer les affaires de fon Prince, ou qu'à fe faire de la repu- fordide^
tation. Sa femme eut beau lui faire fur cela des remontrances, il s'en mo- ^"'J'_'.^'3J
qua. Il continua pendant cinq ans, au bout defquels s'étant bien engraifie
du fang du peuple, il fe démit de fon emploi , pour aller joiiir en repos de
fes richefTes. Elles étoient fi grandes qu'il avoit en fe retirant une fuite de
cent chariots. Pendant qu'il étoit encore en charge, tous les gens de la fa-
mille tuèrent à l'envi des bœufs, pour le féliciter. Sa femme au milieu de
ces conjoiiifTances, pleuroit en embrafTant tendrement fon fils. La mère
de Ta tfe étoit indignée du procédé de fa bru. Qiiel contre-tems, difoit-
elle ! Pourquoi troubler ainfi la fête? Quel oifeau de mauvais augure.''
J'ai raifon de pleurer, répondit la bru: tant de grandeur, & tant de ri-
chefTes fans mérite ôc fans vertu, menacent cet enfant des plus grands mal-
heurs. Tfu ouen autrefois Miniftre dans le Royaume de tfou enrichit l'Etat,
& négligea de devenir riche. Il fut pendant fa vie honoré du Prince, 6c
adoré du peuple : fa poftérité fut comblée d'honneurs 6c de biens, 6c fa
réputation fut toujours la même. Hélas! que mon mari lui reflemble peu!
L'éclat de fa grandeur préfente, 6c la paflion d'amaffer, l'occupent tout
entier: l'avenir ne le touche point. Il y a, dit-on, dans les montagnes du
Midi. une efpèce de léopard, qui tout vorace qu'il eft, demeure plutôt fept
jours fans manger, que de fortir par un tem's pluvieux, de peur que fa peau
ne perde fon luftre. Plus les chiens 6c les cochons font gras , plus ils ibnt
pro"
(a) Chang fuprême. Tt Empereur, feigneur.
{b) Mot à mot, j'aurai le cœur de manseï ta chair.
Kkk kk l
niflre.
Confeil
d'une Fem-
me à fon
Mari fur
l'humilité.
Heuretx
fuccès de
S14 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
proches de leur mort. Les miferes de l'Etat font encore plus grandes que
les richefl'es de mon mari. Il ne fçauroit avec ce qu'il a amaflé, acheter l'a-
mour des peuples. Il me fcmble voir de près de grands malheurs. Je vou-
drois bien m'y foultraire moi & ce cher enfant.
Ce difcours acheva d'iriter la mère de Ta tfe: fa colère alla (I loin qu'elle
chafla fa brû. Celle-ci fe retira chez fa mère avec fon enfant: & ceccc an-
née là même Ta tfe s'étant démis de fon emploi, fut malheureuicracr.t af-
fafliné lui & fes gens, pur une troupe de brigands qui enlevèrent toutes les
richefles. Il n'y eut que la mère de Ta tfe à qui l'on négligea d'ôter la vie.
Sa bru retourna inceifamment auprès d'elle, pour la fervir dans l'a vicillefle.
Chacun loùoit la prévoyance de cette bru, & la fagcife qu'elle avoit fait
paroître en préférant la vertu aux richefles. L'on étoit ravi de voir , qu'a-
près avoir fauve la vie 6c celle de fon fils, par fa réiblution 5c fa prévoyan-
ce, elle répara par fon affiduité à fervir la belle- mère, ce qu'il y avoit eu
de défcétueux dans la manière de fe retirer.
Yen TSE premier Miniilre de Tf, étoit un homme d'une fort petite
taille, 6c avoit parmi fes domeftiques un géant de huit pieds de haut. La
femme de ce domeftique, qui fervoit aufli chez Ten tfe, un jour que ce
Miniftre fortit en cérémonie, fut curieulé de voir le train. Elle remarqua
que fon mari faifoit caracoler fon cheval, fe dreflbit fur fes étriers, & en-
fin fe donnoit de grands airs, & paroiflbit tout fier de fa belle taille. Quand
le train fut revenu , la femme de ce géant l'apoftrofant en particulier.
Certainainement, lui dit-elle, vous êtes un pauvre homme, vous méritez
bien de demeurer dans la baflélfe de votre rang. Le mari iurpris de ce com-
pliment, auquel il ne s'atendoit pas, lui demanda ce qu'elle vouloit dire.
Voyez, reprit la femme: voyez le maître que vousfervez: à peine a-t-il
trois pieds de haut: cependant il a fçû parvenir à la première charge de
l'Empire, Se il s'en aquitte de manière, qu'il procure à fon Prince beau-
coup de gloire : malgré cela il ne s'en fait point acroire. Je le regardois
ce matin fortir avec tout fon train, j'ai admiré fon air modeite, humble ,
rêveur êc prefque timide. Au contraire j'ai pris garde que vous, qui , avec
votre ftature de huit pieds, n'êtes_ après tout qu'un efclave,vous vous don-
niez des airs importans, ôc paroifl'iez plein de vous-même. J'en ai eu honte
pour vous, & je rtie fuis au plutôt retirée. Cet homme reçut bien la répri-
mande, témoigna qu'il vouloit fe coriger , & demanda à fa femme com-
ment elle crofoit qu'il dût s'y prendre. Imitez, répondit-elle, imités Ten
tfe votre maître. Heureux, fi vous pouvez renfermer fous votre ftature de
huit pieds, autant de fagelfe 6c de vertu, qu'il en poflede dans un petit
corps, fervez-le comme il fert fon Prince. Si vous aimez à vous diftin-
guer, c'cil par là qu'il fout le faire. On le dit, Se ileft vrai, la vertu
peut combler de gloire un homme jufques dans la condition la plus balTe :
êc cette gloire eft bien plus folide, que celle de ceux que l'éclat de leur
condition rend fiers 8c orgiicilleux.
Le mari profita fi bien de cette leçon qu'il changea entièrement : on ne
' ■• ' ^ ' •• ■ ' ïè-
Ic
c""onfal voyoit pcrionne plus humble, plus modelLe plus afïïdu au fervice, plus
térclfe-
ment.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 8if
lé pour fon maître, Se plus exavSt à remplir fes devoirs. Ten tfe fut frapé de
ee changement. Il lui demanda qui l'avoit ainfi converti? Le domeflique
répondit que c'étoit la femme , Sv lui raconta le moyen qu'elle avoit pris.
Ten (Je loiia la fagelTc de la femme , & la docilité du mari. Il fit cas d'un
homme capable de prendre fî promptement une réfolution ferme & confian-
te. Il lui donna un emploi: Ôc comme il s'en aquita fort bien, il l'avan-
ça, & en fit enfin un grand Officier.
TsiE Yu étoit un homme du Royaume de T/oz<, qui vivoit du travail Eloge de
de fes mains, mais qui ibus un extérieur fimple & pauvre, cachoit une hau- ^* '^"'
tefageflé. Le Roi qui fiifoit cas de la vertu, & qui connoifloit celle de fon
fujet, voulut l'employer. Il lui envoya un homme exprès, & deux chariots
chargez de prcfens , avec ordre de lui dire que le Roi le prioit d'accepter
avec ces préfens, le gouvernement Se l'intendance générale de cette partie
de fes Etats, qui étoit au Midi du fleuve Hoai. Tjie yu fourit à ce compli-
ment, mais ians répondre un feul mot: Se l'envoyé fut obligé de s'en re-
tourner avec les prcfens, fans avoir eu d'autre réponfe.
La femme de Îy7(? ;'« , qui étoit alors abfente, remarqua en retournant à Grande
famailbn, des veitiges de chariots , qui ne paflbicnt pas plus loin que fa marque da
porte. Quoi, mon mari, dit-elle en entrant, vous oubliez vous de cette vertu uelm-
& de ce défintéreflément, qui ont fait jufqu'ici vos délices ? Il eft venu des
chariots à notre porte & ils n'ont point palfé outre. Ils étoient chargez fans
doute: car ils ont laiffé de profonds veitiges. Qu'eft-ce que cela, je vous
prie? C'eft le Roi, dit Tjieyu, qui me connoît mal , èc qui croit que je
vaux quelque chofc. Il veut me charger du gouvernement d'une partie de
fes Etats. 11 a envoyé un homme exprés avec deux chariots chargez de pré-
fens, pour m'inviter à prendre cet emploi. Il falloit tout refulér, reprit la
femme, préfens 6c charge.
T/îe yu voulant voir ii c'étoit fincérement que parloit fa. femme : nous
agilfons tous, répondit-il, avec une inclination naturelle pour l'honneur 8c
potu" le bien. Pourquoi ne pas les accepter quand ils viennent? Pourquoi
trouvez-vous à redire que j'aie été fenfible! aux bienfaits du Roy! Hélas î
répondit la femme toute affligée, lajuflice, la droiture, l'innocence, en
un mot la vertu eft bien plus en fureté dans une vie retirée, & dans une
honnête pauvreté, que dans l'embaras des affixires , £c dans l'opulence. E-
toit-il de la fagefie de faire un fi dangereux échange? Nous fommes enfem-
ble il y a long-tems. Jufqu'ici votre travail nous a fourni de quoi vivre, &C
le mien de quoi nous vêtir: nous n'avons ibufferc ni faim, ni froid. Quoi
de plus charmant qu'une pareille vie également innocente &tranqiiile? Ne
deviez-vous pas vous y tenir. Peut-être n'avés vous pas fut attention à la
dépendance 6c à la fervitude que traînent après eux ces préfens 6c ces em-
plois: ils ôtent à l'homme une partie de fa liberté, par raport à la vertu.
Ils engagent à des égards, qu'il eft fouvent difficile d'accorder avec une
parfaite droiture & une exaéte équité.
Alors Tfieyu content de fa femme : confolcz-vous , lui dit-il , je n'ai ac-
cepté ni prêtent ni emploi. Je vous en félicite, dit la femme : mais il ref-
lai tie
8i(î DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
te encore une chofe à faire: car être membre d'un Etat, & refufer de fervir
le Prince, quand il le fouhaite, il y a là quelque choie à redire. Retirons-
nous, allons vivre ailleurs. Ils plièrent doncleur petit bagage : ils changè-
rent de nom fur la route pour n'être pas reconnus. Se ils paiïerent en un
autre pays. Ceux qui furent inilruics dans la fuite du parti qu'avoit pris T/ie
y II, louèrent fon défintéreirement : mais ils donnèrent fur-tout de grands
éloges à fa femme, qui, fans céder à fon mari dans le refle, avoit montré
plus de prévoyance & de grandeur d'ame.
_ L A I T s E s'étant retiré de bonne heure de tous les embaras du monde,
fufe des mcnoit avec fi femme une vie paifible dans un endroit affez reculé. Des
prefens du lofcaux failbient les murailles de fa mailbn: le toit étoit de paille. Un lit
5;°' '^'^ de fuTiples planches, 6c une natte de jonc étoient tous les meubles de fa
chambre. Lui èc la femme s'habilloient d'une toile affez groffiére. Leurs
mets ordinaires étoient des pois, qu'ils femoient Se recueilloient de leurs
propres mains. Il ariva qu'à la cour deTfou, comme on s'entretenoit des
anciens fages, quelqu'un parla de Lai tfe^ comme d'un homme qui les éga-
loit en vertu: il prit envie au Roy de l'apeller à fa cour, 6c de lui envoyer
des préfens pour l'inviter. On laiffa entendre au Roy, que, iélon les apa-
rences , Lai îfe ne viendroit pas. Sur quoi le Roy le détermina à l'aller
trouver lui-même en perfonne. En arivant à fa cabane, il le trouva qui fai-
foit des panniers propres à porter de la terre. Je fuis, lui dit humblement le
Roi , un homme fans lumières 6c fans fageffe. Cependant je luis chargé du
poids d'un Etat que m'ont laiffe mes ancêtres. Aidez-moi à le foutenir.
Je viens pour vous y inviter. Non, Prince, répondit Lai ife^]e fuis un villa-
geois 6c un montagnard tout à fait indigne de l'honneur, 6c encore plus
incapable de l'emploi que V. M. daigne m'offrir. Je fuis jeune 6c prefque
Effet de ce fans fecours, lui dit le Roy, faifant de nouvelles inftances: vous me forme-
rez à la vertu : je veux fmcérement profiter de vos lumières 6c de vos exem-
ples. Lai tfe parut fe rendre, Sc le Roy fe retira.
La femme de Lai tic revenant de ramaffer un peu de bois à brûler : que
veut dire ceci, dit-elle? Que font venus faire ici ces chariots, dont je vois
les traces? C'eftleRoy lui-même en perfonne, dit Lai tfe, qui eli venu
me preflcr de prendre fous lui le gouvernement de l'Etat: y avez-vous con-
fenti, demanda la femme? Le moyen de refufer, répondit Lai tfe? Pour
moi, reprit la femme, je fçai le proverbe, qui dit: qui mange le pain d'un
autre, fe foumct à fouffrir fcs coups. Il peut très-bien s'apliquer à ceux qui
font auprès des Princes : aujourd'hui en crédit bc dans l'opulence, demain
dans l'ignominie 6c dans les fuplices : 6c tout cela fuivant le caprice de
ceux qu'jls fervent. Vous venez donc de vous mettre à la difcrétion d'au-
trui ? Je fouhaite que vous n'ayez pas lieu de vous en repentir, mais j'en
doute : & je vous déclare que pour moi je n'en veux point courir les rifques:
ma liberté m'cfl trop chère pour la vendre ainfi : trouvez bon que je vous
quitte: elle fort à l'inflant , 6c fe met en chemin. Son mari eut beau lui
crier de revenir, 6c lui dire, qu'il vouloir encore délibérer: elle ne daigna
pas même tourner k tcte ; mais allant tout d'une traitte jufqu'au Midi du
fleu-
refuî.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE." «i;
fleuve Kiang,e\\e s'y arrêta. Alors Tentant naître en fon cœur quelque inquic-
tude fur la manière donc elle pouroit vivre : elle fe répondit par ces pa-
roles : les oifeaux 6c les autres animaux laiffent tomber tous les ans plus
de plumes & de poil, qu'il ne m'en faut pour me faire quelques habits: il
fe perd dans les campagnes plus de grains & plus de fruits qu'il ne m'en faut
pour me nourir.
Lai tfe touché du difcours 6c de l'exemple de fa femme , la fuivit mal-
gré fon engagement , ils s'arrêtèrent tous deux au Midi du Kiang : bien
des gens les y fuivirent, 6c y tranfporterent leurs familles. En moins d'un
an il fe forma là un nouveau village , qui dans l'efpace de trois ans devint
une grofîe bourgade.
Le Roy de Tjbu ayant entendu beaucoup louer la fagefle Se la vertu Eloge de
de 2 H leng tfe tchong^ en voulut faire fon Miniltre. Il lui dépêcha Un hom- '^'*^'H '/«
me de fa cour avec des préfens, pour lui en faire la propofîtion. Yu leng tfe "'^'
tchong l'ayant entendue , pria l'Envoyé d'atendre un moment , 6c qu'il al-
loit lui rendre réponfe. Il entre dans l'intérieur de fa maifon, 6c s'adreflant à
fa femme: le Roy, lui dit-il, me veut faire un de fes Miniftres: que vous
en fejnble-t-il? Si je dis otii, dès demain nous ferons fuivis d'un nom-
breux cortège, 6c nous aurons un pompeux équipage: nous aurons une
table bien fervie, 6c tout le relie à proportion. Encore une fois qu'en pen-
fez-vous? Depuis bien des années, répondit la femme, nous gagnons no-
tre vie dans un petit commerce, 6c rien ne nous a manqué. Vous avez en- Et de î*
core le loifir de lire, 6c de jouer de tems en tems quelque bel air. Vous f^™"??'
n'êtes, même en travaillant, jamais fans vos livres d'un côté, fans votre
Kin de l'autre, 6c ians une joye pure au milieu. Ce train dont vous me
parlez, n'eft qu'une vaine parade. Pour ce qui ell de la table, il eft vrai
qu'elle feroit garnie de viandes exquifcs, que vous n'avez pas à préfent:
mais cela vaut-il la peine de vous charger de tant de foins? Si vous accep-
tez ce qu'on vous offre, renoncez en même tems à cette joye pure que vous
goûtez maintenant: carie moyen de la conferver au milieu de tant d'in- Pour foiî
quiétudes! Encore bien-heureux, dans l'état où font les choies, (x vous défintérefv
évitez une mort funefte. fement..
Tfe tchong fort, 6c dit à l'Envoyé, qu'il ne peut accepter l'honneur qu'on
lui fait, qu'il prie le Roy d'honorer un autre de fon chois. Aufli-tôt il
plia bagage pour fe retirer ailleurs avec fa femme , 6c pour être moins re-
connu, il changea fon premier métier en celui de jardinier.
Tchong eul fécond fils de Hkn kong Roy de T/tn^ fortit du Royau- Recon-
me, pour fe fouflraire aux artifices de la concubine Li ki, qui par fes ca- noiirmcc
lomnies avoit déjà fait périr Ch'mfeng fon fîls aîné. Tchong eul en fe retirant ^^^ envers
dans le Royaume de Tfi pafTa par les Etats de Tfao.Le Prince de 27*^0, bien- fs« A/.
loin de lui faire honneur, fe mit à l'écart dans un endroit caché, d'où il
pouvoir au travers d'un rideau clair, voir pafler Tchong cul & fon train. Le
■Prince de Tfao ne fut pas le feul qui eut cette curiofité. Les dames du lieu
l'eurent aufîi. Une d'entre elles, femme de Hi fou ki Grand du Royaume,
nyant vu pafTer Tchong eul, 6c confidcré les gens de la fuite, apella avec
Tome IL LU 11 em-
8t8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
cmprefTcrnènt fon mari, & lui dit: ce Prince fugitif eft fi jeune, qu'aie
voir, on ne pouroit pas juger de ce qu'il fera un jour: mais tous ceux qui
l'acompagnent , ibnt gens d'élite. Il y en a fur-tout trois qui me paroif-
fent avoir un rare mérite. Ce font aparcmment des Grands du Royaume:
je fuis fort trompée fi ces gens -là ne trouvent moyen de rétablir ce
Prince en fes Etats : s'il monte jamais fur le trône , fans doute qu'il fe
fouviendra des bons ou mauvais traitemens qu'il aura reçus dans fa retraite.
Notre Prince qui le traite fi cavalièrement, fera le premier qui éprouvera
fon rcflentiment : en ce cas là vous auriez part à la difgrace. Un de nos
proverbes vulgaires dit : fi vous voulez fçavoir quel fera le fils , voyez
ion père, ou celui qui tjent f; place. Un autre proverbe dit encore , qu'on
peut connoître un Grand fans le voir, en voyant les gens de fa fuite. Or
à en juger fur ces régies, ce Prince aujourd'hui fugitif deviendra un puif-
fant Roi , 6c fera en état de fe vanger des affronts qu'il aura reçus. Croyez-
moi, faites-lui civilité.
Effets d'un Fou ki crut fa femme: 6c n'ayant pas le tems de préparer autre chofe,
bonCon-- il lui fit préient d'excellent vin: & pour grofiir le préfent, il ajufta fur le
f°''* vafe un diamant de prix. Tchong eul reçut le vin, Se fit rendre le diamant.
Il fut enfiiite rétablir fur le trône de ion père : & fa première entreprife
fut d'aller ravager l'fao , pour fe vanger du peu d'égards que le Prince de
ce pays-là avoit eu pour fa perfonne. Mais il eut foin de donner à Fou ki
une fauve-garde. Dcfenfe fut faite à quiconque , non-feulement d'entrer
chez lui pour y faire aucune infulte, mais même de pafler les bariéres de
fon enclos. Chacun s'emprefla de mener dans la maifon l'un fon père, l'au-
tre fa mère: & tous ceux qui s'y réfugièrent , y furent en fureté. Ou ob-
fcrva fi éxaSrement ce que le Roy de Tfin avoit ordonné en faveur de FoU
ki, qu'à la porte il y avoit un marché public, oii l'on vendoit £c l'on ache-
toit tranquilement , comme en tems de paix. Fou ki fit honneur à fa fem-
me du bon confeil qu'elle lui avoit donné , Sc elle en reçut de grands
éloges.
Chou Kgao Chou n g a o encore enfant rencontra un jour en fe promenant un fer-
encore en- pent à deux têtes : il le tua, 6c l'enterra. De retour à la maifon, il va trou-
fanrtue ^.^j. {-^ mcxe en pleurant. Dequoi' pleurez-vous, mon fils, dit la mère?
à'dciu'tê- C'cft, dit l'enfant, que j'ai oiii dire, que quiconque voit un ferpent à
îe;. deux tctcs, en meurt: j'en ai trouvé un aujourd'hui en me promenant.
Qu'eft devenu ce ferpent , demanda la mère ? Je l'ai tué , répondit l'en-
fant: 6c de peur que quelque autre n'eût auflî le malheur de le voir, je l'ai
enterré. Ne pleurez point, mon fils, dit alors la mère : la vue de ce ferpent
ne vous fera point mourir : le motif qui vous l'a fait enterrer vaincra ce qu'il
avoit de qualitcz malignes. Il n'y a point de malheur, dont la cîiaritc ne
mette à couvert. Tien, tout élevé qu'il elt au-defTus de nous, voit fie en-
rrédiâion tend tout ce qui fe palPe ici bas. Le Chu king ne dit-il p:\9?Hoai>^ tien pro-
de fa mère tegc la vertu oii eile^fe trouve, fans acception de perfonnes. Ne pleurez
^ ce fujet. point, mon fils, foyez en repos: vous vivrez, 6c vous ferez grand dans
l'Etat. En eflfet Chou ngao devint dans la fuite un des premiers Ofiîciers de
Tfoii
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 8rp
fjou fa patrie. Cette prédiction vérifiée par l'événement , fit grand hon-
neur à la merc, & on la regarda comme une pcrfonne fort éclairée dans les
voyes de Tien.
Pe tsong par fon efprit étoit parvenu de bonne heure aux premiers ^^ ,j ^^^
emplois de la cour de X/in: mais il y avoit aporté un défaut dangereux par niére de "
tout, Se encore plus dangereux à la cour qu'ailleurs. Par un excès de droi- donner
ture il réfutoit tout ce qu'on avançoit, pour peu qu'il y entrevît la moin- ^'^^ -^^'"î
dre aparence de faufieté: 6c il le failbit avec li peu de ménagement, qu'il
couvroit ibuvent les gens de confufion. Sa femme qui lui connoilîbit ce dé-
faut, l'exhortoit fans ceffe à s'en coriger. Mon mari, lui diloit-elle, on
dit que les peuples ont naturellement de l'inclination pour leur Prince, a-
vant même qu'il leur ait fait aucun bien. Mais on dit aulll qu'un voleur a
naturellement de l'averfion pour celui qu'il a volé, quoiqu'il n'en ait point
reçu de mal. C'eil que les peuples attendent toujours du bien de leur Prin-
ce, & le voleur eramt toujours d'un homme qu'il a volé. Apliquez-vous
cette réflexion, je vous en conjure, ôc foyez perfuadé que s'il y a des gens
qui aiment la droiture par tout où ils la trouvent, il y en a encore bien
plus qui la haiflent , parce qu'ils la craignent. La votre eft redoutée du
moins de tous ceux qui n'en ont pas. Vous fçavez qu'ils font en grand nom-
bre : ce font autant d'ennemis que vous avez , & qui vous feront fentir tôt
ou tard les effets de leur haine. Ménagez un peu plus les gens.
Malgré les fages avis de fa femme , Pé tfung alloit fon train acoutumé.
Un jour revenant du palais, il parut plus gai qu'à l'ordinaire. Il me femble,
lui dit fa femme, voir fur votre vifage un air de gayeté 6c de iatisfaétion
que je ne vous ai pas encore vu. Peut-on fçavoir quelle en ell: la caufe? Au-
jourd'hui, répondit Pé tfung en s'applaudillant , je me fuis trouvé au pa-
lais avec plulieurs Officiers de mon rang. L'entretien a duré dutems, 6c
j'y ai eu bonne part. Auffi tous d'une commune voix m'ont fait l'honneur
de me comparer à lang tfe *.
Pour moi, dit la femme, j'ai oiii quelquefois comparer les perfonnes qui A qiioioiî
parlent peu , & qui le font d'une manière fimple , à certains arbres qui P '"• '^5"""
n'ont nulle beauté, mais dont les fruits font excellens. J'aimerois beaucoup ^r^'^^tj "
mieux pour vous une comparailbn femblable , que celle dont vous vous' a- prieurs &
plaudiflez. Car comme on vous compare à Yang ife , on peut comparer ccjxqui
Tang tfe lui-même u un bel arbre qui ne porte point de fruit. 7a7ig tfe., dit- P-^-'^'t
on, parloit beaucoup, mais fans trop prendre garde à ce qu'il difoit. C'eft ^'^^'
ce qui lui atira des affaires fàcheufes. Sur cet article Ja-comparaifon de
vous à lui eft allez julle : mais je ne vois pas pourquoi vous en a-
plaudir.
N'cil-cepaslà, dit Pé ifoftg, votre ancienne chanfon que vous rebattez Entretien
fans ce0e? Vous tournez tout félon vos idées. Je veux vous en fiire revenir diPêtf^ng
une bonne fois : & voici le moyen qui me vient dans l'cfprit. Je donnerai ici ^ '^^ "■'^'-
un repas à mes collègues: nous ferons avant le repas une conférence. Vous
eii-
* Nom d';in Philofoplie.
LU 11 z
Ci: qu'un
homme de
Cour doit
penfer des
louanges
qu'on lui
donne.
Entrelien
du Roi de
Ouei avec
la Reine
fa femme.
810 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
entendrez de l'intérieur de votre apartement ce qui fe dira, & vous vous dé"
labuferez enfin par vous-même. Volontiers, dit la femme, j'y conlens.
Le jour fut affigné pour cela. Il y eut une longue conférence, qui fut fui»
vie d'un plus long repas. Pétfong plein de fuccès à fon ordinaire, n'eut pas
plutôt reconduit la compagnie , qu'il alla trouver fa femme pour lui dcman-»
der ce qu'elle en penfoit. La femme fentit la difpofition de fon mari : elle
conçut qu'il étoit fort inutile de le détromper. Elle prit donc k parti de
diflîmuler : & faifmt ferablanc de fe rendre, je vois bien qu'en effet, dit-el-
le, vos collègues vous eltiment 6c vous cèdent le pas avec plaifir. Cependant
comme elle demeuroit trés-perfuadée , que fon mari avoit tout à craindre
des ennemisqu'il s'étoit faits , elle prit un autre tour pour l'engager , fans
qu'il s'en apperçût, à fe foullraire à leur vangeance , 6c profita pour cela
de la bonne difpofition où elle avoit mis le mari , en paroilfant être de fon
fentiment.
Ces louanges après tout qu'on vous donne, ajouta-t-elle, quelque fincé^
res qu'elles puiflént être, ne doivent pas vous aveugler fur l'état préfent des
choies. Le Royaume ert menacé des plus grands troubles : prenez vos me-
fures pour n'y pas périr. Vous n'ignorez pas que la divifion ell dans la mai-
fon Royale , &c qu'elle ne fait que croître tous les jours. Dans de fembla-
bles conjontStures, le plus fur feroit de nous retirer ailleurs fans bruit : mais
cela n'ell pas poffible tandis que vous êtes en charge. Ainfi, quelque grof-
fe que paroifle la tempête qui nous menace, il faut l'attendre avec coura-
ge, {a) mais il ne faut pas s'endormir. La divifion eft fi grande entre nos
Princes, que le plus méchant parti qu'on puifle prendre, 'c'eft celui de n'en
embrafler aucun. 'Tcheou, U eft un Prince d'un grand mérite: ou bien il aura
le defluSjOU du moins il trouvera quelque reflburce. Pour moi, H j'en étois
crue, vous lieriez avec ceux qui font à la tête de fon parti, 6c vous vous
atacheriez à lui.
Pé tfong y ayant rêvé quelque tems: vous avez raifon, dit-il d fa femme.
En conféquence il s'unit étroitement avec Pi yang , chef du parti de Tcheou
II. Dans le même tems que les ennemis de Pé tfong l'alloient perdre par une
calomnie, qui lui devoit fxire couper la tête, la divifion de la maifon Roya-
le éclata. Pi yang conduifît Tcheou li hors du Royaume: 8c Pé tfong fe joi-
gnant à eux , évita le coup qu'on étoit fur le point de lui porter, fans qu'il
lefçût. Ceux qui furent inrtruits de cette conduite l'iouerent la fagefle ôc
la prévoyance de la femme de Pétfong.
L I N G KONG Roi de Ouei^ s'entretenant un foir avec la Reine jufques
bien avant dans la nuit , ils entendirent un grand bruit de chevaux & de
chariots, qui venoient du côté de l'Orient. Quand ce train fut près du pa-
lais, le bruit cefla tout-à-coup , 6c quelque tems après il recommença, mais
à l'Occident. Qiii vient de pafler là, demanda le Roi, comme par manière
d'en-
(<a) Elle jugeoit que ce Prince fortiroit du Royaume, comme il le fit en effet, & quç
fon mari le fuivant, feroit à couvert de la vangeance des ennemis qu'il s'étoit faits.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. Su
d'entretien? C'cfl fans doute Ti pé you, répondit la Reine. Comment le
fçavcz-vous, dit le Roi, pour prononcer fi affirm^ativement ? Je Icai, die-
la Reine , que c'elt le rit de mettre pied à terre devant la porte du palais :
& que ceux qui pouflent le refpeét julqu'où il peut aller, gouvernent telle-
ment leur tram, qu'il ne fait point de bruit, ou qu'il en fait très-peu , quand
ils paflent devant la porte. Je fçai encore qu'un bon fujet à l'égard'de fon
Prince, comme un bon fils à l'égard de fes parens, ne fert point à vue d'œii
êc fait éxaélement fon devoir, dans les ténèbres comme en plein jour. Mais
je ne connois que Ti pé you dans votre Royaume qui ait cette exaèlitude:
c'eft pourquoi j'afllire que c'eft lui qui pafle. Le Roi fut curieux de fça-
voir ce qui en étoit: il quita la Reine pour un moment, il s'informa qui
avoit paifé, 6c fçut qu'en effet c'étoit Ti pé you.
Cependant rentrant dans la chambre où étoit la Reine, Madame dit-il
en fouriant , j'en fuis fâché : mais vous n'avez pas bien rencontré. La
Reine remplit une coupe, & la préfentant au Roi: puifque j'ai mal devi-
né, lui dit-elle, je vous dois des conjoiiiffances, je vous les fais de tout
mon cœur. A quel propos des conjoiiiffances, demanda Ling kong? C'eft
dit la Reine, que jufcju'ici il ne paroiflbit dans votre Royaume qu'un Ti pé
you: vous en avez découvert un autre aufli exaâ: que lui : c'eft de quoi je
vous félicite. La chofe en vaut bien la peine : car de la vertu de vos Offr-
ciers dépend le bonheur de votre Etat. Cette réponfe furprit le Roi, 6c
lui fit plaifir. Il le témoigna à la Reine , 6c lui dit : il n'y a pas en e'ffet
deux Ti pé you. Vous aviez deviné jufte. C'eft lui qui vient de paffer. La
chofe fe divulgua, 6c fit honneur à la Reine.
Ling kong RoideTy^» avoit d'abord époufé Ching ki du Royaume Intrigues
de Lou. Il en avoit eu un fils nommé Kuang^ qu'il avoit défigné fon fuccef- ^^s^h"""
feur. Ching ki étant morte, Ling kong prit les deux filles du Prince de Song: Cour.^
l'aînée Tchong tfe pour époufe, 6c la cadette Tung tfe pour concubine. Ling
kong eut un fils de Tehong tfe, qu'on nomma Tu. long tfe.^ entreprit de faire
ôter à Kttang le titre de fucceflèur , 6c de le faire paflèr à 2}^, fils de la Rei-
ne Tehong tje fa fœur. long tfe vint réellement à bout de perfuader ^Ling kong
ce changement. La Reine Tehong tfe tâcha de l'en diffuader, en lui repréfen'-
iant que ce n'étoit pas la coutume: 6c que de femblables tentatives avoient
ordinairement de funcftes fuites. Z^k^h^ eft l'aîné , difoit-elle, 6c eft déclaré
fucceffeur: pourquoi le dégrader fans raifon? C'eft chercher des malheurs
de fang froid. Si je m'en repens , dit Ling kong, c'eft mon affaire. Tehong tfe
eut donc beau s'y opofer. On fe moqua d'elle de ce qu'elle réfiftoit ainfi à
l'élévation de fon propre fils : 6c Ling kong pouffé par l'intrigante long tf,
déclara Kuang déchu de fon rang , 6c défignant Tu pour fon hériter, il lui
donna pour Gouverneur Kao lieou. Quelque tems après Ling ko?ig tomba ma-
lade, 6c fut réduit à l'extrémité. Kao lieou fit quelques démarches pour pré-
parer les efprits à l'élévation de Yu. Le fuccès ne fut pas tel qu'il fe l'étoit
promis. Ling kong n'eut pas plutôt les yeux fermez , que Tfoui chu égorgea
Kae lieou, 6c plaça Kuang fur le trône. On vit alors que la Reine Tehong tfe
avoit eu raifon: 6c chacun loua hautement fon équité 6c fa fageffe.
LU II i Kong
Siz DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
Confeil Kong chin tse pi, du Royaume de Loii , venant d'enterrer fon fre-
fingulier re aîné, fut touche ôc même fatigué des lamentations de fa belle-fœuii':
d'une Vêtant préfcnté à la porte de l'apartcment oii étoit la veuve, dans le dcf-
focurafon j-^-^^ ^^ j,^ confoler , fon compliment fut, qu'elle devoit modérer fa dou-
'^"^ ' leur, 5c qu'il auroit foin de la bien remarier. Cependant il laifla pafler
plufîeurs années, fans même y penfer. Le Roi àt Sou lui ayant fait offrir
l'emploi de Miniftre , il demanda à fa belle-fœur , s'il devoit l'accepter
ou non. Non répondit elle, ne l'acceptes point. Mais encore pourquoi,
demanda î^^ ^^ ? Pourquoi, lui dit-elle? Mon mari étant à peine enterré,
vous vîntes me dire, comme pour me confoler, quç vous me remarieriez:
ce fut vni contre-tems ridicule, ëc une faute énorme contre les rits. Mon
deiiil cil fini depuis bien des années, ôc vous ne m'avez jamais dit, ni faitdi-
re un mot, pour me fonder fur ma difpolition préfente. Le procédé n'efl
pas d'un homme éclairé. Celui qui eft capable de ces fortes de fiutes, peut-il
foutenir avec honneur l'emploi de Miniftre? Pour moi, il me paroît que non.
Si vous fouhaittiez vous remarier , reprit Tfe pi , que ne me le difîez
vous. Une femme ne doit jamais faire ces fortes d'avances , répondit la
veuve : c'eft à ceux de qui elle dépend , d'y penfer pour elle. Au rcfte , ce
que j'en dis, ce n'eft pas que j'aie jamais eu la moindre envie d'en venir à
de nouvelles noces; j'en ai toujours été fort éloignée. Ce n'eft que pour
VOU3 faire fentir combien vous êtes peu capable de l'emploi qu'on vous pré-
fente. Celui qui voudroit à yeux clos juger des couleurs , fe tromperoit
l;ins doute. N'cft-il pas vrai? Or je prétens tout de même, qu'un homme
comme vous, qui n'entend rien aux affaires du monde les plus communes ,
s'il fe fait Miniftre d'Etat, ne peut manquer d'attirer fur loi les malédiéli-
ons des hommes, & les chàtimens de 'tien. Prenez -y garde , 6c croyez-
moi, ne vous engagez point.
l'fe pi ne crut point la belle-fœur, qu'il n'avoit écoutée que par manière
d'entretien. Il accepta l'emploi de Miniftre, 6c l'année ne fe pafla pas qu'il
mourut dans les fuplices. Il rendit juftice en mourant, au zèle ôc à la fa-
- gcflc de fa belle-fœur, dont il avoit "pris le confeil pour une vangeance de
femme.
M 'naee- N G A i v A N G Roi de Ouei voyant fon fils le Prince héritier en âge d'a-
mens des voir des enfans, fit chercher des' filles qui puffent être élevées au rang de
Courtifans fes époufes. Parmi celles qu'on amena, il s'en trouva une qui donna dans la
pour le vue de A''^^; 'vang. Il envoya les autres au palais du Prince héritier, & fit
Souverain, ^^^^^.ç.^ celle-là dans le fîcn.' Tu e«/léigneur de la cour, raconta le fait à fa
mère. Cela n'eft p.is poiTibltf, s'écria-t-cUe , c'eft un étrange défordre ;
vous deviez vous y opofer fortement. Hélas! le Royaume a des ennemis
puiOans , Sc n'a pas des forces égales aux leurs. Une parfaite vertu pouvoit
lupplécr au peu de forces : elle l'a fait fouvent. Mais le Roi n'ayant ni ver-
tu, ni force, que va devenir l'Etat? Il ne voit pas le pauvre Prince, car
il n'a pas beaucoup de lumières, il ne voit pas le tort qu'il fe fait. C'eft à
vous Se à vos collègues de le lui bien faire fentir. L'intérêt de vos familles
écant joint au bien commun de l'Etat, vous avez une double obligation de
l'a-
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. Si^
l'avertir, pour prévenir, autant qu'il dépend de vous, les fuites d'un pa-
reil déibrdrc. Si d'autres font trop lâches pour ofer parler, vous, mon fils,
ne manquez pas à votre devoir. Parlez , vous devez cela au Prince que vous
fervez, & à l'Etat dont vous êtes membre.
Tu eiiî animé par le difcours de fa mère, cherchoit une occafion favorable
pour parler au Prince. Avant qu'il s'en préfentâr, il fut envoyé à la cour
de T^i pour une négociation preflante. Sa mère voyant que fon fils étoit
parti lans avoir pu parler au Roi , fe fit porter elle-même à la porte du pa-
lais: là elle élève en haut félon la coutume, une fuplique, dont le contenu
étoit : la vieille veuve de Kio io a dans le cœur une chofe qui l'inquictte.
Elle fouhaitte en donner connoilî^xnce à Sa Majefté. Le Roi ordonna qu'on
la fît entrer. Elle ne lut pas plutôt en préfence du Roi, que lui adreiïimt
la parole, Prince, lui dit-elle, votre fervante a toujours oiii compter par-
mi les chofes qui importent le plus au bien de l'Etat, l'exaélc oblcrvation
des rits, & fur-tout de ceux qui font d'hommes à femmes. Notrefexea
communément plus de tendreflé que de fermeté. C'ell; fans doute pour ce-
la, que les rits ont prefcrit qu'on marie les filles de bonne heure. L'âge de
quinze ans eft le tems ordinaire pour les fiançailles, l'âge de vingt ans pour
les noces. Mais fuivant ces mêmes rits, les préfens ordinaires étant reçus,,
îa fille eft cenfée l'époufe de celui qui les a faits. Il en eft de même à pro-
portion des fécondes femmes: elles font liées à celui pour qui on les a prifes.
Il y a pour tout, cela des cérémonies qu'on doit obierver. De tout tems les
plus fages de nos Princes ont regardé comme un de leurs principaux de-
voirs, de donner l'exemple en ce point : & l'expérience a fouvent fait voir
que de-lâ dépend beaucoup le bonheur ou le malheur des Etats. Autant que
2o» chan contribua à faire fleurir la dynaftie'Ma, autant Mo loi en avança
la ruine. On peut dire la même chofe de Sin 6c de Tan ki , par raport à la
dynaftie Chang: de Tai fe & de Pao fe, par raport à la dynaftie Tchcott.'Cc-
pendant. Prince, vous prenez pour vous contre les rits, une femme defti-
née à votre héritier, &: fans faire atention que votre Royaume eft entouré
de puiflans voifins, & qu'il ne peut fubfifter, s'il y naît le moindre trou-
ble, vous même y introduifez le défordre. Certainement votre Etat eft en
grand danger.
Le Roi ayant écouté atentivement cette remontrance : j'ai tort, dit-il:
ôc fur le champ il fie pafler parmi les femmes du Prince héritier, celle qu'il
avoit voulu retenir parmi les fiennes. Il fit un prélént confîdénible à cette
veuve, qui feule avoit eu le courage de le reprendre : 6c quand 2« eal Hit de
retour de fa comroiffion , il l'avança en confidération de fa mcre. Depuis
ce tems -là Ngai vang fut beaucoup plus appliqué &plus exaél à tous fes de-
voirs. Il mit un tel ordre dans Ç.\ maifon &C dans fon Royaume, que les voi-
fins, quoique puilTans Se aflez mal intentionnez , n'ofcrcnt jam;iis l'ata-
quer. Cette aélion fit beaucoup d'honneur à la vertueufe mère de Tu eitl ^
Une fille de CJïra fut promife à un jeune homme de /'o»^. Quand ils
furent tous deux dans un âge nubile, le jeune homme 6i fes parcns vinrent
demander la fille: mais ce fut fans avoir fait les préfens réglez , Se fans ob-
fervcr
Fermeté
d'une fem-
me à don-
ner des
Confeilsà
fan Souve;
rain.
Effets de
ces Conj
feils.
Fille qui
refjfe de
fe innrier
«f pour-:
quoi.
Atache-
mem de
Pe y pour
i'oblerva-
tion des
Rits.
Exemple
de l'amour
«•onjiigal.
Si4 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINEJ
ferver les cérémonies. La fiancée répondit nettement qu'elle ne fortiroit:
point de la maifon paternelle. Comme on la preffoit de pafler par-delTus
ces formalitez : on dit communément, répondit-elle, qu'en toutes chofes
il cft important de bien commencer: ôc qu'une faute , qui d'abord paroîc
légère, a fouvent de fâcheufes fuites. Ce qui ell vrai en tout le refte, eft-
il faux en fait de mariage.? Les devoirs d'épous Se d'épouies ne font-ils pas
les premiers qui ayent été entre les hommes? Ne font-ils pas le principe
des autres devoirs de la vie civile? D'ailleurs la fin du mariage eft de foute-
nir les familles, & de perpétuer, autant qu'il fe peut, les honneurs pref-
crits par les rits à l'égard des ancêtres, en leur donnant une poflcrité. Or
on dit , ôc il eft vrai , que l'eau qui fort d'une Iburce bourbeufe , ne peut
former un ruifleau bien clair. Ainfi me marier contre les rits, c'eft ce que
je ne ferai jamais. On lui intenta procès, elle eut beaucoup à fouffrir : mais
elle perfifta toujours à dire, qu'on lui ôteroit plutôt la vie, que d'obtenir
fon confentement. Ne voulant point fe relâcher, elle pafla fes jours dans le
célibat.
Pe Y fille de Sue» kong Roy de Lou fut promife à Kong koang Prince de
Song. Le tems des noces étant venu, Kong koang ne vint pas lui-même pren-
dre Pe y. Il fe contenta d'envoyer un feigneur en fa place. Pe y ne vouloir
point partir: mais elle fe rendit enfin par obéifiance a fon père £c à fa mère.
Au bout de trois mois le Prince de Song, ayant fait la cérémonie accoutu-
mée de voir fa nouvelle épouie dans la ialle de fes ancêtres, voulut confom-
mer le mariage. Pc y n'y voulut point confentir, parce qu'il n'avoit pas
gardé le rit de l'aller prendre lui-m.ême. Il fiillut encore pour la fléchir
fur cela un ordre preffant du Roi fon père 8c de la Reine fa mère. Dix ans
après elle devint veuve. En cet état comme auparavant elle eut toujours
un extrême atachement à ce que prefcrivoient les rits.
Une nuit le feu prit à fon palais. Sortez, Madame , s'écria- t-on, fau-
vez-vous, le feu vous gagne. Suivant les rits, répondit-elle, une femme
de ma condition ne doit pas paroître, même dans une falle fans les deux da-
mes d'honneur. Atendons-les, puis je fortirai. L'une étant venue, l'autre
ne pavoinbit point. On prefla de nouveau la PrincelTe de fe fauver. Se ce ne
fut qu'à Textrémité qu'elle fe rendit: tous les Princes de fon tems la louè-
rent Se admirèrent fa conftance.
Une fille de Song ayant été mariée à un homme de Tfaiy le mari fut a-
taqué d'une maladie dangereufe. La mère de cette jeune femme voulut ra-
pellcr fa fille. Non,'répondit la jeune femme, je regarde cet accident arivé à
mon mari, comme s'il m'étoit arivé à moi-même. Daillcurs la pratique eft
qu'une femme vive Se meure dans la maifon , où elle a une fois été placée.
Je n'ai garde de m'en éloigner, pour une fâcheufe maladie, dont mon mari
a eu le malheur d'être atteint. Quand nos parens font malades, fi les Médecins
leur prcfcrivent l'herbe Fcoh Se l'herbe T, nous les allons auflitôt ciieilhr.
Qi^iclque rebutante que foit l'odeur de ces herbes, nous les ramaflbns à plei-
nes mains: nous en remplifloas notre fein, s'il eil néceflaire , puis nous en
tirons le fuc. Dois-je moins faire pour mon mari? Chacun loua cette jeune
fcnj"
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 8if
femme, & fa mère en particulier prit ce qu'elle avoit dit fur les herbes Y ôc
Feon^ pour en faire une Ode à fa louange.
M o N G Y fille de Hoa fut promife à Hiao kong Prince de 7/Z. Ce Prince Exemple
tenta Ibuvent de faire venir la fiancée fans tant de cérémonies.' Jamais Mong- deTatta-
y n'y confentit. Comme Hiao kong ditféroit toujours de faire les préfcns de ^1'=''"^"'^
noces 6c les cérémonies ordinaires , on lui donna par dérifion le nom de d,,ns Mour
chafte. Cela le prefla de faire enfin les frais des noces. Il vint lui-même, fe- y.
Ion les rits, prendre Mong y chez Hoa Ion père. Afotigy, après s'être infor-
mée jufqu'à trois fois, fi Hiao kong ctoit venu en perlonne, fe laiffa condui-
re chez ion épous. Qiiand elle fut arivée, tout s'y palla fuivant les rits: 6c
fa délicatefle fur les cérémonies eut lieu d'être contente.
Mais quelques années après Hiao kong allant à Leangfie^ voulut que A/o/-/g-
>> fût du voyage. Le chariot qui la portoit, verfa, ôcfutbrifé, fans cepen-
dant que yV/o«^ jy en fût bleflée. ///■«(? /to«5 détache auffitôt un des meilleurs
chariots de fa fuite, pour la reconduire a Tji^ de peur de quelque autre ac-
cident. IMais ce chariot n'étant point un chariot de femme , Along y
n'y voulut point monter, 6c parlant au travers d'un rideau qu'elle avoit
dreflé, à l'Officier venu de la part du Roy: une femme de ma condition,
lui dit elle, ne paroît pas même dans une ialle i'ans fes deux dames d'hon-
neur. Pafie-t-elle d'un apartement à un autre? Il faut qu'on entende le bruit
qu'elle fait faire exprés aux orncmens de fes habits. Qiioiqu'elle forte rare-
ment, les rits ont cependant prei'crit quels doivent être alors les vêtemens,
quel doit être fon équipage. Tout cela eft figement établi, tant pour la
bienféance extérieure, que pour conferver refpnt6c le cœur dans la droiture.
Or ce chariot qu'on m'amène, n'efi: point dans l'ordre: je ne puis pas m'en
fervir. Demeurer icilong-tems,c'eft encore pis: mourir c'eft le plus court,
6c je le ferai plutôt que de rien faire contre les rits. L'Officier courut en
polte raporter ce difcours au Roy. On fit équiper promptement un chariot
tel qu'il convenoit, dans lequel Mongy revint à Tft.
TcHAo vANG Roy de 77ô«fcrtant pour un voyage de plaifir, y mena Dms. 1»
une de fes femmes, fille du Roy de 27^\ Un jour qu'il l'avoit laiflee dans Princeife
une petite Ile afléz agréable, fur le bord du grand fleuve Kiang^ il eut non- 'j''"^^"'^^^
velle d'une crue d'eau fort fubite. Auffi-tôt il dépêcha quelques feigneurs
de fa fuite , avec ordre d'amener la Princeflé où il étoit. Ces feigneurs
coururent en pofie vers la Princefl^e, l'invitèrent à fortir vite de cette Ile ,
6c à fe rendre aupiès du Roy , oiî ils nvoient ordre de la conduire.
Qi_iand le Prince nous appelle, répondit-elle, il donne fon fceau à ceux
qu'il envoyé. L'avez- vous? La crainte que les eaux ne vous furpriflént, ré-
pondirent-ils , nous a fait partir à la hâte, 6c négliger cette précaution.
Vous pouvez vous en retourner, repartit-elle: je ne vous fuivrai point fans
cela. Comme on lui reprcfentoit que la crue d'eau étoit fort fubite, ^ pa-
roiflbit devoir être grande , que s'ils retournoient chercher le fceau, ils ne
pouroient revenir à tems. Je vois bien, qu'en vous fuivant, je fauve ma
vie, répondit-elle, 6c qu'en demeurant je vais périr. Mais pour éviter la
^lort, paiïcr par-dcfTus une condition de cette importance , c'ert manquer
Tome //. M mm mm en
Exemple
ri'aTiOcir
conjugal
d.ms la
Reine
femme du
Roi de
Bonnein-
telligence
entre une
femme
lé4itime&
une Con-
cujinc.
U6 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
en même tems de fidélité & de courage. Il vaut beaucoup mieux mourir.
Oii court eu polie chercher le fceau : mais quelque diligence qu'on ht,
l'Ile étoit abîmée quand on revint, & la Pnnceire £c les iuivantes, fu-
rent fubmergées : le Roy la regretta fort : mais il loua encore davantage la
fidélité iJc la confiance.
Pe KONG Roy dÈ Tfou étant mort, le Roy de 0«, qui fut inllruit de
la HigefTe , de la vertu, ôc de la beauté de la veuve, dépêcha vers elle un
feigneur avec une grofle fomme, deux diamans d'un très-grand prix, ôc
trente cliariots bien équipez, la demandant pour époulé. Du vivant de mon
mari, répondit la veuve, tandis qu'il agiffbit au-dehors, je réglois le mieux
qu'il m'étoitpolFible l'intérieur de fa maifon. Du relie je m'ocupois avec
toutes fes autres femmes aux ouvrages propres de notre iéxe. Maintenant
que j'ai perdu mon mari, je veux palier auprès de fon tombeau le relie des
années que T'ien me donnera. Je l'çai ce que vaut le rang que votre maître
veut bien ra'offrir: les préfens pour m'y inviter, font magnifiques: mais je
ne puis accepter l'honneur qu'il me fiit, fans m'en rendre indigne. Ce fe-
roit oublier feu mon mari. Or je le veux honorer après fa mort, comme
j'ai fait pendant fa vie. Le regret de l'avoir perdu auroit dià m'ôter la vie.
C'ell déf.iut de tendrelTe en moi, que d'avoir pu lui furvivre. Je me le re-
proche fouvent : mais je n'ai garde de l'oublier , jufqu'à prendre un fé-
cond mari. Reportez au Roy fes préfens, 6c retirez-vous. Le Roy de 0«
loua lui-même la réfolution de cette Prince{re,6£ l'honora du nom de "tchm
ki {a).
LiNG VANG Roy de Otiei mourut fans avoir eu d'enfans de la Reine
fon époufe. Il en laiffii un d'une autre de fes femmes du fécond ordre , qui
fut auflitôt déclaré Roy. Cette élévation ne produifit aucun changement
dans l'efprit de fa mère, elle fçut fe tenir dans fon rang. Elle honoroit &
fervoit la Reine doiiairiere, fans fe relâcher en rien de les atentions: & le
jeune Roy en faifoit autant à l'exemple de fa mère. Au bout de huit ans,
la Reine prenant la mère de ce Prince en particulier, je fuis charmée, lui dit-
elle, 6c de la manière dont vous en ufez à mon égard , 6c du foin que vous
avez eu d'infpirer au Prince votre fils les mêmes fentimens pour moi: j'ai
peut-être eu tort d'admettre fi long-tems vos bons offices, du moins eli-il
tcms de vous en remercier. Votre fils régne, 6c il ne convient point que
la mère du Roy ferve encore en qualité de féconde femme. Je fuis une veu-
ve fans enlans. C'ell alTez pour moi qu'on me fouft're ici pafler tranquile-
mcnt le relie de mes jours. Je veux abfolument quiter cet apartement
d'honneur, vous le céder, 6c n'y entrer déformais qu'à certain tems, pour
avoir l'avantage de vous y voir.
Qiie me dites-vous là. Madame, reprit la mère du jeune Roy ? Permet-
tez-moi de vous dire que vous n'y avez pas bien penfé. Le Roy votre épous
6c mon maître a eu le malheur de mourir jeune: cela ell dur pour un Prin-
ce : il n'a pas été aflez heureux que d'avoir un fils de fon époufe, il n'en a
qu'un
{a) ri/;i.*. fignifie chifte. Ki elt le nom d'une Reine fameufe dans la première antiquité..
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. 82.7
qu'un de moi, qui n'étois que la fervante. Autre fujet de trilklTe qu'il a eu
en mourant. Qyoi ! voudriez-vous lui en donner un troifîéme après fa
mort, en dégradant ion époulb pour honorer une iervante? Y penfez-vous?
On dit, 6c il eft vrai, que le zèle d'un bon fujet èc la piété d'un bon fils,
ne doivent jamais ie rallentir par le nombre des années. Il ne m'cil pas plus
permis de me lafler du rang que je tiens à votre égard. Vous honorer, &c
vous iervir, c'eft mon devoir. S'il y a quelque honneur d'avoir donné un
fuccelléur à votre épous , cet honneur ne me difpenfe pas de ce que je
vous dois comme à fon époufe.
Ne pailons plus, dit la Reine, de ce que nous étionsvousSc moi fous le
feu Roy mon mari. Son fils régne. C'ell auffi le votre. Ainfi,tous volontai-
res que font de votre part les honneurs 6c les fcrvices que vous me rendez,
je ne puis les accepter lans faire une elpèce d'injure au Prince en la perfonnc
de fa mère. .
La concubine ne répliqua rien : mais allant trouver le Roy fon fils., e/Z^o^ j'^'^
Prince, j'ai toujours oiii dire que le fage ne doit taire, ni permettre rien nai" entre
contre l'ordre. Le bon ordre, ce me femble,confifbe en partie, à mainte- une Fa».
nir les anciens rits, en forte que chacun le tienne dans le rang qu'ils lui '';' ^ "ne
alîîgnent. Cependant le Reine époufe de votre père veut quiter ion apar- ^'"^'^" '"''
tement, & me prelTe d'ocuper le rang qu'elle tient à la cour. C'ell me
prefier d'aller contre le bon ordre. J'aime mieux mourir que de le faire:
& comme je vois la Reine inflexible à mes remontrances, je la fléchirai
par ma mort. En difant- cela, elle fe difpofoit à le donner un coup mortel.
On l'arrêta: Sc fon fils fondant en lamies, s'eftorça de l'apaifer, mais elle
ne put confentir à vivre jufqu'à ce que la Reine étant avertie de fa réfolu-
tion, lui promit quoiqu'à regret, de conferver fon rang, & de fe laifTer
honorer 8c fcrvir comme auparavant. Tout le monde fut également furpris
6c charmé de voir cet cmpreflement dans deux femmes à ufer de tant de
déférences l'une pour l'autre. C'eft là ce qui mérite le nom de fagefle , &C
de vertu dignes des éloges de tous les fiécles.
Une JEUNE femme d'une beauté rare, 6c d'une vertu reconnue, per- Exemple
dit fon mari de fort bonne. heure. Les plus riches du Royaume la recher- d'amour
choient à l'envi, mais fort inutilement. Le Roy lui-même informé de fa coii)i -'
vertu 6c de fa beauté, la rechercha dans les formes , 6c lui députa un graid
Oflicier avec les préfens ordinaires. Voici ce qu'elle répondit : mon mari
m'a bientôt laifle veuve, ileflvrai: mais je n'en aurai cependant jamais
d'autre. J'aurois fouhaité pouvoir le fuivre: mais il ma laifle un fils qu'il
faut élever. Bien des gens m'ont recherchée, tous l'ont fait inutilement,
6c lorfque je me croyois délivrée de ces importunes recherches, le Roy lui-
même les renouvelle. Eft-il poflible qu'on doute encore, fi je ne pourois
point enfin oublier feu mon mari, pour me donner à un autre épous, 6c fa-
crifier mon devoir à une fortune éclatante? Je veux prouver une bonr.c fois
que je ne fuis pas capable de cette hichcté, 'èc défebufcr fur cela quiconque
ne me connoît pas encore.
Apres avoir parlé de la forte, elle prend fon miroir d'une main, un rafoir
Mm m mm z de
sordl
nairc
8i8 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
d'une vei'- de l'autre, & fe Coupe le nez. Me voilà punie, dit-elle, d'avoir laiHe tant
ve pour le (je gens douter de ma fermeté. Allez rendre rcponie au Roy, 6c dites-lui
d'^'-'"e- ^"""^ ^'* i^ ^^ ^^ donne pas la mort, c'elt que je n'ai pas le courage d'aban-
inandcs donner mon fils dans un fi bas ùge. Ce que je viens de Faire iuffit. C'ell
<J'un le- fans doute pour ma beauté, que le Roi me recherchoit. Dites-lui que mon
cond ma- yifage n'eit plus qu'un rerte diftormc &c défiguré. Il ié défillera fans peine,
nage. L'Officier raporta au Roy ce qu'il avoit vu. Le Prince loua la réfolution
de la jeune veuve , lui donna le titre de Kao king^ Sc lui décerna d'autres
honneurs.
Un jeune Officier de T'chin venoit d'époufer une fille de feizeans,
Pié'é filiale ^orfqu'il s'éleva tout-à-coup une guerre, qui l'obligea d'aller fervir. Avant
d'une liiu que de quiter la femme: on ne fçait , lui dit-il, qui meurt ni qui vit.
envers fa Qui peut m'afTurer que j'échaperai des dangers de cette guerre? Je vous
Belle-me- \i{Çîe, ma bonne mère, qui n'a point d'autre enfant que moi. Au cas que je
meure, que deviendra- t-elle? Voulez-vous bien me promettre d'en avoir
foin? Oiii , dit la femme, je vous le promets.
L'Officier étant effectivement mort à la guerre, la jeune veuve prit un
très-grand foin de fa bcUe-mere, travaillant elle-même de les propres mains
le jour ôc la nuit, pour qu'elle ne manquât de rien. Les trois ans du deuil
étant finis, comme elle étoit jeune & fans enfans, fon pcre 6c la mère vou-
lurent la rapeller auprès d'eux, pour la marier en fécondes noces. Mais la
jeune veuve en rcjetta vivement la propofition. La fidélité 6c la jurtice,
leur dit-elle, font nos principaux devoirs. Vous-même vous ne m'avez rien
tant recommandé en me mariant, que l'atachement 6c l'obéiffimce à mon
mari. Or vous fçaurez que ce cher mari prêt à partir pour la guerre où il
a perdu la vie, me témoigna l'inquiétude que ia piété lui inipiroit, fur ce
que deviendroit fa mère, au cas qu'il vînt à lui manquer 6c me demanda û.
je voulois bien lui promettre d'en avoir foin. Je le lui promis. D'ailleurs
c'cil le devoir d'une bru de fervir fa belle-mere. Bien loin que la moit de
mon mari m'en difpenfe, elle m'impofe plutôt à cet égard une nouvelle
obligation. Ne le pas faire, ce feroit me rendre coupable d'infidélité 6c
d'injullicc, feu mon mari pafleroit pour un méchant fils, qui n'auroit pas
fcû pourvoir efficacement à l'entretien de fi mère, 6c qui s'en feroit re-
pofé légèrement fur une époufe peu fidèle. Plutôt mourir que d'cxpofer
mon mari, ou de m'expofer moi-même à de femblables reproches.
Le père ce la mère voyant la réfolution de leur fille, ne lui parlèrent plus
de fe remarier. Le belle-mere vécut encore vingt-huit ans. La bru fournit
toujours à tous fes befoins , 6c la fervit aflidûment jufques au dernier foupir.
Elle lui rendit après fa mort les derniers devoirs , 6c n'omit rien à fon
égard des cérémonies réglées. La conftance, la fidélité, 6c l'affiduité de
cette veuve à fervir fa belle-mere, la firent beaucoup ellimer. Le Magillrat
de Iloai yang en fit fon raport à la cour. L'Empereur, qui régnoit alors,
lui envoya quarante livres d'or, lui donna le titre de ///Vi«) fou (^), 6clui
décerna d'autres honneurs.
Vou
(rt) UiM, l'icté filiale, pieux, picufe. Je». Femme irariée, ou qui l'a été.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. Sip
Vo u KO NG Roi de Loti, étant allé rendre fcs hommages à l'Empereur Femme
Siicu 'vaiig. Te fit accompagner de ion fils aîné nommé Ko , 6c de Ion Te- 1"' iacnfie
cond fils nommé ///. Siicn i-aiig ne goûtoit point l'ainé des deux frères, 6c ^q^j]^
trouvoit au contraire le cadet tort a ion grc : de ibrtc qu'il déclara que le feivicede
cadet fuccéderoit au Roi Ton père. Eneii'et, quand /^o« te» mourut, Hi (on Souvc-
monta fur le trône , 6c régna lous le nom de T koiig. Il eut un fils qui fut ^^'"•
aufll Roi dans la luitc, ibus le nom de Hiao kong, mais qui dans ion enfan-
ce fut nommé l'ching. Cet enfiint étant encore au berceau, P^'ja fils de
Kia, forma un parti dans le Royaume, tua fon oncle T kong qui rcgnoit ,
fe fit lui-même proclamer Roi par ion parti, 6c fit faire irruption dans le
palais , pour fe défaire du petit T£bing,
Au premier bruit de l'irruption, la gouvernante du petit Prince le dé-
pouilla de les habits, en revêtit ion propre enfant, 6c le coucha dans le
berceau royal. Les gens de Pé yu tuèrent cet enfant: 6c perfuadez que c'é-
toit le Prince 7t/j/«^, négligèrent allez le relie: de iorte que la gouvernante
fe fauva tenant le petit Prince entre fes bras. A peine étoit-elle hors du pa-
lais, qu'elle rencontra un des grands feigneurs du Royaume, oncle mater-
nel du Prince. Gouvernante, lui dit ce ieigneur à l'écart, mon neveu
îl-/j/>;2 eil-il mort ? Non, Monfieur, le voici, répondit-elle : j'ai mismon
fils dans le berceau du Prince: on a égorgé l'un pour l'autre. Ce feigneur
donna moyen à la gouvernante de fuir lûrement avec le Prince. Il demeura
onze ans caché, au bout defquels tous les Grands de Loti s'adreflerent d'un
commun accord à l'Empereur qui régnoit alors, pour lui demander la mort
de Pé yu 6c l'élévation du jeune Prince fur le trône de fon père. L'Empe-
reur y confentit. Tching fut reconnu Roi de Lou. En célébrant Ion avène-
ment au trône, on n'oublia pas fa gouvernante, qui, aux dépens de ion pro-
pre fang, lui avoir fauve la vie.
TcHiNG v.-YNG Roi àç T'fou venant de monter furie trône, fe plaça Exemp'c
fur une éminence, pour voir pafler toutes les femmes, deftinées à loger remarqua-
dans fon palais. Chacune levoit les yeux les unes plus hardiment, les autres '''e^de
moins, pour voir en patlant le Prince. Une feule nommée Jfc vou tint tou- Ij^'n^^Q.
jours les yeux bniiîez, 6c pafFa modeftement, ians donner le moindre figne dcRie.
de curiofité ou d'inquiétude. T'ching vaiig frapé de cette modeilie, 6c vou-
lant fe divertir, jeune beauté qui pailéz, dit-il, une œillade, je vous en
prie. Tfe vou ne fit pas femblant d'cntendi'e, 6c marcha ion pas à l'ordinai-
re, tenant toujours les yeux baifléz. Tching vang n'en demeura pas là: une
œillade, ajoûta-t-il , ôc je vous ferai mon époufe. T/f "^'o« n'en leva pas
plus les yeux. Le Prince ajouta qu'il lui donneroit telle ibmme d'argent, 6c
qu'il élevcroit fii famille. Ces promefTcs ne la touchèrent point. Jching vang
enfin dei'cendit de cette éminence pour s'aprocher d'elle, 6c lui parler pjus
commodément. Qiioi ! lui dit-il, je vous oifre le rang de Reine, j'y ajoute
encore d'autres promefies , pour vous engager à nie regarder en palTiuit :
vous vous obitinez à n'en rien faire? Eltimez-vous donc fi fort un de vos
regards? ' /
Grand Prince, répondit gravement Tfe vou, la pudeur 6c la modeftic
Mm m mm ? font
îjo DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
font rornement de notre fexe. Il m'a paru qu'il étoit contre la bienféance
Se contre mon devoir, de lever les yeux pour vous regarder fur cette érai-
nence, où vous vous étiez place. Voilà ce qui m'a d'abord fait tenir les
yeux baiflcs. Si je les avois levé enfuite , fur les magnifiques promefles
qu'il vous a plû de me faire, c'étoit agir par ambition ôc par intérêt, fa-
crifier mon devoir à ces deux paflîons , & par-là même devenir indigne.de
vous iérvir. Voilà mes excufes, 6c les railons de ma conduite. Tching vang
charmé de cette rcponic, prit Tfc vou pour fon époufe.
Exemple T s i déclara la guerre à Lou. L'armée de Tyî campant fur les frontières
d'un defin- de Loti , les fentineiles virent une femme , qui portant un enfant entre fes
téreffe- {^,.^^3^ g^ ^^ traînant un autre parla main, s'enfuyoit vers les montagnes.
]^[°' P^"^" Quelques foldats coururent après elle : elle abandonna l'enfant qu'elle por-
toit , fe chargea de l'autre, èc doubla le pas. L'enfant qu'elle a^'oit laiffe ,
la fuivoit de loin, & pleuroit d'une manière capable d'attendrir juiqu'à des
foldats. La femme cependant fuyoit , fans feulement tourner le tête. Le
Général de l'armée de 2}?, qui fe trouva proche, demanda à l'enfant qu'on
avoit pris, fi cette femme qui fuyoit étoit fa mère? L'enfant répondit que
oiii. On lui demanda encore fi l'enfant que fa mère emportoit, étoit fon
cadet ou fon aîné : il dit que ce n'étoit pas fon frère. La curiofité du Géné-
ral fut piquée. Il ordonna à deux cavaliers de fuivre cette femme à toute
bride, & de la lui amener, ce qui fut bien-tôt exécuté.
Des qu'elle parut, quel cil cet enflmt, dit le Général, que tu tiens entre
tes bras, & quel eil celui que tu as laifle derrière toi en fuyant .-*_ Celui que
je tiens, répondit-elle, c'eft le fils de mon frère aîné. Celui que j'ai laifle
derrière, c'eft mon propre fils. Me voyant pourfuivie d'aflez près, 6c dé-
fefpérant de pouvoir iàuver les deux, j'ai abandonné le mien. Quoi! répli-
qua le Général, une mère a-t-elle rien de plus cher que fon fils: Comment
abandonner le votre, pour fauver celui d'un frère ?
Seigneur, répondit \x femme, il m'a paru qu'il étoit de mon devoir de
facrifier ma tendrefle £c mes intérêts particuliers, au bien commun de ma
famille. Si prenant un autre parti, j'avois par hazard échapé à vos foldats,
ôc fauve mon fils, en abandonnant celui de mon frère, je paflerois pour
intéreflee: dès-lors je ferois perdue de réputation. Notre Prince, 6c tous
fes fujets ont l'intérêt en exécration.
Sur cette réponfe, le Général fit faire al te à fon avant-garde qui mar-
choit déjà : dit à cette femme de s'en retourner chez elle avec fon fils 6c fon
neveu, 6c dépêcha fur le champ un Officier à la cour de 7/?, avec ce billet
pour fon Prince. V. M. m'a chargé de la conquête de Lou: je prens la li-
berté de lui reprcfenter, avant que de m'engager plus avant, qu'il n'eft
pas tcms de l'entreprendre. Il n'y a pas jufques aux villageoifes de ce Roy-
aume qui ne fçachéiit 6c ne gardent la maxime de facrifier au bien commun
tout intérêt particulier : que fera-ce des Grands du Royaume 6c des Offi-
ciers de guei're? L'Officier que j'envoye à V. M. lui racontera une avan-
ture qui prouve ce que j'ai l'honneur de lui écrire. Sur ce billet 6c furie
récit de l'aivanture, l'ordre vint à l'armée de fe retirer. Le Roi de Lou inf-
truit
ET DE LA TARTARIE CHINOISE.
8|r
îruit de ce qui s'étoit pafTc, fit de beaux préfens à cette femme, Se la fur-
nomma. I nei (a). Voilà, le récrie fur cela l'hiftorien Chinois, quelle eft
lu force du délintérelîement parfait ? il fauve un Royaume entier par le mo-
icn d'une villageoife.
Sous \e régne de S uenvang^ les huilîîcrs courant la campagne, trouvè-
rent un homme qu'on venoit de tuer, 6c ù quelques pas deux frères qu'ils
faifirent comme auteurs du meurtre. L'affaire étant examinée, on trouva
que le mort n'avoit qu'une playe: d'oîi l'on conclut qu'un des deux frères
n'avoit point frapé. Il étoit quollion de fçavoir lequel avoit donné le
coup. On y fut fort embaraffé : car l'aîné difoit , c'eil moi. Le cadet
foutenoit au contraire que fon aîné étoit innocent, que lui feul étoit le
coupable. Les tribunaux inférieurs portèrent l'affaire au Miniilre, qui en
fit fon raport à l'Empereur.
Les élargir tous deux , dit le Prince, c'eft pardonner aux meurtriers, 6c
autorifer le crime. Les condamner tous deux à mort , c'eft aller contre les
lois , puifqu'il eft certain qu'un feul a frapé : il me vient une penfée. Leur
merc doit mieux les connoître que perfonne. Il faut que l'un des deux meu-
re. Lequel des deux ? C'eft fur quoi il faut s'en raporter à leur mère. Le
Miniftre l'ayant fait venir. Un de vos fils, dit-il, a tué un homme, 6c doit
mourir pour expier ce crime. Chacun d'eux excufe fon frère, 6c fe dit le
coupable. L'affaire eft allée jufqu'au Prince. Il a prononcé l'arrêt de mort
contre l'un des deux , mais que du refte on s'en raportàt à vous, pour le
chois qu'on devoit faire.
La pauvre mère fondant en larmes: s'il faut, dit-elle, abfolumcnt qu'il
y en ait un des deux 'qui perdre la vie, que ce foit plutôt le cadet que l'au-
tre. Le Miniftre faifant écrire fa réponfe , ne laifTa pas de lui témoigner
qu'il étoit furpris qu'elle préférât ainli l'aîné contre l'ordinaire des femmes,
qui aiment plus tendrement leurs derniers enfans : 6c il fut curieux de fça-
voir pourquoi elle en ufoit autrement.
Seigneur , dit-elle, de ces deux frères le cadet feul eft mon propre fils.
L'aîné eft d'un premier lit. Mais j'ai promis à feu mon mari de le regarder
comme mon fils , 6c je lui ai juf qu'ici tenu ma parole. Sauver le cadet au
préjudice de l'aîné ce feroit la violer, 6c n'écouter que les m.ouvemens d'u-
ne tendrefTe intérelTée. Le chois que j'ai fait me coûte: mais je crois m'y
devoir tenir. Ces dernières paroles furent entrecoupées de gcmiflémcns 6c
de fanglots. Le Miniftre ayant de la peine lui-même à retenir les pleurs, fe
retira pour aller faire fon raport au Roi. Le Prince accorda la grâce aux
deux fils en confidérationde la mère, dont il loua hautement la vertu, ôc
le généreux défintéreflement.
Certain Lettré de province ayant eu un emploi à lacour,laina fa femme
à la maifon. Un homme du voifinage profita de cette abfence pour entrete-
nir avec elle un mauvais commerce, mais ayant fçû que le mari devoit in-
cefTam-
Exemple
extraordi-
naire d'a-
mitié fra-
ternelle,
Définté-
reiTement
remarqua-!
ble d'une
mcre en-
vers fon
fils.
TraafTe-
ries de
ménage.
(a.) Y. Juftice, défintéreffement, défintcreiTée.
la fœur défintéreffée, ou la généreufc fœur.
A'«, Sœur cadette, comme qui diroit,
Sji DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE,
cefTamment revenir, il parut craindre qu'à fon retour il ne vînt à découvrir
l'intrigue , &; n'en témoignât fbn chagrin par quelque coup violent. J'y
mettrai ordre, dit la femme : je vais préparer un vin empoilonné, dont je
lui ferai boire. Peu de jours après le mari arive. Vous avez bien fatigué,
dit la femme , il faut un peu vous remettre. J'ai du vin qui vous attend.
J'en ai peu, mais il ell excellent. Aportez ce pot , dit-elle à fi fuivante,
que mon mari goûte un peu ce vin. La fuivante inltruite du poifon le trou-
va cmbaraflce : elle n'avoit pas le courage d'empoifonner fon maître: elle
ne vouloit pas non plus révéler le crime de fa maîtrefle. Voici l'expédient
qu'elle imagina: ce fut de laifler tomber exprès le pot , de forte que tout le
vin le répandit par terre. Son maître naturellement colère, ignorant le fer-
vice qu'elle lui rendoit la maltraita fort. Les jours fuivans la maîtreffe qui
craignoit qu'elle ne parlât , la batoit cruellement fous divers prétextes,
cherchant à la faire mourir fous les coups.
Sur ces entre- laites le mari fut inftruit par un de fes frères de la conduite
de fa femme, 6c du poifon qu'on difoit qu'elle lui avoit préparé. Ce qui
s'étoit pafle dans la maiibn dcpyis fon retour, étoit pour lui une confirma-
tion aiïéz feniible du raport qu'on lui taifoit. Il fit mourir fa femme fous les
coups des mêmes verges dont elle maltraitoit lii fuivante. Enfuite il deman-
da à cette fille pourquoi elle n'avoit pas tout découvert , plutôt que de fe
laifler fi cruellement makraitter. Je n'avois garde, répondit-elle: c'étoit
faire perdre en même tems la vie &C la réputation à ma maîtrefle: j'aimois
mieux mourir moi-même. Son maître, partie par eftime, partie par recon-
noiflance de ce qu'elle lui avoic fauve la vie, voulut la prendre pour fem-
me: mais elle n'y confentit point. Ma maîtrefle ell morte honteufement ,
dit-elle, je ne dcvrois pas lui furvivre : comment oferois-je prendre fa
place.? Non, je me tuerai plutôt. Son maître fe contenta donc de lui fai-
re des préfens confidérables , Se de penfer à la bien marier. Dès qu'on le
fçut dans le voifinage, ce fut à qui l'épouferoit.
Un homme riche nommé Tchu yai ayant perdu fa femme, & n'ayant
Gcnérofic qu'une fille encore petite , fe remaria. Il avoit d'aflez belles perles: il les
enms L ' <ionn^ à fa femme, qui s'en fit des bracelets. Six ans après T'cba yai mourut :
■jncre. mais dans une terre étrangère. Sa femme dans le fort de fa douleur Se
de fon deiiil jetta les bracelets de perles. Une fille d'environ neuf ans
qu'elle avoit eu du premier mari, ramafla ces bracelets qu'elle trouva par
terre : Se fans que perfonne en fçût rien , les mit dans la caflette oii
fa mère avoit fon miroir , 6c d'autres petits meubles , dont elle n'ufoit
point pendant fon deiiil. Qiiand fes frères 6c fes autres parens furent
avertis de lit mort, ils fe rendirent auprès de la veuve, pour aller cher-
cher le corps du défunt. Se le conduire à la fépulture de fes ancêtres.
Sur le chemin étoit une doiiane, 6c il y avoit peine de mort pour quicon-
que y feroit trouvé faifi de perles. La caflette vifitée , on y en trouva.
Le crime efl: clair, dit le douanier. D ne s'agit plus que de fçavoir qui en
cfl coupable. Tfou * craignit pour fa belle-mere, à qui apartenoit la caflet-
te,
• Cétoit îc :iom de h jeune fille, qui avoit alors treize zjis.
ET DE LA TARTARIE CHINOISE. gjj
te, & s'adreflant au Douanier: c'efltnoi, lui dit-elle, qu'on doit punir,
ne cherchez point d autre coupable. Comment cela, dit le Douanier , car il
faut faire un Frocés verbal. A la mort de mon père, dit l'foii, ma bel-
le-mere a jette l'es bracelets. Jai trouvé que c'ttoit dommage, je les ai
ramaffez, & mis dans cette calîetto: ma bellemere n'en a rien fçû. On
vient dire à la belle-mere la déclaration de Tfoii. Elle court aiiflitôt vers
la jeune fille, pour i"^-avoir ce qui en étoit. Oui, ma mère, continua
Tfou, ces bracelets que vous Jeuates , c'efl; moi qui les airamalfez avoire
infçû , & mis dans cette calFette. On les a furpris à cette Douane , &
la Loi préfcrit pour cela, dit-on, la peine de mort ; c'eil: moi qui la 'dois
fubir. Tfou parloit li aftirmativement contre elle-même , que fa belle-mere
croyoit prefque qu'elle difoic vrai.
Cependant, par tendrelTe & par compalîion, elle va interrompre le Gdnérofité
Douanier, qui avoit la aéDoluion de Tfou. Monlîeur, lui dit elle, d'une /Vcre
attendez je vous en prie i ma fille n'elt pomt coupable; ne vous en pre- '^"J^'"» ^»
nez point à elle, e c Ibnt mes bracelets & non les liens. A la mort de ^' *'
mon mari , je les prij & les mis dans cette caflette. La douleur, les ibins,
la fatigue, m'ont fait oublier qu'ils y étoient: c'eft ma faute, qu'on me
punifle. Non, reprit la fille avec fermeté, c'eil moi qu; ai ramafle ces
bracelets. Non, dit la mère , c'eil moi-même: ma fille ne parle ainfi que
par tendrefTe pour moi & pour me tirer du ptril à fes dépens. Seigneur,
difoit la fille, par compal.ion pour moi, ma mère fe charge d'une fiuite
qu'elle n'a pas faite, elle s'expult' elle-même pour me fàuver la vie. -En-
fin l'une ne pou\ ant l'emporter fur l'autre dans ce généreux combat , elles
s'emhrifler[,niL toutes deux, tâchant de fe vaincre mutuellement par leurs
fanglots &: par leurs larmes. Tous les parens étoient en pleurs à ce fpec-
tacle. Les gens les plus indifFérens en étoient attendris, jufqu'à ne pou-
voir retenit ^eurs larmes. 11 n'y eut pas jufquau Commis de la Douane
à qui le procès tomba des mains.
Celui qui préfidoit à ce Tribunal, pleurant lui-même; voilà, dit-il,
une aimable générofité dans la mère & dans la fille. C'efl à qui mourra
des deux. Poiu- moi, je mourrois plutôt, s'il le faloit , que de condam-
ner l'une ou 1 autre. Il jerta par terre les perles, & renvoya tout le
monde, mettant cette faute au rang de celles dont on ne connoît point
les coupables. Le convoi pourfuivit fa route; & l'on fçut bien tôt ajirés,
que c'étoit l'enfant de rei.f ans, qui avoit mis là ces perles, fans en dire
mot à perfonne. On en eftima d'autant plus la généreufe tendrelle de
Tfou, & de fa belle-mere.
Les exemples qu'on vient de rapporter, font tirez d'un ancien Recueil,
dont l'Auteur vivoit il y a deux-mille ans : on n'a fait que les traduire.
On eut pu en rapporter plufieurs autres , en feuilletant les hifloires par-
ticulières des différentes Villes: car comme je l'ai déjà dit ailleurs, c'eil
un ufage à la Chine , que' chaque Ville imprime l'hiftoire & les annales de
fon dillriél.
Ces hilloires font divifées en plufieurs chapitres, félon la différence des
matières. Le premier contient la Carte du liera, & en expofe bien ou
ToiWv IL Nnn nn mal
J34 DESCRIPTION DE L'EMPIRE DE LA CHINE, &c
mal la fituation: un autre fait le détail des denrées que le pays produit:
un troifiéme marque à quoi monte ie tribut qui fe paye à l'Empereur: le
quatrième déclare quel elt le nombre des familles : le cinquième contient les
monumens antiques, s'il y en a: enfin les derniers chapitres font l'éloge
des hommes ou des femmes illuflres, qui fe font diftinguez par un mérite
au-delTus du commun , ou par quelque a6lion éclatante de vertu.
Le grand nombre de ces prétendues héroïnes dont on parle, font de
jeunes veuves qui fe font procuré la mort , pour ne pas confentir à un
fécond mariage, auquel on vouloit les contraindre.
On y voit auffi des exemples de plufieurs autres , qui fe font fignalées
par la piété filiale , par leur pudeur , & par la confiance avec laquelle el-
les ont mieux aimé périr , même dans les flammes , que de courir le moin-
dre rifque d'être déshonorées.
Comme on ne s'eft propofë en rapportant ces différentes hiftoires , que
de donner la connoifTance des mœurs, des coutumes, & des idées de, la
Nation Chinoife, furie héroïfme qu'elle attribue aux perfonnes du fexe,
on a cru devoir fe borner à ce petit nombre d'exemples, d'autant plus que
ceux qu'on trouve dans les Regiftres dont je viens de parler , font aUez
femblables , & que d'ailleurs ils y font racontez d'une manière féche &
ennuyeufe.
Fin du fécond Volume,
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